CHAPITRE XIII
LA VOITURE DU Dr LORD
Poirot frappa à la porte de la maisonnette habitée par l’infirmière Hopkins. Celle-ci vint lui ouvrir, la bouche pleine de brioche.
— Eh bien, monsieur Poirot, que me voulez-vous encore ?
— Puis-je entrer ?
De mauvaise grâce, miss Hopkins s’écarta pour laisser Poirot franchir le seuil. L’infirmière offrait généreusement le thé à ses visiteurs et une minute plus tard, Poirot regardait avec appréhension une tasse de breuvage foncé.
— Je viens de le faire… il est fort et d’un goût délicieux !
Poirot remua son thé lentement et, héroïque, en avala une gorgée, puis il dit :
— Devinez-vous l’objet de ma visite ?
— Je vous le dirai quand vous me l’aurez appris. Je ne lis pas dans la pensée des gens.
— Je viens vous prier de me faire connaître la vérité.
L’infirmière se leva, rouge de colère.
— Que signifie cette insolence ? Je n’ai jamais proféré de mensonge de ma vie ; en tout cas, pas pour cacher mes torts. J’ai signalé la disparition de ce tube de morphine à l’enquête, alors que bien d’autres à ma place se seraient tues. Je savais pertinemment que je recevrais un blâme pour avoir laissé traîner ma mallette. Après tout, un oubli peut arriver à tout le monde. On me l’a reproché et, je puis vous le dire, cet aveu va me nuire dans ma profession. Cependant, je n’ai pas hésité. Je connaissais un détail susceptible d’éclairer l’affaire et je l’ai dévoilé. Et je vous saurais gré, monsieur Poirot, de bien vouloir garder pour vous vos insinuations déplaisantes. J’ai la conscience tranquille en ce qui concerne mes déclarations sur la mort de Mary Gerrard et, si vous ne me croyez pas, je vous serais reconnaissante de me le dire franchement ! Je n’ai rien caché… absolument rien… Je suis disposée à prêter serment et à répéter en justice ma déposition.
Poirot n’essaya pas de l’interrompre. Il connaissait trop bien la façon de s’y prendre avec une femme en colère. Il laissa l’infirmière s’emporter et attendit qu’elle se calmât. Puis il s’exprima d’une voix douce :
— Je n’ai jamais prétendu que vous aviez dissimulé la vérité sur le crime.
— Alors, je voudrais bien savoir ce que vous avez dit ?
— Je vous ai priée de me dire la vérité, non pas sur la mort, mais sur la vie de Mary Gerrard.
L’infirmière parut décontenancée.
— C’est cela que vous attendez de moi ? La vie de Mary Gerrard n’a rien à voir avec le meurtre.
— Je ne prétends pas le contraire. Je crois seulement que vous faites des réticences à son égard.
— Libre à moi… du moment que cela ne concerne pas le crime.
Poirot haussa les épaules.
— Pourquoi me dissimuler le passé de cette jeune fille ?
L’infirmière s’empourpra.
— Par simple respect pour des gens qui sont tous morts et dont l’existence ne regarde personne !
— S’il s’agissait de simples suppositions, passe encore ! Mais si vous êtes au courant de faits véridiques, vous n’avez pas le droit de vous taire.
— Je ne vous comprends pas, dit miss Hopkins.
— Je vais vous aider, fit Poirot. Miss O’Brien a fait devant moi quelques allusions et j’ai eu un long entretien avec Mrs Slattery, qui se souvient d’événements arrivés voilà une vingtaine d’années. Je vais vous répéter textuellement ce que j’ai appris. Il y a plus de vingt ans, une intrigue amoureuse se noua entre Mrs Welman, veuve depuis quelques années, et sir Lewis Ricroft, affligé d’une épouse folle à lier. A cette époque, la loi n’autorisait pas le divorce en pareil cas, et lady Ricroft, dont la santé physique était excellente, pouvait vivre jusqu’à quatre-vingt-dix ans ! La liaison entre la châtelaine de Hunterbury et sir Lewis était assez visible, mais tous deux usèrent d’une grande discrétion pour sauver les apparences. Sir Lewis Ricroft fut tué au cours d’une bataille pendant la Grande Guerre.
— Et alors ?
— J’ai tout lieu de croire, dit Poirot, qu’un enfant naquit après la mort de sir Lewis et que cet enfant était Mary Gerrard.
— Vous paraissez rudement bien renseigné ! s’écria miss Hopkins.
— Ce n’est qu’une hypothèse de ma part. Mais il se peut que vous soyez en mesure de m’en fournir des preuves formelles.
