Sur les bords de la Seine, entre Mantes et Bonnières, presque en face du château des Sablons, dont la silhouette imposante se dessine somptueusement au milieu des frondaisons d’un parc immense, un chemineau, au visage ravagé parla fatigue et la misère, examinait d’un air sombre un vieux moulin,jeté sur un des bras du fleuve et qui, depuis longtemps abandonné,disparaissait aux trois quarts sous un inextricable fouillis de vigne vierge et de lierre.
Bientôt, un sanglot douloureux secoua la poitrine du vagabond.
– Dire que tout cela a été à moi !s’écria-t-il. Ma pauvre femme !… mon fils… tout mon passé…tout mon bonheur ! Mieux vaudrait en finir tout de suite… Mais je n’ai pas le droit de me tuer. J’ai mon fils à sauver… Mon fils !… Allons, courage !… Il le faut… Oui,courage ! ! !
Après avoir enveloppé d’un regard noyé de larmes ce coin agreste qui éveillait en lui de si poignants souvenirs, l’inconnu traversa la route, s’arrêta devant une grille monumentale dont les dorures étincelaient sous les rayons d’un clair soleil de juin et se mit à contempler, à travers les barreaux, avec une sorte d’avidité farouche, les allées aux cailloux fins, les pelouses émaillées de fleurs rares, les belles statues toutes blanches, et la demeure vraiment princière devant laquelle, dans un vaste bassin de marbre, des cygnes nageaientmajestueusement, parmi le jaillissement svelte et continu d’un jetd’eau digne du palais de Versailles.
Au lointain, c’était le murmure d’un orchestreau rythme enveloppant et tendre ; et dans l’intervalle desbosquets, des couples, tout de jeunesse et d’élégance, tournoyaientenlacés en une danse de printemps et d’amour.
Les larmes du chemineau s’étaient séchées.
Maintenant, ce n’était plus du désespoir quereflétaient ses yeux… c’était une haine grandiose, superbe, quidonnait à ses traits une expression de noblesse en même temps quede mystère et le faisait ressembler à quelque envoyé du destin venupour troubler la fête.
Un homme d’un certain âge, à la barbe et auxcheveux blancs, d’allure distinguée, mais d’apparence frêle etdélicate, s’approcha, demandant au vagabond, sur un ton debienveillante pitié.
– Que voulez-vous, mon brave ?
– Parler au banquier Favraux.
– M. Favraux est très occupé… Jesuis son secrétaire… et je puis peut-être…
Tirant de sa poche une pièce d’argent,Vallières la tendit au vagabond qui protesta aussitôt avec uneénergie farouche :
– Je ne demande pas l’aumône… je vousrépète qu’il faut que je parle à M. Favraux.
Comprenant qu’il se heurterait à une volontéinébranlable, Vallières s’en fut rejoindre le banquier.
À l’écart de ses invités, dans un discretberceau de verdure d’où l’on apercevait un panorama splendideauquel, presque au premier plan, le vieux moulin aux trois quartsruiné ajoutait une note charmante et pittoresque, Favraux sepenchait amoureusement vers une fort jolie personne à la mise trèssimple et au maintien réservé.
– Monsieur…, annonça le secrétaire, il ya devant le portail un homme que je ne connais pas, et qui insistevivement pour vous voir.
Avec un geste d’impatience, M. Favrauxdont la maturité robuste, la sobre élégance, le visage glabre et leregard d’acier en faisaient le prototype de nos grands marchandsd’or modernes, demanda sèchement :
– Quel est cet individu ?
– Un chemineau… monsieur.
– Un chemineau !… et c’est pourça… que vous me dérangez ?
– Ce malheureux paraît très excité ;et j’ai craint qu’il ne se livrât à quelque extravagance.
À ces mots, un nuage rapide passa sur le frontdu banquier… Puis, tout en enveloppant d’un regard de passionviolente la très séduisante créature qui se trouvait près de lui,il fit d’une voix dont il s’efforçait d’atténuer la rudessenaturelle :
– Vous permettez… ma chèreamie ?
– Je vous en prie…, répliqua la jeunefemme en baissant avec modestie ses yeux qu’elle avait noirs etprofonds.
Favraux, accompagné par son secrétaire,s’avança d’un pas résolu vers le portail, devant lequel le vieilinconnu attendait, et tout de suite, arrogamment, ilinterpella :
– Que me voulez-vous, bonhomme ?
Jetant à terre son chapeau de feutre jauni parles intempéries et découvrant un visage torturé par la plus atrocedes douleurs, le chemineau s’écria :
– Vous ne me reconnaissez pas ?
– Je ne vous ai jamais vu !
– Je suis Pierre Kerjean.
– Pierre Kerjean ! répéta lebanquier, qui ne put réprimer un léger tressaillement.
– Allons, continuait le vagabond,rappelez-vous, monsieur Favraux… J’étais jadis un honnête homme… Jepossédais, tout près d’ici, de l’autre côté de la route, un moulin,quelques terres. Je vivais heureux, avec ma femme et mon enfant… Unjour, vous êtes arrivé dans le pays… Vous avez acheté cettepropriété des Sablons… Pour agrandir vos domaines, vous m’avezdemandé de vous vendre mon bien… Séduit par la somme importante quevous me proposiez, je vous ai cédé… Puis, endoctriné par vos bellesparoles, je vous ai confié mon argent… Alors, non seulement vousm’avez ruiné, mais vous êtes cause que je me suis laissé entraîner,moi un brave homme, à des spéculations hasardeuses et même à desactes malhonnêtes… Seulement, je n’ai pas eu autant de chance quevous… Je me suis fait prendre… tout de suite… c’était fatal !…J’ai été condamné à vingt ans de travaux forcés… Ma femme est mortede douleur et de honte… Et je ne suis sorti du bagne que pourapprendre, à la mairie de ce village, que mon fils, laissé seul,livré à lui-même, était devenu un scélérat !…
– Et après ? bravait insolemment lebanquier qui s’était ressaisi.
– Je ne vous réclame pas d’argent…,poursuivit le vieux. Je ne veux même pas me venger… J’exigesimplement que vous m’aidiez à retrouver mon fils et à lesauver !
– Je ne sais pas ce que vous voulezdire…
– Tu ne sais pas ! rugit lechemineau en avançant le poing à travers les barreaux… Tu es doncencore plus misérable que je ne le pensais ?
– Si vous avez des droits à faire valoir,adressez-vous à la justice.
– La justice ! ricana l’ex-forçat.Ah ! je la connais, la justice ! Pendant vingt ans, ellea fait de moi un damné, tandis que toi, le vrai, le principalcoupable, tu continuais à t’enrichir avec le bien des autres,accumulant sur ton passage toutes les ruines et tous lesdésastres ! Et quand je viens te réclamer un peu de pitié… tume dis de m’adresser à la justice ! Tu veux donc m’écraserjusqu’au bout ?… Ah ! c’est lâche ! c’estabominable ! Puisqu’il en est ainsi, le peu de temps qui mereste à vivre, je veux le consacrer à te haïr ! Oui, chaquejour et à chaque heure, tu me verras me dresser devant toi,reproche vivant de tes crimes et de tes infamies !… Tum’entendras te crier : « Tu n’es qu’un voleur et unbandit ! »
Tandis que Favraux, haussant les épaules d’unair méprisant, s’éloignait de la grille, et que Vallières avec desparoles pleines de mansuétude et de pitié s’efforçait de calmer lacolère du vieux Kerjean, celui-ci eut un dernierrugissement :
– Sois maudit, banquier Favraux, soismaudit à jamais !
Puis, ramassant son chapeau et remontant sabesace, il reprit sa route… tout en grinçant entre sesdents :
– Je me vengerai… oui… je mevengerai !
Cet effort l’avait brisé…
À peine eut-il parcouru un demi-kilomètre,qu’il dut s’arrêter… S’effondrant sur un tas de pierres, laissanttomber près de lui son sac et son bâton… la tête entre les mains,il se mit à pleurer, évoquant comme à travers un lointainbrouillard les années heureuses… hélas… si vite envolées !
Tout à coup, Kerjean tressaillit…
Le grondement rapproché d’une automobilevenait de lui faire redresser la tête.
Un cri rauque lui échappa :
– Favraux !
Sur le siège d’une luxueuse 40 HP, au volant,à cinquante mètres de lui, le vieux Kerjean venait de reconnaîtreson ennemi.
Alors, affolé de la haine la plus terrible quieût jamais ulcéré un cœur, il s’élança vers la voiture, en clamant,les bras tendus en avant :
– Canaille ! Canaille !
Le malheureux, happé par une des ailes duvéhicule… tomba sous les roues… tandis que le banquier, qui n’avaitmême pas appuyé sur la pédale de frein… continuait son chemin, sanss’inquiéter le moindrement de celui qu’il venait d’écraser et qu’illaissait sur la route blanche, déserte, et bientôt tachée d’unemare de sang.
Presque aussitôt… le vieux Kerjean rouvrit lespaupières.
Il eut encore la force de se soulever etd’apercevoir au loin, dans un nuage de poussière, l’auto quiemportait son bourreau, son assassin…
Le regard vitreux, la bouche tordue en unspasme suprême, il retomba en arrière, le visage tourné vers leciel, et râlant en un cri d’agonie :
– Dieu te punira !… Dieu tepunira !…
Dans son merveilleux cabinet de travail duplus pur Empire qui occupait le rez-de-chaussée entier de l’aileprincipale du château des Sablons, le banquier Favraux, toujoursmatinal, était déjà depuis plus d’une heure au travail, lorsqu’onfrappa discrètement à la grande porte à deux battants qui donnaitdans l’antichambre.
– Entrez…, fit le banquier, sur un ton delégère impatience.
Mais aussitôt, son visage s’éclaira.
La jolie femme brune, avec laquelle il causaitsi intimement la veille, s’avançait, tenant à la main un adorablegarçonnet de cinq ans, véritable ange blond, que l’on eût ditéchappé d’une fresque du Dominiquin ou d’Andréa del Sarto…
L’enfant, tout de suite, se précipita vers lefinancier, et, sautant familièrement sur ses genoux, ils’écria :
– Bonjour, bon-papa !
– Bonjour… Jeannot ! réponditFavraux qui, après avoir embrassé le petit, le posa à terre, tandisque ses yeux, brillants de désir, cherchaient ceux del’institutrice.
Tandis que le bambin se précipitait vers unedes larges fenêtres qui donnaient sur le parc, Favraux, avecl’accent de la passion la plus intense, murmura à la jeune femmequi semblait fort troublée :
– Marie, comme je vous aime !
– Monsieur…
– Je vous adore, et je veux… Oui, je veuxque vous soyez à moi.
– Votre maîtresse, jamais !
– Et ma femme ?
– Monsieur Favraux…
– Aussitôt après le mariage de ma fille…,murmurait le banquier.
Mais une voix féminine demandait doucement del’autre côté de la porte :
– Puis-je entrer, père ?
– Mais oui, maman chérie, répliquaspontanément le bambin en quittant la fenêtre.
Une jeune femme, radieusement jolie, au regardtrès doux, mais un peu triste, apparut sur le seuil, dans un seyantcostume d’amazone qui faisait valoir ses lignes toutes de grâceharmonieuse et de frêle souplesse :
– Bonjour, Jacqueline, lança froidementFavraux.
– Bonjour, père…, répondit la fille dubanquier, en s’avançant vers lui et en l’embrassant avec unevisible expression de craintive déférence.
– Tu montes à cheval ce matin ?interrogea Favraux.
– Oui…, répliqua Jacqueline… Je m’en vaisfaire un tour en forêt avec M. de la Rochefontaine.
À ce nom, le petit Jean qui s’était emparé dela main de sa mère interrogea naïvement :
– Dis, maman… c’est vrai que je m’en vaisavoir un nouveau papa ?
– Mais oui…, répondit la jeune femme, enrougissant légèrement.
– Comment faudra-t-il que jel’appelle ?…
– Père…
– Est-ce qu’il est aussi riche quebon-papa Favraux ?
Jacqueline, doucement, grondait :
– Mon chéri, ce sont des questions que nedoivent jamais poser les enfants bien élevés… Allons, va… monpetit… va prendre ta leçon avec Mlle Verdier ;et tâche, surtout, d’être bien sage et bien obéissant.
– Oui, maman… je te le promets.
L’enfant s’en fut avec son institutrice,tandis que Jacqueline soupirait tout en le regardant s’éloigner,avec cette expression de tendresse divine et d’orgueil souriant quin’appartient qu’aux mères :
– Cher petit ange… comme j’aurais voulume garder toute à toi !
– Allons, bon ! sursauta Favrauxavec nervosité… Te voilà encore avec tes idées ridicules…
– Père… vous m’avez mal comprise…Laissez-moi vous expliquer…
– Tu ne sais pas ce que tu dis ! Tues stupide, ma fille… stupide !
À cette phrase lancée brutalement, Jacquelineavait baissé le front, tandis que la tristesse grandissait sur sonvisage.
C’est qu’au milieu de tout le luxe quil’entourait, Jacqueline n’avait jamais été heureuse…
D’abord, elle avait perdu très tôt sa mère,personne timide, effacée, que Favraux avait épousée aux heuresdifficiles et qui était morte écrasée par la fortune comme d’autressont vaincus par la misère.
Puis, au sortir du couvent, son père qui, dansson égoïsme féroce, avait froidement résolu de se servir de safille comme d’un nouvel instrument de fortune, la mariait à unjeune ingénieur, Jacques Aubry, dépourvu de tout argent mais dénuéde tout scrupule et doué du véritable génie des affaires…
Favraux, qui l’avait discerné entre tous,comptait en faire mieux que son associé, c’est-à-dire son complice.Mais au bout d’un an, Aubry périt dans un accident d’automobile, aucours d’un voyage d’études en Amérique pour le compte de sonbeau-père… Jacqueline, désireuse d’échapper à une tutelle dont elleavait déjà senti toute l’amertume, résolut de se consacrerentièrement à son enfant. Pendant plusieurs années, le banquier,absorbé en de nouvelles et formidables besognes, ne parut pasdisposé à contrecarrer le désir de Jacqueline.
Mais, un jour, ayant senti la nécessité depénétrer dans le monde aristocratique qui, jusqu’alors, lui étaitimpitoyablement fermé, il attira fort habilement chez lui un jeunegentilhomme royalement fauché, mais en possession de toutes lesrelations dont le marchand d’or avait besoin pour grandir encore saclientèle.
En quelques semaines, avec le despotisme d’untyran devant lequel tout s’incline, Favraux bâcla ce mariage,imposant ainsi une seconde fois sa volonté à la pauvre jeunefemme ; et celle-ci, comme la première fois, courba le frontdevant cette autorité de fer qui lui était toujours apparue commeune force de la nature.
Maintenant, en face de ce père qui n’avaitjamais été pour elle qu’un tyran, elle s’effrayait déjà de luiavoir laissé entrevoir un peu du secret douloureux de soncœur ; et elle allait s’en excuser dans toute la timidité deson âme fragile et douce… lorsque le sifflet d’un tube acoustiqueretentit.
– Voici mon secrétaire, dit Favraux à safille. C’est l’heure du courrier… laisse-nous, et va faire tapromenade… Va ! et tâche d’être un peu gaie ce matin audéjeuner.
– Au revoir, père.
– Au revoir !
Jacqueline se retira toute dolente, maissoumise et résignée.
Comme elle passait devant Vallières qui venaitd’apparaître et s’effaçait respectueusement devant elle, lebanquier lui lança :
– Mes amitiés au marquis !…
Une fois seul avec son secrétaire, il fit enbaissant la voix :
– Et cette affaire du chemineau, vous enêtes-vous occupé ?
– Oui, monsieur.
– Ah ! eh bien ?
Vallières, d’un ton posé, expliqua :
– J’ai acquis la certitude que personnene vous soupçonnait d’être l’auteur involontaire de ce regrettableaccident.
– Je préfère cela.
– Quant à Kerjean, quelque temps aprèsvotre passage, il a été relevé par des paysans qui l’ont transportédans une charrette à Mantes, à la clinique du docteur Gortais.
– Il n’a rien dit, au moins ?
– Non, monsieur, et il ne dirarien.
– Il est mort ?
– Cette nuit, il est entré dans le coma,sans avoir repris connaissance ; et tout à l’heure, quand j’aiquitté la clinique, il ne donnait plus signe de vie.
– Allons, tout va bien !
Et, désignant le volumineux courrier qu’unvalet de pied apportait sur un plateau d’argent, Favrauxs’écria :
– Maintenant occupons-nous de choses unpeu plus intéressantes.
Tandis que le domestique se retirait, lebanquier, s’emparant d’un coupe-papier, commençait à dépouiller sacorrespondance lorsque son attention fut attirée par une grandeenveloppe jaune sur laquelle une adresse était tracée d’uneécriture bizarre, aux caractères gothiques et tourmentés :
Au banquier Favraux
château des Sablons, prèsMantes
(Seine-et-Oise)
UrgentePersonnelle
Le père de Jacqueline, quelque peu intrigué,décacheta aussitôt l’enveloppe et lut à haute voix :
Non content de ruiner et de déshonorer lesgens, il faut encore que vous les assassiniez. Je vous donnel’ordre, pour expier vos crimes, de verser la moitié de votrefortune à l’Assistance publique. Vous avez jusqu’à demain soir, dixheures, pour vous exécuter.
Le mystérieux message était signé d’un seulnom tracé en grosses lettres rouges et suivi d’un pointd’exclamation qui ressemblait à une larme de sang :
JUDEX !
– Judex ! Judex !… répétaFavraux tout surpris…
– C’est un mot latin qui signifie« Justicier », traduisit le secrétaire.
– Oui, oui, je sais.
Et le banquier, d’un air qu’il voulait rendreméprisant, grommela entre ses dents :
– Qu’est-ce que cela veut dire ?
Maurice-Ernest Favraux était un de cescaractères qui, soit qu’ils choisissent le bien, soit qu’ils optentpour le mal, deviennent fatalement un très grand homme ou uneimmense fripouille.
Favraux avait choisi la seconde route,uniquement parce qu’elle devait lui permettre d’atteindre plusfacilement et plus rapidement le but vers lequel le portaient sesappétits effrénés.
Il y avait marché à pas de géant.
Fils de modestes négociants du Havre, quis’étaient saignés aux quatre membres pour lui donner uneinstruction solide et complétée par plusieurs séjours à l’étranger,il se dit qu’il n’y avait plus guère qu’à la Bourse que l’on peutfaire une fortune rapide et brillante.
À dix-huit ans, petit employé dans unétablissement de Crédit, à vingt-cinq ans commis principal chez unagent de change, à trente, grâce à l’apport de capitaux importantsdont la source était toujours demeurée mystérieuse, il fondait,boulevard Haussmann, la Banque moderne de l’Industrie et duCommerce qui, sous son impulsion vigoureuse, ne tarda pas àprospérer de la façon la plus éclatante.
D’une audace inouïe, d’une souplesseextraordinaire, doué d’une formidable puissance de travail et d’uneforce de persuasion incomparable, le marchand d’or avait toujoursété assez habile, tout en manœuvrant sans cesse en marge du code,pour ne pas se mettre en défaut contre la loi.
Écrasant impitoyablement ceux qui le gênaient,sacrifiant sans vergogne tous ses complices devenus compromettantsou inutiles, sachant acheter sans marchandage les concours précieuxet les silences indispensables, Favraux n’avait pas tardé à secréer dans le marché mondial une situation financièrement etmoralement inexpugnable.
Et c’était en plein triomphe, à la veille dela véritable apothéose qu’était pour lui le mariage de sa filleavec le marquis de la Rochefontaine, que venait le surprendre lemessage mystérieux de Judex.
– Oui… qu’est-ce que cela veutdire ? répétait-il. Est-ce que par hasard cette étrangemissive aurait quelque rapport avec mon aventure d’hier ?…
« Pourtant, personne n’est au courant… etvous venez de me dire vous-même, mon cher Vallières, que le vieuxKerjean n’avait pas pu parler. Reste Martial, mon chauffeur… Maisje suis sûr de lui ; il m’est très dévoué. Il tient beaucoup àsa place… en tout cas, s’il voulait me faire chanter, ce garçon quisait à peine lire et écrire n’irait pas choisir ce pseudonyme latinde Judex.
– Évidemment, approuvait lesecrétaire.
– Par conséquent, concluait Favraux, cen’est qu’une mauvaise plaisanterie à laquelle j’aurais bien tort dem’arrêter.
Puis, il ricana :
– Fichtre, il va bien, ce cher monsieurJudex !… La moitié de ma fortune à l’Assistancepublique !… Dites-moi, Vallières, vous qui êtes au courant dela plupart de mes affaires, vous ne soupçonnez pas qui pourraitbien être l’auteur de cette mystification ?
– Ma foi non ! déclara lesecrétaire. C’est bizarre tout de même !
– Allons…, s’écria le banquier enaffectant un calme parfait… Voilà bien du temps perdu pour desbêtises. Au travail !
Avec une grande tranquillité apparente,Favraux reprit le dépouillement de son courrier, dictant lesréponses à son secrétaire d’une voix toujours impérieuse, mais où,par instants, il y avait un peu de tremblement, indice d’une sourdeet vague inquiétude.
Quand il eut terminé, tandis que Vallières seretirait dans son bureau pour rédiger les réponses, le marchandd’or devenu tout à coup inquiet, nerveux, laissa échapper d’unevoix angoissée :
– C’est égal ! je donnerais bien dixmille francs pour savoir ce que c’est que ce Judex !
*
* *
Quels n’avaient pas été la joie et l’orgueilde M. Cocantin, le récent héritier et successeur deM. Ribaudet, directeur de l’Agence Céléritas, 135, rue Milton,en voyant entrer dans son bureau, M. Favraux, l’un des rois dela Finance européenne !
Mais, bien plus grande encore fut sa surpriselorsque le banquier, sur ce ton bref, hautain, qui lecaractérisait, lui déclara :
– Monsieur, j’ai eu plusieurs foisl’occasion de demander à votre prédécesseur certains renseignementsconfidentiels… J’ai toujours été très satisfait de ses services.J’espère qu’il en sera de même avec vous.
Et, tendant au détective privé le message deJudex, Favraux ajouta :
– Je viens de recevoir cette lettre. J’aila conviction qu’elle est l’œuvre d’un mauvais plaisant. Mais commeje n’aime pas que l’on se moque de moi, je vous prie de fairel’impossible pour en démasquer promptement le signataire ; carje tiens à lui prouver qu’on ne s’attaque pas impunément à un hommede mon envergure.
– Cher monsieur, répliqua Cocantin, ravide l’aubaine, veuillez me confier ce papier.
Et, avec l’ardeur d’un débutant, il déclarad’un air de confiance présomptueuse :
– Je me fais fort… avant vingt-quatreheures, d’établir l’identité de votre mystérieux correspondant.
– Je vous remercie.
– Où devrai-je, monsieur, vous faireparvenir le résultat de mon enquête ?
– Demain, je ne quitterai pas mon châteaudes Sablons, où je donne le soir un grand dîner… Peut-êtrepourrez-vous me téléphoner ?
– Oh ! pas de téléphone, monsieur,je vous en prie !
« Si la prudence est la mère de lasûreté, le téléphone est l’ennemi de la police. Je viendrai doncvous apporter moi-même le fruit de mes recherches.
– C’est entendu.
Lorsque le lendemain, à deux heures précises,le directeur de l’Agence Céléritas arriva au château des Sablons,il fut immédiatement introduit dans le cabinet du banquier.
Celui-ci l’attendait avec une certaineimpatience.
En effet, depuis qu’il avait reçu cette lettresignée Judex, bien qu’il s’efforçât de réagir avec son énergiehabituelle, Favraux ne cessait de sentir grandir en son esprit lasourde et instinctive inquiétude qui s’était emparée de luiaussitôt que son regard s’était arrêté sur l’enveloppe.
Bien des fois, il avait reçu des missivesanonymes contenant de pareilles menaces… Et toujours, en haussantles épaules, il les avait jetées au panier, sans y prêter lamoindre attention.
Pourquoi celle-ci lui causait-elle uneimpression aussi désagréable ? Pourquoi, involontairement,tremblait-il chaque fois que ses doigts rencontraient l’étrangepapier ?
Pourquoi… rien que ce mot « Judex »,suffisait-il à le plonger dans un trouble tel qu’il n’en avaitjamais ressenti ?
Le banquier avait beau faire appel à toute saraison, analyser les sensations qui l’agitaient, interroger samémoire, qu’il avait prodigieuse, il n’obtenait de lui-même aucuneexplication plausible, aucune réponse satisfaite… Et malgré tousses efforts pour se dégager de cette hantise pénible, de cetteobsession qui finissait par devenir douloureuse, il se sentait deplus en plus gagné, envahi par une sorte de mystère, inexplicableautant qu’inattendu.
À chaque instant, sans qu’il le voulût, il sesurprenait en train de murmurer :
– Judex… Judex… qu’est-ce que cela veutdire ?…
Il avait l’impression qu’un poids très lourdpesait sur ses épaules et qu’il en serait ainsi tant qu’il n’auraitpas déchiffré cette énigme.
Aussi, lorsqu’il vit apparaître Cocantin, unelueur d’espoir brilla en ses yeux. Et ce fut avec un accent decordialité sympathique qu’il interrogea.
– Eh bien, monsieur Cocantin, avez-vousquelque chose de nouveau à me raconter ?
Le détective privé, qui n’avait pas découvertle plus petit indice capable de le mettre sur le chemin de lavérité, se crut cependant obligé de bluffer.
– Vous pouvez être tranquille, chermonsieur, absolument tranquille… Dans vingt-quatre heures, et mêmeavant, j’aurai certainement démasqué ce Judex.
Mais un valet de pied apportait le courrier del’après-midi.
Et le détective se préparait à se retirerlorsqu’il vit le banquier, visiblement troublé, se dresser d’unseul mouvement, et ordonner d’un accent impératif à son domestiquequi se retirait :
– Qu’on me laisse seul avec monsieur, etque personne ne me dérange.
Cocantin venait de constater que Favrauxtenait dans ses mains une grande enveloppe jaune semblable à cellequi contenait le premier message de Judex.
Le banquier la décacheta nerveusement.
Puis il lut, scandant chaque mot, chaquesyllabe :
Si ce soir avant dix heures, vous n’avezpas versé à l’Assistance publique la moitié de votre fortune malacquise, ensuite, il sera trop tard. Vous serez impitoyablementchâtié.
JUDEX !
Cocantin crut devoir souligner en un souriregouailleur :
– La plaisanterie continue.
– Mais moi, gronda le banquier enfronçant les sourcils, je trouve qu’elle a suffisammentduré !…
– Ne vous fâchez pas… monsieur Favraux…,suppliait Cocantin… Le coupable est peut-être plus près d’ici quenous le pensons. Je vais me livrer tout de suite à une inspectiontrès sérieuse de votre maison et de ses alentours. Et je ne doutepas un seul instant que ce sinistre farceur ne tombe bientôt en monpouvoir.
Cocantin, qui avait placé la seconde missivede Judex dans son portefeuille, à côté de la première, s’écria, enregardant d’un air protecteur le grand financier dont les yeuxbrillaient d’une flamme sombre :
– Rassurez-vous, monsieur… jeveille !
Demeuré seul, le banquier se laissa tomber surson fauteuil comme s’il eût été frappé d’un mal soudain ou saisid’une profonde épouvante.
C’est que depuis un moment, il voyait devantses yeux, et sans pouvoir s’en débarrasser, l’énigmatiquesignature, les lettres rouges, le mot terrible… Judex !…Judex !… que suivait le point d’exclamation sanglant et siressemblant à une étrange et lancinante menace !
Le financier évoquait toutes les ruines qu’ilavait accumulées autour de lui, tous les désastres qui avaientmarqué chacune de ses ascensions vers la fortune, tous les cadavresqu’il avait laissés sur son chemin !
En proie à une terreur irrésistible, il sesentait envahi par l’intuitif pressentiment qu’il ne s’agissaitplus, ainsi qu’il l’avait cru d’abord, d’une de ces farcesstupides, comme en inventent les envieux ou les mauvais plaisants…mais d’un danger terrible qui l’enveloppait peu à peu d’uneatmosphère de mystère et de mort…
Et cette question angoissante, terrible, seposa à son esprit :
– Si c’était vrai ?… Si réellement,parmi mes victimes, l’une d’elles se relevait… furieusement,implacablement révoltée… et me déclarait dans l’ombre une guerreatroce et sans merci ? La moitié de ma fortune ! songeaitFavraux, dans le désarroi de tout son être… La moitié de mafortune !… Si je cède, je suis perdu ! Tout le reste ypassera !… Non, non ! c’est impossible… Je ne veuxpas !… Et pourtant !…
Alors il eut l’impression affreuse qu’une maininvisible le serrait à la gorge cherchant à l’étouffer, àl’étrangler…
Un cri rauque lui échappa :
– Marie !
L’image de la jeune institutrice aux yeuxnoirs, d’un noir d’enfer venait de lui apparaître en une vision devolupté indicible.
À la pensée de la femme tant désirée, il seressaisit.
– Céder à une pareille injonction, sedit-il, ce serait une lâcheté, une folie ! Si vraiment cetennemi existe… mieux vaut l’attendre de pied ferme… accepter ledéfi… engager la bataille.
Galvanisé par sa passion pour Marie Verdier,brave de toutes ses luttes passées, audacieux de tous les crimesimpunis, conscient de la force indomptable que lui donnaient à lafois sa puissance acquise et sa volonté victorieuse, ils’écria :
– Maintenant, je ne te crains plus etj’accepte la lutte !… Eh bien, à nous deux, Judex !… Quique tu sois, nous verrons bien si tu es de taille à m’abattre.
Les salons du château des Sablons, ornés àprofusion des fleurs les plus belles, tout étincelants de lumièreet d’or, regorgeaient de l’élégante cohue que le marchand d’oravait cru devoir inviter aux fiançailles de sa fille.
Amaury de la Rochefontaine, superbe,magnifique et rayonnant de bonheur, ne quittait pas sa fiancée.
Jacqueline, qui ne songeait qu’à son filsadoré, écoutait d’une oreille distraite les paroles toutes detendresse enveloppante que lui prodiguait le beau marquis.
Quant au banquier, il allait d’un groupe àl’autre, recevant les félicitations de ses invités, plastronnantsuivant son habitude, lançant de temps en temps un coup d’œilrapide vers Mlle Verdier à laquelle il avait dûfaire doucement violence pour qu’elle assistât au dîner.
La jeune institutrice se tenait modestement àl’écart, comme si elle s’effrayait de se trouver au milieu d’unmonde trop brillant pour elle…
Favraux semblait avoir complètement oublié lesmenaces de Judex, lorsque Cocantin, qui, impeccable dans son fracde soirée, s’était mêlé aux invités, s’approcha du banquier.
Prenant un air solennel, il lui murmura àl’oreille, sur un ton d’énigmatique importance :
– Tout va bien !
La vérité était que le détective avait en vainfouillé le château de la cave au grenier, exploré les communs etles dépendances, sondé les buissons les plus épais du parc ;il n’avait absolument rien trouvé… sauf Favraux… qui, à l’abri d’unépais berceau de verdure, échangeait avecMlle Marie les plus tendres propos.
Cocantin n’eut d’ailleurs pas le temps debluffer davantage.
Une porte s’ouvrait à deux battants, laissantapercevoir un majestueux maître d’hôtel, qui lança d’une voixsonore :
– Monsieur est servi !
Les convives pénétrèrent dans la superbe salleà manger du château où les attendait une table merveilleusementdécorée.
Dans cette atmosphère toute de plaisir et debonne chère, promptement la conversation devint brillante,animée…
Par instants, un éclat de rire féminin, sonorecomme un choc de cristal, dominait le ronronnement actif desbavardages emmêlés…
Compliments, potins, critiques, médisancesallaient leur train habituel…
Dans un salon voisin un orchestre égrenait ensourdine tout un chapelet de valses lentes… lorsque Favraux seleva, la coupe à la main, pour porter le toast d’usage.
La pendule monumentale fixée à l’un despanneaux de la salle marquait exactement dix heures moins deuxminutes.
Le silence s’établit non sans peine.
Puis, d’une voix quelque peu altérée, et dontles circonstances expliquaient l’émotion, Favrauxcommença :
– Mesdames, messieurs, permettez-moi devous proposer la santé de ma fille, Mme JacquelineAubry, et du marquis Amaury de la Rochefontaine.
Un murmure approbateur circula dansl’assemblée.
Favraux continuait :
– C’est avec une joie d’autant plusgrande qu’elle se manifeste au milieu de vieux amis, que je vousexprime, mon cher Amaury, ainsi qu’à toi ma chère enfant, tous lesvœux de bonheur que je forme…
Soudain, le banquier s’arrêta comme si laparole lui manquait.
C’est qu’instinctivement ses yeux venaient dese porter vers l’horloge et de constater que les aiguillestouchaient presque à l’heure fatidique annoncée par Judex…
Alors le père de Jacqueline se rappelal’effroyable menace.
Une angoisse indicible le secoua d’un frissonmortel.
Toute son énergie, toute son audacel’abandonnèrent en une seconde ; car il se dit denouveau :
– Si c’était vrai ? Si, en ce momentmême, la main de ce justicier inconnu allait s’appesantir surmoi ?
Cependant, il luttait encore…
Avec une force contrainte, d’un ton nerveux,saccadé, il voulut reprendre, s’adressant aux jeunesmariés :
– Oui, tous les vœux que je forme pourvotre bonheur.
Mais les mots s’étranglèrent dans sagorge…
Une sueur froide apparut à ses tempes… Untremblement convulsif agita ses mains… Pour dissimuler son trouble,il porta à ses lèvres la coupe de champagne qu’il vida d’untrait.
Dix heures sonnaient à l’horloge.
Alors, le visage de Favraux se contracta enune convulsion hideuse…
Sa coupe lui échappant des mains se brisa surla table…
Par trois fois, il battit l’air de ses brasaffolés, et tandis qu’un râle effrayant s’échappait de sa gorge, ils’effondra abattu, foudroyé.
Judex avait tenu parole !
En un tumulte indescriptible, on se précipiteau secours de Favraux qui ne donne plus signe d’existence.
On le transporte au salon ; on l’étendsur un canapé. Malgré tous les soins qui lui sont prodigués, on nepeut le rappeler à la vie…
Un médecin, ami de la famille, qui assiste audîner, constate que le financier a succombé à une embolie…
Jacqueline, que son fiancé, ainsi queVallières ont en vain essayé d’arracher à ce triste spectacle,Jacqueline obligée de se rendre à l’horrible évidence, s’écroule àgenoux, sanglotant éperdument auprès du corps de son père, tandisque Marie Verdier, l’institutrice du petit Jean, d’un regard où selit à la fois l’amertume et l’épouvante, contemple, dissimuléederrière une tenture, le cadavre du marchand d’or dont le facièsconserve dans la mort un atroce rictus de mystérieuse terreur, desurhumaine épouvante !…
Cocantin, qui s’était empressé de quitter lechâteau en emportant les deux lettres de Judex, était rentré chezlui littéralement affolé.
– Pour mes débuts, se disait-il, en voilàune histoire ! Que dire ? Que faire ! Je ne saisplus, moi !… C’est effrayant ! J’en suismalade !
Le fait est qu’il y avait de quoi bouleverserun homme qui, trois semaines auparavant, menait une vie des plusjoyeuses en même temps que des plus banales, et que rien,d’ailleurs, ne prédisposait au métier de détective.
En effet, jusqu’à l’âge de quarante ans,Cocantin avait vécu d’une rente assez rondelette que lui faisaitson oncle, le sieur Ribaudet, fondateur-directeur de l’AgenceCéléritas.
Il avait partagé son existence entre deuxpassions : les femmes et Napoléon.
Il va de soi que la première lui avait coûtéinfiniment plus cher que la seconde.
L’héritage Ribaudet était venu fort à propospour le tirer d’embarras. Mais l’oncle ayant exigé par testamentque son neveu lui succédât effectivement dans ses fonctions,Prosper Cocantin avait été forcé, presque à son corps défendant, deprendre du jour au lendemain la direction de l’agence.
Et voilà que, pour sa première affaire, iltombait sur le drame le plus déconcertant et le plus redoutable quel’on pût imaginer !
– Si j’allais, se disait-il, racontertout à la police, à la grande, à la vraie, à la seule qui devraitexister !
Mais, au moment de sortir, il se ravisa.
– Voyez-vous qu’à la Préfecture, on meprenne pour le complice de Judex… ou pour Judex lui-même ! Lemieux pour moi est de garder le silence sur cette ténébreuseaffaire. C’est dit : je me tairai !
Il crut avoir retrouvé le calme et la paix…Mais pas du tout ! Pendant deux jours, il lutta contre lahantise de Judex… Pendant deux nuits, il ne cessa d’être en proieaux cauchemars les plus terrifiants…
Afin d’échapper à cette obsession, Cocantin sepréparait à déchirer en tout petits morceaux les deux lettresauxquelles commençait à trouver une sorte de parfum diabolique,lorsqu’il songea :
– Favraux avait une fille… Ai-je le droitde la laisser dans l’ignorance des circonstances si troublantes quiont précédé la mort de son père ?
Fort perplexe – car c’était un très honnêtegarçon –, il continuait à contempler les deux messages, lorsqu’ilreleva la tête.
Lentement, son regard se dirigea vers le bustede Napoléon placé sur le haut d’un cartonnier ; et ledétective malgré lui se demanda :
– Qu’eût-Il fait à maplace ?
La réponse ne se fit pas longtemps attendre…Cocantin venait d’avoir l’impression que la voix du maître vibraità ses oreilles, lui lançant impérieusement cet ordre :
– Préviens la famille !
Le directeur de l’Agence Céléritas n’avaitplus qu’à obéir… Quelques heures après, il arrivait au château desSablons et faisait prier Mme Aubry de bien vouloirlui accorder un entretien confidentiel au sujet d’une affaire trèsgrave et très urgente.
Bien que Jacqueline, qui venait d’assister àl’enterrement de son père, fût toute brisée de chagrin etd’émotion, elle consentit à recevoir le détective qui, après s’êtreincliné respectueusement devant elle, attaqua :
– Madame, je vous demande pardon de venirvous troubler dans votre peine. Mais, en possession d’un secret defamille qui vous intéresse tout particulièrement, j’ai compris queje n’avais pas le droit de garder le silence.
Puis, avec la plus complète franchise, lesuccesseur de Ribaudet raconta à Mme Aubry ladémarche que le banquier avait faite à son agence, ainsi que tousles événements qui l’avaient précédée et suivie.
Et lui remettant les deux lettres de Judex àl’appui de ses dires, il conclut, satisfait de lui et la conscienceen repos :
– Maintenant, madame, que j’ai fait toutmon devoir, il ne me reste plus qu’à vous adresser, avec tous mesregrets, l’hommage de mon profond respect.
Jacqueline, qui avait lu les deux messages,s’écria avec l’accent de l’indignation la plus vive :
– Ces lettres sont une infamie etpréludent sans doute à quelque chantage !
– Madame…, protesta Cocantin, avecl’accent de la plus vive sincérité, je vous jure que je suis tout àfait incapable…
– Monsieur, interrompit la fille dubanquier, je ne vous accuse nullement ; je vous remercie, aucontraire, de votre si parfaite loyauté. Mais vous comprendrez queje sois bouleversée à la pensée que la mémoire de mon père puisseêtre un instant suspectée… Aussi, je tiens avant tout à éclaircircette affaire.
– Vous avez raison, madame.
– Et si j’ai besoin de vosservices ?…
– Vous pourrez entièrement compter surmoi, promit le directeur de l’Agence Céléritas qui se retira aprèsavoir salué Mme Aubry jusqu’à terre.
Demeurée seule, Jacqueline relut d’abord lapremière sommation.
Non content de ruiner et de déshonorer lesgens, il faut encore que vous les assassiniez. Je vous donnel’ordre, pour expier vos crimes, de verser la moitié de votrefortune à l’Assistance publique. Vous avez jusqu’à demain soir, dixheures, pour vous exécuter.
JUDEX !
Puis, ce fut l’autre, véritable glasd’avertissement suprême :
Si avant dix heures, vous n’avez pas verséà l’Assistance publique la moitié de votre fortune mal acquise,ensuite, il sera trop tard. Vous serez impitoyablementchâtié.
JUDEX !
Et la jeune femme, envahie par une terreurindicible, songeait que c’était précisément lorsque dix heuressonnaient à l’horloge de la salle à manger, que le banquier étaittombé foudroyé.
– Plus de doute !s’écria-t-elle en un sanglot déchirant… Mon père a été victime d’uncomplot tramé dans l’ombre. Mon père a été assassiné !
Jacqueline qui, jusqu’à ce jour, n’avaitjamais soupçonné l’intégrité du financier, traitant, comme tantd’autres, de mensonges odieux et de calomnies stupides les rares etvagues accusations qu’elle avait entendu çà et là porter contrelui, se demanda, avec un sentiment de sourde terreur si ces rumeursne reposaient pas sur un fond de vérité.
Aussitôt, elle se révolta contreelle-même.
– Mon père un voleur, un assassin !Certes, il aimait l’argent… il était âpre au gain, et impitoyableenvers ceux qui se jetaient en travers de ses projets. Mais de là àcommettre des crimes aussi épouvantables… Non, non, c’estimpossible !… Père, père chéri, pardonne-moi d’avoir pueffleurer ta mémoire d’un pareil soupçon !…
Tout en s’efforçant de redevenir maîtressed’elle-même, Jacqueline sonna un domestique.
– Bontemps, interrogea-t-elle, M. lemarquis de la Rochefontaine a-t-il quitté le château ?
– Oui, madame. Il est parti pour Paris,en auto, il y a environ un quart d’heure.
– Alors, dites à M. Vallières que jedésire lui parler.
Quelques instants après, le secrétaire deFavraux se présentait devant Jacqueline.
Pâle, silencieuse, la fille du banquier leconsidéra d’un de ces longs et profonds regards quiexpriment : « Êtes-vous vraiment un ami ? »
L’expression de bonté sincère et mêmeattendrie qui se lisait sur les traits de Vallières la rassuraaussitôt ; car tout de suite, elle fit sur un ton pleind’énergie :
– Monsieur Vallières, mon père avait pourvous beaucoup d’estime. La veille de sa mort, il me disait encorecombien il était reconnaissant à son ami William Simpson – de NewYork – de vous avoir adressé à lui.
Comme Vallières s’inclinait d’un air grave,ému, Jacqueline continua :
– Je sais donc que l’on peut avoirentièrement confiance en vous.
Et, lui tendant les deux lettres de Judex,elle ajouta :
– Voici ce qu’un agent d’affaires vientde m’apporter… Lisez…
– M. Favraux m’avait mis au courant,répliqua le secrétaire, en reconnaissant les deux messages.
– Ah ! vous saviez ?
– Oui, madame, et je dois ajouter queMonsieur votre père n’avait prêté à ces lettres qu’une trèsmédiocre importance.
– Et pourtant, s’écria Jacqueline, il asuccombé juste à l’heure indiquée par elles !
– C’est exact !
– Voilà pourquoi je ne puis rester dansune aussi terrible incertitude… Je vous demanderai donc dem’accompagner à la Préfecture de police.
Vallières, considérant Jacqueline d’un air dedouloureuse sympathie, reprenait :
– Voulez-vous, madame, me permettre devous donner un respectueux conseil ?
– Je vous en prie.
– N’allez pas à la Préfecture.
– Pourquoi ?
– Ne me forcez pas à préciser.
– Au contraire, reprenait Jacqueline, jeveux tout savoir.
– Contentez-vous de pleurer votre père,sans chercher à savoir ce que fut son passé.
– Son passé ! fit Jacqueline en uncri de terrible angoisse. Son passé ! Les accusationscontenues dans ces lettres seraient donc vraies ? Alorspourquoi déjà m’avoir caché l’existence de ces deux messages ?Oui, pourquoi ces réticences et tout ce mystère ?… MonsieurVallières, au nom du ciel, parlez !…
– Madame…, hésitait encore le secrétairetout tremblant d’émotion.
– Vous ne voyez donc pas que vous metorturez affreusement…, s’écria Jacqueline en éclatant en sanglots.Oh ! je vous en supplie, dites-moi que mon père estinnocent ! Au nom de mon fils, je vous en conjure,affirmez-moi, jurez-moi qu’il n’y a pas un mot de vrai dans cettehistoire !
Tout en inclinant tristement le front,Vallières articula d’une voix dans laquelle il y avait deslarmes :
– Hélas ! madame… C’est lavérité !
Jacqueline, fléchissant sous le poids de cettenouvelle douleur, s’était laissée tomber sur un canapé, prête às’évanouir.
– Ah ! madame ! s’écriaVallières sur un ton de respectueux reproche… Pourquoi m’avez-vousforcé à vous révéler ces choses ?
La jeune femme, faisant appel à toute sonénergie, répliqua :
– Non ! laissez… je seraiforte ! Ne vous excusez pas, monsieur Vallières. Vous avezbien fait… oui, très bien fait de me prévenir. Maintenant,achevez ! Je vous répète que je veux tout connaître… C’est àla fois mon droit et mon devoir !
– En ce cas, madame, veuillez me suivre,invita Vallières en offrant son bras à Jacqueline et en laconduisant jusqu’au cabinet de travail du banquier.
Tandis que la jeune femme s’asseyait devant lebureau de son père, Vallières s’approcha d’une boiserie sculptéequi ornait un angle de la muraille et fit jouer un ressort secret.Un panneau se déplaça, laissant apparaître une excavation pratiquéedans la muraille.
– C’est là, déclara le secrétaire, queM. Favraux dissimulait ses documents confidentiels. Il n’y aque très peu de temps qu’il m’avait révélé l’existence de cettecachette en me faisant lui jurer, s’il venait à disparaître, debrûler tous ces papiers… J’allais le faire, madame, au moment oùvous m’avez appelé près de vous…
Jacqueline eut alors le sublime courage de seplonger dans l’étude du dossier volumineux que Vallières avaitdéposé devant elle et qui contenait la preuve indiscutable queFavraux, par ses manœuvres, aussi sournoises que criminelles, avaitprovoqué le krach du Continental Consortium, labanqueroute de la Rente universelle, la faillite desPhosphates du Delta, l’incendie des Docks deNew-City. Le bilan effroyable se chiffrait par plusieursmilliers de familles ruinées, par de nombreux suicides et enfin parla mort, dans les flammes, de plus de cent travailleurs.
– Vous saviez tout cela, monsieurVallières ? reprenait Mme Aubry, d’une voixlourde de sanglots. Comment, vous, un honnête homme, avez-vous purester le secrétaire de… M. Favraux ?
À ces mots, une lueur étrange passa dans leregard de Vallières qui, courbant le front, murmura d’une voixétranglée :
– Je n’ai pas toujours été un honnêtehomme…
Prise de vertige en face de l’abîme d’infamieet de honte qu’elle venait d’apercevoir tout à coup, Jacquelinearticula simplement :
– Laissez-moi, monsieur Vallières.
– Madame…, exprima le secrétaire, je n’aipas besoin de vous dire que tout ceci restera enfermé à jamaisentre nous.
Et, l’air mélancolique d’un homme qui n’a plusrien à espérer sur terre, il se préparait à partir.
Jacqueline le retint.
– Monsieur, fit-elle, avec une expressionde dignité admirable, je souhaite que la franchise un peu tardivedont vous avez fait preuve à mon égard vous assure le pardon desfautes que vous avez pu commettre.
Vallières s’inclina. Deux larmes discrètes,lointaines, apparaissaient au fond de ses yeux. Et il sortit, plusvoûté que de coutume.
Alors, la fille du banquier put donner librecours à son désespoir.
– Ainsi, se disait-elle, mon père quej’aimais et que je redoutais, tant il m’apparaissait supérieur auxautres, n’était qu’un misérable qui a causé la ruine de tant debraves gens… la mort de tant d’innocents ! Cette fortune qu’ilnous a laissée à mon fils et à moi a été acquise dans le sang etdans les larmes ! Quelle chose abominable ! Il me sembleque je vais entendre sans cesse monter à mes oreilles lesmalédictions et les plaintes des victimes. Oui, déjà ils mecrient : « Tout cet or… il n’est pas à toi… ni à tonfils… il est à nous… Ton père nous l’a volé ! »
Alors un cri déchirant lui échappa :
– Mon fils… mon Jean bien-aimé !
C’est qu’une pensée encore plus atroce, unecrainte encore plus épouvantable venait de lui broyer le cœur.
– Judex !… Judex !…,songeait-elle…
« Quel est cet homme assez puissant pouravoir frappé à l’heure fixée par lui, au milieu d’une fête, monpère que rien n’a pu arracher à son destin ? Qui sait si,poursuivant sa vengeance, il ne va pas me frapper à mon tour, ainsique mon enfant ? Peu importe !… Je suis prête àtout ! Mais mon petit !… Pitié pour lui !…Pitié !
Une phrase terrible vibra soudain à l’oreillede l’infortunée :
– Est-ce que ton père, lui, a eu pitiédes innocents ?
– Mon Dieu !…, sanglota-t-elle,éperdue… Comment détourner la menace que je devine suspendue surnos têtes ?… Comment désarmer Judex ?
Tout à coup, le visage de Jacqueline cessa derefléter le désespoir et la terreur. Une sorte d’ardeur mystiqueillumina son regard. Une expression de volonté sublime etsurhumaine se répandit sur ses traits, transformant miraculeusementla créature frêle et désemparée en une femme noblement vibrante detous les courages et de toutes les énergies. Puis, s’emparant desdossiers révélateurs, elle les serra contre sa poitrine et lesemporta dans sa chambre en murmurant sur un ton de résolutionfarouche :
– Je sais maintenant ce qui me reste àfaire !
Dans sa garçonnière de la rue de Prony, le belAmaury de la Rochefontaine, à demi étendu sur un divan, et tout enfumant une khédive parfumée, se laissait aller aux plus souriantesespérances.
Convaincu que la mort du banquier ne faisaitque reculer de quelques semaines la date de son mariage, iléchafaudait les projets les plus magnifiques… Dans son égoïsme deviveur invétéré, il laissait déjà au second plan, presque dansl’ombre, l’adorable silhouette de Jacqueline, dont il n’avait pascompris un instant le douloureux sacrifice, lorsque la sonnerie dutéléphone strida.
Nonchalamment… Amaury se leva et, tout ensaisissant le récepteur, il lança rudement dansl’appareil :
– Allô !
Mais sa voix s’adoucit aussitôt.
– Ah ! c’est vous, ma chèreJacqueline ? Comment va ?… Bien triste… Je le comprends…Vous désirez que je vienne tout de suite aux Sablons ?… Voussavez bien que je suis et serai toujours à vous… Rien de grave,j’espère ?… Vous ne pouvez pas me dire cela maintenant ?…Bien, j’accours…
Raccrochant l’appareil, Amaury devenusoucieux, se demanda :
– Qu’est-ce qui a bien pu se passerlà-bas ?… Jacqueline avait la voix contractée de quelqu’un quivient d’apprendre une catastrophe… Si son fils était malade, elleme l’eût dit certainement… Alors ?…
Pour la première fois depuis la disparition dubanquier, une légère inquiétude s’empara du marquis.
– Ah ! ça, se dit-il, est-ce que lapetite aurait changé d’avis ?…
Reprenant le téléphone, M. de laRochefontaine demanda à son cercle une auto qui le conduisitdirectement et rapidement aux Sablons.
Jacqueline l’attendait dans un petitsalon.
Tout de suite, au visage ravagé de la jeunefemme, à l’expression de détresse que révélait toute sa personne,le marquis se dit :
– Il est certainement arrivé unmalheur !
Troublé cette fois, il interrogea :
– Jacqueline, ma chère amie… votre petitJean ?…
– Il va très bien, rassura aussitôt lajeune femme, qui résolument attaqua :
– Amaury, vous m’aimez, n’est-cepas ?
– Si je vous aime ! répliquaaussitôt le gentilhomme avec effusion… La mort de votre pauvrepère, en me créant de nouveaux devoirs envers vous, n’a fait quegrandir le sentiment déjà si puissant que vous m’avez inspiré.
– Je vous remercie, reprit Jacqueline.Maintenant, écoutez-moi…
D’une voix ferme, assurée, ellepoursuivit :
– Je viens d’apprendre une choseterrible : par des preuves, hélas ! sans répliques, pardes documents terriblement accusateurs que j’ai mis en sûreté dansun lieu que seule je connais, j’ai acquis depuis hier la certitudeque mon père avait gagné sa fortune d’une manière illicite… jedevrais même dire d’une façon criminelle.
« Ne voulant rien garder d’un argent dontje n’ai, hélas ! que trop profité jusqu’à ce jour, j’ai décidéd’abandonner à l’Assistance publique toute la part qui me revientde l’héritage paternel… Me Vigneron, mon notaire,accompagné de deux témoins, attend dans le salon que je signel’acte de donation qu’il a préparé sur mon ordre. Quant à la partde mon fils, je n’ai pas le droit d’en disposer… Mais elle resteradéposée entre les mains du notaire qui en assurera la gestionlégale. Lorsque Jean aura atteint sa majorité, je lui mettrai sousles yeux les raisons qui ont provoqué ma décision. J’espère – quedis-je ? –, je suis sûre que, comme moi, il ne voudra pasprofiter de l’argent infâme et qu’il le donnera, lui aussi, auxpauvres. Voilà, mon cher Amaury, tout ce que j’avais à vousdire ! »
En écoutant cette déclaration si noble, siémouvante, qui brisait subitement et irrémédiablement sesespérances, M. de la Rochefontaine avait pâli.
Parvenant néanmoins à se dominer, ilformula :
– Je ne puis, ma chère Jacqueline, quem’incliner très bas devant le geste généreux, je devrais direl’acte sublime que vous vous préparez à accomplir… Cependant, mesera-t-il permis de vous donner un très affectueuxconseil ?
– Parlez !
– Il me semble qu’avant de réaliser unedécision aussi grave, vous pourriez peut-être prendre le temps dela réflexion. Somme toute, vous n’êtes en rien responsable deserreurs de votre père, et je trouve injuste que vous vousdépouilliez ainsi, au profit d’inconnus, de la totalité d’unefortune…
– Recueillie dans la boue et dans lahonte ! interrompit violemment Jacqueline… Oh ! monsieurde la Rochefontaine, comment pouvez-vous penser un seul instant queje pourrais conserver la moindre parcelle d’un telhéritage ?
– Je vous en prie, calmez-vous !
– Me calmer !… Je m’attendais devotre part à une autre réponse… Je me figurais que vous alliez medire : « C’est bien, ce que vous avez fait là… Je ne puisque vous en aimer davantage… Plus que jamais, je veux être lecompagnon de votre vie… » Et au lieu de cela, après avoirblêmi de déception, et presque tremblé de colère devant cesmillions qui vous échappent, vous osez me déconseiller un acte quifera désormais tout mon orgueil de femme sans tache et de mère sansreproche !
– Jacqueline !…
– N’insistez pas, monsieur ! Je suisfixée sur la sincérité de vos sentiments à mon égard… Et puisquevous n’en voulez qu’à cet or que je repousse et que, malgré toutel’infamie dont il est entaché, vous eussiez volontiers accepté, moiqui ne vous ai jamais aimé…
– Madame !
– Moi qui ne vous épousais que pour obéirà la volonté d’un père devant lequel j’avais toujours tremblé,c’est avec un sentiment de soulagement profond que je vous rendsvotre parole… et votre liberté.
– Laissez-moi vous dire…
– Pas un mot… monsieur, je vous enprie ! Je vous quitte sans rancune et sans haine… Je vous aidéjà oublié !
Jacqueline passa dans le grand salon oùl’attendait le notaire.
S’approchant de la table oùMe Vigneron avait déposé l’acte de donation enbonne et due forme, la fille du banquier, dont le visage reflétaitl’ardeur du sacrifice librement accepté et grandiosement accompli,signa d’une main qui ne tremblait pas l’abandon aux pauvres detoute sa fortune.
Quelques instants après, le bel Amaury, fou decolère, quittait le château.
Jacqueline avait résolu d’abandonner, sansdélai, les Sablons.
Aussitôt le notaire parti, elle rassembla tousses domestiques ; prétextant un revers de fortune inattendu,elle les congédia, non sans avoir gratifié chacun d’eux d’unsouvenir particulier et d’affectueuses paroles.
Puis, elle reçut Vallières qui lui renouvelases protestations de dévouement sincère et de discrétion absolue etse retira visiblement ému…
Elle fit ensuite ses adieux àMlle Marie Verdier dont elle était à cent lieues desoupçonner l’intrigue avec son père ; et elle lui exprima avecbeaucoup d’affabilité tous ses regrets d’être obligée de se séparerd’elle.
L’institutrice, qui s’était composé uneattitude de tristesse simple et sans excès, ne sut prononcer quequelques paroles toutes de convenable banalité… Mais, lorsqu’ellefranchit le seuil du salon, une expression de menace, de rancœur,se répandit sur ses traits…
L’instant le plus douloureux était venu pourJacqueline…
Ayant appelé près d’elle le vieux valet depied Bontemps et sa fille Marianne qui avait été la nourrice dupetit Jean, elle leur dit avec l’accent de la plus touchantesimplicité :
– Mon cher Bontemps, vous m’avez dit quevous comptiez vous retirer avec votre fille à la campagne… auxenvirons de Paris, dans une petite maison que vous avez achetéeavec vos économies ?
– Oui, madame.
– Je suis ruinée, complètement ruinée. Ilne me reste plus rien ; je vais être obligée detravailler.
– Est-ce possible ?
– Cela ne m’effraie pas, aucontraire ; mais comme je ne pourrai plus m’occuper de monfils, je viens vous demander de le prendre avec vous… Ah !c’est un rude sacrifice que je m’impose… Me séparer de ce petitêtre que j’adore par-dessus tout… C’est affreux, voyez-vous… maisil le faut ! Écoutez-moi, Bontemps, et vous aussi Marianne. Jeveux que mon fils soit avant tout un honnête homme… Je sais qu’ilne peut pas tomber en de meilleures mains que les vôtres, voilàpourquoi je vous le confie et je vous remercie d’avance de ce quevous ferez pour lui.
– Croyez, madame, affirmait le vieuxBontemps que nous sommes très touchés…
– Oh ! oui, alors…, déclaraitMarianne tout près de pleurer.
– Vous acceptez ?
– De grand cœur, fit Bontemps…, etcomptez sur nous… Nous l’aimons tant ce cher petit… Il est si doux,si bon et si beau !
Jacqueline qui sentait son cœur se briser,ajouta :
– Emmenez-le dès ce soir… Cela vaudramieux. Dès que j’aurai trouvé un logement, je vous enverrai monadresse. Oh ! j’irai voir souvent mon chéri… Et puis, vous mel’amènerez aussi, n’est-ce pas ?
– Oh ! oui madame…, sanglotaitMarianne, gagnée par le chagrin de sa maîtresse…
Courageuse jusqu’au bout, Jacquelineachevait :
– Me Vigneron vous feraparvenir régulièrement la pension du cher petit. Allons,embrassez-moi, Marianne, et vous aussi, mon cher Bontemps… Vous, aumoins, vous êtes de vrais amis.
Puis, appelant son fils, qui jouait dans unepièce voisine, Jacqueline le prit sur ses genoux ; et,dissimulant l’atroce douleur qui la déchirait, elle fit :
– Mon mignon, je vais être obligée departir en voyage…
– Tu m’emmènes avec toi, mamanchérie ? s’écria aussitôt le bambin.
– Non, mon petit, c’est impossible.
– Tu seras longtemps partie ?
– Quelques jours seulement… Pendant cetemps-là, tu t’en iras à la campagne avec Bontemps et tanourrice.
Et Marianne intervenant, promit :
– Vous verrez, monsieur Jean, comme vousserez heureux avec nous… Vous vous amuserez bien… Il y a un petitâne avec une belle voiture…
– Un petit âne ! s’écriait l’enfant,avec l’adorable versatilité de son âge. Oh ! je veux partirtout de suite, tout de suite… Tu veux bien, maman ?
– Oui, oui, mon ange… Va, amuse-toi, soisheureux.
Et l’étreignant une dernière fois contre soncœur, elle fit toute pantelante :
– Je t’aime et je te bénis !
Puis, se tournant vers Bontemps et sa fille,elle ajouta :
– Emmenez-le ! Je n’en peuxplus ! c’est trop ! À bientôt ! À bientôt !
La fille du banquier, demeurée seule auchâteau, commença ses préparatifs de départ, puisant dans la beautéde son acte l’héroïsme dont elle avait besoin pour aller jusqu’aubout de sa tâche.
Comme vers le soir, elle se disposait à serendre à la gare… une sonnerie retentit dans le petit salon…
– Qui peut téléphoner à cetteheure ? se demanda la jeune femme.
Et se rendant à l’appareil, elle saisit lerécepteur et écouta…
Soudain… son visage se convulse.
Un cri étouffé s’échappe de sa gorge…
Jacqueline vient d’entendre et de reconnaîtrela voix de son père qui lui clamait :
– Ma fille… ma fille…pardonne-moi !
Convaincue qu’elle était l’objet d’une atrocehallucination, elle s’enfuit à travers les grandes pièces vides…gagna le parc… et disparut sous les arbres, s’enfonçant peu à peudans la nuit qui s’était refermée sur elle.
*
* *
Le lendemain matin, de très bonne heure, unejeune femme, en grand deuil, et qui semblait brisée de fatigue,suivait, une valise à la main, une rue déserte de Neuilly.
À plusieurs reprises, haletant, oppressée,elle avait dû s’arrêter pour reprendre haleine.
Or, depuis un moment déjà… une ombre… dont illui eût été impossible de s’expliquer l’origine… s’était attachée àses pas… s’arrêtant avec elle, fluide, impalpable, étrange,mystérieuse…
Était-ce quelque protecteur envoyé delà-haut ?
Était-ce la menace de nouveaux malheurs et depires détresses ?
Quelle était cette ombre ?
– Une lettre pour vous, madameBertin.
– Merci, madame Chapuis.
– Comment cela va-t-il, ce matin ?Pas trop fort, n’est-ce pas ? En voilà des yeux rouges !…Je parie que vous avez encore pleuré toute la nuit.
– Mais non, j’ai très bien dormi…
– Il ne faut pas me dire cela, monenfant. Vous avez du chagrin, ma pauvre petite…
Et Mme Chapuis, personne d’unequarantaine d’années, à la tenue extrêmement correcte, à laphysionomie avenante et sympathique, ajouta, tout en enveloppantd’un regard de bienveillance émue, une ravissante jeune femme qui,vêtue d’une robe noire toute simple, demeurait debout dansl’entrebâillement d’une porte :
– Il n’y a pas très longtemps que vousêtes chez moi… Eh bien, je ne vous le cacherai pas, rien qu’en vousvoyant, j’ai deviné que vous étiez une brave créature ; et sijamais vous avez besoin de moi je ne vous en dis pas davantage.
– Moi aussi, je me suis aperçue combienvous étiez bonne, répliquait la jeune femme d’une voix auxvibrations harmonieuses.
– Allons, bon ! le téléphone !Il faut que je redescende au bureau… Au revoir, mon enfant, et boncourage.
Celle que Mme Chapuis venaitd’appeler « mon enfant » avec tant d’insistance, rentraaussitôt dans une chambre des plus simples, mais très propre, etpresque gaie… Puis, s’asseyant devant une table à ouvrage, elledécacheta la lettre que venait de lui remettreMme Chapuis et lut ce qui suit :
Chère Madame,
Tout d’abord, laissez-moi vous dire quenous avons été bien heureux d’avoir de vos nouvelles et que votrepetit Jean se porte à merveille. Les premiers jours, le soirsurtout, il a pleuré en demandant sa maman… Mais nous l’avonsconsolé de notre mieux en lui promettant que nous le conduirionsbientôt vous voir. Il a dansé de joie quand je lui ai lu votrelettre ; et j’ai dû la lui donner pour qu’il la garde sur soncœur ! C’est un vrai chérubin du bon Dieu ! Nous sommessatisfaits de savoir que vous êtes tombée à Neuilly sur une bonnepension de famille et que vous avez déjà trouvé quelques leçons depiano et d’anglais. En tout cas, chère madame, vous pouvez compterentièrement sur notre dévouement ainsi que sur notrediscrétion.
Mon père se joint à moi pour vous adressertous ses respects.
MARIANNE BONTEMPS.
au Verger… Loisy (Seine-et-Oise).
Un post-scriptum à la grosse écriture malformée suivait ces lignes :
Marianne me tient la main pour t’envoyermille caresses… en attendant de te voir bientôt, toi… ma vraiepetite maman.
Ton petit garçon qui t’aime,
Jean.
La jeune femme approcha de ses lèvres latendre et naïve missive… Puis ses yeux se dirigèrent vers leportrait de son fils.
– Mon Jeannot chéri, murmura-t-elle.Oh ! oui, comme je t’aime ! Désormais, tu es tout pourmoi… mon bien-aimé !
Réconfortée par l’amour maternel, la jeunefemme se coiffa d’un modeste chapeau autour duquel s’enroulait unlong voile de crêpe… et, prenant un carton à musique, elle partitaprès avoir envoyé un long baiser à l’image radieuse de son enfant.Vite, elle gagna la rue, marchant d’un pas rapide, assuré, lorsquesoudain, elle s’arrêta, tandis qu’un nom lui échappait :
– Monsieur Vallières !
Un homme d’une soixantaine d’annéess’approchait d’elle, son chapeau à la main en une attitude pleinede déférence affectueuse.
– Madame, fit-il, je vous demande pardonde vous aborder ainsi. Mais puisque j’ai l’avantage de vousrencontrer en ce lointain quartier où j’avais une course à faire,me sera-t-il permis de vous demander de vos nouvelles et de cellesde votre cher petit Jean ?
– Mon fils est à la campagne, chez lesBontemps, répliquait la maman du petit Jean. Quant à moi, je vaisaussi bien que possible… Et vous, cher monsieur ?
– J’ai eu la chance de trouver unesituation, qui, sans valoir celle que j’occupais auprès de Monsieurvotre père…
– Monsieur Vallières, interrompit lajeune femme en pâlissant… vous m’avez donné, récemment, dans debien cruelles circonstances, une preuve d’amitié loyale que je n’aipas oubliée !… Eh bien, laissez-moi vous dire que pour vouscomme pour tous, Jacqueline Aubry, la fille du banquier Favraux, acessé d’exister pour faire place à Mme JeanneBertin… professeur de piano et d’anglais… Vous voyez… je me suistenu parole… je travaille… Et j’en suis toute fière et trèsheureuse…
– Vous êtes la plus noble femme que j’aiejamais connue… affirma Vallières en s’inclinant respectueusementdevant Jacqueline qui reprit :
– Excusez-moi, monsieur Vallières… jesuis attendue et je ne voudrais pas être en retard… Donnez-moi detemps en temps de vos nouvelles. Je demeure tout près d’ici, àNeuilly, 10, impasse Saint-Ferdinand… Mais pas un mot à personne,je vous en prie.
– Je vous le promets.
*
* *
La fille du banquier continua sa route.Absorbée par les souvenirs douloureux et angoissants que sarencontre avec Vallières venait de réveiller en son cœur, ellen’avait pas remarqué que, depuis un moment, elle était suivie parun jeune homme à la silhouette élégante, aux alluresaristocratiques, mais dont l’air de morgue et d’arrogance révélaità la fois le cerveau étroit et l’âme ingrate.
Au moment où Jacqueline atteignait l’avenue deNeuilly, l’inconnu accéléra le pas, comme s’il voulait dépasserJacqueline. Mais il s’arrêta, songeant :
– Décidément, ce n’est pas une femme quel’on peut aborder dans la rue.
Et, contemplant d’un regard flambant depassion malsaine, l’exquise et frêle créature qui, toute à sespensées, c’est-à-dire rien qu’à son devoir, traversait la chausséepour se diriger vers la station du tramway à vapeurSaint-Germain-Porte-Maillot, il murmura, sur le ton de la plusinsolente fatuité :
– Quelle adorable maîtresse je vaisavoir !
Regagnant une auto fermée, très basse et trèspuissante, et qui stationnait à l’angle de la rue Saint-Pierre etde l’avenue, il lança impérieusement au wattman impeccable en salivrée marron aux boutons d’or, où s’incrustait largement unecouronne de marquis :
– Teddy, rue de Varennes, et très viten’est-ce pas ?
Puis, tout en s’installant sur les coussinsgris perle de la voiture, il grommela :
– Quoi qu’il arrive, et quoi qu’il m’encoûte, cette femme sera à moi !
Celui qui venait ainsi de décréter avec tantde cynique désinvolture la conquête ou plutôt le déshonneur deJacqueline n’était autre que le jeune marquis César de Birargues,vice-président du Polo-Club, trésorier du cercle des Sports et desArts, champion de golf, prince du tennis et « roi ducotillon » !
Tous ces titres, d’ailleurs, ne l’empêchaientnullement d’être le snob le plus insupportable et le personnage leplus inutile de la terre.
Le duc, son père, excellent gentilhomme, avaiten vain cherché à éveiller dans l’âme de son fils les sentimentsd’honneur chevaleresque de tradition dans la famille. La duchesse,noble femme toute de vertu souriante et de charme captivant, avaitdû, elle aussi, renoncer à lui prodiguer ses excellentsconseils.
À sa majorité, quittant la somptueuse demeureque, depuis le XVIIe siècle, les Birargues occupaient aufaubourg Saint-Germain, César s’était installé avenue Henri-Martin,dans un luxueux appartement de garçon… où il menait depuis près dedeux ans… l’existence la plus désordonnée, ne rendant aux siens quedes visites rapides et intéressées.
Aussi, grandes furent la surprise et la joiede sa sœur, la jolie et délicate Gisèle, lorsque, vers dix heuresdu matin, elle vit entrer le marquis dans le vaste salon où, depuisun moment déjà, elle s’exerçait sur un magnifique piano aux gammeschromatiques et aux arpèges les plus ardus.
– Bonjour, César ! s’écria-t-elle encourant embrasser son frère qu’elle ne pouvait juger qu’à traversla limpidité de son cœur virginal.
– Bonjour, mignonne, répondit le championde tennis… Tu es en train d’étudier… Aussi, je te laisse.
– Non, reste…, suppliait gentimentGisèle. Les instants que tu nous consacres sont si rares que jem’en voudrais de te les disputer même pour Beethoven ou pourMozart.
César ripostait, cherchant à se mettre àl’unisson :
– J’en suis d’autant plus charmé que tuadores la musique.
– C’est un art si admirable.
– Es-tu en progrès ?
– Mme Bertin m’affirmeque oui.
– Mme Bertin ?questionnait le « roi du cotillon » avec l’hypocrisied’un « roué ».
– Mon nouveau professeur…, expliquaitGisèle. Je l’attends d’un moment à l’autre… et je suis persuadéequ’elle se fera un plaisir de te dire elle-même ce qu’elle pense demoi…
– Je suis très pressé…, affirmait Césarde Birargues.
– Oh ! Reste un peu, insistaitGisèle, je tiens beaucoup à ce que tu voiesMme Bertin… C’est une personne très distinguée,très douce… qui a eu, paraît-il, de gros revers de fortune… Ellenous a été recommandée par M. l’abbé Villetot… le premiervicaire de Saint-Philippe-du-Roule. Si tu pouvais lui procurerquelques leçons, je t’assure que tu ferais une bonne action… carcette jeune femme est tout à fait intéressante.
– Oh ! moi, les leçons de piano, cen’est guère mon affaire, ripostait le « roi du cotillon »d’un air d’indifférence affectée… lorsqu’une porte s’ouvrit,livrant passage à une femme de chambre qui annonça :
– Mme Bertin.
Simplement… modestement… Jacquelines’avançait, vite rejointe par Gisèle qui, gracieusement,présentait :
– Mon frère le marquis César deBirargues… Mme Bertin, mon professeur.
Saluant avec déférence, César fitaussitôt :
– Ma sœur, madame, m’a tant dit de biende vous que je ne puis être que très flatté de faire votreconnaissance.
– Mlle Gisèle me connaîtdepuis très peu de temps, répliquait la fille du banquier… Jecrains qu’elle ne s’aperçoive très tôt combien elle exagère mesmérites.
– Je suis sûr, au contraire, protestaitCésar, que ma sœur ne se trompe pas et que chaque heure que vouslui consacrez lui permettra de découvrir en vous de nouvelles etprécieuses qualités.
À ce compliment, un peu trop direct pour unepremière rencontre, Jacqueline rougit légèrement ; et, aprèss’être inclinée avec une aisance discrète qui révélait une parfaiteéducation mondaine, elle s’en fut déposer son carton de musique surle piano.
– C’est cela, travaillons ! s’écriajoyeusement Mlle de Birargues.
– Suis-je de trop ? demanda César,en esquissant un geste de sortie.
– Pas du tout ! lança Gisèle.
– Alors, commençons, fit gracieusement lafille du banquier.
Jacqueline, qui avait suivi jadis en bénévoleles cours du Conservatoire, se montra non seulement excellentemaîtresse, mais aussi véritable et vibrante artiste, achevantainsi, sans s’en douter, d’exacerber la passion qu’elle avaitinspirée à César.
La leçon était presque terminée, lorsque lafemme de chambre reparut, prévenant que la baronne d’Orseldemandait Mlle Gisèle au téléphone.
La jeune fille déclara :
– C’est pour notre vente de charité… Vouspermettez, madame Bertin ?
– Certainement, mademoiselle.
– Mon frère va vous tenir compagnie.
À peine avait-elle disparu que César,incapable de se maîtriser davantage, se levait brusquement, s’enallait droit à Jacqueline, et attaquait d’une voix que le désirfaisait trembler :
– Madame, vous allez dire que je suis leplus maladroit et le plus insensé des hommes… mais je suisincapable de vous dissimuler plus longtemps le sentiment que vousm’avez inspiré.
À cette déclaration, aussi brutalequ’inattendue, Jacqueline était restée toute interdite.
– Monsieur, balbutia-t-elle, en se levantà son tour, je vous prie de cesser une plaisanterie qui m’estd’autant plus pénible…
Elle n’acheva pas…
Cédant à la fougue d’un tempéramentnaturellement emporté, César s’emparait de force des mains de lajeune femme et s’écriait avec un accent de passion véritablementinsultante et sans vergogne :
– Écoutez-moi… je vous en supplie. Lepremier jour où vous êtes venue ici… vous avez produit sur moi uneimpression tellement foudroyante que j’ai attendu que vous sortiez…Alors, je vous ai suivie, sans que vous vous en doutiez, jusquelà-bas, à Neuilly… oui, jusqu’au seuil de cette pension de familleoù vous demeurez, dans une chambre dont se contenterait à peine uneouvrière… Toujours à votre insu, je me suis attaché à vos pas… J’aivécu avec vous ce véritable enfer qu’est l’existence à Paris d’unefemme jeune, jolie, dénuée de ressources et qui se croit obligée degagner sa vie par son travail… Votre courage tranquille, votrerésignation touchante n’ont fait que grandir l’irrésistiblesentiment que vous m’avez inspiré… Car je vous aime, madame, jevous adore à un point que je ne saurais vous exprimer…c’est-à-dire… à en devenir fou… à en perdre la tête… Voilàpourquoi, puisque les préjugés du monde auquel j’appartiens ne mepermettent pas de vous donner mon nom, je vous conjure de melaisser faire de vous la femme la plus heureuse et la plusadorée.
Superbe d’honnêteté sereine, Jacqueline avaitécouté sans un mot, sans un geste, la tirade classiquementenflammée du snob. Ce fut seulement quand il eut terminé qu’ellereprit, non plus de sa voix si naturellement douce et enveloppante,mais sur un ton de mépris glacial :
– Vous êtes gentilhomme, monsieur deBirargues ?
– De vieille race et je m’en vante.
– Alors, pourquoi vous conduisez-vouscomme un manant ?
– Vous dites ? s’exclama César,cinglé par cette virulente apostrophe.
– Je dis, monsieur, qu’en abusant de masituation pénible pour me faire une déclaration aussi outrageante,et cela dans la maison de vos parents, vous avez agi d’une façonindigne d’un homme d’honneur.
– Ne soyez pas implacable, etlaissez-moi…
– Retirez-vous, monsieur… ou c’est moiqui m’en vais !
Intimidé par l’autorité souverainequ’exprimaient le verbe et l’attitude de Jacqueline, César deBirargues balbutia :
– Je n’insiste pas, madame, mais rien nem’empêchera de penser à vous, et d’espérer quand même.
Gisèle revenait souriante… César, reprenantinstantanément sa physionomie habituelle, fit d’un airdégagé :
– Cette fois, petite sœur, je te laisse.Mais je tiens à te dire que le peu de temps que j’ai passé auprèsde Mme Bertin n’a fait que grandir en moi le désirde la connaître davantage.
Et il s’en fut, un mauvais sourire aux lèvres,tandis que Gisèle, s’installant à son piano, modulait les premiersaccords de l’adorable « Clair de lune », deWerther, où Massenet, notre Musset lyrique, semble avoirvoulu faire passer en un frissonnement divin toute la douceur et latendresse humaine… À mesure que les notes s’égrenaient et que sonélève, toute à la musique, laissait errer sur ses lèvres un sourirede joie contemplative et chaste, Jacqueline, dont le visagereflétait une indicible tristesse, demeurait penchée vers sonélève, au-dessus du clavier ; et comme deux larmes tombaientsur les touches blanches, Gisèle releva la tête.
Effrayée par cette manifestation subite dedéchirante détresse, elle eut un cri d’effroi… Instinctivement, sesbras se nouèrent autour du cou de la jeune femme, et plongeant sonregard clair dans les yeux noyés de la malheureuse, elleinterrogea :
– Qu’avez-vous, chère madame ?
– Je pense à mon fils ! murmuraJacqueline en laissant retomber sa tête sur l’épaule de sonélève.
*
* *
Ce soir-là, Jacqueline, après avoir couru lecachet toute la journée, rentrait à Neuilly, vers sept heures dusoir… Avant de descendre à la table d’hôte prendre son repas dusoir, elle monta dans sa chambre.
Comme elle ouvrait sa porte, un cri desurprise lui échappa. Sur une table, au milieu de la pièce, dansune cage en osier, deux jolis pigeons blancs la saluaient d’unroucoulement de bon augure.
La jeune femme s’aperçut qu’une lettre étaitattachée à l’un des barreaux de la cage… Elle la décacheta, et lutces quelques mots, qui la plongèrent aussitôt dans la stupéfactionla plus vive :
Madame, si quelqu’un vous menace, rendezla liberté à ces pigeons… J’accourrai à votre secours… Je veillesur vous !
JUDEX.
– Judex. Encore Judex !… murmuraitla fille du banquier, oppressée. Quel est ce nouveau mystère ?Oh ! savoir ! Oui, tout savoir !… Mais, à quoibon ?… Mieux vaut oublier ! Le coupable a subi unchâtiment terrible… Je n’ai plus qu’à prier pour lui… Quant à cejusticier inconnu qui, après avoir frappé mon père, se faitaujourd’hui mon défenseur, je ne veux et ne dois rien accepter delui… Quoi qu’il puisse m’arriver, ces oiseaux resteront à jamaisenfermés dans leur cage.
Et, tout en enveloppant d’un regard de bontéattendrie les deux pigeons qui, simultanément, eurent un léger etgracieux battement d’ailes, Jacqueline se prit àmurmurer :
– C’est étrange ! Il me semble queme voilà plus tranquille !
Et joignant les mains, elle ajouta, sublime ensa résignation de martyre volontaire :
– Merci, mon Dieu. Faites que mon filssoit heureux. Je n’ai pas le droit de vous en demanderdavantage !
Dans la nuit qui suivit les obsèques dubanquier Favraux, une automobile, sans phares ni lanternes,s’arrêtait, vers une heure du matin, en face du petit cimetière desSablons.
Deux hommes en descendaient aussitôt. L’un,très grand, à l’allure aristocratique, aux traits d’une beautéétrange et à l’expression d’indomptable volonté, se drapait dansune ample cape noire. Il était coiffé d’un chapeau de feutre mou,dont l’un des bords se relevait d’une façon cavalière.
L’autre, plus petit, mais nerveux, robuste,bien musclé, portait un élégant costume de sport en velours gris.Une casquette de même teinte surmontait une figure toute dejeunesse ardente en même temps que de précoce maturité.
– Roger, fit à voix basse le premier desdeux personnages, tu es bien sûr que nous n’avons pas étésuivis ?
– Absolument sûr.
– Tu n’as rien oublié ?
– Rien… Jacques.
– Alors… viens !
La route était déserte… Aucun bruit nes’élevait aux alentours… De gros nuages voilaient la lune et lesétoiles… et l’on distinguait à peine, à deux cents mètres de là,quelques maisons isolées, révélant la présence d’un villageendormi.
L’homme à la cape noire gagna la grille ducimetière, dont il fit jouer la serrure à l’aide d’une clef touteneuve, choisie dans un trousseau abondamment garni. Puis, suivi deson compagnon, qui s’était emparé d’un sac de voyage en cuir jauneet d’un paquet, long, étroit, enveloppé dans de la serge verte, ilpénétra dans le champ de l’éternel repos.
Après un rapide salut aux morts, qui montraitque les deux mystérieux individus n’étaient nullement de vulgairesbandits ou d’immondes violateurs de tombes, ils s’avancèrent sansla moindre hésitation vers une petite chapelle qui servait desépulture à la famille Favraux…
Après en avoir ouvert la porte à l’aide d’uneseconde clef, également neuve et empruntée au même trousseau, ilss’enfermèrent mystérieusement dans le monument funéraire… Au boutd’une demi-heure environ, ils en ressortaient emportant un corpsenveloppé d’un blanc linceul qu’ils s’en furent déposer avecprécaution sur les coussins, à l’arrière de la voiture…
L’homme au complet de velours gris rentra dansle cimetière… où il demeura un assez long instant…
Puis il reparut, son sac et son paquet à lamain ; et, regagnant l’auto où son ami avait pris place, ilmurmura d’une voix qui n’était pas sans trahir une légèreémotion :
– Tout est en ordre et nul ne se douterajamais…
– Alors… filons ! coupa net l’hommeau manteau noir qui semblait exercer sur son associé un ascendantconsidérable.
Après avoir mis le moteur en marche, Rogersauta sur le siège, s’empara du volant, et démarra avec l’adressetranquille d’un chauffeur accompli… La voiture qui filait tous feuxéteints, à une allure raisonnable, disparut bientôt dans lanuit.
Une heure après, elle s’arrêtait au pied d’unecolline assez élevée dominant la vallée de la Seine et surmontéepar les ruines d’une vieille et vaste demeure historique que latradition, en souvenir des drames sanglants qui s’y déroulèrent aumoyen âge, a surnommée le Château Rouge.
Après avoir remisé leur voiture dans une sortede garage aux trois quarts dissimulé sous un épais manteau delierre, et dont la fermeture métallique, réglée par un mécanismesecret, apparaissait d’une solidité à toute épreuve, Jacques etRoger, qui semblaient doués tous deux d’une remarquable vigueurphysique, s’emparèrent à nouveau du corps et entreprirentl’ascension d’un sentier rocailleux, escarpé, qui aboutissait auxruines encore imposantes de l’antique repaire féodal…
Ils traversèrent ensuite plusieurs salles dontil ne restait plus que de vagues pans de murs aux trois quartsécroulés et quelques arceaux brisés au milieu desquels nichaient denombreuses corneilles…
Enfin, ils arrivèrent devant une sorted’anfractuosité où se dressaient de robustes piliers de granitsoutenant une lourde voûte encore solide et qui devait abriterjadis les sous-sols du château.
Sans doute l’un des deux hommes appuya-t-ilsur quelque ressort invisible, car une dalle assez large basculasur elle-même laissant apercevoir les montants d’une échelle en ferqui, solidement fixée à la muraille, se perdait dans le sol.
Jacques et Roger s’y engagèrent avec leurfardeau ; la dalle, automatiquement, se referma derrièreeux.
– Frère…, fit Roger sur un ton quirévélait une affection sans bornes et une déférence absolue. Tu asdonc résolu de laisser la vie à ce misérable ?
– Peut-être ! répliquaénigmatiquement l’homme à la cape noire, tandis qu’au lointain,parmi les ruines, une chouette, en un vol éperdu, rythmait sonsinistre hululement.
*
* *
Le lendemain soir, dans un vaste et lumineuxlaboratoire où se trouvaient rassemblés, à côté d’appareilsélectriques aux formes les plus étranges, tous les instrumentsnécessaires à un chimiste expert en son art, Jacques et Rogerconsidéraient le corps du banquier Favraux qui, toujours inertedans son suaire, était étendu sur un chevalet à la forme de tableopératoire.
– Tout est prêt ? demanda Jacques,dont le visage était empreint d’une sorte d’autorité mystique.
– Oui, frère, répliqua Roger.
– Tu crois qu’il va revenir à lavie ?
– J’en suis sûr !
– Bien !
Roger, encore hésitant, demandait d’une voixgrave, émue :
– Pourquoi veux-tu soustraire cemisérable au châtiment qu’il a cent fois mérité ? Pourquoiveux-tu qu’au lieu de se réveiller entre les planches de soncercueil… ses yeux aperçoivent encore la lumière et ses poumonsaspirent librement l’air pur de la vie ?
– Parce qu’il le faut !
– Pourtant… rappelle-toi notreserment !
– Roger, déclara gravement,solennellement, l’aîné des deux frères, auquel un costume develours noir au dolman boutonné jusqu’au col donnait presquel’allure d’un héros légendaire… Mon ami… mon frère… je t’en prie…pour l’instant, ne m’interroge pas… Bientôt, tu sauras, et tum’approuveras !… Mais quoi qu’il arrive, je prends tout surmoi… tout ! Réveille cet homme !
Sans rien répliquer, Roger se dirigea vers unearmoire en verre… Il y choisit une fiole qui contenait un liquidelaiteux dont il remplit une seringue Pravez, et, s’emparant du brasglacé de Favraux, il y pratiqua une forte injection…
Dix minutes s’écoulèrent sans que le banquierdonnât le moindre signe de vie. Puis, lentement, en imperceptiblessoubresauts, le cœur recommença à battre, le sang circula denouveau… Un long soupir s’exhala de la bouche, qui, avidement,s’était entrouverte… Les paupières se soulevèrent, se refermèrent,battirent plus fort découvrant enfin un œil atone et bientôtéclairé d’une lueur vague… Le cerveau se réveillait à son tour.
Favraux ne se rappelait rien encore ;mais il commençait à percevoir les objets… La silhouette altière etmenaçante de Jacques se dessinait de plus en plus précise dansl’énigme qui l’entourait… Enfin, le père de Jacqueline, qui avaitl’impression de sortir d’un sommeil sans rêve, bégaya d’une voixétouffée :
– Où suis-je ?
– En mon pouvoir…, répliqua Jacques d’unevoix terrible.
– Qui donc êtes-vous ?
– Je suis Judex !
À ce nom, le banquier eut un crid’épouvante…
Instantanément, il se souvenait de la minuteeffroyable où tout s’était brisé en lui… Ce toast aux fiancés… lesdix heures sonnant à l’horloge… puis… plus rien… le néant… lamort !… Et voilà que tout à coup, il revivait, il ressuscitaitface à face avec Judex… en tête à tête avec son bourreau !
Il voulut réagir… entamer une lutte… maisl’étreinte puissante de Roger l’immobilisa aussitôt… tandis queJacques, après avoir appuyé sur un bouton électrique, approchait deson visage un appareil téléphonique, branché sur quelque postelointain, inconnu, et lui ordonnait sur un ton impérieux :
– Favraux !… Demandez pardon à votrefille !…
– Non, non… laissez-moi…, écumait lebanquier. C’est un guet-apens… un attentat abominable… Vous n’avezpas le droit…
– Demandez pardon à votre fille !insistait l’implacable justicier…
Dompté par cette force qu’il devinaitformidable, hypnotisé par la flamme qui brillait dans le regard deJudex, le père misérable, désarmé, impuissant, hurla, dans lavéhémence d’un désespoir inutile :
– Ma fille !… ma fille !… je tedemande pardon !
Jacqueline n’avait donc pas été comme elle lecroyait, le jouet d’une hallucination étrange.
C’était bien son père qui, ce soir-là, avaitparlé à son enfant !
Moralement écrasé par cette formidableépreuve, en même temps que brisé physiquement par les efforts qu’ilavait tentés pour se dégager, Favraux avait de nouveau perduconnaissance.
Combien de temps demeura-t-il ainsi, prostré,anéanti, privé de toute notion de vie ?… Quand il reprit sessens, il eût été lui-même parfaitement incapable de lepréciser.
Il constata d’abord avec stupeur, puis avecépouvante, qu’il était étendu sur une sorte de lit de camp, dansune étroite cellule pénitentiaire, à la porte en chêne plein,percée d’un étroit guichet grillagé puis, détail étrange, qu’ilétait vêtu du costume réglementaire des détenus de l’État.
– Je suis perdu…, songea-t-il avecterreur. Cet homme me tient… Il ne me lâchera jamais.
Un soupir immense gonfla sa poitrine. Un crirauque s’échappa par trois fois de ses lèvres qui s’étaientrecouvertes d’une écume sanglante :
– Judex !… Judex !…Judex !…
Retombant sur sa couche, le banquier, reprisd’un désir intense de liberté, mordu, tenaillé par sa passion pourMarie Verdier dont il revoyait le regard profond, dont il entendaitla voix troublante, eut alors un éclair d’espérance…
– Qui sait…, se demanda-t-il, si ces gensnon point pour me châtier de mes prétendus crimes mais pour selivrer sur moi à quelque chantage, m’ont ainsi séquestré ?
Ignorant que pour tous, sauf pour ses deuxgeôliers, il reposait au fond d’une tombe dans le cimetière desSablons, le marchand d’or raisonnait :
– Oui… ce doit être cela… Tout cetappareil romanesque n’a été inventé que pour me frapper,m’influencer, me terroriser… et me priver des moyens dont un hommede ma force dispose encore même au fond du cachot le plussolidement cadenassé. Mais nous allons bien voir… Si c’est unequestion de rançon, je suis prêt à la discuter… je paierai unmillion… deux… trois, si c’est nécessaire… quitte ensuite à lesrécupérer par la force… Mais je sortirai vivant d’ici !…
Alors… il sembla au misérable que de l’autrecôté de la muraille s’élevait un ricanement fait de moquerie sanspitié et de sinistre défi.
Le père de Jacqueline tressaillit… dressantl’oreille. Puis, se levant, il promena son regard autour de lui…Bientôt, il recula, repris de frayeur, la gorge serrée… la sueuraux tempes. En haut de la muraille, au-dessus d’une table garnied’un pot à eau et d’une cuvette en grès, tel un œil implacable etdécidé à ne pas lui laisser un instant de répit, un miroirmétallique, manœuvré par une main invisible, l’épiait, le suivaitdans tous ses mouvements, dans ses moindres gestes, sans qu’il pûtéchapper à son inexorable surveillance.
