LA COMTESSE DE CAGLIOSTRO (aventure d’Arsène Lupin)

Maurice Leblanc

LA COMTESSE DE CAGLIOSTRO

(1924)

Chapitre 1 – Arsène Lupin a vingt ans

Raoul d’Andrésy jeta sa bicyclette, après en avoir éteint la lanterne, derrière un talus rehaussé de broussailles. À ce moment, trois heures sonnaient au clocher de Bénouville.

Dans l’ombre épaisse de la nuit, il suivit le chemin de campagne qui desservait le domaine de la Haie d’Étigues, et parvint ainsi aux murs de l’enceinte. Il attendit un peu. Des chevaux qui piaffent, des roues qui résonnent sur le pavé d’une cour, un bruit de grelots, les deux battants de la porte ouverts d’un coup… et un break passa. À peine Raoul eut-il le temps de percevoir des voix d’hommes et de distinguer le canon d’un fusil. Déjà la voiture gagnait la grand-route et filait vers Étretat.

« Allons, se dit-il, la chasse aux guillemots est captivante, la roche où on les massacre est lointaine… je vais enfin savoir ce que signifient cette partie de chasse improvisée et toutes ces allées et venues. »

Il longea par la gauche les murs du domaine, les contourna, et, après le deuxième angle, s’arrêta au quarantième pas. Il tenait deux clefs dans sa main. La première ouvrit une petite porte basse, après laquelle il monta un escalier taillé au creux d’un vieux rempart, à moitié démoli, qui flanquait une des ailes du château. La deuxième lui livra une entrée secrète, au niveau du premier étage.

Il alluma sa lampe de poche, et, sans trop de précaution, car il savait que le personnel habitait de l’autre côté, et que Clarisse d’Étigues, la fille unique du baron, demeurait au second, il suivit un couloir qui le conduisit dans un vaste cabinet de travail : c’était là que, quelques semaines auparavant, Raoul avait demandé au baron la main de sa fille, et là qu’il avait été accueilli par une explosion de colère indignée dont il gardait un souvenir désagréable.

Une glace lui renvoya sa pâle figure d’adolescent, plus pâle que d’habitude. Cependant, entraîné aux émotions, il restait maître de lui, et, froidement, il se mit à l’œuvre.

Ce ne fut pas long. Lors de son entretien avec le baron, il avait remarqué que son interlocuteur jetait parfois un coup d’œil sur un grand bureau d’acajou dont le cylindre n’était pas rabattu. Raoul connaissait tous les emplacements où il est possible de pratiquer une cachette, et tous les mécanismes que l’on fait jouer en pareil cas. Une minute après, il découvrait dans une fente une lettre écrite sur du papier très fin et roulé comme une cigarette. Aucune signature, aucune adresse.

Il étudia cette missive dont le texte lui parut d’abord trop banal pour qu’on la dissimulât avec tant de soin, et il put ainsi, grâce à un travail minutieux, en s’accrochant à certains mots plus significatifs, et en supprimant certaines phrases évidemment destinées à remplir les vides, il put ainsi reconstituer ce qui suit :

J’ai retrouvé à Rouen les traces de notre ennemie, et j’ai fait insérer dans les journaux de la localité qu’un paysan des environs d’Étretat avait déterré dans sa prairie un vieux chandelier de cuivre à sept branches. Elle a aussitôt télégraphié au voiturier d’Étretat qu’on lui envoie le douze, à trois heures de l’après-midi, un coupé en gare de Fécamp. Le matin de ce jour, le voiturier recevra, par mes soins, une autre dépêche contremandant cet ordre. Ce sera donc votre coupé à vous qu’elle trouvera en gare de Fécamp et qui l’amènera sous bonne escorte, parmi nous, au moment où nous tiendrons notre assemblée.

Nous pourrons alors nous ériger en tribunal et prononcer contre elle un verdict impitoyable. Aux époques où la grandeur du but justifiait les moyens, le châtiment eût été immédiat. Morte la bête, mort le venin. Choisissez la solution qui vous plaira, mais en vous rappelant les termes de notre dernier entretien, et en vous disant bien que la réussite de nos entreprises, et que notre existence elle-même, dépendent de cette créature infernale. Soyez prudent. Organisez une partie de chasse qui détourne les soupçons. J’arriverai par le Havre, à quatre heures exactement, avec deux de nos amis. Ne détruisez pas cette lettre. Vous me la rendrez.

« L’excès de précaution est un défaut, pensa Raoul. Si le correspondant du baron ne s’était pas défié, le baron aurait brûlé ces lignes, et j’ignorerais qu’il y a projet d’enlèvement, projet de jugement illégal, et même, Dieu me pardonne ! projet d’assassinat. Fichtre ! mon futur beau-père, si dévot qu’il soit, me semble empêtré dans des combinaisons peu catholiques. Ira-t-il jusqu’au meurtre ? Tout cela est rudement grave et pourrait bien me donner barre sur lui. »

Raoul se frotta les mains. L’affaire lui plaisait et ne l’étonnait pas outre mesure, quelques détails ayant éveillé son attention depuis plusieurs jours. Il résolut donc de retourner à son auberge, d’y dormir, puis de s’en revenir à temps pour apprendre ce que complotaient le baron et ses invités, et quelle était cette « créature infernale » dont on souhaitait la suppression.

Il remit tout en ordre, mais, au lieu de partir, il s’assit devant un guéridon où se trouvait une photographie de Clarisse, et, la mettant bien en face de lui, la contempla avec une tendresse profonde. Clarisse d’Étigues, à peine plus jeune que lui !… Dix-huit ans ! Des lèvres voluptueuses… les yeux pleins de rêve… un frais visage de blonde, rose et délicat, avec des cheveux pâles comme en ont les petites filles qui courent sur les routes du pays de Caux, et un air si doux, et tant de charme ! …

Le regard de Raoul se faisait plus dur. Une pensée mauvaise qu’il ne parvenait pas à dominer, envahissait le jeune homme. Clarisse était seule, là-haut, dans son appartement isolé, et deux fois déjà, se servant des clefs qu’elle-même lui avait confiées, deux fois déjà, à l’heure du thé, il l’y avait rejointe. Alors qui le retenait aujourd’hui ? Aucun bruit ne pouvait parvenir jusqu’aux domestiques. Le baron ne devait rentrer qu’au cours de l’après-midi. Pourquoi s’en aller ?

Raoul n’était pas un Lovelace. Bien des sentiments de probité et de délicatesse s’opposaient en lui au déchaînement d’instincts et d’appétits dont il connaissait la violence excessive. Mais comment résister à une pareille tentation ? L’orgueil, le désir, l’amour, le besoin impérieux de conquérir, le poussaient à l’action. Sans plus s’attarder à de vains scrupules, il monta vivement les marches de l’escalier.

Devant la porte close, il hésita. S’il l’avait franchie déjà, c’était en plein jour, comme un ami respectueux. Quelle signification, au contraire, prenait un pareil acte à cette heure de la nuit !

Débat de conscience qui dura peu. À petits coups, il frappa, tout en chuchotant :

– Clarisse… Clarisse… c’est moi.

Au bout d’une minute, n’entendant rien, il allait frapper de nouveau et plus fort, quand la porte du boudoir fut entrebâillée, et la jeune fille apparut, une lampe à la main.

Il remarqua sa pâleur et son épouvante, et cela le bouleversa au point qu’il recula, prêt à partir.

– Ne m’en veux pas, Clarisse … Je suis venu malgré moi… Tu n’as qu’à dire un mot et je m’en vais…

Clarisse eût entendu ces paroles qu’elle eût été sauvée. Elle aurait aisément dominé un adversaire qui acceptait d’avance la défaite. Mais elle ne pouvait ni entendre ni voir. Elle voulait s’indigner et ne faisait que balbutier des reproches indistincts. Elle voulait le chasser et son bras n’avait pas la force de faire un seul geste. Sa main qui tremblait dut poser la lampe. Elle tourna sur elle-même et tomba, évanouie…

Ils s’aimaient depuis trois mois, depuis le jour de leur rencontre dans le Midi où Clarisse passait quelque temps chez une amie de pension.

Tout de suite, ils se sentirent unis par un lien qui fut, pour lui, la chose du monde la plus délicieuse, pour elle, le signe d’un esclavage qu’elle chérissait de plus en plus. Dès le début, Raoul lui sembla un être insaisissable, mystérieux, auquel, jamais, elle ne comprendrait rien. Il la désolait par certains accès de légèreté, d’ironie méchante et d’humeur soucieuse. Mais à côté de cela, quelle séduction ! Quelle gaieté ! Quels soubresauts d’enthousiasme et d’exaltation juvénile. Tous ses défauts prenaient l’apparence de qualités excessives et ses vices avaient un air de vertus qui s’ignorent et qui vont s’épanouir.

Dès son retour en Normandie, elle eut la surprise d’apercevoir, un matin, la fine silhouette du jeune homme, perchée sur un mur, en face de ses fenêtres. Il avait choisi une auberge, à quelques kilomètres de distance, et ainsi, presque chaque jour, s’en vint sur sa bicyclette la retrouver aux environs de la Haie d’Étigues.

Orpheline de mère, Clarisse, n’était pas heureuse auprès de son père, homme dur, sombre de caractère, dévot à l’excès, entiché de son titre, âpre au gain, et que ses fermiers redoutaient comme un ennemi. Lorsque Raoul, qui n’avait même pas été présenté, eut l’audace de lui demander la main de sa fille, le baron entra dans une telle fureur contre ce prétendant imberbe, sans situation et sans relations, qu’il l’eût cravaché si le jeune homme ne l’avait regardé d’un petit air de dompteur qui maîtrise une bête féroce.

C’est à la suite de cette entrevue, et pour en effacer le souvenir dans l’esprit de Raoul, que Clarisse commit la faute de lui ouvrir, à deux reprises, la porte de son boudoir. Imprudence dangereuse et dont Raoul s’était prévalu avec toute la logique d’un amoureux.

Ce matin-là, simulant une indisposition, elle se fit apporter le déjeuner de midi tandis que Raoul se cachait dans une pièce voisine, et après le repas, ils restèrent longtemps serrés l’un contre l’autre devant la fenêtre ouverte, unis par le souvenir de leurs baisers et par tout ce qu’il y avait en eux de tendresse et, malgré la faute commise, d’ingénuité.

Cependant Clarisse pleurait…

Des heures s’écoulèrent. Un souffle frais qui montait de la mer et flottait sur le plateau leur caressait le visage. En face d’eux, au-delà d’un grand verger clos de murs, et parmi des plaines tout ensoleillées de colza, une dépression leur permettait de voir, à droite, la ligne blanche des hautes falaises jusqu’à Fécamp ; à gauche, la baie d’Étretat, la porte d’Aval et la pointe de l’énorme Aiguille.

