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Guerrier De Lumière – Volume 2

Guerrier De Lumière – Volume 2

de Paulo Coelho

Chapitre 1 De la faute et du pardon

Au cours de son pèlerinage à La Mecque, un homme fort pieux sentit la présence de Dieu à ses côtés. En transe, il s’agenouilla,cacha son visage et se mit à prier :

«Seigneur, je ne veux demander qu’une seule chose dans ma vie :accordez-moi la grâce de ne jamais vous offenser.»

– Je ne peux concéder cette grâce», répondit le Tout-Puissant.

Surpris, l’homme voulut connaître la raison de ce refus.

«Si vous ne m’offensez pas, je n’aurai aucun motif pour vous pardonner», entendit-il dire le Seigneur. «Si je ne dois rien vous pardonner, vous oublierez bientôt l’importance de la miséricorde envers les autres. Alors, poursuivez votre chemin avec Amour, et laissez-moi pratiquer le pardon de temps en temps, pour que vous n’oubliiez pas non plus cette vertu. «

Cette histoire illustre bien nos difficultés avec la faute et le pardon. Enfants, nous entendions toujours notre mère dire : «Mon fils a fait cette bêtise parce que ses amis l’ont influencé. Lui,c’est une très bonne personne. «

Ainsi, nous n’avons jamais assumé la responsabilité de nos actes, nous n’avons pas demandé pardon – et nous avons fini par oublier que nous devons aussi être généreux quand un autre nous offense. L’acte de demander pardon n’a rien à voir avec le sentiment de culpabilité ou la lâcheté : nous commettons tous des erreurs, et ce sont justement ces faux pas qui nous permettent de nous améliorer et de progresser. Cependant, si nous sommes trop tolérants envers notre comportement – en particulier quand il finit par blesser quelqu’un – nous nous retrouvons isolés, incapables de corriger notre chemin.

Comment bannir la culpabilité tout en étant capable de demander pardon pour une erreur ?

Il n’y a pas de formule toute faite. Mais il existe le bon sens: nous devons juger le résultat de nos actes, et non les intentionsqui étaient les nôtres quand nous les avons accomplis. Au fond,tout le monde est bon, mais cela n’est pas intéressant et cela nesoigne pas les blessures que nous pouvons causer. Une bellehistoire illustre mon propos :

Quand il était petit, Cosroes avait un professeur grâce auquelil parvint à briller dans toutes les matières qu’il apprenait. Unaprès-midi, sans motif apparent, le maître le châtia avec unegrande sévérité

Des années plus tard, Cosroes monta sur le trône. L’une despremières mesures qu’il prit fut de mander le maître de sonenfance, et d’exiger une explication pour l’injustice commise.

«Pourquoi m’avez-vous châtié alors que je ne l’avais pasmérité ? « demanda-t-il.

— Quand j’ai décelé ton intelligence, j’ai su très vite que tuhériterais du trône de ton père, répondit le vieux professeur. Etj’ai décidé de te montrer comment l’injustice peut marquer un hommepour le restant de sa vie. Comme tu sais ce que cela signifie»,poursuivit le maître, «j’espère que tu ne puniras jamais quelqu’unsans motif».

Cela me rappelle une conversation à laquelle j’ai pris part aucours d’un dîner à Kyoto. Le professeur coréen Tac-Chang Kimcommentait certaines différences existant entre les penséesoccidentale et orientale.

«Les deux civilisations ont une règle d’or. En Occident, vousdites : je ferai pour mon prochain ce que j’aimerais qu’il fassepour moi. Cela signifie : celui qui aime établit un modèle debonheur qu’il tente d’imposer à tous ceux qui l’approchent.

La règle d’or de l’Orient lui est très similaire : je ne feraipas à mon prochain ce que je ne désire pas qu’il fasse avec moi.Mais elle part de la compréhension de tout ce qui nous rendmalheureux, y compris le fait de devoir obéir à un modèle debonheur imposé par autrui – et cela fait toute la différence.

Pour rendre le monde meilleur, nous n’imposons pas une manièrede démontrer notre amour, mais – assurément – d’éviter lasouffrance d’autrui. «

Par conséquent, traitons notre frère avec respect et attention.Jésus a dit : «C’est par les fruits que l’on connaît l’arbre.» Unvieux proverbe arabe dit : «Dieu juge l’arbre à ses fruits, et nonà ses racines. « Et un vieil adage dit : «Celui qui frappe oublie,celui qui reçoit les coups n’oublie jamais. «

Chapitre 2Des maîtres quotidiens

Au-dehors, la ville d’Oslo qui se prépare pour l’hiver. Au bar,je bavarde avec une chanteuse européenne très populaire. Nousdiscutons de la renommée, du succès, et à un moment elle me demandesi j’ai quelque chose d’important à lui apprendre.

«Bien sûr que non, lui réponds-je. Vous vivez votre vie commequelqu’un qui sait qu’il doit mourir un jour, et c’est là le plusimportant. Mais je peux vous proposer un exercice : durant les sixprochains mois, écrire un journal que vous intitulerez “le maîtrede chaque jour”. Nous apprenons toujours quelque chose de neufentre le matin et le soir : pourquoi ne pas le consigner ?«

Elle accepte. Six mois plus tard, je reçois une copie de sonjournal avec des annotations extrêmement intéressantes, des leçonsde gens qu’elle n’a croisés qu’une fois, mais qui assurémentresteront avec elle pour toujours. Je transcris ici quelques-unesdes remarques les plus importantes.

S’accepter soi-mëme

En regardant les autres, j’ai appris qui j’étais. J’ai peur den’être pas aussi bonne qu’on le croit, mais il me semble que toutle monde pense cela de soi-même. Pendant que j’écrivais ce journal,j’ai enfin admis que j’avais assez de courage pour avoir peur, etpour me voir sans artifice. J’ai suffisamment d’assurance pour mesentir anxieuse.

J’ai constaté que les gens cherchent à projeter sur vous unepart de leur anxiété, de même que vous projetez la vôtre sur eux.Ils essaient de nous diminuer parce qu’ils se sentent petits, ilstentent de nous effrayer parce qu’ils ne sont pas convaincus deleurs capacités.

En quête de l’amour

J’ai rencontré aujourd’hui un Coréen qui a lu dans les lignes dema main : un type bizarre, un sage aux yeux des autres, bien que jesois incapable d’apprendre ce qu’il enseigne. Bien sûr, comme tousles chiromanciens, il a pensé que je ne m’intéressais qu’à ma vieaffective, et il m’a rappelé des choses que je gagne à m’entendrerépéter :

A) Je recherche en même temps la sécurité et l’aventure, touteschoses qui ne s’accordent pas (je ne lui ai rien dit, mais si jedevais choisir, ce serait l’aventure).

B) Je me passionne très rapidement, mais je m’ennuie tout aussivite. «Apprenez à vous aimer vous-même», a-t-il dit. Mon problèmen’est pas exactement l’amour, car je tombe facilement amoureuse –mon problème, c’est de démontrer cet amour, c’est ma relation auxautres.

C) Pourquoi est-ce que je vis tellement de relations frustréesavec les hommes ? Pourquoi est-ce que je pense que je doistoujours avoir une relation avec quelqu’un – ainsi, je me force àêtre fantastique, intelligente, sensible, exceptionnelle… L’effortde séduire m’oblige à donner le meilleur de moi-même, et celam’aide. En outre, j’ai beaucoup de mal à me supporter.

Éviter de garder le contrôle ou d’êtrecontrôlée

Si je réagis de la manière que les gens attendent, je deviensleur esclave – la leçon vaut et pour l’amour et pour le travail. Ilest très difficile d’éviter cela, parce que nous sommes toujoursprêts à faire plaisir à quelqu’un, ou à partir en guerre quand noussommes provoqués ; mais les personnes et les situations sontdes conséquences de la vie que j’ai choisie, et non lecontraire.

Sur les ex-petits amis

Un ami m’a demandé aujourd’hui ce qu’avaient en commun tous mespetits amis. La réponse a été facile : MOI. En constatant cela,j’ai compris que j’avais perdu beaucoup de temps à rechercher lapersonne idéale – ils changent, je reste la même, et je ne profitepas du tout de ce que nous vivons ensemble.

Qu’est-ce qui fait que je m’éloigne des hommes qui pourraientcompter dans ma vie ? Le besoin de toujours garder lecontrôle. Le plus curieux, c’est que, lorsque je commence à memontrer jalouse, ou quand je ne supporte plus la relationamoureuse, les hommes – auparavant tellement indépendants,tellement imbus d’eux-mêmes – deviennent des agneaux effarouchés.Ils ont peur de me perdre. A ce moment, je ne parviens plus à lesrespecter, et la relation devient impossible.

Mon ami a insisté : «As-tu déjà aimé quelqu’un ?» J’aitoujours redouté cette question, mais Paulo m’a demandé de tenir cejournal, et je dois y répondre. Non, je n’ai jamais aimé personne.J’ai eu beaucoup d’hommes, mais j’ai toujours attendu la personneidéale. J’ai exploré le monde entier, et je n’ai pas réussi àtrouver le foyer que je cherchais. J’ai contrôlé, j’ai étécontrôlée, et la relation n’a été que cela.

A présent que j’ai répondu «Non, je n’ai jamais aimé», je suisplus libre. Je comprends ce qui manque à ma vie.

Chapitre 3De l’importance des autres

La braise solitaire

Juan se rendait toujours au service dominical de sa paroisse.Mais, trouvant peu à peu que le prêtre répétait toujours la mêmechose, il cessa de fréquenter l’église.

Au bout de deux mois, par une froide nuit d’hiver, le prêtre luirendit visite.

«Il est sans doute venu pour essayer de me convaincre de revenir», pensa Juan en son for intérieur. Il s’imagina qu’il ne pouvaitpas avouer la vraie raison : les sermons répétitifs. Il lui fallaittrouver une excuse, et tandis qu’il réfléchissait, il installa deuxchaises devant la cheminée et se mit à parler du temps.

Le prêtre se taisait. Après avoir tenté inutilement d’animer laconversation un moment, Juan se tut à son tour. Ils demeurèrenttous deux silencieux, à contempler le feu, pas loin d’unedemi-heure.

C’est alors que le prêtre se leva et, à l’aide d’une branche quin’avait pas encore brûlé, écarta une braise pour l’éloigner du feu.Comme elle n’avait plus assez de chaleur pour continuer à brûler,elle s’éteignit. Juan la repoussa vivement vers le centre dufoyer.

»Bonne nuit, dit le pasteur, en se levant pour sortir.

— Bonne nuit, et merci beaucoup, répondit Juan.

— Loin du feu, la braise, aussi brillante soit-elle, finit pars’éteindre.

— Loin de ses semblables, l’homme, aussi intelligent soit-il, nepeut pas conserver sa chaleur et sa flamme. Je retournerai àl’église dimanche prochain.»

La souricière

Très inquiet, le rat découvrit que le propriétaire de la fermeavait acheté une souricière : il était décidé à le tuer !

Il se mit à alerter tous les autres animaux

«Attention au piège ! Attention au piège !»

La poule, entendant ses cris, le pria de se taire :

«Mon cher rat, je sais que c’est un problème pour toi, mais celane me concerne en rien, alors ne fais pas tant devacarme !»

Le rat alla causer avec le porc, qui se sentit dérangé que l’oneût interrompu son sommeil.

«Il y a une souricière dans la maison !

– Je comprends ta préoccupation, et je suis solidaire, réponditle porc. Je t’assure que tu seras présent dans mes prières cesoir ; mais c’est tout ce que je peux faire.»

Plus seul que jamais, le rat alla solliciter l’aide de lavache.

«Mon cher rat, qu’est-ce que j’ai à voir avec ça ? Tu asdéjà vu une vache périr dans une souricière ?»

Voyant qu’il ne recevait le soutien de personne, le rat retournase cacher dans son trou et passa toute la nuit éveillé, de peurqu’il ne lui arrivât malheur.

Dans la matinée, on entendit du bruit : le piège venaitd’attraper quelque chose !

La femme du fermier descendit voir si le rat était mort. Dansl’obscurité, elle ne vit pas que le piège s’était refermé sur laqueue d’un serpent venimeux : quand elle s’approcha, elle futmordue.

Le fermier, entendant les cris de sa femme, alla voir ce qui sepassait et l’emmena immédiatement à l’hôpital. Elle fut traitéecomme il se devait et rentra chez elle.