Le banquier eut un rugissement de bêtetraquée… Il avait compris que ce miroir était là pour permettre àses bourreaux de se repaître de ses souffrances… de triompherférocement de son immense douleur et de sa lente agonie !
Sa captivité se compliquait d’une nouvelle etatroce torture, celle qui consiste, pour un prisonnier, à sentirpeser sur soi la perpétuelle observation d’un geôlier… nonseulement le jour, mais la nuit, pendant le sommeil sans trêve… etaprès s’être vu retrancher de toute espèce de commerce humain, dese replier en soi-même, de se réconforter dans l’isolement total deson être, il allait donc lui être interdit de pleurer tout à sonaise sur l’amertume d’un désespoir atroce !
L’être violent qu’était Favraux se rebellacontre cette nouvelle épreuve.
– Non, non, pas ça, pas ça !clama-t-il, en une crise de furie orgueilleuse.
Et, s’emparant d’une serviette placée sur latable, il se haussa sur la pointe des pieds et voulut en recouvrirle miroir… Mais le linge s’embrasa en une flamme rapide qui, en unclin d’œil, le volatilisa.
Le banquier, ivre de rage, s’élança en un bondformidable vers le miroir dont il chercha à s’emparer pour ledétruire en miettes. Mais une très forte décharge électrique lerenversa, tandis que tout près s’élevait, pour la seconde fois, lericanement diabolique qui le fit frémir cette fois… d’une indicibleépouvante.
– C’est l’enfer… l’enfer ! bégaya lepère de Jacqueline avec un rictus de damné.
Mais tout à coup, un nouveau cri lui déchirala gorge. En face de lui… sur le mur… tandis qu’un crépitementléger se faisait entendre, des lettres fulgurantes apparaissaientsur le pan de muraille près de la porte… et voici ce qu’illut :
Banquier Favraux,
Je vous avais condamné à mort… Votrefille, en abandonnant généreusement sa part d’héritage àl’Assistance publique, vous a sauvé la vie ; mais je vouscondamne à la réclusion perpétuelle.
JUDEX !
– À la réclusion perpétuelle !répéta le marchand d’or en claquant des dents.
Évoquant la silhouette énigmatique de cetétrange personnage qui s’était proclamé le justicier de ses crimes,Favraux comprit toute l’horreur de sa situation, toute l’étendue desa misère… Il ne pouvait plus douter… Il ne pouvait plus espérer…Il n’était pas, ainsi qu’il l’avait cru un instant, l’otage debandits audacieux et prêts à le remettre en liberté, moyennantfinances ; il se trouvait entre les mains d’un homme, d’uninconnu qui s’était donné, ou bien avait reçu la mission de vengerses victimes !
– C’est fini… bien fini…, songeait lemisérable. Plus de marchandage équivoque… Pas d’évasion possible…C’est la prison jusqu’au bout… la réclusion perpétuelle… entre cesquatre murs… et sous le regard du terrible miroir !
Alors, il se mit à pleurer, le fier agioteur…le voleur doré… l’assassin sans scrupules… Il pleura, non pas deremords et de honte… mais de colère et de rage… Il pleura sur cettevie de vanité, de luxe, de volupté et de puissance… Il pleura surcette femme tant désirée… sur la seule créature qui eût réussi àlui inspirer une de ces passions morbides qui suffisent à pervertirles cœurs les plus dignes, à entamer les cerveaux les mieuxrésistants… Ce fut à peine si, dans son désarroi, il s’arrêta à lapensée de sa fille, sacrifiée par lui à ses intérêts et à sesappétits… Un instant, l’image exquise de l’adorable petit Jeansembla devoir purifier ses larmes… Mais ce ne fut qu’un éclair…Égoïstement, férocement, il en revint presque aussitôt à lui-même,à sa douleur à lui… à sa détresse affreuse… et, tendant le poingvers le mur où les lettres de feu s’étaient évanouies, il s’écria…tout en s’effondrant sur le sol :
– Judex !… Judex !… Je saismaintenant pourquoi tu ne m’as pas tué tout à fait !
De l’autre côté, dans le vaste et lumineuxlaboratoire, Judex, quittant la machine électrique qui lui a permisde projeter dans la cellule le verdict dont il a frappé Favraux, arejoint son frère…
Grâce au miroir mobile que Roger faithabilement manœuvrer à l’aide d’une manette à arc concentrique,tous deux contemplent le marchand d’or… qui gît sur la dalle de soncachot… les épaules secouées par des soubresauts convulsifs etrâlant sans arrêt son effroyable désespoir.
Judex se penche vers son compagnon et luidemande sur un ton plein de gravité :
– Eh bien, Roger ?
– Frère, tu as raison, répond le jeunehomme d’un ton mystérieux. Elle ne pourra pas nous envouloir !…
Le Callyx-Bar, situé dans une rue toute prochede la place de la Madeleine, est un de ces établissements au luxecriard et à l’aménagement ultra-moderne tels que, depuis plusieursannées, il s’en est fondé dans les quartiers de Paris où l’ons’amuse. Dirigé par une tenancière sans scrupule et fréquenté parune clientèle interlope, il est l’un des endroits où se retrouventde préférence les rastas chics et les métèques inquiétants àl’affût de fructueuses aventures.
On y rencontre aussi quelques fêtards qui, parsnobisme inconscient, se plaisent en ces compagnies regrettables,en ces promiscuités dangereuses, et trouvent « bienparisien » de s’entretenir dans le plus hideux argot avec lesdemoiselles aux mœurs faciles qui, juchées sur de hauts tabourets,semblent rechercher l’oubli de leur misère morale dans ladégustation de boissons fortement alcoolisées.
Ce jour-là, vers trois heures, le Callyx-Barétait presque vide… Dans un coin, à l’écart, un homme de vingt-huità trente ans, assez joli garçon, vêtu avec une élégance d’un goûtdouteux, les doigts chargés de bagues clinquantes, et la cravateornée d’une perle trop grosse pour être vraie, était attablé auprèsd’une jeune femme brune d’une rare beauté, et qui… immobile… leregard sombre et le visage anxieux, semblait plongée dans uneprofonde rêverie que son voisin, visiblement préoccupé lui-même,semblait décidé à respecter.
Machinalement, celui-ci s’était emparé d’unjournal qui traînait sur la banquette et s’était mis à le parcourird’un air détaché, distrait, indifférent… Mais bientôt, sonattention parut s’éveiller… Ses sourcils se froncèrent, sa boucheprit une expression d’amertume encore plus grande ; et,passant la feuille à sa compagne, il fit, tout en lui désignant unécho de première page :
– Lis… c’est très intéressant.
Avec un geste nerveux, la jeune femme s’emparadu journal… Presque aussitôt ses traits reflétèrent une expressiond’émotion farouche, haineuse… tandis que ses lèvres remuaientautomatiquement, répétant chaque mot de l’entrefilet :
La mort du banquier F… a eu un mystérieuxépilogue… Rompant ses fiançailles avec M. de la R…, lafille du regretté financier a disparu après avoir donné toute safortune aux pauvres… Les uns la disent entrée dans un couvent… lesautres partie en Amérique. Mystère !…
– Tout cela, fit la belle créature enhaussant les épaules, ne ressuscitera pas Favraux et ne nous rendrapas ses millions.
– En attendant, je me demande ce que nousallons devenir, scandait l’homme, visiblement désemparé.
– Dire que notre plan a failli réussir,reprenait Marie Verdier… L’avais-je assez affolé, ce cherFavraux ! Il allait m’épouser, moi, l’institutrice de sonpetit-fils… Je me faisais assurer par contrat les deux millionsqu’il m’avait offerts de lui-même ! Six mois après, j’étaisveuve !…
Puis, enveloppant son amant d’un regard quiétait tout le crime, elle soupira :
– On peut le dire : nous avons passéà côté du bonheur !
Mais, redevenant soudain ce qu’elle étaitencore un an auparavant, c’est-à-dire, la belle, l’impérieuse DianaMonti, l’habituée des tripots cosmopolites et la soupeuse descasinos méditerranéens, elle fit :
– Il ne s’agit pas de se laisser abattre.Dès à présent, il faut songer à l’avenir. Tu viens de me dire quetu avais rendez-vous ici avec le marquis César deBirargues ?
– Je l’attends.
– Qu’est-ce que ce marquis ?
– Un jeune snob que j’ai connu il y aquelque temps au cercle mixte de la rue Washington, une nuit qu’ilperdait gros… J’étais en fonds ; je lui ai prêté cinquantelouis qu’il m’a rendus le lendemain… Nous sommes devenus une paired’amis… Il me prend pour le baron Moralès et ne m’a jamais demandéni mon extrait de naissance ni mon casier judiciaire. C’est un trèsgentil garçon… pas fier… fêtard en diable… bien fils à papa…colossalement riche et suffisamment poire pour qu’en s’y prenantadroitement, nous en tirions la forte somme.
– Parfait ! Parfait ! scandaitla Monti, fort intriguée.
Moralès poursuivait :
– Il m’a confié l’autre soir qu’il étaitfort épris d’une jeune et « honneste » dame qui afficheune inattaquable vertu.
Il n’acheva pas…
César de Birargues s’avançait vers lui,daignant atténuer l’expression volontairement impertinente de sonvisage, par un sourire quelque peu familier.
Moralès se levant fit avec effusion :
– Cher marquis… voulez-vous me permettrede vous présenter mon amie… Mademoiselle Diana Monti… l’artistelyrique dont je vous ai déjà parlé ?
– Mademoiselle… tous mes compliments,ravi… enchanté…, affirma le « roi du cotillon » endévisageant Diana derrière son monocle, d’un air connaisseur etsatisfait.
– Veuillez vous asseoir… marquis…,invitait gracieusement la Monti.
Tandis que César s’installait en face d’elle,Moralès attaquait sur un ton d’égalité parfaitementfamilière :
– Et ces amours ?
– Eh bien, justement, ça ne va pas,répliquait le « roi du cotillon » dont la naïveté égalaitparfois l’orgueil.
Fort habilement, l’aventurièredéclarait :
– Messieurs, si vous avez à parler dechoses intimes, permettez-moi de me retirer.
Mais César, galamment, protestait :
– Du moment que vous êtes l’amie du baronMoralès, je ne dois pas avoir plus de secrets pour vous que je n’enai pour lui.
Encouragé par un rapide coup d’œil de samaîtresse, le rasta insinua aussitôt :
– Vous avez raison cher ami, car Dianapeut nous être d’un excellent conseil.
– J’en suis persuadé, acquiesçait Césarqui, poussant l’inconscience jusqu’à son extrême limite, fit àDiana et à Moralès le récit de sa rencontre avec Jeanne Bertin,terminant par cette déclaration emphatique : Vous me direz queje suis complètement idiot… c’est fort possible… Mais je suisamoureux comme un collégien… et je sens très bien que si cettefemme me repousse, la vie me deviendra absolumentinsupportable.
– Vous dites que cette personne estprofesseur de piano de Mademoiselle votre sœur ? interrogeaitDiana.
– Parfaitement.
– Par qui lui a-t-elle étéprésentée ?
– Par l’intermédiaire de l’abbé Villetot,vicaire de Saint-Philippe-du-Roule. J’ai su également qu’elle avaitfait passer quelques annonces dans les journaux…
– Et elle demeure ?
– 10, impasse Saint-Ferdinand, àNeuilly.
Avec un aplomb inouï, Diana formula :
– Si vous voulez m’écouter, marquis,avant quarante-huit heures, cette femme vous appartiendra.
– Est-ce possible ? sursautaCésar.
– Vous pouvez avoir confiance en Diana,insinuait Moralès, c’est une femme extraordinaire.
Le « roi du cotillon »reprenait :
– J’en suis persuadé… Cependant, je suiscurieux de savoir comment mademoiselle va s’y prendre.
– Cela vous coûtera dix mille francs,posa cyniquement la Monti.
Et, considérant avec une expression d’ironiediscrète César de Birargues qui semblait complètement ahuri, ellepoursuivit :
– Vous allez voir combien c’est simple…Nous faisons enlever la belle… Laissez-moi vous expliquer… Nousfaisons enlever la belle… tout doucement… tout gentiment… par desgens qui s’y connaissent… Je réponds de leur tact et de leurdiscrétion… Je vous préviens… Vous arrivez… Vous la sauvez… Lareconnaissance la jette dans vos bras… et le tour est joué.
– Vous voyez ! faisait constaterMoralès, ce n’est pas bien difficile…
César, devenu songeur, gardait un silencehésitant, partagé entre la crainte des responsabilités et l’acuitéde son désir.
– Peut-être, observa Moralès,trouvez-vous que dix mille francs c’est trop cher ?
Piqué au vif dans sa vanité, Césarregimba.
– Pas du tout… Il n’y a pas de questiond’argent pour moi… Mais… un enlèvement, c’est grave !
– Premièrement, la personne est majeure,rassurait Diana… Secondement, je puis vous affirmer que tout serasi bien réglé et si bien mis en scène, que nul ne soupçonnera quevous êtes l’instigateur du complot. D’ailleurs, je ne vois que cemoyen. Il est classique… Neuf fois sur dix, il réussit, vous auriezbien tort de refuser.
– Je verrai.
– Ces choses-là demandent à êtreexécutées promptement…, pressait la Monti. Et il ne tient qu’à vousque, dès demain, tout soit terminé.
– Dès demain ?
– Si vous acceptez, nous voustéléphonerons l’endroit où nous aurons emmené la belle.
– J’ai besoin de réfléchir.
– Soit, acquiesça l’ancienne institutricequi comprenait que mieux valait ne pas brusquer les choses.
Et, tendant la main à César, elleajouta :
– Vous pouvez, marquis, compter sur nouscomme sur vous-même.
… Le soir, vers dix heures… dans sagarçonnière de l’avenue de Villiers, où Diana Monti était venue seréfugier après son départ des Sablons, Moralès recevait le billetsuivant :
Mon cher baron,
Comme convenu, je vous envoie ci-joint unchèque de cinq mille francs pour l’exécution de mes projets. Jevous remettrai pareille somme… à la livraison.
Très cordialement vôtre.
CÉSAR DE BIRARGUES.
– Et maintenant, fit Diana, àl’ouvrage !
Vers quatre heures de l’après-midi,Jacqueline, ses leçons terminées, était rentrée à Neuilly. Aprèsavoir embrassé à plusieurs reprises le portrait de son cher petitJean, elle était en train de changer l’eau et de renouveler lesgraines des deux pigeons, lorsqu’on frappa à sa porte.
C’était la bonne Mme Chapuis,qui, la figure toute réjouie, venait lui annoncer qu’il y avait enbas une dame très élégante qui demandait à lui parler pour desleçons de piano.
– Je n’ai pas voulu la laisser montersans vous prévenir, ajouta-t-elle. Mais ce doit être une personnetrès bien, car elle est venue en auto de maître.
– Veuillez, chère madame, lui dire que jel’attends.
Quelques instants après, la porte s’ouvrait,livrant passage à Diana.
Deux noms vibrèrent en un accent de surprisesimultanée :
– Mademoiselle Marie !
– Madame !
Tout de suite, avec une bienveillance exquise,la fille du banquier s’avançait les mains tendues vers l’ancienneinstitutrice de son petit Jean… stupéfaite de se retrouver enprésence de Mme Aubry.
– Mademoiselle Marie…, reprenaitcelle-ci, que je suis heureuse de vous revoir !… Mais… commentavez-vous pu découvrir mon adresse ? Seuls, M. Vallièreset les Bontemps la connaissaient… et je m’étonne qu’ils se soientpermis…
Diana, qui s’était déjà ressaisie, reprenaitsur un ton d’hypocrisie affectueuse et déférente :
– Chère madame, je vous en prie,n’incriminez personne… Je n’ai revu ni les Bontemps… niM. Vallières. Je suis en ce moment dame de compagnie chez deriches Américains qui viennent de se fixer à Paris. Chargée par euxde rechercher pour leurs enfants, un professeur de piano, sachantparler l’anglais… mon attention a été attirée par l’une desannonces que vous avez fait insérer dans un journal ; et je mesuis empressée de me rendre chez cette Mme JeanneBertin afin de m’entendre avec elle… Vous avez dû voir combienvives ont été ma surprise et ma joie en me trouvant en face devous.
L’aventurière, plus décidée que jamais à menerjusqu’au bout sa besogne infâme, continua, nullement désarmée partant de noble courage et de touchante infortune :
– Vous ne pouvez vous imaginer combien jebénis la Providence qui m’a conduite jusqu’à vous.
Et, mettant le comble à son hypocrisie, lamaîtresse de Moralès dont le regard venait de se poser sur laphotographie du petit Jean, s’écria :
– Ce cher ange adoré !… Excusez-moi,madame, dans mon trouble, j’avais oublié de vous demander de sesnouvelles.
– Il va très bien, je vous remercie,répondait Jacqueline, entièrement dupe des menées del’ex-institutrice.
Celle-ci insistait, jouant avec un art infinison rôle abominable :
– Que je suis heureuse de pouvoirreconnaître enfin toutes les bontés que vous avez eues pourmoi !… En effet, les Hopskings sont excessivement riches… Vouspourrez leur demander vingt francs l’heure… Mais rassurez-vous, jerespecterai votre incognito… Ils ne sauront rien… je vous lepromets… pas plus eux que personne… Les enfants sont fort bienélevés… très gentils… Ils seront ravis de vous connaître… Ah !tenez, chère madame, je suis tellement contente, que je vousdemande la permission de vous embrasser.
– Très volontiers…, acceptait franchementJacqueline qui, tout en rendant à la misérable son baiser detraîtrise, fit aussitôt dans l’élan spontané de son cœurgénéreux :
– Croyez, chère mademoiselle Marie, queje n’oublierai jamais la preuve d’affection que vous venez de medonner.
– N’est-ce pas tout naturel ?
– Quand me présenterez-vous ?
– Tout de suite ; les Hopskingsdemeurent à Auteuil… Nous y serons dans quelques minutes et dansune demi-heure, tout sera réglé… Venez !
Un peu étourdie par ces paroles quel’aventurière exprimait avec une volubilité cordiale et persuasive,Jacqueline hésitait.
– Allons, chère petite madame, s’écria laMonti, décidez-vous, ou bien je vous enlève de force.
– En ce cas, je vous suis, consentaitJacqueline, pleine de gratitude envers la perfide créature quiavait imaginé le lâche guet-apens où, à force de fourberie et deruse, elle avait si bien réussi à entraîner la pauvre jeunefemme.
Moralès, en costume de sportsman de la pluscorrecte élégance, faisait les cent pas sur le trottoir… Aussitôtqu’il aperçut Diana et Jacqueline, il s’avança vers elles, sacasquette à la main.
– Mme Jeanne Bertin,présenta aussitôt l’aventurière, M. James Hopskings qui a bienvoulu m’accompagner.
Très empressé, Moralès aida la jeuneprofesseur à monter dans la luxueuse limousine qui stationnaitdevant la porte de la pension Chapuis.
Diana s’assit près de Jacqueline… Moralèss’installa en face d’elle… L’auto gagna rapidement le bois deBoulogne, traversa l’allée de Longchamp, s’engagea dans la routedes Lacs… Mais presque aussitôt, au lieu de continuer sa route, lewattman bifurqua à droite, dans une allée déserte.
Alors, Diana bondit sur Jacqueline et appuyafortement contre ses lèvres et ses narines un tampon de ouatechloroformée.
La malheureuse jeune femme n’eut pas le tempsde pousser un cri… Ce fut en vain qu’elle voulut se débattre…Moralès l’immobilisait de toutes ses forces, tandis que lenarcotique faisait son œuvre, et bientôt ce ne fut plus qu’unepauvre petite chose inerte… que, triomphalement, sauvagement, Dianaet son amant emportaient.
– Sais-tu quelle est cette femme ?demanda la Monti à son amant.
– Non.
– Eh bien, c’est Jacqueline Aubry, lafille du banquier Favraux !
– Mais elle a dû tereconnaître ?
– Elle m’a reconnue.
– Et tu as osé ?
– Tais-toi ! Maintenant que noussommes embarqués, ricana l’aventurière, il faut que nous allionsjusqu’au bout du voyage !
– Dites papa Julien, quand est-cedimanche ?
– Dans quatre jours, mon enfant.
– Et avant, je ne verrai pasmaman ?…
– Hé, non… mon petit Jeannot.
– Pourquoi ne vient-elle pas plustôt ?
– Parce qu’elle travaille, la pauvrechère dame !
– Oui… mais vous, pourquoi nem’emmenez-vous pas la voir ?
Et le brave père Bontemps qui était en trainde remplir de choux une voiture de maraîcher, expliquait avec unaccent de bonhomie affectueuse :
– Nous aussi, mon mignon, nous avonsbeaucoup d’ouvrage… Mais ne vous tourmentez pas, quatre jours,c’est vite passé.
– Quatre jours ! quatre jours !répétait le bambin, en comptant sur ses doigts.
Et il ajouta, tandis que deux grosses larmes,voilaient ses beaux yeux si doux :
– Pauv’petite maman chérie !
Tout le restant de l’après-midi, malgré lesefforts répétés de Bontemps et de sa fille pour l’égayer, Jeannotdemeura triste. Ce ne fut qu’au moment d’aller se coucher que saphysionomie reprit son expression de joie enfantine ; etlorsque après l’avoir bordé maternellement, puis tendrementembrassé, Marianne se retira chez elle, le regard de Jeannot seremplit d’une expression de satisfaction malicieuse et presqueprovocante. Puis le petit, fermant les yeux, parut s’endormirpresque aussitôt, au lumignon d’une veilleuse qui répandait autourd’elle une discrète et rassurante clarté.
Or, M. Jeannot était parfaitementéveillé… L’oreille aux aguets, il entendit chaque bruit de lamaison s’éteindre peu à peu ; et lorsque autour de lui toutdevint silencieux, il se dressa sur son séant, demeura un instantimmobile ; puis, se glissant hors de son lit, marchant sur lapointe des pieds, il s’en fut coller son oreille à la porte quifaisait communiquer sa chambre avec celle de Marianne.
Rassuré sans doute, il s’habilla entièrement,évitant avec soin de déranger inutilement les objets et de heurterimprudemment les meubles ; puis, marchant à pas de loup, ildescendit au rez-de-chaussée, pénétra dans la cuisine dont ilouvrit la fenêtre avec les précautions les plus minutieuses, sautadans la cour, se dirigea tout droit vers la voiture du maraîcherqu’il escalada non sans peine, disparut aussitôt au milieu desénormes choux qui allaient lui procurer la plus sûre des cachettes,s’y installa, s’y cala, avec le calme et le sang-froid de quelqu’unqui sait très bien ce qu’il fait et où il va… et lorsque, vers uneheure du matin, le père Mathieu, un cultivateur du pays quiconduisait la charrette aux Halles, partit comme chaque nuit pourla capitale, il ne se douta pas, un seul instant, qu’il emmenaitavec lui, enfoui sous un tas de légumes, un garçonnet de cinq anspaisiblement endormi, et rêvant à sa maman.
Le maraîcher arriva vers l’aube aux portes dela ville. Après avoir franchi les fortifications, il s’arrêta àproximité d’un marchand de vins où il pénétra aussitôt pour y boireun coup en cassant la croûte.
À peine eut-il disparu, qu’un de ces types degamins de Paris, nichant on ne sait où et vivant on ne sait dequoi, haut comme une botte, vêtu d’un vieux paletot déchiré, unemusette de toile en bandoulière, et coiffé d’un énorme melon grisqui lui entrait jusqu’aux oreilles, s’en vint rôder autour de lacharrette. Constatant bientôt que la rue était déserte,brusquement, il s’empara du plus beau chou qui s’offrait à lui, etil se préparait à s’enfuir avec son butin, lorsqu’un cri luiéchappa… Un bel enfant blond venait de lui apparaître.
– Mince, alors ! s’écria-t-il. Onm’avait bien dit que les gosses venaient dans les choux… Maisj’aurais jamais cru ça !
Et tout de suite, d’un air important, ildemanda à Jeannot :
– Quèque tu fais-là, leMomignard ?
– Je viens voir ma maman…, répliquaaussitôt le petit Jean…
– Dans c’te carriole ? reprenait legosse à la musette.
– Je me suis sauvé cette nuit de lacampagne.
– T’as donc pas le moyen de prendre letrain ?
– Non… et puis mes parents nourriciers,ils ne m’auraient pas laissé m’en aller tout seul à Paris.
– Alors, tu t’es trotté ?
– Je m’ennuyais trop sansmaman !
– Comment c’est-y que tut’appelles ?
– Jean… et toi ?
– Le môme Réglisse.
– Le môme comment ?
– Réglisse, quoi ! C’est ceux duquartier qui m’ont donné ce nom-là, rapport que je suis noir commeune taupe… Et puis, c’est pas tout ça, mon vieux, s’agit de pasrester là et de te débiner en douce… car si un flic nous voyait là,il serait capable de nous demander not’livret militaire ounot’quittance de loyer ! Allez, ouste !
Après avoir aidé Jeannot à descendre de lacharrette, le môme Réglisse le prit par la main et l’entraînarapidement jusqu’au fond d’un terrain vague ; et, tout desuite, il lui demanda :
– Où c’est-y qu’elle demeure, tamère ?
– Je ne me rappelle pas… Mais tu saislire ?
– Un p’tit peu… pas beaucoup, ettoi ?
– Je connais mes lettres.
Et Jeannot sortit de sous son gilet le messagede sa mère, qu’il avait gardé précieusement sur lui… Assis côte àcôte, penchés vers le papier dont ils tenaient un bout chacun, tousdeux se mirent à épeler chaque mot, s’entraidant de leurs mutuelleslumières.
Mon enfant chéri,
J’ai été bien contente d’apprendre que tuétais bien sage. Aussi, pour te récompenser, je viendrai passer monprochain dimanche avec toi et tes bons parents nourriciers,auxquels tu feras toutes mes amitiés. Voici le nom sous lequel jesuis connue, et mon adresse : Madame Jeanne Bertin, chezMme Chapuis, 10, passage Saint-Ferdinand,Neuilly-sur-Seine.
– Neuilly ! Neuilly !répétait le môme Réglisse après un travail de déchiffrage quin’avait pas duré moins d’une demi-heure. C’est pas la porte enface, mon colon. Ici, on est à la Villette. S’agit donc detraverser presque tout Paris. As-tu du pognon ?
– Du pognon ?
– De l’argent, quoi ?
Jeannot fouilla dans sa poche et en tiratriomphalement une pièce de deux sous.
– C’est pas « besef »,constatait le môme Réglisse. Avec ça, pas mèche de se payer letram, ni même le métro… et encore moins un taxi… Te v’là frais, monpauv’lapin.
Jeannot, tout désemparé, se mit à pleurer.
– Chiâle pas comme ça mon gosse…, fit soncompagnon… C’est moi qui vais te conduire auprès de ta maman.
– Bien vrai ? s’écria le bambin.
– T’as une tête qui me revient, affirmaitle gavroche… Tu ne fais pas de magnes (manières) et t’as l’air d’unbon fieu… Tu vas voir, on va se débrouiller… Le système D… ça meconnaît… On mettra le temps qu’il faudra… Mais t’en fais pas, on yarrivera à Neuilly… et de bonne heure encore… et en carriole, commedes « bourgeois » !
Regardant son nouvel ami qui, grâce à sonaplomb et à son bagout, lui inspirait la plus entière confiance,Jeannot demanda :
– Mais tes parents à toi… qu’est-cequ’ils vont dire ?
– Mes parents ?… D’abord, j’en aipas… j’en ai jamais eu… Je suis « empoyé » chez deszoniers… qui demeurent près des fortifs et qui m’ont ramassé quandj’étais tout petit, même que je m’en rappelle plus.
Et, baissant la voix, il ajouta :
– C’est des feignants qui n’en fichentpas un coup… Moi, dès le matin, faut que je parte au marché… Etquand je ne leur rapporte pas plein mes bras de légumes que j’aibarbotés dans les voitures ou aux étalages… qu’est-ce que je prendspour mon rhume… Et pis, je dégringole en ville, je ramasse desbouts de mégots aux terrasses des cafés… Aussi, depuis des ans queça dure, je peux tout de même bien de temps en temps prendre unjour de sortie… Allons, viens, mon gosse… As pas peur… le mômeRéglisse est un peu là !
Et passant son bras sous celui de son protégé,il ajouta, avec un accent de touchante envie :
– T’en as de la veine, mon gosse, d’avoirune maman !
*
* *
Quel ne fut pas l’étonnement deMme Chapuis en voyant un gamin presque en guenillesauquel donnait la main un petit bonhomme vêtu en paysan, sonner àsa porte vers six heures du soir et lui demander sur un ton pleinde politesse comique :
– S’cusez-moi, madame, c’est bien vous,la pension de famille ?
– Oui, mon enfant. Qu’est-ce que vousdésirez ?
– Mâme Bertin, si ou plaît ? J’yamène son gosse.
– Comment ! c’est le petitJean ?
– Oui, madame, répliquait le fils deJacqueline qui, bien que fatigué par son escapade, gardait un petitair crâne qu’il avait pris au contact de son intrépidecompagnon.
Et tout de suite, le môme Réglisseajouta :
– Il s’embêtait de ne pas voir sa mère,c’pauv’lapin… Ça se comprend… Alors, il a pris le train desmaraîchers – la voiture à choux, quoi ! Je l’ai rencontré cematin à la barrière, même qu’il ne savait plus où aller… Alors, ons’est débrouillé. On en a mis… C’est rien loin, chez vous. Pascommode à dégotter, votre boîte, même que si on n’avait pas trouvéen route une auto-taxi qui chargeait pour Neuilly… on ne seraitarrivé que demain… Mais moi, mariolle… j’ai fait grimper mon copainsur un ressort, je me suis installé sur l’autre, et nousvoilà !
– C’est très vilain, de se sauver commeça, reprenait Mme Chapuis… Votre maman mon petitJean, va vous gronder…
– Mais non, ripostait le bambin, puisquec’est pour l’embrasser… Où est-elle ? Je veux la voir… vite…bien vite.
– Elle est sortie, mais elle varentrer.
Il y avait, en effet, une heure environ queJacqueline, cédant aux perfides instances de la Monti, était partieen auto avec elle.
S’emparant alors de Jeannot,Mme Chapuis lui dit :
– Venez, mon mignon… ne restez pas dansla rue…
Mais le petit hésitait.
– Et lui ? demanda-t-il en montrantson ami.
Le môme Réglisse ripostait :
– Pas la peine, mon gosse… Va avec ladame… J’aime pas raser le monde… je retourne dans mon patelin… j’aimon billet de retour. Bonsoir la « soce ».
– Au revoir, Réglisse ! s’écria lepetit-fils du banquier, qui, en un élan charmant et spontané, luisauta au cou.
– Au revoir, mon « pote », ett’en fais pas pour moi, fit le petit ramasseur de mégots qui s’enfut, fier de son exploit, conscient de son importance, tandis queMme Chapuis, encore toute stupéfaite de cetteaventure, conduisait Jeannot jusqu’à la chambre de Jacqueline.
Avec une franchise touchante, le bambin luiraconta tout…
Émue jusqu’aux larmes, la digne personne, quin’avait pas le courage de le gronder davantage, l’embrassa avecbonté… Puis, comme une sonnerie stridente se faisait entendre, ellefit :
– Mon chéri, je suis obligée dedescendre. Votre maman va revenir… Tenez-vous là bientranquille…
Et Jeannot resté tout seul… regarda autour delui… songeant :
– C’est pas si beau que chez grand-papaFavraut, mais c’est beau tout de même, puisque c’est la chambre dema maman.
Puis, il se dirigea vers la fenêtreentrouverte, afin de guetter le retour de celle qu’il attendaitavec une si adorable impatience.
Soudain, un cri de joie lui échappe :
– Oh ! les beaux petitspigeons !
L’enfant vient en effet d’apercevoir, dansleur cage, les deux oiseaux devenus les compagnons de sa mère.
Il s’avance vers la cage et contemple lespigeons qui, nullement effarouchés, le regardent en roucoulant avecdouceur, comme s’ils devinaient en lui un ami.
– Oh ! oui, ils sont beaux…,admire-t-il. Je voudrais les caresser.
Mais, tout à coup, il cesse de sourire… ildevient presque grave, tandis que ses yeux reflètent une expressiond’exquise bonté.
– Maman, murmure-t-il, m’a dit bien desfois que les oiseaux n’étaient pas faits pour vivre en prison.
Et, tout doucement, il ouvre la porte de lacage en disant :
– Partez, mes petits, partez…Allez-vous-en vite, bien vite, retrouver vos parents.
Les deux pigeons se sont élancés au dehors… enun joyeux bruit d’ailes…
Après s’être orientés un instant, ilss’envolent bientôt vers les ruines du Château-Rouge… Jeannot lessuit des yeux. Et sans se douter que son geste d’instinctivemiséricorde va peut-être sauver sa mère, éperdu de ravissement,tout en frappant l’une contre l’autre ses menottes roses, il crieaux fidèles messagers de Judex :
– Bon voyage, mes petits pigeons blancs.Bon voyage !
Vers huit heures du matin, un homme de hautetaille, d’allure aristocratique, drapé dans une ample cape noire ettenant en laisse un superbe chien policier, se présentait dans unepension de famille de Neuilly, sise impasse Saint-Ferdinand, etdemandait aussitôt à parler à Mme Bertin.
– Mme Bertin n’est pasici, répondit la propriétaire, l’excellenteMme Chapuis dont les traits tirés, les yeux rougeset les paupières gonflées, attestaient une nuit sans sommeil, ettoute d’inquiétude.
– Comment… elle n’est pas ici ?s’exclama l’inconnu avec un étonnement qui aurait pu paraîtrefactice à un observateur.
– Non, monsieur ! fit l’excellentefemme qui, étonnée par le grand air de son interlocuteur, en mêmetemps que rassurée par son regard de lumineuse intelligence et deloyale franchise, questionna avec une indication d’immédiateconfiance :
– Vous êtes peut-être sonparent ?
– Je suis un ami de sa famille, précisaJudex sur un ton plein de noblesse qui eût suffi à dissiperimmédiatement toute équivoque.
– Entrez donc, monsieur, invita aussitôtla brave hôtelière qui, tout en faisant pénétrer le visiteur dansle petit salon du rez-de-chaussée, exprimait avec l’accent de laplus vive angoisse : Je vous demande pardon, monsieur, de vousrecevoir ainsi ; mais je suis toute bouleversée. Je crains unmalheur… Une personne si aimable et si sérieuse, qui était sifacile à vivre et qui ne se plaignait jamais de rien !…
Et l’excellente créature, éclatant ensanglots, s’écria :
– Ah ! la pauvre petitefemme !…
– Calmez-vous, madame, conseillait Judexavec bonté ; et veuillez m’expliquer ce qui s’est passé.
– Voilà, monsieur… Hier… vers la fin del’après-midi, une dame que je n’avais jamais vue est venue demanderMme Jeanne Bertin pour des leçons de piano…Mme Bertin l’a reçue dans sa chambre, et, au boutd’un quart d’heure environ, elles sont redescendues toutes lesdeux. Elles devaient se connaître depuis longtemps, car ellessemblaient très bonnes amies. Quand Mme Bertin estpassée devant le bureau, elle m’a dit en accrochant sa clef autableau : « Je vais faire une course ; mais je seraicertainement de retour avant dîner. » Et elle n’est pasrentrée… Je l’attends encore ! Si elle avait été retenueau-dehors, elle m’aurait certainement prévenue. C’est donc qu’ellea eu un accident, Paris devient si terrible avec tous ces tramwayset ces autos qui filent un train d’enfer dans tous les sens… Aussi,moi, depuis hier soir, je ne vis plus… j’ai passé toute ma nuit àattendre ma pensionnaire… J’espérais toujours la voir revenir… Maisrien !… Et, pour comble de malchance, son petit garçon nousest arrivé hier soir. Figurez-vous qu’il s’est sauvé de la campagneoù sa mère l’avait placé chez de très braves gens, paraît-il… Iln’a que quatre ans et demi… Croyez-vous ?… Je ne savais qu’enfaire… Il ne voulait pas se coucher avant d’avoir embrassé samaman… Enfin, il a fini par s’endormir, le pauvre mignon… Maisquand il va se réveiller, et qu’il ne va encore voir personne, jeme demande ce que je vais lui dire ! J’en suis maladed’avance !… En voilà des émotions !
Judex, qui avait écoutéMme Chapuis avec la plus sympathique attention,reprenait :
– Voulez-vous me permettre, madame, devous poser quelques questions ?
– Volontiers, monsieur. Je ne vousconnais pas ; mais du moment que vous êtes un ami deMme Bertin…
– Avez-vous prévenu la police de ladisparition de votre pensionnaire ?
– Non, monsieur, j’espérais toujours quela pauvre petite rentrerait… Mais, si vous le voulez, nouspourrions aller ensemble au commissariat…
– Attendez encore un peu.Mme Bertin recevait-elle des visites ?
– Aucune, monsieur.
– Avez-vous jamais vu des gens suspectsrôder autour de chez vous ?
– Jamais… c’est-à-dire qu’à présent, jecrois me rappeler qu’un jeune homme assez élégant s’est arrêté àplusieurs reprises devant la maison.
– Et cette personne qui est venuedemander Mme Bertin, comment était-elle ?
– Très jolie fille, avec des bandeauxnoirs, de grands yeux… et bien habillée, élégante, même. Enfin, sicela peut vous intéresser, Mme Bertin l’a appeléedevant moi : Mlle Marie…
« Mlle Marie… » notamentalement Judex qui reprit aussitôt :
– Avez-vous fait d’autresremarques ?
– Je ne sais pas… Je cherche… Faut pasm’en vouloir ; je n’ai pas très bien ma tête à moi… Attendez,mon bon monsieur… Cette demoiselle Marie est arrivée dans une belleauto de maître qui a attendu devant ma porte… Il y avait aussi unmonsieur… un jeune homme… qui a fait les cent pas… sur le trottoir…et qui est monté dans la voiture avec Mme Bertin etla femme brune.
– Ce jeune homme était-il le même quecelui que vous avez vu stationner en face de chez vous ?
– Non, monsieur !… Je puis même vousaffirmer qu’ils ne se ressemblaient pas du tout.
Judex, qui avait enregistré les déclarationsde Mme Chapuis avec la plus apparenteimpassibilité, continuait toujours sur ce ton de politesse parfaitequi révélait un vrai gentleman :
– Vous m’avez bien dit que le fils deMme Bertin était ici ?
– Oui, monsieur. Je l’ai installé dans lachambre de sa mère.
– Pourriez-vous me conduire auprès delui ?
– Très volontiers ! acceptait labrave hôtelière sur laquelle l’homme à la cape noire semblait avoirconquis un entier ascendant.
Cependant, comme elle jetait un regard anxieuxsur le superbe chien que le visiteur tenait en laisse :
– Rassurez-vous…, fit Judex, Vidocq n’estméchant qu’avec les méchants… Autrement, c’est un animal, ou plutôtun être humain d’une intelligence et d’une bontéextraordinaires.
– Alors, venez, monsieur.
Quelques instants après, Judex pénétrait dansla chambre de Jacqueline.
Jeannot venait de s’éveiller.
En apercevant cet étranger, l’enfant eut unmouvement de frayeur. Mais la présence deMme Chapuis le rassura aussitôt, en même temps quela vue du chien policier lui arracha ce cri d’admirationspontanée :
– Oh ! le beau toutou !
– Tu peux le caresser, mon mignon,invitait Judex en s’approchant du lit… Il est très doux et il aimebeaucoup les enfants, surtout quand ils sont gentils.
Jeannot promenait sa main sur la tête du belanimal… qui le considérait déjà d’un air de protection affectueuse,lorsque, redevenu subitement anxieux, il demanda àMme Chapuis, qui avait peine à retenir seslarmes :
– Dites, madame, est-ce que maman estrevenue ?
– Pas encore !
– Mais elle ne tardera pas, déclara Judexen approchant ses lèvres du front d’ange qui s’offrait à lui,tandis que, gravement, comme s’il prenait envers lui-même le plussacré des engagements, il déclarait :
– Je te le promets, mon enfant…, tureverras bientôt ta maman.
Puis, se tournant vers l’hôtelière, il luiconfia à voix basse, mais avec un accent d’autoritésouveraine :
– Votre pensionnaire estvivante !
– Que le bon Dieu vous entende !
– Je m’en vais partir à sa recherche…Mais pas un mot, n’est-ce pas… à personne, vous m’entendez !…Le salut de Mme Bertin dépend de votre silence.
– Comptez sur moi !
Judex s’emparant d’un gant que Jacquelineavait laissé sur la table le fit flairer à son limier qui, lesoreilles dressées et les prunelles en feu, sembla répondre aussitôtà son maître : « J’ai compris ! »
– Au revoir, madame, saluait poliment lemystérieux visiteur.
– Où pensez-vous qu’elle puisse bienêtre ? interrogeait avidement l’hôtelière…
– C’est Vidocq qui va me le dire…,répondit Judex, en désignant son chien qui, tout frémissant, lesmuscles du cou tendus, et le nez humant le sol, l’entraînaitvigoureusement, dans sa hâte d’entrer en chasse.
Tandis que l’homme à la cape noire gagnait larue, Mme Chapuis, le regardant s’éloigner, se prità murmurer :
– Je n’ai pas osé lui demander comment ils’appelait : mais rien qu’à la façon dont il a embrassé lepetit, j’ai tout de suite deviné que c’était un brave homme.
… Et Judex, tout en regagnant uneautomobile où l’attendait son frère, songeait, les sourcils froncéset en proie à une réelle angoisse :
– Pourquoi Diana Monti a-t-elle enlevéJacqueline ?
Étendue, ou plutôt prostrée sur un bancrustique, au fond d’une pièce voûtée, où le jour pénétrait par unesorte d’œil-de-bœuf hors de portée et garni de solides barreaux defer, une jeune femme, dont le visage reflétait une expression destupeur profonde, laissait errer autour d’elle un regardprofondément douloureux.
C’était Jacqueline Aubry, qui venait dereprendre connaissance.
Ne saisissant pas bien, tout d’abord, laréalité, elle voulut se lever, se diriger vers une porte massive… àl’énorme serrure toute neuve et visiblement fermée du dehors…
Mais… elle n’en eut pas la force… Elle retombasur le banc… et, comme elle voulait appeler, sa voix s’étrangladans sa gorge en proférant cette phrase qui se termina en undéchirant sanglot :
– Je suis prisonnière !…
Tout de suite, une question d’autant plustragique qu’elle se sentait incapable d’y répondre, se posa à sonesprit :
– Pourquoi ?
Se souvenant à présent de toutes lespéripéties de son enlèvement, elle se demandait :
– Oui, pourquoi cette demoiselle Verdierenvers laquelle je n’ai jamais eu que de bons procédés et qui,elle-même, ne m’a jamais témoigné que beaucoup de déférence et desympathie, m’a-t-elle attirée dans un aussi odieuxguet-apens ?… Je suis pauvre… on ne peut donc rien espérer demoi… Je ne vois pas… je ne comprends pas…
Mais bientôt un nom s’échappa de seslèvres :
– Judex !
Et la fille du banquier, envahie d’une torpeurirrésistible, se demandait :
– Si c’était lui qui m’avait faitconduire ici ? Si poursuivant jusqu’au bout son œuvre devengeance implacable, après avoir endormi ma défiance par l’envoide ces deux pigeons et de cette lettre où il se déclarait monprotecteur, il avait pris l’institutrice de mon fils pourcomplice ? Qui sait si ce n’est pas grâce à cette femme qu’ila pu frapper mon père ?
Incapable de soupçonner César de Birarguesd’une pareille félonie, s’exaltant à ces soupçons terribles quin’étaient pas loin de devenir pour elle la plus atroce descertitudes, Jacqueline cherchait à reconstituer dans son cerveauenfiévré toute la suite des événements tragiques qu’elle venait detraverser.
Ressuscitant en elle un tas de détails qu’elleavait jusqu’alors négligés, elle en arriva à conclure qu’elle étaità son tour la victime de Judex et que Marie Verdier n’était quel’exécutrice des volontés de ce terrible et mystérieuxpersonnage.
De nouveau, elle trembla pour son enfant.
– Mon petit Jean adoré !s’écria-t-elle, en un accès de navrant désespoir… Ils vont me leprendre aussi… Car, je le sens, rien ne pourra désarmer cebourreau… Rien ! pas même un innocent, pas même le regard d’unange, pas même le sourire d’un enfant !… Qui te défendra, monchéri, contre les attaques de nos ennemis ? Que ne suis-jeprès de toi pour te protéger !… J’aurais dû te garder à mescôtés ! Mon Dieu ! c’est effroyable… Je ne croyais pasqu’il y eût au monde de pareilles souffrances… Pourquoi me lesavoir imposées… à moi qui n’ai jamais fait le mal…, à moi qui n’aijamais été heureuse…, à moi qui suis prête à sacrifier pour monpetit mon dernier souffle de vie ?…
« Oui, mon Dieu, si, dans votre justice,vous avez décidé que moi aussi je devais expier les fautes de monpère, frappez-moi… sans pitié… Mais que votre colère s’arrête là…Ne soyez pas aussi cruel que le Jehovah des Juifs… Ne nouspoursuivez pas jusque dans la troisième génération. Par pitié,épargnez mon enfant !…
Et, glissant à genoux sur le sol… la têtecourbée… les mains jointes, elle pria de toutes les forces de sonâme bouleversée, et jamais supplication plus ardente ne jaillitd’un cœur maternel…
Mais une fièvre intense s’était emparéed’elle… Quand elle se releva, elle était toute frissonnante… Lasoif lui desséchait les lèvres… Sur une lourde table de bois… commeon en voit à la campagne… il y avait une carafe d’eau… et un verre,que la jeune femme n’avait pas encore remarqués… Elle but à largestraits… avidement, quelques gorgées…
Presque aussitôt, une détente bienfaisante seproduisit en elle. Ses larmes se remirent à couler, en même tempsqu’une torpeur de plus en plus envahissante la ramenait vers lebanc où elle se laissa choir ; et, brisée, meurtrie, maiscalmée, apaisée, elle s’endormit en murmurant en un vague sourirefait d’un intuitif et inconscient espoir :
– Mon Jeannot… mon bien-aimé !
Quelques instants après… la porte s’ouvraitsans bruit… laissant apercevoir la silhouette de Diana Monti et deMoralès.
– Elle dort, fit celui-ci à voixbasse.
– Oui, répliqua l’aventurière ; etelle n’est pas près de se réveiller… car j’ai un peu forcé la dose…Mieux vaut qu’elle ne nous voie pas… Cela nous évitera desexplications ennuyeuses. Allons, tout va bien. D’ailleurs, ton amia dû recevoir notre télégramme et ne saurait tarder !
Et elle ajouta, sarcastique,mauvaise :
– Laissons cet ange reposer enpaix !
Après avoir soigneusement refermé la porte ducaveau, les deux complices regagnèrent le rez-de-chaussée d’unepetite villa qui s’élevait à l’orée de la forêt de Chevilly(Seine-et-Oise), un peu en retrait de la route si pittoresque quiva de Médan à Vernouillet.
Suffisamment isolée, elle servait de retraiteau couple de bandits qu’étaient Diana et Moralès, chaque fois qu’àla suite d’aventures un peu trop corsées, il attirait sur luil’attention de la police. Hâtons-nous de dire que, grâce à leuraudacieuse adresse autant qu’aux précautions prises, ils avaienttoujours réussi à échapper à toutes recherches.
Une fois au salon, meublé et décoré avec uneélégance quelque peu tapageuse et dont les deux larges fenêtresformant baie donnaient sur un jardin superficiellement entretenu,Diana s’installa dans un rocking-chair et, allumant une cigarette,elle dit à son amant qui, le front collé aux vitres, semblaitguetter l’arrivée d’un personnage impatiemment attendu :
– Tu m’as bien comprise… n’est-cepas ?… Je puis compter sur toi ?
– Oui, oui, c’est entendu… mais necrains-tu pas que notre ami ne trouve que nous allons un peufort ?
L’ex-institutrice eut un haussement d’épaulesméprisant et agacé.
– Mon petit Mora, lança-t-elle d’une voixmordante, tu devrais savoir que je n’aime pas les trembleurs… Et,si tu tiens à ce que nous restions bons amis, j’entends que tu soisun homme comme je te veux… c’est-à-dire… prêt à tout risquer sanspeur, et à tout réaliser sans faiblesse.
– Diana… tu sais bien que je me feraistuer pour toi, s’écria Moralès qui s’était rapproché de samaîtresse et voulut, passionnément, s’emparer de sa main.
Mais celle-ci l’écarta d’un geste brusque.
– Bas les pattes ! fit-elle. En cemoment, il s’agit d’affaires sérieuses. As-tu bien retenu tout ceque je t’ai dit ?
– Je suis sûre que tu seras contente demoi.
– À la bonne heure !
– Une simple question, tupermets ?
– Parle.
– Une fois délivrée, la fille de tonbanquier ne manquera pas de nous accuser.
– Et après ?
– Mais c’est très grave.
– Imbécile…, ricana l’ex-institutrice,nous avons de quoi nous défendre.
– Précise…
– D’abord la lettre de César… et je croisque ça compte…
– Puis ?…
– Je te dirai cela si l’occasion s’enprésente.
– Diana, Diana, scanda sourdement Moralèseffrayé, jusqu’où veux-tu donc m’entraîner ?
La Monti eut un sourire terrible… Mais ellen’eut pas le temps de répliquer. Une portière se soulevait,laissant apercevoir un singulier valet de chambre qui, sous salivrée douteuse, dissimulait mal ses allures de bandit, et quiannonça d’une voix grasseyante :
– Le v’là qui arrive !…
En effet, une auto s’arrêtait devant lavilla.
– Va lui ouvrir, et fais-le entrer toutde suite, ordonna l’aventurière.
– Bien… « dussèche », accentuale hideux personnage qui disparut aussitôt.
Quelques instants après, il introduisait Césarde Birargues dans le salon de la villa.
Le « roi du cotillon » étaitvisiblement ému… Non point qu’il regrettât son geste aussi lâcheque stupide… Dans l’enivrement de son désir, il n’avait pu mesurerencore toute la bassesse de sa conduite… Mais il était inquiet,très inquiet sur la suite de l’aventure.
Il se demandait s’il allait être éloquent pourconvaincre et toucher la jeune femme, et si, devinant l’infâmecomédie, elle n’allait pas l’accabler de son mépris…
Mais il était trop tard pour reculer…
D’ailleurs, le sourire de triomphe qui sedessinait sur les lèvres de la Monti et l’air nettement satisfaitque s’était composé Moralès, le rassurèrent aussitôt.
– Eh bien, chère amie…, fit César deBirargues en embrassant galamment la main que lui tendait la belleDiana, tout s’est bien passé ?
– Admirablement.
– Elle est ici ?
– Elle est ici.
– Elle ne se doute pas, au moins, que jesuis d’accord avec vous ?
– En rien…, affirmait Diana. L’affaire aété menée si rapidement que la chère enfant n’a même pas eu letemps de se reconnaître… En ce moment, elle dort paisiblement, enattendant que son prince Charmant vienne la réveiller.
– Vous êtes non seulement des gens trèshabiles, mais aussi des amis très sûrs…, remerciait sottement lebeau César.
Et prenant cinq billets de mille francs dansson portefeuille, il ajouta :
– Voici le reliquat de la somme convenue…Maintenant, conduisez-moi auprès de la belle…
– Un instant ! fit Moralès stimulépar le regard expressif de sa maîtresse.
– Pourquoi, un instant ? questionnavivement le jeune de Birargues.
– Les frais ont été plus considérablesque je ne le pensais…, développait cyniquement le rasta. Ce n’estpas tout ; nous courons de gros risques… nous avons dû nousassurer des complicités très coûteuses. Il me faut encore dix millefrancs si vous voulez que je vous livre votre captive.
– Dix mille francs ! répéta Césarahuri par cette complication imprévue.
– C’est à prendre ou à laisser…, conclutfroidement Moralès.
M. de Birargues eut un frémissementde rage. En un seconde, la lumière s’était faite dans sonesprit.
– Je suis roulé…, se dit-il au comble dela rage.
Puis tout haut, il reprit d’un air de dignitéoffensée :
– Vous êtes deux gredins !
– Marquis !
– Oui, deux gredins… et je vous donnecinq minutes pour remettre Mme Jeanne Bertin enliberté… sinon, je vais immédiatement porter une plainte auprocureur de la République.
– Une plainte ! Contre qui ?interrogeait ironiquement Diana.
– Contre vous deux.
– Et ça ? fit Moralès, en mettantsous les yeux de César la lettre que celui-ci lui avait siimprudemment adressée la veille :
Mon cher baron,
Comme convenu, je vous envoie ci-joint unchèque de cinq mille francs pour l’exécution de mes projets. Jevous remettrai pareille somme… à la livraison.
Très cordialement vôtre.
CÉSAR DE BIRARGUES.
En relisant cette missive, à laquelle, enl’écrivant, il n’avait accordé aucune importance, le jeune snobcomprit l’effroyable guêpier dans lequel il était tombé.
Pâle de fureur, secoué d’une sorte de frissonnerveux, il eut un geste de menace comme pour se jeter à la gorgedu baron de pacotille, du rasta sans scrupules qui l’avait siimpudemment floué.
– Canaille ! hurla-t-il. Tu vas merendre cette lettre… ou bien…
– Viens la prendre…, ripostaflegmatiquement Moralès, en sortant un browning de la poche de sonveston.
Puis il ajouta… conciliant…ironique :
– Mon cher marquis, si vous ne voulez pasêtre inquiété vous-même… je vous engage à ne pas mêler la police ànos affaires… Si vous êtes à court d’argent, nous vous donneronstout le temps nécessaire pour vous exécuter… N’avons-nous pas unotage ?
– C’est bien, riposta César, d’une voixsifflante… Attendez-moi ici… le temps d’aller à Paris et d’enrevenir… et je vous rapporte la somme.
– À la bonne heure ! ponctuaMoralès.
Et Diana, qui avait appuyé sur le bouton d’unesonnette électrique, dit au valet de chambre dont l’horriblesilhouette apparaissait dans l’entrebâillement de laporte :
– Crémard, reconduisez M. le marquisjusqu’à sa voiture !
– Diana…, fit Moralès, lorsque César eutdisparu… es-tu contente de moi ?… Ai-je bien récité maleçon ?
– Pas mal !… Pas mal du tout !reconnut l’aventurière qui, le regard perdu dans une mystérieuse etsombre rêverie, ajouta : Décidément, je commence à croire queje ferai quelque chose du petit Moralès !
– Mariette, demandaitMlle Gisèle de Birargues à sa femme de chambre,vous êtes sûre que Mme Bertin n’a pastéléphoné ?
– Oui, mademoiselle.
– C’est extraordinaire ! Jel’attendais à dix heures… Il est onze heures et demie passées…Comme elle est toujours d’une exactitude scrupuleuse, je crainsqu’elle ne soit malade ou qu’elle n’ait eu un accident.
– Mademoiselle veut-elle que je demandeau valet de pied ?
– C’est inutile. SiMme Bertin ne vient pas, je vous enverrai cetaprès-midi prendre de ses nouvelles.
Et Gisèle, vraiment adorable dans sa toilettedont la fraîcheur exquise et le goût parfait évoquaient un de cesgracieux tableaux de Latour, le pastelliste merveilleux duXVIIIe siècle, gagna le grand salon où, en attendant ledéjeuner, elle se préparait à déchiffrer un délicieux rigodon deLulli, lorsqu’elle s’arrêta sur le seuil…
Elle venait d’apercevoir son frère, qui,écroulé sur un canapé, la tête entre les mains, semblait en proie àune douleur extrême.
– César, mon ami…, fit-elle au comble del’émotion et de la surprise.
– Gisèle… toi ! s’écriaM. de Birargues, en faisant apparaître un visageruisselant de larmes.
– Pourquoi pleures-tu ? interrogeala jeune fille, de plus en plus émue… Il est donc arrivé unmalheur ?… Est-ce que notre père ou notre mère ?
– Oh ! non, rassure-toi, fitaussitôt le jeune marquis… C’est moi… c’est moi seul…
Il s’arrêta… reculant devant la honte d’unaveu à l’être si adorablement chaste qui s’avançait les mainstendues vers lui, comme pour lui offrir sans condition tout l’appuide sa tendresse.
– Parle, je t’en prie, invitait Gisèle…Tu sais bien que tu peux entièrement compter sur moi… Je t’aitoujours raconté mes petites peines, toi, tu peux bien me confiertes gros chagrins !
– Non pas à toi !… pas àtoi !
– Pourquoi ?
– Parce que c’est impossible !
– Je ne peux pas rester dans une pareilleincertitude… Allons, réponds-moi. Qu’y a-t-il ?
– Il y a… eh bien, il y a que je suis unmisérable !
– Toi, mon frère !…
– Oui… moi !
– Ce n’est pas possible !
– Ah ! ma pauvre petite, si tusavais…, bégaya le malheureux garçon, fou de remords et dehonte…
Avec cette distinction d’âme, ce tact de cœuret cette noblesse de caractère qui n’appartiennent qu’aux êtresd’exception, aux natures d’élite, Gisèle reprenaitaussitôt :
– César, écoute-moi. Je n’ignore pas quedepuis un certain temps tu mènes une existence qui n’est pas sanscauser beaucoup d’inquiétude à nos parents… Mais je sais égalementque tu n’es pas mauvais… et que, surtout, tu m’as gardé toute tonaffection… Si tu as commis une vilaine action et que je puisset’aider à la réparer… ton devoir est de tout me dire ; car tuaggraverais encore ta faute en me la cachant… Je ne suis plus uneenfant à laquelle on dissimule jalousement toutes les laideurs dela vie… J’ai vingt ans… et je suis ta meilleure amie… Quoi que tuaies pu faire – et je me refuse à croire que tu sois aussi coupableque tu t’en accuses –, je suis là pour te pardonner, pour teconseiller et pour te sauver… Tu es Birargues comme moi… Noussommes du même sang, de la même race. Notre devise est :Aut honor aut nihil. L’honneur ou rien. Au nom de cethonneur que chaque génération des nôtres a grandi aux yeux dumonde, je te somme, mon frère, de me dire toute lavérité !
Vivement impressionné par cette apostrophe àla fois si fière et si touchante, César de Birargues s’étaitressaisi.
– Ah ! Gisèle ! Gisèle !reprit-il. C’est en t’écoutant que je comprends mieux encore toutemon indignité – oui, toute mon infamie !… Tu veux savoir ceque j’ai fait ?… Eh bien, soit, je vais parler ; car jesens bien à présent que le récit de ma faute ou plutôt de mon crimene saurait ternir ton inaltérable pureté.
– Mon pauvre ami !
– Ne me plains pas ! Je souffre,oui, je souffre atrocement ; mais j’ai mérité de souffrir centfois davantage !…
Et d’une voix haletante, saccadée, le marquispoursuivait :
– Follement épris d’une jeune femmerespectable entre toutes, et ne pouvant réussir à vaincre sarésistance, je l’ai fait enlever… par des gens auxquels j’avaisversé cinq mille francs d’avance, et qui, aujourd’hui, m’enréclament quinze mille pour me rendre ma victime.
– Malheureux !
Tandis que Gisèle se sentait envahie de laplus déchirante angoisse, César poursuivait avec l’exaltation d’uncriminel qui se décide tout à coup à entrer dans la voie desaveux :
– Cette somme de quinze mille francs, jene l’ai pas… Peu importe, je me fais fort de la trouver en quelquesheures… Mais ce qu’il y a de terrible, c’est que ces bandits ont enleur possession une lettre de moi établissant nettement que j’aiété l’instigateur du rapt accompli par eux, c’est-à-dire leurcomplice. Grâce à cela, ces gredins vont me faire chanterabominablement. Ils ont déjà commencé… Il faut donc à tout prix queje me tire de leurs griffes… et que je sauve cette femme devenuepar ma faute plus que leur prisonnière, leur otage !…
– Quelle est cette infortunée ?demanda Gisèle, avec un accent de pitié infinie.
– Jeanne Bertin…, laissa échapper leravisseur en baissant la tête.
– Oh ! c’est horrible !s’exclama Gisèle en un sanglot… cette pauvre créature si douce, sibonne !… Frère, qu’as-tu fait là ?
– Tu vois bien que je suis unmisérable ! reprit César, qui ajouta… bouleversé à la vue del’abîme qui s’ouvrait devant lui : Maintenant que je t’ai toutdit… conseille-moi… Je ne sais plus, moi… j’ai peur de devenir fou…Tout à l’heure, quand tu es entrée, je me demandais si je ne devaispas me tuer… oui, me tuer !
– Frère, ne parle pas ainsi… Tu doisvivre pour réparer, pour racheter…
– Je suis prêt à tout pour cela !Mais… quelle honte pour moi, si je suis obligé d’étaler mon infamiedevant un étranger !… Où aller ?… À qui m’adresser ?Parmi nos amis, quel est l’homme assez sûr pour recevoir mesconfidences… et assez fort pour m’aider à venir à bout de cesmalfaiteurs ?… Moi, je n’en vois pas.
– Et moi, j’en vois un ! ripostaénergiquement Gisèle.
– Qui donc ?
– Notre père !
– Notre père ! frémit César… Il estle dernier auquel je devrais m’adresser.
– Il est le seul qui puisse encore tesecourir.
– Il me chassera !
– Il te sauvera… Viens !
*
* *
Lorsque le duc de Birargues vit entrer sesdeux enfants dans son cabinet de travail, tout de suite, à laphysionomie bouleversée de Gisèle et à l’attitude déprimée deCésar, il comprit que celui-ci avait commis quelque méfait et que,conseillé par sa sœur, il venait implorer sa pitié. Mais il étaitloin de soupçonner que son fils s’était rendu coupable d’un acteaussi inqualifiable et qu’en ce moment son honneur et celui dessiens était à la merci de deux maîtres chanteurs de la pireespèce.
Le duc de Birargues était la noblesse même.Son existence n’était pas seulement celle d’un homme de bien, il enavait aussi consacré une grande partie à l’étude des questionssociales importantes de notre temps. Ses belles qualités naturelless’en étaient enrichies d’une grande hauteur de vue, d’une sincèrehumanité et d’un parfait esprit de justice. S’il était fier de sontitre et de son rang, c’était uniquement parce qu’il avait le droitde s’en estimer digne.
Toujours très maître de lui, il regardasuccessivement César avec sévérité et Gisèle avec tendresse. Puisil attaqua :
– Monsieur mon fils a encore fait dessiennes et veut faire plaider sa cause par sa sœur… Je vousavertis, monsieur, que c’est la dernière fois que je vous viens enaide. J’en ai assez… Combien vous faut-il ?
César, se jetant aux pieds deM. de Birargues, bégaya d’une voix étouffée :
– Mon père… pardonnez-moi.
– Sauvez-le, supplia Gisèle.
À ces mots, saisi de la plus poignanteinquiétude, le duc de Birargues s’était dressé d’un seulmouvement.
– Monsieur, ordonna-t-il à son fils…Relevez-vous et parlez… Je vous l’ordonne !
César, vibrant de la plus terrible émotion etdu plus ardent repentir, fit à son père le récit de l’horribleaventure.
Le duc de Birargues eut la force admirabled’écouter son fils jusqu’au bout, sans l’interrompre et sanslaisser apparaître sur son visage un autre sentiment que celui dela douleur.
Quand César eut terminé, il reprit, sur un tond’autorité vraiment souveraine :
– Où se trouveMme Bertin ?
Le front bas et n’osant regarder son père enface, César répondit :
– À Chevilly-sur-Seine… Villa Brossard…sur la route de Médan à Vernouillet.
– Bien… Cela me suffit.
Puis, dominant sa colère, le duc de Birarguespoursuivit, avec un accent de dignité incomparable :
– J’ose espérer, monsieur, que voustiendrez à réparer par une conduite exemplaire l’acte abominableque vous avez commis. Votre tort a été de croire que votrenaissance et votre fortune vous donnaient tous les droits… lorsque,au contraire, elles vous imposent tous les devoirs… Plus on esthaut, monsieur, moins on doit chercher à descendre… Plus on doit,au contraire, s’efforcer de se grandir… Car le seul moyen de sefaire pardonner le bonheur que l’on n’a pas conquis soi-même est dele faire servir à celui de son prochain… Si les nôtres avaienttoujours mis cette maxime en pratique, peut-être eût-on moinsguillotiné d’aristocrates sous la Révolution et peut-être aussioccuperions-nous une autre place dans le monde et dansl’État !
« Vous me dites que votre sœur vous aconseillé de vous adresser à moi… Elle a bien fait… Car seul, jesuis en pouvoir d’éviter un scandale qui rejaillirait sur toutenotre famille. J’ajouterai que tout ceci restera entre nous… Votremère, elle-même, ignorera votre conduite… et je m’efforcerai mêmed’en effacer peu à peu en moi le souvenir. Quant à vous, monsieur,vous allez quitter cette maison et partir pour notre terre desCévennes où vous attendrez mes ordres… Là, face à face avec votreconscience, vous pourrez mesurer la profondeur de l’abîme où vousavez failli tomber. Et vous vous rappellerez notre devise :Aut honor aut nihil. L’honneur… ou rien.
« Maintenant, retirez-vous, monsieur. Jevous ai parlé comme on se le doit entre gentilshommes. Prouvez-moipar votre obéissance et votre respect que vous êtes encore monfils ! Allez !
– Mon père, reprenait César… Je n’osevous exprimer ma reconnaissance infinie… Car je sais que je n’aipas le droit de rien ajouter aux paroles que vous venez deprononcer. Cependant laissez-moi vous dire un mot, un seul…
– Parlez !
– Cette jeune femme ?
Alors… le duc de Birargues fit avec unesimplicité admirable qui acheva de bouleverser le jeunemarquis :
– C’est moi seul, maintenant qui ai ledroit de la sauver !
Bien que très tranquilles sur l’issue de lagrosse partie qu’ils avaient engagée, Diana et Moralès attendaientavec une certaine impatience le retour de César, lorsqu’un violentcoup de sonnette les précipita l’un et l’autre vers la fenêtre-baiequi donnait sur le jardin.
– C’est lui ! s’exclama lerasta.
– Qu’est-ce que cela veut dire ?s’exclamait l’aventurière, qui venait d’apercevoir, suspendu parles dents à une chaîne extérieure descendant le long de la ported’entrée, un jeune fox blanc à tête jaune qui agitait la clocheavec une obstination frénétique.
– Quelle est cette plaisanteriestupide ? fit la Monti d’une voix courroucée.
Elle se préparait à sortir, mais lepseudo-valet de chambre Crémard l’avait devancée… et, tout eninvectivant de loin le chien farceur qui n’avait pas lâché lapoignée, il s’avança vers la porte qu’il ouvrit toute grande.
Un hurlement de terreur lui échappa.
En un clin d’œil, tandis que le foxs’éclipsait avec la rapidité de l’éclair, une meute composée devingt-cinq chiens vendéens, splendides de force et de vaillance, seprécipitait à l’intérieur du jardin, en poussant des hurlements quine laissaient aucun doute sur leurs belliqueuses intentions, etcela, sans être conduits ni excités par personne… comme s’ilsobéissaient à l’ordre mystérieux d’un maître invisible.
Quelques-uns de ces redoutables cabotsentourèrent le valet de chambre qui eut à peine le temps, en unefuite éperdue, de se mettre à l’abri de leurs crocs singulièrementmenaçants et redoutables ; et le reste de la bande seprécipita vers la maison avec l’intention manifeste de lui livrerle plus impétueux assaut.
– Qu’est-ce que cela signifie ?demandait à son tour Moralès qui avait pâli.
– Je n’en sais rien, ripostaitnerveusement Diana… qui, elle aussi, avait l’intuition qu’un dangeraussi extraordinaire qu’inattendu les menaçait tous les deux.
– Aurions-nous été trahis ?…s’inquiétait le faux baron.
Un bruit de vitres brisées suivi d’aboiementsfurieux retentit dans l’antichambre.
Moralès s’écria en sortant sonbrowning :
– Ah ! par exemple ! c’est partrop violent ! et nous allons bien voir…
D’un geste énergique, Diana l’arrêtait.
– Pas d’imprudence, Moralès… Il y alà-dessous quelque machination ourdie contre nous, par Birarguessans doute… mais il nous le paiera !
Et comme les chiens commençaient à ébranler deleurs pattes vigoureuses et à ronger de leurs crocs acérés la portedu salon, Diana s’écria :
– Assurons, avant tout, notresécurité !
Se dirigeant vers une assez vaste cheminée enbois sculpté, elle appuya le pouce à un endroit connu d’elleseule.
La cheminée, pirouettant sur elle-même,découvrit l’amorce d’un escalier qui s’enfonçait dans lessous-sols.
– Allons, viens…, fit l’aventurière.
– Et la jeune femme ? fitMoralès.
– Nous d’abord, elle ensuite…, conclut lamisérable en entraînant son amant… derrière la cheminée qui repritautomatiquement sa place.
Au même instant, la porte s’ouvrait avecfracas… livrant passage à Judex et à son frère, que précédaitVidocq… et que suivait un magnifique caniche blanc… dont la bonnetête narquoise contrastait avec l’aspect fiévreux, agité dulimier.
– Trop tard ! murmura Roger… Nosvilains oiseaux se sont envolés…
– Et par là ! déclarait Judex, enmontrant la cheminée devant laquelle Vidocq et le caniche s’étaientsimultanément arrêtés.
Quant aux autres chiens, devenus subitementmuets et immobiles, ils attendaient dans l’antichambre, laissantapparaître à travers la porte ouverte leurs bonnes grosses gueulescordialement sympathiques.
Alors, se tournant vers son frère, Judex luidit de sa belle voix grave :
– Frère, occupe-toi tout de suite decette malheureuse…
Et il fit flairer de nouveau le gant deJacqueline à Vidocq, qui s’élança aussitôt au dehors, suivi deRoger.
S’approchant de la cheminée, après avoirconstaté que les deux bandits n’avaient pu fuir par le tablier,Judex découvrit assez facilement le mécanisme secret quidissimulait l’escalier d’évasion… dont il s’apprêtait à descendreles marches, suivi de son caniche, lorsque Roger revint,annonçant :
– Je l’ai trouvée !
– Où est-elle ? interrogea vivementl’homme à la cape noire.
– Dans un caveau aménagé en prison.
– Elle t’a vu ?
– Non, car elle est encore sousl’influence du narcotique que ces misérables lui ont faitabsorber.
– Conduis-moi.
Comme le caniche s’apprêtait à emboîter le pasderrière son maître, celui-ci lui ordonna :
– Maxime… reste là ! J’aurai besoinde toi tout à l’heure.
Docilement, Maxime s’assit sur son postérieur,montant une garde vigilante devant la cheminée.
Pendant ce temps, après avoir descendu unétroit escalier en colimaçon dont l’entrée se dissimulait dans unplacard de la cuisine, les deux frères arrivaient jusqu’au caveauque Vidocq avait aisément repéré.
Judex demeura un instant sur le seuil,contemplant Jacqueline qui, étendue sur la banquette, reposaitpaisiblement, comme si elle attendait, en la douceur d’un calmesommeil, la venue de son sauveur.
Alors, se penchant vers elle, il déposa uneenveloppe cachetée sur sa poitrine.
Puis, s’adressant à son limier qui ne lequittait pas des yeux, il fit simplement en désignant la jeunefemme.
– Garde-la !
Tandis que Vidocq se couchait en rond auxpieds de la jeune femme, Judex dit à son frère :
– Maintenant qu’elle est sauvée…occupons-nous des autres !…
*
* *
Lorsque Jacqueline sortit de l’anéantissementdans lequel Diana et Moralès l’avaient plongée, un spectacle aussiétrange qu’inattendu frappa ses yeux… Un jeune fox, assis prèsd’elle la regardait d’un air à la fois intelligent et amusé. Unsuperbe chien policier, la tête sur ses genoux, semblait luidire : Je veille sur toi !… et groupés autour d’elle, lesplus beaux chiens de la meute fantastique la contemplaient avecl’expression de la plus touchante et fidèle bonté.
Tout d’abord, la jeune femme crut qu’elleétait le jouet d’une hallucination ; mais sa main venait derencontrer la lettre que son sauveur lui avait laissée… et il luisembla en même temps que tous ces yeux braqués sur elle luiexprimaient :
– Lis, mais lis donc… bienvite !
Elle déchira l’enveloppe… La lettre étaitainsi conçue :
Madame, vous êtes libre, et vous n’avezplus rien à craindre de vos ravisseurs, car je veille sur vous…Laissez-vous conduire par les bons chiens qui vous entourent… Ilsvous mèneront, à travers la forêt, jusqu’à ce que vous soyez àl’abri.
JUDEX.
– Je me trompais… Il m’a tenu parole, sedisait Jacqueline au comble de la surprise et de l’émotion… Etpourtant… les pigeons sont toujours dans leur cage… Par quelprodige a-t-il pu retrouver ma trace ?… Oui, quel est donc cethomme qui, après avoir frappé mon père… se montre si généreuxenvers moi ?
Tandis que la jeune femme se livrait à cesréflexions si troublantes, elle se sentit tout à coup tirée par lebas de sa jupe.
Jacqueline, guidée par Vidocq qui marchait enéclaireur, entraînée par le fox qui ne la lâchait pas, et suiviedes beaux vendéens… dont les longues oreilles avaient comme desfrémissements d’allégresse, quitta aussitôt sa prison… traversa lamaison, le jardin, gagna la route, puis la forêt, avec sa vaillanteescorte, et cela sans apercevoir la trace d’un être humain.
L’air pur et parfumé des grands bois luirendit peu à peu ses forces… Tous ces bons chiens qui jappaient etgambadaient joyeusement autour d’elle achevaient de lui rendre laconfiance et l’espoir…
Toute à la joie de sa liberté reconquise, elles’avançait avec ses sauveurs… ne pensant plus qu’à son fils, à sonJeannot chéri, lorsque, à un croisement d’allées, elle se trouva enface d’une luxueuse automobile, qui, brusquement, s’était arrêtée àquelques mètres d’elle.
Jacqueline allait continuer sa route, mais unejeune fille, sautant légèrement à terre, se précipita vers la jeunefemme tout en disant avec une effusion charmante :
– Oh ! madame Bertin, que je suisheureuse de vous revoir.
Le duc de Birargues qui avait rejoint safille, ajoutait, en saluant respectueusement la maîtresse depiano :
– Tout d’abord, madame, laissez-moi vousdire que, dès que nous avons su que vous étiez en danger, nous noussommes empressés d’accourir à votre aide…
Gisèle interrogeait :
– Chère madame Bertin, comment avez-vouspu vous échapper ?
– Ce sont ces braves chiens qui m’ontdélivrée… C’est un vrai mystère… Et puis je ne sais même pas quelest leur maître. Et vous comment avez-vous su que j’étaisprisonnière ?
Sans la moindre hésitation, avec une noblesseincomparable, M. de Birargues déclarait :
– C’est mon fils, qui, en proie au plusviolent repentir, nous a fait l’aveu de son crime… Je vous demandehumblement pardon pour lui… Soyez miséricordieuse… Laissez à moiseul le devoir de châtier le coupable… Épargnez le déshonneur à unnom jusqu’alors sans reproche et sans tache… et je vous jure,madame, que je n’aurai pas assez des jours qui me restent à vivre,pour vous respecter et vous bénir.
– Monsieur, répondit Jacqueline avec uneincomparable dignité, soyez entièrement rassuré… Aucun scandalen’éclatera… je garderai le silence… Quant à votre fils, puisqu’ilse repent, de grand cœur je lui pardonne, mais à la condition qu’ilm’oublie…
– Oh ! merci ! merci !s’écria Gisèle, en tombant dans les bras de la noble créature…,tandis que M. de Birargues s’écriait au comble del’émotion :
– Ah ! madame ! madame !combien je serais fier de vous appeler ma fille.
Jacqueline répliquait :
– Ici-bas, monsieur, il ne me reste qu’undroit et un devoir : être mère… Je n’appartiens plus qu’à monenfant ! C’est désormais le seul but et l’unique objet de mavie.
S’inclinant respectueusement devant cettecréature d’abnégation et de sacrifice qui se drapait si noblementdans le mystère d’une douleur que l’on pressentait insondable, leduc de Birargues fit simplement :
– Veuillez me dire, madame, où je doisvous conduire ?…
– À Neuilly !
Au même instant, un coup de sifflet stridentretentit à quelque distance. Instantanément, tous les chiens, fox,limiers et vendéens, bondirent dans la forêt et disparurent dansles halliers.
Deux hommes, cachés derrière un épais buissonqui bordait la route, avaient tout entendu… et tandis que l’auto duduc de Birargues reprenait la route de Paris, Judex, haletantd’émotion, Judex transformé, bouleversé, méconnaissable, Judex,enfin, que Roger avait dû retenir pour l’empêcher de s’élancer surles traces de la voiture, murmura d’une voix frémissante :
– C’est un ange !…
Cependant, à travers un dédale de souterrainsformé par d’anciennes carrières et qui communiquait avec la villaBrossard, Diana et Moralès avaient gagné la campagne… afind’échapper aux visiteurs inattendus et menaçants qui avaient tout àcoup surgi devant eux.
Ils atteignaient la sortie, sorted’anfractuosité au milieu des roches, recouvertes de lierre…lorsque tout à coup un bruit provenant du couloir qu’ils venaientde quitter… se fit entendre…
– Ah ! ça, firent-ils, en mêmetemps… le passage secret aurait-il été découvert ?…Aurions-nous été suivis ?
Après s’être consultés du regard, tous deuxs’armant de leurs revolvers, se placèrent de chaque côté del’entrée du souterrain, le doigt sur la détente, et prêts à vendrechèrement leurs existences…
Le bruit se rapprochait peu à peu, sans qu’ilfût possible d’en préciser la nature ni l’origine… lorsque tout àcoup une exclamation de surprise échappa aux deux bandits… Uncaniche blanc, dressé sur ses pattes de derrière, venaitd’apparaître, portant entre ses crocs une large enveloppe… qu’illaissa tomber devant Moralès…
Le rasta s’en empara aussitôt… Elle étaitadressée à Mme Diana Monti, et ainsiconçue :
Si vous ne voulez pas partager le sort dubanquier Favraux, ne vous trouvez jamais sur le chemin de safille.
JUDEX.
Et voilà que Diana et Moralès… aperçoivent auloin… véritable boule blanche lancée à toute vitesse, le canichequi s’enfuit.
Furieux… ils s’élancent… et tirent sur luiplusieurs coups de revolver…
Mais Maxime a de l’avance… Les balles nesauraient l’atteindre, et, lorsqu’il se sent tout à fait hors deportée, il se retourne sur ses adversaires et leur lancesuccessivement plusieurs ouah ! ouah ! ouah !d’ironie joyeuse, et disparaît derrière un talus, les oreilles auvent et le pompon en l’air.
– Judex !… Judex ! rageMoralès… Quel peut bien être cet homme ? Et pourquois’intéresse-t-il ainsi à la fille du banquier ?
Alors avec un calme terrible et une énergiefarouche, la Monti murmure lentement :
– Il faut le savoir… et je lesaurai !
Il était environ deux heures de l’après-midilorsque Jacqueline, que le duc de Birargues et sa fille avaientreconduite dans leur auto jusqu’à Neuilly, sonna à la porte de lapension de famille.
En l’apercevant, Mme Chapuis,dont l’attente avait encore grandi l’anxiété, eut une exclamationde joie spontanée :
– Vous, mon enfant ! Ah ! vouspouvez vous vanter de m’en avoir causé une frayeur… Je tremblaisque vous n’ayez eu un accident… Enfin, vous voilà, c’estl’essentiel… Ah ! ça, d’où venez-vous donc comme ça ?…Mais entrez donc, je vous laisse là sur la porte… Je ne sais plusce que je dis, ni ce que je fais… Je suis si contente, siheureuse !… C’est que… moi, je vous aime bien. Je le disaisencore ce matin à mes pensionnaires :« Mme Bertin, c’est comme une jeune sœur quele bon Dieu m’a envoyée là !… »
Faisant pénétrer Jacqueline dans son bureau,elle lui offrit avec le plus vif empressement :
– Voulez-vous prendre quelquechose ? Vous êtes toute pâle… vous avez votre pauvre petitefigure toute tirée… toute chiffonnée… Peut-être bien que vousn’avez pas déjeuné ?
– Merci, chère madame… Tout à l’heure, jeverrai… En ce moment, j’ai besoin de me remettre un peu de toutesles émotions que je viens de traverser.
– Faites comme vous voudrez… Vous êteschez vous. Ma pauvre petite, qu’est-ce qui a donc bien pu vousarriver ?
D’une voix encore un peu tremblante, la filledu banquier reprenait :
– Je viens de vivre des heures tellementétranges que je me demande si je n’ai pas rêvé.
Mme Chapuis reprenait avec laplus confiante bonté :
– Je me disais bien aussi que pour quevous ne soyez pas rentrée à l’heure, c’est qu’il avait dû se passerquelque chose de pas ordinaire.
Et, songeant à la femme qui l’avait attiréedans l’abominable guet-apens auquel elle n’avait échappé que parmiracle, la fille du banquier s’écria… tandis que de grosses larmeslui montaient aux yeux :
– Ah ! la misérable !… lamisérable !… Si vous saviez ce que j’ai souffert !…
– Ma pauvre enfant !
– Figurez-vous que j’étais tombée entreles mains de gens abominables !… Ah ! j’ai bien cru quej’étais perdue.
– C’est cette femme brune, n’est-ce pas,qui vous a tendu un piège.
– Oui, c’est elle.
– Et c’est ce grand monsieur au chienpolicier qui vous a retrouvée ? observaitMme Chapuis.
– Quel monsieur au chien policier ?questionnait Jacqueline avec le plus vif étonnement.
– Celui qui est venu ici… vous demander…Un bel homme, de vingt-cinq à trente ans, l’air très distingué. Ilm’a raconté qu’il était un grand ami de votre famille… Quand je luiai dit que vous aviez disparu depuis la veille… son visage achangé… Je lui ai demandé de venir avec moi au commissariat, maisil n’a pas voulu, et il m’a dit d’une voix grave que j’entendraitoute ma vie : Pas un mot… à personne, le salut deMme Bertin dépend de votre silence. Alors… moi, jen’ai pas bougé… et j’ai eu raison, puisque vous voilà !
Jacqueline, au comble de la surprise, sedemandait :
– Cet homme ne serait-il pas lemystérieux Judex ?… comment aurait-il su que j’étais endanger, puisque je n’avais pas rendu la liberté auxpigeons ?
Mme Chapuis continuait avecvolubilité :
– Ce monsieur… Oh ! je ne sauraistrop vous le dire… un monsieur très bien, même qu’il m’en atellement imposé que je n’ai pas osé lui demander son nom… Cemonsieur a exigé de moi un tas de détails que je lui ai donnés…J’avais bien vu tout de suite que c’était dans votre intérêt… Il afallu que je le fasse monter dans votre chambre… même qu’il aembrassé bien gentiment votre petit garçon…
– Mon petit garçon ?
– Mais oui… Jeannot.
– Jeannot !
– Il est ici !
– Comment ! Il est ici ?…
– Depuis hier soir… Il s’ennuyait sansvous… Il s’est sauvé de Loisy.
– Mon Dieu !
– Il est venu à Paris caché dans unevoiture de choux… À la barrière, il a fait connaissance d’un petitgamin des rues, qui a l’air bien gentil, ma foi, très débrouillardsurtout, et qui l’a amené jusqu’à la maison.
– Où est-il ? interrogeaitJacqueline, galvanisée par l’amour maternel.
– Je vous le dis, mon enfant : dansvotre chambre, en train de jouer avec une boîte de soldats que jelui ai donnée, car il ne voulait plus rester tranquille.
D’un bond, la jeune femme, oubliant toutes sesémotions et ses fatigues, gravit l’escalier… et ouvrit laporte.
Jean, qui alignait ses fantassins sur latable, en apercevant sa mère, se précipita dans ses bras en un crifait d’allégresse et d’exquis reproche :
– Maman, maman, c’est pas bien de faireattendre comme ça ton petit garçon.
Jacqueline n’eut pas le courage de briser toutde suite cette joie exquise…
Elle prit son chéri dans ses bras et le serraardemment contre son cœur…
Plus que jamais elle sentait que toute sa vien’était plus que dans ce beau chérubin qui avait passé ses deuxpetits bras autour de son cou et l’embrassait… l’embrassait dansl’adorable élan de la plus céleste tendresse.
– Maman chérie, disait-il, c’était troplong, quatre jours… je voulais te voir… moi… Papa Bontemps n’avaitpas le temps de m’emmener. Alors je suis parti… J’étais très biendans la charrette… J’ai presque aussi bien dormi que dans un dodo.Seulement… ça m’a bien ennuyé quand la dame m’a dit que tu n’étaispas là… Aussi, maintenant que te voilà je suis content… Regarde lesbeaux soldats que la dame d’ici m’a donnés… Elle est presque aussibonne que Marianne… Viens voir les soldats… Ils ont des fusils…regarde !…
Et avec cette mobilité charmante des enfants,Jeannot narrait :
– Et puis, tu sais, j’ai fait laconnaissance d’un petit garçon très gentil… Il s’appelle Réglisse…le môme Réglisse… Il m’a promis de venir me voir… Il est drôlementhabillé… Il a un grand chapeau gris, comme en avait bon papa quandil allait aux courses… et il est amusant… tout le temps il rit… jevoudrais bien l’avoir toujours avec moi… Dis, maman, tu voudrasbien qu’on joue tous les deux ?
Mais Jacqueline reprenait :
– Maintenant, Jeannot, il faut que je tegronde.
– Moi, maman… pourquoi ?
– C’est très vilain ce que tu as fait là,reprenait Jacqueline. Te sauver de chez tes parentsnourriciers !… Oui, c’est très vilain… Tu n’as donc pas songéà l’inquiétude de ces braves gens… quand ils se seront aperçus quetu étais parti… Je suis sûre qu’en ce moment ils te cherchentpartout… et qu’ils ont beaucoup de chagrin… Et puis, songe, monpauvre petit Jean, que tu aurais pu te perdre en route… te faireécraser par une voiture, ou te faire voler par de mauvaises gens…Et moi, alors, qu’est-ce que je serais devenue ?
Jacqueline qui avait toutes les peines dumonde à garder un ton sévère, continuait, s’adressant à son filsqui baissait le front, ne montrant plus à sa maman que la joliemasse blonde de ses cheveux bouclés :
– Monsieur Jeannot, vous avez mérité unepunition sérieuse… Pour cette fois, je veux bien vouspardonner ; car je vois bien que vous n’avez pas réfléchi auxconséquences de votre incartade… Mais sachez que, si vous vousavisiez de renouveler une pareille escapade, au lieu de vouslaisser à Loisy, je me verrais obligée de vous mettre pensionnairedans un collège de province où je ne vous verrais plus que troisfois par an aux vacances… Vous m’avez bien comprise ?
– Oui, maman.
– Vous ne recommencerez plus ?jamais plus ?
– Jamais, jamais, jamais !
Et l’enfant essuyait du revers de son petittablier les pleurs de repentir qui commençaient à couler sur sesjoues, lorsque Jacqueline eut une exclamation de surprise.
Elle venait seulement d’apercevoir, dans uncoin de la pièce où Mme Chapuis l’avait rangée, lacage vide… et dont la petite porte aux barreaux d’osier étaitrestée encore entrouverte.
Jeannot releva la tête… et, surprenant leregard de sa mère, il s’exclama tout d’un trait :
– Maman, maman, c’est moi qui ai lâchéles pigeons !
– Comment, c’est toi ?
Et craignant sans doute d’être grondé encore,le bambin commençait, tout décontenancé, craignant de nouveauxreproches presque honteux :
– Oui, maman, tu m’avais dit souventqu’il ne fallait pas…
Il ne put continuer.
Jacqueline l’avait pris dans ses bras, et,folle de bonheur, éperdue de reconnaissance, elle clama, les yeuxruisselant des larmes les plus nobles et les plus douces :
– Ne te défends pas, ne t’excuse pas, monenfant bien-aimé ; car c’est toi qui as sauvé tamaman !
*
* *
Le lendemain, Jacqueline, décidée plus quejamais à reprendre son existence de labeur et d’abnégationmaternelle, reconduisait à la gare Saint-Lazare son fils queMarianne Bontemps, prévenue par un télégramme, était venuechercher.
À peine la voiture s’était-elle arrêtée dansla cour du Havre que la portière s’ouvrait et qu’un petit bonhommeà l’accoutrement bizarre, à la figure franche et malicieuse,apparaissait sur le marchepied, lançant un joyeux :
– Salut… m’sieur et dames.
Cette interpellation inattendue arracha ungeste de surprise à Jacqueline.
– Le môme Réglisse ! s’écria Jeannoten tapant joyeusement ses mains.
C’était lui, en effet, qui, au moment où ilvenait rendre visite à son petit camarade, l’avait aperçu montanten taxi avec sa mère et sa nourrice.
Alors, utilisant le système de transport encommun qui lui était familier c’est-à-dire grimpant sur l’un desressorts arrière de l’auto, il était arrivé en même temps que sonjeune ami auquel tout de suite, délibérément, il lançait :
– Comment ça va, mon vieux lapin, depuisqu’on s’est vu ?
Vite, Jeannot avait rejoint son compagnon et,après l’avoir embrassé, présentait sur le ton de la plusenthousiaste amitié :
– Maman… maman…, c’est le petit garçonqui m’a conduit à Neuilly.
– Ah ! c’est lui !
– Oui, maman.
Tout en regardant avec bienveillance ce bravegosse auquel elle devait sans doute que son fils ne se fût paségaré dans Paris, la fille du banquier prit son porte-monnaie et entira une pièce blanche qu’elle offrit au môme Réglisse.
Mais celui-ci, montrant à Jacqueline lamusette qu’il portait en bandoulière et qui était déjà à moitiépleine de bouts de cigares et de cigarettes, répliqua, plein dedignité comique :
– Madame, je ne demande pas l’aumône, jesuis commerçant !
Jacqueline qui avait souri à cette boutade,continuait à examiner l’enfant et l’interrogeait avecintérêt :
– Alors, c’est vrai que tu es seul aumonde ?
– Oui, madame.
– Tu n’as jamais connu ni ton papa ni tamaman ?
– Jamais !
– Et les gens qui t’ontrecueilli ?
– C’est des rosses !
– Ils te battent ?
– Et comment !
– Tu serais heureux de lesquitter ?
– J’comprends !
Jacqueline se sentit pleine de compassion pource pauvre petit déshérité qui, malgré les promiscuités fâcheuses del’atmosphère de méchanceté et de hideur au milieu de laquelle ilavait toujours vécu, semblait avoir gardé intacte la bonté de soncœur ; et elle allait continuer son interrogatoire, lorsqueJeannot, cédant à un des mouvements primesautiers qui lui étaienthabituels, dit à sa mère :
– Puisqu’il n’a plus de parents, et qu’ilest seul au monde, tu veux bien être un peu sa maman ?