Il lui dit doucement :

– Ne soyez pas triste, ma chère bien-aimée. La vie est si belle à notre âge, et elle le sera plus encore pour nous lorsque nous aurons aboli tous les obstacles. Ne pleurez pas.

Elle essuya ses larmes et tenta de sourire en le regardant. Il était mince comme elle, mais large d’épaules, à la fois élégant et solide d’aspect. Sa figure énergique offrait une bouche malicieuse et des yeux brillants de gaieté. Vêtu d’une culotte courte et d’un veston qui s’ouvrait sur un maillot de laine blanc, il avait un air de souplesse incroyable.

– Raoul, Raoul, dit-elle avec détresse, en ce moment même où vous me regardez, vous ne pensez pas à moi ! Vous n’y pensez pas après ce qui vient de se passer entre nous ! Est-ce possible ! À quoi songez-vous, mon Raoul ?

Il dit en riant :

– À votre père.

– À mon père ?

– Oui, au baron d’Étigues et à ses invités. Comment des messieurs de leur âge peuvent-ils perdre leur temps à massacrer sur une roche de pauvres oiseaux innocents ?

– C’est leur plaisir.

– En êtes-vous certaine ? Pour moi, je suis assez intrigué. Tenez, nous ne serions pas en l’an de grâce 1894 que je croirais plutôt… Vous n’allez pas vous froisser ?

– Parlez, mon chéri.

– Eh bien, ils ont l’air de jouer aux conspirateurs ! Oui, c’est comme je vous le dis, Clarisse… Marquis de Rolleville, Mathieu de la Vaupalière, comte Oscar de Bennetot, Roux d’Estiers, etc., tous ces nobles seigneurs du pays de Caux sont en pleine conjuration.

Elle fit la moue.

– Vous dites des bêtises, mon chéri.

– Mais vous m’écoutez si joliment, répondit Raoul, convaincu qu’elle n’était au courant de rien. Vous avez une façon si drôle d’attendre que je vous dise des choses graves !…

– Des choses d’amour, Raoul.

Il lui saisit la tête ardemment.

– Toute ma vie n’est qu’amour pour toi, ma bien-aimée. Si j’ai d’autres soucis et d’autres ambitions, c’est pour faire ta conquête ; Clarisse, suppose ceci : ton père, conspirateur, est arrêté et condamné à mort, et tout à coup, moi, je le sauve. Après cela, comment ne me donnerait-il pas la main de sa fille ?

– Il cédera un jour ou l’autre, mon chéri.

– Jamais ! aucune fortune… aucun appui…

– Vous avez votre nom… Raoul d’Andrésy.

– Même pas !

– Comment cela ?

– D’Andrésy, c’était le nom de ma mère, qu’elle a repris quand elle fut veuve, et sur l’ordre de sa famille que son mariage avait indignée.

– Pourquoi ? dit Clarisse, quelque peu étourdie par ces aveux inattendus.

– Pourquoi ? Parce que mon père n’était qu’un roturier, pauvre comme Job… un simple professeur… et professeur de quoi ? De gymnastique, d’escrime et de boxe !

– Alors comment vous appelez-vous ?

– Oh ! d’un nom bien vulgaire, ma pauvre Clarisse.

– Quel nom ?

– Arsène Lupin.

– Arsène Lupin ?

– Oui, ce n’est guère reluisant, et mieux valait changer, n’est-ce pas ?

Clarisse semblait atterrée. Qu’il s’appelât d’une façon ou de l’autre, cela ne signifiait rien. Mais la particule, aux yeux du baron, c’était la première qualité d’un gendre…

Elle balbutia cependant :

– Vous n’auriez pas dû renier votre père. Il n’y a aucune honte à être professeur.

– Aucune honte, dit-il, en riant de plus belle, d’un rire qui faisait mal à Clarisse, et je jure que j’ai rudement profité des leçons de boxe et de gymnastique, qu’il m’a données quand j’étais encore au biberon ! Mais, n’est-ce pas ? ma mère a peut-être eu d’autres raisons de le renier, l’excellent homme, et ceci ne regarde personne.

Il l’embrassa avec une violence soudaine, puis se mit à danser et à pirouetter sur lui-même. Et, revenant vers elle :

– Mais ris donc, petite fille, s’écria-t-il. Tout cela est très drôle. Ris donc. Arsène Lupin ou Raoul d’Andrésy, qu’importe ! L’essentiel, c’est de réussir. Et je réussirai. Là-dessus, vois-tu, aucun doute. Pas une somnambule qui ne m’ait prédit un grand avenir et une réputation universelle. Raoul d’Andrésy sera général, ou ministre, ou ambassadeur… à moins que ce ne soit Arsène Lupin. C’est une chose réglée devant le destin, convenue, signée de part et d’autre. Je suis prêt. Muscles d’acier et cerveau numéro un ! Tiens, veux-tu que je marche sur les mains ? ou que je te porte à bout de bras ? Aimes-tu mieux que je prenne ta montre sans que tu t’en aperçoives ? ou bien que je te récite par cœur Homère en grec et Milton en anglais ? Mon Dieu, que la vie est belle ! Raoul d’Andrésy… Arsène Lupin… les deux faces de la statue ! Quelle est celle qu’illuminera la gloire, soleil des vivants ?

Il s’arrêta net. Son allégresse semblait tout à coup le gêner. Il contempla silencieusement la petite pièce tranquille dont il troublait la sérénité, comme il avait troublé la paix et la pure conscience de la jeune fille, et, par un de ces revirements imprévus qui étaient le charme de sa nature, il s’agenouilla devant Clarisse et lui dit gravement :

– Pardonnez-moi. En venant ici, j’ai mal agi … Ce n’est pas de ma faute… J’ai de la peine à trouver mon équilibre… Le bien, le mal, l’un et l’autre m’attirent. Il faut m’aider, Clarisse, à choisir ma route, et il faut me pardonner si je me trompe.

Elle lui saisit la tête entre ses mains et, d’un ton de passion :

– Je n’ai rien à te pardonner, mon chéri. Je suis heureuse. Tu me feras beaucoup souffrir, j’en suis sûre, et j’accepte d’avance et avec joie toutes ces douleurs qui me viendront de toi. Tiens, prends ma photographie. Et fais en sorte de n’avoir jamais à rougir quand tu la regarderas. Pour moi, je serai toujours telle que je suis aujourd’hui, ton amante et ton épouse. Je t’aime, Raoul !

Elle lui baisa le front. Déjà il riait et il dit, en se relevant :

– Tu m’as armé chevalier. Me voici désormais invincible et prêt à foudroyer mes ennemis. Paraissez, Navarrois !… J’entre en scène !

Le plan de Raoul, – laissons dans l’ombre le nom d’Arsène Lupin puisque, à cette époque, ignorant sa destinée, lui-même le tenait en quelque mépris – le plan de Raoul était fort simple. Parmi les arbres du verger, à gauche du château, et s’appuyant contre le mur d’enceinte dont elle formait jadis l’un des bastions, il y avait une tour tronquée, très basse, recouverte d’un toit et qui disparaissait sous des vagues de lierre. Or, Raoul ne doutait point que la réunion de quatre heures n’eût lieu dans la grande salle intérieure où le baron recevait ses fermiers. Et Raoul avait remarqué qu’une ouverture, ancienne fenêtre ou prise d’air, donnait sur la campagne.

Escalade facile pour un garçon aussi adroit ! Sortant du château et rampant sous le lierre, il se hissa, grâce aux énormes racines, jusqu’à l’ouverture pratiquée dans l’épaisse muraille, et qui était assez profonde pour qu’il pût s’y étendre tout de son long. Ainsi, placé à cinq mètres du sol, la tête masquée par du feuillage, il ne pouvait être vu, et voyait toute la salle, grande pièce meublée d’une vingtaine de chaises, d’une table et d’un large banc d’église.

Quarante minutes plus tard, le baron y pénétrait avec un de ses amis, Raoul ne s’était pas trompé dans ses prévisions.

Le baron Godefroy d’Étigues avait la musculature d’un lutteur de foire et un visage couleur de brique, qu’entourait un collier de barbe rousse, et où le regard avait de l’acuité et de l’énergie. Son compagnon, qui était un cousin et que Raoul connaissait de vue, Oscar de Bennetot, donnait cette même impression de hobereau normand, mais avec plus de vulgarité et de lourdeur. À ce moment tous deux semblaient très agités.

– Vite, prononça le baron. La Vaupalière, Rolleville et d’Auppegard vont nous rejoindre. À quatre heures, ce sera Beaumagnan qui viendra avec le prince d’Arcole et de Brie par le verger dont j’ai ouvert la grand-porte… et puis… et puis… ce sera elle… si par bonheur, elle tombe dans le piège.

– Douteux, murmura Bennetot.

– Pourquoi ? Elle a commandé un coupé ; le coupé sera là, et elle y montera. D’Ormont, qui conduit, nous l’amène. Dans la côte des Quatre-Chemins, Roux d’Estiers saute sur le marchepied, ouvre et maîtrise la dame qu’ils ficellent à eux deux. Tout cela est fatal.

Ils s’étaient rapprochés de l’endroit au-dessus duquel écoutait Raoul. Bennetot chuchota :

– Et après ?

– Après, j’explique la situation à nos amis, le rôle de cette femme…

– Et tu t’imagines obtenir d’eux qu’on la condamne ?…

– Que je l’obtienne ou non, le résultat sera le même. Beaumagnan l’exige, Pouvons-nous refuser ?

– Ah ! fit Bennetot, cet homme nous perdra tous.

Le baron d’Étigues haussa les épaules.

– Il faut un homme comme lui pour lutter contre une femme comme elle. As-tu tout préparé ?

– Oui, les deux barques sont sur la plage, au bas de l’Escalier du Curé. La plus petite est défoncée et coulera dix minutes après qu’on l’aura mise à l’eau.

– Tu l’as chargée d’une pierre ?

– Oui, un gros galet troué qu’on attachera à l’anneau d’une corde.

Ils se turent.

Pas un des mots prononcés n’avait échappé à Raoul d’Andrésy, et pas un qui n’eût accru jusqu’à l’excès son ardente curiosité.

