Je ne suis pas coupable d’ Agatha Christie
PROLOGUE
— Elinor Katharine Carlisle, vous êtes accusée du meurtre de Mary Gerrard, assassinée le 27 juillet dernier. Etes-vous coupable ou innocente ?
Elinor Carlisle se tenait droite, la tête levée. Son visage gracieux, aux traits réguliers et fins, s’encadrait d’une abondante chevelure noire. Ses sourcils, réduits à une simple ligne, surmontaient des yeux d’un bleu profond.
Il se produisit un silence… un silence angoissant.
Sir Edwin Bulmer, avocat de la défense, conçut une vive appréhension. Sa cliente allait-elle plaider coupable ? Elle perdait toute maîtrise d’elle-même.
Elinor Carlisle entrouvrit les lèvres et déclara :
— Je ne suis pas coupable.
Son avocat se rassit et passa son mouchoir sur son front : il venait de l’échapper belle !
A son tour, sir Samuel Attenbury se leva et prononça le réquisitoire.
— Messieurs les juges et messieurs les jurés, le 27 juillet, à 3 heures et demie de l’après-midi, Mary Gerrard mourait, dans le château de Hunterbury, Maidensford…
Sa voix pleine et agréable poursuivait l’exposé des faits. Elinor, plongée dans une demi-torpeur, n’entendait que des bribes de ce récit pourtant net et concis…
— … L’affaire est très simple… Il est du devoir du tribunal… de démontrer le mobile… Personne, autant qu’on puisse en juger, n’avait de raison de tuer cette malheureuse Mary Gerrard, sauf l’accusée. La victime, une jeune fille d’un caractère charmant… sympathique à tous… et qui n’avait pas un seul ennemi au monde…
Mary… Mary Gerrard ! Comme tout cela semblait loin à présent… tout à fait en dehors de la réalité…
— J’attire particulièrement votre attention sur les deux considérations suivantes :
« 1° De quels moyens disposait l’accusée pour administrer le poison ?
« 2° Quel était son mobile ?
« Il m’appartient de faire appeler devant vous des témoins qui vous aideront à répondre à ces questions…
« Quant à l’empoisonnement de Mary Gerrard, je vais m’efforcer de vous prouver que nul, excepté l’accusée, n’avait la possibilité de commettre ce crime…
Elinor se sentit enveloppée d’un brouillard épais à travers lequel lui arrivaient quelques bouts de phrase :
« … Sandwiches… beurre d’anchois… maison vide… »
Comme des coups d’épingle, ces mots frappaient son esprit engourdi.
La Cour ! Des visages ! Des rangées et des rangées de visages ! L’un d’eux avait une grosse moustache noire et des yeux malins. Hercule Poirot, la tête légèrement penchée de côté, le regard pensif, observait l’accusée.
Elinor songea : « Il essaie de comprendre pourquoi j’ai agi ainsi… Il essaie de deviner ma pensée et mes impressions à ce moment-là… »
Ses impressions ?… Une petite tache… une commotion… le visage de Roddy… son cher visage au long nez mince et à la bouche délicate… Roddy ! Toujours Roddy… toujours lui, aussi loin que ses souvenirs pouvaient la reporter… depuis ces jours lointains à Hunterbury, parmi les framboisiers, dans les garennes et le long du ruisseau, Roddy… Roddy… Roddy…
D’autres visages ! L’infirmière O’Brien, les lèvres entrouvertes, sa figure fraîche et parsemée de taches de rousseur. L’implacable infirmière Hopkins, aux allures bourgeoises. Peter Lord… Peter Lord si bon, si raisonnable, si… réconfortant ! En y réfléchissant bien à présent… allait-elle perdre la partie ? Oui, elle la perdrait ! Tous les autres appréhendaient le verdict, alors qu’elle, l’actrice principale, ne prenait pas l’affaire au tragique.
Accusée de meurtre, elle demeurait calme et froide. Soudain, le lourd nuage qui entourait son cerveau se déchira. Elle était devant ses juges.
Le public…
Les assistants, penchés en avant, les yeux écarquillés, la dévisageaient avec une curiosité malsaine, tout en écoutant les paroles prononcées par cet homme grand et maigre, au nez d’Israélite.
— Tous les faits de cette affaire sont extrêmement faciles à comprendre et ne laissent aucun doute dans l’esprit. Je vais vous les résumer depuis le commencement…
Elinor songea :
« Le commencement… Le commencement ? Le jour où arriva cette horrible lettre anonyme ! Voilà jusqu’où il faut remonter. »
PREMIÈRE PARTIE
CHAPITRE PREMIER
COUSIN ET COUSINE
I
Une lettre anonyme !
Elinor Carlisle la tenait ouverte dans sa main et la regardait. Jamais de sa vie elle n’avait vu pareille chose. Elle en ressentait une sensation désagréable. Truffée de fautes d’orthographe et écrite d’une main maladroite sur un papier rose à bon marché, la lettre disait :
Je veux seulement vous prévenire.
Je nomme persone, mais il y a quelqu’un qui profitte de votre tante et si vous ne prenais pas garde, vous n’aurais rien de son héritage. Les jeunes sont très roublardes et les vieilles se lessent faire quant on les flate aussi je vous préviens que vous feriez mieux de venir voir par vousmême ce qui se passe. Ce ne serait pas juste si vous et le jeune monsieur étiez dépouillés de ce qui doit vous revennir. Elle est très cajauleuse et la vieille madame peut claquer d’un momen à l’otre.
Celle qui veu vôtre bonheur.
Elinor considérait toujours cette missive, ses sourcils épilés rapprochés l’un de l’autre dans son indignation, lorsque la porte s’ouvrit. La bonne annonça Mr Welman, et Roddy entra.
Roddy ! Chaque fois qu’elle voyait Roddy, Elinor éprouvait un léger frisson de plaisir. Néanmoins, elle comprenait qu’elle devait se tenir sur la réserve. Il était trop visible, en effet, que Roddy, tout en l’aimant, ne lui témoignait pas des sentiments aussi ardents que ceux dont elle brûlait pour lui. Rien qu’à sa vue, Elinor sentait son cœur battre à lui faire mal. Il était absurde qu’un homme, un jeune homme aussi ordinaire, pût exercer un tel pouvoir sur elle, que sa présence suffît à lui chavirer la tête et que le son de sa voix amenât presque des larmes dans ses yeux ! L’amour devrait être une émotion agréable… et non une cause de souffrance…
Mieux valait paraître insensible et froide. Les hommes n’estiment pas une femme… empressée et trop aimante. En tout cas, Roddy ne goûterait pas ce genre de démonstrations.
— Bonjour, Roddy ! fit-elle d’une voix aimable.
— Bonjour, chérie ! Tu me sembles bien sérieuse. Est-ce une facture que tu tiens là ?
Elinor hocha la tête.
— Je le croyais, dit Roddy… Nous sommes en été, époque où les lutins dansent dans la forêt et où les notes de fournisseurs affluent de tous côtés !
— Oh ! quelle horreur ! C’est une lettre anonyme.
Roddy releva les sourcils. Son fin visage se durcit.
Il poussa une exclamation de dégoût :
— Non ?…
— Quelle horreur ! répéta Elinor.
Elle alla vers son secrétaire.
— Je ferais mieux de la détruire, n’est-ce pas ?
Elle allait la déchirer… Elle en fit le geste. Elle aurait pu la détruire et n’y plus penser. Roddy ne l’en eût pas empêchée. Sa délicatesse l’emportait sur sa curiosité.
Mue par une soudaine impulsion, Elinor en décida autrement et dit :
— Après tout, peut-être vaudrait-il mieux que tu la lises d’abord. Ensuite, je la brûlerai. Il s’agit de tante Laura.
De nouveau, Roddy releva ses sourcils.
— De tante Laura ?
Il prit la lettre, la lut, plissa le front de mépris et la rendit à la jeune fille.
— Oui, dit-il, cela ne mérite que d’être brûlé. Que les gens sont donc odieux !
— C’est sans doute une des servantes, qu’en penses-tu ?
— Peut-être.
Il hésita.
— Je me demande qui est la personne… celle dont si est question ?
Pensive, Elinor répondit :
— Ce doit être Mary Gerrard.
— Qui ça, Mary Gerrard ? dit Roddy, faisant effort pour se souvenir.
— La fille des gardiens. Tu dois te souvenir d’elle, alors qu’elle était enfant ? Tante Laura avait un faible pour cette petite et s’intéressait beaucoup à elle. Elle a pourvu à son éducation et lui a même fait donner des leçons de piano et de français.
— Ah oui ! fit Roddy, je me souviens d’elle à présent. Une gosse maigre, tout en bras et en jambes, avec une grosse touffe de cheveux blonds ?
— C’est cela, acquiesça Elinor. Tu ne l’as sans doute pas revue depuis ces vacances d’été où ta maman et ton papa voyageaient à l’étranger. Tu n’es pas allé aussi souvent que moi à Hunterbury. Tout récemment, elle a séjourné en Allemagne au pair, mais nous allions la chercher pour jouer avec nous quand nous étions petits.
— Comment est-elle à présent ? demanda Roddy.
— Elle est devenue très jolie. Elle a d’excellentes manières et une belle instruction ; on ne la croirait pas la fille du père Gerrard.
— Alors, c’est une vraie demoiselle ?
— Oui, et il me semble qu’en raison de cette transformation, les choses ne vont pas très bien au pavillon du gardien. Mrs Gerrard est morte il y a quelques années, comme tu le sais, et Mary ne s’entend pas très bien avec son père. Il se moque de ses « belles façons ».
Irrité, le jeune homme observa :
— On ne sait jamais le tort que l’on peut faire à quelqu’un en lui donnant de l’instruction. Souvent c’est de la cruauté et non pas de la bonté.
— Mary Gerrard passe une grande partie de son temps au château où elle fait la lecture à tante Laura depuis sa dernière attaque.
— Pourquoi son infirmière ne lui sert-elle pas également de lectrice ? demanda Roddy.
Elinor répondit avec un sourire :
— L’infirmière O’Brien a un accent épouvantable. Je ne m’étonne pas que tante Laura lui préfère Mary.
Roddy fit quelques pas dans la pièce, puis il dit :
— Il me semble, Elinor, que nous devrions aller voir notre tante.
Elinor répondit avec un léger mouvement de recul :
— A cause de cela ?
— Non, pas du tout. Voyons, soyons sincères. Aussi odieuse que paraisse cette lettre anonyme, peut-être y a-t-il là-dessous quelque vérité. Notre vieille tante est bien malade…
— Certes, Roddy.
Il enveloppa sa cousine d’un charmant sourire… tout en avouant la faiblesse de la nature humaine :
— Et la question d’argent a une grosse importance… pour toi et pour moi, Elinor.
— Evidemment, reconnut-elle sans hésitation.
Roddy déclara d’un air sérieux :
— Non que je sois cupide. Mais tante Laura nous a dit maintes fois que toi et moi sommes les seuls parents qui lui restent. Tu es sa propre nièce, la fille de son frère, et moi le neveu de son mari. Elle nous a toujours laissé entendre qu’à sa mort tous ses biens reviendraient à l’un de nous… ou plutôt à tous les deux. Et il s’agit d’un gros héritage, Elinor.
— Oui, acquiesça la jeune fille, rêveuse.
— L’entretien du château de Hunterbury exige une grande richesse, observa Roddy. L’oncle Henry possédait aussi une jolie fortune lorsqu’il épousa ta tante Laura qui elle-même hérita de grands biens au décès de ses parents, ainsi que ton père. Quel dommage qu’il se soit lancé dans des spéculations malheureuses !
Elinor soupira.
— Mon pauvre papa n’avait guère le sens des affaires. Il connut des ennuis de toutes sortes à la fin de sa vie.
— Ta tante Laura avait une tête beaucoup plus solide. Elle m’a avoué l’autre jour qu’elle avait toujours eu de la veine dans ses placements et que ses valeurs n’ont pour ainsi dire jamais baissé.
— L’oncle Henry lui a laissé toute sa fortune à sa mort, n’est-ce pas, Roddy ?
— Oui. Il est mort trop tôt, hélas ! Et elle ne s’est pas remariée. Cette épouse fidèle s’est toujours montrée très bonne envers nous. Elle m’a traité comme si j’étais de son sang. Chaque fois que je me suis trouvé dans l’embarras elle m’a tiré d’affaire. Par bonheur, je n’ai pas eu à recourir souvent à ses services.
— Elle a été également très généreuse pour moi, dit Elinor avec gratitude.
— Tante Laura, poursuivit Roddy, est une femme épatante. Mais tu sais, Elinor, sans nous en douter, toi et moi nous menons une vie plutôt extravagante, vu la modestie de nos ressources.
— Peut-être… Tout est hors de prix… les toilettes, les fards, le cinéma, les cocktails et même les disques de gramophone.
— Chérie, tu es comme le lis de la vallée : tu ne travailles pas, tu ne files pas…
— Crois-tu que je devrais le faire, Roddy ? répliqua Elinor.
Il hocha la tête :
— Je t’aime telle que tu es : délicate, hautaine et ironique. Je te détesterais si tu prenais la vie au sérieux. Je veux simplement te faire observer que, sans tante Laura, tu serais sans doute employée à quelque vulgaire besogne.
« Il en va de même pour moi, continua-t-il. Cela me va d’ailleurs comme un gant. Naturellement, j’ai une espèce d’emploi chez Lewis & Hume, presque une sinécure. Je sauve mon amour-propre en occupant une situation, mais sache que je ne me soucie nullement de l’avenir parce que je compte sur… l’héritage de tante Laura.
— Nous ressemblons, ma parole, à des sangsues humaines…
— Des bêtises ! On nous a toujours laissé comprendre qu’un jour nous aurions de l’argent… Voilà tout ! Cet espoir a influencé notre façon de vivre.
Pensive, Elinor murmura :
— Tante Laura ne nous a jamais révélé au juste ses dispositions testamentaires.
— Peu importe ! Selon toute probabilité, elle a partagé ses biens entre nous deux. S’il en était autrement… si elle léguait la totalité ou la plus grande partie à toi qui es sa plus proche parente, eh bien ! chérie, j’aurais tout de même ma part parce que je vais t’épouser… et si la bonne vieille tante juge préférable de tout me laisser en tant que représentant mâle des Welman, cela reviendra au même puisque tu m’épouseras.
Il lui grimaça un sourire affectueux.
— La chance veut que nous nous aimions, car tu m’aimes, n’est-ce pas, Elinor ?
— Oui, répondit-elle, simulant une certaine froideur.
— Oui, répéta le jeune homme, contrefaisant la voix de sa cousine. Tu es adorable, Elinor ! Avec tes petits airs pleins de dignité et de noblesse, tu ressembles à la Princesse lointaine. Ces qualités m’ont amené, je crois, à t’aimer.
— Pas possible ? fit Elinor, retenant son souffle.
— Eh oui ! — Il fronça le sourcil. — Certaines femmes sont si accapareuses… fidèles et dévouées comme des chiens, elles manifestent toutes leurs émotions avec une exubérance qui me répugne. Avec toi, on n’est jamais sûr. A tout instant, je crains de te voir me tourner le dos et m’abandonner en déclarant que tu as changé d’avis… tout naturellement, sans sourciller. Elinor, tu es une créature fascinante, une œuvre d’art… parfaite !
Il poursuivit :
— J’ai l’impression que notre mariage sera des plus heureux. Nous nous aimons suffisamment et sans excès. Nous sommes de bons camarades et nous avons des goûts communs. Nous nous connaissons à fond ; nous avons les avantages de la parenté sans les désagréments de la consanguinité. Jamais je ne me lasserai de toi parce que tu ne te livres jamais entièrement. Cependant, tu pourrais te fatiguer de moi, un individu si ordinaire…
Elinor hocha la tête :
— Oh, non ! Roddy, jamais !
— Mon amour !
Il l’embrassa. Puis il dit :
— Tante Laura sait fort bien à quoi s’en tenir sur nos sentiments réciproques, bien que nous ne soyons pas allés la voir depuis que nous avons pris notre décision. C’est là un prétexte tout trouvé pour passer chez elle, qu’en dis-tu ?
— Oui, Je pensais justement l’autre jour…
Roddy acheva sa phrase :
— Que nous ne rendions pas visite à notre tante aussi fréquemment que nous le devrions ? Moi aussi, j’y songeais. Lors de sa première attaque, nous allions à Hunterbury tous les quinze jours Et voilà presque deux mois qu’elle ne nous a pas vus.
Elinor répliqua :
— Nous aurions répondu à son appel… tout de suite.
— Cela va de soi. Nous savons qu’elle est bien soignée par l’infirmière O’Brien, qu’elle aime beaucoup. Nous l’avons tout de même un peu négligée, ce me semble. Je ne parle point par intérêt, mais par simple humanité.
— Ainsi cette affreuse lettre aura tout de même servi à quelque chose. Nous allons nous rendre chez tante Laura pour protéger nos intérêts et aussi par affection envers notre vieille parente.
Il frotta une allumette et en approcha la flamme de la lettre qu’il prit de la main d’Elinor.
— Savoir qui l’a écrite ? dit-il. Non que cela ait de l’importance… Peut-être nous a-t-on rendu là un fier service. Je me rappelle ce que m’a raconté Jim Partington. Sa mère, qui habitait sur la Riviera, était soignée par un jeune médecin italien dont elle s’amouracha et à qui elle légua toute sa fortune jusqu’au dernier sou. Jim et ses sœurs essayèrent de faire annuler le testament, mais en pure perte.
— Tante Laura aime beaucoup le nouveau médecin qui a pris la clientèle du Dr Ransome, mais pas à ce point, protesta Elinor. En tout cas, cette horrible lettre fait allusion à une jeune fille. Ce doit être Mary.
— Eh bien ! nous ne tarderons pas à en avoir le cœur net…
II
L’infirmière O’Brien sortit précipitamment de la chambre à coucher de Mrs Welman pour se rendre dans la salle de bains. Elle dit, par-dessus son épaule :
— Je vais mettre la bouilloire sur le réchaud à gaz. Une tasse de thé vous fera certainement du bien.
L’infirmière Hopkins lui répondit :
— Chère amie, je ne refuse jamais une bonne tasse de thé… du thé bien fort. Rien ne vous remet si bien d’aplomb.
Tout en remplissant la bouilloire d’eau et en allumant le réchaud, l’infirmière O’Brien déclara :
— J’ai tout ce qu’il me faut dans ce petit buffet : la théière, les tasses et le sucre… De plus, Edna m’apporte du lait frais deux fois par jour. Inutile de la sonner à chaque instant. Ce petit réchaud marche à merveille et l’eau bout en un clin d’œil.
L’infirmière O’Brien était une grande femme aux cheveux roux, aux dents étincelantes et au visage parsemé de taches de rousseur. Son sourire engageant, sa gaieté et sa vitalité la faisaient adorer de tous ses patients. Elle approchait de la trentaine. L’infirmière-visiteuse, miss Hopkins, venait chaque matin l’aider à faire le lit et la toilette de la vieille dame impotente. C’était une femme d’âge moyen, très simple, mais capable et active.
— Tout marche à souhait dans ce château, approuva-t-elle.
— Oui, mais il n’est pas très modernisé. Le chauffage central n’y est même pas installé, mais il y a du feu dans toutes les cheminées et les servantes font preuve de bonne volonté. Mrs Bishop s’entend à merveille à les diriger.
— En général, ces jeunes servantes me donnent sur les nerfs, dit miss Hopkins. Elles ne savent pas ce qu’elles veulent et ne travaillent pas consciencieusement.
— Mary Gerrard est une jeune fille charmante, commenta l’infirmière O’Brien. Je ne sais pas ce que Mrs Welman deviendrait sans elle.
« Avez-vous entendu comme elle l’a réclamée ? Il est vrai que cette délicieuse enfant sait bien la prendre.
— Mary est fort à plaindre, observa miss Hopkins. Son père lui rend la vie dure…
— Ce vieux grigou n’a jamais pour elle un mot aimable, fit miss O’Brien. Voilà la bouilloire qui chante. Je vais jeter l’eau sur le thé dès qu’elle bouillira.
Elle servit un thé chaud et parfumé. Les deux infirmières le prirent dans la chambre de miss O’Brien, voisine de celle de la malade.
— Mr Welman et miss Carlisle vont venir au château, annonça miss O’Brien. On a reçu leur télégramme ce matin.
— Ah ! J’ai remarqué que la vieille dame paraissait émue. Il y a longtemps qu’elle n’a pas eu la visite de ses neveux, n’est-ce pas ? demanda miss Hopkins.
— Plus de deux mois. Ce Mr Welman est un charmant garçon, mais un peu fier.
— J’ai vu le portrait de la nièce l’autre jour dans le Tatler, en compagnie d’une amie, à Newmarket, dit miss Hopkins.
— Elle est très connue dans la société de Londres. Elle porte toujours de si élégantes toilettes ! La trouvez-vous réellement belle ?
— On ne sait jamais à quoi ressemblent ces mondaines sous leur maquillage ! opina miss Hopkins. A mon avis, elle est loin d’égaler en beauté Mary Gerrard !
Miss O’Brien pinça les lèvres et pencha la tête de côté.
— Vous avez peut-être raison, mais Mary n’a pas le même chic.
D’un ton doctoral, miss Hopkins décréta :
— L’habit fait le moine.
— Encore une tasse de thé, miss Hopkins ?
— Merci. Ce n’est pas de refus.
Les deux femmes rapprochèrent leurs têtes au-dessus de leurs tasses fumantes.
— Une drôle de chose s’est passée hier soir, murmura miss O’Brien. Selon mon habitude, je suis entrée à deux heures pour voir si ma chère malade reposait tranquillement, et elle ne dormait pas encore, mais elle avait dû rêver, car, dès qu’elle m’a vue, elle m’a demandé : « La photographie ! Donnez-moi cette photographie ! » Alors je lui ai dit : « Très volontiers, madame Welman, mais ne vaudrait-il pas mieux attendre à demain matin ? » Elle répliqua : « Non, je veux la regarder maintenant. » Je voulus avoir des précisions : « Où se trouve donc cette photographie ? Est-ce celle de Mr Roderick que vous désirez ? » Et elle m’a répliqué : « Roderick ? Non, Lewis. » Elle commença de s’agiter et je la soulevai. Elle prit ses clés de la petite boîte placée à son chevet et me pria d’ouvrir le second tiroir du chiffonnier, et là je vis en évidence une grande photographie dans un cadre d’argent. Quel bel homme ! Son nom, Lewis, était écrit dans le coin. Evidemment, la photo remontait à plusieurs années. Je la lui remis ; elle la tint devant elle et la contempla un long moment. Puis elle murmura : « Lewis… Lewis… » Elle poussa un soupir et me rendit le portrait que je remis en place. Et croyez-le si vous voulez, dès que je revins vers elle, elle s’était endormie gentiment, comme un enfant.
— Etait-ce son mari ? demanda miss Hopkins.
— Mais non ! Ce matin même j’ai demandé à Mrs Bishop, d’un air détaché, quel était le prénom de feu Mr Welman. Elle m’a répondu qu’il s’appelait Henry.
Les deux femmes échangèrent un coup d’œil. Le long nez de miss Hopkins frémissait de plaisir. Elle déclara d’un air pensif :
— Lewis… Lewis… Voyons un peu. Je ne me souviens de personne de ce nom dans le voisinage.
— Il y a longtemps de cela, ma chère, lui fit observer sa compagne.
— Evidemment, je ne suis ici que depuis deux ans… Toutefois, je demeure perplexe…
Miss O’Brien l’interrompit :
— Un fort bel homme. On aurait dit un officier de cavalerie.
Miss Hopkins buvait son thé à petites gorgées. Elle dit :
— Voilà qui est fort intéressant.
L’autre, romanesque, renchérit :
— Sans doute s’étaient-ils connus dans leur enfance et un père cruel les a séparés…
Miss Hopkins poussa un profond soupir :
— Il a pu être tué dans la Grande Guerre.
III
Lorsque l’infirmière-visiteuse Hopkins, agréablement stimulée par le thé et la conversation, quitta le château, Mary Gerrard franchit le seuil et courut après elle.
— Miss Hopkins, puis-je vous accompagner jusqu’au village ?
— Bien sûr, ma chère Mary.
Hors d’haleine, la jeune fille balbutia :
— Il faut absolument que je vous parle. Je suis ennuyée !
L’infirmière la considéra avec bonté.
Agée de vingt et un ans, Mary Gerrard possédait la beauté presque irréelle d’une églantine : un cou long et délicat, des cheveux d’or encadrant d’ondulations naturelles un visage de forme exquise aux yeux d’un bleu profond.
— Qu’est-ce qui vous chagrine, ma petite ?
— Les années passent et je n’ai pas encore de situation.
D’un ton sec, miss Hopkins lui répondit :
— Vous avez bien le temps de songer à l’avenir.
— Oui, mais mon avenir est si précaire ! Mrs Welman s’est montrée extrêmement bonne à mon égard en me donnant toute cette instruction si coûteuse. A présent j’éprouve le besoin de commencer à gagner ma vie. Il faudrait que j’apprenne un métier.
Miss Hopkins hocha la tête avec sympathie.
— Je vais oublier tout ce que j’ai appris si je demeure ainsi oisive, reprit Mary. J’ai essayé de… de faire partager mes sentiments à Mrs Welman, mais… c’est difficile. Elle semble ne pas comprendre et ne cesse de me dire que j’ai amplement le temps.
— Souvenez-vous que c’est une femme malade, dit miss Hopkins.
Mary rougit, toute confuse.
— Oh ! Je le sais. Je ne devrais sans doute pas l’importuner de la sorte. Mais cela me tracasse et père est si… si mesquin envers moi ! A tout instant, il me lance des reproches et me traite de « belle demoiselle » ! Mais je ne demande qu’à travailler.
— J’en suis certaine.
— De plus, n’importe quel apprentissage est dispendieux. A présent, je connais assez bien l’allemand pour m’en servir. Cependant, je préférerais devenir infirmière d’hôpital. J’aime beaucoup soigner les malades.
L’infirmière lui déclara sans détour :
— Sachez qu’il faut être forte comme un cheval.
— Mais je suis forte ! Et ce métier me plaît. La sœur de ma mère, ma tante de Nouvelle-Zélande, était infirmière. J’ai cela dans le sang, vous le voyez.
— Et le massage ? Vous aimez les enfants ? Vous pourriez devenir nurse. On y gagne bien sa vie, ainsi que dans le massage.
— Mais les études d’infirmière sont onéreuses, n’est-ce pas ? J’espérais… Oh ! je me montre trop gourmande… Mrs Welman a déjà tant fait pour moi !
— Vous dites des sottises ! A mon avis, elle vous doit cela. Elle vous a donné une instruction de choix, mais qui ne vous a conduit à rien d’utile. L’enseignement ne vous tente pas ?
— Je ne suis pas assez capable.
— Tout le monde ne peut enseigner. Si vous m’en croyez, Mary, vous patienterez encore un peu. Comme je viens de vous le dire, Mrs Welman se doit de vous aider à débuter dans la vie. Et elle en a sûrement l’intention. Mais, voici la vérité : elle vous aime tant qu’elle ne veut pas se séparer de vous.
— Oh ! soupira la jeune fille. Vous le croyez vraiment ?
— Je n’en ai pas le moindre doute. La pauvre dame est à moitié impotente, paralysée d’un côté, et n’a personne pour la distraire. Elle est heureuse d’avoir près d’elle une fraîche et gracieuse jeune fille dont la présence égaie sa solitude.
— Si telle est votre impression, je me sens soulagée. Cette chère Mrs Welman, je l’aime tant ! Elle s’est montrée si bonne envers moi que je ferais n’importe quoi pour elle !
— Le mieux que vous ayez à faire, c’est de rester où vous êtes et de cesser de vous tracasser. Cela ne durera pas longtemps.
— Voulez-vous dire ?…
La jeune fille interrogea miss Hopkins de ses yeux terrifiés.
— Elle s’est remise de façon étonnante, expliqua l’infirmière-visiteuse, mais ce n’est qu’une amélioration provisoire. Elle aura une deuxième attaque, puis une troisième. Je ne connais que trop la marche de la maladie. Prenez patience, ma chère petite. Si vous ensoleillez les derniers jours de cette pauvre vieille femme, vous accomplirez là une bonne action. Pour le reste, vous y penserez plus tard.
— Vous êtes très aimable, miss Hopkins.
— Mary, voici votre père qui sort de la loge… et il n’a pas l’air d’être dans ses bons jours !
Les deux femmes approchaient de la grande grille forgée. Un vieillard au dos voûté descendait péniblement les deux marches du pavillon de garde.
Miss Hopkins le salua joyeusement :
— Bonjour, monsieur Gerrard !
Ephraïm Gerrard poussa un grognement.
— Belle journée, n’est-ce pas ? insista l’infirmière-visiteuse.
Le vieux Gerrard répliqua, furieux :
— Peut-être pour vous. Pas pour moi, en tout cas. Mon lumbago me fait rudement souffrir.
Miss Hopkins tenta de le consoler :
— C’est le temps humide de la semaine dernière qui en est la cause. Le beau soleil va bientôt chasser vos rhumatismes.
Cette réflexion professionnelle parut exaspérer le vieillard, qui grommela :
— Ces infirmières… ces infirmières… toutes les mêmes ! Pleines d’optimisme pour les maux des autres. Vous vous en fichez bien ! Et voilà Mary qui voudrait aussi devenir infirmière. J’aurais espéré qu’elle viserait à quelque chose de mieux, avec son français, son allemand, sa musique et tout ce qu’elle a appris dans le grand pensionnat et au cours de ces voyages à l’étranger.
Mary riposta :
— Le métier d’infirmière satisfait toutes mes ambitions !
— Oui, et tu préférerais ne rien faire du tout. Tu ne sais que te pavaner et te donner des airs de grande dame. Paresser, voilà ce qu’il te faut, ma fille.
Mary se récria, les larmes prêtes à jaillir de ses yeux :
— Ce n’est pas vrai, papa ! Tu n’as pas le droit de dire cela !
Miss Hopkins intervint pour essayer de calmer le bonhomme.
— Vous vous êtes mal levé, ce matin, Gerrard. Vous ne pensez certainement pas ce que vous dites. Mary est une enfant charmante et une fille dévouée.
Gerrard considéra sa fille d’un œil mauvais.
— Elle n’est plus ma fille… maintenant… avec son français, son histoire et ses façons de parler. Peuh !
Il tourna le dos et rentra dans le pavillon.
Mary les larmes au bord des paupières, dit :
— Vous voyez, miss Hopkins, combien c’est difficile ! Il se montre si peu raisonnable ! En réalité, il ne m’a jamais aimée… même quand j’étais petite fille. Maman devait toujours me défendre.
— Allons, allons ne prenez pas les choses au tragique, fit l’infirmière avec douceur. C’est une épreuve que le ciel vous envoie. Mon Dieu ! Il faut que je me presse. J’ai une longue tournée à faire ce matin.
Comme elle regardait l’infirmière s’éloigner d’un pas alerte, Mary Gerrard pensa, le noir dans l’âme, que personne ne pouvait sincèrement l’aider. Malgré toute sa bonté, l’infirmière Hopkins s’était contentée de lui débiter un tas de platitudes sous des apparences de nouveautés.
Inconsolable, Mary se posa cette question :
— Que vais-je faire ?
CHAPITRE II
MARY GERRARD
I
Mrs Welman reposait sur ses oreillers savamment arrangés. Elle ne dormait pas, mais respirait lourdement. Ses yeux, toujours du même bleu profond que ceux de sa nièce Elinor, regardaient le plafond. C’était une femme aux formes épaisses, au noble profil de faucon. L’orgueil et la fermeté se lisaient sur ses traits.
Elle abaissa les yeux et, avec une réelle tristesse, regarda la jeune fille assise près de la fenêtre. Elle dit enfin :
— Mary…
L’interpellée se retourna vivement.
— Oh ! Vous êtes éveillée, madame Welman.
— Oui, depuis quelque temps déjà…
— Je ne savais pas, sans quoi…
Laura Welman l’interrompit :
— Cela ne fait rien. Je songeais… je songeais à bien des choses.
— A quoi, madame Welman ?
Le regard sympathique de Mary, sa voix pleine de sollicitude, adoucirent encore le regard de la vieille femme.
— Je vous aime beaucoup, mon enfant. Vous êtes très gentille pour moi.
— Oh ! madame Welman, c’est vous, au contraire, qui vous êtes montrée bonne envers moi. Sans vous, que serais-je devenue ? Vous avez tout fait pour m’aider.
— Oh ! je ne sais pas, je ne sais pas…
L’infirme s’agita sur sa couche… mais le bras gauche demeurait immobile et sans vie.
Elie reprit :
— On voudrait faire pour le mieux, mais il est souvent difficile de discerner ce qui est bien et juste. Hélas ! j’ai toujours été trop sûre de moi…
Mary Gerrard répliqua :
— Je crois que vous avez toujours su choisir ce qu’il y avait de mieux et de plus juste.
Mais la vieille dame hocha la tête :
— Non, non, ce qui me tourmente, Mary, c’est que j’ai toute ma vie péché par orgueil. C’est un vice détestable que je tiens de famille. Elinor en est également affligée.
Mary s’empressa de faire dévier la conversation :
— Vous êtes contente, n’est-ce pas, à la pensée que miss Elinor et Mr Roderick arriveront bientôt ? Leur visite vous égaiera. Voilà bien longtemps qu’on ne les a vus ici.
— Ce sont de charmants enfants… et tous deux m’aiment beaucoup. Je sais qu’il me suffit de leur envoyer un mot pour qu’ils accourent me voir. Mais je ne tiens pas à les déranger trop souvent. Ils sont jeunes et heureux… Le monde leur appartient. Inutile de leur donner prématurément le spectacle de la souffrance et de la décrépitude.
— Oh ! madame Welman, je suis certaine qu’ils ne penseront pas ainsi.
La vieille dame poursuivit, parlant peut-être plus à elle-même qu’à sa compagne :
— J’ai toujours caressé l’espoir qu’ils s’épouseraient, mais je me suis gardée de les influencer en quoi que ce fût. Les jeunes gens ont un tel esprit de contradiction… Mes conseils eussent suffi à les faire changer d’avis. Voilà longtemps, alors qu’ils étaient encore enfants, j’ai eu l’impression qu’Elinor avait jeté son dévolu sur Roddy. Mais je n’étais pas aussi sûre des sentiments de celui-ci. C’est un drôle de garçon. Henry était comme ça… réservé et exigeant… Oui, Henry…
Elle se tut un instant et son souvenir se reporta sur son défunt mari. Elle murmura :
— C’est si loin… si loin !… Il mourut cinq ans seulement après notre mariage… d’une double pneumonie… Nous étions heureux, oui, très heureux. Mais je ne saurais expliquer pourquoi ce bonheur me paraissait irréel. C’était chez moi l’adoration d’une petite fille solennelle et trop idéaliste envers son héros… Je nageais dans le rêve…
— Après sa mort… vous avez dû vous trouver bien seule ?
— Après ? Oh ! oui !… terriblement seule. J’avais vingt-six ans, et maintenant j’ai passé la soixantaine. Oui, c’est bien long, ma chère enfant, bien long… Et pour finir comme ceci ! conclut-elle d’un ton amer.
— Vous parlez de votre maladie ?
— Oui, un accès de paralysie… ce que je redoutais le plus ! Quel amoindrissement ! Se faire laver et soigner comme un bébé ! Incapable de rien faire par soi-même ! Cette idée me rend folle. Miss O’Brien a bon caractère, je le reconnais volontiers. Elle supporte patiemment mes sautes d’humeur et elle n’est pas plus idiote que la majorité de ses pareilles. Mais c’est tout à fait autre chose quand je vous sens autour de moi, Mary.
— Vraiment ! s’exclama la jeune fille, rougissante. Je… je suis si heureuse de ces paroles, madame Welman !
— L’avenir vous inquiète, n’est-ce pas, Mary ? demanda la vieille femme avec finesse. Laissez-moi agir, mon enfant. Je veillerai à ce que vous puissiez vivre indépendante tout en vous créant une situation. En attendant, patientez… Votre présence dans la maison m’est indispensable, Mary.
— Oh ! madame Welman, je ne vous quitterais pas pour tout l’or du monde… du moins si vous avez besoin de moi.
— J’ai absolument besoin de vous… insista Laura Welman, d’une voix ferme. Vous êtes, pour moi, une vraie fille, Mary. Je vous ai vue à Hunterbury depuis votre toute petite enfance… et maintenant vous voilà devenue une belle jeune fille. Je suis fière de vous, ma chère enfant J’espère avoir fait pour le mieux…
Mary répliqua vivement :
— Si vous craignez, en me donnant une instruction au-dessus… de mon rang social, avoir fait de moi une envieuse, ou, comme dit mon père, une demoiselle aux manières affectées, vous vous trompez. Je n’éprouve pour vous que de la reconnaissance, et si je suis impatiente de gagner ma vie, c’est seulement parce que je sens que tel est mon devoir, au lieu de… de… rester inactive après tout ce que vous avez fait pour moi. Je ne voudrais pas que l’on me soupçonnât de vouloir vivre à vos crochets.
La voix de Laura Welman se fit tranchante :
— Alors voilà ce que Gerrard vous a fourré, dans la tête ? N’écoutez pas votre père, Mary. Il n’a jamais été question que vous viviez à mes dépens. Je vous prie seulement de rester près de moi un peu plus longtemps, pour me faire plaisir. Bientôt, tout sera fini… Si on laissait agir la nature, le dénouement ne tarderait pas, mais les infirmières et les docteurs, avec toutes leurs stupides inventions, prolongent ma piètre existence.
— Mais non, madame Welman. Le Dr Lord affirme que vous pouvez vivre encore de longues années.
— Je n’y tiens pas du tout, merci ! Je lui ai répété, encore l’autre jour, que dans une société bien organisée, il me suffirait de lui faire comprendre mon désir d’en finir au plus vite pour qu’il me délivre, sans douleur, au moyen d’une bonne petite drogue. « Et si vous aviez un peu de cœur, docteur, ai-je ajouté, vous le feriez vous-même. »
— Oh ! Et qu’a-t-il répondu ?
— Ce jeune impertinent s’est contenté de grimacer un sourire en me disant qu’il ne voulait pas risquer la corde. Il ajouta : « Evidemment, si vous me léguiez votre fortune, ce serait autre chose. » Voyez-vous, cet insolent freluquet ! Mais il ne me déplaît pas. Ses visites me font plus de bien que ses remèdes.
— Oui, il est très gentil, renchérit Mary. Miss O’Brien en dit beaucoup de bien, ainsi que miss Hopkins.
— A son âge, Hopkins devrait avoir plus de bon sens, objecta Mme Welman. Quant à O’Brien, elle ne cesse de minauder en sa présence et de lui faire les yeux doux.
— Pauvre miss O’Brien !
— Ce n’est pas une méchante femme, dit Mrs Welman, indulgente, mais toutes les infirmières m’exaspèrent. — Elle fit une pause. — Qu’est-ce que j’entends ? Est-ce la voiture ?
Mary regarda par la fenêtre.
— Oui, c’est la voiture. Miss Elinor et Mr Roderick sont arrivés.
II
Mrs Welman dit à sa nièce :
— Je suis très contente, Elinor, d’apprendre l’heureuse nouvelle et je vous félicite tous deux de cette décision.
Elinor lui sourit.
— Je savais que cela te ferait plaisir, tante Laura.
La vieille femme demanda, après une hésitation :
— Est-ce que tu… l’aimes beaucoup, Elinor ?
La jeune fille leva ses sourcils bien dessinés :
— Evidemment !
— Pardonne-moi, ma chérie, s’empressa d’ajouter la malade. Tu es très réservée et il est assez difficile de connaître tes sentiments. Cependant, lorsque vous étiez enfants tous deux, il me semblait que tu commençais à aimer Roddy… peut-être un peu trop.
De nouveau, les délicats sourcils d’Elinor se levèrent :
— Un peu trop ?
— Oui, il n’est pas prudent de témoigner trop d’empressement pour un homme. C’est bon pour les petites filles… Aussi je t’ai vue avec plaisir aller en Allemagne terminer tes études. A ton retour, tu paraissais indifférente envers ton cousin, et je l’ai déploré également. Je suis, tu le vois, une vieille femme pas commode à satisfaire ! Mais je me suis toujours imaginé que tu possédais la nature ardente des Carlisle, ce qui engendre trop souvent des déboires. Comme je viens de te le dire, j’ai regretté ta froideur à l’égard de Roddy parce que j’avais toujours espéré qu’un jour ou l’autre vous vous épouseriez. Maintenant que c’est décidé, tant mieux ! Je t’approuve. Voyons, aimes-tu vraiment ton cousin ?
Elinor répondit gravement :
— Je l’aime assez, mais pas plus qu’il ne faut.
— En ce cas, votre union sera des plus heureuses. Roddy a besoin d’affection, mais il déteste les démonstrations violentes. Il fuirait un amour tyrannique.
— Comme tu connais bien Roddy !
— S’il t’aime un tantinet plus que tu ne l’aimes, tout ira pour le mieux.
— Cela me rappelle les « Conseils de Tante Agathe » dans notre « Revue de la Femme » : Laissez toujours votre amoureux dans l’incertitude. Qu’il ne soit jamais trop sûr de vous !
La tante Laura demanda soudain :
— Aurais-tu des chagrins, mon enfant ? Qu’est-ce qui ne va pas ?
— Rien, rien.
— Tu dois me trouver plutôt… terre à terre ? Ma petite Elinor, tu es jeune et sensible. Sache que la vie est bien mesquine.
— Oui, tu as raison, reconnut Elinor avec une légère amertume.
Laura Welman revint à la charge.
— Ma chérie… tu es malheureuse. Que se passe-t-il ?
— Rien, absolument rien.
Elinor se leva et alla vers la fenêtre. Se détournant à demi, elle ajouta :
— Tante Laura, dis-moi franchement, crois-tu que l’amour soit un bienfait des dieux ?
Le visage de Mrs Welman s’assombrit.
— De la façon dont tu l’envisages, Elinor… non, certes non… Aimer passionnément un autre être humain cause d’ordinaire plus de peine que de joie ; néanmoins, Elinor, celui qui n’a pas vraiment aimé n’a pas vraiment vécu…
— Oui, je comprends… tu sais ce que c’est… Tante Laura ?… fit-elle d’un ton interrogateur.
A cet instant, la porte s’ouvrit et l’infirmière O’Brien aux cheveux roux entra et annonça d’un ton enjoué :
— Madame Welman, voici le docteur qui vient vous voir.
III
Le Dr Lord était un jeune homme de trente-deux ans. Il avait les cheveux couleur sable, un visage laid mais agréable et parsemé de taches de rousseur, avec une mâchoire carrée et des yeux bleu pâle au regard pénétrant.
— Bonjour, docteur Lord. Je vous présente ma nièce miss Carlisle.
Le visage ouvert du médecin trahit une vive admiration.
— Bonjour, mademoiselle, fit-il.
Il prit délicatement la main que lui tendait Elinor, comme s’il eût craint de la briser.
Mrs Welman continua :
— Elinor et mon neveu sont venus un peu m’égayer.
— A la bonne heure ! s’exclama le Dr Lord. Voilà précisément ce qu’il vous fallait ! Leur présence vous fera un bien énorme, j’en suis certain, madame Welman.
Il contemplait toujours Elinor avec la même admiration.
La jeune fille se dirigea vers la porte.
— Peut-être vous verrai-je avant votre départ, docteur Lord ?
— Oh ! oui, bien sûr.
Elle sortit et referma la porte derrière elle. Le médecin s’approcha du lit, l’infirmière O’Brien papillonnant autour de lui.
— Vous allez encore nous vider votre sac à malices, docteur : le pouls, la respiration, la température. Dieu ! que les médecins sont donc fastidieux ! dit la patiente.
Miss O’Brien soupira :
— Oh ! madame Welman, est-ce possible de dire une pareille chose au docteur ?