– Beaucoup même !…
– Alors, je l’emmène avec moi.
– Mais, mon petit…
– Si, si, je ne veux plus lequitter ! Nous resterons ensemble !
– Bath !… s’écria le môme Réglisse.Me v’là avec toute une famille !
Jacqueline hésitait… Certes, il lui eût étépénible de séparer à présent ces deux petits êtres qu’uneinstinctive affection, une mutuelle confiance nées d’un hasard dela rue avaient jetés dans les bras l’un de l’autre.
Mais, d’autre part, elle redoutait pour sonJeannot, si charmant et si pur, le contact d’un gamin qui, certes,au premier abord, avait l’air d’un brave petit bonhomme, mais quin’en était pas moins un enfant du pavé.
La bonne Marianne se chargea de toutconcilier. Elle sut faire vibrer chez Jacqueline la cordesensible.
– Madame, fit-elle à l’oreille de lajeune mère, vous pouvez être tranquille. La leçon que nous venonsde recevoir nous profitera. Jour et nuit, nuit et jour… Jeannotrestera près de moi… je vous le jure !… Aussi, je crois quenous pouvons emmener avec nous son petit ami… sauver un gosse… çaporte toujours bonheur !
– Vous avez raison, Marianne, approuvaJacqueline.
– Alors… on m’embauche ? réclamaitle môme Réglisse.
– Où demeurent les gens chez lesquels tuvivais ?
– Tout là-bas près des fortifs…
– Comment s’appellent-ils ?
– L’homme, c’est Tortillard et la femme…tout le monde l’appelle Pomme-Cuite…
– En attendant…, décidait Jacquelinefixée, tu vas partir avec madame et ton ami Jeannot. Mais si tun’es pas sage…
Alors, le gamin, tirant son chapeau etembrassant la main de sa bienfaitrice, répondit du fond de sonpauvre petit cœur qui, pour la première fois en contact avec de labonté, se gonflait de la plus douce reconnaissance.
– Oh ! si, madame, je serai biensage, puisque je serai heureux !
– Pauvre enfant ! murmuraJacqueline, touchée jusqu’au fond du cœur.
Quelques minutes après… sur le quai de lagare, Jacqueline répondait aux baisers que lui envoyaient Jeannotet le môme Réglisse, dont les deux figures joyeuses apparaissaientdans l’encadrement de la portière, tandis que le train, lentement,se mettait en marche…
*
* *
Tandis que les ténèbres enveloppaient lesruines du Château-Rouge, Judex, seul dans son laboratoire, grâce aumiroir mouvant placé dans la cellule du prisonnier, regardaitobstinément Favraux qui, prostré, anéanti, semblait avoirdéfinitivement succombé sous le poids du châtiment qui l’avaitfrappé en plein triomphe.
Bientôt Judex, abandonnant son posted’observation, s’en vint s’asseoir devant une table… et, faisantmanœuvrer le mécanisme d’un tiroir secret, il s’empara d’unephotographie qu’il se mit à contempler avec une étrangeinsistance.
C’était le portrait de Jacqueline.
Comment cette carte-album, qui se trouvaitquelques jours auparavant sur un piano, dans le grand salon duchâteau des Sablons, avait-elle pu tomber entre ses mains ?…Seul il eût pu le dire… En attendant, ses yeux, tout à l’heureencore si durs, si implacables lorsqu’ils se dirigeaient vers sonennemi, étaient adoucis en une expression indéfinissable et qu’oneût dit faite à la fois d’une incommensurable pitié, d’un regrethésitant et d’une mystérieuse mélancolie.
De sa bouche des paroles s’échappaient en unmurmure :
– Oui, c’est un ange… un ange !…
Au bout d’un long instant… il renferma leportrait dans sa cachette… et il demeura énigmatique… immobile, leregard perdu dans son rêve…
Par un caprice du destin, Judex allait-ilaimer la fille du banquier ?
Le Dr Gortais, directeur d’une importanteclinique aux environs de Mantes, venait comme chaque matind’arriver à neuf heures précises à son bureau. Après avoir prisconnaissance de son courrier et revêtu sa blouse et son tablierblanc d’hôpital, il s’apprêtait à se rendre au chevet de sesmalades, lorsque son garçon vint lui apporter une carte de visiteainsi libellée :
M. ROGER-JACQUES
avocat
Rue Michel-Ange, Paris.
Le praticien, impatienté, grommela :
– Qu’est-ce qu’il me veut encore,celui-là, juste à l’heure de ma visite ? Dites à ce monsieurde repasser à cinq heures.
Mais, se ravisant aussitôt, ilreprit :
– Attendez donc !Roger-Jacques ! Mais j’y suis ! C’est bien cela !J’allais faire une belle gaffe ! Joseph, faites entrer cemonsieur.
Tandis que le Dr Gortais, un peu bourrud’aspect, mais au fond brave homme et bon médecin, tout dévoué àses malades, s’installait devant son bureau et prenait dans undossier à portée de sa main une feuille de papier qui avait toutesles apparences d’un relevé d’honoraires, Joseph introduisait auprèsde son patron un jeune homme fort élégant, complètement imberbe, àla figure sérieuse, intelligente et sympathique.
– Veuillez donc vous donner la peine devous asseoir, maître Roger-Jacques, invitait fort aimablement ledirecteur de la clinique.
Le frère de Judex, après s’être inclinélégèrement, attaqua :
– Docteur, j’ai reçu un mot de votreéconome m’annonçant que le nommé Pierre Kerjean était complètementrétabli. En même temps vous me faisiez parvenir votre note pourfrais d’hospitalisation et soins médicaux qui s’élèvent à ce jour à945 francs 75 centimes.
– Parfaitement, monsieur.
– Voici mille francs, docteur.
– Je vais vous rendre…
– Inutile. Le surplus servira degratification aux infirmiers qui se sont occupés de monprotégé.
– Vous êtes mille fois aimable !
– Et maintenant, docteur, permettez-moide vous féliciter de l’habileté dont vous avez fait preuve enarrachant ce malheureux à la mort.
– Le fait est que lorsque vous m’avezamené ce pauvre diable, il était joliment mal en point et j’étaisbien convaincu qu’il ne passerait pas la nuit… Enfin, on a fait cequ’on a pu.
– Au delà, docteur.
– Je dois dire que le gaillard, bien quesexagénaire, est doué d’un de ces tempéraments de fer dont rien nesemble pouvoir venir à bout !…
– N’empêche que Kerjean vous doit lavie !…
Très sensible à ces félicitations, le DrGortais poursuivait :
– Vous allez voir comme il est beau… Unvieux chêne qui aurait retrouvé ses feuilles… Voulez-vous que jel’envoie chercher ?
– Auparavant, docteur, j’aurais besoin devous demander quelques renseignements.
– Je suis à votre entièredisposition.
– Kerjean ignore toujours monnom ?
– Vous m’aviez recommandé de le taire.J’ai suivi rigoureusement vos instructions…
– A-t-il fini par se rappeler lescirconstances dans lesquelles il avait failli périr ?
– Il a fini par nous dire qu’il étaittombé mourant de fatigue sur la route et qu’il n’avait pu se garerà temps d’une automobile qui arrivait à toute vitesse. Mais il nousa déclaré qu’il n’avait même pas eu le temps d’apercevoir lesauteurs de l’accident.
– Je vous remercie, docteur… Vous pouvezme présenter à ce brave homme.
– Vous l’emmenez ?
– S’il y consent.
Quelques instants après, Pierre Kerjean,complètement revenu à la santé, vêtu d’un costume modeste, d’unepropreté méticuleuse, la barbe taillée, les cheveux bien peignés,entrait dans le bureau du praticien.
– Mon ami, fit celui-ci, je vous présenteM. Roger-Jacques, avocat à Paris… qui, après vous avoirrecueilli sur la route, vous a conduit dans sa voiture jusqu’à maclinique et m’a demandé de vous guérir. C’est à lui, encore plusqu’à moi que vous devez, Kerjean, d’être encore de ce monde.
Le vieux chemineau avait d’abord enveloppéd’un regard plein de méfiance le jeune homme qu’il voyait pour lapremière fois…
Mais, presque aussitôt, ses traits sedétendirent et ce fut d’une voix où perçait une réelle émotionqu’il répondit :
– Bien souvent, monsieur, depuis que jesuis revenu à moi, j’ai demandé à M. le docteur le nom de lapersonne généreuse à qui je devais tous les soins dont j’étaisentouré. M. le docteur me répondait toujours qu’il ne pouvaitpas me le dire, et je me contentais de bénir en moi-même monbienfaiteur inconnu… Puisque enfin vous voulez bien vous révéler àmoi, croyez, monsieur, que je suis profondément heureux de vousexprimer ma vive gratitude.
Roger tendit la main à Kerjean endisant :
– Soyez certain que chaque jour je mefélicite de vous avoir sauvé la vie.
– Vous êtes un homme de cœur, monsieur,et je vous remercie.
– Je tâche simplement d’être humain…
– Encore merci.
– Maintenant, monsieur Kerjean, reprenaitle frère de Judex, que comptez-vous faire ?
– Je n’en sais trop rien…, réponditl’ancien meunier des Sablons… d’un ton mélancolique… À mon âge, cen’est pas très commode de trouver de l’ouvrage.
– Si je vous offrais une bonne place bientranquille, où non seulement vous seriez à l’abri du besoin jusqu’àla fin de vos jours, mais où l’on vous laisserait encore le tempsde vaquer à vos affaires de famille ?…
À ces mots, Kerjean considéra, cette fois, soninterlocuteur d’un air stupéfait.
– Monsieur, fit-il, vous me voyez confusde toutes les bontés que vous avez pour moi. Puis-je savoir commentje les ai méritées ?
– Parce que vous êtes malheureux.
– C’est vrai ! fit le vieillard.
Et avec un accent de douloureuse amertume, ilajouta d’une voix sourde, en courbant le front :
– Vous ne me connaissez pas ?
Le frère de Judex le fixant alors bien en facerépliqua d’une voix aux vibrations étranges :
– Vous vous trompez, Kerjean, je vousconnais ; et c’est parce que je vous connais que je veux vousemmener avec moi.
Kerjean qui, à ces mots, avait redressé latête, demeura un instant silencieux, immobile, soutenant avec forcele regard de Roger.
Puis, d’un ton résolu, il répliqua :
– C’est entendu, monsieur. Je voussuis !
Après avoir pris congé du Dr Gortais, le frèrede Judex et son protégé quittèrent la clinique et montèrent dansune rapide et puissante automobile qui les emmena directement auChâteau-Rouge.
En route, Roger avait prévenuKerjean :
– Vous allez voir des choses qui vontvous surprendre et vous réjouir… Pour l’instant je ne puis vous endire davantage. Ayez confiance en moi, comme j’ai confiance envous…
Le chemineau, de plus en plus intrigué, suivitdocilement Roger…
Celui-ci, après l’avoir fait monter auxruines, le conduisit à travers le dédale de couloirs et desouterrains au milieu desquels il était impossible de sereconnaître et l’introduisit auprès de son frère qui travaillaitdans son laboratoire.
À la vue de Kerjean, Judex se leva, superbe,imposant, plus énigmatique que jamais dans son dolman de veloursnoir… qui faisait ressortir l’élégance de sa stature, en même tempsque l’étrange beauté de son visage.
– Kerjean…, attaqua-t-il, en dehors demon frère et de moi… vous êtes le seul être vivant qui ait pénétrélibrement dans cette salle. Ainsi que mon frère a dû vousle dire, j’ai résolu de faire votre bonheur.
– Le bonheur…, croyez-vous que cela mesoit encore possible ? fit l’ancien bagnard.
– Je veux tout mettre en œuvre pour vousl’assurer…
– Qui vous dit que je l’aiemérité ?
– J’en suis sûr, parce que vous avezsouffert, parce que vous souffrez.
– Vous savez donc ?
– Je sais que vous êtes une victime dubanquier Favraux et cela me suffit.
– Vous le haïssez donc ?
– Plus que vous ne pouvez le haïrvous-même.
Alors Kerjean s’écria en un rugissement derage :
– Pourquoi ne puis-je plus me venger delui ? Pourquoi faut-il que la mort me l’ait volé ?
– Favraux n’est pas mort ! laissaéchapper solennellement Judex.
– Favraux n’est pas mort ? répétaitKerjean avec un accent de doute. Pourtant, monsieur, j’ai lu dansun journal qu’il avait succombé subitement au milieu d’un granddîner.
– Et moi je vous dis que Favraux estvivant !… fit Judex d’une voix éclatante…
Et, saisissant Kerjean par le bras, il l’amenajusqu’au miroir métallique qui donnait dans la cellule du banquier,et que Roger fit lentement manœuvrer.
À la vue de son ennemi, gisant, en costume deprisonnier sur les dalles d’une cellule et prostré dans ledésespoir d’une morne épouvante, le vieux Kerjean s’écria, lespoings crispés, le sang aux tempes, saisi à la fois d’une joie etd’une fureur indicibles :
– C’est lui ! je le reconnais… C’estbien lui !… le bandit !… le monstre !… Il estvivant… vivant… vivant !
Tandis que Roger remettait le miroir en place,Kerjean se tourna vers Judex, qui, superbe de dignité imposante etde calme vengeur… les bras croisés… attendait.
Et le vieux meunier des Sablons, dominé luiaussi par la majesté émanant du mystérieux personnage qui leconsidérait avec une expression d’indicible bonté,s’écria :
– Qui donc êtes-vous ?…
Judex répondit :
– Ce que vous allez être vous-même,Kerjean… Je suis un justicier !
Peu à peu, au cri strident qu’avait pousséKerjean en l’apercevant dans le miroir métallique, Favraux étaitsorti de l’état de prostration dans lequel, depuis de longuesheures, il était plongé.
En même temps que la pensée lui revenait, ilse rendait compte à nouveau de toute l’horreur de sa situation…
Cette cellule… ce costume de détenu, cetteporte massive et si solidement verrouillée, ce mur sur lequel ilavait lu en lettres de feu sa condamnation à la réclusionperpétuelle, et surtout ce miroir… lancinant, implacable… telleétait désormais la destinée qu’il lui fallait subir !…
Or, le banquier ne se faisait aucune illusion…Judex tiendrait parole… Il ne pardonnerait pas… Il ne pardonneraitjamais… Le châtiment ne finirait qu’avec le condamné !
Le misérable, qui se sentait encore capable devivre plusieurs années entre les quatre murs de cette geôletransformée pour lui en instrument de torture morale véritablementeffroyable, se rappelait l’histoire de ces prisonniers d’État qui,enfermés depuis leur jeunesse dans les cachots de la Bastille, dePignerol ou de Sainte-Marguerite, en étaient sortis ou y étaientmorts avec des cheveux blancs.
Il se rappelait un livre qu’il avait lurécemment et où étaient retracés, avec une abondance de détailsvraiment terrifiants, les supplices de ces condamnés à la détentionperpétuelle dans les pays où la peine de mort est abolie…
Avec l’auteur de cette étude, il avaitconclu : mieux vaut cent fois la mort qu’une pareilleexistence.
Cependant, un dernier espoir subsistait enlui, espoir horrible, qui lui était inspiré par son ardent amour dela vie et par la crainte instinctive d’un au-delà auquel sonorgueil et son manque de scrupules lui avaient jusqu’alors interditde songer…
Lorsque vaincu, anéanti, Favraux était restéplongé dans une sorte d’agonie morale dont il venait seulement des’évader, son cerveau n’était pas demeuré inactif.
Le banquier, au contraire, pour la premièrefois de sa vie, s’était livré à un véritable examen deconscience.
La liste de ses crimes s’était dressée à sesyeux… et lui qui, jusqu’à ce jour, avait marché sur les ruines etsur les cadavres amoncelés par lui avec le plus cruel sang-froid,la plus odieuse indifférence, en avait frémi à un tel point qu’enprésence de ces larmes, de ce sang, de ces douleurs, de ces misèresdont la responsabilité retombait sur lui, il se demandait, luil’incrédule, le matérialiste, si au-dessus de la justice des hommesil n’existait pas aussi la justice de Dieu.
Toutes ces pensées l’avaient plongé dans unémoi indescriptible et n’osant se tuer… il en était arrivé àformuler ce vœu effroyable :
– Si je pouvais devenir fou !
Cet état de démence, il l’avait appelé detoute l’avidité de son désir d’oublier…, quand bien même tout eûtsombré en lui, dans la dégradation de son intellectualité et de sonêtre physique.
Mais bientôt Favraux s’était dit :
– Je n’aurai même pas cette consolation.J’ai le cerveau trop solide pour qu’il s’y produise jamais unelésion libératrice… Je suis rivé à ma douleur par une chaîne queseul le temps peut user. Combien cela durera-t-il ?… Dix ans,quinze ans… vingt ans !… Le sais-je ? Eh bien, non, non,cela ne sera pas ! Quand bien même il y aurait un autre monde,et dans ce monde d’autres juges, il n’est pas possible qu’on m’yfasse souffrir davantage… Et puis… pourquoi une pareillepensée ? C’est bon pour les faibles d’esprit. Mais moi quin’ai jamais cru à rien, moi qui, à quinze ans, faisais déjà fi detoutes ces croyances dont on avait entouré ma jeunesse, pourquoi ence moment m’attarderais-je à un retour stupide vers des idéesqu’avant d’être homme j’avais déjà reniées ? Non, après nousil n’y a pas de Dieu, il n’y a pas de juges, il n’y a pasd’enfer ! Il n’y a rien. C’est la fin de tout, dans le sommeiléternel… l’oubli dans le néant… Mieux vaut donc mourir !
Longtemps Favraux chercha le moyen avec lequelil en finirait avec l’existence.
Se laisser périr de faim ? Il ne fallaitpas y songer.
Ses geôliers lui feraient, au besoin, prendredes aliments de force.
S’étrangler avec un morceau d’étoffe arraché àses vêtements ?
Cela nécessiterait de longs préparatifs que lemiroir métallique ne manquerait de révéler à ceux qui leguettaient…
Favraux allait recourir au seul moyen qu’ilpossédait d’en finir vite et une bonne fois pour toutes,c’est-à-dire se briser le crâne contre le mur de sa cellule… Déjàramassé sur lui-même, rassemblant toutes ses forces, il sepréparait à se précipiter la tête en avant, en un bond férocementénergique contre le granit plusieurs fois séculaire de son cachot,lorsqu’un rugissement lui échappa :
– Oui, ce sera plus sûr !grinça-t-il. Même s’ils me voient j’aurai le temps de metuer, avant qu’ils n’arrivent !
Lentement, il se releva et s’en fut s’asseoirsur sa couchette en planches.
Puis au bout d’un quart d’heure de réflexionqui n’avaient fait que renforcer davantage sa résolution, il seleva… se promena un instant de long en large… comme il en avaitparfois l’habitude ; puis, tout à coup, en un mouvementrapide, il se dressa sur la pointe des pieds… et, levant le brasvers le plafond, il s’empara d’une tulipe de verre, qui servaitd’abat-jour à l’ampoule électrique éclairant sa cellule, et, labrisant contre la table, il essaya, avec un morceau, de se couperla gorge.
Il n’en eut pas le temps.
Brusquement la porte s’était ouverte, livrantpassage à Pierre Kerjean qui, se précipitant sur le banquier,l’immobilisa aussitôt en une vigoureuse étreinte… endisant :
– Me reconnais-tu ?
– Kerjean !… s’écria Favraux aucomble de l’épouvante.
– Oui, c’est moi…, reprenait l’ancienmeunier des Sablons.
Et superbe de colère hautaine, écrasant lemarchand d’or sous son regard de mépris et de haine, Kerjeanpoursuivit :
– Je t’avais bien dit que Dieu tepunirait, misérable ! Enfin, tu as donc rencontré sur ta routeun homme plus fort que toi, et qui a vengé toutes tesvictimes ! Ton règne est fini, banquier Favraux, celui de lajustice est arrivé… et pour toi vont commencer les minutes longuescomme des jours, les jours pesants des années, les annéesinterminables comme des siècles. Le remords commence-t-il àt’empoigner ?
« Non ; car tu es incapable d’un telsentiment.
« Ce que tu regrettes, ce ne sont pas lesbonheurs que tu as flétris, les infortunes que tu as causées…, lesdrames dont tu as été l’instigateur, les foyers que tu as détruits,les morts que tu as cloués dans leurs cercueils, la corruption quetu as semée sur ton passage !… Qu’est-ce que cela peut tefaire que ta fille – une noble et vaillante créature, qui, aprèss’être volontairement ruinée de dégoût et de honte, abandonnée parle fiancé que tu lui avais choisi, et qui n’en voulait qu’à sonargent – en soit réduite à gagner péniblement sa vie et celle deson enfant, ton petit-fils, au milieu de toutes les embûches et detoutes les difficultés qui menacent une jeune femme belle, honnête,et jetée seule sur le pavé de Paris ?… Oui, tout cela t’estbien égal… Toi, toi seul, tu comptes à tes yeux,misérable !…
– Je compte si peu pour moi…, ripostaitFavraux, que je voudrais mourir.
– Comme un lâche !… Pour fuir lechâtiment… pour t’évader de ta douleur.
Kerjean, redressant encore sa haute taille,apostrophait le banquier :
– Moi aussi, j’ai été arraché à ce quifaisait mon bonheur à moi… c’est-à-dire à ma femme, à mon enfant… àce vieux moulin, à ce coin de terre, à ce bord de rivière que jechérissais et que tu avais réussi à me dérober… Moi aussi j’ai étéen prison… Mais moi je n’ai pas voulu mourir… non pas dans l’espoirde reconquérir ma liberté…, car, jamais, je le jure, je n’auraiscru que je pourrais supporter ces vingt années de bagne auxquellesj’avais été condamné… mais parce que j’avais compris la nécessitéd’expier, non seulement pour les autres, mais pour moi-même…
« J’ai donc vécu dans le repentir de lafaute commise… et quand, peu à peu, j’ai reconquis le sommeil quej’avais perdu…, pas un soir, tu m’entends, je ne me suis endormisans avoir demandé pardon à Dieu et aux hommes !
« Aussi, lorsque j’ai été libéré… je mesuis cru le droit de regarder le monde en face…, je me suisconsidéré comme purifié de mon crime…, j’étais redevenu un honnêtehomme !…
« Eh bien, pourquoi… seul en face de toi…dans l’isolement de cette cellule, à l’abri des tentations, délivrédes appétits qui t’ont perdu, ne cherches-tu pas à te refaire uneâme ?… Oui pourquoi ne t’efforces-tu pas, en revenant à unsentiment meilleur, de ramener en ton cœur ulcéré un peu de reposet de bonté ?
– C’est que toi tu avais l’espoir, lacertitude d’être libre un jour, s’écria Favraux d’un accentdésespéré. Tandis que moi !… Non, non, tu ne peux pas comparertes souffrances aux miennes !
– Pas plus que tu ne peux comparer tescrimes à ma faute.
– Puisque je te supplie de me laissermourir !
– Puisque nous ne voulons pas…
– Pitié !
Alors, Kerjean, superbe de colère légitime,reprit d’une voix éclatante :
– Est-ce que tu as eu pitié de moi, quandsciemment, et uniquement afin de t’emparer plus facilement desbiens que je ne voulais pas te céder, tu as profité de monignorance pour m’entraîner dans des spéculationsmalhonnêtes ?…
« Est-ce que tu as eu pitié de moi,lorsque toi, qui, d’un seul mot pouvais me faire absoudre par lesjuges, tu es venu m’accabler devant le tribunal, transformant ledemi-faussaire que j’étais en un criminel de la plus vileespèce ?
« Est-ce que tu as eu pitié de moi, quandje suis venu te supplier de m’aider à retrouver mon fils ?
« Non !… alors pourquoi voudrais-tuque je pardonne… Car te laisser mourir, ce serait te pardonner. Tuvivras, banquier Favraux… ; tu vivras…, misérable…, sous magarde, encore… Judex a fait de moi ton geôlier… et tant que Kerjeansera là… jamais tu ne t’évaderas, ni dans la vie… ni dans lamort !
À ces mots, proférés d’une voix terrible, lebanquier, comprenant que désormais il ne pourrait plus échapper àson supplice, s’effondra sur les dalles de sa cellule.
Aussitôt après leur mésaventure de la villaBrossard, Diana et Moralès, désireux de mettre une certainedistance entre eux et la meute de Judex, avaient regagné Paris…dans un état de rage indescriptible… Somme toute, leur expéditionétait manquée…
Les cinq mille francs qu’ils avaient touchésd’avance du marquis de Birargues allaient à peine suffire à payerles dettes criardes de Moralès.
– Qu’allons-nous faire ? demandaitanxieusement le rasta à sa maîtresse qui, songeuse, s’était étenduesur un divan, et suivait d’un œil vague les volutes bleutées de lafumée de sa cigarette. Nous voilà dans de jolis draps !Qu’est-ce qui nous dit, à présent, que les Birargues ne vont pasporter une plainte contre nous ?… Nous vois-tu dénoncés,arrêtés… envoyés en prison ?… Moi surtout, avec ce que tusais, je ne m’en tirerais pas à moins de dix ans, et peut-êtredavantage. Écoute-moi, Diana… Le moment n’est pas venu de rêver,mais d’agir… Je crois donc qu’il serait prudent, et mêmeindispensable de mettre la frontière entre la police et nous…Profitons de ce que nous avons un peu d’argent pour filer sansbruit et sans retard. Préparons nos malles et, ce soir, nousfilons… L’Espagne, l’Italie, le Maroc, l’Amérique, je m’en moque,pourvu que je sois avec toi.
– Imbécile ! ricana la Monti en serelevant, et en lançant sa cigarette dans un cendrier.
Et, venant à Moralès, elle se campa devantlui, tout en disant :
– Tu as donc oublié que nous sommes enpossession d’un document qui prouve que César est notre complice.Aussi, je suis persuadée qu’au lieu de porter plainte contre nous,il sera trop heureux de négocier avec nous le rachat de ce documentsi compromettant pour lui.
– C’est possible ! mais cette jeunefemme ?…
– Jacqueline ? Je ne pense pas quenous ayons à la craindre. En effet, si elle portait une plaintecontre nous, il faudrait qu’elle avouât queMme Bertin n’est autre queMme Jacqueline Aubry, la fille du banquier Favraux…Or, elle a, en ce moment, de trop bonnes raisons de conserverrigoureusement son incognito pour s’amuser à nous créer desennuis.
Et, avec un accent de menace terrible, Dianaajouta :
– D’ailleurs, je l’engage fortement à setenir tranquille, sinon…
Puis, d’un air grave, préoccupé, l’aventurièreformula :
– Il y a en ce moment quelque chose quime préoccupe beaucoup plus que tout le reste.
– Quoi donc ?
– C’est la lettre de Judex.
Et, tirant de son corsage le billet mystérieuxque le caniche blanc avait apporté aux deux bandits, la Monti lut àhaute voix, lentement, en scandant chaque mot :
Si vous ne voulez pas partager le sort dubanquier Favraux, ne vous trouvez jamais sur le chemin de safille.
JUDEX.
– Eh bien ! lança Moralès, il n’y aqu’à laisser cette femme tranquille.
– Relis attentivement la première phrase,insinuait l’aventurière.
Moralès, s’emparant du papier,répéta :
Si vous ne voulez pas partager le sort dubanquier Favraux…
Il s’arrêta, songeur à son tour… puis ilreprit :
– Je devine ta pensée. Selon toi, Favrauxaurait été assassiné…
– N’allons pas si vite…, arrêtait laMonti. Maintenant, écoute-moi, avec la plus grande attention… sansm’interrompre… et avec calme, si toutefois cela t’est possible.
– Parle ! invita le rasta, ens’installant sur le divan que venait de quitter sa maîtresse.
La Monti, rallumant une cigarette, vints’asseoir sur un tabouret en face de lui et, avec une sagacité deraisonnement qui révélait une intelligence d’autant plus dangereusequ’elle ne s’embarrassait d’aucun scrupule, ellepoursuivit :
– D’abord… quel est ce Judex ?…
– Oui, quel est ce Judex ?
– Je l’ignore. Tout ce que je constate,c’est qu’il possède de puissants moyens d’actions et d’information,puisque, après avoir réussi à savoir que nous avions enlevé etséquestré la fille de Favraux, il est parvenu à nous découvrir et amême failli nous prendre au gîte… Mais pour l’instant, laissons cepersonnage de côté. De sa lettre, je ne veux retenir qu’une chose,c’est qu’il nous affirme nettement que Favraux a été frappé de samain, en même temps qu’il semble insinuer qu’il pourrait bien êtrel’assassin !
– Peut-être tout cela est-il fait pournous effrayer…, hasardait Moralès.
– C’est d’abord ce que je me suis dit…,convenait Diana. Mais en rapprochant les termes de ce billet decertains événements qui se sont déroulés au château des Sablonsdans les quarante-huit heures qui ont précédé la mort du banquier,j’en arrive à conclure que Judex pourrait bien avoir dit lavérité.
– Que s’est-il donc passé de siextraordinaire ?
– D’abord, j’ai remarqué que Favraux,contrairement à son habitude, était soucieux, agité… et cela, aumoment où la vie plus que jamais semblait lui sourire… Puis, j’aisu qu’il s’était rendu secrètement à Paris, à l’Agence Céléritas,demander une consultation à son directeur, le sieur Cocantin, qui,le lendemain, s’est rendu aux Sablons et a passé son temps à sepromener dans la maison, dans le parc, avec toutes les allures d’undétective en quête d’une piste… Enfin, détail beaucoup plus grave,parce que beaucoup plus précis… Favraux, dont la gaieté, la bonnehumeur m’avaient paru factices… m’a glissé à l’oreille au moment oùnous allions passer dans la salle à manger :
– Ma chère Marie, je voudrais bien êtreplus vieux de deux heures. Il était huit heures quand il a prononcécette phrase… Il était dix heures quand il est tombéfoudroyé ! Et maintenant, poursuivait Diana, si tu rapprochesde tous ces détails l’attitude de Jacqueline abandonnant aulendemain des funérailles de son père toute sa fortune aux pauvres,répudiant son nom, changeant son existence, et confiant son enfantqu’elle adore à d’anciens domestiques, tu en concluras comme moiqu’un mystère extrêmement troublant plane sur la mort deFavraux.
– C’est juste ! approuvaitMoralès.
– Eh bien ! ce mystère, je veuxl’éclaircir.
– Pourquoi ?
– Parce que j’ai la conviction que lapossession d’un pareil secret peut nous rendre très forts, en nousdonnant contre ceux qui ont fait disparaître le banquier des armesdont nous saurons faire un utile usage.
– Ne crains-tu pas, Diana, que nous nouslancions dans une bien dangereuse aventure ?
– Qui n’ose rien n’a rien, riposta laMonti, dont les yeux fulguraient d’un rayonnement de tragiqueaudace. Faut-il te rappeler ce que je t’ai déjà dit ? Jen’aime pas les trembleurs… C’est à prendre ou à laisser… Marche ouva-t’en !
– Diana, ne me parle pas ainsi !
– Alors, montre-toi digne de moi.
– Je te l’ai déjà dit, je suis prêt àmourir…
– Il ne s’agit pas de mourir… mais devivre… et vivre heureux…
– Aurais-tu déjà trouvé le moyen depercer ce mystère ?
– Je le trouverai ! s’écriaDiana.
Et elle ajouta avec un accent de résolutionfarouche et de volonté diabolique :
– Oui, je saurai comment Favraux estmort, quand je devrais moi-même interroger sa tombe !
*
* *
Vers une heure du matin, devant le petitcimetière des Sablons, une automobile qui contenait quatre hommeset une femme, stoppait à l’endroit précis où nous avons vudescendre de voiture Judex et son frère Roger.
Sauf le wattman qui demeura à son volant, tousles voyageurs sautèrent à bas de la voiture…
Deux d’entre eux, un solide gaillard à lacarrure athlétique et qui portait sous le bras un volumineuxpaquet… et un petit brun à la barbe en pointe, à l’aspect malingre,mais vif, nerveux, les yeux pétillants derrière un binocle, sedirigèrent aussitôt vers le cimetière, dont ils escaladèrent le murde clôture… tandis que Diana et Moralès se dissimulaient dans unépais fourré que surmontait le talus de la route, et que lechauffeur s’en allait dissimuler sa voiture dans un chemin detraverse, situé à cent mètres de là.
La nuit était sombre, orageuse… Sauf, quelquesabois espacés, lointains, de chiens… c’était partout lesilence.
Au bout d’un instant, Moralès dit tout bas àsa maîtresse :
– Tu es sûre de ces hommes ?
– Tu es assommant avec tes questions… tesdoutes… tes craintes…
– C’est que nous jouons une tellepartie.
– Crois-tu donc que j’aurais été meconfier aux premiers venus ?… Tu connais Crémard…
– Crémard… je ne dis pas… maisl’autre ?
– Le docteur Pop… Je te le garantis, luiaussi… Il sait que je connais son histoire de San-Remo… et qu’ilsuffirait que je dise un mot, non seulement pour que je lui fasseperdre sa clientèle, mais encore pour que je lui fasse prendre unchemin qui n’est pas précisément celui de la liberté.
– Et tu crois qu’il est capable de nousrenseigner exactement sur les causes de la mort dubanquier ?
– Lui ! Un des plus brillants élèvesde la faculté de Montpellier… Mais taisons-nous, j’entends dubruit.
– On dirait que ce sont eux quireviennent.
– Déjà !… Ce n’est paspossible !
– Mais si… ce sont eux !
En effet, Crémard et le docteur Pop, aprèsavoir franchi de nouveau le mur du cimetière, regagnaient la route.D’un bond, Diana, suivie de Moralès, s’élança vers eux.
– Eh bien ? interrogea anxieusementl’aventurière.
– Vous m’avez fait me déranger pourrien ! lança l’étrange docteur d’une voix pointue,ironique.
– Comment ! pour rien ?…s’exclamèrent simultanément les deux bandits.
Alors de sa voix traînante, à l’accent desfortifs, Crémard précisa :
– Le cercueil est vide !
Cette révélation avait plongé dans la stupeurnon seulement l’hésitant Moralès mais l’audacieuse Diana.
Celle-ci s’était naturellement ressaisie lapremière. Tandis que l’auto la ramenait à Paris avec sescompagnons, après avoir impérativement fait taire son amant quicherchait à la questionner, elle s’était plongée dans uneméditation profonde.
Sans doute le fruit de ses réflexions avait-ilété satisfaisant ; car, lorsqu’elle rentra chez elle avecMoralès, après avoir remis à chacun des membres de l’expédition uneenveloppe cachetée qui contenait le montant de leurs honoraires,Diana laissait errer sur ses lèvres un sourire énigmatique. Sesgrands yeux noirs avaient comme des lueurs étranges.
– Qu’est-ce que tu dis de toutcela ? interrogea anxieusement Moralès, lorsqu’il se retrouvaseul avec sa maîtresse.
– Pour l’instant, ne me demande rien.J’ai besoin de mettre en ordre toutes les idées qui bouillonnentdans ma tête. Qu’il te suffise de savoir que tout va bien, beaucoupmieux que tu ne saurais le penser, et que je ne l’espéraismoi-même… Mais je suis brisée de fatigue… j’ai besoin de repos…Demain matin, nous entrerons en campagne, et retiens bien ceci, monpetit Moralès : si tu m’obéis, il se pourrait fort bienqu’avant peu… les millions de Favraux passent de la caisse del’Assistance publique dans la nôtre.
– Que me dis-tu là ?
– La vérité.
– Favraux est mort…
– Favraux est vivant !…
– Vivant ! vivant ! scandaitMoralès bouleversé. Allons donc !…
– Les gens qui ont enlevé son corps ducimetière des Sablons n’ont pas fait disparaître le cadavre d’unhomme assassiné, mais le corps d’un homme endormi.
– Qui te fait supposer une chose aussiextraordinaire ?
– Maintenant, je me souviens d’un détailauquel je n’avais accordé jusqu’alors qu’une très faibleimportance… Le jour où en secret, afin de tâcher de découvrir lesraisons qui avaient amené Jacqueline à renoncer à la fortune… Ehbien, je l’ai surprise au téléphone… pâle, tremblante, en proie àl’épouvante… claquant des dents et bégayant : « La voixde mon père, de mon père qui me demande pardon. » Je me suisvite cachée croyant qu’elle était devenue folle… ou qu’elle étaitvictime d’une hallucination. À présent, rapproche tous ces faits…et tu en tireras la même conclusion que moi, c’est-à-dire que lebanquier n’est pas enseveli au fond d’un tombeau, mais bel et bienentre les mains de gens qui avaient intérêt à le faire disparaître…Certains renseignements nous manquent encore… pour étayer maconviction d’une façon inébranlable, mais je sais où les trouver etdès demain, je les aurai… Bonsoir, mon petit Moralès, je tombe desommeil… Dors tranquille… Tu as le droit de faire un beau rêve…Moi, je me charge de le réaliser.
*
* *
Le lendemain matin, vers dix heures, les deuxbandits, qui avaient eu un long et mystérieux conciliabule, seprésentaient rue Milton, à l’Agence Céléritas.
Cocantin qui, depuis son entrée en fonctions,voyait, et pour cause, la clientèle de son oncle Ribaudet diminuerd’une façon progressive, donna l’ordre que l’on fît entrerimmédiatement les visiteurs.
Diana, qui avait revêtu une toilette des plusélégantes, attaqua d’un ton fort aimable :
– Monsieur Cocantin, je vois que vous neme reconnaissez pas…
– Mais si, très bien, au contraire :Mlle Marie Verdier… l’institutrice des Sablons…,affirmait Cocantin, qui, plein d’admiration pour la beauté de lajeune femme, ne se rassasiait pas d’en détailler les charmes.
Avec beaucoup de désinvolture, l’aventurièrereprenait :
– Cher monsieur Cocantin, puisque noussommes appelés, je l’espère, à entretenir de longs rapportsensemble, je dois vous déclarer que je ne m’appelle plus MarieVerdier… Décidée à embrasser la carrière du théâtre, j’ai pris lenom de Diana Monti.
– Très joli, très joli, approuvait ledétective de plus en plus subjugué.
– Et maintenant, reprenait la dangereusecréature, permettez-moi de vous présenter mon ami le baron Moralèsqui a tenu à m’accompagner dans la démarche très délicate que jesuis venue tenter près de vous.
– Chère madame… monsieur le baron,invitait le détective avec le plus vif empressement, croyez que jevous écoute avec le plus vif intérêt et la plus parfaiteattention.
– Monsieur Cocantin ! déclara laMonti, avec vous j’irai droit au but.
– Vous avez raison, madame, répliqua leneveu du sieur Ribaudet.
Et, désignant à sa cliente le buste impérialplacé sur un cartonnier, il fit en prenant un airdoctoral :
– Ayant appliqué à la police privéemoderne les principes et la méthode de la police napoléonienne…
Mais il ne put continuer… D’un mouvementbrusque, Diana s’était levée et, s’appuyant des deux mains sur lebureau, le buste penché en avant, sa tête presque au niveau decelle du détective, elle interrogea d’une voix âpre et presquemenaçante :
– Monsieur Cocantin, où estFavraut ?
– Favraut ! s’exclama l’excellentProsper, qui était à cent lieues de s’attendre à une questionpareille. Favraut ?… mais il est mort !
– Alors, objectait Diana, comment sefait-il que son cercueil soit vide ?
– Son cercueil vide ?
– Je l’ai constaté moi-même, cette nuit,au cimetière des Sablons.
– Madame, permettez-moi de vous déclarerque je n’aime pas beaucoup ce genre de plaisanterie…
– Je parle très sérieusement…M. Favraut n’est plus dans son cercueil.
Et Cocantin, qui n’avait d’ailleurs aucunedisposition pour le métier qu’il accomplissait… par héritage,balbutia en écarquillant les yeux :
– C’est inouï… c’est fou… c’estinsensé ! Vous devez faire erreur…
– Je vous répète, insistaitl’aventurière, que Favraut n’est plus dans sa tombe.
Alors Moralès, que sa maîtresse avait dûmentstylé, s’écria en s’avançant vers le détective épouvanté :
– Celui qui a enlevé Favraut c’est Judex,et Judex, c’est vous !
– Moi !… Judex ! s’exclamal’infortuné Prosper, auquel cette accusation avait achevé de faireperdre la tête.
– Oui, vous, vous, vous ! scandaitle rasta… tandis que Diana martelait :
– Cocantin, qu’as-tu fait deFavraut ?
Le détective privé était un peu trop neuf dansle métier et surtout beaucoup trop naïf pour se douter un seulinstant du piège qui lui était tendu.
Incapable de dissimuler les sentiments quil’agitaient, il laissa échapper :
– Je donnerais bien deux ans de ma viepour n’avoir pas été mêlé à cette ténébreuse affaire.
Puis, lançant un regard désespéré vers lebuste de Napoléon, il lui sembla entendre la voix du maître qui luicriait :
– Cocantin, défends-toi !
Quelque peu réconforté, le directeur del’Agence Céléritas, tout en s’efforçant de prendre un air digne etoffensé, fit d’une voix qui tremblait encore :
– Je proteste, baron, je proteste,baronne… Prosper Cocantin n’est ni un vampire, ni un assassin.
– C’est vous Judex ! insistaient lesdeux bandits.
– Je suis si peu Judex, affirmaitProsper, que j’ai été chargé de le rechercher.
– Par qui ? interrogeaitMoralès.
– Par le banquier Favraut.
– Allons donc !
– Je vais vous en donner la preuve.
Alors le détective malgré lui, décidé à toutpour s’innocenter de la terrible accusation qui pesait sur lui,prit une petite clef attachée à sa chaîne de montre et, ouvrant untiroir de son bureau, il en retira deux feuilles de papier tout endisant d’une voix qu’il s’efforçait de raffermir :
– Monsieur Favraut avait reçu, la veilleet le jour de sa mort, deux lettres que j’ai cru devoir restituer àla famille ; mais j’en ai gardé copie. Les voici… veuillez enprendre connaissance.
En homme sûr de son fait et en paix avec saconscience, il tendit les papiers aux deux bandits, tout enajoutant :
– Vous constaterez, baron, et vous aussi,madame, que si j’avais été Judex, je me serais bien gardé derapporter les originaux de ces deux lettres à la fille de cetinfortuné banquier.
– Certainement, monsieur Cocantin,s’empressèrent de déclarer les deux bandits, qui avaient appris cequ’ils voulaient savoir.
Enchantée d’être arrivée à ses fins, Dianaajoutait :
– Nous vous devons toutes sortesd’excuses… Nous sommes désolés !… Comment réparer nos tortsenvers vous ? Mais, que voulez-vous ? Nous avons ététrompés par les apparences, influencés par certains racontars…
– Ah ! ça… par exemple…, s’effrayaitProsper. On dit…
– On dit tant de choses…, glissaitperfidement l’aventurière, redevenue aimable. On ne peut pasempêcher les potins de se former, ni les gens de les fairecirculer…
– M’accuser, moi… d’une pareille chose,s’indignait Cocantin. Tous ceux qui me connaissent savent très bienque je suis incapable de faire du mal même à une mouche.
– Le monde est si méchant.
– Me faire passer pour un homme qui secache pour tuer les gens et qui enlève ensuite leur cadavre, maisc’est abominable ! Que dois-je faire pour mettre fin à unepareille calomnie ?…
– Il n’y a qu’un moyen insinuait laMonti : « Nous aider à retrouver Judex ! »
– Moi qui avais juré de ne plus m’occuperde cette affaire.
– Dans votre intérêt, encore bien plusque dans le nôtre, appuyait Moralès, j’estime que pour faire cessertous ces commérages stupides, la première chose à faire pour vousest de découvrir ce mystérieux personnage.
– Le baron a complètement raison,appuyait Diana. D’autant plus qu’il est infiniment probable que cegredin n’en restera pas là… Il est donc indispensable de couper lemal par la racine. En nous y aidant, monsieur Cocantin, nonseulement vous vous serez rendu service à vous-même, mais vousaurez encore bien mérité de la société.
– Vous avez sans doute raison,reconnaissait Prosper, très ébranlé par les arguments de ses deuxinterlocuteurs.
– Nous pouvons donc compter survous ? demandait Moralès.
– Avant de m’embarquer dans une affaireaussi grave, j’ai besoin d’étudier encore le dossier.
– Cher monsieur Cocantin, reprenait laMonti, en se faisant très chatte et en enveloppant le détectiveprivé d’un coup d’œil incendiaire…, je suppose que vous ne vousfigurez pas un seul instant que je m’en vais vous faire travaillerpour… mes beaux yeux ?
– Cela suffirait pour me décider…,ripostait galamment l’inflammable Prosper.
– Toute peine mérite salaire, poursuivaitl’intrigante créature, qui, affectant une grande netteté,définit :
– Il y a cent mille francs pour vous,monsieur Cocantin, si vous réussissez.
Vaincu beaucoup plus par le regard prometteurdont l’ex-institutrice accompagnait son offre que par la promessede cette forte somme, Cocantin s’écria en s’emparant des mains del’aventurière et en les embrassant avec un peu plus d’ardeur qu’iln’eût peut-être convenu en présence du « baron »Moralès :
– C’est entendu… Comptez sur moi.Désormais, je vous suis tout acquis.
– À la bonne heure…, approuvait Diana…Discrétion absolue.
– Discrétion et célérité !
– Parfait !
– Que dois-je faire ? interrogeaitnaïvement le détective malgré lui.
– Attendre mes ordres ! déclaral’aventurière en achevant d’ensorceler Cocantin par son regard etson sourire.
– Tout va bien, fit Diana d’un air detriomphe, lorsqu’elle se retrouva dans la rue avec son amant.
Et, se penchant à l’oreille de son amant, elleajouta :
– Tu vois bien que je ne bluffais pasquand je te disais que nous pourrions « récupérer » lesmillions du banquier.
– Ce qu’il faut avant tout, émettaitMoralès, c’est retrouver Judex.
– Naturellement.
– Et tu crois que ce Cocantin estcapable ?
– Lui ! ricana cyniquement la Monti.Il n’est pas plus fait pour être détective que moi pour être unehonnête femme… Je me suis servie de lui pour me procurer lesrenseignements dont j’avais besoin pour marcher à coup sûr… Il meles a fournis. Je ne lui en demande pas davantage.
– Alors, pourquoi l’avoir mis dans notrejeu ?… Pourquoi surtout cette promesse de cent millefrancs ?
– Tout simplement parce que j’ai besoind’un homme qui, tout en me servant avec la plus docile fidélité, nesoit pas assez intelligent pour pénétrer mes secrets desseins et selaisse compromettre suffisamment pour qu’au cas échéant, je puissefaire retomber sur son dos toutes les responsabilités… Cocantin estle type rêvé de l’emploi… Sois sûr qu’il nous servira !
– Tu as du génie.
– Non, mais j’ai très faim… Emmène-moidéjeuner dans un bon restaurant. Nous rentrerons ensuite à lamaison pour « travailler » ! Car, mon petit ami, jeprévois que nous allons avoir beaucoup d’ouvrage !
À plusieurs reprises, Diana Monti, quisemblait en proie à une vive anxiété, s’était rendue à l’une desfenêtres du salon qui donnait sur la rue… et, chaque fois, elles’était prise à murmurer avec agacement :
– Pourvu qu’il ait trouvé Crémard !Ce serait bien désagréable s’il l’avait manqué… Si nous voulonsréussir, il n’y a pas un moment à perdre.
Visiblement obsédée par une idée qui semblaits’être incrustée en elle, elle fit entre ses dents.
– Oh ! les millions de Favraut… lestenir, enfin !… Quelle revanche !
L’aventurière, rapidement, se faisait àelle-même le résumé de sa vie… Elle était le fruit d’un de cesménages interlopes qui n’exercent aucune profession définie, et nedoivent la plupart du temps leur existence qu’à des expédients quileur font chaque jour risquer la police correctionnelle et même lacour d’assises… Ses parents remarquant sa précoce beauté voulurenten faire une danseuse et l’envoyèrent en Italie apprendre cemétier. À seize ans elle fut enlevée par le prince Martelli, l’undes plus grands seigneurs de Rome qui, follement épris de la jeuneballerine, l’arracha définitivement au milieu où elle vivait, etnon seulement la combla de cadeaux magnifiques, mais lui fit encoredonner une éducation et une instruction très complètes… Diana menapendant plusieurs années une existence des plus brillantes et desplus heureuses… Mais, un jour, le prince Martelli mourut subitementsans avoir eu le temps d’assurer l’avenir de sa maîtresse.
Celle-ci dut liquider sa situation… L’argentqui lui resta ne tarda pas à lui fondre dans les mains… et, sesmauvais instincts reprenant le dessus, elle devint promptementl’une de ces « fleurs de vice » qui, sans souci dulendemain, ne demandent au jour qui vient que l’assurance de cettevie d’oisiveté honteuse et de factice plaisir que volontairementelles ont choisie… Cela dura jusqu’au jour où un hasard la mit enprésence du banquier Favraut, à Nice… sur un banc de la Promenadedes Anglais, où complètement décavée au jeu, sans le sou, n’ayantmême plus la ressource de vendre des bijoux depuis longtempsengagés au Mont-de-Piété, elle était venue s’échouer.
Favraut, voyant une petite femme simplementmise, et en proie à une profonde tristesse, s’était approchéed’elle… et l’avait questionnée… Diana, reconnaissant le célèbremarchand d’or qu’elle avait croisé plusieurs fois au casino, sansqu’il fît le moindrement attention à elle, se dit que si elleavouait la vérité au puissant financier, qu’elle s’appelait MarieVerdier… (c’était d’ailleurs son vrai nom)… qu’elle étaitinstitutrice, sans place, sans relations, sans espérance… quecertes il ne tiendrait qu’à elle de sortir, et promptement de cettesituation douloureuse… mais qu’elle aimait mieux mourir que dedevoir son bonheur à de pareils moyens… Bref, elle manœuvra sihabilement que Favraut qui, pour la première fois de sa vie, avaitsenti vraiment battre son cœur d’amour, l’installait chez lui commeinstitutrice de son petit-fils.
Trop épris pour entrevoir un seul instant toutce qu’il y avait de choquant dans cet acte, rassuré par lesexcellents certificats que Marie Verdier s’était fabriquéselle-même, le marchand d’or se passionna d’autant plus pour labelle Diana que celle-ci, se cuirassant de la plus austère vertu,s’était toujours opiniâtrement refusée.
Désormais, elle ne voulait plus être lamaîtresse, mais la femme.
L’on sait qu’elle avait été sur le pointd’atteindre son but… Et maintenant qu’après la désillusion de cettesplendide affaire manquée, elle sentait revivre son rêve, toute savolonté, qu’elle avait formidable, se tendait dans le désir le plusinouï qui eût pu avoir germé dans le cerveau d’uneaventurière : reconstituer l’édifice écroulé… en remettant lamain sur l’homme qu’elle avait déjà amené à sa merci… Le planmachiavélique qu’elle avait déjà forgé se déroulait dans sonesprit… tel que seul un être de l’envergure de cette femme pouvaitl’accepter. Il se résumait en ces quelques mots : retrouverJudex… le contraindre à lui rendre Favraut… faire réclamer àl’Assistance publique les millions abandonnés à celle-ci par lafille… l’épouser… et achever son œuvre en se faisant assurer parlui une véritable fortune.
Pour en arriver là, plus que jamais elle étaitrésolue à tout…
Quiconque l’eût aperçue à ce moment, vautréesur son divan, la tête appuyée entre les mains, la boucheentrouverte en un rictus d’ambition affreux, les yeux hypnotiséspar l’abîme d’infamie dans lequel délibérément elle allait seplonger, eût reculé comme à l’aspect d’un monstre ou d’une bêteféroce !
Un coup de sonnette l’arracha à cette horribleméditation… C’était Moralès qui rentrait.
– Tu as été bien longtemps, reprochaaussitôt Diana avec nervosité.
– Ce n’est pas de ma faute, répliqua lerasta, qui semblait plier de plus en plus sous le joug de sonimpérieuse maîtresse. Crémard n’était pas chez lui. J’ai dû lechercher pendant deux heures. J’ai fini par le découvrir, en trainde faire une partie de cartes avec quelques amis, dans un petitestaminet aux environs de la gare du Nord.
– Viendra-t-il ?
– Ce soir, il m’a promis d’être à sixheures précises à la maison avec le « Coltineur ».
– Tout va bien, je te remercie.
Il y eut entre les deux amants un de cesinstants de silence lugubre dans lesquels il semble planer comme dela mort.
Puis, Moralès, qui avait enlevé son chapeau etson pardessus, s’approcha de sa maîtresse… et, lui prenant la main,il fit d’une voix où perçait de l’inquiétude.
– Diana, tu vas encore dire que je suisun trembleur.
– Pourquoi ?
– Certes, je ne doute pas que turéussisses entièrement dans tes projets… J’ai la conviction, commetoi, que fatalement nous découvrirons Judex et que nousretrouverons Favraut… Mais as-tu bien réfléchi à unechose ?
– À quoi donc ?
– Favraut a une fille… Elle te connaît…Elle peut parler…
– Elle ne parlera pas.
– Pourquoi ?
– Parce que ce soir elle aura cessé devivre !…
– Non, non, pas cela ! Je ne veuxpas ! s’écria Moralès, devenu blême.
– Hein, quoi, qu’est-ce que tu dis ?Tu ne veux pas !… sursauta la misérable.
– Je suis un voleur, c’est entendu…,ripostait le rasta en un réveil subit de conscience qui semblaitsincère… Mais devenir un assassin, jamais !
– Qui te demande de tuer ?
– Toi !
– Tu es fou ! Puisque Crémard et le« Coltineur » seront là, tu n’auras pas besoin de mettrela main à la pâte.
– Qu’importe !… je serai toujourscomplice… Et puis… demain qui me dit que tu n’exigeras pas que jefrappe moi-même ?
– Mon petit Mora… prends garde ! fitl’aventurière sur un ton de calme effrayant… Tu sais que je n’aipas l’habitude de perdre mon temps en paroles inutiles. Tu feras ceque tu voudras… Tu resteras ou tu t’en iras… Mais, sache une chose…c’est que si tu refuses de m’obéir, on saura immédiatement que lebaron Moralès s’appelle Robert Kerjean… qu’il est le fils dumeunier des Sablons, condamné à vingt ans de bagne, pour vols,faux, abus de confiance, etc., et qu’il est lui-même recherché parla police pour avoir dévalisé…
– Tais-toi !…
– Choisis !
Accablé, l’amant de Diana se laissa tomber surun siège.
Alors, dans l’effroi de l’expiation d’unefaute qui lourdement, pesait sur lui, dans la veulerie de son âmesans caractère, de son cœur sans ressaut, de sa volonté sansénergie, il murmura d’un air abattu.
– Eh bien, c’est dit ! La fille deFavraut disparaîtra cette nuit.
*
* *
À la même heure, Judex, à cent lieues desoupçonner le nouveau danger qui menaçait Jacqueline, et laissantson prisonnier sous la garde du vieux Kerjean et de son frère,quittait le Château Rouge pour une destination inconnue.
En attendant l’heure du dîner, JacquelineAubry lisait avec une douce émotion la lettre de Gisèle deBirargues qu’elle avait reçue le matin…
Château des Aigles près Florac
Chère Madame et amie,
Aussitôt arrivée ici, après un long etpénible voyage, je m’empresse de vous donner de mesnouvelles.
Mon frère n’avait pas exagéré. Maman etmoi, nous l’avons trouvé très changé… Il avait une forte fièvre… Lemédecin, sans être absolument inquiet, déclare que son état demandede grands soins… Il m’a priée de vous dire qu’il s’inclinait bienbas devant votre admirable générosité…
Aussitôt qu’il sera guéri, il demandera ànotre père l’autorisation de faire un grand voyage enExtrême-Orient…
Et vous, chère madame, quedevenez-vous ? Écrivez-moi… je serai si heureuse de vous lire…de passer quelques instants avec vous… Dès mon retour…
Jacqueline ne put continuer… On frappait à laporte… C’était la bonne madame Chapuis, qui, toute essoufflée etbrandissant à la main un papier bleu, annonçait :
– Une dépêche pour vous, madameBertin.
– Une dépêche ! fit Jacquelinesurprise.
Aussitôt un cri douloureux lui échappa ;le télégramme était ainsi rédigé :
Venez vite, le petit’Jean est trèsgravement malade.
– Il ne me manquait plus quecette épreuve, s’écria Jacqueline en un sanglot. Mon Dieu, je vousavais donc remercié trop tôt !
Puis, dominant l’angoisse qui s’était emparéed’elle, elle décida :
– Il est six heures un quart… Il doit yavoir un train vers sept heures pour Loisy… J’ai encore le temps dele prendre… Dites, ma bonne madame Chapuis, pendant que je mets monchapeau, voulez-vous m’envoyer chercher une voiture ?
– Très volontiers, mon enfant !s’empressait l’hôtelière… Je regrette bien de ne pas pouvoir vousaccompagner… Ce pauvre mignon, pourvu que ce ne soit pas grave.
Jacqueline, le cœur brisé, se demandait sicette dépêche laconique et brutale ne cachait pas une partie de lavérité… et si elle ne lui avait pas été adressée pour la préparer àune nouvelle encore plus mauvaise.
Tout en montant dans le taxi qui allait laconduire à la gare, elle songeait, rongée d’anxiété :
– Pourvu qu’il ne se soit pas livré àquelque nouvelle escapade, avec ce petit garçon, qui est habitué àrôder seul dans les rues… Pourtant, Marianne m’avait bien promis deles surveiller… Mais un accident est si vite arrivé… Ah ! oui,maintenant, je le sens plus que jamais, si je perdais mon fils, ceserait mon arrêt de mort !
Tout en s’efforçant de refouler ses larmes, lafille du banquier murmurait, comme si elle parlait déjà à sonenfant.
– Me voilà, mon ange…, oui, voilà tamaman, mon bien-aimé.
Oh ! combien le trajet lui semble long…combien elle a hâte de le voir… d’entendre sa voix… d’être là prèsde lui… fixée… rassurée… Aussitôt le train arrêté, elle seprécipite hors de la gare… Elle marche vite, très vite… Si elleosait, elle se mettrait à courir… La voici sur le pont qui traversela Seine et qu’il lui faut franchir pour arriver jusqu’au villagede Loisy… Le soir tombe… Tout est calme, silencieux en ce coin,généralement désert… D’ailleurs, c’est l’heure du dîner… Personne…Si… deux hommes qui s’avancent là-bas… les mains dans les poches,avec toutes les allures de tranquilles promeneurs… Ils se sontarrêtés au milieu du pont… Ils regardent avec une certaineinsistance deux enfants qui pêchent à la ligne dans un bateauaccroché à la rive.
– On y va tout de même,Crémard ?
– Oui, Coltineur.
– Mais les gosses ?
– Ils ne nous voient pas, et c’esttoujours pas eux qui la tireront d’affaire.
Jacqueline, tout à la pensée de son fils,arrive à la hauteur des deux bandits… Elle va les dépasser, maisvoilà qu’ils se jettent sur elle… Ils lui recouvrent la tête d’unesorte de voile noir… et avant que la malheureuse ait eu le temps dese défendre… ils la précipitent dans la Seine, par-dessus leparapet…
Tandis que la mère du petit Jean disparaîtdans les flots, Crémard et Coltineur, leur audacieux et immondeexploit accompli, s’en vont vite rejoindre Diana et Moralès, qui,de l’autre côté du pont, les attendent anxieusement dans une rapideautomobile.
*
* *
… Or, Jeannot ne s’était jamais si bienporté.
Devenu l’inséparable du môme Réglisse, il s’enallait chaque jour avec lui à l’école du village.
Les deux enfants étaient très sages… SiJeannot avait profité de la leçon que lui avait donnée sa mère, lemôme Réglisse se montrait lui-même très raisonnable… Pour rien aumonde, il n’eût voulu se livrer à la moindre incartade qui eûtcompromis sa nouvelle situation dont il appréciait énormément lesavantages… Bien couché, bien nourri, ayant troqué son fantaisistecostume pour des vêtements de petit paysan dans lesquels il setrouvait tout à fait à son aise, il éprouvait une vivereconnaissance envers son jeune ami auquel il devait tout cebonheur. Cette gratitude s’était traduite en une affection et undévouement qui ne demandaient que l’occasion de se manifester detoutes les manières.
Or, un samedi que Jean était revenu de l’écoleavec la croix et que le môme Réglisse avait rapporté lui-même uneample moisson de bons points, le père Bontemps et sa filleMarianne, occupés tous deux au jardin, et complètement rassurés surl’état d’esprit de leurs deux pensionnaires, avaient cru pouvoir sedépartir quelque peu de leur surveillance habituelle et lesautoriser à aller jouer une partie de cache-cache avec leurs petitscamarades…
Sans doute, les deux bambins ruminaient-ilsdepuis quelque temps déjà un de ces complots enfantins qui fontsourire les papas et trembler les mamans… Car après avoir échangéun rapide coup d’œil d’intelligence, tous deux, sans dire un mot,au lieu de se rendre sur la place de la Mairie, où avaient lieu lesébats ordinaires et extraordinaires de la jeunesse dorée de Loisy,se faufilèrent dans un chemin creux qui conduisait jusqu’à laSeine…, et, après avoir coupé dans une haie deux gaules dedimensions modestes, ils pénétraient dans une petite boutique enplanches achalandée par les nombreux pêcheurs qui, le dimanche,s’en viennent de Paris se reposer de leurs fatigues en déclarantune guerre acharnée aux ablettes et aux goujons.
En sa qualité dedirecteur-administrateur-caissier de l’association, le mômeRéglisse auquel Jeannot avait remis la pièce de vingt sous qu’aunom de sa maman la bonne Marianne venait de lui donner enrécompense de sa sagesse, fit l’emplette de deux lignes et d’unepoignée d’asticots… Puis, revenant vers son compagnon quil’attendait sur la berge, il le fit monter avec lui dans un petitbateau amarré à la rive, à quelques mètres du pont qui traverse laSeine en cet endroit… Fort adroitement, Réglisse eut vite fait demonter les deux lignes et de les amorcer… Passant l’une à son amiet lançant l’autre d’une main exercée, il s’exclama :
– Maintenant, les poissons n’ont qu’àbien se tenir !
La séance durait déjà depuis un bon moment,sans autre résultat, d’ailleurs, que deux ou trois emmêlages defils que le môme avait débrouillés avec une dextérité remarquable…lorsque tout à coup… Réglisse poussa un cri :
– Mince alors ! une dame dans lebouillon !
Les deux petits, qui, l’œil sur leursbouchons, n’avaient rien aperçu du drame atroce qui venait de sedérouler sur le pont, virent tous deux en même temps une formehumaine s’enfoncer dans le fleuve.
Jeannot avait poussé un cri de terreur… Maisle môme Réglisse, avec une rapidité de décision remarquable,lançait aussitôt :
– T’en fais pas, mon gosse… bouge passurtout, et laisse-moi me débrouiller… Quand je travaillais du côtéd’Auteuil, j’ai aidé des mariniers à retirer des macchabées de laflotte… C’est pas malin… Et puis, on est costaud ou on ne l’estpas !…
Enlevant l’amarre qui retenait le bateau à laberge le môme Réglisse sauta sur les avirons et se mit à« nager » avec une vigueur et une régularité quirévélaient un réel entraînement vers l’endroit où la victime dudrame avait disparu.
Au moment où le petit bateau arrivait à lahauteur de la première pile du pont, Jacqueline revenait à lasurface.
– La vlà…, s’écria Réglisse… Et,saisissant une gaffe qui se trouvait au fond de la barque, il eutle temps d’accrocher par ses vêtements la malheureuse, au moment oùpour la seconde fois, elle allait couler à pic.
– À toi, Jeannot…, ordonna le merveilleuxpetit bonhomme, cramponne-toi au morceau de bois… et ne lâche pasla rampe… Sans ça la « poule » boirait encore la goutte,et y aurait pas moyen d’aller la chercher.
Le petit Jean, entraîné par l’énergie de soncamarade, saisit la gaffe… employant tout ce qu’il avait de force,le pauvre mignon… à exécuter les instructions de son ami qui sansperdre une seconde avait saisi les avirons et regagnait la rivedistante à peine de trois ou quatre mètres…
Enfin, grâce à ses efforts, le bateauentraînant le corps de l’infortunée, s’en vint échouer sur larive…
Ce fut alors seulement qu’inconscients de leuracte héroïque… ils songèrent à appeler au secours… Comme personnene leur répondait, Réglisse voulut enlever le voile qui recouvraitle visage de la pauvre femme…
Un cri lui échappa…, tandis que, du geste, ilécarta le petit Jean et lui ordonna :
– Va à la maison chercher du secours…Cavale, mon gosse… Cavale !
C’est que le môme avait reconnu dans la noyéela maman de son petit ami. Alors, dans l’intuition exquise de soncœur excellent, il ne voulut pas que Jeannot la vît comme ça, toutde suite… avant qu’il fût certain lui-même qu’elle était encorevivante.
Et… le petit héros, ainsi qu’il l’avait vufaire aux mariniers, s’empressa de pratiquer les mouvementsrythmiques destinés à rétablir la respiration de la noyée.
Oh ! le brave enfant… il suait sang eteau… Tout essoufflé, il n’en pouvait plus de l’effort inouï qu’ilvenait de fournir, mais n’importe… il allait… toujours…, allaitjusqu’au bout… et, lorsqu’un premier souffle s’échappa des lèvresde Jacqueline, le môme Réglisse demanda :
– Ça va t’y mieux, ma bonnedame ?
Puis, il s’écria avec un accent detriomphe :
– Il va être rien content, mon gosse, queje lui aie rendu sa maman !…
– Messieurs, j’ignore qui vous êtes, etje ne veux pas chercher à le savoir… Non contents de me sauver,vous m’avez vengé de celui qui m’a pris l’honneur, qui a détruitmon foyer… Cela me suffit pour que je vous appartienne corps etâme… Disposez de moi… Je veux être votre serviteur… au besoin,votre esclave.
C’est en ces termes que le vieux Kerjean, ensortant de la cellule de Favraut, avait remercié Judex et sonfrère.
Judex lui avait tendu la main et lui avaitdit :
– Je veux que vous soyez notre ami.
Tremblant de la plus forte émotion qu’il eûtpeut-être jamais ressentie, le vieux forçat libéré, saisissant lamain qui, si généreusement, s’offrait à lui, la porta jusqu’à seslèvres en disant :
– Merci !
Mieux que de longues phrases, cette simpleexpression de son infinie gratitude prouvait à Jacques et à Rogerqu’ils avaient trouvé dans l’ancien meunier des Sablons, l’hommecapable de se faire hacher au besoin pour défendre la porte de sonmaître. Et c’était avec la plus parfaite sérénité que, pendant leurabsence du Château-Rouge, ils lui avaient confié la garde de leurprisonnier…
Kerjean s’était acquitté de sa tâche avec unscrupule qui se doublait de l’âpre joie de voir l’homme qu’ilexécrait le plus au monde, livré à un châtiment si terrible.
Plusieurs fois par nuit, il se relevait,quittant la chambre qu’il occupait dans les souterrains près de lageôle du banquier, écoutant avec avidité la respiration, lesplaintes de l’emmuré… Chaque matin, il se levait de très bonneheure… pénétrait dans le laboratoire de Judex, faisait manœuvrer lemiroir métallique et regardait Favraut, qui, dans un coin de soncachot, telle une bête traquée, semblait compter les minutes deplomb… les heures d’éternité.
Un matin… Kerjean prit au hasard un livre quise trouvait sur la table de Judex.
Comme il l’ouvrait, une carte-album s’enéchappa. C’était la photographie de Jacqueline que Judex, surprissans doute par son frère, avait placée dans ce volume, et avaitoublié de remettre ensuite dans sa cachette.
– Quelle est cette jolie personne ?se demandait Kerjean, intrigué, et même captivé par l’expression debonté charmante et de touchante mélancolie que révélaient lestraits de Jacqueline.
Et regardant de plus près cette image, toutede grâce radieuse et d’inaltérable pureté…, il se prit àmurmurer :
– C’est étrange… On dirait qu’on a pleurésur ce portrait.
Et il le garda entre ses mains… comme s’il sesentait attiré vers cette jeune femme inconnue par une de cesirrésistibles sympathies qui naissent tout à coup sans qu’on sacheni comment, ni pourquoi et qui réveillent les affections mortesdans des cœurs que l’on pourrait croire à jamais flétris…
Kerjean, très intrigué, se demandant :« Quelle est cette femme ? », venait de serrer leportrait dans le volume… lorsque la porte secrète qui donnait accèsà l’escalier de fer s’ouvrit, livrant passage à Jacques et à sonfrère.
– Tout s’est bien passé ? interrogeaaussitôt Judex.
– Très bien, monsieur, répliquaKerjean.
– Le prisonnier ?
– De plus en plus prostré.
Judex s’en fut jeter un coup d’œil aumiroir ; puis il revint vers Kerjean tout en disant d’une voixétrange :
– Il peut vivre longtempsainsi !…
Et comme s’il avait hâte de chasser de sonesprit la pensée de celui dont il s’était fait le juge, il dit àl’ancien meunier sur un ton plein de cordialité :
– Kerjean, êtes-vous heureux ?
– Oui, monsieur, car maintenant, grâce àvous, l’espoir est revenu en moi…
– Mon frère s’est déjà occupé de votrefils…, reprenait Judex.
– Ah ! que vous êtes bon !
Roger expliquait :
– Je n’ai rien encore de précis à vousdire… Mais courage et confiance… Nous vous le rendronscertainement !
– Oui, nous le sauverons…, affirmaitJudex avec énergie.
Violemment ému, le forçat libéré regardaitJacques et Roger avec une sorte de ferveur religieuse.
– Vous êtes bons, vous autres !fit-il… Il n’y a pas en vous que de la justice… mais un sentimentprofond de fraternité humaine… Et moi qui ne croyais plus en rien,parce qu’il n’y avait plus en moi que de la haine, je me reprends àêtre meilleur puisque je m’aperçois, par vous, qu’ici-bas on peutencore trouver de l’amour !
Kerjean s’arrêta un moment… Puis, encouragépar l’attitude bienveillante des deux frères à son égard, le pauvrevieux, s’abandonnant tout à fait, reprit :
– Je voudrais bien revoir mon vieuxmoulin où mon fils est né, où ma femme est morte… Ce n’est pas trèsloin d’ici… Il me semble que maintenant que vous avez fait renaîtrel’espoir en moi, cela me ferait du bien… de me retrouver dans cettemaison où j’ai laissé mon âme… de m’asseoir un instant auprès de laroue silencieuse et de rêver qu’ils sont encore là, le petit et samaman, et que je vais les voir apparaître tous les deux…
– Allez, mon bon Kerjean, allez,autorisait Judex.
– Quand cela ?
– Quand vous voudrez !
– Tout de suite, vrai, vous mepermettez ?
– De grand cœur.
– Je serai revenu ce soir.
– Ne vous inquiétez pas, Kerjean… Partez,mon ami…
Et l’ancien meunier s’en fut toutjoyeux ; son bâton à la main… tandis que dans ses yeuxsemblait déjà passer l’image de ce vieux coin de campagne où jadisavait fleuri puis s’était flétri si vite son paisible bonheur.
– Quel brave homme ! dit Roger à sonfrère. Tu l’avais bien jugé… Nous pouvons avoir confiance en lui.Il ne nous trahira pas.
Mais Judex n’écoutait plus son frère… D’unemain qui semblait distraite et qui, en réalité, était guidée par laplus forte volonté, il avait entrouvert le volume… et considéraitle portrait de Jacqueline… longuement, saintement… avec uneintraduisible expression d’adoration sans mélange, d’admirationsans limites…
Et ce n’était pas l’amoureux qui contemplaittendrement, voluptueusement la femme aimée : on eût dit plutôtle religieux en extase devant l’image d’une sainte.
Roger, après avoir jeté un regard furtif versJacques, s’était discrètement retiré dans un des angles du vastelaboratoire… Installé dans un fauteuil, il avait pris dans la pochede son veston un journal du matin et en commençait la lecturelorsque tout à coup une exclamation lui échappa :
– Frère !
– Qu’y a-t-il ? fit Judex.
– Écoute ce que je viens de lire endeuxième page, aux faits divers :
Est-ce un crime ? À Loisy-sur-Seine,deux petits garçons retirent du fleuve une femme en deuil… MadameJeanne Bertin…
– Que dis-tu ? s’écriaJudex, qui, prenant le journal des mains de son frère, achevaitl’article qui se terminait ainsi :
Jeanne Bertin, institutrice à Paris… Lamalheureuse, encore dans le coma, n’a pu être interrogée.
– C’est affreux !… s’écriaJudex d’une voix que l’émotion étranglait. Ainsi, il a suffi quenous nous absentions quarante-huit heures, pour que cetteinfortunée que je croyais avoir sauvée… fût encore victime d’unabominable attentat. Quels sont les gens assez misérables, assezignobles pour s’acharner après cette innocente et noblecréature ? Les mêmes sans doute qui ont voulu la livrer àCésar de Birargues et qui, pour se débarrasser de leur victime, ontlâchement résolu sa mort !
Magnifique d’indignation, terrible de colère,Judex, beau comme l’archange qui terrassa le démon, s’écria d’unevoix frémissante :
– Il faudra donc que je les écrase, euxaussi… les bandits !… Mais pour ceux-là, pas de pitié… pas decirconstances atténuantes… la mort… Roger, tu m’entends, n’est-cepas ?… La mort… la mort !…
Et, avec une sorte d’exaltation mystique, ilpoursuivit :
– Il faut que j’aille à son secours àelle… Peut-être pourrai-je la sauver ?… Dieu, qui a fait lemiracle de ressusciter Kerjean pour le faire servir à nos desseins,ne voudra pas qu’elle meure. Car ce serait effroyable… Oui… Il mesemble que nous aurions tous deux sur la conscience le meurtre decette innocente… Notre œuvre si haute, notre geste de justicesacrée en demeureraient à jamais ternis d’une tache ineffaçable… Ilfaut donc à tout prix, que, désormais, elle soit à l’abri de touteattaque, exempte de tout danger… Écoute-moi, Roger… tu vas resterici… tu vas m’attendre… Je te téléphonerai… bientôt… Aurevoir !
– Comme tu l’aimes ! s’écria Rogeren s’emparant des mains de son frère, toutes brûlantes defièvre.
– Tais-toi…, fit Judex au comble del’émotion.
– Frère… je te connais…, reprenait Roger…Je te sais l’âme trop haute pour redouter de ta part la moindredéfaillance… Oui, tu seras fidèle au pacte de vengeance… et auserment sacré !… Cependant… laisse-moi te dire un mot… unseul…
– Parle !
– Que l’amour que t’a inspiré la fille nete fasse jamais oublier l’horreur que doit nous inspirer lepère…
– Rassure-toi… s’écria Judex, en attirantson frère dans ses bras… Et puisque tu as lu en mon cœur,laisse-moi te dire à mon tour : ne crains rien. Je ferai mondevoir… rien que mon devoir… quand je devrais m’arracher le cœur…J’ai juré…
Et s’échappant, après une longue étreinte, desbras de son frère, Judex disparut par la porte secrète et escaladanerveusement les degrés de l’échelle de fer, tout enmurmurant :
– Je veux qu’elle vive ! Ellevivra !
– Réveille-toi, ma petite mamanchérie.
Et Jeannot qui avait réussi à se hisser sur lelit de sa mère… à genoux près d’elle, ses petites mains jointes, ettout en sanglotant, ne cessait de supplier :
– Réveille-toi vite… réveille-toi…
Mais Jacqueline, que Marianne et son père,aidés par deux voisins, avaient transportée chez eux, ne revenaittoujours pas à elle.
Marianne avait grand-peine à contenir sadouleur ; et le môme Réglisse, consterné, lui aussi, sedisait :
– J’ai pourtant fait ce que j’aipu !…
Mais tout à coup, Jean eut un cri de joie…Jacqueline, qui, depuis un instant, faisait entendre quelquesgémissements douloureux, entrouvrit légèrement les paupières… Ce nefut qu’un éclair…, mais sans doute suffisant pour lui permettred’apercevoir son enfant.
Une plainte très douce s’exhala de ses lèvres…Ses bras se soulevèrent légèrement comme s’ils voulaient se tendrevers l’être charmant qui déjà couvrait de baisers le visage glacéde sa mère… Et Jacqueline a refermé les yeux.
Le môme Réglisse qui s’approchait doucement dulit, dit à voix basse à son petit camarade :
– Viens… descends… laisse-la dormirmaintenant… Tu vois bien qu’elle est guérie.
Précisément le médecin du pays, le docteurPelet, arrivait avec Bontemps qui avait été le chercher en toutehâte et l’avait mis en route au courant du drame qui venait de sedérouler.
Le praticien examina aussitôt la jeune femmeavec la plus grande attention…
Quand il eut terminé… se tournant versMarianne et lui désignant les deux enfants qui, blottis dans uncoin de la pièce, n’avaient pas bronché, le docteur Peletinterrogea avec bonhomie :
– Alors ce sont ces deux jeunes héros quiont empêché cette malheureuse de se noyer ?
– Oui, docteur.
– C’est superbe, ça, mes petits,déclarait le médecin en tapotant les joues des deux bambins. Cettefemme vous doit la vie… Si elle était restée immergée quelquesinstants de plus… c’était fini… Mes plus sincèresfélicitations !…
Et s’adressant à Jeannot, il ajouta :
– Tu as déjà la croix, toi… Eh bien, jecompte que d’ici peu, on vous donnera à tous les deux une bellemédaille de sauvetage… Vous ne l’aurez pas volée.
– Et Mme Bertin… ?interrogeait Marianne.
– Je la crois sauvée, déclarait ledocteur… Mais elle est encore bien faible… Je vais lui faire suivreun traitement, que vous exécuterez avec le plus grand soin… et qui,je l’espère, lui rendra bientôt ses forces.
Tout en rédigeant son ordonnance, l’excellenthomme continuait :
– Ces deux gamins… c’est magnifique… cequ’ils ont fait là ! Ce sont ses fils, peut-être ?
– Celui-là, fit Marianne, en luidésignant Jeannot.
– Et moi, je suis son enfant trouvé…,définit le môme Réglisse, tout ragaillardi à la pensée que sa mamand’adoption allait mieux.
– Voilà ! concluait le docteurPelet, en remettant son ordonnance au père Bontemps… Je reviendraidemain matin de bonne heure pour voir l’effet qu’auront produit lesmédicaments… Au revoir, mes braves gens… Au revoir, jeunes héros…Tiens, il faut que je vous embrasse !
La nuit fut très mauvaise… Veillée tour à tourpar Bontemps, Marianne et le môme Réglisse, Jacqueline eut un accèsde fièvre terrible avec délire…
La malheureuse revivait en un cauchemard’épouvante les épreuves terribles qu’elle venait de traverser.
Tour à tour, c’était la voix lointaine de sonpère, la voix d’outre-tombe qui implorait son pardon… Diana etMoralès qui l’emportaient dans leur auto… et enfin ces deuxinconnus qui la précipitaient dans la Seine.
Des paroles de supplication, des cris deterreur, des appels désespérés s’échappaient de ses lèvresardentes… pour se terminer en sanglots déchirants :
– À moi… mon Jean… mon enfant !…
Vers le matin, grâce à une potion que, nonsans peine, la dévouée Marianne avait réussi à lui faire absorber,la fille du banquier s’assoupit et parut se calmer…
Cependant, lorsque le docteur Pelet revint,ainsi qu’il l’avait promis, constater l’état de la malade, il fit,en hochant gravement la tête :
– Hum… Tout cela n’est pas trèsbrillant !
– Pourtant, docteur, observait Marianne,nous avons bien fait tout ce que vous nous avez commandé.
– Je m’en aperçois… Aucune menace decongestion… ni de pleurésie… Mais je constate un état de dépressionnerveuse très inquiétant… et qui, en provoquant chez la malade unaffaiblissement général considérable, la prédispose à… à… oui,enfin, à un tas de vilaines choses que j’aime mieux ne pas vousnommer.
Tandis que Marianne essuyait deux larmes, ledocteur réfléchit un instant ; puis il reprit :
– Je ne doute pas un seul instant queMme Bertin ne soit entourée ici de tous les soinsles plus vigilants… Cependant, j’estime que son état estsuffisamment grave pour nécessiter son transfert à l’hôpital.
– Mon Dieu !
– Ne vous désolez pas, ma brave femme… Cen’est pas une condamnation que je prononce… C’est une mesure deprécaution urgente que je vous conseille.
– Monsieur le docteur a raison,intervenait le père Bontemps qui venait d’entrer dans la pièce…Vois-tu, Marianne, il faut toujours écouter ce que disent lesmédecins. Au moins, comme ça, on n’a rien à se reprocher…
Le docteur déclarait :
– Je vais téléphoner immédiatement àParis, au directeur de l’hôpital Beaujon qui est un de mes amis, devous envoyer une ambulance urbaine… Je lui expliquerai en mêmetemps la situation… Soyez tranquille, votre amie sera soignée commeune princesse.
Marianne reconduisit le médecin jusque dans lacour, tout en lui disant :
– Encore merci, monsieur le docteur. Nousaimons tant Mme Bertin !… C’est une si bonnecréature !… Songez quel malheur, si elle venait àdisparaître !…
– Courage et confiance…, fit le docteurPelet en serrant la main de Marianne.
Celle-ci le regarda s’éloigner… et comme,tristement, elle s’essuyait les yeux, un homme d’une quarantained’années, de haute taille, et correctement vêtu… s’approcha d’elle…lui demandant sur un ton de sympathie cordiale :
– Vous avez donc des malades, chezvous ?
– Oui, monsieur.
– Votre mari peut-être ?
– Non, une amie.
– Ne serait-ce pas cette jeune femme quedeux enfants ont repêchée hier soir dans la Seine ?
– Parfaitement, monsieur.
– Et elle est si mal que ça ?
– Elle ne va pas du tout… AussiM. le docteur Pelet va téléphoner à Paris pour qu’on envoieune voiture d’ambulance afin de la transporter à l’hôpitalBeaujon.
– Pauvre femme !… plaignait lepassant. Encore une malheureuse que le chagrin ou la misère aurontpoussée à se tuer.
– Oh ! monsieur, je suis sûre quenon !…
– Alors… que s’est-il passé ?
Marianne eut un geste évasif.
– Vous croyez plutôt à un accident ?interrogea l’inconnu.
– Je ne sais pas, monsieur…Mme Bertin n’a pour ainsi dire pas reprisconnaissance.
– Espérons que, ça va s’arranger… Allons,au revoir, madame.
– Au revoir, monsieur.
Tandis que Marianne rentrait chez elle, soninterlocuteur se dirigeait vers le bureau de poste où, se croisantavec le docteur Pelet qui en sortait, il grommela entre sesdents :
– Oh ! oh ! si nous voulonsarriver bons premiers, il n’y a pas une minute à perdre.
Vers dix heures, la voiture d’ambulancedemandée par le docteur Pelet stoppait dans la cour desBontemps.
Un infirmier en descendit aussitôt.
Après avoir conféré avec les Bontemps il s’enfut, aidé du wattman chercher Jacqueline, qui, pâle, immobile, lesyeux clos avait entièrement perdu notion de ce qui se passaitautour d’elle.
Avec beaucoup de précautions, les deux hommesl’emportèrent sur un brancard jusqu’à la voiture où, à l’intérieur,les attendait une infirmière.
Bontemps, Marianne, le môme Réglisse et lepetit Jean formaient, derrière la civière, un bref et tristecortège.
On avait dit à Jeannot que sa maman dormait…et qu’on l’emmenait chez elle, afin qu’elle reposât plustranquille.
Mais l’enfant subissait malgré toutl’impression de toute cette navrance.
Il marchait, sa petite tête penchée en avant,ne quittant pas des yeux, la malade ; et lorsque lesinfirmiers posèrent la civière à terre, avant de la glisser àl’intérieur de l’ambulance, Jeannot se précipita vers sa maman… etmit sur son front tout blanc un très long et très doux baiser.
Lorsque le cortège, quelques minutes après,s’éloigna, le pauvre petit, n’y tenant plus, éclata en larmes.
– T’en fais pas… mon gosse…, consolait lemôme Réglisse en prenant son petit ami dans ses bras… Tu lareverras, ta maman !
Mais Jeannot eut cette parole qui trouva unécho douloureux dans le cœur de Bontemps et de Marianne :
– Ils l’emportent comme ils ont emportébon papa… Et bon papa… il n’est jamais revenu !
Le môme Réglisse, qui s’était emparé de sonpetit ami, l’entraînait en disant :
– Allons, viens… on va jouer avec lesbeaux soldats que t’a donnés Mme Chapuis.
– Je ne veux pas jouer, refusait Jeannot,je veux pleurer.
– Alors quoi ! t’es pas un homme,t’es une petite fille.
– Non, je suis un grand garçon.
– Eh bien, un grand garçon, ça ne chialejamais.
Mais, désignant Bontemps qui venait d’essuyerfurtivement une larme, Jeannot s’écria :
– Regarde papa Julien, il pleure, luiaussi. C’est pourtant pas une petite fille.
– Qu’t’es bête, mon gosse !soulignait le môme Réglisse… Allons, viens ! Si tu ne veux pasjouer aux soldats, on va aller chercher de l’herbe pour les lapins…et puis, des carottes pour le bourricot.
Et, passant son bras sous la taille de sonami, le môme Réglisse l’entraînait déjà vers le hangar… lorsqueJeannot eut une exclamation :
– Oh ! Monsieur Vallières !
La silhouette austère et sympathique del’ancien secrétaire venait, en effet, de se profiler sur le seuildu portail.
Tout de suite Bontemps et Mariannes’empressèrent vers lui… Vallières, après avoir embrassé Jeannot,leur tendit la main avec bienveillance.
– J’ai lu ce matin dans le journal,fit-il que Mme Bertin avait été victime hier d’ungrave accident.
– Ce n’est que trop vrai… hélas !…,répondit Bontemps.
– Je viens de croiser à l’instant unevoiture d’ambulance…
– C’était madame qu’on emmenait.
– C’est donc si grave ?
– Jeannot, invitait Marianne, allez joueravec votre camarade, allez…
Les deux petits s’éloignèrent… et Marianne fità M. Vallières visiblement ému le récit de ce qu’elle savait…concluant ainsi, nettement approuvée par son père :
– Pour moi, madame a sûrement dû avoiraffaire à des malandrins, à des sales rôdeurs… à des assassins,quoi !
– Cette nuit, appuyait Bontemps, quandelle avait le délire, elle disait qu’elle était poursuivie par deshommes… Elle parlait aussi de Mlle Verdier,l’ancienne institutrice du petit Jean… Elle mélangeait tout ça… Onn’y comprenait pas grand-chose… Enfin, l’essentiel est qu’elle enrevienne.
– Le docteur a de l’espoir…, soulignaitMarianne. Mais vrai, depuis quelque temps, elle n’a guère dechance…
La brave fille venait à peine de prononcercette phrase qu’une seconde voiture d’ambulance, quelque peudifférente de la première, mais portant comme elle un largepavillon blanc marqué d’une croix rouge, pénétrait dans la cour… Uninfirmier qui se trouvait à côté du wattman sauta à bas du siège,demandant :
– C’est bien ici,M. Bontemps ?
– Oui, monsieur, fit le papa Julien ens’avançant.
– Nous venons de l’hôpital Beaujon pourchercher une dame Bertin.
– Ce n’est pas possible ! s’exclamaBontemps… Mme Bertin vient de partir… il y a unquart d’heure dans une autre ambulance, qui, elle aussi, venait deBeaujon.
– Voyons, monsieur, ce n’est paspossible !
– Je vous assure que c’est l’exactevérité.
– Ah ! par exemple, c’est tropfort…, s’étonnait l’infirmier auquel s’était jointe une jeune etgracieuse infirmière qui, toute surprise, elle aussi,exprimait :
– Le directeur ne peut cependant pasavoir désigné deux voitures à la fois.
L’infirmier interrogeait :
– Vous a-t-on remis unbulletin ?
– Rien du tout.
– On vous a bien dit qu’on venait deBeaujon ?
– Parfaitement.
– Ça, c’est raide ! ponctuaitl’infirmier. Je vous demande pardon, messieurs et dames… Nousallons rentrer à Paris et rendre compte à l’Administration…
Vallières, pensif, troublé, regardaits’éloigner la voiture. Puis, se tournant vers les Bontemps quin’étaient pas revenus de leur étonnement, il leur dit :
– Ne vous inquiétez pas… Je vais merendre tout de suite à l’hôpital Beaujon… Je vous ferai parvenirimmédiatement des nouvelles de Mme Jacqueline.
Comme il s’éloignait, Jeannot courut vers luiavec son petit camarade :
– Au revoir, monsieur Vallières,fit-il.
– Au revoir, mon cher petit.
– Il y a aussi mon petit camarade quiveut vous dire bonjour. Vous voulez bien ?
– Mais, très volontiers.
Franchement, le môme Réglisse tendit la main àl’ancien secrétaire du banquier.
– Alors, fit-il, vous aussi, monsieur…vous êtes un ami à sa maman ?
Et Vallières répondit avec un sourire où il yavait en même temps qu’une infinie douceur une étrangemélancolie :
– Oui, mon petit… et son meilleur amipeut-être…
En quittant le village de Loisy, la voitured’ambulance qui emportait Jacqueline toujours inanimée, au lieu dereprendre la route de Paris, s’était engagée sur la route qui suitles bords de la Seine jusqu’à Meulan, tournant le dos à lacapitale…
Un peu avant d’arriver à Bonnières, la voitures’arrêta.
L’infirmier qui se trouvait sur le siège àcôté du wattman se retourna vers l’infirmière demeurée auprès deJacqueline, et lui demanda :
– Tout va bien ?
– Oui…, répondit une voix impérieuse…
– Tu tiens toujours à ce que nous allionsjusqu’au moulin ?
– Plus que jamais.
– C’est que moi j’aimerais mieux…
– Fiche-moi la paix… et en route.
Tout en embrayant, Crémard se prit àgrasseyer :
– Pas de bonne humeur, ce matin, lapatronne… Pourtant, elle devrait plutôt être à la rigolade !…car, vrai, on en a mis !…
Et tandis que Moralès, songeur, se taisait,Crémard poursuivit :
– Pour du beau travail, c’est du beautravail ! Ah ! elle s’y connaît, la sœur… et avec elle,pas moyen de tirer au flanc !… Faut se patiner… Elle vous metle feu au ventre… C’est une gaillarde !
Diana, en effet, venait de tenter et deréussir un de ces coups d’audace digne des plus grands criminelsdes temps passés, présents et futurs.
Aussitôt reçu le coup de téléphone du docteurPop qu’elle avait envoyé aux renseignements à Loisy et qui luiavait textuellement répété l’entretien qu’il venait d’avoir avecMarianne, l’aventurière avait pris sa décision.