L’infirmière demeura quelques instants le visage sombre, puis elle se leva, traversa la pièce, ouvrit un tiroir et en retira une enveloppe qu’elle tendit à Poirot.
— Je vais vous expliquer comment ce document tomba entre mes mains. Sachez que j’avais mes soupçons. La façon dont Mrs Welman regardait la jeune fille, puis les racontars… De plus, le vieux Gerrard, au cours de sa maladie, m’a déclaré que Mary n’était pas sa fille.
« Après la mort de Mary, je suis allée finir de mettre de l’ordre au pavillon et dans un tiroir, parmi de vieux papiers appartenant au bonhomme, j’ai trouvé cette lettre. Lisez-la.
Poirot lut la suscription d’une encre très pâle :
A expédier à Mary après ma mort.
— Cette écriture ne date pas d’hier, remarqua le détective.
— Elle n’est pas de la main de Gerrard, expliqua miss Hopkins, mais de la mère de Mary, morte voilà quatorze ans. Elle était destinée à la jeune fille, mais le vieillard la gardait par-devers lui, en sorte qu’elle ne l’a jamais vue… fort heureusement pour elle. Elle put ainsi marcher toujours la tête haute, sans aucune honte.
Après une pause, elle reprit :
— Cette lettre n’était pas cachetée. Lorsque je la découvris, je dois avouer que je l’ouvris et la lus du commencement à la fin ; je n’aurais évidemment pas dû le faire. Mais Mary était morte ; je devinais plus ou moins le contenu de cette lettre et je ne doutais pas qu’elle pouvait intéresser une autre personne qu’elle. Toujours est-il que j’ai eu quelque scrupule à la détruire, et ne m’en croyais pas le droit. Mais lisez-la plutôt.
Poirot retira de l’enveloppe une feuille de papier couverte d’une petite écriture anguleuse.
J’écris ici la vérité pour le cas où elle pourrait servir un jour. J’étais femme de chambre de Mrs Welman à Hunterbury. Elle s’est montrée toujours bonne envers moi. J’ai été séduite, elle m’a protégée et reprise à son service après ma délivrance ; mais le bébé mourut. Ma maîtresse et sir Lewis Ricroft s’aimaient, mais ne pouvaient se marier parce qu’il avait déjà une épouse enfermée dans un asile d’aliénés. Ce gentleman, très dévoué à Mrs Welman, fut tué à la guerre et, peu de temps après, Mrs Welman m’apprit qu’elle attendait un enfant. Elle se rendit en Ecosse et m’emmena avec elle. L’enfant naquit là-bas, à Ardlochrie. Bob Gerrard, qui m’avait abandonnée au moment de mes ennuis, s’était remis à m’écrire. Entre ma maîtresse et moi, nous décidâmes que Gerrard m’épouserait et que nous habiterions le pavillon de garde avec l’enfant qui passerait pour le mien. Si nous vivions au château, il semblerait naturel que Mrs Welman s’intéressât à l’enfant, pourvût à son éducation et lui fît une situation dans le monde. Mrs Welman jugea préférable que Mary ignorât toujours la vérité. Elle nous remit une grosse somme d’argent, mais je lui aurais bien rendu ce service bénévolement. J’ai vécu heureuse avec Bob, mais il n’a jamais aimé Mary. Jusqu’ici, j’ai gardé mon secret ; toutefois, je crois de mon devoir, avant ma mort, de faire cette déclaration par écrit.
ELISA GERRARD (née Elisa Riley).
Hercule Poirot poussa un long soupir et replia la lettre.
— Que pensez-vous faire ? demanda, inquiète, miss Hopkins. Tous sont morts à présents. A quoi bon fouiller dans le passé ! Mrs Welman jouissait dans le pays de l’estime générale ; ce serait cruel de réveiller ce vieux scandale. Quant à Mary, cette charmante enfant, pourquoi révéler à tous qu’elle était fille naturelle ? Laissons les morts dormir en paix. Voilà mon opinion.
— Il faut aussi tenir compte des vivants, objecta Poirot.
— Cette histoire n’a rien à voir avec le meurtre de Mary.
— Je ne partage pas du tout votre avis, répliqua le détective.
Il quitta la maisonnette et l’infirmière, éberluée, le regarda s’éloigner. Poirot venait de parcourir un bout de chemin, lorsqu’il entendit des pas hésitants derrière lui. Il s’arrêta. Se retournant, il vit Horlick, le jeune jardinier de Hunterbury, qui, l’air embarrassé, tordait sa casquette entre ses mains.
— Excusez-moi, monsieur. Pourrais-je vous dire un mot ?
— Mais oui. De quoi s’agit-il ?
