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La Baronne trépassée

La Baronne trépassée

de Pierre Ponson du Terrail

Prologue

I.

– Duchesse !

– Baron…

– Avez-vous des nouvelles de Mgr le régent ?

– Aucune depuis hier.

– Cela m’inquiète sérieusement, ma pauvre duchesse ;et je crains fort…

– Ne craignez rien, baron, votre nomination doit être signée à cette heure.

– Dieu vous entende, duchesse !

– Vous tenez donc bien, cher, à ce gouvernement ?

– Dame ! duchesse, jugez-en vous-même. J’ai fait appeler mon intendant hier soir, et je lui ai demandé un exposé succinct et clair de mes affaires…

– Je devine, vous êtes ruiné…

– Mieux que cela, duchesse, j’ai un million de dettes et plus de crédit.

– Vous ne paierez pas vos dettes, mon pauvre baron.

– J’y ai déjà songé, duchesse : mais comment en ferai-je d’autres ?

– Enfant ! puisque vous allez être gouverneur de la province de Normandie pour Sa Majesté le roi Louis XV.

– Très bien. Mais si je ne le suis pas ?…

Et le baron, qui était encore au lit, allongea sa main fine et aristocratique vers le guéridon qui se trouvait à son chevet, y prit sa boîte d’or, et barbouilla coquettement son jabot de cette poudre jaune, qu’on nommait le tabac d’Espagne.

La duchesse, assise dans un grand fauteuil à dossier rembourré,frappa le parquet du bout de sa mule à talon avec un petit air impatient, et répondit :

– Savez-vous que vous êtes un impertinent, baron ?

– En quoi, s’il vous plaît, duchesse ?

– La question est plaisante ! Comment ! Vous doutez de mon crédit ?

– Ah ! duchesse !

– Sans nul doute. Car vous supposez que vous pourriez ne pas être nommé…

– Ainsi, je puis espérer.

– Sans la moindre crainte.

– Et dormir sur mes deux oreilles…

– Quand je serai partie, baron.

– Oh ! pas avant, duchesse.

– Mon Dieu ! fit ingénument la duchesse, vous êtes sipeu courtois, messieurs, depuis la mort du grand roi…

– Donnez-moi vos mains de fée, duchesse, et venez vousasseoir ici, là… tout près.

– Que vous êtes enfant !…

– Je vais vous faire une confidence…

– Bah ! quelque intrigue nouée aux Porcherons, etdénouée…

– Nulle part, duchesse. On veut me marier…

La duchesse, qui était assise sur le bord du lit, se levavivement, et alla se replacer dans son fauteuil avec un froncementde sourcils et un air boudeur qui flattèrent à un haut degrél’amour-propre du baron.

– Ah ! dit-elle ; et… avec quoi ?

– Oh ! ne soyez point jalouse, duchesse… Ce n’estvraiment pas la peine… C’est une fille de traitant…

Le minois chiffonné de la duchesse s’épanouitaussitôt :

– La chose serait grave si vous n’étiez Nossac, mon cherbaron, dit-elle.

– Mon Dieu ! fit insouciemment le baron de Nossac, carc’était lui que nous trouvons ainsi couché, je sais bien que ceserait une mésalliance…

– Une énormité !

– Mais que voulez-vous ? Les mésalliances sont de modedepuis tantôt un siècle.

– Vous trouvez ? fit madame d’A… dont le front serembrunit et qui pâlit aussitôt.

– Sans doute, duchesse, la reine Anne d’Autriche n’a-t-ellepas épousé Mazarin ?

– Secrètement, baron.

– D’accord ; mais qu’importe ! La GrandeMademoiselle n’a-t-elle pas épousé Lauzun, Louis XIV, laMaintenon ; Mgr le régent n’a-t-il pas semblable peccadilledans sa famille ?

– Ainsi donc, fit la duchesse, qui se leva courroucée, vousauriez le courage…

– Je ne dis pas cela, duchesse, puisque vous m’obtenez ungouvernement ; mais enfin… si je ne l’avais pas… quediable ! mon futur beau-père aurait assez d’or…

– Pour vous faire oublier sa roture, n’est-ce pas ?Vraiment, fit la duchesse indignée, les gentilshommes s’envont !

– Quand ils n’ont pas de gouvernement, duchesse.

– Et, fit-elle en prenant un ton dédaigneux et moqueur, quidonc vous a proposé ce mariage ?

– Simiane, duchesse. Il m’offre une femme jolie,spirituelle, de bonnes manières, et affligée de je ne sais combiende millions.

– Acceptez-la, monsieur, fit la duchesse en se pinçant leslèvres ; je ne m’opposerai jamais à votre bonheur…

– Fi ! duchesse, la vilaine bouderie… J’ai refusé.

– Net ? demanda la duchesse avec un éclair de joie quibrilla dans ses grands yeux bleus.

– À peu près ; Simiane doit revenir aujourd’hui.

– Et vous refuserez encore ?

– C’est selon, répondit M. de Nossac ; sij’ai mon gouvernement…

– C’est juste, dit la duchesse ; mais vous aurez votregouvernement.

– Je ne demande pas autre chose, duchesse.

– Et je cours chez le duc.

– Allez, duchesse.

– Et vos lettres patentes vous seront expédiées dans uneheure.

– J’y compte, duchesse.

Et sans rien perdre de son flegme, le baron de Nossac indiqua dudoigt la pendule.

– Je vous donne une heure de plus, duchesse, fit-il ;il est midi ; Simiane sera ici à une heure ; il y resterajusqu’à deux.

– Eh bien, dit Mme d’A…, si à deux heuresvos lettres de marque ne sont point arrivées, vous aurez votreparole libre…

– Je ne vous l’ai point donnée, duchesse, mais je vous ladonne.

– Un moment ! s’exclama Mme d’A… en selevant, j’exige de vous un autre serment.

– Lequel ?

– C’est que si vous vous mariez…

– Ah ! duchesse, vous ne l’espérez pas.

– Non, sans doute ; mais peut-on toutprévoir ?

Et un fin sourire plein de moquerie glissa sur les lèvres cerisede la duchesse.

– Méchante !

– Si vous vous mariez, reprit-elle, vous vous engagez dèsaujourd’hui à m’accorder vingt-quatre heures encore ?

– Oh ! de grand cœur, ma belle amie.

– Vingt-quatre heures à mon choix, bien entendu ?

– Comment cela ?

– C’est-à-dire qu’à l’heure où je me présenterai devantvous, de nuit ou de jour, en vous disant : « Baron, il mefaut mes vingt-quatre heures », à cette heure-là, si noussommes dans la rue, vous monterez dans mon carrosse ; si noussommes chez vous, vous prendrez votre feutre et votre épée, et vousme suivrez.

– Et si je suis ailleurs ?

– Également, baron.

– Ma foi ! s’exclama M. de Nossac, je n’yvois aucun inconvénient. Duchesse, je vous donne ma parole degentilhomme d’être votre esclave pendant vingt-quatre heures, et devous suivre partout où vous le voudrez durant ce laps, et de vousobéir aveuglément.

– À partir du jour où j’apprendrai votre mariage ?

– Soit, dit le baron.

Puis il ajouta :

– Voici un serment bien inutile, duchesse.

– Qui sait ? fit-elle en lui tendant la main.Adieu…

– Au revoir, duchesse !

La duchesse fit quelques pas vers une petite porte que masquaitla tapisserie, l’ouvrit et disparut.

Cette porte donnait sur un mystérieux escalier qui descendaitdans les jardins, lesquels jardins se trouvaient à peu près sur lemême emplacement où s’élèvent maintenant les rues de Helder et deProvence.

L’hôtel où M. le baron de Nossac recevait la duchesse d’A…,maîtresse du vieux duc de Saint-Simon, et jouissant d’une grandefaveur, était, on le voit, sa petite maison.

II.

M. le baron Hector de Nossac était un jeune homme devingt-six ans, d’excellente noblesse, de bonne tournure, d’unesprit léger, d’un courage éprouvé, et jouissant à la cour de laréputation d’homme à bonnes fortunes. Jamais réputation n’avait étéplus méritée.

Le baron était beau, magnifique, inconstant, joueur, querelleur,et il possédait un faible déterminé pour le tabac d’Espagne et levin d’Aï.

La duchesse du Maine l’avait affilié à l’ordre de la Mouche àmiel ; il avait trempé dans la conspiration Cellamare, etDubois l’avait fait enfermer à la Bastille. À la mort du dignecardinal, Simiane l’avait réconcilié avec le régent, et le régentlui avait donné un régiment.

Une œillade de madame de Phalaris l’avait rebrouillé avec le ducd’Orléans, et le duc d’Orléans lui avait retiré son brevet.

Un oncle, comme on n’en voit plus, était mort à point lelendemain de sa disgrâce, lui laissant deux cent mille livres derentes.

Le baron avait dépensé en six mois lesdites rentes et quelquechose de plus. Alors, il avait songé à se remettre bien en cour,et, pensant que pour cela il était absolument nécessaire qu’il sefît une maîtresse convenable, il avait jeté son dévolu sur laduchesse d’A…, laquelle, au seuil de l’histoire que nous allonsvous conter, était sur le point d’obtenir pour lui le gouvernementde la province de Normandie. Or, le jour où nous venons de voir lebaron de Nossac causant, de son lit, avec la duchesse d’A…, étaitprécisément le 2 décembre 1723.

Tandis que la duchesse gagnait son carrosse, qui l’attendait àla petite porte des jardins, un autre carrosse entra par la portecochère, un gentilhomme de haute mine, quoique fort maigre, endescendit, et se fit à l’instant conduire auprès du baron.

Ce gentilhomme était M. de Simiane.

– Ah ! te voilà, cher, dit négligemment le baron.

– Oui, répondit vivement Simiane.

– Mon Dieu ! comme te voilà l’air effaré… Quet’arrive-t-il, marquis ? D’où sors-tu ? Quelque mari demauvaise compagnie t’aurait-il fait bâtonner par sesgens ?

– Mon cher, dit Simiane, sans répondre à la question assezimpertinente de Nossac, il n’est que temps de te marier.

– Tant pis ! mon cher, je ne me marierai pas ;j’ai mon gouvernement.

– Tu crois, baron ?

– J’en suis très sûr.

– Et moi, je suis sûr du contraire. Le régent n’a pas eu letemps de signer tes lettres.

M. de Nossac fit un soubresaut :

– Qu’est-ce que cela signifie, marquis, et que veut dire cen’a pas eu le temps ?

– Non, car le régent est mort cette nuit.

Le baron poussa un cri.

– Il est mort d’apoplexie.

– Mais tu rêves, marquis ; c’est impossible ; laduchesse d’A… sort d’ici, et n’en savait rien.

– Il y en a bien d’autres qui ne le savent pas… On ne lesaura que demain. Et tiens, je parie qu’avant ce soir la duchessed’A… sera arrêtée.

– Pourquoi cela, marquis ?

– Parce qu’elle est l’ennemie jurée deMme de Prie.

– Eh bien ?

– Ah ça ! mais d’où sors-tu, mon cher ? s’exclamaSimiane. Ne sais-tu pas que la marquise de Prie est la maîtresse duduc de Bourbon ?

– Oui, bien.

– Alors, je vais t’apprendre autre chose : le duc deBourbon est Premier Ministre.

Le baron pâlit.

– Mgr de Fréjus, continua Simiane, s’est généreusementeffacé. Ce prélat tout confit n’est jamais pressé. Mais, soistranquille, il ne perdra rien pour attendre.

– En sorte que mon gouvernement…

– Fais-en ton deuil, c’est le plus sage.

– Et ce mariage ?…

– Il faut y renoncer ou le conclure sur l’heure.

– Pourquoi cela ?

– Parce que M. Borelli, le fermier des gabelles, quicroit faire un marché d’or en te donnant sa fille aujourd’hui et avent de ton gouvernement, se rétractera demain, quand il te sauraen disgrâce.

– Mais, mon cher marquis, on ne se marie point du jour aulendemain.

– On se marie du soir au matin. Consens, et tu seras mariéce soir.

– Vraiment ?

– Je m’en charge. Je ferai entendre au bonhomme Borelliqu’il est de sa dignité de paraître te donner sa fille avec undésintéressement complet, et avant ta nomination au gouvernement deNormandie.

– Bravo !

– Ainsi, je puis tout préparer ?

Le baron consulta la pendule.

– Attends dix minutes, dit-il. Si à deux heures mon brevetn’est pas arrivé tu auras ma parole.

– Très bien.

– La mort du régent ne sera donc pas connueaujourd’hui ?

– Non, il y a des mesures à prendre. Tu seras marié cesoir, à minuit, et tu emmèneras ta femme, si bon te semble, dansn’importe quel château.

– Du tout, je resterai à Paris.

– Le mariage se fera chez le père, île Saint-Louis, sanspompe…

– Du tout, je veux une fête splendide ; je veux faireles choses en plein jour.

– En pleine nuit, du moins.

– Soit. Tu te chargeras des invitations. Ceux qui neviendront pas m’indiqueront ma conduite pour l’avenir.

– Oh ! sois tranquille ; les mésalliances sontassez de mode pour que tout le monde vienne. D’ailleurs ta femmeest assez belle…

– Ah ! vraiment ?… Du reste, cela m’est assezindifférent ; pour ce que j’en veux faire…

– Elle a un grand air et une beauté qui ne messiéront nullepart. Nous lui aurons un tabouret après la bourrasque.

Deux heures sonnèrent, la porte s’ouvrit.

– Ah ! mon Dieu ! s’écria le baron, voici monbrevet.

Le baron se trompait. C’était simplement le valet de chambre duduc d’A… qui venait l’avertir confidentiellement que la duchesseavait été arrêtée dans son carrosse, il y avait une heure, aumoment où elle rentrait à son hôtel.

– Pauvre duchesse ! fit le baron avec philosophie.

– Que dis-tu, cher ? demanda Simiane.

– Je dis, marquis, répondit flegmatiquement le baron, quetu peux tout préparer : j’épouserai ce soirMlle Borelli.

III.

Mlle Hélène Borelli, fille du fermier desgabelles de ce nom, avait vingt-trois ans, une tête grecque, degrands yeux noirs bordés de longs cils, des yeux de velours, commeon dit ; une taille bien prise, assez haute, des mains destatue et une peau d’une blancheur éblouissante, et si mate quelorsqu’elle était immobile on l’eût volontiers prise pour unemadone de marbre.

À deux heures de l’après-midi, M. le baron de Nossacn’avait pas vu sa femme encore ; à quatre, il lui futprésenté ; à six, il dînait avec elle chez son beau-pèrefutur, et à onze il montait en carrosse pour aller àSaint-Germain-l’Auxerrois, où le petit abbé de Morfrans, soncousin, célébrerait la messe de mariage.

– Eh bien, demanda Simiane au baron, au moment où ilconduisait sa fiancée à son carrosse, comment latrouves-tu ?

– Ma foi, cher, dit le baron avec fatuité, elle est assezbelle, et je crois que je l’aimerai un grand mois tout desuite.

– Monsieur le baron, lui dit Hélène d’une voix douce, jedésirerais fort causer dix minutes en tête-à-tête avec vous.Voudriez-vous prier votre ami, le marquis de Simiane, de monterdans le carrosse de mon père ?

– Marquis, dit tout bas M. de Nossac à Simiane,c’est le premier entretien et le dernier, sans doute, que j’auraiseul à seule avec mademoiselle avant qu’elle soit ma femme…

– Je te comprends, baron ; ne te gêne pas…

Et Simiane monta près du fermier des gabelles, quis’épanouissait dans son habit brodé d’or sur les coussins debrocart de son carrosse.

Le beau monde de la ville et de la cour était prié au souper denoces chez le bonhomme Borelli, mais le marquis de Simiane avait eule tact exquis d’inviter peu de personnes à la messe demariage.

Il n’y avait donc qu’une dizaine de carrosses à la suite decelui des futurs époux.

– Monsieur le baron, dit Hélène à son mari, quand le leurs’ébranla, onze heures sonnent, nous ne serons mariés qu’àminuit.

– Cette heure est un siècle, mademoiselle, réponditcourtoisement le baron.

– Voulez-vous me permettre un quart d’heure de conversationsérieuse ?

– Je suis tout à vos ordres.

– Et me répondre avec une entière franchise ?

– Foi de gentilhomme !

– Eh bien, monsieur le baron, je serai franche aussi. Monpère a voulu notre mariage, par ambition et par orgueil. Moi, aucontraire…

La jeune fille hésita.

– Vous ? interrompit le baron.

– Si je n’étais si près d’être votre femme, je n’oseraisvous l’avouer : c’est par amour.

– Ah ! mademoiselle, fit le baron avec joie, vous meconnaissiez donc ?

– Je vous ai vu une heure, il y a deux mois. Or, monsieur,je sais bien que vous ne pouvez m’en dire autant, et que ce mariagen’est pour vous…

– Ce mariage, interrompit le baron, aurait pu être, hierencore, une spéculation de ma part. Aujourd’hui, tout est changé,je vous aime.

– Dites-vous vrai ?

Et la jeune fille attacha, malgré la demi-obscurité où ilsétaient plongés, un regard ardent sur Nossac.

– En pouvez-vous douter ? Vous êtes sibelle !

– C’est que, dit Hélène, je ne veux pas vous tromper, moi,et il faut que vous me connaissiez bien…

– Oh ! oh !

– Vous me dites que vous m’aimez, je le crois ; maissi vous me trompiez…

– Ah ! fi !

– Je ne vous le pardonnerais de ma vie.

Et une étincelle qui fit tressaillir le baron jaillit de l’œilnoir d’Hélène.

– Mon Dieu ! oui, fit la jeune fille. Je ne suis pasde noblesse, mon père n’est pas même d’épée, et je n’ai personned’église dans ma famille. Nous sommes de pauvres bourgeoisenrichis, et je conçois qu’un gentilhomme qui daigne nous éleverjusqu’à lui se fasse peu de scrupule de tromper une femme de macondition…

– Je vous jure que la pensée en est loin de moi.

– Je vous crois encore, monsieur le baron ; maisécoutez : nous ne serons mariés que dans une heure, et il estencore temps de rompre.

– Fi ! quelle proposition !

– Me jurez-vous d’abandonner l’existence un peu débauchéeque vous avez menée jusqu’à ce jour ?

– Je vous le jure.

– Vous ne me donnerez jamais le droit de ne pas être unehonnête femme ?

– Oh ! jamais.

– Si un jour je prenais un amant, auriez-vous le courage deme tuer ?

– Oui, fit résolument le baron.

– Me donnez-vous le même droit ?

Le baron hésita, mais il jeta un regard à la jeune fille, et latrouva si belle qu’il répondit aussitôt d’une voix ferme :

– Oui, je vous le donne.

– Et vous me jurez que vous m’aimez ?

– Je vous le jure.

– Assez, monsieur le baron, dit Hélène ; je seraivotre femme devant les hommes dans quelques minutes, je la suis dèsà présent devant Dieu.

Et elle lui tendit son front d’ivoire, qu’il baisa.

Le carrosse s’arrêtait au même instant sous le porche de lavieille église.

Le baron descendit de voiture le premier et offrit ensuite lamain à sa femme.

Elle s’appuya sur son bras avec une noble lenteur, et gravitavec lui les marches du temple.

Sur la dernière elle s’arrêta.

– Monsieur le baron, dit-elle en le regardant en face, ilen est temps encore, voulez-vous que je vous rende votreparole ?

– Quelle folie !

– Vous tiendrez vos serments ?

– Oui.

– Prenez garde ! Ils sont lourds pour un homme commevous.

– Ils pourraient l’être avec une autre femme, mais non avecvous. Je vous l’ai dit, Hélène, vous êtes belle… et je vousaime !

– Eh bien, dit-elle, tandis que son œil de velours brillaitd’une flamme pudique, allons alors, je serai votre femme !

 

Le prêtre était à l’autel, les assistants avaient déjà prisleurs places dans le chœur.

Simiane et Villarceaux étaient les témoins du baron. Lechevalier de Mirbel et le comte d’O… ceux de la jeune femme.

À minuit et demi, la bénédiction nuptiale avait été donnée auxépoux, et Hélène Borelli remonta en voiture baronne de Nossac.

– Ouf ! murmura Simiane, voilà qui est fait. Lebonhomme Borelli ne me refusera plus les deux cent mille livres queje lui demande à emprunter sur ma terre de Sault, déjà si forthypothéquée.

– Ouf ! murmurait en même temps le baron, on peut àprésent annoncer et crier la mort de Mgr le régent, je suis assezriche pour renoncer de bon gré à mon gouvernement de Normandie.

– Ouf ! murmurait pareillement le bonhomme Borelli, onne dira plus que je suis un homme de rien, je m’imagine ! Mongendre est Nossac, et nous aurons sous peu le gouvernement deNormandie. Encore un gentilhomme encanaillé ! ajouta-t-il avecson gros rire épais et béat.

Quant à Hélène, elle se dit bien bas :

– Il est beau… et il m’aime… Je suis heureuse !

IV.

Le souper et le bal qui suivirent la cérémonie nuptiale furentsplendides.

La mort du régent n’était point divulguée encore, et le beaumonde était venu voir le baron de Nossac s’encanailler. Mais lacuriosité universelle fut déçue ; personne, excepté lestémoins et les assistants de la messe de mariage, ne vit lanouvelle épouse. Elle avait refusé d’assister à la fête et s’étaitretirée chez elle.

La jeune baronne de Nossac était assise auprès de son feu, latête mollement renversée en arrière, et dans cette attitudesérieuse et mélancolique de l’attente quand elle est tempérée parune vague frayeur.

La jeune baronne avait une larme dans les yeux. L’aimerait-illongtemps ?

Elle ne doutait pas, la pauvre enfant, de la sincérité de sespromesses ; mais promettre et tenir…

C’est pour songer à tout cela qu’Hélène de Nossac avait vouluêtre seule quelques heures encore ; c’est pour cela que,tandis que le bal retentissait aux étages inférieurs, elle s’étaitréfugiée jusqu’à sa chambre de jeune fille, pour y pleurer et rêverà son aise…

Au moment où deux heures sonnaient, le baron entra.

À sa vue, Hélène se troubla bien fort et cacha sa tête dans sesmains.

Le baron alla à elle, la prit dans ses bras et mit un baiser surson front. Mais tout aussitôt, on gratta doucement à la porte.

– Oh ! oh ! fit le baron ;qu’est-ce ?

C’était un laquais qui le cherchait dans tout l’hôtel et venaitle poursuivre jusque dans la chambre nuptiale.

– Monsieur le baron, lui dit-il, il y a un carrosse arrêtéà la porte de l’hôtel. Dans ce carrosse est un gentilhomme quidésire vous parler immédiatement.

– Son nom ?

– Je l’ignore ; mais c’est pour affaire pressée.

– Mon dieu ! fit la baronne avec effroi.

– Tranquillisez-vous, ma chère enfant, ditM. de Nossac, je reviens sur l’heure.

– Oh ! revenez vite…

– À l’instant, mon cher ange.

Le baron descendit, en se disant :

– C’est un de mes créanciers pressé de s’inscrire et quiveut assurer sa dette. Gredin !

Et il arriva à la porte de l’hôtel et vit le carrosse arrêté surla chaussée.

– Baron, dit une petite voix flûtée, quand il fut à laportière, j’ai appris votre mariage il y a vingt minutes.

Le baron tressaillit et darda un regard au fond du carrosse, oùil aperçut la duchesse d’A…, cavalièrement vêtue d’un pourpoint demousquetaire.

– Baron, continua la duchesse, vous m’avez promis ce matinmême de me donner vingt-quatre heures, à mon choix…

– Oui, madame, murmura le baron pâle et frémissant.

– Eh bien, cher, j’opte pour aujourd’hui.

– Mais, madame… cela ne se peut.

– Pourquoi cela ?

– Parce que… parce que… balbutia le baron, ma femmem’attend…

– Eh bien, vous la retrouverez demain.

– Mais, c’est ma nuit de noces…

– Vous la passerez chez moi. Ça, baron, montez ici près,mettez-vous là.

– Madame, s’écria le baron, par grâce !

– Vous en avez bien peu, vous, de venir me parler de votrefemme. En route, mon bel ami, j’ai votre parole.

– Mais au moins faut-il que j’aille prendre monépée ?

– Inutile ; en voici une.

– Mon chapeau ?

– Inutile encore, nous allons chez vous.

– Chez moi !

– Sans doute. Rappelez-vous votre serment : Jevous promets de vous suivre partout où vous le voudrez.

– Mais on le saura ?

– Et vous n’en serez pas déshonoré, mon cher. Je suis assezbelle encore pour qu’on m’avoue sans honte.

Le baron, lié par sa parole, monta en jurant et maugréant dansle carrosse, qui s’éloigna aussitôt.

– Quelle nuit de noces ! murmura-t-il.

– Ce qui doit vous consoler, répondit en ricanant laduchesse, c’est que votre femme n’en passera pas une meilleure… àmoins que Simiane…

– Madame ! s’exclama le baron avec colère, je vous aidonné ma parole de vous appartenir corps et âme pendantvingt-quatre heures ; je tiens ma parole ; mais jen’entends pas vous donner le droit de m’insulter. L’honneur de mafemme est le mien !

 

– Baron, s’écria la duchesse, il est midi :voudriez-vous sonner vos gens et me faire servir àdéjeuner ?

Le baron était assis, pâle et blême, dans un coin de la chambre,sa tête dans ses mains et le front chargé d’un nuage de colèreconcentrée.

Il se leva lentement et, comme un automate dont les ressortssont distendus, s’approcha d’un gland de soie qui pendait le longde la glace de Venise placée au-dessus de la cheminée, et le tiraviolemment.

– Tenez, continua la duchesse, voici la clé de votreappartement que j’avais prudemment retirée, de peur que lafantaisie ne vous prît de vous esquiver.

– Madame, fit le baron avec colère, ai-je jamais manqué àma parole ?

La duchesse ne daigna point répondre à cette exclamation, maiselle ajouta avec sa raillerie habituelle :

– Vous demanderez ensuite votre carrosse.

– Pour quoi faire, madame ?

– Mais, pour sortir, ce me semble. J’ai une migraineaffreuse. Voyons, ajouta la duchesse avec une feinte compassion.Quelle heure est-il ?

– Midi, madame.

– Quelle heure avions-nous hier soir quand je vous aiemmené ?

– Deux heures et demie, madame.

– Vous êtes mon esclave pour vingt-quatre heures, baron.Comptez… Neuf et demi et quatorze et demi font vingt-quatre :c’est donc quatorze heures et demie que vous me redevez.

– Et vous ne me ferez pas grâce du reste ?

– Pas d’une seconde, cher.

– Mais c’est une barbarie sans nom ! madame.

– Fi ! monsieur. Est-ce donc un supplice que de metenir compagnie ?

– Non, sans doute, ricana M. de Nossac ;mais j’ai une femme… une femme qui m’attend…

– Et qui doit être en proie à une cruelle angoisse,n’est-ce pas ? Soyez tranquille, baron, nous allons prendresoin de la rassurer. Tenez, j’aperçois là-bas, sur ce guéridon, dupapier et de l’encre… Approchez le guéridon, baron.

– Que voulez-vous faire, madame ?

– Approchez toujours… Bien… Asseyez-vous, maintenant… Voussentez bien que ce n’est pas moi qui écrirai àMme de Nossac.

Et un rire fin et moqueur glissa sur les lèvres roses de laduchesse. M. de Nossac prit une plume et écrivit ces deuxlignes :

Mon cher ange,

Le régent est mort la nuit dernière. M. de Bourbonest Premier Ministre, et je vous écris de la Bastille…

La duchesse allongea vivement ses doigts effilés vers la lettre,s’en saisit et la lut.

– Dieu ! s’écria-t-elle avec un éclat de rire, le jolimensonge ! Vous mentez donc, mon pauvre cher ?

– Mais, balbutia le baron, que voulez-vous donc que je disepour excuser…

– Mais la vérité, baron.

– Impossible !

– Vous êtes un niais. Croyez-vous que je vous aie enlevécette nuit pour que, dès ce soir, vous roucouliez aux pieds devotre femme, parfaitement convaincue que vous êtes allé à laBastille !

– Mais que voulez-vous faire ?

– Presque rien. Dicter votre lettre.

– Oh ! Je n’y consentirai jamais.

– Baron, mon cher, vous oubliez une chose importante.

– Laquelle ?

– C’est que vous êtes mon esclave jusqu’à demain matin.

– Eh bien ?

– Eh bien, vous devez avoir pour moi une obéissance absolueet passive. Écrivez, baron ; j’ai votre parole.

Le baron rugit de colère, mais il prit la plume, une autrefeuille de papier et murmura :

– J’attends, madame…

– Écrivez, dit la duchesse.

Ma belle amie,

J’avais promis, avant mon mariage, à une duchesse que je nenomme pas, vingt-quatre heures d’esclavage. Je tiens toujours maparole et je l’ai tenue hier. Je vous écris de chez moi, au momentde déjeuner avec ma belle geôlière. Mon majordome a fait frapper lechampagne et chauffer un peu le bordeaux. Le menu est délicat. Noussortirons en carrosse dans la journée, et demain, dès le point dujour, je vous reviendrai, belle amie, un peu pâle peut-être, un peulassé de ma dernière folie de garçon, mais résigné d’avance àbientôt acquérir ce teint fleuri et ce merveilleux embonpoint quifut et sera toujours l’apanage des maris.

Je vous baise les mains.

– Et vous allez envoyer cette lettre !s’écria le baron, pâle de stupeur et de colère.

– Sans doute.

– Mais vous ne songez pas aux conséquences fatales qu’elleaura ?

– J’essaie, baron.

– C’est mon bonheur conjugal brisé à jamais !

– D’accord. Pour moi, c’est la satisfaction d’un caprice.Quand on est belle et un peu duchesse, cher, on a le droit d’avoirdes caprices coûteux.

Le baron regarda fixement son ancienne maîtresse. Il vit sonregard froid et hautain, dans lequel brillait une haineimplacable ; il comprit que cette femme, qui l’aimait laveille et qu’il avait froissée dans son amour, serait impitoyable,et il se résigna à subir son supplice jusqu’au bout.

On gratta à la porte presque aussitôt.

Nossac alla ouvrir.

– Monsieur le baron est servi, dit un laquais.

– Baron, lui dit la duchesse, allez donner un coup d’œil defin soupeur au menu de votre majordome, et veuillez m’envoyer mescaméristes, qui doivent être arrivées ici. Je vais me fairehabiller.

Dix minutes après, Mme la duchesse d’A… etM. le baron de Nossac étaient à table.

La duchesse suça une aile de perdrix, croqua par-ci par-là unmorceau délicat, trempa ses lèvres dans le meilleur cru d’Aï, etégrena du bout de son ongle rose une grenade confite au caramel, etun atome de plumpudding, mets récemment arrivésd’outre-Manche sur les nappes de la cour et de la ville. Puis,quand ce fut fait, elle se leva et dit au baron :

– Faites mettre vos chevaux.

Le baron donna des ordres.

– Maintenant, continua-t-elle, veuillez passer dans votreboudoir et y revêtir un costume complet que votre valet de chambrea préparé d’après mes ordres. Je vais de mon côté, à l’aide de mesfemmes, modifier ma toilette.

Le baron savait désormais qu’il était bien réellementesclave ; aussi n’essaya-t-il nullement de commenter lesétranges volontés de son impérieuse maîtresse. Il se livra auxmains de son valet de chambre, qui le revêtit d’un galant habit desimple garde-française, puis il rejoignit la duchesse, qu’il trouvavêtue en cantinière.

Le soldat et la cantinière formaient un couple ravissant.

– Où me conduisez-vous, madame ? demanda le baron duton dont il eût demandé : de quel supplice vais-jemourir ?

– Aux Porcherons, mon bel ami.

– En carrosse ?

– Pour sortir de Paris seulement. Après, nous nous en ironsà petits pas, à travers champs, au bras l’un de l’autre, comme unvrai garde-française et une cantinière au naturel.

– Et, fit Nossac, dont la voix irritée tremblait dans sagorge, que ferons-nous aux Porcherons ?

– Ce qu’on y fait, baron. Nous nous y amuserons. Nousdînerons sous une tonnelle de cabaret ; nous boirons d’unaffreux vin couleur indigo, et nous mangerons une cuisine sans nom,qui vous fera regretter un peu la table future de M. lefermier des gabelles Borelli, votre beau-père.

Le baron se mordit les lèvres.

– Allons, duchesse, dit-il en lui offrant le bras, venez…j’ai hâte de partir.

– Craignez-vous que Mme de Nossac nevienne vous chercher ?

Le baron n’y avait point songé ; mais cette pensée le fitfrémir.

– Rassurez-vous, cher, lui dit l’implacable duchesse ;si elle vient, elle aura beau faire, je ne vous céderai pas.

Ils montèrent en carrosse, sortirent de Paris au galop, puis,arrivés à peu près dans cet endroit où s’élève de nos jours le murd’enceinte qui sépare Paris des Batignolles, ils renvoyèrentcarrosse et laquais et s’en allèrent à pied, sous le bras l’un del’autre, à travers champs, comme un vrai garde-française et unecantinière au naturel, ainsi que l’avait dit la duchesseelle-même.

Aux Porcherons, le baron de Nossac trouva nombreuse compagnie,et son déguisement jeta un lustre de plus sur son équipée. Il futavéré que M. Borelli était un homme parfaitement joué etroulé, et que Mme de Nossac n’aurait de sonmari que le nom… et les créanciers.

V.

Il était à peine jour, quand le baron, libre enfin et débarrasséde la duchesse, sortit à pied de chez lui et se dirigea vers l’îleSaint-Louis, où M. le fermier des gabelles Borelli avait sonhôtel.

Malgré l’heure matinale, les domestiques étaient tous sur pied,et les fenêtres grandes ouvertes.

« Oh ! oh ! pensa le baron, qu’est-ce que celaveut dire ? ma femme prendrait-elle un secondmari ? »

Les domestiques s’inclinèrent respectueusement sur son passage,mais aucun ne lui adressa la parole.

Dédaignant de les questionner, M. de Nossac montadirectement à l’appartement de sa femme.

Les portes étaient ouvertes à deux battants, et salles etchambre à coucher complètement désertes.

« Ma femme est chez son père », pensa-t-il.

Et il se rendit chez le fermier des gabelles.

Là, comme chez sa femme, les salles étaient désertes, le lit nonfoulé.

– Diable ! s’exclama le baron, il y a bien du mystèreici.

Et il redescendit, et, s’adressant au premier valet qu’ilrencontra :

– Où est donc M. Borelli ?

– M. Borelli est parti hier soir pour sa terre deNormandie.

– Ah ! fit le baron, stupéfait.

– Il a laissé à son intendant une lettre pour monsieur lebaron.

– Appelle-moi l’intendant.

L’intendant parut, sa lettre à la main.

Le baron ouvrit précipitamment la lettre et lut ce quisuit :

Monsieur le baron,

Vous n’avez épousé ma fille que dans le but de payer vosdettes. Votre but est rempli, vos dettes sont payées. Je joins lesquittances de vos créanciers à ma lettre, que je désire voir restersans réponse. Je vous laisse mon hôtel à Paris et me retire dans materre du pays de Caux, où j’espère bien ne point recevoir votrevisite.

Un homme désolé de vous avoir pour gendre.

BORELLI.

– Mais, s’écria le baron, où estMme de Nossac ?

– Partie, monsieur le baron.

– Avec son père ?

– Non, monsieur le baron.

– Et où est-elle ?

– Sur la route de Bretagne, où elle a un château.

– Depuis quand est-elle en voiture ?

– Depuis hier soir, monsieur le baron.

– C’est bien ! fit le baron avec colère. Allez mechercher des chevaux de poste sur l’heure ; je veux partir àl’instant.

Le baron fut obéi avec une admirable promptitude. Vingt minutesaprès, il montait en chaise et s’écriait :

– Je crèverai vingt chevaux, mais je rattraperai mafemme !

VI.

Le baron se tint parole à moitié, car…

Car à trente lieues de Paris, comme on relayait, un gentilhommede fort bonne tournure arrive derrière le baron, après avoiraccompli, sans nul doute, de semblables prouesses de célérité, etlui dit gravement :

– Je me nomme, monsieur, le chevalier de Courceneuille, etje suis, depuis hier, l’amant de la duchesse d’A…

– Ah ! fit le baron en reculant d’un pas.

– Il paraît, monsieur, que vous avez gravement insulté laduchesse, car elle m’envoie vous provoquer…

– J’accepte le défi, monsieur, répondit le baron en mettantsur l’heure flamberge au vent.

Le baron avait maintes fois fait des armes avec le régent, quis’y connaissait, mais cela n’empêcha point qu’il reçût un bon coupd’épée qui le mit au lit pour huit jours, dans l’auberge misérableoù relayait sa chaise de poste.

Ce qui fit qu’il ne put rattraper sa femme.

VII.

Huit jours après, cependant, M. le baron de Nossac fut enétat de continuer sa route ; et en quarante-huit heures ilarriva dans le Léonais, province où se trouvait le château de safemme.

Au dernier relais, on lui dit que les chemins qu’il allaitsuivre étaient désormais impraticables aux voitures. Le barondemanda un cheval et se mit en route malgré l’heure avancée ;il chemina toute la nuit et atteignit au point du jour le sommetd’une colline d’où l’on apercevait à l’horizon les tourelles grisesdu château où il se rendait. C’était une belle matinée d’hiver,dépouillée de ces brumes ternes qui rampent et s’allongentd’ordinaire, au souffle d’une bise froide et pluvieuse, sur leschamps dépouillés et les pâturages jaunis.

Le baron se sentit un peu de joie au cœur, et pressa son chevaldéjà fatigué.

Tout à coup, au milieu de ce calme paisible des champs, le sond’une cloche lui arriva lent et mesuré… Cette cloche sonnait unglas funèbre.

Le baron tressaillit et donna à son cheval un furieux coupd’éperon.

Le cheval reprit le galop et arriva, tout d’un trait, à lagrille du château.

Le baron entra dans la cour ; la cour était silencieuse etdéserte.

Il mit pied à terre, gravit le perron, puis l’escalier àbalustre d’or et marches de pierres. Perron, escalier étaient videsde serviteurs.

Il traversa, guidé par un mystérieux et sinistre pressentiment,plusieurs salles également vides, où sa botte éperonnéeretentissait avec un lugubre bruit ; puis enfin il entendit unmurmure confus au loin, à l’extrémité des appartements qu’iltraversait, un murmure monotone et vague qui ressemblait à deschants d’église, que des moines psalmodieraient au fond d’uncloître, à l’heure nocturne des matines.

Guidé par ce bruit, il avança toujours, le cœur frémissantd’émotion et la sueur aux tempes.

Il arriva ainsi jusqu’à une porte fermée. Puis derrière cetteporte, le murmure qu’il avait entendu était devenu distinct :c’était bien un chant d’église. Le baron sentit ses cheveux sehérisser ; mais, dominant sa terreur, il frappa…

Aussitôt le chant s’éteignit, et la porte s’ouvrit à deuxbattants, criant sur ses gonds avec une sonorité funèbre.

Le baron recula et poussa un cri, à la vue du spectacle quis’offrit alors à ses yeux.

Sur son lit de parade était étendue, inanimée,Mme la baronne de Nossac.

Au chevet, un prêtre était à genoux et récitait, en surplis, lesprières des morts.

Autour du lit, les serviteurs pleuraient agenouillés.

Sur le guéridon de nuit brûlait un cierge mortuaire. À côté ducierge était un large pli, portant cette inscription :

À monsieur le baron deNossac

La baronne de Nossac était TRÉPASSÉE de la veille. C’était songlas funèbre qu’avait entendu le baron.

Il marcha droit au lit avec la raideur d’une statue et posa lamain sur le cœur de la morte… Le cœur ne battait plus.

Il approcha ses lèvres frémissantes de ses lèvres à elle…

Les lèvres étaient froides.

Il prit dans sa main la main glacée de la défunte, la souleva,puis la laissa échapper.

La main retomba inerte. La baronne de Nossac était bienmorte.

Alors il s’approcha du guéridon, brisa le sceau du pli et lefouilla avidement.

Le pli ne contenait que le testament de la défunte, testamentconçu en ces termes :

J’établis monsieur le baron de Nossac mon légataireuniversel, à la charge pour lui de se remarier dans le délai dedeux ans et d’habiter mon hôtel de l’île Saint-Louis, à Paris,quand il séjournera dans cette capitale

BARONNE HÉLÈNE DE NOSSAC,

NÉE BORELLI

P.-S. – Si monsieur de Nossac redevenait veuf avantl’expiration des deux années, il serait contraint de se remarierpour ne point voir mon héritage retourner à ma famille.

Pas un mot d’amour ou de colère n’était joint à ce testament. Cesilence était-il menace ou dédain ?

VIII.

Le baron fit rendre les honneurs funèbres à sa femme, puis ilappuya un pistolet sur son front et voulut se tuer ; mais ilsongea qu’il ne lui avait pas fait élever un mausolée, et il pensaqu’il était plus convenable d’attendre l’érection de cet édificepour se brûler dessus la cervelle.

Le mausolée fut construit à grands frais et s’éleva dans le parcdu château avec cette inscription :

ICI GÎT

LA BARONNE HÉLÈNE DE NOSSAC

NÉE BORELLI,

TRÉPASSÉE VIERGE

À L’ÂGE

DE

VINGT-CINQ

ANS.

D. P.

Quand ce fut fait, l’inconsolable baron apprêta de nouveau sespistolets et se rendit sur la tombe pour y faire le sacrifice de savie aux mânes de sa femme infortunée.

Mais un gentilhomme venant de Paris, à franc étrier, y arriva enmême temps que lui et lui dit :

– C’est fort bien de pleurer sa femme ; mais quant àlui sacrifier sa vie, cela ne se peut… La vie d’un gentilhommeappartient au roi.

Ce gentilhomme était le marquis de Simiane, qui apportait aubaron un brevet de mestre de camp, et l’ordre de se rendresur-le-champ à l’armée d’Allemagne.

Le baron se résigna à vivre, tout en jurant qu’il ne seconsolerait jamais.

Ce qui fit qu’il se consola.

Partie 1

Chapitre 1

 

Il y avait, jour pour jour, un an que Mme labaronne de Nossac avait été inhumée par les soins de son mari, dansle parc de son château du Léonais.

Nous retrouvons le baron à quelques centaines de lieues dutombeau de sa femme, c’est-à-dire à bord du vaisseau-amiral de laflotte française qui croise devant Dantzig sous les ordres du comtede La Motte.

Le roi Stanislas de Pologne, allié de Sa Majesté Louis XV, étaitbloqué par les Russes dans sa dernière place forte, Dantzig.

À Varsovie, M. de Lacy, commandant supérieur desarmées du tsar, avait fait proclamer le prince Auguste roi dePologne et grand-duc de Lituanie.

Dantzig ne pouvait tenir longtemps ainsi bloquée, et la prise deDantzig, c’était la tête de Stanislas qui roulerait sur lebillot.

Trois hommes tenaient conseil à bord du vaisseau-amiral :le comte de La Motte, amiral en chef ; le baron de Nossac,mestre de camp des armées de terre et commandant un corpsd’infanterie embarqué, et le comte Bréhan de Plelo, gentilhommebreton, ambassadeur français à Copenhague.

– Messieurs, disait l’amiral, nous avons cinq vaisseaux deligne et trois corvettes ; un effectif de sept à huit millehommes à peine. Les Russes campent au nombre de trente mille sousles murs de Dantzig ; ils sont bien retranchés ; le fortde Weshulmund leur a ouvert ses portes, leurs batteries dominentles deux rives de la Vistule, le débarquement est inutile ; iln’y a rien à faire, nous ne pouvons secourir Dantzig.

– Monsieur, répondit le comte de Plelo avec une froidedignité, il y a à Dantzig un roi dont la vie est menacée, un roidont la tête peut tomber sous la hache comme celle de CharlesIer d’Angleterre. Songez-y…

– Je le sais, monsieur, mais qu’y puis-je faire ?

– Songez aussi, dit à son tour le baron de Nossac, quel’Europe entière a les yeux sur nous, et que, si demain Dantzig estpris, si demain une commission d’officiers russes s’assemble, jugeet condamne le roi Stanislas, si le jour suivant le roi Stanislaspose sa tête sur le billot et meurt les yeux tournés vers nous, ils’élèvera dans toute l’Europe un cri de réprobation contre nous etl’on dira : « Il y avait à une lieue de Dantzig uneescadre française, une armée du roi Louis XV, l’ami du roiStanislas. Cette escadre, cette armée sont demeurées spectatricespaisibles et ont vu rouler une tête de souverain sans qu’un seul deleurs sabords vomît un boulet, un de leurs mousquets, uneballe !

– Messieurs, fit le comte de La Motte avec hauteur, vousparlez noblement et bien. Mais le roi, notre maître, m’a investi ducommandement suprême. À ce titre, je lui dois un compte sévère deses soldats. Essayer de ravitailler Dantzig, c’est les conduire àune mort certaine sans espoir même de réussir. Je m’oppose audébarquement.

– Monsieur, dit le comte de Plelo, il y a un vieuxproverbe, un proverbe chevaleresque s’il en fut, qui a cours enFrance et surtout en Bretagne. Je suis breton, voulez-vous mepermettre de le citer ? Fais ce que dois, advienne quepourra ! Eh bien, moi, comte de Bréhan de Plelo, je voussomme de veiller au salut d’un roi allié de la France ! Avantd’être homme d’État, j’étais homme d’épée, et j’assume sur ma tête,d’avance, toute la responsabilité de l’expédition hasardeuse que jevous propose. Êtes-vous content ?

– En ce cas, monsieur, répondit l’amiral, nous pouvonsdébarquer. Je suis prêt à me faire tuer près de vous.

– Après moi, comte, dit fièrementM. de Plelo ; le premier gentilhomme qui mourra pourle roi Stanislas, ce sera moi.

– Et moi, fit le baron de Nossac, je vous jure, messieurs,que, dussé-je passer, moi tout seul, sur le corps d’une armée russetout entière, j’arriverai jusqu’à Sa Majesté polonaise ; je meplacerai à sa droite, et, si je ne la sauve pas, si je ne l’arrachepoint au bourreau, au moins ne tombera-t-il un cheveu de sa têteque lorsque la mienne ne sera plus sur mes épaules.

Le comte de Plelo lui tendit la main :

– Baron, lui dit-il, vous êtes le meilleur gentilhomme queje connaisse, et vous me prouvez une fois de plus que, chez vous,galanterie et bravoure, esprit et noblesse, vont toujours depair !

– Je vais prendre les mesures nécessaires pour ledébarquement, dit M. de La Motte.

– Je le commanderai, fit le comte de Plelo.

– Et moi, ajouta Nossac, je me battrai en simplegentilhomme ; je vais résigner mes pouvoirs de général auxmains d’un de mes colonels.

– Pourquoi cela, baron ?

– Parce que je veux arriver jusqu’au roi, et que jen’entends point lui conduire mon corps d’armée.

– Quelle folie chevaleresque ! murmura l’amiral.

– Les folies de ce genre, répondit M. de Plelo,valent sagesse et diplomatie.

Chapitre 2

 

L’attaque et le débarquement eurent lieu le jour même.M. de Plelo et M. de Nossac passèrent avec deuxcents hommes sur dix mille Russes, et arrivèrent aux portes mêmesde Dantzig. Mais là, M. de Plelo tomba percé de coups,ses compagnons furent pris ou tués ; seul, un homme se fitjour l’épée au poing, à travers les lignes ennemies, et sanglant,couvert de boue, les vêtements en lambeaux et criblés de balles,qui, pour la plupart, l’avaient épargné, vint tomber mourant etbrisé de fatigue, aux palissades des assiégés.

C’était le baron de Nossac.

Le comte de Plelo et lui avaient tenu parole, tous deux ;l’un était mort, l’autre était arrivé jusqu’au roi Stanislas.

Chapitre 3

 

Il n’entre point dans notre cadre de relater d’une manièredétaillée cette miraculeuse évasion du roi Stanislas, qui, à cetteépoque, étonna l’Europe entière par la hardiesse avec laquelle ellefut conçue et exécutée.

Nous nous bornerons à une rapide analyse.

Les Dantzigois n’avaient opposé à l’armée russe une résistanceaussi énergique que parce que la présence de leur roi lesenthousiasmait et les stimulait. Ils voulaient bien s’ensevelirsous les ruines de leur ville, mais à la condition que le roi ypérirait avec eux.

Or, le roi savait que tant qu’il serait à Dantzig, Dantzig ne serendrait pas, et il ne voulait pas que la ville fût bombardée etaffamée plus longtemps, il lui fallait quitter Dantzig.

Jamais fuite n’avait paru plus impossible. Les Russes bloquaientDantzig ; Dantzig, à son tour, y mettrait de l’amour-propre etne laisserait point partir son roi.

Le roi avait donc à se garder autant de ses amis que de sesennemis.

Trois hommes, trois hommes seuls, sans complices, sansauxiliaires, sans autres secours que leur audace et leur épée,résolurent cependant de sauver le roi et y parvinrent. Ces troishommes étaient le marquis de Monti, ambassadeur de France àDantzig, le général Steinflich, et le baron de Nossac.

Le marquis procura au roi un costume de paysan et les vieillesbottes d’un officier de la garnison, bottes qu’il n’osa demander etfit voler par le domestique de l’officier. Le général Steinflichprépara une barque qui, une nuit, une nuit sombre et propice àl’événement, se trouva amarrée sous le rempart qui longeait laVistule.

Le roi, suivi du général et du baron, déguisés tous deux commelui, arriva sur le rempart et se présenta à la poterne qui ouvraitsur un escalier tournant dont le pied plongeait dans le fleuve.

À cette poterne était de garde un officier suédois.

– Qui êtes-vous ? demanda-t-il au roi.

Le roi hésita une minute, puis il préféra se fier à la loyautéde l’officier, et lui dit :

– Je suis le roi de Pologne.

– Je ne puis laisser passer Votre Majesté, réponditl’officier, sans qu’elle ait été reconnue par le major de laplace.

Cela était impossible. Le major se fut opposé à la fuite duroi.

– Monsieur, dit alors le baron de Nossac à l’officier,êtes-vous gentilhomme ?

– Oui, monsieur.

– Êtes-vous bien convaincu que si Dantzig est pris, le roisera décapité ?

– Oui, répondit l’officier. Mais nous mourrons aveclui.

– Monsieur, continua le baron, j’ai connu dans mon extrêmejeunesse un gentilhomme écossais presque centenaire, qui portaitéternellement un masque de velours noir sur son visage et un crêpenoué à son bras. Savez-vous pourquoi ?

– Non, dit l’officier.

– Parce qu’il avait été le dernier Écossais qui déserta lacause du roi Charles Ier, et que les longues années quis’étaient écoulées depuis n’avaient pu lui faire oublier satrahison et étouffer ses remords.

– Qu’y a-t-il de commun entre lui et moi ? demandal’officier.

