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La Barrière

La Barrière

de René Bazin

PREMIÈRE PARTIE

Sur la pelouse rectangulaire et longue,roulée, taillée en brosse, où vingt parties de tennis venaient d’être jouées à la fois, deux équipes seulement, huit jeunes hommes, huit jeunes filles, continuaient de lutter et de se disputer la victoire dans le tournament de Westgate onSea. Des équipes, en vérité. Aucun terme ne convenait mieux que celui-là à ces groupements que l’habileté sportive avait formés, à ces amateurs de la raquette et de la balle que, dans l’ordinaire de la vie, la fortune distinguait d’avec les professionnels, mais qui leur ressemblaient à cette heure, par la précision et la vigueur des mouvements, par l’absorption de l’esprit dans l’effort physique, l’oubli de toute coquetterie et de toute politesse vaine.Ils jouaient avec le sentiment passionné que donne un art longtemps étudié. Chez eux, l’orgueil d’un coup heureux, l’appréhension, le dépit, l’admiration jalouse, le désir de vaincre, dominaient l’instinct même de la jeunesse. Pas un mot n’était échangé. À l’ouest de la prairie, assemblé dans une allée, le long de la haie,un public assez nombreux, choisi, presque entièrement féminin,regardait. C’étaient quelques grandes dames qui avaient leur habitation aux environs, des baigneuses installées pour l’été dans les villas de la côte, de vieilles filles pauvres, errantes et dignes, comme il en abonde en Angleterre, et qui venaient de Westgate, de Birchington, de Minster, de Deal, d’autres coins encore de ce Kent réputé pour son climat tiède et pour son air excitant et léger. Toutes ces personnes avaient été présentées les unes aux autres, soit qu’elles fussent des invitées, soient qu’elles fissent partie du club de tennis de Westgate. Elles formaient un groupe fermé, lié par un rite, une sorte d’aristocratie passagère où beaucoup d’entre elles étaient fières de se montrer. Le ton de la conversation était enjoué. Les jeunes filles et les joueurs qui avaient été éliminés du tournoi s’arrêtaient un moment, et se mêlaient à cette petite cour mondaine, où une femme surtout était entourée, adulée et comme royale. Puis, ils se dirigeaient vers une cabane, située au milieu du rectangle que divisait une haie de fusains, et autour de laquelle étaient disposées des tables pour le thé.

– À tout à l’heure, ladyBreynolds ?… Je suis sûre, chère lady Breynolds, que Réginald va gagner !…

Assise dans un fauteuil de jardin, habilléed’une robe de serge bleue très serrée, qui faisait valoir sa tailledemeurée mince, les cheveux encore châtain blond et séparés enbandeaux, mode de coiffure qu’elle avait adopté dans sa jeunesse,et qu’elle n’avait jamais changé, les traits du visage parfaitementréguliers, cette grande femme était grande dame, non pas sans lesavoir, mais sans s’y appliquer. Bien qu’elle approchât de lacinquantaine, elle demeurait belle et intéressante à regarder,exemplaire parfait d’une race, d’un milieu, d’une influenceconsciente d’elle-même et acceptée. Son visage, peu mobile, avaitune expression réservée, et l’on devinait que la maîtrise de soi,la réflexion, l’exacte bienséance, le sentiment du rang, – non pasl’orgueil, ni la vanité, mais le sentiment de la hiérarchie, –formaient chez elle une habitude de toute la vie. Son accueiln’était pas sans grâce. Elle avait dû avoir dès la jeunesse cettejolie façon d’incliner la tête, et d’arrêter, sur celui qu’ellesaluait, ce regard attentif et rapide qui signifiait&|160;:«&|160;Vous êtes reconnu&|160;; votre nom, votre famille, lesconversations échangées il y a huit jours, deux mois, trois ans,cinq ans, tout cela est inscrit dans l’honorable mémoire de CeciliaFergent, lady Breynolds.&|160;»

Avec quelques dames, qui avaient mis leurchaise près de la sienne, en demi-cercle, et qui pouvaient secroire, en ce moment, de son intimité, elle se montrait gaie etvraiment jeune encore. Elle causait avec vivacité. La belledroiture de sa vie riait dans son rire. Conversation banaled’ailleurs, et qui avait pour sujet tout ce monde passant despromeneurs. Parfois, souvent même, lady Breynolds regardait sonfils, qui ne la regardait jamais, absorbé par la passion du jeu oùil voulait vaincre. Alors, les deux yeux d’un bleu si clair,auxquels des cils très menus ne faisaient point d’ombre, ces yeuxdont le regard était tout d’un jet, tout d’une coulée,s’emplissaient d’une admiration vive, intrépide et maternelle. Ilsfinirent même par ne plus quitter le carré d’herbe où Réginalddisputait la suprême partie contre un élève de Cambridge. Lesspectateurs se taisaient au bord de la pelouse&|160;; des ombrellesse relevaient, des bustes se tendaient en avant. Des femmes, une àune ou se donnant la main, s’avançaient pour mieux voir, etpassaient entre les filets tendus, sans hâte pour ne rien troubler,graves, le cœur battant. Quelques joueurs novices, assis surl’herbe, les coudes sur les genoux relevés, le menton dans lespaumes des mains, avaient les lèvres pincées par l’émotion et lefront barré par une ride. On entendait nettement le bruit desraquettes frappant les balles. Une automobile passa au large, surla route, et son ronflement grossit, diminua, fusa et s’éteignitsans que personne eût tourné la tête. Tout à coup des cris devictoire s’élèvent, clairsemés parce que le lieu est«&|160;select&|160;»&|160;; on agite les mains en l’air&|160;; desamis traversent la pelouse au galop de course, d’autres au grandpas militaire.

–&|160;Bien joué&|160;! Bien joué,Réginald&|160;!

Personne n’est plus occupé à causer, à boirele thé, personne ne somnole. Un homme rassemble toute l’attentionéparpillée. Il est le héros. Les joueurs et les joueuses du club,leurs amis et amies, le considèrent avec émotion. Son nom estprononcé par tous ceux qui n’ont pas voulu crier&|160;:«&|160;Réginald&|160;!&|160;» Quelqu’un dit&|160;: «&|160;Il merappelle le jeu du plus remarquable champion que j’aie connu. Mêmesouplesse. C’est dommage qu’il appartienne à l’armée des Indes. Ildeviendrait célèbre.&|160;» Lui, à peine la dernière balle lancée,entendant&|160;: «&|160;Hurrah&|160;!&|160;», il a eu un sourirebref et plein, une sorte de remerciement à la vie, à la lumière duprintemps, à l’air qui vient tout vierge de la mer, par-dessus labarrière de petits sapins, de fusains et de lauriers&|160;; il acherché, un instant, autour de lui, la jeune fille qui lui a servide second, bien inférieure, évidemment, mais de bonne volonté,adroite, aimable, il l’a remerciée d’un geste de la main, etaussitôt après, le visage redevenu grave, Réginald OsberneBreynolds a rapidement saisi la veste que lui tendait un collégienémerveillé. Par-dessus la chemise, il a endossé un vêtement deflanelle ample, rayé noir, jaune et rouge&|160;; il a resserré laceinture de soie noire qui retenait le pantalon de flanelleblanche, et à pas allongés, entouré d’une douzaine de jeunes genset de jeunes filles qu’il dépassait d’une demi-tête, il est venusaluer sa mère. Il a serré la main que celle-ci lui tendait&|160;;il a mis, dans son empressement à saisir cette main et à la leverjusqu’à la hauteur du cœur, dans la pression respectueuse de sesdoigts, dans la durée de cette caresse, dans son regard très fier,très heureux, il a mis ce qu’il avait à dire. Elle, de son côté,n’a pas donné souvent une poignée de main aussi énergique. Mais levisage n’a reflété que le sentiment qu’il est permis de laisservoir à la foule, que la fierté d’avoir un fils très beau et trèsfêté, et elle a simplement dit&|160;:

–&|160;Mon cher enfant, je suis contente quevous ayez gagné&|160;! Je suis fière de vous&|160;!

Et le jeune homme, reprenant sa souple etlongue allure, s’est dirigé vers la cabane, là-bas, le long de lahaie de fusains. Lady Breynolds s’est levée, a fermé sonface-à-main d’écaille qu’elle a passé à sa ceinture, a fait unsigne des yeux à quelques intimes, et, prenant congé des autres,escortée d’une partie de sa cour, elle s’est mise à marcherlentement vers les tables de thé.

Autour des tables, les joueurs étaient déjàgroupés, quatre ou six ensemble. Les jeunes filles servaient lethé&|160;; les jeunes gens, depuis qu’ils avaient laissé tomber laraquette, commençaient à s’apercevoir qu’ils avaient de joliesvoisines. L’heure du dîner n’étant pas venue, ils échappaientencore à l’étiquette, ils étaient moins des hommes du monde que descamarades de sport, libres de s’asseoir de travers, les jambescroisées ou étendues, le buste renversé sur le dossier du fauteuil,ou bien penché en avant&|160;; de se taire ou de parler&|160;; departir sans prendre congé. Aucun d’eux ne témoignait un zèleexcessif de conversation. Ils restaient graves avecnonchalance&|160;; ils écoutaient les joueuses coiffées de bérets,et répondaient d’un mot juste, drôle, chuchoté le plus souvent, etqui faisait rire tout le cercle&|160;; ils laissaient s’agiter lesfemmes, créatures faibles et nerveuses, qui diminuent toujours lesérieux d’un sport, et dont le vrai rôle est de charmer lesvainqueurs. Pas de galanteries trop directes, d’ailleurs&|160;; pasde phrases étudiées à l’adresse d’une voisine. Mais si l’une desjeunes filles, un peu jolie ou d’allure hautaine, levait les braspour rattacher ses cheveux, vantait le jeu d’un partenaire ou d’unadversaire, ou s’approchait pour tendre une assiette de gâteaux oude toasts, alors un éclair passait, dans les prunelles de cesjeunes léopards aux aguets.

–&|160;Je suppose, Réginald, que vous avezfélicité mademoiselle Marie Limerel&|160;? Elle a très bienjoué.

Et comme Réginald répondait, simplement, sansle moindre pathétique&|160;: «&|160;Oh&|160;! yes&|160;!&|160;»lady Breynolds, ne jugeant pas la louange assez complète,ajouta&|160;:

–&|160;Oui, très bien, très bien.

–&|160;Comme une Anglaise, madame&|160;? ditune voix d’un beau timbre, souple, presque basse, où la nuanced’ironie était indiquée à peine, tandis qu’éclataient la jeunesse,la gaieté saine, l’aisance d’un esprit exercé et prompt.

C’est peu de chose que la musique de quatremots. Mais une âme peut s’y révéler harmonieuse et maîtresse.

Réginald qui causait avec son ami ThomasWinnie, un lourd garçon, coiffé d’une casquette à carreaux, visagede palefrenier sans avenir et esprit scientifique tout à faitéminent, jeta un regard sur sa mère, assise à la droite de latable, puis sur mademoiselle Limerel assise à gauche. En passant del’une à l’autre, ses yeux ne changèrent pas d’expression. Ilsn’exprimaient que l’attention rapide d’un homme qui est obligé derépondre et veut se montrer bien élevé.

–&|160;Pas mieux qu’une Anglaise,dit-il&|160;; autrement, mais très bien, en effet.

Et il se pencha vers son ami, auquel ilracontait des incidents de la vie de garnison aux Indes. Onentendit quelques mots&|160;: «&|160;J’avais acheté à un coolie,pour presque rien, un gros chien pariah jaune, difficile àapprivoiser…&|160;» Une jeune Anglaise redemanda du thé. Deuxjeunes gens vinrent prendre congé de lady Breynolds. L’officier nefut plus mêlé à la conversation générale, souvent brisée, qui setenait autour de la table.

La lumière faiblissait à peine et s’attardaitdans le ciel, car on était à la fin du printemps. Mais ses rayonstenaient obliquement et ne touchaient plus que la pointe des vaguesde la mer, la courbe des collines, les branches des arbres, le dosélargi d’une haie où frissonnaient des feuilles nouvelles. Lesjeunes filles qui se levaient, dans cette coulée ardente du soir,si elles étaient blondes, devenaient subitement couleur d’or, etelles riaient en se détournant. Mademoiselle Limerel, s’étantdressée pour prendre un sac, sur le dossier d’un banc voisin, fittrois pas, la tête et les épaules baignant dans cette nappe desoleil couchant. Lady Breynolds, qui n’était pas artiste, mais quiétait facile à amuser, malgré son air majestueux, dit&|160;:

–&|160;Oh&|160;! regardez&|160;! La brune Marytransformée en Vénitienne&|160;! Vous êtes étrange ainsi. N’est-cepas, Dorothy&|160;?

Oui, la couleur de ces cheveux traversés desoleil était extraordinaire, mais l’admirable, c’était autrechose&|160;: c’était l’harmonie du geste, la souplesse de la taillequi se dressait et se penchait, des épaules, des bras tendus,l’espèce de consentement de tout le corps pour exprimer, dans leplus simple mouvement, la grâce d’un être fier et d’une racevieille et fine. Personne n’en fit la remarque, même tout bas, bienque plusieurs eussent senti le charme. La jeune fille à laquelles’adressait lady Breynolds, une Anglaise d’une vingtaine d’années,qui avait des yeux de gazelle rêveuse, un teint d’orchidée rose,mais qui venait de jouer cinq parties de tennis avec une fougue etune endurance extrêmes, Dorothy Perry, à demi couchée dans lefauteuil d’osier, la nuque appuyée, réponditdédaigneusement&|160;:

–&|160;Je ne trouve pas que cette étrangetélui aille bien.

–&|160;Vous êtes difficile&|160;!

Marie Limerel paraissait avoir, en effet, unechevelure de pourpre. Elle avait des cheveux d’un châtain sombre etsecrètement ardent, d’un ton de vieux cœur de noyer, relevés encouronne, un peu ondés, et que la lumière transperçait et changeaiten or rouge&|160;; on l’eût dite coiffée de fougères d’automne oud’algues marines. Ce ne fut qu’un moment. La jeune fille se courbade nouveau en riant, les yeux tout éblouis, et, pour dire adieu,pour serrer les mains tendues, resta volontairement dans la napped’ombre que la haie projetait sur la pelouse.

Réginald se leva quand mademoiselle Limerelsalua lady Breynolds, et, avant de lui serrer la main, enlevaprestement la minuscule casquette de laine rayée qui faisait partiede sa tenue de sportsman, et qu’il ne quittait que par égard pourles usages français.

–&|160;À demain soir, dit-il. Goodbye&|160;!

Trois ou quatre autres good byepartirent du groupe&|160;; d’autres des groupes voisins, et tel estle pouvoir d’une certaine grâce, qu’il y eut une accalmie, unsilence dans la bande diminuée des buveurs et des buveuses de thé,qui accompagnèrent du regard, avec des pensées différentes,mademoiselle Limerel retournant à Westgate. Elle était assezgrande, sans égaler pourtant la haute taille de lady Breynolds. Àl’angle de la cabane, elle s’inclina sans s’arrêter devant quelquespersonnes qui lui faisaient un signe d’amitié. La flamme du jour etsa joie avaient quitté les arbres. On vit encore un peu de tempsmademoiselle Limerel s’éloigner et diminuer dans la clarté sanséclat, le long de la haie&|160;; on vit sa nuque mince, d’uneblancheur mate et dorée comme un pétale de magnolia, la courbeferme de sa joue, sa main qui tenait la raquette et la faisaittourner. La jeune fille marchait vite. La richesse de son sang,raffinement de sa race, la décision de son esprit, étaient inscritsdans le rythme de sa marche. Elle disparut, au bout de la pelouse,là où l’avenue se perd entre les massifs. Quelques joueurss’attardèrent encore auprès des tables desservies. Mais le nombreen fut bientôt très petit. Réginald et son ami demeurèrent, mêmeaprès que lady Breynolds, qu’un valet de pied était venu prévenir,eut quitté le terrain du club. Les deux jeunes hommes causaientlibrement, ou plutôt, l’un parlait, et l’autre écoutait avec unepassion contenue et sans geste. Thomas Winnie se bornait àencourager son ami d’un «&|160;yes&|160;» approbatif, ou à jeterune interrogation. Il écoutait, les yeux baissés, le visagecongestionné, tant son imagination, peu exercée, peinait poursuivre le récit. Par moments, son émotion s’exprimait en mouvementsbrefs du menton et des lèvres, tirés en bas par un mors invisible.Rarement il levait les paupières, et on aurait pu voir alors sonadmiration, son amitié dévouée, à la vie et à la mort, pour ceRéginald, assis sur le même banc à dossier, et qui disait sessouvenirs de l’Inde, d’une voix ferme, la tête haute, les yeuxclairs à l’horizon.

–&|160;Alors, ç’a été rude&|160;?

–&|160;Très rude. J’étais envoyé, seulofficier blanc, avec un détachement du 10e RajputRegiment, pour faire une reconnaissance dans les hautes vallées quisont à l’extrémité de la province d’Assam. Le pays étaitentièrement ignoré, magnifique, terrible aussi, à cause des pluiesqui ont l’air de vouloir fondre la montagne, et des peupladesmongoles, qui sont d’une extrême cruauté, ennemies de l’Angleterre,ennemies des Hindous, ennemies entre elles. Région de jungle et deforêts, région des lianes, du caoutchouc, du camélia, du laurier,de la végétation à feuilles coriaces et luisantes. Je m’avançaidans cet inconnu, et, après trois semaines, je pus établir un camp,pour reposer mes hommes, sur une éminence autrefois fortifiée, aumilieu d’une vallée ronde comme une cuve et peu boisée. Un descôtés de cette sorte de réduit de guerre était formé de blocsmassifs d’un édifice ruiné, temple sans doute, et les trois autrescôtés, que je fis réparer, étaient défendus par des pieux fichés enterre, et des troncs d’arbres reliés par des lianes. Au bas coulaitun torrent. Nous avions eu des alertes jusque-là, mais depuis lejour où nous avions pris possession de cette position abandonnée,aucun incident. Les rapports signalaient quelques huttes seulement,le long du torrent, et des indigènes isolés, qui avaient fui à lavue de nos soldats. J’en profitai pour explorer les environs. Jelaissai le commandement de mes trente hommes à un sous-officier, uncertain Mulvaney, qui porte justement le nom d’un des héros deKipling.

–&|160;Ah&|160;! oui, Kipling&|160;: a-t-ilété là&|160;?

–&|160;Non, personne que moi n’y a pénétré.Accompagné de deux hommes, j’allai devant moi, en chassant&|160;;je traversai un col de montagnes, et je descendis dans une valléebien plus vaste, peuplée, en partie cultivée, où je fus accueillipar un Européen, un missionnaire qui vivait là, depuis vingt ans,sans que personne, du moins dans l’Assam, s’en doutât.

–&|160;Anglais&|160;?

–&|160;Non, Français, et de l’Église romaine.Il avait civilisé une population de plusieurs milliersd’hommes&|160;; il avait construit une église, tracé des routes,défriché un large espace autour du village&|160;; il était le chef,non seulement de fait, mais de droit, reconnu par les populationsvoisines, que ses hommes avaient repoussées par la force. C’étaitun homme très grand, très maigre, il avait une longue barbe brune,grisonnante. Je passai deux jours avec lui, non pas sous son toit,car il logeait dans la plus pauvre hutte de tout le village, maischez un habitant riche, et puis, dans la jungle. Ah&|160;! la bellechasse qu’il me fit faire&|160;! Je ne sais pas, mon cher, si vousavez entendu parler de ces chasses où les rabatteurs, portantchacun un panneau de filet, se répandent sur une circonférenceimmense, et, marchant tous vers le centre, arrivent à former unevéritable clôture, un parc où toutes sortes de bêtes sontenfermées. L’arche de Noé&|160;! Nous étions postés à l’uniqueouverture par où le gibier, repoussé par les cris, les filets, etles drapeaux des traqueurs, pouvait fuir. Et, en vérité, nousn’avions que le temps de prendre des carabines chargées et de fairefeu&|160;: bêtes féroces et pauvres rongeurs effarés, bêtessouples, bêtes hurlantes, bêtes qui se dressaient contre nous etbondissaient, tous les pelages, toutes les ailes coulant comme unerivière…

–&|160;Il tirait, lui aussi&|160;?

–&|160;Sans manquer un coup de carabine. J’aivu des cerfs et des loups-cerviers, des lièvres et un tigre quej’ai tué, moi qui vous parle&|160;; j’ai vu des renards, dessangliers, tous les oiseaux des herbes&|160;; j’ai vu aussi deuxhommes, qui s’étaient glissés jusqu’à nous, et qui se levèrent, àtrois pas dans la jungle. S’ils avaient voulu&|160;!… Mais j’étaisprotégé. Ce fut un plaisir royal, que peu de grands chasseurs ontconnu ou connaîtront… Mais deux jours après&|160;!

–&|160;Une chasse plus sérieuse, n’est-cepas&|160;?

–&|160;Terrible&|160;! Je regagnai mon poste.Il était temps. Une peuplade s’était réunie, en arrière, et sepréparait à nous attaquer. L’attaque eut lieu, en effet&|160;: nousfûmes enveloppés par des ennemis plus féroces que les bêtes que jevenais d’abattre. Pendant deux semaines, nous avons tenu dans ceblockhaus, abrités derrière des troncs d’arbres ou des pierresdisjointes. Nous avions contre nous la saison chaude, la soif, lafaim, l’attaque répétée d’ennemis nombreux, agiles, et je voyaisvenir la dernière heure, quand un matin, une troupe d’alliésinespérés se jeta sur les barbares et pénétra jusqu’à nous, ayant àsa tête l’abbé, que j’avais reconnu à sa taille et à ses gestes. Ilamenait avec lui des vivres. Je lui dois d’être ici. Mais quandj’ai voulu le remercier, je me suis heurté au refus le plussingulier que j’aie éprouvé dans ma vie.

–&|160;Que lui proposiez-vous&|160;?

–&|160;Ce qu’il aurait voulu. J’ai parléd’indemnités.

–&|160;Eh bien&|160;?

–&|160;Il a ri. J’ai parlé de faire un rapportà mes chefs, d’obtenir une lettre officielle du gouvernementanglais. Il est devenu grave, et il a dit&|160;: «&|160;Non,monsieur, aucun honneur pour moi.&|160;»

Je lui ai proposé de signaler sa belle actionau gouvernement français&|160;: alors, il m’a mis la main sur lebras, il m’a interrompu rudement, et il avait des larmes en mêmetemps dans les yeux… Nous voyez-vous, tous deux, dans une sorte deniche, réduit à chauves-souris, creusé au sommet d’un temple sivieux que les blessures de la pierre ne se distinguaient plus dessculptures&|160;; nous voyez-vous, assis, les pieds pendant audehors, dominant tout le creux de la vallée d’où montait une odeurde fleur et de pourriture&|160;? Nous étions les chefs. J’étaisdans la joie de la délivrance&|160;; mes soldats chantaient sousles arbres, à cinquante pieds plus bas. Ils se turent, parce quel’heure de manger était enfin venue, et j’avais devant moi la nuitbleue commençante. Je me sentais une si grande reconnaissance pource sauveur si brave, si courageux, si dénué de toute ambition, queje fus offensé de ses refus, et que je le pressai, parlant de monhonneur qui ne permettait pas que le salut de mes hommes et le mienfût considéré comme peu de chose&|160;; je m’emportai&|160;; je duslui dire des mots qui le froissaient. Quand j’eus fini, il medit&|160;: «&|160;C’est bien, vous m’obligez à la confession laplus cruelle. Je l’ai mérité. Gardez-moi le secret de mon nom.Voilà vingt ans que je vis parmi ce peuple, et j’espère mourir àson service. Mais, avant de venir aux Indes, pendant plusieursmois, en Europe, j’ai été un prêtre indigne&|160;; j’ai péchécontre les vœux de mon sacerdoce. Toute ma vie depuis lors est uneexpiation. Vous comprenez, maintenant, jeune homme, que je ne veuxpas diminuer la rigueur de cette pénitence&|160;; que ce que vousme proposez va contre mon salut. Laissez-moi vous dire adieu. Vousne pourrez plus vous souvenir de moi sans vous souvenir de mafaute, et vous m’avez contraint, à jamais, à garder de laconfusion, plus que de l’orgueil, du service que je vous ai rendu.C’est bien ainsi. Adieu.&|160;» Et il repartit, le lendemain, sansque je l’eusse revu. Je vous avoue, mon ami, que je suis resté trèsfortement impressionné par cette rencontre.

–&|160;Qu’est-ce qu’elle prouve&|160;? Que lesRomains ont des prêtres qui ne peuvent tenir leurs vœux.

–&|160;Elle prouverait plutôt le contraire,puisque de telles expiations suivent la faute, et qu’elles sontvolontaires. Non, vous ne me comprendrez pas. Il faudrait avoir vuces yeux que tant de larmes avaient lavés et creusés. C’étaientcomme les galets au bord des cavernes où la mer a passé. J’étaisdevant un mystère de purification. Je me sentais infinimentau-dessous de cet être renouvelé. Je voyais quelque chose de plushéroïque et de plus émouvant que l’innocence&|160;: le pardonné.J’avais envie de m’agenouiller, de lui demander de me bénir.

–&|160;Lui, un sacrilège&|160;!

–&|160;Qui est celui qui n’est pas unrepenti&|160;?

Le visage carré de l’ami de Réginald futsecoué par un rire bref et sans gaieté. Un peu de flamme passa,dans l’ombre des sourcils.

–&|160;Vous plaisantez, je suppose&|160;?

–&|160;Non.

–&|160;Je ne vous croyais pas poète à cedegré-là, Réginald&|160;! Et qu’est-ce que vous avez fait&|160;?Avez-vous plié les genoux, devant ce prêtre&|160;?

–&|160;Non, j’ai dit une prière, avec lui.

–&|160;Laquelle&|160;? Je serais curieux de lesavoir.

–&|160;Je ne sais plus… Il y a decela quinze mois, et, depuis lors…

–&|160;Eh bien&|160;? depuis lors&|160;?

–&|160;J’ai des idées que je n’avais pas.

Thomas Winnie se tut un long moment. Il étaitpeiné, mécontent, humilié un peu, et cependant, toute l’amitié deces deux jeunes hommes s’était avivée dans leur dissentiment même.Il chercha une formule, eut de la peine à la trouver, et tendant lamain&|160;:

–&|160;Il y a des accidents de voyage. Vousêtes ici pour vous en remettre. Ça passera. Combien de temps encoreavant de retourner aux Indes&|160;?

–&|160;Cinq mois. Peut-être obtiendrai-je unsupplément de congé.

L’ami dut songer que cinq mois étaient unremède. Il n’avait pas à s’immiscer plus avant dans les secrets dela liberté d’autrui. Il ajouta seulement&|160;:

–&|160;Moi, je déteste leur prêtraille.

La poignée de main la plus cordiale qu’ils sefussent jamais donnée, ils l’échangèrent un peu plus loin, àl’entrée de Westgate, car chacun d’eux était invité à dîner, cesoir-là, dans une maison différente. Il faisait un commencement denuit, mais très claire, et l’ombre était scintillante, et lesnuages allongés au-dessus de la mer charriaient encore de lalumière. Peut-être étaient-ce les vagues, partout soulevées par levent frais, qui rejetaient à la nuit tant de rayons brisés.

Marie Limerel était rentrée chez elle,c’est-à-dire dans la villa très modeste, un seul étage élevé sur unrez-de-chaussée, un minuscule jardin devant, un carré de gazontondu en arrière, que sa mère avait louée, pour huit guinées parsemaine, dans Westgate bay avenue. Elle était montée dans laprincipale chambre qu’allongeaient un peu les bow-windows ouvrantsur la rue, et elle avait trouvé sa mère qui retirait d’un placard,et étalait sur le lit, avec une complaisance tendre, une robe demousseline blanche. La pensée maternelle, qui modelait si souventle visage de madame Limerel, qui le faisait grave, inquiet, rêveur,s’épanouit en douceur lorsque Marie entra.

–&|160;Bonjour, maman&|160;! Vous avez vu lapetite au couvent&|160;?

–&|160;Oui.

–&|160;Va bien&|160;?

–&|160;Parfaitement.

–&|160;Pauvre chou&|160;! Je l’ai abandonnéeaujourd’hui. Tiens&|160;! vous avez une lettre&|160;?

–&|160;Assez curieuse.

–&|160;De qui&|160;?

–&|160;Ton oncle.

–&|160;Ah&|160;!

Marie embrassa sa mère, et lui tenditl’enveloppe qu’elle avait aperçue en entrant sur la table detoilette. Toutes deux, elles s’assirent, d’un même geste souple,serrées l’une contre l’autre, sur le divan recouvert de cretonne,tout près de la fenêtre. Le bec de gaz, allumé au-dessus d’elles,en arrière, éclairait les pages blanches, et laissait dans unedemi-lumière, qui les rendait presque du même âge, le visage de lamère et celui de l’enfant. Elles ne lurent pas tout de suite.

–&|160;Félicien est reçu, dit la mère.

–&|160;Ah&|160;! tant mieux&|160;!

–&|160;Le premier au concours.

–&|160;Que je suis contente pour lui&|160;! Ila tant travaillé pour entrer dans cette carrièrediplomatique&|160;! Mon oncle a tant fait de démarches, tant invitéà dîner&|160;!

–&|160;S’il n’avait fait que cela&|160;!Hélas&|160;! il a aussi tant changé d’opinions&|160;!

–&|160;Que voulez-vous&|160;? maman, ilessayait d’être différent de lui-même pour servir son fils… Àprésent, il me semble qu’on vient de m’annoncer que«&|160;l’opération a parfaitement réussi&|160;». Je ne suis pasravie, mais je suis contente. Vous ne le croyez pas&|160;?

Madame Limerel rabattit sur ses genoux la mainqui tenait la feuille de papier, et considéra un instant sa fille,le temps infiniment court qu’il faut à une mère pour lire sur levisage de son enfant&|160;; puis, ayant acquis la certitude qu’ellecherchait, et dissipé un doute, elle sourit. Elle n’avait gardé deson bonheur passé que cette manière tendre de sourire à ses deuxenfants. Elle aurait pu être encore très jolie, si elle l’avaitvoulu. Mais elle ne le voulait plus. Elle n’était jeune que pourMarie et pour Édith.

En ce moment, la parenté était éclatante entrel’enfant et la mère. Ces deux fronts droits, si purs et si fermes,enveloppés de cheveux sombres, qu’elles relevaient presque de lamême façon, et qui avaient des reflets en spirale, d’un or profond,comme des traînées de sève&|160;; ces beaux sourcils étroits dontl’arc était parfait&|160;; ces dents d’un émail laiteux&|160;;cette blancheur de la peau où le sang n’affleurait nulle part et sedevinait partout riche et ardent&|160;; cette bouche fine,spirituelle, florentine par la courbe nette et longue, parisiennepar le retroussis naturel, aux deux coins, et ces cous menus,aisés, et cette souveraineté d’un regard qui n’est jamais sanspensée&|160;: que de signes qui affirmaient, sous les ressemblancesphysiques, le partage des mêmes dons de l’esprit et de la mêmesensibilité&|160;! La jeune fille était cependant beaucoup plusrobuste que sa mère, et elle était plus grande, bien que, assiseset pressées l’une contre l’autre, elles parussent en ce momentpresque de la même taille.

–&|160;Eh bien&|160;? dit madame Limerel,pourquoi ne lis-tu pas&|160;?

La jeune fille ne changea pasd’expression&|160;; aucun mouvement ne modifia l’harmonie de sonvisage au repos, mais quelque chose de la lumière intérieure quil’éclairait se retira, et ce fut comme lorsque la mer quitte uneplage. Elle dit&|160;:

–&|160;Je devine.

–&|160;Tu attendais cette lettre&|160;?

–&|160;Non, simplement elle ne m’étonnepas.

–&|160;Il est question de toi, en effet.

Marie se mit à lire, vite, la lettre où sononcle, M.&|160;Victor Limerel, donnait d’abord des détails sur lessantés qui lui étaient chères, la sienne, celles de sa femme, deson fils, et sur le concours pour les carrières diplomatiques etconsulaires, où Félicien Limerel venait d’être classé premier. Lesyeux devinrent alors plus attentifs, et firent plus lentement lechemin qui les menait et les ramenait d’un bord à l’autre despages. «&|160;Félicien est donc un homme à présent, continuaitM.&|160;Limerel&|160;; il a un métier, la jeunesse, toutes lesaptitudes qui peuvent assurer le succès&|160;; nous sommesdisposés, moi et sa mère, à le laisser se marier. Il a toujoursdéclaré qu’il se marierait dès qu’il serait sorti de la période desexamens. Nous y voici. Qui épousera-t-il&|160;? Vous pensez bienque je m’en suis déjà préoccupé, et que notre embarras n’est quecelui du choix. Je souhaite, je veux qu’il fasse un beau mariage,et vous me connaissez trop bien pour croire que j’hésiterai àdéfinir l’expression. J’entends par là un mariage très riche, quiréunira, en outre, bien entendu, les conditions de monde etd’honorabilité que nous pouvons exiger, mais très riche. J’ai troptravaillé pour ne pas vouloir cette récompense de ma vie&|160;: lebonheur de mon fils. Ma femme, je ne vous le cache pas, seraitmoins exigeante que moi&|160;; c’est une sentimentale. Quen’êtes-vous à Paris, ma chère Madeleine&|160;? Je serais heureux decauser avec vous de cette question grave, et de faire appel à votreraison si droite. Nous ne sommes pas d’accord, bien souvent, surdes points de détail, mais je suis certain qu’au fond vous serezici de mon sentiment. Vous avez trop d’expérience, vous avez tropd’affection pour Félicien, pour que je doute, un seul moment, quevotre conseil, éclairé et désintéressé, ne me seconde dans cettecirconstance. Il aura beaucoup d’influence sur l’esprit de mafemme. Il en aurait aussi peut-être sur celui de mon fils. Quandrevenez-vous&|160;? J’espère que vous ne vous éterniserez pas aubord de la mer anglaise&|160;? Rassurez-moi là-dessus, et ditesnotre meilleur souvenir à mes nièces, qui doivent être roses àl’envi l’une de l’autre. Six semaines de Westgate&|160;!Reconnaîtrons-nous encore Marie après ce long séjour&|160;?etc.&|160;»

–&|160;Eh bien&|160;! qu’est-ce que tupenses&|160;?

–&|160;Que mon oncle est un homme d’affaires,qui, comme tel, se croit toujours très fort, et croit les autrestrès naïfs. C’est cousu de fil et même de cordonnet blanc.

–&|160;Dis toute la pensée, que je voie sinous devinons la même chose&|160;?

–&|160;J’en suis sûre. On essaye de marierFélicien, mais mon cousin ne montre pas d’enthousiasme pour lajeune fille très riche que lui présente mon oncle. Il fait desobjections, et on compte sur vous pour les réfuter. Il aimeailleurs, c’est infiniment probable.

Madame Limerel mit la main sur le bras deMarie&|160;; leurs yeux se rencontrèrent, et leurs âmes mêmes.

–&|160;Marie, Félicien ne t’a jamais dit qu’ilt’aimait&|160;?

–&|160;Jamais nettement. Avec les cousins, onne sait pas, au moins pendant longtemps. C’est une espèce à part,entre frères et amoureux. Il a toujours été très affectueux avecmoi. Quand nous sommes parties, il était très triste, et c’est pourcela que je crois qu’il m’aime.

–&|160;Son père a l’air de le croireaussi.

–&|160;Évidemment.

–&|160;Eh bien&|160;! petite, si Félicien tedisait qu’il t’aime, est-ce que… est-ce que tul’épouserais&|160;?

La jeune fille se leva. Elle était délicieused’émotion et de jeune gravité, de trouble avoué et combattu toutensemble. Elle imaginait celle scène, elle entendait les mots detendresse, et elle voyait le visage mince, étrangement inquiet, del’homme qui les disait. Mais une puissance souveraine luttaitcontre ces apparences. Quelque chose de très fort, de très subtil,de très noble, disait d’autres mots, et dans l’âme jeune allaitencore plus avant. Marie répondit&|160;:

–&|160;Il y aurait une question bien graveentre nous.

La mère fit un signe d’assentiment. Elledevait avoir une confiance entière dans la droiture et l’énergie decette fille de vingt ans&|160;; elle devait être de celles à quipeu de paroles suffisent, parce qu’une longue habitude de penser encommun les explique et les garantit, car elle ne chercha pas àinterroger au delà. Elle dit simplement&|160;:

–&|160;Eux et nous, est-ce bien une familleque nous formons&|160;? Nous nous recevons, nous dînons les unschez les autres, mais nous ne nous entendons sur rien d’essentiel.Le bruit des querelles est supprimé, mais le malaise, l’argument,le reproche ne sont-ils pas vivants au fond de chacun&|160;? Envérité, nous sommes liés par les convenances, c’est-à-dire par lapuissance des autres sur nous. Je crois qu’après un certain nombred’années, toute famille s’est accrue de quelques amis qui sontdevenus des parents, et se diminue de quelques parents, quideviennent des relations.

L’appel du petit gong japonais pendu dans levestibule, et que rudoyait une cuisinière irlandaise, venue deLondres, fit descendre dans la salle à manger madame Limerel et safille.

Pour la première fois depuis trois ansqu’Édith était pensionnaire, elles avaient loué une villa, ellesfaisaient un séjour à Westgate. La raison qui avait déterminémadame Limerel à faire cette dépense révélait une habitude decompter, et de «&|160;raisonner son plaisir&|160;», qui est untrait de la vieille bourgeoisie de France. Madame Limerel, devenueveuve à vingt-huit ans, – son mari, capitaine d’artillerie, avaitété tué par une explosion, dans l’incendie d’une usine depyrotechnie, – était revenue, de la ville méridionale qu’ellehabitait alors, à Paris, où elle avait été élevée, où elle avaitpresque tous ses parents et toutes ses relations. La fortune, nonpas grande, mais suffisante, qu’elle possédait, lui avait permis devivre largement, de donner beaucoup, plus tard de recevoir un peu,et de conserver le seul luxe qu’elle eût regretté&|160;: unevoiture. «&|160;L’équipage&|160;», comme disait M.&|160;VictorLimerel, grand amateur d’automobiles, passait comme un souvenirdans les rues de Paris, et ceux qui le voyaient devaient songer àquelque douairière, ample et poudrée, que n’était pas du toutmadame Limerel. C’était un coupé de bonne fabrique, capitonné desoie grenat, et traîné par une jument gris pommelé, qui n’avaitjamais eu de poulain, mais si maternelle d’œil, d’allure, de ventreet de croupe, qu’on la déclarait nécessairement poulinière, quandon l’apercevait dans les rues, sur les boulevards, trottant del’avant, galopant de l’arrière, saluant en mesure, de son encolurepuissante, Paris indifférent. Or, au commencement de l’année, lapoulinière s’étant couronnée, madame Limerel s’était décidée à lavendre&|160;; elle avait vendu aussi le coupé grenat, licenciéJoseph, et déclaré à Marie&|160;: «&|160;Petite, je prendraidésormais des fiacres, et nous ferons des voyages.&|160;»

Le voyage à Westgate, la location de la villade Westgate bay avenue inauguraient le régime nouveau.

Après le dîner, les deux femmes voulurent sepromener, et, comme elles faisaient presque chaque soir, gagnèrentle bord de la mer. La petite ville qui n’a point de pauvres et quiécarte systématiquement le peuple des trains de plaisir,s’assoupissait dans la paix soigneusement entretenue dont elle vit,comme d’autres vivent du bruit. Les avenues, plantées d’arbres etbordées de maisons basses, n’avaient guère de passants. Maispresque partout, au milieu de chaque habitation, les grandes baiesavançantes du salon, toutes leurs glaces baissées et comme dépoliespar l’écran des stores, luisaient d’une lueur de veilleuse. Làchaque famille achevait le rite du dîner, en prenant du café et enconsultant le journal. De loin en loin, au coin d’une rue, unterrain rectangulaire et tout en herbe rase, avec une minceplate-bande de fleurs, comme un liseré, le long des murs. L’airvenait du large. Il était frais, il avait une verdeur agréable, unesaveur piquante, remontante et grisante. De grandes écharpes debrume, verticales, et qu’on aurait dites suspendues aux étoiles,balayaient de leurs plis extrêmes, silencieusement, la terre et lamer qui était devenue calme.

Madame Limerel et Marie gagnèrent la route quisuit la côte, et qui monte, depuis la plage jusqu’à Ledge Point,entre de belles villas et les pelouses plantées de massifs defusains. Elles aimaient ce haut observatoire au-dessus del’estuaire de la Tamise. À des distances inappréciables, dans lesbrumes, sur le gris lamé des courants qui aiguisent les proues, desnavires étaient assemblés, invisibles&|160;: flottes du roi,flottes de pêcheurs, cargos qui attendaient l’heure pour se dirigervers Chatham, ou vers Londres. Une grappe de faibles étincellesremuait dans les ténèbres. Seules, elles indiquaient qu’il y avaitlà des bateaux, des hommes, la vie. Tout en arrière, les lampesélectriques des quais de Margate illuminaient une mince surface dela mer et un palais fantastique, dont les colonnes, les fenêtres,les dômes étaient en feu, et semblaient flotter sur les eaux.Madame Limerel avait coutume de penser tout haut quand elle sepromenait avec Marie. Leur intimité parfaite laissait à chacune laliberté des mots, des gestes, des jugements, par où s’affirmaientdeux natures voisines, mais non semblables. Elles se comprenaient àmerveille, et les silences ne les séparaient pas.

–&|160;Je suis lasse du confortable anglais,Marie&|160;; ces gens-là recherchent trop leurs aises.

–&|160;Peut-être, mais nous les voyons à laretraite ou en vacances, ici. Il faudrait les voir au travail pourles juger. Ils ont gagné audacieusement ce qu’ils dépensent enrentiers égoïstes. Tenez, je suis entrée, hier, avec Dorothy, chezMrs&|160;Milney… Vous voyez, là-bas, la belle villa de briques dontles cheminées sont blanches… et j’ai compris l’origine de celuxe.

–&|160;La business, commetoujours…

–&|160;Oui, mais à Honolulu. Le petit salonest tapissé de belles aquarelles qui représentent les exploitationsde la famille Milney. Le vieux Samuel, que nous voyons, chaqueaprès-midi, partir avec son groom pour les terrains de golf,dépense dans le sport les restes d’une vigueur qui a résisté trenteans à la vie de planteur océanien&|160;; deux de ses frères sontencore là-bas, et John Prim, le neveu, va partir… Ils mangent, maisils ont fait la chasse, la chasse dangereuse souvent.

–&|160;Tu les aimes, avoue-le donc&|160;!

–&|160;Je les comprends, ou du moins jecommence à les comprendre, ce qui n’est pas la même chose,maman.

–&|160;Plus que moi.

–&|160;Vous ne jouez pas au tennis, et vousrefusez des thés. Moi, je vais partout, et je m’y habitue trèsbien, à cette liberté-là.

–&|160;Et eux, les Anglais, comment lestrouves-tu&|160;?

–&|160;Pareils à nous.

–&|160;Ne fais pas de paradoxe, mapetite&|160;: tous les livres que j’ai lus disent le contraire.Pareils à nous&|160;!

–&|160;Avec des habitudes qui diffèrent, oui.Parmi les hommes surtout, j’ai reconnu plusieurs Normands, ce quin’est pas étonnant&|160;; plus de Gascons que vous ne lecroiriez&|160;; des Auvergnats&|160;; peu de gens del’Île-de-France, mais quelques-uns. Un Anglais de bonne famille etqui est sorti de l’île, c’est souvent un beau type d’homme.

–&|160;Ah&|160;! Marie, que je te sensFrançaise, quand je te vois au milieu d’eux&|160;!

–&|160;Et moi donc&|160;!

–&|160;Pas autant que moi, j’en suissûre&|160;! Moi, je pense avec délice à notre appartement del’avenue d’Antin&|160;; je rêve d’entendre passer le tramway deMontrouge.

–&|160;Le rêve sera vite réalisé&|160;: nousallons partir. Moi, je regretterai un peu tout ceci&|160;;…voyez…

Elles étaient arrivées à la pointe de Ledge,là où la route tourne et descend. La seconde plage de Westgate,celle qui est à l’ouest, et les autres qui suivent, découpant enfestons les falaises crayeuses, fuyaient à peine dessinées par leclair des étoiles. Le roulement de la mer montante emplissait lanuit, et courbait en mesure les herbes des talus. Madame Limerelfit un geste de la main, désignant ces belles villas, bâties enretraite le long de la pente.

–&|160;Le plus intéressant, partout, ce sontles âmes. En découvres-tu, toi qui joues et qui causes depuis sixsemaines avec tout ce monde d’Anglais et d’Anglaisesdésœuvrés&|160;?

–&|160;J’en devine quelques-unes.

–&|160;C’est beaucoup. Par exemple&|160;?

–&|160;La petite Dorothy. C’est clair commeune fontaine.

–&|160;Qu’est-ce que cela durera&|160;? Etpuis&|160;?

–&|160;Réginald Breynolds.

–&|160;Oh&|160;! celui-là, un cow-boy bienélevé&|160;! Il a été merveilleux, m’as-tu dit, cet après-midi.Mais tu crois que c’est une conscience&|160;? Tu es sûre&|160;?

–&|160;Tourmentée, maman.

–&|160;Oh&|160;! mademoiselle&|160;! Est-cequ’il vous a fait des confidences&|160;?

Un rire léger répondit d’abord. Puis leslèvres qui ne mentaient pas reprirent la courbe longueaccoutumée.

–&|160;Il faudrait qu’il fût bien malheureuxpour se confier à une femme. Nous n’avons échangé que des balles detennis. Cependant, j’ai su par Dorothy qu’il était mal avec sonpère, ou du moins qu’il y avait eu des scènes très vives entreeux.

–&|160;Et la cause&|160;? Tu lasais&|160;?

–&|160;Religieuse.

–&|160;Toujours. Plus tu vivras, plus tureconnaîtras que la lutte la plus âpre, dans le monde, n’est paspour l’argent, mais pour ou contre les âmes. Je me dis souventqu’il n’y a pas eu d’époque plus théologique que celle-ci, plustravaillée, dans les profondeurs, par les courants qui secontrarient ou se côtoient. Où est la famille qui a la paixcomplète, religieuse ou irréligieuse&|160;?

–&|160;C’est vous, moi et Édith.

–&|160;Pauvre chérie&|160;! Elle dort déjà, àcette heure-ci.

–&|160;Pas encore, voyez&|160;: les fenêtressont éclairées.

Madame Limerel et Marie avaient traversé laville, à cette extrémité ouest où elle a peu d’épaisseur, et ellesrevenaient par la route qui franchit la ligne du chemin de fer, etque bordent des terrains gazonnés, loués pour le sport. Au delà,loin encore, sur le ciel pâle, se levait la longue silhouette dupensionnat et du couvent des Oiseaux, maison de France enexil&|160;; puis, c’était une grande bâtisse de brique rouge, unepension anglaise&|160;; puis des lignes d’arbres faisant draperie,et qu’on aurait pu prendre pour une forêt si, parmi les hachuressombres, ça et là, une lucarne n’avait lui, un reflet, un rayon,indiquant une habitation cachée dans les parcs.

–&|160;Un autre regret, disait Marie, c’est dequitter Édith en quittant Westgate. Elle sera délicieuse, cettepetite.

–&|160;Je le crois. Elle est habituéemaintenant. Elle comprend que nous achetons très cher, au prixd’une souffrance, toi et moi, l’abri qu’elle a ici, l’air qu’ellerespire, la pleine santé de son âme et de son corps. Oui, cetteÉdith menue, longue et blonde…

–&|160;Tandis que je suis menue, longue etbrune…

–&|160;Elle ressemble à ton père. Et touterousselée.

–&|160;Tiens&|160;! la lampe s’éteint. Édithdort entre les rideaux blancs… Mère Noémi doit passer, comme unepetite ombre, aux pieds de feutre, et regagner sa chambre… Édithbien-aimée&|160;!

