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La Compagnie blanche

La Compagnie blanche

de Sir Arthur Conan Doyle

Chapitre 1

Comment le mouton noir s’échappa de la bergerie

La grosse cloche de Beaulieu sonnait à toute volée ; elle brassait l’air lourd de l’été, elle poussait ses crescendos et ses diminuendos jusqu’au cœur de la forêt. Rien de plus banal, pour les pêcheurs sur l’Exe ou pour les tourbiers du Blackdown, que ses grands battements rythmés qui leur étaient aussi familiers que le caquetage des geais ou le grondement des butors.Cette fois-ci pourtant ils levèrent la tête, intrigués :l’angélus avait déjà été sonné, et ce n’était pas encore l’heure des vêpres ; pourquoi s’agitait donc la grosse cloche de Beaulieu alors que l’ombre n’était ni courte ni longue ?

Tout autour de l’abbaye les moines se hâtaient ; leurs robes blanches affluèrent dans les grandes allées de chênes noueux et de hêtres moussus. Dès le premier coup de cloche tous s’étaient mis en route ; ils avaient quitté les vignes ou le pressoir, les étables ou les prés, les marnières oules salines, et même les lointaines forges de Sowley ou le manoirécarté de Saint-Léonard. Cet appel ne les avait pas surpris. Laveille au soir un messager avait fait le tour des dépendances del’abbaye, et il avait averti chaque moine d’avoir à être rentrédans le couvent pour trois heures de l’après-midi. Le vieux frèreconvers Athanasius, qui était préposé au heurtoir depuis l’année dela bataille de Bannockburn, ne se rappelait pas qu’une convocationaussi pressante eût jamais réuni la communauté.

Un étranger qui n’aurait rien su de l’abbayeet de ses immenses ressources, mais qui aurait assisté au défilédes frères, aurait à peu près deviné les diverses tâches dontl’accomplissement faisait vivre le vieux monastère. Rares étaienten effet les religieux qui, tandis qu’ils avançaient gravement pardeux ou par trois, tête basse et la prière aux lèvres, n’arboraientpas les signes extérieurs de leurs occupations quotidiennes. Cesdeux-là, par exemple, avaient les poignets et les manches tachés dujus des raisins noirs ; cet autre à la barbe fleurierapportait sa hache et avait juché sur ses épaules un gros fagot debois ; à côté de lui marchait un moine qui portait sous lebras des cisailles pour la tonte, et sa robe blanche était parseméedes flocons d’une laine plus blanche encore ; une longuecohorte était pacifiquement armée de bêches et de pioches ;enfin les deux derniers transportaient un énorme panier débordantde carpes fraîchement pêchées, car le lendemain était un vendrediet il y aurait cinquante écuelles à remplir pour un nombre égal degros mangeurs. Tous paraissaient las. Il est vrai que l’abbéBerghersh était aussi dur pour eux que pour lui-même.

Pendant que s’opérait le rassemblement, l’Abbéarpentait avec impatience la grande salle haute réservée auxévénements d’importance. Il avait joint ses mains, qu’il avaitblanches et nerveuses. Ses traits fins tirés par la méditation, sonvisage hâve attestaient qu’il avait terrassé l’ennemi intérieur,mais que ce combat l’avait grandement meurtri. On oubliait sadébilité apparente dès qu’un éclair d’énergie farouche jaillissaitsous ses sourcils retombants : cette lueur fulgurante (etfréquente) rappelait qu’il appartenait à une famille desoldats : son frère jumeau Sir Bartholomew Berghershn’avait-il pas été au nombre de ces héros qui avaient planté lacroix de saint Georges devant les portes de Paris ?… Lèvresserrées, front plissé, l’Abbé foulait de long en large le plancherde chêne, pendant que la grosse cloche sonnait au-dessus de satête. Il ressemblait à une incarnation de l’ascétisme.

Trois notes étouffées annoncèrent la fin dubranle. Avant même que leur écho se fût tu, l’Abbé frappa sur unpetit gong ; un frère lai se présenta aussitôt.

– Les frères sont-ils rentrés ?demanda-t-il dans le dialecte franco-anglais en usage dans lescouvents.

– Ils sont ici, répondit l’interpellé quiavait les yeux baissés et les mains croisées sur la poitrine.

– Tous ?

– Trente-deux anciens et quinze novices,Révérend Père. Le Frère Marc, qui a la fièvre, n’a pu venir. Il adit que…

– Peu importe ce qu’il a dit. Avec fièvreou sans fièvre il aurait dû se rendre à ma convocation. Son espritaura à s’assagir, comme celui de beaucoup dans cette abbaye.Vous-même, Frère Francis, vous avez par deux fois élevé la voix,assez fort pour qu’elle parvînt à mes oreilles, pendant qu’auréfectoire le lecteur évoquait la vie des saints bénis de Dieu.Qu’avez-vous à répondre ?

Le frère lai demeura humblement immobile etsilencieux.

– Mille ave et autant decredo, récités debout avec les bras ouverts devant l’autelde la Vierge, vous aideront peut-être à vous rappeler que leCréateur nous a donné deux oreilles mais une seule bouche, en signeque l’ouïe doit travailler deux fois plus que la parole. Où est lemaître des novices ?

– Il est dehors, Révérend Père.

– Introduisez-le.

Les sandales claquèrent sur le plancher, laporte cloutée de fer grinça sur ses gonds ; quelques instantsplus tard elle se rouvrit pour laisser pénétrer un moine trapu auvisage épais et à l’allure autoritaire.

– Vous m’avez demandé, RévérendPère ?

– Oui, Frère Jérôme. Je désire que cetteaffaire soit réglée avec le minimum de scandale ; et pourtantil est nécessaire que l’exemple soit public.

L’Abbé s’était exprimé en latin. Le latin, parson caractère antique et solennel, convenait mieux pour traduireles pensées de deux hauts dignitaires de l’ordre.

– Peut-être vaudrait-il mieux que lesnovices ne soient pas présents ? suggéra le maître. La mentiond’une femme risque de les détourner des pieuses méditations versdes pensées profanes et impies.

– Une femme ! Une femme ! gémitl’Abbé. Saint Chrysostome a eu bien raison de qualifier la femme deradix malorum ! Depuis Ève, quel bien est venu del’une d’elles ? Qui porte plainte ?

– Le Frère Ambrose.

– Un saint et brave jeune homme.

– Une lumière, un modèle pour tous lesnovices.

– Finissons-en donc, selon notrevénérable règle monastique. Commandez au procureur et au procureuradjoint d’introduire ici les frères par rang d’âge, en même tempsque Frère John l’accusé et frère Ambrose l’accusateur.

– Et les novices ?

– Qu’ils attendent dans l’allée nord ducloître ! Un moment ! Dites au procureur adjoint de leurenvoyer Thomas le lecteur afin qu’il leur lise des extraits desGesta beati Benedicti. Peut-être ce texte lespréservera-t-il contre les babillages puérils et pernicieux.

Une fois de plus l’Abbé demeura seul. Ilpencha sa maigre figure grisonnante au-dessus de son bréviaireenluminé et ne leva pas les yeux quand les moines pénétrèrent dansla salle ; à pas lents, mesurés, ils allèrent s’asseoir surles bancs de bois qui de chaque côté étaient parallèles au mur. Àl’autre extrémité, sur deux sièges élevés aussi imposants que celuide l’Abbé, mais sculptés avec un peu moins de recherche, s’assirentle maître des novices et le procureur. Ce dernier était un grosmoine majestueux, dont les yeux noirs pétillaient ; sa tonsureétait entourée d’une masse abondante de cheveux frisés, très bruns.Entre eux se tenait un frère pâle et efflanqué qui semblait peu àson aise : il se balançait nerveusement et se grattait lementon avec le rouleau de parchemin qu’il serrait dans sa main.L’Abbé, du haut de sa position, considéra les deux rangs de visagesplacides et hâlés, leurs grands yeux bovins, leurs expressionssimplistes. Puis il tourna son regard inquisiteur dans la directiondu moine pâle qui lui faisait face.

– Cette plainte émane de vous, FrèreAmbrose, dit-il. Puisse saint Benoît, patron de cette maison, setrouver avec nous aujourd’hui et nous aider dans nosconclusions ! Combien de chefs d’accusation yfigurent ?

– Trois, Révérend Père, répondit le frèred’une voix mal assurée.

– Les avez-vous établis selon larègle ?

– Les voici, Révérend Père, inscrits surce parchemin.

– Que ce parchemin soit remis auprocureur. Faites entrer le Frère John afin qu’il entende lesaccusations portées contre lui.

À ce commandement un frère lai ouvrit laporte ; deux autres frères lais entrèrent alors, encadrant unjeune novice de l’ordre. Il avait la taille d’un colosse, les yeuxnoirs, les cheveux roux, de gros traits, et, répandu sur toute sapersonne, un air mi-provocant, mi-amusé. Il avait rejeté lecapuchon sur ses épaules. Sa robe, dégrafée en haut, laissaitapparaître un cou puissant, rougeaud, côtelé comme l’écorce dusapin. Des bras très musclés, couverts d’un duvet roux, émergeaientdes larges manches de son habit dont le pan retroussé sur un côtépermettait d’apercevoir une jambe formidable toute égratignée parles ronces. Sur une révérence à l’Abbé (révérence qui étaitpeut-être plus ironique que respectueuse) le novice se dirigea versle prie-Dieu sculpté qui avait été préparé pour lui, puis ildemeura silencieux et tout droit, la main sur la clochette d’or quiétait utilisée pour les oraisons spéciales de la maison de l’Abbé.Ses yeux noirs parcoururent l’assemblée avant de se poser,menaçants et farouches, sur le visage de son accusateur.

Le procureur se leva. Il déroula avec lenteurle parchemin et en commença la lecture d’une voix emphatique. Lefrémissement qui agita les frères révéla l’intérêt qu’ils portaientau débat.

– Accusations portées le deuxième jeudiaprès la fête de l’Assomption, l’an 1366 de Notre Seigneur, contrele Frère John, précédemment connu sous le nom de Hordle John, ouJohn de Hordle, mais à présent novice dans le saint ordremonastique des Cisterciens. Lecture faite le même jour à l’abbayede Beaulieu en présence du Révérend Père Abbé Berghersh et de toutl’ordre assemblé.

« Les accusations contre ledit Frère Johnsont les suivantes, à savoir :

« Premièrement, que le jour susmentionnéde la fête de l’Assomption, de la bière légère ayant été servie auxnovices dans la proportion d’un quart pour quatre, ledit Frère Johnvida le pot d’un trait au grand dam du Frère Paul, du FrèrePorphyre et du Frère Ambrose, qui purent à peine avaler leur moruesalée en raison de la sécheresse de leur gosier…

Devant cette accusation solennelle, le noviceleva une main et mordit ses lèvres, tandis que les frères (même lesplus dévôts) échangeaient des regards amusés et toussotaient pourdissimuler leur envie de rire. Seul l’Abbé demeuraimperturbable.

– … De plus, que le maître des novicesl’ayant informé que pendant deux jours il aurait pour toutenourriture un pain de son de trois livres et des haricots afind’honorer et de glorifier plus hautement sainte Monique, mère desaint Augustin, il fut surpris par le Frère Ambrose et par d’autresfrères à dire qu’il vouait à vingt mille diables ladite Monique,mère de saint Augustin, ou n’importe quelle sainte quis’interposerait entre un homme et sa nourriture. De plus, que leFrère Ambrose lui ayant reproché ce souhait blasphématoire, il sesaisit dudit frère et lui plongea la tête dans le piscatorium ouvivier, pendant un laps de temps au cours duquel ledit frère putrépéter un pater et quatre ave pour fortifier sonâme contre une mort imminente…

Cette grave accusation souleva unbourdonnement et des murmures dans les rangs des frères en robeblanche ; mais l’Abbé étendit sa longue main nerveuse.

– Quoi encore ? demanda-t-il.

– … De plus, qu’entre none et les vêpresle jour de la fête de Jacques le Mineur, ledit Frère John futaperçu sur la route de Brockenhurst, près de l’endroit appelél’étang de la Cognée, en conversation avec une personne de l’autresexe, jeune fille nommée Mary Sowley, fille du verdier du Roi. Deplus, qu’après diverses plaisanteries et farces, ledit Frère Johnsouleva ladite Mary Sowley et la prit, la porta et la reposa del’autre côté du ruisseau, pour l’infinie satisfaction du diable etau profond détriment de son âme, dont la scandaleuse défaillance etvilenie est attestée par trois membres de l’ordre.

Un silence de mort plana dans la salle ;des hochements de tête, des yeux levés vers le ciel révélaient lapieuse horreur qui s’était emparée de la communauté. L’Abbé arquases sourcils gris.

– Qui peut se porter garant de cesderniers faits ? interrogea-t-il.

– Je le puis, répondit l’accusateur. Etle peuvent également Frère Porphyre, qui était avec moi, et FrèreMarc, lequel a été si bouleversé et si troublé intérieurement parce spectacle qu’il est alité avec de la fièvre.

– Et la femme ? demanda l’Abbé. Nes’est-elle pas répandue en lamentations et en larmes devant ladégradation du Frère ?

– Non. Elle lui a souri gentiment et l’aremercié. Je l’affirme, et le Frère Porphyre peut l’affirmeraussi.

– Vous le pouvez ? tonna l’Abbé.Vous le pouvez tous les deux ? Avez-vous oublié que latrente-cinquième règle de l’ordre ordonne qu’en présence d’unefemme le visage doit se détourner et les yeux se river ausol ? Vous l’avez oubliée, cette règle ! Si vos yeuxavaient été braqués sur vos sandales, comment auriez-vous pu voirle sourire dont vous faites état ? Huit jours de cellule, fauxFrères, huit jours de pain de seigle et de lentilles, avec doublesLaudes et doubles Matines, vous aideront à vous rappeler les règlessous lesquelles vous vivez.

Accablés par ce subit accès de colère, lesdeux témoins enfouirent leurs figures dans le creux de leurspoitrines, et se laissèrent tomber sur leurs sièges. L’Abbé lesfoudroya d’un ultime regard, puis reporta ses yeux sur l’accusé quisoutint le choc avec un visage ferme et tranquille.

– Qu’avez-vous à dire, Frère John, surles lourdes charges qui sont alléguées contre vous ?

– Assez peu, bon Père, assez peu !dit le novice en anglais avec le débit traînant des Saxons del’Ouest.

Les frères, qui étaient tous de bons Anglais,dressèrent l’oreille au son de ces accents familiers dont ilsavaient perdu l’usage. Mais l’Abbé devint rouge de colère et ilfrappa d’une main l’accoudoir de son fauteuil.

– Quel est ce langage ?s’écria-t-il. Est-ce là une langue à employer entre les murs d’unancien monastère de bonne réputation ? Il est vrai que lagrâce et la science vont toujours de pair ; quand l’une estperdue, point n’est besoin de chercher l’autre !

– Cela, je ne le sais pas, répondit FrèreJohn. Je sais seulement que les mots me sont venus naturellementaux lèvres, car c’est ainsi que s’exprimaient mes pères. Avec votrepermission je parlerai ma langue ; sinon je garderai lesilence.

L’Abbé tapota du pied sur le plancher etacquiesça de la tête, comme quelqu’un qui passe sur un détail maisqui ne l’oubliera pas.

– Pour l’affaire de la bière, repritFrère John, j’étais rentré des champs en nage, et j’avais à peineeu le goût dans la bouche que déjà le pot était vide. Il se peutégalement que j’aie parlé un peu brusquement à propos du pain deson et des haricots, mais pour un homme de ma taille une tellenourriture est insuffisante. Il est vrai aussi que j’ai empoigné cemaître idiot de Frère Ambrose, quoique je ne lui aie fait aucunmal, ainsi que vous pouvez le constater. Pour ce qui est de lajeune fille, il est vrai que je l’ai portée de l’autre côté duruisseau car elle avait sa robe et ses souliers, et moi j’étaispieds nus dans des sandales de bois qui ne risquaient pas d’êtreabîmées par l’eau. J’aurais été honteux en tant qu’homme et en tantque moine si je ne l’avais pas aidée.

Il regarda autour de lui ; il avait dansles yeux la même lueur amusée.

– Cela suffit, prononça l’Abbé. Il a toutconfessé. Il ne me reste plus qu’à déterminer le châtiment quemérite sa mauvaise conduite…

Il se leva ; les deux rangées dereligieux l’imitèrent ; les frères jetèrent des coups d’œilobliques vers le prélat en colère.

– … John de Hordle ! éclata-t-il.Pendant vos deux mois de noviciat vous vous êtes montré un moineinfidèle, indigne de porter la robe blanche qui est le symboleextérieur d’un esprit sans tache. Cette robe vous sera doncretirée, et vous serez rejeté dans le monde extérieur sans lebénéfice de la cléricature, et sans la moindre participation auxgrâces et aux bénédictions de ceux qui vivent sous la protection dubienheureux Benoît. Vous ne reviendrez jamais à Beaulieu ni dansl’une des dépendances de Beaulieu, et votre nom sera rayé des rôlesde l’ordre.

La sentence parut terrible aux moines âgés,qui avaient si bien pris l’habitude de la vie paisible et régulièrede l’abbaye qu’ils auraient été des enfants perdus dans le mondeextérieur : de leur oasis de paix et de piété, ilsconsidéraient le désert de la vie comme un lieu plein de tempêteset de luttes, très inconfortable, dominé par le mal. Le jeunenovice quant à lui ne devait pas partager cette opinion, car sesyeux étincelèrent et son sourire s’accentua. Il n’en fallut pasdavantage pour enflammer l’humeur de l’Abbé.

– Voilà pour le châtimentspirituel ! poursuivit-il. Mais c’est à vos sentiments plusgrossiers que nous allons maintenant nous intéresser. Comme vousn’êtes plus protégé par le bouclier de la sainte Église, ladifficulté ne sera pas grande. Holà ! Frères lais !Francis, Naomi, Joseph ! Saisissez-vous de lui et liez-lui lesbras ! Traînez-le par ici, et que les forestiers et lesportiers le chassent à coups de fouet hors de l’enceinte !

Quand les trois frères susnommés s’avancèrentpour exécuter l’ordre de l’Abbé, le sourire disparut du visage dunovice. Il regarda à droite, à gauche, avec des yeux sombresfarouches, comme un taureau harcelé par des chiens. Puis, poussantun cri jailli du plus profond de sa poitrine, il s’empara du lourdprie-Dieu de chêne et il le balança ; il était prêt à frapper.Il recula de deux pas afin de n’être pas assailli par surprise.

– Par la croix noire de Waltham !rugit-il. Si l’un de vous, coquins, touche du bout des doigts lebord de ma robe, je lui écrase le crâne comme uneaveline !

Ses gros bras musclés, sa voix tonnante, sescheveux roux en bataille impressionnèrent les trois frères quis’immobilisèrent, cloués sur place. Les deux rangs de moines blancsoscillaient comme des peupliers sous la tempête. L’Abbé seul bonditen avant ; mais le procureur et le maître des novices leretinrent chacun par un bras afin qu’il ne s’exposât point audanger.

– Il est possédé d’un démon !crièrent-ils. Courez, Frère Ambrose, Frère Joachim ! AppelezHugh du moulin, et Wat le bûcheron, et Raoul avec son arbalète etses carreaux ! Dites-leur que nous craignons pour notrevie ! Courez ! Courez, pour l’amour de laVierge !

Mais le novice était stratège autant qu’hommed’action. Il s’élança, précipita à la tête de Frère Ambrose sonarme lourde et, pendant que le moine et le prie-Dieu roulaientensemble sur le plancher, il se rua par la porte ouverte, pourdégringoler l’escalier en colimaçon. Le vieux Frère Athanasius, desa cellule, eut la vision de deux pieds ailés et d’une roberetroussée ; mais avant qu’il eût eu le temps de se frotterles yeux, le moine infidèle se trouvait dehors et fonçait sur laroute de Lyndhurst aussi vite que le lui permettaient sessandales.

Chapitre 2Comment Alleyne Edricson s’en alla dans le monde

Jamais la paisible atmosphère de la vieillemaison cistercienne n’avait été pareillement troublée. Jamaisn’avait éclaté une révolte aussi soudaine, aussi brève, aussiréussie. Mais l’abbé Berghersh devait veiller à ce que cetterébellion unique en son genre ne mît point en péril l’ordre établi.En quelques phrases acides et brûlantes, il compara la sortie dufaux Frère à l’expulsion de nos premiers parents du paradisterrestre, et il affirma que s’ils ne se réformaient pas, d’autresmembres de la communauté pourraient se trouver dans le même mauvaiscas. Ayant ainsi ramené la docilité au sein de son troupeau, ilrenvoya les moines à leurs travaux et se retira dans sonappartement privé pour chercher les secours spirituels nécessairesà l’accomplissement de sa haute mission.

L’Abbé était encore agenouillé quand quelquescoups légers frappés à sa porte interrompirent ses oraisons. Il sereleva et commanda d’entrer. Mais l’humeur causée par cetteinterruption s’adoucit quand il reconnut le visiteur, et saphysionomie s’éclaira d’un sourire paternel.

C’était un jeune homme mince d’une taillelégèrement au-dessus de la moyenne, il avait des cheveux blonds etdes traits enfantins ; il était bien bâti et d’un extérieuravenant. Des yeux gris clairs et pensifs, ainsi qu’une délicatevivacité d’expression, indiquaient une nature qui s’étaitdéveloppée loin des joies et des tristesses bruyantes du monde. Ledessin de la bouche et un menton volontaire interdisaient de luiattribuer de la mollesse de caractère. Il pouvait être impulsif,enthousiaste, sensible, souple, et cherchant à plaire ; maisun observateur attentif aurait juré que ses manières douces dejeune moine masquaient une fermeté et une résolutionnaturelles.

Il n’était pas revêtu de la robemonastique ; il avait un costume de laïque ; cependantson justaucorps, son manteau et ses chausses étaient d’une couleursombre, décente pour quelqu’un ayant vécu à l’intérieur d’uneenceinte sacrée. Il portait en bandoulière une besace de voyage.D’une main il serrait un gros bâton pointu et ferré ; del’autre il tenait son bonnet qu’ornait sur le devant une grandemédaille d’étain frappée à l’image de Notre-Dame de Rocamadour.

– Êtes-vous prêt, beau fils ? ditl’Abbé. Ce jour est décidément celui des départs. En douze heuresl’abbaye a dû arracher son herbe la plus nocive, et se séparer desa fleur préférée.

– Vous êtes trop bon, mon Père !répondit le jeune homme. Si je pouvais disposer de moi à mon gré,je ne partirais jamais et je terminerais mes jours ici à Beaulieu.L’abbaye a été ma demeure depuis que je suis en âge de me souvenir,et j’ai chagrin à la quitter.

– La vie apporte beaucoup de croix, ditdoucement l’Abbé. Qui n’en a pas ? Votre départ nous affligeautant que vous. Mais rien ne peut l’empêcher. J’ai donné ma paroleà votre père Edric que lorsque vous auriez vingt ans vous iriezdans le monde afin d’en goûter les saveurs par vous-même.Asseyez-vous sur ce siège, Alleyne, car il se peut que vous ne vousreposiez pas avant longtemps.

Le jeune homme obéit, mais avec une répugnanceet un manque d’assurance visibles. L’Abbé se tenait près de lafenêtre étroite ; sa longue ombre noire tombait obliquementsur le plancher.

– Il y a vingt ans, reprit-il, votrepère, le seigneur de Minstead, est mort en laissant à l’abbaye deriches terres et aussi son enfant, à condition que nous l’élevionsjusqu’à ce qu’il ait atteint l’âge d’homme. Il l’a fait en partieparce que votre mère était morte, et en partie parce que votrefrère aîné, l’actuel seigneur de Minstead, avait déjà manifesté unenature grossière et farouche et qu’il n’aurait pas été pour vous uncompagnon convenable. Il manifesta toutefois sa volonté que vous neresteriez pas au couvent et que, parvenu à maturité, vousretourneriez dans le monde.

– Mais, mon Père, interrompit le jeunehomme, n’ai-je pas déjà franchi quelques degrés dans lacléricature ?

– Si, beau fils, mais pas assez pour vousempêcher de porter le costume laïque ni pour vous interdire legenre d’existence que vous allez mener. Vous avez étéportier ?

– Oui, mon Père.

– Exorciste ?

– Oui, mon Père.

– Lecteur ?

– Oui, mon Père.

– Acolyte ?

– Oui, mon Père.

– Mais vous n’avez pas prononcé de vœuxde fidélité et de chasteté ?

– Non, mon Père.

– Vous êtes donc libre de vivre dans lesiècle. Mais avant que vous partiez, faites-moi savoir quelstalents vous emportez de Beaulieu. J’en connais quelques-uns. Voussavez jouer de la citole et du rebec. Sans vous notre chœur seramuet. Vous sculptez aussi, je crois ?

La pâle figure du jeune homme s’enflamma d’unefierté d’artiste.

– Oui, Révérend Père ! Grâce au bonFrère Bartholomew, je sculpte le bois et l’ivoire, et je puiségalement travailler l’argent et le bronze. Du Frère Francis j’aiappris à peindre sur parchemin, sur verre et sur métal, et jeconnais les colorants et les essences qui préservent la couleur del’humidité ou d’un air trop vif. Le Frère Luc m’a initié audamasquinage et à l’émaillage des châsses, des tabernacles, desdiptyques et des triptyques. Pour le reste je sais un peu faire dela tapisserie, tailler des pierres précieuses et fabriquer desoutils.

– Une belle liste, en vérité !s’exclama le Supérieur en souriant. Quel clerc de Cambridge oud’Oxenford pourrait se prévaloir d’autant ? Mais pour lalecture ? Je crains que vous ne soyez moins disert.

– En effet, mon Père ; mon bagageest léger. Pourtant, grâce à notre bon procureur, je ne suis pastotalement illettré. J’ai lu Ockham, Bradwardine et d’autres del’École, ainsi que le savant Duns Scott et la Somme du saintd’Aquin.

– Mais qu’avez-vous retenu de voslectures sur les choses de ce monde ? De cette haute fenêtrevous pouvez apercevoir la pointe boisée et la fumée deBucklershard, l’embouchure de l’Exe et le scintillement de la mer.Je vous demande maintenant, Alleyne, où arriverait un homme quiembarquerait et traverserait cette mer.

Le jeune homme réfléchit et dessina un planavec son bâton sur les nattes de jonc qui recouvraient une partiedu plancher.

– Révérend Père, dit-il, il arriveraitdans ces régions de la France qui sont tenues par sa MajestéRoyale. Mais s’il tendait vers le sud il pourrait atteindrel’Espagne et les États barbaresques. Vers le nord il gagnerait lesFlandres, et les pays des Orientaux et des Moscovites.

– Exact ! Et si, après avoir atteintles possessions du Roi, il prolongeait son voyage versl’est ?

– Dans ce cas il arriverait dans cettepartie de la France qui est encore en litige, et il pourraitespérer atteindre la célèbre cité d’Avignon où s’est établi notrePère bénit, le pilier de la Chrétienté.

– Et ensuite ?

– Ensuite il traverserait le pays desAlemans et le grand Empire romain, et puis il irait vers le paysdes Huns et des païens de Lithuanie, au-delà duquel est située lagrande ville de Constantin et s’étend le royaume des impurssectateurs de Mahomet.

– Et ensuite, beau fils ?

– Au-delà il y a Jérusalem et la TerreSainte, ainsi que le grand fleuve qui a sa source dans le jardin del’Éden.

– Et ensuite ?

– Non, Révérend Père, je n’en sais pasdavantage. À mon avis le bout du monde n’est pas loin.

– Alors nous pouvons encore trouverquelque chose à vous apprendre, Alleyne ! fit l’Abbé aveccomplaisance. Sachez que beaucoup de peuples étranges s’interposentavant le bout du monde. Il y a le pays des Amazones et le pays desnains, et le pays des femmes jolies mais mauvaises qui tuent d’unregard comme le basilic. Plus loin il y a le royaume de PresterJohn et du Grand Khan. Tout cela je le sais de source sûre, puisqueje le tiens du pieux et vaillant chevalier du Christ, Sir John deMandeville, qui s’arrêta deux fois à Beaulieu en allant àSouthampton et en revenant : du pupitre du réfectoire, il nousfit un discours sur ce qu’il avait vu, et il se trouva plus d’unbon Frère pour s’arrêter de boire et de manger tant ces étrangescontes étaient saisissants.

– Je voudrais bien savoir, mon Père, cequi peut exister à l’extrémité du monde.

– L’approfondissement de certains sujets,répondit l’Abbé avec gravité, ne nous a jamais été recommandé. Maisvous avez une longue route devant vous. Où irez-vousd’abord ?

– Chez mon frère à Minstead. Puisqu’ilest vraiment impie et violent, il faut que je le voie et que jecherche à le ramener dans la bonne voie.

L’Abbé hocha la tête.

– Le seigneur de Minstead s’est tailléune fâcheuse réputation, fit-il. Si vous vous rendez chez lui,veillez au moins à ce qu’il ne vous détourne pas de la routeétroite où vous avez appris à marcher. Mais vous êtes sous la gardede Dieu, et Dieu vous protégera toujours dans le péril ou lessoucis. Par-dessus tout, évitez les pièges des femmes ; ellesen tendent constamment pour y prendre de jeunes aveugles. À genoux,mon enfant, et recevez la bénédiction d’un vieil homme.

Alleyne Edricson baissa la tête pendant quedans son cœur l’Abbé suppliait le Ciel de protéger cette âmeinnocente qui s’engageait dans les ténèbres et les dangers dusiècle. Ce n’était une formule vide ni pour l’un ni pour l’autre.Tous deux considéraient la vie extérieure comme une source deviolence et de péché, environnée de dangers physiques et surtoutspirituels.

À cette époque le ciel était proche deshommes. Les interventions directes de Dieu se manifestaient dans letonnerre et l’arc-en-ciel, la tempête et les éclairs. Pour lecroyant, des nuées d’anges et de confesseurs ou de martyrs, desarmées de saints et de sauvés se penchaient toujours vers leursfrères de l’Église militante : ils les relevaient, lesencourageaient, les aidaient. Ce fut donc d’un cœur raffermi que lejeune homme quitta la chambre de l’Abbé. Celui-ci l’accompagnajusqu’en haut de l’escalier et le recommanda à la protection desaint Julien, patron des voyageurs.

En bas, sous le porche de l’abbaye, les moiness’étaient rassemblés pour un dernier adieu. Beaucoup avaientapporté un petit cadeau afin qu’il se souvînt d’eux. Le FrèreBartholomew était là avec un crucifix d’ivoire sculpté, et aussi leFrère Luc avec un psautier dont le dos blanc était décoréd’abeilles d’or, et encore le Frère Francis qui lui offrit« Le massacre des Innocents » admirablement dessiné surparchemin. Tous ces objets furent soigneusement glissés au fond dela besace du voyageur, et recouverts par les soins du FrèreAthanasius d’un paquet de pain et de fromage et d’un petit flacondu célèbre vin cacheté de bleu de l’abbaye. Voilà comment,s’arrachant aux mains qui se tendaient vers lui, parmi des éclatsde rire et des bénédictions, Alleyne Edricson quitta Beaulieu.

Au tournant de la route il s’arrêta pourregarder derrière lui. L’immense bâtiment qu’il connaissait si biens’étendait baigné du miel du soleil couchant : il contempla lamaison de l’Abbé, l’église allongée, le cloître ogival. Et puis ily avait aussi le large ruban de l’Exe, le vieux puits de pierre, lepetit autel de la Vierge dans une niche et, surtout, le groupe desrobes blanches avec ces mains qui s’agitaient dans sa direction. Unbrouillard embua les yeux du jeune homme, qui se mit en route, lagorge serrée et le cœur lourd.

Chapitre 3Comment Hordle John dupa le fouleur de Lymington

Mais il ne serait pas conforme à l’ordrenaturel qu’un ardent garçon de vingt ans ayant le vaste mondedevant lui passât ses premières heures de liberté à se lamenter surce qu’il venait de quitter. Bien avant que le son des cloches deBeaulieu eût cessé de parvenir à ses oreilles, Alleyne avait reprisune démarche assurée, faisait des moulinets avec son bâton ferré etsifflait comme un merle. Il est vrai que la soirée était digne deraffermir le moral d’un homme. Les rayons obliques du soleilfiltraient à travers les arbres, dessinaient sur la route desbarres dorées entre des nervures délicates. Au loin, devant etderrière lui, les rameaux verts qui commençaient à prendre uneteinte cuivrée s’élançaient pour former de larges arceaux. L’aircalme de l’été s’alourdissait des senteurs résineuses de la grandeforêt. Ici et là un ruisseau aux eaux roussâtres babillait ens’échappant des sous-bois et courait se perdre parmi les fougèreset les ronces. Édifiée sur le bourdonnement des insectes et lebruissement des feuilles, la paix de la nature régnait partout.

La vie pourtant ne manquait pas : tousles grands bois en étaient riches. Tantôt une hermine d’été, soupleet furtive, traversait la route pour assouvir sa cruelle passion dela chasse ; tantôt un chat sauvage perché sur une branche dechêne observait le voyageur d’un œil jaune et méfiant. Ou encoreune laie suivie de deux petits marcassins surgissait desbroussailles, à moins qu’un cerf majestueux n’avançât parmi lestroncs d’arbres et ne regardât autour de lui avec l’assurance d’unsujet du Roi. Quand il en aperçut un, Alleyne le menaça gaiement deson gourdin et le cerf, pensant sans doute que le Roi était troploin pour le protéger, s’enfuit en bondissant.

À présent le jeune homme se trouvait loin del’abbaye. Il fut d’autant plus surpris d’apercevoir, au bout d’unvirage, un homme revêtu de la robe blanche de l’ordre et assis surun talus de bruyère. Alleyne connaissait bien tous les frères, saufcelui-ci. Il secouait sa tête rougeaude et bouffie avec un air degrande perplexité : il joignait les mains et les agitaitfurieusement ; enfin il se leva et descendit la route encourant. Mais quand il s’était mis debout, Alleyne avait remarquéque sa robe était beaucoup trop longue pour sa taille, qu’elletraînait par terre et tirebouchonnait sur ses chevilles de tellemanière que même en la retroussant il était incapable de marchervite. Néanmoins il se mit à courir ; ses piedss’embarrassèrent dans sa robe ; il dut ralentir ; ilfaillit tomber ; il préféra se laisser choir sur la bruyère.Quand Alleyne parvint à sa hauteur, il l’interpella.

– Jeune ami, lui dit-il, d’après votrecostume laïque je gage que vous ne savez pas grand-chose surl’abbaye de Beaulieu.

– Vous êtes dans l’erreur, répondit leclerc. J’ai passé toute ma vie entre ses murs.

– Serait-ce vrai ? s’écria-t-il.Alors pourrez-vous me dire le nom d’un grand lourdaud de frèreimmonde qui a un visage taché de son et des mains comme despelles ? Ses yeux sont noirs, sa tignasse rouge, et il beuglecomme le taureau de la paroisse. Je ne crois pas qu’il y en aitdeux de semblables dans un même couvent.

– Il s’agit sûrement du Frère John.J’espère qu’il ne vous a pas fait de mal, bien que vous soyez encolère contre lui ?

– Du mal ? s’exclama l’autre ensursautant sur sa bruyère. Du mal ! Il m’a volé tous mesvêtements ; est-ce un mal ? Et il m’a laissé ici dans cetriste costume blanc, si bien que j’ai honte de me représenterdevant ma femme : elle pensera que j’ai pris sa vieillechemise pour m’habiller. C’est une misère que je l’aierencontré !

– Mais que s’est-il passé ? demandale clerc qui avait du mal à réprimer un fou rire devant lespectacle de ce petit homme courroucé, tout noiraud dans sa robeblanche.

– Voici. Je suivais cette route etj’espérais atteindre Lymington avant la nuit, quand j’ai rencontréce fripon de rouquin assis exactement en ce même endroit. Je mesuis découvert en passant devant lui ; après tout ce pouvaitêtre un saint homme en train de faire oraison ! Mais il m’ainterpellé pour me demander si j’avais entendu parler de lanouvelle indulgence accordée aux Cisterciens. Je lui ai répondu quenon. « Alors, tant pis pour ton âme ! » s’est-ilécrié. Et il s’est lancé dans une longue histoire : tenantcompte des vertus de l’abbé Berghersh, le Pape avait décrété quequiconque endosserait l’habit d’un moine de Beaulieu, le temps dedire les sept psaumes de David, aurait sa place assurée au royaumede Dieu. Quand j’ai appris cela, je me suis jeté à genoux et jel’ai supplié de me prêter sa robe pour que je la passe ; il acédé à mes nombreuses adjurations, surtout après que je lui aieremis trois marcs pour redorer la statue de Laurent le martyr. J’aidonc revêtu sa robe. Je ne pouvais pas faire autrement que de luipermettre de porter mon bon justaucorps de cuir et mes chausses,car, disait-il, il commençait à faire froid et il n’aurait pas étédécent qu’il demeurât demi-nu pendant que je me livrerais à mesoraisons. Une fois qu’il a été habillé, et il ne l’a pas été sanspeine car nous ne sommes pas de la même taille, je n’en étaisarrivé qu’à la fin du deuxième psaume ; là-dessus il m’aordonné de faire honneur à mon nouvel habit, et il s’est enfui àtoutes jambes. J’aurais bien voulu courir moi aussi, mais j’avaisl’impression d’avoir été cousu dans un sac. Aussi me suis-je assisici, je n’en bougerai pas avant d’avoir retrouvé mes affaires.

– Non, non, ami ! Ne prenez pas leschoses si lugubrement ! dit Alleyne en posant une main surl’épaule de l’affligé. Il vous reste toujours la ressource detroquer à l’abbaye cette robe contre un justaucorps. Mais peut-êtreavez-vous un ami dans les environs ?

– Oui, j’en ai un, répondit-il. Et justeà côté. Mais je ne me soucie guère d’aller le trouver, car sa femmea une langue de diablesse, et elle raconterait mon aventure danstout le pays : je ne pourrais plus me montrer dans aucunmarché, de Fordingbridge à Southampton. Mais si vous, beau messire,vous aviez la bonté de faire un crochet de deux portées de flèche,vous me rendriez un service sans égal.

– De tout mon cœur ! fitAlleyne.

– Alors prenez ce sentier sur la gauche,je vous prie, puis la piste de chevreuils qui débouche sur ladroite. Vous verrez sous un grand hêtre la hutte d’un charbonnier.Dites-lui mon nom, mon bon seigneur, le nom de Peter le fouleur, deLymington, et demandez-lui des vêtements de rechange afin que jepuisse me remettre en route sans délai. Pour certaines raisons ilne me refusera pas ce service.

Alleyne partit par le sentier indiqué etdécouvrit bientôt la hutte du charbonnier. Celui-ci était sortipour couper du bois dans la forêt ; mais sa femme, grossematrone affairée, trouva les vêtements qui convenaient et en fit unballot. Pendant qu’elle s’empressait, Alleyne Edricson se tenaitdevant la porte ouverte, et il la regardait avec autant d’intérêtque de méfiance car il n’avait jamais vu une femme d’aussi près.Elle avait des bras rouges, une robe en lainage sombre et unebroche en cuivre grosse comme une tartelette.

– Peter le fouleur ! ne cessait-ellede répéter. Par la sainte Vierge, si j’étais la femme de Peter lefouleur, je lui aurais appris à ne pas donner ses vêtements aupremier coquin venu ! Mais il a toujours été stupidementcrédule, Peter, bien que nous lui soyons redevable de nous avoiraidés pour l’enterrement de notre second fils, Wat, qui étaitapprenti chez lui à Lymington l’année de la Peste Noire. Mais quiêtes-vous, jeune seigneur ?

– Un clerc qui va de Beaulieu àMinstead.

– Tiens, vraiment ? Vous avez étéélevé à l’abbaye, alors ? Je pourrais le deviner rien qu’à vosjoues rougissantes et à vos yeux baissés. Vous avez appris chez lesmoines, je suppose, à redouter les femmes. Ils déshonorent leurspropres mères, avec cet enseignement-là ! Le monde seraitjoli, ma foi, s’il n’y avait plus de femmes !

– Que le ciel nous préserve d’une telleéventualité ! dit Alleyne.

– Amen et amen ! Mais vous êtes joligarçon, d’autant plus mignon que vous avez des manières modestes.Il est facile de voir à votre figure que vous n’avez point passévos journées sous la pluie, dans la chaleur et le vent, comme monpauvre Wat a été forcé de le faire.

– J’ai encore vu bien peu de choses de lavie, bonne dame !

– Vous n’y trouverez rien qui vousdédommagera de la perte de votre fraîcheur. Voilà les habits. Petern’aura qu’à les rapporter la prochaine fois qu’il passera par ici.Sainte Vierge ! Regardez cette poussière sur votredoublet ! On voit bien que vous n’avez pas de femme pourveiller sur vous. Là ! C’est mieux. Maintenant fais-moi labise, mon petit.

Alleyne se pencha pour déposer un baiser surson visage. Le baiser était en effet la manière ordinaire de sesaluer à l’époque et, comme Érasme le remarqua bien plus tard,davantage en Angleterre que partout ailleurs. Celui-là fit battrefurieusement le sang aux tempes d’Alleyne qui se demanda, enpartant, comment l’abbé Berghersh aurait réagi devant uneinvitation aussi franche. Il en avait encore des fourmillementsdans la peau quand il rejoignit la route, mais ce qu’il vit alorslui changea les idées.

Un peu plus bas, l’infortuné Peter tapait dupied et tempêtait dix fois plus fort qu’auparavant. Au lieu de lagrande robe blanche, il n’avait plus de vêtements du tout, sauf unecourte chemise de flanelle et une paire de chaussons de cuir. Loinsur la route courait un homme très grand, qui avait un ballot sousun bras et l’autre main au côté, comme quelqu’un qui rit jusqu’à enavoir mal.

– Regardez-le ! cria Peter.Regardez-le ! Vous me servirez de témoin. Il fera connaissanceavec la prison de Winchester ! Voyez comme il s’enfuit avecmon habit !

– Qui est-ce ?

– Qui, sinon ce maudit Frère John ?Il m’a laissé moins de vêtements que n’en a un galérien. Ce doublefripon m’a volé ma robe.

– Du calme, mon ami ! C’était sarobe, objecta Alleyne.

– Il a tous mes habits : la robe, lejustaucorps, les hauts-de-chausses, tout ! Je lui suis bienreconnaissant de m’avoir laissé ma chemise et mes chaussons !Cela ne m’étonnerait pas qu’il revienne bientôt les chercher.

– Mais comment est-ce arrivé ?demanda Alleyne éberlué.

– Sont-ce là les vêtements ? Parpitié, donnez-les moi ! Le Pape lui-même ne me les reprendraitpas, même s’il m’envoyait tout le sacré collège des cardinaux pourme les réclamer. Comment est-ce arrivé ? Hé bien, vous veniezde me quitter quand ce maudit John est revenu au pas decourse ; quand j’ai ouvert la bouche pour l’accabler dereproches, il m’a demandé s’il était vraisemblable qu’un homme deprières abandonnât son habit de religieux pour s’emparer dujustaucorps d’un laïque. Il n’avait fait qu’un petit tour, m’a-t-ildit, pour que je fusse plus libre dans mes dévotions. Sur ce j’airetiré ma robe, et lui, simulant beaucoup de hâte, a commencé àdégrafer le justaucorps. Mais quand j’ai posé ma robe sur le sol,il l’a ramassée et il a pris ses jambes à son cou, en me laissantdans cette triste situation. Il riait tellement, comme une grossegrenouille coassante, que j’aurais pu le rattraper si je n’avaispas le souffle aussi court que ses jambes sont longues.

Le jeune homme écouta cette histoire avec toutle sérieux dont il fut capable, mais quand il vit son interlocuteurbedonnant se mettre debout en exhibant toute sa dignité offensée,un gros rire l’assaillit si brusquement qu’il dut s’appuyer contreun arbre. Le fouleur le considéra d’abord avec une gravitéchagrine. Mais comme le rire paraissait devoir s’éterniser, ils’inclina avec une politesse forcée et s’éloigna dans ses habitsempruntés. Quand il ne fut plus qu’un point noir sur la route,Alleyne s’essuya les yeux et se remit joyeusement en marche.

Chapitre 4Comment le bailli de Southampton extermina deux voleurs

Si la route qu’il avait prise n’était guèreplus fréquentée que la plupart des routes du royaume, elle l’étaitbeaucoup moins que celles qui reliaient les grandes villes entreelles. Cependant Alleyne croisa d’autres voyageurs, et à plusieursreprises il fut doublé par des processions de mulets de bât et decavaliers qui allaient dans la même direction. Une fois un moinemendiant s’avança vers lui en boitillant et lui demanda l’aumôned’une voix dolente : pour acheter un pain qui, dit-il, lesauverait d’une mort imminente. Mais Alleyne accéléra l’allure, carles moines lui avaient appris à se méfier des religieux errants,et, d’autre part, un grand os de gigot à demi raclé dépassait de sapoche. Pour aussi vite qu’il se défila, il ne put éviter lamalédiction des quatre saints évangélistes que lui lança lemendiant, accompagnée d’injures si horribles qu’effrayé il seboucha les oreilles avec ses doigts et courut un bon moment àperdre haleine.

Plus loin, à la lisière d’un bois, il tombasur un colporteur et sa femme qui étaient assis sur un arbredéraciné. Le colporteur avait posé par terre son ballot qui servaitde table ; tous deux dévoraient un grand pâté et l’arrosaientd’une boisson tirée d’une jarre de pierre. Le colporteur luiadressa au passage une grossière plaisanterie, mais sa femme appelaAlleyne d’une voix aiguë et l’invita à venir se joindre à eux.Là-dessus l’homme passa de la gaieté à la colère et il se mit à larouer de coups. Alleyne pressa le pas de peur qu’il ne lui fît plusde mal, mais son cœur pesait comme une masse de plomb. Partout oùil portait les yeux, il ne voyait que violence et injustice, et ladureté de l’homme pour l’homme.

Pendant qu’il ruminait ces tristes pensées etlanguissait après la paix de l’abbaye, il parvint à un endroitdécouvert parsemé de buissons de houx, où l’attendait le spectaclele plus étrange qu’il eût jamais vu. Le chemin était bordé d’unlong rideau de feuillage, derrière lequel se dressaient toutesdroites quatre jambes d’hommes recouvertes de chausses barioléesjaunes et noires. À sa stupéfaction une musique gaie s’éleva dansl’air et les quatre jambes gigotèrent au rythme de la musique.Alleyne fit sur la pointe des pieds le tour des buissons ets’arrêta interdit : deux hommes se déplaçaient sur la tête etils jouaient, l’un d’une viole, l’autre d’un pipeau, aussiallégrement et aussi juste que s’ils étaient assis dans unorchestre. Alleyne se signa devant ce spectacle surnaturel, et ileut du mal à conserver son sang-froid quand les deux danseurs,l’apercevant, se dirigèrent vers lui en bondissant sur la tête. Àune longueur de lance ils exécutèrent chacun un saut périlleux etretombèrent sur leurs pieds, souriants et la main sur le cœur.

– Une récompense ! Une récompense,beau chevalier aux yeux écarquillés ! cria l’un.

– Un présent, mon prince ! susurral’autre. N’importe quelle bagatelle nous sera utile : unebourse pleine d’or, ou même un gobelet ciselé !

Alleyne se souvint de ce qu’il avait lu sur lapossession démoniaque : les sauts, les contorsions, lesexclamations brusques. Il allait répéter les exorcismes propres àle défendre contre de telles attaques quand les deux inconnuséclatèrent de rire et, retombant à nouveau pieds en l’air, firentclaquer leurs talons en se moquant de lui.

– Jamais vu d’acrobates auparavant ?demanda le plus âgé.

C’était un gaillard bronzé, noir de cheveux,aussi brun et souple qu’une baguette de noisetier. Ilpoursuivit :

– Pourquoi reculez-vous, comme si nousétions les rejetons du diable ?

– Pourquoi reculez-vous, oiseau couleurde miel ?

– Pourquoi avez-vous peur, ma douceurcannellisée ? s’écria l’autre qui était un grand garçonefflanqué avec des yeux coquins.

– C’est, messires, que le spectacle estnouveau pour moi, répondit le clerc. Quand j’ai vu vos quatrejambes par-dessus les buissons, j’en ai à peine cru mes yeux.Pourquoi faites-vous cela ?

– Question bien sèche pour yrépondre ! cria le plus jeune en se remettant debout. Questionqui donne soif, mon bel oiseau ! Mais que vois-je ? Unflacon, un flacon ! C’est merveilleux…

Tout en parlant il avait allongé le bras etretiré le flacon de la besace d’Alleyne. Adroitement il lui cassale col et s’en versa la moitié dans le gosier. Il tendit le reste àson camarade qui but le vin et qui, à la stupéfaction grandissantedu clerc, fit semblant d’avaler le flacon : il s’y prit sibien qu’Alleyne crut le voir disparaître dans sa gorge. Mais uneseconde plus tard il le balança par-dessus sa tête et le rattrapaen équilibre sur le mollet de sa jambe.

– Nous vous remercions pour le vin, monbon seigneur, dit-il, et pour la courtoisie spontanée avec laquellevous nous l’avez offert. Pour en terminer avec votre question,apprenez que nous sommes bateleurs ; nous nous sommes exhibésavec un énorme succès à la foire de Winchester et nous nous rendonsà Ringwood pour le grand marché de la Saint-Michel. Mais commenotre art est très subtil et très précis, nous ne pouvons paslaisser passer un jour sans nous entraîner ; dans ce but nouschoisissons un endroit tranquille où nous faisons halte. Or vousnous avez découverts ici. Et nous ne pouvons guère être surpris devotre étonnement, puisque vous n’aviez jamais vu d’acrobates et quebeaucoup de barons, comtes, maréchaux et chevaliers qui sont allésjusqu’en Terre Sainte sont unanimes à déclarer qu’ils n’ont jamaisvu un numéro aussi parfait et aussi gracieux. Si vous voulez bienvous asseoir sur ce petit tertre, nous allons recommencer nosexercices.

Alleyne s’assit avec plaisir entre les deuxgros ballots qui contenaient les costumes des bateleurs :doublets de soie couleur de feu et ceintures de cuir pailletées decuivre et de fer blanc. Les acrobates se remirent sur latête : ils se déplaçaient par petits bonds en observant unetotale rigidité du cou et en jouant de leurs instruments sans lamoindre fausse note. Le hasard voulut qu’Alleyne aperçut, dépassantl’un des ballots, le bout d’une cithare ; il la prit,l’accorda et gratta sur les cordes un accompagnement de l’airentraînant que jouaient les danseurs. Quand ils l’entendirent, ilsposèrent leurs propres instruments et, mains au sol, se mirent àsautiller de plus en plus vite ; ils criaient à Alleyned’accélérer le rythme ; ils ne s’arrêtèrent que lorsque lafatigue les accabla tous les trois.

– Bien joué, ma douce colombe !s’exclama le plus jeune. Pour les cordes, vous êtes unartiste !

– Comment connaissiez-vous l’air ?demanda l’autre.

– Je ne le connaissais pas. Je n’ai faitque suivre les notes que j’entendais.

Ce fut à leur tour d’ouvrir de grandsyeux : ils contemplèrent Alleyne avec autant d’émerveillementqu’il en avait mis à les regarder.

– Vous avez une drôle d’oreille !fit le plus âgé. Il y a longtemps que nous cherchons un musicien devotre qualité. Voulez-vous vous joindre à nous et pousser jusqu’àRingwood ? Vous n’aurez pas grand-chose à faire et vousrecevrez deux pence par jour, plus le souper tous les soirs.

– Arrosé d’autant de bière que vouspourrez en ingurgiter, ajouta le plus jeune. Et un flacon de vin deGascogne le dimanche.

– Non, impossible ! réponditAlleyne. Un autre travail m’attend, et je me suis déjà attardé troplongtemps avec vous.

Il reprit résolument la route ; les deuxbateleurs coururent derrière lui, lui offrirent quatre pence, puissix pence par jour ; mais il se contenta de sourire et desecouer la tête ; finalement ils renoncèrent à le séduire.Plus loin il se retourna et aperçut le plus petit grimpé sur lesépaules du plus jeune ; de cet échafaudage quatre mainss’agitaient pour lui dire adieu ; il leur répondit par degrands signes, puis se hâta d’avancer ; cette rencontre leragaillardit.

Alleyne n’avait pas franchi une grandedistance en raison des aventures mineures qui lui étaient arrivées.Mineures, et cependant passionnantes. Jusqu’ici il avait mené uneexistence si paisible qu’un mauvais brassage de la bière ou unemodification à une antienne avaient pris figure d’événements. Maisvoici qu’il assistait maintenant au jeu vif et changeant deslumières et des ombres de la vie. Un abîme semblait se creuserentre cette nouvelle existence pleine d’imprévus et d’incertitudeset le cycle régulier des travaux et des prières d’antan. Lesquelques heures qui s’étaient écoulées depuis son départ del’abbaye effaçaient de sa mémoire tous les ans qu’il y avaitpassés. Il prit le pain que les frères avaient placé dans sabesace : quand il le porta à sa bouche il lui parut étrangequ’il eût gardé la chaleur des fours de Beaulieu.

Au-delà de Penerley, qui comptait troischaumières et une grange, il quitta le pays boisé : la grandelande dénudée de Blackdown s’étirait devant lui ; elle étaitrose de bruyères et bronzée par des fougères en train de seflétrir. À gauche les bois étaient encore épais, mais la route s’enéloignait et serpentait à découvert. Le soleil reposait bas versl’ouest sur un nuage de pourpre, d’où il projetait une doucelumière sur la lande sauvage et la lisière des forêts ; iltransformait les feuilles desséchées en flocons d’or d’autant plusbrillants que s’assombrissaient les profondeurs sylvestres. Pour lecontemplatif le déclin est aussi beau que l’épanouissement, la mortaussi belle que la vie. Cette pensée se glissa dans le cœurd’Alleyne quand il contempla avec ravissement la beauté poignantedu paysage automnal. Mais il ne s’y arrêta guère, car il luirestait dix bons kilomètres de marche avant de parvenir à l’aubergela plus proche. Il mangea hâtivement du pain et du fromage, aprèsquoi il trouva que sa besace pesait moins lourd.

Sur cette route à découvert les voyageursétaient moins rares que dans la forêt. Il croisa d’abord deuxDominicains à longues robes noires qui passèrent près de lui enremuant les lèvres et en ne lui accordant aucune attention. Puis ilvit un religieux d’un ordre mineur, à cheveux gris et à fortebedaine, qui marchait à pas lents et qui regardait autour de luiavec l’air d’un homme en paix avec lui-même comme avec sonprochain ; il arrêta Alleyne pour lui demander s’il n’y avaitpas dans les environs un hôtel spécialement réputé pour sa mateloted’anguilles ; le clerc lui ayant répondu qu’il avait entenduvanter les anguilles de Sowley, le digne religieux passa sa languesur ses lèvres avant de repartir d’un pas plus rapide. Presque surses talons arrivèrent trois cultivateurs, avec la pelle ou lapioche sur l’épaule ; ils chantaient d’une voix juste, maisleur anglais était si grossier et si rude qu’il sonnait auxoreilles d’un homme élevé au couvent comme une langue étrangère,barbare. L’un d’eux portait un jeune butor qu’ils avaient attrapésur la lande ; ils le proposèrent à Alleyne contre une pièced’argent. Il fut content quand il se fut débarrassé d’eux, carleurs barbes hérissées et leurs regards farouches ne l’incitèrentguère à prolonger une discussion d’affaires.

Mais ce ne sont pas toujours les individusd’aspect peu engageant qui sont le plus à craindre. Un infirme à lajambe de bois s’approcha en boitillant ; il semblait si vieuxet si faible qu’un enfant n’en aurait pas eu peur ; quandAlleyne l’eut dépassé, il lui lança tout à coup, par pureméchanceté, une malédiction brutale, en même temps qu’une pierrequi siffla à ses oreilles. Cette agression sans motif épouvanta sifort Alleyne qu’il prit ses jambes à son cou et ne s’arrêta decourir que lorsqu’il fut hors de portée des jurons et des pierresque l’infirme continuait à lui expédier. Il eut l’impression quedans cette Angleterre il n’existait pas d’autre protection pourl’homme que la force de son bras et la rapidité de sa course. Aucouvent il avait vaguement entendu parler de la loi, d’une loitoute-puissante, devant laquelle s’inclinaient prélats et barons,mais il n’en décelait pas le moindre signe. À quoi servait une loiinscrite sur parchemin, se demandait-il, si personne n’en assuraitle respect ? Mais avant que le soleil fût couché, il allaitconnaître tout le poids de cette loi anglaise quand elle pouvaits’abattre sur un contrevenant.

Après deux kilomètres de lande, la routedescendait assez brusquement dans un creux où coulait un rapideruisseau couleur de tourbe. À droite s’élevait, et s’élève encoreaujourd’hui, un ancien tumulus recouvert de bruyères et de ronces.Alleyne descendait allégrement la pente qui menait au ruisseauquand de l’autre côté il aperçut une vieille dame qui boitait defatigue et s’appuyait lourdement sur un bâton. Lorsqu’elle parvintau bord du ruisseau, elle s’arrêta et chercha un gué. En face duchemin, une grosse pierre avait été posée en plein milieu de l’eau,mais trop loin de la terre ferme pour une femme âgée. Deux foiselle essaya de placer un pied dessus, deux fois elle dut reculer.Alors elle s’assit, hochant désespérément la tête et se tordant lesmains. Sur ces entrefaites Alleyne arriva de l’autre côté duruisseau.

– Venez, bonne mère ! lui dit-il. Cen’est pas un passage bien dangereux.

– Hélas, brave jeune homme ! J’ailes yeux brouillés. Je vois bien qu’il y a une pierre, mais je nesais pas où exactement.

– Cela peut facilement s’arranger.

Il la souleva : elle était légère carl’âge l’avait beaucoup usée ; il la fit traverser ; maislorsqu’il la posa de l’autre côté, elle faillit tomber ; elleétait à peine capable de tenir debout en s’appuyant sur sonbâton.

– Vous êtes faible, bonne mère. Vousvenez de loin, n’est-ce pas ?

– Du Wiltshire, ami !soupira-t-elle. Voilà trois jours que je vais par les routes. Jevais chez mon fils qui est garde du Roi à Brockenhurst. Il atoujours dit qu’il prendrait soin de moi quand je seraisvieille.

– Et il le fera, bonne mère, puisque vousavez pris soin de lui quand il était jeune. Mais depuis quandn’avez-vous pas mangé ?

– J’ai mangé à Lyndenhurst ; mais mabourse était vide et je n’ai pu avoir qu’une assiette de porridgechez les religieuses. J’espère pourtant que je pourrai arriver cesoir à Brockenhurst : là on me donnera tout ce que je pourraidésirer. Oui, messire, mon fils est un cœur d’or ; d’ailleursla pensée qu’il est un serviteur du Roi et qu’il porte un doubletvert sur le dos me soutient autant que la nourriture.

– Tout de même, la route est longuejusqu’à Brockenhurst ! dit Alleyne. Voici le pain et lefromage qui me restent ; et voici un penny qui vous aidera àsouper. Que Dieu soit avec vous !

– Dieu soit avec toi aussi, bravehomme ! cria-t-elle. Puisse-t-il te donner autant de joies quetu m’en donnes !

Elle se remit en route en continuant demarmonner des bénédictions ; pendant quelque temps Alleynesuivit du regard sa petite silhouette et son ombre longue quigravissaient la côte.

Il était déjà reparti quand un étrangespectacle le fit frissonner. D’entre les fourrés qui recouvraientle tumulus sur sa droite, deux hommes le surveillaient. Le soleilcouchant éclairait bien leurs visages ; il y en avait un quiparaissait assez âgé et qui était pourvu d’une barbiche, d’un nezcrochu, et d’une grosse tache rouge de naissance sur latempe ; l’autre était un nègre ; on rencontrait fort peude nègres en Angleterre à cette époque, et encore moins dans lesrégions tranquilles du sud. Alleyne avait lu des récits sur lesnègres, mais il n’en avait jamais vu un, et ses yeux s’arrêtèrentsur les grosses lèvres et les dents luisantes de celui-là. Pendantqu’il les observait les deux hommes sortirent de leur abri etdescendirent sur le chemin d’un pas si furtif, si inquiétant, quele clerc accéléra l’allure.

Il avait atteint le haut de la côte, quand ilentendit le bruit d’une bagarre, ainsi qu’une faible voix quibêlait pour appeler au secours. Il se retourna : la vieilledame était étalée de son long sur la route ; sa guimpe rougevoletait au vent ; les deux bandits étaient penchés sur elleet voulaient lui arracher son penny. Quand il vit les membres menusde la vieille dame se débattre contre ses agresseurs, la fureurtourbillonna dans sa tête. Il laissa tomber sa besace, repassa leruisseau d’un bond et se rua sur les deux coquins en faisanttournoyer son bâton ferré ; ses yeux gris étincelaient decolère.

Les voleurs, cependant, n’étaient pas disposésà abandonner leur victime avant de l’avoir complètement dévalisée.Le nègre avait noué autour de son front le fichu écarlate de lavieille dame et il se porta au-devant d’Alleyne ; il étaitarmé d’un long couteau, tandis que l’autre agitait un gourdin etdéfiait Alleyne en l’accablant de malédictions. Mais Alleynen’avait nul besoin d’un défi pour agir. Il se jeta sur le nègre etle frappa avec tant de vigueur que le couteau tomba sur la route etque son propriétaire s’enfuit en hurlant. Le deuxième bandit, moinsfacile à épouvanter, sauta sur le clerc et l’étreignit par lataille ; il avait la force d’un ours ; il cria à soncamarade de revenir et de le poignarder dans le dos. Le nègreramassa son couteau et se rapprocha ; il avait le meurtre dansles yeux. Alleyne et l’autre étaient toujours aux prises ; ilsse colletaient en oscillant et en titubant sur la route. Juste aumoment où Alleyne sentit le froid de la lame entre ses deuxépaules, un galop de chevaux troua l’air du crépuscule ; lenègre poussa un cri de terreur et s’enfuit à travers la bruyère.Son acolyte essaya de se libérer ; il claquait desdents ; Alleyne sentit qu’il s’amollissait. Le clerc compritque de l’aide lui arrivait, et il serra plus fort son adversairejusqu’à ce qu’il pût le jeter à terre et regarder derrière lui.

Il vit un gros cavalier solidement bâti, vêtud’une tunique de velours rouge, qui dévalait la côte en poussantson grand cheval noir au maximum de sa vitesse. Il était couché surl’encolure de la bête, et à chaque bond ses épaules se soulevaientcomme si c’était lui qui enlevait sa monture. Alleyne remarquaaussi qu’il avait des gants blancs en daim, une plume boucléeblanche sur son chapeau de velours et un baudrier large et doré entravers de sa poitrine. Derrière lui galopaient six autrescavaliers, deux par deux, habillés de sobres justaucorps bruns dontles pans rayés de jaune volaient derrière leurs épaules. Ils furentbientôt sur les lieux de la bagarre.