Le Dr Lord déclara, malicieusement :
— Mrs Welman devine mes pensées, miss O’Brien. Que voulez-vous, chère madame, il faut que je remplisse mes fonctions de médecin. L’ennui, c’est que je ne déploie peut-être pas tout le tact désirable au chevet de mes malades.
— Mais si, vous êtes, au contraire, très diplomate. Et je dirai même que vous en êtes fier.
Peter Lord ricana :
— Puisque tel est votre avis…
Après avoir posé quelques questions professionnelles auxquelles répondit la malade, le Dr Lord se renversa dans son fauteuil et déclara, le sourire aux lèvres :
— Eh bien ! vous vous remettez de jour en jour.
— En ce cas, je pourrai me lever et me promener autour de la maison d’ici une semaine ?
— Hé là ! Pas si vite !
— Ah ? A quoi bon vivre étendue sur son lit et se faire soigner comme un bébé ?
— Et à quoi sert la vie, je vous le demande ? Voilà la vraie question. Vous avez certainement entendu parler de cette torture moyenâgeuse du cachot trop étroit pour qu’on puisse s’y tenir debout ou s’y étendre. Vous vous figurez peut-être qu’un prisonnier ne pouvait y vivre plus de quelques semaines. Eh bien ! pas du tout. Un homme a vécu seize années dans une de ces cages de fer. Il en sortit et survécut jusqu’à un âge très avancé.
— Où voulez-vous en venir avec votre histoire ? demanda Laura Welman.
— Je désire simplement vous prouver que chacun possède, enraciné en soi, l’instinct de vivre. On ne vit point parce que la raison vous le conseille. Des gens qui, comme nous le disons « seraient mieux dans la tombe », ne tiennent pas du tout à mourir ! D’autres qui apparemment, ont tout ce qu’il faut pour être heureux, se laissent dépérir parce qu’ils manquent de courage pour lutter.
— Continuez !
— C’est tout. Vous appartenez à la catégorie de gens qui tiennent à la vie, quoi que vous en disiez. Et si votre corps s’obstine à vouloir vivre, en vain votre esprit prétendrait-il le contraire.
Changeant brusquement de sujet, Mrs Welman demanda au médecin :
— Comment trouvez-vous le pays ?
— Très agréable, répondit Peter Lord en souriant.
— Ce doit être plutôt ennuyeux pour un jeune homme comme vous. Ne songez-vous pas à vous spécialiser un jour ? Cette situation de médecin de campagne ne vous semble-t-elle pas monotone ?
Lord secoua sa tête aux cheveux couleur sable.
— Non, j’aime ma profession. Les gens me plaisent et les maladies ordinaires ne me rebutent point. Je ne cherche pas à découvrir le bacille rare d’un mal obscur. Je me contente de la rougeole, de la petite vérole, et tout le reste. Je me borne à constater leurs réactions sur divers individus et à essayer d’améliorer les traitements en vigueur. L’ennui, c’est que je manque totalement d’ambition. Je resterai dans cette région jusqu’à ma vieillesse. Alors, mes clients commenceront à dire : « Nous avons toujours eu le Dr Lord. C’est un très brave homme, mais il emploie des remèdes surannés. Nous ferions peut-être mieux d’appeler le jeune Untel, qui est très à la page… »
— Hum ! fit la vieille dame. On dirait, ma foi, que vous avez tracé votre vie à l’avance.
Peter Lord se leva :
— Eh bien ! madame, permettez-moi de vous quitter. Il est temps que je m’en aille.
— Ma nièce voudrait vous parler, il me semble, dit Mrs Welman. A propos, que pensez-vous d’Elinor ? C’est la première fois que vous la voyez.
Le Dr Lord piqua un fard et rougit jusqu’aux sourcils.
— Je… Oh ! Elle est très jolie, n’est-ce pas ? Et… euh… très intelligente.
Mrs Welman, amusée, pensa en elle-même : « Comme il est jeune d’esprit ! » puis, tout haut :
— Vous devriez vous marier, dit-elle.
IV
Roddy, ayant traversé la grande pelouse et suivi une allée pavée, entra dans le jardin potager très bien tenu et entouré de murs. Il se demanda si, un jour ou l’autre, lui et Elinor vivraient à Hunterbury. Lui-même n’eût pas souhaité mieux. Il avait des goûts rustiques, mais Elinor les partagerait-elle ? Sans doute était-elle plus attirée par la vie londonienne…
Comment savoir exactement ce que pensait Elinor ? Elle ne révélait guère ses sentiments intimes. Cette réserve lui plaisait… Il haïssait les gens qui sans cesse vous font des confidences et s’imaginent que leurs petites affaires personnelles vous passionnent.
Elinor lui semblait la femme idéale. Chez elle, rien de choquant. Délicieuse à regarder, elle débordait d’esprit… En somme, c’était la plus charmante des compagnes.
Complaisamment, il pensa : « Je puis m’estimer heureux d’avoir fait sa conquête. Je ne vois pas ce qu’elle peut trouver d’original chez un type comme moi. »
Car Roderick Welman, malgré ses manières affectées, n’était pas orgueilleux. Il jugeait même étrange qu’Elinor consentît à l’épouser.
La vie lui offrait de douces perspectives. Il savait où il allait et ne pouvait que s’en réjouir. Sa cousine et lui s’uniraient bientôt… du moins si Elinor le désirait. Peut-être préférait-elle différer un peu la date de leur mariage. Il n’y avait pas de quoi s’en tracasser. En toute sincérité, Roddy souhaitait que tante Laura vécût encore de longues années. Cette adorable vieille femme lui avait toujours témoigné tant d’affection ! Elle le recevait aux vacances et s’intéressait à toutes ses entreprises.
Il repoussa l’idée de sa mort prochaine, comme il bannissait de son esprit toutes les réalités désagréables. Mais, par la suite, il vivrait volontiers dans cette propriété, d’autant que l’argent ne manquerait pas pour l’entretenir. Il se demanda comment sa tante avait rédigé son testament. Non qu’il y attachât une importance exagérée. Pour certaines femmes, la question de savoir si la fortune revenait au mari ou à la femme serait primordiale, mais Elinor n’était pas de celles-là. De tempérament idéaliste, elle n’attribuait qu’une valeur relative à l’argent. Non, vraiment, pensa Roddy, il n’y a pas lieu de se tourmenter… quoi qu’il arrive !
Il sortit par une petite porte à l’autre bout du jardin et, de là, se promena dans le bois où, au printemps, s’épanouissaient les jonquilles. Maintenant, elles étaient passées. Les rayons du soleil filtraient à travers le feuillage et sur le sol dansaient de jolies taches de lumière.
Pendant un instant, il fut en proie à une inquiétude, qui contrastait avec sa placidité de tout à l’heure. Il songea : « Il me manque quelque chose… quelque chose… »
La clarté verte et dorée, la douceur de l’air provoquèrent chez lui une accélération du pouls, un bouillonnement du sang, une soudaine impatience.
Parmi les arbres, une jeune fille arrivait vers lui… une jeune fille au visage rose, auréolé de cheveux blonds. Roddy pensa : « Qu’elle est belle… vraiment belle ! »
Son cœur se serra : il demeura immobile, figé sur place. Il lui sembla que tout chavirait autour de lui, que le monde allait tout de travers.
La jeune personne s’arrêta net, puis fit quelques pas en avant et se posta devant lui. Il la regarda, bouche bée.
Elle dit, après une brève hésitation :
— Vous ne me reconnaissez pas, monsieur Roderick ? Evidemment, il y a longtemps que nous ne nous sommes vus. Je suis Mary Gerrard, du pavillon de garde.
— Oh ! s’exclama Roddy. Vous êtes Mary Gerrard !
— Oui.
Puis elle poursuivit, timide :
— J’ai bien changé, n’est-ce pas ?
— Oui, en effet, je ne vous aurais, certes, pas reconnue.
Il ne pouvait détacher ses yeux d’elle et n’entendit point des pas derrière lui.
Elinor demeura un instant interdite, puis elle dit :
— Bonjour, Mary.
— Comment allez-vous, miss Elinor ? Je suis heureuse de vous revoir. Mrs Welman attendait votre venue avec impatience.
— Oui… cela fait bien longtemps… Je… Miss O’Brien m’envoie vous chercher. Elle veut soulever Mrs Welman et dit que d’habitude vous lui prêtez la main.
— J’y vais de ce pas.
Elle les quitta et se mit à courir. Elinor la suivit des yeux. Mary déployait une grâce naturelle dans chacun de ses mouvements.
Roddy murmura : « Atalante… »
Elinor ne releva pas la remarque, mais elle dit, au bout d’un instant :
— C’est l’heure du déjeuner. Nous ferions bien de rentrer.
Côte à côte, ils se rendirent à la maison.
V
— Oh ! venez avec moi au cinéma, Mary. On donne un grand film sur Paris avec Greta Garbo. Une œuvre d’un auteur célèbre. On a même tiré un opéra de la pièce.
— C’est très gentil de votre part de m’inviter, Ted, mais vraiment je ne puis accepter.
Ted Bigland riposta, maussade :
— Je ne vous comprends plus du tout, Mary. Vous êtes si différente de ce que vous étiez auparavant !
— Vous vous trompez, Ted.
— Pardon ! Cela vient sans doute de votre séjour à cette grande école en Allemagne. Vous vous trouvez trop au-dessus de nous à présent !
— Ce n’est pas vrai, Ted. Je ne suis pas assez sotte pour être fière à ce point, riposta la jeune fille d’un ton véhément.
Le jeune gaillard la contempla avec admiration, malgré sa colère.
— Si, vous l’êtes. Vous êtes presque une grande demoiselle, Mary.
D’un ton amer, la jeune fille rétorqua :
— « Presque » ne veut pas dire grand-chose, n’est-ce pas ?
— En effet, dit Ted, saisissant l’allusion.
— Et puis, ajouta Mary, aujourd’hui on ne fait plus attention à cela.
— Pas autant qu’autrefois, certes, admit Ted. Néanmoins, on remarque chez vous une transformation. Ma parole, Mary, vous ressemblez à une duchesse, ou à une comtesse.
— Ce qui ne signifie pas grand-chose non plus, car j’ai vu des comtesses qui ressemblaient à de vieilles marchandes à la toilette.
— Oh ! vous comprenez très bien ce que j’entends par là.
Une femme majestueuse, aux dimensions respectables et vêtue de noir, arrivait vers eux. Elle leur lança un coup d’œil sévère. Ted recula d’un pas ou deux et la salua :
— Bonjour, madame Bishop.
Mrs Bishop inclina gracieusement la tête :
— Bonjour, Ted Bigland ! Bonjour, Mary !
Elle poursuivit sa route, d’un pas digne.
Ted, plein de respect, la regarda s’éloigner.
— En voilà une qui a l’allure d’une duchesse, murmura Mary.
— Oui, elle a des manières. Mais elle m’intimide.
— Elle me déteste, déclara Mary.
— Mais non, ma petite, vous rêvez.
— Je vous dis que si ! Elle me tient toujours des propos désobligeants.
— Simple jalousie, dit Ted, hochant la tête d’un air entendu.
— Peut-être.
— Croyez-moi, ce n’est pas autre chose. Voilà des années qu’elle occupe la place de gouvernante à Hunterbury, menant tout le monde tambour battant, et à présent que Mrs Welman vous témoigne beaucoup d’amitié, elle s’imagine que vous allez la détrôner. Ne cherchons pas plus loin.
Mary déclara, le visage soudain assombri :
— C’est stupide de ma part, mais je ne peux supporter qu’on ne m’aime pas. Je désire tant me rendre sympathique !
— Il y a sûrement des femmes qui vous haïssent, Mary. Des chattes jalouses qui vous trouvent trop jolie !
— La jalousie est un horrible défaut.
— Sans doute… Dites donc, j’ai vu un film épatant la semaine dernière à Alledore. Clark Gable jouait le rôle d’un de ces millionnaires qui négligent leur épouse, et celle-ci prétendait l’avoir trompé. Et il y avait un autre individu…
Mary recula en disant :
— Excusez-moi, Ted, il faut que je me sauve. Je suis déjà en retard.
— Où allez-vous ?
— Prendre le thé chez miss Hopkins.
Ted fit la grimace.
— Drôle de goût ! Cette femme est la pire cancanière de tout le village. Elle fourre son long nez partout.
— Elle s’est toujours montrée très gentille envers moi.
— Je ne veux pas dire du mal d’elle, seulement elle bavarde toujours.
— Au revoir, Ted.
Mary hâta le pas. Le jeune soupirant la regarda s’éloigner d’un œil réprobateur.
VI
Miss Hopkins habitait une maisonnette à l’extrémité du village. Elle venait de rentrer et dénouait les lacets de son bonnet lorsque Mary se présenta chez elle.
— Ah ! c’est vous, Mary ? Je suis un peu en retard. La vieille Mrs Caldecott a fait une rechute, ce qui m’a retardée dans mes visites. Je vous ai aperçue en compagnie de Ted Bigland à l’autre bout de la rue.
Ennuyée, Mary répondit :
— En effet…
L’infirmière Hopkins, en train d’allumer son réchaud à gaz sous la bouilloire, leva les yeux vers la jeune fille et son long nez frémit.
— Vous disait-il quelque chose de particulier, ma petite Mary ?
— Non, il m’invitait seulement à aller au cinéma.
— Je comprends. Oh ! c’est un brave garçon, et il s’en tire assez bien au garage. Son père réussit beaucoup mieux que la plupart des fermiers du voisinage. Cependant, ma chérie, vous ne me semblez pas désignée pour devenir l’épouse de Ted Bigland. Vous êtes trop instruite et trop bien élevée. Je vous le répète, à votre place, le moment venu de choisir une profession, je suivrais un cours de massage. On se déplace, on voit des gens et votre temps vous appartient plus ou moins.
— J’y réfléchirai, répondit Mary. Mrs Welman m’a parlé l’autre jour. Elle s’est montrée très gentille et m’a dit exactement ce que vous aviez prévu. Elle ne veut pas que je m’éloigne d’elle maintenant. Ma présence lui manquerait, m’a-t-elle affirmé. Mais elle m’a recommandé de ne pas me tracasser pour l’avenir, car elle a l’intention de m’aider.
— Espérons qu’elle écrira cette promesse blanc sur noir ! Les malades sont parfois si fantasques ! déclara miss Hopkins, méfiante.
— Croyez-vous que Mrs Bishop me haïsse vraiment… ou est-ce seulement une supposition de ma part ? demanda Mary.
L’infirmière Hopkins réfléchit quelques secondes.
— Elle vous fait plutôt grise mine, j’en conviens. C’est une empêcheuse de danser en rond. Sans doute trouve-t-elle que Mrs Welman vous porte trop d’affection et elle en éprouve de la jalousie. — L’infirmière éclata de rire : — A votre place, je ne m’inquiéterais pas, Mary. Ouvrez donc ce sac de papier, voulez-vous ? Vous y trouverez des gâteaux aux amandes.
CHAPITRE III
AU CHEVET DE LA MOURANTE
I
Votre tante a eu seconde attaque cette nuit. Pas cause inquiétude immédiate, mais vous conseille de venir si possible. Lord.
II
Dès réception de ce télégramme, Elinor avait téléphoné à Roddy et tous deux, en ce moment, roulaient dans le train à destination de Hunterbury.
Elinor n’avait guère revu son cousin au cours de la semaine qui s’était écoulée depuis leur dernière visite à leur tante. Une certaine gêne avait pesé sur leurs deux dernières rencontres. Roddy avait envoyé des fleurs à Elinor… une énorme gerbe de roses à longues tiges. Ce geste sortait de ses habitudes. Lors d’un dîner qu’ils avaient pris ensemble, Roddy s’était montré plus attentionné qu’à l’ordinaire, la consultant sur la composition du menu, l’aidant à enlever et à remettre son manteau. Elinor eut l’impression que son cousin répétait un rôle dans une pièce de théâtre… celui du galant fiancé…
Puis elle s’était dit : « Je suis ridicule… Rien n’est changé… sauf dans mon imagination. Toujours mon esprit rêveur et jaloux… »
Elle-même s’était montrée un peu plus détachée et plus hautaine que de coutume. A présent, devant l’événement inattendu, le malaise s’était dissipé entre eux et ils bavardaient sans contrainte.
— Pauvre tante ! Elle se portait si bien lorsque nous l’avons laissée l’autre jour ! dit Roddy.
— Elle est vraiment à plaindre. La maladie lui a toujours fait peur. Sans doute va-t-elle devenir encore plus impotente et en souffrira-t-elle davantage. Les gens devraient avoir la liberté de quitter ce bas monde quand ils ne peuvent plus supporter l’existence.
— Je partage ton avis, répliqua Roddy. Dans une société civilisée, il devrait en être ainsi. On supprime un animal qui souffre trop, mais on se garde de le faire quand il s’agit d’un être humain parce que certains risqueraient d’être envoyés ad patres par d’affectueux parents pressés de toucher l’héritage.
— Il appartiendrait au médecin de prendre toutes les responsabilités, dit Elinor, pensive.
— Oui, mais un médecin peut être un scélérat.
— On peut avoir confiance dans un homme tel que le Dr Lord.
Roddy répondit, d’un ton détaché :
— Oui, il paraît assez honnête… Un chic type !
III
Le Dr Lord se penchait sur le lit de la malade. L’infirmière O’Brien tournait autour de lui. Le sourcil froncé, le médecin essayait de comprendre les mots étouffés qui sortaient des lèvres de Mrs Welman.
— Oui, oui, dit-il enfin. Calmez-vous. Prenez tout votre temps, chère madame ! Levez simplement la main droite pour dire oui. Quelque chose vous tracasse ?
La patiente fit le signe affirmatif convenu.
— Quelque chose d’urgent ? Oui. Vous désirez qu’on fasse quelque chose ? Qu’on envoie chercher quelqu’un ? Miss Carlisle ? Et Mr Welman ? Ils sont en route.
De nouveau, Mrs Welman tenta de parler. Le Dr Lord prêtait attentivement l’oreille.
— Vous souhaitez les voir, mais ce n’est pas tout. Quelqu’un d’autre ? Un parent ? Non ? Une affaire légale ? Je comprends. Une question d’argent à régler ? Un notaire ? C’est cela, n’est-ce pas ? Vous voudriez consulter votre homme d’affaires ? Pour lui donner vos instructions ?
« Maintenant… tout va bien. Demeurez calme. Nous avons tout le temps voulu. Que dites-vous ?… Elinor ? — Il venait de saisir ce nom sur les lèvres de Mrs Welman. — Elle connaît votre notaire ? Et s’arrangera avec lui ? Bon ! Elle sera ici dans une demi-heure. Je lui ferai part de votre désir. Je viendrai vous voir avec elle et nous réglerons le tout. Maintenant, ne vous tourmentez plus. Laissez-moi faire. Je veillerai à ce que tout s’accomplisse selon vos vœux.
Un instant, il la regarda se détendre, puis vivement il quitta la pièce et gagna le palier, suivi de l’infirmière O’Brien. Miss Hopkins montait l’escalier. Il la salua d’un signe de tête.
— Bonsoir, docteur.
— Bonsoir, miss Hopkins.
Accompagné des deux infirmières, il entra dans la chambre de miss O’Brien, voisine de celle de Mrs Welman, et leur donna ses instructions. Miss Hopkins devait veiller la malade pour décharger miss O’Brien.
— Dès demain je m’inquiéterai de trouver une seconde infirmière à demeure. Cette épidémie de diphtérie à Stamford est bien ennuyeuse. Toutes les cliniques manquent de personnel.
Les deux infirmières reçurent ses ordres avec une attention respectueuse, qui ne manqua pas d’étonner le jeune médecin. Il redescendit et s’apprêta à recevoir la nièce et le neveu. Ils devaient arriver d’une minute à l’autre.
Dans le vestibule, Lord rencontra Mary Gerrard, le visage blême et inquiet. Elle lui demanda :
— Est-elle mieux ?
— Je peux lui procurer une nuit paisible. Voilà tout ce que je puis faire pour elle.
Mary dit, d’une voix saccadée :
— C’est… si… cruel… si injuste !…
— Oui, parfois je pense comme vous. Je crois…
Il s’interrompit :
— Tiens, voici la voiture.
Il sortit. Mary monta prestement l’escalier.
— Va-t-elle plus mal ? demanda Elinor, à peine entrée dans le salon.
Roddy était pâle et anxieux.
Le médecin lui répondit gravement :
— La triste nouvelle va sûrement vous affecter. Votre tante est paralysée. Elle s’exprime difficilement. A propos, elle paraît inquiète au sujet de quelque chose et désire qu’on fasse venir son notaire. Vous le connaissez, miss Carlisle ?
La jeune fille répliqua :
— C’est Mr Seddon, de Bloomsbury-Square. Mais il n’est pas à son étude à cette heure tardive et j’ignore son adresse privée.
Le Dr Lord la rassura :
— Demain il sera encore grand temps. Mais je tiens à apaiser les appréhensions de Mrs Welman aussi vite que possible. Si vous voulez m’accompagner, miss Carlisle, nous ferons de notre mieux pour la tranquilliser.
— Bien… Je vous suis, docteur.
Roddy demanda, souhaitant à part lui une réponse négative :
— Vous n’avez pas besoin de moi ?
Il éprouvait une crainte nerveuse à l’idée de pénétrer dans une chambre de malade et de voir tante Laura étendue, inerte, sur son lit de souffrance.
— Nullement, monsieur Welman, déclara le médecin. Mieux vaut qu’il n’y ait pas trop de monde dans la pièce.
Roddy ne put s’empêcher de manifester son vif soulagement.
Le Dr Lord et Elinor montèrent. Miss O’Brien se trouvait auprès de la malade.
Laura Welman, respirant bruyamment, paraissait plongée dans une profonde stupeur. Elinor, terrifiée, regardait les traits crispés de sa tante. Tout à coup, la paupière droite de Mrs Welman clignota et se leva. Une légère transformation s’opéra sur son visage quand elle reconnut Elinor.
Elle essaya de parler :
— Elinor…
Ce mot eût été incompréhensible pour celui qui n’aurait pas deviné le désir de la malade.
— Me voici, tante Laura, s’empressa de répondre Elinor. Quelque chose te tourmente et tu veux que j’aille chercher Mr Seddon ?
Une suite de sons rauques sortit des lèvres de la paralytique. De nouveau, Elinor en saisit la signification.
— Mary Gerrard ? demanda-t-elle.
Lentement, la main droite se releva en tremblant.
Un gargouillement monta dans la gorge de Mrs Welman. Impuissants, le Dr Lord et Elinor fronçaient les sourcils. Le bruit se répéta à plusieurs reprises. Puis Elinor surprit un mot :
— Une clause ? Tu désires insérer une clause en sa faveur dans ton testament ? Tu veux lui laisser de l’argent ? Je comprends, chère tante Laura. Ce sera facile. Mr Seddon vient ici demain et tout sera réglé selon ta volonté.
La malade sembla soulagée. L’angoisse disparut de son regard suppliant. Elinor lui prit la main et sentit une faible pression des doigts de sa tante. Mrs Welman prononça, avec un gros effort :
— Vous… tous… vous…
— Oui, oui, laisse-moi m’en occuper, lui dit Elinor. Je veillerai à ce que tout soit en règle.
Une fois encore, elle sentit la pression des doigts qui se relâcha aussitôt. Mrs Welman referma lentement les yeux.
Le médecin posa la main sur le bras d’Elinor et doucement l’entraîna hors de la chambre. Miss O’Brien se rassit au chevet de la patiente.
Sur le palier, Mary Gerrard causait avec miss Hopkins. Elle fit un pas en avant.
— Docteur Lord, puis-je aller la voir ?
— Oui, mais ne faites pas de bruit ! Ne la dérangez pas.
Mary Gerrard pénétra dans la pièce.
Le Dr Lord dit à miss Carlisle :
— Votre train avait du retard. Vous…
Il s’interrompit. Elinor venait de détourner la tête pour regarder Mary. Puis, s’apercevant du brusque silence du médecin, elle se retourna et lui adressa un regard interrogateur. Il la considérait, étonné. Le rouge monta aux joues d’Elinor.
— Excusez-moi, je vous prie, docteur. Que disiez-vous ?
Lentement, Peter Lord répondit :
— Ce que je disais ? Je ne m’en souviens plus. Miss Carlisle, vous avez été admirable tout à l’heure, fit-il, approbateur. Rapide à comprendre, rassurante, vous ne pouviez faire mieux.
Miss Hopkins fit entendre un soupir presque imperceptible.
— La pauvre chère tante, dit Elinor. Quel chagrin de la trouver dans cet état !
— Oui, mais vous ne l’avez pas montré. Vous devez savoir dominer vos sentiments.
— J’ai appris à maîtriser mes nerfs, en effet, déclara Elinor, les lèvres pincées.
— Cependant, il arrive que, malgré soi, on laisse tomber le masque.
Miss Hopkins se précipita dans la salle de bains. Levant ses sourcils délicats, Elinor regarda le médecin bien en face et dit :
— Le masque ?
— Oui. La face humaine n’est, après tout, qu’un masque.
— Et en dessous ?
— En dessous, on retrouve l’homme primitif.
Se retournant, elle descendit, suivie du médecin, intrigué et exceptionnellement grave.
Roddy vint dans le vestibule à leur rencontre :
— Eh bien ?
— Pauvre chère tante Laura ! dit Elinor. Elle est bien triste à voir… A ta place, Roddy, je n’irais pas avant qu’elle te demande.
— Désirait-elle quelque chose… de particulier ?
Peter Lord s’adressa à Elinor :
— Je vous quitte à présent. Pour le moment, je ne puis rien faire ici. Je repasserai demain matin de bonne heure. Au revoir, miss Carlisle. Ne vous tourmentez pas trop.
Il lui tint la main pendant quelques secondes. Sa poignée de main était réconfortante et son regard, songea Elinor, témoignait d’une vive sympathie pour elle.
Comme la porte se refermait derrière le médecin, Roddy réitéra sa question. Elinor répondit :
— Tante Laura s’inquiète à propos de certaines dispositions testamentaires. Je suis parvenue à la tranquilliser en lui disant que Mr Seddon serait ici demain. Il faut lui téléphoner tout de suite.
— Désire-t-elle établir un nouveau testament ?
— Elle ne l’a pas laissé entendre.
— Qu’a-t-elle…
Roddy n’acheva pas sa phrase.
Mary Gerrard descendait rapidement l’escalier.
Elle traversa le vestibule et disparut par la porte de l’office.
Elinor prononça d’une voix rauque :
— Alors ? Que voulais-tu me demander ?
— Moi ?… Quoi ? Je ne sais plus, répliqua évasivement Roddy, les yeux toujours fixés sur la porte par où venait de passer Mary Gerrard.
Elinor ferma les poings ; ses longs ongles pointus s’enfoncèrent dans sa chair. Elle pensait : « Je ne puis supporter pareille chose… impossible !… Ce n’est pas un jeu de mon imagination… mais la pure vérité… Roddy, Roddy, je ne veux pas que tu m’échappes… Qu’est-ce que cet homme… le médecin… a pu lire sur mes traits, là-haut ? Il a vu quelque chose… Oh ! mon Dieu ! Que c’est affreux de concevoir de pareilles pensées !… Allons, parle, idiote ! Ressaisis-toi. »
Tout haut, elle prononça, de sa voix calme :
— Pour ce qui est d’aller dîner, Roddy, je ne me sens pas le moindre appétit. Je vais m’asseoir auprès de tante Laura ; ainsi les infirmières pourront descendre.
— Et elles dîneront avec moi ? demanda Roddy alarmé.
— Elles ne te mangeront pas, répliqua Elinor froidement.
— Mais toi ? Il faut te sustenter un peu, voyons ! Pourquoi ne dînerions-nous pas d’abord ? Elles descendraient ensuite.
— Non, il vaut mieux que je monte. Elles sont si susceptibles ! ajouta-t-elle.
En elle-même Elinor songeait : « Je ne saurais m’asseoir devant lui pendant tout un repas… tête à tête… bavardant… et me comportant comme d’habitude. »
Impatiente, elle lui dit :
— Oh ! je t’en prie, laisse-moi faire comme je l’entends !
CHAPITRE IV
SURPRISES
I
Ce ne fut pas une simple femme de chambre qui vint réveiller Elinor le lendemain matin, mais Mrs Bishop en personne, vêtue de sa robe noire démodée et pleurant à chaudes larmes.
— Oh ! Miss Elinor, elle est morte…
— Quoi ?…
Elinor se dressa sur son séant.
— Votre bonne tante Mrs Welman. Ma chère maîtresse… a succombé dans son sommeil.
— Tante Laura ? Morte ?
Incapable de se rendre à l’évidence, Elinor ouvrit de grands yeux. Mrs Bishop, à présent, sanglotait sans retenue.
— Quand j’y pense… après toutes ces années ! Dix-huit ans que je suis au château ! Je ne puis y croire.
— Alors, tante Laura est morte en dormant ? Tout à fait paisiblement ? Quelle bénédiction pour elle ! dit lentement Elinor.
Mrs Bishop pleura de plus belle.
— Le coup a été si brusque ! Le médecin disait qu’il reviendrait ce matin comme d’habitude.
Elinor se récria :
— Elle n’est pas morte si brusquement que vous le dites. Après tout, elle était malade depuis longtemps. Je remercie Dieu de lui avoir épargné d’autres souffrances.
Les larmes aux yeux, Mrs Bishop en convint. Elle ajouta :
— Qui annoncera cette nouvelle à Mr Roderick ?
— Moi, répondit Elinor.
Elle passa un peignoir et alla frapper à la porte de son cousin. Celui-ci l’invita à entrer.
— Tante Laura est morte, Roddy. Elle est morte dans son sommeil.
Roddy s’assit sur son lit et poussa un long soupir.
— Pauvre tante Laura ! Dieu soit loué ! Je n’aurais pu supporter de la voir traîner sur son lit de douleur dans l’état où elle se trouvait hier.
Machinalement, Elinor remarqua :
— J’ignorais que tu l’avais vue.
Confus, Roddy expliqua :
— Vois-tu, Elinor, je me reprochais ma lâcheté d’avoir refusé de monter dans sa chambre. J’y suis allé hier soir. La grosse infirmière quittait la pièce, une bouteille d’eau chaude à la main. J’en ai profité pour me glisser auprès du lit. Tante ne s’aperçut pas de ma présence. Je suis resté là et l’ai regardée quelques instants. Quand j’ai entendu le pas lourd de l’infirmière dans l’escalier, je me suis enfui. Mais le spectacle m’a laissé un pénible souvenir.
— Je comprends, fit Elinor.
— S’il lui avait fallu vivre longtemps ainsi, elle eût maudit son sort.
— Certes.
Roddy observa :
— C’est curieux comme toi et moi nous jugeons les choses du même point de vue !
— En effet, murmura Elinor.
— Ainsi, en ce moment, nous envisageons la situation de façon identique et nous rendons grâce à Dieu que notre tante soit enfin délivrée de ses maux.
II
Miss O’Brien dit à sa collègue :
— Que cherchez-vous, miss Hopkins ?
L’infirmière-visiteuse, le visage empourpré, fouillait dans la petite valise qu’elle avait déposée dans le vestibule la veille au soir.
— C’est très ennuyeux, grommela-t-elle. Je ne puis croire à pareil oubli de ma part.
— De quoi s’agit-il ?
Miss Hopkins répondit, d’une voix presque inintelligible :
— Je dois faire deux injections de morphine à une de mes malades, Eliza Rykin, affligée d’un sarcome… une piqûre le matin et une autre le soir. Hier soir, en venant ici, je lui ai administré le dernier comprimé d’un tube et je jurerais avoir mis dans cette valise un nouveau tube.
— Regardez encore. Ces tubes sont si petits !
Une dernière fois, l’infirmière Hopkins remua le contenu de sa mallette.
— Non ! Il n’y est pas. Je dois l’avoir laissé dans le tiroir de mon buffet. Pourtant j’aurais donné ma main à couper que j’avais emporté ce tube avec moi.
— Vous n’auriez pas posé votre mallette quelque part en chemin ?
— Certes non ! s’exclama miss Hopkins.
— Alors, tout va bien !
— Je le souhaite. Le seul endroit où j’ai posé ma valise, c’est dans ce vestibule. Et personne ici ne se permettrait d’y fouiller. C’est une négligence de ma part, sans doute. Mais cela me vexe, d’autant plus qu’il me faudra d’abord retourner chez moi à l’autre bout du village et revenir sur mes pas.
— J’espère que vous n’aurez pas une journée trop fatigante, après cette nuit de veille. La pauvre dame ! je ne pensais pas qu’elle durerait longtemps.
— Moi non plus. C’est le médecin qui va être surpris !
Miss O’Brien déclara d’un ton critique :
— Il se montre toujours si optimiste pour ses malades !
— Ah ! il est jeune ! Il ne possède pas notre expérience, constata l’infirmière-visiteuse au moment de s’en aller.
III
Le Dr Lord se hissa sur la pointe des pieds, leva ses sourcils couleur sable si haut qu’ils se perdirent presque dans ses cheveux, et demanda, tout surpris :
— Ainsi, elle est morte… hein ?
— Oui, docteur.
Les mots se précipitaient sur les lèvres de l’infirmière O’Brien, mais l’esprit de discipline la retint et elle attendit.
Peter Lord répéta, pensivement :
— Morte…
Après un instant de réflexion, il ordonna d’un ton sec :
— Allez me chercher de l’eau bouillante.
Miss O’Brien demeura stupéfaite de cette demande, mais, fidèle à l’esprit de sa profession, elle ne posa pas de question. Si un médecin l’eut priée d’aller chercher la peau d’un alligator, elle aurait murmuré machinalement : « Bien, docteur », et, docile, serait sortie furtivement de la pièce pour étudier le problème.
IV
Roderick Welman s’enquit :
— Voulez-vous dire que ma tante est morte intestat… qu’elle n’a jamais rédigé de testament ?
Mr Seddon essuya ses lunettes :
— Tel semble être le cas.
— C’est inconcevable ! s’exclama Roddy.
Mr Seddon toussota :
— Pas si inconcevable que vous pourriez l’imaginer. Cela se produit plus souvent qu’on ne le croit. Il existe une certaine superstition au sujet des testaments. Les gens se figurent avoir tout le temps devant eux. Le simple fait de rédiger ses dernières volontés semble les rapprocher de l’instant fatal. C’est drôle, mais c’est comme cela.
Roddy demanda :
— Lui avez-vous fait des remontrances à cet égard ?
— Fréquemment, répondit Mr Seddon.
— Et que répliquait-elle ?
Le notaire soupira.
— Toujours les mêmes banalités : elle avait bien le temps ! Elle n’avait pas encore l’intention de mourir ! Elle hésitait sur les dispositions à prendre pour la répartition de son argent.
— Pourtant, après sa première attaque ?… insinua Elinor.
Mr Seddon hocha la tête.
— Ce fut bien pire. Elle ne voulait même pas en entendre parler.
— Cela me dépasse, déclara Roddy.
Mr Seddon reprit :
— Ne vous étonnez pas. Sa maladie l’avait rendue plus nerveuse.
Elinor prononça, d’un ton intrigué :
— Mais elle souhaitait mourir !
Polissant de nouveau ses lunettes, Mr Seddon expliqua :
— Ah ! ma chère miss Elinor, le cerveau humain est une curieuse pièce de mécanisme. Mrs Welman peut avoir cru désirer la mort, tout en conservant l’espoir d’une guérison. Et en raison même de cette espérance, elle craignait que le fait de tester attirât le malheur sur elle. Elle avait certes l’intention de rédiger un testament, mais elle remettait de jour en jour cette formalité.
« Vous savez, continua Mr Seddon, s’adressant brusquement à Roddy, comme on sursoit à une corvée désagréable ?
— Oui, je… je… comprends ce que vous voulez dire, balbutia Roddy rougissant.
— Mrs Welman songeait toujours à son testament, mais reportait ce souci au lendemain, se répétant qu’elle n’était point pressée.
— Alors, voilà pourquoi elle était si agitée hier au soir, prononça lentement Elinor… et vous réclamait de toutes ses forces…
— Sans doute ! répliqua Mr Seddon.
Roddy demanda :
— Maintenant, que va-t-il se passer ?
— Au sujet des biens de Mrs Welman ?
L’homme de loi toussota.
— Puisque Mrs Welman est morte intestat, toute sa fortune revient à sa parente la plus proche, en l’espèce miss Elinor Carlisle.
— Tout me revient ? s’enquit Elinor.
— La Couronne prélèvera un certain pourcentage, expliqua Mr Seddon.
Il entra dans les détails et conclut :
— Les biens de Mrs Welman, n’étant grevés d’aucune hypothèque, passent intégralement à miss Carlisle. Euh… Les droits de succession seront, je crains, quelque peu élevés, mais, après ce règlement, la fortune sera encore considérable, et elle se trouve placée en titres de tout premier ordre.
— Mais alors, Roderick ?… balbutia Elinor.
Mr Seddon répondit avec un léger toussotement :
— Mr Welman n’est que le neveu du mari de Mrs Welman. Il n’existe entre lui et la défunte aucun lien de consanguinité.
— C’est exact, confirma Roddy.
Elinor dit lentement :
— Cela n’a guère d’importance, puisque nous allons nous marier.
Mais elle ne regarda point Roddy.
— En ce cas, tout va bien, s’empressa de dire Mr Seddon.
V
— Cela revient au même, n’est-ce pas, Roddy ? dit Elinor, d’un ton presque suppliant.
Mr Seddon les avait quittés.
Le visage de Roddy se crispa nerveusement.
— Tout t’appartient de droit. De grâce, Elinor, ne va pas t’imaginer que je suis jaloux. Je n’ai pas besoin de cet argent.
— A Londres, Roddy, nous étions convenus, d’un commun accord, que peu importait lequel de nous deux hériterait de tante Laura, puisque nous devons nous marier…
Roddy ne répondit pas. Sa cousine insista :
— Ne te souviens-tu pas de nos paroles, Roddy ?
— Si.
Il baissa les yeux. Son visage blême et triste reflétait une certaine souffrance.
Elinor releva gracieusement la tête.
— Peu importe… si nous devons nous épouser… Mais allons-nous le faire, Roddy ?
— Faire quoi ?
— Nous marier ensemble.
— N’était-ce pas déjà entendu ? proféra-t-il d’un air détaché, avec une nuance d’irritation.
Il poursuivit :
— Evidemment, Elinor, si tu as changé d’idée…
La jeune fille s’exclama :
— Oh ! Roddy, pourquoi ne pas être franc ?
Il sourcilla, l’air inquiet :
— Mon Dieu ! Qu’a-t-il pu m’arriver ?…
— Moi je le sais, murmura Elinor.
Le jeune homme, suivant le cours de sa pensée, répliqua vivement :
— C’est peut-être vrai. Mais l’idée de profiter de la fortune de ma femme ne me sourit guère.
— Il y a autre chose, dit Elinor, toute pâle. C’est à cause de Mary, n’est-ce pas ?
Roddy marmotta, très gêné :
— Peut-être… Comment le sais-tu ?
Elinor eut un sourire forcé.
— C’est assez visible… Chaque fois que tu la regardes, ton visage te trahit…
Soudain, Roddy perdit contenance.
— Oh ! Elinor. Je ne sais ce qu’il me prend. Je crois que je perds la tête. Depuis que je l’ai rencontrée pour la première fois… dans le bois… la seule vue de son visage… m’a bouleversé. Tu ne saurais comprendre…
— Si, je comprends. Continue.
Désemparé, Roddy expliqua :
— Je me défendais de l’aimer… J’envisageais avec joie notre mariage. Elinor, tu vas me juger méprisable de te parler ainsi…
— Mais non, je tiens, au contraire, à tout savoir.
D’une voix entrecoupée, il reprit :
— Tu es… tu es admirable… Cela me soulage de me confier à toi. Je t’aime tant, Elinor ! L’autre sentiment ressemble plutôt à de l’envoûtement. Tout se trouve renversé en moi : ma conception de la vie, ma gaieté naturelle et ma façon de raisonner…
Elinor le réprimanda doucement :
— L’amour… n’est guère raisonnable…
— En effet, admit Roddy, éploré.
D’une voix tremblante, Elinor lui demanda :
— Lui as-tu parlé ?
— Oui, ce matin… Comme un sot qui ne sait ce qu’il dit…
— Et alors ?
— Elle m’a prié de me taire. Je l’ai scandalisée ! A cause de tante Laura et de toi…
Elinor retira de son doigt la bague de diamant et dit :
— Tiens, tu peux la reprendre, Roddy.
Reprenant le bijou, il murmura, sans regarder sa compagne :
— Elinor, tu ne saurais t’imaginer à quel point je me méprise.
— Crois-tu qu’elle t’épousera ? lui demanda sa cousine, très calme.
Il hocha la tête.
— Je n’en ai aucune idée. Non… du moins, pas tout de suite. Elle ne m’aime pas suffisamment… Peut-être plus tard…
— Tu as sans doute raison. Accorde-lui du temps. Cesse de la voir pendant quelques mois, puis renouvelle ta demande.
— Tu es une amie précieuse. — Brusquement il lui baisa la main. — Elinor, tu sais que je t’aime… autant que par le passé. Parfois, Mary ne me semble qu’un rêve. Peut-être vais-je bientôt me réveiller… et elle aura disparu…
— Et si Mary n’était pas là…
— Je le souhaite par moments, murmura Roddy, sentimental… Toi et moi, Elinor, nous appartenons l’un à l’autre, n’est-ce pas ?
Elle baissa la tête :
— Oh ! oui… Nous appartenons l’un à l’autre.
Mais elle songea : « Si Mary n’était pas là ! »…
CHAPITRE V
TESTAMENTS DE JEUNES FILLES
I
Miss Hopkins, très émue, déclara :
— Elle a eu un bel enterrement.
Sa collègue, miss O’Brien, lui répondit :
— En effet. Et que de jolies fleurs ! Une couronne de lis blancs et une croix de roses thé… C’était admirable !
Miss Hopkins soupira en prenant une brioche beurrée. Les deux infirmières étaient assises au café Bleu.
Miss Hopkins dit alors :
— Miss Carlisle s’est montrée généreuse. Elle m’a offert un beau cadeau, sans y être obligée.
— Elle a beaucoup de cœur, concéda miss O’Brien. Moi, je déteste les gens regardants.
— Elle a tout de même hérité une immense fortune.
— Je me demande… fit miss O’Brien…
Puis elle s’interrompit.
— Eh bien ? encouragea miss Hopkins.
— Je trouve étrange que la vieille dame n’ait pas laissé de testament.
— C’est une faute de sa part. On devrait obliger les gens à rédiger leurs dernières volontés. Quand ils ne le font pas, ils créent des complications désagréables à leurs héritiers.
— Si elle avait pu tester, comment aurait-elle réparti ses biens ?
— Moi, je sais…
— Quoi donc, miss Hopkins ?
— Elle aurait réservé une somme à Mary… Mary Gerrard.
— Sûrement, acquiesça sa compagne, qui ajouta aussitôt : Ne vous ai-je pas dit en quel état se trouvait la pauvre Mrs Welman le soir de l’arrivée de miss Elinor ? Le médecin s’efforçait de la calmer et Elinor lui tenait la main. Elle jurait ses grands dieux, déclara l’Irlandaise, emportée par son imagination, qu’il fallait faire venir le notaire afin de tout mettre en ordre. « Mary, Mary », soupirait la pauvre femme. « C’est de Mary Gerrard que tu veux parler ? » lui demanda miss Elinor, qui promit formellement de ne pas oublier Mary.
— Est-ce bien ainsi que cela s’est passé ? s’enquit miss Hopkins, légèrement incrédule.
L’infirmière O’Brien répondit d’un ton ferme :
— Je vous l’assure. En outre, je suis persuadée que si Mrs Welman avait vécu assez longtemps pour établir son testament, il y aurait eu des surprises pour tous ! Qui sait si elle n’aurait pas laissé jusqu’à son dernier sou à Mary Gerrard !
