Rouletabille chez le Tsar

Rouletabille chez le Tsar

de Gaston Leroux

I – Gaieté et dynamite

– Barinia, le jeune étranger est arrivé.

– Où l’as-tu mis ?

– Oh ! il est resté dans la loge.

– Je t’avais dit de le conduire dans le petit salon de Natacha : tu ne m’as donc pas compris,Ermolaï ?

– Excusez-moi, barinia, mais le jeune étranger, lorsque j’ai voulu le fouiller, m’a envoyé un solide coup de pied dans le ventre.

– Lui as-tu dit que tout le monde était fouillé avant d’entrer dans la propriété, que c’était l’ordre, et que ma mère elle-même s’y soumettait ?

– Je lui ai dit tout cela,barinia, et je lui ai parlé de la mère de Madame.

– Qu’est-ce qu’il t’a répondu ?

– Qu’il n’était pas la mère de Madame. Il était comme enragé.

– Eh bien, fais-le entrer sans lefouiller.

– Le pristaff ne sera pascontent.

– Je commande.

Ermolaï s’inclina et descendit dans le jardin.La barinia quitta la véranda où elle venait d’avoir cetteconversation avec le vieil intendant du Général Trébassof, sonmari, et rentra dans la salle à manger de sa datcha desîles où le joyeux Conseiller d’Empire Ivan Pétrovitch racontait auxconvives amusés sa dernière farce de chez Cubat. Il y avait làbruyante compagnie et le moins gai n’était pas le Général quiallongeait sur un fauteuil une jambe dont il n’avait pas encore lalibre disposition depuis l’avant-dernier attentat si fatal à sonvieux cocher et à ses deux chevaux pie. La bonne farce du toujoursaimable Ivan Pétrovitch (un remuant petit vieillard au crâne nucomme un œuf) datait de la veille. Après s’être comme il disait« récuré la bouche » (car ces messieurs n’ignorent riende notre belle langue française qu’ils parlent comme la leur, etdont ils usent volontiers entre eux pour n’être point compris desdomestiques), après s’être récuré la bouche d’un grand verre de« mousseux, pétillant vin de France », ils’esclaffait :

– On a bien ri, FéodorFéodorovitch : on avait fait chanter les chœurs, à la barque,et puis, les bohémiennes parties avec leur musique, on étaitdescendu sur la rive pour se dégourdir les jambes et se nettoyer levisage dans le frais petit jour, quand une sotnia decosaques de la garde vint à passer. Je connaissais l’officier quila commandait et je l’invitai à venir trinquer à la santé del’Empereur chez Cubat. Cet officier est un homme, FéodorFéodorovitch, qui connaît bien les marques depuis sa plus tendreenfance et qui peut se vanter de n’avoir jamais avalé un verre devin de Crimée. Au seul nom de champagne, il crie : « Vivel’Empereur ! » Un vrai patriote. Il a accepté. Et nousvoilà partis, gais comme des enfants au cœur léger qui serappellent des histoires de l’école. Toute la sotniasuivait, puis toute la bande des soupeurs qui jouaient du mirlitonet les isvotchiks par derrière, à la file : une vraiesainte procession ! Devant Cubat, j’ai honte de laisser lescompagnons officiers de mon ami à la porte. Je les invite. Ilsacceptent naturellement.

Mais les sous-officiers avaient soif. Jeconnais la discipline. Tu sais, Féodor Féodorovitch, que j’aitoujours été pour la discipline. Ce n’est pas parce qu’on est gai,un matin de printemps, qu’il faut oublier la discipline. J’ai faitboire les officiers en cabinet particulier et les sous-officiersdans la grande salle du restaurant. Quant aux soldats, qui avaientsoif, eux aussi, je les ai fait boire dans la cour. Ainsi, maparole, il n’y avait pas de fâcheux mélange. Mais voilà que leschevaux hennissaient.