– Moralès, avait-elle ordonné… Va tout desuite trouver Crémard… Il est sûrement à son hôtel… Dis-lui qu’ilme faut une voiture d’ambulance automobile… à ma porte avant uneheure d’ici.
– Avant une heure… Mais il me semble quetu lui demandes là…
– C’est un débrouillard, lui, et je suiscertaine qu’il se tirera d’affaire. Toi… tu reviendras aussitôtprès de moi…
– Je serais curieux de savoir…
– Il faut que nous soyons à Loisy avantonze heures du matin… Là, es-tu content ? Et maintenant, file…nous n’avons pas une seconde à perdre.
Moralès avait exécuté ponctuellement lesinstructions de sa maîtresse.
Crémard, toujours prêt à ce genre de besogne,avait promis d’être exact…
En effet, à dix heures sonnant, il se trouvaità la porte de Diana sur le siège d’une ambulance automobile qu’ilavait été « emprunter », suivant son expression, dans ungarage de Passy où, depuis longtemps, il avait su se ménager sespetites et grandes entrées.
Tandis que Moralès, en infirmier, s’installaità ses côtés, Diana, en infirmière, prenait place à l’intérieur…
Et c’était bien cette voiture qui, devançantd’un quart d’heure celle de l’hôpital Beaujon, avait emportéJacqueline.
Encore une fois, les bandits s’étaient emparésde la malheureuse…
La voiture, toujours à une allure très rapide,suivait la route de Mantes à Bonnières.
Un peu avant d’arriver devant le château desSablons, l’ancienne propriété du banquier Favraut, Crémard ralentitconsidérablement sa marche… pour s’engager dans un petit chemin quiaboutissait directement au vieux moulin de Kerjean.
L’auto s’arrêta en face de la cour envahie parles ronces et les mauvaises herbes… Crémard, l’air gouailleur,cynique et Moralès, légèrement pâle et visiblement ému, sautèrent àbas du siège… et, après avoir rejoint Diana, qui avait déjà quittél’ambulance, descendirent sur son brancard Jacqueline qui, toujoursinanimée, semblait déjà frôlée par la mort.
– Prends-la et emporte-la où je t’ai dit,ordonna l’aventurière.
Moralès saisit la jeune femme dans ses bras…et, traversant la cour, il s’engagea dans un escalier en boisvétuste et dont la rampe était à moitié brisée.
Pénétrant dans une chambre du premier étage,triste, froide, abandonnée, il déposa son fardeau sur le vieux bancde bois oublié qui en formait l’unique mobilier.
Diana se pencha vers elle, écoutant sonsouffle.
Alors, elle murmura férocement :
– J’espérais qu’elle« passerait » en route… Mais non… elle respire, elle estencore vivante… Tant pis… nous allons employer les grandsmoyens.
Suivie de son amant, elle passa dans la piècevoisine…
C’était une sorte de petit grenier qui avaitdû jadis servir de resserre aux sacs de farine.
Elle se pencha vers une trappe qu’elle soulevaet qui découvrit une assez large excavation donnant sur le fleuvequi coulait très profond à cet endroit en un bruit de remoussinistre.
Puis, sans prononcer un mot, elle referma latrappe et revint vers Jacqueline, toujours accompagnée de Moralèsqui observait avec une inquiétude sans cesse grandissante tous lesfaits et gestes de sa maîtresse.
– Moralès, attaqua celle-ci, après avoirlancé un regard terrible à Jacqueline, dont l’accablement aurait dûinspirer de la pitié au bourreau le plus cruel et le moinspitoyable.
Mais remarquant la pâleur de son complice,elle s’écria :
– Qu’est-ce que tu as encore ?
– Diana, fit le misérable, pourquoim’as-tu conduit dans ce moulin ?
Brutalement, l’aventurièrerépliquait :
– Parce que… je l’avais remarqué lorsquej’étais institutrice au château des Sablons. Je comptais m’enservir plus tard pour supprimer Favraut quand le moment en seraitvenu. J’ai pensé qu’il nous serait très utile pour nous débarrasserde sa fille… Je ne vois donc pas pourquoi tu fais en ce moment unetête pareille… Tu es plus blanc, qu’un linge… C’est à se demandervraiment si tu as du sang dans les veines !
– Songe à tout ce que me rappelle cettemaison, reprenait le fils de Kerjean… Mes parents… mon enfance… Onétait heureux chez nous…
– Une romance… Oh ! non, très peu,mon petit Mora… tu devrais savoir que je n’aime pas ce genre demusique-là !
– Diana !
– Fiche-moi la paix… Nous ne sommes pasici pour nous attendrir sur le passé… mais pour veiller au présent.Cette femme nous gêne… finissons-en avec elle une bonne fois pourtoutes !
En un geste tout de barbarie cynique infâme,la Monti, s’emparant d’un couteau à virole qu’elle tenait cachédans son corsage, l’arma au cran d’arrêt et le passa à Moralès enlançant cette affreuse parole :
– Travaille !
Mais Moralès, en un sursaut de révolte,repoussa la main de Diana qui ordonna sur un ton impérieuxdominateur… avec lequel, souvent, elle était venue à bout desscrupules de son associé :
– Allons, frappe !… Nous nousdébarrasserons du corps en le jetant par la trappe ! Voyons…c’est simple comme bonjour. Qu’est-ce que tu attends ?
Moralès hésitait toujours.
Cédant à la violente colère qui, depuis unmoment bouillonnait en elle, la Monti s’écria :
– Toi, si tu flanches… prendsgarde !
Tout à coup, le fils de Pierre Kerjean setransforma. Une flamme d’indignation s’alluma dans ses yeux.Saisissant la main de l’aventurière qui tenait le couteau dans sesdoigts crispés, il s’écria :
– Diana, je ne tuerai pas cette femme…Surtout ici, dans cette maison où je suis né… dans cette chambrequi était celle de mes parents… où est morte ma mère…
– Alors…, rugit la misérable, laisse-moifaire la besogne moi-même.
– Non, non, tu m’entends… pas ici… je neveux pas… je te le défends…, clamait Moralès, en resserrant sonétreinte.
– Laisse-moi… laisse-moi…, grinçaitDiana, l’écume aux lèvres.
– Lâche ce couteau.
– Non.
– Diana !
– Je n’ai pas peur de toi.
– C’est ce que nous allons voir.
Une lutte sauvage s’engagea entre les deuxamants…
Tandis que Moralès s’efforçait de la désarmer…Diana, véritable furie déchaînée, cherchait à le mordre au poignet,au visage… et c’étaient des cris rauques, mêlés d’ignobles injures,véritable bataille de fauves, acharnée, atroce…
Les deux bandits qui s’étreignaientfurieusement, roulèrent sur le plancher, lorsque la porte s’ouvrittoute grande livrant passage à un vieillard encore robuste… quilança d’une voix éclatante, tout en séparant brusquement les deuxcombattants :
– Je suis l’ancien propriétaire de cettemaison que vous ne souillerez pas d’un crime.
Et dominant Diana et Moralès qui, à cetteintervention inattendue, s’étaient séparés et le considéraient avecstupeur, il ajouta :
– Je m’appelle Pierre Kerjean !
À cette révélation, tandis que la Monticourait s’enfermer dans le grenier voisin. Moralès, en proie à uneindicible épouvante, murmurait d’une voix morte :
– Mon père !
Tandis que Diana qui, pour la première foispeut-être de son existence mouvementée, avait senti le frisson dela peur lui glacer les veines, collait son oreille contre lacloison, Kerjean, sans perdre une seconde, poussa le puissant maisgrossier verrou qui fermait la porte du réduit.
– Celle-là, je la tiens !…grommela-t-il… Maintenant, à l’autre !
Et revenant vers Moralès qui s’était relevé…il allait, se plaçant entre Jacqueline et lui, subir vaillamment lechoc auquel il s’attendait, lorsque, à sa grande surprise, il setrouva en face d’un homme effondré, à l’attitude douloureuse… auvisage bouleversé, au regard chargé de larmes…
Tout tremblant… n’osant lever les yeux…Moralès questionna… timidement… faiblement :
– Monsieur… vous êtes PierreKerjean ?
– Oui !
Alors, après avoir hésité… l’amant de la Montilaissa échapper :
– Je suis votre fils !
– Toi… Robert ! fit le vieux meunieren un cri de désespoir.
Puis, maîtrisant son indicible émotion, ilpoursuivit d’une voix sourde, haletante :
– C’était donc vrai… ce qu’on m’avait dità la mairie du village ? Mon fils ! mon Robert !…Toi que je revois encore si doux, si aimant… toi pour qui ta mèreet moi nous avions fait de si beaux rêves, je te retrouve ici, surle point d’accomplir un crime abominable !
– Père ! s’écria Moralès, avec unaccent déchirant… Père, je vous en prie, pardonnez-moi.
Avec un accent de douleur poignante, Kerjeanreprenait :
– Je n’ai pas le droit… mon fils… det’adresser de reproche, car tu pourrais me répondre :« Si je suis devenu un bandit, c’est de votre faute ;c’est vous qui m’avez montré le mauvais exemple… c’est vous qui,après avoir fait mourir de chagrin ma mère, m’avez laissé seul…sans appui, sans conseils… avec cette seule étiquette qui m’apoursuivi dans la vie : « Fils de faussaire… enfant debagnard ! »
« Certes, je pourrais te prouver que jen’ai pas été aussi misérable que tu peux le croire… et que,subissant l’influence d’un homme cent fois plus coupable que moi…de ce banquier Favraut dont tu as dû entendre prononcer le nom etque sa situation formidable mettait à l’abri, lui, des atteintes dela justice, j’ai été surtout la victime de mon ignorance et de macrédulité.
« Mais mieux vaut nous éviter uneexplication aussi atroce. Je te dirai seulement que si j’aisupporté ma peine, si je ne me suis pas laissé aller aux idées desuicide qui me hantaient, depuis surtout que j’avais appris la mortde ta pauvre mère, c’était pour toi, rien que pour toi !… monfils ! car aussitôt ma peine terminée… je voulais revenir enFrance… pour te retrouver… J’espérais tant que tu étais resté unhonnête homme… Tu le promettais si bien… et je me disais :Quand il verra son vieux père venir à lui… rongé de remords… quandil entendra sa défense… quand il connaîtra toutes les circonstancesdans lesquelles il a été condamné, c’est-à-dire tous les piègesqu’on a tendus à sa faiblesse, toutes les tentations qu’on a faitmiroiter à ses yeux, peut-être alors ne le repoussera-t-il pas toutà fait… peut-être consentira-t-il même à ce que de temps en temps,à l’insu de tous, il vienne s’asseoir à son foyer ?
« Oui, je me berçais de cette douceespérance… Et c’est moi, l’ancien forçat, qui arrive à temps… pourt’empêcher d’être un assassin !
– Non, père, non, je vous le jure, je nesuis pas un assassin !
– Pourtant !…
– Vous n’avez donc pas entendu ?
– J’étais tout au fond de notre ancienjardin… isolé dans ma douleur… lorsque des cris qui partaient del’intérieur du moulin m’ont arraché à mon rêve. Alors, je me suisprécipité… je t’ai vu te battant avec une femme… cherchant àarracher un couteau… sans doute pour frapper cette malheureuse quevoilà !
Et Kerjean désignait Jacqueline qui, plongéedans une sorte de sommeil cataleptique, toute blanche et touteglacée, ne semblait plus tenir à l’existence que par un fil.
Moralès protestait avec véhémence :
– Non, père, je n’ai pas voulu la tuer…Je voulais au contraire la défendre… contre cette misérable que tuas vue là, tout à l’heure, et qui, devant mon refus de frapper uneinnocente avait décidé de la frapper elle-même.
– Pourquoi ?
– Père… ne me forcez pas… surtout en cemoment, à vous découvrir l’abîme effroyable dans lequel j’ai faillitomber… Plus tard, bientôt… je vous dirai tout… Mais pasmaintenant… je vous en supplie… pas maintenant !…
Moralès, ou plutôt Robert, avait proféré cesmots avec un accent tellement déchirant et sincère, que Kerjean necrut pas devoir insister.
– Quelle est cette malheureuse ?fit-il en s’approchant de Jacqueline.
– C’est la fille du banquier Favraut,révéla aussitôt Moralès.
– La fille du banquier Favraut !répéta l’ancien meunier… la fille de…
Mais tout à coup, il se tait… En même tempsqu’une vive stupeur se lit dans ses yeux, une expression étrange sereflète sur tout son visage.
Kerjean vient de reconnaître dans la jeunefemme étendue sur le banc… l’inconnue dont il a trouvé le portrait,caché dans un volume sur le bureau de Judex.
Alors, dissimulant son trouble, il revientvers son fils… et plongeant son regard dans le sien, il luidit :
– Robert… tu ne m’as pas menti ?
– Non, père, je vous ai dit lavérité !…
« J’ai commis des actes coupables… Oui,je l’avoue, j’ai fait de bien vilaines choses… Mais, si je suisdevenu un malhonnête homme… c’est surtout parce que j’ai étéentraîné par cette femme qui est là… derrière cette cloison… et quicertainement nous écoute.
« Oui, je ne crains pas de le crier… trèshaut… devant elle… C’est elle qui a été mon mauvais génie… C’estelle qui m’a entraîné sur la pente fatale… C’est elle qui, abusantde la passion qu’elle m’avait inspirée… a fait de moi l’êtreméprisable et dégradé que je suis.
« Mais, père, je ne saurais trop vousl’affirmer de toutes mes forces… je me suis ressaisi à temps… Oui,au moment où, mettant le comble à son infamie, elle a voulu placerdans ma main le couteau d’un assassin… oh ! alors… j’ai vuclair en moi-même, j’ai compris… je me suis révolté… Ce couteau, jen’ai plus songé qu’à le lui arracher pour le lui enfoncer dans lecœur… et si vous n’étiez pas entré… je la tuais… je la tuais… sanspitié… Ensuite, j’aurais été me livrer à la justice… qui auraitfait de moi ce qu’elle aurait voulu. Mais au moins j’aurais eu laconsolation de penser que je n’étais pas tout à faitinfâme !
Comme un ricanement diabolique arrivait dugrenier, Moralès fou de rage autant qu’exaspéré de colère,s’écria :
– Ah ! mon père, laissez-moi enfinir avec cette gueuse, laissez-moi écraser cette vipère…
– Non, reste là !… ordonnait levieux Kerjean avec autorité. Tu n’as pas le droit, toi, d’être unjusticier. C’est une besogne qui n’appartient qu’à ceux qui en sontvraiment dignes. Écoute-moi… Ce que je vais te dire est très grave…De ta réponse dépendent toute ta vie et la mienne.
– Parlez, mon père, répliquait Robertavec la plus respectueuse soumission.
– Es-tu vraiment bien décidé à ne plusrevoir cette femme ?
– Jamais !
– Es-tu prêt à redevenir un honnêtehomme ?
– Je vous le jure !
Le vieux Kerjean considéra un instant son filsavec une fixité puissante, comme s’il voulait pénétrer jusqu’auplus profond de son cœur.
– Je te crois…, fit-il au bout d’uninstant.
Et désignant Jacqueline à Moralès, ilfit :
– Je te confie cette malheureuse… Tu m’enréponds comme de toi-même ?
– Oui, père !
– Je m’en vais prévenir celui qui seul, àmes yeux, représente la justice.
– Père ! s’écria Robert… dont levisage s’était baigné de larmes… Père, qu’allez-vous faire demoi ?
Et Kerjean ouvrant ses bras à son fils, en ungeste large, spontané, superbe, s’écria :
– Ma pauvre femme, si tu nous vois delà-haut… pardonne-moi comme je lui pardonne !
Quelques instants après que l’ancien meunierdes Sablons eut disparu, laissant son fils sous l’une desimpressions les plus formidables qui puissent bouleverser un êtrehumain, un léger coup, frappé contre la porte du grenier, fittressaillir Robert Kerjean.
En même temps, une voix qui cherchait à sefaire très persuasive et très tendre, s’élevait, disant :
– Mon petit Mora, je ne t’en veux pasd’avoir été aussi brutal envers moi… ni même de ce que tu as dittout à l’heure à ton père. Car, j’ai tout entendu.
– Eh bien ? répliquait durementMoralès, qui, les bras croisés sur la poitrine, écoutait, d’un airfarouche, implacable, les paroles de sa maîtresse.
Celle-ci poursuivait, de plus en plus douce,enveloppante :
– Écoute-moi, je t’en prie… Tu sais bienque je t’aime et que c’est ton bonheur autant que le mien que j’aivoulu réaliser.
– Inutile de m’en dire davantage.
– Pourquoi ?
– Parce que, maintenant, je vois clair enton jeu, clair en moi-même. Tu ne m’as jamais aimé.
– Mora…
– Non, tu ne t’es donnée à moi que pourm’imposer ta volonté… afin de te servir de moi pour exécuter lescrimes que tu imaginais et pour pouvoir, si nous étions arrêtés,faire tout retomber sur moi.
– Comme tu es injuste !
– En voilà assez !
– Je ne te demande qu’une chose :laisse-moi partir.
– Jamais !…
– Mora !… Mora ! suppliaitl’aventurière avec des sanglots vrais ou factices… C’est mal, c’estlâche, ce que tu fais là… songe qu’il y a quelques heures à peine,tu me tenais encore dans tes bras… tu te grisais de mes baisers… tume jurais que tu étais prêt à tout sacrifier, à mourir au besoinpour moi.
– J’étais fou !
– Ouvre-moi… je t’en conjure… Ne me livrepas, toi, mon amant… toi que j’aime.
– Allons donc !
– Oui, que j’aime encore… puisque je suistoujours prête à m’enfuir avec toi… toi, mon amant… Ne me livre pasà ce justicier mystérieux dont nous a menacés ton père !
Et comme Moralès, fort de son repentir récentet décidé à étouffer en lui à tout jamais la passion qui l’avaitentraîné si bas, gardait un silence glacial et méprisant, DianaMonti, frappant contre la porte, continuait à implorer :
– Ouvre-moi, je t’en supplie !… Non,ce n’est pas possible que tu me trahisses ainsi… Ces gens sontcapables de me tuer… C’est affreux… Puisque je te jure que je neferai aucun mal à cette femme… Je n’ai plus qu’un désir : m’enaller… loin, très loin, avec toi… si tu le veux… avec toi seul…Pitié, pour ton amie… pour la femme que tu as adorée… que tu adoresencore… car je le sens, je le devine, tu es encore et tu serastoujours à moi… Tu n’oses pas m’ouvrir… parce que tu as peur que jene te ressaisisse… Tu trembles à la pensée que, devant mes larmes,tu risquerais de t’attendrir et de manquer au serment que vient det’arracher ton père… Et quand cela serait, mon pauvre Mora ?…En me sauvant, ne serait-ce pas te sauver toi-même ? En effet,réfléchis… Quelle sera désormais ta vie ?
« Tu devras te cacher… t’expatrier, ou tuseras obligé de te livrer toi-même à la justice. Tu veux donc tefaire arrêter, passer les plus belles années de ton existence entreles quatre murs d’une prison, ou t’en aller mourir dans quelquecolonie malsaine… loin de tout… loin de moi… qui, à mon tour, suisprête à me sacrifier entièrement à ton bonheur ? Mora, Mora,non, il n’est pas possible que tu ne m’entendes pas ; que turestes insensible à mes prières. Nous avons quelque argent devantnous… et nous pouvons encore tirer gros parti de la lettre du baronde Birargues… dix, vingt, cinquante mille francs peut-être… Aveccela nous partirons pour l’étranger… Nous sommes intelligents… Noustravaillerons… Tu veux redevenir honnête ?… Eh bien, je leveux, moi aussi… car je le reconnais à présent, c’est toi qui asraison…
« Va, en quelques minutes, je viens deréfléchir cruellement, sagement. Il s’est produit un grandchangement en moi… Je reconnais que j’ai eu tort d’être siambitieuse… Les millions de Favraut m’avaient rendue folle. Maismaintenant, tout m’est égal ! pourvu que tu me restes… pourvuque nous soyons libres tous deux, oui, libres de nous aimer, enrefaisant notre vie.
« Mora, Mora… mon ami… mon amant…
Et comme le fils de Kerjean s’obstinait dansson silence, l’aventurière s’écria avec un accent vraimentdésespéré :
– Tu ne me réponds même pas… C’estépouvantable !
Et Moralès qui s’était éloigné de la porte,tant il craignait que repris, subjugué, vaincu par la voixfascinatrice, il ne lui vînt la tentation affreuse de délivrerDiana, entendit le bruit que fait un corps en se laissant choirlourdement sur le plancher…
Comme des cris étouffés, accompagnés deplaintes douloureuses, s’élevaient du grenier, Moralès s’éloignaencore, se bouchant les oreilles pour tâcher de ne plus entendre…car il avait compris que sa passion n’était pas tout à fait morteet que s’il cédait à sa maîtresse, s’il la revoyait ne fût-ce quequelques secondes, il était irrémédiablement perdu…
Malgré cela il se sentait remué en entendantces sanglots de navrance qui se faisaient de plus en plusdésespérants et de plus en plus faibles ; mais il s’efforçad’absorber entièrement sa pensée en cette jeune femme, en la filledu banquier Favraut, comme il l’appelait, et qui, dans la chambreabandonnée du vieux moulin, étendue sur ce banc… toujours immobile…ses cheveux dénoués autour de sa tête de madone endormie, semblaitdéjà ne plus appartenir à la terre.
Alors, une crainte terrible angoissa soudaincette âme nouvellement régénérée, se traduisant par ces motstombant lentement de ses lèvres fiévreuses, tremblantes :
– Si elle était morte ?
Et tout de suite, il songea :
– Autant que Diana j’aurais contribué àl’assassiner !
Comprenant mieux encore toute l’étendue de salâcheté, il se rapprocha de Jacqueline… n’osant pas la toucher…tant il avait peur de sentir une main glacée… mais cherchant à voirsi elle respirait… guettant avec avidité le moindre souffle quis’exhalerait de ses lèvres…
Ah ! que n’eût-il donné pour qu’ellerouvrît les yeux… pour qu’il pût lui dire le premier :
– Rassurez-vous, je ne vous veux plusaucun mal… c’est moi au contraire qui vous protège et qui vousgarde !
Mais rien… aucun signe de vie…
La prostration… complète… absolue… le néantpeut-être.
Alors, incapable de maîtriser la douleur quelui causaient ses remords tardifs et sa honte de lui-même, RobertKerjean se laissa tomber à genoux auprès de Jacqueline.
Puis, s’enhardissant, il saisit doucement lamain de la jeune femme et la garda dans les siennes.
Bientôt, il lui sembla qu’elle se réchauffait.C’était donc que le sang n’avait pas cessé de circuler tout à faitdans ce pauvre corps pantelant et inanimé…
N’était-ce pas une illusion ?…
Non. Car Moralès sentit bientôt quelquespulsations, légères, intermittentes…
Elle était donc vivante… vivante… On pourraitdonc chercher à la sauver… on la sauverait.
Et ce malheureux… ce dévoyé… qui, bien dirigé,eût fait un brave garçon, un honnête homme, sentit son cœurs’attendrir à la première joie vraiment pure, qui, depuis sonenfance, avait fait battre son cœur…
Avec une sorte de ferveur, il goûta la douceurd’une rénovation tardive, mais possible… Il se crut, il se vitsauvé… Il ne pensa plus au mal qu’il avait causé que pour l’exécreret que pour le maudire… Et, tandis que les plaintes de Dianas’apaisaient dans l’enveloppement d’un mystérieux silence, Moralès,demeuré à genoux devant Jacqueline, gardait sa main dans la sienne,l’implorant d’un regard poignant et qui semblait demandergrâce.
Ce fut ainsi que le vieux Kerjean le trouva…quand il reparut dans la chambre tragique.
Il le regarda un instant avec une expressionde joie intense et profonde…
– Oui, se dit-il rassuré… j’ai eu raisond’avoir confiance en lui. Ses yeux ne pouvaient pas mentir… Quandils ont pleuré, il m’a semblé que c’étaient les yeux de samère.
S’apercevant seulement de la présence de sonpère, Robert se releva… et le fixant bien… il lui dit :
– Maintenant, mon père… je suistranquille… Le justicier peut venir… je l’attends !…
Judex venait à peine d’arriver auChâteau-Rouge… et d’apprendre à son frère que, croyant avoirdécouvert une piste, il allait s’élancer à la poursuite duravisseur de Jacqueline, lorsque la sonnerie du téléphoneretentit.
– Allô… allô ! disait la voix deKerjean… Venez vite au moulin des Sablons, vous y trouverez lafille de Favraut.
Telle était la communication sensationnelleque le bagnard envoyait à son maître.
Judex eut dans les yeux un rayonnementd’allégresse.
Prudemment, au lieu de demander des détails,il raccrocha le récepteur.
– Je me doutais bien, fit-il, que cettemalheureuse n’était pas loin d’ici… Marie Verdier… parbleu… connaîtce moulin.
Et reconstituant tout de suite, avec salumineuse intelligence, le drame tel qu’il s’était déroulé, tandisque l’indignation la plus terrible se lisait sur son visage, ilajouta :
– Cette femme et son complice, résolus àl’assassiner, l’auront transportée là, afin de se débarrasser plusfacilement de son cadavre… Les misérables ! j’espère bien quecette fois ils ne m’échapperont pas !… Et ce braveKerjean !… Sans lui, je serais peut-être arrivé troptard ! Ah ! frère, vois-tu, cela porte bonheur d’êtregénéreux ! Mais je pars. Car il n’y a pas une minute à perdreet j’ai hâte…
– De la revoir, fit Roger.
– Peut-être !…
Judex, après avoir serré fiévreusement la mainde Roger, quitta les souterrains et gagna la Seine… Montant dans unrapide canot automobile, amarré à un ponton au bord de la rive, ilmit lui-même le moteur en marche et partit, descendant la Seinedans la direction du moulin des Sablons… dont il n’était éloignéque de quelques kilomètres.
L’embarcation, que Judex conduisait avecbeaucoup d’aisance, glissait rapidement sur le fleuve… au milieu decet admirable paysage qu’offre l’une des plus belles vallées deFrance.
Le justicier songeait :
– Voilà déjà deux fois que Jacquelinemanque d’être assassinée et qu’elle est sauvée, la première foispar des enfants, la seconde par un vieillard… et non point parceque je l’ai voulu, mais parce que le hasard s’en est mêlé. Cettefois, j’y suis bien décidé, quoi qu’il arrive… c’est moi, et moiseul qui veillerai sur Jacqueline.
Lorsqu’au lointain le vieux moulin lui apparutdans tout le rayonnement d’un beau soleil d’été, Judex… sentit soncœur battre à la fois d’inquiétude et d’espérance… Vite, il sauta àterre… amarra son canot à un arbre… et courut au moulin, où Kerjeanl’attendait avec impatience.
Tout de suite, il se précipita versJacqueline… sans même apercevoir Moralès qui, dans une attitudetoute d’effacement craintif et douloureux, s’était retiré dansl’angle le plus obscur de la pièce ; puis il approcha de lajeune femme un flacon en argent ciselé qui contenait un puissantrévulsif… Bientôt, une légère coloration se répandit sur le visagede l’infortunée… dont la respiration se fit à la fois plus forte etplus régulière. Ses lèvres s’agitèrent d’un imperceptiblefrémissement… ses paupières s’entrouvrirent, et ses yeux touthagards errèrent lentement autour d’elle.
Eut-elle le temps d’apercevoir Judex qui,penché au-dessus d’elle, guettait avec une anxiété aiguë son retourà l’existence ?… En tout cas, cette image dut certainements’estomper aussitôt dans la brume qui enveloppait sa pensée encoreengourdie…
Cependant, elle dut avoir l’intuition quec’était un protecteur, un ami qui était auprès d’elle, car sestraits contractés se détendirent en une expression de sérénité… etlentement, ses yeux se refermèrent, non plus cette fois sur lamort… mais sur la vie.
– Nous allons l’emporter tout de suite,fit Judex en s’adressant à Kerjean…
Mais, apercevant Moralès, sur lequel la vue dumystérieux personnage avait produit une impression intense, il fitd’un ton d’autorité menaçante :
– C’est vous, n’est-ce pas, qui avezenlevé cette jeune femme ?
Moralès, courbant le front, avouait :
– Oui, c’est moi.
– Bandit !
Mais Kerjean, se plaçant devant lui, révélaitsur un ton de telle amertume que le bras vengeur du justiciers’arrêta :
– C’est mon fils. C’est mon fils… qu’unemauvaise femme a entraîné au bord de l’abîme, mais qui s’estressaisi à temps ! J’ajouterai que, honteux de ses crimes, etrepentant de ses fautes, il s’est jeté à genoux pour implorer demoi un pardon que je n’ai pas cru devoir lui refuser et qu’enfin ilm’a donné une preuve de sa sincérité, en restant à veiller surcette malheureuse et empêchant cette gueuse qu’est Diana Monti des’enfuir.
– Où est-elle ? interrogeaitâprement Judex tout en dévisageant de son regard scrutateur Moralèsqui avait tout de suite compris qu’il était en face d’une de cesforces auxquelles rien ne résiste.
Désignant la porte du grenier, Robert Kerjeanrépliqua :
– Elle est là !
Comme Judex poussait le verrou, Moralèsprévint :
– Prenez garde ! Elle estarmée ; et, pour se défendre, elle est capable de tout.
Judex eut un sourire dédaigneux… et calme,impassible, ouvrit la porte.
Le grenier était vide.
Diana avait disparu.
*
* *
Comment l’aventurière avait-elle réussi às’évader de ce grenier où elle semblait prise comme dans unesouricière ?
Il fallait pour cela, toute son audace ettoute sa hardiesse, décuplées par son ardent désir d’échapper à cejusticier dont elle avait entendu le vieux Kerjean annoncer laprochaine venue.
Comprenant qu’elle ne parviendrait pas àattendrir Moralès, Diana, avec une rapidité qui montrait de quelesprit de décision elle était douée, en même temps qu’elleenvisageait la situation, en avait trouvé le dénouement.
Aucun autre moyen d’évasion ne s’offrait àelle que la trappe.
Certes, elle risquait fort de se briser les osou de se noyer.
Mais la partie valait la peine qu’on lajouât.
Souple comme une panthère en même tempsqu’excellente nageuse, le double danger qu’elle allait courirn’était nullement fait pour l’arrêter. Elle n’eut même pas unehésitation. Du moment qu’elle avait pris son parti, elle ne songeaplus qu’à s’exécuter… Tout en continuant à geindre et à sangloter,feignant même dans la force de son désespoir de se laisser tomber àterre, l’aventurière commença à enlever ses vêtements, gardantseulement un maillot de corps qu’elle avait l’habitude de porter etqui allait, en l’occurrence, remplacer à merveille le classiquecostume de bain.
Alors… après avoir gradué, en habilecomédienne, les manifestations de sa douleur, elle se tutcomplètement ; et, tout en évitant avec soin le moindre bruit,elle s’engagea dans la trappe, atteignit avec une adresse infiniel’une des larges palettes de la roue du moulin ; puis, avecune crânerie effarante, elle piqua une tête dans le fleuve, et,nageant entre deux eaux, elle gagna l’autre berge… où elle se cachaparmi les roseaux.
… En constatant la fuite de Diana, Judexavait d’abord dirigé son regard soupçonneux vers Moralès… Maiscelui-ci, désignant au milieu de la pièce les vêtements et lesbottines de l’aventurière, s’écria :
– Elle s’est jetée à l’eau.
– C’est évident, reconnaissait Judex.
Avec un accent de franchise qui acheva deconvaincre le justicier, le fils de Kerjean poursuivait :
– Je n’aurais jamais pensé cela… Quelleterrible femme !… Il va falloir veiller, monsieur… car elleest capable de tout… Et dites-vous bien que vous allez avoirdésormais en elle une ennemie qui ne reculera devant rien pour sedéfendre, et au besoin pour vous abattre.
Alors Judex mettant simplement la main surl’épaule de Robert dit au vieux Kerjean :
– Vous voyez que j’avais raison de vousdire d’espérer. Ce garçon me semble sincère…
– Je le suis, monsieur, je vous le jure,interrompit vivement Moralès… Je n’ai qu’un désir : rencontrerl’occasion de le prouver à mon père ainsi qu’à vous, monsieur.
– Peut-être, fit énigmatiquement l’hommeà la cape noire, oui, peut-être cette occasion se présentera-t-elleplus tôt que vous ne le pensez. En attendant, je vous remets àvotre père… Vous allez pouvoir nous accompagner… Mais retenez bienceci : Judex n’oublie pas plus ceux qui le servent que ceuxqui le trahissent. Il sait punir aussi implacablement qu’il saitgrandement récompenser.
– Monsieur, affirmait Moralès avec unprofond respect, soyez sûr que vous aurez en moi le plus fidèle etle plus dévoué des serviteurs.
– Je l’espère.
– Et moi, fit le vieux Kerjean, je m’enporte garant… car si jamais mon fils manquait à son serment, cen’est pas vous, monsieur, qui auriez à le châtier, ce seraitmoi !
– Père… vous n’aurez pas ce tristedevoir, fit Robert en prenant les mains du vieillard et en lesportant à ses lèvres.
Judex, qui était revenu à Jacqueline etl’avait enveloppée dans son manteau, l’emportait jusqu’à son canot…suivi de Kerjean et de son fils.
Avec mille précautions, il installait dansl’embarcation la jeune femme qui, maintenant, semblait doucementreposer… et bientôt… tandis que le soleil commençait à décroître àl’horizon, le canot s’éloigna rapidement dans la direction deChâteau-Rouge… à travers ce sublime décor de nature… dans la paixreposante d’une de ces fins de journées lumineuses qui semblentlancer à leur déclin sur les êtres et sur les choses une part dubonheur rayonnant dont elles étaient magnifiquement parées.
Bientôt, le frêle esquif ne fut plus qu’unpoint noir là-bas… puis, plus rien.
Alors Diana Monti reparut d’entre les roseaux…À nouveau, elle s’élança à la nage… regagna le moulin tragique… etse rhabilla tranquillement dans le grenier… Puis revenant à lafenêtre d’où l’on pouvait contempler le splendide panorama de laSeine et fixant obstinément de son regard de flamme la directionque la barque avait prise, elle murmura, d’une voixsifflante :
– Diana Monti n’a pas dit son derniermot !
Devant une table-coiffeuse élégamment etminutieusement garnie, une jeune femme, délicieusement jolie, dontles traits légèrement tirés et le teint encore pâle révélaient unerécente maladie, achevait de procéder à sa toilette… lorsqu’unegentille camériste, au regard plein de malice, souleva uneportière, demandant sur un ton plein de sympathierespectueuse :
– Madame n’a besoin de rien ?
– Mon Dieu non, Mariette, réponditJacqueline Aubry qui, avec un accent plein de douceur et debienveillance, ajouta aussitôt :
– À moins que vous ne vous décidiez enfinà me dire où je suis ?
– Madame ne tardera pas à le savoir.
– Alors, pourquoi tout cemystère ?
– Je ne puis rien dire à madame.
Et, mettant un doigt mystérieux sur seslèvres, Mariette disparut… avec un sourire énigmatique.
Jacqueline, très intriguée, se mit àrécapituler tous les événements des jours précédents et dont elleavait gardé le souvenir.
Tout d’abord, elle se rappelait très nettementqu’ayant reçu un télégramme lui annonçant que son petit garçonétait très malade… elle s’était empressée de prendre le train pourLoisy… et qu’au milieu du pont qui traverse la Seine, elle avaitété assaillie par deux malandrins et précipitée par eux dans lefleuve.
À partir de ce moment, ses souvenirsdevenaient extrêmement confus… Il lui semblait bien qu’elle s’étaitretrouvée chez les Bontemps… étendue sur un lit… que son petitgarçon, à genoux près d’elle l’avait embrassée… et qu’ensuite elleavait perdu connaissance… Elle croyait également se rappeler qu’onl’avait emmenée dans une voiture très rapide… puis qu’auprès d’elleon criait, on se disputait… on se battait… sans qu’elle pût faireun mouvement… lancer un appel… figée dans une sorte de torpeur dontrien n’aurait pu la tirer.
Tout à coup, elle avait la sensationfulgurante d’un retour à la vie… Près d’elle se tenait un hommevêtu de noir… dont elle ne pouvait distinguer les traits… et dontelle apercevait seulement les deux grands yeux qui la considéraientdans un véritable rayonnement de bonté infinie et de profondepitié.
Puis, la nuit s’était faite de nouveau enelle… Elle était retombée dans ce sommeil de plomb qui ressembletant à la mort…
Lorsqu’elle avait repris connaissance, elle setrouvait dans une chambre élégante et claire… Mais les objets quil’entouraient, elle ne les avait jamais vus… Aussi, dès qu’elle eutla force d’articuler quelques mots, demanda-t-elle à Mariette quis’était installée à son chevet :
– Où suis-je ?
– Chez des amis qui ont juré de voussauver, et vous sauveront, répondit la femme de chambre.
– Et mon fils ?
– Vous le verrez bientôt. Mais ne parlezpas… Reposez-vous… Ne vous inquiétez de rien… Laissez-vous soigner…Laissez-vous guérir… Vous saurez alors toute la vérité, et jecrois, madame, que ce sera pour vous un bien beau jour !
Jacqueline, encore très faible, avait obéi àsa garde-malade, qui lui témoignait de plus en plus dedévouement.
Chaque jour, c’étaient de nouvelles etdélicates attentions. Un matin, Jacqueline avait trouvé sur satable de nuit le portrait de son Jeannot bien-aimé… Une autre foisce fut une petite lettre :
Ma maman chérie,
Je sais que tu es guérie et que nous nousreverrons bientôt… Je suis heureux, je suis sage et jet’aime…
TonJeannot.
Le môme Réglisse t’embrasse bienfort.
Chaque jour, Jacqueline avait vu les plusbelles roses, ses fleurs préférées, se renouveler en bouquetssplendides dans les vases de Sèvres qui ornaient la cheminée.
Dans cette atmosphère de calme rassurant et demystérieuse sympathie, la fille du banquier, plus moralementatteinte que physiquement, était revenue assez vite àl’existence.
Et voilà qu’enfin elle allait savoir quil’avait conduite là… Elle allait connaître le bienfaiteur inconnusur lequel aucun indice ne lui permettait de fixer ses soupçons… Uninstant elle avait songé aux de Birargues… Mais elle avait réfléchiaussitôt que d’abord ils devaient se trouver encore dans lesCévennes… et qu’en admettant qu’elle eût été recueillie par eux,ils n’avaient aucune raison de se tenir systématiquement éloignésd’elle.
Un moment, le nom de Judex avait tinté à sonoreille… Vite, elle l’avait écarté… Mais, de nouveau, il s’étaitimposé avec une certaine insistance… Cette pensée qu’elle devaitpeut-être une seconde fois son salut à celui qu’elle considéraitcomme le meurtrier de son père, l’avait douloureusement affligée…provoquant même chez elle une sorte de crise morale, qu’un regardau portrait de son fils avait vite apaisée.
Enfin, Mariette venait de le lui dire… Elleallait savoir !…
Un coup discret frappé à sa porte la fittressaillir.
– Entrez ! fit-elle, tout émue à lapensée qu’elle allait se trouver en face de la vérité.
Un cri de surprise extrême et de joiespontanée lui échappa. Le bon Vallières, l’ancien secrétaire de sonpère, était devant elle.
– Vous, vous !… fit-elle. Oh !que je suis heureuse de vous revoir, mon bon ami… car j’espère bienque vous, au moins, vous allez me dire où je suis.
– Madame… vous êtes chez moi.
– Chez vous… comment ?
Vallières, tirant une lettre de sa poche, latendit à Jacqueline, en disant :
– Voilà qui vous expliquera tout.
La fille du banquier s’empara de la lettre etlut :
Madame,
Vous êtes entourée de tant de pièges quej’ai cru devoir vous confier à votre ami le plus sûr qui vousremettra cette lettre. Il exécutera toutes vos volontés.
Je n’ose me présenter à vous, et pourtant,il n’est personne au monde qui vous soit plus dévoué quemoi.
JUDEX.
À cette lecture, les yeux de Jacquelines’étaient assombris…
Son visage révélait un émoi profond : etce fut d’une voix toute frémissante qu’elle interrogea :
– Quel est ce Judex ?
– Je l’ignore, répondit Vallières.
– L’avez-vous vu ?
– Non ! c’est un de ses serviteursqui vous a conduite ici et m’a demandé, au nom de son maître, deveiller désormais sur vous. Maintenant, chère madame… vous voilà àl’abri de tout danger… Je suis obligé de m’absenter assez souvent…car ainsi que je vous l’ai dit, j’ai eu la chance de retrouver unetrès bonne situation qui me prend du temps et me demande beaucoupde travail. Mais, vous connaissez Mariette et ma gouvernante,Mme Fleury… Vous êtes sûre d’être entourée parelles de tous les soins dont vous avez encore besoin… et de toutesles attentions que vous méritez. La seule chose que je vousdemanderai, sera de ne pas quitter cet appartement, jusqu’à ce quej’aie acquis la certitude que vous n’êtes plus menacée… ce qui netardera pas, je l’espère.
– Et mon fils ?
– Dès demain, il sera près de vous.
– Oh ! merci, mon bon Vallières…merci de toute mon âme !… s’écria Jacqueline en saisissant lamain de son protecteur.
Puis, sur un ton d’affectueux reproche, ellequestionna :
– Pourquoi ne pas m’avoir dit cela plustôt ? Pourquoi tout ce mystère ?
– Il le fallait, répondait l’anciensecrétaire… Vous souffriez surtout d’une commotion nerveuse que lamoindre émotion pouvait aggraver… C’est d’accord avec mon médecin,sur lequel vous pouvez compter comme sur moi-même, que nous vousavons tenue, jusqu’à présent, dans l’ignorance de la réalité.
– Mon ami…, reprenait Jacqueline, toutevibrante de la plus douce des gratitudes, jamais je n’oublierai ceque vous avez fait pour moi.
Mais Vallières protestait :
– Je n’ai fait que vous accueillir… etc’est…
Il n’acheva pas, comme s’il avait peur deblesser la jeune femme en prononçant devant elle le nomfatidique.
Mais Jacqueline fit elle-même :
– Judex, n’est-ce pas ?
– Oui… Judex, fit simplement lesecrétaire.
– Et… vous ne connaissez rien delui ?
– Non… madame.
L’ancien secrétaire, après avoir hésité, fit,d’une voix qui avait pris une gravité impressionnante :
– Il paraît que vous l’avez vu ?
– Moi ?
– Oui… Ne vous souvient-il pas d’un hommequi s’est penché sur vous, quand vous avez ouvert les yeux, dans lemoulin de Kerjean ?
– Non…, affirmait Jacqueline, en faisantles plus grands efforts pour rassembler ses souvenirs. Je ne mesouviens pas.
Puis, tout en enveloppant de son magnifique etclair regard de loyauté l’ancien collaborateur de son père, ellefit :
– Vous ne me dites pas la vérité.
– Oh ! madame.
– Ou du moins vous en savez beaucoup pluslong que vous ne voulez m’en révéler.
– Cependant…
– Comment seriez-vous au courant de tousces détails, si ce Judex ne vous avait pas fait sesconfidences ?
– Je vous l’ai déjà dit, chère madame… Jen’ai vu que son serviteur…
– Je veux bien vous croire… mais uneautre, une dernière question à laquelle je vous adjure de merépondre avec la plus entière franchise : Avez-vous le moyende communiquer avec Judex ?
– Oui, madame, répondit nettementVallières.
– Eh bien, veuillez avoir l’obligeance delui écrire une lettre que je m’en vais vous dicter.
– Très volontiers.
Et Vallières, qui semblait non moins ému quesa protégée, s’installa devant une table où se trouvaient tous lesobjets nécessaires à une correspondance, trempa sa plume dans unencrier d’une main qui tremblait légèrement et fit :
– Madame, je suis à vos ordres…
Jacqueline s’était entièrement ressaisie. Enpleine possession de sa pensée, toute vibrante de la dignité laplus pure en même temps que de la volonté la plus forte, ellecommença à dicter d’une voix ferme, assurée :
Monsieur,
M. Vallières vient de me mettre aucourant des circonstances à la suite desquelles je me trouvais ence moment chez lui.
C’est très volontiers que j’acceptel’hospitalité de ce bon, de cet excellent homme… Mais je ne veux latenir que de lui… et encore est-ce à la condition que mon filsvienne la partager avec moi.
– Ceci a toujours été entendu…,interrompait Vallières doucement.
Jacqueline continuait à dicter :
Quant à vous, monsieur, si vrai soit-ilque je vous doive la vie, votre nom mystérieux évoquera toujours enmoi le sombre drame de la mort de mon malheureux père.
Je n’ose le répéter, et je ne le lis plusqu’avec effroi.
Je demanderai donc à M. Vallières dene plus le prononcer devant moi…
– C’est fini ? demandaVallières à Jacqueline qui s’était arrêtée.
– Oui… c’est fini.
D’un geste impassible et froid, Vallièrestendit la lettre à la jeune femme, qui signa et la remit à sonhôte, en disant :
– Croyez, mon ami, que je n’oublieraijamais la nouvelle preuve de dévouement que vous me donnez là.
– Je n’ai fait que mon devoir…, fitl’ancien secrétaire en s’inclinant… et en embrassantrespectueusement la main que lui tendait Jacqueline.
Puis, il regagna l’antichambre qu’il traversadans toute sa longueur, et pénétra aussitôt dans son cabinet detravail.
Appuyant sur le bouton d’une sonnerieélectrique, il attendit un instant… regardant avec fixité la lettrede Jacqueline à Judex… qu’il avait déposée devant lui, sur sonbureau jusqu’au moment où, après avoir frappé à la porte, apparutune femme d’une cinquantaine d’années… vêtue d’une robe noire, et àla physionomie aimable et intelligente.
C’était la gouvernante,Mme Fleury.
– Gabrielle, fit M. Vallières… jevais probablement être obligé de m’absenter… Je vous recommande deredoubler de surveillance… et surtout de ne laisser pénétrer icipersonne en dehors des gens dont je vous ai donné les noms.
– Monsieur peut compter entièrement surmoi.
– Vous surveillerez attentivementMariette… C’est une fille très sérieuse… et dont j’ai pu apprécierles qualités… Mais elle est jeune… elle est jolie… Elle peut êtretentée… Au moindre soupçon qu’elle vous inspirerait, n’hésitez pasà la renvoyer sur-le-champ… et téléphonez-moi comme toujours, àl’endroit indiqué.
– Monsieur peut compter sur moi…,répliqua Mme Fleury, qui semblait avoir pour sonpatron une vénération sans bornes.
– Et maintenant, Gabrielle… laissez-moiet surtout que personne ne me dérange…
– Pas même M. Roger ?
– J’ai dit personne.
– Bien, monsieur.
La gouvernante tourna les talons etdisparut.
Alors, Vallières se leva… fit quelques passaccadés à travers la pièce, s’en fut fermer sa porte auverrou ; puis revenant à sa table, il se laissa tomber sur sonfauteuil… et, plongeant la tête entre ses mains, il paruts’absorber en une profonde rêverie… de profonds soupirs gonflaientsa poitrine, ses épaules eurent quelques tressaillementsdouloureux… tandis que ce nom… prononcé avec un accent déchirant,s’étranglait dans sa gorge !
– Jacqueline !
Et voilà que tout à coup… Vallières se relève…sa taille courbée s’est redressée… ses yeux brillent d’un feuétrange… et dans un geste brusque arrachant la perruque et la barbepostiche qui, véritable chef-d’œuvre de camouflage, le rendentméconnaissable, il laisse apparaître le visage austère et superbede Judex… tandis que cette phrase s’échappe de seslèvres :
– J’en étais sûr… Elle ne m’aimerajamais !…
Après l’aventure qui lui était arrivée aumoulin de Kerjean, Diana Monti avait jugé utile de disparaîtrependant quelque temps, afin, comme elle le disait, de voir venirles événements ; et elle était allée se cacher dans un modestehôtel des environs de Paris… où elle s’était fait inscrire sous unnom d’emprunt.
Mais au bout de quelques jours, aucunévénement fâcheux pour elle ne se produisant et les deux« exécuteurs » de ses hautes œuvres, c’est-à-dire Crémardet le docteur Pop, lui ayant fait savoir que tout semblait assoupi,Diana, qui n’était pas femme à rester longtemps tranquille, avaitpromptement regagné la capitale.
La terrible aventurière, en effet, n’avait pasrenoncé à ses projets. Extrêmement opiniâtre et remarquablementintelligente, elle avait très bien saisi que, désormais, une lutteà mort était engagée entre elle et Judex.
Froidement, elle avait pesé en même temps queles dangers qu’elle courait, les atouts qu’elle avait dans sonjeu.
Les dangers… D’abord Judex, ennemi puissant,formidable même, et d’autant plus à redouter qu’il s’enveloppaitd’un mystère qu’elle n’avait pas encore réussi à percer.
Secondement : Jacqueline qui, enadmettant qu’on retrouvât et qu’on délivrât le banquier, pourraitd’un mot la démasquer et la perdre à tout jamais aux yeux deFavraut…
Enfin, Moralès, qui, par peur autant que parremords, allait maintenant faire cause commune avec son père etdevenir à la fois contre elle un accusateur et un indicateur.
Les atouts : le fait certain que Favrautétait vivant… et qu’il était entre les mains de Judex… et enfin,par-dessus tout, sa volonté pour vaincre d’employer tous lesmoyens, même les plus effroyables, de ne se laisser intimider parpersonne, en un mot de jouer la partie jusqu’au bout… lutte féroce,lutte à mort… dont les millions du banquier demeuraient l’enjeu.Rien, désormais, en face d’un pareil but, ne pouvait l’arrêter.
Déjà, son cerveau diabolique avait imaginé unnouveau plan, encore plus infâme que ceux qu’elle avait déjàélaborés ; et sans doute lui fournissait-il de fortesgaranties, car bientôt un sourire d’ange déchu erra sur ses lèvres…un éclair de triomphe cruel, implacable, illumina ses yeuxprofonds ; et, après avoir revêtu l’une de ses plus élégantestoilettes, elle se fit conduire rue Milton, à l’AgenceCéléritas.
De nouveau, le crime était enmarche !
Un matin, vers dix heures, Diana Monti seprésentait chez Cocantin.
Le détective, dans l’ignorance complète nonseulement du drame qui s’était déroulé au moulin tragique, maisencore de toutes les circonstances qui l’avaient suivi, accompagnéet précédé, reçut avec d’autant plus d’amabilité l’ex-institutricequ’il était incapable de résister à la fascination qu’exerçait surlui toute jolie femme.
– Eh bien, cher monsieur Cocantin,attaqua résolument l’aventurière, avez-vous découvert quelque chosequi nous mette sur la piste de Judex ?
À ces mots, le visage du détective serembrunit.
Ce nom de Judex avait, en effet, le don de leplonger dans les transes les plus effroyables… et même l’appât dela forte somme, que les deux bandits lui avaient promise, n’avaitpas réussi à stimuler son zèle.
– Chère madame, balbutia-t-il, dans cessortes d’histoires, vous n’ignorez pas…
Diana interrompit aussitôt :
– Cher monsieur Cocantin, vous n’avez pasbesoin de m’en dire davantage… Vous ne vous êtes occupé derien…
– C’est-à-dire que…
– Inutile de rien me cacher, je suisfixée… Eh bien, ce n’est pas gentil de votre part… Je dirai mêmeque ce n’est pas délicat… Quand on a promis…
À ces mots, Prosper redressa fièrement latête, tout en lançant un coup d’œil vers le buste deNapoléon :
– Madame, avant tout, je suis un honnêtehomme et toutes ces histoires me lassent.
– Vous savez pourtant bien, rappelaitl’ex-institutrice, qu’il y a cent mille francs pour vous si nousdécouvrons Judex et si, par lui, nous retrouvons Favraut.
– Cent mille francs, c’est une somme.Mais mon honneur… ma conscience…
– Ni votre honneur, ni votre consciencen’ont à voir dans tout ceci, ripostait l’aventurière en enveloppantd’une de ses plus savantes œillades l’excellent Prosper qui avaitcessé de regarder Napoléon. Voyons… réfléchissez… Qu’est-ce quenous vous demandons ? Nous aider à retrouver un hommearbitrairement séquestré… Qu’est-ce que vous risquez ?Absolument rien… si ce n’est de gagner honnêtement cent beauxbillets de mille, en accomplissant une bonne action et en obligeantune femme qui, liée à vous par une reconnaissance infinie… n’auraplus rien à vous refuser.
– Madame… que me dites-vous là ?
– Monsieur Cocantin, vous me plaisezbeaucoup, minaudait astucieusement la Monti… et il serait dommageque deux êtres comme nous, si bien faits pour s’entendre…
On frappait malencontreusement à la porte…C’était le garçon de bureau qui apportait à Cocantin une carte devisite.
– Amaury de la Rochefontaine…, s’écriaCocantin avec impatience… Dites-lui d’attendre, je le recevrai toutà l’heure.
– Amaury de la Rochefontaine, l’ancienfiancé de Jacqueline se demandait l’aventurière… Que vient-il faireici ?
Puis tout haut, elle reprit… d’une voixcaressante qui fit agréablement tressaillir le galant détectiveprivé :
– Vous connaissez ce monsieur ?
– Ne m’en parlez pas !
– Pourtant, c’est un homme très chic.
– Je ne vous dis pas…
– Très argenté !
– Détrompez-vous !
Et, devenant confiant jusqu’à l’indiscrétionla plus absolue, Cocantin, complètement affolé par le savant manègede son interlocutrice, laissa échapper :
– Il est fauché… royalement fauché… lapreuve, c’est qu’il vient me demander si je ne lui ai pas trouvé unbailleur de fonds.
À ces mots, Diana, comme prise d’uneinspiration subite, s’était levée.
– Monsieur Cocantin, lançait-elle àbrûle-pourpoint, laissez-moi recevoir M. de laRochefontaine.
– Comment cela ?…
– Je suis à même de vous rendre, à tousdeux, un grand service.
– Mais…
– Il n’y a pas de mais… Laissez-moifaire… Vous n’aurez pas à le regretter.
– Vous connaissez donc mon client ?questionnait Cocantin tout interloqué.
– Bien mieux que vous ne le connaissezvous-même… Je suis précisément à même de lui rendre le servicequ’il vous demande… Il va de soi que la moitié de la commissionsera pour vous…
– Cependant…
– Voulez-vous les trois quarts ?
– Ce n’est pas cela que je voulaisdire.
– Eh bien, pour la troisième fois, jevous le répète, laissez-moi faire…
– Vous êtes gentille…, cédait le fantocheinflammable qu’était le neveu du sieur Ribaudet.
– Mais, par exemple… veuillez donc passerdans une pièce voisine.
– C’est indispensable ?
– Il le faut, mon cher ami… car vousvoulez bien être mon ami ?
– Vous êtes exquise.
Et, tout en conduisant elle-même Cocantin dansun cabinet de débarras attenant à son bureau, la Montiordonna :
– Entrez là, et n’en sortez que quand jevous le dirai.
– Vous êtes divine ! admiraitProsper, complètement subjugué.
Pour plus de précautions, Diana poussa leverrou qu’elle avait remarqué à la porte du cabinet ; puis,comme chez elle, elle sonna le garçon, et lui ordonna avecautorité :
– Faites entrer M. de laRochefontaine.
En apercevant, seule, dans le bureau deCocantin, l’ex-institutrice des Sablons, Amaury eut un mouvement devive surprise.
Mais l’aventurière s’avançait vers luigracieuse, affable, souriante :
– Cher monsieur, disait-elle, vous nevous attendiez guère à me retrouver ici ?
– Je l’avoue, mademoiselle.
– Croyez que je suis enchantée de vousrevoir.
– Et moi de même.
– D’autant plus que je me préparais àvous écrire.
Et Diana, baissant la voix, ajouta :
– J’ai une communication trèsintéressante à vous faire.
Très à son aise, entièrement maîtressed’elle-même, la Monti continuait :
– Voilà pourquoi j’ai demandé à mon cherami Cocantin de nous laisser seuls… Veuillez donc vous asseoir,cher monsieur, et me prêter cinq minutes d’attention… La chose envaut la peine.
Quelque peu méfiant, et surtout très intrigué,Amaury obéit tout en se disant :
– Tenons-nous bien… car cette gaillardedoit être joliment forte.
Puis, avec un ton de parfaite courtoisie, ilreprit :
– Mademoiselle, croyez que je vous écouteavec beaucoup d’intérêt.
– Tout d’abord, votre parole d’honneurque tout ceci restera entre nous.
Amaury eut un signe d’acquiescement.
Alors, en femme qui a pour principe d’allerdroit au but, l’aventurière attaqua :
– Que répondriez-vous, monsieur de laRochefontaine, à quelqu’un qui viendrait vous dire : Je viensde découvrir une mine d’or… voulez-vous l’exploiter avecmoi ?
De plus en plus étonné, Amauryrépliquait :
– Permettez-moi, mademoiselle, de trouvervotre question quelque peu étrange…
– Allons, reprit la Monti, je voisqu’avec vous il faut mettre tout de suite les points sur les i.
Et, s’approchant d’Amaury, elle lui dit à voixbasse :
– Entre nous, n’est-ce pas ?… Tout àfait entre nous… Secret absolu…
– Oui, oui… c’est entendu.
– Le banquier Favraut est vivant.
– Vous dites ? s’exclamaM. de la Rochefontaine, incrédule.
Avec un accent de sincérité qui le fittressaillir, Marie Verdier poursuivit :
– Je vais vous confier une choseterrible : j’ai acquis la preuve, comme vous pouvez l’acquérirvous-même, que Favraut ne reposait plus dans son tombeau.
– C’est inouï !
– Favraut a été plongé dans un sommeilcataleptique, puis enlevé de son cercueil par un personnagemystérieux qui le tient en ce moment en son pouvoir.
– Quel est ce roman ?
– Ce n’est pas un roman, c’est laréalité… j’en ai la certitude absolue… la preuve irréfutable…Écoutez-moi jusqu’au bout…
Et Diana… après avoir mis au courantM. de la Rochefontaine de tout ce qu’elle savait au sujetde Judex, conclut, d’un air de triomphe :
– Dites-moi maintenant si ce n’est pasune mine d’or que nous avons à exploiter ensemble ?
Encore un peu méfiant, M. de laRochefontaine objectait :
– Pourquoi, madame, ne l’exploitez-vouspas vous-même ?
– Parce que seule, je ne puis mener àbien une entreprise qui, je ne vous le cache pas, et vous vous endoutez bien vous-même, ne va pas sans danger.
« Or, je sais ce qu’il en coûte de seconfier au premier venu… tandis qu’avec vous, je serai tranquille…Et voici pourquoi : la rupture de votre mariage avec la filledu banquier vous a replongé dans une situation plus qu’obérée…Excusez-moi de vous parler avec une aussi brutale franchise…
– J’aime mieux cela.
– À la bonne heure, je vois que nousallons nous entendre. Ce ne sont point les quelques milliers defrancs que vous procurera Cocantin qui pourront vous remettred’aplomb. Je vous offre l’occasion inespérée de remettre la mainsur une fortune énorme. Ne la laissez pas échapper… Marchons aucontraire la main dans la main… unis étroitement dans la mêmepensée… dans le même but… et je vous garantis qu’à nous deux, nousamènerons bien Judex à se démasquer et à nous rendre Favraut. Jejoue avec vous cartes sur table, monsieur de la Rochefontaine… Nonseulement je vous ai dévoilé mon secret, mais je ne vous ai riencaché de mes intentions. À vous de me répondre !…
Amaury qui, maintenant, avait compris la femmequ’il avait devant lui, fit avec un air de grand seigneur, tout àfait détaché des choses d’ici-bas :
– Permettez-moi maintenant, mademoiselle,de vous parler avec autant de franchise que vous m’avez parlévous-même.
– Je vous en prie.
– Vous ne m’avez pas dissimulé quel’aventure en question n’irait pas pour vous comme pour moi sans degraves périls.
– C’est l’évidence même.
– Certes, je ne mets pas en doute lesuccès…
– Moi non plus.
– Mais alors… Si vous… vous êtes sûre detoucher votre récompense… qui me garantit un bénéfice dans cetteaffaire ?
– Croyez-vous donc que Favraut ne serapas trop heureux de payer sa liberté au prix de plusieursmillions ?
– Vous ignorez donc ce qui s’est passéentre sa fille et moi ?
– Je ne sais qu’une chose…, rugit Diana,en laissant éclater sa haine, c’est que Jacqueline est ma plusmortelle ennemie.
– Si encore nous savions ce qu’elle estdevenue ? reprenait Amaury.
– Je le sais, riposta farouchementl’aventurière… et je ne vous cacherai pas que pour moi, bien plusque pour vous, elle est un obstacle terrible à mes projets. Maiscet obstacle, j’ai le moyen de le supprimer et je lesupprimerai.
La Monti avait lancé cette phrase avec unaccent tellement terrible qu’Amaury répliquait, effrayé :
– Je suppose que vous n’allez pas meproposer de l’assassiner ?
– Vous êtes fou ! ricana lamaîtresse de Moralès, en haussant les épaules.
Et avec la plus hypocrite des adresses, elledéclara :
– Voyons, est-ce que des gens comme nousse font assassins ? Il y a cent autres façons de s’y prendre.Mais parlons plus bas… cet imbécile de Cocantin – car c’est unimbécile, vous le savez aussi bien que moi – n’a pas besoin deconnaître nos secrets.
Et, se rapprochant tout à fait du gentilhommeruiné qu’elle était en train de circonvenir si adroitement, laterrible créature se mit à lui parler à voix basse… achevant debriser les indécisions d’Amaury… l’enveloppant, le persuadant, legagnant à sa cause… à force d’infernale audace… de séductionperverse… de fascination irrésistible…
Puis, quand elle s’aperçut que de laRochefontaine lui était acquis, elle reprit un peu plushaut :
– Somme toute, ce que je vous propose estd’une exécution facile… et ne peut pas nous entraîner bienloin.
– Et… comme vous me le dites, approuvaitAmaury, repris d’une véritable soif de richesse, ce sera une armeavec laquelle nous tiendrons Judex aussi bien que Jacqueline.
– Je n’ai jamais voulu vous proposerautre chose, affirmait Diana, avec un accent d’ingénuité dontl’expression factice eût certainement inquiété tout esprit plusscrupuleux que celui de M. de la Rochefontaine.
– En ces conditions, accédait Amaury,l’affaire me semble acceptable.
– Alors, nous sommes d’accord ? fitl’aventurière, en fouillant de son regard celui de son futurcomplice.
– Entièrement, consentait le gentilhommedécavé, déclassé, amoral et sans scrupules que si habilementl’aventurière venait de prendre dans ses filets.
Et Diana conclut :
– La réussite de notre plan dépend de saprompte exécution… Il s’agit donc d’en réaliser immédiatement lapremière partie… où vous êtes appelé à jouer le rôle que voussavez.
– Parfaitement.
– Donc, filons vite… Le temps de délivrerCocantin, et en route.
Diana, dont les yeux brillaient d’une lueur dejoie malsaine et cruelle, s’en fut pousser le verrou… et Cocantinapparut, légèrement congestionné et visiblement impatient dereconquérir sa liberté…
Sans lui donner le temps d’articuler un mot,la Monti s’écria sur le ton de la plus aimablevolubilité :
– Excusez-moi, cher monsieur Cocantin, devous avoir fait attendre… mais M. de la Rochefontaine etmoi nous avions des choses très importantes à nous dire. Inutiled’ajouter que nous nous sommes entendus à merveille… Nous allonsfaire une course très pressée, mais nous repasserons ici dans lasoirée… ou demain matin au plus tard… pour en terminer avecvous…
Et foudroyant le détective d’un regardpassionné, l’aventurière ajouta :
– Inutile de vous dire que je ne vousoublierai pas… cher ami… et que vous pouvez entièrement compter surmoi, plus que jamais, vous m’entendez, plus que jamais !
Puis, s’adressant à M. de laRochefontaine, elle fit, toujours souriante :
– Venez, cher ! À tout à l’heure,monsieur Cocantin.
– À tout à l’heure, répliqua le directeurde l’Agence Céléritas, en se confondant en salutationsempressées…
Quel forfait inédit avait encore imaginé DianaMonti ?
Quels nouveaux périls allaient planer surJacqueline ?
En attendant, Cocantin, qui avait reconduitses deux clients jusque dans l’antichambre, les regardaits’éloigner d’un air intrigué.
– Drôle de femme, se disait-il, maisqu’elle est capiteuse !… Si elle tient ses promesses, jecrois, mon vieux Prosper, que tu ne seras pas à plaindre.
Galvanisé par ses espérances amoureuses,Cocantin retourna dans son bureau.
Mais comme, suivant son habitude, ses yeux sedirigeaient vers le buste de Napoléon, il tressaillit…
Il venait, en effet, d’avoir l’impressiondirecte, immédiate, que son maître le regardait d’un air menaçant…et qu’il semblait lui dire :
– Cocantin, je ne suis pas content detoi !
Alors, devenu perplexe, il s’assit à sonbureau et songea…
Puis, au bout d’un moment, il murmura, envahipar une inquiétude mal définie.
– Je ferais peut-être bien de ne pasm’emballer… Cette femme, maintenant, me fait plutôt peur. Ah !mon oncle !… Mon oncle !… Pourquoi m’as-tu laissé tonagence en héritage ?
Judex, en proie à une des luttes les pluspoignantes qui aient jamais bouleversé un cœur humain, étaitdemeuré longtemps enfermé dans son cabinet de travail, comme perdudans une douloureuse rêverie qui mettait sur son beau visage unvoile de navrante tristesse.
– Et il n’y a rien à faire, rien !murmura-t-il d’une voix angoissée. Quelle chose affreuse que lafatalité !
S’emparant de sa perruque et de sa faussebarbe, il allait sans doute reconstituer, grâce à un maquillageatteignant la perfection même, le personnage de Vallières qu’ilavait joué d’une façon si extraordinaire auprès du banquier et desa fille… et qui avait nécessité de sa part de longues préparationset de minutieuses études, lorsqu’on frappa légèrement à laporte :
– Qui est là ? fit Judex sur un tond’impatience.
– Roger…
– Qu’y a-t-il ?
– J’ai besoin de te voir tout desuite.
Judex s’en fut ouvrir.
En l’apercevant sous ses traits naturels,Roger sursauta :
– Quelle imprudence !murmura-t-il.
– Tais-toi…, imposa le faux Vallières enfaisant pénétrer son frère dans son bureau dont il refermasoigneusement la porte.
Roger attaquait sur un ton où perçait unelégère inquiétude :
– Qu’as-tu donc ? Tu semblesbouleversé, malheureux même. Pourquoi, tout à coup, au risque de tetrahir, as-tu arraché le masque sous lequel tu te cachais pouraccomplir à la fois une œuvre de bonté et un devoir dejustice ?
– Lis cela…, fit simplement Judex en luitendant la lettre que deux heures auparavant lui avait dictéeJacqueline.
Roger en prit connaissance et, l’airmélancolique, la rendit à son frère qui reprit aussitôt :
– Tu as lu ?
– Oui… j’ai lu !
Répétant les propres termes de la missivequ’il savait déjà par cœur, l’ennemi du banquier scanda d’une voixsourde, étouffée :
Quant à vous, votre nom mystérieux évoquetoujours pour moi le sombre drame de la mort de mon malheureuxpère. Je n’ose le répéter et ne le lis qu’avec effroi… Je demande àVallières de ne pas le prononcer devant moi.
Et Judex ajouta, avec un accent dedésespoir :
– Frère, toi qui sais… comprends-tu ceque je peux souffrir ? N’est-ce pas que c’est une choseaffreuse ?
– Jacques… courage…, reprenait Roger.
– Courage !… C’est ce que je necesse de me répéter à moi-même. Mais en aurai-je assez pour allerjusqu’au bout ?
– Que dis-tu là ?
– Écoute-moi, reprenait Judex… Lorsque jeme suis attelé à la tâche sacrée qui nous avait été ordonnée… j’aipris, comme toi d’ailleurs, la résolution de fermer mon cœur à toutamour, tant que nous n’aurions pas accompli notre œuvre, non devengeance, mais de justice.
« Comme toi, mon frère… j’ai réussi à metenir à l’abri de toute passion… jusqu’au jour où, sous les traitsde Vallières, j’ai réussi à pénétrer dans l’intimité du banquierFavraut.
« Et voilà que bientôt je me suis aperçuque peu à peu, malgré moi, un sentiment que je prenais pour del’amitié, de la sympathie, m’était inspiré par cette douce jeunefemme… qui, dès le premier jour, m’était apparue – et je ne metrompais pas – comme une des victimes de l’égoïsme tyrannique deson père.
« Ce sentiment qui aurait pu affaiblir mavolonté, je l’ai combattu avec un tel acharnement que je suisparvenu à le dominer assez victorieusement, pour qu’il nem’entravât pas dans la terrible besogne que j’avais à accomplir…Mais… à la suite d’une scène profondément émouvante avecJacqueline, scène où j’ai pu mesurer toute la noblesse de son âmeen même temps que la pureté de son cœur, je t’ai dit :
« Frère, cette malheureuse, sans s’endouter, vient de sauver l’existence de son père… Après ce qu’elle afait, nous ne pouvons plus laisser ce misérable se réveiller entreles quatre planches d’un cercueil… Si grands soient ses crimes, sijuste soit notre ressentiment, nous n’avons plus le droit de luiimposer la plus atroce des agonies, le plus hideux des supplices,mourir enterré vivant !… Alors tu m’as répondu :« Frère, tu es l’aîné ! Tu es le maître… Ordonne,j’obéirai. » Et tu m’as dit cela, n’est-ce pas, mon Roger,parce que ta conscience te dictait aussi ce verdict de souverainepitié.
– Et surtout ! reprit Roger, parceque j’avais compris que tu aimais.
– Frère, tu te trompes ! protestaitJacques avec une sombre énergie… À ce moment-là, je ne l’aimais pasencore d’amour, tandis qu’aujourd’hui, où je la connais mieux, oùj’apprécie encore plus hautement son âme, où je sais tous lesdangers qu’elle a courus, où je l’ai recueillie pantelante, auxtrois quarts morte, dans ce moulin des Sablons… je l’admire etl’adore avec toute la ferveur d’un cœur à jamais conquis… eh bien…Roger c’est terrible… Roger… tu vas me blâmer, tu vas peut-être memaudire… mais il faut bien pourtant que cet aveu sorte de moi,parce qu’il m’étouffe.
Et Judex, saisissant son frère dans ses bras,lui dit :
– Il y a des moments où je me demande sije ne vais pas lui rendre son père.
– Jacques ! s’écria Roger enpâlissant… souviens-toi que nous sommes liés par le plus sacré, leplus solennel des serments.
– Et si je m’en faisais délier ?
– Ne te berce pas d’une pareilleillusion.
– Si j’essayais ?
– Tu te briseras contre la plus noble deshaines.
Jacques se taisait, courbé sous le poids de laplus grande des afflictions. Roger, doucement, voulutreprendre :
– Mon ami…
Mais, soudain, Judex releva la tête :
– Frère, dit-il, tandis qu’une flammed’espoir illuminait son visage… je vais être obligé de te quitter…pendant vingt-quatre heures… Je suis tranquille au sujet de notreprisonnier… Kerjean fera bonne garde.
« Pendant ce temps, tout en continuant àveiller sur Jacqueline, je te prie en grâce d’aller chercher sonenfant, et de le ramener au plus tôt près d’elle.
– Je pars tout de suite… pour Loisy,consentait aussitôt Roger, qui souffrait de la douleur de sonfrère.
– Merci…
– Et toi… courage !
Les deux frères qui semblaient marqués tousdeux par un destin, longuement s’étreignirent.
Et Roger prononça cette phrase mystérieuse àl’oreille de Judex, qui tressaillit :
– Tu l’embrasseras pour moi !
– Je te le promets !
Une heure après, Jacqueline encore sousl’impression de son émouvante entrevue avec l’ancien secrétaire deson père, recevait le message suivant :
Madame,
Obligé de m’absenter brusquement, je croispouvoir vous annoncer que conformément à votre désir votre enfantsera auprès de vous ce soir ou demain. Je vous supplie de ne pasbouger de votre chambre avant mon retour qui ne sauraittarder.
Veuillez agréer, madame, l’expression demon respectueux dévouement.
VALLIÈRES.
– Le brave homme ! fit simplementJacqueline en portant la lettre à ses lèvres.
Jeannot et le môme Réglisse, bras dessus brasdessous, leurs petits cartons d’école sur le dos… se rendaient tousles deux, comme chaque jour, à l’école… située à l’autre bout dupays… lorsque, tout à coup, une voix de femme vibra tout prèsd’eux.
– Mais c’est Jeannot ?…
Aussitôt le môme Réglisse vit son petitcompagnon se précipiter vers une jeune femme très élégante… et unmonsieur non moins chic qui se tenaient à côté d’une automobilearrêtée au bord du chemin.
Déjà l’aventurière avait saisi le bambin dansses bras et le comblait de caresses… en disant :
– Que je suis donc heureuse de vousrevoir, mon petit Jean.
Amaury, de son côté, interrogeait :
– Où allais-tu donc comme ça ?
– À l’école.
– Eh bien, proposa joyeusement Diana,nous allons t’y conduire en voiture.
– Je veux bien…, acceptait le bambin.Seulement, faut emmener aussi mon camarade.
– C’est entendu. Allons hop… montez tousles deux…
– Mince alors ! s’extasiait le mômeRéglisse, v’là qu’on se fait carrioler comme des ambassadeurs.
La voiture démarra à belle allure… et Jeancommençait déjà à bavarder joyeusement lorsque le chapeau du mômeRéglisse, astucieusement poussé par Amaury, qui avait tout de suitedeviné dans le bambin un témoin gênant, s’envola emporté par labrise.
La voiture stoppa aussitôt, et, tandis que lemôme descendait pour rattraper son couvre-chef, le wattman, quin’était autre que Crémard, repartit aussitôt à toute allure,laissant Réglisse en panne sur la route…
– Attendez-le ! criait en vainJeannot.
Mais quand il vit que l’auto dépassait l’écoleet s’éloignait à fond de train dans une direction de lui inconnue,pris à la fois de frayeur et de colère, il se mit àcrier :
– Je ne veux pas m’en aller avecvous !
– Voyons, mon chéri, clamait Diana, n’aiepas peur ! Tu sais que nous t’aimons bien…
– Où m’emmenez-vous ? questionnaitle fils de Jacqueline.
– À Paris.
– Voir maman ?
– Oui, c’est cela, voir ta maman.
– Alors, pourquoi n’avez-vous pas attendule môme Réglisse ?…
– Tais-toi ! fit sèchementAmaury.
L’enfant se mit à pleurer… tout en appuyant sapetite tête sur l’épaule de l’infâme Diana qui osa encore lecaresser.
Lorsque l’auto stoppa devant l’AgenceCéléritas… Jeannot était un peu apaisé… Diana et son nouveaucomplice le firent monter avec eux jusque chez Cocantin.
– Vous voyez que nous vous avons tenuparole ! dit l’aventurière.
– Quel est ce bel enfant ?interrogeait le détective.
L’aventurière s’empressa dedéclarer :
– Un très gentil petit garçon que nousramenons à sa maman.
Et après avoir fait un signe à Amaury, quiprit le bambin par la main et l’emmena vers la fenêtre, elleexpliqua à voix basse au directeur de l’Agence Céléritas :
– C’est le fils de Jacqueline Aubry… Jecommence par vous dire que nous ne lui voulons aucun mal… Nousallons seulement vous prier de le garder pendant quarante-huitheures. Pendant ce temps… M. de la Rochefontaine et moi,nous ferons savoir à Judex que ce petit est ici. Nul doute qu’il nevienne le réclamer.
– Et alors ?
– Le reste nous regarde…
– Je vous avoue que je ne comprends pastrès bien, déclarait Cocantin sans enthousiasme.
– Rappelez-vous qu’il y a cent millefrancs pour vous… si nous arrivons à savoir qui est Judex…
Et cherchant à enivrer Cocantin de l’un de cesregards ardents qui semblent déjà mieux qu’une promesse, elleajouta :
– Allons, c’est entendu !… Amaury…nous allons prendre congé de M. Cocantin.
En même temps, Jeannot se précipitait vers ledétective en suppliant :
– Oh ! non, m’sieu, m’sieu…gardez-moi… Ils sont méchants !
– Vous voyez ! ricanal’ex-institutrice… Lui-même préfère rester avec vous… Ne lecontrariez pas, cher ami.
– Au revoir… et à bientôt, lança Amauryen rejoignant la Monti, qui avait déjà gagné l’antichambre.
Cocantin tout ahuri, demeuré seul avec le filsde Jacqueline, le considéra avec une expression de pitié, bientôtattendrie.
– Pauvre petit bonhomme !murmura-t-il tout ému.
Et l’attirant à lui, il demanda :
– Dis, tu veux bien que nous soyons bonsamis ?
– Oui, monsieur, répondit Jeannot… Jeveux bien… Seulement vous me rendrez à ma maman.
– Où demeure-t-elle ?
– À Neuilly… chezMme Chapuis… je ne sais plus bien la rue… mais jeretrouverai bien la maison.
Un vrai drame se jouait dans le cœur deCocantin qui songeait :
– Décidément, je crois que je me suisembarqué dans une très mauvaise affaire. Cette Diana est une femmeterrible… terrible !
Et tandis que Jeannot, flairant dans ledétective un protecteur naturel, sautait sur ses genoux, le regardde Cocantin se dirigea vers le buste de Napoléon.
– Il n’y a pas d’erreur, se dit-il… Jeferais beaucoup mieux de le ramener à sa mère.
Mais, tout à coup, le frisson de la peur fittressaillir Prosper…
En effet… le successeur de Ribaudet, tout encaressant le chérubin qui lui témoignait une si rapide et sientière confiance, venait de se dire tout à coup :
– Si je manque de parole à ces gens-là,ils sont capables de me jouer tous les tours possibles etimaginables… D’ailleurs, ce petit n’a rien à craindre… D’abord, ilsm’ont promis qu’ils ne lui feraient aucun mal et il n’y a pasbesoin d’avoir inventé la poudre, même de riz, pour comprendrequ’ils ne veulent s’en servir que pour amorcer Judex et délivrerFavraut, but honnête et louable entre tous. Somme toute, je neserais pas fâché de voir un peu la tête qu’il a, ce nommé Judex…Puis, il y a cent mille francs pour moi, et dame ! on a beauêtre à son aise, cent mille francs c’est une somme respectable.
Tout en faisant sauter sur ses genoux le petitJean, qui commençait à lui parler du bourricot et des canards deson papa Julien, Cocantin dirigea de nouveau ses yeux vers le busteimpérial.
Contrairement à son attente, il n’y rencontrapas l’approbation espérée.
– C’est singulier, se dit-il, le Patronn’a pas l’air de marcher. C’est donc qu’il faut que je restitue cegosse à sa famille.
Mais voilà qu’un nouveau frisson le saisit…Cette fois ce n’est plus le frisson de la peur, c’est celui del’amour…
L’image de Diana vient de lui apparaître…
De nouveau, il entend cette voix qui sidélicieusement chantait à ses oreilles.
Il revoit ce sourire ensorceleur, ces regardsde feu…
Il respire avec délice le parfum subtil dontil hume encore la trace… Et le voilà bouleversé, ne sachant plusqui va l’emporter : Diana ou Napoléon.
Hélas ! ce fut pour l’empereur un secondWaterloo… car, Cocantin, étouffant en lui la voix du remords…Cocantin désarmé par le brillant mirage qu’il venait d’évoquer…Cocantin amoureux comme il ne l’avait peut-être encore jamais été…céda fatalement à la passion et conclut :
– Je garde l’enfant !
Et pour étouffer les derniers scrupules quipersistaient en lui, il se tourna pour la troisième fois vers lebuste de son idole et maître… tout en promettantsolennellement :
– Sire, je vous garantis que le premierqui osera seulement toucher à un de ses cheveux… eh bien ! ehbien, il aura de mes nouvelles.
Tout le restant du jour, Cocantin, pensantqu’il avait concilié son devoir, son amour et ses intérêts,s’occupa de Jeannot, jouant avec lui, le comblant de friandises etachevant ainsi sa conquête.
Et quand arriva le soir, il le coucha lui-mêmedans son grand lit… tandis que, vêtu d’une robe de chambre, ils’étendait près de lui sur deux chaises, s’endormant bientôt, luiaussi, du sommeil de l’innocence.
Lorsque le môme Réglisse, après avoir couruaprès son chapeau, vit l’automobile de Diana et d’Amaury lui brûlerla politesse, en proie à une violente et subite colère, ils’exclama :
– Zut ! ils ont mis lesvoiles !
Aussitôt, il s’élança en criant sur les tracesde la voiture…
Comprenant bientôt qu’il n’avait aucune chanced’être entendu et encore moins de rattraper le véhicule… il prit leparti très sage, après avoir montré le poing aux fuyards quidisparaissaient dans un nuage de poussière, de rentrer directementchez ses parents nourriciers et de leur raconter ce qui venait dese passer.
Précisément, le frère de Judex venaitd’arriver en auto, apportant aux Bontemps une lettre signéeVallières et dans laquelle celui-ci les priait de lui remettre lepetit Jean afin de le reconduire près de sa mère.
Surpris, effrayé par le récit du mômeRéglisse, Roger qui avait immédiatement tout deviné, dit à Marianneet à son père qui, bouleversés d’inquiétude, parlaient d’allerprévenir immédiatement la police :
– Gardez-vous bien de tenter aucunedémarche qui pourrait indiquer à ces gens que nous sommes déjà surleurs traces. Laissez-nous faire, M. Vallières et moi… Et sivraiment cette Marie Verdier et ce M. de la Rochefontaineont enlevé le petit Jean, je vous garantis que nous ne tarderonspas à le rendre à sa mère.
– Que le bon Dieu vous entende ! fitMarianne.
Et comme Roger regagnait sa voiture, le mômeRéglisse, implora :
– M’sieu, emmenez-moi avec vous pourretrouver le gosse !
Le frère de Judex considéra un instant lepetit bonhomme… Puis, il décida :
– Si tes parents y consentent…soit !
– Mais oui, mon bon monsieur, acceptaitle papa Julien.
– Surtout donnez-nous vite des nouvelles,fit Marianne.
– Dans vingt-quatre heures nous seronsfixés, fit Roger, qui, après avoir installé le môme dans lavoiture, s’assit près de lui et donna l’ordre à son wattman de leconduire à l’élégante garçonnière qu’il possédait, rue du Cirque,tout près des Champs-Élysées.
Sans perdre un seul instant, Roger se mit encampagne… Il s’agissait avant tout de retrouver la piste de Dianaet d’Amaury. À son vif désappointement, il apprit que depuisplusieurs jours ni l’un ni l’autre n’avaient reparu chez eux…
Comment les rejoindre ?
Roger qui, malgré tous ses efforts, n’avaitdécouvert aucun indice capable de le mettre sur la piste desbandits, se demandait avec une anxiété douloureuse ce qu’avait bienpu devenir le pauvre petit Jean… nouvel otage entre les mains decette misérable femme, capable des crimes les plus abominables…
Car il ne doutait pas un seul instant quel’aventurière ne se servît de cet innocent comme d’un puissantinstrument de chantage, pour se défendre et au besoin pourattaquer !
Après une nuit d’angoisse et d’insomnie,Roger, qui se préparait à mener son enquête de la façon la plussérieuse, prenait son premier déjeuner en face du môme Réglisse ets’apprêtait à lui faire recommencer le récit de l’enlèvement de sonpetit camarade, lorsqu’un valet de chambre apporta lesjournaux…
Roger, distrait se mit à les parcourir, et ilallait les abandonner, lorsque son attention fut attirée parl’annonce suivante :
JUDEX
Si vous désirez des nouvelles de l’enfant,
adressez-vous à l’Agence Céléritas,
135, rue Milton. Central 86-45.
– Cette fois, se dit-il, jetiens quelque chose…
Puis après avoir examiné le môme Réglisse qui,après avoir pris une cigarette dans une boîte, l’avait délibérémentallumée et la fumait avec une satisfaction évidente, ilmurmura :
– Hé parbleu, oui, c’est cela !… ilavait raison, ce petit, de venir avec moi… Décidément, je voisqu’il va m’être très utile…
Et s’emparant d’un appareil téléphonique,Roger demanda aussitôt la communication avec l’agence.
– Allô… allô… c’est vous, Céléritas…Monsieur Cocantin… très bien… C’est Judex qui vous téléphone…parfaitement, Judex.
Une exclamation effarée dut certainementvibrer dans le récepteur, car Roger eut un léger sourire d’ironie.Puis il reprit sur un ton qui n’allait pas sans une certainesolennité mystérieuse :
– Allô… monsieur Cocantin… Allô !…Vous êtes toujours là ? Oui… Eh bien Judex sera chez vousaujourd’hui à quatre heures.
Coiffé d’un chapeau de gendarme en papier,Cocantin était en train de jouer au cheval fondu avec Jeannot,lorsque Diana et Amaury apparurent dans son bureau.
Un peu confus de se trouver surpris dans cetteposture, Cocantin renvoya doucement le petit Jean dans une piècevoisine ; puis, prenant un air grave et compassé, il annonça àses redoutables clients :
– J’ai l’honneur de vous annoncer quej’ai reçu un coup de téléphone de Judex.
– Ah ! ah ! firentsimultanément les deux associés… Et que vous a-t-il dit ?
– Qu’il serait ici à quatre heures.
– Diable ! constata Amaury, il n’y apas un instant à perdre.
Et, sonnant délibérément le garçon de bureau,il l’envoya sur un ton péremptoire faire une course à l’autre boutde Paris.
– Qu’est-ce que cela veut dire ?protestait Cocantin. Je suppose que vous n’avez pas l’intention de…d’organiser un guet-apens chez moi ?
– Voyons, cher ami…, calmait perfidementl’aventurière, rappelez-vous ce que je vous ai dit.
– Je ne prends conseil que de maconscience.
– Allons, Cocantin, ne parlez pas desabsents, raillait Amaury… Maintenant, d’ailleurs, il est trop tardpour reculer… il faut être avec nous ou contre nous…Décidez !…
– Il est avec nous, ce cher Prosper,minaudait l’ancienne institutrice.
Mais, cette fois, Cocantin semblait s’êtrecuirassé de vertu, et peut-être Napoléon allait-il reprendre sarevanche sur la femme, lorsqu’un coup léger, discret, retentit à laporte du cabinet.
– C’est lui ! firent les deuxcomplices, persuadés que Judex, après avoir vu sur la portel’inscription : Entrez sans sonner,avait pénétré dansl’antichambre et, n’y trouvant pas de garçon, s’annonçait lui-mêmeau détective.
– Entrez ! fit Cocantin d’une voixblanche… tandis que d’un seul bond Diana et Amaury, sortant chacunun revolver de leur poche, s’embusquaient de chaque côté de laporte.
Cette fois, Cocantin, complètement terrorisé,s’abattit sur son fauteuil.
Lentement, la porte s’ouvrit… livrant passageà un petit bonhomme haut comme trois crêpes et portant une largeenveloppe à la main.
Sans s’inquiéter du cri de déception et derage que poussaient les deux complices, le môme Réglisse, unsourire malicieux aux lèvres, demandait :
– Monsieur Cocantin, s’il vousplaît ?
– C’est moi… mon petit… garçon, bégayaitle détective.
– Voici une lettre pour vous.
Et le directeur de l’Agence Céléritas lutd’une voix que l’émotion assourdissait :
Monsieur Cocantin,
Judex est méfiant. Rien ne lui prouve quel’enfant qu’il cherche est bien entre vos mains. Que cet enfant semontre au balcon de votre appartement, que je le voie ; et,quelques minutes après, je viendrai négocier son rachat.
JUDEX.
En proie à une violente colère… Diana etAmaury menaçaient de se précipiter sur le jeune messager qui,d’ailleurs, les narguait avec la plus insolente bravoure.
Sans doute, dans leur fureur, allaient-ils lebrutaliser ; mais Cocantin, faisant appel à toute son énergie,avait saisi l’enfant et clamait :
– Je vous défends d’y toucher !
Et avant que ses deux clients, démontés parcet excès d’audace inattendu, aient eu le temps de protester,Prosper, empoignant le môme Réglisse, le faisait disparaître dansla chambre où se trouvait déjà le fils de Jacqueline… Enhardi parce premier coup de force, il revenait à Diana et Amaury et leurlançait la phrase classique qui revient dans tous les importantsmélodrames :
– L’heure est grave !…
Puis… fier de lui, et se sentant soutenu parl’ombre du maître, il fit, en mettant sa main dans l’échancrure deson veston et en prenant une attitude quasinapoléonienne :
– Bas les armes, je vous prie.
Et comme Amaury et Diana, de plus en plusdécontenancés, déposaient rageusement leurs revolvers sur lebureau, Cocantin, qui peu à peu sentait palpiter en lui un cœur dehéros, posa avec une autorité inquiétante :
– Et maintenant, causons !
*
* *
En apercevant le môme Réglisse, Jeannot avaiteu un cri de joie.
– Toi ici ! Toi !
– Oui, mon pote !
Et comme le bambin l’embrassait à l’étouffer,le gamin des fortifs reprit tout bas :
– Assez, mon gosse, assez ! Il y adu turbin à la clef… Seulement, s’agit d’en mettre et de ne pasavoir le trac.
Et le môme Réglisse, exécutant avec uneintelligence égale à sa hardiesse, les instructions de Roger,expliquait :
– S’agit pour toi de déguerpir d’ici, etau trot… Sans ça, mon pauvre lapin… y aurait des chances… que tu nela revoies pas de sitôt ta maman !
– Oh ! alors… je veux m’en allertout de suite.
– Attends… Ça ne va pas traîner… mongosse, t’en fais pas… le système D, il y a encore que ça, monfiston.
Se dirigeant vers une fenêtre qui s’ouvraitsur un balcon donnant sur la rue, le môme Réglisse l’ouvrit toutdoucement… et se penchant au dehors fit un signe rapide à Roger,qui, accompagné de trois individus, stationnait en face, sur letrottoir.
Puis, revenant à Jeannot qui suivait d’un œilintéressé tous ces préparatifs, il le prit par la main et luidit :
– Voilà le moment, mon frangin, demontrer que tu n’as pas les foies blancs.
Et, l’entraînant sur le balcon, il fit en luidésignant la balustrade :
– Grimpe ! Allez, pas dechichi !… T’as rien à craindre… Bon sang ! Aie pas peur,p’tit gas ! Saute carrément dans la rue… Y a du monde en baspour te recevoir.