— Elle n’aurait tout de même pas été jusque-là. A mon avis, on ne doit pas frustrer les membres de sa propre famille.
— Il y a famille et famille, riposta miss O’Brien.
— Qu’insinuez-vous par là ?
— Je n’aime pas les commérages, déclara l’infirmière O’Brien, pleine de dignité, et je ne voudrais pas ternir la mémoire d’une morte.
— Vous avez bien raison. Moins on en dit, mieux cela vaut, opina miss Hopkins, en remplissant la théière.
Miss O’Brien lui demanda :
— A propos, avez-vous retrouvé ce tube de morphine une fois rentrée chez vous ?
L’infirmière-visiteuse fronça le sourcil :
— Non, et j’ignore totalement ce qu’il a pu devenir. Mais voici ce qui a dû arriver : je l’ai peut-être posé sur le coin de la cheminée, comme je le fais d’habitude lorsque je ferme mon buffet à clé. Il a pu rouler et tomber dans la corbeille à papiers à moitié pleine et que j’ai vidée dans la boîte à ordures au moment de quitter la maison. — Elle fit une pause. — C’est sûrement ce qui s’est produit ; car je ne vois pas comment il aurait disparu.
— En effet, chère amie, ce serait différent si vous aviez laissé traîner votre mallette ailleurs que dans le vestibule de Hunterbury. Oui, vous avez certainement jeté le tube dans la boîte à ordures sans vous en douter.
— Je ne vois pas d’autre explication, conclut l’infirmière Hopkins, qui prit un gâteau rose. Ce n’est pas comme si…
Elle s’interrompit.
L’autre approuva… peut-être un peu trop hâtivement et dit :
— A votre place, je ne m’en soucierais plus du tout.
— Oh ! je ne m’en tracasse pas le moins du monde.
II
L’air grave dans sa toilette de deuil, Elinor était assise devant le bureau massif de Mrs Welman, dans le salon-bibliothèque, de nombreux documents étalés autour d’elle. Elle venait de voir l’un après l’autre tous les domestiques et Mrs Bishop. A présent, c’était le tour de Mary Gerrard, qui entra d’un pas hésitant.
— Vous désirez me voir, miss Elinor ?
— Oui, Mary, veuillez vous asseoir ici, je vous prie.
Mary prit place dans le fauteuil indiqué par Elinor. La lumière lui éclairait le visage, faisant ressortir la pureté éblouissante de son teint et l’or pâle de sa chevelure.
Elinor s’abrita les yeux de la main et, à travers ses doigts écartés, observa les traits de la jeune visiteuse : « Est-il possible de haïr autant quelqu’un et de ne pas le faire voir ? »
Tout haut, elle dit, avec une amabilité de commande :
— Comme vous le savez, Mary, ma tante s’intéressait beaucoup à vous.
De sa voix douce, Mary murmura :
— Mrs Welman s’est toujours montrée très aimable envers moi.
Elinor reprit, d’un ton froid et détaché :
— Si ma tante avait eu le temps de faire un testament, elle eût sans aucun doute songé à y inscrire différentes donations. Puisqu’elle est morte intestat, la responsabilité de remplir ses désirs m’incombe. J’ai consulté notre notaire, Mr Seddon, et nous avons établi ensemble la liste des sommes à remettre au personnel du château suivant la durée de leurs services. — Elle fit une pause. — Bien sûr, Mary, ce n’est pas tout à fait le cas en ce qui vous concerne.
Elle espérait, peut-être, que ces paroles mortifieraient son auditrice, mais le visage de Mary ne trahissait aucun changement. Les acceptant pour ce qu’elles valaient, elle attendit la suite.
— Bien que ma tante ne pût s’exprimer que très difficilement ce soir-là, elle parvint à faire comprendre ses intentions. Elle désirait, par une clause testamentaire, assurer votre avenir.
— C’était bien bon de sa part, répondit Mary, très calme.
Brusquement, Elinor lui annonça :
— Dès que les affaires seront en ordre, je verrai à ce que vous entriez en possession de deux mille livres, dont vous pourrez disposer à votre gré.
Mary rougit :
— Deux mille livres ! Oh ! miss Elinor, je ne sais comment vous remercier… de votre générosité.
— Il n’y a pas de générosité de ma part. N’en parlons plus, je vous prie.
Le visage de Mary s’empourpra :
— Vous ne sauriez imaginer à quel point cette somme va m’être utile.
— Vous m’en voyez enchantée.
Elinor détourna ses yeux et prononça avec un léger effort :
— Dites-moi… avez-vous quelque projet ?
— Oh ! oui, s’empressa de répondre Mary. Je vais suivre des cours de massage, sur le conseil de miss Hopkins.
— Votre idée me paraît excellente et je vais prendre avec Mr Seddon les dispositions nécessaires pour qu’une certaine somme vous soit remise à titre d’avance, immédiatement si possible.
— Je vous suis bien reconnaissante, miss Elinor.
— Je ne fais qu’accomplir le vœu de tante Laura, dit-elle.
Elle hésita, puis :
— Je crois que c’est tout ce que j’avais à vous dire.
Ce brusque et définitif congé blessa l’âme sensible de Mary. Elle se leva, dit tranquillement : « Je vous remercie beaucoup, miss Elinor », et quitta la pièce.
Immobile, le regard fixé devant elle, Elinor gardait un visage impénétrable. Impossible de deviner ce qui se passait dans son esprit. Elle garda un long moment cette attitude…
III
Elinor se mit à la recherche de Roddy. Elle le trouva au petit salon ; debout devant la fenêtre, il regardait dans le parc. A l’entrée de sa cousine, il se retourna brusquement.
— Enfin, tout est liquidé, déclara-t-elle. Cinq cents livres sont allouées à Mrs Bishop. Elle est ici depuis si longtemps ! Cent à la cuisinière, cinquante à Milly et cinquante à Olive. Cinq livres à chacun des autres. Vingt-cinq à Stephens, le premier jardinier. Il reste encore le vieux Gerrard, du pavillon de garde. Je n’ai encore rien fait pour lui, son cas m’embarrasse un peu. Il faudra sans doute lui donner une pension.
Elle fit une pause, puis déclara avec vivacité :
— J’ai réservé deux mille livres à Mary Gerrard. Crois-tu que cette donation réponde au désir de notre tante ? J’estime cette somme raisonnable.
Roddy dit à sa cousine, sans la regarder :
— C’est équitable. Tu agis toujours avec bon sens, Elinor.
De nouveau, il se tourna vers la fenêtre.
Elinor retint son souffle pendant un instant, puis déclara, de façon presque incohérente :
— Il y a autre chose : je veux… ce n’est que justice… que tu reçoives aussi ta part, Roddy.
Comme il se retournait, une flamme de colère dans les yeux, elle poursuivit :
— Ecoute-moi, Roddy. L’argent qui appartenait à ton oncle… et qu’il a laissé à sa femme… devait naturellement te revenir… du moins il le supposait. Tante Laura avait aussi l’intention de te le donner par testament. Je le tiens d’elle-même. Si j’hérite de son argent, toi tu dois recevoir l’héritage de ton oncle. Je ne… je ne pourrais supporter l’idée de t’avoir frustré… simplement parce que tante Laura n’a pu matériellement rédiger ses volontés dernières. Voyons, il faut te montrer raisonnable.
Le long visage délicat de Roderick devint blême.
— Tu ne voudrais tout de même pas que je me comporte comme un goujat et que je songe un instant à accepter de toi cet argent ?
— Remarque bien que je ne te le donne pas. Il te revient de droit.
— Je refuse ton argent ! s’écria Roddy.
— Ce n’est pas mon argent !
— Il t’appartient d’après la loi. C’est tout ce qui importe à mes yeux. Pour l’amour du ciel, n’envisageons la question que du côté pratique. Je ne veux pas te devoir un sou ! Et tu ne vas pas jouer près de moi le rôle de Notre-Dame des Largesses !
— Roddy ! protesta Elinor.
Le jeune homme fit un geste d’excuse.
— Oh ! pardon, Elinor. Je ne sais ce que je dis. Je me sens si bouleversé…
— Pauvre Roddy ! fit doucement sa cousine.
Il s’était retourné et jouait avec le cordon du store.
D’un ton détaché, il demanda :
— Sais-tu ce que compte faire Mary Gerrard ?
— Elle va suivre des cours de massage. Voilà du moins ce qu’elle m’a dit.
— Ah !
Un silence. Elinor rejeta la tête en arrière et déclara d’un ton autoritaire :
— Roddy, je te prie de m’écouter.
Il la regarda, légèrement surpris.
— Je t’écoute, Elinor.
— Je souhaiterais te voir suivre le conseil que je vais te donner.
— Lequel ?
— Tu jouis d’une certaine liberté, n’est-ce pas ? Tu peux prendre des vacances quand bon te semble ?
— Oui.
— Eh bien, alors, profites-en ! Va quelque part à l’étranger… disons pour trois mois. Pars seul. Fais-toi de nouveaux amis et vois du pays. Parlons sans détours. A présent, tu te crois amoureux de Mary Gerrard. Peut-être es-tu sincère avec toi-même. Mais ce n’est pas le moment de lui faire des avances. Tu ne le sais que trop. Nos fiançailles sont définitivement rompues. Pars donc comme un homme libre et dans trois mois, toujours libre de ton cœur, prends une décision. Alors tu sauras si réellement tu aimes Mary ou si ce n’était qu’un caprice. Et si, après cette épreuve, tu es sûr de tes sentiments, reviens et va le lui dire. Elle t’écoutera peut-être.
Roddy s’approcha de sa cousine et lui prit la main.
— Elinor, tu es admirable, tu conserves la tête froide, les idées nettes et le jugement sain. Chez toi, nulle trace de mesquinerie ! Tu es au-dessus de tout éloge ! Je vais suivre ton conseil. Je partirai donc, tout à fait libre, pour découvrir si je suis atteint du mal d’amour ou si je me suis rendu simplement ridicule. Elinor, tu ne saurais comprendre toute l’affection que je te porte. Tu t’es montrée mille fois trop gentille pour moi. Aussi je t’en suis infiniment reconnaissant.
Spontanément, il l’embrassa sur la joue et quitta la pièce.
Il fit bien, peut-être, de ne point se retourner pour la regarder.
IV
Deux jours plus tard, Mary fit part à miss Hopkins de ses espoirs réalisés.
Cette femme pratique se répandit en félicitations.
— Vous en avez de la chance, Mary ! Evidemment, la vieille Mrs Welman voulait votre bien, mais tant qu’elles ne sont pas écrites, les promesses n’ont aucune valeur. Vous auriez pu ne rien recevoir du tout.
— Miss Elinor m’a dit que, le soir de sa mort, Mrs Welman lui a recommandé de faire quelque chose en ma faveur.
L’infirmière renifla :
— Possible, mais bien d’autres à sa place ne s’en seraient plus souvenues. Les parents ont souvent la mémoire courte. J’en ai vu de drôles au cours de mon existence, je vous le jure ! A leur lit de mort, j’ai entendu des gens dire qu’ils pouvaient compter sur leur cher fils ou leur chère fille pour accomplir leurs volontés. Neuf fois sur dix, le cher fils ou la chère fille trouvent de bons prétextes pour n’en rien faire. La nature humaine est la même partout, et on ne se sépare de son argent que contraint par la loi. Je vous le répète, ma chère petite, vous avez une chance inouïe. Miss Carlisle est une femme exceptionnellement honnête.
— Et cependant… je sens qu’elle ne m’aime pas.
— Et elle a de bonnes raisons pour cela, dit l’infirmière. Ne faites pas la sainte nitouche, Mary. Mr Roderick vous fait depuis quelque temps les yeux doux.
Mary rougit et miss Hopkins continua :
— Il est vraiment pincé, si vous voulez m’en croire. Il a eu le coup de foudre. Et vous, Mary ? Etes-vous attirée par lui ?
Hésitante, la jeune fille répondit :
— Je… je ne pense pas. Mais je le trouve très gentil.
— Hum ! Ce ne serait pas mon béguin ! Un type maniéré et un vrai paquet de nerfs… Difficile à table. En tout cas, les hommes, même les meilleurs, ne valent pas la corde pour les pendre. Aussi, ne vous pressez point, Mary. Jolie comme vous l’êtes, vous pouvez choisir qui vous plaira. Miss O’Brien me faisait encore remarquer l’autre jour que vous pourriez faire du cinéma. J’ai entendu dire qu’on aimait les blondes dans les films.
Mary fronça légèrement le sourcil.
— Miss Hopkins, que devrais-je faire pour mon père ? Il réclame une partie de cet argent.
— Surtout ne lui en remettez point ! s’exclama l’infirmière. Mrs Welman ne vous aurait pas laissé cette somme pour qu’il en profite. Je crois que, sans vous, il aurait été congédié depuis belle lurette. Il faut aller loin pour trouver un homme aussi paresseux !
— Je trouve drôle que, possédant une telle fortune, Mrs Welman n’ait point fait de testament.
Miss Hopkins hocha la tête :
— Les gens sont ainsi. Ils remettent sans cesse au lendemain.
— Cela me paraît absolument ridicule, déclara Mary.
— Et vous, avez-vous pensé à votre testament ?
La jeune fille la regarda étonnée.
— Moi ? Non.
— Et pourtant vous avez vingt et un ans.
— Mais… je n’ai rien à léguer ?… Peut-être que si, à présent…
— Naturellement. Et une coquette somme, encore.
— Oh ! rien ne presse.
— Vous y voilà ! s’exclama l’infirmière. Pareille aux autres. Parce que vous êtes jeune et en bonne santé, rien ne dit que vous ne serez pas un jour écrasée dans un accident d’auto, ou même en traversant la rue.
Mary éclata de rire.
— Je serais bien embarrassée de rédiger un testament.
— Rien de plus simple. Vous vous procurez une formule au bureau de poste. Allons en chercher une tout de suite !
Dans la maisonnette de l’infirmière-visiteuse, la formule, toute prête à remplir, fut étalée sur une table et on discuta les clauses principales. L’infirmière s’amusait follement. Un testament, dit-elle en plaisantant, vaut mieux qu’un décès.
— Qui hériterait de mon argent si je ne faisais pas de testament ?
— Votre père, sans doute, dit miss Hopkins.
— Je ne lui laisserai rien. Je préférerais en faire bénéficier ma tante de Nouvelle-Zélande.
D’un ton enjoué, miss Hopkins déclara :
— Si vous laissiez cet argent à votre père, il n’en profiterait pas longtemps, car il quittera bientôt ce monde.
Mary avait entendu trop souvent l’infirmière annoncer cette prédiction pour s’en montrer impressionnée.
— Impossible de me souvenir de l’adresse de ma tante. Depuis de longues années, nous sommes sans nouvelles d’elle.
— Qu’importe ! L’essentiel est de connaître son nom de baptême.
— Mary. Mary Riley.
— Cela suffit. Ecrivez que vous léguez tous vos biens à Mary Riley, sœur de feue Elisa Gerrard, de Hunterbury, Maindensford.
Penchée sur la feuille de papier, Mary se mit à écrire. Comme elle arrivait à la fin, elle frissonna. Une ombre s’interposait entre elle et le soleil. Levant les yeux, elle vit Elinor Carlisle debout devant la fenêtre et qui la regardait.
— Vous me paraissez bien occupée, Mary. Que faites-vous donc ?
L’infirmière Hopkins répondit en riant :
— Elle rédige son testament. Voilà !
— Son testament !
Elinor éclata d’un rire nerveux.
— Non, vraiment, est-ce sérieux, Mary ? Quelle drôle d’idée…
Riant toujours, Elinor se détourna et poursuivit son chemin.
Miss Hopkins ouvrit de grands yeux :
— A-t-on jamais vu ça ? Qu’est-ce qui lui prend ?
Elinor avait parcouru seulement quelques mètres lorsqu’une main se posa sur son bras. Elle s’arrêta net et se détourna.
Le Dr Lord, le front plissé, la regardait en face.
— Qu’est-ce qui vous fait rire ? lui demanda-t-il.
— En vérité… je ne sais pas.
— En voilà une réponse ! Rougissante, Elinor balbutia :
— Je… je dois être un peu nerveuse. En passant devant la maisonnette de miss Hopkins, j’ai surpris Mary Gerrard en train d’écrire son testament. Cela m’a fait rire, je ne saurais dire pourquoi.
— Vraiment ?
— C’est ridicule de ma part, j’en conviens, mais… je me sens nerveuse.
— Je vais vous prescrire un fortifiant, déclara le médecin.
— Inutile, absolument inutile.
— Mais c’est le seul remède recommandable aux gens qui refusent de révéler la nature de leur mal.
— Je ne souffre de rien, répliqua la jeune fille.
— Vous me cachez quelque chose, miss Carlisle.
— Evidemment, je ne me sens pas dans mon état normal, je suis un peu nerveuse…
— Je le crois volontiers, mais changeons de sujet. Avez-vous l’intention de prolonger votre séjour ici ?
— Je m’en vais demain.
— Alors, vous n’habiterez pas Hunterbury ? Elinor hocha la tête et répondit :
— Non… jamais ! Sans doute vendrai-je la propriété si j’en obtiens une offre satisfaisante.
— Je comprends…
— A présent, excusez-moi, il faut que je rentre. Elinor lui tendit la main. Peter Lord la tint un instant et dit, gravement :
— Miss Carlisle, voulez-vous me confier ce que vous pensiez réellement tout à l’heure lorsque vous étiez en train de rire ?
Elle retira vivement sa main.
— A quoi voulez-vous que je pense ?
— Voilà ce que je désire savoir, dit Peter Lord, une ombre de tristesse dans le regard.
Impatiente, elle répliqua :
— J’ai trouvé cela drôle, voilà tout.
— Que Mary Gerrard rédigeât son testament ? Pourquoi ? Il n’y a là rien que de très normal. Cette précaution épargne souvent bien des ennuis… à moins qu’elle n’en suscite.
— Bien sûr… Tout le monde devrait faire son testament. Ce n’est pas ce qui provoquait mon hilarité.
Le Dr Lord prononça :
— Mrs Welman aurait dû songer à son testament.
— Certes oui, dit Elinor, le rouge lui montant au front.
— Et vous ? demanda inopinément le médecin.
— Moi ?
— Oui, vous. Ne venez-vous pas de dire que tout le monde devrait faire le sien ? Avez-vous rédigé le vôtre ?
Elinor le dévisagea, puis elle se mit à rire.
— C’est inouï ! Non, je n’y ai même pas pensé. En cela, je ressemble à tante Laura. Eh bien ! docteur Lord, je vais de ce pas rentrer chez moi et écrire sans tarder à Mr Seddon, qui s’en occupera.
— Je vous félicite de cette décision raisonnable, approuva Peter Lord.
V
Dans le salon-bibliothèque, Elinor venait de terminer un court billet destiné à son notaire :
« Cher monsieur Seddon,
« Je vous prie de bien vouloir préparer un testament, que vous m’enverrez pour que j’y appose ma signature. Un document très simple. Je désire que Roderick Welman soit mon unique héritier.
« Bien à vous,
« ELINOR CARLISLE »
Elle consulta la pendule. Le courrier allait partir dans quelques minutes.
Elle ouvrit le tiroir du bureau, puis se souvint qu’elle avait ce matin même employé le dernier timbre-poste. Mais elle en avait d’autres dans sa chambre à coucher.
Elinor monta l’escalier. Quand elle revint dans la bibliothèque, le timbre à la main, Roddy se tenait près de la fenêtre.
— Alors, nous partons demain, dit-il. Ce cher Hunterbury ! Nous y avons passé tout de même de belles journées !
— Cela t’ennuie que je le mette en vente ?
— Non, non ! C’est, je crois, le meilleur parti à prendre.
Il y eut un silence. Elinor prit sa lettre, la relut, cacheta l’enveloppe et l’affranchit.
CHAPITRE VI
CORRESPONDANCES
Lettre de miss O’Brien à miss Hopkins, en date du 14 juillet.
« Laborough Court.
« Chère miss Hopkins,
« Voilà plusieurs jours que je remets à vous écrire. Je suis dans une jolie maison, mais elle n’est pas aussi confortable que Hunterbury. Nous vivons en pleine brousse, et il est difficile de se procurer des femmes de chambre ; les servantes que nous avons pour le moment ne valent pas grand-chose. Certaines ne sont même pas aimables. Si je ne suis pas difficile, j’exige tout de même que les repas servis sur le plateau soient pour le moins assez chauds. Je ne dispose d’aucun appareil pour faire chauffer de l’eau et le thé n’est pas toujours préparé avec de l’eau bouillante. Enfin, tout cela est secondaire. Le malade est un homme très gentil et très distingué : il souffre d’une double pneumonie, mais la crise est passée et le médecin juge son état fort amélioré.
« Coïncidence des plus bizarres : au salon, sur le piano à queue, se trouve une photographie dans un cadre d’argent et, je vous le donne en mille, c’est le même portrait que celui dont je vous ai parlé… signé Lewis, et que m’a réclamé la vieille Mrs Welman avant de mourir. Intriguée, j’ai interrogé le maître d’hôtel, il m’a répondu qu’il s’agissait du frère de lady Rattery, sir Lewis Ricroft. Il habitait une propriété voisine de Hunterbury et a été tué pendant la guerre. C’est triste, n’est-ce pas ? J’ai alors demandé s’il était marié.
« Le maître d’hôtel m’a répondu affirmativement, en ajoutant que lady Ricroft, enfermée dans un asile d’aliénés peu après son mariage, vivait encore. Que pensez-vous de cette histoire ? Nous nous trompions l’autre jour. Lui et Mrs W. ont dû beaucoup s’aimer, sans pouvoir s’épouser, la femme de Mr Ricroft étant folle. On jurerait du cinéma. Et dire qu’elle pensait toujours à lui et contemplait l’image de cet homme jusque sur son lit de mort. D’après le maître d’hôtel, il a été tué en 1917. Un vrai roman !
« Avez-vous vu le nouveau film de Myrna Loy ? Il paraît qu’il doit passer à Maidensford cette semaine. Ici, il n’y a aucun cinéma. Que c’est triste d’aller s’enterrer dans un tel trou de campagne ! Rien d’étonnant qu’on ne puisse trouver de bonnes servantes.
« Au revoir, chère amie. Je vous quitte et j’attends de vous une longue lettre. Racontez-moi toutes les nouvelles.
« Bien à vous,
« EILLEN O’BRIEN. »
De miss Hopkins à miss O’Brien, en date du 14 juillet.
Villa des Roses.
« Chère miss O’Brien,
« Ici la vie continue comme à l’ordinaire. Le château de Hunterbury est abandonné… Tout le personnel est parti et on a mis une pancarte : A vendre. L’autre jour, j’ai rencontré Mrs Bishop ; elle vit chez sa sœur, à environ deux kilomètres d’ici. Elle est très ennuyée, comme vous pouvez l’imaginer, de ce que le château soit mis en vente. Elle était si sûre que miss Carlisle épouserait Mr Welman et vivrait à Hunterbury ! Mrs Bishop m’annonce que les fiançailles sont rompues. Miss Carlisle est retournée à Londres peu après votre départ. Plusieurs fois j’ai remarqué son étrange attitude. Je ne sais qu’en penser ! Mary Gerrard est, elle aussi, à Londres et commence son apprentissage de masseuse. Voilà une décision très raisonnable de sa part. Miss Carlisle lui versera deux mille livres. C’est magnifique et il y en a peu qui en eussent fait autant.
« A propos, il existe de drôles de coïncidences. Vous vous souvenez sans doute d’une photographie signée Lewis, que Mrs Welman vous a montrée ? Je bavardais l’autre jour avec Mrs Slaterry, l’ancienne gouvernante du vieux docteur Ransome qui exerçait ici avant le Dr Lord. Elle a passé toute son existence dans ce village et connaît un peu tout le monde. J’ai amené la conversation, sans en avoir l’air, sur les prénoms et fait remarquer que celui de Lewis était plutôt rare. Elle m’a cité alors sir Lewis Ricroft, qui habitait Forbes-Park, non loin d’ici. Pendant la guerre il a servi au 17e Lanciers et fut tué vers la fin des hostilités. Je lui dis que c’était un grand ami de Mrs Welman à Hunterbury. Aussitôt, elle cligna de l’œil et ajouta : « Oui, des amis très intimes, et on dit même plus que des amis. » Mais elle n’aimait pas médire des gens… et après tout, ils avaient bien le droit d’être amis. Je lui fis remarquer qu’à cette époque, Mrs Welman était veuve. Elle me confirma le fait. Chère amie, j’ai tout de suite compris l’insinuation et je m’étonnai qu’ils ne se fussent point épousés. Ils ne pouvaient se marier, me dit-elle, car la femme de Mr Ricroft est dans un asile d’aliénés. A présent, nous voilà au courant de toute l’histoire. C’est curieux comme on finit par découvrir les secrets, qu’en dites-vous ? Etant donné la facilité avec laquelle on divorce de nos jours, n’est-ce pas honteux que la folie ne soit pas considérée comme un motif suffisant ?
« Vous souvenez-vous d’un joli garçon, nommé Ted Bigland, qui tournait autour de Mary Gerrard ? Il m’a demandé son adresse à Londres, mais je ne la lui ai point donnée. A mon avis, Mary est bien au-dessus de ce Ted Bigland. J’ignore si vous vous en êtes rendu compte, chère amie, mais Mr Roderick W. semblait fort entiché d’elle. Dommage ! parce que c’est la cause de la rupture des fiançailles entre lui et sa cousine. Et si vous voulez m’en croire, miss Carlisle en souffre beaucoup. Je ne vois pas ce qu’elle trouve de beau en lui. Je n’aurais pas fait des folies pour cet homme, mais il paraît que miss Elinor en était toquée dès son enfance. Les choses s’embrouillent à plaisir, n’est-ce pas ? Car c’est elle qui possède tout le magot. Il s’attendait certainement à ce que sa tante lui laissât une bonne partie de ses biens.
« Le vieux Gerrard, au pavillon de garde, décline à vue d’œil. Il a déjà eu plusieurs fois des vertiges alarmants. Il demeure aussi malotru que jamais. N’a-t-il pas raconté l’autre jour que Mary n’était point sa fille ? « A votre place, lui ai-je répondu, j’aurais honte de dire pareille chose ! » Il m’a regardée drôlement et s’est contenté de me répliquer : « Vous n’êtes qu’une sotte qui ne comprenez rien. » Il est aimable, ce gardien ! Je l’ai pris de haut. Je crois qu’avant leur mariage, sa femme était la dame de compagnie de Mrs Welman.
« La semaine dernière j’ai vu au cinéma Terre Chinoise. Un film admirable. En Chine, les femmes en voient de toutes les couleurs.
« A vous sincèrement,
« JESSIE HOPKINS. »
Carte postale de miss Hopkins à miss O’Brien :
« Comme c’est drôle ! Nos lettres se sont croisées. Quel mauvais temps ! »
Carte postale de miss O’Brien à miss Hopkins :
« Reçu votre lettre ce matin. Quelle coïncidence ! »
Lettre de Roderick Welman à Elinor Carlisle, en date du 15 juillet :
« Chère Elinor,
« Ta lettre me parvient à l’instant. Non, je n’éprouve aucun regret au sujet de la vente de Hunterbury. C’est très gentil de ta part d’avoir pensé à me consulter. Tu as pris le parti le plus sage, si tu n’as pas l’intention d’y habiter. Mais tu auras quelque difficulté à t’en débarrasser. Evidemment, c’est un peu trop vaste pour tes besoins actuels, bien que le château soit modernisé avec des commodités pour les domestiques, le gaz, l’électricité, etc. En tout cas, je te souhaite bonne chance.
« Il fait ici une chaleur délicieuse et je passe des heures entières sur la plage. Les baigneurs sont plutôt bizarres, mais je ne fréquente personne. Tu m’as dit un jour que je me liais facilement. Tu te trompais. La majorité des bipèdes m’est antipathique. Sans doute me rendent-ils la pareille.
« Depuis longtemps je te juge comme le spécimen le plus satisfaisant de la race humaine. Je projette une excursion sur la côte dalmate d’ici une semaine ou deux. Voici mon adresse : Aux soins de Thomas Cook, Dubrovnik, à partir du 22 et jusqu’à nouvel ordre. Si je puis t’être utile, fais-le-moi savoir.
« A toi toute mon admiration et ma gratitude,
« RODERICK. »
Lettre envoyée par Mr Seddon, de l’étude Seddon, Blatherwick et Seddon, à miss Elinor Carlisle, en date du 20 juillet :
104, Bloomsbury Square.
« Chère miss Carlisle,
« A mon sens, vous pourriez accepter l’offre de douze mille cinq cents livres sterling faite par le major Somervell pour Hunterbury. Les grandes propriétés sont d’une vente extrêmement difficile pour le moment et le prix proposé me semble très avantageux. L’offre dépend, naturellement, d’une entrée en jouissance immédiate, et je sais que le major Somervell a visité d’autres propriétés dans les environs. Aussi vous conseillerais-je d’accepter le plus vite possible.
« Le major Somervell, à ce que je comprends, consent à louer le château meublé pour trois mois, délai suffisant pour l’accomplissement des formalités légales, après lesquelles la vente aura lieu.
« Pour ce qui est de la pension au gardien Gerrard, le Dr Lord m’annonce que ce vieil employé, sérieusement malade, ne vivra pas longtemps.
« La succession de votre tante n’est pas encore liquidée, mais j’ai avancé cent livres à miss Mary Gerrard en attendant le règlement.
« A vous sincèrement,
« EDMUND SEDDON. »
Lettre du Dr Lord à miss Elinor Carlisle, le 24 juillet :
« Chère miss Carlisle,
« Le vieux Gerrard est décédé aujourd’hui. Puis-je vous être utile en quoi que ce soit ? Je viens d’apprendre que vous avez vendu le château à notre nouveau député, le major Somervell.
« Vôtre,
« PETER LORD. »
Lettre d’Elinor Carlisle à Mary Gerrard, le 25 juillet :
« Chère Mary,
« Je suis désolée d’apprendre la mort de votre père. J’ai une offre pour la vente d’Hunterbury… d’un major Somervell. Il est impatient d’en prendre possession dans le plus bref délai. Je me rends à Hunterbury pour mettre de l’ordre dans les papiers de ma tante. Vous serait-il possible de faire enlever sans retard les affaires de votre père du pavillon de garde ? J’espère que vous vous portez bien et que vos études de massage ne vous fatiguent pas trop,
« Très sincèrement à vous,
« ELINOR CARLISLE. »
Lettre de Mary Gerrard à miss Hopkins, le 25 juillet :
« Chère miss Hopkins,
« Merci beaucoup des détails contenus dans votre lettre au sujet de mon père. Je suis heureuse qu’il n’ait point souffert. Miss Elinor m’écrit que le château est vendu et qu’elle désirerait voir le pavillon débarrassé aussi vite que possible. J’arriverai demain pour les obsèques. Pourriez-vous me loger ? Inutile de me répondre si tout va bien.
« Affectueusement,
« MARY GERRARD. »
CHAPITRE VII
L’EMPOISONNEMENT
I
Elinor Carlisle sortit du petit hôtel « Aux Armes du Roi » en ce jeudi matin 27 juillet, et regarda la rue principale et Maidensford, de haut en bas.
Poussant soudain une exclamation de plaisir, elle traversa la chaussée. Aucun doute possible ! Cette silhouette majestueuse à l’allure d’un galion, toutes voiles déployées, lui était familière.
— Madame Bishop !
— Tiens, miss Elinor ! Quelle surprise ! J’ignorais que vous étiez dans le pays. Si j’avais su que vous vous rendiez à Hunterbury, j’y serais allée moi-même pour vous recevoir. Qui vous sert à présent ? Avez-vous amené une servante de Londres ?
— Je n’habite pas le château. Je suis descendue « Aux Armes du Roi ».
Mrs Bishop regarda de l’autre côté de la rue d’un air méprisant.
— C’est passable, paraît-il. On m’a dit que c’était propre. La cuisine est satisfaisante, mais cela doit bien changer vos habitudes, miss Elinor ?
Souriante, Elinor répondit :
— Je ne m’en plains pas. D’ailleurs, ce ne sera que pour un jour ou deux, le temps de mettre de côté certaines affaires personnelles de ma tante et de faire emballer quelques meubles pour les expédier à Londres.
— Alors, le château est définitivement vendu ?
— Oui, au major Somervell, notre nouveau député. Sir George Kerr est mort, comme vous le savez, et on a procédé à une élection. Par bonheur, le nouveau propriétaire du château compte l’habiter. J’eusse été navrée de voir la maison transformée en hôtel et le parc en lotissement.
Mrs Bishop ferma les yeux et frémit de toute sa rotondité aristocratique.
— En effet, c’eût été un vrai désastre. Je souffre déjà suffisamment à la pensée qu’il passe entre les mains d’étrangers au pays.
— Oui, mais comprenez-moi. La maison eût été trop grande pour moi… toute seule. Ah ! je voulais vous demander : y a-t-il un meuble que vous désireriez particulièrement posséder en souvenir de ma tante ? Je serais heureuse de vous le laisser.
Rayonnante, Mrs Bishop répondit :
— Miss Elinor, je suis très touchée de votre délicate attention. Si ce n’est pas abuser…
Elle fit une pause, mais Elinor l’encouragea :
— Allez-y !
— J’ai toujours admiré le secrétaire du salon. Quel joli meuble !
Elinor s’en souvint : c’était une magnifique pièce de marqueterie.
— Il est à vous, Mrs Bishop. Rien d’autre ?
— Non, merci, miss Elinor. Vous vous êtes déjà montrée bien généreuse.
— Il y a aussi quelques sièges du même type que ce secrétaire. Vous plairait-il de les avoir chez vous ?
Mrs Bishop accepta les fauteuils et se répandit en remerciements. Elle expliqua :
— En ce moment, j’habite chez ma sœur. Est-ce que ma présence au château vous serait utile, miss Elinor ? Je m’y rendrai avec vous si vous le désirez ?
— Non, merci, fit Elinor d’un ton plutôt sec.
Mrs Bishop reprit :
— Cela ne me dérangerait en rien, je vous l’assure. Je me ferais un plaisir de vous tenir compagnie. C’est pour vous un devoir plutôt triste à remplir.
— Merci, madame Bishop. On travaille mieux quand on est seule…
— Comme il vous plaira, évidemment. — Après un bref silence, elle reprit : — La fille de Gerrard est ici. L’enterrement de son père a eu lieu hier. Elle loge chez l’infirmière Hopkins, et il paraît que toutes deux se rendent au pavillon de garde ce matin.
Elinor approuva d’un signe de tête.
— J’ai moi-même prié Mary d’enlever les meubles du pavillon. Le major Somervell désire entrer en jouissance de la propriété le plus tôt possible.
— Je comprends.
— A présent, dit Elinor, il faut que je vous quitte. Je suis bien contente de vous avoir vue, Mrs Bishop. Je n’oublierai pas de vous réserver le secrétaire et les fauteuils.
Elle serra la main de l’ancienne gouvernante et s’éloigna.
En chemin, elle entra chez le boulanger et acheta une miche de pain, puis elle passa à la crémerie et se procura une livre de beurre et du lait. Enfin, elle se rendit chez l’épicier et demanda de quoi confectionner des sandwiches.
Mr Abbott en personne se présenta, écartant son jeune commis :
— A votre service, miss Carlisle. Que désirez-vous ? Du saumon aux crevettes, du saumon aux anchois, du saumon à la sardine ou bien du jambon et de la langue ?
Il déplaça les pots l’un après l’autre et les déposa sur le comptoir.
Elinor eut un léger sourire.
— Malgré leurs différentes appellations, je leur trouve toujours à peu près le même goût.
— Possible, acquiesça Mr Abbott, mais ils sont tous savoureux…
— Autrefois, on évitait de consommer des sandwiches au poisson par crainte d’empoisonnement, n’est-ce pas ?
Mr Abbott prit une mine horrifiée.
— Je vous assure que cette marque est très renommée… vous pouvez vous y fier. On ne m’en a jamais fait de reproches.
— Bien, dit Elinor. Donnez-moi un pot de saumon aux anchois et un autre de saumon aux crevettes. Merci.
II
Elinor Carlisle entra dans le parc de Hunterbury par une petite porte. Cette journée estivale était magnifique. La jeune fille passa devant un parterre de pois de senteur. Le second jardinier, Horlick, qu’on avait gardé pour tenir le parc en ordre, la salua respectueusement.
— Bonjour, miss. J’ai bien reçu votre lettre. Vous trouverez la porte de côté ouverte, miss. J’ai ouvert les volets de la plupart des fenêtres.
— Merci, Horlick.
Comme elle s’éloignait, le jeune serviteur ajouta nerveusement, sa pomme d’Adam montant et descendant de façon spasmodique :
— Pardon, miss, je voudrais vous demander…
Elinor se retourna.
— Eh bien ?
— Est-ce vrai que le château est vendu ? Je veux dire : est-ce une affaire faite ?
— Oui.
— Je désirerais, miss, vous prier de dire un mot pour moi au major Somervell. Il aura certainement besoin de jardinier. Peut-être me trouvera-t-il trop jeune pour me nommer premier jardinier, mais depuis quatre ans je travaille sous les ordres de Mr Stephens et j’ai acquis assez d’expérience. Pour le moment, je m’occupe seul de tout et cela marche assez bien.
— Je ferai tout ce que je pourrai en votre faveur, Horlick. J’avais même l’intention de vous recommander au major Somervell et de lui vanter vos qualités professionnelles.
Le visage de Horlick devint rouge comme une pivoine.
— Merci, miss, c’est très aimable de votre part. Vous pouvez comprendre quel coup nous a porté la mort de votre tante et ensuite la vente si rapide du château… De plus, je devais me marier cet automne, alors j’aimerais bien être sûr de garder ma place.
— J’espère que le major Somervell vous prendra à son service. Comptez sur moi pour faire de mon mieux.
— Merci, miss, répéta Horlick. Nous espérions tous que le château resterait dans la famille. Merci, miss.
Elinor continua son chemin.
Soudain, avec la violence d’un torrent rompant ses digues, une vague de colère et de rancœur déferla sur elle.
« Nous espérions tous que le château resterait dans la famille… »
Elle et Roddy auraient pu y vivre ! Elle et Roddy… Roddy le désirait, et elle aussi. Tous deux avaient toujours aimé Hunterbury, ce cher Hunterbury !… Avant la mort de ses parents, pendant leur séjour dans l’Inde, elle venait y passer les vacances. Elle avait joué dans le bois, couru le long du ruisseau, cueilli des brassées de pois de senteur, mangé d’énormes groseilles à maquereaux encore vertes et de succulentes framboises d’un rouge sombre. Plus tard, c’était la saison des pommes. Elle connaissait des coins secrets où, blottie dans l’herbe, elle lisait des heures entières.
Oui, elle avait aimé Hunterbury. Elle avait toujours cru qu’un jour elle viendrait l’habiter. Tante Laura avait elle-même encouragé cet espoir par des petits mots et des bouts de phrases.
« Un jour, Elinor, tu songeras peut-être à abattre ces ifs. Je sais qu’ils te paraissent un peu lugubres. Ici, on pourrait construire un bassin avec un jet d’eau. Peut-être, un jour… »
Et Roddy ? Lui aussi avait envisagé de se fixer à Hunterbury. Ce désir avait sans doute influencé ses sentiments envers Elinor. Car, sans s’y arrêter outre mesure, il lui semblait tout naturel de venir un jour y vivre en compagnie de sa cousine.
Et ils eussent vécu ici ensemble… ils y seraient installés… maintenant. Au lieu d’emballer des meubles et de vendre la maison, elle et Roddy songeraient à la décorer à leur goût et formeraient des projets d’embellissement pour le jardin et le parc. Côte à côte, ils se promèneraient dans les allées en savourant la joie de propriétaires terriens ; ils eussent été heureux ensemble sans la présence fatale de cette jeune blonde au teint de rose sauvage.
Que savait Roddy sur le compte de Mary Gerrard ? Rien, moins que rien ! L’aimait-il réellement ? Elle était sans doute douée de grandes qualités. Mais Roddy les ignorait. Toujours l’éternelle histoire… la vieille farce de la Nature !
Roddy n’avait-il pas avoué lui-même qu’il se croyait « envoûté » ? Ne désirait-il pas se libérer au plus vite ?
Si Mary Gerrard mourait tout d’un coup, Roddy ne reconnaîtrait-il pas, un jour, que tout allait pour le mieux ? Il dirait : « Je m’en rends compte à présent, nous n’avions rien de commun… » Il ajouterait peut-être, avec une douce mélancolie : « C’était pourtant une bien jolie fille ! »
Il en conserverait un délicieux souvenir… le souvenir d’une éblouissante apparition.
Si un malheur arrivait à Mary Gerrard, Roddy reviendrait vers elle… Elinor… Elle en était absolument sûre.
Si un malheur arrivait à Mary Gerrard…
Elinor ouvrit la porte et passa du soleil brûlant dans la pénombre de la maison. Elle frissonna.
A l’intérieur, il faisait frais et sombre. Quelque chose de sinistre semblait caché dans ces pièces et l’attendre.
Elle traversa le vestibule et poussa la porte matelassée qui conduisait à l’office du maître d’hôtel. Une odeur de moisi frappa ses narines. Elle ouvrit la fenêtre toute grande, déposa ses paquets… le beurre, le pain, le pot de saumon, la bouteille de lait, et pensa :
— Que je suis sotte ! Je comptais faire du café.
Elle inspecta les boîtes de métal posées sur l’étagère. Dans l’une, elle trouva un peu de thé, mais pas de café.
« Tant pis », se dit-elle.
Elle déballa les deux pots en verre renfermant les beurres à sandwiches. Elle se rendit tout droit à la chambre à coucher de Mrs Welman et commença d’examiner le chiffonnier, ouvrit les tiroirs, tria des vêtements et du linge, les plia et en fit plusieurs tas…
Dans le pavillon de garde, Mary Gerrard promenait ses regards autour d’elle, désemparée. Jusque-là, elle ne s’était pas encore rendu compte de la vie étriquée qu’elle avait menée.
Son passé la submergea comme un flot. Sa mère lui cousait des habits pour sa poupée, mais son père, toujours de mauvaise humeur, ne décolérait pas. Il la détestait, oui, il la détestait…
Brusquement, elle demanda à miss Hopkins :
— Mon père ne vous a-t-il rien dit pour moi avant sa mort ?
D’une voix consolante, l’infirmière répondit :
— Ma foi, non ! Il était tombé dans l’inconscience au moins une heure avant de rendre le dernier soupir.
— Peut-être aurais-je dû venir le soigner ? Après tout, c’était mon père.
Miss Hopkins prononça, d’une voix embarrassée :
— Ecoutez-moi, Mary. Que ce soit votre père ou non, cela n’a pas d’importance ! De nos jours, les enfants s’inquiètent peu de leurs parents, et bien des parents ne se soucient guère de leurs enfants. L’institutrice, miss Lambert, prétend que c’est dans l’ordre des choses. Selon elle, la vie de famille ne vaut rien et les enfants devraient être élevés par l’Etat. Ce ne serait en somme, qu’une sorte d’orphelinat. Quoi qu’il en soit, nous perdons notre salive à revenir sur le passé et à faire du sentiment. Acceptons la vie telle qu’elle est… malgré toutes ses vicissitudes.
— Vous avez raison, dit Mary. Mais il y a peut-être eu de ma faute si nous ne nous sommes pas toujours bien entendus.
— Vous divaguez, Mary !
La jeune fille se calma aussitôt et miss Hopkins s’occupa de sujets plus pratiques.
— Qu’allez-vous faire du mobilier ? Le mettre au garde-meuble ou le vendre ?
— Je ne sais pas. Qu’en dites-vous ?