La lueur pâle qui barrait la façade, audeuxième étage et au premier, avait disparu. La pensée d’Édithdemeura entre la mère et la sœur aînée qui rentraient, calmes, dansla nuit tendre. Elles s’aimaient d’un amour presque égal, l’uneétant mère, et l’autre n’ayant pas encore d’amour.

Le lendemain soir, vers quatre heures, dans lebel éclat adouci d’un jour qui avait été clair depuis l’aube, dansle silence alangui d’un dimanche anglais, une automobile vintprendre les deux Françaises, à la porte de leur villa, et lesemmena dans la direction du sud. Madame Limerel, en souvenir de«&|160;l’équipage&|160;», recommanda au chauffeur d’allerlentement. À peine trois quarts d’heure de voyage, sur de bellesroutes étroites&|160;: d’abord, un plateau cultivé, presque sansarbres, dont les pentes lointaines, de deux côtés, s’abaissaientvers la mer&|160;; puis une dépression du sol, de grands espacesd’herbes divisés en pâtures par des lignes de fil de fer et depoteaux, chenal abandonné anciennement par l’Océan auxgraminées&|160;; enfin des collines solidement nouées les unes auxautres, quelques-unes boisées, d’autres labourées et où le vent,passant sur les guérets en arc, lève de la poussière comme sur ledos des houles. La limousine, arrivée au bas d’une de ces collines,s’engage dans un chemin montant que bordent des taillesclairsemées&|160;; elle entre sous la futaie, passe devant uneporterie plus moussue que la forêt, et plus humide&|160;; elleroule sur le sable fin, dans le demi-jour des branches, et,subitement, une maison apparaît, au fond d’une grande clairièreverte qu’enveloppent des futaies bleues&|160;: un quadrilatère demurs en brique, très ajourés par les fenêtres, très estompés parles coulures de pluie, et que dominent des tours carrées, rougesaussi, trois sur chaque façade, plus hautes d’un étage, etcrénelées à leur sommet qui est en pierre blanche.

Douceur des pierres anciennes et des lointainsboisés&|160;! Joie étonnée des yeux, qui reçoivent tout à coup lalumière des hauteurs&|160;! C’est Redhall. L’automobile vient seranger devant le perron&|160;; madame Limerel et Marie traversentle vestibule, puis la galerie, qui ressemble à une serre où il yaurait des tableaux anciens et des bibelots au lieu de fleurs. Ellen’est séparée des pelouses que par de larges vitrages, tantôt deverre blanc, tantôt de verre coloré, fragments de verrièresgothiques. On voit, très loin, un groupe de joueurs de golf, à lalisière des bois, à l’entrée large d’une ligne. Quelqu’un joue dupiano, dans le salon, une médiocre musicienne&|160;: les doigtssautillent et l’air est tout à fait pauvre. Le valet de chambreouvre la porte, et la musique continue un moment, et Dorothy sedresse et se retourne. Elle est plus rouge que si elle venait degagner le «&|160;tournament&|160;» de tennis. «&|160;Oh&|160;!Marie&|160;! oh&|160;! madame Limerel&|160;! Je joue simal&|160;!&|160;» Elle accourt, elle embrasse son amie française,elle donne la main à madame Limerel. Son corsage blanc est remonté,et ses cheveux ont l’air de vagues qui déferlent.

–&|160;Et je suis seule&|160;! dit-elle. Toutle monde est dehors&|160;: lady Breynolds doit se promener auxenvirons du lac, avec Mr&|160;et Mrs&|160;Hunter Brice, etMrs&|160;Donald Hagarty&|160;; sir George montre ses chiens à FredLand.

–&|160;Ça doit amuser Mr&|160;Land&|160;!

–&|160;Oh&|160;! quelle chose l’amuse etquelle chose l’ennuie vraiment&|160;?

–&|160;Ses confrères.

–&|160;Peut-être. Mr&|160;Robert Hargreeve,Cuthbert Hagarty jouent au golf avec les deux filles deMrs&|160;William Hunter Brice. Et je suis ici. Voulez-vous que nousrejoignions ceux qui se promènent&|160;?

Elles sortirent, par l’une des portes vitréesde la galerie, tournèrent la façade nord de Redhall, passèrent lelong du saut-de-loup qui défend, de ce côté, le jardin de fleursdes Breynolds, puis s’engagèrent parmi les châtaigniers géants,contemporains du château, et elles descendirent, ombres menues etsans bruit, perdues dans le grand espace, sous les arbres quiavaient été plantés pour ne croiser leurs branches qu’après deuxsiècles. Les feuilles de l’an passé achevaient de mourir,rassemblées par le vent, moulées par l’hiver sur la surface del’avenue verte, où elles demeuraient blondes. Madame Limerelmarchait entre les deux jeunes filles. Elles prirent la premièreallée qui coupait la châtaigneraie et qui s’enfonçait, en lignecourbe, dans les futaies de chênes. En un quart d’heure, ellesétaient auprès de lady Breynolds, qui avait voulu venir jusque-làpour voir le progrès de ses rhododendrons. Celle-ci, du haut de laberge, montrait le lac, en forme d’ellipse, autour duquel lesrhododendrons s’étageaient en houles, en gradins inégalement épais,mais sans brisure. Ils avaient étouffé toute autre végétation. Ilsenserraient l’eau verdâtre des plis soulevés de leurs feuilles etdu fouillis de leurs racines où les renards sont à l’abri.

–&|160;Malgré le soleil de ces jours derniers,pas une pointe violette encore&|160;! En juin, et même à la fin demai quelquefois, à l’époque où nous sommes, c’est une vision deparadis, ces pentes toutes violettes, cette eau, ces futaies quifont cadre, et le ciel au-dessus&|160;!

–&|160;Je suis sûr que l’Inde n’a pas demerveille égale, dit Mr&|160;Hunter Brice, personnage athlétique,qui traînait la jambe en marchant, et que ce rappel de goutteempêchait de se livrer à d’autres sports que la promenade… Jetrouve que notre ami Réginald n’a pas une admiration assez vive… Ilest muet aujourd’hui.

–&|160;Oh&|160;! il a ses jours, répondit ladyBreynolds&|160;; il admire, il aime ce coin du parc…

Mais en disant cela, elle éprouvait sûrementquelque ennui, car la physionomie, devenue sérieuse, ne répondaitplus au ton de la phrase. Cette femme, si bien habituée aucommandement, n’était pas parvenue à se faire obéir de tout soncorps à la fois, et la voix avait suivi l’ordre, tandis que levisage exprimait une souffrance. Heureusement, madame Limerelarrivait. Une voix de fauvette en fête, celle de Dorothy, faisaitse retourner lady Breynolds, qui reprit aussitôt la complètemaîtrise de ses nerfs, et accueillit madame Limerel et Marie avecsa belle courtoisie simple, qui plaisait comme une œuvre d’art etcomme une attention.

–&|160;Nous avons le temps de faire avant ledîner le tour des futaies. Si madame Limerel ne craint pas lamarche, partons. Je vais vous montrer mon troupeau de bœufsd’Écosse et mes antilopes.

Dorothy retint Marie par le bras, et, montrantRéginald, qui remontait la berge du lac, parmi les rhododendrons,elle dit, assez haut&|160;:

–&|160;Vous serez peut-être plus heureuse quemoi, Marie&|160;: je n’ai pas pu dérider Monsieur, depuis cematin.

Elle murmura, à l’oreille de sonamie&|160;:

–&|160;Il y a sûrement quelque chose de gravedans cette maison. Réginald est malheureux. Et moi, voyez-vous, ilne me croit pas assez sérieuse pour se confier à moi… Bonjour,Hamlet&|160;! Je vous amène une belle étrangère, qui est digne deconnaître les tristesses du royaume de Danemark.

Réginald serra vigoureusement la main des deuxjeunes filles, et offrit à Dorothy une branche cueillie à la cimed’un arbuste, et qui portait, la première de toute l’immensebordure, une fleur non épanouie, pareille à une pomme de pin touteponctuée de flammèches pourpres. Déjà Mrs&|160;Hunter Brice, quiavait deux filles, se détournait pour voir quelle petite comédie dejeunesse, amoureuse peut-être, se jouait derrière elle. Dorothypartit en courant pour rattraper le groupe des promeneurs. EtRéginald demeura en arrière, avec Marie.

–&|160;Je serais content de causer avec vous,en effet.

Marie ne répondit pas. Mais elle se mit àmarcher à côté de Réginald, lentement, sur la terre sablonneuse etlégère de l’avenue. Le groupe formé par lady Breynolds, madameLimerel, Mr&|160;et Mrs&|160;Hunter Brice, Mrs&|160;Donald Hagartyet Dorothy, était déjà à la distance où un chasseur ordinaire netire plus un perdreau. Elle regardait la nappe des eaux, vivantesde reflets et de vent, dont elle s’écartait peu à peu, et quevoilait l’épaisseur grandissante des futaies. Réginald se tenait àsa gauche, et assurément ce n’était pas de sa voisine qu’étaientoccupés ses yeux, qui semblaient suivre, dans le lointain et enavant, un de ces songes tristes qui passent toujours là-bas, un peuau-dessus de la terre. Marie ne pouvait deviner quelle souffranceil allait lui avouer, mais le don inné de la pitié, la crainte dene pas savoir répondre, une gratitude qui était plus grande que lereste, formaient son émotion et occupaient tour à tour son esprit.Réginald croisa les bras, geste qui lui était familier quand ildiscutait, et il dit&|160;:

–&|160;Thomas Winnie n’est pas venu,aujourd’hui.

Cela signifiait, et Marie le compritaussitôt&|160;: «&|160;Thomas Winnie aurait reçu mes confidences,s’il avait été ici. Je vous parle, à vous, parce qu’il n’est pasprès de moi.&|160;» Elle répondit, sans qu’il se fût expliquédavantage&|160;:

–&|160;Il est votre ami le meilleur.

–&|160;Oui… Il s’est passé quelque chose degrave, ici, ce matin.

–&|160;Quoi donc&|160;?

–&|160;J’ai refusé d’aller à l’office avec mafamille.

Marie leva les yeux vers son compagnon depromenade. Depuis qu’il avait commencé de parler, tous les traitsde cette figure d’homme, si régulière au repos, s’étaient ramasséset durcis. Il regardait maintenant à terre.

–&|160;Pardonnez-moi. Je ne comprends paspourquoi cela est grave. Nous sommes obligés, nous catholiques,d’aller à l’église chaque dimanche, mais vous ne l’êtes pas, vous,d’aller au temple.

–&|160;Sans doute&|160;; mais mon pèrevoulait. Je n’ai pas voulu.

–&|160;Et alors&|160;?

–&|160;Nous étions déjà en lutte, depuis untemps. Il est autoritaire. C’est son caractère, et son droit,d’ailleurs. Je ne l’accuse pas, croyez-le…

Il marcha plusieurs pas, sans achever sapensée, puis il dit&|160;:

–&|160;La mésintelligence, l’incompréhensionentre nous s’est aggravée. Le moment approche où je serai endemeure de céder ou de rompre.

–&|160;Vous craignez qu’il ne revienne sur cesujet&|160;?

–&|160;Pas de la même manière. Il ne se répètejamais. J’ai peur que ce soir, dimanche, il ne se passe autrechose.

–&|160;Mais, que puis-je faire pourvous&|160;?

Il répondit, d’un ton mécontent, et la têtetournée vers les broussailles de gauche&|160;:

–&|160;Je ne demande jamais conseil, veuillezen être sûre, j’aime à agir par moi-même, sous ma responsabilité.Et cela est bien ainsi. Mais la difficulté où je me trouve estnouvelle pour moi… Votre avis me servirait peut-être…

Marie eut un geste de doute, la main levée,effaçant les mots.

–&|160;Pourquoi pas votre mère&|160;?

–&|160;Elle ne comprendrait pas.

–&|160;Miss Violette Hunter Brice, qui mesemble sérieuse, ou Dorothy Perry, que vous connaissezd’enfance&|160;?

–&|160;Non. Je vous ai choisie parce que vousavez une conscience lumineuse.

Il eut une espèce de rire intérieur, qui nemodifia pas l’expression du visage, mais qui changea le ton de lavoix.

–&|160;… Et aussi parce que vous nousquitterez, et que cette faiblesse ne me sera pas rappelée.

Elle sourit, d’un sourire léger, qui ne durapas.

–&|160;Bien, dit-elle, vous pouvez meparler.

Mais Réginald avait eu tant de mal à sedécider à prendre conseil, et conseil d’une femme, qu’il ne ditrien, et continua de marcher jusqu’à un banc de bois placé aucarrefour de quatre avenues de la futaie. Il s’assit, et Marie semit à côté de lui. Les avenues étaient désertes, descendantes toutautour, et la brume, toujours voisine en pays anglais, effaçaitvite les lointains, sauf en avant, où la lumière des espaceslibres, le reflet des prairies ensoleillées, pénétrait sous lesvoûtes, et dorait les feuilles. Il se courba, les deux mainsappuyées sur ses genoux. Il était ainsi plus petit qu’elle, quidemeura droite. Et elle attendit, priant pour ne pas setromper.

–&|160;Voici, dit-il, comment cela est venu.J’ai été élevé ici, d’abord. Mon père, très rude comme il convientà un homme, mais plus peut-être qu’il ne convient à un père, – jevous demande pardon de vous exprimer cette pensée&|160;; ne croyezpas que je veuille manquer de respect, mais il faut que vouscompreniez&|160;; – ma mère, très tendre, mais occupée par sesdevoirs de maîtresse de maison, d’une maison ancienne&|160;; desdomestiques stylés à la manière d’autrefois, mais presque tousindifférents à tout, sous l’appareil de la déférence&|160;; desfermiers qui sont de simples entrepreneurs, qui n’ont rien de cetattachement pour le sol que vous devez croire, vous autresFrançais, une vertu très répandue dans nos domaines féodaux&|160;:tel a été le milieu de ma petite jeunesse. Je ne parle pas de monfrère, qui n’est venu au monde qu’au moment où je quittais Redhall.Dans ce monde de vieille Angleterre, et aussi dans l’autre domainede mon père, la terre du Lancashire, j’ai eu la formation premièred’un lord du XVIIIe siècle&|160;: le cheval, le bain, lejeu, les psaumes. Religieusement, j’ai été voué à l’exactitude dansles rites de la religion anglicane, et à la détestation, non pas detoute autre religion, mais du catholicisme. Mon père et ma mèrelaissaient faire, simplement, pour moi, ce qu’on avait fait poureux. Ils eussent approuvé qu’on me donnât, comme un de mes premierslivres de lectures, le Book of martyrs, de Fox&|160;; ilseussent renchéri, de très bonne foi, sur les commentaires quefaisait ma gouvernante, essayant de m’expliquer la Story ofliberty.

Je ne sais pas si vous connaissez ces deuxlivres&|160;?

–&|160;J’ai vu le premier sur destables&|160;; je ne sais que le nom du second.

–&|160;Tous deux représentent les catholiquescomme des hommes sanguinaires, persécuteurs, dangereux, vraimentbarbares. L’Histoire de la Liberté est une longueaccusation contre eux. Bien que je fusse très jeune, j’avaisparfaitement commencé à haïr les catholiques. Mon père, d’ailleurs,ne prononçait ce mot qu’avec mépris. Il disait «&|160;lasanguinaire Mary&|160;». Je m’étonnais de voir que nous avions à lamaison une lingère irlandaise. Et, comme elle était très bonne avecmoi, et depuis de longues années au service de ma mère, jem’imaginais qu’elle était bien heureuse d’avoir fui son pays demisère et d’horreur. Entre elle et une négresse achetée sur unmarché d’esclaves et amenée en Europe, il y avait, dans ma penséed’alors, une grande ressemblance de destinée… Je m’excuse de vousdire ces idées d’enfant. Je suis venu de l’injustice&|160;;j’entends d’une injustice involontaire, d’une grande préventioncontre les idées catholiques. Mon père est demeuré tel qu’il atoujours été.

–&|160;Et lady Breynolds&|160;?

–&|160;Ma mère aussi&|160;; mais elle n’a pasle même caractère. Je l’ai fait souffrir, cela est sûr, mais devantmon père, elle prend ma défense. Elle vit en souriant au monde,avec le drame de ma vie au fond du cœur… Tenez, en ce moment,là-bas, si elle a rencontré la harde de cerfs, elle les montre,elle dit&|160;: «&|160;Voyez, nous avons reçu les premiers animaux,il y a dix-sept ans, de notre ami lord Llandovery&|160;;&|160;»elle pense, au fond de son cœur&|160;: «&|160;Quel douteaffreux&|160;! Réginald contre son père, contre le passé de larace&|160;! Est-ce possible&|160;?&|160;» Elle souffre, elle ne mecomprendrait pas&|160;; elle me pardonnerait plutôt. Je lui aiéchappé bien jeune, à treize ans, quand il a été décidé que j’iraisà Eton. J’étais déjà depuis longtemps résolu à être soldat, quandj’ai dit&|160;: «&|160;Je veux être officier. Je veux me battre, jeveux traverser l’Afrique comme Stanley.&|160;» Mon père approuvait.Ma mère essayait d’être aussi fière que lui&|160;; elle l’étaitavec beaucoup de peine.

–&|160;Je la comprends.

–&|160;Vous voyez donc que j’ai eu la mère laplus droite, la plus affectueuse, mais que la séparation a eu lieutrop tôt pour que l’intimité s’établît entre nous sur des questionsde conscience, à supposer même que cela pût s’établir. Tout lereste a été commun&|160;: j’ai deux cents lettres de ma mère. J’aiété la plus tendrement suivie de ses relations, son orgueil, plusd’une fois sa joie. Le travail intérieur que je vais vous dire estdemeuré mon secret.

Marie vit passer très loin, dans la clarté desprairies, le groupe des promeneurs et des promeneuses quirevenaient sans doute vers le château, et elle étendit la maincomme pour dire&|160;: «&|160;Pourquoi n’êtes-vous pas ici, vous àqui cette âme angoissée devrait appartenir&|160;?&|160;» Puis lebras retomba lentement, et elle ne parla pas.

–&|160;Pendant mon séjour à Eton, et un peuplus tard quand je fus à l’École militaire de Sandhurst, j’ai eudes heures de foi très vive. Les êtres jeunes aspirent à Dieu.J’entendais quelquefois les discours des meilleurs pasteurs del’Église officielle, et d’autres aussi. J’y trouvais del’éloquence, et des pensées élevées&|160;; mais je constatais quela vie du Christ sur la terre ne se rapprochait pas de moi, querien ne me la faisait imitable et voisine. Je vivais moralement surles principes que j’avais entendu développer et que j’avais vuappliquer chez nous, il est juste de le dire, et dont le principalétait&|160;: «&|160;Chercher la vérité&|160;; suivre lavérité&|160;; s’attacher à la vérité.&|160;» Ces belles formulesennoblissaient ma volonté, mais je les sentais vagues, imprécises.Je me demandais&|160;: «&|160;Où est la vérité, puisque je n’agispas toujours comme les autres&|160;? Puis-je en tout ladéterminer&|160;? Elle ne peut recevoir de moi son caractère, et cen’est donc que ma bonne foi, et sans doute mon aveuglement qui estmon principe&|160;?&|160;» Je souffris, par moments, dans maraison, et aussi dans mon cœur, comme je vous l’ai dit, parce quele modèle divin ressemblait trop à une idée, et n’était pas assezun ami présent.

–&|160;C’est beau, ce que vous dites.

–&|160;Ne vous hâtez pas de me juger, car vousseriez déçue. Je suis entré dans une église catholique, pour lapremière fois, à Farnborough, qui est près de Sandhurst, et pour lapremière fois j’ai vu des religieuses catholiques à l’hôpitalitalien de Queen’s Square&|160;: des grandes cornettes…

–&|160;Des filles de charité deSaint-Vincent&|160;?

–&|160;Oui. Et ce qui m’a le plus ému, ce sontles religieuses, parce qu’elles étaient naturelles dans la puretéet dans la charité. Elles n’avaient pas la préoccupation deparaître virginales&|160;: elles l’étaient&|160;; ni dévouées detout leur être au service des pauvres malades&|160;: ellesl’étaient. Les chants de votre Église, et la discipline quej’apercevais en toute chose, que je savais être identique par toutela terre, m’ont donné l’impression d’une organisation très grande,très forte, dont je ne faisais pas partie. Vers cette même époque,pendant les vacances de l’École militaire, j’ai lu des livres decontroverse, surtout de ceux qui réfutent l’erreur romaine. Ils nem’ont pas tiré de l’angoisse, aussi tenace que les fièvres des paysd’Orient. Je suis parti pour rejoindre mon régiment aux Indes, monrégiment blanc, vous comprenez&|160;? Et un an après, j’obtenaismon «&|160;transfert&|160;» dans un régiment indigène, ce qui avaitété mon désir. Eh bien&|160;! j’ai eu là, sans doute, beaucoup defortes journées d’action, sans une idée ou un rêve. Mais j’ai eutant d’heures inactives aussi, toutes de souvenir, deméditation&|160;! Vous ne sauriez imaginer quelle a été la plustorturante préoccupation de mon esprit&|160;; vous avez vécu dansla quiétude de la foi…

–&|160;La paix, oui&|160;; la quiétude,non&|160;: ce n’est pas de notre temps.

–&|160;Je veux dire que rien ne vous a parudigne d’être sérieusement défendu, parmi les idées qui fondentvotre croyance. Une jeune fille, chez vous surtout, reçoit sa foitoute faite, et n’en change pas.

–&|160;Vous vous trompez&|160;: si elle enchange moins que les hommes, c’est qu’elle la connaît mieux, etqu’elle la défend mieux.

–&|160;Alors, vous soupçonnez l’état d’une âmequi ruine elle-même la foi qui lui a été transmise. Je m’efforçaislà-bas, dans la jungle, et dans les montagnes infestées d’ennemissauvages, de me faire une opinion sur le point qui a été tantdébattu entre vous et nous, sur votre dogme de la présence réelle.Cela me semble être le cœur, anémié ou chaud, de la religion.J’étais très ému de ce fait que notre Église anglicane n’enseignepas officiellement la présence réelle. Certains fidèles y croient,s’écartant en cela, plus ou moins, de l’enseignement officiel del’Église. Et cependant, je lisais dans saint Jean&|160;:«&|160;Celui qui mange ma chair et boit mon sang demeure en moi, etje demeure en lui.&|160;» Je lisais dans le même apôtre, vous voussouvenez&|160;: «&|160;Le pain que je donnerai pour la vie du mondeest ma chair.&|160;» Mon angoisse était grande. Pourquoi retrancherces textes&|160;? Comment les expliquer autrement que par laprésence réelle&|160;? J’en arrivais, peu à peu, à ce dilemme qui aoccupé mon esprit, l’a troublé, l’a brisé pendant des mois desolitude&|160;: si le catholicisme n’est pas la vérité, toutes lesÉglises chrétiennes sont fausses, à plus forte raison&|160;; toutle christianisme est une illusion de centaines de millionsd’hommes, parce qu’il m’apparaissait, ce catholicisme, non commel’objet de ma foi, mais comme la perfection certaine duchristianisme, son maximum d’énergie, son maximum dans lafamiliarité divine, son achèvement et sa fleur.

–&|160;Avez-vous prié, pour que Dieu vousaidât&|160;?

Réginald répondit, après un momentd’hésitation&|160;:

–&|160;Oui, mais je n’ai pas votre croyance.Dieu n’a pas répondu. J’ai détruit la foi que j’avais, et je nel’ai pas, l’autre. Il m’est impossible de me considérer commefaisant partie de la communauté religieuse dans laquelle j’ai étéélevé, et, en même temps, si je songe à ce que je viens de nommerla perfection du christianisme, à votre foi romaine, toutes lesimages, toutes les défiances, toutes les imprécations dont j’ai étépénétré, surgissent et revivent. Et, – je vous fais mes excuses devous dire cela, mais il faut que vous connaissiez mon étatd’esprit, – je me demande si le signe de la croix n’est pas lesigne de la Bête&|160;; je pense à la Babylone corrompue&|160;; jevois se dresser le fantôme de la Scarlet woman&|160;; jerécite de mémoire l’apostrophe de George Borrow, le distributeur deBibles, dans un autre livre de ma jeunesse, The Bible inSpain, quand il dit&|160;: «&|160;Pape de Rome&|160;! Je croisque vous êtes aussi méchant que jamais&|160;; mais vous n’avez plusde puissance. Vous êtes devenu paralytique, et votre massue adégénéré en béquille.&|160;» Puis je m’effraie, je m’épouvante, ensongeant que peut-être les hommes ont enduré tant de souffrances,soutenu des guerres, bravé des haines, accepté des humiliations,obéi, aimé, levé les yeux au ciel, pour une illusion magnifique etvaine… Pardonnez-moi mon langage…

Les lèvres sérieuses, les lèvres qui avaientdéjà remué tout bas, dirent simplement&|160;:

–&|160;Je prierai pour vous.

Il ne s’occupait pas d’elle, mais de lui-même.Elle tenait la place de Thomas Winnie, et sa qualité de femme, sonâge, son charme ne changeaient ni le cours des pensées de cet hommetroublé d’une inquiétude supérieure, ni leur logique, ni leurexpression âpre. Cependant, quelque sensibilité profonde s’émut enlui, – sensibilité religieuse aussi, – quand Marie Limerel eut dit.«&|160;Je prierai.&|160;» Il répondit, le regard encore tout pleinde ses pensées en détresse&|160;:

–&|160;Je vous suis très reconnaissant, oui,très. Et, à présent que vous connaissez que je ne fais plus partiede l’Église de mon père, ni même d’aucune Église, donnez-moi leconseil. Supposez que ce soir, ou demain, peu importe, mon père medemande d’affirmer par un mot, ou par un geste, que je suis encoreattaché à cette Église, que devrai-je faire&|160;? Où est laloyauté&|160;?

Il attendit, s’écartant un peu pour mieux voirle profil recueilli de cette jeune fille qui allait juger, et ceslèvres qui allaient prononcer un arrêt. Elles s’ouvrirent, et ellesdirent&|160;:

–&|160;Pourquoi ne pas vous abstenir, puisquevotre conscience vous a déjà dicté cette solution-là, cematin&|160;?

–&|160;Ce serait la rupture définitive avecmon père. Il ne comprendra pas, il ne pardonnera pas moninsubordination.

–&|160;Votre liberté.

–&|160;Oui, ma liberté. Mais elle lui paraîtraun aveuglement, une ingratitude. Et moi, je n’aurai pas même lajoie d’avoir sacrifié un bien tel que l’affection de mon père à unevérité dont je serais convaincu. Je serai celui qui dira&|160;:«&|160;Je ne vois pas la vérité où vous croyez la voir, et je ne lavois pas ailleurs.&|160;» N’est-ce pas rude, cette attitude querien de positif ne commande&|160;?

–&|160;Vous avez l’obligation, avant tout, dene pas mentir.

–&|160;C’est juste.

–&|160;Moi, je ferais comme je vous aidit.

Réginald se tut un moment, et, dit,lentement&|160;:

–&|160;Je le ferai.

Il demeura un peu de temps le regard fixé àterre, puis le visage se détendit, par ordre d’une volonté quiavait repris sa hardiesse. Réginald se leva, et sa voix sonna sousles arbres.

–&|160;Nous aurons manqué le thé, et je vousfais bien mes excuses. Revenons vite. Misses Hunter Brice avaienttellement le désir de vous connaître&|160;! Elles m’en voudront.Elles vont m’accabler. Et il y en a une qui doit être une personnevindicative&|160;: miss Violette ressemble à une fée…

–&|160;Vraiment&|160;?

–&|160;À une fée enveloppée dans le nuage destulles changeants. Vous verrez…

Par l’avenue, sous les dômes aigus des chênes,les deux jeunes gens revenaient vers le château. Ils essayaientd’oublier, en reprenant la conversation du monde, les mots siintimes et si nobles qu’ils venaient d’échanger, le sujet émouvantdont leur esprit ne pouvait encore se déprendre. Ils marchaientvite&|160;; ils exagéraient l’admiration que leur causait le soirtombant&|160;; ils tâchaient de rire, et toutes ces paroles vaines,et ces gestes, et ces éclats inutiles, tout cela voulaitdire&|160;: «&|160;Nous sommes désormais redevenusétrangers.&|160;» Ils ne pouvaient cependant plus l’être, tout àfait, l’un pour l’autre.

Personne ne fut surpris de l’absence prolongéede Marie Limerel. Il y eut quelques présentations, car les joueursde golf étaient rentrés. Le thé avait été servi, et les domestiquesenlevaient et rangeaient, le long des murs, les petites tablesencore chargées de buttered toasts, demuffins, de sandwiches, et de tous lestea-cakes, au carvi, au chocolat, au madère, au sherry. Oncommença de causer, mais la conversation fut vite interrompue parl’entrée du maître de la maison et de Fred Land. Mrs&|160;DonaldHagarty demanda&|160;:

–&|160;Est-ce que, par hasard, sir George aosé soutenir son vieux paradoxe, que le Kent est un pays favorableà la chasse au renard&|160;?

–&|160;Non, je deviens vieux, je me range.

–&|160;Je suis sûre, du moins, que vous avezprésenté vos chiens comme supérieurs aux meilleures meutes du Kentet du Sussex, à l’East Kent, à la Tickham, à la meute célèbre delord Leconfield&|160;? Oui, n’est-ce pas&|160;? Avez-vous convaincunotre ami&|160;?

–&|160;Lui&|160;? il comprend tout, et iln’aime rien.

–&|160;Excepté les livres&|160;?

–&|160;Les siens&|160;!

La voix du vieux gentleman farmer, rouilléepar la brume, la pipe et le porto, riait encore, bonnement, encascade discrète, lorsque les fortes lèvres d’orateur de Fred Landrépliquèrent&|160;:

–&|160;Pas même. Je ne me relis pas, de peurde me trouver illisible. La pensée n’est qu’un moment, que lemoment d’après recouvre&|160;: tombeaux qui se superposent. Je vousassure, mon ami, que je considère un de mes livres comme une chosebeaucoup moins importante que la recette d’un gâteau pour le thé,que j’aurais eu le bonheur d’apprendre à lady Breynolds.

En parlant, le célèbre professeur del’Université de Londres s’inclinait et fermait les yeux, mais satête magnifique ne se modelait jamais entièrement selon les motsqu’il disait, et toujours quelque trait du visage, soit le regard,soit les lèvres, soit les plis du front, abritait une pensée autre,une réserve, une contradiction, une indifférence, un mépris. Qui levoyait avait le sentiment d’une puissance grande et mal connue. Ilavait dans le port de la tête, dans le modelé impérieux des arcadessourcilières et du front, dans le large nez, dans le désordre descheveux en couronne, quelque chose du lion. Son large masque raséétait si dominateur, si exceptionnel d’intelligence et de force,qu’on oubliait de regarder le corps qui portait ce chef monumental.Et ce corps était de moyenne taille, un peu gros, épaissi parl’âge, sauf les mains fines, minces et blanches, si jolies encorequ’il les ornait l’une et l’autre d’une bague précieuse. Avec lui,sir George faisait le tour de l’hôte, dans le salon où ses invitésétaient maintenant au complet. Il ne donnait pas l’impression deprofondeur, mais d’une vigueur de corps entretenue jusqu’à lalimite où elle devient surprenante, d’un esprit caustique,pratique, pour qui la politesse est un office, une chargehéréditaire, le premier sport de noblesse, et qui s’en acquitteavec l’aisance des longues habitudes, et le regret léger de ne plusêtre en plein air. On ne remarquait point en lui ce quelque chosede ralenti dans la parole ou dans le geste, qui est la marque de lamort. Il était habillé d’un complet de grosse laine verdâtre,veston, gilet, culotte, qu’il appelait son armure, et chaussé debrodequins à clous. Des bandes de laine chamois serraient sesmollets nerveux, qu’on voyait frémir d’un petit tremblement àchaque pas qu’il faisait, comme les jambes d’une bête de sang donton modère l’allure. Il s’arrêta, un instant, à l’angle du salon,devant Réginald, et, d’un regard, avec un orgueil secret, il mesuracette haute stature de son fils.

–&|160;Qu’avez-vous fait, cetteaprès-midi&|160;? Je ne vous ai pas vu&|160;?

–&|160;Je me suis promené avec mademoiselleLimerel.

–&|160;Vous ne pouviez mieux faire.

Il continua son inspection mondaine, trouvantun mot de plaisanterie facile et un peu distante toujours, pour lesdeux filles de Mrs&|160;W. Hunter Brice, qui causait du Labourparty avec Fred Land résigné&|160;; pour Mrs&|160;Donald Hagarty,couperosée, solitaire, et souriant à tous les mots qu’on luidisait&|160;; pour ses amis qu’il plaisanta plus librement, lemaigre Robert Hargreeve qui professait le tamoul et parlait mall’anglais, en bégayant&|160;; pour le jeune Cuthbert Hagarty,fiancé depuis quelques jours, et qui écoutait une conversationsévère bien qu’animée, entre son père, membre des Communes,libéral, et le vieux W. Hunter Brice, protectionniste, tory,guerrier et administrateur de deux compagnies de chemins de fer.Sir George prit part à la discussion, non seulement sans effort,mais avec plaisir. On le vit au feu de son regard. C’était uncombatif, un entêté, et vraiment un homme complet dans un mériteborné. Il avait vingt ans de plus que lady Breynolds. On eût ditque sa tête était de marbre blanc, coloré d’un peu de rose auxlèvres et de beaucoup de bleu pâle par les veines saillantes ducou, du front, des tempes dégarnies. Physionomie bourrue,autoritaire, impatiente&|160;: un nez comme une figue, gros dubout&|160;; une bouche tirée en bas, et des plissures nombreuses,des moulures, des bourrelets mobiles dans la peau flasque sous lementon&|160;; un collier de barbe courte rejoignant les cheveux encouronne, jaunes et blancs, plantés en houppes, et, sous lessourcils très longs, très fournis, deux petites perles bleues,frémissantes, vibrantes, vernies souvent par une larme qui netombait jamais, et qui était de vieillesse et nond’attendrissement. Ses amis disaient de lui&|160;: «&|160;Quand sirGeorge mourra, l’Angleterre perdra le plus anglais de sesfils.&|160;» Il était de la vieille Angleterre, attaché à toutusage, à son rang, à son Église, parce que tout cela, pour lui,faisait partie de la Constitution. Le «&|160;plus vieux quelui&|160;» le dominait. Il refusait une nouveauté, dès qu’elle luisemblait opposée à cet ensemble, et l’épithète de national luisuffisait pour ne pas examiner les raisons qu’on invoquait autourde lui contre ce qu’il avait vu faire ou penser. Son amitié étaitfidèle, son inimitié également. Personne, dans sa maison, nediscutait ses ordres, ou ne s’avisait même de se les faireexpliquer, car il pardonnait les négligences, mais nonl’indiscipline, les protestations, les observations, ce qu’ilnommait la révolte. Sa confiance dans son pays était d’ailleurssans bornes et émouvante. Lisant chaque jour le Times,afin de mieux connaître toutes les supériorités de l’Angleterre, etle progrès de l’Empire dans le monde, il refusait, d’ordinaire, dereconnaître les fautes de son parti, ou de son pays. Quand, parexception, il apercevait une fissure du temple, il la bouchaitaussitôt avec un aphorisme, et disait&|160;: «&|160;Je n’ai aucunecrainte, aucune&|160;; le peuple, ici, a du bon sens.&|160;» On nel’avait jamais vu pleurer. Dans les quelques circonstancesdouloureuses qu’il avait traversées, mort de sa mère, – la vieillefemme était morte à Redhall, – maladie grave de lady Breynoldsaprès la naissance de son second fils, sir George s’était enfermédans ses appartements, il n’avait parlé à personne, et quand ilétait sorti enfin, on avait remarqué qu’il avait changé, maigri,pâli, et que la souffrance morale, par conséquent, avait prise surce cœur très caché.

Le soir tombait. À travers les baies du salon,on voyait, sur les cimes et sur les lisières des futaies, la gerbefauve du soleil. Lady Breynolds se leva, et les invités montèrentdans les chambres qui leur avaient été désignées, pour se reposeret s’habiller. Quelques minutes avant huit heures et demie, ilstraversèrent de nouveau la galerie illuminée, et se réunirent dansle salon, les hommes en habit, les femmes en robe ouverte, et, sansdoute, toutes les robes n’étaient pas à la dernière mode deParis&|160;; miss Violette Hunter Brice avait jugé bon des’envelopper dans les plis mousseux d’une écharpe de tulle de soievert d’eau, qui criblaient de reflets ses épaules, son cou, salongue figure blonde, et qui lui donnaient une ressemblance voulueavec les fées et les héroïnes de l’imagerie romantique&|160;; samère exhibait des manches trop bouffantes&|160;; mais, si le goûtn’était pas toujours parfait, les toilettes, les bijoux, lescoiffures avaient quelque chose de personnel et d’habituel&|160;;les hommes portaient le frac noir avec la même aisance que la vestede sport, et leurs pantalons, un peu courts sur leurs souliersdécouverts, laissaient voir des chaussettes de nuances nouvellesdont il était évident que plusieurs d’entre eux étaient fiers. Lepuissant M.&|160;Fred Land, lui-même, n’avait point dédaignéd’appliquer son intelligence à ces menus détails de sa tenued’homme du monde. Il avait dû dormir. Son visage, qui n’étaitjamais vide de pensée, semblait avoir fait son plein d’expression,de malice, d’ironie, de grognerie, d’humour et de paradoxe. Commeun manomètre, il indiquait que l’esprit était sous bonne pression.L’hon. Donald Hagarty arriva le dernier, un peu rouge, suivant safemme qui se mordait les lèvres de confusion, et les serraitjusqu’à les réduire à l’état de petit noyau. Le butler se présenta,entre les deux battants de la porte qu’un valet de pied venaitd’ouvrir, et les invités, traversant la salle où l’on servaitchaque jour le premier déjeuner, se rendirent dans la salle àmanger.

Marie, placée à l’un des bouts de la table,entre Cuthbert Hagarty qui parlait peu et le maigre bibliothécaireHargreeve, que l’écharpe verte de miss Violette Hunter Briceattirait et rendait loquace, eut le loisir d’observer, et elle lefit en songeant aux confidences qu’elle avait reçues. Depuis lemoment où Réginald l’avait quittée, en rentrant de la promenade, ilne lui avait pas adressé la parole, et ne s’était plus même occupéd’elle. Elle l’apercevait, devant elle, à l’autre extrémité de latable, causant avec Dorothy Perry. Il ne semblait ni inquiet, nimême distrait. Il parlait avec cette gravité tranquille, cetteimpassibilité apparente qui est un résultat de l’éducationanglaise, et considérée comme une preuve de maîtrise desoi-même&|160;; il avait l’air, penché vers sa voisine, d’unegrande puissance qui met sa force au service d’une petiteprincipauté, qui condescend à écouter, à dire une partie infime,mais précieuse, de ce qu’elle pense&|160;; puis, tout à coup, lajeunesse détendait ce masque d’homme&|160;; pour un mot, une idée,un souvenir, elle accourait, elle passait sur cette bouche solidequi devenait fine, songeuse&|160;; elle passait dans les yeuxbleus, qui s’ouvraient plus largement, et tantôt rieuse, tantôtimpatiente, contredisante, elle donnait son complément de vie et debeauté à ce visage si nettement sculpté. En vérité, Réginald étaitun des trois hommes de forte personnalité assis autour de la table.Les deux autres étaient son père et Fred Land. Son père, quimangeait copieusement et avec allégresse, entre deux bouchéeslevait sa tête menue, mal commode, impérieuse, relançant d’un motsans profondeur, mais bien trouvé, chacun des convives, comme ilfaisait, à cheval, au milieu de sa meute, quand il malmenait unpiqueur. Fred Land, muet pendant le premier service, entretenait savoisine, la belle Mrs&|160;W. Hunter Brice, d’un sujet quil’intéressait sûrement lui-même, puisque tout l’intéressait, et ilétait prêt, on le devinait au regard vif qu’il promenait autour dela table, à saisir ou à provoquer l’occasion de parler pour tous.Il y avait en lui de l’universel, tandis que sir George était,comme les sociétés du pays, «&|160;limited&|160;», d’une natureaussi passionnée, mais plus insulaire et réduite, en toute chose, àdes vues plus étroites.

–&|160;Certainement, lady Breynolds, dit lebibliothécaire Hargreeve, et ses longues dents demeurèrent à nupendant plus de deux secondes, comme s’il plaisantait&|160;;certainement, le livre de Demeter Keiromenos sur les écrivainsgrecs contemporains est un livre estimable.

–&|160;Épithète pauvre, dit Fred Land, maisjuste.

–&|160;Écrit en anglais&|160;! demanda sirGeorge.

–&|160;Pas encore.

–&|160;Alors, j’attendrai pour ne pas le lire.Eh&|160;! eh&|160;! que pensez-vous de ce temps perdu&|160;? Lesaffaires pourraient aller aussi bien qu’elles vont, si toute cettelittérature n’existait pas.

–&|160;Platon l’avait dit pour les poètes,répliqua Fred Land&|160;: on peut le répéter pour les critiques demonsieur Keiromenos. Il y a des pays trop petits pour nourrir unelittérature. La Grèce contemporaine en est un. Mais l’art engénéral, cher sir George, c’est la première force d’un État, avantl’armée, avant la marine, avant le commerce. Aucun État n’est toutà fait grand, s’il n’a reçu d’un art ses lettres de civilisation.Il y a des lords parmi les nations, sir George, et des baronnets,et des gentlemen, comme il y a des porteurs de fardeaux et descokneys.

–&|160;Vous croyez au pouvoir desécrivains&|160;?

–&|160;Si je n’y croyais pas, je ne serais pasl’un d’eux.

–&|160;Bien répondu&|160;! Mais alors,pourquoi les attaquez-vous&|160;? Pas un de nos romanciers, j’ensuis sûr, n’a trouvé grâce devant vous.

–&|160;Parce que je les aime, sir George. Jeles avertis, je leur donne de bons avis gratuits&|160;; je suis lewhip de leur corporation. D’ailleurs, je ne les critiquepas tous. Vous exagérez mes mérites.

Plusieurs voix de femmes protestèrent. Enriant, lady Breynolds jeta deux noms&|160;; miss Violette HunterBrice trois&|160;; la petite Dorothy un. Et ce fut un moment degrande satisfaction pour Fred Land, que rien ne réjouissait plusque le témoignage de son impopularité. Il répéta les noms,lentement, comme s’il goûtait et savourait ses victimes.

–&|160;Il se pourrait, fit-il. J’avoue quechacun de ceux-là n’a guère à se louer de moi.

–&|160;Que leur reprochez-vous&|160;? demandaHargreeve. Plusieurs ont du style, un style aisé…

–&|160;Ils écrivent comme ils parlent,n’est-ce pas&|160;? Et c’est une bonne manière, en effet, quand onne parle pas mal, mon cher…

Pendant que toute la table écoutait, lecritique improvisa un paradoxe amusant sur la prose anglaise,«&|160;langue de sport et langue d’affaires, où presque rien nerésonne plus de la musique du vers&|160;»&|160;; puis,s’interrompant au milieu d’une période, et redevenant grave tout àcoup&|160;:

–&|160;Tenez, vous demandez ce que je reprocheà ceux-là&|160;? Eh bien&|160;! je souhaiterais qu’ils vissentmieux nos périls&|160;!

–&|160;Parce que&|160;?

Les domestiques mettaient sur la table lesassiettes de vieux Chine rapportées par un ancêtre de sir George,et un des trésors de Redhall.

–&|160;Parce que, sir George, nous sommestouchés par l’esprit de sédition.

Le baronnet se mit à rire, à petits coups, etil arrêta ses deux perles bleues dans la direction de FredLand.

–&|160;Adam l’était déjà. Tranquillisez-vous.Nous ne sommes pas, comme nos voisins, – je vous demande pardon,madame, – des esprits de peu d’équilibre. J’ai toujours euconfiance dans le bon sens anglais, et n’ai jamais été trompé.Quelle nouveauté si grande apercevez-vous&|160;? L’agitation desmasses, je l’ai toujours connue, plus ou moins. De quelle espèceest-elle donc pour que vous la croyiez nouvelle&|160;?

–&|160;Elle n’est plus pour le bien-êtreseulement, dit Hargreeve.

–&|160;Elle est politique, dit Fred Land.

–&|160;Elle est aussi religieuse, dit unevoix.

Tout le monde se tourna vers RéginaldBreynolds. Il ne songeait pas à plaire ou à paraîtrebrillant&|160;; il était sur la défensive, impassible et le frontun peu haut, les yeux devant lui, cherchant qui le contredirait,comme il eût attendu une balle au jeu, avec la même tensiond’esprit, et de tout le buste penché en avant. Sir George fit unemoue dédaigneuse.

–&|160;Quelle sottise dites-vous,Réginald&|160;? Les ouvriers ne s’agitent pas pour unCredo. Le schilling tient la place d’honneur, en toutcela. Je ne comprends pas.

–&|160;Je ne parle pas des revendicationspopulaires, d’ordre économique ou social, pour lesquelles j’éprouveune sympathie naturelle…

–&|160;Pas moi&|160;! Naturelle&|160;? Si ellel’était, je la partagerais&|160;!

–&|160;Si vous lui permettiez des’expliquer&|160;? interrompit lady Breynolds.

–&|160;Il y a autre chose, reprit la voix unpeu frémissante de son fils, un désordre, un élément mauvais, quifermente plus ou moins partout. Il est chez nous aussi. Je le vois.C’est la conjuration contre les âmes, l’effort pour les tirertoutes en bas, la colère contre celles qui montent, ce que je nommela Révolution essentielle. Je pense quelquefois que si l’Angleterreest attaquée, c’est à cause de l’Hostie qu’elle voit déjà se leversur les collines…

–&|160;Poète&|160;! interrompit FredLand&|160;; vous êtes poète, et la poésie mène loin.

–&|160;Jusque-là, elle était laissée à satorpeur. Mais elle avance dans le divin. Les sacrements s’ymultiplient. Et la guerre est commencée à la grâce qui la pénètre.Voilà ce que je crois&|160;!

–&|160;Il n’est pas poète, mon cher, dit sirGeorge s’adressant à Fred Land&|160;; il est fou. Dites-moi,Réginald, serait-ce le papisme que vous appelez divin&|160;?

–&|160;J’ignore de quelles vérités l’entièrevérité est faite, et j’ignore son nom. Mais certaines chosesauxquelles je n’avais pas pris garde, je les vois à présent. Pourmoi, la question religieuse prime tout, non seulement en droit,mais dans la vie universelle, dans celle de chacun. Lui, toujoursLui, injurié, nié, adoré&|160;! Jamais Il n’a été plus présent dansle monde. Le nom de Jésus-Christ est moins souvent prononcé qu’àd’autres époques&|160;; il est sous-entendu dans les moindresactes, il est là, en amour ou en haine. Ne croyez-vous pas que cedrame nouveau du Calvaire doive s’achever par la Résurrectionglorieuse&|160;?

La bravoure de ce jeune homme, qui parlaitselon son âme inquiète, était si simple, elle se produisait dans undomaine où les convives l’avaient si fréquemment rencontrée, qu’ilsécoutèrent gravement, plus ou moins remués. Marie Limerel auraitvoulu qu’il la regardât, en ce moment, et qu’il comprît combienelle l’approuvait. Mais il avait achevé sa réponse, et s’étaitremis à causer, sans le moindre trouble apparent, avec DorothyPerry.

Fred Land, qui avait peu de goût pour lescontroverses religieuses, s’était penché, lui aussi, vers savoisine. Sir George se borna à dire&|160;:

–&|160;Il aurait fait un pasteur excellent, netrouvez-vous pas&|160;?