Et, tandis qu’un coup de sifflet retentissaitau dehors, Réglisse, saisissant le petit Jean qui avait fermé lesyeux, le poussa dans le vide… Jeannot, après avoir tournoyé deux outrois fois dans l’espace, s’en vint tomber, sain et sauf, dans unecouverture que Roger et ses acolytes avaient fortement tendue.
Au même instant, la porte de la chambres’ouvrait, livrant passage à Cocantin et aux deux bandits.
– Vous pouvez le chercher…, annonçaittriomphalement le môme Réglisse… maintenant, il estcavalé !
Se précipitant à la fenêtre, Diana et Amaurypurent voir une automobile qui disparaissait à l’angle de la rue,emmenant leur otage.
Cette fois, leur fureur ne connut plus debornes… Saisissant le môme Réglisse, ils l’avaient ramené dans lecabinet de Cocantin écumant de rage et commençaient à houspiller lebrave gamin en le harcelant de questions :
– Quel est ce Judex ?…
– Où demeure-t-il ? Parle…
– Parle… ou nous te faisons tonaffaire.
Mais le môme Réglisse se défendait de sonmieux, offrant une résistance désespérée aux deux bandits qui, auparoxysme de la colère, allaient peut-être se livrer à quelquefolie… lorsque Cocantin, qui avait senti gronder de plus en plus enlui son ardeur belliqueuse, s’empara brusquement des deux revolverslaissés sur le bureau et s’écria en les braquant sur ses deuxclients :
– Haut les mains !… monsieur etdame…
Trouvant que Diana et Amaury ne s’exécutaientpas assez vite, il tira en l’air un coup de semonce.
Les deux aventuriers n’insistèrent pasdavantage et s’empressèrent de gagner l’antichambre, puisl’escalier, toujours sous la double menace des brownings quel’héroïque Prosper dirigeait vers eux…
Après avoir fermé sa porte à double tour,Cocantin revint vers le messager de Judex…
– C’est bien, fit-il… Je suis content detoi.
– Moi aussi, répliquait le gosse, je suiscontent de vous.
– Comment t’appelles-tu ?
– Le môme Réglisse.
– Ton vrai nom ?
– J’en ai pas.
– Tu es donc sans famille ?
– Probable.
Alors, Cocantin très ému le prit sur sesgenoux comme il avait pris Jeannot ; et, plein d’admirationpour le merveilleux gamin qui venait de lui donner une si belleleçon d’habileté et de vaillance, il le considéra avec bonté, sansrien dire et avec une expression de profonde émotion.
– À quoi que vous pensez ? demandabientôt le môme.
– Je pense, fit Prosper, que je pourraisavoir un enfant de ton âge.
– Et moi…, dit Réglisse, je pense que jepourrais avoir un papa comme vous.
Alors, Cocantin, qui l’avait embrassé, jetaitun coup d’œil triomphal vers le buste de l’empereur, puis ilmurmura :
– Il ressemble au roi de Rome !…
*
* *
Une demi-heure après, Roger remettait àJacqueline… le petit Jean… qui se réfugiait tout joyeux dans lesbras maternels…
Quant à Judex, il n’avait pas reparu…
Quel était le but de son mystérieuxvoyage ?
Le château de la Ferté, qui s’élève à lalisière de la forêt de Dreux, au fond d’une longue avenue bordée dechênes de haute futaie, avait été construit vers le milieu duXVIIIe siècle par un de ces riches financiers qui, aprèsavoir mené une existence des plus fastueuses, éprouvaient, audéclin de leurs jours, le besoin de se retirer dans leurs terres,parfois pour s’y préparer plus tranquillement au salut de leur âme,mais le plus souvent pour y réparer les ruines de leur santécompromise par des excès de toutes sortes.
En pleine campagne, à douze kilomètres de laville, complètement isolé, il était devenu, sous la Révolution, lapropriété d’un certain citoyen Poussard, fournisseur aux armées…Sous la monarchie de Juillet, il avait passé entre les mains ducomte de Mériel qui en avait fait un rendez-vous de chasse… Puis…bientôt abandonné, il était tombé dans un état de ruine et dedélabrement vraiment lamentable… jusqu’au jour, c’est-à-dire quinzeans environ avant que ne commence ce récit, où une femme en deuil,à l’allure de grande dame et dont le visage demeuré extrêmementjeune contrastait avec une magnifique chevelure blanche comme laneige, l’avait acquis de son dernier propriétaire, M. Forois,fabricant de produits chimiques, qui avait reculé devant les fraisqu’entraîneraient la restauration et l’entretien d’un pareildomaine.
Six mois après, la comtesse de Trémeuse –c’était le nom de l’acquérante – s’installait dans sa nouvellerésidence, dont elle avait ordonné, réglé elle-même l’aménagementsobre, sévère même, transformant l’ancienne et brillante résidencedu fermier général de Louis XV en un véritable lieu derecueillement et de prière…
Entourée de trois vieux serviteurs, un cocher,un valet de chambre et une cuisinière, ne recevant aucune visite,vivant dans l’isolement le plus absolu, ne manifestant sa présencedans ce coin de terre que par les nombreuses aumônes qu’ellefaisait distribuer aux pauvres, ne sortant de sa maison que pour sepromener seule dans les vastes allées de son parc ou pours’asseoir, durant les beaux jours, sur une vaste terrasse quidomine la plaine, Mme de Trémeuse semblait,dans ses vêtements de deuil qu’elle ne quittait jamais, lapersonnification de la douleur qui veut rester cachée…
Dans le pays on l’appela bientôt la Femmeen noir…
Comme on ne savait rien d’elle, quelquescommères de village s’efforcèrent d’interroger ses serviteurs… Maisceux-ci s’étaient toujours renfermés dans un mutisme qui n’avaitfait qu’exacerber les curiosités… Puis, les années avaient passé.Les commères s’étaient lassées de voir leurs questions rester sansréponse… et autour de l’étrange châtelaine de la Ferté, un silencerespectueux s’était établi… et nul ne s’était plus inquiété decette femme si douloureuse et si belle.
Un matin qu’elle cheminait lentement dans unsentier obscur, son domestique, qui la cherchait depuis un certaintemps, s’approcha d’elle. Après s’être excusé avec beaucoup dedéférence de la déranger dans ses méditations, il lui remit untélégramme qu’elle s’empressa de décacheter.
La dépêche ne contenait que cesmots :
Serai auprès de vous… onze heures
Tendresses de votre fils.
JACQUES.
Un sourire fugitif erra sur les lèvres de lacomtesse, apportant une brève détente à ce visage qu’un secretdéchirement semblait avoir figé à tout jamais dans l’immobilité dela plus mortelle tristesse…
Puis, reprenant son air grave de femme qui arenoncé à tout ici-bas, elle regagna le château… et, pénétrant dansune pièce ornée de beaux meubles de haut style, elle prit sur latable une photographie qui représentait deux garçons de quatorze etdouze ans… ses fils… qu’elle se prit à contempler avec uneexpression faite à la fois de tendresse, d’admiration etd’orgueil.
Elle reposa le portrait sur la table, etimmobile… hautaine… farouche, une expression singulière dans lesyeux qui, fixes, brillants de fièvre intérieure, semblaient depuislongtemps ne plus connaître de larmes, la femme en noir paruts’absorber de nouveau dans une sombre rêverie…
*
**
Voici quel avait été le drame atroce qui avaitbrisé sa vie : Dernière descendante de l’une des plusanciennes et illustres familles de Corse, Julia Orsini avait épouséà vingt ans le comte de Trémeuse, excellent gentilhomme qui nes’était pas contenté de naître riche… mais qui avait encore vouluque sa fortune devînt pour lui et pour ceux qu’il employait unesource d’énergie, de travail et de profits. Détenteur d’importantesconcessions minières en Amérique et au Transvaal, ses nombreusesoccupations ne l’avaient nullement empêché de se montrer enversJulia, qu’il adorait, un mari incomparable.
Deux fils… Jacques et Roger, étaient venus, àdeux ans d’intervalle, compléter ce bonheur ; et plusieursannées s’étaient écoulées… sans que le moindre nuage troublâtl’harmonie idéale de cette famille qui semblait avoir mis en communles plus précieux trésors d’affection, de joie et de tendresse…
Or… un soir que le comte de Trémeuse donnaitun grand dîner, il y eut parmi les invités le banquier Favraut, quiavait trouvé le moyen de se faufiler dans une maison où il espéraitrencontrer l’occasion de drainer d’importants capitaux.
Venu pour extorquer de l’argent à de Trémeuse…le gredin sortit de chez son hôte avec d’autres intentions :il avait résolu de lui voler sa femme.
Subjugué par la beauté pure et classique de lacomtesse, le misérable se mit en devoir de commencer aussitôt cequ’il appelait dans son cynisme de goujat sa campagne amoureuse etfinancière.
Mais dès sa première entrevue avecMme de Trémeuse, il put se rendre comptecombien son calcul était faux… À peine eut-il risqué unedéclaration aussi banale que grossière, que Julia, lui désignant laporte de son salon, lui imposait :
– Sortez, monsieur !… et si jamaisvous osez reparaître en ma présence, c’est monsieur le comte deTrémeuse qui se chargera de vous jeter lui-même dehors !…
Favraut qui savait le gentilhomme de premièreforce à l’épée et au pistolet… se garda bien d’insister… Mais, àpartir de ce jour, la famille de Trémeuse compta en lui un ennemiféroce, implacable… Elle n’allait pas tarder à s’en apercevoir.
En effet… quelque temps après, une malchanceobstinée s’abattait sur le gentilhomme. Plusieurs affaires qu’ilavait en préparation lui échappèrent… sans qu’il parvînt àdécouvrir qui le desservait ainsi.
Trois gros marchés, base de ses opérations, nelui furent pas renouvelés… Lui, dont le crédit avait parujusqu’alors illimité, vit peu à peu la circulation de son papier sefaire de plus en plus difficile.
Un jour, ce fut la nouvelle que les ouvriersd’une de ses plus importantes exploitations avaient brusquementcessé le travail.
Bien qu’il eût cédé sur tous les points,quelques jours après, son représentant lui télégraphiait :
Tous les mineurs ont adhéré à la grève… Onredoute des violences.
L’ingénieur en chef,
BERNARD.
Le lendemain… il apprenait que son industrieavait été « sabotée » à un tel point qu’il faudrait aumoins un million et six mois de travail pour réparer ledésastre.
Obligé de faire face à des échéances pourlesquelles il n’était pas en mesure de payer, il chercha descapitaux… Ignorant la scène qui s’était passée entre Favraut et safemme – car par respect pour elle-même autant que par affectionpour son mari, la comtesse de Trémeuse avait préféré garder pourelle seule le secret de cette vilaine chose –, il s’était adresséau banquier qui l’avait reçu avec toutes les marques de la plushypocrite sympathie.
Trois jours après, le gredin lui adressait ladépêche suivante :
N’ai pu décider mon groupe à s’intéresserà votre Société minière. Vifs regrets.
FAVRAUT.
Enfin, le jour même, M. de Trémeuserecevait la nouvelle que la mine, qu’à force d’énergie et desacrifices, il était arrivé à reconstituer, avait été inondée… etque les dégâts étaient incalculables.
Cette fois c’était la ruine !
Le comte, à cent lieues de soupçonner lesmenées ténébreuses de Favraut, se crut la victime de lafatalité.
Dans une scène déchirante, il révéla à safemme toute la vérité, concluant par ces mots :
– Un seul homme, s’il le voulait,pourrait encore nous sauver, c’est Favraut. Je lui ai déjà demandéson concours… il me l’a refusé… Mais peut-être aujourd’hui, enacceptant toutes ses conditions, pourrai-je me tirer d’affaire outout au moins ne pas connaître les affres d’une liquidationjudiciaire ou la honte du failli. Sans Favraut… nous sommes perdus…et je ne vous le cache pas, ma chère Julia, je me demande sij’aurai le courage de survivre à un écroulement pareil !
Le nom de Favraut avait été pourMme de Trémeuse la lueur de vérité.
Maintenant, elle comprenait tout.
C’était ce misérable qui, avec une habiletéinfernale, et ne reculant devant rien pour accomplir son ignobletâche, se vengeait de son méprisant dédain en ruinant son mari etses enfants…
Cachant soigneusement à l’époux adoré lessentiments qui s’agitaient en elle…, elle répondit avec un accentd’incomparable tendresse en même temps que de calmesublime :
– Mon ami… vous avez bien fait de me direla vérité… Maintenant que je connais la situation, je puis vousêtre d’une aide beaucoup plus efficace.
– Que comptez-vous faire ?interrogea de Trémeuse tout vibrant d’admiration et d’amour pourcette noble femme qui acceptait sans la moindre défaillance le coupterrible qui la frappait.
Avec une dignité magnifique,Mme de Trémeuse déclarait :
– Vous avez eu assez de confiance en moipour ne rien me cacher de la catastrophe qui nous menace. Je vousen sais un gré infini. Maintenant, laissez-moi faire, et peut-êtreserai-je assez heureuse pour vous sauver.
– Puis-je vous demander ce que vouscomptez faire ?
Alors, sans la moindre hésitation, avec uneflamme d’héroïsme dans le regard, la comtesse répliqua :
– C’est moi qui verrai le banquierFavraut !
En prenant une aussi grave décision, la fièredescendante des Orsini n’avait nullement cédé à la crainte… Elleobéissait au contraire à une voix intérieure qui luiconseillait :
– Va trouver cet homme… Loin det’humilier devant lui, présente-toi la tête haute, non pas entimide suppliante, mais en grande dame qui vient demander descomptes à un homme qui l’a outragée… Fais-le rougir de sonindignité. Force-le à te demander pardon, et à réparer le mal qu’ila causé… Et si vraiment ce Favraut n’est pas un monstre, s’il gardeen lui un restant d’honneur, une parcelle de pitié, il reconnaîtracertainement qu’il n’a pas le droit, parce qu’une femme l’adédaigné, de causer le malheur de plusieurs innocents !
Mme de Trémeuse, néeOrsini, qui se faisait de l’idée de vengeance une conception sihaute, quelque chose comme un de ces dogmes traditionnels qui nesouffrent point d’être diminués par la plus petite mesquinerie etencore moins salis par une hypocrite lâcheté, comptait qu’elleserait assez forte pour faire rentrer en lui-même le banquier, enlui démontrant tout l’odieux de sa conduite.
Sûre d’elle comme elle ne l’avait jamais été,prête à combattre jusqu’au bout, armée d’une énergie sans limites,forte de l’amour de son mari et de ses fils, elle se présentait lelendemain chez Favraut qui, troublé par l’annonce d’une visitequ’il n’eût jamais espérée, s’empressa de recevoir la comtesse.
Tout en lui témoignant la plus respectueusepolitesse, il la conduisit jusqu’à un fauteuil placé à la droite deson bureau ; et, avec une correction déférente qui pouvaitfaire croire qu’il avait renoncé à ses odieux projets, ilquestionna :
– Quel heureux événement… me procure,madame la comtesse, le grand honneur de votre visite ?
– Vous ne vous en doutez pas ?…répliquait aussitôt Mme de Trémeuse…
– Nullement, madame.
– Vous n’ignorez pas que mon mari setrouve depuis quelque temps dans une situation difficile.
– Je le sais.
– Je suis venue à vous pour vous demanderde nous aider.
– M. de Trémeuse ne vous a doncpas dit qu’il avait déjà sollicité mon appui… et qu’à mon vifregret, j’avais dû le lui refuser ?
– Il me l’a dit.
Favraut, qui faisait tous ses efforts pourdissimuler la passion ardente que n’avait pas cessé de lui inspirerla belle Corse, posa d’une voix sournoise :
– Madame la comtesse, quel que soit mondésir d’être agréable à M. de Trémeuse, ainsi qu’àvous-même, il m’est absolument impossible de revenir sur madécision. En ce moment, toutes mes disponibilités sont engagées…L’Europe traverse une crise financière très grave… Les capitaux secachent… et je ne vois pas… d’ici un temps assez éloigné, moyenpour moi de vous obliger… Je le regrette d’autant plus qu’il m’eûtété tout particulièrement agréable de vous prouver toute maprofonde sympathie !
– Alors…, fitMme de Trémeuse, mon mari est perdu… mesenfants sont ruinés !…
Le banquier eut un geste évasif.
Tout à fait grande… et incapable de dissimulerdavantage sa pensée, Mme de Trémeuses’écria :
– Allons, monsieur Favraut, vous netrouvez donc pas que vous vous êtes suffisamment vengé en mevoyant, moi, après ce qui s’est passé entre nous, franchir le seuilde votre bureau ?
– Comtesse, je ne comprends rien à ce quevous me dites.
– Vous le comprenez d’autant mieux quel’auteur responsable de la catastrophe qui est à la veille defondre sur nous… c’est vous !
– Moi !
– Oui, monsieur Favraut… c’est vous quiêtes l’instigateur de cette campagne odieuse dirigée contre monmari… C’est vous qui, par vos menées souterraines, après avoircompromis son crédit, avez organisé les grèves… soudoyé des genspour inonder les mines… Oui, c’est vous, en un mot, qui avez toutmis en œuvre pour le briser… et cela, parce qu’un jour que vousosiez m’insulter d’une déclaration d’amour, je vous avais chassé dema maison…
« Ne cherchez pas à nier… Ne vous dérobezpas… La preuve de ce que j’avance, c’est vous-même qui venez de mela donner… Je la lis dans vos yeux… Tenez, vous tremblez, monsieurFavraut, vous pâlissez… Ah ! si c’était de remords… comme jevous pardonnerais !…
Transfigurée par la beauté de la cause qu’elledéfendait avec toute son ardeur de mère sublime et d’épouseimmaculée, Mme de Trémeusepoursuivit :
– Avez-vous mesuré, monsieur, toutel’étendue des conséquences que pouvait avoir votre geste ? Jene le crois pas ; car si vous aviez réfléchi aux douleursimméritées qu’il entraînerait, je suis convaincue que vous n’auriezpas eu l’atroce courage d’entreprendre une pareille œuvre de haineet de mort !
« Vous avez obéi à une de ces impulsionsfiévreuses qui vous grisent, qui vous exaltent, qui vous aveuglent.Mais maintenant que vous êtes en présence de la réalité et que voussaisissez tout ce qu’il y a d’injuste dans votre haine, vous nepouvez pas ne point vous dire : « En voilà assez… Jen’irai pas plus loin… Je ne briserai pas ce mari parce que sa femmes’est refusée à moi… Je ne ruinerai pas ces enfants parce que j’aiinsulté leur mère… »
– Comtesse, vous êtes corse, repritFavraut, qui avait écouté Mme de Trémeuse avecune impassibilité beaucoup plus factice que réelle.
– Oui, je suis corse.
– Vous me permettrez donc de vous direque je suis très surpris de vous entendre me parler ainsi. Je mefigurais que vous compreniez mieux la vengeance.
– Monsieur Favraut !
Alors… éclatant tout à coup…, le misérables’écria :
– Eh bien, oui… votre mari est perdu… vosenfants sont ruinés !… Vous avez deviné juste… c’est moi quiai tout fait.
– Et vous ne regrettez rien ?
– Rien !
Très pâle,Mme de Trémeuse s’était levée.
Alors… s’avançant vers elle… le banquierscanda tout frémissant de désir et furieux :
– Vous m’avez trop fait souffrir !…On ne méprise pas impunément un homme tel que moi… Vous ne meconnaissiez pas… Vous ne vous doutiez pas jusqu’où pouvait allermon orgueil blessé… Vous le voyez maintenant… Et ce n’est pas fini.Car la morale… je m’en moque… l’honneur… je ne connais pas… Je n’aieu qu’un guide, mes instincts… mes appétits… si vous le voulez… Monseul principe, c’est ma volonté… quand on la heurte, je me révolte…et je renverse tout… Voilà !
– Vous êtes un monstre !
– Si c’est ainsi que l’on appelle un êtrequi veut tirer de la vie tout ce qu’elle peut donner, eh bien, oui,je suis un monstre !
– Et pour nous sauver, s’écria JuliaOrsini, il faudrait que je me déshonore !
– Pourquoi êtes-vous ici ?
– Vous n’avez donc pascompris ?…
– Que vous vouliez sauver votre mari.
– En vous faisant honte à vous-même.
– Et c’est ainsi que vous croyiez medésarmer ?
– Oui, car je vous croyais un restant decœur.
– Je n’en ai jamais eu.
– Vous êtes implacable.
– Comme vous l’avez été vous-même.
À ces mots,Mme de Trémeuse, malgré sa prodigieuseénergie, ne put retenir un sanglot.
Alors, d’une voix rauque… Favraut, qui étaittout près d’elle… lui dit :
– Vous l’aimez donc bien cethomme ?…
– Oui… je l’aime !
– Et vos enfants ?…
– Je les adore !…
– Eh bien ?…
Brutalement… cyniquement, le banquier vouluts’emparer des mains de la comtesse, tandis que des parolesabominables montaient à ses lèvres, amorce du plus honteux desmarchés.
Mais Favraut ne continua pas.
Mme de Trémeuse s’étaitdégagée de son odieuse étreinte… et comme le marchand d’or voulaitla ressaisir, la grande dame, en un sursaut d’indignation superbe,le frappa au visage.
Alors, au paroxysme de la rage, le banquierbondit sur elle… les mains en avant, comme pour l’étrangler.
Puis… soit qu’il se fût ressaisi à temps, soitqu’il eût été tout à coup intimidé malgré lui par le regard demépris foudroyant que lui lança la fille des Orsini, le banquiergrinça :
– Sortez… allez-vous-en… je ne veux plusvous voir… je vous hais, je vous exècre… je vous maudis !
Et, ouvrant lui-même la porte de son bureau,il attendit que la comtesse, toujours fière et refoulant noblementses larmes… quittât cette pièce où venaient de se jouer, dans leplus tragique des conflits, l’honneur d’une femme et celui d’unefamille… Et quand elle passa devant lui… il osa murmurer, lâchetésuprême :
– À bientôt… madame lacomtesse !
Mme de Trémeuse netrembla pas sous la menace. Elle s’en fut fière et digne.
Comme elle disparaissait dans l’antichambre…le marchand d’or eut un ricanement de hyène…
S’il avait aperçu le regard terrible de lacomtesse, peut-être eût-il hésité à continuer, à achever son œuvreinfernale ; car les yeux de Julia Orsini ne pleuraientpas.
Fixes, brillants, terribles, ils reflétaienttout ce que peut contenir de haine un cœur humain…
Mais, tout à sa fureur, Favraut revint à sonbureau… Et, s’emparant de son téléphone, il se mit à hurler dansl’appareil, en ponctuant chaque phrase de violents coups de poingsur le bureau :
– Allô… allô… Meyer… C’est vous !…Eh bien, lâchez sur le marché tout le paquet Trémeuse… Lâchez tout,tout, tout !
Le jour même, l’effondrement en Bourse deM. de Trémeuse était un fait accompli…
Après la débâcle, le comte était rentré chezlui…
Sa femme, qui l’attendait, lui ouvrit toutgrands ses bras… car elle avait lu sur son visage l’atroceréalité.
– Courage…, fit-elle avec une sublimesimplicité… Nous travaillerons et nous lutterons ensemble pourélever nos deux fils et en faire des hommes dignes du nom qu’ilsportent.
– Merci…, réponditM. de Trémeuse en serrant tendrement la comtesse contrelui.
Puis, tout en s’efforçant d’être calme, ilreprit :
– Pardonnez-moi, Julia, de vous entraînerdans mon propre malheur.
– Ne parlez pas ainsi.
– Il ne nous reste plus rien… jusqu’àcette maison qui va être vendue.
– Qu’importe ! Ne serons-nous pastoujours ensemble ?
Mais, d’une voix sourde,M. de Trémeuse poursuivait :
– Oui, ensemble… à porter le poids de lahonte.
– De la honte ?
– Ma pauvre amie… vous ne connaissez pasl’opinion publique. Non seulement on ne me pardonnera pas d’avoirsuccombé, mais les nombreux et modestes actionnaires de messociétés minières resteront à jamais convaincus que je suis unmalhonnête homme.
– Non, non, ce n’est pas possible,protestait violemment Mme de Trémeuse. Vous,l’être le plus loyal qui soit au monde ! Vous, la victimed’une machination infâme !…
Mais la noble femme s’arrêta.
Pour rien au monde elle n’eût voulu ajouteraux tortures de son époux en lui laissant soupçonner la démarchequ’elle avait tentée auprès de Favraut, et surtout la scèneabominable qui s’était déroulée dans le bureau du banquier.
Et… cherchant à communiquer au comte toute labelle flamme d’énergie qu’elle sentait flamber en elle, ellel’enveloppa d’un de ces admirables regards qui sont à la fois toutl’amour et toute la volonté ; puis elle ajouta :
– Rappelez-vous que vous vous devez àvous-même autant qu’à vos enfants.
Sur un ton farouche… le gentilhomme réponditsimplement :
– Je ferai mon devoir !…
Et mettant un long baiser au front de sonépouse… il fit simplement :
– Merci… mon amie…
Sous prétexte d’écrire quelques lettres, il seretira dans son cabinet de travail.
À ce moment, Jacques et Roger, accompagnés parleur précepteur, revenaient du collège.
Mme de Trémeuse, aveccette fermeté d’âme qui la caractérisait, jugea qu’il était inutilede laisser ses deux fils dans l’ignorance de la catastrophe.
Elle les fit venir près d’elle.
Avec une grande simplicité d’expression, elleles mit au courant de la situation, terminant ainsi :
– Vous êtes assez grands tous deux pourcomprendre quel est votre devoir.
À ces mots, Jacques et Roger s’étaientprécipités dans les bras de leur mère et de leurs cœurs généreux unseul cri avait jailli :
– Pauvre père !
Et voilà qu’au même instant une détonationsourde retentit au premier étage.
Mme de Trémeuse a blêmi,et tandis que ses enfants, tremblants d’une instinctive épouvante,demeuraient figés sur place, elle gravit quatre à quatre l’escalierqui conduit au premier étage…
Elle va droit au bureau de son mari… Elleentre… M. de Trémeuse est étendu à terre… tenant encore,dans sa main crispée, le revolver avec lequel il vient de sefrapper…
La comtesse affolée se jette sur lui… C’est envain qu’elle cherche à le ranimer… La balle a traversé le cœur…
C’est fini !…
Sur la table, une lettre bien en évidence estadressée à Mme de Trémeuse ; et lorsquecelle-ci, revenue de son premier anéantissement, a la force de ladécacheter, voici ce qu’elle lit :
Ma chère Julia,
Je meurs, parce que je ne veux pas quel’on puisse dire que le comte de Trémeuse a survécu à sondéshonneur.
Vous me comprendrez, vous m’approuverez,j’en suis sûr ! Car je ne fuis pas en lâche, je tombe engentilhomme.
Dites-le à nos fils… Et puisse ce terribleexemple forger leur cœur à toutes les épreuves !
Je leur adresse ma bénédiction suprême enmême temps que je vous envoie mon dernier baiser.
COMTE PIERRE DE TRÉMEUSE.
… Une heure après, la jeune veuve,prenant ses fils par la main, les conduisait jusqu’au chevet du litfunèbre où reposait le corps de leur père.
Tous trois s’agenouillèrent… et longtempsprièrent en silence.
Mais en face du mort, la fille des Orsinis’était retrouvée tout entière.
Lorsqu’elle se releva… il n’y avait plus placeen elle que pour la vengeance.
Désignant à ses fils celui qui avait été lemeilleur des époux, elle leur dit d’une voix stridente :
– Votre père est la victime d’un banditnommé Favraut. C’est lui qui, après l’avoir ruiné, a encore vouluson déshonneur. C’est lui qui lui a placé dans la main l’armefatale. C’est lui qui l’a assassiné !
Et vibrant de toute la douleur humaine, elleimposa :
– Mes fils, jurez à votre père que vousle vengerez.
Dans un geste tout de résolution farouche,Jacques et Roger qui, eux aussi, avaient du sang corse dans lesveines, s’écrièrent :
– Oui, mère… nous le jurons !
Quelques jours après ce drame horrible, aumoment où Mme de Trémeuse se préparait àdisparaître avec ses fils dans la plus modeste des retraites, unjeune homme qui se faisait appeler M. Bianchini, ingénieur,faisait demander à Mme de Trémeuse de luiaccorder une entrevue pour une affaire extrêmement urgente.
À ce nom, la jeune veuve eut un mouvement desurprise.
Elle se rappelait que, quelques joursauparavant, elle avait entendu son mari dire à sonsecrétaire :
– Voilà trois mois que je suis sansnouvelles de Bianchini… Il a certainement dû lui arriver malheur…C’est mon dernier espoir qui s’envole.
Mme de Trémeuse donnal’ordre d’introduire immédiatement l’ingénieur en sa présence.
– Madame la comtesse… fit-il, je viensd’apprendre seulement la fatale nouvelle. J’en suis d’autant plusbouleversé que je vous apportais une très heureuse nouvelle.M. de Trémeuse m’avait envoyé, il y a deux ans,prospecter des terrains aurifères en Afrique. Après de longues etpatientes recherches, au cours desquelles j’ai risqué cent fois mavie, j’ai découvert une mine d’or d’une richesse fabuleuse…
Un cri déchirant échappa à la comtesse.
– Ah ! monsieur… monsieur… pourquoine pas nous avoir prévenus plus tôt ? Mon mari serait encorevivant !
– Madame, reprenait Bianchini qui avaitpeine à dominer son émotion, ne me condamnez pas avant de m’avoirécouté. Là-bas, j’avais acquis la certitude que j’étais épié,guetté, par un certain Debord, agent d’un banquier nomméFavraut.
– Encore… toujours cet homme, scandait lacomtesse… dont le visage avait revêtu une expression de haineindicible.
– J’ai donc voulu, avant de câbler etd’écrire, m’entourer de toutes les précautions nécessaires… Car uneindiscrétion, et dans ce pays lointain c’est chose courante, eûttout perdu… Ces misérables m’auraient certainement assassiné, afinde bénéficier de ma découverte et de nous la voler. Voilà pourquoi,ignorant les terribles événements qui se déroulaient ici, au lieud’envoyer à M. de Trémeuse un message qui aurait pu êtresurpris en route, j’ai trouvé plus prudent et plus sage de venirmoi-même lui apporter la nouvelle. Mais, sachez-le, madame, jamaisje ne me consolerai de n’être pas arrivé à temps. Ce sera l’éternelchagrin de ma vie !
– Monsieur Bianchini, reprenaitMme de Trémeuse, vous avez agi suivant votreconscience… Je ne saurais vous en vouloir.
Et, tout en étouffant un sanglot, elleajouta :
– Alors, nous voilà riches ?
– À plus de cinquante millions.
– Monsieur…, reprenait Julia Orsini, dontles yeux brillaient d’une ardeur étrange, le dévouement dont vousvenez de faire preuve à notre égard vous indique comme notreassocié dans cette affaire. Dès demain, j’entends que tout soitrégularisé en ce sens… Vous repartirez aussitôt en Afrique avecpleins pouvoirs. Je compte que mes fils auront en vous l’appui dontils ont besoin.
Bianchini s’inclinait devant la noble femme,en disant :
– Leur fortune est faite… madame… J’enprends devant vous l’engagement solennel.
L’ingénieur n’avait nullement exagéré ;sa découverte était vraiment prodigieuse…
Grâce à son intelligence qui était égale à saloyauté, il sut en tirer promptement un parti encore plusconsidérable qu’il ne le soupçonnait lui-même… tenant vis-à-vis dela veuve et des fils du comte de Trémeuse bien au-delà de sespromesses.
Alors, en même temps qu’elle se consacraitentièrement à l’éducation de ses fils, la comtesse s’efforçad’intensifier en eux l’idée de vengeance qu’elle avait semée enleurs jeunes cerveaux… et ce fut ainsi qu’elle parvint à faire deJacques et de Roger non pas seulement deux hommes de premier ordre,mais deux implacables justiciers…
Elle développa avec un art infini lesaptitudes particulières de chacun… Jacques, que sa vasteintelligence prédisposait aux études approfondies, devint une sortede savant, ouvert à toutes les idées modernes les plus hardies enmême temps qu’un vrai philosophe dédaigneux de tout ce qui nel’élevait pas au-dessus des misérables contingences humaines… Rogerfut au contraire le type accompli du sportif infatigable, duplein-airiste intrépide, utilisant les merveilleuses qualitésphysiques dont il était doué…
Jacques fut la tête… Roger le bras… Tous deuxs’adoraient… Unis par le même serment, ils eussent considéré lemoindre différend entre eux comme un véritable sacrilège…D’ailleurs, ils s’étaient si bien assimilé la volonté de leur mère,qu’ils ne formaient plus avec elle qu’une véritable trinité de lavengeance unie en une seule pensée et ne vivant plus que par unmême cœur… Parfois la comtesse sut modérer leur impatience. Ellevoulait en effet frapper à coup sûr… Non seulement, il ne fallaitpas que Favraut échappât au châtiment qu’elle lui réservait, maiselle tenait essentiellement que la peine fût aussi terrible que lecrime avait été infâme…
Jacques et Roger qui avaient pour leur mèreune vénération toute proche du fanatisme se laissèrent guider commeils s’étaient laissé convaincre. Et lorsque la comtesse jugea queses fils étaient suffisamment préparés et armés pour la lutte,après avoir dit à Roger : « Tu obéiras à ton frère commeton frère m’obéira à moi-même »… du fond de son austèrerésidence, elle donna le signal des hostilités.
Pour la première fois depuis la mort tragiquede son mari, elle eut un tressaillement de joie quand elle reçut deJacques cette première lettre :
Chère maman,
Désormais, je m’appelle Vallières, je suisvieux, voûté, blanchi… Je rentre comme secrétaire chez Favraut…Nous serons vengés !
JACQUES.
Au bout d’un an seulement, elle recevait cebillet, encore plus bref que le précédent :
Le moment que j’attends depuis des annéesva venir… Favraut sera frappé le soir des fiançailles de safille.
Et enfin ce télégramme, si terrible dans sonlaconisme voulu :
C’est fait !
Alors Mme de Trémeuses’était levée… et, les mains jointes… les yeux vers le ciel, elleavait remercié Dieu de lui avoir permis de devancer sa justice.
Chaque jour, la fille des Orsini avait relules trois messages de Jacques attendant avec une impatience fébrilequ’il vînt lui-même avec Roger lui faire le récit de l’événement envue duquel, tant d’années, elle n’avait cessé de vivre…
… Et voilà que son fils lui écrivait quedans quelques heures, il serait près d’elle !
Oh ! comme elles lui parurent longues,ces heures… tant elle avait hâte de le serrer dans ses bras et delui dire : « Merci ! » au nom de la victime… aunom de l’époux enfin vengé… au nom du père qui, du fond de satombe, avait sans doute entendu les cris terribles d’agonie pousséspar Favraut se réveillant, cloué pour l’éternité, entre lesplanches d’un cercueil !
– Qu’as-tu, mon fils ?…
Telles furent les premières paroles de lacomtesse lorsqu’elle vit apparaître dans le vaste hall de sonchâteau, Jacques de Trémeuse, soucieux et grave… comme unannonciateur sinon de mauvaises nouvelles, mais tout au moins degraves événements.
– Mère, reprit Judex, après avoirembrassé tendrement la noble femme, vous m’avez toujours élevé dansun sentiment si puissant de la droiture et de l’honneur… qu’il mesemble que je ne serais plus digne d’être votre fils, si jetrompais plus longtemps la confiance que vous avez mise en moi.
– Jacques, reprenaitMme de Trémeuse très intriguée… que veux-tudire ?
Alors, avec le plus loyal des courages, Judexdéfinit tout d’un trait :
– Je viens vous demander de me délier demon serment.
Julia Orsini eut un sursaut destupeur :
– Ton serment…, répéta-t-elle. Tu ne l’asdonc pas tenu ?… Pourtant, tu m’as écrit que justice étaitfaite ! M’aurais-tu donc menti, toi, un Trémeuse, toi, monfils ?
– Favraut n’est pas mort !
– Tu dis ?
– Favraut est en mon pouvoir… Enfermédans un cachot dont nulle puissance humaine ne saurait le fairesortir et dans l’impossibilité de communiquer avec qui que ce soitau monde.
– Mais il est vivant ! scandait lacomtesse, avec un accent d’une âpreté farouche.
Puis tout de suite, elle ajouta, tandis queses yeux étincelaient de haine :
– Pourquoi avoir eu pitié de ce bandit…A-t-il eu pitié de ton père, lui ? Oui, pourquoi avoir manqué,ton frère et toi, à la foi jurée ?
– Roger n’est pour rien dans ma décision…Je l’ai prise seul et de mon plein gré… Je veux, ma mère, enassumer devant vous l’entière responsabilité.
– Pourquoi ? Pourquoi ?haletait la comtesse, au comble de l’indignation.
– Ma mère, répondit Jacques, avec unaccent d’incomparable noblesse… J’ai bien voulu être un justicier,mais à présent, je le vois, je n’ai pas l’âme d’un bourreau.
– Jacques, tu m’as trahie.
– Mère !
– Tu as trahi ton père !
– Laissez-moi vous dire…
– Tu as failli à ta tâche !… Tu asoublié que tu étais mon fils… Je ne te le pardonneraijamais !
– Mère ! suppliait Jacques, avec laplus respectueuse, mais la plus véhémente des fermetés : jevous adjure de m’écouter.
– Parle ! consentait la grande dame,en se laissant tomber sur une chaise gothique et en s’immobilisanten une sorte de morne désespoir.
D’une voix grave, solennelle, Judexcommença :
– C’est seulement lorsque Favraut a étédescendu dans sa tombe que je me suis demandé si j’avais le droitde l’y laisser. Jusqu’alors, je vous l’affirme, pas un instant jen’avais hésité, pas une minute je n’avais été troublé par lamoindre arrière-pensée. Mon âme était demeurée de bronze, mon cœurd’airain. J’étais le juge inflexible que rien ne pouvait toucher.Mais un événement inattendu n’allait pas tarder à apporter en moile doute et l’inquiétude. La fille du banquier Favraut, à la suited’une conversation où je dus lui mettre sous les yeux la preuve descrimes de son père, abandonna généreusement sa fortune àl’Assistance publique. Alors il me sembla entendre une voixintérieure qui me disait : « Après un tel geste, tu n’aspas le droit d’imposer à Favraut le supplice atroce auquel tu l’ascondamné. Je l’ai donc retiré de son cercueil et je l’ai rappelé àla vie…
– Et, maintenant, tu veux le sauver toutà fait ?
– Peut-être…
– Malheureux !
– Oui, ma mère, vous avez raison dem’appeler malheureux ! Je le suis au plus profond de mon être…Malheureux… parce que je suis épouvanté de ce que j’ai faitmoi-même… Malheureux parce que, frappant un coupable qui l’avaitcent fois mérité, j’ai entraîné dans la plus pitoyable desinfortunes une innocente qui se double d’un être charmant… d’unemère incomparable… je devrais dire d’une sainte.
– Sa fille !
– Oui, sa fille…, répétait avec forceJacques de Trémeuse, sa fille dont les larmes m’avaient inspiré unepitié que j’avais réussi à vaincre, mais dont l’abnégation, lecourage et l’esprit de sacrifice ont brisé en moi une volonté queje croyais d’acier, puisque cette volonté, ma mère, était la vôtre…sa fille, enfin, qui m’est apparue depuis quelques jours, avec uneauréole de martyre touchante et qui vous attendrirait vous-même…puisqu’elle m’a fait pleurer…
– Tu l’aimes !… s’écria Julia Orsinien revenant vers son fils.
Et, tout en le contemplant avec une expressiontragique, elle ajouta, tandis que sa voix s’assombrissait de laplus amère des déceptions :
– Et moi qui croyais avoir atteint monbut… Moi qui croyais avoir trempé vos cœurs d’une telle haine querien ne pourrait avoir de prise sur eux… Voilà où j’en suis, voilàoù nous en sommes ! Qu’attends-tu donc pour ouvrir la porte deson cachot à l’ennemi de ton père ?… Oui, qu’attends-tu pourle rendre à sa fille ?
– Que vous me releviez de mon serment,déclarait loyalement Judex.
– Jamais ! Je suis liéemoi-même ! rugit la Corse. Et tant que je vivrai, ou tum’obéiras, ou tu seras parjure… Choisis !
– Ah ! Mère ! vous mebrisez !
– Crois-tu donc que toi, tu ne me brisespas davantage ?
Alors… en un mouvement de désespoir effrayant,Jacques s’écria :
– C’est affreux ce qui m’arrive ;car depuis que j’ai vu pleurer cette femme, je me demande si, commeje l’avais cru jusqu’à ce jour, la vengeance est bien undevoir !… Oui, j’en arrive à douter que nous ayons le droitd’exercer encore la justice.
– Cette passion criminelle t’a faitperdre la raison… clamait Mme de Trémeuse,toujours dévorée de ce feu intérieur que rien n’aurait puapaiser.
Mais Judex ripostait :
– Qui sait si elle ne m’a pas plutôtconduit vers la lumière ?… Qui sait si elle ne m’a pas ouvertles yeux sur la vérité ?
– Jacques… tu blasphèmes…
– C’est ma conscience qui parle devantvous.
– Songe à ton père !
– Je ne l’oublie pas ! Et plus jepense à lui, plus je me demande si l’être si profondément généreux,si sincèrement humain qu’était le comte de Trémeuse, eût approuvé,en ce monde, l’acte de sa veuve et de ses fils.
– Tais-toi ! Je ne t’ai pas dittoutes les nuits où je me réveillais en sursaut, au cours d’affreuxcauchemars j’entendais la voix de la victime me crier avec unaccent qui me faisait peur : « Quand donc enfin lemisérable qui m’a abattu sera-t-il frappé à son tour ?… Quanddonc cessera de triompher ce bandit insolent, ce monstreinfâme ? Son exécution est d’autant plus sacrée qu’elle nefera pas que me venger, mais qu’elle arrêtera le cours de sescrimes… qu’elle préservera tous ceux dont il causerait encore laruine, dont il ferait le désespoir. Jacques, mon fils… mon enfant…que de fois l’ai-je entendue, cette voix ! Non, tu ne voudraispas qu’elle retentît de nouveau à mon chevet… pour me reprocherd’avoir failli à la tâche, pour me rendre responsable de tafaiblesse et de ton égarement. Je le sens bien, je ne supporteraispas une pareille épreuve… oui, j’en mourrais ! »
– Mère chérie, mèrebien-aimée !…
Superbe à la fois de haine et de tendresse,emportée par ces sentiments qui, depuis de si longues années,s’étaient exclusivement partagé sa vie, Julia Orsinis’écria :
– Aurais-je enfin retrouvé monenfant ?
Et en proie à une fièvre ardente, la comtessecontinua :
– Écoute-moi, mon fils. Ressaisis-toivite… Oublie le mirage trompeur d’un amour qui ne peut pas existeren ton cœur, tant il est en dehors de la nature, tant il devraitt’indigner toi-même ! Redeviens ce que tu as été jusque-là, lejusticier dans tout ce que ce mot comporte d’immense et desurhumain. Raffermis dans ta main tremblante le glaive prêt à s’enéchapper. Frappe sans pitié, frappe sans faiblesse… ou bien, j’yconsens, garde cet homme prisonnier pour toujours dans ce cachotqui doit être pour lui le tombeau du désespoir. Mais te relever deton serment, ainsi que tu me le demandes… permettre à ce bandit dereparaître sur la scène du monde, jamais ! Ce serait de tapart un crime et une folie… Un crime… parce que tu serais parjureau serment dont aucune puissance ne me fera te relever… une folie,parce qu’en rendant la liberté à Favraut, tu me trahirais, moi, tamère, en me livrant de nouveau à sa haine !
Comprenant que rien ne désarmerait sa mère,Jacques, courbant le front devant l’implacable volonté à laquelleil venait si cruellement de se heurter, fit d’une voixforte :
– Favraut restera prisonnier jusqu’à lafin de ses jours.
– Merci, mon fils.
– Ne me remerciez pas, ma mère !Vous venez de me rappeler à mon devoir… C’est moi qui dois plutôtvous demander pardon de l’avoir oublié…
La fille des Orsini redressa sa hautetaille ; et, dans sa robe noire, sous sa chevelure blanche,avec son visage tourmenté, elle apparut telle la personnificationde la Némésis antique, fille de la Nuit, dispensatrice de toutesles vengeances et de toutes les justices.
– Jacques…, fit-elle d’une voix profonde,je te pardonnerai lorsque je serai sûre que tu auras arraché de toncœur la fleur vénéneuse qui a failli l’empoisonner.
Jacques s’inclina devant sa mère…
Aucune autre parole ne fut échangée entreeux.
Le pacte que Jacques voulait briser sortait decette tragique épreuve plus intangible que jamais.
L’âme en proie aux tortures les plusdouloureuses… rivé à une chaîne qui, maintenant, à chaque pas,allait lui entrer dans la chair, le justicier s’éloignait ressaisi,dominé par la Fatalité.
Et quand il se fut éloigné, Julia Orsini,essuyant deux larmes de colère, qu’elle avait contenues jusqu’alorsavec le plus fier courage, s’approcha du portrait de son mari, eten le contemplant avec un regard qui était tout elle-même, elles’écria en la fascination impérieuse d’une tâche qu’elle croyaitinéluctable et sacrée :
– Puisque tes fils ont trahi leursserments, c’est moi qui te vengerai !
– Dis, monsieur Vallières… quand merendras-tu le môme Réglisse ?
C’est en ces termes plutôt familiers queJeannot s’adressait à l’ancien secrétaire de son grand-père.
Jacques de Trémeuse qui, de retour à Paris,avait repris de nouveau la personnalité de Vallières, répondit àl’enfant avec un bon sourire :
– Le plus tôt possible, mon mignon.
Et comme Jacqueline lui adressait un regardplein de reconnaissance émue, il reprit :
– Tu sais bien que ton vieil ami esttoujours trop heureux quand il te fait plaisir, ainsi qu’à tamaman.
… Quelques instants après, Cocantinrecevait un mystérieux coup de téléphone, qui eut le don de leplonger dans une perplexité voisine de l’inquiétude… ce qui nel’empêcha nullement de lancer dans l’appareil :
– Oui, oui, c’est entendu… à cinq heures,place Armand-Carrel… j’y serai !
Cocantin, après avoir, à plusieurs reprises,consulté le buste de Napoléon, se plongea dans une profonderêverie.
Puis, se levant, il s’en fut à la fenêtre quidonnait sur le balcon, l’ouvrit toute grande… se pencha au-dessusde la balustrade… et constata qu’à l’angle des rues Lamartine etHippolyte-Lebas… stationnait une auto dans laquelle se trouvait unhomme d’une trentaine d’années, dont le chapeau enfoncé sur lesyeux et le col de pardessus, strictement relevé, empêchaient dedistinguer les traits.
– Ils sont là, se dit-il. C’est parfait.Rira bien qui rira le dernier.
L’air encore plus satisfait de lui-même quedes autres, le détective privé rentra dans son bureau… et, sonnantson garçon, il lui dit :
– Allez me chercher ma grande malle enosier… Apportez-la sur le balcon, afin de lui faire prendre un peul’air… Elle doit en avoir besoin depuis qu’elle est au grenier.
Au moment où le garçon revenait avec l’objetdemandé, le môme Réglisse qui, après l’évasion du petit Jean, étaitresté par prudence à l’Agence Céléritas, faisait irruption dans lecabinet de l’excellent Prosper.
Inutile d’ajouter que la plus grandecordialité n’avait cessé de présider aux relations du détectivemalgré lui et de Réglisse.
– Hé, Coco…, interpellait le gamin, tupars donc en balade, que tu fais des malles ?…
– Écoute-moi, fit Cocantin… Ton petit amiJean te fait demander.
– Ça c’est chic !
– Je vais donc te reconduire près delui.
– C’est encore, plussebath !
– Seulement, après tout ce qui s’estpassé ici, nous allons être obligés de prendre de très sérieusesprécautions.
Et, avec un air solennel, Prosperdéfinit :
– Il est indispensable que nos ennemisignorent l’endroit où je te conduis… Sans quoi, il pourrait enrésulter pour eux, pour toi et pour moi… de terriblesconséquences.
– J’ai pus un poil de sec ! blaguaitle Môme.
Tout en le prenant par la main, Cocantinl’emmena sur le balcon ; et, ouvrant le couvercle de lamalle-panier, il lui ordonna :
– Cache-toi là-dedans.
– Alors, quoi ? interrogeaitRéglisse toujours gouailleur, vous allez me trimballer là-dedanscomme du linge sale ? C’est-y que vous m’emmenez chez lablanchisseuse ?
– Laisse-toi faire… et ne crains rien,commandait gentiment Prosper.
– Ça c’est rigolo…, fit le gosse endisparaissant dans la malle.
Cocantin, après avoir glissé un coup d’œilvers l’auto qui n’avait pas bougé de place, ramena le panier enosier dans son bureau.
Quelques minutes après, aidé par sa femme dechambre, il le déposait avec d’infinies précautions sur le sièged’un taxi auto à l’intérieur duquel montait la bonne ; et,après avoir lancé une adresse au wattman, il rentrait chez lui ense frottant les mains.
À peine le taxi eut-il démarré que la voiturequi attendait rue Hippolyte-Lebas se lançait à sa poursuite…
Le taxi-auto, après avoir gagné et traverséles boulevards extérieurs, suivit le boulevard Barbès… puis leboulevard Ornano et, tournant à gauche à la hauteur de la porte deClignancourt, il s’engagea sur le boulevard Ney, qui longe la lignedes fortifications de Paris.
Alors… il se passa un fait vraiment inouïd’audace… et d’adresse.
La voiture de maître qui, jusqu’alors, s’étaitcontentée d’accompagner la voiture de place à une distancerelativement respectueuse, accéléra tout à coup son allure… tandisque l’homme qui se trouvait à l’arrière, et n’était autre qu’Amauryde la Rochefontaine, se dressait armé d’un solide gourdin à mancherecourbé. Au moment où il arrivait à la hauteur du taxi, ilempoigna, avec la crosse de son bâton, la corde très solide quificelait le panier en osier la tira à lui avec une force et unedextérité prodigieuses, et, avant que le brave conducteur du tacoait eu le temps de revenir de sa surprise, la malle, et soncontenu, littéralement harponnés au passage…, se trouva, en un clind’œil, transportée du siège du taxi à l’intérieur de la 24 HPd’Amaury qui, pilotée par Crémard, disparut dans la direction duboulevard Berthier… brûlant à toute allure la chaussée presqueentièrement déserte.
– Bravo, patron, approuvait le chauffeurordinaire et extraordinaire de Diana Monti… Vrai, on dirait quevous n’avez fait que cela toute votre vie.
– Vite à la maison ! ordonnaM. de la Rochefontaine tout essoufflé par le formidableeffort que lui avait occasionné cette opération aussi hardie quedifficile.
Après avoir zigzagué dans diverses rues, afinde dérouter toute poursuite, Crémard stoppa devant la garçonnièred’Amaury où, depuis les derniers événements, Diana Monti, quicomprenait que plus que jamais elle avait besoin d’une protectionefficace, avait élu domicile.
Crémard, lâchant sa voiture, chargea la mallesur son épaule… tout en disant :
– Il est joliment sage là-dedans, le mômeRéglisse.
– C’est ce qu’il a de mieux à faire,répliqua sèchement M. de la Rochefontaine auquel ilrépugnait de se familiariser avec des serviteurs de l’acabit deCrémard.
Celui-ci se contenta, tout en gravissantl’escalier, de risquer ce facile à-propos :
– Il ne dit rien, mais il n’en pèse pasmoins… Le petit bougre, je ne le croyais pas si lourd.
– Eh bien ?… demanda anxieusementl’aventurière qui semblait attendre avec impatience le retourd’Amaury.
– Il est là-dedans ! répliquasèchement Amaury en désignant à sa nouvelle associée le panierd’osier que Crémard avait déposé au milieu du salon.
– Vous en êtes sûr ? interrogeaitDiana.
– Parbleu ! J’ai vu Cocantin l’ycacher.
– Si vous aviez « zieuté » lepatron, flattait Crémard, tout en défaisant les cordes quisanglaient la malle… Il vous a enlevé ça comme un goujon… C’estépatant !…
– Petite vermine, grinçal’ex-institutrice, tu vas nous payer ça !
– Je crois qu’il ne doit pas en menerlarge, insinuait Crémard tout en continuant son déballage… Lapreuve c’est qu’il n’a pas soufflé mot depuis que le patron l’apêché à la ligne.
Et, ouvrant le couvercle de la malle, il lançabrutalement :
– Allez, dehors, espèce de sale crapaud,et plus vite que ça, ou je te débarbouille à la potasse !
Et comme rien ne bougeait, Diane,nerveusement, saisit la vieille couverture rapiécée qui devaitdissimuler l’enfant. Un cri de colère lui échappa… Le volumineuxcolis ne contenait qu’un pavé renfermé dans de vieux effetsauxquels était épinglé le mot suivant :
Le Môme Réglisse n’est pas un ballot.
– Roulés par Cocantin, s’écriala Monti, pâle de fureur. Ah ! c’est trop fort !
Et, avec un accent de violence inouïe, ellescanda :
– Mais j’aurai ma revanche… oui, jel’aurai… je l’aurai !…
Pendant ce temps, le directeur de l’AgenceCéléritas, qui avait attendu que les deux voitures se fussentsuffisamment éloignées, sortait de chez lui avec le môme Réglisse…et se rendait directement place Armand-Carrel, où il remettait legamin à Roger de Trémeuse, auquel il fit naturellement le récit dubon tour qu’il venait de jouer à ses adversaires… Et comme Roger lefélicitait de sa ruse, l’excellent Prosper, qui rayonnait, n’endéclara pas moins, avec une modestie charmante :
– Oh ! monsieur, ce n’est rien,croyez-le, à côté de ce que je peux faire.
Et il ajouta en lui-même :
– Si Napoléon revenait sur le trône, ilme nommerait ministre de la police… comme Fouché !…
*
* *
– Eh bien, frère, es-tu un peu moinsmalheureux ? demandait Roger à Judex qui, sous les traits duvieux Vallières, pouvait se laisser aller plus facilement à ladouloureuse amertume qui s’était emparée de lui…
Jacques eut un geste évasif qui ressemblait àl’expression d’un découragement profond…
Puis, lentement, il reprit :
– Je m’efforce de me raisonner, de mecombattre… et surtout d’étouffer en moi ce terrible amour. Quelsera le plus fort de nous deux, je n’ose y songer… Je m’abstiensd’interroger l’avenir… C’est déjà bien assez d’imposer silence àmon cœur.
– Pauvre ami !
– Tu as raison de me plaindre…, soupiral’aîné des Trémeuse. Tu es heureux, toi, de n’avoir pas à subirl’épreuve d’un pareil combat…
– Surtout pas de défaillance…
– Je n’en aurai pas… La douleur de notremère, dont j’entends toujours les accents terribles… a suffi pourme dicter mon devoir. Je n’ai pas à savoir si elle a tort, ou sielle a raison. Je m’incline devant sa volonté… et dussé-je enmourir, je serai fidèle à mon serment.
– Je n’en attendais pas moins de toi,reprit Roger, en enveloppant son frère d’un regard toutd’admiration et de tendresse… et je suis sûr d’ailleurs que tupuiseras dans l’accomplissement de ta promesse le réconfort dont, àcertaines heures, tu auras besoin.
– Je l’espère !
– D’ailleurs… n’as-tu pas déjà remportésur notre mère une incontestable victoire en obtenant d’elle la viede Favraut ?… Qui sait… si notre mère ne s’attendrira pas unjour… et ne se décidera pas à cheminer avec toi, avec nous… sur laroute du pardon !
– Ne nous berçons pas d’illusionspareilles…, reprit Jacques… Notre mère… ne cédera jamais… Elle atrop vécu de sa haine… pour ne pas vouloir mourir avec elle… Etquand même, chose impossible… miracle que je ne veux pas prévoir…,consentirait-elle à ce que je rendisse un jour Favraut à safamille… jamais celle-ci ne pardonnera à Jacques de Trémeused’avoir été Judex. Ma seule consolation sera de continuer à veillersur elle… sous les traits de ce Vallières, de ce vieillard auqueltoute passion est interdite… Je tâcherai de me prêter son âme commeje me suis façonné son corps… Et l’amitié que j’inspirerai sous cestraits à Jacqueline me fera peut-être oublier à la longue la hainequ’elle a vouée au justicier de son père !…
– J’aime à t’entendre parler ainsi…,s’écria Roger en serrant fortement la main de Jacques… car… Sansfermer la porte à l’espoir… je sais que tu resteras debout, fier,inflexible sur le seuil du devoir.
Tandis que les deux frères échangeaient leursconfidences, la porte du bureau s’ouvrait doucement, laissantapercevoir la silhouette troublante, austère, de la femme ennoir.
En écoutant les dernières paroles de Roger,elle eut un étrange sourire…
Tout en s’approchant, elle fit simplementd’une voix grave et complètement apaisée.
– Me voici, mes fils !… J’ai penséque ma présence était utile ici, et je suis venue.
Et s’adressant à Jacques… elle reprit avec unaccent de l’au-delà qui fit frissonner les deux frères figés en uneattitude de crainte respectueuse :
– J’ai réfléchi longuement à ce que m’adit Jacques. Loin de revenir sur ce que j’avais décidé, je ne puisque vous blâmer tous deux de m’avoir désobéi.
Et sur un ton d’autorité suprême, la grandedame demanda :
– Où se trouve Favraut ?
Jacques répondit sans hésiter :
– Près des Andelys… au bord de la Seine…dans ce fameux Château-Rouge que vous avez acheté vous-même pournous y aménager à mon frère et à moi une retraite où nous pourrionsen toute sécurité préparer la mystérieuse besogne que vous nousavez confiée.
– Où est-il enfermé ?
– Dans un cachot pratiqué dans l’une desanciennes oubliettes du château…
– Qui le garde ?
– Un homme dont nous répondons comme denous-mêmes.
– Demain, vous me conduirez près de monennemi…, ordonnait impérieusement la fille des Orsini qui ajoutad’une voix rauque tandis que ses yeux s’agrandissaient en une sorted’hallucination mystique : Puisque vous avez été au-dessous devotre tâche, je veux venger moi-même votre père.
Et comme, terrifiés, Jacques et Rogergardaient le silence, elle reprit :
– J’espère que vous ne me refuserez pasla chambre qui m’est réservée dans cet appartement.
Sans attendre la réponse de ses fils, ellegagna le vestibule et se dirigea d’un pas automatique vers la portede la pièce qu’occupait Jacqueline.
Mais Jacques l’avait devancée.
– Ma mère, fit-il, je vous en supplie…n’entrez pas ici.
– Pourquoi…
– Il y a quelqu’un…
– Qui donc ?…
– La fille de Favraut.
– Elle !… Comment tu as osé l’amenerprès de toi ! Le mal est donc plus grand encore que je ne lepensais ?
– Mère, laissez-nous vousexpliquer !
– Je veux la voir !… exigeait laCorse.
Se retournant vers les deux frères qui laconsidéraient muets et consternés, elle fit d’une voixstridente :
– Je suppose que vous n’avez pasl’intention de me faire violence.
Et, le visage contracté de haine, elle ouvritdélibérément la porte.
Mais elle s’arrêta aussitôt.
Agenouillés sur le bord de leur lit, Jeannotet le môme Réglisse, en chemise de nuit, les mains jointes,répétaient d’une voix claire et les yeux levés au ciel la prièreque Jacqueline, penchée vers eux leur soufflait avecferveur :
Donnez-nous aujourd’hui notre painquotidien.
Pardonnez-nous nos offenses
Comme nous pardonnons
À ceux qui nous ont offensés.
Ce spectacle était si délicieusement simple,si poétiquement émouvant, que, pour la première fois depuis delongues années, la Corse implacable sentit comme un souffle dedouceur passer sur son front brûlant de fièvre…
Lorsque, la prière terminée, Jacquelineaperçut en se retournant cette femme en grand deuil qui la fixaitd’un air étrange… elle eut vers Vallières un regard d’interrogationqui semblait dire :
– Quelle est cette dame… et pourquoi meregarde-t-elle ainsi ?
Mais la comtesse de Trémeuse qui, tout desuite, avait lu dans le cœur de Jacqueline, s’approchait d’elle endisant d’une voix que ses fils ne lui connaissaient plus, tant elleleur semblait être redevenue tout à coup humaine :
– Je suis… la sœur de M. Vallières…Je suis venue à Paris pour quelques jours… Pardonnez-moi d’êtreentrée dans cette chambre.
Comme Jacqueline allait lui répondre,brusquement, elle s’en fut en disant à ses deux fils qui l’avaientrejointe dans l’antichambre :
– Laissez-moi… j’ai besoin d’êtreseule.
Et, dans le bureau de Judex, elle demeuraplongée dans une profonde rêverie.
À l’acuité étrange de son regard, auxtressaillements nerveux de ses lèvres… aux soupirs douloureux quis’échappaient de sa poitrine, il était évident qu’un combat violentse livrait en elle.
Ces deux enfants adorables et cette jeunefemme toute rayonnante de bonté pure et de noblesse féminine… quesoudain elle trouvait priant pour ceux qui les avaient offensés…ces paroles de miséricorde transmises de cœur de martyre à cescœurs innocents… Ce « pardonnez-nous nosoffenses » tombé de ces lèvres de tout-petits… tout celasemblait l’avoir fortement émue.
L’ange de la pitié allait-il l’emporter sur ledieu de la vengeance ?
Non sans doute…
Quelque vision funèbre, une tragique évocationdes heures terribles, irréparables, avait dû surgir devant lacomtesse. Ses traits un instant détendus exprimèrent une résolutionfrénétique… inébranlable… tandis que ces mots luiéchappaient :
– Il faut qu’il meure, oui, il lefaut ! Je le veux. Et c’est moi qui le frapperai !…
Mais voilà que deux chérubins apparaissentsoudain dans l’entrebâillement de la porte qui s’est ouverte sansbruit.
Embarrassés dans leurs longues chemisesblanches, Jeannot et le môme Réglisse, envoyés par Jacqueline,Vallières et Roger qui sont restés dans l’antichambre, s’avancentsur la pointe de leurs pieds nus… vers la femme en noir… toujoursprostrée dans sa méditation funèbre.
Jeannot interloqué s’arrête, mais le mômeRéglisse, qui discrètement s’est effacé, l’encourage d’un gesteénergique. Les bras tendus, l’enfant s’avance de nouveau :
– Madame, fait-il de sa jolie voix sicâline et si tendre. Madame…
Julia Orsini redresse la tête.
En apercevant ce chérubin blond qui luisourit… elle tressaille… Elle lutte encore, se défendant contre lapitié qui, de nouveau, l’envahit.
Mais Jeannot insiste :
– Madame, dit-il, vous ne voulez pasm’embrasser ?
Oh ! alors, devant cette apostropheadorable, en face de cette innocence qui ne veut encore savoirqu’aimer… émue par ce regard divin de tendresse et de douceur,Mme de Trémeuse se sent tout à couptransformée.
Comme la veille, deux larmes coulent sur sesjoues… Ce ne sont point des larmes de colère… mais des larmes debonté.
– Viens, mon petit, s’écrie-t-elle enattirant contre elle le fils de Jacqueline.
Le petit enfant a remporté une victoire quieût semblé impossible au bon Dieu !
– Je veux le voir !
– Mère !
– Je vous dis que je veux le voir…Conduisez-moi près de lui… Je l’exige !
C’est en ces termes, prononcés avec un accentd’âpreté farouche que Mme de Trémeuse avaitimposé sa volonté à ses fils.
Jacques et Roger n’avaient qu’à obéir.
Quelques instants après, ils partaient enautomobile avec leur mère, pour le Château-Rouge.
Durant tout le trajet,Mme de Trémeuse demeura enfermée dans la plustragique des méditations.
Ainsi, elle allait se trouver en face de cethomme… où plutôt de ce monstre, qui, avec la cruauté d’un tigre,avait jadis si implacablement mis son honneur en pièces !
Toutes ces idées de vengeance, un instantapaisées par le baiser si pur du petit Jean, l’empoignaient denouveau.
Mais cette fois, ce n’était plus pourreprocher à ses fils d’avoir failli à l’exécution de leur tâche…d’avoir manqué au serment qu’elle avait exigé d’eux… et de s’êtreécartés de la route sanglante qu’elle leur avait elle-même tracée.Au contraire, une sorte de joie féroce faisait battre son cœur deCorse…
Bientôt, n’allait-elle pas assister auspectacle de son ennemi à terre, emmuré vivant dans un cachot, dontrien au monde ne pourrait le faire sortir ?… Et elle sentaiten elle le rayonnement du plus terrible des orgueils, à la penséequ’elle pourrait enfin clamer à ce misérable, effondré devantelle :
– C’est moi qui t’ai brisé à montour !
Lorsque, au lointain, les ruines majestueusesdu château, qui dominait la vallée de la Seine, apparurent à sesyeux, un sourire étrange erra sur ses lèvres… Elle touchait au butde son voyage, prête à vivre l’heure la plus formidable peut-êtrede son existence. Guidée par ses fils, elle s’engagea dans ledédale de sentiers accédant à la vieille forteresse, puis ellepénétra dans les souterrains et parvint jusqu’au laboratoire deJudex… où Kerjean, gardien vigilant, ne cessait d’observer leprisonnier.
– Quel est cet homme ? interrogea lafemme en noir.
Judex répondit aussitôt :
– Il s’appelle Pierre Kerjean… Aprèsavoir été la victime de Favraut, il est devenu son geôlier. Ill’exècre autant que nous le haïssons… Nous pouvons compter sur luicomme sur nous-mêmes.
Comme Kerjean s’inclinait respectueusementdevant la grande dame, celle-ci reprit d’une voixfrémissante :
– Et lui ?… Oùest-il ?
– Venez, ma mère, reprit Jacques enconduisant sa mère jusqu’au miroir qui permettait de suivrerigoureusement tous les mouvements du captif dans sa cellule.
La fille des Orsini ne put réprimer un cri desurprise.
Dans l’être tassé, recroquevillé sur lui-mêmeet gisant sur un lit de sangle, il était impossible de reconnaîtrecelui qui, quelques semaines auparavant était encore un des maîtresde la finance, un des plus opulents marchands d’or de lacapitale.
Une barbe inculte envahissait son visage… Sescheveux hirsutes retombaient sur son front… et le costume de forçatdont il était revêtu achevait de lui donner une allure sinistreentre toutes… Une plainte incessante qui commençait en un soufflepour devenir bientôt une sorte de rugissement sourd, de grondementrauque, effrayant, s’échappait de ses lèvres, frangées d’écume…
L’œil était fixe, blanc, atone… et les mainsdemeuraient obstinément crispées sur les genoux, presque ramenés àla hauteur du menton.
– Lui !… Lui !… répétaitMme de Trémeuse qui n’aurait jamais soupçonnéjusqu’à quel état de dégradation physique et morale peut tomber uncriminel qui est incapable de se repentir et se voit tout à coupplongé dans la plus affreuse des désespérances.
Et pourtant cette vision terrifiante ne suffitpas à Julia Orsini… car se retournant vers Jacques, elle lui dit,toujours hautaine, impérieuse :
– Je veux lui parler.
– Suivez-moi…, fit simplement Judex quisortit du laboratoire et précéda sa mère dans le dédale descouloirs.
Et voilà que tout à coup Favraut voitapparaître devant lui la silhouette imposante, altière, de la dameen noir, de la créature tant désirée, de celle dont le refusindigné l’a bouleversé au point de lui faire commettre la pluslâche et la plus odieuse des infamies.
Elle s’avance vers le misérable… Ce n’est plusune femme qui parle, c’est la Vengeance elle-même qui laisse tombercette simple phrase qui résonne sous la voûte, comme un écho dejustice suprême, comme une voix de l’au-delà :
– Favraut, mereconnaissez-vous ?
Le banquier, lentement, relève la tête… rouleautour de lui des yeux hagards. Un hideux sourire erre sur seslèvres.
La grande dame insiste :
– Favraut, regardez-moi bien… Je suismadame de Trémeuse.
À ces mots, aucun tressaillement ne faitvibrer le misérable… Rien sur son visage ne révèle la stupeur, lacolère ou l’épouvante… C’est toujours la même attitude, la mêmeprostration, la même indifférence.
Voit-il seulement celle qui l’interpelle et lecontemple ?
Peut-être… Mais aucun souvenir ne s’éveille enson cerveau en loques… Ses mains abandonnent ses genoux… Il lesramène vers sa poitrine… en une suite de gestes rythmés,similaires… tandis qu’il imprime à son buste un dodelinementrégulier et qu’une sorte de bourdonnement nasillard accompagnecette atroce pantomime.
Et voilà que tout à coup Favraut aperçoit unmorceau de chaîne incrusté dans la muraille… En un geste saccadé,il s’en empare… il lui sourit… il lui parle… il le caresse…
– Il est fou ! murmure lacomtesse.
D’un geste, elle indique à son fils qu’elleveut quitter la cellule.
Elle regagne le laboratoire, et, vaincue parl’émotion que vient de lui causer l’épouvantable scène, elle selaisse tomber sur un fauteuil… tandis que Judex, d’une voixrespectueuse et tendre, lui demande :
– Ma mère, ne sommes-nous pas assezvengés ?
Mais la fille des Orsini ne répond pas.
Elle songe…
C’est que, pour la première fois depuis lamort de son époux, l’implacable femme, placée devant la réalisationde ses formidables desseins, vient de se demander si la vengeancehumaine n’a pas ses limites…
Mais deux visions se succèdent en elle :la première, le bourreau sans pitié, le maître chanteur féroce,l’assassin moral, avili dans l’abêtissement le plus absolu,sombrant dans le plus ignominieux des désastres.
La seconde : l’être aimé étendu dans soncabinet de travail… figé dans l’immobilité de la mortvolontaire.
Et cela suffit pour chasser de son cœur toutevelléité de compassion… toute idée de miséricorde.
Oui, le coupable expiera… Il demeurera là –bête féroce enchaînée – jusqu’à ce que l’autre justice, celle d’enhaut, décide que le châtiment doit finir… et elle, la justicièred’ici-bas, viendra souvent… très souvent, se repaître de cespectacle… assister à la lente agonie de son ennemi… compter, aveclui, les minutes de torture… recueillir, avec la plus âpre desferveurs, les plaintes qui s’exhalent de ses lèvres… intarissablemélopée de détresse… écho inconscient de joies passées et à jamaisflétries !…
Mme de Trémeuse se lève…Elle va retourner au miroir… Elle veut revoir Favraut… être biensûre qu’il souffre encore, qu’il souffre toujours. Mais elles’arrête… Il lui semble qu’un baiser très doux vient d’effleurerson front… et, dans la plus divine des hallucinations, elle al’impression que l’enfant de la veille, le petit-fils de sonennemi, s’est encore approché d’elle, s’est jeté dans ses bras etqu’il approche sa bouche si tendre de son front brûlant defièvre.
L’évocation de cette caresse enfantine,survenant au moment précis où elle ne pense plus qu’à se rassasierde sa vengeance, met en elle un trouble étrange… Cette maternitéqu’elle n’avait jusqu’alors dirigée que vers la vengeance seréveille en une sorte de crise de mystique tendresse… Plus fort quela haine, un sentiment nouveau l’envahit… irrésistible et doux… Lesbeaux yeux clairs de Jeannot la poursuivent… Sa voix chante à sonoreille : « Voulez-vous m’embrasser, madame ? »Et ce baiser… elle l’a accepté… elle l’a rendu… N’était-ce pas déjàdu pardon ?… N’était-ce pas déjà une promesse… un pacte… entreelle et ce petit ?… Des larmes montent à ses yeux, son cœur nebat plus de la même manière… Malgré cela, elle retourne au miroir…elle regarde Favraut… qui maintenant semble bercer un tout-petitdans ses bras… Alors, vaincue, désarmée… elle s’en va vers Judex…et lui dit d’une voix que son fils ne lui connaissaitplus :
– On ne peut laisser cet homme dans cetombeau !
Après un long et mystérieux conciliabule avecKerjean, Judex avait quitté le Château-Rouge en compagnie de samère et de son frère.
L’ancien meunier des Sablons, après avoirapporté à son prisonnier sa nourriture quotidienne, rejoignit sonfils qui l’attendait dans une chambre aménagée pour lui dans l’undes souterrains du château.
Depuis la scène terrible qui s’était dérouléeau moulin tragique, Moralès, ou plutôt Robert Kerjean, n’avaitcessé de manifester le plus sincère repentir.
Cependant, malgré le pardon de son père etl’accueil si favorable de Judex, il restait plongé dans uneprofonde mélancolie… Pendant de longs instants, il demeuraitsilencieux, la pensée perdue dans un rêve… la tête cachée entre lesmains… Ce fut ainsi que le vieux Kerjean le trouva.
– Robert, fit-il, je suis inquiet de toi…cette tristesse que tu ne sembles pas pouvoir surmonter me causeune vive anxiété… J’ai peur que la confession que tu m’as faite nesoit pas aussi complète que j’étais en droit de l’espérer.
– Pourtant…, déclarait Moralès, je vousai dit toute la vérité.
– Tu aurais tort de te défier de moi… Jet’ai pardonné de tout mon cœur ; et Judex me disait hierencore qu’il était prêt à te procurer tous les moyens dont tuaurais besoin pour te refaire une existence de travail et deprobité.
– Mon père, reprenait l’ancien amant deDiana Monti, jamais je n’oublierai la preuve d’admirable affectionque vous m’avez donnée ; et je resterai toujours reconnaissantenvers Judex de ce qu’il a fait pour vous et de ce qu’il veut fairepour moi… Mais…
Et Robert Kerjean s’arrêta en proie à untrouble qu’il ne pouvait maîtriser davantage.
– Mais ? reprenait l’ancien bagnard…Voyons, mon fils, parle… explique-toi.
Et comme Moralès gardait le silence, le vieuxKerjean reprit :
– Je crois comprendre… Cette femme… Tul’aimes encore… n’est-ce pas ?
Sans répondre à la question que lui posait sonpère, le jeune homme déclara d’une voix tremblante :
– Mon père, je ne puis pas resterdavantage ici… Il faut que je m’éloigne, que je m’en aille loin…très loin, emporté dans une existence faite à la fois d’action etde devoir.
– Moi qui espérais tant te garder près demoi !
– Je vous répète qu’il faut que je m’enaille.
– Tu es donc plus atteint que je ne lepensais ?
– Peut-être…, soupira Moralès.
Et, tendant à son père une lettre qu’il venaitde terminer et qui portait l’adresse de Judex, il ditsimplement :
– Lisez !
C’était un de ces billets laconiques… maisexpressifs, qui paraissent avoir été dictés par la plusinébranlable résolution :
Pardonnez-moi de quitter le Château-Rougesans vous prévenir. Mon père vous remettra cette lettre. Monintention est de m’engager dans la Légion étrangère pour meréhabiliter. Laissez-moi vous remercier encore, et me dire à jamaisvotre dévoué serviteur.
ROBERT KERJEAN.
– Mon pauvre enfant ! reprenaitKerjean, qui avait peine à retenir ses larmes… Je n’ai pas le droitde chercher à te faire revenir sur ta décision… Si tu l’as prise,c’est que tu l’as jugée indispensable.
– Oui, père.
– Eh bien ! va… et tâche de reveniravant que moi je sois parti pour toujours. Mon seul désir, àprésent, est que ce soit la main d’un honnête homme, la tienne, monRobert, qui me ferme les yeux.
– Soyez tranquille, affirma Moralès… vousserez content et fier de moi…
– Alors, embrasse-moi, mon fils… aurevoir, et bon courage !
Robert Kerjean avait donc regagné Paris…
Il était trop tard pour qu’il se rendît aubureau de recrutement où il devait contracter l’engagement quiallait faire de lui un nouvel homme ; il avait remis cetteformalité au lendemain… et, après avoir fait le choix d’un modestehôtel, il était allé, pour tuer le temps, flâner sur leboulevard.
Bientôt, se sentant envahi par une lassitudephysique et morale indéfinissable, il entrait dans un café,s’asseyait à une table, commandait un porto, et réclamait lesillustrés… qu’il se mit à feuilleter, machinalement, sans intérêt…pour les abandonner presque aussitôt… comme s’il eût étéentièrement absorbé par une pensée unique, prédominante.
Cet établissement où le hasard l’avait faitentrer, en évoquant en lui le plus brûlant des souvenirs, venait deraviver l’incendie qui, intérieurement, le dévorait.
Là, en effet, quelques jours auparavant, ils’était arrêté avec Diana.
Il revoyait la table devant laquelle ilss’étaient installés côte à côte.
Il se rappelait que jamais sa maîtressen’avait été plus belle, plus voluptueuse et captivante.
Que de beaux projets ils avaientéchafaudés !… Il l’entendait encore lui dire de sa voix quisavait si bien le prendre, lui murmurer :
– Tu verras que lorsque nous seronsheureux, nous nous aimerons mieux encore.
Par un phénomène d’autosuggestion, beaucoupplus fréquent qu’on ne le pense, Moralès retrouvait Diana à laplace qu’elle occupait… Enveloppé par son regard, fasciné par sonsourire, il fut même, tel un halluciné, sur le point de se lever,d’aller vers elle… Mais la réalité le ressaisit un instant… Ilrégla sa consommation, partit, toujours obsédé par l’image del’adorée… qui le précédait, et semblait le guider… ou plutôtl’attirer sans qu’il pût s’en défendre, tant elle exerçait sur luiune de ces attractions auxquelles nulle volonté humaine ne sauraitrésister.
Et ce fut ainsi que, presque involontairement,il arriva jusqu’à la maison où demeurait Diana et où elle étaitrevenue depuis la veille.
Alors, il eut un éclair de raison.
– Si j’entre, se dit-il, je suisperdu !
Il voulut fuir… Mais on eût dit qu’unepuissance fantastique, infernale, le clouait sur le sol ; etil demeura là… les yeux tendus vers les fenêtres de l’aventurièrecomme s’il espérait apercevoir une dernière fois, avant de s’enaller pour toujours, la silhouette adorée… afin de la graver àjamais en lui, dans le renoncement de son amour, dans l’adieu detout son être.
Et voilà que tout à coup un rideau se soulève…C’est elle !… Le cœur de Moralès bat à se rompre… Oh !cette femme !… cette femme, comme il l’aime encore… comme illa désire toujours ! Mais il lutte encore. Et il va s’éloignerà jamais, cette fois, brisé… à moitié fou ; mais purifié parle plus déchirant des renoncements, le plus cruel des sacrifices…lorsqu’il aperçoit distinctement une autre silhouette près deDiana, un gentleman élégant, distingué… qui sourit amoureusement àsa maîtresse.
– Elle a un amant… un amant !s’écrie Robert Kerjean, fou de rage.
Mordu par la plus atroce des jalousies, ilsent tout à coup s’effondrer ses bonnes résolutions… Emporté par unsouffle de tempête, il se précipite dans la maison, gravit, quatreà quatre les escaliers, sonne violemment à la porte del’aventurière et, bousculant la femme de chambre qui est venue luiouvrir… il pénètre dans le salon où la Monti est en train de« flirter » audacieusement avec sa nouvelle conquête.
– Toi ! s’écria la Monti, vivementsurprise et mécontente.
– Diana, dit le fils de Kerjean, d’unevoix sifflante, je voudrais te parler seul à seul.
En même temps qu’elle a compris lesdifficultés de la situation, la fine mouche a trouvé le moyen d’yfaire face.
Avec son plus aimable sourire, elle présenteimmédiatement :
– Monsieur le vicomte Amaury de laRochefontaine… Monsieur le baron Moralès, mon ami, dont je vous aisouvent parlé.
Et sans donner le temps à Robert de placer unmot, elle explique, prévenant ainsi tout éclat :
– Monsieur de la Rochefontaine qui, ainsique tu le sais, était fiancé à Mme JacquelineAubry, et que j’ai connu aux Sablons… Il était venu me demanderquelques renseignements au sujet de la mort de ce pauvreM. Favraut.
Un peu calmé, Moralès s’incline légèrementdevant Amaury qui, après lui avoir rendu son salut, déclare, sur unimperceptible clignement d’œil de Diana qu’il a saisi au passage etdont il a deviné la signification :
– Je vous laisse, chère madame… et àbientôt, j’espère.
Après avoir baisé la main que lui tend laMonti, il s’éloigne, laissant les deux amants en présence.
Alors… au lieu d’éclater en véhémentsreproches, ainsi que s’y attend Robert, l’ensorceleuse s’avancevers lui et, plus séductrice que jamais, elle lui dit, tout enl’entourant de ses bras souples… caressants :
– Je t’attendais… J’étaistranquille ! Je savais bien que tu reviendrais près demoi.
Moralès répond :
– J’ai voulu te dire un dernier adieuavant de partir pour toujours.
– Partir pour toujours ! reprendl’aventurière en feignant un vif et douloureux étonnement.
– Oui, après ce qui s’est passé, nous nepouvons plus nous revoir.
– Pourquoi ?
– Parce que je ne veux pas devenir unassassin !
À ces mots, Diana Monti, en habile comédienne,dégagea lentement son étreinte et murmura sur un ton de regretamer, de tristesse infinie :
– C’est vrai… j’ai été folle… Empoignéepar la volonté d’être riches et de nous créer à nous deux uneexistence de bonheur et de joie, j’ai perdu toute notion du bonsens, je me suis laissée aller aux plus imprudentes extravagances…Je le reconnais, j’ai failli t’entraîner avec moi dans l’abîme.Mais je n’ai pas eu besoin de te revoir pour me rendre comptecombien j’avais été insensée. J’ai compris tout de suite, et je net’en ai même pas voulu d’avoir eu la pensée de me livrer à Judex…Tu étais dans ton droit. N’avais-je pas manqué te conduire àl’échafaud ?
Et se laissant tomber sur un divan, sachantavec une habileté infernale trouver les larmes qui trompent, lesmots qui aveuglent, elle poursuivit :
– Je me suis bien transformée en quelquesjours… Je ne suis plus la même femme… Maintenant, je n’ai plusqu’un désir, vivre en paix… ignorée… loin du monde… dans un coinperdu de la terre… Eh bien ! mon ami, cette tranquillité aprèslaquelle j’aspire, c’est toi, c’est toi seul qui peux me ladonner.
– Moi !… s’effarait Robert Kerjean,qui luttait violemment pour ne pas se laisser reprendre par cettefemme.
Et il ajouta déjà avec moinsd’énergie :
– Puisque je m’en vais pourtoujours !…
– Tu ne m’aimes donc plus ?
Moralès se tut.
Ce silence était plus éloquent qu’un aveuenflammé.
Diana, sentant qu’elle reprenait l’avantage,chercha sa main, la prit, l’attira vers elle, et de plus en pluscâline, diaboliquement fascinatrice, elle insinua :
– Moi, je t’adore… Crois-moi, je ne t’aijamais autant aimé que depuis le moment où je me suis aperçue dumal que je t’avais fait… Et toi aussi, tu m’aimes… Allons, ne t’endéfends pas… Tu as été vivement impressionné par l’apparitionsubite de ton père… Mais je suis bien certaine que, lorsque tu t’esretrouvé seul en face de ton cœur, tu m’as regrettée, tu m’asdésirée… comme tu me regrettes et me désires en cet instant… Commetoujours, tu hésites, tu trembles… Dans ton âme, dans ta pensée, tun’oses même pas te demander si tout cela n’est pas réparable… et ilfaut que ce soit moi qui te rende encore le courage, non plus cettefois pour frapper Jacqueline, mais pour m’aider à sauver sonpère.
– Que veux-tu dire ? tressaillitMoralès.
– Je te le répète… ta tranquillité, lamienne… je ne veux pas dire notre amour… puisque tu sembles t’êtredétaché de moi…
– Diana ! protesta Robert en un cride détresse.
– Notre amour… soit…, triomphal’aventurière, dépend désormais de ta volonté.
– Explique-toi.
– Promets-moi de m’écouter avec calme, etde me répondre avec franchise.
– Parle !
– Tu sais où est Favraut !
– Mais…
– Tu le sais !… Si… Nous ledélivrerons… c’est la fortune pour nous deux.
– Diana !
– Laisse-moi finir ! Devenus riches…nous partirons loin… très loin… pour mener une vie heureuse… la vierêvée… N’avais-je pas raison de te dire que désormais notre avenir,notre bonheur dépendaient uniquement de toi ?
Moralès, les sourcils froncés, l’œil inquiet,le front barré d’un pli, répondait :
– Ce que tu me demandes là… estimpossible…
– Impossible… et pourquoi ?
– Parce que j’ai promis.
– Promis quoi ?… Promis àqui ?
– À mon père… de ne jamais révéler à quique ce soit au monde l’endroit où Judex retient Favrautprisonnier.
Diana eut un tressaillement d’allégresse.
Maintenant qu’elle était entièrement fixée,elle n’avait plus qu’à manœuvrer en conséquence, et elle s’yconnaissait.
– Ton père, fit-elle aussitôt… je nevoudrais pas te dire du mal de lui… Mais enfin, permets-moi detrouver un peu excessif et singulièrement étrange… ton profondrespect et ta subite tendresse pour un homme loin duquel tu as silongtemps vécu… et qui, pour te prouver son affection, n’a pastrouvé d’autre moyen que de se faire condamner à vingt ans detravaux forcés.
– Je t’en prie, ne raille pas lesentiment qui m’a fait redevenir un honnête homme !
– Je ne raille pas… je constate… et c’estdommage ! Si j’exigeais de toi une chose périlleuse oumalhonnête… je comprendrais… Mais, somme toute, manquer de parole àun père pareil, et cela pour délivrer un malheureux que l’onséquestre arbitrairement, ce n’est pas une action assez répugnantepour qu’en t’y refusant tu nous sacrifies tous les deux.
Les yeux baissés, de plus en plus indécis,prêt à faillir, Moralès demeura silencieux. Tout en se levant,l’aventurière fit d’un ton dégagé :
– Tu ne veux pas !… C’est bon, n’enparlons plus… Je connais quelqu’un qui se chargera de labesogne.
– Qui donc ?… sursauta le fils duvieux Kerjean.
– Amaury de la Rochefontaine.
À ce nom, Moralès eut un sursaut decolère.
– Lui ! fit-il.
– Pourquoi pas ?
– Je ne veux pas !
– De quel droit m’imposerais-tu désormaista volonté… puisque nous ne sommes plus rien l’un àl’autre ?
– Plus rien !… éclata Robert ensaisissant à son tour la main de sa maîtresse. Plus rien !…mais tu ne vois donc pas que je souffre toutes lesdouleurs ?
– Quand tu pourrais être siheureux !
– Diana !
– Où est Favraut ?
– Il est… il est…
Mais Moralès s’arrêta…
Une crainte terrible venait del’empoigner.
– Et Jacqueline ? reprit-il d’unevoix blanche.
– Jacqueline ? fit la Monti enhaussant les épaules…
– Elle sait bien des choses… elle en saitmême tellement que tu voulais la supprimer.
– Et après ?
– Alors… j’ai peur…
– De quoi ?
– J’ai peur que tu ne veuillesencore…
– Ne dis donc pas de bêtises !…
Avec un sang-froid extraordinaire, uneprésence d’esprit incomparable, l’aventurière posa :
– J’ai trouvé un intermédiaire qui sechargera de traiter toutes ces questions, sans que nous ayonsbesoin de nous y mêler ostensiblement.
– Cocantin, sans doute ?
– Non… il est trop bête.
– Alors… qui ?
– L’homme qui était là tout àl’heure.
– La Rochefontaine ?
– Oui… La Rochefontaine, que tu as sistupidement pris pour mon amant, et qui n’est, en réalité, pournous, qu’un associé d’autant plus précieux que je le tiens, et queje le mets au défi de me glisser dans les mains… Allons… Mora, soisraisonnable… ce que je te demande est peu de chose ; etcependant, de ton refus ou de ton acceptation dépend toute notreexistence. Aide-moi à délivrer Favraut… Tu le peux ! Cela mêmet’est facile, très facile… et je suis à toi pour toujours.Réponds-moi, Moralès… Pourquoi tes yeux fuient-ils lesmiens ?… Pourquoi ta bouche se dérobe-t-elle à mesbaisers ?… Tu préfères donc t’expatrier… t’en aller dans unpays meurtrier… chercher une mort cruelle autant qu’inutile ?Mais à peine aurais-tu signé cet engagement que tu le regretteraisamèrement… Car tu m’as dans le sang… C’est bien fini, tu ne pourraspas m’oublier, pas plus que je ne t’oublierai moi-même… Mora… monami… tu veux donc à tout prix deux malheureux ?… Non, non,cela ne sera pas. Nous nous aimons trop, nous avons été trop l’un àl’autre pour ne pas nous rapprocher aujourd’hui en une étreinte quine nous permettra plus de nous séparer !
La terrible ensorceleuse, qui n’avait jamaisété plus enveloppante, ni plus belle, se suspendait au cou de sonamant… cherchant ses lèvres… Et ce fut le baiser ardent… auquelrien ne résiste… baiser de volupté, de traîtrise et de mort…
La gueuse avait reconquis le dévoyé.
Maintenant, Moralès était bien à elle, prêt denouveau à toutes les lâchetés, à toutes les trahisons, à toutes lesinfamies.
Toutes ses bonnes résolutions avaient fondusous les caresses de Diana, comme la neige au soleil.
Et d’une voix rauque, étranglée… secouée parle frisson du crime, le parjure articula :
– Donne-moi trois hommes sûrs et une autorapide… et je jure que Favraut sera ici cette nuit !
Vers une heure du matin, une puissanteautomobile s’arrêtait aux alentours de Château-Rouge.
Quatre hommes en descendirent.
C’étaient Moralès, Amaury de la Rochefontaine,le docteur et le Coltineur.
Tandis que Crémard restait sur le siège de salimousine, Moralès, suivi des trois autres, s’engageait dans lesentier qui conduisait aux ruines.
Après avoir fait promettre à ses complicesqu’aucune violence ne serait exercée contre son père, l’amant deDiana s’apprêtait à réaliser la promesse que lui avait siastucieusement arrachée sa maîtresse.
Son plan, qui lui avait d’ailleurs étéentièrement suggéré par la Monti, était d’une grande simplicité etd’une remarquable audace…
Emporté par sa passion, il allait l’accomplirsans la moindre hésitation.
Désormais aucun remords ne pouvaitl’arrêter.
L’aventurière l’avait trop entièrementressaisi pour qu’il s’embarrassât d’aucun scrupule.
Tout d’abord… il s’en fut écouter à la portede la chambre où couchait son père.
Il n’entendit que le bruit d’une respirationrégulière, indice d’un profond sommeil.
– De ce côté-là, fit-il, tout vabien…
Néanmoins, pour plus de tranquillité, il donnaun tour à la clef qui était demeurée dans la serrure.
Et il s’en fut rejoindre ses collaborateursqui avaient déjà pénétré dans la cellule de Favraut… d’autant plusfacilement que, par une incroyable négligence, le verrou extérieurn’en avait pas été tiré.