Examinant les meubles d’un œil critique, miss Hopkins déclara :
— Une partie est encore bonne et solide. Vous pourriez la ranger quelque part et un jour ou l’autre vous meubler un petit appartement à Londres. Débarrassez-vous du reste. Les chaises sont bonnes, de même la table… et aussi ce petit bureau. Il est un peu démodé, mais il est en acajou massif, et on prétend que le style de l’époque victorienne connaîtra bientôt la vogue. A votre place, je me déferais de cette armoire. Elle tient vraiment trop de place et occupe la moitié de la chambre à coucher.
Les deux femmes firent une liste des objets à conserver et à vendre.
— Le notaire, Mr Seddon, s’est montré extrêmement aimable, dit Mary. Il m’a avancé une somme d’argent pour me permettre de commencer immédiatement mon cours de massage et de couvrir mes autres frais. D’ici un mois, je toucherai la totalité de la donation faite en ma faveur.
— Votre travail vous plaît-il ? demanda miss Hopkins.
— J’espère m’y habituer, mais les débuts sont pénibles. Chaque soir, je rentre chez moi épuisée de fatigue.
— Les premiers temps, moi aussi je croyais mourir de lassitude à l’hôpital Saint Luc. Je ne me serais jamais crue capable d’y rester trois ans, et cependant j’ai tenu jusqu’au bout.
Après avoir trié les vêtements du vieillard, elles découvrirent une boîte en fer-blanc remplie de papiers.
— Il faudra sans doute les lire un par un, observa Mary.
Les deux femmes s’assirent de chaque côté de la table. Miss Hopkins protesta :
— Pourquoi accumuler tant de paperasses ? Quelle manie de garder des coupures de journaux, de vieilles lettres, toutes sortes de choses !
Dépliant un document, Mary s’exclama :
— Ah ! voici le certificat de mariage de mes parents à Saint-Alban, 1919. Mais, voyons, miss…
L’infirmière se retourna vivement et lut l’angoisse dans les yeux de la jeune fille.
— Qu’y a-t-il, Mary ?
— Lisez plutôt. Nous sommes en 1939. Et j’ai vingt et un ans. En 1919, j’avais un an. Cela signifie… que… mon père et ma mère ne se sont mariés que… que… après.
Miss Hopkins fronça le sourcil et dit :
— Bah ! Peu importe ! Au jour d’aujourd’hui, vous auriez tort de vous tracasser pour autant.
— Que voulez-vous, c’est plus fort que moi.
L’infirmière rétorqua :
— Bien des couples se présentent assez tardivement devant le pasteur. Mais puisqu’ils finissent par là, que pourrait-on leur reprocher ?
Mary soupira :
— C’est sans doute pourquoi mon père ne m’a jamais aimée. Ma mère l’a peut-être obligé à l’épouser.
Miss Hopkins hésita et se mordit la lèvre :
— Je ne crois pas que les choses se soient passées ainsi. Comme vous allez vous tourmenter inutilement, mieux vaut que vous sachiez tout de suite la vérité : vous n’êtes pas la fille de Gerrard.
— Mais alors… tout s’explique ! A tort ou à raison, je me réjouis de l’apprendre. Je me suis toujours reproché de ne pas aimer suffisamment mon père. Maintenant, je suis soulagée. Comment savez-vous ce secret ?
— Gerrard m’en a beaucoup parlé avant sa mort. J’essayais de le faire taire, mais il s’en moquait. Evidemment, je ne vous aurais pas mise au courant si ce papier n’était tombé sous vos yeux.
— Je me demande qui est mon vrai père ?
L’infirmière Hopkins hésita, ouvrit la bouche, puis la referma. A ce moment, une ombre traversa la pièce. Les deux femmes, se retournant, virent Elinor Carlisle debout devant la fenêtre.
— Bonjour, dit Elinor.
— Bonjour, miss Carlisle, fit miss Hopkins. Quelle superbe journée, n’est-ce pas ?
Mary dit à son tour :
— Bonjour, miss Elinor.
— Je viens de préparer des sandwiches. Voulez-vous venir faire la dînette avec moi ? Il est juste une heure : cela vous évitera de rentrer au village pour déjeuner. J’ai apporté des provisions suffisantes pour trois personnes.
Agréablement surprise, miss Hopkins répondit :
— Vous êtes bien aimable, miss Carlisle. C’eût été, en effet, fort ennuyeux d’interrompre notre besogne pour retourner chez moi. Je comptais que nous aurions tout fini ce matin. J’ai visité mes malades de très bonne heure, mais cette tournée m’a pris plus de temps que je ne pensais.
— Merci, miss Elinor, ajouta Mary, vous êtes vraiment gentille.
Toutes trois remontèrent l’allée jusqu’au château. Elinor avait laissé ouverte la porte d’entrée. Elles pénétrèrent dans la fraîcheur du vestibule. Mary frissonna légèrement. Elinor la regarda et dît :
— Qu’avez-vous donc Mary ?
— Oh !… rien, juste un frisson… dû à la différence de température avec le dehors.
— C’est drôle, fit Elinor. J’ai ressenti le même malaise ce matin.
L’infirmière dit, d’une voix enjouée :
— Vous allez maintenant vous imaginer qu’il y a des fantômes au château. Pour moi, je n’ai rien senti.
Elinor sourit. Elle les conduisit dans le petit salon à droite de la porte d’entrée. Les jalousies étaient relevées et les fenêtres ouvertes. Tout y paraissait gai.
Elinor traversa le vestibule et ramena de l’office un grand plat de sandwiches. Elle l’offrit à Mary en disant :
— Prenez-en un.
Mary se servit. Elinor l’observa tandis qu’elle mordait le sandwich de ses dents blanches.
Elle retint un instant son souffle, puis soupira.
L’air absent, elle tenait son plat à la hauteur de sa taille. A la vue de miss Hopkins, les lèvres entrouvertes et le regard vide, elle rougit et tendit le plat vers l’infirmière.
Elle-même prit un sandwich et s’excusa :
— J’avais l’intention de préparer du café, mais j’ai oublié d’en acheter. Il y a de la bière sur la table, si vous l’aimez.
— Si seulement j’avais moi-même songé à porter un peu de thé ! dit miss Hopkins.
— Il en reste encore dans la boîte de l’office.
Le visage de miss Hopkins s’éclaira :
— Alors, je vais tout de suite mettre de l’eau à bouillir. Vous n’avez sans doute pas de lait ?
— Si, j’en ai apporté, dit Elinor.
— Alors, tout va bien, approuva miss Hopkins, qui sortit en hâte.
Elinor et Mary demeurèrent seules. Un malaise pesait sur elles. Avec un effort visible, Elinor essaya d’entamer la conversation. Elle se passa la langue sur ses lèvres sèches, puis demanda :
— Votre travail à Londres vous plaît-il ?
— Oui, merci. Je vous suis très reconnaissante…
Un son rauque s’échappa de la gorge d’Elinor, un rire si discordant, si extraordinaire de sa part, que Mary la regarda, étonnée.
Elinor lui dit :
— Pourquoi de la reconnaissance ?
Embarrassée, Mary répondit :
— Ce n’est pas ce que je voulais dire… Mais…
Elinor scrutait ses traits avec tant d’insistance que Mary baissa les yeux.
— Pourquoi me regardez-vous ainsi ? Me trouvez-vous changée ? acheva-t-elle.
Elinor se leva soudain et se retourna vers la fenêtre.
— Oh ! non. Je vous dévisageais ? Oh ! excusez-moi. Cela m’arrive parfois… lorsque j’ai l’esprit préoccupé.
L’infirmière Hopkins jeta un regard par la porte entrebâillée et annonça :
— J’ai mis l’eau à bouillir.
Puis elle disparut.
Elinor fut prise d’un fou rire.
— Polly, mets l’eau à bouillir, mets l’eau à bouillir, mets l’eau à bouillir… nous prenons tous le thé… nous prenons tous le thé ! » Mary, vous rappelez-vous que nous jouions à ce jeu quand nous étions enfants ?
— Oh ! oui. Je m’en souviens.
— Quand nous étions enfants, répéta Elinor. Quel malheur, Mary, que nous ne puissions revenir en arrière !
— Vous aimeriez revivre votre passé ?
D’une voix décidée, Elinor répondit :
— Oui… Oh ! oui.
Le silence retomba entre elles pendant un moment. Alors, Mary, le visage empourpré, déclara :
— Miss Elinor, ne croyez pas…
Elle s’interrompit, avertie par le redressement brusque de la mince silhouette d’Elinor. Le menton levé, celle-ci lui demanda, d’un ton glacé :
— Qu’est-ce que je ne dois pas croire ?
— J’ai oublié ce que j’allais vous dire, murmura Mary.
Elinor se détendit, comme si un danger venait de passer.
Miss Hopkins entra, un plateau à la main. Il était chargé d’une théière brune, d’un pot à lait et de trois tasses.
Sans soupçonner le drame muet qui se jouait entre les deux jeunes filles, elle annonça :
— Voici le thé !
Elle posa le plateau devant Elinor. Celle-ci hocha la tête et dit :
— Merci. Je n’en veux point.
Elle repoussa le plateau vers Mary, qui remplit deux tasses. Miss Hopkins soupira, satisfaite :
— Il est délicieux et fort.
Elinor se leva et s’approcha de la fenêtre. Miss Hopkins insista :
— Vraiment, miss Elinor, vous n’en voulez pas une tasse ? Cela vous ferait pourtant du bien.
— Non, merci, répondit Elinor d’une voix à peine perceptible.
Miss Hopkins vida sa tasse, la reposa sur sa soucoupe et dit :
— Je vais éteindre le gaz sous la bouilloire. Je l’avais laissée au cas où nous aurions besoin d’eau chaude.
Elle disparut. Elinor se détourna et, d’un ton presque suppliant, prononça :
— Mary…
— Quoi ? fit vivement Mary Gerrard.
Lentement, la flamme s’éteignit dans les yeux d’Elinor. Elle ferma les lèvres. L’expression suppliante disparut de ses traits qui se figèrent en un masque impénétrable.
— Rien ! déclara-t-elle.
Le silence pesa lourdement dans la pièce.
Mary songea :
« Que tout paraît étrange en cette journée !… On croirait qu’il va se passer quelque chose. »
Elinor bougea enfin. Quittant la fenêtre, elle prit le plateau à thé et y posa le plat de sandwiches vide.
Empressée, Mary lui dit :
— Laissez-moi l’emporter, miss Elinor.
— Non, non ! répliqua Elinor. Restez où vous êtes. Je vais m’en charger.
Au moment de franchir le seuil, elle jeta un coup d’œil en arrière et vit près de la fenêtre Mary Gerrard, éblouissante de jeunesse et de beauté.
VI
Dans l’office, l’infirmière Hopkins s’épongeait le visage à l’aide de son mouchoir. Elle leva les yeux à l’entrée d’Elinor et s’exclama :
— Qu’il fait chaud ici !
Machinalement, Elinor répondit :
— Oui, l’office est orienté au midi.
Miss Hopkins la débarrassa de son plateau.
— Maintenant, laissez-moi laver les tasses, miss Carlisle. Vous paraissez fatiguée.
— Vous vous trompez. Je suis très bien, rétorqua Elinor, prenant un torchon propre. Je vais les essuyer.
L’infirmière retira ses manchettes et versa de l’eau chaude de la bouilloire dans la bassine.
Elinor, regardant le poignet de l’infirmière, observa :
— Tiens ! Vous vous êtes piquée.
— Oh ! ce n’est qu’une épine de rose… au pavillon. Je vais la retirer tout à l’heure.
Les rosiers du pavillon… Des souvenirs se déversaient par vagues dans l’esprit d’Elinor. Elle et Roddy avaient fait… la guerre des deux Roses. Elle et Roddy se querellaient… et se réconciliaient. Jours heureux, si gais et si charmants ! Un brusque revirement s’opéra en elle. Où en était-elle aujourd’hui ? Dans quel abîme de haine et de méchanceté s’enlisait-elle ? Elle chancela légèrement.
« J’ai été folle… absolument folle », pensa-t-elle.
Miss Hopkins la dévisageait avec curiosité.
« Elle paraissait étrange… » raconta plus tard l’infirmière Hopkins. « Elle parlait sans savoir ce qu’elle disait, le regard brillant et tout à fait bizarre. »
Elinor prit sur la table un pot de beurre de poisson vide et le mit dans la bassine. En même temps, elle dit, d’une voix étonnamment calme :
— Là-haut, j’ai trié quelques vêtements appartenant à tante Laura. Pourriez-vous me dire à qui ils rendraient service dans le village ?
Miss Hopkins s’empressa de répondre :
— Très volontiers. Il y a Mrs Parkinson, la vieille Nelly et cette pauvre folle qui habite à la maisonnette des Lierres. Elles accueilleront vos dons comme une manne divine.
L’infirmière et Elinor remirent de l’ordre dans l’office, puis remontèrent ensemble l’escalier.
Dans la chambre de Mrs Welman, les vêtements étaient rangés en paquets : linge, robes, articles très élégants, toilettes d’après-midi en velours et un manteau de castor. Elinor manifesta l’intention d’offrir ce manteau à Mrs Bishop. Miss Hopkins approuva d’un signe de tête. Elle remarqua les zibelines de Mrs Welman étalées sur la commode.
« Elle va sûrement les faire remonter pour elle-même », se dit l’infirmière.
Elle jeta un regard vers le chiffonnier et se demanda si Elinor avait découvert la photographie signée « Lewis » et, en ce cas, ce qu’elle en avait fait.
« C’est drôle que ma lettre se soit croisée avec celle de miss O’Brien ! pensa-t-elle. Je n’aurais jamais cru à pareille coïncidence. Et dire qu’elle a vu cette photo le jour même où je lui écrivais pour lui parler de Mrs Slaterry. »
Elle aida Elinor à finir le tri des effets de Mrs Welman et s’offrit à en faire des paquets séparés pour différentes familles et à s’occuper elle-même de la distribution.
— Je vais terminer ce travail pendant que Mary rentrera au pavillon. Il ne lui reste qu’un paquet de documents à examiner. A propos, où a-t-elle passé ? Est-elle retournée seule au pavillon ?
— Je l’ai laissée au petit salon, dit Elinor.
Miss Hopkins consulta sa montre :
— Elle doit être partie.
— Mais oui, il y a près d’une heure que nous sommes montées.
Vivement, elle descendit l’escalier, suivie d’Elinor.
Les deux femmes entrèrent au petit salon. Miss Hopkins s’écria :
— Tiens ! Elle s’est endormie !
Mary Gerrard était assise dans un vaste fauteuil auprès de la fenêtre, le corps légèrement affaissé. On entendait sa respiration rauque et pénible.
Miss Hopkins alla vers elle et lui toucha l’épaule :
— Réveillez-vous, ma chérie…
Elle s’interrompit et, se penchant sur la jeune fille, souleva une de ses paupières. Puis, cette fois plus violemment, elle secoua la dormeuse.
Ensuite, elle se tourna vers Elinor, une nuance de menace dans la voix, et demanda ;
— Que signifie tout ceci ?
— Je n’y comprends rien. Est-elle malade ?
— Où est le téléphone ? Appelez le Dr Lord immédiatement.
— Qu’y a-t-il donc ? s’enquit Elinor.
— Mais vous ne voyez pas ? Cette pauvre fille est malade, elle se meurt !
Elinor recula d’un pas et répéta :
— Elle se meurt ?
— On l’a empoisonnée… déclara l’infirmière Hopkins.
Son regard chargé de soupçon se fixa sur Elinor.
DEUXIÈME PARTIE
CHAPITRE PREMIER
POIROT ET PETER LORD
Hercule Poirot, sa tête ovale légèrement penchée de côté, les sourcils relevés d’un air interrogateur et les mains jointes, observait le jeune homme qui arpentait la pièce comme un lion en cage.
— Eh bien ! mon ami, que me voulez-vous ?
Peter Lord s’arrêta net et tourna vers le détective son visage aux traits crispés et criblé de taches de rousseur.
— Monsieur Poirot, vous êtes le seul homme au monde capable de m’aider. Stillingfleet m’a beaucoup parlé de vous. Il m’a raconté que dans l’affaire Benedict Farley vous avez accompli des merveilles. Alors que tous s’imaginaient qu’il s’agissait d’un suicide, vous avez démontré l’existence d’un assassinat.
— Vous avez donc, parmi vos patients, un cas de suicide dont vous doutez ?
Peter Lord hocha la tête et s’assit en face de Poirot. Il dit :
— Une jeune femme a été arrêtée et on va la juger pour meurtre. Je désire que vous découvriez les preuves de son innocence.
Les sourcils de Poirot se levèrent un peu plus haut.
Il affecta des manières discrètes et confidentielles.
— Vous et cette jeune personne… vous êtes fiancés, n’est-ce pas ? Vous vous aimez ?
Peter Lord se mit à rire… d’un rire nerveux et amer.
— Non, il ne s’agit pas de cela. Elle a le mauvais goût de me préférer un imbécile au long nez et à la triste figure chevaline. Ce choix est stupide, mais qu’y faire ?
— Je comprends.
— Oui, je vois que vous saisissez fort bien. J’ai eu le coup de foudre à notre première rencontre et pour cette raison je ne veux pas qu’elle soit pendue.
— De quoi l’accuse-t-on ?
— D’avoir empoisonné avec de la morphine une jeune fille nommée Mary Gerrard. Sans doute avez-vous lu dans la presse le compte rendu de l’enquête ?
— Quel est le mobile ?
— La jalousie.
— Et, selon vous, elle est innocente ?
— Certainement.
Hercule Poirot l’observa pensivement un instant, puis demanda :
— Qu’attendez-vous de moi ? Que je recommence l’enquête ?
— Je ne veux que la tirer de là.
— Je ne suis pas l’avocat de la défense, mon cher.
— Je vais m’expliquer plus clairement. Je désire que vous dénichiez des preuves permettant à son avocat de la sauver.
— Vous me présentez cette affaire de façon curieuse.
— Parce que je ne l’enrobe pas de circonlocutions ? Elle me semble pourtant très simple. Je veux l’acquittement de l’accusée. Et vous êtes le seul homme capable d’y parvenir.
— Vous voulez que j’étudie les faits ? Que j’exhume la vérité ?
— Je vous prie de me révéler les faits en sa faveur.
Hercule Poirot, méticuleusement et avec précision, alluma une minuscule cigarette.
— Est-ce bien moral ce que vous exigez de moi ? Dépister la vérité me passionne toujours. Mais la vérité est une arme à deux tranchants. Si je découvrais des faits accablant cette dame, faudrait-il les cacher ?
Peter Lord se leva, très pâle.
— Impossible ! Toutes vos révélations ne pourraient la condamner plus que les accusations écrasantes dont elle est l’objet. Je vous supplie de déployer toute votre générosité… Stillingfleet affirme que vous êtes inégalable pour trouver une échappatoire, une faille invisible pour les autres.
— C’est l’affaire de son avocat !
— Vous croyez ! s’exclama le jeune homme, riant avec dédain. Il est battu d’avance. Le choix de Me Bulmer, le défenseur des causes désespérées, est déjà un aveu ! Cet orateur remarquable, émouvant, montera en épingle la jeunesse et l’inexpérience de la prisonnière. Mais les jurés ne s’y laisseront pas prendre.
— Et si elle était coupable ? dit Poirot. Tiendriez-vous quand même à ce qu’elle fût acquittée ?
— Oui, répondit Peter Lord sans sourciller.
Hercule Poirot s’agita dans son fauteuil.
— Vous m’intéressez, jeune homme… Puis, après une pause, il ajouta : Vous feriez bien de m’expliquer en détail les faits exacts.
— N’avez-vous pas lu toute l’histoire dans les journaux ?
Hercule Poirot fit un geste de la main.
— Oui, évidemment, mais la presse nous renseigne si mal que je ne m’y fie point.
— Le cas est d’une simplicité tragique, expliqua Peter Lord. Cette jeune fille, Elinor Carlisle, venait d’hériter le château de Hunterbury, tout proche d’ici, et la fortune de sa tante, morte intestat. Mrs Welman, la tante en question, avait un neveu par alliance, Roderick Welman, fiancé à Elinor Carlisle. Les deux jeunes gens se connaissaient depuis l’enfance. Une jeune fille vivait à Hunterbury : Mary Gerrard, fille du gardien. La vieille Mrs Welman s’intéressait particulièrement à elle et s’était même chargée de son éducation. Mary Gerrard devint donc une vraie demoiselle. Roddy Welman en tomba amoureux et ses fiançailles avec Elinor furent rompues. Elinor Carlisle mit en vente le château, qui fut acheté par le major Somervell.
« Nous arrivons maintenant au crime. Elinor revint au château pour mettre de l’ordre dans les affaires de la défunte. Mary Gerrard, dont le père était mort quelques jours auparavant, débarrassait le pavillon de garde. Cela nous amène au matin du 27 juillet.
« Descendue à l’auberge du village, Elinor Carlisle rencontra dans la rue l’ancienne gouvernante de sa tante, Mrs Bishop, qui s’offrit à l’accompagner au château pour lui prêter la main.
« Elinor refusa plutôt de mauvaise grâce, puis elle se rendit chez l’épicier, acheta du beurre de poisson et fit dans la boutique une remarque sur l’empoisonnement par les sandwiches au poisson. Ces paroles, innocentes en elles-mêmes, constituent une charge contre elle. Elle alla ensuite au château, et vers une heure, passa au pavillon où Mary Gerrard, en compagnie d’une espèce de commère, l’infirmière Hopkins, mettait en ordre les affaires du vieux gardien.
« Elinor les invita à partager les sandwiches qu’elle avait confectionnés. Elles la suivirent, mangèrent des sandwiches ; une heure après, on m’appela et je trouvai Mary Gerrard dans le coma. Tous mes efforts demeurèrent inutiles. L’autopsie révéla une forte dose de morphine absorbée peu auparavant.
« La police découvrit à l’office, où Elinor Carlisle avait préparé les sandwiches, le coin d’une étiquette portant ces mots : Chlorhydrate de morphine.
— Mary Gerrard a-t-elle mangé ou bu autre chose ?
— Elle et miss Hopkins burent du thé avec les sandwiches. L’infirmière avait apporté le thé et Mary l’avait versé dans les tasses. Là, rien de suspect. Evidemment, le défenseur s’acharnera à prouver que les sandwiches étaient inoffensifs, car autrement les trois personnes eussent été empoisonnées.
Poirot objecta :
— Mais, rien de plus simple. On fait une pile de sandwiches. L’un contient le poison. Vous tendez le plat. Dans notre monde civilisé, la politesse exige que la personne à qui l’on tend le plat prenne le sandwich le plus proche d’elle. Je suppose qu’Elinor Carlisle a présenté d’abord le plat à Mary Gerrard ?
— Exactement.
— Bien que l’infirmière, plus âgée, se trouvât dans la pièce ?
— Oui.
— Voilà qui est fâcheux.
— Cela ne tient pas debout, en réalité. On ne fait aucune cérémonie dans une dînette.
— Qui a découpé le pain des sandwiches ?
— Elinor Carlisle.
— Y avait-il quelqu’un d’autre dans la maison ?
— Personne.
Poirot hocha la tête.
— Mauvais… très mauvais… Et la victime n’absorba-t-elle que du thé et des sandwiches ?
— Rien d’autre. Le contenu de l’estomac nous l’indique.
Poirot observa :
— On prétend qu’Elinor Carlisle espérait que la mort de Mary Gerrard serait attribuée à un empoisonnement alimentaire. Mais alors comment comptait-elle expliquer le fait que seule une des personnes présentes fût atteinte ?
— Ces choses arrivent parfois, déclara Peter Lord. En outre, il y avait deux pots de beurre de poisson d’aspect identique. On peut admettre qu’un des pots était inoffensif et que, par hasard, le beurre nocif se trouvait dans les sandwiches mangés par Mary.
— Voilà une étude intéressante sur la loi des probabilités, dit Poirot. Les chances mathématiques contre pareil accident seraient, je crois, très élevées. Autre chose : si l’on doit retenir l’empoisonnement par les aliments, pourquoi n’avoir pas choisi un autre poison ? Les symptômes d’empoisonnement par la morphine ne ressemblent nullement à ceux d’empoisonnement par les aliments. L’atropine, certes, eût été un choix plus heureux.
— En effet, reconnut Peter Lord. Mais ce n’est pas tout. Cette satanée infirmière jure avoir perdu un tube de morphine !
— Quand ?
— Plusieurs semaines auparavant, la nuit même de la mort de Mrs Welman. L’infirmière affirme avoir posé sa mallette dans le vestibule et s’être aperçue le lendemain matin de la disparition d’un tube de morphine. Elle l’a probablement laissé chez elle et n’y a plus pensé.
— S’en est-elle souvenue seulement depuis la mort de Mary Gerrard ? demanda Poirot.
Peter Lord répondit à contrecœur :
— Le fait est qu’elle en a touché un mot à ce moment-là… à l’infirmière de service auprès de Mrs Welman.
Hercule Poirot observait Peter Lord avec intérêt. Il prononça d’une voix douce :
— Mon cher, il doit y avoir autre chose… un détail que vous avez omis de m’apprendre.
— Eh bien ! autant que vous connaissiez le reste. Une demande a été faite en vue d’exhumer la vieille Mrs Welman.
— Alors ?
— A l’autopsie, on découvrira probablement ce qu’on cherche… de la morphine !
— Vous le saviez ?
Peter Lord, le visage pâle sous ses taches de rousseur, murmura :
— Je le soupçonnais.
Hercule Poirot tambourina sur le bras du fauteuil et s’écria :
— Mon Dieu ! C’est à n’y rien comprendre ! Quand la vieille dame mourut, vous saviez qu’on l’avait empoisonnée ?
Peter Lord s’exclama :
— Fichtre non ! J’étais loin de m’en douter ! Je pensais qu’elle s’était elle-même administré ce poison !
— Ah ! voilà ce que vous pensiez…
Poirot se renversa sur le dossier de son fauteuil.
— Bien sûr ! Plusieurs fois, elle s’est confiée à moi et m’a demandé si je pouvais l’achever ! Elle détestait la maladie, l’impotence, ce qu’elle appelait la honte de rester clouée dans un lit et de se faire servir comme un bébé. C’était une femme d’une volonté remarquable.
Il se tut un instant, puis continua :
— La nouvelle de sa mort me surprit. Je ne m’y attendais guère. Je fis sortir l’infirmière de la pièce et me livrai à une perquisition aussi complète que possible, mais sans rien trouver. Naturellement, on ne peut affirmer quoi que ce soit tant qu’il n’y a pas eu autopsie, mais à quoi bon, me dis-je, si elle a préféré se supprimer, provoquer un scandale ? Mieux valait signer le permis d’inhumer et la laisser reposer en paix. Je me suis sans doute fourvoyé, mais, persuadé qu’elle s’était elle-même empoisonnée, pas un instant je n’ai songé au crime.
— Comment, selon vous, aurait-elle pu se procurer la morphine ?
— Je n’en avais pas la moindre idée. Mais, comme je vous l’ai dit, c’était une femme intelligente, pleine de ressources et d’ingéniosité, d’une volonté inflexible.
— L’aurait-elle obtenue des infirmières ?
— Jamais de la vie ! répondit Peter Lord en hochant la tête. On voit bien que vous ne connaissez pas les infirmières.
— D’un membre de sa famille, alors ?
— Possible ! Elle a pu faire vibrer la corde sensible.
— Vous m’avez dit que Mrs Welman mourut intestat. Si elle avait vécu, eût-elle fait un testament ?
Un sourire sarcastique tordit les lèvres de Peter Lord.
— Vous mettez le doigt sur le point sensible avec une adresse remarquable. Oui, elle allait dicter ses dernières volontés et brûlait d’impatience de voir le notaire. Incapable de parler distinctement, elle savait tout de même faire comprendre ses désirs. Elinor Carlisle devait téléphoner à son homme de loi dès le lendemain matin.
— Ainsi Elinor Carlisle savait que sa tante voulait faire son testament ? Et si sa tante était morte sans avoir eu le temps d’accomplir cette formalité, Elinor Carlisle héritait de tous ses biens ?
Vivement, Peter Lord répliqua :
— Elle l’ignorait. Elle ignorait totalement si sa tante avait déjà pris ses dispositions testamentaires.
— Elle le dit, mais rien ne nous empêche de supposer qu’elle était au courant.
— Dites donc, Poirot, êtes-vous l’avocat général ?
— Oui, pour l’instant. Je veux connaître à fond les charges qui accablent Elinor Carlisle. Aurait-elle pu prendre la morphine dans la mallette de l’infirmière ?
— Oui, tout comme les autres : Roderick Welman, l’infirmière O’Brien et les domestiques.
— Ou encore le Dr Lord ?
Peter Lord écarquilla les yeux :
— Pourquoi pas ?… Mais dans quel dessein ?
— Par pitié, peut-être.
Le médecin hocha la tête.
— Vous n’y êtes pas ! Il faut me croire.
De nouveau, Hercule Poirot se renversa dans son fauteuil.
— Faisons une supposition. Admettons qu’Elinor Carlisle ait pris la morphine dans la mallette et l’ait administrée à sa tante. A-t-on signalé la disparition de ce poison ?
— Non, pas aux gens du château. Les deux infirmières ont tenu la chose secrète.
— D’après vous, fit Poirot quelle sera la décision du tribunal ?
— Si on découvre de la morphine dans le cadavre de Mrs Welman ?
— Oui.
— Il est probable que si Elinor n’est pas condamnée pour le crime dont on l’accuse, on l’inculpera du meurtre de sa tante.
— Les mobiles diffèrent entre eux. Autrement dit, dans le cas de Mrs Welman, le mobile eût été la cupidité ; dans le meurtre de Mary Gerrard, la jalousie.
— C’est exact, fit Peter Lord.
Poirot reprit :
— Quelle attitude la défense se propose-t-elle d’adopter ?
— L’avocat Bulmer a l’intention de démontrer qu’il n’existait pas de mobile. Il soulignera le fait qu’Elinor et son cousin s’étaient fiancés par raison de famille, pour complaire à leur tante, et qu’aussitôt après la mort de celle-ci, Elinor rompit leurs fiançailles de son propre chef. Roderick témoignera dans ce sens. Je crois même qu’il sera sincère.
— Il croit donc que sa cousine n’éprouvait pas pour lui un amour bien réel ?
— Oui.
— Auquel cas, dit Poirot, elle n’aurait eu aucune raison plausible d’empoisonner Mary Gerrard.
— Vous y êtes.
— Mais alors, qui a tué Mary Gerrard ?
— C’est bien difficile à dire.
— En effet, fit Poirot en hochant la tête.
Plein de véhémence, Peter Lord s’écria :
— L’affaire se complique. Si Elinor n’a pas empoisonné Mary, qui est-ce ? Il y a bien le thé : Mary et miss Hopkins en ont bu. La défense suggérera que Mary Gerrard a absorbé la morphine après le départ des deux autres femmes… en fait, qu’elle s’est détruite.
— Avait-elle des raisons de se suicider ?
— Aucune.
— Avait-elle un tempérament à se supprimer ?
— Non.
— Comment était-elle, cette Mary Gerrard ?
Peter Lord réfléchit :
— Ma foi, c’était une charmante enfant… oui, une délicieuse jeune fille.
Poirot soupira.
— Est-ce pour cela que Roderick Welman en est tombé amoureux ?
— Elle était, en effet, très jolie.
— Et vous-même, monsieur Lord, aviez-vous un béguin pour elle.
— Mon Dieu, non !
Après un instant de réflexion, Hercule Poirot déclara :
— Roderick Welman prétend qu’il existait entre lui et sa cousine de tendres sentiments, mais rien de sérieux. Partagez-vous cet avis ?
— Comment diable le saurais-je ?
— Monsieur Peter Lord, tout à l’heure, ici même, vous m’avez dit qu’Elinor Carlisle avait eu le mauvais goût d’aimer un imbécile au long nez et à l’air prétentieux. Voilà sans doute le signalement de Roderick Welman. Ainsi, vous croyez qu’elle aime vraiment son cousin ?
Peter Lord, exaspéré, proféra d’une voix sourde :
— Pour sûr, qu’elle l’aime ! Et même à la folie !
— Alors, il y a un mobile…, conclut Poirot.
Peter Lord se précipita sur lui, les yeux fulgurant de colère.
— Et après ? Elle peut avoir commis ce meurtre… mais je m’en moque éperdument !
— Ha, ha ! ricana Poirot.
— Mais je vous le répète, je ne veux pas qu’elle soit pendue. Elle a pu être poussée à bout. L’amour est aveugle et bien compliqué. Il peut transformer un mauvais sujet en un garçon honnête et un homme droit en un gibier de potence ! Même si elle a commis ce crime… montrez-vous pitoyable.
— Jamais je n’approuve le meurtre, trancha Poirot.
Peter Lord le considéra un instant, détourna la tête, le regarda de nouveau et éclata de rire.
— Est-il possible d’entendre pareilles bêtises ! Qui vous demande d’approuver le meurtre ? Je ne vous oblige pas à mentir ! La vérité est la vérité, n’est-ce pas ? Si vous découvrez un témoignage favorable à l’accusée, vous ne le tairez pas sous prétexte qu’elle est coupable ?
— Certes, non !
— Alors, pourquoi refusez-vous d’accéder à ma demande ?
— Mon ami, dit Poirot, je suis tout disposé à vous être agréable…
CHAPITRE II
POIROT S’ACHARNE CONTRE ELINOR
Peter Lord observa Poirot, prit son mouchoir, s’épongea le visage et se jeta dans un fauteuil.
— Ouf ! s’exclama-t-il. Vous m’avez mis hors de moi. Je ne comprenais pas où vous vouliez en venir.
— J’étudiais l’affaire du point de vue de l’accusation. Maintenant, je sais à quoi m’en tenir. On a administré de la morphine à Mary Gerrard et, autant que je le sache, on a fourré le poison dans les sandwiches. Personne n’a touché à ces sandwiches, sauf Elinor Carlisle. Celle-ci avait une raison pour se débarrasser de Mary Gerrard. D’après vous, elle en serait capable et, selon toute probabilité, elle aurait commis le meurtre. Rien ne m’oblige à croire le contraire.
« Voilà, poursuivit Poirot, un côté de la question. Arrivons maintenant à l’autre manière de voir. Ecartons de notre esprit toutes ces considérations et abordons le crime de l’angle opposé : si Elinor Carlisle n’a pas tué Mary Gerrard, qui l’a fait ? Ou bien, Mary Gerrard s’est-elle empoisonnée ?
Peter Lord se redressa, un pli au front.
— Vous manquez de précision.
— Moi ? Manquer de précision ? s’indigna Poirot.
Sans se démonter, Peter Lord expliqua :
— Vous venez de dire que seule Elinor Carlisle a touché à ces sandwiches. Qu’en savez-vous ?
— Il n’y avait qu’elle dans la maison.
— Autant que nous sachions. Mais vous oubliez qu’Elinor Carlisle s’absenta du château pour se rendre au pavillon de garde. Pendant ce laps de temps, les sandwiches se trouvaient sur un plat dans l’office. Quelqu’un a pu y mettre la main.
Poirot poussa un profond soupir et dit :
— Vous avez raison, mon ami. Je vous le concède. Un moment s’est écoulé pendant lequel une autre personne a pu avoir accès au plat de sandwiches. Essayons de deviner qui cela pourrait être…
Il fit une pause.
— Considérons d’abord la personnalité de la victime. Quelqu’un, non pas Elinor Carlisle, désirait sa mort. Pourquoi ? A qui profitait cette mort ? Mary laissait-elle de l’argent ?
— Non, elle n’en possédait pas, mais un mois plus tard elle devait recevoir deux mille livres sterling. Elinor Carlisle lui aurait remis cette somme, croyant ainsi répondre au désir inexprimé de la défunte, dont l’héritage n’est pas encore liquidé.
— En ce cas, éliminons la question d’argent. Mary Gerrard était jolie, dites-vous ? La beauté provoque toujours des complications. Avait-elle des admirateurs ?
— Probablement, mais je ne saurais rien affirmer.
— Qui pourrait me renseigner ?
— Adressez-vous plutôt à l’infirmière Hopkins. C’est la gazette du village. Elle sait tout ce qui se passe à Maidensford.
— J’allais solliciter votre opinion sur les deux infirmières.
— Miss O’Brien, une Irlandaise, est une bonne infirmière, capable, un peu sotte, parfois méprisante, menteuse par excès d’imagination plutôt que pour tromper le monde et exagérant tout à plaisir.
Poirot approuva d’un signe de tête.
Peter Lord reprit :
— Miss Hopkins est une personne entre deux âges, raisonnable, rusée, tout à fait aimable et compétente, mais s’occupant un peu trop des affaires d’autrui.
— Si un jeune homme du village avait noué une intrigue avec Mary, l’infirmière Hopkins serait-elle au courant ?
— Sans aucun doute ! Cependant, je ne crois pas que ce soit le cas. Mary était rentrée depuis peu au pays après un séjour de deux années en Allemagne.
— Elle avait vingt-deux ans ?
— Oui.
— Peut-être avait-elle un amoureux en Allemagne ?
Le visage de Peter Lord s’éclaira.
— Vous pensez qu’un jeune Allemand évincé par elle l’aurait suivie jusqu’ici, aurait attendu le moment propice et se serait vengé ?
— Nous tombons en plein mélodrame ! dit Hercule Poirot, incrédule.
— Mais cette hypothèse est plausible ?
— Non.
— Alors, trouvez autre chose, monsieur Poirot.
— Vous voulez voir en moi un prestidigitateur qui tire des lapins vivants d’un chapeau vide ?
— Peut-être.
— J’entrevois une autre hypothèse, déclara le détective.
— Je vous écoute, Poirot.
— Quelqu’un a retiré le tube de morphine de la mallette de l’infirmière Hopkins en ce soir de juin. Supposons que Mary Gerrard ait été témoin du larcin.
— Elle en aurait parlé.
— Non, mon cher. Soyez raisonnable. Si Elinor Carlisle, Roderick Welman, l’infirmière O’Brien, ou l’un quelconque des domestiques eût ouvert cette mallette et soustrait un petit tube de verre, qu’aurait-on pensé ? Simplement ceci : la personne en question avait dû être envoyée par l’infirmière pour prendre quelque chose dans la mallette. Mary Gerrard eût vite oublié cet incident, mais peut-être, par la suite, s’en serait-elle souvenue et en aurait-elle parlé devant la personne dont il s’agit… sans la moindre suspicion. Mais imaginez l’effet de cette remarque sur la coupable ! Mary avait été témoin : il importait à tout prix de la réduire au silence. Je vous affirme, cher ami, que quiconque a commis un crime en commet facilement un second.
Peter Lord fronça les sourcils.
— Pour moi, j’ai toujours été convaincu que Mrs Welman s’était empoisonnée.
— Voyons ! Elle était paralysée, impotente et venait d’avoir une seconde attaque.
— Je le sais. Mais j’étais sous l’impression que, s’étant procuré de la morphine de façon ou d’autre, elle la conservait à portée de sa main.
— En ce cas, elle possédait cette morphine avant la seconde attaque ; or, l’infirmière ne l’a perdue qu’après.
— L’infirmière Hopkins peut ne s’en être aperçue que ce matin-là. On a pu la lui enlever un ou deux jours auparavant sans qu’elle le remarquât.
— Comment la vieille dame aurait-elle pris la drogue de la mallette ?
— Je l’ignore. Elle aurait pu soudoyer une servante. S’il en était ainsi, la domestique garderait son secret.
— Croyez-vous qu’une des deux infirmières se fût laissé acheter ?
— Jamais de la vie ! D’abord, toutes deux sont très strictes du point de vue professionnel. En outre, elles savent à quoi elles s’exposeraient en commettant pareil crime.
— En effet, dit Poirot. On dirait, ma foi, que nous revenons à nos moutons. Qui, vraisemblablement, a pu soustraire le tube de morphine ? Elinor Carlisle. Nous pourrions la suspecter d’avoir voulu s’assurer un gros héritage. Soyons plus généreux et admettons qu’elle ait été poussée par la pitié. Elle aurait pris cette morphine pour l’administrer à sa tante, qui en réclamait sans cesse. Quoi qu’il en soit, elle s’en est emparée, et Mary Gerrard a été témoin de son geste. Nous voici donc de retour aux sandwiches avec Elinor Carlisle, dans la maison vide. Cette fois, il s’agit pour Elinor de se débarrasser de Mary afin d’échapper au châtiment.
Peter Lord protesta, indigné :
— Vous êtes extraordinaire ! Je vous affirme qu’Elinor Carlisle n’est pas ce genre de personne ! En outre, pour elle, l’argent ne compte pas… et, je dois l’admettre, pas davantage pour Roderick Welman. Je les ai entendus tous deux s’exprimer dans ce sens.
— Vraiment ? Très intéressant ! Voilà des affirmations dont je me méfie toujours.
— Voyons, Poirot, faut-il donc que systématiquement vous rameniez tout à cette jeune fille ?
— Je n’y mets aucun parti pris. Les faits parlent d’eux-mêmes. Elinor Carlisle a-t-elle des parents, des sœurs ou des frères ?
— Non, elle est orpheline et seule au monde.
— Que c’est donc pathétique ! L’avocat Bulmer j’en suis sûr, s’en prévaudra pour émouvoir le jury. Qui donc hérite d’elle à sa mort ?
— Je n’y ai pas songé.
— On ne devrait jamais perdre de vue ce détail. Par exemple, a-t-elle fait un testament ?
Peter Lord rougit et répondit en hésitant :
— Je… je ne sais pas.
Hercule Poirot leva les yeux au plafond et joignit le bout de ses doigts, puis il insista :
— Il serait bon de me le dire…
— De vous dire quoi ?
— Exactement ce que vous avez dans la tête… si accablant que ce soit pour Elinor Carlisle.
— Comment savez-vous ?
— Oui, oui, je sais. Vous me cachez quelque chose… Mieux vaut me l’apprendre tout de suite…
— En réalité, ce n’est pas important.
— Soit. Faites-le-moi connaître tout de même.
Lentement, à contrecœur, Peter Lord raconta la scène où Elinor, penchée à la fenêtre de la maisonnette de l’infirmière Hopkins, avait éclaté de rire.
Poirot répéta, l’air pensif :
— Ainsi, elle a dit à Mary Gerrard : « Alors, Mary, vous faites votre testament ? Voilà qui est drôle… très drôle ! » Et vous avez deviné ce qui se passait dans son esprit. Sans doute songeait-elle que Mary Gerrard ne devait pas vivre longtemps…
— Simple hypothèse de ma part, répliqua Peter Lord.
Poirot lui dit :
— Non, il ne s’agit pas là d’une simple supposition…
CHAPITRE III
HERCULE POIROT CHEZ MISS HOPKINS
Hercule Poirot était assis dans la maisonnette de miss Hopkins.
Le Dr Lord l’y avait amené et l’avait présenté à l’infirmière. Puis, sur un coup d’œil du détective, il les avait laissés tête à tête.
Après avoir regardé un peu de travers cet étranger, miss Hopkins ne tarda pas à se dégeler.
— Oui, c’est un grand malheur ! dit-elle. Mary était une très jolie fille ! On se la serait arrachée à Hollywood. Et sérieuse, avec ça, pas fière, malgré tout le cas qu’on faisait d’elle.
Poirot glissa adroitement cette question :
— Vous faites sans doute allusion à Mrs Welman ?
— Précisément. La vieille dame s’était tout à fait entichée d’elle.
Hercule Poirot murmura :
— Voilà qui paraît surprenant, n’est-ce pas ?
— Cela dépend. Cette affection semblait toute naturelle…
L’infirmière se mordit les lèvres, confuse.
— C’est-à-dire… Mary sait si bien la prendre… avec sa voix douce et ses manières agréables. Les personnes âgées aiment avoir auprès d’elles des jeunes visages.
— Miss Carlisle venait sans doute de temps à autre voir sa tante ?
D’un ton sec, l’infirmière Hopkins répondit :
— Miss Carlisle rendait visite à sa tante quand cela lui convenait.
