SOCRATE.
Parmi tous les arts, les uns consistent, je pense,
principalement dans l’action, et n’ont besoin que de très
peu de discours; quelques-uns même n’en ont que faire
du tout: mais leur ouvrage peut s’achever en silence,
comme la peinture, la sculpture et beaucoup d’autres.
Tels sont, à ce qu’il me paraît, les arts que tu dis
n’avoir aucun rapport à la rhétorique.
GORGIAS.
Tu saisis parfaitement ma pensée, Socrate.
SOCRATE.
Il y à, au contraire, d’autres arts qui exécutent tout ce
qui est de leur ressort par le discours, et qui d’ailleurs
n’ont besoin d’aucune ou de presque aucune action. Tels
sont la numération et le calcul dans l’arithmétique, la
géométrie, le jeu de dés, et beaucoup d’autres arts, dont
quelques-uns demandent autant de paroles que d’action,
et la plupart davantage, et dont tout l’effet et toute
la force est dans le discours. C’est de ce nombre que tu
dis, ce me semble, qu’est la rhétorique.
GORGIAS.
A merveille.
SOCRATE.
Ton intention n’est pourtant pas, je pense, de donner le
nom de rhétorique à aucun de ces arts, si ce n’est peut-
être que, comme tu as dit en termes exprès que la
rhétorique est un art dont la force est tout entière dans
le discours, quelqu’un voulût chicaner sur les mots, et en
tirer cette conclusion: Gorgias, tu donnes donc le nom
de rhétorique à l’arithmétique. Mais je ne pense pas que
tu appelles ainsi ni l’arithmétique, ni la géométrie.
GORGIAS.
Tu ne te trompes point, Socrate., et tu prends ma
pensée comme il faut la prendre.
SOCRATE.
Allons, achève ta réponse à ma question. Puisque la
rhétorique est un de ces arts qui font un grand usage du
discours, et que beaucoup d’autres sont dans le même
cas, tâche de me dire par rapport à quoi toute la force
de la rhétorique consiste dans le discours. Si quelqu’un
me demandait au sujet d’un des arts que je viens de
nommer: Socrate, qu’est-ce que la numération? je
lui répondrais, comme tu as fait tout-à-l ‘heure, que c’est
un des arts dont toute la force est dans le discours. Et
s’il me demandait de nouveau: Par rapport à quoi? je lui
dirais que c’est par rapport à la connaissance du pair et
de l’impair, pour savoir combien il y a d’unités dans l’un
et dans l’autre. Pareillement, s’il me demandait:
Qu’entends-tu par le calcul? je lui dirais aussi que c’est
un des arts dont toute la force consiste dans le discours.
Et s’il continuait à me demander: Par rapport à quoi? je
lui répondrais, comme ceux qui recueillent les suffrages
dans les assemblées du peuple , que pour tout
le reste la numération est comme le calcul, puisqu’elle a
le même objet, savoir, le pair et l’impair; mais qu’il y a
cette différence, que le calcul considère en quel rapport
le pair et l’impair sont entre eux, relativement à la
quantité. Si on m’interrogeait encore sur l’astronomie, et
qu’après que j’aurais répondu que c’est aussi un art qui
exécute par le discours tout ce qui est de son ressort, on
ajoutât: Socrate, à quoi se rapportent les discours de
l’astronomie? je dirais qu’ils se rapportent au mouvement
des astres, du soleil et de la lune, et qu’ils expliquent en
quel rapport ils sont, relativement à la vitesse.
GORGIAS.
Tu répondrais très bien, Socrate.
SOCRATE.
Réponds-moi de même, Gorgias. La rhétorique est un de
ces arts qui achèvent et exécutent tout par le discours,
n’est-ce pas?
GORGIAS.
Cela est vrai.
SOCRATE.
Dis-moi donc quel est le sujet auquel se rapportent ces
discours dont la rhétorique fait usage.
GORGIAS.
Ce sont les plus grandes de toutes les affaires humaines,
Socrate, et les plus importantes.
SOCRATE.
Ce que tu dis là, Gorgias, est une chose controversée,
sur laquelle il n’y a encore rien de décidé: car tu
as, je pense, entendu chanter dans les banquets la
chanson, où les convives, faisant rémunération des biens
de la vie, disent que le premier est la santé; le second, la
beauté; le troisième, la richesse acquise sans injustice,
comme parle l’auteur de la chanson .
