SOCRATE.
Il y a apparence que je le puis, puisque je m’étends à
présent en longs discours, depuis que tu ne veux plus
me répondre. Mais, mon cher, au nom de Jupiter qui
préside à l’amitié, dis-moi, ne trouves-tu point absurde,
qu’un homme qui se vante d’en avoir rendu un autre
vertueux, se plaigne de lui comme d’un méchant, quand
par ses soins il est devenu et il est réellement bon?
CALLICLÈS.
Cela me paraît absurde.
SOCRATE.
N’est-ce pas pourtant le langage que tu entends tenir à
ceux qui font profession de former les hommes à la
vertu?
CALLICLÈS.
Il est vrai: mais que peut-on attendre autre chose de
gens méprisables, tels que les sophistes?
SOCRATE.
Eh bien, que diras-tu de ceux qui se vantant d’être à la
tête d’un état, et de mettre tous leurs soins à le rendre le
meilleur possible, l’accusent ensuite à la première
occasion, comme étant très corrompu? Crois-tu qu’il y ait
quelque différence entre eux et les précédents? Le
sophiste et l’orateur, mon cher, sont la même chose, ou
deux choses très ressemblantes, comme je le disais à
Polus. Mais faute de connaître cette ressemblance,
tu penses que la rhétorique est ce qu’il y a de plus beau
au monde, et tu méprises la profession de sophiste.
Dans la vérité cependant la sophistique est autant plus
belle que la rhétorique, que la fonction de législateur
l’emporte sur celle de juge, et la gymnastique sur la
médecine. Et je croyais pour moi que les sophistes et les
orateurs étaient les seuls qui n’eussent aucun droit de
reprocher à celui qu’ils forment d’être mauvais à leur
égard; ou qu’en l’accusant, ils s’accusaient eux-mêmes
de n’avoir fait aucun bien à ceux qu’ils se vantent de
rendre meilleurs. Cela n’est-il pas vrai?
CALLICLÈS.
Oui.
SOCRATE.
Ce sont aussi les seuls qui pourraient n’exiger aucun
salaire des avantages qu’ils procurent, si ce qu’ils disent
était vrai. En effet, quelqu’un qui aurait reçu toute autre
espèce de bienfait, qui serait devenu, par exemple, léger
à la course par les soins d’un maître de gymnase, serait
peut-être capable de le frustrer de la reconnaissance
qu’il lui doit, si le maître de gymnase la laissait à sa
discrétion, et qu’il n’eût pas fait avec lui une convention
pour le prix, en vertu de laquelle il reçoit de l’argent
en même temps qu’il lui donne l’agilité. Car ce n’est
pas, je pense, la lenteur à la course, mais l’injustice qui
fait les hommes mauvais. N’est-ce pas?
CALLICLÈS.
Sans doute.
SOCRATE.
Si donc quelqu’un détruisait ce principe du mal, je veux
dire l’injustice, il n’aurait point à craindre qu’on se
comportât injustement à son égard; et il serait le seul qui
pourrait en sûreté placer son bienfait sans condition, s’il
était réellement en son pouvoir de faire des hommes
vertueux. N’en conviens-tu pas?
CALLICLÈS.
Soit.
SOCRATE.
C’est probablement pour cette raison qu’il n’y a nulle
honte à recevoir un salaire pour les autres conseils que
l’on donne, sur l’architecture, par exemple, ou tout autre
art semblable.
CALLICLÈS.
Il y a apparence.
SOCRATE.
Au lieu que s’il s’agit d’inspirer à un homme la vertu, et
de lui apprendre à gouverner parfaitement sa famille ou
sa patrie, on tient pour une chose honteuse de refuser
ses conseils, à moins qu’on ne nous donne de l’argent.
N’est-ce pas?
CALLICLÈS.
Oui
SOCRATE.
La raison de cette différence est évidemment que, de
tous les bienfaits, celui-là est le seul qui porte la
personne qui l’a reçu à faire du bien à son tour à son
bienfaiteur; et l’on regarde comme un bon signe
lorsqu’on donne à l’auteur d’un tel bienfait des marques
de sa reconnaissance, et comme un mauvais signe,
lorsqu’on ne lui en donne aucune. La chose n’est-elle pas
ainsi?