— Miss Carlisle ne vous plaît pas ?
L’infirmière s’écria :
— Ah ! non ! Cette empoisonneuse !
— Ah ! Ah ! Vous avez, je vois, votre opinion bien arrêtée.
— Si j’ai une opinion bien arrêtée ?
— Oui, vous êtes sûre que miss Carlisle a administré de la morphine à Mary Gerrard !
— Qui d’autre l’aurait fait ? Vous n’allez tout de même pas m’accuser de ce crime ?
— Pas du tout, mais vous savez que sa culpabilité n’a pas encore été prouvée.
Avec une calme assurance, l’infirmière déclara :
— C’est elle la coupable. On pouvait le lire sur son visage. Son attitude m’a semblé plutôt louche. Elle m’a fait monter avec elle et m’a retenue le plus longtemps possible. Et lorsque je l’ai dévisagée après que nous eûmes trouvé Mary sans connaissance, son expression la trahissait. Elle comprit que j’avais deviné !
— En effet, je ne vois pas d’autre coupable… à moins que Mary Gerrard ne se soit détruite.
— Que dites-vous là ? Mary Gerrard se suicider ? Je n’ai pas encore entendu pareille bêtise !
— Qui sait ? En tout cas, c’est dans le domaine des possibilités. Qui vous dit qu’elle n’a pas glissé en cachette quelque drogue dans son thé ?
— Dans sa tasse ?
— Oui, vous ne l’avez pas observée tout le temps.
— Je n’avais pas à la surveiller. Après tout, elle peut l’avoir fait… Non, cela ne ressemble à rien ! Pour quelle raison se serait-elle tuée ?
Hercule Poirot hocha la tête :
— Ah ! Vous savez, le cœur d’une jeune fille est si sensible… Peut-être s’agit-il d’une malheureuse histoire d’amour…
— Les jeunes filles se tuent rarement par désespoir d’amour, à moins de se trouver dans une situation intéressante, ce qui n’était pas le cas pour Mary, sachez-le !
Elle toisa Poirot d’un œil agressif.
— Et elle n’était pas amoureuse ?
— Non. Elle adorait trop la liberté. D’autre part, ses occupations l’absorbaient entièrement.
— Mais elle a bien dû avoir des admirateurs puisqu’elle était si jolie ?
— Oh ! ce n’était pas une de ces écervelées qui courent après les hommes !
— Il y avait tout de même des jeunes gens du village qui lui faisaient la cour ?
— Oui, Ted Bigland, répondit l’infirmière.
Poirot demanda des détails sur le soupirant.
— Il était tout à fait entiché de Mary. Mais, comme je le disais à la pauvre petite, elle était de cent coudées au-dessus de lui.
— Il a dû se fâcher tout rouge en se voyant évincé ?
— Oui, il eut du chagrin et s’en prit même à moi.
— Il s’imaginait que c’était votre faute ?
— Evidemment. J’avais bien le droit de conseiller cette chère enfant. Connaissant la vie, je ne voulais pas laisser Mary compromettre son avenir.
Poirot lui demanda, gentiment :
— Pourquoi vous sentiez-vous tant attirée par cette jeune fille ?
— Ma foi, je ne saurais vous dire…
Elle hésita et ajouta, confuse :
— Elle avait quelque chose de romanesque.
— Dans sa personne, peut-être, mais pas en ce qui concerne sa situation sociale. N’était-elle pas la fille du gardien de Mrs Welman ?
— Si… si… évidemment… c’est-à-dire…
Elle regarda Poirot, qui l’observait avec sympathie.
— Le fait est, avoua l’infirmière glissant sur la pente des confidences, que Mary n’était pas la fille du vieux Gerrard. Lui-même me l’a dit. Le père de Mary était un gentleman.
— Et sa mère ?
L’infirmière se mordit la lèvre.
— Sa mère avait été femme de chambre de Mrs Welman. Elle épousa Gerrard après la naissance de Mary.
— Comme vous dites, c’est un vrai roman… un roman mystérieux.
Le visage de miss Hopkins s’éclaira :
— N’est-ce pas ? On ne peut s’empêcher de s’intéresser à une personne quand on connaît sur elle certains secrets. Le hasard m’a fait découvrir pas mal de choses sur la naissance de Mary. Miss O’Brien m’a mise sur la piste, mais ceci est une autre histoire. Comme vous dites, on aime à connaître le passé des gens. Bien des drames demeurent ignorés. Ce monde est vraiment triste.
Poirot soupira et l’infirmière Hopkins reprit, soudain alarmée :
— Je n’aurais pas dû vous parler ainsi. Surtout, ne répétez pas mes paroles. Elles n’ont rien à voir avec l’empoisonnement de Mary Gerrard. Aux yeux du monde, elle est toujours la fille du vieux gardien et ce que je viens de vous apprendre doit rester entre nous. Nuire à la mémoire d’une morte serait une infamie ! Gerrard a épousé la mère de Mary : cela suffit.
Poirot murmura :
— Peut-être savez-vous qui était son vrai père ?
De mauvaise grâce, miss Hopkins répondit :
— Oui, peut-être ; mais il se peut aussi que je l’ignore. En réalité, je ne sais rien de précis, je ne puis que deviner. « L’ombre du péché s’étend très loin ! » dit le proverbe. Mais je ne suis pas une cancanière et je m’arrêterai ici.
Plein de tact, Poirot changea de sujet.
— Je voudrais aborder une question plutôt délicate, et je puis certainement compter sur votre discrétion ?
Miss Hopkins se rengorgea. Un large sourire s’épanouit sur ses traits.
— A ce qu’il paraît, Mr Roderick Welman était épris de Mary Gerrard ?
— Oui, à en perdre la tête !
— Pourtant, à cette époque, n’était-il pas fiancé à miss Carlisle ?
— Si vous tenez à le savoir, il n’a jamais été réellement pincé pour sa cousine.
— Est-ce que Mary Gerrard… euh… encourageait ses avances ?
— Elle se comportait dignement. On ne peut l’accuser d’avoir attiré le jeune homme.
— L’aimait-elle ?
— Non, répondit sèchement miss Hopkins.
— Mais lui plaisait-il ?
— Oui, assez.
— En sorte qu’avec le temps, il aurait pu en résulter quelque chose de sérieux ?
— Possible, admit l’infirmière. Mary agissait toujours avec pondération. Elle lui signifia ici même qu’il ne devait pas lui faire la cour alors qu’il était fiancé avec miss Elinor. Et lorsqu’il vint la voir à Londres, elle lui fit la même observation.
Poirot demanda, d’un air candide :
— Et vous-même, que pensez-vous de Mr Roderick Welman ?
— Je le trouve plutôt sympathique. Un peu nerveux, comme s’il souffrait d’une dyspepsie. Les gens nerveux sont souvent des malades.
— Aimait-il beaucoup sa tante ?
— Je crois que oui.
— Venait-il lui tenir compagnie pendant qu’elle était alitée ?
— Après sa seconde attaque, la veille de sa mort, lui et sa cousine sont arrivés au château, mais lui n’est même pas entré dans la chambre de Mrs Welman.
— Vraiment ?
L’infirmière s’empressa de répliquer :
— Elle ne l’a pas demandé. Et nous ignorions que le dénouement fût si proche. Beaucoup d’hommes répugnent à pénétrer dans une chambre de malade. C’est plus fort qu’eux. Non qu’ils manquent de cœur, mais ils craignent les émotions.
Poirot approuva de la tête.
— Etes-vous bien certaine que Mr Welman n’est pas entré dans la chambre de sa tante avant la mort de celle-ci ?
— Pas pendant mes heures de service. Miss O’Brien m’a remplacée à trois heures du matin, et elle a pu l’appeler avant la fin ; toujours est-il qu’elle ne m’en a point parlé.
— Il peut aussi y être entré pendant votre absence ?
Miss Hopkins riposta, vexée :
— Je n’abandonne jamais un instant mes malades, monsieur Poirot.
— Mille excuses ! Ce n’est pas ce que je voulais dire. Je pensais que vous auriez pu descendre pour faire bouillir de l’eau ou chercher quelque remède.
Radoucie, l’infirmière déclara :
— Je suis en effet descendue pour changer l’eau des bouteilles. Je savais qu’il y avait de l’eau bouillante dans la cuisine.
— Combien de temps cela vous a-t-il pris ?
— Environ cinq minutes.
— Entre-temps, Mr Welman a pu aller la voir.
— Alors, il a dû faire vite.
Poirot dit en soupirant :
— Comme vous le disiez tout à l’heure, les hommes sont timides devant la maladie et ce sont les femmes qui jouent le rôle d’anges tutélaires. Que ferions-nous sans elles… surtout sans les femmes de votre profession… Quelle noble vocation !
Rougissant légèrement, miss Hopkins répondit :
— Je suis très touchée du compliment. Je n’y avais jamais pensé. Nous sommes trop occupées pour avoir le temps de songer au côté noble de notre métier.
— Vous ne pourriez pas me donner d’autres détails sur le compte de Mary Gerrard ?
Après une longue pause, l’infirmière dit :
— Non. Je ne sais rien d’autre.
— En êtes-vous bien sûre ?
— Vous ne me comprenez pas, observa miss Hopkins, incohérente. J’affectionnais beaucoup cette petite…
— Ainsi vous n’avez rien à ajouter ?
— Non. Plus un mot !
CHAPITRE IV
POIROT ET Mrs BISHOP
En la présence majestueuse de Mrs Bishop vêtue de noir, Hercule Poirot se tenait assis, humble et insignifiant.
Dégeler la langue de Mrs Bishop n’était pas une mince affaire, car cette dame, aux mœurs et aux opinions étroitement bourgeoises, ne prisait guère les étrangers. Et, de toute évidence, Hercule Poirot était un étranger. Les réponses de Mrs Bishop restaient glaciales et elle considérait son visiteur avec dédain et méfiance.
La présentation faite par le Dr Lord n’avait pas réussi à arrondir les angles.
— Sans aucun doute, avait dit Mrs Bishop après le départ du médecin, le Dr Lord est très compétent et animé d’excellentes intentions. Son prédécesseur, le Dr Ransome, exerçait dans le pays depuis de nombreuses années.
En d’autres termes, le Dr Ransome se comportait à la satisfaction de tous les habitants du village, et le Dr Lord, ce blanc-bec ambitieux qui avait pris la place du Dr Ransome, ne possédait qu’un seul mérite : l’habileté professionnelle.
Toute l’attitude de Mrs Bishop attestait que le savoir ne suffit point à un médecin pour gagner l’estime des gens.
Persuasif et adroit, Hercule Poirot déploya tout son charme, mais sans succès : Mrs Bishop demeurait distante et renfermée.
La mort de Mrs Welman avait causé une pénible impression dans tout le voisinage, car elle était très respectée. L’arrestation de miss Carlisle était une honte et on y voyait le résultat des nouvelles méthodes policières. « Je ne saurais que vous dire », voilà tout ce que Poirot put lui arracher.
Le détective belge joua sa dernière carte. Il raconta, avec une vanité naïve, une de ses récentes visites à Sandringham et manifesta toute son admiration pour la délicieuse simplicité, la gentillesse et la bonté des souverains.
Mrs Bishop, qui lisait quotidiennement les « Nouvelles de la Cour » dans son journal, en fut subjuguée. Après tout, si Leurs Majestés avaient fait appeler M. Poirot… la situation changeait du tout au tout ! Que cet homme fût ou non un étranger, qui était-elle, Emma Bishop, pour hésiter alors que ses souverains lui montraient la voie à suivre ?
Bientôt, elle et M. Poirot entamèrent une agréable conversation sur un thème passionnant… rien de moins que le choix d’un époux convenable pour la petite princesse Elisabeth.
Ayant finalement épuisé tous les candidats éventuels et les ayant tous rejetés, l’entretien se porta sur des milieux moins élevés.
Poirot observa, d’un ton doctoral :
— Le mariage, hélas ! est plein de dangers et de traquenards !
— Evidemment… surtout avec cette immonde loi du divorce… dit Mrs Bishop, comme s’il s’agissait d’une maladie contagieuse.
— Je présume, continua Poirot, que Mrs Welman avant sa mort aurait voulu voir sa nièce bien mariée ?
— Certainement ! Les fiançailles entre miss Elinor et Mr Roderick lui procurèrent un vif soulagement. Cette nouvelle combla tous ses espoirs.
Poirot risqua cette remarque :
— Les jeunes gens se fiancèrent peut-être pour complaire au désir de leur vieille parente ?
— Oh, non ! je n’affirmerais point pareille chose, monsieur Poirot. Miss Elinor a toujours témoigné beaucoup d’affection à son cousin… depuis sa plus tendre enfance. Si vous aviez vu quelle mignonne petite fille c’était ! Elle possède une nature loyale et bonne !
— Et lui ? murmura Poirot.
— Mr Roderick aimait aussi sa cousine.
— Pourtant, les fiançailles ont été rompues ?
Le visage de Mrs Bishop se colora.
— A cause, monsieur Poirot, des machinations d’un serpent caché dans l’herbe.
Apparemment fort impressionné, Poirot s’exclama :
— Est-ce possible ?
De plus en plus rouge, Mrs Bishop expliqua :
— Dans notre village, monsieur Poirot, il est d’usage d’observer une grande discrétion quand on parle des morts. Mais cette jeune femme, monsieur Poirot, faisait ses coups en dessous.
Pensif, Poirot la regarda un instant. Puis, il dit, d’un air innocent :
— Vous me surprenez. On m’avait laissé entendre que c’était une jeune fille très simple et sans malice.
Le menton de Mrs Bishop se mit à trembler.
— C’était une fine mouche, monsieur Poirot. Les gens s’y laissaient prendre. Par exemple, cette infirmière Hopkins ! Oui, et aussi ma pauvre chère maîtresse.
Poirot hocha la tête avec sympathie et fit claquer sa langue.
— C’est comme je vous le dis, reprit Mrs Bishop, stimulée par ce bruit encourageant. Ses forces déclinaient et cette jeune femme gagna sa confiance par la flatterie. Elle savait de quel côté son pain était beurré. Toujours papillonnant autour d’elle, elle lui faisait la lecture, lui apportait constamment des petits bouquets de fleurs… C’étaient des « Mary » par-ci, « Mary » par-là et des « Où est Mary ? » à tout bout de champ. Elle en a dépensé de l’argent pour cette fille ! Des pensions très coûteuses et des voyages à l’étranger… tout cela pour la fille du vieux Gerrard ! Cela ne lui plaisait guère à cet homme, je vous l’assure. Il se plaignait constamment de ses airs de demoiselle. Elle tenait un rang au-dessus de sa condition. Voilà !
Cette fois, Poirot soupira avec commisération :
— Ah ! Mon Dieu ! Mon Dieu !
— Et ensuite faire la coquette devant Mr Roddy ! Il était trop simple pour deviner ses intentions ! Miss Elinor, sans aucune arrière-pensée, ne voyait rien de ce qui se passait. Mais les hommes se ressemblent tous. Ils se laissent prendre facilement par la flatterie et un joli visage.
— Elle avait tout de même des admirateurs parmi les gens de sa classe ?
— Bien sûr ! Par exemple Ted, le fils de Rufus Bigland, un charmant garçon, entre nous. Mais cette belle demoiselle s’estimait bien au-dessus de lui. Ses grands airs et ses manières affectées me donnaient sur les nerfs.
— Lui en voulait-il de son dédain ?
— Je vous crois ! Il lui reprochait de se laisser courtiser par Mr Roddy, Je le sais de bonne source. Et je ne blâme pas ce garçon d’avoir eu des rancœurs.
— Moi non plus, appuya Poirot. Vous m’intéressez extrêmement, madame Bishop. Certaines personnes possèdent le don de présenter un caractère en quelques mots clairs et vigoureux, et vous venez de me fournir un portrait vivant de Mary Gerrard.
— Attention ! s’exclama Mrs Bishop. Je n’ai pas dit un mot contre cette jeune fille, mais elle est à l’origine de beaucoup d’ennuis.
— Je me demande comment tout cela aurait fini, murmura le détective.
— Moi aussi. Croyez-moi, monsieur Poirot, si ma pauvre maîtresse n’était pas morte aussi vite – le coup a été brusque, mais je vois à présent que c’était pour elle une délivrance – je ne sais ce qu’il serait arrivé en fin de compte !
— Vous dites ? fit M. Poirot d’un air intéressé.
— J’ai rencontré plusieurs cas de ce genre. Ma propre sœur servait dans une maison où un fait semblable s’est produit. Le vieux colonel Randolph, à sa mort, dépouilla sa femme en faveur d’une gourgandine d’Eastbourne… J’ai connu aussi une Mrs Dacres, qui a légué toute sa fortune à l’organiste de l’église, un de ces jeunes gens à cheveux longs, alors qu’elle avait des filles, et des filles mariées.
— Vous croyez que Mrs Welman aurait pu laisser tout son bien à Mary Gerrard ?
— Cela ne m’aurait pas surprise. C’est à quoi s’employait la jeune fille. Et si j’avais le malheur de risquer une observation, Mrs Welman était prête à me sauter à la gorge, bien que je fusse à son service depuis près de vingt ans. Les gens sont ingrats, monsieur Poirot. Vous vous efforcez de faire votre devoir et on n’en tient aucun compte.
— Hélas ! Comme vous dites vrai ! soupira Poirot.
— Mais le mal ne triomphe pas toujours, rectifia Mrs Bishop.
— En effet, Mary Gerrard est morte…
— Elle a été appelée devant le tribunal de Dieu, et nous n’avons pas à la juger.
— Les circonstances de sa mort demeurent inexplicables.
— Evidemment, la police use de moyens si bizarres ! Est-il vraisemblable qu’une jeune fille bien élevée comme miss Elinor soit capable d’empoisonner quelqu’un ? On a essayé de me mêler à cette histoire en prétendant que j’avais dit que ses manières étaient étranges ce matin-là.
— Elles ne l’étaient donc pas ?
— Et pourquoi non ? La poitrine de Mrs Bishop se souleva en faisant miroiter la guimpe de son corsage garnie de jais. Miss Elinor est une jeune fille pleine de cœur et elle se disposait à enlever les effets de sa tante… c’est toujours une tâche bien pénible.
— Vous lui auriez facilité les choses si vous l’aviez accompagnée.
— Je m’offris à le faire, monsieur Poirot, mais elle repoussa mes services. Elle a toujours été très fière. Je regrette cependant de ne pas avoir été avec elle.
— Vous n’avez pas eu l’idée de la suivre jusqu’au château ?
Mrs Bishop rejeta majestueusement sa tête en arrière.
— Je n’ai pas pour habitude de m’imposer quand on ne veut pas de moi, monsieur Poirot !
— Vous aviez peut-être à vous occuper ce matin-là d’affaires importantes ?
— Il faisait très chaud, je m’en souviens. Le temps était lourd et orageux. — Elle soupira. — Je me rendis au cimetière pour déposer, en témoignage de respect, quelques fleurs sur la tombe de Mrs Welman et je dus me reposer un long moment. Accablée par la chaleur, je rentrai tard pour déjeuner et ma sœur fut bouleversée de voir l’état dans lequel je me trouvais. Elle m’a désapprouvée d’être sortie par une telle journée.
Poirot la considéra avec admiration et dit :
— Je vous envie, madame Bishop. Il est réconfortant de n’avoir rien à se reprocher après la mort de quelqu’un. Mr Roderick Welman doit s’en vouloir, je suppose, de n’être pas allé voir sa tante ce soir-là. Mais, naturellement, il ne pouvait deviner que la vieille dame mourrait si vite.
— Vous faites erreur, monsieur Poirot. Je puis vous affirmer que Mr Roddy est entré chez sa tante. J’étais sur le palier lorsque j’ai entendu l’infirmière descendre l’escalier. J’ai alors voulu m’assurer si ma maîtresse n’avait besoin de rien, car vous connaissez les infirmières : elles restent toujours en bas pour bavarder avec les femmes de chambre. Miss Hopkins était moins bavarde que cette Irlandaise aux cheveux roux, toujours en train de papoter et de nous causer des ennuis ! Comme je vous le disais, je voulais voir si tout était en ordre chez ma maîtresse, quand j’aperçus Mr Roddy qui se glissait dans la chambre. Je ne sais pas si elle l’a reconnu, mais il n’a pas de reproches à se faire.
— J’en suis heureux. Ce jeune homme me paraît très nerveux.
— Un peu détraqué. Il a toujours été ainsi.
— Madame Bishop, vous êtes très intelligente et j’ai une haute estime pour votre jugement. Selon vous, quelle est l’exacte vérité concernant la mort de Mary Gerrard ?
Mrs Bishop renifla.
— C’est simple comme bonjour ! La faute en est à un de ces maudits pots de beurre de poisson de l’épicier Abbott ! Il les garde des mois et des mois sur ses rayons. Une de mes cousines est tombée malade un jour et a failli mourir après avoir mangé du crabe en conserve.
Poirot objecta :
— Mais que dites-vous de la morphine trouvée dans le corps à l’autopsie ?
— Je ne connais rien à la morphine, mais je sais ce que valent les médecins. Dites-leur de chercher quelque chose et ils le découvriront. Du beurre de poisson coloré ne leur suffit pas !
— Croyez-vous qu’elle ait pu se suicider ?
— Elle ? Que non ! N’était-elle pas décidée à épouser Mr Roddy ? Vous me faites rire avec cette idée de suicide !
CHAPITRE V
HERCULE POIROT INTERROGE TED BIGLAND
Ce dimanche-là, Hercule Poirot rencontra Ted Bigland à la ferme de son père. Il arriva sans peine à faire parler Ted Bigland, qui semblait n’attendre que cette occasion pour soulager son cœur.
— Ainsi, vous essayez de mettre la main sur l’assassin de Mary ? Sa mort est pour nous un mystère.
— Vous ne croyez donc pas que miss Carlisle l’a empoisonnée ?
L’air innocent comme l’enfant qui vient de naître, Ted fronça le sourcil et prononça lentement :
— Miss Elinor est une noble demoiselle… incapable de commettre une chose pareille… A la réflexion, il semble impossible qu’une jeune fille de son rang se soit rendue coupable d’un acte aussi odieux.
— Je vous l’accorde, dit Poirot, mais quand la jalousie entre en jeu…
Il fit une pause et observa le jeune géant blond qui protesta :
— La jalousie ? Je sais qu’elle provoque bien des drames, mais plutôt sous l’effet de la boisson et de la colère. On voit rouge et on perd son sang-froid. Miss Elinor… cette demoiselle calme et bien élevée…
— N’empêche que Mary Gerrard est morte… et d’une mort qui n’est pas naturelle. Pouvez-vous me fournir quelques renseignements susceptibles de m’aider à trouver le coupable ?
Lentement, l’autre hocha la tête.
— Il semble inconcevable, impossible, qu’on ait pu tuer Mary. Elle était belle comme une fleur.
Soudain, Hercule Poirot eut la vision de la défunte… Dans la voix rustique de ce jeune villageois, Mary semblait de nouveau vivre et s’épanouir… comme une fleur. Il ressentit une profonde tristesse à la pensée de la destruction d’un être exquis et bon.
Des lambeaux de phrases se succédaient dans son esprit. « C’était une charmante jeune fille », avait dit Peter Lord ; et l’infirmière Hopkins : « On se la serait arrachée à Hollywood. » « Ses grands airs et ses manières affectées me donnaient sur les nerfs », avait proféré avec fiel Mrs Bishop. Et, tranchant sur les jugements précédents, cet hommage d’un cœur simple : « Elle était belle comme une fleur. »
— Mais alors ?… fit Hercule Poirot, étendant les mains d’un geste suppliant, qui n’avait rien d’anglais.
Le regard fixe et terne d’un animal blessé, Ted Bigland répondit :
— Oh ! je le sais, monsieur. Vous dites la vérité. Elle n’est pas morte de sa mort naturelle ; aussi je me demande… s’il ne s’agit pas d’un accident.
— Un accident ? Quel genre d’accident ?
— Vous allez sûrement me prendre pour un sot, monsieur. Mais, je réfléchis sans cesse et, plus j’y pense, plus je suis persuadé que les choses n’ont pas dû se passer ainsi. Il y a là-dessous une grosse erreur. C’est un simple… un simple accident !
Embarrassé par son manque d’éloquence, Ted regarda Poirot. Celui-ci, plongé dans sa méditation, déclara enfin :
— Votre façon de voir m’intrigue, jeune homme.
— Je crains que mon opinion n’ait guère de valeur à vos yeux. Je ne sais pas très bien m’expliquer. Du reste, ce n’est là qu’une impression personnelle.
— Les impressions sont parfois des guides précieux… Excusez-moi si j’ouvre de nouveau votre blessure, mais vous étiez très épris de Mary Gerrard, n’est-ce pas ?
Le visage bronzé s’assombrit davantage.
— Tout le monde le sait dans le pays.
— Vous désiriez l’épouser ?
— Oui.
— Mais… elle n’y consentait point.
— Les gens sont peut-être animés de bonnes intentions, mais ils feraient mieux de ne pas s’occuper des affaires d’autrui. Cette éducation luxueuse et ces voyages à l’étranger ont certes changé Mary. Non pas au point de la gâter ou de la rendre orgueilleuse, non ! Mais elle en était éblouie. Elle ne se sentait plus à sa place ici. Elle s’estimait, à la vérité, trop au-dessus de moi… Néanmoins, elle n’était pas assez grande dame pour un gentleman comme Mr Welman.
Poirot l’observait toujours.
— Vous n’aimez pas Mr Welman ?
— Pourquoi l’aimerais-je ? Il est très bien et je n’ai rien à lui reprocher. Cependant, ce n’est pas ce que j’appelle un homme. Je pourrais le briser en deux si je voulais. Toutefois, il est intelligent… mais à quoi sert l’intelligence lorsque votre voiture reste en panne ? Techniquement, vous pouvez connaître le fonctionnement de votre auto, mais vous restez impuissant comme un bébé, alors qu’il vous suffirait d’enlever la magnéto et de lui donner un coup de torchon.
— A ce que je vois, vous travaillez dans un garage ?
— Oui, chez Henderson, au bas de la rue.
— Vous trouviez-vous au garage… le matin du crime ?
— Oui, je vérifiais la voiture d’un client. Il y avait un engorgement quelque part et je ne parvenais pas à le découvrir. Je sortis un moment avec la voiture. Il faisait un temps magnifique et le chèvrefeuille embaumait dans les buissons… Mary adorait le chèvrefeuille. Nous allions en cueillir ensemble avant son départ pour l’étranger.
L’émerveillement juvénile éclaira de nouveau les traits de Ted Bigland. Hercule Poirot se taisait.
Avec un sursaut, Ted sortit de sa transe et dit :
— Excusez-moi, monsieur, et oubliez ce que je viens de dire au sujet de Mr Welman. J’étais furieux de le voir tourner autour de Mary. Il n’aurait pas dû l’importuner de la sorte. Elle n’était pas de son milieu… pas du tout.
— Croyez-vous qu’elle l’aimait ? demanda Poirot.
— Non, je ne crois pas. Mais je ne puis rien affirmer.
— N’y avait-il pas un autre homme dans la vie de Mary ? quelqu’un, par exemple, qu’elle aurait rencontré à l’étranger ?
— Je n’en sais rien, monsieur. Elle ne m’en a jamais parlé.
— Avait-elle des ennemis, ici, à Maidensford ?
— Vous voulez dire quelqu’un qui lui en voulait ? Personne ne la connaissait intimement, mais tout le monde l’estimait.
— Mrs Bishop, la gouvernante du château, l’aimait-elle ?
Ted ricana :
— Si elle la détestait, c’était par dépit. Elle ne pouvait souffrir de voir sa maîtresse entichée de Mary.
— Mary Gerrard était-elle heureuse quand elle venait ici ? Avait-elle de l’affection pour la vieille Mrs Welman ?
Ted Bigland répondit :
— Elle eût été heureuse, je crois, si l’infirmière l’avait laissée en paix. Miss Hopkins lui fourrait dans la tête un tas d’idées. Elle lui recommandait de songer à gagner sa vie et de devenir masseuse.
— S’intéressait-elle à cette jeune fille ?
— Oui, assez, mais c’est une femme qui sait toujours mieux que vous ce que vous devez faire.
— Supposons que cette infirmière connaisse un secret susceptible de compromettre la réputation de Mary, croyez-vous qu’elle saurait le garder ?
Ted Bigland regarda le détective curieusement.
— Je ne sais pas ce que vous voulez dire.
— Pensez-vous que si l’infirmière Hopkins savait une chose défavorable à Mary Gerrard, elle tiendrait sa langue ?
— Cette femme en est absolument incapable. C’est la pire commère du village.
Il ajouta, poussé par la curiosité :
— Je voudrais savoir pourquoi vous me posez cette question.
— En parlant aux gens, on se forme sur eux une opinion. L’infirmière Hopkins, selon toute apparence, s’est montrée franche et sincère avec moi. Pourtant j’ai l’impression très nette qu’elle ne m’a pas tout dit. Peut-être est-ce un détail insignifiant… sans rapport avec le crime. Mais elle connaît quelque chose qu’elle ne m’a pas révélé. J’ai, de plus, le sentiment que quelque chose pourrait nuire à la réputation de Mary Gerrard.
Désemparé, Ted se contenta de hocher la tête.
Hercule Poirot soupira.
— Bah ! je finirai bien par le savoir un jour !
CHAPITRE VI
POIROT ET RODDY
Poirot considérait avec intérêt le long visage aux traits délicats de Roderick Welman.
Roddy était dans un pitoyable état nerveux. Il se tordait les mains, ses yeux étaient injectés de sang. D’une voix éraillée, il prononça, en regardant le bristol :
— Votre nom ne m’est évidemment pas inconnu, monsieur Poirot. Cependant, je ne vois pas ce que le Dr Lord espère de vous en la circonstance. Et puis, de quoi se mêle-t-il ? Il a soigné ma tante, mais, à part cela, il nous est complètement étranger. Elinor et moi l’avons vu pour la dernière fois lors de notre visite au château en juin dernier. Il appartient plutôt à Mr Seddon de suivre cette affaire.
— Techniquement, vous avez raison, dit Poirot.
— Non que Seddon m’inspire une grande confiance avec sa mine d’enterrement.
— Les hommes de loi sont d’habitude des gens graves et austères.
— Néanmoins, ajouta Roddy, se déridant un peu, nous avons chargé Bulmer de la défense. On le dit tout à fait compétent. Qu’en pensez-vous ?
— Il a la réputation de prendre en main les causes perdues. J’espère ne point vous déplaire si je m’efforce de tirer miss Carlisle de ce mauvais pas ?
— Non, certes non. Mais…
— Mais à quoi suis-je bon ? C’est là le fond de votre pensée, n’est-ce pas ?
Un sourire fugace éclaira le visage triste de Roddy… un sourire si charmeur qu’Hercule Poirot comprit la séduction subtile qui se dégageait du jeune homme.
Roddy dit, en manière d’excuse :
— Exprimée de la sorte, mon opinion vous paraîtrait plutôt brutale. En réalité, vous touchez juste. Je ne chercherai donc pas midi à quatorze heures. Que pouvez-vous faire, monsieur Poirot ?
— Rechercher la vérité, répondit le détective. Je puis découvrir des faits en faveur de l’accusée.
— Si au moins vous y parveniez !
— Mon plus vif désir est de me rendre utile. Voulez-vous m’aider en m’exposant votre sentiment sur cette affaire ?
Roddy se leva et arpenta la pièce.
— Que pourrais-je vous apprendre ? Tout cela est si absurde… si fantastique ! La simple supposition qu’Elinor… Elinor que je connais depuis l’enfance… ait pu empoisonner quelqu’un me semble grotesque. Comment diable faire entendre raison au jury ?
— Vous croyez donc miss Elinor incapable d’un tel crime ?
— Tout à fait incapable ! Elinor est une jeune fille exquise, parfaitement équilibrée et répugnant à toute violence. Intellectuelle et sensible, elle est au-dessus de toutes les viles passions. Cependant, mettez douze imbéciles au banc des jurés et Dieu sait ce qu’on peut leur faire avaler ! Raisonnons un peu. Ces hommes ne sont pas là pour juger les caractères, mais pour éplucher des témoignages. Des faits, des faits, des faits ! Or, les faits accablent l’accusée !
— Monsieur Welman, je vois en vous un homme intelligent. Les faits condamnent miss Carlisle. Mais vous êtes convaincu de son innocence. Alors, que s’est-il passé ?
Exaspéré, Roddy leva les mains au ciel.
— Voilà où réside la difficulté. L’infirmière aurait-elle commis le crime ?
— Elle n’a pu toucher les sandwiches… Oh ! j’ai mené une enquête minutieuse ! — et si elle avait empoisonné le thé, elle se fût empoisonnée elle-même. Je m’en suis assuré. En outre, pourquoi eût-elle désiré la mort de Mary Gerrard ?
Roddy s’écria :
— Qui pouvait souhaiter la mort de Mary ?
— Cette question paraît insoluble, dit Poirot. Personne ne désirait tuer Mary Gerrard. (Intérieurement, il ajouta : sauf Elinor Carlisle.) On devrait logiquement pouvoir répondre que Mary n’a pas été tuée, mais, hélas ! tel n’est pas le cas. Elle a bel et bien été tuée.
Il ajouta d’un ton mélodramatique :
Mais elle repose au tombeau
Et du coup ma vie est brisée !
— Plaît-il ? fit Roddy.
— C’est du Wordsworth, expliqua Poirot. Je lis beaucoup ce poète. Ces vers expriment peut-être ce que vous ressentez ?
— Moi ?
Roddy se cabra.
— Toutes mes excuses… mes humbles excuses. Quelle tâche ardue d’être à la fois détective et pukka sahib ! Il est des choses qu’on ne doit pas dire, mais, hélas ! un détective se voit contraint de poser certaines questions sur les affaires privées des gens et leurs sentiments intimes.
— Tout cela me paraît bien inutile.
— Si seulement je voyais clair dans la situation ! Finissons-en avec ce sujet désagréable pour ne plus y revenir. Chacun sait, monsieur Welman, que vous admiriez Mary Gerrard. N’est-ce pas vrai ?
Roddy se leva et alla vers la fenêtre. Ses doigts jouèrent avec le cordon du store.
— Oui, répondit-il.
— Vous en étiez amoureux ?
— Je le crois.
— Et sa mort vous a brisé le cœur ?
— Je… je… je le suppose… c’est-à-dire… monsieur Poirot…
Nerveux et irritable, il se détourna comme une bête aux abois.
— Si vous vouliez m’exposer plus clairement votre pensée, nous en resterions là.
Roddy Welman s’assit dans un fauteuil sans regarder son compagnon et parla d’une voix saccadée.
— Il m’est difficile de vous expliquer ce que je ressentais pour Mary Gerrard. Est-il indispensable d’en parler ?
— Monsieur Welman, on ne peut toujours éviter les ennuis de l’existence. Vous venez de me dire que vous supposiez aimer cette jeune fille. Vous n’en êtes donc pas sûr ?
— Je n’en sais rien… Elle était si jolie… une créature de rêve… Voilà comme elle m’apparaît à présent. Un rêve ! Notre première rencontre, ma passion pour elle ! Une sorte de folie ! Et maintenant, tout est bien fini… comme si cela n’était jamais arrivé.
Poirot dit :
— Oui, je comprends… Vous n’étiez pas en Angleterre au moment de sa mort ?
— Non, je partis pour l’étranger le neuf juillet et revins le premier août. Le télégramme d’Elinor me suivit de ville en ville. Je hâtai mon départ dès réception de cette nouvelle.
— Cette mort a dû vous donner un rude coup. Vous aimiez beaucoup cette jeune fille ?
D’un ton amer et exaspéré, Roddy déclara :
— Pourquoi l’existence est-elle si cruelle ? Tout le monde souhaite le bonheur et à chaque tournant on se heurte à des déceptions.
— Telle est la vie, mon cher ! On ne la mène pas comme on veut ! Elle ne vous épargne pas les émotions et ne se laisse pas diriger par l’intelligence et la raison. La vie, monsieur Welman, n’est pas raisonnable.
Roderick Welman murmura :
— Il paraît…
— Une matinée de printemps, le visage d’une jeune fille… et la suite bien ordonnée d’une existence se trouve brisée.
Roddy sourcilla et Poirot continua :
— Que savez-vous au juste de Mary Gerrard, monsieur Welman ?
— Ce que j’en sais ? Très peu. Je m’en rends compte à présent. Je la voyais mignonne et douce ; à part cela, je ne la connaissais guère. Voilà sans doute pourquoi sa disparition ne m’affecte pas autant que je l’aurais cru.
Abandonnant toute hostilité, Roderick reprit son ton simple et naturel. Comme seul il savait le faire, Hercule Poirot pénétra les pensées secrètes de Roddy, qui ressentit un certain soulagement à mettre son âme à nu.
— Mignonne… douce… d’intelligence moyenne. Sensible, je crois, et bonne. Elle possédait une distinction extraordinaire pour une jeune fille de sa classe.
— Croyez-vous qu’elle ait pu, inconsciemment, se créer des ennemis ?
— Non, non ! Il était impossible de la détester, se récria Roddy. Du dépit, ce n’est pas autre chose…
— Du dépit ? Ainsi, vous supposez qu’elle ait inspiré du dépit ?
— Probablement… témoin cette lettre.
— Quelle lettre ? s’enquit Poirot, intrigué.
Roddy rougit et parut ennuyé.
— Oh ! rien de bien important.
— Quelle lettre ? répéta Poirot. Quand est-elle arrivée ? Et qui en était le destinataire ?
De mauvaise grâce, Roddy s’expliqua.
— Voilà qui est intéressant, remarqua Poirot. Pourrais-je la voir, cette lettre ?
— Hélas ! non, car je l’ai brûlée.
— Pourquoi l’avez-vous détruite, monsieur Welman ?
— A ce moment-là, c’était, à mon sens, le meilleur parti à prendre.
— Dès réception de cette lettre, vous et miss Carlisle êtes accourus en toute hâte à Hunterbury ?
— Nous sommes accourus, mais pas en toute hâte.
— Cependant, vous étiez inquiets, et même un peu alarmés ?
— Vous exagérez, monsieur Poirot, dit Roddy l’air vexé.
Le détective s’écria :
— Votre empressement n’était que naturel ! Votre héritage… courait de gros risques ! Je juge tout à fait logique que vous ayez éprouvé quelque appréhension. L’argent a son importance.
— Pas tant que vous le croyez.
— Un tel désintéressement me semble extraordinaire.
Roddy s’empourpra et dit :
— La question d’argent n’était certes pas à négliger. Elle ne nous laissait point indifférents. Mais le but de notre voyage était de voir notre tante et de nous assurer de sa santé.
— Vous vous êtes rendu près d’elle en compagnie de miss Carlisle. Jusque-là, votre tante n’avait pas rédigé de testament. Peu après, elle a une nouvelle crise. Elle désire alors dicter ses dernières volontés, peut-être en faveur de miss Carlisle, puis elle meurt cette nuit-là avant d’avoir accompli cette formalité.
— Dites-moi, à quoi faites-vous allusion ?
La colère se lisait sur les traits de Roddy. Poirot lui répondit :
— Vous m’avez dit, monsieur Welman, que le mobile attribué à Elinor Carlisle relativement à la mort de Mary Gerrard était absurde… et que votre cousine était incapable d’un tel crime. Mais j’y découvre une autre interprétation. Elinor Carlisle avait maintes raisons de craindre de se voir déshéritée à l’avantage d’une étrangère. La lettre l’en avertissait, les murmures saccadés de la moribonde confirmèrent ses appréhensions. En bas, dans le vestibule, se trouvait une mallette renfermant diverses drogues et des médicaments. Il était facile d’y soustraire un tube de morphine. Ensuite, m’a-t-on dit, Elinor Carlisle s’est assise dans la chambre au chevet de sa tante, tandis que vous et les infirmières étiez en train de dîner…
— Mon Dieu, monsieur Poirot, qu’inventez-vous là à présent ? Elinor aurait tué sa tante ? Quelle idée ridicule !
— Vous n’ignorez pas sans doute qu’on a demandé l’autorisation d’exhumer le corps de Mrs Welman ?
— Je le sais, en effet, mais on n’y trouvera rien !
— Supposons le contraire ?
— Impossible ! trancha Roddy.
— Attendons avant d’affirmer, répliqua Poirot. La mort de Mrs Welman ne profitait à ce moment-là qu’à une seule personne, n’est-ce pas ?
Roddy s’assit, le visage pâle. Il tremblait un peu et regardait fixement Poirot.
— Je croyais que vous preniez son parti…
— Quelque parti que je prenne, je dois affronter les faits ! Je serais porté à croire, monsieur Welman, que jusqu’ici vous avez évité de regarder en face une vérité désagréable chaque fois que cela était possible.
— Pourquoi se tourmenter et toujours voir le mauvais côté de la vie ?
— C’est parfois nécessaire, répondit gravement Poirot.
Après une courte pause, il ajouta :
— Envisageons donc l’éventualité de la mort de votre tante par absorption de morphine. Que se passe-t-il ?
— Je n’en sais rien, répondit le jeune homme.
— Réfléchissez un peu. Qui aurait pu lui administrer cette drogue ? Avouez qu’Elinor Carliste était mieux placée que quiconque pour le faire.
— Vous oubliez les deux infirmières.
— L’une et l’autre pouvaient, certes, la donner à leur malade, mais miss Hopkins, inquiète de la disparition du tube, en parla ouvertement. Or, rien ne l’y obligeait. Le permis d’inhumer avait été signé. Pourquoi attirer l’attention sur le vol de la morphine si elle-même était coupable ? Au point où en sont les choses, elle va recevoir un blâme pour négligence professionnelle, et si elle a empoisonné Mrs Welman, rien de plus stupide de sa part que de signaler officiellement la perte de ce tube de morphine. Au reste, que lui rapportait la mort de sa cliente ? Rien ! La même remarque s’applique à l’infirmière O’Brien. Elle aurait pu administrer le poison enlevé par elle de la mallette de sa collègue, mais, encore une fois, dans quelle intention ?
Roddy haussa les épaules.
— Après tout, c’est vrai !
— Il y a aussi vous !
— Moi ? fit Roddy, frémissant comme un cheval nerveux.
— Certainement. Vous pouvez avoir dérobé la morphine et l’avoir donnée à votre tante. Vous êtes resté seul avec elle durant un court laps de temps cette nuit-là. Mais je reviens à mon idée : pour quelle raison ? Si elle avait suffisamment vécu pour dicter son testament, elle ne vous eût certainement pas oublié. Donc, comme vous le voyez, vous n’aviez aucun motif d’agir ainsi. Seules, deux personnes demeurent suspectes.
Les yeux de Roddy s’éclairèrent.
— Deux personnes ?
— Oui, d’abord Elinor Carlisle.
— Et l’autre ?
— L’autre ? Celle qui a écrit la lettre anonyme.
Roddy paraissait incrédule.
Poirot reprit :
— L’auteur de cette lettre haïssait Mary Gerrard, ou du moins ne l’aimait pas. Ce quelqu’un prenait votre parti et ne tenait pas à ce que Mary Gerrard profitât de l’héritage de Mrs Welman. A présent, dites-moi, monsieur Welman, soupçonnez-vous qui est l’auteur de ce message ?
— Pas du tout. La lettre mal écrite et cousue de fautes d’orthographe était l’œuvre d’un illettré.
Poirot fit un geste de la main.
— Cela ne nous apprend pas grand-chose. Elle pouvait provenir d’une personne cultivée ayant déguisé son écriture. Voilà pourquoi je déplore la destruction de cette lettre. Les gens qui s’efforcent d’imiter le style des ignorants se trahissent d’habitude.
Roddy déclara :
— Elinor et moi l’avions attribuée à une des domestiques.
— Laquelle suspectiez-vous ?
— Aucune en particulier.
— Aurait-ce pu être Mrs Bishop ? demanda Poirot.