« Sacrebleu ! pensait-il, je ne donnerais pas ma loge de balcon pour un empire. Quels gaillards ! Ça parle de tuer comme d’autres de changer de faux col ! »

Godefroy d’Étigues surtout l’étonnait. Comment la tendre Clarisse pouvait-elle être la fille de ce sombre personnage ? Quel but poursuivait-il ? Quels motifs obscurs le dirigeaient ? Haine, cupidité, désir de vengeance, instincts de cruauté ? Il évoquait un bourreau d’autrefois, prêt à quelque sinistre besogne. Des flammes illuminaient sa face empourprée et sa barbe rousse.

Les trois autres invités arrivèrent d’un coup. Raoul les avait souvent remarqués comme des familiers de la Haie d’Étigues. Une fois assis, ils tournèrent le dos aux deux fenêtres qui éclairaient la salle, de sorte que leur visage demeurait dans une sorte de pénombre.

À quatre heures seulement, deux nouveaux venus entrèrent. L’un, âgé, de silhouette militaire, sanglé dans sa redingote, et qui portait au menton la barbiche que l’on appelait l’impériale sous Napoléon III, s’arrêta sur le seuil.

Tout le monde se leva pour aller au-devant de l’autre, que Raoul n’hésita pas à considérer comme l’auteur de la lettre non signée, celui que l’on attendait et que le baron avait désigné sous le nom de Beaumagnan.

Bien qu’il fût le seul à n’avoir ni titre ni particule, on le reçut ainsi qu’un chef, avec un empressement qui convenait à son attitude de domination et à son regard autoritaire. La figure rasée, les joues creuses, de magnifiques yeux noirs tout animés de passion, quelque chose de sévère et même d’ascétique dans ses manières comme dans son habillement, il avait l’air d’un personnage d’église.

Il pria que l’on voulût bien se rasseoir, excusa celui de ses amis qu’il n’avait pu amener, le comte de Brie, et fit avancer son compagnon qu’il présenta :

« Le prince d’Arcole… Vous saviez, n’est-ce pas ? que le prince d’Arcole était des nôtres, mais le hasard avait voulu qu’il fût absent lors de nos réunions et que son action s’exerçât de loin, et de la façon la plus heureuse d’ailleurs. Aujourd’hui, son témoignage nous est nécessaire, puisque deux fois déjà, en 1870, le prince d’Arcole a rencontré la créature infernale qui nous menace. »

Raoul faisant aussitôt le calcul, éprouva quelque déception : « la créature infernale » devait avoir dépassé la cinquantaine, puisque ses rencontres avec le prince d’Arcole avaient eu lieu vingt-quatre ans plus tôt.

Cependant le prince prenait place parmi les invités, tandis que Beaumagnan emmenait à part Godefroy d’Étigues. Le baron lui remit une enveloppe, contenant sans aucun doute la lettre compromettante. Puis ils eurent, à voix basse, un colloque assez vif, auquel Beaumagnan coupa court d’un geste de commandement énergique.

« Pas commode, le monsieur, se dit Raoul. Le verdict est formel. Morte la bête, mort le venin. La noyade aura lieu, car il semble bien que ce soit le dénouement imposé. »

Beaumagnan passa au dernier rang. Mais, avant de s’asseoir, il s’exprima ainsi :

– Mes amis, vous savez à quel point l’heure actuelle est grave pour nous. Tous bien unis et d’accord sur le but magnifique que nous voulons atteindre, nous avons entrepris une œuvre commune d’une importance considérable. Il nous semble, avec raison, que les intérêts du pays, ceux de notre parti, ceux de notre religion – et je ne sépare pas les uns des autres – sont liés à la réussite de nos projets. Or ces projets, depuis quelque temps, se heurtent à l’audace et à l’hostilité implacable d’une femme qui, disposant de certaines indications, s’est mise à la recherche du secret que nous sommes près de découvrir. Si elle y parvient avant nous, c’est l’effondrement de tous nos efforts. Elle ou nous, il n’y a pas de place pour deux. Souhaitons ardemment que la bataille engagée se décide en notre faveur.

Beaumagnan s’assit et, s’appuyant des deux bras sur un dossier, courba sa haute taille comme s’il voulait n’être point vu.

Et les minutes s’écoulèrent.

Entre ces hommes, réunis là pour une cause qui aurait dû susciter les conversations, le silence fut absolu, tellement l’attention de tous était portée vers les bruits lointains qui pouvaient survenir de la campagne. La capture de cette femme obsédait leur esprit. Ils avaient hâte de tenir et de voir leur adversaire.

Le baron d’Étigues leva le doigt. On commençait à entendre le rythme sourd des pas d’un cheval.

– C’est mon coupé, dit-il.

Oui, mais l’ennemie s’y trouvait-elle ?

Le baron se dirigea vers la porte. Comme d’habitude, Ie verger était vide, le personnel n’ayant jamais à faire que dans la cour d’honneur située sur la façade principale.

Le bruit se rapprochait. La voiture quitta la route et traversa les champs. Puis soudain elle apparut entre les deux piliers d’entrée. Le conducteur fit un geste et le baron déclara :

– Victoire ! On la tient.

Le coupé s’arrêta. D’Ormont, qui était sur le siège, sauta vivement. Roux d’Estiers s’élança hors de la voiture. Aidés par le baron, ils saisirent à l’intérieur une femme dont les jambes et les mains étaient attachées, et dont une écharpe de gaze enveloppait la tête, et ils la transportèrent jusqu’au banc d’église qui marquait le milieu de la salle.

– Pas la moindre difficulté, raconta d’Ormont. Au sortir du train elle s’est engouffrée dans la voiture. Aux Quatre-Chemins, on l’a saisie, sans qu’elle ait le temps de dire ouf.

– Ôtez l’écharpe, ordonna le baron. D’ailleurs, on peut aussi bien lui laisser la liberté de ses mouvements.

Lui-même dénoua les liens.

D’Ormont enleva le voile et découvrit la tête.

Il y eut, parmi les assistants, une exclamation de stupeur, et Raoul, du haut de son poste, d’où il apercevait la captive en pleine lumière, eut la même commotion de surprise en voyant apparaître une femme dans toute la splendeur de la jeunesse et de la beauté.

Mais un cri domina les murmures. Le prince d’Arcole s’était avancé au premier rang, et, le visage contracté, les yeux agrandis, il balbutiait :

– C’est elle… c’est elle… je la reconnais… Ah ! quelle chose terrifiante !

– Qu’y a-t-il ? demanda le baron. Qu’y a-t-il de terrifiant ? Expliquez-vous ?

Et le prince d’Arcole prononça cette phrase incompréhensible :

– Elle a le même âge qu’il y a vingt-quatre ans !

La femme était assise et gardait le buste droit, les poings serrés sur les genoux. Son chapeau avait dû tomber au cours de l’agression, et sa chevelure à moitié défaite tombait derrière, en masse épaisse retenue par un peigne d’or, tandis que deux bandeaux aux reflets fauves se divisaient également au-dessus du front, un peu ondulés sur les tempes.

Le visage était admirablement beau, formé par des lignes très pures et animé d’une expression qui, même dans l’impassibilité, même dans la peur semblait un sourire. Avec un menton plutôt mince, ses pommettes légèrement saillantes, ses yeux très fendus, et ses paupières lourdes, elle rappelait ces femmes de Vinci ou plutôt de Bernardino Luini dont toute la grâce est dans un sourire qu’on ne voit pas, mais qu’on devine, et qui vous émeut et vous inquiète à la fois. Sa mise était simple : sous un vêtement de voyage qu’elle laissa tomber, une robe de laine grise dessinait sa taille et ses épaules.

« Bigre ! pensa Raoul qui ne la quittait pas du regard, elle paraît bien inoffensive, l’infernale et magnifique créature ! Et ils se mettent à neuf ou dix pour la combattre ? »

Elle observait attentivement ceux qui l’entouraient, d’Étigues et ses amis, tâchant de distinguer les autres, dans la pénombre.

À la fin, elle dit :

– Que me voulez-vous ? Je ne connais aucun de ceux qui sont là. Pourquoi m’avez-vous amenée ici ?

– Vous êtes notre ennemie, déclara Godefroy d’Étigues.

Elle secoua la tête doucement :

– Votre ennemie ? Il doit y avoir une confusion. Êtes-vous bien sûrs de ne pas vous tromper ? Je suis Mme Pellegrini.

– Vous n’êtes pas madame Pellegrini.

– Je vous affirme…

– Non, répéta le baron Godefroy d’une voix forte.

Et il ajouta ces mots aussi déconcertants que les mots prononcés par le prince d’Arcole.

– Pellegrini, c’était un des noms sous lequel se dissimulait, au dix-huitième siècle, l’homme dont vous prétendez être la fille.

Elle ne répondit point sur le moment, comme si elle n’avait pas saisi l’absurdité de la phrase. Puis elle demanda :

– Comment donc m’appellerais-je, selon vous ?

– Joséphine Balsamo, comtesse de Cagliostro.

Chapitre 2 – Joséphine Balsamo, née en 1788…

Cagliostro ! l’extraordinaire personnage qui intrigua si vivement l’Europe et agita si profondément la cour de France sous le règne de Louis XVI ! Le collier de la reine… le cardinal de Rohan… Marie-Antoinette… quels épisodes troublants de l’existence la plus mystérieuse.

Un homme bizarre, énigmatique, ayant le génie de l’intrigue, qui disposait d’une réelle puissance de domination, et sur lequel toute la lumière n’a pas été faite.

Imposteur ? Qui sait ! A-t-on le droit de nier que certains êtres de sens plus affinés puissent jeter sur le monde des vivants et des morts des regards qui nous sont défendus ? Doit-on traiter de charlatan ou de fou celui chez qui renaissent des souvenirs de ses existences passées, et qui, se rappelant ce qu’il a vu, bénéficiant d’acquisitions antérieures, de secrets perdus et de certitudes oubliées, exploite un pouvoir que nous appelons surnaturel, alors qu’il n’est que la mise en valeur, hésitante et balbutiante, des forces que nous sommes peut-être sur le point de réduire en esclavage ?

Si Raoul d’Andrésy, au fond de son observatoire, demeurait sceptique, et s’il riait en lui-même – peut-être pas sans quelque réticence – de la tournure que prenaient les événements, il sembla que les assistants acceptaient d’avance comme réalités indiscutables les allégations les plus extravagantes. Possédaient-ils donc sur cette affaire des preuves et des notions particulières ? Avaient-ils retrouvé chez celle qui, suivant eux, se prétendait la fille de Cagliostro, les dons de clairvoyance et de divination que l’on attribuait jadis au célèbre thaumaturge, et pour lesquels on le traitait de magicien et de sorcier ?

