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Histoire d’un paysan – 1789 – Les États généraux

Histoire d’un paysan – 1789 – Les États généraux

d’ Erckmann-Chatrian
MICHEL BASTIEN, CULTIVATEUR AU VALTIN, À SES AMIS

Mes chers amis,

Permettez-moi d’abord de vous dire que mon histoire va très bien ; que le libraire, après en avoir vendu beaucoup de volumes, veut la mettre en petits cahiers à deux sous,avec de belles images de mon ami Théophile Schuler, pour en faire jouir tout le monde à bon marché.

Naturellement, cela m’encourage, et je vais continuer d’écrire tout ce que j’ai vu, soit à la guerre, soit au pays, jusque vers le temps où je me suis retiré à la ferme du Valtin.

Beaucoup d’autres, je le sais, ont raconté l’histoire de la Révolution à leur manière. Les uns ont dit que le peuple était bien plus heureux avant 89 ! – Ceux-là étaient des nobles, et je suis sûr que leurs idées ne s’étendront jamais chez nous. – D’autres, de soi-disant Jacobins, ont raconté les massacres, les déportations, le changement des églises en écuries,comme les plus belles choses de la Révolution. Ça n’a pas le sens commun ! Les massacres ont toujours été et seront toujours des choses épouvantables. L’égoïsme des nobles et des évêques a provoqué ces grands malheurs ; ils voulaient rétablir l’ancien régime, au moyen de la guerre civile et de l’invasion étrangère : la Révolution s’est défendue, comme on se défend lorsqu’il faut vaincre ou mourir.

D’autres ont dit que le grand homme avait toutfait, tout sauvé : les lois, les armées, les conquêtes et lagloire de la France ! Que sans lui, la Révolution n’auraitrien été ; qu’elle aurait péri dans le désordre ; quec’était un génie, une Providence !… Malheureusement pour eux,tout était fait, tout était décrété avant l’arrivée de Bonaparte.Quand la nation repoussait l’invasion des Prussiens et desAutrichiens ; quand l’Assemblée constituante proclamait lesDroits de l’homme, rédigeait la constitution de 91, et décrétait leCode civil, Napoléon Bonaparte était encore sous-lieutenant.

Un assez grand nombre ont aussi raconté que lemalheur de notre Révolution, c’est que les bourgeois ne sont pasrestés seuls maîtres à la place des nobles. Enfin, chacun a prêchépour sa paroisse ! Et quand on voit que les uns veulent toutdonner aux nobles, parce qu’ils sont nobles eux-mêmes ; lesautres au clergé, parce qu’ils sont du clergé ; les autres auxmilitaires, parce qu’ils sont militaires ; à la bourgeoisie,parce qu’ils sont bourgeois ; en voyant ces injustices, on nepeut s’empêcher de s’écrier en soi-même : Mon Dieu, quand doncles hommes seront-ils justes ? Quand auront-ils du bonsens ? Est-ce que ceux qui l’emportent contre la justice n’ontpas toujours la masse réunie contre eux, pour les écraser tôt outard ?

Non, tout cela n’est pas l’histoire de laRévolution ; c’est l’histoire des partis qui l’ont déchirée,et qui auraient voulu la détruire, ou la confisquer à leurprofit.

Moi, je suis un homme du peuple, et j’écrispour le peuple. Je raconte ce qui s’est passé sous mes yeux.

J’ai vu l’ancien régime avec ses lettresde cachet, son gouvernement du bon plaisir, sa dîme, ses corvées,ses jurandes, ses barrières, ses douanes intérieures, ses capucinscrasseux mendiant de porte en porte, ses privilèges abominables, sanoblesse et son clergé, qui possédaient à eux seuls les deux tiersdu territoire de la France ! J’ai vu les états-généraux de1789 et l’émigration ; l’invasion des Prussiens et desAutrichiens, et la patrie en danger ; la guerre civile, laTerreur, la levée en masse ! enfin toutes ces choses grandeset terribles, qui étonneront les hommes jusqu’à la fin dessiècles.

C’est donc l’histoire de vos grands-pères, àvous tous, bourgeois, ouvriers, soldats et paysans, que jeraconte ; l’histoire de ces patriotes courageux qui ontrenversé les bastilles, détruit les privilèges, aboli la noblesse,proclamé les Droits de l’homme, fondé l’égalité des citoyens devantla loi sur des bases inébranlables, et bousculé tous les rois del’Europe, qui voulaient nous remettre la corde au cou.

Si vous êtes quelque chose, si vous pouvezaller et venir librement, travailler de votre état sans vexations,vous établir, avancer dans l’armée, dans l’administration et danstoutes les carrières jusqu’aux plus hauts grades, c’est à cesanciens que vous le devez ! Sans eux, vous travailleriezpeut-être encore pour le moine et le seigneur.

Beaucoup d’entre vous ne le savent pas, et uncertain nombre l’oublient ; voilà pourquoi j’ai entrepris devous raconter ce que j’ai vu depuis 1778 jusqu’en 1804.

Mais une pareille histoire est terriblementdifficile à faire ; plus on avance, plus de choses serencontrent ; il faut tout expliquer clairement ; et dansla vie d’un homme, tant de souvenirs restent oubliés ou ne valentpas la peine d’être racontés ! Et puis, on n’a pas tout vusoi-même ; on est forcé de se confier à d’autres, de serappeler leurs paroles, de retrouver leurs vieilles lettres, quivous remettent sur le chemin.

Enfin, puisque tant de braves gens sontcontents de ce que j’ai fait, j’irai jusqu’au bout. Je n’écris pascette histoire dans l’intérêt d’un parti ou d’un autre, mais dansl’intérêt de tous ; l’intérêt de tous c’est la justice ;et quand on a la justice pour soi, ce qui veut dire tous leshonnêtes gens, on est fort !

Et là-dessus, mes chers amis, je vous salue debon cœur, et je vous dis au revoir.

MICHEL BASTIEN.

Chapitre 1

 

Bien des gens ont raconté l’histoire de lagrande révolution du peuple et des bourgeois contre les nobles, en1789. C’étaient des savants, des hommes d’esprit, qui regardaientles choses d’en haut. Moi, je suis un vieux paysan et je parleraiseulement de nos affaires. Le principal, c’est de bien veiller àses propres affaires ; ce qu’on a vu soi-même, on le saitbien ; il faut en profiter.

Vous saurez donc qu’avant la Révolution,l’office et seigneurie de Phalsbourg avait cinq villages endépendant : Vilschberg, Mittelbronn, Lutzelbourg, Hultenhausenet Hâzelbourg, que les gens de la ville, ceux de Vilschberg et deHâzelbourg étaient de condition franche ; mais que ceux desautres villages, tant hommes que femmes, étaient serfs, et nepouvaient sortir de la seigneurie, ou autrement s’absenter, sans lapermission du prévôt.

Le prévôt rendait la justice à la maisoncommune ; il avait droit de juger les personnes et leschoses ; il portait l’épée et condamnait même à lapotence.

C’est sous la voûte de la mairie, où se trouvemaintenant le corps de garde, qu’on mettait les accusés à laquestion, lorsqu’ils ne voulaient pas avouer leurs crimes. Lesergent du prévôt et le bourreau leur faisaient tellement mal,qu’on les entendait crier jusque sur la place. Et puis on dressaitla potence un jour de marché, sous les vieux ormes, et le bourreaules pendait, en leur appuyant ses deux pieds sur les épaules.

Il fallait avoir le cœur bien endurci, pourpenser seulement à faire un mauvais coup en ce temps !

Et Phalsbourg avait un haut passage, ce quiveut dire que chaque chariot de marchandises, comme drap, laine, ouautres choses semblables, payait un florin à la barrière ;chaque voiture d’échalas, planches, douves et autres boischarpentés, 6 gros de Lorraine ; chaque voiture de meublesriches, comme velours, soie, drap fin, 30 gros ; un chevalchargé, 2 gros ; une hotte de marchandises, 1/2 gros ; lacharretée de poisson, 1/2 florin ; la charretée de beurre,d’œufs, de fromage, 6 gros ; chaque muid de sel, 6 gros ;chaque rezal de seigle ou de blé, 3 gros ; le rezal d’orge oud’avoine, 2 ; le cent de fer, 2 ; un bœuf ou une vache, 6pfénings ; un veau, porc ou brebis, 2 pfénings ; etc.

Ainsi les gens de Phalsbourg ou des environsne pouvaient manger, boire ou se vêtir, sans payer une somme rondeaux ducs de Lorraine.

Ensuite venait la gabelle, c’est-à-dire quetous les hôteliers, aubergistes et taverniers demeurant àPhalsbourg, ou dans les villages en dépendant, étaient tenus depayer à Son Altesse six pots de vin ou bière, pour chaque mesureencavée ou vendue. Ensuite se touchaient pour Son Altesse les lodset ventes, savoir : à la vente des maisons ou héritages, 5florins pour 100. Ensuite le mesurage des grains, ce qui signifiaitque tous les grains : blé, seigle, orge, avoine, vendus à lahalle, devaient un sou par rezal à Son Altesse.

Ensuite se payait l’étalage des foires. On encomptait trois par an : la première, à la Saint-Mathias ;la seconde, à la Saint-Modesty ; la troisième, à laSaint-Gall. Deux sergents visiteurs taxaient les places à tant,pour le bénéfice de Son Altesse.

Ensuite venaient les poids de la ville :pour le cent de laine, farine ou autres marchandises, un sou ;puis les amendes, qui se plaidaient par-devant le prévôt, mais queles conseillers de Son Altesse jugeaient et taxaient à sonprofit ; puis le droit de glandage et passon ; les droitsd’affouage, les droits de foulon et battant ; la grosse dîme,pour les deux tiers à Son Altesse, et pour l’autre tiers àl’Église ; la petite dîme, en blé, pour l’Église seule, maisdont Son Altesse finit par lui retirer la connaissance, parcequ’elle s’aimait encore mieux que l’Église.

Et maintenant, si l’on veut savoir commenttant de braves gens se trouvaient ainsi sous la coupe de SonAltesse, de ses prévôts, baillis, sénéchaux et conseillers, il fautse rappeler qu’environ deux cents ans avant cette grande misère, unnommé Georges-Jean, comte Palatin, duc de Bavière et comte deWeldentz, qui possédait dans notre pays des forêts immenses par lagrâce des empereurs d’Allemagne, mais qui ne pouvait en tirer uncentime, faute de gens pour les habiter, faute de chemins pourtransporter les bois, et faute de rivières entretenues pour lesflotter, s’était mis à publier en Alsace, en Lorraine et dans lePalatinat : « que tous ceux qui se sentaient du courageau travail n’avaient qu’à se rendre dans ces bois ; qu’il leurfournirait des terres, et qu’ils vivraient comme coqs enpâte ; – que lui, Jean de Weldentz, faisait cela pour lagloire de Dieu ! Que Phalsbourg étant un grand chemin entre laFrance, la Lorraine, le Vestrich et l’Alsace, les artisans etcommerçants, charrons, maréchaux, tonneliers, cordonniers, ytrouveraient un grand débit de leurs marchandises ; commeaussi les serruriers, armuriers, tapissiers, cabaretiers et autresgens industrieux ; – et que l’honneur de Dieu devant commencertoute grande entreprise, ceux qui se rendraient dans sa ville dePhalsbourg seraient exempts de servitudes ; qu’ils pourraientbâtir, et qu’ils auraient le bois gratis ! Qu’on leurélèverait une église, pour y prêcher la pureté, la simplicité, labonne foi ; qu’on leur construirait une école, pour enseigneraux enfants la vraie religion, attendu que l’esprit de la jeunesseest un jardin excellent, où l’on sème des plantes délicieuses, dontl’odeur s’élève jusqu’à Dieu ! »

Il promit encore mille autres avantages,exceptions et satisfactions, dont la nouvelle se répandit par toutel’Allemagne, de sorte qu’une foule de gens accoururent pour jouirde ces bienfaits. Ils bâtirent, ils défrichèrent, ils cultivèrent,et mirent les bois de Georges-Jean en valeur ; ce qui nerapportait rien valut quelque chose !

Alors ledit Georges-Jean, comte de Weldentz,vendit terres, bêtes et habitants au duc de Lorraine Charles III,pour la somme de quatre cent mille florins, en l’honneur de labonne foi, de la justice et de la gloire de Dieu.

Le plus grand nombre des habitants étaientluthériens, Georges-Jean ayant annoncé que la foi pure, claire,simple, selon saint Paul, serait prêchée à Phalsbourg, en vertu dela Confession d’Augsbourg ; mais quand il eut empoché lesquatre cent mille florins, ses promesses ne l’empêchèrent pas debien dormir ; et le successeur de Charles III, qui n’avaitrien promis, envoya son cher et féal conseiller d’Estat, DidierDattel, exhorter charitablement ses bourgeois de Phalsbourg àembrasser la foi catholique ; et, dans le cas où quelques-unsvoudraient persévérer dans l’erreur, leur faire commandement devider les lieux, à peine d’expulsion et confiscation de leursbiens.

Les uns se laissèrent convertir ; et lesautres, hommes, femmes, enfants, s’en allèrent, emportant quelquesvieux meubles sur leurs charrettes.

Tout étant alors en ordre, les ducsemployèrent « leurs chers et biens-aimés habitants dePhalsbourg à relever et rhabiller les remparts, à bâtir les deuxportes d’Allemagne et de France en pierres de taille etroches ; à creuser les fossés, édifier la maison commune, poury tenir les sièges de justice ; l’église, pour y catéchiserles fidèles ; et la maison du sieur curé, joignant laditeneuve église, pour veiller sur son troupeau ; enfin la halle,pour taxer et recevoir les impositions ». Après quoi, lesofficiers de Son Altesse établirent les droits, charges, redevanceset corvées qui leur plurent ; et les pauvres genstravaillèrent de père en fils depuis 1583 jusqu’en 1789, au profitdes ducs de Lorraine et des rois de France, pour avoir écouté lespromesses de Georges-Jean de Weldentz, lequel n’était qu’unvéritable filou, comme on en trouve tant dans ce monde.

Les ducs établirent aussi par lettres patentesplusieurs corporations à Phalsbourg ; c’étaient des espècesd’associations entre gens du même métier, en vue d’empêcher tousautres de travailler de leur état, et conséquemment de pouvoirdépouiller le public entre eux, sans encombre.

L’apprentissage était de trois, quatre et mêmecinq ans ; on payait grassement le maître pour être admis aumétier ; et puis, après avoir fait son chef-d’œuvre et reçu sapatente, on traitait le prochain comme on avait été traitésoi-même.

Il ne faut pas se représenter la ville tellequ’on la voit aujourd’hui. Sans doute les alignements et lesédifices en pierres de taille n’ont pas changé, mais pas une maisonn’était peinte ; toutes étaient couleur de crépi, toutesavaient les portes et fenêtres petites et cintrées ; et sousces petites voûtes, derrière les vitraux de plomb, on voyait letailleur, les jambes croisées sur son établi, découper le drap outirer l’aiguille ; le tisserand, à son métier, lancer lanavette dans l’ombre.

Les soldats de la garnison, avec leurs grandschapeaux à cornes, leurs habits blancs, râpés, tombant jusque surles talons, étaient les plus misérables de tous : ils nemangeaient qu’une fois par jour. Les taverniers et les gargotiersmendiaient, de porte en porte, les rogatons des ménages pour cespauvres diables. Cela se passait encore ainsi quelques années avantla Révolution.

Les gens étaient hâves, minables ; unerobe passait en héritage de la grand-mère à la petite-fille, et lessouliers du grand-père au petit-fils.

Dans les rues, pas de pavés, la nuit, pas unréverbère, aux toits, pas de chéneaux ; les petites vitreséborgnées, fermées depuis vingt ans avec un morceau de papier. Aumilieu de cette grande misère, le prévôt qui passe en toque noire,et monte l’escalier de la mairie, les jeunes officiers nobles, quise promènent en petit tricorne, habit blanc, l’épée en travers dudos ; les capucins avec leurs longues barbes sales, leursrobes de bure, sans chemise, et le nez rouge, qui s’en vont partroupes au couvent, où se trouve aujourd’hui le collège… Tout cela,je l’ai présent à l’esprit, comme si c’était hier, et je crie enmoi-même : – « Quel bonheur, pour nous autres malheureux,que la Révolution soit venue, et principalement pour nouspaysans ! » Car si la misère était grande en ville, cellede la campagne dépassait tout ce qu’on peut se figurer. D’abord lespaysans supportaient les mêmes charges que les bourgeois ;ensuite ils en avaient une quantité d’autres. Dans chaque villagede Lorraine, il existait une ferme du seigneur ou du couvent ;toutes les bonnes terres appartenaient à cette ferme ; lesplus mauvaises seules restaient aux pauvres gens.

Et les malheureux paysans ne pouvaient pasmême planter ce qu’ils voulaient dans leurs terres ; les présdevaient rester en prés, les terres de labour, en labour. Si lepaysan changeait son champ en pré, il privait le curé de sadîme ; s’il mettait son pré en champ, il diminuait lesterrains de parcours ; s’il semait du trèfle dans lesjachères, il ne pouvait défendre au troupeau du seigneur ou ducouvent d’y venir pâturer. Ses terres étaient grevées d’arbresfruitiers, qui se louaient tous les ans au profit du seigneur ou del’abbaye ; il ne pouvait pas détruire ces arbres, et même ilétait tenu de les remplacer dans l’année, quand ils périssaient.L’ombre de ces arbres, le dommage causé pour la récolte des fruits,l’empêchement de labourer, à cause de la souche et des racines, luicausaient une grande perte.

Et puis les seigneurs avaient le droit dechasser, de traverser les moissons, de ravager les récoltes danstoutes les saisons ; et le paysan qui tuait une seule pièce degibier, même sur son propre champ, risquait les galères.

Le seigneur et l’abbaye avaient aussi le droitde troupeau à part ce qui signifiait que leur bétail allait à lapâture une heure avant celui du village. Le bétail du paysann’avait donc que le reste et dépérissait.

La ferme du seigneur ou de l’abbaye avait deplus le droit de colombier ; ses pigeons innombrablescouvraient les champs. Il fallait semer double chanvre, doublepois, double vesce pour espérer une récolte.

Après cela, chaque père de famille devait auseigneur, dans le cours de l’an, quinze bichets d’avoine, dixpoulets, vingt-quatre œufs. Il lui devait pour son compte troisjournées de travail, trois pour chacun de ses fils ou domestiques,et trois par cheval ou chariot. Il lui devait de faucher sa prairieautour du château, de faner son foin et de le charroyer à sa grangeau premier son de la cloche, à peine de cinq gros d’amende pourchaque défaillance. Il lui devait aussi le transport des pierres etdu bois nécessaires aux réparations de la ferme ou du château. Leseigneur le nourrissait d’un croustillon de pain et d’une goussed’ail par journée de travail.

Voilà ce qu’on appelait la corvée.

Si je parlais encore du four banal, du moulinbanal, du pressoir banal, où tout le village était forcé d’allercuire, moudre ou presser, moyennant une redevance, bienentendu ; si je parlais du bourreau, lequel avait droit à lapeau de toute bête morte ; et enfin de la dîme, ce qu’on peutse figurer de pire, puisqu’il fallait donner aux curés la onzièmegerbe, alors qu’on nourrissait déjà tant de religieux, moines,chanoines, carmes, capucins et mendiants de tous les ordres ;si je parlais de toutes ces charges, et de mille autres écrasantles populations des campagnes, cela ne finirait pas !

On aurait cru que les seigneurs et lescouvents avaient entrepris d’exterminer les malheureux paysans, etqu’ils cherchaient tous les moyens d’y parvenir.

Eh bien, la mesure n’était pas encorepleine !

Tant que notre pays était resté sous ladomination des ducs, les droits de Son Altesse, ceux des seigneurs,abbayes, prieurés, couvents d’hommes et de femmes, suffisaient déjàpour nous accabler ; mais après la mort de Stanislas et laréunion de la Lorraine à la France, il fallut ajouter : lataille du roi, – c’est-à-dire que le père de famille devait douzesous par tête d’enfant et autant par domestique ; – lasubvention du roi : tant pour les meubles ; – levingtième du roi, ce qui signifiait le vingtième du produit net dela terre ; mais de la terre du paysan seul, car le seigneur etle clergé ne payaient pas le vingtième ; – puis la ferme surle sel, sur le tabac, dont le seigneur et les religieux étaientaussi exempts ; et la gabelle du roi, ou droits réunis.

Encore si les princes, les seigneurs, lescouvents d’hommes et de femmes, – qui gardaient les meilleuresterres depuis des siècles, en forçant les malheureux paysans delabourer, de semer, de récolter pour eux, et de leur payer en outredes droits, redevances et impositions de toute sorte ! – s’ilsavaient employé leurs richesses à tracer des routes, à creuser descanaux, à dessécher les marais, à bonifier le sol par des engrais,à bâtir des écoles et des hôpitaux, ce n’aurait été quedemi-mal ; mais ils ne songeaient qu’à leurs plaisirs, à leurorgueil, à leur avarice. Et quand on voyait un cardinal Louis deRohan, un prince de l’Église, comme on disait, vivre dans ladébauche à Saverne, se moquer des honnêtes gens, faire battre parses laquais les paysans sur la route, devant sa voiture ; –quand on voyait à Neuviller, à Bouxviller, à Hildeshausen, lesseigneurs élever des faisanderies, des orangeries, des serreschaudes, faire des jardins d’une demi-lieue, pleins de vases enmarbre, de statues et de jets d’eau, pour ressembler au roi deVersailles ; sans parler des femmes perdues, couvertes desoie, qu’ils trimballaient à travers le peuple misérable ; –quand on voyait ces files de carmes déchaussés, de cordeliers, decapucins, mendier et se goberger depuis le premier jour de l’anjusqu’à la Saint-Sylvestre ; – quand on voyait les baillis,les prévôts, les sénéchaux, les garde-notes et justiciers de toutesorte, ne s’inquiéter que de leurs épices, et vivre sur lesinscriptions et amendes ; – quand on voyait mille chosespareilles, c’était bien triste !… d’autant plus triste, queles fils des paysans seuls soutenaient tout cela contre leursparents, contre leurs amis et contre eux-mêmes.

Une fois dans un régiment, ces fils de paysansoubliaient les misères du village ; ils oubliaient leur mèreet leurs sœurs ; ils ne connaissaient plus que leursofficiers, leur colonel : des nobles qui les avaient achetés,et pour lesquels ils auraient massacré le pays, en disant quec’était l’honneur du drapeau. Pourtant, aucun d’eux ne pouvaitdevenir officier : – les vilains n’étaient pas dignes deporter l’épaulette ! – mais après s’être fait estropier dansune bataille, ils avaient la permission d’aller mendier ! Lesfinauds, postés dans quelque taverne, tâchaient de racoler desconscrits et de garder les primes ; les plus hardis arrêtaientsur les grandes routes. Il fallait envoyer les gendarmes, et mêmequelquefois une ou deux compagnies contre eux. J’en ai bien vupendre une douzaine à Phalsbourg, presque tous de vieux soldats,licenciés après la guerre de Sept-Ans. Ils avaient perdu l’habitudedu travail, ils ne recevaient pas un liard de pension, et furenttous pris à Vilschberg, en revenant d’arrêter une patache sur lacôte de Saverne.

Chacun se représente maintenant l’ancienrégime : – les nobles et les religieux avaient tout, le peuplen’avait rien.

Chapitre 2

 

Ces choses sont bien changées, grâce à Dieu ! Les paysansont pris leur bonne part des biens de la terre, et moi,naturellement, je ne suis pas resté le dernier. Tous ceux du paysconnaissent la ferme du père Michel, ses prairies du Valtin, sesbelles vaches suisses, couleur café au lait, qui se promènent auhaut des sapinières de la Bonne-Fontaine, et ses douze grands bœufsde labour.

Je ne puis pas me plaindre : j’ai mon petit-fils Jacques àl’École polytechnique de Paris, dans les premiers ; j’ai mapetite-fille Christine mariée avec l’inspecteur des forêts Martin,un homme rempli de bon sens ; mon autre petite-fille Julietteest mariée avec le commandant du génie Forbin ; et le dernier,Michel, celui que j’aime pour ainsi dire le plus, parce qu’il estle dernier, veut être médecin. Il s’est déjà fait recevoirbachelier l’année dernière, à Nancy ; pourvu qu’il travaille,tout ira bien.

Tout cela, je le dois à la Révolution ! Avant 89, jen’aurais rien eu ; j’aurais travaillé toute ma vie, pour leseigneur et le couvent. Aussi, quand je suis dans mon vieuxfauteuil, au milieu de la grande salle, et que la vieille faïencereluit au-dessus de la porte, sur l’étagère, à la lueur dufoyer ; quand la grand-mère et les poussins vont et viennentautour de moi, que mon vieux chien, étendu tout du long près del’âtre, me regarde durant des heures, le museau entre lespattes ; que je vois dehors à travers les vitres, mes pommiersblancs, mon vieux rucher ; et que j’entends dans la grandecour mes garçons de ferme qui chantent, qui rient avec lesfilles ; ou bien les charrues qui partent, les voitures defoin qui rentrent, les fouets qui claquent, les chevaux quihennissent ; quand je suis là, pensif, et que je me représentela misérable baraque où vivaient mes pauvres père et mère, mesfrères et sœurs, en 1780 : les quatre murs nus et décrépis,les lucarnes bouchées avec de la paille, le chaume affaissé par lapluie, la neige fondue et le vent ; cette espèce de tanièrenoire, vermoulue, où nous étouffions dans la fumée, où le froid etla faim nous faisaient grelotter, quand je songe à ces bravesgens : à ce bon père, à cette mère courageuse, travaillantsans relâche pour nous donner un peu de fèves à manger, et que jeles vois couverts de guenilles, l’air désolé, minables !… jefrémis en moi-même ; et si je suis seul, je baisse la tête etje pleure.

Mon indignation contre ceux qui nous ont fait supporter cetteexistence, pour nous tirer jusqu’au dernier liard, ne s’éteindrajamais ; mes quatre-vingt-cinq ans n’y font rien ; aucontraire, plus je vieillis, plus elle augmente. Et dire que desfils du peuple, des Gros-Jacques, des Gros-Jean, des Guillotécrivent dans leurs gazettes que la Révolution a tout perdu ;que nous étions bien plus honnêtes, bien plus heureux avant 89. –Canailles ! Chaque fois qu’une de ces gazettes me tombe entreles mains, j’en tremble de colère. Michel a beau me dire :

– Mais, grand-père, pourquoi donc te fâcher ? Cesgens-là sont payés pour tromper le peuple, pour le ramener dans labêtise ; c’est leur état, c’est le gagne-pain de ces pauvresdiables !…

Je réponds :

– Non !… Nous en avons fusillé par douzaines, de 92 à99, qui valaient mille fois mieux que ceux-ci, c’étaient desnobles, des soldats de Condé, ils défendaient leur cause !Mais trahir père, mère, enfants, patrie, pour se remplir la panse,c’est trop fort !

Si je lisais souvent de ces mauvaises gazettes, j’en attraperaisun coup de sang. Heureusement ma femme les ôte, lorsqu’il en entrepar hasard à la ferme. C’est comme la peste, il en entre partout,on n’a pas besoin de les demander.

J’ai donc résolu d’écrire cette histoire, – l’Histoire d’unPaysan, – pour détruire ce venin, et montrer aux gens ce quenous avons souffert. J’y songe depuis longtemps. Ma femme a mis decôté toutes nos anciennes lettres. Cet ouvrage va me coûterbeaucoup de peine ; mais on ne doit pas s’épargner la peine,quand on veut faire le bien, et puis c’est un véritable plaisird’ennuyer ceux qui nous ennuient ; rien que pour cela, jepasserais des années devant mon secrétaire, mes besicles sur lenez.

Ça me distraira ; ça me fera du bien de penser que nousavons chassé les gueux. Je n’aurai pas besoin de me presser, tantôtune chose me reviendra, tantôt une autre, et j’écrirai tout enordre, car sans ordre rien ne marche.

Maintenant, je commence.

Ce n’est pas à moi que l’on peut faire croire que les paysansétaient heureux avant la Révolution, j’ai vu le bon temps,comme ils disent, j’ai vu nos anciens villages : j’ai vu lefour banal, où l’on ne cuisait de la galette qu’une fois l’an, etle pressoir banal, où l’on n’allait qu’à la corvée, pour leseigneur ou l’abbaye, j’ai vu les vilains : maigres,décharnés, sans sabots et sans chemises, avec une simple blouse etdes pantalons de toile, été comme hiver ; leurs femmestellement hâlées, tellement sales et déguenillées, qu’on les auraitprises pour des espèces de bêtes ; leurs enfants qui setraînaient tout nus devant les portes, un petit morceau de lingesur les cuisses. Ah ! les seigneurs eux-mêmes n’ont pus’empêcher d’écrire dans leurs livres : « que les pauvresanimaux, courbés sur la terre, sous la pluie et le soleil, pourgagner le pain de tout le monde, méritaient pourtant d’en manger unpeu ! » Ils écrivaient cela dans un bon moment, et puisils n’y pensaient plus.

Ces choses ne s’oublient jamais : voilà Mittelbronn,Hultenhausen, les Baraques, voilà tout le pays ! Et lesvieilles gens parlaient d’un état encore pire ; ils parlaientde la grande guerre des Suédois, des Français et des Lorrains, oùl’on pendait les paysans à tous les arbres, par grappes ; ilsparlaient de la grande peste arrivée plus tard, pour achever laruine du monde, de sorte qu’on pouvait faire des lieues sansrencontrer une âme ; ils criaient, en levant les mains :« Seigneur Dieu, préservez-nous de la peste, de la guerre etde la famine ! » Mais la famine, on l’avait tous les ans.Comment avec seize chapitres, vingt-huit abbayes, trente-sixprieurés, quarante-sept couvents d’hommes, dix-neuf couvents defemmes, dans un seul diocèse, et nombre de seigneuries, commentrecueillir assez de fèves, de pois, de lentilles, pourl’hiver ? On ne plantait pas encore de pommes de terre, et lesmalheureux n’avaient pas d’autres ressources que les légumes secs.Comment réunir assez de provisions ?

Aucun journalier n’en venait à bout.

Après les corvées de la charrue, des semailles, du sarclage, dela fauchée, du fanage, du voiturage, – et, dans les pays vignobles,encore celles des vendanges, – enfin, après toute cette masse decorvées, où le bon temps se passait à faire les récoltes duseigneur ou de l’abbaye, que pouvait-on faire pour soi-même et sesenfants ? Rien !

Aussi, la morte saison venue, les trois quarts des villagesallaient mendier.

Les capucins de Phalsbourg réclamaient ; ils criaient quesi tout le monde se mêlait de leur état, ils quitteraient le pays,et que ce serait une grande perte pour la religion. Alors,M. le prévôt Schneider et le gouverneur de la ville,M. le marquis de Talaru défendaient de mendier ; lessergents de la maréchaussée, et même des détachements des régimentsde Rouergue, de Schénau, de la Fare, selon les temps, prêtaientmain forte aux capucins. On risquait les galères, mais il fallaitvivre : on partait tout de même, par bandes, chercher sanourriture.

Ah ! la misère, voilà ce qui rabaisse les hommes. Je dis lamisère et le mauvais exemple. En rencontrant sur les quatre cheminsdes capucins, des cordeliers, des carmes déchaussés, – desgaillards de six pieds, bâtis comme des bœufs, et capablesd’enlever des pelletées de terre à remplir une brouette, – en lesvoyant défiler chaque jour, avec leur grande barbe et leurs braspoilus, tendre la main sans honte et faire leur grimace pour deuxliards, comment les pauvres se seraient-ils respectés ?

Malheureusement il ne suffit pas de mendier, même lorsqu’on afaim, pour avoir du pain ; il faut encore que les autres enaient, et qu’ils veuillent vous en donner, et c’était la mode dedire alors :

« Chacun pour soi, Dieu pour tous ! »

Presque toujours, vers la fin de l’hiver, le bruit se répandaitqu’une bande attaquait les voitures, soit en Alsace, soit enLorraine. Les troupes se mettaient en route, et l’affaire finissaitpar une grande pendaison.

Figurez-vous maintenant, dans ce temps, un pauvre vannier avecsa femme et six enfants, sans un liard, sans un pouce de terre,sans une chèvre, sans une poule ; enfin, sans autre ressourceque son travail pour vivre. Et pas d’espoir ni pour lui, ni pourses enfants, d’obtenir un meilleur sort ! parce que c’étaitl’ordre, parce que les uns venaient au monde nobles, et devaienttout avoir, et que les autres naissaient vilains, et devaientrester misérables dans tous les siècles.

Qu’on se figure cet état : les grands jours de jeûne, lesnuits d’hiver, sans feu ni couverture ; la peur descollecteurs, des sergents, des gardes forestiers, desgarnissaires !… Eh bien ! malgré tout, au printemps,quand le soleil revenait après un long hiver, qu’il entrait dans lapauvre baraque, qu’il éclairait les toiles d’araignée entre lespoutres, le petit âtre dans le coin à gauche, le pied de l’échelleà droite, l’aire battue de notre hutte, et que la chaleur, la bonnechaleur, nous réchauffait ; que le grillon se remettait àchanter, les bois à reverdir, malgré tout, nous étions heureux devivre, de nous étendre devant la porte, – nos petits pieds nus dansles mains, – de rire, de siffler, de regarder le ciel, et de nousrouler dans la poussière.

Et quand nous voyions le père sortir du bois, son grand fagot degenêts verts ou de brindilles de bouleaux sur l’épaule, le manchede la cognée dessous, les cheveux pendant sur la figure, et qu’ilse mettait à sourire, en nous découvrant de loin, tous nouscourions à sa rencontre. Alors il dressait le fagot une minute,pour embrasser les plus petits ; sa figure, ses yeux bleus,son nez un peu fendu par le bout, ses grosses lèvress’éclairaient ; il paraissait bien heureux.

Qu’il était bon !… qu’il nous aimait !… Et la mère,donc, la pauvre femme, déjà grise et ridée à quarante ans, etpourtant toujours courageuse, toujours aux champs à piocher laterre des autres, toujours le soir à filer le chanvre et le lin desautres, pour nourrir la couvée, payer les tailles, les impositions,les redevances de toute sorte ! Quel courage et quelle misèrede travailler toujours, sans autre espoir que les récompenses de lavie éternelle !

Et ce n’était pas tout, les pauvres gens avaient encore uneautre plaie, la pire de toutes les plaies du paysan : ilsdevaient !

Je me rappelle que tout enfant, j’entendais déjà le père dire,lorsqu’il revenait de vendre quelques paniers ou quelques douzainesde balais en ville :

– Voici le sel, voici des fèves ou du riz, mais je n’aiplus un liard. Mon Dieu ! mon Dieu ! j’avais pourtantespéré qu’il me resterait quelques sous pourM. Robin !

Ce Robin était le plus riche coquin de Mittelbronn, un groshomme avec une large barbe grisonnante, un bonnet en peau deloutre, lié sous le menton, le nez gros, le teint jaune, les yeuxronds, une espèce de sac sur le dos, en forme de casaquin. Ilallait à pied, avec des guêtres de toile montant jusqu’aux genoux,un grand panier au bras, et un chien-loup sur ses talons. Cet hommecourait le pays pour toucher ses intérêts, car il prêtait à tout lemonde, par trois livres, par six livres, par un ou deux louis. Ilentrait dans les maisons, et si l’argent n’était pas prêt, ilempochait, en attendant, ce qu’on avait : une demi-douzained’œufs, un quart de beurre, une fiole de kirsch ou du fromage,enfin ce qu’on avait. Cela lui faisait prendre patience. On aimaitmieux se laisser dépouiller, que de recevoir la visite del’huissier.

Combien de malheureux sont encore aujourd’hui dévorés par desbrigands pareils ! combien travaillent pour une misérabledette, et se consument sans jamais voir la fin de leurspeines !

Chez nous, Robin ne trouvait rien à prendre, seulement iltoquait à la vitre et criait :

– Jean-Pierre ?

Aussitôt le père tremblant courait dehors et demandait, lebonnet à la main :

– Monsieur Robin ?

– Ah ! te voilà… J’ai deux corvées à faire sur lechemin de Hérange ou de Lixheim ; tu viendras ?

– Oui, monsieur Robin, oui !

– Demain, sans faute ?

– Oui, monsieur Robin.

Et l’autre partait. Mon père rentrait tout pâle ; ils’asseyait au coin de l’âtre et se remettait à tresser sans riendire, la tête basse, les lèvres serrées. Le lendemain, il nemanquait pas d’aller faire les corvées de M. Robin, et ma mèrecriait :

– Ah ! gueuse de chèvre !… ah ! gueuse dechèvre !… Nous l’avons déjà payée plus de dix fois ; elleest crevée… mais elle nous fera tous périr !… Ah ! quellemauvaise idée nous avons eue d’acheter cette vieille bique !Ah ! malheur !…

Elle levait les mains et se désolait.

Le père était déjà depuis longtemps en route, la pioche surl’épaule. Mais ce jour-là, le pauvre homme ne rapportait rien à lamaison ; il avait payé sa rente pour un ou deux mois. Cela nedurait jamais longtemps ; quand on redevenait tranquille, unbeau matin Robin toquait à la vitre !

On parle quelquefois de maladies qui vous rongent le cœur, quivous dessèchent le sang ; mais la vraie maladie des pauvres,la voilà ! Ce sont ces usuriers, ces gens qui se donnentencore l’air de vous aider, et qui vivent sur vous, jusqu’à ce quevous soyez sous terre. Alors ils tâchent encore de se rattraper surla veuve et les enfants.

Ce que mes parents ont souffert à cause de ce Robin n’est pas àdire, ils ne dormaient plus, ils n’avaient plus une minute derepos, ils vieillissaient de chagrin ; et leur seuleconsolation était de penser que si l’un de nous gagnait à lamilice, ils pourraient le vendre et payer la dette.

Nous étions quatre garçons et deux filles : Nicolas,Lisbeth, moi, Claude, Mathurine et le petit Étienne, un pauvre êtrecontrefait, pâle, chétif, que les gens des Baraques appelaient« le petit canard » parce qu’il marchait en se balançantsur ses pauvres jambes estropiées. Tous les autres se portaientbien.

La mère disait souvent en nous regardant, Nicolas, Claude etmoi :

– Ne te chagrine pas tant, Jean-Pierre ; sur trois, ilfaudra bien qu’un gagne à la milice. Alors, gare à Robin !Aussitôt payé, je lui fends la tête avec la hachette.

Il faut être bien malheureux, pour avoir des idées pareilles. Lepère ne répondait rien, et nous autres nous trouvions tout natureld’être vendus ; nous croyions appartenir à nos père et mère,comme une espèce de bétail. La grande misère vous empêche de voirles choses comme elles sont ; avant la Révolution, excepté lesnobles et les bourgeois, tous les pères de famille regardaientleurs enfants comme leur bien ; c’est ce qu’on trouve sibeau ; c’est ce qui fait dire que le respect des père et mèreétait plus grand !

Par bonheur notre père avait trop bon cœur pour pouvoir tirerprofit de nous ; et souvent le pauvre homme pleurait,lorsqu’au milieu de la grande disette, en hiver, il était forcé denous envoyer mendier, comme tout le monde. Il ne voulait jamaislaisser sortir dans la neige le petit Étienne. Moi, je n’allai pasmendier longtemps non plus ; c’est à peine si je me rappelleêtre sorti sur la route de Mittelbronn et des Quatre-Vents, deux outrois fois, et bien jeune, car à huit ans, mon parrain Jean Leroux,aubergiste et forgeron à l’autre bout du village, m’avait déjà prispour garder son bétail, et je ne retournais plus dans notre baraqueque le soir, pour dormir.

Ces choses sont loin de nous, et pourtant l’auberge desTrois-Pigeonsest toujours devant mes yeux, avec sonenseigne, au haut de la côte ; je vois Phalsbourg au bout duchemin, comme peint en gris sur le ciel ; devant l’auberge, lapetite forge noire ; et derrière, le verger en pente douce,son grand chêne et sa petite source vive au milieu. L’eau de lasource écumait par-dessus de grosses pierres arrangées, et serépandait dans le gazon touffu ; le chêne la couvrait de sonombre. Tout autour de ce chêne, les soldats du régiment de Boccart,en 1778, avaient fait un banc, et des tonnelles de lierre et dechèvre-feuille, par ordre du major Bachmann ; et, depuis, lesofficiers de tous les régiments venaient s’amuser en cet endroit,qu’on appelait le Tivoli. Les dames et les demoiselles des échevinset des syndics voulaient toutes boire de l’eau du Tivoli lesdimanches, et danser sous le chêne.

C’est là que le grand chevalier d’Ozé, du régiment de Brie, auhaut de la source, levait sa bouteille pleine d’eau, en parlantlatin, les yeux en l’air. Les dames, assises dans l’herbe, avecleurs belles robes à grands ramages, leurs petits souliers de satinà boucles d’acier, et leurs chapeaux ronds, tout couverts decoquelicots et de marguerites, l’écoutaient et se renversaient dejoie, sans rien comprendre. Et quand le quartier-maître de Vénier,avec un tout petit violon, se mettait à jouer des menuets, en sebalançant, les chevaliers de Signeville, de Saint-Féral, deContréglise, toutes ces espèces de fous, leur petit tricorne surl’oreille, se levaient en tendant la jambe, et présentaient la mainaux dames, qui se dépêchaient de rabattre leurs robes bouffantes etde se placer.

Alors on dansait gravement, noblement. Les domestiques, tous devieux soldats, montaient à l’auberge chercher des paniers de vin,des pâtés et des confitures, qu’une bourrique avait apportés de laville.

Les pauvres gens des Baraques, dans la rue pleine de poussière,le nez contre les palissades du verger, regardaient ce beau monde,principalement lorsque les bouchons sautaient et qu’on ouvrait lespâtés. Chacun se souhaitait d’être à leur place, seulement un petitquart d’heure.

Enfin, la nuit venue, MM. les officiers offraient le brasaux dames, et la noble compagnie retournait lentement àPhalsbourg.

Bien des régiments ont passé au Tivoli de maître Jean, jusqu’en91 : – ceux de Castella, de Rouergue, de Schénau, de la Fare,de Royal-Auvergne. MM. Les syndics, les échevins, lesconseillers y venaient aussi, leurs grosses perruques bienpoudrées, le large habit noir tout blanc de farine sur ledos ; ils menaient joyeuse vie !… Et maintenant, de tousceux qui dansaient ou regardaient, je suis sans doute le seul quireste ; si je ne parlais pas d’eux, on y penserait autantqu’aux feuilles d’automne de 1778.

Une fois chez le parrain, je n’étais plus à plaindre ;j’avais ma paire de souliers tous les ans et la nourriture. Combiend’autres auraient été heureux d’en avoir autant ! Et je lesavais, je ne négligeais rien pour contenter maître Jean,Mme Catherine, sa femme, et jusqu’au compagnon Valentin,jusqu’à la servante Nicole. Je me tenais bien avec tout le monde.Je courais quand on m’appelait, soit pour tirer le soufflet à laforge, soit pour grimper au fenil, jeter le foin aux bêtes ;je n’aurais pas même voulu mécontenter le chat de la maison ;car d’être assis au bout d’une bonne table, en face d’une bonnesoupe à la farine, d’un plat de choux, garni de lard les dimanches,de manger du bon pain de seigle autant qu’on veut ; ou d’avoirle nez dans une écuelle de fèves, avec un peu de sel, que la mèreépargne, et de compter ses cuillerées, cela fait une grandedifférence.

Quand on est bien, il faut s’y tenir. Aussi tous les matins, àquatre heures en été, à cinq en hiver, lorsque les gens del’auberge dormaient encore, et que les bêtes ruminaient à l’écurie,j’arrivais déjà devant la porte, où je donnais deux petits coups.Aussitôt la servante s’éveillait, elle se levait et m’ouvrait dansla nuit. J’allais remuer les cendres à la cuisine, pour trouver unebraise, et j’allumais la lanterne. Ensuite, pendant que Nicoles’occupait de traire les vaches, moi je courais au grenier chercherle foin et l’avoine, et je donnais leur picotin aux chevaux desrouliers et des marchands de grains, qui couchaient à l’auberge laveille des marchés. Ils descendaient, ils regardaient et trouvaienttout en ordre. Après cela, je les aidais encore à tirer lescharrettes du hangar, à passer la bride, à serrer les boucles. Etpuis, quand ils partaient et qu’ils se mettaient à crier :« Hue, Fox ! Hue, Reppel ! » mon petit bonnetde laine à la main, je leur souhaitais le bonjour.

Ces gros rouliers, ces marchands de farine ne me répondaient passeulement ; mais ils étaient contents, ils ne trouvaient rienà redire au service : voilà le principal !

Et Nicole, une fois rentrée dans la cuisine, me donnait uneécuelle de lait caillé, que je mangeais de bon appétit. Elle medonnait encore un gros morceau de pain pour aller au pâturage, deuxou trois bons oignons, quelquefois un œuf dur, ou bien un peu debeurre. Je fourrais tout cela dans mon sac, et je rentrais àl’écurie, la bretelle sur l’épaule, en claquant du fouet. Les bêtesdéfilaient l’une après l’autre, je les caressais, et nousdescendions sur une seule file au vallon des Roches ; moiderrière, courant comme un bienheureux.

Les gens de Phalsbourg, qui vont se baigner au vallon de laZorne, connaissent ces masses de rochers entassés à perte de vue,les maigres bruyères qui poussent dans leurs crevasses, et le filetd’eau plein de cresson des fontaines en bas, qui se dessècheaussitôt que les papillons blancs de juin arrivent.

C’est là que j’allais, car nous avions droit de vaine pâture surles terres de la ville ; et seulement à la fin d’août, aprèsla grande sève, quand les jeunes pousses avaient pris du bois, etque les bêtes ne pouvaient plus les brouter, nous entrions dans laforêt.

En attendant, il fallait vivre au grand soleil.

Le hardier [1] dePhalsbourg n’amenait que des pourceaux, qui, pendant les chaleursde midi, faisaient leur trou dans le sable et se vautraient les unscontre les autres, comme des poules dans un pailler. Ils dormaient,leurs grandes oreilles roses sur les yeux ; on aurait marchédessus sans les faire bouger.

Mais nos chèvres, à nous autres des Baraques, grimpaient jusquedans les nuages ; il fallait courir, siffler, envoyer leschiens ; et ces coquines de bêtes, plus on criait, plus ellesmontaient.

Les garçons des autres villages venaient aussi, l’un avec savieille rosse aveugle, l’autre avec sa vache pelée, et presque tousavec rien, pour claquer du fouet, siffler ou courir déterrer desnavets, des raves, des carottes à droite et à gauche dans leschamps. Quand le bangard [2] lesattrapait, on les promenait en ville, un collier d’orties autour ducou ; mais cela leur était bien égal ! La seule chose quileur faisait beaucoup, c’était à la seconde ou troisième fois,selon l’âge, d’être fouettés sur la place, un jour de marché. Lerifleur [3] leurécorchait tout le dos avec son nerf de bœuf, et s’ilsrecommençaient, on les envoyait en prison.

Combien de fois, en écoutant des gens riches crier contre laRévolution, je me suis rappelé tout à coup que leur grand-mère ouleur grand-père avait été riflé au bon vieux temps ;malgré moi, j’étais forcé de rire : on trouve de drôles dechoses dans ce monde !

Enfin, il faut pourtant le dire, c’est aussi ce temps que jeregrette ; mais pas à cause du rifleur, du prévôt,des seigneurs et des capucins, non ! c’est parce que j’étaisjeune. Et puis, si nos maîtres ne valaient pas grand-chose, le cielétait beau tout de même. Mon grand frère Nicolas et les autres,Claude, Lisbeth, Mathurine, arrivaient. Ils me prenaient mon sac,et je criais ; nous nous disputions. Mais, s’ils m’avaienttout pris, maître Jean aurait été les trouver le soir à labaraque ; ils s’en doutaient, et me laissaient ma bonne part,en m’appelant : – leur chanoine !

Après cela, notre grand Nicolas me défendait. Tous les villages,dans ce temps, – Hultenhausen, Lutzelbourg, les Quatre-Vents,Mittelbronn, les Baraques d’en haut et d’en bas, – se battaient àcoups de pierres et de bâtons ; et notre grand Nicolas, sonmorceau de tricorne sur la nuque, son vieil habit de soldat, toutdéchiré, boutonné jusque sur les cuisses, sa grande trique et sespieds nus, marchait à la tête des Baraquins, comme un chef desauvages ; il criait si fort : « Enavant ! » qu’on l’entendait jusque sur la côte deDann.

Je ne pouvais pas m’empêcher de l’aimer, car à chaque instant ildisait :

– Le premier qui touche à Michel, gare !

Seulement, il me prenait mes oignons, et cela m’ennuyait. Onavait aussi l’habitude de faire battre les bêtes ensemble ; etlorsqu’elles se poussaient cornes contre cornes, jusqu’à sedéhancher, Nicolas disait en riant :

– La grande Rousse va bousculer l’autre !… Non ;maintenant, l’autre l’attaque par dessous… Hardi !…hardi !…

Plus d’une fois elles attrapaient des entorses, ou laissaientune corne sur le champ de bataille.

Vers le soir, on s’asseyait, le dos contre un rocher, à l’ombre,on regardait la nuit venir, on écoutait l’air bourdonner, et toutau loin, dans le ruisseau, les grenouilles commencer leurchanson.

C’était le moment de rentrer. Nicolas cornait, les échosrépondaient de toutes les roches, les bêtes se réunissaient etremontaient en ligne aux Baraques, dans un nuage de poussière. Jefaisais rentrer les nôtres à l’étable, je garnissais les râtelierset je soupais avec maître Jean, dame Catherine et Nicole. En été,quand on travaillait à la forge, je tirais le soufflet jusque dixheures ; et puis je retournais coucher à la baraque de monpère, tout au bout du village.

Chapitre 3

 

Les deux premières années se passèrentainsi ; mes frères et sœurs continuaient à mendier ; moi,je me donnais mille peines pour rendre service au parrain. À dixans, l’idée d’apprendre un état et de gagner mon pain metravaillait déjà ; maître Jean le voyait, et me retenait leplus souvent possible à la forge.

Chaque fois que j’y pense, je crois entendrela voix du parrain me crier : « Courage, Michel,courage ! »

C’était un grand et gros homme, avec de largesfavoris roux, la grosse queue pendant sur le dos, et les moustachessi longues et touffues, qu’il pouvait les passer jusque derrièreses oreilles. Dans ce temps, les maréchaux-ferrants des hussardsavaient aussi ces favoris et la queue nouée derrière en forme deperruque ; je pense que le parrain voulait leur ressembler. Ilavait de gros yeux gris, le nez charnu, les joues rondes, et riaitfort, lorsqu’il s’y mettait. Son tablier de cuir lui remontait enbavette jusque sous le menton, et ses gros bras étaient nus à laforge en plein hiver.

À chaque instant il disputait avec Valentin,son compagnon, un grand gaillard, maigre et voûté, qui trouvaittout bien dans ce bas monde : les nobles, les moines, lesmaîtrises, tout !…

– Mais, animal, lui criait le parrain, sices choses n’existaient pas, tu serais maître forgeron comme moidepuis longtemps ; tu te serais acquis du bien, tu pourraisvivre à ton aise.

– C’est égal, répondait Valentin, vouspenserez ce qui vous plaira ; moi, je suis pour notre saintereligion, la noblesse et le roi. C’est l’ordre établi parDieu !

Alors maître Jean levait brusquement sesépaules et disait :

– Allons, puisque tu trouves tout bien,moi, j’y consens. En route !

Et l’on se remettait à forger.

Je n’ai jamais rencontré de plus brave hommeque Valentin, mais il avait la tête en pain de sucre, et raisonnaitcomme une oie.

Ce n’était pas sa faute, on ne pouvait pas luien vouloir.

La mère Catherine pensait comme son mari, etNicole pensait comme la mère Catherine.

Tout prospérait à l’auberge ; maître Jeangagnait des sommes tous les ans ; et quand on nommait lesrépartiteurs pour les corvées, les tailles et les autresimpositions des Baraques, il était toujours sur la liste, avec lemaître bûcheron Cochart, et le grand charron Létumier, qui sefaisaient bien aussi trois ou quatre cents livres.

Il faut savoir qu’alors le chemin ordinairedes rouliers, des voituriers et des maraîchers d’Alsace, pour serendre au marché de la ville, passait par les Baraques. Comme laroute de Saverne à Phalsbourg montait tout droit ; comme elleétait effondrée, pleine d’ornières et même de ravines, où l’onrisquait de verser jusque dans la Schlittenbach ; comme ilfallait des cinq et six chevaux de renfort pour grimper cette côte,les gens aimaient mieux faire un détour par le vallon de laZorne ; et presque tous, en allant et venant, s’arrêtaient àl’auberge des Trois-Pigeons.

La forge et l’auberge allaient bienensemble ; pendant qu’on ferrait le cheval ou qu’onraccommodait la charrette, le voiturier entrait auxTrois-Pigeons ; il voyait de la fenêtre ce qui se passaitdehors, en cassant sa croûte de pain, et vidant sa chopine de vinblanc.

Les jours de foire la grande salle fourmillaitde monde ; ces gens arrivaient par bandes, avec leurs hottes,leurs paniers et leurs charrettes. En s’en retournant, ils avaientpresque toujours un verre de trop dans la tête, et ne se gênaientpas de dire ce qu’ils pensaient. – C’étaient des plaintes qui nefinissaient pas ; les femmes surtout n’en disaient jamaisassez ; elles appelaient les seigneurs, les prévôts, par leursvéritables noms ; elles racontaient leurs abominations, etquand leurs maris voulaient un peu les calmer, elles les traitaientde bêtes.

Les marchands d’Alsace en voulaient surtoutaux péages, qui leur enlevaient tout le bénéfice, car il fallaitpayer pour entrer d’Alsace en Lorraine. Les pauvres juifs, qu’onrançonnait à toutes les barrières, – tant pour le juif et tant pourl’âne ! – n’osaient pas se plaindre, mais les autres neménageaient personne.

Seulement, après avoir bien crié, tantôt l’un,tantôt l’autre se levait en disant :

– Oui, c’est vrai, on nous étrangle… lesdroits augmentent tous les jours ; mais que voulez-vous ?Les paysans sont des paysans, et les seigneurs des seigneurs. Tantque le monde marchera, les seigneurs seront en haut et nous en bas.Allons… à la grâce de Dieu !… Tenez, mère Catherine,payez-vous… voilà votre compte !… En route !…

Et toute la bande partait. Une vieille semettait à prier tout haut pour aider à la marche ; les femmesrépondaient, et les hommes, la tête penchée, rêvaient derrière.

J’ai souvent pensé depuis, que cette espèce debourdonnement par demandes et par réponses leur évitait la peine deréfléchir, et que cela les soulageait. L’idée de s’aider eux-mêmes,de se débarrasser du saunier, du collecteur, du péager, desseigneurs, des couvents, de tout ce qui les gênait, et de mettreles dîmes, les aides, les vingtièmes, toutes les impositions dansleur propre poche, comme ils l’ont fait plus tard, cette idée neleur venait pas encore ; ils se reposaient sur le bonDieu.

Enfin tout ce mouvement, ces plaintes, cefourmillement de juifs, de routiers, de paysans dans la grandesalle, les jours de foire ; leurs disputes sur le prix dubétail, du blé, des avoines, des récoltes de toute sorte ;leurs mines lorsqu’ils se tapaient dans la main, et qu’ilsfaisaient apporter le pot de vin pour arroser le marché, selon lacoutume, tout cela m’apprenait à connaître les hommes et leschoses. On ne pouvait pas souhaiter meilleure école pour un enfant,et si j’ai gagné du bien par la suite, c’est que je savais le prixdes grains, des bêtes et des terres depuis longtemps. Le vieux juifSchmoûle et le grand Mathias Fischer, du Harberg me l’avaientappris, car ils disputaient assez souvent ensemble sur la valeurdes denrées, Dieu merci !

Moi, tout petit, en courant chercher lesgobelets et les cruches, j’ouvrais de grands yeux et je dressaisles oreilles, on peut me croire.

Mais, ce que j’aimais encore beaucoup mieuxque tout le reste, c’était d’entendre maître Jean lire la gazetteaprès souper.

Aujourd’hui la moindre auberge de village a sagazette ; l’ancien Messager boiteux, de Silbermann,pendu derrière la croisée, ne compte plus ; chacun veutconnaître les affaires du pays, et lire son Courrier duBas-Rhin, ou son Impartial de la Meurthe deux outrois fois au moins par semaine ; chacun serait honteux devivre comme un âne, sans s’inquiéter de ce qui regarde tout lemonde. Mais avant 89, les gens qui n’avaient à se mêler de rien, etqui n’étaient bons qu’à supporter les impositions, autant qu’ilplaisait au roi de leur en mettre sur le dos, les gens n’aimaientpas à lire ; la plupart ne connaissaient pas même la premièrelettre ; et puis les gazettes étaient très chères ! etmaître Jean, quoique à son aise, n’aurait pas voulu pour sonplaisir faire une aussi grosse dépense.

Heureusement le petit colporteur Chauvel nousen apportait un paquet, chaque fois qu’il rentrait de ses tournéesen Alsace, en Lorraine ou dans le Palatinat.

Voilà bien encore une de ces figures comme onn’en voit plus depuis la Révolution : le colporteurd’almanachs, de bons paroissiens, de salutations à la Vierge, decatéchismes, de croisettes [4],etc. ; celui qui roulait de Strasbourg à Metz, de Trêves àNancy, Pont-à-Mousson, Toul, Verdun ; qu’on rencontrait danstous les sentiers, au fond des bois, devant les fermes, lescouvents, les abbayes, à l’entrée des villages, avec sa carmagnolede bure, ses guêtres à boutons d’os, montant jusqu’aux genoux, degros souliers chargés de clous luisants, les reins pliés, labretelle de cuir en travers de l’épaule, et l’immense panierd’osier sur le dos, comme une montagne. Il vendait des livres demesse, mais combien de livres défendus passaient encontrebande : des Jean-Jacques, des Voltaire, des Raynal, desHelvétius !

Le père Chauvel était le plus fin, le plushardi de tous ces contrebandiers d’Alsace et de Lorraine. C’étaitun petit homme brun, sec, nerveux, les lèvres serrées et le nezcrochu. Son panier avait l’air de l’écraser, mais il le portaitbien tout de même. En passant, ses petits yeux noirs vous entraientjusqu’au fond de l’âme ; il savait d’un coup d’œil ce que vousétiez, si vous vouliez quelque chose, si vous apparteniez à lamaréchaussée, s’il devait vous craindre ou vous offrir un de seslivres. Il le fallait, car d’être pris en faisant cettecontrebande-là, c’était un cas de galères.

Toutes les fois qu’il arrivait de ses voyages,Chauvel entrait d’abord chez nous, à la nuit, quand l’auberge étaitvide et que tout se taisait au village. Alors il venait avec sapetite Marguerite, qui ne le quittait jamais, même en route ;et rien que d’entendre leurs pas dans l’allée, on disait :

– Voici Chauvel ! Nous allonsapprendre du nouveau.

Nicole courait ouvrir, et Chauvel entrait, sonenfant à la main, en faisant un petit signe de tête. Ce souvenir merajeunit de soixante et quinze ans ; je le vois avecMarguerite, brune comme une myrtille, la petite robe de toile bleueen franges le long des jambes, ses cheveux noirs tombant sur lesépaules.