– En voici un ! cria le chef quisauta à bas de son cheval écumant et qui saisit le vieux bandit parle bord de son justaucorps. C’est l’un des deux. Je le reconnais àcette marque du diable sur son front. Où sont tes cordes,Peterkins ? Là ! Lie-lui les mains et les pieds. Sadernière heure a sonné. Et vous, jeune homme, quiêtes-vous ?

– Je suis un clerc, messire ; jeviens de Beaulieu.

– Un clerc ! s’exclama l’officier.Venez-vous d’Oxenford ou de Cambridge ? Avez-vous une lettredu procureur de votre collège vous autorisant à mendier ?Montrez-moi votre lettre.

Il avait une tête carrée, des favoris épais etun regard inquisiteur.

– Je viens de l’abbaye de Beaulieu, et jen’ai pas besoin de mendier, répondit Alleyne qui céda à untremblement irrépressible à présent que la bagarre étaitterminée.

– Cela vaut mieux pour vous, réponditl’officier. Savez-vous qui je suis ?

– Non, messire, je l’ignore.

– Je suis la loi ! déclara l’autresolennellement. Je suis la loi d’Angleterre, le représentant de SaTrès Gracieuse et Royale Majesté Édouard III.

Alleyne s’inclina très bas devant lereprésentant du Roi.

– En vérité vous êtes arrivé à temps,très honoré seigneur ! Un moment plus tard, ils m’auraientassassiné.

– Mais il devrait y en avoir unautre ! s’écria l’officier. Où est le nègre ? Nous sommesà la recherche de deux hommes : un marin atteint du feu desaint Antoine, et un nègre qui avait servi à son bord commecuisinier.

– Le nègre s’est enfui par là ! ditAlleyne en désignant le tumulus.

– Il ne doit pas être loin, seigneurbailli ! s’écria un archer en décrochant son arc. Il se cachequelque part car il se doute bien, tout païen qu’il soit, que lesquatre pattes de nos chevaux courent plus vite que les deuxsiennes.

– Sus à lui donc ! cria l’officier.Il ne sera pas dit, tant que je serai bailli de Southampton, qu’unvoleur, un vide-gousset, un tire-laine ou un assassin a échappé àma police. Laissons par terre ce coquin. Maintenant mettez-vous enligne, joyeux compères, la flèche sur la corde ; un bon sportvous attend, comme seul le Roi en procure. Toi sur la gauche,Howett, et Thomas de Redbridge sur la droite. Comme cela !Battez toute la bruyère. Un pot de vin au meilleur tireur.

Les archers n’eurent pas longtemps à chercher.Le nègre s’était enfoui dans sa cachette sous le tumulus ; ilaurait pu passer inaperçu s’il n’avait pas eu le fichu rouge autourdu front. Il leva la tête pour surveiller ses ennemis. Il n’enfallut pas plus aux yeux vifs du bailli qui éperonna son cheval ettira son épée. Se voyant découvert, le nègre se rua hors de sacachette et fonça à toutes jambes devant les archers en ligne. Lesdeux soldats qui entouraient Alleyne bandèrent leurs arcs avecautant de placidité que s’ils s’amusaient à un concours devillage.

– Correction du vent : sept mètres,Hal ! dit l’un des deux qui avaient les cheveuxgrisonnants.

– Cinq, répliqua l’autre qui lâcha lacorde.

Alleyne poussa un petit cri ; un éclairjaune avait paru passer à travers l’homme ; mais celui-cicontinua à courir.

– Sept, maître fou ! grommela celuiqui avait parlé le premier.

Son arc vibra comme la corde d’une harpe. Lenègre sauta très haut dans l’air, lança en avant ses bras et sesjambes et s’écrasa sur la bruyère.

– Juste sous l’omoplate, commental’archer qui s’en alla rechercher sa flèche.

– Le vieux limier est en fin de compte lemeilleur, déclara le bailli de Southampton en regagnant la route.Ce qui signifie pour ce soir même, Matthew Atwood, un quart dumeilleur malvoisie de tout Southampton. Es-tu sûr qu’il est bienmort ?

– Aussi mort que Ponce Pilate, digneseigneur.

– Bien. Maintenant, passons à l’autrebandit. Les arbres ne manquent pas là-bas, mais nous n’avons pas letemps de nous promener. Tire ton épée, Thomas de Redbridge, etdécolle-moi cette tête de ses épaules !

– Une faveur, gracieux seigneur !Une faveur ! cria le condamné.

– Laquelle ? interrogea lebailli.

– Je vais avouer mon crime. C’est bienmoi et le cuisinier nègre, tous deux du bateau La Rose deGloire de Southampton, qui avons attaqué le marchand desFlandres et l’avons dévalisé de ses épices et de sesdentelles : vol pour lequel, nous le savons, vous détenez unmandat contre nous.

– Cette confession ne te rapportera pasgrand-chose, répondit le bailli. Tu as commis un crime dans monbailliage, tu dois mourir !

– Mais, seigneur, plaida Alleyne quiétait blanc comme un linge, il n’est pas encore passé enjugement !

– Jeune clerc, dit le bailli, vous parlezde ce que vous ne connaissez pas. Il est vrai qu’il n’a pas étéconduit devant le tribunal, mais c’est le tribunal qui est venu àlui. Il a violé la loi et il s’est mis au ban de la société. Nevous occupez pas de ce qui ne vous regarde pas. Mais quelle estcette faveur, bandit, que tu sollicites ?

– J’ai dans mon soulier, très honoréseigneur, un morceau de bois qui appartenait jadis à la barque danslaquelle saint Paul fut jeté contre l’île de Melita. Je l’ai achetépour deux nobles à la rose à un marin qui venait du Levant. Lafaveur que je sollicite est que vous le placiez dans mes mains pourque je puisse mourir en le serrant. De cette manière mon salutéternel sera garanti, et le vôtre également car je ne cesseraid’intercéder pour vous.

Sur l’ordre du bailli, le bandit futdéchaussé : en effet, sur le côté de la cambrure, enveloppédans un morceau de belle soie, se trouvait un éclat allongé de boissombre. Les archers se découvrirent, et le bailli se signadévotement avant de le remettre au voleur.

– S’il est vrai, dit-il, que, par lesmérites extraordinaires de saint Paul, ton âme souillée de péchésparvienne au paradis, j’espère que tu n’oublieras pas cetteintercession que tu m’as promise. Rappelle-toi donc que c’est pourHerward le bailli que tu devras prier, et non pour Herward leshérif qui est le fils de mon oncle. Maintenant, Thomas, je te priede te hâter, car nous avons une longue route devant nous et lesoleil est déjà couché.

Alleyne contempla la scène : lefonctionnaire majestueux vêtu de velours, le groupe des archers auvisage dur qui tenaient leurs chevaux par la bride, le voleur avecses bras liés derrière le dos et son doublet dégrafé pour découvrirses épaules. Sur un côté de la route la vieille dame s’étaitrelevée et rajustait sa guimpe rouge. L’un des archers dégaina ets’avança vers le voleur. Horrifié le clerc s’enfuit ; mais àpeine avait-il commencé à courir qu’il entendit un coup mat quis’acheva sur une sorte de sifflement. Une minute plus tard lebailli et quatre de ses hommes le dépassèrent pour regagnerSouthampton ; les deux autres avaient été désignés commefossoyeurs. Quand ils arrivèrent à sa hauteur, Alleyne vit unarcher essuyer la lame de son épée sur la crinière de sa monture.Un malaise affreux s’empara de lui ; il se laissa tomber surun talus et éclata en sanglots. C’était, pensait-il, un mondeterrible ; et il était difficile de savoir qui était le plusredoutable, des bandits ou des serviteurs de la loi.

Chapitre 5Comment une étrange compagnie se trouva rassemblée à « L’Émerillonbigarré »

La nuit était tombée, la lune brillait entredes lambeaux de nuages déchiquetés. Fatigué par tant d’événementsexceptionnels, les pieds endoloris, Alleyne Edricson arriva enfindevant l’auberge de la forêt qui était située aux environs deLyndhurst. La maison était rectangulaire, basse, légèrement enretrait ; de chaque côté de la porte deux torches brûlaientcomme pour souhaiter la bienvenue au voyageur. D’une fenêtre seprojetait une longue perche au bout de laquelle était attaché unbouquet de feuillage : on vendait donc des liqueurs àl’intérieur. En approchant Alleyne constata que l’auberge avait étégrossièrement construite avec des poutres mal jointes et que lalumière de la salle filtrait par les interstices. Le toit était enchaume et minable ; mais par un contraste curieux, toute unerangée d’écussons de bois magnifiquement peints de chevrons, debandes, de sautoirs et d’autres emblèmes héraldiques s’étirait sousses avancées. Près de la porte un cheval était attaché ; leslueurs rougeâtres qui s’échappaient de l’intérieur éclairaient satête brune et ses yeux patients, mais tout son corps était plongédans l’ombre.

Alleyne hésita. Il savait que Minstead, oùhabitait son frère, n’était plus qu’à quelques kilomètres. D’autrepart il n’avait pas revu ce frère depuis son enfance, et lesrenseignements qu’il avait recueillis sur son compte ledépeignaient comme un homme dur et âpre. Peut-être l’heureétait-elle mal choisie pour chercher refuge sous son toit : ilétait tard ! N’aurait-il pas avantage à dormir dans cetteauberge, puis à pousser dans la matinée jusqu’à Minstead ? Sison frère l’accueillait bien, il demeurerait quelque temps chez luiet verrait comment lui être utile. Si, au contraire, il avait lecœur endurci, Alleyne pourrait se mettre en route et gagner sa viecomme artisan ou scribe. Au bout d’une année, selon le vœu de sonpère, il serait libre de retourner chez les religieux : uneéducation monastique, puis une année dans le siècle, et ensuite lelibre choix. C’était une curieuse décision, mais il était contraintde l’exécuter. D’autre part s’il voulait commencer par gagnerl’amitié de son frère, il ferait mieux d’attendre le lendemainmatin pour frapper à son huis.

La porte en planches était entrebâillée.Alleyne entendit un tel vacarme de rires gras et de propos rudesqu’il s’arrêta irrésolu sur le seuil. Mais réfléchissant quec’était un lieu public où il avait autant de droits que n’importequi, il poussa la porte et pénétra dans la salle commune.

Bien que la soirée fût loin d’être fraîche, unfeu de bois pétillait dans un grand âtre ; une partie de lafumée grimpait par une cheminée de fortune, mais dans l’ensembleelle roulait plutôt ses nuages dans la pièce ; l’atmosphère enétait si lourde qu’un nouvel arrivant commençait par être pris desuffocation. Sur le feu un grand chaudron mijotait et exhalait desodeurs pleines de promesses. Une douzaine de personnes de tous âgeset de toutes conditions étaient assises autour ; lorsqueAlleyne entra, l’assistance poussa un tel cri qu’il s’arrêtanet ; il regarda à travers la fumée en se demandant ce quesignifiait un accueil aussi bruyant.

– Une tournée ! Une tournée !cria un rude gaillard dont le justaucorps était en loques. Unetournée d’hydromel ou de bière sur le compte du dernierarrivant !

– C’est la loi de « L’Émerillonbigarré » ! dit un autre. Holà, dame Eliza !Voici un nouveau client, et nous n’avons plus rien à boire.

– Je viens aux ordres,messeigneurs ! Bien entendu je prends votre commande, réponditla tenancière qui se précipita avec les mains pleines de gobeletsde cuir. Que voulez-vous boire ? De la bière pour ceux de laforêt, de l’hydromel pour le ménestrel, une liqueur pour lechaudronnier, et du vin pour le reste de la compagnie. C’est unevieille coutume de la maison, jeune seigneur. Depuis de nombreusesannées à « L’Émerillon bigarré » l’usage veutque la compagnie boive à la santé du dernier arrivant. Vousplaît-il de vous prêter à cette fantaisie ?

– Ma foi, bonne dame, répondit Alleyne,je ne voudrais pas manquer aux usages de votre maison, mais c’estpeu de dire que ma bourse est mince. Toutefois jusqu’à concurrencede deux pence, je serai ravi de payer mon écot.

– Franchement parlé et bien dit, monpetit moine ! rugit une grosse voix.

Une lourde main s’appesantit sur l’épauled’Alleyne. Levant les yeux il reconnut à côté de lui son anciencompagnon du couvent, l’ex-moine Hordle John.

– Par l’épine de Glastonbury,s’exclama-t-il, Beaulieu traverse une mauvaise passe ! En unjour les moines perdent les deux seuls hommes qu’abritaient leursmurs. Car je t’ai observé, jeunot, et je sais que malgré ce masquede bébé il y a en toi l’étoffe d’un homme. Il y a l’Abbé, aussi. Jene suis pas de ses amis, ni lui des miens ; mais dans sesveines coule un sang chaud. C’est le seul homme qui reste là-bas.Les autres, que sont-ils ?

– De saints hommes ! réponditAlleyne gravement.

– De saints hommes ? Dis plutôt desaints choux ! Ou de saintes cosses ! Que font-ilsd’autre que vivre et manger et s’engraisser ? Si c’est cela,la sainteté, je te montrerai des porcs dans la forêt qui seraientdignes de figurer en tête du calendrier. Crois-tu que c’était pourmener une existence pareille que ce bon bras a été ajusté à monépaule, ou que ta tête a été placée sur ton cou ? Il y a destas de choses à faire dans le monde, ami, et ce n’est pas en nouscachant derrière des murs de pierre que nous les ferons.

– Alors pourquoi es-tu allé chez lesfrères ? s’enquit Alleyne.

– À question raisonnable, réponseraisonnable. Je suis allé chez les frères parce que MargeryAlspaye, de Bolder, a épousé Crooked Thomas, de Ringwood, et alaissé tomber un certain John de Hordle sous le prétexte qu’elle nepouvait pas se marier avec le luron, l’énergumène et le vagabondque, paraît-il, je suis. Voilà pourquoi, moi, naïf et impulsif,j’avais quitté le monde ; et voilà pourquoi, ayant eu le tempsde réfléchir, je suis rudement content de m’y retrouver à nouveau.Jour de malheur, celui où j’ai troqué mon justaucorps de petitpropriétaire pour une robe blanche !

Pendant qu’il parlait, l’aubergiste étaitrentrée en portant un grand plateau de gobelets et de flaconspleins de bière brune ou de vin rouge. Derrière elle suivait uneservante encombrée d’une pile d’assiettes en bois et d’une gerbe decuillers, qu’elle distribua à la ronde. Deux forestiers,reconnaissables à leur doublet vert taché par les intempéries,retirèrent le grand chaudron du feu ; un troisième, armé d’uneénorme louche d’étain, servit à chacun une part de viandesfumantes. Alleyne transporta sa portion et sa bière sur un tréteaudans un coin retiré ; de là il pouvait manger tranquillementet contempler cet étrange tableau qui différait des repassilencieux et bien ordonnancés auxquels il avait été habitué.

La salle ressemblait vaguement à une écurie,le plafond bas, noirci par la fumée, crasseux, était percé deplusieurs trappes auxquelles on accédait par des échelles. Les mursde planches n’étaient pas peints ; çà et là étaient fixées degrandes chevilles de bois d’où pendaient des manteaux, des bissacs,des fouets, des brides et des selles. Au-dessus de la cheminée sixou sept écus de bois, barbouillés d’armoiries, inégalement enfuméset sales, attestaient qu’ils avaient été accrochés à des époquesdifférentes. Il n’y avait pas de meubles, en dehors d’un longdressoir supportant de vieilles poteries et de plusieurs bancs ettréteaux dont les pieds s’enfonçaient dans la molle argile du sol.Pour toutes lumières, celle du feu, plus trois torches enfoncéesdans des godets fixés au mur ; elles vacillaient, ellescrépitaient en dégageant une forte odeur de résine. Tout cela étaitneuf pour le jeune clerc. Mais le plus intéressant était le cercledes dîneurs autour du feu : tous des voyageurs modestes, telsqu’on aurait pu en trouver cette nuit-là dans toutes les aubergesde l’Angleterre ; mais aux yeux d’Alleyne ils représentaientle monde inconnu contre lequel il avait été si fréquemment et sigravement mis en garde. Or, d’après ce qu’il voyait, ce monde-là neressemblait nullement à un lieu de perdition.

Trois ou quatre étaient certainement desgardes-chasses et des verdiers de la forêt ; ils étaient hâléspar le soleil, ils portaient la barbe, ils avaient l’œil vif et legeste prompt des cerfs en compagnie desquels ils vivaient. Dansl’angle de la cheminée se trouvait un ménestrel d’une quarantained’années, vêtu d’un costume défraîchi en drap de Norwich ; satunique était devenue si étroite qu’elle n’était attachée qu’au couet à la taille ; il avait le visage rude et morne ; sesyeux jaunes, saillants, révélaient qu’il ne s’éloignait jamaislongtemps d’un pot de vin ; sous un bras il maintenait uneharpe dorée et tachée à laquelle il manquait deux cordes ; sonautre main plongeait avidement dans son assiette. À côté de luiétaient assis deux hommes du même âge ; l’un avait unefourrure à son habit, qui lui conférait une dignité qui lui étaitplus chère que son confort, puisqu’il la gardait serrée en dépit dela chaleur du feu de bois ; l’autre, vêtu d’un costume rouxsouillé et d’un long pourpoint à basques, avait un visage derenard, des yeux perçants et une barbe maigrichonne. Son voisinétait Hordle John. Puis venaient trois rudes gaillards malpropresavec des cheveux et des barbes hirsutes : c’étaient destravailleurs libres qui venaient des fermes voisines. (De petitespropriétés foncières libres se disséminaient encore au cœur dudomaine royal.) La compagnie était complétée par un paysan en peaude mouton et par un jeune homme habillé de clair : il portaitune cape aux bords découpés, des chausses bariolées ; ilregardait autour de lui avec dédain ; tandis qu’il maniaitactivement la cuiller, il tenait près de son nez un flacon de sels.Dans l’angle un obèse était étalé sur une botte de foin ; ilronflait comme un sonneur ; visiblement il était ivremort.

– Voici Wat ! annonça la tenancièrequi vint s’asseoir auprès d’Alleyne et qui désigna de sa louche ledormeur. C’est lui qui peint les emblèmes par ici. Hélas !jamais je n’aurais dû être assez folle pour lui faireconfiance ! Maintenant, jeune homme, quelle sorte d’oiseaupensez-vous qu’est l’émerillon bigarré qui est l’enseigne de monauberge ?

– Un émerillon, dit Alleyne, c’est unoiseau qui ressemble à un aigle ou à un faucon. Je me rappelle quele Frère Bartholomew, initié à tous les secrets de la nature, m’ena montré un quand nous cheminions ensemble près de VinneyRidge.

– Un faucon ou un aigle, vousdites ? Et bigarré, cela veut dire de plusieurs couleurs.N’importe qui affirmerait la même chose, sauf ce tonneau demensonges. Il est arrivé ici, voyez-vous, et il m’a dit que si jevoulais lui donner un gallon de bière, ce qui le fortifieraitpendant son travail, et aussi des couleurs et une planche, ilpeindrait pour moi un bel émerillon bigarré que je pourraisaccrocher en enseigne au-dessus de ma porte. Moi, pauvre crédule,je lui ai donné de la bière et tout ce qu’il a voulu ; et jel’ai laissé seul, parce qu’il m’a dit que lorsqu’un homme avait unchef-d’œuvre à exécuter il ne fallait pas lui distraire l’esprit.Quand je suis revenue, le gallon était vide et il était couchécomme vous le voyez ; la planche était barbouillée depeinture. Regardez !…

Elle leva un panneau de bois qui était posécontre le mur, et exhiba l’image fort primaire d’une volailleanguleuse et décharnée, munie de pattes interminables et d’un corpstacheté.

– … Est-ce que ça ressemble à l’oiseauque vous avez vu ?

Alleyne secoua la tête ; il ne puts’empêcher de sourire.

– … Bien sûr que non ! repritl’aubergiste. Ça ne ressemble à aucun oiseau qui ait jamais agitédes plumes. On dirait plutôt un poulet plumé qui serait mort deméningite. Et de la scarlatine, par surcroît ! Que penseraientles gens comme il faut, Sir Nicholas Bornhunte, ou Sir BernardBrocas de Rochecourt, s’ils voyaient une enseigne pareille ?Et le Roi ! Car le Roi passe souvent par ici, et il aime sesfaucons comme il aime ses fils. Ce serait la ruine de monétablissement !

– L’affaire peut encore s’arranger, ditAlleyne. Je vous prierais, bonne dame, de me donner les pots depeinture et le pinceau, et je vais essayer de retoucher cechef-d’œuvre.

Dame Eliza le considéra avec scepticisme,comme si elle redoutait une nouvelle ruse, mais elle réfléchitqu’il n’avait pas réclamé de bière ; aussi apporta-t-elle lespeintures, et elle le surveilla pendant qu’il travaillait, tout enlui parlant des gens assis autour du feu.

– Les quatre garçons de la forêt,dit-elle, vont partir bientôt. Ils habitent à Emery Down, à deuxkilomètres d’ici. Ils s’occupent des daguets de la chasse du Roi.Le ménestrel s’appelle Floyting Will. Il vient du nord, mais depuisplusieurs années il fait le tour de la forêt de Southampton àChristchurch. Il boit beaucoup et paie rarement ; mais il vousferait mal aux côtes si vous l’entendiez chanter « La farce deHendy Tobias ». Peut-être qu’il chantera quand la bière l’auraéchauffé.

– Qui sont ses voisins ? demandaAlleyne très intéressé. Celui qui a un habit fourré possède unefigure intelligente.

– Il vend des pilules et desbaumes ; il est très instruit pour tout ce qui est humeurs,rhumatismes, flux et autres maladies. Vous voyez qu’il porte sur samanche l’image de saint Luc, le premier médecin. Je prie le bonsaint Thomas de Kent que je n’aie pas besoin de lui de sitôt !Il s’est arrêté ici ce soir parce qu’il fait sa cueillette d’herbesdans les environs. À côté de lui c’est un arracheur de dents ;le sac qu’il porte à sa ceinture est rempli des dents qu’il aextraites à la foire de Winchester. Je jurerais bien qu’il y en adavantage de saines que de gâtées, car il travaille vite mais savue baisse. Quant à son voisin à cheveux roux, je ne le connaispas. Les quatre de ce côté sont des cultivateurs : trois sontau service du bailli de Sir Baldwin Redvers ; l’autre, à cequ’on m’a dit, celui qui a la peau de mouton, est un serf desMidlands qui s’est enfui de chez son maître.

– Et l’autre ? chuchota Alleyne. Cedoit être un homme d’importance, pour regarder avec tant de dédainses voisins.

L’aubergiste le contempla d’un œil paternel etsecoua la tête.

– Vous n’avez guère l’habitude du monde,dit-elle. Autrement vous vous seriez aperçu que ce sont les petitshommes et non les grands qui pointent le nez en l’air avec cetteinsolence. Vous voyez ces écus sur le mur et vous avez vu ceux quisont sous l’avancée du toit ? Chacun est l’emblème d’un nobleseigneur ou d’un galant chevalier qui a dormi sous mon toit. Etbien, je n’ai jamais rencontré d’hommes plus doux ni plus faciles àservir : ils mangeaient mon bacon, ils buvaient mon vin avecle visage joyeux, et en réglant leur note ils me disaient uneparole courtoise ou une plaisanterie qui m’était plus agréable quemon bénéfice. Voilà de vrais gens comme il faut ! Mais uncolporteur ou un montreur d’ours jurera qu’il y a de la vase dansle vin et de l’eau dans la bière, et il décampera sur un juron. Cejeune homme est un élève de Cambridge, là où les garçons selaissent tourner la tête par un peu de science et où ils perdentl’usage de leurs mains à force d’étudier les lois des Romains. Maisje dois à présent dresser les lits. Que les saints vous aident dansvotre tâche !

Alleyne tira sa planche vers un endroitéclairé par l’une des torches, et il travailla avec l’ardeur et leplaisir de l’artiste, tout en prêtant l’oreille aux propos quis’échangeaient autour du feu. Le paysan en peau de mouton, quin’avait pas ouvert la bouche de toute la soirée, avait été siéchauffé par la bière qu’il parlait maintenant d’une voix forte etcoléreuse ; ses yeux lançaient des éclairs, il serrait lespoings.

– Sir Humphrey Tennant d’Ashby peut bienlabourer ses propres champs à ma place ! cria-t-il. Il y atrop longtemps que le château a étendu son ombre sur la chaumière.Depuis trois cents ans ma famille a sué de la sueur et des larmes,jour après jour, pour que du vin soit toujours servi sur la tabledu seigneur et qu’il ait un équipement sur le dos. Qu’il sedébarrasse de sa vaisselle d’or et qu’il fouille le sol, puisqu’ilfaut fouiller le sol !

– Bien parlé, mon beau fils !approuva l’un des cultivateurs indépendants. Si tous les hommesparlaient comme ça…

– Il voulait me vendre avec sa terre,poursuivit l’autre avec passion. Savez-vous ce qu’a dit lebailli ? « L’homme, la femme et leur fumier ! »Voilà ce qu’il a dit, ce gâteux. Jamais un bouvillon n’a été vendusur la ferme avec tant de légèreté. Ah ! Peut-êtres’éveillera-t-il quelque nuit avec des flammes qui lui lécherontles oreilles, car le feu est l’ami du pauvre, et j’ai vu un tas decendres fumantes là où la veille encore se dressait un châteauaussi important que celui d’Ashby !

– Voici un enfant de métal ! cria unautre cultivateur. Il ose dire tout haut ce que tout le mondepense. Ne sommes-nous pas tous des descendants d’Adam, tous avec dela chair et du sang, tous avec la même bouche qui a besoin demanger et de boire ? Où est donc la différence entre la caped’hermine et la tunique de cuir, puisqu’au-dessous le corps est lemême ?

– Attention, Jenkin ! dit un autre.Notre ennemi se dissimule aussi bien sous une robe que sous lehaubert. Nous avons à redouter autant de la tonsure que du casque.Frappe sur le noble et le prêtre hurle. Frappe sur le prêtre et lenoble met la main à son épée. Ce sont deux voleurs jumeaux quivivent sur notre travail.

– Il serait diablement malin, l’homme quivivrait sur ton travail, Hugh ! observa l’un desgardes-chasses. Tu passes la moitié de ton temps à ingurgiter del’hydromel à « L’Émerillon bigarré » !

– Cela vaut mieux que de voler des cerfsqui sont placés sous sa protection, comme certains que je connaisbien.

– Si tu oses ouvrir contre moi ta boucheporcine, s’écria le garde, je te couperai les oreilles avant que lebourreau ait eu le temps de le faire, espèce d’écervelé !

– Allons, messires ! s’exclama dameEliza d’une voix chantante et douce qui montrait que de tellesdiscussions étaient monnaie courante parmi ses clients du soir. Pasde querelles, messires ! Veillez à la bonne réputation de lamaison !

– D’ailleurs, si l’on en venait à secouper les oreilles, dit le troisième cultivateur, d’autresauraient leur mot à dire. Nous sommes tous des hommes libres, et jepense que le gourdin d’un petit fermier vaut largement le couteaud’un garde-chasse. Par saint Anselme ! Ce serait un jour demalheur si nous devions nous abaisser devant les serviteurs de nosmaîtres comme devant nos maîtres !

– Personne n’est mon maître, sauf leRoi ! répondit le garde-chasse. Qui donc ici refuserait deservir le Roi d’Angleterre, sinon un traître ?

– Je ne connais pas le Roi d’Angleterre,déclara Jenkin. Quelle sorte de Roi d’Angleterre est-ce là, qui nesait pas dire un mot d’anglais ? Vous vous rappelez qu’ildescendit l’an dernier à Malwood, avec son sénéchal, son maréchal,son chancelier et ses vingt-quatre gardes. Vers midi je me trouvaisprès de la grille de Franklin Swinton quand il arriva au galop avecun grand chien de garde aux trousses. « Ouvre ! m’a-t-ilcrié en français. Ouvre ! » Et il m’a fait un signe pourque j’ouvre la grille. Et puis : « Merci ! »,comme s’il avait peur de moi. Et vous parlez d’un Roid’Angleterre !

– Je n’en suis pas surpris, s’écrial’élève de Cambridge de la voix aiguë et nasillarde qui était à lamode chez les étudiants. L’anglais n’est pas une langue pour leshommes bien nés et d’une éducation raffinée. C’est une stupidemanière de parler ; on dirait qu’on renifle ou qu’on grogne.Pour ma part, je jure par le savant Polycarpe que je me sens plus àl’aise avec l’hébreu et aussi avec l’arabe.

– Je ne veux pas entendre un mot contrele vieux Roi Ned ! tonna Hordle John. Que m’importe qu’il aimeun œil vif et un minois fripon ? Je connais l’un de ses sujetsqui pourrait là-dessus rivaliser avec lui. S’il ne peut pas parlercomme un Anglais, je dis qu’au moins il peut se battre comme unAnglais : il frappait aux portes de Paris pendant que despiliers de cabaret ronchonnaient et rotaient ici entre deux pots debière.

Ces fortes paroles, prononcées par un hommed’aspect aussi formidable, domptèrent le camp des déloyaux quifirent soudainement silence. Du coup, Alleyne put suivre laconversation qui réunissait dans l’autre coin le médecin,l’arracheur de dents et le ménestrel.

– Un rat cru ! disait le spécialistedes baumes et onguents. Voilà ce que j’ai toujours recommandécontre la peste. Un rat cru avec sa panse ouverte.

– Ne pourrait-il pas être grillé, monmaître ? demanda l’arracheur de dents. Un rat cru, cela faitun plat triste !

– Mais un rat cru, pas pour êtremangé ! cria le médecin du haut de son mépris. Pourquoi mangerun rat cru ?

– Oui, au fait, pourquoi manger un ratcru ? s’enquit le ménestrel en vidant son gobelet d’untrait.

– Le rat cru doit être placé sur le malou la plaie. Car le rat, remarquez-le, est un animal immonde :il a donc une affinité certaine pour toutes les choses immondes, ettoutes les humeurs vicieuses passent de l’homme dans cettebête.

– Est-ce que ce remède guérirait de laPeste Noire, mon maître ? interrogea Jenkin.

– Oui, bien sûr, mon beau fils !

– Alors je suis bien content que personnene le sache ! La Peste Noire est la meilleure amie du pauvrepeuple d’Angleterre.

– Comment cela ? questionna HordleJohn.

– Voyons, ami ! Il est bien facilede voir que tu n’as pas travaillé de tes mains ; autrement tune m’aurais pas posé de question. Quand la moitié du peuple anglaisest passée de vie à trépas, c’est alors que l’autre moitié a puchoisir son métier préféré et réclamer de bons gages. Voilàpourquoi je dis que la Peste Noire a été la meilleure amie despauvres gens dans ce pays.

– C’est vrai, Jenkin ! dit un autrecultivateur. Mais tous les effets n’ont pas été aussi bons. Noussavons bien qu’à cause de la Peste Noire, des terres à blé ont ététransformées en pâturages, si bien que là où travaillaient centhommes qui gagnaient leur vie il n’y a plus qu’un simple berger quifait paître ses moutons.

– Le mal n’est pas grand, observal’arracheur de dents. Car les moutons font vivre beaucoup de gens.Il n’y a pas que le berger : il y a le tondeur, le marqueur aufer chaud, et puis l’apprêteur, le saleur, le teinturier, lefouleur, le tisserand, le marchand et bien d’autres !

– Et puisque nous en sommes là, dit l’undes gardes, leur mauvaise viande déchausse les dents et voilà unbénéfice pour celui qui peut les arracher.

Cette saillie dirigée contre le dentistesouleva un éclat de rire général. Le ménestrel en profita pourdisposer sa harpe sur son genou et il attaqua une mélodie sur lescordes effilochées.

– Place pour Floyting Will !crièrent les forestiers. Gratte-nous un air joyeux.

– Oui ! Les « Filles deLancastre », suggéra un autre.

– Ou « Saint Siméon et leDiable » !

– Non ! La « Farce de HendyTobias » !

À toutes ces invitations le ménestrel nerépondit rien. Il fixa le plafond de ses yeux rêveurs, comme s’ilcherchait à se rappeler des paroles. Puis, sur un geste largeau-dessus des cordes, il entama une chanson si grossière et sistupide qu’avant la fin du premier couplet, notre jeune clercbondit, le feu aux joues.

– Comment osez-vous chanter de pareilleschoses ? s’écria-t-il. Vous, un homme âgé, qui devriez être unexemple pour les autres !

Ahuris, les voyageurs se tournèrent tous versl’interrupteur.

– Par la Vierge de Hampole ! Notreclerc a retrouvé sa langue, déclara l’un des gardes. Qu’est-ce quine te plaît pas dans cette chanson ? Par quoi tes oreilles debébé ont-elles été offensées ?

– Jamais on n’a chanté ici chanson pluspure et de meilleur goût ! cria un autre. Sommes-nous dans uneauberge publique, oui ou non ?

– Vous faudra-t-il une litanie, mon saintclerc ? ironisa un troisième. Ou un hymne sera-t-il assez bonpour vous servir ?

Le ménestrel, fort en colère, avait reposé saharpe.

– Un enfant va-t-il me faire lamorale ? s’écria-t-il en fixant Alleyne d’un regard furieux.Un enfant qui n’a pas de poil au menton va-t-il me tenir tête,alors que j’ai chanté dans toutes les foires, de la Tweed à laTrent, et que j’ai été deux fois récompensé par la Haute Cour desMénestrels à Beverley ? Je ne chanterai plus ce soir.

– Si, tu chanteras ! fit l’un descultivateurs. Ho, dame Eliza ! Apportez à Will un pichet devotre meilleur pour lui rafraîchir le gosier. Et reprends tachanson, maintenant. Si notre clerc à tête de fille ne l’aime pas,il n’a qu’à filer et retourner d’où il vient.

– Pas si vite ! intervint HordleJohn. Deux choses sont à considérer dans cette affaire. Il se peutque mon petit camarade ait eu le reproche un peu trop prompt, parcequ’il s’est trouvé de bonne heure au couvent et qu’il connaît peules rudes manières et paroles de ce monde. Cependant il y a quelquechose de vrai dans ce qu’il a dit car, vous le savez bien, cettechanson n’est pas des plus honnêtes. Je le soutiendrai donc, et ilne s’en ira pas, mais ses oreilles ne seront pas offenséesdavantage.

– Vraiment, votre Haute et PuissanteGrâce ? se moqua l’un des cultivateurs. Seriez-vous aussiordonné ?

– Par la Vierge ! fit un second. Jecrois que vous avez tous les deux une bonne chance de vousretrouver sur la route avant longtemps !

– Et suffisamment abîmés pour que voussoyez à peine capables de ramper dessus ! hurla untroisième.

– Non, je pars ! Je m’en vais !dit précipitamment Alleyne à Hordle John quand il vit celui-cirelever ses manches et arborer des bras gros comme des gigots. Jene veux pas que tu te querelles à cause de moi.

– Silence, mon garçon ! murmuraHordle John. Je me soucie d’eux comme d’une mouche. Ils risquent des’apercevoir qu’ils ont plus de filasse sur leur quenouille qu’ilsne savent comment l’enrouler. Tiens-toi à l’écart, et laisse-moi lechamp libre !

Les forestiers et les cultivateurs s’étaientlevés. Dame Eliza et le médecin aux herbes s’étaient interposésentre les deux camps et multipliaient les mots apaisants, lesgestes de conciliation. Mais la porte de « L’Émerillonbigarré » s’ouvrit brutalement, et l’attention de lacompagnie se détourna de la querelle pour se fixer sur le nouveauvenu qui s’annonçait aussi peu cérémonieusement.

Chapitre 6Comment Samkin Aylward paria son lit de plumes

Il n’était ni grand ni petit ; mais sacharpente était massive, très robuste ; il avait le torsecambré et des épaules extraordinairement larges. Son visage raséétait aussi brun qu’une noisette ; le grand air l’avait tanné,séché ; ses traits durs ne tiraient nul adoucissement d’unelongue cicatrice blanche qui s’étirait depuis le coin de la narinegauche jusqu’au bas de la mâchoire. Dans son regard clair etinquisiteur s’allumait une lueur à la fois autoritaire etmenaçante. Le dessin de sa bouche était ferme comme il convenait àun volontaire du danger. Il portait une épée droite au côté, et unarc de guerre qui dépassait son épaule. Mais sa brigandine rapiécéeet son casque bosselé attestaient qu’il n’était pas un soldat pourrire et qu’il venait de quitter les champs de bataille. Sa fortepoitrine était couverte d’un surcot blanc au centre duquels’étalait en rouge le lion de saint Georges. Un frais rameau degenêt sur un côté de son casque apportait une note de gaieté à sonéquipement menaçant.

– Ah, ah ! cria-t-il en clignant desyeux comme une chouette surprise par la lumière. Bonsoir à vous,camarades ! Holà ! Une femme, par mon âme ?…

En un instant il avait saisi dame Eliza par lataille et l’embrassait goulûment. Toutefois ayant aperçu laservante il abandonna sur-le-champ la patronne et enlaça la fillequi, toute confuse, grimpa par une échelle et rabattit la lourdetrappe sur son poursuivant. Alors il retourna vers l’aubergiste etla salua encore une fois avec autant de soulagement que desatisfaction.

– … La petite a peur ! dit-il. Ah,c’est l’amour, l’amour ! Allons bon ! Je parle encorefrançais : j’ai le français collé au gosier. Il faut que je lelave avec de la bonne bière anglaise. Par mon épée, camarades, jen’ai pas une goutte de sang français dans les veines, et je suis unloyal archer anglais. Je m’appelle Samkin Aylward, et je suis deCrooksbury. Je vous le dis, mes amis : je suis heureux de mesentir à nouveau sur le sol de la chère vieille patrie ! Quandj’ai débarqué tout à l’heure à Hythe, je me suis cassé en deux etj’ai baisé la bonne terre brune, aussi vrai que je vous embrassemaintenant, ma belle, car il y avait huit longues années que je nel’avais vue. Son parfum m’aurait ressuscité, si ç’avait éténécessaire. Mais où sont mes six coquins ? Holà ! Enavant !

Obéissant à l’ordre, six hommes, vêtus commedes débardeurs ordinaires, firent une entrée solennelle dans lasalle. Chacun portait sur sa tête un gros ballot. Ils s’alignèrentmilitairement, tandis que le soldat se tenait face à eux pourvérifier leurs paquets d’un œil qui ne badinait pas.

– Numéro un ! Un lit de plumesfrançais avec les deux courtepointes de cendal blanc.

– Ici, digne seigneur ! réponditl’un des porteurs en posant un grand paquet dans un coin.

– Numéro deux ! Sept aunes de draprouge de Turquie et neuf aunes de drap d’or. Range-les près del’autre. Bonne dame, je vous prie de servir à chacun de ces hommesun verre de vin ou un pot de bière. Là ! Une pièce entière develours blanc de Gênes avec douze aunes de soie pourpre.Coquin ! Il y a de la saleté sur les bords. Tu as essuyé unmur, faquin !

– Pas moi, très digne seigneur !protesta le porteur en reculant devant les yeux féroces del’archer.

– Je te dis que si, chien ! Par lestrois rois, j’ai vu des hommes mourir pour moins que cela ! Situ avais traversé les épreuves que j’ai endurées pour acquérir cesobjets, tu les traiterais avec plus de précaution. Je jure par lesos de mes dix doigts qu’il n’y en pas un qui ne pèse son poids desang français ! Numéro quatre ! Une navette, une aiguièred’argent, une boucle en or, et une chape bordée de perles. Je lesai trouvées, camarades, pendant le sac de Narbonne, dans l’égliseSaint-Denis, et je les ai emportées de peur qu’elles ne tombententre des mains impies. Numéro cinq ! une cape de fourrure, ungobelet d’or avec un dessous et un couvercle, et une boîte de sucrerose. Pose le tout. Numéro six ! Trois livres d’orfèvrerie deLimoges, une paire de souliers ferrés en argent, et, enfin, touteune quantité de toile grattée. Voilà, le contrôle estterminé ! Voici une belle pièce. Vous pouvez disposer.

– Et aller où ? demanda l’un desporteurs.

– Où ? Au diable, si tu veux.Qu’est-ce que ça peut me faire ! Maintenant, ma belle, àsouper. J’ai des couronnes dans ma bourse, ma douce, et j’entendsles dépenser. Apportez du vin pendant que l’on me prépare un repas.Buvons, braves enfants ! Vous viderez bien un pot avecmoi ?

C’était une invitation que refusaient rarementles clients d’une auberge anglaise. Les flacons furent rassembléset remplis de nouveau jusqu’au col. Deux des forestiers et troiscultivateurs vidèrent d’un trait leur gobelet et partirent ensemblecar il était tard et ils habitaient loin. Les autres serapprochèrent en laissant la place d’honneur, à la droite duménestrel au nouvel arrivant. Il avait retiré son casque et sabrigandine, et il les avait posés ainsi que son épée, son carquoiset son grand arc peint, sur le butin qui avait été entassé dans uncoin. À présent il étendait devant le feu ses jambes solides etlégèrement arquées ; il dégrafait son justaucorps vert ;tenant un grand pot de vin dans sa main, il était la vivante imagedu bon et gai compagnon. Sa physionomie s’était détendue. Lesboucles brunes qu’avait dissimulées son casque descendaient sur sanuque de taureau. Il pouvait avoir quarante ans, mais son genre devie avait sévèrement marqué son visage. Alleyne s’était arrêté depeindre son émerillon bigarré et, le pinceau à la main, il dévoraitdu regard cet homme qui ne ressemblait en rien à ceux qu’il avaitconnus. Il avait appris que les hommes étaient ou bons oumauvais ; or il en voyait un qui était féroce un moment, etdoux la seconde d’après, qui avait le juron sur les lèvres et unsourire dans le regard. C’était déconcertant !

Le soldat surprit l’examen du jeune clerc. Illeva son pot et but à sa santé en découvrant ses dentsblanches.

– À toi, mon garçon ! s’écria-t-il.Tu n’as sans doute jamais vu un homme d’armes pour que tu mecontemples ainsi ?

– Non, répondit Alleyne avec franchise.Mais j’ai souvent entendu parler de leurs faits et gestes.

– Par ma garde ! s’écria l’autre. Situ traversais la mer, tu en verrais des quantités ! Tu nepourrais pas décharger ton carquois dans n’importe quelle rue deBordeaux sans épingler un archer, un écuyer ou un chevalier. On ycompte plus de cuirasses que de robes, je t’assure !

– Et où as-tu fait cette bellerécolte ? s’enquit Hordle John en désignant le butin entassédans le coin.

– Là où le premier brave venu n’a qu’à sebaisser pour ramasser. Là où un homme de valeur peut toujoursgagner un bon salaire. Là où il n’a pas besoin d’untrésorier : il allonge le bras et se sert lui-même. Oui, c’estune bonne vie correcte ! Allons, je lève mon pot à la santé demes vieux camarades. Que les saints soient avec eux ! Buvonstous ensemble, mes enfants, sous peine de mon déplaisir, à SirClaude Latour et à la Compagnie Blanche !

– À Sir Claude Latour et à la CompagnieBlanche ! crièrent les voyageurs en vidant leurs gobelets.

– Bien lampé, mes braves ! Ilm’appartient donc de remplir à nouveau vos gobelets puisque vousles avez vidés en l’honneur de mes chers enfants au justaucorpsblanc. Holà, mon ange ! Du vin et de la bière ! Que ditle vieux refrain ?

« Nous boirons tous ensemble

À la plume de l’oie grise

Et au pays des oies grises. »

Il avait rugi plutôt que chanté, et ils’interrompit en éclatant de rire.

– Je crois que je suis meilleur archerque ménestrel ! fit-il.

– Il me semble que j’ai quelque souvenirde l’air, intervint le ménestrel en faisant courir ses doigts surla harpe. Avec l’espoir que je ne vous offenserai pas, très saintseigneur…

Il lança un coup d’œil venimeux à Alleyne.

– … Et avec la permission de la société,je vais me hasarder.

Plus tard Alleyne Edricson devait se rappelersouvent cette scène, bien que d’autres, plus étranges et plusagitées, dussent se succéder dans sa vie. Le gros ménestrel, legroupe d’auditeurs, l’archer qui battait du doigt la mesure,l’énorme silhouette de Hordle John, tous éclairés par les lueursrougeâtres du feu au milieu d’eux… Depuis il y songea fréquemmentavec amour.

Pour l’instant il admirait l’habileté aveclaquelle le jongleur éludait la difficulté de deux cordesmanquantes, et la chaleur de sa voix quand il entonna la petiteballade des archers anglais sur le continent.

« Que dire de l’arc ?

L’arc vient d’Angleterre :

En bois loyal, en bois d’if,

Le bois des arcs anglais ;

C’est pourquoi les hommes libres

Aiment le vieil if

Et la terre où pousse l’if.

Que dire de la corde ?

La corde vient d’Angleterre :

Une corde dure, une corde solide,

Une corde qu’aiment les archers ;

C’est pourquoi nous viderons nos gobelets

En l’honneur du lin anglais

Et du pays où la corde a été tressée.

Que dire de la flèche ?

La flèche a été taillée en Angleterre :

Une longue flèche, une flèche solide,

Barbelée, équilibrée, précise ;

C’est pourquoi nous boirons tous ensemble

À la plume de l’oie grise,

Et au pays des oies grises.

Que dire des hommes ?

Les hommes sont nés en Angleterre :

Les archers, les cavaliers,

Les gars des vallons et des crêtes.

À votre santé ! À la vôtre !

Buvons aux cœurs loyaux

Et au pays des cœurs loyaux ! »

– Bien chanté, par ma garde ! crial’archer ravi. Cette chanson-là, je l’ai entendue plus d’un soir,aussi bien en temps de guerre qu’après les combats, avec laCompagnie Blanche, lorsque Black Simon entonnait les couplets etque quatre cents des meilleurs archers qui aient jamais tendu unecorde l’accompagnaient en chœur. J’ai vu le vieux John Hawkwood,celui qui a conduit la moitié de la Compagnie en Italie, rire danssa barbe quand il l’entendait et rire, mes enfants, jusqu’à enfaire cliqueter ses plates. Mais pour en apprécier toute la saveur,il faut être archer anglais et servir au loin sur une terreétrangère.

Pendant que le ménestrel avait chanté, dameEliza et la servante avaient installé une planche entre deuxtréteaux ; dessus elles avaient posé le couteau, la cuiller,le sel, le pain et enfin l’assiette fumante. L’archer s’installaavec l’air d’un homme qui savait ce que c’était de ne pas trouvertoujours de la nourriture en abondance. Mais sa langue ne s’enarrêta pas pour autant.

– Ce qui me dépasse, dit-il, c’est quevous tous, qui êtes des gaillards robustes, vous puissiez resterchez vous à vous gratter le dos alors qu’il se passe tellement dechoses outre-mer. Voyez : moi, qu’ai-je à faire ?Uniquement l’œil sur la corde, la corde à la flèche, et la flèchedans la cible. Un point, c’est tout. Exactement ce que vous faitesvous-mêmes par plaisir le dimanche soir sur le champ de tir de lacommune.

– Et la paye ? s’enquit uncultivateur.

– Voici ce que me rapporte la paye,répondit-il. Je mange le meilleur, et je bois sec. J’invite mon amiet je ne demande à personne de m’inviter. Je passe une robe de soiesur le corps de qui me plaît. Jamais femme de chevalier ne seramieux parée. Tout ça vaut combien, mon garçon ? Et combien, letas de bagatelles qui se trouvent dans ce coin ? Toutes cesbabioles viennent du Midi de la France, toutes, où j’ai fait laguerre. Par mon épée ! Je crois, camarades, que mon butin peutparler à ma place.

– On dirait en effet un bon métier !fit l’arracheur de dents.

– Tête bleue ! Oui, vraiment. Etpuis il y a la chance d’une rançon. Tenez, dans l’affaire deBrignais, qui remonte à quatre ans, lorsque nous avons tué Jacquesde Bourbon et passé son armée au fil de l’épée, bien rares étaientparmi nous ceux qui n’avaient pas un comte, un baron ou unchevalier. Peter Karsdale, qui n’était qu’un rustre ordinaire, etqui venait d’arriver chez nous (il avait encore des puces anglaisessous son doublet) a posé sa grosse patte de paysan sur le SieurAmaury de Chatonville qui possède la moitié de la Picardie :il en a tiré cinq mille couronnes, plus le cheval et l’équipement.Il est vrai qu’une Française a tout repris à Peter, aussi vitequ’il avait été payé ; mais quoi ? Nom d’une corded’arbalète, quel malheur si l’argent n’était pas fait pour êtredépensé ! Et comment mieux le dépenser que pour unefemme ? N’est-ce pas, ma belle ?

– Ce serait en vérité un grand malheur sinous n’avions pas nos braves archers pour rapporter au pays del’argent et des mœurs aimables ! approuva dame Eliza.

Les franches manières du soldat avaientproduit sur elle une forte impression.

– À toi, ma chérie ! dit-il enplaçant une main sur son cœur. Holà ! La petite me surveillederrière la porte. À toi aussi, ma petite ! Mon Dieu !Mais elle a un teint frais…

– Il y a un point, digne seigneur,intervint l’élève de Cambridge de sa voix pointue, que je seraisheureux que vous m’expliquiez. D’après ce que je sais, une paix aété conclue à Brétigny il y a six ans entre notre très gracieuxsouverain et le Roi de France. Cela étant, il me paraîtextraordinaire que vous parliez si fort de guerre et de compagniesalors que nous sommes en paix avec les Français.

– Autrement dit, je suis unmenteur ! dit l’archer en posant son couteau.

– Le ciel m’est témoin que je n’ai jamaisvoulu dire une chose pareille ! s’écria l’étudiant. Magnaest veritas sed rara, ce qui signifie en latin que les archerssont tous des hommes honorables. Je vous ai interrogé parce que jecherche à savoir, et parce que ma profession est d’apprendre.

– Je crains que dans ta profession tu nesois encore qu’un apprenti, répliqua le soldat. De l’autre côté del’eau n’importe quel enfant pourrait en effet te répondre. Apprendsdonc que, bien qu’il puisse y avoir la paix entre nos provinces etles Français, la guerre sévit toujours dans les marches de France,car c’est un pays très divisé contre lui-même, qui est harcelé pardes bandes d’écorcheurs, de pillards, de Brabançons, de tard venus,etc. Quand chacun essaie d’égorger son voisin, quand tous lesbarons à cinq sous la pièce marchent au roulement du tambour pourcombattre n’importe qui, ce serait bien étrange si cinq centsbraves garçons d’Angleterre ne pouvaient pas se débrouiller pourvivre. À présent que Sir John Hawkwood s’en est allé avec lesAnglais de l’est et les bûcherons de Nottingham au service dumarquis de Montferrat pour se battre contre le Sire de Milan, nousne sommes plus que deux cents. Mais j’espère que je ramènerai avecmoi de quoi combler les vides dans les rangs de la CompagnieBlanche. Par la dent de Pierre, ce serait bien dommage si je nesavais pas rassembler des hommes du Hamptonshire prêts à se battresous le drapeau rouge de saint Georges, surtout si mon ancienmaître Sir Nigel Loring, de Christchurch, coiffait à nouveau lehaubert et prenait notre tête.

– Ah, vous auriez de la chance dans cecas ! fit un forestier. Car on dit que, le Prince mis à partet peut-être aussi le bon vieux Sir John Chandos, personne dansl’armée ne rivalise avec lui en courage.

– Tu dis vrai, répondit l’archer. Avecces deux yeux je l’ai vu sur de maudits champs de bataille, etjamais homme ne s’y est mieux conduit. Mon Dieu ! Oui, vousauriez tort de vous fier à sa taille, ou de vous laisser endormirpar sa voix douce, car depuis près de vingt ans il n’y a pas eud’escarmouche, d’assaut, de sortie, d’embuscade, d’escalade ni debataille rangée sans que Sir Nigel n’y soit trouvé en plein cœur.Je me rends maintenant à Christchurch, avec une lettre de SirClaude Latour qui lui demande s’il consentirait à prendre la placede Sir John Hawkwood ; et il acceptera d’autant plusfacilement si je me fais escorter de deux ou trois hommes valables.Qu’en dis-tu, garde forestier ? Délaisseras-tu les chevreuilspour lâcher une flèche sur une plus noble cible ?

Le garde secoua la tête.

– J’ai femme et enfants à Emery Down,expliqua-t-il. Je ne les quitterais pas pour une pareilleaventure.

– Et toi, jeune homme ? interrogeal’archer.

– Non, je suis un homme de paix !répondit Alleyne Edricson. En outre, une autre tâche m’attend.

– Peste ! grogna le soldat en tapantsur le tréteau. Qu’est devenu, au nom du diable, le peuple ?Pourquoi restez-vous assis à mourir d’ennui au coin du feu, commedes corbeaux autour d’un cheval mort, alors que du travail d’hommevous attend à quelques lieues d’ici ? Dites plutôt que vousêtes tous des bons à rien, des fainéants ! Par ma garde !Je crois que tous les hommes d’Angleterre sont déjà en France etque ceux qui restent ne sont que des femmes qui portentchausses !

– Archer, dit Hordle John, tu as mentiplus d’une fois, et plutôt trois fois que deux. Voilà pourquoi, etaussi parce que certaines choses en toi me déplaisent, je suisdiablement tenté de te faire toucher les deux épaules.

– Par mon épée ! Enfin je trouve unhomme ! cria l’archer. Et, devant Dieu, je dis que tu serasencore meilleur que je ne le suppose si tu peux me faire toucherles deux épaules, mon garçon ! Depuis sept ans je n’ai trouvépersonne à la Compagnie qui ait été capable de salir monjustaucorps.

– Assez de vantardises ! fit HordleJohn en se levant et en se débarrassant de son doublet. Je vais temontrer qu’il reste en Angleterre de meilleurs hommes que ceux quis’en sont allés en France voler et piller.

– Pasques Dieu ! cria l’archer endégrafant son justaucorps et en toisant son adversaire avec leregard aigu de quelqu’un qui s’y connaît en hommes. Je n’avais vujusqu’ici qu’une fois un corps pareil Avec ta permission, rouquinmon ami, je serais désolé d’échanger des coups de poing avectoi ; et je soutiens que personne à la Compagnie ne tedéfierait pour tirer sur la corde. Que cela soit un baume pour tonorgueil ! D’autre part, j’ai l’impression que tu as mené unevie tranquille ces derniers mois et que mes muscles sont plus dursque les tiens. Je suis prêt à parier sur ma chance contre toi, situ n’as pas peur.

– Peur ? grogna le gros John. Je nesais pas comment est fait le visage d’un homme dont j’aurais peur.Allons ! Nous verrons bientôt qui est le plus fort de nousdeux.

– Mais l’enjeu ?

– Je n’ai rien à parier. Allons-y !Pour l’amour et le plaisir du sport !

– Rien à parier ? s’exclama l’hommed’armes. Comment, mais tu possèdes ce que je convoite par-dessustout ! C’est ton grand corps costaud que je veux… Écoute-moi,mon garçon : j’ai ici un lit de plumes français, que j’ai eubien du mal à ramener. Je l’ai conquis pendant le sac d’Issoudun,et le Roi lui-même n’en a pas de semblable. Si tu me terrasses, ilest à toi. Mais si je te terrasse, alors tu me jures de venir avecmoi en France où tu serviras dans la Compagnie Blanche aussilongtemps que nous serons mobilisés.

– Un bel enjeu ! s’écrièrent lesvoyageurs qui reculèrent les bancs pour laisser du champ auxlutteurs.

– Alors, tu peux dire adieu à ton lit,soldat ! dit Hordle John.

– Non. Je garderai le lit et jet’emmènerai en France malgré ta grosse voix, et tu passeras ta vieà m’en remercier. À quoi allons-nous jouer, mon enfant ? Aucol et au coude, à la clef serrée, au catch ?

– Va au diable avec tes ruses !répondit John en ouvrant et refermant ses grosses mains rouges.Avance, et à qui fera tomber l’autre.

– Alors apprête-toi à manger de lapoussière !

L’archer s’avança dans l’espace dégagé sansperdre de vue son adversaire. Il avait retiré son justaucorps vert,et son torse n’était couvert que d’un gilet de soie rose décolletéet sans manches. Hordle John était nu jusqu’à la ceinture ;ses gros muscles saillaient comme les racines d’un chêne : ildominait l’archer en hauteur. Mais celui-ci, bien que plus petit detrente centimètres, était très fort, rapide sur ses jambes etadroit ; à voir son port de tête et la lueur dans son regard,il était évident qu’il croyait en sa victoire. Il aurait étédifficile cette nuit-là, n’importe où en Angleterre, de trouverdeux adversaires plus dignes l’un de l’autre.

Le gros John attendait au milieu ; ilavait l’œil mauvais, menaçant ; ses cheveux roux étaient enbataille. L’archer s’avança d’un pas vif et léger d’abord vers ladroite, puis vers la gauche, en ployant les genoux et les mains enavant. Soudain, dans un élan si prompt et si hardi que lesspectateurs eurent du mal à le suivre, il vola sur son rival etpassa une jambe autour de lui. Entre deux hommes d’égale force, unetelle prise aurait entraîné la chute ; mais Hordle John sedébarrassa de lui comme d’un rat et le projeta à travers lasalle ; la tête de l’archer alla rebondir contre le mur.

– Ma foi ! cria-t-il en passant undoigt dans ses boucles de cheveux. Tu n’as pas été loin du lit deplumes, mon gars ! Bientôt cette bonne hôtellerie aura unefenêtre de plus.

Nullement dompté, il s’approcha encore unefois de son adversaire, mais avec plus de précautions. Il feintacourt, surprit la garde de l’autre, et bondit : il lança enavant ses jambes autour de la taille de Hordle John et ses brasautour du cou de taureau, avec l’espoir de le faire tomber sous laviolence du choc. Le gros John, soufflant de rage, le saisit entreses bras énormes, le leva en l’air et le rejeta vers le plancheravec une force qui aurait pu lui fendre les os si l’archer, pleinde sang-froid, ne s’était pas suspendu à ses avant-bras pour ne pastomber ; il se laissa choir sur ses pieds et se maintint enéquilibre au prix d’un effort qui fit craquer toutes ses jointures.Il recula d’un bond, mais son redoutable adversaire, échauffé parle combat, s’élança à son tour et par cette imprudence fournit aulutteur entraîné l’occasion attendue. Quand le gros John se jetasur lui, l’archer plongea sous les grosses mains rouges quis’avançaient pour le saisir et, attrapant son homme par lescuisses, le fit basculer par-dessus son épaule. Alleyne eutl’impression que John volait avec des ailes. Pendant qu’il fendaitl’air de ses membres géants, le clerc eut très peur : jamaiscertainement un homme ne pourrait se tirer indemne d’une chutepareille ! En vérité, tout aussi robuste que fût John, il seserait rompu le cou s’il n’avait atterri la tête la première dansle creux de l’estomac de l’ivrogne qui sommeillait paisiblementdans son coin sans se douter le moins du monde des incidentsextraordinaires qui se déroulaient près de lui. L’infortunéartiste, brusquement tiré de ses rêves, se redressa en poussant uncri perçant. Hordle John, lui, avait bondi au milieu de la salle,presque aussi rapidement qu’il en avait été éjecté.

– Encore une reprise, par tous lessaints ! s’écria-t-il en tendant les bras.

– Pas moi dit l’archer en se rhabillant.Je me suis tiré d’affaire. Je préférerais lutter contre le grandours de Navarre !

– C’était une ruse ! protestaJohn.

– C’était une ruse, oui. Par les os demes dix doigts, une ruse qui rapporte à la Compagnie un homme toutà fait convenable.

– Oh, pour cela, je m’en soucie commed’une guigne ! Il y a une bonne heure que je m’étais juré det’accompagner, puisque tu me proposais une existence agréable. Maisj’aurais bien voulu avoir le lit de plumes !

– Je n’en doute pas, mon ami !répondit l’archer en retournant à son gobelet. À ta santé, mongarçon, et puissions-nous être bons camarades ! Mais holà,qu’est-ce qui tourmente notre ami à la triste figure ?

Le malheureux artiste s’était assis, s’étaitfrotté le corps d’un air morose et avait promené sur l’assistanceun regard vide ; visiblement il ne savait ni où il était ni cequi lui était arrivé. Tout à coup un éclair d’intelligence étaitpassé sur ses traits empâtés, et il s’était levé. À présent il sedirigeait en titubant vers la porte.

– Attention à la bière ! dit-il enbrandissant un doigt pour avertir la société. Ô sainte Vierge,méfiez-vous de la bière !

Il se frotta encore l’estomac et s’éclipsadans l’obscurité sous les rires, auxquels se joignit le vaincuautant que son vainqueur. Le garde-forestier et les deuxcultivateurs ne tardèrent pas à reprendre la route ; lesvoyageurs se partagèrent les couvertures que dame Eliza et saservante avaient disposées sur le plancher. Alleyne, épuisé partoutes les émotions de sa journée, s’endormit aussitôt et sonprofond sommeil ne fut troublé que par des visions de jambes enl’air, de mendiants avec l’injure à la bouche, de bandits nègres,et des curieux visages qu’il avait vus à « L’Émerillonbigarré ».

Chapitre 7Comment les trois compagnons voyagèrent à travers bois

Dès l’aube l’auberge avait ressuscité à lavie. En ce temps-là où l’éclairage coûtait cher, il était rarequ’une heure de lumière du jour fût gaspillée. Mais même quand dameEliza commença à s’agiter, certains de ses hôtes avaient été encoreplus matinaux : en effet la porte était entrouverte et ledistingué élève de Cambridge avait pris la poudre d’escampette,trop absorbé sans doute par les problèmes élevés de l’antiquitépour s’abaisser à réfléchir aux quatre pence qu’il devait pour sonlit et sa nourriture. Les cris aigus que poussa l’aubergiste quandelle découvrit sa perte et le caquetage des poules qui s’étaientintroduites par la porte entrebâillée tirèrent les dormeurs de leursommeil.

Une fois levée, la société ne tarda pas à sedisperser. Une mule luisante de santé, harnachée de rouge, futmenée d’une écurie voisine pour le médecin qui partit à l’ambleavec une grande dignité sur la route de Southampton. L’arracheur dedents et le ménestrel se firent servir un gobelet de bière avant dese diriger ensemble vers la foire de Ringwood ; le vieuxjongleur avait l’œil jaune et les traits tirés à la suite de seslibations nocturnes. Par contre l’archer, qui avait bu davantageque les autres, était gai comme un pinson ; après avoirembrassé dame Eliza et pourchassé la servante qui dut grimper unenouvelle fois à l’échelle pour lui échapper, il alla se laver dansle ruisseau et revint avec de l’eau qui dégouttait encore de sonvisage et de ses cheveux.

– Holà, homme de paix ! cria-t-il àAlleyne. De quel côté diriges-tu tes pas, ce matin ?

– Je m’en vais à Minstead, répondit leclerc. Mon frère Simon Edricson y habite et je compte séjournerchez lui quelque temps. Je vous prie, ma bonne dame, de me préparermon compte.

– Votre compte ! s’exclama-t-elle encontemplant le tableau qu’avait peint Alleyne la veille au soir.Dites plutôt que c’est moi qui suis en compte avec vous, bon jeunehomme ! Voilà enfin un émerillon bigarré, qui tient un levrautentre ses serres, aussi vrai que je suis une femme et que jevis ! Par la croix de Waltham, comme la peinture est adroite,et délicate !