Mais le ton avec lequel il disait celaprouvait que la contrariété était vive, le ressentiment trèsprofond. L’effort commun ne parvint pas à ramener la banalitépremière des conversations. Sir George se hâta, plus qued’ordinaire, d’interroger du regard lady Breynolds&|160;; le maîtreet la maîtresse de maison se levèrent ensemble. Toutes les femmesse levèrent aussi de table, et, conduites par le baronnet,quittèrent la salle à manger. Les hommes, debout, regardaient cestoilettes en mouvement, qui se rassemblèrent en grappe lumineuse,près de la porte, et disparurent. Sir George revint à sa place. Lesdomestiques apportèrent une bouteille de porto, et la boîted’argent où étaient empilées, dans des compartiments égaux, lescigarettes d’Égypte, de Turquie et de Russie, l’heure du cigare nedevant venir que beaucoup plus tard.

Les verres furent remplis, les invités serapprochèrent de sir George, les voix prirent immédiatement unautre ton, le ton majeur des hommes qui sont délivrés d’unecontrainte, et qui n’oseraient pas le dire, et qui affirmentcependant de quelque manière leur satisfaction. Fred Landredoutait-il l’humeur de son hôte&|160;? Cherchait-il à distraireles esprits d’une querelle entre père et fils, dont il devinait,mieux que personne, que la violence s’accroîtrait dans lesilence&|160;? Il se hâta de taquiner Robert Hargreeve, à propos decertaines révélations scandaleuses qui avaient paru dans lesjournaux. On assurait que la moralité des étudiants, ici et là,dans certains collèges célèbres, avait singulièrement diminué. Lebibliothécaire prit aussitôt la défense des collèges&|160;; l’hon.Donald Hagarty, son fils qui venait d’achever ses études,Mr&|160;W. Hunter Brice qui avait été, – il y avait longtemps, – unbrillant élève d’Eton et d’Oxford, protestèrent également. Réginaldécoutait, comme ceux qui suivent leur propre pensée, en ayant l’airde goûter ce que disent les autres, tandis qu’ils reçoiventseulement les sons et laissent tomber le sens. Sir George, droit,le dos appuyé au dossier de sa chaise, regardait obstinément,devant lui, sur la table, ce gobelet de cristal, coloré de rouge,de fauve et de feu par le vin, et de vingt étoiles tremblantes parla flamme des bougies. Contrairement à tous les usages, il serecueillait à la fin du repas. Tout à coup, quelqu’un le vitprendre le verre, et, d’un mouvement rectiligne et rapide, l’éleverà la hauteur des yeux. Et ce quelqu’un pâlit. C’était Réginald. SirGeorge dit&|160;:

–&|160;C’est aujourd’hui dimanche, et selon levieil usage d’Angleterre, entre amis, je porterai deux santés.

Il s’arrêta un instant. Sa main ne tremblaitpas plus que celle d’un jeune homme. Il reprit&|160;:

–&|160;Gentlemen, the King&|160;!

Tous les gobelets, pleins de porto,répondirent, et formèrent une couronne portée par sept brasd’hommes, sept bras d’Anglais loyaux. Les convives burent d’untrait, et, sur un signe, les domestiques remplirent encore lesverres. D’un geste plus lent, sir George leva de nouveau son verre,et il dit, avec une force plus grande, chaque mot effaçant aupassage les rides de sa mâchoire et les rejetant jusqu’auxjoues&|160;:

–&|160;And now, the Church&|160;!

Cette fois, tous les gobelets répondirent,moins un. Tous, moins un, furent levés en l’honneur de l’Églised’Angleterre. Et sir George n’approcha pas son verre de ses lèvres,et il continua de le tenir haut, et de regarder en avant, mais toutson esprit, tout son sang se jetaient à droite, du côté où était leconvive qui n’avait fait qu’allonger la main, et n’avait pas touchéson verre. Plusieurs, qui avaient commencé de boire, s’arrêtèrent.Il n’y eut que le vieux W. Hunter Brice qui but jusqu’au fond, etqui dit&|160;: «&|160;Excellent&|160;!&|160;» mais d’un ton si bas,que le mot tomba comme mort sur la table, dans le silence. Toutgeste cessa. La petite face pâle de sir George était devenuelivide. Au bout de son bras, la liqueur fauve commença de trembler,et deux gouttes tombèrent. Alors il abaissa le bras, posa le verresur la nappe, et, sans baisser la tête, il ferma un moment lespaupières. Tous, précautionneux ou hardiment, ils regardaientRéginald Breynolds, son visage jeune, que la volonté rendaitimpassible, et la main allongée sur la nappe et qui demeuraitentr’ouverte, arrêtée dans son élan, les doigts prêts à se repliersur la tige de cristal. Le baronnet ne se détourna pas. Il sedressa debout, repoussa la chaise violemment, et dit&|160;:

–&|160;Rentrons&|160;!

Mais aussitôt, il se ressaisit. Il songeaqu’il manquait aux convenances, passa la main sur son front, etessaya de sourire.

–&|160;Pardon, mes amis, dit-il, j’oubliaisque vous n’avez pas fumé.

Il prit une allumette, et l’ayant frottée surune plaque de grès, l’approcha de la cigarette que son plus prochevoisin tenait entre les doigts. Il y eut un grand silence. Quelquesbribes de tabac flambèrent. L’ami ne porta pas la cigarette à seslèvres. L’allumette s’éteignit. Tous les hommes se levèrentalors.

Par respect de lui-même et de ses hôtes, sirGeorge avait maté sa colère. Mais il ne pouvait effacer la trace deces minutes cruelles, qui avaient surmené tous les nerfstransmetteurs de commandements et mis la fièvre dans ses veines. Enle voyant rentrer, le dernier, les femmes qui attendaient au salondevinèrent qu’il y avait eu une suite à la discussion, et que ni lepère ni le fils n’avaient cédé&|160;; et comme elles causaient,entre elles, de sujets féminins, de ces petites choses faciles dontelles peuvent parler sans penser, elles ne s’interrompirent pas,mais elles furent saisies, glacées, énervées, chacune selon sontempérament, par l’apparition de ce vieil homme atteint dans leprofond de son être. Elles n’eurent pas de repos qu’elles neconnussent ce qui s’était passé. Elles eurent vite fait d’élever lavoix et de rendre la conversation plus animée et plus parfaitementfutile. Puis, sous le couvert du bruit, dans chaque groupe, desmots s’échangèrent à voix basse, et des regards cherchèrent sirGeorge, Réginald ou lady Breynolds. Sir George avait pris par lebras, au moment où il entrait dans le salon, son ami FredLand&|160;; il l’avait entraîné près de la fenêtre, de la dernièrefenêtre de cette vaste pièce illuminée, et il demeurait droit, lesyeux bien ouverts, mais tout vides de pensée, tandis quel’écrivain, avec une verve qui ne semblait pas forcée, racontaitdes souvenirs de jeunesse&|160;: «&|160;Vous étiez là, George, vousaviez dit à l’homme de vous attendre en promenant le cheval à laporte de l’auberge, nous étions huit chasseurs fourbus…&|160;»Quelquefois, les lèvres du baronnet se desserraient et murmuraientun mot, toujours le même, «&|160;yes&|160;», qui signifiait&|160;:«&|160;continuez, l’heure passe&|160;», mais que n’accompagnaitaucune flamme, aucun signe d’attention. Lady Breynolds, comme sielle avait pu ne se douter de rien, remplissait exactement sesdevoirs de maîtresse de maison&|160;; elle allait d’un groupe àl’autre, avec la même amitié calme, le même souci de faire valoirchacun de ses hôtes et de prolonger, un soir de plus, la légende dubonheur de Redhall, du bonheur des riches. Réginald, assis àl’extrémité du salon, près du piano, montrait à Cuthbert Hagarty degros albums tout pleins de croquis au crayon et d’aquarellesrapportées de Chine et d’Océanie par sir George. Pas une fois il nese rapprocha de Marie. Sa volonté, aiguillée par un mot de femme,suivait la voie, et, s’il souffrait, ce n’était pas le lieu de lemontrer. Parmi les mots chuchotés ce soir-là, autour de lui, deuxétaient comme un refrain. «&|160;Il a fait tout ce que le loyalismeexigeait…&|160;» «&|160;Sir George règlera bien l’affaire sansnous.&|160;»

De bonne heure, madame Limerel et Marie seretirèrent. L’automobile qui les avait amenées arriva en écrasantle sable des allées. Un valet de chambre chargea la malle sur letoit de la limousine, borda la couverture de fourrure que les deuxfemmes avaient jetée sur leurs genoux, et ferma la portière qui fitun bruit net de serrure neuve et ajustée. Dorothy Perry, quiécoutait près de la fenêtre du salon la plus rapprochée,dit&|160;:

–&|160;Voilà l’adieu. Comme c’est sec&|160;!Elle est pourtant sympathique, cette Française. Vous lareverrez&|160;?

–&|160;Je ne pense pas, répondit Réginald.

La voiture fut bientôt sortie du parc, etroula dans les campagnes. Le temps avait changé. Un vent dusud-ouest passait en fleuve rapide et d’un mouvement égal au-dessusde la Grande-Bretagne. Il n’avait de remous que tout en bas, là oùil se brisait aux collines, aux maisons, et courbait les arbres,les petits tout entiers et la pointe des plus vieux. Toutes lesfeuilles baignaient et bruissaient dans son courant. Un nuage donton ne voyait pas la fin, uniforme, épais, noir, tendait les deuxtiers du ciel, tandis que l’orient avait encore quelques étoiles,pâles dans le bord du vent. Le nuage, qui couvrait plusieurs comtésdu royaume, emportait la fumée de centaines et de centaines devilles et de villages&|160;; il était lourd de poussière, dedébris, de misère humaine, de tous les miasmes vomis par lesrues&|160;; mais bientôt il flotterait au-dessus de l’OcéanGlacial, et il serait, perdu dans l’immensité des lames froides,aussi négligeable qu’une fumée de pipe tordue au coin de la bouched’un matelot. Marie le regardait&|160;; elle songeait auxconfidences de Réginald, au drame dont elle avait entendu parler àmots couverts. Madame Limerel lui demanda&|160;:

–&|160;Cette longue promenade avec RéginaldBreynolds a dû te permettre de comprendre la scène qui s’estpassée, quand nous avons eu quitté la salle à manger&|160;? Ilparaît que cela fut très impressionnant, ce toast du père, ce refusde Réginald.

–&|160;Oui, il craignait, je ne savais quoi,mais cela sans doute. Il me l’avait dit.

Madame Limerel ajouta, un momentaprès&|160;:

–&|160;Je trouve qu’il ressemble aux portraitsde Newman très jeune.

–&|160;Tiens&|160;! voilà une comparaison quime paraît plus juste qu’une autre que vous aviez faite, à Westgate.Vous vous rappelez le cow-boy&|160;?

La belle tête fine de Marie Limerel étaitposée sur le drap gris de la limousine&|160;; elle y touchait parl’épais rouleau de ses cheveux et par ses voiles qui faisaientressort et la berçaient, presque endormie. Seule, la mère continuade regarder, par la vitre, la campagne divisée en larges plansd’ombres inégales. Les buissons avaient l’air de bêtes à l’attache,qui se débattent et tirent sur la chaîne en rampant. De deux côtés,au nord et à l’est, des phares, des entrées de port, des feux denavires, des lignes d’étincelles indiquant des jetées ou des quais,formaient un demi-cercle immense, sous la nuée noire emportée versle large.

&|160;

À Redhall, la soirée s’était achevée de bonneheure, très peu de temps après le départ de madame Limerel. Tousles invités logeaient au château. Un peu avant onze heures, lesdomestiques avaient pu éteindre les lustres du salon. Mais ilsavaient aussitôt allumé les lampes du fumoir. Et, dans la sallemeublée et décorée de bibliothèques, à droite et à gauche, leshommes étaient descendus, marchant avec précaution parce que lecouvre-feu officiel avait sonné, délivrés de la contrainte desconversations obligées, libres de se taire, libres de fumer, etlibérés aussi de l’uniforme de soirée. Fred Land avait seulementremplacé les souliers vernis par des pantoufles, mais Mr&|160;W.Hunter Brice portait un complet de flanelle couleur chamois, etMr&|160;Hagarty avait quitté l’habit noir pour un veston develours. Les jeunes gens étaient restés en habit. On avait fumé,causé, bu le wisky and soda, et recommencé à rire, comme on avaitcoutume de le faire sous le toit des Breynolds. Sir George, assisdans un large fauteuil, près de son ami Hagarty, tourné, comme lui,vers les deux fenêtres ouvertes sur le parc, parlait selon sonhabitude par petites phrases jetées entre deux bouffées defumée&|160;; et il y avait des silences voulus, goûtés, pendantlesquels on entendait, en arrière, la voix des autres fumeurs quiparlaient vite et mêlaient leurs voix. Oui, tout semblait se passerselon les rites ordinaires de cette maison. Mais personne necroyait à la paix. Au milieu des conversations, souvent, le regardd’un ami cherchait furtivement, avec inquiétude, le vieux seigneurde Redhall. Des mots de pitié discrète, des mots dits à voix basse,l’enveloppaient. Vers minuit un quart, Fred Land, Robert Hargreeveet Cuthbert Hagarty étant venus prendre congé du baronnet, celui-cifit signe, de la main, à Réginald qui se trouvait en arrière, de nepas quitter le fumoir, et continua de converser avec l’hon.Hagarty, et de combattre, en opposant sentence à sentence, celibéral qui n’était point partisan du programme naval del’Amirauté. Les cigares s’étaient éteints. Mr&|160;Hagarty enaurait allumé volontiers un troisième, mais sir George le prévint,et, prenant lui-même un havane à bague d’or, il ditgravement&|160;:

–&|160;Emportez cela, mon ami, vous le fumerezdans votre chambre&|160;: j’ai quelque affaire à traiter avec monfils.

Rappelé au sentiment du drame familial qu’ilavait oublié, Hagarty eut un soubresaut, et il considéra unedemi-minute le cigare qu’il tournait et retournait entre sesdoigts, se demandant s’il ne serait pas bon d’exhorter son ami àl’indulgence… Mais la réserve, la crainte d’empiéter sur le droitd’autrui, l’emportèrent. Il se tut, et serra seulement la main dupère et du fils, qui demeurèrent seuls. Les pas s’éloignèrent,plaintes diminuantes, sur le parquet du corridor et de l’escalier.Sir George, sans se lever, fit faire demi-tour à son fauteuil et setrouva en face de Réginald, qui était debout, les jambes touchantla table de milieu. En voyant que son père allait lui parler,Réginald s’écarta un peu de la table.

Le baronnet leva la tête, d’un mouvementbrusque, et regarda fixement son fils. Toute la maison étaitsilencieuse. Il mit un peu de temps avant d’ouvrir ses minceslèvres, et il parla très bas, pour montrer à quel point il sepossédait.

–&|160;Je ne me souviens pas d’une plus tristejournée.

–&|160;Moi non plus, dit Réginald.

–&|160;Ni plus honteuse.

–&|160;Vous me permettrez de ne pas lepenser.

–&|160;C’est une honte que vous m’avez faite.Refuser de boire à la prospérité de l’Église, ici, chez moi, surcette terre qui nous a été donnée par la reine Élisabeth&|160;!Jamais, vous entendez, depuis que les Breynolds boivent à Redhall,jamais un étranger ne leur a fait l’affront que vous m’avez fait,vous, mon fils, devant mes hôtes. Que pouvez-vous dire pourexpliquer votre refus, après que ce matin vous avez refusél’office&|160;?

–&|160;Vous savez le respect que j’ai pourvous.

–&|160;Pas de mots inutiles&|160;! Desraisons&|160;!… En avez-vous&|160;?

–&|160;Une, la même pour les deuxcirconstances&|160;: j’ai étudié les questions religieuses…

–&|160;Il m’importe peu&|160;! Pensez à partvous tout ce que vous voudrez. Mais en Angleterre, la religionanglicane est affaire nationale&|160;; le respect s’en confond avecle respect dû à l’État&|160;; l’offense qu’on lui adresse est uneoffense au pays…

–&|160;Voilà ce que vous me permettrez de nepas admettre. Le Roi, toujours&|160;; les croyances, si jepeux&|160;: elles ne me sont pas imposées. Je suis libre. J’invoquema liberté d’examen…

–&|160;Non pas&|160;! La tradition commande,et aussi l’unité de la famille. Vous pouvez vous séparer sur unpoint ou sur un autre de l’Église établie, mais, refuser d’honorerune institution essentielle de l’Angleterre, cela est une hontepour un Anglais, et pour quelqu’un de ma race… Croyez-vous que jesois homme à le supporter&|160;?

Réginald secoua la tête, comme ceux quidoutent qu’il soit possible de s’expliquer, tant la distance estgrande, de leur pensée à celle des autres. Sir Georgereprit&|160;:

–&|160;Expliquez-vous&|160;! Je ne demande quecela. Mais vous ne vous en tirerez pas par des mots…

–&|160;Je n’ai pas l’ambition de m’en tirer.Je me suis mis dans un cas que je redoutais depuis ce matin&|160;:je vous ai déplu. Mais je me devais à moi-même, avant tout, d’êtreun homme sincère, et de ne pas faire un geste qui ne correspondîtpas à ma pensée. Or, j’ai changé. Je ne me sens plus attaché par lelien de la foi commune à notre Église. Ne craignez pas quej’invective contre ceux qui lui demeurent fidèles. Beaucoup me sonttrop chers. Mais affirmer une foi que je n’ai plus, faire un geste,oui, même un geste qui serait faux, et formuler un vœu deperpétuité, quand rien, dans ma pensée, n’y correspond, je ne lepuis pas&|160;!

La voix de sir George monta d’un ton.

–&|160;Papiste, alors&|160;?

–&|160;Si cela était, mon père, je ne feraisque rejoindre les plus anciens des Breynolds, ceux d’avantÉlisabeth.

–&|160;Ils n’étaient pas nobles, Réginald.

–&|160;Ils étaient hommes, et libres, et leurfoi était, en effet, romaine.

–&|160;Pas anglaise.

–&|160;Si vous voulez&|160;; romaine,c’est-à-dire mondiale, pas anglaise. Mais rassurez-vous. Je ne suispas le papiste que vous supposez. C’est justement ce qui m’a renduplus difficile l’acte que j’ai fait, plus méritoire.

–&|160;Allons donc&|160;!

–&|160;Je ne crois pas à l’Égliseromaine&|160;; je suis même, je crois être, loin de sa foi&|160;;je suis seulement détaché de notre Église, et dans le doutedouloureux.

–&|160;Eh bien&|160;! mon cher, je vaisajouter à votre douleur.

–&|160;Cela m’étonnera.

–&|160;Du tout.

Sir George leva son poing, habitué à retenirses chevaux de chasse irlandais, et frappa la table qui sonna en sedéplaçant sur le parquet.

–&|160;Je ne souffrirai pas que ce bien vouspasse après ma mort, à vous qui insultez tous ceux dont je letiens&|160;!

Réginald se tut.

–&|160;Je vous prie, Réginald, d’ouvrir labibliothèque, le panneau de droite… Bien… En bas, deuxième rayon…Vous voyez la collection des lois d’Angleterre&|160;? les volumesreliés en maroquin&|160;?…

–&|160;Oui, mon père.

–&|160;Cherchez les lois du roiGuillaume&|160;IV… Bien. Donnez-moi le livre.

Sir George décroisa les jambes, et, sur sesgenoux, établit le volume in-4° relié en maroquin rouge, timbré auxarmes des Breynolds. D’une main très sûre de ses gestes, même decelui-là, il l’ouvrit, feuilleta, trouva le Fines andrecoveries act de 1833, chapitre 74. Et son vieux visage sereleva vers Réginald, et, de nouveau, toute la prodigieuse vies’amassa dans les petits yeux bleus. Il jugeait, il prononçait, aunom de sa maison, et, sans qu’il l’eût cherché, il avait, dans laphysionomie, l’ironie secrète, la violente satisfaction des jugestrès loyaux qui décident un procès politique, et qui punissent lecoupable. Il ne se vengeait pas&|160;; il représentait et faisaitrespecter la vieille Angleterre.

–&|160;Le texte est formel&|160;; j’ai ledroit et j’en userai, de vous déposséder de ma terre de Redhall,qui est bien de substitution, et de la faire passer à votre frère.Il suffit que, dans les six mois, voyez, la rédaction soitenregistrée au Central Office de la suprême Cour de Justice…

Le vieux gentilhomme ricana, bien qu’il n’eûtaucune envie de rire, et dit&|160;:

–&|160;Il m’en coûtera un impôt d’un shillingpar soixante-douze mots… Que pensez-vous de cela&|160;?

Réginald, toujours debout devant lui,impassible, répondit&|160;:

–&|160;Que vous avez le pouvoir de faire ceque vous dites.

–&|160;Il faut ajouter que vous êtes certainque je le ferai, car vous me connaissez.

–&|160;Oui.

–&|160;Il faut ajouter encore que cela estjuste.

–&|160;Dans votre esprit, je n’en doutepas.

–&|160;Non, en soi. Je ne veux point dechangement dans Redhall&|160;: ni les arbres abattus, ni leslimites diminuées, ni les tenanciers renvoyés, ni la foi commune etantique abandonnée. Mon troupeau de daims fuirait, en vérité, s’ilavait un maître papiste. Ah&|160;! ah&|160;! cela ne se verrapas&|160;!

–&|160;Je vous ferai de nouveau remarquer, monpère, que je ne suis pas devenu catholique romain.

–&|160;Je vous ferai remarquer, moi, que vousy viendrez. Je ne suis pas de ceux qui se laissent tromper&|160;!Je vois où vous en êtes. Aussi je me contenterai de votre promesse,Réginald. Vous me promettez, le jour où vous aurez adhéré à cettefoi romaine, de me prévenir, où que vous soyez, et où que jesois&|160;?

Les yeux du jeune homme cherchaient unehésitation, une pitié, un secours, dans ces petits yeux vifs quiinterrogeaient, pressaient, ordonnaient. Il pensait&|160;:«&|160;Quelle dure condition&|160;! Vous menacez cette consciencemalade, incertaine, et vous augmentez la puissance déjà si grandede la coutume, du milieu, de la nature… Je l’aime, ce domaine dontvous voulez me dépouiller&|160;!…&|160;» Il ne dit rien de ceschoses, mais seulement&|160;:

–&|160;Si vous croyez cela juste, je vouspréviendrai.

–&|160;Bien, je compte que cela sera.

Le mot fut dit avec une âpreté singulière,comme une sentence de condamnation. Et l’expression du visagedevint plus dédaigneuse.

–&|160;Je pense, Réginald, que les voyagespourraient utilement remplir votre congé.

–&|160;Je pars, en effet, dit froidementl’officier. J’avais l’intention de voyager plus tard. J’ai avancél’heure.

–&|160;Quand vous mettez-vous enroute&|160;?

–&|160;Cette nuit même.

Sir George ajouta&|160;:

–&|160;Pardon&|160;: vous éviterez de faireatteler Vulcain, qui boitait légèrement cette après-midi. Mesautres chevaux sont à votre disposition.

Il se leva, et, droit, sans un regard,s’appliquant à marcher, le vieux gentilhomme quitta le fumoir.

Réginald demeura debout, tourné vers laporte&|160;; puis, quand son père fut sorti, le jeune homme sedétourna et ferma les yeux. Tous les gestes, toutes les paroles decette journée, il les vit, il les entendit de nouveau. Comment unejournée avait-elle suffi&|160;? Tant et tant de choses&|160;! Lavie, les projets, l’avenir, mots pleins de sens le matin, et videsà présent&|160;! Il fut sur le point de pleurer, mais l’habitude dese contraindre et d’être homme, la crainte de voir entrer le valetde chambre qui veillait dans l’office, empêchèrent cette faiblesse.Il s’approcha de la fenêtre. Les stores, comme de coutume, étaientlevés. À travers les glaces, le parc, un peu court de ce côté,avait pris, sous la lune, un ton bleu et luisant, qui révélaitl’abondance de la rosée. L’allée qui s’en allait, tournante et sinette entre les gazons, vers le cottage du jardinier chef, là, toutprès, avait l’air d’une mosaïque de nacre. Et voici justement qu’àtravers les vitres apparaît William, le riche, gros et très anglaisWilliam, marchant sur le sable, sans plus faire de bruit que s’ilétait une ombre. La lune, sculpteur en haut relief, accentue sur lecorps épais du jardinier tous les pleins, toutes les courbes,grossit les joues, bombe la poitrine, arrondit les cuisses, luidonne un air de vieux Silène. Il revient des cuisines, où iln’avait que faire, mais c’est son habitude, quand il y a du monde,d’être invité au salon des domestiques supérieurs, et de boireloyalement, à la santé de sir George, un verre de porto que lebaronnet laissera passer et paiera parmi les abus nécessaires. Ilest doucement ivre&|160;; il se balance sur ses gros mollets qu’ilavait dodus seulement quand il était piqueur, vers la vingtièmeannée. Son toit de tuiles, verni par la rosée, ses chèvrefeuilleset ses jasmins l’appellent. Il a sur la tête la casquette plate, àcarreaux, qui ne le quitte guère. Quelle étrange idée vient parfoisà un homme malheureux&|160;! Réginald a ouvert la fenêtre, et lechef jardinier a tressauté au bruit, puis a reconnu son maître,puis a touché de ses doigts potelés le bord de la casquette, maissans l’enlever, et s’est mis à sourire d’un air embarrassé, nesachant pas s’il rêvait, s’il n’entendait pas des parolesimaginaires, comme le vin en sème et fait lever dans les esprits,la nuit.

–&|160;William, vous allez vouscoucher&|160;?

–&|160;Mais oui, Mr&|160;Réginald, bonnenuit.

–&|160;William, n’est-ce pas que c’est joliRedhall&|160;?

–&|160;Oh&|160;! oui, joli bien sûr, depuis lematin jusqu’à cette heure tardive… Vous voyez, je me promèneencore…

La jovialité de l’homme s’accrut, et l’émotionfit battre ses lourdes paupières, aussi mouillées que le gazon.Depuis le retour de Réginald, c’était la première fois qu’ilcausait un peu librement avec lui, comme au temps où le jeune hommevenait d’Eton ou du camp d’Aldershot. Il passa la main sur sonmenton rasé, du même geste que s’il avait eu de la barbe et qu’ill’eût tirée. Et, du coin de la bouche, parlant pour la seulefenêtre qui fût ouverte dans le château, il dit&|160;:

–&|160;Figurez-vous que la renarde avait faitune portée sous la haie du jardin. J’ai tout de suite pensé auplaisir qu’aurait Mr&|160;Réginald, en octobre, à chasser le petitrenard. Eh&|160;! eh&|160;! les diablotins, ils ont vitepoussé&|160;! Ils ont mangé déjà plus de lapins et de faisandeauxque je ne saurais dire… Quand vous galopez dans le parc,Mr&|160;Réginald, je suis content… Ce sera pour octobre…

–&|160;Je crains que non, William. Mais jevous remercie. Adieu&|160;! Bonne nuit&|160;!

–&|160;Bonne nuit&|160;!

Il regarda s’éloigner vers le logistranquille, ouaté par la brume, ce serviteur assuré du lendemain,et aussi fortement que les murailles attaché au domaine. Ayantfermé la fenêtre, il sonna le valet de chambre, et lui donnal’ordre de tout préparer pour un voyage, et de prévenirl’écurie.

–&|160;Ce sera un voyage long, dit-il, voicice que vous mettrez dans mes valises…

Il écrivit quelques lignes sur la table, où setrouvaient les boîtes de cigares et le volume aussi des loisanglaises. Puis il monta, prenant garde de ne pas faire de bruit,de peur que les invités ne vinssent, comme il arrivait quelquefois,lui proposer une promenade par la nuit claire, ou une course enbateau sur le lac. Il suivit le couloir de l’aile droite, puiscelui qui se trouvait au-dessus de la galerie, et, faisant exprèsde marcher un peu plus fortement, il s’arrêta net, au tournant del’aile gauche, devant la porte au-dessus de laquelle étaient écritsces mots, en bleu&|160;: «&|160;Princess Mary’s room.&|160;» Il yavait longtemps, la fille d’un roi avait dormi au château. La portes’entr’ouvrit&|160;; un petit cri angoissé passa par l’ouverture,et lady Breynolds apparut, en toilette de soirée, un châle jeté surles épaules.

–&|160;Ah&|160;! c’est vous&|160;? Ques’est-il passé&|160;? Je suis morte de peur. Venez vite. Aucuneviolence, j’espère&|160;?

–&|160;Évidemment. Rien que des mots, maisdécisifs. Il faut que je m’éloigne.

–&|160;Ce que je redoutais&|160;! Vous l’avezdonc mérité&|160;?

–&|160;Non, je l’ai décidé.

–&|160;Pauvre, pauvre enfant&|160;!

Elle ouvrit ses bras, et tendre, effarée,tragédienne involontaire et superbe, elle embrassa ce grand enfant,et elle le fit asseoir près d’elle, et puis elle l’écouta. Elletâchait de faire taire ses propres indignations, les reproches quesa conscience et ses habitudes lui suggéraient, car elle étaitaussi attachée que son mari à l’Église établie, pour n’écouter quesa pitié maternelle. Près d’elle, Réginald pouvait être triste. Ilne pleurait pas. Mais, tandis que devant son père, qui luttait, ilétait demeuré respectueux et froid, ici, sans témoin, près departir, il ne cachait pas sa peine profonde. Jeunesse qui inspiraitla compassion la plus véritable, enfant qui se sentait regretté,âme cependant qui ne trouvait d’écho que pour son chagrin, et dontl’angoisse intellectuelle, la noblesse, le haut honneur étaientignorés de celle qui l’aimait, de celle qui était la mère, et quidisait&|160;: «&|160;Mon Réginald, que vous êtes cruel, pour nousaussi bien que pour vous&|160;!&|160;» Il abandonnait une de sesmains entre les mains de sa mère, et la mère était fière,secrètement, de voir ce bel homme, ce beau fils, plus grand qu’elled’une tête, et qui avait besoin de confidence et d’appui, ce soir,comme autrefois. Elle ne cherchait pas à le détourner de ce projetde départ, non, les résolutions de Réginald étaient celles d’unhomme qui sait ce qu’il veut. Même elle entrait dans le détail del’itinéraire, en femme qui a beaucoup voyagé, pour qui les noms devilles et de pays ont un sens précis. Elle s’inquiétait.

–&|160;Comment vivrez-vous&|160;? Vous avezvos économies que je vous ai reproché quelquefois d’avoirfaites&|160;?

–&|160;Oui, je les dépenserai. J’espère nerien demander à personne.

–&|160;Moi, Réginald, je puis vous aider unpeu. Je le ferai, car votre père ne m’a jamais blâmée, ouinterrogée même au sujet de l’emploi de ce qui m’appartient&|160;:peu de chose, vous le savez.

Ses yeux, ses très beaux yeux, cernés par lafatigue, l’émotion, la fièvre, rougissaient, à mesure qu’elleapprofondissait cette aventure soudaine, mais dont les causesétaient trop anciennes, hélas&|160;! Ils pleurèrent vraimentlorsque Réginald eut avoué que Redhall pourrait échapper un jour aufils aîné de sir George.

–&|160;Ah&|160;! quelle défense de vouspuis-je faire, puisque c’est vous-même qui vous condamnerez&|160;?Et je ne serai pas là pour empêcher cette folie et cette actionmauvaise&|160;!

–&|160;Que savez-vous de l’avenir&|160;? Je neserai pas prisonnier, même de la fortune, voilà ce qui est sûr. Endehors de cette promesse et du moment présent, rien ne saurait êtreaffirmé par moi. Je chasse les discussions et les théories, loin,loin… Je n’appartiens à aucune… Dites-moi que mon nom seraquelquefois prononcé ici, quand vous serez seule, ou avec mesamis&|160;? Vous me donnerez souvent des nouvelles deRedhall&|160;?

Il se mit debout, et essaya de sourire, ce quiest rude quelquefois.

–&|160;Près de deux heures du matin&|160;!dit-il, quelle mauvaise nuit vous aurez passée&|160;!

–&|160;J’en voudrais d’autres pareilles,puisque vous êtes encore là, Réginald. Quandreviendrez-vous&|160;?

–&|160;Quand mon cœur aura changé, ou lesvôtres…

–&|160;Hélas&|160;!

Ils se séparèrent, mais lady Breynolds voulutque son fils emportât plusieurs souvenirs de la terre patrimoniale,des choses qui ornaient sa chambre ou d’anciennes chambresd’enfants. Et elle mit, dans les bras de Réginald, pêle-mêle, desphotographies, une miniature, deux ou trois livres qu’elle aimait,et qui portaient sa longue signature.

À trois heures du matin, la voiture étaitavancée, lanternes allumées, devant la porte. Il faisait froid. Lejour qui naissait, dans les espaces infinis, entre les étoiles etla terre, semblait avoir diminué la lumière de la lune&|160;; lesprairies étaient blanches autour du château, et les futaiesressemblaient à ces grandes arabesques pâles, fixées dans lespierres d’onyx. Réginald fit signe à la voiture de le suivre, et ilremonta à pied l’avenue. Des buissons, d’espace en espace,bordaient l’allée, et sur leurs feuilles mouillées, il posait sesmains, et les laissait traîner comme sur des vagues&|160;; et,d’autres fois, il caressait des branches pendantes, et de toutesces frondaisons remuées, des gouttes d’eau roulaient, avec un bruitléger. «&|160;Merci, murmura-t-il, merci, arbres de mamaison.&|160;» À l’endroit où le bois se fait plus épais, et vacacher le carré de pierre de Redhall, il s’arrêta, face auchâteau&|160;; il considéra longuement les pentes des pelouses, leslignes enveloppantes des bois, le dessin des avenues, pâles sur lesol et qui creusaient dans la forêt des cavernes brumeuses, puis ilne regarda plus qu’une fenêtre, un moment, et il rejoignit savoiture qui l’avait devancé. Il n’avait pas, sur son jeune visageblond, la trace d’une seule larme, mais tout son cœur pleuraitsilencieusement.

DEUXIÈME PARTIE

&|160;

–&|160;Vous préviendrez madame, dès qu’ellesera rentrée, que je l’attends ici, dans mon cabinet detravail.

–&|160;Bien, monsieur.

–&|160;Je n’y suis pour personne.

M.&|160;Victor Limerel avait, en ce moment, saphysionomie normale d’homme d’affaires, laquelle différaitsensiblement du masque de l’homme du monde. Sa formidable mâchoirede bouledogue portait en avant la lèvre inférieure et les incisivesd’en bas, qu’on voyait, quand il parlait, solides, etblanches&|160;; elle creusait, en se déplaçant, deux dépressions àla naissance des tempes qui étaient dégarnies&|160;; elleconstituait le trait maître de ce visage, auquel elle donnait uneexpression de force, d’insolence et d’opiniâtreté. Dans le monde,elle rentrait un peu&|160;; M.&|160;Victor Limerel surveillaitcette terrible charpente mobile. Les yeux s’harmonisaient avecelle&|160;; ils étaient légèrement sortis de l’orbite, vifs,sombres, dominés par l’arc très épais des sourcils, qui serencontraient à la naissance du nez, s’y heurtaient, et seredressaient en épi. Cet homme de cinquante ans passés, s’il avaitdes cheveux de moins, n’avait pas un poil blanc. Sa moustache,tombant au coin des lèvres, courte et fournie, était d’un noirnuancé de jaune par le cigare. Il avait peu de cou, les épauleslarges, puis le buste s’amincissait, et les jambes, nerveuses,portaient allègrement ce corps mal fait. Le Tout Paris del’industrie et de la finance connaissait la «&|160;Sociétéfrançaise des filatures de laine&|160;», qui avait deux usinesprincipales, à Lille et à Mazamet&|160;; on la savaitprospère&|160;; on rendait justice aux rares qualités de sonfondateur et président. Grand travailleur, M.&|160;Victor Limerell’était à sa manière, qui est celle des créateurs de toutordre&|160;: il voyait une affaire en un instant, comme s’il avaitpu en faire le tour&|160;; il jugeait de même les hommes, donnaitdes ordres précis, ne se reprenait jamais&|160;; il possédait unpouvoir de combiner, de prévoir, de se souvenir, qui eût fatiguéune demi-douzaine de têtes ordinaires. La sienne résistait. Elledemeurait parfaitement libre et aisée. Sorti de ses bureaux et deses salles de conseil, dans les salons, dans la rue, au théâtre, ilsemblait avoir oublié, il oubliait les affaires, et défendait qu’ilen fût question devant lui, mais, du même coup, il devenait banal.Il parlait bien, jamais de source. Sa conversation était faite decoupures de journaux et de réminiscences de dialogues entendus. Sion le contredisait, il affirmait plus nettement, pourvu qu’il vîtquelque intérêt à soutenir son opinion. Et alors, il avait beausourire, simuler l’empressement, l’ardente curiosité des argumentsde l’adversaire, plusieurs signes, sa mâchoire avancée, ses doigtsqui remuaient nerveusement, ses sourcils rapprochés, le son de savoix, le battement et le relief des veines de ses tempes, disaientl’âpre volonté de l’homme, l’orgueil d’un succès constant,l’expérience de l’immense faiblesse des caractères. Mais, s’ilavait des avis cassants, ce n’était que sur un petit nombre desujets, et lorsque sa personne, ses goûts, sa famille, paraissaientêtre en jeu. Sur beaucoup d’autres questions, et des plus graves,ou des plus hautes, on était surpris de le voir, au contraire,abandonner son avis à la première objection, adopter le sentimentopposé, et s’en faire un mérite, car il appelait cela sa largetolérance. Quelques-unes de ses relations, dans le monde politique,s’expliquaient et duraient grâce à cette facilité de compromission.On le sentait indifférent à l’essentiel, ombrageux et jalouxseulement dans les questions personnelles. Beaucoup d’espritsdominateurs sont ainsi, tyrans partiels, et, pour le reste, d’unefaiblesse qui est due à l’absence de passion. M.&|160;VictorLimerel avait toujours refusé de se présenter à la députation. Ilpassait pour conservateur, on ne sait pourquoi, mais ceux qu’ilnommait ses adversaires ne s’y trompaient pas, reconnaissant, dansles critiques qu’il leur adressait, l’humeur alarmée d’un hommeriche plutôt que l’opposition d’une conscience. Sa femme avait,d’ailleurs, l’ordre formel de ne négliger aucune relation, et elleobservait la consigne, voyant et recevant tous ceux ou toutescelles qui pouvaient servir, de près ou de loin, – de très loinsouvent, – l’une des deux ambitions de son mari&|160;: être promuofficier de la Légion d’honneur, entrer dans le Conseild’administration du Canal de Suez.

Mademoiselle Elsa Pommeau, fille de banquier,qu’il avait épousée toute jeune, lui avait apporté 45.000 livres derente, de superbes cheveux, des épaules à l’abri du temps, et unsourire qui venait au commandement, toujours le même. Elle n’étaitpas nulle, surtout elle n’était pas mauvaise&|160;; elle manquaitpresque entièrement de personnalité. Vingt années de visites, dedîners et soirées, l’avaient complètement farcie d’idées,d’admirations, de préjugés, de pudeurs, de formules, de goûts quiétaient ceux de son monde. Elle répétait des médisances, et elleétait sans méchanceté&|160;; elle dépensait beaucoup d’argent et deruses mondaines pour garder un peu de fraîcheur, de brillant,d’entrain, pour compter dans l’arrière-garde des jolies femmes, etelle n’était pas coquette. Ses amies disaient&|160;: «&|160;Lacorrecte Limerel&|160;», et elles l’aimaient toutes. Qu’elle parlâtavec l’une ou avec l’autre, elle n’était pas différente, et lalongueur des bavardages en faisait toute l’intimité. Madame VictorLimerel avait entendu parler trop de femmes et trop d’hommes pourqu’une sottise, un peu plus grosse que de coutume, la scandalisât.Les formes seules, quand elles étaient brutales, la choquaient.Cependant, tout opprimée qu’elle fût par son mari et par le monde,quelque chose d’elle-même, de la femme qu’elle aurait pu être,bonne, tendre et enthousiaste, subsistait, et vivait en dessous,pauvrement. Lorsqu’elle était seule, avec son mari ou son fils, illui arrivait d’être elle-même, de penser ou de parler selon despréférences qui étaient des débris de principes et des épaves deconscience. Elle usait de phrases vagues, toujours les mêmes. Elledisait&|160;: «&|160;Je crois que vous vous trompez… Vous alleztrop loin. Je n’ai pas été élevée dans ces idées-là… Non, jen’admets pas cela… Faites ce que vous voudrez, moi, je ne partagepas votre sentiment, je m’abstiens.&|160;» L’abstention était leplus grand effort de son courage. Dans les églises où elle entraitquelquefois pour attendre que l’heure sonnât d’un rendez-vous decouturière ou d’amie, elle s’inclinait profondément, et immobile,cachée sous son chapeau, elle soupirait, elle formait quelquesrésolutions, recommandait à Dieu les êtres qu’elle aimait, son filssurtout, un examen, un projet de mariage, une amie malade ouruinée. Ceux qui la voyaient ainsi la jugeaient pieuse, et ellen’eût pas protesté, si on eût dit devant elle&|160;: «&|160;Vousqui êtes si pieuse, ma chère…&|160;» Elle avait la bonne foi del’énorme ignorance.

Telle était la compagne dont M.&|160;Limereladministrait souverainement la fortune, les démarches, lesconversations et la plupart des pensées. Elle redoutait la fortevoix de son mari, son assurance, ses arguments, ses citations, sesobjurgations, ses plaisanteries, son mépris, et, quand elle necédait pas, ses colères. Elle le trouvait tyrannique, et ellel’aimait. Sa timidité, l’habitude et un peu d’admiration, lafaisaient céder très vite, et aisément, et sans regret. Ellen’était pas toujours convaincue, mais puisque M.&|160;VictorLimerel commandait, ne fallait-il pas obéir, maintenir la paix, auprix d’un sacrifice&|160;? D’autres sacrifient leur plaisir&|160;;elle sacrifiait quelques opinions, mais avec l’espérance de lesvoir triompher une autre fois, à la conservation du ménage.

Rien ne lui avait plus coûté que de voir avecquelle méconnaissance de l’autorité maternelle, sans l’avoird’abord consultée, son mari avait pris des renseignements, fait desavances, engagé des pourparlers pour le mariage de Félicien.M.&|160;Limerel considérait cette négociation comme une affaire depremier ordre, et par conséquent, dans son esprit, réservée à luiseul. Le mariage de Félicien pouvait et devait favoriser cetteascension que M.&|160;Limerel appelait familiale parce qu’elleservait le chef de la famille. Celui-ci avait discerné, parmi lesjeunes filles dont le père était influent, mademoiselle Tourette,et il avait dit à Félicien&|160;: «&|160;Je la trouvecharmante.&|160;» Il aurait pu lui dire&|160;: «&|160;Je trouve quele père est très en vue. Le baron Tourette, dans les affaires, estune force. Épouse la fille. Tu me rendras service. Elle est,d’ailleurs, fort bien.&|160;» Il ne se trompait sur aucun des deuxpoints. Mais sur un autre, qu’il n’avait prévu, il s’était trompé.Dans son calcul, il oubliait de faire entrer un élément important.Mademoiselle Tourette était une jolie fille, riche et bienapparentée, mais Félicien refusait de se laisser dicter unchoix&|160;; il priait qu’on attendit, avant de faire la moindredémarche, qu’il fût décidé à se marier. «&|160;Timidité, avaitrépondu M.&|160;Limerel&|160;; crainte de ne pas plaire, je teconnais, mon ami&|160;; laisse-moi seulement te présenter&|160;: jecrois être sûr de sa réponse à elle&|160;; je suis sûr de taréponse à toi. La petite est exquise.&|160;» De guerre lasse,Félicien avait dit&|160;: «&|160;J’irai. C’est bien.&|160;»

Et en effet, les négociations, menéesdiscrètement, entre M.&|160;Limerel et la baronne Tourette, avaientabouti à cet accord&|160;: «&|160;Marguerite ne saura rien&|160;;nous irons faire un tour au Salon&|160;; à trois heures,exactement, nous serons devant la grande machine de Wambez, vousvous rappelez, où les professeurs de la Sorbonne sont représentés,faisant des effets de robe sur un escalier… Vous nous rencontrerez.Je ne sais pas si je m’abuse&|160;; mais le voisinage de cesportraits de vieux messieurs ne doit pas nuire à Marguerite. Lachère petite aura tout le loisir de causer avec votre fils, etc’est ce qu’il faut, n’est-ce pas, puisque nous pouvons fairel’occasion, mais non la sympathie. – Évidemment. – Vous yserez&|160;? – Trois heures précises, madame. Et la suite est aiséeà prévoir.&|160;»

M.&|160;Victor Limerel venait précisémentd’assister à cette entrevue. Il avait tenu à aller seul avecFélicien. «&|160;Vous compromettriez tout, ma chère&|160;; vousauriez de l’émotion sur les joues, dans la voix. Je vous reviendraiavec le vainqueur, et vous n’aurez pas de regret, quand l’affaireaura réussi, de m’avoir écouté.&|160;» Elle devait ne jamais avoirde place dans les succès diplomatiques de M.&|160;Limerel.L’habitude était prise. Il revenait donc, et, ne trouvant pas safemme, il s’impatientait. Deux fois, il avait cru entendre le bruitde l’ascenseur s’arrêtant au premier&|160;; deux fois, dans lecabinet de travail, tendu d’étoffe claire et qui n’avait qu’unetache sombre, la réduction en bronze du Penseroso avecplaque de cuivre et inscription&|160;: «&|160;Donné par lesouvriers des usines,&|160;» – il s’était levé, appuyé sur le coinde cuivre de la table, prêt à dire&|160;: «&|160;Ah&|160;! vousvoilà enfin&|160;! Ce n’est pas trop tôt&|160;!&|160;»

Le choc de l’ascenseur ébranla réellement leparquet. La belle madame Limerel, quelques secondes après, – elleavait couru, – entr’ouvrit la porte, et, avant mêmed’entrer&|160;:

–&|160;Eh bien&|160;? Et mon fils&|160;?

Elle avait jeté si vite, d’un ton si angoissé,ce cri maternel, que M.&|160;Limerel en fut ému, au point d’oublierle reproche tout préparé, et qu’il dit, levant les bras&|160;:

–&|160;Manquée, l’entrevue&|160;! Entièrementmanquée&|160;! Et par votre faute&|160;!

–&|160;Je le pense bien. Tant que je vivrai,toutes les fautes sont à moi. Cependant, je n’y étais pas et vous yétiez. Mais peu importe… Racontez-moi d’abord… Où les avez-vousvus&|160;?… Mon pauvre Félicien&|160;!… Comme il doitsouffrir&|160;!… C’est cette péronnelle qui n’a pas voulu delui&|160;?

–&|160;Mais non, ma chère, c’est lui, c’estlui&|160;! Comment pouvez-vous supposer&|160;? Ah&|160;! je vousreconnais bien là&|160;: un échec vous enlève toutjugement&|160;!

–&|160;Mais racontez donc&|160;!Racontez&|160;! Vous voyez que je ne puis pas supporter le retard.Où étiez-vous&|160;?

–&|160;Tournant le dos au tableau de cepeintre, vous savez bien, la Sorbonne, dans la grande galerie.J’avais l’air de m’intéresser à une mer démontée, qui se trouvaitlà&|160;; mais, du coin de l’œil, en expliquant à Félicien monadmiration qu’il ne partageait pas, je guettais. À trois heuresquatre, les Tourette surgissent du grand escalier, au complet. Ilsviennent. Ils vont passer tout près de nous. Je me rapproche encorede l’entrée, les mains au-dessus des yeux, de l’air d’un homme quiveut éviter un faux jour. Ils nous aperçoivent&|160;: «&|160;C’estvous, mon cher Limerel&|160;? Quelle bonnesurprise&|160;!…&|160;»

–&|160;Comment disait-il cela&|160;?