Chauvel donnait le paquet de gazettes àNicole ; il s’asseyait derrière le poêle, sa petite entre lesgenoux, et maître Jean se retournait tout joyeux encriant :

– Eh bien ! Chauvel, eh bien !ça va toujours ?… ça marche ?

– Oui, maître Jean, ça va bien… on achètebeaucoup de livres… les gens s’instruisent… Ça va !… çava !… répondait le petit homme.

Marguerite, quand il parlait, le regardaitd’un air d’attention extraordinaire, on voyait qu’elle comprenaittout.

C’étaient des calvinistes, de vraiscalvinistes de la Rochelle, qu’on avait chassés de là-bas, ensuitede Lixheim, et qui, depuis dix à douze ans, vivaient aux Baraques.Ils ne pouvaient remplir aucune place. Leur vieille cassine étaitpresque toujours fermée ; en revenant, ils l’ouvraient etrestaient cinq ou six jours à se reposer ; ensuite ilsrepartaient faire leur commerce. On les regardait comme deshérétiques, des sauvages ; mais cela n’empêchait pas le pèreChauvel d’en savoir plus, à lui seul, que tous les capucins dupays !

Maître Jean aimait ce petit homme ; ilss’entendaient entre eux.

Après avoir ouvert le paquet de gazettes surla table, et regardé quelques minutes, en disant :

– Celle-ci vient d’Utrecht… celle-ci deClèves… celle-ci d’Amsterdam… Nous allons voir… nous allons voir…Ah ! ah ! c’est bon… c’est fameux ! Nicole, cherchemes besicles, là, sur la fenêtre.

Après s’être ainsi réjoui quelques instants,maître Jean se mettait à lire, et moi je ne respirais plus dans moncoin. J’oubliais tout, même le danger de retourner à notre baraquetrop tard en hiver, lorsque la neige couvrait le village, et quedes bandes de loups avaient passé le Rhin sur la glace.

J’aurais dû partir tout de suite après souper,mon père m’attendait ; mais la curiosité d’apprendre desnouvelles du Grand-Turc, de l’Amérique et de tous les pays du mondeme possédait ; je restais jusque passé dix heures ! etmême encore aujourd’hui je crois être dans mon coin, à gauche de lavieille horloge ; l’armoire de noyer et la porte du cabinet oùcouchait maître Jean à droite, et la grande table d’auberge en facede moi, contre les petites fenêtres sombres. Maître Jean lit ;la mère Catherine, une petite femme, les joues rosées, les oreillescouvertes d’un bavolet blanc, file en écoutant ; et Nicoleaussi, son bonnet en coussinet sur la nuque. Cette pauvre Nicoleétait rousse comme une carotte, avec des taches de son par millierset les cils blancs. Oui, tout est là ! Les rouets bourdonnent,la vieille horloge marche ; de temps en temps elle grince, lespoids descendent, l’heure sonne, et puis le tic-tac continue.Maître Jean, dans son fauteuil, ses besicles à branches de fer surle nez, – comme moi maintenant, – les oreilles rouges et ses grosfavoris ébouriffés, ne fait attention qu’à sa gazette. Quelquefoisil se retourne pour regarder sous ses lunettes, et dit :

– Ah ! ah ! voici des nouvellesd’Amérique. Le général Washington a battu les Anglais. Voyez-vousça, Chauvel !

– Oui, maître Jean, répond le colporteur,ces Américains, il n’y a pas plus de trois ou quatre ans, ontcommencé leur révolte ; ils ne voulaient plus payer la massede droits que les Anglais augmentaient de jour en jour, comme ça sepratique souvent ailleurs, et maintenant leurs affaires vontbien !

Il souriait une seconde sans desserrer leslèvres, et maître Jean se remettait à lire.

D’autres fois, il était question de FrédéricII, ce vieux renard prussien, qui voulait recommencer sestours.

– Vieux gueux ! bégayait maîtreJean, sans M. de Soubise, il ne ferait pas le gros dos.C’est cette grande bête qui nous a valu Rosbach.

– Oui, répondait Chauvel, et voilàpourquoi Sa Majesté lui a donné quinze cent mille livres depension ?

Alors ils se regardaient en silence, et maîtreJean répétait :

– Quinze cent mille livres à cetimbécile ! Et l’on ne trouve pas un liard pour refaire laroute royale de Saverne à Phalsbourg. Il faut que des milliers depaysans se détournent d’une lieue, pour aller d’Alsace enLorraine ; le pain, le vin, la viande, tout renchérit.

– Hé ! que voulez-vous ? Ça,c’est de la politique, disait le calviniste. Nous ne comprenonsrien à la politique, nous autres ! Nous ne savons quetravailler et payer. La dépense regarde le roi.

Lorsque maître Jean s’emportait trop, la mèreCatherine se levait bien vite ; elle écoutait dans l’allée, ettout s’apaisait, car le parrain comprenait ce que cela voulaitdire. Il fallait de la prudence, les espions rôdaientpartout ; s’ils avaient entendu ce que nous pensions desprinces, des seigneurs et des moines, nous en aurions vu degrises.

Chauvel et sa petite fille partaient d’assezbonne heure ; moi, j’attendais toujours jusqu’à la dernièreminute, lorsque maître Jean repliait sa gazette. Alors seulement ilme voyait et criait :

– Hé ! Michel, qu’est-ce que tu faisdonc là ? Tu comprends donc quelque chose ?

Et sans attendre ma réponse :

– Allons, disait-il, demain, au petitjour, nous aurons de l’ouvrage. Ce sera jour de marché ; laforge chauffera de bonne heure. En route, Michel, enroute !

Je me rappelais aussitôt que les loupsdescendaient au village, et je courais allumer un flambeau dans lacuisine. La petite fenêtre sur la cour, avec ses barreaux, étaitnoire comme de l’encre. On entendait la bise pleurer dehors. Je medépêchais en frissonnant, et Nicole m’ouvrait.

À peine dehors, dans la nuit, en voyant cettegrande rue blanche monter avec ses ornières entre les vieillescassines enterrées sous la neige, en écoutant le vent souffler, etquelquefois les loups s’appeler et se répondre dans la plaine, jeme mettais à courir, mais à courir tellement, que j’en perdais larespiration… Les cheveux me dressaient sur la tête ; jesautais par-dessus les tas de neige et de fumier, comme un cabri.Les vieux toits de chaume, les lucarnes au-dessous, avec leursbouchons de paille où pendait le givre, les petites portesbarricadées de traverses, tout était terrible sous la lumièreblanche de mon flambeau, qui filait comme une étoile dans lesilence ; tout semblait mort. Mais en courant, je voyais toutde même au fond des ruelles, à droite et à gauche, quelques ombresaller et venir et cette vue me donnait une telle épouvante, qu’enarrivant à notre baraque, je me jetais contre la porte comme unperdu.

Le pauvre père était là, près de l’âtre, dansson vieux pantalon de toile tout rapiécé, et s’écriait :

– Oh ! mon enfant, que tu vienstard ! Tous les autres dorment ; tu as donc encore écoutélire la gazette ?

– Oui, mon père, tenez !

Je lui mettais dans la main le morceau de painque maître Jean me donnait toujours après souper. Il le prenait etme disait :

– Eh bien, couche-toi, mon enfant ;mais ne rentre plus si tard, tant de loups courent lepays !

Je me couchais à côté de mes frères, dans lagrande caisse remplie de feuilles, une vieille couverture toutedéchirée par-dessus.

Les autres dormaient, à force d’avoir courumendier dans les villages et sur les grandes routes. Moi, jeveillais encore longtemps, écoutant passer les coups de vent, etquelquefois, au loin, un bruit sourd au milieu du grandsilence : les loups attaquaient une étable, ils sautaient àhuit et dix pieds contre les lucarnes et retombaient dans laneige ; puis tout à coup deux ou trois cris terribless’entendaient ; toute la bande descendait la rue comme levent : ils avaient pris un chien et couraient le dévorer sousles roches.

D’autres fois je frissonnais de les entendresouffler et gratter sous notre porte. Le père alors se levait, ilallumait une torche de paille sur l’âtre, et ces bêtes affaméess’en allaient plus loin.

J’ai toujours cru que les hivers en ce tempsétaient plus longs que de nos jours et bien plus rigoureux. Laneige montait souvent à deux et trois pieds ; elle tenaitjusqu’en avril, à cause des grandes forêts, qu’on a défrichéesdepuis, et des étangs sans nombre que les couvents et les seigneurslaissaient en eau dans les vallées, pour n’avoir pas besoin de lesplanter et de récolter tous les ans. C’était plus commode. Mais cesgrandes masses d’eau, ces bois et ces marais entretenaientl’humidité dans le pays et refroidissaient l’air.

Maintenant que tout est partagé, labouré,ensemencé, le soleil entre partout, et le printemps fleurit plusvite ; c’est ce que je pense. Mais, que ce soit pour cetteraison ou pour une autre, tous les anciens vous diront que lesfroids arrivaient plus tôt, qu’ils finissaient plus tard, et quetous les ans des bandes de loups attaquaient les écuries, etvenaient enlever les chiens de garde jusque dans la cour desfermes.

Chapitre 4

 

Or, à la fin d’un de ces longs hivers, quinzejours ou trois semaines après Pâques, il arriva quelque chosed’extraordinaire aux Baraques. Ce jour-là, j’avais dormi tard,comme il arrive aux enfants, et je me dépêchais de courir àl’auberge des Trois-Pigeons, dans la crainte d’être grondépar Nicole. Nous devions récurer le plancher de la grande salleavec de l’eau de lessive, ce qui se faisait toujours au printemps,et puis trois ou quatre fois dans l’année.

On ne pouvait pas encore conduire les bêtes àla pâture, la neige commençait seulement à fondre derrière leshaies ; mais il faisait déjà chaud, et tout le long de la rueon ouvrait les portes et les lucarnes des maisons, pour renouvelerl’air ; on poussait les vaches et les chèvres hors desécuries, pour sortir le fumier et laver les étables. Claude Huréremettait une cheville à sa charrue, sous le hangar ; PierreVincent repiquait la selle de son bidet ; le temps des laboursapprochait, chacun s’apprêtait d’avance, et les vieux, leur petitBenjamin sur le bras, respiraient aussi, devant la hutte, le bonair qui venait des montagnes.

C’était un beau jour, un des premiers del’année.

Comme j’approchais de l’auberge, dont toutesles fenêtres en bas étaient ouvertes, je vis la bourrique du pèreBénédic attachée à l’anneau de la porte, sa grande cruche defer-blanc sur le dos, et ses deux paniers d’osier sur leshanches.

L’idée me vint que le père Bénédic prêchaitchez nous, selon son habitude lorsque des étrangers remplissaientl’auberge, et qu’il espérait leur tirer quelques liards. – C’étaitle frère quêteur du couvent de Phalsbourg, un vieux capucin, labarbe jaune et dure comme du chiendent, le nez en forme de figue,avec de petites veines bleues, les oreilles plates, le front enarrière, les yeux tout petits, sa robe de bure si râpée, qu’onpouvait en compter tous les fils, le capuchon en pointe, jusqu’aubas du dos, et les orteils crasseux hors de ses savates. Avantd’entendre sa clochette, on sentait déjà l’odeur de la soupe et duvin.

Maître Jean ne pouvait pas le souffrir, maisla mère Catherine lui conservait toujours un bon morceau de lard,et quand le parrain se fâchait, elle lui répondait :

– Je veux avoir mon banc dans le ciel,comme à l’église ; tu seras bien content de t’asseoir à côtéde moi, dans le royaume des cieux.

Alors il riait et ne disait plus rien.

J’entrai donc. Et voilà que dans la grandesalle, autour de la table, se trouvait une quantité de monde :des Baraquins, des rouliers d’Alsace, Nicole, la mère Catherine etle père Bénédic. Maître Jean, au milieu d’eux, leur montrait un sacrempli de grosses pelures grises, disant que ces pelures venaientdu Hanovre ; qu’elles produisaient des racines excellentes ensi grand nombre, que les gens du pays en avaient de quoi mangertoute l’année. Il les engageait à en planter, leur prédisant qu’onne reverrait plus la famine aux Baraques, et que ce serait unevéritable bénédiction pour nous tous.

Maître Jean disait ces choses simplement, lafigure joyeuse ; Chauvel, derrière, avec sa petite Marguerite,écoutait.

Les autres prenaient de ces pelures dans leurmain, ils les regardaient, ils les sentaient, et puis ils lesremettaient dans le sac, riant en dessous comme pourdire :

« A-t-on jamais vu planter despelures ? C’est contraire au bon sens. »

Quelques-uns même se donnaient de petits coupsde coude par derrière, pour se moquer du parrain. Tout à coup lepère Bénédic, son gros nez penché et ses petits yeux de hérissonfermés d’un air moqueur, se mit à rire en se retournant, et toutela bande éclata de rire.

Maître Jean, indigné, leur dit :

– Vous riez comme de véritables bêtes,sans savoir pourquoi. N’êtes-vous pas honteux de rire et de faireles malins, quand je parle sérieusement ?…

Mais ils riaient plus fort, et le capucin,voyant alors Chauvel, s’écria :

– Ah ! ah ! c’est de la semencede contrebande ; je m’en doutais !…

C’était vrai, Chauvel nous avait apporté cespelures du Palatinat, où beaucoup de gens en plantaient déjà depuisquelques années ; il nous en avait dit le plus grand bien.

– Cela vient d’un hérétique ! criaitle père Bénédic, comment voulez-vous que des chrétiens en sèment etque le Seigneur y répande ses bénédictions ?

– Vous serez bien content de vous mettrede temps en temps une de mes racines sous le nez, quand ellesseront venues, lui cria maître Jean en colère.

– Quand elles seront venues ! dit lecapucin, les mains jointes d’un air de pitié, quand elles serontvenues !… Hélas ! croyez-moi, vous n’avez pas trop deterres pour vos choux, vos navets et vos raves… Laissez cespelures, elles ne donneront rien… rien !… C’est moi,pater Bénédic, qui vous le dis.

– Vous dites bien d’autres chosesauxquelles je ne crois pas, lui répondit maître Jean, en remettantle sac dans son armoire.

Mais ensuite il se reprit, et fit signe à safemme de donner une bonne tranche de pain au capucin ; desgueux pareils entraient partout, ils pouvaient vous décrier et vousfaire le plus grand tort.

Le capucin et les Baraquins sortirentalors ; moi, je restai là, tout désolé des moqueries qu’onavait faites contre le parrain. Le père Bénédic criait dansl’allée :

– J’espère bien, dame Catherine, que voussèmerez autre chose que des pelures du Hanovre ; c’est àsouhaiter ! car autrement, je risquerais de passer ici centfois sans charger ma bourrique. Dieu du ciel ! je vais bienprier le Seigneur pour qu’il vous éclaire.

Il nasillait et traînait exprès la voix. Lesautres, dehors, riaient en remontant la rue, et maître Jean, à safenêtre, disait :

– Essayez donc de faire du bien auximbéciles, voilà votre récompense !

Chauvel répondit :

– Ce sont de pauvres êtres qu’onentretient dans l’ignorance, pour les faire travailler au profitdes seigneurs et des moines, ce n’est pas leur faute, maîtreLeroux, il ne faut pas leur en vouloir. Si j’avais un bout dechamp, j’y planterais ces pelures ; ils verraient ma récolte,et se dépêcheraient de suivre mon exemple ; car, je vous lerépète, cette plante rapporte cinq et six fois plus que n’importequel froment ou légume. Ses racines sont grosses comme le poing,excellentes à manger, très saines et très nourrissantes. J’en aigoûté moi-même : c’est blanc, farineux, dans le goût deschâtaignes. On peut les cuire au beurre, à l’eau, n’importecomment, et c’est toujours bon.

– Soyez tranquille, Chauvel, s’écriamaître Jean, ils n’en veulent pas, tant mieux, j’en auraiseul ! Au lieu d’ensemencer le quart de mon enclos,j’ensemencerai le clos tout entier.

– Et vous ferez bien. Toute terre estbonne pour ces racines, dit Chauvel, mais principalement la terresablonneuse.

Ils sortirent, causant encore de ceschoses ; puis Chauvel retourna dans sa baraque, maître Jeanentra travailler à la forge, et Nicole et moi nous commençâmes àrenverser nos bancs et nos tables les uns sur les autres, pourlaver le plancher.

Jamais cette dispute de maître Jean et ducapucin ne m’est sortie de l’esprit, et vous le comprendrezfacilement, quand je vous aurai dit que les grosses pelures grisesapportées par Chauvel, étaient la première semence de pommes deterre qu’on ait vue chez nous ; de ces pommes de terre quinous ont préservés de la disette depuis quatre-vingts ans.

Tous les étés, lorsque je vois de ma fenêtrel’immense plaine de Diemeringen se couvrir à perte de vue, jusqu’àla lisière des bois, de grosses troches vertes qui s’enflent, quifleurissent, et changent en quelque sorte la poussière elle-même ennourriture pour les hommes ; quand je vois, en automne, cesmilliers de sacs, debout dans les champs, les hommes, les femmes,les enfants qui chantent et se réjouissent en les chargeant surleurs charrettes, quand je me représente le bonheur des paysansjusqu’au fond des plus misérables chaumières, en comparaison denotre épouvante à nous autres d’avant 89, longtemps avant le moisde décembre, parce qu’on prévoyait déjà la famine, quand je songe àla différence, ces moqueries, ces éclats de rire des imbéciles mereviennent, et je m’écrie en moi-même :

« Oh ! maître Jean, oh !Chauvel, pourquoi ne pouvez-vous pas revivre une heure pendant larécolte et vous asseoir à la tête d’un champ, pour reconnaître lebien que vous avez fait en ce monde ; cela vaudrait la peinede revivre ! Et le père Bénédic devrait revenir aussi, pourentendre les coups de sifflet et les éclats de rire des paysans,lorsqu’ils le verraient avec sa bourrique, gueusant par leschemins. »

Et songeant à ces choses, je me figure quel’Être suprême, dans sa justice, les laisse revenir, qu’ils sont aumilieu de nous et que chacun jouit de son bon sens ou de sa bêtise,dans les siècles des siècles.

Dieu veuille que ce soit vrai : ce seraitla véritable vie éternelle.

Enfin, voilà comment la semence des pommes deterre fut reçue chez nous.

Maître Jean paraissait rempli de confiance,mais il n’était pas au bout de ses peines. C’est dans ce temps quela bêtise du monde parut dans tout son jour, car le bruit serépandit que Jean Leroux perdait la tête et qu’il semait desépluchures de navets, pour avoir des carottes. Les marchands degrains et tous ceux qui passaient à l’auberge le regardaient d’unair moqueur, en lui demandant des nouvelles de sa santé.Naturellement ces abominations l’indignaient ; il en parlaitle soir avec amertume, et sa femme en était chagrine. Mais cela nel’empêcha pas de retourner son enclos derrière l’auberge, de lebien fumer et d’y planter les pelures du Hanovre. Nicole l’aidait,moi je portais le sac.

Les Baraquins et les passants se penchaientsur le petit mur du verger, qui longe le chemin, et nousregardaient en clignant des yeux.

Personne ne disait rien, parce qu’on pensaitbien que maître Jean, à bout de patience, sortirait avec sa triquepour répondre aux malins.

Si je vous racontais tout ce qu’il nous fallutsupporter de moqueries avant la récolte, vous auriez de la peine àle croire ; plus les gens sont bornés, plus ils aiment à rirede ceux qui montrent du bon sens, lorsque l’occasion s’en présente,et l’occasion paraissait très bonne aux Baraquins. Quand on parlaitdes racines du Hanovre, aussitôt tous les imbéciles éclataient derire.

J’étais même forcé de me battre tous les joursà la pâture avec les garçons du village, car ils me voyaient àpeine descendre au vallon, que tous se mettaient à crier :

– Hé ! voici le Hanovrien, celui quiporte le sac de maître Jean.

Alors je tombais dessus avec mon fouet, etsouvent ils se mettaient à dix contre moi, sans honte, et mecinglaient de coups en criant :

– À bas les racines du Hanovre !… àbas les racines du Hanovre !…

Nicolas ni Claude n’étaient plus làmalheureusement. Nicolas travaillait dans les coupes à ébrancherles arbres, et Claude tressait des paniers et faisait des balaisavec le père, ou bien il allait chercher des brindilles de bouleauet des genêts du côté des Trois-Fontaines, avec la permission deGeorges, le garde forestier du Schwirzerhof– pour Mgr lecardinal-évêque – près de Saint-Witt.

Je recevais donc seul la giboulée, mais je nepleurais pas ; ma fureur était trop grande.

On pense d’après cela si j’aurais voulu voirpousser les racines et nos ennemis confondus ! Tous lesmatins, au petit jour, j’étais penché sur le mur de l’enclos, àregarder si rien ne venait, et quand je n’avais rien vu, je m’enallais tout triste, reprochant dans mon âme au père Bénédic d’avoirjeté sur notre champ un mauvais sort.

Avant la Révolution tous les paysans croyaientaux mauvais sorts, et cette croyance avait même fait brûlerautrefois des milliers de malheureux. Si j’avais pu faire brûler lecapucin, il n’aurait pas attendu longtemps, car mon indignationcontre lui était terrible.

À force de batailler contre ceux deLutzelbourg, des Baraques d’en haut et des Quatre-Vents, une sortede fierté m’était venue ; je me faisais gloire de défendre nosracines, et pourtant jamais je n’eus l’idée de m’englorifier ; ni maître Jean, ni Valentin, ni la mère Catherinene savaient rien de ces choses ; mais le père, en voyant lesoir les longues raies rouges qui me cinglaient les jambes,s’étonnait :

– Comment, Michel, disait le pauvrehomme, toi que je croyais si paisible, tu fais aussi commeNicolas : tu donnes et tu reçois des coups ! Prendsgarde, mon enfant, un seul coup de fouet peut vous crever les yeux.Alors, que deviendrions-nous, que deviendrions-nous.

Il hochait la tête tout pensif, et continuaità travailler.

Les jours de pleine lune en été, toute lafamille travaillait devant notre porte, pour ménager l’huile defaîne. Lorsqu’on entendait au loin, bien loin, l’horloge de laville tinter dix heures, le père se levait ; il serrait lesgenêts et les saules, et puis regardant un instant le ciel toutblanc d’étoiles, il s’écriait :

– Ah ! mon Dieu, mon Dieu, que vousêtes grand !… Que votre bonté repose sur vosenfants !

Jamais on n’a dit ces paroles avec autantd’admiration et de tendresse que mon pauvre père ; on voyaitqu’il comprenait ces choses bien mieux que nos moines, quirécitaient le Pater noster ou le Crois en Dieu,comme je prends ma prise de tabac, sans y faire attention.

Ensuite nous rentrions, la journée étaitfinie.

Cela se passait en mai et juin. Les orges, lesseigles et les avoines grandissaient à vue d’œil ; dansl’enclos de maître Jean, rien ne poussait encore.

Mon père m’avait déjà parlé plusieurs fois desracines du Hanovre, et je lui racontais tout le bien que cetteplante pourrait nous faire.

– Dieu le veuille, mon enfant, medisait-il, nous en avons grand besoin ; la misère augmente dejour en jour, les charges sont trop fortes, les corvées nousprennent aussi trop de journées !

Et la mère criait :

– Oui, surtout quand on est encore forcéde faire celles des autres ! Nous avons bien besoin d’uneplante qui nous sauve, qu’elle vienne du Hanovre ou d’ailleurs.Cela ne peut pas durer.

Elle avait raison ! Malheureusement, onne voyait encore rien pousser dans l’enclos de maître Jean. Leparrain commençait à croire que le père Bénédic n’avait pas eu tortde rire ; il songeait à retourner sa terre pour y semer de laluzerne. C’était dur, car on pouvait bien se figurer que tous lesgens du pays allaient se moquer de lui pendant des années. Il fautabsolument réussir pour que les gueux se taisent et voilà pourquoisi peu de gens osent entreprendre quelque chose de nouveau, voilàpourquoi nous restons dans l’ornière : c’est la crainte desimbéciles, de leurs moqueries et de leurs éclats de rire, quiretient les hommes entreprenants et courageux. Si nous sommesencore arriérés dans nos cultures, c’est à cela qu’il fautl’attribuer.

Nous étions donc désolés.

Si Chauvel n’avait pas fait alors sa grandetournée en Lorraine, la mère Catherine l’aurait accablé dereproches, car elle lui mettait tout sur le dos.

Un matin, entre quatre et cinq heures, aucommencement de juin, je descendais la rue comme à l’ordinaire pouréveiller Nicole, fourrager les bêtes et les conduire à la pâture.Il était tombé beaucoup de rosée pendant la nuit ; le jour selevait rouge et chaud du côté des Quatre-Vents. En passant près del’enclos, avant de frapper à la porte, je regarde par-dessus lemur, et qu’est-ce que je vois ? À droite, à gauche, destouffes de feuilles verdâtres qui s’élèvent partout : la roséeavait amolli la terre, les germes de nos racines sortaient parmilliers.

Aussitôt je saute dans le champ, je reconnaisque c’est bien vrai, que ces feuilles ne ressemblent à rien dupays, et je cours derrière la maison ; je frappe aux volets dela chambre où dormaient maître Jean et sa femme ; je frappecomme un malheureux.

Maître Jean crie :

– Qui est là ?

– Ouvrez, parrain !

Il ouvre en chemise.

– Parrain, les racinespoussent !

Maître Jean était bien en colère d’êtreréveillé, mais en entendant cela, sa grosse figure fut touteréjouie.

– Elles poussent ?

– Oui, parrain, de tous côtés, en haut,en bas du champ. Dans une seule nuit elles sont venues.

– C’est bon, Michel, fit-il en sedépêchant de s’habiller, j’arrive ! – Hé ! Catherine, lesracines poussent !…

Sa femme se leva bien vite. Ils s’habillèrent,et nous descendîmes ensemble dans l’enclos. Ils virent que je nem’étais pas trompé ; les feuilles sortaient à foison, c’étaitmême extraordinaire. Maître Jean dit d’un aird’admiration :

– Tout ce que Chauvel nous avait racontéarrive… Le capucin et les autres vont avoir le nez long !…Ha ! ha ! ha ! quelle chance !… Mais à cetteheure, il faut butter les pieds, et je le ferai moi-même. Noussuivrons de point en point ce que nous a recommandé Chauvel. Cethomme est rempli de bon sens, il a plus de connaissances que nous,il faut suivre ses conseils.

Dame Catherine l’approuvait.

Nous rentrâmes ensuite à l’auberge. On ouvritles fenêtres, j’allai fourrager le bétail et je partis sans riendire à personne, étant moi-même trop étonné. Mais une fois auvallon, comme les autres garçons criaient :

– Voici le Hanovrien !

Au lieu de me fâcher, je leur répondisglorieusement :

– Oui, oui, je suis celui qui portait lesac de maître Jean, je suis Michel.

Et voyant qu’ils s’étonnaient :

– Allez voir là-haut, leur dis-je enmontrant l’enclos avec mon fouet, elles poussent, nos racines, etplus d’un gueux sera content d’en avoir dans sa cave !

J’étais tout fier. Les autres se regardaientsurpris ; ils pensaient :

« C’est peut-être vrai ! »

Mais ensuite ils se mirent à siffler, à crier,et je ne leur répondis plus ; l’envie de me battre étaitpassée ; j’avais eu raison, c’était bien assez pour moi.

Lorsque je rentrai, vers six heures, on nedisait encore rien au village ; seulement, le lendemain, lesurlendemain et les jours suivants, le bruit se répandit que lesracines de Jean Leroux poussaient, et que ce n’étaient ni desraves, ni des navets, mais une plante nouvelle. Du matin au soir,des gens se penchaient sur notre mur et regardaient en silence, ilsne se moquaient plus de nous ! Le parrain nous avait aussirecommandé de ne rien leur dire, parce qu’il vaut mieux que lesgens reconnaissent eux-mêmes leurs torts, sans qu’on leur fasse dereproches.

Malgré cela, maître Jean lui-même, un soir quele capucin passait avec sa bourrique, ne put s’empêcher de luicrier :

– Hé ! père Bénédic, voyezdonc ! le Seigneur a béni la plante des hérétiques ;voyez comme elle vient !

– Oui, répondit le capucin en riant, j’aivu ça, j’ai vu ça !… Que voulez-vous ? Je croyais qu’ellevenait du diable, elle vient de Notre-Seigneur. Tant mieux… tantmieux ! nous en mangerons tout de même, si elle est bonne,bien entendu.

Ainsi les capucins avaient toujoursraison ; quand une chose réussissait, le Seigneur l’avaitfaite ; quand elle tournait mal, c’était le diable, et lesautres devaient seuls supporter la perte.

Que les hommes sont bêtes, ô mon Dieu,d’écouter des êtres pareils ! Autant les enfants, les infirmeset les vieillards méritent d’être secourus, autant les fainéantsméritent d’être chassés. C’est une grande consolation pour moi dene leur avoir jamais rien donné. Tous les gueux, capucins ou non,qui se présentent à la ferme, sont reçus par mon ordre, dans lacuisine, à midi. Ils voient les domestiques et les servantes, fraiset joufflus, autour de la table, en train de manger et de boire unbon coup, comme cela doit être lorsque l’on travaille ferme etlongtemps. Cette vue leur ouvre l’appétit. Mon garçon de labour, levieux Pierre, entre deux grosses bouchées, leur demande :

– Que voulez-vous ?

S’ils commencent à faire leurs grimaces, onleur présente le manche d’une pioche ou d’une pelle, on leur offrede l’ouvrage ; presque toujours, ils s’en vont la tête basse,en pensant :

« Il paraît que ces gens-là ne veulentpas travailler pour nous… Quelle mauvaise race !… »

Et moi, sur ma porte, je ris en leursouhaitant bon voyage.

Si l’on avait fait la même chose aux capucinset à tous les paresseux de cette espèce, ils n’auraient pas réduitles paysans à la misère, et dévoré pendant des siècles le fruit deleur travail.

Mais il faut que je vous raconte maintenant lafloraison et la récolte de nos pommes de terre, et ce qui mit JeanLeroux en plus grande estime et considération encore qu’il n’étaitavant dans le pays.

En juillet, l’enclos de maître Jean se voyaitde la côte de Mittelbronn, comme un grand bouquet vert etblanc ; les tiges montaient presque au niveau du mur.

Durant ces grands jours de chaleur, quand toutsemble dessécher dans les champs, c’était une joie de regarder nosbelles plantes s’étendre de plus en plus ; il ne fallait qu’unpeu de rosée le matin pour les entretenir dans leurfraîcheur ; et l’on se figurait au-dessous les grosses racinesen train de s’allonger et de prendre du corps.

Nous y rêvions pour ainsi dire toujours, et,le soir, nous ne parlions plus que de cela, les gazetteselles-mêmes étaient oubliées, parce que les affaires du Grand-Turcet de l’Amérique nous intéressaient moins que les nôtres.

Nous voyions bien, au commencement deseptembre, que toutes les fleurs étaient tombées et que les piedsse desséchaient de jour en jour ; nous pensions :

« Il est temps de sortir lesracines ! »

Mais le parrain disait :

– Chauvel nous a prévenus qu’on les sorten octobre. Au 1er octobre, nous essayerons par un pied,et s’il faut encore attendre, on attendra.

C’est ce qu’il fit le 1er octobreau matin, par un temps de brouillard. Vers dix heures, maître Jeansortit de la forge ; il entra dans la cuisine, prit une piochederrière la porte et descendit dans l’enclos.

Nous le suivions.

À la première touffe, il fit halte et donnason coup de pioche. Et quand il eut enlevé la motte et que nousvîmes ces grosses pommes de terre roses tomber autour ; quandnous vîmes qu’au second, qu’au troisième coup, il en sortaitautant, et que cinq ou six pieds remplissaient la moitié d’unpanier, alors nous nous regardâmes bien étonnés ! Nous nepouvions en croire nos yeux.

Maître Jean ne disait rien. Il fit quelquespas, prit un autre pied au milieu du champ, et donna un nouveaucoup de pioche. Ce pied avait autant de pommes de terre que lesautres et de plus belles ; c’est pourquoi le parrains’écria :

– Je vois maintenant ce que nousavons ; il faut que l’année prochaine mes deux arpents sur lacôte soient plantés de ces racines, et le reste, nous le vendronsun bon prix ; ce qu’on donne pour rien aux gens, ils leregardent aussi comme rien.

Sa femme avait ramassé les pommes de terredans un panier ; il le prit, et nous rentrâmes à lamaison.

Dans la cuisine, maître Jean me dit d’allerchercher Chauvel, rentré depuis la veille au soir, d’une longuetournée en Lorraine. Il demeurait avec sa petite Marguerite, àl’autre bout des Baraques. Je courus le prévenir, et tout de suiteil arriva, pensant bien que maître Jean venait de déterrer sesracines, et souriant d’avance.

Comme il entrait dans la cuisine, le parrain,les yeux brillants de joie, lui montra le panier au bord de l’âtre,en s’écriant :

– Voilà ce qui vient de six pieds, etj’en ai déjà mis autant dans la marmite.

– Oui, c’est ça, répondit Chauvel sansparaître étonné, c’est bien ça, je vous avais prévenu.

– Vous dînez avec nous, Chauvel, ditmaître Jean, nous allons les goûter ; et si c’est bon, ce serala richesse des Baraques.

– C’est très bon, vous pouvez me croire,fit le colporteur, c’est surtout une très bonne affaire pourvous ; rien que sur la semence, vous gagnerez quelquescentaines de livres.

– Il faut voir, s’écria maître Jean, quine se tenait plus de joie, il faut voir !

Dame Catherine venait de casser des œufs pourfaire une omelette au lard ; elle avait déjà dressé la grandesoupière, où fumait une bonne soupe à la crème. Nicole descendit àla cave remplir la cruche de petit vin blanc d’Alsace, et puis elleremonta mettre la table.

Le parrain et Chauvel entrèrent dans la salle.Ils comprenaient bien que ces racines allaient être une bonneaffaire ; mais de croire qu’elles changeraient l’état dupeuple, qu’elles aboliraient la famine et qu’elles feraient pluspour le genre humain que le roi, les seigneurs et tous ceux qu’onélevait jusqu’aux nues, une idée pareille ne pouvait leurvenir ; surtout à maître Jean, qui voyait principalement sonprofit dans la chose, sans pourtant oublier tout à fait lereste.

– Pourvu qu’elles aient seulement le goûtdes navets, disait-il, je n’en demande pas plus.

– Elles sont bien meilleures. On peut lesmanger de mille façons, répondit Chauvel. Vous devez bien penserque si je n’avais pas été sûr que la plante était bonne, utile pourvous et pour tout le monde, je n’aurais pas mis ces pelures dansmon panier, – il est assez lourd sans cela ! – et je ne vousaurais pas conseillé d’en planter dans votre enclos.

– Sans doute ! Mais on peut pourtantdire son mot. Moi, je suis comme saint Thomas, il faut que je voie,que je tâte, dit maître Jean.

Et le petit calviniste, riant en dessous, luirépondit :

– Vous avez raison !… Mais voustâterez… voici que Nicole dresse la table… ce ne sera pas long.

Tout était prêt.

En ce temps les domestiques et le maîtremangeaient ensemble, mais la servante et la femme du maîtreservaient ; elles ne s’asseyaient à table qu’après lerepas.

Nous venions donc de nous asseoir, maître Jeanet Chauvel contre le mur, d’un côté ; la petite Marguerite etmoi de l’autre ; on allait manger, quand le parrains’écria :

– Hé ! voici Christophe !

C’était M. Christophe Materne, curé deLutzelbourg, un homme grand, roux et crépu, comme tous les Maternede la montagne. Le parrain l’avait vu passer devant nosfenêtres ; nous l’entendions déjà trépigner sur les marchesdehors, pour détacher la glèbe de ses gros souliers ferrés, etpresque aussitôt il entra, ses larges épaules en voûte sous lapetite porte, le bréviaire sous le bras, son grand bâton de houx àla main, et le tricorne râpé sur sa grosse cheveluregrisonnante.

– Ah ! ah ! s’écria-t-il d’unevoix terriblement forte, je vous retrouve encore ensemble,parpaillots !… Vous complotez bien sûr de rétablir l’Édit deNantes ?

– Hé ! Christophe, tu arrives bien,lui répondit maître Jean tout joyeux, assieds-toi… Regarde… jelevais le couvercle de la soupière.

– C’est bon, répondit le curé d’un air debonne humeur, en accrochant son tricorne au mur et déposant sonbâton près de l’horloge, c’est bon… je te vois venir… tu veuxm’apaiser ; mais cela ne va pas, Jean ! ce Chauvel tegâte ? il faut que je le signale au prévôt.

– Et qui fournira des Jean-Jacques àMM. les curés de la montagne ? fit Chauvel avecmalice.

– Taisez-vous, mauvaise langue, réponditle curé, tous vos philosophes ne valent pas un verset del’Évangile.

– Hé ! l’Évangile… s’écria le petitcalviniste, nous n’avons jamais demandé que cela, nousautres !

– Oui… oui…, fit M. Materne, vousêtes de braves gens… nous le savons, Chauvel ; mais nousconnaissons aussi le dessous des cartes.

Puis, s’adressant à Marguerite et à moi, etpassant sa grande jambe entre nous deux :

– Allons, mes enfants, dit-il avecdouceur, faites-moi place.

Nous nous serrions, repoussant nos assiettes,à droite et à gauche. Enfin, M. le curé s’assit, et pendantqu’il mangeait sa soupe, moi sur le bout du banc, je le regardaisdu coin de l’œil, sans oser lever le nez de mon assiette, tellementje lui trouvais l’air terrible, avec ses grands yeux gris, sa têtecrépue et ses mains de géant !

C’était pourtant le meilleur des hommes que cebrave curé Christophe. Au lieu de vivre tranquillement du produitde la dîme et de mettre quelque chose de côté pour ses vieux jours,comme beaucoup de ses confrères, il ne pensait qu’à travailler et àse dévouer pour les autres. En hiver, il tenait lui-même l’école deson village ; et, pendant les beaux jours, quand les enfantsconduisaient les bêtes à la pâture, il taillait du matin au soir,dans la pierre ou le vieux chêne, des images de saints et desaintes pour les paroisses qui n’avaient pas le moyen d’en acheter.On lui amenait le morceau de bois ou le bloc de pierre, et il vousrenvoyait le saint Jean, la sainte Vierge ou le Père éternel.

Maître Jean et M. Materne étaient du mêmevillage ; c’étaient deux vieux amis, ils s’aimaient bien.

– Hé ! dis donc, Christophe, s’écriatout à coup le parrain, qui venait d’achever sa soupe, est-ce quetu recommenceras bientôt ton école ?

– Oui, Jean, la semaine prochaine,répondit M. le curé. C’est même pour cela que je suis enroute ; je vais à Phalsbourg chercher du papier et des livres.Je pensais commencer le 20 septembre, mais il a fallu finir unsaint Pierre pour la paroisse d’Abreschwiller, qui rebâtit sonéglise. J’avais promis, j’ai voulu tenir ma promesse.

– Ah ! bon !… Alors c’est pourla semaine prochaine.

– Oui, lundi prochain nouscommencerons.

– Tu devrais bien prendre ce garçon-là,dit le parrain en me montrant ; c’est mon filleul, le fils deJean-Pierre Bastien. Je suis sûr qu’il apprendrait de bon cœur.

En entendant cela, je devins tout rouge deplaisir, car je désirais depuis longtemps d’aller à l’école.M. Christophe s’était retourné de mon côté.

– Voyons, fit-il en posant sa grosse mainsur ma tête, regarde-moi.

Je le regardai les yeux troubles.

– Comment t’appelles-tu ?

– Michel, monsieur le curé.

– Eh bien ! Michel, tu seras lebienvenu. La porte de mon école est ouverte pour tout lemonde ; plus il vient d’écoliers, plus je suiscontent !…

– À la bonne heure, s’écria Chauvel,voilà ce qui s’appelle parler !

Et maître Jean, levant son verre, porta lasanté de son ami Christophe.

Ceux qui vont aujourd’hui tranquillement àl’école de leur village, et qui reçoivent en quelque sorte pourrien les leçons d’un homme instruit, honnête et très souventcapable de remplir une meilleure place, ceux-là ne se figurent pascombien d’autres, avant la Révolution, auraient envié leur sort.Ils ne se figurent pas non plus la joie d’un pauvre garçon commemoi, lorsque M. le curé voulut bien me recevoir, et que je medis :

« Tu sauras lire, écrire ; tu nevivras pas dans l’ignorance, comme tes pauvresparents !… »

Non, ces choses il faut les avoirsenties ; il faut avoir vécu dans un temps pareil. Aussi lesmalheureux qui ne profitent pas d’un si grand bienfait sont bien àplaindre ; ils sauront un jour ce que c’est de traverser lavie au dur service des autres ; ils auront le temps de serepentir. Moi, j’étais en quelque sorte ébloui de monbonheur ; j’aurais voulu courir à la maison, prévenir mon pèreet ma mère de ce qui m’arrivait ; je ne tenais plus enplace !

Tout ce qui me revient encore de ce jour,c’est qu’après l’omelette, la mère Catherine apporta les pommes deterre dans une corbeille. Elles étaient cuites à l’eau, blanches,les pelures crevées ; la farine en tombait, etM. Christophe demandait en se penchant :

– Qu’est-ce que c’est, Jean ? D’oùcela vient-il ?

Le parrain nous ayant dit d’en goûter, ontrouva ces racines tellement bonnes, que toute la tabledisait :

– Nous n’avons jamais rien mangé d’aussibon !

M. le curé apprenant que c’étaient làjustement ces racines dont tout le pays s’était moqué, et qu’unquart d’arpent allait en donner au moins quinze sacs, ne voulaitpas le croire :

– Ce serait trop beau, disait-il ;ce n’est pas possible ! Et comme, à force de manger et de nousextasier, cela ne glissait plus, la mère Catherine vida un grandpot de lait dans une écuelle, pour nous aider. Alors les bras nefaisaient plus qu’aller et venir ; tellement qu’à la finM. Christophe dit, en posant sa cuillère sur latable :

– C’est assez, Jean, c’est assez !On serait capable de se faire du mal : c’est tropbon !…

Nous pensions tous comme lui.

Avant de partir, M. le curé voulut voirnotre enclos. Il se fit expliquer la manière de cultiver lesracines du Hanovre ; et quand Chauvel lui dit qu’ellesvenaient encore mieux dans les terrains sablonneux des montagnesque dans les terres fortes de la plaine, il s’écria :

– Écoutez, Chauvel, en apportant cespelures dans votre panier, et toi, Jean, en les plantant dans laterre, malgré les moqueries des capucins et des autres imbéciles,vous avez plus fait pour notre pays, que tous les moines desTrois-Évêchés depuis des siècles. Ces racines seront le pain despauvres !

Il recommanda ensuite au parrain de luiconserver de la semence, disant qu’il voulait la mettre dans sonjardin, pour donner l’exemple ; et qu’il fallait que dans deuxou trois ans, la moitié du finage de sa paroisse fût plantée de cesbonnes racines. Après quoi il partit pour Phalsbourg.

C’est ainsi que les pommes de terre sontvenues dans notre pays. J’ai pensé que cela ferait plaisir auxpaysans de l’apprendre.

L’année suivante, le parrain en mit dans sonchamp carré, sur la côte, et il en récolta plus de soixantesacs ; mais le bruit s’étant répandu qu’elles donnaient lalèpre, personne ne voulut en acheter, sauf Létumier, des Baraques,et deux laboureurs de la montagne. Heureusement, l’automne d’après,la nouvelle arriva dans les gazettes qu’un brave homme, nomméParmentier, avait planté de ces racines aux environs de Paris,qu’il les avait présentées au roi, et que Sa Majesté en avaitmangé !… Alors tout le monde voulut en avoir, et maîtreLeroux, que la grande bêtise des gens avait fâché, leur vendit sasemence très cher.

Chapitre 5

 

C’est de ce temps que je commence à vivre.Celui qui ne sait rien, et qui n’a pas le moyen de s’instruire,passe sur la terre comme un pauvre cheval de labour ; iltravaille pour les autres, il enrichit ses maîtres, et, quand ildevient faible et vieux, on s’en débarrasse.

Tous les matins, au petit jour, le pèrem’éveillait. Les frères et sœurs dormaient encore. Je m’habillaissans faire de bruit, et je sortais avec mon petit sac, les piedsdans mes sabots, le gros bonnet de roulier sur les oreilles et mabûche sous le bras. Il faisait froid à l’entrée de l’hiver. Jefermais bien la porte et je partais, soufflant dans mes doigts.

Comme tout me revient après tantd’années : le sentier qui monte et redescend, les vieux arbresdépouillés au bord du chemin, le grand silence de l’hiver dans laforêt ; et puis le village de Lutzelbourg au fond du vallon,avec son clocher pointu, le coq dans les nuages gris ; lepetit cimetière en bas, les tombes enterrées dans la neige ;les vieilles maisons, la rivière, le moulin du père Sirvin, quiclapote sur la grande fosse tournoyante… Est-il possible que leschoses de l’enfance vivent toujours dans votre esprit, quand lereste est vite oublié !…

J’arrivais presque toujours avant les autres.J’entrais dans la salle encore vide. La mère de M. le curéChristophe, une toute petite femme courbée et ratatinée, la jupe detoile rouge montant derrière jusqu’au milieu du dos, à la modealsacienne, le bonnet en forme de coussin, sur le chignon,Mme Madeleine, alerte comme une souris, venait déjà d’allumerle feu. Je posais ma bûche à côté du poêle, et mes sabots dessous,pour les sécher. Tout est encore là sous mes yeux : lespoutres blanchies à la chaux ; les petits bancs à lafile ; le grand tableau noir, contre le mur entre les deuxfenêtres ; tout au fond, la chaire de M. Christophe, surune petite estrade ; et au-dessus de la chaire, le grandcrucifix.

Chacun devait balayer à son tour, mais jecommençais en attendant les autres. Il en arrivait de Hultenhausen,des Baraques et même de Chèvrehof.

C’est là que j’ai connu tous mes vieuxcamarades : Louis Frossard, le fils du maire ; il estmort jeune, pendant la Révolution ; – Aloïs Clément, qui futtué d’un coup de mitraille à Valmy ; il était déjà lieutenanten 92 ; – Dominique Clausse, qui s’est établi menuisier, plustard, à Saverne ; – François Mayer, maître tailleur au6e hussards ; en 1820, il s’est retiré riche, à ceque l’on dit, mais où, je n’en sais rien ! – Antoine Thomas,chef de bataillon dans la vieille garde ; combien de fois ilest venu me voir à la ferme, après 1815 ! Nous causions de nosanciennes histoires ; je lui donnais toujours la chambred’honneur, en haut ; – Jacques Messier, garde général des eauxet forêts ; – Hubert Perrin, maître de la poste aux chevaux deHéming ; et cinquante autres, qui ne seraient jamais riendevenus sans la Révolution.

Avant 89, le fils du cordonnier restaitcordonnier, le fils du bûcheron restait bûcheron, on ne sortait pasde sa classe. Au bout de trente ou quarante ans, on vous retrouvaità la même place, faisant la même chose, un peu plus gros, un peuplus maigre, voilà tout ! Mais aujourd’hui, on peut s’éleverpar son courage et son bon sens, il ne faut jamais désespérer derien, le fils d’un simple paysan, pourvu qu’il ait du talent et dela conduite, peut arriver à gouverner la France.

Louons donc le Seigneur de nous avoir éclairésde ses lumières, et réjouissons-nous de ce beau changement.

Pour en revenir à mes anciens camaradesd’école, maintenant ils sont tous partis. L’année dernière nous nerestions plus que deux : Joseph Broussousse, chapelier àPhalsbourg, et moi. Quand j’allais acheter un chapeau de paille, auprintemps, le gros Broussousse reconnaissait ma voix ; ilarrivait toujours en traînant la jambe et criant :

– Hé ! c’est MichelBastien !

Il fallait absolument passer dansl’arrière-boutique et vider ensemble une bouteille de son vieuxbourgogne. Et Broussousse, à la fin, en me reconduisant, nemanquait pas de dire :

– Allons… allons… ça marche encore,Michel ! Mais, attention !… Lorsque je prendrai monpasseport, tu pourras faire viser le tien. Ha ! ha !ha !

Il riait.

Pauvre Broussousse ! L’automne dernier,il a fallu le conduire derrière la bascule. Et malgré tout ce qu’ilme disait, je ne veux pas faire viser mon passeport. Non ! ilfaut d’abord que cette histoire soit finie, et puis j’inventeraiencore autre chose pour attendre. Ne nous pressons pas, il esttoujours temps de lever le pied.

Enfin c’est chez M. Christophe que j’aiconnu tous ces vieux amis, et bien d’autres dont les noms mereviendront peut-être plus tard. – Sur le coup de huit heures, ilsarrivaient tous à la file en criant :

– Bonjour, monsieur Christophe !Bonjour, monsieur Christophe !

Il n’était pas encore là, et l’on criait toutde même. On se serrait autour du poêle, on riait, on se poussait.Mais à peine les grands pas de M. le curé se faisaient-ilsentendre dans l’allée, que tout se taisait. Chacun allait se mettresur son banc, la croisette sur les genoux et le nez dessus, sanssouffler. Car, pour dire la vérité, M. Christophe n’aimait pasle bruit ni les disputes ; je me rappelle l’avoir vu plusd’une fois, pendant la classe, lorsqu’on se donnait des coups decoude, se lever tranquillement, vous tirer du banc par le collet,et vous jeter dehors comme de petits chats.

On n’avait plus envie de recommencer, et mêmeon tremblait dans sa peau, lorsqu’il vous regardait de travers.

M. le curé arrivait donc ; ilregardait, debout sur la porte, si tout était en ordre. Onentendait bourdonner le feu ; rien ne bougeait ! Puis ilmontait dans sa chaire, en nous criant :« Allez ! » et tous ensemble nous chantions le B A,BA. Cela durait longtemps ; à la fin, M. le curé nouscriait : « Halte ! » et l’on se taisait. Alorsil nous appelait chacun à notre tour :

– Jacques ! Michel !Nicolas ! arrive !…

On s’approchait, le bonnet à lamain :

– Qui vous a créés et mis aumonde ?

– C’est Dieu.

– Pourquoi Dieu vous a-t-il créés et misau monde ?

– Pour l’adorer, pour l’aimer, pour leservir, et par ce moyen obtenir la vie éternelle.

C’était un bon moyen de nous instruire ;rien que d’avoir entendu répondre les autres, je savais au bout detrois mois presque tout mon catéchisme.

Il nous faisait aussi réciter le livret pardemandes et par réponses ; et puis il avait l’habitude, versonze heures, de passer derrière les bancs et de se pencher pourreconnaître si vous étudiez ; quand on épelait bas, il vouspinçait doucement l’oreille, en disant :

– C’est bien… ça marchera !

Chaque fois qu’il me disait cela, je nerespirais plus, mes yeux se troublaient de contentement. Une foismême il me dit :

– Tu préviendras maître Jean Leroux queje suis content de toi. Tu m’entends ? Je te donne cettecommission.

Ce jour-là le maire de la ville, les échevins,le gouverneur lui-même, n’auraient pas été mes cousins ; etpourtant je ne dis rien à maître Jean, pour ne pas tomber dans lepéché d’orgueil.

Au commencement du mois de mars, je savaislire. Malheureusement maître Jean ne pouvait pas me nourrir à nerien faire toute l’année, et quand le printemps revint, au lieu decontinuer d’aller à l’école, il fallut retourner à la pâture. Maisj’avais toujours le catéchisme dans mon sac, et pendant que meschèvres grimpaient sur les rochers, moi, tranquillement assis dansune touffe de bruyères, à l’ombre d’un hêtre ou d’un chêne, jerepassais ce que M. le curé nous avait appris. Il arriva doncqu’au lieu d’oublier mes leçons, comme ceux de Hultenhausen, deChèvrehof et d’ailleurs, je les savais encore mieux à la fin del’automne, et que M. Christophe, à la rentrée d’hiver, me fitpasser dans la classe des riches de Lutzelbourg, qui suivaientl’école toute l’année. J’appris tout ce qu’on apprenait en cetemps-là dans nos villages : à lire, écrire et calculer unpeu ; et le 15 mars 1781, je fis ma première communion. Ce futla fin de mes études. J’étais aussi savant que maître Jean ;le reste, avec du travail et de la bonne volonté, devait venir toutseul.

Depuis ce temps le parrain me prit tout à faità sa forge ; il donna son bétail à garder au vieux Yéri, lehardier de la ville, je continuais à le soigner dansl’étable, mais j’apprenais en même temps un état ; et quelquesmois après, la force m’étant venue, je battais déjà le fer entroisième.

La mère Catherine et Nicole avaient pour moide la considération, car le soir, lorsque le feu de la forge avaitfatigué les yeux de maître Jean, c’est moi qui lisais les gazetteset les petits livres de toute sorte que nous apportait Chauvel. Jelisais, mais sans comprendre, bien des choses ! Par exemple,quand la gazette parlait des droits de la couronne, des impositionsdes pays d’État et des pays d’élection, j’en suais sang eteau ; cela ne pouvait pas m’entrer dans la tête. Je voyaisbien que c’était de l’argent qu’il fallait donner au roi, mais jene comprenais pas la manière dont on nous le prenait.

Pour tout ce qui regardait notre pays, c’étaitautre chose. Quand la gazette parlait de gabelles, comme j’allaistoutes les semaines en ville acheter le sel de la maison, à sixsous la livre, ce qui ferait plus de douze sous aujourd’hui, je mefigurais le saunier criant par son guichet à quelque pauvrediable :

« Tu n’es pas venu mardi dernier… Tuachètes de la contrebande… J’ai l’œil sur toi… Prendsgarde !… »

Car, non seulement il fallait acheter le selau bureau de la gabelle, beaucoup plus qu’il ne valait, mais ilfallait en acheter tant par tête et par semaine.

Quand il était question de dîmes, je mefigurais le paulier, avec sa perche et ses voitures, criant au loindans les champs, pendant la moisson :

« Eh ! ohé ! gare laonzième ! »

Alors, même en temps d’orage, quand la pluiemenaçait, il fallait ranger les gerbes en ligne ; et lepaulier venait lentement, lentement vous accrocher les plus bellessous le nez, pour les lancer sur son tas.

C’était assez clair !

Je comprenais aussi les droits sur lesboissons, ceux du treizième sur les ventes, du péage, du halage surtoutes les marchandises, les droits réunis, les droits réservés,les droits de tarif, de cloison, d’imposition, d’entrée, d’octroi,de courte-pointe, de graissage, etc. Je n’avais qu’à me représenterles barrières, les halles, la mairie, et puis lescontrôleurs-jurés-visiteurs, les marqueurs, les jaugeurs, lescourtiers de police sur les vins, les inspecteurs-gourmets, lesessayeurs d’eau-de-vie, les essayeurs de bière, les jurés-vendeurs,priseurs et visiteurs de foin, les botteleurs, les leveurs deminot, les auneurs-jurés, les contrôleurs de porcs, les inspecteursaux boucheries, et mille autres employés, allant, venant, tâtant,regardant, ouvrant, déballant, arrêtant, tançant et confisquant…Tout cela, je le comprenais très bien.

Chauvel m’expliquait le reste.

– Tu veux savoir ce que c’est qu’un paysd’élection, me disait-il, tranquillement assis derrière le poêle,ce n’est pas difficile à comprendre, Michel. Un pays d’élection estune ancienne province de France, une des premières comme Paris,Soissons, Orléans, où les rois ont commencé. Dans ces pays-là, lesintendants du roi sont tout et font tout ; ils mettent lesimpositions comme ils veulent, ils chargent le baudet tant etplus ; ils sont les maîtres, personne n’ose piper ni seplaindre. Les plaintes qu’on fait contre eux leur reviennent, etils les jugent ! Autrefois ces pays nommaient eux-mêmes leursrépartiteurs ; ils arrangeaient leur bât, pour le porter avecmoins de peine. On appelait ces répartiteurs : les élus !et c’est à cause de cela qu’on disait : – Ce sont des paysd’élection. – Mais depuis deux cents ans les intendants nomment lesrépartiteurs ; cela leur convient mieux.

Il clignait de l’œil.

– As-tu compris, Michel ?

– Oui, maître Chauvel.

– Eh bien, pour les pays d’État, ou paysconquis, comme notre pays de Lorraine, d’Alsace, comme la Bretagne,la Bourgogne, c’est différent. Ici, les intendants ne font pastout, les nobles et les évêques se réunissent de temps en temps enassemblées provinciales, ils votent les impôts, d’abord pour lapart de la province dans les dépenses de tout le royaume ;c’est comme ils disent : – le don gratuit… l’affaire duroi ! – ensuite pour leurs propres dépenses, pour leurschemins, leurs cours d’eau, leurs bâtisses, etc. Avant de serendre, nos pays ont fait leurs conditions, les nobles et lesévêques de nos pays s’entend ! Ils ont eu leur capitulation,ils ont gardé leurs avantages et privilèges. Quant à nous, pauvrediables, nous payons, c’est notre droit ; personne ne viendranous l’ôter, celui-là ! Nous payons, non seulement commeautrefois les charges de nos provinces, mais depuis la capitulationnous payons en sus l’affaire du roi ; c’est le plus clair denotre bénéfice. Tu comprends, Michel ?

– Oui.

– Eh bien, tâche de t’ensouvenir !

Maître Jean s’indignait :

– Ce n’est pourtant pas juste, disait-il,son gros poing sur la table, non, ce n’est pas juste !Sommes-nous tous Français, oui ou non ? Sommes-nous du mêmesang, de la même nation ? Pourquoi les uns votent-ils leursimpositions, et pourquoi les autres payent-ils toujours ?Est-ce que les avantages et les frais ne doivent pas être mis encommun ?

– Hé ! sans doute, répondaittranquillement Chauvel. Et les barrières, et les taxes, et lesaides, et les corvées, et toutes ces charges qui pèsent sur lespauvres seuls, pendant que les nobles, les couvents et même lesbourgeois en train de s’anoblir ne supportent rien ou presque rien,tout cela n’est pas juste non plus ! Mais à quoi sert d’enparler ? Nous ne changerons rien à la chose.

Jamais il ne s’emportait. Je me rappellel’avoir souvent entendu raconter les misères de ses anciens, avecun grand calme : comme on les avait chassés de la Rochelle,comme on leur avait pris terre, argent, maisons, comme on les avaitpersécutés à travers toute la France, enlevant leurs enfants deforce, pour les élever dans la religion catholique, comme plustard, à Lixheim, on leur avait envoyé des dragons pour lesconvertir à coups de sabre, comme le père s’était sauvé dans lesbois du Graufthal, où la mère et les enfants l’avaient suivi lelendemain, renonçant à tout plutôt qu’à leur religion, comme legrand-père avait été mis aux galères de Dunkerque treize ans, lajambe attachée jour et nuit sur son banc de rameur, avec unvéritable scélérat pour maître, qui les rouait de coups tellement,qu’un grand nombre de ces calvinistes en mouraient ; et quandon livrait bataille, comment ces malheureux galériens voyaient lesAnglais pointer leurs grosses pièces chargées jusqu’à la gueule, –en face de leur banc, à quatre pas, sans pouvoir bouger, – et lamèche descendre sur la lumière ! et puis, une fois les balles,les clous et les biscaïens passés, comme on arrachait leurs jambesfracassées de la chaîne, comme on les jetait à la mer, en balayantle reste.

Il racontait ces choses, qui nous faisaientfrémir, en se râpant une prise de tabac dans le creux de la main,et sa petite Marguerite, toute pâle, le regardait avec ses grandsyeux noirs en silence.

