HIPPIAS de Platon

SOCRATE.
Et un homme capable d’enseigner les sciences les plus
propres à inspirer la vertu ne sera point honoré

principalement à Lacédémone, et dans toute autre
ville grecque gouvernée par de bonnes lois? il n’en
retirera pas, s’il le veut, plus d’argent que de nulle autre
part? Et tu crois, mon cher, qu’il fera plutôt fortune en
Sicile et à Inycum? Te croirai-je en cela, Hippias? car si
tu l’ordonnes, il faudra bien te croire.

HIPPIAS.
Ce n’est point l’usage, Socrate, à Lacédémone de
toucher aux lois, ni de donner aux enfants une autre
éducation que celle qui est établie.

SOCRATE.
Comment dis-tu? l’usage n’est point à Lacédémone d’agir
sagement, mais de faire des fautes?

HIPPIAS.
Je n’ai garde de dire cela, Socrate.

SOCRATE.
N’agiraient-ils pas sagement s’ils donnaient à leurs
enfants une éducation meilleure, au lieu d’une moins
bonne?

HIPPIAS.
J’en conviens; mais la loi ne permet pas chez eux
d’élever les enfants suivant une mode étrangère. Sans
cela, je puis te garantir que si quelqu’un avait jamais
reçu de l’argent à Lacédémone pour former la jeunesse,
j’en aurais reçu plus que personne: ils se plaisent à
m’entendre et m’applaudissent; mais, comme je viens de

dire, la loi est contre moi.

SOCRATE.
Par la loi, Hippias, entends-tu ce qui est nuisible ou
salutaire à une ville?

HIPPIAS.
On ne fait des lois, ce me semble, qu’en vue de leur
utilité; mais elles nuisent quelquefois quand elles sont
mal faites.

SOCRATE.
Quoi! les législateurs, en faisant des lois, ne les font-ils
point pour le plus grand bien de l’état? et sans cela n’est-
il pas impossible qu’un état soit bien policé?

HIPPIAS.
Tu as raison.

SOCRATE.
Lors donc que ceux qui entreprennent de faire des lois
en manquent le but, qui est le bien, ils manquent ce qui
est légitime et la loi elle-même. Qu’en penses-tu?

HIPPIAS.
A prendre la chose à la rigueur, Socrate, cela est vrai;
mais les hommes n’ont point coutume de l’entendre
ainsi.

SOCRATE.
De qui parles-tu, Hippias? des hommes instruits, ou des

ignorants?

HIPPIAS.
Du grand nombre.

SOCRATE.
Mais ce grand nombre connaît-il la vérité?

HIPPIAS.
Pas du tout.

SOCRATE.
Ceux qui la connaissent regardent sans doute le plus
utile comme plus légitime en soi pour tous les hommes
que ce qui est moins utile. Ne l’accordes-tu pas?

HIPPIAS.
Oui, plus légitime, je te l’accorde.

SOCRATE.
Et les choses sont en effet comme les personnes
instruites les conçoivent?

HIPPIAS.
Oui.

SOCRATE.
Or il est plus utile, à ce que tu dis, pour les
Lacédémoniens d’être élevés selon ton plan
d’éducation, quoiqu’il soit étranger, que suivant le plan
reçu chez eux.

HIPPIAS.
Et je dis vrai.

SOCRATE.
N’avoues-tu pas aussi, Hippias, que ce qui est plus utile
est plus légitime?

HIPPIAS.
J’en suis convenu en effet.

SOCRATE.
Donc, selon tes principes, il est plus légitime pour les
enfants de Lacédémone d’être élevés par Hippias, et
moins légitime d’être élevés par leurs parents, si
réellement ton éducation doit leur être plus utile.

HIPPIAS.
Elle le serait, Socrate.

SOCRATE.
Ainsi les Lacédémoniens pèchent contre la loi lorsqu’ils
refusent de te donner de l’argent et de te confier leurs
enfants.