Horlick tortilla sa casquette de plus belle. Il dit, baissant les yeux et la mine encore plus confuse :
— C’est au sujet de la voiture, monsieur.
— La voiture qui stationnait, ce matin-là, à la grille de derrière ?
— Oui, monsieur. Le Dr Lord a dit ce matin que ce n’était pas la sienne, mais c’était son auto, monsieur.
— Vous l’affirmez ?
— Oui, monsieur, à cause du numéro… MSS 2022. Je l’avais bien remarqué. MSS 2022. Vous comprenez, nous la connaissons tous dans le village et on l’appelait la « Miss Vingt-deux » ! Impossible de se tromper…
— Cependant, le médecin prétend qu’il était allé le matin même à Withenbury.
L’air de plus en plus piteux, Horlick murmura :
— Oui, monsieur. Moi aussi je l’ai entendu. Mais c’est sa voiture. Je suis prêt à le jurer.
— Merci, Horlick. Peut-être aurez-vous bientôt l’occasion de le faire.
TROISIÈME PARTIE
CHAPITRE PREMIER
L’ETIQUETTE
I
Faisait-il très chaud dans le tribunal ? Ou très froid ? Elinor Carlisle n’aurait su le dire. Parfois, elle se sentait brûlante de fièvre et aussitôt après elle frissonnait.
Elle n’avait pas entendu la fin du réquisitoire. Elle avait revécu le passé, depuis le jour où lui était parvenue cette horrible lettre anonyme jusqu’au moment où l’officier de police à la face glabre lui avait déclaré, avec une terrible précision :
— Vous êtes Elinor Katherine Carlisle. Je porte sur moi un mandat d’arrêt vous accusant de meurtre sur la personne de Mary Gerrard, que vous avez empoisonnée le 27 juillet dernier. Je vous avertis : tout ce que vous direz désormais sera relevé par écrit et servira de témoignage au procès.
Quelle précision ! Elinor se sentait prise dans les engrenages bien huilés d’une machine inhumaine, inexorable.
A présent, elle se tenait debout au banc des accusés, exposée aux regards impitoyables d’un nombreux public se repaissant de ses souffrances.
Seuls, les jurés ne la regardaient point. Embarrassés, ils détournaient leurs yeux d’elle. Elinor songea : « C’est parce qu’ils savent d’avance l’arrêt qu’ils vont prononcer. »
II
Le Dr Lord se présenta à la barre des témoins. Etait-ce bien là Peter Lord, le jeune médecin gai et pétillant, qui lui avait témoigné tant de bonté et d’amitié à Hunterbury ? Maintenant, il paraissait compassé et affectait une austérité professionnelle. Il répondait d’un ton monotone : il avait été appelé par téléphone au château de Hunterbury, trop tard pour secourir la victime ; Mary Gerrard succomba quelques minutes après son arrivée. Selon lui, la mort était due à un empoisonnement par absorption de morphine sous une forme assez peu connue, dénommée la « foudroyante ».
Sir Edwin Bulmer se leva pour l’interroger.
— Vous étiez le médecin attitré de feue Mrs Welman, n’est-ce pas ?
— Oui.
— Au cours de vos visites à Hunterbury, en juin dernier, vous avez eu l’occasion de voir ensemble l’accusée et Mary Gerrard ?
— Oui, plusieurs fois.
— Quelle était l’attitude de l’accusée envers Mary Gerrard ?
— Tout à fait aimable et naturelle.
Avec un sourire légèrement dédaigneux, sir Edwin Bulmer demanda :
— N’avez-vous jamais remarqué quelque signe de cette « haineuse jalousie » dont on nous rebat les oreilles ?
Serrant la mâchoire, Peter Lord répondit d’une voix ferme :
— Non.
Elinor pensa : « Mais si, mais si… il vient de faire un mensonge en ma faveur… il savait… »
Après Peter Lord se présenta le médecin légiste. Sa déposition fut longue et détaillée. La mort était due à un empoisonnement par la morphine de l’espèce dite « foudroyante ». Sur la demande du magistrat, il s’attarda complaisamment à l’explication de ce terme. La mort due à l’absorption de morphine pouvait se produire de plusieurs manières, dont la plus commune se manifestait par une période d’intense agitation, suivie de torpeur accompagnée d’une contraction des pupilles. Une autre forme, plus rare, dénommée « foudroyante » par la médecine française, avait pour symptôme un profond sommeil survenant après un très bref laps de temps… environ dix minutes ; les paupières se dilataient d’ordinaire.
III
Après une courte interruption, le tribunal reprit la séance. Les témoignages des experts médicaux exigèrent plusieurs heures.