Sans s’arrêter à ce détail, qui d’ailleursfacilitait sa besogne, le docteur aperçut, étendu sur le lit desangle et enroulé dans une couverture, une forme humaine semblantdormir…
En un clin d’œil et avec une dextérité quisemblait révéler une longue pratique, l’étrange médecin appuyacontre la bouche du prisonnier un bâillon fortement chloroformé,tandis que le Coltineur, qui s’était muni de tous les accessoiresnécessaires, le ligotait rapidement… solidement, dans sacouverture.
Moralès demeuré dans le couloir et l’oreilletoujours aux aguets avait assisté de loin à cette scène, quis’était passée en moins de temps qu’il n’en faut pour ladécrire.
Très satisfait de la rapidité avec laquelle cehardi coup de main avait été exécuté, l’amant de Diana guida etéclaira la marche de ses deux associés qui emportaient le banquier,et les accompagna jusqu’à la voiture.
– Maintenant, fit-il, vite à Paris.
– Et vous, patron ? interrogeaCrémard, qui avait remis son moteur en marche.
– Moi, je reste.
– Pourquoi ? interrogèrentsimultanément le docteur et le Coltineur.
– C’est mon affaire ! répliquasèchement Moralès. La besogne est faite. C’est l’essentiel. Lereste me regarde.
– Alors en route ! fit le sinistrewattman en démarrant.
La vérité était que, son forfait une foisaccompli, Moralès venait seulement d’en comprendre l’infamie etd’en mesurer les conséquences.
Par un dernier vestige de respect humain etsurtout par crainte des représailles que Judex ne manquerait pasd’exercer contre lui lorsqu’il découvrirait sa trahison, RobertKerjean avait résolu de se créer un alibi aux yeux de son père.
De nouveau, il gravit le sentier quiconduisait aux ruines… pénétra dans le souterrain et s’en futfrapper à la porte de la chambre du vieux Kerjean.
Celle-ci s’ouvrit presque aussitôt…
Moralès eut un moment de surprise… Il était enface de Roger de Trémeuse… qui s’exclama :
– Je vous croyais parti !… Votrepère m’avait dit que vous alliez vous engager dans la Légionétrangère.
– En effet…, répliquait Robert et je n’ainullement changé d’avis… mais j’ai été mis sur les traces d’uncomplot ayant pour but d’enlever le banquier Favraut… Alors, vite,je suis revenu ici en toute hâte, afin de vous prévenir.
– Vous avez donc revu la Monti ?interrogea nettement le frère de Judex.
– Oui… articula… Moralès… un hasard jevous le jure… mais un hasard que je bénis, puisqu’il m’a permis dedéjouer le nouveau projet de cette misérable.
Et, hypocritement, il ajouta :
– Voilà pourquoi je n’ai pas hésité unseul instant à me rendre au Château-Rouge. Je vous devais bien celaà tous… et je ne voulais pas surtout en cas d’accident que ni monpère, ni Judex, ni vous, vous puissiez croire un seul instant quej’avais été son complice.
– Vous avez très bien fait…, approuvaitRoger, non sans une certaine réticence.
Car il n’avait pas été sans remarquer letrouble de Moralès, malgré tous les efforts que faisait celui-cipour le dissimuler.
Puis, il ajouta avec la force paisible d’unhomme qui se sent entièrement sûr de lui :
– D’ailleurs, nous n’avons rien àcraindre, je fais bonne garde.
Et, désignant un homme entièrement dissimulésous la couverture de son lit, il fit :
– Le banquier Favraut n’est pas prêt àsortir d’ici.
– Le banquier Favraut ! répétaRobert au comble de la stupéfaction.
– Mais oui, fit Roger en découvrant levisage du prisonnier endormi.
– Comment ! C’est lui qui est couchélà !
– Vous le voyez bien… Devant son tristeétat, mon frère et moi nous avons eu pitié de lui… et nous l’avonstransporté dans cette chambre… où il sera mieux que dans soncachot.
– Et mon père ?
– Pour cette nuit, il est allé dormirdans la cellule de Favraut.
Moralès sentit une sueur froide l’inonder despieds à la tête.
Ainsi l’homme qu’il venait d’expédier à Parissous bonne garde n’était autre que le malheureuxKerjean !…
Pour ne pas s’effondrer, Robert dut faire surlui-même un effort inouï.
– Ah ! très bien…, bégaya-t-il, trèsbien… Maintenant, je n’ai plus qu’à me retirer… qu’à partir…
– Un instant ! fit simplement Rogerqui le considérait avec attention et anxiété. Il faut que j’aillejusqu’au laboratoire jeter un coup d’œil sur une préparationchimique… qui m’intéresse vivement… Attendez-moi en veillantFavraut… Je reviens dans quelques minutes.
Moralès n’osant refuser se laissa tomber surune chaise, envahi par une indicible épouvante, se demandant, si,en face de l’atroce réalité, il n’allait pas en finir avec lavie.
Car il sentait bien que, désormais, il luiserait impossible d’arriver à temps pour sauver son père.
L’auto devait être loin déjà… Il n’existaitpas de train pour Paris avant six heures du matin.
Un seul moyen lui restait… Tout avouer àRoger.
Mais n’était-ce pas se condamnerlui-même ?
Après tout, cela ne valait-il pas mieux que dedevenir, même inconsciemment, un assassin, un parricide !
Et Moralès allait sans doute se décider àimplorer le secours et la pitié du frère de Judex, lorsqu’ungémissement suivi d’un cri sourd, atroce, lui fit relever latête.
Favraut, assis sur son séant, le regardait deses yeux hagards et hallucinés.
À la vue de ce spectre vivant, l’amant deDiana eut un frisson d’épouvante…
Le banquier fit alors entendre un ricanementsinistre.
Puis… farouche… effrayant…, il sauta en bas deson lit ; et, les bras en avant, les mains agitées par unmouvement nerveux, ses forces décuplées par le délire quil’agitait, il s’avança vers Moralès qui, pâle de terreur, s’étaitlevé… cherchant à gagner la porte.
– Je veux en tuer un, râlait le fou. Jeveux en tuer un !… C’est bon de tuer… oui, c’est bon… c’estbon !…
Pour échapper à l’horrible étreinte, RobertKerjean s’élança dans le couloir et s’enfuit dans les souterrainspleins d’ombre.
Favraut eut un instant d’hésitation… Dans lahantise de son idée de meurtre, allait-il s’élancer à la poursuitede sa victime ?
Le banquier fit quelques pas pour gagner à sontour le couloir…
Mais presque aussitôt, il s’arrêta,chancelant… étourdi…
Son visage changea d’expression… exprimant lereflet d’une sorte de joie lointaine, enfantine… et, tombant sur lachaise que venait de quitter Moralès, il se mit à chantonner unesorte de mélopée traînarde… tandis que ses bras faisaient le gestede bercer un enfant.
L’image radieuse de son petit-fils venait-ellede surgir tout à coup au regard du dément ?…
Sans doute… car… bientôt… à la chanson sansparoles succéda un nom :
– Jeannot !
Et deux larmes, suivies de nombreuses autres,coulèrent sur les joues ravagées du prisonnier… qui, calmé etdouloureux, demeura là, esquissant faiblement son même gesteprotecteur et caressant d’aïeul attendri.
Pour la première fois, l’ange du remordsvenait de le frôler de son aile.
*
* *
Les trois bandits, c’est-à-dire Crémard, ledocteur et le Coltineur, étaient arrivés à Paris avec leurprisonnier.
Diana et Amaury attendaient avec impatience lerésultat de l’expédition.
Crémard était tout de suite monté leurdire :
– Ça y est ! Le typard est en bas…on va vous le monter en douce.
– Et Moralès ? interrogea laMonti.
– Il est resté au château.
– Ah ! par exemple ! Pourvuqu’il n’ait pas encore fait quelque sottise !
– Qu’importe ! observaitM. de la Rochefontaine tandis que Crémard s’éloignait.Nous tenons le banquier… c’est l’essentiel… Le reste est peu.
– Et me regarde…, acheva l’aventurièretandis que sa prunelle s’éclairait d’une lueur de meurtre.
Et elle ajouta :
– Il faudra à tout prix que je medébarrasse de ce Moralès… Il devient par trop insupportable.
Et comme Amaury de la Rochefontaine avait unsigne de tête approbatif, elle observa :
– Laissons-le tranquille pour l’instant.Et préparons-nous à recevoir de notre mieux le brave banquier quiva être à la fois bien heureux et très surpris de nous devoir saliberté !
Le docteur et le Coltineur apportaient leurhomme toujours étroitement ligoté… qu’ils déposèrent au milieu dusalon dans une vaste et confortable bergère.
– Je lui ai donné la dose massive…,expliquait le médecin. Cela valait mieux ! De cette façon iln’a pas bronché… et il nous a laissés bien tranquilles pendant laroute.
Tout en parlant, le praticien desserrait lesliens et dégageait la tête du soi-disant Favraut… lorsqu’un cri decolère se fit entendre :
– Ce n’est pas lui ! s’exclamaitDiana en dévisageant l’ancien meunier des Sablons qui, sousl’action du puissant soporifique que lui avait administré ledocteur, demeurait plongé dans une torpeur absolue.
Et en proie à une rage folle, l’aventurièrehurla :
– Cet homme, je le reconnais ! C’estPierre Kerjean… C’est le père de Moralès !
– Nous avons été trahis ! repritAmaury, non moins furieux que sa terrible associée.
– Trahis !… Par qui ? ripostaitla Monti. Voyons… ce n’est certainement pas Moralès qui nous auraitlivré son père à la place de Favraut. Quant à Judex, même pour nousjouer un mauvais tour, il n’irait pas s’exposer à perdre un sidévoué serviteur… car il sait très bien que quand je tiens maproie, je ne la lâche jamais ! Il y a là certainement unquiproquo, que je renonce à m’expliquer. Est-ce que la fatalités’acharnerait contre nous ? Eh bien, quoi qu’il en soit… je neme tiens pas pour battue. Je continue la lutte !
Et, désignant Kerjean d’un geste plein demenace, elle s’écria :
– Pour commencer, il va falloir fairedisparaître cet homme. Si, demain, on trouvait dans la Seine soncadavre débarrassé de ses liens, tout le monde croirait à unaccident ou à un suicide.
– Diana ! voulut interrompreAmaury.
– Vous ! silence ! imposa laMonti… On est avec moi ou contre moi. Il n’y a pas de milieu… et jene connais pas les demi-mesures. Choisissez !
Dominé par l’aventurière, M. de laRochefontaine courba la tête.
Le gentilhomme décavé acceptait de se fairecomplice de ces bandits.
Pierre Kerjean était irrémédiablementcondamné.
Depuis la scène comico-tragique qui s’étaitdéroulée dans son bureau, Cocantin avait senti s’opérer en lui uneétrange et salutaire transformation morale.
Attendri par la douceur naïve de Jeannot,stimulé par le courage intelligent du môme Réglisse, il étaitdevenu en quelques heures un autre homme…
Il ne lui en fallait pas davantage pour que,toujours sous les auspices de celui qu’il s’était donné pourmaître, c’est-à-dire de Napoléon, il se mît à rouler dans sonesprit les plus nobles et les plus audacieux projets.
Rassuré par ses rapports encore mystérieuxmais excellents avec Judex, il se demandait si, lui aussi, n’avaitpas à jouer un rôle dans toute cette affaire… et s’il n’était pasde son devoir d’honnête homme et de citoyen respectueux des lois deson pays de déclarer la guerre, de son côté, à ces gens qui avaientfailli faire de lui le complice plus ou moins inconscient de toutesleurs turpitudes.
Comme il le disait, « il commençait àvoir clair en lui-même » et à se rendre compte du rôle aussiingrat que dangereux que la bande Diana Monti, Moralès, laRochefontaine et Cie avait cherché à lui faire jouerdans le drame auquel un fâcheux hasard l’avait si intimementmêlé…
S’épouvantant devant les conséquencesqu’aurait pu avoir pour lui un pareil entraînement, il sefélicitait cordialement d’y avoir échappé, mettant d’ailleursmodestement sur le compte d’une intervention providentielle, ouplutôt napoléonienne, les événements heureux qui l’avaient faitdévier de la route où bien malgré lui, il s’était engagé.
Or, si Cocantin s’enflammait rapidement, ils’éteignait avec non moins de spontanéité. Ses passions n’étaientjamais de longue durée… Dès qu’il s’apercevait que ses aventuresamoureuses pouvaient faire de lui une dupe… ou l’exposer à degraves ennuis et surtout à de réels dangers, toujours, suivant sonexpression, il « savait couper le mal par la racine ».Or, ce n’était nullement chez lui affaire de volonté, mais bien detempérament…
Voilà pourquoi, après avoir brûlé pour Dianadu feu le plus incandescent, il en était arrivé subitement et sanstransition aucune, à la détester furieusement… résumant ainsi sonnouvel état d’âme par cette phrase qui sous son « pompiérismeprudhommesque », révélait néanmoins le fond excellent de soncœur :
– Une femme qui est capable de battre desenfants ne saurait être vraiment une amoureuse !…
À partir de ce moment qui allait être uneheure décisive dans sa vie, le directeur de l’Agence Céléritasavait voué une haine sans merci à la Monti et à toute sa bande.
S’armant d’une farouche résolution, et secuirassant de toutes les intrépidités, Prosper avait ainsi formuléles grandes lignes de son plan de campagne.
– Désormais, se dit-il, je n’aurai pas uninstant de repos tant que je n’aurai pas démasqué ces bandits… tantque je ne les aurai pas livrés moi-même à la justice. Pouratteindre ce but, je suis décidé à tous les sacrifices d’argent etautres. Oui, quand je devrais risquer cent fois ma vie, rien nem’arrêtera. Jour et nuit, nuit et jour, je serai sur leurs traces,je m’acharnerai à leur piste, et, s’il le faut, j’irai les relancerjusque dans leurs tanières.
Et Cocantin, très loyalement, trèsénergiquement, se mit aussitôt en devoir de réaliser ce plan qui,bien que très vague, n’en reposait pas moins sur les meilleuresintentions.
Mais cette fois, au lieu de s’adresseruniquement à son habituel inspirateur, le directeur de l’AgenceCéléritas résolut de prendre modèle sur les policiers passés etprésents qui ont illustré leur profession de leurs exploitssensationnels.
Pendant quarante-huit heures, il se documenta…se bourrant littéralement le crâne de tous les récits plus ou moinsauthentiques, de toutes les légendes plus ou moins fabuleuses quienvironnent d’une auréole si glorieuse nos Vidocq anciens etmodernes.
Un peu effaré… étourdi même par tout ce fatrasdocumentaire, Prosper n’en retint qu’une chose… c’est que, pourêtre un bon détective, il fallait avant tout savoir secamoufler.
Cocantin s’acheta donc une garde-robe aussicomplète que variée et dans laquelle les professions les plushétéroclites étaient représentées. Il adapta tour à tour à soncrâne les perruques les plus disparates… il se colla successivementau menton les barbes les plus extraordinaires, mais, au bout dedeux jours, il dut renoncer à ce genre de transformation grâceauquel il se croyait si bien à l’abri de toute indiscrétion.
En effet, soit qu’il eût revêtu la tenueclassique du plombier qui se rend à son travail, soit qu’il se fîtla tête, se donnât l’allure d’un vieux marcheur en quête d’unejeune proie facile… il rencontrait toujours dans la rue quelqu’unde connaissance qui lui lançait au passage, sur un tonnaturellement ironique :
– Hé ! bonjour monsieur Cocantin…Quelle drôle d’idée vous avez de vous déguiser ainsi !
– On me reconnaît donc ? sedemandait le détective privé…
En rentrant chez lui, il s’examinaitlonguement dans la glace… cherchant à se composer un nouveautravestissement capable de dérouter les yeux les mieux exercés.
Mais tous ces efforts étaient dépensés en pureperte.
En effet, Cocantin avait beau essayer lescamouflages les plus déroutants, chaque fois qu’il sortait… ilétait infailliblement salué par ce : « Bonjour, monsieurCocantin »… qui avait le don de l’affoler.
– Ah ça ! se demandait-il… qu’est-ceque j’ai donc… pour que tout le monde me reconnaisse quand je ne mereconnais pas moi-même ?
Ce qu’il avait, le bon Prosper… ce dont il nes’était d’ailleurs jamais aperçu, c’était un nez… un nez immense…un nez personnel… un nez original… qui aurait pu prendre placeavantageusement dans la si brillante et si lamentable tirade deCyrano de Bergerac… un nez vaste, un nez puissant,solidement attaché au front, qu’il abandonnait pour se courber enun arc de cercle très caractérisé, se continuer en une ligne droiteimposante, et se terminer en un double renflement, ayant tendance àse porter de travers vers la gauche… côté du cœur, ce qui faisaitdire à ses amis :
– Cocantin est un garçon économe !…Pour ses vieux jours, il met son nez de côté.
Or, à force de chercher, en se contemplantdevant la glace, la cause de son infortune policière, Cocantinfinit par se rendre compte de la vérité.
– Mon nez !… s’écria-t-il. C’est monnez… parbleu !
Ce fut en vain que, par un patient travail demaquillage, il s’efforça d’en diminuer la proéminence et d’enatténuer le caractère.
Toujours il surgissait, révélateur, au milieude son visage.
– Je ne peux pourtant pas lecouper ! s’écria Prosper désespéré.
Ce nez… indice de flair… allait-il lecontraindre à abandonner sa tâche ?
Non… car une réflexion historico-psychologiques’en vint bientôt calmer les scrupules et les craintes deCocantin.
– Je n’ai jamais lu nulle part, sedit-il, que Fouché, le célèbre ministre de la Police de Napoléon,éprouvât la nécessité de se camoufler… ce qui, d’ailleurs ne l’anullement empêché d’être le premier détective du monde. Hé bien,imitons-le !… faisons de la police à visage découvert. Ce seraplus chic, plus crâne, et plus français ! Mais ce n’est pasune raison pour ne pas me munir de tous les engins de protection etd’attaque que la science moderne met à la disposition de tous ceuxqui veulent affronter un péril.
Cocantin fit donc l’acquisition d’un plastroncuirasse destiné à le mettre à l’abri des balles et des coups decouteau de ses ennemis.
Il acheta également quatre brownings… un pourchacune des poches de son veston et de son pantalon… Il glissa danssa ceinture un poignard à la lame triangulaire et affilée… Il semunit d’un coup-de-poing américain avec pointe et d’un casse-têtecapable d’assommer un bœuf ; et, véritable arsenal en marche,le col de son paletot relevé et les bords de son feutre rabattu surles yeux, il repartit en guerre, après avoir juré au buste deNapoléon qu’il en reviendrait vainqueur… ou les piedsdevant !…
Tout d’abord… il commença par« repérer » Diana et Amaury.
Cela lui fut facile…
Cette première formalité accomplie, Cocantinse trouva quelque peu embarrassé.
L’ère des difficultés s’ouvrait pour lui… Quedevrait-il faire ?
Une phrase banale à force d’être classique luifournit bientôt une ligne de conduite :
– Le hasard est le dieu despoliciers.
Prosper, qui jugeait cette formule d’autantplus excellente qu’il n’en avait pas trouvé d’autre, se dit avecbeaucoup de philosophie :
– Attendons le hasard !
Mais, tout de suite, il décida fortsagement :
– Ne le laissons pas échapper !
Sans désemparer, prenant à peine le temps dedormir et de manger, il s’en vint rôder aux alentours de la maisonoù demeurait Diana, guettant l’occasion désirée qui allait luipermettre de faire à son tour œuvre de justice.
Elle n’allait pas trop le faire attendre.
En effet, une nuit que posté devant la fenêtrede l’aventurière, il cherchait à travers les persiennes quilaissaient filtrer une lueur atténuée, à découvrir quelque indicefavorable, son cœur se mit à battre, tout à coup, avec une certaineémotion…
Une automobile, où se trouvaient trois hommesaux allures qu’il considéra immédiatement comme inquiétantes etpatibulaires, s’était arrêtée à quelques pas de lui devantl’immeuble habité par Diana… et Amaury.
Il vit tout d’abord le wattman sauter à terre,entrer dans la maison… revenir au bout d’un bref instant, faire unsigne mystérieux à ses compagnons, qui s’emparèrent d’un corpsenveloppé d’une couverture autour de laquelle s’enroulait une cordeétroitement serrée, le transportèrent vivement à l’intérieur de lamaison.
– Ça y est…, se dit Cocantin, en proie àun « trac » que, vaillamment, il chercha aussitôt àsurmonter… Ça y est… les grands événements vont commencer.
Dès que les deux hommes eurent disparu avecleur fardeau, et que la porte se fut refermée derrière eux…Cocantin, sortant de l’encoignure où il se dissimulait, se dirigeavers l’automobile à seule fin d’en prendre le numéro.
Tout à coup, il tressaillit.
Une main, qu’instantanément il devinavigoureuse entre toutes, venait de se poser sur son épaule.
Cocantin se retourna.
Un homme de haute stature, drapé dans uneample cape noire et coiffé d’un chapeau en feutre, se tenait devantlui, l’air grave, sévère, énigmatique.
– Ah ça ! monsieur…, balbutia ledirecteur de l’Agence Céléritas, violemment décontenancé… Quiêtes-vous ? et que me voulez-vous ?
– Je suis Judex ! répliquasimplement Jacques de Trémeuse.
À ces mots, Cocantin eut un sursaut, quimontrait toute l’influence qu’exerçait sur lui ce nommystérieux.
Mais, tout de suite, au regard rempli debienveillance que dirigeait vers lui l’énigmatique personnage, ledétective se sentit d’autant plus rassuré qu’il avait la conscienceabsolument tranquille et que, par conséquent, il n’avait rien àredouter de son étrange et puissant interlocuteur.
Se ressaisissant aussitôt, il reprit d’unevoix qui tremblait encore un peu, non plus de frayeur, maisd’émotion :
– Vous êtes monsieur Judex ?… Ehbien ! moi, je suis monsieur Cocantin.
– Je le savais.
– Croyez, monsieur Judex, que je suisenchanté de faire votre connaissance.
– Me permettrez-vous de vous serrer lamain ?
– Je n’osais vous le demander.
Et dans un mouvement spontané, le braveProsper tendit les deux mains à Judex qui s’en empara endisant :
– J’ai su, monsieur, que vous aviez fortbien servi mes intérêts… je vous en remercie…
– J’ai agi suivant ma conscience.
– Je vous en félicite.
– Croyez que je vous suis et que je vousserai toujours entièrement acquis.
– En ce cas, reprenait Judex… Vous memettez fort à mon aise pour vous demander ce que vous faitesici…
– Je travaille ! murmura Cocantin,en prenant un air important et confidentiel…
Et tout de suite, il ajouta :
– Je me suis juré de démasquer DianaMonti et sa bande.
– Ce qui fait, soulignait Jacques, quenous poursuivons le même but.
– Et ce qui prouve, ajoutait Prosper, queles honnêtes gens sont faits pour se rencontrer !
Passant son bras sous celui du détective,Judex l’entraîna vers une auto qui stationnait dans l’ombre àquelques mètres de là :
– Vous déplairait-il, monsieur Cocantin,demanda-t-il, que, pour cette nuit du moins, nous mettions nosefforts en commun ?
– Croyez, monsieur, que j’en serais trèsflatté et très enchanté.
– Alors… c’est unecollaboration ?
– Dont je suis profondément honoré.
Et, avec un accent de légitime amour-propre,Cocantin ajouta aussitôt :
– D’autant plus, monsieur Judex, que j’aiidée que je ne vous serai peut-être pas tout à fait inutile.
– J’en suis persuadé.
Le successeur du sieur Ribaudet, qui n’avaitjamais vécu de pareilles minutes, reprit, avec un accent de gravitéqui amusa beaucoup Jacques de Trémeuse :
– Il doit se passer, en ce moment, chezDiana Monti des choses tout à fait extraordinaires. Tout à l’heure,quelques instants avant que je n’aie l’honneur de vous rencontrer,une auto s’est arrêtée devant la maison de cette gueuse… car c’estune gueuse, monsieur Judex… Il n’y a pas d’autre expression…
– Veuillez poursuivre, monsieurCocantin.
– Trois hommes sont descendus de lavoiture… que vous voyez toujours là… et dont je me préparais àrepérer le numéro quand vous vous êtes si aimablement présenté àmoi.
– Ensuite ?
– Ensuite… ces hommes ont transporté àl’intérieur de la maison un volumineux paquet qui avait toutes lesapparences d’un être humain, enveloppé dans une couverture etsolidement ligoté… Alors, moi…
– Monsieur Cocantin… interrompit Judex…ne m’en dites pas davantage… Sachez seulement que vous venez de merendre un très grand service… et que je ne l’oublieraijamais !
Voyons maintenant comment et pourquoi Judex setrouvait là.
Vers le milieu de la nuit, Judex, qui était àParis, dans son cabinet de travail, assis devant sa table, avait envain cherché à échapper, par la lecture, à la torture lancinante deson impossible amour…
Toujours l’image de Jacqueline apparaissait àses yeux ; et toujours il entendait la voix de la jeune femmeproclamer l’arrêt terrible : « Je ne veux plus que l’onprononce son nom devant moi. »
Plus que jamais, il comprenait tout cequ’avait d’effroyablement tragique cette situation que lui avaitimposée la loi de vengeance, le serment inéluctable, lorsque lasonnerie du téléphone qui le reliait directement au Château-Rougevibra tout à coup.
Judex s’empara du récepteur… C’était Roger quilui téléphonait :
– Moralès vient de rentrer… sous prétextede parler à son père… Intrigué par le trouble qu’il manifestait, etqu’il cherchait en vain à dissimuler, je suis allé pour réveillerKerjean qui, selon tes instructions, était allé se coucher dans lacellule de Favraut… Et j’ai constaté que Kerjean avait disparu… Uneforte odeur de chloroforme régnait encore dans la pièce… La portequi défend le couloir principal et qui ne se manœuvre que par unmécanisme secret, avait été ouverte… Quand je suis revenu versMoralès pour lui demander des explications, il avait égalementdisparu… Je l’ai cherché en vain… Affolé par le résultat de sonacte, il a dû regagner Paris en toute hâte. Pour moi, il n’y aaucun doute, Moralès nous a trahis… Croyant nous arracher Favraut,il a fait enlever son père.
Judex, sans perdre un instant, avait téléphonéau garage voisin, où, nuit et jour, une puissante auto pilotée parun wattman d’une adresse et d’une fidélité à toute épreuve, étaitprête à accourir au premier appel.
Reconstituant dans son esprit toutes lespéripéties du drame qui venait de se dérouler… Judex s’était faitconduire immédiatement chez Diana… pensant bien que c’était là queles ravisseurs avaient dû conduire celui qu’ils avaient pris pourFavraut… et espérant bien arriver à temps pour sauver le malheureuxKerjean des représailles que la terrible aventurière ne manqueraitd’exercer contre lui…
Les renseignements que venait de lui fournirCocantin prouvaient à Judex que, comme toujours, il avait dupremier coup d’œil envisagé nettement et compris tout à fait lasituation.
Il n’y avait aucun doute à garder… Kerjeanétait chez Diana…
Pour le sauver, il n’y avait pas une minute àperdre.
Or, si Judex était la prudence même, et s’ilavait pour principe de ne jamais risquer inutilement sa vie, ilsavait mieux que tout autre prendre, au cas échéant, la décisionrapide et nécessaire et se livrer à ces attaques dites brusquéesqui, en paralysant l’adversaire, le mettent d’un seul coup auxtrois quarts à merci.
C’était à l’une des opérations de ce genrequ’avec la rapidité de décision qui le caractérisait, il avaitrésolu de se livrer.
– Monsieur Cocantin, reprit-il sur un tonde cordiale autorité.
– Monsieur Judex…, fit le détective quiavait respecté le silence, d’ailleurs bref, du justicier.
– Êtes-vous armé ?
– Jusqu’aux dents…
– Eh bien, il n’y a pas à hésiter… Nousallons faire irruption tous deux chez Diana… et lui enlever saproie… Cela vous convient-il ?
– Monsieur Judex ! répliqua Prosper,sur un ton de bravoure qui l’étonna lui-même… avec un homme tel quevous, que ne ferait-on ?… Où n’irait-on pas ?… Qui nebattrait-on pas ?
– Alors… en avant !
Judex, accompagné de Cocantin qui, après avoirassuré son poignard entre ses dents, avait pris dans chaque main unrevolver, s’acheminait déjà vers la porte de l’immeuble… lorsqu’ils’arrêta.
Un bruit de voix s’élevait dans levestibule…
– Ce sont eux, fit Jacques, qui se jetaaussitôt avec Prosper dans l’encoignure de la porte cochère quiavait déjà abrité le directeur de l’Agence Céléritas.
La porte s’ouvrit, livrant passage à Crémard,qui sauta sur son siège… puis au docteur et au Coltineur, quiétendirent sur les coussins le vieux Kerjean, de plus en plusétroitement ligoté… et enfin à Amaury de la Rochefontaine, qui pritplace à côté du wattman.
À peine celle-ci démarrait-elle… que Judex,sans perdre une seconde, courait vers son auto, y faisait monterProsper ; et, après avoir murmuré quelques brèves paroles àl’oreille de son chauffeur, s’installait près du détective tout enlui disant :
– Je crois, cher monsieur Cocantin, queje vais vous faire assister à un spectacle peu ordinaire…
*
* *
L’auto des bandits filait à une belle allure.Celle de Judex n’avait d’ailleurs aucun mal à la suivre à unedistance suffisante pour ne point se faire remarquer… sanstoutefois la perdre un instant de vue.
Mais il était facile de deviner que sonmécanicien était entièrement maître de la route et qu’il n’auraitqu’un très léger effort à faire au cas où il voudrait la rejoindreet même la dépasser.
Le chauffeur de Judex, qui obéissaitcertainement à des instructions très nettes, semblait pourl’instant uniquement décidé à conserver ses distances. Ce fut ainsique les deux voitures, après avoir traversé une partie de lacapitale, franchirent la porte Maillot et traversèrent le bois deBoulogne, se dirigeant vers la Muette pour gagner les bords de laSeine, où, suivant les instructions de Diana, les sinistres coquinsqui s’étaient fait ses complices, comptaient précipiter l’infortunéKerjean…
Mais… Judex n’allait pas leur en donner letemps…
En effet, tandis que les deux voituresroulaient sur la vaste chaussée déserte qui descend vers le fleuve,Jacques de Trémeuse lança un simple mot dans le cornet acoustiquedont l’autre extrémité aboutissait près de l’oreille duchauffeur.
Celui-ci accéléra aussitôt son allure… Enquelques instants, il arriva à la hauteur de l’auto poursuivie, ladépassa… et alors, dans une manœuvre extraordinaire, après avoircouvert une cinquantaine de mètres… le wattman donna un violentcoup de volant à gauche… barrant carrément la route à Crémard qui,stupéfait, fit instinctivement manœuvrer ses freins… s’arrêtant àquelques centimètres de la première voiture.
Judex et Cocantin avaient aussitôt bondi àterre… Revolver au poing, ils se préparaient à donner l’assaut àleurs adversaires. Mais ceux-ci n’étaient pas hommes à se laisserprendre sans opposer une vive résistance. Déjà, Amaury, sautant enbas de l’auto, fonçait sur eux… déchargeant son browning dans ladirection de Judex… qu’il avait, sinon reconnu, tout au moinsdeviné. Mais presque en même temps plusieurs autres détonationsretentirent.
C’était Cocantin qui « donnait »avec toute son artillerie.
L’un des coups, tout au moins, avaitporté ; car M. de la Rochefontaine s’effondrait surla chaussée, le front troué d’une balle, tandis que le docteur etle Coltineur se défilaient prudemment dans la nuit… vite rejointspar Crémard qui avait jugé prudent d’abandonner sa voiture etson colis. Aidés par leur wattman, Judex et Cocantintransportèrent aussitôt Kerjean dans leur voiture et reprirent laroute du Château-Rouge.
Judex, après avoir dégagé l’ancien meunier desSablons, s’efforça, aidé de son mieux par le détective, de leramener à la vie. Bientôt, le père de Moralès rouvrit les yeux… Envoyant Jacques près de lui, une expression de sérénité se répanditaussitôt sur son visage.
Mais presque aussitôt ce fut une angoissedouloureuse, mortelle, qui se révéla dans son regard.
Un nom… un cri… un sanglot… jaillit de seslèvres toutes blanches :
– Mon fils !
– Rassurez-vous, mon ami, fit Judex avecun accent de bonté infinie : Favraut est toujours dans lessouterrains de Château-Rouge.
À ces mots, Kerjean parut respirer pluslibrement… Sa main étreignit fiévreusement celle de l’homme qu’ils’était donné pour maître… puis ses paupières se refermèrent, et ilparut retomber dans une profonde torpeur.
– Le pauvre homme ! fitM. de Trémeuse… comme il va souffrir quand il saura toutela vérité !
Et Cocantin, qui ne cessait de regarderJacques avec l’admiration la plus illimitée, fit à voix basse, maisavec une expression de ferveur touchante :
– C’est étonnant ce que ce Judexressemble à Bonaparte !…
Vers dix heures du matin, sous l’éblouissanteclarté d’un soleil radieux, une vaste et confortable berlineautomobile, toute couverte de poussière, stoppait devant l’entréeprincipale d’une riche villa de la côte méditerranéenne, située enplein golfe de Saint-Tropez, à une brève distance du joli petitport de Saint-Maxime.
Un jeune homme de haute taille à l’allurearistocratique, vêtu avec la plus sobre élégance et qui, depuis unmoment, semblait guetter avec impatience l’arrivée de la voiture,se précipita, demandant au wattman qui lui souriaitaffectueusement :
– Eh bien… frère ?
– Tout s’est admirablement passé.
– Aucun incident ?
– Aucun.
– Et lui ?
– Il va aussi bien que possible.
Tandis que l’habile chauffeur qu’était Rogerde Trémeuse, sautait à bas de son siège, Judex, d’un geste brusque,ouvrait la portière… et se trouvait en face d’un homme d’un certainâge, aux traits accentués, énergiques, à la barbe et aux cheveuxpresque blancs. Celui-ci fit aussitôt, en lui désignant un hommequi, vêtu d’un costume d’intérieur en drap sombre, coiffé d’unecasquette de voyage, était étendu sur une sorte de lit-couchette etsemblait dormir paisiblement :
– Vous voyez, monsieur, que nous avonsentièrement suivi vos instructions, et que nous vous ramenons votreprisonnier dans le meilleur état possible.
– Avec mon frère et vous, Kerjean,j’étais tranquille.
Et regardant Favraut, dont le visagesoigneusement rasé révélait un calme parfait, l’ancien meunier desSablons ajouta :
– Grâce au stupéfiant que nous lui avonsfait prendre au départ, il a été très sage… D’ailleurs, depuisqu’il a pleuré, il n’est plus le même homme… Sa folie est devenuetrès douce… Plusieurs fois, il est revenu à lui en cours de route…Il n’a fait entendre aucune protestation… Il ne s’est livré à aucunmouvement de colère… Il nous a simplement demandé s’il verraitbientôt son petit-fils. Nous lui avons répondu que oui… Alors, iln’a plus rien dit et il s’est tenu tout à fait tranquille.
– Durant le trajet, vous n’avez faitaucune rencontre fâcheuse ?
– Nous avons scrupuleusement suivil’itinéraire que tu nous avais indiqué, intervenait Roger… Évitantles grandes agglomérations, nous avons roulé principalement lanuit, et choisi dans la journée, pour nous reposer, des coinsisolés qui nous mettaient à l’abri de toute indiscrétionpossible.
Favraut… venait de rouvrir les yeux.
En apercevant la silhouette de Judex, qui seprofilait devant lui, il eut un léger tressaillement, tandis qu’uneexpression de crainte se répandait sur ses traits.
– Nous sommes arrivés… monsieur Favraut,fit Kerjean avec une certaine douceur.
– Arrivés…, bégaya le dément, quicontemplait Judex… avec une terreur sans cesse grandissante.
– Rassurez-vous, fit celui-ci, il ne voussera fait aucun mal. Vous allez être, au contraire, entouré de tousles soins que réclame votre état.
Et, comme surpris par le ton de cette voixqui, hier encore si menaçante, se faisait aujourd’hui presquemiséricordieuse, le banquier qui s’était assis sur sa couchettemettait dans son regard tout l’émoi hésitant de son cerveaudésemparé. Judex reprit lentement, et en cherchant à réveiller lacompréhension en cette âme plongée dans le plus tragique et le plusobscur des désarrois :
– De même que vous avez dû la vie ausacrifice de votre fille, vous devrez cette amélioration de votresort à la tendresse de votre petit enfant.
– Jean ! murmura le prisonnier enjoignant instinctivement les mains.
Jacques de Trémeuse venait de rallumer laseule lueur capable de briller encore au milieu de cesténèbres…
– Venez…, fit-il avec autorité.
Docilement, Favraut se leva… et, s’appuyant aubras de Kerjean, il descendit de l’auto et pénétra à la suite deJudex dans un jardin entouré de hautes murailles et au milieuduquel s’élevait un assez vaste pavillon… dans lequel les troishommes pénétrèrent.
Après avoir enfermé son prisonnier dans unechambre d’ailleurs très confortable, mais dont la fenêtre quidonnait sur la mer était garnie de solides barreaux, Judex emmenaKerjean dans une pièce voisine et lui dit :
– J’ai toujours eu pour principe de diretoute la vérité. Eh bien, sachez que ce n’est pas seulement parceque notre retraite du Château-Rouge a été découverte par nosennemis que j’ai voulu que Favraut fût transporté ici… c’est aussiparce que je ne me suis pas cru le droit de prolonger pluslongtemps le supplice d’un homme si cruellement frappé. On punit uncoupable, on ne torture pas un fou. C’est d’accord avec ma mère,épouvantée elle-même par l’horreur du châtiment que j’ai pris cettedécision. Cependant, Favraut reste et restera notre prisonnier… Ilest donc indispensable que sa présence ici demeure ignorée de tous…et que vous exerciez à la fois sur lui et sur les alentours la plusrigoureuse surveillance. Puis-je toujours compter survous ?
– Vous savez bien, monsieur, que je voussuis dévoué corps et âme.
– Je le sais… Et voilà pourquoi je suistranquille.
– Vos ordres, monsieur…, serontscrupuleusement exécutés…, s’engageait le vieux Kerjean.
« Quelle que soit la haine que m’inspirece bandit… l’affection que je vous porte est trop grande pour queje ne m’incline pas devant votre volonté.
Et, avec un sanglot dans la voix, ilajouta :
– J’espère, par un dévouement sansbornes, vous faire oublier la trahison abominable de mon fils.
– Votre fils…, répliquait Judex, est plusun malheureux qu’un misérable.
– Merci, fit le vieillard en serrant aveceffusion la main que lui tendait son bienfaiteur.
Roger venait d’apparaître avec sa mère. Tandisque Kerjean se retirait discrètement, Jacques se précipitait versMme de Trémeuse, toujours en deuil, toujoursdouloureuse, et dont le visage semblait cependant refléter, sinonde l’espérance, mais tout au moins une certaine douceur de pensée,de détente dans la volonté.
– Mon fils…, prononça-t-elle d’une voixredevenue humaine, mon fils, es-tu content ?
– Et vous… mère ? fit simplementJudex.
La femme en noir, levant les yeux vers leciel, déclara :
– Ton père me jugera.
– Je sens déjà qu’il vous approuve !murmura Jacques de Trémeuse en embrassant respectueusement la mainde la comtesse.
– Et Favraut ? demanda celle-ci,dont le regard reprit, à ce nom exécré, toute son expression dehaine farouche.
– Il paraît complètement apaisé, dompté…,affirmait Judex. Je crois d’ailleurs qu’il n’a plus guère notion duprésent ni du passé… Il n’y a que lorsqu’on prononce devant lui lenom de son petit-fils qu’il semble quelque peu revenir à laréalité… Alors… son visage s’adoucit, et il pleure.
– Le secret de son transfert a-t-il étébien gardé ?
– J’en ai la conviction… D’ailleurs,toutes mes précautions ont été prises… Nous serons là, Roger etmoi, pour surveiller les allées et venues des gens suspects et pourprévenir leurs agissements… Kerjean nous secondera puissamment… ilne faillira pas à sa tâche. Aucune évasion n’est à redouter… Etpersonne ne se doutera que la villa des Palmiers sert de résidenceau banquier Favraut !
Avec un accent dont il ne parvenait pas àmaîtriser l’émotion, Judex conclut :
– Maintenant, ma mère, il me reste à vousremercier du fond du cœur de ne pas m’avoir imposé une tâche quieût été au-dessus de mes forces et d’avoir compris que lesinnocents ne devaient point payer pour les coupables.
– Croyez, affirmait Roger, que moi aussije vous en suis reconnaissant !
Pendant un instant, Julia Orsini garda lesilence, enveloppant ses deux fils d’un regard de mélancolieprofonde. Puis elle reprit d’une voix lente :
– Je me suis trompée… J’aurais dû neconfier qu’à moi-même l’exécution de mes projets… Il n’y a qu’uncœur comme le mien, c’est-à-dire à tout jamais fermé à l’amour, quipuisse être implacable… Je supporte aujourd’hui les conséquences demon erreur. Me heurtant à la fatalité… j’ai dû m’incliner… j’ai dûfaiblir. Une voix intérieure soudain m’a crié : « Pourvenger ton époux, tu n’as pas le droit de torturer tesenfants ! » Alors, l’idée fixe de ma vie… qui, depuisvingt ans s’était installée en moi… au point d’y régner enmaîtresse impérieuse, en dominatrice absolue… s’est amoindrie…effritée… dans la lutte que tout à coup, j’ai dû soutenir contremoi-même !…
– Mère…, s’écria Jacques en embrassantrespectueusement la main de la comtesse…
Mme de Trémeusepoursuivit avec l’accent de la plus poignante émotion :
– Ah ! mes fils, mes fils, je ne mereconnais plus ! Non seulement vous avez obtenu de moi lagrâce de Favraut, mais vous avez encore réussi à m’apitoyer sur sonsort… Et ce n’est pas tout… J’ai dû accueillir dans une villa, oùj’avais si souvent rêvé nous voir réunis, une fois l’œuvreaccomplie, oui, j’ai reçu chez moi, sous mon toit, dans ma maison,la fille et le petit-fils de ce misérable… J’ai dû jouer près d’euxune comédie qui répugne à ma loyauté, à mes instincts, à tout monêtre… leur mentir, moi, Julia Orsini, comtesse de Trémeuse… etenfin, par-dessus tout, me laisser aimer par ces deux êtres que jene devrais qu’exécrer… puisqu’ils sont du sang de l’autre…
– Et que vous-même, acheva Judex, vousvous êtes prise à aimer, tant vous avez compris que Dieu en lespréservant de la tare originelle n’avait mis en eux que clarté, quelumière, amour et bonté.
Comme Mme de Trémeuseavait un dernier geste de protestation découragée, Roger reprit àson tour avec effusion :
– Ne vous défendez pas !… Votretendresse pour nous vous avait désarmée… Le baiser du petit Jeanvous a conquise. Et vous devez déjà moins souffrir de vous sentirmiséricordieuse.
Alors, Mme de Trémeuse,dont ses fils avaient pris les mains, connut enfin, pour lapremière fois depuis vingt ans, la douceur des larmes quisoulagent.
Puis s’adressant à Jacques, elle luidit :
– Et toi… maintenant… quelle va être tonattitude envers cette jeune femme ?
– Elle vous croit la sœur deVallières…
– Ne crois-tu pas que ce soit une doubleet grave imprudence ?
– Pourquoi ?
– D’abord… pour toi-même.
– Je saurai imposer silence à moncœur.
– Ne m’as-tu pas dit que Jacquelinet’avait entrevu au moulin des Sablons ?
– Elle m’a dit elle-même, lorsque jejouais près d’elle le rôle de Vallières, qu’il ne lui était rienresté de cette éphémère vision.
– Et l’enfant, objectait Roger, net’es-tu pas rencontré avec lui à la pension de famille ?
– J’étais enveloppé dans ma cape… Le bordde mon chapeau était rabattu sur mon visage… Ce petit venait de seréveiller… C’est à peine s’il m’a regardé… s’il m’a vu… Sonattention a été tout de suite attirée et retenue par notre bonchien Vidocq… Les impressions d’un petit cerveau de cet âge ne sontguère durables…
Et avec un accent de volonté fébrile, ardente,Judex ajouta :
– Et puis, je vous l’assure, il estindispensable qu’il en soit ainsi. Je suis exposé à rencontrerJacqueline. Un jour, elle peut apprendre que je suis votre fils…Notre situation à tous, vis-à-vis d’elle, deviendrait extrêmementdélicate… Qui sait… si elle n’éveillerait pas en son esprit plusqu’une inquiétude un soupçon ?… Et pour rien au monde…oh ! non, pour rien, je ne voudrais qu’elle sût jamais que jesuis Judex ! C’est une dernière grâce, mère bien-aimée, mèrevénérée entre toutes, que je vous supplie de m’accorder !Puisque je vous ai juré que je ne faiblirai pas, puisque jamaisFavraut ne sera pardonné que si vous y consentez… n’hésitez pas àdonner à votre fils cette consolation suprême !
– Jacques ! Tu veux te faireaimer ! reprenait douloureusement, mais sans amertume, lacomtesse de Trémeuse.
Et comme une furtive rougeur colorait le beauvisage de Jacques, elle reprit :
– Tu espères donc me fléchir ?
Et Judex, tout en étreignant sa mère dans sesbras, eut enfin le cri d’aveu qui depuis un moment brûlait seslèvres :
– Peut-être !
Assise dans un confortable rocking-chair, àl’ombre des beaux palmiers qui couvrent comme une petite forêt unepartie du superbe jardin qui entoure la splendide propriété que lesTrémeuse possèdent aux abords de Sainte-Maxime, la fille dubanquier, tout en se livrant à un joli travail de broderie,surveillait les ébats joyeux du petit Jean et du môme Réglisse.
Par instant, un sourire où il y avait encoreun peu de tristesse errait sur ses lèvres… Une expression de joietouchante passait dans ses yeux… C’est que Jacqueline se sentaitpresque heureuse.
N’eût été le souvenir du drame effrayant aucours duquel avait succombé son père ; n’eût été, surtout, lapensée que celui-ci, en disparaissant d’une façon aussi brutale,inattendue, n’avait fait qu’expier les crimes dont il s’était renducoupable, la jeune femme se serait reprise, non seulement à aimerla vie… mais aussi à en espérer beaucoup pour elle et pour sonenfant.
En effet… à présent, elle se sentaittranquille… rassurée… Le dévouement affectueux du bon Vallières luiavait déjà apporté un précieux réconfort…
Mais c’était surtout vers celle qu’elleprenait pour sa sœur, c’est-à-dire versMme de Trémeuse, que Jacqueline se sentaitattirée…
Mettant sur le compte d’un malentendurapidement dissipé la froideur que lui avait d’abord témoignée lagrande dame, elle éprouva une joie intense en la voyant s’amadouersous les caresses naïves et charmantes du petit Jean et luiaccorder peu à peu, et même assez vite, une sympathie qui, d’abordtoute de nuance discrète, puis franchement amicale, était en trainde se transformer en une sorte d’irrésistible et tutélaireamitié.
Il est de ces courants mystérieux auxquelsrien ne résiste et qui semblent avoir été créés par le Destin de lamiséricorde pour rapprocher les êtres entre lesquels les chocs dela vie ont élevé d’infranchissables barrières.
Ainsi sans rien savoir, en vertu d’une volontéplus forte que la sienne, par l’ordre magique du Souverain cachéqui ordonne nos actions, en même temps qu’il inspire nossentiments, Jacqueline, tout de suite, s’était sentie attirée versla victime de son père, et cela sans rien savoir du crime commis nides souffrances endurées… rien que par la force divinatrice desnobles instincts dont elle était pétrie.
De son côté,Mme de Trémeuse, qui se croyait invincibledans sa haine, en dehors et au-dessus de toute humanité, n’avait purésister au geste de l’enfant qui, la prenant par la main, l’avaitamenée auprès de celle que l’impossible amour de Jacques allaitdésormais rendre sacrée à ses yeux… Cette âme, naturellementaltière, mais foncièrement tendre, en qui la plus juste et la plusnoble des haines avait tout étouffé, s’était rouverte tout à coup,brusquement, à la bonté qui en semblait à jamais bannie.
Et voilà pourquoi Jacques s’était repris àespérer… en face de cette conversion de sa mère à la pitié… Voilàpourquoi en la voyant chaque jour s’intéresser, s’attacher mêmedavantage à Jacqueline et à son enfant, il se disait :
– Qui sait si le miracle ne s’accomplirapas jusqu’au bout !
Et c’est tout vibrant de cette pensée… encoreplus que pour échapper aux recherches et aux attaques de la Montiqu’il aurait pu écraser sans peine, qu’il avait organisé ce complottendant à rapprocher le père et la fille, complot dontMme de Trémeuse n’avait pas été sanssoupçonner les intentions, ni sans souligner l’imprudence, mais surlequel, maternellement, elle avait fermé les yeux.
Il n’y avait pas de l’azur que sur les flotsde la Méditerranée et dans le beau ciel du Midi…
Mme de Trémeuse étaitvenue rejoindre Jacqueline dans le jardin… Maintenant, elle necherchait plus à éviter la présence de la jeune femme ; ellela recherchait, au contraire, tant elle y trouvait de charme. Puis,elle en était arrivée à considérer la fille du banquier et sonpetit-fils comme deux victimes, eux aussi, de l’infâme Favraut… et,peu à peu, dans son esprit, s’effaçait l’impression d’abord sidouloureuse… que lui causait la pensée qu’il existait entre cesdeux êtres si touchants un lien de sang avec son abominableennemi.
– Bonjour, chère madame, fit-elle àJacqueline, qui s’était levée… pour venir tout de suite au-devantd’elle.
Après avoir caressé Jeannot, et le mômeRéglisse, qui avaient aussitôt interrompu leurs jeux pour seprécipiter dans ses bras, elle fit, en enveloppant Jacqueline d’unregard où il n’y avait plus que de la bonté :
– Chère madame, je suis heureuse de vousannoncer une bonne nouvelle. Mon fils Jacques dont je vous ai parléquelquefois… et qui voyageait à l’étranger, vient de me causer labonne surprise d’arriver inopinément ici…
– Vous devez être très heureuse, fitJacqueline avec un sourire d’expressive douceur.
– En effet, reprenaitMme de Trémeuse, Jacques est un filsexcellent, et qui n’a jamais eu pour moi que tendresse etrespect.
– Je serais enchanté de le connaître.
– Il m’a demandé justement de vous êtreprésenté.
– Avec le plus grand plaisir.
Impatient de se retrouver en face deJacqueline, Judex, qui se dissimulait derrière un palmier, apparut,s’avançant vers la jeune femme, et la salua avec toutes les marquesde la plus sympathique déférence. Simplement, la fille du banquierlui tendit la main en disant :
– Monsieur, je ne puis que me féliciterde vous rencontrer dans cette maison, où tout a été mis en œuvrepour me faire oublier…
Mais, soudain, elle s’arrêta.
À mesure que ses yeux se fixaient sur Jacquesde Trémeuse, une question se posait à elle avec une insistance quimenaçait de devenir promptement de la hantise :
– Où donc ai-je vu cet homme ?
Remarquant le trouble qui s’était emparéd’elle, Mme de Trémeuse, tremblant qu’elle eûtreconnu Judex, demanda :
– Qu’avez-vous, mon enfant ?
Avec sa franchise habituelle, la fille dubanquier répondit aussitôt :
– Il vient de se passer en moi quelquechose d’inexplicable. Il m’a semblé, tout à coup, que ce n’étaitpas la première fois que je me trouvais en présence demonsieur…
– Pourtant, madame, affirmait Judex, quiconservait toutes les apparences du plus parfait sang-froid…Pourtant… j’ai la certitude… que je n’ai pas encore eu l’honneur devous voir. Car, pour ma part, je m’en fusse à tout jamaissouvenu.
Déroutée par cette calme assurance, Jacquelinequi, d’ailleurs, n’avait eu qu’une très vague réminiscence,reprenait :
– Je me trompe certainement, monsieur,mais quoi qu’il en soit, vous n’étiez pas inconnu pour moi… etc’est sans doute le fidèle portrait que m’a fait de vous madamevotre mère qui m’a donné l’agréable illusion que je vous avais déjàrencontré.
Rassuré… Judex s’inclina de nouveau… MaisJacqueline appelait déjà :
– Il faut que je vous présente mon fils…et son jeune ami… Jeannot… Réglisse venez, mes enfants… venezsaluer M. Jacques de Trémeuse.
Les deux petits accoururent aussitôt.
Pour Judex, c’était la seconde et aussi laplus redoutable épreuve.
Le môme Réglisse, le premier, avec sa fouguehabituelle, s’était tout de suite précipité vers Jacques, lesaluant d’un « Bonjour, m’sieu » des plus chaleureux.
Judex l’embrassa aussitôt. Puis, attirant verslui Jeannot, il l’enleva dans ses bras jusqu’à la hauteur de sonvisage, le regardant bien… ne cherchant nullement à esquiver ledanger.
Le petit le contempla un instant.
– Il paraît que tu es très gentil, trèssage, fit Judex.
– Oui, monsieur, répondit ingénument lebambin, qui, dans un de ces élans dont il était coutumier, passases bras autour du cou de Jacques et fit claquer sur sa joue un bonet ferme baiser.
Puis, désireux de reprendre ses ébats, ildemanda aussitôt :
– Dis, monsieur, je peux aller jouer avecRéglisse ?
– Mais oui, mon mignon, fitM. de Trémeuse, en déposant à terre le petit Jean quis’en fut aussitôt rejoindre son camarade.
Judex respira.
Ainsi qu’il le prévoyait, le jeune cerveau del’enfant n’avait point conservé l’impression de son éphémèreimage.
Maintenant, il était tout à fait tranquille…Il allait pouvoir demeurer là… près de celle qu’il adorait chaquejour davantage, préparant inlassablement, mystérieusement, l’œuvrede rédemption qui lui apparaissait désormais comme le seul but desa vie… But sublime entre tous, inspiré par le plus pur des amourset qui consistait à faire naître en même temps le pardon dans lecœur de la victime et le repentir dans l’âme du bourreau.
Son regard s’en fut vers sa mère, toutresplendissant d’une telle reconnaissance, tout rayonnant d’une silumineuse espérance que Mme de Trémeuse,craignant que Jacques ne se trahît, dit à Jacqueline :
– Chère madame… vous nous excuserez, monfils et moi, mais depuis que nous ne nous sommes vus, nous avonstant de choses à nous dire…
– Oh ! madame, je vous enprie !
– Jacques… donne-moi ton bras.
Jacqueline, les voyant s’éloigner tous deux,se sentit saisie une seconde fois par la même pensée.
Il lui semblait, en effet, que cette hautesilhouette… si pleine de distinction aristocratique, cette voix auxinflexions harmonieuses, et surtout ce regard qui s’était arrêtésur elle avec une expression de si fervente sympathie… ne luiétaient pas absolument étranger…
Elle chercha dans ses souvenirs… elle netrouva rien… absolument rien.
– Je me trompe certainement…, allait-elleconclure, lorsque Jeannot, qui s’était approché d’elle, s’écriajoyeux :
– Maman ! Maman !
– Qu’y a-t-il, mon chéri ?
– Le monsieur !
– Quel monsieur ?
– Celui qui était là tout à l’heure, etqui m’a dit bonjour.
– Oui, eh bien ?
– Je le connais.
Jacqueline tressaillit, en proie à un troubleinstinctif… à un malaise indéfinissable.
– Comment, tu le connais ?répéta-t-elle en attirant l’enfant près d’elle.
– Oui, maman. J’ai pas voulu lui direparce que Réglisse m’attendait pour jouer… mais je le connais trèsbien. Je l’ai vu !
– Où cela ?… où cela ?
Jeannot garda le silence et, prenant un airgrave, il fit un visible effort de mémoire.
– Voyons… Cherche… Rappelle-toi…,encourageait la mère.
L’enfant, après avoir réfléchi,répondit :
– Je ne sais pas !
Sa mère allait le questionner, encore… mais lavoix du môme Réglisse retentit :
– Hé, mon pote ! Alors quoi, tu melaisses en carafe ?
Jeannot, répondant à l’appel de son petitcamarade, s’esquiva aussitôt, tandis que Jacqueline murmurait,reprise d’une sourde inquiétude :
– C’est étrange !
Elle demeura longtemps songeuse.
Certes… aucun soupçon ne s’était encore emparéd’elle.
Cependant… elle avait la sensation qu’unnouveau mystère l’enveloppait et qu’elle n’en avait pas encore finiavec les angoisses. Dans son ignorance encore entière de laréalité, elle décida qu’elle écrirait ses impressions à celui queplus que jamais elle considérait comme son confident et sonmeilleur ami, et elle se préparait à rappeler les enfants…lorsqu’au détour de l’allée qui conduisait à la villa, elle setrouva en face de Jacques de Trémeuse, qui avait changé son costumede voyage pour un élégant complet de fantaisie qui lui donnait uneallure toute de jeunesse et le différenciait tellement de Judexque, complètement déroutée, la fille du banquier se ditinstantanément :
– Je me trompais, ce n’est certainementpas lui… Jeannot et moi, nous aurons rencontré quelqu’un qui luiressemblait… et c’est de là que provient notre double erreur.
Complètement tranquillisée, elle répondit parun gracieux sourire à l’aimable salut de Judex qui s’approchad’elle en disant :
– Vous semblez beaucoup vous plaire ici,madame ?
– Comment pourrait-il en êtreautrement ? répliqua Jacqueline… Ce beau soleil… cette natureadmirable… et par-dessus tout, la présence de mon fils dont j’avaisété obligée de me séparer… Enfin… les attentions si délicates dontje suis entourée… Aussi, je ne saurais trop vous dire combien jesuis reconnaissante à votre cher oncle Vallières…
– Je savais par lui tous vos malheurs,reprenait Jacques. Il m’avait écrit longuement à ce sujet… Aussi,même avant, de vous connaître, je vous portais un intérêt trèsgrand.
– Je vous en remercie, monsieurJacques.
– Vous me permettrez d’ajouter, madame,que… moi aussi… je veux être parmi ceux qui se sont imposé comme laplus douce des tâches le devoir d’écarter de votre route tout cequi peut être pour vous un sujet de regret ou de chagrin.
– Vous me voyez vraiment confuse de tantde bonté…, déclarait Jacqueline, qui se sentit enveloppée, commemalgré elle, d’une atmosphère de bonheur inconnu.
Et avec un accent empreint de la pluscharmante et mélancolique modestie, elle ajouta :
– Je me demande ce que j’ai fait pourmériter cela.
– Ce que vous avez fait ! s’écriaJudex, qui sut faire appel à toute son énergie pour imposer silenceà la passion qui frémissait en lui… Ce que vous avezfait !…
Jacques de Trémeuse reprenait d’une voixpleine d’une réelle et pure émotion :
– M. Vallières, et vous n’avez pasle droit de lui en vouloir – il vous aime trop pour cela –,M. Vallières… nous a tout dit… Et voilà pourquoi, ma mère, monfrère et moi, nous vous considérons, non pas seulement comme laplus noble des femmes, mais encore la plus admirable descréatures.
– Monsieur Jacques !…
– Oh ! laissez-moi vous dire !…Votre geste sublime est de ceux qui effacent toutes les injustices,désarment aussi tous les courroux… Vous êtes croyante, n’est-cepas ?
– De toutes les forces de monêtre !
– Eh bien, continuez à croire, continuezà prier, continuez à espérer.
Et, superbe d’espoir mystique, transfigurécomme un prophète… beau comme un jeune prêtre antique qui prédiraitles destinées heureuses aux peuples prosternés devant les saintsportiques, Judex formula d’une voix dans laquelle il y avait desvibrations d’amour immense et de religieuse extase :
– Le ciel n’a pas le monopole desrécompenses… La terre peut et doit nous donner elle aussi bien desallégresses.
– On ne m’a encore jamais parlé ainsi…murmura Jacqueline en baissant la tête.
– Même Vallières ? fit Jacques d’unevoix très douce… tandis qu’un sourire d’infinie douceur errait surses lèvres.
Jacqueline n’osa répéter : « MêmeVallières… »
Mais comme elle le pensait… Oh ! commecette voix si jeune, si ardente, si profonde, était nouvelle pourson cœur… ému et charmé… Et tout de suite, elle se retrouvauniquement mère… et levant les yeux vers le beau ciel pur comme sonâme, elle fit :
– Si, vraiment, comme vous le dites, j’aimérité ici-bas une récompense, je n’en demande qu’une seule,monsieur Jacques… c’est que mon fils soit heureux.
– Il le sera, fit Judex, en déposant unlong baiser sur la main de Jacqueline, que chastement, divinement,la jeune femme lui tendait…
Et voilà que les deux enfants… qui, tous deux,avaient pris l’air grave de gens qui ont à adresser une requêtesérieuse à un personnage important, s’avançaient vers Jacques etJacqueline en se tenant par la main.
– Monsieur…, fit le môme Réglisse qui,d’un naturel hardi, était toujours disposé à prendre le premier laparole.
– Qu’y a-t-il mon jeune ami ?répondit Judex avec bienveillance.
– Nous voudrions…, hasarda Jeannot…
La démarche devait être délicate.
Car… Jean s’arrêta aussitôt… et Réglisse, deson côté, intimidé, se tut… l’air gêné, embarrassé, contrairement àson habitude.
– Voyons… parlez…, invitaitJacqueline.
– Qu’est-ce que vous voulez, mespetits ? questionnait Jacques.
Rassemblant tout leur courage les deux bambinss’écrièrent en même temps :
– Nous voulons Cocantin !
– Cocantin ? répéta Judex, enfeignant l’étonnement.
Tout de suite, Jacquelineexpliquait :
– M. Cocantin est un détective privéqui s’est montré extrêmement dévoué envers mon fils et son petitami. Je puis même dire qu’il leur a sauvé la vie. Aussi ils se sonttous deux vivement attachés à lui.
– C’est parfait…
– Certes, monsieur Jacques,… mais cen’est pas une raison pour être indiscrets…
Et comme sous le reproche de Jacqueline,Jeannot et le môme Réglisse courbaient comiquement le front, Judexs’empressa de déclarer :
– Nous serons enchantés, au contraire, derecevoir M. Cocantin… Je m’en vais lui écrire moi-même pourl’inviter à passer quelques jours avec nous.
– Oh ! merci, monsieur !Merci ! s’enhardirent aussitôt les deux inséparables.
– Il va jouer à cache-cache avec nous, seréjouissait Jeannot.
– C’est un rigolo ! définissait lemôme Réglisse… Et puis, alors… comme blair, il est fade… Vousverrez ça, monsieur… un vrai quart de brie !
– Allons, Réglisse…, grondait doucementJacqueline. Tu m’avais promis de ne plus employer des expressionspareilles.
– C’est vrai, madame, je vous demandepardon… Je ne recommencerai plus.
Et, prenant Jeannot par le bras, il fit ens’éloignant, avec un air d’amusante componction :
– S’agit de faire des magnes, maintenantqu’on est des princes !
– Comme vous êtes généreux ! fitJacqueline, en enveloppant à son tour Jacques de Trémeuse d’unregard qui faillit le faire s’écrouler à genoux devant elle.
Judex était sûr de Cocantin. Il l’avait vu àl’œuvre… Il savait que désormais on pouvait compter sur sondévouement et sur sa fidélité. Aussi n’avait-il pas hésité un seulinstant lorsqu’il avait quitté Paris pour se rendre à Sainte-Maximeà lui confier la surveillance de Diana Monti et de Moralès.
Le directeur de l’Agence Céléritas s’étaitacquitté de sa tâche avec toute l’ardeur et la bonne volonté dontil était capable… d’autant plus qu’entraîné et aguerri, ilcommençait à éprouver un goût singulier pour ce métier de détectiveque, depuis plusieurs semaines, il avait tant de fois voué auxgémonies.
Mais, soit que ses capacités ne fussent pasencore à la hauteur de ses intentions, soit que l’aventurière etson amant eussent réussi à se terrer de telle sorte qu’il fûtimpossible de les découvrir, ou bien encore – chose trèsvraisemblable – que découragés et même terrorisés, ils eussentrenoncé à la lutte, il avait été impossible à l’excellent Prosperde découvrir leurs traces…
Aussi, après plusieurs jours et même plusieursnuits d’une incessante et laborieuse filature, avait-il dû écrire àJudex que, selon lui, il y avait quatre-vingt-dix-neuf chances surcent pour que, renonçant à la lutte, Diana et Moralès aient pris leparti prudent de se donner de l’espace.
Bien qu’il gardât encore quelque secrèteappréhension – car il avait vu la Monti à l’œuvre, et il n’ignoraitpoint qu’avec une gredine de cette envergure il fallait s’attendreà tout –, Jacques de Trémeuse, estimant que la mission qu’il avaitdonnée à Cocantin était terminée, avait adressé au détective privéce télégramme à la fois laconique et impératif :
Venez vite… Amitiés.
Et Cocantin, qui se serait jeté dans le feupour Judex, était accouru…
Jacques qui l’attendait à la gare deSaint-Raphaël, l’avait emmené aussitôt jusqu’à Sainte-Maxime.
Certain de la discrétion absolue du bravegarçon, il lui fit néanmoins en route toutes les recommandationsnécessaires.
– Vous allez trouver chez moi, dit-il, ouplutôt chez ma mère… Mme Jacqueline Aubry.
– La fille du banquier ?
– Avec son fils et votre petit ami, lemôme Réglisse.
– Pas possible !
– Ce sont ces deux enfants qui vous ontréclamé.
– Quels amours !
– Je n’ai pas cru devoir leur refusercette joie.
– Vous êtes trop aimable.
– D’autant plus, cher monsieur Cocantin,que je sais que l’on peut compter sur votre discrétion et que jepuis avoir besoin ici de vos services.
– À vos ordres.
Scandant bien chaque mot, le justicierprécisa :
– Pour rien au monde… vous m’entendezbien… Mme Jacqueline Aubry ne doit soupçonner unseul instant que Judex et Jacques de Trémeuse ne sont qu’un seul etmême personnage.
– Naturellement.
– Vous avez mon secret entre les mains,monsieur Cocantin.
– Je vous jure qu’il sera bien gardé,affirmait Prosper, qui ajouta gravement : C’est bien beau,monsieur, ce que vous faites là.
Extrêmement fier d’être à la fois leconfident, l’hôte et l’ami d’un homme tel que Judex, Cocantin, toutà son bonheur, ne songeait plus qu’à admirer le splendide panoramaméditerranéen qui se déroulait devant ses yeux charmés.
Or, si le directeur de l’Agence Céléritasavait été tant soit peu doué d’un sens de divination qui luifaisait d’ailleurs totalement défaut, peut-être se fût-il laisséaller moins facilement à la béatitude qui lui faisait trouver leschoses si parfaites et l’existence si douce.
En effet, si Cocantin avait complètement perdula trace de Diana et Moralès, ceux-ci, après avoir constaté que lesmystérieux locataires du Château-Rouge avaient abandonné leurssouterrains, n’avaient pas cessé un seul instant de tenir en uneobservation aussi discrète que rigoureuse, le directeur de l’AgenceCéléritas.
Mise au courant par Crémard et le Coltineur deleur rencontre tragique avec Judex sur la route du Point-du-Jour,l’aventurière, convaincue par l’évidence même que Judex avaitpartie liée avec l’héritier du sieur Ribaudet et décidée plus quejamais à jouer sa chance jusqu’au bout, s’était dit :
– Je n’ai qu’à filer Cocantin… Il meconduira certainement jusqu’à Judex et par conséquent jusqu’àFavraut !
Comme on le voit, l’astucieuse créature avaitraisonné juste.
Se tenir au courant des moindres faits etgestes du détective avait été pour Diana Monti un jeu d’enfant.
Ayant appris qu’il partait pour le Midi, elledécida immédiatement de le suivre… et, le soir où Cocantins’installait dans un confortable compartiment de première classed’un rapide de la Côte d’Azur, un vieux monsieur à la fortemoustache grise et à l’allure respectable, accompagné d’un élégantjeune homme portant vissé à l’arcade sourcilière gauche un monocle,prenait place dans un compartiment voisin.
Or, le vieux monsieur n’était autre queMoralès… et le petit jeune homme Diana Monti.
Merveilleusement camouflés, absolumentméconnaissables, ils n’avaient pas perdu de vue, un seul instant,le brave Prosper.
Descendus en même temps que lui à la gare deSaint-Raphaël… ils l’avaient vu monter dans l’automobile avec Judexque Moralès avait aussitôt reconnu.
Un commissionnaire de la gare leur avaitimmédiatement donné l’adresse exacte deM. de Trémeuse.
Ainsi que le disait Diana dans son langagecynique de criminelle endurcie, ils n’avaient plus qu’à jouer surle velours et à opérer en toute sécurité.
Les bandits allaient donc prendre leurrevanche. Sans hésiter, ils se firent conduire à Sainte-Maxime.Mais ils ne se le dissimulaient pas, la partie était rude à jouer…Ils avaient en Judex un terrible adversaire… L’essentiel, pour eux,était de garder scrupuleusement un incognito qui leur assurait déjàun gros avantage… Aussi, tout de suite, évitant de séjourner dansun hôtel où il leur eût été impossible de passer inaperçus, aprèsavoir repéré la propriété des Trémeuse, ils se mirent en quêted’une villa capable de leur servir à la fois de poste d’observationet d’abri sûr.
Leur choix tomba sur un pavillon qui, situé àmi-côte, s’agrémentait d’un belvédère assez élevé, d’où l’onpouvait facilement observer les alentours.
Ce détail, très important à leurs yeux, lesdécida à arrêter leur choix sur cette maison.
Comme ils payèrent un mois d’avance et qu’ilspossédaient des papiers fort en règle au nom de M. Blocalfred,banquier, et, de son fils, Albert…, ils purent s’y installer lejour même… et, dès le lendemain matin, après avoir fait l’ascensiondu belvédère, ils commencèrent à explorer les environs.
Armée d’une forte jumelle, Diana considérad’abord longuement la villa des Trémeuse.
Dans une allée, Jacques et Roger sepromenaient côte à côte dans l’attitude de gens qui échangent degraves confidences.
Dans une autre partie du jardin, Cocantinjouait au ballon avec Jeannot et le môme Réglisse, sous le regardamusé de Jacqueline…
– Elle est là… elle aussi !s’exclama la misérable. Ah ! très bien !… parfait !…Voilà qui simplifiera joliment les choses.
Et elle ajouta avec un sourire infernal ettout en continuant à promener sa lorgnette sur les lieux :
– Quel beau coup de filet en perspective…Allons, je crois que nous avons bien fait de venir àSainte-Maxime.
Mais tout à coup un cri lui échappa :
– Lui ! Lui ! fait-elle avec unaccent terrible… Ah ! je savais bien… j’en étais sûre…Maintenant, nous les tenons tous… tous !
Et, passant la jumelle à Moralès, elle lui ditsimplement, sur un ton impérieux, en lui désignant du doigt unedirection précise :
– Regarde !
À peine Moralès a-t-il approché ses yeux de lalorgnette qu’une pâleur inquiétante se répand sur son visage… etDiana, toute frémissante à l’approche de nouveaux crimes àcommettre, lui glissa à l’oreille :
– Favraut… et ton père !
Diana ne s’est pas trompée.
Sur une terrasse toute en fleurs… et, disposéede telle sorte qu’elle semble devoir échapper à tout regard qui neplonge pas d’en haut, le banquier, assis sur un banc, contemplaitla mer.
Près de lui, le père Kerjean, qui semblaitattentif aux moindres désirs de son prisonnier, montait sa factionhabituelle.
– Maintenant…, s’écria la Monti avec unaccent de triomphe, je n’ai pas besoin d’en savoir davantage. Jesais ce qui me reste à faire.
– Tu veux enlever Favraut ?interrogea Moralès.
– Sans cela… pourquoi serions-nousici ?
– Mais… mon père ? haletait Robertqui, retombé entièrement sous la domination de l’aventurière,tremblait à la pensée des nouvelles infamies qu’elle n’allait pasmanquer de lui ordonner.
– Ton père ? ricana la sinistrefemme. Tu n’auras pas à t’en occuper… D’ailleurs… sois tranquille,à cause de toi on s’arrangera pour lui faire le moins de bobo…possible. Ah ! il pourra se vanter d’avoir de la chanced’avoir un fils. Et puis… inutile de nous attarder davantage… ences questions sentimentales. La fortune nous sourit à nouveau… nela laissons pas échapper… Viens !
Les deux bandits regagnèrent lerez-de-chaussée de la villa.
– J’ai besoin de penser…, décida Diana,laisse-moi seule… car tu me gênerais.
Et elle alla s’enfermer dans sa chambre. Aubout de deux heures, elle s’en fut retrouver Moralès qui, dans unevéranda, déprimé, vaincu par la peur et incapable de réagir,regardait la mer d’un œil presque aussi hagard que celui dubanquier Favraut.
– Tu vas immédiatement partir pour Nice,ordonna la Monti… Là, tu te rendras immédiatement sur le port… Tuchercheras le brick-goélette l’Aiglon… Il est là, j’ensuis sûre… je viens de le lire dans la liste des entrées du portque publie un journal du pays… Tu demanderas à parler au capitaineMartelli… Tu lui remettras cette lettre… Le capitaine te dira alorsce que tu as à faire… À bientôt !
Et comme Moralès, de plus en plus soumis, deplus en plus esclave, s’empressait d’obéir à sa redoutablemaîtresse, celle-ci, le regardant s’éloigner, murmura… tandisqu’une flamme d’enfer s’allumait dans ses grands yeuxnoirs :
– Maintenant, j’en suis sûre !… jetiens les millions du banquier !
Jeannot et le môme Réglisse ne pouvaient plusse passer de Cocantin…
Depuis trois jours qu’il était arrivé àSainte-Maxime, l’excellent Prosper, transformé en gouvernante,n’avait cessé de présider aux ébats de ses petits amis, se prêtantavec la meilleure grâce du monde à toutes leurs plus outrancièresfantaisies, si bien que Jacqueline avait dû intervenir pourdélivrer le brave garçon de cette servitude, à laquelle il sesoumettait d’ailleurs de la meilleure grâce du monde… et luipermettre de faire plus ample connaissance avec cet admirable coinde Provence qu’est la baie de Saint-Tropez.
Or, tandis qu’assis sur un rocher, ledirecteur de l’Agence Céléritas suivait avec un vif intérêt lesévolutions gracieuses d’un joli bâtiment à la carène et aux voilestoutes blanches, et qui manœuvrait pour entrer dans le port deSainte-Maxime, Jeannot et le môme Réglisse, dont l’ardeur au jeun’avait plus de limites, se livraient avec ardeur, dans le jardinde la villa des Trémeuse, aux joies et aux émotions d’une grandepartie de ballon.
Or… comme on l’a déjà vu, le môme Réglisseétait doué d’une humeur plutôt voyageuse.
Il aimait les exercices… il adorait lesaventures.
Bientôt… le parc de ses hôtes lui parutd’autant plus insuffisant qu’à chaque instant le ballon s’en allaittomber dans les massifs de fleurs.
– Mince de bouleau !disait-il ; c’est rien la barbe quand faut aller la chercherlà-dedans… Dis, Jeannot, si c’est qu’on se barrait enpeinard ?…
– Si on se barrait ?
– Ben oui, si c’est qu’on allait dans lechemin… on aurait plus de place… et comme ça on ne risquerait pasd’esquinter les généraniumset les roses… et de se fairepasser un suif par ta maman.
Jeannot, toujours prêt à écouter lessuggestions de son camarade, trouva aussitôt son idéeexcellente.
Cependant il fit des réserves.
– On n’ira pas loin, n’est-cepas ?
– Loin ? T’es pas louf ?rassura le môme Réglisse… rien que dans le chemin… tu vas voircomme on va rigoler.
– Mais si maman nous cherche ?
– Elle nous appellera… on l’entendra, eton reviendra tout de suite.
– Et si elle nous gronde ?
– On l’embrassera…
Comme on le voit, l’ex-ramasseur de mégotsavait une façon à lui de résoudre les questions les plusdélicates.
C’était toujours, suivant son expression, lesystème D… et, comme il le disait lui-même, « il savait yfaire ».
Deux minutes après, les deux bambins, quiavaient quitté le jardin par une petite porte soigneusement repéréepar Réglisse, se livraient sur le chemin convoité à une partie deballon tout simplement merveilleuse.
Mais voilà que, tout à coup, un cri dedésespoir échappe en même temps aux deux amis…
Le ballon… par suite d’un coup maladroit,vient de disparaître par-dessus le mur d’une propriété voisine.
Que faire ?
Les deux enfants sont à la fois très ennuyéset très perplexes.
Ils se considèrent avec une sorte destupeur.
Déjà les yeux du sensible Jeannot sont toutpleins de larmes.
Mais bientôt un sourire malicieux éclaire laphysionomie du môme Réglisse, qui s’écrie :
– Pas besoin de nous regarder comme deuxballots… Viens avec moi, petit, j’ai trouvé lacombinaison !
Le petit diable se dirige vers une brouetteplacée au pied du mur par-dessus lequel le ballon vient dedisparaître.
Un bon gros chien cocker, aux longues oreilleset au ventre arrondi, y somnole paisiblement.
– Hé ! va-t’en de là, boudin àpattes…, interpelle Réglisse en faisant déguerpir, sans aucuneviolence inutile, le paisible et bienveillant animal qui,docilement, s’en va en se secouant et en lançant vers les deuxgosses un coup d’œil plein d’indulgence.
– Maintenant… à nous deux, monfieu ! dit Réglisse à son ami. Monte avec moi dans c’tebrouette… Je vais te faire la courte échelle… tu vas grimper sur lemur et, s’il y a bon, tu te laisseras dégringoler chez le voisin ettu iras rechercher notre ballon.
Enchanté de jouer le rôle le plus importantdans cette nouvelle escapade, Jean se prêta de son mieux à lavolonté de son camarade.
Arrivé non sans peine sur le faîte du mur, ilfit après une rapide inspection :
– Je peux descendre… ça vabien !
– Alors, en avant… mon gosse.
S’aidant du treillage vert qui garnissait lemur et autour duquel s’accrochaient quelques plantes grimpantes,non sans avoir failli, deux ou trois fois, piquer une tête, Jeannottoucha enfin le sol.
Mais presque aussitôt, il s’arrête : ilvient d’apercevoir, assis sur un banc à l’abri d’un épais massif…,un homme qui tient son ballon entre les mains et l’examine avec unefixité étrange.
Alors, il s’approche… et timidement, poliment,il demande :
– Monsieur, voulez-vous me rendre monballon, s’il vous plaît ?
L’homme relève la tête… et, au comble de lastupéfaction, en proie à une sorte de frayeur mystérieuse, le filsde Jacqueline s’écrie :
– Grand-père !
C’est bien, en effet, le banquier Favraut quele vieux Kerjean, appelé par la sonnerie du téléphone, vient dequitter un instant.
– Grand-père !… répète Jeannot… maiscette fois d’une voix douce et tendre.
C’est qu’en effet, devant cette apparitioninattendue, les yeux du banquier ont perdu quelque peu de leurinquiétante froideur.
À la vue du blond chérubin, ils se sontadoucis… et en face de cette vision charmante, à défaut d’un retoursolide et complet à la raison, c’est du moins l’attendrissementbienfaisant, le premier rayon de soleil après la nuit.
– C’est toi, mon petit ? dit-ild’une voix toute tremblante.
– Oui, grand-père.
Jeannot s’approche… Tout à fait rassuré, ilgrimpe sur les genoux du banquier, il l’enlace de ses petits bras,il l’embrasse avec affection… comme là-bas, dans le grand parc desSablons… et, sous la caresse exquise du cher petit, le miraclecommencé s’achève… miracle de repentir, miracle de larmes… et c’esttoute l’intelligence qui se ranime… c’est le flambeau qui luit ànouveau, éclairant la route des souvenirs et du regret…
Favraut se lève, le visage baigné de pleurs…Tenant son petit-fils serré contre sa poitrine… il regarde autourde lui… il écoute… Un bruit de pas s’élève sur les graviers del’allée… C’est Kerjean qui revient… Alors, furtivement, il seglisse à travers le massif jusqu’au pied du mur… Convulsivement, ilrend à Jeannot son baiser… Puis, l’aidant lui-même à regrimper lelong du treillage, il dit au petit qui a relancé son ballonpar-dessus le mur :
– Va… va dire à ta mère que tu m’as vu…va, mon chéri.
Et lorsque Jeannot a disparu derrière laclôture, Favraut regagne le banc où tout à l’heure il rêvait,prostré dans l’inconscience de sa pensée et où il revient lecerveau dégagé de la brume funèbre qui l’obscurcissait.
Kerjean est là, déjà inquiet.
Pourtant il n’a rien vu… rien entendu.
Le banquier dirige vers lui son regardredevenu volontairement atone.
– Rentrons, fait Kerjean rassuré.
Et, sans dire un mot, perdu de nouveau dansses songes lointains, Favraut suit docilement son geôlier.
Pendant ce temps, Jeannot rejoignait le mômeRéglisse, qui l’attendait au pied du mur, et tout de suite, ill’entraînait vers la villa des Trémeuse, en criant :
– Viens vite, Réglisse…, viens, j’ai àparler à maman.
Jacqueline, assise sous une véranda quiabritait une large terrasse en marbre, et croyant que les deuxenfants n’avaient pas cessé de jouer dans l’allée où elle les avaitlaissés… fit aussitôt en apercevant les deux bambins :
– Ne courez pas ainsi, mes petits, vousallez vous mettre en nage.
Mais Jeannot, grimpant quatre à quatrel’escalier qui donnait accès à la terrasse, se précipitait vers samère d’un air tout joyeux.
– Maman ! j’ai vu grand-père.
À ces mots Jacqueline, se dressa d’un bond et,s’emparant de son fils, elle fit :
– Jeannot, que me dis-tu là ?
– J’ai vu grand-père, affirmait lepetit-fils du banquier.
– C’est impossible ?
– Si, si, je l’ai vu… Il m’a parlé… etm’a chargé de te dire qu’il était là.
Et la main de Jean s’étendait dans ladirection de la villa des Palmiers.
En proie à un trouble indicible… Jacqueline,qui ne pouvait suspecter la sincérité de l’enfant,demandait :
– Mais au moins, mon chéri, es-tu biensûr que c’est ton grand-père ?…
– Oui, oui, affirmait énergiquement lebambin… Il était assis sur un banc… il avait l’air tout triste… Ilregardait mon ballon qui était tombé par-dessus le mur et quej’étais allé chercher… Mais quand il m’a vu, il a eu l’air content,très content… il m’a pris dans ses bras, il m’a caressé ; etpuis, je ne sais pas pourquoi… il s’est mis à pleurer.
– Et c’est par là… près d’ici ?
– Dans le jardin qui est de l’autre côtéde la route. Pauvre grand-père… il avait l’air bien malheureux… tusais, maman.
Et Jacqueline, qui venait de se rappeler lavoix d’outre-tombe, s’élança toute frémissante vers le salon de lavilla où Mme de Trémeuse se trouvait avec sesdeux fils.
– Madame…, s’écria Jacqueline d’une voixétranglée… Mon père est ici, dans une propriété voisine… Jean vientde le voir. Il ne peut pas s’être trompé.
Et, toute défaillante de la plus tragique desémotions, elle dut s’appuyer à un meuble, tandis qu’un flot delarmes inondait son visage.
Au comble de l’anxiété, Jacques et Rogeravaient dirigé en même temps vers leur mère un regard lourdd’angoisse.
Mais Mme de Trémeuses’avançait vers la jeune femme avec toutes les apparences de laplus affectueuse compassion…
Ce n’était plus Julia Orsini, la Corsefarouche, la veuve implacable et ne respirant que pour lavengeance. C’était la femme pieusement, divinement attendrie, mieuxencore, la mère douloureusement meurtrie par le chagrin de sesenfants.
– Calmez-vous, ma chère petite, fit-elled’une voix qui tremblait de la plus noble des émotions.
Et elle ajouta, tandis que son visage prenaitune expression de sacrifice supraterrestre et de sublimerenoncement :
– Ne songez qu’à remercier Dieu de vousavoir rendu votre père.
Et, se tournant vers Jacques et Roger, elledécida :
– Mes fils vont vous conduire eux-mêmesjusqu’à lui.
Après avoir lancé à sa mère un regard dereconnaissance infinie, Jacques de Trémeuse fit simplement àJacqueline :
– Venez, madame !
Tous se précipitèrent vers la Palmeraie. Prisentre le père et la fille, Judex se préparait à leur dire à sontour :
– Jugez-moi !
Précédés par le petit Jean, Judex, Jacqueline,Roger et Mme de Trémeuse parvinrent jusqu’aubanc que le banquier occupait quelques instants auparavant.
Mais le banc était vide.
Tout à coup l’enfant eut un cri.
Dans un massif voisin… il venait d’apercevoirun homme solidement attaché à un arbre… et la bouche couverte d’unbâillon.
Judex, le premier, arriva près de l’arbre.
– Kerjean…, se dit-il en dégageant lemalheureux…
Celui-ci murmura :
– Je viens d’être bâillonné par surprise,je ne sais par qui… Favraut est enlevé… mais il ne doit pas…
– Pas un mot… devant elle ! imploraJudex.
Car il venait d’apercevoir Jacqueline quiaccourait vers lui.
– Eh bien ? interrogea-t-elle, toutehaletante de la plus frénétique des émotions.
– Votre père était là tout à l’heure,déclarait Judex… mais il a disparu.
– Mon Dieu !
Encouragé par le regard de sa mère quis’avançait vers lui, Jacques de Trémeuse ajouta d’une voix où serévélait l’amour le plus puissant qui eût peut-être jamais faitbattre un cœur humain :
– Ne pleurez pas, Jacqueline, je vous lerendrai… je vous le jure.
Diana Monti n’avait pas perdu son temps.
Depuis le matin, toujours habillée en homme etpostée aux alentours de la villa avec deux marins aux allures à lafois louches et décidées, elle avait guetté le moment favorable oùelle pourrait pénétrer à l’intérieur de la propriété… et enleverFavraut à son unique geôlier.
Ayant réussi, à l’aide d’une fausse clé, à sefaufiler dans le jardin par une petite porte que Judex et Kerjeancroyaient condamnée, elle s’était dissimulée dans un épais massifavec ses deux nouveaux associés… attendant le moment propice pouragir.
C’est ainsi qu’elle avait vu Favraut s’asseoirsur son banc… ramasser le ballon… puis prendre le petit Jean dansses bras… lui parler… le reconduire jusqu’au mur…
L’aventurière se demandait quelles allaientêtre les conséquences de cette apparition inopinée, lorsqu’elle vitKerjean revenir vers son prisonnier et le ramener à la maison.
Alors elle n’hésita plus…
Le moment d’agir était venu. Il ne fallait àaucun prix le laisser échapper.
Elle fit un signe aux deux hommes quil’accompagnaient…
Ceux-ci, qui s’étaient munis de tous lesaccessoires indispensables à leur sinistre besogne, seprécipitèrent sur Kerjean, et, avec une rapidité remarquable, leligotèrent, le bâillonnèrent en un tour de main et s’en furentl’attacher à un palmier, tandis que Diana surgissait devant Favrautet lui disait :
– Je suis Marie Verdier, l’ancienneinstitutrice de votre petit-fils.
Et comme la silhouette de Moralès, habillé enmatelot, apparaissait, anxieuse, interrogative, dansl’entrebâillement de la petite porte demeurée ouverte,l’aventurière ajouta :
– Voici mon frère, avec qui je suis ici,pour vous arracher à vos geôliers.
– Vous… Vous ! balbutiait Favraut,dont la raison encore toute meurtrie chancelait de nouveau enprésence de cette intervention inattendue.
Et il ajouta d’une voix hésitante :
– J’ai vu mon petit-fils et ma fille vavenir !…
Mais Diana reprenait, persuasive etautoritaire à la fois :
– Venez avec moi, il n’y a pas une minuteà perdre. Judex est tout près d’ici, et il vous tuera avant quevotre fille n’arrive jusqu’à vous.
Ahuri, dérouté, en même temps que dominé parle regard et la voix de cette femme jadis tant désirée, et quisurgissait tout à coup devant lui…, affolé par ce seul nom de Judexsi habilement exploité par la misérable…, Favraut se laissaentraîner vers une automobile qui l’attendait au-dehors… et qui,par un chemin détourné, le conduisit jusqu’au port.
– Ne craignez rien, disait Diana.Laissez-vous conduire par nous, aveuglément. C’est seulement àcette condition que nous pourrons vous arracher à votre ennemi.Sinon vous êtes perdu irrémédiablement.
Et l’infernale créature ajoute avec cet accentqui, autrefois, avait tant troublé le père de Jacqueline et quil’enveloppait en sa demi-inconscience d’une sorte de musiqueapaisante et suave :
– C’est fini, le mauvais rêve… maintenantvous resterez avec nous… Nous vous défendrons… nous vousvengerons…
Et elle ajouta en se penchant à sonoreille :
– Vous savez bien que je vous aime.
Favraut, complètement repris, se laissa guidercomme un pauvre malade qui, après avoir été en proie aux affres del’agonie, commence à revenir à la vie et voit briller enfin l’auberadieuse d’une prochaine convalescence.
Et il se taisait… les yeux à moitié clos…bercé, grisé par ces paroles si astucieuses… emporté dans un rêvede félicité renaissante et de paix infinie.
Soutenu par Diana et Moralès, il s’embarquadans un canot qu’avaient rejoint les deux matelots et qui sedirigea aussitôt vers un joli brick-goélette mouillé en rade, à unefaible distance du rivage.
– Capitaine Martelli…, glissa Diana àl’oreille d’un marin barbu qui, taillé en hercule, se tenait à labarre… Vous voyez que vous avez bien fait d’accourir à mon appel…Le coup a réussi, et vous allez toucher la forte prime…
Martelli, un de ces hommes à tout faire, quijadis avait été l’associé de la Monti dans une expédition decontrebande organisée par elle sur la côte italienne, eut unsourire de satisfaction non déguisée.
Les deux bandits… mâle et femelle… étaientbien faits pour se comprendre et pour s’entendre.
Quelques minutes après… Favraut… Diana etMoralès étaient installés à bord de l’Aiglon quis’apprêtait à lever l’ancre.
Assis à l’arrière… le banquier surveillaitd’un air étonné, inquiet, les préparatifs du départ.
La Monti et Robert Kerjean l’avaientrejoint.
– Où m’emmenez-vous ? demanda lepère de Jacqueline sur un ton indécis… presque plaintif.
Diana répondit aussitôt :
– Pour échapper à toute poursuite, nousgagnerons rapidement par mer Sète ou Port-Vendres… De là, nousrejoindrons Paris… où vous vous mettrez sous la protection de lajustice… Votre fortune, qu’à la suite d’un odieux chantage, Judex aforcé votre fille à abandonner à l’Assistance publique, vous seraentièrement et immédiatement rendue !