Mais elle avait encore de la fièvre. Sachant qu’il n’y a pas demeilleur remède pour les malades qu’un bon bouillon de poule, lefermier tua la poule.

La femme commença à se rétablir, et comme les fermiers étaienttous deux très aimés dans la région, les voisins vinrent leurrendre visite. Pour les remercier de leur gentillesse, le fermiertua le porc, qu’il servit à ses amis.

Enfin, la femme se rétablit, mais le prix du traitement étaittrès élevé. Le fermier envoya sa vache à l’abattoir, et l’argentqu’il tira de la vente de cette viande permit de régler toutes lesdépenses.

Le rat assista à tout cela, pensant encore :

»J’avais pourtant prévenu. N’aurait-il pas été préférable que lapoule, le porc et la vache aient compris que le problème de l’und’entre nous constituait un danger pour tous ?»

Chapitre 4Le mort qui portait un pyjama

Je me souviens d’avoir lu sur un site Internet que, le 10 juin2004, un mort vêtu d’un pyjama a été trouvé dans la ville deTokyo.

Jusque-là, très bien ; je pense que la majorité des gensqui meurent en pyjama :

A) sont morts dans leur sommeil, ce qui est une bénédiction,

B) ou bien se trouvaient avec leurs proches, ou dans un litd’hôpital – la mort n’est pas venue brutalement, tous ont eu letemps de s’habituer à « l’indésirable », ainsi que l’appelait lepoète brésilien Manuel Bandeira.

L’information se poursuit ainsi : quand il est décédé, l’hommese trouvait dans sa chambre. Donc, éliminée l’hypothèse del’hôpital, il nous reste la possibilité qu’il soit mort dans sonsommeil, sans souffrir, sans même se rendre compte qu’il ne verraitpas la lumière du lendemain.

Mais il reste une possibilité : celle d’une agression suivie demort.

Ceux qui connaissent Tokyo savent que cette ville gigantesqueest aussi l’une des plus sûres du monde. Je me rappelle m’y êtreune fois arrêté pour dîner avec mes éditeurs avant de poursuivrenotre voyage vers l’intérieur du Japon – toutes nos valises étaienten vue sur le siège arrière de la voiture. J’ai aussitôt faitremarquer que c’était très dangereux, à coup sûr quelqu’un allaitpasser, les voir et disparaître avec nos vêtements, nos documents,etc. Mon éditeur a souri et dit de ne pas m’inquiéter – il n’avaitjamais vu aucun cas semblable, de toute sa longue vie(effectivement, il n’est rien arrivé à nos bagages, bien que jesois resté tendu durant tout le dîner).

Mais revenons à notre mort en pyjama : il ne présentait aucunsigne de lutte, de violence ou quoi que ce soit de ce genre. Unofficier de la police métropolitaine, dans son interview aujournal, affirmait qu’il était quasi certain que l’homme était mortd’une crise cardiaque soudaine. Par conséquent, écartons égalementl’hypothèse d’un homicide.

Le cadavre avait été découvert par les employés d’une entreprisede construction, au deuxième étage d’un immeuble, dans un blocd’habitations sur le point d’être démoli. Tout laisse penser quenotre mort en pyjama, dans l’impossibilité de trouver un endroit oùloger dans l’une des villes les plus peuplées et les plus chères dela planète, avait simplement décidé de s’installer quelque part oùil n’aurait pas à payer de loyer.

Alors intervient le plus tragique de l’histoire : notre mortn’était qu’un squelette habillé d’un pyjama. A côté de lui setrouvait un journal ouvert, daté du 20 février 1984. Sur une tableà proximité, le calendrier marquait le même jour.

C’est-à-dire qu’il était là depuis vingt ans.

Et personne n’avait signalé son absence.

L’homme fut identifié, un ex-fonctionnaire de la compagnie ayantconstruit le bloc d’habitations, où il s’était installé au débutdes années 80, peu après son divorce. Il avait un peu plus decinquante ans le jour où, lisant le journal, il avait quittébrusquement ce monde.

Son ex-femme ne s’enquit jamais de lui. On remonta jusqu’àl’entreprise où il travaillait, et l’on découvrit qu’elle avait étémise en faillite peu après l’achèvement des travaux, car aucunappartement n’était vendu. Ainsi, le fait que l’homme ne seprésentât pas pour ses activités quotidiennes n’avait surprispersonne. On chercha ses amis, qui attribuèrent sa disparition aufait qu’ils lui avaient réclamé un peu d’argent qu’ils lui avaientprêté et qu’il n’avait pas de quoi les rembourser.

L’information s’achève en disant que les restes mortels ont étéremis à l’ex-épouse. J’ai fini de lire l’article, et j’ai réfléchià cette phrase finale : l’ex-épouse était encore vivante, etpourtant, pendant vingt ans, elle n’avait jamais recherché sonmari. Qu’a-t-il pu lui passer par la tête ? Qu’il ne l’aimaitplus, qu’il avait décidé de l’éloigner pour toujours de sa vie.Qu’il avait rencontré une autre femme et disparu sans laisser detraces. Que la vie est ainsi, une fois achevée la procédure dedivorce, cela n’a aucun sens de poursuivre une relation qui estlégalement terminée. J’imagine ce qu’elle a dû ressentir enapprenant le destin de l’homme avec lequel elle avait partagé unegrande partie de sa vie.

Ensuite, j’ai pensé au mort en pyjama, dans sa solitude totale,abyssale, au point que personne en ce monde ne s’était rendu comptede sa disparition. Et j’arrive à la conclusion que, pire que lafaim, la soif, le chômage, la souffrance d’amour, le désespoir dela défaite – le pire de tout, c’est de sentir que personne,absolument personne en ce monde, ne s’intéresse à nous.

En ce moment, faisons une prière silencieuse pour cet homme, etremercions-le de nous avoir fait réfléchir à l’importance de nosamis.

Chapitre 5Des trois formes d’amour : Éros, Philos, Agapè

En 1986, tandis que je parcourais avec Petrus, mon guide, lechemin de Saint-Jacques, nous sommes passés par la ville de Logroñooù avait lieu une noce. Nous avons demandé deux verres de vin, j’aipréparé une assiette de canapés et Petrus a trouvé une table oùnous sommes allés nous asseoir avec d’autres convives

Les jeunes mariés ont découpé un immense gâteau.

«Ils doivent s’aimer, ai-je pensé à haute voix.

– Bien sûr qu’ils s’aiment, a dit un homme en costume sombre quiétait assis à notre table. Avez-vous déjà vu quelqu’un se marierpour un autre motif ?»

Petrus a relevé la question :

«À quel genre d’amour faites-vous allusion : Éros, Philos ouAgapè ?»

L’homme l’a regardé sans comprendre.

«Il existe en grec trois mots pour désigner l’amour, m’a-t-ilexpliqué. Aujourd’hui, tu assistes à la manifestation d’Éros, cesentiment entre deux personnes.»

Les mariés souriaient devant les flashes et recevaient desfélicitations.

«Ils ont l’air de s’aimer. Bientôt ils lutteront seuls dans lavie, ils vont fonder un foyer et partager la même aventure, ce quigrandit l’amour et lui donne sa dignité. Lui va poursuivre sacarrière, elle doit savoir faire la cuisine et sera une excellentemaîtresse de maison, car elle a été éduquée pour cela depuis sonenfance. Elle va l’accompagner, ils auront des enfants, et s’ilsparviennent à construire quelque chose ensemble, ils serontvraiment heureux pour toujours.

Mais cette histoire peut soudain prendre une tournuredifférente. Lui va commencer à sentir qu’il n’est pas assez librepour manifester tout l’Éros qu’il éprouve pour d’autres femmes.Elle peut avoir l’impression qu’elle a sacrifié une carrière et unevie brillante pour suivre son mari. Alors, ce ne sera plus unecréation commune et chacun se sentira volé dans sa façon d’aimer.Éros, l’esprit qui les unit, ne montrera plus que son mauvais côté.Et ce sentiment que Dieu avait destiné à l’homme comme le plusnoble deviendra source de haine et de destruction.»

J’ai regardé autour de nous. Éros était présent dans nombre decouples. Mais je pouvais distinguer la présence du bon Éros et dumauvais Éros, exactement comme Petrus l’avait décrit.

«Regarde comme c’est curieux, a poursuivi mon guide. Qu’il soitbon ou qu’il soit mauvais, Éros n’a jamais le même visage danschaque personne.»

L’orchestre a attaqué une valse. Les convives se sont dirigésvers une piste en ciment située devant le kiosque et se sont mis àdanser. L’alcool aidant, ils étaient tous en sueur et plus gais.J’ai remarqué une fille vêtue de bleu, qui avait sans doute attenduce mariage pour que vienne le moment de la valse, car elle voulaitdanser avec quelqu’un à qui elle rêvait d’être enlacée depuisl’adolescence. Elle suivait des yeux les mouvements d’un garçonélégant, en costume clair, qui se trouvait dans un cercle d’amis.Ils conversaient joyeusement, ils n’avaient pas remarqué que lavalse avait commencé et qu’à quelques mètres de là une fille enbleu regardait l’un d’eux avec insistance.

J’ai pensé aux petites villes, aux mariages rêvés depuisl’enfance avec le garçon choisi.

La fille en bleu s’est aperçue que je l’observais et elle s’estéloignée. Et comme si tout ce mouvement avait été organisé, legarçon à son tour l’a cherchée des yeux. Découvrant qu’elle étaiten compagnie d’autres filles, il a repris sa conversation animéeavec ses amis.

J’ai attiré l’attention de Petrus sur les deux jeunes gens. Il asuivi un certain temps le jeu des regards, puis il est revenu à sonverre de vin.

«Ils se comportent comme s’ils avaient honte de montrer qu’ilss’aiment », a-t-il déclaré pour tout commentaire.

Une autre fille nous regardait fixement ; elle devait avoirla moitié de notre âge. Petrus a levé son verre de vin et porté untoast. La gamine a ri, un peu gênée, et elle a fait un geste pourindiquer ses parents, s’excusant presque de ne pas s’approcherdavantage.

«Ça, c’est le beau côté de l’amour, a-t-il dit. L’amour quidéfie, l’amour pour deux étrangers plus âgés qui sont venus de loinet demain partiront sur un chemin qu’elle aussi aimerait parcourir.L’amour qui préfère l’aventure.»

Puis il a continué, désignant un couple de vieux :

«Regarde ces deux-là. Ils ne sont pas laissés gagner parl’hypocrisie, comme beaucoup d’autres. Apparemment ce doit être uncouple de paysans : la faim et le besoin les ont obligés àsurmonter ensemble bien des difficultés. Ils ont découvert l’amourà travers le travail, c’est là qu’Éros montre son plus beau visage,connu également comme Philos.

– Qu’est-ce que Philos ?

– Philos est l’Amour sous la forme de l’amitié. C’est ce que jeressens pour toi et pour d’autres. Quand la flamme d’Éros cesse debriller, c’est Philos qui maintient les couples unis.

– Et Agapè ?

– Agapè est l’amour total, l’amour qui dévore celui quil’éprouve. Celui qui connaît et éprouve Agapè voit que rien d’autrequ’aimer n’a d’importance en ce monde. C’est l’amour que Jésus aressenti pour l’humanité, et il fut si grand qu’il a ébranlé lesétoiles et changé le cours de l’histoire humaine.

Pendant les millénaires de l’histoire de la civilisation,beaucoup de gens ont été pris par cet Amour qui dévore. Ils avaienttant à donner, et le monde exigeait si peu, qu’ils furent obligésde chercher les déserts et les lieux isolés, car l’amour était sigrand qu’il les transfigurait. Ils sont devenus les saints ermitesque nous connaissons aujourd’hui.

Pour moi et pour toi, qui éprouvons une autre forme d’Agapè, lavie ici-bas peut paraître dure, terrible. Mais l’Amour qui dévorefait perdre à tout son importance : ces hommes vivent seulementpour être consumés par leur amour. «

Il a fait une pause.

«Agapè est l’Amour qui dévore, a-t-il répété, comme si cettephrase était la meilleure définition de cette étrange sorted’amour. Luther King a dit un jour que quand le Christ a parléd’aimer ses ennemis, il se référait à Agapè. Parce que, selon lui,il était “impossible d’aimer nos ennemis, ceux qui nous font du malet qui tentent de tenir notre souffrance quotidienne pour peu dechoses”

Mais Agapè est beaucoup plus que l’amour. C’est un sentiment quienvahit tout, qui remplit toutes les brèches et transforme enpoussière toute tentative d’agression.