– Ceci : c’est qu’il était la cause première de lamort de son souverain, et que si, dans trois jours, la tête du roiStanislas a divorcé d’avec son corps, vous pourrez vous dire :« C’est moi qui ai tué mon roi, par mon obstination et monobéissance passive à une discipline qui ne doit plus exister quandla vie d’une tête couronnée est en péril. »

L’officier réfléchit une minute ; puis, posant la main surson cœur, répondit en livrant le passage :

– Le roi peut passer !

Le roi descendit, suivi de ses deux compagnons, trouva la barquemontée par un znapan, sorte de soldat bohémien etmercenaire assez fréquent en Allemagne à cette époque, y prit placeet coupa lui-même l’amarre avec son poignard. Quant à l’officiersuédois, le lendemain, au jour, et quand la barque royale fut loin,il alla trouver le major de la place, lui raconta ce qui s’étaitpassé, et lui dit :

– Maintenant, monsieur, comme il ne faut pas que deuxofficiers manquent simultanément à leur devoir, vous allezassembler un conseil de guerre et me faire fusiller aujourd’huimême.

– Vous avez raison, répondit le major en lui tendant lamain. Vous êtes un brave gentilhomme.

– Non, dit l’officier, je suis un traître ; mais j’aisauvé le roi. Je meurs content.

Qu’on cherche de tels hommes aujourd’hui ! Lestrouvera-t-on ?

Chapitre 4

 

Le roi gagna les marais au milieu desquels la Vistule s’enfonceavant de s’unir à la mer. Il demeura caché tout un long jour dansune chaumière de paysans, et ne se remit en route que la nuitsuivante.

Enfin, après dix nuits semblables, dix nuits de périlscontinuels, passant à travers les retranchements des Russes et desImpériaux, dormant mal, mangeant à peine et toujours escorté parSteinflich et le baron, il parvint à toucher le bord du Nogat.

Là, Steinflich quitta le roi, mais le baron voulut l’accompagnerencore.

Le roi passa le Nogat avec lui ; puis, arrivé sur l’autrerive, il gagna un village nommé Bialagora, où il acheta un chariotet un cheval.

Deux jours après, dans cet équipage, le roi Stanislas de Polognefit son entrée dans Marienwerder. Il était hors de danger et loinde la hache des Russes. Alors le baron prit congé de lui.

– Adieu, Sire, lui dit-il.

– Vous me quittez ?

– Je retourne à mon poste, Sire.

– Hélas ! fit le roi avec un triste sourire, je n’aiplus de royaume et je suis le plus pauvre des Polonais. Je n’aidonc à vous offrir ni dignités, ni fortune pour vous retenir auprèsde moi, et je vous laisse.

– Sire, dit fièrement le baron, si j’étais polonais, Dieum’est témoin que je voudrais vous suivre au bout du monde,dussions-nous l’un et l’autre manquer d’abri et de pain. Mais jesuis au roi de France, et je n’ai fait que le servir en vousescortant.

Le roi tendit la main. Nossac fléchit un genou et la baisa. Puisil s’inclina et alla préparer son départ.

Dans l’hôtellerie où il était descendu, venait d’arriver unznapan couvert de poussière et paraissant avoir fait unelongue route. Il demanda à parler au baron.

Le baron était toujours revêtu de ses habits de paysan, mais leznapan alla vers lui et lui dit :

– Mon général, je viens à vous de la part du généralSteinflich.

– Pourquoi cela ? demanda le baron entressaillant.

– Pour vous avertir qu’une embuscade est dressée surl’autre rive du Nogat.

– Et cette embuscade ?

– Pour vous, mon général. Les Russes se sont promis de vousfaire payer cher l’enlèvement du roi Stanislas.

– En sorte que je dois rester ici ?

– Oui, mon général, à moins que…

– À moins ? interrogea Nossac.

– À moins que vous n’ayez confiance en moi pour vousaventurer en ma compagnie, dans l’intérieur des terres ou desforêts. Je connais des chemins où les Russes ni les Impériaux nepasseront jamais, et vous promets qu’avant quinze jours vous serezaux frontières de Prusse et pourrez vous embarquer.

– Morbleu ! s’exclama le baron, j’aime tout autantcela.

Et il quitta son déguisement, se procura des vêtementsconvenables et un cheval, puis dit au znapan :

– Nous partirons dès demain avant le jour, si tuveux.

Le znapan s’inclina et réprima un diabolique sourire,qui venait sur ses lèvres, tandis qu’il murmurait à partlui :

– Le château des veneurs noirs est loin encore… Mais nous yarriverons !

Chapitre 5

 

Le baron dormit mal dans le lit misérable qui était cependant lemeilleur de l’auberge où il était descendu. Le cauchemar, ce rêvepénible qui suit d’ordinaire les grandes fatigues, l’assaillitpendant plusieurs heures et déroula dans son imaginationimpressionnée les contes les plus étranges et les plus noireslégendes qui aient cours dans cette mystérieuse Allemagne qui, denos jours encore, n’est point complètement affranchie destraditions superstitieuses et féeriques du Moyen Âge.

Tout à coup, une voix monotone, lente, bizarre, l’éveilla ensursaut. Cette voix disait un chant slavon dont voici le premiercouplet :

Le vieux châtelain, le sourcilfroncé,

Est encore assis à minuitpassé

Dans son grand fauteuilséculaire,

Le dernier tison du feu, etl’aurore teint

L’horizon bientôt. Qu’a-t-il pourse taire

Et garder ainsi son visageaustère,

Sombre et menaçant, le vieuxchâtelain ?

Le vieux châtelain, dans la forêtsombre,

À l’heure où le jour s’effacesous l’ombre,

Aura vu passer sur son chevalnoir

Le veneur tout noir qui nuit etjour chasse,

Le noir veneur qui jamais ne selasse,

Et, le fouet en main du matin ausoir,

Embouche la trompe, et poursuitla chasse…

On verra demain des morts aumanoir !

Ce chant s’élevant tout à coup au milieu du silence nocturne etréveillant les échos paisibles des environs, étonna le baron assezvivement pour le faire sauter au bas du lit et courir à sa fenêtrequi donnait sur la cour de l’auberge.

À la clarté de la lune qui frangeait d’argent de gros nuagesnoirs, affectant des formes étranges et tourmentées, il aperçut unhomme occupé à harnacher deux chevaux.

C’était le znapan.

Rassuré, le comte retourna à son lit, prit sa montre au chevetet la consulta. Il était à peine une heure du matin.

« Oh ! pensa-t-il, mon drôle est bien pressé departir… »

Il retourna à la croisée et l’appela. Le znapan tournala tête :

– Bonjour, mon général, dit-il ; puisque vous êteséveillé, habillez-vous promptement.

– Nous partons bien matin…

– La route est longue.

– En route donc, fit le baron.

Il s’habilla lestement, descendit sans bruit dans la cour, mitses pistolets prudemment amorcés dans ses fontes, bouclasoigneusement le ceinturon de son épée et se mit en selle.

Le znapan sauta sur la croupe nue de son cheval aveccette légèreté fantastique des cavaliers hongrois ou bohèmes, etpassa le premier.

Ils sortirent ainsi du bourg et prirent un petit sentierrocailleux, inégal, encaissé de haies vives et s’enfonçant d’abordau milieu d’une plaine couverte de bruyère, pour aller ensuitecourir par rampes brusques et sinueuses au flanc d’une montagnechargée de sapins noirs, qui s’ouvrait tout à coup comme une bouchegigantesque, et se trouvait coupée en deux par une gorge profondese dirigeant au sud-est.

Depuis que le baron s’était fait entendre au znapan, cedernier avait éteint sa chanson, et, dominé par d’autrespréoccupations, le baron ne prit pas garde à ce silence subit et selaissa aller bientôt, bercé par le pas cadencé de sa monture, àcette rêverie toute mélancolique qui s’empare si facilement duvoyageur, la nuit, au milieu des campagnes muettes, paisibles, dontun léger souffle de vent, un oiseau nocturne ou un grillontroublent seuls le silence.

La lune, passant successivement derrière les nuages, tigraitplaines et coteaux d’ombres gigantesques et bizarres ;parfois, elle disparaissait complètement, et alors l’obscuritéétait profonde, et le baron avait toutes les peines du monde à voirtrois pas devant lui le cheval de son guide.

Les nuages allaient se resserrant peu à peu : au moment oùles deux cavaliers atteignirent l’entrée de la gorge, ils neformèrent plus qu’une seule route noire et menaçante ; la lunedisparut tout à fait, et les ténèbres devinrent si profondes que lebaron sentit son cheval frissonner instinctivement sous lui.

Tout aussitôt la voix du znapan s’éleva de nouveau etcontinua sa chanson.

Ce veneur maudit a Satan pour père ;

Il est tout puissant, il peut tout sur terre ;

Il a dans les bois un château d’argent,

Sa meute est ardente, et met hors d’haleine

Un grand cerf dix cors en une heure à peine.

– Ah ça, maraud ! s’écria le baronimpressionné malgré lui, que me chantes-tu là ?

– La légende du veneur noir.

– Qu’est-ce que le veneur noir ?

– Vous le voyez bien, mon général, c’est le fils dudiable.

– Le rencontrerons-nous en route ? demandaM. de Nossac en riant.

– Dieu nous en préserve, mon général.

– Et pourquoi cela ?

– Parce que ceux qui voient le veneur noir meurent dans lesvingt-quatre heures.

– Ah ! par exemple !

– À moins qu’ils n’aient une fille à marier…

– Ah ! ah !

– Car on dit qu’il cherche femme, le veneur noir, etqu’aucune, noble châtelaine ou paysanne, ne veut de lui.

– Je n’ai pas de fille à marier, mais je cherchefemme ; si le veneur noir en avait une… mordieu ! jecrois que je l’épouserais.

Le baron achevait à peine ces mots d’un ton léger, qu’une voixstridente s’éleva dans les profondeurs de la gorge, à cinq centsmètres devant les cavaliers, et cette voix bien autrement accentuéeet terrible que celle du znapan entonna un troisièmecouplet de la légende du veneur noir, couplet inconnu sans doute auznapan :

Qu’a donc le châtelain, que sonfront est sévère,

Et qu’à l’heure où tout est calmesur cette terre,

Où tout dort, il demeure au coinde l’âtre, ainsi

Qu’un trépassé qui vient de laronde infernale,

Qu’au carrefour des bois Satan lanuit étale,

Et qui se veut asseoir encore uneheure aussi

Au feu de sa maison, etfrissonnant et pâle,

Se réchauffer avant qu’un vertrayon d’opale

Ait glissé, tremblotant, dans leciel éclairci ?

– Quelle est cette voix ? demanda le barontressaillant et arrêtant court son cheval.

Mais le znapan ne répondit pas, soit qu’il fût dominépar la terreur, soit qu’il n’eût point entendu l’interpellation. Lavoix reprit :

Le vieux châtelain estsexagénaire,

Il a vu passer en quelqueclairière

Le cheval d’ébène et le veneurnoir…

C’est qu’avant la nuit prochaineau manoir

On verra des morts, et que dès cesoir

L’aumônier dira sa morneprière.

Ce n’est point cela. Le grandveneur noir

Est venu naguère heurter aumanoir

Il a dit au vieuxchâtelain : « Ce soir,

Je veux aimer ta fille une nuitentière. »

– Mais quelle est donc cette voix ? s’écria le baronde Nossac.

En ce moment, un éclair jaillit de la voûte de nuages quis’entrouvrit ; cet éclair éclaira la gorge deux secondes, et àsa sinistre lueur, les deux voyageurs aperçurent immobile, aumilieu de la route, un cavalier vêtu de noir, monté sur un chevalnoir comme lui, et ayant masque de velours au visage et trompe dechasse sur l’épaule.

– Le veneur noir ! murmura le znapan d’unevoix que l’effroi semblait étrangler.

– Par la mort Dieu ! s’écria le baron frissonnant etvoulant dompter chez lui la terreur du danger par le dangerlui-même, je veux le voir de près ce veneur terrible !

Et il poussa son cheval, qui tremblait sous lui.

Chapitre 6

 

Le veneur noir, car c’était bien lui, à en juger du moins parl’apparence, le veneur noir, disons-nous, demeura immobile aumilieu de la route, semblable à quelque génie colossal défendantl’entrée de cette noire et mystérieuse vallée aux simplesmortels.

Il avait en effet une taille véritablement gigantesque et commeon n’en trouve plus que dans le nord de la Germanie ; soncheval, noir comme lui, parut au baron plus grand et plus fort queles autres animaux de sa race.

Mais M. de Nossac, s’il avait eu un premier mouvementde crainte, était assez brave pour maîtriser complètement saterreur et son émotion dans l’espace de quelques secondes.

Le temps de galop qu’il fit pour arriver jusqu’au veneur, sicourt qu’il fût, suffit à lui rendre tout son sang-froid, et quandil ne se trouva plus qu’à vingt pas, il arrêta court sa monture etcria à l’étrange cavalier :

– Holà, mon maître, place, s’il vous plaît ?

Le veneur noir ne répondit pas ; mais il poussa son chevalà son tour et vint à la rencontre du baron.

Un second éclair entrouvrit les nuées, les sillonna rapidement,et éclaira les deux cavaliers au moment où ils se trouvaient face àface, leur permettant ainsi de s’observer réciproquement.

– Eh bien ! demanda M. de Nossac aveccourtoisie, mais d’un ton ferme et froid, Votre Seigneurieinfernale me livrera-t-elle passage ?

– Ah, ah ! ricana le veneur, vous paraissez meconnaître, mon gentilhomme ?

– Parbleu ! dit le baron, on m’a raconté lecommencement de votre histoire, et vous venez de me dire la fin, letout dans une ballade assez joliment rimée. Vous êtes le veneurnoir…

– Tout comme vous le baron de Nossac.

Le baron, entendant prononcer son nom, fit un mouvement desurprise et d’inquiétude :

– Bah ! dit-il, se dominant aussitôt, il est toutnaturel qu’un fils du diable sache par cœur le grand armorial deFrance.

– Et vous y avez même, si j’ai bonne mémoire, mongentilhomme, une assez belle place ; vous datez des croisades,je crois ?

– En effet. Votre Seigneurie voit-elle quelque inconvénientà ce que je continue ma route ?

– Mon cher baron, répondit familièrement le veneur noir,vous êtes sur la limite de mes terres ; je possède cettevallée et vingt lieues de forêts alentour ; j’ai, en outre, unassez beau castel à dix lieues d’ici. Vous voyez que je suis unchâtelain fort présentable et qui ne ferait nullement une piètrefigure à la cour d’un souverain quelconque, fut-ce mon cousin dePrusse et de Russie.

– Je vous en félicite, fit le baron poliment, vous avez desuperbes domaines. Seulement, s’il m’était permis de vous donner unconseil…

– Oh, ne vous gênez pas. Je sais par cœur les œuvres d’unde vos poètes du dernier siècle, maître Nicolas Boileau, un hommed’esprit, baron, et qui, je le prévois, sera fort maltraité danscent cinquante ans d’ici par une école de romantiques qui auront ledéfaut d’avoir plus de génie que de sens. Je me souviens d’un versassez remarquable : Aimez qu’on vous conseille,etc.

– Je me permettrai donc de vous engager,monseigneur, à éclairer un peu mieux les routes de votre domaine.Il fait noir ici comme dans une conscience de janséniste.

– Vous croyez ? demanda sérieusement le veneurnoir.

– Et je pense qu’il vous serait facile de distraire un oudeux tisons du brasier où se chauffe Sa Majesté votre père, depuisqu’elle a renoncé à se geler dans le paradis.

– Mon père a toujours froid, dit sèchement le veneur, etpuis, ses hôtes sont si nombreux qu’il ne peut les frustrer ainsi.Par exemple, baron, reprit-il en ricanant, si, quand vous serezparmi eux, vous voulez me faire cadeau de votre part de feu pour meservir de réverbères et de lanternes, je l’accepterai avec grandplaisir !…

– Je regrette infiniment que ce ne soit pas tout de suite,répliqua le baron sur le même ton de persiflage, car je crains fortque mon guide ne se casse le cou avant qu’il soit peu : il estsi fort effrayé déjà…

– Votre guide, baron, est au coin du feu à l’heure qu’ilest.

– Ah ! par exemple !

– Voyez plutôt.

Un troisième éclair parut obéir à un ordre mental du veneurnoir, et fit resplendir les roches tourmentées et les sombrestaillis de la gorge dans le rayon d’un quart de lieue.

Le veneur étendit la main, le baron se retourna, explora laroute, examina, chercha…, et ne vit plus rien.

Le znapan avait disparu.

Le baron poussa un cri de surprise.

– Où donc est-il passé ?

– Il est auprès de ce feu que vous vouliez appauvrirnaguère pour éclairer mes domaines. C’est un petit diablotin quemon père me prête de loin en loin.

– Eh bien, murmura le baron, me voilà magnifiquementcampé !

– Je vous servirai de guide, mon cher.

– Vous me laisserez donc passer ?

– Cela dépend. Oui, si c’est pour venir chez moi ;non, si vous voulez continuer votre route.

– Mon cher monsieur de l’enfer, dit flegmatiquement lebaron, ou vous êtes un mystificateur de bon goût, et alors je vousdemanderai la permission de m’assurer si ma rapière est de mêmelongueur que votre couteau de chasse…

– Ah ! ah !

– Ou vous êtes réellement le fils, le neveu ou un parentquelconque du diable, et dans ce cas…

– Dans ce cas ? baron…

– Voici une arme qui me délivrera peut-être de vous.

Et le baron posa la main sur son front et s’apprêta à faire lesigne de croix.

Le veneur partit d’un éclat de rire.

– Mon cher baron, dit-il, j’ai Satan pour père, mais mamère était une demoiselle de bonne noblesse et catholique. J’ai étébaptisé il y a neuf cent dix-sept ans, sous le règne deCharlemagne, dans la cathédrale d’Aix-la-Chapelle. Rengainez doncvotre signe de croix.

La main du baron redescendit.

– À quelle condition votre seigneurie veut-elle me laisserpasser ? demanda-t-il.

– Je viens de vous le dire, j’ai neuf cent dix-sept ans,une belle et verte vieillesse, comme vous voyez ; mais jem’ennuie prodigieusement. Vous êtes le plus spirituel gentilhommede la cour de France, et je me suis juré de vous avoir sous montoit quelques jours. Pouvez-vous refuser cela à unvieillard ?

– Avez-vous du vin passable, demanda Nossac avec un calmesuperbe.

– J’ai du chambertin de 1500, de l’aï de 1630, dujohannisberg de 1463, et…

– Assez ! monseigneur, je vous suis.

– Eh bien, dit le veneur noir, en route donc ! Et,quoique Satan, mon honoré père, me refuse un tison, nous allonsavoir des torches !

Le veneur noir emboucha sa trompe, en tira une puissante etrauque mélodie, qui ressemblait assez bien à un de ces ouragans quicourbent sous leur vol bruyant les têtes frémissantes d’une forêttout entière, et tout aussitôt les taillis environnantss’illuminèrent, et une douzaine de cavaliers, aussi rouges que leurmaître était noir, surgirent, un brandon de résine enflammée à lamain.

« Décidément, pensa le baron, j’ai réellement affaire audiable ! »

Chapitre 7

 

Les porteurs de torches étaient uniformément vêtus d’une casaquerouge, d’une culotte rouge, et leur visage, masqué comme celui dumaître, était pareillement dissimulé sous un loup de veloursrouge.

À travers ce loup, le baron crut voir étinceler des charbons quiremplaçaient assez bien les yeux.

– Oh ! oh ! fit-il, le veneur noir mentait ;il y a là un atome de la braise paternelle.

Le coup d’œil était réellement infernal, du reste, et il fallaitêtre aussi brave que le gentilhomme français pour n’être pointeffrayé à la vue de ce colosse noir environné de ces fantômesrouges, le tout éclairé par la lueur tremblotante et sinistre de larésine. Mais le cœur du baron ne battit pas une pulsation de plus,et son front demeura uni et calme.

– Mon cher hôte futur, dit-il au veneur noir, je vois quevous avez une maison bien montée, et je voudrais être déjà dansvotre manoir pour juger du reste.

– Nous ne pouvons y arriver que ce soir.

– Bah ! quand on a le diable pour père, on doit bienfaire dix-huit lieues en deux heures.

– Sans doute, mais mon nom vous indique suffisamment que jechasse tous les jours, et je veux chasser aujourd’hui.

– Ah ! ah !

– Je compte sur votre habileté de veneur, baron…

– Vous êtes trop bon mille fois.

– Mes fils font le bois, je vais les appeler.

– Vous avez donc des fils ?

– Quatre, baron.

– Je vous croyais célibataire, monseigneur.

– Vous n’avez donc pas entendu le dernier couplet de malégende ?

Et le veneur noir, de sa voix retentissante, entonna lesderniers vers de ce chant étrange, qui avait appris au baron sonexistence et sa présence :

Ce n’est point cela. Le grandveneur noir

Est venu naguère heurter aumanoir,

Il a dit au vieuxchâtelain : « Ce soir,

Je veux être à ta fille une nuittout entière,

– Sans doute, dit le baron en riant, mais cela nenous dit point.

– Attendez donc, fit le veneur diabolique, attendez.

Et il reprit avec un timbre de joie bruyante dans lavoix :

Le vieux châtelain est mort dedouleur,

Raide on l’a trouvé, la main surson cœur,

Quand les moines au cloître ontentonné matines ;

Mais la châtelaine et le veneurnoir

Avaient déjà fui bien loin dumanoir ;

Ils s’aimaient, fit-on. – Etquand vers le soir,

Résonnent au loin clochesargentines,

On entend chanter dans le fonddes bois

Une voix puissante, une fortevoix,

Qui fait trembler les monts ettressaillir la plaine.

Une voix qui dit : De lachâtelaine

Quatre veneurs tout noirs sontissus en trois fois !

– Ainsi, fit le baron avec beaucoup de flegme,votre seigneurie a quatre fils ?

– Et une fille, mon gentilhomme.

– Bon ! s’écria gaiement M. de Nossac, mevoici rassuré ! Je comprends si peu un souper sans femmes, queje redoutais de sabler vos crus merveilleux en face de vos visagesbarbus et masculins.

– Vous aurez une femme à votre droite, baron.

– La fille de votre seigneurie ?

– Oui, maître.

– Ah ça, est-ce qu’elle est noire comme vous ?

– Non pas, elle est blanche.

– Tant mieux !

– Elle a une dot immense.

– Elle est donc à marier ?

– Sans doute, je vous la destine.

– À moi ?

– À vous, mon gentilhomme.

– Ah ! par exemple, s’écria le baron, en voici biend’une autre ! Et mes amis de Versailles s’amuseraient de mevoir le gendre en perspective du fils du diable.

– C’est pour cela, baron, que je vous ai dépêché undiablotin subalterne qui vous a amené ici.

– C’était donc un piège ?

– Du tout ; et pour preuve, si vous refusez de devenirmon gendre, il est temps encore pour vous de rétrograder. Je vousferai reconduire à Marienwerder, et je chasserai seul.

Le baron hésita une minute.

– Et, dit-il, si votre fille est laide.

– Si vous la trouvez telle, vous refuserez.

– Ma foi, dit Nossac joyeux, du chambertin de 1500, dujohannisberg de 1463 et une jolie fille valent bien la peine qu’ontente l’aventure. J’irai jusqu’au bout ! Qu’ils viennent dudiable ou de Dieu, du paradis ou de l’enfer, le vieux vin et lesfemmes belles n’en ont pas moins de mérite.

Le veneur noir emboucha sa trompe et en tira une fanfare sipuissante et si forte, que les taillis et les rochers entremblèrent, et que les échos prochains ou éloignés la répétèrentavec un mugissant ensemble.

Au moment où le dernier écho s’éteignait, la même fanfarerecommença en même temps avec une vigueur pareille dans les boisenvironnants et dans des directions différentes ; toutaussitôt arrivèrent du sud et du nord, du levant et du couchant,quatre cavaliers noirs comme le veneur, masqués comme lui, commelui la trompe à la bouche, dardant des yeux de flamme à traversl’ébène de leur masque.

– Voici mes fils, dit le veneur.

Deux étaient aussi grands que leur père, aussi bien découplés,aussi largement bâtis que lui ; seulement, sous le masque del’un perçait une barbe déjà grisonnante, tandis que celle del’autre était d’un noir lisse et lustré qui attestait lajeunesse.

Le premier pouvait bien avoir vingt ans de plus que lesecond.

Les deux autres, moins grands, moins forts, étaient exactementde la même taille, et ils avaient tous deux la barbe blonde.

Ils étaient jumeaux.

Ils s’approchèrent l’un après l’autre de leur père,s’inclinèrent devant le baron et parlèrent au veneur noir dans unelangue inconnue qui ne ressemblait ni à l’allemand, ni au slavon,ni au russe, langue entièrement différente de celles que lessimples mortels emploient d’un hémisphère à l’autre.

– Vent-du-Nord, dit le veneur noir à l’aîné, quelle briséeavez-vous ?

– Un buffle, mon père.

– Et vous, Vent-du-Midi ? fit-il, s’adressant ausecond.

– Un ours, mon père.

– Et vous, Bise-d’Hiver ? continua le veneur,s’adressant à l’un des deux jumeaux.

– Un sanglier, répondit Bise-d’Hiver.

– Et vous, Brise-de-Nuit ?

– Un élan.

– Oh ! oh ! pensa le baron, voici quatre veneursqui ont des noms singuliers.

– Vous trouvez, dit le veneur noir répondant à la réflexionmentale du baron. C’est tout simple, cependant : j’ai appeléle premier Vent-du-Nord, parce qu’il a fait le bois dans la forêtseptentrionale ; le second, Vent-du-Midi, parce qu’il vient dusud ; le troisième Bise-d’Hiver, parce qu’ici le vent d’hivervient de l’ouest ; et le quatrième, Brise-de-Nuit, parce quel’haleine nocturne qui courbe les taillis arrive de l’Orient. Il afait la brisée dans la forêt de l’est.

– C’est fort ingénieux, murmura M. de Nossac.

– Chacun d’eux, poursuivit le veneur, a un nom encore, maisun nom de saint que ma femme leur a donné, et qu’ils ne porterontque lorsqu’un prêtre les aura baptisés.

– Ah ! ah !

– Or, dit le veneur, je n’ai pu en trouver un encore, tousles hommes qui me voient ayant l’habitude de mourir de peur.

– Tiens, fit le baron, est-ce que je seraisbrave ?

– Si brave, répondit le veneur noir, que je crois enfinavoir un gendre. Il y a dix ans que je le cherche.

– Ah ça ! demanda le baron inquiet, quel âge a doncvotre fille ?

– Vingt-cinq ans.

– Pas plus ?

– C’est bien assez.

– Et, continua le baron, elle est mortelle, hein ?

– Hélas !

– Ah ! tant mieux ! murmura-t-il, soulagé.

– Pourquoi ce tant mieux ?

– Parce qu’une femme est quelquefois fortennuyeuse au bout de huit ou dix ans, et qu’elle pourrait biendevenir insupportable, si elle était éternelle.

– Soyez tranquille, dit tristement le veneur noir ;moi seul suis immortel ; mes enfants subissent la loicommune ; et pour preuve, voyez la barbe grise deVent-du-Nord, il a quarante ans ; Vent-du-Midi n’en a quetrente, aussi sa barbe est-elle noire ; Brise-de-Nuit etBise-d’Hiver ont dix-huit ans à peine, et la leur est blonde.

– Très bien ; je suis rassuré.

– Maintenant, mon maître, continua le veneur noir, il esttemps de chasser. Choisissez. Que voulez-vous aujourd’hui : unours, un buffle, un élan ou un sanglier ?

Le baron réfléchit.

– Un ours ou un élan ; l’un et l’autre meplaisent.

– L’un et l’autre, en ce cas.

– En un jour ?

– Parbleu ! dit le veneur en étendant la main versl’Orient, qu’une teinte mélangée de blanc et d’opale coloraitlégèrement ; il est quatre heures à peine, et il ne pleuvrapas, nous avons le temps.

Le baron leva les yeux à son tour vers le ciel. La voûte plombéede nuages sombres qui pesait, opaque naguère, sur sa tête s’étaitdéchirée en mille endroits, au travers desquels apparaissaient deslambeaux de ciel bleu cendré, et les éclairs qui, jusque-là,n’avaient cessé de la sillonner, s’étaient éteints un à un commedes lampes devenues inutiles.

Les torches de son fils avaient, sans nul doute, engagé Satan àfaire des économies d’éclairage.

– Ah ça ! s’écria M. de Nossac, jusqu’àprésent, mon cher hôte, malgré tout ce qui se passe de merveilleuxautour de moi, je n’ai pu croire à ce rôle de fils du diable quevous jouez si bien ; mais me voici contraint de reconnaîtreque vous devez être décidément un personnage surnaturel. Quand oncommande à l’orage et qu’on disperse les nuées du ciel en quelquessecondes…

– Il faut être le diable ou tout au moins son fils,n’est-ce pas ?

– Justement.

– Puisque vous voulez du surnaturel pour vous convaincre,baron, je vais vous en servir. Nous avons bien ici chevaux etveneurs, mais les chiens nous manquent. Eh bien, vous allez envoir.

Le veneur noir approcha sa terrible trompe de ses lèvres, etrecommença sa fanfare.

Dès les premières notes, il s’éleva dans les taillis voisins etde tous côtés un ouragan sans exemple, un concert infernald’aboiements, une sonnerie gigantesque de voix aiguës ousonores.

Le baron porta, étourdi, les deux mains à ses oreilles, ets’écria :

– Vous avez donc dix mille chiens ?

– Non point dix mille, mais cinq ou six cents. Voyezvous-même.

En même temps qu’il s’était bouché les oreilles, le baron avaitinstinctivement fermé les yeux ; quand il les ouvrit, ilaperçut la vallée, qu’éclairaient à demi les torches et lespremières clartés de l’aube, entièrement couverte de chiens, touscouplés, divisés en quatre équipages et tenus en respect par desvalets entièrement vêtus de blanc, comme les veneurs l’étaient denoir, et les porte-torches de rouge.

Le premier équipage se composait de cent vingt mâtins deFinlande, zébrés de bandes noires et de bandes fauves, hauts commedes ânes, la tête carrée, les dents longues d’un pouce, et les yeuxsanglants et enflammés.

C’était l’équipage de l’ours.

Le second, celui du buffle, avait un nombre égal de grandsdogues du Cap, entièrement feu, et tout aussi hauts, quoique moinsépais et plus grêles que les mâtins.

Le troisième, celui du sanglier, avait été recruté parmi cesmagnifiques chiens Céris de Saintonge, une des plus belles racesdes grands chiens d’ordre de l’Ouest.

Le quatrième, enfin, qui était l’élan, était bien le plus beau,le plus imposant qu’il se pût voir. Il se composait dequatre-vingts lévriers entièrement noirs, et de cette belle espècebretonne, presque perdue aujourd’hui, de ces grands lévriers hautscomme des chevaux corses, à la tête longue d’un pied de roi, àl’ongle crochu comme les chats, et que les barons du Moyen Âgeemployaient à chasser les paysans qui, réfugiés dans les bois,refusaient de se soumettre à la glèbe et à la corvée.

Le veneur noir rejeta sa trompe sur l’épaule, et les chiens seturent soudain. Le baron les contemplait avec admiration.

– Mon hôte splendide, dit-il au veneur noir, nedoterez-vous point votre fille de quelques-uns de ces superbesanimaux ?

– De tous, si vous le désirez, baron.

– Morbleu ! s’exclama M. de Nossac, je mecontenterai d’une pareille dot. Le roi de France me donnerait bien,pour les avoir, cinq à six de ses provinces.

– En chasse, baron ! en chasse ! Voici le jourqui vient, et je ne veux point voir le soleil.

– Pourquoi cela ?

– Parce que nous sommes brouillés, voilà tout.

– Mais si vous chassez tous les jours ?

– Mes forêts sont trop sombres pour qu’il y pénètre. Enchasse !

Il reprit sa trompe et se mit en devoir de sonner ledépart ; mais il s’arrêta aussitôt :

– Baron, dit-il, vous avez un mauvais cheval, mettez pied àterre, en voici un autre.

Le baron leva les yeux et vit un magnifique étalon, blanc commeneige, caparaçonné richement et tenu en main par l’un desporte-torches.

Il ne se fit point répéter l’injonction, et sauta d’une sellesur l’autre, sans toucher la terre.

Aussitôt, il lui sembla qu’une force inconnue et sans pareillele vissait sur sa nouvelle monture, et que, se resserrant, l’étrierdevenait un étau et lui étreignait le pied.

Était-ce illusion ou réalité ?

La fanfare retentit, cette fanfare colossale qui ressemblait àun tremblement de terre, les chiens furent découplés, ets’élancèrent dans la forêt, les cavaliers bondirent derrièreeux ; alors le baron eut le vertige. Il frissonna une foisencore en se sentant emporté par un cheval qui paraissait, tant sacourse était folle et rapide, ne point toucher la terre, et envoyant galoper à côté de lui le veneur noir et ses quatre filss’entretenant entre eux dans leur langue inconnue.

Le veneur noir avait dit vrai : ses forêts étaient sombres,et la rouge lueur des torches, qui couraient en tous sens à traversles arbres, ainsi qu’une ronde échevelée de feux follets et defantômes, ne suffisait qu’imparfaitement à en éclairer lesténébreuses profondeurs.

Les chiens menaient un train d’enfer et semblaient ne plus avoirqu’une seule et formidable voix, tant ils donnaient avecensemble ; de temps en temps, le baron les voyait paraître etdisparaître dans le lointain, suivis de près par les cavaliersvêtus de rouge, la torche au poing en guise d’épieu ou demousqueton, et serrant eux-mêmes de très près un ours gigantesque,qui se retournait parfois mêlant un grognement terrible et sourd àleur hurlante harmonie.

En même temps, la trompe à la bouche, les cinq veneurs noirssonnaient des bien-aller non moins retentissants que lafameuse fanfare, puis le vacarme de la trompe des veneurs, uni auxaboiements de la meute, devint tel que bientôt le délire s’emparade M. de Nossac. Il crut faire un long et péniblerêve.

Il assista à la mort de l’ours, il entendit l’hallali, et fit lacurée de l’élan sans avoir trop conscience de ce qu’il faisait, dece qu’il entendait, de ce qu’il voyait… Et quand, enfin, après dixheures de cette course infernale, il vit tout à coup disparaître ets’éteindre les torches, disparaître et s’évanouir comme des ombresles cavaliers rouges qui les portaient, et succéder à la sombrevoûte de feuillage sous laquelle il courait depuis le matin lavoûte étoilée du ciel éclairé en plein par les rayons de la lune,il crut sortir d’un lourd cauchemar et avoir dormi un siècle. Ilavait passé d’une nuit à l’autre sans voir le jour qui lesséparait.

Dans le lointain, sur un roc escarpé qui surplombait un torrent,était une masse gigantesque et sombre, tigrée çà et là d’un pointlumineux.

– Voilà mon castel, dit le veneur noir en étendant lamain ; il est illuminé, et l’on vous attend.

Chapitre 8

 

Le baron suivit des yeux la direction que prenait la main duveneur noir, aperçut et examina rapidement le castel, puis seretourna.

Chiens, valets, porte-torches, tout avait disparu !

À ses côtés galopaient les quatre fils du veneur, qui lui-mêmemarchait en avant.

Qu’était devenue cette étrange cohue, ce pêle-mêle sans nom dechiens, de chevaux et d’hommes ?

Cette solitude subite, ce silence instantané, succédant enquelques secondes à la foule, au tumulte, qui l’environnaient peuavant, achevèrent de dégriser le baron, et lui rendirent tout sonsang-froid.

« Ah ça, pensa-t-il, j’ai décidément bien affaire audiable ; il n’y a plus à en douter. Ce qui se passe autour demoi est plus que surnaturel. »

Malgré leurs dix heures de steeple chase, les chevaux neparaissaient nullement hors d’haleine, ils galopaient toujours avecune fantastique vitesse.

L’espace d’une lieue, qui séparait le château de la lisière desforêts, fut franchi par eux en dix-huit minutes environ, et ilss’arrêtèrent bientôt au bord du torrent, qui rongeait et polissaitle roc sur lequel il était fièrement campé. Ce torrent était large,profond, et roulait avec un lugubre fracas.

Le baron n’aperçut aucun pont d’abord : mais avec plusd’attention, il finit par remarquer un tronc de sapin jeté entravers, joignant les deux rives par son étroite superficie.

– Est-ce que nous allons passer là-dessus ?demanda-t-il avec un certain effroi ; car l’eau mugissait àdeux toises au-dessous avec un bruit sourd qui eût glacéd’épouvante les plus hardis.

– Parbleu ! répondit le veneur noir en poussantvigoureusement son cheval, qui posa un pied assuré sur l’étroiteplateforme et s’y engagea au trot.

Après le père, passèrent les quatre fils.

Le baron n’hésita plus : il éperonna sa monture, qui, elleaussi, passa au grand trot et sans broncher au-dessus del’abîme.

Alors, quand tous les cinq eurent touché l’autre rive, le veneurnoir se retourna, et, sans quitter la selle, se baissa jusqu’àterre, comme ces écuyers du cirque qui, au galop, sans s’arrêter,ramassent un bâton dans l’arène, se cramponna d’une main aupommeau, saisit de l’autre l’extrémité du tronc de sapin, lesouleva malgré son poids énorme, le balança une seconde dans levide, puis le rejeta dans l’abîme, où il alla décrire un moulineteffrayant et s’engloutir avec un strident fracas.

– Nous voici chez nous, dit tranquillement le veneurnoir.

Le baron admira, en frissonnant, cette force herculéenne, puisregarda devant lui. Il était sur une sorte de terrasse de deuxmètres environ de largeur, au pied d’un rocher à pic supportant lamasse imposante du château.

« À moins que les chevaux de l’enfer n’aient des ailes,pensa M. de Nossac, l’ascension seradifficile. »

Mais le veneur noir reprit la tête du cortège, fit dix pas àgauche, et se trouva à l’entrée d’une sorte d’escalier à marchesétroites, presque perpendiculaires, qu’un piéton n’eût gravi qu’ense signant à plusieurs reprises avec dévotion.

Néanmoins, le cheval du fils du diable posa résolument les piedsde devant sur la première marche, puis sur la seconde, et commençaà monter d’un pas rapide, arrachant au roc poli des myriadesd’étincelles, sans jamais broncher, et comme si des cramponsd’acier eussent subitement poussé à ses sabots garnis de fer.

« Bon ! pensa le baron, qui commençait à sefamiliariser avec cette succession de prodiges, il paraît que monhôte tire ses chevaux des écuries de son père. L’enfer seul en peutproduire de pareils. »

Cette fois, au lieu de fermer le cortège, il devança les quatrefils du veneur noir et s’avança après lui vers la première marchedu raide escalier. Le cheval monta sans nulle hésitation.

« Il y est habitué », se ditM. de Nossac.

L’escalier avait deux cent quatre-vingt-dix-sept marches. Leschevaux les gravirent en dix minutes, et bientôt le baron et seshôtes se trouvèrent sur une deuxième plate-forme, de laquellesurgissaient les murs du château. C’était un gothique manoir, avecfossés profonds taillés dans le roc vif, tourelles élancées etpointues, sveltes clochetons, ogives nerveuses et fines, créneauxnoirs et lourds, beffroi gigantesque, toiture moussue, murs épais,mâchicoulis formidables, girouettes rouillées grinçant en pleurantaux brutales caresses du vent nocturne, écusson gravé sur lefronton de la porte principale, et souterrains longs d’une lieue,creusés à travers la roche et correspondant mystérieusement avecles forêts et les plaines d’alentour.

Le baron, qui se piquait d’archéologie, examina attentivement lechâteau et le trouva assez pur de style, à l’exception toutefois dequelques anachronismes légers qui disparaissaient assez bien dansl’ensemble. De nombreuses lumières brillaient derrière les vitrauxde couleur des fenêtres ogivales. Des ombres opaques oudemi-diaphanes passaient et repassaient rapides derrière ces mêmesvitraux. Mais aucun bruit, aucun souffle, aucune parole,n’annonçaient la vie et le mouvement à l’intérieur. Le châteauétait silencieux comme une tombe.

Le veneur noir s’arrêta devant le pont-levis, qui était relevé,emboucha la trompe, et en tira les trois appels usités au Moyen Âgeparmi les chevaliers errants qui demandaient l’hospitalité à uneheure avancée de la nuit.

La herse du pont s’abaissa en criant, et le veneur passa. Ilsarrivèrent tous les cinq dans la cour du manoir : la courétait déserte.

Le veneur mit pied à terre, ses fils l’imitèrent, et le baronfit comme eux.

– Venez, baron, dit le veneur en le prenant par le bras. Jemeurs de faim.

Il sembla à celui-ci que la main du veneur était brûlante etl’étreignait comme un étau. Il se laissa entraîner, et gravit côteà côte avec lui les marches du perron. Les quatre veneurs montèrentderrière eux.

– Et les chevaux ? demanda tout à coup le baron en seretournant.

Les chevaux avaient disparu, sans qu’aucun palefrenier s’enemparât.

« Morbleu ! pensa M. de Nossac, mon aventureprend des proportions telles, que si jamais je la conte àVersailles, Richelieu lui-même n’y voudra point croire. »

La porte du manoir s’ouvrit lentement comme s’était abaissé lepont-levis, sans que nul parût.

Le veneur noir en franchit le seuil, tenant toujours le baronpar le bras, et ils entrèrent dans un immense vestibule éclairé parquatre torches fixées au mur.

Au milieu était un large escalier à marches de marbre noirsemées de larmes blanches comme le champ d’armes de l’écusson.

Le veneur noir et son hôte gravirent cet escalier, prirent àdroite, arrivés au premier repos, ils entrèrent dans une pièce nonmoins vaste que le vestibule, pareillement éclairée et tendue denoir avec des larmes d’argent.

Ils traversèrent cette pièce, puis une autre et une autre encoretendues de même couleur, et ils arrivèrent ainsi à la salle àmanger du manoir.

Cette pièce était, tout au contraire des autres, tendue de blancavec des larmes noires.

– La variété lacrymale me plaît, murmura le baron.

Au milieu de cette pièce était dressée une table somptueuse surlaquelle fumaient les mets les plus exquis et miroitaient des vinssi clairs, si brillants de coloris, qu’il était facile de voir quele châtelain n’avait point menti sur la date.

Aucun valet ne se présentait, la salle était déserte, seulement,dans un coin, sur une estrade de velours noir, était un cercueil. Àsa vue, le baron fit un pas en arrière et frissonna.

– C’est le cercueil de ma femme, dit froidement le veneurnoir.

– Elle est donc morte ?

– Depuis dix ans.

– Et… elle est là ?

– Oui, sans doute : voyez.

Le veneur entraîna le baron, qui le suivit sansrésistance ; il le conduisit vers le cercueil et souleva ledrap mortuaire.

Une femme, jeune à en juger par l’ébène de sa chevelureruisselant en boucles lustrées sur la neige du linceul, belle sil’on examinait le bas du visage, car un masque pareil à celui desveneurs en cachait la partie supérieure, était couchée immobile etfroide dans le cercueil.

On eût dit qu’elle dormait, tant son bras avait conservé demolle souplesse dans les articulations, tant, sous sa peautransparente, étaient visibles encore ses veines bleues, quiparaissaient renfermer un sang en pleine circulation.

– Mais elle n’est point morte ! c’est impossible,exclama le baron.

– Elle est morte depuis dix ans.

– Dix ans ! Et elle est ainsi conservée ?

– C’est mon père qui l’a embaumée.

– Mais quel âge avait-elle donc ?

– Soixante-dix ans.

– On lui en donnerait à peine trente !

– Mon père l’a refaite ainsi en l’embaumant. Il était debelle humeur ce jour-là.

– Et vous la laissez là ? Vous ne l’inhumezpoint ?

– Non, dit le veneur ; car il faut pour la porter enterre une main de chrétien.

– Vous l’êtes, il me semble ?

– À moitié seulement. Il faut un chrétien tout pur ;j’ai songé à vous.

Nossac frémit, et se regarda dans une glace de Venise placée enface de lui. Il était fort pâle et ses lèvres tremblaient.

– À table, baron, dit le veneur noir, j’ai faim.

Nossac se dirigea vers la place que lui indiqua son hôte. Lesquatre fils se placèrent les uns à côté des autres, et alors lebaron remarqua qu’une place était vide à côté de lui et une autre àcôté du veneur.

La porte s’ouvrit au même instant ; une femme entra.

C’était une jeune fille de vingt-quatre à vingt-cinq ans, blondedorée, éblouissante, avec de grands yeux bleus emplis d’une vagueet suave langueur, une bouche rose, mignonne, garnie deperles ; de petites mains frêles, diaphanes, effilées, un piedde fée qui effleurait le sol à peine ; une taille souple,svelte, pleine d’amoureuses ondulations…

À sa vue, le baron poussa un cri d’admiration, oublia sesterreurs de la journée, le veneur noir, ses fils silencieux etmornes, ce cercueil placé en face de la table, comme pour leurenlever l’appétit et leur défendre toute joie. Il ne vit plus, iln’entendit plus que la jeune fille, qui fit le tour de la table etalla poser ses lèvres roses sur le front d’ébène de son père en luidisant :

– Bonjour, cher veneur noir, mon père.

Puis elle alla à chacun de ses frères, leur mit également unbaiser au front, en leur disant bonjour par leur nom ; elles’inclina profondément ensuite devant le baron, et revint s’asseoirà la droite de son père.

– Voilà votre femme, dit le veneur noir.

Le baron crut voir, au milieu de ses hôtes infernaux, le ciels’entrouvrir devant lui ; mais son ivresse fut glacée etrefoulée soudain au plus profond de son cœur par une voix quiretentit, à l’extrémité de la salle, fraîche, sonore, quoiqueemplie d’un accent railleur.

Le baron leva vivement les yeux, vit le drap mortuaire quirecouvrait le cercueil soulevé et la défunte assise sur sonséant :

– Baron de Nossac, disait la morte, puisque vous devez meporter en terre, vous ne refuserez pas de me servir de cavalier cesoir et de me conduire à table ; venez me donner la main.

Le baron sentit ses cheveux se hérisser tandis qu’une sueurfroide inondait ses tempes. Vainement il appela à son aide saprésence d’esprit et son sang-froid, et il fût inévitablement tombéà la renverse, si son œil éperdu n’eût rencontré l’œil fascinateur,l’œil céleste et suppliant de la jeune fille, qui semblait luidire : « Obéissez ! »

Alors il sentit son effroi s’en aller, il se leva et marcharésolument vers la morte, qui descendit impassible et raide de soncercueil, et il s’inclina devant elle avec une courtoisie quisentait le meilleur temps de Versailles.

– Merci ! dit la trépassée en plaçant sa main glacéedans la main du baron, qui tressaillit et frissonna de nouveau à cecontact.

Chapitre 9

 

La trépassée s’appuya sur le bras tremblant du baron, et marchavers la place vide qui lui était sans doute réservée, avec la lenteraideur d’un automate.

Elle s’assit à la droite de son cavalier, et lui dit :

– À table, monsieur le baron : votre appétit a dû êtremis à l’épreuve une journée de chasse.

– En effet, balbutia M. de Nossac.

Le veneur noir prit alors son couteau de chasse qui pendaitencore à son flanc, dépeça avec une habileté prodigieuse lequartier de venaison qui fumait sur la table ; puis en envoyaun morceau à chacun des convives, commençant par le baron, suivantla mode hospitalière d’Allemagne, au lieu d’obéir à l’usagefrançais et de servir les dames tout d’abord.

M. de Nossac était ému, sans doute, mais la terreur nele dominait jamais assez complètement pour lui enlever sa dernièreparcelle de sang-froid.

Il s’aperçut donc de ce manque de galanterie, et le corrigea deson mieux en offrant son assiette à sa voisine la trépassée.

– Merci ! répondit-elle d’une voix glacée.

Elle plaça l’assiette devant elle, mais n’y toucha pas.

Cinq minutes après, l’un des fils de la morte, celui qui senommait Vent-du-Nord, et qui était le plus vieux, se leva gravementet vint enlever l’assiette pleine encore, qu’il remplaça par uneautre également chargée.

Le baron de Nossac croyait rêver, et n’eût été le rayonnantvisage de la jeune fille qui lui souriait de temps en temps d’unair ingénu et candide, il eût certainement douté de sa propreexistence.

Le repas avait une couleur funèbre, en parfaite harmonie avecles tentures de la salle et ses étranges hôtes.

Le veneur noir mangeait avec une gloutonnerie tudesque, ses filsl’imitaient assez bien ; seule, la jeune fille effleurait àpeine son verre et les mets qu’on lui servait, comme un oiseaucoquet et mignard qui, se trouvant dans la même volière que deshiboux voraces, des orfraies affamées, leur voudrait donner uneleçon de délicatesse et de savoir-vivre en picorant à peine çà etlà quelques menus grains de mil.

Quant à la châtelaine trépassée, elle ne mangeait pas ;mais chacun de ses fils venait à tour de rôle renouveler sonassiette et changer son verre.

Le baron, un moment dominé par la terreur, reprit peu à peu sonsang-froid railleur et finit par en revenir à son idée première,c’est-à-dire qu’il était le jouet d’une mystification terriblequ’il lui fallait supporter à tout prix d’abord, afin d’entriompher ensuite. Aussi, le doux regard de la jeune fillel’aidant, il prit la parole le premier et dit au veneurnoir :

– Vous êtes, mon cher hôte, silencieux comme la tombe demadame la châtelaine.

– Vous trouvez ? fit le veneur d’un ton farouche, quidonna à comprendre au baron que la plaisanterie était déplacée.

En même temps, quatre éclairs jaillirent simultanément desquatre masques des fils du veneur, et le front de la jeune filles’assombrit d’une mélancolie grave et triste. Le baron compritqu’il avait fait une faute, et se tut. Mais la trépassée, quigardait le silence depuis dix minutes, jugea de son goût de lerompre, et elle dit au baron :

– N’êtes-vous pas veuf, monsieur de Nossac ?

À cette brusque question, faite d’un ton railleur, le barontressaillit et jeta un regard effrayé à la trépassée. Sous lemasque de celle-ci, bruissait un rire sourd et moqueur, tandis queses yeux froids et ternes comme des yeux de mort, reluisaient ainsique des poignards au travers de ce même masque.

M. de Nossac rencontra ce regard glacé, et sontressaillement redevint de la terreur :

– Où avez-vous pu apprendre… balbutia-t-il.

– Les morts savent tout.

– C’est juste, murmura le baron ; mais cependant…

– Et je connais même votre femme.

M. de Nossac fît un soubresaut, et, pâle, la voixétranglée, il se fut, sans nul doute, levé de table, si la mainglacée de la trépassée ne se fût appuyée sur la sienne pour leretenir.

– Restez donc ! fit-elle avec lenteur, vous êtespétulant comme tout gentilhomme de la cour de France, et vousoubliez que nous sommes ici sur les frontières de Hongrie.

La sueur de l’angoisse perlait aux tempes du baron ; ilécoutait la voix de la trépassée avec cette attention morne etdésespérée d’un condamné écoutant sa sentence de mort. À mesure quecette voix bruissait, métallique et raide comme le timbre d’airaind’une horloge, il lui semblait qu’il l’avait entendue quelquepart.