CALLICLÈS.
Tout-à-fait.
SOCRATE.
Explique-moi donc nettement à laquelle de ces deux
manières de prendre soin de l’état tu m’invites, si c’est à
combattre les penchants des Athéniens, dans la vue d’en
faire d’excellents citoyens, et comme un médecin; ou à
les servir, et à traiter avec eux comme un flatteur. Dis-
moi là-dessus la vérité, Calliclès. Il est juste qu’ayant
débuté par me parler avec franchise, tu continues
jusqu’au bout à me dire ce que tu penses. Ainsi,
réponds-moi brièvement.
CALLICLÈS.
Je dis donc que je t’invite à les servir.
SOCRATE.
C’est-à-dire, brave Calliclès, que tu m’exhortes à les
flatter.
CALLICLÈS.
A moins que tu ne préfères être traité comme un Mysien,
Socrate; car si tu ne prends le parti de les flatter…
SOCRATE.
Ne me répète point ce que tu m’as déjà dit souvent, que
le premier venu me mettra à mort, si tu ne veux que je
te répète à mon tour que ce sera un méchant qui fera
mourir un homme de bien: ni qu’il me ravira ce que je
possède, pour que je ne te dise point que, m’ayant
dépouillé de mes biens, il ne saura quel usage en faire:
mais que comme il me les aura ravis injustement, il
en usera de même injustement; et par conséquent d’une
manière contraire au beau, et par conséquent encore, au
bien.
CALLICLÈS.
Tu me parais, Socrate, être dans la ferme confiance qu’il
ne t’arrivera rien de semblable, comme si tu étais éloigné
de tout danger, et qu’aucun homme, très méchant peut-
être très méprisable, ne pût te traîner devant un tribunal.
SOCRATE.
Je serais à coup sûr un insensé, Calliclès, si je croyais
que dans une ville comme Athènes il n’est personne qui
ne soit exposé à toutes sortes d’accidents. Mais ce que je
sais, c’est que si je parais devant un tribunal, et si j’y
cours quelqu’un des périls dont tu parles, celui qui
m’y citera sera un méchant homme: car jamais homme
de bien n’accusera un innocent. Et il ne serait pas
étonnant que je fusse condamnée mort. Veux-tu savoir
pourquoi je m’y attends?
CALLICLÈS.
Je le veux bien.
SOCRATE.
Je pense que je m’applique à la véritable politique avec
un très petit nombre d’Athéniens, pour ne pas dire seul,
et que seul je remplis aujourd’hui les devoirs de citoyen.
Et comme je ne cherche point à flatter ceux avec qui je
m’entretiens chaque jour, que je vise au plus utile
et non au plus agréable, et que je ne veux rien faire de
toutes ces belles choses que tu me conseilles, je ne
saurai que dire, lorsque je me trouverai devant les juges:
et ce que je disais à Polus revient fort bien ici; je serai
jugé comme le serait un médecin accusé devant des
enfants par un cuisinier. Examine en effet ce qu’un
médecin au milieu de pareils juges aurait à dire pour sa
défense, si on l’accusait en ces termes: Enfants, cet
homme vous a fait beaucoup de mal: il vous perd vous
et ceux qui sont plus jeunes que vous, et vous jette dans
le désespoir, vous coupant, vous brûlant, vous
amaigrissant et vous étouffant; il vous donne des potions
très amères, et vous fait mourir de faim et de soif, au
lieu de vous servir, comme moi, des mets de toute
espèce, en grand nombre et flatteurs au goût. Que
penses-tu que dirait un médecin dans une pareille
extrémité? Dirait-il ce qui est vrai? Enfants, je n’ai fait
tout cela que pour vous conserver la santé. Comment
crois-tu que de tels juges se récrieront à cette réponse?
de toutes leurs forces, n’est-ce pas?
CALLICLÈS.
Il y a tout lieu de le croire.
SOCRATE.
Ce médecin donc ne se trouvera-t-il pas, à ton avis, dans
le plus grand embarras sur ce qu’il doit dire?