–&|160;Essoufflé, mais très courtois, cordialmême. Je suis sûr qu’il désirait ce mariage-là. Un air qui netrompe pas. J’ai l’habitude des hommes.

–&|160;La mère&|160;?

–&|160;Très digne toujours. Mais elle étaitvenue, malgré la migraine.

–&|160;Et mademoiselle Marguerite&|160;?

–&|160;La plus jolie Parisienne de toutescelles qui étaient là, vivantes ou dans les cadres d’or, un Greuzecoiffé à la mousquetaire, un petit nez relevé, sablé d’un peu derousseur, des lèvres spirituelles et éclatantes, des yeux vifs sousdes paupières langoureuses&|160;: vous la connaissez. Elle savaittout. Pas une émotion. Elle est très forte. Tout de suite uneliberté, un entrain, des mots drôles. Elle emmène Félicien&|160;:«&|160;Je suis chez moi, au Salon, monsieur, venez par ici.&|160;»Nous suivons. D’un commun accord, tacite, nous nous laissonsdistancer. Elle causait beaucoup&|160;; son joli bras, armé del’ombrelle, se levait quelquefois&|160;; Félicien parlaitpeu&|160;; nous pensions&|160;: «&|160;Cela va normalement,&|160;»mais nous ne pouvions pas nous le dire encore…

M.&|160;Limerel continuait le récit del’entrevue. Et, sans doute, il exagérait le rôle de la personnequ’il aimait le mieux, et de beaucoup&|160;; cependant, il neparlait pas que de lui-même, de ses habiletés, de ses réflexions,de ses reparties. Par exception, il s’efforçait de raconter cequ’avaient dit ou fait les autres. L’attention passionnée de madameLimerel, l’interrogation pressante, continue, de ce regard fixe, decette bouche entr’ouverte, de tout ce visage tendu en avant,agissaient sur l’homme le moins indulgent qui fût à ce qu’ilappelait le romanesque des mères. Cette mère-là, les yeux creusés,assise dans la bergère près de la cheminée, ployée en deux, sanségard pour le corset neuf, ni pour la robe qu’elle froissait, lavoilette relevée d’un geste brusque et roulée en bourrelet, lechapeau de fleurs déplacé, n’était plus la belle madame Limerel, lablonde régulière et fade qu’il était accoutumé de dominer, mais unêtre en qui vivait et s’exprimait une force primitive&|160;: lapitié pour l’enfant.

–&|160;Oui, dit-elle, je vois bien lapromenade, et vos haltes, et leurs gestes à eux&|160;; mais lafin&|160;? la fin&|160;?

–&|160;Quand j’ai eu pris congé du baron et dela baronne Tourette, en bas, dans le hall, après trois quartsd’heure, – j’avais peur d’abuser, n’est-ce pas&|160;? – ils ontfait, pour la forme, le tour de deux ou trois statues, puis ils ontquitté le Grand Palais. J’ai demandé à Félicien&|160;: «&|160;Qu’enpenses-tu&|160;?&|160;» Il m’a répondu, j’ai toutes les syllabesgravées dans le cerveau&|160;: «&|160;Délicieuse pour un autre, monpère&|160;: moi, je n’épouse pas. Je vous avais prévenu. – Et laraison, s’il te plaît&|160;? – Je pourrais en dire plusieurs. Jepréfère ne vous en donner qu’une, qui suffira pour empêcher touteautre tentative comme celle-ci, que j’ai eu la faiblessed’accepter&|160;: je suis résolu à épouser Marie&|160;!&|160;»

–&|160;Il a dit&|160;?…

–&|160;Il a dit&|160;: «&|160;Je suis résolu àépouser Marie.&|160;» J’ai répondu&|160;: «&|160;Marie Limerel, tacousine&|160;? Je ne veux pas, entends-tu&|160;? – Je vous dis quej’y suis résolu.&|160;» Et alors, ma chère, nous sommes sortis.J’étais outré&|160;! J’ai dit tout ce qu’on peut dire. J’ai montréà Félicien quelle sottise il ferait, en épousant une fille qui nelui apportera pas même quatre cent mille francs, en s’alliant à unefamille sans chef, qui n’a de relations que dans un seul monde etdans celui qui ne compte pas. Je lui ai montré que, quand onprétendait faire son chemin dans la diplomatie, on ne commençaitpas par cette maladresse. À un certain état de fortune etd’élévation sociale, tel qu’est le nôtre, correspondent desobligations spéciales. J’ose dire qu’un grand bourgeois est limitédans le choix de sa femme, comme un prince, à moins qu’il neveuille déchoir. Félicien déchoit. Il n’arrivera pas. Il veut semettre en route avec un paroissien romain&|160;; c’est un Machiavelqu’il lui faut. Je lui ai dit tout cela, et d’autres choses encore…Il m’a répondu par des phrases de sentiment&|160;; il m’a répétéque Marie était jolie.

–&|160;Elle l’est, en effet.

–&|160;Mademoiselle Tourette ne l’est-ellepas, par hasard&|160;?

–&|160;Et puis, tant de hauteur morale, monami, tant de distinction&|160;!…

–&|160;Définissez-la donc, ladistinction&|160;? La petite Tourette a cent fois plus de chic, etc’est la distinction d’aujourd’hui, ma chère. Et, lors même qu’ellene posséderait pas toutes les qualités dont rêve Félicien, elle esttrès jeune, il la formerait selon l’idéal qu’il entrevoit. Unefemme de vingt ans, est-ce qu’un mari intelligent n’en est pasl’éducateur véritable&|160;? Est-ce qu’il ne peut pasl’affiner&|160;?

–&|160;Nous sommes l’exemple ducontraire&|160;: j’avais vingt ans moins trois mois, lorsque vousm’avez épousée.

–&|160;Je vous en prie&|160;! Je ne suis pasd’humeur à plaisanter.

–&|160;Ni moi, je vous assure. Je ne veux pasmême vous contredire sérieusement. Ce sont seulement des objectionsque je fais, aux lieu et place de ce pauvre enfant qui n’est paslà… Pourquoi faites-vous ces yeux durs&|160;?

Limerel se leva, jeta sur le bureau uncoupe-papier d’ivoire avec lequel il faisait volontiers, enparlant, le geste de trancher, et il se mit à marcher trèslentement, les bras croisés, entre la porte et la fenêtre, et sanscesser de regarder sa femme, qui se levait, elle aussi, et quis’apprêtait à céder, en se retirant.

–&|160;Parce que, dit-il, vous êtes au fond lavraie coupable. Vous êtes cause que Félicien a des goûts ridicules,puisqu’ils combattent les miens…

–&|160;Il s’agit de son mariage,Victor&|160;!

–&|160;Il s’agit de son avenir, et il lecompromet. Si vous ne lui aviez pas donné une passion pour l’idéal,qui m’inquiète… parfaitement, qui m’inquiète, une piétéexcessive…

–&|160;Qu’est-ce que vous appelezexcessive&|160;?

–&|160;Celle qui gêne, parbleu&|160;!

–&|160;Hélas&|160;! il ne pratique plus&|160;;vous le savez bien&|160;: c’est même un de mes chagrins.

–&|160;Je ne m’occupe pas de cela. Ce que jelui reproche, c’est d’être un esprit essentiellement romanesque etmystique.

–&|160;Pauvre enfant, un peu d’enthousiasme,qu’il tient peut-être de moi.

–&|160;Mais, non, ma chère&|160;: mystique, jesoutiens qu’il vit, qu’il nage dans l’irréel. Il a le goût desfemmes dévotes. Il se représente Marie comme une espèce d’archangeou de madone.

–&|160;Il l’aime.

–&|160;J’appelle cela déraisonner, êtremalade, ignorer le monde, faire une sottise. Choisissez.

Madame Limerel, lasse d’être debout, pluslasse encore de contredire, sachant l’inutilité des discussions,reprit le ton de visite, qu’elle avait aimable et d’un jolitimbre.

–&|160;Je voudrais ne pas vous déplaire. Quedésirez-vous que je fasse, mon ami&|160;?

–&|160;Ce que je veux&|160;? C’est que vousparliez à votre fils. C’est que vous le détourniez de cette idéefolle. Il vous écoutera mieux qu’il ne m’a écouté. Vous avez uneinfluence sur lui.

–&|160;Je le ferai d’autant plus souffrir…Puisque vous le voulez, j’essaierai. Où est-il allé, en vousquittant&|160;?

–&|160;Au ministère, où il avait rendez-vous…Il ne peut tarder. Je vous laisse. Il croira me trouver, et il voustrouvera…

–&|160;Vous ne craignez pas qu’il ne soitsoutenu bien fortement&|160;?

–&|160;Par qui&|160;? Par ma belle-sœur&|160;?Je lui ai écrit en Angleterre, et j’ai reçu d’elle une réponse…

–&|160;Que vous ne m’avez pas montrée…

–&|160;C’est vrai. Mais excellente. Oh&|160;!celle-là ne fera rien pour capter mon fils. La sévérité de sesprincipes est encore plus grande que la vôtre. Elle m’exaspère. Dumoins elle me rassure&|160;: elle me garantit contre des manœuvresdéloyales. Madeleine n’attirera pas Félicien. Je ne crains queMarie, qui est une passionnée, sous ses airs de retenue. Elle atoujours vécu avec nous, avec Félicien, dans une intimité dont jene calculais pas les dangers. Elle ne peut pas ne pas l’aimer.

–&|160;D’une amitié de cousine.

–&|160;Oui, oui, connu, d’une de ces amitiésqui sont de l’amour intimidé par sa légalité même… Marie a desyeux, Marie a du jugement&|160;; elle sait que mon fils est unparti flatteur et charmant, qu’il a une grosse dot, qu’il ira trèsloin… C’est contre elle qu’il faut que vous travailliez. Ditessimplement que vous trouvez ce mariage impossible, qu’il vouspeinera… J’entends qu’on ferme la porte de l’hôtel. C’est Félicien…Vous direz que vous ne m’avez pas vu… Ne pâlissez pas comme vousfaites, voyons&|160;! C’est ridicule. Quand serez-vous une vraiefemme&|160;? une volonté&|160;?

Elle demeura le visage tourné vers le couloirpar où son mari disparaissait&|160;; elle pensait&|160;:«&|160;Vous, quand serez-vous un vrai homme&|160;? Quand serez-vousun cœur&|160;?&|160;» Elle sentait que, dans cette minute grave,tout un passé avait sa répercussion&|160;; elle souffrait d’êtreseule, contrainte d’agir contre son instinct, et sans doute contrela justice.

Félicien entra. Elle eut un geste qui futtoute son habileté. Pendant qu’il entrait, et qu’il la regardait,tendrement, de ses yeux interrogateurs, madame Limerel enlevait uneà une, avec régularité, les grandes épingles dorées et strassées,déposait sur la table son chapeau de fleurs, et, du bout de sesdoigts, à petits coups, disciplinait ses cheveux.

–&|160;Mon père n’est donc pasrentré&|160;?

–&|160;Non, mon chéri, pas encore. Tu reviensdu Salon, de…, enfin, es-tu content&|160;?

Il avait de clairs yeux fermes, qui devenaienttout à coup humides, spirituels, railleurs ou câlins, des yeux deFrance, mais où passaient trop d’idées en voyage&|160;; son jeunevisage pâle, ses cheveux bruns en brosse, ses moustachesnaissantes, son menton un peu avançant comme celui du père, enproue armée, les touffes de poils frisants qui estompaient lamâchoire et les joues sans avoir encore une forme artificielle, luidonnaient un air d’étudiant convaincu, de bûcheur bien doué.Quelque chose d’élégant dans le port de la tête et la cambrure desreins, la souplesse de ses mouvements, faisaient songer à desportraits de jeunes Italiens de la Renaissance, porteurs de dagueset vêtus de pourpoints ajustés. Il embrassa sa mère, et ne réponditpas tout de suite, mais il dit&|160;:

–&|160;Venez&|160;? Voulez-vous&|160;?Asseyez-vous tout près de moi&|160;: j’ai besoin de votresecours.

–&|160;Ah&|160;! quand vous êtes grands, noussommes si peu de chose&|160;! Moi, te secourir&|160;? Tu crois queje puis encore te secourir&|160;? Comme cela fait dubien&|160;!

Il prenait sa mère par la main, et laconduisait jusqu’au canapé qui était en face du bureau deM.&|160;Limerel, le long du mur. Quand elle fut assise près de lui,Félicien se pencha en avant, et il avait les yeux errants devantlui, ne voyant que son chagrin. Elle l’écoutait, droite, devenuegrave, comme une poupée très sérieuse, et elle continuait, parmoments, de refaire sa coiffure déséquilibrée. Mais elle écoutaitbien. Elle baissait les paupières, à certains mots, comme s’ils luifaisaient mal. D’autres fois, elle tournait la tête pour direquelque chose de négatif&|160;: impossible, trop tard, illusion… Labelle madame Limerel souffrait de voir souffrir, et elle souffraitaussi de ne pas être libre de consoler.

–&|160;Maman, je suis très malheureux.

–&|160;Qu’as-tu, mon enfant&|160;?

–&|160;Nous ne sommes que trois chez nous.Vous ne vous entendez guère avec mon père…

–&|160;Qu’en sais-tu&|160;? Mais si&|160;! Tute trompes, Félicien, je…

–&|160;Moi, sur une question très grave, je nem’entends pas avec lui, et je ne sais pas si je m’entendrai avecvous.

–&|160;Dis&|160;; il s’agit de ceprojet&|160;? Si la fille du baron Tourette ne te plaît pas, tonpère et moi nous chercherons une autre jeune fille…

–&|160;Elle est trouvée.

–&|160;Ô mon Dieu&|160;! Qui est-ce&|160;?

–&|160;Elle a toujours vécu près de nous.

–&|160;Marie&|160;?

–&|160;Oui, elle qui a toujours été siaffectueuse pour vous.

–&|160;Cela est vrai.

–&|160;Et que vous avez toujours défendue… Quipourriez-vous souhaiter qui fût meilleur qu’elle&|160;? Elle n’apas même besoin d’apprendre à vous aimer. Si vous voulezm’aider…

–&|160;Non, tu parles trop vite, monFélicien&|160;; c’est impossible.

–&|160;Pourquoi impossible&|160;?

À ce moment, il la regarda, mais elle n’osapas le regarder, et elle dit&|160;:

–&|160;Ta carrière, notre fortune aussi, tecommandent de faire un autre mariage…

–&|160;Ma pauvre maman, vous avez vu mon père.Vous le récitez.

Elle n’osa pas nier une seconde fois. Ils’écarta un peu.

–&|160;Je ne sais pas si, dans l’avenir, tonpère changera de sentiment. Peut-être. Mais le moyen n’est pas deheurter son opinion.

–&|160;Vous voulez que j’attende, vousaussi&|160;?

–&|160;Oui.

–&|160;J’attendrai, mais quand je serai sûrque Marie m’aime. Cela, il faut que je le sache, et, dans uneheure, je le saurai. Je vais le lui demander.

–&|160;Toi&|160;?

–&|160;À l’instant.

–&|160;Tu ne lui as donc jamais riendit&|160;?

–&|160;Non&|160;; avant de lui parler, jevoulais être l’homme que je suis, délivré des concours.

–&|160;Et cependant, tu as accepté d’aller aurendez-vous&|160;?

–&|160;Pour avoir un argument de plus&|160;;pour pouvoir dire à mon père&|160;: «&|160;Je les ai vues toutesdeux, et je n’en aime qu’une&|160;: Marie.&|160;»

–&|160;Mais, c’est impossible&|160;; unmariage ne se conclut pas ainsi, dans un coup de tête, en dixminutes.

–&|160;Il y a des années que je l’aime.

–&|160;Et sans que les parents…

–&|160;Puisque je vous ai tous les deux contremoi, je n’ai donc qu’à lui parler moi-même… J’irai… Mais,voudra-t-elle&|160;?

Madame Limerel secoua sa tête blonde, et,malgré son trouble, elle sourit.

–&|160;Comment peux-tu douter&|160;? Une jeunefille qui te connaît&|160;!

–&|160;Non, vous ne savez pas,… vous necomprenez pas comme moi certaines choses… Marie est une femme trèssupérieure.

–&|160;Et toi, Félicien&|160;!

La mère passa le bras sur l’épaule de sonfils, et elle attira cette tête maigre, dont tous les musclesétaient tirés, creusés et vibrants d’émotion.

–&|160;Je suis faible, dit-elle, enl’embrassant… Je ne devrais pas te laisser croire que je tepardonne. Je ne t’approuve pas. Je pense comme ton père… Tu ne peuxcroire à quel point je suis désemparée. Au moment où notre derniervœu pour toi allait se réaliser, tu brises tout. Nous avons vécu siunis, si heureux&|160;!…

–&|160;Sans nous expliquer jamais sur riend’essentiel, ma pauvre maman. J’ai bien peur que notre paix n’aitété faite que de nos lâchetés réciproques.

–&|160;Hélas&|160;! est-ce que cela ne pouvaitpas durer&|160;?

–&|160;Vous voyez bien que non.

–&|160;Et que vais-je dire à tonpère&|160;?

–&|160;Que je suis parti.

Il se leva, et quitta l’hôtel, tandis que samère, assise sur le canapé, pleurait silencieusement des larmesdont elle n’aurait pas su dire la cause, mais qu’elle sentait venird’une douleur profonde, profonde et qui, bientôt, allait avoir unnom.

La distance était courte, entre l’hôtel desVictor Limerel et l’appartement qu’habitaient madame Louis Limerelet sa fille, avenue d’Antin. Félicien marchait vite, enveloppé depensées qui l’assaillaient toutes ensemble. Il songeait à ce qu’ilallait dire, aux réponses possibles&|160;; il bâtissait dix romansdifférents&|160;; il se débattait contre les objections de sonpère&|160;; il se rappelait tout le passé qui l’unissait àMarie&|160;: il revoyait Marie enfant, sur la plage deSaint-Lunaire, où les deux familles passaient un ou deux mois,autrefois&|160;; les Tuileries, là-bas, au bout de la file desvoitures qui descendaient l’avenue des Champs-Élysées, le jardinqu’il traversait, en revenant du collège, allongeant le chemin pourla voir sauter à la corde, ou courir, souple et folâtre, et l’œillong, comme une chèvre&|160;; il la revoyait en jupe courte, àl’âge incertain où le sourire de Marie avait changé, petit fruitqui reste vert et qui se colore déjà, Marie qui avait des regardsqui tiennent à distance, et la fierté du royaume des penséesvirginales&|160;; il l’aimait maintenant d’un amour craintif,inquiet, jaloux&|160;; il la savait si différente de la plupart desjeunes filles avec lesquelles il flirtait dans les bals, cettecousine qui était instruite et qui n’avait aucun brevet, cette trèsjolie femme qui était simple, cette Parisienne épanouie dans unmonde d’élite, religieuse, très décidée, très nette, et qui jugeaitavec une sévérité jeune, et juste, il le comprenait bien, lesrelations mêlées de la famille Victor Limerel. Qu’une jeune fillede vingt ans, douée comme elle, restât longtemps sans être aimée,demandée, conquise, ce n’était pas possible. Il avait souffert decette absence de six semaines, de ce voyage en Angleterre dont iln’avait rien connu. Qui avait-elle rencontré en route, qui là-bas,et quelles influences nouvelles s’étaient emparées peut-être de cerêve qui cherche son maître, toujours, partout&|160;? Cette crainteétait une des causes secrètes qui avaient décidé Félicien à ne pastarder et à interroger Marie.

À droite, dans l’avenue d’Antin, FélicienLimerel entra sous le porche de la maison dont les deux premiersétages avaient déjà toutes leurs persiennes fermées. Madame LouisLimerel habitait le troisième. Il demanda à la femme dechambre&|160;:

–&|160;Ma tante est chez elle&|160;?

–&|160;Non, monsieur, mais mademoiselle estlà. Monsieur veut-il que je la prévienne&|160;?

Il eu une émotion si violente qu’il nerépondit pas immédiatement.

–&|160;Non, ne prévenez pas. Oùest-elle&|160;?

–&|160;Dans la salle à manger. Elle écrit.

Il ouvrit la porte.

–&|160;En effet, j’écris, dit Marie en venantau-devant de son cousin. Bonjour, Excellence&|160;! Qu’est-ce quime vaut l’honneur&|160;?…

Elle faisait une révérence, elle riait, elleétait claire de visage et de vêtement.

–&|160;Assieds-toi, Félicien. Je reprends maplace favorite. Tiens, ici, je suis en belle lumière pour écrire,et j’ai moins de bruit que du côté de l’avenue.

Marie s’asseyait près de la table qui avaitété approchée de la fenêtre. Elle avait devant elle une boîte depapier et d’enveloppes, un encrier de poche, une lettre commencée.La très large baie de la salle à manger donnait sur une cour autourde laquelle les constructions étaient basses. On voyait des pointesd’arbres à gauche, un jardin de la rue duFaubourg-Saint-Honoré.

–&|160;Je t’ai à peine vue depuis ton retourd’Angleterre, Marie.

–&|160;C’est vrai, la réunion dite de famille,chez nous, l’autre soir, n’était guère intime&|160;: dix personnes,des amies de maman&|160;; il y en a plusieurs qui sont vraimentaccaparantes…

–&|160;Il en sera de même chez nous,après-demain. Nous serons presque seuls au dîner, mais le soir, aumoins cent personnes. Grande musique… Toi, tu es toujoursaccaparée. Quand ce n’est pas une vieille dame, c’est un monsieurvieux ou jeune, qui vient s’asseoir à côté de toi, et qui trouveplaisir à causer avec une belle jeune fille, et qui dira ensuite,pour s’excuser&|160;: «&|160;Elle a vraiment de l’esprit, dujugement, une instruction rare…&|160;» Et c’est vrai, toutcela…

–&|160;Allons, Félicien, ménage-moi. Queveux-tu, mon cher, nous passons nos concours, nous aussi. Ils sontplus nombreux que les vôtres, et pas plus amusants. Te voilà unhomme, tu as une carrière, la carrière par excellence. On a dû êtreravi, chez toi&|160;?

–&|160;Oui, mais ce sont des ravissements quine durent pas.

–&|160;Tu en connais qui durent&|160;?

–&|160;Non, pas encore.

Et leurs yeux s’étant rencontrés, elle rougit,et se mordit les lèvres, comprenant qu’elle avait dit étourdimentune sottise, et amené la conversation, brusquement, au tournantdangereux. Sa main, appuyée sur la table, tourna et retourna lalettre commencée. Marie Limerel était de ces natures très braves,parfaitement franches, qui n’hésitent qu’au début et pour le choixde la route, et qui vont ensuite jusqu’au bout du devoir aperçu.Son profil fin s’enlevait en médaille sur le vitrage à croisillonsde la fenêtre. Quand elle se retourna vers Félicien, elle levacette main qui venait de feuilleter les pages blanches, et elle eutl’air de prononcer un serment.

–&|160;Si tu as à me parler, fais-le tout desuite, pendant que nous sommes seuls, et ne nous mentons pas l’un àl’autre.

–&|160;Tu me répondras avec une entièresincérité&|160;?

–&|160;Entière.

–&|160;Marie, ma cousine Marie, m’aimes-tu unpeu&|160;?

–&|160;Je t’aime beaucoup, Félicien, et depuisma petite enfance.

–&|160;Oui, je le sais, je te crois, mais cen’est pas ce que je te demande. M’aimerais-tu assez pour devenir mafemme&|160;? Moi, j’ai passé depuis longtemps de l’amitié de cousinau grand amour pour toi… Je t’ai comparée, et je t’ai trouvéesupérieure à toutes celles qui m’ont été présentées, je puis bienle dire, toi sage et si droite, toi qui passes dans le mondestupide où nous sommes tous, et qui ne lui ressembles ni par tonregard, ni par tes mots, ni par ton cœur, toi qui es jeune.

–&|160;Jeune&|160;! Félicien, je me suisdemandé, moi, pourquoi tu ne l’es pas assez&|160;?

–&|160;Tu as donc pensé à moi&|160;? Oh&|160;!même pour me blâmer, je te remercie de m’avoir fait une place dansta pensée&|160;! Avais-tu deviné&|160;? Savais-tu&|160;?

–&|160;Oui, j’ai cru deviner plusieurs fois.Mais écoute bien&|160;: je n’aimerai d’amour que celui qui medonnera un amour comme celui que j’ai rêvé…

–&|160;Enthousiaste&|160;? ardent&|160;?respectueux&|160;? Marie, celui que j’ai pour toi est tout celaensemble.

–&|160;Je veux plus, beaucoup plus.

–&|160;Pur alors&|160;? Ah&|160;! tum’interroges sur mon passé de jeune homme&|160;?… Tu me fais descrimes d’infidélités qui ne sont pas nombreuses, je t’assure.

–&|160;Tu te trompes… Je pardonneraispeut-être à celui qui me demanderait d’oublier…

–&|160;Peut-être seulement&|160;?

–&|160;Oui, je n’ai pas encore à m’y résigner.Je ne sais pas. Mais ce que je veux, par-dessus tout, c’estqu’entre lui et moi il n’y ait pas de pensées qui séparent&|160;;c’est que, lui et moi, nous n’ayons qu’une âme…

–&|160;Hélas&|160;! nous y voilà&|160;! Jetremble, Marie, que tu ne me demandes de te ressemblertrop&|160;!

–&|160;Es-tu encore un chrétien&|160;?Avons-nous la même foi&|160;? Comprends bien ce que je veux dire.Je sais que tu continues d’aller à la messe, et que tu yaccompagnerais ta femme&|160;; je vois que, par tradition defamille, tu es, tu restes provisoirement respectueux de l’idéecatholique, des cérémonies, des usages… Mais, respectueux, mon ami,ce n’est pas assez, ce n’est pas vivre de la foi, comme j’en veuxvivre. Je souffre de te parler comme je fais&|160;; je me suis dureà moi-même. Pourtant, il y aurait une telle désillusion, si monmari ne priait pas avec moi, ne recevait pas mon Dieu, nes’inspirait pas, pour le moindre de ses actes, de cette foi qui estvraiment tout moi-même&|160;! Tu me trouves jolie, et cela metouche. Mais d’autres le sont. Pourquoi es-tu venu&|160;? Ce que tuaimes en moi, Félicien, je crois bien que c’est elle&|160;?

–&|160;Cela se peut. Il y a du mystère en toi,Marie.

–&|160;Non, il n’y a qu’une jeunesse protégée,une volonté qui serait faible d’elle-même, mais qui a été depuisl’enfance affermie et dirigée en hauteur, avec une tendresseadmirable. Je vois tant de ruines ailleurs&|160;! Je sens qu’avecla plupart des hommes, j’aventurerais mon âme et mon bonheur… Jevoudrais… Ne te moque pas de moi…

–&|160;Dis, au contraire, dis&|160;: quej’aperçoive au moins le paradis de ton âme&|160;! J’ai promis derépondre. Que voudrais-tu&|160;?

–&|160;Que mon mariage eût quelque chosed’éternel. Je crois qu’ils sont médiocres, ceux qui ne sont pasfaits pour la durée sans fin. Je pense qu’une famille qui se fondea un retentissement infini, avant elle, après elle. Je voudraisêtre la mère d’une race sainte.

–&|160;Tu en serais digne, Marie. Maisl’autre, où le trouveras-tu&|160;? J’en connais quelques-uns quipensent comme toi et qui vivent comme tu le dis. Mais ceux-là net’aiment pas&|160;! Ils sont meilleurs que moi, mais ils net’aiment pas&|160;! Ils passeront près de toi, et ils ne saurontpas ce que tu vaux. Quelle œuvre d’ailleurs plus belle que deramener à Dieu l’homme que tu aurais choisi&|160;?

–&|160;Aujourd’hui, cela ne se peut plusguère, Félicien. J’aurais à lutter contre le monde entier. Jen’arriverais pas.

–&|160;Pourtant, petite Marie, les viergeschrétiennes épousaient des païens&|160;?

–&|160;Elles étaient bien obligées. Et puis,ils étaient, eux, des païens excusables des ignorants de la vievraie.

–&|160;Et nous&|160;?

–&|160;Ceux d’aujourd’hui sont des chrétiensflétris. J’en suis sûre, je le sais, avant d’en avoir eul’expérience&|160;: ça ne revient pas dans l’eau pure comme un brinde lilas.

–&|160;Dans les larmes alors&|160;?

Et il essaya de rire.

–&|160;Oui, plutôt dans les larmes.

Et il se mit à pleurer. Il ne cacha pas seslarmes. Elles coulaient sur ses joues. Il penchait la tête, ilregardait Marie, comme déjà lointaine. Et ne pouvant supporter toutl’amour douloureux qu’il lui disait ainsi, Marie le regardait unmoment, et puis fermait les yeux, et puis le regardait encore. Unepitié grandissait en elle.

–&|160;Mon pauvre Félicien, comme je te faisdu mal&|160;!

–&|160;Non, pas toi, Marie, pas toi&|160;! Tun’es pas coupable. Tu es celle pour qui je souffre, mais tu ne faisque me montrer quelle distance il y a entre nous… La faute est àceux qui ne te valent pas… Je me défends parce que je t’aime… Aufond, les paroles que tu dis, je les sens justes… Tu dois avoirraison… Moi, je ne sais plus. C’est la chose la plus dure que j’aieà t’avouer… Je ne songe pas souvent à ce qui me reste de foi, parceque j’ai peur de trouver qu’il n’en reste plus.

–&|160;Ne dis pas cela, Félicien&|160;; tu tetrompes certainement&|160;!

–&|160;J’espère que je me trompe.

–&|160;Oh&|160;! oui, ne me réponds pas toutde suite… Tu n’es pas sûr… Prends le temps d’examiner…

–&|160;Tu me voudrais meilleur, tu ne mecroyais pas pire comme je le suis. Je te bénis, parce que tusouffres aussi.

–&|160;Vois, tu te sers d’un mot de la foi. Tume dis&|160;: «&|160;Je te bénis.&|160;»

–&|160;C’est ce qu’il m’en reste, hélas&|160;!des mots, des sons, des regrets…

–&|160;Attache-toi aux regrets. C’est lecommencement du retour&|160;! Ne me dis plus que tu ne crois pas.Ne t’accuse plus… Étudie-toi…

Elle s’était penchée, elle avait pris la mainde Félicien. Elle le consolait, elle le plaignait de toute son âmejeune, angoissée, qui voyait pleurer d’amour.

–&|160;Oui, je le ferai. Mais comprendras-tu,toi qui n’as pas varié, ce que c’est qu’une âme malade&|160;?J’admire cette religion que j’ai aimée, mais je ne vais plus àelle. Je me dis&|160;: «&|160;Cela est beau&|160;», et je n’adhèrepas au précepte. Les facultés préhensives de mon âme sont commeinertes, ma volonté ne suit plus mon intelligence. Je regrette dene pas croire, et je ne fais rien pour sortir de ce doute qui mepèse. Il y a en moi une puissance engourdie ou morte, je ne saislequel, et c’est de ce problème que tu fais dépendre madestinée&|160;!

–&|160;Comment cela se peut-il&|160;? Toi,élevé dans un collège dirigé par des prêtres&|160;? Toi, élevé pareux&|160;?

–&|160;Non, instruit, ce n’est pas la mêmechose&|160;; ils ont fait ce qu’ils ont pu, ou à peu près. Si leurœuvre n’avait pas été détruite, je serais ce chrétien que tupourrais aimer, Marie. Ne recherchons pas qui a fait ces ruines.Évidemment, moi, moi d’abord. Mais… nous découvririons descoupables que je ne veux pas nommer. C’est un abîme que je redoutede parcourir.

Marie se leva, et fit un geste desupplication.

–&|160;Ne me réponds pas davantage&|160;! Jepuis être sûre que tu me diras l’entière vérité. Prends du tempspour t’étudier toi-même. Tu verras fondre plusieurs illusions quit’aveuglent sur tes croyances. Va, Félicien, j’ai espoir&|160;!

–&|160;Chère cousine Marie, quel rêve tues&|160;!

–&|160;Et pendant que tu songeras, moi, jeprierai.

Il ne pleurait plus. Il était debout à côté deMarie aussi pâle que lui, mais il évitait de regarder le visagequ’il aimait, sentant qu’il ne serait plus maître de son chagrin,s’il rencontrait encore ces yeux pleins de pitié, et il regardaitseulement le bas de la robe, et la main fine et ferme allongée surla table.

–&|160;Marie, nous sommes victimes de cetemps. Je suis du monde qui meurt en s’amusant, et tu es, toi, del’élite préservée, et réservée pour la résurrection… Je n’ai jamaisvu comme ce soir ce qui a cessé de vivre en moi. Je vais t’obéir…Je vais tâcher de me reconnaître parmi les décombres.

–&|160;Si tu vois ton mal, renie-ledonc&|160;!

–&|160;Ah&|160;! Marie, combien voient leurmal, et n’ont pas la volonté, ou la grâce de guérir.

–&|160;Ou la grâce&|160;!

–&|160;Oui, tu ne peux comprendre cettepauvreté de l’âme, toi l’ardente, toi la non diminuée, toi ladévouée.

–&|160;Si mon amour pouvait te rattacher à lafoi&|160;! Mais non, ce n’est pas assez. La force doit venird’ailleurs&|160;: je prierai.

–&|160;Dis, quand nous reverrons-nous&|160;?Tu m’es chère désespérément.

–&|160;Chez ma tante, après-demain. Mais je tedéfends de rien me dire ce jour-là. Je ne veux pas que tu meparles. Je veux que tu me fuies&|160;! Laisse passer des jours, desjours, encore des jours&|160;! Ne nous condamne pas tropvite&|160;!

–&|160;Nous&|160;! Ah&|160;! que tu esbonne&|160;!

–&|160;Adieu.

–&|160;Prie bien, toi, Marie, prie pourdeux.

Ils se donnèrent la main, et dans l’étreinterapide de leurs doigts, tout l’honneur de leurs âmes jeunes etblessées s’exprima. Ce fut comme un serment d’attendre dans lesilence l’avenir inconnu, prochain, menaçant.

&|160;

Félicien ne voulut pas rentrer chez lui. Ilétait trop violemment troublé pour affronter les regards de sonpère. Il était trop irrité. Toute sa jeunesse se levait&|160;;toutes les années, témoins successifs, venaient déposer. Ellesdisaient&|160;:

«&|160;Que crois-tu&|160;? Comment pourrais-tuêtre un homme de foi&|160;? Tout petit, tu as été laissé aux mainsdes domestiques, passantes de la maison, pour qui tu n’étais qu’unepetite chose criante, qui fait veiller tard, quand la mère et lepère sont sortis. Onze heures, minuit, une heure. Quels tristesanges gardiens&|160;! Pour une qui joignait tes mains ett’apprenait une prière, combien t’ont couché en grondant, ou enchantant, sans appeler le ciel dont l’enfant a besoin, pour êtretout l’enfant&|160;?

»&|160;Quelle étude as-tu faite de tareligion&|160;? Quelle immense place a tenue, dans ton adolescence,la pensée du baccalauréat&|160;! Le collège où tu as été d’aborddemi-pensionnaire, et, pour finir, externe, donnait àl’enseignement religieux une place mesurée, suffisante si lesparents prenaient soin de faire répéter la leçon, de l’expliquer,de la montrer surtout vivante en eux. Il y avait plusieurs prêtreszélés, qui tâchaient de mettre un peu de divin dans ces espritstout occupés du monde, saturés de bruit, troublés par la rue, lesjournaux, les affiches, les théâtres, les livres et par cetteviolente nature qui a des raisons de plaisir pour trouveracceptable le doute, si misérable qu’il soit, qui peut ébranler larègle. Ces hommes animés de la charité, et savants dans la sciencequi fortifie, gagnaient des âmes à la vérité, pour toujours&|160;;ils avaient le respect rapide des autres&|160;; Félicien, tu étaisde ces autres&|160;! Ah&|160;! quelle compensation, quelle revanchede la messe du dimanche&|160;! On pouvait tout dire et toutsous-entendre chez toi, dans les dîners, les soirées, les visiteset les thés. Ta mère désapprouvait au fond, mais par politesse ellesouriait quand un des passants du monde soutenait un paradoxe,attaquait le cléricalisme en se déclarant respectueux de la foi,plaisantait les dévots, le scapulaire ou les indulgences, sedéclarait hostile aux Jésuites ou aux «&|160;moinesd’affaires&|160;», comme il disait, ou racontait quelque histoiregrasse. Monsieur Victor Limerel ne croyait pas avancer une sottise,quand il affirmait qu’il avait assez d’honnêteté pour se passer dephilosophie. Il ne songeait pas à la petite âme qui entendait tout,qui voyait vivre, et apprenait à vivre à côté du credoqu’on récite. Et voilà ta jeunesse&|160;!&|160;»

Félicien se souvenait, comme d’une datedouloureuse, de l’époque, – il faisait alors ses études de droit, –où la conscience claire de sa volonté coupable, le sentiment de sonindignité, l’avait fait s’abstenir de la communion pascale. MadameVictor Limerel avait seule communié. Au retour, pas de scène, pasd’explication&|160;: une parole de plainte seulement, craintive.Madame Limerel avait pleuré, le père avait semblé ignorer. Et voicique Marie ressuscitait ce passé, l’obligeait à comparaître jour parjour, et que beaucoup de mots et d’incidents, que Félicien croyaitavoir oubliés, s’offraient à lui, et demandaient à déciderl’avenir. Que crois-tu encore&|160;? Quelle promesse peux-tu faireà cette âme sainte&|160;? Quelle communauté véritable s’établiraitentre elle et toi&|160;? Descends encore plus avant dans ta troubleconscience, jeune homme&|160;! Souffre&|160;! Peut-être, tout aufond, retrouveras-tu, sans que tu puisses le prévoir, une forceencore vivante dans son germe enseveli.

Après avoir erré dans les rues et les avenuesdu quartier de l’Étoile, Félicien se décida à rentrer. Huit heuresétaient sonnées. Madame Limerel, dès qu’elle entendit s’ouvrir laporte du vestibule, sortit du petit salon, et vint au-devant de sonfils.

–&|160;Eh bien&|160;? Comme tu as étélongtemps&|160;! Je n’ai rien dit à ton père. Il est en haut.

–&|160;Ne lui dites rien.

–&|160;Je ne suppose pas un instant qu’ellet’ait refusé&|160;?

–&|160;Ne m’interrogez pas. Laissez-moiréfléchir en silence, maman. J’ai besoin de repos, d’étude avant dedonner la réponse que j’ai promise.

–&|160;Ah&|160;! tant mieux, c’est toi quidécideras&|160;!

–&|160;Oui…

Il soupira, passa la main sur ce frontmaternel qu’il ne voyait jamais ainsi, ridé par le souci.

–&|160;Non, ne vous rendez pas malheureuse. Iln’est pas temps. Je puis vous dire seulement que le bonheur ou lemalheur de ma vie tout entière est enfermé dans le petit mot quej’irai dire là-bas. Et vous n’y pouvez rien, rien.

Il se reprit et dit&|160;:

–&|160;Plus rien.

**

*

Le matin du mardi 22 juin, madame VictorLimerel reçut un mot de sa belle-sœur, et elle y réponditimmédiatement par le billet suivant&|160;:

«&|160;Mais oui, ma chère Madeleine, je seraicharmée de connaître ton Anglais. Il verra chez nous pas mal demonde. Nos amis ont voulu fêter avec nous le succès de mon fils, –et tu remarqueras que la date est choisie, puisque nous sommes à laveille de la Saint-Félix, – ils ont répondu en nombre àl’invitation. Tu peux même nous amener M.&|160;Breynolds pourdîner&|160;; il sera déjà habitué à nous quand les invitésarriveront pour la soirée, et cela lui fera, dans la foule desinconnus, quelques îlots de conversation. Et puis, sans lui, nousserions treize à table. Ta sœur et amie&|160;:

POMMEAU VICTOR LIMEREL.

»&|160;P -S. – Félicien, à qui jeviens de lire ce billet, se moque de ma superstition. Mais jepersévère&|160;: amène-moi le 14°.&|160;»

Le jour même où il avait quitté Redhall,Réginald s’était embarqué pour Ostende. Il avait passé en Belgique,chez des amis, la première semaine, et même un peu plus, de sonexil volontaire. Puis, muni de lettres de recommandation, il avaitpris le train pour Paris, où l’attirait un dessein médité etprécis. «&|160;Je les verrai chez eux, songeait-il, je lesétudierai dans leurs œuvres vivantes, ces catholiques, j’assisteraià leurs réunions, je les entendrai parler, je les comparerai, etpour cela j’irai en France, dans le pays où la religion est la plusancienne, la plus créatrice, la plus apostolique, la pluscombattue. On ne me rencontrera pas dans les théâtres ou dans lesmusées. J’appartiens à une seule recherche. L’épreuve m’y attache,autant que mon inquiétude. Le reste m’est indifférent. À plustard&|160;!&|160;» Pour cette raison et pour une autre encore, ilavait repoussé l’idée, qui plusieurs fois lui était venue, derendre visite à ces deux Françaises, témoins du passé récent, etqui avaient été reçues dans la maison patrimoniale des Breynolds.Un mot le gênait, celui qu’il avait dit à la petite Dorothy, enparlant de Marie&|160;: «&|160;Je ne la reverrai pas.&|160;»Enfantillage sans doute, mais qui avait pouvoir sur cette naturetenace, peu habituée à se déjuger, même dans les petites choses. Unsoir, cependant, comme il rentrait, triste, à l’hôtel, il avait vude la lumière, là-haut, dans l’appartement qu’habitait madameLimerel, et la pensée de ne pas être impoli, un regain desympathie, le jeune désir d’apercevoir encore cette jolie MarieLimerel, l’avaient emporté.

Bien que Marie et sa mère l’eussent accueilliavec la simplicité amicale qu’autorisaient les semaines passées àWestgate, il s’était montré d’abord d’une froideur extrême. Ellesle sentaient aussi distant que le premier jour, quand ladyBreynolds avait présenté son fils aux Françaises. On eût dit quel’espèce de confiance qui s’était établie, sur le sol anglais,entre Réginald et Marie, n’avait pas passé le détroit, et que cejeune homme, correct et sérieux, qui répondait des mots ou dessignes aux questions des deux femmes, n’avait jamais causé avecMarie dans le parc du domaine paternel. Un fragment de cetteconversation, coupée de silences, avait aussi étonné madameLimerel.

Elle demandait&|160;:

–&|160;Vous désirez peut-être connaîtrequelques personnes à Paris, monsieur&|160;?

–&|160;Je vous remercie, non, je ne désirepas.

–&|160;Alors, ce sont les monuments qui vousintéressent&|160;?

Il avait ri, en disant&|160;:

–&|160;Pas beaucoup.

Et on avait vu dans ses yeux clairs, et dansle dessin tendu de ses lèvres, un peu de cette âme qui se livraitdifficilement.

–&|160;Comprenez-moi bien. Je ne prétends pasque vous deviez monter dans les tapissières qui partent de la placede l’Opéra, et qui promènent vos compatriotes à travers Paris.Mais, venant ici pour la première fois, vous avez dû vous tracer unplan d’études, ou d’amusement. Vous connaissant, je suis sûre qu’ilfaut dire d’études.

–&|160;Oui. Des amis que j’ai, en Belgique,m’ont recommandé à plusieurs personnes.

Il n’en dit pas plus long sur ce sujet, et lamanière dont il employait son temps, à Paris demeura son secret.Aucune allusion ne fut faite, naturellement, aux explicationsviolentes qui avaient décidé Réginald à quitter subitement Redhall,et dont on avait parlé dans la petite colonie de Westgate. Endemandant des nouvelles de sir George et de lady Breynolds, madameLimerel laissa supposer qu’elle ignorait tout, même ce qu’elleavait vu, entendu ou deviné. Réginald fut touché de cette réserve,et, s’il n’en témoigna d’aucune façon, il pensa&|160;: «&|160;Cesont des personnes de très bon monde, puisque, chez elles, et dansce Paris, elles agissent comme elles ont fait en Angleterre.&|160;»Il avait ce préjugé, tout au fond de lui-même, que le milieuanglais pouvait corriger une certaine exubérance, une sorte delégèreté de jugement et de paroles qu’il croyait très communes enFrance et comme nationales. Lorsque madame Limerel lui proposa dele faire inviter, pour le surlendemain, chez sa belle-sœur, ilaccepta, bien qu’il ne fût pas dans la disposition d’esprit d’unvoyageur ordinaire, et l’empressement qu’il y mit fut la preuvesecrète que sa visite l’avait charmé, et même un peu surpris.

–&|160;Je ne vous ferai pas inviter, ajoutamadame Limerel, pour le monde que vous rencontrerez, puisque vousvenez de nous faire une déclaration de sauvagerie…

–&|160;D’ailleurs, ce n’est pas tout à fait lenôtre, dit Marie.

–&|160;Mais pour la musique, qui est trèsbonne.

Voilà pourquoi, le 22 juin, huit heuressonnant, Réginald Breynolds était présenté aux convives des VictorLimerel. C’étaient&|160;: un jeune ménage Pommeau, apparenté àmadame Limerel, le mari associé dans la maison d’automobiles Molhet Gerq, – et l’on disait&|160;: «&|160;Pommeau desautomobiles&|160;», comme on dit à Rome&|160;: «&|160;Pietro deiMassimi&|160;»&|160;; – un vieux conseiller d’État qui dînait danstous les mondes, par tous les temps, racontait une histoire aprèsle bourgogne, de quoi payer l’écot, terminait gaillardement sondîner, avec la satisfaction du devoir accompli, fumait, tenait unpetit cercle, entre hommes, où il répétait une histoire salée, etfilait en croisant le premier entrant de la soirée&|160;; lebanquier Ploute et sa femme, lui administrateur de plusieursgrandes sociétés, la richesse même, intelligent, elle, la richessemême, bête et très blonde, réputée pour la ligne de ses épaules,les plus tombantes comme les plus diamantées du vrai monde&|160;;un secrétaire d’ambassade qui voulait bien faire au jeune attachél’honneur de dîner ailleurs que dans une maison de ministre ou deconseiller, un homme qui avait la parole plate et modeste et uneterrible collection d’anecdotes contre le prochain&|160;;M.&|160;de&|160;Semoville, dont la femme avait dû refuser audernier moment, statuaire amateur qui mettait tout son insuccès aucompte de sa naissance, enviait en paroles les humbles non titrés,et portait une grande barbe carrée grise, sous des yeux de veilleurincorrigible, souvent mornes, quelquefois très vifs et trèsfins&|160;; le cousin et la cousine Bourguillière, tous deux épais,elle seule imposante et «&|160;romaine&|160;», ménage qui passaitpour habiter toute l’année la campagne, un grand domaine administrépar madame, laquelle faisait, disait-on, 23.000 francs de bénéficessur le lait de ses vaches, ménage renommé pour son expériencerurale, agricole, douanière, chevaline, ovine, etc., et qu’onvoyait à Paris, toutes les fois qu’il y avait une occasion dequitter les champs, c’est-à-dire à tout moment.