Le Dr Alan Garcia, le distingué toxicologue, fit connaître le contenu de l’estomac de la victime : pain, beurre, poisson, thé, présence de morphine… Cette énumération fut suivie d’autres termes scientifiques et de chiffres décimaux. La quantité de morphine absorbée par la défunte était estimée à environ quatre grains, alors qu’un seul suffisait pour déterminer la mort.
Toujours ironique, sir Edwin se leva.
— Je demande quelques éclaircissements. Vous n’avez trouvé dans l’estomac que du pain, du beurre, du poisson, du thé et de la morphine. Y avait-il encore d’autres comestibles ?
— Aucun.
— Ce qui revient à dire que la défunte n’avait absorbé que des sandwiches et du thé depuis un temps assez considérable ?
— C’est exact.
— Auriez-vous un moyen de découvrir par quel intermédiaire le poison a été administré ?
— Je ne saisis pas bien.
— Je vais simplifier ma question. La morphine aurait pu être incorporée dans le pain, dans le beurre de poisson étalé sur le pain, dans le thé ou le lait ajouté au thé.
— Certes.
— Rien ne prouve que la morphine se trouvait dans le beurre de poisson plutôt que dans un autre ingrédient ?
— Non.
— D’autre part, les comprimés de morphine auraient pu être absorbés séparément, c’est-à-dire sans l’aide d’un aliment ?
— Bien sûr.
Sir Samuel reprit son interrogatoire.
— Néanmoins, vous affirmez que, sous quelque forme qu’ait été avalé lé poison, il a été pris au même moment que les aliments et la boisson ?
— Oui.
— Je vous remercie.
IV
Machinalement, l’inspecteur Brill prêta serment. Dans une attitude militaire, il débita son témoignage avec une facilité professionnelle :
— Appelé au château… L’accusée dit : « C’est sûrement du beurre de poisson avarié… » Perquisition des locaux… Un pot de beurre de poisson nettoyé était posé sur l’égouttoir de l’office, un autre à demi plein… perquisition de la cuisine…
— Qu’avez-vous trouvé ?
— Dans une fissure derrière la table, entre les lames du parquet, j’ai ramassé un petit bout de papier.
La pièce à conviction fut présentée aux jurés.
— Que pensiez-vous avoir découvert ?
— Un fragment d’étiquette imprimée semblable à celles que l’on colle sur les tubes de morphine.
L’avocat de la défense se leva lentement et dit :
— Vous avez trouvé ce morceau de papier dans une fissure du parquet ?
— Oui.
— C’est un bout d’étiquette ?
— Oui.
— Avez-vous trouvé le reste ?
— Non.
— Ni un tube de verre ou un flacon d’où aurait pu provenir ce bout d’étiquette ?
— Non.
— Dans quel état était ce morceau de papier au moment où vous l’avez ramassé ? Propre ou sale ?
— Tout à fait neuf.
— Qu’entendez-vous par là ?
— A part un peu de poussière venant du parquet, il était propre.
— Depuis combien de temps était-il là, à votre avis ?
— Il devait y être tombé depuis peu.
— Autrement dit, le jour même où vous l’avez relevé… pas plus tôt ?
— Non.
Avec un léger grognement, sir Edwin se rassit.
V
L’infirmière Hopkins se présenta à la barre, le visage rouge et l’air digne.
Elinor ne la jugea pas aussi effrayante que l’inspecteur Brill, dont l’aspect inhumain la paralysait. Elle voyait en lui un rouage de cette grande machine anonyme, la justice. Miss Hopkins avait, comme tout le monde, des passions et des préjugés.
— Vous vous appelez Jessie Hopkins ?
— Oui.
— Vous êtes l’infirmière-visiteuse du district et vous habitez le cottage des Roses, à Hunterbury ?
— Oui.
— Où vous trouviez-vous le 28 juin dernier ?
— Au château d’Hunterbury.
— On vous y avait appelée ?
— Oui, Mrs Welman avait eu une attaque… la deuxième. Je devais aider miss O’Brien jusqu’à l’arrivée d’une seconde infirmière.
— Avez-vous apporté une petite mallette chez votre malade ?
— Oui.
— Dites aux jurés ce qu’elle contenait.
— Des pansements, une seringue hypodermique et certains médicaments, entre autres un tube de chlorhydrate de morphine.
— Pourquoi ce tube ?
— Matin et soir, je devais administrer à une de mes malades du village des injections sous-cutanées de morphine.
— Que renfermait ce tube ?
— Vingt comprimés contenant chacun un demi-grain de chlorhydrate de morphine.