Godefroy d’Étigues, qui, seul parmi tous, restait debout, se pencha vers la jeune femme et lui dit :

« Ce nom de Cagliostro est bien le vôtre, n’est-ce pas ? »

Elle réfléchit. On eût dit que, pour le soin de sa défense, elle cherchait la meilleure riposte, et qu’elle voulait, avant de s’engager à fond, connaître les armes dont l’ennemi disposait. Elle répliqua donc, paisiblement :

– Rien ne m’oblige à vous répondre, pas plus que vous n’avez le droit de m’interroger. Cependant, pourquoi nierais-je que, mon acte de naissance portant le nom de Joséphine Pellegrini, par fantaisie je me fais appeler Joséphine Balsamo, comtesse de Cagliostro, les deux noms de Cagliostro et de Pellegrini complétant la personnalité qui m’a toujours intéressée de Joseph Balsamo.

– De qui, selon vous, par conséquent, et contrairement à certaines de vos déclarations, précisa le baron, vous ne seriez pas la descendante directe ?

Elle haussa les épaules et se tut. Était-ce prudence ? dédain ? protestation contre une telle absurdité ?

– Je ne veux considérer ce silence ni comme un aveu ni comme une dénégation, reprit Godefroy d’Étigues, en se tournant vers ses amis. Les paroles de cette femme n’ont aucune importance et ce serait du temps perdu que de les réfuter. Nous sommes ici pour prendre des décisions redoutables sur une affaire que nous connaissons tous dans son ensemble, mais dont la plupart d’entre nous ignorent certains détails. Il est donc indispensable de rappeler les faits. Ils sont résumés aussi brièvement que possible dans le mémoire que je vais vous lire et que je vous prie d’écouter avec attention.

Et posément, il lut ces quelques pages, qui, Raoul n’en douta pas, avaient dû être rédigées par Beaumagnan.

« Au début de mars 1870, c’est-à-dire quatre mois avant la guerre entre la France et la Prusse, parmi la foule des étrangers qui s’abattirent sur Paris, aucun n’attira plus soudainement l’attention que la comtesse de Cagliostro. Belle, élégante, jetant l’argent à pleines mains, presque toujours seule, ou accompagnée d’un jeune homme qu’elle présentait comme son frère, partout où elle passa, dans tous les salons qui l’accueillirent, elle fut l’objet de la plus vive curiosité. Son nom d’abord intriguait, et puis la façon vraiment impressionnante qu’elle avait de s’apparenter au fameux Cagliostro par ses allures mystérieuses, certaines guérisons miraculeuses qu’elle opéra, les réponses qu’elle donnait aux gens qui la consultaient sur leur passé ou sur leur avenir. Le roman d’Alexandre Dumas avait mis à la mode Joseph Balsamo, soi-disant comte de Cagliostro. Usant des mêmes procédés, et plus audacieuse encore, elle se targuait d’être la fille de Cagliostro, affirmait connaître le secret de l’éternelle jeunesse et, en souriant, parlait de telles rencontres qu’elle avait faites ou de tels événements qui lui étaient advenus sous le règne de Napoléon 1er.

« Son prestige fut tel qu’elle força les portes des Tuileries et parut à la cour de Napoléon III. On parlait même de séances privées où l’impératrice Eugénie réunissait autour de la belle comtesse les plus intimes de ses fidèles. Un numéro clandestin du journal satirique, le Charivari, qui fut d’ailleurs saisi sur-le-champ, nous raconte une séance à laquelle assistait un de ses collaborateurs occasionnels. J’en détache ce passage :

Quelque chose de la Joconde. Une expression qui ne change pas beaucoup, mais qu’on ne peut guère définir, qui est aussi bien câline et ingénue que cruelle et perverse. Tant d’expérience dans le regard et d’amertume dans son invariable sourire, qu’on lui accorderait alors les quatre-vingts ans qu’elle s’octroie. À ces moments-là, elle sort de sa poche un petit miroir en or, y verse deux gouttes d’un flacon imperceptible, l’essuie et se contemple. Et, de nouveau, c’est la jeunesse adorable.

Comme nous l’interrogions, elle nous répondit :

– Ce miroir appartint à Cagliostro. Pour ceux qui s’y regardent avec confiance, le temps s’arrête. Tenez, la date est inscrite sur la monture, 1783, et elle est suivie de quatre lignes qui sont l’énumération de quatre grandes énigmes. Ces énigmes qu’il se proposait de déchiffrer, il les tenait de la bouche même de la reine Marie-Antoinette, et il disait, m’a-t-on rapporté, que celui qui en trouverait la clef serait roi des rois.

– Peut-on les connaître ? demanda quelqu’un.

– Pourquoi pas ? Les connaître, ce n’est pas les déchiffrer et Cagliostro lui-même n’en eut pas le temps. Je ne puis donc vous transmettre que des appellations, des titres. En voici la liste :

In robore fortuna.

La dalle des rois de Bohême.

La fortune des rois de France.

Le chandelier à sept branches.

Elle parla ensuite à chacun de nous et nous fit des révélations qui nous frappèrent d’étonnement.

Mais ce n’était là qu’un prélude, et l’impératrice, bien que se refusant à poser la moindre question qui la concernât personnellement, voulut bien demander quelques éclaircissements touchant l’avenir.

– Que Sa Majesté ait la bonne grâce de souffler légèrement, dit la comtesse en tendant le miroir.

Et, tout de suite, ayant examiné la buée que le souffle étalait à la surface, elle murmura :

– Je vois de bien belles choses… une grande guerre pour cet été… la victoire … le retour des troupes sous l’Arc de Triomphe… On acclame l’Empereur … le Prince impérial.

– Tel est, reprit Godefroy d’Étigues, le document qui nous a été communiqué. Document déconcertant puisqu’il fut publié plusieurs semaines avant la guerre annoncée. Quelle était cette femme ? Qui était cette aventurière dont les prédictions dangereuses, agissant sur l’esprit assez faible de la malheureuse souveraine, n’ont pas été sans provoquer la catastrophe de 1870 ? Quelqu’un (lire le même numéro du Charivari) lui ayant dit un jour :

« – Fille de Cagliostro, soit, mais votre mère ?

– Ma mère, répondit-elle, cherchez très haut parmi les contemporains de Cagliostro… Plus haut encore… Oui, c’est cela… Joséphine de Beauharnais, future femme de Bonaparte, future impératrice… »

– La police de Napoléon III ne pouvait rester inactive. À la fin de juin, elle remettait un rapport succinct, établi par un de ses meilleurs agents, à la suite d’une enquête difficile. J’en donne lecture :

« Les passeports italiens de la signorina, tout en faisant des réserves sur la date de la naissance, écrivait l’agent, sont établis au nom de Joséphine Pellegrini-Balsamo, comtesse de Cagliostro, née à Palerme, le 29 juillet 1788. M’étant rendu à Palerme, j’ai réussi à découvrir les anciens registres de la paroisse Mortarana et, sur l’un d’eux, en date du 29 juillet 1788, j’ai relevé la déclaration de naissance de Joséphine Balsamo, fille de Joseph Balsamo et de Joséphine de la P., sujette du roi de France.

« Était-ce là Joséphine Tascher de la Pagerie, nom de jeune fille de l’épouse séparée du vicomte de Beauharnais, et la future épouse du général Bonaparte ? J’ai cherché dans ce sens et, à la suite d’investigations patientes, j’ai appris, par des lettres manuscrites d’un lieutenant de la Prévôté de Paris, que l’on avait été près d’arrêter, en 1788, le sieur Cagliostro qui, bien qu’expulsé de France, après l’affaire du Collier, habitait sous le nom de Pellegrini un petit hôtel de Fontainebleau où il recevait chaque jour une dame grande et mince. Or Joséphine de Beauharnais, à cette époque, habite également Fontainebleau. Elle est grande et mince. La veille du jour fixé pour l’arrestation, Cagliostro disparaît. Le lendemain, brusque départ de Joséphine de Beauharnais. Un mois plus tard, à Palerme, naissance de l’enfant.

« Ces coïncidences ne laissent pas d’être impressionnantes. Mais comme elles prennent de la valeur lorsqu’on les rapproche de ces deux faits ! Dix-huit ans après, l’impératrice Joséphine introduit à la Malmaison une jeune fille qu’elle fait passer pour sa filleule, et qui gagne l’affection de l’empereur au point que Napoléon joue avec elle comme avec un enfant. Quel est son nom ? Joséphine ou plutôt Josine.

« Chute de l’Empire. Le tsar Alexandre 1er , recueille Josine et l’envoie en Russie. Quel titre prend-elle ? Comtesse de Cagliostro. »

Le baron d’Étigues laissa se prolonger ses dernières paroles dans le silence. On l’avait écouté avec une attention profonde. Raoul, dérouté par cette histoire incroyable, essayait de saisir sur le visage de la comtesse le reflet de l’émotion ou d’un sentiment quelconque. Mais elle demeurait impassible, ses beaux yeux toujours un peu souriants.

Et le baron poursuivit :

– Ce rapport, et probablement aussi l’influence dangereuse que prenait la comtesse aux Tuileries, devait couper court à sa fortune. Un arrêté d’expulsion fut signé contre elle et contre son frère. Le frère s’en alla par l’Allemagne, elle par l’Italie. Un matin elle descendit à Modane, où l’avait conduite un jeune officier. Il s’inclina devant elle et la salua. Cet officier s’appelait le prince d’Arcole. C’est lui qui a pu se procurer les deux documents, le numéro du Charivari et le rapport secret dont l’original est entre ses mains avec ses timbres et signatures. C’est enfin lui qui, tout à l’heure, certifiait devant vous l’identité indubitable de celle qu’il a vue ce matin-là et de celle qu’il voit aujourd’hui.

Le prince d’Arcole se leva et gravement articula :

– Je ne crois pas au miracle, et ce que je dis est cependant l’affirmation d’un miracle. Mais la vérité m’oblige à déclarer sur mon honneur de soldat que cette femme est la femme que j’ai saluée en gare de Modane il y a vingt-quatre ans.

– Que vous avez saluée tout court, sans un mot de politesse ? insinua Joséphine Balsamo.

Elle s’était tournée vers le prince et l’interrogeait d’une voix enjouée où il y avait quelque ironie.

– Que voulez-vous dire ?

– Je veux dire qu’un officier français a trop de courtoisie pour prendre congé d’une jolie femme par un simple salut protocolaire.

– Ce qui signifie ?

– Ce qui signifie que vous avez bien dû prononcer quelques paroles.

– Peut-être. Je ne m’en souviens plus… dit le prince d’Arcole avec un peu d’embarras.