– Regardez son œil rouge ! renchéritla servante.

– Oui, et le bec entrouvert !

– Et l’aile aux plumes hérissées, ajoutaHordle John.

– Par mon épée ! cria l’archer.C’est l’oiseau tout vivant.

Le jeune clerc rougit de plaisir sous cetteavalanche de compliments, peut-être sommaires et manquant dediscernement, mais bien plus chaleureux et spontanés que ceuxqu’avaient pu lui adresser le Frère Jérôme qui critiquait toujourset l’Abbé aux phrases brèves. Il lui apparut que dans ce monde labonté ne le cédait en rien à la méchanceté. Son hôtesse ne voulutrien accepter ni pour le lit ni pour la nourriture. L’archer etHordle John s’emparèrent chacun d’un bras d’Alleyne et leconduisirent devant le comptoir où un peu de poisson fumé, un platd’épinards et une jarre de lait allaient constituer leur petitdéjeuner.

– Je ne serais pas surpris d’apprendre,camarade, lui dit le soldat tout en posant sur le tranchoird’Alleyne un morceau de poisson, que tu es capable de lire deschoses écrites, puisque tu es si adroit à manier le pinceau et lescouleurs.

– Ce serait une honte pour les bonsfrères de Beaulieu si j’en étais incapable, répondit-il, puisquej’ai été leur clerc pendant ces dix dernières années.

L’archer le considéra avec un grandrespect.

– Voyez cela ! fit-il. Et tu n’aspas de poil au menton et tu as une peau de fille… Moi, avec lepetit joujou que j’ai là, je peux toucher une cible à trois centcinquante pas, et avec le grand arc de guerre à quatre cent vingtpas. Et cependant je ne sais pas peindre, et je ne pourrais paslire mon propre nom si tu écrivais « Sam Aylward » sousmon nez. Dans toute la Compagnie, il n’y avait qu’un seul homme quisût lire, et il s’est fait tuer à la prise de Ventadour : cequi prouve que l’instruction, si utile à un clerc, est bien inutileà un militaire.

– J’ai quelques notions, dit le grosJohn. Mais je suis trop peu resté chez les moines pour toutconnaître.

– Voici quelque chose qui va te mettre àl’épreuve, sourit l’archer qui tira de l’intérieur de sa tunique uncarré de parchemin.

Une large bande de soie pourpre en faisait letour, et elle était scellée aux deux extrémités par un grand cachetrouge. John se pencha avec gravité sur l’inscription qui étaitportée au dos ; pendant longtemps il demeura avec ses sourcilsfroncés et le front soucieux comme quelqu’un qui se livre à un groseffort intellectuel.

– Je n’ai rien lu récemment, avoua-t-ilet je ne puis pas dire ce que cela signifie. Il me semble qu’il y aplusieurs interprétations, tout comme un archer préfère l’if et unautre archer le frêne. D’après son aspect et sa longueur, je déduisqu’il s’agit d’un verset d’un psaume.

L’archer secoua la tête.

– C’est peu vraisemblable, dit-il. Je necrois pas que Sir Claude Latour me fasse faire tant de chemin pourun verset de psaume. Tu es passé cette fois à côté de la cible,camarade ! Donne-le à cet enfant. Je parie mon lit de plumesqu’il va nous l’expliquer.

– C’est écrit en français, dit Alleyne.Et d’une belle écriture moulée. Voici ce que je lis :« Au moult puissant et moult honorable chevalier, Sir NigelLoring de Chrischurch, de son très fidèle ami Sir Claude Latour,capitaine de la Compagnie Blanche, châtelain de Biscar, grandseigneur de Montchâteau, vavasseur du renommé Gaston, comte deFoix, tenant les droits de la haute justice, de la moyenne et de labasse ».

Il la traduisit en anglais ; l’archerpoussa un cri de joie.

– Voilà ! s’exclama-t-il. C’estexactement ce qu’il aurait dit !

– Oui, dit Hordle John en examinant unenouvelle fois le parchemin, c’est exactement cela. Mais je necomprends pas cette haute justice, cette moyenne et cettebasse.

– Par ma garde, tu la comprendrais si tuétais Jacques Bonhomme ! La basse justice signifie que tu peuxle dépouiller, la moyenne que tu peux le torturer, la haute que tupeux le tuer. Rien de plus vrai ! Mais c’est cette lettre queje dois porter à destination. Puisque nous n’avons plus rien àmanger ni à boire, il est temps que nous nous mettions en route.Mon gros John, tu m’accompagnes. Et toi, jeune enfant, où m’as-tudit que tu allais ?

– À Minstead.

– Ah oui ! Je connais ce pays deforêts, bien que je sois né près du village de Midhurst. Je n’airien à dire contre les hommes du Hampton, car il n’y a pas demeilleurs compagnons ni de plus solides archers dans toute laCompagnie que certains qui ont appris à détendre la corde danscette région. Nous irons ensemble jusqu’à Minstead, car c’estpresque sur notre chemin.

– Je suis prêt ! acquiesça Alleynetout content de la perspective d’une telle compagnie.

– Mais moi je ne le suis pas. Je vaislaisser mon butin à cette auberge, puisque l’hôtesse est unehonnête femme. Holà, ma chérie ! Je désire vous confier monorfèvrerie, mon velours, ma soie, mon lit de plumes, ma navette,mon aiguière, mon tissu et le reste. Je ne prends avec moi quel’argent dans ce sac et la boîte de sucre rose, qui est un présentde mon capitaine pour Lady Loring. Puis-je vous demander de veillersur mes trésors ?

– Je vais les ranger dans ma soupente laplus sûre, brave archer. Revenez quand vous le voudrez, voustrouverez tout à votre disposition.

– Voilà une bonne amie ! s’écrial’archer en lui prenant la main. La terre anglaise avec les femmesd’Angleterre, je dis, et le vin de France avec le butin français.Je reviendrai bientôt, mon ange. Je suis célibataire, ma douceur,et quand la guerre sera finie, je devrai m’établir quelque part.Peut-être vous et moi… Ah, méchante ! La petite nous surveillederrière la porte. Maintenant, John, le soleil est au-dessus desarbres. Il faudra que tu sois un peu plus prompt quand le buglesonnera « Archer, lève-toi… »

– Il y a une heure que jet’attends ! répliqua Hordle John d’un ton bourru.

– Alors, partons ! Adieu, ma vie.Ces deux livres solderont l’addition et paieront en sus quelquesrubans à la prochaine kermesse. N’oubliez pas Sam Aylward, car soncœur vous appartient pour toujours… Et à toi aussi, petite !Allons, en marche ! Et que saint Julien nous procure partoutun aussi bon cantonnement !

Le soleil avait grimpé au-dessus des boisd’Ashurst et de Denny ; il brillait clair, mais le vent d’estsecouait les feuilles sur les arbres. Dans la grand-rue deLyndhurst nos voyageurs durent se frayer le passage, car la petiteville était pleine de gardes, de grooms et de piqueurs attachés àla chasse du Roi. Le Roi en personne était descendu au château deMalwood, mais une partie de sa suite avait été contrainte dechercher un billet de logement dans les chaumières ou dans lespetites maisons en torchis du village. Ici et là un écusson affichédevant une fenêtre sans vitres indiquait qu’un chevalier ou unbaron s’était installé pour la nuit. Ces armoiries pouvaient êtredéchiffrées mieux qu’un parchemin, et l’archer comme la plupart deshommes de son époque connaissait à fond les symboleshéraldiques.

– Voici la tête de Maure de Sir BernardBrocas, commentait-il. Je l’ai vu il y a une dizaine d’années à labataille de Poitiers ; il se comporta comme un homme. Il estle chef de la cavalerie du Roi et à l’occasion il est capabled’entonner un refrain jovial ; pourtant il ne pourraitrivaliser avec Sir John Chandos qui est le premier à table ou enselle. Trois merlettes sur champ d’azur : ce doit être l’undes Luttrell. Étant donné le croissant qui y figure, il devraits’agir du deuxième fils du vieux Sir Hugh qui attrapa une flèchedans la cheville à la prise de Romorantin : trop pressé de seruer dans la bagarre, il n’attendit pas que son écuyer eût agraféses jambières. Voilà la plume qui est l’antique emblème des deBray. J’ai servi sous Sir Thomas de Bray qui était gras comme unpâté et qui mania admirablement l’épée jusqu’à ce qu’il devîntobèse.

L’archer bavardait sur ce thème pendant queles trois compagnons se faufilaient parmi des chevaux quipiaffaient, des valets qui couraient, et des groupes de pages etd’écuyers qui discutaient avec passion des mérites respectifs desécuries et des chenils de leurs maîtres. Lorsqu’ils passèrentdevant la vieille église qui se dressait à main gauche dans levillage, ils virent le portail ouvert : un flot de dévotss’écoulait sur le chemin en pente ; ils venaient d’entendre lamesse et ils jacassaient comme une compagnie de geais. Alleyneploya le genou et se découvrit ; mais avant qu’il eût terminéun ave, ses camarades avaient disparu derrière untournant, et il dut courir pour les rattraper.

– Comment ! s’étonna-t-il. Pas unmot de prière devant la maison de Dieu ? Comment pouvez-vousescompter sa bénédiction pour la journée ?

– Mon ami, répondit Hordle John, j’aitant prié pendant ces deux derniers mois, et non seulement pendantle jour, mais aussi à matines, à laudes, etc., alors que je pouvaisà peine remuer la tête, que je me sens comme si j’avais quelque peuabusé des prières.

– Comment peut-on avoir trop dereligion ? s’écria Alleyne sur un ton passionné. C’est laseule chose qui compte. Un homme n’est qu’une bête féroce, s’il vitau jour le jour pour manger et pour boire, pour respirer et pourdormir. C’est seulement quand il s’élève et quand il prendconscience de l’esprit immortel qui est en lui qu’il devient unvrai homme. Considérez comme il serait affligeant que le sang duRédempteur eût été versé en vain !

– Béni soit l’enfant ! crial’archer. Il rougit comme une fille et il prêche comme tout unSacré Collège !

– Pour dire vrai, je rougis de ce quequelqu’un d’aussi faible et indigne que moi essaie d’enseigner àautrui une voie qu’il a lui-même bien du mal à suivre.

– Gentiment dit, mon garçon ! En cequi concerne la mise à mort du Rédempteur, ç’a été une vilaineaffaire. Un bon Père nous a lu en France un parchemin authentiquesur cette histoire. Les soldats se sont emparés de Lui dans lejardin. En vérité Ses apôtres étaient peut-être de saints hommes,mais ils ne valaient pas grand-chose en tant qu’hommes d’armes.Tout de même il y en a eu un, le sieur Pierre, qui a dégainé ;mais, à moins qu’il n’ait été calomnié, il n’a fait que couperl’oreille d’un valet, ce qui n’était guère chevaleresque. Par lesos de mes dix doigts ! Si j’avais été là, avec Black Simon deNorwich et une vingtaine d’hommes choisis de la Compagnie, nous lesaurions tenus en respect. Et même si nous n’avions pas pu fairedavantage, nous aurions décoché à ce chevalier déloyal, le sieurJudas, tant de flèches anglaises qu’il aurait à jamais maudit lejour où il exécuta une telle mission.

Le jeune clerc sourit.

– S’Il avait voulu de l’aide, dit-il, Ilaurait eu à sa disposition des légions d’archanges venues duciel ; mais quel besoin aurait-Il eu de vos pauvres arcs et devos pauvres flèches ? D’ailleurs souviens-toi de Sesparoles : « Celui qui vivra par l’épée périra parl’épée ».

– Et quelle mort pourrait être plusbelle ? demanda l’archer. Si je souhaite quelque chose, c’estde mourir ainsi. Non pas, comprends bien, dans une petite embuscadetendue à la Compagnie, mais sur le champ de bataille, avec lagrande bannière du lion déployée au-dessus de nos têtes etl’étendard rouge en avant, au milieu des cris de mes amis et de lavibration des cordes. Mais il faudrait que ce soit une épée, unelance ou une flèche qui me fasse mordre la poussière. Car je seraishonteux d’être tué par un boulet de fer projeté par une pétoire àfeu ou par une bombarde ou par n’importe quelle arme aussi peudigne d’un soldat, et tout juste bonne à effrayer les bébés par lebruit et la fumée.

– Même dans mon couvent, dit Alleyne,j’ai beaucoup entendu parler de ces terribles machines nouvelles.On m’a affirmé, mais je le crois difficilement, qu’elles peuventexpédier un boulet deux fois plus loin qu’un archer sa flèche, etavec une telle force qu’il peut pénétrer à travers l’armure d’unsoldat.

– C’est vrai, mon enfant. Mais pendantque l’armurier prend son boulet du diable, l’enfourne et allume samèche, je peux facilement lui décocher six flèches, peut-être huit,si bien qu’en fin de compte son avantage n’est pas grand. Pourtantje ne nie pas que pour la prise d’une ville il est préférabled’avoir des bombardes. Il paraît qu’à Calais elles ont fait dansles murailles des trous assez grands pour qu’un homme y puissepasser la tête. Mais dites-moi, camarades, nous avons été précédéspar quelqu’un qui a été grièvement blessé !

En effet, une véritable piste de sangs’allongeait : c’était tantôt de simples gouttes, tantôt delarges caillots rougeâtres. Les feuilles mortes et les silex blancsen étaient tout éclaboussés.

– Un chevreuil blessé ? suggéraJohn.

– Non. Je suis suffisamment homme desbois pour voir qu’aucun chevreuil n’est passé par là ce matin. Etle sang est frais. Mais écoutez !

Ils penchèrent la tête tous les trois. Dusilence de la forêt jaillit une sorte de crissement, de sifflementauquel se mêlaient des gémissements plaintifs, et la voix d’un êtrehumain s’éleva dans une mélopée frémissante. Ils seprécipitèrent ; ils escaladèrent une petite hauteur etaperçurent sur l’autre versant l’origine de ces bruitsétranges.

Un homme de grande taille, mais voûté,marchait lentement, la tête basse et les mains jointes au milieu dusentier. Il était habillé des pieds à la tête d’une longue pièce dedrap blanc, et coiffé d’un grand capuchon orné d’une croix rouge.Sa robe était rabattue sur ses épaules, et sa chair avait de quoidonner le frisson car elle était réduite en pulpe ; le sangcoulait dans sa robe et s’égouttait sur le sol. Derrière luiavançait un homme plus petit, grisonnant, et vêtu de la même tenueblanche. Il chantait en français de longues lamentations en verset, à la fin de chaque vers, il levait une grosse corde munie degrains de plomb pour frapper son compagnon entre les deux épaulesjusqu’à ce que le sang jaillît de nouveau. Tandis que nos troisvoyageurs écarquillaient les yeux à ce spectacle, un changements’opéra tout à coup : le petit homme ayant fini sa mélopéedéfit sa robe et tendit la discipline à l’autre, lequel entonna lemême chant plaintif et se mit à flageller son compagnon de toute lavigueur de son bras. Ainsi, alternativement fouettant et fouettés,ils poursuivirent leur route douloureuse à travers les boismagnifiques, sous les voûtes de hêtres, dans un décor où la forceet la majesté sereine de la nature devaient être choquées par uneénergie virile aussi mal employée.

Hordle John et Alleyne Edricson n’avaientjamais rien vu de pareil.

– Ce sont les moines que l’on appelle lesFlagellants, expliqua l’archer. Je suis surpris que vous n’en ayezpas déjà rencontré, car de l’autre côté de l’eau les Flagellantssont aussi nombreux que les frères mendiants. On m’a dit qu’il n’yavait pas d’Anglais dans leur ordre, mais qu’ils étaient tousoriginaires de France, d’Italie et de Bohème. En avant,camarades ! Rejoignons-les afin de bavarder avec eux.

Quand ils s’approchèrent, Alleyne entendit lacomplainte que chantait le flagellant en abattant son fouet à lafin de chaque vers, et que rythmaient les gémissements du flagellé.C’était du vieux français ; à peu près ceci :

« Or avant, entre nous tous frères

Battons nos charognes bien fort

En remembrant la grand misère

De Dieu et sa piteuse mort,

Qui fut pris en la gent amère

Et vendu et trais à tort

Et bastu sa chair, vierge et dère.

Au nom de ce battons plus fort. »

À cet endroit le fouet changeait de main.

– En vérité, Révérends Pères, ditl’archer en français, vous vous êtes assez flagellés pouraujourd’hui ! La route est ensanglantée comme un abattoir pourla saint Martin. Pourquoi vous maltraitez-vous de lasorte ?

– Pour vos péchés, pour vos péchés !débitèrent-ils d’une même voix traînante.

Ils regardèrent les voyageurs avec des yeuxéteints et tristes, puis ils se remirent à leur épuisante besognesans écouter davantage les prières et adjurations qui leur étaientadressées. Devant l’inutilité de leurs remontrances, les troiscamarades reprirent leur route et abandonnèrent ces étrangespénitents à leur manie.

– Mort Dieu ! cria l’archer. J’aibien répandu un bon gobelet de mon sang en France, mais ç’atoujours été en combat, et j’y réfléchirais à deux fois avant de lefaire couler goutte à goutte comme ces religieux. Par ma garde,notre enfant est aussi blanc qu’un fromage de Picardie !Qu’est-ce qui ne va pas, mon cher ?

– Ce n’est rien, répondit Alleyne. J’aimené une existence trop tranquille. Je ne suis pas accoutumé à detels spectacles.

– Ma foi, s’écria le soldat, je n’aiencore jamais vu quelqu’un qui soit si fort en paroles et si faiblede cœur !

– Tu te trompes, ami ! intervint legros John. Il ne s’agit pas de faiblesse de cœur, car je le connaisbien. Son cœur est aussi courageux que le tien ou le mien, mais ilpossède plus de choses dans sa caboche que tu n’en acquerras jamaissous ta boîte en fer blanc ; aussi peut-il plonger plusprofond dans la vie, et elle pèse davantage sur lui que surnous.

– C’est assurément un triste spectacle,dit Alleyne, que de voir ces saints hommes, qui ne sont paspécheurs eux-mêmes, souffrir pour les péchés d’autrui. Ce sont dessaints, en admettant qu’à cette époque un homme puisse méritercette épithète.

– Je les considère comme moins querien ! s’écria Hordle John. Car qui est meilleur après tousces coups de fouet et ces miaulements de chat écorché ? Ilssont comme les autres moines, je parie, quand ils ont fini de seflageller. Qu’ils laissent donc leurs dos, et qu’ils chassentl’orgueil de leur cœur !

– Par les trois rois, il y a du vrai dansce que tu dis ! fit l’archer. En outre, si j’étais le bonDieu, cela ne me ferait guère plaisir de voir un pauvre diables’arracher la chair des os ; et je penserais qu’il n’auraitqu’une bien médiocre opinion de moi en espérant me plaire par cetravail de grand prévôt. Non, par mon épée ! Je regarderaisplutôt avec amour un brave archer qui n’a jamais fait de mal à unennemi vaincu et qui ne reculerait devant aucun adversaire.

– Tu ne parles sans doute pas ainsi pargoût du péché, soupira Alleyne. Si tes mots sont des mots desauvage, ce n’est pas à moi de les juger. Ne peux-tu donc pascomprendre qu’il y a en ce monde d’autres ennemis que les Français,et autant de gloire à les vaincre ? Un écuyer ou un chevalierne serait-il pas bien fier s’il terrassait sept adversaires enchamp clos ? Or nous sommes dans le champ clos de la vie, etvoilà sept champions noirs qui nous assaillent. Ce sont messireOrgueil, messire Désir cupide, dame Luxure, dame Colère, dameGloutonnerie, dame Envie, et dame Paresse. Qu’un homme terrasse cessept-là, et il aura le prix du jour, des mains de la plus belle desreines de beauté, de la Vierge-Mère elle-même. Voilà pourquoi cesreligieux mortifient leur chair et nous donnent un exemple, à nousqui avons tendance à choyer trop la nôtre. Je dis donc qu’ils sontles saints de Dieu et je m’incline devant eux.

– Incline-toi, mon petit ! répliqual’archer. Je n’ai jamais entendu parler aussi bien depuis la mortdu vieux Dom Bertrand, qui fut quelque temps le chapelain de laCompagnie Blanche. Il était très bon soldat ; mais à labataille de Brignais il fut transpercé par la lance d’un cavalierdu Hainaut. Cela nous valut une excommunication de son meurtrierquand nous revîmes notre Saint Père à Avignon ; mais commenous ne connaissions pas son nom, et comme nous ne savions rien delui sinon qu’il montait un roussin gris pommelé, je me suis souventdemandé comment l’excommunication pouvait avoir effet.

– Ta Compagnie s’est donc agenouilléedevant notre Saint Père le Pape Urbain, pivot et centre de lachrétienté ? interrogea Alleyne fort intéressé. Tu aspeut-être eu la chance de voir son auguste visage ?

– Deux fois je l’ai vu, réponditl’archer. C’est un petit bonhomme à face de rat, et le menton pleinde croûtes. La première fois nous avons tiré de lui cinq millecouronnes, et il en fit grand tapage. La deuxième fois nous lui enavons demandé dix mille, mais il fallut trois jours avant qu’ilvînt à composition ; à mon avis nous aurions obtenu davantageen pillant son palais. Son chambellan et ses cardinaux sont sortispour nous demander, si je me souviens bien, ce que nouspréférions : ou accepter sept mille couronnes avec sabénédiction et une absolution plénière, ou recevoir dix mille avecun interdit solennel par les cloches, le parchemin et les cierges.D’une seule voix nous nous sommes prononcés pour les dix millecouronnes avec l’anathème. Mais je ne sais comment les émissairesdu Pape influencèrent Sir John ; bref, nous fûmes bénis etabsous contre notre gré. Cela valait peut-être mieux, car laCompagnie en avait bien besoin à ce moment-là !

Le pieux Alleyne fut grandement choqué par cerécit. Involontairement il regarda autour de lui, attendant ceséclairs et ces coups de tonnerre qui, dans les ActaSanctorum, coupaient net la parole au railleur. Mais le soleild’automne continua de répandre sa chaleur paisible, et letranquille sentier rouge poursuivait ses méandres à travers laforêt touffue. La nature semblait trop occupée d’elle-même pourvenger la dignité d’un pontife outragé. Pourtant il éprouva au fondde son cœur le poids d’un reproche, comme s’il avait péché enprêtant l’oreille à de tels propos. L’éducation de vingt années serévolta. Il s’écarta un instant dans un sentier de traverse et sejeta à genoux ; là il pria de toute son âme pour l’archer etpour lui-même, et se releva rasséréné.

Chapitre 8Les trois amis

Pendant qu’il se livrait à ses oraisons, sescompagnons avaient continué leur marche. Son jeune sang et l’airfrais du matin l’incitèrent à une course folle. Bâton dans une mainet besace dans l’autre, cheveux bouclés au vent, il s’élança d’unpas élastique sur le sentier de la forêt, agile et gracieux commeun daim. À un détour du chemin, dans une chaumière entourée d’unehaie, le gros John et Aylward l’archer s’étaient arrêtés pourregarder quelque chose. Alleyne les rejoignit et vit deux enfants(le plus jeune pouvait avoir neuf ans et l’aîné guère davantage)sur le petit bout de terrain qui séparait la haie de lachaumière ; ils tenaient dans leur main gauche une baguetterecourbée, à bout de bras ; on aurait dit deux petites statuestant ils étaient silencieux et rigides. Ils avaient des yeux bleus,des cheveux blonds ; ils étaient robustes et bien bâtis ;ils vivaient au grand air, à en juger par le hâle de leur peau.

– Jeunes pousses d’un vieux boisd’arc ! s’écria le soldat tout joyeux. Voilà comment on doitélever des enfants. Par ma garde ! Je ne les aurais pas mieuxexercés si je m’en étais occupé moi-même.

– Que font-ils ? demanda HordleJohn. Ils se tiennent tout raides ; j’espère qu’ils n’ont pasété changés en statues…

– Non. Ils entraînent leur bras gauche,afin de tenir l’arc sans trembler. C’est ainsi que mon propre pèrem’a exercé : six jours par semaine j’élevais son gourdin àbout de bras et je le maintenais en l’air jusqu’à ce que ledit brasfût aussi lourd que du plomb. Holà, mes enfants, combien de tempsresterez-vous le bras tendu ?

– Jusqu’à ce que le soleil soit au-dessusdu grand tilleul, bon maître ! répondit l’aîné.

– Que voulez-vous être plus tard ?Bûcherons ? Verdiers ?

– Non, soldats ! crièrent-ilsensemble.

– Par la barbe de mon père, voilà de labonne race ! Mais pourquoi tenez-vous tant à êtresoldats ?

– Pour nous battre contre les Écossais.Papa nous enverra combattre les Écossais !

– Et pourquoi les Écossais, mesmignons ? Nous avons vu des galères françaises et espagnolesdu côté de Southampton mais je crois que les Écossais n’arriverontpas ici de sitôt !

– Nous n’en voulons qu’aux Écossais,reprit l’aîné, car ce sont les Écossais qui ont arraché à papa sespouces et ses doigts pour la corde.

– Exactement, les enfants ! fit unevoix grave derrière Alleyne.

Les voyageurs se retournèrent. Un homme maigreaux os saillants, aux joues creuses et au teint brouillé s’étaitapproché sans qu’ils l’eussent entendu. Il ouvrit ses deuxmains : le pouce, l’index et le médium de chaque main avaientété arrachés.

– Par ma foi, camarade, qui t’a gratifiéd’un traitement aussi honteux ? s’écria l’archer.

– On voit bien, ami, que tu es né loindes marches d’Écosse ! répondit l’inconnu avec un sourireamer. Au nord de la Humber, personne n’ignore à quel travail selivre Douglas le Diable, le sinistre Lord James.

– Et comment es-tu tombé entre sesmains ? demanda John.

– Je suis un homme du nord, de Beverley,expliqua-t-il. À une certaine époque il n’y avait pas de meilleurtireur à l’arc que Robin Heathcot entre la Trent et le Tweed. Maisvoilà comment il m’a laissé, comme il a laissé d’ailleurs beaucoupd’autres pauvres archers de la frontière : sans prise pourl’arc ni la corde ! Le Roi m’a accordé une chaumière et untravail ici dans le sud. S’il plaît à Dieu, ces deux enfantspaieront une dette qui court depuis longtemps. Combien valent lespouces de papa, garçons ?

– Vingt vies écossaises !répondirent-ils d’une même voix.

– Et combien les doigts ?

– Dix.

– Quand ils pourront courber mon arc deguerre, et descendre un écureuil à cent pas, je les enverraiprendre du service chez Johnny Corpeland, seigneur des Marches etgouverneur de Carlisle. Sur mon âme, je donnerais le reste de mesdoigts pour voir ce Douglas à portée de leurs flèches !

– Puisses-tu vivre assez pour levoir ! approuva l’archer. Et maintenant, enfants, prenezl’avis d’un vieux soldat. Accoutumez-vous à tirer une flècheplongeante. Évidemment un archer peut être obligé de tirer droit etvite, mais il lui arrive très souvent d’avoir affaire avec unguetteur derrière une muraille ou avec un arbalétrier qui auraitrelevé son mantelet ; vous ne pouvez espérer l’atteindre quesi votre flèche tombe des nuages. Je n’ai pas tiré depuis deuxsemaines, mais je crois être capable de vous montrer comment ilfaut vous y prendre.

Il prit son arc long, amena son carquoisdevant lui et chercha une cible. À quelque distance il y avait unesouche jaune et desséchée, qu’on apercevait sous les branchestombantes d’un chêne majestueux. L’archer calcula du regard ladistance. Il prit trois flèches et les tira avec une telle rapiditéqu’avant que la première eût atteint la cible, la dernière étaitdéjà sur la corde. Les flèches passèrent nettement au-dessus duchêne. Sur les trois, deux s’enfoncèrent dans la souche ; latroisième déroutée par un caprice du vent tomba à cinquantecentimètres du but.

– Bravo ! cria le paysan du nord.Écoutez-le, mes enfants ! C’est un maître archer. Votre pèredit amen à chacune de ses paroles.

– Par ma garde ! fit Aylward. Si jeme mets à prêcher sur le tir à l’arc, je n’aurai pas trop de toutela journée pour mon sermon. À la Compagnie nous avons des archersqui sont capables de planter une flèche dans n’importe quellefissure ou jointure de l’équipement d’un homme d’armes, depuis lafermeture du bassinet jusqu’à la charnière des jambières. Mais avecta permission, l’ami, je vais récupérer mes flèches, car chacunevaut un penny et un homme pauvre ne peut s’offrir le luxe d’enabandonner trois dans une souche au bord de la route. D’ailleurs ilnous faut repartir. De tout mon cœur j’espère que tu pourrasentraîner ces deux jeunes autours pour qu’ils puissent abattre legibier dont tu nous as parlé.

Les voyageurs quittèrent le mutilé et saprogéniture, longèrent les cabanes éparpillées d’Emery Down etparvinrent sur la lande immense, ondulée, couverte de fougères etde bruyères où des cochons à demi sauvages fouillaient avec leurgroin la terre des petites collines avoisinantes. La route grimpaiten tournant sans cesse ; le vent soufflait allégrement sur leshauteurs. Des fourrés épais étaient rayés d’or et de pourpre ;ils se détachaient nettement sur le sol noir des tourbières ;une daine royale paissait ; elle tourna vers les intrus sonfront blanc et ses grands yeux inquiets. Alleyne admira la beautésouple de l’animal, mais les doigts de l’archer frémirent sur soncarquois, et ses yeux s’allumèrent sous la poussée de l’instinctqui fait de l’homme un meurtrier.

– Tête Dieu ! grommela-t-il. Si nousétions en France, ou même en Guyenne, nous aurions de la viandefraîche pour notre déjeuner. Que ce soit la loi ou pas la loi, j’aigrande envie de lui décocher un trait.

– Auparavant j’aurai brisé ton arc surmon genou ! cria John en posant sa grosse patte sur la manched’Aylward. Écoute-moi bien, l’ami : je suis né dans la forêtet je sais ce qui s’y passe. Dans notre bonne ville de Hordle, deuxgarçons ont perdu leurs yeux et un troisième sa peau pour avoirfait ce que tu veux faire. À vrai dire, tu ne m’avais pas beaucoupplu au premier abord ; mais depuis j’ai conçu suffisammentd’estime pour toi pour souhaiter que l’écorcheur du verdier nes’occupe pas de ta peau !

– C’est mon métier de risquer ma peau,grogna l’archer.

Néanmoins il rejeta son carquois sur sa hancheet il tourna la tête vers l’ouest.

Ils continuaient à grimper. Le sentier quittala bruyère pour passer à travers des buissons de houx et des boisd’ifs, puis à nouveau ce fut la lande. Rien de plus gai que lesmerles siffleurs quand ils surgissaient d’un bouquet de verdurepour se poser dans un autre. Parfois les voyageurs devaient sauterpar-dessus dans un torrent couleur d’ambre, bordé de fougèresmonstrueuses ; le martin-pêcheur bleu s’affairait ; maisle héron gorgé de truites et de dignité, gris et pensif, sereposait sur une patte parmi les joncs. Des geais jacassaient. Desramiers voletaient en rangs serrés au-dessus de leurs têtes. Sansarrêt le charpentier de la nature, le grand pivert, tapait du becsur les troncs d’arbres. De chaque côté, au fur et à mesure que nostrois camarades prenaient de l’altitude, le paysage s’élargissait,se développait ; vers le sud il descendait en pentes à traversla forêt dorée et la lande brune vers les lointaines fumées deLymington et la mer embrumée qui se fondait dans l’horizon ;vers le nord les bois moutonnaient indéfiniment, les bocagescouronnant d’autres bocages, jusqu’à la flèche blanche de Salisburyqui, très loin, se dessinait dure et claire contre le ciel sansnuages. Pour Alleyne qui avait passé ses jours dans une région auniveau de la mer, l’air vif des hauteurs et l’immense campagnetransformaient son appréciation de l’existence ; la joie devivre faisait battre ses artères. Le gros John lui-même n’était pasinsensible à la beauté paisible qui les environnait. Quant àl’archer, il sifflotait allégrement ou chantait des bribes dechansons d’amour françaises d’une voix qui aurait attendri le cœurféminin le plus dur.

– J’ai beaucoup aimé cet homme du nord,déclara-t-il bientôt. Il sait haïr. Rien qu’à ses yeux et à sesjoues, on voit qu’il est aussi aigre qu’un verjus. Un homme qui adu fiel dans le foie m’intéresse.

– Hélas ! soupira Alleyne. Neserait-il pas préférable qu’il eût de l’amour dans lecœur ?

– Je ne dis pas non. Par mon épée, nul nepeut dire que je suis traître au petit roi. Tant mieux si leshommes aiment l’autre sexe. Pasques Dieu ! Les femmes sontfaites pour être aimées, ces petites, depuis la guimpe jusqu’aulacet du soulier ! Je suis heureux, mon garçon, de constaterque les bons moines t’ont si bien éduqué.

– Non. Je ne parlais pas de l’amour dumonde. Je parlais du sentiment au nom duquel l’homme n’éprouve pasde ressentiment envers ceux qui lui ont fait du tort.

L’archer hocha la tête.

– Un homme devrait aimer les hommes deson sang, dit-il. Mais il n’est pas dans la nature des choses qu’unhomme né en Angleterre aime un Écossais ou un Français. Mafoi ! Tu n’as pas vu une charge des pillards de Nithsdale surleurs petits chevaux de Galloway ; si oui, tu ne parlerais pasde les aimer ! Autant embrasser Belzébuth. Je crains, mongars, qu’on ne t’ait mal dressé à Beaulieu. Sûrement un évêque ensait plus qu’un abbé sur le bien ou le mal, et moi avec ces yeux-làj’ai vu l’évêque de Lincoln fracasser le crâne d’un Écossais d’uncoup de hache, ce qui était une étrange façon de lui prouver sonamour.

Alleyne se demanda s’il avait le droit des’insurger contre une opinion aussi définitive, émise par undignitaire de l’Église.

– Tu as donc porté les armes contre lesÉcossais ? fit-il.

– Oui. Plusieurs fois. Ce sont de rudessoldats. Une bonne école pour celui qui veut apprendre le courageet la science militaire.

– Je me suis laissé dire, intervintHordle John, qu’ils sont de bons hommes de guerre.

– Pour la masse d’armes et la lance ilsn’ont pas leurs pareils, répondit l’archer. Ils peuvent se déplacerloin, aussi, avec des sacs de viande et des grils suspendus à leurceinturon ; si bien que ce serait de la folie que de vouloirles poursuivre. Près de la frontière les champs sont rares et lesbœufs également : la moisson s’y fait avec une faux d’une mainet une hallebarde dans l’autre. Par contre les archers d’Écossesont les plus lamentables que j’aie jamais vus ; ils sontincapables de tirer juste avec une arbalète ; et ne parlonspas de l’arc de guerre !… La plupart sont pauvres, y comprisles nobles ; un très petit nombre peut s’acheter unebrigandine comme celle que je porte ; aussi leur est-ildifficile de résister à nos chevaliers, dont chacun porte sur latête et les épaules le revenu de cinq fermes d’Écosse. Homme contrehomme, à armes égales, ils valent les plus braves de toute laChrétienté.

– Et les Français ? interrogeaAlleyne.

– Les Français sont aussi très courageux.Nous avons remporté de grands succès en France ; ce qui aprovoqué de nombreuses vantardises et des excès de langage autourdes feux de camp. Mais j’ai remarqué que ceux qui connaissaient lemieux la musique ne participaient pas à ce concert d’absurdités.J’ai vu des Français combattre sur des champs de bataille, dans desattaques et dans des sièges, dans des escalades, des raids de nuit,des embuscades, des sorties, des assauts en champ clos. Leurschevaliers et leurs écuyers, mon enfant, sont à tous égards aussibons que les nôtres, et je pourrais t’en citer une vingtaine quiderrière Du Guesclin tiendraient la lice contre les meilleursd’Angleterre. D’un autre côté le peuple est si tourmenté par lagabelle, la capitation et toutes sortes de maudites tailles qu’il aperdu tout courage. Il est fou de demander à quelqu’un d’être entemps de paix un roquet misérable et en temps de guerre un lion.Tonds-les comme des moutons, ils resteront moutons. Si les noblesn’avaient pas écrasé le peuple, il est vraisemblable que nousn’aurions pas écrasé les nobles.

– Mais ils doivent être très malheureux,s’ils s’inclinent ainsi devant les riches ! réfléchit John. Jene suis moi-même qu’un pauvre gars du peuple, et pourtant je saisqu’il existe des chartes, des franchises, des usages, des coutumes,et ainsi de suite. Et je sais aussi que si on les supprimait, il nenous resterait plus qu’à acheter des fers de flèche.

– Oui, mais en France les hommes de loisont aussi forts que les hommes de guerre. Par mon épée, j’affirmeque là-bas un homme a plus à redouter de l’encrier d’un juriste quedu fer d’un seigneur ! On déniche toujours dans lescoffres-forts quelque maudit parchemin pour prouver que le richedoit être encore plus riche et le pauvre encore plus pauvre. EnAngleterre personne ne le supporterait ; mais de l’autre côtéde l’eau le peuple est calme.

– Et quelles autres nations as-tu vuesdans tes voyages, beau sire ? demanda Alleyne Edricson.

Son esprit jeune était affamé de faits aprèstant de spéculations et de mysticisme.

– J’ai vu le paysan des Pays-Bas et jen’ai rien à dire contre lui. Par nature il est lourd et lent ;et il ne prendrait assurément pas les armes pour les beaux yeuxd’une dame ni sous l’effet d’une corde bien grattée, comme lesimpulsifs à sang chaud du midi. Mais, ma foi, si tu étends ta mainsur ses balles de laine, ou si tu le plaisantes sur le velours deBruges, alors tous les bourgeois bourdonnent comme une ruche, et seprécipitent, prêts à frapper de bon cœur. Par Notre-Dame ! ÀCourtrai et ailleurs ils ont montré aux Français qu’ils étaientaussi adroits à manier l’épée qu’à la bien tremper.

– Et les Espagnols ?

– Eux aussi sont très courageux ;d’autant plus que depuis plusieurs siècles ils ont dû combattreavec acharnement les maudits sectateurs du noir Mahomet, qui lesavaient attaqués par le sud et qui, je crois, occupent encore laplus belle moitié du pays. J’ai eu mon tour avec eux en mer quandils sont venus vers Winchelsea ; la bonne reine et ses damesd’honneur étaient assises sur la falaise et suivaient la bataillecomme s’il s’était agi d’une joute ou d’un tournoi. Par ma garde,c’était un spectacle qui valait la peine d’être vu, car tout ce quicomptait en Angleterre était sur l’eau ce jour-là ! Noussommes partis sur de petits bateaux et nous sommes revenus sur degrandes galères : sur cinquante gros vaisseaux espagnols, plusde quarante arborèrent la Croix de saint Georges avant le coucherdu soleil. Mais à présent, jeune homme, je t’ai répondu avecfranchise, et je crois que c’est à toi de me répondre à présent. Ilfaut qu’entre nous les choses soient claires et nettes. J’ai pourhabitude de viser droit au but. Tu as vu les objets que j’avaisavec moi et que j’ai laissés à l’hôtellerie. Dis-moi quel est celuique tu désirerais, sauf seulement la boîte de sucre rose quej’apporte à Lady Loring, et il sera à toi si tu me suis enFrance.

– Non, répondit Alleyne. Je seraisheureux de te suivre en France ou n’importe où, ne serait-ce quepour t’écouter, et aussi parce que vous êtes les deux seuls amisque je possède dans le monde hors du couvent. Mais en vérité celam’est impossible car j’ai des devoirs à remplir envers mon frère,puisque nos père et mère sont morts et qu’il est mon aîné. Enoutre, je ne conçois pas de quelle utilité je te serais enFrance : ni par tempérament ni par entraînement je ne suishomme de guerre, et il me semble que dans ce pays on ne fait ques’y battre.

– Cela vient de la stupidité de mespropos ! s’écria l’archer. Comme je ne suis pas instruit, malangue ne parle que d’épées et de cibles, parce que ma main nes’occupe guère que de cela. Apprends donc que pour un manuscrit enAngleterre il y en a vingt en France. Pour ce qui est des statues,des pierres taillées, des châsses, des grilles ciselées, ou de toutce qui enchanterait l’œil d’un clerc instruit, la proportion est deun contre cent. Pendant le sac de Carcassonne j’ai vu des sallesremplies de parchemins, mais personne dans notre Compagnie n’étaitcapable de les lire. À Arles et à Nîmes aussi et dans d’autresvilles que je pourrais citer, les grandes arcades et lesformidables remparts qu’ont autrefois construits des géants venusdu sud tiennent encore debout. Tiens, tes yeux brillent ? Biensûr, tu aimerais voir tout cela ! Accompagne-moi donc, et jete jure par les dix doigts de mes mains que je te montrerai cesmerveilles !

– Oui, je serais vraiment content de lesvoir, répondit Alleyne ; mais j’ai quitté Beaulieu dans un butbien précis et je dois accomplir mon devoir, tout comme tuaccomplis le tien.

– Réfléchis encore, mon ami, insistaAylward, à tout le bien que tu pourrais faire là-bas. La Compagnieest forte de trois cents hommes, et personne ne prie poureux ; pourtant la Vierge sait s’il n’a jamais existé un grouped’hommes qui ait davantage besoin de prières ! Ce devoir-cipeut contrebalancer l’autre. Ton frère s’est débrouillé sans toipendant de nombreuses années. D’après ce que j’ai compris il nes’est jamais dérangé pour aller te voir à Beaulieu ; il n’adonc pas si grand besoin de tes services !

– De plus, dit John, tout le monde dansla forêt le connaît. De Bramshaw Hill à Holmesley Walk il n’y a pasplus ivrogne, braillard, dangereux que lui. Tu t’en apercevras àtes dépens.

– Raison de plus pour que j’essaye del’amender, répliqua Alleyne. N’insistez pas, mes amis, car tous mesdésirs m’attirent vers la France, et ce serait une vraie joie si jepouvais vous suivre. Mais vraiment c’est impossible. Et ici même jevais prendre congé de vous, car je vois parmi les arbres une tourcarrée qui doit être celle de l’église de Minstead. Je suivrai cesentier à travers bois pour arriver plus tôt.

– Hé bien, que Dieu soit avec toi, monenfant ! s’écria l’archer en pressant Alleyne contre son cœur.Je suis prompt à aimer, prompt à haïr. Dieu m’est témoin que jesuis désolé de te quitter.

– Ne pourrions-nous, proposa le grosJohn, attendre ici pour savoir quel accueil te réserve tonfrère ? Il se peut que tu sois aussi mal reçu qu’unfournisseur par la châtelaine du village.

– Non ! répondit Alleyne. Nem’attendez pas. Je resterai à Minstead.

– À tout hasard je vais t’indiquer notreitinéraire, déclara l’archer. Nous allons voyager vers le sud àtravers les bois jusqu’à ce que nous arrivions à la route deChristchurch. Là nous irons tout droit, avec l’espoir d’atteindrece soir le château de Sir William Montacute, comte de Salisbury, dequi Sir Nigel Loring est connétable. Nous habiterons là, et tupourras nous y rejoindre, car il nous faudra bien un bon mois avantque nous soyons prêts à partir pour la France.

Ces deux amis de fraîche date, mais si bravesde cœur, Alleyne les quitta avec un vif chagrin ; le combatentre sa conscience et son inclination fut si violent qu’il n’osapas se retourner tout de suite, de peur que sa résolution nemollît. Il attendit de s’être profondément engagé dans les boispour jeter un coup d’œil derrière lui. À travers les branchages, illes aperçut tous deux sur la route. L’archer se tenait droit, lesbras croisés, et son arc dépassait la ligne de ses épaules ;le soleil faisait briller son casque et les maillons de sabrigandine. À côté de lui se dressait sa gigantesque recrue dansles habits du fouleur de Lymington ; ses bras et ses jambesémergeaient du vêtement trop court et trop étriqué. Pendantqu’Alleyne les regardait, ils se remirent en marche.

Chapitre 9Étranges incidents dans le bois de Minstead

Le chemin que devait suivre le clerc passait àtravers une forêt magnifique. Les troncs géants des chênes et deshêtres formaient dans chaque direction de larges avenues,projetaient en l’air leurs grosses branches pour édifier lesarceaux majestueux de la cathédrale de la nature. Le sol étaittapissé d’une mousse douce autant que verte, tachetée de feuillesmortes, qui fléchissait agréablement sous les pas du voyageur. Lechemin était si peu fréquenté que par endroits il disparaissaitcomplètement sous le gazon pour reparaître un peu plus loin commeun ruban de couleur rouille entre les troncs. Tout était calme etpaisible. Le bruissement des branchages et le roucoulement desramiers rompaient seuls le silence. Une fois, Alleyne entendit auloin la joyeuse sonnerie d’un bugle de chasse et les aboiementsperçants d’une meute.

Ce n’était pas sans émotion qu’il regardaitautour de lui car, en dépit de sa vie retirée, il avait apprissuffisamment de choses sur l’ancienne grandeur de sa famille pourne pas ignorer qu’à une certaine époque elle avait étendu sadomination incontestée sur toutes ces terres. Son père aurait puretracer son pur lignage saxon jusqu’à ce Godfrey Malf quipossédait les manoirs de Bisterne et de Minstead lorsque lespremiers Normands débarquèrent sur le sol anglais. Le boisement dudistrict, toutefois, ainsi que sa conversion en domaine royal,avaient amputé sa propriété, tandis que d’autres parcelles luiavaient été confisquées pour le punir d’une complicité imaginairedans un soulèvement saxon qui avait échoué. Le destin de l’ancêtreavait préfiguré celui de ses descendants. Pendant trois centsannées leur domaine s’était progressivement amenuisé, tantôt parsuite d’une usurpation royale ou féodale, tantôt par des dons àl’Église comme celui qu’avait fait le père d’Alleyne pour ouvrir àson fils cadet les portes de l’abbaye de Beaulieu. L’importance dela famille avait donc diminué, mais le vieux manoir saxon luiappartenait encore, ainsi que deux fermes et un bois assez grandpour nourrir une centaine de porcs (sylva de centumporcis, lisait-on sur un vieux parchemin de famille). Etsurtout, le propriétaire pouvait garder la tête haute puisqu’ilétait le véritable seigneur de Minstead : il avait la tenurede la terre en socage libre ; il n’avait pas de supérieurféodal ; il n’était responsable que devant le Roi. Comme ilconnaissait cette histoire, Alleyne sentit s’allumer en lui unepetite flamme de vanité mondaine quand il vit pour la première foisla terre qui avait appartenu à de nombreuses générations de sesaïeux. Il força l’allure en faisant voltiger gaiement son bâton eten cherchant à chaque détour du chemin à apercevoir la vieillerésidence saxonne. Tout à coup cependant il s’arrêta : devantlui venait de surgir un homme d’aspect farouche qui tenait à lamain une massue et qui, dissimulé derrière un arbre, lui barraitmaintenant le passage. C’était un paysan robuste, rude, avec unetunique et un bonnet en peaux de mouton non tannées, des chaussesde cuir et des lanières autour des jambes et des pieds.

– Halte ! cria-t-il en levant samassue. Qui es-tu pour te promener si librement dans ce bois ?Où vas-tu, et quel est ton but ?

– Pourquoi te répondrais-je, monami ? demanda Alleyne en se mettant sur ses gardes.

– Parce que ta langue peut te sauver latête. Mais où ai-je déjà vu ton visage ?

– Pas plus tard que la nuit dernière à« L’Émerillon bigarré », répondit le clerc qui avaitreconnu le serf évadé.

– Oui, par la Vierge ! Tu es lepetit clerc qui restait si tranquille dans ton coin et qui a criéharo sur le ménestrel. Qu’as-tu dans ta besace ?

– Aucun objet de valeur.

– Comment puis-je en être sûr,clerc ? Montre-moi ta besace.

– Non.

– Imbécile ! Je pourrais t’arracherles membres comme à un poulet. Qu’as-tu dans ta besace ? As-tuoublié que nous sommes seuls, qu’il n’y a âme qui vive dans lesenvirons ? Veux-tu perdre la vie, en sus de tabesace ?

– Je ne m’en séparerai pas sanscombattre.

– Tu veux te battre ? Un combatentre un vieux coq et un poussin qui sort de l’œuf !Voudrais-tu te battre pour la première et dernière fois de tavie ?

– Si tu m’avais demandé de te faire lacharité, répondit Alleyne, je t’aurais donné de bon cœur. Maisaprès ce que tu m’as dit, tu n’auras pas de moi un seul farthing,et quand je verrai mon frère, le seigneur de Minstead, il se mettraen quête de toi, t’appréhendera comme le vilain que tu es et tetraitera selon tes mérites.

Le hors-la-loi abaissa sa massue.

– Le frère du seigneur ?s’exclama-t-il. Par les clefs de saint Pierre, je préférerais avoirma main desséchée et ma langue paralysée plutôt que de vous frapperou de vous maltraiter ! Si vous êtes le frère du seigneur deMinstead, vous êtes du bon côté malgré votre défroque de clerc.

– Je suis son frère, dit Alleyne. Maismême si je ne l’étais pas, pourquoi me molester sur les terres duRoi ?

– Je me soucie du Roi et de ses noblescomme d’un pépin de pomme ! s’écria le serf avec passion. Jen’ai reçu d’eux que des mauvais traitements, que je leur rendrai.Je suis un bon ami pour mes amis, et, par la Vierge, un méchantennemi pour mes ennemis !

– Donc le pire des ennemis pourtoi-même ! répliqua Alleyne. Mais puisque tu connais monfrère, je te serais obligé de m’indiquer le plus court chemin quiconduit à sa demeure.

Le serf allait répondre, mais la sonnerie d’unbugle retentit tout près d’eux dans le bois. Alleyne entrevit leflanc brun foncé et la gorge blanche d’un cerf altier entre destroncs d’arbres. Une minute plus tard déferlèrent douze ou quatorzelimiers bondissant sur une piste chaude, le nez au sol et la queueen l’air. Du coup la forêt silencieuse se mit à vivrebruyamment : des sabots au galop, des broussailles quicraquaient, des cris aigus de chasseurs précédèrent l’arrivée justederrière la meute de deux piqueurs harcelant les traînards etencourageant les limiers de tête dans ce jargon mi-françaismi-anglais qui était le langage de la vénerie et de la chasse àcourre. Alleyne, bouche bée, les regarda passer et écouta lespuissants « Allez, Bayard ! Allez, Pommers ! Allez,Lebryt ! » qui s’adressaient à leurs chiens favoris. Puisun groupe de cavaliers jaillit littéralement du sous-bois.

L’homme qui chevauchait en tête avait entrecinquante et soixante ans ; sous son haut front pensif sesyeux clairs brillaient ; sa barbe grise pointait toutehérissée et révélait un tempérament passionné ; la longuefigure mince et la bouche ferme étaient celles d’un conducteurd’hommes. Il se tenait droit comme un militaire et il montait soncheval avec la grâce insouciante de quelqu’un qui a passé sa vie enselle. S’il avait été vêtu sans apparat, sa physionomie dominatriceet la flamme de son regard auraient suffi à indiquer qu’il était népour commander. Mais comme il portait une tunique de soiesaupoudrée de fleurs de lis d’or, une cape de velours bordée depourpre royale et les lions d’Angleterre incrustés en argent surson harnachement, personne ne pouvait manquer de reconnaître lenoble Édouard, le plus martial et le plus puissant de toute lalongue lignée de rois-soldats qui avaient gouverné la raceanglo-normande. Alleyne se découvrit et s’inclina quand il le vit,mais le serf croisa les bras en s’appuyant sur sa massue,considérant avec peu de tendresse l’escorte de nobles et dechevaliers de service.

– Ah ! s’écria Édouard en tirant surles rênes de son beau destrier noir. Le cerf est-il passé ?Non ? Ici, Brocas ! Tu parles anglais.

– Le cerf, drôles ? demanda un hommeau teint hâlé et aux traits farouches qui monta à hauteur du Roi.Si vous lui avez fait faire demi-tour, gare à vosoreilles !

– Il est passé là, près du hêtre pourri,dit Alleyne. Et les chiens le serraient de près.

– Très bien ! cria Édouard toujoursen français (car il avait beau comprendre l’anglais, il n’avaitjamais appris à s’exprimer dans cette langue barbare etdisgracieuse). Par ma foi, messires, poursuivit-il en se tournantsur sa selle pour s’adresser à son escorte, à moins que ma sciencede la chasse à courre ne soit en défaut, c’est un cerf de six cors,une bête magnifique, que nous avons levé aujourd’hui. Un saintHubert d’or à celui qui sonnera l’hallali le premier !

Il secoua la bride et s’éloigna dans un bruitde tonnerre. Courbés sur leurs chevaux les chevaliers partirent àleur tour au galop, dans l’espoir de gagner la récompense promisepar le Roi. Un seul demeura en arrière :

Brocas, qui amena son cheval auprès du serf etlui cingla la figure d’un coup de fouet.

– Découvre-toi, chien, découvre-toi quandun monarque daigne abaisser son regard jusqu’à toi !

Il siffla plutôt qu’il n’articula ces paroles,puis éperonna son cheval et disparut.

Le serf accepta le coup sans sourciller nicrier. C’était évidemment un homme à qui revenaient de naissance eten héritage les coups de fouet et les zébrures sur la peau.Toutefois ses yeux lancèrent des éclairs, et il menaça du poing lasilhouette du cavalier qui s’éloignait.

– Chien noir de Gascogne !murmura-t-il. Maudit soit le jour où toi et tes pareils ont mis lepied sur la libre Angleterre ! Je connais ton chenil deRochecourt. Une nuit viendra où je pourrai te faire, à toi et auxtiens, ce que toi et les tiens m’ont fait à moi et aux miens. QueDieu me frappe si je manque à te frapper, voleur français, toi, tafemme, ton enfant, tous ceux qui habitent sous ton toit !

– Non, non ! s’écria Alleyne. Nemêle pas le nom de Dieu à ces menaces impies ! Et cependantc’était un coup lâche, le coup qui irrite le sang et délie lalangue du plus pacifique… Attends ! Je vais trouver quelquesherbes calmantes et je les poserai sur ta joue pour apaiser tasouffrance.

– Non. Une seule chose peut apaiser masouffrance et l’avenir me la procurera. Mais, clerc, si vous voulezvoir votre frère, il faut que vous partiez, car il tient unrassemblement aujourd’hui, et ses fidèles arriveront avant quel’ombre s’infléchisse de l’ouest vers l’est. Je vous prie de ne pasle retenir, car ce serait un malheur si tous ces solides garçonsétaient présents et que leur chef ne fût pas là. Je vousaccompagnerais volontiers mais, pour tout vous dire, je suis defaction ici et je n’ai pas le droit de bouger. Le sentier quevoilà, entre les chênes et les ronces, aboutit à ses champs dubas.

Alleyne ne perdit pas de temps pour suivre ladirection que venait de lui indiquer le hors-la-loi ; il lequitta aussitôt. Mais cette rencontre l’avait assombri. Non passeulement parce que la colère et l’aigreur étaient insupportables àla douceur de son caractère, mais aussi parce qu’il avait étécontrarié d’entendre parler de son frère comme d’un chef dehors-la-loi ou d’un groupe de factieux. Décidément, de tout cequ’il avait vu du monde, rien ne le surprenait davantage que lahaine que les diverses classes se vouaient mutuellement. Les propostenus à l’auberge par le cultivateur, le garde forestier et le serfappelaient ouvertement à la révolte. Or le nom de son frère setrouvait à présent prononcé comme s’il était au centre même dumécontentement général. Pour dire la vérité, le peuple d’Angleterreétait las de ce beau jeu de chevalerie qui se jouait depuis silongtemps à ses frais. Tant que les chevaliers et les baronsavaient constitué une puissance et la seule garde du royaume, lepeuple les avait tolérés ; mais maintenant, tout le mondesavait que les grandes batailles de France avaient été gagnées pardes petits propriétaires, des paysans et des mineurs ; desurcroît le cavalier à lourde armure semblait ne plus aspirer àcette réputation militaire à laquelle sa classe avait toujoursprétendu. Les tournois et les assauts sur la lice avaient jadisbeaucoup impressionné le peuple, mais le champion panaché à ladémarche lourde et gauche n’était plus un objet de crainte et derespect pour les hommes dont les pères ou les frères avaient tiré àl’arc à Crécy ou à Poitiers où la fleur de la chevalerie mondiales’était montrée incapable de résister aux armes de paysansdisciplinés. Le pouvoir avait changé de mains. Le protecteur étaitdevenu un protégé, et toute l’organisation du système féodaloscillait sur ses bases. D’où le sourd murmure des classesinférieures ; d’où le mécontentement latent qui explosait dansdes orages locaux et qui atteignit son point culminant quelquesannées plus tard dans le grand soulèvement qui eut Tyler à sa tête.Dans le Hampshire, ce qui étonna Alleyne aurait été observé parn’importe quel voyageur entre la Manche et les marchesd’Écosse.

Il suivait la route indiquée, mais sespressentiments augmentaient au fur et à mesure que ses pas lerapprochaient d’une demeure qu’il ne connaissait pas. Tout à couple rideau des arbres s’amincit, le gazon s’élargit en un vastepré ; sur l’herbe verte cinq vaches étaient couchées ausoleil, et une multitude de porcs noirs paressaient sans êtregardés. Un ruisseau brun qui venait de la forêt traversait lepré ; un pont grossier l’enjambait ; de l’autre côté undeuxième champ grimpait jusqu’à une maison en bois longue et basse,avec un toit de chaume et des ouvertures carrées en guise defenêtres. Les yeux brillants, les joues en feu, Alleyne contemplacette demeure de ses pères. Un ruban de fumée bleue s’échappait parun trou dans le chaume : c’était le seul signe de vie visible,en plus d’un gros chien noir qui dormait enchaîné au poteau de laporte. Dans l’éclat du soleil d’automne la maison était sise aussicalme, aussi paisible qu’il se l’était représentée dans sesrêves.

Il fut tiré de son agréable rêverie par unbruit de voix. Deux personnes émergèrent de la forêt à quelquedistance sur sa droite et s’engagèrent dans le champ en directiondu pont. L’une était un homme qui avait une longue barbeblonde ; des cheveux de la même couleur retombaient sur sesépaules ; son costume en bon drap de Norwich et son maintienassuré indiquaient un homme de condition ; la teinte sombre deson vêtement et l’absence de toute parure contrastaient avecl’éclat de la tenue royale qu’Alleyne avait admirée un peu plustôt. À son côté marchait une femme, grande, mince, brune, dont lasilhouette était pleine de grâce et le visage charmant. Ses cheveuxcouleur de jais étaient tirés sur la nuque sous une coifferose ; elle avait un fier port de tête et le pas allongé,souple, de certains animaux infatigables des bois. Elle tendaitdevant elle sa main gauche gantée de velours rouge ; sur lepoignet était posé un petit faucon brun, duveteux et crotté,qu’elle cajolait tout en marchant. Quand elle parvint sous lesoleil, Alleyne remarqua que sa robe légère à rayures roses étaittoute tachée de terre et de mousse d’un côté. Il demeura à l’ombred’un chêne et la contempla avec des yeux admiratifs, car cettefemme lui parut être la plus belle et la plus gracieuse créaturequ’on puisse concevoir. C’était ainsi qu’il avait imaginé lesanges, qu’il avait essayé de les peindre dans les missels deBeaulieu ; mais ici apparaissait une touche d’humanitésensible qui chatouilla ses nerfs d’un frémissement qu’aucun puresprit n’aurait provoqué.

Tous deux avançaient rapidement à travers lechamp vers le pont étroit ; lui marchait en tête, elle lesuivait à quelques pas. Devant le pont ils s’arrêtèrent etdemeurèrent quelques instants face à face en se parlant avecanimation. Alleyne avait lu des histoires d’amour et d’amoureux. Cecouple était sans doute un couple d’amoureux. Sinon pourquoi seseraient-ils promenés dans les bois ? Et pourquois’abandonneraient-ils à la douceur d’un entretien auprès duruisseau qui courait à travers champs ? Et pourtant, pendantqu’il les observait et qu’il hésitait sur ce qu’il devait faire, ilen vint bientôt à douter de l’exactitude de l’hypothèse qu’ils’était formulée. L’homme à la barbe blonde, grand et carré,bloquait l’entrée du pont et agitait ses mains tout en parlant. Leson de ses paroles s’éleva, dominé par des accents de menace et decolère. Impavide auprès de lui, elle caressait toujours son faucon.Mais à deux reprises elle lança par-dessus son épaule un vif regardcomme si elle quêtait du secours. Le jeune clerc s’émut si fort deces appels muets qu’il quitta sa cachette et s’engagea dans lechamp. Il était incapable de ne pas voler au secours de quelqu’unqui pouvait avoir besoin de sa présence. Ils étaient si absorbésl’un par l’autre qu’ils ne le virent pas s’approcher. Mais quand ilne fut plus qu’à quelques pas, l’homme passa rudement un brasautour de la taille de la jeune femme et voulut l’attirer contrelui. Elle se débattit farouchement et tenta de lui échapper, tandisque le faucon tout ébouriffé battait des ailes et donnait des coupsde bec pour défendre sa maîtresse. L’oiseau et la demoiselle,toutefois, n’avaient que fort peu de chances contre leur agresseurqui, riant lourdement, s’empara du poignet de la jeune femme.

– Ce sont toujours les plus belles rosesqui possèdent les plus longues épines ! dit-il. Du calme,petite fille, ou vous pourriez vous faire du mal. Il faut acquitterle droit de péage saxon sur une terre saxonne, fière Maude, endépit de tous vos airs et de vos gracieusetés.

– Goujat ! siffla-t-elle entre sesdents. Bas lourdaud ! Rustre mal né ! Est-ce là votrehospitalité ? Je préférerais épouser un serf marqué au fer deschamps de mon père. Laissez-moi aller, vous dis-je !… Ah, bonjeune homme, c’est le Ciel qui vous envoie ! Obligez-le à melâcher ! Par l’honneur de votre mère, je vous prie de ne pasme quitter et d’obliger ce faquin à me lâcher !

– Ne pas vous quitter ? Avecjoie ! fit Alleyne. Certainement, messire, vous auriez hontede retenir cette demoiselle contre sa volonté ?

L’homme tourna vers lui un visage de lion enfureur. Avec sa masse de cheveux dorés, ses yeux bleus brillants,ses traits bien accentués, il était extrêmement avenant. Cependantson expression contenait quelque chose de si féroce et de si cruelqu’un enfant ou une bête fauve se serait enfui à sa vue. Son frontétait plissé, ses sourcils froncés, ses joues colorées, son regardallumé d’une lueur sauvage.

– Jeune fou ! s’écria-t-il enretenant la jeune femme dont le visage n’exprimait plus qu’uneviolente répulsion. Laisse ta cuiller dans ta soupe ! Passeton chemin si tu veux échapper au pire. Cette petite jeune filleest venue avec moi ; avec moi elle restera.

– Menteur ! cria-t-elle.

Elle baissa la tête et mordit d’un coup dedents la large main brune qui la retenait. Il poussa unjuron ; elle se libéra et se glissa derrière Alleyne ; onaurait dit le levraut qui tremble en voyant l’oiseau de proiedessiner des cercles au-dessus de lui.