Ce dîner, que madame Limerel qualifiaitd’intime, groupait presque uniquement des professionnels de la«&|160;sortie&|160;» mondaine, habitués à se retrouver, par quatreou six, autour des mêmes tables. Il fut remarquable par l’aisancerapide et silencieuse du service, autant que par l’absence totaled’imprévu dans les conversations. Au début, l’industriel parlabeaucoup, comme il eût fait en présidant une commission, et pouramorcer, croyait-il, la discussion, l’échange des idées&|160;; etil provoqua, en effet, sur des sujets variés, graves ou légers,toujours vite usés parce qu’ils étaient mal connus, des opinionscontradictoires, dont la sincérité était faible également. Ceux quiont fréquenté le monde savent que c’est là son train. Réginald, quiavait vécu en plusieurs pays, mais point en France, admiraitsecrètement, au contraire, la souplesse de dressage de tous cesesprits français, leur vivacité, l’éclat de certaines reparties,qui avaient pu servir mais qui reparaissaient en travesti. Il s’enamusait, ayant un goût de l’humour qui le rendait sensible àl’originalité d’une riposte, et aux trouvailles d’expressions. Iljugeait très amusant M.&|160;de&|160;Semoville, racontant sesimpressions de l’Hôtel des ventes, dont il était un fervent, etquelques histoires du conseiller d’État, parmi lesquelles, cesoir-là, d’après le très «&|160;rosse&|160;» M.&|160;Pommeau, il yen avait une inédite. En anglais le plus souvent, il communiquaitses jugements à Marie, près de qui il était placé. Bientôt, ildevint le personnage qui doit parler, de qui on attend quelquechose de nouveau. Car c’est une loi fréquemment vérifiée, que lespersonnes qui peuvent intéresser les dîneurs ne sont pas mises àcontribution dès le début, et que leur rôle ne commence qu’aprèsles premiers services. On tient, avant d’écouter, avant dequestionner, à faire preuve de son petit talent, à caqueter,papoter, se montrer prévenant avec le voisin ou la voisine, àépuiser quelques idées ou quelques formules que tout espritcivilisé expose volontiers à sa devanture. On venait de servir laselle de Béhague&|160;; M.&|160;Pommeau, des automobiles, répondanttout haut à une réflexion de la chaise à côté, dit&|160;:

–&|160;Mais oui, nous avons ici monsieurBreynolds, qui connaît admirablement les Indes.

–&|160;C’est vrai, dit M.&|160;Limerel, du tond’un piqueur qui sonne le bien-aller&|160;; admirablement&|160;! Ilexerce un commandement dans des régions très sauvages.

–&|160;Où donc, je vous prie, monsieurBreynolds&|160;? demanda madame Ploute, qui avait un teint deplusieurs millions, – il lui avait valu l’amour de M.&|160;Ploute,– et qui ne remuait en parlant que ses très jolies lèvres roses,toutes les lignes de son visage et son regard même demeurantimmobiles et indifférents.

Réginald, gêné de parler français devant toutce monde, dit seulement&|160;:

–&|160;16e Rajput régiment, dont lastation est Manipur, dans l’Assam.

Il y eut un petit froid, le temps de chercher.Le premier qui parla fut le secrétaire d’ambassade.

–&|160;Ah&|160;! très bien, l’Assam, uneprovince des Indes anglaises, très sauvage, en effet, nord-est,frontière de Chine…

–&|160;C’est que, reprit madame Ploute, j’aifait mon voyage de noces dans les Indes. Est-ce que vous trouvezque les femmes indoues sont si jolies, monsieur&|160;?

Désormais tout le monde se sentit le droitd’interroger. La détente avait été produite, l’assurancereconquise. Breynolds devint l’homme qu’on va juger. Il se défendittant qu’il put, répondant d’abord par phrases très courtes.Quelqu’un parla de Sisowath et de ses danseuses. Madame Ploute, quiavait plus souvent le plaisir d’être regardée que celui d’êtreécoutée, jouissait vivement de tenir, de diriger une conversation,elle avait un sourire permanent et stérilisé à l’adresse des yeuxclairs de Réginald, qui se tenait droit, attentif, comme à laparade. Elle disait aimablement une foule de sottises etd’enfantillages auxquels il répondait sérieusement, quelquefoismême après un moment de réflexion. Il était «&|160;charmant&|160;»,ce jeune homme. On le considéra beaucoup, quand il eut raconté quel’uniforme du 16e Rajput, qui s’appelle le Luknowrégiment, comportait la tunique rouge à parements blancs, le casquewolseley, blanc, avec le pugaree, la torsade de mousselineblanche, et qu’avec l’uniforme khaki, les officiers avaient laculotte et des bandes d’étoffe, les «&|160;putties&|160;»,autour de la jambe. Chacun, en imagination, l’habilla ainsi, soiten rouge, soit en brun, et le trouva bien. Il fut forcé de direplusieurs traits de mœurs des peuplades mishmis, parmi lesquellesil avait vécu, et quelque chose de la considération due aux héros,une lueur attendrie et soumise flotta, plusieurs minutes, dans lesyeux de madame Pommeau, qui était malheureuse en ménage, de madamePloute, qui avait rêvé quelquefois d’être aimée par un très beauguerrier. Madame Victor Limerel songeait avec gratitude que sondîner «&|160;marchait bien&|160;». Réginald ayant vu, d’autre part,que son français était compris par tout le monde, hésitait moins,et s’animait.

–&|160;Paris doit vous faire un drôle d’effet,après les Mishmis&|160;! interrompit le banquier Ploute, que lesIndes n’amusaient pas.

–&|160;Qu’est-ce que vous avez vu à Paris,depuis plus d’une semaine que vous y êtes&|160;? demandaM.&|160;Limerel.

Des voix de femmes reprirent&|160;:

–&|160;Oui, oui, qu’avez-vous vu, monsieurBreynolds&|160;?

–&|160;D’autres Mishmis, murmura Félicien.

Les têtes étaient toutes tournées ou penchéesdu côté de l’Anglais, et les maîtres d’hôtel, qui passaient unesalade, jugeaient peu favorablement ce convive qui gênait leservice.

–&|160;Moi, dit tranquillement Réginald, j’aiinterrogé des prêtres et des directeurs d’œuvres, sur la charité àParis&|160;; j’ai visité une communauté religieuse, une desdernières qui n’aient point été chassées de chez vous, et lesateliers d’apprentissage pour les infirmes, chez les Frères deSaint-Jean de Dieu. C’est une œuvre qui dépasse, je crois, lepouvoir de l’homme sur lui-même…

–&|160;Ce n’est pas pour votre plaisir, jesuppose&|160;? demanda avec sollicitude madame Ploute. Vous avezune mission de votre gouvernement&|160;?

–&|160;Non, pas de mission. Je fais cela pourmoi.

–&|160;Comme c’est curieux&|160;! Vous netrouvez pas, chère amie, – la belle madame Ploute s’adressait à lajolie madame Pommeau, – que c’est très curieux&|160;! MonsieurBreynolds n’a pas du tout l’air…

–&|160;De quoi, chère amie&|160;?

–&|160;Mais… de ça…

–&|160;Alors, reprit M.&|160;Limerel, vousrefaites, à votre usage, le livre de Maxime Du Camp&|160;?

–&|160;Précisément, répondit Réginald, et jeconstate que les œuvres de charité à Paris sont tout un monde trèsvaste, sans cesse renouvelé, admirable…

–&|160;Vous devez avoir… aussi fort chezvous&|160;?

–&|160;Sans doute, des institutions prospères,fortes, si vous voulez… Cependant, il y a ici une force qui mefrappe beaucoup.

L’approbation fut générale, et l’abandon dubel officier des Indes immédiat. Les hommes sourirent à leurvoisine&|160;: «&|160;Eh bien&|160;? vous avais-jeprévenue&|160;?&|160;» Les voisines, les jeunes, répondirent&|160;:«&|160;Vous aviez raison. Il paraissait pourtant intéressant&|160;;il était bien parti.&|160;» Madame Limerel jugea qu’il n’y avaitpoint de temps à perdre pour sortir de la charité, et trouva unediversion quelconque. Marie observa que Félicien n’avait pas eul’attitude ironique de M.&|160;Pommeau, deM.&|160;de&|160;Semoville, du secrétaire d’ambassade, de son pèrelui-même.

Le dîner achevé, et comme elle rentrait ausalon, au bras de Réginald, M.&|160;Bourguillière, qui n’avait pasdit un mot de tout le repas, s’approcha&|160;:

–&|160;Monsieur Breynolds, permettez-moi devous dire que les opinions que vous avez exprimées sont, de toutpoint, les miennes. Nulle part, autant que chez nous, la matièrepremière humaine n’est supérieure.

Et il s’inclina.

Réginald fut aussitôt interrogé par lediplomate, qui avait préparé, en silence, quelques questions àposer. Félicien vint près de Marie. Elle était debout, le long dela tapisserie des Gobelins qui ornait magnifiquement le grandpanneau du salon.

–&|160;Je ne puis te parler de moi, dit-il,j’ai promis… Mais j’ai le droit de te demander&|160;: qu’est-ce quefait à Paris cet Anglais, que vous avez l’air de connaîtrebeaucoup, ta mère et toi&|160;? Que cherche-t-il&|160;? Toipeut-être&|160;?

–&|160;Non, beaucoup mieux que moi, beaucoupplus.

–&|160;Un livre à faire&|160;? Quellemisère&|160;!

–&|160;La vérité à croire…

–&|160;Tu ne me le rends pas sympathique… Jeme défie des recherches, dès que je devine un intérêt…

–&|160;Comme tu es dur pour moi, et injustepour lui&|160;!

–&|160;Sois tranquille, en tout cas&|160;! Jevais faire l’éducation de votre Hindou&|160;! Je lui apprendrai,pour refroidir son enthousiasme, ce qu’est un salon qui passe pourréactionnaire. Ma parole&|160;! le ministre a failli voir dans lesalon de mon père un obstacle à mon entrée…

–&|160;À quoi bon nous diminuer,Félicien&|160;?

Il s’était déjà éloigné, sur un signe de sonpère, qui emmenait les hommes au fumoir. Quand ils rentrèrent, ilstrouvèrent les salons envahis par les invités qu’une fileinterminable d’automobiles versait devant le perron. Obligé desaluer beaucoup de personnes, il ne reprit sa liberté qu’asseztard, près d’une heure après que le concert eut commencé. Alors ilchercha Réginald, et il l’aperçut, dans l’embrasure d’une porte,entre le grand salon et le petit salon bleu. Réginald se tenaitappuyé aux boiseries, les bras croisés, et considérait, avec unflegme observateur, les quatre demi-cercles de femmes, presquetoutes jeunes, en toilette de bal, autour du piano, et les groupesd’hommes massés en arrière. Félicien cherchait à deviner, ens’approchant, quelle pensée pouvait bien être celle de cet Anglais,tout à coup transporté dans un monde si nouveau. Il ne remarqua pasun mouvement de physionomie, et la conclusion la plus nette de sonexamen fut que Réginald Breynolds était vraiment un bel exemplairede la race anglo-saxonne. Dans son esprit malade, la souffrance enfut avivée. Sans qu’il se rendît un compte exact de ce qu’iléprouvait, il avait une crainte vague qu’il ne s’établit unecomparaison, dans une âme très chère, entre ce jeune étranger etlui-même, et il avait peur que Réginald Breynolds n’emportât, decette soirée, l’image de Marie, délicieuse dans un décor d’uneélégance raffinée. Et c’est pourquoi il s’apprêtait à dissiper,s’il y avait lieu, l’illusion du cadre. Il dut, pour arriverjusqu’à Réginald, faire un détour, entrer dans le premier salon,presque désert, et pénétrer, de là, dans le petit salon où setrouvait l’Anglais. Celui-ci, pendant que Félicien venait à lui,entendait, mêlée aux premiers raclements d’un violoncelle et d’unviolon qui s’accordaient, une conversation rapide entreM.&|160;Pommeau, ce griffon noir, tout barbu, aux dents éclatantes,et une toute jeune femme qui avait le visage d’un ange du Péruginet un corps de statue de la Renaissance moulé dans de la soie rose.Ils parlaient à voix prudente et dressée à ce manège, très prèsl’un de l’autre, mais tournés vers l’orchestre et occupés, enapparence, de ce qui se passait sous leurs yeux.

LUI. – Je voudrais bien savoir ce qu’il y adans ce petit cœur&|160;?

ELLE. – Ce n’est pas si curieux que vous lecroyez.

LUI. – Raison de plus pour ne pas refuser devous confesser à moi.

ELLE. – Quel directeur&|160;!

LUI. – Pourquoi pas&|160;?

ELLE. – Vous seriez trop indulgent.

LUI. – Je le suis pour moi, pas pour lesautres.

ELLE. – Naturellement. Mais je préfère gardermes secrets.

LUI. – De gros péchés, alors&|160;?

ELLE. – Gros&|160;! Ne dirait-on pas que jesuis une fille repentie&|160;?

LUI. – Repentie&|160;? Non, vous êtes tropjeune.

ELLE. – Taisez-vous, impertinent&|160;! Onpeut entendre.

LUI. – Qu’importe&|160;?

ELLE. – Il y a des principes ici.

LUI. – Si peu&|160;! Des restes…

ELLE. – Ça se ressert, les restes.

LUI. – Oui, aux invités. Alors, vous ne voulezpas&|160;?

ELLE. – Un autre jour.

Ils s’écartèrent, d’un mouvement lent, vers ladroite.

–&|160;Quelle est cette dame&|160;? demandaRéginald à Félicien qui arrivait.

Le violoncelle chantait quelque chose dechampêtre et de frais, une mélodie naïve qui devenait grave, etd’où le piano, faisant l’orchestre, commençait à dégager un motifde prière.

–&|160;C’est le flirt de monsieur Pommeau, unefemme qui a un mari charmant, et bon, et intelligent, et dont elleest adorée, tenez… ce grand joli homme qui la regarde, là-bas, siinquiet… Elle a peu de fortune, et il lui faut du luxe… C’est detous les pays, n’est-ce pas&|160;?… Et cela fait penser au mot queBlumentel, le conseiller, a dit pendant le dîner.

–&|160;Lequel&|160;?

–&|160;En effet, il en sert toujoursplusieurs, mais assez bas pour que la moitié de la table rie, etque l’autre voie seulement rire. Il a dit&|160;: «&|160;Ce qui estplus rare qu’un mariage de sentiment, c’est un adultère d’amour. Laplupart sont de convenance.&|160;» C’est joli, n’est-cepas&|160;?

L’Anglais n’eut pas l’air de trouver celadrôle. Son visage rasé n’eut pas même ce léger mouvement des lèvresqui voudraient rire et qui sont retenues.

Le morceau finissait. Les mains se levaient etapplaudissaient, et toutes les femmes, penchant la tête à gauche ouà droite, se hâtaient de reprendre le papotage si malheureusementinterrompu par la musique, tandis que le violoncelliste, soninstrument d’une main, son archet de l’autre, faisait desrévérences à madame Victor Limerel, qui le félicitait. Un vieuxmonsieur passa, murmurant&|160;: «&|160;Rasant, n’est-ce pas,madame&|160;?&|160;»

–&|160;Tenez, continua Félicien, ce jeunehomme chauve, à monocle, près du piano, c’est un professeurd’anarchie extrêmement distingué, auquel on songe pour le Collègede France ou l’École Polytechnique. Le choix lui appartiendra,naturellement. Il n’y a point de titres qui vaillent la maîtrise endémolition, chez nous. Mon père l’invite parce que ce jeune hommeest une puissance à ménager, pour moi peut-être, pour luisûrement…

–&|160;Ah&|160;!

–&|160;Je ne vous présenterai pas, parce que,en votre qualité d’Anglais, vous seriez immédiatement entrepris etobligé de convenir…

–&|160;Non…

–&|160;De la fraternité des peuples. Mais si,monsieur, vous ne connaissez pas cette tyrannie des fous diplômés.Vous l’écouteriez, vous ne seriez pas de son avis, et il vousquitterait, persuadé que vous l’admirez. Car, au fond, je devinevos idées là-dessus. Quand tous les peuples auront décrété qu’ilsvont devenir frères, le dernier qui mettra sa main dans la main desautres, c’est le peuple anglais&|160;?

Cette fois, Réginald sourit, et dit&|160;:

–&|160;Très vrai, cela, très vrai.

–&|160;Regardez encore cette femme d’un âgeincertain, au premier rang… non, pas si loin, à droite, celle qui aune tête chevaline… Vous y êtes. C’est une grande dame, qui reçoitbeaucoup et très bien, avec tant de bonne grâce qu’elle se jugedispensée de rendre les visites.

–&|160;Je ne trouve pas cela mauvais, si onretourne chez elle.

–&|160;Tenez, à côté d’elle, la grosse, qui al’air si digne…

Un baryton, le gilet largement ouvert, tout enpoitrine, attaquait un grand air de Ivan le Terrible.

–&|160;Elle s’est imposée à la bonne société,à la nôtre tout au moins, par la solidité de son vice, la constancede son irrégularité, la permanence de ses torts. Elle seraitétonnée qu’on la fit souvenir qu’on ne prescrit ni contre lesmaris, ni contre les enfants… Près d’elle, ce vieux monsieur dontla colonne vertébrale ne tient plus, ce crâne jaune et piriforme,est un homme très ruiné, qui vit largement, un homme de beaucoupd’esprit, qui n’a aucun jugement et est recherché des femmes…

–&|160;Et celle-ci&|160;? demandaRéginald.

–&|160;Où&|160;? la bleue&|160;?

–&|160;Non, la jeune, brune.

–&|160;En tulle pailleté noir&|160;?

–&|160;Oui, qui cause depuis si longtemps avecdeux messieurs.

–&|160;Elle doit les quêter pour quelque bonneœuvre.

–&|160;Vous voulez rire&|160;: il y a, j’aicontrôlé, vingt-deux minutes qu’elle sourit, parlemente,explique…

–&|160;Je vous affirme que celle-là est unefemme dont on ne doit rien dire. Elle est moins jeune qu’elle nesemble l’être&|160;; elle est veuve depuis dix ans&|160;; elles’appelle la comtesse de Soret&|160;; elle n’a pas quitté le mondeafin de le faire servir à la charité&|160;; elle passe, et personnene lui a dit un mot libre&|160;; elle est assez forte,croiriez-vous, pour refuser de conseiller les autres, et pour nepas s’apitoyer, en public, sur son chagrin. Une vertu, unetristesse, mais une vaillance&|160;; à la voir, un étranger peuts’y méprendre. C’est de la sainteté de Paris, un article tout àfait supérieur, croyez-m’en, qui ne se fabrique qu’ici.

Réginald esquissa un geste de doutepoli&|160;: «&|160;Admettons, je ne veux pas vous contredire, maisje n’y crois pas.&|160;»

M.&|160;Victor Limerel, affairé, les lèvressouriantes au-dessus du terrible menton, traversait le salon, avecpeine&|160;: «&|160;Pardon, pardon, chère madame, cher ami…&|160;»Il aperçut son fils et Réginald.

–&|160;Eh bien&|160;! je suppose que mon filsvous a nommé à quelques-uns de nos invités, monsieur, et que vouscommencez à vous reconnaître parmi nous&|160;?

–&|160;Je fais l’éloge de tous, dit Félicien,tandis que son père continuait le difficile parcours du salon.

En même temps il observa que le regard deRéginald Breynolds s’était arrêté sur Marie.

–&|160;En somme, reprit-il avec une âpreté deton singulière, tout ce monde que vous voyez n’a d’autre unité quecelle du salon de mon père. On cherche les consciences. La plupartde ces gens-là ont renoncé à en avoir une, parce que c’est unecause de souffrance. Ils ne frémissent que pour leurs plaisirsmenacés, et n’ont de pensée alors que pour le pompier deservice.

–&|160;En avez-vous&|160;? demanda Réginald,dont les yeux brillèrent d’une ironie rapide.

–&|160;Tout est convention chez eux&|160;; ilssont composés, comme les laques de Chine, d’une série de couches devernis qui recouvre un peu de bois commun. Beaucoup d’esprit&|160;;beaucoup de savoir dans les sciences ou les arts secondaires, jeveux dire en finances, mécanique, politique, littérature, mais pasde bon sens, et des idées roseaux qui plient tout le temps.

–&|160;Ils manquent de religion, ditRéginald.

–&|160;Cela ne se trouve plus guère, mon chermonsieur.

–&|160;Je vous demande pardon&|160;: depuisque je suis à Paris, j’en ai rencontré.

Il disait cela avec une assurancetranquille.

À ce moment, la plupart des femmes selevèrent, et un mouvement d’ensemble se produisit, de droite àgauche. On allait au buffet dressé au fond du salon, dans une piècedont le parquet était surélevé de deux marches, et où un orchestrepouvait se grouper, un soir de bal. Marie passa l’une desdernières. Elle marchait à côté d’une jeune fille de son âge, pluspetite qu’elle, et assez jolie, mais qui n’avait pas ce même refletd’âme sur le visage. Elle cherchait quelqu’un. Avec la mêmesimplicité que si elle eût été dans une réunion intime, ellecherchait Félicien, non pour lui parler, mais pour lui dire, d’unregard, aussi clairement que par des mots&|160;: «&|160;Je ne cessede penser que tu souffres. Prends courage. Espère. Dans cette foulequi s’amuse, bien des fois j’ai songé à l’angoisse que je t’aiimposée, à ton esprit qui s’interroge et qui déjà monte peut-être,se reprend, s’enhardit…&|160;» Il comprit. Elle vit qu’un autrehomme, de qui elle avait reçu la confidence d’un secret du mêmeordre, la regardait aussi, et elle rougit. Sa tête souveraine, sanuque précieuse, se mêlèrent à d’autres qui n’avaient pas le mêmepouvoir, et elle disparut.

Réginald profita de ce moment favorable pourse retirer.

–&|160;J’espère vous revoir, dit Félicien.Nous sommes si différents l’un de l’autre, que nous avons quelquechose à apprendre, quand nous nous rencontrons… J’irai vous rendrevisite. Où logez-vous&|160;?

–&|160;Power’s Hôtel.

–&|160;Avenue d’Antin&|160;? C’estsingulier&|160;!

–&|160;Pourquoi singulier&|160;? Je ne suispas le premier officier de mon régiment qui ait habité là. Est-ceque&|160;?…

–&|160;Non, non… Au revoir&|160;! Àbientôt&|160;! Réginald n’avait pu comprendre le soupçon deFélicien Limerel. Il ne chercha pas, et s’en alla convaincu qu’ilavait eu affaire à un esprit léger, d’équilibre douteux. Félicienrentra dans le salon. Les invités reprenaient leurs places pourentendre des chanteurs russes. Il se jugea sévèrement. Il compritqu’en dénigrant les hôtes de son père, devant un étranger, il avaitobéi à un vil sentiment, à une jalousie insultante pour Marie. Letrouble de son cœur en fut accru. Quand, à la fin de la soirée,Marie et madame Limerel se retirèrent, Félicien ne se trouva pas làpour les saluer. Il avait peur des yeux de femme qui, dans les yeuxdes hommes, reconnaissent les courants troubles.

**

*

Cinq heures du soir, dans le quartier deGrenelle, rue Lourmel. Parmi des maisons basses que séparent desmurs d’usine et des terrains entourés de palissades, à l’angled’une rue en construction, la voiture de Réginald Breynoldss’arrête. Il pénètre dans un jardin qui s’élargit, et au fondduquel s’élèvent deux grands bâtiments que relie une galerievitrée. Une femme tricote sous des tilleuls, le silence estextrême, et il marque plus sûrement qu’un poteau frontière lalimite de Paris. C’est la maison du Calvaire, où sont recueillies,soignées et aimées les femmes pauvres cancérées, celles qui ont desplaies vives apparentes et incurables. Réginald monte les marchesdu perron qui donne accès dans la galerie, au bout du jardin. Unerépugnance violente, et qu’il maîtrise difficilement, le faitbalbutier et oublier son français, quand une dame en deuil, coifféed’un bonnet noir, lui demande ce qu’il veut. Il tend une lettred’introduction. Pendant qu’il parle à l’infirmière, il al’impression que des germes du mal terrible voltigent dans l’air,qu’il va les respirer, qu’ils se fixeront sur ses lèvres, ou qu’ilsse logeront dans les glandes de ses yeux. Il s’étonne de ne sentirqu’une odeur légère, d’iodoforme, pas l’autre odeur, l’horrible,celle de la chair humaine pourrie, celle de la destruction.Plusieurs réponses l’émeuvent aussi vivement que ces répulsions etces instincts en révolte, mais d’une autre manière. L’infirmièreest une femme d’une quarantaine d’années, au visage clair, et toutilluminé parla santé morale. Elle parle bien, en Parisienne qui apeu de temps à perdre, mais qui en a toujours à donner par charité.Elle doit avoir une manière maternelle de plaindre ses malades, carses mains à moitié jointes écoutent aussi bien que la tête levée,et elles se pressent l’une contre l’autre avec compassion. Commeelle est petite devant Réginald si grand&|160;! Mais comme elle estcalme près de lui qui ne peut, malgré l’habitude qu’il en a depuisl’enfance, conserver l’impassibilité de visage qui convient à unhomme, à un gentleman&|160;!

–&|160;Combien avez-vous ici de femmescancérées&|160;?

–&|160;Trois dortoirs de vingt et un litschacun.

–&|160;Toujours pleins&|160;?

–&|160;Toujours. La mort seule fait les vides.Nous voudrions avoir plus de place. Il est dur derefuser&|160;!

–&|160;Ce sont des pauvresses que vousprenez&|160;?

–&|160;Des femmes du peuple de Paris, oui.

–&|160;Elles paient quelque chose&|160;?

–&|160;Non, rien. Nous vivons par la charitéde Paris, qui est bien grande, monsieur.

–&|160;Alors, vous n’êtes pas…rétribuées&|160;?

–&|160;Au contraire, monsieur. Nous payonsnotre pension, vous comprenez, pour ne pas être une charge.

–&|160;Et vous habitez tous les jours, toutevotre vie, avec…

–&|160;Sans doute. Nous sommes plusieursdames, qui vivons ici, avec nos malades. Mais nous avons des damesagrégées qui nous viennent du dehors, toutes veuves comme nous.

–&|160;Oui, je comprends&|160;: la plus grandedouleur morale soignant la plus grande souffrance. C’est très beau.Pourrais-je voir une de vos salles de malades&|160;?

Elle tira sa montre, et dit&|160;:

–&|160;Vous ne pourrez jeter qu’un coupd’œil&|160;: l’heure du pansement va sonner.

Vivement, précédant Réginald, elle sortit dela galerie, et elle entra dans le couloir qui faisait suite, et quidesservait le bâtiment de gauche. Puis ses pas se ralentirent. Elleapprochait de la souffrance qui n’a pas de répit. Elle s’arrêta,près de la muraille, à droite.

–&|160;Regardez par la porte vitrée, fit-elle.Nos amies du dehors, les dames qui viennent nous aider, sont déjàentrées.

Il vit deux files de lits très blancs,séparées par une large avenue de parquet ciré. Autour des quatremontants de chaque lit, les rideaux blancs étaient liés. Au pied dulit et suspendu à la tringle de fer, un petit crucifix noir. Desformes allongées, repliées, soulevaient les draps, et, sur chaqueoreiller, une tête pâle reposait. Aucun bruit. Beaucoup de lumièrequi venait de l’un et de l’autre côté. Quelques femmes, vêtues deblouses d’infirmières, étaient agenouillées auprès des malades,immobiles.

–&|160;Elles prient&|160;? demandaRéginald.

–&|160;Pour que leurs soins soient acceptés,et leurs mains très douces.

–&|160;Et aussi pour que leur courage nedéfaille pas&|160;?

–&|160;Oui.

–&|160;Voyez encore, dit l’infirmière&|160;:tous les lits sont disposés de telle sorte que nos malades puissentapercevoir la chapelle, qui est seulement séparée par des fenêtres,là, à gauche de la salle. C’est une consolation.

Les femmes qui étaient à genoux se relevèrent,et elles se penchèrent au-dessus des infortunées. Réginald entenditquelques gémissements. Il vit des mains qui déroulaient des bandes,des mains qui tenaient des galettes de ouate ou de charpie rougesde sang&|160;; il vit, tout près de lui, à gauche, une maladevieille, assise dans le lit, tournée de profil, et dont la têteétait emprisonnée dans des linges. L’enveloppe de toile, détachée,tomba comme un plâtras, et, sous la lumière crue, les jouesapparurent, broyées jusqu’aux dents, boursouflées et purulentestout autour de la plaie, qui allait du coin des lèvres jusque versl’oreille. L’agrégée qui la soignait tournait le dos à laporte&|160;; mais, au moment où elle appliqua de nouvellescompresses sur les chairs vives, il lui fallut se détournerlégèrement. Elle touchait cette souffrance avec une pitié, unetendresse qui semblaient avoir appelé toute son âme dans ses doigtcraintifs et sûrs cependant. Ils voulaient, ils imploraient, ilsaimaient. Et les deux femmes étaient si près l’une de l’autre, quele profil pur et jeune de l’infirmière paraissait baiser la joueravagée, et se dessinait, pâle, sur le chancre sanglant. Réginaldse redressa dans un sursaut d’horreur et d’étonnement.

–&|160;Ce n’est pas possible&|160;? Qui estcette dame&|160;?

–&|160;Une femme du monde, je vous l’aidit.

–&|160;C’est la comtesse de Soret, je lareconnais&|160;; n’est-ce pas que c’est elle&|160;?

–&|160;Oui.

–&|160;Étrange pays, en effet&|160;!

Il se retira. Il avait l’âme toutefrémissante. En faisant le long chemin de retour, il sedisait&|160;: «&|160;Voilà les véritables dessous de Paris, ceuxqui soutiennent l’édifice. Pays incompréhensible, tant qu’on n’apas découvert ses sauveurs permanents. Quelles femmessublimes&|160;! Et si simples&|160;! Mais qui les anime&|160;? Quiles fait, à ce point, victorieuses&|160;? Toute force en supposeune autre. Aucune n’est de soi. De quelle puissance initialeprocède celle-là, qui dépasse toute la pitié humaine&|160;?&|160;»Il se rappelait les fenêtres ouvrant sur la chapelle, et il voyaitles doigts et le profil de madame de Soret.

**

*

Le jeudi 24 juin, il demanda à l’hôtel qu’onlui préparât un dîner pour six heures et demie, ce qui fit rire legérant et grogner le chef de cuisine. Il ne perçut ni le rire, nile grognement, – limites entre lesquels tous nos actes coulent etpassent, tout le long du jour&|160;; – à sept heures, ils’acheminait vers la station du métropolitain la plus voisine,celle des Champs-Élysées. L’habitude de la vie de Londres leservait. Il avait des renseignements détaillés, et, de la stationdes Champs-Élysées à celle de l’Étoile, de l’Étoile à la placed’Italie, et de là par le tramway jusqu’à Bicêtre, il fit le voyagequ’il aimait, celui où l’on ne parle pas. Les maisons de Paris, dequartier en quartier, diminuèrent de hauteur, et la longuebanlieue, avec ses usines, ses terres vagues et lépreuses, ses ruesplus rouges, – les tuiles se mêlant aux ardoises, – ses dépôts deferrailles, de charbon, de bonbonnes d’huile, de matériaux empilés,et ses jardinets, petites plumes d’autruche, vertes entre descloisons de brique, lui rappelèrent les faubourgs de tant devilles. Puis, les fortifications franchies, des champs apparurent,où l’herbe avait assez d’air pour vivre, des restes de champstroués en leur milieu et découpés sur les bords par des bâtissesrécentes&|160;; et aussi, le long de la voie, formant village, desroulottes dételées, d’autres privées de roues et posées sur le sol,des files de masures, de cabanes, d’appentis, de baraques, comme siplusieurs centaines de nomades s’étaient groupés là, pour un temps.Le tramway continuait un peu au delà, et des maisons succédaientaux baraquements, des maisons à peu près bourgeoises, mais quen’habitaient que des ouvriers et des retraités de la vie difficile.Réginald, selon l’indication qu’on lui avait donnée, reprit la voieà contresens et, au bout de cent mètres, demanda à une fortematrone en cheveux&|160;:

–&|160;L’église, s’il vous plaît&|160;?

–&|160;Vous venez de loin, dit la femme&|160;:un accent pareil&|160;! Mais l’église, c’est autre chose. Vous êtesdessus&|160;: traversez.

En face, quand il eut traversé, Réginaldtrouva un mur crépi de gris, divisé en panneaux, et surmonté detreillages verts. À droite, dans le dernier des panneaux, une portede fer dépeinte, rouillée, au-dessus de laquelle on lit cetteinscription&|160;: «&|160;Église paroissiale.&|160;» En même tempsque Réginald, des femmes entrèrent. Avec elles il suivit un couloirétroit, sablé, que bordait à gauche l’église du Kremlin,c’est-à-dire une longue construction de brique, coiffée d’un toitde tôle à double pente, une salle pareille à celles des jeux deboules, dans les campagnes. On entrait par l’extrémité opposée à larue, et cette salle provisoire n’occupait qu’un tiers du terrain,qui se relevait et s’élargissait au-delà, entouré de barricades.Réginald interrogea une femme qui répondit&|160;:

–&|160;On l’a inaugurée le 18 mars 1907.Avant, il y en avait une petite, ailleurs, mais pas depuis beaucoupd’années, et encore avant, il n’y en avait pas. C’est pauvreici&|160;; on y gîte&|160;; on n’y travaille pas&|160;; tous lesmatins et tous les soirs, c’est des volées de pierrots qui sortentou qui rentrent… Oui, je vous assure qu’on est content de l’avoir,notre église… Celle d’avant, la petite, ils l’avaient miseautrefois sous scellés&|160;: ah&|160;! les cochons&|160;! lescochons&|160;!

Réginald était déjà dans la salle décorée defaisceaux de drapeaux tricolores, et il crut entendre, en arrière,la réflexion finale de la femme&|160;:

–&|160;Il faut qu’ils aient peur pour penseraux pauvres… ah&|160;! les cochons&|160;!

Elle prenait de l’eau bénite. Réginald avaitparcouru les deux tiers de l’église, quand il rencontra un prêtrejeune, très grand, qui avait de profonds yeux noirs et tant d’ombreautour que la double caverne des têtes de morts était dessinée sursa face, et cependant, les yeux vivaient, et ils étaient bons. Leprêtre, voyant un étranger, lui dit&|160;: «&|160;Ils serontnombreux&|160;; vous prendriez leur place&|160;; venez, monsieur,mettez-vous ici, vous verrez très bien.&|160;» Et il le plaça prèsde la table de communion, dans le chœur, où il y avait une chaiseet un prie-Dieu, sans doute ceux de l’abbé.

L’assistance devenait foule&|160;; un appointrégulier d’éléments tout semblables la grossissait de minute enminute. Les têtes alignées, femmes du côté de l’évangile, hommes ducôté de l’épître, formaient des espèces de sillons vivants, motteshumaines, de la même chair souffrante, fronts levés ou penchés,cheveux mal peignés, et là-dessous âmes de bonne volonté, quiattendaient la graine jetée à la volée, et qui se refermeraient surelle, et qui l’attiédiraient. Réginald les voyait tous, étant placéun peu plus haut que les fidèles du Kremlin, sur le planchersurélevé du chœur. Des mères arrivaient, le nourrisson dans le nid,entre le coude et la poitrine&|160;; des anciens, qui avaient unemoustache conquérante et passée de mode, poussaient des petits dequatre ans, bien habillés et frisés&|160;; de jeunes ouvriers,efflanqués, entraient, le visage en lame de couteau, se balançant,cherchaient une chaise, et s’y jetaient, sans penser às’agenouiller d’abord&|160;: ils ignoraient les politesses du lieu.Les enfants, le long de la table de communion, s’entassaient,piaulant un peu, et cela ressemblait à une garderie. Il y avait surles degrés de l’autel, dans le chœur, assis et tournant le dos autabernacle, des hommes et des jeunes gens, qui tenaient dans leursbras, ou sur leurs genoux, des instruments de musique. Unmissionnaire monta en chaire. L’abbé aux yeux d’ombre, qui s’étaitassis près de Réginald, se pencha et dit&|160;:

–&|160;Ceux-ci, dans le chœur, sont venus duGrand-Montrouge&|160;; c’est la «&|160;Diane&|160;» duGrand-Montrouge, qui vient embellir notre fête religieuse. Ils sesont dépêchés&|160;! C’est loin&|160;! À peine l’atelier ou lemagasin les a lâchés, ils sont venus.

Six de ces musiciens s’étaient levés, etsubitement une fanfare éclata, rapide, juste, militaire, et quisecouait la peau. L’Anglais, quand ils se furent rassis, quand latrombe fut finie, dit en manière de réponse&|160;:

–&|160;Ils ont de rudes poitrines, pour desFrançais.

–&|160;Nous en avons quelques-unes, je vousremercie, dit l’abbé.

Le missionnaire parlait déjà. Il ne faisaitpas de la littérature, mais à ce peuple ignorant, il exposaitclairement quelques points de doctrine&|160;; à ces êtres las,intelligents et que la plaisanterie faubourienne réveillait et nescandalisait pas, il disait des mots drôles parmi d’autres, plusnombreux, qui allaient au cœur. Un autre missionnaire, de temps entemps, se levait et proposait une objection à réfuter.

Réginald écoutait, mais surtout il regardait,tantôt les assistants et tantôt ce prêtre qui, depuis troissemaines, chaque jour, parlait à ces âmes hésitantes, groupées parle mystérieux attrait, comme les oiseaux de tant d’espècesdiverses, qui volètent, dès qu’un homme souffle sur une feuille delierre pliée, linottes, geais, merles, vieux pierrots, jeunesbruants, pinsons au col tendu, bêtes de vol ou de sautillement,pauvres de toutes ailes.

«&|160;Celui qui a quitté pour ces pauvres safamille, – qui était de la middle class au moins, etpeut-être de la gentry, – celui-là est un ardent, songeaitRéginald, un dévoué, un homme vierge, qui leur appartiententièrement. Il est l’ami de l’indifférent, hostile, oublieuxfaubourg. Quelle immolation de soi&|160;! Il est volontairementcomme l’un d’eux, sauf par la richesse de sa croyance, qu’il leurdonne&|160;; partageur d’espérance et de force…&|160;»

Plus souvent encore, Réginald étudiait lesvisages de ces ouvriers de Paris. Et, peu à peu, toute sonattention observa, enveloppa, et tâcha de comprendre ce grandjeune, aux joues plates, à la petite moustache en sourcil, courteet tombante, et qui avait des yeux de rêve. Réginald se sentaitdevenir l’ami de cet inconnu à jamais, de ce passant dont personnepeut-être ici ne savait le nom, et qui, pour la première fois sansdoute, – car l’étonnement, la lutte, l’émotion modelaient,faisaient et défaisaient sa physionomie, – entendait des parolesqui révèlent aux âmes leur noblesse et leur misère.

«&|160;D’où venez-vous, petit&|160;?songeait-il. Vous avez l’âge où les femmes qui passent fonttrembler le cœur. Toute la vie l’écarte de l’église, le retient, leveut. Ce jeune homme lui a échappé, pour venir. Il est entréseul&|160;; il n’a regardé personne&|160;; il est assis entre unesorte de vagabond déprimé, dégrisé, dont la sauvagerie agonise, etun gros réjoui, une sorte de bon animal, prompt à servir Dieu,comme le bœuf de la crèche, dont le souffle est égal et chaud. Maisle petit&|160;! Cet être de passion, quelle puissance l’a ému plusque le plaisir&|160;? Comme cela est beau&|160;! Saint Jean, ami duCœur du Christ, vous aviez ces yeux-là, qui pénètrent, guidés parl’amour, très loin dans le monde invisible.&|160;»

Il y eut des violons et des cornets à pistonsqui jouèrent ensemble.

–&|160;C’est toujours la «&|160;Diane&|160;»du Grand-Montrouge&|160;? demanda Réginald.

–&|160;Oui…

–&|160;Et ce jeune homme, là, au quatrièmerang… Je l’ai observé… Il a tout compris&|160;; il est malade desaisissement&|160;; il a une âme profonde.

–&|160;Cela est fréquent, dans la jeunesse denos faubourgs, dit, le prêtre après avoir regardé, – et Réginaldvit que les yeux d’ombre étaient bordés de larmes, – oui, cela estfréquent. Mais s’il est pâle, c’est qu’il a faim aussi… Voilà dixheures qui sonnent.

–&|160;Pas mangé depuis midi&|160;?

–&|160;Non, ils sont beaucoup qui sont venus àjeun… Ils n’avaient pas le temps de rentrer, vous comprenez… Ilssont arrivés, directement, de l’atelier à l’église… Je lescompterais, en comptant les joues blanches…

–&|160;Cela est bien, monsieur… Vous faites dubien… Je sais que votre paroisse est nouvelle.

–&|160;L’église est plus nouvelle encore…Treize ont été ouvertes depuis la séparation… Regardez&|160;: votreami s’en va.

Le pâle ouvrier s’était levénonchalamment&|160;; il étirait ses bras&|160;; un sourireallongeait ses lèvres&|160;; il considérait autour de lui, d’un airamusé, cette foule qui se retirait et qui l’emportait, et cependantson front, son cœur baignaient encore sûrement dans les vaguesdivines… Des adieux, des appels, des rires, se croisaient dansl’ombre, à la porte où le sombre courant des hommes et des femmesse resserrait, puis s’élargissait. Dehors, l’air fouettait lesvisages las d’attention, et toutes les bouches s’ouvraient pour lerespirer mieux.

–&|160;Dis donc, Leroux, il fait faim&|160;!j’ai pas dîné&|160;!

–&|160;Moi non plus&|160;!

–&|160;Viens-tu avec moi&|160;? J’ai descerises.

–&|160;C’est pas assez&|160;!

–&|160;Et puis du veau. Et puis nous sommescopains. Où es-tu&|160;? Je ne te vois plus&|160;!

–&|160;Par ici.

La nuit était noire&|160;; sur la route, levent travaillait la poussière, et semblait faire une œuvre inutile.En quelques minutes, Réginald fut tout seul sur le trottoir. Letramway était comme une île claire dans les ténèbres.

Réginald descendit du métropolitain à lastation de l’Étoile, et revint à pied à l’hôtel de l’avenued’Antin. Il avait dans l’âme cette lumière diffuse et embellissantequ’y laissent les grandes pensées ou les grands spectacles. Labeauté de ce paysage de Paris, qu’il connaissait bien, lui apparutcomme une chose nouvelle. Il jouissait fortement d’être seul dansle mouvement des groupes et des voitures, et de sentir durerl’émotion de tout à l’heure. Il se félicitait d’être venu danscette ville, et, en lui-même, il argumentait contre plusieurs deses camarades, soit de l’armée des Indes, soit de Londres, dont ilentendait les propos, les sarcasmes contre Paris corrupteur.«&|160;Vous n’avez pas tout vu, disait-il&|160;; il y a une autrevie dès cette vie, et ceux qui ne sont pas élus pour la voir jugentle monde incomplètement.&|160;» La joie de la jeunesses’épanouissait dans sa poitrine, à chaque respiration, comme s’ilavait bu l’air des montagnes&|160;; l’excitation de la marcherenouvelait son sang épaissi dans l’atmosphère des wagons et del’église, là-bas. Il eut du regret, quand il abandonna lesChamps-Élysées, au rond-point, et il suivit naturellement, dansl’avenue d’Antin, le trottoir de gauche. Alors il aperçut autroisième étage, de l’autre côté, les fenêtres éclairées d’unappartement. Il s’arrêta. Derrière l’une de ces fenêtres, veillaitla jeune fille qu’il avait connue en Angleterre, la seule Françaiseavec laquelle il eût longuement causé. N’était-elle pas quelquechose de plus pour lui&|160;? Oui, elle était l’unique femme àlaquelle, dans un jour d’angoisse, il avait confié un secret. Ellen’avait, d’ailleurs, jamais fait allusion, depuis, à cet entretiendans les futaies de Redhall. Elle était digne de la confiancetémoignée. Une pensée de tendresse, très pure et très vive, remplitce cœur dont la jeunesse était chaste. Ce ne fut qu’une pensée. Ilse la reprocha très vite, non comme une chose coupable, mais commeune diversion à la recherche supérieure qui devait occuper toute savolonté. Une sorte de respect pour l’inquiétude dont il étaitpossédé, et l’instinct de l’homme pratique, qui ne veut pas mêlerdeux affaires, le firent continuer sa route. Il passa la main surses yeux, pour chasser la vision douce. Une phrase des psaumes luivint en mémoire, car il avait vécu familièrement avecl’Écriture.

–&|160;Spiritu principali confirmame. Oui, c’est bien cela ce qu’il me faut, être confirmé dansl’esprit principal, l’esprit royal.

Et il se remit à songer à ce qu’il avait vu,ce soir-là, dans l’église pauvre du Kremlin-Bicêtre.

**

*

Le samedi 26 juin, Félicien Limerel descendaitl’avenue des Champs-Élysées. Il revenait de faire une visite à l’undes juges du concours diplomatique, qui demeurait dans un hôtel del’Avenue du Bois-de-Boulogne. L’accueil avait été flatteur, laconversation toute dans l’avenir, toute pleine de prophéties quin’obligent point le prophète à de grands efforts dedévouement&|160;: «&|160;Vous êtes le premier, et le concours étaittrès brillant. Laissez-moi vous dire ce que m’a dit le ministre,que je voyais ce matin. Ceci entre nous, n’est-ce pas&|160;? Il sefélicitait de votre succès. Un nom sans coupure, me disait-il, etdes façons de gentilhomme&|160;: c’est ce qu’il faut dans unedémocratie. Les vieilles familles sont précieuses, mais jamaisassez sûres. Elles ne nous doivent pas tout. Ce jeune homme m’afait la meilleure impression…&|160;» Des mots servis à beaucoupd’autres, un verre de cerisette officielle. Félicien les avaitgoûtés. Il était jeune. Mais très vite, à peine sorti de l’hôtel,il était revenu à d’autres pensées, à d’autres mots, dont lepouvoir dépassait celui même des éloges. Angoisse du cœur,inquiétudes pour l’amour menacé, il souffrait cela d’abord&|160;;mais la pire torture, c’est qu’il se demandait&|160;:«&|160;Devrai-je me condamner moi-même&|160;? Me déclarerdéchu&|160;?

Et deux fois, puisque, si je dois renoncer àelle, c’est que j’ai renoncé à la foi catholique… Marie m’ainterrogé en honneur. J’ai promis. Ah&|160;! quelle cruauté&|160;!M’obliger à cet examen, devant lequel, en somme, reculent tantd’hommes plus âgés que moi, qui vivent sans vouloir établir lebilan de leurs défaites morales et de leurs défaillancesreligieuses&|160;! Ils n’y pensent qu’en mourant. Quelques-uns n’ypensent jamais. Et moi, il faut que je fasse avant l’heure l’examenet l’aveu, et si je me condamne, je ne serai pas pardonné… Marieest sûre de ma sincérité, et voilà le plus affreux. Ne pas pouvoirmentir, ne pas savoir&|160;! Non, Marie, je ne mentirai pas… Maispourquoi cette question entre nous est-elle devenue siimpérieuse&|160;? Depuis le retour à Paris, depuis le séjour ici decet Anglais. Que veut-il&|160;? Je le soupçonne d’aimer, lui aussi.Ah&|160;! s’il était capable de cette fourberie&|160;! d’avoir jouéles cafards&|160;! d’avoir feint la bigoterie, pour se faire bienvoir de Marie et de ma tante&|160;! Que sait-on de lui, envérité&|160;? Lui et moi, on nous compare silencieusement. S’iln’est pas le rival, il est l’idéal, le modèle dont je diffèresensiblement. Il commence à m’irriter, et je ne crois pas qu’ils’en doute, mais il y aurait un moyen facile de le lui fairesavoir. Je lui ai promis une visite…&|160;»

Le jeune homme descendit la rue La Boétie.«&|160;Je devinerai ce qu’il pense, et ce qu’il veut.&|160;» Et ilentra à l’hôtel Powers. Le gérant téléphona, et reçut l’ordre defaire monter Félicien Limerel.

Réginald, à côté de sa chambre, avait loué unpetit salon. Il vint au-devant de Félicien, la main tendue, sans lamoindre expression de surprise.

–&|160;Je vous prie de ne pas faire attention,dit-il, le domestique n’a pas eu le temps d’achever la malle…

Quelques vêtements, pliés, formaient une pilerectangulaire sur le canapé. La conversation s’engagea, maisRéginald, se souvenant de l’accueil ironique qu’on avait fait, chezles Victor Limerel, au récit de ses excursions à travers les œuvrescharitables de Paris, opposa, aux premières questions de Félicien,cette réserve savante qui serait de l’impolitesse, si le geste, laphysionomie, si l’exactitude même des réponses ne manifestaient pasl’intention de se maintenir dans les limites du droit strict.Impatienté, Félicien demanda&|160;:

–&|160;À propos, vous avez dû voir ma tante,hier&|160;?