Il finissait toujours par dire :

– Oui, voilà ce que les Chauvel doiventaux Bourbons, au grand Louis XIV, à Louis XV, le Bien-Aimé !C’est drôle, n’est-ce pas, notre histoire ? Et moi-même,encore aujourd’hui, je ne suis bon à rien, je n’ai pas d’existencecivile. Notre bon roi, comme tous les autres, en montant sur sontrône, au milieu de ses évêques et de ses archevêques, a juré notreextermination : – « Je jure de m’appliquer sincèrement etde tout mon pouvoir à exterminer de toutes les terres soumises à madomination, les hérétiques nommément condamnés parl’Église ! » Vos curés, qui dressent les actes de la vie,et qui doivent être pour tous les Français, refusent de dresser nosactes de naissance, de mariage et de décès. La loi nous défendd’être juges, conseillers, maîtres d’école. Nous ne pouvons querouler dans le monde, comme des animaux ; on nous couped’avance toutes les racines qui font vivre les hommes, et pourtantnous ne faisons pas de mal, tous sont forcés de reconnaître notrehonnêteté.

Maître Jean répondait :

– C’est abominable, Chauvel, mais lacharité chrétienne ?…

– La charité chrétienne !… Nousl’avons toujours eue, disait-il, heureusement pour nosbourreaux ! Si nous ne l’avions pas eue !… Mais tout sepaye, avec les intérêts des intérêts !… Il faut que tout sepaye !… si ce n’est pas dans un an, c’est en dix ; si cen’est pas en dix ans, c’est en cent… en mille… Tout sepayera !

On comprend d’après cela que Chauvel n’auraitpas voulu se contenter, comme maître Jean, d’un peud’adoucissement, d’un soulagement dans les impôts, dans la milice.Rien qu’à voir son teint pâle, ses petits yeux vifs et noirs, sonnez fin et crochu, ses lèvres minces toujours serrées, son échinesèche, courbée à force de porter la balle, et ses petits membresnerveux comme des fils de fer ; rien qu’à le regarder, onpensait :

« Ce petit homme-là veut tout ourien ! Il a de la patience tant qu’il en faut, il risqueraitles galères mille fois pour vendre des livres dans ses idées ;il n’a peur de rien, et il se méfie de tout ; si l’occasion seprésente, il ne fera pas bon d’être contre lui ! Et sa petitefille lui ressemble déjà ; cela casse, mais cela ne pliejamais. »

Sans penser à tout cela, – car j’étais tropjeune, – je le sentais en moi-même ; j’avais beaucoup derespect pour le père Chauvel ; je lui tirais le bonnet tout desuite, et je me disais : – Il veut le bien des paysans, noussommes ensemble !

Nos gazettes parlaient aussi dans ce tempsd’un déficit, et souvent le parrain s’écriait qu’il ne pouvait pascomprendre d’où venait ce déficit ; que le peuple payaittoujours ses impositions ; qu’on ne lui faisait pas grâce nicrédit d’un denier, qu’on l’augmentait même de jour en jour ;et que ce déficit-là montrait qu’il existait des voleurs ; quenotre bon roi ferait bien de rechercher ces voleurs ; que cene pouvait pas être des gens de notre classe, puisque une foisl’argent des impositions levé, les paysans n’en voyaient plus unliard, ni de près ni de loin ; il fallait donc bien croire queles voleurs étaient autour du roi.

Valentin alors levait les mains etdisait :

– Oh ! maître Jean, maître Jean, àquoi pensez-vous ? Mais autour de S. M. le roi ne viventque des princes, des ducs, des barons, des évêques ; des gensremplis d’honneur, qui mettent leur gloire bien au-dessus de larichesse.

– C’est bon, faisait maître Jeanbrusquement, pense ce qui te plaira, et laisse-moi penser ce qui meconvient. Tu ne me feras pas croire que les paysans, les ouvriers,et même les bourgeois, qui ne touchent à rien que pour payer,soient la cause du déficit. Pour voler, il faut s’approcher de lacaisse ; donc, si ce ne sont pas les princes, ce sont leurslaquais.

Le parrain avait raison, car, avant laRévolution, le peuple ne pouvait pas envoyer de députés pourvérifier les comptes, les seigneurs et les évêques avaient tout enmain ; ils étaient donc responsables de tout.

Mais, à dire la vérité, personne n’étaitencore sûr du déficit ; les gens en parlaient, et quelquefoisaussi les gazettes, d’une façon détournée, quand le roi nomma pourministre un marchand de Genève, qui s’appelait Necker. Cet homme, àla manière des marchands qui ne veulent pas faire banqueroute, eutl’idée de dresser le compte de toute la France : d’un côté lesgains, et de l’autre les dépenses.

Les gazettes appelaient cela le compte rendude M. Necker.

C’était la première fois, depuis des siècles,qu’on disait aux paysans où passait leur argent, parce que, derendre des comptes à ceux qui payent, c’est une idée de marchand,et que les seigneurs, les abbés et les moines étaient trop fiers ettrop saints pour avoir une idée pareille.

Quand je songe au compte rendu deM. Necker, c’est comme un rêve ! Tous les soirs, maîtreJean en parlait ; la guerre d’Amérique, Washington,Rochambeau, Lafayette, les batailles sur la mer des Indes, toutétait mis de côté pour ce compte rendu, qu’il épluchait en levantles mains et gémissant : « Maison du roi et de la reine,tant ! Maison des princes, tant ! Régiments suisses,tant ! Traitements des receveurs, fermiers, payeurs,régisseurs, tant ! Communautés, maisons, édifices de religion,tant ! Pensions sur la cassette,tant ! » – Et toujours par millions !

Je n’ai jamais vu d’homme plus indigné.

– Ah ! maintenant, criait-il, onvoit d’où vient notre grande misère, on voit pourquoi les gens vontpieds nus ; on voit pourquoi tant de milliers d’hommespérissent de froid et de faim ; on voit pourquoi tant deterres restent en friche. Ah ! maintenant, on comprendtout ! Dieu du ciel ! faut-il que les misérables donnenttous les ans cinq cents millions au roi, et que ce ne soit pasassez !… qu’il reste cinquante-six millions dedéficit ?

Rien que de voir sa figure, votre cœur seretournait.

– Oui, c’est bien triste, disait Chauvel,mais il faut aussi penser que c’est un grand bonheur de savoir oùpasse notre argent. Autrefois on pensait : « Que fait-onde cette masse d’argent ? Où va-t-il ? Est-ce qu’il tombedans la mer ? » Maintenant, en payant les milleimpositions de toute sorte, on saura ce que cela devient.

Alors maître Jean répondait encolère :

– Vous avez raison, ce sera bien agréablede penser : « Je travaille pour acheter des palais àM. de Soubise. Je me prive de tout, pour que Mgr le comted’Artois donne des fêtes de deux cent mille livres. Je m’échine dumatin au soir, pour que la reine accorde au premier mendiant noblevenu, dix fois plus que je n’ai gagné dans ma vie ». Ça nousréjouira beaucoup !

Malgré cela, l’idée que l’on allait nousrendre des comptes lui plaisait, et la première colère une foispassée, il dit :

– Depuis Turgot, nous n’avons pas eud’aussi bon ministre. M. Necker est un honnête homme, il suit lesidées de l’autre, qui voulait aussi soulager le peuple, diminuerles impôts, abolir les jurandes et rendre des comptes. Les grandsseigneurs et les évêques l’ont forcé de quitter la place. Pourvuqu’ils ne puissent pas en faire autant pour M. Necker, et quenotre bon roi le soutienne ! Maintenant, ceux qui nous ruinentauront un peu de honte, ils n’oseront pas continuer leursabominables dépenses. Quand ils passeront près d’un pauvre hommequi travaille aux champs, ils ne pourront pas s’empêcher de rougir,en voyant que ce malheureux les regarde avec mépris ; ilspenseront : « Celui-là doit avoir lu le compte deM. Necker ; il sait que ces plumets, ces chevaux, cettevoiture, et ces laquais me viennent de son travail, et que je lesai mendiés. »

Ce qui réjouissait encore plus maître Jean,c’est que M. Necker finissait son compte en disant que, pourpayer le déficit, il fallait abolir les privilèges des couvents etdes seigneurs, et leur demander les mêmes impôts qu’auxpaysans.

– Voilà le plus beau, disait-il,M. Necker a de très bonnes idées.

Le bruit d’un grand changement courait lepays, la bonne nouvelle entrait partout. Durant plus de troissemaines, Chauvel et sa petite Marguerite ne reparurent plus auvillage, et pendant tout ce temps, ils ne firent que vendre descomptes rendus de M. Necker. C’est à Pont-à-Mousson qu’ils lescherchaient pour la Lorraine, et à Kehl pour l’Alsace. Je ne saisplus combien ils vendirent de ces petits livres ; Margueriteme l’a dit autrefois, mais tant d’années se sont passéesdepuis ! Les jours de marché, vous n’entendiez plus parler quede l’abolition des privilèges et de l’égalité des impôts :

– Hé ! maître Jean, il paraît doncqu’à la fin des fins, nos bons seigneurs et nos abbés seront aussiforcés de payer quelque chose ?

– Mon Dieu, oui, Nicolas ! C’est cegueux de déficit qui nous vaut ça. Les anciens impôts ne suffisentplus, le peuple n’arriverait jamais à remplir le déficit ;c’est terrible, terrible… Quel malheur !…

Et l’on riait. On s’offrait une prise detabac, en plaignant ces pauvres moines, ces pauvres seigneurs.

Cela se passait en 81 ; mais la confiancene dura pas longtemps. On apprit bientôt que le comte d’Artois, lareine Marie-Antoinette et le vieux ministre Maurepas ne pouvaientpas supporter ce ministre bourgeois qui voulait rendre des comptes.L’inquiétude gagnait de plus en plus, on se méfiait de quelquechose ; et le 2 juin 1781, un vendredi, maître Jean m’ayantenvoyé chercher du sel au bureau de la gabelle, je trouvai toute laville en l’air. La musique du régiment de Brie jouait sous lebalcon de M. le marquis de Talaru. Les tambours battaientdevant l’hôtel du prévôt, et devant la maison du major, ilsallaient par détachements, comme au jour de Noël, et ces tamboursrecevaient aussi de bons pourboires. On aurait dit une fête !Mais le peuple était triste ; les marchands de volaille et delégumes, assis sur leurs petits bancs à la file, ne criaient pascomme à l’ordinaire. On n’entendait que cette musique sur la place,et les tambours à droite et à gauche dans les rues.

Devant le bureau de la gabelle se pressait lafoule. De jeunes officiers, des cadets comme on les appelait, leurspetits chapeaux de travers et la bouffette au bras, allaient partrois et par quatre, riant et faisant les fous. Le saunier comptamon argent, il me passa le sac par son guichet et je partis.

Au coin de la halle, quelques marchands degrains causaient entre eux :

– C’est fini, disait un de ces hommes,c’est fini, nous ne pouvons plus compter sur rien : le roi l’amis dehors.

Aussitôt l’idée me vint que Necker étaitrenvoyé, car on ne parlait que de lui depuis trois mois. Je medépêchai donc de retourner aux Baraques. Les vieux soldats de gardeà la porte d’Allemagne fumaient leur pipe, et jouaienttranquillement à la drogue comme d’habitude.

Lorsque j’arrivai devant notre forge, maîtreJean savait déjà tout, par des marchands qui revenaient de laville. Ces marchands étaient encore là, racontant ce qu’ils avaientappris. Le parrain criait :

– Ça n’est pas possible !… ça n’estpas possible !… Si M. Necker s’en va, qui payera ledéficit ? Les autres iront toujours leur train, ils donnerontdes fêtes, des chasses et des réjouissances, ils jetteront l’argentpar les fenêtres, le déficit, au lieu de diminuer, grandira. Jevous dis que ce n’est pas possible.

Mais quand je lui racontai ce que j’avaisvu : les réjouissances des cadets, la musique devant l’hôteldu gouverneur, et le reste, ses gros sourcils se froncèrent.

– Allons, dit-il, je vois que c’est vrai,le brave homme s’en va ! J’avais cependant cru que notre bonroi voulait le soutenir.

Il aurait dit encore bien d’autres choses,mais nous ne connaissions pas tous les gens qui se trouvaient là,sur la porte, et qui nous regardaient en écoutant. Il reprit sonmarteau et nous cria :

– Courage !… Travaillons bien… Ilfaut payer la pension de Soubise ! En avant,garçons !…

Il riait tellement haut, qu’on l’entendait enface, à l’auberge, et que la mère Catherine se penchait dehors,pour voir ce qui se passait.

Les marchands s’en allèrent, et beaucoupd’autres défilèrent encore tout ce jour, dans la tristesse. On nedit plus rien ; seulement le soir, entre nous, la porte et lesvolets fermés, maître Jean vida son cœur :

– M. le comte d’Artois et notrebelle reine, dit-il, ont fini par l’emporter ! Malheur aupauvre homme qui se laisse conduire par une femme dépensière !il peut avoir toutes les bonnes qualités du monde, il peut aimerses peuples, il peut abolir les corvées et la question, mais lesfêtes, les danses, les plaisirs de toute sorte, il ne peut pas lesabolir ! sur ce chapitre, la femme dépensière n’écoute rien,elle ne veut rien entendre ; elle verrait tout périr, que lesfêtes devraient toujours aller leur train : c’est pour celaqu’elle est venue au monde ! Il lui faut des compliments, desbouquets, de bonnes odeurs. Regardez ce pauvre tabellionRégoine : un homme à son aise, un homme que son père, songrand-père, tous ses parents avaient enrichi, et qui n’avait qu’àse laisser vivre tranquillement jusqu’à cent ans. Eh bien ! ila le malheur de prendre Mlle Jeannette Desjardin pour safemme ; alors il faut courir à toutes les fêtes, à toutes lesnoces, à tous les baptêmes ; il faut atteler la carriole matinet soir, et mettre dessus deux bottes de paille fraîche, pourarriver glorieusement à la danse. Et puis, au bout de cinq ou sixans, les huissiers arrivent, ils vident la maison, ils vendentterres et meubles ; le pauvre Régoine va se promener auxgalères, et Mme Jeannette court le monde avec le chevalier deBazin, du régiment de Rouergue. Voilà ce que fait la femmedépensière ; voilà comme tout finit avec des êtrespareils.

Plus maître Jean parlait, plus la colèrel’emportait ; il n’osait pas prédire que notre reineMarie-Antoinette nous entraînerait tous dans le malheur, mais onvoyait bien à sa mine qu’il le pensait. Ses discours duraient aumoins depuis une demi-heure, il ne finissait plus de parler.

Dehors il pleuvait et le vent soufflait ;c’était un vilain jour.

Mais nous devions avoir encore une grandefrayeur, et même apprendre des choses plus tristes ; car,après neuf heures, comme Nicole couvrait le feu, et que j’allais memettre un sac sur le dos pour courir chez nous, deux grands coupsretentirent aux volets.

Maître Jean venait de tant crier, que, malgréla pluie et le vent, on pouvait l’avoir entendu. Nous nousregardions sans bouger, et dame Catherine portait déjà la lampedans la cuisine, pour faire croire que nous dormions ; l’idéedes sergents, debout à la porte, nous rendait tout pâles, quand unegrosse voix se mit à crier dehors :

– C’est moi, Jean… C’est Christophe…Ouvre !…

Et l’on pense si nous reprîmes haleine.

Maître Jean sortit dans l’allée, et la mèreCatherine rapporta la lampe.

– C’est toi ? disait maîtreJean.

– Oui, c’est moi.

– Quelle peur tu viens de nousfaire !

Presque aussitôt ils entrèrent ensemble ;et nous vîmes tout de suite que M. le curé Christophe n’étaitpas content, car, au lieu de saluer Mme Catherine et tout lemonde comme toujours, il ne fit attention à personne, et secoua songrand tricorne plein de pluie, en s’écriant :

– Je viens de Saverne… J’ai vu ce fameuxcardinal de Rohan… Dieu du ciel ! Dieu du ciel ! faut-ilque ce soit un cardinal, un prince de l’Église… Ah ! quand j’ypense !…

Il avait l’air indigné. L’eau coulait de sesjoues jusque dans le collet de sa soutane ; il ôta brusquementson rabat et le mit dans sa poche, en se promenant de long enlarge. Nous le regardions tout surpris ; lui n’avait pas l’airde nous voir et parlait à maître Jean seul.

– Oui, j’ai vu ce prince, s’écriait-il,ce grand dignitaire, qui nous doit l’exemple des bonnes mœurs et detoutes les vertus chrétiennes, je l’ai vu conduire lui-même savoiture et passer au galop dans la grande rue de Saverne, au milieudes faïences et des poteries étalées à terre, en riant comme unvrai fou… Quel scandale !…

– Tu sais que Necker est renvoyé ?lui demanda maître Jean.

– Si je le sais ! fit-il en souriantd’un air de mépris. Est-ce que je ne viens pas de voir lessupérieurs de tous les couvents d’Alsace, les picpus, les capucins,les carmes déchaussés, les barnabites, tous les mendiants, tous lesva-nu-pieds défiler en grande cérémonie dans les antichambres deSon Éminence ? Ha ! ha ! ha !

Il arpentait la chambre. La boue le couvraitjusqu’à l’échine, la pluie le trempait jusqu’aux os, mais il nesentait rien, sa grosse tête grise et crépue frémissait ; ilse parlait en quelque sorte à lui-même :

– Oui, Christophe, oui, voilà les princesde l’Église !… Va demander la protection de monseigneur pourun pauvre père de famille ; va te plaindre à celui qui doitêtre le soutien du clergé ; va lui dire que les employés dufisc, sous prétexte de rechercher de la contrebande, ont pénétréjusque dans ton presbytère ; qu’il a fallu leur livrer lesclefs de ta cave, de tes armoires. Dis-lui qu’il est indigne deforcer un citoyen, quel qu’il soit, d’ouvrir sa porte de jour et denuit, à des hommes armés qui n’ont aucun uniforme, aucune marquequi puisse les distinguer d’avec les brigands ; qui sont crussur leur serment en justice ! sans qu’il soit permis de faireaucune information sur leurs vie et mœurs, lorsqu’on les installedans leurs fonctions, qu’on confie à leur périlleuse parole lafortune, l’honneur, quelquefois la vie des gens. Dis-lui qu’ilappartient à sa dignité de porter ces justes réclamations au pieddu trône, et de faire relâcher un malheureux traîné en prison,parce que les gabeloux ont trouvé chez lui quatre livresde sel… Va… va… tu seras bien reçu, Christophe !

– Mais au nom du ciel, lui dit maîtreJean, que t’est-il donc arrivé ?

Alors il s’arrêta deux minutes etdit :

– J’étais allé là, pour me plaindre d’unevisite générale que les employés de la gabelle ont faite hier àonze heures du soir, dans mon village, et de l’arrestation d’un demes paroissiens, Jacob Baumgarten. C’était mon devoir. Je pensaisqu’un cardinal comprendrait cela, qu’il aurait pitié d’unmalheureux père de six enfants, dont tout le crime est d’avoiracheté quelques livres de sel de contrebande, et qu’il le feraitrelâcher ! Eh bien, d’abord il m’a fallu rester deux heures àla porte de ce magnifique château, où les capucins entraient commechez eux. Ils allaient complimenter monseigneur sur l’heureuxchangement de Necker. Et puis, on m’a permis d’entrer dans cetteBabylone, où l’orgueil de la soie, de l’or et des pierres se montrepartout, dans la peinture et dans le reste ! Enfin on m’alaissé là depuis onze heures du matin jusqu’à cinq heures du soir,avec deux pauvres curés de la montagne. Nous entendions rire leslaquais. Nous en voyions de temps en temps un grand, habillé derouge, sur la porte, qui nous regardait et criait aux autres :« La prêtraille est toujours là ! » Je patientais…Je voulais me plaindre à monseigneur, lorsqu’un de ces drôles estvenu nous dire que les audiences de monseigneur étaient renvoyées àhuit jours. Le gueux riait.

En disant cela, M. le curé Christophe,qui tenait son gros bâton de houx, le cassa comme une allumette, etsa figure devint terrible.

– Le pendard aurait mérité des soufflets,dit maître Jean.

– Si nous avions été seuls, répondit lecuré, je l’aurais pris aux oreilles, et je l’aurais arrangé !Mais là, j’ai fait le sacrifice de mon humiliation au Seigneur.

Alors il se remit à marcher. Nous leplaignions tous. La mère Catherine était allée lui chercher du painet du vin, il resta debout pour manger, et tout à coup sa colères’était calmée. Mais il dit des choses que je n’oublieraijamais ; il dit :

– L’humiliation de la justice estpartout. Le peuple fait tout, et les autres ne font rien que desinsolences, ils mettent sous leurs pieds toutes les vertus, ilsméprisent la religion ! C’est le fils du pauvre qui lesdéfend, c’est le fils du pauvre qui les nourrit ; et c’estencore le fils du pauvre, comme moi, qui prêche le respect de leursrichesses, de leurs dignités et même de leurs scandales !Jusqu’à quand cela peut-il durer ? Je n’en sais rien, maiscela ne peut pas durer toujours : c’est contraire à la nature,c’est contraire à la volonté de Dieu ; c’est un acte deconscience que de prêcher le respect de ce qui mérite lahonte ! Il faut que cela finisse, car il est écrit :« Ceux qui font mes commandements entreront dans mademeure ; mais dehors seront les impudiques, les menteurs, lesidolâtres : quiconque aime la fausseté et lacommet ! »

Ce même soir, M. Christophe retourna dansson village. Nous étions tristes, et maître Jean nous dit avant denous séparer :

– Tous ces nobles ne connaissent qu’euxseuls. Lorsqu’ils sont forcés de se servir d’un de nous, que cesoit comme prêtre, comme ouvrier ou comme soldat, ils l’humilientet s’en débarrassent aussitôt que possible. Eh bien, ils onttort ! Et maintenant que tout le monde connaît le déficit, leschoses vont changer. On sait que l’argent vient du peuple, et lepeuple se lassera de travailler pour des princes et des cardinauxde cette espèce.

Je retournai dans notre baraque après dixheures, et toutes ces pensées me suivirent jusque dans le sommeil.J’avais les mêmes idées que maître Jean, Chauvel et M. le curéChristophe ; mais les temps n’étaient pas encore venus ;nous devions encore beaucoup souffrir avant d’arriver à notredélivrance.

Chapitre 6

 

Au milieu de toutes ces histoires de Necker,de la reine et du comte d’Artois, ce qui me revient encore de plustriste, c’est la grande misère de mes parents, travaillant toujourset retombant toujours dans la disette, en hiver. Étienne avaitgrandi ; le pauvre enfant travaillait avec le père, mais,faible et souffrant, il gagnait à peine pour sa nourriture. Claudeétait hardier au couvent des Tiercelins, de Lixheim. Nicolastravaillait dans la forêt comme bûcheron, c’était un ouvrier ;malheureusement il aimait à riboter et à batailler le dimanche dansles auberges et ne donnait presque rien à la mère. Lisbeth et notrepetite sœur Mathurine servaient les officiers et les dames de laville, au Tivoli ; mais cela n’arrivait qu’une fois parsemaine, les dimanches ; et le reste du temps elles mendiaientsur les routes, car il n’existait pas alors de fabriques ; onne faisait pas tricoter de capuches, de pèlerines, de bouffantes debelle laine dans nos villages ; on ne tressait pas cesmilliers de chapeaux de paille, qui vont à Paris, en Allemagne, enItalie, en Amérique ; souvent les enfants arrivaient àdix-huit et vingt ans, sans avoir gagné deux liards.

Mais le pire, c’est que notre dette augmentaittoujours, qu’elle dépassait neuf gros écus de six livres, et queM. Robin venait frapper régulièrement à notre vitre tous lestrois mois, pour dire au père qu’il avait telle et telle corvée àremplir. Voilà notre épouvante. Le reste ne nous paraissait rienauprès de ce malheur. Nous ne savions pas qu’au moyen des fermesgénérales, des taxes et des barrières, on nous faisait payer toutesles choses de la vie dix fois plus qu’elles ne valaient ; quepour un morceau de pain nous en payions une miche ; pour unelivre de sel, dix livres, ainsi de suite ! et que cela nousruinait.

Nous ne savions pas qu’à vingt-cinq lieues dechez nous, en Suisse, avec le même travail nous aurions pu vivrebeaucoup mieux et mettre encore des sommes de côté. Non, lespauvres paysans n’ont jamais compris les contributionsindirectes ; ce qu’on leur demande en argent, à la fin del’année, quand ce ne serait que vingt sous, les indigne ; maiss’ils savaient ce qu’on leur fait payer au jour le jour sur leurnécessaire, ils jetteraient d’autres cris !

Encore ce n’est plus rien aujourd’hui, lesbarrières sont supprimées et les employés diminués des troisquarts ; mais dans ce temps-là, quel pillage et quellemisère !

Ah ! comme j’aurais voulu pouvoirsoulager mes parents, comme je m’attendrissais enpensant :

« L’année prochaine, maître Jean medonnera trois livres par mois, et nous pourrons éteindre toutdoucement notre dette. »

Oui, cette idée doublait mes forces ; j’yrêvais jour et nuit.

Enfin, après tant de souffrances, il nousarriva pourtant quelque chose d’heureux : Nicolas, en tirant àla milice, prit un billet blanc. Alors, au lieu de numéros, ontirait des billets, blancs ou noirs ; les billets noirsétaient seuls pris.

Quel bonheur !

Aussitôt l’idée de vendre Nicolas vint à lamère ; il avait cinq pieds six pouces, il pouvait entrer dansles grenadiers : cela devait faire plus de neufécus !

Toute ma vie je verrai la joie de notrefamille ; la mère tenait Nicolas par le bras et luidisait :

– Nous allons te vendre ! Beaucoupd’hommes mariés sont tombés à la milice ; tu pourrasremplacer.

On ne pouvait remplacer que les hommes mariés,mais il fallait faire le double de service : douze ans au lieude six ! Nicolas le savait aussi bien que la mère, etrépondait tout de même :

– Comme vous voudrez ! Moi je suistoujours content.

Le père aurait mieux aimé le garder ; ildisait qu’en travaillant au bois comme bûcheron, et remplissant descorvées en hiver, on gagne aussi de l’argent, et qu’on paye sesdettes ; mais la mère le tirait à part et lui soufflait àl’oreille :

– Écoute, Jean-Pierre, si Nicolas reste,il va se marier ; je sais qu’il court après la petiteJeannette Lorisse. Ils se marieront, ils auront des enfants, et cesera pire pour nous que tout.

Le père alors, ses yeux pleins de larmes,demandait :

– Tu veux donc remplacer, Nicolas ?Tu veux partir ?

Et lui, un ruban rouge à son vieux tricorne,criait :

– Oui, je pars ! Je dois payer ladette !… Je suis l’aîné, c’est moi qui paye la dette.

C’était un bon garçon. La mère l’embrassaitles deux bras autour du cou, et lui disait qu’elle savait bienqu’il aimait ses parents, qu’elle le savait depuis longtemps ;et puis qu’il serait grenadier, et qu’il viendrait au village avecl’habit blanc et le collet bleu de ciel, un plumet au chapeau.

– C’est bon !… c’est bon !…répondait Nicolas.

Il voyait bien les finesses de la mère, qui nepensait qu’à la couvée, mais il faisait semblant de ne rienvoir ; et puis il aimait aussi la guerre.

Le père, près de l’âtre, la tête entre sesdeux mains, pleurait. Il aurait voulu garder tout le monde autourde lui ; mais la mère se penchait sur son épaule, et, pendantque les frères et sœurs criaient sur la porte pour appeler lesvoisins, elle lui murmurait dans l’oreille :

– Écoute, nous aurons plus de neuf grosécus. Nicolas a six pouces, les pouces se payent à part ; çafera douze louis ! Nous achèterons une vache ; nousaurons du lait, du beurre, du fromage ; nous pourrons aussiengraisser un cochon !

Lui ne répondait rien, et tout ce jour il futtriste.

Le lendemain, ils allèrent pourtant ensembleen ville ; et malgré son chagrin, en revenant, le père dit queNicolas remplacerait le fils du boulanger Josse, qu’il serviraitdouze ans, et que nous aurions douze louis, – un louis pour chaqueannée de service ! – qu’on payerait d’abord Robin, etqu’ensuite on verrait.

Il voulait laisser un ou deux louis àNicolas ; mais la mère criait qu’il n’avait besoin de rien,qu’il allait avoir son bon repas par jour ; qu’il serait bienhabillé ; qu’il aurait même des bas dans ses souliers, commetous les miliciens ; et que, si on lui donnait de l’argent, ille dépenserait à l’auberge et se ferait punir.

Nicolas riait et répondait :

– Bon !… bon !… Je veuxbien.

Le père seul se désolait ; mais il nefaut pas croire que la mère était contente de voir partir Nicolas,non ! elle l’aimait beaucoup ; seulement, la grandemisère vous endurcit le cœur : elle songeait aux plus petits,à Mathurine, à Étienne, et douze louis en ce temps faisaient unefortune.

Les choses étaient donc entendues de lasorte ; le papier devait être signé à la mairie dans lahuitaine. Tous les matins, Nicolas partait pour la ville, etnaturellement, comme il devait remplacer le fils de la maison, lepère Josse, qui tenait l’auberge du Grand-Cerf, en face dela porte d’Allemagne, lui donnait à manger des saucisses et de lachoucroute ; il ne lui refusait pas non plus de boire un boncoup de vin ; Nicolas passait tout son temps à rire et àchanter avec des camarades, qui remplaçaient d’autresbourgeois.

Moi, je travaillais avec un nouveau courage,maintenant, au moins, les neuf gros écus de Robin allaient êtrepayés ; nous allions être débarrassés du gueux pour toujours.Je ne faisais que me réjouir en tapant sur l’enclume, et maîtreJean, Valentin, tous ceux de la maison comprenaient ma joie.

Un matin que les marteaux galopaient et queles étincelles volaient à droite et à gauche, voilà que tout à coupsur la porte se dresse un gaillard de six pieds, un brigadier deRoyal-Allemand, – le grand bonnet à poil sur l’oreille, l’habitbleu boutonné sur la veste en drap chamois, la culotte de peaujaune, les grandes bottes montant jusqu’aux genoux, le sabre à laceinture, – et qu’il se met à crier :

– Hé ! bonjour, cousin Jean,bonjour !

Il était fier comme un colonel. Maître Jeanregarda, d’abord étonné, mais ensuite il répondit :

– Ah ! c’est toi, mauvaisgueux !… Tu n’es pas encore pendu ?

L’autre, alors, se mit à rire encriant :

– Vous êtes toujours le même, cousinJean, toujours farceur ! Vous ne payez pas une bouteille deRikewir ?

– Quand je travaille, ce n’est pas pourarroser le gosier d’un gaillard de ton espèce, dit maître Jean enlui tournant le dos. Allons, à l’ouvrage, garçons !

Et comme nous recommencions à forger, lebrigadier s’en allait en riant et traînant le sabre.

C’était bien le cousin de maître Jean, soncousin Jérôme des Quatre-Vents, mais il avait fait tant de mauvaistours au pays avant de s’engager, que la famille ne le regardaitplus.

Ce gueux avait un congé de semestre, et si jevous raconte cela, c’est que le lendemain, en allant acheter notresel, j’entends crier au coin de la halle :

– Michel ! Michel !

Je me retourne et je vois Nicolas avec cegrand pendard, devant la taverne de l’Ours, à l’entrée dela ruelle du Cœur-Rouge. Nicolas me prend par le bras etme dit :

– Tu vas boire un coup.

– Allons plutôt chez Josse, luidis-je.

– J’ai bien assez de choucroute !…fit-il. Arrive !…

Et comme je lui parlais d’argent, l’autre semit à crier :

– Ne parlons pas de ça !… J’aime lespays, moi, ça me regarde.

Il fallut entrer et boire.

La vieille Ursule apportait tout ce qu’onvoulait : du vin, de l’eau-de-vie, du fromage. Mais je n’avaispas de temps à perdre, et cette espèce de trou plein de soldats etde miliciens, qui fumaient, criaient et chantaient ensemble, ne meplaisait pas. Un autre Baraquin, le petit Jean Rat, le joueur declarinette, se trouvait avec nous ; il buvait aussi sur lecompte du Royal-Allemand. Deux ou trois vieux soldats, desvétérans, la tignasse serrée sur la nuque, le grand chapeau detravers, le nez, les joues et toute la figure couverte de plaquesrouges qui tombaient en poussière, se tenaient autour de la table,les coudes écartés, et le bout de pipe noire entre leurs chicots.C’était tout ce qu’on pouvait voir de plus sale, de plus râpé, deplus ivrogne. Ils tutoyaient Nicolas, qui les tutoyait aussi. Deuxou trois fois, je les vis cligner des yeux avec le Royal-Allemand,et quand Nicolas disait quelque chose, tous riaient etcriaient :

– Ha ! ha ! ha !…C’est ça !… Ha ! ha ! ha !

Je ne savais pas ce que cela signifiait,j’étais bien étonné, d’autant plus que l’autre payait toujours.

Dehors, on battait le rappel à la caserned’infanterie, les soldats du régiment suisse de Schœnau passaienten courant ; ils remplaçaient depuis quelques jours lerégiment de Brie. Tous ces Suisses étaient en rouge, comme lessoldats français en blanc, mais les vieux, qu’on appelait vétéranssoldés, n’étaient d’aucun régiment ; ils ne bougeaient pas dela taverne.

Le Royal-Allemand me demanda quel âge j’avais.Je lui répondis : Quatorze ans. Alors il ne me dit plusrien.

Nicolas s’était mis à chanter, moi, voyantqu’il entrait toujours plus de monde et qu’on étouffait, je prismon sac sous le banc, et je me dépêchai de retourner auxBaraques.

Cela se passait la veille du jour où l’ondevait signer les papiers à la mairie. Mais cette nuit-là, Nicolasne vint pas coucher à la maison. Le père était bien inquiet,surtout quand je lui racontai le soir ce que j’avais vu. La mèredisait :

– Hé ! ce n’est rien, il faut bienque les garçons s’amusent. Nicolas ne pourra pourtant plus revenirtous les jours maintenant ; autant qu’il profite encore d’unbon moment, et qu’il s’en donne, puisque les autres payent.

Mais le père était pensif. Les frères et sœursdormaient depuis longtemps. La mère grimpa l’échelle et nous laissaseuls près de l’âtre. Le père ne parlait pas, il songeait. Enfin,bien tard, il dit :

– Couchons-nous, Michel ; tâchons dedormir. Demain, de grand matin, j’irai voir. Il faut bien vitefinir cette affaire, il faut signer, puisque nous l’avonspromis.

Il montait l’échelle, et moi je medéshabillais, quand nous entendîmes quelqu’un arriver du côté denotre baraque, par la petite ruelle des jardins. Le père alorsredescendit, et dit :

– Voici Nicolas !

Il ouvrit, mais au lieu de mon frère, nousvîmes entrer le petit Jean Rat, tout pâle, qui nous dit :

– Écoutez, il ne faut pas vous effrayer,mais un malheur vient d’arriver pour vous.

– Qu’est-ce que c’est ? dit le pèretout tremblant.

– Votre Nicolas est au violon de laville, il a presque tué le grand Jérôme du Royal-Allemand avec unecruche. Je lui disais bien : Prends garde ! fais commemoi, depuis trois ans je bois sur le compte des racoleurs ;ils veulent tous me piper, mais je ne signe pas ; je leslaisse payer, je ne signe jamais !

– Ah ! mon Dieu ! monDieu ! cria le père, faut-il donc que tous les malheurstombent sur nous !

Moi, je ne me tenais plus, j’étais assis aucoin de l’âtre, la mère se levait, tout le monde se réveillait.

– Il a signé quoi ? demanda le père.Dis-nous quoi ? Mais il ne pouvait plus signer, puisque nousavions promis aux Josse, il ne pouvait plus !

– Enfin, que voulez-vous ? dit JeanRat, ce n’est pas sa faute, ni la mienne : nous avions tropbu ! Les racoleurs lui disaient de signer ; moi, je luiclignais des yeux que non, mais il ne voyait plus clair, il necomprenait plus rien. Finalement, il faut que je sorte une minute,et quand je rentre, il avait signé ; le Royal-Allemand mettaitdéjà le papier dans sa poche en riant. Alors je tire votre Nicolasdehors, dans la cuisine et je lui dis : « Tu assigné ? – Oui. – Mais tu n’auras pas douze louis, tu n’aurasque cent livres ; tu t’es laissé piper ! » Aussitôtil rentre comme un furieux, et dit aux autres qu’on doit déchirerle papier. Le Royal-Allemand lui rit au nez. Que voulez-vous que jevous dise, moi ? Votre Nicolas a tout bousculé de fond encomble ; il tenait le Royal-Allemand et un vétéran à lacravate. Tout tremblait dans la baraque, tout tombait à terre. Lavieille criait : « À la garde ! » Moi, j’étaisderrière la table contre le mur, je ne pouvais rien faire, je nepouvais pas me sauver. Le Jérôme avait tiré son sabre ; alorsNicolas a pris une cruche, et lui a donné sur la tête un couptellement fort, que la cruche s’est cassée en mille morceaux, etque ce gueux de Royal-Allemand s’est allongé tout du long, à côtédu fourneau renversé, des bouteilles, des gobelets et des cruchesqui vous roulaient sous les pieds. La garde arrivait justement à laporte, et je n’ai eu que le temps de filer par l’écurie, derrière,sur la rue de la Synagogue. En tournant le coin, j’ai vu Nicolas aumilieu de la garde, près de la voûte. La rue de la Halle étaitpleine de monde, on ne pouvait plus approcher. Les gens disaientque le Royal-Allemand était mort aux trois quarts ! Mais il nedevait pas tirer son sabre ; Nicolas ne pouvait pas non plusse laisser tuer. C’est le Jérôme qui est cause de tout ; jelèverai la main si l’on m’appelle, il est cause de tout !

Pendant que Jean Rat nous racontait cemalheur, nous étions tous là comme accablés ; nous ne disionsrien, nous ne pouvions rien dire ; seulement la mère levaitles deux mains, et d’un seul coup tout le monde se mit à fondre enlarmes. C’est ce que je me rappelle de plus triste, non seulementnous étions ruinés, mais encore Nicolas était en prison.

Si les portes de la ville n’avaient pas étéfermées, le père serait parti de suite ; mais il fallutattendre jusqu’au matin dans la désolation.

Les voisins, déjà couchés, s’étaient levésl’un après l’autre à nos cris ; à mesure qu’ils arrivaient,Jean Rat leur racontait les mêmes choses ; et nous tous, assissur notre vieille caisse de fougère, les mains entre les genoux,nous pleurions. – Ah ! les riches ne connaissent pas lemalheur ! non, tout fond sur les pauvres, tout est contreeux.

La mère, dans les premiers moments, s’étaitmise à crier contre Nicolas ; et puis à la fin elle leplaignait, elle pleurait.

Au petit jour, le père prit son bâton etvoulut partir seul ; mais je lui dis d’attendre, que maîtreJean allait se lever ; qu’il nous donnerait un bon conseil, etque peut-être il viendrait avec nous arranger l’affaire. Nousattendîmes donc, et sur les cinq heures, comme la forge s’allumait,nous descendîmes à l’auberge.

Maître Jean était déjà debout, en bras dechemise, dans la grande salle. Il fut bien étonné de nous voir, etquand je lui racontai le malheur, en le priant de nous aider,d’abord sa colère fut grande.

– Que voulez-vous qu’on fasse àcela ? disait-il. Votre Nicolas est un riboteur, et l’autre,mon grand filou de cousin, est encore pire ! Qu’est-ce qu’onpeut arranger ? Il faut que tout aille son train, que leprévôt s’en mêle. Dans tous les cas, ce qui pourrait encore arriverde mieux, ce serait de voir déjà votre mauvais sujet en route pourson régiment, puisqu’il s’est laissé bêtement racoler.

Il avait bien raison. Mais comme le pèrepleurait à chaudes larmes, il mit tout à coup son grand habit desdimanches et prit son bâton, en lui disant :

– Allons, tu es un si brave homme, qu’ilfaut pourtant voir à t’aider, si c’est possible. Mais je n’ai pasbeaucoup d’espoir.

Il dit à sa femme que nous serions de retourvers neuf heures, et donna quelques ordres à Valentin, devant laforge. Alors nous partîmes, la tête penchée. De temps en temps,maître Jean criait :

– Que faire ? Il a mis sa croixdevant témoins ; c’est un homme de six pieds, solide comme dubuis, est-ce qu’on relâche des imbéciles pareils, quand ils selaissent prendre ? Voilà justement les meilleurssoldats : moins ils ont de cervelle, plus ils sont hardis. Etl’autre, le grand pendard, est-ce qu’il aurait eu son congé desemestre, si ce n’était pas pour racoler les garçons de notrepays ? Est-ce qu’on ne le mettrait pas dedans, s’il n’enamenait pas au moins un ou deux au Royal-Allemand ? Je ne voispas ce qu’on peut faire.

Plus il parlait, plus nous étions tristes.Pourtant, une fois en ville, maître Jean reprit courage etdit :

– Allons d’abord à l’hôpital. Je connaisle vieux contrôleur Jacques Pelletier, nous aurons la permission devoir mon cousin, et s’il veut nous rendre l’engagement, tout seragagné. Laissez-moi faire.

Nous longions déjà les remparts, et nousarrivions devant le vieil hôpital, entre le bastion de la porte deFrance et celui de la Poudrière. Maître Jean tira la clochette dela porte où se promène une sentinelle jour et nuit. Un infirmiervint ouvrir, et le parrain entra, en nous disant d’attendre.

La sentinelle allait et venait. Mon père etmoi, contre le mur du jardin, nous regardions les vieilles fenêtresavec une tristesse qu’on ne peut se figurer.

Au bout d’un quart d’heure, maître Jean revintsur la porte, et nous fit signe de venir. La sentinelle nous laissapasser, et nous entrâmes dans le grand corridor, ensuite dans lesescaliers, qui montent jusque sous le toit. Un infirmier montaitdevant nous. Il ouvrit en haut une chambre à part, où se trouvaitJérôme dans un petit lit, la tête tellement emmaillotée, que sil’on n’avait pas vu son nez et ses moustaches, on aurait eu de lapeine à le reconnaître.

Il s’était levé sur le coude, et regardaitsous son bonnet de coton, en renversant la tête.

– Hé ! bonjour, Jérôme ! luidit maître Jean ; ce matin, j’ai appris ton accident, et çam’a fait beaucoup de peine.

Jérôme ne répondait pas ; il n’avait pasl’air aussi fier, aussi gai que deux jours avant.

– Oui, c’est bien malheureux, dit leparrain ; tu risquais d’avoir la tête fendue. Maisheureusement, ce ne sera rien ; le major m’a dit que ce nesera rien. Seulement il ne faudra pas boire de vin ni d’eau-de-viependant une quinzaine, et tout se remettra dans l’ordre.

Jérôme ne répondait toujours pas. À la fin, ildit en nous regardant :

– Vous avez quelque chose à me demander…qu’est-ce que c’est ?

– Voilà, cousin. Je vois avec plaisir quetu n’es pas aussi malade qu’on disait, répondit maître Jean. Cespauvres malheureux viennent des Baraques ; c’est le père et lefrère de Nicolas…

– Ah ! ah ! cria le gueux en serecouchant, je comprends : ils viennent me demanderl’engagement de l’autre ! mais je me laisserais plutôt couperle cou. Ah ! bandit !… ah ! tu tapes !… tu veuxétrangler les gens !… Ah ! canaille !… Pourvu que jet’aie dans ma compagnie, je t’en ferai voir de dures !

Il grinçait les dents, et se retourna, le drapsur l’épaule, pour ne pas nous voir.

– Écoute donc un peu, Jérôme, dit maîtreJean.

– Allez au diable ! cria legueux.

Alors maître Jean se fâcha et dit :

– Tu ne veux pas rendrel’engagement ?

– Allez vous faire pendre ! criaitce vaurien.

L’infirmier lui-même nous disait de partir,que la colère pourrait l’étouffer. Mais avant de sortir, maîtreJean lui cria :

– Je te croyais bien mauvais,cousin ; je te regardais comme le dernier des derniers, depuisque tu as vendu la voiture et les bœufs de ton père, avant det’engager ; mais à cette heure, je voudrais te voir debout, enbon état, pour t’allonger une paire de soufflets sur les oreilles,car tu n’en vaux pas davantage !

Il en aurait encore dit plus, mais l’infirmierl’entraîna et referma la porte. Nous descendîmes toutdésolés ; il ne nous restait plus d’espérance.

Une fois en bas, devant l’hôpital, maître Jeannous dit :

– Eh bien ! vous voyez, c’est de lapeine et du temps perdus. Votre Nicolas restera sans doute auviolon jusqu’au moment de partir. Il payera tous les frais et lespots cassés sur sa prime, vous n’aurez rien.

Et tout à coup, malgré notre tristesse, il semit à rire en s’essuyant les yeux, et dit :

– C’est égal, il a joliment arrangé lecousin ; quelle poigne ! Il l’a marqué comme avec le grostimbre sec du syndic des drapiers.

Il riait tellement, qu’à la fin nous riionsavec lui. Le père disait :

– Oui, c’est un solide gaillard, notreNicolas ! Celui-ci est peut-être plus gros, il a de plus grosos ; mais Nicolas a des nerfs !

Nous riions bien, mais ensuite notre tristessedevint encore plus grande, lorsque maître Jean sortit de laville.

Ce même jour, nous allâmes voir Nicolas auviolon. Il était sur une botte de paille ; et comme le pèrepleurait, il lui dit :

– Que voulez-vous, c’est unmalheur ! Vous n’aurez rien, je le sais bien ; mais quandon ne peut rien changer, il faut crier : « À la grâce deDieu ! »

Nous voyions que cela lui faisait beaucoup depeine. Au moment de partir, nous nous embrassâmes ; il étaitpâle et demandait à voir les frères et sœurs, mais la mère nevoulut pas.

Trois jours après, Nicolas partit pour sonrégiment de Royal-Allemand. Il était assis sur une voiture, aveccinq ou six autres camarades, qui venaient aussi de se battre, enribotant et dépensant l’argent de leur prime. Des dragons de lamaréchaussée à cheval marchaient sur les côtés. Je courais derrièreen criant :

– Adieu, Nicolas, adieu !

Lui levait son chapeau ; il avait leslarmes aux yeux de quitter le pays, et de ne voir ni la mère, ni lepère, ni personne autre que moi. Voilà le monde ! Le pèretravaillait comme tous les jours, pour vivre, et la mère lui tenaitrancune. Plus tard, elle disait bien :

– Notre pauvre Nicolas ! j’aurais dûlui pardonner tout de suite ; c’était un si bongarçon !

Oui, sans doute, mais cela ne servait àrien ; il était au régiment de Royal-Allemand, en garnison àValenciennes, dans les Flandres, et longtemps nous devions restersans avoir de ses nouvelles.

Chapitre 7

 

La bêtise de Nicolas nous aurait tous mis dansle malheur pour des années, si maître Jean n’avait pas eu pitié denous ; mais le soir où mon frère venait de partir, ce bravehomme voyant que je me désolais dans mon coin derrière le fourneau,me dit :

– Ne te chagrine pas, Michel. Je sais quel’usurier Robin vous tient dans ses griffes ; tes parents nepourraient jamais le payer, ils sont trop pauvres, mais c’est toiqui le payeras. Quoique ton apprentissage ne soit pas fini, turecevras dès maintenant cinq livres par mois. Tu travailles bien,je suis content de ta conduite.

Il parlait avec force. Dame Catherine etNicole avaient des larmes plein les yeux ; et comme jerépondais au bout d’un instant :

– Oh ! maître Jean, vous faites pournous plus qu’un père !

Chauvel, qui venait d’entrer avec Marguerite,s’écria :

– Oui, c’est beau ! Je vous aimaisdéjà, maître Jean, mais à cette heure je vous estime.

Il lui serra la main ; et me touchantl’épaule :

– Michel, me dit-il, ton père m’a chargéde trouver une place pour votre Lisbeth. Eh bien, on l’attend à labrasserie de l’Arbre-Vert, chez Toussaint, à Wasselonne.Elle aura le logement, la nourriture, sa paire de souliers et deuxgros écus par an. Plus tard, si la fille remplit bien son service,on verra. C’est tout ce qu’il faut pour commencer.

On peut se figurer la joie de mes parents,lorsqu’ils apprirent ces bonnes nouvelles. Lisbeth ne se tenaitplus de contentement ; elle aurait voulu partir à la minute,mais il fallut faire une petite quête au village, car elle n’avaitrien que ses guenilles de tous les jours. Chauvel lui donna dessabots, Nicole une jupe, dame Catherine deux chemises presqueneuves, la fille Létumier un casaquin, et les père et mère de bonsconseils avec leur bénédiction.

Alors elle nous embrassa bien vite et prit lesentier de Saverne, qui monte à travers les jardins, en allongeantses longues jambes, son petit paquet sous le bras, toute fière etglorieuse. Nous la regardions de notre porte, mais elle ne tournapas la tête ; une fois au haut de la colline, elle étaitenvolée pour toujours.

Les vieux pleuraient.

C’est l’histoire des pauvres gens ; ilsélèvent des petits, et, quand les plumes sont venues, tous partentl’un après l’autre chercher leur nourriture. Les pauvres vieuxrestent seuls, à rêver.

Mais au moins depuis ce moment notre dettecommença à s’éteindre. À la fin de chaque mois, lorsque je recevaismes cinq livres, nous allions ensemble, mon père et moi, chezM. Robin, à Mittelbronn. Nous entrions dans ce nid à rats,plein d’or et d’argent ; et le vieux gueux était là avec songros chien-loup dans sa chambre basse, derrière ses petitesfenêtres solidement grillées, le bonnet en peau de loutre crasseuxsur le front, les coudes au milieu de ses registres, en train derégler ses comptes.

– Hé ! faisait-il aussitôt, c’estencore vous ! Mon Dieu ! qui est-ce qui vouspresse ? Je ne vous demande pas un denier ; au contraire,voulez-vous plus ? Voulez-vous encore dix livres, quinzelivres ? Vous n’avez qu’à parler.

– Non, non, monsieur Robin, luidisais-je. Voici pour l’intérêt du billet, et voici quatre livresdix sous à diminuer sur la dette. Marquez quatre livres dix sous demoins au dos de votre billet, marquez !

Alors, voyant que j’avais du bon sens et quenous étions las d’être plumés, il écrivait en nasillant :

– Hé ! hé ! hé ! rendezdonc service ! rendez donc service !

Et moi, penché derrière son fauteuil, jeregardais s’il écrivait bien : « Pour les intérêtstant ! Pour le principal, tant ! » Ah !j’ouvrais l’œil ; j’avais vu ce qu’il en coûte d’être sous lesgriffes d’un renard pareil ! En sortant, le père, qui restaittoujours sur la porte, n’ayant rien à voir puisqu’il ne savait paslire, le pauvre père me disait :

– Michel, tu nous sauves… Tu fais laforce de notre famille !…

Et quand nous rentrions dans la baraque, ils’écriait en se retournant vers les frères et sœurs :

– Voici notre maître à tous !… celuiqui nous retire de la misère. Il sait quelque chose, lui ;nous ne savons rien ! C’est lui qu’il faudra toujours écouter.Sans lui, nous ne serions que des êtres abandonnés du ciel.

C’était malheureusement trop vrai. Que peuventfaire des malheureux qui ne savent pas même lire ? Quepeuvent-ils faire, entre les dents d’un Robin ? Ils sont bienforcés de se laisser dévorer tout vivants.

Il nous fallut plus d’une année pour payer lesneuf gros écus et ravoir le billet. À la fin, M. Robin disaitque nous lui donnions trop d’écritures, et qu’il ne voulait plusrecevoir d’aussi petites sommes. Je lui répondis que c’était trèsbien, que nous allions consigner l’argent chez M. le prévôt,et il s’adoucit.

Finalement, quand je rapportai le billet, lamère en sautait de joie ; elle aurait voulu pouvoir le lire,et criait :

– C’est fini !… C’est bienfini !… Tu es sûr que c’est fini, Michel ?

– Oui, j’en suis sûr.

– Nous n’aurons plus de corvées pourRobin ?

– Non, ma mère.

– Lis voir un peu.

Tous autour de moi se penchaient, la boucheouverte, en écoutant, et quand à la fin je lus :« Payé ! » ils se mirent à danser ; on auraitcru des sauvages qui se réjouissent. La mère criait :

– La chèvre ne nous broutera plus l’herbesur le dos ! Ah ! ce n’est pas malheureux !… Nous ena-t-elle fait faire, des corvées !…

Et quelque temps après, M. Robin s’étantarrêté devant la baraque, pour demander si nous avions besoind’argent, elle prit la fourche et courut sur lui comme unefurieuse, en criant :

– Ah ! tu viens nous rapporter descorvées à faire ; attends !…

Elle l’aurait exterminé, s’il ne s’était mis àcourir, malgré son gros ventre, jusqu’au bout du village. C’estterrible ! Mais faut-il s’étonner que d’honnêtes gens,lorsqu’on les pousse à bout, en viennent à de pareillesextrémités ? Les usuriers finissent toujours mal ; ilsdevraient se rappeler que le peuple est quelquefois bien bas, maisqu’il se relève vite, et qu’alors leur tour arrive aussi de réglerun vilain compte. J’ai vu cela cinq ou six fois dans ma vie :le pays n’avait plus assez de gendarmes pour défendre ces voleurs.Qu’ils y pensent !… C’est un bon conseil que je leur donne.J’écris une histoire d’abord pour les paysans, mais elle peut aussiservir aux autres. Le laboureur, le voiturier, le meunier, leboulanger, celui qui fait le pain et celui qui le mange, tousprofitent du bon grain ; et celui qui le sème est content desavoir que tout le monde y trouve son compte.

Pendant que ces choses se passaient, le resteallait son train ordinaire ; les foires, les marchés sesuivaient, les impôts se payaient, les gens criaient, les capucinsfaisaient leurs quêtes, les soldats allaient à l’exercice, et l’onavait même rétabli pour eux les coups de plat de sabre. Tous lesvendredis, j’allais en ville acheter notre sel, et je voyais cetteabomination : de vieux soldats battus par de misérablescadets ! Il s’est passé du temps depuis, eh bien, j’en frémisencore !

Ce qui nous indignait aussi, c’est que lesrégiments étrangers à notre solde, – les Suisses de Schœnau et tousles autres, – étaient commandés en allemand. N’était-ce pascontraire au bon sens, lorsqu’on devait se battre ensemble contreles mêmes ennemis, d’avoir deux espèces de commandements ? Jeme souviens qu’un ancien soldat de notre village, Martin Gros, seplaignait de cette bêtise, et disait qu’elle nous avait fait ungrand tort pendant la guerre de Prusse. Mais nos anciens rois etnos seigneurs n’aimaient pas à voir le peuple et les soldats tropbien ensemble ; il leur fallait des Suisses, des Chamborans,des régiments de Saxe, de Royal-Allemand, etc., pour garder lesFrançais. Ils ne se fiaient pas à nous, et nous traitaient commedes prisonniers qu’on entoure de gens sûrs.

Enfin, nous verrons plus tard ce que cesétrangers ont fait contre la France, qui les nourrissait ;nous verrons leurs régiments passer en masse à l’ennemi !

Maintenant je continue.

Le soir nous lisions les gazettes, tantôtseuls, tantôt avec Chauvel. Maître Jean ne s’était pas trompé surle compte des seigneurs, des princes et des évêques ; depuisque M. Necker avait été renvoyé, ces gens ne s’inquiétaientplus du déficit. Les gazettes ne parlaient plus que de chasses, defestins, de réjouissances, de pensions, de gratifications, etcætera, et cætera. Notre belle reine, Marie-Antoinette, M. lecomte d’Artois, MM. les grands écuyers, les grands veneurs,les maîtres de la garde-robe, les premiers gentilshommes de lachambre, les panetiers, les échansons, les écuyers tranchants,enfin tout ce tas de domestiques nobles, qui vivaient à bouche queveux-tu, ne se moquaient pas mal de la banqueroute. Ils avaienttrouvé tout de suite des ministres à leur idée pour continuer lanoce, des Joly de Fleury et d’autres, qui ne rendaient pas decomptes.

Maître Jean, lorsqu’il lisait ces fêtes et cesgalas, ne s’indignait plus, mais ses grosses joues tombaient ;il toussait dans sa main et disait :

– Qu’est-ce que la chambre du roi, lachapelle-musique, la chapelle-oratoire, le garde-meuble, la grandeécurie, la petite écurie, la vénerie, la louveterie, lacassette ; la capitainerie des chasses de Fontainebleau, deVincennes, de Royal-Monceau, de la gruerie du parc de Boulogne, dela Muette et dépendances ; et les bailliages et lescapitaineries royales des chasses de la vénerie du Louvre etfauconnerie de France ? Qu’est-ce que tout ça ? Qu’est-ceque ça nous fait à nous ?

Chauvel, alors, répondait ensouriant :

– Ça fait rouler le commerce, maîtreJean.

– Le commerce ?

– Sans doute !… Le vrai commerce,c’est quand l’argent s’en va, et qu’il ne revient plus chez lespaysans !… C’est le luxe qui fait rouler le commerce, nosministres l’ont dit cent et cent fois, il faut bien lescroire ! – Nous autres, ici, nous travaillons et nous payonstoujours ; mais, là-bas, les nobles gens s’amusent etdépensent !… Ils ont des dentelles, des broderies et desdiamants. Les douze valets de chambre ordinaires et ceux desantichambres, les tapissiers, les coiffeurs et les coiffeuses, lesbaigneurs étuvistes, les lavandières de linge de corps, les femmesd’atours et les écuyers cavalcadours, tout ça fait rouler lesaffaires !… tout ça ne vit pas de lentilles et deharicots ; tout ça ne porte pas le sarrau de toile grise,comme nous autres.

– Non, non ! je vous crois, Chauvel,répondait le parrain indigné ; ni les hâteurs de rôtis, que jevois là, non plus ! ni les inspecteurs du département de labouche, ni les dentistes. Oh ! misère, misère, faut-il quetant de millions d’hommes travaillent pour entretenir cetteespèce ! il vaut mieux lire autre chose. Dieu du ciel, est-cepossible ?

Mais en tournant la page il trouvait encorepis : des bâtisses, des invitations de toute sorte, desprésentations, des promenades avec les chapeaux à galons d’or, lesrobes en soie ; enfin les cérémonies où nous autres malheureuxpaysans, nous avions de la peine à nous représenter la massed’argent que cela devait coûter.

Chauvel criait d’un aird’étonnement :

– Mais qu’est-ce que M. Necker nousdisait donc ? Jamais nous n’avons eu plus d’argent ; nousne savons plus qu’en faire, il nous embarrasse !

En même temps, il nous regardait avec sespetits yeux remplis de malice, et la colère nous entrait dansl’âme ; car, sans être trop regardant, on peut bien dire quedans un temps où les trois quarts et demi de la France souffraientle froid et la faim, de pareilles dépenses, pour exalter la vanitéde quelques mauvais drôles, étaient une choseépouvantable !

Chauvel, avant de sortir, disaittoujours :

– Allons, allons, ça va bien ! Lesimpôts, les dépenses et le déficit, tout augmente d’année en année.Nous prospérons : – plus on s’endette, plus ons’enrichit ! c’est clair.

– Oui, oui, faisait maître Jean en lereconduisant, c’est très clair.

Il refermait la porte et je retournais cheznous.