– Vous vous êtes penché vers l’exilée, monsieur. Vous lui avez baisé la main un peu plus longtemps qu’il n’eût fallu, et vous lui avez dit : « J’espère, madame, que les instants que j’ai eu le plaisir de passer près de vous ne seront pas sans lendemain. Pour moi, je ne les oublierai jamais. » Et vous avez répété, soulignant d’un accent particulier votre intention de galanterie : « Jamais, vous entendez, madame ? jamais… »

Le prince d’Arcole semblait un homme fort bien élevé. Pourtant, à l’évocation exacte de la minute écoulée un quart de siècle plus tôt, il fut si troublé qu’il marmotta :

– Nom de Dieu !

Mais, se redressant aussitôt, il prit l’offensive, d’un ton saccadé :

– J’ai oublié, madame. Si le souvenir de cette rencontre fut agréable, le souvenir de la seconde fois où je vous vis, l’a effacé.

– Et cette seconde fois, monsieur ?

– C’est au début de l’année suivante, à Versailles où j’accompagnais les plénipotentiaires français chargés de négocier la paix de la défaite. Je vous ai aperçue dans un café, assise devant une table, buvant et riant avec des officiers allemands dont l’un était officier d’ordonnance de Bismarck. Ce jour-là, j’ai compris votre rôle aux Tuileries et de qui vous étiez l’émissaire.

Toutes ces divulgations, toutes ces péripéties d’une vie aux apparences fabuleuses, se développèrent en moins de dix minutes. Aucune argumentation. Aucune tentative de logique et d’éloquence pour imposer une thèse inconcevable. Rien que des faits. Rien que des preuves en raccourci, violentes, assenées comme des coups de poing, et d’autant plus effarantes qu’elles évoquaient, contre une toute jeune femme, des souvenirs dont quelques-uns remontaient à plus d’un siècle !

Raoul d’Andrésy n’en revenait pas. La scène lui semblait tenir du roman, ou plutôt de quelque mélodrame fantastique et ténébreux, et les conjurés lui semblaient également en dehors de toute réalité, eux qui écoutaient toutes ces histoires comme si elles avaient eu la valeur de faits indiscutables. Certes Raoul n’ignorait pas la médiocrité intellectuelle de ces hobereaux, derniers vestiges d’une autre époque. Mais, tout de même, comment pouvaient-ils faire abstraction des données mêmes du problème qui leur était posé par l’âge que l’on attribuait à cette femme ? Si crédules qu’ils fussent, n’avaient-ils pas des yeux pour voir ?

En face d’eux, d’ailleurs, l’attitude de la Cagliostro paraissait encore plus étrange. Pourquoi ce silence, qui somme toute était une acceptation, et parfois un aveu ? Se refusait-elle à démolir une légende d’éternelle jeunesse qui lui agréait et favorisait l’exécution de ses desseins ? Ou bien, inconsciente de l’effroyable danger suspendu sur sa tête, ne considérait-elle toute cette mise en scène que comme une simple plaisanterie ?

– Tel est le passé, conclut le baron d’Étigues. Je n’insisterai pas sur les épisodes intermédiaires qui le relient au présent d’aujourd’hui. Tout en demeurant dans la coulisse, Joséphine Balsamo, comtesse de Cagliostro, a été mêlée à la tragi-comédie du Boulangisme, au drame du Panama (car on la retrouve dans tous événements funestes à notre pays). Mais nous n’avons là-dessus que des indications touchant le rôle secret qu’elle y joua. Aucune preuve. Passons, et arrivons à l’époque actuelle. Un mot encore cependant. Sur tous ces points, madame, vous n’avez pas d’observations à présenter ?

– Si, dit-elle.

– Parlez donc.

La jeune femme prononça, avec sa même intonation un peu moqueuse :

– Je voudrais savoir, puisque vous semblez faire mon procès, et le faire à la façon d’un tribunal du Moyen Âge, si vous comptez pour quelque chose les charges accumulées jusqu’ici contre moi ? En ce cas, autant me condamner sur-le-champ à être brûlée vive, comme sorcière, espionne, relapse, tous crimes que la Sainte Inquisition ne pardonnait pas.

– Non, répondit Godefroy d’Étigues. Ces diverses aventures n’ont été rapportées que pour donner de vous, en quelques traits, une image aussi claire que possible.

– Vous croyez avoir donné de moi une image aussi claire que possible ?

– Au point de vue qui nous occupe, oui.

– Vous vous contentez de peu. Et quels liens voyez-vous entre ces différentes aventures ?

– J’en vois de trois sortes. D’abord le témoignage de toutes les personnes qui vous ont reconnue, et grâce auxquelles on remonte, de proche en proche, aux jours les plus reculés. Ensuite l’aveu de vos prétentions.

– Quel aveu ?

– Vous avez redit au prince d’Arcole les termes mêmes de la conversation qui eut lieu entre vous et lui dans la gare de Modane.

– En effet, dit-elle. Et puis ? …

– Et puis voici trois portraits qui vous présentent bien tous les trois, n’est-ce pas ?

Elle les regarda et déclara :

– Ces trois portraits me représentent.

– Eh bien ! fit Godefroy d’Étigues, le premier est une miniature peinte en 1816 à Moscou, d’après Josine, comtesse de Cagliostro. Le second, qui est cette photographie, date de 1870. Celle-ci est la dernière, prise récemment à Paris. Les trois portraits sont signés par vous. Même signature. Même écriture. Même paraphe.

– Qu’est-ce que cela prouve ?

– Cela prouve que la même femme…

– Que la même femme, interrompit-elle, a conservé en 1894 son visage de 1816 et de 1870. Donc au bûcher !

– Ne riez pas, madame. Vous savez qu’entre nous le rire est un blasphème abominable.

Elle eut un geste d’impatience, et frappa l’accoudoir du banc.

– Mais enfin, monsieur, finissons-en avec cette parodie ? Qu’y a-t-il ? Que me reprochez-vous ? Pourquoi suis-je ici ?

– Vous êtes ici, madame, pour nous rendre compte des crimes que vous avez commis.

– Quels crimes ?

– Mes amis et moi nous étions douze, douze qui poursuivions le même but. Nous ne sommes plus que neuf. Les trois autres sont morts, assassinés par vous.

Une ombre peut-être, du moins Raoul d’Andrésy crut l’y discerner, voila comme un nuage le sourire de la Joconde. Tout de suite, d’ailleurs, le beau visage reprit son expression coutumière, comme si rien ne pouvait altérer la paix de cette femme, pas même l’effroyable accusation lancée contre elle avec tant de virulence. On eût dit vraiment que les sentiments habituels lui étaient inconnus, ou bien alors qu’ils ne se trahissaient point par ces signes d’indignation, de révolte et d’horreur qui bouleversent tous les êtres. Quelle anomalie ! Coupable ou non, une autre se fût insurgée, elle se taisait, elle, et nul indice ne permettait de savoir si c’était par cynisme ou par innocence.

Les amis du baron demeuraient immobiles, la figure âpre et contractée. Derrière ceux qui le cachaient presque entièrement aux regards de Joséphine Balsamo, Raoul apercevait Beaumagnan. Ses bras accoudés au dossier de la chaise, il tenait son visage dans ses mains. Mais les yeux étincelaient entre les doigts disjoints, et s’attachaient à la face même de l’ennemie.

Dans le grand silence, Godefroy d’Étigues énonça l’acte d’accusation, ou plutôt les trois actes de la formidable accusation. Il le fit sèchement, comme il l’avait fait jusque-là, sans détails inutiles, sans éclats de voix, plutôt comme on lit un procès-verbal.

« Il y a dix-huit mois, Denis Saint-Hébert, le plus jeune d’entre nous, chassait sur ses terres aux environs du Havre. En fin d’après-midi, il quitta son fermier et son garde, jeta son fusil sur l’épaule et s’en alla, dit-il, voir du haut de la falaise le soleil se coucher dans la mer. Il ne reparut pas de la nuit. Le lendemain, on trouva son cadavre sur les rochers que la mer découvrait.

« Suicide ? Denis Saint-Hébert était riche, bien portant, d’humeur heureuse. Pourquoi se serait-il tué ? Crime ? On n’y songea même pas. Donc, accident.

« Au mois de juin qui suivit, autre deuil pour nous, dans des conditions analogues. Georges d’Isneauval qui chassait les mouettes de très grand matin, au pied des falaises de Dieppe, glissa sur les algues d’une façon si malencontreuse que sa tête frappa contre un rocher et qu’il tomba inanimé. Quelques heures plus tard, deux pêcheurs l’aperçurent. Il était mort. Il laissait une veuve et deux petites filles.

« Là encore accident, n’est-ce pas ? Oui, accident pour la veuve, pour les deux orphelines, pour la famille… Mais pour nous ? Était-il possible qu’une deuxième fois le hasard se fût attaqué au petit groupe que nous formions. Douze amis s’associent pour découvrir un grand secret et atteindre un but d’une portée considérable. Deux d’entre eux sont frappés. Ne doit-on pas supposer une machination criminelle qui, en s’attaquant à eux, s’attaque en même temps à leurs entreprises ?

« C’est le prince d’Arcole qui nous ouvrit les yeux et nous engagea dans la bonne voie. Le prince d’Arcole savait, lui, que nous n’étions pas seuls à connaître l’existence de ce grand secret. Il savait que, au cours d’une séance chez l’impératrice Eugénie, on avait évoqué une liste de quatre énigmes transmise par Cagliostro à ses descendants, et que l’une d’elles s’appelait précisément, comme celle qui nous intéresse, l’énigme du chandelier à sept branches. En conséquence, ne fallait-il pas chercher parmi ceux à qui la légende avait pu être transmise ?

« Grâce aux puissants moyens d’investigation dont nous disposons, en quinze jours, notre enquête aboutissait. Dans un hôtel particulier d’une rue solitaire de Paris, habitait une dame Pellegrini, qui vivait assez retirée, et disparaissait souvent des mois entiers. D’une grande beauté, mais fort discrète d’allures, et comme désireuse de passer inaperçue, elle fréquentait, sous le nom de comtesse de Cagliostro, certains milieux où l’on s’occupait de magie, d’occultisme et de messe noire.

« On put se procurer sa photographie, celle-ci, et l’envoyer au prince d’Arcole qui voyageait alors en Espagne ; il reconnut avec stupeur la femme même qu’il avait vue jadis.

« On s’enquit de ses déplacements. Le jour de la mort de Saint-Hébert, aux environs du Havre, elle était de passage au Havre. De passage à Dieppe, lorsque Georges d’Isneauval agonisait au pied des falaises de Dieppe !