– Vous êtes veuf d’une femme assez belle, disait-on àParis, poursuivit la trépassée, et qui même vous a laissé unegrande fortune, dit-on encore.

Le baron tremblait de tous ses membres et regardait la morteavec stupeur.

– Ne vous étonnez point de me voir si bien instruite,monsieur le baron ; mon époux que voilà a dû vous dire quej’étais la bru de Satan, et Satan sait tout, comme bien vouspensez…

M. de Nossac ouvrit la bouche et voulut parler, maisaucune parole ne put se faire jour à travers sa gorge crispée. Lachâtelaine défunte continua :

– La baronne de Nossac, votre femme, a, paraît-il, fait unsingulier testament. Elle vous a imposé, dit-on, l’obligation devous remarier dans le délai de deux années, sous peine de voir safortune retourner à ses héritiers naturels.

Cette fois le baron n’y tint plus, et l’œil hagard, le visagecontracté par la peur, il s’écria :

– Êtes-vous la baronne elle-même, qui vient me reprocher malâche conduite, et sort de la tombe pour me railler ?

La trépassée répondit par un éclat de rire :

– Mon cher baron, dit-elle, je commence à croire que leremords vous trouble assez fort l’esprit pour vous montrer en moicette femme…

– Vous avez sa voix…

– Vous trouvez ?

Et le rire moqueur et glacé de la morte bruit de nouveau avec untimbre lugubre dans cette salle funéraire.

Une fois encore le baron voulut se lever et fuir, mais la mainde la morte le cloua immobile sur son siège.

– Baron, fit la châtelaine, vous êtes fou, et je vouspardonne, en considération du lieu où vous êtes ; mais croyezbien une chose, c’est que si j’étais votre femme, comme vous leprétendez, j’aurais ôté mon masque déjà pour vous montrer monvisage… La reconnaissance serait au moins curieuse.

La trépassée allait au-devant de l’objection, qui errait sur leslèvres du baron. Mais M. de Nossac était, avant tout,l’homme des interpellations brusques et de laspontanéité :

– Madame, demanda-t-il, pourquoi ne l’ôtez-vous point pourme rassurer ?

– Parce que je ne le puis, ni mon époux ni mes fils…

– Et… pourquoi ?

– Si vous avez bien réfléchi aux sinistres paroles de lalégende du veneur noir, vous aurez remarqué que la vue du veneurfrappe de mort tout ce qui est humain.

– Je l’admets pour le veneur et ses fils… mais vous…

– Mon époux m’a communiqué le même et fatal privilège.

– Mais votre fille ?

– Ma fille seule est exempte de ce don funeste. C’est unebizarrerie de son aïeul, qui l’a voulu ainsi. En revanche, sijamais nous nous démasquions devant elle, elle mourrait sur lecoup.

– Cordieu ! s’écria le baron, réussissant enfin àdominer complètement son effroi, et pris soudain d’un accèsd’audace chevaleresque, je veux avoir le cœur net de tout cela. Simademoiselle… (et il désigna la fille) si mademoiselle veutconsentir à s’éloigner, je demande moi, à vous voir tous les six lemasque bas, et je m’engage à vous regarder en face, votre visagefut-il aussi effrayant que celui de Satan lui-même.

– Prenez garde, baron, murmura la morte, dont la voixrailleuse timbra soudain d’une nuance de menace.

– Je m’appelle Nossac, répondit fièrement le baron.

Le veneur noir et ses quatre fils échangèrent un menaçantregard, mais ne dirent mot.

– Eh bien, dit la trépassée, offrez votre main à ma fille,et conduisez-la dans la pièce voisine ; vous reviendrez seul…si vous l’osez !

Ne l’eût-il point osé deux secondes auparavant, queM. de Nossac s’en fût senti le courage maintenant qu’ilavait à toucher la main de cette éblouissante jeune fille dont lesourire l’enchantait. Il se leva donc résolument, alla vers elle,et lui offrit son bras.

La jeune fille avait soudain pâli, mais la morte lui ditimpérieusement :

– Allez !

Et elle se leva à son tour et mit sa main blanche dans les mainsdu baron. Cette main tremblait.

– Venez, mademoiselle, dit Nossac, dont la voix s’altéra denouveau sous le poids d’une indicible émotion.

Et il marcha lentement, comme s’il eût voulu prolonger le pluspossible ce trajet si court et sentir la main de la jeune filledans sa main.

Ils sortirent ainsi de la salle, et entrèrent dans la piècevoisine. Là, Nossac s’arrêta, hésitant.

– Venez, venez, murmura la jeune fille en l’entraînantencore, allons un peu plus loin !

Ils traversèrent la deuxième pièce, et pénétrèrent dans latroisième. Dans celle-là était un vaste sofa en velours noirparsemé, comme les tentures, de larmes blanches.

Le baron y conduisit sa compagne, l’y fit asseoir, puis reculad’un pas pour la saluer. Soudain la jeune fille joignit les mainsavec un geste de prière :

– N’y allez pas ! murmura-t-elle.

Un fin sourire glissa sur les lèvres du baron.

– J’irai, dit-il.

– Vous en mourrez…

– En êtes-vous bien sûre ?

– Oui ! oui !

– Eh bien, écoutez-moi.

– Que voulez-vous ? fit-elle avec un regard charmantde coquetterie suppliante.

– Vous a-t-on dit que j’étais l’époux qu’on vousdestinait ?

– Oui.

– Cela vous afflige-t-il ?

La jeune fille hésita.

– Non, dit-elle enfin.

– M’aimerez-vous ?

Elle hésita encore.

– Je ne sais pas, fit-elle.

– Eh bien, si vous ne voulez pas, quelque grand, quelqueterrible que soit le danger, si vous ne voulez pas que j’ysuccombe, dites un seul mot.

Elle le regarda étonnée.

– Un mot qui me serve de talisman, un mot qui me couvrecomme une égide, reprit-il avec feu.

Elle le regarda une fois encore, mais son étonnement avait faitplace à la prière :

– N’y allez pas ! fit-elle.

– Je serais un lâche si j’hésitais.

– Mais vous allez à la mort !

– Peut-être, si vous me refusez ce mot. Non, à coup sûr,s’il s’échappe de vos lèvres…

– Eh bien ! fit-elle en prenant sa main… ehbien !…

Elle s’arrêta et rougit.

– Eh bien ? interrogea-t-il avec angoisse.

– Eh bien, reprit-elle, monsieur le baron de Nossac…

Une fois encore, elle s’arrêta, pleine d’hésitation.

– Oh ! dites ! demanda le baron, joignant lesmains avec un geste et un regard suppliants.

– Je vous aime ! murmura-t-elle en cachant son frontdans ses doigts entrelacés.

– Merci ! s’écria le baron.

Il entoura sa taille avec son bras, mit sur ce front quirougissait un baiser ardent ; puis, la main à la garde de sonépée, la tête haute et fièrement renversée en arrière, il marchad’un pas ferme vers la salle du festin, où l’attendaient cesterribles convives, et, arrivé à la porte, il la poussa sanshésiter.

Le veneur noir et ses quatre fils avaient mis bas leurs masques,la châtelaine pareillement.

Mais le baron les eut à peine dévisagés, qu’il poussa un cri,posa la main sur son cœur, et s’appuya au mur, défaillant etpâle…

Il avait sous les yeux six faces de squelettes, six têtes demort placées sur des épaules vivantes, en apparence du moins, sixtêtes qui grimaçaient et se contractaient affreusement, les unessous une chevelure blonde, les autres sous des cheveux noirs ougris, l’une enfin, celle de la trépassée, sur un cou de cygne,blanc, pur de formes, de contours et de mouvements, sous la plussoyeuse et la plus belle chevelure qui ait couronné un front defemme.

Mais ce qu’il y avait surtout d’effrayant, c’étaient ces yeuxardents qui brillaient au travers de ce visage décharné et rongé àdemi par les vers du cercueil ; ces yeux, qui se levèrentsimultanément avec une expression de menaçant et railleur défi surle baron, qui osait affronter ainsi un pareil spectacle.

– Vous êtes pâle et vous frissonnez, baron… dit la morteavec ses lèvres de squelette.

Le baron frissonnait et était pâle, en effet ; mais ledéfi, de quelque bouche et de quelque lieu qu’il vienne, est unstimulant tout puissant ; et le baron releva soudain la têteet répondit :

– Je pâlis et je frissonne si peu, madame, que je veuxachever de souper avec vous !

Et il s’avança vers la table avec une stoïque assurance, etreprit la place qu’il occupait naguère.

Chapitre 10

 

Les six squelettes se regardaient avec un étonnement mêléd’admiration. Le courage du baron devenait presque de la folie.

– Baron, dit la trépassée en laissant passer un rirefuneste au travers de ses lèvres décharnées, je vous fais amendehonorable, vous êtes un preux chevalier.

– Vous êtes mille fois trop bonne, madame, répondit Nossac,et si le proverbe : Conseil vaut éloge, est dequelque justesse, je me permettrai de vous faire une légèreprière.

– Ah ! fit la morte, voyons !

– Prenez le bout de votre serviette, madame…

– Bien. Après ?

– Vous avez un ver sur la joue.

Un éclair de colère jaillit des yeux des cinq veneurs noirs.Mais le baron, qui s’exaltait dans la peur comme dansl’intrépidité, le baron, muet et glacé peu avant, et maintenantdominant en maître la situation, le baron s’écria avec un éclat derire aussi railleur que le ton de la trépassée :

– Vous voulez jouer au terrible et à l’épouvantable avecmoi, messieurs les damnés et les revenants ; j’essaie, vous levoyez, de me mettre à votre niveau.

– Boirez-vous, demanda le vieux veneur en ricanant,oserez-vous boire et manger ?

– Si vous me laissez de quoi, oui, vraiment ; cartudieu ! mes maîtres, tout trépassés que vous êtes tous…

– Vous vous trompez, baron, dit le veneur noir, mes fils etmoi, sommes bien vivants.

– Alors, pourquoi ces faces décharnées ?

– Parce que mon père, Satan, a aimé ma mère après samort.

Le baron tressaillit légèrement, mais il se remitaussitôt :

– Ce doit être une curieuse histoire, dit-il, sans rienperdre de son accent de persiflage.

– Et que je suis prêt à vous conter, mon maître.

– Je suis tout disposé à l’entendre. Mais d’abord, mon cherhôte, versez-moi du vin. Au train dont vous allez, vous et vosfils, il se pourrait bien faire que les flacons fussent vides avantpeu. C’est ce que je voulais dire tout à l’heure.

– Buvez, mon maître ; et quand les flacons serontvides…

– Vous en aurez d’autres, n’est-ce pas ?

– Sans doute.

– Vidons-les, alors ; car je serais curieux de voirenfin vos serviteurs. Jusqu’à présent…

– Vous en êtes aux conjectures, voulez-vous dire ?

– Précisément.

– J’emprunte mes domestiques à mon père.

– Ah ! très bien. Voyons l’histoire.

Le veneur approcha son verre empli jusqu’au bord de ses lèvresde squelette, et, tandis que le baron lui faisait raison ens’inclinant devant la trépassée, il s’exprima ainsi :

– J’ai dû vous le dire, je suis né sous le règne deCharlemagne. Ma mère vivait à cette époque. Ma mère était unedemoiselle de fort bonne noblesse et d’un esprit accompli. En cesiècle d’ignorance où elle vivait, alors qu’on tirait vanité de nesavoir point écrire, ma mère parlait et écrivait plusieurs langues,l’hébreu et le syriaque entre autres.

» De plus, ma mère était incrédule à l’endroit de plusieursdogmes de la loi chrétienne ; elle doutait entièrement del’existence du diable, et par suite, de celle de l’enfer. En vainson chapelain lui prêchait-il matin et soir de fort beaux discourssur le lieu de supplices et d’expiations éternelles où mon pèrepréside, en vain encore sa mère, pieuse femme, luidisait-elle : « Ma fille, tu seras damnée, pour punitionde ne point croire à l’enfer », ma mère souriait et haussaitles épaules. Satan, mon père, écoutait ces paroles impies, et riaità son tour ; mais ma mère était si belle, qu’il se prenait àsouhaiter parfois d’être un simple mortel pour l’épouser etl’aimer. Or, il se dit un jour qu’il lui était facile d’arriver àce résultat en prenant une forme humaine. Il se logea dans le corpsd’un chevalier assez bien tourné et de belle taille, qui venait dese faire occire dans une bataille livrée aux Sarrasins, et il seprésenta chez la demoiselle, après lui avoir envoyé toutefois sonécuyer Séduction, porteur de riches et rares présents. Mais lademoiselle était vertueuse quoique incrédule, et mon père n’y putrien. Elle demeura vierge en dépit de tout. « Heureusement,pensa mon père, que la petite sera damnée, et qu’elle mourra unjour ou l’autre. »

» Les prévisions de mon père se réalisèrent. Un jour, enallant assister à un tournoi que donnait le roi Charlemagne, mamère, montée sur une haquenée blanche, passa auprès d’une vieilletour, qui tombait en ruines et branlait au vent…

» Sur le faîte de cette tour, un poète allemand rêvaitauprès d’un nid de cigogne.

» Voyant venir ma mère, le poète, qui était curieux,interrompit les dactyles latins qu’il était en train de composer etse pencha en avant. La pierre sur laquelle il reposait se détacha,et il se trouva lancé dans le vide.

» Le hasard voulut qu’il allât tomber et se briser le crâneà dix pas en avant de ma mère, qui mourut de peur presque sur lecoup.

» Ma mère morte, son âme prit en droite ligne la route del’enfer, qu’elle avait toujours nié, et elle trouva, sur la portemême, Satan, mon père, qui lui offrit la main avec une exquisegalanterie, et la conduisit auprès de l’âtre éternel, devant lequelelle devait se rôtir à petit feu pendant la consommation dessiècles.

» Ma mère, de son vivant, était une petite maîtresse usantdes parfums et des eaux mystérieuses qu’inventaient et colportaientalors, par tout le globe, les Arabes vagabonds ; elle fit doncune affreuse grimace en approchant du foyer paternel, où il fait sichaud en toute saison. Elle se repentit amèrement de sonincrédulité ; mais hélas ! c’était trop tard !…

» Mon père en eut pitié cependant, et lui dit :

» – Gente demoiselle, si vous voulez m’aimer huitjours consécutifs, je vous rendrai à Dieu, qui vous a donnée à moi,et il vous placera dans son paradis, où la brise est fraîche et lefeu moins ardent.

» – Vous aimer ! fit ma mère avec dédain ;allons donc !

» Et elle s’assit au coin du feu de mon père avec unestoïque résignation.

» Pendant huit jours, elle eut le courage de brûler, maisle neuvième elle n’y tint plus :

» – Soit ! dit-elle.

» Mon père, que la brûlante atmosphère où il vitordinairement rend très frileux, s’enveloppa dans son manteau, etmonta sur la terre.

» Guidé par les rayons de la lune, il s’achemina lestementvers le cimetière où ma mère était enterrée, gratta la terre de sonpied fourchu, mit à nu le cercueil, l’ouvrit, et en retira le corpsde ma mère dans lequel il remit son âme, qu’il avait apportée dansun coin de son manteau. L’âme rajustée au corps, ma mère se leva etmarcha, s’enveloppant les épaules et le visage dans les plis de sonsuaire blanc.

» – En route ! lui dit mon père.

» – Où allons-nous ?

» – Chez vous, dans votre castel.

» La morte s’achemina lentement vers la villed’Aix-la-Chapelle, où son père, qui était un riche seigneur, avaitun palais somptueux. Elle arriva, suivie par mon père quigrelottait, à la porte de ce palais. La porte s’ouvrit devant elle,elle entra, monta l’escalier, arriva à son appartement, désertdepuis sa mort, et poussa les verrous quand mon père fut entré.Alors celui-ci frotta son ongle crochu contre l’une de ses cornes,et en tira une myriade d’étincelles qui allumèrent une torche fixéedans le mur par un crampon de fer. Puis, à la lueur de cettetorche, il examina ma mère : mais il l’eut à peine dévisagée,qu’il poussa un cri d’horreur. Pendant les huit jours que son corpsavait passés au cercueil, les vers avaient eu le temps de luironger le visage.

» Mais mon père n’avait qu’une parole, il avait promis, iltint sa promesse ; et je naquis neuf mois après. Seulement, jeressemblais à ma mère ; et c’est pour cela que je porte unmasque pour être moins hideux… Ma mère était sortie de sa tombepour me mettre au monde. Mon grand-père me trouva un matin sur lelit de sa fille, et, sans trop savoir d’où je provenais, il me fitbaptiser à tout hasard.

» Le prêtre qui me donna l’eau mourut de frayeur.Néanmoins, j’étais chrétien. Malheureusement, mon père s’empara demoi peu après, et je n’ai gagné à mon baptême qu’une seulechose : d’être à l’épreuve des signes de croix. Pour tout lereste, je suis le fils du diable !

Le baron avait écouté avec beaucoup de calme cette étrangehistoire : quand le veneur noir eut fini, ils’écria :

– Vos contes sont aussi merveilleux que vos vins. Àboire ! mon hôte.

– Buvez, répondit le veneur. Et maintenant, il est tard,mon jeune maître ; vous devez avoir besoin de repos. Votreappartement est prêt.

Et, ce disant, il frappa sur un timbre.

La jeune fille qui avait si fort impressionné Nossac parutaussitôt, vint à lui souriante, et le prit par la main :

– Venez, dit-elle.

La vue de la jeune fille rendit au baron, que l’ivressecommençait à gagner, un peu de sa présence d’esprit.

Elle le conduisit à travers les salles qu’il avait déjàparcourues, lui fit gravir le grand escalier, et le mena à l’étagesupérieur.

Là elle ouvrit une porte, et l’introduisit dans une chambre àtentures noires pareilles à celles du bas, mais aussiconfortablement meublée que possible, et telle qu’en rêvent lesvoyageurs dans un pays inculte et barbare où ils sont privés detout luxe.

– Dormez, lui dit-elle en lui indiquant le lit.

Et son sourire était doux, naïf, presque angélique. Le baronsecoua alors, en présence de cette rayonnante enfant, la torpeur del’ivresse qui envahissait ses membres et étreignait sa raison, et,posant ses lèvres sur ses mains diaphanes, fléchissant un genoudevant elle et la regardant d’un air suppliant, il luidit :

– Oh ! dites-moi que je fais un rêve… un rêve affreux,et qu’il n’est pas possible que vous si belle, si pure, si naïve,vous soyez de la même race que tous ces suppôts de l’enfer que jequitte ; dites-moi que tout cela est un cauchemar, que je dorstout debout, qu’il est impossible…

– Chut ! dit-elle en lui posant sur la bouche sesdoigts effilés et roses ; chut !

– Oh ! non ! laissez-moi vous questionner… vousdemander… Il est impossible que, si belle, vous soyez…

La jeune fille parut hésiter, frémir, se troubler ; puissoudain faisant un effort suprême, elle approcha ses lèvres dufront du baron, et murmura :

– C’est peut-être la mort que j’appelle sur ma tête, maisje vous aime !… Je dirai tout !

– Oh ! parlez ! s’écria M. de Nossac,je suis là pour vous défendre !

– Eh bien ! fit-elle frissonnante, vous avez été unlion jusqu’à présent, soyez-le jusqu’au bout… Mettez votre épéesous votre chevet, et veillez… Vous êtes le jouet d’une comédieterrible !

Et comme si elle eût craint d’en avoir trop dit, elle s’enfuit,et ferma la porte sur elle. Nossac voulut courir et la poursuivre,mais une force invincible, l’inertie de l’ivresse, le cloua au sol,et la tête recommença à lui tourner. Il n’eut que le temps deplacer son épée à son chevet et de se jeter sur son lit.

Un sommeil de plomb, une léthargie sans égale, s’empara de luiaussitôt.

Et aussitôt aussi la porte fermée par la jeune fille s’ouvritavec fracas, et une forme blanche entra dans la chambre, et marchavers le lit du pas lent et mesuré des fantômes.

Chapitre 11

 

Au bruit qui se fit, M. de Nossac s’éveilla ensursaut, ouvrit les yeux, et voulut se lever. Mais ce réveil futbien plus moral que physique ; car il ne put, quelques effortsqu’il fît, remuer aucun de ses membres, et vit arriver à lui, aumilieu des ténèbres, cette forme impassible et muette, sans que salangue pût jeter un cri, sans qu’il pût reculer lui-même jusqu’à laruelle du lit. La forme blanche avança jusqu’à lui, et posa quelquechose de froid sur son front. Ce quelque chose était une main. Puiselle s’assit au chevet, et se pencha tout à fait sur le baron.

Le baron était dans une situation terrible : il voyait cetêtre étrange dont il ne pouvait trop se définir à lui-même le sexeet la race. Il le voyait incliné sur lui, il sentait sa respirationaussi glacée que sa main ; son front frissonnait à ce contact,ses cheveux se hérissaient, et il ne pouvait cependant ni crier, nise débattre, ni demander grâce ou raison.

Le fantôme, c’en était un sans doute, se coucha tout à fait côteà côte avec M. de Nossac, puis appuya ses lèvres sur soncou nu, et M. de Nossac sentit soudain une sorte depiqûre légère et peu douloureuse, mais qui acheva de l’épouvanter.Il avait affaire à un de ces monstres si connus en Hongrie et enBohême, qu’on nomme des vampires, et sur lesquels un moine, le pèredom Calmet, venait précisément, il y avait deux ou trois ans àpeine, d’écrire un fort beau livre où il prouvait, clair comme lejour, que rien n’est plus naturel que le vampirisme.

L’angoisse du baron, pendant tout le temps que dura la succionfatale, est difficile à dépeindre.

Frappé de paralysie dans tous ses membres et dans sa langueelle-même, il avait conservé le toucher, l’ouïe et la vue. Ilvoyait, il entendait le vampire, qui respirait par saccades, il lesentait allongé sur lui, aspirant son sang avec une âpre avidité,et chose étrange ! malgré l’effroi et la douleur qu’il enressentait, il éprouvait une sorte de volupté indéfinissable, uneacre jouissance à cet atroce contact.

Et à mesure que le vampire buvait son sang, la douleur premièrequ’il avait éprouvée s’amoindrissait et passait à l’état de puresensation, tandis que lui-même, de plus en plus engourdi, sentaitl’alourdissement de sa tête tomber sur son cœur, et une faiblesse,extraordinaire en apparence, mais qui n’était que le corollaireinévitable de la perte de son sang, s’étendait à tous ses membresparalysés.

Au bout de vingt minutes environ, le vampire s’arrêta.

– Vous avez le sang rose et frais, baron, murmura-t-il.

Le baron eût fait sans doute un soubresaut s’il n’eût étécomplètement paralysé. Cette voix, c’était celle qui l’avait déjàsi fort ému et troublé, celle de la châtelaine morte avec qui ilavait bu et dansé. Un frémissement imperceptible de tous sesmembres indiqua seul au vampire ce que sa voix venait de lui faireressentir.

– Ah ! murmura-t-il, vous me reconnaissez,baron ?…

Le baron frémit de nouveau, et fit un suprême et inutile effortpour parler et se débattre.

– Je crois, poursuivit la morte, n’avoir plus besoin devous expliquer par un mensonge comment, dix années après ma mort,j’ai la chair aussi souple, le bras aussi arrondi et le cou si roseet si blanc… Vous le voyez, je suis vampire. Vous avez un sangadmirable, baron, je vous jure que je le ménagerai et le feraidurer longtemps. Je vous accorde un grand mois de vie.

M. de Nossac ne pouvait ni bouger, ni crier ;mais la souffrance morale qu’il éprouvait à ces paroles étaittelle, qu’une sueur glacée découlait de sa chevelure le long de sestempes.

– Et maintenant, poursuivit le vampire, dormez et prenez durepos pour réparer les pertes que vous avez faites à monprofit.

Et, ce disant, la châtelaine trépassée versa le contenu d’unepetite fiole sur le cou du baron. La liqueur qui s’en échappa étaittiède et gluante ; il sembla au baron qu’elle pénétrait toutentière dans ses veines appauvries par la blessure que le vampirelui avait faite avec ses dents, et qu’elle y répandait uneindéfinissable sensation de bien-être.

Le vampire se leva alors et lui dit :

– Adieu… à demain.

Et il s’en alla du même pas mesuré et lent, et ferma la portesur lui.

Presque aussitôt les yeux du baron, ouverts tout le temps que levampire était demeuré près de lui, se fermèrent sous le poids d’unsommeil invincible, mais dégagé de cette ivresse lourde et péniblequi caractérisait le premier auquel il avait cédé après le départde la jeune fille, et il s’endormit paisiblement, cédant à unbesoin de repos motivé par une faiblesse inaccoutumée.

 

Le baron dormit plusieurs heures consécutives ; quand ils’éveilla, le soleil levant venait s’ébattre au milieu de lachambre qu’il occupait. Il se leva précipitamment, il courut àl’une des croisées, il l’ouvrit violemment, et plongea sa têteavide et son œil ardent au-dehors…

Il avait devant lui, sous ses yeux, le plus charmant paysage quifût sorti de la palette de l’Éternel. Sous les murs du châteaus’étendait une prairie, vaste d’une lieue, plantée d’arbres. Aumilieu de cette prairie, un ruisseau ; à son extrémité, lalisière d’une forêt de bouleaux et de sapins, épaisse, touffue,mais agitant de la façon la plus naturelle ses panaches verts ausouffle du vent matinal, et n’ayant dans son aspect riend’effrayant et de satanique.

Entre la prairie et la forêt, un petit village s’allongeait avecun cortège de jardins, de saules pleureurs et de haiesd’aubépine ; aux alentours de ce village une population depaysans, bergers ou laboureurs, s’occupait des divers travaux deschamps.

M. de Nossac demeura stupéfait devant ce calme etbucolique tableau.

Ce roc à pic, aride, morne, surplombant un torrent déchaîné etfurieux, ce torrent lui-même, tout avait disparu comme parenchantement.

Le baron avait cru s’éveiller au milieu d’un site tourmenté,sauvage, non moins infernal que le château qui l’abritait et queles maîtres de ce château, et, tout au contraire, il se trouvait ausein même d’un pastiche de Florian traduit au pinceau, avec desbergères enrubannées, des laboureurs chantant de gais refrains, desfermes lavées et peignées comme des cottages, et un castel qui,malgré son attitude imposante d’un style médiéval, avait, en pleinsoleil, cet air doux et pacifique d’un vieux châtelain revenu descroisades, et devenu indulgent et facile pour ses serfs et sesvassaux, par l’unique raison qu’il avait été lui-même esclave desMores quelque dix années.

C’était la première fois, depuis longtemps, que le baron setrouvait seul et l’esprit à peu près dispos. Il se mit donc à rêveret à réfléchir, essayant d’analyser ou plutôt de s’expliquer lessensations diverses et les étranges événements au milieu desquelsil était ainsi plongé.

M. de Nossac appartenait à un siècle sceptique etphilosophe entre tous les siècles, il sortait à peine des orgies dela Régence, il était incrédule deux jours auparavant, comme le plusentêté des matérialistes ; cependant, après ce qu’il avait vuet entendu, le scepticisme devenait impossible ; et il eutbeau se répéter qu’il y avait une mystification au fond de tous cesmystères, il ne put se convaincre que le surnaturel n’eût pas jouéle rôle principal dans ce qui s’était passé sous ses yeux laveille. Néanmoins, en déroulant un à un tous ses souvenirs confusencore, il se souvint des paroles échappées à la jeune fille, qu’ilavait trouvée si belle au milieu de ces squelettes affreux, de cesparoles qui devenaient presque une révélation :

– Vous êtes le jouet d’une comédie terrible !

Mais ces faces décharnées, où les vers se traînaient hideux etfétides ? Ce cadavre descendant de sa tombe ? Ce vampirele suçant ?

M. de Nossac courut à une glace, qu’il se rappelaitavoir vue, la veille, sur la cheminée, et regarda son cou. Son couétait tigré de quelques gouttes de sang, et il avait sur le milieuune légère déchirure, une écorchure sans importance, dont il étaitassez difficile d’indiquer la source véritable.

Il n’avait donc pas rêvé !

Décidément, pensa-t-il, il se passe autour de moi des chosestellement extraordinaires, qu’il faut avoir fait de la chimie avecfeu le régent, commandé le régiment de royal-cravate et passé sixannées de sa vie dans les ruelles de Versailles, pour ne pointdevenir fou à lier.

Une autre pensée, pensée affreuse et désespérante, l’assaillitinstantanément, comme il prononçait le mot de fou.

– Si je l’étais ! fit-il.

Il retourna à la croisée, plongea de nouveau ses regards versl’horizon, les promena des lointains vaporeux et bleuâtres auxlignes plus rapprochées de la prairie et du village, se rendantcompte lentement et avec une logique raisonnée de mathématicien dessensations actuelles qu’il éprouvait, et, bien convaincu enfinqu’il avait la plénitude de ses facultés intellectuelles, il futobligé de se dire : « Je ne suis pas fou. »

Il se reprit à rêver silencieusement encore pendant quelquesminutes, puis il ajouta : « C’est le cas ou jamais dedire : le diable seul peut me tirer de pareil imbroglio. Si jesavais le latin, je l’y perdrais jusqu’à la dernièresyllabe. »

Un petit éclat de rire, frais, mutin, coquet et mignard, un rirede jeune fille, moitié rouée, moitié naïve, se fit entendre sous lacroisée, et interrompit les réflexions laborieuses du baron.

Il ramena son regard, qui errait à l’horizon, sur la lèvre degazon qui servait de ceinture au château, et il reconnut, enlacésau bras l’un de l’autre et se promenant dans la prairie, l’un desfils du veneur noir et la jeune fille qui lui avait servi deguide.

Le veneur portait le même costume que la veille, la jeune fillepareillement. Seulement, le veneur était démasqué, et le baroncrut, une fois de plus, qu’il rêvait les yeux ouverts, quand il sefut aperçu que le jeune homme était sans masque, et qu’au lieu deson visage de squelette décharné et rongé de vers, il avait unefigure presque imberbe, rose, franche, ouverte, éclairée par deuxgrands yeux bleus, et rayonnant d’un bon et expansif sourire quicertes n’avait rien d’infernal. Quant à la jeune fille, elle étaitvêtue comme la veille, mais elle parut encore plus belle aubaron.

M. de Nossac, qu’ils n’avaient aperçu ni l’un nil’autre, se pencha le plus qu’il lui fut possible pour écouter etsaisir quelques mots de leur conversation, qui paraissait vive etjoyeuse.

Ils ne parlaient point cette langue bizarre des veneurs noirs,mais du bon allemand de Berlin, de Stuttgart ou d’Heidelberg, unallemand fort pur et fort correct.

Le jeune veneur, qui devait être Bise-d’Hiver ou Brise-de-Nuit,était maintenant appelé Wilhem par sa sœur, qu’à son tour ilappelait Roschen.

La stupéfaction du baron allait croissant, quand, pour la mettreà son comble, la porte s’ouvrit à deux battants, et livra passageau veneur noir et à ses trois autres fils, démasqués tous quatre,l’œil riant et le visage aussi frais et aussi humain quepossible.

Les faces de squelette avaient disparu.

Chapitre 12

 

La stupéfaction du baron fut grande.

Les veneurs avaient des visages parfaitement humains et, deplus, assez avenants.

Le premier, celui qui était le père des autres ou du moins quipassait pour tel, était un homme d’environ cinquante-huit ans,vert, ingambe, à en juger par les véritables tours de force etd’intrépidité juvénile qu’il avait accomplis la veille, les cheveuxencore noirs, semés çà et là de quelques ténus filonsargentés ; la barbe complètement noire et bien fournie, l’œilbrillant, la lèvre rouge et retroussée à l’autrichienne, le nezd’aigle et les dents aiguës et blanches.

Le second, celui que la veille on avait appelé Vent-du-Nord, etqui, sous le masque, avait la barbe grise, le second, disons-nous,avait trente ans à peine, la moustache lustrée et d’un beau jais,et point de barbe. Où était donc la barbe grise ?

Le troisième, Vent-du-Midi, ressemblait fort à son frère, maisil était plus jeune de deux ou trois ans, et sa barbe était viergeet devenue blonde, de noire qu’elle était la veille.

Le quatrième enfin, Brise-de-Nuit, était le plus ravissantadolescent qui jamais ait usé les bancs des universités d’Oxford oud’Heidelberg, de Bonn ou de Salamanque, avec ses chausses oranges àfaveurs ponceau ou grenat tendre. Yeux bleus, cheveux cendrés,moustache déliée, naissante, coquettement retroussée en croc et sedétachant à peine sur le blanc rosé de deux joues satinées etféminines, bouche rêveuse, ayant à la fois le pli du rire et le plides pleurs, une bouche d’où la prière d’amour, la strophemélancolique d’un page sous une persienne espagnole, le langageimagé d’un amant poète et impitoyablement rebuté, pouvait découleraussi bien qu’en jaillirait, à l’occasion, l’hymne étincelant etrailleur de l’ivresse, la chanson cavalière et fringante del’étudiant allemand qui s’en allait, alors, au cours de sesprofesseurs avec la rapière en verrouil.

– Eh bien, mon cher baron, dit le père des veneurs, commentavez-vous dormi sous mon toit ?

– À merveille ! répondit le baron, ma nuit a été aussiinfernale qu’on pût le désirer, sous le toit d’un fils du diable.J’ai été sucé par un vampire.

Le veneur noir poussa un éclat de rire, un éclat de rire bienfranc, bien rondement naïf, bonhomme à un degré suprême.

– Mon cher baron, dit-il, vous êtes l’homme le plus braveque j’aie rencontré, le gentilhomme le plus intrépide et le plusaccompli qui soit au service du roi de France.

– Vous trouvez ? demanda froidementM. de Nossac.

– Et je crois inutile de vous soumettre à de nouvellesépreuves. Vous êtes au-dessus de toute terreur, mon cher baron.Avant de vous expliquer les événements qui se sont accomplis sousvos yeux, permettez-moi de vous assurer que ni moi, ni mes fils,n’avons rien de commun avec le diable. Je suis le comte deHoldengrasburg, et voici mes fils Hermann, Conrad et Samuel. Wilhemest avec Roschen dans la prairie ; je vous les présenteraitout à l’heure.

Et le comte de Holdengrasburg se pencha à la croisée, etappela :

– Wilhem ? Roschen ?

Puis il se retourna vers le baron, son bon et franc sourire auxlèvres. Mais le baron, tout au contraire, était devenu pâle, etacérait son regard comme une pointe d’acier.

Le poing sur la hanche, la tête renversée en arrière avec uneexpression hautaine, il examinait froidement le comte deHoldengrasburg :

– Monsieur, dit-il enfin, vous êtes gentilshommes, vous etvos fils, d’après ce que je vois ; j’espère que vos fils etvous comprendrez tout ce qu’il y a de grave et de triste dans unemystification infligée à un gentilhomme… Je le suis.

– Je vous comprends, monsieur, répondit le comte avec unefroide dignité ; ni moi ni mes fils ne vous ferons défaut, sivous vous croyez offensé. Maintenant m’accorderez-vous dixminutes ?

– Pour quoi faire, monsieur ?

– Pour justifier notre conduite étrange en apparence.

– Oh ! très étrange !

– Et vous prouver que ce que vous appelez une mystificationest bien plutôt une nécessité.

– Ah ! ah !

– Veuillez m’écouter.

– Je vous écoute.

– Je ne suis pas le veneur noir, ce personnage à demifantastique, dont le nom est populaire en Bohême ; mais latradition veut que je descende de lui en droite ligne.

– J’approuve la généalogie, murmura le baron enricanant.

– Cette descendance n’est pas une recommandation dans lepays. Mes aïeux, tout pauvres, tout transis de froid qu’ils étaientdans leur castel lézardé et branlant au vent, mes aïeux jouissaientdans le pays d’une mauvaise réputation. Ils étaient honnêtes, maison disait que les fils de Satan jouaient ce rôle de loyauté parhypocrisie ; ils étaient humains envers leurs serfs et leursvassaux ; la médisance allait jusqu’à prétendre que s’ilsexemptaient les malheureux de la corvée et de la schlague, c’étaitpar pure insouciance, se réservant de torturer leur âme en enferpour se dédommager d’avoir épargné leur corps.

» Parmi les châtelains voisins, quelques-uns ajoutaient foià notre fabuleuse origine, et nous redoutaient ; les autres,plus hardis et moins crédules, profitaient, sans scrupule aucun, decette sorte de proscription tacite, de ce muet ostracisme qui nousfrappait, et empiétaient çà et là sur nos domaines, nous volant,tantôt un coin de terre, tantôt une futaie, tantôt un taillis.Notre patrimoine allait se rétrécissant, et nous n’osions, certes,ni nous défendre ni nous plaindre, car juges et rois nous eussentcondamnés avant de nous entendre.

» Cela dura plusieurs siècles : mon père fut ladernière victime de ces rapines. Il mourut presque de faim, n’ayantque moi à son chevet d’agonie.

» J’étais un tout jeune homme, j’avais quinze ou seize anspeut-être, et la vie se présentait à moi dure et presqueinexorable. Je triomphai de la vie : je pris au chevet de monpère mort une vieille épée qui datait des croisades, je ceignis mesreins de la ceinture du voyageur, et je partis. Je me dirigeai versl’Orient, mendiant mon pain sur les routes, couchant au revers desfossés, mais ayant une fière mine sous mes haillons, et un visageassez beau pour me faire remarquer des femmes qui, de leur croisée,me voyaient passer dans les villes.

» Je marchai bien longtemps ainsi, je dormis bien des nuitsen plein air ; je mangeai plus souvent encore le pain noir desbûcherons et des paysans. Enfin, j’arrivai en Bulgarie. Là onadorait Mahomet, et on ne connaissait ni le veneur noir, ni sarace.

» J’entrai au service d’un prince bulgare ; je devinsofficier dans ses armées, puis général ; et je fus honoré deson amitié particulière. J’épousai une princesse bulgare, delaquelle j’eus quatre fils et une fille. Mais tout oriental quej’étais devenu, j’aimais ma chère Allemagne par-dessus tout, et nepouvais me résoudre à l’oublier, ni même à renoncer à l’espoir d’yretourner vivre et mourir un jour.

» Aussi, quand mes deux fils aînés eurent quinze ans, jeles envoyai à l’université d’Heidelberg, pour y étudier. Quand lesdeux autres, qui étaient jumeaux, eurent atteint le même âge, ilsallèrent rejoindre leurs frères.

» J’étais devenu vieux ; le prince bulgare, quim’avait comblé de biens et d’honneurs, était mort, laissant letrône à son fils, auquel rien ne m’attachait désormais ; etj’avais perdu ma femme peu avant. Alors je me souvins des vexationsendurées par mon père et sa race, sous prétexte d’une légendenébuleuse ; je me rappelai l’acharnement de ses ennemis, samansuétude et celle de ses pères, et je songeai à le venger.J’avais quatre fils forts et vaillants, d’immenses richesses, unenuée de serviteurs bulgares qui ignoraient la langue allemande, etqui ne pouvaient nous trahir vis-à-vis des paysans de Bohême. Jevoulus être réellement le fils du diable et ressusciter le veneurnoir.

» Mes fils accoururent de l’université d’Heidelberg ;j’arrivai moi-même ici du fond de la Bulgarie, une nuit, traînant àma suite une armée d’esclaves et de domestiques. Mon châteaus’était écroulé tout à fait ; pas un mur n’en était intact.Les vallées voisines recelaient de profondes cavernes, qui nousservirent d’abri durant le jour et nous cachèrent à tous les yeux.La nuit, nous travaillâmes à rebâtir mon château.

» Un bûcheron s’aperçut un matin qu’un mur écrasé s’étaitredressé depuis la veille et qu’une tour rasée à demi avait crûd’une coudée. Il s’enfuit effaré, et prétendit que le diables’était mis en tête de restaurer le castel de ses enfants. Lanouvelle se répandit. Les uns le crurent, d’autres haussèrent lesépaules.

» Le lendemain, bon nombre de curieux arrivèrent avec lelever du soleil : les quatre tours étaient retoiturées… Laterreur gagna le pays.

» Deux jours après, un bûcheron me vit passer dans uneclairière vêtu comme le veneur noir, un masque sur le visage, pourcacher ma face de squelette, et tirant de ma trompe uneétourdissante et sauvage fanfare. La terreur devint générale.

» J’organisai une grande chasse à courre, une chassepareille à celle que vous avez vue hier et à laquelle vous avezassisté ; seulement elle dura huit jours.

» Pendant huit journées et huit nuits, mes piqueurs enveste rouge et mes veneurs en habits blancs, parcoururent, latorche à la main, les forêts et les vallées, comme un ouragan defeu, arrachant aux échos environnants de lamentables et sinistresplaintes, et excitant cette meute formidable que vous avez vue àl’œuvre.

» Mon château fut reconstruit tout entier en un mois ;mes voisins, qui, depuis des siècles, resserraient chaque jour mondomaine par des empiétements continuels, lâchèrent prise, etreculèrent épouvantés. Un paysan, qui, plus hardi, avait osé seplacer sur mon passage, tomba raide mort en voyant soudain monvisage de squelette.

» Pour tous, pour la superstitieuse Bohême tout entière, jedevins le veneur noir. La nuit, on voyait mon châteauflamboyer sur son roc comme un phare gigantesque ; le jour ilétait morne, silencieux, désert, menaçant et sombre aux rayons dusoleil, comme ces fantômes qui, ayant trop dansé au sabbat, se sonttrouvés le matin les jambes raidies et dans l’impossibilité deretourner au cimetière pour s’y coucher tout de leur long dans leurtombe. Ceci dure depuis un an.

» J’ai reconquis le vieux patrimoine de mes ancêtres, j’aipris goût à la chasse, et maintenant je suis bien assuré qu’à dixlieues à la ronde on ne forcera jamais ni cerf, ni daim. »

Le veneur noir, ou plutôt le comte de Holdengrasburg, s’arrêta,et regarda le baron de Nossac.

Le baron était toujours froid et hautain : il avaitconservé son regard irrité et son front chargé de nuages.

– Cela est fort bien, dit-il, mais ne m’explique nullementcette mystification dont vous avez voulu me rendre victime.J’attends la lumière, monsieur le comte.

– L’explication est simple, baron. J’ai des espions un peupartout et sur toutes les routes ; j’ai su, avant qu’il fûtexécuté, votre projet de délivrer le roi Stanislas ; je vousai suivi pas à pas, je vous ai vu mettre votre plan à exécutionavec une audace inouïe, et j’ai voulu savoir par moi-même jusqu’àquel point vous étiez brave.

– Êtes-vous assez satisfait ? demanda le baron avec untimbre d’ironie bien accentué.

– Au degré suprême. Je me plais à vous proclamer le plusintrépide gentilhomme du monde.

– Vous êtes mille fois trop bon. Seulement, puisque vousêtes en veine d’explications, vous me ferez bien, je l’espère,l’honneur de me dire qu’est-ce que c’est que toute cette comédie ducercueil, et cette trépassée qui danse et qui parle.

L’un des veneurs, Hermann, partit d’un éclat de rire :

– C’est ma maîtresse, une bonne et charmante fille que j’airamenée d’Heidelberg, et qui a bien voulu se charger de cerôle.

– C’est étrange ! murmura le baron, je croyaisreconnaître sa voix…

– Ah ! par exemple !

– Sa voix ressemble à celle de ma femme défunte.

– Le hasard est bizarre, vous le savez.

– Soit. Mais cette même femme, trépassée ou non, est venueici cette nuit, elle m’a étreint dans ses bras, elle m’a mordu aucou et sucé comme un vampire.

Les quatre veneurs poussèrent un cri de stupéfaction qui,sincère ou simulé, impressionna vivement le baron.

– C’est impossible ! s’écrièrent-ils.

– Pourquoi impossible ?

– Parce qu’elle n’est point sortie de ma chambre, ditHermann, et que ce matin, elle est partie à cheval pour uneexcursion dans les environs, et ne reviendra que ce soir.

Le baron, à son tour, poussa un cri, et courut à la glace qu’ilavait déjà consultée.

– Tenez, dit-il en montrant la plaie qu’il avait au cou,voyez et touchez.

La surprise des veneurs augmenta, mais le comte deHoldengrasburg l’examina attentivement et s’écria :

– Ce n’est pas une morsure, c’est une piqûre !

Puis, courant au lit, il y trouva la pointe de l’épée, quisortait à demi de l’oreiller sous lequel le baron l’avait placéelui-même, et il se prit à rire :

– Baron, dit-il, vous étiez ivre hier soir, et vous avez eule cauchemar toute la nuit. C’est votre épée qui est le vampireaccusé par votre imagination.

– Ma foi ! répondit Nossac, il se passe autour de moitant de choses extraordinaires, que je ne sais plus si je dors ousi je rêve.

– Vous ne rêvez plus, mais vous avez rêvé.

– Oh ! cependant, il me semble la sentir encore là,près de moi, suçant mon sang, et me disant : « Vous avezle sang rose et frais… »

– Erreur et folie !

– Mais, fit Nossac s’exaltant, me direz-vous aussi parquelle fantasmagorie étrange vous avez fait disparaître le rocdésert que votre château domine, le torrent qui surplombe, et laplaine sauvage qui l’environne, pour remplacer tout cela par cesite pastoral et mignard qui borne notre horizon ?

Les veneurs sourirent.

– Venez, dit le comte, vous aurez la clef de ce mystère parvos propres yeux.

Et il l’entraîna vers un appartement voisin, lui fit traverserplusieurs salles, d’où les décorations funèbres de la veilleavaient disparu, pour faire place à des tentures étincelantes ducoloris oriental, représentant les mystères du harem et les grandeschasses de l’Inde. Puis il ouvrit soudain une croisée.

– Regardez, dit-il.

Le baron se pencha, et reconnut le paysage tourmenté de laveille. Il eut alors tout naturellement l’explication de ce mystèreincompréhensible jusque-là : le château avait deux façades, etservait de limite à deux horizons bien distincts, l’un riant etcalme, l’autre sinistre et abrupt.

– Je suis un sot, dit-il.

Puis, regardant de nouveau le comte :

– Monsieur, je trouve vos plaisanteries excessivementingénieuses ; mais comme je ne crois point les avoir méritées,ni même provoquées, vous me permettrez de vous en demander compte.Un gentilhomme de ma trempe et de mon rang a peu de goût pour lesmystifications de ce genre.

Les quatre veneurs se prirent à rire.

Ce rire exaspéra le baron, qui recula d’un pas et mit l’épée àla main.

Mais au même instant, la porte s’ouvrit ; Roschen,l’éblouissante et pure jeune fille, entra s’appuyant au bras deWilhem.

L’épée échappa aux mains du baron, interdit et fasciné.

Chapitre 13

 

M. de Nossac sentit sa colère s’en aller et se fondre auxdoux regards de la jeune fille, ainsi qu’un ouragan s’apaise etéteint ses hurlements aux premiers baisers d’un rayon de soleil quifiltre pâle et indécis au travers des nuages.

Il la regarda, muet, presque confus de l’acte d’emportementqu’il venait de commettre, puis il dévisagea Wilhem.

Wilhem ressemblait à Samuel d’une façon si surprenante, qu’ileût été impossible de les distinguer d’une manière nette etprécise ; ils avaient tous deux même sourire grave etmélancolique perlé d’une nuance d’ironie ; ils avaient l’un etl’autre les grands yeux bleus de Roschen, et Roschen leurressemblait aussi d’une façon frappante. Seulement, elle avait lestraits plus fins encore, plus délicats, plus doux que sesfrères.

De Wilhem et Samuel, le regard du baron se reporta aux troisautres veneurs.

Leurs figures étaient franches, souriantes, pleines de cettebonhomie courtoise qui paralyse l’irritation la plus grande.

M. de Nossac eut regret et honte de sa folle colère,et il fit un pas vers le comte de Holdengrasburg :

– Mon cher hôte, lui dit-il cordialement, puisque vous êtesconvaincu par vous-même de mon courage personnel, vous ne verrez,je l’espère, aucune couardise dans les excuses que je vous pried’accepter pour ma sotte susceptibilité. Vos plaisanteries ont étédures peut-être, mais j’en ai assez honorablement triomphé pourn’exiger aucune réparation.

– À la bonne heure ! s’écria le comte gaiement ;vous êtes le type accompli du gentilhomme français : brave etspirituel.

– Et si je regrette une chose dans votre métamorphose,c’est que le but dans lequel le veneur noir m’avait amené chez luisoit complètement changé.

La voix du baron s’altéra légèrement.

– Que voulez-vous dire ? demanda le comte.

– Que le fils du diable m’avait mis au défi en me proposantd’épouser sa fille, mais que le comte de Holdengrasburg n’a plusaucun motif sans doute, le terrible et l’effrayant d’une allianceavec le diable étant écartés, pour me faire la mêmeproposition.

Et M. de Nossac jeta un regard triste à Roschen. Maisle comte tendit expansivement la main au baron, ets’écria :

– Vous êtes plus que brave et spirituel, vous êtes encoredoué d’une exquise délicatesse, monsieur le baron de Nossac ;nous sommes d’assez vieille noblesse, riches et loyaux ; nousrecherchons l’honneur de votre alliance : nousrefuserez-vous ?

M. de Nossac ne répondit pas, et regarda Roschen d’unair suppliant.

« Acceptez ! » sembla-t-elle lui dire d’un signeimperceptible, tandis que l’incarnat de la pudeur montait à sonfront.

– Monsieur le comte, dit alors solennellementM. de Nossac, je vous supplie de m’accorder la main demademoiselle Roschen, votre fille.

– Je vous l’accorde, baron, et tout l’honneur de cettealliance est pour ma maison.

Ces paroles prononcées, le comte prit la main de Roschen, laplaça dans celle de Nossac, et ajouta :

– Ne changeons rien à ce qui était convenu avec le fils deSatan : vous êtes fiancés ; nous célébrerons le mariagedans huit jours.

La satisfaction de M. de Nossac, le tressaillement debonheur qui montait de son cœur à sa tête étaient tels en cemoment, que la fantasmagorie de la veille et les bizarresévénements dont il n’avait encore qu’imparfaitement le secrets’effacèrent de son esprit. Il se crut bien réellement chez un bongentilhomme de Bohême, ouvert et brave homme, qui ne demandait pasmieux que de se débarrasser de sa fille et de ses millions enfaveur de quelqu’un de présentable.

– Maintenant, fit le comte en riant, si vous le jugez bon,nous descendrons dans le parc, où le déjeuner est servi sous unetonnelle de chèvrefeuille et de lilas. Donnez la main à votrefiancée, baron.

Samuel et William ouvrirent la marche, appuyés l’un sur l’autre,avec une affectueuse nonchalance toute féminine qui trahissait chezeux cette tendresse mystérieuse qu’ont entre eux les jumeaux. Lecomte prit le bras de son fils Hermann, et Conrad ferma lamarche.