Plus nous lisions ces gazettes, plus notrecœur devenait gros ; nous voyions bien que ces nobles nousprenaient pour des bêtes ; mais que faire ? La milice, lamaréchaussée et les troupes tenaient avec eux ! On s’écriaiten soi-même :

« Sont-ils heureux, ces seigneurs, d’êtreau monde ; et nous, sommes-nous misérables ! »

L’exemple de la reine, du comte d’Artois etdes autres qui se gobergeaient à la cour, s’étendait jusqu’auxpetites villes : c’étaient fêtes sur fêtes, grandes revues,défilés, galas, etc. Les prévôts, les colonels, les majors, lescapitaines, les lieutenants et les cadets ne faisaient que sepavaner, rosser leurs soldats, et même les paysans qui retournaientle soir à leurs villages. Demandez au vieux Laurent Duchemin, ilvous dira quelle vie les jeunes officiers du régiment de Castellamenaient au Panier-Fleuri ; comme ils buvaient du vin deChampagne, et faisaient entrer les femmes et les filles, soi-disantpour danser ; et quand les pères ou les maris ne voulaientpas, comme on vous les reconduisait à coups de canne jusqu’auxQuatre-Vents.

On doit aussi comprendre notre tristesse ànous autres ouvriers et paysans, d’entendre leur musique et de voirles filles des bourgeois, des échevins, des syndics, descommissaires-jurés, des vérificateurs de gibier, des gourmets, descommissaires à la vente et revente, enfin de tout ce qu’onconnaissait de plus distingué, – de voir leurs demoiselles aller aubras de cette jeunesse et se promener avec eux au Tivoli ;oui, cela vous retournait le cœur. Elles pensaient peut-êtres’anoblir !

On n’avait plus d’espoir que dans le déficit.Tous les hommes de bon sens voyaient qu’il devait grossir, surtoutdepuis que la reine et M. le comte d’Artois avaient faitnommer M. de Calonne contrôleur général des finances.Celui-là peut encore se vanter de nous avoir fait du mauvais sangpendant quatre ans, avec ses emprunts, avec ses virements,comme il disait, avec ses prorogations de vingtièmes, avec ses sousadditionnels et ses autres filouteries ! On a vu bien desmauvais ministres depuis ce Calonne, mais aucun de pire, car sesinventions et ses mensonges pour tromper les gens ont passé de l’unà l’autre, et même les plus bêtes ont pu s’en servir et paraîtremalins ! Il avait l’air de tout voir en beau, comme lesfripons qui ne pensent jamais à payer leurs dettes, mais seulementà les augmenter ; leur air de confiance en donne aux autres,et c’est tout ce qu’ils veulent.

Mais Calonne ne nous trompait pas tout demême. Maître Jean ne pouvait plus ouvrir une gazette sans sefâcher, il disait :

– Ce gueux finira par me faire attraperun coup de sang : il ment toujours ! Il jette notreargent par les fenêtres, il décoiffe saint Pierre pour coiffersaint Paul ; il emprunte à droite et à gauche ; et quandil faudra payer à la fin, il se sauvera en Angleterre, et nouslaissera dans la nasse. Je vous le prédis, ça ne peut pas tournerautrement.

Tout le monde voyait ces choses, excepté leroi, la reine, les princes, dont Calonne avait payé les dettes, etles courtisans, sur qui pleuvaient les pensions et lesgratifications de toute sorte.

Le clergé n’était pas aussi bête, ilcommençait à voir que tous ces beaux tours de Calonne finiraientmal. Chaque fois que Chauvel revenait de ses tournées, sa figureétait comme éclairée, ses yeux brillaient ; il souriait etdisait en s’asseyant avec Marguerite, derrière le poêle :

– Maître Jean, tout va maintenant demieux en mieux ; nos pauvres curés de paroisse ne veulent pluslire que le Vicaire savoyard, de Jean-Jacques ; leschanoines, les bénéficiaires de toute sorte lisent Voltaire, ilscommencent à prêcher l’amour du prochain, et se désolent de lamisère du peuple ; ils font des quêtes pour les pauvres. Danstoute l’Alsace et la Lorraine, on n’entend parler que de bonnesœuvres : à tel couvent, monsieur le supérieur fait dessécherles étangs, pour donner de l’ouvrage aux paysans ; à telautre, on fait remise de la petite dîme cette année ; à telautre on distribue des soupes. Il vaut mieux tard que jamais !Toutes les bonnes idées leur viennent à la fois. Ces gens-là sontfins, très fins ; ils voient que le bateau coule toutdoucement ; ils veulent avoir des amis qui leur tendent laperche.

Ses petits yeux clignotaient.

Nous n’osions presque pas croire ce qu’ildisait, cela nous paraissait trop fort ; mais durant lesannées 1784, 1785 et 1786, Chauvel devenait toujours plus gai, plusriant : c’était comme un de ces oiseaux qui montent très hautà cause de leur bonne vue, et qui voient les choses de très loin ettrès clairement, par-dessus les nuages.

La petite Marguerite devenait aussi trèsgentille ; elle riait souvent en passant devant la forge, etse penchait dans la porte, son panier de livres sur l’épaule, ennous criant de sa petite voix claire et gaie :

– Bonjour, maître Jean ! Bonjour,monsieur Valentin ! bonjour, Michel !

Et chaque fois je sortais, ayant un grandplaisir à rire avec elle. Elle était toute brune, toute hâlée, lebas de sa petite jupe de toile bleue et ses petites bottines àgrosses courroies tout couverts de boue ; mais elle avait lesyeux si vifs, de si jolies dents, de si beaux cheveux noirs, l’airsi gai et si courageux, que, sans savoir pourquoi, j’étais trèscontent après l’avoir vue ; et même je la regardais monterjusqu’à l’allée de leur maison, en pensant : « Si jepouvais seulement porter son panier et vendre des livres avec eux,ça me plairait bien. »

Mais je n’allais pas plus loin ; et quandmaître Jean me criait :

– Hé ! Michel, qu’est-ce que tu faisdonc là-bas ? En route !

Aussitôt, je courais en répondant :

– Voilà, maître Jean ; nous ysommes.

J’étais devenu compagnon forgeron ; jegagnais mes dix livres par mois, la mère était bien soulagée.Lisbeth, à Wasselonne, n’envoyait rien, que de temps en temps descompliments ; les servantes de brasserie ont besoin de beauxhabits, et puis elle était glorieuse, enfin elle n’envoyait rien.Mais mon frère Claude, hardier au couvent des Tiercelins, recevaitquatre livres par mois et il en envoyait trois aux parents. Étienneet Mathurine tressaient de petits paniers, des cages, et lesvendaient en ville. Je les aimais bien, et eux m’aimaient bienaussi, Étienne surtout ! Il venait à ma rencontre tous lessoirs, en se balançant et riant de plaisir ; il me prenait parla main et me disait :

– Viens voir, Michel, mon ouvraged’aujourd’hui.

C’était quelquefois très bien fait. Le pèredisait toujours pour l’encourager :

– Je ne serais pas capable d’en faireautant. Jamais je n’ai si bien tressé.

L’idée d’envoyer Étienne chez M. le curéChristophe m’était venue plus d’une fois, malheureusement il nepouvait pas faire ce chemin matin et soir, c’était trop loin. Maiscomme il avait envie d’apprendre, je lui donnais des leçons enrentrant de la forge, et c’est ainsi qu’il apprit à lire et àécrire.

Enfin, personne ne mendiait plus à la maison,nous vivions tous de notre travail, les parents respiraient unpeu.

Tous les dimanches après vêpres, je forçaismon père de s’asseoir à l’auberge des Trois-Pigeons et de prendresa chopine de vin blanc ; cela lui faisait du bien. La mère,qui n’avait jamais souhaité qu’une bonne chèvre, pouvait alors laconduire brouter l’herbe le long des chemins ; j’en avaisacheté une pour elle du vieux juif Schmoûle, une chèvre superbedont le pis traînait jusqu’à terre. Le plus grand bonheur de lamère était de la soigner, de la traire et de faire dufromage ; elle aimait cette chèvre comme les yeux de sa tête.Les pauvres vieux ne demandaient donc rien de plus, et moi-mêmej’étais très heureux.

Après le travail, les dimanches et jours defête j’avais le temps de lire. Maître Jean me prêtait de bonslivres, et je passais des après-midi tout entières à les étudier,au lieu d’aller jouer aux quilles avec les camarades.

Nous étions alors en 1785, et c’est le tempsd’un grand scandale pour toute la France, le temps où ce malheureuxcardinal de Rohan, que M. le curé Christophe méprisait, voulutséduire la reine Marie-Antoinette, en lui donnant un collier deperles. C’est alors qu’on vit bien que cet homme avait perdu latête, car il se laissa tromper par une comédienne ; lacomédienne se sauva d’abord avec les perles, mais on l’arrêta plustard, et le rifleur lui marqua la fleur de lis surl’épaule.

Quant au cardinal, il ne fut pas marqué, parcequ’il était prince. Il eut la permission de s’en aller àStrasbourg.

Ces choses lointaines me reviennent, et je merappelle que maître Jean disait que si par malheur paterBénédic, ou tout autre capucin, avait essayé de séduire sa femme,il n’aurait pas manqué de lui casser la tête avec son marteau. Moij’aurais fait comme lui ; mais notre roi était trop bon, et cefut une grande honte pour la reine, qu’un cardinal eût seulementespéré la séduire par des présents. Tout le pays en parlait. Lerespect des seigneurs, des princes et des évêques se perdait ;le mépris des honnêtes gens s’étendait sur eux de plus en plus. Onse souvenait aussi du déficit ; ce n’était pas avec lesmensonges de M. de Calonne et les scandales de la courqu’on pouvait le payer.

Enfin, cela traîna jusqu’à la fin de 1786. Laveille du nouvel an, Chauvel et sa fille arrivèrent tout couvertsde neige. Ils revenaient de Lorraine et nous dirent en passant,qu’ils avaient appris que le roi convoquait les notables àVersailles, pour entendre les comptes de Calonne et tâcherd’éteindre la dette.

Maître Jean était dans la joie, ilcriait :

– Nous sommes sauvés !… Notre bonroi prend pitié de ses peuples, il veut l’égalité desimpôts !

Mais Chauvel, son grand panier encore surl’épaule, devenait tout pâle de colère en l’écoutant, et finit parlui répondre :

– Si notre bon roi convoque les notables,c’est qu’il ne peut plus faire autrement, la dette est maintenantde seize cent trente millions ! Comment pouvez-vous être assezsimple pour croire que les princes du sang, les principaux de lanoblesse, de la magistrature et du clergé, vont la payer de leurpoche ? Non, ils essayeront de nous la mettre sur ledos ! Et cette bonne reine, ce brave comte d’Artois, aprèsavoir mené la belle vie que vous savez, après avoir foulé lepeuple, commis toutes les bêtises et les scandales du monde, ceshonnêtes personnes n’ont pas même le courage de la responsabilitéde leurs actions, elles convoquent des notables, pour tout signeret parapher. Mais nous ! nous, malheureux qui payons toujourset ne profitons de rien, nous ne sommes pas convoqués ; on nedemande pas notre avis : c’est de la malhonnêteté, c’est de labassesse !

Chauvel devenait furieux en parlant. C’étaitla première fois que je le voyais se mettre en colère. Il levait lamain et tremblait sur ses petites jambes. Marguerite, toutemouillée et ses cheveux noirs collés sur les joues par la neigefondante, se redressait près de lui comme pour le soutenir. MaîtreJean voulait répondre, mais ils ne l’écoutaient pas. La mèreCatherine s’était levée de son rouet tout indignée, criant quenotre bon roi faisait ce qu’il pouvait, qu’on ne devait pas manquerde respect à la reine dans l’auberge, qu’elle ne le souffriraitpas ! et Valentin disait :

– Vous avez raison, dame Catherine, ilfaut respecter les représentants de Dieu sur la terre ! C’estbien… vous avez mille fois raison.

Il étendait ses longs bras d’un aird’admiration. Alors Chauvel et Marguerite sortirent brusquement, etne revinrent plus chez nous. Ils détournaient la tête en passantdevant la forge, ce qui nous faisait beaucoup de peine. Maître Jeandisait à Valentin :

– Voilà !… Qui est-ce qui tedemandait de te mêler de mes affaires ? Tu es cause que monmeilleur ami ne veut plus me voir : un homme que je respecte,et qui a plus de bon sens et d’esprit dans son petit doigt que toidans ton grand corps. Tout se serait arrangé, j’aurais fini parcomprendre qu’il avait raison.

– Et moi, répondait Valentin, je soutiensqu’il avait tort. Les notables veulent le bonheur dupeuple !…

Maître Jean alors devenait tout rouge, et leregardait de travers en murmurant :

– Bourrique !… Si tu n’étais pas unsi brave homme, depuis longtemps je t’aurais envoyépaître !…

Mais il disait ces choses à part, car Valentinne se serait pas laissé insulter, même par maître Jean ; ilétait plein de fierté, malgré sa bêtise, et, le même jour, j’ensuis sûr, il aurait fait son paquet pour s’en aller. De cette façonau lieu de perdre un ami, nous en aurions perdu deux ; ilfallait être sur ses gardes.

Notre chagrin et notre ennui de ne plus revoirChauvel grandissaient de jour en jour. Cela dura jusqu’à ce qu’unmatin maître Jean, voyant le colporteur et sa fille allonger le pasdevant notre forge, courut dehors en criant toutattendri :

– Chauvel !… Chauvel !… vousm’en voulez… moi je ne vous en veux pas !

Alors ils se serrèrent la main, on voyaitqu’ils auraient voulu s’embrasser, et quelques jours après, Chauvelet Marguerite étant rentrés d’une de leurs tournées en Alsace, ilsrevinrent s’asseoir derrière le poêle ; jamais, depuis, il nefut plus question de cela.

C’était au temps où les notables se trouvaientréunis à Versailles, et l’on commençait à reconnaître que Chauvelavait eu raison de soutenir qu’ils ne feraient rien pour lepeuple ; car ces nobles s’étant mis à délibérer sur lediscours de Calonne, qui déclarait lui-même « qu’on nepourrait plus payer la dette par les moyens ordinaires, qu’ilfallait abolir les fermes générales, établir des assemblées dansles provinces pour taxer chacun selon ses moyens, et mettre unimpôt sur toutes les terres, sans distinction, » ils finirent partout refuser.

Chauvel, en écoutant cela, souriait dans sabarbe.

– Ah ! la mauvaise race !criait maître Jean.

Mais lui, disait :

– Que voulez-vous ? Ces gens-làs’aiment, ils n’ont pas assez mauvais cœur pour se taxer, ni sefaire du mal. Ah ! s’ils étaient réunis pour établir un nouvelimpôt sur le peuple ça ne serait pas si long, ils auraient déjà ditoui ! plutôt dix fois qu’une. Mais d’imposer ses propresterres, c’est dur, je comprends ça ! quand on se respectesoi-même, il faut se ménager.

Ce qui faisait le plus de bon sang à Chauvel,c’était le procès-verbal en tête des réunions des notables :« Après le discours du roi, monseigneur le garde des sceauxs’est approché du trône, en faisant trois profondesinclinations : la première, avant de quitter sa place, ladeuxième, après avoir fait quelques pas, et la troisième, lorsqu’ila été sur le premier degré du trône. Puis, il a pris à genoux lesordres de Sa Majesté. »

– Voilà le plus beau, disait-il, avec ça,nous sommes sauvés !

Finalement le roi renvoya Calonne et nommamonseigneur de Brienne, archevêque de Toulouse, à sa place. Lesnotables alors acceptèrent les réformes, on n’a jamais su pourquoi.Mais aussitôt ceux du parlement de Paris, qui n’avaient jamais prispart aux dépenses de la cour, parce que c’étaient des juges, desgens graves, économes et vivant entre eux, ces juges furentindignés de voir qu’on voulait leur faire payer les folies desautres. Ils s’opposèrent donc à l’imposition des terres, déclarantqu’il fallait des états généraux pour consentir les impôts, ce quisignifiait que tout le monde, ouvriers, paysans, bourgeois etnobles, devaient voter ensemble pour donner leur argent. Le grandmot était lâché !… Ce fut un scandale encore pire que celui dela reine et du cardinal de Rohan, car le parlement déclarait par làque, depuis les premiers temps, on avait imposé le peuple sans luidemander son consentement, et que c’était un véritable vol.

Ainsi commença la révolution.

Il était clair alors que les nobles et lesmoines trompaient la nation en masse depuis des siècles : lespremiers juges du pays le disaient ! Les autres avaienttoujours vécu sur notre compte ; ils nous avaient réduits à laplus affreuse misère pour se goberger ; leur noblesse nesignifiait rien ; ils n’avaient pas plus de droits que nous,ils n’avaient pas plus de cœur et d’esprit que nous ; notreignorance faisait leur grandeur ; ils nous avaient élevés toutexprès dans des idées contraires au bon sens, pour nous tondre sanspeine.

Que chacun se figure maintenant la joie deChauvel lorsque le parlement fit cette déclaration.

– À cette heure tout va changer,criait-il, les grandes choses vont venir ; la fin de la misèredu peuple approche ; la justice commence !…

Chapitre 8

 

La déclaration du parlement de Paris s’étenditcomme un coup de vent jusqu’au fond des provinces. On ne parlaitplus que des états généraux dans les villages, sur les foires etles marchés. À peine cinq ou six paysans suivaient-ils le mêmechemin depuis un quart d’heure, causant de leurs affaires, que l’unou l’autre s’écriait tout à coup :

– Et les états généraux !… quandaurons-nous nos états généraux ?

Alors chacun disait son mot sur l’abolitiondes barrières, des octrois, des vingtièmes, sur la noblesse et letiers état. On se disputait, on entrait dans la première aubergepour s’entendre ; les femmes aussi s’en mêlaient. Au lieu devivre comme des imbéciles qui payent toujours, sans savoir où passeleur argent, chacun voulait avoir des comptes et voter lui-même sesimpôts. Le bon sens nous venait !

Malheureusement cette année-là fut bienmauvaise, à cause de la grande sécheresse. Depuis le milieu de juinjusqu’à la fin d’août, il ne tomba pas une goutte d’eau, de sorteque les blés, les avoines et toutes les récoltes manquèrent.L’herbe ne valait pas la fauchée. On voyait déjà venir la famine,car les pommes de terre elles-mêmes n’avaient pas donné. C’étaitune véritable désolation. Et puis l’hiver de 1788 arriva, le plusterrible hiver que les hommes de mon âge se rappellent.

Le bruit courait que des gueux avaient achetétout le blé de la France pour nous affamer, et même on appelaitcela le pacte de famine. Ces brigands accaparaient lesgrains à la récolte, ils en envoyaient par vaisseaux enAngleterre ; et quand la famine était venue, ils les faisaientrentrer et les vendaient ce qu’ils voulaient. Chauvel nous disaitque cette société de bandits existait depuis longtemps, et que leroi Louis XV lui-même en avait fait partie. Nous ne voulions pas lecroire, cela nous paraissait trop horrible ; mais j’ai reconnupar la suite que c’était vrai.

Le pauvre peuple de France n’a jamais tantpâti que dans cet hiver de 1788 à 1789, pas même au temps dumaximum, et plus tard en 1817, à la chère année. Il arrivaitpartout des inspecteurs dans les granges, qui vous forçaient debattre le grain et de le charger tout de suite pour les marchés dela ville.

Si je n’avais pas eu le bonheur de gagner mesdouze livres par mois, et si Claude n’avait pas envoyé tout cequ’il pouvait, pour soutenir les pauvres vieux et les deux enfantsqui restaient à leur charge, Dieu sait ce qu’ils seraient devenus.Des milliers de gens moururent de faim !… Qu’on se représented’après cela la misère de Paris, une ville où l’on reçoit tout dudehors et qui périrait de fond en comble si l’on n’avait pas degros bénéfices à porter les grains, les légumes et les viandes surses marchés !

Eh bien, malgré tout, les gens n’oubliaientpas les états généraux ; au contraire, la misère augmentaitl’indignation du monde ; on pensait : « Si vousn’aviez pas dépensé notre argent, nous ne serions pas simisérables. Mais gare, gare, cela ne peut plus durer. Nous nevoulons pas plus de Brienne que de Calonne : ce sont vosministres, à vous ; nous voulons des ministres pour le peuple,comme Necker et Turgot. »

Et pendant ce froid épouvantable, où le vin etl’eau-de-vie elle-même gelaient dans les caves, Chauvel et sa fillene cessèrent pas un instant de courir dans le pays, avec leurspaniers. Ils avaient des peaux de mouton autour des jambes ;nous frémissions de les voir partir, avec leurs grands bâtonsferrés, à travers le givre et la glace. Ils vendaient alors despetits livres sans nombre qui venaient de Paris ; etquelquefois, en rentrant de leurs tournées, ils nous en apportaientqu’on lisait autour du grand poêle, rouge comme une braise. J’en aimême gardé de ces petits livres, et si je pouvais vous les prêter,vous seriez étonnés de l’esprit et du bon sens qu’on avait avant laRévolution. Tout le monde voyait clair, tout le monde était las desgueuseries, excepté les nobles et les soldats qu’ils avaientachetés. Un soir nous lisions : Diogène aux étatsgénéraux – un autre soir : Plaintes, doléances,remontrances, et vœux de nos bourgeois de Paris ; oubien : Causes de la disette dévoilées, ou :Considérations sur les intérêts du tiers état, adressées aupeuple des provinces, et d’autres petits livres pareils, quinous montraient que les trois quarts et demi de la France pensaientcomme nous sur la cour, sur les ministres et sur les évêques.

Mais en ce temps, il arriva quelque chose quime fit de la peine, et qui montre que dans les mêmes familles ontrouve des êtres de toute espèce.

Vers le milieu de décembre, pendant lesgrandes neiges, la vieille Hoccard, qui remplissait les commissionsde la ville et des villages, moyennant quelques liards, vint nousdire que M. le maître de poste avait crié sur la place duMarché les lettres en retard, et qu’il s’en trouvait une dans lenombre pour Jean-Pierre Bastien, des Baraques du Bois-de-Chênes. Lefacteur Brainstein ne courait pas alors porter les lettres devillage en village, sur les quatre chemins. Le maître de poste, quis’appelait M. Pernet, arrivait lui-même sur la place, pendantle marché, ses lettres dans un panier ; il se promenait entreles bancs et demandait aux gens :

– Est-ce que vous n’êtes pas deLutzelbourg ? Est-ce que vous n’êtes pas de Hultenhausen ou duHarberg ?

– Oui.

– Eh bien, vous donnerez cette lettre àJean-Pierre ou Jean-Claude un tel. Je l’ai depuis cinq ou sixsemaines ; personne ne vient la réclamer. Il est temps qu’ellearrive.

On prenait la lettre et le maître de poste nes’en inquiétait plus ; il avait fait son service.

La vieille Hoccard aurait bien pris la nôtre,mais elle coûtait vingt-quatre sous, et la brave femme ne les avaitpas ; et puis elle n’était pas sûre que nous voudrions lesdonner.

C’était dur de donner vingt-quatre sous pourune lettre, dans un temps pareil. J’avais bien envie de la laisserau compte de la poste ; mais les père et mère, pensant quecette lettre venait de Nicolas, furent dans un grand trouble. Lespauvres vieux me dirent qu’ils aimeraient mieux jeûner quinzejours, que de ne pas avoir de nouvelles du garçon.

J’allai donc prendre cette lettre en ville.Elle était bien de mon frère Nicolas ; et je revins la liredans notre baraque, au milieu de l’attendrissement des parents etde notre étonnement à tous. C’était écrit du 1erdécembre 1788 : Brienne avait été renvoyé avec une pension dehuit cent mille livres ; les états généraux étaient convoquéspour le 1er mai 1789 ; Necker avait repris saplace, mais Nicolas ne s’inquiétait pas de ces choses ! et jecopie cette vieille écriture jaune et déchirée, pour vous fairevoir ce que pensaient les soldats, quand tout le reste de la Francedemandait justice.

Ce pauvre Nicolas n’était ni meilleur ni pireque ses camarades ; il n’avait aucune instruction, ilraisonnait comme un véritable imbécile, faute d’avoir appris àlire ; mais on ne pouvait lui faire aucun reproche ; etpeut-être l’autre, celui qu’il avait chargé d’écrire à sa place,ajoutait-il aussi de temps en temps quelque chose de son proprecru, pour faire le joli cœur.

Enfin, voici cette lettre :

« Au nom du Père, du Fils et duSaint-Esprit.

» À Jean-Pierre Bastien et Catherine,son épouse, Nicolas Bastien, brigadier au 3e escadron durégiment de Royal-Allemand, en garnison à Paris.

» Chers père et mère, frères etsœurs,

» Vous devez encore être vivants, car cene serait pas naturel de mourir tous en quatre ans et six mois,quand je me porte toujours bien. Je ne suis pas encore aussi grosque le syndic des bouchers, Kountz, de Phalsbourg ; mais, sansvouloir me flatter, je suis aussi solide que lui, l’appétit ne memanque pas ni le reste non plus ; c’est le principal.

» Chers père et mère, si vous me voyiezmaintenant à cheval, avec mon chapeau sur l’oreille, les pieds dansles étriers et le sabre au port d’armes, soit pour faire le salutmilitaire, soit autrement, ou quand je me promène agréablement enville avec une jeune connaissance au bras, vous seriez étonnés,vous ne croiriez jamais que je suis votre fils ! Et si jevoulais me faire passer pour de la noblesse, comme plusieurs se lepermettent au régiment, ça ne tiendrait qu’à moi, mais vous pensezbien que je n’en suis pas capable, en considération de vos cheveuxblancs et du respect que je vous porte.

» Vous saurez aussi que la premièreannée, le maréchal des logis Jérôme Leroux m’a fait beaucoup demisères, à cause des marques de la cruche, qui lui balafrent lafigure. Mais aujourd’hui, je suis brigadier au troisième escadron,et je ne lui dois plus rien que le salut, hors du service. Jepasserai aussi maréchal des logis un jour, et nous retrouveronsça ! car je ne dois pas vous cacher que je suis maître d’armesau régiment, et que la première année j’avais déjà blessé deuxprévôts de Noailles. Et maintenant, excepté Lafougère, de Lauzun,et Bouquet, le Mestre-de-camp-général, pas un autre n’oserait meregarder de travers. Ça vient de l’œil et du poignet, on en a ou onn’en a pas, c’est un don du Seigneur ! – et même ceux desautres régiments viennent me défier par jalousie. Le 1erjuillet dernier, avant de quitter Valenciennes, l’état-major durégiment a parié pour moi, contre ceux du régiment de Conti(infanterie). Le maître d’armes Bayard, un petit brun du Midi,disait toujours : « L’Alsacien ! » Çam’ennuyait ? J’envoyai deux prévôts lui demander raison.C’était entendu d’avance, et le lendemain nous nous sommes alignésdans le parc. Il sautait comme un chat, mais à la troisième repriseje l’ai pincé tout de même sous le teton droit, un peu proprement.Il n’a pas seulement dit : pipe ! et c’était fini. Toutle régiment s’est réjoui. On m’a donné quarante-huit heures desalle de police, parce que j’ai la main malheureuse ; mais lemajor, chevalier de Mendell, a fait passer un panier de sa tablepour Nicolas Bastien, un panier de vins fins et de viandes :c’était ça ! Nicolas avait fait gagner Royal-Allemand, onpouvait bien le régaler. Depuis, j’ai l’estime de mes supérieurs.Et si vous savez ce qui se passe ici, comme cette canaille debourgeois se remue, principalement les robins, si vous savez ça,vous devez comprendre que l’occasion de se distinguer ne manquepas. Pas plus tard que le 27 août dernier, le commandant du guet,Dubois, nous a fait charger la canaille, sur le Pont-Neuf ; ettout ce jour, jusqu’à minuit, nous n’avons fait que lui passer surle ventre, à la place Dauphine, à la place de Grève et partout. Sivous aviez vu le lendemain quel massacre nous avons fait dans larue Saint-Dominique et la rue Meslée, vous auriez dit : Ça vabien ! – J’étais le premier sur la droite de l’escadron, au2e rang ; tout ce qui passait à la hauteur étaitrasé. Le lieutenant-colonel de Reinach, après la charge, disait queles robins n’auraient plus envie de piper. Je crois bien, ils enont vu de dures ! Voilà ce qui montre la beauté de ladiscipline : quand l’ordre arrive, il faut que toutmarche ; vous auriez père et mère, frère et sœur devant vous,on passe dessus comme sur du fumier. Je serais déjà maréchal deslogis, s’il ne fallait pas savoir écrire pour faire son rapport.Mais soyez tranquilles, j’ai mon petit compte à régler avec JérômeLeroux ! Un jeune homme de bonne famille, Gilbert Gard, et dutroisième escadron, me montre les lettres, et je lui donne desleçons de contre-pointe ; ça marchera, je vous en réponds. Àla première vous recevrez de mon écriture, et sur celle-ci, en vousembrassant et vous souhaitant tout ce que vous pouvez désirer danscette vie et dans l’autre, je fais ma croix,

+

« Nicolas Bastien

» Maître de pointe et decontre-pointe au régiment de Royal-Allemand

» Ce 1er décembre1788. »

Le pauvre Nicolas ne voyait rien de plus beauque de se battre ; ses officiers nobles le regardaient commeune espèce de bouledogue qu’on lance sur un autre chien, et quinous fait gagner des paris ; et lui trouvait celamagnifique ! Je lui pardonnais de bien bon cœur, mais j’étaishonteux de montrer sa lettre à maître Jean et à Chauvel. Le père etla mère, eux, pendant tout le temps que je l’avais lue, levaientles mains d’admiration ; la mère surtout, elle riait etcriait :

– Ah ! je savais bien que Nicolasferait son chemin ! Ah ! voyez-vous comme onavance ! C’est parce que nous restons toujours aux Baraques,que nous sommes si pauvres. Mais Nicolas deviendra noble, je vousle prédis, il deviendra noble.

Le père était content aussi, mais il voyait dudanger à se battre, et disait en regardant à terre :

– Oui…, Oui…, oui…, c’est bien !…mais pourvu qu’un autre ne lui pique pas aussi sous le tetondroit ; ça nous crèverait le cœur ! C’est pourtantterrible… l’autre avait peut-être aussi ses père et mère !

– Ah ! bah ! Ah !bah ! criait la mère.

Et tout de suite elle prit la lettre et allala montrer aux voisins en disant :

– Une lettre de Nicolas !… il estbrigadier… maître de pointe et de contre-pointe… Il a déjà tuébeaucoup de monde… il ne faut pas le regarder detravers !…

Ainsi de suite. – Seulement, deux ou troisjours après, elle me rendit la lettre ; et comme maître Jeanme l’avait demandée, il fallut bien l’apporter et la lire le soir.Chauvel et Marguerite étaient là ; je n’osais plus lever lesyeux. Maître Jean dit :

– Quel malheur d’avoir dans sa familledes gueux pareils, des gens qui ne pensent qu’à hacher père etmère, frères et sœurs, et qui trouvent encore que c’est beau, parceque cela s’appelle discipline !

Chauvel répondit :

– Bah ! c’est bon à savoir ce queNicolas raconte là : ces grandes charges dans les rues, cesmassacres, nous n’en savions rien ; les gazettes n’enparlaient pas, quoiqu’il me soit déjà revenu dans mes tournées, quedu côté de Grenoble, de Bordeaux, de Toulouse, on a fait marcherdes masses de troupes. Tout ça c’est bon signe, ça prouve que lecourant entraîne tout, que rien ne peut l’arrêter. Ces bataillesnous ont déjà valu le renvoi de Loménie de Brienne, la convocationdes états généraux. Ce qu’il faut craindre, ce ne sont pas lesbatailles, qu’est-ce que cinquante ou cent régiments, quand lamasse est contre ? Pourvu que le peuple veuille bien ce qu’ilveut, pourvu que le tiers état soit bien d’accord, le reste estcomme l’écume qui s’envole, quand souffle un grand vent. Mais jesuis content d’apprendre tout ça. Préparons-nous pour lesélections, soyons prêts, et que le bon sens, la justice de tous semontrent.

Chauvel alors ne serrait plus leslèvres ; il paraissait plein de confiance. Et malgré lafamine, qui se prolongea jusqu’à la fin de mars, malgré tout, lespaysans, les ouvriers, et les bourgeois tenaient ensemble. Chauvelavait eu raison de dire, à la déclaration du parlement, que letemps des grandes choses approchait ; chacun se sentait plusfort, plus ferme ; c’était comme une nouvelle vie ; et ledernier misérable, sans habits et sans pain, au lieu de se courbercomme autrefois, avait l’air de relever la tête et de regarder leciel.

Chapitre 9

 

Plus la famine grandissait, plus les pauvresgens montraient de courage, ceux des Baraques, de Hultenhausen, desQuatre-Vents, n’avaient plus que la peau et les os ; ilsdéterraient des racines sous la neige, ils faisaient bouillir lesvieilles orties qui poussent derrière les masures ; ilscherchaient tous les moyens de se soutenir. La misère étaitaffreuse, mais le printemps arrivait tout doucement.

Les capucins de Phalsbourg n’osaient plusmendier ; on les aurait assommés sur la route, car le régimentde La Fère, qui venait de remplacer celui de Castella, ne voulaitpas les soutenir : c’étaient de vieux soldats, las de la jeunenoblesse et des coups de plat de sabre.

Et puis, quelque chose courait dansl’air ; les baillis, les sénéchaux avaient bien été forcés depublier l’édit du roi, pour la convocation des états généraux. Onsavait que les baillis et sénéchaux d’épée recevraient lesdernières lettres de convocation pour tel jour, et qu’aussitôt ilsles annonceraient à leurs audiences ; qu’ils les feraientafficher à la porte des églises et des mairies ; que les curésles liraient à leurs prônes ; et que, dans la huitaine au plustard, après ces publications, nous tous, ouvriers, bourgeois,paysans, nous irions nous assembler à l’hôtel de ville, pourdresser un cahier de nos plaintes et doléances, et nommer desdéputés qui porteraient ce cahier à l’endroit qu’on nous diraitplus tard.

C’est tout ce que nous savions en gros. Dieumerci, nous avions des plaintes à mettre dans les cahiers de chaqueparoisse.

On savait aussi qu’une seconde assemblée denotables était réunie à Versailles, pour arrêter les dernièresmesures à prendre avant les états généraux. – Et dans ce temps defamine : en décembre 1788, janvier 1789, on ne parlait plusque du tiers état ; chacun apprit que le tiers état, c’étaientles bourgeois, les marchands, les paysans, les ouvriers et lesmalheureux ; – qu’on avait déjà consulté nos pauvres pèresautrefois, dans des états généraux pareils, mais qu’ils avaient dûse présenter à genoux, la corde au cou, devant le roi, les nobleset les évêques, pour déposer leurs cahiers de plaintes. Ce fut unegrande indignation, quand on sut que les parlements voulaient voirnos représentants dans le même état, ce qu’ils appelaient lesformes de 1614.

Alors chacun traita les parlements decanailles, et l’on vit bien que s’ils avaient demandé les premiersdes états généraux, ce n’était pas pour soulager le peuple et luifaire justice, mais pour ne pas mettre sur leurs propres terres lesimpositions que les terres des pauvres gens supportaient depuis silongtemps.

Les gazettes disaient qu’il arrivait des blésd’Amérique et de Russie ; mais aux Baraques et dans toute lamontagne, bien loin de nous en donner, les inspecteurs fouillaienttoutes les maisons jusque sous le chaume, pour enlever le peu qu’ilnous en restait encore. Ceux des grandes villes se révoltaient, ilfallait les ménager ; on dépouillait donc les gens paisibles,à cause de leur patience.

Je me souviens que vers la fin de février, aumoment de la plus grande famine, le maire, les échevins et lessyndics de la ville, qui visitaient les granges et les hangars desenvirons, vinrent un jour dîner à l’auberge de maître Jean.

Chauvel, qui nous apportait toujours enpassant les dernières nouvelles d’Alsace et de Lorraine, lorsqu’ilrentrait de ses tournées, se trouvait justement dans la grandesalle ; il avait déposé son panier sur un banc, et ne sedoutait de rien. En voyant entrer ce monde en perruques poudrées,tricornes, habits carrés, bas de laine, manchons et gants fourrésjusqu’aux coudes ; et derrière, M. le lieutenant duprévôt, Desjardins, grand, sec, jaune, le chapeau à cornes galonnéet l’épée sur la hanche, il fut d’abord un peu troublé. Lelieutenant du prévôt le regardait de travers, par-dessus l’épaule.C’était lui qui, dans le temps, faisait mettre à la question. Ilavait l’air mauvais ! Pendant que les autres se débarrassaientde leurs affiquets, et couraient voir à la cuisine, il dégrafa sonépée et la posa dans un coin ; ensuite il alla tranquillementdécouvrir le panier, et regarda les livres.

Chauvel se tenait derrière, les mains dans lespoches de sa culotte, sous le sarrau, comme si de rien n’était.

– Hé ! criaient les échevins, lessyndics, en allant et venant, encore une corvée de faite !

Ils riaient.

On avait ouvert la porte de la cuisine, le feubrillait sur l’âtre, et la clarté se répandait jusque dans lasalle. Le petit syndic des boulangers, Merle, levait le couvercledes marmites, et se faisait tout expliquer par la mèreCatherine ; Nicole déployait une belle nappe blanche sur latable ; et le lieutenant de police ne bougeait pas de saplace. Il tirait les livres l’un après l’autre du panier, et lesposait en piles sur le banc.

– C’est toi qui vends ceslivres-là ? dit-il à la fin, sans même se retourner.

– Oui, Monsieur, répondit tranquillementChauvel ; à votre service.

– Sais-tu bien, fit l’autre en traînantet parlant du nez, que ça mène à la potence ?

– Oh ! à la potence !… ditChauvel, de si bons petits livres !… Tenez !…voyez : Délibérations à prendre pour les assemblées desbailliages, par Monseigneur le duc d’Orléans ; Réflexions d’unpatriote sur la prochaine tenue des états généraux ;Doléances, souhaits et propositions des loueurs de carosses, avecprière au public de les insérer dans ses cahiers. Ça n’est pasbien dangereux…

– Et le privilège du roi ? fit lelieutenant d’un ton sec.

– Le privilège ? Vous savez bien,Monsieur, que depuis Monseigneur Loménie de Brienne, les brochurespassent sans privilège.

Le lieutenant cherchait toujours, et lesautres alors faisaient cercle autour d’eux.

Maître Jean et moi, plus loin contrel’armoire, nous n’étions pas à notre aise. Chauvel nous regardaitde côté, comme pour raffermir notre courage ; il avait biensûr quelque chose de caché dans son panier, et le lieutenant avecson nez pointu le sentait.

Heureusement, comme les livres étaient presquetous sur le banc, la mère Catherine arriva toute glorieuse, avec lagrande soupière fumante ; et le petit syndic Merle, laperruque ébouriffée, se mit à crier, en entrant derrièreelle :

– À table… à table… voici la soupe à lacrème !… Bon Dieu, que regardez-vous là ?… Hé ! j’enétais sûr, encore une visite !… N’avons-nous pas assez devisites comme cela ?… Voyons, à table, à table, ou je commencetout seul !

Il s’était déjà mis à table, la serviette aumenton, et découvrait la soupière, dont la bonne odeur se répandaitdans la chambre ; en même temps Nicole apportait un aloyaumariné, de sorte que tous les échevins et les syndics sedépêchèrent de s’asseoir. Le lieutenant, voyant que sa compagniecommençait sans lui, dit à Chauvel d’un air de mauvaisehumeur :

– Tu sais ! partie remise n’est pasperdue !

Puis il jeta le livre qu’il tenait sur lesautres, et alla s’asseoir à côté de Merle.

Aussitôt Chauvel remballa ses brochures etsortit, son panier sur l’épaule, en nous regardant tout joyeux.Nous respirions ! car d’entendre un lieutenant du prévôtparler de corde, malgré toutes les promesses qu’on nous faisait,cela vous coupait la respiration.

Enfin, Chauvel sortit sain et sauf, et cesmessieurs dînèrent comme les nobles et les gens riches dînaientavant la Révolution. Ils avaient fait apporter leurs propres vinsde la ville, de la viande fraîche et du pain blanc.

À la porte, des douzaines de mendiantspriaient ensemble et regardaient aux fenêtres, demandant lacharité, – quelques-uns avec des plaintes qui vous faisaientfrémir, surtout les femmes, leurs enfants décharnés sur les bras. –Mais ces messieurs de la ville n’écoutaient pas ; ils riaienten débouchant les bouteilles et se versaient à boire en seracontant des choses de rien. Ils repartirent à trois heures, lesuns pour la ville, en voiture, les autres à cheval, pour continuerleurs visites dans la montagne.

Le même soir, Chauvel vint nous voir avecMarguerite. Il était à peine sur la porte que maître Jean luicriait :

– Ah ! quelle peur vous nous avezfaite !… Quelle existence terrible vous menez, Chauvel !Mais ce n’est pas vivre, cela, c’est être toujours sous la potence,au bord de l’échelle ! Je ne durerais pas quinze jours avecces craintes.

– Ni moi non plus, disait la mèreCatherine.

Et nous pensions tous de même ; mais luisouriait :

– Bah ! tout cela n’est rien, dit-ilen s’asseyant, tout cela n’est plus que de la plaisanterie. Il y adix ans, quinze ans, à la bonne heure ! C’est alors quej’étais poursuivi, c’est alors qu’il ne fallait pas se laisserprendre avec des éditions de Kehl ou d’Amsterdam : je n’auraisfait qu’un saut des Baraques aux galères ; et quelques annéesavant, j’aurais été pendu haut et court. Oui, c’était dangereux,mais qu’on m’arrête aujourd’hui, ce ne sera pas pourlongtemps ; on ne me cassera pas bras et jambes, pour me fairedénoncer mes complices.

– C’est égal, dit maître Jean, vousn’étiez pas à votre aise, Chauvel ; vous aviez quelque chosedans votre panier ?

– Sans doute !… voici ce quej’avais, dit-il en jetant un paquet de gazettes sur la table. Voyezoù nous en sommes.

Alors, la porte et les volets fermés, nouslûmes jusque près de minuit ; et je crois vous faire plaisiren copiant quelques-uns de ces vieux papiers. Rien qu’à voircomment les gens de cœur se soutenaient, on est attendri.

Partout la noblesse et les parlements deprovince étaient d’accord pour s’opposer aux états généraux. EnFranche-Comté, le peuple de Besançon avait chassé son parlement,parce qu’il s’opposait à l’édit du roi, et qu’il déclarait que lesterres nobles étaient naturellement exemptes d’impôts ; quecela durait depuis mille ans, et devait durer toujours.

En Provence, la majorité de la noblesse et leparlement avaient protesté contre l’édit du roi, pour laconvocation des mêmes états généraux. Alors, pour la première fois,en entendit le nom de Mirabeau, un noble dont les autres nevoulaient pas, et qui se mit avec le tiers état. Il disait que cesprotestations de la noblesse et des parlements « n’étaient niutiles, ni convenables, ni légitimes ». On n’a jamais vud’homme parler avec autant de force, de justesse et de grandeur.Les autres ne le trouvaient pas assez noble ; ils luifermaient l’entrée de leurs délibérations ; cela montre leurbon sens !

Partout on se battait : à Rennes, enBretagne, la noblesse tuait les bourgeois qui soutenaient l’édit,et principalement les jeunes gens connus pour avoir du courage. Cesbourgeois n’étaient pas en force ; ils appelaient à leursecours ceux des autres villes de leur province ; et voicicomme la jeunesse de Nantes et d’Angers leur répondait, en arrivantà marches forcées : « Frémissant d’horreur, à la nouvelledes assassinats commis à Rennes ; convoqués par le cri généralde la vengeance et de l’indignation ; reconnaissant que lesdispositions bienfaisantes de notre auguste roi, pour affranchirses fidèles sujets du tiers état de l’esclavage, ne trouventd’obstacles que chez ces nobles égoïstes, qui ne voient dans lamisère et les larmes des malheureux qu’un tribut odieux qu’ilsvoudraient étendre sur les races futures ; d’après lesentiment de notre propre force, et voulant rompre le dernieranneau de la chaîne qui nous lie, avons arrêté de partir en nombresuffisant pour en imposer aux vils exécuteurs des aristocrates.Protestons d’avance contre tous arrêts qui pourraient nous déclarerséditieux, lorsque nous n’avons que des intentions pures ;jurons tous, au nom de l’honneur et de la patrie, qu’au cas qu’untribunal injuste parvînt à s’emparer de nous… jurons de faire ceque la nature, le courage et le désespoir inspirent à l’homme poursa propre conservation. – Arrêté à Nantes, dans la salle de l’hôtelde la Bourse, le 28 janvier 1789. »

C’étaient des jeunes gens du commerce quidisaient cela.

D’autres, d’Angers, des étudiants, marchaientaussi ; et voici ce que les femmes de ce brave paysécrivaient : « Arrêté des mères, sœurs, épouses etamantes des jeunes citoyens de la ville d’Angers, assembléesextraordinairement ; lecture faite des arrêtés de tousmessieurs de la jeunesse, déclarons que si les troublesrecommençaient – et en cas de départ, tous les ordres de citoyensse réunissant pour la cause commune – nous nous joindrons à lanation, dont les intérêts sont les nôtres ; nous réservant, laforce n’étant pas notre partage, de prendre pour nos fonctions etnotre genre d’utilité le soin des bagages, provisions de bouche,préparatifs de départs, et tous les soins, consolations et servicesqui dépendront de nous. Protestons que notre intention à toutesn’est point de nous écarter du respect et de l’obéissance que nousdevons au roi, mais que nous périrons plutôt que d’abandonner nosfils, nos époux, nos frères et nos amants ; préférant lagloire de partager leurs dangers à la sécurité d’une honteuseinaction. »

En lisant cela, nous pleurions et nousdisions :

– Voilà de braves femmes, d’honnêtesgens ; nous ferions aussi comme eux !

Nous nous sentions forts. – Et Chauvel, levantle doigt, s’écria :

– Que les nobles, les évêques et lesparlements tâchent de comprendre cela ! C’est un grand signe,quand les femmes elles-mêmes se mêlent de vouloir des droits, etquand elles soutiennent leurs frères, leurs maris et leurs amants,au lieu de vouloir les détourner de la bataille. Cela n’est pasarrivé souvent, mais quand c’est arrivé, les autres étaient perdusd’avance !

Chapitre 10

 

Quelques jours après, le 20 mars 1789, à lafonte des neiges, la nouvelle se répandit que de grandes affiches,avec le gros timbre noir à trois fleurs de lis, avaient été poséesla veille aux portes des églises, des couvents et des mairies, pournous convoquer tous à la maison commune de Phalsbourg.

C’était vrai ! Ces affiches appelaient lanoblesse, le clergé et le tiers état aux assemblées de bailliage,où devaient se préparer nos états généraux.

Je n’ai rien de mieux à faire que de vouscopier ces affiches ; vous verrez vous-mêmes la différence desétats généraux de ce temps, avec ce qui se passeaujourd’hui :

« Règlement du roi pour l’exécutiondes lettres de convocation du 24 janvier 1789. – Le roi, enadressant aux diverses provinces soumises à son obéissance deslettres de convocation pour les états généraux, a voulu que sessujets fussent tous appelés à concourir aux élections des députésqui doivent former cette grande et solennelle assemblée ; SaMajesté a désiré que des extrémités de son royaume, et deshabitations les moins connues, chacun fût assuré de faire parvenirjusqu’à elle ses vœux et ses réclamations. – Sa Majesté a doncreconnu, avec une véritable satisfaction, qu’au moyen desassemblées graduelles, ordonnées dans toute la France pour lareprésentation du tiers état, elle aurait ainsi une sorte decommunication avec tous les habitants de son royaume, et qu’elle serapprocherait de leurs besoins et de leurs vœux d’une manière plussûre et plus immédiate. »

Après cela, l’affiche parlait de la noblesseet du clergé, de leur convocation, du nombre de députés que lesévêques, les abbés, les chapitres et communautés ecclésiastiquesrentés, réguliers et séculiers des deux sexes, et généralement tousles ecclésiastiques possédant fief, auraient aux assemblées debailliage, et plus tard aux états généraux.

Puis elle revenait à ce qui nousregardait :

« 1° Les paroisses et communautés, lesbourgs ainsi que les villes, s’assembleront à la maison communedevant le juge ou tout autre officier public. À cette assembléeauront droit d’assister tous les habitants composant le tiers état,nés Français ou naturalisés, âgés de vingt-cinq ans, domiciliés etcompris au rôle des impositions, pour concourir à la rédaction descahiers et à la nomination des députés.

» 2° Les députés choisis formeront àl’hôtel de ville, et sous la présidence des officiers municipaux,l’assemblée du tiers état de la ville. Ils rédigeront le cahier deplaintes et doléances de ladite ville, et nommeront des députéspour le porter au bailliage principal.

» 3° Le nombre des députés qui serontchoisis par les paroisses et communautés de campagne, pour porterleur cahier, sera de deux, à raison de deux cents feux etau-dessus ; de trois, à raison de trois cents feux ;ainsi de suite.

» 4° Dans les bailliages principaux, ousénéchaussées principales, les députés du tiers état, dans uneassemblée préparatoire, réduiront tous les cahiers en un seul, etnommeront le quart d’entre eux pour porter ledit cahier àl’assemblée générale du bailliage.

» 5° Sa Majesté ordonne que dans lesditsbailliages principaux, l’élection des députés du tiers état, pourles états généraux, sera faite immédiatement après la réunion descahiers de toutes les villes et communautés qui s’y serontrendues. »

On voit qu’au lieu de nommer, commeaujourd’hui, des députés qu’on ne connaît ni d’Ève ni d’Adam, etqu’on vous envoie de Paris avec de bonnes recommandations, onnommait, d’après le bon sens, des gens de son village. Ceux-cichoisissaient ensuite entre eux les plus capables, les pluscourageux, les plus instruits, pour soutenir nos plaintes devant leroi, les princes, les nobles et les évêques, et de cette façon onavait quelque chose de bon.

Regardez ce que nos députés de 89 ont fait etce que font ceux d’aujourd’hui ; d’après cela, vousreconnaîtrez ce qui vaut le mieux : d’avoir des paysans qu’onchoisit parce qu’on les connaît, ou des hommes qu’on accepte, parceque le préfet vous les recommande. Ce n’est pas pour rabaisser nosmessieurs, mais, entre les meilleures choses, il y a du choix. Ilest clair que les députés doivent représenter les gens qui lesnomment, et non le gouvernement qu’ils sont chargés de surveiller,ça tombe sous le bon sens. Supposez que le roi Louis XVI, au moyende ses baillis, de ses sénéchaux, de ses prévôts, de sesgouverneurs de provinces et de sa maréchaussée, ait fait nommerlui-même les députés du tiers état. Que serait-il arrivé ? Cesdéputés n’auraient jamais osé contredire le roi, qui les avait misen place, ils auraient trouvé bien tout ce que désirait legouvernement, et nous croupirions encore dans la misère.

Je n’ai pas besoin de vous peindre lasatisfaction et l’enthousiasme des gens, lorsqu’ils surent que lesétats généraux auraient lieu, car malgré tout on avait conservéquelques doutes. À force d’être trompés, on n’osait plus croire àrien, mais cette fois, la chose ne pouvait se remettre.

Ce même jour, maître Jean et moi, vers cinqheures du soir, nous travaillions à la forge comme des bienheureux.À chaque instant, le parrain en mettant le fer au feu s’écriait, sagrosse figure toute réjouie :

– Eh bien, Michel, nous allons donc avoirnos états généraux !

Je lui répondais en riant :

– Oui, maître Jean, l’affaire est dans lesac !

Et les marteaux se remettaient à galoper sansrelâche. La joie du cœur vous donne des forces extraordinaires.

Dehors, il faisait une boue qu’on ne connaîtplus depuis longtemps ; la neige fondait, l’eau coulait, elleentraînait les fumiers et remplissait les caves. Les femmessortaient à chaque instant, pour la repousser à grands coups debalais. Une misère entraîne l’autre : après avoir rempli lescorvées du roi, du seigneur et du couvent, l’idée de paver la ruedu village ne pouvait pas vous venir, on était bien trop content dese reposer et de vivre dans la crasse.

Tout à coup, cinq ou six vieux Baraquins, desBaraques d’en haut, d’en bas et du Bois-de-Chênes, avec le vieuxsarrau gris, le grand feutre en galette sur les épaules : lepère Jacques Létumier, Nicolas Cochart, Claude Huré, GauthierCourtois, enfin tous les notables du pays, s’arrêtèrent devantnotre forge d’un air majestueux, et se découvrirent comme pourfaire des cérémonies.

– Hé ! c’est vous, Létumier !cria maître Jean, et vous Huré ! Que diable faites-vouslà ?

Il riait, mais les autres étaient graves, etle grand Létumier, courbant son dos sous la petite porte, dit dufond de son gosier, à la manière des marchands ambulants depoterie :

– Maître Jean Leroux, hé ! saufvotre respect, nous avons une communication à vous faire.

– À moi ?

– Oui, à vous-même ! relativementaux élections.

– Ah ! ah ! bon… entrez… vousêtes là les pieds dans la boue.

Alors tous, l’un après l’autre, entrèrent.Nous ne pouvions presque pas tenir dans le petit carré. Les autresrêvaient à la façon de commencer le discours, quand maître Jeanleur dit :

– Eh bien, quoi ?… qu’est-ce quevous avez à me demander ?… Ne vous gênez pas ; si c’estpossible… vous me connaissez.

– Voilà ce que c’est, dit le bûcheronCochart ; vous savez que les trois Baraques votent ensemble àla ville ?

– Oui… eh bien ?

– Eh bien, les trois Baraques ont deuxcents feux ; nous avons droit à deux députés.

– Sans doute. Et puis ?

– Et puis, vous êtes le premier, ça vasans dire. Seulement l’autre nous embarrasse.

– Comment, vous voulez me nommer !dit maître Jean, intérieurement flatté tout de même.

– Oui, mais l’autre ?

Alors maître Jean fut tout à fait content etdit :

– Nous sommes à nous rôtir là près dufeu, entrons plutôt à l’auberge, vidons une bonne cruche ensemble,ça nous ouvrira les idées.

Naturellement ils acceptèrent. Je voulaisrester à la forge, mais maître Jean, du milieu de la rue, mecria :

– Hé, Michel, arrive donc !… Un jourcomme celui-ci, tout le monde doit s’entendre.

Et nous entrâmes ensemble dans la grandesalle. On s’assit autour de la table, le long des fenêtres ;maître Jean fit apporter du vin, des gobelets, une miche et descouteaux. On choqua les gobelets ; et puis, comme la mèreCatherine regardait toute surprise, ne sachant ce que cela voulaitdire, et que Létumier s’essuyait la bouche pour lui expliquer laréunion, maître Jean s’écria :

– Moi, c’est bon… ça me flatte…J’accepte, parce que chacun doit se sacrifier pour le pays.Seulement, je dois vous prévenir que si vous ne nommez pas en mêmetemps Chauvel, je refuse.

– Chauvel, le calviniste ? s’écriaLétumier en tournant la tête et ouvrant des yeux tout ronds.

Et les autres, se regardant comme épouvantés,criaient :

– Le calviniste… notre député !lui !…

– Écoutez, dit maître Jean, nous n’allonspas là pour nous réunir comme qui dirait en concile, à cette fin dedélibérer sur les mystères de notre sainte religion, sur les saintssacrements et le reste. Nous allons là pour nos affaires, etprincipalement pour nous débarrasser des aides, des tailles, descorvées, des capitations ; pour faire pièce à nos seigneurs,si c’est possible, et tirer notre épingle du jeu. Eh bien, moi, jesuis un homme de bon sens, – au moins je le crois ! – mais cen’est pas assez pour gagner une aussi grosse partie. Je sais lire,écrire ; je connais aussi les endroits où le bât nous blesse,et s’il ne fallait que braire comme une bourrique, je ferais mapartie aussi bien que n’importe lequel des Quatre-Vents, deMittelbronn ou d’ailleurs. Mais il ne s’agit pas de ça. Nous allonstrouver là-bas des finauds de toute sorte, des procureurs, desbaillis, des sénéchaux, des gens pleins d’instruction, qui nousdonneront mille raisons tirées des lois, des coutumes, des usages,de ceci, de cela ; et si nous ne savons pas leur répondreclairement, ils nous remettront le licou pour toujours !Comprenez-vous ?

Létumier ouvrait la bouche jusqu’auxoreilles.

– Oui !… mais Chauvel…Chauvel ?… disait-il.

– Laissez-moi finir, reprit maître Jean.Je veux bien être votre député ; et si quelqu’un des nôtresparle bien pour nous, je suis capable de le soutenir, et je lesoutiendrai, – mais de répondre moi-même ! non, je n’ai pasassez d’instruction ni de connaissances ; et je vous dis quedans tout le pays, n’importe où, personne n’est capable de parleret de nous défendre comme Chauvel. Il sait tout : les lois,les coutumes, les ordonnances, tout ! Ce petit homme-là,voyez-vous, connaît tous les livres qu’il a portés depuisvingt-cinq ans sur son dos. En route, vous croyez qu’il regarde àdroite, à gauche, les champs, les arbres, les haies, les ponts etles rivières. Eh bien, non ! Il a le nez dans un de sesbouquins en marchant, ou bien il rumine des raisons, ça fait qu’àmoins d’être des bêtes et de vouloir conserver vos corvées, vostailles et vos impositions, c’est lui que vous choisirez d’abord,même avant moi. Si Chauvel est là, je le soutiendrai ferme ;mais s’il n’y est pas, autant ne pas me nommer du tout, car jerefuse d’avance.

Maître Jean parlait simplement et les autresse grattaient l’oreille.

– Mais, dit le bûcheron Cochart, est-cequ’on voudra l’accepter ?

– L’affiche ne fait aucune différenceentre les religions, répondit maître Jean ; tout le monde estappelé, pourvu qu’on soit Français, qu’on ait vingt-cinq ans etqu’on soit inscrit aux rôles des impositions. Chauvel paye commenous tous, peut-être plus. Et l’année dernière, notre bon roin’a-t-il pas rendu l’état civil aux luthériens, aux calvinistes etmême aux juifs ? Vous devriez pourtant le savoir !Nommons Chauvel et ne nous inquiétons pas du reste. Je vous répondsqu’il nous fera plus de bien et plus d’honneur que cinquantecapucins ; qu’il défendra nos intérêts avec un grand bon senset un grand courage. Ce sera l’honneur des trois Baraques,croyez-moi. Hé ! Catherine, encore une cruche.

Les autres étaient encore dans le doute ;mais lorsque maître Jean remplit les verres et qu’il dit :

– C’est mon dernier mot ; si vous nenommez pas Chauvel, je refuse ; si vous le nommez, j’accepte.– À la santé de notre bon roi !

Tous furent comme attendris, enrépétant :

– À la santé de notre bon roi !

Et quand ils eurent bu, Létumier, d’un airgrave, dit :

– Ce sera dur à faire avaler auxfemmes ; mais du moment que c’est comme ça, maître Leroux,voici ma main.

– Et voici la mienne, fit un autre en sepenchant.

Ainsi de suite tout autour de la table. Aprèsquoi on vida la cruche, et chacun se leva pour retourner à lamaison. – C’étaient les notables, nous étions sûrs que tous lesautres feraient comme eux.

– L’affaire est donc entendue ! leurcriait maître Jean, tout joyeux sur sa porte.

– C’est entendu ! disaient-ils ens’en allant, et pataugeant à travers la boue.