CALLICLÈS.
Assurément.
SOCRATE.
Je sais bien que la même chose m’arriverait, si je
comparaissais devant un tribunal. Je ne pourrai parler
aux juges des plaisirs que je leur ai procurés, car voilà ce
qu’ils appellent des bienfaits et des services: et je ne
porte envie ni à ceux qui les procurent, ni à ceux qui les
reçoivent. Si on m’accuse, ou de corrompre la jeunesse,
en lui apprenant à douter, ou de parler mal des citoyens
d’un âge plus avancé, en tenant sur leur compte des
discours sévères, soit en particulier, soit en public, je ne
pourrai pas dire la vérité, savoir, que si je parle de la
sorte c’est avec justice, ayant en vue votre
avantage, ô juges, et rien autre chose. Ainsi, je dois
m’attendre à tout ce qu’il plaira au sort d’ordonner.
CALLICLÈS.
Et penses-tu, Socrate, qu’il soit beau pour un citoyen
d’être dans une semblable position, qui le met hors
d’état de se secourir lui-même?
SOCRATE.
Oui, Calliclès, pourvu qu’il ne lui manque pas une chose
que tu lui as plus d’une fois accordée; pourvu qu’il
puisse se donner à lui-même ce secours, qu’il n’a aucun
discours, aucune action injuste à se reprocher, ni
envers les dieux, ni envers les hommes. Car nous
sommes convenus souvent qu’il n’y a pas de secours
meilleur. Si l’on me prouvait donc que je suis incapable
de me donner ce secours à moi-même, ou à quelque
autre, je rougirais d’être pris en défaut sur ce point,
devant peu comme devant beaucoup de personnes, et
même vis à vis de moi seul, et je serais au désespoir
qu’une pareille impuissance fut cause de ma mort. Mais
si je perdais la vie faute d’avoir quelque usage de la
rhétorique flatteuse, je suis bien sûr que tu me verrais
supporter la mort de bonne grâce. Aussi bien
personne ne craint-il la mort, à moins qu’il ne soit tout-à-
fait insensé et lâche. Ce qui fait peur, c’est de commettre
l’injustice, puisque le plus grand des malheurs est de
descendre dans l’autre monde avec une âme chargée de
crimes. Je veux, si tu le trouves bon, te prouver par un
récit que la chose est ainsi.
CALLICLÈS.
Puisque tu as achevé tout le reste, achève encore ceci.
SOCRATE.
Écoute donc, comme on dit, un beau récit, que tu
prendras, à ce que j’imagine, pour une fable et que je
crois être un récit très véritable; je te donne pour certain
ce que je vais dire. Jupiter, Neptune et Pluton
partagèrent ensemble, comme Homère le rapporte ,
l’empire qu’ils tenaient des mains de leur père. Or, du
temps de Saturne, il y avait sur les hommes une loi, qui
a toujours subsisté et subsiste encore parmi les dieux,
que celui des mortels qui avait mené une vie juste et
sainte allait après sa mort dans les îles fortunées,
où il jouissait d’un bonheur parfait, à l’abri de tous les
maux; qu’au contraire celui qui avait vécu dans l’injustice
et l’impiété, allait dans un séjour de punition et de
supplice, appelé Tartare. Sous le règne de Saturne, et
dans les premières années de celui de Jupiter, ces
hommes étaient jugés vivants par des juges vivants, qui
prononçaient sur leur sort le jour même qu’ils devaient
mourir. Aussi ces jugements se rendaient-ils mal.
C’est pourquoi Pluton et les gardiens des îles fortunées
étant allés trouver Jupiter lui dirent qu’on lui envoyait
des hommes qui ne méritaient ni les récompenses,
ni les châtiments qu’on leur avait assignés. Je ferai
cesser cette injustice, répondit Jupiter. Ce qui fait que les
jugements se rendent mal aujourd’hui, c’est qu’on juge
les hommes tout vêtus; car on les juge lorsqu’ils sont
encore en vie. Plusieurs, poursuivit-il, dont l’âme est
corrompue, sont revêtus de beaux corps, de noblesse et
de richesses; et lorsqu’il est question de prononcer la
sentence, il se présente une foule de témoins en leur
faveur, prêts à attester qu’ils ont bien vécu.