–&|160;Non.

–&|160;Avant-hier&|160;?

–&|160;Non… J’espère qu’elle se portebien&|160;? Vous n’avez pas de mauvaises nouvelles&|160;?

–&|160;En aucune façon, repartit Félicien avechumeur… D’ailleurs, vous habitez tout près d’elle, et vous lessauriez sans doute avant nous.

–&|160;Il faudrait que le commissionnaire setrompât de chemin, répondit l’Anglais.

La sincérité, la fermeté du ton empêchèrentFélicien de continuer. Il sentait devant lui un homme qui pouvaitavoir un secret, mais qui ne le laisserait pas échapper pour uneattaque légère, pour une ironie.

–&|160;Eh bien&|160;! dit-il, changeant desujet avec la souplesse qui était un des attraits et un des dangersde sa nature, je pense que vous avez fini votre enquêtepieuse&|160;?…

–&|160;Non.

–&|160;Comment, non&|160;? C’est une gageure,savez-vous&|160;? Passer deux semaines à Paris, à votre âge, et n’yvisiter que des églises, des hôpitaux…

–&|160;Pardon, s’il y a plus de drame, en moi,et plus d’idées, par la puissance de ce spectacle, que si jevisitais des musées, si j’assistais à des pièces de théâtre,pourquoi pas&|160;? Nous ne sommes pas obligés de comprendre lesmêmes choses. En ce moment, les essentielles m’occupentexclusivement… Vous êtes, vous, sans inquiétude religieuse.

–&|160;Vous vous trompez.

L’Anglais fit signe de la main&|160;:«&|160;Alors, je n’insiste pas. Je regretterais de m’être tropavancé. Je croyais affirmer une différence certaine entre vous etmoi.&|160;» Il repartit, avec une courtoisie émue, qui étaitnouvelle&|160;:

–&|160;Je me prépare à monter ce soir àMontmartre. Je passerai la nuit dans la basilique.

–&|160;Cela se peut faire&|160;?

Un sourire de l’autre côté du détroit, unallongement d’un millimètre des lèvres rasées, un sourire quin’aurait paru, chez un Français à moustache, que dans la forme desyeux, montra l’étonnement de Réginald, qui ne répondit pas. MaisFélicien songeait bien à expliquer quoi que ce fût, ou à demanderune explication&|160;! Il avait changé d’expression. Dominé par unepuissance que son interlocuteur ne pouvait deviner, devenu trèsgrave, et toute irritation étant tombée, pour un temps, ildemanda&|160;:

–&|160;Voulez-vous me permettre d’y aller avecvous&|160;?

–&|160;À Montmartre&|160;? Mais oui, vous meservirez de guide. Là-bas, je trouverai quelqu’un à qui j’ai écrit.Avec plaisir.

–&|160;Je ne vous gênerai pas&|160;?

–&|160;Non, pas du tout.

Comme s’il se parlait à lui-même, Félicien ditencore&|160;:

–&|160;C’est une chose étrange&|160;: vousallez là-bas pour chercher là foi&|160;; et moi, j’irai pour voirsi je l’ai encore.

L’Anglais inclina légèrement la tête, trèstouché, au fond, de cette sorte de ressemblance morale, et frappéde la gravité avec laquelle Félicien venait de parler. Ils nes’expliquèrent pas davantage. Ils savaient seulement que cette nuitaurait, sur leur destinée, une influence, et comme une autorité.Quelque chose de noble, un secret d’ordre religieux les réunissaitpour quelques heures&|160;; malgré la dissemblance de leursnatures, il y avait là une raison d’estime réciproque. MaisRéginald, bien plus que Félicien, en éprouva la force et s’yabandonna&|160;: il n’était pas jaloux&|160;; l’incertitudereligieuse qui l’agitait n’était mêlée d’aucun remords&|160;; ilsouffrait de ne pas voir où était la vérité, mais aucun intérêthumain ne diminuait l’amour qui le portait vers elle. L’angoisse deFélicien Limerel avait d’autres origines, moins hautes. Il necherchait pas la lumière pour elle-même. Il souffrait moins de nepas croire que des conséquences possibles d’un tel aveu. Le motifqui le faisait agir le laissait en proie au trouble, sansélan&|160;; il suffisait seulement à jeter cette âme malade dans lacompagnie des saints, à la faire vivre quelques heures dans lemilieu où les prodiges silencieux de la grâce sont fréquents.

–&|160;Alors, c’est convenu&|160;! ditl’Anglais. À huit heures un quart, vous me trouverez dans le salonde l’hôtel&|160;; j’aurai dîné, nous prendrons une voiture…

–&|160;Mon père se moquerait de moi, si je luidisais où je passe la nuit. Il n’y croirait pas&|160;; et, eneffet, c’est invraisemblable. Je ne puis donc lui demander sonautomobile. Excusez-moi… Pourtant, il m’arrive de découcher pour demoins belles raisons. Allons, à ce soir&|160;!

Félicien avait un autre motif pour ne pasparler à son père du projet de passer la nuit à Montmartre.M.&|160;Limerel, très habitué, en homme d’affaires, à deviner lesintentions, et à construire des romans d’intérêt, d’après de menusindices, aurait compris, au premier mot, que Montmartre et MarieLimerel étaient deux termes en corrélation, et que Félicien nemontait là-haut que pour elle, et peut-être eût-il pensé «&|160;parelle.&|160;»

Vers neuf heures moins un quart, en costume depromenade, chapeau rond et pardessus d’été, Félicien et Réginaldarrivaient en haut des escaliers de la Butte. Il avait plu. Un ventfroid, dernier coup d’aile d’un orage en retraite, balayait lesnuages et les refoulait, les tassait en demi-cercle ravagé, du côtédu Sud. Les coupoles blanches de la basilique se levaient dansl’azur renouvelé. Les deux jeunes hommes, avant de s’engager dansla rue de la Barre, pour gagner la petite porte d’entrée au milieudes échafaudages, se détournèrent un moment. Paris, au-dessousd’eux, figurait une plaine d’un rose roux, barrée en travers, surtoute la longueur, par une écharpe droite de vapeurs molles,grisâtres, dont l’extrémité amincie s’appuyait aux coteaux deBelleville et de Ménilmontant. Et par-dessus le banc de brume et defumée, c’était le ciel clair, le chemin sans poussière de la lune àson premier quartier. Heure indécise dans les hauteurs, où mouraitlentement l’extrême lueur du jour, tandis qu’en bas, dans la valléede pierre bâtie, les lignes d’étincelles menues des becs de gazcommençaient à dessiner, jusqu’à l’horizon, le réseau prodigieuxdes rues. Les deux jeunes gens pénétrèrent ensemble dans l’enceintede l’église, et, dans les constructions provisoires, trouvèrent unhomme qui avait été prévenu de la visite de l’Anglais.

–&|160;Je suis confus, messieurs, de n’avoirpersonne qui me présente à vous. Vous m’excuserez&|160;: LouisProudon, président des Pauvres du Sacré-Cœur.

«&|160;C’est un gentleman&|160;», pensaRéginald&|160;; et il considéra un moment cet homme de moyennetaille, maigre, un peu voûté, qui avait, éclairant sa face barbue,fine et qui aurait pu être sévère, le sourire de ceux qui font, parvolonté, la volonté des autres, douceur des grands forts.

–&|160;Je vous conduirai&|160;; nous ironstout à l’heure à l’adoration des Pauvres, puis je vous mènerai dansla chapelle où se fait, chaque nuit, l’adoration commune. Et, quandvous le désirerez, vous gagnerez vos chambres, pour vous reposer.Vous êtes jeunes&|160;; une nuit de faction&|160;: il faut avoirl’habitude. Vous n’êtes jamais venus&|160;?

–&|160;Moi, dit Félicien, pas depuisl’avant-veille de mon bachot. Et vous, monsieur, vous ne vouscouchez pas de toute la nuit&|160;?

Le président des Pauvres sourit.

–&|160;Mais non. Il est nécessaire, n’est-cepas, qu’il y ait quelqu’un à chaque heure qui sonne, pour réveillerl’escouade nouvelle, ceux qui viennent relever les adorateurs et«&|160;prendre l’adoration&|160;». Ça coûte un peu, dans lespremiers temps, mais on s’y fait, je vous assure.

Il dit cela simplement, et emmena ses hôtesdans le dortoir bas, où quelques hommes, miséreux et graves, assissur le bout d’un lit de camp, comme des soldats, attendaient lasoupe, la miche de pain blanc et le verre de vin rouge. Félicienaurait aimé prolonger la visite qui lui était unedistraction&|160;; il redoutait ce qui allait suivre&|160;; maisRéginald, à qui la même inquiétude d’esprit ne faisait pas craindrela solitude dans l’église, sortit presque aussitôt. Heureusement,l’épreuve ne commençait pas encore. Entre cette salle, à laquelleattient une petite cuisine, et la basilique, il y a un espacevague, un chemin clos par des planches, mauvais sentier de poterne,moisi, piétiné, herbeux, pavé de décombres. Là, le long des assisesénormes qui plongent dans le sol de la colline, et sous le pâleciel, Réginald secoua la tête, et dit en riant&|160;:

–&|160;Je vous demande pardon&|160;: nous nepourrons plus tout à l’heure fumer une cigarette…

Il ouvrit son étui de métal, timbré aux armesd’Oxford, et la fumée de trois cigarettes de tabac anglais monta lelong des murs énormes.

&|160;

Un peu après neuf heures, dans la crypte,debout, appuyés au même pilier, Félicien et Réginald contemplaientun spectacle également nouveau pour chacun d’eux. Réginald setrouvait en avant, dans la demi-lumière, et Félicien, derrière lui,près de l’escalier qui conduit du souterrain à la nef supérieure.Ils étaient immobiles, à peine visibles, en dehors du demi-cercle,fortement éclairé, que forment devant l’autel les colonnes trapueset rapprochées. Or, dans cette niche lumineuse, à leur droite,quarante hommes adoraient. Leur chef, le fraternel Louis Proudon,debout à côté de la balustrade de l’autel, clignant les yeux,orientant vers la lampe électrique le livre qu’il tenait à la main,lisait la prière du soir. Et soudain, les quarante voixrépondaient, si rudes, si éraillées, si peu pareilles aux voix dessalons&|160;: voix de la foule qui crie, qui boit, qui jure, quimenace, et qui priait.

Puis les hommes chantèrent un cantique, et,agenouillés ou assis, ils adorèrent avec des mots muets, qu’ils nedevaient pas inventer, mais recevoir de Celui qu’ils regardaient,ou retrouver dans leur mémoire des temps lointains. Commentauraient-ils inventé&|160;? Que savaient-ils au delà de la misèreet du besoin d’un cœur qui peut encore aimer&|160;? Ils étaientfixés dans l’attention, comme ceux qui attendent le passage d’unenoce sous les porches. Ils avaient les paupières levées, mais pastout à fait, à cause de la lumière éblouissante et aussi de lafatigue.

Réginald et Félicien observaient cesphysionomies peu mobiles, ces visages dont les rides changeaient deplace cependant, lorsqu’une pensée un peu émouvante, un souvenir,montait clair, du fond de l’âme obscure. Ils comprenaient mieux,ils apercevaient nettement, que c’étaient non seulement des pauvresauthentiques, mais des misérables, de ceux qui font plus peur quepitié&|160;: barbes taillées par le vent et usées par la pierre quisert d’oreiller&|160;; chemises sans col, redingotes qui furentportées par d’autres, et qui ont des couches superposées de tachesde graisse&|160;; foulards, malgré la chaleur, parce qu’on a sursoi toute sa garde-robe. Les deux larrons du Calvaire étaientpeut-être là. Mais l’extrême abandon surtout, l’espèce qui n’a pasde pain, pas de gîte, pas de famille, et qui n’a plus de courage,veillait aux pieds du Maître deviné. Beaucoup de ces yeux tristes,de ces yeux où la colère est à demeure, s’adoucissaient, un courtmoment, levés, et puis la porte rouillée se fermait. Derrière lesdeux jeunes hommes, le président des Pauvres était venu,silencieusement, s’accouder. Il murmura, et, bien que la voix fût àpeine timbrée, on y sentait la tendresse&|160;:

–&|160;Celui qui est tout au bout dudemi-cercle, le brun, chauve, qui a un peu de couleur, par hasard,sur les joues, celui-là est presque un riche… Il a couché sous lesponts. Il a vécu des déchets des restaurants… C’est une sorted’aristocrate à présent&|160;; il a un petit emploi dans lapublicité&|160;: colleur de bandes, adressier, timbreur. Il peutvivre, ce qui est une exception ici. Mais il est bon, il sesouvient. Depuis qu’il ne mendie plus, il n’a jamais manqué devenir, chaque samedi, parmi les compagnons de la rue…

Quelques-uns bâillaient, sans précaution. Uncommençait à dormir. Il y avait des lueurs de pierres fauves, dediamant, et des pensées suppliantes au bord des paupières, çà etlà. Le président des Pauvres reprit&|160;:

–&|160;Les deux qui sont côte à côte, vers lemilieu, et qui ont les joues creuses, – tenez, l’un des deuxs’endort justement, pauvre ami, c’est trop juste&|160;! – ehbien&|160;! vous ne sauriez croire leur mérite. Deux ouvriers deverrerie, figurez-vous. Ils travaillent toutes les nuits pourentretenir les fours. Ils n’ont de libre que celle du samedi audimanche. Et ils viennent la passer ici&|160;! Le plus vieux estvenu d’abord, et il a dit à l’autre, le dimanche, en reprenant sontravail&|160;: «&|160;Je ne me suis jamais si bien reposé que cettenuit, et cependant je n’ai dormi que des petites minutes, et dansune chaise. Je t’emmènerai samedi prochain.&|160;»

L’odeur de fauve et de soupe moisie se levait,et flottait au-dessus de cette assemblée. Les saints ne s’enoffusquent pas. Un des pauvres étant assis, le pantalon, de formenégligée, remonta d’un côté jusqu’à la moitié du mollet, et laissavoir qu’il n’y avait pas de chaussettes sur les pieds de l’homme,ni de cordon à ses souliers. Réginald se détourna.

–&|160;La place d’un gentleman n’est pas ici,dit-il. Montons, s’il vous plaît&|160;?

Il obéissait à une répulsion naturelle, et àune idée de classification que toute l’éducation et toute la vieanglaise avaient fortifiée en lui. Cependant, il était trèsgénéreux, et il n’eût pas voulu manquer de politesse, vis-à-visd’un pauvre. Les procédés égalitaires lui semblaient peuraisonnables, et le séjour prolongé parmi des hommes d’une autreclasse, chose inutile, gênante pour les uns et pour les autres.

–&|160;Le parfum est médiocre, en effet, dittout bas Félicien.

Louis Proudon montait déjà les marches quiconduisent de la crypte dans le chœur de la basilique. L’immensenef était dans l’ombre. Il tourna du côté où la vie s’étaitréfugiée, et conduisit les deux jeunes hommes derrière lemaître-autel, dans la chapelle de la Sainte Vierge, où était exposéle Saint-Sacrement. Il les plaça vers la droite, presque àl’entrée, et les laissa, après leur avoir dit&|160;: «&|160;Voschambres sont prêtes, vous vous retirerez quand il vous plaira. Etcomptez sur moi pour le réveil, demain matin.&|160;»

Réginald était le second, et Félicien occupaitla première place au bord de l’allée. Ils se tenaient debout.Autour d’eux, ils comptèrent les hommes, et obtinrent le chiffreapproximatif de deux cent trente. On ne chantait pas. Mais deuxcent trente âmes humaines étaient absorbées dans la contemplationdu même objet. Elles le désignaient invinciblement, plusimpérieusement que si elles eussent crié son nom, par la puissanceunanime des pensées qui s’échappaient d’elles, et qui serassemblaient au-dessus de l’autel, flèches vivantes dirigéestoutes ensemble vers l’heure éternelle.

Cette force mystérieuse, qui sort des foulesattentives, incline comme le vent&|160;; elle faitfrissonner&|160;; elle ébranle&|160;; elle sollicite au mouvement.Félicien, moins que Réginald, avait besoin d’être porté par cecourant. Des souvenirs, une sorte de regret et de défi toutensemble, le firent regarder l’ostensoir, et dans l’ostensoir,l’hostie. Il assura sur elle son regard déshabitué, et qui nedemandait rien, qui poursuivait seulement une expérience, et il eutle sentiment, la certitude, que rien en lui n’avait remué, et quecette rencontre, depuis quelque temps évitée, le laissaitinsensible. Il eut la douleur de n’être pas ému. Il songea,regardant cette hostie blanche dans les rayons d’or&|160;:«&|160;Marie ne sait pas que je suis ici&|160;; mais je devrai luiavouer que je ne frémis pas, que je ne prie pas, que je ne pleurepas, sauf sur elle, c’est-à-dire sur moi… Suis-je obligé deraconter cela&|160;? Est-ce qu’il n’y a pas des heures desécheresse pour les saints eux-mêmes&|160;?&|160;» Il détourna lesyeux, avec plaisir, les ramenant vers cette assistance qui nel’obligeait pas à un effort de l’esprit. Mais des pensées non moinscruelles l’assaillirent&|160;: «&|160;Je n’ai pas été ainsitoujours. Une source est tarie en moi. Des mots qui ont été pleinsse sont vidés de leur contenu. Je sens, à la froideur de mon cœur,que la fraternité est détendue entre moi et tous ceux-ci quiadorent. Je ne suis plus l’un d’eux. Ce n’est pas de ce soir que jeconstate le changement, mais quelle évidence, pour la premièrefois&|160;!&|160;» Et alors, la question revenait, insistante,cruelle&|160;: «&|160;Devrai-je avouer à Marie cette expérience queje tente aujourd’hui et cette inertie de mon âme&|160;?&|160;» Iln’était pas distrait&|160;; il aurait voulu ne pas être seulindifférent, et tantôt il considérait un des hommes ou des jeunesgens agenouillés, tantôt un autre. Tout adorait. Parmi lesassistants, il y en avait un tout près, qui ne remuait pas leslèvres, mais qui ne cessait de tenir la tête levée versl’ostensoir. Il ne bougeait pas. Dans ses yeux, que Félicienpouvait voir, des voiles passaient, comme de l’encens. Et puis lalimpidité, la bonté attentive et épanouie reparaissait. Maisl’expression recueillie du visage demeurait invariable.

À la dérobée, Félicien observait Réginald, quiavait croisé les bras, et qui ne bougeait plus. Réginald pensait,de son côté&|160;: «&|160;Ceux-ci appartiennent à toutes lesclasses, sauf la plus pauvre. Ils viennent ici sans ambition, sansaucune récompense d’ordre humain. Cependant ils reçoivent unerécompense pour le repos sacrifié de leur corps. Leur âme trouveune confiance que reflète leur visage. Ils ont la paix&|160;;quelque chose au moins de cette paix, gibier de nous tous, et qui apeur de nous. Elle est ici, au moins en apparence, pour ceux-ci.Oui, vraiment, ils sont sincères… Toutes les nuits, des hommesveillent, au-dessus de Paris, priant sur la montagne. Ils gardentpeut-être mystérieusement la cité. Quelle contrepartie de lacorruption d’en bas&|160;!… Cela manquait aux civilisationsanciennes…&|160;» Les choses qu’il avait lues sur la corruption deBabylone lui revinrent en mémoire. Il pensa aux adultères, auxdépravations de la chair, à l’insolence de la luxure, à la durebarbarie qui tenait asservies tant de femmes pauvres et tant defemmes riches, pour lesquelles il n’y a pas la vie, mais seulementun printemps profané, sans âge mûr, sans vieillesse tolérable… Ilsongeait encore&|160;: «&|160;Serait-ce possible que, par lesprières de ceux-ci, d’autres hommes fussent rachetés&|160;? Leursproches&|160;? Leurs amis&|160;? Leurs ennemis&|160;?Ressemblent-elles aux nuages qui portent leur pluie jusqu’auxextrémités de la terre&|160;? En tout cas, quelle belle idée depuissance&|160;! Quel domaine plus grand que tous lesempires&|160;!… Le monde serait tout peuplé de fraternitéseffectives, à jamais ignorées…&|160;» Félicien se pencha.

–&|160;Je m’en vais. Venez-vous&|160;?

–&|160;Non.

–&|160;Vous me retrouverez demain matin, àtrois heures.

–&|160;Bien.

Félicien attendit un moment, croyant queRéginald se retirerait quand même avec lui. Puis, il passa derrièrel’Anglais, et on entendit son pas s’éloigner sur les dalles. Lasongerie continua.

«&|160;Ils ne doutent pas qu’ils ne soient enprésence du Christ transfiguré par amour. Partout des présencesdivines, le Christ mêlé à la foule, proche de la misère. Ce seraitune grande consolation, en effet. Toutes les détresses humainesappellent cette présence… Elle nous manque, à nous et à d’autres.Il y a plus de distance entre Jésus-Christ et nous qu’entre cesadorateurs et Lui. Peut-être quelques-uns Le voient-ils&|160;? Ilsont des visages ravis… Pourquoi des temples, si nous n’y tenons pasnotre Dieu prisonnier&|160;? Là où le Christ est le plus près, làdoit être la vérité. Avoir Jésus-Christ en soi… avoirJésus-Christ&|160;! Non la simple grâce, mais la vie&|160;!&|160;»Il se rappelait des mots qu’il avait lus dans la Bible, dans levolume dont la reliure, en cuir vert, avait été brunie par la maindes aïeux, des oncles, des tantes qui essayaient de comprendre cequi est écrit pour tous.

Les souvenirs de Redhall l’assaillirent. Commeils blessaient ce cœur qui ne se détournait pas d’eux&|160;!Futaies, rhododendrons fleuris, lierres, étangs, maison, visagessurtout, le domaine passait devant ce jeune homme qui, depuislongtemps debout, n’avait pas plus bougé que s’il eût été près duRoi, en service de Cour, un jour de lever. Les images étaient sinettes, les mots échangés avant le départ avaient si bien gardéleur ordre et leur accent, qu’une grande douleur lui vint avec euxet par eux. Il était donc là, dans une église de France, dans lanuit, sans qu’aucun des êtres chers pût seulement l’y retrouver enpensée, perdu, oublié, seul étranger peut-être et sûrement seulhérétique. Pourquoi demeurait-il là&|160;? Il se le demandait, etil eût été incapable de donner une réponse précise. Il regardaitavec insistance ce pain enveloppé d’or&|160;; une sorte d’attirancemaintenait ses yeux levés&|160;; une volonté secrète, douce, qu’ilsentait parfaitement raisonnable, commandait en lui, et tenait lecœur et l’esprit tout ouverts, comme les maisons au printemps.Réginald retrouvait, dans ce décor catholique, l’émotion premièrede l’enfant qui sent qu’il a une âme, et qui la tient avec respectdevait Dieu, celle-là même qu’il avait éprouvée plusieurs fois autemps de sa petite jeunesse, quand le père lisait le Livre à hautevoix, le soir, dans la chapelle de Redhall.

Mais il s’y mêlait un frémissement nouveau, unélan vers quelque chose de plus, une aspiration magnifique. Ilpensait&|160;: «&|160;C’est le renversement de la raisonmurmurante, mais le triomphe de la plus haute sagesse et del’amour. S’il était ici, Lui, tout proche, impossible à reconnaîtreavant qu’il ait parlé, comme en Judée, dans le jardin du sépulcre,lorsque Madeleine Le prenait pour le jardinier&|160;!«&|160;L’avez-vous vu&|160;?&|160;» Elle Le voyait, et elle Lecherchait encore… Lui demander la force, la voie, lavie&|160;!…&|160;»

Il n’était point fatigué d’être debout, etcependant ses genoux plièrent, et il resta un peu de tempsagenouillé, sans que ses yeux eussent quitté l’hostie autour delaquelle son doute priait, comme la foi des autres.

Il se releva. Ses compagnons n’avaient faitnulle attention à son geste&|160;; quelques hommes arrivaient pourprendre leur heure de garde&|160;; l’horloge sonna&|160;; il sortitde sa place, sans plus regarder rien, troublé d’un trouble heureux,et, dans les constructions accolées à la basilique, il alla essayerde dormir. Le lit était court, et le matelas cruel. Réginaldexalta, en esprit, les lits d’Angleterre. Il supposait que, placé àcette hauteur, au-dessus de Paris, il entendrait l’inégalgrondement de la ville, comme une chanson de la mer, et cetteimagination n’avait pas été sans influence sur sa détermination depasser la nuit à Montmartre. Il fut déçu. Au lieu de la rumeur desmarées, qui s’enfle et qui décroît, c’était autour de lui unsilence absolu, tout à coup déchiré par les sifflets deslocomotives de la gare du Nord. Engourdi par la fatigue, Réginaldcroyait être en voyage, couché dans les huniers d’un navire, etc’étaient les commandements des officiers qui se croisaient tout enbas sur le pont. Parfois, une chaise tremblotait dans lacellule&|160;; ou bien le petit miroir pendu près du lit oscillaitau bout de la ficelle et égratignait la cloison&|160;; unmugissement sourd et bref se levait des profondeurs de l’océan,sans qu’on pût deviner où déferlait la vague monstrueuse qu’ilavait vomie, à gauche, à droite, en avant. Et l’autre appel,là-bas, si loin, désespéré, n’était-ce pas la sirène d’un naviredans les brumes&|160;? Puis tout s’apaisait. L’idée de la mers’évanouissait dans le sommeil. Le vent glissait sur les pierres.Les millions d’hommes, veillant ou endormis autour de Montmartre,ne faisaient pas plus de bruit qu’un cimetière.

Réginald dormait d’un profond sommeil, quandM.&|160;Louis Proudon frappa à sa porte, en disant&|160;:

–&|160;Trois heures un quart, monsieurl’Anglais dont j’ai oublié le nom, levez-vous&|160;!

Un quart d’heure plus tard, ils suivaient lechemin d’ascension qui passe sur les toits de pierre de labasilique. Félicien les rejoignit. Il était pâle, et cette flammedu regard, qui lui donnait une physionomie si intéressante, lafatigue ou quelque autre cause l’avait voilée.

–&|160;Glorious day&|160;! ditRéginald en montrant l’horizon.

–&|160;Non, glaciale matinée, réponditFélicien. Si vous le voulez bien, nous resterons peu de temps.

–&|160;Comme il vous plaira.

Félicien serra la main que Réginald luitendait. Mais il le fit avec si peu d’empressement que l’Anglais leremarqua, bien qu’il eût l’esprit occupé des choses toutesnouvelles qui l’environnaient. Réginald pensa&|160;: «&|160;Un peude sommeil en moins&|160;; son humeur passera.&|160;» Il conclutque les Français avaient peu de résistance, puis continua demarcher dans les gouttières, au bord de la toiture faite de bellesdalles blanches imbriquées. Précédé par le président des Pauvres,il s’engagea dans l’escalier intérieur qui devait aboutir à lagalerie du dôme central, au-dessus des grandes verrières. Bientôt,sa voix appela&|160;:

–&|160;Monsieur Limerel&|160;? Venezvoir&|160;! Splendide, vraiment splendide&|160;!

Il faisait le tour, lentement, de ce chemin deronde porté si haut dans les airs, et s’arrêtait à chacune desbaies ménagées dans la muraille.

–&|160;Rare matin sans doute&|160;!murmurait-il. Paris est tout entier visible… jamais Londres… Oui,la ville n’est pas si grande qu’on ne puisse apercevoir descampagnes. Qu’est-ce que ceci, au nord&|160;?

–&|160;La plaine au delà de Saint-Denis,répondait M.&|160;Proudon&|160;; et voici les lignes sombres, toutlà-bas, à gauche, de la forêt de Saint-Germain.

–&|160;Dernière minute du crépuscule du matin,reprenait Réginald. Voyez, Paris n’a plus de lumière de fabricationhumaine, excepté dans les gares, où les signaux et les feux dequais veillent encore. Paris est de couleur khaki. On dirait unegrande fourmilière plate, une clairière de terre forée, coupée,ravinée, sur laquelle seraient répandus en désordre des caillouxqui sont les monuments, et des feuilles vertes qui sont lesjardins. Et quel ciel&|160;!

De longues écharpes de brouillard,transparentes, flottaient au-dessus des maisons. Elles fondaient unpeu dans le vent du côté de l’ouest&|160;; mais, vers l’orient,elles se soudaient à un bourrelet de lourdes brumes violettes quireposait sur Belleville. Là, l’extrême sommet du nuage, à l’endroitoù la lumière allait naître, devenait rose, couleur de sang quicourt. Ailleurs, l’espace était libre, traversé par un vent vif,mainteneur de clarté. Et, près de Réginald, de Félicien et del’autre, se levait une île aérienne, laiteuse, faite de toitures,d’arêtes blanches ajourées, de dômes qui portaient des clochetonsélancés.

–&|160;Ils dépassent la zone des fuméessalissantes, dit Réginald qui était accoudé non loin de Félicien.Toute cette pierre a une blancheur transparente. La basilique estcomme bâtie en pierre azyme, – est-ce qu’on ne peut pas direcela&|160;? – Elle domine Paris de sa bénédiction. Elle est levéedans la splendeur de l’aube… Ah&|160;! voici le jour&|160;!

–&|160;Le jour&|160;! dit Félicien. Pourquoile saluez-vous&|160;?

Réginald n’entendait pas. Il regardait.

Le bord des brumes roulées, maintenues par levent, était devenu comme une fleur de grenade, puis, comme unefleur de souci, et maintenant, si magnifique, si étincelant qu’ilfût, il n’était plus rien, car au-dessus de lui, le soleil levaitson arc. En un instant, le globe tout entier se dégagea. Quelqueshauts monuments de la ville, toutes les maisons restant dansl’ombre, commencèrent à vivre, et leur forme revint à eux. Toutprès, au sommet d’un des petits dômes de l’église, une touffe depierre parut s’épanouir et demeura vermeille.

–&|160;Vous parlez comme un croyant, ditFélicien&|160;; vous êtes lyrique.

Sa voix était plus âpre qu’il n’eût fallu, etelle révélait une souffrance. Il s’était redressé, une épauleappuyée au mur, du côté gauche d’une des baies à double colonne,tandis que Réginald se tenait debout, à droite de la mêmeouverture. Son jeune visage, pâli encore par le reflet des pierres,recevait toute la joie du matin, et il était triste.

–&|160;Vous devenez catholique&|160;!

Réginald, qui n’avait pas répondu la premièrefois, riposta vivement&|160;:

–&|160;Je ne puis pas vous laisser dire ce quin’est pas. Je suis ému… Un tel matin après une telle nuit&|160;!Mais l’autre chose n’est pas vraie. Si elle l’était, est-ce quevous n’en seriez pas heureux&|160;?…

–&|160;Non, très franchement.

–&|160;Vous m’étonnez.

–&|160;Il est possible que je vous étonne,mais il est bon que vous me compreniez&|160;; je le veux même…

Le ton de Félicien Limerel était si violent,que, lentement, Réginald tourna la tête. Dans l’étroit espace, dansla cellule de lumière où ils étaient montés pour voir le soleil selever sur Paris, les deux hommes s’observaient l’un l’autre, commedeux adversaires, Félicien décidé à provoquer une explication,Réginald surpris, tiré brusquement de son admiration pour lepaysage matinal.

–&|160;Oui, je veux que vous connaissiez lefond de mon cœur. Ne protestez pas&|160;; je vous dis que jeveux&|160;! Il n’est peut-être pas aussi beau que le vôtre, moncœur, aussi pur, aussi sublime&|160;; il n’est sûrement pas aussijoyeux, mais il vous intéressera sans aucun doute. Vous saurez doncque j’ai songé toute la nuit à ce même problème de la foi qui vouspréoccupe si fort, en apparence…

–&|160;Non, pas en apparence, en toutevérité.

–&|160;Eh bien&|160;! pour moi, aucun espoirne s’est levé, aucune force neuve ne m’a aidé.

–&|160;Le contraire de moi&|160;!

–&|160;Mes doutes se sont accrus&|160;; j’airefait ma route, avec une lucidité effrayante, à travers la vie, etje me suis trouvé beaucoup plus loin que je ne pensais de majeunesse pieuse.

–&|160;Je vous plains.

–&|160;Vous devriez vous réjouir.

–&|160;Comment le voudriez-vous&|160;? Je vousvois souffrir.

–&|160;Peut-être, mais vous me voyez vaincudéjà. Vous pouvez croire que vous aurez l’avantage. Car nous sommesdeux joueurs, n’est-ce pas&|160;? Et si je perds, vous gagnez.

–&|160;Je ne sais ce que vous voulez dire.

–&|160;Oh&|160;! je vais vous l’expliquer…Vous vous défendez inutilement… Je connais votre secret, à vous,et, dès le premier jour, j’ai compris votre manège…

–&|160;Quel manège&|160;?

–&|160;Vos assiduités près de ma cousineMarie, et vos dévotions à travers toute la ville. Ce sont destermes qui sont liés, n’est-il pas vrai&|160;?

Il s’approcha&|160;; il se pencha. Les musclesde la mâchoire, ceux du front et des tempes, saillirent sous lapeau, et firent leur partie dans la colère du visage. Ilcria&|160;:

–&|160;Vous devez avoir hâte de descendre,d’être seul avec votre joie&|160;! On vous attend. Dès qu’il seragrand jour, vous courrez chez ma tante Limerel, vous rendrez comptede vos méditations… Et vous savez qu’elles seront bien accueillies…Ne niez pas&|160;!… Vous avez la dévotion qui plaît à Marie…

Réginald avait à peine bougé, même quandFélicien le touchait du bout de ses doigts tremblants. Très droit,les épaules appuyées au mur, impassible de visage, il avaitseulement rapproché ses deux poings de sa poitrine, pour le cas oùil serait attaqué. Il laissa tomber les derniers mots dans lesilence, et dit&|160;:

–&|160;Vous inventez.

–&|160;C’est facile à dire&|160;:prouvez-le&|160;!

–&|160;La preuve est également aisée. Je neverrai pas madame Limerel, parce que je pars ce matin.

–&|160;Vous dites&|160;?

–&|160;Je dis que je quitte Paris, ce matin,par le train de 11 heures 39.

Félicien considéra, les yeux dans les yeux,l’homme qui repoussait ainsi, d’un mot, tout soupçon de trahison.Il devina, il vit que cette jeunesse qui avait côtoyé la sienne, unmoment, était d’une absolue sincérité, qu’il l’avait offenséeinjustement. Il devint extrêmement pâle&|160;; une larme gonfla sespaupières&|160;; il tendit la main.

–&|160;Pardonnez-moi… Je vous ai mal jugé. Jesuis très malheureux…

Puis, ne voulant pas pleurer, sentant que lesmots qu’il pensait étaient tout noyés de larmes, il se rapprocha del’ouverture par où entrait le matin rayonnant. Réginald fit demême, et ils se turent. Le soleil mettait entre eux une barrière derayons. Louis Proudon, appuyé à quelques mètres plus loin, dans lechemin de ronde, n’avait peut-être pas entendu, et n’avait sûrementpas compris. Il songeait à ses pauvres qui allaient venir, detoutes les banlieues et de toutes les ruelles de Paris, pour lamesse de huit heures et demie, et pour la distribution du pain.«&|160;Je n’aurai pas assez de deux mille livres de pain, un jourpareil… Il fait si beau&|160;! Le jour clair fait marcher… Ilsmonteront comme des fourmis, par ici, par la surtout…&|160;» Il seréjouissait, et il imaginait déjà les escaliers de l’est, en bas,tout noirs de foule. Le silence de la coupole blanche, la vagued’air qui passait sans plus apporter le murmure des voix, le fitsortir de son rêve.

–&|160;Venez, messieurs, que je vous montre laforêt de Saint-Germain. On la voit comme un ruban bleu… Vous avezde la chance, d’être montés aujourd’hui&|160;!

Les deux jeunes gens vinrent. Mais ils neprirent aucun intérêt aux explications qu’il leur donna, et nefirent aucune question. Ils descendirent donc, par les escaliers enspirale, puis sur les toits, et se retrouvèrent dans la basilique,où leur guide obligeant les quitta. Quelques instants après,Félicien et Réginald, ayant suivi la rue qui contourne l’église,s’arrêtaient sur l’esplanade, au delà du funiculaire. Ils nes’étaient pas dit une seule parole depuis l’explication violente,terminée par un mot de regret, qu’ils avaient eue là-haut. Réginaldvoulait, une dernière fois, regarder Paris, tout illuminémaintenant par le soleil. Félicien se tenait à quelques pas de lui.Il avait repris toute son énergie, et son mince visage penché, sonregard qui reconnaissait Paris et le parcourait lentement, luidonnaient l’air d’un poète triste, qui compose une chanson. Ilremuait les lèvres, comme pour essayer les mots qu’il devait dire.Enfin il dit, sans cesser de considérer la ville&|160;; il dit avecun accent de douleur si vraie que Réginald entressaillit&|160;:

–&|160;Tant d’hommes mêlent un intérêt humainà la recherche de la vérité&|160;!… Pas vous, je vous en félicite…Croyez-moi, puisque nous allons nous séparer&|160;: vous devriezrevoir Marie…

–&|160;Mais…

–&|160;Je vous assure… Pas ce matin… Ce soir.Vous devriez lui faire visite à la fin de l’après-midi. Il y aura,ce soir, quelque chose de changé dans sa vie, comme dans la mienne…Oh&|160;! vous êtes trop fier… Je le comprends, et je plaisante,vous voyez… C’est que je lui dois la vérité. J’ai promis de ladire… C’est une chose affreuse, monsieur, d’aimer une femme d’unamour désespéré comme le mien… Tenez, disons-nous adieu.

Ils se donnèrent la main, rapidement. Réginaldrépondit&|160;:

–&|160;Je vous souhaite plus de bonheur,oh&|160;! bien vraiment&|160;!

Ils descendirent, chacun de son côté, et, aubas de la butte, trouvèrent deux fiacres en maraude, qui lesramenèrent dans le centre de Paris.

À huit heures du matin, Félicien sonnait à laporte de la maison où habitait sa tante. Le concierge lui ayant ditque ces dames étaient à la messe et qu’elles ne pouvaient tarder àrentrer, il monta, et déclara qu’il attendrait dans le vestibule.La femme de chambre insistait pour qu’il entrât dans le salon.

–&|160;Non, dit-il. Je n’ai qu’une réponse àdonner, et je pars. Laissez-moi ici.

Il ne voulait pas entrer dans ce salon où il yavait le portrait de Marie&|160;; il ne voulait pas, non plus,qu’il y eût trop de distance à parcourir, quand les mots auraientété dits, qu’on le vit trop longtemps. Déjà il se sentait à bout deforces. Il lui semblait entendre des voix dans l’escalier.

–&|160;Allez, répéta-t-il, voici ma tante quirevient de Saint-Philippe.

Il resta debout, près du coffre à bois, àquelques pas de la porte. Les voix, calmes, se rapprochaient. Laclé tourna dans la serrure, la porte s’ouvrit, et madame Limerelentra, suivie de Marie. Deux interrogations, presque ensemble, maissi différentes de ton&|160;:

–&|160;C’est toi, Félicien&|160;? De si bonneheure&|160;?

–&|160;Ah&|160;! c’est toi&|160;! Jecomprends, viens vite&|160;! Elle s’approcha, dans le demi-jour,relevant sa voilette&|160;; elle aperçut le visage de Félicien, etaussitôt elle se recula&|160;:

–&|160;Non&|160;! non&|160;! ne vienspas&|160;! Et elle s’enfuit dans le salon.

–&|160;Non, pas aujourd’hui&|160;! Je ne veuxpas&|160;! Et comme Félicien la suivait et arrivait à l’extrémitédu vestibule, près de la porte du salon&|160;:

–&|160;Je ne veux pas que tu parlesdéjà&|160;! Maman, empêchez-le de parler&|160;!

Marie s’était retirée jusqu’à la fenêtre,là-bas, et elle avait mis ses mains devant ses yeux.

–&|160;Pas aujourd’hui. Je ne veuxpas&|160;!

Madame Limerel se plaça devant Félicien, etl’arrêta.

–&|160;Fais ce qu’elle te demande,Félicien&|160;! Pas aujourd’hui&|160;!

–&|160;Il le faut.

–&|160;Demain si tu veux. Mon enfant, attendsjusqu’à demain&|160;!

–&|160;Non&|160;; demain, je n’aurais plus laforce.

–&|160;Tu n’as pas eu le temps&|160;! Tu nesais pas ce que tu vas lui dire…

–&|160;Hélas&|160;! si. Je lui dirai quepersonne ne l’aimera autant que moi, puisque je renonce à elle, etque je me reconnais indigne d’elle.

–&|160;Tu vas lui faire trop de mal&|160;!

–&|160;Le mal est fait puisqu’elle m’avu&|160;!… Laissez-moi&|160;!…

Madame Limerel avait attiré la porte, aumoment où Félicien allait entrer. Elle la tenait fermée. Son neveuétait devant elle, tous les traits creusés et tirés par une douleurplus cruelle qu’une maladie. Mais elle vit que la résolution avaitété mûrie, et que la volonté ne défaillait pas.

–&|160;Va donc, dit-elle, mon pauvreenfant&|160;!

Il s’avança jusqu’au bout du salon, où étaitMarie, près de la fenêtre. On eût dit qu’il avait fait une longuecourse, tant il était à bout de souffle. Il s’appuya contre lerideau de damas rouge. Elle avait ses deux mains encore posées surses yeux. Et ses lèvres, dans l’intervalle des poignets rapprochés,remuaient. Priait-elle&|160;? Continuait-elle de dire, d’une voixépuisée&|160;: «&|160;Pas aujourd’hui&|160;! Je ne veuxpas&|160;?&|160;» Il était tout près d’elle. Leurs deux agoniesépuisaient un dernier répit, leurs deux courages essayaient derassembler ce qu’il fallait de force pour souffrir davantage.Félicien dit, très bas&|160;:

–&|160;Marie, je ne suis pas digne de t’aimercomme tu veux être aimée&|160;: je ne crois plus.

Elle abaissa ses deux mains, lentement. Elleétait aussi blanche que lui. Elle avait les paupières à demifermées.

–&|160;Quelle preuve as-tu&|160;? Je t’enprie, ne te trompe pas.

Alors, il dit, nerveusement,rapidement&|160;:

–&|160;J’ai réfléchi toute une semaine&|160;;et la dernière nuit, cette nuit, j’ai veillé, en examinant toutemon âme, devant ce que j’ai appelé avec toi le Saint-Sacrement…

–&|160;Ah&|160;! tais-toi&|160;! N’en dis pasplus&|160;!

–&|160;Marie, je ne puis prier que toi&|160;:je ne crois plus.

Et ils se regardèrent, les yeux dans les yeux,tout près, les âmes se voyant. Il vit la douleur, il vit aussil’abîme, il vit la vierge forte, la foi vivante qui disait non.

Brusquement, il se détourna, il traversa lesalon, il ouvrit la porte de l’appartement, et descendit, tandisque madame Limerel, accourue, soutenait sur son épaule la tête desa fille, qui pleurait à chaudes larmes, et qui répétait, entre sessanglots&|160;:

–&|160;C’est affreux, maman&|160;! c’estaffreux&|160;! Ne lui ai-je pas demandé trop&|160;? Dites-moi si jene lui ai pas demandé trop&|160;?

**

*

M.&|160;Victor Limerel venait de se lever.Vêtu de son pyjama gris bordé de rouge, qui était son costume dumatin, il était assis devant son bureau&|160;; les lettres qu’ilvenait d’ouvrir, après avoir été soigneusement remises dans lesenveloppes et classées, reposaient, formant quatre piles d’inégalehauteur, en attendant l’arrivée d’un secrétaire de la Sociétéfrançaise des filatures de laine. M.&|160;Limerel prit un desjournaux apportés avec le courrier du matin, brisa la bande de l’und’eux, et le déplia, et Félicien entra.

–&|160;Ah çà&|160;! d’où viens-tu, monami&|160;?

–&|160;Je viens vous le dire.

–&|160;De Montmartre, je le sais, ta mère m’aprévenu, hier soir. Ce n’est pas un mauvais lieu, mais tu avouerasqu’on ne va pas là, passer toute une nuit, hors de chez soi, sansraison… Explique…

–&|160;J’en avais deux, qui n’en font guèrequ’une, à la vérité&|160;: j’ai été étudier un projet demariage.

Le père, qui, jusque-là, avait continué, touten parlant, de parcourir les nouvelles du jour, posa le journal surla table. Félicien avait l’air froid, très décidé, très maître delui, à force d’énergie.

–&|160;Un projet&|160;? Lequel&|160;? Veux-tuparler de celui…

–&|160;Parfaitement&|160;; celui d’épouser macousine Marie.

–&|160;Tu connais ma volonté&|160;: ce mariagen’aura pas lieu.

–&|160;Il n’aura pas lieu, en effet, mon père,parce que j’y renonce.

–&|160;Ah&|160;! tant mieux, tant mieux, tevoilà devenu raisonnable&|160;!

–&|160;Non, me voici désespéré, et résolu àvous parler.

Le père jouissait malgré lui de se reconnaîtredans cette décision d’attitude et cette sûreté des mots.

–&|160;Évidemment, il est naturel que turegrettes. Je n’ai jamais compris l’idée. Je l’ai combattue. Maisles sentiments… Tu es libre.

–&|160;Vous dites bien. Je viens, à l’instantmême, de déclarer à ma cousine que je l’aimerai toute la vie, maisque je ne peux l’épouser.

–&|160;Parbleu&|160;! ce n’est pas elle quit’aurait refusé&|160;! Elle aurait eu trop de chance, vraiment…

–&|160;Je me suis trouvé indigne.

–&|160;Tu dis&|160;?

–&|160;Indigne d’elle. C’est à m’étudiermoi-même que je travaille depuis huit jours, et c’est à cetteconclusion que je suis arrivé cette nuit. Indigne, parce qu’elleest décidée à n’épouser qu’un chrétien, et que, moi, je n’en suisplus un.

–&|160;Que veux-tu que j’y fasse&|160;?

–&|160;Vous n’y pouvez plus rien&|160;; maisla faute est à vous&|160;!

–&|160;Quelle sottise&|160;! Je te permets desouffrir…

–&|160;Vous êtes trop bon.

–&|160;Mais je ne te permets pas de prononcerdes mots blessants.

–&|160;À vous qui m’avez mal élevé&|160;!

–&|160;Félicien&|160;!

M.&|160;Limerel frappa du poing la table, etse leva, en repoussant le fauteuil.

–&|160;Sors d’ici&|160;!

–&|160;Non pas&|160;! Je dois vous expliquerle mal que vous m’avez fait. Je suis venu pour cela. Je me venge,entendez-vous&|160;?

–&|160;Mais qu’est-ce que vous avez, Victor,Félicien&|160;? Qu’est-ce que cette scène et ce bruit&|160;?

Madame Limerel, coiffée, mais en peignoir dumatin, s’était avancée, de l’autre côté de la table, vers son filsdont elle prenait la main.

–&|160;Comme tu as froid&|160;! Comme tutrembles&|160;! Mais il est malade, cet enfant&|160;!

–&|160;Non, dit le père en avançant de deuxpas&|160;: il est insolent, et je l’ai prié de sortir d’ici…

–&|160;Mon Félicien, je ne comprends pas…

–&|160;J’aurais mieux aimé que vous ne fussiezpas là, maman. Je vous aurais parlé plus doucement, à vous.

–&|160;Il nous accuse de l’avoir mal élevé,d’avoir fait son malheur…

–&|160;Ah&|160;! par exemple&|160;!…

–&|160;Il me déclare, ma chère, qu’il se jugeindigne de notre dévote nièce Marie, qu’il ne se sent pas assezchrétien pour l’épouser, et que, s’il n’est pas ce qu’il devraitêtre, paraît-il, le tort en est à nous deux, Elsa, à vous et àmoi&|160;!