– Hors de mes terres ! articulal’homme sans se soucier du sang qui coulait de sa main. Queviens-tu faire ici ? D’après ton habit, tu dois être l’un deces maudits clercs qui courent le pays comme des rats et qui semêlent toujours de ce qui ne les regarde pas. Trop lâches pour sebattre, trop fainéants pour travailler. Par la croix ! Si jepouvais disposer de toi, je te clouerais sur une porte de l’abbayecomme on pend les bêtes puantes devant leurs trous. Tu n’es ni unhomme ni une femme, jeune tonsuré. Retourne vers tes frères avantque je t’empoigne ! Car tu es sur mes terres, et je peux tetuer comme un vulgaire cambrioleur.

– Ce sont donc vos terres ? balbutiaAlleyne.

– Voudrais-tu me les disputer,chien ? Voudrais-tu par ruse ou malice me frustrer de mesderniers acres ? Apprends, coquin, que tu as osé aujourd’huite mettre en travers de la route d’un homme dont la race a abondéen conseillers du Roi et en chefs d’armée jusqu’à ce que cetteéquipe de voleurs normands s’établisse dans le pays et que deschiens impurs dans ton genre prêchent partout que le voleur doitgarder son butin et que l’honnête homme pêche s’il veut reprendreson bien.

– Vous êtes le seigneur deMinstead !

– Oui. Et je suis le fils d’Edric, du pursang de Godfrey le comte, par la fille unique de la maison d’Aluricdont les ancêtres ont tenu la bannière au cheval blanc pendant lecombat fatal où notre écu s’est brisé et notre épée ébréchée. Je tele dis, clerc : ma famille possédait cette terre de BramshawWood à Ringwood Road. Et par l’âme de mon père, je serais curieuxde voir qu’on veuille m’arracher le peu qui me resta !Va-t’en, te dis-je ! Et ne te mêle pas de mes affaires.

– Si vous me lâchez maintenant, murmurala jeune fille, honte pour toujours à votre virilité !

– Voyons, messire, fit Alleyne de la voixla plus douce et la plus persuasive qu’il put prendre, si votrenaissance est noble, il n’y a aucune raison pour que vos manièresne le soient pas. Je suis tout à fait persuadé que vous n’avez faitque plaisanter avec cette demoiselle et que vous lui permettrez àprésent de quitter votre propriété, soit seule soit en ma compagniesi elle en a besoin à travers bois. Quant à la naissance, je n’ainullement l’intention de me vanter, et il y a du vrai dans ce quevous avez dit sur l’incapacité des clercs, mais néanmoins manaissance vaut la vôtre !

– Chien ! cria le seigneur deMinstead. Personne dans le sud ne peut en dire autant.

– Et pourtant je le puis ! fitAlleyne en souriant. Car moi aussi je suis fils d’Edric, du pursang de Godfrey le comte par la fille unique d’Aluric deBrockenhurst. Certainement, mon cher frère, continua-t-il en luitendant la main, vous me réserverez un accueil plus affectueux quecelui-là. Nous sommes les deux seuls rameaux restants sur ce vieuxtronc saxon.

En jurant son frère aîné repoussa la maintendue, et une expression de haine maligne passa sur sa physionomiebouleversée.

– Tu es donc le jeune renardeau deBeaulieu ? fit-il. J’aurais dû le deviner à ta figure sanspoils, à ton parler onctueux, à tes manières serviles : tu essi bien marqué par les frères, tu es si poltron que tu ne répondsmême pas à une parole rude par une autre parole rude. Ton père,jeune tonsuré, avec tous ses défauts, avait au moins ducourage : peu d’hommes osaient l’affronter quand il était encolère. Mais toi ! Regarde, vil rat, regarde ces prés oùpaissent les vaches, et ce champ plus loin, et le verger tout prèsde l’église. Sais-tu que toutes ces terres ont été arrachées ànotre père mourant par des prêtres avides afin de pourvoir auxbesoins de ton éducation au couvent ? Moi, seigneur deMinstead, j’ai été dépouillé pour que tu puisses bredouiller dulatin et manger du pain que tu n’as pas encore gagné à la sueur deton front. Tu commences par me voler, et maintenant tu viensprêchant et pleurnichant, en quête sans doute d’un nouveau champ oud’un nouveau pré pour tes amis moines. Coquin ! Je lâcheraimes chiens contre toi. En attendant, ôte-toi de mon chemin, et situ interviens prends garde à ta vie !

Il s’élança, poussa le clerc d’un coupd’épaule et abattit sa main sur le poignet de la jeune fille.Toutefois Alleyne, aussi agile qu’un lévrier, sauta vers lademoiselle, s’empara de son autre poignet et brandit son bâtonferré.

– Vous pouvez me dire à moi ce qu’il vousplaît, déclara-t-il en serrant les dents ; il est possible queje ne mérite pas mieux. Mais, que je sois votre frère ou non, jejure sur mon salut éternel que je vous casserai le bras si vous nelâchez pas cette jeune fille.

L’accent de sa voix, la lueur qui étinceladans son regard promettaient que le coup allait suivre la menace.Pendant un moment le bouillant héritage d’une longue lignée decomtes l’emporta sur la doctrine de la douceur et de la pitié.Alors subitement Alleyne prit conscience d’une sorte d’excitationsauvage de toutes ses fibres, d’un élan de folle allégresse parceque sa véritable personnalité se libérait des liens de l’habitudeet de l’enseignement qui l’avaient contenue si longtemps. Leseigneur de Minstead lâcha prise, bondit en arrière, chercha autourde lui un bâton ou une pierre, mais comme il n’en aperçut pas ilfit demi-tour et se précipita vers sa maison en lançant plusieurscoups de sifflet.

– Venez ! haleta la jeune fille.Fuyons, ami, avant qu’il revienne.

– Non pas ! Qu’il revienne !s’écria Alleyne. Je ne bougerai pas d’un pouce devant lui ou devantses chiens !

– Venez, venez donc ! répéta-t-elleen le tirant par le bras. Je le connais : il vous tuera !Venez, pour l’amour de la Vierge ! Pour moi aussi, car je nepourrais pas m’enfuir et vous laisser ici !

– Fuyons, alors ! dit-il.

Ils coururent tous deux vers les bois. Quandils parvinrent à la lisière des fourrés, Alleyne regarda derrièreeux : son frère était ressorti de la maison ; le soleilbrillait dans ses cheveux et dans sa barbe. Il tenait quelque chosequi miroitait dans sa main droite ; il se baissa pour détacherle gros chien noir.

– Par ici ! chuchota la jeune fille.À travers les broussailles jusqu’à ce frêne fourchu. Ne vousoccupez pas de moi Je peux courir aussi vite que vous, j’en suissûre. Maintenant, dans le ruisseau ! Oui, dedans ! Plushaut que les chevilles, pour que le chien perde nos traces bienqu’il ne soit sans doute qu’un roquet comme son maître.

Déjà elle avait sauté dans le ruisseau ;il était peu profond ; elle courut rapidement en pleinmilieu ; l’eau brune glougloutait sous ses pieds ; d’unemain elle écartait les branchages et les ronces. Alleyne la suivaitde près ; un tourbillon de pensées l’assaillait : cetaccueil démolissait ses plans, ruinait ses espoirs. Mais les piedsluisants de son guide chassèrent ses préoccupations ; ilvoyait la petite silhouette féminine se courber, se redresser,sauter de pierre en pierre ; et elle y mettait tant delégèreté qu’il avait du mal à ne pas perdre de terrain. Enfin,alors qu’il était à bout de souffle, elle sortit de l’eau et grimpasur la rive moussue ; entre deux buissons de houx, elles’arrêta pour considérer tristement ses pieds trempés et sa robedéchirée.

– Sainte Marie ! fit-elle. Quefaire ? Ma mère va me consigner dans ma chambre pendant unmois, et elle me fera travailler à la tapisserie des neuf vaillantschevaliers. Elle me l’avait promis la semaine dernière, quand jesuis tombée dans le marécage de Wilverley ; et pourtant ellesait bien que je suis incapable de m’intéresser à des travauxd’aiguille.

Alleyne était demeuré dans le ruisseau ;il contempla la gracieuse harmonie en blanc et rose, l’arc de lachevelure noire et le fier visage sensible qui se releva vers lesien avec franchise et confiance.

– Nous ferions mieux de nous remettre enmarche, dit-il. Il peut encore nous rattraper.

– Non. Nous sommes maintenant assez loinde ses terres, et il ne sait pas dans quel bois nous avons cherchérefuge. Mais vous… Vous l’aviez à votre merci. Pourquoi nel’avez-vous pas tué ?

– Le tuer ! Tuer monfrère ?

– Et pourquoi pas ?…

Elle découvrit ses dents blanches.

– … Lui vous aurait tué. Je le connais.Je l’ai lu dans ses yeux. Si j’avais eu votre gros bâton j’auraisessayé et… Hé oui, je l’aurais tué !

Elle agita sa petite main crispée et seslèvres se contractèrent de haine.

– Je suis déjà affligé jusqu’au fond del’âme de ce que j’ai fait, répondit-il en s’asseyant sur la bergeet en plongeant sa tête entre ses mains. Que Dieu m’aide !Tout le mauvais de moi semblait me dominer, me commander. Uneseconde de plus et je le frappais ! Lui, le fils de ma propremère, l’homme que je désirais tant serrer dans mes bras. Hélas, quej’ai été faible !

– Faible ? s’écria-t-elle enhaussant ses sourcils noirs. Mon père lui-même, qui juge sévèrementles hommes, ne dirait pas que vous avez été faible. Mais c’est pourmoi, messire, une chose bien amusante que de vous entendre vouslamenter sur votre conduite ! Je ne puis vous proposer qu’unechose : rebroussons chemin, et faites votre paix avec leseigneur de Minstead en lui restituant sa prisonnière. Il seraitfort triste qu’un objet aussi insignifiant qu’une femmes’interposât entre deux êtres du même sang !

Le naïf Alleyne écarquilla les yeux.

– Non, madame, ce serait pire quetout ! dit-il. Quel homme serait assez pleutre et assez vilpour se dérober à votre appel ? Je me suis brouillé avec monfrère et maintenant, par malheur, voici que je vous ai offensée parma langue malhabile ! En vérité, madame, je suis déchiré desdeux côtés et j’ai du mal à bien comprendre ce qui s’est passé.

Elle émit un petit rire en cascade.

– Je ne saurais m’en étonner !fit-elle. Vous êtes arrivé comme le chevalier des romans qui bonditentre le dragon et la demoiselle, sans avoir beaucoup de temps pourposer des questions. Venez ! reprit-elle en se levant et ententant de défroisser sa robe. Marchons ensemble dans le silencedes halliers. Peut-être rencontrerons-nous Bertrand avec leschevaux. Si mon pauvre Troubadour n’avait pas perdu un fer, nousn’aurions pas été exposés à cet ennui. Attendez : il faut queje vous prenne le bras ; j’ai beau parler sur un ton léger,j’ai aussi peur, maintenant que tout s’est bien terminé, que monbrave Roland. Voyez comme son cœur bat ! Et il a ses chèresplumes hérissées, mon petit chevalier qui ne veut pas voir samaîtresse maltraitée !

Elle caressa son faucon. Alleyne marchait àcôté d’elle et de temps à autre il lançait un coup d’œil à cettejeune fille qui avait le maintien d’une reine. En silence ilsavancèrent sur le velours d’un gazon tacheté de lumière etd’ombres.

– Vous n’avez donc pas envie d’entendremon histoire ? demanda-t-elle enfin.

– S’il vous plaît de me la dire,oui ! répondit-il.

– Oh ! s’exclama-t-elle en hochantla tête. Puisqu’elle présente si peu d’intérêt pour vous, n’enparlons plus !

– Non ! fit-il avec une sorte depassion. Je voudrais l’entendre.

– Vous avez le droit de l’entendre,puisque c’est à cause d’elle que vous avez perdu l’amitié d’unfrère. Et pourtant… Oh, après tout, vous êtes clerc, d’après ce quej’ai compris ! Donc vous vous orientez vers les ordres ?Je vous prends comme directeur de conscience. Sachez que cet hommem’a courtisée, moins je pense pour mes qualités personnelles quepar ambition : il avait dû se mettre dans la tête qu’ilagrandirait son domaine en puisant dans le coffre-fort de mon père.Hélas, la Vierge le sait : il n’aurait pas trouvé grand-choseà l’intérieur ! Mais mon père, qui est fier, vaillantchevalier et soldat éprouvé, est d’un sang fort ancien, et lanaissance grossière comme la basse ascendance du seigneur de… Oh,jour de malheur ! J’oubliais que votre origine est la même quela sienne.

– Ne vous souciez pas de cela, réponditAlleyne. Nous descendons tous de notre bonne mère Ève.

– D’une même source s’écoulent plusieursrivières, dit-elle rapidement. Certaines sont tranquilles etdouces, d’autres sont sauvages. Mais, en résumé, mon père nevoulait pas de lui comme futur gendre, et moi, à vrai dire, je nevoulais pas de lui comme mari. Quand il l’apprit il se déclaracontre nous et jura de se venger. Comme il passe pour un hommedangereux, qu’épaulent de nombreux hors-la-loi et rebelles, monpère m’interdit de chasser au faucon ou au chien courant dans lesbois situés au nord de la route de Christchurch. Malheureusement,ce matin je lâchai mon petit Roland que voilà sur un héron auxailes puissantes ; Bertrand le page et moi nous nous lançâmesà sa poursuite, sans autre idée que de faire du bon sport, et nousarrivâmes dans les bois de Minstead. Jusque-là, le mal n’était pasgrand ; mais mon cheval Troubadour mit sa patte déferrée surun bâton pointu : il se cabra et me jeta par terre. Regardezma robe : c’est la troisième que j’ai salie en une semaine.Quand Agatha, la demoiselle d’atour, la verra dans cet état, jesais ce qui m’attend.

– Et ensuite, madame ?

– Eh bien ! Troubadour partit augalop ; sans doute en tombant lui avais-je donné un coupd’éperon ; Bertrand se lança à sa poursuite. Quand je merelevai, le seigneur de Minstead en personne apparut ; ilm’apprit que je me trouvais sur ses terres, mais il entoura cettenouvelle de termes si courtois et de gestes si prévenants que j’eusl’idée d’accepter son toit pour m’y réfugier en attendant le retourde mon page. Par la grâce de la Vierge et l’aide de ma patronnesainte Madeleine je me suis arrêtée avant d’arriver chez lui.Alors, comme vous l’avez vu, il a essayé de m’y traîner de force.Et puis… Ah !

Elle frissonna et vacilla comme sous le coupd’un accès de fièvre.

– Qu’y a-t-il ? s’écria Alleyne enregardant autour de lui.

– Rien, mon ami ! Je pensais à lafaçon dont je lui ai mordu la main. J’aurais préféré mordre dans uncrapaud vivant ou dans un serpent venimeux. Oh, je maudis meslèvres ! Mais vous… Comme vous avez été brave, et vif !Comme vous êtes doux, et pourtant comme vous pouvez être hardidevant un inconnu ! Si j’étais un homme, j’aurais voulu fairece que vous avez fait !

– C’est une bien petite chose !répondit-il tout satisfait de ces louanges. Mais vous…Qu’allez-vous faire ?

– Près d’ici il y a un grand chêne. Jepense que Bertrand y aura mené les chevaux car c’est un vieuxrendez-vous de chasse pour nous. Puis tout droit à la maison, etplus de fauconnerie pour aujourd’hui ! Un galop de dix-huitkilomètres séchera mes pieds et ma robe.

– Mais votre père ?

– Oh, je ne lui dirai rien ! Vous nele connaissez pas, mais je vous assure qu’il n’est pas homme à quidésobéir comme je l’ai fait. Il me vengerait, c’est vrai, mais cen’est pas de lui que j’attends ma vengeance. Quelque jour,peut-être dans une joute ou dans un tournoi, un chevalier voudraporter mes couleurs ; je lui dirai alors que s’il veutvraiment mériter mes bonnes grâces il doit d’abord redresser untort, et que l’auteur de ce tort est le seigneur de Minstead. Etmon chevalier se lancera dans une aventure comme les aiment leshardis chevaliers, et ma dette sera éteinte, et mon père n’en saurarien, et il y aura un bandit de moins sur la terre. Dites, n’est-cepas un bon plan ?

– Non, madame. C’est un plan indigne devous. Comment pouvez-vous parler de violence et de vengeance ?N’existe-t-il donc personne qui soit doux et aimable, pitoyable etprêt à pardonner ? Hélas ! Le monde est dur, cruel ;je voudrais n’avoir jamais quitté la cellule de mon abbaye !Entendre de votre bouche de telles paroles, c’est comme sij’entendais un ange de grâce prêcher le credo du diable !

Elle sursauta. Elle tressaillit comme le jeunepoulain qui sent le mors pour la première fois.

– Grand merci pour votre sermon, jeuneseigneur ! fit-elle avec une petite révérence. Si je vous aibien compris, vous êtes désolé de m’avoir rencontrée et vous meconsidérez comme un démon ? Eh bien ! mon père qui n’estpas tendre quand il est en colère ne m’a jamais appelée de ce nom.Et il en aurait le droit, et ce pourrait être son devoir, maisassurément vous n’en avez ni l’un ni l’autre. Aussi vaudrait-ilmieux, puisque vous avez une si basse opinion de moi, que vouspreniez ce sentier sur la gauche. Moi je continuerai par celui-ci.Je ne suis évidemment pas digne de vous accompagner pluslongtemps !

Sur ces mots, elle partit droit devant elleavec une dignité que démentait à peine sa robe déchirée. Alleynedemeura cloué sur place. Il attendit en vain qu’elle se retournâtou qu’elle ralentît son pas ; au contraire elle s’éloignad’une allure égale jusqu’à ce qu’elle ne fût plus qu’une tacheindistincte parmi les feuilles. Alors il baissa la tête et, le cœurlourd, il prit l’autre chemin tout en se reprochant la maladressede langage qui avait offensé celle qu’il n’aurait jamais voulufâcher.

Il avait déjà parcouru une centaine de mètresquand il entendit soudain un léger craquement de feuilles mortesderrière lui ; il se retourna ; la jeune fille l’avaitrattrapé ; elle se tenait sur son ombre ; elle était unevivante image de l’humilité et du repentir.

– Je ne vous chagrinerai plus, dit-elle.Et même je ne parlerai plus. Mais je préférerais rester auprès devous tant que nous sommes dans les bois.

– Non, vous ne pourrez pas mechagriner ! répondit-il tout heureux. Ce sont mes parolesrudes qui vous ont fait de la peine. Mais toute ma vie je suisdemeuré parmi des hommes et, avec la meilleure volonté, je sais maltempérer mes propos pour l’oreille d’une jeune fille.

– Alors, s’écria-t-elle, dites-moi quej’ai raison de vouloir me venger du seigneur de Minstead !

– Non, répondit-il gravement. Cela je nepeux pas vous le dire.

– Alors, lequel maintenant est méchant etdésagréable ? lança-t-elle triomphante. Comme vous êtes fermeet froid malgré votre âge ! Sûrement vous n’êtes pas un simpleclerc, mais évêque ou cardinal ? Vous devriez avoir une crosseau lieu d’un gourdin et une mitre à la place d’un bonnet !Bon, pour vous faire plaisir, je pardonnerai au seigneur deMinstead et je ne me vengerai de personne, sinon de moi qui éprouvetoujours le besoin de m’exposer au danger. Serez-vous satisfait,messire ?

– C’est votre véritable personnalité quivient de s’exprimer ! s’écria-t-il. Et vous trouverez plus deplaisir à pardonner qu’en n’importe quelle vengeance.

Elle secoua la tête, comme si elle en doutait,et puis elle poussa un cri de surprise plus que de joie.

– Voici Bertrand avec leschevaux !

Dans la clairière s’avançait un petit pagehabillé de vert ; il avait les yeux rieurs et de longuesboucles qui flottaient derrière son cou. Il s’était hissé sur unhaut cheval bai et tenait par la bride un palefroi noirardent ; les flancs des deux montures luisaient de sueur.

– Je vous ai cherché partout, chèredamoiselle Maude ! dit-il en sautant à bas du cheval pourprésenter l’étrier. Troubadour a galopé jusqu’à Holmhill avant queje puisse le rattraper. J’espère que vous n’avez pas eu de mal nide soucis ?

Il lança un regard inquisiteur versAlleyne.

– Non, Bertrand, grâce à ce chevaleresqueétranger. Et maintenant, messire, reprit-elle en se mettant enselle, il ne convient pas que je vous quitte sans vous dire un motde plus. Clerc ou pas clerc, vous avez agi ce jour comme unvéritable chevalier. Le Roi Arthur et toute sa table n’auraient pumieux faire. Il se peut qu’en retour, mon père ou son entourage aitla faculté d’aider vos intérêts. Il n’est pas riche, mais il estestimé et il possède des amis puissants. Dites-moi ce que vouscomptez faire, et voyons s’il peut vous être utile.

– Hélas, madame ! Je ne sais plusque faire. J’ai deux amis qui sont allés à Christchurch ;vraisemblablement je vais aller les rejoindre.

– Et où cela dans Christchurch ?

– Au château du vaillant chevalier SirNigel Loring, connétable du comte de Salisbury.

À son vif étonnement elle éclata de rire,éperonna son palefroi et s’enfonça dans les bois, suivie de sonpage. Elle n’ajouta pas un mot, mais avant de disparaître parmi lesarbres elle se retourna pour lui adresser un dernier geste d’adieu.Il demeura là un long moment, avec l’espoir qu’ellereviendrait ; mais le bruit des sabots s’éloigna et mourut auloin ; les bois ne furent plus troublés que par le murmure desfeuilles. Il se décida alors à partir et il regagna la route, maisil n’était plus l’enfant gai qui l’avait quittée trois heuresauparavant pour prendre un raccourci.

Chapitre 10Comment Hordle John trouva un homme qu’il pouvait suivre

Puisqu’il ne pouvait pas revenir à Beaulieuavant une année et puisque son frère lâcherait ses chiens sur luis’il reparaissait sur les terres de Minstead, il se sentit vraimentà la dérive dans le monde. Nord, est, sud, ouest, il pouvaitprendre l’une ou l’autre de ces directions : toutes luisemblaient pareillement tristes et sans joie. L’Abbé avait roulédix couronnes d’argent dans une feuille de laitue et les avaitcachées au fond de sa besace, mais elles ne lui suffiraient paspour douze longs mois. Au sein de ces ténèbres ne brillait qu’unetache claire : les deux camarades qu’il avait quittés lematin. S’il parvenait à les retrouver, tout irait bien.L’après-midi n’était guère avancé, en dépit de toutes sesaventures. En marchant vite, peut-être les rattraperait-il avantleur arrivée à Christchurch ? Il avança donc à grands pas.Tout en marchant il dévora un morceau de pain qui lui restait deBeaulieu, et il l’arrosa d’une eau fraîche qui coulait à traversbois.

Ce n’était ni facile ni plaisant de voyagerainsi au sein de cette immense forêt qui mesurait près de trentekilomètres d’est en ouest et une bonne vingtaine de Bramshaw Woodau nord, à Lymington au sud. Alleyne toutefois eut la chance derencontrer un bûcheron qui, sa hache sur l’épaule, cheminait seuldans la même direction et lui servit de guide. Il dépassa lalisière de Bolderwood Walk, célèbre pour ses vieux frênes et sesifs, il traversa Mark Ash et ses grands hêtres, il poussa au-delàdes bosquets de Knightwood où le chêne géant n’était qu’un grandarbre parmi beaucoup d’autres d’une taille considérable. Lebûcheron et Alleyne avançaient sans se parler beaucoup car leurspensées étaient aussi éloignées que les pôles. Le paysan avaitessayé de mettre la conversation sur la chasse, les fougères, lesmilans à tête grise qui hantaient Wood Fidley, et la formidablepêche au hareng réussie par les bateaux de Pitt’s Deep. Mais leclerc réfléchissait à son avenir, pensait à son frère et surtout àcette étrange jeune fille, belle, farouche, attendrissante quiavait surgi si brusquement dans sa vie pour s’en retirer aussivite. Il était si distrait et si avare de réponses que le bûcheronpréféra siffloter. Bientôt il bifurqua vers Burley, et laissaAlleyne sur la route de Christchurch.

Le jeune homme força l’allure. À chaquetournant ou à chaque côte il espérait apercevoir ses compagnons dela matinée. De Vinney Ridge à Rhinefield Walk la route était bordéede bois touffus et denses ; mais ensuite la campagne setransforma ; une vaste lande brune apparut avec des bouquetsd’arbres ; elle se prolongeait par de molles ondulationsjusqu’au rideau sombre des forêts lointaines. Des nuées d’insectesdansaient dans la lumière dorée de l’automne, et le pépiement desoiseaux emplissait l’air tiède. De longues libellules chatoyantess’élançaient en travers du chemin ou restaient suspendues,immobiles et frémissantes, avec leurs ailes transparentes et leurscorps lumineux. Une fois une orfraie au col blanc plana hautau-dessus de la tête du voyageur ; puis une troupe d’outardesbrunes émergea d’un buisson de fougères arborescentes et disparuten poussant des cris stridents et en battant des ailes.

La route était aussi fréquentée par des êtreshumains : des mendiants, des courriers, des colporteurs et deschaudronniers ambulants ; joyeux lurons pour la plupart, ilsse saluaient ou saluaient Alleyne d’un mot leste. Près de Shotwoodil rencontra cinq marins qui venaient de Poole et se rendaient àSouthampton : c’étaient des hommes au visage rouge et rude quil’interpellèrent dans un jargon incompréhensible et luiprésentèrent un grand pot où ils venaient de boire ; ils nevoulurent pas le laisser passer avant qu’il eût trempé dedans songobelet ; il avala une lampée, toussa et s’étrangla au pointque des larmes jaillirent à ses yeux. Plus loin il tomba sur unrobuste cavalier à barbe noire qui tenait un rosaire dans sa maindroite ; une longue épée à double poignée cliquetait contrel’étrier. À sa robe noire et à la croix à huit branches peinte sursa manche, Alleyne reconnut l’un des Chevaliers Hospitaliers desaint Jean de Jérusalem, dont le presbytère était situé àBaddesley. Il leva deux doigts quand il passa près du clerc, avecun « Benedic, fili mi ! » auquel Alleynerépondit en se découvrant et en s’agenouillant, plein de respectpour cet homme qui avait voué sa vie à la défaite des Infidèles.Pauvre naïf ! Il n’avait pas encore appris à distinguer entrece que sont les hommes et ce qu’ils font profession d’être. Il nesavait pas que les chevaliers de saint Jean, enrichis desdépouilles des Templiers, ne songeaient nullement à troquer leurpalais pour une tente, ni les caves d’Angleterre pour les désertsarides de Syrie. Il arrive pourtant que l’ignorance soit plusprécieuse que la sagesse : Alleyne en reprenant sa route sefortifia en vue d’une vie plus haute, à l’image du chevalier et enpensant à son sacrifice (ce qu’il n’aurait sans doute pas fait s’ilavait su que les Hospitaliers s’intéressaient plus aux malvoisiesqu’aux Mameluks et à la venaison qu’à des victoires).

La plaine, dans la région de Wilverley Walk,aboutit une fois de plus à des bois, et un nuage du sud monta àl’assaut du ciel. Quelques grosses gouttes s’écrasèrent sur le sol,précédant une forte averse qui résonna sur les feuilles. Alleynechercha autour de lui un abri et aperçut un gros buisson de houx,si bien creusé par-dessous qu’aucune maison n’aurait été plussèche. Sous ce dais, deux hommes étaient déjà accroupis, et par degrands signes ils invitèrent Alleyne à les rejoindre. Quand ilapprocha il vit qu’ils avaient disposé devant eux cinq harengsséchés, une grande miche de pain et une gourde en cuir pleine delait. Mais au lieu de manger ils avaient l’air de se disputer.D’après leur costume et leurs manières, c’était sûrement deux deces étudiants errants dont le nombre était alors considérable danstous les pays d’Europe. L’un, long et mince, avait une têtemélancolique ; l’autre était gras et parlait fort, du ton dequelqu’un qui ne souffre pas d’être contredit.

– Venez ici, bon jeune homme !cria-t-il. Venez ici ! Vultus ingenui puer. Ne faitespas attention au visage de mon brave ami. Fœnum habet incornu, comme l’a dit Horace ; mais je ne lui en veux pasde mal pour cela.

– Faites fonctionner un peu moins fortvotre soufflet ! s’écria l’autre. Puisque vous avez citéHorace, je me rappelle un vers : Loquaces si sapiat…Quelle est la suite ? Bref, cela veut dire en clair qu’unhomme sensé doit toujours éviter un grand bavard. Si tous leshommes étaient sensés, vous vous sentiriez bien seul,l’ami !

– Hélas ! Dicon, je crains que votrelogique ne soit aussi mauvaise que votre philosophie ou que votrethéologie. Et Dieu sait si celles-ci sont mauvaises !Écoutez-moi : en supposant, propter argumentum, queje sois un grand bavard, le véritable raisonnement est donccelui-ci : que puisque tous les hommes sensés devraient mefuir et que vous ne m’avez pas fui, mais que vous êtes pourl’instant en train de manger des harengs avec moi sous un buissonde houx, ergo vous n’êtes pas un homme sensé, ce que jesusurre à vos longues oreilles depuis le premier jour où j’ai jetéles yeux sur vos côtelettes tombantes.

– Tut, tut ! cria l’autre. Votrelangue ressemble au traquet d’un moulin. Asseyez-vous ici, mon ami,et goûtez à ces harengs. Mais comprenez d’abord que cettedégustation s’accompagne de certaines conditions.

– J’avais espéré, dit Alleyne ens’associant à l’humour des deux étudiants, que les harengspourraient s’accompagner d’une tranche de pain et d’une gorgée delait.

– Écoutez-le ! s’exclama le petitgros. C’est toujours ainsi, Dicon. L’esprit, mon enfant, est unechose qui s’attrape, comme la gale ou la fièvre. Je sue l’espritpar tous mes pores : c’est une aura qui m’environne. Je vousle dis, ami : aucun homme ne peut s’approcher de moi à moinsde six mètres sans attraper une étincelle. Réfléchissez à votrepropre cas. Jamais esprit plus terne ne m’a approché ; etpourtant cette semaine vous avez dit trois choses passables, plusune, le jour où nous avons quitté Fordingbridge, dont je n’auraispas eu honte moi-même.

– Assez, crécelle ! fit l’autre. Lelait, vous l’aurez et du pain aussi, ami, avec le hareng, mais ilvous faudra nous départager.

– Dites-nous, brave jeune homme,intervint le petit gros, si vous êtes un clerc instruit et si vousavez étudié à Oxenford ou à Paris.

– J’ai une certaine instruction, réponditAlleyne en s’emparant d’un hareng, mais je ne suis allé ni àOxenford ni à Paris. J’ai été élevé par des moines cisterciens àl’abbaye de Beaulieu.

– Peuh ! crièrent-ils ensemble.Quelle sorte d’éducation est-ce là !

– Non cuivis contingit adireCorinthum, cita Alleyne.

– Allons, Stephen, il a une petiteteinture ! fit le grand mélancolique d’une voix pleined’espoir. Il peut être le meilleur juge puisqu’il ne nous connaîtni l’un ni l’autre. Donc, attention, ami ! Que vos oreillestravaillent comme votre mâchoire inférieure ! Jurexdamnatur… Vous n’ignorez pas le vieil adage. Me voici doncsoutenant la bonne réputation de Duns Scot contre les babillages etles raisonnements stupides de Willie Ockham.

– Tandis que moi, cria l’autre, jesoutiens le bon sens et la sagesse extraordinaire du très éruditWilliam contre les fantaisies du cerveau fêlé et fangeux de cetÉcossais, qui a caché le petit peu d’esprit qu’il possède sous unfatras de mots : une goutte de vin de Gascogne dans untonnelet d’eau stagnante. Toute la sagesse de Salomon seraitinsuffisante à démêler ce que veut dire ce coquin.

– Certes, Stephen Hapgood, sa sagesse nesaurait suffire. C’est comme si une taupe s’emportait contrel’étoile du matin parce qu’elle ne peut pas l’apercevoir. Maisnotre débat, ami, porte sur la nature de cette essence subtile quenous appelons la pensée. Je maintiens avec Scot que la pensée esten vérité une chose, qu’elle soit vapeur ou exhalaison ou toutesubstance invisible à nos yeux imparfaits. Car, voyez-vous, ce quiproduit une chose doit être soi-même une chose, et si la penséed’un homme peut produire un livre écrit, alors la pensée doit êtreelle-même une chose matérielle, comme le livre qui l’a exprimée. Mesuis-je fait comprendre ?

– Tandis que moi, cria l’autre, jesoutiens avec mon maître respecté, doctor præclarus etexcellentissimus, que toutes les choses ne sont quepensée : car quand la pensée s’en va, dites-moi, je vous prie,où sont les chose ? Voici des arbres autour de nous ; jeles vois parce que je pense que je les vois ; mais si je suisévanoui, ou endormi, ou ivre de vin, ma pensée s’en va de moi, etles arbres s’en vont aussi. Alors, Dicon, ne vous ai-je pas touchéau vif ?

Alleyne, assis entre eux, mastiquait son painpendant qu’ils se disputaient par-dessus ses genoux, têtes en avantet mains brandies, bouillants de chaleur argumentielle. Jamais iln’avait entendu un tel jargon de scolastique. Il ignorait tout deces distinctions subtiles, de ce feu croisé de propositionsmajeures et mineures, des syllogismes, des postulats et desréfutations. Les questions et les réponses cliquetaient comme desépées. Ils se lançaient à la tête les anciens, les Pères del’Église, les modernes, les Écritures, les Arabes, tandis que lapluie continuait à s’égoutter des branches et qu’une odeur de terremouillée se levait du sol. Finalement le petit gros sembla selasser, car il se mit à attaquer son repas, pendant que sonadversaire, aussi fier qu’un coq invaincu, se lançait dans un longmonologue entrecoupé de citations. Tout à coup, cependant, ses yeuxtombèrent sur les provisions et il poussa un cri d’effroi.

– Voleur ! Deux fois voleur !s’exclama-t-il. Vous avez mangé mes harengs, et je n’ai rien prisdepuis ce matin !

– Cela, fit l’autre avec suffisance,était mon argument final, mon ultime effort ou peroratio,comme disent les orateurs. Car, mon ami, puisque toutes les penséessont des choses, vous n’avez qu’à penser à une paire de harengs età imaginer un pot de lait pour les arroser.

– Joli raisonnement ! cria l’autre.Auquel je ne vois qu’une réponse…

Sur ce, il se pencha en avant et frapparudement son camarade sur la joue.

– … Non, ne le prenez pas mal !fit-il. Puisque toutes les choses ne sont que pensées, cela aussin’est qu’une pensée, et peut être dédaignée.

Ce dernier argument ne fit pas néanmoinsgrande impression sur le disciple d’Ockham qui ramassa un grandbâton et exprima son désaccord en cognant dur sur la caboche duréaliste. Par une heureuse coïncidence le bois était si léger et sipourri qu’il se brisa en mille morceaux. Mais Alleyne jugea plussage de laisser les deux étudiants régler leur différend entre euxseuls, d’autant plus que le soleil avait fait sa réapparition. Unefois revenu sur la route détrempée, il se retourna et aperçut lesphilosophes se menaçant du geste et de la parole, mais leurs criss’affaiblirent au fur et à mesure qu’il prit ses distances ;un tournant les cacha à sa vue.

Après Holmesley Walk et Wooton Heath, la forêtcommença enfin à se clairsemer ; des champs de blé et despâturages se glissèrent entre les arbres. Par endroits sedressaient de petites agglomérations de cabanes en torchis, auprèsdesquelles flânaient des cultivateurs à tignasse ébouriffée ;des petits enfants jouaient au milieu de la route. Derrière desbosquets il distingua des pignons et des toits de chaume quiappartenaient à des maisons cossues : les hommes trouvaient del’embauche aux champs ; souvent une épaisse colonne de fuméenoire révélait l’abondance. À ces signes Alleyne comprit qu’il setrouvait à la lisière de la forêt et près de Christchurch. Lesoleil était bas vers l’ouest ; ses rayons s’allongeaient surun riche pays vert, faisaient miroiter le blanc des moutons etprojetaient d’immenses ombres sur les vaches rouges amoureuses dutrèfle. Le voyageur fut bien content d’apercevoir la haute tour duprieuré de Christchurch éclairée par la douce lumière du soir, maisencore plus content quand, au bout d’un virage, il vit ses deuxcamarades assis à califourchon sur une branche tombée. Ilsdisposaient d’un espace plat devant eux, et ils y jetaient l’unaprès l’autre des petits carrés d’os ; ils étaient tellementabsorbés par leur occupation qu’ils ne levèrent même pas les yeux.Alleyne constata avec étonnement que l’arc du soldat était sur ledos de John, que l’épée du soldat était accrochée au côté de John,et que le casque d’acier était posé sur le tronc d’arbre entre euxdeux.

– Mort de ma vie ! criait Aylward.A-t-on jamais vu plus de malchance ? Depuis que j’ai quitté laNavarre je n’ai pas eu un jeu. Un et trois ! En avant,camarade !

– Quatre et trois ! s’écria HordleJohn en comptant sur ses doigts. Cela fait sept. Holà, archer, toncasque est à moi ! Maintenant, attention à tonjustaucorps !

– Mon Dieu ! gémit l’archer. Je vaisarriver à Christchurch en chemise…

Puis tout à coup il tourna la tête.

– … Holà ! Par la splendeur du ciel,voici notre cher petit ! Par les os de mes dix doigts, quelleheureuse vision !

Il se leva d’un bond et passa ses bras autourdu cou d’Alleyne. John, non moins satisfait mais plus réservé ettrès Saxon de manières, demeura immobile, souriant de toutes sesdents, coiffé du casque qu’il avait posé à l’envers sur ses cheveuxroux.

– Tu t’arrêtes ? demanda l’archer.Si tu t’arrêtes, je te préviens que tu ne nous quitterasplus !

– Je ne souhaite rien de mieux, réponditAlleyne tout ému par la cordialité de l’accueil.

– Bien parlé, enfant ! cria le grosJohn. Nous irons à la guerre tous les trois, et que le diableemporte l’Abbé de Beaulieu ! Mais tu as les pieds et leschausses tout salis. Tu t’es promené dans l’eau, ou je me trompefort !

– Tu ne te trompes pas, dit Alleyne.

Pendant qu’ils se remettaient en route il leurraconta ses aventures : sa rencontre du serf évadé,l’apparition du Roi, son arrivée sur les terres de son frère,l’histoire de la belle damoiselle et du méchant seigneur deMinstead… L’encadrant, ils buvaient ses paroles ; mais avantqu’il eût terminé, l’archer vira sur ses talons et partit au petittrot sur la route qu’ils venaient de parcourir ; il soufflaitpar les narines comme un cheval de course. Alleyne le rattrapa parla manche.

– Qu’est-ce qui te prend ?demanda-t-il.

– Je retourne à Minstead.

– Et pourquoi faire ?

– Pour enfoncer quelques pouces d’acierdans la peau de ce seigneur de Minstead. Comment ! Entraînerune damoiselle contre sa volonté, puis lâcher ses chiens contre sonpropre frère ? Laisse-moi y aller !

– Que nenni ! s’écria Alleyne enriant. Il ne nous a fait aucun mal. Reviens, ami !

Moitié en le tirant, moitié en le suppliant,il lui fit reprendre la direction de Christchurch. Mais l’archeravança en gardant le menton bas ; ce ne fut que lorsqu’ilaperçut une servante auprès d’un puits qu’il retrouva sonsourire.

– Mais vous ? s’enquit Alleyne. Il ya eu du changement pour vous aussi. Pourquoi l’ouvrier neporte-t-il pas lui-même ses outils ? Où sont l’arc, l’épée etle casque ? Et pourquoi John a-t-il une allure sibelliqueuse ?

– À cause d’un jeu que l’ami Aylward m’aenseigné.

– J’ai trouvé un élève un peu trop doué,grogna l’archer. Il m’a dépouillé comme si j’étais tombé entre lesmains d’une douzaine de brigands. Mais par ma garde, il faut que tume les rendes, camarade ! Sinon je serais discrédité pourremplir ma mission. Je t’en achèterai chez un armurier.

– Reprends-les, et ne te soucie pas dem’en payer d’autres, répondit John. Je ne voulais qu’apprendre ceque je ressentirais en portant l’équipement qui sans doute sera lemien pendant quelques années.

– Ma foi, il était né pour être uncompagnon franc ! s’exclama Aylward. Il en a la manière deparler et la tournure d’esprit. Je les reprends donc ;d’ailleurs j’étais gêné de ne pas sentir mon arc en bois d’if tapercontre l’os de ma jambe. Regardez, mes garçons ; de ce côté del’église se profile la tour carrée du château du comte deSalisbury. D’ici il me semble que je vois sur la bannière lechevreuil rouge des Montacute.

– Rouge sur fond blanc, confirma Alleyneen s’abritant les yeux. Mais pour le chevreuil, je n’en sauraisrien dire. Comme cette grande tour est noire, et comme resplenditsur la muraille l’éclat de l’écu ! Sous l’étendard, quelquechose scintille comme une étoile.

– Oui, c’est le casque du guetteur,expliqua l’archer. Mais il nous faut pousser de l’avant, si nousvoulons arriver avant que se relève le pont-levis au bugle desvêpres. Sir Nigel, si réputé comme soldat, veille certainement surla discipline à l’intérieur du château et personne ne peut entreraprès le coucher du soleil !

Par hasard, ce soir-là, Sir Nigel Loring avaitsoupé avant le coucher du soleil ; après avoir vérifié siPommers et Cadsand (ses deux destriers), ses treize chevaux deselle, ses cinq ganets, les trois palefrois de Lady Loring, et legrand roussin gris pommelé avaient été bien soignés, il avait sortises chiens pour prendre l’air. Il en avait soixante ousoixante-dix, des grands et des petits, des chiens à poils doux etdes chiens à poils durs : limiers, chiens courants, vautres,chiens-loups, dogues, chiens de berger, fox-terriers, épagneuls,etc. Ils descendirent derrière lui, aboyant, geignant, appelant,soufflant et barrant de leur meute le chemin étroit qui menait deschenils de Twynham aux bords de l’Avon ; ils avaient la languependante et la queue bien droite ; deux valets en livréeroussâtre criaient et brandissaient des fouets au milieu de ce flotcanin pour tenter de le canaliser. Derrière venait Sir Nigel quidonnait le bras à Lady Loring ; tous deux marchaientlentement, paisiblement, comme il convenait à leur âge et à leurqualité ; ils surveillaient en souriant l’armée en désordrequi les précédait. Ils s’arrêtèrent devant le pont, s’accoudèrentsur le parapet et regardèrent le reflet de leurs visages dans l’eauoù sautaient des truites saumonées.

Sir Nigel était frêle et de petitetaille ; il zézayait en parlant et il avait des gestes doux.Sa femme, qui n’était pas une géante, le dominait de la largeur detrois doigts. Il avait eu la vue affaiblie de bonne heure par unsac de chaux qui avait été vidé sur sa tête quand il conduisait lacolonne d’assaut du comte de Derby à l’attaque de la brèche deBergerac ; il avait contracté là une légère voussure du dos,ainsi qu’un clignotement des yeux. Il avait quarante-six ans, maisune constante pratique des armes et une existence saine lui avaientconservé une activité et une endurance extraordinaires ; deloin il paraissait avoir les membres grêles et la fragilité d’unenfant ; cependant sa figure était jaunâtre, tannée comme ducuir ; il avait à coup sûr durement vécu au grand air ;la petite barbe en pointe qu’il portait pour se conformer à la modeétait parsemée de fils gris. Il avait des traits fins, délicats,réguliers, un nez busqué, des yeux proéminents. Son costume étaitsimple mais soigné. Sur le chapeau flandrien (qu’il portait rabattusur le côté gauche afin de cacher l’oreille qui avait été en partiedéchirée par un Flamand au siège de Tournai), l’image de Notre Damed’Embrun était accrochée au ruban. Sa tunique et sonhaut-de-chausses étaient de couleur pourpre ; de longs crêpespendaient de ses manches jusqu’à ses genoux. Il avait deschaussures en cuir rouge, pointues, qui toutefois n’atteignaientpas cette longueur extravagante que le prochain règne allait mettreà l’honneur. Il était ceint d’un baudrier brodé d’or, et ses armes(cinq roses rouges sur champ d’argent) étaient adroitement ciseléessur l’agrafe. Tel était Sir Nigel Loring, tandis qu’il bavardaitavec Lady Loring sur le pont.

Certes si un étranger avait vu les deuxvisages seulement et s’il lui avait été demandé lequel appartenaitau hardi guerrier dont le nom était aimé par les plus rudes soldatsde l’Europe, il aurait désigné celui de Lady Loring. Elle avait lafigure carrée, des sourcils épais et les yeux de quelqu’un habituéà commander. Elle était plus grande et plus grosse que sonmari ; une robe de soie à traîne et une écharpe bordée defourrure ne parvenaient pas à dissimuler l’épaisseur de sasilhouette. C’était l’époque des femmes martiales. Les exploits dela brune Agnès de Dunbar, de Lady Salisbury et de la comtesse deMontfort étaient encore frais dans la mémoire du public. Avec detels exemples, les épouses des capitaines anglais avaient prisl’allure guerrière de leurs maris, et en l’absence de ceux-ci ellesrégissaient leurs châteaux avec la prudence et la discipline devieux sénéchaux. Les Montacute n’avaient aucune inquiétude pourleur château de Twynham : il ne risquait pas grand-chose d’unegalère pirate ou d’une escadre française tant que Lady Mary Loringen assumait la charge. Certains assuraient que de toutes lesactions d’éclat où Sir Nigel Loring avait prouvé son courage, lamoindre n’était pas d’avoir courtisé la main d’une dame de cettetrempe.

– Je vous assure, cher seigneur,disait-elle, que ces distractions ne conviennent pas à unedamoiselle : faucons et chiens courants, violes et citoles,chanter un rondeau français, lire les Gestes de Doon de Mayence… Jel’ai trouvée hier soir faisant semblant de dormir, la rusée, avecle coin du rouleau débordant de l’oreiller ! Il lui a étéprêté par le Père Christopher du prieuré, c’est son éternelleréponse. Comment tout cela l’aidera-t-il quand elle aura un châteauà diriger, avec cent bouches ouvertes pour réclamer du bœuf et dela bière ?

– C’est vrai, ma douce oiselle, trèsvrai ! répondit le chevalier en prenant un bonbon dans uneboîte en or. Cette jeune fille ressemble à une jeune pouliche quis’ébroue et se jette dans les plaisirs de la vie. Donnez-lui dutemps, madame, laissez passer sa jeunesse !

– Je sais bien ce que mon père m’auraitdonné : pas du temps, mais de la baguette de noisetier sur lesépaules. Ma foi ! Je ne sais plus où va le monde, quand lesjeunes filles font fi de l’autorité de leurs aînées. Je suissurprise que vous ne la corrigiez pas, mon cher seigneur !

– Non, douceur de mon cœur ! Je n’aijamais levé la main sur une femme, et il serait en vérité curieuxque je commence sur le fruit de ma chair et de mon sang. C’est unefemme qui m’a jeté de la chaux dans les yeux ; quoique jel’eusse vue qui se penchait et que j’eusse pu arrêter sa main àtemps, j’ai estimé qu’un chevalier n’avait pas à contrarier ni àgêner une personne du sexe.

– La coquine ! s’écria Lady Loringen serrant ses grosses mains. Si je m’étais trouvée à côtéd’elle !…

– Je l’aurais bien voulu, ma chère,puisque vous auriez été ainsi tout près de moi ! Mais je croisque vous avez raison, et que les ailes de Maude ont besoin d’êtrerognées. Je vous en laisserai le soin quand je serai parti, car, àvrai dire, cette existence tranquille n’est pas pour moi ;sans votre amour attentif et vos gracieuses bontés je seraisincapable de végéter ici plus d’une semaine. J’ai entendu direqu’on préparait un nouveau rassemblement à Bordeaux et, par saintPaul, ce serait bien la première fois si les lions d’Angleterre etla pile rouge de Chandos paraissaient sur un champ de bataille sansque les roses de Loring flottassent à côté !

– Voilà bien le malheur que jeredoutais ! s’écria-t-elle toute pâle. J’avais remarqué vosdistractions, votre regard attendri, vos rafistolagesd’équipements. Considérez, mon doux seigneur, que vous avez déjàacquis beaucoup d’honneurs, que nous nous sommes bien peu vus l’unet l’autre, que vous portez sur votre corps les cicatrices de vingtblessures reçues dans je ne sais combien de combats sanglants.N’avez-vous donc pas assez fait pour l’honneur et le bienpublic ?

– Madame, quand notre suzerain le Roi,qui a près de soixante ans, et Lord Chandos, qui en a soixante-dix,sont joyeusement prêts à mettre la lance en arrêt pour la cause del’Angleterre, je serais malvenu de me vanter des services que j’airendus. Il est exact que j’ai reçu vingt-sept blessures. Raison deplus pour que je rende grâces d’être encore solide et résistant.J’ai vu aussi quelques querelles et quelques échauffourées. Jecompte six grandes batailles sur terre, plus quatre en mer, etcinquante-sept assauts, escarmouches et embuscades. J’ai étéassiégé vingt-deux fois, et j’ai participé à la prise de trente etune villes. De toute évidence il serait très honteux de ma part, etaussi de la vôtre puisque vous portez mon nom, que je me dérobedevant un travail viril. En outre, réfléchissez à la minceur denotre bourse. Si nous n’avions pas eu le gouvernement de ce châteauque nous a confié le comte de Salisbury, nous pourrions à peinetenir notre rang. En conséquence, ma douceur, il est extrêmementnécessaire que je me rende là où il y a un bon salaire à gagner etde belles rançons à conquérir.

– Ah, mon cher seigneur ! fit-elled’un visage triste et las. Je croyais qu’enfin je vous avais à moiseule, puisque vous aviez passé au loin une si grande partie devotre jeunesse. Et pourtant il faut que ma voix, je ne le sais quetrop, vous pousse vers la gloire et la renommée et ne vous retiennepas lorsqu’il y a de l’honneur à glaner. Que pourrais-je vousdire ? Tout le monde est persuadé que votre valeur a davantagebesoin d’un mors que d’un éperon. J’ai mal quand je pense que vousêtes obligé de partir à présent comme un simple bachelier empirantà la chevalerie, alors que dans tout le pays aucun noble n’ameilleur droit que vous au pennon carré, mais nous n’avons pasassez d’argent pour l’arborer.

– Et si nous n’avons pas assez d’argent,à qui la faute, ma douce amie ?

– Il ne s’agit pas de faute, mon beauseigneur, mais de vertu. Car combien de rançons n’avez-vous pasgagnés ? Mais vous semiez les couronnes parmi les pages, lesarchers, les valets, et une semaine plus tard il vous restait àpeine de quoi acheter des vivres et du fourrage. Ce sont làlargesses très chevaleresques ; pourtant sans argent, commentpeut-on s’élever ?

– L’argent, l’argent souille !s’écria-t-il. Qu’importe de s’élever ou de choir, du moment que ledevoir est accompli et que l’honneur est sauf ! Chevalierbanneret ou aspirant, pennon carré ou pointu, je ne donnerais pasun denier pour la différence ! Songez à Sir JohnChandos : fleur élue de la chevalerie anglaise, n’est-il passimple chevalier ? Cependant ne vous irritez pas, colombe demon cœur, car il se pourrait qu’il n’y eût plus de guerres. Il fautattendre des nouvelles. Mais voici trois étrangers dont l’un, si jene m’abuse, est un soldat frais émoulu du service. Sans doute nousapprendra-t-il ce qui se trame de l’autre côté de l’eau.

Lady Loring leva les yeux. Elle vit dans lalumière du crépuscule trois hommes qui cheminaient côte à côte surla route ; ils étaient gris de poussière mais ils bavardaientgaiement entre eux. Celui du milieu était jeune et avenant, avec unvisage bien franc et des yeux gris clairs qui regardaient à droiteet à gauche comme s’ils trouvaient le monde neuf et plaisant. À sadroite marchait un colosse roux qui affichait un large sourire etdont le vêtement donnait l’impression qu’il allait éclater et sefendre sur les coutures. De l’autre côté un archer trapu et robusteavait posé sa main noueuse sur l’épaule du jeune garçon ; ilétait armé d’une épée et d’un long arc jaune ; son teint hâlé,son visage dur, son casque bosselé, sa brigandine usée, le lion desaint Georges qui se dressait sur un tissu décoloré, tout indiquaitqu’il rentrait de l’un des théâtres de la guerre. Il regardaavidement Sir Nigel quand il approcha, puis, enfouissant une mainsous son plastron, il s’avança vers lui non sans s’être gauchementincliné devant Lady Loring.

– Je vous demande pardon, noble seigneur,dit-il, mais je crains que vous n’ayez oublié quelqu’un qui futjadis votre humble ami et camarade.

– Non, tu es Samkin Aylward !s’écria le chevalier. Et bien souvent j’ai pensé à toi ! Il ya de nombreuses années que je ne t’ai vu.

– Hé oui, mon maître ! Bien desjours se sont écoulés depuis qu’ensemble nous avons quitté Tilfordpour faire la guerre.

– C’est une grande joie de terevoir ! Repose-toi d’abord, puis tu viendras nous dire ce quise passe en France. On m’a affirmé que nos pennons pourraient bienflotter d’ici un an au sud des grands monts d’Espagne.

– On en parlait à Bordeaux, réponditl’archer. Et j’ai constaté moi-même que les armuriers et lesforgerons étaient aussi occupés que des rats dans une cale de blé.Mais je vous apporte cette lettre du vaillant chevalier gascon SirClaude Latour. Et à vous, Madame, j’apporte de sa part une boîte desucre rouge de Narbonne, accompagnée de tous les vœuxchevaleresques et courtois qu’un galant gentilhomme peut adresser àune belle et noble dame.

Ce petit discours avait coûté à l’archerbeaucoup de peine et de préparatifs. Mais il aurait pu se lesépargner, car la dame se montra aussi intéressée par la lettre queson seigneur ; ils la tenaient chacun par un coin et ils ladéchiffraient très lentement, épelant chaque mot d’une boucheincertaine en fronçant les sourcils. Pendant qu’ils la lisaient,Alleyne, qui était demeuré avec Hordle John à quelques pas derrièreleur camarade, vit Lady Loring retenir sa respiration ; maisle chevalier, lui, se mit à rire doucement.

– Vous voyez, cher cœur ! fit-il. Onne laisse pas le vieux chien au chenil quand une chasse se prépare.Dis-moi. Aylward, quelle est cette Compagnie Blanche ?

– Ah, mon bon seigneur, vous parliez dechiens ? Imaginez une meute de limiers avides de n’importequel gibier pourvu qu’ils aient un bon piqueur pour les fairecourir. Messire, nous avons été ensemble dans beaucoup de guerres,et j’ai vu beaucoup de braves, mais jamais une telle compagnie devaillants. Il ne manque que vous à leur tête ; personne nepourrait leur barrer le passage.

– Pardieu ! dit Sir Nigel. S’ilssont tous comme leurs ambassadeurs, voilà des hommes dont un chefs’enorgueillirait à bon droit ! Comment s’appelle ce géantderrière toi ?

– C’est le gros John de Hordle, unforestier qui vient de s’engager dans la Compagnie.

– Tout à fait la silhouette d’un hommed’armes ! commenta le petit chevalier. Tu n’es pas unemauviette, Samkin Aylward, mais je crois qu’il est plus fort quetoi. Voyez-vous cette grosse pierre du couronnement du mur qui esttombée sur le pont ? Quatre de mes fainéants de valets ontessayé aujourd’hui de la bouger. Je voudrais que pour leur fairehonte vous deux la fassiez basculer dans l’eau. Je crains pourtantque la tâche ne soit trop rude pour vous, car la pierre estterriblement lourde.

Il désigna un gros bloc de rocher sur lecaniveau ; son poids l’avait enfoncée dans le sol rougeâtre.L’archer s’en approcha et releva les manches de sonjustaucorps ; il n’avait pas l’air trop sûr de lui carvraiment il s’agissait d’un lourd morceau de roc. Mais Johnl’écarta de sa main gauche, se pencha sur la pierre et, à lui seul,la souleva du trou qu’elle avait creusé ; d’une poussée il lajeta dans l’Avon. La pierre tomba parmi de grandeséclaboussures ; un angle pointu dépassait la surface del’eau : un remous se dessina tout autour.

– Bien joué ! cria Sir Nigel.

Et Lady Loring en écho répéta :

– Bien joué !

John, hilare, secoua la poussière de sesdoigts.

– J’ai éprouvé la force de ses brasautour de mes côtes, dit l’archer. Rien que d’y penser, ellescraquent encore. Mon autre camarade est un clerc instruit, malgrésa jeunesse ; il s’appelle Alleyne et il est fils d’Edric etfrère du seigneur de Minstead.

– Jeune homme, déclara Sir Nigel avec unegrande fermeté, si tu as les mêmes idées que ton frère, tu nefranchiras pas ma herse.

– Non, mon bon seigneur ! s’écriaAylward. Je suis là pour témoigner qu’ils n’ont rien decommun ; aujourd’hui même son frère a lâché ses chiens contrelui et l’a chassé de ses terres.

– Appartiens-tu aussi à la CompagnieBlanche ? s’enquit Sir Nigel. Tu n’as eu qu’une petiteexpérience de la guerre, à en juger par ta contenance et taphysionomie.

– Je voudrais aller en France avec mesamis que voici, répondit Alleyne. Mais je suis un homme depaix : lecteur, exorciste, acolyte, et clerc.

– Ce n’est pas un obstacle, dit SirNigel.

– Non, mon bon seigneur ! s’écriajoyeusement l’archer. Après tout, j’ai moi-même servi deuxtrimestres avec Arnold de Cervolles, celui que l’on appelaitl’archiprêtre. Par ma garde ! Je le revois encore avec sa robede moine retroussée jusqu’aux genoux et marchant avec du sangpar-dessus les sandales au premier rang de la bataille. Il semettait à quatre pattes auprès des blessés et, avant qu’ils eussentrendu le dernier souffle, il les confessait et leur donnaitl’absolution ; il allait aussi vite qu’à écosser des pois. Mafoi ! J’en connais qui auraient préféré le voir s’occuper unpeu moins des âmes et un plus des corps !

– Il est bon d’avoir un clerc instruitdans chaque unité, fit observer Sir Nigel. Par saint Paul, ilexiste des hommes assez misérables pour mettre plus haut que lesourire de leur dame la plume d’un scribe, ils font leur devoir enespérant qu’ils seront peut-être cités dans une chronique ou dansla ballade d’un jongleur. Je me rappelle qu’au siège de Retters ily avait un petit clerc gras, luisant qui s’appelait Chaucer ;il versifiait si facilement que personne n’osait reculer d’un pasdevant les murs, tant on redoutait d’avoir son nom dans un coupletet d’être chanté par tous les valets du camp. Mais, oiselle de monâme, vous m’entendez discourir comme si tout était décidé, alorsque je n’ai pris conseil ni de vous ni de madame ma mère. Rentronsdans nos appartements, tandis que ces étrangers trouveront dans lecellier et à l’office tout ce dont ils auront besoin.

– L’air fraîchit, murmura Lady Loring quireprit la route une main posée sur le bras de son seigneur.

Les trois camarades suivirent. Aylward étaittout heureux d’avoir rempli sa mission ; Alleynes’émerveillait des humbles manières d’un capitaine sicélèbre ; John reniflait, ricanait pour exprimer sa déceptionet son mépris.

– Qu’est-ce qui ne va pas ?interrogea Aylward surpris.

– J’ai été trompé et filouté, répondit-ild’un ton bourru.

– Par qui, messire Samson lefort ?

– Par toi, messire Balaam le fauxprophète.

– Je ne suis pas Balaam, s’exclamal’archer. Bien que je converse présentement avec l’animal qui luiparla. Qu’est-ce qui ne va pas ? Et comment t’ai-jedupé ?

– N’as-tu pas déclaré, et Alleyne étaittémoin, que si je t’accompagnais à la guerre tu me placerais sousles ordres d’un chef qui en Angleterre ne le cédait à personne pourla valeur ? Or tu me présentes un lambeau d’homme hâve et malpoussé, avec des yeux comme ceux d’un hibou qui mue, un avortonqui, de surcroît, demande à sa mère la permission de ceindrel’épée ?

– Est-ce là où le bât te blesse ?fit l’archer en riant. Dans trois mois d’ici je te demanderai ceque tu penses de lui, si nous sommes encore en vie. Car il estcertain que…

La phrase d’Aylward fut interrompue par unvacarme extraordinaire qui éclata en bas de la rue dans ladirection du prieuré. Des hommes criaient, des femmes hurlaient,des roquets aboyaient ; mais le bruit dominant était ungrondement de tonnerre, menaçant et terrible. De la rue étroitedéferlèrent deux chiens geignants qui avaient la queue piteusementrepliée sous leurs pattes, puis un bourgeois blême, à la barbehérissée, qui tendait les bras en avant avec les doigts écartés, etqui jetait des coups d’œil par-dessus ses épaules comme s’il étaitpoursuivi par quelque chose de terrible.

– Fuyez, madame, fuyez ! cria-t-ilen passant près de nous avec la vitesse d’une flèche.

Le serrant de près en effet apparut un oursnoir énorme. Sa langue rouge pendait de sa gueule béante. Unechaîne brisée cliquetait derrière lui. À droite et à gauche tout lemonde se réfugia sous une voûte ou dans une porte. Hordle Johnsouleva Lady Nigel comme si elle avait été une plume et s’élançaavec elle derrière un portail ouvert. Aylward, tout en dévidant unbeau chapelet de jurons français, plongea une main dans soncarquois et entreprit de décrocher son arc. Alleyne, tout excitépar un spectacle aussi imprévu, se colla contre un mur. La bêteavançait en bondissant lourdement ; dans la lumière incertaineelle paraissait encore plus grosse ; du sang et de la bavedégouttaient de son museau. Seul Sir Nigel, indifférent à lapanique générale, continua à marcher au milieu de la route, unmouchoir de soie dans une main et sa bonbonnière d’or dans l’autre.Alleyne sentit son sang se glacer dans ses veines quand il serendit compte qu’une rencontre entre l’homme et l’ours étaitinévitable. L’ours se dressa sur ses deux pattes de derrière ;ses yeux brillaient de peur et de haine ; il agita ses pattesantérieures par-dessus le chevalier comme pour le terrasser. Luitoutefois cligna ses yeux plissés, leva son mouchoir et l’abattitdoucement par deux fois sur le museau.

– Impertinent ! Fripon ! fit-ilgentiment.

Déconcerté, l’ours abaissa ses deux pattes dedevant, recula, et il fut aussitôt maîtrisé par les cordes dumontreur et d’une foule de paysans qui l’avaient rattrapé.