Les juges se laissent éblouir par tout cela; et de
plus eux-mêmes jugent vêtus, ayant devant leur âme des
yeux, des oreilles, et toute la masse du corps qui les
enveloppe. Cet appareil, qui les couvre eux et ceux qu’ils
ont à juger, est pour eux un obstacle. Il faut commencer
par ôter aux hommes la prescience de leur dernière
heure; car maintenant ils la connaissent d’avance. Aussi
déjà l’ordre est donné à Prométhée qu’il change
cela. En outre, je veux qu’on les juge entièrement
dépouillés de ce qui les environne, et qu’à cet effet ils ne
soient jugés qu’après leur mort; il faut aussi que le juge
lui-même soit nu, qu’il soit mort, et qu’il examine
immédiatement avec son âme l’âme de chacun, dès qu’il
sera mort, séparée de tous ses proches, et ayant laissé
sur la terre l’attirail qui l’environnait, de sorte que le
jugement soit équitable.
J’étais instruit de ce désordre avant vous: en
conséquence j’ai établi pour juges trois de mes fils, deux
d’Asie, Minos et Rhadamanthe, et un d’Europe,
savoir, Éaque. Lorsqu’ils seront morts, ils rendront leurs
jugements dans la prairie , à un endroit d’où partent
deux chemins, dont un conduit aux îles fortunées, et un
autre au Tartare. Rhadamanthe jugera les hommes de
l’Asie, Éaque ceux de l’Europe: je donnerai à Minos
l’autorité suprême pour décider en dernier ressort dans
les cas où ils se trouveraient embarrassés l’un ou l’autre;
ainsi une justice parfaite dictera la sentence qui sera
portée sur la route que les hommes doivent prendre.
Tel est, Calliclès, le récit que j’ai entendu, et que je
tiens pour véritable. En raisonnant sur ce discours,
voici ce qui me paraît en résulter. La mort n’est rien, à
mon avis, que la séparation de deux choses, l’âme et le
corps. Au moment où elles sont séparées l’une de l’autre,
chacune d’elles n’est pas beaucoup différente de ce
qu’elle était du vivant de l’homme. Le corps garde son
caractère, et les vestiges bien marqués des soins qu’on a
pris de lui, ou des accidents qu’il a éprouvés: par
exemple, si quelqu’un étant en vie avait un grand corps,
qu’il le tint de la nature ou de l’éducation, ou de l’une et
de l’autre, après sa mort son cadavre est grand: s’il avait
de l’embonpoint, son cadavre en a aussi; et ainsi du
reste. S’il avait pris plaisir à cultiver sa chevelure, il
conserve beaucoup de cheveux. Si c’était un homme à
étrivières, qui de son vivant portât sur son corps les
cicatrices de coups de fouet ou de toute autre blessure,
on y retrouve tout cela après la mort. S’il avait quelque
membre rompu ou disloqué durant sa vie, mort,
ces défauts sont encore visibles. En un mot, tel qu’on
s’est étudié à être pendant la vie pour ce qui concerne le
corps, tel on est après sa mort, en tout ou en grande
partie, pendant un certain temps.
Or, il me paraît, Calliclès, qu’il en est de même à l’égard
de l’âme; et que quand elle est dépouillée de son corps,
elle garde les marques évidentes de son caractère, et
des accidents que chaque âme a éprouvés, en
conséquence du genre de vie qu’elle a embrassé. Lors
donc que les hommes arrivent devant leur juge, par
exemple ceux d’Asie devant Rhadamanthe,
Rhadamanthe les faisant approcher, examine l’âme d’un
chacun, sans savoir de qui elle est; et souvent ayant
entre les mains le grand roi, ou quelque autre roi ou
potentat, il ne découvre rien de sain en son âme; il la
voit toute cicatrisée de parjures et d’injustices par
les empreintes que chaque action y a gravées: ici les
détours du mensonge et de la vanité, et rien de droit,
parce qu’elle a été nourrie loin de la vérité; là les
monstruosités et toute la laideur du pouvoir absolu, de la
mollesse, de la licence, et du désordre. Il la voit ainsi, et
de suite il l’envoie ignominieusement à la prison, où elle
ne sera pas plus tôt arrivée, qu’elle éprouvera les
châtiments convenables. Or quiconque subit une
peine, et est châtié d’une manière raisonnable, en
devient meilleur, et gagne à la punition, ou il sert
d’exemple aux autres, qui, témoins des tourments qu’il
souffre, en craignent autant pour eux, et s’améliorent.