Elle laissa retomber la main de son fils, ets’écarta, revenant à son mari dont la colère l’avait toujoursgouvernée.

–&|160;Il souffre, il est injuste&|160;: c’estnaturel. Laissez-le s’expliquer, mon ami. Comme nous n’avons euaucun tort, grand Dieu&|160;! il vaut mieux que ce petit ne gardepas en lui-même, sans réponse, les reproches qu’il croit avoir ànous faire… Voyons, Félicien, nous voulons bien t’écouter, ton pèreet moi, à condition que tu y mettes des formes… Comment peux-tunous accuser de ne pas t’avoir élevé chrétiennement&|160;?Rappelle-toi l’éducation que nous t’avons donnée.

–&|160;Oui, Félicien, ta mère a raison. Il eûtété préférable, à certains égards, si je n’avais consulté que mesintérêts, que tu fusses élevé par des professeurs de l’Universitéofficielle. J’aurais obtenu certains avantages, certainesprotections…

–&|160;La rosette&|160;! Nommez-la donc parson nom&|160;!

–&|160;Laissez-moi répondre pour vous,Victor&|160;!… Eh bien&|160;! oui, la rosette, je ne vois pas ceque tu blâmes, mon enfant, dans l’ambition de ton père. La rosette,c’est quelque chose. Il y a droit. Il pouvait faire, pourl’obtenir, ce que font tant de gens qui affichent plus de principesque nous, et te mettre dans un lycée. Il y a renoncé, à ma demande.Nous avons choisi, pour toi, une maison d’éducation dirigée par desecclésiastiques. Est-ce cela que tu nous reproches&|160;?

–&|160;Non, j’ai été chrétiennement préparé aubaccalauréat. Je le reconnais. J’ai eu plus d’instructionreligieuse, plus d’exhortations à la piété, plus d’exemples de foi,parmi mes maîtres, que beaucoup d’hommes de ma génération&|160;;cela aurait suffi, cela suffit pour faire un croyant solide, mais àune condition&|160;: c’est que la famille soit en harmonie avecl’enseignement qu’elle fait donner.

–&|160;Eh bien&|160;! et la nôtre&|160;?

–&|160;Moi, j’ai vu, en rentrant à la maison,trop d’exemples qui ne concordaient pas avec la leçon de l’école,et j’ai douté.

–&|160;Tu as vu de braves gens,Félicien&|160;!

–&|160;J’ai vu que vous faisiez passerbeaucoup de choses avant la religion.

–&|160;Lesquelles&|160;? Dislesquelles&|160;?

–&|160;L’énumération serait longue, si jevoulais&|160;; c’est toute la vie, ou ce qu’on appelle de cenom-là&|160;: l’innombrable amusement, le repos, les honneurs,l’avenir, le vôtre et le mien peut-être. J’ai vu que vous nesouteniez pas plusieurs des idées que j’avais appris d’abord àvénérer, et des hommes qu’on m’avait cités comme modèles, et quevous laissiez parler, chez vous, librement, contre des préceptesformels…

–&|160;Quelque liberté de conversation&|160;:la belle affaire&|160;! dit M.&|160;Limerel.

–&|160;Laissez-le achever, Victor.

–&|160;J’ai vu que vous approuviez même celangage qui la première fois m’avait choqué&|160;; j’ai été commeun abandonné parmi tous vos soins superflus&|160;; je n’ai passouvent rencontré à votre table et dans vos salons des vertus quieussent influé sur moi… Qui donc s’est préoccupé de me donner desgoûts de piété ou de les entretenir&|160;?

–&|160;C’est trop fort&|160;! Est-ce que tamère ne t’a pas fait faire ta première communion, etmagnifiquement, je puis dire&|160;! avec quelle solennitéaffectueuse&|160;!

–&|160;Oh&|160;! je vous en prie, ne merappelez pas la cravache à pomme d’or&|160;!

–&|160;Que veux-tu dire&|160;?

–&|160;Une malheureuse histoire dont il m’arebattu les oreilles, répondit madame Limerel. Parce que, pour sapremière communion, il a reçu d’une de nos amies une cravache etd’une autre des soldats de plomb, il semble que toute la fête aitété manquée. Évidemment, nos amies auraient pu faire un choixmeilleur…

–&|160;Mais non, ma pauvre maman&|160;; ellesn’y comprenaient rien, et tant d’autres avec elles&|160;! Quevenaient-elles faire en ce jour-là&|160;? Au lieu d’être l’enfantattendri et recueilli, autour duquel toute la maison se resserre,j’ai été la petite idole étourdie de visites et de cadeaux, bourréede bonbons, flattée par toutes les mains, embrassée par tous lespéchés du monde. J’en ai encore mal au cœur, quand j’y pense.

–&|160;Ingrat, qui nous reprochez nosgâteries&|160;!

–&|160;Oui, amèrement. Je ne veux pas insisterlà-dessus. Vous avez cru être bonne. Vous vous êtes trompée, maman.Mais après, dans les années qui ont suivi, qui donc a achevé dem’instruire religieusement&|160;? Qui m’a soutenu dans mesrésolutions naïves d’apostolat&|160;? Qui a essayé de deviner mesdoutes, et de me donner les réponses&|160;? Qui donc s’estpréoccupé de mes lectures&|160;? J’ai lu tout ce que j’aivoulu.

–&|160;Cela est vrai.

–&|160;Sans choix, sans gradation, sans leguide qu’il m’aurait fallu.

–&|160;Félicien&|160;!

–&|160;Enfin, je n’ai pas compris, à vous voirvivre, que la religion fût la loi à laquelle on doit toutsoumettre. Voilà ce que je vous reproche. Voilà ce que je nommevotre faute. Si vous êtes croyant, tout au fond, mon père…

M.&|160;Limerel était atteint par les motsviolents de son fils, et il ne protestait que faiblement. Ill’écoutait du même air qu’il eût écouté un supérieur. Mais quand ilentendit douter de sa foi, il cria vivement&|160;:

–&|160;Mais oui, je suis croyant&|160;!

–&|160;Alors, il fallait l’être à fond, etfaire de ma foi d’enfant, de ma foi de jeune homme, la règle,l’illumination, la force, la joie de ma vie… Je n’ai rien de toutcela, ni règle, ni force, ni joie. Si vous êtes croyant, et si ceque vous croyez existe, de quel paradis m’avez-vouschassé&|160;?

–&|160;Tu déraisonnes, Félicien… Tu n’es pastel que tu dis, je t’assure… Réfléchis aux mots excessifs que tujettes à ton père et à ta mère…

Il ne parlait plus d’un ton irrité. Ils’avançait, incertain et inquiet, dans le monde insoupçonné que lefils venait d’ouvrir.

–&|160;Je me suis aperçu, en effet, reprit-il,que tu abandonnais la pratique religieuse.

–&|160;Et vous n’en avez passouffert&|160;?

–&|160;Je ne te l’ai pas dit. Je l’ai attribuéà des erreurs de conduite&|160;; j’ai pensé que je n’avais guère ledroit d’être difficile sur des questions de dévotion&|160;; que jene devais pas gêner ta liberté…

–&|160;Vous appelez ainsi ne pas secourir madétresse, ne rien soupçonner, ne pas interroger, ne pas voir que,si j’ai une âme, elle a d’abord été à vous, et qu’elle seperdait…

–&|160;Si nous avions compris, interrompit lamère, nous aurions essayé…

–&|160;Ta mère a raison, Félicien, si nousavions su…

Ils venaient tous deux pour lui prendre lamain. Mais il se recula jusqu’à la porte.

–&|160;Non, vous n’auriez rien changé à votrevie, vous n’en avez pas la volonté&|160;; vous n’auriez rien changéà la mienne, il était trop tard déjà… À présent, c’est fini de monâme chrétienne&|160;; c’est fini de l’amour que j’avais aucœur&|160;: mais vous aussi, vous et vous, mon père, ma mère, – etil les désignait, – c’est fini entre nous&|160;!

–&|160;Est-ce que tu nous quitterais,Félicien&|160;? Madame Limerel se jeta en avant, les brastendus&|160;:

–&|160;Non, n’est-ce pas, non&|160;? Il nesait pas ce qu’il dit, cet enfant&|160;; il était tout pâle tout àl’heure, il est rouge à présent, il n’a pas son bon sens.

–&|160;Je ne vous quitte pas encore, mais jevous quitterai dès que je le pourrai. Vous aurez ma présence, maiselle vous donnera plus de regret que de joie… Je suis le témoin,désormais, que cette maison a été mauvaise, mauvaise&|160;!Adieu&|160;!

–&|160;Va, dit le père, cela vaut mieux. Je neme serais pas cru capable de te supporter si longtemps… Mais va,va-t’en vite&|160;!

Félicien ouvrait la porte, et sortait sans sehâter.

Le père et la mère écoutaient ses pas dans lecouloir. La mère appela&|160;:

–&|160;Reviens&|160;! Mon enfant,reviens&|160;!

–&|160;Non, qu’il s’en aille&|160;!Laissez-le&|160;! Je vous défends&|160;!…

Ils écoutèrent tous deux, retenant leursouffle. Les pas continuèrent de s’éloigner, et le bruit seperdit.

–&|160;Je vous défends d’aller le chercher, etde combiner avec lui de ces phrases de théâtre qui sont pleines deréticences, et que le père doit accepter comme une expiationsuffisante de toutes les injures qu’il a reçues. C’est moi quidicterai les conditions de pardon. Je n’entends pas que votrefaiblesse intervienne. J’ai été gravement, odieusement outragé…Mais parlez donc&|160;! Qu’avez-vous à vous taire, et à me regardercomme vous faites&|160;?…

Elle n’était pas, comme d’habitude, effarée etployante d’admiration et de crainte devant lui. La violence de ladouleur avait éveillé une autre femme, qui ne paraissait plus obéiraux mêmes mots, ni même y prêter attention. Oui, une autre femmequi avait une pensée, et une sorte de courage exalté.

–&|160;Mon ami, il nous a jugés&|160;!

–&|160;Comment osez-vous dire une chosepareille&|160;? Jugés&|160;?

–&|160;Il a peut-être raison.

–&|160;Félicien&|160;? Raison contrenous&|160;? Vous avez une manière que je connais de soutenir votremari&|160;!… Mais vous ne comprenez donc rien à rien&|160;? Si j’aiété relativement faible avec Félicien…

–&|160;C’est que vous avez, comme moi, lesentiment qu’une partie de ce qu’il disait était juste&|160;?

–&|160;Non pas. J’ai laissé passer la colèreparce qu’elle me donne barre sur lui. Je le materai, àprésent&|160;; quand il me parlera de mes prétendus torts enverslui, moi, je lui reprocherai ses torts certains envers moi. Je letiens, si vous ne venez pas vous jeter en travers, avec votreétourderie ordinaire. Il aura besoin d’argent… Avez-vous pensé àcela&|160;?

–&|160;Erreur&|160;! L’argent que vous luidonnerez ou que vous lui refuserez ne changera pas son jugement surnous&|160;! Il ne nous estime pas, lui, notre fils&|160;; et ilnous l’a dit&|160;! et nous l’avons supporté&|160;!

Elle suivit son mari qui, haussant lesépaules, retournait s’asseoir devant les journaux et leslettres&|160;; elle resta debout près de lui, au coin de latable&|160;; elle posa une main sur le bras de M.&|160;Limerel.

–&|160;Je vous assure, Victor, que nous sommescoupables.

–&|160;Allons donc&|160;!

–&|160;Oui, je le voyais pendant que Félicienparlait&|160;; je me disais qu’en effet nous avons eu une religionde façade…

–&|160;Différente de la bigoterie deMadeleine, oui, heureusement. À quoi voulez-vous envenir&|160;?

Avec une énergie croissante, Elsa Limerelrépondit&|160;:

–&|160;Nous ne sommes pas les chrétiens quenous paraissons être. Quand toutes nos fantaisies sont satisfaites,nos ambitions préservées ou pourvues, notre fortune à l’abri, cequi subsiste de la religion qu’on a sacrifiée à tout cela, nousl’appelons religion, christianisme, principes. Quelle est la véritéqui n’a pas été attaquée, chez nous, en effet, et quelle est cellequi a été sérieusement défendue&|160;? Elle est belle, notrereligion, mon pauvre ami&|160;! elle est respectable&|160;!

–&|160;Elle est celle de bien d’autres. J’aitravaillé, voilà mon rôle, pour vous qui me le reprochezaujourd’hui&|160;!

–&|160;Religion de façade&|160;; religion dudimanche dont on fait bon marché pendant la semaine&|160;; religionde jour, dont on ne se souvient pas la nuit.

–&|160;Vraiment, ma chère, vous avez de cesmots&|160;!

–&|160;Oh&|160;! pas de plaisanteries, je vousle dis à mon tour. Je crois, moi, que nous n’avons plus de fils, etje pense que si nous avions été des chrétiens, nous aurionsd’autres enfants. Quand j’ai vu Félicien nous quitter, tout àl’heure, j’ai pensé&|160;: «&|160;C’est le châtiment.&|160;»

–&|160;Vous perdez jusqu’à la mémoire&|160;!Des enfants&|160;? Vous désiriez des enfants&|160;! Qui est-ce quidésirait conserver sa taille&|160;? Qui est-ce qui avait peur desgrossesses, et qui se moquait avec tant d’esprit des famillesnombreuses&|160;? Qui est-ce qui ne voulait pas d’enfants et qui mele disait&|160;?

–&|160;Moi&|160;! Eh bien, oui&|160;! Mais ilfallait me faire taire, et m’aimer vraiment, et me faire comprendrele crime et la folie où nous vivions. J’aurais vite cédé, je vousle jure. Au fond, vous ne m’avez pas aimée. Vous n’avez quel’excuse de ma faiblesse, et elle n’est pas à votre honneur. Jesuis complice&|160;; mais l’auteur, c’est vous&|160;; le vraicoupable, c’est vous. Je vois se lever contre nous les âmes quiauraient pu naître, qui devaient naître, et qui ne sont pas nées,et qui nous condamnent dans celui qui a reçu la naissanceprivilégiée… Elles se lèvent, elles protestent, les poussièresaccusatrices des corps qui auraient eu la vie et l’âme. Si on medisait qu’il y a du meurtre entre nous, je ne saurais querépondre&|160;! Nous avons diminué volontairement le nombre desjustes, et Dieu frappe… Tenez, à mesure qu’on vieillit, on voit,sur les ménages, la lumière de Dieu, ou bien l’ombre, la menace, etdéjà la pourriture… Je nous vois tous deux condamnés&|160;!

–&|160;C’est tout votre catéchisme qui vousrevient en mémoire. Assez, ma chère&|160;! Je vous engage à modérervotre voix, car voici la femme de chambre qui vient. Essuyez vosyeux. Vite&|160;!

On venait en effet. La porte s’ouvrit. MarieLimerel entra. Elle s’était assurée que Félicien n’était plus à lamaison. Très courageuse, elle voulait une explication avec le pèreet la mère de Félicien, estimant que rien n’est pire que lesbrouilles silencieuses. Elle s’arrêta sur le seuil.

–&|160;Je viens vous dire, dit-elle, que jesuis malheureuse…

M.&|160;Limerel, qui de nouveau s’était levé,montra sa femme.

–&|160;Je le comprends&|160;! Tu vois, mapauvre Marie, le mal que tu as fait&|160;!

–&|160;Viens&|160;! dit madame Limerel, enprenant la jeune fille par la main et en l’attirant, viens etregarde-le&|160;!

Elle lui montrait, à son tour, l’homme qui sedérobait à une explication, et qui fuyait, pour la première fois desa vie.

–&|160;Regarde-le bien. Devant lui, moi jeveux te dire que tu as bien fait, Marie&|160;! Tu ne veux épouserqu’un chrétien fervent, tu as raison&|160;! Là est la vérité, là lebonheur et l’entente profonde. Ta famille et la mienne, qu’on croitparentes, ne le sont pas. Il y a entre nous l’abîme divin.Ah&|160;! ne faiblis pas&|160;! N’épouse pas un demi-croyant&|160;!Tu pleures à présent, mais c’est alors surtout que tusouffrirais&|160;!

–&|160;Tu vois, Marie, dit M.&|160;Limerel,elle est complètement folle.

Il sortit en levant les épaules&|160;; lebourrelet de chair qui surplombait son faux-col était cramoisi.

Les deux femmes rentrèrent dans la chambre demadame Victor Limerel. Marie disait&|160;:

–&|160;Il a été admirable de loyauté… Il n’apas voulu m’acheter au prix d’un mensonge… Vous lui direz que jel’estimerai toujours pour avoir été victorieux de lui-même.

La mère murmura&|160;:

–&|160;Quand ils sont tout jeunes, ils ontencore des moments de courage, de noblesse… Ils ne sont eux-mêmesque plus tard…

–&|160;Nous nous reverrons, mais dans un longtemps. Vous lui expliquerez que je ne serais pas assez sûre d’êtrebrave, à présent&|160;; que je suis au supplice de le fairesouffrir… Moi, faire tant souffrir&|160;!…

Madame Victor Limerel caressa le front moitede Marie.

–&|160;Tu as bien de la peine, ma pauvreMarie&|160;!

–&|160;Oh oui&|160;!

–&|160;Mais, crois-moi, la plus grande, c’estcelle d’après, celle qu’aucun témoignage de la conscience, qu’aucunsouvenir d’énergie n’adoucit…

Elle dit encore&|160;:

–&|160;Tu l’aimes, tu l’as aimé…

La jeune fille ne répondit pas, mais la grandeombre qui cernait ses yeux répondait.

–&|160;Tu l’aimes, et moi, sa mère, je ne mesens pas le droit de te prier pour lui, de te dire&|160;:«&|160;Marie, continue de l’aimer&|160;»&|160;; non, je ne te dispas cela… Et ce silence-là est ma condamnation. Je suiscoupable.

Elles causèrent encore un peu. Marie embrassamadame Limerel plus affectueusement qu’elle ne l’avait faitjusque-là.

–&|160;Ma tante, dit-elle, je ne vousconnaissais pas.

–&|160;Ma pauvre petite, tant de femmes nesont elles-mêmes que bien tard, trop tard&|160;!

TROISIÈME PARTIE

 

– Marie, comme je m’habituerais vite àcette vie romaine !

– Vous voulez dire à cette vie à Rome,car nous sommes à l’hôtel, maman. La vie romaine, nous ne la vivonspas.

– Peu m’importe. Je parle de nos matinéeset de nos après-midi, de nos pèlerinages dans les églises, de noscourses dans la ville où je ne suis plus l’étrangère étonnée detout, qui collectionne les cartes postales. Est-ce que tu es commemoi ? Il me semble que j’ai dans le cœur, à présent, le regardde Rome, qu’on ne découvre pas tout de suite, son expression quiachève les images… Pas toi ? Ah ! ma chérie, ce sont desheures précieuses !

– Croyez-vous que je ne le sentepas ?

– Elles me renouvellent l’âme.

– Vous êtes plus jeune que moi,maman.

– Je suis plus libre d’espérances, plusabandonnée, moins exigeante… C’est quelquefois meilleur.

Elles étaient venues s’asseoir dans lesjardins du Pincio, qui dominent si bellement la ville, et qui fontface au soleil couchant. Plusieurs fois depuis leur arrivée à Rome,elles avaient passé là les dernières heures du jour, lisant àdemi-voix, tantôt l’une, tantôt l’autre. La tiédeur des terrasses,l’abri des arbres qui font des cadres aux lointains des collinesopposées, le silence, l’heure si romaine du couchant glorieux, lesravissaient. Même, elles avaient choisi un banc sur lequel elless’asseyaient d’habitude, non pas dans la partie des jardins qui estproche de la Villa Médicis, mais tout à l’extrémité, sous une voûtede chênes verts déjà anciens, et qui ouvre son arc au-dessus de lapiazza del Popolo.

La jeune fille, qui avait cessé de lire depuisplusieurs minutes, mais qui tenait le livre à demi relevé sur sesgenoux, prête à reprendre la lecture, le laissa retomber, et posala main sur les pages ouvertes. Elle se redressa en même temps, lesépaules appuyées au dossier du banc, et elle hocha la têteplusieurs fois, comme celles qui ont de grandes objections à faire.Mais elle ne dit aucune parole, et elle soupira seulement. MadameLimerel, assise à la droite de sa fille, caressa la main encorepliée, qui s’allongea sous la caresse.

– Marie, je voudrais tant te voirreprendre ta belle humeur vaillante ! Tu as de bons jours, detrès bons. Tiens ! hier, à Albano. Et puis, tu redevienstriste. Quand tu es triste, tu es moins jolie.

– Jolie ? Je n’y pense guère. Pourqui ?

– Pour moi, qui ai besoin de ta joie,comme d’une preuve que je t’ai élevée, aimée comme il fallait, queje t’ai rendue forte contre toi-même.

– Oh ! ne craignez pas ! jen’ai pas changé. Mais j’ai été si forte contre d’autres, et contremoi-même, que je suis lasse par moments. Il me semble quelquefoisque je ne pourrais plus refaire ce que j’ai fait, tant cela m’acoûté. Mais je ne regrette pas de l’avoir fait. Au contraire, jevois, d’une vue très claire, de plus en plus claire, que j’ai euraison…

– Tant mieux !

– Que j’ai échappé, grâce à une espèce depromptitude dans le devoir, que vous m’avez apprise, ou transmise,à une vie qui eût été très malheureuse, ou très coupable,probablement les deux ensemble. Non, mon esprit ne doute pas. Maisla peine que j’ai causée… qui la guérira ?

– Le temps.

– En moi, dans mon cœur, qui laguérira ? Notre amour, à nous autres femmes, est presqueentièrement fait de la volonté de rendre heureux. Moi, j’ai faitsouffrir, au contraire… Comprenez-vous ?… J’ai faitsouffrir…

– Il n’y a pas eu l’ombre d’une faute,Marie, et tu viens de le dire.

– Je ne me reproche rien non plus :je suis troublée par la douleur d’un autre, troublée par lepassé.

– Que pense Félicien ? Lesais-tu ?

– Oui.

– Il t’a écrit ?

– Deux lettres, que j’ai reçues enBourgogne.

– Je ne le savais pas.

– J’ai même répondu à l’une d’elles.C’est vrai : j’ai eu le tort de ne pas vous les montrer. Jevous demande pardon… Je vois que je vous fais de la peine.

– Une peine que tu peux regretter d’avoircausée, celle-là ; je ne l’ai en rien méritée.

– C’est vrai ! J’ai eu grand tort.Vous les verrez, je vous le promets.

– Que disait-il ?

– Que je l’avais rejeté vers le doute, àjamais.

– Tu as simplement refusé de l’ysuivre.

– Il me disait encore une foule de chosestristes. Je n’ai pas répondu la seconde fois. Tout est fini.

Marie se pencha vers madame Limerel.

– Voyez-vous, il m’aimait ; jen’avais jamais été aimée : la puissance de ce mot-là, surnous, s’efface lentement… Que pensez-vous ?

– Que tu es femme.

Elles s’embrassèrent, puis elles se turentl’une et l’autre, et leurs esprits, dans le silence, s’avancèrentsur les routes voisines où ils s’étaient engagés. Elles avaientparlé à voix si basse, et leurs gestes avaient si peu troublél’harmonie du groupe d’ombre et de lumière qu’elles formaient, quetrois femmes assises sur un autre banc, sous la même voûte dechênes verts, une jeune mère, une nourrice de la Campagne, toutefleurie de ruban rouge et de mousseline blanche, une grandepensionnaire exsangue et indifférente, n’observaient plus cesétrangères immobiles et enveloppées de songe. Les passants lesregardaient à peine, car elles se trouvaient à l’angle extrême desjardins, en dehors des allées suivies par les promeneurs. Ceux-ci,presque tous, descendaient vers la ville. Ils marchaient dans lasplendeur du soir, sous la voûte des feuilles que l’automne nejaunit pas, ou le long du mur qui enclôt la colline, en pleinsoleil, gênés et réjouis par la lumière horizontale, fraîche etdorée, et ils tournaient avant d’être arrivés près du banc :femmes tenant des petits à l’attache, employés échappés du bureau,soldats, étudiants, séminaristes à ceinture écarlate ou bleue, tousramenés par l’approche de l’Ave Maria, berger antique dupeuple, et qui, entre le 13 et le 22 octobre, sonne à cinq heurestrois quarts. Les grands rayons du couchant, par-dessus la ville,touchaient les écorces des arbres et la moitié du visage de Marie.Cette dernière douceur du jour allait jusqu’au fond des âmes.

– Tu as échappé à un danger que tu voisclairement, Marie ; il faut désormais que rien dedéraisonnable n’altère plus en toi le don magnifique de vivre, riende mesquin, rien d’indigne de toi…

– Oh ! comment appelez-vous ainsimes regrets ? Pourquoi me défendez-vous de les avoir ?Quel mal vous font-ils ?

– Ils te diminuent. Tu n’es pas leurprisonnière, comme tu le crois ; tu les appelles ; tu lesrassembles ; tu donnes aux moindres mots, à des souvenirsd’enfance, une puissance qu’ils n’ont pas eue sur ton âmed’autrefois, et tout cela, Marie, pour que ta résolution de ne pasépouser Félicien t’apparaisse à toi-même plus difficile encorequ’elle n’a été, plus rude pour toi.

– Non, pas pour moi !

– Si, pour toi d’abord, plusexceptionnelle, plus héroïque. Tu te composes une douleur en partiefactice et adulatrice. Tu t’y cherches. Je te connais, va, jeconnais le pauvre cœur qui se trompe lui-même si souvent. Il y a del’orgueil dans ta peine.

– Il y a bien de la pitié, je vousassure !

– Eh bien ! garde la pitié, maisdevant Dieu seulement : elle est juste. Et chasse lereste : tout le bourdonnement de ce qui aurait pu être, toutce qui a pu te faire hésiter, tout ce qui est toi-même, tout cequ’a repoussé déjà, dans une heure de souffrance et de salut, tachère âme victorieuse… Sacrifie l’histoire de ton amour, Marie,puisque l’amour, tu l’as condamné…

Marie prit dans sa main gauche les premièrespages du livre posé sur ses genoux, et très lentement le ferma.Elle le fit machinalement, sans mettre dans le geste aucuneintention symbolique. Puis elle dit, de ce ton pénétré par où semanifeste la présence totale de l’esprit dans les mots :

– J’essaierai. Je crois que vous avezraison en toute chose…

– Il faut que tu montes plus haut, Marie,il faut monter jusqu’où est la paix.

– Où est-elle, maman ?

– Là où nous ne sommes pas.Oublie-toi ! Madame Limerel se leva, et, montrant le couchantà travers les branches, dit en souriant :

– Tiens, là-haut !… Viens voir ladernière minute du jour… Nous avons causé de tant de chosessérieuses, que j’ai besoin de respirer. Si les Romains et lesRomaines, qui font ici la passegiata, avaient entendunotre conversation, ils seraient indignés de nous voir employer sigravement des heures pareilles !

Marie était déjà debout.

– Pas moi ! Elles ont été bonnes…Ah ! nous n’avons pas de temps à perdre, en effet ! Lesoleil tombe derrière le portique de Saint-Pierre. Comme cetteville est bien faite pour recevoir la lumière ! Elle en fait,dans le jour, une telle provision que, le soir, elle reste unmoment transparente. Regardez au-dessous de nous, et là-bas, lesquartiers nouveaux, de l’autre côté du Tibre…

Elle disait juste. Madame Limerel s’accoudasur la balustrade de la terrasse, tandis que Marie demeuraitdroite. Toutes deux elles étaient dans la pleine clarté, et dans levent qui venait aussi de l’occident. Elles avaient dans les yeux lamême joie étonnée, toute l’âme ouverte et avide, mais l’une d’ellesseulement songeait encore à une autre chose, et remerciait, parceque l’enfant, l’âme très chère, commençait à reprendre vigueur. Deshauteurs du Pincio, la ville apparaissait, serrée entre sescollines d’horizon, creusée un peu en son milieu, plus houleuse,couronnée de plus de dômes, de clochers, de ruines vers le sud,partout ardente de couleur et chaude au toucher du regard. Lestoitures plates et blanchies à la chaux, les tuiles, les façadespeintes en jaune roux, tout ce qui avait été fait pour les hommeset les abritait, n’était plus éclairé que par reflet. Mais cesvallées de pierres bâties et pressées devaient émettre des rayonsinnombrables, car l’air au-dessus était comme un champ d’épistransparents. La nuit s’y glissait, rapide. Les premières ombres,qui sont bleu mauve, gagnaient de proche en proche.

– Le jour meurt, dit madame Limerel.

– Non, tout le front des jardins estencore dans la lumière… Voyez, maman, les pins parasols sont commedes houppes d’or…

– Ils s’éteignent. C’est fini. Mais ledôme de Saint-Pierre voit encore le soleil.

– Et celui de Sainte-Marie-Majeure…Quelques moments encore elles demeurèrent là, silencieuses. Ungrand souffle froid se heurta aux terrasses et coula, divisé, parmiles feuilles qui remuèrent. Il y eut une accalmie, puis un secondsouffle chargé de l’humidité des espaces d’herbes et des marais.Les cloches des églises, voix de tous les âges, tintèrent l’AveMaria. Le jardin était déjà désert.

– Le ciel reste clair, dit madameLimerel. Viens. C’est une belle soirée.

Elles longèrent la balustrade de la colline,et, arrivées près de la Villa Médicis, elles descendirent par unchemin profond, tournant entre des jardins et des murs, et quiaboutit à la place d’Espagne.

– Nous voici chez nous, dit Marie ;dans le coin le plus jaune de Rome, dans le domaine de la terrarossa. Toutes ces maisons qui se sont vieillies pourressembler aux vieux palais… Vous ne trouvez pas que c’est unebelle coquetterie ?… Maman, c’est demain dimanche. Oùirons-nous à la messe ?

– Où tu voudras.

– Dans une église que nous n’avons pasvue…

– Autant que possible.

– Alors, à la Trinité-du-Mont, notrevoisine, qui n’est ouverte que le dimanche matin.

Elles regardèrent instinctivement les marchesdu grand escalier, là, tout près, qu’elles monteraient lelendemain, tournèrent la plate-bande plantée de cinq gros palmiers,et entrèrent à l’hôtel de Londres, où elles logeaient.

 

On était au 16 octobre. Il y avait près dedeux semaines qu’elles étaient arrivées à Rome. Elles y trouvaientune diversion dont elles avaient besoin l’une et l’autre, et unesolitude à deux qui leur faisait mieux voir à quel point elless’aimaient, et qui donnait un pouvoir nouveau, que rien necombattait ni ne troublait, à la moindre parole, aux émotionspartagées, aux silences mêmes.

Madame Limerel ne se trompait pas. Dans l’âmede Marie, la puissance du passé diminuait. Le lendemain du jour oùMarie avait reçu la réponse de Félicien, et crié :« Tais-toi ! n’en dis pas plus ! » et laissépartir celui qui pleurait aussi, M. Victor Limerel était venu,très ému, très correct, dans l’appartement de l’avenue d’Antin. Iln’apportait aucun regret. Il imposait une volonté, comme toujours.Et il avait dit : « Madeleine, je vous ai demandée, vousseule, parce que je ne veux pas de scène, et qu’il me seraitpénible de faire des reproches. Ce qui s’est passé, je l’avaisprévu. Je savais bien, et les raisons, je les connaissais toutes,qu’un mariage était impossible entre votre fille et mon fils. Votrefaute, à vous, ou à Marie, ou à toutes les deux, ç’a été de ne pasle comprendre assez tôt. Votre faiblesse a produit un très grandmal, comme toujours. Je n’ai pas à vous faire de confidences. Maismon fils nous a manqué gravement, à sa mère et à moi : il aparlé de prendre un appartement dans une autre maison que lamienne ; il le fera peut-être, et peut-être lui enfournirai-je les moyens. Nous en sommes là. Voilà l’œuvre…Oh ! ne vous défendez pas ! Vous savez qu’avec moi c’estinutile. Je vous ai dit ce qui a été, il me reste à vous dire cequi sera, et ce qui ne sera pas. Ce qui n’aura jamais lieu, c’estce mariage parfaitement déraisonnable… Vous êtes de monsentiment ? Tant mieux. Je tiens à vous confirmer larésolution de Félicien, que ma femme approuve autant que moi. Oui,ma femme… Elle a pu différer d’avec moi, au début. Elle a étéhésitante. Je l’ai ramenée à mon avis… Et, comme conséquence, sivous le voulez bien, ma chère belle-sœur, nous espacerons nosvisites. Le monde n’a pas besoin d’être mêlé à nos querelles defamille. Je me tairai. Vous vous tairez. Nous nous saluerons, nousnous rencontrerons chez des amis communs. Mais pour le reste,n’est-ce pas ? à plus tard ! » Madame Limerel avaitsimplement répondu : « Je suis moins dure que vous. Nosenfants sont désormais séparés irrémédiablement. C’est unenécessité, c’est une chance, si vous voulez. Mais je regrette quela souffrance soit pour eux, et que la faute soit à vous. Jeregrette ce qui aurait pu être. Adieu. »

Presque tout de suite, au commencement dejuillet, elle avait quitté Paris. Deux mois de campagne, chez desparents, en Bourgogne, n’avaient pas rétabli, comme ellel’espérait, la santé ébranlée de Marie. Les chers yeux de Marie,les yeux « couleur de thé » n’avaient pas perdu cettebelle habitude de regarder en face, d’écouter merveilleusement,d’être limpides, d’être fermes, et de s’adoucir dès qu’elleparlait ; mais l’ombre s’était amassée autour d’eux. Leslongues lèvres fines continuaient de sourire, mais si léger que fûtl’effort, on le devinait, et la volonté d’être aimable neressemblait plus à l’élan de la jeunesse. Avec la paix les forcesavaient diminué. Madame Limerel s’inquiétait. Elle s’était trophâtée d’accepter l’invitation de la cousine bourguignonne. Leséjour dans un château, les promenades, les jeux, les visites auxenvirons, la monotonie agitée des vacances, la gaieté d’enfantsnombreux, les prévenances d’une tante, l’inutile tendresse deplusieurs grandes cousines, inoccupées, jalouses d’être préférées,attirées toutes ensemble vers Marie, par le pressentiment d’unsecret d’amour à connaître, ne pouvaient guérir une âme fière etcapable de vie intérieure. Toutes les distractions du monde n’ontjamais eu raison d’une douleur qu’on aime. Elles y rejettentl’esprit, au contraire. Elles l’exaspèrent par leur médiocrité, etsans cesse il compare, secrètement, la noblesse de son mal qu’iln’a pas le loisir de juger, avec ces amusements qui lui semblentencore plus vides qu’ils ne le sont. La mère le comprit, et emmenases deux enfants dans une vallée du canton de Fribourg, puis,lorsque le temps fut venu de renvoyer la plus jeune en Angleterre,elle continua de voyager, seule avec Marie. La solitude fit sonœuvre. Elle remit tout le passé devant la conscience de Marie. Dansle silence, les raisons qui avaient déterminé la jeune fille, quis’étaient portées à son secours, en troupe, n’ayant chacune que letemps d’apparaître et de crier ! « Refuse ! »parlèrent abondamment. Elle les interrogeait, et il y avait undialogue entre ce cœur douloureux et les puissances directrices del’esprit, combattantes aux yeux clairvoyants, dispensatrices de lapaix difficile. « Nous ne t’avons pas trompée, disaient-elles.Nous avions été mises autour de toi pour protéger ta faiblesse…Vois comme ta force est peu assurée, puisque, après nous avoirobéi, tu as pu douter !… Les hommes jugent légèrement, et leurlégèreté est cruelle. Ils disent qu’un mariage est mal assortis’ils aperçoivent quelque différence entre les familles, leséducations, les fortunes, et ils se préoccupent peu des distancesinfinies, des mésalliances d’âmes… Petite, aucune tendresse humainene vaut le prix que tu aurais donné pour celle-là… Nous sommes lamiséricorde première : la souffrance que nous imposons ne durequ’un temps. »

Marie écoutait, et tous les sommetscommençaient à être clairs.

**

*

Le dimanche, un peu avant neuf heures, madameLimerel sortit de l’hôtel avec sa fille. Elles direntensemble : « Quelle belle matinée ! » Et ellesfirent, dans la joie de cette lumière, la respirant et laregardant, le court chemin qui les séparait de l’église. Le« coin le plus jaune de Rome » étincelait. Le jet d’eaude la fontaine, au milieu de la place, avait un arc-en-ciel dans saretombée d’écume, et le célèbre escalier qui monte en face, d’unseul mouvement d’abord, puis en deux branches qui se courbentautour de deux terrasses, donnait l’impression que cette bellecascade de pierre blanche avait été bâtie pour le plaisir dusoleil. On n’y voyait pas d’ombre. La pierre travertine, si poreusequ’elle soit, avait partout des lueurs, comme un marbre poli. Mariemit la main sur l’appui d’une balustrade, et le trouva tiède. Toutle long de cette coupure radieuse de la colline, des passantsmontaient ou descendaient. En bas, les marchands de fleursexposaient les fleurs de la saison, des œillets, quelques roses,des chrysanthèmes, des gerbes d’anémones du Japon. En haut, laTrinité-du-Mont dressait sa haute façade et ses deux clochetonsbadigeonnés de jaune, anciennement, pour que les lignes fussentmoins offensantes sur le bleu du ciel. Il fallut encore gravir unperron pour entrer dans l’église. Elle était presque pleine. Unegrille la coupait en deux. Toute la partie supérieure étaitréservée aux élèves des Dames du Sacré-Cœur. Assises sur des bancs,pressées l’une contre l’autre, leurs voiles à la vierge tombant surleurs épaules, elles formaient une grande tache blanchequ’encadraient les religieuses noires, sur un rang. Marie reconnutla France au premier regard, et elle en fut d’abord tout occupée.Elle se rappelait tant de visions pareilles ! Ce voile demousseline, elle l’avait vu porter par beaucoup de ses amies,pensionnaires dans les grands couvents de Paris ; il devaitenvelopper, à cette heure même, bien loin, la tête peu monacaled’Édith. Dans la partie inférieure, les fidèles étaient nombreuxaussi, parents des élèves pour la plupart, ou bourgeois duquartier, auxquels se mêlaient des pauvres, comme il en prietoujours quelqu’un dans un sanctuaire de Rome, agenouillés sur lesdalles, immobiles, les yeux levés. Marie traversa vivement cettefoule, et trouva place du côté gauche, près de la grille. Le prêtrearrivait au pied de l’autel. Il y avait des fleurs vivantes, desfeuillages, des bouquets disposés avec goût, orientés avec amour,de chaque côté des degrés. Un homme n’eût pas manqué de songer auxmains très pures qui avaient décoré l’autel : il eût évoquél’image d’une jeunesse transparente, résignée, un peu fade, et ilse fût montré ainsi parfaitement ignorant de la vie monastique.Marie Limerel, mieux instruite, et bien faite pour comprendre lacité des âmes, songeait au contraire à la magnifique énergie dontla moindre de ces femmes avait fait preuve. « Elles peuventbien être appelées nos maîtresses, pensa-t-elle. Toutes elles ontlutté, toutes elles ont souffert ; avant de cueillir desfleurs, de manier les linges sacrés, celles-ci ont vu l’impérieuseclarté du devoir, et elles l’ont suivie. » Puis, elle pria,elle lut les prières liturgiques de la fête du jour, qui étaitcelle du XXe dimanche après la Pentecôte, et elles’arrêta, un long temps, sur ces mots du Graduel : « Lesyeux de toutes les créatures sont tournés vers vous, Seigneur, etvous leur donnez leur nourriture au temps marqué. » Que deparoles semblables, semées tout le long de l’année, afin que lapauvre espérance humaine ne défaille pas ! Elle est une forcenécessaire, inégale, toujours tremblante, si vite endésarroi ! Quel profond connaisseur des âmes celui qui avaitmis là, pour les siècles, pour les temps écoulés et pour ceux quiviendront, la réponse dont le bonheur même a besoin puisqu’ildemande la durée ! « Vous leur donnerez leurnourriture, » mais au jour marqué, quand ils auront renoncéenfin à l’obtenir de la terre toute seule, et de ceux qui ne viventque d’elle…

Au moment de la communion, plusieurs personnesse levèrent dans l’assistance. Marie et sa mère suivirent deuxfemmes, qui étaient demeurées jusque-là le long de la grille,assises à contresens, et elles se dirigèrent vers les chapelles degauche, qu’un étroit couloir, percé dans les murs de séparation,réunit l’une à l’autre. Elles s’avancèrent ainsi jusqu’auprès duchœur de l’église, et s’agenouillèrent devant la balustrade. Prèsde Marie, un homme s’agenouilla aussi. Elle ne le regarda pas. Maisquand elle se releva, ayant reçu la communion, et qu’elle sedétourna pour regagner sa place, si bas que ses yeux fussentbaissés, elle perçut une image vague, rapide. Et cependant elle eutune certitude. Une émotion puissante la saisit. Il était là, lui, àRome, il avait la même foi, il venait de recevoir le mêmeDieu ; il marchait derrière elle, dans son ombre ! Parrespect, elle combattait les pensées qui l’assaillaient. Elleretraversa les chapelles, elle revint près de la grille, et secourba, troublée, humiliée de ce galop de pensées étrangères àtravers l’adoration.

Une partie des assistants avaient quittél’église ; d’autres, par groupes, sortaient, élevaient la voixen franchissant le seuil, et le bruit des conversations revenait enarrière, avec l’air du dehors qui soufflait dans la nef. La petiteplace du Pincio n’est en rumeur qu’une fois la semaine. Marie sereleva la première, avant madame Limerel. Il lui tardait des’assurer qu’elle ne s’était pas trompée. Elle chercha autourd’elle si quelqu’un ressemblait à celui qu’elle avait reconnu. Ellevit des Italiens qui causaient avec une sœur du tour, quelquesfemmes encore assises, et des Français en voyage qui tâchaient devoir une fresque. Sa déception fut vive. Parmi ces Romains et cesétrangers que le soleil réjouissait, Marie s’avança et elles’appuya à la rampe, au faîte du perron. Personne, non, personne,puisqu’elle ne trouvait pas celui qu’elle cherchait. Elle avaitoublié de regarder tout près d’elle, le long du portail. Au momentoù elle descendait la première marche, quelqu’un lui tendit lamain. Il était si ému qu’il ne parlait pas. Elle leva ses yeux verslui, qui était comme transfiguré par une joie supérieure à toutejoie humaine. Elle fut tentée de dire : » Ah !Réginald, que je suis contente ! » Mais elle se tut. Elleétait petite à côté de lui. Et ils descendirent toutes les marchesdu perron, sans se dire un mot, le front haut, leurs regardsau-dessus de la foule et le cœur plus haut encore. Ceux qui lesvirent purent croire qu’ils s’aimaient. Quelque chose d’infinimentplus grand que l’ordinaire tendresse les exaltait tous deux, ilschantaient le même cantique silencieux, ils pouvaient regarderau-dessus de la foule, ou la regarder, ils ne la voyaient pas.Marie était la première sans doute à saluer ce fils nouveau del’Église, et lui, qui croyait s’en aller dans la joie, mais dans lajoie solitaire, il trouvait une main amie, une âme fraternelle, unemémoire toute pleine des souffrances passées. Dans la Rome endormieà présent sous les herbes, là-bas, le long des voies antiques, dansles premiers temps où l’élite du monde païen était attirée vers lapureté des mystères chrétiens, ce même spectacle avait du plusd’une fois étonner et émouvoir vaguement les fidèles. Ils avaientvu apparaître au grand jour, hors de l’ombre des églises, à côtéd’une vierge depuis l’enfance instruite des choses divines,marchant près d’elle, un jeune patricien, qui portait sur le visagetoute la gloire heureuse des âmes renouvelées.

Au bas des marches, madame Limerel rejoignitMarie. Elle venait seulement d’apercevoir Réginald. Elle eut unautre sentiment que cette sorte de surprise attendrie qu’elle étaittrop bonne pour ne pas éprouver en ce moment. Voulut-elle prolongerd’une seconde ce rêve très pur où vivait Marie ? Voulut-ellegraver en elle-même l’image qui s’offrait à elle, ou s’assurerqu’elle ne se trompait pas ? Avant d’aborder les deux jeunesgens, qui déjà inclinaient vers la droite, où s’ouvre le grandescalier du Pincio, elle attendit un instant. Puis elledit :

– Monsieur Breynolds ?

Réginald et Marie se détournèrent. Ils avaientla même expression, le même rayonnement de visage, comme ceux quiont causé ensemble longuement, et se sont mis d’accord. Cependantils ne s’étaient rien dit. Réginald salua madame Limerel.

– Je suis comme vous, à présent, tout àfait comme vous !

Elle lui fit plusieurs questions, trèsvite :

– D’où venez-vous ? Depuis combiende temps êtes-vous ici ? Nous aviez-vous déjàrencontrées ? Expliquez-moi ?

Mais, comme la foule était grande autourd’eux, ils descendirent jusqu’à la première terrasse de l’escalier,et se retirèrent dans cette loge ouverte, bâtie sur le côté, etqu’une balustrade enveloppe. Marie était adossée à la rampe. Lesoleil criblait de rayons tout ce décor de pierres taillées, où lesgroupes en mouvement faisaient glisser des ombres claires.

– Nous sommes, ma mère et moi,extrêmement heureuses, dit Marie. Je ne puis vous dire l’émotionqui m’a saisie quand je vous ai reconnu…

– C’est la deuxième semaine depuis quej’ai été reçu dans l’Église… Cette fois-là, il n’y avait personne…Je veux dire personne de ceux qui m’ont connu ailleurs.

Il parlait avec une simplicité hardie quiétait un des traits de son caractère, et en même temps ilconsidérait ces deux témoins inattendus. Ses yeux disaient :« Vous êtes ma famille ;… à l’heure où tant d’autress’écartent de moi, il m’est doux de vous rencontrer. »

– Quelle étrange rencontre ! repritMarie… Quand je vous ai vu pour la dernière fois, vous étiez loin,de toute façon.

– Moins que vous ne pensiez. Parism’avait décidé à venir à Rome. J’avais vu des merveilles :j’ai voulu voir la source. Les mois ont passé bien vite.

– En plein été, vous avez habitéRome ?

– Oui… Je n’aurai pas l’hiver à moi.

– C’est juste.

– Je ne regrette rien de ces mois-là, jevous assure, pas même la chaleur…

Le sourire de Réginald s’épanouit.

– J’ai fait le plus grand voyage qu’unhomme puisse faire : je suis venu à la vérité…

– Le plus dur peut-être ? demandamadame Limerel.

– Non… Il n’a pas été dur. C’est àprésent que l’épreuve va être rude, pour d’autres et pour moi.

Réginald détourna la tête vers la placed’Espagne. Sa physionomie changea, et de même le son de sa voix.Madame Limerel et Marie eurent de nouveau devant elles l’homme dumonde, l’officier de l’armée des Indes.

– Est-ce que vous logez dans cequartier ? demanda-t-il.

– Ici même, en bas, dans l’hôtel le plusproche. Nous voyons l’escalier quand nous sortons et que nousrentrons…

– Vous avez voulu être tout près de lamaison de Keats ? Est-ce cela ?

– La maison de Keats ?

– Tenez, en face de nous, cette loggiaavec une tonnelle… Il est venu mourir dans ce petit palais d’angle…Je l’aime beaucoup, ce poète, qui a dit tant de choses émouvantesen si peu de temps… Vous vous souvenez ?

Et il cita quelques vers bienconnus :

Les mélodies qu’on entend sont douces,

Mais celles qu’on n’entend pas plus douces encore.

– Est-ce bien à cause de lui que vousavez choisi ce quartier de Rome ?

– Non ! n’en croyez rien. Noussommes venues un peu au hasard. Mais nous aurions plutôt choisi lequartier parce que c’est un quartier de France : VillaMédicis, Trinité-du-Mont, deux établissements de France ;l’escalier a été bâti par un cardinal de Polignac, ambassadeur deLouis XV. Voyez !

Marie désignait la plaque de marbre qui porteune inscription.

Et les deux jeunes gens se mirent tous deux àsourire de ces rappels de leurs nationalités. Mais aussitôtRéginald redevint grave ; un souvenir traversa son esprit.

– Je dois prendre congé de vous, dit-il àmadame Limerel. J’ai une chose importante à faire, ce matin même…Me permettrez-vous de vous rendre visite cette aprèsmidi ?

– Volontiers, monsieur. Nous ne sortironspas avant deux heures.

– Je serai libre : c’est presquetoujours très vite fait de faire souffrir.

– Vous dites bien, repartit Marie :une parole, et puis la douleur est née.

Il salua, et remonta les marches, tandis quemadame Limerel et sa fille descendaient. Au bas de l’escalier,elles achetèrent des fleurs, et allèrent prendre le thé dans unepâtisserie de la via Condotti.

– Quelle belle nature d’homme ! ditMarie. Il est pour moi comme une sorte de frère étranger, si celapeut se dire. Avoir été témoin du doute, mais du doute de bonnevolonté, de celui qui veut bien croire, qui aime ce qu’il n’a pasencore, et puis assister à cet acte de la foi parfaite, voilà cequi peut me toucher, moi, plus qu’une autre.

– Il lui a fallu une grande bravoure.

– Oui, plus grande, certainement, quenous ne pouvons l’imaginer !

– Depuis la soirée de Redhall, nousn’avons pas eu de nouvelles des Breynolds… Ou à peine.

– Celles que nous a écrites Dorothy.

– Ses parents ne lui pardonneront pas,c’est probable. Il devait penser à eux tout à l’heure… Il te ledira peut-être.

– Non, maman, parce qu’il est Anglais, unhomme anglais, et que je ne suis qu’une femme. Et puis…

Elle effaça, en regardant sa mère, ce que lemot aurait pu avoir de blessant :

– Et puis, parce que vous serez présente,ma chère maman. Je prévois une réception classique, un mélange decamaraderie et de réticences. Après quoi, comme à Paris, nous nousséparerons.

**

*

Madame Limerel avait loué, au premier étage del’hôtel de Londres, le dernier appartement à gauche, composé dedeux chambres, et d’un salon ouvrant sur la place. C’est dans cesalon, meublé de chaises et de fauteuils aux bois lourds et dorés,et recouverts de satin rouge, qu’elle reçut la visite de Réginald.Il était distrait avec gravité, et faisait effort pour répondre auxquestions de madame Limerel. Elle avait cru qu’il parleraitvolontiers de Rome, et elle s’étonnait qu’il montrât uneindifférence polie pour les monuments, les tableaux, les ruines,les paysages qu’elle énumérait avec l’ardeur de sa nature françaiseet de la voyageuse qui débute un peu tard, et qui découvrel’Italie. Les noms qui la ravissaient, qui l’encombraient d’imageset d’idées, il les laissait tomber : la vue de Rome du haut duJanicule, Saint-Pierre, Saint-Paul-hors-les-Murs, la petite églisede San Onofrio, les jardins, la campagne, les charretiers desCastelli Romani, abrités dans leur soffietto… CetAnglais n’avait-il donc pas compris Rome qu’il habitait depuis plusde trois mois ?

– Comment se fait-il, monsieur, que voussoyez venu, ce matin, à la Trinité-du-Mont ? Vous logez, vousvenez de nous le dire, dans le quartier de l’Aventin, près desruines ?

– Simplement parce que je ne laconnaissais pas.

– Comme nous.

– Je suis loin d’avoir tout vu. Je n’aipas été un voyageur avant tout curieux de la ville. Il faudra queje revienne, à mon prochain congé, dans quelque cinq ans… Jeretrouverai, j’espère, quelques-uns de mes amis nouveaux.

Il nomma un de ses compatriotes, unbénédictin, qui l’avait guidé, instruit, soutenu dans la période dedoute et de travail.

– C’est Thomas Winnie sous le froc,reprit-il en regardant Marie : non pour le visage, mais pourla ténacité, pour la rigueur de la raison et pour l’amitié qu’ilm’a vouée.

Mais, sur ce sujet, ni Marie, ni madameLimerel ne voulaient l’interroger, et ce qu’il dit fut court.Cependant, il demeurait, et Marie, qui devinait cette âme si pleineet si fermée, Marie consolatrice instinctive, qui avait lesentiment du voisinage des douleurs, demanda tout à coup :

– Je suis sûre que vous désirez faire unepromenade avec nous ?…

– Oui ! C’est cela même !

– Et vous n’osiez pas nous le dire !Pourquoi ? Vous avez dans Rome un endroit préféré ? Vousvoulez nous le présenter, et voir si nous partagerons votreadmiration ? Ai-je deviné !

– À peu près.

– À peu près seulement ?

Les yeux de Réginald étaient pleins d’unepensée unique, d’une extrême puissance, en qui s’abîmait etdisparaissait toute autre préoccupation. Ils étaient ainsi le jouroù, dans le parc de Redhall, le fils de sir George avait prisconseil de cette petite étrangère qu’il pensait ne jamais revoir.Elle éprouva quelque chose de cette reconnaissance attendrie et decette inquiétude qu’elle avait éprouvées alors. L’ardente rayée dujour entrait par la fenêtre. Marie fit un geste de lamain :

– Attendez-nous, dans cinq minutes nousserons prêtes.

Elle s’était déjà levée. Réginald eut l’air derevenir d’un pays de songe. Il se hâta de dire :

– Non, je vous prie, que ce soit demain…Demain est le dernier jour que je passerai ici.

– Vous quittez Rome ?

– Pas seulement Rome, mais l’Europebientôt, et tout.

Il prononça ce dernier mot avec une tristesseémouvante, et il n’avait pas cessé de regarder Marie qui était prèsde la porte. Madame Limerel, prime-sautière et vite attendrie,s’approcha, comme si elle avait entendu l’annonce de quelque deuilimprévu. Il tâchait d’être brave, il essaya de sourire et de laremercier, et, bien qu’il ne ressemblât pas à son père, il avaitl’ironie douloureuse, l’attitude de défi et de commandement à lamort, qui rendait parfois si tragique le visage de sir George.

– Demain, dit madame Limerel, je ne suisguère libre, j’ai donné rendez-vous à une vieille amie.

– Vous l’emmènerez, maman : ellen’est pas gênante, cette pauvre madame Villier ! Acceptez lapromenade que veut faire avec nous monsieur Breynolds. Vous voyezqu’il y tient beaucoup.

– Soit, nous irons où il vous plaira,monsieur. Demain à trois heures, si vous voulez…

Réginald ne répondit rien, et il restasilencieux jusqu’à ce que son visage eût à peu près obéi à lavolonté qui commandait : « Soyez plus calmes, mesyeux ; soyez moins dures, mes lèvres ; soyez moinsblanches, mes joues ! » Et alors il dit avec une sorted’enjouement qui faisait encore pitié :

– Aujourd’hui j’aurais voulu autre chose…Vous allez vous moquer de moi, madame…

– Oh ! non, sûrement.

– Nous sommes assez souventsuperstitieux, en Angleterre. Je le suis peut-être encore… Il faut,voyez-vous, pardonner certaine faiblesse à un nouveau converti.

Dans la poche de sa jaquette, il prit unelettre.

– J’ai écrit cette lettre tout à l’heure,elle m’a plus coûté que toute autre dans ma vie. Non, je ne merappelle pas avoir eu autant de peine à tracer des mots. Vous savezqu’il y en a de bien cruels, n’est-ce pas ?… Je demande danscette lettre une grande faveur, très difficile à obtenir.

Il tendit la lettre à Marie.

– Je voudrais qu’une main très pure mîtcette lettre à la poste. Il me semble que j’aurais plus de chancesde ne pas être refusé par celui que je supplie, et qui est trèsrude, très rude… Faites ce que je vous demande ?

– Allez tous les deux, dit madameLimerel. Vous êtes jeune, et vous êtes malheureux. C’est unemanière de vous plaindre. Tu sais, Marie, qu’il y a une boîte auxlettres sur la place, au bas de l’hôtel… Allez…

Marie prit la lettre, et courut mettre sonchapeau. Elle rouvrit la porte, précéda Réginald, et ilsdescendirent sans se parler. Mais la détresse et la pitié étaientau fond des deux âmes, et elles s’entendaient vivre. En sortant del’hôtel, ils tournèrent à droite. Au fond de la place, pendue aumur, était accrochée une grosse boîte de fonte peinte en rouge. Ilsallèrent jusque-là.

– Lisez l’adresse, dit Réginald.

Marie leva l’enveloppe, dans le soleil, etelle lut :

SIR GEORGE O. BREYNOLDS, BART.

EDEN HOTEL,

PALLANZA.

– Votre père est à Pallanza ?

– Oui, avec Robert Hargreeve. Je comptesur Robert Hargreeve, qui sait déjà beaucoup de choses… Non, nejetez pas encore la lettre. Écoutez… Vous avez le droit deconnaître ce qu’il y a dans cette lettre, parce qu’elle est lasuite, l’aboutissement de cette lutte douloureuse où vous avez euvotre part, un jour…

– Regrettez-vous ?

– Je vous remercie. Toute ma douleur estvenue de là, mais aussi la joie qui la surpasse, et qui durera,celle de ce matin, tenez, celle d’à présent, car elle renaît commeune plante vivace, et elle étouffera ma peine.

Il parlait plus librement. Sa jeunesse avaitpour confidente celle qui la première, en terre d’Angleterre, avaitété mêlée au drame inachevé, la conseillère de bravoure, la fidèlequi, ensuite, n’avait rien demandé, et qui se taisait encore.

– Venez, reprit-il, venez avec moi ici,où il y a de l’ombre.

Ils firent quelques pas dans la via SanSebastiano, que les murs de l’hôtel protégeaient contre le soleil.Marie avait cette même expression recueillie des âmes fraîchesauxquelles on demande secours, et qui savent qu’elles peuvent ledonner, et qui ont peur parce qu’elles se sentent puissantes dansl’inconnu.

– Je puis la réciter par cœur, dit-il.Écoutez bien : « Mon cher père, toutes les paroles quevous m’avez dites, le jour où, par votre ordre, j’ai quittéRedhall, me sont demeurées présentes. Vous les disiez dansl’irritation que je vous causais, mais aussi pour ce que vouspensiez être mon bien et la vérité. Je ne vous reproche aucuned’elles. Vous étiez dans votre droit de père, et tel que je nedoutais point que je vous trouverais. Je me suis rendu compte quevous me connaissiez même mieux que je ne me connaissais. Il vousapparaissait que ma conduite, en plusieurs cas, quand je refusaid’aller avec vous au temple, quand je ne pus m’associer au toast enl’honneur de l’Église établie, était dictée par un commencement decroyance catholique, et non par le seul détachement de mespremières habitudes. J’ai souffert, avant même de savoir que jecroyais, pour cette foi qui est devenue consciemment la mienne.Cette souffrance même doit vous être une sûre garantie, mon cherpère, que mon adhésion à la plus grande Église n’a pas été prisesans beaucoup de réflexion, d’étude, de prière. Je suis sûr quevous ne penserez pas un seul moment que j’aie pu vous déplaire,encourir votre blâme, vous causer de grands regrets, sans y êtrecontraint par la règle souveraine qui doit conduire un homme, àtravers toute difficulté, et que vous m’avez appris à suivre :l’amour de la vérité. Je n’ai fait que développer le principed’éducation et de direction que vous m’avez enseigné. Mon père,l’Hostie que je voyais se lever sur les collines d’Angleterre, elleest mienne. Depuis une semaine, je participe aux sacrements del’Église romaine. C’est un religieux de notre nation qui a prissoin d’instruire mon âme. Il y avait, il y a huit jours, près demoi, quand j’ai été reçu dans l’Église, plusieurs de mes frèresanglais. J’aurais donné ma vie pour que tous les êtres qui me sontchers fussent là, avec eux.

» Mon cher père, je pars pour retournerdans l’Assam. C’est un très long voyage, vous le savez, et jevoudrais, de tout mon vouloir, ne pas l’entreprendre sans vousavoir revu. Je vous supplie de me recevoir. Vous ne m’approuverezpas parce que vous m’aurez reçu. Mais la peine que j’éprouve seramoins lourde, la vôtre aussi peut-être, si nous nous sommes revus.Je saurai votre réponse, mercredi, à Pallanza.

» Et maintenant, j’accomplis la promesseque je vous ai faite. Puisque vous avez jugé que Redhall devaitm’être enlevé, vous pouvez faire l’acte.

» Votre fils affectionné,

» RÉGINALD O. BREYNOLDS. »

– Voilà ma lettre. Elle m’a été bienpénible à écrire. J’ai cru vraiment que moi, un homme, j’allaispleurer, en pensant que je pouvais partir sans le revoir. Mais, sivous la jetez dans la boîte, elle sera bénie parmi les autres. Ilne refusera pas. Allons, jetez-la !

Marie pressa du bout des doigts cette feuillede papier qui maintenant, pour elle, était vivante et parlante.Malgré la grande lumière, elle voyait les maisons en face, del’autre côté de la place, comme à travers une petite brume.

– Vous n’aurez plus Redhall,désormais ?

– Non.

Elle ne voulut pas juger ce que Réginald nejugeait pas. Elle était toute pâle, toute fière et tremblante.

– Vous êtes bien brave, dit-elle…Vraiment, je ne supposais pas, tout à l’heure, qu’il y eût tant dedestinée dans cette petite enveloppe… Ce que vous venez de me dire,comme ce que vous m’aviez dit, autrefois, je ne l’oublieraijamais…

Elle fit, dans le soleil, les quatre pas quila séparaient de la boîte rouge, glissa l’enveloppe dans la fente,attendit un instant, puis elle ouvrit la main, et elle écouta lebruit de glissement et de chute amortie que fit la lettre entombant.

Réginald regardait Marie qui revenait.

– Demain donc, je vous dirai adieu,fit-il, en se mettant à marcher près d’elle… Cette fois, il mesemble que nous ne nous retrouverons plus… Je vous souhaite d’êtreheureuse avec votre fiancé…

Brusquement, elle tourna la tête.

– Mais je ne suis pas fiancée !

– Je croyais que vous deviez vous marier,avec…

– Non ! Nous ne nous marierons pas.J’ai eu, moi aussi, de grandes peines. Au revoir !

Ils étaient devant l’hôtel. Marie entra,Réginald demeura dans la rue. Il crut voir que la jeune fille, deloin, lui faisait un signe d’amitié. Et il demeura plusieursminutes en face de la porte et du vestibule par où elle venait dedisparaître, comme s’il attendait qu’elle revînt. Une voiturearriva du bout de la place, amenant des voyageurs. Il se recula, ets’éloigna vers le centre de la ville, le cœur battant à grandscoups, l’esprit secoué, harcelé par des souffles de tempête, partoute la peine qu’il avait prévue, et par une autre qui se levait.Il faisait tête à cette meute ; il entendait les cris qu’ellepoussait : « Votre père vous a renié, Réginald, votremère pleure, et Redhall est perdu ! Tant et tant d’affectionsqui sont blessées ! Vous n’avez qu’à fuir. L’œuvre d’amourbâtie pour vous et par vous, les parents, les amis, lescamaraderies, le lierre de votre maison, l’étang qui fleurira pourd’autres, et jusqu’aux petits renards qu’ils prendront, tout a étésacrifié par vous, tout ! Insensé, qui avez méprisé toute lafortune d’amour dont vivait votre jeunesse ! » Il lesconnaissait. Il répétait, en marchant le long des rues :« J’ai bien fait. Je ne veux plus vous compter, meschagrins ! Dieu a compté pour moi. Vous m’affaibliriez.Allez-vous en ! » Et une autre voix, nouvelle, etpuissante comme toutes les autres ensemble, disait :« Marie était libre, et tu n’y as pas songé ! Marie étaitlibre, libre, libre ! » Ah ! qu’il ne ressemblaitguère aux promeneurs affairés ou curieux, à celui qu’il était, laveille encore, ou ce matin ! Par le Corso, par la place deVenise, puis par les petites rues qui tournent autour du Forum, ilallait. Plus rien ne l’intéressait, aucune image ne descendait deses yeux à son âme. Morte la ville, morts les souvenirs qui serelèvent devant nous quand nous repassons par les chemins. Il étaitséparé de cette saison si pleine de son été romain, de la foule enmouvement, des palais, des fontaines, de tout le connu et del’inconnu qui l’enveloppait, par l’abîme de l’émotion présente.Elle seule occupait son cœur, elle seule était le monde, elle seulecréait et détruisait, en un instant, des visions plus nettes, plusréelles, plus tyranniques que celles de la rue : tout un passéen larmes, et Marie libre et dont il aurait pu se faire aimer,Marie indifférente et qu’il fallait abandonner après tout lereste !

Il ne cédait point à tant d’assauts. Une sortede colère l’animait, l’exaltation du lutteur qui ne veut pas êtrevaincu, et qui n’en est pas à sa première victoire. Il avait marchési vite que ses joues et son front étaient rouges, et mouillés desueur, quand les rampes désertes de l’Aventin, serrées entre leshauts murs, étendirent devant lui leur ombre, et l’accueillirentdans leur silence. Il s’arrêta devant la porte de l’abbayeprimatiale de Saint-Anselme, où est le collège de l’Ordrebénédictin. Le portier le reconnut. Et Réginald en fut réjoui, tantil avait besoin de sympathie, et il se souvint du vieux jardinieranglais, celui de la nuit d’exil.

– Dom Austin Vivian est-il ici ?

– Non.

– Ah ! tant pis… J’aurais désiré levoir. Je reviendrai un peu avant l’Ave Maria.

– Il n’est pas à Rome, dit le frère en sepenchant. Il a été appelé, pour quelques jours, au dehors… Voiciune lettre qu’il a écrite pour vous.

La lumière était à l’heure la plus dorée,celle où elle va mourir. En se retirant, Réginald voulait unedernière fois contempler les deux nobles perspectives qui furent làménagées pour des âmes méditatives. Mais elles ne parlaient plus àson cœur trop troublé. Son dernier regard fut pour la porte quis’était ouverte si souvent pour lui, la porte faite en bois dechâtaignier, qui est presque incorruptible, la porte sculptée,encadrée dans le marbre blanc, et au front de laquelle il relut lesmots de la liturgie : pax æterna ab æterno. La paix,le bien que tous les biens ne peuvent acheter, il l’avait eue, etil la cherchait, mais comme ceux qui savent qu’ils la retrouveront,qu’elle s’est éloignée à peu de distance afin d’être aimée mieux,et qu’elle nous entend pleurer.

Il s’en alla, songeant qu’il était tout à faitseul dans la vie, mais que demain il y aurait Marie. Les cheminsétaient déserts, les murs lui renvoyaient l’écho de son pas. Ilcontinua de monter jusqu’au sommet de la colline, jusqu’àl’auberge, précédée d’une petite vigne, et où il avait sa chambre,au-dessus de Rome. Il entra, mais il ne s’approcha pas de lafenêtre comme il faisait chaque soir. Il s’assit, devant la tablede bois blanc, et mit la tête dans ses deux mains. Ellescontinuaient de l’assaillir, les pensées tenaces, les penséescruelles. Mais il sentait par moment qu’il était secouru. Car ildisait tout bas : « Dieu, viens à mon secours, au secoursd’un pauvre ! Tous les êtres qui ont appuyé mon cœur, l’unaprès l’autre ont été écartés de moi. Je suis réduit à ma faiblesseet à ta puissance. Cela est bien. Mes parents se sont opposés àmoi : Thomas Winnie, au jour où j’avais cru son conseilnécessaire, n’est pas venu. Dom Austin Vivian, mon ami, me manqueaujourd’hui. Ils n’ont eu qu’une minute le rôle que je croyaisdurable. Et elle que je verrai demain ? Qu’en sera-t-il denous ? Fais que j’aie le courage de parler à Marie, moi quisuis timide et secret ; fais qu’elle réponde selon ta volonté,à Toi, dispensateur de la paix souveraine et promise. » Iln’avait aucun sentiment de l’heure. Son enfance et sa jeunesseconversaient avec lui. Lorsqu’il se redressa et qu’il regarda lesmurs tout sombres de la chambre, les étoiles qui luisaient àtravers les vitres, puis, tout en bas, la vallée profonde oùdormaient des jardins, des cabanes et des ruines, la nuit calme,froide, silencieuse, avait déjà, sur toute la ville et sur toute lacampagne, abattu la poussière du jour.

**

*

Le lendemain, à trois heures, lorsque Réginaldentra dans l’hôtel de Londres, il trouva, en bas, dans le salon delecture, madame Limerel, Marie, et une vieille dame vêtue de deuil,à laquelle il fut présenté. Celle-ci, grande et maigre, bien assisesur le canapé, les épaules couvertes d’une écharpe de soie légère,qu’elle changeait souvent d’orientation, avait ce regard direct,sérieux et amusé, des personnes qui ont beaucoup voyagé, et quicomparent, instinctivement, tout ce qu’elles voient : leshommes, les vêtements, les paysages, les bijoux, le son de lavoix.

– Vous me rappelez, monsieur Breynolds,un Anglais que j’ai rencontré sur le Bosphore. Il portaitexactement ce costume de voyage, cette blouse à col droit, cetteculotte courte, d’un ton si sérieux. Est-ce brun, ou est-cevert ? On ne saurait le dire. Et comme ce doit êtrepratique ! Vos tailleurs n’ont rien trouvé d’aussi bien.

Il s’inclina, et ce fut surtout avec cettevieille « globe-trotteuse » qu’il causa, tandis qu’ilmontait l’escalier de la Trinité-du-Mont, et suivait la bordure desjardins en terrasse. Marie, silencieuse et séparée de lui, savaitbien que ce n’était là qu’une diversion. Il prêtait une attentiontrop exacte à des questions banales, il s’appliquait à répondre, ildétournait la conversation chaque fois qu’elle eût pu l’amener àune confidence. Il n’eut même aucun de ces mots vagues par lesquelsla jeunesse dit à moitié sa peine, et cherche à se faire plaindre.Marie continuait le songe qui l’avait occupée la veille au soir etce matin encore. Silencieuse et recueillie, elle repassait, dansson esprit, les circonstances où, à son insu, la destinée l’avaitfaite la conseillère, l’amie, l’appui de Réginald. Elle comprenaitqu’elle aurait de nouveau cette âme cachée et souffrante devantelle, et que l’heure était toute proche.

Madame Limerel demanda :

– Où nous menez-vous ?

Les quatre promeneurs étaient arrivés à lamoitié environ de la terrasse qui borde, au-dessus de la ville, lesjardins du Pincio. Il jeta un regard autour de lui, comme ceux quiont fait, sans y prendre garde, un long chemin.

– Je ne sais pas, répondit-il. Tout celam’est indifférent.

– Vous aviez promis de nous montrer un devos coins préférés.

Il chercha un moment.

– Avez-vous été jusqu’à la piazza diSiena ?

– Non.

– Alors, venez.

Le petit groupe tourna à droite, et traversa,en profondeur, le jardin, entre les massifs où des fleursexténuées, à bout de sève, éclataient encore au sommet des tigesdémesurées, dahlias, roses, œillets, sauges, dont la verdure étaitmorte déjà. L’allée trouait des bosquets de grands arbres ; ily avait des cèdres d’où tombaient des draperies de vigne viergealanguies par l’automne.

Marie causait avec madame Villier. Réginaldallait devant et disait à madame Limerel quel long voyage ildevrait faire pour regagner la province d’Assam. Au bout du jardin,ils passèrent le pont jeté sur un ravin, et entrèrent dans le parcde la villa Borghèse. L’horizon s’élargit, et la beauté romaineapparut de nouveau dans le relief des terres, et dans les lignesmontantes des frondaisons durables. La route, simple levée d’abord,récemment jetée à travers une prairie, rencontra des avenues plusanciennes. Réginald s’engagea sous une voûte de chênes verts, etbientôt montra, sur la droite, une clairière ouvragée, une sorte destade pour les courses et les jeux, creusé dans une pinède degrands pins parasols : deux hautes haies de buis taillé,décrivant une ellipse, un long tapis d’herbe tout autour, quelquesifs légers, s’élevant au-dessus des buis, et, de chaque côté,encadrant l’arène, des gradins disposés pour les spectateursabsents, quatre marches de pierre séparées par un peu de gazon etrongées par la mousse.

– Voilà la piazza di Siena,dit-il. J’y ai passé bien des heures. Voyez quelrecueillement ! À quelle distance nous sommes de la rue et dubruit !

– C’est antique, évidemment ? dit ladame voyageuse.

– Un siècle à peine, madame, mais l’airromain a vite fait d’ennoblir.

Quelques promeneurs, lentement, menus parmiles arbres, suivaient des avenues lointaines.

Les bras tordus des pins, sur les tertresjumeaux, commençaient à rosir, mais tout le creux du cirque étaithors du soleil, et les longues pierres couchées, étreintes par lesmousses, n’étaient blanches, n’étaient pâles que de l’ardeur del’ombre.

Pour mieux jouir de cette solitude, et pour sereposer, madame Limerel, son amie et Marie s’assirent sur le plushaut gradin, à droite de l’entrée. Réginald demeura debout, un peuen arrière. Une émotion trop forte s’emparait de lui. Il essayaitde commander à cette expression de détresse qu’il sentait bienqu’il portait sur le visage. Mais il n’y parvint pas. Et ils’approcha de Marie qui était assise à quelques pas de sa mère.

– Voulez-vous venir avec moi ? Nousferons notre dernière promenade.

Elle se leva aussitôt, et elle se mit àmarcher près de Réginald, entre les lignes des grands pins, sur lesol renflé, couvert d’aiguilles sèches.

– Vous laissez faire ? demandal’amie.

Madame Limerel répondit :

– Il est Anglais, et il part demain.

La dernière promenade ! Oh ! commeles souvenirs, les plus petits et les plus lointains, avaiententendu ce mot cruel ; comme ils s’étaient rassemblés autourdes promeneurs ; comme ils les avaient séparés, tout d’uncoup, d’avec le monde entier ! Réginald s’était déjà penché ducôté de Marie, et il lui parlait. Émus l’un et l’autre d’uneémotion différente, mais qui dominait tout leur être, ils allaientlentement, et ils n’avaient ni un geste, ni une inflexion de voixétudiée ou voulue. Les mots qu’ils échangeaient étaient dépouillésde toute comédie humaine, souffles de deux âmes qui ne mentaientpoint. Pour la première fois, Réginald dit :« Mary », et d’entendre prononcer son nom, Marie futtroublée plus encore. Elle comprit qu’elle n’avait point d’autrenom dans la pensée voisine.

– Mary, je vous remercie d’être venue.Vous avez eu dans ma vie un si grand rôle déjà !

– Je ne l’avais pas cherché.

– Non ! Rôle bienfaisant que levôtre, rôle béni !

– Je le voudrais.

– Vous avez bien jugé toute chose, Mary.Je vous remercie encore.

– Et cependant, que d’épreuves vous sontvenues par moi !

– Elles peuvent se multiplier ; jeconnais leur puissance, à présent : elle ne va pas jusqu’ausommet de l’âme.

– Cela est bien vrai.

– Et puis, quand je vous revois, il mesemble que tout ce qui m’a fait souffrir est fini… Vous ne sauriezcroire avec quelle impatience j’ai attendu cette heure où je vousretrouve.

– Moi aussi, j’étais désireuse de causerenfin librement avec vous.

– J’ai pensé à vous toute la soiréed’hier.

– Moi aussi ! J’admirais ce que vousaviez fait.

– Que je voudrais que nos pensées eussentété les mêmes ! Vous m’aviez appris une nouvelle qui a été unecause de regrets, de larmes, et d’espérances pour moi.Rappelez-vous vos derniers mots.

– Je me souviens.

– Vous m’avez dit que vous n’étiez pasfiancée. Pendant des heures et des heures, j’ai songé à vosparoles, et je me suis résolu à vous parler autrement que jen’aurais fait avant-hier, ou un jour d’autrefois.

– Vous avez tort, je le crains.

– Ne m’arrêtez pas ! Laissez-moivous parler, moi qui serai bientôt si loin de vous. J’ai interrogémes souvenirs, dans le grand trouble d’abord, et puis dans uneespèce de calme et d’espérance. Je croyais me connaître, et je neme connaissais pas bien. Vous étiez dans mon cœur plus anciennementque je ne le pensais, et sans doute depuis les premiers jours où jevous ai vue. Je ne le savais pas. J’en remercie Dieu. Quelleinquiétude vous auriez été, ajoutée à tant d’autres ! Quelleobjection pour moi-même dans le grand œuvre de ma conversion !Et cependant, je n’ai jamais agi envers vous comme envers d’autresjeunes filles. Vous n’étiez qu’une de mes partenaires au jeu detennis, une étrangère, presque une inconnue, et je vous ai faitejuge de la plus grande angoisse de ma vie. D’où me venait cetteextraordinaire confiance ?

– Vous me l’avez dit : un peu de ceque vous me prêtiez une sûreté de jugement que je n’ai pas toujourspour moi-même, croyez-m’en, et beaucoup parce que vous supposiezque nous ne nous reverrions plus.

– Oui ! Mais je vous ai revue. Jevous ai revue comme malgré moi. J’ai manqué à mon dessein réfléchi.Et pourquoi ? Quelle force m’a fait monter chez votre mère,quand je m’étais obstiné, depuis plus d’une semaine, à ne pas luirendre visite ? Expliquez-moi mon obéissance aux moindresparoles que vous avez dites, ma joie quand je suis près de vous,mon trouble comme en ce moment. Je ne l’ai compris que cette nuit,en songeant à cette demi-année qui a tout changé en moi et autourde moi. Mary, je suis sûr que je vous ai toujours aimée, au moinsun peu, et moins que maintenant.

Marie ralentit encore le pas, et regardantbien droit, tristement, celui qui l’interrogeait :

– Réginald, dit-elle, ne parlez pas d’unamour que je ne peux pas partager.

– Vous ne pouvez pas ?

– Non, mon ami.

Elle disait cela avec une si grande pitié dumal qu’elle faisait qu’ils ne purent, ni l’un ni l’autre, oucontinuer, ou répondre. Mais ils se tinrent tout voisins, marchantla tête baissée, et leurs ombres n’en formaient qu’une seule, quiallait devant eux, longue sur la pente. Car ils étaient arrivés àl’extrémité de la ligne des pins, et ils entraient sous les chênesverts qui barrent, tout au fond, la piazza di Siena, etqui suivent, plantés dans les terres inclinées, la courbe desgradins.

Réginald demanda le premier :

– Je m’étais trompé. Vous n’étiez doncpas celle que je croyais ?

Sa voix était plus rude. Il ne cherchait pas àvaincre sa colère, qui n’était que son chagrin.

– Vous dédaignez celui qui a tout lemonde contre lui ! Hier, je pouvais être un homme de quelqueintérêt. Aujourd’hui, je ne suis qu’un cadet, un pauvre officiersubalterne !

– Ah ! ne dites pas cela ! Vousn’êtes pas généreux ! Vous n’êtes pas vous, en cemoment !… En vérité, vous pourriez avoir le droit dem’accuser, si j’avais essayé de me faire aimer de vous, si j’avaisété imprudente, coquette… Je n’ai rien de pareil à me reprocher.Vous le savez bien !

– Oui, je le sais. Mais pourquoi merejetez-vous ? Pourquoi agissez-vous comme d’autres femmes,que je n’ai pas aimées, vous que je croyais d’une autresorte ? Vous ne voudriez pas épouser un Anglais ; vousêtes farouchement Française : est-ce cela ?

– Je le suis tendrement, ce n’est pas lamême chose. Mais je pourrais aimer un étranger : n’en doutezpas.

– Il vous emmènerait si loin, siloin ! Vous avez peur ?

– En aucune façon.

– Je n’aurais pas une existence bienlarge à vous offrir. Tout le luxe, toute la vie attrayante etfacile, à présent, j’y ai renoncé. Mais j’aurai le titre de monpère. Je pourrais permuter et revenir en Angleterre. Jepourrais…

– Réginald, vous vous méprenez. Je vousai déjà répondu.

– Alors, c’est moi, c’est mon caractère,mon humeur, ma personne que vous ne pouvez pas aimer ?Ah ! j’espérais mieux de cette dernière entrevue ! Jesuis décidément bien seul, puisque vous aussi, vousm’abandonnez !

– Jamais ! Écoutez-moi !

Marie parla d’une voix plus ferme, comme lesmères qui reprennent un enfant. La lumière dorait son profilfin.

– Vous me comprendrez, vous qui pouvezjuger une conscience religieuse. Vous m’avez dit vos secrets. Jevous dois les miens. J’ai aimé Félicien, qui était un amid’enfance. Il y avait en lui d’admirables vertus, et tant detalents, et d’hérédités qui m’attachaient à lui ! Nous étionscomme destinés l’un à l’autre. Mais, une condition que j’avaismise, la grande, l’essentielle pour moi, le partage de ma foi, il adu m’avouer, au milieu des larmes, qu’il ne la remplissait pas.

– Je me rappelle. Nous avions passéensemble, là-bas, cette nuit de veillée…

– Nous nous sommes séparés. Je nel’épouserai pas.

Réginald détourna la tête. Il hésita un peu.Mais l’impérieuse bonté et la jeunesse l’emportèrent.

– Mary, comment a-t-il pu abandonner unefoi comme la sienne et un être comme vous ? Il est à l’âge oùles hommes ont de si belles ressources d’énergie, et des retours siprompts !

– J’ai pu l’espérer. J’ai attendu.

Il vit qu’elle avait des larmes au bord desyeux, et qu’elle le remerciait. Dans la clarté plus chaude, ellecontinua de marcher près de Réginald, sous la seconde futaie depins qui est de l’autre côté de l’arène. Ils revenaient versl’entrée. Au loin, deux femmes assises faisaient une tache noiresur les pierres et l’herbe.

– Même après, j’ai essayé. Je lui aiécrit. J’ai fait l’expérience déjà du médiocre pouvoir de l’amour.Et c’est fini. Seulement…

Marie s’arrêta, elle appuya sa main gauche etson bras levé sur le tronc rouge d’un pin. Et Réginald se mit unpeu en avant, afin de la mieux voir, et comme s’il eût voulu aussil’empêcher de fuir.

– Seulement, j’ai souffert, Réginald.

– Je l’avais vu. J’ai comparé votre imageà l’image ancienne.

– J’ai changé, n’est-ce pas ?

– Ce qui s’embellit change aussi.

– J’ai été si troublée que je ne mecroirais pas le droit, en ce moment, d’accueillir l’amour d’unautre. Il faut, pour que je puisse écouter, que les souvenirs ne meparlent plus. Je croirais profaner la tendresse qu’on m’offrirait,si une ombre en moi s’y mêlait…

– Âme charmante que vous êtes !

– Je veux être forte tout à fait contrele passé. Je veux qu’il n’y ait pas un regret, comprenez-vous, pasune poussière d’amour brisé, dans l’âme que je donnerai à celui quiviendra.

– Il est venu, Mary.

Elle ne répondit pas.

– Dites que je puis vous aimer, jen’aurai plus de solitude ; je m’en irai dans la joie.

La main qui n’était que posée sur l’arbre s’yappuya.

– Dites que vous me permettez de vousécrire de là-bas. Et que vous m’écrirez, vous aussi ?

Elle fit un signe d’assentiment, et Réginaldreprit :

– Alors, vous m’aimerez, j’en suissûr !

– Je ne veux pas le savoir. Sommes-nousdestinés l’un à l’autre ? Réginald, ne nous laissons pas allerà des paroles de faiblesse. Commandons à nos pauvres cœurs,troublés par l’épreuve, et qui cherchent une consolation. C’est àmoi de vous avertir. Vous allez me quitter : gardez le droitde m’oublier.

– Je n’en veux pas !

– Non, ce n’est pas à cette dernièreminute que vous pouvez me parler d’amour pour la première fois, medemander une promesse, m’en faire accepter une. Réginald, nousavons à nous faire des adieux encore plus nobles, plus grands, plusdignes de nous.

Marie avait repris l’expression qu’elle avaiteue, dans les bois de Redhall, lorsqu’il lui demandait conseil. Sabelle tête fine s’enhardissait et se haussait de toutes lesénergies de la race, de sa noblesse, de sa pureté, de sa pitié sansfaiblesse, de son pouvoir de sacrifice, de sa confiance à l’heuredes batailles difficiles. Les yeux qui avaient presque pleuréétaient clairs, graves, et ils ne regardaient plus Réginald pourcomprendre, pour deviner, pour suivre la pensée d’autrui, mais pourcommander, au nom d’une autorité qui était vraiment présente etsouveraine. Comme celles à qui la pitié fait oublier leurs propresmaux, elle était sortie du trouble, et elle voyait clair, pourelle-même et pour lui.

– Ne nous disons pas adieu dansl’illusion d’une tendresse imprudente, mais dans la belle estimed’une amitié entière.

Et à son tour, il ne répondit rien.

– Séparons-nous dans la reconnaissance,parce que nous nous sommes aidés l’un l’autre à monter.

– Vous, sûrement, vous m’avez aidé. Maismoi ?

– Vous aussi. Quels exemples de couragevous, m’avez donnés ! Hier soir encore, cette lettre !Toute la nuit, j’y ai songé. Je me suis reproché ma faiblesse.Tenez, si j’ai la force de vous parler comme je fais, c’est à vousque je le dois. Vous m’avez ramenée dans la voie haute. Je vousremercie. Vous serez une pensée quotidienne pour moi. Rien nediminuera le souvenir que nous garderons. Nous avons essayé defaire notre devoir jusqu’au bout. En le faisant, je crois que nousavons rempli nos destinées l’un envers l’autre. Réginald, allezdans la paix, librement, vers l’avenir.

D’un geste tendre, elle lui prit la main.

Il serra cette petite main vaillante. Il dit,à peine fut-il entendu :

– Oui… toute la vie… Vous êtes une âmeplus admirable, beaucoup plus que je ne croyais… Vous avez raison…pour le moment présent. Mais laissez-moi l’avenir. Je vous obéis.Je pars sans une plainte… Adieu.

Marie demeura à la même place, et lui, àreculons, lentement pour la regarder encore, il se retirait, entreles pins. Quand il fut à plusieurs pas, il dit, essayant deparaître maître de lui-même :

– Vous ressemblez vraiment trop à cellequi avait partagé mon triomphe, le jour du tournament…Westgate… Petite Mary, adieu…

La rougeur du soleil illuminait les cheveuxbruns, couleur de cœur de noyer. Réginald s’arrêta une fois encore.Il remua les lèvres. Mais les mots ne traversèrent plus la distancedéjà trop grande.

**

*

Deux jours plus tard, sur le quai tout fleuride Pallanza, un étranger venait de débarquer. Le bateau quittaitl’appontement pour doubler le cap de roches et de jardins enterrasses qui termine le golfe des îles Borromées, et partage endeux le lac Majeur. Réginald cherchait, dans la foule composéesurtout d’Italiens de petit négoce, un homme qu’il s’étonnait de nepas voir là. Le vent soufflait des Alpes, et, par moments,plongeant jusqu’à ces rives abritées, se relevait en tourbillons.Des feuilles volaient en troupes. Elles laissaient dans l’air uneodeur de pharmacie. Réginald, qui savait que l’Eden Hotel est bâtitout à la pointe du cap, traversa la place en diagonale, devant lesvieilles maisons à arcades, afin de monter par la rampe, large etbordée de villas, où déjà des voitures s’engageaient. À l’entrée decette route, levant les bras, un Anglais apparut. Il accourait.

– Je suis en retard ! Bonjour,Réginald !

– Bonjour, Hargreeve !

Ils se considérèrent l’un l’autre. Hargreeve,plus long, plus maigre et plus gauche que jamais, hésitait à semontrer jovial, et retenait ce sourire à grandes dents qui luiétait habituel.

– Vous interrogez ma mine comme si jesortais de maladie, mon cher, dit Réginald ; ne vous inquiétezpas de moi, je suis le même homme, et je vais reprendre du service.Je pars ce soir… à moins que mon père ne me retienne, et alors jepartirais demain. Comment va-t-il ?

– Merveilleusement. Le climat luiconvient.

– Tant mieux. Il n’a pas paru troppréoccupé ?

Rendu à lui-même, Hargreeve entraîna Réginald,et de ses gestes, en remontant la rampe, il animait tous sesmots.

– Lui ? Ses meilleurs amis, commemoi, ignorent la serrure compliquée de cet esprit-là. Je sais cequ’il fait, mais savoir ce qu’il pense, quand il ne veut pas ledire ! Je puis vous certifier qu’il mène une vie active etconforme à ses goûts. Il a un petit bateau blanc, gréé en sloop,avec lequel nous courons d’un bord à l’autre du lac ; un finvoilier, Réginald, et qui peut servir pour la pêche. Nous pêchonsl’ombre-chevalier, et la ferra, mais votre père est surtoutpassionné pour la truite. Il la juge cent fois plus délicate etplus jolie que celle du lac de Garde, qui est brune d’écaille,comme vous savez. Ici, la truite qui sort de l’eau : un rayonde soleil, et une chair fine, surtout quand elle est assaisonnée devieux vin de Lesa. La montagne nous offre cent excursions, maisvotre père se fatigue plus vite que les années passées. Il s’estfait recevoir du Club de patinage, car il y a un étang de glaceartificielle, derrière la propriété de la Crocetta, Là-bas… Envérité, le séjour est favorable à la santé de votre père, Réginald.Mais je ne puis connaître la pensée de sir George en ce qui vousconcerne, ni prévoir l’accueil qu’il vous fera.

– Il a reçu ma lettre ?

– En prenant le café, avant-hier, sur laterrasse. Le chasseur a apporté cette seule lettre, et j’ai reconnul’écriture. Sir George a décacheté l’enveloppe, a lu quelqueslignes, puis il a brusquement remis l’enveloppe et la lettre dansla poche de sa veste, en disant : « Hargreeve, je reçoisde fâcheuses nouvelles. Vous ne me quitterez pas cette après-midi,voulez-vous ? » Nous avons fait une longue, une trèslongue promenade. Il était triste. J’ai cru, plusieurs fois, qu’ilallait me parler de vous. Mais non, rien. Et cependant, il m’avaitdit : « Vous ne me quitterez pas. »

Ils suivaient la route que bordait, à gauche,une pente très raide, plantée de toute sorte d’arbres, rassembléslà comme dans une serre. On commençait à voir le tournant, et, àtravers les branches, en face, les montagnes bleues de l’autre côtédu lac.

– J’irai le trouver, dit Hargreeve. Jelui annoncerai que vous attendez sa réponse.

Réginald mit la main sur le bras de son vieilami.

– Ajoutez bien que je suis soumis à sesordres, et que je ne demande qu’une seule chose : le voir,même en silence, le voir, même une minute.

Le visage d’Hargreeve exprimait unattendrissement mélangé de regret et de reproche, celui qu’onéprouve pour l’héroïsme inutile.

– Brave garçon ! fit-il. Je ne vouscomprends pas ; mais j’ai tout de même un faible pourvous.

– Ajoutez encore que mon affection pourlui est la même, que mon respect n’a pas varié.

Hargreeve continua seul, et il disait, commeun refrain, en montant : « Redhall ! Redhall !Le futur seigneur de Redhall qui attend la justice de sonpère ! »

Sir George était dans la galerie vitrée del’hôtel, et il lisait un journal, le dos tourné au jour, les jambescroisées. Contre son habitude, il laissa Hargreeve ouvrir la porteet venir jusqu’à lui, sans l’interpeller, sans avoir l’air des’apercevoir de la présence de son ami. Hargreeve s’approcha,levant les épaules et contractant les muscles de son long cou, cequi était, chez lui, un signe d’embarras. Et il se tint debout,frôlant le bras du fauteuil.

– Il y a, dit-il, quelqu’un, mon cher,qui voudrait vous voir seulement, même en silence.

Les deux mains rabaissèrent le journal, etcomme elles tremblaient, sir George lâcha le journal tout à fait,afin qu’on n’entendît plus le bruit de cassure de papier.

– Ah ! vraiment ? Je m’endoutais.

– Il est venu de loin.

– Je ne l’ai pas invité.

– Il attend dans le chemin. Si vous ne lerecevez pas, il aura une grande peine…

– Il est plus jeune que moi pour lasupporter, sa peine !

– Et il prendra le premier bateau…

– Libre à lui !

Le vieux baronnet se dressa sur ses pieds, et,rouge de colère :

– M’apporte-t-il des excuses ? Non,n’est-ce pas ? Vous ne pouvez pas me dire qu’il m’en apporte,et, si vous me le disiez, je ne vous croirais pas : il est monfils. Alors, pourquoi voulez-vous que je change ? Il a su cequ’il faisait. Moi aussi. Vous pouvez le faire entrer, Hargreeve,mais je ne serai plus ici. S’il vous demande où je suis, vousrépondrez que le sang m’est monté à la tête, et que j’ai besoin deprendre l’air.

Sir George, à pas pressés, traversa lagalerie, entra dans le salon voisin, et repoussa violemment laporte. Hargreeve sortit de l’hôtel, et il souffrait d’avoir acceptéde porter un message d’une douleur à une autre. Il descendit àtravers les palmiers et les fougères, par le petit sentier entreles massifs. Quand il aperçut Réginald, il sentit qu’il seraitincapable de parler, de consoler, d’être témoin de cette autrepeine, si jeune. Il fit avec ses bras, avec sa tête, avec ses yeux,de loin, un geste de désespoir, qui voulait dire :

– C’est inutile. J’ai mal fait lacommission. Je n’ai pas réussi. Ne venez pas !

 

Et sur le pont du bateau à vapeur, unedemi-heure plus tard, Réginald Breynolds chercha une place d’où ilpût mieux voir, et plus longtemps, la maison où il n’avait pas étéreçu. Il la trouva à l’arrière, en dehors de la tente que le ventsecouait. Toute la surface du lac, hersée du nord au sud,frissonnait de vie et de lumière. Le soleil était près dedisparaître derrière les montagnes. Le bateau siffla et prit saroute, en doublant la petite île de San Giovanni qui est en face dePallanza, puis le cap, dont les verdures étagées remuaient à peine.Alors, il pointa droit dans le vent, à quelques centaines de mètresde la côte, dont les éperons se succédaient, aussi loin que la vuepouvait deviner les reliefs dans les brumes commençantes. Réginald,attentivement, cherchait quelle fenêtre fermée de ce grand hôtelcarré, là-haut, pouvait cacher sir George, quel rideau seraitsoulevé, un moment, et retomberait.

Il n’était plus troublé. Il ne se révoltaitpas. Il acceptait l’épreuve. Le Sempione allaitrapidement. Il eût été difficile à présent de distinguer lasilhouette d’un homme sur les balcons de l’hôtel. On avait dépasséles falaises desséchées, fleuries de géraniums, qui portent le parcet la villa de San Remigio ; la côte devenait toute plate, eton découvrait la plage et la petite ville d’Intra, lorsqueRéginald, penché sur la balustrade, se redressa et, d’un gesterapide, enleva son chapeau. De l’abri d’une roche, un canot blanc àhaute voilure se détachait, et courait sur leSempione.Avec tant de toile et tant de vent, il était toutpenché. Un homme tenait la barre, un homme assis, vieux, trèsdroit. Tous les passagers se levèrent, pour voir à quelle distancele sloop croiserait le sillage du vapeur. Il passa à raser lacoque. Réginald, un instant, vit les petits yeux bleus, bordés decils blancs, fixés sur les siens. Et, aussitôt emporté dans larafale de vent, le canot s’écarta du navire qui filait droit aunord, vers Locarno. Il ne revint pas. Mais, invisible, à demicouché sur le banc de barre, séparé déjà par la distance, par unpeu de brume et un peu de nuit, le vieux sir George essayait dereconnaître encore la forme pâle du grand bateau. Puis, comme lanuit descendait, il ne vit plus qu’un feu de bord, comme une petiteétoile, qui fuyait au ras de l’eau.

FIN

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