« J’interrogeai les familles. La veuve de Georges d’Isneauval me confia que son mari, en ces derniers temps, avait eu une liaison avec une femme qui, suivant elle, l’avait fait infiniment souffrir. D’autre part, une confession manuscrite de Saint-Hébert, trouvée dans ses papiers, et gardée jusqu’ici par sa mère, nous révéla que notre ami, ayant eu l’imprudence de noter nos douze noms et quelques indications concernant le chandelier à sept branches, le carnet lui avait été dérobé par une femme.

« Dès lors, tout s’expliquait. Maîtresse d’une partie de nos secrets, et désireuse d’en connaître davantage, la même femme, qu’avait aimée Saint-Hébert, s’était fait aimer de Georges d’Isneauval. Puis, ayant reçu leurs confidences, et dans la crainte d’être dénoncée par eux à leurs amis, elle les avait tués. Cette femme est ici, devant nous. »

Godefroy d’Étigues fit une nouvelle pause. Le silence redevint accablant, si lourd que les juges semblaient immobilisés dans cette atmosphère pesante et chargée d’angoisse. Seule, la comtesse de Cagliostro gardait un air distrait, comme si aucune parole ne l’eût atteinte.

Toujours étendu dans son poste, Raoul d’Andrésy admirait la beauté charmante et voluptueuse de la jeune femme, et, en même temps, il éprouvait un malaise à voir tant de preuves s’amasser contre elle. L’acte d’accusation la serrait de plus en plus près. De toutes parts, les faits venaient à l’assaut, et Raoul ne doutait point qu’une attaque plus directe encore ne la menaçât.

– Dois-je vous parler du troisième crime ? demanda le baron.

Elle répliqua d’un ton de lassitude :

– Si cela vous plaît. Tout ce que vous me dites est inintelligible. Vous me parlez de personnes dont j’ignorais même le nom. Alors, n’est-ce pas, un crime de plus ou de moins…

– Vous ne connaissiez pas Saint-Hébert et d’Isneauval ?

Elle haussa les épaules sans répondre.

Godefroy d’Étigues se pencha, puis d’une voix plus basse :

– Et Beaumagnan ?

Elle leva sur le baron Godefroy des yeux ingénus :

– Beaumagnan ?

– Oui, le troisième de nos amis que vous avez tué ? Il n’y a pas bien longtemps, lui… quelques semaines… Il est mort empoisonné… Vous ne l’avez pas connu ?

Chapitre 3 – Un tribunal d’Inquisition

Que signifiait cette accusation ? Raoul regarda Beaumagnan. Il s’était levé, sans redresser sa haute taille, et, de proche en proche, s’abritant derrière ses amis, il venait s’asseoir à côté même de Joséphine Balsamo. Celle-ci tournée vers le baron n’y fit pas attention.

Alors Raoul comprit pourquoi Beaumagnan s’était dissimulé et quel piège redoutable on tendait à la jeune femme. Si réellement elle avait voulu empoisonner Beaumagnan, si réellement elle le croyait mort, de quelle épouvante allait-elle tressaillir en face de Beaumagnan lui-même, vivant et prêt à l’accuser ! Si, au contraire, elle ne tremblait point et que cet homme lui parût aussi étranger que les autres, quelle preuve en sa faveur !

Raoul se sentit anxieux, et il désirait tellement qu’elle réussît à déjouer le complot qu’il cherchait les moyens de l’en avertir. Mais le baron d’Étigues ne lâchait pas sa proie, et déjà reprenait :

– Vous ne vous souvenez pas de ce crime-là, non plus, n’est-ce pas ?

Elle fronça les sourcils, marquant pour la seconde fois un peu d’impatience, et se tut.

– Peut-être même n’avez-vous pas connu Beaumagnan ? demanda le baron, incliné sur elle comme un juge d’instruction qui épie la phrase maladroite. Parlez donc ! Vous ne l’avez pas connu ?

Elle ne répondit pas. Précisément, à cause de cette insistance opiniâtre, elle devait se défier, car son sourire se mêlait d’une certaine inquiétude. Comme une bête traquée, elle flairait l’embûche et fouillait les ténèbres de son regard.

Elle observa Godefroy d’Étigues, puis se tourna du côté de la Vaupalière et de Bennetot, puis de l’autre côté, qui était celui où se tenait Beaumagnan…

Tout de suite, elle eut un geste éperdu, le haut-le-corps de quelqu’un qui aperçoit un fantôme, et ses yeux se fermèrent. Elle tendit les mains pour repousser la terrible vision qui la heurtait et on l’entendit balbutier :

– Beaumagnan… Beaumagnan…

Était-ce l’aveu ? Allait-elle défaillir et confesser ses crimes ? Beaumagnan attendait. De toutes ses forces pour ainsi dire visibles, de ses poings crispés, des veines gonflées de son front, de son âpre visage convulsé par un effort surhumain de volonté, il exigeait la crise de faiblesse où toute résistance se désagrège.

Un moment il crut réussir. La jeune femme fléchissait et s’abandonnait au dominateur. Une joie cruelle le transfigura. Vain espoir ! Échappant au vertige, elle se redressa. Chaque seconde écoulée lui rendit un peu de sérénité et délivra son sourire, et elle prononça, avec cette logique qui semble l’expression même d’une vérité que l’on ne peut contredire :

– Vous m’avez fait peur, Beaumagnan, car j’avais lu dans les journaux la nouvelle de votre mort. Mais pourquoi vos amis ont-ils voulu me tromper ?

Raoul se rendit compte aussitôt que tout ce qui s’était passé jusque-là n’avait point d’importance. Les deux vrais adversaires se trouvaient l’un en face de l’autre. Si bref qu’il dût être, étant donnés les armes de Beaumagnan et l’isolement de la jeune femme, le combat réel ne faisait que commencer.

Et ce ne fut plus l’attaque sournoise et contenue du baron Godefroy, mais l’agression désordonnée d’un ennemi qu’exaspéraient la colère et la haine.

– Mensonge ! mensonge ! s’écria-t-il, tout est mensonge en vous. Vous êtes l’hypocrisie, la bassesse, la trahison, le vice ! Tout ce qu’il y a d’ignoble et de répugnant dans le monde se cache derrière votre sourire. Ah ! ce sourire ! Quel masque abominable ! On voudrait vous l’arracher avec des tenailles rougies au feu.

« C’est la mort que votre sourire, c’est la damnation éternelle pour celui qui s’y laisse prendre… Ah ! quelle misérable que cette femme ! …

L’impression que Raoul avait eue, dès le début, d’assister à cette scène d’inquisition, il l’éprouva plus nettement encore devant la fureur de cet homme qui jetait l’anathème avec toute la force d’un moine du Moyen Âge. Sa voix frémissait d’indignation. Ses gestes menaçaient, comme s’il allait saisir à la gorge l’impie dont le divin sourire faisait perdre la tête et vouait aux supplices de l’enfer.

– Calmez-vous, Beaumagnan, lui dit-elle, avec un excès de douceur dont il s’irrita comme d’un outrage.

Malgré tout, il essaya de se contenir et de contrôler les paroles qui se pressaient en lui. Mais elles sortaient de sa bouche, haletantes, précipitées ou murmurées, au point que ses amis, à qui il s’adressait maintenant, eurent quelquefois peine à comprendre l’étrange confession qu’il leur fit, en se frappant la poitrine, pareil aux croyants d’autrefois qui prenaient le public à témoin de leurs fautes.

– C’est moi qui ai cherché la bataille aussitôt après la mort d’Isneauval. Oui, j’ai pensé que l’ensorceleuse s’acharnerait encore après nous … et que je serais plus fort que les autres… mieux assuré contre la tentation … N’est-ce pas, vous connaissiez toute ma décision à cette époque ? Déjà consacré au service de l’Église, je voulais revêtir la robe du prêtre. J’étais donc à l’abri du mal, protégé par des engagements formels, et plus encore par toute l’ardeur de ma foi. Et je me rendis là-bas, à l’une de ces réunions spirites où je savais la trouver.

« Elle y était en effet. Je n’eus pas besoin que l’ami qui m’avait amené me la désignât, et j’avoue que, sur le seuil, une appréhension obscure me fit hésiter. Je la surveillai. Elle parlait à peu de gens et se tenait sur la réserve, écoutant plutôt en fumant des cigarettes.

« Selon mes instructions, mon ami vint s’asseoir près d’elle et engagea la conversation avec les personnes de son groupe. Puis, de loin, il m’appela par mon nom. Et je vis à l’émoi de son regard, et sans contestation possible, qu’elle le connaissait, ce nom, pour l’avoir lu sur le carnet dérobé à Denis Saint-Hébert. Beaumagnan, c’était un des douze affiliés… un des dix survivants. Et cette femme, qui semblait vivre dans une sorte de rêve, subitement s’éveilla. Une minute plus tard, elle m’adressait la parole. Durant deux heures elle déploya toute la grâce de son esprit et de sa beauté, et elle obtenait de moi la promesse que je viendrais la voir le lendemain.

« Dès cet instant, à la seconde même où je la quittai, la nuit, à la porte de sa demeure, j’aurais dû m’enfuir au bout du monde. Il était déjà trop tard. Il n’y avait plus en moi ni courage, ni volonté, ni clairvoyance, plus rien que le désir fou de la revoir. Certes, je masquais ce désir sous de grands mots ; j’accomplissais un devoir… il fallait connaître le jeu de l’ennemie, la convaincre de ses crimes et l’en punir, etc. Autant de prétextes ! En réalité, du premier coup j’étais persuadé de son innocence. Un tel sourire était l’indice de l’âme la plus pure.

« Ni le souvenir sacré de Saint-Hébert ni celui de mon pauvre d’Isneauval ne m’éclairaient. Je ne voulais pas voir. J’ai vécu quelques mois dans l’obscurité, goûtant les pires joies, et ne rougissant même pas d’être un objet de honte et de scandale, de renoncer à mes vœux et de renier ma foi.

« Forfaits inconcevables de la part d’un homme comme moi, je vous le jure, mes amis. Cependant j’en ai commis un qui les dépasse peut-être tous. J’ai trahi notre cause. Le serment de silence que nous avons fait en nous associant pour une œuvre commune, je l’ai rompu. Cette femme connaît du grand secret ce que nous en connaissons nous-mêmes.

Un murmure d’indignation accueillit ces paroles. Beaumagnan courba la tête.