Mais pour gagner à la punition et satisfaire aux dieux et
aux hommes, les fautes doivent être de nature à pouvoir
s’expier. Toutefois, même alors, ce n’est que par les
douleurs et les souffrances que l’expiation s’accomplit et
profite, ici ou dans l’autre monde: car il n’est pas
possible d’être délivré autrement de l’injustice. Pour
ceux qui ont commis les derniers crimes, et qui pour
cette raison sont incurables, on fait sur eux des
exemples. Leur supplice ne leur est d’aucune utilité,
parce qu’ils sont incapables de guérison; mais il est utile
aux autres, qui contemplent les tourments douloureux et
effroyables qu’ils souffrent à jamais pour leurs crimes, en
quelque sorte suspendus dans la prison des enfers, et
servant tout à-la-fois de spectacle et d’instruction à tous
les criminels qui y abordent sans cesse. Je soutiens
qu’Archélaüs sera de ce nombre, si ce que Polus a dit de
lui est vrai, ainsi que tout autre tyran qui lui ressemblera.
Je crois même que la plupart de ceux qui sont ainsi
donnés en spectacle sont des tyrans, des rois, des
potentats, des politiques. Car ce sont eux qui, à cause
du pouvoir dont ils sont revêtus, commettent les actions
les plus injustes et les plus impies. Homère est ici pour
moi. Ceux qu’il représente comme tourmentés pour
toujours aux enfers , sont des rois et des
potentats, comme Tantale, Sisyphe et Titye.
Quant à Thersite et aux autres méchants qui ont vécu
dans une condition privée, aucun poète ne l’a représenté
souffrant les plus grands supplices comme ayant commis
des crimes inexpiables, sans doute parce qu’il n’avait pas
tout pouvoir; en quoi il était plus heureux que ceux qui
pouvaient tout. En effet, mon cher Calliclès, c’est des
puissants que viennent les plus grands criminels.
Rien n’empêche pourtant qu’il ne se rencontre parmi eux
des hommes vertueux, et on ne saurait assez les
admirer. Car c’est une chose bien difficile, Calliclès, et
digne des plus grandes louanges, de vivre longtemps
dans la justice, lorsqu’on a une pleine liberté de mal
faire; et il se trouve très peu de caractères de cette
trempe. Il y a eu néanmoins, et dans cette ville et
ailleurs, et il y aura sans doute encore des personnages
excellents en ce genre de vertu, qui consiste à
administrer suivant les règles de la justice ce qui
leur est confié. De ce nombre a été Aristide, fils de
Lysimaque, qui s’est acquis par là tant de célébrité dans
toute la Grèce ; mais la plupart des hommes
puissants, mon cher, deviennent méchants.
Pour revenir donc à ce que je disais, lorsque quelqu’un
d’eux tombe entre les mains de ce Rhadamanthe, il ne
connaît nulle autre chose de lui, ni quel il est, ni quels
sont ses parents, sinon qu’il est méchant; et l’ayant
connu pour tel, il le relègue au Tartare, après lui avoir
mis un certain signe, selon qu’il le juge susceptible ou
incapable de guérison; et arrivé au Tartare, le
coupable est puni comme il mérite de l’être. D’autres
fois, voyant une âme qui a vécu saintement et dans la
vérité, soit l’âme d’un particulier ou de quelque autre,
mais surtout, à ce que je pense, Calliclès, celle d’un
philosophe uniquement occupé de lui-même, et qui
durant sa vie a évité l’embarras des affaires, il en est
ravi, et l’envoie aux îles fortunées. Éaque en fait autant
de son côté. L’un et l’autre porte ses jugements tenant
une baguette en main. Pour Minos, il est assis à l’écart et
les surveille: il a un sceptre d’or, comme Ulysse
d’Homère rapporte qu’il l’a vu,
Tenant un sceptre d’or, et rendant la justice aux
morts .
