SOCRATE.
Car si c’était la science des mêmes objets, quelle raison
aurions-nous de mettre de la différence entre un art et
un autre, puisque tous les deux aboutiraient à la
connaissance des mêmes choses? Par exemple, je sais
que voilà cinq doigts, et tu le sais comme moi. Si je te
demandais si c’est par le même art, savoir, par
l’arithmétique, que nous connaissons cela toi et moi, ou
chacun par un art différent, tu dirais sans doute que
c’est par le même art.
ION.
Oui.
SOCRATE.
Réponds présentement à la question que j’étais sur le
point de te faire tout-à-l’heure, et dis-moi si tu crois, par
rapport à tous les arts sans exception, qu’il est
nécessaire que le même art nous fasse connaître les
mêmes objets, et un autre art des objets différens.
ION.
Je le crois, Socrate.
SOCRATE.
Ainsi quiconque ne possédera point un art ne sera pas
en état de bien juger de ce qui sera dit ou fait en vertu
de cet art?
ION.
Non.
SOCRATE.
Par exemple, pour les vers que tu viens de citer, jugeras-
tu mieux que le cocher si Homère parle bien ou mal?
ION.
Le cocher en jugera mieux.
SOCRATE.
Car tu es rapsode, toi, et non pas cocher?
ION.
Oui.
SOCRATE.
Et l’art du rapsode est autre que celui du cocher?
ION.
Oui, certes.
SOCRATE.
Puisqu’il est autre, il est aussi la science d’autres objets?
ION.
Sans doute.
SOCRATE.
Mais quoi! lorsque Homère dit qu’Hécamède, concubine
de Nestor, donna à Machaon blessé une potion à
boire, et qu’il s’exprime ainsi ,
…. du vin de Pramne, sur lequel elle racla du fromage
de chèvre
Avec un couteau d’airain; et y mêla de l’oignon pour
exciter la soif.
Est-ce à l’art du médecin, ou à celui du rapsode, qu’il
appartient de juger si Homère parle bien en cet endroit,
ou non?
ION.
A la médecine.
SOCRATE.
Et quand Homère dit,
Elle s’élance dans l’abîme comme le plomb,
Qui attaché à la corne d’un bœuf sauvage
Va porter la mort aux poissons avides,
dirons-nous que c’est à l’art du pêcheur plutôt qu’à celui
du rapsode, de juger si cela est bien ou mal dit?
ION.
Il est évident, Socrate, que c’est à l’art du pêcheur.
SOCRATE.
Vois, si tu m’interrogeais à ton tour, et si tu me disais,
Socrate, puisque tu trouves dans Homère des
choses dont le jugement appartient à chacun de ces
différens arts, trouves-y aussi quelque chose qui regarde
les devins et l’art divinatoire, et qu’ils soient en état
d’apprécier; vois avec quelle facilité je te répondrais
qu’Homère parle en effet de tout cela et très souvent,
dans l’Odyssée par exemple, quand le devin
Théoclymène, issu de la race de Mélampe, adresse ces
paroles aux amants de Pénélope:
Infortunés, quel sort est le vôtre! La nuit
Enveloppe vos tètes, vos faces, tous vos membres .
Les sanglots éclatent; les joues sont baignées de larmes.
Le vestibule est rempli de fantômes, la cour aussi en est
remplie;
Ils s’en vont dans l’Érèbe, au milieu des ténèbres. Le
soleil
A disparu du ciel; au loin s’étend une obscurité
sinistre.
Il en parle souvent aussi dans l’Iliade, comme à
l’attaque des remparts; écoutons-le:
Ils allaient franchir le fossé, quand un oiseau se
montra,
Un aigle planant au haut du ciel, à la gauche de l’armée,
Tenant dans ses serres un serpent énorme,
ensanglanté,
Encore en vie et palpitant. Mais il n’avait point renoncé à
se défendre,
Il blesse à la poitrine près du cou, l’ennemi qui le tient,
En retournant la tète; celui-ci le lâche aussitôt Par la
violence de la douleur; le serpent tombe au milieu de
l’armée;
L’aigle, poussant de grands cris, s’envole au gré
des vents.
Tels sont, te dirai-je, les endroits, et d’autres
semblables, dont l’examen et le jugement appartiennent
au devin.
ION.
En cela tu diras la vérité, Socrate.
SOCRATE.
Ta réponse n’est pas moins vraie, Ion. Maintenant,
comme je t’ai marqué dans l’Odyssée et dans l’Iliade les
endroits qui appartiennent, les uns au devin, les autres
au médecin, les autres au pêcheur; cite-moi
pareillement, toi qui es bien plus au fait d’Homère que
moi, les endroits qui regardent le rapsode et son art, et
qu’il lui appartient d’examiner et de juger de préférence
aux autres hommes.
ION.
Je réponds, Socrate, que tout Homère appartient au
rapsode.
SOCRATE.
Tu ne disais pas cela tout à l’heure, Ion; as-tu donc si
peu de mémoire? Il ne convient pourtant pas à un
rapsode d’être sujet à l’oubli.
ION.
Qu’est-ce donc que j’ai oublié?
SOCRATE.
Ne te souviens-tu pas d’avoir dit que l’art du rapsode est
autre que celui du cocher?
ION.
Je m’en souviens.
SOCRATE.
N’as-tu point avoué qu’étant autre, il aura aussi d’autres
objets?
ION.
Oui.
SOCRATE.
L’art du rapsode, selon ce que tu dis, non plus que le
rapsode, ne jugera donc pas de tout?
ION.
Il en faut peut-être excepter ce dont tu m’as parlé,
Socrate.
SOCRATE.
Mais par là, tu exceptes à-peu-près tout ce qui appartient
aux autres arts. De quoi jugera donc précisément le tien,
puisqu’il ne juge pas de tout?
ION.
Il jugera, je pense, des discours qu’il convient de mettre
dans la bouche de l’homme et de la femme, des esclaves
et des personnes libres, de ceux qui obéissent et de ceux
qui commandent.
SOCRATE.
Veux-tu dire que le rapsode saura mieux que le pilote de
quelle manière doit parler celui qui commande dans un
vaisseau battu de la tempête?
ION.
Non: pour cela, j’en conviens, ce sera le pilote.
SOCRATE.
Le rapsode saura-t-il mieux que le médecin quel discours
doit tenir celui qui commande à un malade?
ION.
Non; j’en conviens encore.
SOCRATE.
Veux-tu parler des discours qui conviennent à un
esclave?
ION.
Oui.
SOCRATE.
Par exemple, prétends-tu que c’est le rapsode, et non
pas le bouvier, qui saura ce que doit dire un bouvier,
pour apaiser ses bœufs quand ils sont irrités?