Alors nous rentrâmes dans la forge ; toutcela nous avait rendus pensifs. Nous travaillâmes jusqu’à septheures, et Nicole vint nous appeler pour souper.

La réunion devait avoir lieu le dimanchesuivant. Chauvel et sa fille étaient en route depuis une quinzainede jours ; jamais ils n’avaient vendu plus de leurs petitslivres ; maître Jean espérait pourtant les trouver à la granderéunion de la mairie.

Enfin, ce soir-là, rien de nouveau ne sepassa ; la journée était bien assez pleine !

Chapitre 11

 

Comme je descendais, le dimanche suivant, lavieille rue des Baraques avec mon père, entre six et sept heures dumatin, le soleil se levait tout rouge au-dessus des bois de laBonne-Fontaine. C’était le premier beau jour de l’année ; lestoits de chaume et les petites cheminées en briques noires, où sedévidait la fumée dans l’air, ressemblaient à de l’or, les petitesflaques d’eau, le long des chemins, brillaient à perte devue ; les nuages tout blancs s’étendaient dans le ciel ;et l’on entendait au loin, bien loin, les clarinettes des villagesqui se mettaient en route, les tambours qui battaient le rappel enville, et les premiers tintements des cloches annonçant la messe duSaint-Esprit, avant les élections.

Mon père, déjà vieux, hâlé, chétif, la barbegrise, le cou nu, marchait près de moi, son sarrau de grosse toileécrue serré sur les hanches, le pantalon aussi de toile, noué parun cordon sur les chevilles, et les souliers de cuir roux, sanstalons, lacés en forme de bottines. Il était coiffé comme tous lespaysans de notre temps, du vieux bonnet en bourre de laine, qu’on amis depuis sur le drapeau de la République, et regardait toutpensif à droite et à gauche, du coin des yeux, comme si quelquechose allait nous surprendre. Ah ! c’est qu’à force desouffrir, on se méfie de tout. À chaque instant, le pauvre homme medisait :

– Michel, prends garde ! Ne disonsrien !… Taisons-nous !… Ça finira mal !…

Moi, j’avais plus de confiance ;l’habitude d’entendre maître Jean et Chauvel parler des affaires dupays, et de lire moi-même ce qui se passait à Rennes, à Marseille,à Paris, me donnait déjà plus de courage. Et puis, à dix-huit ans,le travail de la forge m’avait élargi les épaules ; le grosmarteau de douze livres ne pesait pas trop lourd dans mes mainscalleuses ; j’avais à peine un poil de barbe, mais cela nem’empêchait pas de regarder mon homme en face : soldat,bourgeois ou paysan. J’aimais aussi me bien mettre ; lesdimanches, je portais ma culotte de drap bleu, mes bottesmontantes, ma veste de velours à la mode des forgerons ; et,puisqu’il faut le dire, je regardais les jolies filles avecplaisir, je les trouvais belles ; ça n’est pas défendu !Enfin, voilà !

Tout le village était debout. Comme nousarrivions près de l’auberge, maître Jean et Valentin, dans lagrande salle, les fenêtres ouvertes au large, vidaient ensemble unebouteille de vin et cassaient une croûte avant de partir. Ilsétaient tous les deux en grande tenue : maître Jean, avec sonhabit de maître, à larges pans, son gilet rouge, la culotte boucléesur ses gros mollets, et les boucles d’argent sur ses souliersronds ; Valentin en blouse de toile grise, le col et le devantfestonnés de liserés rouges, un gros cœur d’argent fermant lachemise, le bonnet de paysan penché sur l’oreille. Ils nous virentet crièrent :

– Hé ! les voici !… lesvoici !…

Nous entrâmes.

– Allons, Bastien, à la santé de notrebon roi ! cria maître Jean en remplissant nos gobelets.

Et mon père, les larmes aux yeux,répondit :

– Oui, oui, Jean, à la santé de notre bonroi !… Vive notre bon roi !…

C’était la mode alors de croire que le roifaisait tout ; on le regardait comme une espèce de bon Dieuqui veille sur ses enfants. Mon père aimait donc beaucoup leroi.

Nous bûmes, et presque aussitôt les notablesarrivèrent. C’étaient les mêmes que la veille, avec le grand-pèreLétumier, tellement vieux qu’il ne voyait plus clair, et qu’ilfallait le conduire pas à pas pour l’empêcher de tomber. Malgrétout, il avait voulu voter ; et pendant qu’on allait chercherdu vin, qu’on remplissait les gobelets et que chacun disait sonmot, criant :

– Eh bien, nous y sommes… c’estfini !… On va reconnaître les Baraquins ; tous voterontensemble, soyez tranquilles !…

Pendant qu’on se serrait la main, qu’on riait,qu’on trinquait, le pauvre vieux disait :

– Ah ! que la vie est longue !que la vie est longue !… Mais c’est égal, quand on voit unjour pareil, on ne regrette plus ses misères.

Maître Jean lui répondit :

– Vous avez raison, père Létumier, on necompte plus les jours de pluie, de grêle et de neige quand lamoisson arrive. Voici les gerbes !… Elles nous ont coûté de lapeine, c’est vrai ; mais nous allons les battre, les vanner,les cribler ; nous aurons du pain, et s’il plaît à Dieu, nosenfants aussi. Vive le bon roi !

Et tous nous répétâmes :

– Vive le bon roi !

Les gobelets se choquèrent ; on auraitvoulu s’embrasser. Ensuite on partit bras dessus, bras dessous, monpère et moi les derniers.

Tous ceux des Baraques, déjà réunis autour dela fontaine, en nous voyant en route, nous suivirent avec laclarinette et le tambour. Jamais on n’a rien entendu depareil ; tout le pays était plein de musique et du son descloches ; de tous les côtés on voyait sur les quatre cheminsdes files de gens qui dansaient, levaient leurs chapeaux, jetaientleurs bonnets en l’air et criaient :

– Vive le bon roi ! vive le père dupeuple !

Les cloches se répondaient depuis la hautemontagne jusqu’au fond de la plaine ; cela ne finissait pas.Et plus on approchait de la ville, plus ce bourdonnementgrandissait. Sur l’église, aux fenêtres des casernes, surl’hôpital, partout flottaient les drapeaux de soie blancs, à fleursde lis d’or. Non, jamais je n’ai rien vu d’aussi grand !

Plus tard, les victoires de la République, lecanon qui grondait sur nos remparts, vous élevaient bien aussi lecœur, et l’on criait : « Vive la France !… Vive lanation !… Vive la République !… » avec fierté. Maiscette fois on ne songeait pas à tuer des hommes, on pensait toutgagner d’un seul coup en s’embrassant les uns les autres.

Ces choses ne sont pas à peindre !

Comme nous approchions de la ville, voilà quele curé Christophe à la tête de ses paroissiens, arrive àl’embranchement des deux petits chemins. Alors on s’arrête, on lèveles chapeaux, on crie tous ensemble :

– Vive le bon roi !

Le curé et maître Jean s’embrassent ; etpuis riant, chantant et jouant de la clarinette, faisant desroulements de tambour, les deux paroisses arrivent à l’avancée,déjà pleine de monde. Je vois encore la sentinelle du régiment deLa Fère, sur la demi-lune, avec son grand habit blanc à revers grisde fer, son immense chapeau à cornes sur la perruque poudrée, legros mousquet au bras, qui nous fait signe d’arrêter. Les pontsétaient encombrés de charrettes, de voitures ; tous les vieuxse faisaient traîner à la mairie, tous voulaient voter avant demourir ; un grand nombre pleuraient comme des enfants.

Après cela, qu’on dise que ceux de notre tempsn’avaient pas un bon sens extraordinaire : depuis le premierjusqu’au dernier, ils voulaient tous avoir des droits.

Enfin, nous attendîmes là plus de vingtminutes avant de passer le pont, tant la presse était grande.

Mais c’est l’intérieur de la ville qu’ilaurait fallu voir, les rues pleines de monde, les drapeauxinnombrables à toutes les fenêtres. C’est là qu’il fallait entendreles cris de : « Vive le roi ! » commencertantôt sur la place, tantôt près de l’arsenal, ou de la ported’Allemagne, et faire le tour des remparts et des glacis, comme unroulement de tonnerre.

Une fois la vieille herse passée, vous nepouviez plus avancer ni reculer, ni voir à quatre pas devant vous.Les cabarets, les tavernes, les brasseries, les ruesSaint-Christophe, du Cœur-Rouge, des Capucins, – tout le long desdeux casernes, de l’hôpital et jusque sous la halle aux grains, –ne formaient qu’une seule foule d’un bloc.

La messe du Saint-Esprit venait decommencer ; mais comment s’approcher de l’église ? Lespatrouilles du régiment de La Fère, elles-mêmes, avaient beaucrier : « Gare !… gare !… » elles étaientrepoussées dans tous les coins, et restaient l’arme au pied sanspouvoir en sortir.

Alors maître Jean se rappela que l’auberge deson ami Jacques Renaudot était proche, et sans rien nous dire, ennous faisant seulement signe d’arriver, il nous entraîna, le curéChristophe, Valentin, mon père et moi, jusque sur les marches duCheval-Blanc. Mais nous ne pûmes entrer que par la portede derrière, dans la cuisine, car la grande salle était pleinecomme un œuf ; il avait fallu tout ouvrir, les portes et lesfenêtres, pour respirer.

La mère Jeannette Renaudot nous reçut bien etnous fit monter au premier dans une chambre encore vide, où l’onnous apporta du vin, de la bière et du pâté ; tout ce que nousvoulions.

Les autres, en bas, regardaient de tous lescôtés ; ils nous croyaient perdus dans la foule. Nous nepouvions pourtant pas les appeler, ni les faire monter tous. Nousrestâmes donc entre nous ; seulement, vers une heure del’après-midi, quand la bonne moitié des villages avait déjà voté,et que ceux des Baraques tournaient au coin de Fouquet pour allervers la place, nous sortîmes ; et, prenant par la rue del’Hôpital, nous arrivâmes devant la mairie les premiers. On crutque nous étions là depuis longtemps, et chacun disait :

– Les voilà !… les voilà !…

La vieille maison commune, avec son clocher,ses grandes fenêtres ouvertes au-dessous de l’horloge, sa voûte oùs’engouffraient les villages l’un après l’autre, bourdonnait duhaut en bas, comme un tambour. De loin, on aurait dit unefourmilière.

Les Baraquins devaient passer avant ceux deLutzelbourg ; ils étaient entre l’ancienne citerne et le grandescalier qui monte à la voûte. Maître Jean, Valentin, mon père etmoi, nous marchions alors en tête ; mais d’autres, ceux deVilschberg, n’ayant pas encore fini de voter, il fallut attendresur les marches assez longtemps. Et dans ce moment, comme le cœurde chacun battait en songeant à ce qu’il allait faire, et quederrière nous, sous les vieux ormes, après les cris de !« Vive le bon roi ! » se faisaient de grandssilences, dans un de ces moments, j’entendis une voix claire, unevoix que nous connaissions tous, celle de la petite MargueriteChauvel, qui criait, à la manière des marchandsd’almanachs :

« Qu’est-ce que le tiers état ?Qu’est-ce que le tiers état ? par M. l’abbé Sieyès.Achetez Qu’est-ce que le tiers état ? –Assemblées des bailliages de Mgr le duc d’Orléans.Qu’est-ce qui veut les Assemblées desbailliages ? »

Alors, me tournant vers maître Jean, je luidis :

– Entendez-vous la petiteMarguerite ?

– Oui, oui, je l’entends depuislongtemps, dit-il. Quelles braves gens que ces Chauvel !…Ceux-là peuvent se vanter d’avoir fait du bien au pays. Tu devraisaller prévenir Marguerite d’envoyer son père. Il ne doit pas êtrebien loin. Ça lui ferait plaisir de s’entendre nommer.

Aussitôt, écartant un peu les coudes, jeretournai dans la foule jusqu’au haut des marches de la mairie, etj’aperçus Marguerite, son panier sur un des bancs de la place desOrmes, qui vendait ses livres. On ne se figure pas de petit diablepareil, arrêtant les paysans, les retenant par la manche, leurparlant en allemand et en français. Elle était dans le grand feu dela vente ; et c’est la première fois que la vivacité de sesyeux noirs m’étonna, malgré les mille autres pensées qui mepassaient par la tête.

Je descendis jusqu’auprès du banc, et comme jem’approchais, Marguerite me prit aussitôt par la veste, encriant :

– Monsieur ! monsieur !Qu’est-ce que le tiers état ? Voyez le Tiersétat, de M. l’abbé Sieyès, à six liards.

Alors je lui dis :

– Tu ne me reconnais donc pas,Marguerite ?

– Tiens, c’est Michel ! dit-elle enme lâchant et riant de bon cœur.

Elle s’essuyait la sueur qui perlait sur sesjoues brunes, et rejetait ses grands cheveux noirs tout défaits,derrière son cou. Nous étions comme émerveillés de nous trouverlà.

– Comme tu travailles, Marguerite, quellepeine tu te donnes ! lui dis-je.

– Ah ! fit-elle, c’est le grandjour ; il faut vendre !

Et me montrant le bas de sa jupe et ses petitspieds de cerf tout crottés :

– Regarde comme je suis faite !Depuis hier soir à six heures nous marchons. Nous arrivons deLunéville avec cinquante douzaines de Tiers état ; etdepuis ce matin nous en vendons, nous en vendons ! Tiens,c’est tout ce qui nous reste : dix ou douze douzaines.

Elle était toute fière, et moi je lui tenaisla main tout surpris.

– Et ton père, où est-il ? luidis-je.

– Je ne sais pas… Il court la ville… Ilentre dans les auberges… Oh ! nous ne garderons pas un seul deces Tiers état. Je suis sûre qu’il a déjà vendu tous lessiens.

Puis tout à coup, me retirant sa petitemain :

– Allons, va ! dit-elle, ceux desBaraques entrent dans l’hôtel de ville.

– Mais je n’ai pas mes vingt-cinq ans,Marguerite, je ne puis pas voter.

– C’est égal… nous perdons notre temps àbavarder ensemble.

Et tout de suite elle se remit àvendre :

– Hé ! messieurs, le Tiersétat… le Tiers état…

Alors je partis bien étonné. J’avais toujoursvu Marguerite à côté de son père, et maintenant elle me paraissaittout autre ; son courage m’étonnait, je pensais :

– Elle se tirerait mieux d’affaire quetoi, Michel. Et même au milieu de la foule, sur le balcon, aprèsavoir rejoint maître Jean, j’y songeais encore.

– Eh bien ? me dit le parrain, aumoment où j’arrivais.

– Eh bien, Marguerite est seule sur laplace ; son père court la ville avec des brochures.

En ce moment nous descendions du balcon dansle grand corridor, qui menait à la salle d’audience du prévôt. Letour des Baraquins était venu ; et comme il fallait voter àhaute voix, avant d’entrer dans la salle nous entendions déjàlongtemps d’avance les votes :

« Maître Jean Leroux ! – MathurinChauvel ! – Jean Leroux ! – Mathurin Chauvel ! –Maître Jean Leroux ! – Chauvel ! »

Maître Jean, la figure toute rouge, medit :

– Quel dommage que Chauvel ne soit paslà ! Il aurait du bonheur.

Et moi, me retournant, je vis derrière nousChauvel, bien étonné de ce qu’il entendait.

– C’est vous qui avez fait cela ?dit-il à maître Jean.

– Oui, répondit le parrain toutjoyeux.

– De votre part, cela ne m’étonne pas,dit Chauvel en lui serrant la main ; je vous connais depuislongtemps ! mais ce qui me surprend, ce qui me réjouit, c’estd’entendre des catholiques nommer un calviniste. Le peuple met decôté ses vieilles superstitions : il aura lavictoire !

Nous avancions tout doucement, et noustournions deux à deux pour entrer dans la grande salle. Une minuteaprès nous voyions, au-dessus de la foule découverte, M. leprévôt Schneider, en manteau noir bordé de blanc, la toque en têteet l’épée au côté. C’était un homme de cinquante ans. Les échevins,les syndics en habits noirs, une écharpe aussi noire sur le cou,étaient assis plus bas d’une marche. Derrière, contre le mur, setrouvait un grand crucifix.

C’est tout ce qui me revient.

Les noms de Jean Leroux et Mathurin Chauvel sesuivaient comme le battant d’une horloge. Le premier qui dit :– Nicolas Létumier et Chauvel ! – ce fut maître Jean lui-même.C’est à cela qu’on le reconnut, et le prévôt sourit. Le premier quidit : – Jean Leroux et Létumier ! – ce fut Chauvel et onle reconnut aussi. Mais M. le prévôt le connaissait depuislongtemps, et il ne sourit pas. Le lieutenant Desjardins se penchamême à son oreille, pour lui parler.

Moi, j’avais passé sur la droite, n’ayant pasde vote à donner. – Chauvel, maître Jean et moi, nous sortîmesensemble ; nous eûmes mille peines à traverser de nouveau lafoule ; et même en bas, au lieu de remonter sur la place, oùceux de Mittelbronn venaient d’arriver, il nous fallut passer parderrière, sous la vieille halle. Là, Chauvel nous quitta tout desuite, en nous disant :

– À ce soir, aux Baraques, nouscauserons.

Il avait encore de ses petits livres àvendre.

Maître Jean et moi nous rentrâmes seuls cheznous, tout pensifs. Les gens s’en allaient ; ils paraissaientbien fatigués et pourtant encore joyeux. Quelques-uns avaient bu uncoup de trop, et chantaient en levant les bras le long des chemins.Mon père et Valentin ne vinrent que plus tard. Nous aurions pu leschercher longtemps, avant de les trouver.

Ce même soir, après le souper, Chauvel et safille arrivèrent comme à l’ordinaire. Chauvel avait un gros paquetde papier dans sa poche ; c’étaient les discours prononcés lematin avant les élections, dans la grande salle de la mairie, parM. le prévôt et son lieutenant ; et puis lesprocès-verbaux de comparution du clergé, de la noblesse et du tiersétat. Les discours étaient bien beaux ; et, comme maître Jeans’étonnait que des gens qui nous parlaient si bien nous eussenttoujours traités si mal, Chauvel dit en souriant :

– À l’avenir, il faudra que tout soitd’accord : les actions et les paroles. Ces messieurs voientque le peuple est le plus fort, et ils lui tirent le chapeau ;mais il faut aussi que le peuple connaisse sa force et qu’il enuse, alors tout ira selon la justice.

Chapitre 12

 

Mais à cette heure, il faut que je vousraconte une chose qui m’attendrit toujours quand j’y pense :c’est le bonheur de toute ma vie.

Et d’abord vous saurez qu’en ce mois d’avril,ceux du pays qu’on avait nommés pour dresser le cahier de nosplaintes et doléances se réunirent au bailliage de Lixheim. Ilslogeaient là-bas dans des auberges. Maître Jean et Chauvelpartaient tous les lundis matin et ne rentraient que le samedisoir ; cela dura trois semaines.

On se représente aussi le mouvement de lamontagne en ce temps : les cris, les disputes sur l’abolitionde la taille, de la gabelle, de la milice, sur le vote par tête oupar ordre, et mille autres choses auxquelles on n’avait jamaispensé. Des Alsaciens et des Lorrains en foule remplissaientl’auberge ; ils buvaient, ils tapaient du poing sur les tableset s’emportaient comme des loups. On aurait cru qu’ils allaients’étrangler, et pourtant ils étaient tous d’accord, comme tous lesgens du peuple ; ils voulaient ce que nous voulions, sans celaquelles batailles on aurait vues !

Valentin et moi nous travaillions à la forgeen face ; nous raccommodions les charrettes et nous ferrionsles chevaux de tous ces passants. Quelquefois j’essayais aussi deme disputer avec Valentin, car lui croyait tout perdu, si lesseigneurs et les évêques avaient le dessous ; j’aurais voulule convaincre, mais c’était un si brave homme, que je n’osais luifaire de la peine. Sa seule consolation était de parler d’une huttequ’il avait au bois, derrière la Roche-Plate, pour prendre desmésanges ; il avait aussi des sauterelles dans les bruyères etdes collets dans les passes, avec la permission deM. l’inspecteur Claude Coudray, auquel il portait de temps entemps un chapelet de grives ou de becs-fins, en signe dereconnaissance. Voilà ce qui le touchait au milieu du grandbouleversement qu’on voyait déjà venir ; il ne songeait qu’àses appeaux, et me disait :

– La saison des nids approche,Michel ; et après les nids viendra la pipée ; ensuite legrand passage des grives, qui descendent en Alsace quand le raisincommence à mûrir. L’année s’annonce bien ; si le beau tempscontinue, nous en prendrons des quantités.

Sa longue figure s’allongeait, il souriait desa grande bouche édentée, ses yeux devenaient ronds ; ilvoyait déjà les grives pendues par le cou à ses lacets ; et ilarrachait du crin à la queue de tous les chevaux que nous ferrions,pour faire ses sauterelles.

Moi, je songeais aux grandes affaires dubailliage, et principalement à l’abolition de la milice, parce queje devais tirer en septembre et que cela m’intéressait encore plusque le reste.

Mais il arriva bien autre chose.

Depuis quelque temps, le soir, en rentrantdans notre baraque, je trouvais la mère Létumier et sa fille entrain de filer avec ma mère, à côté de mon père, de Mathurine et dupetit Étienne, qui tressaient des corbeilles. Elles étaient làcomme chez elles et faisaient la veillée jusqu’à dix heures. CesLétumier étaient des gens riches pour le temps, ils avaient biendouze jours de terre dans le finage ; et leur fille Annette,une grande blonde un peu rousse, mais blanche et fraîche, était unebonne créature. Je la voyais souvent aller et venir devant laforge, avec un petit baquet sous le bras, – soi-disant pour allerchercher de l’eau à la fontaine, – et se retourner en regardantd’un air doux. Elle était en jupe courte et corset de toile bleue àbretelles, les bras nus jusqu’aux coudes.

Je voyais cela sans y faire attention ni medouter de rien. Le soir, en la regardant filer, je lui disaisquelques paroles joyeuses, des douceurs comme les garçons en disentaux filles, par honnêteté, par jeunesse ; c’est naturel, etl’on ne pense pas plus loin.

Mais voilà qu’un jour la mère medit :

– Écoute, Michel, tu feras bien d’allerdanser dimanche au Rondinet de la Cigogne, et de mettre taveste de velours, ton gilet rouge et ton cœur d’argent.

Cela m’étonne et je lui demande pourquoi. Elleme répond en souriant et regardant le père :

– Tu verras !

Le père tressait tout pensif. Il medit :

– Les Létumier sont riches ; tudevrais bien danser avec leur fille, ce serait un bon parti.

En entendant cela, je fus troublé. Ce n’estpas que cette fille me déplût, non ! mais jamais l’idée de memarier ne m’était encore venue. Enfin, malgré tout, par curiosité,par bêtise, et aussi parce que cela faisait plaisir au père, jeréponds :

– Comme vous voudrez ! Seulement, jesuis trop jeune pour me marier ; je n’ai pas encore tiré à lamilice.

– Enfin, dit la mère, ça ne te coûte riend’y aller, et ça fera plaisir à ces gens ; c’est unehonnêteté, voilà tout.

Alors je répondis :

– C’est bon !

Et le dimanche suivant, après vêpres, jepars ; je descends la côte, rêvant à ces choses, et commeétonné de ce que je faisais.

En ce temps, la vieille Paquotte, veuve deDieudonné Bernel, tenait l’auberge de la Cigogne, àLutzelbourg, un peu sur la gauche du pont de bois ; etderrière, où se trouve aujourd’hui le jardin, au pied de la côte,on dansait sous les charmilles. Il y avait beaucoup de monde, carM. Christophe n’était pas comme tant d’autres curés ; ilavait l’air de ne rien voir, ni de rien entendre, pas même laclarinette de Jean Rat. On buvait du petit vin blanc d’Alsace etl’on mangeait de la friture.

Je descends donc la rue, et je montel’escalier au fond de la cour, en regardant les filles et lesgarçons tourner ensemble sur la terrasse ; à peine en haut,sous la première tonnelle, la mère Létumier me crie :

– Par ici, Michel, par ici !

La belle Annette était là ; en me voyant,elle devint toute rouge. Je la pris au bras et je lui demandai unevalse. Elle criait :

– Oh ! monsieur Michel !…Oh ! monsieur Michel !… en levant les yeux et mesuivant.

Dans tous les temps, avant comme après laRévolution, les filles ont été les mêmes ; elles avaient plusde goût pour l’un que pour l’autre.

Je dansai donc des valses avec elle, cinq,six, je ne sais plus. Et l’on riait. La mère Létumier était toutecontente, Annette toute rouge, les yeux baissés. Naturellement onne parlait pas politique ; on plaisantait, on buvait, oncassait une brestelle [5] ensemble.Voilà la vie !

– Je pensais :

« La mère sera contente ; on luifera compliment sur son garçon. »

Mais le soir, vers six heures, j’en avaisassez ; et, sans songer à autre chose, je descends dans la rueet je prends par la sapinière, pour couper au court entre lesroches.

Il faisait une chaleur extraordinaire pour lasaison ; tout verdissait et fleurissait : les violettes,les myrtilles et les fraisiers, tout s’étendait et couvrait lesentier de verdure. On aurait cru le mois de juin. Ces choses sontencore là comme hier, j’ai pourtant quelques années de plus,oh ! oui.

Enfin, au haut des rochers, sur le plateau, jerattrape le grand chemin, d’où l’on découvre les toits desBaraques ; et à deux ou trois cents pas devant moi, je vois,toute blanche de poussière, une petite fille, avec un grand paniercarré en travers de l’épaule, les reins courbés, qui marchait… quimarchait !… Je me dis :

« C’est Marguerite !… Oui… c’estelle !… »

Et je presse le pas… je cours :

– Hé ! c’est toi,Marguerite ?

Elle se retourne, avec sa figure brune, touteluisante de sueur, ses cheveux tombant le long de ses joues, et sesyeux vifs ; elle se retourne et se met à rire endisant :

– Hé ! Michel… ah ! la bonnerencontre !

Moi, je regardais la grosse bretelle qui luientrait dans l’épaule ; j’étais tout étonné et troublé.

– Hé ! tu as l’air un peu las,fit-elle ; tu viens de loin ?

– Non… J’arrive de Lutzelbourg… de ladanse.

– Ah ! bon, bon, dit-elle, en seremettant à marcher. Moi, je viens de Dabo ; j’ai couru toutle comté. J’en ai vendu, là-bas, des Tiers état !… Jesuis arrivée juste au bon moment, les députés des paroissesvenaient de se réunir. Et avant-hier matin, j’étais à Lixheim, enLorraine.

– Tu es donc de fer ? lui dis-je enmarchant près d’elle.

– Oh ! de fer ! pas tout àfait ; je suis un peu lasse tout de même. Mais le grand coupest porté, vois-tu ! ça marche !

Elle riait ; mais elle devait être bienlasse, car en approchant du petit mur qui longeait l’ancien vergerde Furst, elle posa son panier au bord, et dit :

– Causons un peu, Michel, et reprenonshaleine.

Alors je lui pris son panier, et je le poussaitout à fait sur le mur en disant :

– Oui, respirons ! Ah !Marguerite, tu fais un plus dur métier que nous autres !

– Oui, mais aussi ça marche !dit-elle avec la même voix et le même coup d’œil que sonpère ; aussi nous pouvons dire que nous avons fait duchemin ! Nous avons déjà rattrapé nos anciens droits ; etmaintenant nous allons en demander d’autres. Il faut que tout soitrendu, tout ! Il faut que tout soit égal… que les impôtssoient les mêmes pour tous… que chacun puisse arriver par soncourage et son travail. Et puis, il nous faut la liberté…Voilà !

Elle me regardait. J’étais dansl’admiration ; je pensais :

« Qu’est-ce que nous sommes donc, nousautres, à côté de ces gens-là ? Qu’est-ce que nous avons doncfait pour le pays ? Qu’est-ce que nous avonssouffert ? »

Et, me regardant en dessous, elle ditencore :

– Oui, c’est comme cela !Maintenant, les cahiers sont presque finis, nous allons en vendrepar milliers. En attendant, moi, je cours seule. Nous n’avons quenotre état pour vivre, il faut que je travaille pour deux, puisquele père aujourd’hui travaille pour tous. Je lui ai porté avant-hierdouze livres, ça fera sa semaine ; j’en avais gagnéquinze ! depuis, j’en ai gagné quatre, il me reste donc septlivres. J’irai le voir après-demain. Ça marchera ! Et, pendantles états généraux, nous vendrons tout ce qui se dira là-bas, autiers, s’entend !… Nous ne lâcherons pas… non ! Il fautque l’esprit marche… il faut qu’on sache tout… que les genss’instruisent ! Tu comprends ?

– Oui, oui, Marguerite, lui dis-je ;tu parles comme ton père, ça me fait presque pleurer.

Elle s’était assise sur le mur, à côté de sonpanier. Le soleil venait de se coucher ; le ciel, au fond, ducôté de Mittelbronn, était comme de l’or avec de grandes veinesrouges ; et la lune pâle et bleue, sans nuages, montait àgauche au-dessus des vieilles ruines du château de Lutzelbourg. Jeregardais Marguerite, qui ne parlait plus et qui regardait aussices choses, les yeux en l’air, je la regardais !… Elle avaitle coude sur son panier ; et, comme je ne la quittais pas desyeux, elle le vit et me dit :

– Hé ! je suis bien couverte depoussière, n’est-ce pas ?

Je lui demandai sans répondre :

– Quel âge as-tu maintenant ?

– Au premier dimanche de Pâques, dansquinze jours, dit-elle, j’aurai seize ans. Et toi ?

– Moi, j’en ai dix-huit passés.

– Oui, tu es fort, dit-elle en sautant dumur et repassant la bretelle sur son épaule. Aide-moi… Bon, j’ysuis.

Rien que de lever le panier, je sentis qu’ilétait terriblement lourd, et je dis :

– Oh ! c’est trop lourd pour toi,Marguerite ; tu devrais bien me le laisser porter.

Alors, elle, marchant le dos courbé, meregarda de côté en souriant, et dit :

– Bah ! quand on travaille pourravoir ses droits, rien n’est trop lourd ; et nous les aurons,nous les aurons !…

Je n’osais plus répondre… J’avais le cœurgêné… J’étais dans l’admiration de Chauvel et de sa fille ; jeles élevais dans mon esprit.

Marguerite ne paraissait plus fatiguée ;elle disait de temps en temps :

– Oui, là-bas, à Lixheim, ils se sontjoliment défendus, ces nobles et ces moines. Mais on leur arépondu, on leur a dit ce qu’ils méritaient d’entendre. Et toutsera dans le cahier, on n’oubliera rien. Le roi saura ce qu’onpense, et la nation aussi. Seulement, il faut voir les étatsgénéraux. Le père dit qu’ils seront bons ; je le crois. Nousverrons !… et nous soutiendrons nos députés ; ilspourront se reposer sur nous.

Nous arrivions alors aux Baraques. Jereconduisis Marguerite jusqu’à leur porte. Il faisait nuit. Ellesortit la grosse clef de sa poche, et me dit en entrant :

– Encore une de passée !… Allons,bonne nuit, Michel !

Et je lui souhaitai le bonsoir.

En arrivant chez nous, le père et la mèreétaient là qui m’attendaient ; ils me regardèrent :

– Eh bien ? me dit la mère.

– Eh bien ! nous avons dansé.

– Et après ?

– Après, je suis revenu.

– Seul ?

– Oui.

– Tu ne les as pas attendues ?

– Non.

– Et tu n’as rien dit ?

– Qu’est-ce que vous vouliez que jedise ?

Alors elle se fâcha, et se mit à crier.

– Tiens, tu n’es qu’une bête ; etcette fille est encore plus bête que toi, de te vouloir. Qu’est-ceque nous sommes donc auprès d’eux ?

Elle était toute verte de colère. Moi, je laregardais tranquillement sans répondre. Le père dit :

– Laisse Michel tranquille ; ne criepas si fort.

Mais elle n’écoutait plus rien, etcontinua :

– A-t-on jamais vu un imbécilepareil ? Moi qui depuis six mois attire cette grande bique deLétumier chez nous, pour faire avoir du bien au garçon ; unevieille avare, qui ne parle que de ses champs, de sa chénevière, deleurs vaches !… Je supporte tout… je patiente… Et puis quandc’est fini, quand il va tout agrafer, ce gueux-là refuse ! Ilse croit peut-être un seigneur ; il croit qu’on va couriraprès lui. Ah ! mon Dieu, peut-on avoir des êtres aussi bêtesdans sa famille ; ça fait frémir !…

Je voulu répondre, mais elle me dit :

– Tais-toi ! Tu finiras sur unfumier, et nous avec.

Et comme je me taisais, ellerecommença :

– Oui, monsieur refuse !… Passezdonc votre vie à nourrir des Nicolas, des Michel, des vauriens quise font racoler ; car bien sûr que celui-ci s’est aussi faitracoler quelque part… Les gueuses ne manquent pas dans lepays !… Puisqu’il refuse, c’est qu’il en aime uneautre !…

Elle tournait avec son balai, en me regardantpardessus l’épaule. Je n’en pouvais pas entendre plus, et je montail’échelle, tout pâle. Depuis le départ de Claude, Étienne et moinous couchions en haut sous le chaume. J’étais dans la désolation.La mère en bas me criait :

– Ah ! tu te sauves… Je vois clair,n’est-ce pas, mauvais gueux ? Tu n’oses pas rester !

La honte m’étouffait. Je me jetai dans lagrande caisse, les deux bras sur la figure, en pensant :« Oh ! mon Dieu, est-ce possible ! » Etj’entendais la mère crier de plus en plus fort :

– Oh ! l’imbécile !… Oh !le gueux !…

Le père essayait de l’apaiser. Cela duralongtemps.

Les larmes me couvraient la figure. Vers uneheure seulement, tout se tut dans la baraque, mais je ne dormaispas, j’étais trop misérable ; je pensais :

« Voilà !… depuis dix ans que tutravailles… Les autres partent… toi, tu restes ; tu payes lesdettes de la maison ; tu donnes jusqu’au dernier liard poursoutenir les vieux ; et parce que tu ne veux pas te marieravec cette fille, pour attraper son bien, parce que tu ne veux pasépouser la chénevière, tu n’es plus bon à rien ; tu n’es plusqu’un Nicolas, une bête, un gueux ! »

L’indignation me gagnait. Le petit Étiennedormait doucement près de moi. Je ne pouvais pas fermer l’œil. Àforce de tourner et de retourner ces choses dans ma tête, la sueurme couvrait le corps ; j’étouffais dans ce grenier, j’avaisbesoin d’air.

Finalement, sur les quatre heures, je me lèveet je descends. Le père ne dormait pas ; il medemanda :

– C’est toi, Michel ? Tusors ?

– Oui, mon père, je sors.

J’aurais bien voulu lui parler ; c’étaitle meilleur, le plus brave homme du monde, mais quoi luidire ? La mère ne dormait pas non plus ; ses yeuxbrillaient dans l’ombre ; elle ne disait rien, et jesortis.

Dehors, le brouillard montait de la vallée. Jepris le sentier des troupeaux, sous les roches. Le brouillardperçait mon sarrau, cela me rafraîchissait le sang. J’allais devantmoi. Ce que je pensais, Dieu le sait aujourd’hui ! Je voulaisquitter les Baraques, aller à Saverne, aux Quatre-Vents ; uncompagnon forgeron ne manque jamais d’ouvrage. L’idée d’abandonnerle père, Mathurine et le petit Étienne me crevait le cœur ;mais je savais que la mère n’oublierait jamais les beaux champs desLétumier, qu’elle me les jetterait à la tête jusqu’à la fin dessiècles. Tant d’idées vous traversent l’esprit, dans des momentspareils ! On n’y pense plus, on ne veut plus y penser, on lesoublie.

Tout ce qui me revient, c’est que vers cinqheures, après la rosée, un beau soleil se leva : le soleil duprintemps. La fraîcheur m’avait fait du bien ; je m’écriais enmoi-même :

« Michel, tu resteras… tu supporterastout ! Tu ne peux pas abandonner le père, non ! ni tonfrère Étienne, ni ta petite sœur. C’est ton devoir de les soutenir.Que la mère crie… tu resteras ! »

Et dans ces pensées, je remontais au village,à travers les petits vergers et les jardins qui bordent la côte. Jem’affermissais en moi-même. Le soleil devenait toujours pluschaud ; les oiseaux chantaient, tout était rouge, la roséetremblotait au bout des feuilles. Je voyais aussi la fumée blanchede notre forge monter lentement dans le ciel. Valentin étaitlevé.

Je pressais le pas. Et comme j’arrivais prèsdu village, tout à coup, de l’autre côté de la haie qui bordait lesentier, j’entendis piocher. Je regarde : Marguerite était là,derrière leur maison, qui piochait un coin de leur petit verger,pour y planter des pommes de terre. En me rappelant qu’elle étaitrevenue la veille au soir, si fatiguée, je fus bien étonné ;je m’arrêtai contre la haie à la regarder longtemps ; et plusje la regardais, plus j’avais de l’admiration pour elle.

Elle était là, tout affairée et courageuse, enpetite jupe et gros sabots, ne songeant à rien qu’à son ouvrage. Etje vis, pour la première fois, qu’elle avait les joues brunes etrondes, le front petit, avec de beaux cheveux bruns plantés prèsdes sourcils, et d’autres comme fin duvet autour des tempes, oùs’arrêtait la sueur. Elle ressemblait à son père ; ses jambeset ses bras étaient secs, ses petits reins solides ; elleserrait les lèvres, et son sabot poussait la bêche en faisantcraquer les racines. Le soleil qui perçait les grands pommiers enfleurs, s’étendait sur elle, avec l’ombre agitée des feuilles. Laterre fumait, tout brillait ; on sentait d’avance qu’il allaitfaire très chaud.

Après avoir longtemps regardé Marguerite, lesparoles de la mère me revinrent : « Il en aime uneautre. » Et je me dis : « C’est vrai, j’en aime uneautre !… Celle-ci n’a pas de champs, pas de prés, pas devaches ; mais elle a du courage, elle sera ma femme !Nous aurons tout le reste. Mais d’abord, je veux la gagner, et jela gagnerai par mon travail ! »

Et depuis ce moment, jamais mon idée n’achangé ; je respectais Marguerite encore plus qu’avant ;l’idée ne m’est pas venue une seule fois qu’elle pouvait être lafemme d’un autre.

Ayant donc pris en moi-même cette résolution,comme des gens descendaient le sentier pour aller travailler auxchamps, je partis de là tout à fait décidé, plein de courage etmême de contentement. J’entrai dans la rue. Valentin, les manchesde chemise retroussées sur ses longs bras maigres, la poitrine etle cou nus, m’attendait depuis un instant devant la forge.

– Quel beau temps ! Michel, semit-il à crier en me voyant venir, quel beau temps ! Ah sic’était dimanche, nous ferions un bon tour au bois.

– Oui, lui répondis-je en riant etdéfaisant mon sarrau ; mais c’est lundi, papa LaRamée. Qu’est-ce que nous allons faire ce matin ?

– Le vieux Rantzau est venu nous apporterhier soir deux douzaines de haches à rechausser pour leHarberg ; et puis la charrette de Christophe Besme a besoind’un moyeu.

– Bon, bon, lui dis-je, nous pouvonscommencer.

Jamais je ne m’étais senti plus de cœur autravail. Le fer était au feu. Valentin prit les pinces et le petitmarteau ; moi, le merlin, et nous voilà partis.

Toutes les fois que dans ma vie j’ai vuclairement ce que je voulais, et qu’au lieu de rêvasser et desuivre ma routine au jour le jour, j’ai décidé quelque chose dedifficile, qui demandait de l’attention et du courage, la bonnehumeur m’est revenue, j’ai chanté, j’ai sifflé, j’ai fait roulermon marteau comme un ancien. Le plus grand ennui, c’est de n’avoiraucune idée ; mais j’en avais alors une qui me plaisaitextraordinairement.

Il ne faut pourtant pas croire que c’étaitfacile de venir à bout de mon idée en 89, non ! Et ce matinmême, vers sept heures, au moment où Marguerite passait devant laforge avec son grand panier, pour aller vendre ses brochures,Valentin me rappela lui-même que ce n’était pas une petite affaire.Il ne se doutait de rien, et voilà pourquoi chacune de ses parolesvalait son pesant d’or.

– Regarde, Michel, me dit-il, en montrantla petite, qui gagnait déjà le haut des Baraques, n’est-ce pasterrible de voir une enfant de seize ans avec des charges pareillessur le dos ? Ça va par la pluie, la neige, le soleil ;c’est brave jusqu’au bout des ongles, ça ne recule jamais devant lapeine ; si ce n’étaient pas des hérétiques, ce seraient desmartyrs. Mais le diable les pousse à vendre leurs mauvais petitslivres, pour détruire notre sainte religion et l’ordre établi parle Seigneur en ce monde. Au lieu de mériter des récompenses, çamérite la corde.

– Oh ! Valentin, la corde ! luidis-je.

– Oui, la corde ! fit-il enallongeant le nez et serrant les lèvres, et même le bûcher, si l’onvoulait être juste. Est-ce à nous de les défendre, quand leur bonsens, leur honnêteté, leur courage tournent contre nous ?C’est comme les loups et les renards, plus ils montrent de finesse,plus on doit se dépêcher de les détruire ; s’ils étaient bêtescomme des moutons, ils ne seraient pas si dangereux ; aucontraire, on pourrait les tondre et même les conserver honnêtementà l’étable. Mais ces calvinistes n’écoutent rien, c’est unevéritable peste.

– Ce sont pourtant des créatures duSeigneur comme nous, Valentin !

– Des créatures du Seigneur, s’écria-t-ilen levant ses grands bras. Si c’étaient des créatures du Seigneur,les curés refuseraient-ils d’inscrire leurs actes de naissance, demariage et de décès ? Est-ce qu’on les enterrerait dans leschamps, loin de la terre sainte, comme des animaux ? Est-cequ’on les empêcherait de remplir une place, comme le dit Chauvellui-même ? Est-ce que tout le monde crierait contre eux ?Non, Michel ! Ça me fait de la peine, car, en dehors de leurcommerce, on ne peut rien leur reprocher ; mais maître Jean atort de laisser entrer ces gens-là chez lui. Ce Chauvel finiramal ; il en fait trop ! Nos Baraquins sont des ânes del’avoir nommé ; une fois l’ordre rétabli, je t’en préviens,les premiers qu’on empoignera, c’est Chauvel et sa fille, etpeut-être aussi maître Jean et nous tous, pour nous purifierquelques années dans les prisons. Moi, je ne l’aurai pas mérité,mais je reconnaîtrai tout de même la justice du roi. La justice estla justice… Nous l’aurons mérité… C’est triste !… Mais lajustice avant tout.

Il courbait son grand dos, en joignant lesmains d’un air de résignation, et puis il fermait les yeux toutpensif ; et moi je pensais :

« Peut-on être aussi borné ? Cequ’il dit est contraire au bon sens. »

Malgré cela, je voyais bien que tout le mondeserait contre moi si je demandais Marguerite en mariage, et que lesBaraquins seraient capables de vouloir me lapider. Mais toutm’était égal, et je m’étonnais moi-même de mon courage.

Le soir de ce jour, au moment de retournerdans notre baraque, je partis sans crainte, et résolu à toutentendre de la mère, sans répondre un mot. Comme j’approchais de lamaison, le père, tout pâle et craintif, vint à ma rencontre, en mefaisant signe d’entrer dans une ruelle profonde, entre les vergers,pour ne pas être vus. Je le suivis, et le pauvre homme me dit entremblant :

– Ta mère a bien crié hier, mon enfant…Ah ! c’est terrible !… Maintenant, qu’est-ce que tu vasfaire ?… Tu vas partir, n’est-ce pas ?…

Il me regardait, tout pâle ; je voyaisqu’il était dans la plus grande inquiétude, et je luirépondis :

– Non, mon père, non !… Commentpourrais-je vous abandonner, vous, le petit Étienne etMathurine !… Ça n’est pas possible !

Sa figure prit un air de bonheur ; onaurait dit qu’il revivait.

– Ah ! c’est bon, fit-il. Je savaisbien que tu resterais, Michel !… Oui, je suis bien content det’avoir parlé !… Elle n’a pas de raison… elle s’emporte trop.Ah ! j’ai bien souffert aussi dans ma vie… Mais c’est bien, turestes… c’est bien…

Il me tenait la main et je me sentais toutremué.

– Oui, lui dis-je, je resterai, monpère ; et si la mère crie… c’est ma mère, je l’écouterai sansrépondre.

Alors il fut rassuré.

– C’est bien, dit-il. Seulement, écoute,tu vas attendre ici quelques instants, je remonterai seul, car sita mère nous voyait ensemble, elle me ferait la vie dure ; tucomprends ?

– Oui, mon père, allez.

Aussitôt il sortit de la ruelle ; etquelques minutes après, je le suivis tranquillement et j’entraichez nous. La mère, au fond, près de l’âtre, filait, les dentsserrées. Elle pensait, sans doute, que j’allais lui dire quelquechose… annoncer mon départ ! Elle me suivait de ses yeuxbrillants et s’apprêtait à me maudire. La petite Mathurine etÉtienne, à ses pieds, tressaient une corbeille, sans oser lever lesyeux ; le père cassait du petit bois, en m’observant decôté ; mais je n’eus l’air de rien ; je dissimplement :

– Bonsoir, mon père ; bonsoir, mamère ; je suis las aujourd’hui, nous avons beaucoup travailléà la forge.

Et je montai l’échelle. Personne ne m’avaitrépondu. Je me couchai content de ce que j’avais fait, et cettenuit-là je dormis bien.

Chapitre 13

 

Le lendemain, en allant à l’ouvrage de grandmatin, je vis l’auberge des Trois-Pigeons déjà pleine demonde ; il en arrivait tout le long de la route, les uns encharrette, les autres à pied.

Le bruit se répandait que le cahier de nosplaintes et doléances tirait à sa fin, et qu’on allait le porter àMetz, pour être fondu avec ceux des autres bailliages.

Depuis le jour des élections, un grand nombrede députés au bailliage avaient fait venir leur femme et leursenfants à Lixheim ; ces gens s’en retournaient chez eux, biencontents de rentrer dans leurs nids.

Ils criaient en passant :

– C’est fini !… Ce soir les autresarrivent… Tout est arrangé.

Valentin et moi, nous nous réjouissions ausside revoir bientôt maître Jean à la forge. Quand on travaille depuisdix ans ensemble, c’est un grand ennui de rester seul troissemaines, et de ne plus voir une bonne grosse figure pareille, quivous crie de temps en temps :

– Allons, garçons, en avant !

Ou bien :

– Halte ! Respirons une minute.

Oui, quelque chose vous manque ; on esttout dérouté.

Nous accrochions donc nos vestes, en causantde la bonne nouvelle, et regardant cette foule qui s’arrêtait àl’auberge : Nicole et la mère Catherine, qui sortaient avecdes chaises, pour aider les femmes à descendre de leurscharrettes ; et puis les compliments, les salutations, cartoutes ces femmes étaient d’anciennes connaissances ; etdepuis que les maris avaient été nommés députés, on se saluait bienplus, on faisait des cérémonies, on s’appelait :Madame !

Valentin en riait de bon cœur.

– Tiens, Michel, disait-il, voici lacomtesse Gros-Jacques… ou la baronne Jarnique… Regarde… C’estmaintenant que nous pouvons apprendre les bellesmanières !

Il ne manquait pas de malice pour se moquer deceux qui n’étaient pas nobles ; au contraire, en les voyant sefaire des révérences, il en avait les larmes aux yeux, et finissaittoujours par dire :

– Ça leur va comme des dentelles àFinaude, la bourrique du père Bénédic !… Ah ! lesgueux !… Et penser que cette race ose se révolter contre SaMajesté le roi, contre la reine et les autorités d’en haut !…Penser qu’ils réclament des droits !… Ah, je vous endonnerais, des droits, je vous en donnerais !… Je vousenverrais paître ; et, si vous n’étiez pas contents, jedoublerais mes Suisses et ma maréchaussée.

Il raisonnait ainsi tout bas, en tirant lesoufflet et tenant le fer au feu dans ses pinces. Je connaissaistoutes ses pensées, car il avait besoin de parler pour secomprendre lui-même ; cela me faisait du bon sang.

Enfin, nous avions repris notre ouvrage ;l’enclume sonnait depuis trois heures, les étincelles partaient, etnous ne songions plus qu’à notre travail, quand tout à coup uneombre s’avance sur la petite porte ; je me retourne :c’était Marguerite ! Elle avait quelque chose dans sontablier, et nous dit :

– Je vous apporte de l’ouvrage… Ma bêche,qui s’est cassée… Est-ce que vous ne pourriez pas m’arranger çapour ce soir ou demain matin ?

Valentin prend la bêche tout ébréchée et lecol déchaussé. Moi, j’étais dans la joie ; Marguerite meregardait, et je lui souriais comme pour dire :

– Sois tranquille… je vais t’arranger çajoliment… Tu verras mon travail.

Elle finit par me sourire, voyant que j’étaisheureux de lui rendre un petit service.

– Pour ce soir ou demain matin, ce n’estpas possible, dit Valentin ; mais si tu revenais demainsoir…

– Bah ! bah ! m’écriai-je, cen’est pas une affaire ! Nous avons beaucoup d’ouvrage, c’estvrai, mais la bêche de Marguerite doit passer avant tout.Laissez-moi ça, Valentin ; je m’en charge.

– Hé ! je ne demande pas mieux,dit-il ; seulement il te faudra plus de temps que tu nepenses, et nous sommes pressés.

Marguerite riait.

– Allons, dit-elle, je puis compterdessus, Michel ?

– Oui, oui, Marguerite, tu l’auras cesoir.

Elle repartit ; et tout de suite je posaila petite enclume sur son billot ; je remis le vieux fer aufeu, et j’empoignai le bâton du soufflet. Valentin me regardaitcomme surpris ; mon empressement l’étonnait ; il nedisait rien, mais je sentais que mes oreilles devenaient rouges, etque cela gagnait les joues. Alors je me mis à chanter l’air desforgerons :

Bon forgeron, ton feu s’allume.

Et lui, selon son habitude, me suivit engrossissant sa voix, ronflant du nez et traînant chaque mot, à lamanière plaintive des anciens compagnons. Nos marteaux allaient encadence ; et en songeant que je travaillais pour Marguerite,mon cœur débordait de contentement. Je ne crois pas avoir jamaismieux travaillé de ma vie ; mon marteau remontait plus vitequ’il ne tombait sur l’enclume, le fer s’allongeait comme de lapâte.

Je forgeai ma bêche d’abord à chaud, et puis àfroid ; je lui donnai une jolie forme carrée, un peu longue,légère, la ligne bien au milieu, le tranchant en queue d’aronde, lecol tellement arrondi et bien soudé, que Valentin s’arrêtait detemps en temps pour admirer mon travail, et je l’entendais murmureren lui-même :

– À chacun sa partie : maître Jeann’a pas son pareil pour le fer à cheval ; moi, j’ai l’œil pourles jantes et les moyeux. Oui, c’est un don du ciel, personne nedira le contraire. Lui sera pour les bêches, pour les pelles, pourles pioches, les socs de charrue ; c’est son affaire, sonprésent du Seigneur.

Il allait, venait, se retournait et medemandait quelquefois :

– Veux-tu que je t’aide ?

– Non, non ! m’écriais-je, tout fieret tout joyeux de voir mon ouvrage avancer si bien.

Et je recommençais à chanter :

Bon forgeron…

Chacun allait son train.

Finalement, vers cinq heures, ma bêche étaitfinie. Elle reluisait comme un plat d’argent et sonnait comme unecloche. Valentin la prit ; il la pesa longtemps, et puis, meregardant, il dit :

– Le vieux Rebstock, de Ribeaupierre, quivend des faux, des bêches et des socs de charrue jusqu’au fond dela Suisse, le vieux Rebstock lui-même mettrait son gros R sur cettebêche et dirait : « C’est moi qui l’aifaite ! » Oui, Michel, les Chauvel pourront se vanterd’avoir une belle et bonne bêche, qui durera peut-être pluslongtemps qu’eux. Tiens, voilà ton premier chef-d’œuvre.

On pense si j’étais content, car Valentin s’yconnaissait ; mais la gloire de ses éloges n’était rien auprèsdu plaisir que j’allais avoir de porter la bêche à Marguerite.Seulement, il y fallait encore un manche, et j’en voulais un defrêne, tout neuf. C’est pourquoi, sans attendre, je courus cheznotre voisin, le vieux tourneur Rigaud, qui se mit à l’ouvrage, sesgrosses besicles sur le nez, et me fit un manche tel que je lesouhaitais : bien rond, la pomme en haut pas trop grosse, etsolidement emmanché, enfin quelque chose de léger et de fort. Je lepayai tout de suite, et je rentrai poser la bêche derrière notreporte, en attendant la fin de la journée.

Sur les sept heures, en me lavant les mains,la figure et le cou devant la forge, à la pompe, regardant parhasard dans la rue, je vis Marguerite assise sur le petit banc deleur maison, en train de peler des pommes de terre. Aussitôt je luimontrai la bêche de loin, et j’arrivai tout content près d’elle, enlui criant :

– La voilà !… Que penses-tu de ça,Marguerite ?

Elle prit la bêche et la regarda toutémerveillée. Je ne respirais plus.

– Ah ! dit-elle en me regardant,c’est Valentin qui l’a faite.

Et je lui répondis, tout rouge :

– Tu crois donc que je ne sais rienfaire ?

– Oh ! non… mais c’est sibeau !… Sais-tu, Michel, que tu fais un bon ouvrier ?

Elle me souriait ; et je redevenais toutjoyeux, quand elle me dit :

– Mais ça va me coûter gros… Qu’est-ceque je te dois ?

En entendant cela, je tombai des nues, et jelui répondis, presque en colère :

– Tu veux donc me chagriner,Marguerite ? Comment je travaille pour toi… Je t’apporte unebêche en cadeau… Je suis content de te faire un plaisir, et tu medemandes ce que ça coûte ?

Elle, alors, voyant ma figure désolée,s’écria :

– Mais tu n’es pas raisonnable, Michel,toute peine mérite son salaire ; et puis, le charbon de maîtreJean a son prix, et tu lui dois aussi ta journée.

Elle avait raison, et je le voyais ; maiscela ne m’empêchait pas de lui répondre :

– Non… non… ce n’est pas cela ! etde me fâcher même, quand tout à coup le père Chauvel, en petitsarrau gris et le bâton à la main, me prit par le bras, endisant :

– Eh bien… eh bien !… Qu’est-ce quec’est donc, Michel ? Vous êtes donc à vous disputer aussi,vous autres ?

Il revenait de Lixheim, et me regardait toutjoyeux ; moi, j’avais perdu la voix, j’étais dans un troubleextraordinaire.

– Hé ! dit Marguerite, il arechaussé ma bêche, et maintenant il ne veut pas recevoird’argent.

– Ah ! bah ! dit Chauvel, etpourquoi ?

Heureusement une bonne idée me passa par latête, et je m’écriai :

– Non ! vous ne me ferez pasrecevoir un denier, monsieur Chauvel. Est-ce que vous ne m’avez pasprêté des livres cent fois ? Est-ce que vous n’avez pas placéma sœur Lisbeth à Wasselonne ? Et maintenant encore, est-ceque vous n’aidez pas tout le pays à ravoir ses droits ? Quandje travaille pour vous, c’est par amitié, par reconnaissance ;je me regarderais comme un gueux de vous dire : « Çacoûte tant. » C’est contre ma nature.

Il m’observait avec ses petits yeux vifs, etrépondit :

– C’est bien… c’est bien !… Mais jen’ai pas fait tout cela non plus, moi, pour ne plus payer les gens.Si je l’avais fait dans des idées pareilles, je me regarderaisaussi comme un gueux… Tu comprends, Michel ?

Alors, ne sachant plus que répondre, j’avaispresque envie de pleurer, et je dis :

– Ah ! monsieur Chauvel, vous mefaites de la peine.

Et lui, touché sans doute, merépondit :

– Non, Michel, non, ce n’est pas dans mesintentions, car je te regarde comme un brave, un honnêtegarçon ; et pour te le montrer, j’accepte ton cadeau. N’est-cepas, Marguerite, nous acceptons tous les deux ?

– Oh ! oui, dit-elle, puisque ça luifait tant de plaisir, nous ne pouvons pas refuser.

Chauvel regarda ensuite la bêche, et loua monouvrage, disant que j’étais un bon ouvrier, et que plus tard ilespérait me voir maître et bien dans mes affaires. J’étais redevenucontent, et quand il entra dans la maison, en me serrant la main,et que Marguerite me cria : – Bonsoir Michel, et merci !tout était oublié. Je me réjouissais d’avoir si bien répondu, carle coup d’œil de Chauvel, lorsque je parlais, m’avait mis dans ungrand trouble, et si mes raisons n’avaient pas été si bonnes, ilaurait bien pu se figurer autre chose. Et même je considérais celacomme un avertissement d’être prudent et de bien cacher mes idéessur Marguerite, avant le jour où je pourrais la demander enmariage.

Je faisais ces réflexions en retournant àl’auberge. Comme j’entrais dans la grande salle, maître Jean venaitd’arriver ; il pendait sa grosse capote dans l’armoire etcriait :

– Nicole… Nicole… qu’on m’apporte letricot et mon bonnet de coton. Ah ! la bonne chose d’être danssa vieille veste et ses sabots.

– Hé ! c’est toi, Michel ! Nousvoilà tous revenus… Les marteaux vont rouler… Vous devez être enretard ?

– Pas trop, maître Jean, nous avons faitl’ouvrage courant. Les coins qui venaient du Dagsberg ont tous étédépêchés hier soir.

– Allons, tant mieux ! tantmieux !

La mère Catherine arrivait aussi touteréjouie, et demandait :

– C’est donc fini, Jean ? C’est toutà fait fini… Tu n’iras plus là-bas ?

– Non, Catherine, grâce à Dieu !J’en avais assez, à la fin, de tous ces honneurs. Maintenant, notreaffaire est dans le sac ; le cahier part après-demain. Mais çan’a pas été sans peine ; et si nous n’avions pas eu Chauvel,Dieu sait où nous en serions encore. Quel homme ! il saittout, il parle sur tout ; c’est l’honneur des Baraques d’avoirenvoyé cet homme. Tous ceux des autres bailliages l’ont choisi dansles premiers pour aller porter nos plaintes et doléances à Metz etpour les soutenir contre ceux qui voudraient les attaquer. Jamais,tant que les Baraques dureront, elles ne se feront un aussi grandhonneur. Maintenant Chauvel est connu partout, et l’on sait aussique nous l’avons envoyé, qu’il demeurait au Bois-de-Chênes, et queles gens de ce pays-là ont eu assez de bon sens pour reconnaîtreson esprit, malgré sa religion.

Maître Jean disait ces choses en mettant sessabots et sa vieille casaque.