C’étaient de braves chevaux, FéodorFéodorovitch, qui, eux aussi, voulaient boire à la santé del’Empereur. J’étais bien embarrassé à cause de la discipline. Lasalle, la cour, tout était plein ! Et je ne pouvais fairemonter les chevaux en cabinet particulier ! Tout de même, jeleur fis porter du champagne dans des seaux et c’est alors qu’a eulieu ce fâcheux mélange que je tenais tant à éviter ; un grandmélange de bottes et de sabots de cheval qui était bien la chose laplus gaie que j’aie jamais vue de ma vie. Mais les chevaux étaientbien les plus joyeux et dansaient comme si on leur avait mis unetorche sous le ventre et tous, ma parole, étaient prêts à casser lafigure de leurs cavaliers, pour peu que les hommes ne fussent pasdu même avis qu’eux sur la route à suivre. À la fenêtre du cabinetparticulier, nous mourions de plaisir de voir une pareille saladede bottes et de sabots dansants. Mais les cavaliers ont ramené tousleurs chevaux à la caserne, avec de la patience, parce que lescavaliers de l’Empereur sont les premiers cavaliers du monde,Féodor Féodorovitch ! Et nous avons bien ri ! À votresanté, Matrena Pétrovna.

Ces dernières gracieuses paroles s’adressaientà la Générale Trébassof elle-même, qui haussait les épaules auxpropos insolites du gai Conseiller d’Empire. Elle n’intervint dansla conversation que pour calmer le Général qui voulait faire« coller toute la sotnia au cachot, hommes etchevaux. Et, pendant que les convives riaient de l’aventure, elledit à son mari, de sa voix décidée de maîtresse femme :

– Féodor, tu ne vas pas attacherd’importance à ce que raconte notre vieux fou d’Ivan. C’est l’hommele plus imaginatif de la capitale, accompagné de champagne.

– Ivan !… tu n’as pas fait serviraux chevaux du champagne dans les seaux ! Vieux vantard,protesta, jaloux, Athanase Georgevitch, l’avocat bien connu pourson solide coup de fourchette, et qui prétendait posséder lesmeilleures histoires à boire et qui regrettait de n’avoir pasinventé celle-là.

– Ma parole ! et de premièremarque ! J’avais gagné quatre mille roubles au cercle desmarchands. Je suis sorti de cette petite fête avec cinquantekopecks.

Mais, à l’oreille de Matrena Pétrovna s’estpenché Ermolaï, le fidèle intendant de campagne qui ne quittejamais, même à la ville, son habit nankin beurre frais, sa ceinturede cuir noir et ses larges pantalons bleus et ses bottes brillantescomme des glaces (comme il sied à un intendant de campagne qui estreçu chez son maître, à la ville). La Générale se lève, après unléger coup de tête amical à sa belle-fille, Natacha, qui la suitdes yeux jusqu’à la porte, indifférente en apparence aux propostendres de l’officier d’ordonnance de son père, le soldat poèteBoris Mourazoff, qui a fait de si beaux vers sur la mort desétudiants de Moscou, après les avoir fusillés, par discipline, surleurs barricades.

Ermolaï a conduit sa maîtresse dans le grandsalon et là il lui montre une porte qu’il a laissée entr’ouverte etqui donne sur le petit salon précédant la chambre de Natacha…

– Il est là ! fait Ermolaï à voixbasse.

Ermolaï, au besoin, aurait pu se taire, car laGénérale eût été renseignée sur la présence d’un étranger dans lepetit salon par l’attitude d’un individu au paletot marron, bordéde faux astrakan comme on voit à tous les paletots de la policerusse (ce qui fait reconnaître les agents secrets à première vue).L’homme de la police était à quatre pattes dans le grand salon etregardait ce qui se passait dans le petit salon par l’étroit espacede lumière qui se présentait entre la porte entr’ouverte et le mur,près des gonds. De cette manière ou d’une autre, tout personnagequi voulait approcher du Général Trébassof était ainsi mis enobservation, sans qu’il s’en doutât, après avoir été fouillé, toutd’abord, dans la loge (mesure qui ne datait que du dernierattentat).

La Générale frappa sur l’épaule de l’homme àgenoux, avec cette main héroïque qui avait sauvé la vie de son mariet qui portait encore des traces de l’affreuse explosion (dernierattentat, où Matrena Pétrovna avait saisi à pleine main la boîteinfernale destinée à faire sauter le Général).

L’individu se releva et, à pas feutrés,s’éloigna, gagna la véranda où il s’allongea sur un canapé,simulant immédiatement un pesant sommeil, mais surveillant enréalité les abords du jardin.