GORGIAS.
Je l’ai entendu; mais à quel propos dis-tu cela?
SOCRATE.
C’est que les artisans de ces biens, chantés par le poète,
savoir, le médecin, le maître de gymnase, l’économe, se
mettront aussitôt avec toi sur les rangs, et que le
médecin me dira le premier: Socrate, Gorgias, te
trompe. Son art n’a point pour objet le plus grand des
biens de l’homme; c’est le mien. Si je lui demandais: Toi,
qui parles de la sorte, qui es-tu? Je suis médecin, me
répondra-t-il. Et que prétends-tu? que le plus grand des
biens est celui que produit ton art? Peut-on le contester,
Socrate, me dira-t-il peut-être, puisqu’il produit la santé?
Est-il un bien préférable pour les hommes à la
santé? Après celui-ci, le maître de gymnase pourrait bien
dire: Socrate, je serais très surpris que Gorgias pût te
montrer quelque bien résultant de son art, plus grand
que celui qui résulte du mien. Et toi, mon ami,
répliquerai-je, qui es-tu? quelle est ta profession? Je suis
maître de gymnase, répondrait-il; ma profession est de
rendre le corps humain beau et robuste. Après le maître
de gymnase viendrait l’économe, qui, méprisant toutes
les autres professions, me dirait, à ce que je m’imagine:
Juge toi-même, Socrate, si Gorgias ou quelque
autre peut produire un bien plus grand que la richesse.
Quoi donc! lui dirions-nous, est-ce toi qui fais la
richesse? Sans doute, répondrait-il. Qui es-tu donc? Je
suis économe. Et quoi! est-ce que tu regardes la richesse
comme le plus grand de tous les biens? Assurément,
dira-t-il. Cependant, Gorgias que voici, prétend que son
art produit un plus grand bien que le tien. Il est clair qu’il
demanderait après cela: Quel est donc ce plus
grand bien? Que Gorgias s’explique. Imagine-toi,
Gorgias, que la même question t’est faite par eux et par
moi; et dis-moi en quoi consiste ce que tu appelles le
plus grand bien de l’homme, celui que tu te vantes de
produire.
GORGIAS.
C’est en effet, Socrate, le plus grand de tous les biens,
qui rend libre et même puissant dans chaque ville.
SOCRATE.
Mais encore quel est-il?
GORGIAS.
C’est, selon moi, d’être en état de persuader par ses
discours les juges dans les tribunaux, les sénateurs dans
le sénat, le peuple dans les assemblées, en un mot tous
ceux qui composent toute espèce de réunion politique.
Or, ce talent mettra à tes pieds le médecin et le maître
de gymnase: et l’on verra que l’économe s’est enrichi,
non pour lui, mais pour un autre, pour toi qui possèdes
l’art de parler et de gagner l’esprit de la multitude.
SOCRATE.
Enfin, Gorgias, il me paraît que tu m’as montré, d’aussi
près qu’il est possible, quel art est la rhétorique. Si
j’ai bien compris, tu dis qu’elle est l’ouvrière de la
persuasion, que tel est le but de toutes ses opérations,
et qu’en somme elle se termine là. Pourrais-tu en effet
me prouver que le pouvoir de la rhétorique aille plus loin
que de faire naître la persuasion dans l’âme des
auditeurs?
GORGIAS.
Nullement, Socrate, et tu l’as, à mon avis, bien définie;
car c’est à cela véritablement qu’elle se réduit.
SOCRATE.
Écoute-moi, Gorgias. S’il est quelqu’un qui, en
conversant avec un autre, soit jaloux de bien
comprendre quelle est la chose dont on parle, sois
assuré que je me flatte d’être un de ceux-là, et je pense
que tu en es aussi.
GORGIAS.
A quoi tend ceci, Socrate?
SOCRATE.
Le voici: tu sauras que je ne conçois en aucune façon de
quelle nature est la persuasion que tu attribues à la
rhétorique, ni relativement à quoi cette persuasion a lieu.