– Et c’est à vous que je dois maliberté ? demanda Favraut, sur lequel la Monti avait repristout son ascendant.
– À moi et à mon frère, et à tous cesbraves matelots qui se sont unis à moi… pour vous arracher à vosbourreaux.
– Comment avez-vous pu meretrouver ? interrogeait le banquier, qui ne cessait decontempler Diana avec toute l’expression ardente de sa passionressuscitée.
– Pas maintenant… un jour, nous vousdirons… Sachez seulement que nous avons couru les plus grandsdangers… Ce Judex est un homme terrible !… Mais j’étaisdécidée à tout pour vous sauver… et je suis heureuse… oui, bienheureuse d’avoir réussi.
– Diana, murmura le banquier, je n’auraipas assez de jours pour vous prouver mon infinie reconnaissance…Mais… je saurai m’acquitter de ma dette envers vous… oui, jesaurai !
Et tandis qu’un rayonnement de triompheilluminait le front de l’aventurière, Favraut demanda :
– Alors, nous partons bientôt ?
– Oui… dans la nuit.
À ces mots le visage du banquiers’assombrit…
C’est que, tout à coup, le visage de son petitenfant venait de lui apparaître.
Un profond soupir gonfla sa poitrine et ilmurmura ces deux noms :
– Jean… Jacqueline !
– Qu’avez-vous ? interrogea aussitôtla Monti.
Le banquier laissa échapper :
– Je ne voudrais pas m’en aller sur cenavire… sans ma fille et sans mon petit-fils.
Aussitôt… l’infernale créature reprit sur unton plein d’hypocrite bonté :
– Je comprends si bien ce sentiment… quej’allais vous proposer de les emmener avec vous… Mais il va falloiragir avec une extrême prudence. Judex s’appelle en réalité Jacquesde Trémeuse…
– Jacques de Trémeuse ! tressaillitFavraut qui, à mesure que sa raison lui revenait, commençait àreconstituer les phases terribles de sa captivité.
– Afin de se mettre à couvert et dedérouter tout soupçon… il s’est, en quelque sorte, constitué leprotecteur de votre fille qui s’est laissée prendre au piège… etlui a accordé toute sa confiance.
– La malheureuse !
– On ne peut pas dire qu’elle soitprécisément sa prisonnière, mais en tout cas votre ennemi laconsidère, en cas de danger, comme le plus précieux des otages,tout en lui laissant une liberté relative dont nous allonsd’ailleurs nous empresser de profiter.
– C’est cela…, approuvait le marchandd’or. Dites-moi ce qu’il faut faire… Je suis encore tellementbrisé… que, par moment, il me semble que je n’ai plus la force depenser.
– Alors, écoutez-moi bien.
– Diana… je vous devrai plus que lavie.
L’aventurière, tendant au banquier une feuillede papier et un stylographe, lui dit tout en achevant de lefasciner avec son plus captivant sourire :
– Écrivez à votre fille de venir vousretrouver avec son enfant… Cela suffira. Je me charge, moi, de luifaire parvenir secrètement la lettre… Dans une heure, elle seraprès de vous !
– Encore merci !
Tandis que, faisant appel à toute sa volonté,à son énergie, Favraut commençait à tracer quelques ligneshésitantes, Diana, s’approchant du capitaine Martelli quisurveillait la manœuvre, lui dit :
– Nous ne partirons que demain matin.
– Et pourquoi ?
– Je vous le dirai. Ce soir, vers dixheures… je descendrai sur le quai… avec vous…
– Il y a donc encore de l’ouvrage àfaire ? interrogea le bandit de la mer.
– Et de « la belle », ricanaatrocement l’aventurière, qui ajouta entre ses dents : Cettefois, ma belle Jacqueline, toi et ton héritier, vous nem’échapperez pas !
– Madame !… Madame ! s’écriaitJacqueline Aubry… en sanglotant dans les bras deMme de Trémeuse, je vous en prie… laissez-moirepartir pour Paris… Là, je m’adresserai à des hommes puissants quim’aideront, j’en suis sûre, à dissiper cette terrible énigme.
– Calmez-vous… ma chère enfant, suppliaitla comtesse… Mon fils Jacques vous a promis de vous rendre votrepère… Je le connais… il tiendra parole…
– Certes, j’ai confiance en lui, maisquels que soient son courage et sa bonne volonté, en se heurtant àcette force mystérieuse qui semble si redoutable… ne va-t-il paslui-même au-devant de grands dangers ?… Pourra-t-il lessurmonter ?… Ne succombera-t-il pas à la tâche… victimelui-même de la colère et de la haine de Judex ? Voilàpourquoi, après avoir si longtemps gardé le silence, j’estime quemon devoir est de parler.
– Gardez-vous-en bien, ma pauvre petiteamie, observait Julia Orsini.
– Pourquoi, madame ?
– Parce que dans l’intérêt de votre père,pour son salut… pour son honneur… il ne faut à aucun prix mêler lapolice à cette affaire.
Faisant asseoir la fille du banquier prèsd’elle, sur un grand canapé d’osier, tout au fond d’une vérandafleurie qui donnait sur la mer,Mme de Trémeuse poursuivit sur un tond’affection sincèrement maternelle :
– Je m’en rapporte à vos touchantesconfidences… Vous m’avez dit vous-même que le passé de votre pèren’était pas exempt de reproches.
– Hélas !
– Il est donc inutile, par une démarcheprécipitée, de rendre public ce drame qui doit à tout jamais resterdans l’ombre.
– Ah ! madame… madame… c’estaffreux… Mon pauvre père… quand on pense… qu’il était ici… toutprès de moi… N’est-ce pas la Providence qui nous arapprochés ?… N’est-ce pas elle qui a conduit jusqu’à lui… monenfant… son petit-fils montrant ainsi que l’expiation avait assezduré… et que la justice des hommes devait s’incliner devant lajustice de Dieu ?
– Votre père est vivant…, reprenait lafemme en noir. C’est un fait assez rassurant par lui-même pourouvrir votre cœur aux plus légitimes espérances.
– Certes… madame…, mais qui me dit queJudex, se sentant découvert…, ne l’aura pas conduit dans une prisontellement secrète, que nul ne pourra jamais la découvrir ?
Mme de Trémeuse,conformément au plan qu’elle avait arrêté avec ses deux fils,déclarait avec force :
– Je suis sûre que Judex n’est pour riendans la disparition de M. Favraut.
– Madame, que me dites-vous là ?s’exclamait Jacqueline, en pâlissant encore davantage.
– Ma chère enfant, reprenait JuliaOrsini, avec un accent d’autorité qui se tempérait du plus délicatintérêt et de la plus affectueuse bienveillance, je vous dois lavérité ! L’homme que nous avons trouvé ligoté dans le jardinde la villa des Palmiers a consenti à sortir enfin de ce mutismedans lequel il semblait vouloir à jamais se renfermer ; etvoici ce qu’il nous a révélé : Judex, qui avait à se venger dubanquier Favraut…, avait résolu de le tuer. En faveur de votregeste si sublimement généreux… pour vous, pour votre fils, rien quepour vous, il s’est décidé à lui laisser la vie… et il l’a condamnéà la prison perpétuelle. Mais, bientôt, votre père est tombémalade… très malade…
– Mon Dieu !
– Judex… toujours pour vous… l’a faittransférer, du cachot où il le gardait… à l’abri de touteinvestigation humaine… dans cette villa, où votre fils l’aretrouvé. Et alors… il s’est passé un fait surprenant… inattendu…qu’il faut que je vous révèle… Tandis que votre petit Jean,messager de la Providence… comme vous le dites si bien, venait vousannoncer qu’il avait retrouvé son grand-père… des individuspénétraient dans le jardin de la villa des Palmiers, se jetaientsur le gardien que Judex avait chargé de veiller nuit et jour surM. Favraut… et l’emmenaient dans une direction que, jusqu’à cemoment, il a été impossible de préciser.
– Sait-on quels sont ces gens ?
– On le sait.
– Ils s’appellent ?
– Diana Monti et Moralès… et ils ne sontautres que l’ex-institutrice Marie Verdier et son amant qui, déjàpar trois fois, ont tenté de vous assassiner.
– C’est épouvantable !
– Laissez-moi finir, mon enfant. Forts dece renseignement, Jacques et Roger se sont mis immédiatement encampagne… Ils ont déjà recueilli des indications précieuses… Je nepeux que vous le répéter : consolez-vous et espérez.
– Mais ce serviteur de Judex vous a-t-ildit… ?
– Il a refusé énergiquement de nousdonner le plus petit détail… Mais, d’une voix qui tremblaitlégèrement, il a cependant ajouté : « Judex n’est pas unhomme… c’est toute une famille, qui a voulu se venger. »
Et, tout en embrassant au front la fille deson bourreau, Mme de Trémeuse ajouta avec unaccent de profonde pitié :
– Il nous a dit aussi que le repentirétait entré dans le cœur de votre père… et sachez qu’il n’est pointde faute ni de crime qui ne se rachètent par les larmes.
– Oh ! que vous êtes bonne de meparler ainsi ! s’écria Jacqueline en rendant son baiser à lacomtesse. Sans vous, que deviendrais-je ?… Je ne sais plus…Quoi qu’ait pu faire le banquier Favraut… je ne puis oublier quec’est mon père… et je voudrais tant aider à son salut… hâter sadélivrance… Heureusement que vous êtes près de moi… Si votre frère,le bon Vallières, était ici… lui aussi me guiderait… meconseillerait… Pardonnez-moi cet instant de défaillance… J’ai tantsouffert… non seulement ces temps derniers, mais depuis longtemps,je pourrais même dire depuis toujours !… Je n’ai pour ainsidire pas eu de mère… La mienne est partie si vite ! sivite !… J’étais enfant… et pourtant, je la vois… je la verraitoujours… toute frêle, toute chétive… l’air sans cesse effrayé…s’effaçant toujours, tremblant devant mon père… Peut-êtresavait-elle ?… Peut-être est-elle morte de tout cela ?…C’est effrayant… Et moi qui n’ai jamais eu que des sentimentsd’affection… d’attachement… moi qui rêvais une existence douce etcalme… et qui aurais tant voulu aimer, être aimée… Fille sans mère…épouse sans mari… voilà quel aura été mon sort… Si je n’avais pasmon fils, je demanderais à mourir… Mon petit Jean bien-aimé, ilaura été la véritable joie de ma vie… mon seul rayon debonheur.
– Voilà pourquoi vous n’avez pas le droitde vous laisser abattre.
– Vous avez raison, madame… C’est ce quedisait toujours mon bon ami Vallières… Oh ! comme je seraisheureuse de le revoir pour lui dire combien vous êtes bonne, vousaussi… Il me semble que je vous connais depuis toujours. C’estétrange, mon cœur est allé vers vous tout de suite… et aussi versles vôtres… M. Roger… M. Jacques…
En prononçant ce dernier nom, la voix deJacqueline eut une vibration étrange et tout de suite… comme sielle obéissait à une de ces impulsions instinctives que rien nepeut arrêter, elle ajouta ces mots qui étaient comme l’aveuinconscient d’un sentiment dont elle ne s’était pas encore renducompte et qui peut-être venait seulement d’éclore en elle àl’instant même :
– Oh ! oui, monsieur Jacquessurtout.
Alors, comme si, instantanément, elle voyaitclair en elle, brisée, éperdue à la fois de douleur et d’espoir, dedétresse et d’amour, elle laissa retomber sa tête sur l’épaule deMme de Trémeuse, tandis qu’elle sanglotaitdans le désarroi de sa pauvre âme affolée :
– Pardonnez-moi, madame,pardonnez-moi !
Jacques de Trémeuse qui, tout près de là, setenait caché derrière un massif de roses, et n’avait rien perdu decette émouvante et tragique causerie, demeurait comme enextase…
Et ses lèvres se prirent à murmurer comme enune prière de reconnaissance infinie, de ferveur suprême :
– Elle m’aime !… Ellem’aime !…
*
* *
Le môme Réglisse, qui savait être sérieux àses moments perdus, était assis dans un confortable rocking-chairet s’absorbait consciencieusement dans la grave lecture duTemps, lorsque, tout à coup, un bruit de pas sur legravier lui fit relever la tête.
Un vieux monsieur, vêtu d’une redingote etcoiffé d’un chapeau haut de forme, venait d’apparaître au milieudes palmiers.
– Mince alors ! papaVallières ! s’écria Réglisse en courant vers le visiteur.
Et, le prenant par la main, il le guidajusqu’au perron de la villa… tout en poussant les exclamations lesplus joyeuses.
Attirées par les cris de l’enfant, Jacquelineet Mme de Trémeuse étaient accourues.
À la vue de son grand ami, le visage deJacqueline s’éclaira d’une joie charmante.
– Vous ! fit-elle… Moi qui, cematin, disais à madame votre sœur combien je serai heureuse de vousvoir près de moi !…
Vallières répondait :
– Votre vœu aura été vite exaucé…
Et, entraînant Vallières jusqu’au salon,Jacqueline ajouta :
– Il vient de se passer ici des chosesvraiment extraordinaires.
– Je suis au courant, expliquaitVallières… Je viens de rencontrer à la gare de Saint-Raphaël monneveu Jacques qui m’a tout raconté.
– Mon pauvre père…, fit tristement lajeune femme… qui s’empressa de déclarer : Je ne saurais vousdire, cher ami Vallières, combienMme de Trémeuse s’est montrée bonne enversmoi… Jamais je n’oublierai…
Mais le petit Jean interrompit :
– Maman, il y a un homme sur laterrasse.
Roger sortit aussitôt du salon et se trouva enface d’un matelot du port, qui lui remit une lettre pourMme Jacqueline Aubry et s’empressa dedisparaître.
Roger de Trémeuse rapporta aussitôt la lettreà sa destinataire, qui la décacheta et lut à haute voix, avec uneémotion profonde :
Ma chère fille,
Je suis libre enfin, et je veux te revoir.Viens ce soir, à dix heures, sur la jetée avec le petit Jean. Si tule veux, rien ne vous séparera plus de ton père.
Je vous embrasse tous deux bientendrement.
MAURICE-ERNEST FAVRAUT.
– C’est entendu !… déclaraJacqueline. J’irai à ce rendez-vous.
Mais Vallières, qui, à la lecture de cemessage, avait pris un air grave et réfléchi,intervenait :
– Certes, je trouve tout naturel que vousrépondiez à l’appel de votre père… et croyez que je ne chercheraisnullement à vous en dissuader… bien au contraire… si je necraignais pas que cette lettre ne dissimulât un piège dans lequelon veut vous faire tomber.
– Cependant… cet écrit est tout entier dela main de mon père…
– Qui vous dit précisément qu’on ne lui apas en quelque sorte tenu la main… et qu’on ne s’est pas servi delui comme d’un instrument inconscient pour vous attirer dans unguet-apens ?
– Cependant…
– Attendez, chère madame, et laissez-moivous poser une simple question. Qui a enlevéM. Favraut ?
– Diana Monti.
– C’est-à-dire Marie Verdier,l’ex-institutrice des Sablons, devenue votre ennemie acharnée…implacable… et qui, déjà à plusieurs reprises, a cherché à sedébarrasser du témoin gênant que vous étiez pour elle.
Vallières poursuivait, encouragé par lessignes de tête approbatifs de Mme de Trémeuseet de Roger :
– J’estime donc que vous commettriez unegrave imprudence en obéissant à cette invitation dont l’origine meparaît des plus suspectes. C’est donc moi qui irai à ce rendez-vousà votre place.
– Mais si, comme vous le dites, il cachequelque machination de mes ennemis ?
– Je saurai la déjouer, soyeztranquille ; et si votre père se trouve vraiment à l’endroitindiqué, je me charge de le ramener ici, et de le rendre à votretendresse.
– Mon frère vient de vous parler lelangage de la raison et de la sagesse…, appuyaitMme de Trémeuse.
– Puisqu’il en est ainsi, accordaitJacqueline, je m’en rapporte entièrement à vous. Et puis, quisait ?… Nous aurons peut-être d’ici là des nouvelles deM. Jacques.
Et elle ajouta en rougissantlégèrement :
– Ne m’en veuillez pas, mon bon amiVallières, mais j’ai le pressentiment que c’est lui qui me rendramon père !
Tandis que ces événements se déroulaient à lavilla des Trémeuse, Cocantin, merveilleusement reçu et choyé parses hôtes, faisait comme chaque jour sa promenade quotidienne auxenvirons.
Très bon marcheur, et fort épris de cetadmirable coin du littoral qui est un des plus purs joyaux de notreradieuse Provence, il avait ce jour-là, dirigé ses pas… jusqu’ausite pittoresque dit de Beauvallon…
Toujours très attiré par la mer, il gagnabientôt le rivage par un petit sentier qui traversait un bois depins… et, avisant un rocher… il s’en fut s’y installer le pluscommodément possible… et se mit à promener ses yeux éblouis sur lepanorama splendide qu’il avait devant lui.
Mais bientôt… le vent s’éleva du sud…amoncelant dans le ciel tout un amas de gros nuages gris derrièrelequel, après avoir en vain cherché à lutter, se déroba le soleil…La température s’en trouva subitement rafraîchie, et Cocantin, quiétait extrêmement frileux, dut abandonner son poste d’observationpour faire les cent pas sur les galets.
– Brrou ! murmura-t-il, il faitfrisquet… Quel drôle de pays que le Midi !… On est bien, on achaud… on se figure qu’on est une de ces plantes grasses quis’épanouissent sous la caresse d’un éternel printemps et puis,crac, le soleil se cache… et on est enveloppé par le manteau glacéde l’hiver.
Tout en battant la semelle et en se livrant àces réflexions sur les variations de la température dans le Midi,Cocantin s’était approché d’une sorte de villa au stylegallo-romain et qui servait d’établissement de bain à un grandhôtel voisin, lorsqu’un cri de surprise lui échappa.
Il venait d’apercevoir un ample peignoir debain qui, recouvrant à moitié une vaste amphore en grès, semblaitattendre sa propriétaire.
– Ah ! ça ! se demandaCocantin, qui diable peut bien être assez fou… pour se baigner parun froid pareil !
Et sortant de sa poche une belle jumelle touteneuve dont il avait fait l’acquisition à Paris, la veille de sondépart, il inspecta aussitôt l’horizon avec une légitimecuriosité.
Une nouvelle exclamation jaillit de seslèvres :
– Ah ! par exemple !
À deux cents mètres du bord… il venaitd’apercevoir dans l’écume des vagues, une forme gracieuse qui selivrait aux plus hardis ébats.
– C’est une femme… et une bien joliefemme, murmura le galant Cocantin qui ne pouvait plus détacher sesyeux des verres de sa lorgnette.
Mais bientôt, voilà que ses immenses narinesse mettent à battre comme les ailes d’un cormoran effaré.
C’est que la nageuse se rapproche de la terre…Prosper distingue nettement son joli visage surmonté d’un élégantbonnet qui ne parvient pas à emprisonner entièrement une abondantechevelure d’un blond ardent qui rappelle les rayons du soleilmomentanément absent. La jeune femme se rapproche toujours… Elle apris pied… Elle se redresse au milieu des flots… laissantapercevoir un corps… superbe, impeccablement moulé dans un maillotde soie noire.
Cocantin n’y tient plus.
Vite, il remet sa jumelle dans sa poche…s’empare du peignoir, revient au-devant de la ravissante ondine…qui s’avance en souriant vers lui.
Le plus éloquent… le plus fleuri… le plusgalant des madrigaux… chante déjà dans le cœur de l’inflammabledétective.
Mais… il s’arrête comme pétrifié… tandis queces phrases aussi brèves que significatives se croisent… en un choccordial fait à la fois de franche gaieté et d’agréablesurprise :
– C’est vous !
– C’est moi !
– C’est lui !
– C’est elle !
Le directeur de l’Agence Céléritas vient, eneffet, de reconnaître dans l’intrépide jeune femme Miss Daisy Torp,une nageuse américaine du Nouveau-Cirque, dont il avait été jadisfort épris, et qu’après un flirt, des plus poussés, il avaitsubitement perdue de vue.
– Ah ! ça, mon cher Prosper,questionnait Miss Daisy… qu’est-ce que vous faites ici ?
– Eh bien, et vous ? répliquaitCocantin, charmé autant qu’ébloui.
– Donnez-moi donc mon peignoir !réclama la nageuse… car il ne fait vraiment pas chaud.
– Le fait est qu’il faut un courage…
– Ah ! ce bon Cocantin !
– Ah ! cette adorableDaisy !
– Si je m’attendais !
– Et moi donc !
Comme Miss Daisy Torp, d’un pas léger,s’apprêtait à regagner le pseudo-temple gallo-romain où elles’était déshabillée, Cocantin, ravi d’avoir retrouvé la joliecréature qui avait, pendant plusieurs semaines, occupé ses journéeset troublé ses nuits, s’écria avec un accent passionné :
– Chère Daisy, puisque le hasard nous aremis en face l’un de l’autre, j’espère bien que nous n’allons pasen rester là.
– Certainement, admettait la joliecréature, qui avait toujours beaucoup apprécié l’heureux caractèreet le parfait bon-garçonnisme de son ex-adorateur.
– Où êtes-vous descendue ? demandaitcelui-ci.
– Au Grand-Hôtel, à Sainte-Maxime.
– Alors nous sommes voisins… Comment sefait-il que nous ne nous soyons pas rencontrés plus tôt ?
– Je suis arrivée seulement d’hiersoir.
– C’est donc cela !… Ah ! quelbonheur de vous avoir retrouvée !… Quels bons moments nousallons passer ensemble !
Tout en accompagnant Miss Daisy, qui regagnaitsa cabine, Cocantin, fiévreusement, questionnait :
– Quand nous voyons-nous… chère, belle etdouce amie ?
– Je vais tantôt en excursion jusqu’àSaint-Tropez… déclarait la nageuse… et je dîne avec des amis… toutprès d’ici, à la villa La Gabelle… un coin délicieux queje vous ferai connaître…
– Que vous êtes bonne !
– Alors, demain ?
– Pourquoi pas ce soir ?
– C’est que je rentrerai sans doute asseztard à Sainte-Maxime.
– Cela n’a pas d’importance… Daisy…Sachez qu’à toute heure votre Cocantin est toujours vôtre.
– Eh bien, voulez-vous ce soir ?
– Si je le veux !
– À dix heures ?
– À dix heures.
– Sur la jetée du port ?
– Sur la jetée du port.
– Entendu.
– Vous êtes divine !
– Laissez-moi, car je grelotte.
– À ce soir.
– À ce soir.
Avant de disparaître dans le templegallo-romain, Miss Daisy Torp… se dressant sur la pointe des pieds…et laissant tomber son peignoir, lança à Cocantin qui demeuraitdevant elle comme en extase, un gracieux baiser plein depromesses.
Puis elle disparut, tandis que le directeur del’Agence Céléritas, les yeux écarquillés, murmurait :
– J’ai bien fait de venir àSainte-Maxime !
Dès qu’il avait eu connaissance de la lettreadressée par Favraut à sa fille, Jacques de Trémeuse s’étaitdit :
– Ce n’est point sous les traits deVallières que j’irai à ce rendez-vous.
« C’est Judex qui s’y trouvera à l’heuredite.
Et, après s’être enfermé dans sa chambre, àl’abri de toute indiscrétion et de toute surprise, il s’étaitdébarrassé de la barbe… de la perruque… et du costume qui lerendaient méconnaissable.
Puis, se coiffant de son chapeau de feutre ets’enveloppant de sa cape, il était sorti sur la terrasse quiflanquait la façade du premier étage et dont toutes les persiennesétaient hermétiquement closes… Après avoir écouté si aucun bruit nes’élevait de la chambre de Jacqueline, il était descendu aurez-de-chaussée par un escalier dérobé, où, à cette heure, il nerisquait de rencontrer personne… et, gagnant le dehors, il traversale parc, sous le rayonnement argentin de la lune, et franchit lagrille… qui donnait sur le chemin conduisant au port deSainte-Maxime.
Or… la fille du banquier ne dormait pas…
Accoudée à sa fenêtre, elle songeait à tousles événements qui avaient bouleversé sa vie… Et, tout enrécapitulant ses souffrances, elle se demandait si, un jour, tantde douleur n’aurait pas un terme… et si elle ne connaîtrait pas, àson tour, la douceur d’une existence sans inquiétude et sansamertume.
Au milieu de cette évocation tragique detoutes ses infortunes, une question, sans cesse, lui revenait àl’esprit :
– Que va-t-il résulter de l’entrevue deVallières avec mon père ? Si, comme ce bon ami semble leredouter ; il y a là-dessous quelque guet-apens organisécontre moi, qui sait si lui-même n’en sera pas victime ?D’autant plus que lui-même connaît beaucoup de choses… trop dechoses même.
Non, je n’aurais pas dû le laisser sesubstituer à moi-même… ou tout au moins lui permettre de se lancertout seul dans une aussi menaçante aventure.
Peut-être vais-je avoir le temps de leretenir… ou tout au moins de prier M. Roger… ouM. Jacques, s’il est revenu, de l’accompagner ?
Jacqueline allait, dans cette intention,quitter sa chambre, lorsque, soudain, elle demeura clouée surplace.
Au moment où elle allait s’éloigner de safenêtre, elle aperçut une ombre, ou plutôt un homme enveloppé dansun grand manteau noir se glisser dans le jardin et disparaîtrebientôt derrière un massif.
Un trouble profond s’empara d’elle.
– Cet homme !… Quel est cethomme ? se demanda-t-elle… bouleversée…
En effet, dans le rayonnement lunaire quienveloppait le parc de sa mystérieuse clarté, Jacqueline avait eul’impression directe, instantanée, qu’elle venait de voir surgirdevant elle la silhouette étrange, fantastique, qu’elle avait déjàentrevue au moulin des Sablons.
Presque aussitôt, un nom monta à seslèvres :
– Jacques de Trémeuse.
Mais tout de suite elle se révolta contrecette pensée :
– Lui, se dit-elle. Ce n’est paspossible !
Mais le doute était né… cruel… affolant…irrésistible.
Incapable de comprendre encore les causes dece drame effarant, elle en pressentait néanmoins les lugubrespéripéties… et elle éprouvait la sensation d’être emportée en unesorte de tourbillon frénétique qui ne lui laissait plus aucunepossession d’elle-même et la précipitait vers le gouffre oùl’attirait la fatalité.
Le cœur broyé, elle se répétait, touteblanche, toute glacée :
– Ainsi, j’aurais pu aimer le bourreau demon père… car c’est affreux à dire… je l’aime. Ah ! celaserait encore plus atroce que tout. Mais je suis sans doute lejouet d’une illusion. Qu’importe !… Je ne puis rester pluslongtemps dans une pareille incertitude. Je veux savoir…
En proie à une fièvre ardente, elle sortit dechez elle… courut sur la terrasse et s’en fut frapper à uneporte-persienne, appelant, d’une voix étranglée par la plus intensedes émotions :
– Vallières ! Vallières !
Jacqueline n’obtint aucune réponse.
Alors, folle d’anxiété… incapable de maîtriserla fièvre qui la dévorait, d’un geste brusque, elle ouvrit lesvolets et pénétra dans la chambre d’un pas hésitant… Aucun bruit nese faisant entendre, elle tourna, en tâtonnant, le bouton d’unelampe électrique.
La chambre était vide et le lit nondéfait.
Sur une chaise, elle reconnut la redingote deVallières… Sur une table, le chapeau haut de forme, et, dans letiroir de la table, laissé entrouvert, une perruque grise… unefausse barbe.
En face de ce nouvel événement, Jacquelinecrut que la raison allait lui échapper.
Chancelante… à bout de forces… complètementégarée… elle n’eut qu’un cri ou plutôt qu’un gémissement quiexprimait tout le désarroi de sa pauvre âme encore une fois sicruellement meurtrie :
– Mon Dieu !…
Et elle allait se laisser tomber sur un siège,le cerveau vide, tant il s’épouvantait de penser, préférant encorel’incertitude du mystère à la réalité de la douleur… lorsqu’unevoix très douce s’éleva près d’elle :
– Que faites-vous là, monenfant ?
C’était Mme de Trémeuse,qui, attirée par les appels de Jacqueline à Vallières, venaitd’entrer dans la chambre de son fils.
– Vous, madame !… fit aussitôt lafille du banquier.
Et se réfugiant dans les bras que lui tendaitla comtesse, elle fit, toute frissonnante :
– J’ai peur !… J’ai peur !…
– Voyons !… Que s’est-il doncpassé ? questionnait la grande dame.
D’une voix entrecoupée, Jacquelineexpliquait :
– Tout à l’heure, j’étais à ma fenêtre,j’ai distingué nettement… un homme dans le parc… un homme quiressemblait à celui que j’ai cru voir comme en un rêve… à… je n’oseprononcer son nom… Alors, j’ai voulu appeler Vallières… maispersonne ne m’a répondu… Je suis entrée ici… Il n’y avaitpersonne.
Puis, désignant tour à tour, àMme de Trémeuse, les vêtements, la barbe et laperruque, elle ajouta :
– Voilà ce que j’ai trouvé…
– Ma pauvre enfant, murmura la mère deJacques, en proie, elle aussi, à un trouble indicible.
Ces simples mots suffirent pour inonder delumière le cerveau de Jacqueline.
En une seconde, tous les voiles sedéchirèrent.
Ce fut la vision complète, la révélationabsolue.
Et l’œil hagard, la voix éperdue, Jacquelinefit lentement :
– Vallières… Jacques… Judex !…
La fille du banquier ne s’évanouit pas sous cechoc terrible… elle eut au contraire la force admirable de réagir,dans sa volonté de ne pas mourir, avant de tout savoir, car elleavait compris… que si elle tombait en ce moment, elle ne serelèverait pas… et rassemblant, tendant en un effort suprême toutesa volonté, toute son énergie, elle fit, en joignant les mains eten dirigeant un regard suppliant versMme de Trémeuse qui la contemplait avec uneexpression de protection tendre et de maternellecompassion :
– Madame… je vous en conjure… dites-moitoute la vérité.
– Venez, ma fille…, répliqua simplementJulia Orsini.
Et, tout en soutenant la frêle créature, quimarchait d’un pas automatique, saccadé, elle l’emmena dans sachambre… et après l’avoir fait s’asseoir sur un canapé… elles’installa près d’elle… et de cette même voix douce dont elleparlait jadis à ses fils, avant le drame, aux jours de bonheur…elle lui dit :
– Ma chère enfant… écoutez-moi. Vous avezsaisi toute la vérité. Vallières… Jacques de Trémeuse… et Judex… nefont qu’une seule et même personne.
– C’est affreux ! fit Jacqueline enun sanglot.
– Je comprends ce que vous devezsouffrir, reprenait la femme en noir, puisque j’ai cru deviner quevous vous aimiez…
– Madame…
– Pleurez… oh ! oui, pleurez enm’écoutant… comme je vais pleurer… comme je pleure déjà moi-même.Car nous allons gravir ensemble notre calvaire. Nous allons porternotre croix toutes les deux !
Et Mme de Trémeuse, bellede toutes les souffrances endurées, oublieuse de toute vengeance etgrandie par le pardon, poursuivit :
– Pour défendre mon fils… je vais êtreobligée d’accuser votre père… Vous ne m’en voudrez pas… car nefaut-il pas que vous-même vous trouviez des excuses, à votrecœur ?
– Parlez, madame !… Je vousentendrai avec toute la résignation, tout l’esprit de sacrificedont je suis capable.
– Merci !… Mon cher mari et moi…nous vivions heureux avec nos fils… Rien ne semblait devoirtroubler un bonheur que nous devions à notre mutuel attachementainsi qu’à notre puissante situation de fortune… lorsqu’un hommeapparut… Il crut m’aimer… Il osa me le dire… je le chassai, et pourse venger, il ruina mon mari… et l’amena au suicide.
– Et cet homme était mon père !scanda Jacqueline… qui, douloureusement sanglota : Ce n’estqu’un crime de plus à ajouter aux autres. Je vous demande pardonpour lui.
– J’ai déjà pardonné… pour vous… pourvotre enfant… pour mon fils…, reprenait Julia Orsini qui, reprenantle bref et saisissant résumé de sa vie, acheva :
– Auparavant, j’avais voulu me venger…Rentrée en possession d’une grande fortune, libre, indépendante, jeconsacrai tous mes instants à préparer ma vengeance, j’élevai mesdeux fils dans cette unique pensée, et j’eus la joie, l’orgueil deconstater bientôt que je les avais façonnés à mon image et quej’avais réussi à faire pénétrer en eux toute ma volonté… toute mapensée… L’heure sonna ! Je voulais que le verdict fûtimpitoyable…
« Il l’eût été sans vous ! Votrepère vous doit l’existence.
« Comment mon fils n’eût-il pas étéattendri, puisque vous êtes parvenue à me désarmer, moi… qui avaisjuré d’être implacable ! Oui, c’est en vous voyant apprendre àvotre fils la prière de miséricorde… c’est en sentant son innocentbaiser effleurer mon front… c’est en vous connaissant mieux… chaquejour… et en lisant enfin dans votre cœur un secret que vous n’avezpeut-être pas osé vous confier à vous-même, mais que moi, femme etmère, j’avais deviné avant tous, que j’ai senti ma haine s’apaiseret qu’après vous avoir pardonné, à vous que j’englobais aussi dansma colère, j’ai fini peu à peu par m’habituer à la pensée que jepouvais peut-être pardonner aussi à celui qui avait tué monépoux…
« Comprenez-vous, maintenant, pourquoij’ai voulu que ce fût mon fils qui se rendît à l’appel de votrepère ?
– Ah ! madame ! madame !je ne sais plus que croire, je ne sais plus que penser. C’esthorrible… cette haine !… Pourquoi faut-il que ce soit mon pèrequi l’ait provoquée ? Pourquoi faut-il que ce soit moi qui ensois encore et toujours la victime ?
Noblement,Mme de Trémeuse ripostait :
– Soyez heureuse et fière, au contraire,puisque c’est vous qui avez tout apaisé. Nous allons, mes fils etmoi, vous rendre votre père. J’ignore quelle sera son attitude ànotre égard. Mais, ce que je tiens à vous dire, c’est que nousn’avons plus pour lui aucun ressentiment. C’est à vous, ma chèreenfant, qu’il appartiendra sans doute d’accomplir jusqu’au bout lemiracle de rédemption et de paix. Je ne doute pas que vous ne soyezà la hauteur de votre tâche. Quant à moi… si ma conscience n’a rienà se reprocher… mon cœur gardera toujours le regret d’avoir, sansle vouloir, meurtri le vôtre.
– Et le mien n’oubliera jamais, reprenaitla fille du banquier, les paroles d’affection que vous avez euespour moi, et le geste de miséricorde que vous avez eu pour monpère.
Une longue étreinte… toute maternelle de lapart de la comtesse, toute fébrile de la part de Jacqueline, scellace nouveau pacte de mutuelle bonté.
Mais voilà que Jacquelinetressaille !
Les mêmes craintes qu’elle avait eues pourVallières… elle les éprouve à présent pour Jacques…
Si, en voulant délivrer Favraut, il allait luiarriver malheur ?
Si les bandits qui ont enlevé le banquier etse servent peut-être de lui comme d’un instrument de chantage, outout au moins d’un prétexte à guet-apens, allaient en profiter pourl’assaillir traîtreusement et l’assassiner sans vergogne ?
Alors… oubliant tout… pour ne plus penserqu’au péril que doit courir Jacques de Trémeuse, elle se précipite,comme hallucinée, vers la fenêtre qu’elle ouvre toute grande…
Elle se penche au dehors, elle regarde… elleécoute…
La nuit est sereine et silencieuse…
Pas un souffle de brise ne passe dans lespalmiers… La lune argente la mer de ses rayons… Au loin, en rade…un beau voilier est à l’ancre… immobile sur les eaux dormantes…
Jacqueline se demande si, dans ce décor depoésie exquise, parmi ce calme de la nature en repos, dans ladouceur de cette nuit de rêve, il ne se déroule pas tout près de làquelque drame affreux… et elle se demande si… tout à coup, elle neva pas entendre… s’élevant, déchirant et sinistre, le cri suprêmede Judex, frappé par la balle ou le couteau de sesmeurtriers !
Toute désemparée, elle se laissa glisser àgenoux… et le front appuyé contre le rebord de la fenêtre… lesépaules secouées par des sanglots convulsifs, elle ne sut quebalbutier ces mots, entrecoupés de douloureuxgémissements :
– Protégez-le, mon Dieu !…Sauvez-le, je vous en supplie.
Et comme Mme de Trémeuses’approche d’elle… Jacqueline, se relevant, s’écrie, tandis que deslarmes brûlantes inondent son visage :
– Et je n’ai pas le droit del’aimer !
Puis, complètement brisée, elle s’évanouitdans les bras de la comtesse.
En franchissant la grille de la villa, Judexs’était trouvé en face de son frère, qui, tout de suite, lui avaitdemandé d’une voix où perçait une affectueuse inquiétude :
– Alors, frère, tu vas à cerendez-vous ?
– Oui, j’y vais.
– Seul ?
– Seul.
– N’est-ce pas une graveimprudence ?
– Pourquoi ?
– Tu me l’as dit toi-même… La lettre queFavraut a écrite à sa fille a été certainement dictée, ou tout aumoins inspirée par Diana Monti, dans le but d’attirer Jacquelinedans ses filets et de la supprimer, cette fois, d’une façondéfinitive.
– C’est toujours mon avis.
– Ne crains-tu pas que, voyant encoreleurs odieux calculs déjoués, ils ne se vengent sur toi de leurdéception ?
– C’est fort probable.
– Alors, laisse-moi t’accompagner.
– C’est impossible.
– Frère !…
Gravement, posément, et avec cette maîtrise delui-même qui semblait grandir en lui aux heures difficiles et dansles circonstances solennelles, Judex expliquait :
– Si nous nous rendons à deux sur lajetée du port… nous éveillerons les soupçons de ces misérables… Ilest certain que, mis sur leurs gardes, ils éviteront tout contactavec nous… et battront prudemment en retraite, quitte à machinerensuite quelque nouvelle et criminelle intrigue. Tandis que, s’ilsme voient seul… et si surtout je leur donne bien l’impression, etje m’en charge, que de loin ou de près, aucune personne, ni toi, niKerjean, ni une autre, n’est à même d’accourir à mon appel… ils sedécouvriront aussitôt, et je n’en demande pas davantage.
Et Judex, avec un mystérieux sourire,ajouta :
– Je suis tranquille… Un quart d’heured’entretien, et peut-être même moins, suffira pour mener à bien monentreprise.
– Songe que tu vas avoir affaire à desgens qui ne reculeront devant rien pour faire triompher leurs plansabominables.
– Je suis fixé.
– As-tu des armes ?
– Aucune.
– Jacques… tu m’effraies !… Je medemande à quoi tu penses… de t’exposer ainsi… Ton amour pourJacqueline t’aurait-il fait perdre la tête ?…
– Je n’ai jamais été en aussi parfaitepossession de moi-même.
– Prends au moins mon revolver.
– J’ai à ma disposition mieux que le plusperfectionné des brownings.
– Quoi donc ?
– Ceci.
Tirant de sa poche un carnet de chèques,Jacques le montra à Roger en disant :
– Voici un argument auquel des bandits del’espèce de Diana Monti et de Moralès n’ont pas l’habitude derésister. Notre immense fortune nous permet de négocier royalementla rançon de Favraut. Sois sûr que je le ramènerai avec moi… dût-ilm’en coûter un million, et peut-être davantage…
– Prends garde ! fit simplementRoger, qui savait très bien qu’il était inutile de heurter sonfrère… et que lorsque Judex avait pris une décision, rien au monden’aurait pu l’en détourner.
Les deux frères échangèrent une chaleureusepoignée de main… et tandis que Roger, qui était loin de se sentirrassuré, regagnait la villa, Jacques gagnait le port d’un pasrapide.
Or… il y avait été devancé par Cocantin qui,presque aussitôt après le dîner, prétextant une légère migraine,avait demandé à ses hôtes la permission de se retirer… pour prendreun peu l’air avant de se coucher.
Après avoir fait pendant quelque temps lescent pas dans le parc, il s’était subrepticement glissé au-dehorspar une petite porte, le cœur battant la charge à la pensée de laradieuse créature, de la splendide déesse – c’est ainsi qu’ill’appelait – avec laquelle il avait rendez-vous.
Jamais Cocantin… pourtant si inflammable… nes’était senti si enflammé.
Toute la journée, la vision de la joliebaigneuse qui lui était apparue, telle Amphitrite sortant del’onde, n’avait cessé de l’envelopper de son gracieux mirage.
– Je ne la croyais pas aussi belle !se disait-il. Quel charme… quelle ligne… quel chic… quel galbe…quelle séduction !… Et elle m’aime ! Car, si elle nem’aimait pas… elle n’aurait jamais consenti, cette adorable Daisy,à m’accorder aussi facilement, aussi rapidement… ce bienheureux… cedivin rendez-vous !
Songeant au buste de Napoléon, qu’au cours deses déplacements il emportait toujours dans sa valise et qu’ilavait installé à la place d’honneur dans la chambre qu’il occupaità la villa de Trémeuse, le détective se prit à murmurer :
– Je suis sûr que le Maître lui-même n’apas éprouvé une émotion plus suave lors de sa première entrevueavec Joséphine…
Ce fut dans ces excellentes dispositions quel’excellent Prosper arriva sur la jetée… qui semblait alorscomplètement déserte.
– Elle n’est pas encore là ! fit-ilavec un léger désappointement.
Mais, tirant sa montre, il constata qu’iln’était que dix heures moins un quart…
Comme tous les vrais amoureux… il était enavance.
S’installant sur un banc… tout en prenant uneattitude rêveuse, énamourée, le directeur de l’Agence Céléritasrésolut d’attendre sa bien-aimée avec toute la patience dont ilétait capable…
Mais les minutes lui paraissaient d’unelongueur d’éternité… et à mesure qu’approchait l’heure tant désiréeil se sentait en proie aux alternatives les plus ardentes de joieet d’espérance, marquant chaque seconde de cette question qui, enl’absence de toute autre parole, s’était emparée de soncerveau :
– Viendra-t-elle… ne viendra-t-ellepas ?
Mais bientôt, une exclamation de bonheur luiéchappa… Un bruit de pas léger lui fit dresser l’oreille… Ilregarda… Une silhouette féminine apparaissait là-bas… toute nimbéede lumière astrale… C’était elle… c’était Daisy !
– Faut-il qu’elle soit amoureuse !se dit Cocantin qui, frétillant et frémissant, se précipita vers saconquête tout en la saluant de la banale et classiqueapostrophe : Comme c’est gentil à vous d’être venue !
Daisy Torp répliqua aimablement :
– Moi aussi, j’avais hâte de vous voir…mon cher Cocantin.
Et, avec cette franchise toute spontanéequ’ont parfois les amoureux, elle ajouta, en guise de profession defoi :
– Vous n’êtes pas joli, joli…
– Je n’ai aucune prétention !
– Mais vous êtes si bon garçon…
– On fait ce qu’on peut.
– J’aime beaucoup les bons garçons…The good fellows.
– Et moi, répéta Prosper trèssatisfait de cette déclaration si franche, laissez-moi vous direque votre good fellow… vous trouve très jolie… jolie…jolie… et qu’il aime beaucoup les jolies filles…
– The prettygirls !
– Alors… ma petite prettygirl… venez…
Et passant son bras autour de la taillesouple… ondoyante… de la jolie baigneuse, Cocantin luidit :
– Daisy ! décidément, tum’affoles ! Je t’aime… Donne-moi un baiser !…
Mais un bruit de pas malencontreux retentit auloin…
– Zut ! un raseur ! s’écriaProsper.
Et, entraînant l’Américaine du côté opposé dela jetée, il lui dit :
– Allons jusqu’à la tour du petit phare…Là, nous pourrons échanger les propos les plus tendres encontemplant la mer…
Daisy Torp ne se fait nullement prier.
Elle a toujours eu pour Cocantin, si bon, sigalant et si affable, une de ces bonnes et cordiales amitiés quidurent parfois plus longtemps que les passions violentes… Et puis,elle aussi, c’est une très brave fille… d’un caractère indépendant…parfois même intrépide… et qui lui a valu beaucoup desympathies.
Tous deux s’en vont d’un pas rapide vers latour… continuer leur flirt sous le regard des étoiles, se confierleurs mutuelles impressions devant la Méditerranée qui, cette nuit,a des reflets d’un argent éclatant… contrastant étrangement avecles ténèbres bleutées qui forment au-dessus d’eux comme un voilefluide… plein de charme et de mystère.
Derrière eux, le bruit de pas s’est rapproché…sonore… martelant énergiquement les dalles de la jetée.
Au moment où il arrive au pied de la tour,Cocantin, cédant à un mouvement de curiosité fort naturelle, seretourne et regarde.
Près de la borne qu’il vient de quitter… ilaperçoit, debout, au clair de lune, un homme enveloppé dans unample manteau et dont il reconnaît aussitôt la caractéristiquesilhouette.
– Judex ! laisse-t-ilinstinctivement échapper.
– Judex ? répéta l’Américaine.What is it ?
– Ce n’est rien…, se reprendCocantin ou plutôt c’est-à-dire que si… c’est un ami… un grand amià moi.
– Croyez-vous qu’il nous a vus ?
– Non… et puis il n’y a rien à craindre…c’est un homme très discret.
– Si vous me présentiez ? proposamalicieusement miss Daisy Torp… ce sera peut-être plus correct.
– Non ! Non ! refuseCocantin…
Et revenant tout à coup à la réalité desévénements que sa préoccupation amoureuse… lui a fait oublier…, ilexplique :
– Nous le gênerions… Il ne faut pas qu’ilnous voie… Cachons-nous.
– Est-ce que lui aussi aurait unrendez-vous ?
– Oui, oui…
– D’amour ?
– Daisy, ne me questionnez pas.
– Qu’avez-vous, dear Prosper…vous semblez tout ému.
– Je le suis en effet.
– Pourquoi ?
– Mais, parce que… parce que je vousaime.
– Bien vrai ?
– Je vous adore !
Pour bien prouver à l’aimable Daisy Torp toutela sincérité de sa flamme, Cocantin se préparait à la serrertendrement contre son cœur, lorsque le bruit rythmé de ramesfrappant les flots parut grandir son anxiété qui ne s’étaitd’ailleurs que très superficiellement calmée.
– Attendez, ma chère Daisy…, fit-il ens’éloignant légèrement de la baigneuse.
Dissimulé derrière un pan de mur, il lança unregard vers l’endroit où, un instant auparavant, il avait aperçuJudex.
Celui-ci s’était assis sur la borne, etsemblait attendre les événements avec sérénité.
On aurait même dit qu’il n’avait nullement vuun canot, monté par plusieurs hommes, quitter le flanc dubrick-goélette à l’ancre et se diriger vers la jetée.
Lorsque l’embarcation stoppa à quelques mètresde lui, il ne bougea pas davantage.
Ce fut à peine s’il détourna la tête,lorsqu’un tout jeune matelot, sautant à terre, se dirigea verslui.
Cocantin, grâce au magnifique clair de lunequi rayonnait sur la baie suivait tous ces détails avec la plusrigoureuse exactitude…
Jusqu’alors il était demeuré impassible.
Mais lorsqu’il vit le jeune matelot frapperlégèrement sur l’épaule de Judex, celui-ci se lever brusquement, etdévisager son interlocuteur avec un air de souverain mépris, ledirecteur de l’Agence Céléritas ne put retenir une sourdeexclamation :
– Diable ! Diable !
– Qu’y a-t-il ? interrogea MissDaisy Torp qui avait rejoint son ami.
– Il y a, murmura celui-ci qui paraissaitde plus en plus troublé… Il y a que nous allons assister, je crois,à des choses tout à fait extraordinaires !…
Lorsque Jacques de Trémeuse qui, sans en avoirl’air, n’avait rien perdu des mouvements du canot, s’était entenduinterpeller en ces termes : « Hé ! bonsoir, chermonsieur Judex ! », malgré tout son incomparablesang-froid, il n’avait pu réprimer un tressaillement… et il s’étaittout de suite redressé, faisant face à l’adversaire.
C’est que, tout de suite, il avait reconnu lavoix railleuse, mordante qui vibrait à ses oreilles.
– Diana…, se dit-il. La lutte s’engage…Attendons…
L’aventurière, qui portait avec une sorte decynique élégance son travestissement de marin, interrogeait,toujours gouailleuse :
– Peut-on vous demander ce que vousfaites, ce soir, sur cette jetée ?
D’autant plus hardie qu’elle se sentaitprotégée par les bandits qui étaient restés dans la barque, prêts àaccourir à son premier signal, l’ex-institutrice des Sablonsajouta :
– Serait-ce, par hasard, pour rimerquelque sonnet aux étoiles ?
– Non, répliqua Judex d’une voixincisive. J’attends Favraut !
– Ah ! vous attendez Favraut ?Et pourquoi, s’il vous plaît ?
– Qu’est-ce que cela peut vousfaire ?
Diana qui, malgré toute son audace et lasécurité que lui inspirait la présence de ses compagnons, sesentait quelque peu démontée par l’intervention de son mortel etredoutable ennemi, répondit cependant :
– J’ai été chargée par lui d’amener àbord du navire où il se trouve sa fille et son petit-fils auxquelsil avait demandé de le rejoindre.
– Et moi…, scanda Jacques de Trémeuse, jesuis venu pour vous empêcher de les assassiner.
– Que dites-vous ? grinça lamisérable, furieuse de voir ses plans déjoués.
Mais, malgré tout, elle voulutbluffer :
– Assassiner cette femme… cet enfant…mais monsieur vous êtes fou !
– Vous n’en êtes pas à votre coupd’essai.
– Monsieur… je ne comprends pas.
– Vous ne comprenez pas ?
Enlevant d’un geste brusque le béret queportait l’aventurière dont les longs cheveux bruns se dénouèrentaussitôt pour retomber sur ses épaules, Judex s’écria :
– Allons… Diana Monti, puisque nous voilàenfin face à face, jouons franc jeu et pas d’inutile comédie.
Mais la maîtresse de Moralès, brandissantsoudain le revolver qu’elle dissimulait derrière son dos, le braquavers la poitrine de Judex qui, sans se départir de son calme,écarta l’arme d’un geste irrésistible avant que Diana ait eu letemps de presser sur la détente et déclara sur ce ton pleind’autorité impérieuse :
– Pas de nerfs… madame, je vous en prie…si vous saviez dans quel but je suis ici, vous ne chercheriez pas àvous débarrasser de moi, bien au contraire.
Comme Diana avait eu un mouvement de surprise,Jacques de Trémeuse, profitant de l’ascendant qu’il venait deconquérir si promptement sur son ennemie, formulaaussitôt :
– Je ne suis animé que d’intentionsextrêmement pacifiques. Vous pouvez constater que je suis sansarmes. Je suis tout simplement venu pour négocier la rançon dubanquier Favraut.
– La rançon du banquier Favraut !répétait la Monti, de plus en plus étonnée.
– Parfaitement !
Marie Verdier gardait un silence qui prouvaittoute sa surprise. Alors, Judex reprit sur un ton de loyauté et denoblesse bien fait pour vaincre les hésitations de soninterlocutrice :
– Voulez-vous que nous en parlions toutde suite ?
– Mais… volontiers, monsieur.
– Bien.
Et Jacques de Trémeuse reprit, tout aussitranquille que s’il eût discuté ses intérêts particuliers avec sonnotaire :
– Je n’userai pas de périphrases… Enaffaires, j’ai toujours pour principe d’aller droit au but ;et je vous prie de bien vous convaincre que ce n’est pas autrechose qu’une affaire que nous traitons. Si, comme je l’espère, nousaboutissons au résultat que je désire, non seulement j’oublierailes circonstances dans lesquelles elle aura été conclue, mais jem’empresserai de rayer de ma mémoire jusqu’au souvenir de ceux quil’auront traitée avec moi. Cette déclaration doit donc entièrementvous rassurer.
– En ce cas, monsieur…, répliqua Diana,voyons quelles sont vos conditions.
– N’est-ce pas à vous plutôt de me fixerles vôtres ?
– Je vous avoue que je n’ai guère eu letemps d’y réfléchir. Comme vous le dites, c’est une affaire…
– Une très grosse affaire…
– Qui demande à ce qu’on y pense…
– Mais qui a besoin d’être enlevée trèsrapidement.
– Je ne suis pas seule.
– Oh ! c’est tout comme.
– Je vous assure que c’est trèsembarrassant.
– Alors, proposait finement Judex,voulez-vous me laisser me substituer un instant à vous ?
– Volontiers.
– Et vous parler avec une franchise quivous offusquera peut-être, mais que vous ne manquerez pas – carvous êtes fort intelligente – de trouver indispensable ?
Diana Monti qui n’était pas sans éprouver uneinstinctive admiration pour l’homme vraiment extraordinaire qu’elleavait devant elle, se disait :
– Toi, mon gaillard… tu as beau être trèsfort… Si tu crois me rouler… tu te trompes… et je vais te prouverque Diana Monti est de taille à te répondre.
Et, tout haut, elle fit sur un ton deconciliation plus apparente que réelle :
– Je vous avouerai que la façon plutôtoriginale avec laquelle vous vous êtes présenté à moi n’avait pasété sans m’inspirer une certaine méfiance, et justifiait parconséquent le geste de défense dont j’ai cru devoir user enversvous.
Puis, tout en plaçant ostensiblement sonrevolver dans la poche de sa vareuse, elle ajouta avec un aimablesourire que tempérait l’éclat sombre de son regard :
– La correction de votre attitude et devotre langage, en me rassurant entièrement… me permet donc de vousentendre en tout repos… Parlez, monsieur, je vous écoute.
Judex reprenait :
– Négligeant tous les détails et toutesles circonstances qui, depuis un certain temps, nous ont mis enconflit tous les deux, je ne veux m’occuper que de la question quinous intéresse présentement, c’est-à-dire le rachat de Favraut.D’abord, pourquoi m’avez-vous enlevé le banquier ? Pour vousfaire épouser par lui… et vous emparer de sa fortune… après vousêtre débarrassée de sa fille et de son petit-fils. Ne protestezpas !… Je vous ai prévenue que je vous dirais des chosesdésagréables. Mieux vaut commencer par là… et nous en débarrassertout de suite, afin d’éviter un malentendu qui pourraitcompromettre le résultat de nos négociations… Écoutez-moi doncjusqu’au bout, je vous en prie ; et je vous garantis que vousn’aurez pas à vous en repentir.
Diana, de plus en plus intriguée par le tourque prenait cette singulière causerie, fit d’une voixsourde :
– Continuez…
Judex, impassible, déclarait :
– Votre plan, désormais, ne peut plusréussir.
– Vous croyez ? ponctuait Diana.
– J’en suis sûr. Pour en arriver à vosfins, et vous l’avez admirablement compris, vous avez résolu desupprimer Jacqueline Aubry et son fils… non pas seulement parce quevous voulez vous emparer de leur part d’héritage, mais encore etsurtout parce qu’ils sont devenus des témoins gênants, etparfaitement capables, en révélant à Favraut toute votre conduite,de vous perdre à ses yeux et de démolir à jamais l’échafaudage quevous avez si habilement construit. Grâce à un heureux concoursd’événements sur lesquels je ne veux pas m’attarder, vous n’avezpas réussi à exécuter cette partie si importante de votreprogramme… Ce soir, vous avez encore une fois échoué… et vouséchouerez toujours… Quand je devrais ne pas rentrer vivant à lavilla de Trémeuse…
– Vous n’avez rien à craindre de moi,affirmait Diana, très avide de lire entièrement dans le jeu de sonpartenaire.
Judex ripostait :
– Tant mieux pour moi, pour vous et pourtous ! Je résume… Vous devez donc renoncer à vous emparer desmillions de Favraut… et même à le faire reparaître sur la scène dumonde… et cela autant dans votre intérêt que dans le sien. Caraussitôt qu’il voudra réclamer ses droits… sa fille se dresseraentre lui et vous. Et tandis que lui m’accusera de l’avoirséquestré, Jacqueline vous accusera d’avoir voulu vous débarrasserd’elle et de son fils. Nous avons donc intérêt, vous autant quemoi, à ce que Favraut reste dans sa tombe. Somme toute, il n’y aque vous, Moralès et moi, qui sachions qu’il est vivant. Car jesuppose que vous n’avez pas été assez imprudente pour mettre lesgens que vous avez employés entièrement dans la confidence de sonaventure.
– Certes ! Mais il y a sa fille.
– Je m’en charge !…
– Cependant…
Et Judex, auquel il répugnait de mentir, mêmeà une criminelle de l’envergure de Diana, fit sur un tonagacé :
– Je vous répète que je m’en charge. Vousvoyez donc bien que tout peut très bien s’arranger… au mieux de nosintérêts devenus communs.
– Peut-être ! cédait peu à peul’aventurière qui semblait vivement impressionnée par les argumentsde son adversaire.
Celui-ci achevait :
– Qu’allez-vous faire de Favraut ?Il va être extrêmement embarrassant. Il vous sera sinon impossible,mais tout au moins extrêmement difficile de l’isoler entièrement…Tôt ou tard, ou il vous échappera ou on le découvrira. Tandisqu’avec moi… rien à craindre… je vous garantis que cette fois, jeprendrai de telles précautions que nul, pas même vous, ne pourrapénétrer jusqu’à lui. Rendez-moi donc votre prisonnier, je vous lerépète, autant pour votre sécurité que pour la mienne.
Et, pour achever de vaincre les dernièreshésitations de l’aventurière, Judex posa, en baissant lavoix :
– Un million pour vous… si vous accepteztout de suite.
À ces mots, Diana eut une seconde devertige.
– Un million…
Fascinée par l’appât de cette somme encoreplus qu’entraînée par les arguments de Judex, elle allait accepter,lorsque, tout à coup, la lumière se fit dans son esprit, luirévélant instantanément toute la vérité.
– Je vois clair dans son jeu, sedit-elle… Il est amoureux de Jacqueline… Il n’y a pas à en douterun seul moment… Il veut lui rendre son père pour pouvoir l’épouser.Quant au million qu’il me propose, peut-être me le donnera-t-ilpour en finir plus vite… quitte ensuite à me livrer à la justice ouplutôt à sa justice… et à me frapper implacablement.
Et tout de suite, elle songea :
– Pourquoi risquer une partie avec depareils doutes… quand je le tiens, lui, et quand je peux m’endélivrer à tout jamais ? Oui, au lieu de lui livrer lebanquier, c’est moi qui vais le livrer à Favraut. Et nous verronsensuite, si, comme il le prétend, Jacqueline et son enfant sont sibien invulnérables.
– Monsieur, reprit-elle après un brefsilence, j’ai bien écouté tout ce que vous venez de me dire. Je nevous cacherai pas que vous m’avez vivement impressionnée… Aussisuis-je toute prête à m’entendre avec vous… et à vous remettreFavraut en échange du million que vous m’avez promis. Mais à unecondition.
– Laquelle ?
– Je vous l’ai déjà dit, je ne suis passeule.
– Il y a Moralès ?
– Oui, il y a Moralès… il y a aussiFavraut… Avec le premier, il nous sera facile de nous entendre.Mais avec le second…
– Je ne saisis pas très bien.
– Vous n’ignorez pas qu’il a perdu laraison ?
– Oui… je le sais !
– En ce moment, il est hanté par une idéefixe… revoir sa fille et son petit-fils.
– Eh bien ?
– Tant qu’il ne les aura pas retrouvés,il refusera de quitter le navire où nous l’avons transporté, et sinous insistons trop vivement, je crains un scandale… des violences…Alors je ne sais que faire… Peut-être… si vous envoyiez chercherMme Aubry… mais vous allez encore dire que je veuxme venger, l’attirer dans un guet-apens…
Judex se taisait…
Une lueur étrange, sublime flambait dans sonregard…
Sans doute son cœur d’amant venait-il de luiinspirer quelque sublime, et généreuse idée ; car au bout d’uninstant, tandis qu’un reflet d’incomparable noblesse illuminait sestraits, il fit d’une voix mâle et résolue :
– Voulez-vous me conduire auprès deFavraut ?
– Comment cela ? répliquait Dianatoute interdite de tant d’audace…
– Je vous l’ai dit… je suis sansarmes.
Et réprimant la joie sauvage… féroce quis’était emparée d’elle à la vue de son ennemi qui se livrait ainsià elle dans un but dont elle ne pouvait et ne voulait approfondirles raisons secrètes, elle fit d’une voix rauque,saccadée :
– Eh bien… suivez-moi !
Quelques instants après, la petite chaloupes’éloignait du quai, emportant Jacques de Trémeuse… qui, restédebout au milieu de la barque, dominait de sa haute stature lesbandits avec lesquels il venait d’engager la lutte suprême… tandisque la lune se voilait derrière les gros nuages qui, depuis unmoment, s’amoncelaient à l’horizon.
*
* *
Tout doucement, Cocantin, qui venait d’avoirun long et mystérieux conciliabule avec Miss Daisy Torp… sortit desa cachette… et, s’avançant vers le port, regarda avec uneexpression d’inquiétude la barque qui s’éloignait versl’Aiglon, mouillé à quelque cents mètres du rivage.
D’une voix entrecoupée, il confiait àl’Américaine qui l’avait suivi :
– C’est elle… c’est la Monti… j’en suissûre… je la connais… Et elle l’emmène. Elle a dû le rouler… commeelle m’avait roulé, moi ! Ah ! la gueuse ! Daisy, jene suis pas tranquille !… En voyant Judex monter à bord de cecanot, il me semble que j’assiste à l’embarquement de Napoléon pourSainte-Hélène. Oui, j’ai le pressentiment qu’il va arriver malheurà mon ami.
« Et rien… ni bachot… ni youyou… pas mêmeune périssoire… pas même une coquille de noix. Ah ! si jesavais nager, moi !
À ces mots, une expression de malice etd’audace se répandit sur la jolie figure de Miss Daisy Torp.
– Vous aimez beaucoup ce Judex ?demanda-t-elle.
– C’est un grand cœur ! fitsincèrement l’excellent Prosper.
– Eh bien, ne vous inquiétez pas !déclara l’intrépide Américaine. C’est moi qui irai à son secours.Laissez-moi faire, je sens que je réussirai.
Et la charmante créature se débarrassant en untour de main de son chapeau, de son manteau, de sa robe, et de seschaussures, apparut bientôt sur la jetée… en un maillot de soienoire qu’elle avait l’habitude de porter en guise de chemise,suivant la mode américaine.
– Daisy… Daisy, où allez-vous commeça ? questionnait le détective malgré lui.
– Au secours de Judex, lança la jolienageuse, en exécutant un plongeon magistral dans la mer… et engagnant entre deux eaux le brick-goélette où venait d’accosterJacques de Trémeuse.
– Si elle le sauve, s’écria Cocantin dansun élan sublime, eh bien !… j’en ferai ma femme…
Lorsque Judex mit le pied sur lebrick-goélette l’Aiglon,il n’avait rien perdu de son calmeadmirable… On eût dit qu’il n’éprouvait aucune espèce d’inquiétudede s’être livré ainsi sans défense à ses ennemis…
Persuadé que, grâce à son argumentation aussilogique que sensée, il avait convaincu Diana Monti de la nécessitépour elle de lui rendre Favraut et ne doutant pas un seul instantqu’il viendrait facilement à bout du banquier dont il ignoraitd’ailleurs le prompt retour à la raison, Jacques de Trémeusen’éprouvait donc aucune crainte non seulement au sujet de sa propresécurité, mais encore sur le résultat du plan qu’il avait siaudacieusement conçu et si énergiquement exécuté.
Et puis, n’était-il pas soutenu par la penséede Jacqueline… par l’amour profond, immense, que l’adorablecréature lui avait inspiré et que, désormais, il savaitpartagé ?
Cet amour avait déjà accompli un miracle quelongtemps il avait cru lui-même impossible.
Il avait attendri un cœur que l’on aurait pucroire à jamais fermé à tout autre sentiment qu’à celui de lavengeance.
Il avait désarméMme de Trémeuse au point de ressusciter enelle des sentiments de tendresse humaine et de charité chrétienneque la haine semblait avoir pour toujours étouffés…
Et Judex… dans l’ardeur d’une passion quiempruntait à son caractère façonné par une éducation spéciale unesorte de mysticisme d’un autre temps… et de chevalerie d’un autreâge, avait l’impression très nette qu’une puissance invisible ettutélaire accompagnait ses pas, veillait à tout instant sur lui etétait prête à le protéger contre les atteintes de ses ennemis.
En ce moment, il n’était plus le justicierpatient et secret qui s’entoure de toutes les précautions, arecours à toutes les ruses, et s’enveloppe de tous les voilesindispensables pour dissimuler son identité et favoriser sonaction… Il n’y avait plus qu’un apôtre de l’amour… qui ne veutdevoir qu’à l’amour le triomphe de sa volonté… et le bonheur de savie.
Dès qu’il fut sur le pont, Diana Monti, touten affectant une courtoise déférence qui prenait même par instantsles allures d’un craintif respect, s’approcha de Judex et fit, enlui désignant l’amorce d’un escalier qui conduisait à l’intérieurdu navire :
– Veuillez descendre dans cette cabine…et m’attendre un instant… Il est indispensable que je prépareFavraut à se trouver en votre présence et surtout que je le décideà vous accompagner. Cela sera difficile, très difficile même… Maisvous pouvez compter sur moi. Je tiens à vous le répéter, noussommes entièrement d’accord, et plus je réfléchis, plus je me disque vous avez trouvé la meilleure solution à cette affaire.
Et appelant le capitaine, qui, dans l’ombre,rôdait aux alentours, elle lui ordonna sur un ton qui prouvaitqu’elle tenait à son entière merci l’interlope et singuliermarin :
– Martelli, conduisez monsieur jusquechez moi.
Et elle ajouta :
– Ne donnez aucun ordre à personne… avantd’en avoir conféré avec moi.
Tandis que Judex, de plus en plus persuadéqu’il avait réussi dans sa négociation avec les bandits, suivait lepatron du bord, l’aventurière rejoignait Moralès qui, costumé, luiaussi, en matelot, avait assisté, dissimulé à l’avant derrière untas de cordages, à l’accostage du canot qui ramenait Diana Montiet… Jacques de Trémeuse.
Le fils du vieux Kerjean avait immédiatementreconnu Judex.
Quelle que fût sa surprise… il s’était biengardé d’intervenir, car il redoutait autant l’autoritarisme de sonimpérieuse maîtresse, qu’il avait confiance dans les multiplesressources de son esprit infernal.
Cependant, il avait hâte d’avoir l’explicationde cette nouvelle énigme… Et lorsqu’il vit Diana se diriger de soncôté, il s’avança rapidement vers elle, demandant avecanxiété :
– Ah ! ça, comment sefait-il ?…
Mais il n’en dit pas davantage.
La misérable, tout de suite, l’interrompit endisant avec force :
– Tais-toi !
Puis, le saisissant par le bras, ellel’entraîna dans un coin isolé du pont et lui parla à voixbasse.
Moralès, qui semblait plus que jamaisl’esclave de la terrible femme, se contenta de scander les parolesde sa maîtresse de quelques signes de tête approbatifs… puis tousdeux disparurent dans l’entrepont et s’en furent frapper à la portede la cabine réservée à Favraut.
Celui-ci qui, peu à peu, depuis son émouvanterencontre avec Jeannot, avait reconquis presque toutes ses facultésintellectuelles, était encore l’objet d’une dépression physiqueassez considérable… Cependant, la certitude d’avoir reconquis saliberté et de revoir bientôt sa fille et son petit Jean lui avaitrendu quelque force… Et c’est avec une impatience fébrile qu’ilattendait le résultat de la démarche qu’il avait tentée le jourmême par l’intermédiaire de Diana Monti, qu’il considérait comme salibératrice, et vers laquelle il se sentait attiré de nouveau parun sentiment de passion intense auquel se joignait une infiniereconnaissance.
– Eh bien ? interrogea-t-ilavidement dès qu’il vit entrer l’aventurière et Moralès dans sacabine.
– Mon ami…, fit l’ex-institutrice d’unevoix qu’elle cherchait à rendre pleine de douceur, je commence parvous dire que madame votre fille et votre cher petit Jean sont enparfait état de santé, et que vous ne devez avoir aucune espèced’inquiétude à leur sujet. Mais vous ne les verrez pas ce soir.
– Pourquoi ? ponctua le banquierdont le visage s’était aussitôt assombri.
– Parce que madame votre fille n’a pasreçu votre lettre.
– Votre envoyé n’a donc pas pu parvenirjusqu’à elle ?
– Non !
– Comment se fait-il ?
– Il en a été empêché.
– Par qui ?
– Par Judex.
– Encore… toujours cet homme !s’écria Favraut avec un geste de rage.
Mais tout de suite, persuasive, câline même,Diana Monti reprenait :
– Ne vous énervez pas, mon ami… vousallez mieux, beaucoup mieux… Il ne faudrait pas risquer de retombermalade juste au moment où, je ne saurais trop vous l’affirmer, vousallez reconquérir tout le bonheur que vous avez perdu. Écoutez-moidonc avec beaucoup de calme… D’ailleurs, tout va pour le mieux etvous ne tarderez pas à vous en apercevoir.
Rassuré par les paroles enveloppantes de laperfide créature, Favraut fit, en lui prenant la main :
– Vous… au moins… vous êtes mon amie…vous me l’avez prouvé, je ne l’oublierai pas.
Diana reprit, en baissant les yeux, avec unair de fausse modestie :
– Mon frère et moi, nous sommes tropheureux d’avoir pu vous arracher aux mains de nos ennemis, et, pourma part, je m’estime suffisamment récompensée en vous voyant prèsde moi.
– Merci ! mon amie ! oh !oui, merci de toute mon âme, fit le père de Jacqueline avec unevive effusion.
Puis, il ajouta :
– Vous avez raison, ma chère amie… ilfaut que je sois calme… très calme… Mon cerveau, en effet, n’estpas encore très solide… Il y a des moments où j’ai comme des trousdans la pensée… Aussi je veux me laisser guider entièrement parvous… Continuez, je vous en prie.
Et l’aventurière qui, avec une habiletévraiment machiavélique, était en train de réaliser le nouveau planque, par suite de l’apparition de Judex sur la jetée, elle s’étaitimmédiatement tracé, poursuivit aussitôt :
– Je tiens à vous le répéter :Mme Jacqueline Aubry et Jeannot sont en parfaitesécurité ! Judex les a récemment amenés à Sainte-Maxime dansune propriété où ils sont entourés, je dois le reconnaître, de tousles égards possibles. Mais en attendant, ils lui serventd’otages.
– Il faut les délivrer.
– C’est à quoi, mon frère et moi, nousallons nous employer.
– Judex est un adversaire terrible.
– Il n’est plus à redouter.
– Comment cela ?
– Il est entre nos mains.
– Que me dites-vous là ?
– Judex est ici… dans la cabine ducapitaine Martelli. Il est venu pour traiter de votre rançon. Ilm’a offert un million pour que je vous rende à lui. J’ai si bienfeint d’entrer dans ses vues… de céder à ses arguments qu’il n’apas hésité à me suivre à bords de l’Aiglon.
– Je veux le voir !…exigeait Favraut d’un accent impérieux, farouche.
– Vous y tenez beaucoup ?
– Absolument.
– J’aurais tant voulu vous épargner cetteémotion… déclarait hypocritement l’aventurière.
– Je veux le voir ! Je le veux,insistait Favraut.
– Eh bien, cette entrevue aura lieu.
– Tout de suite…
– Tout de suite… Cependant, mon ami,insinuait l’astucieuse créature, permettez-moi de vous mettre engarde contre les menées de cet homme… qui ne va pas manquer de nousblâmer, mon frère et moi, et de chercher à nous salir à vos yeux eninventant contre nous les plus lâches et les plus perfidescalomnies.
– Soyez tranquille, je saurai luirépondre.
– Il est tellement habile.
– Je ne le crains pas…, affirmait lebanquier… Et puis, vous serez là tous deux pour me défendre.
– Désormais…, fit simplementl’aventurière – sûre maintenant de son influence sur Favraut –,Judex vous appartient. Il est à votre merci. J’aurais pu nous endébarrasser tout de suite. Mais j’ai mieux aimé vous laisser lajoie de prendre vous-même votre revanche. C’est donc à votre tourde prononcer le verdict, à votre tour d’être impitoyable. Soyez sûrque votre arrêt sera fidèlement exécuté.
Et, mettant le comble à son infâme hypocrisie,l’ex-institutrice ajouta :
– Rappelez-vous, mon ami, que si vousvoulez, désormais, vivre heureux, et si vous tenez à revoir vosenfants, il faut que ce Judex disparaisse à tout jamais de la scènedu monde.
– Il disparaîtra.
– Il faut que vous soyez sans pitié.
– Je le serai !
Et le banquier qui, dominé par l’infernalecréature, sentait revivre en lui tous ses appétits de férocitéinstinctive, s’écria d’une voix rauque :
– Il mourra !… oui, ilmourra !… et je ne regrette qu’une chose, c’est de ne plusêtre assez fort pour l’étrangler de mes propres mains.
– Alors, venez ! fit l’aventurièredont le visage rayonnait du plus criminel des triomphes.
Sûre désormais de son succès, Diana Montiallait livrer l’assaut suprême avec tout l’aplomb cynique d’unjoueur qui a su, en faisant sauter la coupe, mettre tous les atoutsdans son jeu.
Ouvrant toute grande la porte de la cabine oùattendait Judex, elle lança sur un ton solennel et dans uneattitude théâtrale :
– Monsieur Favraut… voici votre bourreau…voici l’homme qui séquestre votre fille !
À ces mots, Judex ne répondit que par unsourire de froide et tranquille ironie.
Il avait compris.
L’aventurière démasquait entièrement sesbatteries… Et ce procédé n’était nullement fait pour luidéplaire.
La situation se présentait ainsi nette etfranche et ce fut d’une voix qui ne révélait pas la moindreinquiétude que Judex répliqua :
– C’est la bataille… eh bien, soit, jel’accepte.
Et, enveloppant de son regard tout de loyautéadmirable le père de Jacqueline qui le considérait avec uneexpression de haine farouche, il fit de sa belle voix grave,harmonieuse :
– Monsieur, je tiens avant tout àm’inscrire en faux contre les assertions de cette femme.Mme Jacqueline Aubry et son fils ne sont nullementséquestrés par moi. Et si j’ai cru devoir leur offrir l’hospitalitédans ma maison, où ils sont en parfaite sécurité… ce n’étaitnullement pour en faire des prisonniers… mais uniquement pour leurpermettre d’échapper à des bandits qui voulaient les assassinertous les deux.
Et désignant Diana et Moralès, qui à la suitede Favraut étaient entrés dans la cabine, il fit avec un accent deforce superbe et de dignité incomparable :
– Et ces bandits, les voilà.
– Je ne m’abaisserai même pas à vousdémentir…, sifflait l’aventurière.
– J’affirme…, reprenait Judex, que vous,Diana Monti, et votre amant, Robert Kerjean…
– Mon amant ! ricanal’ex-institutrice…
– Oui, votre amant !…
– Assez ! interrompit violemmentFavraut… Je ne sais qu’une chose… c’est que ceux que vous accusezm’ont rendu la liberté et sauvé la vie.
– Si vous ne me croyez pas, déclaraitJudex, suivez-moi à Sainte-Maxime… Je vous mettrai en présence devotre fille à laquelle je suis décidé à vous rendre… et vous verrezsi elle ne confirmera pas elle-même les accusations que je necrains pas de porter contre ces deux gredins.
– Je ne vous suivrai pas ! s’écriaitle marchand d’or.
– Pourquoi ?
– Parce que je ne veux pas tomber dans lepiège que vous me tendez.
– Je ne vous tends aucun piège !répliqua Judex. La preuve, c’est que je suis venu ici sans autrearme qu’un carnet de chèques… que voici, et qu’en échange de votreliberté, je suis prêt à payer un million à cette femme, quiréellement vous tient en son pouvoir et qui n’a pas reculé et nereculera devant aucun crime pour s’emparer de votre fortune.
– Je ne vous crois pas ! s’obstinaitle banquier complètement subjugué par le regard infernal dontl’enveloppait savamment l’ancienne institutrice.
– Si votre fille était ici…, affirmaitJudex, elle vous crierait que je dis la vérité.
– Eh bien ! rugit Favraut, allez lachercher.
– Mais oui, appuyait Diana, allez… allezdonc.
Mais Judex ripostait :
– Puisque vous avez recouvré la raison,vous comprendrez, Favraut, que la place de votre fille n’est pasauprès de ces gens-là. D’ailleurs, elle n’arriverait pas jusqu’ici.Ces misérables trouveraient bien moyen de la tuer en route…
– Vous voyez, constatait Diana… il n’y arien à faire. Si Judex veut vous emmener, ce n’est pas pour vousrendre à votre fille, c’est pour vous plonger de nouveau dans uncachot dont vous ne sortirez jamais. Il a espéré vous acheter avecun million… Mais il avait compté sans mon attachement pour vous. Etmaintenant, mon ami, que vous avez en mains toutes les pièces duprocès, jugez à votre tour… condamnez !… De même que nousavons été là pour vous défendre… nous serons là pour vousvenger !…
– Favraut ! Favraut ! s’écriaJudex en un élan d’emportement magnifique, vous ne voyez donc pasque cette femme sue le mensonge par tous les pores et qu’elle nerespire que le crime ?
Et s’adressant à Moralès, il poursuivit avecvéhémence :
– Et, toi, malheureux, toi qui sais… toique j’ai vu pleurer de remords et de honte dans les bras de tonpère… toi qui lui as tant juré devant moi que tu voulais redevenirun honnête homme, et qui as été assez insensé pour retomber aupouvoir de cette femme… non, il ne se peut pas que tu ne m’aidespas à faire triompher la vérité contre le mensonge… Il ne se peutpas que, dégringolant jusqu’au dernier échelon du crime, tudemeures plus longtemps le complice ou plutôt l’instrument aveugled’une misérable qui va te conduire à l’échafaud !
À ces mots, Moralès avait blêmi… Était-ce decolère ou de honte ?
Judex n’eut pas le temps de le constater…
Diana, tirant de sa poche un sifflet, en tiraun son aigu et prolongé, et, avant que Judex ait eu le temps de semettre sur la défensive, Martelli et deux matelots aux figures debandits faisaient irruption dans la cabine et, se jetanttraîtreusement sur Jacques de Trémeuse, le ligotèrent, lebâillonnèrent… puis l’attachèrent solidement – après lui avoir misun épais bandeau noir sur la figure –, au pilier central quisoutenait le toit de la cabine.
Alors, entraînant Favraut, Diana, après avoiradressé un signe mystérieux au capitaine du brick-goélette, remontasur le pont…
– Eh bien… que vous disais-je ?fit-elle au banquier…
Et, avant d’entendre sa réponse, ellemartela :
– Croyez-vous que j’avais raison !…Cet homme est le démon incarné… Mais maintenant qu’il est en notrepouvoir, rien ne pourra l’en arracher… et nous lui ferons subir ànotre tour, et au centuple, toutes les souffrances qu’il vous afait endurer.
– Diana !… Diana ! s’écria lepère de Jacqueline, entièrement dominé par la diaboliqueensorceleuse.
Mais il ne put continuer… Brisé par l’émotion,il chancela… puis, s’appuyant au bastingage, il murmura :
– Je me demande si je ne rêve pas… et sije ne vais pas m’éveiller tout à coup dans cet atroce cachot… oùj’ai failli devenir fou… Ah ! Diana… c’est atroce…atroce !
– Allez vous reposer, mon ami… Dormeztranquillement ; votre réveil ne sera troublé par aucunesurprise fâcheuse. Loin de là ! Vous trouverez votre amie àvotre chevet, vous souriant de toute sa pensée affectueuse… de toutson dévouement sans limites.
Et lui montrant les matelots qui, sous ladirection du capitaine, commençaient à larguer les voiles… et selivraient à différentes manœuvres annonciatrices d’un prochaindépart, elle fit de cette voix enveloppante sous laquelle ellesavait si bien dissimuler son insondable perversité :
– Nous allons emmener Judex à quelquesmilles d’ici… en pleine mer… où nous pourrons, en toute sécurité,régler avec lui définitivement nos comptes. Nous reviendronsensuite chercher votre fille et votre petit-fils. Allez, mon ami…allez… Puisse cette nuit être la plus douce de votre existence…puisqu’elle sera le prélude du bonheur sans mélange que je vousprépare et que vous aussi vous allez me donner !
De ses lèvres tremblantes, le banquiereffleura le front de Diana, qui, doucement, l’emmena jusqu’à sacabine… en le laissant, sur le seuil, lui prendre encore unhésitant baiser.
Alors… remontant sur le pont, elle murmura,atrocement cynique :
– Allons, tout va bien !… Et nousallons pouvoir travailler tranquilles !
Et, se heurtant à Moralès, qui la guettaitcaché derrière un tas de caisses vides, elle fitrudement :
– Qu’est-ce que tu fais là,toi ?
– J’attendais.
– Quoi ?
– Que tu aies fini de roucouler ton duod’amour avec Favraut.
– Je te dispense de ces plaisanteriesstupides… Tu connais le but que nous poursuivons… nous devonsl’atteindre par tous les moyens… Par conséquent… tais-toi…
– Je ne dis rien.
– Mais tu n’en penses pasmoins !
– Cependant, Diana, je crois que je t’aibien secondée dans toute cette affaire et que, cette fois-ci, tun’auras pas de reproches à m’adresser.
– Je reconnais que tu n’as pas été tropmal…, admettait l’aventurière.
– Enfin.
– Pourtant, tout à l’heure, lorsque Judext’a parlé de ton père… tu as encore pâli… et tu t’es mis à tremblerà un tel point que j’ai cru que tu allais flancher encore… Aussi jeme demande…
– Quoi ?…
– Rien !
– Dis, au contraire.
– Eh bien, je me demande si tout àl’heure tu auras le courage de balancer par-dessus bord ce Judexexécré.
– Judex l’a dit, Diana… tu meconduiras…
– À l’échafaud !…
– Non, en enfer.
– Pas de grands mots, mon petit Mora…Puis-je compter sur toi ?
– Tu le sais bien.
– Alors, je t’aime !
Un baiser infâme scella ce pacte suprême…tandis que l’Aiglonappareillait dans la nuit.
*
* *
De la terre, divers témoins suivaient, à laclarté de la lune qui s’était assez rapidement dégagée des nuages,les évolutions du navire qui commençait à s’éloigner lentement.
C’était d’abord Cocantin, qui, demeuré sur lajetée, avait vu Miss Daisy Torp exécuter son plongeon magistral, ets’éloigner ensuite, nageuse intrépide, dans la direction dubrick-goélette.
Jamais, comme en ce moment, Cocantin n’avaitregretté de ne pas savoir nager.
Et, songeant aux joies qu’il eût éprouvées enaccompagnant sa bien-aimée dans son raid nautique, et en partageantles dangers que la jolie Américaine n’allait pas manquer de courir,il se lamentait :
– Décidément… c’est idiot… À quoi pensentles parents de ne pas apprendre à nager à leurs enfants ! Onne devrait accorder aucun diplôme à quiconque ne sait pas nager. Ondevrait rayer des listes électorales quiconque ne sait pas nager.On devrait faire payer un impôt de cinq cents francs par an àquiconque ne sait pas nager.
Et Cocantin, se montant, ne cessait derépéter, en brandissant avec désespoir le chapeau, le manteau etles souliers de miss Daisy :
– Ne sait pas nager !… Ne sait pasnager !
Et, tout à coup, une question se posa à sonesprit bouleversé :
– Et l’empereur… lui, savait-ilnager ?
Tout de suite il se répondit àlui-même :
– Je ne crois pas… sans cela, avec soncourage et son audace, il eût certainement essayé de s’évader deSainte-Hélène. S’il ne l’a pas fait… c’est qu’il ne le pouvaitpas.
Et quelque peu réconforté par cet illustreexemple, il se prit à murmurer d’un air mi-chagrin,mi-résigné :
– C’est égal, je ne me doutais pas quemon rendez-vous d’amour tomberait ainsi dans l’eau.
Et là-bas… à une fenêtre du premier étage dela villa de Trémeuse, deux femmes, elles aussi, regardaient cenavire qui commençait à évoluer dans la baie.
C’étaient Jacqueline etMme de Trémeuse.
Toutes deux, en constatant que Jacques nerevenait pas, se sentaient envahies par une mortelleinquiétude.
Elles n’osaient échanger leurs impressions…tant elles craignaient de s’effrayer l’une l’autre.
Mais la même pensée angoissante lesétreignait.
– Pourvu qu’il ne lui soit pas arrivémalheur !
C’est que, de l’observatoire où elles étaientplacées… à l’aide d’une puissante jumelle, elles avaient puremarquer, autour de ce navire ancré dans la baie, les allées etvenues du canot…
À un moment même, lorsque la lune était sortiedes nuages, Jacqueline eut l’impression qu’elle apercevait, commeen un sillage argenté, la silhouette si caractéristique deJudex.
Elle ne put retenir un cri étouffé.
– Il me semble que je l’aperçois…,fit-elle.
– Mon fils ?
– Oui… monsieur Jacques.
– Où donc ?
– Dans une barque qui s’approche dubateau. Peut-être les misérables qui ont enlevé mon père l’ont-ilsemporté là… et M. Jacques s’en va le chercher.
Vite Mme de Trémeuses’empara à son tour de la lorgnette.
Mais l’embarcation avait disparu… contournantle brick-goélette.
– Je ne vois rien…, déclara-t-elle.
– Sans doute me serai-je trompée…,murmura la fille du banquier.
Mais lorsque l’Aiglon largua sesvoiles et qu’elle le vit lentement, majestueusement prendre lelarge, Jacqueline qui venait d’avoir une intuition si exacte de lavérité, sentit son cœur se serrer encore davantage.
Il lui sembla que ce navire emportait toutesses espérances.
Et… cette fois… malgré elle, elle prononçad’une voix tremblante :
– Mon Dieu… sauvez-le… protégez-le.
Sombre et silencieuse… la fille des Orsinicontemplait la mer.
Miss Daisy Torp, ainsi que nous l’avons déjàdit et que nous l’avons vu, était une de ces femmes dontl’intrépidité n’avait point de limites.
Peut-être le lecteur jugera-t-il nécessaireque nous lui esquissions en quelques traits rapides l’histoire decette jeune et charmante personne qui est appelée à jouer un rôleimportant et même décisif dans ce récit.
Ses qualités de bravoure, de charme et debeauté ne peuvent en effet que donner à toutes et à tous l’envie defaire avec elle plus ample connaissance.
Miss Daisy Torp était la fille unique d’unriche industriel de Chicago.
Destinée à recueillir une de ces fortunesimmenses telles qu’on n’en rencontre guère qu’aux États-Unis, ellen’en avait pas moins reçu une instruction et une éducation des plussoignées, son père et sa mère la destinant à quelque grand seigneureuropéen plus ou moins décavé et dont elle n’eût point manqué, touten remplissant l’escarcelle, de faire le plus heureux des hommes… àla condition, toutefois, qu’il ne froissât pas son caractèreextrêmement indépendant, et la laissât libre de se livrer à sesexercices sportifs dont elle avait toujours raffolé.
Car, non seulement Miss Daisy Torp nageaitcomme une ondine, mais elle montait à cheval comme un centaure…pilotait une automobile aussi bien qu’un coureur professionnel… ettenait l’épée aussi bien que d’Artagnan lui-même.
Mais… un désastre financier avait ruiné sesparents.
Son père trouva dans une banque un modesteemploi qui lui permit d’assurer ses vieux jours… et Miss Daisytrouva également une place de dactylographe dans une grande maisonde cinéma.
Mais elle ne put y rester huit jours.
Elle avait soif de grand air, de liberté, devoyages… Elle sentit que si elle demeurait plus longtemps enferméede neuf heures du matin à six heures du soir, à taper… sur unemachine à écrire, elle deviendrait, immanquablement,neurasthénique.
Alors elle prit une grande résolution.
– Je veux partir en Europe… tenterfortune… Avec mes capacités et mon énergie, il n’est pas possibleque je ne réussisse pas à la retrouver.
Après avoir sollicité et obtenu la bénédictionpaternelle, Miss Daisy Torp, munie du léger viatique quereprésentaient ses économies, prenait passage sur un paquebot àdestination de Saint-Nazaire.
Loin de rechercher l’aventure facile etprofitable sur laquelle sa beauté lui donnait tous les droits decompter, la jeune Américaine était, au contraire, bien résolue à nedevoir son succès qu’au travail.
Extrêmement pratique, très businesswoman, c’est-à-dire très femme d’affaires, elle n’avait pointpris sa décision à l’aveuglette.
Elle avait, au contraire, un plan bien arrêté…et qui consistait à utiliser les talents sportifs vraimentprodigieux qu’elle avait su acquérir au temps de son ancienneopulence.
Une fois à Paris, elle eut vite fait de sedébrouiller.
Tout d’abord, pour attirer l’attention surelle, elle participa à une course nautique qui consistait àparcourir toute la partie de la Seine qui va de Charenton auPoint-du-Jour.
Elle arriva bonne première, battant de vingtbrasses le célèbre nageur anglais Toto Lehmoine… battant ainsi tousles records… et décrochant, du premier coup, le championnat dumonde.
Quelques jours après elle remportait uneseconde victoire, non moins éclatante, dans le fameux circuitd’automobile d’Auvergne… où on la vit, sur les routes les plusdifficiles et dans les virages les plus dangereux, dépassersuccessivement tous ses adversaires.
Miss Daisy Torp était lancée, et sans que celalui eût coûté un centime de réclame.
Alors, tout simplement, elle fonda à Paris,boulevard Malesherbes, une salle d’armes, à l’usage des femmes dumonde, où les élèves ne tardèrent pas à affluer.
Puis, cédant aux propositions que lui faisaitl’imprésario d’un grand cirque parisien…, elle consentit, enéchange d’un cachet vraiment américain, à venir, chaque soir,exécuter dans la piste nautique du célèbre établissement un de cesplongeons de la mort qui ont pour résultat de donner la chair depoule à un public le plus souvent… bien chair de dinde.
Ce fut la consécration suprême.
Miss Daisy Torp avait triomphé… par elle-même…toute seule ; elle pouvait en être fière et s’accorderquelques jours de repos au bord de la Méditerranée, où l’excellentProsper l’avait retrouvée… s’ébattant dans les flots bleus… telleune exquise et svelte ondine.
Telle était la femme qui, autant pardévouement spontané que par amour de l’imprévu, n’avait pas hésitéun seul instant à se précipiter au secours de Judex.
Tout d’abord, elle avait nagé doucement, sansbruit, entre deux eaux… afin de ne pas attirer sur elle l’attentiondes gens qui se trouvaient dans le canot.