— Oh non ! c’est une femme honorable et très honnête. Elle écrit de belles lettres et emploie de longs mots. De plus, je jurerais que…
Comme il hésitait, Poirot trancha :
— Elle ne pouvait souffrir Mary Gerrard.
— Je le sais, mais je n’ai jamais rien remarqué d’étrange chez elle.
— Peut-être, mon cher monsieur, manquez-vous d’esprit d’observation.
— Ne croyez-vous pas que ma tante aurait pu prendre elle-même cette morphine ?
— Voilà une idée, en effet.
— Incapable de supporter son état d’impotence, elle devait souhaiter la mort.
— Mais elle n’aurait pu se lever de son lit, descendre dans le vestibule et enlever le tube de morphine de la mallette ?
— Non, évidemment, mais elle aurait pu prier quelqu’un de lui rendre ce service.
— Qui ?
— Une des infirmières, par exemple.
— Erreur ! Ces femmes comprenaient trop bien le danger auquel elles s’exposeraient. Les infirmières seraient les dernières à suspecter.
— Alors, qui ?
Roddy sursauta, ouvrit la bouche et la referma aussitôt.
— Vous vous souvenez de quelque chose, n’est-ce pas ?
— Oui, mais…
— Vous vous demandez si vous devez me le révéler ?
— Eh bien ! oui…
Un sourire bizarre au coin des lèvres, Poirot demanda :
— Quand miss Carlisle vous l’a-t-elle dit ?
Roddy resta suffoqué.
— Ma parole ! Vous êtes un vrai sorcier ! Elle me l’a dit dans le train qui nous emmenait à Hunterbury. Nous avions reçu le télégramme nous apprenant que tante Laura venait d’avoir une seconde attaque. Elinor m’exprima tout son chagrin à cette pensée. La pauvre tante Laura haïssait la maladie, elle souffrirait davantage encore de se sentir impotente et la vie deviendrait un enfer pour elle. Elinor ajouta : « Les gens devraient avoir la liberté de quitter ce bas monde quand ils ne peuvent plus supporter l’existence. »
— Et qu’avez-vous répondu ?
— Que je partageais son avis.
Poirot prononça, d’une voix grave :
— Tout à l’heure, monsieur Welman, vous prétendiez qu’il était impossible que miss Carlisle eût empoisonné sa tante en vue d’un profit matériel. Maintenez-vous également qu’elle n’ait pu ôter la vie à Mrs Welman par pure pitié ?
— Je… non, je ne le puis…
— Je prévoyais votre réponse.
CHAPITRE VII
POIROT CHEZ LE NOTAIRE
Dans les bureaux de Messrs Seddon, Ridgeway et Seddon, Hercule Poirot fut reçu avec une extrême prudence, pour ne pas dire un brin de méfiance.
Mr Seddon, caressant de l’index son menton glabre, parla sans se compromettre et de ses yeux gris pénétrants toisa le détective des pieds à la tête.
— Votre nom m’est familier, mais je n’arrive pas à comprendre votre rôle dans cette affaire.
— J’agis, monsieur, dans l’intérêt de votre cliente.
— Ah !… vraiment ? Et qui vous a chargé de cette mission ?
— Je suis ici sur la demande du Dr Lord.
Mr Seddon leva très haut les sourcils.
— Vraiment ? voilà qui me paraît irrégulier… très irrégulier. Le Dr Lord, à ce que je crois, a été cité comme témoin à charge ?
Hercule Poirot haussa les épaules.
— Quelle importance cela a-t-il ?
— La défense de miss Carlisle repose entièrement entre nos mains, et nous n’avons pas besoin de vos services.
— Est-ce parce que l’innocence de votre cliente sera facile à établir ?
Mr Seddon se renfrogna et exprima sa colère du ton sec de l’homme de loi.
— Votre question est déplacée… absolument déplacée.
— Les apparences sont accablantes pour miss Carlisle.
— Qu’en savez-vous, monsieur Poirot ?
— Bien que je sois, en réalité, désigné par le Dr Lord, j’ai ici un billet de Mr Roderick Welman.
Il lui tendit le papier en s’inclinant profondément.
Mr Seddon parcourut les quelques lignes qu’il contenait et observa de fort mauvaise humeur :
— Evidemment, présentée ainsi, l’affaire prend un nouvel aspect. Mr Welman s’est chargé de la défense de miss Carlisle et nous agissons suivant ses instructions.
Il ajouta, avec une répugnance marquée :
— Notre maison s’occupe très peu de… euh… de procès criminels, mais je crois de mon devoir, envers feu ma cliente, d’assumer la défense de sa nièce. Nous avons déjà nommé comme avocat sir Edwin Bulmer.
Un sourire ironique aux lèvres, Poirot lança :
— La dépense n’entre pas en ligne de compte. Voilà qui est parfait.
Regardant par-dessus ses lunettes, Mr Seddon s’indigna :
— En vérité, monsieur Poirot…
Poirot l’interrompit.
— L’éloquence et l’appel aux sentiments ne sauveront pas l’accusée. Il en faut davantage.
— Que conseillez-vous ?
— La recherche de la vérité.
— Cela va de soi.
— Mais la vérité nous aidera-t-elle à triompher ?
Mr Seddon observa, d’un ton bref :
— Voilà encore une remarque bien déplacée.
— J’aimerais vous entendre répondre à certaines questions, fit Poirot.
— Je ne puis me permettre de vous répondre sans le consentement de ma cliente.
— Je le comprends.
Poirot fit une pause et ajouta :
— Miss Elinor Carlisle a-t-elle des ennemis ?
Mr Seddon trahit une légère surprise.
— Non, autant que je sache.
— Mrs Welman a-t-elle, au cours de son existence, fait un testament ?
— Jamais. Elle a toujours remis cette formalité.
— Elinor Carlisle a-t-elle rédigé ses dernières volontés ?
— Oui.
— Récemment ? Depuis la mort de sa tante ?
— Oui.
— A qui laisse-t-elle ses biens ?
— Ceci touche au secret professionnel, monsieur Poirot. Je ne puis en parler sans l’autorisation de miss Carlisle.
— Alors, je sollicite une entrevue avec elle !
Mr Seddon répliqua, avec un sourire glacé :
— Ce ne sera pas tâche facile.
M. Poirot se leva et fit un geste en disant :
— Rien n’est impossible à Hercule Poirot.
CHAPITRE VIII
POIROT A SCOTLAND YARD
Le chef inspecteur Marsden demanda, l’air très affable :
— Alors, monsieur Poirot, vous venez m’aider dans une de mes enquêtes ?
— Non, non. Il s’agit, de ma part, d’une simple curiosité.
— Trop heureux de vous obliger. Quelle affaire vous intéresse particulièrement ?
— L’affaire Elinor Carlisle.
— Ah ! oui ! l’empoisonneuse ! Le jugement aura lieu dans une quinzaine. La séance promet d’être intéressante. A propos, savez-vous qu’elle a aussi tué la vieille dame ? Le dernier rapport ne nous est pas encore parvenu, mais la culpabilité de l’accusée est indubitable. De la morphine administrée de sang-froid. Elle demeure impénétrable depuis l’heure de son arrestation. Impossible d’en rien tirer. Mais nous possédons des preuves et elle va sûrement être condamnée.
— Vous la croyez coupable ?
Marsden, policier très expérimenté, et au fond un brave homme, hocha la tête affirmativement.
— Certainement ! Elle a glissé le poison dans le sandwich du dessus avec un calme inouï.
— Vous ne concevez aucun doute ? Absolument aucun ?
— Non ! Ma conviction est formelle. Cette certitude m’enlève bien des soucis. Pas plus que les autres, je n’aime à commettre des erreurs, ni à faire condamner, comme on serait porté à le croire. Cette fois, je puis aller de l’avant, la conscience nette.
— Je comprends votre sentiment, dit Poirot.
Le fonctionnaire de Scotland Yard le regarda curieusement, et demanda :
— M’apportez-vous du nouveau du côté de la défense ?
Lentement, Poirot hocha la tête.
— Jusqu’ici, non. Tous les renseignements recueillis s’accordent à prouver la culpabilité d’Elinor Carlisle.
L’inspecteur Marsden déclara, sûr de lui-même :
— Elle est coupable, croyez-m’en.
— Je désirerais la voir, dit Poirot.
Un sourire indulgent aux lèvres, l’inspecteur Marsden remarqua :
— Vous êtes dans les meilleurs termes avec le ministre de la Justice. Cela ouvre bien des portes.
CHAPITRE IX
A LA RECHERCHE D’UN SECRET
— Eh bien ? demanda Peter Lord.
— Cela ne marche pas comme je voudrais, déclara Poirot.
— Vous revenez bredouille ?
— Voici ce que je rapporte : Elinor Carlisle a empoisonné Mary Gerrard par jalousie…, Elinor Carlisle a tué sa tante pour hériter de sa fortune… Elinor Carlisle a supprimé sa tante par pitié… mon ami, faites votre choix.
— Vous dites des sottises ! s’exclama Peter Lord.
— Moi ? s’étonna Hercule Poirot.
Le visage taché de rousseurs de Peter Lord trahissait la colère.
— Que signifie tout ceci ? fit-il.
— Croyez-vous cette hypothèse plausible ?
— Quelle hypothèse ?
— Qu’Elinor Carlisle, incapable de voir souffrir sa tante, l’aida à quitter cette existence.
— Des radotages !
— Des radotages ? Ne m’avez-vous pas dit vous-même que la vieille dame vous avait prié de lui rendre le même service ?
— Elle ne parlait pas sérieusement. Elle savait que je n’en ferais rien.
— Cependant, cette pensée hantait son esprit. Elinor Carlisle peut lui avoir obéi.
Arpentant la pièce, Peter Lord dit enfin :
— On ne peut nier la vraisemblance de pareille supposition. Mais Elinor Carlisle possède une tête solide et des idées nettes. Je ne crois pas qu’elle se laisserait entraîner par la pitié au point de risquer d’être accusée de meurtre.
— Alors, vous ne la supposez pas capable d’un tel acte ?
Lentement, Peter Lord prononça :
— Une femme pourrait agir ainsi pour délivrer son mari, son enfant ou même sa mère, mais pas une tante, malgré toute l’affection qu’elle lui porterait. Et encore ne prendrait-elle cette décision que si la malade souffrait de douleurs intolérables.
— Peut-être êtes-vous dans le vrai, approuva Poirot, pensif.
Puis il ajouta :
— Croyez-vous que l’affection de Roderick Welman pour sa tante était forte au point de le pousser à un tel acte ?
Dédaigneux, Peter Lord répondit :
— Il aurait manqué de cran !
— Savoir, murmura Poirot. Il me semble, mon cher, que vous sous-estimez ce jeune homme.
— Il est intelligent et cultivé, je vous le concède.
— C’est exact, confirma Poirot. De plus, sa personnalité dégage un certain charme… Je l’ai parfaitement ressenti.
— Vraiment ? Moi, pas !
Au bout d’un instant, Peter Lord revint à la charge :
— Voyons, Poirot, vous n’avez réellement rien de neuf à m’apprendre ?
— Jusqu’ici, mes recherches ont été infructueuses. Elles me ramènent toujours au même point. Personne n’avait intérêt à la mort de Mary Gerrard. Nul ne la haïssait, à l’exception d’Elinor Carlisle. Il est une question que nous pourrions nous poser. Celle-ci par exemple : quelqu’un en voulait-il à Elinor Carlisle ?
— Pas que je sache, répondit le Dr Lord. Pensez-vous qu’on l’aurait incitée au crime pour la perdre ?
— C’est là une supposition bien risquée et rien ne la justifie… sauf peut-être les preuves accablantes qui s’accumulent contre elle.
Poirot fit part au médecin de la lettre anonyme.
— Vous voyez, ajouta-t-il, on est en droit de supposer bien des choses. Elinor Carlisle était avertie qu’elle allait être complètement déshéritée… et qu’une jeune étrangère recueillerait toute la fortune de sa tante. Aussi, lorsque Mrs Welman lui demanda, de sa voix presque inintelligible, d’appeler le notaire, Elinor, ne voulant courir aucun risque, s’arrangea pour que la vieille dame mourût cette même nuit.
— Et Roderick Welman ? demanda Peter Lord. Lui aussi devait tout perdre.
— Non, fit Poirot, en hochant la tête. Il était avantageux pour lui que la vieille dame rédigeât ses dernières volontés. Si elle mourait intestat, il ne lui revenait rien, ne l’oubliez pas. Elinor était la parente la plus proche.
— Mais il allait épouser Elinor !
— C’est vrai, acquiesça Poirot, mais souvenez-vous qu’aussitôt après la mort de la tante, les fiançailles furent rompues et Roderick déclara nettement à Elinor le peu de cas qu’il faisait de cet argent.
— Vous le voyez, tous les soupçons pèsent sur elle encore une fois.
— Oui. A moins que…
Poirot sembla réfléchir, puis il reprit au bout d’un instant :
— A moins que quelque chose…
— Quoi ?
— Quelque chose… Une petite pièce du grand jeu de patience nous manque. La pièce absente, j’en suis convaincu, doit concerner Mary Gerrard. Mon cher ami, vous qui entendez bavarder les gens autour de vous, n’avez-vous jamais surpris une conversation contre elle ?
— Contre Mary Gerrard ?… Contre sa réputation ?
— Oui. Quelque ancienne histoire sur elle ou une indiscrétion de sa part… une légère médisance, un doute quant à son honnêteté… des bruits méchants à son sujet… enfin quelque chose qui lui porte préjudice…
Peter Lord observa lentement :
— J’espère que vous n’allez pas recourir à de tels procédés… Fouiller dans le passé pour salir la mémoire d’une jeune fille innocente et sans, défense ? Je ne vous crois pas capable d’une pareille bassesse, monsieur Poirot.
— Mary Gerrard était donc une jeune fille pure et sans reproche ?
— Oui, pour autant que je sache. Je n’ai jamais entendu dire du mal d’elle.
— Ne vous imaginez pas, mon cher ami, que je songe à remuer de la boue là où il n’y en a point. Pas du tout ! Mais la bonne infirmière Hopkins, elle, ne sait pas voiler ses sentiments. Elle aimait beaucoup Mary et connaît un secret sur cette enfant, mais ne veut point le divulguer. En d’autres termes, elle craint que je ne le découvre. Ce secret n’a, paraît-il, aucun rapport avec le crime, et ne concerne en rien Elinor, que miss Hopkins accuse toujours de l’empoisonnement de Mary. Mon cher il faut que je sache tout. Peut-être Mary a-t-elle fait tort à une tierce personne qui avait des raisons pour souhaiter sa mort ?
— En ce cas, miss Hopkins devrait s’en rendre compte.
— L’infirmière Hopkins est intelligente, observa Poirot, mais son intelligence a des limites et ne saurait égaler la mienne. Ce que miss Hopkins n’a pas vu, Hercule Poirot le pressent !
— Excusez-moi, fit Peter Lord. J’avoue mon ignorance.
Pensif, Poirot continua :
— Ted Bigland n’en sait pas davantage, et cependant il a vécu ici toute sa vie. Non plus que Mrs Bishop, car si elle connaissait la moindre chose sur Mary, elle n’aurait pu la garder pour elle-même ! Par bonheur, un espoir me reste.
— Lequel ?
— Je vais voir aujourd’hui l’autre infirmière, miss O’Brien.
— Elle ignore tout de ce pays. Elle n’y vit que depuis un mois ou deux.
— Je le sais, dit Poirot. Mais mon cher ami, l’infirmière Hopkins, à ce que l’on dit, a la langue trop longue. Elle n’a pas bavardé dans le village où ses propos auraient pu nuire à Mary Gerrard. Mais je doute qu’elle ait pu s’empêcher de faire au moins une allusion à ce qui tourmentait son esprit devant sa collègue, une étrangère dans cette région. L’infirmière O’Brien peut être au courant de certains faits.
CHAPITRE X
POIROT ET MISS O’BRIEN
L’infirmière O’Brien agita sa tête rousse et adressa un large sourire à l’homme assis en face d’elle, de l’autre côté de la table à thé. Elle pensait : « Quel drôle de petit bonhomme, avec ses yeux verts comme ceux d’un chat ! Et dire que le Dr Lord le trouve très habile ! »
Hercule Poirot observa :
— C’est un plaisir de rencontrer une femme comme vous, débordante de santé et de vitalité. Vos malades, j’en suis sûr, doivent tous se rétablir très vite !
L’infirmière répliqua :
— Je ne suis pas de celles qui ont des figures d’enterrement, et je me félicite de ne pas voir mourir beaucoup de mes clients.
— Evidemment, en ce qui concerne Mrs Welman, la mort a été pour elle une délivrance.
— Ah ! oui, la pauvre femme a bien souffert.
Regardant Poirot d’un air matois, elle demanda :
— Est-ce à son sujet que vous voulez me parler ? J’ai entendu dire qu’on va l’exhumer.
— Au moment de sa mort, vous n’avez conçu aucun soupçon ?
— Pas le moindre. Cependant, j’aurais dû me douter de quelque chose : le Dr Lord avait une drôle de mine ce matin-là et m’envoyait de tous côtés chercher des objets dont il n’avait nul besoin. Néanmoins, il a signé le permis d’inhumer.
— Il avait ses raisons, dit Poirot, mais…
Elle l’interrompit.
— Je l’approuve. Un médecin intelligent, par égard pour la famille, réfléchit à deux fois avant de risquer certaines suppositions. S’il commet une erreur, c’en est fini pour lui. Il perd toute sa clientèle. Un médecin ne doit pas se tromper.
— Le bruit court que Mrs Welman se serait suicidée.
— Elle qui ne pouvait même pas remuer ? Tout juste si elle était capable de lever une main.
— Quelqu’un aurait-il pu l’aider ?
— Miss Carlisle, Mr Welman, ou Mary Gerrard ?
— Ce serait possible, n’est-ce pas ?
— Non, aucun d’eux n’aurait osé le faire, dit l’infirmière en hochant la tête.
— Peut-être ? Quand miss Hopkins s’est-elle aperçue de la disparition du tube de morphine ?
— Le matin même. « J’étais sûre de l’avoir là », affirma-t-elle. Mais, au bout d’un moment, elle n’était plus aussi certaine et se demanda si elle ne l’avait pas laissé chez elle.
— Même alors, vous n’avez pas eu de soupçons ?
— Aucun ! Pas un instant il ne m’est venu à l’idée qu’il y eût quelque chose d’anormal. Et encore aujourd’hui, on n’a que des soupçons.
— La perte de ce tube ne vous a point troublée, pas plus que votre collègue ?
— Je ne dirai pas cela… Je me souviens nettement que nous nous en sommes inquiétées, miss Hopkins et moi, au café Bleu où nous sommes allées prendre le thé. « Je n’ai pu le laisser que sur la cheminée, et il a dû tomber dans la boîte à ordures », me confia-t-elle. « Bien sûr, il ne saurait en être autrement », lui dis-je. Mais ni l’une ni l’autre ne trahissions la crainte qui nous envahissait.
— Et à présent, qu’en pensez-vous ? demanda Hercule Poirot.
— Si à l’autopsie on découvre de la morphine dans le corps de Mrs Welman, on saura qui a pris le tube et dans quelle intention… mais tant que je n’aurai pas de preuves, je ne veux pas croire qu’elle ait aussi tué sa tante.
— Alors, vous êtes certaine qu’Elinor Carlisle a empoisonné Mary Gerrard ?
— Pour moi, c’est clair comme le jour. Qui d’autre avait intérêt à le faire ?
— Là est la question, observa Poirot.
D’un ton théâtral, l’infirmière reprit :
— J’étais présente, ce soir-là, lorsque la vieille châtelaine s’efforçait de parler. Miss Elinor lui promit de veiller à ce que ses vœux fussent accomplis. J’ai vu miss Elinor suivre des yeux Mary, qui descendait l’escalier : la haine se lisait sur son visage. A cet instant-là, l’idée de meurtre devait germer dans son cœur.
— Si Elinor Carlisle a vraiment tué Mrs Welman, quel mobile l’y a poussée ?
— L’argent, bien sûr ! Deux cent mille livres, pas un sou de moins ! Voilà l’héritage que lui a valu ce meurtre, si toutefois elle l’a commis ! C’est une jeune personne intelligente, audacieuse et à l’imagination fertile.
— Si Mrs Welman avait pu faire son testament, à qui, selon vous, aurait-elle laissé sa fortune ?
— Ce n’est pas à moi de vous le dire, déclara miss O’Brien, mourant d’envie de parler. Mais, à mon avis, tout l’argent de la vieille dame serait revenu à Mary Gerrard.
— Pourquoi ? s’enquit Poirot.
Cette simple interrogation sembla bouleverser l’infirmière.
— Pourquoi ? Vous me le demandez ? Ma foi, ce n’est là qu’une simple supposition.
— Une autre aurait pu me répondre que Mary Gerrard s’y était prise très habilement pour gagner les bonnes grâces de Mrs Welman et lui faire oublier les liens du sang et de l’affection.
— Possible, murmura miss O’Brien.
— Mary Gerrard était-elle intrigante ?
— Je ne crois pas… Elle agissait sans arrière-pensée, d’une façon naturelle. Ce n’était pas une rouée. Des raisons secrètes pourraient expliquer son attitude.
— Vous êtes, à ce que je vois, miss O’Brien, une personne discrète.
— Je n’ai pas l’habitude de me mêler des affaires d’autrui.
L’observant de très près, Poirot continua :
— Vous et miss Hopkins étiez d’avis, n’est-ce pas, que certaines choses doivent demeurer dans l’ombre ?
— Qu’insinuez-vous par là ? demanda l’infirmière.
— Ma question n’a rien à voir avec le crime… ou les crimes en admettant qu’il y en ait eu deux.
— A quoi bon remuer de la boue et réveiller une vieille histoire ? Mrs Welman était une femme très honorable et au-dessus de toute médisance. Le scandale ne l’a jamais effleurée et elle est morte respectée de tous.
Hercule Poirot approuva de la tête et dit prudemment :
— Comme vous le dites, Mrs Welman jouissait de l’estime générale à Maidensford.
La conversation venait de prendre un tour inattendu, mais le visage du détective ne trahissait aucune surprise. Miss O’Brien reprit :
— Cela se passait il y a bien longtemps. Maintenant, tout est oublié. Je suis pleine d’indulgence pour les amours romanesques et je ne cesserai de répéter qu’il est dur, pour un homme ayant sa femme dans un asile d’aliénés, de n’attendre sa liberté que de la mort de sa conjointe.
— En effet, c’est bien triste, soupira Poirot, de plus en plus étonné.
— Miss Hopkins vous a-t-elle parlé d’une lettre que je lui adressais et qui s’est croisée avec la sienne ?
— Non, elle ne m’en a pas touché mot.
— C’était là une drôle de coïncidence. Mais ces choses arrivent fréquemment. On entend prononcer un nom et, un jour ou deux plus tard, on l’entend de nouveau. Alors que je regardais la photographie d’un homme sur le piano, l’infirmière Hopkins, à la même minute, écoutait l’histoire de cette même personne, racontée par la gouvernante du médecin.
— Vous m’intéressez prodigieusement, miss O’Brien. Mary Gerrard était-elle au courant de tout cela ? demanda Poirot d’un ton encourageant.
— Qui le lui aurait appris ? Pas moi, et encore moins miss Hopkins. A quoi cela l’aurait-elle avancée ?
Elle redressa sa tête rousse et regarda Poirot bien en face.
Celui-ci répéta avec un soupir :
— En effet, cela ne l’aurait guère avancée !
CHAPITRE XI
POIROT ET ELINOR CARLISLE
Elinor Carlisle…
De l’autre côté de la table qui les séparait, Hercule Poirot la regardait d’un œil scrutateur.
Ils étaient seuls. Derrière une cloison vitrée, un gardien les surveillait.
Poirot remarqua le visage intelligent et expressif, au front carré et blanc, le délicat modelé des oreilles et du nez. Les traits fins de la jeune fille dénotaient une nature fière et sensible, une excellente éducation, une grande réserve et… un tempérament passionné.
Il dit :
— Je suis Hercule Poirot. Je viens vous faire visite de la part du Dr Peter Lord. Il pense que je puis vous rendre service.
— Peter Lord… répéta Elinor Carlisle, comme si elle rassemblait ses souvenirs.
Un sourire erra sur ses lèvres, et elle continua, d’un ton conventionnel :
— Je suis touchée de sa gentillesse, mais je ne crois pas que vous puissiez faire grand-chose pour moi.
— Voulez-vous répondre à mes questions ? fit Poirot.
Elinor soupira et dit :
— Je vous l’assure, monsieur Poirot, mieux vaudrait ne pas m’interroger. Ma défense est entre de bonnes mains. Mr Seddon me témoigne beaucoup de bonté et a chargé un fameux avocat de plaider ma cause.
— Il n’est pas aussi fameux que moi !
Elinor Carlisle répliqua, avec une nuance de lassitude :
— Il jouit cependant d’une excellente renommée.
— Oui, pour défendre les criminels. Tandis que moi, je suis connu pour découvrir l’innocence des accusés.
Enfin, elle leva les yeux… des yeux magnifiques, d’un bleu très clair. Considérant Poirot bien en face, elle lui demanda :
— Me croyez-vous innocente ?
— L’êtes-vous ?
Elinor eut un petit sourire ironique.
— Est-ce là un échantillon de vos questions ? Il me serait très facile, n’est-ce pas, de répondre oui ?
Hercule Poirot fit cette réflexion insolite :
— Vous êtes très fatiguée, ce me semble ?
Les yeux d’Elinor s’ouvrirent tout grands.
— Oui, certes. Jamais je ne me suis sentie aussi lasse. Comment le saviez-vous ?
— Je le savais, déclara Hercule Poirot.
— Je serai bien heureuse, une fois cette affaire terminée.
Poirot la considéra un instant en silence, puis il ajouta :
— J’ai vu votre… cousin. Dois-je le dénommer ainsi pour plus de facilité… Mr Roderick Welman ?…
Le fier visage se colora lentement, Poirot devina la réponse à sa question.
Elinor s’exprima d’une voix légèrement tremblante :
— Vous avez vu Roddy ?
— Il déploie tous ses efforts en votre faveur.
— Je le sais, dit Elinor d’une voix douce.
— Est-il pauvre ou riche ?
— Roddy ? Il ne possède aucune fortune.
— A-t-il des goûts extravagants ?
— Pas plus que moi il ne regardait à la dépense. Nous savions tous deux qu’un jour ou l’autre…
Elle s’interrompit. Poirot saisit la balle au bond.
— Vous comptiez sur l’héritage ? C’est compréhensible. Vous connaissez peut-être le résultat de l’autopsie ? Votre tante est morte d’un empoisonnement par la morphine.
— Je ne l’ai pas tuée ! affirma Elinor Carlisle, très calme.
— L’avez-vous aidée à se suicider ?
— Moi ?… Non.
— Saviez-vous que votre tante n’avait pas fait de testament ?
— Je l’ignorais totalement.
Elle répondait machinalement et d’une voix monotone à l’interrogatoire du détective.
— Vous-même, avez-vous fait votre testament ?
— Oui.
— Le jour même où le Dr Lord vous en a parlé.
— Oui.
De nouveau, la jeune fille rougit.
— A qui laissez-vous votre fortune, miss Carlisle ?
— Je laisse tout à Roddy… à Roderick Welman.
— Le sait-il ?
— Certes, non.
— Vous n’y avez pas fait allusion devant lui ?
— Je m’en suis bien gardée. Il en aurait été fort gêné et m’eût tout à fait désapprouvée.
— Qui connaît le contenu de votre testament ?
— Seulement Mr Seddon… et sans doute ses clercs.
— Est-ce Mr Seddon qui a préparé ce document pour votre signature ?
— Oui, je lui ai écrit ce soir-là… c’est-à-dire, le jour de mon entrevue avec le Dr Lord.
— Avez-vous porté vous-même la lettre à la poste ?
— Non, elle a été jetée à la boîte avec le reste du courrier de la maison.
— Vous l’avez écrite, glissée sous une enveloppe cachetée, affranchie et mise au courrier… comme ça ? sans réfléchir… sans la relire ?
Elinor répondit, en regardant Poirot dans les yeux :
— Si, je l’ai relue. J’étais montée chercher des timbres. A mon retour, j’ai relu ma lettre par mesure de précaution.
— Y avait-il quelqu’un avec vous dans la pièce ?
— Seulement Roddy.
— Savait-il ce que vous faisiez ?
— Je vous l’ai déjà dit… non.
— Quelqu’un aurait-il pu lire cette lettre durant votre absence ?
— Je l’ignore… vous voulez dire un des domestiques ? Peut-être en auraient-ils eu l’occasion, s’ils étaient entrés pendant que je n’y étais pas.
— Et avant l’arrivée de Mr Roderick Welman ?
— Oui.
— Mais lui aussi aurait pu la lire ?
La voix d’Elinor sonna claire et hautaine :
— Monsieur Poirot, mon cousin, comme vous l’appelez, ne lit pas le courrier des autres.
— Vous en jugez ainsi. Mais vous seriez surprise d’apprendre combien de gens se livrent à des actes « qui ne se font pas ».
La jeune fille haussa les épaules. Et Poirot reprit, d’un air détaché :
— Est-ce ce même jour que, pour la première fois, vous vint l’idée d’empoisonner Mary Gerrard ?
De nouveau, le sang afflua aux joues d’Elinor Carlisle.
— Est-ce Peter Lord qui vous a soufflé pareille question ?
Sans tenir compte de l’interrogation d’Elinor, Poirot poursuivit :
— C’était bien à ce moment-là, n’est-ce pas ? Lorsque, regardant par la fenêtre de miss Hopkins, vous avez surpris Mary en train d’écrire son testament, vous avez songé que sa mort serait drôle et tout à fait opportune.
Suffoquant, Elinor répondit d’une voix sourde :
— Il savait donc tout… il m’a regardée et il savait…
— Le Dr Lord en sait long. Ce jeune homme à la figure criblée de taches de rousseur et aux cheveux rouges n’est pas un sot…
— Est-ce bien vrai qu’il vous a envoyé près de moi pour m’aider ?
— C’est vrai, mademoiselle.
Elinor soupira :
— Alors, je ne comprends plus… Non, je n’y comprends plus rien.
— Ecoutez, miss Carlisle, dit Poirot. Il est indispensable que vous m’exposiez votre emploi du temps le jour de la mort de Mary Gerrard. Dites-moi où vous êtes allée, ce que vous avez fait, et aussi, ce que vous avez pensé.
Elle le regarda fixement. Puis un léger sourire lui vint aux lèvres.
— Vous devez être un homme impie et naïf. Vous rendez vous compte combien il me serait facile de vous mentir ?
Hercule Poirot répondit placidement :
— Peu importe !
— Comment ? Peu importe ?
— Oui, mademoiselle. Les mensonges m’en apprennent autant que la vérité et parfois davantage. Allons, commencez ! Vous avez rencontré en chemin la bonne Mrs Bishop. Elle voulait vous accompagner pour vous prêter la main. Vous avez repoussé sa demande. Pourquoi ?
— Je désirais être seule.
— Pourquoi ?
— Pourquoi ? Pourquoi ? Parce que je voulais réfléchir.
— Ah ! oui, je comprends : vous aviez besoin de faire fonctionner votre imagination… Et ensuite ?
Le menton levé d’un air provocateur, Elinor répliqua :
— Je suis allée acheter du beurre de poisson pour préparer des sandwiches.
— Deux pots ?
— Deux.
— Vous vous êtes rendue à Hunterbury. Qu’y avez-vous fait ?
— Je suis montée à la chambre de ma tante pour mettre de l’ordre dans ses affaires.
— Qu’avez-vous trouvé ?
— Trouvé ? — Elinor fronça le sourcil. — Des vêtements, de vieilles lettres… des photographies… des bijoux…
— Pas de secrets ?
— Des secrets ? Je ne saisis pas, monsieur Poirot.
— Poursuivons. Après cela, qu’avez-vous fait ?
— Je suis descendue à l’office et j’ai confectionné des sandwiches.
— Et vous pensiez… à quoi ? lui demanda Poirot, d’une voix douce.
Les yeux bleus d’Elinor brillèrent soudain :
— J’ai pensé à mon homonyme : Eléonore d’Aquitaine.
— Je vous comprends parfaitement.
— Ah ! Pas possible ?
— Mais si ! Je connais l’histoire. Elle offrit à la belle Rosemonde le choix entre un poignard et une coupe de poison. Rosemonde préféra le poison…
Elinor pâlit.
Poirot continua :
— Cette fois-ci, la victime n’eut pas le choix… Poursuivez, mademoiselle. Que fîtes-vous ensuite ?
— J’ai disposé les sandwiches sur une assiette, puis me suis rendue au pavillon de garde. Miss Hopkins s’y trouvait en compagnie de Mary. Je leur ai dit que j’avais préparé une collation au château.
Poirot l’observait attentivement. Il prononça, d’une voix douce :
— Toutes trois vous êtes montées ensemble au château, n’est-ce pas ?
— Qui, nous… nous avons mangé les sandwiches dans le petit salon.
Poirot dit, du même ton aimable :
— Oui, oui… Toujours dans le rêve… Et après ?
— Après ? J’ai laissé Mary debout devant la fenêtre et suis allée à l’office. Comme vous dites, j’étais toujours dans le rêve… L’infirmière lavait la vaisselle… je lui ai remis le pot de beurre de poisson.
— Oui, oui. Et qu’advint-il ensuite ? A quoi pensiez-vous ?
L’air songeur, Elinor répondit :
— Il y avait une égratignure sur le poignet de miss Hopkins. Je lui en fis la remarque et elle m’expliqua que cela provenait d’une épine de la roseraie du pavillon… Les roses du pavillon… Roddy et moi, voilà bien longtemps nous jouions à la guerre des deux Roses. J’étais Lancastre et lui York. Il aimait les roses blanches. Je lui répliquais que ce n’étaient point là de vraies roses, puisqu’elles n’avaient pas d’odeur. Je leur préférais les roses rouges, sombres et veloutées, qui exhalaient le parfum de l’été. Nous nous querellions d’une façon stupide. Tous ces lointains souvenirs me revenaient à la mémoire… là… dans l’office… Alors quelque chose… quelque chose a banni de mon cœur la haine farouche… Elle s’enfuit lorsque j’évoquai les heureux jours de notre jeunesse. Je ne haïssais plus Mary… Je ne désirais point sa mort…
Elle fit une pause et poursuivit :
— Et plus tard, lorsque nous revînmes au petit salon, elle était mourante…
Poirot dévisageait Elinor. Rougissante, elle dit :
— Me demanderez-vous encore si c’est moi qui ai tué Mary Gerrard ?
Poirot se leva et déclara :
— Je ne vous poserai plus aucune question… Il y a des choses que je préfère ignorer…
CHAPITRE XII
DANS LA CHARMILLE
I
Le Dr Lord, suivant le désir d’Hercule Poirot, vint l’attendre à la gare. A sa descente du train, le détective, chaussé de souliers vernis, lui parut métamorphosé en vrai Londonien.
Peter Lord scruta le visage de Poirot, mais le détective ne laissait transparaître aucune de ses pensées.
Peter Lord lui annonça :
— Voici les réponses à vos questions : 1° Mary est partie pour Londres le 10 juillet ; 2° Je n’ai pas de gouvernante… Deux jeunes écervelées s’occupent de mon intérieur. Sans doute s’agit-il de Mrs Slattery, l’ancienne gouvernante de Mr Ransome, mon prédécesseur. Si vous le désirez, je vous accompagnerai chez elle ce matin. Je l’ai prévenue de notre visite.
— Bien, dit Poirot. Commençons par là.
— Ensuite, vous avez manifesté l’intention de vous rendre à Hunterbury. Nous pourrions y aller ensemble. Je ne comprends pas pourquoi vous n’y êtes point passé lors de votre premier voyage à Maidensford. Avant de rien entreprendre, vous auriez dû songer à inspecter le théâtre du crime.
Penchant la tête de côté, Hercule Poirot demanda :
— Et pourquoi ?
— N’est-ce pas ainsi qu’on procède habituellement ? demanda Peter Lord, décontenancé par cette question.
Hercule Poirot rétorqua :
— On n’apprend pas le métier de détective dans des manuels. On doit se servir de son intelligence.
— Vous pourriez découvrir au château une piste intéressante.
Poirot soupira :
— Vous lisez trop de romans policiers, cher ami… La police est admirablement faite dans ce pays. Nul doute qu’elle ait déjà perquisitionné dans le château et ses dépendances.
— Pour trouver des témoignages contre Elinor Carlisle… non en sa faveur…
— Mon cher ami, ces bons policiers ne sont pas des monstres ! Elinor Carlisle a été arrêtée parce qu’on a découvert suffisamment de preuves accablantes contre elle. Pourquoi aurais-je marché sur les brisées des hommes de Scotland Yard ?
— Pourtant, vous désirez maintenant vous rendre à Hunterbury ? objecta Peter.
— A présent, cette démarche est nécessaire, parce que je sais exactement ce que je cherche. Avant de se servir de ses yeux, il faut faire travailler son cerveau.
— Alors, vous croyez encore y trouver du nouveau ?
— Oui, je l’espère, répondit Poirot.
— Un témoignage établissant l’innocence d’Elinor ?
— Attention ! Je n’ai pas dit cela !
Peter Lord en demeura abasourdi :
— Est-elle encore coupable à vos yeux ?
Gravement, le détective répliqua :
— Avant d’obtenir réponse à cette question, prenez un peu de patience, mon ami.
II
Poirot déjeuna en compagnie du médecin dans une agréable salle à manger dont la fenêtre ouverte donnait sur le jardin.
Peter Lord demanda :
— La vieille Slattery a-t-elle satisfait votre curiosité ?
— Oui.
— Qu’attendiez-vous d’elle ?
— Des confidences sur le passé. Certains crimes ont des racines qui remontent très loin, celui-ci en particulier.
Agacé, Peter Lord observa :
— Je ne comprends goutte à vos propos.
Avec un sourire, Poirot annonça :
— Ce poisson est d’une fraîcheur remarquable.
Son amphitryon s’impatienta :
— Il ne manquerait plus que cela ! Je l’ai attrapé moi-même ce matin avant mon petit déjeuner ! Dites, monsieur Poirot, allez-vous m’apprendre enfin le résultat de vos démarches ? Pourquoi me laisser dans l’ignorance ?
L’autre hocha la tête.
— Parce que moi-même je ne sais rien. Je suis toujours arrêté par cette constatation que personne n’avait intérêt à supprimer Mary Gerrard… sauf Elinor Carlisle.
— Vous affirmez trop vite. Souvenez-vous que Mary avait séjourné à l’étranger.
— Oui, oui, je me suis renseigné.
— Comment ? Vous êtes allé en Allemagne ?
— Moi ? Non ! Je possède mon service d’espionnage.
— Pouvez-vous compter sur le témoignage des autres ?
— Certes. Pourquoi irais-je courir çà et là et ferais-je en amateur la besogne que des professionnels exécutent pour une modique somme d’argent ? Croyez-moi, mon cher, j’ai plusieurs cordes à mon arc et mes collaborateurs sont très capables… l’un d’eux est un ancien cambrioleur.
— A quoi l’employez-vous ?
— Le dernier service qu’il m’a rendu, c’est de fouiller de fond en comble l’appartement de Mr Welman.
— Pour y chercher quoi ?
— On aime à savoir jusqu’à quel point on vous a menti.
— Mr Welman vous a donc menti ?
— Oui, monsieur Lord.
— Et qui encore ?
— Tout le monde. Miss O’Brien de façon romanesque, l’infirmière Hopkins avec obstination, Mrs Bishop méchamment et vous…
Sans cérémonie, Peter Lord l’interrompit :
— Grands dieux ! Vous n’allez tout de même pas m’accuser de mensonge ?
— Pas encore, concéda Poirot.
Se renversant sur le dossier de sa chaise, le médecin dit :
— Vous êtes un incorrigible incrédule, Poirot !
Puis il ajouta :
— Si vous êtes prêt, allons à Hunterbury. J’ai quelques malades à visiter dans la soirée et je dois passer à la clinique.
— A votre disposition, cher ami.
Ils partirent à pied et pénétrèrent dans le parc par une petite allée. A mi-chemin de la maison, ils rencontrèrent un jeune et robuste gaillard poussant une brouette, qui porta la main à sa casquette et salua respectueusement le médecin.
— Bonjour, Horlick ! fit le Dr Lord. Poirot, voici Horlick, le jardinier, qui travaillait ici le matin du crime.
— Oui, monsieur, dit Horlick. Ce matin-là, j’ai vu miss Elinor et lui ai parlé.
— Que vous a-t-elle dit ?
— Elle m’a appris que la vente du château était pour ainsi dire conclue et cette nouvelle m’a bien chagriné. Mais miss Elinor a promis de me recommander au major Somervell, qui me garderait peut-être… s’il ne me trouvait pas trop jeune pour remplir les fonctions de chef jardinier… car j’ai fait mon apprentissage à Hunterbury sous les ordres de Mr Stephens.
— L’avez-vous trouvée dans son état normal ?
— Oui, monsieur. Sauf qu’elle paraissait un peu agitée… comme si elle avait un ennui.
Hercule Poirot demanda :
— Connaissiez-vous Mary Gerrard ?
— Oui, monsieur, mais pas beaucoup.
— Comment était-elle ?
Horlick demeura perplexe.
— Vous voulez parler de son visage ?
— Pas précisément. Quel genre de jeune fille était-ce ?
— Ma foi, monsieur, je la jugeais supérieure, bien élevée, mais un peu fière. La vieille châtelaine la portait aux nues, ce qui mettait son père en fureur.
— D’après ce qu’on m’a dit, ce vieux bonhomme avait mauvais caractère ?
— En effet. Toujours en train de grogner, un cœur de pierre et, avec ça, jamais un mot aimable.
— Vous étiez ici le matin du crime. Dans quel endroit du parc travailliez-vous ?
— Au jardin potager.
— De là, vous ne pouviez voir le château ?
— Non, monsieur.
A son tour, Peter Lord s’enquit :
— Si quelqu’un était monté vers la maison… jusqu’à la fenêtre de l’office… vous ne l’auriez pas remarqué ?
— Non, monsieur.
— Quand êtes-vous allé déjeuner ?
— A une heure.
— Et vous n’avez rencontré personne sur la route… un promeneur… ou une voiture aux alentours du parc ?
L’homme leva les sourcils d’un air étonné :
— A la grille de derrière, j’ai aperçu votre voiture, monsieur… mais rien d’autre.
Peter Lord s’écria :
— Ma voiture ! Ce n’était pas la mienne. Ce matin-là, je roulais sur la route de Withenbury et suis revenu seulement à deux heures.
Horlick demeura interloqué.
— Je me suis pourtant assuré que c’était bien votre voiture.
Vivement, Peter Lord lui dit :
— Ma foi, peu importe ! Au revoir, Horlick.
Le médecin et Poirot s’éloignèrent. Horlick les suivit des yeux pendant quelques instants, puis, lentement, reprit sa brouette.
Peter Lord, très agité, observa :
— Enfin… quelque chose ! A qui appartenait la voiture qui stationnait dans l’allée ce matin-là ?
— De quelle marque est votre auto, cher ami ? lui demanda Poirot.
— C’est une Ford 10… verte, comme on en rencontre beaucoup.
— Et vous affirmez que ce n’était pas la vôtre ? Vous seriez-vous trompé de jour ?
— Non. Je suis absolument certain de ce que J’avance. Je me suis rendu à Withenbury, d’où je suis rentré assez tard. Je mangeais sur le pouce lorsqu’on m’a téléphoné au sujet de Mary Gerrard et je suis accouru tout de suite au château.
Doucement, Poirot lui dit :
— En ce cas, cher ami, il semblerait que nous venons de découvrir un renseignement de premier ordre.