Maintenant Raoul comprenait mieux le drame qui se jouait devant lui, et les personnages qui en étaient les acteurs acquéraient leur véritable relief. Hobereaux, campagnards, rustres, oui, certes, mais Beaumagnan était là, Beaumagnan qui les animait de son souffle et leur communiquait son exaltation. Au milieu de ces existences vulgaires et de ces silhouettes falotes, celui-là prenait figure de prophète et d’illuminé. Il leur avait montré comme un devoir quelque besogne de conjuration à laquelle lui-même s’était dévoué corps et âme, comme on se dévouait jadis à Dieu en abandonnant son donjon pour partir en croisade.

Ces sortes de passions mystiques transforment ceux qu’elles brûlent en héros ou en bourreaux. Il y avait vraiment de l’inquisiteur en Beaumagnan. Au quinzième siècle, il eût persécuté et martyrisé pour arracher à l’impie la parole de foi.

Il avait l’instinct de la domination et l’attitude de l’homme pour qui l’obstacle n’existe pas. Entre le but et lui une femme se dressait ? Qu’elle meure ! S’il aimait cette femme, une confession publique l’absolvait. Et ceux qui l’entendaient subissaient d’autant plus l’ascendant de ce maître dur que sa dureté semblait s’exercer aussi bien contre lui-même.

Humilié par l’aveu de sa déchéance, il n’avait plus de colère, et c’est d’une voix sourde qu’il acheva :

– Pourquoi ai-je failli ? Je l’ignore. Un homme comme moi ne doit pas faillir. Je n’ai même pas l’excuse de dire qu’elle m’ait interrogé. Non. Elle faisait souvent allusion aux quatre énigmes signalées par Cagliostro, et c’est un jour, presque à mon insu, que j’ai prononcé les mots irréparables… lâchement… pour lui être agréable… pour prendre à ses yeux plus de valeur… pour que son sourire fût plus tendre. Je me disais en moi-même : « Elle sera notre alliée… elle nous aidera de ses conseils, de toute sa clairvoyance affinée par les pratiques de la divination… » J’étais fou. L’ivresse du péché faisait vaciller ma raison.

« Le réveil fut terrible. Un jour – il y a de cela trois semaines – je devais partir en mission pour l’Espagne. Je lui avais dit adieu, le matin. L’après-midi, vers trois heures, ayant rendez-vous dans le centre de Paris, je quittai le petit logement que j’occupe au Luxembourg. Or, il se trouva qu’ayant oublié de donner certaines instructions à mon domestique, je rentrai chez moi par la cour et par l’escalier de service. Mon domestique était sorti et avait laissé ouverte la porte de la cuisine. De loin, j’entendis du bruit. J’avançai lentement. Il y avait quelqu’un dans ma chambre, il y avait cette femme, dont la glace me renvoyait l’image.

« Que faisait-elle donc penchée sur ma valise ? J’observai.

« Elle ouvrit une petite boîte en carton qui contenait des cachets que je prends en voyage pour combattre mes insomnies. Elle enleva l’un de ces cachets et, à la place, elle en mit un autre, un autre qu’elle tira de son porte-monnaie.

« Mon émoi fut si grand que je ne songeai pas à me jeter sur elle. Quand j’arrivai dans ma chambre, elle était partie. Je ne pus la rattraper.

« Je courus chez un pharmacien et fis analyser les cachets. L’un d’eux contenait du poison, de quoi me foudroyer.

« Ainsi, j’avais la preuve irréfutable. Ayant eu l’imprudence de parler et de dire ce que je savais du secret, j’étais condamné. Autant, n’est-ce pas ? se débarrasser d’un témoin inutile et d’un concurrent qui pouvait, un jour ou l’autre, prendre sa part du butin, ou bien découvrir la vérité, attaquer l’ennemie, l’accuser et la vaincre. Donc, la mort. La mort comme pour Denis Saint-Hébert et Georges d’Isneauval. La mort stupide, sans cause suffisante.

« J’écrivis à l’un de mes correspondants d’Espagne. Quelques jours après, certains journaux annonçaient la mort à Madrid d’un nommé Beaumagnan.

« Dès lors, je vécus dans son ombre, et la suivis pas à pas. Elle se rendit à Rouen d’abord, puis au Havre, puis à Dieppe, c’est-à-dire aux lieux mêmes qui circonscrivent le terrain de nos recherches. D’après mes confidences, elle savait que nous sommes sur le point de bouleverser un ancien prieuré des environs de Dieppe. Elle y alla tout un jour, et, profitant de ce que le domaine est abandonné, chercha. Puis, je perdis ses traces. Je la retrouvai à Rouen. Vous savez le reste par notre ami d’Étigues, comment le piège fut préparé, et comment elle s’y jeta, attirée par l’appât de ce chandelier à sept branches que, soi-disant, un cultivateur aurait trouvé dans sa prairie.

« Telle est cette femme. Vous vous rendez compte des motifs qui nous empêchent de la livrer à la justice. Le scandale des débats rejaillirait sur nous, et, en jetant la pleine clarté sur nos entreprises, les rendrait impossibles. Notre devoir, si redoutable qu’il soit, est donc de la juger nous-mêmes, sans haine, mais avec toute la rigueur qu’elle mérite.

Beaumagnan se tut. Il avait fini son réquisitoire avec une gravité plus dangereuse pour l’accusée que sa colère. Elle apparaissait réellement coupable, et presque monstrueuse dans cette série de meurtres inutiles. Raoul d’Andrésy, lui, ne savait plus que penser, et il exécrait cet homme qui avait aimé la jeune femme et qui venait de rappeler en frissonnant les joies de cet amour sacrilège…

La comtesse de Cagliostro s’était levée et regardait son adversaire bien en face, toujours un peu narquoise.

– Je ne m’étais pas trompée, dit-elle, c’est le bûcher ?…

– Ce sera, déclara-t-il, ce que nous déciderons, sans que rien ne puisse empêcher l’exécution de notre juste verdict.

– Un verdict ? De quel droit ? fit-elle. Il y a des juges pour cela. Vous n’êtes pas des juges. La peur du scandale, dites-vous ? En quoi cela m’importe-t-il que vous ayez besoin d’ombre et de silence pour vos projets ? Laissez-moi libre.

Il proféra :

– Libre ? Libre de continuer votre œuvre de mort ? Nous sommes maîtres de vous. Vous subirez notre jugement.

– Votre jugement sur quoi ? S’il y avait parmi vous un seul juge véritable, un seul homme qui sût ce que c’est que la raison et que la vraisemblance, il rirait de vos accusations stupides et de vos preuves incohérentes.

– Des mots ! Des phrases ! s’écria-t-il. Ce sont des preuves contraires qu’il nous faudrait… quelque chose qui détruise le témoignage de mes yeux.

– À quoi bon me défendre ? Votre résolution est prise.

– Elle est prise parce que vous êtes coupable.

– Coupable de poursuivre le même but que vous, oui, cela, je l’avoue, et c’est la raison pour laquelle vous avez commis cette infamie de venir m’espionner et de jouer la comédie de l’amour. Si vous vous êtes pris au piège, tant pis pour vous ! Si vous m’avez fait des confidences à propos de l’énigme dont je connaissais déjà l’existence par le document de Cagliostro… tant pis pour vous ! Maintenant j’en suis obsédée, et j’ai juré d’atteindre le but, quoi qu’il arrive, et malgré vous. Voilà mon seul crime, à vos yeux.

– Votre crime, c’est d’avoir tué, proféra Beaumagnan qui s’emportait.

– Je n’ai pas tué, dit-elle fermement.

– Vous avez poussé Saint-Hébert dans l’abîme et vous avez frappé d’Isneauval à la tête.

– Saint-Hébert ? D’Isneauval ? Je ne les ai pas connus. J’entends leurs noms aujourd’hui pour la première fois.

– Et moi ! et moi ! fit-il avec véhémence. Et moi, vous ne m’avez pas connu ? Vous n’avez pas voulu m’empoisonner ?

– Non.

Il s’exaspéra et, la tutoyant dans un accès de rage :

– Mais je t’ai vue, Joséphine Balsamo. Je t’ai vue comme je te vois. Tandis que tu rangeais le poison, j’ai vu ton sourire qui devenait féroce et le coin de ta lèvre qui remontait davantage… comme un rictus de damnée.

Elle hocha la tête et prononça :

– Ce n’était pas moi.

Il parut suffoqué. Comment avait-elle l’audace ?… Mais, tranquillement, elle lui posa la main sur l’épaule, et reprit :

– La haine vous fait perdre la tête, Beaumagnan, votre âme fanatique se révolte contre le péché d’amour. Cependant, malgré cela, vous me permettrez de me défendre, n’est-ce pas ?

– C’est votre droit. Mais hâtez-vous.

– Ce sera bref. Demandez à vos amis la miniature faite à Moscou en 1816, d’après la comtesse de Cagliostro… (Beaumagnan obéit et prit la miniature des mains du baron.) Bien… Examinez-la attentivement. C’est mon portrait, n’est-ce pas ?

– Où voulez-vous en venir ? dit-il.

– Répondez, c’est mon portrait ?

– Oui, fit-il nettement.

– Alors, si c’est là mon portrait, c’est que je vivais à cette époque ? Il y a quatre-vingts ans, j’en avais vingt-cinq ou trente ? Réfléchissez bien avant de répondre. Hein, vous hésitez, n’est-ce pas, devant un tel miracle !

« Et vous n’osez pas affirmer ?… Pourtant, il y a mieux encore… Ouvrez, par derrière, le cadre de cette miniature, et vous verrez à l’envers de la porcelaine, un autre portrait, le portrait d’une femme souriante, dont la tête est enveloppée d’un voile impalpable qui descend jusqu’aux sourcils, et à travers lequel on voit ses cheveux partagés en deux bandeaux ondulés. C’est encore moi, n’est-ce pas ?

Tandis que Beaumagnan exécutait ses instructions, elle avait mis également sur sa tête un léger voile de tulle dont le rebord frôlait la ligne de ces sourcils, et elle baissait ses paupières avec une expression charmante. Beaumagnan balbutia, tout en comparant :

– C’est vous… c’est vous…

– Aucun doute, n’est-ce pas ?

– Aucun. C’est vous…

– Eh bien ! lisez la date, sur le côté droit.

Beaumagnan épela :

– Fait à Milan, en l’an 1498.

Elle répéta :

– En 1498 ! Il y a quatre cents ans.

Elle rit franchement, et son rire sonnait avec clarté.