Tandis qu’ils accostaient, elle s’était tenueà l’écart… faisant la planche, et observant avec curiosité tous lesmouvements des passagers…
Lorsque ceux-ci eurent tous pris pied sur lepont ; et que le canot amarré au brick-goélette ne contintplus personne, elle se rapprocha de l’Aiglon… s’orienta,dans l’intention bien arrêtée de monter, elle aussi, à bord de cenavire.
Mais comment exécuter cette opération sansattirer l’attention de personne ?
Daisy n’était pas femme à demeurer longtempsembarrassée.
En faisant le tour du bateau, elle aperçut unbout de filin qui pendait au bastingage… Elle s’en saisit… d’unepoigne vigoureuse… et, tout en arc-boutant ses pieds contre lacoque de l’Aiglon, elle parvint ainsi à se hisser presquejusqu’à la hauteur du pont… lorsque des voix qui partaient del’intérieur du brick parvinrent jusqu’à elle.
Il lui sembla qu’elle venait d’entendre unnom, celui que Cocantin avait prononcé tout à l’heure :« Judex ! »
Un hublot s’ouvrit tout près d’elle, sur leflanc du bâtiment.
Daisy parvint à s’en approcher assezrapidement… Elle y colla son œil… tandis qu’une expression decuriosité et de surprise se répandait sur son visage.
L’ondine allait assister à toute la scène quenous venons de décrire entre Judex, Favraut, Diana et Moralès.
Cramponnée à son filin… le corps appuyé contrela paroi du bateau…, elle eut la force et la volonté d’attendrejusqu’à la fin de ce tragique colloque dont elle avait compristoute la terrible et sinistre signification.
Lorsque tout fut terminé, lorsque Judexattaché au pilier, ligoté et bâillonné, fut laissé seul dans lacabine… Miss Daisy Torp, qui n’avait plus qu’un but… sauver l’amide Cocantin, attendit encore un moment… réfléchissant aux moyensqu’elle allait employer pour arracher Judex à ses ennemis.
Puis, avec des précautions infinies, ellerecommença à grimper le long du bastingage… et l’oreille auxaguets, et retenant son souffle… elle parvint ainsi jusqu’ausabord… et jeta un long coup d’œil sur le pont… L’arrière du bateauoù se trouvait la cabine dans laquelle Diana et ses complicesavaient lié Jacques de Trémeuse était désert… Tous les matelots,rassemblés à l’avant, écoutaient les ordres de leur capitaine…Favraut et Diana, de l’autre côté du navire, paraissaient plongésdans une conversation des plus intimes… Miss Torp aperçut aussiMoralès… qui, dissimulé derrière les ballots, les épiait dansl’ombre.
Alors elle n’hésita pas… D’un bond plein desouplesse, elle s’élança sur le pont… puis, se faufilant avecl’agilité d’une panthère, elle gagna l’escalier de la cabine, sedemandant, tandis qu’elle descendait les marches :
– Pourvu qu’ils ne l’aient pas enfermé àclef…
Presque aussitôt elle respira.
Se croyant à l’abri de toute investigationindiscrète et sachant leur victime dans l’impossibilité de tenterla moindre évasion, les bandits n’avaient même pas songé à prendrecette précaution.
Promptement… la jeune femme ouvrit la porte…et s’en allant droit à Judex elle lui arracha le voile noir qui luicouvrait la tête.
En voyant cette femme en maillot noir… touteruisselante d’eau, et qui se présentait à lui d’une façon aussiinattendue… Judex eut un regard de surprise… qui allaitimmédiatement s’illuminer d’un clair rayonnement d’espérance, car,à voix basse, Miss Daisy Torp lui dit :
– Ne craignez rien… Je suis la fiancée deCocantin… et je viens vous sauver.
Tout de suite, en femme qui se rend compte dela valeur des minutes, l’audacieuse Américaine, inspectant des yeuxla pièce dans laquelle elle se trouvait cherchait un instrumentquelconque qui lui permît de délivrer le plus rapidement possiblele prisonnier.
Ne voyant rien tout d’abord, elle ne putréprimer un geste d’impatience… Mais, apercevant l’entrée d’unesoupente qui donnait dans la cabine, elle s’y précipita… C’étaitune sorte d’alcôve où se trouvait le lit du capitaine… À unportemanteau était suspendue une longue casaque de cuir, munie dedeux larges poches, dans laquelle Daisy plongea la main, enretirant successivement un large coutelas… et un revolver.
– All right ! fit-elleentre ses dents… Maintenant, tout va marcher à merveille.
Revenant vers Judex… elle s’empressa de luienlever son bâillon… et de lui trancher ses liens…
Après avoir endossé la veste du capitaine,elle remit le revolver à Jacques de Trémeuse tout en luidisant :
– Je garde le couteau… de cette façon,nous aurons chacun de quoi nous défendre.
À peine avait-elle prononcé ces mots qu’unbruit de pas se faisait entendre dans l’escalier…
– Attention ! fit Judex, qui aprèsavoir fait grandement, noblement, le sacrifice de sa vie, seretrouvait à présent plus que jamais prêt pour la lutte suprêmequ’il allait engager contre ses ennemis.
La porte s’ouvrait, livrant passage à Moralèsqui, après un mystérieux conciliabule avec le capitaine del’Aiglon venait rendre visite au prisonnier.
Le fils du vieux Kerjean n’eut même pas letemps de pousser un cri.
En effet, à peine avait-il mis le pied dans lacabine, que Judex, qui se dissimulait dans un angle, bondit surlui, lui portant à la tempe un coup formidable avec la crosse durevolver.
L’amant de Diana chancela… complètementétourdi… mais il ne tomba pas à terre… Fort adroitement, Jacques deTrémeuse l’avait reçu dans ses bras et lançait d’une voix brève,sifflante, à Miss Daisy Torp, ravie de se trouver en collaborationavec un homme qui semblait lui aussi un sportif dans toutel’acception du mot :
– Chère mademoiselle… veuillez me donnerun coup de main pour attacher, à son tour, ce gredin au pilier.
Quelques instants après, Moralès était ficelé…aux lieu et place de Judex, qui avait eu la précaution de luirecouvrir également la tête avec le voile noir dont, par unraffinement de cruauté, Diana Monti l’avait affublé.
Et, après avoir compté les cartouches de sonrevolver, Judex fit, en s’adressant à Daisy Torp :
– Maintenant, mademoiselle… suivez-moi. Àprésent, grâce à votre intervention providentielle… c’est moi quivais commander… à bord de l’Aiglon.
– Passez… mon capitaine…, fitaussitôt la jeune Américaine.
Et, tandis que Judex s’engageait à pas de loupdans l’escalier qui conduisait au pont du navire, la fiancée deCocantin, enveloppée dans la veste en cuir du capitaine Martelli,murmura, tandis que son visage s’illuminait de la plus légitime desfiertés et de la plus douce des allégresses :
– Je crois que mon ami Prosper va avoir,comment dit-on déjà en France, un coin… oui… c’est cela… un coin debouché !
Tandis que Moralès s’en allait exécuter sesordres et tombait, à son tour, d’une façon aussi inattendue, dansle guet-apens si promptement et si merveilleusement organisé,Diana, accoudée contre le bastingage, et croyant enfin toucher aubut qu’elle s’était assigné, se laissait aller à toute la joieperverse qui, en ce moment, faisait vibrer tout son être.
Maintenant, en effet, les millions de Favraut,objets de toute sa convoitise, ne lui apparaissaient pas comme unmirage lointain et fugitif dont l’incertaine conquête exigerait demultiples et formidables efforts tout en l’exposant aux piresdangers… Non… ils étaient là, tout près d’elle… elle n’avait plusque la main à étendre pour s’en emparer… Aucun obstacle ne sedressait plus entre elle et cette fortune colossale… tant et tantdésirée.
Et tandis que l’Aiglon, dont lesvoiles s’étaient gonflées sous l’action de la brise, gagnait lelarge, elle se disait…
– Dans quelques instants, Judex aura àtout jamais disparu dans la mer… Demain, je me serai débarrassée deJacqueline et de l’enfant, sans que ce demi-fou, que resteradésormais Favraut, se doute de quelque chose. D’ailleurs, s’il lefaut, je me chargerai bien de lui faire perdre le peu qui lui restede tête. Quant à Moralès… malgré ses défaillances… il m’aura bienservie…
Et, avec une sorte de volupté perverse et quine connaissait pas de limites, elle songea, tandis qu’un sourireindéfinissable entrouvrait ses lèvres :
– Et puis… C’est bon de se sentir aimée àun tel point par un homme qui s’est fait aussi volontairement votreesclave et que l’on sent toujours prêt à risquer sa vie pour un devos baisers.
Pendant qu’elle se livrait à ces réflexions,l’Aiglon continuait à gagner le large… et bientôt les feuxde la côte n’apparurent plus au loin que comme des petites lueursindécises et vacillantes.
Diana… après avoir contemplé longuement la merdont elle croyait si bien, dans un instant, faire sa complicediscrète… se dirigea vers le capitaine.
– Martelli ?… fit-elle de sa voiximpérieuse, le moment est venu d’exécuter entièrement le marché quevous avez conclu avec moi.
À ces mots, le forban de la Méditerranée eutun ricanement et, d’une voix canaille, il répliqua :
– Je suis prêt… Seulement…
– Seulement quoi ?
– Ne croyez-vous pas que ce petit travailmérite une petite gratification supplémentaire ?
– Moralès ne vous a donc pasremis ?…
– Si… cinq cents francs tout àl’heure.
– Eh bien ?
– Vous allez être très riche… Vouspourriez bien doubler la somme. D’autant plus que je vais êtreobligé de donner de fortes parts à mes hommes.
Et, comme l’aventurière le regardait avec unair de mépris sévère, Martelli ajouta :
– Dame… balancer un homme à la mer… c’estune besogne qui se paie… et cher, encore… dans tous les pays dumonde.
Diana, qui avait hâte d’en finir ne voulutpoint marchander.
Elle tira de la poche de sa vareuse de laineune liasse de billets qu’elle remit au capitaine qui s’en empara…tout en disant :
– J’étais sûr que nous finirions par nousentendre. Je vous remercie tout de même.
– Où est Moralès ? interrogeaitl’ex-institutrice.
– Je l’ai vu regagner sa cabine…,déclarait Martelli. Voulez-vous que je l’appelle ?
– Non, c’est inutile… il pourrait encoreavoir une crise de sensibilité. Mieux vaut nous passer de lui. Etmaintenant, agissons…
Comme s’il n’attendait que cet ordre, lecapitaine fit entendre un sifflement aigu… prolongé.
Aussitôt, deux hommes, deux vrais écumeurs…qui descendaient certainement en ligne directe de ces férocespirates qui, aux siècles passés, infestaient la Méditerranée,s’empressèrent d’accourir à l’appel de leur chef qui, en un patoisspécial, leur ordonna :
– Allez me chercher l’homme en question…et faites vite, n’est-ce pas ?
Silencieusement… mais avec une promptitude quirévélait une soumission parfaite, les deux matelots dégringolèrentl’escalier qui conduisait à la cabine où, une demi-heureauparavant, ils avaient ligoté eux-mêmes Judex au pied du piliercentral.
Judex et Miss Daisy Torp, cachés dansl’alcôve-soupente et prêts à intervenir en cas de besoin, lesvirent pénétrer dans la cabine, s’approcher de Moralès qu’ilsdétachèrent du mât et remontèrent sur le pont, sans avoir enlevé levoile noir qui entourait son visage.
Diana et Martelli les attendaient.
Le capitaine n’eut qu’un geste, mais un gesteeffroyable dans sa laconique signification…
Il leur désigna la mer.
Alors, les deux gredins, sans la moindrehésitation, précipitèrent l’homme ligoté dans les flots…
Puis… ils s’éloignèrent accompagnés de leurpatron avec l’air satisfait de gens qui viennent d’accomplir unebesogne toute simple et toute naturelle.
Diana, demeurée seule, penchée au-dessus dubastingage, regardait avec une fixité d’hallucinée l’endroit où lecorps avait disparu.
Avec une joie féroce elle grinçait :
– Bon voyage dans l’éternel, monsieurJudex… Tu as cru que tu serais plus fort que moi… mais c’est moiqui ai remporté la victoire.
Et, d’un ricanement sinistre, elle accompagnales derniers bouillonnements de l’onde… répétant avec un accent dehaine effroyable, que rien ne pouvait désarmer :
– Bon voyage ! Judex… Bonvoyage !…
Mais une ombre venait de se dresser devantelle… en même temps qu’une main s’abattait sur son épaule.
Brusquement, l’aventurière se retourna…
Un cri de terreur et de colère s’échappa de sagorge.
Judex était devant elle, la dominant de sahaute taille, l’écrasant de son regard superbe.
– Lui ! Vous !grinça-t-elle.
– Oui, moi !
– Mais alors, qui vient-on de jeter à lamer ?
Jacques de Trémeuse répondit :
– Votre victime n’est autre que votrecomplice… Robert Kerjean…, dit Moralès.
– Misérable ! grinçal’ex-institutrice.
Mais, encore révoltée, elle ajouta :
– Je n’ai pas dit mon dernier mot. J’aiici des hommes qui me sont tout dévoués… et qui ne me laisserontpas assassiner par vous.
– Nous allons bien voir ! soulignaitflegmatiquement Judex…
– À moi !… au secours !… àmoi !…
Martelli et ses hommes s’empressèrentd’accourir.
Judex, revolver au poing, s’était aussitôtjeté entre Diana et eux.
– Le premier qui bronche…, lança-t-ild’une voix métallique…, je lui brûle la cervelle.
À l’apparition inattendue de cet hommeextraordinaire, qui venait d’échapper si miraculeusement à la mortet les dominait de toute la hauteur de son attitude altière et deson admirable dignité, l’équipage de l’Aiglonétait demeurécomme pétrifié.
Profitant de l’effet qu’il venait de produiresur ces gens frustes et presque sauvages, Judex attaqua aussitôt endésignant Diana, qui s’était accrochée au bastingage, ivre defureur, écumant de rage :
– Combien cette femme vous a-t-elle donnépour que vous deveniez ses complices ?
Et comme tous se taisaient, Judex, braquantson revolver dans la direction de Martelli, scanda :
– Allons, voyons, répondez !
– Cinq mille francs…, fit le capitaine del’Aiglon, sur lequel Jacques de Trémeuse avait conquisd’un seul coup un irrésistible ascendant.
– Eh bien, reprit Judex, moi je vous endonne cinquante mille… plus une prime de mille francs par homme sivous passez à mon service. Et moi je ne vous demanderai pasd’assassiner les gens, mais de les sauver.
À ces mots une sourde rumeur s’éleva du groupedes matelots… de plus en plus impressionnés.
– Allons, décidez-vous !… ordonnaitimpérieusement le justicier.
– Qui me garantit que vous vousexécuterez ? interrogeait Martelli, ébloui par les mirifiquespromesses de Judex.
– Je m’appelle Jacques de Trémeuse…,définit le jeune homme avec un accent d’incomparable noblesse.
Et, tirant son portefeuille de sa poche, ilfit :
– Je puis d’ailleurs vous donner unacompte.
– Non… cela va bien, déclarait le forbanentièrement conquis.
– Alors… je puis compter survous ?
– Absolument.
– Sur tous vos hommes ?
– Sur tous mes hommes.
– En ce cas, attendez mes ordres…,concluait Judex avec autorité.
Et, désignant Diana Monti complètementeffondrée, il ajouta :
– J’ai un dernier compte à régler avecmadame.
Tandis que Martelli et ses hommes, enchantésde l’aubaine, regagnaient l’avant du navire… Jacques, prenantl’ex-institutrice par le bras, lui dit :
– Suivez-moi !
– Vous allez me tuer…, grinça lamisérable.
– Suivez-moi… vous dis-je.
La tête baissée, Diana Monti se laissa guiderpar Judex, qui la conduisit jusqu’à la cabine du capitaine… oùl’attendait l’Américaine.
– Miss Daisy…, fit-il, je vous confie maprisonnière… Veillez sur elle et évitez qu’elle ne se livre àquelque fâcheuse extrémité. Je veux la ramener vivante à terre.
En proie à un profond abattement, Diana selaissa tomber sur un coffre.
Mais pas une larme ne jaillit de ses yeux…Seuls la crispation de ses traits, le rictus infernal de ses lèvresmontraient jusqu’à quel point la souffrance mordait à son tourl’infernale créature.
Tranquillement, en homme qui se sent désormaisentièrement maître de l’heure, Judex avait regagné le pont… etordonnait de remettre le cap vers la terre.
Le forban de la mer, tout à la discrétion deJacques de Trémeuse, s’empressa d’obéir.
Désormais, il lui était tout aussi attachéqu’il semblait, quelques instants auparavant, dévoué aux intérêtsde Diana Monti.
Il était de ceux qui ont pour principe de sevendre au plus fort enchérisseur.
Judex l’avait immédiatement compris.
Voilà pourquoi il se sentait à présententièrement maître à bord de l’Aiglon.
– J’ai bien fait, se dit-il, desuivre mon inspiration première.
Et il ajouta, avec un tressaillement debonheur qui donna à sa figure une expression véritablementsurhumaine :
– Jacqueline va être heureuse ! Etmoi, de même que j’avais fait mon devoir en m’emparant de son père,je l’accomplis encore en le lui rendant sans parjure.
Tandis que le navire évoluait dans ladirection de Sainte-Maxime, Jacques de Trémeuse gagnait la cabinede Favraut… dont il ouvrit doucement la porte…
Le banquier, étendu sur une couchette,semblait reposer paisiblement.
– Laissons-le…, se dit Judex. Inutile detroubler son sommeil.
Et il allait se retirer… lorsque tout à couple banquier se dressa sur son séant et, dans un cri rauque,étranglé, il articula, comme en proie à une soudainehallucination :
– Lui !… Lui !… Je levois !… C’est Judex ! Judex !…
– Oui, c’est moi, fit Jacques de Trémeuseen s’avançant vers le marchand d’or qui, déjà envahi par uneterreur folle à la vue de son ennemi, sentait sa raison prête àl’abandonner encore.
Mais avec un accent que Favraut ne luiconnaissait pas, tant il lui semblait empreint de la plus noblemiséricorde, Judex s’empressait de déclarer :
– Calmez-vous, monsieur Favraut… etsurtout n’ayez aucune inquiétude. Vous n’avez plus rien à redouterde moi. Ainsi que je vous l’ai dit tout à l’heure, si je vous airejoint sur ce bateau, ce n’était nullement dans l’intention devous replonger dans un cachot, mais au contraire, pour vous rendreà vos enfants, en pleine et entière liberté de vos décisions et devos actes. Vous avez mieux aimé écouter les affirmations aussiperfides que mensongères de cette Marie Verdier, et de son amant,oui, monsieur Favraut, de son amant… Vous vous étiez livré à cesdeux aventuriers pieds et poings liés… leur sacrifiant ainsi votrefille et votre petit-fils qu’ils se préparaient à assassiner aumoment où, tombant dans le guet-apens qu’inconsciemment vous aviezaidé à organiser, ils allaient accourir vers vous.
« Et cette misérable… qui n’en a jamaisvoulu qu’à votre or, qu’à vos millions et qui vous eût sacrifiédélibérément, dès qu’elle serait entrée en possession de votrefortune… quand elle m’a vu, attaché à ce pilier et dansl’incapacité absolue de tenter le moindre effort pour me défendre,comme elle a bien cru toucher au but… comme elle a été convaincueque son plan infernal était enfin réalisé… selon sonrêve !
« Ah ! Favraut !…Favraut !… si vous aviez remarqué à ce moment son regard…regard de haine terrible… regard de triomphe diabolique… oùflambait toute l’atroce lueur du crime… vous auriez compris à votretour… et, au lieu de savourer la joie que vous causait le spectaclede mon impuissance et la certitude de ma mort prochaine, vouseussiez tremblé pour vous-même… et vous eussiez compris quedésormais c’était cette femme qui voulait vous perdre et moi quivoulais vous sauver.
« Mais non, aveuglé à la fois par leressentiment que je vous inspirais et la passion que cette créaturea su allumer en vous, vous avez assisté aux préparatifs de ma mortavec la joie sauvage, féroce, d’un coupable qui non seulement est àjamais certain de toute impunité, mais voit l’homme qui l’avaitcondamné à la prison perpétuelle, condamné à son tour à mort.
« Et tous vos mauvais sentiments… tousvos instincts criminels… qui avaient disparu sous l’angélique etdivine caresse de votre petit-fils, se sont réinstallés en vous. Enun mot, vous êtes redevenu le marchand d’or cupide, le brasseurd’affaires impitoyable… vous vous êtes abaissé au rang de cetteaventurière abominable. Elle vous eût mis un couteau dans la mainen vous disant : Frappe ! que vous lui auriezimmédiatement obéi… car vos yeux reflétaient la même lueur decrime… oui, vos yeux ressemblaient aux siens… Et c’est ainsi quevous avez failli vous-même, après avoir savouré ma chute que vouscroyiez mortelle, vous faire le bourreau de votre fille et de sonenfant.
Et dominant Favraut, qui le contemplait avecépouvante, Judex acheva :
– Mais Dieu n’a pas voulu que ces deuxinnocents fussent sacrifiés à votre lâcheté aveugle, à votre haineexacerbée. Mes liens ont été brisés à temps pour me sauver malgréces gens, et malgré vous. Favraut, je ne reviendrai pas sur monverdict de grâce.
« Cessez donc de trembler ainsi. Je vousl’ai dit, je vous le répète, et vous ne tarderez pas à en avoir lapreuve… désormais, vous n’avez plus rien à craindre de moi.
– Non… non… reprenait le banquier d’unevoix sourde… farouche. Non, ce n’est pas possible.
– Pourquoi n’est-ce paspossible ?
– Parce que je sais qui vous êtes.
– Eh bien ?
Le marchand d’or, courbant le front,avoua :
– Jacques de Trémeuse ne peut pas mepardonner !
– Certes…, reprenait Judex, j’avais ledroit de me montrer inexorable… et loyalement, je dois vous direqu’élevé, ainsi que mon frère, dans la haine de celui qui avait tuénotre père et à jamais brisé le cœur de l’épouse la plus pure et lamère la meilleure, rien ne m’eût détourné de la vengeance que nousavions résolu d’exercer contre vous, si un ange n’était pas venu àvotre secours…
– Ma fille !… balbutia le banquieren joignant instinctivement les mains.
Car… rien qu’à la noblesse d’émotion et à laprofondeur de sentiment que Judex avait témoignées en prononçantcette dernière phrase, le père de Jacqueline avait enfin comprisque son ennemi était sincère et qu’il n’avait plus rien à redouterde lui.
– Oui… votre fille ! accentuaitJacques de Trémeuse. En attendant qu’elle vous confirme tout ce queje viens de vous dire, qu’elle vous mette sous les yeux la preuvedes accusations que j’ai portées contre l’infâme Marie Verdier…laissez-moi vous dire ce qu’elle est… car vous ne vous en êtesjamais douté un seul instant… Elle a grandi… vécu près de vous…sans que vous daigniez jeter un regard attendri sur elle… sans quevous ayez jamais eu à son égard d’autres projets que ceux que vousjugiez utiles à vos intérêts… vous servant d’elle comme d’un moyende plus pour la réussite de vos entreprises… n’hésitant pas à lalivrer, comme vous alliez le faire, à un individu que vous savieznon seulement criblé de dettes, mais sali de toutes les tares,capable de toutes les félonies, mûr pour tous les crimes, puisquej’en ai fait justice au moment où il allait devenir unassassin.
Maintenant, complètement subjugué par cetteparole précise et puissante, Favraut écoutait, sans l’interrompre,Judex qui poursuivait :
– Je vous ai dit la vérité. Une fois quevous allez avoir reconquis cette liberté que je vous rends au nomde votre fille et de votre petit-enfant, vous agirez envers moi,envers tous, dans la plénitude de votre indépendance reconquise. Jene ferai rien… vous m’entendez, absolument rien pour me soustraireaux responsabilités que j’ai encourues. Puissent ces deux êtres,auxquels vous devez déjà votre salut matériel, vous apporter aussile salut moral dont vous aurez besoin pour reprendre en paix lecours d’une existence qui, je l’espère pour vous encore plus quepour les autres, sera toute de repentir, de réparation et debonté.
Et, désignant d’un geste large, l’horizon quicommençait à s’empourprer des premiers feux de l’aurore, Jacques deTrémeuse acheva :
– Favraut… c’est un jour nouveau qui selève pour vous. Soyez digne de la lumière qu’il vous apporte… dubonheur qu’il va vous donner. Je n’ajouterai qu’un mot : Lechâtiment que vous avez subi n’est rien en comparaison de voscrimes. Je ne souhaite qu’une chose, pour ceux qui vous aiment…pour ceux que maintenant vous allez enfin savoir aimer… c’est quece châtiment suffise à Dieu comme il m’a suffi à moi-même.
Et le marchand d’or, bouleversé par cetteparole, qui le pénétrait d’un sentiment nouveau, inconnu… bégaya enun sanglot cette phrase, montrant qu’enfin touché par le regret, ilcomprenait à la fois ce qu’il avait été, et ce qu’il aurait dûêtre :
– Ah ! si j’avais su… si j’avaissu !…
*
* *
Diana Monti, toujours affalée sur le banc,dans la cabine du capitaine Martelli, n’avait cessé de donner lesmarques du plus profond abattement.
Sous la surveillance de Miss Daisy Torp qui,fidèle à la mission que lui avait confiée Judex, ne la quittait pasdes yeux… elle n’avait pour ainsi dire par bougé… se contentant,par instant, de faire entendre quelques plaintes douloureuses… etgardant sa tête cachée entre ses mains comme si elle voulait sedérober au regard de l’Américaine.
L’aventurière donnait ainsi l’impression d’unefemme qui, résignée à son sort, n’a plus à opposer à l’infortunequi l’accable que la passivité du découragement le pluscomplet.
Et cependant… la misérable n’avait pasdésarmé.
Loin de là…
Elle concentrait au contraire sa pensée sur unbut unique : échapper à Judex.
Mais comment ?
L’astucieuse créature n’avait pas étélongtemps embarrassée…
En effet, elle s’était dit :
– Je vais employer pour m’évader de cenavire le même procédé qui m’a déjà si bien servi pour me sauver dumoulin des Sablons. Quand je sentirai que l’Aiglon s’estconsidérablement rapproché de la terre, je trouverai bien moyen deme débarrasser de ma gardienne… En un bond je grimperai sur le pontet, sans hésiter, je piquerai une tête dans la mer… Quoi qu’ilarrive, je suis assez bonne nageuse pour me tirer d’affaire. Queferai-je ensuite ? Je l’ignore. L’essentiel pour moi est de metirer des griffes de l’ennemi.
Une fois sa résolution arrêtée en principe,une question se posa dans l’esprit de l’aventurière :
– Comment me débarrasser de magardienne ?
Diana Monti s’était tout de suite rendu comptequ’elle avait affaire à très rude partie… Attaquer de front unepareille adversaire lui semblait d’une imprudence extrême.
D’abord, elle risquait très vraisemblablementde ne pas être la plus forte, puis, le bruit de la lutte nemanquerait pas d’attirer l’attention de Judex, et, depuis ladéfection du capitaine Martelli et de son équipage, elle savaitqu’elle ne pouvait plus compter sur personne pour la défendre.
Restait la ruse… et sur ce terrain, même aumilieu de la terrible épreuve qu’elle traversait, l’ex-institutricese sentait tout à fait à son aise.
Son plan fut vite tracé.
Il ne restait plus qu’à l’exécuter.
Avec un calme extraordinaire, un sang-froidétonnant qui montraient que non seulement elle n’avait pas désarmémais qu’elle était encore en possession de toutes ses facultéscriminelles, l’aventurière calcula le temps dont le brick-goéletteavait besoin pour se rapprocher à une distance raisonnable de laterre.
Puis, quand elle eut la conviction qu’il ne setrouvait plus qu’à deux ou trois cents mètres du rivage… elle seleva… comme si elle était en proie à une soudaine et irrésistibledouleur…
Puis, portant sa main à sa gorge, elle s’écriala bouche contractée… les yeux révulsés, l’écume auxlèvres :
– J’étouffe… j’étouffe !… ausecours… à moi… je vais… mourir.
Et tournoyant sur elle-même, elle s’abattitlourdement sur le plancher de la cabine.
Instinctivement, Miss Daisy Torp seprécipita.
C’était l’instant qu’attendait lamisérable.
En effet, tandis que l’Américaine se penchaitvers elle… Diana se releva d’un bond de panthère… Puis, d’unvigoureux coup de tête en pleine poitrine, elle envoya rouler àl’entrée de la soupente la fiancée de Cocantin qui, surprise parcette attaque aussi traîtresse qu’inattendue, n’avait pas eu letemps de se mettre en garde.
Alors, prompte comme l’éclair… Diana, dont lavitalité nerveuse était décuplée par sa volonté ardente d’échapperà Judex… courut à la porte… l’ouvrit, escalada les marches et setrouva sur le pont…
Courant droit au bastingage, elle grimpa surle sabord… et, en un plongeon audacieux, disparut dans lesflots.
Mais Miss Daisy Torp, immédiatement remise del’attaque brusquée dont elle venait d’être la victime, apparut àl’entrée de la cabine au moment où l’aventurière piquait une têtedans la mer.
Elle gagna à son tour le bastingage…
Elle aperçut la Monti qui, en brassesprécipitées, s’éloignait de l’Aiglon vers la terre.
Alors, sans hésiter, elle « pique »aussitôt dans la mer… se lançant à son tour à la poursuite de cellequi vient de lui échapper.
Diana cherche à la gagner en vitesse.
Mais bientôt elle s’aperçoit que la splendidenageuse qu’est Miss Daisy s’approche d’elle de la façon la plusinquiétante.
Bientôt les deux femmes ne sont plus qu’àquelques mètres de distance.
Une lutte terrible et sans merci vas’engager.
Car Diana, en un geste désespéré, a résolud’accepter la bataille.
L’ondine a rejoint l’aventurière… Toutes deux,en un cri de défi… se saisissent… s’empoignent… s’étranglent… puisdisparaissent bientôt, enlacées en une mortelle étreinte… sous lesflots qui se sont refermés sur elles.
Cocantin, en l’attente du retour de sadulcinée, était demeuré sur le port, en proie à une inquiétude qui,à mesure que le temps passait, s’était transformée peu à peu en laplus lancinante des angoisses, surtout quand il avait vul’Aiglon s’éloigner de la rade en une rapide etsilencieuse manœuvre.
– Ah ! çà, se disait-il, qu’a-t-ellebien pu devenir ? Elle a beau nager comme un poisson…qu’est-ce que je dis, mieux qu’une sirène… mieux qu’une ondine… ilest matériellement impossible qu’elle ait pu suivre ce bateau qui,ayant le vent arrière, marche à une vitesse accélérée. Pourvuqu’elle n’ait pas eu un accident… Une crampe, un étourdissement…cela suffit pour provoquer une catastrophe irréparable. Si unpareil malheur était arrivé à cette chère Daisy, je ne m’enconsolerais jamais. Car ce serait de ma faute, absolument de mafaute. Pauvre petite Daisy !
Mais bientôt un trait de lumière, véritablerayon d’espérance, se faisait dans l’esprit de Prosper.
– Parbleu !… songeait-il,accomplissant jusqu’au bout sa mission, elle aura voulu voir ce quiallait se passer à bord de ce navire… et elle aura certainementtrouvé moyen, adroite comme elle l’est, de s’y faufiler sans quepersonne ne remarque sa présence.
Ainsi qu’on le voit, le directeur de l’AgenceCéléritas avait deviné juste.
Cette fois son flair ne l’avait pas induit enerreur.
Mais à peine cette pensée s’était-elleinstallée en lui que son anxiété prit une forme encore plusaiguë.
– Voyez-vous, prévoyait-il, qu’ilsl’emmènent ainsi jusqu’aux Indes ou en Amérique. Elle, qui n’a pourtout vêtement qu’une chemise américaine. La malheureuse !
Tout de suite il ajouta :
– Ce qu’elle doit avoir froid !
Considérant les vêtements de Miss Daisy Torpqu’il avait gardés devant lui, Cocantin s’écria avec un accent denaïveté exquise :
– Si seulement je pouvais lui faireparvenir tout cela ! Ah ! la pauvre petite Daisy… lapauvre petite !
Et, tout grelottant lui-même, il se mit àarpenter le quai… en battant la semelle et grommelant sur un ton dedésespoir :
– Mes parents ont été bien coupables dene pas m’apprendre à nager. Sans cela je serais avec elle… au lieude rester là à me morfondre… à me geler… Il fait un froid decanard !… On a beau dire que dans le Midi il fait toujourstrès chaud. Quelle légende ! Aussitôt que le soleil disparaît,on sent un petit « frisquet » qui vous tombe sur lesépaules… la nuit surtout… Brou… j’ai beau marcher pour meréchauffer… je suis transi… littéralement transi… Ma pauvre petiteDaisy, qu’est-ce qu’elle doit prendre pour son rhume ?
Poussant un sonore et large éternuement,Cocantin ajouta :
– En fait de rhume, je crois que c’estmoi qui en tiens un… Ah ! quelle nuit… mes amis… quellenuit !… Je serais rudement mieux dans mon lit. Quand on penseque j’étais venu là pour un rendez-vous d’amour… Il est joli lerendez-vous… Atchoum !… atchoum !… Ça y est… je suispincé… Demain, mon nez coulera comme une fontaine. Me voilàfrais !
Or, ce que notre excellent Prosper redoutaitpar-dessus tout, c’était le coryza.
Pour lui, cette affection devant laquelle lesmédecins les plus célèbres ont dû reconnaître leur impuissance etqui tient victorieusement en échec toute la science passée,présente, et probablement future, prenait les proportions d’undésastre irréparable.
Sans doute le microbe subtil qui a échappé siastucieusement à toutes les attaques des savants trouvait-il dansle nez de Cocantin un de ces asiles à la fois spacieux et sûrs oùl’on peut, en toute sécurité, fonder un foyer important et yperpétuer une nombreuse famille.
Toujours est-il qu’il savait profiter del’hospitalité généreuse bien qu’involontaire que lui offraient lescavités nasales de Prosper… si bien que, pendant plusieurssemaines, l’infortuné successeur du sieur Ribaudet semblaittransformé en une fontaine Wallace dont l’incessant épanchement luicoûtait quotidiennement une bonne demi-douzaine de mouchoirs.
– Atchoum !… atchoum !…éternuait obstinément Cocantin, me voilà encore empoisonné… C’estinouï ! Ah ! çà, qu’est-ce que font donc lesmédecins ?… Dire qu’il n’y en a pas un seul qui ait encoreréussi à nous débarrasser de ce mal abominable ! Quel nouveauPasteur nous délivrera un jour de ce fléau ? Je ne suis pasriche, mais je donnerais bien… Atchoum !… une pièce de dixmille francs… Atchoum !… à celui qui trouvera le moyen d’enfinir avec le coryza… Atchoum ! Saleté de saleté ! C’estdégoûtant !
Et voilà que, pour comble de malheur, unesaute de vent, décoiffant Cocantin, envoya sa casquette rouler dansla mer, découvrant son crâne qu’adornait une précoce calvitie.
– Allons, bon ! s’écria-t-il, il nemanquait plus que ça ! Je vais en pincer un qui ne va pasdurer trois semaines, mais six mois. Atchoum !atchoum !
En un geste d’instinctive protection,Cocantin, de plus en plus désemparé, enfonça sur sa tête le jolitoquet que miss Daisy lui avait confié.
Comme le vent redoublait, notre Prosper, aprèss’être cravaté avec les fins bas de soie de sa fiancée, n’hésitapas à endosser le vêtement de fourrures qu’avant de se jeter à lamer elle avait remis entre ses mains.
Et ce fut affublé ainsi qu’il continua à faireles cent pas sur la jetée, grelottant, éternuant, geignant,grognant, s’arrêtant pour sonder inutilement l’horizon nocturneavec sa lorgnette… mais bien décidé cependant à demeurer làjusqu’au retour de sa chère fiancée.
Vers le petit jour, il vit arriver vers lui unjeune homme accompagné d’un petit garçon… qui, dès qu’il l’aperçut,se précipita vers lui en criant :
– Non, mais alors, mon vieux Coco… v’làmaintenant que tu te fringues comme une bergère. Laisse-moi te« zieuter », que je voie un peu comme t’es bath.
Et le môme Réglisse, en une pose d’admirationcomique, se mit à contempler l’excellent Prosper qui, dans sonaccoutrement aussi étrange qu’improvisé, n’eût pas manqué deremporter un succès complet de fou rire dans un de ces défiléscarnavalesques dont la Côte d’Azur a le secret.
Roger de Trémeuse, qui les avait rejoints,malgré l’inquiétude que lui causait l’absence prolongée de sonfrère, ne put réprimer une exclamation de joyeux étonnement.
– Ah ! çà, mon cher monsieurCocantin, fit-il… pourquoi avez-vous éprouvé le besoin de vousdéguiser ainsi ? Serait-ce par hasard pour vous livrer àquelque filature ?
– Pas du tout, rectifiait Cocantin enaccompagnant sa rectification d’un éternuement sonore. J’ai passéla nuit sur cette jetée, à attendre ma… ma fiancée…
– Votre fiancée ?
– Une charmante Américaine, Miss DaisyTorp… que j’adore et qui m’aime.
– Coco…, observait malicieusement le mômeRéglisse, tu nous avais caché cela… Eh ben, vrai, c’est paschouette.
Le détective poursuivait ses explications.
– Je viens de vivre des heures bienpénibles… bien cruelles… Il fait froid… très froid… Le vent avaitemporté ma casquette dans la mer… J’ai vite senti que j’allaism’enrhumer… Alors j’ai pris le parti de me coiffer du chapeau de mafiancée… et de m’envelopper de ses vêtements.
– Elle s’était donc déshabillée ?observait Roger tout ahuri.
– Mais oui…, affirmait le détectivemalgré lui.
Et il ajouta avec force :
– Pour se jeter à l’eau… pour suivre à lanage le canot qui emportait monsieur votre frère à bord del’Aiglon.
– Que voulez-vous dire ?…s’exclama Roger, qui, de plus en plus stupéfait, se demandait siCocantin n’était pas subitement devenu fou, tandis que le mômeRéglisse, précisant sa pensée, s’exclamait avec la franchisegouailleuse qui le caractérisait :
– Non, mais c’est-y que t’es tombé« louf » ? ou bien que ton rhume te tape sur leciboulot ?
Mais, gravement, Cocantin affirmait :
– J’ai, au contraire, toute maraison.
Et, prenant cet air solennel qu’il affectaitdans les circonstances de sa vie, qu’il qualifiait lui-même denapoléoniennes, il déclara :
– Monsieur Roger de Trémeuse, j’aid’importantes révélations à vous faire.
Le directeur de l’Agence Céléritas fit aufrère de Judex le récit complet, exact et détaillé des événementsdont il avait été le témoin pendant la nuit précédente et au coursdesquels Miss Daisy Torp avait montré tant de crânerie intrépide etde dévouement désintéressé… scandant naturellement son discours denombreux éternuements auxquels d’ailleurs, dans le feu de sonverbe, il ne prenait plus garde… Il termina par cette phrase, qu’enson for intérieur il jugea digne du Mémorial de sonmaître :
– Je suis sûr que Miss Daisy Torp aurafait de son mieux… Quant à moi, je regrette de ne pas en avoir faitdavantage.
Roger l’avait écouté avec le plus palpitantintérêt.
C’est qu’en effet, à ses yeux, la situationprésentait une gravité exceptionnelle.
Quelles que fussent la prudence, l’adresse etla vaillance de son frère, il se demandait si celui-ci, une foisarrivé à bord de l’Aiglon,n’avait pas vu ses propositionsrefusées et par le banquier et par ceux qui le détenaient en leurpouvoir… et si Diana Monti n’en avait pas profité pour sedébarrasser à tout jamais de son si dangereux adversaire.
– Quel que soit le courage de cette jeunefemme, je doute, si mon frère a été ou se trouve réellement endanger de mort, qu’elle ait pu efficacement lui venir en aide.
Et son cœur se serrait à la pensée que l’êtreadmirable qu’était Judex avait peut-être succombé au moment où ilallait enfin réaliser sa sublime mission d’amour, de clémence et debonté, lorsqu’un cri enfantin retentit tout près d’eux.
C’était le môme Réglisse qui, s’étant emparéde la lorgnette de Cocantin, inspectait depuis un moment l’horizonet constatait en son jargon spécial dont il n’avait pas encore eule temps de se corriger :
– Chouette, les aminches ! Vlà un« flottant » (bateau) qui rapplique à la« taule ! »
Vite, saisissant les jumelles, Cocantinregarda à son tour :
– C’est lui, je le reconnais… c’estl’Aiglon… Ils reviennent… Tout va bien… Sauvés… Ils sontsauvés… je suis content… je suis heureux !…
Et l’excellent Prosper se mit à exécuter unedanse frénétique à laquelle son accoutrement bizarre donnait unesaveur toute particulière.
Mais il n’allait pas tarder à déchanter.
En effet, lorsque l’Aiglon eut jetél’ancre à une faible distance de la jetée, on vit presque aussitôtun canot se détacher du bord et gagner le môle.
Bientôt, la silhouette de Judex se précisadebout au milieu de la barque.
Tandis que, peu à peu, on distinguait, assis àl’arrière, en une attitude de mélancolie profonde où il semblaitentrer encore un vestige de crainte, le banquier Favraut… le pèrede Jacqueline !
Lorsque les matelots eurent accosté… et amarréle canot au quai, Judex fit un signe à Favraut qui, docilement, lesuivit jusqu’à terre.
Alors Cocantin se précipitant vers Judexs’écria :
– Et ma fiancée ?
À ces mots, Judex eut un légertressaillement.
– Miss Daisy Torp, répondit-il, àlaquelle je dois la liberté et même la vie… s’est élancée à lapoursuite de Diana Monti qui avait réussi à se jeter à la mer.
– Et elle n’est pas revenue ?
– Non, mais tranquillisez-vous, j’ailaissé là-bas une barque qui croise en ce moment dans les parages…et n’aura pas manqué de recueillir votre vaillante fiancée.
Cocantin, affolé, n’écoutait plus Judex.
Suivi du môme Réglisse, enchanté de prendrepart à de nouvelles aventures, il s’était précipité vers le canot,criant :
– Conduisez-moi là-bas, je veux laretrouver, je veux la secourir.
– Faites ce que monsieur désire…, ordonnaJudex au capitaine Martelli, qui était resté dans la barque.
Et, tandis que les matelots del’Aiglon s’éloignaient vers la gare à force de rames,Favraut, encadré de Judex et de son frère, gagnait la villa deTrémeuse.
Durant le trajet, pas un mot ne fut échangéentre les deux frères et le père de Jacqueline.
À mesure qu’on approchait de la villa, le pasdu banquier devenait de plus en plus hésitant…
Non dégagé entièrement de l’influence enquelque sorte hypnotique que Diana Monti exerçait sur lui, ilgardait au fond de l’esprit une arrière-pensée d’inquiétude qui luifaisait se demander :
– N’était-ce pas elle qui avaitraison ?…
Et il se revoyait replongé dans une captivitédont rien désormais ne pourrait le tirer.
Qui sait même si Judex, averti par cetteévasion, n’allait pas lui faire subir les affres terribles d’uneincarcération cellulaire dans les souterrains duChâteau-Rouge ?
Aussi, lorsqu’en arrivant devant la grille dela propriété des Trémeuse, Favraut reconnut derrière les barreauxle vieux Kerjean qui, lui aussi, attendait avec une anxieuseimpatience le retour de Judex, éprouva-t-il un sentiment de terreurinsurmontable qui se traduisit par ces mots bégayés d’une voixblanche :
– Lui… mon geôlier !…
Mais, doucement, Jacques rassurait :
– Non, Favraut… ce n’est pas un piège… jevous l’ai déjà dit… Nous vous avons pardonné.
Croyant rêver – car… son âme si naturellementingrate se refusait à croire à la possibilité d’une aussi sublimeclémence, – le banquier, toujours guidé par Jacques et Roger, gagnala maison.
Judex le fit entrer dans un salon… et, luidésignant un fauteuil, fit simplement, non plus avec un accentd’autorité irrésistible, mais sur le ton de la politesse la plusparfaite :
– Veuillez vous asseoir… monsieurFavraut… Je vais faire savoir à madame votre fille que vous êteslà.
Et il se retira, dominant non sans effortl’émotion qui, en cet instant si tragiquement décisif, s’étaitemparée de lui.
Favraut, demeuré seul… entendait encore vibrerà son oreille cette phrase qui avait enfin mis un terme à toutesses incertitudes :
– Je vais faire savoir à madame votrefille que vous êtes là…
C’était donc vrai !… Il étaitlibre !… libre !… Il allait retrouver sa force, soninfluence et sa fortune… son or…
Et, dans son premier mouvement d’impétueuxégoïsme, toutes ses fièvres passées, toutes ses cupiditésmomentanément engourdies se réveillèrent en un irrésistible etfoudroyant désir d’ambitions effrénées, de revancheséclatantes.
Redevenu maître de lui-même et de ses biens,de nouveau en possession de ce levier formidable qu’est larichesse, il eut un instant de griserie folle, inouïe.
Oubliant tous ses crimes passés, prêt àrecommencer son œuvre de domination, dévastatrice, bravant avec lamême insolence qu’autrefois… les protestations, les menaces et mêmela révélation de son infamie, non seulement il crut qu’il avaitreconquis sa puissance si mystérieusement effondrée, mais il sepersuada qu’il n’avait pas cessé un seul instant d’être le grandmarchand d’or, l’un des rois de la finance contemporaine… Et ce futpour lui une minute de frénésie joyeuse… dans laquelle il oubliatout : famille… amis… ennemis… Diana… Judex… Kerjean… pour neplus que contempler, dans un étincellement féerique, le fleuve d’orqui recommençait à couler vers ses caisses… lorsque la portes’ouvrit, livrant passage à Jacqueline qui tenait son petit Jeanpar la main.
À la vue de sa fille, qui avait remplacé sesvêtements de deuil par une robe blanche toute simple qui luidonnait une expression de grâce et de douceur infinies, lebanquier, s’arrachant à cette ivresse morale qui, depuis le départde Judex, s’était emparée de lui, eut un cri étouffé :
– Ma fille !
– Mon père, mon père !… frémitJacqueline qui, toute aux élans de son amour filial, se précipitavers Favraut qu’avait déjà rejoint le petit Jean.
Sur le seuil… Judex contempla un instant cespectacle.
Il eût voulu être tout à la joie dupardon.
Mais cependant une cruelle inquiétudesubsistait en lui…
N’ayant pas encore revu la comtesse deTrémeuse, il ignorait donc l’entretien définitif que celle-ci avaiteu avec la fille du banquier… et il se demandait :
– Lorsque Jacqueline apprendra la vérité…quelle sera son attitude à mon égard ? Mepardonnera-t-elle ?… ou bien ne voudra-t-elle plus voir en moique Judex…, celui qui a frappé son père ?…
Et… il s’en fut rejoindre sa mère.
– Favraut est là…, fit-il, je l’ai laisséavec ses enfants.
Et, d’une voix qui tremblait légèrement, ilajouta :
– Maintenant, nous n’avons plus qu’àattendre la décision suprême !
Lisant dans le cœur de son fils,Mme de Trémeuse répondit aussitôt :
– J’ignore ce que fera le banquier…
– Peu importe…, fit nerveusement Judex,j’ai conscience d’avoir fait mon devoir, tout mon devoir. Je ne lecrains pas…, je l’attends…
– J’aime cette fière réponse…, répliquaJulia Orsini, elle est digne de toi… digne de nous… C’est ainsi quemoi-même j’envisage la situation vis-à-vis de cet homme. S’il exigeun débat au grand jour, je suis prête à l’affronter devant tous,prête à revendiquer, à la face du monde aussi bien que devant Dieu,la responsabilité de ma vengeance. Mais, je me hâte de le dire,j’ai l’impression très nette… que dis-je, j’ai la convictionabsolue que Favraut n’osera rien faire contre nous… et qu’en toutcas, sa fille sera là pour l’en empêcher…
– Vraiment… mère…, s’exclama Jacques deTrémeuse en un transport de juvénile espérance, vous croyez queJacqueline demandera à son père d’oublier ?
– J’en suis sûre.
– Qui peut vous donner une certitudepareille ?
– Jacqueline a tout découvert.
– Mon Dieu !
– Elle s’est aperçue que Judex, Vallièreset toi, vous ne formiez qu’un seul personnage.
– Alors ?
– Avec toute la loyauté que je lui devaiset toute la franchise dont je suis capable, je lui ai révélé lavérité… lui donnant toutes les explications de notre conduite etlui faisant part des sentiments qu’elle t’avait inspirés.
Timidement, cette fois, Jacquesinterrogeait :
– Eh bien, mère ?
Alors, en un sourire où semblaient revivretoutes les joies abolies, et qui reflétait l’amour lointain etsublime, éternel, qui avait été toute sa vie, la comtesse deTrémeuse fit, avec cette expression adorable, divine, quin’appartient qu’aux mères :
– Je ne puis te dire qu’une chose, monfils… Jacqueline sait tout… et elle t’aime.
– Mère !
Tel fut le seul mot qui jaillit des lèvres deJudex… en un cri de joie sans limite, de bonheur sans mélange.
– Oui, elle t’aime ! répétaitMme de Trémeuse… qui… comme pour elle-mêmeajouta : L’amour a été plus fort que la haine… C’était écritlà-haut… et je n’ai pas le droit d’en vouloir à Dieu.
Mais le visage de Jacques s’étaitassombri…
La flamme d’espérance qui brillait en sonregard s’était éteinte.
Surprise, la comtesse lui demanda :
– Qu’as-tu, mon fils ?… Pourquoicette mélancolie soudaine ?… Que crains-tu doncencore ?
Judex gardant le silence, Julia Orsiniinsista :
– Crains-tu peut-être que, dans unsentiment de tendresse maternelle mal comprise, je n’aie exagéré,altéré la vérité ?
– Ma mère, j’ai trop de confiance en vouspour ne pas être convaincu que tout ce que vous venez de me direest l’émanation même de la réalité.
– Eh bien, alors ?
– Et Favraut ?
À peine Judex avait-il prononcé ce nom que descris se faisaient entendre :
– Au secours… vite… au secours !
Judex bondit jusqu’à la porte, car il avaitreconnu la voix de Jacqueline.
Suivi de sa mère, il entra dans le salon où ilavait laissé la jeune femme avec son père… et, tandis que la filledu banquier se précipitait vers lui en un geste de détresseéperdue, il aperçut, étendu sur un canapé et ne donnant plus signede vie, Favraut près duquel le petit Jean priait à genoux et enpleurant…
– Que s’est-il donc passé ?interrogeait Judex.
Jacqueline expliquait :
– Mon père semblait très ému et trèsheureux de nous avoir retrouvés, mon Jeannot et moi. Il avaitcommencé à nous parler… à nous interroger… Puis, s’asseyant sur lecanapé, il avait pris son petit-fils dans ses bras, lorsque je l’aivu pâlir… Ses yeux se sont révulsés, sa tête a oscillé, et il esttombé à la renverse et il est demeuré là, immobile… glacé… sans quej’aie pu, malgré tous mes efforts, le rappeler à la vie.
Et Jacqueline Aubry ajouta à voix basse, leregard agrandi par l’épouvante :
– J’ai peur… oui, j’ai peur qu’il ne soitmort !…
Judex s’approcha du banquier, écarta doucementl’enfant qui ne cessait de répéter :
– Grand-papa… c’est moi, c’est ton petitJean, réponds-lui.
Puis, se penchant vers le corps inanimé, ilécouta si le cœur battait encore.
– Ce n’est qu’un évanouissement,annonça-t-il au bout d’un bref instant. Rassurez-vous, madame,votre père vivra. Je ne vous l’aurai pas rendu pour qu’il vous soitrepris de nouveau. Attendez-moi une minute, je reviens et, je vousen prie, rassurez-vous… il n’y a pas lieu pour vous d’avoir lamoindre inquiétude.
Judex s’éloignait, Jacqueline avait saisi lesmains de son père et s’efforçait de les réchauffer dans lessiennes.
Quant au petit Jean, il s’était réfugié auprèsde Mme de Trémeuse qui l’avait pris sur sesgenoux et s’efforçait de le rassurer et de le consoler de sonmieux.
D’ailleurs, ainsi qu’il l’avait déclaré,Jacques revenait promptement avec un flacon renfermant un puissantrévulsif qu’il remit à Jacqueline en disant :
– Faites respirer cela à votre père.Lorsqu’il reviendra à lui, il est inutile qu’il nous voie, ma mèreet moi. Mieux vaut qu’il se retrouve seul avec vous. Mais, je vousen prie, assurez-lui de nouveau qu’il n’a rien à redouter de moi…qu’il est libre… entièrement libre.
La fille du banquier remercia Judex d’un deces longs regards dans lesquels semble passer toute une âme…
Tandis que Jacques et sa mère s’éloignaientavec le petit Jean, elle déboucha le flacon et l’approcha desnarines de son père… qui ne tarda pas à pousser un profond soupir,tandis que ses paupières s’entrouvraient et que ses lèvresremuaient en un tremblement léger et convulsif.
Puis quelques sons rauques, incohérents,jaillirent de sa gorge… en même temps qu’un masque de terreurs’imprimait sur ses traits.
Bientôt les sons se précisèrent en un appelangoissé :
– À moi !
– Père… qu’avez-vous ?… Ne craignezrien… Je suis là, près de vous.
Cette voix si douce, si harmonieuse, quivibrait à son oreille, parut rassurer quelque peu le banquier… caril fit, déjà avec moins de fébrilité :
– C’est toi, Jacqueline ?
– Oui, père, c’est moi… et je ne vousquitterai plus jamais.
Se penchant vers lui… ange de la rédemptionsublime, divine annonciatrice de tous les pardons, pure messagèredes infinies miséricordes, elle ajouta :
– Désormais, vous n’avez plus rien àcraindre… le terrible cauchemar est fini.
– C’est donc vrai ? murmura Favrauten contemplant sa fille qui lui souriait à travers ses larmes.
– Oui, père, c’est vrai, accentual’admirable créature.
La figure du marchand d’or lentement sedétendait.
Maintenant il commençait à croire à lapossibilité, à la réalité de sa liberté reconquise… et, passant samain sur son front où apparaissaient quelques gouttes de sueur, ilfit :
– C’est affreux ! ce que je viensd’éprouver… affreux… !
– Calmez-vous… reposez-vous…, conseillaitJacqueline.
– Non, non, il faut que je te dise…,imposa le banquier.
Et d’une voix âpre, saccadée, ildéclara :
– Tout à l’heure, quand tu me parlais,quand mon petit-fils m’embrassait… j’ai été envahi par un sentimentde malaise indicible… J’entendais autour de moi comme desbourdonnements de cloches… un voile funèbre s’étendait devant mesyeux… je ne vous écoutais plus, je ne vous voyais plus,j’étouffais… oui, j’avais l’impression que la mort entrait enmoi…
« Eh bien, cette impression épouvantable,cette sensation hideuse d’un corps qui se désagrège en pleineexistence, d’une âme qui se dérobe, qui s’enfuit malgré tous lesefforts que l’on fait pour la garder en soi, c’était exactementcelle que j’avais éprouvée, au château des Sablons, le soir de tondîner de fiançailles, quelques secondes avant de m’effondrer,frappé par la main mystérieuse de Judex !
Et, encore sous l’empire de la crainteeffroyable qui l’avait envahi, Favraut articula d’une voixsourde :
– J’ai cru que je mourais pour la secondefois !…
Le visage bouleversé, le père de Jacquelinepoursuivait :
– Oui, je me suis dit que Judex, aprèsavoir joué vis-à-vis de moi la comédie la plus cruelle,c’est-à-dire fait miroiter à mes yeux la renaissance possible d’unbonheur qu’il m’avait cependant déclaré à jamais impossible, meprécipitait de nouveau dans l’abîme en un raffinement de vengeanceimplacable.
« Et tout à l’heure, quand je suis revenuà moi… dès la première lueur qui s’est faite en mon cerveau, je mesuis demandé si je n’allais pas me retrouver en quelque cachot plushorrible encore que celui où je m’étais déjà réveillé d’entre lesmorts… si je n’allais pas subir le supplice épouvantable que Judexm’avait déjà réservé : celui de mourir enterré vivant dans moncercueil.
– Père !
– Mais non… tu étais là… tu es là… Taparole si douce et si tendre m’a vite fait comprendre que jen’avais plus rien à redouter ni de Judex ni de personne. Merci, monenfant… merci de toute mon âme. Je me confie entièrement à toi… Oùest Jeannot ? Appelle-le vite… oui, appelle-le… car nousallons nous en aller tout de suite… n’est-ce pas ? tout desuite, car je ne veux pas rester plus longtemps dans cette maison,en contact avec cet homme qui me déteste, et qui ne m’a délivré queparce que tu as su fléchir sa haine et sa colère.
– Père… laissez-moi vous dire…
– Écoute-moi, ma fille… je t’en prie… jet’en supplie… je suis encore tellement troublé que la seule penséede mon ennemi peuple mon cerveau de visions atroces… Je ne veux pasredevenir fou… je veux garder toute ma raison… toute… pour vousrefaire, à tous deux, à ton fils et à toi, la belle existence àlaquelle tous deux vous avez droit. Judex m’a dit que, cédant à sesmystérieuses menaces, tu avais abandonné la part de l’héritage quite revenait à l’Assistance publique…
– C’est vrai !
– Je ne puis que t’approuver, puisquec’est à ce geste généreux que je dois la vie. Mais maintenant quej’ai reconquis, non seulement l’existence, mais aussi la liberté,je vais aussitôt rentrer à Paris, faire valoir mes droits. Ilfaudra bien que l’on me rende ma fortune… et nous verrons bienalors si M. Jacques de Trémeuse ose de nouveau s’attaquer àmoi !
– Mon père, reprenait Jacqueline d’unevoix grave et douloureuse, Jacques de Trémeuse, pas plus que samère ni son frère, ne feront plus jamais rien contre vous.
– Ils feront bien !
– Ils vous ont pardonné dans toute laloyauté de leur âme entièrement apaisée. Je réponds d’eux comme demoi-même.
– Eh bien alors ! scandait lebanquier dont les instincts brutaux, égoïstes, au cours de laterrible expérience qu’il venait de traverser, n’avaient pasentièrement disparu…
– Je vous en conjure, poursuivaitl’admirable créature, ne vous offensez pas de ce que je m’en vaisvous dire… Mais il faut que je vous parle, oui, il faut que je vousdise tout ce que j’ai sur le cœur… La tendresse que je vous porte,l’amour de mon enfant me l’ordonnent si impérieusement que, malgréma crainte de vous affliger, je ne puis résister à l’ordresupérieur que me dicte ma conscience de mère, de fille et d’honnêtefemme.
– Parle, invitait Favraut, dont la figureavait quelque peu repris son ancienne expression de dureté.
Alors, faisant appel à tout son courage, lafille du banquier exprima :
– Je n’ai pas à vous juger… Donc, aucunreproche ne s’échappera de ma bouche… En cette heure comme en touteautre, j’ai le strict devoir de ne me souvenir que d’unechose : c’est que vous êtes mon père. Cependant, il est de mondevoir de vous prévenir que je n’ignore rien des circonstances danslesquelles vous avez acquis votre fortune.
– Que veux-tu dire ?
– J’ai eu sous les yeux les preuvesimpitoyables… hélas ! des moyens que vous avez employés pourvous enrichir… Je suis au courant de tout… Épargnez-moi desprécisions qui vous seraient aussi pénibles qu’à moi-même.
Et comme Favraut avait un geste d’impatiencevoisin de la colère, Jacqueline, toujours divinement douce etmiséricordieuse, poursuivit :
– Je sais… j’ai vu… j’ai eu sous les yeuxles documents révélateurs…
– Et qui t’a dit ? interrogeait lemarchand d’or, haletant d’émotion.
– Vallières.
– C’était donc ce traître !
– Il s’appelait Jacques de Trémeuse.
– Comment… c’était lui… lui !s’écria le père de Jacqueline. Ah ! maintenant, je comprendscomment il a pu si facilement exercer sa vengeance. Ah ! ilest très fort… M. Jacques de Trémeuse… oui, très fort,beaucoup plus fort que moi.
Et, s’exaltant jusqu’à la plus inconscientedes incohérences, il s’écria :
– Et si, à mon tour, je lui déclarais laguerre ?… Si, à mon tour, je me décidais à prendre sur lui larevanche à laquelle j’ai droit ?… Dans quelques jours j’auraireconquis ma puissance… Eh bien, puisqu’il en est ainsi, je lebroierai comme j’en ai broyé tant d’autres… Mais moi je ne seraipas aussi faible, je ne serai pas aussi stupide que lui… Je ne melaisserai pas désarmer, ni attendrir, dans le duel à mort qui vas’engager entre nous deux… Et, s’il a eu pitié de moi, je te jureque moi je n’aurai pas pitié de lui !
– Père ! s’écria la jeune femme,incapable de se maîtriser davantage… Père, vous oubliez donc qui acommencé ?
– Ah ! il t’a dit aussi ?…
– Oui, et voilà pourquoi je vous adjured’oublier son acte de vengeance, pour ne plus vous souvenir jamaisque de son geste de pardon.
– Tu ignores donc ce que j’aisouffert ?
– Et lui… et cette pauvre femme qu’a étéMme de Trémeuse…
– Voilà que tu les défends !
– Je vous l’ai dit, mon père : jesais !… et si je déplore de toutes les forces de mon être leshaines effroyables qui vous jettent ainsi les uns contre lesautres… je ne puis cependant, malgré les liens du sang etl’affection qui m’unissent à vous, je ne puis cependant oublier quec’est vous qui les avez provoquées !
– Voilà que tu prends parti contremoi !
– Je cherche avant tout à vous défendrecontre vous-même.
– Pour se disculper à tes yeux… Judex, sevoyant découvert, a inventé sans doute quelque histoireimbécile !
– Nierez-vous qu’après avoir vouludéshonorer sa mère… vous avez amené son père au suicide ?
– Mensonge !
– Vous ne voudriez cependant pas, monpère, me placer dans la cruelle nécessité de provoquer un débatd’où, c’est affreux à dire, vous ne pourriez pas sortirvictorieux ?
– Jacqueline !
– Calmez-vous… Redevenez comme vous étieztout à l’heure… très doux… très bon.
– Tais-toi !
Et, comme si la folie s’emparait à nouveau delui, Favraut s’écria d’une voix rauque, les yeux injectés de sanget tout le corps agité d’un tremblement de rage :
– Je veux voir Judex… je veux lui parler…je veux lui crier ma haine… je veux le tuer, oui, le tuer… de mesmains.
Mais Jacqueline se précipitait vers son pèreen criant :
– Vous voulez donc me fairemourir ?
Ce cri déchirant parti du fond du cœur del’héroïque jeune femme parut produire sur le banquier uneimpression aussi profonde qu’instantanée.
Il s’arrêta tout interdit, regardant sa filleavec une expression encore égarée, mais d’où toute fureur étaitcependant absente… et il bégaya :
– Toi mourir… non, non, je ne veuxpas !…
Et, se laissant tomber sur un fauteuil, ils’écria en comprimant son front entre ses mains :
– Je ne sais plus, moi !… je ne saisplus !
Jacqueline l’avait rejoint… Doucement elles’était assise près de lui… se penchant, toujours tutélaire, etbien décidée à mener jusqu’au bout ce tragique et sublime effortqu’elle avait entrepris pour arracher de l’âme ulcérée du banquiertous les mauvais instincts, tous les pires sentiments qui enavaient fait un criminel… Et doucement, sans violence, rien que parla force de la persuasion et de la tendresse, elle commençait satâche… la plus noble des tâches… le salut d’un père par sonenfant.
– Écoutez-moi encore, disait-elle… Il n’yaura plus besoin de longues paroles entre nous… Je le vois… je lesens… vous avez commencé à me comprendre, vous allez me comprendretout à fait. Père, croyez-moi… nous pouvons être si heureux…oh ! oui, si heureux… surtout sans cet or maudit… cause detous vos malheurs… raison de toutes mes larmes. Ma santé s’estrétablie… je vais pouvoir travailler… vous êtes jeune encore… Aprèsquelque temps de repos, je suis sûre que vous éprouverez le besoinde vous remettre vous aussi à l’ouvrage. Nous nous en irons àl’étranger… en Amérique… où je ne doute pas un seul instant que,grâce à vos admirables qualités d’intelligence, d’énergie et devolonté, vous ne parviendrez à vous refaire promptement une fortunesinon aussi considérable que la première, mais tout au moins unesituation d’autant plus solide et enviable qu’elle ne devra saréalisation qu’aux plus honorables moyens.
« Il ne faut pas… oh ! non, il nefaut pas que le banquier Favraut revive… Il doit à jamais dormirdans l’éternité où tous le croient à jamais enseveli… C’est unautre homme que vous devez être… c’est un nouveau père que je veux…oui, un père que je puisse chérir et respecter tout à la fois, unpère dont j’aie le droit d’être fière, un père pour lequel jen’aurai pas assez d’amour et dont je veux entourer du plus pur desbonheurs les longues années qui lui restent à vivre. Oh ! oui,oui, dites-moi vite que vous voulez bien que nous nous aimionsainsi ?
À ces mots, le banquier écarta les mains quilui cachaient le visage.
Jacqueline eut un cri d’allégresse… carinstantanément elle comprit qu’elle était victorieuse.
En effet, ce n’était pas seulement tout leremords qui se lisait dans les yeux du marchand d’or… c’était toutela bonté qui s’était répandue sur ses traits… le transformantentièrement en un nouvel homme… en ce nouveau père tant espéré,tant attendu.
Et, dans une longue étreinte, la rédemptriceet le rénové mêlèrent leurs larmes… silencieusement… en unecommunion intime de leurs âmes à jamais réunies désormais dans lemême sentiment du devoir et de l’honneur.
Puis le banquier reprit d’une voix maintenantassurée :
– Ma fille, je n’oublierai jamais ce quetu as été pour moi. Tu as fait mieux que de m’ouvrir les yeux, tum’as guéri le cœur. Déjà, je m’aperçois combien il va m’être douxet bon d’être ce que tu veux que je sois. J’entrevois des joiesnouvelles, inconnues… infiniment supérieures à ces sensations queme donnait ce tourbillon fiévreux incessant, au milieu duquel jem’agitais. Je comprends ce bonheur limpide que je remarquais jadis,avec un sourire méprisant, sur le front des hommes simples…J’aperçois l’inanité des ambitions malsaines… de ces triomphestapageurs qui vous laissent toujours inassouvi. Je réprouve, jerenie, je maudis tout cela… de toute la force de mon être, quivient de revivre par toi, grâce à toi, à la vraie lumière. Soisbénie, mon enfant. Ne crains plus rien pour moi. J’ai bien saisitoute l’étendue de mon devoir. Réparer le passé… refaire l’avenir…mais dans le droit… dans la justice et dans la bonté…
– Père… embrassez-moi, s’écriaJacqueline… car je n’ai jamais été si heureuse !
Après avoir longuement serré sa fille dans sesbras… Favraut reprit… transfiguré et vraiment beau de douleursincère et d’honneur reconquis :
– Maintenant, ma chère enfant, tu vasm’aider à accomplir la première étape de mon pèlerinage d’expiationet de repentir : conduis-moi près de Mme lacomtesse de Trémeuse.
Et il ajouta… en enveloppant Jacqueline d’unregard où cette fois il n’y avait plus que l’expression de la plusfière et de la plus affectueuse paternité :
– Je veux lui parler… avant que tu nerevoies Judex !…
– Allons, mon vieux Coco… ne fais pas latête comme ça. On va la retrouver, quoi… Une poule qui flotte commeun bouchon, c’est pas la mer à boire.
C’est en ces termes que le môme Réglisse quiavait pris place dans le canot de l’Aiglon, s’efforçait derassurer son grand ami sur le sort de l’intrépide Miss Daisy.
Mais le directeur de l’Agence Céléritas, àmesure que la barque gagnait le large, sentait ses inquiétudesgrandir.
En effet… les yeux rivés à la lorgnette, ilavait beau scruter l’horizon qu’éclairaient à présent les premiersrayons du soleil… il n’apercevait rien… absolument rien…
Pas la moindre Daisy…
Pas le plus petit sillage d’une ondine sur leseaux.
Pâle… le regard navré… tout transi d’angoisse,il exprimait :
– Pourvu qu’elle n’ait pas été entraînéevers la haute mer par quelque courant. Quelle chose atroce !Rien que d’y penser j’en suis malade. Je sens que je deviensfou !…
Puis, s’adressant aux matelots… ilinterrogeait avidement :
– Est-ce qu’il y a beaucoup de courantspar ici ?
L’homme de barre, un vieux marin à la peaubasanée et à l’œil malin, surmonté d’épais sourcils qui avaientpris les allures et la teinte d’une touffe d’algues marines,répondit en mâchonnant sa chique entre les trois ou quatre vieillesdents qui lui restaient au fond de la bouche :
– Il y en a… des fois… mais on peut s’engarer.
Cocantin, l’œil rond, inquiet, demanda tout entremblant :
– Et des poissons… des poissonsdangereux… Est-ce qu’il y a des poissons dangereux… des requins parexemple ?
Le vieux matelot, d’un air gouailleur,répondait :
– Des requins… dans la baie deSaint-Tropez, j’en ai jamais vu.
Et, s’adressant à un petit mousse qui maniaitdéjà l’aviron avec une vigueur remarquable, il fit :
– Et toi… Paulo… t’en as-t’y vu des foisdes requins… sur leur côte ?
– Non, jamais !
– Alors, qu’est-ce que t’as vu ?
– Des rascasses.
– Des rascasses ! s’écria Cocantinqui, soit qu’il eût complètement perdu la tête, soit qu’il n’eût,en pisciculture, que de très vagues connaissances, se sentit tout àcoup, rien qu’à ce nom à la fois sonore et agressif, envahi par unesueur froide, accompagnée de violents frissons.
Et tout de suite il ajouta, tandis que son nezimmense frémissait d’angoisse :
– C’est méchant, ça, unerascasse ?
Le mousse, auquel le vieux loup de mer avaitlancé un rapide coup d’œil d’intelligence, fit aussitôt :
– Si c’est mauvais !… Autant dire,mon bon monsieur, qu’il n’y a pas de plus sale bête dans toute laMéditerranée… Si c’est mauvais !
– Tant que ça ?
– Bien plus encore…
– Comment est-ce fait ?
– C’est pas beau à voir…, définissait lemousse. Ça vous a d’abord une grosse tête… avec des yeux quiressortent et qui sont tout hérissés de piquants, et puis… unegueule toujours ouverte… comme si elle voulait tout avaler à lafois.
– Ah ! mon Dieu ! soupiraitCocantin.
Le mousse poursuivait :
– Sur le dos, elles ont un gros paquetd’arêtes pointues… qu’elles redressent… quand elles sont encolère…
– Ne m’en dites pas davantage…,interrompait Prosper, bouleversé d’horreur par cette descriptionaussi exacte que pittoresque.
Et il ajouta :
– Ma pauvre Daisy… pourvu qu’elle n’aitpas été dévorée par une rascasse !
À ces mots, tous les matelots partirent d’unjoyeux éclat de rire.
– Non, mais… qu’est-ce qui vousprend ? s’indignait le détective malgré lui. Il n’y a rien dedrôle à cela… au contraire.
– Dévorée par une rascasse !répétait le loup de mer qui en avait lâché la barre. Dévorée parune rascasse !… Ah ! mon pauvre monsieur, vous n’avez pascela à craindre pour votre dame… Vous pouvez être bien tranquille.C’est plutôt elle qui l’aurait dévorée, la rascasse !
– Qu’est-ce que vous me racontezlà ? sursautait Cocantin que la colère commençait àenvahir.
Car il commençait à avoir l’impression trèsnette que, depuis un moment, les matelots de l’Aiglon sepayaient sa tête dans les grands prix.
Alors le matelot, tout en changeant sa chiquede place, questionna, tandis que son œil pétillait demalice :
– Dites-moi monsieur, avez-vous parfoismangé de la bouillabaisse ?
– De la bouillabaisse ?
Le loup de mer définit, avec une précisiondigne de l’auteur du parfait manuel de La Cuisinièrebourgeoise :
– C’est un plat du pays composé de pommescuites dans de l’eau… ou dans du vin blanc et dans lequel on metbeaucoup d’ail, de persil, de safran, de poisson, de laurier…
– J’y suis… j’y suis, reconnaissait ledirecteur de l’Agence Céléritas qui, faisant appel à ce qu’on estconvenu d’appeler des souvenirs d’estomac, formulait :
– Je me rappelle en avoir mangé àMarseille, sur le quai… C’était bon… c’était même très bon. J’en aimangé aussi à Nice… elle était non moins exquise… Mais qu’est-ceque la rascasse peut bien avoir affaire avec labouillabaisse ?
– Hé ! c’est que la bouillabaisseest faite avec la rascasse.
– C’est donc un petit poisson ?
– Un tout petit petit…
– Vous m’avez fait marcher !…s’écria Cocantin qui, doué d’un très bon caractère, eût été lepremier à rire de la facile plaisanterie des hommes du bord, s’iln’eût pas été si anxieux du sort de sa fiancée.
Et il allait reprendre sa jumelle au mômeRéglisse qui, depuis un instant déjà, s’en était emparé, lorsque lepetit s’exclama :
– Hé ! Coco, là-bas… un peu àdroite, je vois quelque chose qui remue… qui remue dans l’eau…
Brusquement… l’héritier du sieur Ribaudet…saisit la lorgnette et regarda à son tour…
Puis, au bout de quelques secondes d’unémouvant silence, il s’écria :
– C’est elle !… Je ne la reconnaispas bien… mais ça ne fait rien… j’en suis sûr… c’est elle… Mon cœurme l’a dit tout de suite.
Et, sans se douter un seul instant qu’ilparodiait le chevalier des Grieux dans Manon, il ajouta ense frappant la poitrine :
– Et mon cœur ne se trompe pas !…Ah ! Daisy… Daisy ! J’arrive à temps pour tesauver !…
Immédiatement… le canot se dirigea vers lepoint mouvant que l’on distinguait au loin… à la surface des eauxcalmées, et qui ne se ridaient plus que de quelques vagues légères…onduleuses, plutôt faites pour favoriser la nageuse que pour gênerses mouvements.
Peu à peu… le but se précisait…
Cocantin et le môme Réglisse n’avaient éténullement l’objet d’une erreur.
C’était bien Miss Daisy Torp qui… toujourssouple… gracieuse, bien que réellement fatiguée, se balançait surles flots.
En apercevant la barque qui venait à sonsecours, la jeune femme, redoublant d’efforts, voulut revenir verselle…
Mais… elle avait trop présumé de sesforces.
Visiblement épuisée elle battit l’air de sesmains… et, au moment où le môme Réglisse lui lançait :« Tenez bon, nous voici », la nageuse disparut sousl’eau… tandis que Cocantin désespéré s’exclamait :
– Trop tard ! nous sommes arrivéstrop tard ! C’est épouvantable ! Je ne m’en consoleraijamais… jamais !
Mais à peine avait-il prononcé cette phrasequ’un cri d’espoir et d’allégresse lui succédait.
– Elle… c’est elle. Je la vois. Daisy… mafiancée ! ma femme !
Il venait de voir reparaître tout près de labarque, flottant à portée de sa main, l’opulente chevelure de MissDaisy.
Brusquement, il avança le bras et empoignavigoureusement… une touffe de cheveux blonds… tandis que lesmatelots, se penchant hors de l’embarcation, parvenaient à saisirla jeune femme par un bras.
Daisy était sauvée !
En un clin d’œil elle fut remontée à bord.
Il était temps…
L’audacieuse ondine était privée de toutsentiment.
Tandis que le canot regagnait la terre,Cocantin, aidé du môme Réglisse qui s’y connaissait, se mit à lafrictionner avec une ardeur sans pareille, tout en lui murmurantles paroles les plus sincèrement admiratives et les plus doucementaffectueuses.
Au bout de quelques minutes, la jolieAméricaine revint à elle…
En apercevant Cocantin qui, penché sur elle,guettait avec impatience son premier regard, elle balbutia d’unevoix encore éteinte :
– Thank you very much !(Je vous remercie beaucoup)…
Et presque aussitôt elle ajouta :
– Cela va mieux… beaucoup mieux… J’auraistant voulu rattraper cette femme !
Et elle ajouta :
– Vous pouvez dire à votre ami Judexqu’elle ne viendra plus l’ennuyer… à présent… Je vous legarantis !
Puis… fermant les yeux… Miss Daisy Torp tombadans une sorte de torpeur, inévitable conséquence de la dépressionnerveuse qu’elle subissait à la suite de l’effort surhumain qu’ellevenait d’accomplir.
Nous n’attendrons pas que Miss Daisy Torp soitrevenue à elle pour narrer à nos lecteurs l’issue du combatterrible qui s’était passé en mer, et dont Diana Monti et la jolieondine avaient été toutes deux les protagonistes.
L’aventurière avait commencé par se cramponneravec l’énergie du désespoir au cou de la nageuse… cherchant àl’étrangler en un spasme de rage suprême, formidable.
Mais si elle était adroite et robuste,l’Américaine ne lui cédait en rien en vigueur et en agilité.
Vivement elle s’était dégagée…
Comprenant qu’il s’agissait d’un véritableduel à mort, d’une lutte sans merci… les deux adversaires, revenantà la surface, s’étaient empoignées à nouveau en une furieuseétreinte.
Mais, cette fois, Miss Daisy Torp, mieux surses gardes et complètement fixée sur les intentions de son ennemie,avait tout de suite pris l’initiative du combat.
Immobilisée… serrée comme dans un étau…incapable de réagir, entièrement dominée, annihilée par lavaleureuse Daisy, qui redoublait d’efforts, l’ex-institutrice desSablons avait promptement senti ses forces s’épuiser… et, tandisqu’un dernier cri de rage infernale s’échappait de ses lèvres, elleavait perdu connaissance, ne laissant plus entre les mains de lanageuse triomphante qu’une sorte de loque humaine que la mer nedemandait qu’à engloutir.
Mais Daisy Torp, toujours intrépide, avaitrésolu de ramener sa prisonnière à bord de l’Aiglon.
Elle voulait que son succès fût complet,décisif.
Et, tout en soutenant d’un bras, hors del’eau, la tête de la misérable, elle nagea vers le navire qu’elleapercevait au loin, et qui commençait sa manœuvre de retour. Maisbientôt elle s’aperçut qu’elle avait trop présumé d’elle.
Contrariée, gênée par les courants qui, sansprésenter aucun danger, n’en étaient pas moins une entravefatigante… en la forçant à chaque instant à modifier sa route et,tout en ralentissant son allure, l’écartaient sensiblement del’Aiglon, la fiancée de Cocantin comprit bientôt qu’ilserait plus que téméraire de persévérer dans son projet… et qu’elledevait assurer, avant tout, son propre salut.
Lâchant Diana Monti, qui n’avait pas reprisses sens et disparut aussitôt sous les flots, elle résolut deretourner seule à bord.
Mais comme elle s’orientait… une exclamationlui échappa.
L’Aiglon, toutes voiles dehors,s’éloignait rapidement vers Sainte-Maxime.
Quant à la barque que Judex avait envoyée ausecours de la nageuse, soit qu’elle se fût trompée de route, soitque Daisy, au cours de sa poursuite et de sa lutte, eût étéentraînée dans une autre direction, elle avait disparu.
Il ne restait plus à miss Torp, comme dernièreressource, que de gagner la terre à la nage.
En aurait-elle le pouvoir ?…
En tout cas, elle allait l’essayer avecl’énergie indomptable qui la caractérisait.
Ainsi qu’on l’a vu plus haut, fortheureusement pour elle, Cocantin était arrivé au moment où, malgréson indomptable courage et ses facultés physiques prodigieuses,elle allait couler à pic…
Et comme, au moment où la barque qui l’avaitrecueillie entrait dans le port, elle rouvrait les yeux, apercevantle môme Réglisse qui la regardait avec une expression d’admirationprofonde et d’irrésistible sympathie, elle demanda d’une voixencore un peu dolente :
– Quel est cet enfant ?
– C’est mon fils…, répliqua gravementl’excellent Cocantin en attirant le brave petit contre lui…
– Alors, sourit la gracieuse ondine, cesera aussi le mien.
– Mince de luxe ! s’exclama le mômeRéglisse en embrassant la nageuse. Un papa… une maman… tout ça dansla même journée. Il ne me manque plus maintenant que de faire unhéritage.
Et il ajouta en prenant un air de comiqueimportance :
– Ce que c’est, tout de même, que d’avoireu toujours une bonne conduite !
Cédant tout de suite à la demande du banquier,Judex avait conduit celui-ci auprès de sa mère.
Mme de Trémeuse setrouvait dans son salon… avec son fils Roger, en train de consolerle petit Jean… qui, après avoir réclamé sa maman et son grand-papa,s’était enfin laissé convaincre et calmer par les paroles pleinesde bonté que lui adressait la comtesse.
En apercevant Jacqueline, qui avait suivi sonpère, Jeannot s’évada des bras deMme de Trémeuse et courut se jeter dans ceuxde sa mère…
Comme la jeune femme, voulant éviter à sonfils le spectacle douloureux qui s’annonçait, se préparait àl’emmener au-dehors, Favraut fit… avec un accent de volonté quetempérait à présent beaucoup de douceur :
– Reste, ma fille… Reste avec le petit…Il faut que lui… comme toi… soit présent à ce qui va se passer ici…Il faut que le souvenir en demeure à jamais en son esprit comme enson cœur. Je veux qu’il s’en pénètre intimement, absolument. Jeveux qu’il soit le témoin de mes remords ! Car si jamais, cequi n’arrivera pas… il subissait l’entraînement des tentationsmauvaises, en se rappelant ce qu’il m’aura entendu dire et vu faireaujourd’hui, il comprendra qu’ici-bas, il n’y a qu’une seule vraieroute à suivre : celle de la droiture, de la justice et del’honneur !
En entendant ces mots,Mme de Trémeuse s’était levée en un mouvementd’indicible surprise.
C’était ce criminel sans scrupule qui parlaitde la sorte !…
C’était ce bandit qui, après avoirimpitoyablement broyé tous ceux qu’il considérait comme un obstacleà son ambition effrénée, après avoir semé autour de lui le deuil,la honte et la misère, désuni, brisé, dispersé tant de foyers,désespéré tant d’âmes, assassiné tant de cœurs, reconnaissait enfinses torts… en une attitude prouvant qu’il était prêt à toutes lesexpiations, décidé à tous les repentirs !
Comme il était transformé !…
Ce n’était plus le marchand d’or arrogant,cruel, impitoyable, qui, avec ses millions, prétendait en imposer àtous, acheter toutes les consciences, venir à bout de toutes leshonnêtetés, flétrir les pudeurs les plus nobles, avilir lessentiments les plus élevés.
À présent,Mme de Trémeuse avait devant elle un homme, unpauvre homme, profondément meurtri, humilié sans bassesse, nesouffrant plus que de regrets, bien décidé à tous les sacrifices,prêt à subir toutes les souffrances, les réclamant même… mais avanttout, par-dessus tout, assoiffé de pardon, non pas tant pour luique pour ces deux êtres de grâce et d’innocence qui, rien que parla force divine de bonté et d’amour dont ils rayonnaient, avaientenfin rouvert ses yeux à la lumière.
Ah ! combien en ce moment il étaitsincère !… Combien il eût voulu, au prix de chaque goutte deson sang, racheter tous les crimes qu’il avait commis et dont ilvenait seulement de comprendre la hideur !
Et, tombant aux genoux deMme de Trémeuse, Favraut s’écria :
– Madame ! pendant de longues annéesj’ai été un misérable. Je me suis conduit envers vous comme ledernier des lâches. J’ai brisé votre bonheur !… C’estabominable ! Je le reconnais humblement, douloureusement. Jevous en demande pardon, madame… oh ! oui, pardon, de tout cequi me reste de forces. Je voudrais pouvoir, comme le faisaientjadis les premiers chrétiens de l’Église, me confesser devant tous,en public. Mais une telle manifestation entraînerait le déshonneurdes miens. Je ne dois pas faire supporter à deux innocents le poidsde mes fautes. Le banquier Favraut est mort… Il ne revivra pas… ilne profitera pas de votre clémence pour reprendre dans ce monde uneplace à laquelle il n’a plus droit, pour réclamer des droits dontil se déclare à jamais déchu… Il disparaîtra… il se refera uneautre existence… et s’efforcera de procurer, honnêtement cettefois, à sa fille et à son petit-fils… par un labeur acharné, lalarge aisance qu’ils méritent.
Mme de Trémeusedéclara :
– Notre présence en ce salon doit vousprouver que je vous ai pardonné.
Et avec un accent qui prouvait que, en cetinstant suprême, elle avait dû s’imposer jusqu’au bout un dernieret rude effort pour accomplir jusqu’à la fin l’œuvre de miséricordeà laquelle, peu à peu, elle s’était laissé gagner,Mme de Trémeuse ajouta :
– Relevez-vous, monsieur… tout esteffacé.
– Je n’ai pas fini, reprenait Favraut quiavait joint ses mains comme s’il adressait déjà une action de grâceà cet ange du pardon qui venait d’abaisser sur lui ses ailes. Eneffet… il faut que vous sachiez que non seulement je n’en veux pasà Judex… mais que je le remercie… Oui, je le proclame… votrevengeance était légitime. J’ajoute qu’elle était sacrée. Vous aviezle droit, le devoir de me frapper. Vous n’avez pas voulu allerjusqu’au bout de votre tâche… Vous avez eu pitié… soyez-enbénie !
– Jean, mon enfant… va vite embrasser tongrand-père…, s’écria Jacqueline dont le visage était éclairé par lereflet du plus pur bonheur qu’elle eût connu en ce monde.
Alors, attirant contre lui le chérubin qui,sans saisir encore la signification de cette confession tragique,en sentait néanmoins toute la grandeur, Favraut s’écria :
– Mon petit, mon petit… comme je vaisenfin pouvoir t’aimer toi… et ta maman !
– Mais, mon grand-papa, nous t’avonstoujours aimé, nous ! répondit l’enfant en posant ses lèvressur le front brûlant de son aïeul.
– Favraut…, fit gravementMme de Trémeuse, maintenant, soyez rassuré, lebaiser de cet ange, c’est votre absolution !…
Lorsque, après une longue crise de larmes, lebanquier put reprendre la parole, il fit :
– Maintenant, il ne me reste plus qu’àpartir avec mes enfants. Je ne veux pas, je ne dois pas vousimposer plus longtemps ma présence…
Mais Mme de Trémeuse, luidésignant tour à tour Jacques et Jacqueline… dont les yeuxvenaient, en un signe de détresse exquise, de trahir mutuellementle cher secret de leur âme, fit, maternellement, divinementpitoyable :
– Regardez-les, monsieur Favraut…Aurons-nous, l’un et l’autre, le triste courage de briser ces deuxcœurs-là ?
Et elle fit encore… sublime d’abnégationhumaine :
– Mon pardon a été celui de leur amour…Il était en eux, parce que Dieu l’y avait mis… Ne contrariez pasles desseins de Dieu !
– Ô vous, la plus sainte desfemmes !… murmura le banquier… unissez leurs mains comme ilsont déjà uni leurs cœurs…
« Je m’en irai seul !… Qu’ils soientà jamais heureux ! »
*
* *
– Et mon fils ? avait demandé entremblant Kerjean à Jacques de Trémeuse.
Celui-ci avait saisi les mains du vieillardet, avec une expression de commisération profonde, il avaitdéclaré :
– Il ne pouvait pas échapper à lajustice ! Entraîné par la fatalité, il est allé lui-mêmeau-devant du châtiment… En voulant m’assassiner, Kerjean, il a périà ma place…
Comme un sanglot douloureux déchirait lapoitrine de l’ancien bagnard, Jacques de Trémeuse reprit :
– Quoi qu’il en soit, mon ami, vousresterez toujours près de moi. Mon œuvre n’est pas terminée. Cen’est pas une raison parce que j’ai conquis le bonheur pour que jem’enferme dans un égoïsme méprisable et coupable. Une fois uni à lafemme que j’aime, et d’accord avec elle, grâce à ma fortuneimmense, je vais pouvoir rester Judex, c’est-à-dire celuiqui juge,celui qui punit et celui qui récompense, tâchesuperbe, tâche formidable, qui m’attire d’autant plus que j’en aidéjà goûté le passionnant attrait. Je puis donc avoir besoin devous, Kerjean… et je vous demande de rester avec moi.
– Merci ! fit l’ancien meunier desSablons en portant jusqu’à ses lèvres les mains de sonbienfaiteur.
Le lendemain, Kerjean errait mélancoliquementsur la grève, devant la mer qui avait servi de tombeau à son fils…Il songeait tristement que, sans cette misérable aventurière, sansDiana Monti, son fils serait là, prêt à seconder Judex dans lanouvelle tâche qu’il allait entreprendre… Et devant la réalité,désormais inéluctable, une sourde rage grondait en lui ; unâpre désespoir s’emparait de tout son être… et il sedisait :
– Si je tenais cette femme… comme je latuerais sans pitié !
À ses pieds, les vagues déferlaient, inondantles galets d’écume… découvrant et recouvrant tour à tour une massesombre, vers laquelle le père de Moralès s’avança… mû par une sorted’instinct irrésistible.
Avec une stupéfaction voisine de l’horreur…Kerjean reconnut bientôt que cette masse était une forme humaine,un cadavre… celui de la femme qui avait été le mauvais génie de sonfils et que le flot rejetait maintenant à ses pieds comme pour luidire : « Tu es vengé ! »
La nuit suivante, les restes de Diana Monti,recueillis secrètement par les soins de Judex, reposaient au fondd’un trou creusé dans un champ désert voisin de la côte… Aucunecroix ne marque l’emplacement de la tombe mystérieuse… L’enferavait reconquis son démon !
Tandis que le banquier Favraut, fidèle à saparole, se renfermait sous un nom d’emprunt dans une villa isolée,Cocantin se préparait à épouser Miss Daisy Torp et à adopter lemôme Réglisse… En attendant, ayant résolu de devenir à son tour unondin, il se livrait chaque jour, prudemment, à de longsexercices de natation sur la table de son salon pour la plus grandejoie de la jolie Américaine et du môme Réglisse… au comble dubonheur.
Jacques et Jacqueline, tout à leur rêve,devenu la plus idéale des réalités… se préparaient à partir auloin, pour un beau voyage en Italie.
Puis ils reviendraient se remettre à l’œuvregrandiose, à l’œuvre de bonté et d’amour entreprise en commun etqu’un jour peut-être vous racontera
ARTHUR BERNÈDE.