Il y a deux formes d’Agapè. L’une est l’isolement, la vieconsacrée à la seule contemplation. L’autre est exactement lecontraire : le contact avec les autres êtres humains, etl’enthousiasme, le sens sacré du travail. Enthousiasme signifietranse, ravissement, relation à Dieu. L’enthousiasme c’est Agapèdirigé vers une idée, un objet.

Quand nous aimons et croyons du fond de notre âme en quelquechose, nous nous sentons plus fort que le monde, et nous sommessaisis d’une sérénité qui vient de la certitude que rien ne pourravaincre notre foi. Cette force étrange fait que nous prenonstoujours les bonnes décisions au moment voulu, et quand nousatteignons notre objectif, nous sommes surpris de nos proprescapacités.

L’enthousiasme se manifeste normalement de toute sa puissancedans les premières années de notre vie. Nous avons encore un lientrès fort avec la divinité, et nous nous attachons avec tantd’énergie à nos jouets que les poupées prennent vie et que lespetits soldats de plomb parviennent à se mettre en marche. QuandJésus a dit que le royaume des Cieux appartenait aux enfants, ilfaisait allusion à Agapè sous la forme de l’Enthousiasme. Lesenfants sont venus à lui sans se mêler de ses miracles, de sasagesse, des pharisiens et des apôtres. Ils venaient heureux,inspirés par l’enthousiasme.

À aucun moment, jusqu’à la fin de cette année et pour le restantde tes jours, tu ne dois perdre l’enthousiasme : il est une forcesupérieure, tournée vers la victoire finale. Il ne peut pas nousglisser entre les doigts seulement parce que nous sommesconfrontés, au cours des mois, à de petites et nécessairesdéfaites. «

Chapitre 6La recherche de la simplicité

Le tout dans tout

Quand Ketu atteignit l’âge de douze ans, on l’envoya chez unmaître, auprès duquel il étudia jusqu’à ce qu’il eût vingt-quatreans. Son apprentissage terminé, il rentra à la maison plein defierté.

Son père lui dit alors :

«Comment pouvons-nous connaître ce que nous ne voyons pas ?Comment pouvons-nous savoir que Dieu, le Tout-Puissant, se trouvepartout ?»

Le garçon commença à réciter les écritures saintes, mais le pèrel’interrompit :

«C’est trop compliqué ; n’aurions-nous pas un moyen plussimple pour nous renseigner sur l’existence de Dieu ?

– Pas que je sache, mon père. Aujourd’hui, je suis un hommecultivé et j’ai besoin de cette culture pour expliquer les mystèresde la sagesse divine.

– J’ai perdu mon temps et mon argent en envoyant mon fils aumonastère !», protesta le père.

Et prenant Ketu par la main, il l’emmena à la cuisine. Là, ilremplit une bassine d’eau et y mêla un peu de sel. Puis ilssortirent se promener en ville.

Quand ils furent de retour à la maison, le père demanda à Ketu:

«Apporte le sel que j’ai mis dans la bassine.»

Ketu chercha le sel, mais il ne le trouva pas, car il s’étaitdéjà dissous dans l’eau.

«Alors, tu ne vois plus le sel ? interrogea le père.

– Non, le sel est invisible.

– Alors, goûte un peu l’eau qui est la surface de la bassine.Comment est-elle ?

– Salée.

– Goûte un peu l’eau du milieu : comment est-elle ?

– Aussi salée que celle de la surface.

– Maintenant, goûte l’eau du fond de la bassine, et dis-moi quelgoût elle a.»

Ketu goûta, et l’eau avait toujours le même goût.

Tu as étudié pendant des années et tu ne peux pas expliquersimplement comment le Dieu invisible se trouve partout, dit lepère. En me servant d’une bassine d’eau et en appelant Dieu “sel”,je pourrais faire comprendre cela à n’importe quel paysan. S’il teplaît, mon fils, oublie la sagesse qui nous éloigne des hommes, etremets-toi à chercher l’Inspiration qui nous rapproche.

Utiliser les deux poches

Un disciple fit observer au rabbin Bounam, de Pssiskhe :

«Le monde matériel paraît étouffer le monde spirituel.

– Ton pantalon a deux poches, dit Bounam. Écris sur la droite :le monde a été créé seulement pour moi. Sur la poche gauche, écris: je ne suis rien d’autre que poussière et cendres.

Répartis bien ton argent entre ces deux poches. Quand tu verrasla misère et l’injustice, rappelle-toi que le monde n’existe quepour que tu puisses manifester ta bonté, et sers-toi de l’argentqui est dans la poche droite. Quand tu seras tenté d’acquérir deschoses qui ne te manquent pas du tout, rappelle-toi ce qui estécrit sur ta poche gauche et réfléchis à deux fois avant de ledépenser. Ainsi, le monde matériel n’étouffera jamais le mondespirituel. «

Rendre le champ fertile

Le maître zen chargea le disciple de s’occuper de larizière.

La première année, le disciple veillait à ce que l’eaunécessaire ne manquât jamais. Le riz poussa vigoureusement, et larécolte fut bonne.

La deuxième année, il eut l’idée d’ajouter un peu defertilisant. Le riz poussa rapidement, et la récolte fut encoremeilleure.

La troisième année, il mit davantage de fertilisant. La récoltefut encore plus abondante, mais le riz apparut petit et sanséclat.

«Si tu continues à augmenter la quantité d’engrais, il n’auraplus aucune valeur l’année prochaine, dit le maître. Quand tu aidesun peu quelqu’un, tu le rends fort. Mais si tu l’aides trop, tul’affaiblis.»

Chapitre 7L’importance des alliés

Le guerrier de la lumière qui ne partage pas avec les autres lebonheur de ses choix ne connaîtra jamais ses propres qualités etdéfauts.

Par conséquent, avant d’entreprendre quoi que ce soit,cherchez-vous des alliés – des gens qui s’intéressent à ce que vousfaites.

Je ne dis pas :»Cherchez d’autres guerriers de la lumière. «

Je dis : trouvez des gens qui aient différentes capacités, carle combat d’un guerrier pour son rêve n’est pas différent d’unchemin suivi avec enthousiasme.

Vos alliés ne seront pas nécessairement ces gens que tout lemonde regarde avec admiration, en affirmant : « il n’existepersonne de meilleur ». Bien au contraire, ce sont des personnesqui n’ont pas peur de commettre des erreurs, donc en commettentbeaucoup. C’est pourquoi ce qu’elles font n’est pas toujours louéou reconnu.

Mais les personnes de ce genre transforment le monde et, aprèsmaintes erreurs, parviennent à atteindre leur but et à faire ladifférence dans leur communauté.

Les alliés sont des personnes qui ne peuvent pas rester àattendre que les choses se produisent, pour pouvoir ensuite déciderquelle est la meilleure attitude à prendre : elles décident àmesure qu’elles agissent, même si elles savent que ce genre decomportement est très risqué.

Il est important pour un guerrier de la lumière de vivre avecses alliés. Ensemble, tous comprennent qu’avant de choisir leurobjectif, ils sont libres de changer d’avis, mais après quel’objectif a été déterminé, ils se concentrent uniquement sur lespas qu’ils doivent faire. Et à mesure qu’ils avancent, ils pensent: «Chaque pas requiert un grand effort, mais cela vaut la peine deprendre ce risque, cela vaut la peine de mettre sa vie en jeu.»

Les meilleurs alliés sont ceux qui ne pensent pas comme lamajorité. C’est pourquoi lorsque l’on cherche des compagnons pourpartager l’enthousiasme de son rêve, il est important de croire àl’intuition et de ne pas accorder d’importance aux commentairesd’autrui. La plupart des êtres humains jugent toujours les autresen ayant pour modèle leurs propres limitations, et l’opinion de lamajorité est parfois pleine de préjugés et de craintes.

Associez-vous à tous ceux qui ont vécu des expériences, ont prisdes risques, sont tombés, ont été meurtris et ont pris de nouveauxrisques. Éloignez-vous de ceux qui affirment des vérités,critiquent ceux qui ne pensent pas comme eux, n’ont jamais fait unpas sans avoir la certitude qu’ils en seraient respectés etpréfèrent le confort des certitudes aux tensions qu’engendrent lesdoutes.

Associez-vous à ceux qui s’exposent et ne craignent pas d’êtrevulnérables : ils regardent ce que fait leur prochain, non pas pourle juger, mais pour admirer son dévouement et son courage.

Le guerrier de la lumière se sent peut-être tenté de penser queson rêve n’intéresse pas tout le monde, par exemple les boulangersou les agriculteurs. Pourtant le guerrier de la lumière leur offreun bon exemple de persévérance et de courage. Et un boulanger peutenseigner beaucoup de choses, comme le mélange exact desingrédients, qui est fondé davantage sur l’intuition que sur latechnique. Un agriculteur peut montrer l’importance de la patience,de la sueur, du respect des saisons et de l’inutilité de blasphémercontre les tempêtes, car c’est une perte de temps.

Donc chacun a quelque chose de différent à enseigner : et c’estla somme de ces différences que nous appelons «sagesse».

Associez-vous à ceux qui sont flexibles et comprennent lessignes du chemin. Ce sont des gens qui n’hésitent pas à changer deparcours quand ils découvrent une barrière infranchissable, ouquand ils entrevoient une meilleure opportunité. Ils possèdent laqualité de l’eau : elle contourne les rochers, s’adapte au cours dufleuve, parfois se transforme en lac – jusqu’à ce que la dépressionsoit pleine et qu’elle puisse continuer sa route, car l’eaun’oublie pas que sa destination est la mer et que tôt ou tard elledevra arriver jusqu’à elle.

Associez-vous à ceux qui n’ont jamais dit : «C’est fini, je doism’arrêter là.» De même que l’hiver est suivi du printemps, rien nepeut finir, et la route du guerrier est un chemin sans fin. Quandil a atteint son objectif, il rencontre un nouveau défi, et il luifaut de nouveau recommencer, en utilisant toujours tout ce qu’il aappris tandis qu’il marchait.

Associez-vous à ceux qui chantent, racontent des histoires,jouissent de la vie et ont la joie dans les yeux. Parce que la joieest contagieuse et permet de ne pas se laisser paralyser par ladépression, par la solitude et par les difficultés.

Associez-vous à ceux qui marchent la tête haute, même les larmesaux yeux. Éloignez-vous de ceux qui marchent la tête haute parcequ’ils n’ont jamais pleuré, jamais regardé autour d’eux.

Un vrai guerrier de la lumière ne confond pas arrogance etautorité, joie et superficialité, persévérance et impatience. Il ades doutes, il se sent parfois oppressé par la solitude, mais ilsait qu’il y a beaucoup de gens qui pensent comme lui, et qu’ilrencontrera ses vrais alliés, que ce n’est qu’une question detemps.

Chapitre 8Des livres et des bibliothèques

Je n’ai pas beaucoup de livres : il y a quelques années, j’aifait certains choix dans la vie, guidé par l’idée de chercher unmaximum de qualité avec le minimum de choses. Je ne veux pas direque j’ai opté pour une vie monastique – bien au contraire, quandnous ne sommes pas obligés de posséder une infinité d’objets, nousavons une liberté immense. Certains de mes amis (et amies) seplaignent de perdre des heures de leur vie à tenter de choisir cequ’ils vont porter parce qu’ils ont trop de vêtements. Comme magarde-robe se résume à un «noir basique», je n’ai pas besoind’affronter ce problème.

Cependant je ne suis pas ici pour parler de mode, mais delivres. Pour revenir à l’essentiel, j’ai décidé de ne conserver que400 livres dans ma bibliothèque, certains pour des raisonssentimentales, d’autres parce que je les relis toujours. Cettedécision a été prise pour des motifs divers, l’un étant latristesse de voir comment des bibliothèques accumuléessoigneusement au cours d’une vie étaient ensuite vendues au poidssans aucun respect. Autre raison : pourquoi garder tous ces volumesà la maison ? Pour montrer à mes amis que je suiscultivé ? Pour orner le mur ? Les livres que j’ai achetésseront infiniment plus utiles dans une bibliothèque publique quechez moi.

Autrefois, j’aurais pu dire : j’en ai besoin parce que je vaisles consulter. Mais aujourd’hui, quand une information m’estnécessaire, j’allume l’ordinateur, je tape un mot-clé, et devantmoi apparaît tout ce dont j’ai besoin. Il y a là l’Internet, laplus grande bibliothèque de la planète.

Bien entendu je continue à acheter des livres – il n’existe pasde moyen électronique qui puisse les remplacer. Mais dès que j’enai terminé un, je le laisse voyager, je le donne à quelqu’un, ou jele remets à une bibliothèque publique. Mon intention n’est pas desauver des forêts ou d’être généreux : je crois seulement qu’unlivre a un parcours propre et ne peut être condamné à resterimmobile sur une étagère.

Étant écrivain et vivant de droits d’auteur, peut-être suis-jeen train de plaider contre ma propre cause – finalement, plus onachètera de livres, plus je gagnerai d’argent. Mais ce seraitinjuste envers le lecteur, surtout dans des pays où une grandepartie des programmes gouvernementaux d’achats pour lesbibliothèques ne tient pas compte du critère fondamental d’un choixsérieux : le plaisir de la lecture et la qualité du texte.

Laissons donc nos livres voyager, d’autres mains les toucher etd’autres yeux en jouir. Au moment où j’écris cet article, je merappelle vaguement un poème de Jorge Luis Borges qui parle deslivres qui ne seront plus jamais ouverts.

Où suis-je maintenant ? Dans une petite ville des Pyrénées,en France, assis dans un café, profitant de l’air conditionné cardehors la température est insupportable. Le hasard fait que j’ai lacollection complète de Borges chez moi, à quelques kilomètres dulieu où j’écris – c’est un écrivain que je relis constamment. Maispourquoi ne pas faire le test ?

Je traverse la rue. Je marche cinq minutes jusqu’à un autrecafé, équipé d’ordinateurs (un type d’établissement connu sous lenom sympathique et contradictoire de cybercafé). Je salue lepatron, je commande une eau minérale bien glacée, j’ouvre la paged’un moteur de recherche, et je tape quelques mots d’un seul versdont je me souviens, avec le nom de l’auteur. Moins de deux minutesplus tard, j’ai devant moi le poème complet :

Il y a un vers de Verlaine dont je ne me souviendrai plusjamais.

Il y a un miroir qui m’a vu pour la dernière fois.

Il y a une porte fermée jusqu’à la fin des temps.

Parmi les livres de ma bibliothèque

Il y en a un que je n’ouvrirai plus.

En réalité, j’ai l’impression qu’il y a beaucoup de livres quej’ai donnés que je n’aurais plus jamais ouverts – parce que l’onpublie sans cesse des ouvrages nouveaux, intéressants, et j’adorelire. Je trouve formidable que les gens aient desbibliothèques ; en général le premier contact que les enfantsont avec les livres naît de leur curiosité pour quelques volumesreliés, avec des personnages et des lettres. Mais je trouve celaformidable aussi de rencontrer, dans une soirée de signatures, deslecteurs avec des exemplaires très usés qui ont été prêtés desdizaines de fois : cela signifie que ce livre a voyagé commel’esprit de son auteur voyageait, tandis qu’il l’écrivait.

Chapitre 9Des livres soulignés

Je ne choisis pas toujours les livres que je dois lire. Ce sonteux qui me choisissent, m’appellent du rayon d’une librairie, etsouvent je les achète sans savoir pourquoi ; mais chacun melaisse toujours quelque chose d’important. Récemment j’ai ouvert auhasard certains volumes de ma petite bibliothèque, et je copie lespassages soulignés.

Épictète et le contrôle

«De toutes les choses qui existent, certaines sont à notreportée, d’autres non. Sont à notre portée : la pensée, lesimpulsions, vouloir et ne pas vouloir – en un mot, tout ce qui apour résultat nos propres actions.

Mais il y a des choses qui surgissent sans que nous puissionsintervenir, nous surprennent, et dans ce cas, il faut savoirregarder avec sagesse ce qui se passe. Ce qui perturbe l’esprit del’homme, ce ne sont pas les faits, mais le jugement que nousportons sur eux.

Ne demandez pas que tout dans la vie obéisse à votre volonté.Priez pour que les choses arrivent comme elles doivent arriver – etvous verrez que tout est bien mieux que vous ne l’espériez. «

Manuel Bandeira et le fleuve

Sois comme le fleuve qui coule

Silencieux dans la nuit.

Ne redoute pas les ténèbres de la nuit.

S’il y a des étoiles dans le ciel, réfléchis-les.

Et si les cieux s’encombrent de nuages,

Comme le fleuve les nuages sont faits d’eau,

Réfléchis-les aussi sans tristesse

Dans les profondeurs tranquilles.

Chico Xavier et un texte

«Quand vous parvenez à surmonter de graves problèmesrelationnels, ne vous arrêtez pas au souvenir des momentsdifficiles, mais à la joie d’avoir traversé cette nouvelle épreuvedans votre vie. Quand vous réchappez d’un grave accident, ne pensezpas au traumatisme qu’il a causé, mais au miracle qui vous a aidé àen sortir sain et sauf. Quand vous sortez d’une longue maladie, nepensez pas à la souffrance qu’il a fallu affronter, mais à labénédiction de Dieu qui a permis la guérison.

Gardez en mémoire, pour le restant de votre vie, les bonneschoses qui ont surgi au milieu des difficultés. Elles seront unepreuve de votre capacité à vaincre les épreuves, et elles vousdonneront confiance en la présence divine, qui nous secourt danstoutes les situations, tout le temps, devant tous les obstacles.«

Khalil Gibran et l’art de donner

«Vous dites : “Je donne, mais à ceux qui le méritent.”

Les arbres ne parlent pas ainsi, ni les troupeaux. Ils donnentpour pouvoir continuer à vivre ; retenir c’est mourir. Celuiqui est digne de recevoir de Dieu ses jours et ses nuits est digneégalement de recevoir de vous tout ce dont il a besoin. Celui qui amérité de boire à l’océan de la vie mérite également de remplir sacoupe à votre petit ruisseau.

Pourquoi exiger d’un homme qu’il expose son for intérieur et sedépouille de sa fierté afin que vous puissiez décider s’il méritevotre aide ? Efforcez-vous, oui, de voir si vous méritez dedonner.

Et vous qui recevez, n’assumez aucune charge de gratitude, afinde ne pas imposer un joug à vous et à vos bienfaiteurs.

Car si vous êtes trop soucieux de cette dette, vous finirez pardouter de la générosité de la terre et du Père – l’origine réellede ces dons. «

Chapitre 10Transformer le temps

J’échange beaucoup de courriers électroniques avec StephanRechtschaffen, un médecin qui a fondé avec succès l’Omega Instituteà New York. J’ai été invité à y donner une conférence, mais j’ai dûannuler au dernier moment. Par la suite, Stephan et moi avons étécontactés pour nous présenter ensemble à Vienne, en Autriche, etcette fois, j’ai décidé d’annuler parce que j’ai trouvé que l’onréclamait une somme absurdement élevée. Le fait est que cesdifficultés, au lieu de nous éloigner, ont fini par nous rapprocher(le monde connaît des situations très curieuses).

Dans l’un de ces courriers, il prévient qu’il va envoyer sonlivre. A ma surprise, je reçois un exemplaire en portugais(Timeshifting – Reorientando o Tempo). Je le lis en un après-midi,je le relis plusieurs fois, puisqu’à nous tous, chaque jour denotre vie, ce sujet pose problème. Dans le texte, Stephan faitquelques observations que je présente ci-dessous (revues à cause dela taille de l’article).

Le temps n’est pas une mesure mais une qualité.Quand nous regardons le passé, nous ne nous repassons pas un film,nous nous rappelons de nouveau un cadeau de notre passage surterre. Le temps ne se mesure pas comme se mesure une route, carnous faisons des sauts gigantesques en arrière (les souvenirs) eten avant (les projets).

Gérer n’est pas vivre: « le temps c’est del’argent », c’est une sottise. Nous devons avoir conscience dechaque minute, savoir en profiter dans ce que nous sommes en trainde faire (avec amour) ou simplement dans la contemplation de lavie. La journée comprend 24 heures et une infinité de moments. Sinous allons moins vite, tout dure beaucoup plus longtemps. Biensûr, la vaisselle peut durer plus longtemps, mais pourquoi ne pasen profiter pour penser à des choses agréables, chanter, nousdétendre, nous réjouir d’être en vie ?

La vie en syntonie. Arthur Rubinstein (l’un desplus grands pianistes du XXe siècle) fut un jour abordé par uneardente admiratrice, qui lui demanda : « Comment pouvez-vousutiliser les notes avec une telle maestria ? »Le pianisterépondit : « J’utilise les notes de la même façon que les autres,mais les pauses… Ah ! C’est en elles que réside l’art. »Mondivorce a été extrêmement douloureux, et j’ai pensé que si jerestais occupé, je parviendrais à surmonter les momentsdifficiles ; mais cela ne s’est pas passé comme prévu, parceque je n’arrivais pas à regarder la douleur dans mon âme. A partird’un certain moment, je me suis mis à « utiliser les pauses »–m’asseoir, laisser la douleur venir, m’atteindre et passer. Petit àpetit, j’ai restructuré ma vie, comprenant mieux les raisons de laséparation, et aujourd’hui mon ex-femme travaille avec moi àl’Omega Institute – parce que j’ai su affronter la douleur, et passeulement la dissimuler derrière toutes sortes de tâches.

Vivre les expériences en approfondissantdavantage. Une étude concernant la fréquentation du Parczoologique national de Washington a révélé que le temps moyen queles gens passent devant des animaux exposés ne dépasse pas dixsecondes. Alors pourquoi aller au zoo ? Ne vaut-il pas mieuxvaut feuilleter un livre illustré ? Un guide m’a expliqué queles gens se plaignaient que les hippopotames soient toujours sousl’eau ; en réalité la submersion moyenne va de 90 secondes àun maximum de cinq minutes – mais le visiteur pressé d’aller plusloin ne profite pas du motif de sa visite.

Savoir quand réfléchir ou agir. Une de mespatientes, qui a des problèmes d’obésité, m’a dit qu’elle étaitprête à faire n’importe quoi pour se soigner. Je lui ai conseillé,chaque fois qu’elle avait envie de manger, d’observer ce qu’elleressentait et de ne pas agir. «Mais je sens la faim !»a-t-elle répondu. «Exactement»ai-je commenté. Si vous parvenez àvous habituer à ce sentiment, à observer la faim, la laisser venirdans toute son intensité, souffrir éventuellement – mais ne pasagir – vous réussirez bientôt à atténuer l’anxiété, et vous saurezêtre maîtresse de votre volonté, et non esclave de vosimpulsions.

Agir face aux émotions négatives. Quand nousnous asseyons sur un sofa, nous branchons la télévision (ce qui enréalité est une manière de « se débrancher »du monde). Ou alorsnous sommes extrêmement anxieux, nous pensons que nous perdons dutemps, que nous devons téléphoner à quelqu’un, faire de lagymnastique, faire le ménage. Pourquoi ? Parce que si nousrestons tranquilles, toute une vague d’émotions réprimées va nousattaquer, nous déprimer, nous rendre tristes ou coupables. Maisplus nous nous « occupons », plus ces émotions s’accumulent,jusqu’à ce qu’un jour nous courrions le risque de les voir explosersans contrôle.

Oui, nous avons tous nos problèmes, auxquels il nous faut nousconfronter. Pourquoi ne pas faire cela aujourd’hui ? Nousarrêter. Réfléchir. Éventuellement souffrir un peu. Mais à la fin,comprendre qui nous sommes, ce que nous ressentons, ce que nousfaisons ici, en ce moment – plutôt que de vouloir déterminerl’Agenda de la Vie.

Chapitre 11Manuel pour gravir des montagnes

A] Choisissez la montagne que vous désirezgravir: ne vous laissez pas entraîner par les commentairesde ceux qui vous disent : «Celle-ci est plus belle», ou «Celle-làest plus facile.» Vous dépenserez beaucoup d’énergie et beaucoupd’enthousiasme pour atteindre votre objectif, vous êtes donc leseul responsable, et vous devez être certain de ce que vousfaites.

B] Sachez comment arriver devant elle: trèssouvent, la montagne est vue de loin – belle, intéressante, pleinede défis. Mais quand vous tentez de vous approcher, que sepasse-t-il ? Les routes tournent autour, il y a des forêtsentre vous et votre objectif, ce qui paraît clair sur la carte estdifficile dans la vie réelle. Par conséquent, essayez tous leschemins, les sentiers, jusqu’à ce qu’un jour vous vous trouviezface au sommet que vous souhaitez atteindre.

C] Apprenez de ceux qui ont déjà pris cetteroute: vous avez beau vous croire unique, il y a toujoursquelqu’un qui a déjà fait le même rêve, et qui a fini par laisserdes marques qui peuvent vous rendre la promenade plus facile ;des endroits où placer la corde, des entailles, des branchescassées pour faciliter la marche. C’est votre promenade, votreresponsabilité également, mais n’oubliez pas que l’expérienced’autrui est très utile.

D] Les dangers, vus de près, sont contrôlables:quand vous commencez à gravir la montagne de vos rêves, prêtezattention à son environnement. Il y a des précipices, bien sûr. Ily a des crevasses quasi imperceptibles. Il y a des pierrestellement polies par les tempêtes qu’elles deviennent aussiglissantes que la glace. Mais si vous savez où vous posez chaquepied, vous distinguerez les pièges, et vous saurez lescontourner.

E] Le paysage change, donc profitez-en: biensûr il faut avoir un objectif à l’esprit – parvenir au sommet. Maisà mesure que vous montez, vous distinguez davantage de choses, etil ne coûte rien de s’arrêter de temps à autre et de jouir un peudu panorama alentour. À chaque mètre conquis, vous pouvez voir unpeu plus loin, et vous en profitez pour découvrir des choses quevous n’aviez pas encore aperçues.

F] Respectez votre corps: seul celui qui donneà son corps l’attention qu’il mérite parvient à gravir unemontagne. Vous avez tout le temps que la vie vous donne, doncmarchez sans exiger l’impossible. Si vous allez trop vite, vousserez fatigué et vous renoncerez à mi-parcours. Si vous allez troplentement, la nuit peut tomber et vous serez perdu. Profitez dupaysage, jouissez de l’eau fraîche des sources et des fruits que lanature vous offre généreusement, mais continuez à marcher.

G] Respectez votre âme: ne répétez pas tout letemps : «Je vais réussir.» Votre âme le sait déjà, ce dont elle abesoin, c’est d’utiliser cette longue promenade pour pouvoirgrandir, s’étendre sur l’horizon, atteindre le ciel. Une obsessionn’apporte rien à la recherche de votre objectif et finit parretirer tout plaisir à l’escalade. Mais attention : ne répétez pasnon plus : «C’est plus difficile que je ne le pensais», car celavous ferait perdre votre force intérieure.

H] Préparez-vous à marcher encore un kilomètre:le parcours jusqu’au sommet de la montagne est toujours plus longque vous le pensez. Ne vous trompez pas, il arrive un moment où cequi semblait tout près est encore très loin. Mais comme vous êtesprêt à aller au-delà, ce n’est pas un problème.

I] Réjouissez-vous quand vous atteignez lacime: pleurez, battez des mains, criez aux quatre coinsque vous avez réussi, laissez le vent là-haut (parce que là-haut ily a toujours du vent) purifier votre esprit, rafraîchissez vospieds en sueur et fatigués, ouvrez les yeux, nettoyez la poussièrede votre cœur. Comme c’est bon ! Ce qui avant n’était qu’unrêve, une vision lointaine, fait maintenant partie de votre vie,vous avez réussi.

J] Faites une promesse: vous vous êtesdécouvert une force que vous ne connaissiez même pas, profitez-en,et dites-vous que désormais vous l’utiliserez pour le restant devos jours. De préférence, promettez aussi de découvrir une autremontagne, et de partir vers une nouvelle aventure.

L] Racontez votre histoire: oui, racontez votrehistoire. Donnez-vous en exemple. Dites à tout le monde que c’estpossible, et d’autres personnes se sentiront alors le couraged’affronter leurs propres montagnes.

Chapitre 12Rendez-vous avec la mort

J’aurais peut-être dû mourir à 22 h 30 le 22 août 2004, moins dequarante-huit heures avant mon anniversaire. Pour que soit possiblele montage du scénario de ma quasi-mort, une série de facteurs sontentrés en action :

A] L’acteur Will Smith, dans les interviews pour la promotion deson nouveau film, parlait toujours de mon livre «l’Alchimiste».

B] Le film était basé sur un livre que j’avais lu des annéesplus tôt et beaucoup aimé : «Moi, Robot», d’Isaac Asimov. J’aidécidé d’aller le voir, en hommage à Smith et à Asimov.

C] Le film passait dans une petite ville du sud-ouest de laFrance dès la première semaine d’août. Mais une série de chosessans importance m’a empêché de me rendre au cinéma – jusqu’à cedimanche.

J’ai dîné tôt, partagé une demi-bouteille de vin avec ma femme,invité ma bonne à venir avec nous (elle a résisté, mais a fini paraccepter), nous sommes arrivés à temps, nous avons acheté dupop-corn, nous avons vu le film et l’avons aimé.

J’ai pris la voiture pour un trajet de dix minutes jusqu’à monvieux moulin transformé en maison. J’ai mis un CD de musiquebrésilienne et j’ai décidé d’aller assez lentement pour que,pendant ces dix minutes, nous puissions entendre au moins troischansons.

Sur la route à deux voies, traversant des villages endormis, jevois – surgissant du néant – deux phares dans le rétroviseur à côtédu conducteur. Devant nous, un croisement, dûment signalé par despoteaux.

Je tente d’appuyer sur le frein, sachant que cette voiture neparviendra pas à ses fins, les poteaux interdisent totalement toutepossibilité de dépassement. Tout cela dure une fraction de seconde– je me souviens que j’ai pensé «ce type est fou ! «–, mais jen’ai pas le temps de faire de commentaire. Le chauffeur de lavoiture (l’image qui est restée gravée dans ma mémoire est uneMercedes, mais je n’en suis pas certain) voit les poteaux,accélère, me fait une queue de poisson et, alors qu’il essaie decorriger sa direction, se retrouve en travers de la route.

Dès lors, tout paraît se dérouler au ralenti : il fait unpremier, un deuxième, un troisième tonneau sur le côté. Ensuite, lavoiture est jetée sur le bas-côté et continue ses tonneaux –faisant cette fois de grands sauts, les pare-chocs avant et arrièrefrappant le sol.

Mes phares éclairent tout, et je ne peux pas freiner brusquement– j’accompagne la voiture qui fait des culbutes à côté de moi. Celaressemble à une scène du film que je viens de voir – sauf que, monDieu, tout à l’heure c’était une fiction, et maintenant c’est lavie réelle !

La voiture regagne la route et s’arrête enfin, renversée sur leflanc gauche. Je peux voir la chemise du chauffeur. Je me gare àcôté de lui, et une seule idée me passe par la tête : je doissortir, l’aider. À ce moment-là, je sens les ongles de ma femme seplanter profondément dans mon bras : elle me supplie, pour l’amourde Dieu, de continuer, de me garer plus loin, la voiture accidentéerisque d’exploser, de prendre feu.

Je fais cent mètres de plus, et je me gare. Le disque de musiquebrésilienne continue de passer, comme si rien n’était arrivé. Toutsemble tellement surréel, tellement lointain. Ma femme et Isabelle,ma bonne, se précipitent vers le lieu de l’accident. Une autrevoiture, venant en sens inverse, freine. Une femme en sort,nerveuse : elle aussi, ses phares avaient éclairé cette scènedantesque. Elle me demande si j’ai un mobile, je dis oui. Alorsappelez les secours d’urgence !

Quel est le numéro des secours ? Elle me regarde : Tout lemonde le sait ! Trois fois 51 ! Le mobile est éteint –avant le film, on nous rappelle toujours que nous devons le faire.J’entre le code d’accès, nous téléphonons aux secours – 51 51 51.Je sais exactement où l’événement s’est produit : entre les hameauxde Laloubere et Horgues.

Ma femme et la bonne reviennent : le garçon a des égratignures,mais apparemment rien de grave. Après tout ce que j’ai vu, aprèssix tonneaux, rien de grave ! Je suis sorti de la voiture àmoitié abasourdi, d’autres automobilistes se sont arrêtés, lespompiers arrivent dans cinq minutes, tout va bien.

Tout va bien. À une fraction de seconde près, il m’auraitrattrapé, m’aurait jeté dans le fossé, tout irait très mal pourl’un et pour l’autre. Très très mal.

De retour chez moi, je regarde les étoiles. Parfois certaineschoses se trouvent sur notre chemin, mais parce que notre heuren’est pas venue, elles nous effleurent en passant, sans noustoucher – bien qu’elles soient suffisamment claires pour que nouspuissions les voir. Je remercie Dieu de m’avoir donné la consciencede comprendre que, comme le dit l’un de mes amis, ce qui devaitarriver est arrivé, et rien n’est arrivé.

Chapitre 13Le pianiste au centre commercial

Je me promène, distrait, dans un centre commercial, accompagnéd’une amie violoniste. Ursula, née en Hongrie, est actuellement envedette dans deux philharmoniques internationales. Brusquement,elle me prend le bras :

«Écoute ! «

J’écoute. J’entends des voix d’adultes, des cris d’enfant, dessons de téléviseurs allumés dans des magasins d’électroménager, destalons frappant contre les carreaux du sol, et cette fameusemusique, omniprésente dans tous les centres commerciaux dumonde.

«Alors, n’est-ce pas merveilleux ?»

Je réponds que je n’ai rien entendu de merveilleux nid’inhabituel.

«Le piano ! dit-elle, me regardant d’un air déçu. Lepianiste est merveilleux !

– Ce doit être un enregistrement.

– Ne dis pas de bêtise ! «

Si l’on écoute plus attentivement, il est évident que c’est dela musique en direct. Le pianiste joue à ce moment une sonate deChopin, et maintenant que je parviens à me concentrer, les notessemblent recouvrir tout le bruit qui nous entoure. Nous marchonsdans les couloirs pleins de visiteurs, de boutiques, d’offres, dechoses dont la publicité dit que tout le monde les possède – saufvous ou moi. Nous arrivons au carré de l’alimentation : des gensqui mangent, conversent, discutent, lisent des journaux, et une deces attractions que tout centre commercial s’efforce d’offrir à sesclients.

Cette fois, un piano et un pianiste.

Il joue encore deux sonates de Chopin, puis Schubert, Mozart. Ildoit avoir une trentaine d’années ; une plaque placée près dela petite estrade explique qu’il est un musicien célèbre enGéorgie, une des ex-Républiques soviétiques. Il a dû chercher dutravail, les portes étaient fermées, il a perdu espoir, s’estrésigné, et maintenant il est là.

Mais je ne suis pas certain qu’il soit vraiment là : il a lesyeux fixés sur le monde magique où ces morceaux ont étécomposés ; de ses mains, il partage avec tous son amour, sonâme, son enthousiasme, le meilleur de lui-même, ses années d’étude,de concentration, de discipline.

La seule chose qu’il semble n’avoir pas comprise : personne,absolument personne n’est venu là pour l’écouter, ils sont venusacheter, manger, s’amuser, regarder les vitrines, rencontrer desamis. Un couple s’arrête à côté de nous, causant à voix haute, ets’éloigne aussitôt. Le pianiste n’a rien vu – il est encore enconversation avec les anges de Mozart. Il n’a pas vu non plus qu’ilavait un public de deux personnes, et que l’une d’entre elles,violoniste talentueuse, l’écoutait les larmes aux yeux.

Je me souviens d’une chapelle où je suis entré un jour parhasard et où j’ai vu une jeune fille qui jouait pour Dieu ;mais j’étais dans une chapelle, cela avait un sens. Ici, personnen’écoute, peut-être même pas Dieu.

Mensonge. Dieu écoute. Dieu est dans l’âme et dans les mains decet homme, parce qu’il donne le meilleur de lui-même,indépendamment de toute reconnaissance, ou de l’argent qu’il areçu. Il joue comme s’il se trouvait à la Scala de Milan, ou àl’Opéra de Paris. Il joue parce que c’est son destin, sa joie, saraison de vivre.

Je suis saisi d’une sensation de profonde révérence. De respectpour un homme qui à ce moment me rappelle une leçon très importante: vous avez une légende personnelle à accomplir, point final. Peuimporte si les autres soutiennent, critiquent, ignorent, tolèrent –vous faites cela parce que c’est votre destin sur cette terre, etla source de toute joie.