– Ne prenez pas cet air confondu, dit-elle. D’abord je connaissais l’existence de ce double portrait, et je le cherchais depuis longtemps. Mais soyez certain qu’il n’y a là aucun miracle. Je n’essaierai pas de vous persuader que j’ai servi de modèle au peintre et que j’ai quatre cents ans. Non, ceci est tout simplement le visage de la Vierge Marie, et c’est une copie d’un fragment de la Sainte Famille de Bernardino Luini, peintre milanais, disciple de Léonard de Vinci.

Puis, soudain sérieuse, et sans laisser à l’adversaire le temps de souffler, elle lui dit :

– Vous comprenez maintenant où je veux en venir, n’est-ce pas, Beaumagnan ? Entre la Vierge de Luini, la jeune fille de Moscou et moi, il y a cette chose insaisissable, merveilleuse, et pourtant indéniable, la ressemblance absolue. Trois visages en un seul. Trois visages qui ne sont pas ceux de trois femmes différentes, mais qui sont celui de la même femme. Alors pourquoi ne voulez-vous pas admettre qu’un même phénomène, tout naturel après tout, se reproduise en d’autres circonstances, et que la femme que vous avez vue dans votre chambre ne soit pas moi, mais une autre femme qui me ressemble assez pour vous faire illusion ?… une autre qui aurait connu et qui aurait tué vos amis Saint-Hébert et d’Isneauval ?

– J’ai vu… j’ai vu…, protesta Beaumagnan, qui la touchait presque, debout contre elle tout pâle et frémissant d’indignation. J’ai vu. Mes yeux ont vu.

– Vos yeux voient aussi le portrait d’il y a vingt-cinq ans, et la miniature d’il y a quatre-vingts ans, et le tableau, d’il y a quatre cents ans. C’était donc moi ?

Elle offrait aux regards de Beaumagnan sa jeune figure, sa beauté fraîche, ses dents éclatantes, ses joues tendres et pleines comme un fruit. Défaillant, il s’écria :

– Ah ! sorcière, il y a des moments où j’y crois, à cette absurdité. Sait-on jamais avec toi ! Tiens, la femme de la miniature montre tout en bas de son épaule nue, sous la peau blanche de la poitrine, un signe noir. Ce signe, il est là au bas de ton épaule… Je l’y ai vu… Tiens… montre-le donc aux autres pour qu’ils le voient aussi, pour qu’ils soient édifiés.

Il était livide et la sueur coulait de son front. Il porta la main vers le corsage clos. Mais elle le repoussa et, s’exprimant avec beaucoup de dignité :

– Assez, Beaumagnan, vous ne savez pas ce que vous faites, et vous ne le savez plus depuis des mois. Je vous écoutais tout à l’heure et j’étais interdite, car vous parliez de moi comme si j’avais été votre maîtresse, et je n’ai pas été votre maîtresse. C’est une noble chose que de se frapper la poitrine en public, mais encore faut-il que la confession soit sincère. Vous n’en avez pas eu le courage. Le démon de l’orgueil ne vous a pas permis l’aveu humiliant de votre échec, et lâchement vous avez laissé croire ce qui n’a pas été. Durant des mois vous vous êtes traîné à mes pieds, vous m’avez implorée et menacée, sans que jamais, une seule fois, vos lèvres aient effleuré mes mains. Voilà tout le secret de votre conduite et de votre haine.

« Ne pouvant me fléchir, vous avez voulu me perdre, et, devant vos amis, vous dressez de moi une image effrayante de criminelle, d’espionne et de sorcière. Oui, de sorcière ! Un homme comme vous ne peut pas faillir, selon votre expression, et si vous avez failli ce ne peut être que par l’action de sortilèges diaboliques. Non, Beaumagnan, vous ne savez plus ce que vous faites, ni ce que vous dites. Vous m’avez vue dans votre chambre, préparant la poudre qui devait vous empoisonner ? Allons donc ! De quel droit invoquez-vous le témoignage de vos yeux ? Vos yeux ? Mais ils étaient obsédés par mon image, et l’autre femme vous offrit un visage qui n’était pas le sien, mais le mien, que vous ne pouviez pas ne pas voir.

« Oui, Beaumagnan, je le répète, l’autre femme… Il y a une autre femme sur le chemin que vous suivons tous. Il y a une autre femme qui a hérité de certains documents issus de Cagliostro et qui se pare, elle aussi, des noms qu’il prenait. Marquise de Belmonte, comtesse de Fenix… cherchez-la, Beaumagnan. Car c’est elle que vous avez vue, et c’est en vérité sur la plus grossière hallucination d’un cerveau détraqué que vous échafaudez contre moi tant d’accusations mensongères.

« Allons, tout cela n’est qu’une comédie puérile, et j’avais bien raison de rester paisible au milieu de vous tous, comme une femme innocente, d’abord, et comme une femme qui ne risque rien. Avec vos façons de juges et de tortionnaires, et malgré l’intérêt que chacun de vous peut avoir dans la réussite de l’entreprise commune, vous êtes au fond des braves gens qui n’oseriez jamais me faire mourir. Vous, peut-être, Beaumagnan, qui êtes un fanatique et qui avez peur de moi, mais il vous faudrait ici des bourreaux capables de vous obéir, et il n’y en a pas. Alors quoi… m’enfermer ? me jeter dans quelque coin obscur ? Si cela vous amuse, soit ! Mais, sachez-le, il n’y a pas de cachot d’où je ne puisse sortir aussi aisément que vous de cette salle. Ainsi, jugez, condamnez. Pour ma part, je ne dirai plus un mot.

Elle se rassit, ôta son voile, et, de nouveau, s’accouda. Son rôle était terminé. Elle avait parlé sans emportement, mais avec une conviction profonde et une logique vraiment irréfutable, associant les charges relevées contre elle à cette légende d’inexplicable longévité qui dominait l’aventure.

– Tout se tient, disait-elle, et vous avez dû vous-même appuyer votre réquisitoire sur le récit de mes aventures passées. Vous avez dû commencer votre réquisitoire par le récit d’événements qui remontent à cent ans pour aboutir aux événements criminels d’aujourd’hui. Si je suis mêlée à ceux-ci, c’est que je fus l’héroïne de ceux-là. Si je suis la femme que vous avez vue, je suis aussi celle que vous montrent mes différents portraits.

Que répondre ? Beaumagnan se tut. Le duel s’achevait par sa défaite et il n’essaya pas de la masquer. D’ailleurs, ses amis n’avaient plus cette face implacable et convulsée des gens qui se trouvent acculés à l’effroyable décision de mort. Le doute était en eux, Raoul d’Andrésy le sentit nettement, et il en eût conçu quelque espoir si le souvenir des préparatifs effectués par Godefroy d’Étigues et Bennetot n’eût atténué son contentement.

Beaumagnan et le baron d’Étigues s’entretinrent à voix basse, puis Beaumagnan reprit, comme un homme pour qui la discussion est close :

– Vous avez toutes les pièces du procès devant vous, mes amis. L’accusation et la défense ont dit leur dernier mot. Vous avez vu avec quelle certitude Godefroy d’Étigues et moi avons accusé cette femme, avec quelle subtilité elle s’est défendue, se retranchant derrière une ressemblance inadmissible, et donnant ainsi, en dernier ressort, un exemple frappant de son adresse et de sa ruse infernales. La situation est donc très simple : un adversaire de cette puissance et qui dispose de telles ressources ne nous laissera jamais de repos. Notre œuvre est compromise. Les uns après les autres, elle nous détruira. Son existence entraîne fatalement notre ruine et notre perte.

« Est-ce à dire pour cela qu’il n’est d’autre solution que la mort, et que le châtiment mérité soit le seul que nous devions envisager ? Non. Qu’elle disparaisse, qu’elle ne puisse rien tenter, nous n’avons pas le droit de demander davantage et, si notre conscience se révolte devant une solution aussi indulgente, nous devons nous y tenir parce que, somme toute, nous ne sommes pas là pour châtier, mais pour nous défendre.

« Voici donc les dispositions que nous avons prises, sous réserve de votre approbation. Cette nuit, un bateau anglais viendra croiser à quelque distance des côtes. Une barque s’en détachera, au devant de laquelle nous irons, et que nous rencontrerons à dix heures, au pied de l’aiguille de Belval. Cette femme sera livrée, emmenée à Londres, débarquée la nuit, et enfermée dans une maison de fous, jusqu’à ce que notre œuvre soit achevée. Je ne pense pas qu’aucun de vous s’oppose à notre façon d’agir, qui est humaine et généreuse, mais qui sauvegarde notre œuvre et nous met à l’abri des périls inévitables ?

Raoul aperçut aussitôt le jeu de Beaumagnan, et il pensa :

« C’est la mort. Il n’y a pas de bateau anglais. Il y a deux barques, dont l’une, percée, sera conduite au large et coulera. La comtesse de Cagliostro disparaîtra sans que personne sache jamais ce qu’elle est devenue. »

La duplicité de ce plan et la manière insidieuse dont il était exposé l’effrayaient. Comment les amis de Beaumagnan ne l’eussent-ils pas soutenu alors qu’on ne leur demandait point de réponse affirmative ? Leur silence suffisait. Qu’aucun d’eux ne protestât, et Beaumagnan était libre d’agir par l’intermédiaire de Godefroy d’Étigues.

Or, aucun d’eux ne protesta. À leur insu, ils avaient condamné à mort.

Ils se levèrent tous pour le départ, heureux évidemment d’en être quittes à si bon marché. Nulle observation ne fut faite. Ils avaient l’air de s’en aller d’une petite réunion d’intimes où l’on a discuté de choses insignifiantes. Quelques-uns d’entre eux devaient d’ailleurs prendre le train du soir à la station voisine. Au bout d’un instant, ils étaient tous sortis, à l’exception de Beaumagnan et des deux cousins.

Et ainsi, il arrivait ceci, qui déconcertait Raoul, c’est que cette séance dramatique, où la vie d’une femme avait été exposée d’une façon si arbitraire, et sa mort obtenue par un subterfuge si odieux, finissait tout à coup, brusquement, comme une pièce dont le dénouement se produit avant l’heure logique, comme un procès dont le jugement serait proclamé au milieu des débats.

Dans cette sorte d’escamotage, le caractère insidieux et tortueux de Beaumagnan apparaissait de plus en plus net à Raoul d’Andrésy. Implacable et fanatique, rongé par l’amour et par l’orgueil, l’homme avait décidé la mort. Mais il y avait en lui des scrupules, des lâchetés, des hypocrisies, des peurs confuses, qui l’obligeaient, pour ainsi dire, à se couvrir devant sa conscience, et peut-être aussi devant la justice. D’où cette solution ténébreuse, le blanc-seing obtenu grâce à cet abominable tour de passe-passe.

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