Le baron tombait de surprise en ébahissement à chaque pas. Lechâteau, si morne, si lugubre la veille, avait un air riant etguilleret, comme ces vieillards rajeunis par un nouveau mariage,qui s’épanouissent et font la roue au bras de leur jeune femme. Laverte prairie qui le ceignait à demi et l’effleurait d’un baiser deverdure, semblait lui avoir envoyé la moitié de ses parfums et desa vive lumière.

Le comte conduisit son hôte dans le parc où, comme il l’avaitdit, la table était dressée sous une tonnelle.

C’était un déjeuner oriental dans toute sa luxueuse simplicité.Les corbeilles de fruits, les vases de fleurs, les confitures duharem, les vins d’Albanie, que les mahométans ne boivent qu’encachette, tout cela miroitait, étincelait, faisant un double appelaux nobles instincts du peintre par la richesse et le velouté descouleurs, et aux exquises appétences du gourmet par les parfumspénétrants qui s’en dégageaient.

En ce moment, le pas d’un cheval retentit derrière leberceau :

– Tiens ! dit Hermann, voici Gretchen de retour ;elle ne devait revenir que ce soir.

– Qu’est-ce que Gretchen ?

– Votre trépassée d’hier, baron.

Le cheval s’arrêta devant le berceau même, et une femme auxcheveux noirs, au front blanc et pur comme l’ivoire, sautalestement à terre. C’était une ravissante fille de vingt-cinq àvingt-six ans, à la lèvre rouge, à l’œil profond et noir, à ladémarche nonchalante et souple comme une allure de tigresse.

Elle entra, le sourire aux lèvres, dans le berceau de verdure,et salua le baron avec une respectueuse familiarité. À sa vue, lebaron poussa un cri terrible, un cri d’effroi, que n’avaient pu luiarracher ni les prodiges du veneur noir, ni cette morte sortant ducercueil, ni toutes ces vertigineuses terreurs auxquelles il avaitété en proie durant quarante-huit heures, un cri de douleur etd’angoisse qui le fit pirouetter sur son siège, tomber à larenverse, et murmurer d’une voix éteinte et étranglée :

– Ma femme ! C’est ma femme !

Chapitre 14

 

Les veneurs se regardèrent avec un étonnement qui, vrai ou joué,était tel, qu’il produisit sur le baron un contrecoup de surprisenon moins violent.

Au milieu de son effroi, tout paralysé, tout terrassé qu’il pûtêtre par cette apparition, il n’en eut pas moins le temps des’apercevoir que ses hôtes étaient frappés de stupeur et necomprenaient absolument rien aux paroles qui venaient de luiéchapper.

Quant à sa femme, ou plutôt à celle qu’il prenait pour sa femme,elle était tout aussi surprise, tout aussi naïvement étonnée, etelle regardait le baron d’un œil qui semblait lui dire :

– Où diable ai-je jamais pu vous épouser ?

M. de Nossac sentit ses cheveux se hérisser : ouce n’était point sa femme, et alors la ressemblance était siparfaite que c’était à en devenir fou sur l’heure, ou c’était elle,et alors, comme il l’avait vue morte et bien morte, comme il avaitvu clouer sa bière et maçonner son caveau funéraire, il fallaitrenverser d’un souffle toutes les théories admises à l’endroit desmorts et croire que Mme la baronne Hélène de Nossacétait sortie de sa tombe aussi belle, aussi jeune qu’elle y étaitdescendue, pour venir tourmenter son infidèle époux et lui demanderraison de ses outrages. Et c’était bien elle, cependant, si l’on encroyait la ressemblance : même taille, même port, même sourirehautain et calme, même regard assuré et profond, même fossettelégère au menton, même voix, mêmes gestes…

Gretchen avait peut-être, de plus que la baronne, quelqueslignes imperceptibles qui sillonnaient son front, attestant deprécoces soucis.

Mais le cercueil n’avait-il pas pu les creuser ?

Les huit personnes qui se trouvaient ainsi en présencedemeurèrent longtemps silencieuses, mornes, pétrifiées : etencadrées qu’elles étaient par les touffes de lilas et dechèvrefeuille qui grimpaient sur un invisible châssis et ornaientun berceau de verdure, on les eût aisément prises pour des statuesde jardin.

Enfin, le comte de Holdengrasburg rompit le premier le silencede stupeur qui régnait sous le berceau, et dit au baron :

– Il est impossible, monsieur, que vous ne soyez pointabusé par une ressemblance plus que bizarre.

– Vous… croyez… balbutia Nossac, pâle et haletant.

– Je le crois aussi, dit Gretchen ; j’ai vu monsieurhier pour la première fois.

Au lieu de rassurer le baron, ces simples paroles redoublèrentson effroi :

– Oh ! fit-il, vous avez sa voix… c’estvous !

– Vous êtes fou ! dit-elle avec émotion ; je suisune pauvre fille d’Heidelberg qui n’a jamais vu la France, qui nesait pas le français ; comment voulez-vous que je sois votrefemme ?

– Vous avez sa voix… vous avez son geste… son regard… sesmoindres signes… murmurait toujours le baron.

– Folie ! dit Hermann. J’ai connu Gretchen alorsqu’elle avait quinze ans à peine ; elle ne m’a jamaisquitté.

M. de Nossac regarda Hermann. Hermann avait un visageouvert et calme, Hermann n’avait nullement l’air de mentir.

Puis il regarda tour à tour le comte et ses trois autres fils,et il lut sur leur physionomie la même assertion.

Puis son œil chercha l’œil de Roschen ; mais Roschen, larougeur au front, avait les yeux baissés et paraissaitsouffrir.

Le baron tressaillit, mais il finit par se dire qu’il était lejouet d’une étrangeté du hasard, d’une ressemblance inouïe, et ilessaya de sourire.

– Pardonnez, madame, mon sot effroi, mais j’ai l’espritfrappé depuis hier, et votre ressemblance merveilleuse avec lafemme que j’ai perdue, jointe à un rêve que j’ai fait la nuitdernière et qui avait si bien l’apparence de la réalité qu’il m’afallu l’assertion de ces messieurs pour n’y point croire, votreressemblance, dis-je, jointe au rêve que j’ai fait, peut seulem’excuser.

– Un rêve ? fit Gretchen étonnée.

– Oui, répondit Nossac ; j’ai rêvé, j’ai cru voir, lanuit dernière, la porte de ma chambre s’ouvrir ; vous êtesentrée, votre masque sur le visage ; vous vous êtes couchéeprès de moi, et m’avez, comme un vampire, mordu à la gorge.

Gretchen poussa un cri d’horreur d’abord, et puis un éclat derire :

– Regardez-moi bien, monsieur le baron, dit-elle, et voyezsi j’ai l’air d’un vampire le moins du monde ?

Le baron leva de nouveau les yeux sur elle…

Elle le regardait avec cette mélancolie suave et lascive qu’ilse souvenait avoir vue dans les yeux deMlle Borelli.

Et tressaillant de nouveau, il se prit à songer à sa femme mortede désespoir et de jalousie, et à son indigne conduite envers elle…et il oublia Roschen une minute ; une minute, il se souvintdes larmes qu’il avait versées sur le corps inanimé d’Hélène.

– Baron, dit le comte de Holdengrasburg, interrompantbrusquement les réflexions pénibles de M. de Nossac,assurez-vous bien et définitivement que notre pauvre Gretchen n’arien de commun avec feu Mme la baronne de Nossac.Chassez ensuite les souvenirs lugubres qui ont pu vous venir enmémoire, et allons, si vous le voulez bien, visiter mes domaines,ainsi qu’il était convenu avant déjeuner.

M. de Nossac leva les yeux sur Gretchen. Gretchenétait insouciante et calme.

– Madame, dit-il, sans pouvoir vaincre entièrementl’émotion qui le dominait, veuillez me permettre une question.

– Parlez, monsieur, dit Gretchen avec sa voix douce etmélancolique.

– Comment avez-vous pu me parler en termes aussi précis dema femme, hier soir ?

Gretchen sourit.

– Demandez à Hermann, fit-elle.

– Monsieur le baron, dit Hermann, n’avez-vous point un amiqu’on nomme le marquis de Simiane ?

– Oui bien, dit Nossac.

– Colonel de dragons ?

– Sans doute.

– Et qui a fait la dernière campagne d’Allemagne ?

– Certainement.

– Eh bien ! comme nous vous l’avons déjà dit, mesfrères et moi sommes des students de l’universitéd’Heidelberg. L’année dernière, M. de Simiane, blesséd’un coup de feu à l’épaule, vint se faire soigner à Heidelberg.J’étais un des aides-chirurgiens qui le pansaient ; il me priten amitié et m’engagea à continuer mes visites, même après saconvalescence. Je lui envoyais Gretchen tous les soirs, et chaquefois qu’il la voyait, il lui échappait de dire : « Vousavez une vague ressemblance avec feu la baronne deNossac. »

– Vague ? il ne trouvait la ressemblance quevague ?

– Oui, certes.

« Il faut que j’aie l’esprit frappé », pensa lebaron.

– Or, continua Hermann, un soir qu’il nous répétait cettephrase, nous lui demandâmes ce qu’étaitMme de Nossac ?

– Une femme morte vierge, nous répondit-il. Et il nousconta l’histoire de votre mariage. Vous sentez que nous en avonsprofité hier soir, et que Gretchen, qui, toute bonne fille qu’elleest, a le caractère taquin et l’esprit railleur, n’a pas manqué devous la répéter aussi complètement qu’elle pouvait la savoir.

Et Hermann prit dans ses mains d’hercule la taille souple deGretchen, l’attira à lui et mit un baiser sur son front.M. de Nossac tressaillit soudain et éprouva une vaguedouleur au cœur et à la tête. Ce baiser lui avait fait mal ;il en était jaloux. Pourquoi ?

Il s’adressa sans doute et instantanément cette question, et lataxa, sans doute aussi, de folie ; car il porta vivement lesyeux vers Roschen, comme s’il eût cherché une égide protectricedans son regard et dans son amour contre de poignants souvenirs etl’image nouvelle qui les rappelait. Roschen était oppressée etsouffrante ; Roschen, les yeux baissés, écoutait haletantecette étrange explication qui avait lieu entre Hermann, Gretchen etle baron, et elle en paraissait plus affligée qu’étonnée.

– Allons ! baron, dit le comte de Holdengrasburg,offrez la main à votre fiancée…

Il appuya sur ce mot, et un éclair, qui échappa au baron,jaillit des yeux de Gretchen.

– Offrez la main à votre fiancée, reprit-il, et allons parla prairie, jusqu’au petit village que vous voyez là-bas et qui esthabité par une colonie bulgare.

Le baron s’approcha de Roschen et prit sa main. La main deRoschen tremblait bien fort et son cœur battait à rompre. Le baronremarqua cette émotion, mais il l’attribua à la scène qui venaitd’avoir lieu et à l’effroi qui avait dû nécessairement en résulterpour la jeune fille.

Hermann et Gretchen sortirent les premiers du berceau et s’enallèrent à travers la prairie, à vingt ou trente pas en avant dubaron et de Roschen qui marchaient oppressés et silencieux.Gretchen s’appuyait sur l’épaule de son amant avec une mollelangueur ; tantôt elle lui parlait distinctement, lentement,de choses à peu près indifférentes ; tantôt elle se penchait àson oreille et murmurait alors tout bas de suaves paroles d’amourque le baron, vu la distance, n’entendait pas, mais devinait ;car, au lieu de songer à Roschen, à Roschen, dont le brasfrémissait sur son bras, dont il eût pu entendre les pulsations ducœur, tant elles étaient bruyantes, le baron suivait d’un œil avideles moindres mouvements de Gretchen et d’Hermann ; il prêtaitune oreille avide aux mots les plus insignifiants qu’une bouffée devent lui apportait ; il tressaillait de colère aux petitséclats de rire frais, mutins, railleurs, que Gretchen éparpillaitdans son coquet et gentil babil.

Et il souffrait, sans le savoir, le pauvre gentilhomme, et il sedemandait sérieusement pourquoi il s’occupait ainsi de cettegrisette d’Heidelberg riant au bras d’un étudiant ; et,pendant ce temps, Roschen faisait des efforts inouïs pour vaincre,elle aussi, sa souffrance, ou, au moins, la dominer ; et elley parvint, et finit par ouvrir la bouche et parler à soncavalier.

Au son de cette voix, le baron parut se réveiller d’un sommeilpénible, et il oublia, à son tour, Gretchen une seconde, pourrevenir à Roschen. Il la regarda : elle était plus belleencore avec ce vermillon passager qui colorait ses joues et sonfront.

Alors il pressa doucement sa main et lui dit :

– Je dois vous paraître bien ridicule, mademoiselle.

– Vous ? fit-elle avec émotion ;pourquoi ?

– Parce que je démens vos paroles d’hier : « Vousêtes brave comme un lion », par mes folles appréhensions detous les instants.

– Ce n’est point de la terreur, fit-elle doucement, c’estune simple émotion…

Un éclat de rire moqueur de Gretchen arriva au baron, comme ilallait répondre à sa fiancée, et il se tut brusquement.

Roschen s’aperçut de cette interruption soudaine, elle vit lenuage qui passait sur le front du baron et tressaillantvivement :

– Monsieur, dit-elle, je voudrais bien vous parler seule àseul.

– Parlez, mademoiselle, répondit Nossac, rappelé malgré luipar ce timbre harmonieux qui distinguait la voix de Roschen.

– Oh ! pas maintenant, fit-elle, pas maintenant…

– Pourquoi ?

– On nous observe.

– Eh bien ?

– Eh bien ! si l’on savait ce que j’ai l’intention devous dire…

Roschen s’arrêta frémissante…

– Si l’on savait ? fit le baron anxieux.

– Je serais perdue ! fit-elle avec terreur.

– Perdue ?

– Wilhem me tuerait.

Nossac regarda Roschen. Roschen tremblait ; mais elle lecontemplait avec amour et semblait lui dire :

– Oh ! je braverai la mort pour vous… car je vousaime…

– Eh bien ! murmura-t-il tout bas, bien que je nepuisse ni deviner ni comprendre ce que vous voulez me dire,j’attendrai patiemment l’heure et le lieu où vous pourrez…

– Ce soir, dit-elle tout bas, chez vous…

– Bien, fit Nossac intrigué.

En ce moment ils arrivaient à la lisière de la forêt qui bornaitla prairie, et le baron vit Gretchen et Hermann disparaîtrederrière un bosquet de sapins.

Il se troubla et pâlit, un frémissement convulsif agita sa mainqui pressait la main de Roschen, et Roschen devina quelle émotionjalouse venait de l’agiter.

– Mon Dieu ! murmura-t-elle tout bas, si bas queNossac lui-même ne l’entendit pas, l’aimerait-il encore ?

Elle s’arrêta frissonnante et la sueur au front.

– Et, reprit-elle, glacée, serais-je jalouse ?

Chapitre 15

 

À dix heures du soir, après un souper où, malgré ses efforts, iln’avait pu parvenir à être sobre, M. le baron de Nossac seretira dans sa chambre et ferma la porte au verrou.

« Ah ça ! pensa-t-il, que veut dire tout cela, et dansquel état se trouve mon pauvre cœur ?

» J’aimais ma femme, et Gretchen lui ressemble d’unemanière si frappante, que je serais tenté d’aimer Gretchen… J’enétais jaloux aujourd’hui… J’ai horriblement souffert durant cettepromenade à travers les bois et les prairies de mon hôte, pendantlaquelle elle n’a pas quitté le bras de ce colosse destudent ; et cependant, ce n’est pas elle que j’aime,cela est impossible… J’aime Roschen… Roschen belle et pure entretoutes, Roschen qui m’a avoué son amour… »

Le baron se frappa soudain le front :

« Que m’a-t-elle dit ? Qu’a-t-elle voulu medire ? Et pourquoi cette terreur qui s’est emparée d’elle, àla simple pensée qu’on pourrait nous entendre… Wilhem latuerait ! disait-elle… Pourquoi Wilhem plutôt qu’un autre deses frères ! »

Et le baron se prit à rêver :

« Elle va venir, sans doute, se dit-il… Elle viendra… elleme l’a dit. »

En ce moment, une pensée sinistre traversa l’esprit dubaron ; il songea à Gretchen, qui, sans doute, était au brasd’Hermann, et il frémit de colère ; et alors, comme il avaittoute sa raison et qu’à tout prix il fallait chasser ce fantôme etrefouler cette jalousie stupide, il appela l’image de Roschen à sonaide et murmura :

– Roschen… Roschen… venez vite.

Mais Roschen ne vint pas, et le baron trouva sur son lit unimperceptible rouleau de papier, qu’il déplia d’un airdistrait ; ce rouleau renfermait deux lignes sans signature eten français :

Wilhem m’épie… Je n’irai pas ce soir… Nous verronsdemain.

– Wilhem ! toujours Wilhem ! murmuraM. de Nossac avec colère. Quelle influence fatale oumaudite a-t-il donc sur sa sœur ?… sa sœur ?… est-ce sasœur ?

Et comme il sentait, à ce doute terrible, ses cheveux sehérisser, de même que, pour fuir Gretchen, il s’était réfugié dansle souvenir de Roschen, de même, pour échapper à ce doute quil’assaillait, il se reprit à penser à Gretchen.

– Gretchen… murmura-t-il, vous aimerais-je ? MonDieu ! vous aimerais-je ?

Et il se mit au lit avec cette pensée, et, comme la veille, ilsentit soudain une lourdeur étrange étreindre en cercle son cerveaucomme un anneau de fer, et il eut à peine la force de placer,suivant son habitude, son épée à son chevet.

Alors, comme ses soupçons sur Roschen s’étaient évanouis, ilvoulut encore songer à elle, la revoir en songe, dans toute lasplendeur virginale de sa beauté… mais l’image évoquée de Roschenne vint point ; Roschen s’effaça malgré lui de sonsouvenir ; Roschen disparut.

Et Gretchen, non plus la grisette rieuse de la prairie, maisGretchen la pâle trépassée, Gretchen sortant de sa bière et belleavec son masque aussi froid qu’une couleuvre, Gretchen reprit undespotique empire sur son esprit impressionné, et fasciné ; ils’écria :

– Gretchen !… Hélène… qui que tu sois… je t’aime…

Et tout aussitôt, qu’il dormît ou non (la chose est difficile àpréciser, à cause de son étrange malaise de corps et d’esprit),tout aussitôt, comme si elle eût répondu à cette invitation, etbien que la porte fût fermée au verrou, Gretchen entra et marchalentement vers le lit.

Le baron frissonna et voulut reculer ; mais il se sentitparalysé dans tous ses membres ; il essaya de fermer les yeuxet ne put y parvenir, l’effroi rivait son regard au visage ardentet pâle de Gretchen.

Gretchen vivante, Hélène trépassée s’approcha du lit, se couchasilencieusement à côté du baron, lui mit sur le front un baiserglacé, puis l’enlaça de ses doigts de marbre et lui dit :

– La nuit dernière, je t’ai promis de revenir… Je reviens…Mais, sois tranquille, ton sang m’a fait du bien… Je leménagerai !

Et, comme la veille, elle le mordit au cou.

Chapitre 16

 

La sensation que cette morsure fit éprouver au baron fut moinsdouloureuse qu’emplie d’une âcre volupté. Pourtant il sentit sonsang couler, et aux ondulations régulières de la poitrine et de lagorge du vampire, il comprit qu’il buvait à longs traits et avecune avidité sauvage…

Enfin, Gretchen ou le vampire, ou Hélène de Nossac, car le baronne savait plus à qui il avait affaire, cet être étrange,disons-nous, s’arrêta repu, et s’allongea sur le lit à côté de savictime, dans une pose remplie d’une voluptueuse langueur.

– Baron, dit-il, je t’ai pris trop de sang aujourd’hui, etj’en suis bien fâchée… mais j’avais si soif ! Et puis,vois-tu, je suis jalouse depuis ce matin, jalouse comme unetigresse, car tu aimes cette petite Roschen, et tu veuxl’épouser…

M. de Nossac fit un effort suprême pour parler.

– Non… murmura-t-il.

– Dis-tu vrai, mon bien-aimé ?

Et le vampire appuya ses lèvres glacées sur la bouchefrémissante du baron.

– Mon cher baron, reprit le vampire, tu avais raison de mereconnaître ce matin : je suis bien réellement ta femme… tafemme que tu as tuée, et qui t’aimait tant… ta femme qui a faithuit cents lieues à pied, enveloppée dans un suaire blanc, àtravers les ronces, la nuit et le froid, pour venir se réchaufferune heure en buvant un peu de sang et te prenant un baiser.

M. de Nossac retrouva quelque force, et essaya derepousser le vampire.

Le vampire continua :

– Sais-tu pourquoi les morts ont toujours froid ?c’est qu’ils n’ont plus une goutte de sang dans les veines. Sij’avais eu la dixième partie de celui que je viens de te prendre,très certainement je n’aurais point été obligée de tenir mon suaireà deux mains et de m’envelopper dedans avec un soin extrême, pourme garantir des âpres caresses du vent… Et vois-tu, à mesure quej’approchais du lieu où tu étais, je sentais le froid diminuer… Ethier, comme j’avais bu la nuit précédente, j’ai eu chaud… Vers lesoir, cependant, la fraîcheur m’a reprise ; j’ai eu par-cipar-là, quelques frissons, et j’ai trouvé que la nuit était lente àvenir…

» Elle est venue enfin. Maintenant j’ai bu, je t’ai baiséau front et sur la bouche, j’ai réchauffé mon cœur et mon corps…Oh ! c’est que je t’aime, ami ! J’aurais pu t’oublier,cependant, comme tu m’as oubliée, ingrat ! J’aurais pu, dansle monde où est allée mon âme, épouser un ange ou un saint, beauxet jeunes tous deux de l’éternelle jeunesse… Je ne l’ai pasfait ! J’ai préféré revenir animer mon corps, qui dormaitpaisiblement dans son cercueil, à l’abri de l’air âpre des nuits etdes rayons ardents du soleil ; je l’ai fait se lever, cepauvre corps, rejeter sa pierre tumulaire, et marcher, marcher sansrelâche du crépuscule à l’aube suivante, chaque nuit ; car lejour j’étais obligée d’entrer dans le premier cimetière qui setrouvait sur ma route et de m’y coucher dans une fosse vide jusqu’àce que la brume tombât. Je suis arrivée ainsi à Heidelberg :là, il y avait une jeune fille, nommé Gretchen, qui me ressemblaittrait pour trait. Cette jeune fille était la maîtresse d’unétudiant appelé Hermann de Holdengrasburg, le fils de ton hôte,baron. Hermann avait depuis longtemps l’envie de la quitter, cettepauvre fille, et il attendait que l’occasion s’en présentât.

» Son père, sur ces entrefaites, lui écrivit ainsi qu’à sesfrères de revenir en Bohême au plus vite. L’occasion se présentait.Hermann monta à cheval un matin, et partit laissant quelques motsd’adieu bien froids à l’adresse de Gretchen. Gretchen attenditHermann toute la journée ; le soir, elle reçut cette lettre,se trouva mal, eut une fièvre cérébrale, et mourut dans lesvingt-quatre heures.

» J’étais arrivée dans le cimetière d’Heidelberg le matinmême du jour où on l’enterra, et comme je n’avais pu trouver lafosse vacante, je m’étais blottie dans une touffe de cyprès dont lenoir feuillage m’abritait des rayons du soleil. Je vis passer prèsde moi la bière de Gretchen ; sa bière était découverte selonl’usage allemand, et je pus voir son visage. Je fus frappée de laressemblance extraordinaire que Gretchen avait avec moi, si frappéeque j’eus l’idée de te rejoindre à l’aide d’un stratagème que mefournirait cette ressemblance.

» Je passai le jour tout entier dans ma touffe de cyprès,et j’attendis la nuit avec impatience. Quand la nuit fut venue,j’allai vers la tombe de Gretchen et, m’armant de la pelle que lefossoyeur avait oubliée, je remuai la terre fraîche. J’eus bien dela peine, va ! car il y avait si longtemps que je n’avais plusde sang, si longtemps que je marchais sur la terre glacée !…Je parvins cependant à déterrer Gretchen et, quand je l’eus fait,je la déshabillai complètement, et je me revêtis de ses habits. Jelui enlevai tout, tout jusqu’à la croix d’or qu’Hermann lui avaitdonnée et qui était encore à son cou, et puis, comme malgré sesvêtements j’avais froid encore, je lui pris son suaire que je mispar-dessus le mien, et continuai ma route. Après huit nuits demarche, j’arrivai ici. Je savais (car les morts savent tout), jesavais que tu y viendrais le lendemain, et je trouvai Hermann, sesfrères et son père, assis au coin du feu et devisant.

» – Quel dommage que je n’aie point amené cette pauvreGretchen !

» – Pourquoi, quel dommage ? demanda le comte deHoldengrasburg.

» – Parce que le marquis de Simiane, que j’ai soigné,prétendait qu’elle ressemblait fort à la baronne de Nossac, qui estmorte il y a un an. Et puisque nous attendons le baron, elle auraitpu nous rendre un véritable service en se chargeant du rôle de latrépassée dans la comédie que nous lui préparons.

» J’étais demeurée sur le seuil, et ils ne m’avaient pointentendue venir :

» – Gretchen accepte le rôle, dis-je tout à coup.

» Ils se retournèrent stupéfaits ; Hermann balbutia etpâlit, et le comte, que je ne connaissais pas, me regarda avecétonnement.

» – Mon cher Hermann, dis-je à l’amant de Gretchen,vous êtes un ingrat, et je devrais vous haïr… mais je vouspardonne.

» Il se jeta à mes genoux, et me prit la main.

» – Dieu ! fit-il tout ému, comme tu asfroid !

» – Je suis venue à pied, répondis-je, et j’ai marchétoute la nuit…

» Et je m’approchai avidement du feu, car mes forcescommençaient à être épuisées, et je me chauffai un grand quartd’heure sans parler.

» – Pauvre Gretchen ! murmurait Hermann avecfatuité, comme elle m’aime !

» – Madame, me dit le comte de Holdengrasburg,n’êtes-vous point effrayée du rôle que l’on vous destine ?

» – Pas le moins du monde, répondis-je : le rôleme plaît fort, et je le jouerai très naturellement.

» – Vous croyez ?

» – J’en suis sûre.

» Hermann se mit à rire.

» – Bonne Gretchen ! fit-il, est-ellecourageuse !

» – Je crois vous l’avoir prouvé, répondis-jesèchement ; car je suis venue d’Heidelberg à pied en mendiant.Or, comme je ne veux rien de vous, puisque vous m’avez quittée etlaissée sans argent, je viendrai ici chaque soir, je resteraijusqu’à l’aube, et m’en irai.

» – Où donc ? demanda le comte.

» – Chez le curé du village, qui est à une lieued’ici.

» – À pied ?

» – Non ; vous me prêterez un cheval.

» J’avais fait un mensonge en disant que j’irais chez lecuré du village ; mais il le fallait bien, pour avoir le droitet le prétexte d’aller me coucher dans un lit de trépassé chaquematin. Hermann voulut insister : ses frères et son père sejoignirent à lui.

» – Préférez-vous, lui dis-je, que je m’en aille toutde suite, et que je ne joue point mon rôle de trépassée ?

» – Non ! non ! dirent-ils.

» – Laissons-la faire, dit Hermann, c’est un capricede femme… qui lui passera.

» Le jour commençait à venir ; le comte et ses fils,qui s’étaient oubliés au coin du feu, se levèrent pour aller secoucher.

» – À ce soir, dis-je à Hermann.

» Il voulut me retenir ; je fus inflexible. On medonna un cheval, et je t’assure qu’il ne me fut point inutile, carj’étais bien lasse ! Je l’enfourchai, et pris la route duvillage dans le cimetière duquel j’avais passé la nuitprécédente.

» Il y avait à l’entour du champ de repos une belleprairie ; j’y cueillis quelques vergissmeinnicht[1] et quelques marguerites pour enrespirer le parfum dans ma fosse, et j’attachai le cheval à unehaie d’aubépine. Le cheval se mit à brouter l’herbe ; et jerentrai dans le cimetière.

» La fosse vide que j’avais occupée la veille était prisedepuis la brume ; j’errai plus d’une heure sans en trouver uneautre, et je fus obligée d’attendre dans une touffe de cyprès quele fossoyeur, qui en creusait une depuis l’aube, eût achevé et futparti.

» Le soir, je retrouvai le cheval ; je remontaidessus, et gagnai le château au galop. Le comte et ses fils mereçurent à bras ouverts, ils m’indiquèrent mon rôle – que je savaisd’avance, tu imagines bien – et ils me dirent qu’un znapandevait t’amener le lendemain de Marienwerder.

» – Gretchen, me dit Hermann, viens chez moi ; ilfaut que je te donne toutes les instructions nécessaires.

» – J’ai froid, lui répondis-je ; restonsici.

» Quand il eut fini de me parler, l’heure du départ étaitvenue pour lui et ses frères, et il lui fallut me quitter.

» – Oh ! murmura-t-il avec une colère dépitée, tut’es moquée de moi, Gretchen ; mais ce soir…

» – Ce soir, répondis-je, ce sera de même… Je veuxvous punir. Je dormirai côte à côte avec vous, et vous merespecterez… ou je vous tuerai.

» Et je lui montrai le poignard que Gretchen portait à saceinture, et que je lui avais volé.

» – Tu es une étrange fille, me dit-il ; il ensera comme tu voudras.

» Je n’ai pas besoin de te raconter ce qui se passa lesoir, tu le sais aussi bien que moi. Après la comédie, je meretirai avec Hermann dans sa chambre, je lui soufflai sur le front,et je l’endormis. C’est alors que je vins te trouver.

» En te quittant, je retournai chez Hermann, et quand ils’éveilla, il me vit près de lui. Une heure après, je laissai,comme la veille, mon cheval dans la prairie, et j’entrai dans lecimetière. Sur le seuil du champ funèbre, je rencontrai une jeunemorte qui sortait enveloppée de son suaire.

» – Où allez-vous ? lui demandai-je ; nesavez-vous pas que le jour vient et que le soleil vaparaître ?

» – Je le sais.

» – N’êtes-vous point morte ?

» – Sans doute.

» – Les morts ne peuvent cependant voyager que lanuit.

» – Vous avez raison ; mais c’est aujourd’hui lafête-Dieu, et, ce jour-là, les femmes qui sont mortes viergespeuvent errer jusqu’au soir par les prés fleuris et les haiesvertes, pour cueillir et se tresser des couronnes de marguerites etd’aubépine blanche. J’étais vierge quand je suis morte : j’usede mon droit.

» – Où est votre tombe ? lui demandai-je.

» – Là-bas, me répondit-elle en l’indiquant dudoigt.

» – Eh bien, lui répondis-je, je m’en vais me coucherdedans une heure, car j’ai voyagé toute la nuit, et, quand j’auraidormi un peu, j’irai vous rejoindre… J’ai, moi aussi, envie demarguerites et d’aubépine, et, comme vous, je suis morte vierge.C’était vrai, n’est-ce pas ?

» Je dormis une heure, en effet ; et puis, en melevant, j’eus la pensée de t’apparaître en plein jour, et au lieude rejoindre la jeune morte, je remontai à cheval, et j’arrivai, àla stupéfaction générale, sous le berceau où vous déjeuniez.

» Maintenant, cher ange, acheva le vampire, j’ai chaud etje suis forte, je vais te quitter ; je reviendrai la nuitprochaine, et même tu me reverras avant, car je serai de retour ducimetière après le coucher du soleil. Adieu. »

Le vampire baisa de nouveau le baron sur la bouche et au front,puis il s’en alla avec sa lente raideur habituelle. Sur le seuil,il se retourna une dernière fois, lui envoya un baiser et unsourire, et disparut.

Tout aussitôt, le baron se sentit pris d’une fièvre étrange,d’un sommeil de plomb qui l’étreignit et paralysa sa pensée pendantplusieurs heures ; et lorsqu’il se réveilla enfin, il entenditprès de lui, de l’autre côté de la cloison à laquelle son lit étaitappuyé, deux voix qui s’entretenaient à bas bruit.

L’une était celle de Wilhem, l’autre… celle deRoschen !

Le baron avait menti à son insu, quand il avait dit à latrépassée qu’il n’aimait pas Roschen, car il tressaillit vivement,et la jalousie le mordit au cœur lorsqu’il eut reconnu sa voixmêlée à celle de Wilhem.

Chapitre 17

 

La voix de Wilhem fit tressaillir profondément le baron. Il futdominé soudain par une curiosité inflexible et, tout sûr d’avancequ’il était qu’il allait entendre de cruelles choses pour lui, ilappuya son oreille à la cloison et se mit à écouter avec uneavidité presque sauvage.

– Je vous dis, Roschen, disait la voix de Wilhem, je vousdis que vous n’êtes plus la même pour moi depuis deux jours.

– Fou !

– Oh ! je ne le suis point, soyez tranquille.

– Il faut bien que vous le soyez pour tenir un aussiridicule langage.

– J’ai un cœur qui sent…

– Ah ! fit Roschen avec une certaine ironie.

– Et des yeux qui voient.

– Vraiment !

Et la voix de Roschen devint railleuse.

– Oh ! voyez-vous, Roschen, comme je vous le dis, jevois et je sens. Depuis que cet étranger maudit a passé entre vouset moi, depuis que nous jouons cette comédie infernale, vous avezpris votre rôle au sérieux…

– Sans doute, fit Roschen avec un éclat de rire qui n’avaitrien de bien ingénu.

– Vous l’aimez ?

Roschen poussa un cri.

– Oh ! tu ne le crois pas, n’est-ce pas ? monWilhem, fit-elle avec l’accent de la prière…

– Je fais mieux, dit Wilhem d’une voix sourde, je lesais.

– Folie !

– Je l’ai deviné.

– Mensonge !

– Je le sens et je l’ai deviné, te dis-je ; je le sensaux pulsations désordonnées de mon cœur ; je l’ai deviné hierà la manière lascive et indolente avec laquelle tu t’appuyais surson bras… Je t’ai vue pâlir et trembler quand Gretchen lui estapparue… Roschen, tu me trompes ou tu vas me tromper…

– Wilhem !

– Si tu le fais, reprit Wilhem avec une colère croissante,malheur à toi, Roschen, malheur à toi !

– Mais je te jure…

– Je t’ai ramassée dans la boue, Roschen, tu étais unegrisette d’Heidelberg, la fille d’un tailleur… rien de plus.

– Grâce ! murmura Roschen tremblante.

– J’ai fait de toi la maîtresse d’un étudiant, et d’unétudiant gentilhomme ; qui mieux est, je t’ai donné or etbijoux, parures, et…

– Vous êtes un lâche ! s’écria Roschen l’interrompant,vos reproches sont une insulte pour moi et surtout pour vous-même.Oui, je suis devenue, de pauvre grisette que j’étais, la maîtressed’un gentilhomme ; mais la grisette était pure, elle étaithonnête fille, et, dans le quartier où mon père rapiéçait de vieuxhabits, elle était respectée comme telle. Aujourd’hui, vous avezchangé ma misère en opulence, mais je suis déshonorée et je baissela tête.

Wilhem poussa un cri de rage.

– Est-ce que, dit-il, le peuple peut avoir de l’honneur eten parler comme nous, gentilshommes ?

– Le peuple, Wilhem, est plus noble dans sa pauvreté et sonrude labeur qu’un gentilhomme comme vous qui déshonore son écussonen essayant de le redorer avec de l’or mal acquis.

– Que veux-tu dire, malheureuse ?

– Je veux dire, Wilhem, que sans trop savoir ni le prixqu’on vous a donné, ni le but qui a fait dicter votre conduite, lemétier que vous faites depuis quelques jours est infâme.

Wilhem rugit de colère :

– Qui te dit, fit-il d’une voix étranglée, qui te dit qu’iln’y a pas un but politique…

– Ah ! oui, fit ironiquement Roschen, voilà l’excuseéternelle des gentilshommes d’Heidelberg, quand ils font unelâcheté…

– Lâcheté !

– Ils prétendent, continua Roschen avec calme, qu’ils ontun but politique. Et cette femme, cette Gretchen, qui vousstipendie, qui vous dirige, a-t-elle un but politique, elleaussi ?

– Roschen, interrompit Wilhem au comble de la fureur, si tuajoutes un mot de plus, je te tue !

Roschen poussa un cri de terreur et demanda grâce.

Il est aisé de comprendre ce qu’avait souffertM. de Nossac pendant ce dialogue qui, pour ainsi dire,déchirait un coin de ce voile mystérieux qui semblait envelopper lechâteau et ses étranges hôtes. Mais son indignation fut au comblequand Wilhem menaça Roschen de la tuer, et il sauta vivement àterre et mit la main sur son épée.

Tout aussitôt, soit hasard, soit que dans la pièce où causaientRoschen et Wilhem, on eût entendu le bruit qu’il venait de faire enquittant son lit, il se fit un profond silence, puis une porteparut s’ouvrir, et une voix nouvelle résonna impérieuse et brève,et s’exprima en langue slavonne :

– Ça, Wilhem, disait cette voix que le baron reconnut pourcelle de Samuel son frère jumeau, quand auras-tu fini de tequereller, ou bien même de feindre une querelle avec Roschen, quiest notre sœur et non ta maîtresse, entends-tu ? Penses-tu quenotre hôte ne t’ait point entendu ?

– Oh ! si fait ! ricana Wilhem sur un ton bas etpresque étouffé. Il sera jaloux le reste de la nuit, ce pauvrebaron…

– Et c’est ma foi fort mal, murmura Roschen, également àvoix basse, car il est noble et brave mon futur époux, et vous letraitez comme un vil pandour. Il faut avouer, reprit-elle en riant,mon père a d’étranges caprices et des théories bien inflexibles surla bravoure. Tout autre que le baron n’eût pu résister aux épreuvesterribles qu’il lui a fait subir.

– Ce qui, il me semble, continua Samuel, n’impliquenullement la nécessité de la bizarre dispute dont Wilhem, qui a butoute la nuit, lui inflige l’audition… Car, tudieu ! s’il dortavec le vacarme que vous faites ici, il faut qu’il ait passé troiscent soixante-cinq nuits consécutives dans un commerce derenards, pendant qu’on y fêtait le roi des étudiants.

Wilhem se prit à rire d’un rire aviné.

– Allons, ajouta Samuel, va te coucher, Wilhem ; ettoi, Roschen, viens avec moi, je vais te conduire jusqu’à tachambre…

– Mon petit Samuel, murmura Roschen, est-ce que toutes vosmystifications à l’égard de mon futur époux ne sont pas encoreterminées ?

– Morbleu ! pensa Wilhem, j’espère bien que non ;je veux être sûr, bien sûr qu’il est brave !

– Tu es ivre, fit sentencieusement Samuel, et tu te mêlesde choses qui ne te regardent point. Va te coucher, fils de Noé, etcuve ton vin, si tu peux !

 

M. de Nossac était abasourdi de tout ce qu’ilentendait. Des deux versions si contradictoires qui venaient derésonner à son oreille, laquelle était donc la vraie ?Était-ce celle de Wilhem appelant Roschen une grisetted’Heidelberg et la traitant avec le sans-gêne de l’étudiantpour sa maîtresse ? Dans ce cas, il fallait s’avouer que cesourire ingénu, que cette candeur virginale qui brillaient au frontde la jeune fille composaient un ignoble mensonge, une antithèsehideuse, un paradoxe en action dégoûtant.

Ou bien Samuel traitant Wilhem d’ivrogne et l’accusant devouloir exciter la jalousie du baron et mettre son amour àl’épreuve, était-il sincère ?

Il y avait deux raisons pour que M. de Nossac ajoutâtfoi aux paroles de Samuel !

La première, c’est qu’il ne pouvait, lui, le roué et le blessé,il ne pouvait croire à la perversité de Roschen et voir en elle, enelle qui avait le geste digne, l’accent distingué, le regardcandide d’une jeune fille de bonne noblesse, la grisetted’Heidelberg, l’étudiante qui écorche la langue qu’elle parle, etqui boit, en plein soleil, de la bière et de l’eau-de-vie dans leverre de son amant.

La seconde était encore plus raisonnable.

Wilhem et Roschen s’étaient d’abord exprimés en français, preuvequ’ils voulaient être entendus. Samuel, au contraire, avait pris laparole en slavon, et tout aussitôt Wilhem et Roschen s’étaientexprimés dans la même langue.

Un long silence suivit l’altercation qui avait eu lieu entreRoschen et ses deux frères, et il devint évident pour le baronqu’elle était partie avec eux. Il jugea prudent de se recoucher,car il avait besoin de réfléchir et de chercher la solution et lebut de tous les mystères qui l’environnaient.

Il y avait bien parmi les choses extraordinaires qu’il avaitvues et entendues, des choses qu’à la rigueur on pouvait expliquer,telles que l’histoire des veneurs noirs, la chasse au flambeau,etc. Tout cela ne prouvait qu’une chose : l’humeur facétieusedu châtelain de Holdengrasburg. Mais Gretchen ? c’est-à-direHélène de Nossac trépassée, Hélène qui avait pris les vêtements deGretchen, Hélène qui, disait-elle, était sortie de sa tombe etavait fait huit cents lieues à pied, la nuit, et couchant chaquematin dans un nouveau cimetière, ainsi qu’un voyageur s’arrête,chaque soir, à la porte d’une hôtellerie, comment expliquercela ?

Le baron oublia un moment Roschen, Wilhem et ses frères, poursonger à la trépassée. Alors, de même qu’il avait oublié Gretchen,en entendant dans la pièce voisine résonner les voix de Roschen etde Wilhem, de même, les voix éteintes, il se reprit à songer àGretchen et s’attacha à ses souvenirs de la nuit avec unedésespérante ténacité. Il analysa, avec un soin extrême, toutes sessensations, se remémora chaque parole de la trépassée, chaquephrase de son incroyable histoire, et finit par en conclure quec’était bien réellement sa femme, sa femme qu’il avait tuée et àqui Dieu permettait de sortir de sa tombe pour tourmenter son épouxvivant.

Tout à coup, dans la pièce voisine où naguère il avait entenduWilhem et sa sœur, s’éleva une voix stridente qui dit le premiercouplet de la légende du veneur noir. Puis, ce couplet fini, lamême voix ajouta :

– Eh bien ! messire Satan, mon père, n’ai-je pas bienjoué hier mon rôle de châtelain, et n’êtes-vous pas content demoi ? J’ai éteint assez bien le charbon de mes yeux etl’éclair de mon ongle ; et, Dieu me damne comme si je nel’étais déjà ! si ce petit baron de Nossac ne me croit pétride chair et d’os comme lui…

En entendant ces étranges paroles, le baron pensa devenir fou,et il se précipita vers la croisée, à travers les fentes delaquelle filtrait un rayon du jour naissant. Il l’ouvrit et sepencha vivement au-dehors, comme si, pour chasser les terreurs deson esprit, il eût voulu de l’air et de la lumière ; maissoudain il poussa un cri d’épouvante et chancela… La prairie, leparc, la forêt, le village, tout ce ravissant paysage sur lequelouvrait sa fenêtre, tout ce qu’il avait vu, la veille, avaitdisparu comme si Satan lui-même l’eût emporté dans un pli de sonaile décharnée… Et, à la place, il ne vit plus qu’un sitetourmenté, désert, sauvage, un torrent sinistre, une forêt sombreet muette à l’horizon, une plaine inculte et désolée entre la forêtet le torrent !

Satan avait passé par là !

Chapitre 18

 

Au cri poussé par le baron, une porte s’ouvrit et le châtelainde Holdengrasburg entra, son sourire bonhomme et un peu railleuraux lèvres.

– Le veneur noir ! murmura le baron.

– Ah ! enfin, s’écria le châtelain jovialement, enfin,mon cher baron, vous avez eu peur !

Le baron pâlit de colère :

– Peur ! s’écria-t-il ; moi, peur ?

– Par les cornes de Satan, mon père, je le crois, mongentilhomme.

– Qui que vous soyez, répliqua M. de Nossac, àqui ce mot de peur avait rendu tout son sang-froid, quique vous soyez, mon hôte, je vous somme de me prouver que j’ai eupeur !

– Vous avez poussé un cri qui s’en charge, baron.

– Vous croyez ?

– Pardieu !

– Eh bien ! dit M. de Nossac, si j’ai eupeur de l’incertitude, chassez cette incertitude et montrez-vousenfin à moi sous votre jour véritable, vous verrez si j’ai peurencore ! Si vous êtes le fils de Satan, dites-le, et alors jelutterai, moi, homme, avec vous, être surnaturel ! Si vousêtes un simple gentilhomme, qui se plaît aux mystifications,dites-le également, car je trouve que les mystifications durentdepuis trop longtemps, et mon épée y mettra un terme !

Et, en prononçant ces paroles, M. de Nossac s’appuyafièrement sur son épée et regarda le veneur en face.

– Mon cher hôte, fit celui-ci avec un éclat de rire moinsrailleur que bienveillant, je suis dans mon tort cette fois et jevous en fais humblement mes excuses. J’aurais dû m’en tenir à mesplaisanteries d’hier et ne point les renouveler aujourd’hui. Si lesexcuses ne vous suffisent point, j’ai mon épée au service de lavôtre.

– Ah ! dit froidement le baron, est-ce que vous n’avezpoint encore assez joué le rôle du châtelain bonhomme, messireSatan ?

Un nouvel éclat de rire échappa au comte.

– Vous êtes fou ! dit-il ; je suis de chair etd’os comme vous.

– Ce n’est point ce que vous disiez tout à l’heure,cependant.

– Tiens ! vous y avez donc cru ?

– Il me semble, fit M. de Nossac avec hauteur,que la chose est assez croyable.

– Vous trouvez ?

– Sans nul doute. Et pour preuve, je vous demanderai ce quevous avez fait du paysage qui, hier, était sous mesfenêtres ?

– Êtes-vous bien sûr qu’il était sous cesfenêtres-là ?

– Très sûr. Je reconnais le lit, les tentures, tout,jusqu’à ce fauteuil, où j’ai, en me couchant, déposé mon habit.

– Eh bien ! dit le comte, puisque vous en êtes aussisûr, venez avec moi, je vais vous convaincre du contraire.

Et il entraîna le baron, qui le suivit sans mot dire.

Comme la veille, le comte de Holdengrasburg fit traverser à sonhôte plusieurs salles contiguës et arriva enfin à une chambre àcoucher, où il s’arrêta.

– Voyez ! lui dit-il.

Le baron promena autour de lui un regard d’étonnement etreconnut une chambre absolument semblable à celle qu’il occupait laveille et non moins semblable comme meubles, espace et tentures àcelle qu’il venait de quitter.

– Vous voyez, lui dit-il, que tout est ici dans le mêmeordre que là-bas ; une seule chose y manque : votrehabit. J’ai pris soin de le faire déménager en même temps qu’onvous transportait, endormi, d’un lit dans un autre. Vous avez lesommeil bien lourd, baron. Et ce disant, le comte de Holdengrasburgouvrit la croisée, et le baron reconnut son paysage riant etpittoresque de la veille, sa prairie en fleurs, son parc ombreux,son village coquet, sa forêt verte, et, comme la veille, il aperçutun homme et une femme se promenant sous les murs du château etfoulant l’herbe drue, toute ruisselante encore de la rosée dumatin. Seulement ce n’étaient ni Roschen ni Wilhem, mais Gretchenet Hermann, son amant.

Comme la veille, le baron tressaillit et sentit un nuage passersur ses yeux. Il était jaloux de sa femme trépassée, comme si elleeût été vivante.

– Monsieur, dit-il au comte, oubliant soudain la situationhostile qu’il avait prise vis-à-vis de lui, êtes-vous bien sûr quecette femme-là est la maîtresse de votre fils Hermann ?

– Gretchen ? mais sans doute.

– Eh bien ! moi, je vous dis que c’est ma proprefemme, ma femme défunte qui revient pour me tourmenter et me sucerau cou chaque nuit…

– Vous êtes fou.

– Non, je ne suis pas fou, j’ai toute ma raison, et je nedormais pas cette nuit. Elle est venue vers moi, à pas lents, commela nuit précédente ; elle s’est couchée à côté de moi, ellem’a mordu comme la veille…

– Tenez, fit le comte de Holdengrasburg avec insouciance,la meilleure preuve que je puisse vous donner qu’elle ne vous apoint mordu au cou c’est que la piqûre que vous vous étiez faiteavec la pointe de votre épée est à moitié fermée ce matin, et qu’iln’y a, à côté, aucune autre cicatrice.

– C’est vrai, murmura le baron interdit, après s’êtreregardé dans une glace. Ce qui n’empêche pas, croyez-le, que toutce que je vous dis soit scrupuleusement exact.

– J’en doute.

– Et si je vous répète mot pour mot la bizarre histoirequ’elle m’a contée ?

– Voyons l’histoire ?

M. de Nossac, toujours l’œil fixé sur Hermann etGretchen, qui s’appuyaient l’un sur l’autre avec une langueurvoluptueuse, M. de Nossac, disons-nous, raconta d’unevoix brève, saccadée, semée d’interruptions à chaque mouvementinusité des deux amants, cette étrange odyssée de sa femme àtravers les cimetières de France et d’Allemagne.

– Décidément, fit le comte avec douleur, je me repensamèrement, monsieur le baron, de mes sottes plaisanteries. Ellesvous ont frappé l’esprit à ce point que vous rêvez toutéveillé.

M. de Nossac regarda le comte. La figure de ce dernierexprimait une pitié profonde, une commisération si bien sentiequ’on ne pouvait la mettre en doute.

– Tenez, dit-il, il faut que je vous convainque.

– Voyons ?

– Savez-vous où va Gretchen chaque jour ?

– Chez le curé du village.

– En êtes-vous sûr ?

– Très sûr.

– Vous voyez bien que je n’ai pas rêvé, que j’ai bienréellement vu et entendu, car ni vos fils ni vous ne m’avez donnéces détails, et cependant je le savais. Vous lui donnez un cheval,n’est-ce pas ?

– Oui, dit le comte étonné.

– Et elle est venue d’Heidelberg ici à pied etmendiant ?

– Oui, comment le savez-vous ?

– Et, continua le baron en s’animant, je sais bien d’autreschoses encore ; par exemple, vous étiez au coin du feu quandelle est arrivée. Hermann s’est troublé, et vous lui avezdemandé :

« N’êtes-vous point effrayée du rôle que vous allezjouer ? »

– Ma foi ! s’écria le châtelain de Holdengrasburg,vous êtes décidément sorcier, et je finirai par croire à vosvampires.

Pendant qu’ils causaient, le jour avait grandi, et l’aurorefrangeait vaguement de pourpre et d’opale les sommets indécis etbleuâtres des montagnes voisines.

– Tenez, dit M. de Nossac se penchant à lacroisée et y entraînant le comte, voyez !

On venait d’amener un cheval à Gretchen, et Gretchen étaitmontée dessus aidée du genou d’Hermann, après avoir donné un longbaiser à son amant.

– Eh bien ! demanda le comte, que voyez-vous donc làd’extraordinaire ?

– Vous n’y voyez donc rien, vous ?

– Ma foi ! non, c’est Gretchen qui monte à cheval etqui s’en va. Que voulez-vous ? Cette femme est fière comme unevraie bohémienne qu’elle est. Hermann l’avait abandonnée, elle l’asuivi parce qu’elle l’aimait ; mais elle ne veut pas manger deson pain.