— Qu’avez-vous fait de votre mallette ?
— Je l’ai déposée dans le vestibule.
— C’était le soir du 28. Quand avez-vous eu l’occasion de l’ouvrir ensuite ?
— Le lendemain matin vers neuf heures, au moment où je me disposais à sortir de chez moi.
— Y manquait-il quelque chose ?
— Oui, le tube de morphine.
— Avez-vous signalé sa disparition ?
— J’en ai touché un mot à miss O’Brien, l’infirmière qui soignait la malade.
— Vous aviez laissé cette mallette dans un endroit où tout le monde allait et venait.
— Oui.
Sir Samuel fit une pause et reprit :
— Connaissiez-vous intimement Mary Gerrard ?
— Oui.
— Que pensiez-vous d’elle ?
— C’était une charmante jeune fille…
— Avait-elle bon caractère ?
— Excellent !
— Lui connaissiez-vous des soucis ?
— Non.
— Au moment de sa mort, avait-elle des raisons de se tourmenter au sujet de son avenir ?
— Aucune.
— Elle n’avait donc nul motif de se détruire ?
— Pas le moindre.
La lamentable histoire fut répétée de point en point. En quelle circonstance l’infirmière Hopkins avait accompagné Mary au pavillon, l’arrivée d’Elinor, son agitation, l’invitation à manger des sandwiches, l’assiette offerte d’abord à Mary. Elinor avait demandé qu’on lavât la vaisselle et prié ensuite l’infirmière Hopkins de l’accompagner à l’étage pour l’aider à trier les affaires de sa tante.
A plusieurs reprises, sir Edwin Bulmer interrompit la narratrice et formula certaines objections.
Elinor réfléchissait : « Tout cela semble vrai… et elle le croit. Elle est certaine de ma culpabilité. Et chacune de ses paroles exhale un air de vérité… Voilà qui est terrible. Tout est vrai… »
Une fois de plus, comme elle promenait son regard dans la salle, elle aperçut le visage d’Hercule Poirot. Il l’observait d’un air pensif et plein de bonté, parce que, songeait Elinor, il en savait trop long sur l’affaire.
Le morceau de carton sur lequel avait été collé le bout d’étiquette fut remis au témoin.
— Savez-vous ce que c’est ?
— Un morceau d’étiquette.
— Pourriez-vous dire aux jurés d’où il provient ?
— Oui… c’est une partie de l’étiquette d’un tube de comprimés de morphine d’un demi-grain… comme celui que j’ai perdu.
— En êtes-vous sûre ?
— Absolument sûre. Il a été enlevé de mon tube.
— Existe-t-il une marque spéciale par laquelle vous pourriez certifier que cette étiquette était celle du tube perdu par vous ?
— Non, mais ce doit être la même.
— En réalité, vous pouvez seulement affirmer qu’elle est exactement semblable ?
— Oui, c’est bien là ce que je veux dire.
Le tribunal leva la séance.
CHAPITRE II
DEUXIEME JOUR DU PROCES
I
Sir Edwin Bulmer posait de nouvelles questions. Il avait quitté son air ironique de la veille.
— Je reviens à cette fameuse mallette, dit-il d’une voix sèche. Le 28 juin, est-elle restée toute la nuit dans le grand vestibule de Hunterbury ?
— Oui, reconnut l’infirmière Hopkins.
— Il y a là de votre part une fâcheuse négligence, n’est-ce pas ?
L’infirmière s’empourpra.
— Oui, sans doute.
— Avez-vous l’habitude d’oublier des médicaments dangereux à portée de la main du profane ?
— Oh ! non.
— Ah ! vraiment ? Mais cette fois-ci, vous l’avez fait ?
— Oui.
— Il n’en est pas moins vrai que le premier venu aurait pu dérober cette morphine ?
— Je le suppose.
— Il ne s’agit pas ici de supposer. Répondez oui ou non.
— Eh bien… oui.
— Miss Carlisle n’était pas la seule qui pouvait y avoir accès. N’importe lequel des domestiques. Ou le Dr Lord. Ou Mr Roderick Welman. Ou miss O’Brien. Ou enfin, Mary Gerrard elle-même.
— Peut-être.
— Est-ce oui ou non ?
— Oui.
— Quelqu’un savait-il que votre mallette contenait de la morphine ?
— Je l’ignore.
— En avez-vous parlé à quelqu’un ?
— Non.
— Alors, miss Carlisle ne pouvait savoir qu’il y avait là de la morphine ?
— Rien ne l’empêchait de s’en assurer.
— Cette hypothèse est peu vraisemblable.
— Je ne sais pas, moi.