Le plus épouvanté était le montreur d’ours.Pour boire une pinte de bière à l’auberge il avait attaché la bêteà un pieu ; mais l’ours avait été agacé par des roquets duvillage ; il était devenu fou de rage parce qu’ils l’avaientmordillé ; alors il avait brisé sa chaîne et s’était échappéen mordant ou frappant tout ce qui se trouvait sur son chemin. Maisle montreur avait été complètement affolé quand il s’était aperçuque son animal avait failli faire du mal au seigneur et à la damedu château, lesquels avaient le pouvoir de le jeter dans lesoubliettes ou de le faire fouetter jusqu’à ce qu’il n’eût plus depeau sur les épaules. Pourtant, quand il vint quémander son pardon,il reçut quelques piécettes d’argent de Sir Nigel. Lady Loring parcontre était moins disposée à la charité, car elle avait étégrandement froissée dans sa dignité par la manière dont elle avaitété bousculée et écartée de son époux. Quand ils franchirent lagrille du château, John tira Aylward par la manche et tous deuxs’arrêtèrent.

– Je te fais mes excuses, camarade !murmura John. J’ai été stupide de ne pas avoir deviné qu’un petitcoq pouvait être le plus courageux. Je crois vraiment que cet hommeest un chef que nous pouvons suivre.

Chapitre 11Comment un jeune berger se vit confier un troupeau dangereux

L’entrée du château de Twynham était sombre,malgré les deux torches qui brûlaient de l’autre côté du portail.Les voyageurs purent néanmoins distinguer au-dessus de la grillel’écu des Montacute, gueules de chevreuil sur champ d’argent,flanqué à droite et à gauche d’armoiries plus petites où l’onreconnaissait les roses rouges du connétable. Quand ils passèrentsur le pont-levis, Alleyne vit briller des armes. À peineavaient-ils posé le pied dans le baile extérieur qu’une sonnerie debugle retentit : dans un grand bruit de charnières grinçanteset de chaînes qui cliquetaient, le pont se releva, halé par desmains invisibles. Au même instant la grande herse descendit etintercepta les dernières lueurs du jour. Sir Nigel et son épouserentrèrent au château. Un sous-intendant prit en charge les troiscamarades et les mena à l’office où il y avait toujours du pain, dubœuf et de la bière réservés aux voyageurs. Après un repas cordialet quelques ablutions dans un baquet, ils flânèrent dans lebaile ; là, l’archer scruta l’obscurité pour s’intéresser auxmurailles et au donjon, avec l’œil critique du soldat qui a vuquelques sièges et qui est difficile à satisfaire ; Alleyne etJohn trouvaient que le château était une forteresse formidable.

Construit par les soins de Sir Baldwin deRedvers au début du XIIe siècle, à une époque où leshommes songeaient plus à la guerre qu’au confort, le château deTwynham avait été conçu pour servir uniquement de place forte. Ilne ressemblait donc nullement aux palais magnifiques quicombinèrent plus tard la robustesse avec la somptuosité. Au tempsdes Édouard, des châteaux comme ceux de Conway et de Caernarvon(pour ne rien dire de celui de Windsor) administrèrent la preuvequ’il était possible de s’assurer le luxe pendant la paix aussibien que la sécurité dans les périodes troublées. Twynham, quiavait été commis à la garde de Sir Nigel, dominait les eaux clairesde l’Avon de sa masse imposante et sombre, comme l’avaient voulules premiers Anglo-Normands. Il y avait deux bailes (extérieur etintérieur) non pavés et ensemencés d’herbe pour les moutons et lebétail qui en cas de danger devaient être ramenés dans l’enceinte.Tout autour se dressaient de hauts murs à tourelles ; dansl’angle un donjon carré, farouche et sans fenêtres, s’élevaitau-dessus d’un monticule qui le rendait pratiquement inaccessiblepour un assaillant. Adossées en ligne le long des murs des bailes,des maisons de bois et des écuries abritaient les archers et leshommes d’armes de la garnison. La plupart des portes de ces humblesdemeures étaient ouvertes ; la faible lumière qui régnait àl’intérieur permit à Alleyne d’apercevoir des hommes barbus entrain de fourbir leur équipement, tandis que les femmes bavardaientsur le pas des portes, un travail d’aiguille à la main. L’air étaitplein de leur caquet ainsi que du babil joyeux des enfants :contraste bizarre avec le miroitement des armes et le belliqueuxdéfi des murailles.

– M’est avis qu’une compagnie d’écolierspourrait tenir cette place contre une armée ! fit John.

– Je pense comme toi, dit Alleyne.

– Hé bien, vous vous trompez !déclara l’archer. Par ma garde ! J’ai vu une forteresse plusredoutable enlevée en une soirée d’été. Je m’en souviens d’une enPicardie, qui avait un nom aussi long qu’un pedigree de Gascon.C’était quand je servais sous Sir Robert Knolles, avant l’époque dela Compagnie. Nous en avons fait le sac et ramassé un gros butin.Moi-même j’ai gagné un grand hanap en argent, deux gobelets, et unecuirasse en acier d’Espagne. Pasques Dieu ! Les jolies femmesne manquent pas par ici ! Mort de ma vie ! Vous voyezcelle qui se tient sur le seuil ? Je vais lui dire deux mots.Mais que nous veut celui-ci ?

– Y a-t-il parmi vous un archer du nom deSam Aylward ? demanda un homme d’armes grand et maigre, quiavait traversé la cour pour aller vers eux.

– C’est mon nom, répondit l’archer.

– Alors, je n’ai nul besoin de te dire lemien, fit l’inconnu.

– Par la sainte croix ! Mais c’estBlack Simon de Norwich ! s’exclama Aylward. Sur mon cœur,camarade ! Viens sur mon cœur ! Ah, que je suis contentde te revoir !

Tous deux tombèrent dans les bras l’un del’autre et s’étreignirent comme des ours.

– Et d’où viens-tu, vieux paquet de sanget d’os ? s’enquit l’archer.

– Je me suis engagé ici. Dis-moi,camarade, est-il exact que nous allions en découdre encore une foisavec ces Français ? On le dit dans la salle des gardes, et onajoute que Sir Nigel va repartir.

– C’est assez vraisemblable, mon gars, autrain où vont les choses.

– Alors, que Dieu soit loué ! crial’autre. Cette nuit même je vais mettre de côté un calice en orpour l’offrir à l’autel de mon saint patron. Je me suis langui detoi, Aylward, comme une jeune fille se languit de son amoureux.

– L’envie de piller t’aurait doncrepris ? Ta bourse est-elle si légère qu’il n’y en a pas assezpour une tournée ? J’ai un sac à ma ceinture, l’ami, et tun’as qu’à y plonger ta main et prendre ce que tu veux. Entre nous,le partage a toujours été de règle.

– Non, camarade. Ce n’est pas de l’orfrançais qu’il me faut, mais du sang français. Je m’agiterais dansmon tombeau, cousin, si je mourais avant de disputer un autretournoi avec eux. Car en France nous avons toujours fait la guerreloyalement et proprement : pour l’homme le poing fermé, maisle genou ployé devant la femme, n’est-ce pas ? Or que s’est-ilpassé à Winchelsea quand leurs galères ont débarqué il y a quelquesannées ? J’avais là ma vieille mère, qui était descendue desMidlands pour se rapprocher de son fils. On l’a trouvée plus tardprès de son âtre, transpercée par la hallebarde d’un Français. Masœur cadette, la femme de mon frère et ses deux enfants n’étaientplus que des tas de cendres dans les ruines fumantes de leurmaison. Je ne dirai pas que nous avons tout respecté enFrance ; mais au moins nous avons épargné les femmes et lesenfants ! Voilà pourquoi, vieil ami, j’ai le sang enébullition, pourquoi il me tarde d’entendre le vieux cri de guerre.Par la vérité de Dieu, si Sir Nigel déploie son pennon, j’enconnais un qui sera heureux de sentir des battants de selle entreses jambes.

– Nous avons fait ensemble du bonouvrage, vieux chien de guerre ! dit Aylward. Par ma garde,nous pouvons espérer en faire encore un peu plus avant demourir ! Mais c’est plutôt la bécasse espagnole que le héronfrançais que nous chasserons. Il est vrai que Du Guesclin et lesmeilleures lances de France se sont mis, paraît-il, au service deslions et des tours de Castille. Mais, dis-moi, camarade, j’ai dansl’idée qu’une petite affaire entre nous deux n’a jamais étéréglée.

– Pardieu, tu dis vrai ! s’écrial’autre. Je l’avais oublié. Le grand prévôt et ses hommes nousavaient séparés à notre dernière rencontre.

– Sur quoi, mon ami, nous avions fait vœude vider notre querelle à la première occasion. Je vois que tu aston épée ; la lune brille suffisamment pour deux oiseaux denuit comme nous. En garde, mon gars ! Il y a un bon mois queje n’ai pas entendu le cliquetis de l’acier.

– Sortons de l’ombre, acquiesça l’autreen dégainant. Un vœu est un vœu ; on ne s’en délie pas à lalégère.

– Un vœu à des saints, intervint Alleyneà voix haute, doit être respecté ; mais celui-ci est un vœu audiable et, tout clerc que je sois, je suis l’interprète de lasainte Église quand je vous déclare que c’est un péché mortel derégler ainsi un différend. Quoi ! Deux hommes mûrs segarderont-ils rancune pendant des années et se sauteront-ils à lagorge comme deux roquets ?

– Pas de rancune, jeune clerc ! Pasla moindre ! s’écria Black Simon. Je n’ai pas une goutted’amertume dans le cœur contre mon vieux camarade ; mais laquerelle, comme il l’a dit, n’est pas vidée. En garde,Aylward !

– Pas tant que je pourrai m’interposerentre vous deux ! cria Alleyne en bondissant devant l’archer.C’est une honte, c’est un péché de voir deux chrétiens d’Angleterredégainer pour se battre l’un contre l’autre comme deux païensassoiffés de sang.

– Et j’ajoute, déclara Hordle John quiapparut soudain sur la porte de l’office en tenant un gros rouleauà pâtisserie, que si l’un de vous deux lève son épée, je l’aplatiscomme une pâte molle. Par la croix noire ! Je taperais dessuscomme sur un clou dans une porte, mais je ne vous laisserai pasvous couper la gorge.

– Pardieu, voilà une étrange manière deprêcher la paix ! s’emporta Black Simon. Tu pourrais bien tefaire égorger toi-même, mon gros, si tu t’approches de moi avec tamassue. Mieux vaudrait que le pont-levis du château retombe sur matête !

Alleyne étendit les bras pour séparer les deuxantagonistes et se tourna vers l’archer.

– Dis-moi, Aylward, quelle est la causede cette querelle afin que nous examinions si un règlementhonorable ne peut pas intervenir.

L’archer considéra d’abord ses pieds, puis lalune.

– Parbleu ! s’écria-t-il. La causede notre querelle ? Eh bien ! mon petit, elle remonte àplusieurs années. Nous étions dans le Limousin. Comment veux-tu queje me la rappelle exactement ? Simon l’a sûrement sur le boutde la langue.

– Ma foi non ! répliqua l’autre.J’ai eu depuis d’autres choses en tête. Nous nous étions disputés àpropos de dés, ou de vin, ou peut-être d’une femme, hé ?

– Tu as mis le doigt dessus ! ditAylward. C’était bien à propos d’une femme. Et nous allons vidernotre querelle car je n’ai pas changé d’avis.

– Mais quelle femme ? demanda BlackSimon. Que la peste m’étouffe si je me rappelle quoi que ce soit àson sujet !

– C’était Blanche-Rose, la servante des« Trois Corbeaux » à Limoges. Que son joli cœursoit béni ! Eh bien, mon gars, je l’aimais !

– Tu n’étais pas le seul, dit Simon. Jem’en souviens maintenant. Le jour même où nous nous battîmes pourcette petite friponne, elle partit avec Evan ap Price, ce Galloisaux longues jambes. Ils sont à présent propriétaires d’unehôtellerie quelque part sur les bords de la Garonne, et le Galloisboit tellement de liqueurs qu’il en reste peu pour laclientèle.

– Alors n’en parlons plus, fit Aylward enremettant son épée au fourreau. Un Gallois ! Quel mauvaisgoût, camarade ! D’autant plus mauvais qu’elle pouvait choisirentre un bel archer et un grand homme d’armes !

– Tu as raison, vieil ami !D’ailleurs il vaut mieux que nous ayons réglé pacifiquement notredifférend, car Sir Nigel serait sorti au premier cliquetis d’épées,et il a juré que s’il éclatait une querelle dans la garnison iltrancherait la main droite des adversaires. Tu le connais, et tusais qu’il tient parole !

– Mort-Dieu oui ! Mais il y a de labière, de l’hydromel et du vin à l’office, et l’intendant est unjoyeux coquin qui ne fera pas de difficultés pour un verre ou deux.Buvons, mon gars, car ce n’est pas tous les jours que deux vieuxamis se retrouvent.

Les soldats et Hordle John se dirigèrent versl’office. Alleyne allait les suivre quand il sentit une main surson épaule : un jeune page se tenait près de lui.

– Le seigneur Loring commande, ditl’enfant, que vous me suiviez dans la grande salle et que vousl’attendiez là.

– Et mes camarades ?

– Son ordre ne concernait que vous.

Alleyne accompagna donc le messager ; àl’extrémité est de la cour, de larges marches conduisaient àl’entrée du grand château dont le mur extérieur était baigné parl’Avon. Les plans primitifs n’avaient rien prévu pour le logementdu seigneur et de sa famille en dehors du sous-sol sombre etsinistre du donjon. Mais une génération plus civilisée (ou plusefféminée) avait refusé de se laisser parquer dans une cave, etelle avait édifié au flanc du donjon le château avec ses salles quise faisaient suite, pour lui servir de demeure décente. En haut desmarches Alleyne fut introduit dans la grande salle. Il regardaautour de lui ; comme il ne vit personne, il resta debout, sonbonnet à la main, et il examina les lieux. Les temps n’étaient plusoù la grande salle d’un seigneur ressemblait, avec de la paille parterre, à une grange où flânaient et mangeaient tous les habitantsdu château. Les Croisés avaient rapporté l’expérience du luxedomestique, le souvenir des tapis de Damas et des nattesd’Alep ; ils n’avaient pu supporter plus longtemps l’odieuxinconfort et l’absence de toute vie privée qu’ils retrouvèrent enrentrant dans les places fortes de leurs aïeux. Plus importanteencore fut l’influence des grandes guerres contre la France :les deux nations pouvaient en effet rivaliser d’égal à égal dansles exercices militaires, mais nos voisins nous étaientincontestablement supérieurs dans les arts de la paix. Un flot dechevaliers regagnant leur pays, de soldats blessés, se déversaitdepuis un quart de siècle en Angleterre ; il s’ensuivit unplus grand raffinement dans la mode anglaise. D’autre part desbateaux chargés de marchandises françaises pillées à Calais, àRouen et dans d’autres villes mises à sac avaient fourni à nosartisans des modèles sur lesquels ils pouvaient épanouir leurstalents. Voilà pourquoi dans de nombreux châteaux anglais, et auchâteau de Twynham en particulier, on pouvait trouver des sallesqui ne manquaient ni de grandeur ni de confort.

Dans la vaste cheminée de pierre, un feu debois crépitait ; des lueurs rougeâtres dansaient autour de lapièce. Une lanterne était allumée dans chaque angle, la salle étaitdonc claire et gaie. Au-dessus de la cheminée s’étalaient desguirlandes de blasons qui remontaient jusqu’aux corniches duplafond en chêne sculpté ; de chaque côté du feu, deux grandsfauteuils surmontés d’un dais étaient destinés au maître de maisonet à son hôte d’honneur. Devant les murs pendaient des tapisseriescompliquées et richement colorées qui représentaient les exploitsde Sir Bevis de Hampton ; des bancs et les tréteaux desbanquets se dissimulaient derrière cet écran de luxe. Le plancherétait un carrelage verni ; un tapis flamand carré rouge etnoir s’étalait au centre ; de nombreux canapés, des coussins,des chaises pliantes, des banquettes sculptées meublaient encore lasalle. Tout au bout un long buffet noir était couvert de coupes enor, de plateaux d’argent et d’autres pièces de valeur. Mais ce quiintéressa le plus Alleyne fut une petite table en bois d’ébène toutprès de lui ; à côté d’un échiquier dont les pièces étaientencore posées, un manuscrit était ouvert ; l’écriture étaitparfaitement moulée ; dans la marge de gracieuses enjolivuresétaient dessinées. Vainement Alleyne tenta-t-il de se rappeler lelieu où il se trouvait, ainsi que les règles de la bonne éducationqui auraient dû le retenir : ces lettrines coloriées et leslignes noires si bien tracées l’attirèrent comme la pierre d’aimantattire l’aiguille. Presque sans s’en rendre compte il se déplaça etapprocha du roman de Garin de Montglane ; alors il s’absorbasi profondément dans sa lecture qu’il oublia où il se trouvait etpourquoi il était venu.

Il fut rappelé aux réalités, cependant, par unpetit rire féminin. Consterné il laissa tomber le manuscrit surl’échiquier et se retourna. La salle était vide et silencieuse. Ilallongea le bras pour reprendre le Roman ; mais derechef lepetit rire joyeux se fit entendre. Il regarda le plafond, la portefermée, les plis rigides de la tapisserie immobile, puis il aperçutune sorte de reflet derrière l’angle d’une banquette à haut dossierqui lui faisait face ; il fit un pas sur le côté : unemince main blanche tenait un miroir d’argent de telle manière quel’observateur pouvait voir sans être vu. Il s’arrêta, se demandas’il allait avancer ou s’il ferait semblant de n’avoir rienremarqué. Mais pendant qu’il hésitait, le miroir disparut et unejeune femme, grande et gracieuse, se leva derrière le paravent dechêne ; ses yeux pétillaient de malice. Alleyne tressaillit enreconnaissant la damoiselle qu’il avait arrachée aux violences deson frère. Elle ne portait plus sa charmante tenue d’écuyère, maisune longue robe en velours noir de Bruges qu’ornaient de finesdentelles blanches au col et aux poignets. Elle lui avait déjà parubien belle, mais à présent le charme qui émanait de sa silhouettedélicate et de son fier maintien se trouvait rehaussé par la richesimplicité de ses atours.

– Ah, vous sursautez ! fit-ellegaiement. Je ne saurais m’en étonner. Vous ne pensiez pas revoirjamais la damoiselle en détresse ? Oh, si j’étais ménestrel,que j’aimerais mettre tout ce roman en vers et en musique ! Lajeune étourdie, le méchant seigneur, et le clerc vertueux… Ainsinotre renommée s’établirait dans l’histoire, et vous seriez citéavec Sir Percival ou Sir Galahad et tous les autres libérateurs dedames opprimées.

– Ce que j’ai fait, déclara Alleyne, estune trop petite chose pour mériter des remerciements ; etcependant, si je puis le dire sans vous offenser, l’affaire mesemble trop sérieuse, elle était trop pressante pour devenir unsujet de gaieté et de raillerie. J’avais compté sur l’affection demon frère, mais Dieu a voulu qu’il en ait été autrement. C’est unejoie de vous revoir, madame, et de savoir que vous êtes rentréechez vous sans incidents, si toutefois ce château est bien votredemeure.

– Oui, le château de Twynham est mademeure, et Sir Nigel Loring est mon père. J’aurais dû vous le direce matin, mais quand j’ai appris que vous alliez vous rendre ici,j’ai aussitôt pensé vous faire la surprise. Oh, mon Dieu, commec’était amusant de vous observer !…

Elle éclata de rire une fois encore, une mainsur le côté, et ses yeux mi-clos brillant de plaisir.

– … Vous avez reculé, puis vous êtesrevenu, attiré par mon livre, comme la souris qui sent le fromagemais qui a peur du piège.

– Je suis honteux, répondit Alleyne, del’avoir touché.

– Non, cela m’a fait chaud au cœur devous voir faire. J’ai été si heureuse que j’ai ri de plaisir. Monbeau prêcheur peut donc être tenté ? me suis-je dit. Il n’estpas d’une autre argile que la nôtre.

– Que Dieu m’aide ! Je suis le plusfaible des faibles ! gémit Alleyne. Je prie pour avoir plus deforce.

– Et pourquoi faire ?interrogea-t-elle âprement. Si vous devez, comme je le suppose,vous enfermer pour toujours dans une cellule entre les quatre mursd’une abbaye, à quoi servirait que votre prière soitexaucée ?

– À mon salut.

Elle se détourna et haussa légèrement lesépaules.

– Est-ce tout ? dit-elle. Alors vousn’êtes pas meilleur que le Père Christopher et tous les autres.Votre salut ! Vous ! Toujours vous ! Mon père est lesujet du Roi ; quand il chevauche au plus fort de la mêlée ilne pense pas à sauver son propre corps ; il se soucie peu dele laisser sur le champ de bataille ! Pourquoi dès lors vous,qui êtes soldats de l’esprit, vous ennuieriez-vous et vivriez-voussempiternellement dans une cellule ou dans une caverne, avec latête pleine de vos soucis égoïstes, tandis que le monde, que vousdevriez guérir, va son chemin sans vous voir ni vousentendre ? Si vous tous vous vous préoccupiez aussi peu devotre âme que le soldat de son corps, les âmes des autres s’enporteraient sans doute mieux.

– Il y a du vrai dans ce que vous dites,madame ! répondit Alleyne. Et cependant je discerne mal ce quevous voudriez voir faire par le clergé et l’Église.

– Je voudrais les voir vivre comme lesautres, faire dans le monde des travaux d’hommes, prêcher en acteset non pas en paroles. Je voudrais les voir sortir de leurs lieuxde retraite, se mêler à la foule, éprouver les peines et lesplaisirs, les soucis et les récompenses, les tentations et lesémotions des gens ordinaires. Qu’ils travaillent ! Qu’ilspeinent, qu’ils labourent le sol ! Qu’ils prennent femme…

– Hélas ! cria Alleyne épouvanté.Vous avez sûrement goûté au poison de ce Wicliffe, dont j’aientendu dire tant de mal !

– Non, je ne le connais pas. Ce que jeviens de vous dire, je l’ai appris toute seule en regardant par lafenêtre de ma chambre et en observant ces pauvres moines duprieuré, en assistant à leur vie assommante, à leur train-traind’inutilités. Je me suis demandé si ce qu’on pouvait faire de mieuxavec la vertu consistait à l’enfermer entre des hauts murs commeune bête sauvage. Si les bons se cloîtrent et si les méchants sepromènent en liberté, alors tant pis pour le monde !

Alleyne la contempla avec stupéfaction :ses joues avaient rosi, elle avait les yeux brillants, et toute sonattitude exprimait une conviction éloquente. Mais aussitôt ellereprit sa première expression malicieuse.

– Feriez-vous ce que je vousdemanderais ? interrogea-t-elle.

– Que me demandez-vous, madame ?

– Oh, clerc peu galant ! Un vraichevalier n’aurait jamais posé votre question, mais il aurait jurétout de suite. Il s’agit de confirmer ce que je dirai à monpère.

– Confirmer quoi ?

– Confirmer, s’il le demande, que c’estau sud de la route de Christchurch que je vous ai rencontré. Sinonje serai enfermée avec les demoiselles d’atour, et j’aurai huitjours de travaux d’aiguille, alors que je préférerais faire galoperTroubadour jusqu’à Wilverley Walk, ou lâcher mon petit Roland surles hérons de Vinney Ridge.

– S’il me pose la question, je nerépondrai pas.

– Vous ne répondrez pas ? Mais ilvoudra que vous lui répondiez ! Il ne faut pas que vous metrahissiez ; autrement cela ira mal pour moi.

– Mais madame, s’écria le pauvre Alleynedésespéré, comment pourrais-je dire que nous nous sommes rencontrésau sud de la route alors que je sais parfaitement que c’était à sixkilomètres au nord ?

– Vous ne voulez pas le dire ?

– Mais vous ne le diriez pas, vous nonplus, puisque vous savez que ce n’est pas vrai.

– Oh, je suis lasse de vos prêches !s’écria-t-elle.

Et elle sortit de la salle en secouant sajolie tête. Alleyne demeura seul, aussi abattu et honteux que s’ilavait lui-même proposé quelque chose d’infâme. Mais elle revint aubout d’une minute, d’une humeur différente.

– Écoutez, mon ami ! dit-elle. Sivous aviez été enfermé aujourd’hui dans une abbaye ou dans unecellule, vous n’auriez pas pu apprendre à une jeune fille fantasquede respecter la vérité, n’est-ce pas ? Que vaut le berger quiabandonne ses moutons ?

– C’est un triste berger ! fithumblement Alleyne. Mais voici votre noble père.

– Vous allez voir quelle bonne élève jesuis… Père, je suis grandement redevable à ce jeune clerc, qui m’arendu service et m’a secourue ce matin dans les bois de Minstead, àsix kilomètres au nord de Christchurch, où je n’aurais pas dû êtrepuisque vous m’aviez ordonné de ne pas aller par là.

Elle avait débité cette longue phrase d’unevoix forte, puis elle lança à la dérobée un regard interrogateur àAlleyne pour quêter son approbation.

Sir Nigel, qui était entré dans la salle etqui prêtait l’appui de son bras à une vieille dame aux cheveuxargentés, parut stupéfait de cette soudaine explosion defranchise.

– Maude, Maude ! fit-il en hochantla tête. Il m’est plus malaisé de me faire obéir de vous que desdeux cents archers pris de vin qui me suivirent en Guyenne.Cependant, n’en parlons plus ! Votre noble mère, ma petite, vavenir ici d’un moment à l’autre, et il n’est pas indispensablequ’elle soit au courant. Ce soir, nous ne vous remettrons pas entreles mains du grand prévôt. Regagnez votre chambre, ma douce, etréjouissez-vous, car celle qui avoue est pardonnée. Et maintenant,bonne Dame, poursuivit-il quand sa fille se fut retirée,asseyez-vous auprès du feu ; votre sang est moins vifqu’autrefois. Alleyne Edricson, je voulais te dire un mot, car jedésirerais t’avoir à mon service. Et voici qu’arrive juste à tempsma chère épouse, dont l’opinion m’est si précieuse que je ne décidejamais d’une chose importante sans son conseil. Mais en véritéc’est elle qui a eu l’idée que je t’emmène.

– Parce que vous m’avez fait une bonneimpression et que je crois qu’on peut avoir confiance en vous,expliqua Lady Loring. Or mon cher seigneur a besoin d’une personnede confiance qui ne le quitte pas, car il se soucie si peu de sapersonne qu’il lui faut constamment quelqu’un qui pourvoie à sesbesoins. Vous avez vu un couvent. Il serait bon que vous voyiez lemonde aussi, avant de choisir entre les deux.

– C’est justement la raison pour laquellemon père voulait qu’à ma vingtième année je sortisse dans le monde,répondit Alleyne.

– Votre père était un sage, dit-elle.Vous ne pourriez mieux accomplir sa volonté qu’en suivant la voieoù vous aurez pour compagnons tout ce qui est noble et brave enAngleterre.

– Sais-tu monter à cheval ?interrogea Sir Nigel en examinant le jeune homme de ses yeuxclignotants.

– Oui, je suis beaucoup monté àl’abbaye.

– Encore y a-t-il une différence entre larosse d’un moine et le destrier d’un guerrier. Sais-tu chanter etjouer d’un instrument de musique ?

– Je connais la citole, la flûte et lerebec.

– Bien ! Peux-tu déchiffrer lesblasons ?

– N’importe lesquels.

Sir Nigel lui désigna un des écus dumur ; Alleyne le lut sans faire de faute.

– Pas mal pour un jeune homme élevé parles religieux. J’espère que tu es modeste et serviable ?

– J’ai toujours servi, messire.

– Sais-tu sculpter, graver,ciseler ?

– Je le faisais deux jours par semainepour les frères.

– Un modèle, en vérité ! Tu seras unécuyer parfait. Mais dis-moi, je te prie, si tu sais friser lescheveux ?

– Non, noble seigneur, mais je pourraiapprendre.

– C’est important, fit-il. Car j’aimegarder mes cheveux bien en ordre : le poids du casque depuistrente ans a légèrement dégarni mon crâne…

Il retira sa toque de velours et exhiba uncrâne aussi chauve qu’un œuf, qui luisait sous la lumière du feu.Il pivota et montra une petite bande où des cheveux clairsemés,semblables à des derniers survivants sur un champ de bataille,tentaient d’échapper au destin de leurs camarades.

– … Vois-tu, reprit-il, ces boucles ontbesoin d’être un peu graissées et frisées. Je crois que si turegardes avec attention, là où la lumière éclaire bien ma tête, tut’apercevras qu’il y a des endroits où le cheveu se fait rare.

– Et ce sera à vous aussi de porter labourse, dit Lady Loring. Car mon doux seigneur est d’un tempéramentsi généreux qu’il la donnerait gaiement au premier qui luidemanderait l’aumône. Toutes ces choses, jointes à quelquesconnaissances en vénerie, en chasse à courre ou au faucon, enéquitation, ainsi qu’à la grâce, à l’intrépidité et à la courtoisiequi conviennent à votre âge, feront de vous un parfait écuyer pourSir Nigel Loring.

– Hélas, madame ! répliqua Alleyne.Je mesure bien le grand honneur que vous m’avez fait en m’estimantdigne de servir un chevalier si réputé ; mais je suistellement conscient de ma propre faiblesse que j’ose à peineaccepter des devoirs que je pourrais être bien maladroit àremplir.

– La modestie et l’humilité d’esprit,fit-elle, sont les premières et les plus rares qualités d’un pageou d’un écuyer. Vos paroles prouvent que vous les possédez ;tout le reste viendra en son temps. Mais il n’y a nulle nécessitéde se hâter. Réfléchissez bien cette nuit, et demandez en prières àêtre guidé. Nous connaissons votre père et nous ne demandons pasmieux que d’aider son fils, bien que nous n’ayons guère de motifspour aimer votre frère qui est le plus grand faiseur d’histoires dupays.

– Nous pouvons difficilement espérer, ditNigel, être prêts avant la fête de saint Luc, car il reste beaucoupde choses à faire. Tu auras donc des loisirs s’il te plaît d’entrerà mon service, et tu pourras t’initier aux devoirs qui t’incombent.Bertrand, le page de ma fille, souhaite passionnément mesuivre ; mais pour dire vrai il est bien jeune pour le rudetravail qui nous attend sans doute.

– Et j’ai une faveur, moi, à vousdemander, ajouta Lady Loring au moment où Alleyne allait seretirer. Vous avez, je crois, reçu une solide instruction àBeaulieu ?

– Je sais bien peu de choses, madame, parcomparaison avec ceux qui furent mes maîtres.

– Suffisamment pour ce que je désire,j’en suis sûre. Je voudrais que vous consacriez une heure ou deuxpendant votre séjour au château à causer avec ma fille Maude ;car elle est un peu en retard, je le crains, et elle n’a aucun goûtpour les belles lettres, sauf pour ces pauvres romans qui ne fontque remplir sa tête vide de rêveries à propos de damoiselles ravieset de chevaliers errants. Le Père Christopher vient du prieuréaprès none, mais il est accablé d’ans, il parle lentement, et ellene tire qu’un maigre profit de son enseignement. Je voudrais quevous fassiez ce que vous pourrez avec elle, ainsi qu’avec Agatha,ma jeune demoiselle d’atour, et avec Dorothy Pierpoint.

Voici comment Alleyne se trouva choisi pourservir, non seulement d’écuyer à un chevalier, mais aussi d’écuyerà trois demoiselles ; rôle qu’il n’avait guère songé à jouersur la scène du monde. Comme il ne pouvait pas refuser de faire cequ’il pourrait, il sortit de la salle du château la tête en feu,assailli par un tourbillon de pensées qui lui représentaient leschemins aussi étranges que périlleux sur lesquels il était destinéà aller de l’avant.

Chapitre 12Comment Alleyne apprit plus qu’il n’enseigna

Dans tous les comtés du sud, on commença às’agiter, à fourbir des armes, à façonner des équipements. Dechâteau en château la nouvelle s’était rapidement répandue :le vieux jeu allait recommencer, les lions et les fleurs de liss’affronteraient au début du printemps. Quelle nouvelle pour cecher pays belliqueux, qui depuis une génération avait choisi lemétier de la guerre, qui avait exporté des archers et importé desprisonniers ! Pendant six années ses fils avaient impatiemmentattendu la fin d’une paix inaccoutumée ; maintenant ils seruaient sur leurs armes comme sur leur droit d’aînesse. Les vieuxsoldats de Crécy, de Nogent et de Poitiers se réjouissaient parcequ’ils allaient entendre encore une fois les trompettesguerrières ; mais les plus heureux étaient les jeunes quiavaient les oreilles rebattues des récits glorieux de leurs aînés.Franchir les grands monts du sud, affronter les hommes qui avaientdompté les Maures, suivre le plus grand capitaine de l’époque, voirdes champs de blé et des vignobles ensoleillés alors que lesmarches de Picardie et de Normandie étaient aussi nues et mornesque les forêts de Jedburgh, quelles perspectives pour une race desoldats ! D’une mer à l’autre on bandait des arcs dans leschaumières, et l’acier résonnait dans les châteaux.

Il ne fallut pas longtemps à chaque placeforte pour mettre sa cavalerie en route, et à chaque hameau pourfournir l’infanterie. À la fin de l’automne et au début de l’hiverroutes et chemins retentissaient d’appels de bugles et detrompettes, de hennissements, du pas des détachements en marche. DuWrekin dans les marches galloises aux Costwoods dans l’ouest, ou auButser dans le midi, tous les sommets de colline devinrent desobservatoires d’où les paysans voyaient miroiter les armes, flotterles étendards et les panaches. Empruntant des sentiers écartés, desclairières ou des chemins de lande, ces petits ruisselets d’acierse réunissaient sur les grand-routes pour former un fleuve quiprenait de plus en plus d’ampleur en se rapprochant d’un port demer, où toute la journée, et jour après jour, on s’affairait, ontravaillait, on se rassemblait ; les grands vaisseaux étaientchargés ; les uns après les autres ils déployaient leurs ailesblanches et gagnaient la haute mer parmi l’entrechoquement descymbales, les roulements de tambour, les cris joyeux de ceux quipartaient et de ceux qui attendaient leur tour. D’Orwell à la Dart,il n’y avait pas de port qui ne fît partir sa petite flotte égayéepar des flots d’étamine comme pour un joyeux festival. Ainsi,pendant la saison où les jours diminuaient, la puissance del’Angleterre prenait le large.

L’ancien et populeux comté du Hampshire nemanquait ni de chefs ni de soldats pour une mobilisation quipromettait de l’honneur et du profit. Au nord la tête de Maure desBrocas et les mascles rouges des De Roches flottaient au-dessusd’une forte troupe d’archers venus des forêts de Hall, de Woolmer,et de Harewood. De Borhunte se préparait dans l’est, et Sir John deMontague dans l’ouest. Sir Luke de Ponynges, Sir Thomas West, SirMaurice de Bruin, Sir Arthur Lipscombe, Sir Walter Ramsey et lerobuste Sir Oliver Buttesthorn marchaient tous vers le sud avec desrecrues d’Andover, d’Alresford, d’Odiham et de Winchester, pendantque venaient du Sussex Sir John Clinton, Sir Thomas Cheyne et SirJohn Fallislee avec une troupe d’hommes d’armes sélectionnés ;ils se dirigeaient vers Southampton. Le plus grand desrassemblements, toutefois, eut lieu au château de Twynham, car lenom et la renommée de Sir Nigel Loring attiraient les tempéramentsles plus hardis : tous désiraient servir sous un chef siformidable, sous la bannière des cinq roses rouges.

Et si Sir Nigel avait pu montrer les bachellesqu’exigeaient les lois du sang, il aurait pu couper son pennonpointu pour en faire une bannière carrée, et emmener sur le champde bataille l’escorte digne d’un chevalier banneret. Mais lapauvreté pesait lourdement sur lui, ses terres étaient peuabondantes, ses coffres vides, et le château où il habitait ne luiappartenait pas. Il eut le cœur gros quand il vit de bons archerset des lanciers expérimentés se détourner de sa porte parce qu’iln’avait pas d’argent pour les équiper et les payer. Cependant lalettre que lui avait apportée Aylward lui accorda des possibilitésqu’il ne tarda pas à utiliser. Sir Claude Latour, lieutenant gasconde la Compagnie Blanche, l’assurait en effet qu’il lui restaitassez pour équiper une centaine d’archers et vingt hommes d’armes,ce qui, ajouté aux trois cents vétérans qui se trouvaient déjà enFrance, constituerait une force militaire que n’importe quel chefserait fier de commander. Avec une sagesse précautionneuse, lechevalier choisit ses hommes parmi les volontaires qui affluaient.Il tint de nombreuses conférences avec Black Simon, Sam Aylward etquelques-uns de ses subordonnés les plus avisés pour arrêter lesélus. Aux environs de la Toussaint, les feuilles n’étaient pastoutes tombées des arbres, mais Sir Nigel avait dressé sa liste etréuni sous son pennon la plus formidable troupe de forestiers duHampshire qui aient jamais bandé un arc de guerre. Vingt hommesd’armes, bien montés et équipés, formaient la cavalerie dudétachement. Les jeunes Peter Terlake de Fareham et Walter Ford deBotley, vaillants fils de vaillants seigneurs, vinrent à leursfrais se mettre au service de Sir Nigel et partager avec AlleyneEdricson les devoirs de la charge d’écuyer.

L’enrôlement était terminé, mais il restaitencore à faire. Pour les armures, les épées et les lances, pointn’était besoin de s’en préoccuper car elles seraient meilleures etmoins chères à Bordeaux qu’en Angleterre. Par contre, pour ce quiétait des arcs, l’Espagne ne manquait pas d’ifs, mais il valaitmieux emporter suffisamment de bois anglais et garder en réserve lebois espagnol. De plus il fallait trois cordes de rechange par arc,ainsi qu’une grande provision de fers de flèche, sans compter lesbrigandines à mailles serrées, les casques capitonnés, lesbrassards ou garde-bras, qui étaient l’équipement normal d’unarcher. Sur des kilomètres à la ronde les femmes travaillèrentdur ; elles taillaient les surcots blancs qui étaient la tenuede la Compagnie, et elles les décoraient du lion rouge de saintGeorges au milieu de la poitrine. Quand enfin le rassemblements’opéra dans la cour du château, un vétéran des guerres de Franceaurait confessé qu’il n’avait jamais vu d’unité plus martiale etmieux équipée, depuis le vieux chevalier caracolant sur son granddestrier noir jusqu’à Hordle John, recrue géante, qui s’appuyaitnégligemment sur un immense arc noir. Sur ces cent vingt hommes,plus de la moitié avaient déjà des campagnes à leur actif ;quelques-uns même avaient passé leur vie à faire la guerre etparticipé aux batailles qui avaient établi pour l’émerveillement dumonde la valeur et la réputation de l’infanterie insulaire.

Tous ces préparatifs requirent six longuessemaines ; la saint Martin approchait quand ils furentachevés. Depuis près de deux mois Alleyne Edricson se trouvait auchâteau de Twynham ; cette période se révéla décisive :elle changea tout le cours de son existence ; elle l’écarta dubut qu’il s’était primitivement assigné ; elle l’entraîna versdes voies plus libres, plus lumineuses. Déjà Alleyne bénissait sonpère d’avoir décidé qu’il devait connaître le monde avant d’yrenoncer.

Car le monde ne ressemblait guère auxdescriptions qu’il en avait entendues, notamment quand le maîtredes novices évoquait les loups dévorants qui les guettaient au-delàdes paisibles enclos de Beaulieu. Le monde certes n’était pasdépourvu de cruauté, ni de luxure, de péché ou de tristesse ;mais une compensation existait dans les nombreuses qualités, dansles vertus robustes et positives qui résistaient aux tentations etaux violentes secousses de la vie quotidienne. Comme par contrasteparaissaient ternes l’absence de péché due à l’incapacité depécher, les victoires obtenues dans la fuite devant l’ennemi !Bien qu’élevé au monastère, Alleyne possédait une finesse naturelleet une intelligence assez souple pour formuler des conclusionsnouvelles. Il était obligé de constater que les hommes aveclesquels il était maintenant en contact avaient beau êtrefarouches, querelleurs, grossiers parfois : ils n’enpossédaient pas moins une nature plus riche et ils étaient plusutiles au monde que les frères au regard bovin qui se levaient,mangeaient et dormaient d’un bout de l’année à l’autre dans lecercle étroit d’une existence stagnante. L’abbé Berghersh avait dela valeur, mais était-il supérieur à ce gentil chevalier qui menaitune vie simple, soutenue et rehaussée par l’idéal inflexible dudevoir, et qui accomplissait d’un cœur impavide tout ce qu’il avaità faire ? En passant du service de l’un au service de l’autre,Alleyne n’avait nullement l’impression de déroger. Par tempéramentil n’aimait pas la guerre, mais à cette époque d’ordres guerrierset de fraternités militantes, la frontière n’était pas très bientracée entre le prêtre et le soldat. Sans causer de scandalel’homme de Dieu et l’homme d’épée pouvaient se réconcilier dans lemême individu. Dès lors pourquoi lui, simple clerc, s’éternisait-ildans des scrupules alors que s’offrait une chance d’obéir àl’esprit comme à la lettre des dispositions de son père ?Certes il lui en coûta bien des conflits intérieurs, bien desréflexions angoissées, bien des prières diurnes et nocturnes, biendes doutes et des craintes ! Trois jours après son arrivée auchâteau de Twynham il accepta de Sir Nigel un cheval et unéquipement dont les frais seraient prélevés sur sa part debénéfices dans l’expédition. Sept heures chaque jour il s’exerçaitdans la lice du château pour devenir le digne écuyer d’un chevalieraussi célèbre. Il était jeune, agile ; il avait en réservetoute l’énergie requise pendant des années de vie saine : ilne mit pas longtemps à apprendre le maniement de son cheval et deses armes et à s’en servir assez bien pour mériter un signe de têteapprobateur de la part des hommes d’armes, ou pour tenir la dragéehaute à Terlake et à Ford, ses camarades écuyers.

Mais d’autres considérations nel’influencèrent-elles pas ? L’esprit humain est si complexequ’il peut à peine discerner les profonds ressorts qui le fontagir. Alleyne vit se déployer un aspect de la vie devant lequel ilétait aussi innocent qu’un enfant, mais dont l’importance pesaassurément sur sa décision. Selon les préceptes du couvent, unefemme était l’incarnation, la synthèse de tout ce qui étaitdangereux et mauvais ; la présence d’une femme était sipernicieuse qu’un vrai Cistercien ne pouvait pas lever les yeux outoucher le bout de ses doigts sans être mis au ban de la communautéet commettre un péché mortel. Or voici que chaque jour, pendant uneheure après none et une heure avant les vêpres, il se trouvait enrapports étroits avec trois femmes également jeunes, égalementjolies, donc doublement dangereuses du point de vue monastique. Etpourtant leur présence lui inspirait un vif plaisir, une paixagréable ; elle faisait écho à tout ce qui était bon et douxen lui-même ; elle lui emplissait l’âme d’une félicitéinconnue.

Cependant la damoiselle Maude Loring n’étaitpas une élève facile. Un homme plus âgé, un meilleur psychologueaurait été déconcerté par ses sautes d’humeur, ses préventionssoudaines, sa répulsion à l’égard de toute contrainte ou d’uneautorité s’exerçant sur elle. Si un sujet l’intéressait, s’il yavait place pour du romanesque ou pour l’imagination, alors sonesprit subtil s’en emparait et elle laissait peiner loin derrièreelle ses deux compagnes d’études et même son professeur. Aucontraire s’il lui fallait faire montre de patience, de régularitéet de mémoire, elle était incapable de fixer son attention. Alleynepouvait lui raconter les histoires des vieux dieux et des héros,lui parler d’exploits courageux ou de buts élevés, lui décrire lesmystères du ciel et captiver sa fantaisie avec la lune et lesétoiles, il avait en face de lui une auditrice fervente qui, jouesen feu et yeux brillants, pouvait répéter derrière lui les motsqu’il avait prononcés. Mais quand il en venait à l’astrolabe, auxchiffres et au calcul des épicycles, les pensées de la jeune fillese détournaient vers son cheval et son faucon ; un regard videet une figure inexpressive avertissaient le professeur qu’il avaitperdu le contrôle de son élève ; il ne lui restait plus qu’àreprendre le vieux roman pour retrouver l’oreille de Maude.

Certains jours, quand elle était de détestablehumeur, elle opposait de l’impertinence, voire une rébellionouverte à la douce fermeté d’Alleyne. Dans ce cas il faisaitsemblant de ne rien remarquer, il poursuivait la leçon jusqu’à ceque sa patience l’eût reconquise et qu’elle éclatât contreelle-même en reproches cent fois trop violents par rapport à lanature de sa faute. Mais un curieux incident se produisit un matin.Elle était arrivée de fort méchante humeur, et Agatha, la jeunedemoiselle d’atour, pensant plaire à sa maîtresse, se mit égalementà secouer la tête et à répliquer aigrement aux questions d’Alleyne.Aussitôt Maude tourna vers elle une paire d’yeux étincelants dansun visage blanc de rage.

– Tu oses ! s’exclama-t-elle. Tuoses ?

Épouvantée, Agatha tenta de s’excuser.

– Mais noble damoiselle, lui dit-elle,qu’ai-je fait ? Je n’en ai pas dit plus que je n’aientendu.

– Tu oses ! répéta la damoiselled’une voix frémissante. Toi, effrontée malgracieuse, stupideécervelée qui ne penses à rien d’autre qu’à des ourlets dechemise ! Et lui qui est si gentil, si aimable, sipatient ! Tu… Ah, tu as raison de filer d’ici !

Tout en croisant et en décroisant ses longsdoigts blancs, elle avait parlé sur un tel ton qu’avant la fin deson petit discours Agatha s’était précipitée vers la porte,derrière laquelle elle avait éclaté en sanglots.

Alleyne demeura abasourdi devant cettetigresse qui avait si soudainement volé à son secours.

– Cette colère était inutile, dit-ildoucement. Les paroles de cette jeune fille ne m’ont nullementaffecté. C’est vous qui aviez commencé.

– Je le sais ! cria-t-elle. Je suistrès méchante. Mais c’est assez d’une méchante pour vousmaltraiter. Ma foi ! je ne veux pas qu’il y en ait uneautre.

– Mais non, personne ne memaltraite ! répondit-il. Le péché est dans les mots que vousavez prononcés. Vous l’avez appelée effrontée, écervelée, et je nesais quoi…

– Et vous êtes celui qui m’avez appris àdire la vérité ! Voilà que je dis la vérité, et vous n’êtespas content ! Écervelée elle est : je l’appelleraiécervelée !

C’est par de semblables disputes qu’étaittroublée la paix de la petite classe. Au fur et à mesure ques’écoulaient les semaines, néanmoins, elles devinrent moinsfréquentes et moins violentes tant l’égalité d’humeur et la fermetéd’Alleyne influençaient Maude. À vrai dire, en certaines occasionsil en vint à se demander si ce n’était pas la damoiselle quil’influençait. Si elle changeait, il changeait aussi. En la tirantau-dessus du monde, il descendait progressivement, lui, au niveaudu monde. En vain lutta-t-il ; en vain essaya-t-il de sepersuader de la folie qu’il y avait à trop penser à la fille de SirNigel. Qui était-il donc pour oser lever les yeux sur la plus joliedamoiselle du Hampshire ? Un cadet de famille, un clercimpécunieux, un écuyer incapable de payer son propre équipement…Oui, c’était la voix de la raison ; mais la raison avait beaudire, la voix de la jeune fille résonnait plus fort à ses oreilles,et son image échauffait son cœur toujours davantage. Plus éloquentque la raison, plus irrésistible que les leçons du couvent, pluspuissant que n’importe quel frein, surgissait le vieux tyran qui nesupportait aucun rival dans le royaume de la jeunesse.

Et pourtant il fut surpris et bouleversélorsqu’il découvrit comme elle était profondément entrée dans savie, et combien les ambitions et désirs qui avaient nourri sanature spirituelle se centraient à présent sur cet objet de laterre. Jusque-là il avait à peine osé réfléchir au changement quis’était opéré en lui : quelques phrases inattendues suffirentà le lui révéler dans toute son ampleur ; ce fut l’éclair dansles ténèbres.

Un jour de novembre il était parti à chevalvers Poole en compagnie de son camarade écuyer Peter Terlake, pouraller chercher certains bois d’arc chez Wat Swathling, armurier duDorsetshire. Le jour du grand départ n’était pas éloigné. Les deuxjeunes gens rentraient au galop car la nuit était déjà tombée et ily avait encore beaucoup à faire. Peter était un garçon élevé à lacampagne, sec, dur, bronzé ; il attendait la guerre commel’écolier attend les vacances. Toute la journée cependant ils’était montré sombre et taciturne.

– Dis-moi, Alleyne Edricson, fit-il toutà coup pendant qu’ils franchissaient les collines de Bournemouth,ne t’a-t-il pas semblé que ces temps-ci la damoiselle Maude estplus pâle et plus silencieuse que d’habitude ?

– C’est possible, répondit l’autrebrièvement.

– Et qu’elle demeure plus souvent rêveuseà sa fenêtre qu’elle ne chevauche gaiement pour chasser. À monavis, Alleyne, c’est ton enseignement qui lui retire tout goût pourla vie. Il est trop lourd pour elle, comme le serait une lancepesante pour un cavalier léger.

– Sa mère l’a voulu ainsi.

– Par Notre Dame, et sauf respect,s’écria Terlake, je crois que madame sa mère serait plus apte àcommander une compagnie d’assaut qu’à élever sa tendre fille qui ala blancheur du lait. Écoute bien, Alleyne, ce que je n’ai jamaisdit encore à âme qui vive : j’aime la belle damoiselle Maude,et pour la servir je verserais mon sang jusqu’à sa dernièregoutte.

Il avait parlé d’une voix frémissante. Alleynene dit rien, mais il sentit un bloc de glace immobiliser soncœur.

– Mon père possède beaucoup d’acres,poursuivit l’autre, entre Fareham Creek et la côte de PortsdownHill. Il y a dessus assez de granges à remplir, de bois à scier, degrain à moudre et de moutons à garder pour satisfaire n’importequel exigeant, et je suis fils unique. Je suis sûr que Sir Nigelserait heureux d’une telle union.

– Mais la damoiselle ? demandaAlleyne les lèvres sèches.

– Ah, camarade, voilà la cause de messoucis ! Si je dis un mot de ce que je pense, c’est unhochement de tête, un regard d’une froideur… Autant soupirer aprèsla statue de neige que nous avons édifiée l’hiver dernier dans lacour de notre château ! Je n’ai fait que lui demander hiersoir son voile vert afin que je puisse l’arborer sur mon heaume.Elle m’a lancé à la figure qu’elle le gardait pour un meilleurhomme que moi, et puis du même souffle elle m’a demandé pardon pourm’avoir répondu si rudement. Mais elle n’a pas retiré ses mots etelle a refusé de me donner son voile. T’est-il apparu, Alleyne,qu’elle aime quelqu’un ?

– Non, je ne saurais le dire ! fitAlleyne qui tressaillit d’une nouvelle espérance.

– J’ai pensé à cela, mais je ne vois pasqui elle pourrait aimer. En vérité, en dehors de moi-même, deWalter Ford et de toi qui es clerc à demi, et du Père Christopherdu prieuré, et de Bertrand le page, qui voit-elle ?

– Je n’en sais rien…

Les deux écuyers remirent leurs montures augalop et s’absorbèrent dans leurs pensées respectives.

Le lendemain matin le professeur constata queson élève était réellement pâle et fatiguée ; elle avait lesyeux cernés, distraits. Ce changement lui fit de la peine.

– Je crains que ta maîtresse ne soitmalade, Agatha, dit-il à la demoiselle d’atour quand Maude eutregagné sa chambre.

La servante lui décocha un regard oblique etrieur.

– Ce n’est pas une maladiemortelle ! fit-elle.

– Plaise à Dieu que non !s’écria-t-il. Mais dis-moi, Agatha, de quel mal elle souffre.

– Je crois qu’en allongeant le bras jepourrais toucher une autre personne atteinte du même mal,répondit-elle avec le même coup d’œil de biais. Vous ne pouvez pasdonner un nom à ce mal, vous qui êtes si savant ?

– Non. Simplement elle semble toutetriste.

– Eh bien ! c’est que dans troisjours vous serez tous partis, et que le château de Twynham seraaussi lugubre que le prieuré. N’est-ce pas là assez pour assombrirune damoiselle ?

– C’est vrai. J’avais oublié qu’elleallait perdre son père…

– Son père ! s’exclama la demoiselled’atour en éclatant d’un petit rire aigu. Oh, tripleniais !

Et elle fila dans le couloir comme uneflèche ; Alleyne demeura perplexe, partagé entre l’espoir etle doute, hésitant à ajouter foi au sens qui perçait sous lesparoles d’Agatha.

Chapitre 13Comment la Compagnie Blanche partit pour la guerre

La fête de saint Luc était passée ; maisà la saint Martin, lorsque les bœufs sont conduits à l’abattoir, laCompagnie Blanche fut prête à se mettre en route. Les buglesd’airain sonnèrent du donjon et du portail. Les tambours de guerrebattirent allégrement. Les hommes se rassemblèrent dans le baileextérieur ; ils étaient munis de torches car le jour n’étaitpas encore levé. De la fenêtre de l’armurerie, Alleyne contemplaitles cercles de lumière jaune, les visages graves et barbus, lemiroitement des armes, les têtes fines des chevaux. En tête setenaient les archers, sur dix rangs, encadrés par dessous-officiers qui d’un mot bref réglaient les distances etl’alignement. Derrière étaient groupés les cavaliers vêtusd’acier ; les longues flammes de leurs lances droitesretombaient devant les hampes de chêne ; ils étaient immobileset silencieux ; on aurait dit des statues de métal, si parintermittence leurs montures n’avaient pas piaffé d’impatience. Ilsétaient précédés par Black Simon, le guerrier de Norwich, dont lasilhouette dégingandée était recouverte d’une armureimposante ; il portait sur son épaule droite le guidon de soieavec les cinq roses rouges. Tout autour des cercles de lumière, ily avait les serviteurs du château, les soldats de la garnison etquelques groupes de femmes sanglotant dans leurs tabliers etinvoquant tous les saints du paradis pour que soient protégés Wat,Will ou Peterkin qui s’en allaient à la guerre.

Le jeune écuyer s’était penché en avant pourne rien perdre d’un spectacle si nouveau pour lui. Il sentit unemain se poser sur son épaule. Il se retourna : la damoiselleMaude était là, appuyée contre le mur, une main sur le cœur, minceet blanche comme un lis à demi épanoui. Elle cachait son visage,mais à son souffle entrecoupé il devina qu’elle pleurait de toutson cœur.

– Mon Dieu ! s’exclama-t-ilbouleversé. D’où vient que vous êtes si triste, madame ?

– C’est de voir partir tous ces hommesbraves, répondit-elle, et de penser au petit nombre de ceux quireviendront. Beaucoup s’en vont, mais… Je me rappelle avoir déjàassisté à un départ, quand j’étais une petite fille, l’année de lagrande bataille du Prince. Je me souviens du rassemblement dans lebaile, pareil à celui d’aujourd’hui. Ma mère m’avait prise dans sesbras pour que je puisse regarder par cette même fenêtre.

– S’il plaît à Dieu, vous les verrez tousde retour avant la fin d’une année.

Elle secoua la tête et le regarda ; sesjoues avaient rosi et ses yeux étincelaient.

– Oh, je me hais d’être femme !cria-t-elle en tapant du pied. Que puis-je faire de bon ? Ilfaut que je reste ici, à parler, à coudre, à filer, et puis àfiler, à coudre et à parler. Toujours tourner en rond, avec rien aubout. Et maintenant vous partez, vous aussi ! Qui metransportera en pensée hors de ces murailles grises ? Quihaussera mon esprit au-dessus de la tapisserie et de laquenouille ? Que puis-je faire ? Je ne suis pas plusutile, je ne vaux pas davantage qu’un arc brisé.

– Pour moi vous valez tant, s’écria-t-ildans un tourbillon de mots passionnés, que tout le reste ne compteplus ! Vous êtes mon cœur, ma vie, ma seule et unique pensée.Oh, Maude, je ne peux pas vivre sans vous, je ne puis pas vousquitter sans un mot d’amour ! Tout s’est transformé depuis queje vous connais. Je suis pauvre, d’humble naissance, très indignede vous ; mais si un grand amour peut compenser de telsdéfauts, alors le mien en est capable. Donnez-moi un mot d’espoir,rien qu’une parole que je puisse emporter à la guerre ! Un motseulement… Ah, vous vous dérobez, vous frémissez ! Je vous aieffrayée.

Deux fois elle remua les lèvres ; deuxfois aucun son ne sortit de sa bouche. Enfin elle parla de la voixdure et mesurée de quelqu’un qui n’ose pas se fier à un langagetrop franc.

– C’est trop soudain, dit-elle. Il n’y apas longtemps, le monde ne comptait pas pour vous. Vous avez changéune fois. Qui m’assure que vous ne changerez pas encore ?

– Cruelle ! cria-t-il. Qui m’achangé ?

– Et puis, votre frère !poursuivit-elle avec un petit rire en dédaignant de répondre à saquestion. Je pense que c’est une coutume familiale chez lesEdricson… Non, pardonnez-moi : je ne voulais pas railler. Maisen vérité, Alleyne, ceci est si brusque que je ne sais quoidire.

– Dites-moi un mot d’espoir, mêmed’espoir lointain, un mot que je puisse chérir dans moncœur !

– Non, Alleyne, cette bonté-là seraitcruelle ; vous avez été pour moi un ami trop généreux et troployal pour que je veuille vous leurrer. Un lien plus étroit ne peutpas exister entre nous. Ce serait folie d’y penser. En admettantqu’il n’y ait pas d’autres raisons, il suffit de savoir que monpère et votre frère s’y opposeraient tous deux.

– Mon frère ! Qu’a-t-il à voirlà ? Quant à votre père…

– Allons, Alleyne ! N’était-ce pasvous qui vouliez que j’agisse loyalement envers tous et, bienentendu, envers mon père en particulier ?

– C’est vrai ! cria-t-il. Mais vousne me rejetez pas, Maude ? Vous me donnez bien un rayond’espérance ? Je ne réclame ni gage ni promesse. Ditesseulement que vous ne me haïssez pas, qu’en un jour plus heureuxj’entendrai peut-être de votre bouche des paroles plusdouces !

Elle porta sur lui un regard presque tendre,et une aimable réponse allait sans doute s’échapper de ses lèvresquand un cri rude, suivi d’un cliquetis d’armes et du piétinementdes chevaux, retentit dans le baile. En l’entendant son visage sedurcit, ses yeux brillèrent ; elle se redressa et rejeta latête en arrière : une âme de feu dans un corps de femme.

– Mon père est en bas, dit-elle. Votreplace est à son côté. Non, ne me regardez pas, Alleyne !L’heure n’est plus aux badinages. Gagnez l’affection de mon père,et tout peut suivre. C’est après avoir fait son devoir qu’un braveespère une récompense. Allez, et que Dieu soit avec vous !

Elle tendit sa longue main blanche, mais quandil voulut poser ses lèvres sur le poignet, elle s’échappa en luiabandonnant le voile vert qu’avait vainement sollicité le pauvrePeter Terlake. Des acclamations jaillirent du baile. Il entenditaussi le bruit de la herse qu’on relevait. Il enfouit son visagedans le voile, le cacha sous sa tunique, et se précipita pourrejoindre son maître.

La lumière du jour avait percé lesténèbres ; on servit à la ronde de la bière épicée pendant ques’échangeaient les derniers adieux. Un vent froid soufflait de lamer. Des nuages bas, déchiquetés, couraient à travers le ciel. Lesgens de Christchurch s’étaient réunis par petits paquets près dupont de l’Avon ; les femmes s’enveloppaient dans leurs châles.L’avant-garde de la petite armée descendit du château ; lespas résonnaient sur le sol gelé. Black Simon avec le pennon défilaen tête sur un destrier aussi maigre et puissant que son cavalier.Derrière lui, sur trois de front, venaient neuf hommesd’armes : c’étaient des soldats d’élite qui avaient déjàguerroyé en France et qui connaissaient les marches de Picardieaussi bien que les dunes de leur Hampshire natal ; ils étaientarmés jusqu’aux dents : lance, épée, masse d’armes, avec desboucliers carrés pourvus à l’angle droit supérieur d’une encochedestinée à soutenir la lance à l’horizontale ; pour laprotection individuelle, chacun portait une cotte de courroies decuir entrecroisées renforcée à l’épaule, au coude et surl’avant-bras par des bandes d’acier ; les jambières et lesgenouillères étaient aussi en cuir renforcé d’acier ;gantelets et souliers étaient constitués par des plaques de feradroitement jointes ; ainsi franchirent-ils, dans le fracasdes armures et des sabots, le pont de l’Avon sous les ovations desbourgeois qui saluaient les cinq roses et leur garde d’honneur.

Immédiatement après les chevaux, marchaientquarante robustes archers barbus, un petit bouclier rond sur le doset le long arc jaune (l’arme la plus meurtrière à cette époque)dépassant la ligne des épaules ; à la ceinture pendait unehache ou une épée selon le goût de chacun ; sur la hanchedroite le carquois de cuir projetait sa bosse garnie de plumesd’oie, de pigeon ou de paon. Derrière les archers deux tamboursbattaient, et deux trompettes bariolés soufflaient dans leursinstruments. Leur succédèrent vingt-sept chevaux de bât quiportaient des piquets de tente, des armes de rechange, des éperons,des coins, des marmites, des fers pour les chevaux, des sacs declous et cent autres objets dont l’expérience avait prouvé qu’ilsétaient utiles dans un pays dévasté et hostile. Un mulet blanc avecun caparaçon rouge était conduit par un valet : il étaitchargé du linge et des accessoires de table de Sir Nigel. Suivaientquarante archers, dix hommes d’armes et enfin une arrière-garde devingt archers avec le gros John plastronnant au premier rang à côtédu vétéran Aylward dont l’équipement bosselé et le surcot décolorécontrastaient singulièrement avec la tenue neuve de ses compagnons.Un feu croisé de compliments, de vœux et de questions (sans oublierles grosses plaisanteries saxonnes) mit aux prises les archers enmarche et la foule des badauds.

– Holà, vieil Higginson ! criaAylward en apercevant la silhouette imposante de l’aubergiste duvillage. Finie la bière brune, mon gars ! Nous t’abandonnonston poison.

– Par saint Paul, non ! répliqual’autre. Tu l’emportes avec toi. Il n’en reste plus une goutte dansle grand tonneau. Il était temps que tu partes !

– Si ton tonneau est léger, je gage queta bourse est lourde, mon bonhomme ! lança Hordle John. Veilleà ce que ta cave soit pleine pour notre retour.

– Veille, toi, à garder ta gorge pour laboire ! cria un autre sous les rires de la foule.

– Si tu garantis la bière, moi jegarantis la gorge ! fit John sans sourciller.

– Serrez les rangs ! commandaAylward. En avant, mes enfants ! Ah, par les os de mes dixdoigts, voici la douce Mary du moulin ! Mais elle estravissante ! Adieu, Mary, ma chérie ! Mon cœur esttoujours à toi. Remonte ta ceinture, Watkin, et balance tes épaulescomme un vrai compagnon franc. Par ma garde ! Vos justaucorpsseront aussi sales que le mien quand vous reverrez HengistburyHead.