— Quelqu’un est venu au château ce matin-là, prononça Peter Lord… outre Elinor Carlisle, Mary Gerrard et l’infirmière Hopkins…
— Voilà qui est fort intéressant. Entrons pour faire notre enquête. Voyons comment s’y prendrait une personne cherchant à pénétrer dans la maison sans être vue.
A mi-chemin de l’allée, un sentier s’enfonçait dans une charmille. Ils le prirent. A un certain tournant, Peter Lord saisit le bras de Poirot et lui indiqua une fenêtre.
— Voilà, dit-il, la fenêtre de l’office où Elinor Carlisle préparait les sandwiches.
Poirot murmura :
— De cet endroit, on pouvait la voir. La fenêtre était ouverte, si j’ai bonne mémoire.
— Oui, grande ouverte. Il faisait très chaud, je m’en souviens.
Rêveur, Hercule Poirot remarqua :
— Si quelqu’un avait voulu surveiller ce qui se passait dans l’office sans se faire voir, il se serait posté ici de préférence.
Les deux hommes fouillèrent la charmille. Peter Lord annonça :
— Derrière ces buissons, voici un endroit qui a été piétiné. L’herbe s’est redressée, mais on distingue encore des traces de pas.
Poirot le rejoignit.
— Le coin est bien choisi, en effet. On y est bien caché et cette brèche dans le feuillage permet de voir parfaitement la fenêtre. Que faisait ici notre inconnu ? Fumait-il ?
Ils se baissèrent, examinèrent le sol, écartant feuilles et branches.
Hercule Poirot poussa soudain un grognement et Peter Lord se redressa :
— Qu’est-ce donc ?
— Une boîte d’allumettes, cher ami. Une boîte vide, écrasée à terre, mouillée et à demi pourrie.
Délicatement, Poirot ramassa l’objet et le posa sur une feuille de papier qu’il prit dans sa poche.
— Ma parole ! s’exclama Peter Lord, ce ne sont pas des allumettes anglaises, mais des allemandes.
— Et Mary Gerrard était revenue récemment d’Allemagne ! s’écria Poirot.
— Cette fois, nous tenons un indice ! Convenez-en, Poirot.
— Peut-être…
— Mais, sacré tonnerre, qui diable dans ce pays posséderait des allumettes étrangères ?
— Je sais… je sais, dit Poirot.
Perplexe, il regarda, à travers la brèche, la fenêtre du pavillon.
— Le problème n’est pas aussi simple qu’il le paraît, ajouta-t-il. Une grosse difficulté se présente à nous. Ne la distinguez-vous pas vous-même ?
— Quoi ? Parlez.
— Si vous ne vous en rendez pas compte… Mais venez, poursuivons notre chemin.
Ils allèrent jusqu’au château. Peter Lord ouvrit la porte de service au moyen d’une clef.
Il conduisit Poirot dans la cuisine. Puis ils suivirent un long couloir où se trouvaient d’un côté un vestiaire et, de l’autre, l’office du maître d’hôtel, que les deux hommes inspectèrent.
On y voyait l’habituel buffet aux portes vitrées à coulisses, renfermant la verrerie et la porcelaine. Sur une étagère étaient rangés un réchaud à gaz, deux casseroles et des boîtes à thé et à café. On remarquait un évier, une planche à égoutter, une bassine et, devant la fenêtre, une table.
— Sur cette table, Elinor Carlisle découpa les sandwiches. Le fragment d’étiquette du tube à morphine fut trouvé dans une fissure du parquet sous l’évier, dit Peter Lord.
— Les policiers sont d’admirables chercheurs. Rien ne leur échappe.
Peter Lord protesta :
— Il n’existe aucune preuve, sachez-le, qu’Elinor ait touché à ce tube ! Quelqu’un, posté dans la charmille, la surveillait. Lorsqu’elle descendit au pavillon, il en profita pour se glisser à l’office, déboucha le tube, écrasa quelques comprimés de morphine et en saupoudra le sandwich du dessus. Mais il ne s’aperçut point qu’il avait déchiré un morceau de l’étiquette du tube et que le papier était tombé à terre. Il sortit en hâte, remit sa voiture en marche et, disparut.
Poirot soupira :
— Et dire que vous ne voyez encore rien ! C’est extraordinaire comme un homme intelligent peut être parfois stupide !
Furieux, Peter Lord demanda :
— Alors, vous ne croyez pas qu’un observateur se tenait parmi ces buissons et surveillait la fenêtre ?
— Si, si, je le crois.
— Il nous reste donc à découvrir l’identité de cette personne.
— Nous n’aurons pas à chercher loin, ce me semble.
— Vous la connaissez donc ?
— J’ai là-dessus mon idée personnelle.
— Alors, vos émissaires chargés de l’enquête en Allemagne vous ont rapporté des renseignements…
Se frappant le front, Hercule Poirot répondit :
— Mon ami, je possède tout cela dans ma tête… Entrons vite dans la maison pour y jeter un coup d’œil.
III
Les deux hommes se tenaient enfin dans la pièce où Mary Gerrard était morte. La maison, imprégnée d’une étrange atmosphère, semblait vibrer de souvenirs et de mauvais présages.
Peter Lord ouvrit en grand une des fenêtres et dit en frémissant :
— Cet endroit ressemble à une tombe…
— Si les murs pouvaient parler ! murmura Poirot. Toute l’histoire commence ici, dans cette maison. C’est dans cette pièce que Mary Gerrard a été empoisonnée.
— Elles l’ont trouvée assise dans ce fauteuil près de la fenêtre.
— Cette jeune fille, belle et romanesque, était-elle intrigante ? dit pensivement Poirot Etait-ce une personne supérieure qui jouait à la grande dame ? Etait-elle douce, simple et gentille… un bourgeon sur le point d’éclore…
— Quelle que fût sa personnalité, fit Peter Lord, quelqu’un souhaitait sa mort.
— Je me demande… commença Poirot.
— Quoi ?
Le détective belge hocha la tête :
— Il est encore trop tôt pour vous l’apprendre. Nous venons d’inspecter le château de fond en comble. Nous avons vu tout ce qu’on peut y voir. Rendons-nous maintenant au pavillon.
Ici, tout se trouvait également en ordre : les pièces étaient poussiéreuses, mais vides d’objets personnels. Les deux hommes n’y restèrent que quelques minutes. Comme ils sortaient au soleil, Poirot toucha les feuilles d’un rosier grimpant sur un treillis ; les fleurs en étaient roses et parfumées.
Il murmura :
— Connaissez-vous le nom de cette rose ? C’est la Zéphirine Droughin, cher ami.
— Et après ? fit Peter Lord, irrité.
— Lorsque je fis ma visite à Elinor Carlisle, elle me parla de roses. A ce moment, je commençai à voir… non pas le jour, mais la lueur qu’on aperçoit d’un train qui va sortir d’un tunnel. Ce n’est pas encore la pleine clarté, mais une promesse de lumière.
— Que vous a-t-elle dit ? demanda Peter Lord, d’une voix rauque.
— Elle me parla de son enfance, de ses jeux dans ce jardin, où elle et Roderick Welman se taquinaient. Ils se fâchèrent, car il préférait la rose blanche d’York… froide et austère, et elle adorait la rose rouge de Lancastre, cette rose rouge qui dégage du parfum, de la couleur, de la passion et de la chaleur. Tel était le léger différend entre Elinor Carlisle et Roderick Welman.
— Cela n’explique rien !
— Mais si ! Cela explique qu’Elinor Carlisle, passionnée et fière, s’attachait désespérément à un homme incapable de l’aimer.
— Je ne comprends pas.
— Moi, je comprends très bien… Je les comprends tous les deux. Maintenant, cher ami, retournons à la charmille.
Ils s’y rendirent en silence. Peter Lord paraissait troublé et furieux. Une fois dans la cachette, Poirot demeura immobile quelques instants, sous l’œil observateur de Peter Lord.
Soudain, le petit détective poussa un soupir.
— Comme c’est simple ! Vraiment, mon cher, votre raisonnement ne tient pas debout. Selon vous, un homme qui aurait connu Mary Gerrard en Allemagne vint ici dans l’intention de la tuer. Mais regardez, cher ami, regardez ! Servez-vous des yeux de votre corps, puisque ceux de votre esprit ne vous sont d’aucune utilité. Qu’apercevez-vous ? Une fenêtre, n’est-ce pas ? Et à cette fenêtre… une jeune fille. Une jeune fille en train de préparer des sandwiches. En d’autres termes, Elinor Carlisle. Voyons, réfléchissez un peu. Comment diable l’observateur aurait-il pu deviner que ces sandwiches allaient être offerts à Mary Gerrard ? Nul ne le savait, à l’exception d’Elinor Carlisle elle-même. Personne ! Pas même Mary Gerrard, ni l’infirmière Hopkins.
« Que se serait-il passé… Un homme posté ici se serait ensuite introduit dans la maison par la fenêtre et aurait manipulé les sandwiches ? Que pensait-il ? Sinon que les sandwiches allaient être mangés par Elinor Carlisle en personne.
CHAPITRE XIII
LA VOITURE DU Dr LORD
Poirot frappa à la porte de la maisonnette habitée par l’infirmière Hopkins. Celle-ci vint lui ouvrir, la bouche pleine de brioche.
— Eh bien, monsieur Poirot, que me voulez-vous encore ?
— Puis-je entrer ?
De mauvaise grâce, miss Hopkins s’écarta pour laisser Poirot franchir le seuil. L’infirmière offrait généreusement le thé à ses visiteurs et une minute plus tard, Poirot regardait avec appréhension une tasse de breuvage foncé.
— Je viens de le faire… il est fort et d’un goût délicieux !
Poirot remua son thé lentement et, héroïque, en avala une gorgée, puis il dit :
— Devinez-vous l’objet de ma visite ?
— Je vous le dirai quand vous me l’aurez appris. Je ne lis pas dans la pensée des gens.
— Je viens vous prier de me faire connaître la vérité.
L’infirmière se leva, rouge de colère.
— Que signifie cette insolence ? Je n’ai jamais proféré de mensonge de ma vie ; en tout cas, pas pour cacher mes torts. J’ai signalé la disparition de ce tube de morphine à l’enquête, alors que bien d’autres à ma place se seraient tues. Je savais pertinemment que je recevrais un blâme pour avoir laissé traîner ma mallette. Après tout, un oubli peut arriver à tout le monde. On me l’a reproché et, je puis vous le dire, cet aveu va me nuire dans ma profession. Cependant, je n’ai pas hésité. Je connaissais un détail susceptible d’éclairer l’affaire et je l’ai dévoilé. Et je vous saurais gré, monsieur Poirot, de bien vouloir garder pour vous vos insinuations déplaisantes. J’ai la conscience tranquille en ce qui concerne mes déclarations sur la mort de Mary Gerrard et, si vous ne me croyez pas, je vous serais reconnaissante de me le dire franchement ! Je n’ai rien caché… absolument rien… Je suis disposée à prêter serment et à répéter en justice ma déposition.
Poirot n’essaya pas de l’interrompre. Il connaissait trop bien la façon de s’y prendre avec une femme en colère. Il laissa l’infirmière s’emporter et attendit qu’elle se calmât. Puis il s’exprima d’une voix douce :
— Je n’ai jamais prétendu que vous aviez dissimulé la vérité sur le crime.
— Alors, je voudrais bien savoir ce que vous avez dit ?
— Je vous ai priée de me dire la vérité, non pas sur la mort, mais sur la vie de Mary Gerrard.
L’infirmière parut décontenancée.
— C’est cela que vous attendez de moi ? La vie de Mary Gerrard n’a rien à voir avec le meurtre.
— Je ne prétends pas le contraire. Je crois seulement que vous faites des réticences à son égard.
— Libre à moi… du moment que cela ne concerne pas le crime.
Poirot haussa les épaules.
— Pourquoi me dissimuler le passé de cette jeune fille ?
L’infirmière s’empourpra.
— Par simple respect pour des gens qui sont tous morts et dont l’existence ne regarde personne !
— S’il s’agissait de simples suppositions, passe encore ! Mais si vous êtes au courant de faits véridiques, vous n’avez pas le droit de vous taire.
— Je ne vous comprends pas, dit miss Hopkins.
— Je vais vous aider, fit Poirot. Miss O’Brien a fait devant moi quelques allusions et j’ai eu un long entretien avec Mrs Slattery, qui se souvient d’événements arrivés voilà une vingtaine d’années. Je vais vous répéter textuellement ce que j’ai appris. Il y a plus de vingt ans, une intrigue amoureuse se noua entre Mrs Welman, veuve depuis quelques années, et sir Lewis Ricroft, affligé d’une épouse folle à lier. A cette époque, la loi n’autorisait pas le divorce en pareil cas, et lady Ricroft, dont la santé physique était excellente, pouvait vivre jusqu’à quatre-vingt-dix ans ! La liaison entre la châtelaine de Hunterbury et sir Lewis était assez visible, mais tous deux usèrent d’une grande discrétion pour sauver les apparences. Sir Lewis Ricroft fut tué au cours d’une bataille pendant la Grande Guerre.
— Et alors ?
— J’ai tout lieu de croire, dit Poirot, qu’un enfant naquit après la mort de sir Lewis et que cet enfant était Mary Gerrard.
— Vous paraissez rudement bien renseigné ! s’écria miss Hopkins.
— Ce n’est qu’une hypothèse de ma part. Mais il se peut que vous soyez en mesure de m’en fournir des preuves formelles.
L’infirmière demeura quelques instants le visage sombre, puis elle se leva, traversa la pièce, ouvrit un tiroir et en retira une enveloppe qu’elle tendit à Poirot.
— Je vais vous expliquer comment ce document tomba entre mes mains. Sachez que j’avais mes soupçons. La façon dont Mrs Welman regardait la jeune fille, puis les racontars… De plus, le vieux Gerrard, au cours de sa maladie, m’a déclaré que Mary n’était pas sa fille.
« Après la mort de Mary, je suis allée finir de mettre de l’ordre au pavillon et dans un tiroir, parmi de vieux papiers appartenant au bonhomme, j’ai trouvé cette lettre. Lisez-la.
Poirot lut la suscription d’une encre très pâle :
A expédier à Mary après ma mort.
— Cette écriture ne date pas d’hier, remarqua le détective.
— Elle n’est pas de la main de Gerrard, expliqua miss Hopkins, mais de la mère de Mary, morte voilà quatorze ans. Elle était destinée à la jeune fille, mais le vieillard la gardait par-devers lui, en sorte qu’elle ne l’a jamais vue… fort heureusement pour elle. Elle put ainsi marcher toujours la tête haute, sans aucune honte.
Après une pause, elle reprit :
— Cette lettre n’était pas cachetée. Lorsque je la découvris, je dois avouer que je l’ouvris et la lus du commencement à la fin ; je n’aurais évidemment pas dû le faire. Mais Mary était morte ; je devinais plus ou moins le contenu de cette lettre et je ne doutais pas qu’elle pouvait intéresser une autre personne qu’elle. Toujours est-il que j’ai eu quelque scrupule à la détruire, et ne m’en croyais pas le droit. Mais lisez-la plutôt.
Poirot retira de l’enveloppe une feuille de papier couverte d’une petite écriture anguleuse.
J’écris ici la vérité pour le cas où elle pourrait servir un jour. J’étais femme de chambre de Mrs Welman à Hunterbury. Elle s’est montrée toujours bonne envers moi. J’ai été séduite, elle m’a protégée et reprise à son service après ma délivrance ; mais le bébé mourut. Ma maîtresse et sir Lewis Ricroft s’aimaient, mais ne pouvaient se marier parce qu’il avait déjà une épouse enfermée dans un asile d’aliénés. Ce gentleman, très dévoué à Mrs Welman, fut tué à la guerre et, peu de temps après, Mrs Welman m’apprit qu’elle attendait un enfant. Elle se rendit en Ecosse et m’emmena avec elle. L’enfant naquit là-bas, à Ardlochrie. Bob Gerrard, qui m’avait abandonnée au moment de mes ennuis, s’était remis à m’écrire. Entre ma maîtresse et moi, nous décidâmes que Gerrard m’épouserait et que nous habiterions le pavillon de garde avec l’enfant qui passerait pour le mien. Si nous vivions au château, il semblerait naturel que Mrs Welman s’intéressât à l’enfant, pourvût à son éducation et lui fît une situation dans le monde. Mrs Welman jugea préférable que Mary ignorât toujours la vérité. Elle nous remit une grosse somme d’argent, mais je lui aurais bien rendu ce service bénévolement. J’ai vécu heureuse avec Bob, mais il n’a jamais aimé Mary. Jusqu’ici, j’ai gardé mon secret ; toutefois, je crois de mon devoir, avant ma mort, de faire cette déclaration par écrit.
ELISA GERRARD (née Elisa Riley).
Hercule Poirot poussa un long soupir et replia la lettre.
— Que pensez-vous faire ? demanda, inquiète, miss Hopkins. Tous sont morts à présents. A quoi bon fouiller dans le passé ! Mrs Welman jouissait dans le pays de l’estime générale ; ce serait cruel de réveiller ce vieux scandale. Quant à Mary, cette charmante enfant, pourquoi révéler à tous qu’elle était fille naturelle ? Laissons les morts dormir en paix. Voilà mon opinion.
— Il faut aussi tenir compte des vivants, objecta Poirot.
— Cette histoire n’a rien à voir avec le meurtre de Mary.
— Je ne partage pas du tout votre avis, répliqua le détective.
Il quitta la maisonnette et l’infirmière, éberluée, le regarda s’éloigner. Poirot venait de parcourir un bout de chemin, lorsqu’il entendit des pas hésitants derrière lui. Il s’arrêta. Se retournant, il vit Horlick, le jeune jardinier de Hunterbury, qui, l’air embarrassé, tordait sa casquette entre ses mains.
— Excusez-moi, monsieur. Pourrais-je vous dire un mot ?
— Mais oui. De quoi s’agit-il ?
Horlick tortilla sa casquette de plus belle. Il dit, baissant les yeux et la mine encore plus confuse :
— C’est au sujet de la voiture, monsieur.
— La voiture qui stationnait, ce matin-là, à la grille de derrière ?
— Oui, monsieur. Le Dr Lord a dit ce matin que ce n’était pas la sienne, mais c’était son auto, monsieur.
— Vous l’affirmez ?
— Oui, monsieur, à cause du numéro… MSS 2022. Je l’avais bien remarqué. MSS 2022. Vous comprenez, nous la connaissons tous dans le village et on l’appelait la « Miss Vingt-deux » ! Impossible de se tromper…
— Cependant, le médecin prétend qu’il était allé le matin même à Withenbury.
L’air de plus en plus piteux, Horlick murmura :
— Oui, monsieur. Moi aussi je l’ai entendu. Mais c’est sa voiture. Je suis prêt à le jurer.
— Merci, Horlick. Peut-être aurez-vous bientôt l’occasion de le faire.
TROISIÈME PARTIE
CHAPITRE PREMIER
L’ETIQUETTE
I
Faisait-il très chaud dans le tribunal ? Ou très froid ? Elinor Carlisle n’aurait su le dire. Parfois, elle se sentait brûlante de fièvre et aussitôt après elle frissonnait.
Elle n’avait pas entendu la fin du réquisitoire. Elle avait revécu le passé, depuis le jour où lui était parvenue cette horrible lettre anonyme jusqu’au moment où l’officier de police à la face glabre lui avait déclaré, avec une terrible précision :
— Vous êtes Elinor Katherine Carlisle. Je porte sur moi un mandat d’arrêt vous accusant de meurtre sur la personne de Mary Gerrard, que vous avez empoisonnée le 27 juillet dernier. Je vous avertis : tout ce que vous direz désormais sera relevé par écrit et servira de témoignage au procès.
Quelle précision ! Elinor se sentait prise dans les engrenages bien huilés d’une machine inhumaine, inexorable.
A présent, elle se tenait debout au banc des accusés, exposée aux regards impitoyables d’un nombreux public se repaissant de ses souffrances.
Seuls, les jurés ne la regardaient point. Embarrassés, ils détournaient leurs yeux d’elle. Elinor songea : « C’est parce qu’ils savent d’avance l’arrêt qu’ils vont prononcer. »
II
Le Dr Lord se présenta à la barre des témoins. Etait-ce bien là Peter Lord, le jeune médecin gai et pétillant, qui lui avait témoigné tant de bonté et d’amitié à Hunterbury ? Maintenant, il paraissait compassé et affectait une austérité professionnelle. Il répondait d’un ton monotone : il avait été appelé par téléphone au château de Hunterbury, trop tard pour secourir la victime ; Mary Gerrard succomba quelques minutes après son arrivée. Selon lui, la mort était due à un empoisonnement par absorption de morphine sous une forme assez peu connue, dénommée la « foudroyante ».
Sir Edwin Bulmer se leva pour l’interroger.
— Vous étiez le médecin attitré de feue Mrs Welman, n’est-ce pas ?
— Oui.
— Au cours de vos visites à Hunterbury, en juin dernier, vous avez eu l’occasion de voir ensemble l’accusée et Mary Gerrard ?
— Oui, plusieurs fois.
— Quelle était l’attitude de l’accusée envers Mary Gerrard ?
— Tout à fait aimable et naturelle.
Avec un sourire légèrement dédaigneux, sir Edwin Bulmer demanda :
— N’avez-vous jamais remarqué quelque signe de cette « haineuse jalousie » dont on nous rebat les oreilles ?
Serrant la mâchoire, Peter Lord répondit d’une voix ferme :
— Non.
Elinor pensa : « Mais si, mais si… il vient de faire un mensonge en ma faveur… il savait… »
Après Peter Lord se présenta le médecin légiste. Sa déposition fut longue et détaillée. La mort était due à un empoisonnement par la morphine de l’espèce dite « foudroyante ». Sur la demande du magistrat, il s’attarda complaisamment à l’explication de ce terme. La mort due à l’absorption de morphine pouvait se produire de plusieurs manières, dont la plus commune se manifestait par une période d’intense agitation, suivie de torpeur accompagnée d’une contraction des pupilles. Une autre forme, plus rare, dénommée « foudroyante » par la médecine française, avait pour symptôme un profond sommeil survenant après un très bref laps de temps… environ dix minutes ; les paupières se dilataient d’ordinaire.
III
Après une courte interruption, le tribunal reprit la séance. Les témoignages des experts médicaux exigèrent plusieurs heures.
Le Dr Alan Garcia, le distingué toxicologue, fit connaître le contenu de l’estomac de la victime : pain, beurre, poisson, thé, présence de morphine… Cette énumération fut suivie d’autres termes scientifiques et de chiffres décimaux. La quantité de morphine absorbée par la défunte était estimée à environ quatre grains, alors qu’un seul suffisait pour déterminer la mort.
Toujours ironique, sir Edwin se leva.
— Je demande quelques éclaircissements. Vous n’avez trouvé dans l’estomac que du pain, du beurre, du poisson, du thé et de la morphine. Y avait-il encore d’autres comestibles ?
— Aucun.
— Ce qui revient à dire que la défunte n’avait absorbé que des sandwiches et du thé depuis un temps assez considérable ?
— C’est exact.
— Auriez-vous un moyen de découvrir par quel intermédiaire le poison a été administré ?
— Je ne saisis pas bien.
— Je vais simplifier ma question. La morphine aurait pu être incorporée dans le pain, dans le beurre de poisson étalé sur le pain, dans le thé ou le lait ajouté au thé.
— Certes.
— Rien ne prouve que la morphine se trouvait dans le beurre de poisson plutôt que dans un autre ingrédient ?
— Non.
— D’autre part, les comprimés de morphine auraient pu être absorbés séparément, c’est-à-dire sans l’aide d’un aliment ?
— Bien sûr.
Sir Samuel reprit son interrogatoire.
— Néanmoins, vous affirmez que, sous quelque forme qu’ait été avalé lé poison, il a été pris au même moment que les aliments et la boisson ?
— Oui.
— Je vous remercie.
IV
Machinalement, l’inspecteur Brill prêta serment. Dans une attitude militaire, il débita son témoignage avec une facilité professionnelle :
— Appelé au château… L’accusée dit : « C’est sûrement du beurre de poisson avarié… » Perquisition des locaux… Un pot de beurre de poisson nettoyé était posé sur l’égouttoir de l’office, un autre à demi plein… perquisition de la cuisine…
— Qu’avez-vous trouvé ?
— Dans une fissure derrière la table, entre les lames du parquet, j’ai ramassé un petit bout de papier.
La pièce à conviction fut présentée aux jurés.
— Que pensiez-vous avoir découvert ?
— Un fragment d’étiquette imprimée semblable à celles que l’on colle sur les tubes de morphine.
L’avocat de la défense se leva lentement et dit :
— Vous avez trouvé ce morceau de papier dans une fissure du parquet ?
— Oui.
— C’est un bout d’étiquette ?
— Oui.
— Avez-vous trouvé le reste ?
— Non.
— Ni un tube de verre ou un flacon d’où aurait pu provenir ce bout d’étiquette ?
— Non.
— Dans quel état était ce morceau de papier au moment où vous l’avez ramassé ? Propre ou sale ?
— Tout à fait neuf.
— Qu’entendez-vous par là ?
— A part un peu de poussière venant du parquet, il était propre.
— Depuis combien de temps était-il là, à votre avis ?
— Il devait y être tombé depuis peu.
— Autrement dit, le jour même où vous l’avez relevé… pas plus tôt ?
— Non.
Avec un léger grognement, sir Edwin se rassit.
V
L’infirmière Hopkins se présenta à la barre, le visage rouge et l’air digne.
Elinor ne la jugea pas aussi effrayante que l’inspecteur Brill, dont l’aspect inhumain la paralysait. Elle voyait en lui un rouage de cette grande machine anonyme, la justice. Miss Hopkins avait, comme tout le monde, des passions et des préjugés.
— Vous vous appelez Jessie Hopkins ?
— Oui.
— Vous êtes l’infirmière-visiteuse du district et vous habitez le cottage des Roses, à Hunterbury ?
— Oui.
— Où vous trouviez-vous le 28 juin dernier ?
— Au château d’Hunterbury.
— On vous y avait appelée ?
— Oui, Mrs Welman avait eu une attaque… la deuxième. Je devais aider miss O’Brien jusqu’à l’arrivée d’une seconde infirmière.
— Avez-vous apporté une petite mallette chez votre malade ?
— Oui.
— Dites aux jurés ce qu’elle contenait.
— Des pansements, une seringue hypodermique et certains médicaments, entre autres un tube de chlorhydrate de morphine.
— Pourquoi ce tube ?
— Matin et soir, je devais administrer à une de mes malades du village des injections sous-cutanées de morphine.
— Que renfermait ce tube ?
— Vingt comprimés contenant chacun un demi-grain de chlorhydrate de morphine.
— Qu’avez-vous fait de votre mallette ?
— Je l’ai déposée dans le vestibule.
— C’était le soir du 28. Quand avez-vous eu l’occasion de l’ouvrir ensuite ?
— Le lendemain matin vers neuf heures, au moment où je me disposais à sortir de chez moi.
— Y manquait-il quelque chose ?
— Oui, le tube de morphine.
— Avez-vous signalé sa disparition ?
— J’en ai touché un mot à miss O’Brien, l’infirmière qui soignait la malade.
— Vous aviez laissé cette mallette dans un endroit où tout le monde allait et venait.
— Oui.
Sir Samuel fit une pause et reprit :
— Connaissiez-vous intimement Mary Gerrard ?
— Oui.
— Que pensiez-vous d’elle ?
— C’était une charmante jeune fille…
— Avait-elle bon caractère ?
— Excellent !
— Lui connaissiez-vous des soucis ?
— Non.
— Au moment de sa mort, avait-elle des raisons de se tourmenter au sujet de son avenir ?
— Aucune.
— Elle n’avait donc nul motif de se détruire ?
— Pas le moindre.
La lamentable histoire fut répétée de point en point. En quelle circonstance l’infirmière Hopkins avait accompagné Mary au pavillon, l’arrivée d’Elinor, son agitation, l’invitation à manger des sandwiches, l’assiette offerte d’abord à Mary. Elinor avait demandé qu’on lavât la vaisselle et prié ensuite l’infirmière Hopkins de l’accompagner à l’étage pour l’aider à trier les affaires de sa tante.
A plusieurs reprises, sir Edwin Bulmer interrompit la narratrice et formula certaines objections.
Elinor réfléchissait : « Tout cela semble vrai… et elle le croit. Elle est certaine de ma culpabilité. Et chacune de ses paroles exhale un air de vérité… Voilà qui est terrible. Tout est vrai… »
Une fois de plus, comme elle promenait son regard dans la salle, elle aperçut le visage d’Hercule Poirot. Il l’observait d’un air pensif et plein de bonté, parce que, songeait Elinor, il en savait trop long sur l’affaire.
Le morceau de carton sur lequel avait été collé le bout d’étiquette fut remis au témoin.
— Savez-vous ce que c’est ?
— Un morceau d’étiquette.
— Pourriez-vous dire aux jurés d’où il provient ?
— Oui… c’est une partie de l’étiquette d’un tube de comprimés de morphine d’un demi-grain… comme celui que j’ai perdu.
— En êtes-vous sûre ?
— Absolument sûre. Il a été enlevé de mon tube.
— Existe-t-il une marque spéciale par laquelle vous pourriez certifier que cette étiquette était celle du tube perdu par vous ?
— Non, mais ce doit être la même.
— En réalité, vous pouvez seulement affirmer qu’elle est exactement semblable ?
— Oui, c’est bien là ce que je veux dire.
Le tribunal leva la séance.
CHAPITRE II
DEUXIEME JOUR DU PROCES
I
Sir Edwin Bulmer posait de nouvelles questions. Il avait quitté son air ironique de la veille.
— Je reviens à cette fameuse mallette, dit-il d’une voix sèche. Le 28 juin, est-elle restée toute la nuit dans le grand vestibule de Hunterbury ?
— Oui, reconnut l’infirmière Hopkins.
— Il y a là de votre part une fâcheuse négligence, n’est-ce pas ?
L’infirmière s’empourpra.
— Oui, sans doute.
— Avez-vous l’habitude d’oublier des médicaments dangereux à portée de la main du profane ?
— Oh ! non.
— Ah ! vraiment ? Mais cette fois-ci, vous l’avez fait ?
— Oui.
— Il n’en est pas moins vrai que le premier venu aurait pu dérober cette morphine ?
— Je le suppose.
— Il ne s’agit pas ici de supposer. Répondez oui ou non.
— Eh bien… oui.
— Miss Carlisle n’était pas la seule qui pouvait y avoir accès. N’importe lequel des domestiques. Ou le Dr Lord. Ou Mr Roderick Welman. Ou miss O’Brien. Ou enfin, Mary Gerrard elle-même.
— Peut-être.
— Est-ce oui ou non ?
— Oui.
— Quelqu’un savait-il que votre mallette contenait de la morphine ?
— Je l’ignore.
— En avez-vous parlé à quelqu’un ?
— Non.
— Alors, miss Carlisle ne pouvait savoir qu’il y avait là de la morphine ?
— Rien ne l’empêchait de s’en assurer.
— Cette hypothèse est peu vraisemblable.
— Je ne sais pas, moi.
— D’autres personnes étaient plus à même que miss Carlisle de connaître l’existence de cette morphine. Le Dr Lord, par exemple ? Lui devait le savoir. Vous administriez ce médicament d’après ses ordonnances, n’est-ce pas ?
— Bien sûr.
— Mary Gerrard savait-elle que vous possédiez cette morphine ?
— Non.
— Allait-elle souvent chez vous ?
— Pas très souvent.
— Moi je prétends qu’elle vous rendait fréquemment visite et que, de tous les gens du château, c’était elle qui aurait pu savoir le contenu de votre mallette.
— Je proteste !
Sir Edwin fit une courte pause.
— Ce matin-là, vous avez fait part à miss O’Brien de la disparition de votre tube de morphine, n’est-ce pas ?
— Oui.
— Je vais vous rappeler les paroles que vous avez prononcées : « J’ai laissé mon tube de morphine à la maison. Je devrais retourner le chercher. »
— Non, je n’ai pas dit cela !
— Vous n’avez pas laissé entendre que la morphine était demeurée sur votre cheminée ?
— Ne la trouvant pas dans ma mallette, j’ai pensé que les faits s’étaient produits de la sorte.
— En réalité, vous ne saviez pas ce que vous en aviez fait ?
— Si, je l’avais mise dans ma mallette.
— Alors pourquoi, le matin du 29 juin, avez-vous dit l’avoir laissée chez vous ?
— Parce que j’étais sous cette impression.
— Je vous le répète : vous êtes une femme extrêmement négligente.
— Vous vous trompez.
— Et vos déclarations sont parfois inexactes.
— Non. Je pèse chacune de mes paroles.
— Avez-vous fait une remarque au sujet d’une piqûre de rosier le 27 juillet, jour de la mort de Mary Gerrard ?
— Je ne vois pas ce que cela vient faire ici !
Le juge demanda :
— Cette question est-elle pertinente, sir Edwin ?
— Oui, elle est essentielle pour la défense, et j’ai l’intention d’appeler des témoins pour prouver la fausseté de cette déclaration.
Il reprit :
— Prétendez-vous toujours vous être piqué le poignet à un rosier le 27 juillet ?
— Parfaitement, répondit l’infirmière d’un ton agressif.
— A quel moment ?
— Au moment de quitter le pavillon, pour me rendre au château, dans la matinée du 27 juillet.
Sceptique, sir Edwin demanda :
— A quel rosier vous êtes-vous piquée ?
— A un rosier grimpant devant le pavillon, un rosier à fleurs roses.
— En êtes-vous bien sûre ?
— Tout à fait sûre.
Après une légère pause, l’avocat revint à la charge.
— Persistez-vous à dire que la morphine se trouvait dans la mallette à votre arrivée au château d’Hunterbury le 28 juin ?
— Oui, je l’avais sur moi.
— Supposons que, tout à l’heure, l’infirmière O’Brien se présente à la barre et jure que vous lui avez dit l’avoir probablement laissée chez vous ?
— La morphine était dans ma mallette, j’en suis certaine.
Sir Edwin soupira :
— N’étiez-vous pas inquiète au sujet de sa disparition ?
— Non, je n’étais pas inquiète.
— Malgré le fait qu’une énorme quantité d’une drogue dangereuse avait disparu ?
— A ce moment-là, je ne soupçonnais pas qu’on me l’avait dérobée.
— Je comprends. Vous ne vous souveniez pas très bien de ce que vous en aviez fait ?
— Mais si. Elle était dans ma mallette.
— Vingt comprimés d’un demi-grain, c’est-à-dire dix grains de morphine, de quoi tuer une escouade, n’est-ce pas ?
— Oui.
— Et vous n’éprouviez aucune alarme… vous n’en avez même pas signalé la perte ?
— Je n’y attachais pas une importance exagérée.
— Je maintiens que si la morphine avait réellement disparu de cette façon, vous auriez été tenue, en conscience, d’en signaler la perte à qui de droit.
La figure cramoisie, l’infirmière Hopkins dit :
— Je ne l’ai pas fait.
— Vous vous êtes rendue coupable d’une négligence criminelle, indigne d’une infirmière sérieuse. Vous arrive-t-il souvent d’égarer ces dangereux médicaments ?
— Non, c’est la première fois.
L’interrogatoire se poursuivit quelques minutes encore. Miss Hopkins, troublée, les joues rouges, se contredisait à tout instant… proie facile pour l’habile sir Edwin.
— Est-il vrai que, le jeudi 6 juillet, la défunte Mary Gerrard avait rédigé son testament ?
— Oui.
— Pourquoi ?
— Parce qu’elle croyait bien faire. Et je l’ai moi-même approuvée.
— Ne croyez-vous pas plutôt qu’elle se sentait déprimée et préoccupée de l’avenir ?
— Pas le moins du monde !
— Cette idée de testament indiquerait pourtant qu’elle songeait à la mort… et que cette hantise la poursuivait.
— Pas du tout ! Elle croyait simplement bien faire.
— Est-ce là le testament en question ? Ce document est signé par Mary Gerrard et les témoins, Emily Biggs et Roger Wade, employés de confiserie. La testataire lègue tous ses biens à Mary Riley, sœur d’Elisa Riley.
— C’est exact.
Le papier fut montré aux jurés.
— A votre connaissance, Mary Gerrard possédait-elle quelques biens ?
— Pas encore.
— Mais elle devait bientôt en recevoir ?
— Oui.
— Est-il vrai qu’une somme considérable… deux mille livres… devait lui être remise par miss Carlisle ?
— Oui.
— Miss Carlisle faisait-elle ce don de son plein gré ? Etait-ce, de sa part, un élan de pure générosité ?
— Oui, rien ne l’y obligeait.
— Si réellement elle avait détesté Mary Gerrard, comme on le prétend, elle ne lui eût pas réservé cette grosse somme d’argent.
— Peut-être bien.
— Que signifie cette réponse ?
— Rien.
— En effet. Maintenant, n’êtes-vous pas au courant de certains bruits concernant Mary Gerrard et Mr Roderick Welman ?
— Il lui faisait la cour.
— En avez-vous des preuves ?
— Je le sais, voilà tout.
— Ah ! vous le savez. Ce n’est guère convaincant pour le jury. Vous auriez déclaré un jour que Mary le repoussait parce qu’il était déjà fiancé à miss Elinor et qu’elle le lui a répété à Londres. Est-ce exact ?
— Voilà ce qu’elle m’a raconté.
Sir Samuel Attenbury intervint :
— Etait-ce au moment où Mary Gerrard discutait avec vous les termes de ce testament que l’accusée, en passant, regarda par la fenêtre ?
— Oui.
— Qu’a-t-elle dit ?
— Elle a dit : « Alors, Mary, vous faites votre testament ? Ça, c’est drôle ! » Et elle partit d’un rire interminable. Et voici mon opinion, ajouta le témoin, les yeux mauvais : à cet instant-là lui est entrée dans la tête… l’idée de se défaire de Mary. Elle venait de l’assassiner dans son cœur !
Le juge la rappela à l’ordre :
— Bornez-vous à répondre aux questions qu’on vous pose. Votre dernière phrase est complètement inutile.
Elinor songea :
« Comme c’est étrange ! Chaque fois qu’un témoin dit la vérité, on juge qu’il parle trop ! »
Il lui prit une forte envie de rire.
A son tour, miss O’Brien fut appelée à la barre.
— Le matin du 29 juin, que vous a dit miss Hopkins ?
— Elle m’a signalé la disparition d’un tube de chlorhydrate de morphine placé dans sa mallette.
— Qu’avez-vous fait alors ?
— Je l’ai aidée à le chercher.
— Mais vous ne l’avez pas retrouvé ?
— Non.
— A votre connaissance, la mallette est-elle restée toute la nuit dans le vestibule du château ?
— Oui.
— Mr Welman et l’accusée séjournaient-ils tous deux au château au moment de la mort de Mrs Welman, c’est-à-dire dans la nuit du 28 au 29 juin ?
— Oui.
— Voulez-vous nous raconter l’incident qui se produisit le 29 juin, au lendemain du décès de Mrs Welman ?
— J’ai rencontré Mr Roderick Welman en compagnie de Mary Gerrard. Il lui déclarait son amour et essayait de l’embrasser.
— A ce moment-là, était-il fiancé à l’accusée ?
— Oui.
— Que se passa-t-il ensuite ?
— Mary lui fit honte et lui rappela l’engagement qu’il avait pris envers miss Elinor.
— Selon vous, quels étaient les sentiments de l’accusée envers Mary Gerrard ?
— Elle la haïssait. Elle la regardait comme si elle avait voulu la tuer.
Sir Edwin Bulmer sursauta. Il demanda au témoin :
— Est-il vrai que miss Hopkins vous ait dit avoir laissé la morphine chez elle ?
— Oui.
— Sur le moment, ne vous a-t-elle point paru alarmée ?
— Non, pas alors.
— Parce qu’elle croyait l’avoir laissée à la maison. Elle n’avait donc pas à se tourmenter.
— Elle ne pouvait supposer qu’on l’eût enlevée.
— En effet, ce fut seulement après l’empoisonnement de Mary Gerrard par la morphine que son imagination entra en jeu.
Le juge interrompit :
— Il me semble, sir Edwin, que vous avez déjà discuté ce point avec le témoin précédent.
— J’en prends note. N’y a-t-il jamais eu de querelles entre l’accusée et Mary Gerrard ? demanda l’avocat, se tournant vers miss O’Brien.
— Non, aucune.
— Miss Elinor Carlisle se montrait-elle toujours aimable pour Mary Gerrard ?
— Oui, selon toute apparence.
— Oui, oui, oui ! Mais votre réponse ne nous satisfait point. Vous êtes irlandaise, n’est-ce pas ?
— Oui.
— Et les Irlandais ont d’ordinaire une vive imagination.
L’infirmière O’Brien s’écria :
— Tout ce que je viens de dire est la pure vérité.
II
Mr Abbott, l’épicier, se présenta à la barre, fort intimidé, bien qu’un peu fier de son importance. Sa déposition fut brève. Il raconta l’achat de deux pots de beurre de poisson. L’accusée lui avait observé : « Il existe de nombreux cas d’empoisonnement par le beurre de poisson. » Elle paraissait agitée et bizarre.
L’interrogatoire s’arrêta là.
CHAPITRE III
MARY DRAPER
I
« Messieurs les jurés, dit l’avocat de la défense, je pourrais vous faire admettre qu’il n’existe aucune preuve de culpabilité contre l’accusée, bien que, jusqu’ici, nous n’ayons entendu que des témoins à charge. La partie adverse prétend qu’Elinor Carlisle, entrée en possession de la morphine (que tous, dans le château, avaient eu la même facilité de soustraire, et rien ne démontre que cette morphine se trouvait dans la maison), a empoisonné Mary Gerrard. On ne s’appuie que sur une possibilité. On a essayé de trouver un mobile, mais en vain. En effet, messieurs les jurés, le mobile n’existe point. On nous a parlé de fiançailles rompues. Je vous le demande un peu : une rupture de fiançailles ! Si pareil incident poussait les gens au meurtre, l’assassinat deviendrait quotidien. Remarquez, en outre, que cette promesse de mariage n’était pas due à une folle passion, mais à des raisons de famille. Miss Carlisle et Mr Welman, élevés ensemble, avaient toujours éprouvé une grande affection mutuelle et peu à peu ce sentiment s’était mué en un attachement sincère ; mais je tiens à vous démontrer que c’était un amour bien tiède.
(Oh ! Roddy… Roddy, un amour bien tiède !)
« De surcroît, ces fiançailles furent rompues non point par Mr Welman, mais par l’accusée. Ne perdez pas de vue qu’Elinor Carlisle et Roderick Welman s’étaient fiancés pour complaire au vœu de la vieille Mrs Welman. A la mort de leur tante, les deux jeunes gens se rendirent compte que leurs sentiments n’étaient pas assez profonds pour assurer leur bonheur conjugal. Néanmoins, ils demeurèrent excellents amis. Elinor Carlisle, ayant hérité la fortune de sa tante, projetait, par pure bonté d’âme, de faire don d’une somme importante à Mary Gerrard… à la jeune fille qu’elle aurait empoisonnée… C’est grotesque !
« Le seul point accablant pour Elinor Carlisle, c’est la circonstance dans laquelle eut lieu l’empoisonnement.
« La partie adverse a déclaré, en effet :
« Seule, Elinor Carlisle a pu tuer Mary Gerrard. Et là-dessus, elle a cherché un mobile plausible, mais, comme je vous l’ai dit, elle n’a pu en trouver, car il n’en existe aucun.
« A présent, est-il vrai que seule, Elinor Carlisle peut avoir tué Mary Gerrard ? Non. Il est possible que Mary Gerrard se soit détruite. Il est également possible que quelqu’un ait touché les sandwiches pendant qu’Elinor Carlisle se rendait au pavillon. En outre, une autre personne avait non seulement l’occasion d’empoisonner Mary Gerrard, mais aussi un motif de le faire. Aucun jury au monde ne consentirait à condamner Elinor Carlisle pour meurtre sur un simple soupçon, étant donné que le même soupçon pèse sur une autre personne qui, celle-là, possédait un plus puissant mobile. Je ferai venir des témoins à cette barre pour prouver qu’il y a eu parjure de la part d’un des témoins à charge. Tout d’abord, je vais prier la prisonnière de vous donner sa propre version, afin que vous constatiez par vous-mêmes le peu de valeur des accusations formulées contre elle. »
II
Après avoir prêté serment, Elinor répondit d’une voix basse aux questions de sir Edwin. Penché en avant, le juge la pria de parler plus haut.