— D’autres personnes étaient plus à même que miss Carlisle de connaître l’existence de cette morphine. Le Dr Lord, par exemple ? Lui devait le savoir. Vous administriez ce médicament d’après ses ordonnances, n’est-ce pas ?
— Bien sûr.
— Mary Gerrard savait-elle que vous possédiez cette morphine ?
— Non.
— Allait-elle souvent chez vous ?
— Pas très souvent.
— Moi je prétends qu’elle vous rendait fréquemment visite et que, de tous les gens du château, c’était elle qui aurait pu savoir le contenu de votre mallette.
— Je proteste !
Sir Edwin fit une courte pause.
— Ce matin-là, vous avez fait part à miss O’Brien de la disparition de votre tube de morphine, n’est-ce pas ?
— Oui.
— Je vais vous rappeler les paroles que vous avez prononcées : « J’ai laissé mon tube de morphine à la maison. Je devrais retourner le chercher. »
— Non, je n’ai pas dit cela !
— Vous n’avez pas laissé entendre que la morphine était demeurée sur votre cheminée ?
— Ne la trouvant pas dans ma mallette, j’ai pensé que les faits s’étaient produits de la sorte.
— En réalité, vous ne saviez pas ce que vous en aviez fait ?
— Si, je l’avais mise dans ma mallette.
— Alors pourquoi, le matin du 29 juin, avez-vous dit l’avoir laissée chez vous ?
— Parce que j’étais sous cette impression.
— Je vous le répète : vous êtes une femme extrêmement négligente.
— Vous vous trompez.
— Et vos déclarations sont parfois inexactes.
— Non. Je pèse chacune de mes paroles.
— Avez-vous fait une remarque au sujet d’une piqûre de rosier le 27 juillet, jour de la mort de Mary Gerrard ?
— Je ne vois pas ce que cela vient faire ici !
Le juge demanda :
— Cette question est-elle pertinente, sir Edwin ?
— Oui, elle est essentielle pour la défense, et j’ai l’intention d’appeler des témoins pour prouver la fausseté de cette déclaration.
Il reprit :
— Prétendez-vous toujours vous être piqué le poignet à un rosier le 27 juillet ?
— Parfaitement, répondit l’infirmière d’un ton agressif.
— A quel moment ?
— Au moment de quitter le pavillon, pour me rendre au château, dans la matinée du 27 juillet.
Sceptique, sir Edwin demanda :
— A quel rosier vous êtes-vous piquée ?
— A un rosier grimpant devant le pavillon, un rosier à fleurs roses.
— En êtes-vous bien sûre ?
— Tout à fait sûre.
Après une légère pause, l’avocat revint à la charge.
— Persistez-vous à dire que la morphine se trouvait dans la mallette à votre arrivée au château d’Hunterbury le 28 juin ?
— Oui, je l’avais sur moi.
— Supposons que, tout à l’heure, l’infirmière O’Brien se présente à la barre et jure que vous lui avez dit l’avoir probablement laissée chez vous ?
— La morphine était dans ma mallette, j’en suis certaine.
Sir Edwin soupira :
— N’étiez-vous pas inquiète au sujet de sa disparition ?
— Non, je n’étais pas inquiète.
— Malgré le fait qu’une énorme quantité d’une drogue dangereuse avait disparu ?
— A ce moment-là, je ne soupçonnais pas qu’on me l’avait dérobée.
— Je comprends. Vous ne vous souveniez pas très bien de ce que vous en aviez fait ?
— Mais si. Elle était dans ma mallette.
— Vingt comprimés d’un demi-grain, c’est-à-dire dix grains de morphine, de quoi tuer une escouade, n’est-ce pas ?
— Oui.
— Et vous n’éprouviez aucune alarme… vous n’en avez même pas signalé la perte ?
— Je n’y attachais pas une importance exagérée.
— Je maintiens que si la morphine avait réellement disparu de cette façon, vous auriez été tenue, en conscience, d’en signaler la perte à qui de droit.
La figure cramoisie, l’infirmière Hopkins dit :
— Je ne l’ai pas fait.
— Vous vous êtes rendue coupable d’une négligence criminelle, indigne d’une infirmière sérieuse. Vous arrive-t-il souvent d’égarer ces dangereux médicaments ?
— Non, c’est la première fois.
L’interrogatoire se poursuivit quelques minutes encore. Miss Hopkins, troublée, les joues rouges, se contredisait à tout instant… proie facile pour l’habile sir Edwin.
— Est-il vrai que, le jeudi 6 juillet, la défunte Mary Gerrard avait rédigé son testament ?
— Oui.
— Pourquoi ?