– Oui, criait-il en soufflant, sur descentaines de députés au bailliage, le tiers en a choisi quinze pourporter le cahier, et Chauvel est le quatrième ! Aussi,maintenant il faut une fête, vous m’entendez : un gala pourles amis des Baraques, en l’honneur de notre député Chauvel. Toutest arrangé, Létumier et Cochart sont déjà prévenus : je lesai rencontrés à la Pomme-d’Or, en ville, et je les aid’abord invités, en les chargeant d’inviter les autres. Il faut queles vieilles bouteilles de dessous les fagots sortent cettefois ; il faut que la cuisine soit en feu. Nicole partira cesoir chercher six livres de bon bœuf, trois livres de côtelettes,deux beaux gigots, chez Kountz sous la Halle ; elle dira quec’est pour maître Jean Leroux, des Trois-Pigeons. Et lesgigots seront à l’ail. Il nous faudra des saucisses aux choux, etl’on décrochera le plus gros jambon, avec une bonne salade, dufromage, des noix. Tout le monde sera content. Je veux que tout lepays sache que les Baraques ont eu cette gloire d’envoyer lequatrième député du bailliage à Metz ; un homme que les autresne connaissaient pas et que nous avons connu, que nous avonschoisi, et qui seul a fait plus pour soutenir les droits du peupleque cinquante autres. Mais nous recauserons de tout cela. Chauvel afermé le bec des plus vieux procureurs, des plus fins avocats etdes plus huppés richards de la province !

Maître Jean avait sans doute bu quelques bonscoups en route ; il parlait tout seul, en étendant ses grossesmains et gonflant ses joues rouges, comme il faisait toujours à lafin d’un bon dîner. Nous l’écoutions dans l’étonnement etl’admiration.

Nicole mettait la nappe pour souper ;cela rétablit le silence ; chacun réfléchissait à ce qu’ilvenait d’entendre.

Au moment où j’allais partir, maître Jean medit :

– Tu préviendras aussi ton père qu’il estinvité par son vieux camarade Jean Leroux, car nous sommes de vieuxcamarades : nous avons tiré à la milice ensemble encinquante-sept ! Tu lui diras ça. Pour demain, à midi juste,tu entends, Michel ?

Il me tenait la main, et je luirépondis :

– Oui, maître Jean ; c’est un grandhonneur que vous nous faites.

– Quand on invite d’aussi braves gens quevous, dit-il, on se fait de l’honneur et du plaisir à soi-même. Etmaintenant, bonsoir !

Alors je sortis. Jamais maître Jean, monparrain, ne m’avait dit d’aussi bonnes choses sur mon père, et jel’en aimais encore plus qu’avant, si c’était possible.

Chapitre 14

 

En rentrant chez nous, je dis aux parents quele père et moi nous étions invités à dîner le lendemain chez maîtreJean, avec les notables des Baraques. Ils comprirent quel honneuron nous faisait, et le père en fut tout attendri. Longtemps ilparla de son tirage à la milice, en l’an cinquante-sept, lorsqueJean Leroux et lui s’en allaient bras dessus, bras dessous par laville, des rubans à leurs tricornes ; et puis de mon baptême,où son vieux camarade avait accepté d’être parrain. Il rappelaitces souvenirs dans les moindres détails, et s’écriait :

– Ah ! le bon temps ! Ah !le bon temps !…

La mère aussi était contente ; mais commeelle m’en voulait, au lieu de montrer sa joie, elle continuait defiler sans rien dire. Malgré cela, le lendemain les chemisesblanches et les habits de fêtes étaient prêts sur la table ;elle avait tout lavé, tout séché, tout mis en ordre de bonne heure.Et quand, vers midi, le père et moi nous descendîmes la grand-rueen nous tenant par le bras, elle nous regardait de la porte etcriait aux voisins :

– Ils vont au grand dîner des notables,chez maître Jean Leroux !

Le pauvre vieux père, appuyé sur mon bras, medisait en souriant :

– Nous sommes aussi beaux que le jour desélections. Depuis, il ne nous est pas arrivé de mal ; pourvuque cela continue, Michel. Surveillons bien notre langue, on parletoujours trop dans un grand dîner. Prenons garde à nous ; tum’entends ?

– Oui, mon père, soyez tranquille, je nedirai rien.

Il tremblait toujours comme un pauvre lièvrepoursuivi depuis des années de bruyère en bruyère ; et combiend’autres lui ressemblaient alors ! presque tous les vieuxpaysans élevés sous les seigneurs et les couvents, et sachant tropbien que pour eux il n’y avait pas de justice.

Pour entreprendre quelque chose, il faut quela jeunesse commence, avec de vieux entêtés comme Chauvel, qui nechangent et ne reculent jamais. Si les paysans avaient dû faire laRévolution de 89 tout seuls, et si les bourgeois n’avaient pascommencé, nous serions encore en 88 ! Que voulez-vous ? Àforce de souffrir, on perd courage ; la confiance vient dubonheur, et puis l’instruction manquait.

Mais on devait voir en ce jour ce que fait lebon vin. Nous étions encore à cent pas de l’auberge, que nousentendions déjà les éclats de rire et les joyeux propos desnotables arrivés avant nous. Le grand Létumier, Cochart, ClaudeHuré, le charron, Gauthier Courtois, l’ancien canonnier, et maîtreJean causaient debout, au coin de la grande table couverte de sanappe blanche ; et quand nous entrâmes, nous fûmes en quelquesorte éblouis par les carafes, les bouteilles, les assiettes devieille faïence peinte, les fourchettes et les cuillèresfraîchement étamées, qui reluisaient d’un bout à l’autre de lasalle.

– Hé ! voici mon vieux camaradeJean-Pierre ! s’écria maître Jean, en venant à notrerencontre.

Il avait sa veste de forgeron à boutons dehussard, la perruque tortillée et liée par un gros flot sur lanuque, la chemise ouverte, le ventre bien arrondi dans sa largeculotte, les bas de laine et les souliers à boucles d’argent. Sesgrosses joues rouges tremblotaient de contentement, et, posant sesdeux mains sur les épaules du père :

– Ah ! mon pauvre Jean-Pierre, queje suis content de te voir ! s’écria-t-il. Comme tout merevient quand je te regarde !

– Oui, faisait mon père, les larmes auxyeux, le bon temps de la milice, n’est-ce pas, Jean ? J’ypense aussi quelquefois, il ne reviendra plus.

Mais Létumier, son tricorne sur l’oreille etson grand habit couleur cannelle pendant sur ses cuisses maigres,avec son gilet rouge à boutons d’acier, qui sonnaient comme descymbales, se mit à crier :

– Il est déjà revenu, Jean-Pierre ;nous avons tous gagné à la milice avant-hier, le pays agagné ! vive la joie !

Il levait son tricorne jusqu’au plafond ;et les autres riaient de voir les bouteilles rangées à la file,leur cœur en sautait de joie ; chacun dans le cercle seretournait de temps en temps comme pour se moucher, et comptait lesbouteilles du coin de l’œil.

Au fond de la salle, la porte de la cuisineétait ouverte ; on voyait le feu rouge monter sur l’âtre, lesdeux gigots tourner lentement à la broche, la graisse tomber ensifflant dans la lèchefrite ; la mère Catherine en grandbonnet blanc, les manches de chemise retroussées, aller et venir,un plat ou bien une tarte sur son tablier ; et Nicole, avec sagrande fourchette de fer, retourner les viandes dans les marmites,ou secouer dans un coin le panier à salade. – La bonne odeurentrait partout ; jamais on n’aurait cru que maître Jeantraiterait aussi bien de simples notables ; mais cet hommeéconome et laborieux, dans les grandes occasions ne regardait pas àla dépense ; et quelle plus grande occasion pouvait-il avoirde s’attirer l’estime du pays, que de bien traiter ceux quil’avaient fait nommer au bailliage avec son ami Chauvel. Tous lesbons bourgeois de mon temps ont fait de même ; c’était lemeilleur moyen de conserver l’ordre. Ils avaient le bon sens de semettre à la tête du peuple ; et quand leurs fils, par orgueil,par avarice et par bêtise, ont voulu s’en séparer, pour devenir desespèces de faux nobles, ils ont travaillé pour d’autres plus malinsqu’eux. C’est notre histoire en quatre mots !

Cependant les vieux, réunis près de lafenêtre, s’étaient remis à causer des affaires du bailliage, etchaque fois qu’un notable entrait, on recommençait àcrier :

– Hé ! Pletche !… hé !Rigaud !… par ici… par ici !… Comment çava-t-il ?

Valentin, derrière, riait en me regardant.Mais son enthousiasme pour le roi, la reine et les autorités d’enhaut ne l’empêchait pas d’aimer le bon vin, les saucisses et lejambon. L’idée d’une fête pareille lui paraissait tout de mêmeagréable, et son long nez se tournait avec complaisance du côté dela cuisine.

Finalement, sur le coup de midi, Nicole vintme dire d’appeler Chauvel, et je sortais, lorsqu’il arrivatranquillement avec Marguerite. Tous les autres criaient :

– Le voilà !… le voilà !

Lui, dans sa carmagnole et sa culotte degrisette, riait en allant leur serrer la main. Ce n’était pourtantplus le même homme ; M. le lieutenant du prévôt ne seraitplus venu le prendre au collet ; il était choisi parmi lesquinze de Metz, et cela se voyait bien à sa mine ; ses petitsyeux noirs brillaient encore plus qu’avant, et le col de sachemise, bien blanc, se dressait contre ses oreilles.

Comme le grand Létumier, qui aimait lescérémonies, voulait lui faire une espèce de discours, il dit enriant :

– Maître Létumier, voici la soupe quivient, elle sent bien bon !

Et c’était vrai, dame Catherine arrivait avecla grande soupière, qu’elle posa majestueusement sur la table.

Maître Jean s’écria :

– Asseyons-nous, mes amis, asseyons-nous.Létumier, vous ferez votre discours au dessert… Ventre affamé n’apas d’oreilles. Ici, Cochart ; Chauvel, là-bas, au haut de latable ; Valentin !… Huré !… Jean-Pierre !…

Enfin il nous montrait à chacun notre place,et l’on ne pensait plus qu’à se réjouir. Mon père, Valentin et moi,nous étions en face de maître Jean, qui servait : il découvritla grande soupière ; la bonne odeur d’une croûte au pot, à lamoelle, s’éleva jusqu’au plafond, en forme de nuage, et l’on se mità se passer les assiettes.

Je n’avais jamais vu d’aussi granddîner ; j’étais dans l’admiration, et mon père encoreplus.

– Chacun a sa bouteille près de lui, ditmaître Jean ; qu’on se verse.

Et, naturellement, après cette bonne soupe, ontira les bouchons et on emplit les verres. Quelques-uns voulaientdéjà boire à la santé des députés du bailliage, mais c’était dupetit vin d’Alsace, et maître Jean s’écria :

– Attendez !… Il faut boire à nossantés avec du bon vin, et non pas avec de l’ordinaire.

On trouva qu’il avait raison. Et le bouilligarni de persil étant arrivé, chacun en mangea sa bonnetranche.

Létumier disait que tout homme qui travailleaux champs ou de son métier devrait avoir une demi-livre de bœufpareil, avec son setier de vin à chaque repas ; le bûcheronCochart l’approuvait ; et l’on commençait à parler depolitique, quand la choucroute aux petites saucisses grilléesarriva ; cela changea les idées d’un grand nombre.

Marguerite et Nicole couraient autour de latable remplacer les bouteilles vides, dame Catherine apportait desplats ; et vers une heure, quand arrivèrent les gigots etqu’on apporta du vieux vin de Ribeaupierre, la joie venait etgrandissait. On se regardait l’un l’autre d’un air de contentement.Cochart disait :

– Nous sommes des hommes !… Nousavons nos droits d’hommes !… Celui qui voudrait me soutenir lecontraire au bois, je lui répondrais.

Et l’ancien canonnier Gauthier Courtoiscriait :

– Si nous ne sommes pas des hommes, c’estque les autres ont toujours eu pour eux le bon vin et la bonnenourriture. Avant de livrer bataille, ils étaient pourtant contentsde nous flatter et de nous promettre tout ce que nous voulions.Mais après, on ne parlait plus que de discipline, et les coups deplat de sabre pleuvaient. Je dis que c’est une honte de battre lessoldats, et d’empêcher ceux qui montrent du courage de devenirofficiers, parce qu’ils ne sont pas nobles.

Létumier voyait tout en beau :

– La misère est passée,s’écriait-il ; nos cahiers sont en ordre ; on verra ceque nous voulons, et le bon roi sera bien forcé de dire :« Ces gens ont raison, mille fois raison, ils veulentl’égalité des impôts, et l’égalité devant la loi, c’estjuste ! » Est-ce que nous ne sommes pas tousFrançais ? Est-ce que nous ne devons pas tous avoir les mêmesdroits et supporter les mêmes impôts ? Ça tombe sous le bonsens, que diable !

Il parlait très bien, ouvrant sa grande bouchejusqu’aux oreilles, fermant les yeux à demi d’un air malin, la têteun peu en arrière, et levant ses grands bras comme ceux qui parlentd’abondance. Tout le monde écoutait ; et le père lui-même,avec deux ou trois signes de tête, murmurait :

– Il parle bien… C’est juste !… Maisne disons rien, Michel, c’est trop dangereux.

Il regardait à chaque instant du côté de laporte, comme si les sergents de la maréchaussée avaient dûvenir.

Maître Jean alors, ayant rempli les verres devieux vin, s’écria :

– Mes amis, à la santé de Chauvel, celuiqui nous a le mieux soutenus au bailliage ; qu’il vivelongtemps pour défendre les droits du tiers, et qu’il parletoujours aussi bien qu’il a parlé ; c’est ce que jesouhaite ! À sa santé !

Et tout le monde se penchant autour de latable, on se mit à trinquer comme des bienheureux. On riait, etchacun répétait :

– À la santé des députés dubailliage : maître Jean et Chauvel !

Les vitres de la grande salle enfrissonnaient. Dans la rue, les gens s’arrêtaient, le nez contreles vitres, pensant :

– Ceux qui crient là-dedans se portentbien.

Les notables s’étant rassis, on remplit encoreune fois les verres, tandis que Catherine et Nicole apportaient lesgrandes tartes à la crème, et que Marguerite enlevait le restantdes gigots, des jambons et de la salade.

Tous les yeux se tournaient du côté deChauvel, pour voir ce qu’il allait répondre. Lui, tranquillementassis au haut de la table, le bonnet de coton au bâton de sachaise, les joues pâles et les lèvres serrées, avait l’air deloucher, et tenait son verre tout pensif. Le vin de Ribeaupierrel’avait un peu agacé sans doute, car au lieu de répondre à la santédes autres, il dit d’une voix claire :

– Oui, le premier pas est fait !Mais ne chantons pas encore victoire ; il nous reste beaucoupà faire avant de ravoir nos droits. L’abolition des privilèges, dela taille, des aides, de la gabelle, des péages, des corvées, c’estdéjà beaucoup demander ; les autres ne lâcheront pasfacilement ce qu’ils tiennent, non ! ils batailleront, ils sedéfendront contre la justice ; il faudra les forcer ! Ilsappelleront à leur aide tous les employés, tous ceux qui vivent deleurs places et qui pensent s’anoblir. Et, mes amis, ce n’estencore là que le premier point, ce n’est encore là que la moindredes choses ; je crois que le tiers état gagnera cette premièrebataille ; le peuple le veut ; le peuple, qui supporteces charges iniques, soutiendra ses députés.

– Oui, oui, jusqu’à la mort !crièrent le grand Létumier, Cochart, Huré, maître Jean, en serrantles poings ; nous gagnerons, nous voulons gagner !…

Chauvel ne bougeait pas ; quand ilseurent fini de crier, il continua comme si personne n’avait riendit :

– Nous pouvons l’emporter pour toutes lesinjustices que le peuple ressent, et qui sont trop criantes, tropclaires ; mais à quoi cela nous servira-t-il, si, plus tard,les états généraux une fois dissous et les fonds de la dette votés,les nobles rétablissent leurs droits et privilèges ? Ce neserait pas la première fois, car nous en avons eu d’autres, d’étatsgénéraux, et tout ce qu’ils avaient décidé en faveur du peuplen’existe plus depuis longtemps. Ce qu’il nous faut aprèsl’abolition des privilèges, c’est la force d’empêcher qu’on lesrétablisse. Cette force est dans le peuple, elle est dans nosarmées. Il ne faut pas vouloir un jour, un mois, une année, il fautvouloir toujours, il faut empêcher que les gueux, les filous nerétablissent lentement, tout doucement et d’une manière détournée,ce que le tiers, appuyé sur la nation, aura renversé ! Il fautque l’armée soit avec nous ; et, pour que l’armée soit avecnous, il faut que le dernier soldat, par son courage et son esprit,puisse monter de grade en grade, jusqu’à devenir maréchal etconnétable, aussi bien que les nobles, m’entendez-vous ?

– À la santé de Chauvel ! s’écriaGauthier Courtois.

Mais lui, étendant la main pour empêcher lesautres de répondre, continua :

– Les soldats alors ne seront plus assezbêtes pour soutenir la noblesse contre le peuple ; ils serontet resteront avec nous ! – Et puis, écoutez bien ceci, carc’est le principal : pour que l’armée et le peuple ne puissentplus être trompés ; pour qu’on ne puisse plus les aveuglerjusqu’à détruire eux-mêmes leur propre avancement et défendre ceuxqui remplissent les places qu’ils devraient avoir, il faut laliberté de parler et d’écrire pour tout le monde. Si on vous faitune injustice, à qui réclamez-vous ? Au supérieur. Lesupérieur vous donne toujours tort ; c’est tout simple :l’employé exécute ses ordres ! Mais si vous pouviez réclamerdevant le peuple ; si le peuple nommait lui-même lessupérieurs, alors on n’oserait pas vous faire d’injustice ; etmême il ne pourrait pas en exister, puisque vous mettriez vosemployés à la raison, en leur retirant votre voix. Mais il faut queles gens s’instruisent pour comprendre ces choses, et voilàpourquoi l’instruction paraît si dangereuse aux nobles ; voilàpourquoi dans les églises on vous prêche : « Heureux lespauvres d’esprit ! » Voilà pourquoi nous voyons tant delois contre les livres et les gazettes ; voilà pourquoi ceuxqui veulent nous éclairer sont forcés de se sauver en Suisse, enHollande, en Angleterre. Plusieurs sont morts à la peine !mais non, de pareils hommes ne meurent jamais ; ils sonttoujours au milieu du peuple pour le soutenir ; seulement ilfaut les lire, il faut les comprendre. C’est à leur santé que jebois !

Alors Chauvel nous tendit son verre, et tousensemble nous criâmes :

– À la santé des braves gens !

Beaucoup ne savaient pas de qui Chauvel avaitvoulu parler, mais, c’est égal, ils criaient tout de même ; ettellement qu’à la fin la mère Catherine arriva nous prévenir de neplus tant crier, que la moitié du village était sous nos fenêtres,et que nous avions l’air de nous rebeller contre le roi.

Valentin sortit aussitôt, et mon père se mit àme regarder, comme pour savoir s’il était temps de nous sauver.

– Allons, c’est bon, Catherine, réponditmaître Jean ; nous avons dit ce que nous avions à nous dire,maintenant c’est assez.

Tout le monde se taisait. On se passait lescorbeilles de noix et de pommes. Dehors, dans la rue, on entendaitnasiller une vielle.

– Eh ! dit Létumier, voiciMathusalem !

Et maître Jean cria :

– C’est bon !… qu’on le fasseentrer… Il arrive bien !…

Marguerite sortit aussitôt, et nous amena levieux Mathusalem, que tout le monde connaissait au pays. Son vrainom était Dominique Saint-Fauvert, et tous les anciens vous dirontqu’on n’a jamais vu d’homme aussi vieux sur ses jambes. Il devaitavoir près de cent ans. Sa figure était si jaune et si ridée, qu’onaurait dit un pain d’épice, et qu’on reconnaissait à peine la formede son nez, de son menton et la place de ses petits yeux, couvertsde gros sourcils blancs comme un caniche. Il avait un grand feutregris, plié devant et le bord relevé tout droit en visière, avec uneplume de coq. Les manches de sa souquenille et le revers de saculotte étaient fendus et liés par des cordons tout du long, enforme de maillot, et les airs qu’il jouait devaient venir au moinsdu temps des Suédois ; rien que de les entendre, on avaitenvie de pleurer.

– Hé ! c’est vous, Mathusalem, luicria maître Jean, avancez ! avancez !…

Il lui tendait un grand verre de vin, que levieux Dominique prit en saluant de trois côtés par un signe detête. Ensuite il but tout doucement, ses petits yeux fermés. Lamère Catherine, Marguerite et Nicole se tenaient derrière ;nous le regardions tout attendris.

Maître Jean, – lorsqu’il rendit le verre, –lui demanda de chanter quelque chose. Mais le vieux Mathusalem luirépondit qu’il ne chantait plus depuis des années. Et comme nousétions dans l’attendrissement, il se mit à jouer un air tellementvieux et doux, que personne ne le connaissait ; on seregardait l’un l’autre. Tout à coup, mon père dit :

– Ah ! c’est l’air desPaysans !…

Et toute la table s’écria :

– Oui !… oui !… c’est l’air desPaysans ! Jean-Pierre, tu vas le chanter !

Je ne savais pas que mon père chantait bien,je ne l’avais jamais entendu. Lui disait :

– J’ai tout oublié !… Je ne saisplus le premier mot !…

Mais, comme Chauvel l’engageait, et que maîtreJean soutenait qu’on n’avait jamais entendu mieux chanter autrefoisque son ami Jean-Pierre, à la fin, les joues rouges et les yeuxbaissés, il toussa doucement et dit :

– Puisque vous le voulez absolument… ehbien ! je vais essayer de me le rappeler.

Et tout de suite il chanta l’air desPaysans en suivant la vielle, mais d’une voix si douce etsi triste, qu’on croyait voir nos pauvres vieux, dans les ancienstemps, gratter la terre en attelant leurs femmes à lacharrue ; et puis les soldats pillards venir leur prendre larécolte ; et puis le feu monter sur leurs villages de paille,les moissons s’envoler en étincelles, les femmes et les fillesentraînées dans les chemins détournés ; et la famine, lamaladie, la grande pendaison… toutes les misères !… celatraînait, traînait, et ne finissait plus !

Moi, malgré le bon vin, au troisième coupletj’étais déjà la figure sur la table, à sangloter, pendant queLétumier, Huré, Cochart, maître Jean et deux ou trois autreschantaient le refrain, comme on chante à l’enterrement de ses pèreet mère.

Marguerite aussi chantait. Sa voix montaitcomme une plainte de femme qu’on attèle et qu’on entraîne ;c’était terrible, les cheveux vous en dressaient sur la tête.

Et regardant autour de moi, je vis que nousétions tous plus pâles que des morts. Chauvel, au bout de la table,les lèvres serrées, regardait comme un loup.

Enfin, le père se tut ; la viellegrinçait encore ; Chauvel dit :

– Jean-Pierre, vous avez bienchanté !… Vous avez chanté comme un de nos anciens, parce quevous avez senti les mêmes choses ; et nos pères à nous tous,nos grands-pères, et tous ceux, hommes et femmes, dont nousdescendons depuis mille ans, les ont senties !

Et comme on se taisait, il cria :

– Mais la vieille chanson est finie… Ilfaut qu’une autre commence !

Et d’un coup, tous ceux qui se trouvaient là,moi le premier, nous étions debout et nous criions :

– Oui, il faut qu’une autre chansoncommence… nous avons trop souffert !

– C’est ce qu’on verra bientôt ! ditChauvel. À cette heure, dame Catherine nous a prévenus de ne pascrier ; elle a raison ; ici cela ne sert àrien !

Maître Jean alors entonna seul la chanson duforgeron, avec sa grosse voix. Valentin venait de rentrer ;nous l’accompagnions ensemble ; et cette chanson nous renditun peu la joie ; elle était aussi triste, mais elle étaitforte ; le refrain disait que le forgeron forge le fer !…Cela laissait entendre bien des choses, et l’on souriait.

En ce jour, bien d’autres chansons furentchantées, et des bonnes ! Mais celle du père, je nel’oublierai jamais, et quand j’y pense je m’écrie encore :

– Oh ! grande, oh ! sainterévolution ! Que celui des paysans de France qui seraitcapable de te renier apprenne la chanson de ses anciens ; etsi cette chanson ne le convertit pas, que lui, ses enfants etdescendants la chantent encore une fois à la glèbe. Ils lacomprendront peut-être alors, et leur ingratitude aura sarécompense.

Ce jour-là, bien tard, le père et moi nousrentrâmes à la baraque. Le lendemain, 10 avril 1789, Chauvel partitpour Metz. Les états généraux n’étaient pas loin.

Chapitre 15

 

Après le départ de Chauvel, il ne fut plusquestion, durant quelques jours, que des affaires du grandbailliage, et principalement de la réunion des trois ordres en unseul, aux états généraux. C’est encore une des plus grandesdisputes que j’aie vues de ma vie.

Comme l’ordonnance du roi avait déclaré que letiers état serait doublé, c’est-à-dire que nous aurions autant dedéputés que les deux autres ordres réunis, nous voulions voter partête, pour abolir les privilèges malgré tout ce que les nobles etles évêques pourraient dire, mais eux, qui tenaient à conserverleurs anciens droits, voulaient voter par ordre, parce qu’ilsétaient sûrs d’être toujours ensemble contre nous, et d’avoirtoujours deux voix contre une.

C’est alors qu’il aurait fallu voirl’indignation de maître Jean, de Létumier, de Cochart, et de tousles notables réunis le soir dans la cour des Trois-Pigeons, sous legrand chêne, car depuis quelques jours on transportait les bancs etles tables dehors, à la nuit, pour respirer le grand air. Autantnous devions avoir de vent et de pluie en mai 1789, autant leschaleurs d’avril étaient grandes ; tout fleurissait etverdissait, les oiseaux étaient déjà nichés vers le 15 ; et jeme souviens que nous travaillions à la forge, Valentin et moi, ensimple blouse, la culotte serrée sur les hanches et les chemisespendues derrière la porte. – Maître Jean, tout rouge et luisant debonne santé, m’appelait à chaque instant dehors, criant :

– Michel ! hé ! Michel,arrive !…

Et je devais lui pomper trois ou quatre bonscoups sur sa tête chauve et ses épaules. C’était sa manière de serafraîchir. Madeleine Rigaud, la femme du tourneur en face, riaitde bon cœur.

Enfin, c’est pour vous dire qu’il faisait trèschaud, et qu’après huit heures, quand la lune montait, on étaitcontent d’être à la fraîcheur, en vidant sa bouteille ou son pot decidre dans la cour, derrière le treillis.

Tout le long de la rue, les femmes et lesjeunes filles filaient devant leurs portes et se donnaient du bontemps. On entendait causer et rire de près et de loin, les chiensaboyer, etc., et les voisins pouvaient aussi nous entendredisputer, mais cela nous était bien égal : on commençait àprendre confiance.

Marguerite venait quelquefois ; nouscausions contre la charmille, riant entre nous, pendant que legrand Létumier tapait des deux poings sur la table encriant :

– C’est fini !… ça ne peut pasdurer… Il faut déclarer que nous sommes tout !

Et que la mère Catherine disait :

– Au nom du ciel, maître Létumier, necassez pas notre table, elle ne veut pas voter par ordre !

Les choses allaient donc ainsi leur train, etje ne me rappelle pas avoir été plus heureux que dans ce temps oùje causais avec Marguerite, sans oser même lui dire que jel’aimais ; non, jamais je n’ai eu de plus grand bonheur.

Enfin, ce soir-là, vers huit heures, nousétions dans la cour, les uns penchés derrière les autres, et lalune au-dessus de l’arbre. Le grand Létumier criait ; Cochart,son nez crochu dans sa barbe rousse, son bout de pipe entre lesdents et les yeux arrondis comme un hibou, fumait, le coude allongésur la table. On ne se méfiait de rien, et Cochart, pas plus queles autres, quoiqu’il eût fait un grand coup en ce jour. Le métierde bûcheron ne lui rapportait pas grand-chose, comme onpense ; mais il passait de temps en temps la ligne desbarrières, et cherchait au Graufthal un bon sac de tabac, qui sevendait très bien dans les environs : le rouge fin à quatresous la livre, au lieu de vingt, et le noir fin à trois sous, aulieu de quinze.

Les disputes sur la politique avaient l’air dedevoir continuer ainsi jusqu’à dix heures, comme à l’ordinaire,quand le treillis de la rue s’ouvrit, et qu’un homme en bourgeoiset deux sergents de la maréchaussée s’avancèrent lentement dans lacour, en nous inspectant. C’était le gros Mathurin Poulet, lecellerier de la porte d’Allemagne, avec son petit tricorne renversésur la nuque, sa tignasse jaune tordue en boudin au-dessous, songros nez rouge en l’air, ses yeux de bœuf reluisant à la lune, ledouble menton dans son jabot, et sa panse sur les cuisses ;enfin un mangeur terrible ! Il lui fallait six cervelas,découpés dans un grand saladier de haricots verts à l’huile, unepetite miche de trois livres et deux pots de bière pour sondéjeuner ; et pour son dîner autant, avec quelques bonnestranches de jambon ou de gigot en plus, et deux fromages blancs àla ciboulette. Qu’on se figure, d’après cela, si les bénéfices d’uncellerier lui suffisaient pour vivre ! Aussi, Poulet neconnaissait ni père, ni mère, ni frères, ni sœurs, ni cousins, nicousines, quand il s’agissait de remplir le saladier. Il auraitdénoncé le bon Dieu, pour avoir la prime ; et, malgré son airbête, il était fin comme un renard, pour dénicher les fraudeurs etpoursuivre les contrebandiers. Il y rêvait nuit et jour, et vivaitde ses dénonciations, comme les autres de leur travail. Voilà ceque c’est d’avoir un ventre pareil à nourrir ; le cœur vousdescend en quelque sorte dans l’estomac, et l’on ne pense plus qu’àboire et à manger.

Les deux sergents le suivaient, habillés commetous les sergents visiteurs, de l’habit blanc à revers jaunes, quiles faisait appeler « bandes de lard », le chapeau entravers des épaules, et le sabre battant leurs gros mollets.C’étaient des hommes de six pieds, mais tous les deux fortementgravés de petite vérole. Avant la Révolution, presque tout le mondeétait marqué ; les belles filles risquaient toujours de perdreleur beauté, et les beaux hommes aussi ; les borgnes et lesaveugles ne manquaient pas, à cause de cette terriblemaladie ; et Dieu sait pourtant ce qu’il a fallu de peinespour faire accepter la vaccine, peut-être encore plus que pour lespommes de terre. Le peuple commence toujours par repousser ce quilui fait du bien… Quel malheur !

Ces gens arrivaient donc, et le gros Poulet, àquatre pas de la table, voyant Cochait, dit d’un air desatisfaction :

– Le voilà ! nous letenons !…

Ce fut une indignation générale dans la cour,car depuis longtemps Cochart portait à Poulet du tabac pour rien.Mais Poulet ne s’inquiétait pas de si peu de chose, et dit auxsergents :

– Empoignez-le ! C’estlui !

Les deux autres empoignèrent Cochart, qui semit à crier, en laissant tomber sa pipe :

– Qu’est-ce que vous me voulez ?Qu’est-ce que j’ai fait ?

Les étincelles volaient sous nos pieds ;on se regardait l’un l’autre dans l’épouvante ; et Poulet luirépondit en riant :

– Nous venons pour les deux sacs decontrebande que tu as apportés hier du Graufthal ; tu sais,les deux sacs de tabac qui sont à droite en entrant dans tongrenier, derrière la cheminée, sous les bardeaux ?

On comprit alors que le pauvre Cochart avaitété dénoncé par quelque voisin envieux, et chacun frémit :c’était un cas de galères !

On n’osait pas bouger, car de résister au fiscen ce temps, c’était encore plus terrible qu’aujourd’hui, nonseulement on vous prenait terres, argent, maison, mais s’ilmanquait des rameurs quelque part, du côté de Marseille ou deDunkerque, on vous envoyait là-bas, et personne n’entendait plusparler de vous. C’était arrivé plusieurs fois dans la montagne, etmême aux Baraques, pour le fils de la vieille GenevièvePaquotte ; sur la dénonciation de Poulet, il avait étéconvaincu de faire la contrebande du sel, et depuis, les gensdisaient que François était au pays où poussent le poivre et lacannelle. Geneviève avait perdu tout son bien pour les frais ;elle était devenue infirme et mendiante.

Qu’on se représente maintenant l’épouvante desgens.

– Allons, criait Poulet, enroute !

Et Cochart, se cramponnant à la table,répondait en soufflant :

– Je n’irai pas !

Le grand Létumier n’avait plus envie decrier ; il se taisait comme une carpe au fond de son baquet.Tous ces grands braillards, lorsqu’ils voient les sergents ou lesgendarmes, deviennent prudents ; et souvent ceux auxquels onpense le moins montrent un autre courage.

À force de le tirer et de lui donner dessecousses, les deux sergents avaient presque fini par arracherCochart de son banc. Poulet disait :

– Encore un petit coup !… çamarchera !…

Quand Marguerite, assise près de moi contre letreillis, élevant la voix, dit au milieu du silence :

– Mais, monsieur Poulet, prenezgarde ! vous n’avez pas le droit d’arrêter cethomme !

Et tous ces gens, autour de la table, sur lepas de la porte : maître Leroux, Létumier, la mère Catherine,Nicole, pâles de crainte et de pitié, se retournèrent dansl’épouvante. Ils avaient bien reconnu la voix de Marguerite, maisils ne pouvaient croire à son courage ; ils en frémissaient.Le gros Poulet, le nez en l’air comme les autres, regardait ets’étonnait ; jamais chose pareille n’était arrivée. Ilcriait :

– Qui vient de parler ? Qui sepermet de réclamer contre la régie ?

Marguerite répondit tranquillement de saplace :

– C’est moi, monsieur Poulet :Marguerite Chauvel ; la fille de Chauvel, député du tiers augrand bailliage de Metz. Ce que vous faites est très mal ;c’est grave, monsieur le cellerier, d’arrêter un homme, un notable,sans un ordre exprès de M. le prévôt.

Et, se levant, elle s’approcha du cellerier etdes deux sergents, qui se retournaient, la regardant de traverssous le bord de leurs grands chapeaux à cornes, sans lâcherCochart.

– Vous ne connaissez donc pasl’ordonnance du roi ? leur dit-elle. Vous arrêtez les gens,pour vos affaires du fisc, après six heures du soir, quandl’ordonnance vous le défend ; et vous voulez les forcer devous ouvrir leur porte pendant la nuit ! Songez donc que tousles malfaiteurs pourraient dire : « Nous sommes lesemployés du fisc, ouvrez ! » Ils pilleraient les villagesà leur aise, si l’ordonnance ne défendait pas ce que vous faites,et si l’édit ne vous ordonnait pas d’être assistés de deux échevinset d’arriver en plein jour.

Elle parlait clairement et sans gêne, comme levieux Chauvel, et Poulet semblait confondu de voir qu’on osait luiparler en face ; l’indignation faisait trembler ses joues.Tout le monde reprenait courage. Dehors, dans la rue, s’entendaitune grande rumeur pendant que Marguerite parlait, et, comme ellefinissait, une voix plaintive et lamentable s’éleva, la voix de lavieille Geneviève Paquotte, criant :

– Ah ! le brigand !… ah !le malheureux !… il arrive encore !… il lui faut lesenfants et les pères de famille !

Cette pauvre vieille élevait sa béquilleau-dessus de la haie, et ses cris partaient comme dessanglots ; elle disait :

– C’est toi qui m’as pris mon garçon… monpauvre François ?… C’est toi qui m’as mise dans lamisère !… Ah ! le bon Dieu t’attend !… il t’attend,va !… Ce n’est pas fini… les malheureux seront là !…

Rien que de l’entendre, on avait la chair depoule, on devenait tout pâle ; et lui, Poulet, regardait, enécoutant la rumeur du côté de la rue. Les sergents aussi setournaient.

Dans ce moment, maître Jean, se levant,dit :

– Monsieur le cellerier, écoutez cettemalheureuse !… C’est pourtant terrible, cela !… personneici ne voudrait avoir pareille chose sur la conscience, ça vousdéchire le cœur.

Geneviève Paquotte ne criait plus, mais ellesanglotait, et l’on entendait ses béquilles qui s’en allaientlentement, remontant la rue.

– Oui, dit maître Jean, c’estépouvantable ! Réfléchissez bien à ce que vous faites ;nous vivons dans un moment difficile pour tous, mais principalementpour les employés du fisc. Le vase est plein, prenez garde de lefaire déborder. Voici déjà cinq fois que vous venez à la nuit closecette année, et vous avez aussi fait des visites à Lutzelbourg,l’hiver dernier, après minuit, pour trouver de la contrebande. Siles gens se lassent, s’ils finissent par vous résister, quedevrons-nous faire, nous, bons bourgeois ? Est-ce que nousdevrons vous prêter main-forte contre l’ordonnance du roi, que vousviolez ? Est-ce que nous devrons soutenir ceux qui mettentl’édit et l’ordonnance sous leurs pieds, ou ceux qui défendentleurs droits ? Réfléchissez, au nom du ciel ! je ne vousdis que cela, monsieur Poulet !

Alors il se rassit. Les rumeurs de la rueaugmentaient ; une quantité de gens se penchaient sur la haiepour voir et entendre. – Cochart criait :

– Je ne marcherai pas !… on me tueraplutôt !… Je suis avec l’ordonnance !

Poulet, voyant que les deux sergents eux-mêmescommençaient à réfléchir et regardaient autour d’eux sans osersuivre ses ordres, se rappela tout à coup Marguerite et se retournafurieux, en lui criant :

– C’est toi qui nous vaut ça…calviniste !… Tout aurait marché comme à l’ordinaire, sanscette mauvaise race !

Il s’avançait tout rouge et le cou plein desang, comme un de ces gros dindons qui courent après lesenfants ! Il arrivait pour la pousser, quand il me vitderrière elle, dans l’ombre. J’étais là sans savoir comment, enbras de chemise. Je le regardais, et je riais en moi-même,pensant :

– Malheureux ! si tu la touches, jete plains !…

Je sentais déjà son gros cou rouge entre mesdeux mains, comme dans un étau. Lui vit cela, et tout à coup ildevint pâle.

– Allons, dit-il, c’est bon… c’est bon…Nous reviendrons demain !

Les deux sergents, qui voyaient cette foulepenchée sur la haie et tous ces yeux reluisant dans l’ombre,parurent bien contents de s’en aller. Ils lâchèrent Cochart, qui seredressa, le sarrau déchiré, les joues et le front couverts desueur.

Moi, je ne bougeais pas de ma place.Marguerite, alors, se retournant, me vit. Beaucoup d’autres meregardaient aussi. J’étais pour ainsi dire fâché de voir le groscellerier s’en aller avec les sergents ; ce soir-là, j’auraisaimé la bataille ! Que les hommes sont étonnants, et que lesidées changent avec l’âge ! mais on n’a pas toujours des braset des épaules de dix-huit ans et des mains de forgeron, et l’on nepense plus à montrer sa force et son courage à celle que l’onaime !… Enfin ils s’en allaient. Marguerite me dit enriant :

– Ils s’en vont, Michel…

Et je lui répondis :

– C’est la meilleure idée qui puisse leurvenir.

Mais à peine étaient-ils au dehors, que lescoups de sifflets et les éclats de rire s’élevèrent d’un bout desBaraques à l’autre. Cochart, encore tout défait, vida sa cruched’un trait, et Marguerite lui dit :

– Dépêchez-vous de porter votrecontrebande au bois, dépêchez-vous !

Ah ! qu’elle paraissait heureuse, et cepauvre Cochart, qu’il était content ! Je suis sûr qu’il auraitvoulu la remercier, mais l’épouvante le tenait encore ; ilpartit en remontant la rue, sans dire bonjour ni bonsoir.

Tout le monde criait et chantait victoire dansla cour. Poulet et ses deux sergents, qui traversaient alors leschamps, devaient nous entendre au loin, jusque dans la petite alléedu cimetière près de la ville ; ils devaient être bien ennuyésd’avoir manqué leur coup, les gueux !

Maître Jean fit apporter du cidre, etlongtemps autour de la table on parla de ce qui venait de sepasser. Chacun voulait avoir dit son mot, ceux qui n’avaient passoufflé, comme les autres, mais tous reconnaissaient le courage etle bon sens de Marguerite.

Maître Jean disait :

– C’est l’esprit du vieux qui se trouveen elle. Il va joliment rire, en apprenant la manière dont elle aparlé devant les fiscaux, et comme elle les a forcés de relâcherCochart ; il se fera du bon sang.

Moi, j’écoutais en silence, près deMarguerite ; j’étais le plus heureux garçon du pays !

Et bien tard, après dix heures, comme les unset les autres partaient, et que maître Jean refermait sa porte encriant : « Bonsoir, les amis, bonsoir. Ah ! la bellejournée !… » et que les gens s’en allaient par trois, parquatre, à droite et à gauche, Marguerite et moi, les derniers, noussortîmes de la cour en repoussant le treillis, et nous remontâmeslentement la rue du village.

Nous étions tout pensifs en regardant cettebelle nuit blanche, les arbres allongeant leurs ombres dans lechemin, et les étoiles innombrables au-dessus. Le grand silencerevenait, pas une feuille ne remuait dans l’air. Au loin, lesportes et les volets se refermaient. Quelques vieilles sesouhaitaient le bonsoir ; et devant la maison de Chauvel, sousla haie de leur petit verger en pente, la source, sortant de lacôte par son vieux tuyau, bruissait dans la petite auge presque àras de terre.

Je vois l’eau qui coule par-dessusl’auge ; le cresson de fontaine et les glaïeuls qui pendentautour et qui couvrent le vieux tuyau pourri ; l’ombre d’ungrand pommier, au coin de la maison ; et dans l’auge, la lunequi tremble comme au fond d’un miroir. Tout se tait !Marguerite est là qui regarde un instant et qui dit :

– Comme tout est tranquille,Michel !

Et puis elle se penche, sa petite main sur letuyau, la bouche au dessous, ses beaux cheveux noirs tombant lelong de ses joues et sur son joli cou brun : elle boit. Moi,je la regarde dans le ravissement. Tout à coup elle se relève ets’essuie le menton avec son tablier, en me disant :

– C’est égal, Michel, tu es tout de mêmeplus courageux que les autres garçons du village ; je t’aibien vu derrière moi… Tu n’avais pas une bonne figure, non !Aussi Poulet s’est dépêché de partir, après t’avoirregardé !

Elle se met à rire ; et, pendant que jeme réjouis de l’entendre dans cette rue tranquille, elle medemande :

– Mais, dis donc, à quoi pensais-tu,Michel, pour avoir cette figure ?

Et je lui réponds :

– Je pensais que s’il avait le malheur dete toucher, ou seulement de te dire un mot malhonnête, c’était unhomme perdu.

Alors elle me regarde, et ses joues deviennentrouges :

– Mais tu aurais été auxgalères !

– Qu’est-ce que ça m’aurait fait ?Avant, je l’aurais tué !

Comme tout me revient après tantd’années ! J’entends la voix de Marguerite ; chaque motest dans mon oreille ; et ce petit murmure de la source, tout,tout revit. Oh ! l’amour, quelle bonne chose !…Marguerite avait alors seize ans, elle n’a jamais vieilli pourmoi.

Nous restâmes encore là quelques instants àrêver, et puis Marguerite s’en alla du côté de leur porte. Elle nedisait plus rien. Mais comme elle venait d’ouvrir, le pied déjàdans leur allée, elle se retourna d’un coup, me tendit sa petitemain de bien loin, en me disant, les yeux brillants :

– Allons ! bonne nuit, Michel, dorsbien, et merci !

Et je sentis qu’elle me serrait la main. J’enfus grandement troublé.

Et la porte s’étant refermée, je restai deuxminutes à ma place, écoutant Marguerite trotter dans leur baraque,monter l’escalier ; et puis, regardant la lampe s’allumer, àtravers les fentes du volet :

– Elle se couche ! me dis-je.

Et je partis, m’écriant dans monâme :

– Maintenant elle sait que tul’aimes !

Jamais je n’ai senti depuis de trouble etd’enthousiasme pareils.

Chapitre 16

 

J’avais donc décidé que Marguerite serait mafemme ; tout était arrangé dans ma tête ; je medisais :

« Elle est encore trop jeune, mais dansquinze mois, quand elle aura dix-huit ans et qu’elle comprendra quec’est son bonheur d’être mariée, comme toutes les filles, et que jelui dirai que je l’aime, nous serons bientôt d’accord et nouslivrerons la grande bataille. La mère va terriblement crier ;elle ne voudra pas d’une calviniste ; et le curé, tous lesgens du village seront avec elle ; mais c’est égal, le pèresera toujours avec moi, car je lui montrerai que c’est le bonheurde toute ma vie, et que je ne puis exister sans Marguerite. Alorsil aura du courage et, malgré tout, il faudra que l’affaire marche.Après cela nous louerons une petite forge, soit sur la route desQuatre-Vents, à la Roulette, soit sur la route de Mittelbronn, auxMaisons-Rouges, et nous travaillerons pour notre compte. Lesrouliers, les voituriers ne manqueront pas. Nous pourrons mêmetenir une petite auberge comme maître Jean. Nous serons les plusheureux du monde ; et si nous avons le bonheur d’avoir unenfant, au bout de quinze jours ou trois semaines je le prendraisur mon bras, j’irai tranquillement aux Baraques et je dirai à lamère : « Tenez, le voilà !…maudissez-le !… » Et elle pleurera, elle criera, elles’apaisera, et finalement elle viendra chez nous ; tout seraraccommodé ! »

Voilà ce que je me figurais, les larmes auxyeux ; et je pensais aussi que le père Chauvel serait contentde m’avoir pour gendre. Qu’est-ce qu’il pouvait espérer de mieuxqu’un bon ouvrier, laborieux, économe, et capable par son travaild’amasser du bien, un homme simple et naturel comme moi ?J’étais pour ainsi dire sûr qu’il consentirait ; rien ne metroublait, tout me paraissait dans le bon sens, et j’étais attendride mes bonnes idées.

Malheureusement il arrive des choses en cemonde auxquelles on ne s’attend pas.

Un matin, cinq ou six jours après la visitedes fiscaux, nous étions à ferrer le roussin du vieux juif Schmoûledevant la forge, lorsque arriva la femme Stéphen, des Baraques d’enhaut. Elle revenait de vendre ses œufs et ses légumes au marché dela ville, et dit à maître Jean :

– Voici quelque chose pourvous !

C’était une lettre de Metz, et maître Jeans’écria tout joyeux :

– Je parie qu’elle vient deChauvel ! Lis-nous ça, Michel ; je n’ai pas le temps dechercher mes besicles.

J’ouvris donc la lettre, mais j’en lisais àpeine les premières lignes, que mes genoux tremblaient et que je mesentais froid par tout le corps : Chauvel annonçait à maîtreJean qu’il venait d’être nommé député du tiers aux états généraux,et lui disait d’envoyer tout de suite Marguerite à l’auberge duPlat-d’Étain, rue des Vieilles-Boucheries, à Metz, parcequ’ils allaient partir ensemble pour Versailles.

C’est tout ce que je me rappelle de cettelettre assez longue. Après cela, je lisais sans comprendre, et,finalement, je m’assis sur l’enclume comme un être accablé. MaîtreJean traversait la rue en criant :

– Catherine, Chauvel est nommé député dutiers aux états généraux !

Valentin, les mains jointes,bégayait :

– Chauvel à la cour, parmi les seigneurset les évêques !… Ô mon Dieu !…

Et le vieux juif Schmoûle luirépondait :

– Pourquoi pas ? C’est un homme debon sens, un véritable homme de commerce ; il mérite cetteplace autant qu’un autre !

Mais, moi, j’avais les yeux troubles, et jem’écriais en moi-même :

« Maintenant, tout est fini, tout estperdu !… Marguerite part et je reste seul !… »

J’avais envie de sangloter ; la honteseule m’en empêchait. Je pensais :

« Si l’on savait que tu l’aimes, tout lepays se moquerait de toi !… Qu’est-ce qu’un garçon forgeronauprès de la fille d’un député du tiers état ? Rien dutout !… Marguerite est au ciel, et toi sur laterre ! »

Et mon cœur se déchirait.

La rue se remplissait déjà de monde :dame Catherine, Nicole, maître Jean, les voisins et les voisines,criant :

– Chauvel est député du tiers aux étatsgénéraux !

C’était un grand mouvement. Maître Jean,rentrant dans la forge, s’écria :

– Nous sommes tous comme fous à cause dela gloire du pays ; nous ne pensons plus à rien ; Michel,cours donc prévenir Marguerite !

Alors je me levai. Je m’épouvantais de voirMarguerite ; j’avais peur de pleurer devant elle, de montrermalgré moi que je l’aimais, et de lui faire honte. Et même dansleur allée, je m’arrêtai pour raffermir mon cœur, et puisj’entrai.

Marguerite était dans la petite salle, àrepasser du linge.

– Hé ! c’est Michel, dit-elle, toutétonnée de me voir en bras de chemise, car je n’avais pas même eul’idée de mettre ma veste et de me laver les mains.

Je lui répondis :

– Oui… c’est moi… Je t’apporte une bonnenouvelle…

– Qu’est-ce que c’est ?

– Ton père est nommé député du tiers auxétats généraux.

Comme je parlais, elle devint toute pâle, etje m’écriai :

– Marguerite, qu’est-ce que tuas ?

Mais elle ne pouvait me répondre ;c’était la joie, la fierté, qui faisait cela ; et tout à coup,fondant en larmes, elle se jeta dans mes bras en criant :

– Oh ! Michel, quel honneur pour monpère !

Je la tenais serrée, elle ses bras autour demon cou ; je sentais les sanglots par tout son petitcorps ; ses larmes me coulaient sur les joues ! Ah !que je l’aimais, et comme j’aurais voulu la garder ! Comme jem’écriais dans mon âme : « Qu’on vienne me laprendre ! » Et pourtant il fallait la laisserpartir ; son père était le maître !

Longtemps Marguerite pleura ; puis melâchant et courant s’essuyer la figure à la serviette, elle se mità rire et me dit :

– Que je suis folle ! n’est-ce pas,Michel ? Peut-on pleurer pour de pareilles choses ?

Moi, je ne disais rien ; je la regardaisavec un amour qu’on ne peut se figurer ; elle n’y faisait pasattention !

– Allons, dit-elle en me prenant le bras,arrive !

Et nous sortîmes.

La grande salle des Trois-Pigeonsétait pleine de monde. Mais je n’ai pas envie de vous peindre lesembrassades de maître Jean, de dame Catherine, de Nicole, ni lescompliments des notables, du grand Létumier, du vieux Rigaud, deHuré. Ce jour-là l’auberge ne désemplit plus de Baraquins jusqu’àneuf heures du soir ; hommes, femmes, enfants, entraient etsortaient, levant leurs chapeaux, leurs bonnets, trébuchant etcriant à se faire entendre jusqu’au petit Saint-Jean. Les verres,les bouteilles, les canettes tintaient ; la grosse voix demaître Jean s’élevait au-dessus du tumulte, avec des éclats de rirequi ne finissaient pas. C’était une fête incroyable.

Moi, voyant cela, je me disais :

« Tu n’es pourtant qu’un gueux !Tout le village se réjouit du bonheur de Marguerite et de Chauvel,tout le monde est content, et toi, te voilà triste jusqu’à la mort…C’est abominable ! »

Valentin seul était avec moi,disant :

– C’est le bouleversement de tout ;la racaille va maintenant à la cour… les seigneurs sont confondusparmi les va-nu-pieds, … on ne respecte plus rien, … on nomme descalvinistes au lieu de chrétiens… La fin du monde approche.

Et, dans ma grande tristesse, je lui donnaisraison. Mon courage s’en allait. Je ne pouvais rester là, danscette foule ; Marguerite elle-même était forcée de reculerjusque dans la cuisine, où les notables entraient lui faire leurssalutations. Je pris mon bonnet et je sortis. J’allai, Dieu saitoù ! devant moi, du côté de la grande route je pense, àtravers champs.

Il faisait beau comme depuis quinzejours ; les avoines commençaient à verdir, les bléspoussaient. Le long des haies les fauvettes gazouillaient, et dansl’air, les alouettes se balançaient avec leur joie et leur musiqueéternelles. Le soleil et la lune ne s’arrêtaient pas à cause demoi. Ma désolation était terrible.

Je m’assis trois ou quatre fois au bord duchemin, à l’ombre d’une haie, la tête entre mes mains et jerêvais ! mais plus je rêvais, plus ma tristesse devenaitgrande ; je ne voyais plus rien, ni devant, ni derrière, commeon raconte des malheureux perdus sur la mer, qui ne voient que leciel et l’eau, et qui crient.

« C’est fini !… Maintenant, il fautmourir !… »

Voilà ce que je pensais. Le reste ne m’étaitplus rien.

Enfin à la nuit, sans savoir comment, jeretournai au village et j’arrivai derrière notre baraque. Au loin,à l’autre bout de la rue, les cris et les chansons continuaient.J’écoutais en me disant :

« Criez… chantez… vous avez bienraison !… la vie est une misère !… »

Et j’entrai. Le père et la mère, sur leurspetites escabelles, filaient et tressaient. Je leur dis bonsoir. Lepère, me regardant, s’écria :

– Comme tu es pâle, Michel, tu es malade,mon enfant.

Je ne savais quoi répondre, lorsque la mèredit en souriant :

– Hé ! tu vois bien qu’il a ribotéavec les autres !… Il en a pris son compte, en l’honneur deChauvel.

Je répondis, dans l’amertume de monâme :

– Oui, vous avez raison, ma mère, je suismalade… J’ai trop bu… Vous avez raison !… Il faut bien un peuprofiter des bonnes occasions.

Et le père, avec douceur, dit alors :

– Eh bien, mon enfant, va dormir, cela sepassera. Bonne nuit, Michel !

Je montai l’escalier avec la petite lampe defer-blanc, je montai tout accablé, la main sur le genou pourm’aider. Et là-haut, posant la lampe sur le plancher, je regardaiquelques instants mon petit frère Étienne, qui dormait si bien, satête blonde renversée sur l’oreiller en grosse toile, sa petitebouche ouverte, et ses grands cheveux autour de son cou ; jele regardai, pensant :

« Comme il ressemble au père !…Comme il lui ressemble, mon Dieu ! »

Et je l’embrassai, pleurant tout bas et medisant :

« Eh bien, c’est pour toi maintenant queje travaillerai ! Puisque tout s’en va, puisqu’il ne me resterien, c’est pour toi que je me donnerai de la peine ; etpeut-être, toi, tu seras plus heureux : celle que tu aimerasne s’en ira pas, et nous vivrons tous ensemble ! »

Alors je me déshabillai, je me couchai près delui, et toute la nuit je ne fis que rêver à mon malheur, en merépétant qu’il fallait du courage ; que personne ne devaitrien savoir de mon amour pour Marguerite ; que ce serait unehonte ; qu’un homme devait être un homme ; ainsi desuite ! Et le lendemain de bonne heure je retournaitranquillement à la forge, résolu à rester ferme. Cela me faisaitdu bien.

Or, en ce jour les compliments continuèrent,et ce n’étaient plus seulement les Baraquins, c’étaient tous lesnotables de la ville : MM. les officiers de mairie,MM. les échevins, assesseurs et syndics, MM. lessecrétaires, greffiers, trésoriers, receveurs et contrôleurs,MM. les notaires et gardes-marteaux de la maîtrise des eaux etforêts… Qu’est-ce que je sais encore, moi ?

Toute cette masse de gens, qu’on neconnaissait ni d’Ève ni d’Adam, arrivaient à la file, avec leurstricornes, leurs grosses perruques poudrées, leurs hautes cannes àpomme d’ivoire, leurs habits de ratine, leurs bas de soie, leursjabots et leurs dentelles ; ils arrivaient comme leshirondelles autour du clocher, en automne ; ils venaientsaluer Mlle Marguerite Chauvel, la demoiselle de notre députédu bailliage aux états généraux. Ils avaient l’air joyeux, comme sinos élections les avaient regardés. Quelle abomination ! Toutel’auberge et les environs étaient pleins de leurs bonnes odeurs demusc et de vanille. J’ai pensé souvent depuis que c’étaient là lesvrais coucous, qui viennent se mettre dans un nid quand il estfait, mais qui n’apportent jamais un brin de paille pour le bâtir.Leur grande affaire, c’est de profiter de tout sans peine et degagner les bonnes places à coups de chapeaux. Avant les élections,ils ne nous auraient dit ni bonjour ni bonsoir ; mais à cetteheure ils venaient nous offrir leurs services, pensant bien queChauvel, à Versailles, serait capable de leur rendre le double etle triple. Ah ! les gueux ! rien que de les voir, monsang tournait.

Valentin et moi, de la forge en face, pendantque maître Jean, Marguerite et la mère Catherine recevaient ce beaumonde, nous voyions toutes leurs simagrées par les fenêtresouvertes ; et Valentin, jaune d’indignation, medisait :

– Regarde, voici M. le syndic untel, ou bien M. le garde-marteau un tel qui salue… Regarde safigure ; ça, c’est la belle manière de saluer. Et maintenantil prend sa petite prise de macouba sur le pouce ; il faittomber le tabac du jabot avec le bout des ongles ; c’est chezMgr le cardinal qu’il a appris ça ; mais ça sert aussi chez uncabaretier ; ça flatte la demoiselle de M. le députéChauvel. À cette heure, il tourne sur le talon et va saluer lereste de la compagnie.

Valentin riait, mais moi je tapais surl’enclume sans regarder ; j’étouffais de colère. C’est alorsque je voyais encore mieux la distance entre Marguerite etmoi : les Baraquins avaient bien pu se tromper sur la grandeurd’un député du tiers aux états généraux ; mais ceux-làdevaient s’y connaître, ils ne devaient pas faire leurs salutationset leurs compliments pour rien. Marguerite n’avait qu’àchoisir ! Je trouvais même, en y pensant, qu’elle aurait tortde prendre un garçon forgeron, au lieu d’un fils de conseiller oude syndic ; oui, ça me paraissait naturel et me désolaitd’autant plus.

Enfin, il fallut voir ce spectacle jusqu’àcinq heures du soir.

Marguerite devait partir dans la nuit, avec lecourrier de Paris. Maître Jean lui prêtait sa malle ; c’étaitune grande malle couverte en peau de vache, qu’il avait héritée deson beau-père Didier Ramel ; elle roulait sur le grenierdepuis trente ans, et c’était moi qu’il avait chargé d’y mettre descoins en tôle, pour la renforcer. Pendant toute cette journée,l’idée m’était venue vingt fois de l’enfoncer d’un coup demarteau ; mais songeant que je travaillais pour Marguerite, etque c’était sans doute le dernier service que je pourrais luirendre, de grosses larmes me remplissaient les yeux, et jecontinuais l’ouvrage avec un amour qu’on n’a plus après vingtans ; ce n’était jamais fini, j’avais toujours un coup de limeà donner, une charnière à mieux ajuster. Pourtant, quelques minutesavant cinq heures, je n’y voyais plus rien à faire : laserrure jouait bien, la patte du cadenas se fermait toute seule,tout était solide.

Marguerite venait de sortir, je l’avais vueentrer dans leur maison. Je dis à Valentin que j’étais fatigué, etqu’il me ferait plaisir de porter la malle chez Chauvel. Il la pritsur son épaule et partit aussitôt. Moi, tout affaissé, je n’auraispas eu le courage d’aller là, de me trouver encore une fois seulavec Marguerite ; je sentais que ma désolation éclaterait. Jeremis donc ma veste, et j’entrai dans l’auberge. Tous les autresétaient partis grâce à Dieu. Maître Jean, les joues rouges et lesyeux brillants, célébrait la gloire desTrois-Pigeons ; il disait, en soufflant dans sesjoues, que jamais aucune autre auberge n’avait reçu d’honneurpareil, et la mère Catherine pensait comme lui.

Nicole dressait la table.