Le pianiste termine une autre pièce de Mozart, et pour lapremière fois remarque notre présence. Il nous salue d’un signe detête poli et discret, nous de même. Mais très vite, il retourne àson paradis, et il vaut mieux le laisser là, plus rien ne letouchant dans ce monde, même pas nos timides applaudissements. Ilest un exemple pour nous tous. Quand nous croirons que personne neprête attention à ce que nous faisons, pensons à ce pianiste : ilconversait avec Dieu à travers son travail, et le reste n’avait pasla moindre importance.

Chapitre 14Le voisin et les arbres

Mon vieux moulin, dans le petit village des Pyrénées, est séparéde la ferme voisine par une rangée d’arbres. L’autre jour, monvoisin, un homme d’une soixantaine d’années, est venu me voir. Jele voyais fréquemment travailler aux champs avec sa femme, et jepensais qu’il était temps pour eux de se reposer.

Le voisin, au demeurant très sympathique, m’a dit que lesfeuilles sèches de mes arbres tombaient sur sa toiture et que jedevais les couper.

J’en ai été très choqué : comment quelqu’un qui a passé toute savie en contact avec la nature veut-il que je détruise quelque chosequi a eu tant de mal à pousser, simplement parce que, en deux ans,cela risque d’abîmer les tuiles ?

Je l’invite à prendre un café. Je lui dis que je me sensresponsable, que si un jour ces feuilles sèches (qui serontbalayées par le vent et par l’été) provoquaient le moindre dommage,je me chargerais de lui faire construire un nouveau toit. Le voisindéclare que cela ne l’intéresse pas : il veut que je coupe lesarbres. Je suis un peu agacé : je dis que je préfère acheter saferme.

«Ma terre n’est pas à vendre», répond-il.

«Mais avec cet argent, vous pourriez acheter une maison superbeen ville, y vivre le restant de vos jours avec votre femme, n’ayantplus à affronter des hivers rigoureux et des récoltes perdues.

– La ferme n’est pas à vendre. Je suis né, j’ai grandi ici, etje suis trop vieux pour déménager.»

Il suggère qu’un expert vienne de la ville, fasse uneévaluation, et décide – ainsi aucun de nous n’a besoin de se mettreen colère. En fin de compte, nous sommes voisins.

Après son départ, ma première réaction est de l’accuserd’insensibilité et de mépris envers la Terre Mère. Puis je suisintrigué : Pourquoi n’a-t-il pas accepté de vendre sa terre ?Et avant la fin de la journée, je comprends que mon voisin atoujours connu dans la vie la même histoire, et qu’il ne veut pasen changer. Aller à la ville signifie aussi plonger dans un mondeinconnu, ayant d’autres valeurs, qu’il se juge peut-être trop vieuxpour acquérir.

Cela arrive-t-il seulement à mon voisin ? Non. Je pense quecela arrive à tout le monde – nous sommes parfois tellementattachés à notre manière de vivre que nous refusons une grandeoccasion faute de savoir comment l’utiliser. Dans son cas, sa fermeet son village sont les seuls lieux qu’il connaisse, et cela nevaut pas la peine de prendre un risque. Quant aux gens qui habitentla ville, ils pensent qu’il faut avoir un diplôme d’université, semarier, avoir des enfants, faire en sorte que leurs enfants aientaussi un diplôme, et ainsi de suite. Personne ne se demande : «Sepourrait-il que je fasse autre chose ? «

Je me souviens que mon barbier travaillait jour et nuit pour quesa fille puisse aller jusqu’au bout de ses études de sociologie.Elle a réussi à terminer la faculté, et après avoir frappé àbeaucoup de portes, a trouvé un emploi de secrétaire dans uneentreprise de ciment. Et pourtant, mon barbier disait fièrement :«Ma fille a un diplôme. «

La plupart de mes amis et des enfants de mes amis ont aussi undiplôme. Cela ne signifie pas qu’ils ont trouvé le travail qu’ilsdésiraient – bien au contraire, ils sont entrés dans une universitéet en sont sortis parce que, à une époque où les universitésétaient importantes, on leur avait dit que pour s’élever dans lavie, il fallait avoir un diplôme. Et ainsi le monde a perdud’excellents jardiniers, boulangers, antiquaires, sculpteurs,écrivains.

Peut-être est-il temps de revoir un peu cela : médecins,ingénieurs, scientifiques, avocats, doivent faire des étudessupérieures.

Mais est-ce que tout le monde en a besoin ? Je laisse lesvers de Robert Frost donner la réponse :

«Devant moi il y avait deux routes

J’ai choisi la route la moins fréquentée

Et cela a fait toute la différence.»

P.S. Pour terminer l’histoire du voisin : l’expert est venu et,à ma surprise, il a montré une loi française selon laquelle toutarbre doit se trouver à un minimum de trois mètres de la propriétéd’autrui. Les miens se trouvaient à deux mètres, et je devrai lescouper

Chapitre 15A la recherche de mon île

Regardant la foule réunie pour ma soirée de signatures en mai2003 dans un megastore des Champs-Élysées, je pensais : parmi cespersonnes combien ont vécu une expérience semblable à celle quej’ai décrite dans mes livres?

Très peu. Une ou deux peut-être. Pourtant, la plupart ont pus’identifier au contenu des textes.

L’écriture est l’une des activités les plus solitaires au monde.Une fois tous les deux ans, je vais devant l’ordinateur, jecontemple la mer inconnue de mon âme, j’y vois des îles – des idéesqui se sont développées et sont prêtes à être explorées. Alors jeprends mon bateau – appelé Parole – et je décide de naviguer verscelle qui est la plus proche. En chemin, j’affronte des courants,des vents, des tempêtes, mais je continue à ramer, épuisé,conscient à présent que je me suis écarté de ma route, l’île danslaquelle j’avais l’intention d’aborder a disparu de monhorizon.

Pourtant, je ne peux plus revenir en arrière, je dois continuercoûte que coûte, ou bien je serai perdu au milieu de l’océan. A cemoment-là me traverse la tête une série de scènes terrifiantes, jeme vois passer le restant de ma vie à commenter mes succès passés,ou à critiquer amèrement les nouveaux écrivains, simplement parceque je n’ai plus le courage de publier de nouveaux livres. Mon rêven’était-il pas d’être écrivain ? Je dois donc continuer àinventer des phrases, des paragraphes, des chapitres, écrirejusqu’à la mort sans me laisser paralyser par le succès, parl’échec, par les pièges. Autrement, quel serait le sens de ma vie :pouvoir acheter un moulin dans le sud de la France et cultiver monjardin ? Me mettre à donner des conférences parce qu’il estplus facile de parler que d’écrire ? Me retirer du monde d’unemanière étudiée, mystérieuse, pour me créer une légende au prix debien des joies ?

Troublé par ces pensées effrayantes, je me découvre une force etun courage dont j’ignorais l’existence : ils m’aident à m’aventurerdans un coin inconnu de mon âme, je me laisse emporter par lecourant et je finis par ancrer mon bateau dans l’île vers laquellej’ai été conduit. Je passe des jours et des nuits à décrire ce queje vois, me demandant pourquoi j’agis de la sorte, me disant àchaque instant que mes efforts ne valent pas la peine, que je n’aiplus rien à prouver à personne, que j’ai déjà obtenu ce que jedésirais, et beaucoup plus que je ne l’avais rêvé.

Je note que depuis le premier livre le même processus se répète: je me réveille à neuf heures du matin, disposé à m’asseoir devantl’ordinateur à peine le café avalé ; je lis les journaux, jesors me promener, je vais jusqu’au bar le plus proche bavarder unpeu, je rentre chez moi, je regarde l’ordinateur, je découvre quej’ai plusieurs coups de téléphone à donner, je regardel’ordinateur, c’est déjà l’heure du déjeuner, je mange en pensantque je devrais être en train d’écrire depuis onze heures du matin,mais maintenant j’ai besoin de dormir un peu, je me réveille à cinqheures du soir, enfin j’allume l’ordinateur, je vais consulter moncourrier électronique et je me rends compte que j’ai détruit maconnexion à l’Internet, il ne me reste qu’à sortir et à me rendre àdix minutes de chez moi quelque part où il est possible de meconnecter, mais avant, rien que pour libérer ma conscience de cesentiment de culpabilité, ne pourrais-je pas écrire au moins unedemi-heure?

Je commence par obligation ; mais soudain “la chose”s’empare de moi, et je ne m’arrête plus. La bonne m’appelle pourdîner, je la prie de ne pas m’interrompre, une heure après ellem’appelle de nouveau, j’ai faim, mais encore une ligne, une phrase,une page. Quand je me mets à table, le plat est froid, je dînerapidement et je retourne à l’ordinateur – maintenant je necontrôle plus mes pas, l’île n’a plus de secrets pour moi, je m’yfraye un chemin, je rencontre des choses jusque-là impensables ouinimaginables. Je prends un café, je reprends un café, et à deuxheures du matin je cesse enfin d’écrire, parce que mes yeux sontfatigués.

Je me couche, je reste encore une heure à prendre note deséléments que j’utiliserai au paragraphe suivant, et qui se révèlenttoujours totalement inutiles – ils ne servent qu’à me vider latête, jusqu’à ce que vienne le sommeil. Je me promets de commencerdemain à onze heures sans faute. Et le lendemain c’est la mêmechose : promenades, conversations, déjeuner, sieste, culpabilité,colère d’avoir brisé la connexion à l’Internet, la première pagequi résiste, etc.

Dans « Le Zahir », le personnage principal se fait exactementcette réflexion : écrire, c’est se perdre en mer. C’est découvrirl’histoire que l’on ne s’est pas racontée, et tenter de la partageravec les autres. C’est me reconnaître au moment de montrer à desgens que je n’ai jamais vus ce qu’il y a dans mon âme. Dans lelivre, un écrivain célèbre, versé dans la spiritualité, qui pensetout avoir, perd précisément ce qui lui est le plus cher : l’amour.Je me suis toujours demandé ce qu’il en serait de l’homme s’iln’avait pas quelqu’un à qui rêver, et maintenant j’essaie derépondre à cette question pour ce qui me concerne.

Autrefois, quand je lisais des biographies d’écrivains, jepensais qu’ils essayaient d’enjoliver la profession en disant que «le livre s’écrit, l’écrivain n’est que le dactylographe ».Aujourd’hui je sais que c’est absolument vrai, aucun ne saitpourquoi le courant l’a porté vers une certaine île, et non là oùil rêvait d’aborder. Commencent les révisions obsessionnelles, lescoupes, et quand je ne supporte plus de relire les mêmes mots,j’envoie le manuscrit à l’éditeur, qui le révise encore une fois etle publie.

Et, ce qui ne cesse de me surprendre, d’autres personnes étaientà la recherche de cette île et elles la trouvent dans le livre. Onse passe le mot, la chaîne mystérieuse s’étend, et ce quel’écrivain prenait pour un travail solitaire devient un pont, unbateau, un moyen pour les âmes de circuler et de communiquer.

Dès lors, je ne suis plus l’homme perdu dans la tempête : je metrouve à travers mes lecteurs, je comprends ce que j’ai écrit quandje vois que d’autres le comprennent aussi, jamais avant. En derares moments, et c’est ce qui va arriver bientôt, je peux regarderquelques-uns d’entre eux dans les yeux, et comprendre que mon âmen’est pas seule.

Un jour j’ai vu un journaliste qui interviewait Paul McCartneylui demander : « Pourriez-vous résumer le message des Beatles enune seule phrase ? » Fatigué d’entendre toujours cettequestion, j’ai pensé que McCartney allait être ironique –finalement, comment est-il possible de résumer tout un travail,alors que l’être humain est tellement complexe ?

Mais Paul a répondu : « Je le peux. »

Et il a poursuivi :

« Vous n’avez besoin que d’amour (all you need is love). Dois-jedévelopper ce thème ? »

Le journaliste a dit non. En réalité, il avait tout dit, etc’est le sujet du « Zahir »

Chapitre 16Dans un bar de Tokyo

Le journaliste japonais pose la question habituelle :

« Et quels sont vos écrivains favoris ? »

Je donne la réponse habituelle :

« Jorge Amado, Jorge Luis Borges, William Blake, et HenryMiller. »

La traductrice me regarde avec étonnement :

« Henry Miller ? »

Mais elle se rend compte aussitôt que son rôle n’est pas deposer des questions, et elle continue son travail. À la fin del’interview, je veux savoir pourquoi ma réponse l’a tellementsurprise. Je dis qu’Henry Miller n’est peut-être pas un écrivain «politiquement correct », mais c’est quelqu’un qui m’a ouvert unmonde gigantesque – ses livres ont une énergie vitale que l’onrencontre rarement dans la littérature contemporaine.