— Parce qu’elle croyait bien faire. Et je l’ai moi-même approuvée.
— Ne croyez-vous pas plutôt qu’elle se sentait déprimée et préoccupée de l’avenir ?
— Pas le moins du monde !
— Cette idée de testament indiquerait pourtant qu’elle songeait à la mort… et que cette hantise la poursuivait.
— Pas du tout ! Elle croyait simplement bien faire.
— Est-ce là le testament en question ? Ce document est signé par Mary Gerrard et les témoins, Emily Biggs et Roger Wade, employés de confiserie. La testataire lègue tous ses biens à Mary Riley, sœur d’Elisa Riley.
— C’est exact.
Le papier fut montré aux jurés.
— A votre connaissance, Mary Gerrard possédait-elle quelques biens ?
— Pas encore.
— Mais elle devait bientôt en recevoir ?
— Oui.
— Est-il vrai qu’une somme considérable… deux mille livres… devait lui être remise par miss Carlisle ?
— Oui.
— Miss Carlisle faisait-elle ce don de son plein gré ? Etait-ce, de sa part, un élan de pure générosité ?
— Oui, rien ne l’y obligeait.
— Si réellement elle avait détesté Mary Gerrard, comme on le prétend, elle ne lui eût pas réservé cette grosse somme d’argent.
— Peut-être bien.
— Que signifie cette réponse ?
— Rien.
— En effet. Maintenant, n’êtes-vous pas au courant de certains bruits concernant Mary Gerrard et Mr Roderick Welman ?
— Il lui faisait la cour.
— En avez-vous des preuves ?
— Je le sais, voilà tout.
— Ah ! vous le savez. Ce n’est guère convaincant pour le jury. Vous auriez déclaré un jour que Mary le repoussait parce qu’il était déjà fiancé à miss Elinor et qu’elle le lui a répété à Londres. Est-ce exact ?
— Voilà ce qu’elle m’a raconté.
Sir Samuel Attenbury intervint :
— Etait-ce au moment où Mary Gerrard discutait avec vous les termes de ce testament que l’accusée, en passant, regarda par la fenêtre ?
— Oui.
— Qu’a-t-elle dit ?
— Elle a dit : « Alors, Mary, vous faites votre testament ? Ça, c’est drôle ! » Et elle partit d’un rire interminable. Et voici mon opinion, ajouta le témoin, les yeux mauvais : à cet instant-là lui est entrée dans la tête… l’idée de se défaire de Mary. Elle venait de l’assassiner dans son cœur !
Le juge la rappela à l’ordre :
— Bornez-vous à répondre aux questions qu’on vous pose. Votre dernière phrase est complètement inutile.
Elinor songea :
« Comme c’est étrange ! Chaque fois qu’un témoin dit la vérité, on juge qu’il parle trop ! »
Il lui prit une forte envie de rire.
A son tour, miss O’Brien fut appelée à la barre.
— Le matin du 29 juin, que vous a dit miss Hopkins ?
— Elle m’a signalé la disparition d’un tube de chlorhydrate de morphine placé dans sa mallette.
— Qu’avez-vous fait alors ?
— Je l’ai aidée à le chercher.
— Mais vous ne l’avez pas retrouvé ?
— Non.
— A votre connaissance, la mallette est-elle restée toute la nuit dans le vestibule du château ?
— Oui.
— Mr Welman et l’accusée séjournaient-ils tous deux au château au moment de la mort de Mrs Welman, c’est-à-dire dans la nuit du 28 au 29 juin ?
— Oui.
— Voulez-vous nous raconter l’incident qui se produisit le 29 juin, au lendemain du décès de Mrs Welman ?
— J’ai rencontré Mr Roderick Welman en compagnie de Mary Gerrard. Il lui déclarait son amour et essayait de l’embrasser.
— A ce moment-là, était-il fiancé à l’accusée ?
— Oui.
— Que se passa-t-il ensuite ?
— Mary lui fit honte et lui rappela l’engagement qu’il avait pris envers miss Elinor.
— Selon vous, quels étaient les sentiments de l’accusée envers Mary Gerrard ?
— Elle la haïssait. Elle la regardait comme si elle avait voulu la tuer.
Sir Edwin Bulmer sursauta. Il demanda au témoin :
— Est-il vrai que miss Hopkins vous ait dit avoir laissé la morphine chez elle ?
— Oui.
— Sur le moment, ne vous a-t-elle point paru alarmée ?
— Non, pas alors.
— Parce qu’elle croyait l’avoir laissée à la maison. Elle n’avait donc pas à se tourmenter.
— Elle ne pouvait supposer qu’on l’eût enlevée.