La Compagnie était arrivée au tournant de laroute quand Sir Nigel Loring franchit le portail. Il montaitPommers, son grand destrier noir, dont le pas majestueux sur lebois du pont-levis répercuta des échos bruyants sous la voûtesombre qui l’enjambait. Sir Nigel était encore vêtu de son costumede temps de paix, avec une toque plate de velours et une plumed’autruche maintenue par une broche en or. (Pour ses trois écuyersqui chevauchaient derrière lui, c’était comme s’il portait l’œuf del’oiseau en même temps que sa plume, car sa nuque chauve luisaitcomme un globe d’ivoire.) Il avait pour seule arme l’épée longue etlourde qui était accrochée à sa selle ; mais Terlake portaitdevant lui le haut bassinet, Ford la lourde lance de frêne avec lepennon à pointe, Alleyne le bouclier armorié. Lady Loring sur sonpalefroi s’était placée à côté de son seigneur, car elle voulaitl’accompagner jusqu’à la lisière de la forêt ; elle tournaitfréquemment vers lui son visage aux traits tirés, et elleinspectait du regard son équipement.

– J’espère n’avoir rien oublié, dit-elleà Alleyne qu’elle invita à chevaucher à sa hauteur. Je vous leconfie, Edricson. Les chausses, les chemises, le linge sont dans lepanier brun sur le flanc gauche du mulet. Son vin, il le prendchaud quand les nuits sont froides, avec une quantité d’épices quirecouvrirait l’ongle du pouce. Veillez à ce qu’il se change s’ilrevient en sueur d’une joute. Là, il y a de la graisse d’oie dansune boîte, pour le cas où ses vieilles cicatrices se réveilleraientà un changement de temps. Il faut que ses couvertures soientsèches, et…

– Allons, cœur de ma vie !interrompit le petit chevalier. Ne vous souciez pas de cela pourl’instant. Pourquoi es-tu si pâlot, Edricson ? N’y a-t-il pasde quoi faire danser de joie un cœur viril ? Regarde cetteCompagnie, ses vaillants cavaliers, ses archers solides. Par saintPaul, je serais bien à plaindre si je n’étais pas satisfait d’unepareille escorte pour les roses rouges !

– Je vous ai déjà remis la bourse,Edricson, poursuivit Lady Loring. Il y a dedans vingt-trois marcs,un noble, trois shillings et quatre pence : un véritabletrésor. Et je vous prie de vous rappeler, Edricson, qu’il a deuxpaires de souliers : l’une en cuir rouge pour l’ordinaire,l’autre avec des chaînettes d’or pour le cas où il boirait du vinen compagnie du Prince ou de Chandos.

– Douce oiselle, intervint Sir Nigel, jesuis bien triste de me séparer de vous, mais nous sommes maintenantau bord de la forêt, et il ne serait pas séant que je retienne lachâtelaine trop loin de ce qui lui est confié.

– Mon cher seigneur, s’écria-t-elle enmordant sa lèvre, laissez-moi vous accompagner encore pendant unfurlong ou deux. Vous allez voyager seul pendant tant delieues !

– Venez donc, ma consolation !répondit-il. Mais je désire un gage de vous. J’ai pour coutume, machère, et cela depuis que je vous connais, de faire proclamationpar héraut dans tous les camps, places fortes ou villes où jeséjourne, que ma dame étant sans rivale pour la beauté et latendresse dans toute la Chrétienté, je serais très honoré si ungentilhomme courait trois fois contre moi à la lance pour le cas oùil voudrait soutenir les droits de la sienne. Je vous prie donc, mabelle colombe, de me confier l’un de ces gants de daim afin que jepuisse le porter en gage de celle dont je serai toujours leserviteur.

– Hélas pour la beauté et latendresse ! cria-t-elle. Belle et tendre je le seraisvolontiers pour vous, mon seigneur, mais je suis vieille et laide,et les chevaliers riraient si vous mettiez votre lance en arrêtpour une telle cause !

– Edricson, dit Sir Nigel, tu as des yeuxjeunes ; les miens sont un peu obscurcis. Si par hasard tuvois un chevalier rire, ou sourire, ou même arquer le sourcil ou semordre les lèvres ou manifester une surprise quelconque quand je meferai le champion de Lady Mary, tu prendras note de son nom, de sacotte d’armes et de son logement. Votre gant, désir de mavie !

Lady Mary Loring retira son gant de daim qu’iléleva avec respect et fixa sur le devant de sa toque develours.

– Je le place avec mes autres angesgardiens, dit-il en désignant les médailles de saints qui étaientaccrochées à côté du gant. Et maintenant, ma très chérie, vous êtesvenue suffisamment loin. Puisse la Vierge vous garder et vousfavoriser ! Un baiser !

Il se pencha de sa selle, puis enfonçant seséperons dans les flancs de son cheval, il partit au triple galopvers ses hommes ; ses trois écuyers le suivirent. Un kilomètreplus loin, quand la route escalada une colline, ils seretournèrent : Lady Mary sur son palefroi blanc était demeuréeà l’endroit où ils l’avaient laissée. Quand ils redescendirent lacôte, elle avait disparu.

Chapitre 14Comment, sur sa route, Sir Nigel chercha l’aventure

Pendant quelque temps Sir Nigel parut trèstriste et abattu ; il gardait les yeux fixés sur le pommeau desa selle. Edricson et Terlake chevauchaient à sa suite sans plus degaieté, tandis que Ford, jeune étourneau insouciant, adressait dessourires à ses compagnons mélancoliques et faisait des moulinetsavec la lourde lance de son maître ; il poussait une pointe àgauche, une autre pointe à droite, comme s’il luttait contre unearmée d’assaillants. Une fois Sir Nigel se retourna sur saselle ; instantanément Ford redevint aussi rigide que s’ilavait été frappé de paralysie. Les archers se trouvaient derrièreun virage ; tous quatre avançaient dans la solitude.

– Venez à ma hauteur, amis, je vous enprie ! commanda le chevalier en tirant sur ses rênes.Puisqu’il vous a plu de me suivre à la guerre, il serait bon quevous sachiez comment me servir le mieux. Je suis sûr, Terlake, quetu te montreras le digne fils d’un vaillant père, et que toi aussi,Ford, tu seras digne du tien. Quant à toi. Edricson, je pense quetu te souviens de cette vieille famille dont tu es issu. En premierlieu je voudrais que vous vous mettiez bien dans la tête que nousne partons absolument pas pour amasser du butin ou pour exiger desrançons, quoique cette éventualité ne soit pas à écarter. Nous nousrendons en France et de là, je crois, en Espagne, pour quêterhumblement des occasions de gagner de l’honneur et peut-êtrepartager un peu de gloire. Je vous avertis donc que ma volonté estde courir toute chance de cet ordre. Je désire que vous nel’oubliiez jamais et que vous me teniez au courant de tous cartelsou défis, des torts, des tyrannies, des infamies et nuisances dontdes damoiselles seraient victimes. Aucune occasion n’est àdédaigner : j’ai vu des bagatelles comme faire tomber un gantou donner une chiquenaude à une miette de pain qui, convenablementpoussées, aboutissaient à une très noble joute à la lance. Mais,Edricson, n’aperçois-je pas là-bas un gentilhomme qui traverse lestaillis ? Il conviendrait que tu lui présentes mes complimentset, s’il est de sang noble, peut-être consentira-t-il à échangeravec moi quelques coups de pointe.

– Ma foi, messire, dit Ford en sedressant sur ses étriers et en abritant ses yeux, c’est le vieuxHob Davidson, le gros meunier de Milton !

– Ah, c’est lui ? fit Sir Nigel enplissant les joues. Mais il ne faut pas mépriser les aventures deroute. Je n’ai jamais vu de plus belles passes d’armes que dans cesrencontres de hasard, quand des gentilshommes veulent sedistinguer. Je me rappelle qu’à deux lieues de la ville de Reimsj’ai croisé un gentilhomme français, très brave et trèscourtois ; j’ai eu avec lui une fort honorable contestationpendant plus d’une heure ; j’ai toujours regretté de n’avoirpas su son nom, car il m’a frappé d’une masse d’armes et a continuéson chemin avant que je fusse en état de lui répliquer ; maisje me rappelle son écu : un alérion sur fasce d’azur. J’ai étéaussi transpercé à l’épaule en une occasion similaire par Lyon deMontcourt, que j’avais rencontré sur la grand-route entre Libourneet Bordeaux. Je ne l’ai vu qu’une fois, mais je lui porte la plusprofonde estime et affection. La même chose m’est également arrivéeavec l’écuyer Le Bourg Capillet, qui aurait été un très vaillantcapitaine s’il avait survécu.

– Il est donc mort ? demandaAlleyne.

– Hélas ! Mon mauvais destin a vouluque je le tue au cours d’une dispute qui a éclaté dans un champprès de Tarbes. Je ne me souviens pas de la cause de notrequerelle, car elle a eu lieu l’année de la grande chevauchée duPrince à travers le Languedoc, et il y a eu quantité d’escarmouchespendant notre progression. Par saint Paul ! Je ne crois pasqu’un honorable gentilhomme ait jamais eu plus de chances de sedistinguer qu’en galopant en tête de l’armée et en arrivant auxportes de Narbonne, ou de Bergerac, ou du mont Giscar ; il yavait toujours un seigneur courtois qui l’attendait et se mettait àsa disposition pour lui permettre d’accomplir son vœu. J’en airencontré un à Ventadour ; il a couru trois fois contre moientre l’aube et le lever du soleil pour l’exaltation de sadame.

– Et vous l’avez tué aussi,messire ? interrogea Ford avec respect.

– Je ne l’ai jamais su. Il a ététransporté à l’intérieur des murs et, comme j’avais eu la malchancede me briser l’os d’une jambe, j’éprouvais de graves difficultés àme tenir à cheval ou même debout. Pourtant grâce à la bonté du cielet à la pieuse intercession du vaillant saint Georges, j’ai pum’asseoir sur mon destrier le jour de la grande bataille qui sedéroula peu après. Mais que vois-je là ? Une très belle ettrès imposante jeune fille, si je ne me trompe ?

C’était en effet une grande et forte fille dela campagne, un panier d’épinards sur la tête et un copieux morceaude lard sous son bras. Elle esquissa une révérence épouvantée quandSir Nigel se découvrit et ralentit son cheval.

– Dieu soit avec toi, belle jeunefille ! dit-il.

– Dieu vous garde, noble seigneur !répondit-elle en se balançant, incertaine, d’une jambe surl’autre.

– Ne crains rien, jolie demoiselle !fit Sir Nigel. Mais dis-moi si par hasard un pauvre et très indignechevalier peut te rendre service. Pour le cas où tu aurais étémaltraitée, je pourrais te faire rendre justice.

– Oh non, mon bon seigneur !répondit-elle en serrant contre elle son morceau de lard comme sicette offre chevaleresque masquait un noir dessein. Je trais lesvaches chez le fermier Arnold, et c’est un maître qui a le meilleurcœur du monde.

– Très bien ! fit-il en secouant sabride. Je désire que vous ayez toujours en tête, poursuivit-il ens’adressant à ses écuyers, que la courtoisie et la gentillesse nes’adressent pas seulement, comme le font bassement tant de fauxchevaliers, à des jeunes filles d’une haute naissance : il n’ya pas de femme si humble qu’un vrai chevalier ne doive aider quanddu tort lui a été fait. Mais voici un cavalier qui a l’air pressé.Il serait bon de lui demander où il se dirige, car peut-êtresouhaite-t-il se distinguer en chevalerie.

La route morne, balayée par le vent,s’enfonçait devant eux dans une petite vallée, puis, remontant lapente de la lande de l’autre côté, se perdait ensuite parmi lespins. Au loin, à travers des rangées de troncs maigres, lescintillement de l’acier indiquait la position de la Compagnie.Vers le nord le paysage boisé étendait sa monotonie ; maisvers le sud, entre deux dunes, la mer grise apparaissait ; àl’horizon se dessinait la voile blanche d’une galère. Juste en facedes voyageurs un cavalier pressait sa monture pour gravir lacôte ; il la cravachait et l’éperonnait comme s’il se hâtaitvers une destination précise. Alleyne observa bientôt que le chevalrouan était gris de poussière, couvert d’écume ; il avait dûgaloper pendant plusieurs lieues. Le cavalier avait une figureénergique, la bouche dure, l’œil perçant ; une lourde épéecliquetait à son côté ; un paquet blanc et rigide enveloppé dedrap se balançait en travers du pommeau de sa selle.

– Messager du Roi ! hurla-t-il enarrivant sur eux. Dégagez la chaussée pour le serviteur duRoi !

– Pas si fort, l’ami ! dit le petitchevalier en faisant pivoter son cheval pour barrer la route. J’aimoi-même été le serviteur du Roi pendant trente années, mais jen’ai jamais vociféré ainsi sur une route paisible.

– Je galope pour son service, crial’autre. Et je porte cela qui lui appartient. Vous me barrez lechemin à vos risques et périls.

– J’ai déjà vu des ennemis du Roiproclamer qu’ils galopaient pour son service, répondit Sir Nigel.Le démon des ténèbres peut se cacher sous un habit de lumière. Ilfaut nous montrer un signe ou un ordre de mission.

– Alors je vais me frayer lepassage ! cria l’inconnu en posant une main sur la garde deson épée. Je ne me laisserai pas arrêter, moi au service du Roi,par le premier passant venu.

– Si vous êtes gentilhomme à quartiers età cotte d’armes, zézaya Sir Nigel, je serai ravi d’approfondir cedébat. Sinon, j’ai trois écuyers fort dignes ; n’importelequel prendra l’affaire à son compte et la débattra avec vous trèshonorablement.

L’homme dévisagea les quatre cavaliers, et samain lâcha la garde de son épée.

– Vous me demandez un signe, dit-il. Jevais vous en montrer un, puisque vous y tenez.

À ces mots il découvrit l’objet qui étaitcouché en travers de sa selle ; à leur profonde horreur ilsreconnurent une jambe d’homme fraîchement sciée.

– … Par la dent de Dieu !poursuivit-il avec un rire bestial. Vous me demandez si je suishomme à quartiers ? C’est exact ; je suis officier autribunal des verdiers de Lyndhurst. Cette jambe de voleur serapendue à Milton ; l’autre est déjà en place àBrockenhurst ; tout le monde saura ce qu’il en coûte de tropaimer le pâté de venaison.

– Pouah ! cria Sir Nigel. Passe surl’autre bord de la route, mon garçon, et détale pour que nous ne tevoyions plus ! Quant à nous, amis, mettons nos chevaux au trotpour traverser cette jolie vallée car, par Notre Dame, un soufflede l’air pur de Dieu sera le bienvenu après un tel spectacle…

Il reprit bientôt :

– … Nous espérions attraper un faucon,mais c’était un charognard. Ma foi, il existe des hommes dont lecœur est plus dur que du cuir d’ours ! En ce qui me concerne,j’ai pratiqué le vieux jeu de la guerre depuis que j’ai du poil aumenton, et j’ai vu en une seule journée dix mille visages de bravestournés vers le ciel, mais je jure par mon Créateur que je ne peuxpas supporter l’ouvrage du boucher.

– Et cependant, noble seigneur, ditEdricson, cet ouvrage-là n’était pas rare, paraît-il, enFrance !

– Il y en a eu trop, beaucoup trop !répondit-il. Mais j’ai toujours remarqué que les meilleurs sur lechamp de bataille étaient ceux qui se refusaient à maltraiter unprisonnier. Par saint Paul, ce ne sont pas ceux qui ouvrent labrèche qui pillent une ville, mais les immondes coquins quisurviennent quand la voie est dégagée pour eux ! Qu’est ceciparmi les arbres ?

– Une chapelle de Notre Dame, expliquaTerlake, et un mendiant aveugle qui vit des aumônes desfidèles.

– Une chapelle ! s’écria lechevalier. Alors disons une oraison…

Il se découvrit et, joignant les mains, ilpsalmodia d’une voix aiguë :

– … Benedictus dominus Deus meus, quidocet manus meas ad prœlium, et digitos meos ad bellum…

À ses trois écuyers il offrait vraiment unspectacle étrange : perché sur son grand cheval, yeux levésvers le ciel, crâne nu luisant sous le soleil d’hiver.

– … C’est une noble prière, dit-il en serecouvrant. Elle m’a été enseignée par le seigneur Chandos enpersonne. Mais comment te portes-tu, père ? Je n’éprouve quede la compassion pour toi, puisque je suis moi-même comme quelqu’unqui regarderait par une fenêtre embuée tandis que mes voisinsvoient à travers du pur cristal. Cependant, par saint Paul, il y aune grande différence entre l’homme qui a une vue brouillée etcelui qui ne voit rien du tout.

– Hélas, beau sire ! s’exclamal’aveugle. Je n’ai pas vu le bleu béni du ciel depuis quaranteans.

– Tu as été aveugle à beaucoup de chosesbonnes et belles, dit Sir Nigel. Mais tu as évité beaucoup delaideurs et beaucoup de mal. Nos yeux viennent justement d’êtreimpressionnés par un objet qui t’aurait laissé insensible. Parsaint Paul, il faut que nous partions ; sinon, notre Compagniecroirait avoir perdu son capitaine au début de son aventure !Jette ma bourse à cet homme, Edricson, et allons-nous-en.

Alleyne, qui flânait derrière, se souvint dela recommandation de Lady Loring ; il réduisit le généreuxprésent du chevalier à un penny que le mendiant enfouit dans sabesace en marmonnant force bénédictions. Puis le jeune écuyeréperonna sa monture et rattrapa ses compagnons à l’endroit où lalande succédait aux arbres et où le hameau de Hordle dispersait sesmaisons des deux côtés de la route. La Compagnie avait déjà faitson entrée dans le village. Quand le chevalier et ses écuyers serapprochèrent, ils entendirent une voix stridente, à laquellerépondait un grand rire dans les rangs des archers. Une minute plustard ils avaient rejoint l’arrière-garde : les hommesavançaient la barbe sur l’épaule et la figure hilare. Sur le flancde la colonne marchait un archer gigantesque aux cheveux roux, quiagitait les bras et discourait ferme, tandis qu’une petite femmeridée l’accablait d’injures agrémentées de coups de bâton. Elleaurait pu frapper aussi bien un arbre de la forêt, à en juger parl’effet produit.

– J’espère, Aylward, dit gravement SirNigel, que ceci ne signifie pas que cette femme a été rudoyée. Sijamais violence était commise à l’égard d’une femme, je déclare quele responsable sera pendu, même s’il était le meilleur archer de laterre !

– Non, mon noble seigneur, réponditAylward avec un large sourire. C’est un homme qui subit en cemoment des violences. Il est natif de Hordle, et cette femme est samère ; voilà comment elle l’accueille.

– Lourdaud, bon à rien ! criait-elleen tapant sur John de toutes ses forces. Je vais t’apprendre,moi ! Je vais te bâtonner ! Oui, par ma foi !

– Allons, mère ! répondait John. Jevais en France comme archer pour donner des coups et enrecevoir.

– En France, tu dis ? Reste plutôtici avec moi, et je te promets plus de coups que tu n’en recevrasjamais en France. Si tu cours après les coups, inutile d’aller plusloin !

– Par ma garde, la bonne dame ditvrai ! fil Aylward. C’est le paradis des coups, parici !

– De quoi te mêles-tu, galérien ?cria la farouche vieille dame en prenant l’archer à parti. Nepuis-je pas causer avec mon fils sans entendre le claquet de talangue ? Un soldat sans un poil de barbe ! J’ai vu demeilleurs soldats que toi : ils tétaient encore leur mère etpour tout équipement ils avaient des langes !

– Prends cela pour toi, Aylward !crièrent les archers dans un grand éclat de rire.

– Ne la contrarie pas, camarade !dit le gros John. Elle a bon cœur, mais elle ne souffre pas d’êtrecontredite. Il m’est bon et agréable d’entendre sa voix et desentir qu’elle est derrière moi. Mais il faut que je vous quittemaintenant, mère, car la route est trop mauvaise pour vos pieds. Jevous rapporterai une robe de soie, si j’en trouve une en France ouen Espagne, et j’apporterai à Jinny un penny en argent. Bonsoir,mère, et que Dieu vous garde !

Il enlaça la petite vieille, la soulevalégèrement pour l’embrasser, puis alla reprendre sa place dans lesrangs.

– Il a toujours été comme ça !cria-t-elle en prenant à témoin Sir Nigel qui avait arrêté soncheval et l’écoutait avec la plus exquise politesse. Il en atoujours fait à sa tête, en dépit de tout ce que j’ai pu lui dire.D’abord il devait se faire moine, à cause d’une fille qui a étéassez sage pour lui tourner le dos. Puis le voilà qui s’engage dansune troupe de bandits, et il s’en va à la guerre ; mais moi jen’aurai personne pour entretenir le feu si je sors, ou soigner lavache si je reste à la maison. Cependant j’ai été une bonne mèrepour lui ! Trois volées de coudrier par jour, je luiadministrais sur les épaules ! Il s’en souciait aussi peuqu’aujourd’hui.

– Soyez sûre qu’il vous reviendra sain,sauf et prospère, bonne dame, répondit Sir Nigel. En attendant jeregrette d’avoir déjà remis ma bourse à un mendiant sur la route,et je…

– Non, messire, interrompit Alleyne. Ilme reste quelques pièces de monnaie.

– Alors je vous prie de les remettre àcette très digne, femme.

Il s’éloigna au petit trot. Alleyne déboursaencore deux pence et il laissa la vieille dame au bout duhameau ; sa voix perçante ne maudissait plus ; ellemultipliait à présent les bénédictions.

Il y avait deux carrefours avant le gué deLymington ; au premier et au second Sir Nigel arrêta soncheval et guetta en se tordant le cou une aventure possible. Lescarrefours, expliqua-t-il, étaient des endroits rêvés pour desjoutes à la lance entre chevaliers ; dans sa jeunesse il avaitvu parfois des gentilshommes attendre là pendant des semaines, etsoutenir des controverses courtoises avec les premiers venus en vuede se distinguer personnellement et pour le plus grand honneur deleur dame. Toutefois les temps avaient évolué ; les pistes àtravers la forêt étaient désertes et silencieuses ; aucunmartèlement de sabots, aucun cliquetis d’armures ne signalaitl’approche d’un adversaire éventuel. Sir Nigel poursuivit donc sonchemin fort déçu. Arrivés devant la rivière de Lymington, leshommes s’ébrouèrent au passage du gué, puis firent halte surl’autre rive afin de manger le pain et la viande salée queportaient les chevaux de bât. Avant que le soleil fût parvenu à sonzénith, ils s’étaient remis en route et leurs deux cents piedsmarchaient comme deux.

Un troisième carrefour était situé à l’endroitoù la piste de Boldre descendait vers le village de pêcheurs quis’appelle Pitt’s Deep. Quand la troupe s’engagea dans la descente,elle croisa deux hommes qui avançaient l’un derrière l’autre. Lescavaliers ne purent s’empêcher de ralentir leurs montures car cettepaire de voyageurs n’était pas ordinaire. Le premier étaitdifforme, sale ; il avait des yeux rusés, cruels, et unetignasse rousse ; il tenait à la main une petite croix en boisblanc qu’il élevait si haut que tous les soldatsl’aperçurent ; il semblait être parvenu à la dernièreextrémité de l’épouvante, car son visage était couleur de terre etil tremblait de tous ses membres. Derrière lui marchait un homme àbarbe noire ; son regard était implacable, et il avait labouche crispée. Il portait sur l’épaule un grand bâton noueux munide trois clous à la pointe. De temps à autre il le balançait enl’air comme s’il avait du mal à se retenir de l’abattre sur lecrâne de son compagnon. Ainsi déambulaient-ils en silence sous lesbranches qui bordaient le sentier herbeux de Boldre.

– Par saint Paul ! s’écria lechevalier. Voici un curieux spectacle. Il se peut qu’une aventureaussi dangereuse qu’honorable nous soit offerte. Je te prie,Edricson, d’aller au-devant d’eux et de t’enquérir du motif de cemanège.

Il n’eut pas besoin de bouger, car les deuxhommes approchèrent jusqu’à ce qu’ils ne fussent plus qu’à unelongueur de lance. Celui qui portait la croix s’assitlamentablement sur un tertre moussu, tandis que l’autre demeuradebout derrière lui avec son gourdin en l’air ; il était siabsorbé et il regardait si férocement son compagnon qu’il ne levapas les yeux vers le chevalier et ses trois écuyers.

– Je te prie, ami, dit Sir Nigel, de nousrenseigner sur ton nom, et sur la raison qui te fait poursuivre cethomme d’une telle inimitié.

– Tant que je me maintiendrai dans leslimites de la loi du Roi, répondit l’inconnu, je ne vois paspourquoi je te rendrais des comptes.

– Tu n’es pas un raisonneur très logique,fit le chevalier. Car s’il est légal que tu le menaces de tongourdin, il n’est pas moins légal que je te menace de mon épée.

L’homme qui portait la croix tomba sur lesgenoux, leva les mains et son visage s’illumina d’espoir.

– Pour l’amour du Christ, noble seigneur,s’écria-t-il, j’ai à ma ceinture un sac qui contient centnobles ; je vous le remettrai volontiers si vous passez votreépée dans le corps de cet homme.

– Comment, coquin ? s’exclama SirNigel. Penses-tu que le bras d’un chevalier s’achète comme unemarchandise de colporteur ? Par saint Paul ! La haine decet homme ne doit pas être sans fondements !

– En vérité, messire, vous avezraison ! déclara l’homme au gourdin pendant que l’autre serasseyait sur le bord de la route. Car cet individu est PeterPeterson, vide-gousset et meurtrier célèbre, qui a causé beaucoupde dégâts dans les environs de Winchester. Juste avant-hier, pourla fête des saints Simon et Jude, il a tué mon jeune frère Williamdans la forêt de Bere. Rien que pour cela j’irais à l’autre bout dela terre pour avoir le sang de son cœur.

– Mais si c’est exact, s’étonna SirNigel, pourquoi marches-tu derrière lui à travers laforêt ?

– Parce que je suis un honnête Anglais etque je ne prends que ce que m’accorde la loi. Une fois le crimecommis, ce monstre s’est enfui au sanctuaire de laSainte-Croix ; je l’y ai suivi. Le prieur, toutefois, aordonné que tant qu’il tiendrait la croix personne ne pourrait luimettre la main au collet sous peine d’excommunication, ce dont meprotège le ciel ! Mais s’il pose la croix un instant, s’il nese rend pas à Pitt’s Deep où il doit s’embarquer pour l’étranger,s’il ne prend pas le premier bateau en partance, si jusqu’à ce quele bateau soit prêt il ne se baigne pas chaque jour dans la mer àhauteur des reins, alors il devient un hors-la-loi, et je peux luifracasser la cervelle.

Sur quoi l’homme à terre gronda ; onaurait dit un rat ; l’autre serra les dents, secoua songourdin et le considéra avec des yeux meurtriers. Le chevalier etses écuyers regardèrent le bandit puis le vengeur, mais comme ils’agissait d’une affaire qu’ils étaient incapables de régler, ilsne s’attardèrent pas plus longtemps et reprirent leur route.Alleyne, s’étant retourné, vit que l’assassin avait tiré de sabesace du pain et du fromage et qu’il mangeait en silence avec lacroix protectrice posée sur sa poitrine, tandis que l’autre, sombreet menaçant, debout sur le chemin ensoleillé, l’écrasait de sonombre noire.

Chapitre 15Comment la cogghe jaune quitta le port de Lepe

Cette nuit-là la Compagnie dormit à St.Léonard, dans les grandes granges du couvent. Alleyne et John s’yretrouvèrent en pays de connaissance, car l’abbaye de Beaulieuétait toute proche. Le jeune écuyer éprouva un sentiment bizarrequand il revit les robes blanches et quand il entendit le battementrégulier de la cloche qui conviait aux vêpres. De bonne heure lematin ils prirent la direction de Lepe. En haut d’une collineparsemée de bruyère, ils découvrirent tout à coup le vieux port,ses maisons bien groupées, une traînée de fumée bleue et une forêtde mâts. À gauche et à droite la longue boucle bleue de la Solentléchait la plage jaune. À quelque distance de la ville, une lignede petites embarcations se balançait paresseusement sur une houlelégère. Plus loin un grand navire marchand était à l’ancre, haut demâts, large d’embelle, peint en jaune canari, dominant les barquesde pêche comme un cygne parmi les canards.

– Par saint Paul ! s’écria lechevalier. Notre brave marchand de Southampton ne nous a pointdupés, car je crois bien que voilà notre bateau. Il m’avait ditqu’il serait de grande taille et peint en jaune.

– Oui, par ma garde ! murmuraAylward. Il est jaune comme la griffe d’un milan, et il pourraittransporter autant d’hommes qu’il y a de pépins dans ungrenadier.

– Tant mieux, fit Terlake. Car à monavis, messire, nous ne sommes pas les seuls à attendre un passagepour la Gascogne. J’aperçois par-ci par-là du côté de ces maisonsun miroitement qui ne provient sûrement pas de la veste d’un marinou du pourpoint d’un bourgeois.

– Je le vois aussi, dit Alleyne enabritant ses yeux. Et je distingue en outre des hommes d’armes dansles bateaux qui font la navette entre le vaisseau jaune et lerivage. Mais voici déjà des gens qui viennent nous souhaiter labienvenue.

Une foule de pêcheurs, de bourgeois et defemmes s’échappait en effet de la porte du nord ; tousagitaient les bras, dansaient de joie, comme s’ils venaient d’êtredélivrés d’une grande frayeur. À leur tête chevauchait un hommetrès imposant et très solennel qui avait un menton allongé et lespaupières tombantes. Il portait autour de son cou une écharpe defourrure et une lourde chaîne dorée terminée par un médaillon quidansait sur sa poitrine.

– Soyez le bienvenu, puissant et nobleseigneur ! s’écria-t-il en se découvrant devant Black Simon.J’ai entendu parler des vaillants exploits de votre seigneurie, et,à vrai dire, ils sont dignes de votre visage et de votre maintien.Puis-je faire quelque chose pour vous ?

– Puisque vous me le demandez, réponditl’homme d’armes, je serais heureux que vous me remettiez un ou deuxanneaux de la chaîne que vous portez autour de votre cou.

– Comment ! La chaîne de laCorporation ? s’exclama l’autre, horrifié. L’ancienne chaînede la commune de Lepe ? C’est une mauvaise plaisanterie, SirNigel !

– Alors pourquoi diable me demandiez-voussi vous pouviez faire quelque chose pour moi ? dit Simon. Maispuisque c’est à Sir Nigel que vous désirez parler, le voici sur lecheval noir.

Le maire de Lepe contempla avec stupéfactionle doux regard et la fragile constitution du célèbre guerrier.

– Je vous demande pardon, très gracieuxseigneur ! fit-il. Vous avez devant vous le maire et lepremier magistrat de la vénérable et puissante ville de Lepe. Jevous souhaite de tout cœur la bienvenue, d’autant plus que vousarrivez à un moment où nous sommes bien en peine pour nousdéfendre.

– Ah ! s’écria Sir Nigel en dressantl’oreille.

– Oui, messire. La ville est fortancienne, les murs aussi vieux que la ville. Mais il y a certainpirate normand, un scélérat assoiffé de sang qui s’appelleTête-Noire et qui, avec un Gênois du nom de Tito Caracci,couramment surnommé Barbe-en-Pointe, est un véritable fléau sur lacôte. En vérité, messire, il s’agit d’individus très cruels, sansfoi ni loi, implacables et impitoyables ; s’ils débarquaientdans la vénérable et puissante cité de Lepe, alors…

– Alors, adieu à la vénérable etpuissante cité de Lepe ! ajouta Ford dont la langue trop vivel’emportait parfois sur le respect qu’il devait à Sir Nigel.

Mais le chevalier était trop intéressé parcette affaire nouvelle pour prendre garde au bavardage de sonécuyer.

– Avez-vous motif de penser,demanda-t-il, que ces pirates sont sur le point de se hasarder dansune expédition contre vous ?

– Ils sont à bord de deux grandesgalères, répondit le maire, pourvues de deux rangs d’avirons dechaque côté, et d’une grande quantité de machines de guerre etd’hommes d’armes. À Weymouth et à Portland ils ont commis descrimes et des rapts. Hier matin ils étaient à Cowes ; nousavons aperçu la fumée des maisons incendiées. Aujourd’hui ils ontmouillé près de Freshwater, et nous craignons fort qu’ils neviennent par ici et qu’ils ne causent des dommages terribles.

– Il nous est impossible de nousattarder, dit Sir Nigel en dirigeant son cheval vers la villetandis que le maire le suivait sur sa gauche. Le Prince nous attendà Bordeaux, et nous ne pouvons pas manquer le rassemblementgénéral. Néanmoins je vous promets que sur notre route noustrouverons le temps de passer du côté de Freshwater et de faire ensorte que ces coquins vous laissent en paix.

– Nous vous sommes bien obligés !s’écria le maire. Mais je ne vois pas, messire, comment sans navirede guerre vous pourrez les affronter. Avec vos archers au contrairevous pourriez fort bien tenir la ville et leur faire grand mals’ils tentaient de débarquer.

– Il y a là-bas une cogghe trèsconvenable, dit Sir Nigel. Il serait surprenant que n’importe quelvaisseau ne se transformât pas en navire de guerre sitôt mes hommesembarqués. Certes nous ferons comme je l’ai dit, et pas plus tardqu’aujourd’hui.

– Noble seigneur, intervint un homme auxtraits durs et aux cheveux hirsutes qui marchait de l’autre côté duchevalier et qui écoutait attentivement, avec votre permission jene doute pas de votre habileté dans les combats sur terre et dansle maniement de la lance, mais, sur mon âme, sur mer c’estdifférent ! Je suis le maître marinier de cette cogghejaune ; je m’appelle Goodwin Hawtayne. J’ai navigué depuis maplus tendre enfance. J’ai combattu les Normands, les Gênois, lesÉcossais, les Bretons, les Espagnols et les Maures. Je vous assure,messire, que mon bateau est trop léger et bien trop frêle, et quetout se terminera mal : nous aurons la gorge tranchée, ou nousserons vendus comme esclaves chez les Barbaresques.

– J’ai moi aussi quelque expérience debatailles navales, dit Sir Nigel, et je suis particulièrementheureux d’une si belle tâche en perspective. Je crois, mon bonmaître marinier, que vous et moi pourrons gagner beaucoup d’honneurdans cette affaire ; déjà je devine que vous êtes brave etsolide.

– Je n’aime pas cela, répondit l’autreavec entêtement. Par le saint nom de Dieu, je n’aime pascela ! Et pourtant Goodwin Hawtayne n’est pas homme à reculerquand ses camarades vont de l’avant. Sur mon âme, que je coule ouque je flotte, je tournerai l’étrave vers Freshwater Bay, et si monbon maître Witherton, de Southampton, n’aime pas ma manière degouverner son navire, il ira chercher un autre maîtremarinier !

Ils étaient arrivés tout près de la vieilleporte nord de la petite ville. Alleyne jeta un coup d’œil derrièrelui : les archers et les hommes d’armes avaient rompu leursrangs et ils se mêlaient aux pêcheurs et aux bourgeois dont lesvisages réjouis et les gestes chaleureux traduisaient lesoulagement qu’ils ressentaient. Dans la foule, parmi lesjustaucorps noirs et les surcots blancs, il aperçut des tachesrouges et bleues : c’étaient des guimpes et des châles defemmes. Aylward avait déjà une fille à chaque bras et prononçaitdes vœux alternés de fidélité, tandis que le gros John dominaitl’arrière-garde de sa taille majestueuse (non sans avoir assis surson épaule une petite fille joufflue qui caressait de son gracieuxbras blanc son casque étincelant). Mais à la porte le cortège futimmobilisé par un homme monstrueusement gras, qui se précipitaithors de la ville avec la fureur inscrite sur tous ses traits.

– Alors, monsieur le Maire ?rugit-il. Où sont les palourdes et les coquillessaint-Jacques ?

– Par Notre Dame, cher Sir Oliver,s’écria le maire, j’ai eu tant de choses en tête, avec cesscélérats si près de nous, que je n’y ai plus du tout songé.

– Des mots ! hurla l’autre. Vouscroyez peut-être que vous vous débarrasserez de moi avec des bellesphrases ? Je vous le répète : où en sont les palourdes etles coquilles saint-Jacques ?

– Mon cher seigneur, ne me bousculezpas ! cria le maire à son tour. Je suis un paisiblecommerçant, et je ne veux pas être interpellé de la sorte pour unesi petite affaire.

– Petite affaire ? Il a dit petiteaffaire ! Des palourdes et des coquilles saint-Jacques !Vous me conviez à votre table pour goûter aux spécialités de laville, et quand j’arrive c’est tout juste si on me dit bonjour etje trouve une table vide. Où est mon porte-lance ?

– Non, Sir Oliver ! s’exclama SirNigel en riant. Que votre colère s’apaise, puisqu’au lieu d’un platvous avez tout servi un vieil ami et compagnon !

– Par saint Martin de Tours ! criale gros chevalier dont la fureur se métamorphosa instantanément enjoie. N’est-ce pas mon cher petit coq de la Garonne ? Ah, mondoux cousin, que je suis heureux de cette rencontre ! Enavons-nous vu, ensemble !

– Oui, par ma foi, nous avons vu, desvaillants ! s’écria Sir Nigel, les yeux brillants. Et nousavons déployé nos pennons dans quelques belles escarmouches !Par saint Paul, nous avons connu en France de grandesjoies !

– Et des chagrins aussi. J’ai quelquesmauvais souvenirs de ce pays. Vous rappelez-vous ce qui nous advintà Libourne ?

– Non, je ne me rappelle pas que nousayons tiré l’épée à cet endroit.

– Voyons, voyons ! protesta SirOliver. Vous ne rêvez à rien d’autre qu’à des plates ou à desbassinets ! N’y a-t-il pas place en vous pour d’autres joiesplus douces ? Ah, aujourd’hui encore, je peux à peine enparler sans être ému ! Un feuilleté si merveilleux ! Despigeons si tendres ! Et du sucre dans la sauce au lieu desel ! Vous étiez ce jour à côté de moi, avec Sir Claude Latouret Lord de Pommers.

– Je m’en souviens, fit Sir Nigel enriant. Et je vous revois poursuivant le cuisinier dans la rue etmenaçant de mettre le feu à l’auberge. Par saint Paul, digne maire,mon vieil ami est un homme dangereux, et je crois que vous feriezbien de régler à l’amiable votre différend !

– Les palourdes et les coquillessaint-Jacques seront prêtes avant une heure, répondit le maire.J’avais prié Sir Oliver Buttesthorn de faire à ma modeste tablel’honneur de goûter aux spécialités dont nous tirons vanité, maispour dire vrai cette alerte de pirates a obscurci mon esprit et jesuis un peu distrait. Mais j’espère, Sir Nigel, que vous voudrezbien partager notre repas de none ?

– J’ai trop à faire, répondit Sir Nigel,car nous devons être à bord, hommes et chevaux, le plus tôtpossible. Combien de soldats avez-vous rassemblés, SirOliver ?

– Quarante-trois. Quarante sont desivrognes. Trois ne boivent que de l’eau. Je les ai tous fait passersur le bateau.

– Ils feraient bien d’avoir les idéesclaires, car j’ai de l’ouvrage à leur donner avant que le soleilsoit couché. J’ai l’intention, si cela vous convient, de risquerune attaque contre ces pirates normands et gênois.

– Les bateaux gênois transportent ducaviar et d’excellentes épices du Levant, dit Sir Oliver. Nouspourrions tirer un grand profit de cette expédition. Je vouscommande donc, maître marinier, dès que vous serez rentré à votrebord, de verser un casque d’eau de mer sur chacun de mesdrôles.

Sir Nigel quitta le gros chevalier et le mairede Lepe pour conduire la Compagnie au bord de l’eau ; despéniches furent utilisées pour le transbordement. Les uns après lesautres les chevaux furent hissés de force, soulevés des chalands etprécipités dans la profonde embelle de la cogghe jaune où desstalles d’écurie les attendaient. À cette époque les Anglaisétaient adroits et prompts pour ce genre d’opérations, car peu detemps auparavant Édouard avait embarqué cinquante mille hommes dansle port d’Orwell, avec leurs chevaux et leur équipement, enl’espace de vingt-quatre heures. Sir Nigel se fit si pressant surle rivage, Goodwin Hawtayne si efficace sur la cogghe, que SirOliver avait à peine englouti sa dernière palourde quand trompetteset tambours annoncèrent le branle-bas. Dans la dernière embarcationqui quitta la côte, les deux chevaliers s’assirent ensemble àl’arrière (ils formaient un couple bien curieux !) tandis queles rameurs avaient les pieds posés sur de grosses pierres que SirNigel voulait embarquer sur la cogghe. Une fois les pierres à bord,le navire déploya sa grand’voile ; elle était pourpre ;en son milieu un saint Christophe doré portait le Christ sur sonépaule. La brise soufflait, la voile se gonfla, le majestueuxvaisseau se souleva et plongea parmi les vagues bleues, sous lesapplaudissements de la foule sur le rivage. À gauche s’étendaitl’île verte de Wight dont les collines arrondies s’épaulaientjusqu’à l’horizon ; à droite c’était la côte boisée duHampshire. Au-dessus le ciel était bleu acier ; le soleild’hiver dardait de faibles rayons ; il faisait assez fraispour que le souffle des hommes se transformât en buée.

– Par saint Paul ! s’exclamagaiement Sir Nigel debout sur la poupe en regardant le rivage.C’est un pays qui vaut bien qu’on se batte pour lui ; mais ilserait dommage d’aller en France pour y chercher ce qu’on trouvechez soi. N’avez-vous pas vu un bossu avantl’embarquement ?

– Non, je n’ai rien vu, grommela SirOliver, car j’ai été délogé avec une palourde dans le gosier, sansavoir eu le temps de vider un gobelet de vin de Chypre.

– Je l’ai vu, messire, dit Terlake. Unvieillard avec une épaule plus haute que l’autre.

– Heureux présage ! commenta SirNigel. Nous avons aussi croisé une femme et un prêtre ; nousdevrions donc avoir de la chance. Qu’en dis-tu, Edricson ?

– Je ne sais pas, noble seigneur. LesRomains d’autrefois étaient un peuple très sage et pourtant ilsajoutaient foi à de tels présages. Les Grecs faisaient de même,ainsi que divers peuples de l’Antiquité réputés pour leurssciences. Mais aujourd’hui beaucoup de modernes se moquent desprésages.

– Il faut croire aux présages !intervint Sir Oliver Buttesthorn. Je me rappelle qu’un jour enNavarre il tonna alors que le ciel était sans nuages. Nouscomprîmes qu’un malheur n’était pas loin, et nous n’eûmes paslongtemps à attendre. Treize jours après, un cuissot de venaisonfut volé par des loups à la porte même de ma tente, et le même jourdeux flacons de vin vieux tournèrent à l’aigre.

– Vous pouvez aller chercher en bas monéquipement, dit Sir Nigel à ses écuyers. Et aussi, s’il vous plaît,celui de Sir Oliver. Nous l’endosserons ici. Vous aurez ensuite àvous équiper ; car aujourd’hui vous entrerez, je l’espère,très honorablement dans la carrière de la chevalerie et vous vousaffirmerez des écuyers dignes et vaillants. Et maintenant, SirOliver, prenons nos dispositions : vous plairait-il de lesordonner, ou préférez-vous que je m’en charge ?

– Vous, mon petit coq, vous ! ParNotre Dame, je n’ai rien d’un poulet, mais je ne prétends pas ensavoir autant sur la guerre que l’ex-écuyer de Sir Walter Manny.Réglez l’affaire comme vous l’entendez.

– Votre pennon flottera donc sur l’avant,et le mien sur la poupe. Je vous donne vos quarante hommes pourl’avant, plus quarante archers. Quarante hommes, plus mes hommesd’armes et mes écuyers se posteront sur la poupe. Dix archers, avectrente marins sous la direction du maître marinier, pourront tenirl’embelle, tandis que dix grimperont sur la vergue avec des pierreset des arbalètes. Cela vous plaît-il ?

– Beaucoup, par ma foi ! Mais voicimon armure. Il faut que je prenne mon temps, car je ne l’endosseplus aussi facilement que lorsque je partis pour ma premièreguerre.

Pendant ce dialogue la fièvre des préparatifss’était emparée de la cogghe. Les archers formaient de petitsgroupes sur le pont ; ils mettaient à leurs arcs des cordesneuves et vérifiaient leur solidité sur les coches. Aylward etquelques vétérans distribuaient recommandations et conseils.

– Sous les armes, cœurs d’or !disait le vieil archer en allant de groupe en groupe. Par ma garde,ce voyage commence bien ! Gardez en mémoire le vieux dicton dela Compagnie.

– Lequel, Aylward ? interrogèrentplusieurs soldats appuyés sur leur arc et riant de bon cœur.

– « C’est le refrain du maîtrearcher : l’arc bien courbé, la flèche bien envoyée, la tigebien cochée, la corde bien bandée. » Avec ce refrain en tête,un brassart sur la main gauche, un gant de tir sur la main droiteet un farthing de cire dans la ceinture, que peut désirer de plusun archer ?

– Quatre farthings de vin sous saceinture, dit Hordle John.

– Le travail d’abord, le vin ensuite, moncamarade ! Mais il est temps que nous prenions nos places, caril me semble qu’entre les rochers de l’Aiguille et les falaisesd’Alum j’aperçois les mâts des galères. Hewett, Cook, Johnson,Cunningham, vos hommes garderont la poupe. Thornbury, Walters,Hackett, Baddlesmere, allez avec Sir Oliver à l’avant. Simon, turestes avec le pennon de notre chef.

Rapidement les soldats obéirent et secouchèrent à plat ventre sur le pont, car tel était l’ordre de SirNigel. Près de la proue était plantée la lance de Sir Oliver avecses armes (une tête de sanglier sur champ d’or). Près de la poupeBlack Simon se tenait avec le pennon de la maison de Loring. Dansl’embelle étaient rassemblés les marins de Southampton :c’étaient des hommes robustes et à cheveux longs ; ils avaientretiré leurs justaucorps, serré leurs ceintures, et ils avaient àla main une épée, une masse ou une hache d’armes. Leur chef,Goodwin Hawtayne, causait sur la poupe avec Sir Nigel Loring ;ses yeux allaient constamment de la voile bien gonflée aux deuxmatelots qui tenaient la barre.

– Passez le mot, dit Sir Nigel, quepersonne ne se relève ou ne décoche une flèche avant le signal demes trompettes. Il vaudrait mieux que nous ayons l’air d’un naviremarchand de Southampton qui fuirait devant eux.

– Nous ne tarderons pas à les voir, ditle maître marinier. Tenez ! N’avais-je pas raison ? Lesvoici, ces vipères d’eau, dans la baie de Freshwater. Et regardezlà-bas : cette fumée signale l’endroit où ils ont accompli dela vilaine besogne. Voyez : ils nous ont aperçu, leurs canotsregagnent les galères, ils rappellent leurs hommes à bord… Ils ontlevé l’ancre. On dirait des fourmis sur le gaillard d’avant !Ils se penchent, ils rentrent les amarres. Oh, ce sont de bonsmarins ! Mon cher seigneur, je me demande si l’entreprisen’est pas trop forte pour nous. Ces deux navires sont desgalères ; de grosses galères, des galères rapides !

– Je voudrais posséder vos yeux, fit SirNigel qui regardait désespérément vers les bateaux pirates. Cesgalères me font bonne impression, et je crois que nous retireronsun grand plaisir de notre rencontre. Il serait préférable de passerle mot que nous ne ferons et ne recevrons pas quartier aujourd’hui.Avez-vous un prêtre ou un religieux à bord, maîtreHawtayne ?

– Non, mon noble seigneur.

– Oh ! c’est sans grande importancepour ma Compagnie car mes hommes se sont tous confessés et ont étéabsous avant notre départ de Twynham ; et le Père Christopherdu prieuré m’a donné sa parole qu’ils étaient en état d’aller auCiel aussi bien qu’en Gascogne. Mais j’ai des doutes en ce quiconcerne les hommes de Winchester de Sir Oliver : ils neparaissent guère pieux. Passez le mot pour que les soldatss’agenouillent, et que les sous-officiers leur répètent lepater, l’ave et le credo.

Dans un grand bruit d’armes, les rudes archerset marins s’agenouillèrent, baissèrent la tête et joignirent lesmains pour écouter les prières dites par leurs chefs desections ; un grand nombre d’archers avaient tiré de leurtunique des amulettes et des reliques ; ceux qui possédaientun trésor encore plus sanctifié le faisaient passer à leurscamarades afin qu’en le baisant ils en retiennent la vertu.

La cogghe jaune s’était maintenant échappéedes eaux resserrées de la Solent pour rouler sur les bossesmouvantes de la haute mer. Le vent d’est était frais,coupant ; la grande voile s’arrondissait, couchait lenavire ; l’eau sifflait sous sa rambarde sous le vent. Largeet lourde, la cogghe sautillait de vague en vague, enfonçait sonétrave dans les lames bleues, projetait des flocons d’écume quiéclaboussaient le pont. À bâbord, les deux galères noires avaientdéjà déployé leurs voiles et s’élançaient de la baie de Freshwaterpour lui donner la chasse. Leur double rangée d’avirons devait leurpermettre de rattraper n’importe quel voilier. La cogghe étaithaute et ronde. Longues, noires, rapides étaient les galères despirates : elles faisaient penser à deux loups efflanqués etféroces qui auraient vu passer un cerf majestueux non loin de leurrepaire.

– Faisons-nous demi-tour, nobleseigneur ? Ou continuons-nous tout droit ? demanda lemaître marinier qui regardait derrière lui avec des yeuxanxieux.

– Non, il faut continuer tout droit etjouer le rôle d’un navire marchand qui refuse le combat.

– Mais vos pennons ? Ils verront quenous avons deux chevaliers à bord.

– Il ne serait pas loyal ni conforme àl’honneur d’un chevalier d’abaisser les pennons. Laissez-lesplantés où ils sont. Ils croiront que nous sommes un transport devins pour la Gascogne, ou que nous portons les balles de coton d’unmarchand de tissus. Ma foi, comme ils sont rapides ! Ilsfondent sur nous comme deux autours sur un héron. N’y a-t-il pas unsymbole ou un dessin sur leurs voiles ?

– Celle de droite, répondit Edricson,semble arborer une tête d’Éthiopien.

– C’est l’emblème de Tête-Noire leNormand ! s’écria le maître marinier. Je l’ai déjà vu unefois, quand il nous a harcelés à Winchelsea. C’est un hommeterriblement grand et gros, qui n’épargne ni femmes, ni enfants, nianimaux. On dit qu’il est fort comme six. Certes il a bien lescrimes de six sur la conscience. Regardez les pauvres diables quise balancent au bout de sa vergue !

À chaque extrémité de la vergue, en effet, unhomme était pendu ; à chaque embardée de la galère son corpsdansait et sautait comme celui d’un pantin grotesque.

– Par saint Paul ! fit Sir Nigel.Avec le secours de saint Georges et de Notre Dame, ce serait bienétrange si notre ami à tête noire ne se balançait pas au mêmeendroit avant d’avoir vieilli de quelques heures. Qu’y a-t-il surl’autre galère ?

– La croix rouge de Gênes.Barbe-en-Pointe est un capitaine très remarquable ; il prétendqu’il n’existe pas de marins ni d’archers au monde comparables àceux qui servent le doge.

– Nous lui prouverons le contraire, ditpaisiblement Sir Nigel.

– Il serait préférable, poursuivitGoodwin Hawtayne, de ne pas attendre qu’ils soient trop près pourrelever les mantelets et les pavois qui nous protégeront contreleurs flèches.

Il cria un ordre ; les marins levèrentles mantelets et les pavois et les fixèrent avec une silencieusepromptitude. Les trois ancres de la cogghe furent ramenées, aucommandement de Sir Nigel, dans l’embelle et attachées au mât avecun jeu de huit mètres de câble, chacune sous la garde de quatrematelots. Huit autres reçurent des sacs de cuir pleins d’eau afind’éteindre les flèches enflammées qui pourraient tomber àbord ; d’autres enfin furent dirigés sur le mât ets’installèrent sur la vergue pour projeter des pierres ou descarreaux si l’occasion s’en présentait.

– Il faut les munir de tout ce qui estlourd et pesant sur le bateau, précisa Sir Nigel.

– Alors il faut leur envoyer Sir OliverButtesthorn, dit Ford.

Le chevalier le regarda d’un air qui effaça lesourire sur ses lèvres.

– Un écuyer à mon service, dit-il, neplaisantera jamais un haut et puissant chevalier !…

Son visage se détendit, et ilajouta :

– … Je sais qu’il ne s’agit que d’unegaminerie sans méchanceté. Cependant je m’acquitterais mal de mondevoir envers ton père si je ne t’enseignais pas à châtier talangue.

– Ils vont nous aborder chacun sur unflanc, messire ! cria le maître marinier. Voyez : ils seséparent ! Le Normand a un mangonneau ou un tromblon sur legaillard d’avant. Voyez : ils pèsent sur les leviers !Ils vont lâcher leur coup !

– Aylward ! appela le chevalier.Choisis tes trois meilleurs archers et tâche de les empêcher debien viser. Je pense qu’ils sont à portée d’une longue flèche.

– Trois cent quarante pas ! estimal’archer d’un coup d’œil. Par les os de mes dix doigts, ce seraitbien malheureux si nous ne faisions pas mouche à cette distance.Ici, Watkin de Sowley, Arnold, Long Williams ! Montrons à cesdrôles ce que valent des archers anglais !

Les trois archers interpellés se levèrent etse placèrent à l’extrémité de la poupe ; ils se tinrent enéquilibre sur leurs pieds largement écartés, ils levèrent leursarcs, ils amenèrent les fers de flèche de niveau avec le centre dela tige de l’arc.

– Tu es le plus sûr, Watkin, dit Aylwardqui avait mis une flèche sur sa corde. Occupe-toi du bandit àcoiffe rouge. Vous deux, descendez l’homme au casque. Je me tiensprêt si vous le manquez. Ma foi, ils vont lâcher leur coup. Tirez,mes garçons, sinon ce sera trop tard !

La foule des pirates s’était éloignée de lagrande catapulte de bois ; deux hommes seuls demeurèrent pourla manœuvrer. L’un d’eux, coiffé d’un bonnet rouge, se penchaau-dessus d’elle et immobilisa le gros roc qui était posé sur lebout du long levier en forme de cuiller. L’autre tenait la bouclede la corde qui devait libérer la décharge et expédier en l’air leprojectile. L’espace d’une seconde leurs silhouettes se détachèrentnettement sur la voile blanche en arrière-plan ; une secondeplus tard, le pirate au bonnet rouge s’affalait en travers de lapierre, avec une flèche entre les côtes, tandis que son camarade,touché à la jambe et à la gorge, se tordait sur le sol. En tombantil avait lâché la corde, et la grosse poutre de bois, tournant avecune force terrible, projeta le corps du pirate au bonnet rouge siprès de la cogghe qu’elle eut sa proue ensanglantée par des membrestordus et disloqués ; quant à la pierre, elle ricochaobliquement pour retomber à mi-chemin entre les navires. Unetempête de bravos et de rires s’éleva chez les archers et lesmarins. Un cri de rage fut la réponse des poursuivants.

– Couchez-vous maintenant, mesenfants ! cria Aylward en agitant sa main gauche. Ils ontappris la sagesse. Ils lèvent pavois et mantelets. Avant longtempsnous pourrions bien entendre siffler à nos oreilles certainsoiseaux de ma connaissance !

Chapitre 16Comment la cogghe jaune se battit contre les deuxbateaux-pirates

Les trois navires avaient rapidement viré versl’ouest. La cogghe était toujours en tête, mais l’écart diminuaitrégulièrement entre elle et les pirates. À gauche l’océans’étendait jusqu’à l’horizon : pas une voile en vue. Déjàl’île n’était plus qu’un nuage derrière eux, tandis que juste enface se trouvait le cap St. Alban, avec Portland noyé dans labrume. Alleyne se tenait près de la barre ; il regardait lespoursuivants ; le vent frais lui glaçait le visage, agitaitses boucles blondes rebelles au bassinet ; il avait les jouesrouges et les yeux brillants ; dans ses veines le sang de centancêtres saxons commençait à s’échauffer.

– Qu’était cela ? murmura-t-il.

Il avait cru entendre une voix sifflante,aiguë, chuchoter à son oreille. L’homme de barre sourit et allongeale pied pour lui montrer un carreau d’arbalète, lourd et court, quis’était fiché dans les planches et qui vibrait encore. Au mêmeinstant le matelot tomba sur les genoux et s’écroula sans vie surle pont ; une plume tachée de sang était piquée sur son dos.Alleyne se pencha pour le relever ; l’air lui sembla tout àcoup rempli du zip-zip des flèches ; il les entendit fouetterle pont ; il pensa à des pommes tombant d’un pommiersecoué.

– Levez deux mantelets de plus à lapoupe ! commanda tranquillement Sir Nigel.

– Un autre homme à la barre ! criale maître-timonier.

– Amuse-les avec dix de tes hommes,Aylward ! dit le chevalier. Et que dix des archers de SirOliver en fassent autant avec les Gênois. Je ne tiens pas encore àleur montrer toute notre force.

Dix archers choisis par Aylward se rangèrenten ligne sur le pont. Les jeunes écuyers qui ignoraient tout de laguerre prirent là une belle leçon ; ces vieux soldats étaientméthodiques et froids, ils obéissaient avec une promptitudemerveilleuse, ils manœuvraient à dix comme un seul homme. Leurscamarades, accroupis sous la rambarde, ne ménagèrent à mi-voix niles plaisanteries ni les conseils.

– Plus haut, Wat ! Mets-y tout tonpoids, Will ! N’oublie pas le vent, Hal !

Ainsi murmurait le chœur, que dominaient lebruit sec des cordes, le sifflement des flèches, et le bref :« Placez la flèche ! Cochez la flèche ! Tirezensemble ! » du maître-archer.

Ce fut au tour des mangonneaux de se mettre àl’ouvrage ; ils étaient si bien couverts et protégés sur lesgalères que, sauf au moment de la décharge, ils étaient invisibles.Un gros bloc de pierre brun tiré de la galère gênoise déchira l’airau-dessus de leurs têtes et tomba dans le creux d’une vague. Unautre, tiré par les Normands, siffla dans l’embelle, fracassa ledos d’un cheval et troua le flanc de la cogghe. Deux autres,projetés en même temps, arrachèrent un grand morceau du saintChristophe sur la voile et balayèrent trois des hommes d’armes deSir Oliver sur le gaillard d’avant. Le maître marinier tourna versle chevalier un visage soucieux.

– Ils gardent leurs distances, dit-il.Nos archers sont trop forts pour eux ; ils ne se rapprocherontpas. Comment nous défendre contre des pierres ?

– Je pense que nous pouvons les appâter,répondit gaiement le chevalier.

Il passa un ordre aux archers qui tiraient.Instantanément cinq d’entre eux levèrent une main et tombèrentprostrés sur le pont ; un autre avait déjà été tué par uneflèche ; il n’en restait plus que quatre debout.

– Voilà qui devrait les encourager !fit Sir Nigel.

Il observait les galères ; leurs avironsbattaient l’eau avec lenteur.

– Ils ne se décident pas encore !cria Hawtayne.

– Alors, deux de plus ! cria lechef. Cela suffira. Ma foi, ils mordent à l’hameçon avec unevoracité de petits goujons. À vos armes, soldats ! Le pennonderrière moi, et les écuyers autour du pennon. Tenez bien lesancres dans l’embelle, et soyez prêts à les lancer ! Àprésent, sonnez, trompettes ! Et que la bénédiction de Dieuprotège les honnêtes gens !

Tandis qu’il parlait, un grondement de voix etun roulement de tambours s’élevèrent des deux galères ;aussitôt l’eau fut métamorphosée en écume sous les coups cinglants,précipités, d’une centaine d’avirons. Les bateaux-pirates seruaient enfin à l’abordage, l’un à droite, l’autre à gauche ;les flancs et les haubans étaient noirs de monde, hérissés d’armes.En groupes serrés, des hommes étaient suspendus aux gaillardsd’avant, prêts à sauter. Il y avait des blancs, des jaunes, desbistrés, des noirs, des Norvégiens blonds, des Italiens basanés,des pirates du Levant, des Maures venus des États barbaresques, desoriginaires de tous pays qu’animait une égale férocité de fauves.Les bandits se déversèrent en hurlant sur les deux côtés du naviremarchand sans défense.

Mais plus sauvage encore fut leur deuxièmecri, plus perçant, plus aigu, quand émergèrent de l’ombre dessilencieuses rambardes les archers anglais ; les flèchesouvrirent une brèche terrible dans la masse des assaillantsdécontenancés. Des flancs plus hauts de la cogghe, les archerspouvaient tirer droit vers le bas, et à une distance si courtequ’ils transperçaient immanquablement les cottes de mailles et lesboucliers. Alleyne avait vu la poupe de la galère remplie desilhouettes bondissantes, de bras qui s’agitaient, de visagesexultants ; une seconde suffit pour transformer ce décor enabattoir : les corps s’entassèrent les uns sur lesautres ; les survivants s’abritèrent derrière les cadavres.Les marins qu’avait désignés Sir Nigel avaient jeté leurs ancressur les galères ; les trois navires, comme dans une étreintede fer, embardaient lourdement sur la houle.

Alors commença une bataille acharnée, féroce,l’une des mille batailles ignorées des chroniqueurs et des poètes.Au long des siècles, sur toutes ces eaux du sud, des inconnus ontlutté dans des endroits inconnus ; pour tout monument ils ontune côte protégée et un arrière-pays intact.

De l’avant à l’arrière les archers avaientnettoyé les ponts des galères. Mais les pirates s’étaient déversésdans l’embelle de la cogghe ; là marins et archers furentrepoussés et il s’ensuivit un tel corps à corps qu’il devintimpossible aux archers anglais du dessus de secourir leurscamarades en décochant leurs flèches. La mêlée fut sauvage :l’épée et la hache se levaient, retombaient ; Anglais,Normands, Italiens vacillaient et tournoyaient sur un pont encombréde cadavres et poisseux de sang. Le cliquetis des armes, leshurlements des blessés, le cri bref des insulaires, les appelsfarouches des écumeurs des mers s’entrecroisaient dans un vacarmeétourdissant. Tête-Noire, le géant qui dominait ses compagnons dela tête et qui était entièrement recouvert de plates à touteépreuve dirigeait ses pirates ; il brandissait une énormemasse d’armes qu’il abattait sur tous ceux qui s’attaquaient à lui.Sur l’autre bord Barbe-en-Pointe, de taille minuscule mais trèslarge d’épaules avec de longs bras, s’était taillé un cheminpresque jusqu’au mât ; soixante Gênois le suivaient. Prisentre deux tenailles formidables, les marins se replièrent et seregroupèrent au pied du mât, encerclés par les assaillants.