« Je ne critique pas Henry Miller, j’en suis fan, moi aussi,répond-elle. Saviez-vous qu’il a été marié avec uneJaponaise ? »

Oui, bien sûr : je n’ai pas honte d’être fanatique de quelqu’un,et je veux tout savoir de sa vie. Je suis allé à une Foire du livreseulement pour connaître Jorge Amado, j’ai fait 48 heures d’autocarpour rencontrer Borges (ce qui finalement n’est pas arrivé par mafaute : quand je l’ai vu, je suis resté paralysé, et je n’ai riendit), j’ai sonné à la porte de John Lennon à New York (le portierm’a demandé de laisser une lettre expliquant le pourquoi de mavisite, il a dit qu’éventuellement Lennon téléphonerait, ce qui nes’est jamais produit). Je projetais d’aller à Big Sur voir HenryMiller, mais il est mort avant que je ne trouve l’argent duvoyage.

« La Japonaise s’appelle Hoki, je réponds fièrement. Je saisaussi qu’à Tokyo il y a un musée consacré aux aquarelles deMiller.

– Désirez-vous la rencontrer ce soir ? »

Mais quelle question ! Bien sûr que je désire être près dequelqu’un qui a vécu avec l’une de mes idoles. J’imagine qu’elledoit recevoir des visites du monde entier, des demandesd’interviews ; finalement, ils sont restés près de dix ansensemble. Ne sera-t-il pas très difficile de lui demander degaspiller son temps avec un simple fan ? Mais si latraductrice dit que c’est possible, mieux vaut lui faire confiance– les Japonais tiennent toujours parole.

J’attends anxieusement le restant de la journée, nous montonsdans un taxi, et tout commence à paraître étranger. Nous nousarrêtons dans une rue où le soleil ne doit jamais entrer, car unviaduc passe au-dessus. La traductrice indique un bar de deuxièmecatégorie au deuxième étage d’un immeuble qui tombe en ruine.

Nous montons les escaliers, nous entrons dans le barcomplètement vide, et là se trouve Hoki Miller.

Pour cacher ma surprise, j’essaie d’exagérer mon enthousiasmepour son ex-mari. Elle m’emmène dans une salle du fond, où elle acréé un petit musée – quelques photos, deux ou trois aquarellessignées, un livre dédicacé, et rien d’autre. Elle me racontequ’elle l’a connu quand elle faisait sa maîtrise à Los Angeles et,pour gagner sa vie, jouait du piano dans un restaurant et chantaitdes chansons françaises (en japonais). Miller est venu dîner ici,il a adoré les chansons (il avait passé à Paris une grande partiede sa vie), ils sont sortis quelquefois, il l’a demandée enmariage.

Je vois que dans le bar où je me trouve il y a un piano – commesi elle retournait au passé, au jour où ils se sont rencontrés.Elle me raconte des choses délicieuses sur leur vie commune, lesproblèmes dus à leur différence d’âge (Miller avait plus de 50 ans,Hoki en avait à peine 20), le temps qu’ils ont passé ensemble. Elleexplique que les héritiers des autres mariages ont tout gardé, ycompris les droits d’auteur des livres – mais cela n’a pasd’importance, ce qu’elle a vécu est au-delà de la compensationfinancière.

Je lui demande de jouer la musique qui a attiré l’attention deMiller, des années auparavant. Les larmes aux yeux, elle joue etchante « Les Feuilles mortes ».

La traductrice et moi, nous sommes aussi émus. Le bar, le piano,la voix de la Japonaise résonnant contre les murs vides, sansqu’elle se préoccupe de la gloire des ex-femmes, des flots d’argentque les livres de Miller doivent engendrer, de la renommée mondialedont elle pourrait jouir maintenant.

« Cela ne valait pas la peine de me battre pour l’héritage :l’amour m’a suffi », dit-elle à la fin, comprenant ce que nousressentions. Oui, à son absence totale d’amertume ou de rancœur, jecomprends que l’amour lui a suffi.

Chapitre 17Le prix de la haine et du pardon

Je découvre dans mes annotations de 1989 quelques notes d’uneconversation avec J., que j’appelle mon « maître ». À cette époque,nous parlions d’un mystique inconnu, appelé Kenan Rifai, sur lequelon a peu écrit.

« Kenan Rifai dit que lorsque les gens font notre éloge, nousdevons surveiller notre comportement, dit J. Parce que celasignifie que nous cachons très bien nos défauts. À la fin, nousfinissons par croire que nous sommes meilleurs que nous ne lepensons, et de là à nous laisser dominer par un faux sentiment desécurité qui risque de nous mettre en danger, il n’y a qu’un pas.»

– Comment prêter attention aux opportunités que la vie nousoffre ?

– Si tu n’as que deux opportunités, sache en faire douze. Quandtu en auras douze, elles se multiplieront automatiquement. C’estpourquoi Jésus a dit : “A celui qui a beaucoup, il sera donnédavantage. Celui qui a peu, le peu qu’il a lui sera retiré.”

– C’est l’une des phrases les plus dures de l’Évangile. Maisj’ai observé, au cours de ma vie, que c’était absolument vrai.Cependant, comment vais-je pouvoir identifier lesopportunités ?

– Prête attention à chaque moment, car l’opportunité, l’“instantmagique”, est à notre portée, même si nous le laissons toujourspasser, à cause du sentiment de culpabilité. Par conséquent, évitede perdre ton temps en te culpabilisant : l’univers se chargera dete corriger, si tu n’es pas digne de ce que tu fais.

– Et comment l’univers va-t-il me corriger?

– Ce ne sera pas par des tragédies ; celles-ci arriventparce qu’elles font partie de la vie, et il ne faut pas les voircomme une punition. Généralement, l’univers nous indique que nousfaisons erreur quand il nous enlève ce que nous avons de plusimportant : nos amis.

Kenan Rifai a aidé beaucoup de gens à se trouver, et à réussirune relation harmonieuse avec la vie. Pourtant, certains se sontmontrés ingrats, et il ne leur est jamais venu à l’idée de dire aumoins “merci”. Ils ne sont revenus vers lui que quand leursexistences étaient de nouveau en pleine confusion. Rifai les aidaitencore, sans faire allusion au passé : c’était un homme qui avaitbeaucoup d’amis, et les ingrats finissaient toujours seuls.

– Ce sont là de belles paroles, mais je ne sais pas si je suiscapable de pardonner l’ingratitude aussi facilement.

– C’est très difficile. Mais on n’a pas le choix : si tu nepardonnes pas, tu penseras à la douleur que l’on t’a causée, etcette douleur ne passera jamais.

Je ne suis pas en train de dire que tu dois aimer celui qui t’afait du mal. Je ne te dis pas de fréquenter de nouveau cettepersonne. Je ne suggère pas que tu te mettes à voir en lui un ange,ou quelqu’un qui a agi de manière insensée, sans intention deblesser. J’affirme seulement que l’énergie de la haine ne te mèneranulle part ; mais l’énergie du pardon, qui se manifeste àtravers l’amour, parviendra à transformer positivement ta vie.

– J’ai été blessé très souvent.

– C’est pour cela que tu portes encore en toi le gamin quipleurait en se cachant de ses parents, qui était le plus faible del’école. Tu portes encore les marques du garçon délicat quin’arrivait pas à se trouver une petite copine, qui n’a jamais étébon dans aucun sport. Tu n’as pas pu effacer les cicatrices dequelques injustices commises envers toi au cours de ta vie. Maisqu’est-ce que cela t’apporte de bon ?

Rien. Absolument rien. Seulement le constant désir d’avoir pitiéde toi-même, parce que tu as été victime de ceux qui étaient lesplus forts. Ou alors, de revêtir les habits du vengeur prêt àblesser encore plus celui qui t’a écrasé. Ne penses-tu pas que tuperds ton temps avec cela ?

– Je pense que c’est humain.

– C’est vraiment humain. Mais ce n’est ni intelligent, niraisonnable. Respecte ton temps sur cette Terre, sache que Dieu t’atoujours pardonné, et toi aussi, pardonne. »

Après cette conversation avec J., qui a eu lieu peu avant levoyage que j’ai fait pour passer 40 jours dans le désert de Mojave(États-Unis), j’ai commencé à mieux comprendre l’enfant,l’adolescent, l’adulte blessé que j’avais été un jour. Unaprès-midi, me rendant de la Vallée de la Mort (Californie) àTucson (Arizona), j’ai fait mentalement une liste de tous ceux queje pensais haïr parce qu’ils m’avaient blessé. Je leur ai pardonnéun à un, et six heures plus tard, à Tucson, mon âme était pluslégère, et ma vie avait changé en mieux.

Chapitre 18La Boîte de Pandore

Le même matin, trois signes venant de continents différents : uncourrier électronique du journaliste Lauro Jardim, me demandant deconfirmer certaines données sur une note me concernant etmentionnant la situation dans la Rocinha, à Rio de Janeiro. Unappel téléphonique de ma femme, qui vient de débarquer en France :elle était partie avec un couple d’amis français pour leur montrernotre pays, et ils sont tous les deux revenus effrayés et déçus.Enfin, le journaliste qui vient m’interviewer pour une télévisionrusse : est-il vrai que dans votre pays plus d’un demi-million depersonnes sont mortes assassinées, entre 1980 et 2000 ?

Bien sûr ce n’est pas vrai, je réponds.

Mais si : il me montre les données d’un « institut brésilien »(en réalité, l’Instituto Brasileiro de Geografia e Estatística,l’un des plus respectés au Brésil).

Je reste sans voix. La violence dans mon pays traverse lesocéans, les montagnes, et vient jusqu’ici, en Asie Centrale. Quedire ?

Dire ne suffit pas, car les mots qui ne se transforment pas enaction « apportent la peste », comme le disait William Blake. J’aitenté de faire ma part : j’ai créé mon institut, avec deuxpersonnes héroïques, Isabella et Yolanda Maltarolli, nous avonsessayé de donner de l’éducation, de l’affection, de l’amour, à 360enfants de la favela de Pavão-Pavãozinho. Je sais qu’en ce momentil y a des milliers de Brésiliens qui font beaucoup plus, quitravaillent en silence, sans aide officielle, sans appui privé,seulement pour ne pas se laisser dominer par le pire des ennemis :le désespoir.

À un certain moment, j’ai pensé que si chacun faisait sa part,les choses changeraient. Mais ce soir, tandis que je contemple lesmontagnes gelées à la frontière chinoise, j’ai des doutes.Peut-être que, même si chacun fait sa part, le dicton que j’aiappris enfant reste vrai : « Contre la force, il n’y a pasd’argument. »

Je regarde de nouveau les montagnes, éclairées par la lune.Est-ce que vraiment, contre la force, il n’y a pasd’argument ? Comme tous les Brésiliens, j’ai essayé, j’ailutté, je me suis efforcé de croire que la situation de mon payss’améliorerait un jour, mais chaque année qui passe les chosessemblent plus compliquées, indépendamment du gouvernant, du parti,des plans économiques, ou de leur absence.

J’ai vu la violence aux quatre coins du monde. Je me souviensqu’une fois, au Liban, peu après la guerre dévastatrice, je mepromenais dans les ruines de Beyrouth avec une amie, Söula Saad.Elle m’expliquait que sa ville avait déjà été détruite sept fois.Je lui ai demandé, sur le ton de la plaisanterie, pourquoi ils nerenonçaient pas à reconstruire, et ne s’en allaient pas ailleurs. «Parce que c’est notre ville », a-t-elle répondu. « Parce quel’homme qui n’honore pas la terre où sont enterrés ses ancêtressera maudit à tout jamais. »

L’être humain qui ne rend pas honneur à sa terre se déshonore.Dans l’un des classiques mythes grecs de la création, un dieu,furieux que Prométhée ait volé le feu et ait donné ainsil’indépendance à l’homme, envoie Pandore se marier avec son frère,Epiméthée. Pandore porte une boîte, qu’il lui est interditd’ouvrir. Cependant, comme il arrive à Eve dans le mythe chrétien,sa curiosité est la plus forte : elle soulève le couvercle pourvoir ce que la boîte contient, et à ce moment, tous les maux dumonde en surgissent et se répandent sur la Terre.

Seul reste à l’intérieur l’Espoir.