Et ce fut Matrena Pétrovna qui prit sa place àla fente de la porte et qui observa ce qui se passait dans le petitsalon. Du reste, ceci n’était point exceptionnel. C’était elle quiavait le dernier coup d’œil sur tout et sur tous. Elle rôdait, àtoute heure du jour et de la nuit, autour du Général, comme unechienne de garde, prête à mordre, à se jeter au-devant du danger, àrecevoir les coups, à mourir pour son maître. Cela avait commencé àMoscou après la terrible répression, les massacres derévolutionnaires sous les murs de Presnia, quand les nihilistessurvivants avaient laissé derrière eux une affiche condamnant àmort le Général Trébassof victorieux. Matréna Pétrovna ne vivaitque pour le Général. Elle avait déclaré qu’elle ne lui survivraitpoint. Elle avait deux fois raison de le garder.

… mais elle n’avait plus confiance…

Il s’était passé chez elle des choses quiavaient dérouté sa garde, son flair, son amour… elle n’avait parléde ces choses-là qu’au grand maître de la police, Koupriane, qui enavait parlé à l’Empereur…

Et voilà que l’Empereur lui envoyait, commesuprême ressource, ce jeune étranger… Joseph Rouletabille,reporter…

… mais c’était un gamin ! Elleconsidérait, sans comprendre, cette bonne jeune tête ronde, auxyeux clairs et – dès le premier abord – extraordinairement naïfs,des yeux d’enfant (il est vrai que, dans le moment, le regard deRouletabille ne semble point d’une profondeur de pensée surhumainecar, laissé en face de la table des zakouski dressée dansle petit salon, le jeune homme paraît uniquement occupé à dévorer,à la cuiller, ce qui reste de caviar dans les pots). Matrenaremarquait la fraîcheur rose des joues, l’absence de duvet aumenton, pas un poil de barbe… la chevelure rebelle avec des volutessur le front… ah ! le front… le front, par exemple, étaitcurieux. Oui, c’était, ma foi, un curieux front, avec des bossesqui roulaient au-dessus de l’arcade sourcilière, profonde, pendantque la bouche s’occupait… s’occupait… on eût dit que Rouletabillen’avait pas mangé depuis huit jours.

Maintenant, il faisait disparaître unemagnifique tranche de sterlet de la Volga, tout en contemplant avecsympathie une salade de concombres à la crème, quand MatrenaPétrovna parut.

Il voulut s’excuser tout de suite et parla labouche pleine :

– Je vous demande pardon, Madame, mais leTsar a oublié de m’inviter à déjeuner.

La Générale sourit et lui donna une solidepoignée de main en le priant de s’asseoir :

– Vous avez vu Sa Majesté ?

– J’en sors, Madame. C’est à la GénéraleTrébassof que j’ai l’honneur de parler ?

– Elle-même. Et c’est àMonsieur ?

– Joseph Rouletabille lui-même, Madame,je n’ajoute pas : pour vous servir, car je n’en sais rienencore. C’est ce que je disais, tout à l’heure, à Sa Majesté :vos histoires de nihilistes, moi, ça ne me regarde pas, n’est-cepas ?…

– Alors ? interrogea la Générale,assez amusée du ton que prenait la conversation et de l’air un peuahuri de Rouletabille.

– Alors, voilà ! moi, j’suisreporter, s’pas ? C’est ce que j’ai d’abord dit à mondirecteur à Paris… j’ai pas à prendre parti dans des affaires derévolution qui ne regardent pas ma patrie. À quoi mon directeur m’arépondu : « il ne s’agit pas de prendre parti. Il s’agitd’aller en Russie faire une enquête sur la situation des partis.Vous commencerez par interviewer l’Empereur. » Je lui aidit : « comme ça, ça va ! » et j’ai pris letrain.

– Et vous avez interviewél’Empereur ?

– Oui, ça n’a pas été difficile. Jecomptais arriver directement à Pétersbourg, expliqua-t-il ;mais, après Gatchina, le train s’arrêta et le grand Maréchal de laCour vint à moi et me pria de le suivre. C’était rienflatteur ! Vingt minutes plus tard, j’étais à Tsarskoïe-Selo,devant Sa Majesté…

Elle m’attendait ; j’ai bien compris toutde suite que c’était évidemment pour une affaire qui n’était pasordinaire…

– Et que vous a-t-elle dit, SaMajesté ?