Ce n’est pas que je ne soupçonne ce que tu veux dire;
mais je ne t’en demanderai pas moins quelle persuasion
la rhétorique fait naître, et sur quoi. Si je
t’interroge, au lieu de te faire part de mes soupçons, ce
n’est point à cause de toi, mais de cet entretien, afin
qu’il aille de manière que nous sachions clairement ce
dont il est question entre nous. Vois toi-même si j’ai
raison de t’interroger. Si je te demandais dans quelle
classe de peintres est Zeuxis, et si tu me répondais qu’il
peint des animaux, n’aurai-je pas raison de te demander
encore quels animaux il peint, et sur quoi?
GORGIAS.
Sans doute.
SOCRATE.
N’est-ce point parce qu’il y a d’autres peintres qui
peignent aussi des animaux?
GORGIAS.
Oui.
SOCRATE.
Au lieu que si Zeuxis était le seul qui en peignît, alors tu
aurais bien répondu.
GORGIAS.
Assurément.
SOCRATE.
Dis-moi donc, par rapport à la rhétorique: te semble-t-il
qu’elle produise seule la persuasion, ou qu’il y a d’autres
arts qui en font autant? Voici quelle est ma pensée:
quiconque enseigne quoi que ce soit, persuade-t-il ou
non ce qu’il enseigne?
GORGIAS.
Il le persuade sans contredit, Socrate.
SOCRATE.
Pour revenir donc aux mêmes arts dont il a déjà été fait
mention, l’arithmétique et l’arithméticien ne nous
enseignent-ils pas ce qui concerne les nombres?
GORGIAS.
Oui.
SOCRATE.
Et en même temps ne persuadent-ils pas?
GORGIAS.
Oui.
SOCRATE.
L’arithmétique est donc aussi ouvrière de la persuasion?
GORGIAS.
Il y a apparence.
SOCRATE.
Si on nous demandait: De quelle persuasion, et sur quoi?
nous dirions que c’est celle qui apprend la quantité du
nombre, soit pair, soit impair. Appliquant la même
réponse aux autres arts dont nous parlions, il nous sera
aisé de montrer qu’ils produisent la persuasion, et d’en
marquer l’espèce et l’objet; n’est-il pas vrai.
GORGIAS.
Oui.
SOCRATE.
La rhétorique n’est donc pas le seul art dont la
persuasion soit l’ouvrage.
GORGIAS.
Tu dis vrai.
SOCRATE.
Par conséquent, puisqu’elle n’est pas la seule qui la
produise, et que d’autres arts en font autant, nous
sommes en droit, comme au sujet du peintre, de
demander en outre de quelle persuasion la rhétorique
est l’art, et sur quoi roule cette persuasion. Ne penses-tu
pas que cette question est à sa place?
GORGIAS.
Si fait.
SOCRATE.
Réponds donc, Gorgias, puisque tu penses ainsi.
GORGIAS.
Je parle, Socrate, de cette persuasion qui a lieu dans les
tribunaux et les assemblées publiques, comme je disais
tout-à-l ‘heure, et qui roule sur ce qui est juste ou
injuste.
SOCRATE.
Je soupçonnais que tu avais en vue cette persuasion et
ces objets, Gorgias, mais je n’en ai rien dit, afin que tu
ne fusses pas surpris, si, dans la suite de cet entretien,
je t’interroge sur des choses qui paraissent évidentes;
car ce n’est point à cause de toi, comme je t’ai déjà
dit, que j’en agis de la sorte, mais à cause de la
conversation, pour qu’elle marche régulièrement, et que
sur de simples conjectures nous ne prenions point
l’habitude de prévenir et de deviner nos pensées de part
et d’autre; mais que tu achèves comme il te plaira ton
discours, selon les principes que tu auras établis toi-
même.
GORGIAS.
Socrate, à mon avis, rien n’est plus sensé que cette
conduite.
SOCRATE.
Allons en avant, et examinons encore ceci. Admets-tu ce
qu’on appelle savoir?
GORGIAS.
Oui.
SOCRATE.
Et ce qu’on nomme croire?
GORGIAS.
Je l’admets aussi.
SOCRATE.
Te semble-t-il que savoir et croire, la science et la
croyance soient la même chose, ou bien deux choses
différentes?
GORGIAS.
Je pense, Socrate, que ce sont deux choses différentes.
SOCRATE.
Tu penses juste, et tu pourrais en juger à cette marque.
Si on te demandait: Gorgias, y a-t-il une croyance fausse
et une croyance vraie? tu en conviendrais sans doute.
GORGIAS.
Oui.