Mais l’aide était proche. Sir OliverButtesthorn et ses hommes d’armes déboulèrent du gaillard d’avant,tandis que Sir Nigel avec ses trois écuyers, Black Simon, Aylward,Hordle John et une vingtaine d’hommes surgissait de l’arrière pourse lancer au plus épais du combat. Alleyne, comme son devoir le luicommandait, ne quittait pas son maître des yeux, le suivait commeson ombre. Il avait déjà entendu exalter les prouesses de Sir Nigelet l’habileté avec laquelle il maniait toutes ses armes dechevalier, mais ce qu’il vit ce jour-là dépassa tous les récits,tant le sang-froid et la rapidité de son seigneur faisaientmerveille. C’était comme s’il était possédé d’un démon ; ilsautait à droite, il sautait à gauche, il poussait une pointe, ilparait avec son écu les coups qu’il rendait avec sa lame, ilvirevoltait sous le balancement d’une hache, il bondissaitpar-dessus le moulinet d’une épée ; il se montrait si vif, siimpromptu, que le soldat qui se préparait à lui assener un coup letrouvait à six pas de lui avant qu’il eût pu abattre son bras. Ilavait tué trois pirates, et il avait blessé Barbe-en-Pointe au couquand Tête-Noire sauta sur lui en l’attaquant de biais d’unterrible coup de sa masse d’armes, Sir Nigel se baissa pourl’éviter et, au même moment, poussa une botte en direction duGênois, mais son pied glissa dans une mare de sang et il tombalourdement. Alleyne bondit pour affronter le Normand ; hélas,son épée vola en éclats et il s’effondra sous un deuxième coup dela masse d’armes. Avant que le chef des pirates eût eu le temps defrapper une troisième fois, la main de fer de John s’abattit surson poignet : pour une fois Tête-Noire trouva son maître.Luttant de toutes ses forces pour libérer son arme, il ne putempêcher Hordle John de lui tordre lentement le bras jusqu’à ceque, dans un craquement sec, le membre devînt mou et flasque ;la masse d’armes s’échappa de cette main privée de vie. En vaintenta-t-il de la ramasser de l’autre main : son ennemi pesasur lui, le courba en arrière jusqu’à ce que, dans un rugissementde douleur et de fureur, le géant s’écroulât de tout son long surle pont : la lueur d’un couteau devant les barres de soncasque l’avertit qu’au moindre geste sa confession et l’absolutionseraient brèves.

Découragés par la perte de leur chef, lesNormands se replièrent ; ils ralliaient maintenant par-dessusles rambardes leur propre galère, sautant douze à la fois sur lepont. Mais l’ancre la retenait dans ses griffes recourbées, et SirOliver, à la tête de cinquante hommes, les pourchassait. À présentles archers avaient le champ libre pour décocher leurs flèches. Àprésent aussi les marins sur la vergue de la cogghe pouvaientprojeter leurs grosses pierres ; elles vinrent s’écraser surles pirates en déroute qui couraient en sacrant et en jurant,plongeaient sous la voilure, s’accroupissaient derrière lesbouts-dehors, se pelotonnaient dans les coins tels le lapin quandle furet est sur lui. L’époque ne se prêtait pas àl’indulgence : si l’honnête soldat, trop pauvre pour payerrançon, n’avait aucune chance de salut sur le champ de bataille,quelle pitié pouvait s’exercer en faveur de ces écumeurs, ennemisdu genre humain, pris en flagrant délit de crime ?

Sur l’autre bord le combat avait changé detournure. Barbe-en-Pointe et ses hommes avaient dû reculer sous lapression de Sir Nigel, Aylward, Black Simon et des soldats de lapoupe. Les Italiens battaient en retraite pied à pied ;Barbe-en-Pointe avait son armure ruisselante de sang, son bouclierfendu, la crête de son casque arrachée, la voix enrouée. Pourtantil faisait front avec un courage indomptable, poussant une botte,sautant en arrière, sûr de ses pieds comme de sa main ; quandil ferraillait, il s’attaquait à trois adversaires à la fois.Ramené jusque sur le pont de son propre navire et suivi de près parune douzaine d’Anglais, il rompit brusquement devant sesassaillants, descendit le pont en courant, remonta sur la cogghe,coupa le cordage qui retenait l’ancre, et retomba au milieu de sesarbalétriers ; le tout en un instant. Aussitôt les marinsgênois prirent appui avec leurs avirons sur le flanc de lacogghe ; un écart grandissant se creusa entre les deuxnavires.

– Par saint Georges ! cria Ford.Nous sommes coupés de Sir Nigel.

– Il est perdu ! gémit Terkale.Sautons pour le rejoindre !

Les deux jeunes écuyers sautèrent d’un élandésespéré vers la galère qui dérivait. Les pieds de Fordatteignirent le bord de la rambarde ; il se rattrapa à unecorde et se projeta sur le pont. Terlake sauta trop court : ilvint s’écraser entre les avirons et coula. Alleyne, titubant,voulut aussi se précipiter, mais Hordle John le retint par laceinture.

– Tu peux à peine te tenir debout, mongars ! Encore moins sauter. Regarde : le sang coule souston bassinet.

– Ma place est auprès du drapeau !s’écria Alleyne en cherchant à se dégager.

– Reste ici. Il te faudrait des ailespour arriver aux côtés de Sir Nigel !

Les navires étaient maintenant séparés par untel écart que les Gênois pouvaient déployer leurs avirons et ramerà l’aise ; la galère s’écarta rapidement.

– Mon Dieu, mais c’est une splendidebagarre ! cria le gros John en battant des mains. Ils ontdéblayé toute la poupe ! Ils sautent dans l’embelle !Bien frappé, messire ! Joli coup, Aylward ! Regarde BlackSimon, comme il fonce sur les marins ! Mais ce Barbe-en-Pointeest un brave. Il rallie ses hommes sur le gaillard d’avant. Il atué un archer. Ah ! Notre cher seigneur est sur lui. Regardecela, Alleyne ! Regarde ce tourbillon, ces éclairs !

– Par le Ciel, Sir Nigel est àterre ! cria l’écuyer.

– Il est debout ! rugit John.C’était une feinte. Il le fait reculer. Il le pousse sur le côté.Ah, par Notre-Dame, il l’a transpercé d’un coup d’épée ! Ilsdemandent merci. La croix rouge est amenée, et Simon hisse lesroses de Sir Nigel !

La mort du chef gênois mit effectivement unterme à la résistance. Sous un tonnerre d’acclamations jaillies dela cogghe et des galères, le pennon à pointe flotta bientôt sur legaillard d’avant, et la galère, faisant demi-tour, revint vers lacogghe.

Les deux chevaliers se retrouvèrent sur lacogghe ; les grappins avaient été retirés ; les troisnavires manœuvrèrent de front. Pendant toute la durée de labataille, Alleyne avait entendu la voix de Goodwin Hawtayne, lemaître marinier, avec ses incessants : « À labouline ! Larguez la toile ! » Il fut surpris devoir la rapidité avec laquelle les matelots souillés de sangpassèrent du combat à la manœuvre. À présent le nez de la coggheétait dirigé vers la France, et le maître marinier arpentait lepont, aussi pacifique qu’un vrai maître marinier.

– La cogghe a subi de gros dégâts, SirNigel ! fit-il. Voici un trou dans le côté : il a biendeux aunes de large. La voile est déchirée au centre. Le bois estaussi rasé que le crâne d’un religieux. Je ne sais pas trop ce queje dirai à maître Witherton quand je le reverrai.

– Par saint Paul ! s’exclama SirNigel. Il serait bien triste que notre ouvrage d’aujourd’hui vousattire des ennuis ! Vous ramènerez ces galères et maîtreWitherton pourra les vendre. Sur cette vente il prendra ce qui luisera nécessaire pour la réparation des dégâts, et il gardera lereste jusqu’à notre retour afin que chaque homme ait sa part. J’aifait le vœu à la Vierge de placer dans la chapelle du prieuré unestatue en argent de quinze pouces de haut, puisqu’il lui a étéagréable que je prenne le dessus sur ce Barbe-en-Pointe qui,d’après ce que j’ai vu de lui, m’a paru être un gentilhomme aussiintelligent que vaillant. Mais comment te sens-tu,Edricson ?

– Ce n’est rien, mon bon seigneur !répondit Alleyne en desserrant son bassinet qui avait craqué sousle coup du Normand.

Mais bien que ce ne fût rien, il fut prisd’une faiblesse et tomba sur le pont, le sang s’échappant par sesnarines et sa bouche.

– Il reviendra bientôt à lui, dit lechevalier qui s’était penché et avait promené ses doigts parmi lescheveux bouclés. J’ai perdu aujourd’hui un écuyer très courageux ettrès aimable. Je supporterais mal d’en perdre un deuxième. Combiend’hommes avons-nous perdu au total ?

– Nous avons perdu, répondit Aylward,sept hommes de Winchester, onze marins, votre écuyer le jeunemaître Terlake, et neuf archers !

– Et les autres ?

– Tous tués. Sauf le chevalier normandqui est derrière vous. Que désirez-vous que nous fassions delui ?

– Il sera pendu à sa propre vergue, ditSir Nigel. J’en avais fait le vœu ; il sera tenu.

Encadré par deux solides archers, le chefpirate se tenait à côté de la rambarde, une corde autour de sesbras. Aux mots de Sir Nigel il sursauta et sa figure basanée devintgrise.

– Comment, seigneur chevalier ?s’écria-t-il en mauvais anglais. Que dites-vous ? Pendu ?La mort d’un chien ! Pendu !

– C’est mon vœu ! déclara brièvementSir Nigel. D’après ce que je crois, vous vous souciez peu de pendreles autres ?

– Des paysans, des bas roturiers !cria le Normand. Pour eux c’était une mort convenable. Mais leseigneur d’Andelys, avec du sang de rois dans les veines, c’estincroyable !

Sir Nigel pivota sur ses talons, pendant queles matelots passaient une corde autour du cou du pirate. Quandcelui-ci sentit la corde, il s’arracha aux liens qui le retenaient,bouscula l’un des archers qui tomba et, saisissant l’autre par lataille, sauta avec lui dans la mer.

– Par ma garde, il a disparu ! criaAylward. Ils ont coulé ensemble comme une seule pierre !

– Je n’en suis pas mécontent, réponditSir Nigel. Car mon vœu m’interdisait de le relâcher, mais j’estimequ’il s’est comporté en gentilhomme très honorable et trèsdébonnaire.

Chapitre 17Comment la cogghe jaune franchit la barre de la Gironde

Pendant deux jours la cogghe jaune futgentiment poussée par un vent de nord-est, et au matin du troisièmejour l’île d’Ouessant se détacha de l’horizon embrumé. Vers midiune ondée survint et le vent tomba. Mais une brise se leva avant lachute du jour, et Goodwin Hawtayne remit cap au sud. Le lendemainmatin la cogghe dépassait Belle-Isle ; elle rencontra touteune flotte de bateaux de transports qui revenaient de Guyenne. SirNigel Loring et Sir Oliver Buttesthorn suspendirent aussitôt leursécus sur le flanc du navire et déployèrent leurs pennons comme levoulait l’usage ; ils observèrent avec beaucoup d’intérêt lesarmes qui répondirent aux leurs : elles leur apprenaient lesnoms des gentilshommes contraints par la maladie ou des blessuresd’abandonner le Prince à un moment décisif.

Ce soir-là un grand nuage marron surgit del’ouest, et Goodwin Hawtayne plissa le front. Il y avait dequoi : un tiers de son équipage avait été tué, et la moitiédes marins valides se trouvait à bord des galères ; avec unbateau endommagé, il ne se sentait pas équipé pour affronter unetempête et des coups de roulis comme il y en a souvent dans cesparages. Toute la nuit le vent souffla par de brefs à-coupscapricieux ; chaque fois la grande cogghe se couchait jusqu’àce que l’eau vînt recouvrir la rambarde sous le vent. Comme labrise fraîchissait encore, la vergue fut abaissée au matin àmi-hauteur du mât. Alleyne, affreusement malade et affaibli, sehissa sur le pont : il avait encore la tête toute meurtrie ducoup qu’il avait reçu, mais il préféra le pont inondé et oscillantaux bruyants cachots qui servaient de cabines et que hantaient lesrats. Se cramponnant comme il le put, il contempla avecémerveillement les rangées de vagues noires coiffées d’une crêted’écume et qui roulaient sans fin de l’ouest, inépuisables. Unénorme nuage sombre, parsemé de taches livides, s’étendait sur toutl’horizon marin ; de longues banderoles déchiquetées leprécédaient en tournoyant. Loin derrière la cogghe, les deuxgalères peinaient ; elles plongeaient entre les lames jusqu’àce que leurs vergues fussent au niveau des vagues, puis elles sesoulevaient si haut que les avirons et les cordages se détachaientnettement sur le fond noir du ciel. Sur la gauche, la terre plates’allongeait en une ligne confuse, marquée ici ou là par une tacheplus sombre qui indiquait un cap ou un promontoire. La terre deFrance !… Ces mots résonnaient dans les oreilles des jeunesAnglais comme une sonnerie de bugle. La terre où leurs pèresavaient répandu leur sang, la patrie de la chevalerie et desexploits chevaleresques, le pays des braves, des femmes élégantes,des résidences princières, des sages, des raffinés et des saints…Elle était là, la terre de France, si tranquille, toute grise sousles nuages lourds. Il était là, le royaume des valeurs nobles et decertaines turpitudes, le théâtre où un nouveau nom pouvaits’affirmer, où une vieille réputation pouvait se corrompre.L’écuyer porta à ses lèvres le voile vert, et il prononçaintérieurement le vœu que si le courage, la valeur et la bonnevolonté pouvaient le hausser auprès de sa dame, seule la mortpourrait alors l’en éloigner. Ses pensées vagabondaient encore dansles bois de Minstead et dans la vieille armurerie du château deTwynham, quand la voix du maître-marinier les ramena vers la baiede Biscaye.

– Par ma foi, jeune seigneur, dit-il,vous avez la figure aussi longue que le diable à un baptême !Je ne saurais m’en étonner, car j’ai navigué sur ces mers quand jen’étais pas plus haut que ça, et pourtant jamais n’ai-je vu plusmenaçante promesse d’une mauvaise nuit.

– Non, j’avais autre chose en tête !répondit l’écuyer.

– Tout le monde a autre chose entête ! s’exclama Hawtayne d’une voix amère. Que le maîtremarinier se débrouille ! C’est l’affaire du maître marinier.Tout repose sur le bon maître Hawtayne ! Jamais on n’a tantcompté sur moi depuis que j’ai sonné la trompe et montré mespapiers à la porte ouest de Southampton !

– Qu’est-ce qui ne va pas, donc ?interrogea Alleyne.

– Ce qui ne va pas ? Me voici avecla moitié de mes matelots et un trou dans le bateau là où cettemaudite pierre du diable nous a frappés ; trou assez largepour y faire passer la veuve du gros Normand ! Pour l’instant,ça va assez bien, mais je voudrais que vous me disiez comment çaira tout à l’heure. Nous nagerons dans l’eau salée, et nousresterons dans la saumure jusqu’à ce que nous ressemblions à desharengs en barils.

– Qu’en dit Sir Nigel ?

– Il est en bas à regarder la cotted’armes de l’oncle de sa mère. « Ne me dérangez pas pour desbagatelles ! » voilà tout ce que j’ai pu tirer de lui.Quant à Sir Oliver : « Une friture dans l’huile, arroséede Gascogne ! » m’a-t-il commandé, et il s’est emportéparce que je n’étais pas cuisinier. Je suis allé voir les archers.Malédiction ! Ils ont été pires que les autres.

– Ils n’ont pas voulu vousaider ?

– Non. Il y en a une vingtaine autourd’une planche avec celui qu’on appelle Aylward et le grand rouquinqui a démis le bras du Normand, et le noiraud de Norwich ; ilsagitent leurs dés dans un gantelet d’archer, faute de cornet. J’aidit : « Le navire ne va pas tenir longtemps, mesmaîtres. » Le noiraud m’a répondu : « C’est tonaffaire, vieille tête de cochon ! » Et Aylward :« Le diable t’emporte ! » Et le gros rouquin, d’unevoix aussi forte que le claquement d’une voile : « Uncinq, un quatre, j’empoche ! » Écoutez-les maintenant,jeune seigneur, et dites-moi si je vous ai menti.

Dominant le fracas de la tempête et lesgémissements du bois, une volée de jurons et un rugissement de joies’échappèrent du gaillard d’avant où étaient réunis lesjoueurs.

– Puis-je vous être utile ? s’enquitAlleyne, dites-moi ce qu’il faut faire, et je le ferai si deuxmains suffisent.

– Non, non ! Votre tête est encorepeu solide, et ma foi vous l’auriez bien petite si votre bassinetn’avait pas amorti le choc ! Nous avons fait tout ce quipouvait être tenté ; nous avons bourré le trou avec de lavoilure et nous avons ajusté l’ensemble avec des cordages.Cependant quand nous courrons près du vent et changerons de bord,nos vies seront suspendues à ce colmatage. Voyez ce cap là-bas, quise dessine dans la brume ! il nous faudra louvoyer à moins detrois portées de flèche, sinon nous pourrions heurter un récif.Allons, que saint Christophe soit loué ! Voici Sir Nigel, avecqui je vais conférer.

– Je vous prie de m’excuser, dit lechevalier en se cramponnant à la rambarde. Je ne voulais pasmanquer de politesse envers un digne homme, mais j’étais absorbédans une affaire d’importance au sujet de laquelle, Alleyne, jeserais heureux d’avoir ton avis. Elle concerne les armes de mononcle, Sir John Leighton de Shropshire qui prit pour femme la veuvede Sir Henry Oglander de Nunwell. Le cas a été longuement débattupar les poursuivants et les rois d’armes. Mais comment cela va-t-ilpour vous, maître marinier ?

– Assez mal, mon bon seigneur. La coggheva virer bientôt, et je ne sais pas comment nous pourronsl’empêcher d’embarquer de l’eau.

– Allez me chercher Sir Oliver !ordonna Sir Nigel.

Le majestueux chevalier ne tarda pas àapparaître sur le pont glissant ; il avançait de côté comme uncrabe.

– Sur mon âme, maître marinier, cecipasse toute patience ! cria-t-il en colère. Si votre bateauéprouve le besoin de danser et de gambader comme un clown dans unekermesse, je vous prie de me mettre dans l’une de ces galères. Jevenais de m’asseoir devant une bouteille de malvoisie et un pâté dehure (comme j’en ai l’habitude à cette heure), quand le bateau faitun saut : je me retrouve avec le vin sur mes jambes et labouteille entre mes genoux. Au moment où je me penche pour lasaisir, voici qu’un autre maudit saut fait voltiger mon pâté :deux de mes pages viennent de se lancer à sa poursuite ; ilscourent de bord en bord, comme deux limiers après un levraut.Jamais cochon vivant n’a gambadé avec autant de légèreté. Mais vousm’avez demandé, Sir Nigel ?

– J’aimerais bien avoir votre avis, SirOliver, car maître Hawtayne redoute que, lorsque nous virerons debord, il n’y ait du danger à cause de la brèche ouverte dans leflanc de la cogghe.

– Alors, ne virez pas ! réponditvivement Sir Oliver. Et à présent, messire, je retourne voir si mescoquins ont rattrapé mon pâté.

– Mais, s’écria le marin, si nous nevirons pas, nous nous fracasserons contre les rochers avant uneheure !

– Alors, virez de bord ! dit SirOliver. Voilà mon avis. Et maintenant, Sir Nigel, j’aspire à…

Il fut interrompu par un cri poussé par deuxmatelots sur le gaillard d’avant.

– Des rochers ! Des rochers parl’avant !

De fait, dans le creux d’une grande vaguenoire, à moins de cent pas devant eux, se dessina une grosse massede pierres brunâtres qui rejetaient de l’écume comme un monstreaccroupi ; un grondement menaçant remplit l’air.

– À la manœuvre ! cria GoodwinHawtayne en s’installant lui-même à la barre.

Le grondement changea de bord ; la cogghetrembla à moins de cinq longueurs de lance des brisants.

– Nous aurons du mal à les éviter !murmura Hawtayne dont le regard allait successivement de sa voile àla ligne d’écume. Puissent nous protéger saint Julien et le troisfois saint Christophe !

– Puisque le péril est si grand, SirOliver, dit Sir Nigel, il serait chevaleresque et décent que nousarborions nos pennons. Je te prie, Edricson, de commander à monporte-guidon de déployer le mien.

– Et que sonnent les trompettes !s’écria Sir Olivier. In manus tuas, Domine ! Je suissous la sauvegarde de Jacques de Compostelle, à la châsse de quij’ai fait pèlerinage, et en l’honneur duquel je fais vœu de mangerune carpe chaque année le jour de sa fête. Mon Dieu, mais lesvagues rugissent véritablement ! Où en sommes-nous,maître-marinier ?

– Nous approchons ! cria Hawtaynequi ne quittait pas des yeux l’écume qui sifflait sous le rebordmême de la rambarde. Ah, sainte Mère, soyez avec nousmaintenant !

Au même moment la cogghe racla le bord durécif, et une longue planche de bois blanc fut arrachée à son flancde l’embelle à la poupe par un saillant du rocher. Mais le bateause redressa, sa voile se gonfla à plein, et il retomba du côté dela mer au milieu des vivats des matelots et des archers.

– Nous pouvons louer la Vierge ! ditle marin en s’essuyant le front. Il y aura des cloches quisonneront et des cierges qui brûleront quand je reverrai l’eau deSouthampton ! Haut les cœurs, mes braves ! À labouline !

– Sur mon âme, je préférerais mourir ausec ! dit Sir Oliver. Quoique, mordieu, j’aie mangé tellementde poissons qu’il ne serait que justice que les poissons memangeassent à leur tour. Bon ! Je retourne à ma cabine, oùcertains détails requièrent mon attention.

– Non, Sir Oliver, je préférerais quevous demeuriez avec nous, et que vous gardiez votre pennon déployé,répondit Sir Nigel. Je crois que nous n’avons fait que changer depéril.

– Bon maître Hawtayne ! appela lemaître d’équipage. L’eau pénètre rapidement. Les vagues ont défoncéla voilure qui bouchait le trou !

C’était vrai : des matelots remontaienten courant sur la poupe et le gaillard d’avant pour éviter letorrent qui déferlait par la grosse brèche de l’embelle. Perçant lemugissement du vent et le fracas de la mer, des cris presquehumains retentirent : les chevaux s’effrayaient du flot quicommençait à les encercler.

– Colmatez de l’extérieur ! criaHawtayne en saisissant l’extrémité de la voilure trempée aveclaquelle le trou avait été bouché. Rapidement, mes cœurs !Sinon, nous sombrons !

Très vite ils passèrent des cordages autourdes coins, puis ils coururent vers l’avant, pour les glisser sousla quille ; ils les serrèrent de façon que la voilure pûtrecouvrir la surface extérieure de la brèche. Cet obstacle freinal’invasion de l’eau, mais elle s’infiltrait néanmoins tout autour.Les chevaux avaient de l’eau jusqu’au poitrail. La cogghes’enfonçait.

– Nous ne pourrons pas nous maintenir surcette bordée, cria Hawtayne. Mais l’autre nous dirigera droit surles rochers.

– Ne pourrions-nous affaler la voile etattendre un moment plus propice ? suggéra Sir Nigel.

– Non, nous nous échouerions sur unrocher. Trente ans que je navigue sur ces eaux-là ! Maisjamais avec une marge aussi mince de salut ! Nous sommes dansla main des saints.

– Parmi lesquels, s’écria Sir Olivier,j’invoque plus particulièrement saint Jacques de Compostelle, quinous a déjà aidés en ce jour ; s’il nous secourt une secondefois, je fais vœu de manger une deuxième carpe pour safête !

Le varech s’était épaissi vers le large, lacôte n’était plus qu’une ligne imprécise. Deux ombres confuses enpleine mer indiquaient l’endroit où les deux galères roulaient ettanguaient. Hawtayne réfléchissait.

– Si elles se rapprochaient, nous serionsen sécurité, même au cas où la cogghe sombrerait. Vous me rendreztémoignage devant le bon maître Witherton de Southampton que j’aifait tout ce qu’un marin pouvait faire. Il vaudrait mieux, SirNigel, que vous vous débarrassiez de vos jambières et de votrecamail, car, par la croix noire, il est vraisemblable que nousdevrons nous sauver à la nage.

– Non, répondit le petit chevalier. Il neserait pas convenable qu’un gentilhomme retire son équipement parcrainte d’un souffle de vent ou d’un barbotage. Je préfère que maCompagnie se rassemble autour de moi ici sur la poupe : nousaccueillerons ensemble ce que Dieu voudra bien nous envoyer. Maisenfin, maître Hawtayne, malgré les déficiences de ma vue, je suissûr que ce n’est pas la première fois que je vois ce promontoiresur la gauche.

Le marin abrita ses yeux de sa main allongéeet scruta avidement le rideau de brume et d’écume. Tout à coup illeva les bras et poussa un cri de joie.

– C’est la pointe de la Tremblade !Je ne croyais pas que nous nous trouvions si avant. La Gironde estlà, devant nous : une fois que nous aurons franchi sa barre etque nous serons à l’abri de la tour de Cordouan, tout ira bien. Àla manœuvre, mes cœurs !

Une fois de plus la voile pivota et la cogghe,avec ses avaries et le poids de l’eau embarquée, avança vers cehavre de salut. Un gros cap au nord et une longue pointe de terreau sud marquaient l’embouchure de l’estuaire ; une île desable et de vase s’étendait au milieu, cernée par l’écume desbrisants. Une ligne révélait la barre dangereuse qui, par beautemps, défonçait parfois des coques de grande taille.

– Il y a un chenal, dit Hawtayne, que m’aindiqué le propre pilote du Prince. Vous voyez cet arbre sur lerivage, et la tour qui se dresse juste derrière lui ? Si nousles gardons tous deux sur la même ligne, comme nous les voyonsmaintenant, nous franchirons la barre, même avec un bateau enpiteux état comme le nôtre.

– Que Dieu vous fasse prospérer, maîtreHawtayne ! s’écria Sir Oliver. Deux fois nous sommes sortisindemnes d’un grand péril, et maintenant je me recommande à saintJacques de Compostelle, à qui je fais vœu de…

– Non, non, mon vieil ami ! chuchotaSir Nigel. Vous allez nous attirer malheur avec ces vœux qu’aucunvivant ne pourrait accomplir. Ne vous ai-je pas déjà entendu jurerque vous mangeriez deux carpes en un seul jour ? Et maintenantvous prendriez le risque d’une troisième ?

– Je vous prie de donner l’ordre à laCompagnie de se coucher ! cria Hawtayne qui avait pris labarre et regardait devant lui sans bouger la tête. Dans troisminutes nous serons ou perdus ou sauvés.

Les archers et les matelots s’étendirent surle pont pour attendre en silence les injonctions du destin.Hawtayne appuya de tout son poids sur la barre et s’accroupit pourregarder par-dessous la voile gonflée par le vent. Sir Oliver etSir Nigel demeurèrent debout et droits sur la poupe, bras croisés.La grande cogghe pénétra dans le chenal étroit. De chaque côtémugissait la barre. Juste devant le pilote, un petit chemin d’eaunoire tourbillonnante lui indiquait la direction. Mais il avaitl’œil vif et la main ferme. Une sorte de raclage, par-dessous, fittrembler le navire à l’embelle et sur le gaillard d’arrière ;puis le sinistre grondement des vagues passa derrière la cogghequi, dans un plongeon, avait franchi la barre et voguait à présentdans le large et paisible estuaire de la Gironde.

Chapitre 18Comment Sir Nigel Loring posa une mouche sur son œil

Ce fut le vendredi 28 novembre au matin, deuxjours avant la fête de saint André, que la cogghe et ses deuxgalères captives, après avoir remonté péniblement la Gironde et laGaronne, mouillèrent l’ancre en face de la noble cité de Bordeaux.Avec un étonnement admiratif Alleyne accoudé sur la rambardecontempla la forêt de mâts, l’incessant va-et-vient des navires surla large courbe du fleuve, et la ville en forme de croissant grisqui jalonnait la rive ouest de ses tours et de ses coupoles. Jamaisencore il n’avait vu d’aussi grande agglomération ; d’ailleursdans toute l’Angleterre aucune cité, sauf Londres, ne pouvaitrivaliser avec Bordeaux en étendue et en richesse. Iciaboutissaient tous les produits des belles contrées arrosées par laGaronne et la Dordogne : tissus du sud, peaux de Guyenne, vinsdu Médoc, etc. Ces marchandises étaient acheminées vers Hull,Exeter, Dartmouth, Bristol ou Chester, en échange des laines et dessuints d’Angleterre. Ici aussi étaient établis les célèbresfondeurs et corroyeurs qui avaient fait de l’acier de Bordeaux leplus solide de la terre, et qui pouvaient donner à une lance ou àune épée la trempe qui valait pour son propriétaire une assurancesur la vie. Alleyne distingua la fumée des forges qui s’élevaitdans l’air pur du matin. La tempête n’était plus qu’un mauvaissouvenir ; une aimable brise lui avait succédé ; elleporta aux oreilles de l’écuyer les échos des sonneries de bugle quiretentissaient dans les anciens remparts.

– Holà, mon petit ! fit Aylward enle rejoignant. Tu es à présent écuyer, et vraisemblablement tu vasgagner les éperons dorés, tandis que moi je suis encoremaître-archer et resterai maître-archer. Je n’ose plus jaser avec toi aussilibrement que lorsque nous marchions ensemble passé WilverleyChase. Autrement j’aurais pu être ton guide, car en vérité jeconnais toutes les maisons de Bordeaux aussi bien qu’un religieuxconnaît tous les grains de son rosaire.

– Non, Aylward ! déclara Alleyne enposant une main sur la manche du justaucorps usé de son compagnon.Tu ne me juges pas assez mal pour supposer que je vais écarter unvieil ami parce que j’ai eu un peu de chance ? Il medéplairait que tu me juges si mesquin.

– Bien, mon gars ! C’était uneflèche tirée pour voir d’où soufflait le vent, mais j’ai été idiotde douter de toi.

– Voyons ! Si je ne t’avais pasrencontré à l’auberge de Lyndhurst, où serais-je à présent ?Je ne me serais certainement pas rendu au château de Twynham, je neserais pas devenu l’écuyer de Sir Nigel, et je n’aurais pasconnu…

Il s’arrêta brusquement et rougit jusqu’à laracine des cheveux ; mais l’archer était trop occupé par sespropres réflexions pour remarquer l’embarras de son jeunecamarade.

– C’était une bonne hôtellerie,l’« Émerillon bigarré » ! observa-t-il. Parles os de mes dix doigts, quand je troquerais ma brigandine contreune tunique, je pourrais faire pis que m’occuper de la dame et deson affaire.

– Je croyais, dit Alleyne, que tu t’étaisfiancé à quelqu’un de Christchurch ?

– À trois femmes, répondit lugubrementAylward. J’ai peur de ne plus pouvoir revenir à Christchurch :j’aurais dans le Hampshire un service plus dur que je n’en aijamais eu en Gascogne… Mais regarde cette tour élevée au centre, àl’écart du fleuve, et sur laquelle flotte une grande bannière. Tuvois : le soleil levant l’éclaire en plein et fait étincelerses lions d’or. C’est la bannière royale d’Angleterre, traversée debiais par l’insigne du Prince. Il habite là, dans l’abbaye deSaint-André où ces dernières années il a tenu sa cour. À côté sedresse la cathédrale du même saint sous la protection de qui lacité s’est placée.

– Et cette tour grise sur lagauche ?

– C’est l’église de Saint-Michel ;la tour de droite est celle de Saint-Rémi. Là-bas, au-dessus de lapoupe de ce navire, tu vois les tours de Sainte-Croix et dePey-Berland. Remarque également les remparts ; ils sont percésde trois grilles donnant accès sur le fleuve et de seize autres ducôté de la terre ferme.

– Et comment se fait-il, bon Aylward,qu’il s’échappe tant de musique de la ville ? Il me semble quej’entends une centaine de trompettes qui sonnent toutes enchœur.

– Le contraire serait bien étrange, étantdonné que tous les grands seigneurs d’Angleterre et de Gascognesont réunis entre ses murs ; chacun veut que son trompettesouffle aussi fort que celui du voisin, sans quoi sa dignité ensouffrirait ! Ma foi, ils font autant de bruit qu’une arméeécossaise, quand chaque soldat se bourre de galettes et souffletoute la nuit dans sa cornemuse. Regarde : tout le long dufleuve les pages font boire les chevaux ; et, au-delà de laville, admire comme ils galopent sur la plaine ! Pour uncheval, il y a un chevalier à ceinture qui est hébergé dans laville, car, d’après ce que j’ai appris, les hommes d’armes et lesarchers sont déjà partis pour Dax.

– Je crois, Aylward, intervint Sir Nigelqui était monté sur le pont, que les hommes sont prêts à débarquer.Va leur dire que les péniches seront là dans une heure.

L’archer leva une main pour saluer, et seprécipita. Sir Oliver avait rejoint le petit chevalier, et tousdeux firent les cent pas sur la poupe en bavardant ; Sir Nigelétait vêtu d’un costume de velours prune, et il était coiffé d’unetoque plate de la même couleur, ornée sur le devant du gant de LadyLoring et entourée d’une plume d’autruche ; le gros chevalierau contraire s’était mis à la dernière mode avec une côte-hardie,un doublet, un pourpoint, un paletot vert olive à filets roses etdécoupé au bas ; son chaperon rouge à longue cornette tombanteétait négligemment rejeté en arrière ; il était chaussé depoulaines dorées ; ses orteils en poussaient la pointe quidevait parfois s’enrouler autour de sa jambe massive.

– Une fois de plus, dit Sir Nigel enregardant le port avec des yeux brillants, nous nous trouvons auseuil de l’honneur, devant la porte qui nous a si souventintroduits dans le chevaleresque. Voici la bannière duPrince : il serait bon que nous nous hâtions de descendre àterre pour lui rendre hommage. Les bateaux quittent le rivage,d’ailleurs.

– Il y a une bonne hôtellerie près de lagrille d’ouest ; elle est renommée pour la cuisson à lacasserole de ses poulets épicés, fit observer Sir Oliver. Nouspourrions apaiser notre appétit avant de nous mettre à la recherchedu Prince, car bien que sa table soit richement décorée de damas etd’argent, il n’a rien d’un gros mangeur, et il n’éprouve aucunesympathie pour ceux qui le battent.

– Qui le battent ?

– Qui le battent devant le tranchoir,enfant ! Ne cherchez pas de la trahison là où il n’y en apoint. Je l’ai vu sourire de son sourire tranquille parce que jerappelais pour la quatrième fois le gentilhomme de rôt. En vérité,le voir lambiner sur une bouchée de pain, ou déguster une coupe devin trois fois trempé d’eau, voilà qui suffit à rendre un hommehonteux de sa faim. Et pourtant, mon vieil ami, la guerre et lagloire (dont je ne médis pas, loin de là !) sont impuissantesà faire tenir ma ceinture sur ce ventre-là !

– Voici notre bateau, Sir Oliver. Jecrois que nous ferions bien de nous rendre à l’abbaye avec nosécuyers et de laisser à maître Hawtayne le soin de veiller sur ledébarquement.

Les chevaux des deux chevaliers et de leursécuyers furent rapidement en place sur un large chaland et ilsarrivèrent à terre presque aussi vite que leurs maîtres. Sir Nigelploya pieusement le genou quand il mit pied à terre, et tirant desa poitrine une petite mouche noire, il la fixa sur son œilgauche.

– Puisse saint Georges, puisse lesouvenir de ma douce dame d’amour me soutenir ! dit-il. Enéchange je fais le vœu de ne pas retirer cette mouche de mon œilavant d’avoir vu ce pays d’Espagne et d’y avoir accompli l’un desmodestes exploits qui sont dans mes capacités. Je le jure sur lacroix de mon épée et sur le gant de ma dame !

– Vous me reportez vingt ans en arrière,Nigel ! dit Sir Oliver tandis qu’ils franchissaient à chevalla grille des remparts. Après Kadsand, je crois que les Françaisnous prirent pour une armée d’aveugles, car presque tous gardèrentun œil fermé pour le plus grand amour et honneur de leur dame. Maiscela m’ennuie pour vous, qui avec vos deux yeux ouverts distinguezmal un cheval d’un mulet. En vérité, mon ami, je pense qu’en cetteaffaire vous franchissez les bornes de la raison.

– Sir Oliver Buttesthorn, réponditsèchement le petit chevalier, je voudrais que vous compreniez que,tout aveugle que je sois, je distingue encore assez bien le cheminde l’honneur, et que c’est une route sur laquelle je ne désire pasde guide !

– Sur mon âme ! fit Sir Oliver. Maisvous êtes aussi acide que du verjus ce matin ! Si vous avezenvie de me chercher querelle, je vous abandonne à votre humeur etje m’arrête ici à « La Tête d’Or » ; un valet vientd’en sortir, qui portait un plat fumant dont j’ai humé l’odeurexcellente.

– Nenni ! cria son camarade enposant une main sur son genou. Nous nous connaissons depuis troplongtemps pour nous chamailler, Sir Oliver, comme deux pages à leurpremière épreuve ! Il faut que vous veniez d’abord avec moichez le Prince, puis vous irez à l’hostellerie. Car je suis sûrqu’il aurait de la peine si un brave gentilhomme dédaignait satable pour une taverne. Mais n’est-ce pas Lord Delawar qui nousfait signe ? Ah, mon bon seigneur, que Dieu et Notre-Damesoient avec vous ! Et voici Sir Robert Cheney. Bonjour,Robert ! Je suis heureux de vous revoir.

Les deux chevaliers chevauchaient de concert,tandis qu’Alleyne, Ford et John Norbury, écuyer de Sir Oliver,suivaient à quelques foulées derrière mais précédaient d’unelongueur de lance Black Simon et le porte-guidon de Winchester.Norbury, maigre et taciturne, connaissait déjà la France, et surson cheval il se tenait droit comme un cierge. Mais les deux jeunesécuyers regardaient avidement à droite et à gauche, et se tiraientpar la manche quand un spectacle nouveau leur était offert.

– Regarde ces belles échoppes !s’écriait Alleyne. Regarde ces magnifiques armures, ces taffetas deprix… Oh, Ford, regarde l’écrivain public assis avec ses couleurset ses cornes à encre, et ses rouleaux de parchemin aussi blancsque le linge de table de Beaulieu ! Avais-tu déjà vucela ?

– Oui, mon cher ! Il y a de plusbelles échoppes à Cheapside, répondit Ford que son père avaitconduit à Londres à l’occasion des joutes de Smithfield. J’ai vu laboutique d’un orfèvre dont le contenu aurait permis d’acheter lesdeux côtés de cette rue. Mais regarde ces maisons, Alleyne ;comme leurs toits s’élancent gracieusement ! Tu remarquesqu’il y a un écu à chaque fenêtre, et une bannière ou un pennon surchaque toit.

– Et les églises ! Le prieuré deChristchurch était certes un bel édifice, mais il était froid et nuà côté de ces églises où les sculptures, les ornementsarchitecturaux, les découpures ressemblent à quelque grand lierrequi aurait festonné sur les murs pour l’éternité.

– Et écoute parler les gens ! ditFord. As-tu déjà entendu siffler et chanter comme cela ? Jem’étonne qu’ils n’aient pas l’esprit d’apprendre l’anglaispuisqu’ils sont à présent sujets de la couronne. Par Richard deHampole, il y a de beaux types dans cette foule ! Regarde lafille qui passe, avec la guimpe brune. Attention, Alleyne ! Ilconviendrait mieux à ton éducation que tu contemples des pierresmortes et non de la chair vivante…

Comment s’étonner que la richesse et ladécoration non seulement des églises ou des boutiques, mais detoutes les maisons particulières, fissent impression sur les jeunesécuyers ? La ville se trouvait alors à l’apogée de sa fortune.En sus de ses commerces et de ses armuriers, les motifs deprospérité abondaient. La guerre, qui avait provoqué tant de mauxdans de belles cités du Midi de la France, n’avait fait à Bordeauxque du bien. Au fur et à mesure que déclinaient ses voisines,Bordeaux se développait : du nord, de l’est et du sud arrivaitle butin des soldats ainsi que l’argent des rançons (et Dieu saits’il y était joyeusement dépensé !) Par ses seize grillesouvrant sur le pays, une double marée se déversait depuis un quartde siècle : le flux des soldats aux mains et aux poches videsqui se précipitaient vers l’intérieur de la France, le reflux desvainqueurs enrichis qui ployaient sous le faix de leur butin. Lacour du Prince, également, avec son essaim de nobles barons et dechevaliers fortunés (dont beaucoup, imitant leur maître, avaientfait venir d’Angleterre leurs épouses et leurs enfants) aidait àgonfler les coffres des citadins. Mais l’affluence des nobles etdes gentilshommes compliquait tellement le ravitaillement et lelogement que le Prince avait dû dépêcher son armée à Dax afin delimiter l’encombrement de sa capitale.

Sur une grande place devant la cathédrale etl’abbaye de Saint-André, une foule de prêtres, de soldats, defemmes, de religieux et de bourgeois était rassemblée. C’était lecentre des cancans, le rendez-vous des badauds. Parmi les groupesde Bordelais bavards et gesticulants, les chevaliers suivis deleurs écuyers se frayèrent leur chemin vers la demeure duPrince ; les immenses portes cloutées de fer étaient grandesouvertes : il tenait donc audience à l’intérieur. Unequarantaine d’archers étaient de faction près des grilles, etrepoussaient périodiquement la foule curieuse et jacassante qui sepressait devant le portail. Deux chevaliers revêtus de l’armurecomplète, lances droites et visières baissées, caracolaient dechaque côté ; entre eux et escorté de deux pages, un homme aufier visage, enveloppé dans une ample robe pourpre, pointait surune feuille de parchemin le nom et le titre des solliciteurs ;il les laissait mettre en file et accordait à chacun la place etles facilités de son rang. Sa barbe blanche fleurie et ses yeuxperçants lui conféraient une dignité écrasante, que renforçaient ausurplus son tabard et un chapeau à barrette orné d’un triplepanache.

– C’est Sir William de Pakington, lehéraut et secrétaire du Prince, murmura Sir Nigel quand ilss’arrêtèrent au milieu des chevaliers qui attendaient d’êtreintroduits. Malheur à celui qui essaierait de le tromper ! Ilsait par cœur le nom de tous les chevaliers de France etd’Angleterre, ainsi que l’arbre généalogique de chacun, avec sesparentés, ses armes, les mariages de la famille, etc. Laissons noschevaux ici aux valets, et avançons avec nos écuyers.

Ils arrivèrent donc à pied jusqu’auprès dusecrétaire du Prince, qui était engagé dans une chaude discussionavec un jeune chevalier à l’air fat.

– Mackworth ! disait le roi d’armes.J’ai dans l’idée, jeune seigneur, que vous n’avez pas encore étéprésenté.

– Non, il n’y a qu’un jour que je suisarrivé à Bordeaux, mais je craignais que le Prince ne s’étonnât queje ne me fusse pas présenté immédiatement à lui.

– Le Prince a d’autres choses en tête,répondit Sir William de Pakington. Mais si vous êtes un Mackworth,vous êtes sûrement un Mackworth de Normanton ; je vois eneffet que votre écu est de sable et d’hermine.

– Je suis un Mackworth de Normanton,confirma l’autre visiblement gêné.

– Alors vous devez être Sir StephenMackworth, car je sais que lorsque mourut le vieux Sir Guy, il pritle titre et le nom, le cri de guerre et le bénéfice.

– Sir Stephen est mon frère aîné. Je suisArthur, le deuxième fils.

– Vraiment ! s’exclama le roid’armes avec un regard méprisant. Et s’il vous plaît, seigneurdeuxième fils, où est l’insigne qui devrait marquer votre rang decadet ? Oseriez-vous porter les armes de votre frère sans lecroissant qui vous estampille comme son cadet ? Retournez chezvous, et n’approchez pas du Prince avant que l’armurier ait gravéla vérité sur votre écu !

Pendant que le jeune homme se retirait toutconfus, l’œil vif de Sir William découvrit les cinq roses au milieudes écus et des pennons.

– Ah ! cria-t-il. Voici desrecommandations que nul ne s’aviserait d’imiter ! Les roses deLoring et la tête de sanglier de Buttesthorn peuvent se tenir enretrait en temps de paix, mais, par ma foi, en temps de guerre cen’est pas leur habitude ! Soyez les bienvenus, Sir Oliver, SirNigel ! Chandos, quand il vous verra, aura de la joiejusqu’aux racines de son cœur. Par ici, mes bons seigneurs. Vosécuyers sont certainement dignes de la réputation de leurs maîtres.Par ce couloir, Sir Oliver ! Edricson ? Ah ! Unrejeton de la vieille souche des Edricson du Hampshire, je suissûr ! Et Ford ! Les Ford sont des Saxons du sud et debonne renommée. Il y a des Norbury dans le Cheshire et dans leWiltshire, et aussi, je crois, dans la région frontière du nord.Venez, mes chers seigneurs ! Je vais vous faire introduiretout de suite.

Il ouvrit une porte, et poussa le groupe dansune vaste salle remplie de la foule de ceux qui attendaient, commeeux, une audience. Trois fenêtres à meneaux déversaient la lumièredu jour ; en face d’elles un grand feu de fagots crépitaitdans une immense cheminée. Nombreux étaient les visiteurs qui setenaient auprès des flammes, car il faisait très froid ; maisles deux chevaliers s’assirent sur une banquette, et leurs écuyersrestèrent debout derrière eux. Alleyne inspecta du regard cetteantichambre : le plancher et le plafond étaient d’un chênesomptueux ; le plafond était étayé par douze arceaux de bois,le premier et le dernier décoré des lis et des lions de l’écussonroyal. Au bout de la pièce il y avait une petite porte quegardaient des hommes d’armes. Régulièrement un homme âgé, vêtu denoir et légèrement voûté, un long rouleau blanc à la main, entraitdoucement par cette petite porte, faisait signe à quelqu’un qui sedécouvrait aussitôt et le suivait.

Les deux chevaliers étaient engagés dans uneconversation sérieuse, quand Alleyne remarqua un homme d’allure peubanale qui se dirigeait de leur côté. Chaque fois qu’il passaitprès d’un groupe de gentilshommes, toutes les têtes se tournaientvers lui ; à voir les respectueuses salutations dont il étaitl’objet, l’intérêt qu’il suscitait n’était pas dû seulement à sonphysique étrange. Grand et droit comme une lance en dépit de sonâge, il avait des cheveux blancs comme de la neige fraîche.L’élasticité de son pas prouvait qu’il n’avait rien perdu du feu etde l’activité de sa jeunesse. Son visage au profil de faucon étaitrasé comme celui d’un prêtre ; toutefois les deux pointesd’une longue moustache mince et blanche retombaient à mi-chemin desépaules. Il avait été beau : son nez aquilin et son mentonvolontaire l’attestaient encore ; mais sa physionomie, avecses traits tirés par des rides et des cicatrices, avec l’absenced’un œil qui avait été arraché de l’orbite, ne rappelait plus guèrel’étourdissant jeune premier qui avait été cinquante ans plus tôtle plus beau et le plus brave de tous les chevaliers d’Angleterre.Et cependant quel gentilhomme présent dans cette salle n’aurait pasjoyeusement renoncé à sa jeunesse, à sa figure aimable et à tousses biens, en échange d’une telle renommée ! Quelle réputationen effet pouvait rivaliser avec celle de Chandos, chevalier sanstache, conseiller avisé, guerrier vaillant, héros de Crécy, deWinchelsea, de Poitiers, d’Auray et d’autant de batailles qu’ilcomptait d’années ?

– Ah, mon petit cœur d’or !s’écria-t-il en jetant ses bras autour de Sir Nigel. On m’a dit quevous étiez ici ; je vous cherchais.

– Cher et bon seigneur ! murmura lechevalier en rendant au guerrier la chaleur de son étreinte. Mevoilà encore une fois à votre côté ; où donc pourrais-jeapprendre ailleurs à être un brave et digne chevalier ?

– Par ma foi, dit Chandos en souriant, ilconvient parfaitement que nous nous tenions compagnie, Nigel, carpuisque vous avez clos l’un de vos yeux et que j’ai eu la malchancede perdre l’un des miens, à nous deux nous ne faisons plusqu’un ! Ah, Sir Oliver ! Vous étiez du mauvais côté, etje ne vous avais pas vu. Une femme perspicace m’a prédit que de cecôté aveugle me viendrait la mort quelque jour. En attendant nousallons nous rendre chez le Prince ; en vérité il est fortaffairé, car entre Pedro, le roi de Majorque, le roi de Navarre quiest l’inconstance personnifiée, et les barons de Gascogne quimarchandent leurs services comme autant de mercantis, il joue unepartie difficile. Mais comment avez-vous quitté LadyLoring ?

– Elle allait bien, cher seigneur, etelle vous envoie ses vœux et ses compliments.

– Je serai toujours son chevalier et sonesclave. J’espère que vous avez fait bon voyage ?

– Aussi bon que nous pouvions lesouhaiter. Nous avons aperçu deux galères montées par des pirates,et nous leur avons demandé quelques petites explications.

– Toujours de la chance, Nigel !s’écria Sir John. Il faudra que vous nous racontiez bientôt cettehistoire. Mais laissez donc ici vos écuyers et suivez-moi ;tout bousculé que soit le Prince, je suis sûr qu’il serait désoléde faire attendre deux vieux compagnons d’armes. Je vais avertirnotre vieux Sir William, car je ne prétends pas vous annoncer aussibien que lui.

Chapitre 19Agitation à l’abbaye de Saint-André

Le salon réservé aux audiences du Princen’était pas très vaste, mais son ameublement ne manquait ni du luxeni de la majesté qu’exigeaient tant de renommée et de puissance.Une haute estrade, tout au fond, était surmontée d’un large dais develours rouge parsemé de fleurs de lis en argent, que des vergesd’argent soutenaient à chaque angle. Les quatre marches qui ydonnaient accès étaient elles aussi recouvertes de velours rouge.Les coussins somptueux, les tapis d’Orient, les carpettes defourrure abondaient dans la salle dont les murs étaient drapés pardes tapisseries incomparables tissées par les métiersd’Arras ; elles reproduisaient les batailles de JudasMacchabée, mais les artistes naïfs de l’époque avaient représentéles guerriers juifs avec des cuirasses d’acier, des cimiers, deslances et des oriflammes. Canapés moelleux et banquettes sculptéescomplétaient l’ameublement. Sur un perchoir, près de l’estrade,trois gerfauts prussiens solennels, encapuchonnés, se tenaientaussi immobiles et silencieux que l’oiseleur royal de faction.

Deux fauteuils surélevés occupaient le centrede l’estrade ; leur dossier se recourbait en haut pour seprolonger au-dessus de la tête des occupants ; ils étaienttapissés d’une soie bleue claire saupoudrée d’étoiles d’or. Sur lefauteuil de droite un personnage très grand et bien bâti étaitassis : il avait des cheveux roux, une figure blême, des yeuxbleus glacés dont le regard avait quelque chose de menaçant et desinistre ; négligemment adossé, il bâillait sans discontinuercomme si cette réunion ne l’intéressait point ; de temps àautre il se baissait pour caresser un lévrier d’Espagne à poilslongs qui était couché à ses pieds. L’autre trône était occupé parun petit homme tout rond qui avait le visage comme une pomme, quisouriait et faisait des signes de tête chaque fois que son regardcroisait celui d’un assistant. Entre eux, légèrement en avant, unjeune homme brun et mince avait pris place sur un tabouret ;son costume sans éclat et la modestie de ses manières n’indiquaientguère qu’il était le Prince le plus célèbre de l’Europe ; ilétait vêtu d’un drap bleu sombre ferré de boucles et de lacets d’orqui contrastait singulièrement avec le déploiement des soies, deshermines et des futaines dorées qui l’entouraient. Il était assisles mains croisées sur un genou, la tête inclinée ; sur sestraits finement ciselés passait une expression d’impatience etd’ennui. Deux seigneurs en robe pourpre et au visage rasé,ascétique, ainsi qu’une demi-douzaine de hauts dignitaires etd’officiers d’Aquitaine, étaient debout derrière les trônes. En basdes marches cinquante barons, chevaliers et courtisans étaientrangés sur trois rangs face à l’estrade.

– Voici où se tient le Prince, chuchotaSir John Chandos quand ils firent leur entrée. Le personnage dedroite est Pedro que nous allons installer sur le trône d’Espagne.L’autre est Don Jayme que nous nous proposons de maintenir sur sontrône de Majorque avec l’aide de Dieu. À présent suivez-moi et nevous formalisez pas si le Prince est un peu avare de paroles, carje vous assure qu’il a la tête pleine de grands projets et denombreux soucis.

Mais le Prince les avait déjà aperçus ;il se leva d’un bond et s’avança à leur rencontre ; dans sesyeux brillait une lueur de contentement ; ses lèvress’écartèrent pour un sourire aimable.

– Nous n’avons pas besoin de vos bonsoffices de héraut Sir John ! dit-il d’une voix claire. Cesvaillants chevaliers me sont bien connus. Soyez les bienvenus enAquitaine, Sir Nigel Loring et Sir Oliver Buttesthorn. Non, gardezvotre génuflexion pour mon cher père à Windsor. Je veux vous serrerla main, mes amis. Nous vous donnerons sans doute de l’ouvrage àaccomplir avant que vous revoyiez les dunes du Hampshire.Connaissez-vous l’Espagne, Sir Oliver ?

– Pas du tout, monseigneur. J’aiseulement entendu parler d’un plat qui s’appelle l’olla ; maisje ne saurais dire s’il s’agit d’un simple ragoût du midi, ou d’unassaisonnement comme du fenouil ou de l’ail qui serait spécial àl’Espagne.

– Vos doutes, Sir Oliver, seront bientôtlevés, répondit le Prince en s’associant de bon cœur aux rires desbarons qui les entouraient. Sa Majesté veillera sans doute à ce quevous goûtiez de ce plat bien épicé quand nous serons tous établissains et saufs en Castille.

– Je réserve un plat bien épicé àquelques personnes de ma connaissance ! déclara Don Pedro avecun sourire cruel.

– Mais mon ami Sir Oliver peut se battretrès bien sans boire ni manger, reprit le Prince. À Poitiers nes’est-il pas conduit de la manière la plus vaillante alors que nousn’avions dans l’estomac rien de plus qu’un croûton de pain et unecoupe d’eau pourrie ? De mes propres yeux je l’ai vu décapiterun chevalier picard d’un seul coup d’épée.

– Ce coquin s’était interposé entre moiet le plus proche chariot de vivres des Français ! murmura SirOliver.

Un nouveau petit rire étouffé secoua lesseigneurs qui se trouvaient assez près pour l’avoir entendu. Maisle visage du Prince redevint sérieux.

– Combien d’hommes avez-vous amenésici ?

– Quarante hommes d’armes,monseigneur ! répondit Sir Oliver.

– Et moi, cent archers et vingt lances,mais deux cents hommes m’attendent de ce côté-ci de l’eau sur lafrontière de la Navarre.

– Lesquels, Sir Nigel ?

– Une compagnie franche, monseigneur. LaCompagnie Blanche.

À l’étonnement des chevaliers, ces motsprovoquèrent chez les barons une explosion d’hilarité quepartagèrent les deux rois et le Prince. Sir Nigel dévisageatranquillement les nobles qui l’entouraient et tira par la mancheun chevalier robuste qui à côté de lui riait un peu plus fort queles autres.

– Peut-être, beau seigneur, lui dit-il àvoix basse, vous trouvez-vous sous quelque petit vœu dont jepourrais vous soulager. Ne pourrions-nous pas débattre cetteaffaire d’une manière fort honorable ? Votre bienveillantecourtoisie m’accordera sans doute la faveur d’une rencontre.

– Non, Sir Nigel ! s’écria lePrince. N’imputez pas l’offense à Sir Robert Briquet, car noussommes tous coupables. À vrai dire, nos oreilles viennent d’êtrechagrinées par les agissements de cette Compagnie, et j’ai mêmefait vœu à l’instant de pendre l’homme qui en était le chef. Je nepensais guère le découvrir parmi les plus braves de mescapitaines ! Mais ce vœu s’annule puisque vous n’avez jamaisvu votre Compagnie : en toute justice vous ne sauriez endosserla responsabilité de sa conduite.

– Monseigneur, répondit Sir Nigel, ilimporte réellement peu que je sois pendu, bien que ce genre de mortsoit plus ignominieux que celui que j’aurais souhaité. D’autre partil serait extrêmement affligeant que vous, Prince d’Angleterre etfleur de la chevalerie, n’accomplissiez point un vœu que vousauriez formulé.

– Ne vous mettez pas en peine pour cela,déclara le Prince. Nous avons reçu aujourd’hui même la visite d’uncitoyen de Montauban ; il nous a remué le sang par d’affreuseshistoires de pillages et de meurtres ; mais notre colèrevisait l’homme qui les commandait et non celui qui ne les a pasencore vus.

– Cher et très honoré seigneur, insistaSir Nigel d’une voix anxieuse, j’ai grand-peur que votrecomplaisance à mon égard ne vous incite à renoncer àl’accomplissement d’un vœu. S’il subsiste l’ombre d’un doute quantà la manière dont vous l’avez formulé, il vaudrait mille foismieux…

– Paix ! Paix ! s’écria lePrince impatienté. Je suis tout à fait capable de m’occupermoi-même de mes vœux et de leur accomplissement. Nous espérons vousvoir bientôt tous deux dans la salle du banquet. En attendant, vousserez de service avec votre suite auprès de nous.

Il salua ; Chandos tira Sir Oliver par lamanche et conduisit les deux chevaliers derrière la foule descourtisans.

– Hé bien, petit cousin, murmura-t-il,vous aviez donc tellement envie de passer votre cou dans le nœudcoulant ? Sur mon âme, si vous en aviez demandé autant à notreallié Don Pedro, il ne vous l’aurait pas refusé ! Entre nous,il a trop l’âme d’un bourreau, et le Prince pas assez. Maisréellement cette Compagnie Blanche est une bande de sauvages, et ilvous faudra la reprendre sérieusement en main avant de pouvoir enassurer le commandement normal.

– Je ne doute pas, répondit Sir Nigel,qu’avec l’aide de saint Paul je ne puisse restaurer la discipline.Mais j’aperçois ici quantité de figures nouvelles, à côté d’autresque j’avais déjà vues quand j’étais au service de mon cher etvénéré maître Sir Walter. Par exemple je vous serais obligé, SirJohn, de me dire qui sont ces prêtres sur l’estrade.

– L’archevêque de Bordeaux et l’évêqued’Agen.

– Et le chevalier brun qui a une barbegrisonnante ? Par ma foi, on dirait un homme aussi vertueuxque valeureux !

– C’est Sir William Felton. Il partageavec moi si indigne la charge de principal conseiller du Prince. Ilest grand intendant et moi connétable d’Aquitaine.

– Et les chevaliers sur la droite, à côtéde Don Pedro ?

– Des gentilshommes d’Espagne qui l’ontsuivi en exil. Celui qui se tient contre son coude est Fernando deCastro, le plus brave et le plus loyal des hommes. Devant nous et àdroite, voici les seigneurs de Gascogne. Vous les reconnaîtrez àleur mine maussade, car certains différends les ont récemmentopposés au Prince. Ce grand gaillard est le captal de Buch que vousconnaissez sans doute : jamais plus vaillant chevalier n’a missa lance en arrêt. Le gentilhomme au visage épais qui lui chuchotequelques mots à l’oreille est le sire Olivier de Clisson, surnomméle massacreur ; il provoque toujours des conflits et souffleconstamment sur les braises chaudes pour attiser le feu. Celui quia un grain de beauté sur la joue est Lord de Pommers ; sesdeux frères sont debout derrière lui avec le seigneur de Lesparre,Lord de Rosem, le baron de Mussidan, le sire Perducas d’Albret, levicomte de la Trane, etc. Derrière, vous avez des chevaliers duQuercy, du Limousin, de la Saintonge, du Poitou et de l’Aquitaine,avec le vaillant sire Guiscard d’Angle, qui a un doublet rose avecde l’hermine.

– Et les chevaliers sur lagauche ?

– Tous des Anglais. Quelques-unsappartiennent à la maison du Prince. D’autres, comme vous,commandent des compagnies. Voici Lord Neville, Sir StephenCossington, Sir Matthew Gourney, Sir Walter Huet, Sir ThomasBanaster et Sir Thomas Felton qui est le frère du grand intendant.Regardez l’homme au nez important et à la barbe blonde qui pose samain sur l’épaule du gentilhomme basané…

– Par saint Paul ! fit Sir Nigel.Ils ont tous deux gardé l’empreinte de l’armure sur le pourpoint.J’ai l’impression qu’ils respirent plus librement dans un camp qu’àla cour !

– Nous sommes nombreux dans ce cas,Nigel ! dit Chandos. Et le maître de la cour partage, j’ose legarantir, ce sentiment. Ces deux seigneurs sont Sir Hugh Calverleyet Sir Robert Knolles.

Sir Nigel et Sir Oliver se tordirent le coupour mieux voir les célèbres guerriers dont l’un commandait descompagnies franches et l’autre avait mérité par sa valeur et sonénergie farouche la deuxième place (derrière Chandos) dans l’estimede l’armée.

– En temps de guerre il n’a pas la mainlégère, Sir Robert ! commenta Chandos. S’il traverse un pays,cela se reconnaît encore plusieurs années après. On m’a assuré quedans le nord on appelle mitre de Knolles une maison à qui ne resteque les deux pignons.

– J’ai servi sous lui, dit Sir Nigel.Mais attention, Sir John, le Prince se met en colère !

Pendant que Chandos avait bavardé avec lesdeux chevaliers, un flot ininterrompu de solliciteurs avait pénétrédans le salon d’audiences : c’étaient surtout des aventurierscherchant à vendre leur épée, ou des marchands exposant un grief(soit parce qu’un de leurs bateaux avait été réquisitionné pour letransport des troupes, soit parce qu’un tonnelet de vin doux avaitété défoncé par des archers assoiffés). En quelques mots le Princeréglait chaque affaire. Si le solliciteur ne paraissait passatisfait du jugement prononcé, un vif coup d’œil noir luiconseillait de dissimuler son mécontentement. Le jeune gouverneurétait négligemment assis sur son tabouret, quand tout à coup sonvisage s’assombrit, et il se leva en proie à l’un de ces accès depassion qui étaient le seul défaut d’un caractère noble etgénéreux.

– Alors, Don Martin de la Carra ?s’écria-t-il. Alors, messire ? Quel message nous apportez-vousde notre frère de Navarre ?

L’interpellé qui venait d’être introduit étaitd’une beauté singulière. Son teint halé et sa chevelure noirecorbeau révélaient une origine méridionale ; il portait salongue cape noire jetée par-dessus ses épaules avec une grâce quin’était ni anglaise ni française. À grands pas majestueux ponctuésde révérences profondes il s’avança jusqu’au pied de l’estradeavant de répondre.

– Mon puissant et illustre maître,commença-t-il. Charles, Roi de Navarre, comte d’Évreux, comte deChampagne, suzerain du Béarn, envoie son affection et sessalutations à son cher cousin Édouard, Prince de Galles, Gouverneurde l’Aquitaine, Grand Commandeur de…

– Assez, Don Martin ! coupa lePrince qui avait tapé du pied en écoutant ce long préambule. Nousconnaissons déjà les titres de notre cousin et, certes, nousconnaissons aussi les nôtres. Au fait, et sans détours ! Lescols nous sont-ils ouverts, ou votre maître renie-t-il la parolequ’il m’a donnée à Libourne pas plus tard qu’à laSaint-Michel ?