J’ajoute, Calliclès, une foi entière à ces discours, et je
m’étudie à paraître devant le juge avec une âme
irréprochable. Je méprise ce que la plupart des hommes
estiment; et ne vise qu’à la vérité, je tâcherai de vivre et
de mourir, lorsque le temps en sera venu, aussi
vertueux que je pourrai. J’invite tous les autres hommes,
autant qu’il est en moi, et je t’invite toi-même à mon
tour, à embrasser ce genre de vie, et à t’exercer à ce
combat, le meilleur, à mon avis, de tous ceux d’ici-bas;
et je te reproche que tu ne seras point en état de te
défendre, lorsqu’il faudra comparaître et subir le
jugement dont je parle; mais arrivé en présence de ton
juge, le fils d’Égine, quand il t’aura pris et amené
devant son tribunal, tu ouvriras la bouche toute grande,
et la tête te tournera, tout comme à moi devant les juges
de cette ville. Peut-être qu’alors on le frappera
ignominieusement sur la figure et l’on te fera toutes
sortes d’outrages.
Tu regardes apparemment tout cela comme des contes
de vieille femme, et tu n’en fais nul cas; et il ne serait
pas surprenant que nous n’en tinssions aucun compte si,
après bien des recherches, nous pouvions trouver
quelque chose de meilleur et de plus vrai. Mais tu vois
que vous trois, qui êtes les plus sages des Grecs
d’aujourd’hui, toi, Polus, et Gorgias, vous ne
sauriez prouver qu’on doive mener une autre vie que
celle qui nous sera utile quand nous serons là-bas; au
contraire, de tant d’opinions que nous avons discutées,
toutes les autres ont été réfutées; et la seule qui
demeure inébranlable, est celle-ci, qu’on doit plutôt
prendre garde de faire une injustice que d’en recevoir, et
qu’avant toutes choses il faut s’appliquer, non à paraître
homme de bien, mais à l’être, tant en public qu’en
particulier; que si quelqu’un devient méchant en quelque
point, il faut le châtier, et qu’après être juste, le second
bien est de le devenir, et de subir la punition qu’on
a méritée; qu’il ne faut flatter ni soi ni les autres, qu’ils
soient en petit ou en grand nombre; et qu’on ne doit
jamais ni parler ni agir qu’en vue de Injustice.
Rends-toi donc à mes raisons, et suis-moi dans la route
qui te conduira au bonheur et pendant ta vie et après ta
mort, comme ce discours vient de le montrer. Souffre
qu’on te méprise comme un insensé, qu’on t’insulte, si
l’on veut, et même, par Jupiter, laisse-toi frapper
volontiers de cette manière qui te paraît si
outrageante; car il ne t’en arrivera aucun mal, si tu es
solidement homme de bien et dévoué à la culture de la
vertu. Après que nous l’aurons ainsi cultivée en commun,
alors, si nous le jugeons à propos, nous nous mêlerons
de politique; et sur quoi que nous délibérions, nous
serons plus en état de délibérer que nous ne le sommes
à présent. En effet, il est honteux pour nous que, dans la
situation où nous paraissons être, nous nous en fassions
accroire, comme si nous valions quelque chose, nous qui
changeons à tout instant de sentiment sur les mêmes
objets, et cela, sur ce qu’il y a de plus important:
tant est grande notre ignorance.
Servons-nous donc du discours qui nous éclaire
aujourd’hui, comme d’un guide qui nous enseigne que le
meilleur parti à prendre est de vivre et mourir dans la
culture de la justice et des autres vertus. Suivons la
route qu’il nous trace, engageons les autres à nous
imiter, et n’écoutons pas le discours qui t’a séduit, et
auquel tu m’exhortes à me rendre, car il ne vaut rien,
Calliclès.