– C’est un bien brave homme de Majesté.Il m’a rassuré tout de suite quand je lui eus fais part de messcrupules. Il m’a dit qu’il ne s’agissait pas de faire de lapolitique, mais de sauver son plus fidèle serviteur, qui était surle point d’être victime du plus étrange drame de famille qui se pûtconcevoir…

La Générale s’était levée, toute pâle.

– Ah ! fit-elle, simplement…

Et Rouletabille, à qui rien n’échappait, vitsa main trembler sur le dossier de sa chaise.

Il continua, n’ayant point l’air de prendregarde à l’émotion de la Générale :

– Sa Majesté a ajoutétextuellement : « c’est moi qui vous le demande, moi etla Générale Trébassof. Allez, Monsieur, elle vousattend !… »

Alors, Rouletabille se tut, attendant que laGénérale parlât à son tour. Elle s’y décida, après une courteréflexion.

– Vous avez vu Koupriane ?demanda-t-elle.

– Le grand maître de la police ?Oui… le grand Maréchal m’avait réaccompagné à la gare deTsarskoïe-Selo ; le grand maître de la police m’attendait àcelle de Pétersbourg. On n’est pas mieux reçu !

– Monsieur Rouletabille, fit Matrena quis’efforçait visiblement de reconquérir tout son sang-froid, je nesuis pas de l’avis de Koupriane et… je ne suis pas (ici elle baissala voix qui tremblait) de l’avis de Sa Majesté !… j’aime mieuxvous avertir tout de suite… pour que vous n’ayez pas à regretterd’intervenir dans une affaire où il y a… des risques… des risquesterribles à courir… non ! il n’y a pas ici de drame defamille… la famille ici est toute petite, toute petite… le Général,sa fille, Natacha, qu’il a eue d’un premier mariage, et moi… il nepeut pas y avoir de drame de famille entre nous trois… il y a toutsimplement mon mari, Monsieur, qui a fait son devoir de soldat endéfendant le trône de Sa Majesté… mon mari que l’on veutm’assassiner… il n’y a pas autre chose… pas autre chose, mon cherpetit hôte…

Et, pour cacher sa détresse, elle se prit àdécouper une belle tranche de veau aux carottes dans sa gelée.

– Vous n’avez pas mangé, vous avez faim,c’est abominable, mon cher petit Monsieur… voyez-vous, vous allezdîner avec nous et puis… vous nous direz adieu… oui… vous melaisserez toute seule… j’essaierai de le sauver toute seule… biensûr… j’essaierai…

Et une larme coula dans le veau auxcarottes.

Rouletabille, qui sentait que l’émotion decette brave femme le gagnait, se raidissait pour n’en laisser rienparaître…

– Je pourrais tout de même bien vousaider un peu, fit-il… M. Koupriane m’a dit qu’il y avait unvéritable mystère… c’est mon métier à moi de démêler lesmystères…

– Je sais ce que pense Koupriane,dit-elle, en secouant la tête. Mais, si je devais penser un jour,moi, ce que pense Koupriane, j’aimerais mieux être morte !

Et la bonne Matrena Pétrovna leva versRouletabille ses beaux grands yeux tout brillants des larmesqu’elle retenait… et elle ajouta tout de suite :

– Mais mangez donc, mon cher petit hôte,mangez donc !… mon cher enfant, il faudra oublier tout ce quevous a dit Koupriane… quand vous serez retourné dans la belleFrance…

– Je vous le promets, Madame…

– C’est l’Empereur qui vous a fait fairece grand voyage… moi, je ne voulais pas… il a donc bien confianceen vous ? demanda-t-elle naïvement, en le fixant avec unegrande attention à travers ses larmes.