Maître Jean, me voyant, dit alors queMarguerite avait déjà soupé, et qu’elle se dépêchait maintenant depréparer ses effets, et de choisir les livres de son père qu’ilfallait emporter. Il me demanda des nouvelles de la malle ; jelui dis qu’elle était finie et que Valentin l’avait portée dans lamaison de Chauvel.

Au même instant Valentin entrait ; ons’assit et l’on soupa.

J’avais l’idée de m’en aller avant huitheures, sans rien dire à personne. À quoi servait-il de faire tantde compliments, puisque tout était fini, puisqu’il ne restait plusaucune ressource ? Je pensais :

« Eh bien, quand elle sera partie, maîtreJean écrira que j’étais malade au père Chauvel, s’il s’inquiète decela ; et s’il ne s’en inquiète pas, tantmieux ! »

Voilà donc mon idée ; aussitôt le souperfini, je me levai tranquillement et je sortis. Il faisaitnuit ; dans la chambre en haut de la maison de Chauvelbrillait une lampe. Je m’arrêtai deux minutes à la regarder ;et puis tout d’un coup, voyant Marguerite s’approcher de lafenêtre, je partis en courant ; mais dans le moment où jetournais au coin de leur verger, j’entendis sa voix mecrier :

– Michel ! Michel !

Et je m’arrêtai, comme si la cheminée m’étaittombée sur la tête.

– Qu’est-ce que tu veux,Marguerite ? lui dis-je, sentant mon cœur battre à défoncer mapoitrine.

– Hé ! monte donc, répondit-elle,j’allais te chercher ; il faut que je te parle !

Alors, je montai tout pâle, et je la trouvaidans la chambre en haut, l’armoire ouverte ; elle venait deremplir la malle, et me dit en souriant :

– Eh bien, tu vois que je me suisdépêchée ; les livres sont au fond, le linge dessus, et touten haut mes deux robes. Il ne me reste rien à mettre… Jecherche…

Et comme je ne répondais pas, étant touttroublé :

– Écoute, dit-elle, maintenant, il fautque je te montre la maison, car c’est toi qui vas la garder ;arrive !

Elle me prit la main, et nous entrâmes dans lapetite chambre du fond, au-dessus de la cuisine ; c’était leurfruitier, mais il n’y avait plus de fruits, et seulement des rayonspour en mettre.

– Voilà, me dit-elle ; ici tumettras les pommes et les poires du verger. Nous n’en avons pasbeaucoup ; raison de plus pour les conserver. Tum’entends ?

– Oui, Marguerite, lui répondis-je, en laregardant attendri.

Ensuite nous descendîmes l’escalier. Elle memontra la chambre en bas, où couchait son père, leur petite cave etla cuisine ouvrant sur le verger ; et puis elle me recommandases rosiers, disant que c’était le principal article, et qu’ellem’en voudrait beaucoup si je ne les soignais pas bien. Jepensais : « Ils seront bien soignés, mais à quoi celaservira-t-il, puisque tu pars ? » Et pourtant je sentaisdans mon cœur comme une bonne espérance qui revientdoucement ; mes yeux étaient troubles, et de me voir là, seul,à causer avec elle, je m’écriais en moi-même :

« Mon Dieu, mon Dieu, est-ce possible quetout soit fini ? »

Comme nous rentrions dans la chambre en bas,Marguerite me montra les livres de son père, rangés en bon ordresur leurs rayons, entre les deux petites fenêtres, et medit :

– Pendant que nous serons là-bas, tuviendras ici souvent chercher des livres, Michel, et tut’instruiras ; sans instruction on n’est rien.

Elle me parlait, et je ne répondais pas, étanttouché de voir qu’elle pensait à mon instruction, une des chosesque je regardais aussi comme parmi les premières. Je medisais :

« Elle m’aime : pourtant ?…Oui, elle m’aime !… Oh ! que nous aurions étéheureux ! »

Après avoir posé la lampe sur la table, elleme donna la clef de leur maison, en me recommandant d’ouvrir detemps en temps, à cause de l’humidité.

– Quand nous reviendrons, j’espère,Michel, que tout sera bien en ordre, me dit-elle au moment desortir.

Et moi, l’entendant dire qu’ils reviendraient,je m’écriai :

– Vous reviendrez donc, Marguerite ;vous ne partez pas pour toujours ?

Ma voix tremblait, j’étais bouleversé.

– Comment, si nous reviendrons ?dit-elle en me regardant tout étonnée ; mais que veux-tu doncque nous fassions, grosse bête ? Est-ce que tu crois que nousallons faire fortune là-bas ?

Elle riait :

– Mais oui, nous reviendrons, et pluspauvres que nous ne partons, va ! Nous reviendrons faire notrecommerce, quand les droits du peuple seront votés. Nous reviendronspeut-être cette année, ou l’année prochaine au plus tard.

– Ah ! lui dis-je, je croyais que tune reviendrais pas !

Et, sans pouvoir me retenir, je me mis àsangloter, mais à sangloter comme un enfant. Je m’étais assis surla malle, la tête penchée entre les genoux, remerciant Dieu etpourtant honteux d’avoir parlé. Marguerite ne disait rien. Celadura plusieurs minutes, car je ne pouvais m’arrêter. Tout à coup jesentis sa main me toucher l’épaule. Je me levai. Elle était pâle,et ses beaux yeux noirs brillaient.

– Travaille bien, Michel, me dit-elleavec douceur, en me montrant de nouveau la petite bibliothèque, monpère t’aimera !

Puis elle prit la lampe et sortit. Je chargeaila malle sur mon épaule comme une plume, et je la suivis dansl’allée. J’aurais bien voulu parler, mais je ne savais quoidire.

Une fois dehors, je refermai la porte et jemis la clef dans ma poche. La lune brillait au milieu des étoiles.Alors je criai, relevant la tête :

– Ah ! la belle nuit,Marguerite ! Je remercie Dieu de te donner une si belle nuitpour partir. Il va faire bon voyager.

J’étais redevenu content ; elleparaissait plus grave, et me dit en entrant :

– N’oublie rien de ce que tu m’aspromis !

Le courrier devait passer vers dix heures, ilrestait juste le temps de se mettre en route. Toute la maisonembrassa Marguerite, excepté maître Jean et moi, qui devions lareconduire en ville ; et, quelques instants après, nouspartîmes par ce beau clair de lune. La mère Catherine et Nicole,sur la porte, criaient :

– Bon voyage, Marguerite !… Revenezbientôt…

Elle répondait :

– Oui !… Et que nous vousretrouvions tous en bonne santé !

J’avais repris la malle, et nous suivions legrand chemin bordé de peupliers, qui mène aux glacis. Margueritemarchait près de moi. Deux ou trois fois elle me dit :

– La malle est lourde, n’est-ce pas,Michel ?

Et je lui répondais :

– Non… Ce n’est rien,Marguerite !

Il fallait se dépêcher ; nous pressionsle pas. Arrivés au pied du glacis, maître Jean s’écria :

– Nous y serons bientôt !

La demie sonnait pour dix heures ;quelques minutes après, nous passions la porte de France. Au boutde la rue où demeure aujourd’hui Lutz, s’arrêtait la patache. Nouscourions presque ; et, au quart de la rue, nous entendionsdéjà le roulement de la voiture, qui traversait la placed’Armes.

– Nous arrivons juste à temps, dit maîtreJean. Comme nous débouchions au coin de Fouquet, la lanterne ducourrier arrivait sur nous, par la rue de l’Église. Alors nousentrâmes sous la voûte, où, par le plus grand hasard, se trouvaitle vieux juif Schmoûle, qui partait pour Metz.

Presque aussitôt la voiture faisait halte.Plusieurs places étaient vides. Maître Jean embrassaMarguerite ; moi, j’avais déposé la malle, et je n’osaisavancer.

– Viens donc ici, me dit-elle en metendant la joue.

Et je l’embrassai, pendant qu’elle mesoufflait à l’oreille :

– Travaille bien, Michel,travaille !

Schmoûle avait déjà pris sa place dans uncoin ; maître Jean, levant Marguerite dans la voiture, luidit :

– Vous aurez soin d’elle, Schmoûle ;je vous la recommande.

– Soyez tranquille, répondit le vieuxjuif, la fille de notre député sera bien soignée ; fiez-vous àmoi.

J’étais content de voir que Marguerite seraitavec une vieille connaissance. Elle était penchée par la fenêtre etme donnait la main. Le conducteur venait d’entrer voir au bureau siles places étaient payées ; il remonta sur son siège endisant :

– Allez !

Et les chevaux partirent, comme nous criionstous ensemble.

– Adieu… adieu… Marguerite !…

– Adieu, Michel !…

– Adieu, maître Jean !

La voiture courait devant nous ; ellepassa sous la porte de France ; nous la suivions tout pensifs.Une fois dehors, dans l’avancée, nous n’entendions déjà plus queles grelots des chevaux galopant au loin sur la route deSarrebourg.

Maître Jean dit :

– Demain, à huit heures, ils arriveront àMetz ; Chauvel sera là pour recevoir Marguerite, et dans cinqou six jours ils seront à Versailles.

Moi, je ne disais rien.

Nous rentrâmes au village, et j’allai tout desuite à notre baraque, où tout le monde dormait dans la paix duSeigneur. Je grimpai l’échelle, et cette nuit-là je ne fis plus demauvais rêves, comme la veille.

Chapitre 17

&|160;

Après le départ de Marguerite, tout redevintcalme durant quelques jours. Le temps s’était mis à la pluie. Noustravaillions beaucoup, et le soir, je profitais des dernièresheures pour m’instruire dans la bibliothèque de Chauvel. Elle étaitpleine de bons livres&|160;: Montesquieu, Voltaire, Buffon,Jean-Jacques Rousseau&|160;; tous ces grands écrivains dontj’entendais parler depuis dix ans avaient là leurs ouvrages&|160;:les gros en ligne sur le plancher, et les autres au-dessus, dansles rayons. Ah&|160;! comme j’ouvrais les yeux lorsqu’il m’arrivaitde tomber sur une page dans mes idées&|160;! et quel bonheur j’eusen ouvrant pour la première fois un des grands volumes d’enbas&|160;: le Dictionnaire encyclopédique deMM.&|160;d’Alembert et Diderot, et de comprendre ce bel ordrealphabétique, où chacun trouve ce qu’il lui plaît de chercher,selon ses besoins ou son état&|160;!

Voilà ce qui me parut admirable&|160;; et toutde suite je cherchai l’article de la forge, où se trouve racontéel’histoire des forgerons, depuis le Tubalcain de la Bible jusqu’ànos jours, et la manière de tirer le fer des mines, de le fondre,de le tremper, de le battre, de le travailler, dans les moindresdétails. Je n’en revenais pas&|160;; et quand j’en dis quelquesmots le lendemain à maître Jean, lui-même fut dans l’étonnement etl’admiration. Il s’écriait que nous autres jeunes gens nous avionsbien des facilités pour apprendre, mais que de son temps iln’existait pas de livres pareils, ou qu’ils étaient tropchers&|160;; et Valentin aussi paraissait me prendre en plus hauteconsidération.

Au commencement du mois de mai, le 9 ou le 10,je pense, nous reçûmes une lettre de Chauvel, qui nous annonçaitleur arrivée à Versailles, disant qu’ils logeaient chez un maîtrebottier rue Saint-François, à quinze livres par mois. Les étatsgénéraux venaient de s’ouvrir, il n’avait pas le temps de nous enécrire plus long, et mettait seulement à la fin&|160;:«&|160;J’espère que Michel ne se gênera pas d’emporter mes livres àleur maison. Qu’il s’en serve et qu’il en ait soin, car il fauttoujours respecter ses amis, et ceux-là sont les meilleurs.&|160;»Je voudrais bien ravoir cette lettre, la première de toutes, maisDieu sait ce qu’elle est devenue&|160;! Maître Jean avait lamauvaise habitude de montrer ses lettres et de les prêter à tout lemonde, de sorte que les trois quarts se perdaient.

Ce que disait Chauvel m’apprit que Margueriteavait parlé de notre entretien à son père, et qu’il l’approuvait.J’en fus dans une joie remplie de tendresse et de courage&|160;; etdepuis ce jour j’emportais chaque soir chez nous un volume del’Encyclopédie, que je lisais article par article, jusqu’àune et deux heures du matin. La mère me reprochait aigrement une sigrande dépense d’huile, je la laissais crier&|160;; et, quand nousétions seuls, le père me disait&|160;:

–&|160;Instruis-toi, mon enfant, tâche dedevenir un homme, car celui qui ne sait rien est tropmisérable&|160;; il travaille toujours pour les autres. C’estbien&|160;!… N’écoute pas ta mère.

Et je ne l’écoutais pas non plus, sachantqu’elle serait la première à profiter de ce que j’auraisappris.

Dans ce même temps M.&|160;le curé Christopheet quantité de gens à Lutzelbourg étaient malades. Le dessèchementdes marais de la Steinbach avait répandu des fièvres dans toute lavallée&|160;; on ne voyait que des malheureux traîner la jambe etclaquer des dents.

Maître Jean et moi, nous allions voir le curétous les dimanches. Cet homme si fort n’avait plus que la peau etles os, et nous ne pensions jamais qu’il pourrait en revenir.

Heureusement on appela le vieux Freydinger, deDiemeringen, qui connaissait le vrai remède contre les fièvres demarais&|160;: – la semence de persil bouillie dans de l’eau&|160;;– par ce moyen, il sauva la moitié du village, et M.&|160;le curéChristophe finit aussi par se remettre tout doucement.

Durant le mois de mai, je me souviens qu’on neparlait au pays que de bandes de brigands qui ravageaient Paris.Tous les Baraquins et ceux de la montagne voulaient déjà prendreleurs fourches et leurs faux pour courir au-devant de ces gueux,qui devaient soi-disant se répandre dans les champs et brûler lesmoissons. Mais on apprit bientôt que les brigands avaient étémassacrés au faubourg Saint-Antoine, chez un marchand de papierspeints qui s’appelait Réveillon, et l’épouvante se calma pour untemps. Plus tard, la peur des brigands revint beaucoup plus forte,et chacun tâcha de trouver de la poudre et des fusils, pour sedéfendre contre eux lorsqu’ils viendraient. Naturellement cesbruits m’inquiétaient d’autant plus que, pendant près de deux mois,nous n’eûmes plus d’autres nouvelles que celles des gazettes. À lafin pourtant, grâce à Dieu, nous reçûmes une deuxième lettre deChauvel, et celle-là je l’ai gardée, ayant eu soin de la copiermoi-même, parce que l’autre courait le pays et qu’on ne pouvaitplus la ravoir. Un paquet de gazettes, anciennes et nouvelles,arrivait avec la lettre.

Ce même jour, M.&|160;le curé Christophe etson frère, le grand Materne, – celui qui s’est battu en 1814 contreles alliés, avec Hullin, – vinrent nous voir.

Le curé n’avait plus les fièvres&|160;; il sesentait à peu près remis et dîna chez nous, ainsi que son frère.C’est devant eux que je lus la lettre&|160;; dame Catherine, Nicoleet deux ou trois notables se trouvaient là aussi, bien étonnés dece que Chauvel, connu pour son bon sens et sa prudence se permîtd’écrire aussi vertement.

Enfin, voici sa lettre&|160;; chacun y verrace qui se passait à Paris, et ce que nous devions espérer desnobles et des évêques, s’ils étaient restés nos maîtres&|160;:

«&|160;À Jean Leroux, maître forgeron auxBaraques-du-Bois-de-Chênes, près de Phalsbourg.

»&|160;Ce 1er juillet 1789.

»&|160;Vous avez dû recevoir une lettre du 6mai dernier, où je vous annonçais notre arrivée à Versailles. Jevous disais que nous avions trouvé, moyennant quinze livres parmois, un logement convenable chez Antoine Pichot, maître bottier,rue Saint-François, dans le quartier Saint-Louis, vieille ville.Nous demeurons toujours au même endroit, et si vous avez quelquechose à nous écrire, le principal est de bien mettre l’adresse.

»&|160;Je voudrais savoir ce que vous espérezdes récoltes cette année. Que maître Jean et Michel m’écrivent à cesujet. Ici, nous avons toujours eu des temps d’orages, de grandesaverses&|160;; par-ci par-là, quelques rayons de soleil. On craintune mauvaise année&|160;; qu’en pensez-vous&|160;? – Margueritedésire avoir des nouvelles de notre petit verger et surtout de sesfleurs&|160;; notez cela.

»&|160;Nous vivons dans cette ville comme desétrangers. Deux de mes confrères, le curé Jacques, de Maisoncelle,près de Nemours, et Pierre Gérard, syndic de Vic, bailliage deToul, sont dans la même maison que nous&|160;; eux au-dessous etnous tout en haut, avec un petit balcon sur la ruelle. Margueritefait le marché pour nous et la cuisine aussi. Tout va bien. Lesoir, dans la chambre de M.&|160;le curé Jacques, nous réglons nosidées&|160;; je prends ma prise, Gérard fume sa pipe et nousfinissons toujours par nous entendre plus ou moins.

»&|160;Voilà pour nos affaires. Passons à lanation.

»&|160;C’est mon devoir de vous tenir aucourant de ce qui se passe&|160;; mais depuis notre arrivée nousavons eu tant de contrariétés, tant d’ennuis, tant detraverses&|160;; les deux premiers ordres, et principalement celuide la noblesse, nous ont montré tant de mauvaise volonté, que je nesavais pas moi-même où nous pourrions aboutir. Du jour au lendemainles idées changeaient&|160;; on avait confiance, et puis ondésespérait. Il nous a fallu bien de la patience et du calme, pourforcer ces gens à se montrer raisonnables&|160;; ils ont eu troisfois le marché en main&|160;; et c’est en voyant que nous allionsnous passer d’eux et faire la constitution tout seuls qu’ils sesont enfin décidés à venir prendre part à l’assemblée et délibéreravec nous.

»&|160;Je ne pouvais donc rien vous donner decertain, mais aujourd’hui la partie est gagnée, et nous allons toutreprendre en détail depuis le commencement.

»&|160;Vous lirez cette lettre aux notables,car ce n’est pas pour moi seul que je suis ici, c’est pour tout lemonde&|160;; et je serais un gueux de ne pas rendre compte de leurspropres affaires à ceux qui m’ont envoyé. Comme j’ai pris mes notesjour par jour, je n’oublierai rien.

»&|160;En arrivant à Versailles, le 30 avril,avec trois autres députés de notre bailliage, nous sommes descendusà l’hôtel des Souverains, encombré de monde. Je ne vous raconteraipas ce que l’on paye un bouillon, une tasse de café, cela faitfrémir. Tous ces gens-là, les domestiques et les hôteliers, sontvalets de père en fils&|160;; cela vit de la noblesse, qui vit dupeuple, sans s’inquiéter de ses misères. Un bouillon de deux liardschez nous coûte ici la journée de travail d’un ouvrier auxBaraques&|160;; et c’est tellement reçu, que celui qui fait lamoindre réclamation passe pour un va-nu-pieds&|160;; les autres leregardent d’un œil de mépris&|160;: c’est la mode de se laisservoler et dépouiller par cette espèce de gens.

»&|160;Vous pensez bien que cela ne pouvaitpas me convenir&|160;; quand on a gagné son pain honnêtement etlaborieusement depuis trente-cinq ans, on sait le prix des choses,et je ne me suis pas gêné pour faire venir le gros maître d’hôtelen habit noir, et lui dire ma façon de penser sur son compte.C’était la première fois qu’il recevait de pareils compliments. Ledrôle voulait avoir l’air de me mépriser, mais je lui ai rendu sonmépris avec usure. Si je n’avais pas été député du tiers état, onm’aurait mis à la porte&|160;; heureusement cette qualité faitrespecter son homme. Je me suis laissé dire le lendemain par monconfrère Gérard, que j’avais scandalisé toute la valetaille del’hôtel, j’en ai ri de bon cœur. Il faut que le salut et la grimaced’un laquais ne soient pas au même taux que le travail d’un honnêtehomme.

»&|160;Je tenais à vous raconter cela d’abord,pour vous montrer à quelle race nous avons affaire.

»&|160;Enfin, le lendemain de notre arrivée,après avoir couru la ville, je retins mon logement, et j’y fistransporter mes effets. C’était une bonne trouvaille&|160;; lesdeux confrères que je vous ai nommés me suivirent aussitôt. Noussommes là entre nous, et nous vivons au meilleur marchépossible.

»&|160;C’est le 3 mai jour de présentation auroi, qu’il aurait fallu voir Versailles&|160;; la moitié de Parisencombrait les rues&|160;; et le lendemain, à la messe duSaint-Esprit, ce fut encore plus extraordinaire&|160;: on voyait dumonde jusque sur les toits.

»&|160;Mais, avant tout, il faut que je vousparle de la présentation.

»&|160;Le roi et la cour demeurent dans lechâteau de Versailles, sur une sorte de coteau, comme celui deMittelbronn, entre la ville et les jardins. En avant du châteaus’étend une cour en pente douce&|160;; des deux côtés de la cour, àdroite et à gauche s’élèvent de grands bâtiments, où logent lesministres&|160;; dans le fond est le palais. Ces choses se voientd’une lieue, en arrivant par l’avenue de Paris, large quatre à cinqfois comme nos grand-routes et bordée de beaux arbres. La cour estfermée devant par une grille d’au moins soixante toises. Derrièrele château s’étendent les jardins, remplis de jets d’eau, destatues et d’autres agréments pareils. Combien de milliers d’hommesont dû mourir à la peine dans nos champs, et payer les tailles, lesgabelles, les vingtièmes, etc., pour élever ce palais&|160;! Aprèscela, les nobles et les laquais y vivent bien. Il faut du luxe, àce que l’on dit, pour que le commerce roule&|160;; et pour avoir duluxe à Versailles, les trois quarts de la France tirent la languedepuis cent ans&|160;!…

»&|160;Nous étions avertis de la présentationpar des affiches et des petits livres qui se vendent en quantitédans ce pays, les gens vous arrêtent au collet pour vous en faireprendre.

»&|160;Plusieurs députés du tiers trouvaientmauvais qu’on nous eût avertis par des affiches, tandis que lesmembres des deux premiers ordres avaient reçu des avis directs.Moi, je n’y regardais pas de si près, et je me mis en route versmidi, avec mes deux confrères, pour la salle des Menus. C’est danscette salle des Menus que se tiennent les états généraux&|160;;elle est construite en dehors du château, dans la grande avenue deParis, sur la place d’anciens ateliers dépendant du magasin desMenus-Plaisirs de S. M.&|160;le roi. Ce que sont les grands etmenus plaisirs du roi, je n’en sais rien&|160;; mais la salle esttrès belle. Deux autres l’avoisinent et sont disposées, l’une pourles délibérations du clergé, l’autre pour celles de lanoblesse.

»&|160;Nous partîmes de la salle des Menus encortège, entourés du peuple qui criait&|160;: «&|160;Vive le tiersétat&|160;!&|160;» On voyait que ces braves gens comprenaient quenous les représentions, surtout la masse des Parisiens arrivés dela veille.

»&|160;La grille, en avant du palais, étaitgardée par des Suisses, ils éloignèrent la foule et nous laissèrentpasser. Nous arrivâmes donc dans la cour et puis dans le palais, oùnous montâmes un escalier, les marches couvertes de tapis, et lesvoûtes semées de fleurs de lis d’or. Le long des deux rampes setenaient de superbes laquais, tout chamarrés de broderies. J’estimequ’ils étaient bien dix de chaque côté jusqu’en haut.

»&|160;Une fois au premier, nous entrâmes dansune salle plus belle, plus grande et plus riche que tout ce qu’onpeut dire, je prenais cela pour la salle du trône&|160;: c’étaitl’antichambre.

»&|160;Enfin, au bout d’environ un quartd’heure, s’ouvrit une porte en face, et celle-là, maître Jean, nousconduisit dans la vraie salle de réception, voûtée magnifiquementavec de grosses moulures, et peinte comme on ne peut pas sereprésenter de peintures. Nous étions en quelque sorte perduslà-dedans&|160;; mais autour se tenaient debout des gardes du roi,l’épée nue&|160;; et tout à coup sur la gauche, dans le silence,nous entendîmes crier&|160;:

«&|160;–&|160;Le roi&|160;!… Leroi&|160;!…&|160;»

Cela se rapprochait toujours&|160;; et lemaître des cérémonies, arrivant le premier, répétalui-même&|160;:

«&|160;–&|160;Messieurs, leroi&|160;!&|160;»

»&|160;Vous me direz, maître Jean, que toutcela n’est que de la comédie&|160;; sans doute&|160;! Mais il fautreconnaître qu’elle est très bien entendue, pour exalter l’orgueilde ceux qu’on appelle grands, et pour frapper de respect ceux qu’onregarde comme petits. Le grand maître des cérémonies, M.&|160;lemarquis de Brézé, en costume de cour, auprès de nous, pauvresdéputés du tiers, en habits et culottes de drap noir, semblaitd’une espèce supérieure&|160;; et son air faisait assez voir qu’ille pensait lui-même. Il s’approcha de notre doyen en saluant, etpresque aussitôt le roi s’avança seul, à travers le salon. On avaitmis un fauteuil pour lui, dans le milieu, mais il resta debout, lechapeau sous le bras&|160;; et M.&|160;le marquis ayant fait signeà notre doyen de s’avancer, il le présenta, puis un autre&|160;;ainsi de suite, par bailliage. On lui disait le nom du bailliage,il le répétait, et le roi ne disait rien.

»&|160;À la fin pourtant, il nous dit quec’était son bonheur de voir les députés du tiers état. Il parlelentement et bien. – C’est un très gros homme, la figure ronde, lenez, les lèvres et le menton gros, le front en arrière. – Ensuiteil sortit, et nous repartîmes par une autre porte. Voilà ce qu’onappelle une présentation.

»&|160;En rentrant chez nous, j’ôtai mon habitnoir et ma culotte, mes souliers à boucles, et mon chapeau. Le pèreGérard monta, puis le curé. Notre journée était perdue&|160;; maisMarguerite avait préparé pour nous un gigot à l’ail, dont nousmangeâmes la moitié de bon appétit, en vidant un cruchon de cidreet causant de nos affaires. Gérard et bon nombre d’autres députésdu tiers se plaignaient de cette présentation, disant qu’elleaurait dû se faire les trois ordres réunis. Ils pensaient que,d’après cela, nous pouvions juger à l’avance que la cour voulait laséparation des ordres. Quelques-uns rejetaient cette présentationsur le maître des cérémonies. Moi je pensais&|160;: nousverrons&|160;! si la cour est contre le vote par tête, onavisera&|160;; nous sommes avertis&|160;!

»&|160;Le lendemain, de grand matin, toutesles cloches sonnaient, et dans la rue s’élevaient des cris de joie,des rumeurs sans fin&|160;: c’était le jour de la messe duSaint-Esprit, pour appeler sur les états généraux les bénédictionsdu Seigneur.

»&|160;Les trois ordres se réunirent dansl’église Notre-Dame, où l’on chanta le Veni Creator. Aprèscette cérémonie, très agréable à cause des belles voix et de labonne musique, on se rendit en procession à l’église Saint-Louis.Nous étions en tête, la noblesse venait ensuite&|160;; puis, leclergé, précédant le saint sacrement. Les rues étaient tendues detapisseries de la couronne et la foule criait&|160;:

«&|160;–&|160;Vive le tiersétat&|160;!&|160;»

»&|160;C’est la première fois que le peuple nese soit pas déclaré pour les beaux habits, car nous étions commedes corbeaux, à côté de ces paons, le petit chapeau à plumesretroussé, les habits dorés sur toutes les coutures, les molletsronds, le coude en l’air et l’épée au côté. Le roi, la reine, aumilieu de leur cour, fermaient la marche. Quelques cris de&|160;:«&|160;Vive le roi&|160;! vive le duc d’Orléans&|160;!&|160;»s’élevèrent ensemble. Les cloches sonnaient à pleine volée.

»&|160;Ce peuple a du bon sens&|160;; pas unimbécile, dans tant de mille âmes, ne criait&|160;: – «&|160;Vivele comte d’Artois, la reine ou lesévêques&|160;!&|160;»&|160;–&|160;Ils étaient pourtant bienbeaux&|160;!

»&|160;À l’église Saint-Louis, la messecommença&|160;: puis l’évêque de Nancy, M.&|160;de&|160;la Fare,fit un long sermon contre le luxe de la cour, le même que tous lesévêques font depuis des siècles, sans retrancher un seul galon deleurs mitres, de leurs chasubles ou de leurs dais.

»&|160;Cette cérémonie dura jusqu’à quatreheures après-midi. Chacun pensait que c’était bien assez, et quenous allions avoir la satisfaction de causer ensemble de nosaffaires&|160;; mais nous n’en étions pas encore là, car, lelendemain 5 mai, l’ouverture des états généraux fut encore unecérémonie. Ces gens ne vivent que de cérémonies, ou, pour parlernet, de comédies.

»&|160;Le lendemain donc, tous les étatsgénéraux se réunirent dans notre salle, qu’on appelle salle desTrois-Ordres. Elle est éclairée en haut, par une ouverture rondegarnie de satin blanc, et elle a des colonnes sur les deux côtés.Au fond s’élevait un trône, sous un dais magnifique parsemé defleurs de lis d’or.

»&|160;Le marquis de Brézé et ses maîtres decérémonies placèrent les députés. Leur ouvrage commença vers neufheures et finit à midi et demi&|160;: on vous appelait, on vousconduisait, on vous faisait asseoir. Dans ce même temps, lesconseillers d’État, les ministres et secrétaires d’État, lesgouverneurs et lieutenants généraux de provinces se plaçaientaussi. Une longue table, à tapis vert, au bas de l’estrade, étaitdestinée aux secrétaires d’État&|160;; à l’un des bouts se trouvaitNecker, à l’autre M.&|160;de&|160;Saint-Priest. S’il fallait vousraconter tout en détail, je n’en finirais jamais.

»&|160;Le clergé s’assit à droite du trône, lanoblesse à gauche et nous en face. Les représentants du clergéétaient 291, ceux de la noblesse 270 et nous 578. Il en manquaitencore quelques-uns des nôtres, parce que les élections de Paris nese terminèrent que le 19&|160;; mais cela ne se voyait pas.

»&|160;Enfin, vers une heure, on alla prévenirle roi et la reine&|160;; presque aussitôt ils parurent, précédéset suivis des princes et princesses de la famille royale et de leurcortège de cour. Le roi se plaça sur le trône&|160;; la reine àcôté de lui, sur un grand fauteuil hors du dais&|160;; la familleroyale autour du trône&|160;; les princes, les ministres, les pairsdu royaume un peu plus bas&|160;; et le surplus de l’escorte surles degrés de l’estrade. Les dames de la cour en grande parure,occupèrent les galeries de la salle, du côté de l’estrade&|160;;quant aux simples spectateurs, ils se mirent dans les autresgaleries, entre les colonnes.

»&|160;Le roi portait un chapeau rond, laganse enrichie de perles, et surmonté d’un gros diamant connu sousle nom de Pitt. Chacun était assis sur un fauteuil, une chaise, unbanc, un tabouret, selon son rang ou sa dignité&|160;; car ceschoses sont de très grande importance&|160;; c’est de cela quedépend la grandeur d’une nation&|160;! Je ne l’aurais jamais cru,si je ne l’avais pas vu&|160;: tout est réglé pour ces cérémonies.Plût à Dieu que nos affaires, à nous, fussent en aussi bonordre&|160;! Mais les questions d’étiquette passent d’abord, et cen’est qu’à la suite des siècles qu’on a le temps de s’inquiéter desmisères du peuple.

»&|160;Je voudrais bien que Valentin eût ététrois ou quatre heures à ma place, il vous expliquerait ladifférence d’un bonnet avec un autre bonnet, d’une robe avec uneautre robe&|160;! Moi, ce qui m’intéressa le plus, ce fut le momentoù M.&|160;le grand maître des cérémonies nous fit signe d’êtreattentifs, et que le roi se mit à lire son discours. Tout ce quim’en est resté, c’est qu’il était content de nous voir&|160;; qu’ilnous engageait à bien nous entendre, pour empêcher les innovationset payer le déficit, que, dans cette confiance, il nous avaitassemblés&|160;; qu’on allait nous mettre sous les yeux la dette,et qu’il était assuré d’avance que nous trouverions un bon moyen del’éteindre, et d’affermir ainsi le crédit&|160;; que c’était leplus ardent de ses vœux et qu’il aimait beaucoup ses peuples.

Alors il s’assit, en nous disant que son gardedes sceaux allait encore mieux nous faire comprendre sesintentions. Toute la salle criait&|160;:

«&|160;–&|160;Vive le roi&|160;!&|160;»

»&|160;Le garde des sceaux,M.&|160;de&|160;Barentin, s’étant donc levé, nous dit que lepremier besoin de Sa Majesté était de répandre des bienfaits, etque les vertus des souverains sont la première ressource desnations, dans les temps difficiles&|160;; que notre souverain avaitdonc résolu de consommer la félicité publique&|160;; qu’il nousavait convoqués pour l’aider, et que la troisième race de nos roisavait surtout des droits à la reconnaissance de tout bonFrançais&|160;: qu’elle avait affermi l’ordre de la succession à lacouronne, et qu’elle avait aboli toute distinction humiliante,«&|160;entre les fiers successeurs des conquérants et l’humblepostérité des vaincus&|160;!&|160;» mais que malgré cela elletenait à la noblesse, car l’amour de l’ordre a mis des rangs entreles uns et les autres, et qu’il fallait les maintenir dans unemonarchie&|160;; enfin, que la volonté du roi était de nous voirassemblés le lendemain, pour vérifier promptement nos pouvoirs etnous occuper des objets importants qu’il nous avait indiqués, àsavoir l’argent&|160;!

»&|160;Après cela, M.&|160;le garde des sceauxs’assit, et M.&|160;Necker nous lut un très long discours touchantla dette, qui s’élève à seize cents millions, et qui produit undéficit annuel de 56&|160;150&|160;000 livres. Il nous engageait àpayer ce déficit&|160;; mais il ne nous dit pas un mot de laconstitution, que nos électeurs nous ont chargés d’établir.

»&|160;Le même soir, en nous en allant bienétonnés, nous apprîmes que deux régiments nouveaux, Royal-Cravateet Bourgogne-Cavalerie, avec un bataillon suisse, venaientd’arriver à Paris, et que plusieurs autres régiments étaient enmarche. Cette nouvelle nous donnait terriblement à réfléchir,d’autant plus que la reine, Mgr le comte d’Artois, M.&|160;leprince de Condé, M.&|160;le duc de Polignac, M.&|160;le ducd’Enghien et M.&|160;le prince de Conti n’avaient pas approuvé laconvocation des états généraux, et qu’ils doutaient de nous voirpayer la dette, si l’on ne nous aidait pas un peu. Pour tous autresque pour des princes, cela se serait appelé un guet-apens&|160;!Mais les noms des actions changent avec les dignités de ceux quiles commettent&|160;: pour des princes, c’était donc toutsimplement un coup d’État qu’ils préparaient. Heureusement j’avaisdéjà vu les Parisiens, et je pensais que ces braves gens ne nouslaisseraient pas tout seuls.

»&|160;Enfin, ce soir-là, mes deux confrèreset moi nous tombâmes d’accord, après souper, qu’il fallait comptersur nous plutôt que sur les autres, et que l’arrivée de tous cesrégiments n’annonçait rien de bon pour le tiers.

»&|160;C’est le 6 mai que les affairescommencèrent à prendre une tournure&|160;; avant cette séance,toutes les cérémonies dont je vous ai parlé, et les discours qu’onnous avait faits, n’aboutissaient à rien&|160;; mais à cette heure,vous allez voir réellement du nouveau.

»&|160;Le lendemain à neuf heures, Gérard,M.&|160;le curé Jacques et moi, nous arrivâmes dans la salle desétats généraux. On avait enlevé les tentures des baldaquins et lestapis du trône. La salle était presque vide&|160;; mais les députésdu tiers arrivaient, les bancs se garnissaient&|160;; on causait àdroite et à gauche, on faisait connaissance avec ses voisins, commedes gens qui doivent s’entendre sur des affaires sérieuses. Vingtminutes après, presque tous les députés du tiers état se trouvaientréunis. On attendait ceux de la noblesse et du clergé&|160;; pas unseul ne se montrait.

»&|160;Tout à coup, un des nôtres, arrivant,dit que les deux autres ordres se trouvaient réunis chacun dans sasalle et qu’ils délibéraient. Naturellement, cela produisit autantde surprise que d’indignation. On décida de nommer tout de suiteprésident du tiers état notre doyen d’âge, un vieillard toutchauve, et qui s’appelle Leroux comme vous, maître Jean. Il acceptaet choisit six autres membres de l’assemblée pour l’aider.

»&|160;Il fallut du temps pour rétablir lesilence, car des milliers d’idées vous venaient en ce moment.Chacun avait à dire ce qu’il prévoyait, ce qu’il craignait, et lesmoyens qu’il croyait utile d’employer dans un cas si grave. Enfinle calme se rétablit, et M.&|160;Malouet, un ancien employé del’administration de la marine, à ce qu’on m’a dit, proposad’envoyer aux ordres privilégiés une députation, pour les inviter àse réunir avec nous, dans le lieu des assemblées générales. Unjeune député, M.&|160;Mounier, lui répondit que cette démarchecompromettrait la dignité des communes&|160;; que rien ne pressait,qu’on serait bientôt instruit de ce que les privilégiés auraientdécidé&|160;; et qu’alors on prendrait ses mesures en conséquence.Je pensais comme lui. Notre doyen ajouta que nous ne pouvionsencore nous regarder comme membres des états généraux, puisque cesétats n’étaient pas formés ni nos pouvoirs vérifiés&|160;; et pourcette raison, il refusa d’ouvrir les lettres adressées àl’assemblée&|160;: c’était agir avec bon sens.

»&|160;On prononça ce même jour bien d’autresparoles, qui revenaient toutes au même.

»&|160;Vers deux heures et demie, un député duDauphiné nous apporta la nouvelle que les deux autres ordresvenaient de décider qu’ils vérifieraient leurs pouvoirs séparément.Alors la séance fut levée dans le tumulte, et l’on s’ajourna aulendemain, à neuf heures.

»&|160;Tout devenait clair&|160;: on voyaitque le roi, la reine, les princes, les nobles et les évêques noustrouvaient très bons pour payer leurs dettes, mais qu’ils ne sesouciaient pas de faire une constitution, où le peuple aurait voixau chapitre. Ils aimaient mieux faire les dettes tout seuls, sansopposition ni contrôle, et nous réunir tous les deux cents ans unefois, pour les accepter au nom du peuple et consentir des impôts àperpétuité.

»&|160;Vous concevez nos réflexions, aprèscette découverte, et notre colère&|160;!

»&|160;Nous restâmes jusqu’à minuit à crier età nous indigner contre l’égoïsme et l’abominable injustice de lacour. Mais, après cela, je dis à mes confrères que le meilleur pournous était de rester calmes en public, de mettre le bon droit denotre côté, d’agir par la persuasion s’il était possible, et delaisser le peuple faire ses réflexions. C’est ce que nousrésolûmes&|160;; et le lendemain, en arrivant dans notre salle,nous vîmes que les autres députés des communes avaient sans doutepris les mêmes résolutions que nous&|160;; car, au lieu du grandtumulte de la veille, tout était grave. Le doyen à sa place et sesaides à l’estrade écrivaient, recevaient les lettres et lesdéposaient sur le bureau.

»&|160;On nous remit, en forme de cahiers, lesdiscussions de la noblesse et du clergé&|160;; je les ajoute icipour vous montrer ce que ces gens pensaient et voulaient. Le clergéavait décidé la vérification de ses pouvoirs dans l’ordre, à lamajorité de 133 voix contre 114, et la noblesse aussi, par 188 voixcontre 47, malgré les gens de cœur et de bon sens de leurparti&|160;: le vicomte de Castellane, le duc de Liancourt, lemarquis de Lafayette, les députés du Dauphiné et ceux de lasénéchaussée d’Aix-en-Provence, qui combattaient leur injustice.Ils avaient déjà nommé douze commissions pour vérifier leurspouvoirs entre eux.

»&|160;Ce jour-là, Malouet renouvela saproposition d’envoyer une députation aux deux ordres privilégiés,pour les engager à se réunir aux députés des communes, etlà-dessus, le comte de Mirabeau se leva. J’aurai souvent à vousparler de cet homme. Quoique noble, il est député du tiers, parceque la noblesse de son pays refusa de l’admettre, sous prétextequ’il n’était propriétaire d’aucun fief. Il se fit aussitôtmarchand, et la ville d’Aix nous l’envoya. C’est un Provençal,large, trapu, le front osseux, les yeux gros, la figure jaune,laide et grêlée. Il a la voix criarde et commence toujours parbredouiller&|160;; mais une fois lancé, tout change, tout devientclair, on croit voir ce qu’il dit&|160;; on croit avoir toujourspensé comme lui&|160;; et de temps en temps, sa voix criardedescend, lorsqu’il va dire quelque chose de grand ou de fort&|160;;cela gronde d’avance et part comme un coup de tonnerre. Je ne puisvous donner une idée du changement de figure d’un hommepareil&|160;: tout marche ensemble, la voix, les yeux, le geste,les idées. On s’oublie soi-même en l’écoutant&|160;; il vous tientet l’on ne peut plus se lâcher. En regardant ses voisins, on lesvoit tout pâles. Tant qu’il sera pour nous, tout ira très bien,mais il faut être sur ses gardes. Moi je ne m’y fie point. D’abordc’est un noble&|160;! et puis c’est un homme sans argent, avec desappétits terribles et des dettes. Rien qu’à voir son gros nezcharnu, ses mâchoires énormes et son large ventre, couvert dedentelles fripées et pourtant magnifiques, on pense&|160;: – Il tefaudrait à toi l’Alsace et la Lorraine à manger, avec laFranche-Comté et quelques petits environs encore&|160;! – Je bénispourtant la noblesse de n’avoir pas voulu l’inscrire sur sesregistres&|160;; nous avions besoin de son secours dans lespremiers temps&|160;; vous verrez cela plus loin.

»&|160;Ce jour-là, 7 mai, Mirabeau ne dit pasgrand-chose&|160;; il nous représenta seulement que pour envoyerune députation, il fallait être constitués en ordre&|160;; or, nousn’étions pas encore constitués, et même nous ne voulions pas nousconstituer sans les autres. Le meilleur était donc d’attendre.

»&|160;L’avocat Mounier dit alors qu’ilfallait au moins permettre à ceux des députés du tiers quivoudraient s’en charger, d’aller individuellement et sans mission,engager les nobles et les évêques à se réunir avec nous, selon levœu du roi. Comme cela ne compromettait rien, on adopta cet avis.Douze membres du tiers allèrent aux informations&|160;; ils nousannoncèrent bientôt qu’ils n’avaient trouvé dans la salle de lanoblesse que des commissions en train de vérifier les pouvoirs deces messieurs&|160;; et que dans celle du clergé l’ordre étantassemblé, le président leur avait répondu qu’on allait délibérersur notre proposition. Une heure après, MM.&|160;les évêques deMontpellier et d’Orange, avec quatre autres ecclésiastiques,entrèrent dans notre salle, et nous dirent que leur ordre avaitdécidé de nommer des commissaires, qui se réuniraient avec lesnôtres et ceux de la noblesse, pour examiner si les pouvoirsdevaient être vérifiés en commun.

»&|160;Cette réponse nous fit ajourner notreréunion du 7 au 12 mai, et je profitai de ces quatre jours devacances pour aller voir Paris avec mes deux confrères etMarguerite. Nous n’avions pas eu le temps de nous arrêter enpassant, le 30 avril, deux jours après le pillage de la maisonRéveillon, au faubourg Saint-Antoine. L’agitation alors étaitgrande, les gardes de la prévôté faisaient des visites&|160;; onparlait de l’arrivée d’une foule de bandits. J’étais curieux desavoir ce qui se passait là-bas, si le calme revenait et ce qu’onpensait de nos premières séances. Les Parisiens, qui ne fontqu’aller et venir, m’en avaient bien donné quelque idée, mais ilvaut mieux voir les choses par soi-même.

»&|160;Nous partîmes donc de bon matin, etnotre patache, au bout de trois heures, entrait dans cette immenseville qu’on ne peut se représenter, non seulement à cause de lahauteur des maisons, de la quantité des rues et des ruelles quis’enlacent, de la vieillerie des bâtisses, du nombre descarrefours, des impasses, des cafés, des boutiques et étalages detoute sorte, qui se touchent et se suivent à perte de vue, et desenseignes qui grimpent d’étage en étage jusque sur les toits, maisencore à cause des cris innombrables des marchands de fritures, defruitiers, de fripiers et de mille autres espèces de gens traînantdes charrettes, portant de l’eau, des légumes, et d’autres denrées.On croirait entrer dans une ménagerie, où des oiseaux d’Amériquepoussent chacun leur cri, qu’on n’a jamais entendu. Et puis, leroulement des voitures, la mauvaise odeur des tas d’ordures, l’airminable des gens, qui veulent tous être habillés à la dernièremode, avec de la friperie, qui dansent, qui chantent, qui rient etse montrent pleins de complaisance pour les étrangers, pleins debon sens et de gaieté dans leur misère, et qui voient tout en beau,pourvu qu’ils puissent se promener, dire leur façon de voir dansles cafés et lire le journal&|160;!… Tout cela, maître Jean, faitde cette ville quelque chose d’unique dans le monde&|160;; cela neressemble à rien de chez nous&|160;: Nancy est un palais à côté deParis, mais un palais vide et mort&|160;; ici tout est vivant.

»&|160;Les malheureux Parisiens se sententencore de la disette du dernier hiver&|160;; un grand nombre n’ontréellement que la peau et les os&|160;; eh bien&|160;! malgré tout,ils plaisantent&|160;: à toutes les vitres, on voit des farcesaffichées.

»&|160;Moi, voyant cela, j’étais dans leravissement&|160;; je me trouvai dans mon véritable pays. Au lieude porter ma balle de village en village durant des heures,j’aurais trouvé des acheteurs ici, pour ainsi dire à chaquepas&|160;; et puis, c’est aussi le pays des vrais patriotes. Cesgens-là, tout pauvres, tout minables qu’ils sont, tiennent à leursdroits avant tout&|160;; le reste vient après.

»&|160;Notre confrère Jacques a une de sessœurs fruitière, rue du Bouloi, près du Palais-Royal&|160;; c’estlà que nous descendîmes. Tout le long de la route, depuis notreentrée dans le faubourg, nous n’entendions chanter qu’unechanson&|160;:

Vive le tiers état deFrance&|160;!

Il aura la prépondérance

Sur le prince, sur le prélat.

Ahi&|160;! povera nobilita&|160;!

Le plébéien, puits de science,

En lumières, en expérience,

Surpasse et prêtre et magistrat.

Ahi&|160;! povera nobilita&|160;!

»&|160;Si l’on avait su que nous étions dutiers, on aurait été capable de nous porter en triomphe. Aussi,pour abandonner un peuple pareil, il faudrait être bienlâche&|160;! Et je vous réponds que si nous n’avions pas étédécidés, rien que de voir ce courage, cette gaieté, toutes cesvertus, dans la plus grande misère, nous aurions pris du cœurnous-mêmes, et juré de remplir notre mandat, et de réclamer nosdroits jusqu’à la mort.

»&|160;Nous avons passé quatre jours chez laveuve Lefranc. Marguerite, avec mon confrère le curé Jacques, a vutout Paris&|160;: le Jardin des Plantes, Notre-Dame, lePalais-Royal, et même les théâtres. Moi, je n’avais de plaisir qu’àme promener dans les rues, à courir ici, là, sur les places, lelong de la Seine, où l’on vend des bouquins, sur les ponts garnisde friperies, de marchands de fritures&|160;; à causer devant lesboutiques avec le premier venu&|160;; à m’arrêter pour entendrechanter un aveugle, ou voir jouer la comédie en plein air. Leschiens savants ne manquent pas, ni les arracheurs de dents, avec lagrosse caisse et le fifre&|160;; mais la comédie au bout duPont-Neuf est le plus beau&|160;; c’est toujours des princes et desnobles qu’on rit&|160;; ce sont toujours eux qui disent desbêtises. Deux ou trois fois j’en avais les larmes aux yeux, à forcede me faire du bon sang.

»&|160;J’ai visité la commune de Paris, oùl’on discutait encore les cahiers. Cette commune vient de prendreune résolution très sage&|160;: elle a laissé une commission enpermanence, pour observer ses députés, pour leur donner des avis etmême des avertissements, s’ils ne remplissaient pas bien leurmandat. Voilà une fameuse idée, maître Jean&|160;! et qu’on amalheureusement négligée dans d’autres endroits. Qu’est-ce qu’undéputé qui n’est surveillé par personne, et qui peut vendre sa voiximpunément, en se moquant encore de ceux qui l’ont envoyé&|160;?car il est devenu riche et les autres sont restés pauvres&|160;; ilest défendu par le pouvoir qui l’achète, et ses commettants restentavec leur bon droit, sans appui ni recours&|160;! Le parti quevient de prendre la commune de Paris devra nous profiter&|160;;c’est un des articles à mettre en tête de la constitution&|160;: ilfaut que les électeurs puissent casser, poursuivre et fairecondamner tout député qui trahit son mandat, comme on condamnecelui qui abuse d’une procuration&|160;! Jusque-là, tout est aupetit bonheur.

»&|160;Enfin, cette décision m’a faitplaisir&|160;; et maintenant, je continue.

»&|160;Outre ma joie de voir ce grandmouvement, j’avais encore la satisfaction de reconnaître que lesgens ici savent très bien ce qu’ils veulent et ce qu’ils font.J’allais, le soir, après souper, au Palais-Royal, que le ducd’Orléans laisse ouvert à tout le monde. Ce duc est undébauché&|160;; mais au moins, ce n’est pas un hypocrite&|160;;après avoir passé la nuit au cabaret ou bien ailleurs, il ne va pasentendre la messe et se faire donner l’absolution, pour recommencerle lendemain. On le dit ami de Sieyès et de Mirabeau. Quelques-unslui reprochent d’avoir attiré dans Paris des quantités de gueux,chargés de piller et de saccager la ville&|160;; c’est difficile àcroire, parce que les gueux arrivent tout seuls, après un hiveraussi terrible&|160;; qu’ils cherchent leur nourriture&|160;; etqu’on n’a pas besoin de faire signe aux sauterelles de tomber surles moissons.

»&|160;Enfin, la reine et la cour détestent ceduc, et cela lui fait beaucoup d’amis. Son Palais-Royal esttoujours ouvert, et dans l’intérieur se trouvent des lignesd’arbres où chacun peut se promener. Quatre rangées d’arcadesentourent le jardin, et là-dessous sont les plus belles boutiqueset les plus élégants cabarets de Paris. C’est la réunion de lajeunesse et des gazetiers, qui parlent haut pour ou contre, sans segêner de personne. Quant à ce qu’ils disent, ce n’est pas toujoursfameux, et la plupart du temps, cela vous passe par la tête commedans un crible, le bon grain qui reste n’est pas lourd&|160;; ilsvendent plus de paille que de froment. Deux ou trois fois, j’aibien écouté, et puis, en sortant, je me demandais, toutembarrassé&|160;: – Qu’est-ce qu’ils ont dit&|160;? – Mais, c’estégal, le fond est toujours bon, et quelques-uns ont tout de mêmebeaucoup d’esprit.

»&|160;Nous avons pris là, sous les arbres,une bouteille de mauvaise piquette très chère. Les loyers sontchers aussi&|160;; je me suis laissé dire que la moindre de cesboutiques se loue deux et trois mille livres par an&|160;: il fautbien se rattraper sur la pratique. Ce Palais-Royal est réellementune grande foire, et la nuit, quand les lanternes s’allument, on nepeut rien voir de plus beau.

»&|160;Le 11, vers deux heures del’après-midi, nous sommes repartis bien contents de notre voyage,et bien sûrs que la masse des Parisiens était pour le tiers état.Voilà le principal.

»&|160;Le 12, à neuf heures, nous étions ànotre poste&|160;; et comme nos commissaires n’avaient pus’entendre avec ceux de la noblesse et du clergé, nous vîmes qu’onvoulait seulement nous faire perdre du temps. C’est pourquoi, danscette séance, on prit des mesures pour aller en avant. Le doyen etles anciens furent chargés de dresser la liste des députés, et l’ondécida que tous les huit jours une commission, composée d’un députéde chaque province, serait nommée pour maintenir l’ordre dans lesconférences, recueillir et compter les voix, connaître la majoritédes opinions sur chaque question, etc.

»&|160;Nous reçûmes le lendemain unedéputation de la noblesse, pour nous signifier que leur ordre étaitconstitué, qu’ils avaient nommé leur président, leurs secrétaires,ouvert des registres, et pris divers arrêtés, entre autres celui deprocéder seuls à la vérification de leurs pouvoirs. Ils étaientbien décidés à se passer de nous.

»&|160;Le même jour, le clergé nous fit direqu’il avait nommé des commissaires, pour conférer avec ceux de lanoblesse et du tiers état, sur la vérification des pouvoirs encommun et la réunion des trois ordres.

»&|160;Une grande discussion s’éleva&|160;;les uns voulaient nommer des commissaires, d’autres proposaient dedéclarer que nous ne reconnaîtrions pour représentants légaux, queceux dont les pouvoirs auraient été examinés dans l’assembléegénérale, et que nous invitions les députés de l’église et de lanoblesse à se réunir dans la salle des états, où nous lesattendions depuis huit jours.

»&|160;Comme la discussion s’échauffait, etque plusieurs membres voulaient encore parler, les débats furentcontinués le lendemain. Rabaud de Saint-Étienne, un ministreprotestant&|160;; Viguier, député de Toulouse&|160;; Thouret,avocat au parlement de Rouen&|160;; Barnave, député duDauphiné&|160;; Boissy-d’Anglas, député du Languedoc, tous deshommes de grand talent et des orateurs admirables, surtout Barnave,soutinrent, les uns qu’il fallait marcher, les autres qu’il fallaitencore attendre, et donner le temps à la noblesse et au clergé deréfléchir&|160;; comme si toutes leurs réflexions n’avaient pas étéfaites. Enfin, Rabaud de Saint-Étienne l’emporta, et l’on choisitseize membres qui devaient conférer avec les commissaires desnobles et des évêques.

»&|160;Dans notre séance du 23, on proposa denommer un comité de rédaction, chargé de rédiger tout ce quis’était passé depuis l’ouverture des états généraux. Cetteproposition fut rejetée, parce que ce simple exposé pouvaitaugmenter l’agitation du pays, en démontrant les intrigues de lanoblesse et du clergé, pour paralyser le tiers état.

»&|160;Le 22 et le 23, le bruit courait déjàque Sa Majesté voulait nous présenter le projet d’un emprunt. Aumoyen de cet emprunt, on aurait pu se passer de nous, puisque ledéficit aurait été comblé&|160;; seulement, nos enfants etdescendants auraient payé les rentes à perpétuité. – Les troupesarrivaient en même temps par masses autour de Paris et deVersailles.

»&|160;Le 26, on compléta le règlement dediscipline et de bon ordre&|160;; et nos commissaires vinrent nousannoncer qu’ils n’avaient pu s’entendre avec ceux de lanoblesse.

»&|160;Le lendemain 27, Mirabeau résuma toutce qui s’était passé jusqu’alors, en disant&|160;: «&|160;Lanoblesse ne veut pas se réunir à nous, pour juger des pouvoirs encommun. Nous voulons vérifier les pouvoirs en commun. Le clergépersévère à vouloir nous concilier. Je propose de décréter unedéputation vers le clergé, très solennelle et très nombreuse, pourl’adjurer au nom du Dieu de paix, de se ranger du côté de laraison, de la justice et de la vérité, et de se réunir à sescodéputés, dans la salle commune.&|160;»

»&|160;Tout cela se passait au milieu dupeuple. La foule nous entourait et ne se gênait pas pour applaudirceux qui lui plaisaient.

»&|160;Le lendemain, 28, on ordonna d’établirune barrière pour séparer l’assemblée du public, et l’on fit unedéputation au clergé, dans le sens indiqué par Mirabeau.

»&|160;Ce même jour, nous reçûmes une lettredu roi&|160;: «&|160;Sa Majesté avait été informée que lesdifficultés entre les trois ordres, relativement à la vérificationdes pouvoirs, subsistaient encore. Elle voyait avec peine, et mêmeavec inquiétude, l’assemblée qu’elle avait convoquée pour s’occuperde la régénération du royaume, livrée à une inaction funeste. Dansces circonstances, elle invitait les commissaires nommés par lestrois ordres à reprendre leurs conférences, en présence du gardedes sceaux et des commissaires que Sa Majesté nommerait elle-même,afin d’être informée particulièrement des ouvertures deconciliation qui seraient faites, et de pouvoir contribuerdirectement à une harmonie si désirable.&|160;»

»&|160;Il paraît que c’était nous, – lesdéputés des communes, – qui étions cause de l’inaction des étatsgénéraux depuis trois semaines&|160;; c’était nous qui voulionsfaire bande à part, et qui défendions de vieux privilègescontraires aux droits de la nation&|160;!

»&|160;Sa Majesté nous prenait pour desenfants.

»&|160;Plusieurs députés parlèrent contrecette lettre, entre autres Camus. Ils dirent que de nouvellesconférences étaient inutiles, que la noblesse ne voudrait pasentendre raison&|160;; que d’ailleurs les communes ne devaient pasaccepter la surveillance du garde des sceaux, – lequel tiendraitnaturellement avec les nobles, – que nos commissaires seraient là,devant ceux du roi, comme des plaideurs devant des juges décidésd’avance à les condamner&|160;; et qu’il arriverait ce qui étaitdéjà arrivé en 1589&|160;: à cette époque, le roi avait aussiproposé de pacifier les esprits, et il les avait effectivementpacifiés par un arrêt du conseil.

»&|160;Beaucoup de députés pensaient les mêmeschoses&|160;; ils regardaient cette lettre comme un véritablepiège.

»&|160;Malgré cela, le lendemain 29,«&|160;afin d’épuiser tous les moyens de conciliation, » on fit auroi une très humble adresse, pour le remercier de ses bontés, etpour lui dire que les commissaires du tiers étaient prêts àreprendre leurs séances avec ceux du clergé et de la noblesse. Maisle lundi suivant, 1er juin, Rabaud de Saint-Étienne, unde nos commissaires, étant venu nous dire que le ministre Neckerleur proposait d’accepter la vérification des pouvoirs par ordre,et de s’en remettre, pour tous les cas douteux, à la décision duconseil, il fallut bien reconnaître que Camus avait raison&|160;: –le roi lui-même était contre la vérification des pouvoirs encommun&|160;; il voulait trois chambres séparées, au lieu d’uneseule&|160;; il tenait avec le clergé et la noblesse, contre letiers état&|160;! – Nous ne pouvions plus compter que surnous-mêmes.

»&|160;Tout ce que je vous ai racontéjusqu’ici, maître Jean, est exact, et cela vous montre que cesgrands mots, ces grandes phrases, ces fleurs, comme on dit, sontinutiles. Le dernier Baraquin, pourvu qu’il ait du bon sens, voitclairement les choses, et toutes ces inventions de style sontinutiles et même nuisibles à la clarté. Tout peut être expliquésimplement&|160;: – Vous voulez ceci&|160;? – Moi, je veuxça&|160;! – Vous nous entourez de soldats&|160;! – Les Parisienssont avec nous&|160;! – Vous avez de la poudre, des fusils, descanons, des mercenaires suisses, etc. – Nous n’avons rien que nosmandats&|160;! Mais nous sommes las d’être dépouillés, grugés etvolés. – Vous croyez être les plus forts&|160;? – Nousverrons&|160;!