– Et elle va chez le curé ?

– Mais certainement.

– Eh bien ! moi, je vous dis qu’elle va aucimetière.

– Quelle folie !

– Voulez-vous la suivre avec moi ?

– Hélas, dit le comte, je le voudrais bien, mon cher baron,ne fût-ce que pour vous convaincre de votre folie, mais vousoubliez que je ne le puis.

– Pourquoi cela ?

– Parce que je suis, pour la contrée, le terrible veneurnoir, et que si un paysan me rencontrait aux portes du village, ilne manquerait pas de dire qu’il a vu le veneur noir sans en mourir,ce qui ferait un grand tort à ma réputation.

– Eh bien ! j’irai seul.

– Vous êtes libre, mais c’est folie.

Le baron acheva de se vêtir à la hâte, puis, sans vouloirécouter son hôte qui s’escrimait à lui prouver qu’il était fou, ils’élança hors de la chambre, descendit l’escalier, et, l’épée à lamain, il sortit du château, et s’engagea en courant dans le sentierque venait de prendre Gretchen, au petit trot de son cheval.

La trépassée cheminait entre deux haies fleuries, au pas, etsemblait aspirer avec délices les arômes champêtres dont l’airétait imprégné. Le baron marchait derrière elle, frissonnant malgrélui, et n’osant l’atteindre, bien que cela lui eût été facile.

Tout à coup la trépassée, qui paraissait rêver avec mélancolie,leva les yeux, et interrogea le ciel oriental.

Des flots de pourpre avaient succédé aux teintes iriséesd’opale, et le soleil était proche.

Elle sembla le comprendre ; et elle pressa l’allure de soncheval, qui prit le trot. Pour ne la point perdre de vue, le baronfut contraint de courir. En dix minutes, Gretchen à cheval et lui àpied eurent atteint le village.

En dehors du village, il y avait une enceinte de cent mètrescarrés, clôturée d’une haie vive tout en fleurs, plantée çà et làd’un bouquet de cyprès et parsemée de croix noires ou blanches, laplupart sans inscriptions. C’était le cimetière du village.

La porte en était entrebâillée, ou plutôt elle n’avait point étéfermée durant la nuit. Le champ du repos était ouvert à tout lemonde. Gretchen s’arrêta à cette porte, et descendit de cheval avecsa lente raideur, puis elle interrogea de nouveau le ciel, qui seteignait de plus en plus des lueurs annonciatrices du soleil, et lebaron, qui était derrière elle, l’entendit murmurer avec une joied’enfant :

« Oh ! j’aurai le temps de cueillir des fleurs…j’aurai le temps ! »

Elle lâcha le cheval, qui, tout accoutumé sans doute à pareilleliberté, gagna au petit galop l’endroit de la prairie où l’herbeétait la plus douce et la plus appétissante ; puis à son tour,elle s’approcha d’un petit ruisseau qui coulait en babillant sousle gazon, se mit péniblement à genoux, et cueillit une poignée devergissmeinnicht et de liserons bleus ; ensuite elles’approcha de la haie, et y prit un rameau d’aubépine.

Un jet de lumière glissa soudain sur la cime d’un roc voisin, etl’extrémité opposée de la vallée refléta le premier rayon dusoleil. La trépassée poussa un cri, entra précipitamment dans lecimetière, s’enfuit jusqu’à un petit bouquet de sapins où elledisparut une minute, puis reparut aussitôt drapée des pieds à latête dans un suaire blanc, le sien sans doute, qu’elle cachaitsoigneusement chaque soir avant d’aller au château.

M. de Nossac était demeuré sur le seuil du cimetière,immobile, la sueur au front. Il la vit sortir, ainsi vêtue, sediriger vers une fosse récemment creusée et se coucher tout de sonlong. Il sentit ses genoux se dérober sous lui ; mais soudaince doute qui l’avait assailli tant de fois et qui le portait sisouvent à croire qu’on le mystifiait, ce doute s’empara de lui unefois encore, et il s’écria :

« Cordieu ! je veux en avoir le cœurnet ! »

Et il s’élança vers la fosse, et s’arrêta tout à coup… La morteétait immobile, au fond de la tombe, enveloppée dans son linceul,tenant ses fleurs dans sa main crispée. Aucun souffle ne soulevaitsa poitrine, aucun mouvement n’indiquait que tout à l’heure encoreelle marchait… la mort l’avait reprise… elle dormait jusqu’ausoir.

Le baron se baissa pour prendre un coin du suaire et lesoulever, mais soudain la terreur s’empara de lui, et il allas’appuyer défaillant et pâle, à un cyprès voisin…

Chapitre 19

 

Si M. de Nossac n’était pas toujours maître d’unpremier mouvement d’effroi, au moins se familiarisait-il aisémentavec cette terreur. Il demeura une seconde appuyé au tronc decyprès et presque défaillant, mais il se remit aussitôt, et,faisant un violent effort, il retourna sur le bord de la fosse, etse baissa de nouveau.

Cette fois, il eut le courage de prendre un pli du linceul, dele soulever à demi et de regarder assez attentivement le visage dela morte. Ce visage était pâle, immobile, muet, comme un vraivisage de mort qu’il était ; aucun muscle ne tressaillait,aucune fluctuation mystérieuse du sang ne paraissait avoir lieudans les veines bleues et gonflées qui couraient en réseaucapricieux sous sa peau transparente et fine.M. de Nossac le contempla longtemps, puis il s’enharditet, mettant les genoux à terre, il étendit le bras, et toucha levisage avec sa main. Il était froid comme la main que la trépasséeavait mise dans la sienne deux jours auparavant, comme le baiserqu’elle lui avait donné la nuit dernière.

S’enhardissant de plus en plus, le baron prit alors son épée etde la pointe piqua légèrement le sein du cadavre : il enjaillit aussitôt un sang rose, frais, transparent, qui s’étendit engouttelettes fines sur le linceul et jaspa de taches rouges sablancheur éblouissante. La morte ne bougea point, et son sangcontinua à couler légèrement. Alors M. de Nossac, bienconvaincu qu’il ne pouvait être le jouet d’une comédie, que c’étaitbien réellement à une morte qu’il avait affaire, et que ce sangqu’il venait de répandre, c’était le sien qu’elle lui avait pris lanuit précédente, M. de Nossac songea que la nuitprochaine le vampire serait d’autant plus exigeant qu’il auraitmoins de sang dans les veines, et que lui, baron de Nossac,finirait par mourir de cette perte continuelle dont il n’avait nila volonté ni la force de se préserver.

Ce raisonnement ainsi adopté par son esprit, il eut honte etregret de ce qu’il venait de faire ; il se pencha une fois deplus sur le cadavre et mit son doigt sur la piqûre, tandis qu’ilcherchait un moyen de la bander. Ce moyen il le trouva avec sonmouchoir, qu’il noua fortement à un coin du suaire, et quiétreignit la morte comme une ceinture.

Quand il eut fini, il voulut se lever, mais il s’aperçut que lesang de la morte avait coulé sur ses mains ; il eut peur, etses cheveux se hérissèrent.

Il prit un coin du linceul, et s’essuya ; en tirant le coinà lui, il remua le cadavre, et les lèvres serrées de la mortes’ouvrirent, et il sembla au baron qu’elle allait parler et luidire : « Tu es un impie ! » Alors il se sentitpris de cette lourdeur vertigineuse, de cette paralysie étrange quis’emparait de lui chaque nuit, à l’heure où le vampire avaitcoutume d’arriver, et il frissonna à la pensée qu’il allait êtrecontraint peut-être de se coucher dans cette fosse côte à côte avecelle dans un cimetière et de s’endormir de ce sommeil de plomb quile prenait au départ de sa nocturne visiteuse.

La terreur du baron devint telle, qu’il fit un suprême ethéroïque effort, se redressa sur ses jambes raidies, presqueglacées, et s’élança hors de la fosse.

Les deux premiers pas qu’il fit au-dehors furentterribles ; il semblait qu’une invincible force d’attractionle clouât à ce cadavre et à cette tombe encore ouverte ; maisenfin, ces deux pas faits, la paralysie diminua ; il se traînamoins lentement, puis il marcha plus vite ; enfin il putcourir, et se précipita dehors avec cette célérité de la peur querien ne peut égaler.

Mais, sur le seuil du cimetière, il y avait une femme debout,pâle, tremblante d’émotion. C’était Roschen ; Roschen, à quisa pâleur et son émotion ajoutaient une grâce et un charme deplus ; Roschen, belle, éblouissante, les yeux emplis d’unevague et suave tristesse, la bouche plissée par un sourire amer,une main sur son cœur comme pour en étouffer les pulsationsprécipitées.

À sa vue, le baron poussa un cri :

– Vous ici, Roschen ! murmura-t-il.

Elle fit un pas vers lui, le prit par la main, et luidit :

– C’est ma vie que je risque en vous suivant ici, maisn’importe… il faut que je vous parle.

– Oh ! parlez ! murmura M. de Nossac enla regardant et sentant son admiration et cet amour, nésspontanément et plusieurs fois menacés par l’étrange et funesteascendant de Gretchen, renaître et le dominer entièrement.

– Pas là ! fit-elle avec effroi.

– Pourquoi ?

– Les morts sont trop près… venez…

Et elle l’entraîna.

Ainsi que nous l’avons déjà dit, la forêt était proche, et unchemin creux, bordé d’une haie vive à hauteur d’homme, y conduisaitdirectement, sans qu’il fût trop possible d’être aperçu, dans cetrajet, ni du château, ni du village.

Roschen s’y engagea d’un pas rapide, tenant toujours le baronpar la main.

À mesure qu’ils avançaient, le jour blafard qui éclairait laforêt devenait de plus en plus sombre ; et bientôt Roschens’arrêta au milieu d’une sorte de clairière où des rochers avaientformé un banc naturel qui s’arrondissait en demi-cercle.

– Asseyons-nous là, dit Roschen.

Le baron s’assit auprès d’elle. Roschen tourna la tête alors àdroite et à gauche, et inspecta les lieux environnants avec uneminutieuse et prudente circonspection.

– Sommes-nous bien seuls ? murmura-t-elle.

– Oui, répondit le baron, regardant à son tour.

– Oh ! c’est que, dit Roschen tremblante, si on nousentendait…

– Eh bien ?

– Il me tuerait.

– Qui donc ? rugit le baron.

– Lui !… fit-elle avec effroi.

– Qui, lui ?

– Wilhem !

Le baron frappa le sol de son pied avec une colère subite.

– Toujours ce Wilhem ! murmura-t-il, toujourslui !

La voix du baron avait revêtu un timbre si dur que Roschentressaillit et que sa main trembla dans celle deM. de Nossac. Elle ouvrit la bouche pour parler, maisl’émotion étreignit sa gorge ; elle ne put qu’élever un regardsuppliant vers le baron, un regard qui signifiait :« Épargnez-moi… car je vous aime… » Mais, peu sensible àce regard, le baron reprit avec la même irritation :

– Que vous est donc cet homme et quelle influence fatalea-t-il sur votre destinée, que vous frissonniez à son nom ettrembliez à sa voix.

Roschen ne répondit point, et baissa les yeux.

– Dites, Roschen, continua M. de Nossac,dites-moi que les terribles paroles que j’ai entendues, il y aquelques heures, ces paroles infernales qui m’ont fait douter detout, de la bonté de Dieu, de la vertu des femmes, de la candeur devotre sourire, dites-moi…

Roschen poussa un cri étouffé, se laissa glisser aux pieds dubaron, et murmura :

– Pardonnez-moi… je suis bien coupable.

M. de Nossac sentit sa raison chanceler, le cœur luimanquer, son corps défaillir.

– C’était donc vrai ? murmura-t-il.

– Oui, dit Roschen d’une voix éteinte.

– Ainsi… vous n’êtes point sa sœur ?

– Non, fit Roschen d’un signe.

– Mais vous êtes…

Il s’arrêta : elle lui avait jeté un éloquent et suppliantregard.

– Ainsi, reprit-il, ce mariage…

– Mensonge !

– Mais c’est infâme ! s’écria le baron hors delui.

– Oh ! dit Roschen, je le sais bien que c’estinfâme ! Mais que voulez-vous ?… J’étais une pauvregrisette d’Heidelberg, Wilhem m’avait séduite avec une promesse demariage ; Wilhem avait pris sur moi un empire terrible, Wilhemme dominait complètement… Il partit avec Hermann, Conrad et levieux Berghausen…

– Qui est Berghausen ?

– Celui que vous appelez le veneur noir.

– Ce n’est donc pas le père de Wilhem et de ses frères.

– Non. Wilhem n’a qu’un frère, Samuel.

– Et les deux autres ?

– Ce sont deux étudiants, leurs amis.

– Mais ce… Berghausen ?

– C’est un vieil étudiant de trentième année.

– Ce château n’est donc pas à lui ?

– Non.

– À qui est-il donc ?

– Je ne sais.

– Mystère ! murmura le baron, étrangemystère !

– Oh ! oui, répondit Roschen frissonnante ; ilsobéissent tous cinq à cette Gretchen, que Dieu confonde ! àcette Gretchen qui est morte ou vivante, je n’en sais rien… maisqui exerce une étrange influence sur tous… et sur vous-même… achevaRoschen d’une voix étouffée.

Le baron tressaillit.

– Sur moi ? fit-il étonné.

– Oh ! oui ! reprit Roschen avec feu, sur vous…vous l’aimez…

– Non ! s’exclama-t-il avec force.

Roschen poussa un cri de joie :

– Dites-vous vrai ? fit-elle enjoignant les mains.

– Oui, murmura le baron ; c’est vous que j’aimais…

Roschen baissa la tête.

– Et vous ne m’aimez plus ? fit-elle avec uneindicible émotion…

– Vous êtes à Wilhem ! répondit le baron d’un airsombre.

Roschen jeta un faible cri, un cri de détresse étouffé, ouvritles bras, se raidit, et tomba sur le gazon presque évanouie.

– Je vous aimais tant !… fit-elle.

Ce cri, cet accent, allèrent droit à l’âme du baron et letouchèrent profondément.

– Si je vous aimais encore ? demanda-t-il.

– Dites-vous vrai ? Ne me trompez-vous point ?s’écria-t-elle. N’est-ce point la pitié qui vous arrache cesparoles ?

M. de Nossac prit dans ses mains la tête frissonnanteet pâle de la jeune fille, y mit un ardent baiser, etrépéta :

– Roschen… je t’aime !

– Eh bien, lui dit-elle, puisque vous m’aimez,suivez-moi !

– Que veux-tu dire ?

– Arrachez-moi à Wilhem, car Wilhem m’aime, et me tuerait.Emmenez-moi loin de lui, car je ne l’aime plus, car je l’ai enhorreur depuis que je vous ai vu… depuis que je vousaime !

Et Roschen s’était mise à genoux, et suppliait.

– Emmenez-moi, répéta-t-elle, et j’aurai pour vous tantd’amour, que vous oublierez que j’ai été à un autre, que j’étaisune pauvre fille, une grisette d’université !

– Je l’oublierai, dit M. de Nossac.

– Et vous me pardonnerez, n’est-ce pas ? fit-elle enlui prenant les mains.

– Oui, répondit-il en lui donnant un second baiser.

– Vous me pardonnerez d’avoir trempé dans cette comédieinfâme dont vous avez été le jouet ?

– Oui… oui… mais fuyons ! s’écriaM. de Nossac.

– Oh ! pas maintenant, dit Roschen, mais la nuitprochaine…

– Pourquoi ?

– Je préparerai tout pour notre fuite.

M. de Nossac se sentit frissonner à une penséesubite :

– Le vampire viendra, murmura-t-il.

– Eh bien, dit Roschen dont l’œil s’alluma, s’il vient…

– Eh bien ? interrogea le baron.

– Vous le percerez de votre épée…

– Je ne pourrai pas… il me fascine…

– Ce soir, à souper, jetez sous la table le dernier verrede vin qu’on vous versera.

Ce conseil illumina l’esprit du baron :

– Je comprends tout maintenant, fit-il, et je mevengerai !

– Silence ! lui dit tout à coup Roschen,silence ! écoutez !

On entendait une voix dans l’éloignement qui appelait :

– Roschen ! Roschen ! où es-tu ?

C’était la voix de Wilhem !

Chapitre 20

 

Roschen se serra, tremblante et pâle, contre le baron.

– J’ai peur !… murmura-t-elle.

– Ne craignez rien, je suis près de vous.

– Oh, c’est qu’il me tuerait !…

M. de Nossac eut un superbe sourire.

– Si je le voulais toutefois, dit-il en portant la main àla garde de son épée.

– Roschen ! Roschen ! répétait la voix, quisemblait avoir une nuance de colère.

– Tenez, dit Roschen, le plus sage est de nous séparer.

– Déjà, enfant ?…

Elle appuya ses petites mains sur les épaules du baron, et luisourit doucement :

– Ne serons-nous pas réunis demain ?

– Oh ! certainement oui ! murmura-t-il avecl’enthousiasme de l’amour.

– Nous fuirons bien loin, n’est-ce pas, monbien-aimé ?

– Oui, mon enfant.

– Nous rejoindrons l’armée française ; nous irons danston pays… Je te suivrai partout, comme le chien son maître, commel’ombre son corps…

– Roschen ! Roschen ! répéta la voix pour latroisième fois, Roschen, où es-tu ?

Et cette fois, la voix était furieuse, jalouse, implacable.Roschen pâlit.

– Adieu ! dit-elle. S’il vient jusqu’ici, cachez-vousou feignez d’être évanoui…

Ils se donnèrent un long baiser, et elle s’enfuit ; maiselle avait fait dix pas à peine, qu’elle revint.

– N’oubliez pas… ce soir… ne buvez pas votre dernier verrede vin… et tuez-la !

– Oui, dit M. de Nossac, devenu rêveur.

– Quand l’heure du départ sera venue, je vous préviendrai…J’aurai des chevaux tout sellés, vous n’aurez qu’à vous habiller,et nous partirons. Adieu.

Elle disparut.

Il n’était que temps ; car à peine le bruit de ses pass’était-il éteint dans la profondeur des taillis, qu’un bruit sefit entendre dans une direction opposée, et Wilhem déboucha tout àcoup dans la clairière où le baron était demeuré, et feignait,d’après l’avis de Roschen, d’être complètement privé de ses sens.Wilhem demeura stupéfait à sa vue.

– Oh ! oh ! fit-il, je commence à croire que,tout brave qu’il est, notre homme a grand peur depuis deux jours,et au lieu de suivre Gretchen au cimetière, il a été pris d’unepanique telle, qu’il est venu rouler ici sur le gazon, comme unhomme qui a réellement vu le veneur noir.

Et il s’approcha du baron, et le secoua assez fortement.

– Cordieu ! murmura Wilhem, nous voulons bien le tuer,mais à la longue ; et il ne faut pas le laisser mouriraujourd’hui.

Et Wilhem courut à un petit ruisseau qui babillait sous l’herbe,à quelques pas de là, y puisa de l’eau dans le creux de ses deuxmains réunies, et revint la jeter au visage du baron.

Celui-ci pensa que Wilhem était assez convaincu de sonévanouissement, pour qu’il ne fut point obligé de le prolongerindéfiniment, il ouvrit les yeux au contact de l’eau.

– Ah ça ! mon hôte, dit Wilhem joyeusement,qu’avez-vous donc ?

– Je dormais, répondit héroïquementM. de Nossac.

– De quel sommeil, s’il vous plaît ?

– Comment, de quel sommeil ?

– Sans doute. Était-ce fatigue ou terreur ?

– Terreur ? fit dédaigneusementM. de Nossac.

– Sans doute ; car vous aviez le sommeil bien dur.

– Vous croyez ?

– Oh ! j’en suis sûr ; je vous ai vigoureusementsecoué.

– Alors, c’est que j’aurai mal dormi la nuitprécédente.

– Tarare ! soyez franc, mon hôte.

– Je le suis.

– Vous avez éprouvé quelque nouvelle mystification de lapart de mon très honoré père, le seigneur de Holdengrasburg, etl’effroi vous dominant, vous vous êtes enfui jusqu’ici, où vousêtes tombé évanoui.

– Eh bien, dit M. de Nossac feignant un grandabandon, cela est vrai, j’en conviens.

– Aussi, répondit Wilhem, il est une chose à laquelle jesuis bien résolu, c’est à me brouiller avec mon père s’il continueses plaisanteries ridicules.

– Et moi, s’écria M. de Nossac, avec une feintecolère, je lui demanderai raison des autres !

– Ta ! ta ! ta ! Mon cher hôte, calmez-vous,de grâce ! et venez avec moi.

– Où allons-nous ?

– Au château, où le déjeuner nous attend…

– Tant mieux, dit le baron, j’ai faim !

– Et ensuite nous monterons à cheval et nous courrons uncerf… Nous n’avons pas chassé depuis deux jours.

– Gretchen en sera-t-elle ? demandaM. de Nossac.

– Je ne sais pas… C’est possible.

– Moi, je vous soutiens le contraire.

– Et pourquoi, s’il vous plaît ?

– Parce que Gretchen est couchée dans sa bière, aucimetière… parce que je l’ai vue, moi… que je l’ai piquée de monépée.

Wilhem tressaillit.

– Et que, poursuivit le baron, quoi qu’on en puisse dire,elle est réellement morte, et c’est un affreux vampire qui a pris àtâche de me sucer et de me dévorer chaque nuit goutte de sang pargoutte de sang.

– Quelle folie !

– Soyez incrédule, que m’importe : je sais bien ce quej’ai vu… je sais la terreur qui m’a pris et m’a fait fuir jusqu’àcet endroit où vous m’avez trouvé évanoui.

– Vous avez été victime d’une hallucination.

– Je vous jure le contraire.

– Et moi je ne vous crois pas… Mais venez déjeuner.

Et il lui prit familièrement le bras.

À ce contact M. de Nossac eut un frémissement decolère ; et il fut tenté de l’étouffer dans ses bras, de lebroyer sur sa poitrine, d’enfoncer son épée jusqu’à la garde dansle sein de cet homme qu’avait aimé Roschen…

Heureusement, M. de Nossac commençait à voir qu’on semoquait de lui et que même on en voulait à sa vie, et il jugeaprudent de se contenir.

Ils arrivèrent au château, et là Wilhem aperçut Roschen dans leparc. Il courut à elle :

– D’où viens-tu donc ?

– De la forêt, répondit Roschen.

Le front de Wilhem se plissa une seconde sous l’étreinte d’unsoupçon ; mais ce soupçon s’évanouit aussitôt que Roschen eutajouté :

– Je suis allée chez Werner, le bûcheron.

– À table, baron ! à table ! cria la voixlointaine d’Hermann, qui accourait.

– Et à cheval après ! ajouta Conrad.

– Eh bien ? fit mystérieusement le comte deHoldengrasburg en prenant M. de Nossac à l’écart.

– Je ne m’étais pas trompé, je l’ai vue au cimetière.

– Vous êtes fou !

– Non pas, je vous jure.

Et le baron répéta au comte ce qu’il avait conté déjà à Wilhem.Le châtelain secoua la tête d’un air de doute ; cependant ilajouta tout bas :

– Il faut que j’en aie le cœur net.

– C’est facile, dit le baron. Je vais vous conduire.

– Non, pas aujourd’hui, mais demain… Nous la suivrons tousdeux.

– Soit ! dit négligemment M. de Nossac.

– À propos, dit Hermann survenant, je voulais que cetteespiègle de Gretchen vînt avec nous aujourd’hui…

– Eh bien ? demanda le comte, jetant un regardsignificatif à M. de Nossac.

– Elle a refusé.

– Pourquoi cela ?

– Parce qu’elle a prétendu qu’elle n’avait pas l’habitudede chasser tout un jour sans manger.

– Et le repas de halte ?

– Vous savez bien, mon père, que Gretchen est fière et neveut pas manger de notre pain.

– C’est juste. Eh bien, à cheval ! nous nous passeronsd’elle.

Chapitre 21

 

Le baron et ses hôtes montèrent à cheval, et l’hallali futsonné.

– Roschen ne vient donc pas ? demanda Samuel àWilhem.

– Non, dit Wilhem d’un air de mauvaise humeur.

– Pourquoi donc ?

– Parce que je le lui ai défendu.

Samuel haussa les épaules.

– Tu es un despote pour cette enfant, dit-il.

– Tu trouves ?

– Je fais mieux, je m’en indigne.

Wilhem fronça le sourcil.

– Je suis jaloux, dit-il.

– Imbécile !

– Je crains qu’elle ne l’aime.

– Fou que tu es ! Wilhem ! Wilhem ! ta sottejalousie finira par nous trahir, et tout sera perdu.

– Eh bien, que m’importe !

– Il m’importe beaucoup et à nous tous, niais ! Sinous laissons la partie inachevée, nous sommes des gens ruinés… etnous avons si peu de crédit et tant besoin d’argent !

– Chut ! dit Wilhem en montrant le baron quirapprochait, courbette par courbette, son cheval des leurs.

On partit.

La chasse fut magnifique, le cerf forcé en huit heures. Chevaux,chiens et piqueurs firent merveille, et M. de Nossac selaissa aller à ses instincts de veneur, se disant qu’il seraittemps au retour de songer à Roschen et aux moyens de fuite.

Le retour s’effectua vers le soir, et les veneurs trouvèrent lesouper servi et Roschen les attendant dans la salle à manger.

Roschen trouva l’occasion de s’approcher du baron :

– Tout sera prêt, dit-elle furtivement.

Le souper fut joyeux ; on plaisanta le baron sansaigreur ; on se moqua des vampires, mais pas un mot ne fut ditsur Gretchen, ni par le comte de Holdengrasburg, ni parM. de Nossac.

– Baron, dit le comte, comme le souper tirait à sa fin,nous allons vider, suivant notre coutume, un flacon de Malvoisie.Tendez votre verre.

La poudreuse et séculaire bouteille fut débouchée, et le barontendit son verre. Mais au moment où chaque convive levait le coude,il jeta prestement le contenu de son verre sous la table. Nul nevit ce geste, excepté Roschen et un nouveau personnage qui parutsur le seuil. C’était Gretchen.

Gretchen fronça le sourcil, attacha un pénétrant regard surRoschen, dont les yeux s’étaient furtivement baissés, et ses lèvresse plissèrent avec une expression de haine terrible.

– Tiens ! voilà Gretchen, s’écria-t-on.

Gretchen entra et salua avec un charmant et frais sourire. Maiselle était pâle comme toujours, et sa démarche un peu raidetrahissait les derniers vestiges de l’engourdissement dont ellesortait.

M. de Nossac tressaillit à sa vue, et sentit son œilattiré vers elle et cloué sur ce visage pâle par une forceinvincible et mystérieuse.

Cependant il n’éprouva point, comme la veille, cette lourdeursubite qui le prenait aussitôt après le souper ; mais voulantà son tour se rendre maître de la situation par la ruse, il feignitd’en être atteint, et demanda à se retirer.

Comme il passait près de Roschen, elle lui serra furtivement lamain, et lui dit :

– J’irai vous éveiller… et si le vampire vient…

Elle s’arrêta, jeta à la dérobée un regard haineux et jaloux àGretchen, et acheva :

– Tuez-la !

Le baron tressaillit, et ne répondit pas. Mais quand il futrentré chez lui et se fut mis au lit, il se prit à réfléchir, etconvint avec lui-même qu’il était dupe d’une terriblemystification, car les révélations de Roschen l’avaientéclairé ; et alors il en arriva à conclure que Gretchen étaitune aventurière qui jouait le rôle de sa femme, soldée par quelqueennemi personnel qu’il devait avoir de part le monde ; et,s’étant arrêté à cette pensée, il se dressa à demi sur son séant,assurant son épée dans sa main, et se disant :

« Je ne suis plus d’humeur à être cauchemardé et mordu parun faux vampire. »

Il attendit longtemps, personne ne vint.

Les heures s’écoulèrent, et le baron finit par s’endormir,serrant la garde de son épée sur sa poitrine. Mais tout à coup ilfut éveillé en sursaut ; la porte s’ouvrit et grinça sur sesgonds, quoique poussée avec précaution, et le baron vit se dessinerune forme blanchâtre au milieu des ténèbres.

À cette vue, et quoique à moitié endormi encore, le baron sedressa sur son séant, et serra son épée avec force sur sa poitrine,comme s’il eût besoin de réconforter son courage.

Il s’était endormi en se disant que Gretchen n’était qu’unemisérable fille, à la solde d’un de ses ennemis ; mais lesommeil aidant, ses terreurs à l’endroit des vampires lui étaientrevenues, et quand il vit cette forme blanche marcher vers son lit,il sentit ses cheveux se hérisser.

Seulement, comme il n’avait point bu son dernier verre de vin,il était parfaitement dispos de corps et affranchi de cettelourdeur paralytique qui s’était emparée de lui pendant les nuitsprécédentes.

À mesure que la forme blanche avançait, la raison du baron s’enallait grand train ; Gretchen, de femme qu’elle était,redevenait vampire, et ce vampire il le haïssait et l’aimait enmême temps. Il se sentait à la fois attiré et repoussé, fasciné etirrité par lui.

Il éprouvait pour Gretchen, qu’elle fût femme ou vampire, unamour inexplicable et d’une violence extrême, un amour qui luisemblait hors nature, le révoltait et le rendait ivre de fureur, etse convertissait en haine à la moindre réflexion qu’il faisait.

Il se livra donc un combat terrible chez lui à l’apparition dufantôme, une lutte entre son cœur et son esprit, qui dura dixsiècles en deux secondes. Le cœur l’attirait, le poussait les brasouverts et tendus vers Gretchen. L’esprit, l’esprit chancelant etgrisé lui murmurait à l’oreille :« Tue-la ! »

Et pendant cette lutte, il serrait convulsivement son épée, etil sentait la sueur de l’angoisse et de l’effroi découler lente etfroide sur ses joues.

Quant au fantôme qui, les nuits précédentes, ouvrait la porteavec fracas et marchait vers le lit avec une assurance pleine deraideur, il avait singulièrement modifié ses allures. La portes’était ouverte avec précaution, et il l’avait laisséeentrebâillée ; il avançait sur la pointe du pied, s’arrêtantparfois, écoutant avec anxiété, et paraissant incertain et timidedans sa marche, comme s’il eût été un étranger inaccoutumé auxténèbres et aux dispositions locales de l’appartement, et redoutantde se heurter à quelque meuble bruyant, à quelque angleinaperçu.

Enfin la forme blanche arriva jusqu’au lit, étendit le bras enavant, et entoura silencieusement le baron.

Le baron étendit le bras à son tour, et, tout frissonnant, maisguidé, dominé par une force fébrile et vertigineuse, il creva lapoitrine du fantôme d’un furieux coup d’épée.

L’esprit avait vaincu le cœur !

Le fantôme poussa un cri de douleur, et s’affaissa toutpantelant sur lui-même.

Ce cri fit tressaillir le baron, qui, dégrisé, se précipita horsdu lit.

– Gretchen ! Gretchen, hurla-t-il.

– Ce n’est point Gretchen… murmura le fantôme d’une voixéteinte.

Le baron jeta un cri ; ce cri, joint à celui qui s’étaitéchappé de la poitrine crevée du fantôme, éveilla sans doute ensursaut les hôtes du manoir de Holdengrasburg ; car, tandisque M. de Nossac se penchait haletant et hors de lui surcette forme blanche qui râlait au pied de son lit, les portess’ouvrirent, un peu de lumière pénétra soudain dans l’appartement,et, demi-vêtus, Samuel et Wilhem entrèrent pâles et frissonnants. Àla lueur des bougies qu’ils portaient, le baron jeta un cri dedésespoir et de folie furieuse.

Cette forme, ce n’était point le vampire, ce n’était pasGretchen la morte, la suceuse de sang… C’était Roschen !Roschen qui, à deux heures du matin, était venue pour éveillercelui qu’elle aimait, et lui dire :

– Venez… un cheval tout sellé nous attend aupont-levis.

Puis après le baron, ce fut au tour de Wilhem et de Samuel àreconnaître Roschen et à pousser une terrible et douloureuseexclamation.

Roschen n’était point morte encore ; Roschen râlait, l’œiltourné vers le baron, avec une résignation sublime, un ineffablesourire de pardon, et semblant lui dire : « Tout ceci estma faute et je me suis tuée moi-même… Vous m’avez prise pourelle. » Alors, comme les instants étaient précieux, commeavant de fournir et de demander des explications, il fallait, avanttout, essayer d’arrêter sur les lèvres de cette malheureuse enfantla vie prête à s’en échapper, ces trois hommes se penchèrentsimultanément sur Roschen mourante ; l’un soutint sa têtepâle, l’autre étancha avec son mouchoir le sang qui coulait à flotsde sa blessure béante ; le troisième s’élança hors del’appartement, appelant au secours.

Celui-là, c’était Samuel.

Wilhem et le baron, ces deux êtres qui se haïssaientinstinctivement, avaient fait taire leur haine et se trouvaient enprésence, penchés sur cette infortunée jeune fille et unissantleurs soins et leurs efforts pour refouler au loin la mort quivenait à grands pas.

Samuel, cependant, avait éveillé Conrad et Hermann, qui étaientétudiants en médecine et qui accouraient à la hâte. Mais ilsarrivèrent trop tard. Roschen venait d’expirer, sa main dans celledu baron et lui murmurant : « Je t’aime… »

Wilhem et le baron s’étaient redressés lentement tous deux,pâles, muets, consternés. Ils avaient attaché et rivé longtempsleurs regards au visage décoloré et contracté de Roschen. L’arrivéede Samuel et des deux étudiants interrompit seule cette douloureusecontemplation. Alors ils reculèrent d’un pas chacun et se toisèrentune minute, silencieux, froids, menaçants.

Le baron qui pressentait l’agression dont il allait êtrel’objet, mit la main à la garde de son épée. Wilhem en fitautant.

– Monsieur, dit-il, je ne sais comment et par quellefatalité étrange vous venez d’assassiner l’être que j’aimais leplus au monde, je ne sais encore comment et pourquoi je trouvecette femme chez vous, au pied de votre lit, à deux heures dumatin, et j’aurais de terribles explications à vous demander, maisj’ai soif de votre sang, et je perdrais un temps dont je suisavare. En garde, monsieur.

Et Wilhem, se redressant, rejetant sa tête adolescente enarrière, tira son épée et attendit… L’attente fut courte, carM. de Nossac dégaina aussitôt, sans mot dire, et se mitsur la défensive.

Le baron tirait comme un élève de feu le régent, Wilhem comme unétudiant allemand, c’est-à-dire avec cette impétuosité, cetteabsence de calcul, cette promptitude de riposte et de parade quidéconcertent un adversaire inhabile, mais font sourire un homme desang-froid et d’habileté.

Si M. de Nossac eût eu un duel ordinaire avec Wilhem,c’est-à-dire un combat qui est séparé de la provocation par unenuit de repos, s’il n’eût pas vu devant lui le cadavre de Roschen,si ses yeux, en se baissant, n’avaient pas rencontré cette flaquerougeâtre que le sang de sa victime avait, en jaillissant, forméesur le parquet, Wilhem était un homme mort. Mais le baron étaittroublé, désespéré, la sueur coulait de son front ; il avaitun nuage sur les yeux et une enveloppe de glace sur le cœur. Sonsang-froid s’en alla, le désespoir guida son bras, et il entassafaute sur faute. Deux fois son épée dirigée à fond sur la poitrinede Wilhem effleura à peine le bras du jeune homme ; deux foisil fut assailli par son adversaire, et son sang macula sa chemiseet se mêla au sang de Roschen.

Conrad, Hermann et Samuel étaient les muets témoins de ce combatà mort.

Enfin, Wilhem, profitant d’une faute, se fendit à fond ;son épée heurta la poitrine du baron et y disparut jusqu’à lagarde. Le baron jeta un cri étouffé, ouvrit les bras, chancela ettomba à la renverse sur le cadavre de Roschen, entraînant avec luil’épée qui clouait sa poitrine. Wilhem posa alors un pied sur sonadversaire, et retira son épée sur laquelle les chairs s’étaientdéjà refermées.

– Je suis vengé ! dit-il.

Mais soudain la porte s’ouvrit et Gretchen pâle, hautaine, l’œilflamboyant, parut sur le seuil. Elle demeura un moment commefoudroyée et folle à la vue du spectacle qu’elle avait sous lesyeux, puis elle se pencha sur le corps du baron avec une inquiétudequ’elle ne put dissimuler, posa sa main sur son cœur, examina lablessure avec l’attention minutieuse d’un chirurgien, s’assura quele baron vivait encore et banda la plaie. Puis se redressant tout àcoup, la lèvre crispée et l’œil en feu, elle considéra le meurtrieret ses trois compagnons avec un dédain suprême, une colère terribleet, leur indiquant la porte d’un geste impérieux :

– Je vous ai payés, leur dit-elle, sortez maintenant, etallez-vous-en aussi loin que la terre vous pourra porter !

Les trois premiers obéirent sans prononcer une parole ;mais Wilhem tira une bourse pleine d’or de sa poche, la jeta auxpieds de Gretchen et lui dit :

– Vous avez tué ma maîtresse avec vos plaisanteriesinfernales et votre but souterrain que nul de nous n’a jamais pupénétrer ; votre or m’est inutile, puisque celle que j’aimaisn’est plus : reprenez-le, je ne veux rien de vous ! Puisil s’agenouilla sur le cadavre de Roschen, versa deux larmesbrûlantes qui tombèrent sur la joue de la jeune fille pâlie par letrépas et, se relevant, il fit un pas pour sortir.

Mais comme s’il eût eu un regret et un remords de laisser lecorps de la jeune fille aux mains de Gretchen, il retourna verslui, le prit dans ses bras et l’emporta sur ses épaules, comme leplus précieux des trésors.

Chapitre 22

 

Bien que terrible, la blessure de M. de Nossac n’étaitpoint mortelle. Quand il revint de son évanouissement et malgré lafièvre délirante qui le brûlait, il put voir que le corps deRoschen avait disparu, que les étudiants n’étaient plus dans sachambre et qu’il était recouché dans son lit. À son chevet, dans ungrand fauteuil, il y avait une femme qui préparait un pansement.Cette femme, c’était Gretchen.

Le baron la reconnut, et le délire le prit et le jeta soudaindans ce monde fantastique et terrible où l’imagination malade seréfugie, quand le corps est brisé et incapable d’action. Combiendura ce délire, le baron ne le sut jamais. Mais à travers lesbrumes de la fièvre et dans ses rares moments lucides, il aperçutsans cesse Gretchen à son chevet… Gretchen inquiète, attentive,préparant tout elle-même, potions et remèdes, pansant sa blessure,lui mettant parfois un baiser au front, lui souriant parfois encoreavec un bon sourire d’espoir, se faisant dresser chaque soir un litde camp, dans sa chambre, se levant vingt fois par nuit pour venirprendre dans ses mains sa main en sueur, pour interrogerl’intensité de la fièvre, le degré de pulsation de son cœur, l’étatde sa tête affolée et pleine de visions. Et pendant cette longuevie nuageuse et indécise de la maladie, pendant cette agoniedouloureuse où la mort s’approcha si souvent et recula toujours,une pensée unique, dominante, tenace, absorba son esprit et le peude raison qui lui revenait par intervalles. Cette pensée, c’étaitqu’il aimait Gretchen.

Enfin, la fièvre diminua, le délire disparut, le sommeil luisuccéda, et un matin, en s’éveillant, le baron vit sa chambredéserte… Gretchen avait disparu. Où était-elle ?

Si faible qu’il fût, le baron eut la force de se lever et allajusqu’à une table où il avait aperçu un carré de papier plié enquatre. Il l’ouvrit précipitamment et lut :

Vous êtes hors de danger et je vous laisse. J’ai voulum’amuser et profiter d’une étrange ressemblance ;pardonnez-moi le drame terrible qui s’est accompli par ma faute.Vous ne me reverrez jamais ; je puis donc vous faire unaveu : Je vous aime. Adieu.

GRETCHEN WALKENAER

Le baron relut la lettre plusieurs fois, puis, emporté par sonamour et un reste de délire, il s’élança hors de sa chambre,parcourut à demi nu le château et le trouva désert.

À la porte était un cheval tout sellé et dans les fontes de laselle il retrouva sa bourse. Le baron eut la force de mettre lepied à l’étrier et de lancer son cheval, en disant :

– Il faut que je retrouve Gretchen, dussé-je aller au boutdu monde.

Et il prit la route d’Heidelberg.

Chapitre 23

 

M. de Nossac arriva à Heidelberg, s’enquit partout de lademeure de Gretchen Walkenaer et finit par la trouver. Mais, aulieu de Gretchen, il ne rencontra qu’un vieux tailleur qui pleuraitet qui, en réponse à sa question, lui répondit :

– Ma fille Gretchen est morte et enterrée depuis deuxmois.

Il y avait juste deux mois que, s’il fallait en croire lanarration du vampire, la trépassée Hélène Nossac avait volé lesvêtements de Gretchen trépassée comme elle, et pris la route dumanoir d’Holdengrasburg.

Tout cela était si extraordinaire que M. de Nossacvoulut se convaincre par lui-même de la véracité des dires dutailleur.

Il obtint, non sans peine, l’exhumation de Gretchen, et ilreconnut bien son vampire ; seulement le malheureux pères’écria :

– On lui a volé sa robe de toile, son suaire et sa croixd’or.

– Votre fille n’était-elle pas la maîtresse d’un étudiantnommé Hermann ? demanda le baron hors de lui.

– Jamais, répondit le vieillard indigné.

– C’est étrange ! murmura M. de Nossac, jecommence à croire que je suis fou !

Et il s’enfuit éperdu et comme s’il eût voulu justifier lesoupçon qu’il venait d’émettre à l’endroit de sa raison.

Partie 2

Chapitre 1

 

– Mon cher baron, dit le marquis de Simiane, après avoirgravement écouté son ami, le baron de Nossac, qui venait de luiconter son histoire, plus qu’étrange, as-tu consulté unmédecin ?

– Non. Pourquoi ?

– Parce que tu me parais atteint de folie.

– C’est ce que je commence à croire, marquis ; il estde certains moments où je ne sais, à vrai dire, si tout ce quim’est arrivé n’est point un rêve.

– J’en suis, moi, très persuadé.

Soudain M. de Nossac se frappa le front.

– N’as-tu pas été blessé, il y a quelques mois, auxenvirons d’Heidelberg ? dit-il.

– Oui. Eh bien ?

– Et n’as-tu point été soigné par un étudiant nommé Hermannde Holdengrasburg ?

– Sans doute, un garçon très spirituel et d’assez bonnemaison.

– Eh bien ! tu as vu sa maîtresse, cette Gretchen quiressemblait si fort à ma femme.

– Pas le moins du monde. Hermann n’avait point demaîtresse.

– Je m’y perds, murmura le baron avec mélancolie.

– Il y a effectivement de quoi. Et tu n’as pu retrouver cefantôme, ce vampire qui, après t’avoir sucé le sang, s’est convertien garde-malade pour te soigner ?

– Non, fit tristement le baron : je l’ai cherchépartout cependant ; il y a trois mois que je fouillel’Allemagne et l’Europe entière en tous sens, trois mois que je nevis pas, que je rêve tout éveillé… trois mois que je souffre…Oh ! s’interrompit le baron en portant la main à son cœur, jesouffre bien… va !

– Niais ! fit le marquis, nous avons fait cependantassez de petits soupers ensemble, nous avons passé assez de follesnuits et couru assez de ruelles, pour que tu sois ou doives être àl’abri d’une petite passion vulgaire, d’un amour d’étudiant, d’abbénovice ou d’écolier.

M. de Nossac haussa les épaules :

– Mon cher, dit-il, l’amour ressemble à ces pommesd’Amérique si belles de coloris, si fraîches de duvet, aveclesquelles un enfant joue une journée entière en les faisant sauterdans ses mains. S’il a le malheur d’y mordre, elles le tuent. J’aijoué avec l’amour toute ma vie, je l’ai pris au sérieux une minute,et j’ai empoisonné ce qui m’en reste.

– Tarare ! dit le marquis, il y a un remède à cepoint-là.

– Lequel ?

– En aimer une autre.

– Je ne le pourrai…

– Essaie…

– Folie !

– En attendant, du reste, voici près de dix-huit mois quetu es veuf ; les deux ans expirés, la fortune de ta femmeretournera à ses héritiers.

– Je le sais bien. Que m’importe !

– Mon cher, fit le marquis avec une philosophiedédaigneuse, persuade-toi bien de ceci : c’est que, de tousles maux les plus incurables, le pire, c’est la misère. On n’enguérit que difficilement. Tu as eu du bonheur la première fois, ettu t’es arraché des griffes de tes créanciers avec une certaineadresse ; crois-moi, ne tente plus le hasard, le hasard estcomme les femmes, il tourne à tout vent.

– Que veux-tu donc que je fasse ?

– Que tu te maries, pardieu !

– Et avec qui ? et comment ? murmura le baronavec un découragement profond dans la voix.

– Mon cher, reprit le marquis, il y a trois sortes demariages pour des gentilshommes comme nous : le premier est lemariage de convenance, c’est-à-dire un assortiment assezrespectable et fort ennuyeux de rang, de naissance et de fortune.Celui-là nous est interdit quand nous sommes un peu ruinés, commetu l’étais, comme je le suis. Le second est la mésallianceintéressée. Pour redorer son écusson et donner du foin à seschevaux, on épouse la fille d’un croquant qui vous apporte le Péroudans un pan de sa chemise, dont le père vous appelleMonseigneur mon gendre et vous déteste cordialement, ensongeant qu’il est obligé de payer bien cher l’honneur de vousavoir dans sa famille. Le troisième est le mariaged’inclination ; celui-là est ad libitum : onprend sa femme dans une gentilhommière qui branle au vent, dans lescoulisses de l’Opéra ou sur la route des Porcherons, peuimporte ! nul n’y regarde et n’y trouve à redire. Or, lepremier t’était interdit pour une foule de raisons ; tu asfait le second, et ce dernier te fournit les moyens de contracterle troisième. Tu es assez riche pour que ta femme ait le droitd’être pauvre.

– Sans doute ! murmura le baron d’un air quisignifiait : « Que m’importe tout ce que tu medis ! »

– Mais, reprit le marquis de Simiane, il faut te hâter,cher : dans six mois, si tu n’as pris femme, tu seras le pluspauvre gentilhomme de France et de Navarre.

– Que m’importe ! fit encore le baron en haussant lesépaules.

– Pourtant, continua Simiane, si je te montrais, en un coinde Paris ou de la province, la plus jolie tête de jeune fille quise pût imaginer. Dix-huit ans, blonde cendrée, des pieds deChinoise, des yeux de vierge, et pauvre avec cela à devenir foud’amour.

Le baron dressa la tête.

– Tu dis qu’elle est pauvre ? fit-il.

– Oh ! je t’en réponds ; elle file la nuit pournourrir son vieux père.

– C’est donc du menu peuple ?

– De la noblesse, au contraire, et de la vieille roche,cordieu ! Mais tu sais le proverbe : grand nom, manteautroué ! Le père a eu dix-sept balles dans le sien, et jamaisil n’a eu assez de pistoles pour en boucher les trous.

– Voilà de la pauvreté qui sent bon et qui a son parfum dechevalerie, marquis.

– Attends donc, mon cher, ce n’est pas tout. L’annéedernière, un traitant passa dans son carrosse doré, à la portée deleur gentilhommière. Quand je dis gentilhommière, j’ai tort, carc’est un bon et vieux castel des croisades, avec pont-levisrouillé, fossés bourbeux, tours moussues et beffroi branlant. Levent y mène un train d’enfer sous les portes et dans lescorridors ; les tapisseries tombent en lambeaux, les boiseriespourrissent et les écussons ont une vénérable couche de fumée quiva s’épaississant gaillardement à travers les siècles. Et au milieude cette misère, baron, il y a un vieux châtelain qui vous a desairs de grand seigneur qui imposent aux plus hardis, et une jeunechâtelaine qui a des poses et une démarche de reine. Puis troisserviteurs qui ne reçoivent plus de gages, qui travaillent mêmepour nourrir leurs maîtres, et ne se sont jamais départis de ceprofond respect qu’avaient autrefois les vassaux pour leurseigneur. Ce sont les courtisans du malheur dans la plus complèteacception du terme. Puis, enfin, un jeune homme, un orphelin, neveudu châtelain, le plus joli garçon que la terre ait porté, un enfantde dix-huit à vingt ans, aussi frêle, aussi blond que sacousine…

– Ah ! fit le baron, fronçant le sourcil, elle l’aime,sans doute.

– Non, répondit le marquis ; je ne crois pas, dumoins. Il postule une entrée aux gardes, et ne songe guère àl’amour.

– Pas plus que toi, cher, au traitant dont tu allais meparler, et que tu as abandonné pour me faire une longue descriptiondu manoir et de ses hôtes.

– C’est juste ; revenons au traitant. Le croquantpassa donc à la portée du castel, un soir d’automne ; ilfaisait froid, le soleil allait se coucher dans un linceul gris etmaculé de taches sanglantes, le vent pleurait à travers les haiessans verdure et les bois dépouillés ; la terre n’avait pasdégelé de tout le jour. Le traitant était chaudement emmitouflédans sa palatine russe, les glaces de la berline soigneusementfermées, et les pieds dans une chancelière. Cependant il avaitfroid quand une bouffée de bise pénétrait jusqu’à lui, et ilcherchait d’un œil désolé un gîte convenable pour son importance,quand il aperçut les tours grises du manoir. Il ordonna aupostillon de faire halte, et la berline s’arrêta à la herse dupont-levis. Puis, comme le pont-levis était baissé depuis environun siècle, il le franchit, et entra dans la cour. Au bruit desroues et des chevaux, la porte du manoir s’ouvrit, et un domestiqueaccourut. C’était le plus vieux des trois serviteurs. Quand il eutappris de la bouche du postillon que l’étranger demandaitl’hospitalité, le pauvre homme se prit à trembler ; son maîtreétait si pauvre ! et il était tenté de répondre que sesmaîtres étaient absents, quand le châtelain parut, et dit :« Bienvenus soient les étrangers ! » Le traitant futreçu cordialement, noblement même, malgré la pénurie dumanoir ; si maigre que fût la basse-cour, on fit main bassesur elle ; les derniers flacons de vieux vin furent décoifféssans pitié, le gobelet ciselé des aïeux fut tiré du bahut où on leconservait avec soin, et la jeune châtelaine céda son appartement,le seul du manoir qui fût présentable. Le traitant s’aperçut decette misère profonde, il s’aperçut aussi de l’éblouissante beautéde la jeune fille, et, comme depuis longtemps il cherchait à sedésencanailler un peu par une alliance, il crut le momentarrivé et l’occasion excellente. Le traitant passa deux jours aumanoir. Le troisième, il demanda effrontément à son père la main dela châtelaine. Le vieux seigneur salua profondément, prit letraitant par le bras, le conduisit dans une galerie poudreuse oùpendaient au mur des toiles enfumées. C’étaient ses portraits defamille. Le plus vieux datait de Philippe-Auguste, et représentaitun chevalier bardé de fer, estoquant et taillant à la bataille deBouvines. Le plus récent représentait un cardinal, l’oncle duchâtelain.