– Madame, je vais vous dire. J’aiquelques bonnes affaires à mon actif, sur lesquelles on lui a faitdes rapports, et puis on lui permet de lire quelquefois lesjournaux, à votre Empereur. Il avait entendu parler surtout (car onen a parlé dans le monde entier, Madame) du mystère de la chambrejaune et du parfum de la dame en noir …

Ici, Rouletabille regarda en-dessous laGénérale et conçut une grande mortification de ce que celle-ciexprimât, à ne s’y point tromper, sur sa bonne franche physionomie,l’ignorance absolue où elle était de ce mystère jaune et de ceparfum noir.

– Mon petit ami, dit-elle, d’une voix deplus en plus voilée, vous m’excuserez, mais il y a longtemps que jen’ai plus d’yeux pour lire…

Et les larmes, maintenant, le long du visage,coulaient… coulaient…

Rouletabille n’y tint plus. Il se rappela,d’un coup, tout ce que cette héroïque femme avait souffert dans cecombat atroce de chaque jour contre la mort qui rôde. Il prit enfrémissant ses petites mains grasses aux doigts trop chargés debagues :

– Madame ! ne pleurez plus ! Onveut vous tuer votre mari. Eh bien, nous serons au moins deux à ledéfendre, je vous le jure !…

– Même contre les nihilistes ?

– Eh ! Madame, contre tout lemonde !… j’ai mangé tout votre caviar : je suis votrehôte !… je suis votre ami !…

Disant cela, il était tout vibrant, toutsincère et si drôle que la Générale ne put s’empêcher de sourire aumilieu de ses larmes. Elle le fit se rasseoir tout près d’elle.

– Le grand maître de la police m’abeaucoup parlé de vous. Et c’est venu tout d’un coup, par hasard,après le dernier attentat et une chose mystérieuse que je vousdirai. Il s’est écrié : « Ah ! il nous faudrait unRouletabille pour débrouiller cela !… » le lendemain, ilrevenait ici. Il était allé à la Cour. Là-bas, on s’était,paraît-il, beaucoup occupé de vous. L’Empereur désirait vousconnaître… voilà comment les choses se sont faites par l’entremisede l’Ambassade, à Paris…

– Oui, oui… et naturellement, tout lemonde l’a su… c’est gai !… les nihilistes m’ont avertiaussitôt que je n’arriverais pas en Russie vivant. C’est, du reste,ce qui m’a décidé à y venir. Je suis d’un naturel trèscontrariant.

– Et comment s’est passé levoyage ?

– Mais, pas mal… merci !… j’aidéniché tout de suite, dans le train, le jeune slave qui étaitchargé de ma mort et je me suis entendu avec lui… c’est un charmantgarçon : ça s’est très bien arrangé.

Rouletabille mangeait maintenant des platsétranges auxquels il lui eût été difficile de donner un nom.Matrena Pétrovna lui posa sa grasse petite main sur lebras :

– Vous parlez sérieusement ?

– Très sérieusement.

– Un petit verre de vodka ?

– Jamais d’alcool.

La Générale vida le petit verre d’untrait :

– Et comment l’avez-vous découvert ?Comment avez-vous su ?

– D’abord, il avait des lunettes. Tousles nihilistes ont des lunettes en voyage. Et puis, j’ai eu un bontruc. Une minute avant le départ de Paris j’ai fait monter un demes amis dans le couloir du sleeping, un reporter qui faittout ce que je veux, sans demander d’explications jamais, le pèreLa Candeur. Je lui ai dit : « père La Candeur, tu vascrier, tout à coup, très fort : “Tiens ! voilàRouletabille !” La Candeur cria donc : “Tiens, voilàRouletabille !” Et aussitôt tous ceux qui étaient dans lecouloir se retournèrent et tous ceux qui étaient déjà dans lescompartiments en sortirent, excepté l’homme aux lunettes. J’étaisfixé.

La Générale regarda Rouletabille, qui étaitmaintenant rouge comme une crête de coq et assez embarrassé de safatuité.