»&|160;C’est le fond de l’histoire&|160;;toutes les inventions de mots et de discours, quand le droit et lajustice sont évidents, ne servent plus à rien&|160;: – On nous abernés… Arrivons au fond des choses… Nous payons, nous voulonssavoir ce que notre argent devient. Et d’abord nous voulons payerle moins possible. Nos enfants sont soldats, nous voulons savoirqui les commande, pourquoi ces gens les commandent et ce qui nousen revient. Vous avez des ordres de la noblesse et du tiers&|160;;pourquoi ces distinctions&|160;? Comment les enfants de l’unsont-ils supérieurs aux enfants de l’autre&|160;? Est-ce qu’ilssont d’une autre espèce&|160;? Est-ce qu’ils viennent des dieux etles nôtres des animaux&|160;? – Voilà&|160;! c’est cela qu’il fautrendre clair.

»&|160;Maintenant, continuons.

»&|160;La noblesse comptait sur les troupes,elle voulait tout emporter par la force et rejeta nos propositions.Nous étant donc réunis, le 10 juin, après la lecture desconférences de nos commissaires avec ceux de la noblesse, Mirabeaudit que les députés des communes ne pouvaient attendredavantage&|160;; que nous avions des devoirs à remplir, et qu’ilétait temps de commencer&|160;; qu’un membre de la députation deParis avait à proposer une motion de la plus haute importance, etqu’il invitait l’assemblée à vouloir bien l’entendre.

»&|160;Ce membre était l’abbé Sieyès, un hommedu Midi, de quarante à quarante-cinq ans environ. Il parle mal etd’une voix faible, mais ses idées sont très bonnes. J’ai vendubeaucoup de ses brochures, vous le savez&|160;; elles ont produitle plus grand bien.

«&|160;Voici ce qu’il dit au milieu dusilence&|160;:

–&|160;Depuis l’ouverture des états généraux,les députés des communes ont tenu une conduite franche etcalme&|160;; ils ont eu tous les égards compatibles avec leurcaractère, pour la noblesse et le clergé&|160;; tandis que ces deuxordres privilégiés ne les ont payés que d’hypocrisie et desubterfuges. L’assemblée ne peut rester plus longtemps dansl’inaction, sans trahir ses devoirs et les intérêts de sescommettants&|160;; il faut donc vérifier les pouvoirs. La noblesses’y refuse&|160;; de ce qu’un ordre refuse de marcher, peut-ilcondamner les autres à l’immobilité&|160;? Non&|160;! Doncl’assemblée n’a plus autre chose à faire, que d’inviter unedernière fois les membres des deux chambres privilégiées à serendre dans la salle des états généraux, pour assister, concouriret se soumettre à la vérification commune des pouvoirs. Et puis, encas de refus, de passer outre.

»&|160;Mirabeau dit ensuite qu’il fallaitprendre défaut contre la noblesse et le clergé.

»&|160;Une seconde séance eut lieu le mêmejour, de cinq à huit heures&|160;; la motion de l’abbé Sieyès futadoptée, et l’on décida en même temps d’envoyer une adresse au roi,pour lui expliquer les motifs de l’arrêté du tiers.

»&|160;Le vendredi, 12 juin, il fallutsignifier aux deux autres ordres ce que nous avions décidé, etrédiger l’adresse au roi. M.&|160;Malouet proposa un projet écritd’un style mâle et vigoureux mais rempli de compliments. Volney,qu’on raconte avoir couru l’Égypte et la terre sainte luirépondit&|160;: «&|160;Méfions-nous de tous ces éloges, dictés parla bassesse et la flatterie, et enfantés par l’intérêt. Nous sommesici dans le séjour des menées et de l’intrigue&|160;; l’air qu’on yrespire porte la corruption dans les cœurs&|160;! Des représentantsde la nation, hélas&|160;! semblent déjà en être vivementatteints…&|160;» Il continua de cette manière, et Malouet ne ditplus rien.

»&|160;Finalement, après de grandes batailles,on décida de porter en députation au roi, l’adresse rédigée parM.&|160;Barnave, renfermant l’exposition de tout ce qui s’étaitpassé depuis l’ouverture des états généraux, et ce que le tiersavait décidé. Notre députation rentrait sans avoir vu le roi,attendu qu’il était à la chasse, lorsqu’une autre députation de lanoblesse arriva nous annoncer que son ordre délibérait sur nospropositions. M.&|160;Bailly, député du tiers parisien,répondit&|160;: «&|160;Messieurs, les communes attendent depuislongtemps messieurs de la noblesse&|160;!&|160;» Et sans se laisserarrêter par cette nouvelle cérémonie, qui n’avait comme toutes lesautres, que le but de nous traîner de jour en jour et de semaine ensemaine, on commença l’appel des bailliages, après avoir nomméM.&|160;Bailly, président provisoire et l’avoir chargé de nommerdeux membres, en qualité de secrétaires, pour dresser procès-verbalde l’appel qu’on allait faire et des autres opérations del’assemblée.

»&|160;L’appel commença vers sept heures etfinit à dix. Alors nous fûmes constitués, non pas en tiers état,comme l’auraient voulu les autres, mais en états généraux&|160;;les deux ordres privilégiés n’étaient que des assembléesparticulières&|160;; nous étions l’assemblée de la nation.

»&|160;Nous avions perdu cinq semaines par lamauvaise volonté des nobles et des évêques, et vous allez voir cequ’ils firent encore pour nous empêcher d’avancer.

»&|160;Je ne vous parlerai pas des questionsde mots qui s’élevèrent ensuite et qui nous prirent trois grandesséances, pour savoir s’il fallait s’appeler&|160;: – représentantsdu peuple français, comme le voulait Mirabeau&|160;; – assembléelégitime des représentants de la majeure partie de la nation,agissant en l’absence de la mineure partie – comme le voulaitMounier, – ou&|160;: représentants connus et vérifiés de la nationfrançaise – comme le demandait Sieyès. Moi, j’aurais pristranquillement le vieux nom d’états généraux. Les nobles et lesévêques refusaient d’y paraître, cela les regardait&|160;; maisnous n’en étions pas moins les états généraux de 1789&|160;; nousn’en représentions pas moins les quatre-vingt-seizecentièmes de la France.

»&|160;Enfin, sur une nouvelle proposition deSieyès, on adopta le titre d’Assemblée nationale.

»&|160;Mais le meilleur, c’est qu’à partir denotre déclaration du 12, chaque jour quelques bons curés sedétachaient de l’assemblée des évêques et venaient faire vérifierleurs pouvoirs chez nous. Le 13, il en vint trois du Poitou, le 14,six autres&|160;; le 15, deux&|160;; le 16, six&|160;; et ainsi desuite&|160;! Figurez-vous notre joie, nos cris d’enthousiasme, nosembrassades. Notre président passait la moitié des séances àcomplimenter ces braves curés, les larmes aux yeux. Dans le nombredes premiers se trouvait M.&|160;l’abbé Grégoire, d’Emberménil,auquel j’ai vendu plus d’un de mes petits livres. En le voyantarriver, je courus à sa rencontre pour l’embrasser, et je lui dis àl’oreille&|160;:

«&|160;–&|160;À la bonne heure&|160;! voussuivez l’exemple du Christ, qui n’allait pas chez les princes, nichez le grand prêtre, mais chez le peuple.

»&|160;Il riait. Et moi je me figurais la minedes évêques, dans leur salle à côté&|160;; quelle débâcle&|160;!Dans le fond les curés auraient été bien simples de tenir avec ceuxqui les humilient depuis tant de siècles&|160;! Est-ce que le cœurdu peuple n’est pas le même sous la soutane du prêtre, ou sous lesarrau du paysan&|160;?

»&|160;Le 17, en présence de quatre à cinqmille spectateurs qui nous entouraient, l’Assemblée se déclaraconstituée, et chacun des membres prêta ce serment&|160;:«&|160;Nous jurons et promettons de remplir avec zèle et fidélitéles fonctions dont nous sommes chargés.&|160;» On confirma Baillycomme président de l’Assemblée nationale, et l’on déclara tout desuite à l’unanimité des suffrages, «&|160;que l’Assembléeconsentait provisoirement, pour la nation, à la perception desimpôts existants, – quoique illégalement établis et perçus, – maisseulement jusqu’à la première séparation de l’Assemblée, dequelque cause qu’elle pût provenir&|160;! Passé lequel jourtoute levée d’impôts cesserait dans toutes les provinces duroyaume, par le seul fait de la dissolution.&|160;»

»&|160;Réfléchissez à cela, maître Jean, etfaites-le bien comprendre aux notables du pays. Notre misèrependant tant de siècles est venue de ce que nous étions assezbornés, assez timides pour payer des impôts qui n’avaient pas étévotés par nos représentants. L’argent est le nerf de la guerre, etnous avons toujours donné notre argent à ceux qui nous mettaient lacorde au cou. Enfin, celui qui payerait les impôts après ladissolution de l’Assemblée nationale, serait le dernier desmisérables, il trahirait père, mère, femme, enfants, et lui-même,la patrie&|160;; et ceux qui voudraient les percevoir ne devraientpas être considérés comme des Français, mais comme desbrigands&|160;! C’est le premier principe proclamé par l’Assembléenationale de 1789.

»&|160;La séance fut levée à cinq heures etremise au même soir de ce 17 juin.

»&|160;Vous pensez comme le roi, la reine, lesprinces, la cour et les évêques ouvrirent l’œil en apprenant cettedéclaration du tiers état. Durant la séance, M.&|160;Bailly avaitété prié de se rendre à la chancellerie, pour y recevoir une lettredu roi&|160;; l’Assemblée ne lui avait pas permis de s’absenter. –À la séance du soir, M.&|160;Bailly nous lut cette lettre du roi,qui désapprouvait le mot d’ordres privilégiés, queplusieurs députés du tiers avaient employé pour désigner lanoblesse et le clergé. Le mot ne lui plaisait pas. C’étaitcontraire, disait-il, à la concorde qui devait exister entrenous&|160;; mais la chose ne lui paraissait pas contraire à laconcorde&|160;: la chose doit rester&|160;!

»&|160;Voilà, maître Jean, ce que je vousdisais plus haut&|160;: l’injustice n’existe pas à la cour, quandon l’appelle justice, ni la bassesse quand on l’appelle grandeur.Que répondre à cela&|160;? Tout le monde se tut.

»&|160;Le lendemain, nous assistâmes en corpsà la procession du saint sacrement dans les rues de Versailles. Levendredi 19, on organisa les comités, on en forma quatre&|160;: lepremier, pour veiller aux subsistances&|160;; le deuxième, pour lesvérifications&|160;; le troisième, pour la correspondance et lesimpressions&|160;; le quatrième, pour le règlement. Tout était enbonne voie, nous allions marcher vite&|160;; mais cela ne faisaitpas le compte de la cour&|160;; d’autant plus que le même soir,vers six heures, on apprit que cent quarante-neuf députés du clergés’étaient déclarés pour la vérification des pouvoirs en commun.

»&|160;Nous avions tout supporté pour remplirnotre mandat&|160;; nous avions été calmes, nous avions résisté àl’indignation, à la colère que vous inspirent l’insolence etl’hypocrisie&|160;! En voyant que tous les moyens détournés pournous exaspérer et nous faire commettre des fautes ne suffisaientpas, on résolut d’en employer d’autres, de plus grossiers, de plushumiliants.

»&|160;C’est le 20 juin que cela commença.

»&|160;Ce jour, de grand matin, on entenditpublier dans les rues, par des hérauts d’armes&|160;: «&|160;que leroi ayant arrêté de tenir une séance royale aux états généraux,lundi 22 juin, les préparatifs à faire dans les trois sallesexigeaient la suspension des assemblées jusqu’à ladite séance, etque Sa Majesté ferait connaître, par une nouvelle proclamation,l’heure à laquelle elle se rendrait lundi à l’Assemblée desétats&|160;».

»&|160;On apprit en même temps qu’undétachement de gardes-françaises s’était emparé de la salle desMenus.

»&|160;Tout le monde comprit aussitôt que lemoment dangereux était venu. Je vis avec plaisir mes deuxconfrères, Gérard et le curé Jacques, monter chez nous, à septheures. La séance du jour était indiquée pour huit heures. Endéjeunant, nous prîmes la résolution de nous tenir fermes autour duprésident, qui représentait notre union et par conséquent notreforce. À vous dire vrai, nous regardions ceux qui voulaient arrêterla marche du pays, comme de véritables polissons, des gens quin’avaient jamais vécu que du travail des autres, des êtres sansexpérience, sans capacités, sans délicatesse, sans génie, et donttoute la force venait de l’ignorance et de l’abrutissement dupeuple, qui se laisse toujours prendre à la magnificence deslaquais, sans penser que tous ces galons d’or, ces habits brodés etces chapeaux à plumes, tous ces carrosses et ces chevaux viennentde son propre travail et de l’impudence des drôles qui luisoutirent son argent.

»&|160;Quant à la mesure de nous fermer lesportes de l’assemblée, c’était tellement plat, que nous enhaussions les épaules de pitié.

»&|160;Naturellement notre bon roi ne sedoutait pas de ces choses&|160;; son esprit calme et doux nedescendait pas à ces misères, nous le bénissions de sa bonté, de sasimplicité, sans le charger de la bêtise et de l’insolence de lacour.

»&|160;À sept heures trois quarts nouspartîmes de notre maison. En approchant de la salle des Menus, nousvîmes une centaine de députés du tiers réunis sur l’esplanade,Bailly, notre président, au milieu d’eux. Il faut que je vouspeigne ce brave homme. Jusqu’alors, au milieu d’une foule d’autres,il ne s’était pas encore montré&|160;; nous l’avions choisi parcequ’il avait la réputation d’être très savant et très honnête. C’estun homme de cinquante à cinquante-cinq ans, la figure longue, l’airdigne et ferme. Il ne précipite rien&|160;; il écoute et regardelongtemps avant de prendre un parti&|160;; mais une fois résolu, ilne recule pas.

»&|160;D’autres députés du tiers arrivaientaussi par différentes allées. À neuf heures sonnant, on s’approchade la salle des états, M.&|160;Bailly et les deux secrétaires entête. Quelques gardes-françaises se promenaient à la porte.Aussitôt qu’ils nous virent approcher, un officier commandant parutet s’avança&|160;; M.&|160;Bailly eut une vive discussion avec lui.Je n’étais pas assez proche pour l’entendre, mais aussitôt on sedit que la porte nous était fermée. L’officier [6], unhomme très poli, s’excusait sur ses ordres. L’indignation nouspossédait. Au bout de vingt minutes, l’assemblée était à peu prèscomplète&|160;; et comme l’officier de garde, malgré sa politesse,ne voulait pas nous laisser le passage libre, plusieurs députésprotestèrent avec force, et puis on remonta l’avenue jusque près dela grille, au milieu du plus grand tumulte. Les uns criaient qu’ilfallait se rendre à Marly, pour tenir l’assemblée sous les fenêtresdu château&|160;; les autres que le roi voulait plonger la nationdans les horreurs de la guerre civile, affamer le pays et qu’onn’avait jamais rien vu de semblable sous les plus grands despotes,Louis XI, Richelieu et Mazarin.

»&|160;La moitié de Versailles prenait part ànotre indignation&|160;; le peuple, hommes et femmes, nousentourait et nous écoutait.

»&|160;M.&|160;Bailly s’était éloigné vers dixheures&|160;; on ne savait ce qu’il était devenu, lorsque troisdéputés vinrent nous avertir qu’après avoir enlevé nos papiers del’hôtel des états, avec l’aide des commissaires quil’accompagnaient, il s’était transporté dans une grande salle oùl’on jouait ordinairement au jeu de paume, rue Saint-François, –presque en face de mon logement, – et que cette salle pourraitcontenir l’assemblée.

»&|160;Nous partîmes donc, escortés par lepeuple, pour nous rendre au jeu de paume, en descendant la rue quilonge, par derrière, la partie du château qu’on appelle les grandscommuns, et nous entrâmes dans la vieille bâtisse vers midi.L’affront que nous venions de recevoir montrait assez que lanoblesse et les évêques étaient las d’avoir des ménagements pournous, qu’il fallait nous attendre à d’autres indignités, et quenous devions prendre des mesures, non seulement en vue d’assurerl’exécution de notre mandat, mais encore de sauvegarder notreexistence. Ces malheureux, habitués à n’employer que la force, neconnaissent pas d’autre loi&|160;; heureusement, nous étions prèsde Paris, cela contrariait leurs projets.

»&|160;Enfin, poursuivons.

»&|160;La salle du jeu de paume est uneconstruction carrée, haute d’environ trente-cinq pieds, pavée degrandes dalles, sans piliers, sans poutres de traverse, et leplafond en larges madriers&|160;; le jour vient de quelquesfenêtres bien au-dessus du sol, ce qui donne à l’intérieur unaspect sombre. Tout autour sont d’étroites galeries enplanches&|160;; il faut les traverser pour arriver dans cetteespèce de halle aux blés ou de marché couvert, qui doit existerdepuis longtemps. Dans tous les cas, on ne bâtit pas en pierres detaille pour un jeu d’enfants. Tout y manquait, les chaises et lestables&|160;; il fallut en chercher dans les maisons du voisinage.Le maître de l’établissement, un petit homme chauve, paraissaitcontent de l’honneur qu’on lui faisait. On établit une table aumilieu de la halle et quelques chaises autour. L’assemblée étaitdebout. La foule remplissait les galeries.

»&|160;Alors Bailly, montant sur une chaise,commença par nous rappeler ce qui venait de se passer&|160;; puisil nous lut les deux lettres de M.&|160;le marquis de Brézé, maîtredes cérémonies, dans lesquelles ce seigneur lui communiquaitl’ordre de suspendre nos réunions jusqu’à la séance royale. Cesdeux lettres avaient le même objet, la seconde ajoutait seulementque l’ordre était positif. – Ensuite, M.&|160;Bailly nous proposade mettre en délibération le parti qu’il fallait prendre.

»&|160;Il est inutile, je crois, maître Jean,de vous faire comprendre notre émotion&|160;: quand on représenteun grand peuple, et qu’on voit ce peuple outragé dans sa proprepersonne&|160;; quand on se rappelle ce que nos pères ont souffertde la part d’une classe d’étrangers qui, depuis des centainesd’années, vivent à nos dépens, et s’efforcent de nous retenir dansla servitude&|160;; quand on vient encore de vous rappeler avecinsolence, quelques jours avant, que c’est par grâce qu’on oublieun instant la supériorité «&|160;des descendants de nos fiersconquérants, sur l’humble postérité des vaincus&|160;!&|160;» etqu’on s’aperçoit enfin qu’au moyen de la ruse et de l’insolence, onveut continuer sur nous et nos descendants le même système, alors,à moins de mériter ce traitement abominable, on est prêt à toutsacrifier pour maintenir ses droits, et rabattre l’orgueil de ceuxqui nous humilient.

»&|160;Mounier, plein de calme au milieu deson indignation, eut alors une idée véritablement grande. Aprèsnous avoir représenté combien il était étrange de voir la salle desétats généraux occupée par des hommes armés, et nous,l’Assemblée nationale, à la porte, exposés au rireinsultant de la noblesse et de ses laquais&|160;; forcés de nousréfugier au jeu de paume pour ne pas interrompre nos travaux&|160;;il s’écria que l’intention de nous blesser dans notre dignité semontrait ouvertement, qu’elle nous avertissait de toute la vivacitéde l’intrigue et de l’acharnement avec lequel on cherchait àpousser notre bon roi à des mesures désastreuses&|160;; et que,dans cette situation, les représentants de la nation n’avaientqu’une chose à faire&|160;: c’était de se lier au salut public etaux intérêts de la patrie par un serment solennel.

»&|160;Cette proposition, vous le pensez bien,excita un enthousiasme extraordinaire&|160;; chacun comprenait quel’union des braves gens fait la terreur des gueux, et l’on pritaussitôt l’arrêté suivant&|160;:

«&|160;L’Assemblée nationale, considérantqu’appelée à fixer la constitution du royaume, opérer larégénération de l’ordre public, et maintenir les vrais principes dela monarchie, rien ne peut empêcher qu’elle ne continue sesdélibérations dans quelque lieu qu’elle soit forcée de s’établir,et qu’enfin partout où ses membres sont réunis, là est l’Assembléenationale&|160;:

»&|160;Arrête que tous les membres de cetteassemblée prêteront à l’instant serment solennel de ne jamais seséparer, et de se rassembler partout où les circonstancesl’exigeront, jusqu’à ce que la constitution du royaume soit établieet affermie sur des fondements solides&|160;; et que, ledit sermentétant prêté, tous les membres, et chacun d’eux en particulier,confirmeront par leur signature cette résolutioninébranlable.&|160;»

»&|160;Quel bonheur vous auriez eu, maîtreJean, de voir alors cette grande salle sombre, nous au milieu, lepeuple autour&|160;; d’entendre ce grand bourdonnement del’étonnement, du contentement, de l’enthousiasme&|160;; puis leprésident Bailly, debout sur une chaise, nous lire la formule duserment, au milieu d’un silence religieux&|160;; et tout à coup noscentaines de voix éclater comme un coup de tonnerre dans la vieillebâtisse&|160;:

«&|160;–&|160;Nous le jurons&|160;!… nous lejurons&|160;!…

»&|160;Ah&|160;! nos anciens qu’on a tant faitsouffrir, devaient se remuer sous terre&|160;! Je ne suis pas unhomme tendre, mais je n’avais plus une goutte de sang dans lesveines. Jamais de la vie je n’aurais cru qu’un bonheur pareilpouvait m’arriver. Près de moi, le curé Jacques pleurait&|160;;Gérard, de Vic, était tout pâle&|160;; finalement nous tombâmesdans les bras les uns des autres.

»&|160;Dehors, des acclamations immensess’étendaient sur la vieille ville&|160;; et c’est là que je me suisrappelé ce verset de l’Évangile, lorsque l’âme du Christ estremontée aux cieux&|160;: «&|160;La terre en trembla, le voile dutemple fut déchiré.&|160;»

»&|160;Quand le calme se rétablit, chacun àson tour s’approchant de la table répéta le même serment, que lessecrétaires inscrivaient et lui faisaient signer. Je n’ai jamaisécrit mon nom avec tant de plaisir&|160;; je riais en signant, eten même temps j’aurais voulu pleurer. Ah&|160;! le beaujour&|160;!…

»&|160;Un seul député, Martin d’Auch, deCastelnaudary, signa&|160;: «&|160;Opposant.&|160;» Valentin seracontent d’apprendre qu’il n’est pas seul de son espèce en France,et qu’un autre enfant du peuple aime plus les nobles que sa proprerace&|160;: ils sont deux&|160;!

»&|160;On écrivit l’opposition de Martind’Auch sur le registre. Et, comme quelques-uns proposaientd’envoyer une députation à Sa Majesté, pour lui représenter notredouleur profonde, etc., l’assemblée s’ajourna purement etsimplement au lundi 22, heure ordinaire&|160;; arrêtant, en outre,que si la séance royale avait lieu dans la salle des Menus, tousles membres du tiers état y demeureraient après la séance, pours’occuper de leurs propres affaires, qui sont celles de lanation.

»&|160;On se sépara sur les six heures.

»&|160;En apprenant ce qui venait de sepasser, M.&|160;le comte d’Artois, surpris de voir qu’on pouvaitaussi délibérer au jeu de paume, se dépêcha de le faire retenir,pour s’y amuser le 22. Cette fois il était bien sûr, le pauvreprince, que nous ne saurions plus où donner de la tête.

»&|160;Le lendemain, le roi nous envoyaprévenir que la séance n’aurait pas lieu le 22, mais le 23&|160;;c’était prolonger nos angoisses. Mais, hélas&|160;! ces profondsgénies n’avaient pas songé qu’il existe encore à Versaillesd’autres endroits que le jeu de paume et la salle des Menus. Desorte que le 22, trouvant ces deux salles fermées, l’assemblée serendit d’abord à la chapelle des Récollets, qui n’était pas assezgrande, puis à l’église Saint-Louis, où chacun fut à son aise.

»&|160;Le plan magnifique de M.&|160;le comted’Artois, des princes de Condé et de Conti, fut ainsi déjoué. On nepeut songer à tout, mon Dieu&|160;! Qui jamais aurait cru qu’onirait à l’église Saint-Louis, et que le clergé lui-même viendraitnous y rejoindre&|160;? – Ce sont pourtant ces grands hommes-là,maître Jean, qui nous ont tenus dans l’abaissement pendant dessiècles&|160;! Il est facile maintenant de voir que notre ignoranceseule en était cause, et qu’on ne peut pas leur en faire dereproches. L’innocente Jeannette Paramel, des Baraques, avec sagrosse gorge, a plus de malice qu’eux.

»&|160;Vers midi, M.&|160;Bailly nous annonçaqu’il était prévenu que la majorité du clergé devait se rendre àl’assemblée, pour vérifier les pouvoirs en commun. La cour lesavait depuis le 19&|160;; c’était pour empêcher à tout prix cetteréunion, qu’on nous avait fermé la salle des Menus, et qu’onpréparait une séance royale.

»&|160;Le clergé se rassembla d’abord dans lechœur de l’église&|160;; puis il s’unit à nous dans la nef, et cefut encore une scène attendrissante&|160;; les curés avaiententraîné leurs évêques, et les évêques eux-mêmes étaient presquetous revenus au bon sens.

»&|160;Un seul ecclésiastique, l’abbé Maury,le fils d’un cordonnier du Comtat-Venaissin, se sentait blessé danssa dignité, d’être confondu parmi les députés du tiers. On voitpourtant des choses singulières en ce monde&|160;!

»&|160;Malgré cet abbé, le plus opposé de sonordre à la réunion, on se communiqua les pièces, on prononçaquelques discours pour se féliciter les uns et les autres&|160;;après quoi la séance fut levée, pour être continuée le lendemainmardi, à neuf heures, au lieu ordinaire des assemblées,c’est-à-dire dans la salle des Menus.

»&|160;Nous arrivons donc au 23, jour de laséance royale.

»&|160;Le matin, en me levant et poussant lesvolets, je vis qu’il allait faire un temps abominable&|160;; il nepleuvait pas encore, mais tout était gris au ciel. Cela n’empêchaitpas la rue de fourmiller de monde. Quelques instants après, le pèreGérard monta pour déjeuner, puis M.&|160;le curé Jacques. Nousétions en costume de cérémonie, comme le jour de notre premièreréunion. Qu’est-ce que cette séance royale signifiait&|160;?Qu’est-ce qu’on avait à nous dire&|160;? Depuis la veille, onsavait déjà que les Suisses et les gardes-françaises étaient sousles armes. Le bruit avait aussi couru que six régimentss’avançaient sur Versailles. En déjeunant, nous entendions lespatrouilles monter et descendre la rue Saint-François. Gérardpensait qu’on allait faire un mauvais coup, un coup d’État, commeon dit, pour nous forcer de voter l’argent, et puis nous renvoyerchez nous.

»&|160;Le curé Jacques disait que ce serait,en quelque sorte, nous demander la bourse ou la vie, et que le roin’était pas capable, malgré sa complaisance pour la reine et lecomte d’Artois, de faire un trait pareil&|160;; qu’il n’yconsentirait jamais. Je pensais comme lui. Mais quand à savoir dansquel but allait avoir lieu la séance royale, je n’étais pas plusavancé que les autres. L’idée me venait seulement qu’on voulaitnous faire peur. Enfin, nous allions bientôt savoir à quoi nous entenir.

»&|160;À neuf heures, nous partîmes. Toutesles rues aboutissant à l’hôtel des états s’encombraient déjà depeuple&|160;; les patrouilles allaient et venaient&|160;; les gensde toute sorte, bourgeois, ouvriers et soldats, avaient l’airinquiet&|160;; chacun se méfiait de quelque chose.

»&|160;Dans le moment où nous approchions dela salle, il commençait à pleuvoir&|160;; l’averse ne pouvait pastarder à venir. J’étais en avant et je me dépêchais. Une centainede députés du tiers stationnaient devant la porte, sur la grandeavenue&|160;; on les empêchait d’entrer, tandis que la noblesse etle clergé passaient sans observations&|160;; et, comme j’arrivais,une espèce de laquais vint prévenir messieurs du tiers étatd’entrer par la rue du Chantier, pour éviter tout encombrement etconfusion.

»&|160;M.&|160;le marquis de Brézé, ayant eude la peine à placer tout le monde avec ordre, le jour de lapremière réunion des états généraux, avait pris cette mesure de sonpropre chef, je suppose.

»&|160;La colère nous gagnait&|160;; malgrécela, comme la pluie commençait à tomber ferme, on se dépêchad’arriver à la porte du Chantier, pensant qu’elle était ouverte.Mais M.&|160;le marquis n’avait pas encore placé selon ses idéesles deux premiers ordres, la porte de derrière était donc aussifermée. Il fallut courir sous une espèce de hangar, à gauche,pendant que les nobles et les évêques entraient carrément etmajestueusement par la grande avenue de Paris. M.&|160;le grandmaître des cérémonies n’avait pas à se gêner avec nous&|160;; iltrouvait tout naturel de nous faire attendre&|160;; nous n’étionslà que pour la forme, en définitive. Qu’est-ce que lesreprésentants du peuple&|160;? Qu’est-ce que le tiers état&|160;?De la canaille&|160;! Ainsi pensait sans doute M.&|160;lemarquis&|160;; et si des paysans, des bourgeois comme moidigéraient avec peine ces affronts, renouvelés chaque jour par uneespèce de premier domestique, qu’on se figure la fureur d’un noblecomme Mirabeau&|160;; les cheveux lui en dressaient sur la tête,ses joues charnues tremblaient de colère. La pluie était battante.Deux fois, notre président avait été renvoyé, M.&|160;le marquisayant encore de grands personnages à placer. Mirabeau voyant cela,dit à Bailly d’une voix terrible, en montrant les députés dutiers&|160;:

«&|160;–&|160;Monsieur le président, conduisezla nation au-devant du roi&|160;!

»&|160;Enfin, pour la troisième fois, Baillys’approcha de la porte en y frappant, et M.&|160;le marquis daignaparaître, après avoir sans doute fini sa noble besogne. Celui-là,maître Jean, peut se vanter d’avoir bien servi la cour&|160;! Notreprésident lui déclara que si la porte ne s’ouvrait pas, le tiersétat allait se retirer. Alors elle s’ouvrit toute grande&|160;;nous vîmes la salle décorée comme le premier jour, les bancs de lanoblesse et du clergé garnis des magnifiques députés de ces deuxordres, et nous entrâmes trempés de pluie. Messieurs de la noblesseet quelques évêques riaient en nous voyant prendre place&|160;; ilsparaissaient tout à fait réjouis de notre humiliation.

»&|160;Ces choses-là coûtent cher&|160;!

»&|160;On s’assit donc, et presque aussitôt leroi entrait par l’autre bout de la salle, environné des princes dusang, des ducs et pairs, des capitaines de ses gardes et dequelques gardes du corps. Pas un seul cri de&|160;: «&|160;Vive leroi&|160;!&|160;» ne s’éleva de notre côté. Le silence s’établit àl’instant, et le roi dit «&|160;qu’il croyait avoir tout fait pourle bien de ses peuples, et qu’il semblait que nous n’avions plusqu’à finir son ouvrage&|160;; mais que depuis deux mois nousn’avions pu nous entendre sur les préliminaires de nos opérations,et qu’il se devait à lui-même de faire cesser ces funestesdivisions. En conséquence, il allait nous déclarer ce qu’ilvoulait.&|160;»

»&|160;Après ce discours, le roi s’assit et unsecrétaire d’État nous lut ses volontés.

«&|160;Art. 1er. – Le roi veut quel’ancienne distinction des trois ordres de l’État soit conservée enentier, et qu’ils forment trois chambres séparées. Il déclarenulles les délibérations prises par les députés du tiers état, le17 de ce mois.

»&|160;Art. 2. – Sa Majesté déclare lespouvoirs valables, vérifiés ou non vérifiés, dans chaque chambre,et ordonne qu’il en soit donné communication aux autres ordres,sans plus d’embarras.

»&|160;Art. 3. – Le roi casse et annule lesrestrictions qu’on a mises aux pouvoirs des députés.&|160;»

»&|160;De sorte que chacun de nous pouvaitfaire ce qui lui plaisait&|160;: accorder des subsides, voter desimpôts, aliéner les droits de la nation, etc., etc., sanss’inquiéter des vœux de ceux qui l’avaient envoyé.

»&|160;Art. 4 et 5. – Si des députés avaientfait le serment téméraire de rester fidèles à leur mandat, le roileur permettait d’écrire à leurs bailliages, pour s’en fairerelever&|160;; mais ils allaient rester en attendant à leur poste,pour donner du poids aux décisions des états généraux.

»&|160;Art. 6. – Sa Majesté déclare que dansles tenues des états généraux à l’avenir, elle ne permettra plusles mandats impératifs.&|160;»

»&|160;Sans doute parce que les filous quitrafiquent de leurs voix se reconnaîtraient trop bien au milieu deshonnêtes gens qui remplissent leur mandat&|160;!

»&|160;Ensuite Sa Majesté nous signifia dequelle manière elle entendait que nous procédions. D’abord ellenous défendait de traiter à l’avenir des affaires qui regardent lesdroits antiques des trois ordres&|160;; de la forme d’uneconstitution à donner aux prochains états généraux&|160;; despropriétés seigneuriales et féodales&|160;; des droits etprérogatives honorifiques des deux premiers ordres. Elle déclaraitque le consentement particulier du clergé serait nécessaire pourtout ce qui intéresse la religion, la discipline ecclésiastique, lerégime des ordres réguliers et séculiers.

»&|160;Enfin, maître Jean, nous n’étionsappelés là que pour payer le déficit et voter que le peupledonnerait l’argent&|160;; le reste ne nous regardait pas&|160;;tout était bien, très bien&|160;; tout devait rester debout, quandnous aurions financé&|160;!

»&|160;Après cette lecture, le roi se relevapour nous dire que jamais monarque n’en avait fait autant que lui,dans l’intérêt de ses peuples, et que ceux qui retarderaient encoreses intentions paternelles seraient indignes d’être regardés commeFrançais.

»&|160;Puis il se rassit, et on nous lut sesintentions sur les impôts, sur les emprunts et les autres affairesdes finances.

»&|160;Le roi voulait changer le nom desimpôts&|160;; vous entendez bien, maître Jean, le nom&|160;! Ainsi,la taille réunie au vingtième, ou remplacée de quelque autremanière, allait devenir plus coulante&|160;: au lieu de payer unelivre, on donnera vingt sous&|160;; au lieu de payer au collecteur,on payera au percepteur, et le peuple sera soulagé&|160;!

»&|160;Jamais aucun roi n’en a tant fait pourses peuples&|160;!

»&|160;Il voulait abolir les lettres decachet, mais en les conservant pour ménager l’honneur desfamilles&|160;; c’est clair&|160;!

»&|160;Il voulait aussi la liberté de lapresse, mais en ayant bien soin d’empêcher les mauvaisesgazettes et les mauvais livres de se publier.

»&|160;Il voulait le consentement des étatsgénéraux pour faire des emprunts&|160;; seulement, en cas deguerre, il déclarait pouvoir emprunter jusqu’à concurrence de centmillions pour commencer. «&|160;Car l’intention formelle du roi estde ne mettre jamais le salut de son empire dans la dépendance depersonne.&|160;»

»&|160;Il voulait aussi nous consulter sur lesemplois et charges, qui conserveraient à l’avenir le privilège dedonner ou de transmettre la noblesse.

»&|160;Enfin on nous lut un grand pot-pourrisur toutes sortes de choses, où l’on voulait nous consulter. Maisle roi se réservait toujours de faire ce qu’il voudrait&|160;;notre affaire, à nous, c’était de payer&|160;; pour cela, nousavions toujours la préférence.

»&|160;Sa Majesté se remit encore une fois àparler et nous dit&|160;:

«&|160;–&|160;Réfléchissez, messieurs,qu’aucun de vos projets, aucune de vos dispositions ne peuventavoir force de loi, sans mon approbation spéciale&|160;; je suis legarant naturel de vos droits. C’est moi qui fais tout le bonheur demes peuples&|160;; et il est rare peut-être que l’ambition d’unsouverain soit d’obtenir de ses sujets, qu’ils s’entendent pouraccepter ses bienfaits.

»&|160;Je vous ordonne, messieurs, de vousséparer tout de suite, et de vous rendre demain matin chacun dansla chambre affectée à votre ordre, pour y reprendre vosséances.

»&|160;Enfin nous étions remis à notreplace&|160;! On nous avait fait venir pour voter les fonds, voilàtout. Sans la déclaration du parlement, que tous les impôts avaientété perçus illégalement jusqu’alors, jamais l’idée de convoquer lesétats généraux ne serait venue à notre bon roi. Mais, à cetteheure, les états généraux étaient plus embarrassants que leparlement, et l’on nous donnait des ordres comme à de lavaletaille&|160;: «&|160;Je vous ordonne de vous séparer tout desuite&|160;!&|160;»

»&|160;Les évêques, les marquis, les comtes etles barons jouissaient de notre confusion et nous regardaient deleur hauteur&|160;; mais croyez-moi, maître Jean, nous ne baissionspas les yeux, nous sentions en nous un frémissement terrible.

»&|160;Le roi, sans rien ajouter, se leva etsortit comme il était venu. Presque tous les évêques, quelquescurés et la plus grande partie des députés de la noblesse seretirèrent par la grande porte de l’avenue.

»&|160;Nous autres, nous devions sortir par lapetite porte du Chantier, mais nous restâmes provisoirement à notreplace. Chacun réfléchissait, chacun amassait de la force et de lacolère.

»&|160;Cela durait depuis un quart d’heure,quand Mirabeau se leva, sa grosse tête en arrière et les yeuxétincelants. Le silence était terrible. On le regardait. Tout àcoup de sa voix claire, il dit&|160;:

«&|160;–&|160;Messieurs, j’avoue que ce quevous venez d’entendre pourrait être le salut de la patrie, si lesprésents du despotisme n’étaient toujours dangereux. Quelle estcette insultante dictature&|160;? L’appareil des armes, laviolation du temple national, pour vous commander d’êtreheureux&|160;!

»&|160;Tout le monde frissonnait&|160;; oncomprenait que Mirabeau jouait sa tête&|160;! Il le savait aussibien que nous, mais l’indignation l’emportait&|160;; et la figuretoute changée, – belle, maître Jean, car celui qui risque sa viepour attaquer l’injustice est beau, c’est même ce qu’il y a de plusbeau dans le monde&|160;! – il continua&|160;:

«&|160;–&|160;Qui vous fait cecommandement&|160;? Votre mandataire&|160;! Qui vous donne des loisimpérieuses&|160;? Votre mandataire&|160;! Lui qui doit lesrecevoir de nous, messieurs, qui sommes revêtus d’un sacerdocepolitique et inviolable&|160;; de nous enfin, de qui seulsvingt-cinq millions d’hommes attendent un bonheur certain, parcequ’il doit être consenti, donné et reçu par tous.

»&|160;Chaque mot entrait comme un boulet dansle vieux trône de l’absolutisme.

«&|160;–&|160;Mais la liberté de vosdélibérations est enchaînée, reprit-il avec un geste qui nous fitfrémir&|160;; une force militaire environne les états&|160;! Oùsont les ennemis de la patrie&|160;? Catilina est-il à nosportes&|160;? Je demande qu’en vous couvrant de votre dignité, devotre puissance législative, vous vous renfermiez dans la religionde votre serment&|160;; il ne vous permet de vous séparer qu’aprèsavoir fait la constitution.

»&|160;Pendant ce discours, le maître descérémonies, qui avait suivi le roi, était rentré dans la salle, etil s’avançait, son chapeau à plumes à la main, du côté des bancsvides de la noblesse. À peine Mirabeau finissait-il de parler,qu’il prononça quelques mots&|160;; mais comme on ne l’entendaitpas, plusieurs se mirent à crier d’un ton de mauvaisehumeur&|160;:

«&|160;–&|160;Plus haut&|160;!… plushaut&|160;!…

»&|160;Et lui, alors, élevant la voix, dit aumilieu du silence&|160;:

«&|160;–&|160;Messieurs, vous avez entendu lesordres du roi&|160;!

»&|160;Mirabeau était resté debout, je voyaisla colère et le mépris serrer ses grosses mâchoires.

«&|160;–&|160;Oui, Monsieur, dit-il lentement,– d’un ton de grand seigneur qui parle de haut, – nous avonsentendu les intentions qu’on a suggérées au roi&|160;; et vous, quine sauriez être son organe auprès des états généraux, vous quin’avez ici ni place ni droit de parler, vous n’êtes pas fait pournous rappeler son discours&|160;!

»&|160;Puis, se redressant et toisant lemaître des cérémonies&|160;:

«&|160;–&|160;Cependant, reprit-il, pouréviter toute équivoque et tout délai, je déclare que, si l’on vousa chargé de nous faire sortir d’ici, vous devez demander des ordrespour employer la force, car nous ne quitterons nos places que parla puissance des baïonnettes&|160;!

»&|160;Toute l’assemblée se leva comme un seulhomme, criant «&|160;Oui&|160;! oui&|160;!&|160;»

»&|160;C’était un tumulte extraordinaire.

»&|160;Au bout de deux ou trois minutes, lecalme s’étant un peu rétabli, notre président dit au maître descérémonies&|160;:

«&|160;–&|160;L’assemblée a décidé hierqu’elle resterait séance tenante, après la séance royale. Je nepuis séparer l’assemblée avant qu’elle en ait délibéré elle-même,et délibéré librement.

«&|160;–&|160;Puis-je, Monsieur, porter cetteréponse au roi&|160;? demanda le marquis.

«&|160;–&|160;Oui, Monsieur, répondit leprésident.

»&|160;Alors le maître des cérémonies sortit,et la séance continua.

»&|160;Pour vous dire la vérité, maître Jean,nous nous attendions à un grand coup&|160;! Mais sur les deuxheures, au lieu de baïonnettes, nous vîmes arriver une quantité decharpentiers, qu’on envoyait pour démolir l’estrade de la séanceroyale, et qui se mirent tout de suite à l’ouvrage. C’était encoreune invention de la reine et du comte d’Artois&|160;: n’osant pasemployer la force, ils employaient le bruit&|160;! On n’a jamaisrien vu de plus misérable.

»&|160;Vous pensez bien que cette nouvelleavance ne nous empêcha pas de faire notre devoir&|160;; ladiscussion continua au milieu du roulement des marteaux&|160;; etles ouvriers eux-mêmes, étonnés de notre calme, finirent parabandonner leurs outils, et par descendre sur les marches del’estrade, pour écouter ce qui se disait. Si M.&|160;le comted’Artois avait pu les voir, jusqu’à la fin de la séance, plusattentifs que dans une église, et couvrant de leursapplaudissements les orateurs qui disaient des choses fortes etjustes, il aurait compris que le peuple n’est pas aussi bête qu’onveut bien le croire.

»&|160;Camus, Barnave, Sieyès parlèrent.Sieyès dit, en descendant de la tribune&|160;:

«&|160;–&|160;Vous êtes aujourd’hui ce quevous étiez hier&|160;!

»&|160;On prit les voix par assis et levé, etl’Assemblée nationale déclara unanimement persister dans sesprécédents arrêtés. Et finalement Mirabeau, dont la colèreavait eu le temps de se refroidir, et qui voyait clairement que satête était en jeu, dit&|160;:

«&|160;–&|160;C’est aujourd’hui que je bénisla liberté, de ce qu’elle mûrit de si beaux fruits dans l’Assembléenationale. Assurons notre ouvrage, en déclarant inviolable lapersonne des députés aux états généraux. Ce n’est pas manifesterune crainte, c’est agir avec prudence&|160;; c’est un frein contreles conseils violents qui assiègent le trône.

»&|160;Chacun vit bien la finesse, et lamotion fut adoptée à la majorité de 493 voix contre 34.

»&|160;L’assemblée se sépara vers six heures,après avoir pris l’arrêté suivant&|160;:

«&|160;L’Assemblée nationale déclare que lapersonne de chaque député est inviolable&|160;; que tousparticuliers, toutes corporations, tribunal, cour ou commission quioseraient, pendant ou après la présente session, poursuivre,rechercher, arrêter ou faire arrêter, détenir ou faire détenir undéputé, pour raison d’aucune proposition, avis, opinion, oudiscours aux états généraux, de même que toutes personnes quiprêteraient leur ministère à aucun desdits attentats, de quelquepart qu’ils fussent ordonnés, sont infâmes et traîtres envers lanation, et coupables de crimes capitaux. L’Assemblée nationalearrête que, dans les cas susdits, elle prendra toutes les mesurespour rechercher, poursuivre et punir ceux qui en seront lesauteurs, instigateurs et exécuteurs.&|160;»

»&|160;Mirabeau n’avait plus rien à craindre,ni nous non plus. Si les rois sont sacrés, c’est qu’ils ont eu soinde l’écrire comme nous dans les lois. Ça fait toujours du biend’être sacré&|160;! Si l’on touchait seulement à l’un de noscheveux maintenant, toute la France crierait et s’indigneraitterriblement. Nous aurions même dû commencer par là, mais lesbonnes idées ne viennent pas toutes ensemble.

»&|160;Je crois, du reste, que la cour a bienfait de ne pas pousser les choses plus loin, car, pendant toutecette séance du 23, le peuple remplissait les avenues deVersailles, et les entrants et sortants ne faisaient que lui porterdes nouvelles&|160;; il savait tout ce qui se passait dansl’assemblée, de quart d’heure en quart d’heure&|160;; si l’on nousavait attaqués, nous aurions eu toute la nation pour nous.

»&|160;En même temps, le bruit courait durenvoi de Necker, remplacé par le comte d’Artois&|160;; de sortequ’aussitôt notre séance levée, le peuple se précipita vers lepalais. Les gardes-françaises avaient reçu l’ordre de tirer, pas unne bougea. La foule entra jusque dans les appartements de Necker,et c’est en apprenant de la bouche du ministre lui-même qu’ilrestait, qu’elle consentit à se retirer.

»&|160;À Paris, l’exaspération était encoreplus grande. Je me suis laissé dire que là, quand la nouvelle serépandit que le roi avait tout cassé, on sentait le feu couver sousles pavés, et qu’il ne fallait qu’un signe pour allumer la guerrecivile.

»&|160;Il faut bien que ce soit vrai, car,malgré les conseils des princes&|160;; malgré les régiments demercenaires allemands et suisses qu’on avait fait venir des quatrecoins de la France&|160;; malgré les canons qu’on avait logés dansles écuries de la reine, vis-à-vis la salle des états, et dont onvoyait les gueules de nos fenêtres&|160;; malgré ce qu’il nousavait signifié lui-même, le roi écrivit aux députés de la noblesse,d’aller rejoindre les députés du tiers dans la salle commune&|160;;et le 30 juin, qui était donc hier, nous avons vu les«&|160;fiers descendants des conquérants&|160;» venirs’asseoir à côté de «&|160;l’humble postérité desvaincus&|160;». Ils ne riaient pas comme le matin du 23, ennous voyant entrer dans la salle, trempés de pluie&|160;!

»&|160;Voilà, maître Jean, où nous ensommes&|160;: la première partie est gagnée&|160;! Et maintenantnous allons faire la constitution. C’est un travail difficile, maisnous y mettrons le temps&|160;; d’ailleurs, nos cahiers sont làpour nous guider, nous n’aurons, pour ainsi dire, qu’à lessuivre.

»&|160;Toutes les plaintes, tous les vœux dupeuple doivent entrer dans cette constitution&|160;:«&|160;Abolition des droits féodaux, des corvées, de la gabelle etdes douanes intérieures. Égalité devant l’impôt et devant la loi.Sûreté personnelle. Admission de tous les citoyens aux emploiscivils et militaires. Inviolabilité du secret des lettres. Pouvoirlégislatif réservé aux représentants de la nation. Responsabilitédes agents du pouvoir. Unité de législation, d’administration, depoids et de mesures. Instruction et justice gratuites. Partage égaldes biens entre les enfants. Liberté du commerce, de l’industrie etdu travail.&|160;»&|160;–&|160;Enfin, tout&|160;! Il faut que touty soit, très clair, et rangé dans un bel ordre par chapitres, afinque chacun comprenne, et que le dernier paysan puisse connaître sesdroits et ses devoirs.

»&|160;Soyez tranquilles, mes amis, les hommesparleront longtemps de 1789.

»&|160;C’est tout ce que j’avais à vous direaujourd’hui. Tâchez de me donner de vos nouvelles le plus tôtpossible. Nous désirons savoir ce qui se passe en province&|160;;mes confrères sont mieux informés que moi. Dites à Michel de meconsacrer une heure par jour, après le travail, qu’il me raconte cequi se passe aux Baraques et dans les environs, et qu’il m’envoiele paquet à la fin de chaque mois. De cette façon, nous seronstoujours les uns avec les autres comme autrefois, et nous auronsl’air de causer ensemble, au coin de notre feu.

»&|160;Je finis en vous embrassant tous.Marguerite me charge de vous dire de ne pas l’oublier, et qu’ellene vous oublie pas non plus. Allons, encore une fois, nous vousembrassons.

»&|160;Votre ami,

»&|160;Chauvel.&|160;»

Pendant que je lisais cette lettre, maîtreJean, le grand Materne et M.&|160;le curé Christophe se regardaienten silence. Quelques mois avant, celui qui se serait permis deparler ainsi du roi, de la reine, de la cour et des évêques,n’aurait pas manqué d’aller aux galères jusqu’à la fin de sesjours. Mais les choses changent vite en ce monde, quand les tempssont venus, et ce qu’on trouvait abominable devient naturel.

Lorsque j’eus fini, ceux qui se trouvaient làcontinuaient de se taire, et seulement au bout d’une ou deuxminutes maître Jean s’écria&|160;:

–&|160;Eh bien, que penses-tu de cela,Christophe&|160;? qu’en dis-tu&|160;? Il ne se gêne pas&|160;!

–&|160;Non, dit le curé, rien ne le gêneplus&|160;! et pour qu’un homme aussi prudent, aussi fin queChauvel écrive de cette encre, il faut que le tiers ait déjà laforce en main. – Ce qu’il dit du bas clergé, comme nous appellentnosseigneurs les évêques, est vrai&|160;: nous sommes du peuple, etnous tenons avec le peuple. Jésus-Christ, notre divin maître, avoulu naître dans une étable&|160;; il a vécu pour les pauvres, aumilieu des pauvres, et il est mort pour eux.

»&|160;Voilà notre modèle&|160;! – Nos cahiersdemandent, comme ceux du tiers, une constitution monarchique, où lepouvoir législatif appartienne aux états&|160;; où l’égalité detous devant la loi et la liberté soit établie&|160;; où les abus depouvoir, même dans l’Église, soient sévèrement réprimés&|160;; oùl’instruction primaire soit rendue universelle et gratuite&|160;;et l’unité de législation établie dans tout le royaume. – Lanoblesse, elle, demande pour les femmes nobles le droit de porterdes rubans qui les distinguent des femmes du commun&|160;! Elle nes’occupe que de questions d’étiquette&|160;; elle ne dit pas un motdu peuple, elle ne lui reconnaît aucun droit et ne lui fait aucuneconcession, si ce n’est pour quelques inégalités dans les impôts,chose assez misérable. Nos évêques, presque tous nobles, tiennentavec la noblesse&|160;; et nous, enfants du peuple, nous sommesavec le peuple&|160;; il n’existe donc aujourd’hui que deuxpartis&|160;: les privilégiés et les non-privilégiés,l’aristocratie et le peuple.

»&|160;Pour tout cela, Chauvel a raison. Maisil parle trop librement du roi, des princes et de la cour. Laroyauté est un principe. On reconnaît le vieux calviniste, qui sefigure déjà tenir au pied du mur les descendants de ceux qui ontmartyrisé ses ancêtres. Ne crois pas, Jean, que Charles IX, LouisXIV et même Louis XV se soient acharnés contre les réformés à causede leur religion&|160;; ils l’ont fait croire au peuple, car lepeuple ne s’intéresse qu’à la religion, à la patrie, aux choses ducœur&|160;; il ne se moque pas mal des dynasties, et de se fairecasser les os pour les intérêts de Pierre, Paul ou Jacques&|160;!Les rois ont donc fait croire qu’ils défendaient la religion, parceque ces calvinistes, sous prétexte de religion, voulaient fonderune république comme en Suisse&|160;; et que de la Rochelle, leurnid, ils répandaient des idées d’égalité et de liberté dans le midide la France. Le peuple croyait se battre pour la religion&|160;;il se battait contre l’égalité, pour le despotisme. Comprends-tumaintenant&|160;? Il a fallu dénicher ces calvinistes et lesdétruire&|160;; sans cela ils auraient établi la république.Chauvel le sait bien&|160;! Je suis sûr qu’au fond c’est aussi sonidée, et voilà justement où nous ne sommes plus d’accord.

–&|160;Mais, s’écria maître Jean, c’estpourtant abominable de traiter les députés du tiers comme font lesprinces et les nobles&|160;!

–&|160;Hé&|160;! que veux-tu, répondit lecuré, l’orgueil a déjà précipité Satan dans les abîmes&|160;!L’orgueil commence par aveugler ceux qu’il possède&|160;; il lespousse à toutes les choses injustes et insensées. Pour le bon sens,on peut dire maintenant que les premiers sont les derniers, et lesderniers les premiers. Dieu sait comment tout cela finira&|160;!Quant à nous, mes amis, remplissons toujours nos devoirs dechrétiens&|160;: c’est le meilleur.

Les autres écoutaient.

Le curé Christophe et son frère repartirenttout pensifs.

DÉCLARATION DES DROITS DE L’HOMME ET DUCITOYEN

Décrétée par l’Assemblée nationale constituante de1789

Les Représentants du peuple français, constitués en Assembléenationale, considérant que l’ignorance, l’oubli ou le mépris desdroits de l’homme sont les seules causes des malheurs publics et dela corruption des gouvernements, ont résolu d’exposer dans unedéclaration solennelle les droits naturels, inaliénables et sacrésde l’homme, afin que cette déclaration, constamment présente à tousles membres du corps social, leur rappelle sans cesse leurs droitset leurs devoirs ; afin que les actes du pouvoir législatif etceux du pouvoir exécutif, pouvant être à chaque instant comparésavec le but de toute institution politique, en soient plusrespectés ; afin que les réclamations des citoyens, fondéesdésormais sur des principes simples et incontestables, tournenttoujours au maintien de la Constitution et au bonheur de tous.

En conséquence, l’Assemblée nationale reconnaît et déclare, enprésence et sous les auspices de l’Être suprême, les droitssuivants de l’homme et du citoyen :

I. Les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droits.Les distinctions sociales ne peuvent être fondées que sur l’utilitécommune.

II. Le but de toute association politique est la conservationdes droits naturels et imprescriptibles de l’homme. Ces droits sontla liberté, la propriété, la sûreté, et la résistance àl’oppression.

III. Le principe de toute souveraineté réside essentiellementdans la nation. Nul corps, nul individu ne peut exercer d’autoritéqui n’en émane expressément.

IV. La liberté consiste à pouvoir faire tout ce qui ne nuit pasà autrui. Ainsi l’exercice des droits naturels de chaque homme, n’ade bornes que celles qui assurent, aux autres membres de lasociété, la jouissance de ces mêmes droits. Ces bornes ne peuventêtre déterminées que par la loi.

V. La loi n’a le droit de défendre que les actions nuisibles àla société. Tout ce qui n’est pas défendu par la loi ne peut êtreempêché, et nul ne peut être contraint à faire ce qu’elle n’ordonnepas.

VI. La loi est l’expression de la volonté générale. Tous lescitoyens ont droit de concourir personnellement ou par leursreprésentants à sa formation. Elle doit être la même pour tous,soit qu’elle protège, soit qu’elle punisse. Tous les citoyens,étant égaux à ses yeux, sont également admissibles à toutesdignités, places et emplois publics, selon leur capacité, et sansautre distinction que celle de leurs vertus ou de leurstalents.

VII. Nul homme ne peut être accusé, arrêté, ni détenu que dansles cas déterminés par la loi, et selon les formes qu’elle aprescrites. Ceux qui sollicitent, expédient, exécutent, ou fontexécuter des ordres arbitraires, doivent être punis ; maistout citoyen appelé ou saisi en vertu de la loi doit obéir àl’instant ; il se rend coupable par la résistance.

VIII. La loi ne doit établir que des peines strictement etévidemment nécessaires, et nul ne peut être puni qu’en vertu d’uneloi établie et promulguée antérieurement au délit, et légalementappliquée.

IX. Tout homme étant présumé innocent jusqu’à ce qu’il ait étédéclaré coupable, s’il est jugé indispensable de l’arrêter, touterigueur qui ne serait pas nécessaire pour s’assurer de sa personnedoit être sévèrement réprimée par la loi.

X. Nul ne doit être inquiété pour ses opinions, mêmereligieuses, pourvu que leur manifestation ne trouble pas l’ordrepublic établi par la loi.

XI. La libre communication de la pensée et des opinions est undes droits les plus précieux de l’homme : tout citoyen peutdonc parler, écrire, imprimer librement, sauf à répondre de l’abusde cette liberté dans les cas déterminés par la loi.

XII. La garantie des droits de l’homme et du citoyen nécessiteune force publique : cette force est donc instituée pourl’avantage de tous et non pour l’utilité particulière de ceuxauxquels elle est confiée.

XIII. Pour l’entretien de la force publique et pour les dépensesd’administration, une contribution commune est indispensable ;elle doit être également répartie entre tous les citoyens, enraison de leurs facultés.

XIV. Tous les citoyens ont le droit de constater par eux-mêmesou par leurs représentants la nécessité de la contributionpublique, de la consentir librement, d’en suivre l’emploi et d’endéterminer la quotité, l’assiette, le recouvrement et la durée.

XV. La société a le droit de demander compte à tout agent publicde son administration.

XVI. Toute société dans laquelle la garantie des droits n’estpas assurée, ni la séparation des pouvoirs déterminée, n’a point deconstitution.

XVII. La propriété étant un droit inviolable et sacré, nul nepeut en être privé, si ce n’est lorsque la nécessité publique,légalement constatée, l’exige évidemment, et sous la conditiond’une juste et préalable indemnité.

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L’Assemblée nationale, voulant établir la Constitution françaisesur les principes qu’elle vient de reconnaître et de déclarer,abolit irrévocablement les institutions qui blessaient la libertéet l’égalité des droits.

Il n’y a plus ni noblesse, ni pairie, ni distinctionshéréditaires, ni distinctions d’ordre, ni régime féodal, ni justicepatrimoniale, ni aucun des titres, dénominations et prérogativesqui en dérivaient, ni aucun ordre de chevalerie, ni aucune descorporations ou décorations pour lesquelles on exigeait des preuvesde noblesse, ou qui supposaient des distinctions de naissance, niaucune autre supériorité que celle des fonctionnaires publics dansl’exercice de leurs fonctions.

Il n’y a plus ni vénalité ni hérédité d’aucun office public.

Il n’y a plus pour aucune partie de la nation ni pour aucunindividu, aucun privilège ni exception au droit commun de tous lesFrançais.

Il n’y a plus ni jurandes, ni corporations de professions, artset métiers.

La loi ne reconnaît plus ni vœux religieux ni aucun autreengagement qui serait contraire aux droits naturels ou à laConstitution.

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