D’un ton aimable et encourageant, sir Edwin lui posa les questions dont elle savait d’avance les réponses.
— Aimiez-vous Roderick Welman ?
— Oui, beaucoup. Je le considérais comme un frère… un cousin.
— Vous vous êtes fiancée à lui avec l’agréable perspective d’épouser quelqu’un que vous connaissiez depuis l’enfance… Ce n’est pas là ce qu’on pourrait appeler une passion ?
(Une passion ? Oh ! Roddy !…)
— Ma foi, non… nous nous connaissions si bien…
— Après la mort de Mrs Welman, y a-t-il eu entre vous une légère brouille ?
— Oui.
— Quelle en était la cause ?
— En partie, la question d’argent.
— D’argent ?
— Oui. Roderick semblait gêné. Il craignait qu’on ne l’accusât de m’épouser par intérêt.
— Les fiançailles n’ont-elles pas été rompues à cause de Mary Gerrard ?
— Roderick en était assez épris, mais je ne crois pas que c’était bien sérieux.
— Dans le cas contraire, en eussiez-vous été affectée ?
— Non, j’aurais jugé ce mariage plutôt mal assorti, voilà tout.
— Maintenant, miss Carlisle, avez-vous, oui ou non, pris un tube de morphine dans la mallette de l’infirmière Hopkins, le 28 juin ?
— Non.
— A un moment donné, avez-vous eu de la morphine en votre possession ?
— Jamais.
— Saviez-vous que votre tante ne laissait pas de testament ?
— Non. J’en étais même très surprise.
— Croyez-vous qu’elle essayait avant de mourir, de vous transmettre un message dans la nuit du 28 juin ?
— J’ai compris qu’elle n’avait pas prévu de clause en faveur de Mary Gerrard et désirait combler cette lacune.
— Et afin de vous conformer à ses désirs, vous vous disposiez à remettre une somme d’argent à cette jeune fille ?
— Oui. Je voulais satisfaire aux dernières volontés de tante Laura, par un sentiment de reconnaissance pour la bonté que Mary avait témoignée à ma tante.
— Le 26 juillet, êtes-vous venue de Londres à Maidensford et êtes-vous descendue aux Armes du Roi.
— Oui.
— Dans quel dessein ?
— J’avais reçu une offre d’achat pour le château et l’acheteur désirait entrer en jouissance de la propriété le plus tôt possible. Je devais donc vérifier les affaires personnelles de ma tante et mettre tout en ordre.
— Avez-vous acheté diverses provisions en allant au château, le 27 juillet ?
— Oui. J’ai pensé qu’il serait plus commode d’y prendre une collation, plutôt que de revenir au village.
— Vous êtes-vous alors rendue au château pour ranger les vêtements de votre tante ?
— Oui.
— Et ensuite ?
— Je suis descendue à l’office pour préparer quelques sandwiches. Puis j’allai au pavillon de garde et invitai l’infirmière-visiteuse et Mary Gerrard à monter au château.
— Pour quelle raison ?
— Pour leur épargner une course en pleine chaleur jusqu’au village.
— Ce fut, en somme, un geste aimable et naturel de votre part. Acceptèrent-elles l’invitation ?
— Oui. Elles m’accompagnèrent jusqu’au château.
— Où se trouvaient les sandwiches confectionnés par vous ?
— Je les avais laissés à l’office sur une assiette.
— La fenêtre était-elle ouverte ?
— Oui.
— N’importe qui aurait pu entrer à l’office pendant votre absence ?
— Certainement.
— Si quelqu’un vous avait observée de l’extérieur, tandis que vous coupiez vos sandwiches, qu’aurait-il pensé ?
— Que je me disposais à faire une collation.
— Cette personne n’aurait pu deviner que vous alliez partager cette dînette avec des invités ?
— Non. L’idée d’inviter les deux autres me vint seulement lorsque je m’aperçus de l’abondance de mes provisions.
— En sorte que si quelqu’un était entré au château pendant votre absence et avait placé de la morphine dans l’un des sandwiches, c’eût été vous qu’on aurait tenté d’empoisonner ?
— Sans doute.
— Qu’arriva-t-il à votre retour au château ?
— Nous nous rendîmes au petit salon. J’allai chercher les sandwiches et les offris à mes compagnes.
— Avez-vous pris une boisson quelconque ?
— De l’eau. Il y avait de la bière sur la table, mais l’infirmière Hopkins et Mary préférèrent du thé. Miss Hopkins passa à l’office pour le préparer. Elle l’apporta sur un plateau et Mary le servit.
— En avez-vous bu ?
— Non.
— Mary Gerrard et miss Hopkins en burent-elles toutes deux ?
— Oui.
— Que se produisit-il ensuite ?
— Miss Hopkins alla fermer le gaz à l’office.
— Vous laissant seule avec Mary Gerrard ?
— Oui.
— Et après ?
— Quelques minutes plus tard, je pris le plateau, l’assiette à sandwiches et les reportai à l’office. L’infirmière Hopkins s’y trouvait et ensemble nous lavâmes la vaisselle.
— L’infirmière Hopkins avait-elle retiré ses manchettes à ce moment-là ?
— Oui. Elle lavait les tasses et moi, je les essuyais.
— Lui avez-vous fait remarquer une égratignure à son poignet ?
— Je lui demandai si elle s’était piquée.
— Que vous a-t-elle répondu ?
— Qu’elle s’était égratignée à un rosier devant le pavillon et allait retirer l’épine.
— Quelle était son attitude à ce moment-là ?
— Elle souffrait de la chaleur. Elle transpirait et son visage avait une drôle de couleur.
— Qu’est-il arrivé ensuite ?
— Nous montâmes dans la chambre de ma tante et l’infirmière m’aida à y mettre de l’ordre.
— Quand êtes-vous redescendues ?
— Environ une heure plus tard.
— Où se trouvait Mary Gerrard ?
— Elle était assise dans le petit salon. Elle respirait difficilement et paraissait dans le coma. Sur le conseil de miss Hopkins, je téléphonai au médecin qui arriva peu avant la mort de Mary.
Sir Edwin rejeta les épaules en arrière, d’un geste théâtral :
— Miss Carlisle, avez-vous tué Mary Gerrard ?
(Attention ! La tête haute et le regard droit !)
— Non !
III
Sir Samuel Attenbury prononça ensuite son réquisitoire. Le cœur d’Elinor battait à lui faire mal. Elle se sentait à présent à la merci d’un implacable ennemi ! Finie la douceur, finies les questions dont elle savait d’avance les réponses. Cependant, le magistrat l’interrogea d’une voix aimable :
— Ainsi que vous nous l’avez dit, vous étiez fiancée à Mr Roderick Welman, n’est-ce pas ?
— Oui.
— Vous l’aimiez ?
— Beaucoup.
— Etiez-vous éprise de Roderick Welman au point de devenir jalouse de Mary Gerrard ?
— Non. (Avait-elle prononcé ce « non » d’un ton suffisamment indigné ?)
Sir Samuel reprit, la voix menaçante :
— Je vous prie de me dire si, de propos délibéré, vous aviez décidé de vous débarrasser de cette jeune fille, espérant voir revenir à vous Roderick Welman ?
— Certes, non. (Dédaigneuse… l’air un peu las… c’était préférable.)
Les questions se poursuivaient, comme dans un rêve, un mauvais rêve, un cauchemar…
L’une après l’autre, des questions horribles, blessantes… Elle s’attendait à certaines, d’autres la prenaient au dépourvu…
Elle essayait sans cesse de se rappeler son rôle. Jamais elle ne devait se laisser aller à dire : « Oui, je la haïssais… oui, je voulais sa mort… Oui, pendant que je découpais les sandwiches, je pensais à la voir mourir… »
Elle devait conserver son calme et répondre aussi brièvement et froidement que possible. Il lui fallait lutter… lutter à chaque pas…
A présent, c’était fini… L’homme terrible, au nez juif, se rasseyait. Et de sa voix onctueuse et douce, sir Edwin Bulmer posait encore quelques questions, des questions simples, agréables, destinées à dissiper toute mauvaise impression produite au cours de l’interrogatoire précédent.
De nouveau, elle était à la barre et regardait les jurés…
IV
Roddy. Roddy se tenait là, clignotant légèrement des yeux et pestant en lui-même. Roddy lui paraissait irréel.
De fait, rien n’était plus réel. Tout tourbillonnait devant son cerveau en une ronde diabolique. Le noir devenait blanc, le haut prenait la place du bas, et l’est de l’ouest… Je ne suis plus Elinor Carlisle, mais « l’accusée ». Si au moins j’avais quelque chose à quoi me raccrocher !
(Peut-être le visage de Peter Lord, avec ses taches de rousseur et son air imperturbable ?…)
« Où en était à présent sir Edwin ? »
— Voulez-vous nous expliquer les sentiments de miss Carlisle envers vous ?
Roddy répondit d’une voix précise :
— Elle m’était très attachée, mais n’avait certes pas pour moi un amour passionné.
— Etiez-vous satisfait de vos fiançailles ?
— Tout à fait. Nous avions beaucoup de points communs.
— Monsieur Welman, voulez-vous exposer aux jurés les circonstances dans lesquelles vos fiançailles ont été rompues ?
— Après la mort de Mrs Welman, nous nous ressaisîmes. Je répugnais à l’idée d’épouser une femme riche alors que j’étais sans le sou. En réalité, nos fiançailles furent rompues d’un commun accord et à notre grand soulagement.
— A présent, voulez-vous me dire la nature de vos relations avec Mary Gerrard ?
(O Roddy, pauvre Roddy, que cette comédie doit te sembler odieuse !)
— Je la trouvais très jolie.
— L’aimiez-vous ?
— Un peu.
— Quand l’avez-vous rencontrée pour la dernière fois ?
— Voyons… ce doit être le 5 ou le 6 juillet.
D’une voix métallique, sir Edwin observa :
— Vous l’avez revue après cela, il me semble ?
— Non, je partis pour l’étranger… Je visitai Venise et la Dalmatie.
— Quand êtes-vous rentré en Angleterre ?
— A la réception d’un câble… Ce doit être le 1er août.
— Cependant, n’étiez-vous pas déjà en Angleterre le 27 juillet ?
— Non.
— Allons, monsieur Welman, je vous rappelle que vous parlez sous la foi du serment. Votre passeport ne porte-t-il pas que vous êtes entré en Angleterre, le 25 juillet pour repartir le 27 au soir ?
La voix de sir Edwin trahissait une menace. Elinor fronça le sourcil et retomba brusquement dans le réel. Pourquoi son avocat malmenait-il un de ses témoins ?
Roderick pâlit, demeura un instant interdit, puis fit un effort pour répondre :
— Eh bien, oui, c’est cela.
— Et êtes-vous allé voir Mary Gerrard, le 25 dans son appartement de Londres ?
— Oui.
— Lui avez-vous demandé de vous épouser ?
— Euh… oui.
— Quelle fut sa réponse ?
— Elle refusa.
— Vous n’êtes pas riche, monsieur Welman.
— Non.
— Il paraît même que vous êtes très endetté.
— En quoi cela vous regarde-t-il ?
— Ignoriez-vous que miss Carlisle vous léguait toute sa fortune après sa mort ?
— Première nouvelle !
— Vous trouviez-vous à Maidensford le matin du 27 juillet ?
— Non.
Sir Edwin se rassit.
L’avocat de la partie adverse intervint :
— Vous prétendez que l’accusée n’était point passionnément amoureuse de vous ?
— Je le maintiens.
— Etes-vous un galant homme, monsieur Welman ?
— Expliquez-vous, je vous prie.
— Si une dame vous aimait passionnément et que vous ne la payiez pas de retour, croiriez-vous devoir dissimuler le fait ?
— Certes, non !
Sir Samuel dit, avec un calme sourire :
— Je vous remercie.
V
— Alfred James Wargrave, vous êtes un horticulteur et vous habitez Emsworth, dans le comté de Berks, n’est-ce pas ?
— Oui.
— Le 20 octobre, n’étiez-vous pas allé à Maidensford pour examiner un rosier planté devant le pavillon de garde au château de Hunterbury ?
— Si.
— Voulez-vous me décrire cet arbuste ?
— C’était un rosier grimpant baptisé « Zéphirine Droughin », il donne des fleurs roses dégageant un doux parfum, et il n’a point d’épines.
— Il serait donc impossible de se piquer à un rosier de cette espèce ?
— Tout à fait impossible, car il n’a pas d’épines.
James Wargrave quitta la barre.
— Vous êtes James Arthur Littledale, chimiste et employé par la maison de produits chimiques Jenkins Haie ?
— C’est exact.
— Voulez-vous nous indiquer la nature de ce morceau de papier ?
On lui passa ledit papier.
— C’est un fragment d’une de nos étiquettes.
— Quelle sorte d’étiquette ?
— L’étiquette que nous collons sur les tubes de comprimés hypodermiques.
— En reste-t-il suffisamment pour vous permettre d’identifier le médicament contenu dans le tube auquel a été collée l’étiquette ?
— Oui. Je puis affirmer que le tube en question contenait des comprimés hypodermiques de chlorhydrate d’apomorphine d’un vingtième de grain.
— Pas du chlorhydrate de morphine ?
— Non, c’est impossible.
— Pourquoi ?
— Le mot morphine sur un tube s’écrirait avec un « M » majuscule et le jambage du « m » sur ce papier, vu à la loupe, montre clairement qu’il s’agit d’un « m » minuscule.
— Voulez-vous permettre à messieurs les jurés de l’examiner à la loupe ? Avez-vous apporté quelques étiquettes pour confirmer vos dires ?
Des étiquettes furent remises au jury.
Sir Edwin continua :
— Vous dites que cette étiquette provient d’un tube de chlorhydrate d’apomorphine ? Qu’est-ce au juste que ce chlorhydrate d’apomorphine ?
— La formule en est C17 H17 H02. C’est un dérivé de morphine préparé en saponifiant de la morphine avec de l’acide chlorhydrique dilué en tube scellé. La morphine perd une molécule d’eau.
— Quelles sont les propriétés spéciales de l’apomorphine ?
Mr Littledale répondit lentement :
— L’apomorphine est le plus rapide et le plus puissant des émétiques connus. Il agit en quelques minutes.
— Si une personne absorbait une dose mortelle de morphine et s’injectait une certaine quantité d’apomorphine quelques instants après, qu’en résulterait-il ?
— Un vomissement se produirait presque aussitôt et la morphine serait rejetée de l’organisme.
— Par conséquent, si deux personnes partageaient le même sandwich ou buvaient du même thé et que l’une d’elles s’injectât une dose d’apomorphine, qu’arriverait-il dans le cas où la boisson ou le sandwich contiendrait de la morphine ?
— Le sandwich ou le thé, ainsi que la morphine, seraient vomis par la personne qui se serait injecté de l’apomorphine.
— Et cette personne ne s’en porterait pas plus mal ?
— Non.
Un mouvement se produisit dans la salle et le juge ordonna le silence.
VII
— Vous êtes Amelia Mary Sedley et vous habitez ordinairement au 17, Charles Street, Boonamba, Auckland, en Nouvelle-Zélande ?
— Oui.
— Connaissez-vous Mrs Draper ?
— Oui, depuis plus de vingt ans.
— Savez-vous son nom de jeune fille ?
— Oui. J’assistais à son mariage. Elle s’appelait Mary Riley.
— Née en Nouvelle-Zélande ?
— Non, elle venait d’Angleterre.
— Etes-vous dans la salle depuis le début de la séance ?
— Oui.
— Avez-vous reconnu cette Mary Riley… ou Draper… au tribunal ?
— Oui.
— Où l’avez-vous vue ?
— A la barre des témoins.
— Sous quel nom témoignait-elle ?
— Jessie Hopkins.
— Et vous affirmez que cette Jessie Hopkins est la personne que vous connaissez sous le nom de Mary Riley ou Draper ?
— J’en suis absolument sûre.
Un léger remous se produisit au fond de la salle.
— Avant aujourd’hui, quand avez-vous vu Mary Draper pour la dernière fois ?
— Il y a cinq ans, avant son départ pour l’Angleterre.
Sir Samuel se leva et, l’air perplexe, prit la parole :
— Madame Sedley, il se peut que vous fassiez erreur.
— Je ne me trompe pas.
— Vous avez pu vous laisser égarer par une forte ressemblance.
— Je connais trop bien Mary Draper.
— Miss Hopkins est une infirmière-visiteuse diplômée.
— Mary Draper était une infirmière d’hôpital avant son mariage.
— Vous rendez-vous compte que vous accusez de parjure un témoin à charge ?
— Je maintiens ce que je viens de dire.
VIII
— Edward John Marshall, vous avez vécu quelques années à Auckland, en Nouvelle-Zélande, et vous résidez à présent au 14, Wren Sreet, Deptford, n’est-ce pas ?
— C’est exact.
— Connaissez-vous Mary Draper ?
— Je l’ai connue pendant des années en Nouvelle-Zélande.
— L’avez-vous revue aujourd’hui dans cette salle ?
— Oui. Elle se faisait appeler Hopkins, mais c’était Mrs Draper en personne.
Le juge leva la tête et s’exprima d’une voix claire et pénétrante :
— Il serait bon, ce me semble, de rappeler le témoin Jessie Hopkins.
Une pause. Un murmure.
— Votre Seigneurie, Jessie Hopkins a quitté la salle il y a quelques minutes.
IX
— Hercule Poirot !
Hercule Poirot se présenta à la barre, prêta serment, tordit sa grosse moustache et attendit, la tête légèrement penchée de côté. Il déclina ses nom, adresse et profession.
— Monsieur Poirot, reconnaissez-vous ce document ?
— Certes.
— Comment est-il parvenu en votre possession ?
— Il m’a été remis par l’infirmière-visiteuse Hopkins.
Sir Edwin dit au juge :
— Si vous m’y autorisez, my lord, je vais le lire à haute voix et ensuite on pourra le transmettre à messieurs les jurés.
CHAPITRE IV
PLAIDOYER DE LA DEFENSE
LE VERDICT
I
— Messieurs les jurés, il vous appartient de décider si Elinor Carlisle doit être acquittée. Si, après les témoignages que vous venez d’entendre, vous êtes persuadés qu’Elinor Carlisle a empoisonné Mary Gerrard, il est de votre devoir de la déclarer coupable.
« Mais s’il vous paraît qu’il existe des témoignages également concluants contre une autre personne, il vous reste à libérer l’accusée immédiatement.
« A présent, vous devez vous rendre compte que les faits sont bien différents de ce qu’ils étaient à l’origine de cette séance.
« Hier, après le témoignage dramatique fourni par M. Hercule Poirot, j’ai appelé à la barre d’autres témoins qui ont prouvé, sans aucun doute possible, que Mary Gerrard était la fille illégitime de Laura Welman. Cela dit, il s’ensuit, comme Sa Seigneurie vous le confirmera, que la parente la plus proche de Mrs Welman était, non pas sa nièce, Elinor Carlisle, mais sa fille naturelle connue sous le nom de Mary Gerrard. En conséquence, Mary Gerrard, à la mort de Mrs Welman, devait hériter d’une immense fortune. Tel est, messieurs, le point crucial de la situation.
« Une somme d’environ deux cent mille livres revenait à Mary Gerrard, qui l’ignorait. Elle ne connaissait pas davantage la véritable identité de la femme Hopkins. Vous pourriez supposer, messieurs, que Mary Riley, ou Draper, avait une raison légitime de changer son nom en Hopkins. Pourquoi, dès lors, n’est-elle pas venue l’expliquer franchement ?
« Voici tout ce que nous savons : A l’instigation de l’infirmière Hopkins, Mary Gerrard a fait un testament par lequel elle léguait tous ses biens à « Mary Riley, sœur d’Elisa Riley ». Nous savons que l’infirmière Hopkins, de par sa profession, avait accès à la morphine et à l’apomorphine, dont elle connaissait les propriétés. En outre, il est démontré que l’infirmière Hopkins mentait quand elle disait s’être piqué le poignet à un rosier qui, nous l’avons vu, n’a point d’épines. Pourquoi ce mensonge, sinon pour justifier la trace laissée par l’aiguille hypodermique ? Souvenez-vous aussi que l’accusée a déclaré sous serment que l’infirmière Hopkins, quand elle la rejoignit dans l’office, paraissait souffrante et avait le teint verdâtre… ce qui est compréhensible si elle venait de vomir.
« Je soulignerai un autre point : si Mrs Welman avait vécu vingt-quatre heures de plus, elle eût rédigé un testament. Selon toute probabilité, elle eût pourvu généreusement Mary Gerrard, sans toutefois lui léguer la totalité de sa fortune, car Mrs Welman pensait rendre sa fille naturelle plus heureuse en la maintenant dans un autre milieu que le sien.
« Il ne m’appartient pas de me prononcer sur les témoignages formulés contre une autre personne, si ce n’est pour démontrer que celle-ci avait les mêmes possibilités que l’accusée de commettre ce crime et un mobile autrement puissant.
« Me plaçant sous cet angle, messieurs les jurés, je me permets d’affirmer devant vous que l’accusation formulée contre Elinor Carlisle s’effondre… »
II
Exposé de Mr le juge Beddingfeld :
— … Etes-vous bien convaincus que l’accusée a administré une dose dangereuse de morphine à Mary Gerrard, le 27 juillet ? Sinon, acquittez-la.
« L’accusation a déclaré que la seule personne susceptible de faire absorber le poison à Mary Gerrard était l’accusée. La défense s’est d’abord efforcée de prouver le suicide. Le seul fait à l’appui de cette hypothèse serait le testament rédigé par Mary Gerrard peu avant sa mort. Or, rien ne démontrait qu’elle était déprimée, malheureuse, ou dans un état d’esprit capable de la pousser à cette extrémité. On nous a dit également que la morphine a pu être introduite dans le sandwich par quelqu’un venu pendant l’absence d’Elinor Carlisle. En ce cas, le poison eût été destiné à Elinor Carlisle et la mort de Mary Gerrard devenait une erreur. Troisième hypothèse formulée par la défense. Une autre personne a pu tout aussi bien administrer de la morphine : dans ce dernier cas, le poison a été introduit dans le thé, et non pas dans les sandwiches. La défense a donc fait comparaître le témoin Littledale ; celui-ci a juré que le morceau de papier trouvé dans l’office provenait d’une étiquette collée sur un tube contenant des comprimés de chlorhydrate d’apomorphine, un émétique très puissant. On vous a soumis un échantillon des deux modèles d’étiquettes. A mon sens, la police a commis une grave négligence en ne vérifiant pas de plus près le fragment original et en concluant qu’il s’agissait de morphine.
« Le témoin Hopkins a déclaré s’être piquée au poignet à un rosier devant le pavillon de garde. Le témoin Wargrave a examiné cet arbuste qui est dépourvu d’épines. Il vous reste à déterminer la cause de cette trace de piqûre sur le poignet de l’infirmière Hopkins et d’expliquer la raison de son mensonge.
« Si l’accusation vous a convaincus que la prisonnière, et personne d’autre, a commis le crime, vous devez la déclarer coupable.
« Si une des autres hypothèses suggérées par la défense est plausible et vous semble conforme à la vérité, acquittez l’accusée.
« Je vous prie de prononcer votre jugement avec courage, en tenant compte seulement des témoignages entendus par vous. »
III
Elinor fut ramenée dans la salle. Les jurés reprirent leurs places.
— Messieurs les jurés, vous êtes-vous mis d’accord sur le verdict ?
— Oui.
— Regardez la prisonnière à la barre, et dites si elle est coupable ou innocente.
— Elle est innocente.
CHAPITRE V
LE SAUVEUR
On la fit sortir par une porte dérobée. Des visages souriants l’accueillirent : Roddy… le détective aux grosses moustaches…
Mais elle tourna vers Peter Lord un regard suppliant :
— Je voudrais partir…
Bientôt elle fut à son côté, dans la confortable automobile qui les emmena à toute vitesse hors de Londres.
Il ne lui avait pas encore adressé la parole et elle savourait ce bienfaisant silence.
Chaque minute l’entraînait de plus en plus loin.
Une vie nouvelle…
Voilà ce qu’elle souhaitait.
Une vie nouvelle.
Soudain, elle dit :
— Je voudrais aller vers un endroit tranquille… où je ne verrais plus de visages humains…
Peter Lord lui répondit, très calme :
— J’ai tout prévu. Vous entrerez dans un sanatorium entouré d’un parc magnifique. Personne ne vous importunera.
Avec un soupir, Elinor déclara :
— En effet, ce repos me sera salutaire…
Sa qualité de médecin permettait sans doute à Peter Lord de mieux la comprendre. Il savait… mais ne la tourmentait point. Elle se sentait si heureuse de se trouver près de lui… de fuir le monde, de s’éloigner de Londres… en quête d’un endroit paisible…
Elle voulait oublier… tout oublier… Pour elle, la réalité n’existait plus… Finies l’ancienne vie et les émotions passées ! Elle devenait un être nouveau, étrange et sans défense, rude et primitif. Une nouvelle existence s’ouvrait devant elle.
Quel réconfort d’être assise à côté de Peter Lord !
A présent, sortis de Londres, ils traversaient la banlieue.
Elle dit enfin :
— C’est grâce à vous… grâce à vous…
Peter Lord se récria :
— Non, remerciez plutôt Hercule Poirot. C’est un vrai magicien.
Mais Elinor hocha la tête et répéta, obstinée :
— Non, c’est grâce à vous. Vous êtes allé le chercher et lui avez confié ma défense !
Peter grimaça un sourire.
— Il s’en est tiré à merveille.
— Etiez-vous certain de mon innocence ?
— Je n’en étais pas très sûr.
— Voilà pourquoi j’ai failli plaider « coupable » au début du procès… parce que, vous comprenez, j’avais eu cette idée… J’y avais pensé le jour où vous m’avez surprise à rire devant la maisonnette.
— Je m’en doutais.
— Comme tout cela semble étrange maintenant… une sorte d’envoûtement ! Ce jour où j’ai acheté le beurre de poisson et préparé les sandwiches, je me suis menti à moi-même et je me suis dit : « J’y ai mélangé du poison et lorsqu’elle en mangera, elle mourra… et alors Roddy reviendra vers moi. »
— Cela soulage parfois de se créer ainsi des illusions. C’est une façon assez fantaisiste de satisfaire ses mauvais désirs, et comparable à la transpiration qui expulse les toxines de l’organisme.
— En effet, car mes pensées perverses se dissipèrent tout d’un coup ! Lorsque cette femme parla du rosier du pavillon de garde, je revins à mon état normal.
Frissonnante, elle ajouta :
— Ensuite, lorsque nous entrâmes dans le petit salon, Mary était morte… ou rendait le dernier soupir. Je songeai : « Y a-t-il une grande différence entre commettre un meurtre et avoir l’intention de le commettre ? »
— Une différence du tout au tout !
— Oui, mais au fond ?
— Certainement ! Penser à commettre un meurtre ne nuit à personne. Les gens envisagent cette question d’une drôle de manière. Ils s’imaginent que cela équivaut à préparer un meurtre… ce n’est pas le cas. Au bout d’un certain temps, vous vous rendez compte de la noirceur de vos sentiments et vous revenez de votre démence passagère.
— Comme vous savez consoler les gens !
Peter Lord protesta gentiment.
— Pas du tout ! C’est une simple affaire de bon sens.
Les larmes jaillissant de ses yeux, Elinor dit :
— De temps à autre… au tribunal… je vous regardais. Votre présence me redonnait du courage.
Pour la première fois depuis qu’elle était montée dans la voiture, elle tourna la tête et observa son compagnon.
Sa vue ne la blessa point ; tandis que celle de Roddy faisait naître en elle un plaisir mêlé de souffrance.
Elle aimait la bonne figure de Peter Lord, aimable et drôle à la fois, et pourtant si réconfortante.
Ils arrivèrent enfin devant une grille. Une allée montait jusqu’à une calme maison blanche bâtie au flanc d’une colline.
— Ici, vous serez tout à fait en sécurité. Personne ne viendra vous importuner.
Instinctivement, elle lui posa la main sur le bras.
— Vous… vous viendrez me voir ?
— Bien sûr.
— Souvent ?
— Aussi souvent que vous voudrez, répondit Peter Lord.
— Alors venez… très souvent.
CHAPITRE VI
MENSONGES
— Constatez, mon ami, déclara Hercule Poirot, que les mensonges sont parfois aussi précieux que la vérité.
— Vous a-t-on dit des mensonges ? demanda Peter Lord.
Hercule Poirot hocha la tête.
— Certes, et pour diverses raisons. La personne, qui, précisément, se devait de proclamer la vérité, avec tout le scrupule de sa conscience délicate, fut celle qui m’intrigua le plus.
— Elinor ! murmura Peter Lord.
— Justement. Les témoignages la désignaient comme la coupable et elle n’essaya point de détourner les soupçons. S’accusant d’intention, sinon de fait, elle fut sur le point d’abandonner la lutte et de plaider coupable devant le tribunal pour un crime qu’elle n’avait pas commis.
Peter Lord, exaspéré, poussa un soupir.
— Incroyable !
— Pas du tout ! Elle se condamnait… parce qu’elle se jugeait selon un code moral bien supérieur à celui du commun des mortels.
— Oui, je la reconnais là.
Hercule Poirot continua :
— Dès le début de mon enquête, par son attitude, Elinor Carlisle m’a toujours laissé des doutes quant à son innocence. Mais j’ai voulu remplir la mission que vous m’aviez confiée et j’ai découvert que des soupçons aussi graves pesaient sur une autre personne.
— L’infirmière Hopkins ?
— Pas tout de suite. Roderick Welman attira le premier mon attention. Lui aussi commença par un mensonge. Il me déclara qu’il avait quitté l’Angleterre le 9 juillet et y était revenu le 1er août. Mais l’infirmière Hopkins m’avait dit, par hasard, que Mary Gerrard avait repoussé les avances de Roderick Welman à Maidensford, puis quand elle le vit à Londres. Or, selon vos renseignements, Mary Gerrard se rendit à Londres le 10 juillet… un jour après le départ de Roderick Welman. Alors, à quelle date Mary Gerrard a-t-elle eu une entrevue à Londres avec Roderick Welman ? J’attelai à la besogne mon ami le cambrioleur et, après avoir examiné le passeport de Welman, je découvris que l’amoureux de Mary se trouvait en Angleterre du 25 au 27 juillet. De propos délibéré, il m’avait menti sur ce point.
« Je songeai aussi à ce laps de temps pendant lequel les sandwiches restèrent sur une assiette à l’office tandis qu’Elinor Carlisle descendait au pavillon. Mais je demeurai sous l’impression qu’en ce cas, on en voulait à la vie d’Elinor et non à celle de Mary. Roderick Welman avait-il quelque raison de supprimer sa cousine ? Oui, et une excellente ! Elinor avait testé en sa faveur et lui léguait une immense fortune. Par un subtil interrogatoire, j’appris que Roderick pouvait connaître ce détail.
— Et pourquoi avez-vous conclu à son innocence ? s’enquit Peter Lord.
— Grâce à un nouveau mensonge… mensonge stupide et insignifiant. L’infirmière Hopkins prétendit qu’elle s’était égratignée le poignet à un rosier et que l’épine était restée dans la blessure. J’allai examiner ce rosier et constatai qu’il ne portait point d’épines… De toute évidence, l’infirmière avait proféré un mensonge… un mensonge si grossier et si inutile qu’elle attira fortement mon attention.
« Miss Hopkins commençait à m’intriguer. Jusque-là, elle m’avait semblé un témoin de bonne foi et toujours logique, malgré son parti pris contre l’accusée, provenant, me disais-je, de son affection pour la défunte. Mais devant ce mensonge maladroit, je révisai mon opinion sur elle et je compris un détail qui m’avait jusque-là échappé. L’infirmière Hopkins connaissait certaines choses au sujet de Mary Gerrard et semblait tenir à ce qu’on le sût.
Surpris, Peter Lord s’écria :
— J’aurais supposé le contraire !
— Elle joua à merveille le rôle de celle qui sait quelque chose et ne veut rien dire. Mais, après réflexion, je compris que chacune de ses paroles avait un tout autre but. Ma conversation avec miss O’Brien me confirma dans cette impression. Pleine d’astuce, miss Hopkins s’était servie de sa collègue sans que celle-ci s’en doutât.
« Dès lors, je discernai clairement le jeu de l’infirmière Hopkins. Je comparai les deux mensonges : le sien et celui de Roderick Welman. L’un des deux mensonges était-il susceptible d’une explication innocente ?
« Dans le cas de Roderick je répondis : oui. Son orgueil refusait d’admettre qu’au lieu de rester à l’étranger comme il se l’était promis, il était revenu à l’improviste voir Mary Gerrard. Comme il ne s’était pas approché de la scène du meurtre et ignorait tout du drame, il choisit la ligne de moindre résistance et évita des ennuis (trait caractéristique de Roderick) en passant sous silence cette visite précipitée en Angleterre et en déclarant simplement qu’il était revenu le 1er août après réception du câble lui apprenant la triste nouvelle.
« Quant à l’infirmière Hopkins, pouvait-elle fournir une explication vraisemblable de son mensonge ? Plus j’y réfléchissais, plus je le trouvais insolite. Pourquoi jugea-t-elle nécessaire de mentir à propos d’une piqûre au poignet ? En réalité, d’où provenait cette marque ?
« Je me posai certaines questions. A qui appartenait la morphine dérobée ? A miss Hopkins. Qui pouvait avoir administré cette morphine à Mrs Welman ? Miss Hopkins. D’accord, mais alors pourquoi attirer l’attention sur la disparition de ce poison ? Si l’infirmière était coupable, il ne pouvait y avoir qu’une réponse : c’est que l’autre meurtre, le meurtre de Mary Gerrard, était déjà projeté ; on avait choisi un bouc émissaire, et il fallait démontrer que la prétendue coupable avait eu la possibilité de se procurer de la morphine.
« Certaines circonstances vinrent corroborer mes présomptions. La lettre anonyme adressée à Elinor avait pour but de faire naître de mauvais sentiments entre Elinor et Mary. On voulait qu’Elinor vînt au château et protestât contre l’ascendance de Mary sur Mrs Welman. Le fait que Roderick Welman s’éprît violemment de Mary était imprévisible, mais cette circonstance n’échappa point à miss Hopkins. Le bouc émissaire avait maintenant un mobile adéquat.
« Mais pourquoi ces deux crimes ? Pour quelle raison l’infirmière Hopkins voulait-elle se défaire de Mary Gerrard ? Je commençai de discerner un rayon de lumière… d’abord très faible. Miss Hopkins exerçait une forte influence sur Mary et s’en servit pour persuader la jeune fille de faire son testament. Ce document ne profitait point à miss Hopkins, mais à une tante de Mary vivant en Nouvelle-Zélande. Alors je me souvins d’une remarque que m’avait faite par hasard un habitant du village : cette tante de Mary avait été infirmière d’hôpital.
« J’y voyais déjà un peu plus clair. Le but du crime devenait apparent. Ma prochaine démarche serait plus facile. Je revis l’infirmière Hopkins et nous jouâmes tous deux la comédie avec assez de ruse. Enfin, je l’amenai à me révéler le secret auquel elle avait déjà fait allusion. Elle m’en fit part… peut-être un peu plus tôt qu’elle n’en avait l’intention. Mais l’occasion était si propice qu’elle ne put y résister. Après tout, la vérité éclate un jour ou l’autre. Avec une répugnance feinte, elle me montra la lettre. Cette fois, cher ami, mes doutes se dissipèrent. Miss Hopkins venait de se trahir.
Peter Lord fronça le sourcil et dit :
— Comment ?
— Mon cher, la suscription de la lettre était ainsi rédigée : « A expédier à Mary après ma mort. » Mais le sens de la lettre indiquait nettement que Mary Gerrard devait toujours ignorer la vérité. En outre, le mot expédier et non (remettre) sur l’enveloppe était lumineux. La lettre n’était pas destinée à Mary Gerrard, mais à une autre Mary. Elisa Riley dévoilait les faits à sa sœur, Mary Riley, en Nouvelle-Zélande.
« L’infirmière Hopkins ne trouva point cette lettre au pavillon de garde après la mort de Mary Gerrard. Depuis de longues années, elle l’avait en sa possession. Elle l’avait reçue en Nouvelle-Zélande où on la lui envoya après la mort de sa sœur.
Poirot fit une pause.
— Lorsqu’on a percé la vérité avec les yeux de l’esprit, le reste devient facile. La rapidité des voyages aériens permit à un témoin qui connaissait Mary Draper en Nouvelle-Zélande d’assister au procès.
Peter objecta :
— Supposez que vous vous soyez trompé et que miss Hopkins et Mary Draper eussent été deux personnes différentes ?
— Je ne me trompe jamais ! trancha Poirot.
Peter Lord éclata de rire et Poirot continua :
— Cher ami, nous détenons maintenant des renseignements sur cette femme Mary Riley ou Mary Draper. La police de Nouvelle-Zélande ne possédait point de preuves suffisantes pour la condamner, mais depuis longtemps elle surveillait cette femme qui brusquement quitta le pays. Une de ses malades, une vieille dame, avait légué, à sa « chère infirmière Riley », un coquet héritage, et sa mort laissa perplexe le médecin qui la soignait. Le mari de Mary Draper avait pris une assurance sur la vie en faveur de son épouse. Or, il mourut subitement, de façon mystérieuse. Malheureusement pour elle, il avait rédigé un chèque en règlement de sa prime, mais avait oublié de mettre sa lettre à la poste. D’autres morts sont peut-être encore à son actif. Il est certain que cette misérable est dénuée de tout scrupule et capable de tout.
« On imagine dès lors que la lettre de sa sœur suggéra d’autres idées à cet esprit plein de ressources. La Nouvelle-Zélande était devenue un endroit dangereux pour Mary Riley, elle vint en Angleterre exercer sa profession sous le nom de Hopkins (nom d’une de ses anciennes collègues d’hôpital décédée à l’étranger) et elle choisit Maidensford comme champ d’activité. Peut-être envisagea-t-elle quelque forme de chantage, mais la vieille dame n’était pas femme à se laisser duper, et l’infirmière Riley, ou Hopkins, se garda bien de risquer pareille aventure.
« Une parole prononcée à la légère par la vieille dame lui révéla peut-être que celle-ci n’avait pas fait de testament.
« Le soir de juin, lorsque sa collègue, miss O’Brien, lui dit que Mrs Welman réclamait son notaire, miss Hopkins n’hésita point. Mrs Welman devait mourir intestat afin que sa fille naturelle héritât de sa fortune. L’infirmière Hopkins s’était déjà assurée de l’amitié de Mary Gerrard et possédait sur elle une énorme influence. Il ne lui restait qu’à la persuader de rédiger un testament en faveur de sa tante, et à lui inspirer la rédaction de ce document. Il n’y était fait mention d’aucun lien de parenté : seul figurait le nom de « Mary Riley, sœur de feue Elisa Riley ». La pièce signée, le sort de Mary Gerrard était jeté. L’autre n’attendait que l’occasion. Elle avait déjà, je suppose, prémédité son crime. Elle se servirait d’apomorphine pour établir son alibi. Elle avait peut-être eu l’intention d’inviter Elinor et Mary chez elle, mais lorsque Elinor se présenta au pavillon et les pria toutes deux de venir manger des sandwiches, elle s’empressa d’accepter. Les apparences étaient telles qu’Elinor serait certainement accusée du crime.
Lentement, Peter Lord prononça :
— Sans vous, elle eût été condamnée.
— Non, protesta Hercule Poirot, c’est à vous qu’elle doit la vie.
— A moi ? Mais je n’ai rien fait. J’ai essayé.
Il s’interrompit et Poirot, souriant, continua :
— Oui, vous avez fait de votre mieux. Vous vous impatientiez de ma lenteur. A votre avis, je ne devais jamais aboutir et vous redoutiez également qu’elle fût coupable. Et avec une désinvolture inqualifiable, vous aussi m’avez menti. Mais, mon cher, vous n’étiez pas assez malin pour cela. A l’avenir, je vous conseille de vous borner à soigner la rougeole, la coqueluche, et à ne point vous occuper d’affaires criminelles.
Peter Lord rougit.
— Vous le saviez ?
— Vous m’avez conduit par la main à une clairière dans la charmille et vous avez ramassé une boîte d’allumettes allemandes que vous y aviez placée vous-même. C’est de l’enfantillage !
Clignotant des yeux, Peter Lord lui dit :
— Continuez, pendant que vous y êtes.
Poirot continua en effet :
— Vous parlez au jardinier et l’amenez à dire qu’il a vu votre voiture sur la route ; vous en paraissez tout surpris et prétendez que cette auto n’est pas la vôtre. Et vous me regardez d’un œil sévère pour me faire admettre qu’un étranger a dû se rendre au château ce matin-là.
— Je suis un âne bâté, je l’avoue, dit Peter Lord.
— Que faisiez-vous ce même matin à Hunterbury ?
Le médecin rougit de plus belle.
— Ce n’était que bêtise de ma part. Je… j’avais entendu dire qu’elle était au château et j’y suis allé à tout hasard, espérant la voir. Je n’avais pas du tout l’intention de lui parler. Je… je voulais seulement… euh… la voir. Du sentier conduisant à la charmille, je la vis à l’office en train de tailler du pain et de le beurrer.
— Charlotte et le poète Werther. Continuez, cher ami.
— Je n’ai rien d’autre à dire. Je me suis glissé dans les buissons où je suis resté pour la regarder jusqu’à ce qu’elle s’en aille.
— Etes-vous tombé amoureux d’Elinor Carlisle lors de votre première rencontre ?
— Je crois bien que oui.
Il y eut un long silence et Peter Lord reprit :
— Je suppose qu’elle et Roderick Welman vivront heureux désormais.
Hercule Poirot protesta :
— Vous n’en croyez rien, cher ami.
— Pourquoi pas ? Elle lui pardonnera l’affaire Mary Gerrard. Ce n’était qu’une passade de la part de Roderick.
— La blessure est plus profonde que vous ne l’imaginez… Il demeure parfois un abîme entre le passé et l’avenir… lorsqu’on a traversé les ombres de la vallée de la mort et qu’on émerge en plein soleil. Alors, mon cher, commence une nouvelle vie… le passé s’efface…
Après un instant, il reprit :
— Une nouvelle vie… Elinor Carlisle entre à présent dans une nouvelle vie… et c’est à vous qu’elle la doit.
— Non !
— Si ! Grâce à votre détermination et à votre insistance arrogante, vous m’avez contraint d’agir suivant vos souhaits. Admettez-le, c’est vers vous que va sa gratitude, n’est-ce pas ?
Peter Lord répondit lentement :
— Oui, elle me témoigne une vive reconnaissance…
« Elle m’a prié d’aller la voir souvent.
— En effet, elle a besoin de vous.
— Pas autant que… de lui, riposta vivement Peter Lord.
Hercule Poirot hocha la tête.
— Jamais elle n’a eu besoin de Roderick Welman. Certes, elle l’a aimé, mais d’un amour malheureux, désespéré.
Les traits crispés, Peter Lord soupira :
— Jamais, elle ne m’aimera ainsi.
— Peut-être pas, mais vous lui êtes nécessaire, cher ami, parce que c’est seulement près de vous qu’elle peut connaître le véritable bonheur.
Le jeune homme ne répondit point.
Poirot dit, d’une voix douce :
— Pourquoi ne pas accepter les faits ? Elle aimait Roderick Welman. Et après ? A vos côtés elle sera heureuse.
FIN