– Ça mérite peut-être des gifles, ce queje dis là, Madame ; mais, du moment que l’Empereur de toutesles Russies avait le désir de me connaître, je ne pouvais pasadmettre qu’un quelconque monsieur à lunettes n’eût point lacuriosité de voir comment j’avais le nez fait. Ça n’était pasnaturel. Aussitôt le train en marche, je suis allé m’asseoir auprèsde ce monsieur et je lui ai fait part de ces réflexions. J’étaistombé juste. Le voyageur enleva ses lunettes et, me fixant biendans les yeux, m’avoua qu’il était heureux d’avoir avec moi unepetite conversation avant qu’il ne me fût rien arrivé de fâcheux.Une demi-heure plus tard, l’entente cordiale était signée. Je luiavais fait comprendre que j’allais là-bas pour faire mon métier dereporter et qu’il serait toujours temps de se fâcher si je n’étaispas sage. À la frontière allemande, il me laissa continuer ma routeet retourna tranquillement à sa nitroglycérine.

– Vous voilà « visé », vousaussi, mon pauvre enfant !…

– Oh ! ils ne nous ont pasencore !…

Matrena Pétrovna toussa. Ce « nous »venait de lui chavirer le cœur. Avec quelle tranquillité cetenfant, qu’elle ne connaissait pas une heure auparavant, seproposait de partager les dangers d’une situation qui excitaitGénéralement la pitié, mais dont les plus braves s’écartaient avecautant de prudence que d’effroi.

– Ah ! mon petit ami… un peu de cemagnifique bœuf fumé de Hambourg ? Vous m’en direz desnouvelles, arrosé d’anisette…

Mais le jeune homme faisait déjà mousser dansson verre le blond pivô frais :

– Là, fit-il. Maintenant, Madame, je vousécoute. Racontez-moi d’abord le premier attentat.

– Maintenant, dit Matrena, nous allonsaller dîner…

Rouletabille ouvrait les yeux.

– Mais, Madame, qu’est-ce que je viensdonc de faire !

La Générale sourit. Tous ces étrangers étaientles mêmes. Parce qu’ils avaient mangé quelques hors-d’œuvre,quelques zakouski, ils s’imaginaient que l’hôte allait leslaisser tranquilles. Ils ne savaient pas manger.

– Nous allons passer dans la salle. LeGénéral vous attend. On est à table.

– À ce qu’il paraît que je suis censé leconnaître ?

– Oui, vous vous êtes déjà rencontrés àParis. C’est tout naturel que, de passage à Pétersbourg, vous luifassiez donc une visite. Vous le connaissez même très bien, assezpour qu’il vous offre la bonne hospitalité complète. Ah !écoutez ! Ma belle-fille aussi !… oui, Natacha croit queson père vous connaît, ajouta-t-elle, en rougissant.

Elle poussa la porte du grand salon, qu’ilfallait traverser pour aller à la salle à manger.

De l’endroit où il se trouvait, Rouletabillepouvait apercevoir tous les coins du grand salon, la véranda, lejardin et la loge d’entrée, près de la grille. Dans la véranda,l’homme au paletot marron bordé de faux astrakan semblait continuerson somme sur le canapé ; dans un des coins du salon, un autreindividu, silencieux et immobile comme une statue, mais habilléégalement d’un paletot marron et de faux astrakan, debout, lesmains derrière le dos, semblait frappé de paralysie au spectacled’une aquarelle toute flamboyante d’un coucher de soleil quiallumait comme une torche la flèche d’or dessaints-Pierre-et-Paul.

Enfin, dans le jardin et devant la loge, troisautres pardessus marron erraient comme des âmes en peine autour despelouses ou devant la porte d’entrée. Rouletabille retint d’ungeste la Générale, rentra dans le petit salon et referma laporte.

– Police ? demanda-t-il.

Matrena Pétrovna fit un signe de tête avec unmouvement de l’index qui fermait sa petite bouche naïve, comme on acoutume de faire, avec le doigt et la bouche, pour recommander lesilence. Rouletabille sourit.

– Combien sont-ils ?

– Dix, relevés toutes les six heures.

– Cela vous fait quarante inconnus chezvous, par jour.

– Pas inconnus, reprit-elle…police !…

– Et malgré cela, vous avez eu le coup dubouquet dans la chambre du Général ?

– Non !… ils n’étaient que trois,alors… c’est depuis le coup du bouquet qu’ils sont dix.

– N’importe… c’est depuis ces dix-là quevous avez eu…

– Quoi ? demanda-t-elle,anxieuse…

– Vous savez bien… le plancher …

– Taisez-vous ! ordonna-t-elleencore.