HIPPIAS.
Je te l’accorde; aussi bien il me paraît que tu parles pour
moi, et j’aurais tort de te contredire.

SOCRATE.
Voilà donc, mon cher ami, les Lacédémoniens

convaincus de violer les lois , et cela sur les objets
les plus importants, eux qui passent pour le mieux policé
de tous les peuples. Mais, au nom des dieux, Hippias, en
quelle occasion t’applaudissent-ils et t’écoutent-ils avec
plaisir? C’est apparemment quand tu leur parles du cours
des astres et des révolutions célestes, toutes
choses que tu connais mieux que personne ?

HIPPIAS.
Point du tout: ils ne peuvent supporter ces sciences.

SOCRATE.
C’est donc sur la géométrie qu’ils aiment à t’entendre
discourir?

HIPPIAS.
Nullement: la plupart d’entre eux ne savent pas même
compter, pour ainsi dire.

SOCRATE.
Par conséquent, ils s’en faut bien qu’ils t’écoutent
volontiers, quand tu expliques l’art du calcul.

HIPPIAS.
Oui, certes, il s’en faut bien.

SOCRATE.
C’est sans doute sur les choses qu’aucun homme n’a
distinguées avec plus de précision que toi, la valeur
des lettres et des syllabes , des harmonies et des

mesures?

HIPPIAS.
De quelles harmonies, mon cher, et de quelles lettres
parles-tu?

SOCRATE.
Sur quoi donc se plaisent-ils à t’entendre et
t’applaudissent-ils? Dis-le-moi toi-même, puisque je ne
saurais le deviner.

HIPPIAS.
Lorsque je leur parle, Socrate, de la généalogie des
héros et des grands hommes, de l’origine des villes, et
de la manière dont elles ont été fondées dans les
premiers temps, et en général de toute l’histoire
ancienne, c’est alors qu’ils m’écoutent avec le plus
grand plaisir; de façon que, pour les satisfaire, j’ai été
obligé d’étudier et d’apprendre avec soin tout cela.

SOCRATE.
En vérité, Hippias, tu es heureux que les Lacédémoniens
ne prennent pas plaisir à entendre nommer de suite tous
nos archontes depuis Solon; sans quoi tu aurais pris bien
de la peine à te mettre tous ces noms dans la tête.

HIPPIAS.
Quelle peine, Socrate? je n’ai qu’à entendre une seule
fois cinquante noms, je les répéterai par cœur.

SOCRATE.

Tu dis vrai: je ne faisais pas attention que tu possèdes
l’art de la mnémonique . Je conçois donc que c’est
avec beaucoup de raison que les Lacédémoniens se
plaisent à tes discours, toi qui sais tant de choses,
et qu’ils s’adressent à toi, comme les enfants aux vieilles
femmes, pour leur faire des contes divertissants.

HIPPIAS.
Je t’assure, Socrate, que je m’y suis fait dernièrement
beaucoup d’honneur, en exposant quelles sont les belles
occupations auxquelles un jeune homme doit
s’appliquer; car j’ai composé là-dessus un fort beau
discours, écrit avec le plus grand soin. En voici le sujet
et le commencement. Je suppose qu’après la prise de
Troie, Néoptolème, s’adressant à Nestor, lui
demande quels sont les beaux exercices qu’un jeune
homme doit cultiver pour rendre son nom célèbre.
Nestor après cela prend la parole, et lui propose je ne
sais combien de pratiques tout-à-fait belles. J’ai lu ce
discours en public à Lacédémone, et je dois le lire ici
dans trois jours à l’école de Phidostrate, avec beaucoup
d’autres morceaux qui méritent d’être entendus: je m’y
suis engagé à la prière d’Eudicos, fils d’Apémante. Tu me
feras plaisir de t’y rendre, et d’amener avec toi
d’autres personnes en état d’en juger.

Auteurs::

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer