La brouille des deux Ivan

Chapitre 4Ce qui se passa dans la salle d’audience du tribunal deMirgorod

Quelle belle ville que Mirgorod ! Je me demande quelsédifices peuvent bien lui manquer. Elle en possède de toutessortes, surmontés de tous les toits possibles : de paille, dejoncs, de planches. À droite une rue, à gauche une rue, de touscôtés de jolies palissades où s’agrippe le houblon, où pendent despots, et par-dessus lesquelles on aperçoit la tête rayonnante dutournesol, les teintes somptueuses du pavot, les formes arrondiesdu potiron. Mon Dieu, le beau spectacle ! Des objets variés,chemise, culotte ou jupe largement déployée, rehaussent encore cepittoresque, car, Mirgorod ignorant voleurs et coupe-bourses,chacun étend sur sa clôture ce que bon lui semble. Si vous arrivezen ville du côté de la place, vous vous arrêterez une bonne minutepour jouir du coup d’œil : il y a là une mare, une mare unique enson genre, une mare dont vous n’avez jamais vu la pareille !Elle s’étale presque sur toute la place ! Ah, la bellemare ! Les édifices qui l’entourent, maisons et maisonnettesque de loin on prendrait pour des meules de foin, s’émerveillent desa beauté.

Parmi ces édifices je donne sans contredit la palme au tribunalde première instance. Peu me chaut qu’il soit de chêne ou debouleau, mais il possède huit fenêtres, huit fenêtres de façade,mes bonnes gens, et qui prennent jour sur la place, sur la napped’eau dont je viens de parler et que M. le maire appelle unlac ! Seul dans Mirgorod ce bâtiment a reçu un badigeon quirappelle le granit, tous les autres s’étant contentés d’un lait dechaux. Il se pare d’un beau toit de voliges, que l’on eût mêmepeint en rouge si les clercs n’avaient dévoré, en la relevantd’oignons, la couleur à l’huile préparée à cette intention : commeun fait exprès on était en carême – et le toit dut se passer detout ornement. Ce noble édifice avance dans la place au moyen d’unperron où se démènent souvent des poules, car on y trouve presquetoujours des grains ou d’autres denrées, qui n’ont point d’ailleursété répandues là à dessein, mais bien plutôt oubliées par desplaideurs imprudents. Il abrite le tribunal et la maison d’arrêt.Le tribunal occupe deux pièces proprettes et blanchies à la chaux :d’abord une salle d’attente pour les plaideurs, puis une salled’audience que meublent une table enluminée de taches d’encre etsurmontée du « miroir de justice », quatre chaises de chêne àdossiers élevés et, le long des murs, des coffres à revêtements defer forgé, tombeaux de la chicane de tout le district. Sur l’un deces coffres se dressait ce jour-là une botte bien cirée.

L’audience avait commencé dès le matin. Le juge, un hommereplet, un peu plus mince toutefois qu’Ivan Nikiforovitch, bonneface débonnaire et robe de chambre crasseuse, sa pipe dans unemain, une tasse de thé dans l’autre, conversait avec son assesseur.Le juge avait le nez si rapproché de la bouche qu’il pouvait à sonaise flairer sa lèvre supérieure, laquelle lui servait detabatière, le tabac destiné aux fosses nasales se répandant presquetoujours sur elle. Ainsi donc le juge conversait avec sonassesseur. À quelque distance une servante, pieds nus, tenait unplateau chargé de tasses. Au bout de la table le greffier lisaitune sentence sur un ton si dolent, si monotone que le prévenu enpersonne se fût endormi à l’ouïr. Et, sans contredit, le jugeaurait le premier cédé au sommeil, si d’intéressants propos nel’avaient tenu éveillé.

« Je voulais à tout prix, pérorait-il en dégustant son thé déjàfroid, je voulais à tout prix savoir comment on s’y prend pour leurdonner de la voix. J’ai eu il y a deux ans un merle qui chantaitd’abord à ravir et qui tout d’un coup s’est complètement gâté : ilânonnait Dieu sait quoi, sa voix s’est de plus en plus altérée, etfinalement il grasseyait, il râlait, bref il n’y avait plus qu’àlui donner la clef des champs. Eh bien, figurez-vous, c’est tout cequ’il y a de plus simple : on leur fait au gosier un bubon moinsgros qu’un petit pois. Seulement ce bubon doit se pratiquer àl’aiguille. Je tiens ce secret de Zakhar Prokofiévitch, et je vais,si cela vous intéresse, vous raconter de quelle façon je l’aiobtenu. J’arrive chez lui…

– Dois-je en lire une autre, Démiane Démianovitch ?interrompit le greffier qui avait terminé sa lecture depuisplusieurs minutes.

– Vous avez déjà fini ? Si vite ? Et moi qui n’ai rienentendu ! Où est-il votre papier ? Passez-le-moi que jele signe. Qu’avez-vous encore ?

– L’affaire du Cosaque Lokitko relative à un vol de vache.

– Parfait. Lisez !… J’arrive donc chez lui. Je puis, sivous le voulez, vous raconter comment il m’a reçu. Pour fairepasser la vodka, on a servi un esturgeon fumé à s’en pourlécher lesbabines ! C’est autre chose que la camelote dont… (ici le jugesourit et claqua de la langue, ce qui permit à son nez de reniflerson habituelle tabatière) …dont nous régale notre digne épicier. Jen’ai pas touché aux harengs, qui, vous le savez, me donnent desbrûlures au creux de l’estomac ; mais j’ai fait honneur aucaviar, qui était, je dois le reconnaître, tout simplementadmirable… Ensuite j’ai dégusté une eau de noyaux parfumée à lacentaurée. Il y avait aussi de l’eau de safran, mais vous savez queje n’en use point : c’est, je l’avoue, une liqueur excellente,mais, comme on dit, si elle excite d’abord l’appétit, elle a tôtfait de le couper… Ah bah, par quel heureux hasard ? s’écriasoudain le juge en voyant entrer Ivan Ivanovitch.

– Dieu vous assiste ! Bonjour et portez-vous bien ! »proféra Ivan Ivanovitch avec la courtoisie qui lui était propre.Mon Dieu, qu’il savait donc se concilier tous les cœurs ! Jen’ai jamais vu pareille bonne grâce. Au reste il connaissait sonprix et acceptait l’estime générale comme un hommage dû à sonmérite.

Le juge offrit lui-même une chaise à Ivan Ivanovitch, tandis queson nez humait tout le tabac en réserve sur sa lèvre, ce qui étaitchez lui un indice de profonde satisfaction.

« Que pourrai-je bien vous offrir, Ivan Ivanovitch ?demanda-t-il. Accepterez-vous une tasse de thé ?

– Non, grand merci, répondit Ivan Ivanovitch, qui se leva,s’inclina et se rassit.

– Une petite tasse ? répéta le juge.

– Non, inutile de vous déranger, Démiane Démianovitch. »

Ce disant, Ivan Ivanovitch se leva, s’inclina et se rassit.

« Rien qu’une petite tasse, voyons ?

– Eh bien, soit, une petite tasse. »

Et, là-dessus, Ivan Ivanovitch allongea la main vers leplateau.

Seigneur, mon Dieu, quel abîme d’urbanité que cet homme !Comment décrire l’effet d’aussi belles manières !

« Encore une petite tasse ?

– Grand merci, répondit Ivan Ivanovitch, qui s’inclina et posasur le plateau sa tasse retournée.

– S’il vous plaît, Ivan Ivanovitch ?

– Impossible, tous mes regrets. »

Ce disant, Ivan Ivanovitch se leva, s’inclina et se rassit.

« Ivan Ivanovitch, pour me faire plaisir, encore une petitetasse ?

– Non, merci ; très touché de votre générosité. »

Ce disant, Ivan Ivanovitch se leva, s’inclina et se rassit.

« Une petite tasse, voyons, rien qu’une petite tasse ?»

Ivan Ivanovitch allongea le bras et prit une tasse sur leplateau.

Peste ! Comme cet homme savait garder sa dignité !

« Démiane Démianovitch, reprit Ivan Ivanovitch quand il eutavalé la dernière gorgée, je viens ici pour affaire pressante : jedépose par-devant vous une plainte – Ivan Ivanovitch posa sa tasseet tira de sa poche une feuille de papier timbré toute couverted’écriture – une plainte contre mon ennemi, mon ennemi juré.

– Contre qui donc ?

– Contre Ivan Nikiforovitch Dovgotchkoun. »

Oyant cela, le juge faillit choir de sa chaise.

« Que dites-vous ? s’exclama-t-il en levant les bras auciel. Ivan Ivanovitch, est-ce bien vous que j’entends ?

– Comme vous le voyez, c’est moi.

– Que le bon Dieu et tous ses saints vous protègent !Comment, Ivan Ivanovitch, vous voilà devenu l’ennemi d’IvanNikiforovitch ! Est-ce bien vous qui le dites ? Répétez,je vous en prie. N’y a-t-il pas derrière vous quelqu’un qui parle àvotre place ?

– Mais qu’y a-t-il là d’incroyable ? Je ne peux plus levoir. Il m’a fait un affront mortel, il m’a outragé dans monhonneur.

– Sainte Trinité, comment ferai-je croire cela à ma pauvremère ! Tous les jours que Dieu fasse, quand nous nousquerellons, ma sœur et moi, la bonne vieille nous dit toujours : «Mes enfants, vous vivez comme chien et chat. Prenez donc exemplesur Ivan Ivanovitch et Ivan Nikiforovitch : en voilà une paired’amis, en voilà de braves gens ! » Les beaux amisvraiment ! Voyons, racontez-moi ce qui s’est passé.

– C’est une affaire délicate, Démiane Démianovitch, difficile àexpliquer de vive voix. Faites plutôt lire ma requête. Tenez,prenez-la de ce côté-ci, c’est plus convenable.

– Veuillez lire, Tarass Tikhonovitch », ordonna le juge en setournant vers le greffier.

Tarass Tikhonovitch prit la requête et, après s’être mouchécomme se mouchent les greffiers de tous les tribunaux de premièreinstance, c’est-à-dire à l’aide de deux doigts, il en commença lalecture.

« Je soussigné, Ivan, fils d’Ivan, Pérérépenko, gentilhomme,propriétaire mirgorodien, présente la requête dont teneur suit:

Premièrement, le sept de juillet de cette année mil huit centdix, un individu, dont les procédés criminels et impies dépassenttoute mesure et provoquent le dégoût général, j’entends legentilhomme Ivan, fils de Nikifor, Dovgotchkoun, m’a fait unaffront mortel, affront qui non seulement entache mon honneurpersonnel, mais encore tend à rabaisser et mon rang et mon nom. Parailleurs, ledit gentilhomme, dont l’humeur rogue va de pair avecl’extérieur abject, n’est tout entier de la tête aux pieds qu’unréceptacle de gros mots et de paroles infâmes. »

Le lecteur, qui éprouvait le besoin de se moucher, fit ici unelégère pause, tandis que le juge, les mains jointes dans uneattitude de déférence, murmurait à part soi : « Sapristi, quelleplume alerte ! Seigneur mon Dieu, que cet homme écritbien ! »

Sur la demande d’Ivan Ivanovitch, Tarass Tikhonovitch reprit salecture.

« Alors que je venais lui faire une proposition amicale, lesusdit gentilhomme Ivan, fils de Nikifor, Dovgotchkoun, m’aappliqué publiquement une appellation aussi outrageantequ’ignominieuse, nommément le mot de jars. Cependant nul n’ignoredans le district de Mirgorod que je n’ai jamais porté et n’ai pointl’intention de porter à l’avenir le nom de cet animal immonde. Leregistre baptistaire de la paroisse des Trois Hiérarques, oùfigurent aussi bien le jour de ma naissance que celui de monbaptême, fournit une preuve irréfutable de la noblesse de mesorigines nobiliaires. Un jars au contraire, ainsi qu’en témoigneratoute personne tant soit peu versée dans les sciences, un jars nesaurait être inscrit au registre baptistaire, ledit jars n’étantpas un homme, mais bien un oiseau, vérité d’une telle évidence quepoint n’est besoin pour en être convaincu d’avoir passé par leséminaire. Ce nonobstant, et bien qu’il fût parfaitement au courantde toutes ces choses, ledit abominable gentilhomme m’a gratifié dece vocable infâme dans l’unique intention d’insulter mortellement àmon rang et à ma qualité.

Secondement, le susdit gentilhomme indécent, discourtois etmalotru a commis un grave attentat contre le bien de famille que jetiens en légitime héritage de mon défunt père, Ivan fils d’Onissi,Pérérépenko, en son vivant ecclésiastique et à cette heure actuellede sainte et glorieuse mémoire. En effet, au mépris de toutes leslois, il a transporté juste en face de mon perron son parc à oies,ceci dans l’intention évidente d’accentuer son précédent outrage,car l’ancienne basse-cour, encore assez solide, occupait unemplacement fort bien choisi. Ce faisant le même triste individuque ci-dessus se proposait uniquement de me rendre témoin d’actionsrépugnantes, nul n’ignorant que l’on ne fréquente point les réduitsde ce genre, surtout quand ils sont peuplés d’oies, pour y observerles convenances. Au cours de cette opération illégale, les deuxpieds de devant ont empiété sur une partie du terrain que m’atransmis dès son vivant en légitime héritage mon défunt père deglorieuse mémoire, Ivan, fils d’Onissi, Pérérépenko, nommémentdepuis ma remise et de là en droite ligne jusqu’à l’emplacement oùles servantes ont coutume de curer leurs pots.

Tiercement, le susdit gentilhomme, dont le nom seul inspire uninsurmontable dégoût, nourrit le noir dessein de mettre le feu à mamaison, ce dont témoignent surabondamment les faits que voici.Primo, depuis quelque temps ce perfide individu se hasarde souventà mettre le pied dehors, ce que ne lui permettent point d’ordinairesa paresse native et son ignoble embonpoint ; secundo, lelogis de ses gens, lequel touche immédiatement la clôture de lapropriété qui m’est échue en légitime héritage de mon défunt père,de glorieuse mémoire Ivan, fils d’Onissi, Pérérépenko, ledit logisest maintenant éclairé tous les jours et pendant un très longespace de temps, preuve d’une évidence manifeste, puisque jusqu’àprésent sa sordide lésine ne laissait point brûler le moindrelumignon.

Pour ce, ledit gentilhomme, Ivan, fils de Nikifor, Dovgotchkoun,étant bien et dûment convaincu de nombreux crimes, tels que :tentative d’incendie, insultes graves à mon rang et à ma qualité,rapt de terrain et, qui pis est, adjonction répréhensible etpréjudiciable de l’épithète « jars » à mon nom de famille, jerequiers que par vous, messieurs, soit ledit perturbateur du repospublic appréhendé au corps et écroué, les fers aux pieds et auxmains, en la prison municipale, le condamnant en outre à une forteamende, avec dépens, dommages et intérêts. Plaise à la Cour donnerà cette requête la suite immédiate que de raison. Ladite requêterédigée, minutée et signée par moi, gentilhomme et propriétairemirgorodien,

IVAN, FILS D’IVAN, PÉRÉRÉPENKO. »

La lecture achevée, le juge s’approcha d’Ivan Ivanovitch, leprit par un bouton de sa redingote et lui tint à peu près celangage :

« Qu’allez-vous faire là, Ivan Ivanovitch ? N’attirez passur vous la colère divine. Jetez-moi cette requête à tous lesdiables, allez trouver Ivan Nikiforovitch, tendez-lui la main, etembrassez-vous tous les deux. Par là-dessus, faites acheter unebonne bouteille de vin de Santorin ou de Nikopol, ou préparez toutsimplement un bon petit punch et envoyez-moi chercher. Nous boironsd’autant et les fumées du vin vous feront oublier tout cela.

– Non, Démiane Démianovitch, répliqua Ivan Ivanovitch sur le tongrave qui lui seyait si bien, pareille affaire ne sauraits’arranger à l’amiable. Je vous souhaite le bonsoir. À vous aussi,messieurs, ajouta-t-il en s’adressant à tout le monde sans sedépartir de sa gravité. J’espère qu’il sera donné à ma requête lasuite qu’elle comporte. »

Et il se retira, laissant nos gens fort perplexes.

Le greffier prenait une prise ; le juge demeurait coi,promenant un doigt distrait dans une mare d’encre, les clercs ayantrenversé sur la table le tesson de bouteille qui leur servaitd’encrier. Il rompit enfin le silence.

« Que dites-vous de l’aventure, Doroféï Trophimitch ?demanda-t-il à son assesseur.

– Absolument rien, répondit l’assesseur.

– Il s’en passe des choses en ce bas monde ! » conclut lejuge.

Il n’avait pas achevé que la porte brusquement ouverte projetaen gémissant dans la salle d’audience la moitié antérieure d’IvanNikiforovitch, tandis que la moitié postérieure demeuraitprisonnière de l’antichambre. L’apparition d’Ivan Nikiforovitch –et qui plus est en un tel lieu – parut à tout le monde un événementfort insolite. Le juge poussa un cri, le greffier interrompit salecture, un des clercs engoncé dans une façon de frac en laine deFrise, prit sa plume avec les dents, tandis que l’autre gobait unemouche. L’invalide lui-même, qui faisait en ce lieu fonctiond’huissier et de saute-ruisseau, et qui jusque-là en faction prèsde la porte dans une blouse malpropre historiée d’une pièce àl’épaule, avait passé son temps à se gratter, l’invalide lui-mêmeouvrit tout grand la bouche et marcha sur le pied de je ne saisplus qui.

« Comment, c’est vous, Ivan Nikiforovitch ! Quel bon ventvous amène ? Comment va cette précieuse santé ? »

Cependant Ivan était plus mort que vif : coincé entre les deuxbattants de la porte, il ne pouvait faire un pas ni en avant ni enarrière. Le juge eut beau crier aux gens qui pouvaient se trouverdans l’autre pièce de lui venir à la rescousse, la seule personnequi fît alors antichambre, une vieille plaideuse aux brasdécharnés, s’évertua en pure perte. Alors l’un des clercs, gaillardpourvu de lèvres épaisses, de larges épaules, d’un nez épaté, d’unregard torve d’ivrogne et d’un habit percé aux coudes, s’approchad’Ivan Nikiforovitch et lui croisa les bras comme l’on fait auxenfants ; puis il cligna de l’œil au vieux débris, lequels’appuya du genou sur le ventre du patient : en dépit de sesgémissements, leurs efforts conjoints réussirent à le rejeter dansl’antichambre. On fit aussitôt jouer la targette et l’on ouvrit lesecond battant de la porte. Le clerc et son aide l’invalidedéployèrent à cette occasion une activité méritoire, mais leurhaleine exhala une odeur si forte que la salle d’audience semblapour un temps métamorphosée en cabaret.

« Vous ne vous êtes pas fait mal, Ivan Nikiforovitch ? Jedirai à maman de vous envoyer de sa teinture contre les douleurs :frottez-vous-en seulement le dos et les reins, vous ne sentirezplus rien. »

Pour toute réponse, Ivan Nikiforovitch, affalé sur une chaise,n’émettait que des « oh » et des « ah » prolongés. Enfin, d’unevoix que la fatigue rendait à peine perceptible, il proféra :

« En voulez-vous ? »

Puis, ayant tiré de sa poche sa corne à tabac, il ajouta :

« S’il vous plaît, servez-vous !

– Croyez-moi très heureux de vous voir, répliqua le juge ;mais je n’arrive pas à comprendre ce qui nous vaut la surprise devotre visite.

– Une requête, balbutia Ivan Nikiforovitch.

– Une requête ? Quelle requête ?

– Une plainte… (Une crise d’asthme le contraignit à une longuepause)… Oh ! Oh !… Une plainte contre un coquin… contreIvan Ivanovitch Pérérépenko.

– Mon Dieu ! Et vous aussi !… D’aussi raresamis !… Une plainte contre un si brave homme !

– C’est… Satan… en personne… » articula par saccades IvanNikiforovitch.

Le juge se signa.

« Daignez lire ma requête.

– Allons, lisez, Tarass Tikhonovitch », ordonna non sansdéplaisir le juge au greffier, cependant que son nez flairaitd’instinct sa lèvre, ce qui d’habitude dénotait chez lui un profondcontentement. Cet acte d’indépendance accrut le dépit du magistrat: pour châtier l’effronté, il balaya d’un coup de mouchoir le tabacqui reposait sur sa lèvre.

Après son habituelle entrée en matière, opérée sans l’aided’aucun mouchoir, le greffier commença de son ton monotone lalecture de la pièce que voici :

« Je, soussigné, Ivan, fils de Nikifor, Dovgotchkoun,gentilhomme mirgorodien, présente la requête dont s’ensuit lateneur.

Premièrement, par suite de son humeur maligne et d’unemalveillance évidente à mon endroit, le prétendu gentilhomme Ivan,fils d’Ivan, Pérérépenko, ne cesse de me causer des torts, dommageset autres vilenies aussi monstrueuses qu’effroyables. Hier dans lasoirée, armé comme un larron et un bandit, de haches, ciseaux,scies et autres outils de serrurier, il a pénétré dans ma cour etdans le poulailler qui s’y trouve et constitue mon inaliénablepropriété, lequel il a scié de ses propres mains et de la manièrela plus ignominieuse, cela sans que de mon côté je lui aie donné lemoindre prétexte à pareil acte de brigandage.

Secondement, le susdit gentilhomme Pérérépenko nourrit leperfide dessein d’attenter à ma vie et le sept du mois écoulé,couvant en son cœur ce dessein, il est venu quémander un fusil quise trouve dans ma chambre, m’offrant en échange, avec l’avarice quile caractérise, plusieurs objets dépourvus de toute valeur, àsavoir une truie brune et deux mesures d’avoine. Devinant dès lorsses intentions criminelles, je mis tout en œuvre pour l’endétourner ; mais ledit chenapan Ivan, fils d’Ivan,Pérérépenko, m’a injurié de la façon la plus grossière et nourritdepuis lors contre moi une haine sans merci. Outre plus, le susditforcené et gentilhomme de grand chemin Ivan, fils d’Ivan,Pérérépenko, est en réalité de fort basse extraction. Sa sœur,personne d’une inconduite notoire, a pris il y a quelque cinq ansla poudre d’escampette avec la compagnie de chasseurs qui tenaientalors garnison à Mirgorod, cependant qu’elle faisait inscrire sonlégitime époux au registre des paysans. Son père et sa mère étaientaussi gens de mauvaises mœurs qui s’ivrognaient à qui mieux mieux.Cependant la conduite bestiale et éhontée du susdit gentilhomme degrand chemin Pérérépenko dépasse de loin les abominations de safamille. En effet, sous le masque de la dévotion, il commet lesactes les plus scandaleux : il n’observe, par exemple, ni jeûne nicarême, car, la veille de l’Avent, ce renégat a acheté un mouton etl’a fait tuer le lendemain par sa concubine Gapka, sous le prétextefallacieux qu’il avait un besoin immédiat de suif pour faire saprovision de chandelles et de veilleuses.

Pour ce, ledit gentilhomme de grand chemin étant bien et dûmentconvaincu de vol, sacrilège et brigandage, je requiers que parvous, messieurs, il soit décrété de prise de corps, et écroué lesfers aux pieds et aux mains, soit dans la prison municipale, soitdans une maison de force de l’État. Semblablement je requiers arrêtle dépouillant de son grade et de ses titres de noblesse, luiinfligeant une sévère correction à bons coups d’écourgée et ledéportant en Sibérie au bagne que bon semblera ; le condamnanten outre aux frais, dommages et dépens. Plaise à la cour donner àcette requête la suite immédiate que de raison. Ladite requêtesignée par moi, gentilhomme mirgorodien.

IVAN, FILS DE NIKIFOR, DOVGOTCHKOUM. »

Dès que le greffier eut terminé, Ivan Nikiforovitch prit sonbonnet, salua la compagnie et se mit en devoir d’opérer saretraite. Le juge voulut le retenir.

« Vous êtes bien pressé, Ivan Nikiforovitch ? Attendez doncun peu, vous allez prendre une tasse de thé. Orychka, espèce deniaise, pourquoi restes-tu là plantée comme une souche ? As-tubientôt fini de jouer de la prunelle avec mes clercs ? Allons,ouste, du thé ! »

Cependant l’effroi d’avoir entrepris un si long voyage et subiune quarantaine aussi rigoureuse fit franchir sans encombre laporte fatale à Ivan Nikiforovitch, qui se contenta de grommeler:

« Ne vous donnez pas la peine, c’est avec plaisir que… »

Et, fermant la porte derrière lui, il laissa le tribunal dans lastupéfaction.

Il fallut bien s’exécuter. Les deux requêtes furent entérinées,et dès lors l’affaire allait prendre une tournure plutôt sérieusequand une circonstance imprévue vint encore en corser l’intérêt.Tandis que le juge quittait la salle d’audience en compagnie del’assesseur et du greffier, et que les clercs entassaient dans unsac les épices des plaideurs sous forme de poules, œufs, quignonsde pain, pâtés, galettes et autres béatilles, à ce moment même unetruie brune fit irruption dans la pièce, où, à l’extrême surprisedes assistants, elle jeta son dévolu non point sur un pâté ou surune croûte de pain, mais bel et bien sur la requête d’IvanNikiforovitch, dont les feuillets pendaient sur un bout de table.Le groin ainsi garni, l’habillée de soie brune détala au plus vite,échappant, en dépit des règles et des encriers qu’ils lui jetèrent,à la poursuite des gens de justice.

Cette aventure inouïe les plongea dans un trouble extrême, carils n’avaient pas encore pris copie de la requête. Le juge, ouplutôt son greffier, épilogua longtemps avec l’assesseur sur ce cassans précédent. On se résolut enfin à dépêcher un rapport à M. lemaire, l’instruction de l’affaire relevant plutôt de la policemunicipale. Ce rapport, qui lui fut envoyé le jour même sous n°389, eut pour suite un entretien assez curieux, comme on le verraau chapitre suivant.

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