– Voilà, dit-il, l’unique dot de ma fille ; mais, pourobtenir sa main, il est nécessaire d’en avoir une à peu prèspareille. Le traitant se mordit les lèvres, monta en carrosse, etpartit.

– Cordieu ! s’écria M. de Nossac, je trouvele père si beau, que je commence à m’éprendre de la fille. Où secache donc un pareil trésor ?

– À deux lieues environ de la tombe de ta femme, près deton château du Léonais.

– Et tu nommes le châtelain ?

– Le comte de Kervégan.

– Et sa fille ?

– Yvonnette.

– Joli nom !

– Nous allons donc monter en voiture.

– Hein ? fit le baron en tressaillant.

– Et prendre la route du Léonais, continuaimperturbablement le marquis.

– Mais je ne t’ai pas dit…

– Tu ne m’as rien dit, mais nous partirons.

– C’est impossible !

– Pourquoi ?

– Parce que j’aime Gretchen.

Le marquis haussa les épaules :

– Tu aimeras Yvonnette, dit-il.

– Je ne crois pas…

– Moi, j’en suis sûr. D’ailleurs… (le marquis s’arrêta)d’ailleurs tu auras le choix, car elle attend une cousine.

– D’où ?

– D’Amérique… Une créole étincelante, dit-on, et qui aséduit au Brésil tous les officiers de la marine portugaise.

Le baron secoua la tête.

– Tout cela est bien séduisant, murmura-t-il.

– Eh bien, alors…

– Mais j’aime Gretchen…

– Ouf ! fit le marquis, tu commences à devenirinsupportable.

– Eh bien, soit ! je partirai… demain…

– Non, tout de suite.

– Pourquoi tout de suite ?

– Parce que d’ici à demain tu seras redevenu fou.

M. de Nossac hésita encore.

– Allons, dit-il, je le veux bien. Demande des chevaux.

– Tiens, fit le marquis en l’entraînant vers une croisée,regarde.

Il y avait dans la cour de l’hôtel de Simiane une chaise deposte tout attelée, avec position en selle et valets pendus auxcourroies. Toute objection était désormais impossible.

– Partons donc ! dit M. de Nossac.

Puis, comme il s’appuyait sur le bras du marquis, une réflexionlui vint :

– Et ce cousin ? fit-il.

– Eh bien ce cousin…

– Es-tu sûr qu’elle ne l’aime pas ?

Le marquis se prit à rire.

– Tu vois bien, dit-il, que tu l’aimes déjà, toi, et sansl’avoir vue.

– Non, dit insoucieusement M. de Nossac ;mais je suis jaloux de toutes les femmes : c’est un principechez moi.

– Pacha ! murmura le marquis.

Et la berline de voyage s’ébranla aux coups de fouet despostillons.

Gretchen était vaincue !

Chapitre 2

 

M. de Simiane eut bien quelque peine à chassermomentanément le souvenir de Gretchen de l’esprit frappé dubaron.

Pendant toute la première journée du voyage, il fut mélancoliqueet rêveur, s’enfonçant dans son coin de la berline, regardant fuirles arbres de la route avec cette tristesse vague qui s’empare sisouvent du voyageur qui passe et fuit avec un remords ou une plaieau cœur.

Le second jour, il se laissa aller à écouter, en face d’unconfortable déjeuner d’hôtellerie, quelques gaudrioles, que son amilui débita d’un air fort sérieux.

Le soir, il ne compta plus les arbres de la route, et commença àtrouver que Simiane était bien insupportable de ne lui point parlerdavantage de la châtelaine de Kervégan.

Cependant M. de Nossac n’eut pas le courage de lequestionner ; et il se contenta de s’enfoncer dans un coinpour rêver à cette femme inconnue encore, et qu’il était toutdisposé à aimer.

Vers onze heures du soir, comme la berline de voyage entrait surla terre bretonne, le sommeil s’empara de lui, et il s’endormitprofondément, pour ne se réveiller qu’à huit heures du matin, aumoment où la chaise atteignait cette petite élévation d’où,quatorze mois auparavant, il avait aperçu pour la première fois lesflèches du manoir de sa femme.

– Tiens, dit le marquis en étendant la main, voici toncastel.

– Je le reconnais.

– C’est là que nous descendrons d’abord.

– Ah ! fit M. de Nossac avec un air decontrariété ; pourquoi pas chez le cher comte deKervégan ?

Le marquis frisa la pointe de sa moustache d’un airrailleur :

– Mon pauvre ami, dit-il, j’avais peur d’avoir bien de lapeine à te rendre amoureux ; mais je vois que je me suistrompé, tu l’es déjà.

– Ah ! par exemple !

– L’exemple est patent, ce me semble.

– Et en quoi ?

– En ce que tu ne songes pas que descendre chez le comte deKervégan, qui est pauvre, quand toi, baron de Nossac, tu as uneterre magnifique à sa porte, c’est s’exposer à une humiliation et àun embarras des plus pénibles.

– C’est juste, fit le baron rêveur, nous descendrons chezmoi.

– Et demain nous monterons à cheval et irons faire unevisite aux hôtes de Kervégan.

– Pourquoi demain ?

– Parce qu’il nous faut, je suppose, le temps derespirer.

Le baron tira sa montre.

– Il est huit heures, dit-il, nous arriverons à neuf.

– Je le sais.

– Nous déjeunerons à dix ; et je ne vois pas ce quipourrait nous empêcher de partir sur le midi.

– Une chose très essentielle.

– Laquelle ?

– Un terrible besoin de dormir que j’éprouve.

– Tu n’as donc pas dormi en voiture ?

– Belle question ! Comme si un pareil sommeil, cahoté,interrompu, fébrile, vous reposait beaucoup… Décidément nousn’irons que demain.

– Mais, cependant…

– Cependant, mon cher ami, tu devrais bien songer un peu àmam’zelle Gretchen, pour te tromper toi-même et t’aider à tirer letemps jusqu’à demain.

Le baron se mordit les lèvres, et ne répondit pas.

– Et puis il me semble, continua le marquis avec flegme,que tu pourrais parfaitement faire un bout de visite à la tombe deta femme et lui donner quelques heures de regrets…

M. de Nossac tressaillit, et n’osa répondre, mais lachâtelaine de Kervégan cessa quelques minutes de peupler les brumesde son imagination ; et il se prit à songer à cette ravissanteet fraîche jeune femme, qu’il avait vue à peine, et que sonétourderie avait tuée !

Puis, du souvenir de cette morte aimée, il passa à celui deGretchen, qui était sa vivante image, et Gretchen oubliée unmoment, effacée quelques heures de sa mémoire et de son cœur, yrevint en despote, et les occupa seule.

Pendant ce temps, la berline n’avait cessé de rouler, et elle setrouva bientôt à la grille de ce parc centenaire sous les ombragesduquel dormait du dernier sommeil Mme la baronne deNossac, née Borelli.

Les domestiques du castel étaient les mêmes que ceux que lebaron y avait trouvés l’année précédente. Ils étaient graves,tristes, et portaient encore le deuil de leur maîtressedéfunte.

Un sentiment de tristesse inexprimable s’empara du baron quandil franchit le seuil du manoir ; il monta l’escalier le cœurserré, il alla droit à la chambre de la trépassée que, par sonordre, on avait laissée dans le même état, et il s’y accouda au litencore foulé.

– L’aimerais-je donc encore ? murmura-t-il.

Et tandis que Simiane se plongeait voluptueusement dans un bainde lait, il descendit, lui, dans le parc, et se dirigea vers latombe de la baronne.

Un peu de mousse avait poussé dans les interstices du marbre etfrangeait d’une chenille verte l’inscription tumulaire. Au-dessus,les marronniers du parc secouaient leurs grands panaches ; autravers du feuillage pendait, çà et là, un lambeau de l’azurcéleste, et quelques roses de l’Inde, épanouies à l’entour,achevaient de donner un air de fête et de tranquillité souriante àcette tombe qui ne renfermait plus sans doute qu’un squelette rongédes vers.

De sombre qu’elle était, la tristesse du baron passa à unemélancolie vague, et ces parfums de l’été, ce ciel bleu, ces arbresverts, qui chantaient les refrains du vent, enlevèrent à cettetombe ce qu’elle pouvait avoir de funèbre et de désespéré. Alors,il se dit philosophiquement en s’asseyant dessus :

« Gretchen lui ressemblait d’une manière si parfaite,qu’aimer Gretchen, c’est l’aimer encore. Je veux, je retrouveraiGretchen. »

Puis, comme il se laissait aller de plus en plus à cettesérénité qui l’entourait, comme il ouvrait son âme et ses sens àces vagues émanations de la terre et du ciel répandues autour delui, une autre pensée lui vint.

« Si, comme je me le suis dit déjà, ma femme n’était pointmorte, se dit-il, et si cette tombe était vide ; si elle etGretchen ne faisaient qu’une seule et même femme ;si… »

Le baron s’arrêta.

« Mon Dieu ! continua-t-il, j’ai vu tant de chosesextraordinaires que je ne saurais vraiment plus dire si la vie nepeut pas, avec certaines combinaisons scientifiques, revêtirl’apparence de la mort de la façon la plus frappante. Qui me ditqu’elle était morte ? »

Et, comme il se complaisait dans cette pensée, une idée subites’empara de lui.

– Je veux le savoir, dit-il.

Le jardinier passait dans le fond du parc, la bêche surl’épaule. M. de Nossac l’appela.

– Ouvre-moi cette tombe, lui dit-il.

Le jardinier le regarda étonné.

– Ouvre, reprit impérieusement le baron.

– Il me faut une pince et un levier, dit lejardinier ; je vais les chercher.

– Va, dit le baron.

Et il s’assit sur la tombe.

Deux minutes après, le jardinier revint armé de ses outils, etse mit à l’œuvre.

L’opération était difficile ; le marbre était scellé pardes clés de fer soudées avec du soufre.

Comme la besogne n’allait point assez vite au gré impatient deM. de Nossac, il prit l’un des outils, et aida lejardinier.

Au bout d’une demi-heure, la caisse de plomb fut mise à nu,puis, un quart d’heure après, ce fut le cercueil de chêne ;enfin la bière d’érable, qui renfermait le corps, apparut scellée àson tour.

Mais là, le baron hésita, chancela et pâlit.

– Faut-il ouvrir ? demanda le jardinier.

Si M. de Nossac eût été seul, peut-être se fut-ilenfui sans oser satisfaire son âpre curiosité ; mais, enprésence de ce témoin, il domina toute émotion et vainquit toutscrupule.

– Ouvre, dit-il.

Le jardinier s’arma du levier, et fit sauter le couvercle. Alorsapparut un hideux et navrant spectacle.

Dans la bière était un cadavre à demi rongé, le visageméconnaissable, et n’ayant conservé d’à peu près intact qu’uneadmirable chevelure d’ébène, qui se déroulait en bouclescapricieuses sur le cou, les bras et la poitrine, semés de vers, dece corps inerte qui, selon toute apparence, avait étél’éblouissante baronne de Nossac.

À cette vue, le baron devint livide, et il se rejeta en arrièreavec un cri d’horreur.

Le marquis de Simiane, qui était accouru pendant l’opération del’ouverture du cercueil, le reçut dans ses bras.

– Tu es un fou ! lui dit-il, et de pareilles émotionstuent.

Il l’entraîna au château, et le conduisit dans la salle àmanger, où le déjeuner était servi.

– Déjeunons, dit-il : nous irons à Kervéganaujourd’hui.

Mais le baron demeura insensible à cette nouvelle, qui, deuxheures avant, lui eût fait bondir le cœur.

Il but et mangea silencieusement, et ne retrouva la parole qu’àla fin du repas, et ce ne fut que grâce à quelques flaconspoudreux, que son majordome avait tirés des celliers par ordre dumarquis, qu’il desserra les dents et balbutia quelques mots.

– En route ! dit Simiane en se levant de table et luiprenant le bras, dans une heure tu auras vu la merveille de lacontrée, la fée de Kervégan.

Le baron se laissa conduire, monta à cheval d’un air sombre, etlaissa Simiane prendre le pas sur lui et lui montrer le chemin.

Il ne se souvenait plus guère du lieu où ils allaient ; ilavait oublié la châtelaine de Kervégan, et il murmurait à part lui,de temps à autre :

– Il faut que je retrouve Gretchen… dussé-je aller au boutdu monde !

Tout à coup, et comme déjà on apercevait les flèches de Kervéganau-dessus d’un petit bois de mélèzes et de frênes, une voix claire,harmonieuse, pleine de jeunesse et de mélancolie, s’éleva du seinde la lande, chantant ce populaire refrain de laBretagne :

Vous n’irez plus au bal, madamela mariée ;

Vous garderez la maison,

Pendant que nous irons…

À cette voix si fraîche, si jeune, empreinte d’une mélodiesauvage, le baron tressaillit et regarda le marquis.

– Parbleu ! dit celui-ci, nous n’aurons pas besoind’aller jusqu’au manoir pour voir la châtelaine, la voici.

En effet, du milieu des bruyères apparut presque aussitôt uneblonde tête de jeune fille, avec un divin sourire d’ange, et cesfraîches couleurs, que Dieu laisse tomber de sa palette sublime surle visage de ces femmes qui vivent au milieu des bois, et nes’étiolent point à l’air corrompu et fatal des grandes villes.

Le baron arrêta court son cheval, et demeura stupéfait, éblouide tant de beauté.

Mais presque aussitôt, de la même bruyère, une autre tête nonmoins belle, non moins souriante, quoique plus mâle, se montra toutà coup, et à sa vue, le baron poussa un cri :

– Wilhem ! murmura-t-il, Wilhem ou Samuel ! l’unou l’autre.

Chapitre 3

 

L’étonnement de la jeune fille, du marquis, et de celui que lebaron prenait pour Samuel ou Wilhem, ces deux frères jumeaux quiavaient joué un rôle au manoir de Holdengrasburg, fut au moinsaussi grand que la stupéfaction du baron lui-même à la vue de cejeune homme qui venait de se montrer à côté de la châtelaine deKervégan.

Cet étonnement fut suivi d’un moment de silence, que le marquisde Simiane rompit enfin le premier.

– Mademoiselle, dit-il, je vous présente M. le baronde Nossac, qui, sans doute, a rencontré quelque part votrecousin…

– C’est Samuel ! dit le baron vivement. Wilhem avaitles yeux d’une nuance plus foncée.

– Samuel ? fit le jeune homme en regardant lebaron ; je ne m’appelle pas Samuel, monsieur.

– Mon cousin se nomme Hector, dit la châtelaine avec unsourire.

– C’est Samuel ! persista le baron.

– Quel Samuel ? demanda Simiane impatienté.

– Le frère de Wilhem !

– Je n’ai pas de frère, monsieur, répondit le jeune hommed’une voix douce.

– Oh ! je ne me trompe pas ! s’écria le baronavec une ténacité de regard et d’accent qui attestaient saconviction profonde.

– Je me nomme Hector de Kerdrel, je suis fils unique,orphelin, et le neveu du comte de Kervégan, chez lequel j’ai passétoute mon enfance.

– Et vous ne l’avez jamais quitté ?

– Jamais.

– Vous n’étiez point à Holdengrasburg ?

– Qu’est-ce que Holdengrasburg ?

– Le château du veneur noir.

– Alors qu’est-ce que le veneur noir ?

– C’est un étudiant allemand du nom de Berghausen, et quiprétendait être le fils du diable.

Le jeune homme fit un mouvement d’épaules quisignifiait :

– Décidément, je n’y comprends plus rien.

– Ni moi, fit la châtelaine, en remplaçant par un sourirele haussement d’épaules du jeune Hector.

– Ni moi, murmura le marquis.

M. de Nossac était redevenu silencieux, et regardaitalternativement l’éblouissante jeune fille, le marquis, quisemblait pétrifié, et cet Hector de Kerdrel, qui ressemblait sifort à Samuel.

Il y avait sur les lèvres du jeune homme et sur la bouche roséede la jeune fille un sourire si ingénu, si naïvement étonné, il yavait dans leurs réponses une candeur telle, qu’il était difficilede soupçonner une nouvelle mystification.

Et puis, comment croire que Samuel avait fait près de millelieues et quitté la Bohême montagneuse pour une vallée de laBretagne, dans le seul but de continuer au baron ces mauvaisesplaisanteries du château de Holdengrasburg, qui avaient eu une sifatale issue, un dénouement si terrible ?

Cependant, la ressemblance était, à ses yeux, frappante,étrange, aussi parfaite que celle de Gretchen avec sa femme dont ilvenait de voir, il y a deux heures, le cadavre à demi rongé desvers.

– Mon cher, dit Simiane avec un accent de compassionprofonde, je commence à croire que tu es réellement fou par un côtédu cerveau et que tu trouves partout des ressemblances.

Cette réflexion fit tressaillir M. de Nossac, et, prêtà y croire, il regarda de nouveau Hector de Kerdrel.

Hector lui rappelait si bien Samuel, Hector et Samuel avaient sibien l’air de n’être qu’un seul homme, que pour queM. de Nossac ajoutât foi à cette accusation de folie quele marquis laissait insoucieusement tomber de ses lèvres, ilfallait que le veneur noir, le manoir de Holdengrasburg, Gretchen,Roschen, Wilhem et ses frères n’eussent jamais existé, que ce fûtun long et pénible rêve fait une nuit de bivouac ou de tranchée, etqu’il avait pris pour la réalité elle-même.

M. de Simiane, la jeune fille et Hector suivaient duregard sur son visage les rapides émotions du doute et del’angoisse qui se partageaient son esprit et l’avaient de nouveauabsorbé et rendu muet.

Il sentit ce regard peser sur lui ; il se prit à trembleren pensant qu’on était tout près de le taxer de folie, et il relevasoudain la tête, fit un suprême effort, et ramena un franc souriresur ses lèvres blêmies.

– Rassurez-vous, dit-il, je ne suis pas fou…

– Espérons-le, murmura Simiane.

– Seulement, monsieur ressemble d’une manière si parfaite àun jeune homme que j’ai connu en Allemagne et qui avait un frèrejumeau qui lui ressemblait trait pour trait, que j’ai pu, que j’aidû témoigner mon étonnement profond.

– Je ne croyais pas, reprit Hector en riant, avoir le typeallemand aussi prononcé.

– Vous êtes blond, dit le marquis.

– C’est juste.

– Mademoiselle, reprit le baron, redevenant soudain l’hommede cour que nous avons vu déjà, je suis honteux que notre premièreentrevue ait été signalée par une scène aussi ridicule et dont jesuis à la fois l’acteur médiocre et l’auteur malheureux ;permettez-moi de vous offrir mes humbles excuses.

– Je les agrée, monsieur, répondit Yvonnette enrougissant.

– Mon ami Simiane, poursuivit le baron, est venus’installer chez moi aujourd’hui même ; et, comme je neconnaissais aucun de mes voisins de château, il a bien voulu meprésenter à M. le comte de Kervégan, votre père…

Yvonnette s’inclina.

– Quand vous nous avez rencontrés, mademoiselle, nous nousrendions au château.

– Vous y serez le bienvenu, monsieur, balbutia Yvonnette unpeu troublée.

M. de Nossac remarqua cet embarras, se souvint desconfidences de Simiane à l’endroit de la pauvreté du comte, et ilcomprit qu’Yvonnette songeait peut-être à ce que l’amour-propre deson père pourrait souffrir.

Et, alors, comme les natures d’élite se comprennent entre ellessans qu’il soit besoin d’échanger quelques paroles, il se sentitentraîné spontanément vers cette enfant si belle, si chaste, sidigne, si gracieusement coquette et élégante sous sa robe de simpletoile et son simple chapeau de grosse paille du pays deTréguier.

– Puisque mon ami Nossac a jugé convenable de se présenterlui-même, ma belle cousine, dit Simiane, je n’ai plus de missionofficielle, et je vais reprendre mes attributions de vieux parent.Donnez-moi la main.

Le marquis mit pied à terre, passa au bras la bride de soncheval et offrit la main à la jeune châtelaine, qui s’y appuyanonchalamment, comme on s’appuie sur un père ou un vieil ami.

Le baron eut un mouvement de jalousie, mais il était trop hommed’esprit pour ne pas le comprimer ; et, imitantM. de Simiane, il descendit de cheval à son tour, et,tandis que le marquis prenait les devants avec Yvonnette, il pritfamilièrement le bras d’Hector.

– Mon oncle sera ravi de vous voir, dit le jeunehomme ; il y a fort longtemps qu’il le désire vivement ets’informe de l’époque de votre arrivée.

M. de Nossac tressaillit.

Hector avait la voix de Samuel autant qu’il en avait déjà levisage, la taille et le geste.

Le doute, cette chose affreuse, ce mal presque incurable, luirevint à l’esprit et s’empara de lui avec ténacité.

– Avez-vous voyagé ? demanda-t-il, à peu près de ceton qu’avait M. le lieutenant-criminel arrachant des aveux àun accusé.

– Hélas ! non, monsieur, répondit tristementHector ; je suis sans fortune, je suis, malheureusement ouheureusement, très fier ; et pour voyager selon son rang et sanaissance il faut de l’or. Je n’en ai pas.

– Au moins avez-vous quitté la Bretagne parfois ?

– Jamais.

– Vraiment ?

– Mon excursion la plus lointaine a été un voyage à Nantes,où j’allais voir le lieutenant du roi.

– Le connaissez-vous ? demanda M. de Nossacinterrogeant toujours le visage impassible et naïf à la foisd’Hector de Kerdrel.

– À peine. Mais mon oncle, qui a été colonel d’artilleriedans le même corps d’armée que lui, m’avait donné une lettre derecommandation.

– Alliez-vous donc solliciter ?

– Sa protection, monsieur, fit Hector sans humilité niarrogance.

– N’est-ce point M. d’Aiguillon ?

– Oui, monsieur.

– Je le connais beaucoup, et si je puis…

– Oh ! dit Hector, je demandais peu de chose…

– Quoi, encore ?

– Une casaque dans les mousquetaires du roi.

– Et vous n’avez pas obtenu ?

– Pas encore… Mais M. d’Aiguillon a chaudementapostillé ma lettre ; et j’espère…

– Cordieu ! Monsieur ! espérez ; vous ferezun trop joli mousquetaire pour que le roi ne vous agrée passur-le-champ.

– Vous êtes bien bon, monsieur, mais je crois que lameilleure de mes recommandations…

– Est… ? demanda le baron.

– Le nom de mon père.

– En effet, dit M. de Nossac rappelant sessouvenirs, vous êtes de bonne et vieille maison. Les Kerdrel sontbien connus et apparentés dans l’Ouest.

– Mon père était colonel des Suisses.

– Je m’en souviens maintenant, et je crois même avoir serviavec lui sur le Rhin.

– C’est possible, monsieur, car il a fait toutes lesguerres d’Allemagne.

Il y avait un accent de vérité tel dans les réponses du jeunehomme, il citait des noms si connus, si honorables, qu’il eût falluêtre fou pour conserver encore quelques doutes à l’endroit de sonidentité avec Samuel.

Les derniers soupçons du baron commençaient à s’évanouir, et ilsavaient complètement disparu, quand, au sortir d’une immense couléede frênes, il vit se dresser devant lui la masse imposante du vieuxmanoir de Kervégan. M. de Simiane n’avait point mentiquand il avait annoncé le castel comme une construction du tempsdes croisades, une aire véritable de chevaliers qui avait vu passerles siècles et qui était restée debout malgré l’aile dévastatricedu temps.

Il avait tours massives, ogives et créneaux ; on voyait sonbeffroi à plusieurs lieues à la ronde et ses fossés étaientprofonds.

Mais sur toute cette fière attitude, des touffes de lichen et delierre d’Irlande avaient répandu un vaste manteau plein de jeunesseet de bonhomie ; de grands bois, des prairies en fleurs, descoteaux couverts d’arbres fruitiers, toute une nature inoffensiveet champêtre lui servait de repoussoir et semblait attester que samission belliqueuse était accomplie depuis longtemps.

Dans la cour intra muros, autrefois le champ desmanœuvres des hommes d’armes, on avait laissé pousser en pleineterre des marronniers et des acacias, qui enlaçaient leurs branchesà l’entour des fenêtres, encadrant les ogives d’un festoncapricieux.

Enfin, comme complément du tableau et pour achever de mitigerl’aspect du vieux manoir, on avait laissé grimper aux murs, çà etlà, une jeune vigne qui promettait des merveilles, malgré l’âpretédu climat breton.

Les deux gentilshommes et leurs guides n’eurent nul besoin desonner du cor à la herse ; la herse était baissée depuis unsiècle et demi, et les chaînes qui la supportaient avaient unecouleur de rouille qui témoignait de leur inaction.

Ils longèrent une allée sablée, trouvèrent la porte ouverte, etentrèrent dans un vestibule fort délabré, comme tout le reste dumanoir, mais où la jeune châtelaine avait fait placer à profusiondes vases et des corbeilles de fleurs, de ces belles fleurs deschamps comme on n’en trouve aucune chez les jardiniers de Chaillotou des buttes Saint-Chaumont.

Ainsi que le vestibule, l’escalier et les salles enfumées où lachâtelaine conduisit ses hôtes et qui étaient les salons deréception, avaient leur toilette champêtre et respiraient ce cachetde coquetterie naïve et fraîche qu’une jeune femme peut seuledonner à une vieille demeure ou à un vieil époux.

Enfin, une porte s’ouvrit, et un domestique plus qu’octogénaire,mais portant gaillardement sa livrée, annonça d’une voix cassée,qu’il s’efforça de rendre solennelle :

– M. le comte de Kervégan !

Chapitre 4

 

Le comte de Kervégan était un beau vieillard de soixante-dixans, vert encore malgré sa barbe et ses cheveux entièrementblancs.

Il était de haute taille et avait une suprême majesté dans ladémarche et le geste. Il avait même, du moins le baron le pensa,une vague ressemblance avec Berghausen, l’étudiant allemand quis’était si bien acquitté du rôle de veneur noir. Mais cetteressemblance était si faible, l’âge si disproportionné, que, malgréses terreurs perpétuelles, M. de Nossac n’eut pas uneseconde la pensée que ce pourrait être lui ; et d’ailleurs,autant le visage du châtelain de Holdengrasburg était avenant,bonhomme, et manquait parfois de dignité, autant la figure du comtede Kervégan était austère, solennelle et pleine de grandeur.

Il s’avança vers ses hôtes d’un pas lent et majestueux, lessalua de la main, et vint droit au marquis.

– Mon cousin, lui dit-il, je vous remercie de ne pointoublier un pauvre vieillard ; j’ai conservé si peu derelations avec le monde, et le monde oublie si vite, que j’ai lecœur joyeux quand il m’arrive un parent ou un ami qui vients’asseoir à mon foyer.

– On s’asseoit avec bonheur au foyer d’un homme comme vous,répondit Simiane.

Le comte alla au baron :

– Monsieur le baron, dit-il, je remercie mon cousin Simianed’avoir eu l’heureuse idée de nous mettre en relations. Nous sommesvoisins de terre, et je me proposais de vous faire une visiteaussitôt que votre arrivée me serait connue.

– Je suis heureux de vous avoir devancé, monsieur lecomte.

– Je n’ai pas besoin de vous présenter ma fille,Mlle Yvonnette de Kervégan et mon neveu,M. Hector de Kerdrel, car je le vois, mon cousin Simiane s’estchargé de ce soin.

Le baron s’inclina.

– Mais, poursuivit le comte, j’espère être plus heureux etvous présenter, moi le premier, ma nièce, la marquise de Bidan, quivient en France pour la première fois.

– Une créole, je crois, fit Nossac.

– La fille d’un de mes frères, qui s’était fixée auxcolonies.

– Elle est veuve, dit Simiane.

– Veuve à vingt-six ans, monsieur, d’un riche planteur.Elle m’a annoncé son arrivée sous les premiers jours. Elle vient sefixer auprès de moi.

– Ah ! fit le baron, ne prêtant aux paroles du comtequ’une médiocre attention, et contemplant à la dérobée le charmantvisage d’Yvonnette, toute rougissante de sentir ce regard posé surson front.

– Le navire qui l’a à son bord, continua le comte, estattendu à Brest d’un jour à l’autre, et nous avions mêmel’intention, ma fille, mon neveu et moi, de partir pour cette villeet de l’aller attendre au débarquement.

– Cordieu ! fit Simiane, je suis du voyage.

– C’est que, interrompit le comte avec une certainehésitation, les moyens de transport sont difficiles…

Yvonnette s’approcha du marquis :

– Mon cousin, lui dit-elle à l’oreille, mais cependantassez haut pour que Nossac, qui était près de lui, l’entendît,épargnez donc l’amour-propre de mon père, et n’insistez pas. Nousn’avons qu’une carriole d’osier… et vous comprenez…

– Monsieur le comte, s’empressa de direM. de Nossac, je suis de l’avis de mon ami Simiane ;et une seule difficulté pourrait m’arrêter : la crainte degêner une première entrevue de famille.

– Oh ! fit le comte avec un sourire, des hommes commevous ne gênent jamais personne.

– En ce cas, monsieur le comte, permettez-moi de vousoffrir ma berline de voyage et un déjeuner chez moi pour le jour dudépart. Mon château se trouve justement sur la route de Brest.

– J’accepte, dit le comte simplement.

– Quand voulez-vous partir ? demanda Simiane.

– Mais… demain, si vous n’y voyez pas d’empêchement.

– Soit ! fit le baron.

La conversation s’engagea alors sur des banalités qui servirentle baron à merveille, lui permettant de s’occuper exclusivementd’Yvonnette.

On retint les deux gentilshommes à dîner.

Simiane n’avait point menti, la pauvreté du manoir était debonne roche : la vaisselle était éraillée, craquelée comme desvieux sèvres ; le linge de table montrait la corde. Les metsfurent rares, mais recherchés ; et quant au vin, la couche depoussière qui recouvrait ses flacons attestait sa vieillesse et laparcimonie avec laquelle on le conservait. MaisM. de Nossac n’y prit garde, et ne songea qu’à Yvonnette,ne vit qu’elle. Il était placé à sa droite, il effleurait parfoissa main. Que lui importait tout le reste ?

Le repas, malgré sa frugalité, se prolongea assez tard ; etla nuit était venue quand le baron et Simiane songèrent à laretraite.

– Monsieur le comte, dit alors M. de Nossac, jevous offre à mon tour l’hospitalité au château pour la nuit, afinque nous puissions partir de bonne heure.

Le comte parut hésiter, mais enfin il se décida :

– Soit ! dit-il.

– Mademoiselle prendra mon cheval, et vous celui deSimiane, nous irons à pied en compagnie de M. Hector.

– Oh ! non, dit Yvonnette, je préfère cheminer àtravers la lande.

– Et moi aussi, dit Simiane.

– Alors, fit le baron interrogeant d’un regard le jeuneHector, qui montera le cheval du marquis ?

Hector se tut par timidité sans doute, mais il regarda sacousine.

– Ce sera Hector, dit-elle. Il est mauvais cavalier ;et puisqu’il veut servir aux gardes, il faut qu’ils’enhardisse.

Un éclair de joie brilla dans les yeux du jeune homme.

– Est-il bien fougueux, votre cheval ? demanda-t-il aubaron.

– Ardent, mais non fougueux.

Hector sauta en selle avec un bonheur inouï ; et, sansdoute pour donner un démenti à sa cousine, il se prit à fairevolter et caracoler le noble animal avec une hardiesse qui n’étaitpeut-être pas la science, mais qui en avait la grâce et lesang-froid.

– Puis-je le lancer au galop ? demanda-t-il.

– Comme il vous plaira, mon jeune ami.

Pendant ce temps, le vieux comte de Kervégan avait mis le pied àl’étrier avec un peu de raideur, mais avec la méthode et la scienced’un écuyer consommé ; et lorsqu’il fut en selle, il eut, auxyeux du baron qui s’y connaissait, une haute et fière attituderappelant les chevaliers du Moyen Âge, qui semblaient vissés surleur selle.

– Voyons, dit-il, si je me souviens encore de mon ancienmétier.

Et il lança son cheval après Hector, qui déjà commençait àdisparaître sous la coulée de vieux chênes.

Nossac, Yvonnette et Simiane demeurèrent seuls.

Nossac donnait le bras à Yvonnette.

Ils s’enfoncèrent tous trois dans la lande, puis, par une habilemanœuvre, le baron trouva moyen de se séparer du marquis et decheminer seul avec la jeune fille, sa main dans sa main, muetencore, mais ayant sur le cœur et dans la tête un flot de penséestumultueuses qui ne demandaient, pour s’en échapper, qu’un choc ouune étincelle.

Et ce fut une route charmante que celle que firent les deuxjeunes gens, à travers ces haies fleuries, ces landes embaumées,sous un ciel bleu que la brise de nuit irisait à peine de quelquesnuages floconneux ; et sans que leurs lèvres remuassent, sansque leur voix jaillît de leur poitrine oppressée, ils se parlèrentce muet et poétique langage de l’amour, qui, pour la première fois,se révélait à Yvonnette, et qui parut au baron sa premièresensation de ce genre, tant elle était dégagée de ce parfummatériel qui avait présidé jusque-là à ses autres amours.

Tout à coup le galop d’un cheval se fit entendre et les troubla.C’était Hector de Kerdrel revenant bride abattue.

– Monsieur le baron, cria-t-il, ma cousine la créolearrive ! nous avons rencontré sa litière devant la grille devotre château, et mon oncle l’y a introduite.

M. de Nossac tressaillit profondément à cette brusquenouvelle. Pourquoi donc tressaillait-il ?

Chapitre 5

 

Depuis deux mois, M. de Nossac avait vu des choses siextraordinaires, il avait été à la fois acteur et spectateur d’undrame si étrange, il venait naguère encore d’être surpris par uneressemblance si étonnante, qu’il s’attendait à tout et redoutaittout.

Cette femme qu’on lui avait annoncée, cette créole, qui arrivaitsubitement et s’installait ainsi chez lui, il en avait peurinvolontairement et sans pouvoir s’expliquer pourquoi.

Du reste, il en était ainsi pour lui de toutes les femmes depuisson retour de Holdengrasburg ; dans toutes, il lui semblaitdevoir reconnaître cette fatale Gretchen dont l’image lepoursuivait partout, après laquelle il courait sans cesse, et quesans cesse il craignait de voir apparaître : cette Gretchenaimée et haïe à la fois, appelée, désirée, avec tous les rêves,tous les délires, toutes les fougues de la passion, et cependantécartée par la raison, repoussée par une aversioninsurmontable.

Un moment fascinée, en proie à ce charme mystérieux qu’elle nesongeait point encore à s’expliquer, Yvonnette tressaillit, commeavait tressailli M. de Nossac à la voix bruyante d’Hectorde Kerdrel ; et tandis qu’il était encore sous le poids decette oppression bizarre et de cette inexplicable terreur dont nousparlions tout à l’heure, elle rougit involontairement, et retirabrusquement sa main, qu’il serrait dans la sienne. Puis encore ellepoussa un petit cri joyeux, et dit :

– Hâtons-nous… vite, monsieur ! vite !

Et elle pressa le pas.

Le charme était rompu, brisé pour l’instant ; le baronobéit, et, comme elle, accéléra sa marche.

Alors ce ne fut plus sa main qu’elle prit, ce ne fut pas mêmeson épaule sur laquelle elle s’appuya avec un abandon plein delangueur ; elle se contenta de passer le bout de ses doigtssur son bras et de cheminer à côté de lui, tandis que, semblantconspirer avec la fatalité dont il était le messager, l’étourdicavalier ralentissait l’allure de son cheval et se rangeait auprèsdes deux piétons.

Ils arrivèrent au château quelques minutes après. Làl’impatience de la jeune fille devint telle qu’elle se mit àcourir, et, maugréant et pestant, le baron la suivit jusqu’à laporte de son propre salon, où déjà était installée la créole avecson oncle le comte de Kervégan et le marquis de Simiane, qui, parun autre sentier et un raccourci, avait trouvé le moyen de gagnerune demi-heure sur lui et la jeune fille.

Sur le seuil du salon, le baron fut repris de ce tressaillementinexplicable, de cette terreur sans but qui avait naguère envahison esprit et son âme, et il songea involontairement àGretchen.

– Allons, baron, cria Simiane du fond du salon, hâte-toi,et viens faire les honneurs de ton hospitalité.

Cette voix triompha de l’hésitation du baron, qui, redevenantsoudain homme de cour et le galant gentilhomme que nous avons vu auprologue de cette histoire, mit son chapeau sous son bras, ets’avança, la tête rejetée en arrière et le mollet nerveux ;puis salua du milieu du salon la créole, qui était à demipelotonnée dans une ganache.

L’Américaine se leva aussitôt, et, en rendant son salut aubaron, se trouva placée sous le rayon de lumière de candélabres, eteut le visage éclairé en plein.

Au salut digne et un peu nonchalant de la créole,M. de Nossac répondit par un cri d’angoisse, destupéfaction, presque d’horreur.

– Gretchen ! s’écria-t-il, c’est Gretchen !

L’étonnement se peignit sur tous les visages, etparticulièrement sur celui de la créole.

– Oh ! reprit le baron hors de lui, c’estGretchen.

Au lieu de répondre, la créole interrogeait du regard son oncleet le marquis. Ce dernier s’écria :

– Jusqu’à présent, je ne l’ai point voulu croire ;mais il n’y a plus à en douter maintenant, Nossac estfou !

M. de Nossac rougit, se précipita vers la créole, luiprit les mains, l’attira sous le rayon des candélabres, et luidit :

– Soutiendrez-vous que vous n’êtes pas cet être infernal etmystérieux qui, en Allemagne, me suçait le sang comme un vampire,qui, la nuit, s’appelait Hélène Borelli et se disaittrépassée ; qui, le jour, portait le nom de Gretchen ;qui…

– Monsieur, dit froidement la créole, je ne sais ce quevous voulez dire. Vous m’accusez de vous avoir sucé le sang enAllemagne, et je n’y ai jamais mis les pieds.

Le baron fit un geste d’incrédulité.

– Si vous doutez, reprit-elle, veuillez lire sur monpasseport mes noms et prénoms, et vous assurer que j’arrive de laMartinique. J’ai débarqué à Brest ce matin même. Si vous ne croyezpas à mon passeport, interrogez le postillon qui m’a conduiteici ; si vous élevez un doute sur la sincérité du postillon,écrivez à l’amiral qui commande le port de Brest, et qui m’a donnéla main pour descendre à terre…

– Il y a une chose beaucoup plus simple, dit Simiane, etqui va te convaincre que tu es toqué, mon bon ami.

– Voyons ! fit le baron, les sourcils froncés.

– Gretchen ressemblait à ta femme ?

– Trait pour trait.

– Madame ressemble à Gretchen ?

– C’est elle !

– Soit ; en ce cas, elle ressemble pareillement à tafemme ?

– Oh ! oui ; si je n’avais vu le cadavre à demirongé d’Hélène, je jurerais…

– Mon bon ami, fit le marquis avec flegme, te souvient-ilque c’est moi qui ai fait ton mariage ?

– Oui.

– Eh bien, je ne trouve entre Hélène Borelli et madamequ’une ressemblance si vague, si banale…

Le baron recula.

– Qu’elle ne m’apparaît qu’à présent, continua le marquis.En doutes-tu ?

– Oh ! oui, j’en doute ! je ne crois mêmepas !

– Ta femme est morte ici ?

– Oui.

– Tes domestiques l’ont tous vue ?

– Oui.

– Fais-les monter.

M. de Nossac s’empara d’un gland de sonnette et lesecoua vivement. Le jardinier qui, le matin, avait ouvert la bièrede la baronne, parut.

– Regarde madame, dit le baron.

Le jardinier jeta sur la créole un coup d’œil étonné, puisregarda son maître d’un air qui signifiait : Pourquoivoulez-vous que je la regarde ?

– Eh bien ? demanda le marquis triomphant…

M. de Nossac était tenace ; il retourna à songland de sonnette, et fit successivement monter tous lesdomestiques. Aucun ne reconnut la baronne de Nossac dans la créole.Le baron demeura anéanti.

– Tu le vois bien, dit alors Simiane, tu es fou ! foupar un côté du cerveau. Je m’accorde à reconnaître que tu esraisonnable sur tout ce qui ne touche pas à Gretchen.

M. de Nossac chancelait comme un homme atteint de lafoudre ; tout à coup il lui prit un délire si extravagant,qu’il ressemblait à la sagesse.

– Eh bien, dit-il, je commence à le croire, je suisfou ! Mais cela ne m’empêchera point de faire à mes hôtes leshonneurs de mon manoir, et nous allons souper aux flambeaux.

On soupa, en effet. M. de Nossac, qui avait besoin des’étourdir, but comme un cordelier, et plaça la créole en face delui. Pendant le repas, il eut constamment son œil fixé sur elle,étudiant les lignes de son visage, cherchant à surprendre un signe,un mouvement, un regard qui trahît Gretchen. La créole futimpassible ; et à onze heures du soir M. de Nossacse retira ivre et à moitié fou dans son appartement. Mais une foisseul, une fois dans le silence et les ténèbres de l’alcôve, sesterreurs le reprirent. Gretchen, un moment écartée, reconquit soninfluence despotique et fatale, et le baron, étreint par les fuméesdu vin, frémissant, hors de lui, se dressa sur son séant, lescheveux hérissés, et murmura :

– C’est elle ! c’est Gretchen !…

Et tandis qu’il était en proie au délire, une autre pensée luivint :

– Elle va venir, pensa-t-il, elle me sucera encore… commelà-bas…

Et cette fois, fasciné, dominé par une étrange et furieuseferveur, il sauta à bas de son lit, alla prendre son épée, etrevint s’asseoir presque nu sur sa courtine, disant avec un éclatde voix que la folie rendait sinistre :

– Oh ! j’y verrai clair cette nuit, et Roschen ne seraplus là pour recevoir mon épée… Je frapperai… je frapperai un coupterrible !

Chapitre 6

 

Le baron demeura longtemps assis sur son lit, les cheveuxhérissés, l’œil en feu, tenant convulsivement dans sa main la gardede son épée, et le cœur serré comme on l’a à l’approche de toutdanger réel, de toute action énergique et même criminelle.

La grande horloge seule, cette horloge d’airain à cage de chêneque les anciens maîtres du château avaient placée au repos del’immense escalier, se faisait seule entendre de distance endistance, arrachant de lugubres plaintes aux échos endormis dumanoir, qu’elle éveillait en sursaut. Le baron compta tour à tourminuit, minuit et demi et une heure. Alors son courage commença àfaiblir ; le froid de la nuit lui arracha un frisson, lafièvre qui le brûlait s’apaisa un moment, et à mesure que la raisonrevenait, il ne pouvait s’empêcher de songer que ni le marquis, quiétait son ami, ni ses domestiques, n’avaient reconnuMme de Nossac dans Gretchen. Était-il donc,une fois encore, le jouet de son imagination en délire, et cetteressemblance n’était-elle que vague et indécise, au lieu d’êtreétrange et frappante comme il le croyait ?

Et le doute, un moment ébranlé dans l’esprit du baron, y revintplus tenace et plus fort ; et alors, de l’anxiété il passa àl’angoisse, et de la peur qu’il avait de voir Gretchen apparaître,au désir de l’avoir près de lui…

Et, comme le délire revenait, il se prit à appeler Gretchen detoutes les forces de sa volonté, sans que cependant ses lèvrespussent s’entrouvrir, sa gorge crispée jeter un cri !…

Deux heures sonnèrent à l’horloge, Gretchen ne vint pas. Lebaron fit un suprême effort, un son presque inarticulé parvint à sefaire jour dans sa gorge, et il cria :

– Gretchen ! Gretchen !

Et comme rien ne répondit :

– Gretchen… reprit-il, Gretchen… je t’aime !…

Même silence.

– Gretchen, continua-t-il, je voulais te tuer d’abord, maisne crains rien, maintenant… je t’aime !… Viens… tu me prendrastout le sang que tu voudras… tu m’épuiseras les veines l’une aprèsl’autre… Gretchen, ma bien-aimée… Gretchen… viens !

Gretchen demeura sourde, et nul autre bruit que la voixfiévreuse et saccadée du baron ne troubla les muets échos de lachambre.

– Oh ! reprit M. de Nossac, je le vois, tuas peur, peur que je ne te tue… Eh bien, ne crains plus rienmaintenant… Tiens !…

Et il jeta son épée.

Gretchen ne parut point sensible à cet acte de soumission, caraucune forme blanche ne se dessina dans l’obscurité.

– Je le vois, poursuivit le fou après un moment d’anxieuseattente, tu ne te fies point à moi… tu crains que je ne reprennemon épée… Eh bien, je vais la briser !

Et il alla à tâtons en se heurtant aux angles des meubles,ramassa son épée, l’appuya sur son genou, la brisa en deuxendroits, en jeta les tronçons ensuite en criant denouveau :

– Gretchen ! Gretchen !

Le baron était glacé, et, tout en attendant Gretchen, tout enl’appelant de ses vœux et de sa voix délirante, il se remitinstinctivement dans son lit ; et de plus en plus étreint etbrûlé par la fièvre calmée un moment et revenue au galop, il finitpar perdre l’entière connaissance de sa situation et de ses actes,se roula dans ses draps, et s’endormit d’un lourd sommeil enmurmurant :

– Mon lit sera bien chaud, Gretchen ; et toi qui astoujours froid… Oh ! viens…

Trois, quatre et cinq heures sonnèrent successivement ; lejour vint et, filtrant au travers des contrevents, éveilla lebaron, qui rêvassait et parlait à haute voix dans son rêve, mêlantles noms de Samuel et de Gretchen, de Roschen et d’Yvonnette.

En ouvrant les yeux, et tout impressionné encore des visions ducauchemar, il se crut sans doute à Holdengrasburg, car, sautant àterre, il courut à la fenêtre, qu’il ouvrit, voulant voir si lepaysage avait changé une fois de plus, et s’il reverrait la forêtet la prairie, ou la plaine stérile et l’eau bouillonnante dutorrent.

Au lieu de tout cela, il aperçut les grands arbres de son parc,les grands arbres en fleurs, au travers desquels le soleil glissaitun premier rayon, et dont chaque branche était un instrument d’oùs’élevait un frais concert d’oisillons.

L’air du matin était pur, enivrant ; le baron y plongea sonfront avec une avidité voluptueuse, et les derniers frissons s’enallèrent à son contact.

Tout à coup un bruit se fit derrière lui : c’était lemarquis.

– Parbleu ! dit-il en entrant, pour un homme qui s’estcouché gris, te voilà éveillé bien matin.

– Je n’étais pas gris.

– Non, tu étais vert, et tu chancelais à ravir.

– Tu crois ?

– Parbleu ! Au reste, je te dirai, en manière deconsolation, que tu es beaucoup plus aimable gris que sobre.

– Tu trouves ?

– Tu as été charmant hier soir, plein d’esprit, de finesse.La créole t’a trouvé ravissant.

Le baron tressaillit.

– Ne me parle pas de cette femme, dit-il.

– Pourquoi ?

– Parce que j’en ai peur.

– Ah ! par exemple !

– Je suis sûr que c’est Gretchen.

Simiane leva les yeux au ciel avec compassion, etmurmura :

– Quel dommage qu’un si bon gentilhomme soit toqué par uncoin du cerveau ! La corde de son esprit qui répond au nom deGretchen est décidément montée outre mesure.

M. de Nossac regarda le marquis. Le marquis avait unvisage si bouleversé, si plein de compassion, qu’une fois de plusil se prit à songer que peut-être il avait raison et qu’il étaitréellement fou.

– Parbleu ! continua Simiane, en voici despreuves…

Et il ramassa les tronçons et la pointe de l’épée brisée entrois morceaux :

– As-tu pourfendu un mur ? demanda-t-il.

M. de Nossac ne répondit pas. Un bruit subit l’avaitattiré de nouveau vers la fenêtre, et son œil, plongeant dans leparc, s’était arrêté sur un groupe composé d’un homme et d’unefemme, une jeune femme et un tout jeune homme… Hector de Kerdrel etsa cousine la créole. Elle s’appuyait sur son bras avec unenonchalance lascive, un laisser-aller qui sentait les chaudescontrées où elle était née, un abandon qui fit pâlir de colèreM. de Nossac.

– Qu’as-tu donc ? demanda Simiane.

– Je ne sais, répondit le baron ; mais que cette femmesoit ou non Gretchen, j’en suis jaloux…

Le marquis poussa un éclat de rire :

– Et Yvonnette ? fit-il.

– Yvonnette ? murmura le baron, comme un homme quiévoque un souvenir lointain et presque effacé, qu’est-cequ’Yvonnette ?

Le marquis poussa un soupir.

– Décidément il est fou ! murmura-t-il.

Chapitre 7

 

C’était peut-être la dixième fois depuis vingt-quatre heures queM. de Nossac entendait retentir autour de lui cetteexclamation : « Il est fou ! » Et certes, ill’était en ce moment ; et il finit par y croire lui-même,quand, avec la rapidité fantasmagorique qui est propre à lamémoire, il se souvint de tout ce qui s’était passé la veille.

Qu’était-ce qu’Yvonnette ?

Il avait pu faire une question pareille quand, la veille, ilcontemplait la jeune fille avec ravissement ; quand, sous lescoulées ombreuses au travers desquelles la lune répandait seslueurs tremblantes, il frissonnait de volupté au son de sa voix, aucontact de sa main, au frôlement d’une boucle errante de sescheveux, au bruissement de son haleine…

Il avait demandé ce qu’était Yvonnette, quand, une heure, ils’était pris à penser que son amour serait, pour l’homme quil’obtiendrait, un de ces bonheurs auprès desquels les joies duparadis sont décolorées et monotones.

M. de Nossac, en se souvenant, comprit enfin que saraison s’en allait grand train et qu’il courait à triples guidessur la route de la folie.

Aussi regarda-t-il M. de Simiane avec un de cesdouloureux étonnements qui semblent demander tout à la fois de lapitié et un conseil.

– Ma foi ! oui, mon cher, reprit le marquis après uninstant de silence, tu deviens fou.

– J’en ai peur, murmura Nossac.

– Et moi, j’en tremble.

– Que veux-tu ? cette créole maudite ressemble si fortà Gretchen !

– Ou plutôt, cher, cette Gretchen remplit si bien tonimagination, que la moindre ressemblance t’abuse et que tu la voispartout.

– Serait-ce donc vrai ? fit M. de Nossac separlant à lui-même, mais assez haut pour que le marquisl’entendît.

– Si vrai, que si Gretchen ressemble à ta femme, la bellecréole ressemble très peu à Gretchen, puisque tes domestiques…

– Mon Dieu ! ils ont pu oublier le visaged’Hélène.

– Tarare, dit le marquis, il est bien plus sage d’admettreque tu es bien dûment écorné du cerveau.

Le baron appuya sa tête dans ses mains, et rêva quelquesminutes.

– Que je sois fou ou non, dit-il, j’aimeGretchen !

– Parbleu ! je le vois bien.

– Et tout ce qui, pour moi, ressemble à Gretchen.

– Ah ! ah !