Alors, même si tout dit le contraire, malgré toute ma tristesse,ma sensation d’impuissance, même si en ce moment je suis quasiconvaincu que rien ne va s’arranger, je ne peux pas perdre la seulechose qui me maintient en vie : l’espoir – ce mot qui a toujourssuscité l’ironie des pseudo-intellectuels, qui le considèrent commesynonyme de tromperie ». Ce mot tellement manipulé par lesgouvernements, qui font des promesses en sachant qu’ils ne vont pasles accomplir, et déchirent encore plus les cœurs. Très souvent cemot est avec nous le matin, il est blessé au cours de la journée,meurt à la tombée de la nuit mais ressuscite avec l’aurore.

Oui, il existe le proverbe : « Contre la force, il n’y a pasd’argument. »

Mais il existe aussi cet autre : « Tant qu’il y a de la vie, ily a de l’espoir. » Et je le garde, tandis que je regarde lesmontagnes enneigées à la frontière chinoise.

Chapitre 19Des pièges de l’amour

Le calife et sa femme

Le calife arabe fit appeler son secrétaire :

« Enferme ma femme dans la tour pendant que je voyage,ordonna-t-il.

– Mais elle Vous aime, Majesté !

– Et je l’aime, répondit le calife. Mais je respecte un vieuxproverbe de notre tradition : “fais maigrir ton chien et il tesuivra ; fais grossir ton chien, et il te mordra”. »

Le calife partit pour la guerre et revint six mois plus tard. Ason retour, il appela le secrétaire et demanda à voir sonépouse.

« Elle vous a abandonné, répliqua le secrétaire. Votre Majesté acité un joli proverbe avant de partir, mais Elle a oublié un autredicton arabe :

“Si ton chien est prisonnier, il suivra le premier qui ouvrirasa cage.»

La tentative de contrôler l’âme

Nous croyons souvent que nous pouvons contrôler l’amour. Et, àce moment, nous nous surprenons à poser une question totalementinutile : « Cela vaut-il seulement la peine ? »

L’amour ne respecte pas cette question. L’amour ne se laisse pasévaluer comme une marchandise. L’un des personnages de la pièce «La Bonne Ame de Setchouan », de Bertolt Brecht, nous parle de lavraie abnégation :

« Je veux être avec la personne que j’aime.

Je ne veux pas savoir combien cela va me coûter.

Je ne veux pas savoir si cela sera bon ou mauvais pour mavie.

Je ne veux pas savoir si cette personne m’aime ou non.

Tout ce dont j’ai besoin, tout ce que je veux, c’est être prèsde la personne que j’aime. »

La mesure de l’amour

« J’ai toujours désiré savoir si j’étais capable d’aimer commevous aimez, dit un disciple à son maître hindou.

– Il n’y a rien au-delà de l’amour, répondit le maître. C’estlui qui fait que le monde tourne et que les étoiles restentsuspendues dans le ciel.

– Je le sais. Mais comment saurai-je si mon amour est assezgrand ?

– Essaie de savoir si tu t’abandonnes à tes émotions ou si tules fuis. Mais ne pose pas ce genre de question, car l’amour n’estni grand ni petit. On ne peut pas mesurer un sentiment comme onmesure une route : si tu agis ainsi, tu ne feras qu’entrevoir tonreflet, comme celui de la lune dans un lac, mais tu ne suivras paston chemin.

La quête contemplative

Linda Sabatth prit ses trois fils et décida de vivre dans unepetite ferme dans l’intérieur du Canada ; elle voulait seconsacrer à la contemplation spirituelle.

En moins d’un an, elle tomba amoureuse, se remaria, étudia lestechniques de méditation des saints, lutta pour que ses enfantsaillent à l’école, se fit des amis, se fit des ennemis, négligea dese soigner les dents, eut un abcès, fit de l’auto-stop sous destempêtes de neige, apprit à réparer sa voiture, dégeler lescanalisations, faire durer l’argent de la pension jusqu’à la fin dumois, vivre de l’assurance-chômage, dormir sans chauffage, riresans motif, pleurer de désespoir, construire une chapelle, fairedes réparations dans la maison, peindre les murs, donner des courssur la contemplation spirituelle.

« Et j’ai fini par comprendre que la vie en prière ne signifiepas l’isolement, dit-elle. L’amour est tellement grand qu’il doitêtre partagé. »

Chapitre 20Des bâtons et des règles

À l’automne 2003, me promenant la nuit dans le centre deStockholm, j’ai vu une femme qui marchait avec des bâtons de ski.Ma première réaction a été d’attribuer cela à une lésion qu’elleaurait subie, mais j’ai noté qu’elle marchait vite, avec desmouvements rythmés, comme si elle se trouvait en pleine neige –seulement il n’y avait autour de nous que l’asphalte des rues. Laconclusion était évidente : « Cette femme est folle, commentpeut-elle faire semblant d’être en train de skier dans uneville?»

De retour à l’hôtel, j’ai raconté l’histoire à mon éditeur. Ilm’a dit que le fou, c’était moi : ce que j’avais vu était une sorted’exercice connu sous le nom de « marche nordique » (nordicwalking). D’après lui, outre les mouvements des jambes, on utiliseles bras, les épaules, les muscles du dos, ce qui permet unexercice beaucoup plus complet.

Mon intention lorsque je marche (ce qui est, avec le tir àl’arc, mon passe-temps favori), c’est de pouvoir réfléchir, penser,regarder les merveilles qui m’entourent, parler avec ma femmependant nos promenades. J’ai trouvé intéressant le commentaire demon éditeur, mais je n’ai pas prêté plus d’attention àl’affaire.

Un jour, me trouvant dans un magasin de sport pour acheter dumatériel pour les flèches, j’ai remarqué de nouveaux bâtonsutilisés par les amateurs de montagne – légers, en aluminium, ilss’ouvrent ou se ferment, à l’aide d’un système télescopiquesemblable au trépied d’un appareil photographique. Je me suisrappelé cette « marche nordique » : pourquoi ne pas essayer ?J’en ai acheté deux paires, pour moi et pour ma femme. Nous avonsréglé les bâtons à une hauteur confortable, et le lendemain nousavons décidé de nous en servir.

Ce fut une découverte fantastique ! Nous gravissions unemontagne et nous descendions, sentant que tout notre corps était enmouvement, mieux équilibré et se fatiguant moins. Nous avonsparcouru le double de la distance que nous couvrions d’habitude enune heure. Je me suis souvenu qu’un jour j’avais essayé d’explorerun ruisseau à sec, mais les pierres de son lit entraînaient detelles difficultés que j’avais renoncé. J’ai pensé qu’avec lesbâtons, cela aurait été beaucoup plus facile ; et c’étaitvrai.

Ma femme est allée voir sur Internet et elle a découvert quecela brûlait 46 % de calories de plus qu’une marche normale. Elle aété enthousiasmée, et la « marche nordique » a désormais faitpartie de notre quotidien.

Un après-midi, pour me distraire, j’ai décidé moi aussi d’allervoir sur Internet ce qu’il y avait sur le sujet. J’ai été effrayé :c’étaient des pages et encore des pages, des fédérations, desgroupes, des discussions, des modèles, et… des règles.

Je ne sais pas ce qui m’a poussé à ouvrir une page sur lesrègles. À mesure que je lisais, j’étais horrifié : je faisais toutde travers ! Mes bâtons devaient être réglés plus haut, ilsdevaient obéir à un rythme déterminé, à un angle d’appui déterminé,le mouvement de l’épaule était compliqué, il existait une manièredifférente d’utiliser le coude, tout suivait des principes rigides,techniques, précis.

J’ai imprimé toutes les pages. Le lendemain – et les jourssuivants – j’ai tenté de faire exactement ce que les spécialistesordonnaient. La marche a commencé à perdre son intérêt, je nevoyais plus les merveilles autour de moi, je parlais peu avec mafemme, je ne parvenais à penser à rien d’autre qu’aux règles. Aubout d’une semaine, je me suis posé une question : pourquoi est-ceque j’apprends tout cela ?

Mon objectif n’est pas de faire de la gymnastique. Je ne croispas que les personnes qui faisaient leur « marche nordique » audébut aient pensé à autre chose qu’au plaisir de marcher,d’améliorer leur équilibre et de bouger tout leur corps.Intuitivement nous savions quelle était la hauteur idéale desbâtons, de même qu’intuitivement nous pouvions déduire que plus ilsétaient près du corps, meilleur et plus facile était le mouvement.Mais maintenant, à cause des règles, j’avais cessé de me concentrersur les choses que j’aime, et j’étais plus préoccupé de perdre descalories, de bouger les muscles, d’utiliser une certaine partie dela colonne.

J’ai décidé d’oublier tout ce que j’avais appris. À présent nousmarchons avec nos deux bâtons, profitant du monde qui nous entoure,sentant la joie de voir notre corps sollicité, déplacé, équilibré.Et si je veux faire de la gymnastique plutôt qu’une « méditation enmouvement », je chercherai une académie. Pour le moment, je suissatisfait de ma « marche nordique » détendue, instinctive, même sije ne perds peut-être pas 46 % de calories en plus.

Je ne sais pas pourquoi l’être humain a cette manie de mettredes règles en tout.

Chapitre 21De la relation compliquée avec son prochain

Le centième nom (tradition soufie)

Un étudiant demanda à un maître soufi de lui révéler lecinquième nom de Dieu.

« Celui qui connaît ce nom peut transformer l’Histoire »,commenta-t-il.

Le maître le pria d’aller passer une journée à la porte de laville.

Le garçon revint le lendemain.

« Qu’as-tu vu ? demanda le maître.

– Un vieux a voulu entrer dans la ville avec un mouton à vendre.Le garde a réclamé la taxe, mais l’homme n’avait pas d’argent.Alors le garde lui a volé le mouton et l’a expulsé. Je pensais : sije connaissais le nom caché de Dieu, je pourrais modifier cettesituation.

– Tu aurais pu empêcher cette injustice, mais tu as préférérêver d’une révélation. Quelle sottise ! Eh bien, je vais terévéler le cinquième nom de Dieu : action en faveur des autres.C’est seulement de cette façon que nous pouvons changerl’Histoire.

Je ne veux pas vous offenser (traditionislamique)

Au cours de son pèlerinage à La Mecque, un homme très pieuxcommença à sentir la présence de Dieu. En transe, il s’agenouilla,se cacha le visage et pria :

« Seigneur, je ne demande qu’une chose dans ma vie : la grâce dene jamais Vous offenser.

– Je ne peux pas t’accorder cette grâce, répondit leTout-Puissant. Si tu ne m’offenses pas, je n’aurais pas de raisonsde te pardonner. Si je n’ai pas à te pardonner, bientôt tuoublieras aussi l’importance de la miséricorde envers les autres.Alors, poursuis ton chemin avec Amour, et laisse-moi pratiquer lepardon de temps à autre, pour que toi non plus tu n’oublies pascette vertu. »

Élèves et professeurs (traditionsoufie)

Nasrudin – l’éternel personnage des légendes soufies – setrouvait sur le seuil de sa porte, quand il vit passer unprofesseur avec ses élèves.

« Où allez-vous ? demanda-t-il.

– Prier pour que Dieu mette fin à la corruption, puisqu’ilécoute toujours la prière des enfants, répondit le professeur.

– Une bonne éducation y aurait déjà mis fin. Apprends auxenfants à être plus responsables que leurs pères et leurs oncles.»

Le professeur s’offensa :

« Voilà un exemple d’absence de foi ! La prière des enfantspeut tout changer !

– Dieu écoute tous ceux qui prient. S’il n’écoutait que lesprières des enfants, il n’y aurait pas une seule école dans lepays ; ils ne détestent rien tant qu’un professeur. »

 

J’ai rencontré un violoniste (traditionhassidique)

Un disciple s’approcha du rabbin Moshe Haim :

« Aujourd’hui j’ai rencontré un homme qui a ri de moi et améprisé mes efforts dans la quête spirituelle.

– Aujourd’hui j’ai rencontré un violoniste, répondit le rabbin.Il jouait tellement inspiré par Dieu que tous ceux qui venaientvers lui finissaient par chanter et danser. J’en ai fait autant, etma joie était un hommage à la Création, quand j’ai vu s’avancer unsourd. Il a regardé le violoniste et le public qui dansait. À lafin, il a déclaré à voix haute : “L’agitation de cette bande defous, c’est indécent et grotesque!” »

Et Moshe Haim a conclu :

« Celui qui ne sait pas écouter la musique de Dieu n’a d’autreissue que de la considérer inutile. »

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