— En effet, ce fut seulement après l’empoisonnement de Mary Gerrard par la morphine que son imagination entra en jeu.
Le juge interrompit :
— Il me semble, sir Edwin, que vous avez déjà discuté ce point avec le témoin précédent.
— J’en prends note. N’y a-t-il jamais eu de querelles entre l’accusée et Mary Gerrard ? demanda l’avocat, se tournant vers miss O’Brien.
— Non, aucune.
— Miss Elinor Carlisle se montrait-elle toujours aimable pour Mary Gerrard ?
— Oui, selon toute apparence.
— Oui, oui, oui ! Mais votre réponse ne nous satisfait point. Vous êtes irlandaise, n’est-ce pas ?
— Oui.
— Et les Irlandais ont d’ordinaire une vive imagination.
L’infirmière O’Brien s’écria :
— Tout ce que je viens de dire est la pure vérité.
II
Mr Abbott, l’épicier, se présenta à la barre, fort intimidé, bien qu’un peu fier de son importance. Sa déposition fut brève. Il raconta l’achat de deux pots de beurre de poisson. L’accusée lui avait observé : « Il existe de nombreux cas d’empoisonnement par le beurre de poisson. » Elle paraissait agitée et bizarre.
L’interrogatoire s’arrêta là.
CHAPITRE III
MARY DRAPER
I
« Messieurs les jurés, dit l’avocat de la défense, je pourrais vous faire admettre qu’il n’existe aucune preuve de culpabilité contre l’accusée, bien que, jusqu’ici, nous n’ayons entendu que des témoins à charge. La partie adverse prétend qu’Elinor Carlisle, entrée en possession de la morphine (que tous, dans le château, avaient eu la même facilité de soustraire, et rien ne démontre que cette morphine se trouvait dans la maison), a empoisonné Mary Gerrard. On ne s’appuie que sur une possibilité. On a essayé de trouver un mobile, mais en vain. En effet, messieurs les jurés, le mobile n’existe point. On nous a parlé de fiançailles rompues. Je vous le demande un peu : une rupture de fiançailles ! Si pareil incident poussait les gens au meurtre, l’assassinat deviendrait quotidien. Remarquez, en outre, que cette promesse de mariage n’était pas due à une folle passion, mais à des raisons de famille. Miss Carlisle et Mr Welman, élevés ensemble, avaient toujours éprouvé une grande affection mutuelle et peu à peu ce sentiment s’était mué en un attachement sincère ; mais je tiens à vous démontrer que c’était un amour bien tiède.
(Oh ! Roddy… Roddy, un amour bien tiède !)
« De surcroît, ces fiançailles furent rompues non point par Mr Welman, mais par l’accusée. Ne perdez pas de vue qu’Elinor Carlisle et Roderick Welman s’étaient fiancés pour complaire au vœu de la vieille Mrs Welman. A la mort de leur tante, les deux jeunes gens se rendirent compte que leurs sentiments n’étaient pas assez profonds pour assurer leur bonheur conjugal. Néanmoins, ils demeurèrent excellents amis. Elinor Carlisle, ayant hérité la fortune de sa tante, projetait, par pure bonté d’âme, de faire don d’une somme importante à Mary Gerrard… à la jeune fille qu’elle aurait empoisonnée… C’est grotesque !
« Le seul point accablant pour Elinor Carlisle, c’est la circonstance dans laquelle eut lieu l’empoisonnement.
« La partie adverse a déclaré, en effet :
« Seule, Elinor Carlisle a pu tuer Mary Gerrard. Et là-dessus, elle a cherché un mobile plausible, mais, comme je vous l’ai dit, elle n’a pu en trouver, car il n’en existe aucun.
« A présent, est-il vrai que seule, Elinor Carlisle peut avoir tué Mary Gerrard ? Non. Il est possible que Mary Gerrard se soit détruite. Il est également possible que quelqu’un ait touché les sandwiches pendant qu’Elinor Carlisle se rendait au pavillon. En outre, une autre personne avait non seulement l’occasion d’empoisonner Mary Gerrard, mais aussi un motif de le faire. Aucun jury au monde ne consentirait à condamner Elinor Carlisle pour meurtre sur un simple soupçon, étant donné que le même soupçon pèse sur une autre personne qui, celle-là, possédait un plus puissant mobile. Je ferai venir des témoins à cette barre pour prouver qu’il y a eu parjure de la part d’un des témoins à charge. Tout d’abord, je vais prier la prisonnière de vous donner sa propre version, afin que vous constatiez par vous-mêmes le peu de valeur des accusations formulées contre elle. »