– Cette créole lui ressemble…

– Et tu aimes déjà la créole ?

– Je le crains.

– Mais Yvonnette ?

– Je l’aimais hier…

– Tu l’aimeras demain.

– Jamais !

– Nous verrons…

– C’est la créole que j’aime ; elle ressemble àGretchen.

– D’accord. Seulement, la créole ne t’aime pas.

Le baron recula.

– Elle ne t’aimera jamais.

Le baron fronça le sourcil et pâlit.

– Car elle en aime un autre.

Le baron rugit.

– Et qui donc ? s’écria-t-il.

– Son jeune cousin.

– Hector ?

– Mais elle l’a vu à peine.

– Qu’importe.

– Elle ne le connaissait pas hier…

– Elle le connaît aujourd’hui.

– Mais c’est un enfant.

Simiane éclata de rire.

– Raison de plus… Barbe vierge, joues roses, œil bleu,cheveux blonds, taille frêle, mains de femme, sourire d’ange, envoilà plus qu’il n’en faut pour tourner la tête à une femme devingt-huit ans. Et il a tout cela.

« C’est juste », pensa tout basM. de Nossac.

Mais son orgueil l’empêcha d’avouer tout haut cetteréflexion.

– Eh bien, fit-il avec colère, je veux que cette femmem’aime… et elle m’aimera !

– Folie !

Le baron se redressa, rejeta la tête en arrière, et ditfièrement :

– Je me nomme Nossac !

– Tu te nommais baron…

– Que veux-tu dire ?

– Que tu n’es plus que l’ombre de toi-même.

Le baron tressaillit, et regarda son visage pâle et fatigué dansune glace voisine.

– Tu n’es plus que l’ombre de ce baron de Nossac que toutParis, que Versailles admirait, il y a un an, pour l’élégance deses costumes, le bon goût de sa maison, le faste de son existence,la finesse de son esprit et le nombre de ses bonnes fortunes…

– Je suis donc bien changé ?

– Regarde-toi.

Le baron s’approcha davantage de la glace.

– Tu as le visage abattu, maigri, hâlé, l’œil cerclé debistre, la lèvre pendante, la barbe mal taillée. Tes mains ontgrossi pendant la dernière campagne, le cheval t’a rendu cagneux,ta taille épaissit, tes joues s’empâtent…

– Tu exagères, cher, fit M. de Nossac, reprenantune seconde ce ton de fatuité légère qu’il avait autrefois ;tu exagères, et je te parie mille louis que la créole m’aimera.

– Je tiens le pari pour mes créanciers. Mais d’abord, si tuveux que je joue à coup sûr, ingénie-toi à couper court à cettepromenade sentimentale dont la créole et son cousin honorent lesallées de ton parc.

Et du doigt, le marquis, toujours railleur, indiqua une secondefois la belle Américaine appuyée nonchalamment au bras d’Hector deKerdrel.

Un éclair de colère étincela dans l’œil du baron. Il portavivement la main à son épée, et murmura :

– Je le tuerai !

M. de Simiane haussa les épaules.

– Tue, mon bon ami, tue, dit-il, et je réponds de mes millelouis.

– Comment cela ?

– Eh ! sans doute ! elle l’aime, et c’est soncousin. Si tu le tues, elle aura pour toi la haine la plusmagnifique qui soit sortie jamais d’un cœur de femme belle, titréeet amoureuse. Il n’y a que les bourgeoises qui puissent pardonner àun gentilhomme, leur amant, de leur avoir fait assommer leur mari àcoups de bâton par sa livrée.

– C’est juste, fit M. de Nossac convaincu.

– À ta place, je préférerais l’éloigner habilement.

– Mais comment ?

– N’es-tu pas colonel de Royal-Cravate ?

– Sans doute.

– Donne-lui une lieutenance, et, son brevet accepté,ordonne-lui de rejoindre immédiatement son corps.

Le front plissé du baron se rasséréna soudain.

– C’est cela, dit-il ; cours lui dire que je veux luiparler.

– Pourquoi n’y point aller toi-même ?

– Elle me fait peur.

– Singulier amour que le tien ! tu as peur de la femmeaimée.

– Oui, mais je m’aguerrirai !

– Dieu le veuille !

– Et elle m’aimera !

– Dieu le fasse ! mais tu n’es plus beau. Or, pourtoucher les femmes, il faut ou beauté, ou esprit, ou courage. Tabeauté s’en va grand train, ton esprit éprouve de terriblessomnolences sous l’impression du souvenir de Gretchen, et quant àton courage…

– Hein ? fit le baron fronçant le sourcil.

– Je sais bien qu’il est toujours le même ; maisencore faut-il trouver une occasion de le montrer.

– Tu connais le pays, n’est-ce pas ?

– Comme Versailles.

– Alors tu me trouveras bien aux environs quelquegentillâtre mal léché et taciturne à qui je puisse faire unequerelle d’Allemand, pour le convertir en fourreau d’épée…

– Peste !

– Que veux-tu ! aux grands maux les grands remèdes.L’amour a des exigences cruelles.

– Mon cher, dit philosophiquement le marquis, le duel estune plaisanterie ; tout le monde se bat, même les coquins. Monmaître d’hôtel s’est battu, mon parfumeur se battra au premierjour, et ton valet de chambre, si l’occasion s’en présente, enverraun cartel à ton cocher. Un duel pour faire preuve d’audace ?Allons donc !

Une fois de plus, M. de Nossac fut obligé de convenir,à part lui, que le marquis avait raison.

– Eh bien, fit-il, si je luttais devant ses yeux corps àcorps avec un ours.

– Il n’y a pas d’ours en Bretagne.

– Avec un sanglier ?

– C’est possible. Ceci serait plus ingénieux, surtout si tuavais le bonheur de te faire découdre une jambe. Les amants boiteuxont des chances infernales.

– Raille, mais je suis décidé !

– Et à quand ce spectacle ?

– Aujourd’hui même.

– Baron, mon ami, tu es moins fou ; tu redeviensspirituel.

– J’essaie, fit modestement M. de Nossac.

Le marquis alla de nouveau vers la fenêtre.

– Bon ! dit-il, voilà nos amoureux disparus sous lesmassifs.

Une étincelle de jalousie s’alluma dans l’œil du baron ; etlaissant Simiane stupéfait, il s’élança vers l’escalier, ledescendit quatre à quatre, et gagna le parc en courant.

Chapitre 8

 

La créole et le jeune Hector avaient gagné un petit salon deverdure, une charmille épaisse, dont le soleil essayait vainementde tréfler les réseaux, et qui entrelaçait ses méandres defeuillage au-dessus d’une petite source jaillissant du sol etcourant sous l’herbe verte et drue.

Quand le baron, guidé par un secret instinct, arriva à lacharmille, la créole était à demi couchée sur un banc de gazon,passant, avec distraction, sa belle main blanche dans la chevelurebouclée d’Hector, assis à ses pieds.

M. de Nossac fît un soubresaut et éprouva une violentedouleur au cœur ; mais cette douleur eut un effet salutaire,car elle le préserva de cette indicible émotion qu’il avaitressentie la veille en présence de la créole, et qu’il eût subieune fois encore sans nul doute.

Au bruit de ses pas, la créole retira vivement sa main, puistourna languissamment la tête, tandis que le jeune Hector se levaiten rougissant et un peu embarrassé.

– Madame, fit le baron en s’inclinant, je vouscherchais…

– Vous êtes mille fois trop aimable, monsieur le baron.

– C’est mon devoir de châtelain, madame ; je venaisvous renouveler mes humbles excuses…

– Quelles excuses, baron ?

– Pour ma sotte conduite d’hier.

La créole laissa glisser sur ses lèvres un sourirenonchalant :

– Je ressemble donc bien à Gretchen ?

– Oh ! fit le baron, c’est elle !

– Quelle folie !

M. de Nossac fit un mouvement d’impatience.

– Encore ce mot de fou ! murmura-t-il.

– Pardon, monsieur, je voulais dire qu’il y a desressemblances bizarres.

– Oui, madame, fort bizarres ; vous ressembleztellement à Gretchen, que vous avez comme elle les mêmes plis dansle coin des lèvres, les mêmes phalanges aux mains… la même fossetteau menton…

Hector avait reculé d’un pas et jetait un regard jaloux sur lebaron, qui continuait à presser dans ses mains les mains de lacréole.

M. de Nossac surprit ce regard, et sa colère un momentapaisée lui revint et mit un éclair dans son œil.

– Monsieur de Kerdrel, dit-il, êtes-vous veneur ?

– Oui et non, monsieur.

– Pourquoi oui et non ?

– Parce que j’ai tous les instincts de la noble sciencesans les pouvoir mettre en pratique.

– Et pourquoi ?

Hector rougit :

– Parce que mon oncle est pauvre, et que nous n’avons nipiqueurs, ni équipages, ni chevaux.

La créole se sentit rougir à son tour de l’aveu que venait defaire le jeune homme, et celui-ci, surprenant ce trouble, redressala tête avec orgueil, et sembla se draper dans sa pauvreté commedans un manteau de roi.

M. de Nossac en pâlit : tout tournait contre lui,même l’humiliation de son rival, que l’amour relevait pour en faireune gloire.

Aussi, reprit-il, les dents serrées :

– Eh bien, vous chasserez aujourd’hui.

– Aujourd’hui ?

– Je venais supplier madame d’assister à une chasse ausanglier que nous avons projetée Simiane et moi.

– Avec plaisir, fit la créole.

– Nous partirons après déjeuner. J’ai d’excellentschevaux.

– Tant mieux ! dit la créole. Vous me donnerez le plusfougueux.

– Et à moi le plus rétif, dit Hector.

La créole poussa un petit cri, un mélange de frayeur et d’amourpresque maternel.

– Je ne veux pas ! dit-elle.

– Et pourquoi ? demanda le jeune homme.

– Parce que vous vous casseriez bras et jambes, méchantétourdi !

Et elle lui passa de nouveau la main dans les cheveux.

M. de Nossac rugit intérieurement, et devintlivide.

– Soyez tranquille, madame, dit-il avec une sourde ironie,M. de Kerdrel est bon cavalier : en moins d’une heure ilm’a rendu un cheval fourbu.

Hector, à son tour, eut un mouvement de colère.

– Et je l’en veux punir, continua dédaigneusement lebaron.

Hector prit l’attitude d’un homme qui s’attend à êtreprovoqué.

– Je vous fais cadeau du pauvre animal, et vous mets dansl’obligation de le garder, mon jeune ami.

Le ton du baron était puissamment protecteur.

– Je l’accepte, fit Hector sur le même ton d’ironie.

– Et comme il faut qu’un lieutenant de dragons deRoyal-Cravate soit convenablement monté, vous me permettrez de vousen offrir un second.

– Je ne suis pas lieutenant de dragons ! fit le jeunehomme stupéfait.

– Vous ignorez donc que je suis colonel deRoyal-Cravate ?

– Absolument.

– Et que j’ai un brevet de lieutenant en blanc ?

L’œil d’Hector s’alluma.

– Or, continua M. de Nossac à qui ce rôle d’hommemagnifique rendait l’avantage, il n’y a qu’un nom à écrire dessus,et, si vous le permettez, ce nom sera Hector deKerdrel !

Le jeune homme poussa un cri de joie, mais ce cri fut aussitôtréprimé par la créole :

– Je ne veux pas, dit-elle avec son petit ton impérieux etboudeur.

– Ah ! ma cousine.

– Quand vous serez lieutenant, monsieur le baron vousenverra vous faire tuer.

– Ou conquérir un grade de capitaine, fit Hector avecenthousiasme. J’accepte, monsieur le baron.

– Si je le veux… fit la créole.

– Oh ! ma petite cousine, murmura Hector en se mettantde nouveau aux genoux de l’Américaine, ma petite cousine, soyezbien gentille… permettez-moi…

– Eh bien, murmura-t-elle émue, nous verrons…

M. de Nossac tremblait de fureur. Il comprit qu’ilfallait rompre un peu pour ne pas reculer indéfiniment, et ilrépondit :

– Soit, nous en reparlerons. Maintenant, allons déjeuner,et cherchons M. de Kervégan et sa fille.

– Ils sont partis ce matin, dit Hector.

– Et pourquoi cela ?

– Pour faire préparer l’appartement de ma cousine. Mais ilsnous attendent tous ce soir. Ah ça, continua Hector, avez-vous unebelle meute ?

– Douze chiens seulement.

– C’est insuffisant pour forcer le sanglier.

– Aussi ne le forcerons-nous pas.

– Qu’en comptez-vous donc faire ?

– Je compte le tuer à coups de couteau de chasse, dit lebaron avec un sang-froid superbe.

Un nuage d’admiration passa sur le front de la créole, et aulieu de prendre le bras d’Hector, elle prit celui du baron et s’yappuya comme on s’appuie sur ce qui est fort !

Chapitre 9

 

M. de Nossac, au mol abandon avec lequel la créoles’appuya sur lui, comprit qu’il avait un commencement de victoire,et il continua :

– Au reste, mon jeune ami, je vous ferai donner despistolets pour votre sûreté personnelle.

Hector allait refuser sans doute.

– Et, continua soudain le baron, un cheval qui n’ait pointla bouche trop sensible.

Hector fit un mouvement d’impatience et fronça le sourcil.

– Parce que, en écuyer novice, quoique hardi, vous sciez labouche de votre cheval.

Cette fois le rouge monta au front d’Hector, mais il se tut, secontentant de jeter à la dérobée un rapide coup d’œil sur lacréole, sans doute pour y chercher un encouragement. Mais la créolecheminait les yeux baissés, et le baron poursuivit :

– Ce sera une garantie, d’ailleurs, pour la tendressepresque maternelle de madame, qui, tantôt, s’effrayait de vous voirmonter un cheval ardent.

Le coup était direct et décisif ; la créole se mordit leslèvres, et répondit sèchement :

– D’après ce que vous avez bien voulu me dire tout àl’heure, monsieur le baron, je vois que mon jeune cousin est uncavalier hardi, s’il n’est savant ; et comme audace vautsagesse en certains cas, ce serait vraiment puéril et ridiculed’entraver ses plaisirs, comme un tuteur morose.

Hector comprit sans doute tout l’avantage que ces quelques mots,débités du bout des lèvres et d’un ton protecteur, donnaient àM. de Nossac ; et soit calcul, soit dépit, ildemeura en arrière pour rattacher un nœud de son justeaucorps,préférant abandonner un moment la partie plutôt que la perdre sansretour.

M. de Nossac et la créole cheminèrent jusqu’au châteaupresque sans rien dire ; mais le baron sentait toujours lamoite pression de son bras sur le sien, et marchait lentement pourprolonger cette sensation.

Ils arrivèrent ainsi à la salle à manger, où les attendait lemarquis :

– Dis donc, Nossac, fit celui-ci, les voyant entrer, ilparaît que la meute est en désarroi.

– Bah !

– Et que tu as au plus douze chiens valides.

– Je le sais.

– Voilà qui nous permet à peine de courir un marcassin.

– Tu crois ?

– J’en suis sûr.

– Eh bien, moi, je vais acculer une laie nourrice et laprendre dans son fort à coups de couteau.

– Fou ! dit le marquis.

– Monsieur, hasarda la créole, c’est bienimprudent !

– Vous trouvez ?

– C’est bien dangereux !…

– Non, lui dit-il tout bas, si vous me suivez et si je sensvotre regard sur moi au moment décisif.

La créole baissa les yeux, et rougit.

« Bon ! pensa Nossac, elle m’aime déjà. »

En ce moment, Hector entra.

– Monsieur le baron, dit-il résolument, tout bien réfléchi,je ne veux pas de pistolets.

– Et pourquoi ?

– Parce que vous n’en porterez pas.

– Voilà tout ?

– Mais, sans doute.

– Et comme moi… vous voulez…

– Tuer le sanglier à coups de couteau, fit-ilrésolument.

La créole dressa la tête, et le regarda avec une satisfaction etun imperceptible rayonnement de joie qui n’échappèrent point àM. de Nossac.

Hector reprenait du terrain.

– Mon cher, dit froidement M. de Nossac, c’estmal ce que vous voulez faire là.

– Pourquoi, mal ?

– Parce que vous mettez ma vie grandement en péril.

– Comment cela ?

– Mais d’une façon toute simple : si vous essayez detuer le sanglier avec un couteau, ainsi que je le voulais faired’abord, vous me forcerez à jeter le couteau et à l’étouffer dansmes bras, ni plus ni moins qu’un chevreuil.

Cette fois, la victoire était certaine.

Si hardi qu’il fût, Hector frissonna involontairement, et n’osarépondre : « Je veux faire comme vous. »

Il baissa la tête, rougit, et se tut.

La créole éprouva un violent dépit, sans doute de cettereculade, car elle dit avec un ton moitié indulgent, moitiérailleur :

– Ce n’est point généreux à vous, monsieur le baron, deconduire mon jeune cousin sur un terrain pareil… il est trop frêle,trop délicat…

Hector ouvrit la bouche sans doute pour répondre uneimpertinence qui le pût venger de la supériorité du baron, mais unregard furtif de la créole la lui ferma.

M. de Nossac triomphait.

Il fut généreux, amena la conversation sur un terrain neutre, etl’y maintint pendant tout le déjeuner.

Chapitre 10

 

À onze heures précises, les veneurs montaient à cheval.

On amena à la créole un superbe étalon blanc avec une étoile defeu au front ; un étalon vigoureux, hardi, à l’ongle de fer etaux muscles d’acier, que n’arrêteraient ni haie vive, ni murscroulants, ni fossés bourbeux.

– Madame, lui dit le baron, si je n’avais pas surpris unéclair dans votre œil, je n’aurais point osé peut-être vous offrirpareille monture ; mais vous avez à la fois la hardiesse quibrave et la volonté qui domine. Vous pouvez vous mettre enselle.

Et, comme les preux du Moyen Âge, le baron offrait la maingauche à la dame, et plaça son genou droit sous son pied en guised’étrier. La créole appuya à peine l’extrémité de ce petit pied surla culotte de daim du baron, et sauta lestement en selle, avec lagrâce et le sang-froid d’un écuyer consommé.

Le baron s’inclina, et alla vers Hector, qui, le sourcil froncé,le front nuageux, tortillait par désœuvrement le manche de sacravache, et admirait malgré lui le groupe élégant formé par troischevaux tout harnachés, tenus en main et piaffant avec unegénéreuse impatience. Ils étaient tous trois de même taille, maisde robes différentes ; l’un était blanc, l’autre bois d’ébène,le troisième alezan brûlé.

Mais ils étaient si beaux de forme, ils secouaient siorgueilleusement la tête, ils bavaient si noblement sur leur frein,qu’on ne savait vraiment auquel accorder la préférence.

– Mon jeune ami, dit le baron, voici trois chevaux, toustrois de même âge, de même race et de même sang. Choisissez celuiqui vous plaira.

Hector fut à la fois humilié et joyeux : joyeux en ce quele baron revenait sur sa décision première en lui donnant un chevalde son choix et non un cheval éreinté, humilié en ce que cettedécision nouvelle ressemblait à un pardon.

Il regarda tour à tour chacun des chevaux, les examinaattentivement, hésita quelques minutes, puis se décida pourl’alezan brûlé, dont les jambes lui parurent plus grêles et plusnerveuses, le garrot plus osseux et plus fin.

– Mon cher ami, dit flegmatiquement le baron quand Hectoreut fait son choix, vous venez de prendre mon cheval le plusfougueux, mais le plus vicieux en même temps. Le hasard vous sert àsouhait. Seulement prenez garde à une chose…

– Laquelle ? demanda fièrement Hector.

– Ne faites pas votre première chute en un lieu tropescarpé, vous nous mettriez dans l’impossibilité de vous retrouveret de vous donner les soins nécessaires.

– Je ne ferai pas de chute.

– En êtes-vous bien sûr ?

– Oh ! fit Hector en s’élançant à cheval et étreignantfièrement de ses genoux les flancs de sa monture, vousverrez !

Et il mania son cheval assez savamment pour rassurer les pluseffrayés.

– Madame et messieurs, en route ! dit le marquis.

« On a fait le bois à la hâte, et pendant que nousdéjeunions, on nous a détourné une laie magnifique, haute, maigre,nourrice et qui nous mettra nos chiens sur les dents avant peu.

– Si je ne l’étouffe auparavant, dit le baron. »

On partit.

M. de Simiane qui, seul, connaissait parfaitement lepays, prit la tête de la cavalcade, et les quatre veneurs gagnèrentau trot et par une lande à hauteur d’homme le rendez-vous de chassequi était fixé à une lieue de là, dans une clairière, au fond d’unevallée et au milieu de forêts gigantesques coupées çà et là par unpâturage, un ruisseau et un étang. Le piqueur du baron était aurendez-vous avec les valets de chiens et la meute.

La bête de chasse était acculée dans son fort à un quart delieue de là, et, vérification faite des brisées, elle devait suivrele bord d’un torrent, s’engouffrer dans une vallée profonde ets’aller noyer vers le soir, si on ne la tuait avant, dans un étangqui se trouvait à six ou huit lieues de distance, dans la directiondes plaines du Morbihan.

– Découplez, dit le baron, et en chasse !

L’hallali fut sonné, les chiens s’élancèrent et disparurent dansles taillis ; les chevaux, électrisés, bondirent derrièreeux ; et Hector de Kerdrel, qui avait une réputation à sefaire et une opinion désavantageuse à redresser, s’élança lepremier sur le derrière de la meute.

Bientôt retentit sous le couvert une magnifique sonnerieexécutée par douze voix de basse-taille qu’avait peine à dominer latrompe de chasseurs, et le baron, oubliant quelques secondes le butpremier du laisser-courre et dominé par cet impérieux enthousiasmedu veneur qui naît au bruit du cor, le baron, disons-nous, sesouvint de cette terrible fanfare, exécutée dans les bois deHoldengrasburg, par le veneur noir.

Il l’entonna de toute la puissance de ses poumons et avec unevigueur telle qu’on eût dit un lointain écho de l’infernale voixqui, au début de cette histoire, avait si fort impressionné lepauvre znapan.

La créole elle-même, cette nonchalante enfant des contréestropicales, qui voyageait en palanquin et se faisait éventer durantles journées brûlantes par des nègres obéissants, la créole futélectrisée, fascinée par cet air puissant ; elle lacéra lacroupe de son généreux animal d’un coup de cravache ; avec deshennissements de douleur, les naseaux dilatés, l’œil en feu,l’étalon blanc se précipita à la suite du cheval d’Hector quivolait après la meute, arrachant des gerbes d’étincelles auxcailloux, et broyant les branches tombées et les feuilles mortessous ses ongles d’airain.

Quant à M. de Nossac, il ne stimula sa monture ni dela cravache, ni de l’éperon ; mais il continua sa fanfare avecune sauvage énergie, et ne perdit pas un pouce de terrain sur lacréole, galopant côte à côte avec elle.

La chasse, ainsi que l’avait prévu le rapport des piqueurs,s’était engouffrée dans une vallée profonde, tourmentée, hérisséede rocs bizarres, et conduisant à un torrent qui roulait sur un litde cailloux et de troncs d’arbres déracinés avec un fracasinouï.

Une teinte écarlate était montée aux joues de la créole, qui,dominée, enthousiasmée, regardait le baron la suivant côte à côte,vissé sur sa selle comme un cavalier de bronze, le poing sur lahanche, la trompe aux lèvres, et beau, en cet instant, d’une beautéénergique et mâle, qui laissait bien loin derrière elle les grâcesféminines d’Hector et son impétuosité d’enfant étourdi.

Tout à coup la sombre voûte de feuillage sous laquelle ilscouraient s’élargit brusquement ; à la forêt encaissée par leval succéda une plaine accidentée, verte, ayant un manteau de hautspâturages, au milieu desquels la bête et la meute apparurent pourla première fois aux yeux des veneurs.

La bête était une laie haute de trois pieds, zébrée de bandesgrises et de bandes fauves, la hure allongée, les jambes nerveuseset grêles, le poil hérissé, une écume sanglante aux mâchoires. Lameute la serrait, ardente, unie, pelotonnée en un monceau, ettellement pressée qu’un manteau de cavalier l’eût couverte toutentière.

Les premières gueules des chiens effleuraient l’arrière-train dela bête à chaque instant : elles la buvaient, commeon dit en vénerie.

Hector avait une avance de cent cinquante pas sur la créole etle baron.

Il volait au travers des hautes herbes, oppressé, horsd’haleine, se cramponnant parfois à la crinière de son cheval pourtourner la tête et jeter un regard de triomphe à ceux qui lesuivaient. Mais, soudain, il sentit son cheval fléchir ets’enfoncer sous lui, les herbes monter à la hauteur de sa tête,puis monter plus haut encore à mesure qu’il descendait, puis uneeau bourbeuse le couvrir comme elle couvrait déjà l’animal.

Et il poussa un cri de détresse.

Mais le cheval donna un vigoureux coup de reins et de jarrets,et deux secondes après reparut aux yeux effrayés des veneurs quil’avaient vu s’enfoncer sans pouvoir lui porter secours, bourbeux,crotté, couvert d’une croûte jaunâtre, ainsi que son malheureuxcavalier, dont les vêtements, les mains, le visage, avaient disparusous la même enveloppe, et qui ressemblait ainsi à cet homme pétride limon que Prométhée essaya de créer.

Hector avait rencontré une de ces mares qu’on appellemortes.

À l’effroi qui d’abord avait dominé le baron et la créole,succéda un fou rire plein de raillerie.

– Mon ami, dit M. de Nossac, la chasse est finiepour vous ; retournez au château, faites-vous donner du lingeet des habits.

Hector était pétrifié, et rougissait de honte et de colère sousson masque de limon.

– D’autant, continua l’implacable baron, que vous êtes laidà faire peur dans cet étrange costume.

– Allez, fit dédaigneusement la créole à son tour, vousêtes affreux…

Et comme la meute continuait de gronder, comme la bêteatteignait l’extrémité de la plaine, et s’embûchait dansun nouveau taillis, la créole fouetta son cheval et repartit commel’éclair.

Le baron la suivit.

Quant au marquis, il avait pris une autre route pour couper lameute en tête et gagner du terrain.

La marquise de Bidan et M. de Nossac continuèrent doncà galoper, après avoir laissé la morte à gauche, et ilsgagnèrent la lisière de la forêt.

Alors le baron reprit sa trompe et sonna le troisième couplet dela légende du veneur noir, lequel couplet correspondait à lafanfare française qu’on nomme le Changement de forêt.

Mais cette fanfare finie et la lisière de la forêt franchie, lebaron et la créole n’entendirent plus retentir sous les futaies lasonnerie de la meute et la trompe des piqueurs.

Vainement ils prêtèrent l’oreille, le vent ne leur apporta nifanfares ni aboiements, ils avaient perdu la chasse, ou, ce quiétait plus probable encore, il y avait eu un défaut qu’on essayaitde relever.

Les deux veneurs piquèrent au hasard vers le sud, etcontinuèrent à galoper, espérant à chaque instant entendre un cri,un son, un jappement, qui leur permît de rallier la chasse. Ni son,ni cri, ni jappement ne se firent entendre ; et les chevauxpoursuivirent leur course.

Vers une clairière, le baron arrêta court le sien, et sauta àterre aussitôt. Sur la terre, humide et crayeuse, il avait remarquédes traces récentes : c’était le pied d’un sanglier qui sedirigeait vers le sud-ouest, et, selon toute probabilité, gagnaitun étang.

Tout portait à croire que c’était la bête courue, sauf une seulechose : l’absence complète de chiens.

Le baron ne s’y trompa point.

– Il y a un défaut, dit-il, la bête est passée là, il fautla chercher.

Et, remontant à cheval, il repartit avec la créole.

Ils coururent ainsi plus d’une heure, tantôt retrouvant sur lesable ou la terre humide les brisées de la bête, tantôt la perdantsur les cailloux et les rochers, puis la trouvant encore. Et ilsgagnèrent une nouvelle plaine, puis une vallée en formed’entonnoir, à l’entrée de laquelle ils aperçurent de nouveau labrisée.

Les chevaux étaient hors d’haleine, mais l’éperon du baron et lacravache de la créole jouèrent, et la douleur doubla leurs forcesépuisées.

La vallée nouvelle dans laquelle ils venaient de s’aventurerétait plus sauvage encore, plus déserte, plus splendide d’horreurque la première.

Tout à coup, M. de Nossac s’arrêta de nouveau, étenditsa cravache, et désigna un rocher blanc, sur lequel se mouvait unemasse noirâtre.

– Tenez, dit-il à la belle chasseresse, voilà notrebête.

La créole tressaillit, suivit la direction du fouet, et aperçutla laie qui, acculée, hors d’haleine, les mâchoires sanglantes,s’était assise sur son train de derrière, et semblait attendre depied ferme la meute qu’elle avait dépistée.

– Madame, dit alors le baron, je vous avais promis de tuerun sanglier à coups de couteau, mais votre cousin Hector a eul’audace de vouloir m’imiter, et alors je me suis engagé àl’étouffer dans les bras.

La créole poussa un cri de frayeur :

– Vous êtes fou, dit-elle ; je ne veux pas !

– Je fais toujours ce que j’ai dit.

– Tuez-la à coups de couteau.

– Non pas ; Hector s’est vanté d’en faire autant.

– Il ne le ferait pas.

– Je n’en sais rien ; mais il l’a dit, et cela mesuffit.

– Mon Dieu ! fit la créole en pâlissant, vous tenezdonc bien à le surpasser en courage ?

– Oui, car vous l’aimez !

La créole fit un mouvement.

– Qui vous l’a dit ? demanda-t-elle.

– Je l’ai vu, je l’ai deviné… je l’ai compris…

– Quelle folie !

– Et, dit froidement le baron, je veux que vous m’aimiez…moi !

Il mit froidement pied à terre, jeta son couteau de chasse, ets’avança vers l’animal d’un pas lent et mesuré, la tête en arrière,la démarche hautaine, comme un homme qui va à un triomphe et non àune mort assurée.

– Monsieur ! Monsieur, par grâce ! arrêtez !lui cria la créole éperdue.

Il se tourna vers elle, et lui dit :

– Dieu me pardonne ! Je crois que vous m’aimezdéjà.

Et il continua sa marche vers le sanglier, qui se dressa à sontour, poussa un sourd grognement, et fit un pas à sa rencontre.

Chapitre 11

 

M. de Nossac était beau en ce moment suprême, beaucomme ce chevalier romain qui se précipita tout armé et à chevaldans un gouffre pour apaiser les dieux et sauver la patrie. Ilmarchait avec une lenteur terrible, une froide assurance, vers lemonstre qui l’attendait de pied ferme, après avoir fait un pasunique vers lui ; et il eût été difficile de dire lequel avaitune plus menaçante attitude, de cet horrible animal, qui attendaitson ennemi le poil hérissé, la gueule sanglante, l’œil terne etféroce, ou de cet homme, qui allait à lui la tête nue, sans armes,avec l’intention de l’étouffer dans ses mains blanches et souplescomme des mains de femme.

La créole était demeurée à cheval, pétrifiée, fascinée, étourdiepar une pareille audace ; elle suivait le baron d’un regardstupéfait et plein de terreur, croyant rêver sans doute, tant lespectacle auquel elle allait assister était inouï.

Enfin deux pas à peine séparèrent le monstre de l’homme. L’hommeavait fait tout le chemin. Il se retourna alors, et regarda lacréole : la créole semblait mouler la statue de laTerreur.

Vainement elle voulait crier ; vainement encoreessayait-elle de descendre de cheval et de courir à l’aide dubaron : sa gorge était crispée, sa selle paraissait être uncrampon de fer qui la vissait à cheval et la retenait immobile etparalysée.

L’œil du baron s’attacha sur elle un moment, et il put, par cerapide regard, s’assurer de l’effet tout puissant que le couragesans bornes produit sur les femmes. Puis il reporta son œil pleind’éclairs sur le monstre, et fit un pas encore.

Alors il croisa froidement les bras sur sa poitrine, etattendit, semblant lui dire : « Ferai-je donc tout lechemin ? » Mais le monstre ne bougea pas, le monstren’osa avancer. Il recula, au contraire, et sembla vouloir s’acculerau roc qu’il avait quitté et s’en servir comme d’un dernierrempart. Ce que voyant, l’homme fit un pas de plus, et se trouvasur lui.

Leurs haleines, l’haleine froide et cadencée de l’homme, et larespiration haletante et saccadée de l’animal, se croisèrent ;l’œil calme et terrible du premier heurta le regard féroce dusecond. Puis, ainsi que deux athlètes se mesurent une seconde avantla lutte, ils se contemplèrent et s’étreignirent du regard, undernier moment avant que les bras de l’un se décroisassent et quela mâchoire de l’autre s’ouvrît.

Et comme le monstre hésitait encore, comme il raclait le roc deson poil hérissé, essayant de reculer encore d’un pas et ne lepouvant plus, l’homme étendit les bras, et, plus rapide que lapensée, saisit de ses mains effilées et aristocratiques, dont letissu de satin recouvrait des muscles d’acier, la gueule béante dela laie au travers de laquelle passaient les terribles boutoirs, etil serra si fort cette gueule qu’il la ferma violemment, étouffantdans la gorge du monstre un grognement de douleur.

La laie se cabra, son cou musculeux se raidit ; puis, parune brusque secousse, elle essaya de dégager son groin. Si elle yfût parvenue, le baron était un homme perdu ; ses redoutablesboutoirs l’éventraient. Mais ses mains ne lâchèrent pasprise : elles étreignirent plus fort encore la gueuleécumante, écrasant, pour ainsi dire, les fosses nasales, etinterrompant toute respiration.

Le roc contre lequel le monstre s’était appuyé lui devenaitfatal, en lui rendant toute retraite impossible ; et quand ilse fut dressé sur ses pattes de derrière et adossé à ce murinébranlable, tout mouvement de ce genre fut paralysé.

Alors, comme les mains du baron paraissaient être converties enun étau et que l’étouffement affaiblissait son adversaire, il pensaqu’une seule main suffirait, et il porta l’autre à la gorge del’animal.

Ce fut une terrible lutte entre cet homme implacable et calme,rivant son œil de feu à l’œil épouvanté du monstre, et ce monstrequi se débattait convulsivement, essayant vainement de s’arracher àcette pression gigantesque, d’échapper à cette agonie de lastrangulation qui arrivait lentement, inexorable, barbouillant sesyeux d’un nuage de sang. Combien dura cette lutte ? cinqminutes peut-être, en réalité, une heure pour l’homme, un sièclepour l’animal, une éternité pour la créole, dont le cheval,intelligent spectateur de ce combat sans précédent, pointait lesoreilles et frissonnait sous elle.

Enfin un dernier râle, un dernier grognement étouffé jaillit autravers des doigts de fer du baron, de la gorge étranglée, de lahure écrasée du monstre… Et le monstre s’affaissa peu à peu, et,toujours accompagné par la redoutable étreinte, se coucha à demisur le sol. Le baron serra une minute encore ; une minuteencore il sembla vouloir incruster l’ivoire de ses mains dans leschairs pantelantes de son adversaire. Puis, enfin, l’une de sesmains abandonna la gorge pour saisir une des jambes de derrière dela laie et, la tenant ainsi, il la souleva, la balança au-dessus dela vallée, dont le dernier plan se trouvait à sept ou huit piedsplus bas que le roc, théâtre de son tragique duel ; et il lajeta, convulsive encore, mais désormais sans force, sur un monceaude cailloux, où elle tomba inerte et rendit le dernier soupir.

Alors le charme plein d’horreur qui fascinait la créole serompit, et exhalant un cri que nulle plume ne rendra, que nullevoix humaine ne pourrait reproduire peut-être, elle poussa soncheval vers le baron, qui avait recroisé ses bras sur sa poitrine,et, un sourire de triomphe aux lèvres, aussi calme qu’avant lalutte, mais pâli par l’effort suprême qu’il venait de faire,l’attendait immobile et debout sur ce roc qu’il avaitimmortalisé !

À dix pas de M. de Nossac, la créole se précipita àbas de sa monture, et courut à lui, pâle, haletante, presque aussibrisée que lui par l’effort moral dont elle avait accompagné soneffort réel :

– Mon Dieu ! murmura-t-elle d’une voix éteinte,n’êtes-vous pas blessé ?

Il sourit, voulut parler, et ne le put.

– Oh ! vous l’êtes, continua-t-elle éperdue.

Elle venait d’apercevoir l’écume sanglante que le monstre avaitbavée sur les mains blanches du baron.

– Non, fit-il d’un signe en montrant l’animal.

Puis la voix lui revenant :

– C’est le sien, dit-il.

Alors cet homme si fort jusque-là, cet homme qui n’avait ni pâlini tremblé en face d’un péril mortel, se sentit saisi d’unefaiblesse étrange, d’une émotion extraordinaire en face de cettefemme qui attachait sur lui un ardent regard, et il chancela. Ellele retint dans ses bras.

– Pardon, murmura-t-il, mais j’ai serré si fort, sifort…

Et il s’évanouit et s’affaissa sur lui-même.

La créole ne fit qu’un bond vers le filet d’eau qui courait aufond de la vallée, et prenant son chapeau d’amazone dont la plumes’était brisée au travers des taillis, elle le convertit en vase,et l’emplit. Puis elle revint au baron, et lui en jeta le contenuau visage. Et, comme l’eau était impuissante à le ranimer, elles’assit près de lui, prit sa tête pâle dans ses mains, l’appuya surses genoux, et imprima ses lèvres ardentes sur son front, quiruisselait d’une sueur glacée. Le contact de cette bouche fitinstantanément ouvrir les yeux au baron, qui poussa un cri de joieen voyant penché sur lui le visage ému et frémissant de cettefemme, pour laquelle il venait de braver la mort.

Alors la créole se prit à rougir ; et l’aidant à se mettresur son séant, elle se leva avec dignité, et se retira àdistance.

– Il n’est plus temps, madame, murmuraM. de Nossac.

– Que voulez-vous dire ? fit-elle toute troublée.

– Je vous ai devinée, en vain essaieriez-vous de mecacher…

– Mais quoi donc ? murmura-t-elle de plus en plusémue.

– Vous m’aimez ! fit le baron triomphant.

M. de Nossac s’attendait à un de ces mots, de cesélans qui jaillissent du cœur aux heures passionnées, et que rienne semble pouvoir arrêter.

Il n’en fut point ainsi, cependant : par une de cesréactions subites dont certaines femmes seules possèdent le secretet qui sont chez elles comme une preuve irrécusable de ladomination despotique de la raison et du sang-froid sur le cœur, lacréole regarda tranquillement le baron, et lui dit :

– Vous vous trompez, monsieur.

Le baron recula stupéfait.

– Monsieur, continua-t-elle, le danger que vous venez decourir m’a vivement impressionnée ; j’ai souffert pour vous,je vous ai porté secours parce que c’était mon devoir… J’aifrissonné, parce que vous accomplissiez pareille folie pour meplaire… Est-ce à dire, par hasard, que cet effroi, ces soins, cettesollicitude, soient de l’amour ?

La créole tremblait légèrement en prononçant ces dernièresparoles.

– Oh ! fit le baron, qui l’examinait attentivement, neniez pas, madame, ne niez pas !

Elle haussa les épaules.

– Fat ! dit-elle.

Et comme cette épithète lui faisait froncer le sourcil, ellecontinua :

– Est-ce que vous tiendriez à être aimé de moi ?

– Oui ; car je vous aime, moi, de toute la puissancede la passion.

La créole éclata de rire.

– Est-ce parce que je ressemble à Gretchen ?

M. de Nossac recula et pâlit.

– Non, dit-il résolument ; je vous aime, parce que jevous aime.

– Et… fit la jeune femme raillant toujours, m’aimez-vousbeaucoup ?

– Comme je n’ai jamais aimé aucune femme.

Un rire ironique crispa les lèvres de la jeune créole.

– Monsieur le baron, dit-elle, hier soir, après le souperque vous nous avez offert, et tandis qu’alourdi par les fumées duvin vous vous retiriez chez vous, votre ami, le marquis de Simiane,nous a raconté une partie de votre mariage et le méchant tour quela duchesse fit à votre femme ; ensuite vos aventuresinvraisemblables d’Allemagne, et votre double amour pour Gretchenet Roschen.

M. de Nossac tressaillit.

– Je les aimais moins que vous, dit-il.

– Qui me le prouve ?

– Mais, balbutia-t-il, ce que je viens de faire…

– Bagatelle ! vous avez risqué bien autre chose pourcette Gretchen dont je suis jalouse…

– Je l’aimais moins que vous… Maintenant, elle me faithorreur !

Un éclair jaillit des yeux de la créole, mais le baron n’y pritgarde : il était tout entier à l’entraînement de la passion,et couvrait de baisers brûlants les mains blanches de la jeunefemme.

– Monsieur le baron, reprit-elle, je ne suismalheureusement ni votre femme, ni Gretchen, malgré cetteressemblance que vous voulez bien me prêter ; par conséquent,ayez au moins la courtoisie de ne pas me parler d’un amour quin’est, à vos propres yeux, qu’un amour par procuration.

– Je vous aime pour vous…

– Toujours à cause de ma ressemblance avec Gretchen.

– Mon Dieu ! s’écria M. de Nossac avec uneimpatience mal contenue, j’ai déjà oublié Gretchen ; pourquoim’en reparler ?

– Vous avez oublié Gretchen ?

– Oui, madame.

– Monsieur, permettez-moi de me ranger à l’opinion de votreami, M. de Simiane.

– Hein ? fit le baron.

– Vous êtes fou !

M. de Nossac se mit à genoux, et lui prit lesmains.

– Madame, dit-il d’une voix émue, croyez-moi, je vousaime…

– Comment le croire ?

– Ne vous l’ai-je donc point prouvé ?

– Vous m’avez prouvé que vous aimiez Gretchen.

Le baron frappa la terre du pied.

– Tenez, dit-il en courant à son cheval et prenant unpistolet dans ses fontes, si vous me dites encore que c’estGretchen et non vous que j’aime, je me casse la tête.

Et comme il y avait une froide et désespérée résolution dans sonaccent, et qu’il l’eût fait comme il le disait, la créole courut àlui, mit sa belle main sur son bras, abaissa le pistolet, et luidit :

– Je vous crois.

Le baron poussa un cri de joie.

– Et… dit-il en tremblant, vous m’aimez…

Le danger était passé, car le pistolet était rentré dans lesfontes. La créole éclata d’un petit rire railleur etspirituel :

– Je ne vous ai pas dit cela, fit-elle.

– Mais… je vous aime, moi…

– Je le crois.

– Vous êtes donc de marbre ?

La créole regarda à demi ses épaules, que son justeaucorps dechasse décolleté laissait entrevoir, puis ses mains, pures de formeet d’une blancheur irréprochable de statue, et répondit au baron unmot sublime :

– Flatteur ! lui dit-elle.

M. de Nossac avait cru l’accabler de cette injure parexcellence des amants rebutés, et elle accueillait cette injure ets’en drapait comme d’un compliment. Cette réponse déconcerta lebaron une seconde.

– Tenez, reprit-elle, étendant la main vers le sud-ouest,ne voyez-vous pas comme le ciel s’assombrit ?

– Eh ! que m’importe !

– Nous allons avoir un orage terrible.

– Tant mieux !

– Tant pis ! car je ne vois aucune maison, aucunechaumière alentour qui nous puisse abriter.

– Nous trouverons bien une grotte, une caverne…

– Mais je préfère une chaumière. Allons, mon beauchevalier, en selle, et partons !

– Déjà ! fit le baron en jetant un regard de regret àce site sauvage où il avait bravé la mort pour cette femme, et aumilieu duquel elle avait le courage de le railler ; car ilsentait bien que, loin du cadavre de sa victime et rendus tous deuxà la vie prosaïque et réelle de la société, le prestige si faiblequ’il fût, dont il pouvait être environné encore,s’évanouirait.

– Il le faut, dit-elle, j’ai peur de la foudre.

Mais, comme si la foudre eût relevé cette sorte de défi, leciel, qui était entièrement noir, s’entrouvrit, un éclair immenseen jaillit et passa si près des deux chasseurs, qu’ils en furentéblouis. La créole se jeta frémissante sur le sein dubaron :

– Oh ! dit-elle, j’ai peur… sauvez-moi…protégez-moi…

– Vous voyez bien que vous m’aimez ! fit-iltriomphant, car vous vous appuyez sur moi comme un lierre sur unarbre fort !…

M. de Nossac tourna son regard dans tous les sens,cherchant un abri au milieu de cette nature sauvage etbouleversée.

La vallée était déserte, sans aucune habitation, sans la moindrehutte de bûcheron ou de berger.

Cependant un second éclair déchira la nue, un nouveau coup detonnerre retentit, la créole poussa encore un cri d’angoisse, etlui dit :

– Mon Dieu ! fuyons !… cachez-moi… j’aipeur !…

Et elle se pressait contre lui.

M. de Nossac n’hésita plus. Il prit la jeune femmedans ses bras, la mit sur sa selle, et sauta derrière elle,feignant de ne plus se souvenir qu’il avait lui-même un cheval. Lacréole n’y songea pas davantage.

Un troisième éclair lui ferma les yeux, et alors elles’abandonna, éperdue et folle, à son cavalier qui, sous prétexte dela maintenir solidement devant lui, la pressa sur sa poitrine assezfort pour qu’elle sentit les battements précipités de son cœur etqu’il entendît lui-même les siens. Car le cœur lui battait ;elle frissonnait, et elle étreignait les mains du baron avec uneforce telle, qu’il craignait à chaque seconde qu’elle n’eût unecrise nerveuse.

Était-ce la frayeur seulement qui l’agitait ainsi ? Ou bienle baron avait-il touché juste en lui disant naguère :« Vous voyez bien que vous m’aimez déjà ! » etn’était-ce pas le dépit, l’humiliation secrète d’avouer sa défaite,qui la jetait dans une pareille agitation ?

M. de Nossac, oubliant toujours sans doute son chevalà lui, lança celui qu’il montait au grand galop, revenant sur sespas et reprenant la route qu’ils avaient suivie une heureauparavant.

De larges gouttes de pluie commençaient à jasper les pierresblanchâtres de la vallée, et tombaient avec un bruit sec et presquemétallique sur les dômes verts des arbres, qui entrelaçaient çà etlà leurs branches au-dessus du sentier de la vallée.

Puis, ces gouttes se précipitèrent, se condensèrent, tombèrentbientôt en avalanche. Comme la foudre retentissait toujours, commeil était dangereux de galoper encore et d’ouvrir ainsi un courantd’électricité, les yeux de M. de Nossac se reportèrent denouveau à droite et à gauche, cherchant toujours un abri. Cet abri,il l’aperçut enfin. Un rocher, creusé à demi, avançait assez sur sabase par sa partie supérieure pour offrir une sorte de grotte et detoiture. Le baron poussa son cheval dans cette direction, sauta àterre, et porta la créole à moitié évanouie sur cet auventnaturel.

La créole se pelotonna de son mieux, se drapa le plus chaudementpossible dans le manteau que le baron avait détaché de l’arçon dela selle pour la couvrir, et les dents serrées par la terreur, lesyeux attachés avec une fixité effrayante sur le ciel que déchiraitla foudre, elle demeura immobile et froide auprès du baron, qui lacontemplait avec une respectueuse pitié.

– J’ai froid ! dit-elle tout à coup.

Il la prit dans ses bras et la serra sur son cœur.

– Vous me faites mal !… murmura-t-elle.

Ses bras se détendirent et lui rendirent la liberté. Mais, peuaprès, elle répéta :

– Dieu ! que j’ai froid !

Il la prit encore dans ses bras, et cette fois, soit qu’elle eûtfroid en réalité, soit qu’elle n’eût plus conscience de sasituation, elle ne résista pas à cette pression, et renversa à demisa tête pâle et sa chevelure en désordre sur l’épaule de Nossac, etferma les yeux.

Chapitre 12

 

Le baron la contempla une minute ainsi brisée et ployée sur sonbras ; une minute il hésita entre le respect et la passion,puis, la passion l’emportant, il appuya sur le front mat de lajeune femme ses lèvres frémissantes. À ce contact, elle tressaillitet rouvrit les yeux :

– Que faites-vous ? dit-elle.

– Je vous aime, murmura-t-il.

– Laissez-moi !…

Elle se dégagea brusquement, et le regarda avec colère. Alors ilse mit à genoux, lui prit encore les mains, et lui dit :

– Je vous aime tant… pardonnez-moi !

L’éclair d’irritation qui brillait dans son œil disparut. Elleregarda cet homme si fort, si admirablement trempé en face despérils les plus réels et les plus terribles ; elle le vithumble et suppliant devant elle, devant elle, tremblante et follede frayeur, devant elle, que la foudre épouvantait, que la pluieavait glacée, qui, seule, eût été dans l’impossibilité de fuir etmême de faire quelques pas, tant l’orage l’avait impressionnée etpour ainsi dire pétrifiée…

Elle lui donna sa main, sa belle main tremblante et glacée, etlui dit :

– Je vous pardonne…

Il eut un mouvement de joie, et répondit :

– Aimez-moi !

Un éclair passa si près d’eux en ce moment, que, de nouveau,elle se jeta dans les bras du baron. Il crut à un aveu tacite, etil effleura de ses lèvres les boucles en désordre de ses cheveuxnoirs. Elle tressaillit comme la première fois ; comme lapremière fois, elle étouffa un cri, mais elle ne chercha point à sedégager de son étreinte.

– Un mot ! lui dit-il avec l’accent de la prière, unseul…

– Vous voyez bien que j’ai froid !…

Il la serra plus fort sur son cœur.

– Par grâce ! répéta-t-il, un seul mot !

– Mais… quel mot ?

– Oh ! vous le savez bien…

– Je vous jure…

– Dites-moi, dites-moi que vous m’aimez !

– Eh bien ! soupira-t-elle, soit !…

Il frissonna d’espérance ; son cœur faillit éclater.

– Soit ! poursuivit-elle, monsieur le baron de Nossac,Gretchen vous aime…

Il jeta un cri.

– Vous l’avouez donc ? s’écria-t-il.

– Mais, quoi donc, s’il vous plaît ?

Et son accent redevint froid et bref.

– Vous l’avouez, que vous êtes Gretchen ?

– Pas le moins du monde, reprit-elle avec un sourireironique, j’ai voulu vous prouver à vous-même que c’était Gretchenque vous aimiez en moi.

Le baron rougit et frissonna. Il regarda cette femme, cettefemme lui souriait avec la malice glacée d’un démon ; cettefemme, affaissée un moment par la terreur, se relevait dédaigneuseet froide. Et il n’avait pas le droit de se plaindre, car il venaitde la froisser cruellement.

Elle se débarrassa du manteau, et le lui jeta.

– Gardez-le pour Gretchen, dit-elle ; je ne veux riende vous.

– Si vous savez une prière, dit-il, faites-la.

Elle recula avec terreur.

– Vous voulez donc me tuer ? s’écria-t-elle.

– Oui, madame.

– Mais que vous ai-je fait ?

– Rien.

– Alors…

Et elle lisait tant de colère et de détermination dans son œil,qu’elle se jeta à genoux, et leva les mains en suppliant.