Et elle alla jeter un coup d’œil à la porte,considérant avec attention le policier-statue devant son coucher desoleil… elle dit :

– Personne ne sait… pas même monmari…

– C’est ce que m’a dit M. Koupriane…Alors, c’est lui qui vous a octroyé ces dix agents-là…

– Certainement !

– Eh bien, vous allez commencer par memettre toute cette police à la porte…

Matrena Pétrovna lui prit la main,effarée.

– Vous n’y pensez donc pas ?

– Si ! il faut savoir d’où vient lecoup ! Vous avez ici quatre sortes de gens : la police,les domestiques, les amis, la famille. Éloignons d’abord la police.Qu’elle n’ait pas le droit de franchir votre seuil. Elle n’a pas suvous garantir. Vous n’avez rien à regretter. Et si, elle absente,aucun nouveau fait redoutable ne se produit, nous pourrons laisserà M. Koupriane le soin de continuer l’enquête, sans se déranger,chez lui…

– Mais vous ne connaissez pas l’admirablepolice de Koupriane. Ces braves gens ont fait preuve d’undévouement…

– Madame, si j’étais en face d’unnihiliste, la première chose que je me demanderais seraitcelle-ci : est-il de la police ? La première chose que jeme demande en face d’un agent de votre police : n’est-il pointnihiliste ?…

– Mais ils ne voudront pointpartir !…

– L’un d’eux parle-t-ilfrançais ?

– Oui, leur chef, celui qui est debout,là, dans le salon.

– Appelez-le, je vous prie.

La Générale s’avança dans le salon et fit unsigne.

L’homme parut. Rouletabille lui tendit unpapier que l’autre lut.

– Vous allez rassembler vos hommes etquitter la villa, ordonna Rouletabille. Vous vous rendrez à lapolice. Vous direz à M. Koupriane que ceci a été commandé par moiet que j’exige que tout le service de police de la villa soitsuspendu… jusqu’à nouvel ordre.

L’homme s’inclina, parut ne pas comprendre,regarda la Générale et dit au jeune homme :

– À vos ordres !…

Il sortit.

– Attendez-moi une seconde ici, pria laGénérale qui ne savait quelle contenance tenir, et dontl’inquiétude faisait réellement peine à voir.

Et elle disparut derrière l’homme au fauxastrakan.

Quelques instants après, elle revenait. Elleparaissait encore plus agitée.

– Je vous demande pardon, murmura-t-elle,mais je ne pouvais les laisser partir ainsi. Ils en avaient, dureste, une très grosse peine. Ils m’ont demandé s’ils avaientdémérité, s’ils avaient manqué à leur service. Je les ai calmésavec le natchaï.

– Oui, et dites-moi toute la vérité,Madame. Vous leur avez demandé de ne point trop s’éloigner, derester aux alentours de la villa, de la surveiller d’aussi près quepossible.

– C’est vrai, avoua la Générale, enrougissant. Mais ils sont partis quand même. Ils doivent vousobéir. Quel est donc ce papier que vous avez montré ?…

Rouletabille sortit à nouveau son billet toutcouvert de cachets, de signes, de lettres cabalistiques, auquel ilne comprenait goutte. La Générale traduisit, tout haut :« Ordre à tous les agents en surveillance à la villa Trébassofd’obéir absolument au porteur. Signé : Koupriane. »

– Possible ! murmura MatrenaPétrovna, mais jamais Koupriane ne vous eût donné ce papier s’ilavait pu imaginer que vous vous en serviriez pour chasser sesagents.

– Évidemment ! je ne lui ai pointdemandé son avis, Madame, veuillez le croire… mais je le verraidemain et il me comprendra…

– En attendant, qui va le veiller ?s’écria-t-elle.

Rouletabille lui prit encore les mains. Il lavoyait souffrir, en proie à une angoisse presque maladive. Il avaitpitié d’elle. Il eût voulu lui donner confiance, tout de suite.

– Nous ! dit-il.

Elle vit ces bons yeux si clairs, si profonds,si intelligents, cette bonne petite tête solide, ce front devolonté, toute cette jeunesse ardente qui se donnait à elle, pourla rassurer.

Rouletabille attendait ce qu’elle allaitdire.

Elle ne dit rien. Elle l’embrassa de tout soncœur.

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