– Alors, continua le baron, je vais vous tuer et me tuerensuite. Nous aurons pour tombeau cette vallée déserte, et pourfossoyeurs les vautours. Priez, madame…

– Mais… fit-elle, glacée et éperdue, que vous ai-je doncfait ? Pourquoi voulez-vous me tuer ?

– Parce que je vous aime.

– Et… dit-elle, si je vous aimais aussi, me tueriez-voustoujours ?

– Oui, si vous me le disiez, car demain peut-être vous nem’aimeriez plus.

Elle se releva joyeuse, lui passa ses bras autour du cou, et luidit :

– Tuez-moi, maintenant ; tue-moi… je t’aime !

Il leva de nouveau l’arme sur elle, mais l’arme lui échappa desmains et tomba sur le sol.

– Je ne peux pas ! Je n’ai pas la force de tetuer.

Mais, après cette étreinte d’une seconde, la créole se dégagearougissante, et fit un pas en arrière.

– Monsieur, dit-elle, voulez-vous m’écouter ?…

Il frissonna. Les réticences de cette femme étaientterribles.

– Le voulez-vous ? reprit-elle.

– Parlez, madame.

– Monsieur, j’ai vingt-sept ans ; je suis veuve, j’aicinquante mille livres de rente… Si vous voulez que je vous aime,vous m’épouserez !

M. de Nossac faillit mourir de joie.

– Vous êtes un ange ! s’écria-t-il.

– Un ange, non. Mais je serai votre femme dans huitjours.

Et comme l’orage s’apaisait, comme sur les collines brumeuses etla vallée grelottante la nuit jetait déjà son premier voile, elleajouta :

– Venez ; la pluie a cessé, la foudre se tait :rentrons.

Ils ne se souvinrent pas davantage du second cheval ; ilsn’y songèrent pas. Ils reprirent le chemin du château au pas,enlacés l’un à l’autre.

Et ce fut pour le baron une répétition de cette délicieusepromenade de la veille à travers les genêts d’or, les bruyèresembaumées et sous les hautes coulées bretonnes, une promenade où lanature parlait au cœur par ses mille souffles. Une seule choseétait changée : l’idole !

La veille, Yvonnette s’appuyait sur lui. Ce jour-là, c’était lacréole.

Chapitre 13

 

Quand ils arrivèrent au salon, quatre personnes les attendaient,le comte et M. de Simiane, Yvonnette et Hector.

Hector avait l’œil chargé de colère ; il attacha sur lebaron un regard enflammé. Yvonnette pâlit en voyant la créole à sonbras ; puis un vif incarnat monta à ses joues, et une larmevint perler au bout de ses longs cils.

M. de Nossac aperçut d’abord le visage bouleverséd’Hector, et croisa son regard ardent. Un sentiment de joie férocele prit, et il laissa errer sur ses lèvres un triomphantsourire ; mais son œil, en quittant Hector, tomba surYvonnette. Alors le baron pâlit et tressaillit à son tour, et ilsentit le remords pénétrer dans son cœur.

Yvonnette leva sur le baron un regard de douleur résignée. Lebaron tressaillit à ce regard, comme il avait tressailli déjà à lavue de ce visage pâli, et ce remords, qui commençait à sourdre dansson cœur, prit des proportions plus grandes.

Il s’approcha d’elle sans affectation, et lui prit lamain ; elle retira cette main sans brusquerie, mais elle laretira.

– Pourquoi me boudez-vous ? lui demanda-t-il toutbas.

La jeune fille pâlit, mais elle eut assez de courage pourrépondre :

– Vous vous trompez, monsieur ; loin de vous bouder,je vous sais, au contraire, un gré infini de nous ramener macousine saine et sauve.

– Monsieur le baron, dit le comte de Kervégan, interrompantl’entretien de M. de Nossac et de la jeune fille, où vousêtes-vous réfugiés pendant l’orage ?

– Sous un rocher, comte.

– Et c’est là le plus intéressant épisode de votre journéede chasse, je gage.

– Oh ! mon Dieu, oui, dit simplement le baron.

– Pardon, baron, dit la créole d’une voix enchanteresse,vous oubliez le sanglier.

– Ah ! oui, une misère…

– Forcé ? demanda le comte.

– Non, dit-elle avec enthousiasme, tué sur place !

– À coups de couteau, peut-être ? fit ironiquementHector.

– Non pas, mon jeune seigneur, dit le baron jetant unregard de tendresse à la créole, je l’ai simplement étouffé.

Il n’y eut qu’un cri parmi les quatre personnes que le baron etla créole avaient trouvées au salon.

– Impossible ! dit le comte.

– Plaisanterie ! fit Hector, dont les dents grinçaientde colère.

– Quelle imprudence ! murmura Yvonnettefrémissante.

Le baron entendit ce mot, et fut touché. Il eut un instantl’intention de se rapprocher de la jeune fille qu’il venait dequitter, de lui prendre la main et de la remercier d’unregard ; mais la créole le prévint en s’appuyant à demi surson bras.

– Baron, dit-elle d’une voix adorablement languissante,voulez-vous me permettre de me faire votre Homère et de chanter vosexploits ?

En toute autre circonstance, M. de Nossac se futexcusé de bonne grâce ; mais Hector était là, Hector qui, lematin, était aux genoux de sa cousine, lui baisait insolemment lesmains, et lui jetait à lui, baron de Nossac, de petits regardspleins de triomphe et d’impatience. Aussi dit-ilnégligemment :

– Faites, madame ; on est fier d’avoir un Homère commevous, et dont les yeux sont si beaux : avantage que ne pouvaitavoir l’Homère de l’Antiquité, qui était aveugle.

La créole prit aussitôt sa lyre, et raconta le combatchevaleresque du baron avec une finesse de détails, une chaleur decoloris, une vivacité d’images, qui le firent tressaillird’orgueil. Il fallait que cette femme l’aimât beaucoup pour serappeler ainsi, faire ressortir les moindres incidents de cettelutte et en parler avec un tel enthousiasme !

La physionomie d’Hector exprimait un dépit furieux.

– Eh bien, dit-il, si monsieur le baron veut recommencerdemain, je ferai sa partie.

– Vous étoufferez un sanglier ? demanda Simiane,jusqu’alors muet et soucieux.

– Oui, dit résolument Hector.

– Enfant, répondit la créole avec une tendresse maternelleun peu ironique, je vous en ferai venir un de Nuremberg : ilsera de carton, et vous pourrez l’étouffer et le torturer sansdanger.

Hector pâlit et voulut parler, mais la colère et la douleurétreignirent sa gorge, et aucun son n’en put jaillir.

– Baron, dit alors le marquis, tu oublies une choseessentielle.

– Laquelle ?

– C’est que M. le comte désire retourner à Kervégan,et qu’il serait bon que ton majordome nous fît servir le dîner.

– Retourner à Kervégan ?

– Oui, dit le comte.

– Il est nuit close.

– Bah ! les chemins nous sont familiers.

M. de Nossac jeta un regard suppliant à la créole.Elle comprit ce regard, et se hâta de dire :

– En effet, c’est peu rassurant de voyager la nuit.

– Les chemins sont sûrs, ma nièce.

– Et fangeux, mon oncle.

– Vous croyez ?

– Il a plu.

– Merci ! lui dit tout bas M. de Nossac.

Puis il reprit tout haut :

– Ainsi vous restez, n’est-ce pas ?

– Sans doute, si mon oncle le veut. Moi, d’abord, je suishorriblement nerveuse…

– En effet, l’orage vous effrayait et vous agaçait.

– Au dernier point ; demain, par exemple, mon cheroncle, je suis toute disposée à partir de grand matin.

– Après déjeuner, dit le baron, je vous reconduirai.

– Soit.

– Monsieur le baron est servi ! cria le majordome duseuil de la porte.

M. de Nossac allait offrir son bras à la créole, maisSimiane le prévint. Le baron se rejeta sur Yvonnette ; maisYvonnette prit le bras de son cousin, et M. de Nossac semordit les lèvres.

– Eh bien, dit tout bas Simiane, êtes-vouscontente ?

– Pas encore.

– N’êtes-vous point assez vengée ?

– Mais non.

– Vous le tuerez ?

Elle sourit, et ne répondit pas.

Le dîner fut gai pour le baron et la créole, soucieux pourSimiane, triste pour Yvonnette, un supplice pour Hector.

M. de Nossac se retira de bonne heure. Il avait besoind’être seul, de causer quelques minutes avec lui-même, de prendreson front dans ses mains, et d’étouffer les battements précipitésde son cœur. Sa nuit fut remplie de songes, son réveil tardif.

Qui donc a dit que l’amour ne dormait pas ?

Le soleil pénétrait à flots sous ses rideaux quand il s’éveilla.Il sauta lestement à bas de son lit, ouvrit sa fenêtre, respiraquelques minutes l’air du matin, encore imprégné des vapeursorageuses de la veille, et sonna son valet de chambre pour se fairehabiller.

Le valet parut une lettre à la main.

Le baron ouvrit précipitamment cette lettre, et lut :

Mon cher baron,

Une nuit de sagesse m’a fait réfléchir sérieusement sur unejournée de folie. Vous m’avez fascinée hier, et je vous airéellement aimé une heure. Je crois, Dieu me pardonne, que dans unaccès de fièvre et de frayeur, je vous ai promis ma main.

Ma main n’est pas libre, Monsieur ; j’ai promis à monpère mourant d’épouser son neveu. Il fallait qu’Hector devînt monmari. Si je restais plus longtemps chez vous, vous m’aimeriezpeut-être, et je serais coupable alors, au lieu d’être simplementétourdie comme je l’ai été. J’enlève donc mon mari, que j’emmèneavec son oncle et sa cousine à Brest, où nous allons nous embarquersur l’Esperanza, qui fait voile pour les îles.

Merci, monsieur le baron, de votre gracieusehospitalité : je conserverai de vous un éternel et bonsouvenir. Puissiez-vous ne pas m’en vouloir et me pardonner monétourderie.

Adieu ; Gretchen vous consolera. Baisez mes deux mains,et oubliez-les ensuite.

Marquise de BIDAN.

M. de Nossac recula foudroyé, et la lettre échappa deses mains.

Chapitre 14

 

Le baron demanda où était le comte de Kervégan. Le comte étaitparti pour Brest avec sa famille. Il ne trouva que le marquis, quidormait encore. Tous deux montèrent à cheval, et coururent ventre àterre sur les traces des fugitifs, le reste du jour et la nuitsuivante.

Mais l’orage avait détrempé les chemins, et la distance étaitgrande.

À chaque relais de poste, à chaque village, ils apprenaientqu’une voiture était passée, il y avait quelques heures, courantvers Brest.

Enfin, au matin, vers huit heures, ils arrivèrent sur une petiteélévation d’où l’on apercevait Brest et sa rade. La chaise de posteavait toujours de l’avance sur eux. À midi ils entraient à Brest,et couraient sur le port.

Un brick de commerce venait de déraper en rade, en courant sespremières bordées dans la haute mer. Ce brick, ils demandèrent sonnom : c’était l’Esperanza. Le baron demanda unebarque pour l’atteindre ; mais on lui fit observer que lenavire avait vent arrière, toutes voiles dehors, et que la choseétait insensée.

Alors, se rattachant à une dernière espérance, le baron pensaque peut-être les fugitifs n’étaient point arrivés à temps pourembarquer, et que l’Esperanza était parti sans eux. Ilcourut chez l’armateur du brick, se fit montrer le livre despassagers, et y lut, la sueur au front, le nom du comte, de safille et de son neveu. La créole était perdue pour lui, commeGretchen.

M. de Nossac eut alors un accès de désespoir et dedélire qui lui fit garder le lit pendant plusieurs jours dans unehôtellerie de Brest, puis, cette crise passée, il demanda deschevaux pour retourner dans son château du Léonais. Mais lemarquis, qui ne l’avait point quitté, s’y opposa, et luidit :

– Allons à Paris. Là seulement tu pourras t’étourdir.

Partie 3

Chapitre 1

 

Six mois s’étaient écoulés.

Aux dernières et chaudes journées de l’été, pendant lesquellesnous avons laissé le baron de Nossac prenant à Brest la route deParis, avaient succédé les jours d’automne, puis l’hiver nébuleux,puis le premier frisson du printemps. C’était à la fin de mars, lesoir de la mi-carême.

La journée avait été tiède et pure pour le vieux Paris ;une foule bariolée et masquée avait parcouru les quais et lesboulevards depuis le matin, pétillante de gaieté, riche de lazzis,émerveillée d’elle-même, et ayant à Longchamps, qui naissait alors,admiré avec cet étonnement naïf du Parisien, ce peuple si spirituelet si niais en même temps, la dernière perle de gelée miroitant aupremier bourgeon des arbres.

Les blanchisseuses de Paris s’étaient promenées dans les rues encarrosse et en calèche, mises comme des dames de la cour ;c’était leur droit ce jour-là, qui était leur fête.

Les dames de la cour avaient trouvé piquant de se déguiser enblanchisseuses, et de gagner le grand et le petit Porcherons dansdes carrioles d’osier dont les chevaux étaient pomponnés etenrubannés comme des rosières.

Sa Majesté Louis XV, dit le Bien-Aimé, alors un enfant de douzeans, brun, un peu pâle, les cheveux bouclés, les lèvres cerise, lamain fine et belle, l’œil bleu et bien fendu, Sa Majesté Louis XV,disons-nous, n’avait point dédaigné de se mêler à la fête.

Elle était venue de Versailles, accompagnée de M. le duc deBourbon, Premier Ministre, de M. de Villeroi, songouverneur, et du jeune duc de Richelieu, colonel des Suisses, queses fréquentes incarcérations à la Bastille sous feu le régent, sacomplicité dans la conspiration Cellamare, et son intimité avecMme la duchesse du Maine et la coterie de Sceaux,avaient mis en grande faveur depuis la mort du duc d’Orléans. Leroi, arrivé la veille à Paris, avait couché aux Tuileries.

Le lendemain, il s’était montré sur les boulevards et à l’Hôtelde Ville, où MM. les échevins et prévôts des marchands avaientdonné un bal de jour.

Là, il avait dansé avec les plus jolies filles de la capitale,et quand à cinq heures, le bal fini, il était remonté en carrossepour prendre la route de Versailles, il avait trouvé sur sonpassage une foule enthousiaste qui l’avait salué des crisfrénétiques de : « Vive le roi ! »

Pendant que le roi dansait à l’Hôtel de Ville, une partie de lacour, les dames à la mode, les roués, les jeunes fous, dansaientaux Porcherons.

Le roi avait été le héros de l’Hôtel de Ville, un simplegentilhomme était celui des Porcherons.

Il est vrai que ce gentilhomme avait trente ans à peine, qu’ilétait beau, malgré son front pâle et la fièvre ardente de sonregard, élégant de tournure, spirituel jusqu’à l’audace, magnifiquejusqu’à la folie, et qu’il se nommait le baron de Nossac.

Le baron de Nossac, que nous avons laissé brisé, meurtri, sur laroute de Brest à Paris, le baron de Nossac presque fou au départ dela créole, et qui était revenu à la cour pour s’étourdir. Il yavait réussi. Jamais, depuis six mois, on n’avait vu, soit à Paris,soit à Versailles, un gentilhomme plus magnifique, plusextravagant, plus spirituellement fou que lui. Depuis six mois, iln’était bruit que des fêtes bizarres et splendides qu’il donnait,des excentricités quotidiennes de son esprit, de sa manière devivre originale et sans nul précédent.

M. de Nossac était devenu l’Alcibiade de Versailles.Une seule chose lui avait paru manquer à sa gloire, un chien auquelil pût, comme le héros grec, couper la queue pour éveillerl’attention publique. Un de ses amis le lui avait fait observer, etincontinent, le baron avait juré de couper les oreilles à tous lesours du Jardin du roi. Ce qu’il avait exécuté avec ce sang-froidmerveilleux, cette audace terrible qu’il avait déployés en Bretagnedans sa lutte corps à corps avec le sanglier. Ce jour-là,M. de Nossac était déguisé comme la majeure partie de sescompagnons d’extravagance.

Tandis que chacun s’occupait, plusieurs jours à l’avance, de sondéguisement, le baron avait trouvé le sien tout fait, et n’y avaitsongé qu’une seule fois.

Une ambassade chinoise était arrivée depuis peu, composée dequatre mandarins de premier ordre, chargée d’offrir l’amitié duCéleste Empire au roi de France. La veille, l’ambassade avait étéprésentée à Versailles et reçue en grande audience du roi. Le barony assistait en sa qualité de colonel mestre de camp.

L’un des mandarins avait une robe clair de lune, qui obtint unsuccès de fou rire à Versailles, succès contagieux qui gagna Pariset excita les huées moqueuses des gamins et des polissons quand lecarrosse du mandarin traversa les Champs-Élysées. Dès lors, lechoix du baron fut fait. Il décida qu’il aurait une robe clair delune pour le lendemain, une robe absolument semblable à celle dumandarin. Une seule difficulté se présenta : on ne put trouverun tailleur qui la sût confectionner, ni un drapier qui possédât unseul coupon d’étoffe d’une nuance identique. Le baron, cependant,tenait à son idée ; il voulait avoir le lendemain, auxPorcherons, une robe couleur clair de lune.

– Prenez-nous la lune avec les dents, lui dirent sesfournisseurs, et avec un morceau nous vous ferons votre robe.

Le baron mit ses fournisseurs à la porte, et ne se tint pas pourbattu.

Le soir, les mandarins allèrent au spectacle, au grand Opéra, oùl’on donnait alors la Didon de feu le sieur Quinault. Lemandarin à la robe clair de lune fut invité à visiter lescoulisses, et s’engagea dans les couloirs obscurs, à traversmaintes forêts de carton et au milieu d’une population dePhéniciennes et de Troyennes dont les minois agaçants compromirentplus d’une fois la gravité du lettré du Céleste Empire.

Tout à coup une bascule joua, le sol s’entrouvrit sous son piedmal assuré, il poussa un cri, et disparut. Le mandarin était tombédans le troisième dessous, sur une pile de matelas. Le lendemain,aux Porcherons, l’étonnement fut général quand on vit le mandarindanser le menuet avec un loup sur le visage et sa robe couleurclair de lune sur le dos. Puis le mandarin ayant arraché sonmasque, les applaudissements retentirent, car on reconnutM. le baron de Nossac !

Qu’était devenu le vrai mandarin ? Était-il demeuré dans letroisième dessous ? C’est ce que nul ne sut aujuste.

Il y eut un dîner de deux cents couverts aux Porcherons. Puis,ce dîner fini et la brume tombant, on s’apprêta à regagner Paris ouVersailles.

Un groupe de jeunes et jolies femmes, toutes masquées, deseigneurs à moitié gris, d’officiers aux trois quarts ivres, et decroquants enrichis qui étouffaient dans leurs habits brodés, seforma autour du baron. Alors le baron prit chaque femme à part, etlui dit à l’oreille :

– D’où êtes-vous, belle inconnue ? de la cour ou del’Opéra ?

À celles qui répondaient avec indignation : « De lacour ! » il disait :

– Je donne un bal dans huit jours, je vous yattends !

À celles qui avouaient avec une orgueilleuse humilité qu’ellesappartenaient aux coulisses, il soufflait tout bas :

– Ce soir, à minuit, chez moi, rue Saint-Louis, auMarais ; on soupera. Silence !

Puis enfin, de même pour les hommes : à ceux qui avaientété jadis de l’intimité et des fins soupers du régent, ildisait :

– Ce soir, chez moi, on soupe !

Aux autres, il parlait du bal de la huitaine, comme il avaitfait pour les dames de la cour, recommandant à tous un profondsilence.

Puis il monta en carrosse, et reprit au galop, dans sa robeclair de lune, la route de Paris.

Chapitre 2

 

À minuit moins un quart, l’hôtel de Nossac était aussi morne,aussi solitaire que si, depuis un demi-siècle, aucun être humainn’en eût franchi les portes.

Aucune lumière ne brillait aux croisées, aucun carrosse nestationnait dans les cours. La rue était déserte et silencieuse auxenvirons, et les paisibles bourgeois de l’île Saint-Louis dormaientprofondément alentour.

Une chaise de poste arriva soudain au galop de quatre chevauxpoudreux et essoufflés, et s’arrêta devant la grille. Un homme encostume de voyage en descendit.

C’était le marquis de Simiane, revenant de Saint-Pétersbourg, oùil avait été envoyé quelques jours après son retour de Bretagnepour y remplir une mission diplomatique secrète.

Il fit sonner trois fois par son valet de chambre avant que lagrille s’ouvrît.

Elle tourna enfin sur ses gonds rouillés et sans qu’aucun êtrehumain, maître ou valet, parût dans la cour.

La porte d’entrée s’ouvrit aussi mystérieusement.

Le marquis, toujours seul, pénétra dans un vaste vestibule maléclairé, au fond duquel un vieux domestique attendait, morne etmuet comme une statue.

« Oh ! oh ! pensa le marquis, ce pauvre baronserait-il mort ? »

– Que désire monsieur le marquis ? demanda ledomestique qui le reconnut.

– Mais, dit le marquis, je voudrais voir ton maître. N’yserait-il point ?

– Il y est, monsieur le marquis.

Le domestique se leva et, laissant à droite le maître escalierqui montait aux grands appartements, il prit un escalier de serviceet conduisit le marquis à un petit boudoir, où le baron rêvait aucoin d’un maigre feu, la tête dans ses mains, et couvert encore desa robe clair de lune.

Le boudoir n’était pas mieux éclairé que le vestibule, et lemarquis ne remarqua point les bizarres dessins de l’excentriquerobe de chambre de son ami.

Ce qu’il remarqua, ce fut le visage pâle, l’œil fiévreux, l’airabattu, morne, souffrant du baron.

– Mon Dieu ! lui dit-il en lui tendant les bras, tu esdonc malade ?

– Ah ! c’est toi, dit le baron ; commentvas-tu ?

– Mais toi, tu es souffrant, malade, n’est-cepas ?

– Moi ? du tout !

Et le baron fit un effort sur lui-même, reprit un sourire pleinde jeunesse, et redressa galamment sa taille voûtée.

– Mon cher, dit-il, je me porte à ravir ; je suis sainde corps et d’esprit.

– En es-tu bien sûr ?

– Jolie question !

– Tiens, interrompit le marquis, tu as une singulière robede chambre.

– C’est la robe d’un ambassadeur chinois…

Et le baron raconta l’histoire du troisième dessous del’Opéra.

M. de Simiane le regarda avec stupéfaction.

– Tu es fou, dit-il.

– Non ; mais je me meurs, et je veux mourirjoyeux.

– Tu te meurs ?

– Hélas !

– Et de quoi, s’il te plaît ?

– Ah ! dit le baron, c’est une triste et bieninvraisemblable histoire.

« Bon ! pensa M. de Simiane, voici uneseconde édition du château de Holdengrasburg. »

Et il ajouta tout bas :

– Je commence à me repentir du rôle que j’ai joué ;cette femme le tuera…

– Figure-toi, mon cher ami, reprit le baron…

Mais, au moment où il allait continuer, minuit sonna, et ils’interrompit.

– Je te conterai cela demain. En attendant, je donne àsouper ce soir, voici minuit.

Chapitre 3

 

Le marquis eut un geste de profond étonnement.

– Tu donnes à souper ? fit-il.

– Mais oui.

– Et à qui ?

– Mais, dit le baron, à une société choisie, nombreusemême, à nos vieux amis des soupers du régent et à ces demoisellesde l’Opéra.

– Ici ?

– Mais sans doute.

– Je ne vois cependant aucun préparatif…

– Viens toujours, dit le baron, tu verras.

Et il poussa une porte, prit la main de Simiane et le conduisitpar un obscur corridor jusqu’à une autre porte qu’il ouvritaussitôt, et d’où jaillit un flot de lumière. Le marquis regarda etpoussa un cri d’étonnement.

La salle était tendue de draperies noires semées de larmesd’argent. Au milieu, une table somptueusement servie était dressée.Aux quatre coins de la salle, des squelettes parfaitement immobilestenaient un flambeau à la main.

C’étaient les candélabres du lieu, et le lieu rappelait lafunèbre salle à manger du château de Holdengrasburg. Le cercueilseul y manquait.

M. de Simiane était atterré.

– J’ai vu une décoration semblable en Allemagne, dittranquillement le baron, et elle m’a plu si fort que je l’ai imitéeici. Es-tu monté par le grand escalier ?

– Non.

– Il est tendu pareillement.

– Quelle folie !

Le baron alla vers une croisée et l’ouvrit.

– Mes convives sont en retard, il me semble,murmura-t-il.

– En effet, la rue est déserte !

– Eh bien ! reprit le baron, en les attendant, je vaiste conter cette triste histoire qui me fait mourir…

M. de Nossac indiqua un siège au marquis et s’assitlui-même avec le laisser-aller de la faiblesse et dudécouragement.

– Mon cher ami, dit-il languissamment au marquis, je n’aipas huit jours à vivre…

– Quelle plaisanterie !

– Ne me trouves-tu pas bien pâle ?

– En effet.

– Je ne dors plus.

– Et pourquoi ?

– Parce que cela m’est impossible. Je me souviens d’unecertaine histoire que mon oncle l’évêque de Marmande me contait, etqui était celle d’un missionnaire que les Cochinchinois avaientfait mourir en le privant du sommeil.

Le marquis jeta un regard étonné au baron :

– Et qui t’empêche de dormir ?

– Un fantôme.

Le marquis tressaillit :

– Tu as toujours l’imagination frappée.

– Du tout. Je vois bien réellement toutes les nuits unfantôme.

– Je gage que c’est celui de ta femme ?

– Oui, dit tristement le baron.

Le marquis éclata de rire.

– Toujours la même histoire, murmura-t-il.

– Tu railles, et tu as tort… C’est vrai…

– Qui te dit que ce n’est point Gretchen ?

– Gretchen ? fit le baron en tressaillant… Non,Gretchen n’est pas ici… ce n’est pas Gretchen.

– Mais enfin, demanda le marquis, comment ce fantôme semanifeste-t-il à toi ? Comment t’empêche-t-il dedormir ?

– Ah ! murmura le baron avec accablement ; c’estlà précisément ce que je voulais te dire. Le fantôme habite machambre à coucher, et il m’éveille quand je m’endors.

– Tu crois donc aux fantômes ?

– Puisque je les vois !

Le marquis secoua la tête.

– Tu es en démence, lui dit-il.

Le baron sourit de son rire triste, et continua :

– La première fois que j’ai couché dans cet hôtel depuismon retour de Bretagne, j’ai été pris d’une angoisse inexprimable,d’une sorte de terreur superstitieuse dont il m’a été impossible deme défaire. Je revoyais ma femme partout : dans la salle debal, dans les corridors, dans les escaliers, dans cette chambrenuptiale où je l’abandonnai si fatalement pour suivre cetteduchesse maudite dont ma parole m’avait fait esclave… J’euscependant assez d’empire sur moi-même pour me faire une raison etme dire que le trépas est une chose irréparable et que les regretséternels sont impossibles. Nous avions couru trois jours en chaisede poste, j’étais moulu de fatigue, je me mis au lit de bonne heureet m’endormis profondément. Au milieu de la nuit, un bruitmonotone, lent, un peu saccadé, m’éveilla. J’ouvris péniblement lesyeux et je crus voir quelque chose de blanc qui se promenait àl’extrémité opposée de ma chambre, traînant les pieds sur leparquet avec une sorte de cadence. Je me levai à demi,j’appelai ; la forme blanche continua à se promener de long enlarge, puis, un rayon de la lune tombant tout à coup sur elle, jevis un visage pâle, inondé de cheveux noirs tombant jusqu’à terre –un visage pâle et triste, qui avait un navrant sourire, un œilcreux et enflammé… Je reconnus cette pauvre Hélène Borelli, qui nefut jamais que de nom Mme de Nossac.

– Tu rêvais, mon ami.

– Je le crus. Le délire me prit. Je me rendormis sousl’oppression d’un cauchemar et, quand le grand jour vintm’éveiller, le fantôme avait disparu. Je crus avoir rêvé. Lajournée s’écoula pour moi en préoccupations diverses. J’allai voirle roi à Versailles, je renouai avec mes relations, je me ménageailes moyens de m’étourdir. Le soir vint : j’étais aussi briséque la veille, je m’endormis aussi promptement. À minuit, je fuséveillé par le même bruit que la veille, j’aperçus la même formeblanche et, les dents serrées, l’œil hagard, la poitrine oppressée,je la regardai se promener, n’osant ni ne pouvant remuer moi-même,paralysé par la terreur et essayant vainement de fermer les yeux.Le fantôme se promena jusqu’à quatre heures du matin. Au moment oùun premier rayon du jour filtrait, indécis, à travers les rideauxet les persiennes, je le vis s’éloigner, comme si les murs eussentreculé devant lui, puis tout à coup disparaître, sans qu’il me fûtpossible de savoir comment et par où il s’en était allé.

– C’est bizarre ! murmura le marquis.

– La nuit suivante, même apparition.

– Encore !

– Toujours. Cela se renouvelle chaque nuit, à minuit, pourfinir à quatre heures du matin. L’angoisse me tient éveillé jusqu’àminuit ; de minuit à quatre heures, la terreur m’empêche defermer l’œil…

– En sorte que tu ne dors jamais ?

– Si, mais d’un sommeil fiévreux, cauchemardé, aussifatigant que la veille elle-même.

– Et tu ne songes pas, tu ne peux pas te lever et chasserle fantôme !

– Non, car il m’aime…

L’accent du baron était navré.

– Il t’aime ?

– Oui. Souvent, dans sa promenade, il passe près de monlit, et alors il me regarde avec une expression d’amour et detristesse qui me fait mal.

– Te parle-t-il ?

– Jamais.

– N’as-tu jamais essayé de laisser ta lampeallumée ?

– Oui, sans doute.

– Eh bien ?

– À un moment donné, et sans que je puisse m’expliquercomment, elle s’éteint.

– Ceci est trop fort, murmura le marquis ; tu esvictime d’une mystification.

M. de Nossac secoua la tête.

– C’est bien ma femme, dit-il.

– Ou peut-être Gretchen ?

– Non ; car Gretchen, c’était ma femme.

– Bon ! te voilà fou plus que jamais.

– Je ne t’oblige point à me croire, mais je sais bien querien n’est plus vrai, que je ne suis pas fou.

– Alors, c’est peut-être la créole.

Le baron tressaillit et passa la main sur son front.

– La créole ? dit-il. La créole, c’était ma femme.

– Encore ?

– Ma femme morte, qui revenait en Allemagne sous le nom deGretchen ; en Bretagne, sous celui de marquise de Bidan :ici, sous son propre nom pour se venger, mon ami, pour se venger demoi.

– Peut-être n’est-elle point morte.

Le baron poussa un cri :

– Oh ! quelle idée !

Et il rêva une minute.

– Folie ! reprit-il. Je l’ai vue morte dans son lit,je l’ai retrouvée rongée des vers dans son cercueil…

Le marquis fronçait le sourcil.

– À quel jour du mois sommes-nous arrivés ?demanda-t-il.

– Au 12 mars.

« Fatalité ! murmura à part luiM. de Simiane, je ne serai libre et dégagé de ma paroleque demain. Je ne puis parler… S’il mourait avant ! »

– À quoi songes-tu ? fit le baron.

– Je me dis que c’est une mystification.

– Tu ne crois donc pas aux morts ?

– Très peu, et beaucoup aux vivants.

– Vois-tu, continua M. de Nossac, il y a six moisque je ne dors plus, et chaque jour je m’éveille plus faible, plusbrisé, plus près de ma tombe.

Il y avait dans la voix du baron un tel accent de vérité, deconviction désespérée, que M. de Simiane en tressaillitprofondément et, vivement impressionné, murmura à partlui :

« Tant pis ! je manquerai à ma parole, mais jel’empêcherai de mourir : je dirai tout. »

Et, après une minute d’hésitation, il reprit :

– Veux-tu que je te donne un conseil ?

– Parle…

– Si cette nuit, le fantôme paraît…

– Il ne viendra pas cette nuit, puisque je ne suis pascouché et que je ne me coucherai qu’au jour.

– Eh bien ! alors la nuit prochaine.

– Soit. Que ferai-je ?

– S’il vient, tu sauteras à bas de ton lit, tu le prendraspar le bras et lui diras…

Le marquis s’arrêta frémissant.

Il venait de jeter les yeux dans une immense glace de Venise, etdans cette glace il avait aperçu une tête pâle qui le regardaitd’un œil sévère, un doigt placé sur la bouche, comme pour luiimposer silence.

– Je lui dirai ? fit le baron.

– Eh bien, reprit le marquis déconcerté, tu le prieras des’en aller et de te laisser dormir.

M. de Nossac haussa les épaules et ne réponditpas.

– Voici mes convives, dit-il. Nous allons joyeusementsouper.

– Tu ne me parais pas si joyeux, cependant.

– Ah ! voilà, murmura le baron avec un sourire navré,ma vie est double. La nuit, je meurs ; le jour, je me grise deplaisirs.

Le baron n’eut pas le temps d’achever ; la porte s’ouvritet les convives entrèrent.

 

Un cri de stupéfaction mêlé d’effroi leur échappa à la vue desfunèbres décorations de la salle ; les femmes s’évanouirent àdemi, les hommes éclatèrent de rire et trouvèrent la plaisanteriecharmante. Tout était charmant de la part du baron.

Le marquis regarda alors M. de Nossac.

Chapitre 4

 

M. de Nossac n’était plus l’homme de tout à l’heure,le fou malade et incliné, à l’œil morne, au geste fatigué, à lavoix lente et triste…

C’était un gentilhomme droit et bien cambré, le sourire auxlèvres, l’œil brillant, la parole brève et spirituelle, le gesterapide et plein de grâce.

Il dépouilla sa robe de mandarin et apparut aux yeux de seshôtes vêtu d’un galant pourpoint cerise à faveurs bleues et àcrevés, en bas de soie écarlate, en jabot de fine dentelle, poudré,ayant des mouches comme une marquise, une main dans son jabot,l’autre sur la garde d’or d’une petite épée de cour passée enverrouil.

– Il est ravissant ! murmurèrent les femmes.

– À table ! dit le baron joyeusement.

Malgré les funèbres tentures de la salle et les squelettes quis’y acquittaient du rôle de candélabres, ce fut un gai festin.

Les flacons d’aï, de xérès, de malvoisie, de Constance, lespâtés de venaison, les suprêmes de faisans, les marmeladesd’anguille, les buissons d’écrevisses, les bisques de perdreaux,les volailles, les terrines de truffes, disparurent comme parenchantement.

À mesure que les fronts s’alourdissaient, les paroles devenaientplus vives. Les femmes se démasquèrent, une seule exceptée.

– Beau masque, lui dit le baron, montre-nous ton fraisminois.

– Je suis pâle, dit froidement le masque.

– Mais encore…

– L’éclat des bougies me fait mal.

– Par grâce ! mon beau masque, insistèrent plusieurshommes se joignant au baron.

– Si vous le voulez, dit le masque avec calme, je vais meretirer.

« Hum ! pensa le baron, je suis trahi. C’est une femmede la cour qui s’est faufilée ici. »

– Baron, s’exclama tout à coup le marquis, combien te coûteton souper ?

– Demande à mon intendant.

– Baron, tu te ruines.

– Cela m’est bien égal.

– Au fait, tu as raison.

– Pourquoi cela ?

– Parce que, dans deux jours, que tu aies cent mille livresde rentes ou trois millions de dettes, tu ne seras ni plus riche,ni plus pauvre.

– Bah ! et comment ?

– Te souviens-tu d’un paragraphe du testament de tafemme ?

– Lequel ?

– Celui qui t’oblige à te remarier avant le délai de deuxans pour conserver ta fortune.

– Tiens ! c’est juste ; je n’y songeais pas. Ehbien, ce délai…

– Expire après-demain, baron. Tu n’as que vingt-quatreheures pour chercher une femme.

– Je ne veux pas me marier.

– Allons donc ! Et pourquoi ?

– Parce que j’aime ma femme, dit le baron.

On se prit à rire.

– Les morts sont hors de cause, murmura la femmemasquée.

– Tu crois, beau masque ?

– Sans doute.

Et la femme ricana sous le velours noir de son loup.

– C’est triste, baron, reprit le marquis ; triste, jet’assure, de voir une fortune comme la tienne retourner à unbeau-père imbécile et à des neveux inconnus.

– Tiens ! c’est vrai, cela.

– Et à ta place, je préférerais épouser n’importe qui… etmême n’importe quoi.

– Au fait ! s’écria le baron, j’ai envie de chercherune femme sur l’heure. Je serai mort dans huit jours, et je feraiune heureuse en mourant.

– Superbe ! murmura-t-on.

– Qui veut m’épouser ? reprit-il.

Les femmes se regardèrent, puis s’écrièrent toutes en mêmetemps.

– Moi ! moi ! moi !

– Nous ne sommes pas en Turquie, murmura le baron ;permettez-moi de faire un choix. Allons, mesdames,montrez-vous : je choisirai la plus jolie.

La femme masquée seule n’avait rien dit et gardait toujours sonloup.

– Bas le masque, madame ! lui dit le baron.

– Monsieur, répondit-elle d’une voix railleuse, si vousvoulez m’épouser, vous m’épouserez avec mon masque ; sinon…non.

Et à travers ce même masque étincela un ardent regard.

– Soit ! dit le baron, vous serez ma femme ;c’est vous que j’épouse.

– Merci, dit-elle.

Et elle lui tendit la main, et, en touchant cette main, le barontressaillit sans pouvoir s’expliquer cette sensation.

Chapitre 5

 

Malgré la réputation d’excentricité du baron, ses convives nepurent maîtriser un mouvement d’étonnement.

– Comment ! s’écria-t-on à la ronde, il choisit lafemme masquée !

– Pourquoi pas !

– Si elle était laide ?

Un regard plus étincelant que l’éclair jaillit du masque del’inconnue, tandis qu’elle haussait les épaules et laissait bruireun rire sec et moqueur à travers ses dents blanches.

– Avec un regard et des dents pareils, murmuraphilosophiquement le baron, une femme n’est jamais laide.

– Bien dit, baron, répondit le domino. À quand la signaturede notre contrat ?

– Mais, fit le baron, dès demain.

– Il n’est que temps, ajouta Simiane.

– Seulement, objecta M. de Nossac, comme il estbon de faire au moins connaissance, je vous demande une grâce,madame.

– Parlez, baron.

– Vous m’accorderez après souper une heure detête-à-tête.

– Soit, baron.

– En ce cas, achevons de souper.

La fin du souper fut joyeuse, pétillante d’esprit, étincelantede saillies.

Cette foule joyeuse s’écoula ensuite en tumulte par lesescaliers et les corridors, laissant après elle des éclats de rire,des manchettes tachées de vin, des parfums éventés et des fleursflétries.

Alors le baron offrit sa main au domino et lui dit d’une voixtriste et grave qui contrastait singulièrement avec la facticegaieté de la nuit :

– Venez, madame.

La pièce où le baron conduisit le domino était une vaste salletendue de velours bleu, meublée en vieux chêne, avec de grands etlourds candélabres dorés, des glaces de Venise de la plus hautedimension, et un épais tapis sorti des manufactures des Gobelinsreprésentant une scène des Aventures de Télémaque.

Cette pièce était sévère sans être froide ; le cœur n’yétait point serré ; on y respirait même à l’aise, mais l’âmene s’y dilatait point.

Un poète y pouvait trouver matière à rêverie ; un amant ydevait frissonner.

Le domino fut saisi sans doute de cette pensée, car il dit aubaron :

– Cette salle est bien triste.

– Vous trouvez ?

– Oui… pour un entretien… d’amour.

Le baron fronça le sourcil.

– Qui vous dit, murmura-t-il, que je vous veuille parlerd’amour ?

Le domino tressaillit.

– Oh ! fit-il ému.

Mais le baron réfléchit, car il lui reprit la main, le conduisitsilencieusement à l’extrémité du salon, poussa une porte, etl’introduisit dans un petit boudoir blanc et or, empli d’une moiteatmosphère chargée de parfums délicats, ajouré par la clarté mated’une lampe vénitienne aux verres multicolores.

Le baron fit asseoir le domino sur les coussins du sofa, puis,au lieu de se placer près de lui, il s’adossa au chambranle de lacheminée, appuya sa tête à la pendule rocaille, posa le bout de sonpied sur les tritons de cuivre du foyer, et parut se recueillir unmoment.

Le domino l’examinait attentivement et se pelotonnait sur lesofa avec la coquette et souple nonchalance d’une jolie femme.

– Madame, dit enfin le baron, daignerez-vousm’écouter ?

Le domino entrouvrit paresseusement ses lèvres et en laissatomber un adorable :

– Sera-ce bien long ?

– Non, dit-il, deux mots seulement.

Le domino appuya son menton sur sa belle main et son coude surson genou.

– Je vous écoute, fit-il.

– Madame, poursuivit le baron, je suis fort richeaujourd’hui ; dans deux jours, si je ne vous épouse…

– Vous serez ruiné, n’est-ce pas ?

– Oui, fit le baron d’un signe ; je vous épouse donc,aux yeux du monde en général et de nos convives en particulier,pour conserver ma fortune. Je ne sais si vous êtes riche, denoblesse ou de bourgeoisie, de la cour ou de l’Opéra.

– Que vous importe !

– Absolument rien. Tenez-vous à être aimée ?

– Mais, fit le domino d’un ton railleur, pourquoipas ?

– C’est que la chose est impossible !

– En vérité ?

– J’aime ailleurs.

– Charmant ! En ce cas, baron, renonçons à notremariage.

– Quelle folie !

– Du tout. Je suis peut-être aussi riche que vous. Je veuxde l’amour, non de l’or.

Un amer sourire crispa les lèvres du baron.

– Croyez-vous que je puisse aimer ? murmura-t-il.

– J’ose l’espérer.

– Vous vous trompez cruellement, madame. Vous vous trompezencore en supposant que je vous épouse pour conserver mafortune.

– Bah !

– Les morts n’ont besoin de rien.

– Vous êtes donc mort ?

– Je le serai dans huit jours.

Le domino fit un geste d’étonnement, presque de terreur.

– Vous êtes fou ! murmura-t-il.

– Je l’ai été, je meurs raisonnable.

– Pourquoi et de quoi mourez-vous ?

– D’un mal sans remède.

– Quel est ce mal !

– J’aime une femme morte.

Un tressaillement plus visible encore s’empara du domino.

– Écoutez, poursuivit le baron ; je sens ma vie s’enaller : mon dernier souffle, ma dernière heureapprochent ; je meurs en riant, mon rire est empoisonné… Maisje vais vous confier mon secret ; vous seule le connaîtrez,vous seule peut-être donnerez une larme à ma tombe.

Le domino ne raillait plus, il écoutait.

– Tantôt, continua le baron, je ne songeais nullement àarracher ma fortune à des collatéraux avides et qui n’ont pour moique haine et mépris. Une pensée m’est venue, celle de semer un peude bonheur sur ma route, moi que le bonheur avait fui… J’ai offertma main à une inconnue, cette inconnue c’est vous : vous nerefuserez pas un regret à ma mémoire…

Le baron s’arrêta et parut attendre une réponse…

Le domino se taisait toujours.

M. de Nossac poursuivit :

– J’aime une morte depuis deux années ; cette morte,c’est ma femme.

Le domino haussa les épaules.

– En Allemagne, j’ai rencontré une jeune fille qui luiressemblait, et j’ai aimé cette jeune fille ; en Bretagne,j’ai trouvé une créole qui lui ressemblait également, et j’ai aimécette créole. Mais dans la jeune fille et la créole, je n’aimaisque ma femme.

– En vérité ! fit le domino d’un ton railleur.

– Sur l’honneur, madame.

– Savez-vous, baron, que votre femme a joué demalheur ?

– En quoi, madame ?

– En ce que vous ne l’avez aimée que morte.

Le baron poussa un cri sourd.

– Oh ! dit-il, c’est faux !

– Par exemple !

– Je l’aimai du jour où je la vis.

– Ce qui fit, baron, que le soir de vos noces vous allâtespasser la nuit aux bras d’une maîtresse. Voilà un singulieramour.

– D’où savez-vous cela, madame ?

– Mais je le sais, cela suffit.

M. de Nossac devint tout à coup triste etsolennel.

– Que penseriez-vous, madame, fit-il, d’un gentilhomme qui,donnant sa parole, foulerait cette parole aux pieds ?

– Je dirais que ce gentilhomme est un lâche !

Un éclair de joie brilla dans les yeux du baron.

– Eh bien ! dit-il, écoutez alors, écoutez !J’avais une maîtresse, j’étais ruiné ; le régent venait demourir. Je n’avais jamais vu la femme que je devais épouser, jel’épousais donc sans amour et pour me sauver de la misère. Mais ilfallait à tout prix me débarrasser de ma maîtresse, et j’eus lafaiblesse de lui faire un serment. Je lui promis, à partir du jourde mon mariage, une nuit à son choix…

Le domino se leva.

– Après ? fit-il vivement.

– Quand j’eus vu ma femme, je l’aimai. Hélas ! ilétait trop tard pour revenir sur mon serment. Le soir de mes noces,au moment où je venais de conduire ma femme à la chambre nuptiale,quand je touchais presque à un de ces bonheurs comme je n’enméritais plus, l’amour d’une vierge, un domestique se présenta, medit quelques mots à l’oreille, et je le suivis… Un carrosse était àla porte de l’hôtel : dans ce carrosse était ma maîtresse.Elle réclama l’exécution de ma promesse, et je fus contraintd’obéir. Oh ! quelle nuit infernale ! Ce que j’aisouffert de tortures sans nom, de regrets mortels, pendant cesquelques heures, est impossible à redire.

» Quand l’heure de ma délivrance sonna, je courus à l’hôtelBorelli ; ma femme était partie pour la Bretagne. Je montai enchaise de poste, et je courus après elle. En route, je fusrencontré par le nouvel amant de ma maîtresse. C’était un beaugarçon, amoureux et chevaleresque comme on l’est à vingt ans, il medonna un furieux coup d’épée, qui me coucha dans un lit d’aubergepour quinze jours. Quand je pus me remettre en route, quandj’arrivai chez ma femme, elle était morte !…

Le baron s’arrêta et couvrit de ses mains convulsives son front,où la sueur perlait en gouttelettes glacées. Le domino s’était peuà peu rapproché de lui. Tout à coup il lui prit la main, et lui ditd’une voix émue :

– Monsieur le baron, êtes-vous bien sûr que votre femmesoit morte ?

M. de Nossac tressaillit profondément.

– Oui, murmura-t-il ; j’ai vu son cadavre rongé devers.

– Vous vous êtes trompé, ce n’était pas elle.

Le baron recula.

– Qui vous l’a dit ? s’écria-t-il.

Le domino arracha son masque. Le baron poussa un cri, ets’appuya défaillant à la cheminée.

– Gretchen ! murmura-t-il.

– Non pas Gretchen, mais la créole… non point la créole,mais Hélène…

– Vous !

– La femme que vous avez vue était ma sœur de lait. Quant àmoi, je n’étais point morte, et je partis dans la nuit qui précédamon enterrement.

» Baron, continua le domino d’une voix étouffée, je me suiscrue offensée, j’ai voulu me venger… Pardon !

M. de Nossac, chancelant et pâle, prit sa femme dansses bras, et ne put proférer un mot, étranglé qu’il était parl’émotion.

– Le château de Holdengrasburg, poursuivit la baronne, lesveneurs noirs, le château de Kervégan, Hector, Roschen etYvonnette, tout cela n’était qu’une détestable et terrible comédieque j’avais combinée avec des flots d’or, de misérables étudiantsallemands que j’avais achetés corps et âmes, et qui m’ontservie…

– Mais, s’écria enfin le baron, Roschen ?

– Celle-là valait mieux que les autres… C’était une pauvrefille ignorante, qui joua son rôle par amour et qui en futvictime.

– Et… Yvonnette ?

– Yvonnette était la maîtresse de Samuel, qui se nommaitHector en Bretagne, comme Roschen était celle de Wilhem.

Le baron porta la main à son front.

– Je suis fou ! murmura-t-il.

– Non, dit la baronne en se jetant à ses pieds, vous n’êtespoint fou, et vous vivez, car je vous aime.

 

Ce fut une nuit délicieuse que celle qu’ils passèrent tous deux,les mains dans les mains, oubliant le reste du monde, laissant lesbougies s’éteindre et les premiers baisers de l’aube effleurer lespersiennes.

Au moment où le premier rayon de soleil pénétrait dans leboudoir, la porte s’ouvrit, et Simiane entra.

– Madame, dit-il froidement, vous m’avez demandé deuxannées de silence, les deux années sont expirées, je vaisparler.

– C’est inutile, dit la baronne ; il sait tout.

Le baron le regarda étonné.

– Que veux-tu dire ? demanda-t-il.

– Écoutez, reprit Mme de Nossac. Lapremière nuit qui suivit votre duel, vous aviez le délire et vousdormiez d’un sommeil pénible et entremêlé de rêves terribles ;je gagnai votre hôte à prix d’or, je pénétrai dans votre chambre,j’appuyai un pistolet sur votre front, et, emportée par la fureur,ivre de vengeance, je m’apprêtai à vous tuer. Un homme avait couruaprès vous. Cet homme parut sur le seuil, et poussa un cri. À cecri, j’hésitai ; une idée me traversa le cerveau, et je luidis : « La vie du baron m’appartient ; si vousfaites un pas, si vous appelez, je le tue ! » Et comme laterreur le clouait à sa place, je continuait : « Je vousaccorde sa vie à une condition.

» – Laquelle ? demanda-t-il.

» – Je veux me venger, poursuivis-je : pendantdeux années, vous m’obéirez aveuglément ; vous serez muet.

» – Et vous ne le tuerez pas ?

» – Non. Donnez-moi votre parole. » Il me ladonna, et devint mon complice pour vous sauver.

Le baron tendit la main à M. de Simiane.

– Tu t’es trompé, mon ami ; tu as cru me sauver…

– Eh bien ? firent-ils frémissants tous deux.

– Eh bien, toutes ces émotions m’ont brisé… jemeurs !

Un cri échappa à la baronne et au marquis.

M. de Nossac prit dans ses mains convulsives la têtepâlie de sa femme, y mit un baiser suprême, murmura un mot d’adieu,et se renversa brusquement en arrière.

– Il ne faut pas jouer avec l’imagination, fit-il d’unevoix éteinte ; la vie est dans le cerveau.

Et il mourut.

 

Longtemps après encore, les paysans du Léonais voyaient errerpar les soirées brumeuses et froides, sous les arbres dépouillés duparc ou dans les prés jaunis, une femme vêtue de noir, pâle, l’œilbrillant de folie, marchant d’un pas inégal et brusque, une sortede fantôme qu’on n’osait approcher et qui chantait, avec des éclatsde rire navrants, la légende du Veneur noir :

Le vieux châtelain, le sourcilfroncé,

Est encore assis, à minuitpassé,

Dans son grand fauteuilséculaire

Et si l’on demandait à l’un d’eux quelle était cette femme, ilrépondait avec terreur :

– C’est le fantôme de la Baronne trépassée.

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