– Il siérait mal à mon gracieux maître,monseigneur, de revenir sur une promesse. Il ne demande seulementqu’un court délai, certaines conditions, des otages…

– Des conditions ! Des otages !S’adresse-t-il au Prince d’Angleterre ou au prévôt des bourgeoisd’une ville à moitié prise ? Des conditions, dites-vous ?La sienne pourrait bien chanceler d’ici peu ! Les cols noussont donc fermés ?

– Non, seigneur.

– Ils sont ouverts, alors ?

– Non, seigneur. Il vous suffirait…

– Assez, assez, Don Martin ! s’écriale Prince. Il est pénible de voir un chevalier aussi loyal plaiderune cause aussi mauvaise. Nous sommes au courant des agissements denotre cousin Charles. Nous savons que pendant que sa main droiteempoche nos cinquante mille couronnes pour que les cols nous soientouverts, il tend la main gauche vers Henri de Transtamare ou versle Roi de France et ne souhaite que recevoir davantage pour nousfermer les cols. Je connais notre bon Charles et, par mon saintpatron le Confesseur, il apprendra à ses dépens que je le connaisbien ! Il vend son royaume au plus offrant, tel un maquignonun cheval glandé. Il est…

– Monseigneur ! s’exclama DonMartin. Je ne peux pas demeurer ici à entendre un tel langage surmon maître. Si ces mots étaient prononcés par une autre bouche, jesaurais mieux leur répondre !

Don Pedro fronça les sourcils et abaissadédaigneusement sa lèvre inférieure ; mais le Prince sourit ethocha la tête pour approuver Don Martin.

– Votre comportement et vos propos ne mesurprennent pas, dit-il. Vous déclarerez au Roi votre maître que leprix qu’il demandait lui a été payé et que s’il tient parole, il ama promesse qu’il ne sera fait aucun mal aux Navarrais, à leursmaisons, à leurs biens. Mais si nous n’avons pas son autorisation,nous arriverons néanmoins très près derrière ce message et nousapporterons une clef qui ouvrira tout ce qu’il pourrait avoir enviede fermer…

Il se pencha et chuchota quelques phrases àl’oreille de Sir Robert Knolles et de Sir Hugh Calverley quisourirent et qui quittèrent précipitamment la salled’audiences.

– … Notre cousin Charles a appris àconnaître notre amitié, poursuivit le Prince. Et maintenant, parles Saints, il va sentir la pointe de notre déplaisir !J’envoie sur-le-champ à notre cousin Charles un message que pourralire tout son royaume. Qu’il prenne garde qu’il n’arrive paspis ! Où est le seigneur Chandos ? Ah, Sir John, jerecommande à vos bons soins ce digne chevalier. Vous veillerez à cequ’il prenne collation, et qu’il reçoive une bourse d’or pour ledéfrayer de ses obligations, car en vérité c’est un grand honneurpour une cour de compter en son sein un gentilhomme si noble et siloyal. Que disiez-vous, sire ?

Il s’était retourné vers l’Espagnol exilé,pendant que le vieux soldat emmenait hors du salon le héraut du Roide Navarre.

– En Espagne, nous n’avons pas pourcoutume de récompenser l’effronterie d’un messager, répondit DonPedro en caressant le museau de son lévrier. Cependant nous avonstous entendu les largesses de votre générosité royale.

– C’est vrai ! s’exclama le Roi deMajorque.

– Qui pourrait mieux les connaître quenous, continua Don Pedro avec un accent d’amertume, puisque nousavons dû nous réfugier auprès de vous comme auprès du protecteurnaturel de tous les faibles ?

– Non, comme des frères auprès d’unfrère ! cria le Prince avec des yeux étincelants. Nous nedoutons pas qu’avec l’aide de Dieu vous ne soyez bientôt remontéssur ces trônes d’où vous avez été si ignominieusementprécipités.

– Quand viendra cet heureux jour, ditPedro, l’Espagne sera à vous comme l’Aquitaine et, quels que soientvos projets, vous pourrez toujours compter sur toutes les troupesde terre et de mer qui sont rangées sous la bannière de laCastille.

– Et, ajouta l’autre, sur toute l’aideque pourront vous fournir la richesse et la puissance deMajorque.

– En ce qui concerne les cent millecouronnes dont je demeure votre débiteur, poursuivit négligemmentPedro, je peux sans aucun doute…

– Pas un mot, sire, plus un mot !s’écria le Prince. Ce n’est pas en ce moment où vous êtes dans lapeine que je vous embarrasserais par des affaires sordides. J’aidéclaré une fois pour toutes que je suis à vous avec toutes lescordes d’arc de mon armée et tous les florins de mes coffres.

– Ah, que voici réellement un miroir dechevalerie ! soupira Don Pedro. Je pense, Don Fernando, quepuisque la bonté du Prince est si grande, nous pouvons à nouveauabuser de sa gracieuse bienveillance jusqu’à concurrence decinquante mille couronnes. Le bon Sir William Felton voudra biensans doute régler cela avec nous.

Le vieux conseiller anglais parut plutôtdéconcerté par cette manifestation de l’estime dans laquelle étaittenue la bonté de son maître.

– Je vous demande pardon, sire, dit-il,mais le Trésor public est au plus bas, car j’ai payé douze millehommes des compagnies, et les nouveaux impôts (celui sur les foyerset celui sur le vin) ne sont pas encore rentrés. Si vous pouviezattendre l’arrivée de l’aide promise d’Angleterre…

– Non, mon cher cousin ! s’écria DonPedro. Si nous avions su que le Trésor public était aussi bas, ouque cette pauvre somme pouvait revêtir une importance quelconque,jamais nous…

– Assez, sire ! interrompit lePrince rouge de vexation. Si les caisses sont dans un état quiinquiète Sir William, je dispose encore de ma cassette personnelled’où je n’ai rien tiré pour mes propres besoins, mais qui est à ladisposition d’un ami dans l’adversité. Sir William, vous prélèverezcette somme sur nos bijoux, s’il n’y a pas moyen de faireautrement, et vous veillerez à ce qu’elle soit remise à DonFernando.

– En gage, j’offre… s’écria DonPedro.

– Allons ! fit le Prince. Je ne suispas un Lombard, sire. Votre parole royale est mon gage, sanscontrat ni sceau. Mais j’ai une nouvelle pour vous, mes seigneurset vassaux : notre frère de Lancastre est en route pour notrecapitale avec quatre cents lances et autant d’archers afin de nousaider dans notre expédition. Quand il sera arrivé et quand notredigne épouse aura rétabli sa santé, c’est-à-dire d’ici quelquessemaines avec l’aide de Dieu, nous rejoindrons l’armée à Dax et unefoi de plus nos bannières flotteront au vent des combats…

Un joyeux bourdonnement s’éleva du groupe desguerriers. Le Prince sourit en passant en revue les visages quil’entouraient : tous exprimaient la même ardeur martiale.

– … Vous serez heureux d’apprendre,poursuivit-il, que j’ai des renseignements sûrs sur cet Henri deTranstamare ; c’est un chef très vaillant, capable de nousopposer une résistance d’où nous pourrons tirer autant d’honneurque de plaisir. Il a rassemblé cinquante mille hommes de sonpeuple, il bénéficie également du concours de douze mille hommesdes compagnies franches de France qui sont composées, vous lesavez, de soldats courageux et éprouvés. D’autre part le brave etdigne Bertrand Du Guesclin s’est rendu en France chez le ducd’Anjou et se dispose à lever des troupes en Picardie et enBretagne. Nous tenons Bertrand en haute estime, car il a toujoursfait de son mieux pour nous offrir d’honorables compétitions. Qu’enpensez-vous, digne captal ? Il vous a capturé une fois àCocherel, mais, sur mon âme, vous aurez l’occasion de régler cevieux compte.

Le Gascon n’eut pas l’air de priser cetteallusion, non plus que ses compatriotes, car la seule fois qu’ilsavaient affronté l’armée française sans l’appoint des Anglais ilsavaient subi une lourde défaite.

– Certains soutiennent, monseigneur,déclara le sire de Clisson, que le compte se trouve déjà plus queréglé, étant donné que sans l’aide des Gascons, Bertrand n’auraitpas été capturé à Auray ni le Roi Jean battu à Poitiers.

– Par le Ciel, voilà qui est un peufort ! s’écria un noble anglais. Il me semble que la Gascogneest un coq trop petit pour chanter aussi haut.

– Le plus petit coq, Lord Audley, peutavoir l’ergot le plus long, remarqua le captal de Buch.

– On peut aussi lui couper la crête s’ilfait trop de bruit ! intervint un Anglais.

– Par Notre-Dame de Rocamadour !s’écria le baron de Mussidan. En voici plus que je ne sauraissupporter. Sir John Charnell, vous me répondrez de cetteparole.

– Bien volontiers, et quand vous voudrez,messire, répliqua l’Anglais avec insouciance.

– Messire de Clisson, cria Lord Audley,vous regardez fixement dans ma direction. Par l’âme de Dieu, jeserais heureux d’approfondir l’affaire avec vous !

– Et vous, Lord de Pommers, dit SirNigel, en se poussant au premier rang, j’ai dans l’idée que nouspourrions discuter agréablement et honorablement de la question encourant une lance.

En quelques secondes une douzaine de défiss’entrecroisèrent : c’était comme autant d’éclairs jaillissantdu nuage sombre qui depuis longtemps menaçait les rapports entreles chevaliers des deux nations. Les Gascons gesticulaient ettempêtaient, les Anglais demeuraient de glace et ricanaient. LePrince, un demi-sourire sur les lèvres, observait les deuxcamps : visiblement il ne détestait pas d’assister à une scènede fureur, mais il redoutait que les choses s’envenimassent aupoint d’échapper à son contrôle.

– Mes amis ! s’écria-t-il enfin.Cette querelle ne doit pas aller plus loin. L’homme qui lapoursuivrait hors d’ici en répondra devant moi, qu’il soit Gasconou Anglais. J’ai beaucoup trop besoin de vos épées pour que vousles croisiez entre vous. Sir John Charnell, Lord Audley, vous nemettez pas en doute le courage de nos amis de Gascogne ?

– Pas moi, monseigneur ! réponditLord Audley. Je les ai vus si souvent se battre que je sais qu’ilssont de très hardis et très vaillants gentilshommes.

– Je le pense aussi, déclara l’autreAnglais. Mais nous ne risquons pas de l’oublier tant qu’ils aurontune langue pour parler.

– Non, Sir John ! répliqua le Princesur un ton de reproche. Tous les peuples ont leurs mœurs etcoutumes particulières. Certains pourraient nous reprocher d’êtrefroids, ternes, taciturnes. Mais vous avez entendu, mes seigneursde la Gascogne ? Ces gentilshommes ne songeaient nullement àentacher votre honneur ou à douter de votre valeur. Par conséquent,que la colère s’efface de vos pensées ! Clisson, Buch,Pommers, ai-je votre serment ?

– Nous sommes vos sujets,monseigneur ! répondirent sans bonne grâce les barons deGascogne. Vos paroles sont notre loi.

– Nous enterrerons donc toute cause demalentendu dans un flacon de malvoisie, dit gaiement le Prince.Holà, les portes de la salle de banquet ! Je suis demeuré troplongtemps séparé de ma douce épouse, mais je vais vous retrouverbientôt. Que jouent les ménestrels et que le vin coule ! Nousboirons aux belles journées qui nous attendent dans lesud !

Il se détourna et sortit avec les deuxmonarques, tandis que le reste de la compagnie passait lentementdans la grande salle où étaient préparées les tables royales ;mais beaucoup avaient encore l’œil menaçant et la bouchecrispée.

Chapitre 20Comment Alleyne conquit sa place dans une honorable guilde

Pendant que siégeait le conseil du Prince,Alleyne et Ford étaient demeurés dans l’antichambre ; ilsfurent bientôt entourés de plusieurs jeunes Anglais bruyants,écuyers comme eux, avides des dernières nouvelles d’Angleterre.

– Comment va le vieil homme deWindsor ? demanda l’un.

– Et la bonne Reine Philippa ?

– Et madame Alice Perrers ? cria untroisième.

– Le diable emporte ta langue, Wat !s’exclama un grand jeune homme qui secoua durement par le col ledernier questionneur. Le Prince te ferait couper la tête pour cesmots-là !

– Par ma foi, elle ne lui manqueraitguère ! s’écria celui qui avait posé la première question.Elle est aussi vide que la besace d’un mendiant.

– Aussi vide qu’un écuyer anglais,cousin ! répondit un autre. Que devient diable le maître destables ? Les tréteaux ne sont pas encore installés.

– Mon Dieu ? Si un homme devenaitchevalier par le ventre, Humphrey, tu serais au moins chevalierbanneret !

Un éclat de rire salua cette saillie.

– Et si c’était en buvant, vieille outrede cuir, tu serais le premier baron du royaume ! cria Humphreyfurieux. Mais comment va l’Angleterre, enfants de Loring ?

– J’ai l’impression, répondit Ford,qu’elle n’a pas beaucoup changé depuis que vous l’avez quittée,sauf peut-être qu’elle est un peu moins bruyante.

– Et pourquoi moins bruyante, jeuneSalomon ?

– Mettons que ce soit une devinette.

– Pardieu ! Voilà un paladin quiarrive avec la boue du Hampshire collée encore à seschausses : il veut dire que le bruit a diminué parce que nousavons quitté le pays.

– Ils ont l’esprit vif par ici !commenta Ford en se tournant vers Alleyne.

– Comment devons-nous prendre cela,messire ? interrogea l’écuyer tout hérissé.

– Prenez-le comme vous voudrez, réponditFord avec insouciance.

– Mais c’est de l’effronterie ! crial’autre.

– Messire, je rends hommage à votrevéracité, répondit Ford.

– Arrête-toi, Humphrey ! intervinten riant le grand écuyer. Tu n’as pas grand-chose à gagner de cegentilhomme, j’imagine ! Les langues sont aiguisées dans leHampshire, messire.

– Et les épées ?

– Hum ! Nous pourrons en avoir ladémonstration. Après-demain, aux vêpres du tournoi, nous verrons sivotre lance est aussi agile que votre esprit.

– Allons, allons ! s’écria un jeunehomme au cou de taureau dont les épaules carrées et les membresmassifs révélaient une force exceptionnelle. Tu prends l’affaireavec une trop grande légèreté, Roger Harcomb ! Nous ne nouslaisserons pas encombrer aussi facilement. Le seigneur Loring afait ses preuves ; mais nous ignorons tout de ses écuyers,sauf que l’un d’eux a la langue railleuse. Et vous, jeuneseigneur ?

Il posa sa lourde main sur l’épauled’Alleyne.

– Et quoi de moi, jeuneseigneur ?

– Ma foi, c’est le page de madame quinous est arrivé ! Tu auras les joues plus poilues et la mainplus rude quand tu reverras ta mère.

– Si ma main n’est pas rude, elle estprête.

– Prête ? Prête pour quoifaire ? Prête pour tenir la traîne de madame ?

– Prête pour châtier l’insolence,messire ! cria Alleyne dont les yeux étincelaient.

– Mon doux petit cousin ! ironisa legros écuyer. Un teint aussi délicat ! Une voix aussimoelleuse ! Des yeux de jeune vierge et des cheveux comme ceuxd’un bébé de trois ans ! Voilà…

Il passa brutalement ses gros doigts à traversles boucles dorées du jeune homme.

– Vous cherchez une querelle,messire ! répondit Alleyne blanc de colère.

– Et alors ?

– Vous la cherchez comme un rustre de lacampagne et non comme un écuyer correct. Avez-vous été si malélevé ? Êtes-vous si peu instruit ? Je sers un maître quipourrait vous montrer comment s’y prendre.

– Et comment s’y prendrait-il, mon écuyerrose ?

– Il ne parlerait pas fort, et il neserait pas grossier. Il se montrerait plutôt plus aimable qued’habitude. Il dirait : « Messire, je considérerais commeun honneur de me livrer avec vous à une petite passe d’armes, nonpas pour ma propre gloire ou pour me distinguer, mais pour larenommée de ma dame et la réputation de la chevalerie. » Puisil retirerait son gant, comme ceci, et le jetterait parterre ; ou, s’il avait motif de penser qu’il avait affaireavec un rustre, il le lui jetterait à la figure… commecela !

Un murmure passionné parcourut le groupe desécuyers : de toute sa force Alleyne venait de lancer son gantà la figure de son adversaire. Écuyers et pages accoururent ;une vraie foule entoura bientôt les antagonistes.

– Vous me paierez cela avec votrevie ! dit le bravache.

La rage le rendait hideux.

– Si vous pouvez la prendre, réponditAlleyne.

– Brave enfant, chuchota Ford, tiensferme, comme de la cire !

– Je verrai la justice ! s’écriaNorbury, le silencieux écuyer de Sir Oliver.

– Tu l’as bien recherché, JohnTranter ! déclara le grand écuyer qui portait le nom de RogerHarcomb. Il faut toujours taquiner les nouveaux, c’est entendu,mais il serait honteux que cette affaire aille plus loin : lejeune homme a montré qu’il avait du cœur.

– Mais un soufflet ! Unsoufflet ! s’écrièrent plusieurs vieux écuyers. L’affaire doitaller jusqu’au bout !

– Non. Tranter a porté la main le premierà la figure de ce garçon, répondit Harcomb. Qu’en dis-tu,Tranter ? L’affaire peut-elle en rester là ?

– Mon nom est connu en Aquitaine, ditfièrement Tranter. Je puis dédaigner ce qui souillerait un autrenom. Qu’il ramasse son gant et qu’il dise qu’il a agiinconsidérément !

– Je le verrais d’abord dans les griffesdu diable ! murmura Ford.

– Entendez-vous, jeune seigneur ?interrogea le conciliateur. Notre ami oubliera l’incident si vousdites simplement que vous avez agi sous l’empire del’emportement.

– Je ne peux pas dire cela, réponditAlleyne.

– C’est notre coutume, jeune seigneur, demettre à l’épreuve les écuyers qui arrivent d’Angleterre.Réfléchissez que si un homme se procure un nouveau destrier et unelance neuve, il les expérimente toujours en temps de paix, de peurqu’ils ne le déçoivent le jour où il en aura vraiment besoin.N’est-il pas naturel que nous éprouvions aussi nos futurscompagnons d’armes ?

– Je crois qu’il vaudrait mieux chercherun règlement honorable, chuchota Norbury à l’oreille d’Alleyne.Votre adversaire est très redoutable à l’épée, beaucoup plus fortque vous.

Mais Edricson était d’un vieux sang saxon,lent à s’échauffer et encore plus lent à se refroidir. L’allusionde Norbury au danger ne fit qu’endurcir sa résolution.

– Je suis venu ici à la suite de monmaître, dit-il. Je vous considérais tous comme des Anglais et desamis. Ce gentilhomme m’a réservé un accueil discourtois ; sije lui ai répondu de la même manière, il n’a qu’à s’en prendre àlui-même. Je vais donc ramasser mon gant ; mais certes jemaintiens ce que j’ai dit et fait, à moins que lui ne me demandepardon le premier.

Tranter haussa les épaules.

– Tu as fait ton possible pour le sauver,Harcomb, dit-il. Nous ferions mieux d’en finir sur-le-champ.

– C’est mon avis ! cria Alleyne.

– Le conseil durera jusqu’au banquet, fitobserver un écuyer grisonnant. Vous disposez de deux bonnesheures.

– Et l’endroit ?

– La cour d’entraînement est vide en cemoment.

– Non. Il ne faut pas rester dansl’abbaye. Autrement cela irait mal si le Prince était mis aucourant.

– Il y a un endroit tranquille près dufleuve, proposa un jeune homme. Nous n’avons qu’à traverser ledomaine de l’abbaye en longeant le mur de l’armurerie, dépasserl’église Saint-Rémi et descendre la rue des Apôtres.

– En avant donc ! s’écriaTranter.

Tous les assistants sortirent aussitôt, saufquelques-uns que des consignes particulières retenaient à leurposte.

Auprès de la Garonne s’étendait une petitepelouse entre le haut mur du jardin d’un prieur et un verger depommiers. Le long de la rive, le fleuve était profond et soncourant rapide ; il n’y avait que peu de bateaux ; encoreétaient-ils mouillés au milieu des eaux. Les deux adversairestirèrent leur épée et ôtèrent leur doublet ; ni l’un nil’autre n’avaient d’armure défensive. Le duel avec son étiquetteimposante n’était pas encore à la mode, mais des rencontresimpromptues étaient fréquentes entre jeunes gens impulsifs. Dans cegenre de combats comme dans les joutes plus formalistes de la lice,Tranter s’était acquis une solide réputation grâce à sa force et àsa dextérité. De son côté, Alleyne s’était entraîné chaque jourpendant plusieurs mois au maniement des armes ; comme il avaitnaturellement l’œil vif et la main prompte, il n’était pas unbretteur à dédaigner. Le contraste entre les deux adversairesapparut saisissant quand ils se placèrent face à face ;Tranter était tout brun, trapu, massif, avec un torse poilu et desbras noueux ; Alleyne, avec ses cheveux dorés et sa peau dejeune fille, était un modèle de grâce et de souplesse. À beaucouple combat semblait inégal ; mais certains remarquèrent dans lecalme regard gris et dans l’attitude circonspecte du jeune hommequelque chose qui rendait incertaine l’issue de la rencontre.

– Attention, messire, attention !cria Norbury avant que le fer eût été croisé. Ce gentilhomme a uneépée à deux mains, et elle a bien trente centimètres de plus quecelle de notre ami !

– Prends la mienne, Alleyne !proposa Ford.

– Non, mes amis, répondit-il. Je connaisle poids et l’équilibre de mon arme. Dépêchons-nous, messire, carnotre maître peut avoir besoin de nous à l’abbaye !

Il était exact que la grande épée de Tranterconférait à celui-ci un net avantage. Il se tenait talons joints,genoux ployés vers l’extérieur, prêt à pousser une pointe ou àesquiver. Il tendait l’épée devant lui, la lame bien droite enl’air, ce qui lui laissait le choix entre l’abattre d’un coupplongeant et détourner un coup qui viserait sa tête ou son buste.Il était protégé de surcroît par une large garde pourvue d’uneencoche étroite et profonde où un épéiste exercé pouvait bloquer lalame de son adversaire, puis d’un rapide tour de poignet la casseren deux. Alleyne, lui, ne pouvait se fier qu’à son coup d’œil et àson agilité : son épée était légère ; le pommeau inclinépetit ; l’acier très effilé.

Tranter ne tarda pas à vouloir tirer parti deson avantage. Quand son adversaire s’avança vers lui, il bondit etlui asséna un coup de taille qui l’aurait scié en deux si Alleynen’avait pas légèrement sauté en arrière. Il s’en fallut de si peuque la pointe déchirât le bord de sa ceinture. Avec la vivacitéd’une panthère Alleyne poussa une botte, mais Tranter, aussi agileque puissant, détourna le fer d’un revers de sa lourde lame. Ànouveau il voulut frapper, et la violence de son coup laissa lesspectateurs haletants : Alleyne l’esquiva encore une fois dejustesse et répondit par deux coups de pointe rapides commel’éclair que l’autre para avec difficulté. Ils se serraient de siprès qu’Alleyne n’eut pas le temps d’éviter le coup de taillesuivant qui rabattit son épée et lui érafla le front : le sangcoula dans ses yeux et le long de ses joues. Il se jeta de côtéhors de la portée de Tranter ; les deux écuyerss’immobilisèrent, haletants ; les spectateursapplaudirent.

– Beau sport ! cria Roger Harcomb.L’un comme l’autre vous sortez grandis de cette rencontre. Mais ceserait un péché et une honte de la poursuivre plus longtemps.

– Vous avez assez fait, Edricson !dit Norbury.

– Vous vous êtes bien comporté !s’exclamèrent plusieurs vieux écuyers.

– Pour ma part je ne désire nullement lamort de ce jeune homme, dit Tranter en essuyant la sueur de sonfront.

– Ce gentilhomme me demande-t-il pardonpour sa discourtoisie ? interrogea Alleyne.

– Non.

– Alors en garde, messire !

Dans un furieux cliquetis les deux épéess’entrecroisèrent à nouveau. Alleyne poussait constamment en avantpour empêcher Tranter de déployer toute la longueur de sa lame.Tranter reculait ou sautait de côté afin d’avoir le champnécessaire pour assener l’un de ses terribles coups de taille. Uncoup aux trois quarts paré entama l’épaule gauche d’Alleyne, maiscelui-ci blessa légèrement Tranter à la cuisse. Hélas ! À laminute suivante sa lame glissa dans l’encoche fatale ; lesspectateurs entendirent un craquement sec, et Alleyne se retrouvaavec un morceau d’acier de cinquante centimètres de long dans lamain : c’était tout ce qui lui restait de son épée.

– Votre vie est à ma merci ! criaTranter avec un sourire ironique.

– Non, non ! Il faitsoumission ! crièrent plusieurs écuyers.

– Une autre épée ! réclama Ford.

– Non ! dit Harcomb. Ce n’est pas lacoutume.

– Jetez votre tronçon, Edricson !cria Norbury.

– Jamais ! dit Alleyne. Meprésentez-vous vos excuses, messire ?

– Vous êtes fou de me demandercela !

– Alors en garde ! cria le jeuneécuyer.

Il s’élança avec une ardeur farouche quicherchait à suppléer à la petite taille de son arme. Il avaitremarqué que son adversaire soufflait comme un homme harassé. Lemoment lui sembla donc propice de prouver la valeur d’une existenceplus saine et de muscles plus souples. Tranter reculait, reculaitdans l’espoir de pouvoir décocher le coup décisif. Alleyne avançaitsur lui, le menaçait de sa pointe ébréchée, tantôt au visage,tantôt à la gorge, tantôt à la poitrine ; il multipliait lescoups de pointe pour franchir la ligne d’acier. Mais sonantagoniste expérimenté laissait passer l’orage : il savaitbien qu’Alleyne ne pourrait pas soutenir longtemps des effortspareils. Dès qu’il se relâcherait, ce serait sa mort. Il fallaitqu’il se relâche ! Bientôt il allait être à bout desouffle ! Déjà ses bottes étaient moins vigoureuses, et sonpied moins sûr, bien que le regard gris n’eût rien perdu de sonéclat. Tranter, au cours de ses multiples combats, avait appris laprudence et la ruse. Tout à coup il détourna l’arme fragile de sonadversaire, fit tournoyer sa lourde lame, sauta en arrière pouravoir plus de champ… et disparut dans les eaux de la Garonne.

Les écuyers, combattants ou spectateurs,s’étaient si passionnément intéressés aux péripéties du duel qu’ilsavaient complètement oublié le fleuve qui coulait au-dessous de laberge à pic. C’est seulement lorsque Tranter, reculant devant lesassauts d’Alleyne, atteignit le bord de la berge qu’un cri générall’avertit du danger qu’il courait. Son dernier bond en arrière, quidevait lui permettre d’assener le coup décisif, lui futfatal : il se retrouva dans un courant glacé et rapide detrois mètres de fond. À deux reprises sa tête et ses doigts, quiessayaient vainement de se raccrocher à quelque chose de solide,émergèrent de l’eau verte, mais le tourbillon l’emportait. Sescompagnons lui jetèrent inutilement des fourreaux, des branches depommiers, des ceintures. Alleyne avait laissé tomber son épéebrisée et regardait la scène ; il tremblait de tous sesmembres ; sa colère s’était muée en une pitié soudaine. Unetroisième fois l’homme qui se noyait reparut à la surface ;ses mains étaient pleines d’algues ; il lança vers la berge unregard désespéré. Ses yeux rencontrèrent ceux d’Alleyne, qui ne putpas résister à la muette supplication qu’il y lut : il plongeaà son tour dans la Garonne et nagea vigoureusement en direction deson adversaire.

Mais le courant était fort. Pour le bon nageurqu’était Alleyne, la tâche ne se révéla pas simple. Arriver jusqu’àTranter et l’empoigner par les cheveux fut l’affaire de quelquessecondes ; mais il fallait aussi lui maintenir la tête hors del’eau et sortir du courant. Pendant une bonne centaine de brasséesAlleyne ne parut pas gagner un centimètre. Puis enfin, tandis quesur la rive retentissait un chœur de cris de joie et de louanges,les deux hommes parvinrent dans une eau plus stagnante ; Fordleur lança adroitement une douzaine de ceinturons reliés par leursagrafes ; ils s’y cramponnèrent avec l’énergie dudésespoir ; dégouttant d’eau et blancs comme des linges, ilsfurent halés sur la berge, et s’affalèrent sur le gazon.

John Tranter fut le premier à revenir àlui : en effet, s’il était demeuré plus longtemps dans l’eau,il n’avait nullement participé à cette lutte farouche contre lecourant. Il se remit debout en titubant et regarda son sauveteurqui venait de se soulever sur un coude et qui souriait faiblementau concert de compliments et de félicitations que lui adressaientles écuyers rassemblés autour de lui.

– Je vous suis fort obligé,messire ! dit Tranter d’une voix qui s’efforçait d’êtreamicale. Sans vous je me serais certainement noyé, car je suisoriginaire du Warwickshire ; dans ce comté sec, presquepersonne ne sait nager.

– Je ne réclame pas de remerciements,répondit Alleyne d’un ton froid. Donnez-moi votre main pour que jepuisse me relever.

– Le fleuve a été mon ennemi, ditTranter. Mais il a été pour vous un bon ami ; aujourd’hui ilvous a sauvé la vie.

– C’est possible, répliqua Alleyne.

– Mais maintenant tout est terminé, ditHarcomb, et sans aucun mal, ce qui est mieux que je ne l’espéraistout à l’heure. Notre jeune ami a très joliment et honnêtementgagné sa place dans l’honorable guilde des écuyers de Bordeaux.Prends ton doublet, Tranter.

– Hélas, ma pauvre épée est au fond de laGaronne ! gémit l’écuyer.

– Voici votre pourpoint, Edricson !cria Norbury. Mettez-le sur vos épaules, pour que vous ayez aumoins un vêtement sec !

– Et maintenant rentrons àl’abbaye ! s’écrièrent plusieurs voix.

– Un moment, messires ! s’exclamaAlleyne qui s’appuyait sur l’épaule de Ford et qui tenait dans samain droite le tronçon d’épée qu’il avait ramassé. J’ai peut-êtreencore de l’eau dans mes oreilles, mais je n’ai pas entendu lesexcuses de ce gentilhomme pour les manières insultantes dont il ausé tout à l’heure avec moi à l’abbaye.

– Comment ! Vous poursuivez notrequerelle ? demanda Tranter.

– Et pourquoi pas, messire ? Je suislent à m’émouvoir, mais une fois l’affaire commencée, je lapoursuivrai tant qu’il me restera un souffle de vie.

– Ma foi, il ne doit pas vous en resterbeaucoup ! fit Harcomb. Suivez mon avis, messire :laissez tomber ! Vous vous en êtes fort bien tiré !

– Non, dit Alleyne. Je n’ai pas cherchécette querelle ; mais, puisque nous en sommes arrivés là, jejure que je ne quitterai pas les lieux sans avoir obtenu ce que j’ysuis venu chercher. Demandez-moi pardon, messire, ou choisissez uneautre épée et remettons-nous en garde.

Le jeune écuyer était mortellement pâle. Toutdétrempé et taché de boue, l’épaule ensanglantée, le frontégratigné, il s’était cependant figé dans une attitude empreinted’une résolution inflexible. Le tempérament plus épais, plusmatériel de son adversaire s’inclina devant l’ardente intensitéd’une nature éminemment spirituelle.

– Je n’avais pas pensé que vous leprendriez si mal, répondit-il gauchement. Il ne s’agissait qued’une plaisanterie comme nous en faisons entre nous, mais puisquevous y tenez, je la regrette.

– Alors je vous exprime également mesregrets, dit Alleyne avec chaleur. Et voici ma main pour scellernotre réconciliation.

– La trompe du repas de none a sonnétrois fois, ajouta Harcomb. Je me demande ce que pensera ou dira lemaître des cuisines du Prince. Par ma foi, maître Ford, votre ami abien besoin d’une coupe de vin car il a bu beaucoup d’eau de laGaronne ! Je n’aurais pas cru, à voir son jeune visage, qu’ilse serait comporté avec autant de vaillance.

– Cet air de Bordeaux, répondit Ford, amétamorphosé notre colombe en coq de combat. Jamais le Hampshiren’a vu naître un garçon plus doux et plus courtois.

– Son maître également est un gentilhommedoux et courtois, murmura Harcomb. Et pourtant je ne crois pasqu’ils soient l’un et l’autre des hommes sur les pieds de qui ilserait prudent de s’aventurer !

Chapitre 21Comment Agostino Pisano risqua sa tête

Lorsque le Prince tenait sa cour à Bordeaux latable des écuyers à l’abbaye de Saint-André était somptueuse. Aprèsle régime austère de Beaulieu et les restrictions auxquelles étaitcontrainte Lady Loring, Alleyne apprit jusqu’où pouvaient êtrepoussés le luxe et les raffinements. Des paons rôtis dont lesplumes avaient été replacées avec soin sur le plat pour donnerl’impression qu’ils étaient encore en vie, des hures de sangliersavec les défenses dorées et le groin bordé de feuilles d’argent,des gelées dont le dessin prétendait représenter les douze apôtres,et un grand pâté qui était une reproduction réduite du nouveauchâteau de Windsor, tels furent quelques-uns des mets peuordinaires disposés devant lui. Un archer lui avait apporté de lacogghe des vêtements de rechange : déjà, avec l’aisance de lajeunesse, il avait oublié ses ennuis et ses fatigues de la matinée.Un page était venu de la salle du banquet l’informer que son maîtreavait l’intention de boire du vin le soir chez le seigneur Chandos,et qu’il désirait que ses écuyers dormissent à l’hôtel de la« Demi-Lune » dans la rue des Apôtres. Ford et Alleyne sedirigèrent donc de ce côté un peu avant la tombée de la nuit.

Une pluie fine les accompagna dans leurpromenade à travers les rues de la vieille ville ; ils avaientlaissé leurs chevaux dans les écuries royales ; ils s’étaientcouverts la tête de leur cape ; une lampe à huile au coind’une rue, ou sous le portail d’un riche citadin, projetait ici etlà une faible lueur tremblotante sur les pavés luisants ; ellepermettait aussi de distinguer quelques visages dans la foulebigarrée qui, en dépit du mauvais temps, arpenta lentement lesartères principales. Ces cercles de lumière révélaient àl’improviste une scène de la vie bordelaise. Par exemple, unbourgeois à la figure ronde, tout gonflé de sa prospérité, avec unample manteau de drap noir, une toque plate en velours, une largeceinture de cuir et une bourse dansante, précédait sa servantecoiffée d’une guimpe bleue qui portait à bout de bras la lanternedestinée à éclairer le chemin de son maître. Ils étaient suivis dequelques originaires du Yorkshire à moitié ivres qui bavardaientdans un idiome que comprenaient à peine leurs compatriotes duSud ; leur justaucorps marqué du lion rampant indiquait qu’ilsfaisaient partie de la suite des Stapleton du Nord. Se retournantfréquemment vers leurs visages farouches, le bourgeois accéléraitl’allure, tandis que la jeune servante resserrait sa guimpe. Ilfaut dire que les regards qu’ils lançaient à la bourse et à lafille auraient été compris dans tous les pays du monde. Derrièreeux avançaient des archers de la garde, des femmes du camp à lavoix perçante, des pages anglais à la peau douce et aux yeux bleusémerveillés, des moines en robe noire, des hommes d’armes quiflânaient, des serviteurs gascons qui parlaient haut, des marins dufleuve, de rudes paysans du Médoc, des écuyers en cape qui jouaientdes coudes dans ce flot ininterrompu autant que divers. Dans l’airs’entrecroisaient l’anglais, le français, le gallois, le basque, ettous les patois de la Gascogne et de la Guyenne. De temps à autrela foule s’écartait pour laisser passer une litière à chevaux quiconduisait une dame vers l’abbaye, à moins que ce ne fût pour unetroupe d’archers portant des torches et accompagnant un barongascon ou un chevalier anglais. Le martèlement des sabots, lecliquetis des armes, les cris des ivrognes, les rires aigus desfemmes résonnaient dans les rues grouillantes de la cité.

Un couple retint particulièrement l’attentiondes deux jeunes écuyers, d’autant plus qu’il allait dans leurdirection en les précédant de quelques pas. C’était un homme et unejeune fille. L’homme était très grand, voûté ; ilboitait ; il portait sous le bras un gros paquet plat dans undrap noir. Sa compagne était jeune et se tenait bien droite ;elle avait le pas élastique et le maintien gracieux ; mais sapèlerine noire l’enveloppait si bien qu’on ne voyait de son visageque deux yeux noirs brillants et une boucle de cheveux sombres.L’homme s’appuyait lourdement sur elle pour éviter de forcer surson pied fragile ; il gardait son paquet entre lui et le mur,et poussait en avant la jeune fille pour qu’elle lui servît debouclier chaque fois que la pression de la foule menaçait de ledéporter. Son anxiété évidente, la beauté de sa compagne et leurssoins conjugués pour protéger leur paquet éveillèrent l’intérêt desdeux jeunes Anglais qui marchaient derrière eux.

– Courage, mon enfant ! s’exclamal’homme dans un français aux intonations bizarres. Encore soixantepas et nous serons sauvés.

– Tenez-le bien, père ! répondit lajeune fille dans le même langage doux et affété. Nous n’avons rienà craindre.

– Ce sont vraiment des païens et desbarbares ! s’écria l’homme. Des barbares insensés, furieux,ivres ! Encore quarante pas, Tita mia, et je jure par saintÉloi, patron des artisans, que je ne ressortirai plus avant quetout cet essaim soit rentré dans sa ruche de Dax, ou partin’importe où. Plus que vingt pas, mon trésor ! Ah ! monDieu, comme ils poussent et braillent ! Joue bravement de tonpetit coude, Tita mia ! Fonce droit sur eux ! Carre tesépaules, ma fille ! Pourquoi céder le passage à ces insulairesenragés ? Ah, cospetto ! Nous sommes ruinés,anéantis !

La foule, devant eux, s’était épaissie :le boiteux et la jeune fille furent contraints de s’arrêter.Plusieurs archers anglais à demi saouls, attirés comme les deuxécuyers par leur allure singulière, leur barraient le chemin et lesobservaient dans la mauvaise lumière des lampes à huile et destorches.

– Par les trois rois ! cria l’und’eux. Ce vieux gâteux est un malin : regardez la joliebéquille qu’il a dénichée ! Sers-toi de la jambe que Dieu t’adonnée, mon ami, et ne t’appuie pas aussi lourdement sur lafille !

– Que vingt diables l’emportent !s’exclama un autre. Comment ! Est-ce que de braves archersvont se priver de femmes alors qu’un bonhomme utilise un pareilbâton de vieillesse ?

– Viens avec moi, mon petit chou !cria un troisième en tirant sur la pèlerine de la jeune fille.

– Non, avec moi, désir de mon cœur !intervint le premier. Par saint Georges notre vie est courte, et ilnous faut de la joie tant qu’elle dure ! Que je ne revoiejamais Chester Bridge, si celle-ci n’est pas la fille la plusséduisante que j’aie jamais rencontrée !

– Que tient sous son bras le vieuxcrapaud ? s’écria un autre archer. Il se cramponne à sonpaquet comme le diable à un pécheur.

– Montre-nous ce qu’il y a dedans, vieuxsac d’os ! Voyons un peu ce que tu as sous ton bras !

Ils se groupèrent autour de lui. Mais l’hommequi ne comprenait pas leur langue continuait à s’appuyer d’une mainsur la jeune fille et de l’autre à tenir son paquet. Néanmoins ilcherchait avidement du secours dans la foule.

– Non, les enfants, non ! cria Forden écartant l’archer le plus proche de lui. Ce serait vous conduireindignement. Bas les pattes, ou tant pis pour vous !

– Ferme-la, ou tant pis pour toi !répliqua le plus ivre des archers. Qui es-tu pour gâcher nosplaisirs ?

– Un simple écuyer, tout frais débarqué,dit un autre. Par saint Thomas de Kent, nous sommes venus derrièrenotre maître ! Nous ne nous laisserons pas commander par lepremier bébé venu que sa mère aurait envoyé en Aquitaine !

– Oh, messires ! supplia la jeunefille. Pour l’amour du Christ ne nous abandonnez pas ! Nepermettez pas que ces individus nous maltraitent !

– N’ayez aucune crainte, madame !répondit Alleyne. Nous veillerons à ce que tout se passe bien.Retire ta main du poignet de cette jeune fille, toi coquin duNord !

– Ne la lâche pas, Wat ! ordonna ungrand homme d’armes à barbe noire dont la cuirasse brillait dansl’ombre. Ôtez vos mains de vos poinçons, vous deux, car j’ai maniél’épée quand vous n’étiez pas encore au monde et, par l’âme deDieu, je vous embrocherai avant que vous ayez le temps de bouger lepetit doigt !

– Dieu merci ! fit soudain Alleynequi avait aperçu à la lueur de la lampe une tignasse rousse sous uncasque qui dominait toutes les têtes. Voici John, et Aylward aussi.À l’aide, camarades, car on en veut à cette jeune fille et à cevieillard !

– Holà, mon petit ! intervint levieil archer qui se fraya le passage avec Hordle John sur sestalons. Que veut dire tout cela ? Par la corde de mon arc, jepense que tu auras de l’ouvrage si tu veux redresser tous les tortsque tu verras de ce côté de l’eau. Comment une troupe d’archers,avec le vin qui bourdonne aux oreilles, serait-elle aussi policéeque de jeunes clercs dans un jardin ? Quand tu auras servi unan dans la Compagnie, tu prendras moins à cœur ce genre d’affaires.Qu’est-ce qui va de travers par ici ? Le grand prévôt avec sesarchers n’est pas loin : certains d’entre vous pourraient biense trouver au cachot d’ici peu !

– Mais c’est le vieux Sam Aylward de laCompagnie Blanche ! cria l’homme d’armes. Hé bien, Samkin, quet’est-il arrivé ? Je me rappelle le jour où ta lame faisaitplus de bruit que toute une compagnie franche. Sur mon âme, entreLimoges et la Navarre, qui donc embrassait une fille ou tranchaitune gorge plus facilement que l’archer Aylward de la Compagnie deHawkhood ?

– Tu ne mens pas, Peter. Et, par magarde, je n’ai pas beaucoup changé ! Mais avec moi tout atoujours été clair et net. La fille doit être consentante, sinoncelui qui s’attaquera à elle s’attaquera à moi. Compris ?

Le visage résolu d’Aylward et les énormesépaules du gros John firent comprendre aux archers que la violencene leur rapporterait guère. La jeune fille et le vieil hommeavancèrent pour se perdre dans la foule ; personne ne sehasarda à les arrêter. Ford et Alleyne les suivirent à pas lents,mais Aylward retint Alleyne par le bras.

– Par ma garde, camarade ! fit-il.J’ai appris que tu t’étais magnifiquement conduit ce matin àl’abbaye ; mais je t’en prie, fais attention ! N’oubliepas que c’est moi qui t’ai entraîné dans la Compagnie, et que ceserait un sombre jour pour moi s’il t’arrivait quelque chose.

– Non, Aylward, je ferai attention.

– Ne te lance pas trop au milieu desdangers, mon petit ! Dans très peu de temps, ton poignet aurapris de la force, et tes coups de taille seront imbattables. Nousserons quelques-uns ce soir à la « Rose de Guyenne », quise trouve à deux portes de la « Demi-Lune ». Si tu veuxvider un gobelet avec de simples archers, tu seras le bienvenu.

Alleyne promit de s’y rendre si ses devoirs lelui permettaient ; puis il rejoignit Ford qui avait engagé laconversation avec les deux inconnus.

– Brave jeune signor ! s’écria legrand vieillard en passant ses bras autour d’Alleyne. Comment vousremercier d’avoir pris notre parti contre ces barbares à demiivres ? Qu’aurions-nous fait sans vous ? Ma Tita m’auraitété enlevée, et ma tête aurait été fracassée en millemorceaux !

– Non, je ne pense pas qu’ils vousauraient maltraité à ce point ! protesta Alleyne.

– Oh ! oh ! cria-t-il en riantde bon cœur. Je ne parlais pas de la tête que je porte sur mesépaules. Cospetto, non ! C’est la tête que je porte sous monbras que vous avez sauvée.

– Peut-être les signori daigneront-ilsentrer sous notre toit, père ? dit la jeune fille. Si nousrestons ici devant notre porte, qui sait si une nouvelle aventurene nous arrivera pas ?

– Bien dit, Tita ! Bien parlé, mafille ! Je vous prie, messires, d’honorer ma demeure de votreprésence. Une lumière, Giacomo ! Il y a cinq marches à monter.Maintenant, deux de plus. Là ! Nous sommes enfin ensécurité ! Corpo di Bacchio ! Je n’aurais pas donné dixmaravedis pour ma tête quand ces enfants du diable nous poussaientcontre le mur. Tita mia, tu as été une brave fille. Il valait mieuxte laisser bousculer et sauver ma tête.

– Certainement, père ! dit-elle.

– Mais ces Anglais ! Ah !Prenez un Goth, un Hun, et un Vandale ; mélangez le tout,ajoutez un pirate des États barbaresques, puis prenez le produit etenivrez-le : vous avez un Anglais. Mon Dieu ! A-t-iljamais existé pareil peuple sur la terre ? Quel endroit setrouve à l’abri de leur sauvagerie ? On m’a dit qu’ilss’étaient répandus en Italie comme ils se sont répandus ici. On lestrouve partout, sauf au paradis !

– Cher père, s’écria Tita en aidant leboiteux à grimper le tortueux escalier de chêne, vous ne devez pasoublier que ces bons signori sont des Anglais !

– Ah oui ! Je vous demande pardon,messires. Entrez ici. Certains prennent plaisir à regarder cespeintures, mais il paraît que dans votre île l’art de la guerre estle seul qui soit honoré.

La pièce basse de plafond mais décorée depanneaux de chêne était bien éclairée par quatre lampes à essencesparfumées. Contre les murs, sur la table, par terre, partout, il yavait de grandes feuilles de verre peintes de couleurs très vives.Ford et Edricson ouvrirent de grands yeux : jamais ilsn’avaient contemplé de plus authentiques chefs-d’œuvre.

– Vous les aimez ? s’écria l’artisteboiteux qui avait surpris leur regard admiratif. Y aurait-il doncdans votre pays quelques hommes capables d’apprécier cesbagatelles ?

– Incroyable ! s’exclama Alleyne.Quelle couleur ! Quel dessin ! Regarde le martyre desaint Étienne, Ford. Ne pourrais-tu ramasser l’une de ces pierresque les meurtriers vont lancer sur leur victime ?

– Et ce cerf, Alleyne, avec la croixentre ses bois ! Ma foi, je n’en ai pas vu de plus beaux dansla forêt de Bere !

– Et le vert de ce gazon ! Comme ilest clair et brillant ! Toutes les peintures que j’avais vuesjusqu’ici n’étaient que des coloriages d’enfant. Ce digne hommedoit être l’un de ces grands peintres dont parlait si souvent leFrère Bartholomew à Beaulieu.

Le visage mobile de l’artiste s’illuminadevant le ravissement sincère des deux jeunes Anglais. Sa filleavait retiré sa pèlerine : elle possédait le type italien leplus délicat et le plus pur, et elle captiva aussitôt l’attentionde Ford. Alleyne, lui, allait de la table aux murs dont il faisaitle tour, puis revenait à la table en ponctuant son inspection depetits cris de plaisir.

– Que pensez-vous de ceci, jeuneseigneur ? demanda l’artiste en découvrant tout à coup l’objetqu’il avait tenu sous son bras.

C’était, peinte sur une feuille de verre, unetête couronnée d’une auréole : elle était dessinée avec tantde finesse, les couleurs en étaient si parfaites qu’en vérité onaurait dit une véritable figure humaine regardant le jeune écuyeravec des yeux tristes et pensifs. Alleyne battit des mains avecl’élan de joie que l’art authentique suscite toujours chezl’authentique artiste.

– C’est formidable ! cria-t-il.Merveilleux ! Mais je suis surpris, messire, que vous ayezfait courir tant de dangers à ce chef-d’œuvre en le transportant denuit au milieu de la foule !

– J’ai été trop téméraire ! convintl’artiste. Un peu de vin de Florence, Tita ! Si vous n’aviezpas été là, je tremble à la pensée de ce qui serait arrivé.Regardez la couleur de la peau : elle est irremplaçable !Peignez comme vous voulez, quatre-vingt-dix-neuf fois sur cent ellesera brûlée, donc trop foncée, par la chaleur du four, ou aucontraire la couleur ne tiendra pas et vous n’aurez qu’un blancmaladif. Là au moins vous voyez les veines, vous devinez le sangqui circule. Oui, diavolo ! Si cette tête avait été cassée,mon cœur n’aurait pas résisté. Elle est destinée à la fenêtre duchœur de l’église de Saint-Rémi, et nous étions allés voir, mapetite aide et moi, si sa taille correspondait à la maçonnerie. Lanuit est tombée avant que nous ayons terminé notrevérification ; que pouvions-nous faire, sinon la ramenerici ? Mais dites-moi, jeune seigneur ! Vous parlez commesi vous connaissiez les arts ?

– Si peu que j’ose à peine ouvrir labouche en votre présence, répondit Alleyne. J’ai été élevé dans uncouvent où je n’avais pas de peine à manier le pinceau mieux quemes frères novices.

– Voici des couleurs, un pinceau et dupapier, dit le vieillard. Je ne vous donne pas de verre car lapeinture sur verre est un art spécial qui requiert beaucoupd’habileté dans le mélange des couleurs. Je vous en prie,montrez-moi ce que vous savez faire. Merci, Tita ! Les verresde Venise, cora mia, et remplis-les jusqu’au bord. Asseyez-vous,signor !

Pendant que Ford conversait avec Tita,l’artiste examina avec soin la tête de son saint ; il avaitpeur qu’une éraflure ne l’eût abîmée. Quand il la reposa, Alleyneavait, en quelques hardis coups de pinceau, dessiné un busteféminin sur la feuille de papier blanc.

– Diavolo ! s’exclama le vieilartiste. Vous avez le don. Oui, cospetto ! Vous avez dutalent. C’est une figure d’ange.

– Mais c’est la demoiselle MaudeLoring ! s’écria Ford stupéfait.

– Tiens, il y a une vagueressemblance ! fit Alleyne un peu confus.

– Ah ! c’est un portrait ? Tantmieux ! Jeune homme, je suis Agostino Pisano, le fils d’AndreaPisano, et je vous répète que vous avez le don. Mieux : jedéclare que si vous restez auprès de moi, je vous initierai à tousles secrets des vitraux : les couleurs et leur densité, cellesqui s’amalgameront avec le verre et celles qui ne s’amalgamerontpas, la cuisson et le vernissage… toutes les méthodes et lesrecettes que vous devez connaître !

– Je serais très heureux d’étudier sousun maître tel que vous, répondit Alleyne. Mais j’ai juré de suivremon seigneur jusqu’à la fin de la guerre.

– La guerre ! s’écria le vieilItalien. Toujours ce mot qui revient ! Mais vos grands hommes,que sont-ils ? Je les connais bien : des soldats, desdestructeurs, des massacreurs ! Mais nous, per Baccho nousavons en Italie de véritables grands hommes ! Les vôtresdémolissent, dépouillent ; eux reconstruisent, restaurent. Ah,si vous pouviez voir ma chère Pise, son dôme, le cloître de CampoSanto, le haut campanile avec le moelleux battement de ses clochesdans l’air chaud de l’Italie ! Voilà des œuvres de grandshommes ! Et je les ai vus de mes propres yeux, moi qui vousparle. J’ai vu Andrea Orcagna, Taddeo Gaddi, Giottino, Stefano,Simone Memmi : tous des maîtres dont je ne serais pas digne demélanger les couleurs. J’ai vu aussi le vieux Giotto, et Giottoavait été l’élève de Cimabuë, avant qui l’art n’existait pas enItalie puisqu’on avait fait venir des Grecs pour peindre lachapelle des Gondi à Florence. Ah, signori, voilà les grands hommesdont il faut honorer le nom, et non vos soldats qui se sont révélésles ennemis du genre humain !

– Ma foi, messire, intervint Ford, lessoldats ont bien leur utilité, aussi ! Comment cesgentilshommes dont vous avez cité les noms pourraient-ils préserverleurs œuvres s’ils n’étaient pas protégés par dessoldats ?

– Mais toutes celles-ci ? interrogeaAlleyne. Est-ce vous qui les avez exécutées ? Et à quoisont-elles destinées ?

– Oui, signor, elles sont toutes de mamain. Certaines sont peintes, comme vous pouvez le voir, sur uneseule feuille de verre ; d’autres l’ont été sur plusieursfeuilles qui peuvent être fixées ensemble. Voyez cette rosace,inspirée de l’église de la Sainte-Trinité à Vendôme, et cet autrevitrail « La découverte du Graal », pour l’abside del’église de l’abbaye. Il fut un temps où mes compatriotes étaientles seuls à peindre sur verre. Mais en France à présent Clément deChartres et d’autres sont de grands artistes. Ah ! voilà cettelangue d’airain qui nous interdit d’oublier, ne fût-ce qu’uneheure, que c’est le bras du sauvage et non la main dumaître-artiste qui gouverne le monde.

Une sonnerie de bugles avait en effet retentidans la rue pour rassembler une escorte quelconque.

– C’est le signal pour nous aussi, ditFord. Je préférerais rester ici parmi tant de beautés…

Il décocha un regard vif dans la direction deTita qui rougit.

– … Mais il faut que nous rentrions àl’hôtellerie de notre maître avant qu’il soit lui-même deretour.

Après avoir promis de revenir, les deuxécuyers prirent congé du vieil artiste italien et de sa fille. Lesrues étaient à présent presque vides, la pluie avait cessé ;aussi quittèrent-ils sans encombre la rue du Roi où habitaientleurs nouveaux amis pour se rendre rue des Apôtres où était situéel’hôtellerie de la « Demi-Lune ».

Chapitre 22Une soirée avec les archers à la « Rose de Guyenne »

– Mon Dieu, Alleyne ! As-tu déjà vuplus beau visage ? s’écria Ford à peine la porte refermée. Sipur, si paisible, si merveilleux.

– C’est vrai. Et la couleur de peau laplus parfaite au monde. As-tu remarqué aussi le rouleau des cheveuxsur le front ?

– Et ces yeux ! Limpides,tendres ! Bien clairs et cependant si pleins dechoses !

– S’il y avait un petit défaut, ditAlleyne, je le verrais dans le menton.

– Non. Je n’ai remarqué aucun défaut.

– Il est bien arrondi, c’est vrai.

– Très délicatement arrondi.

– Et pourtant…

– Pourtant quoi, Alleyne ?Trouverais-tu une tache sur le soleil ?

– Vois-tu, Ford, je crois quel’expression et la puissance du visage auraient été renforcées parune longue barbe fleurie.

– Sainte Vierge ! cria Ford. Il estfou ! Une barbe sur le visage de la petite Tita !

– Tita ? Qui parlait deTita ?

– Qui parlait de quelqu’und’autre ?

– C’était du portrait de saint Rémi,Ford, que je parlais.

– En vérité tu es, s’exclama Ford enriant, un Goth, un Hun, et un Vandale, plus tous les autres noms debarbares dont le vieillard nous a gratifiés ! Comment peux-tune penser qu’à un frottis de couleurs, alors qu’il y avait à côtéde toi un tableau peint par Dieu lui-même ? Mais que nous veutcelui-ci ?

– S’il vous plaît, messires, dit unarcher qui courait vers eux, Aylward et les autres seraient heureuxde vous voir. Ils sont là-dedans. Il m’a prié de vous dire que leseigneur Loring n’aura pas besoin de vos services ce soir, car ildort chez le seigneur Chandos.

– Ma foi, observa Ford, nous n’avions pasbesoin d’un guide pour deviner leur présence dans les parages.

D’une taverne sur la droite s’élevait en effetun chœur rugissant, ponctué de rires et de battements de pieds. Ilpassèrent sous une porte basse, descendirent un couloir mal pavé etarrivèrent dans une longue salle étroite éclairée par deux torchesplacées aux extrémités. Des bottes de paille avaient été disposéesle long des murs ; vautrés sur elles vingt ou trente archersdébraillés étaient allongés. Chaque homme avait à côté de lui songobelet de bière ; dans un coin un fût percé était plein depromesses pour l’avenir. Autour du fût, assis sur des caisses, desboîtes et des escabeaux, étaient réunis Aylward, John, Black Simonet trois sous-officiers ainsi que le maître-marinier GoodwinHawtayne qui avait quitté sa cogghe jaune pour boire une dernièretournée avec ses amis de la Compagnie. Ford et Alleyne s’assirententre Aylward et Black Simon ; leur entrée n’avait nullementinterrompu le vacarme qui régnait dans la salle.

– De la bière, mes camarades ?proposa l’archer. Ou préférez-vous du vin ? Vous aurez l’un oul’autre. Ici, Jacques, fils du diable ! Apporte un flacon deton plus vieux vin et prends garde à ne pas le secouer.Connaissez-vous la nouvelle ?

– Non, répondirent les deux écuyers.

– Nous allons assister à un beautournoi.

– Un tournoi ?

– Oui, les enfants. Le captal de Buch ajuré qu’il trouverait de ce côté-ci de l’eau cinq chevaliers quidésarçonneraient cinq Anglais, n’importe lesquels. Chandos a relevéle défi, et le Prince a promis un vase d’or à celui qui secomporterait le mieux. Toute la cour en parle !

– Pourquoi les chevaliers accaparent-ilsle sport ? grommela Hordle John. Ils n’ont donc pas cinqarchers à mettre en ligne pour défendre l’honneur de l’Aquitaine etde la Gascogne ?

– Ou cinq hommes d’armes ! approuvaBlack Simon.

– Mais qui sont les chevaliersanglais ? s’enquit Hawtayne.

– Il y en a trois cent quarante et undans la ville, répondit Aylward. On m’a assuré que déjà trois centquarante cartels et défis étaient parvenus ; le seul manquantest Sir John Ravensholme, qui est au lit avec des suées et qui nepeut pas mettre un pied par terre.

– J’en ai entendu parler par les archersde la garde, cria l’un des soldats allongés sur la paille. Ilsdisaient que le Prince voulait courir une lance, mais que Chandoss’y était opposé, car les joutes seront rudes.

– Alors il y a Chandos.

– Non. Le Prince ne le lui a pas permis.Il sera maréchal de la lice, ainsi que Sir William Felton et le ducd’Armagnac. Les Anglais seront représentés par Lord Audley, SirThomas Percy, Sir Thomas Wake, Sir William Beauchamp et notre bonet brave seigneur et maître.

– Hurrah pour Sir Nigel, et que Dieu soitavec lui ! cria-t-on dans la salle. C’est un honneur que detirer à l’arc à son service !

– Vous avez raison, dit Aylward. Par lesos de mes dix doigts, si vous marchez derrière le pennon des cinqroses vous avez une bonne chance de voir tout ce qu’un bon archer aenvie de voir. Ah oui, mes garçons, vous riez ? Mais par magarde, vous ne rirez pas toujours quand vous vous trouverez là oùil vous mènera, car on ne peut jamais savoir quel genre de vœu ils’est juré d’accomplir ! J’ai vu qu’il avait posé une mouchesur son œil : ou je me trompe fort, ou cette mouche ferarépandre du sang !

– Comment les choses se sont-ellespassées à Poitiers, bon maître Aylward ? interrogea l’un desjeunes archers en regardant respectueusement le vieux soldat.

– Oui, Aylward, raconte ! insistaHordle John.

– À la santé du vieux SamkinAylward ! crièrent plusieurs voix dans le fond de lasalle.

Les gobelets s’agitèrent avec frénésie.

– Demandez-le-lui ! réponditmodestement Aylward en désignant Black Simon. Il en a vu plus quemoi. Et pourtant, par les saints clous, je crois avoir presque toutvu !

– Ah oui, fit Simon en secouant la tête,ce fut un grand jour ! Je ne crois pas en revoir un semblable.Il y avait quelques archers magnifiques qui ont tiré ce jour-làleur dernière flèche. Nous ne verrons jamais leurs pareils,Aylward !

– Non, par ma garde ! Il y avait lepetit Robby Withstaff, et Andrew Salblaster, et Wat Alspaye quirompit le cou du Germain. Mon Dieu, quels hommes c’étaient !On pouvait leur demander n’importe quoi, de tirer long ou court,droit ou plongeant : jamais archers ne furent plus expertsdans l’art de la flèche !

– Mais la bataille, Aylward ! Labataille !

– Laissez-moi remplir mon gobeletd’abord, les enfants, car un récit comme celui-là donne soif. C’estlorsque tombèrent les premières feuilles que le Prince se mit enroute : il traversa l’Auvergne, le Berry, l’Anjou et laTouraine. En Auvergne les filles sont jolies, mais le vin estaigre. Dans le Berry ce sont les filles qui sont aigres et le vinriche. L’Anjou est un merveilleux pays pour les archers, car le vinet les femmes vont de pair. En Touraine je n’ai rien gagné sauf descoups sur ma caboche ; mais à Vierzon j’ai eu de lachance : j’ai obtenu un ciboire d’or de la cathédrale, et j’enai tiré neuf ducats gênois chez l’orfèvre de la rue du Mont-Olive.De là nous sommes allés à Bourges, où j’ai conquis une tunique desoie couleur de feu et une très belle paire de souliers avec desglands de soie et des clous d’argent.

– Dans une boutique, Aylward ?interrogea un jeune archer.

– Non, mon garçon, je les ai retirés auxdeux pieds d’un homme. J’avais quelques raisons de croire qu’iln’en aurait plus jamais besoin, puisqu’il avait dans le dos uneflèche d’un mètre de long.

– Et ensuite, Aylward ?

– Nous sommes repartis, l’ami, environsix mille, en direction d’Issoudun ; et là il nous est arrivéquelque chose de sensationnel.

– Une bataille, Aylward ?

– Non, beaucoup mieux qu’une bataille. Ily a peu à gagner dans une bataille, si l’on n’a pas la chance decapturer un noble et d’en obtenir rançon. À Issoudun, moi et troisGallois nous avons découvert une maison que les autres avaientdédaignée, et nous en avons eu tout le profit pour nous seuls. Ence qui me concerne, je me suis octroyé un splendide lit deplumes ; croyez-moi : il vous faudra voyager longtemps enAngleterre avant d’en trouver un comme celui-là ! Tu l’as vu,Alleyne, et toi aussi, John : n’est-ce pas un litsomptueux ? Nous l’avons mis sur le mulet d’une cantinière, etil a suivi l’armée. J’avais dans l’idée que je ferais de bonssommes dessus quand je m’établirais chez moi, et il est maintenanten sécurité du côté de Lyndhurst.

– Et ensuite, maître-archer ?demanda Hawtayne. Par saint Christophe, c’est en vérité une belleet bonne vie que tu as choisie là ! Tu ramasses ton butincomme le pêcheur ramasse ses langoustes, sans rien demander àpersonne.

– Tu as raison, maître-marinier !fit un vieil archer. Un ancien dicton chez nous assure que ladeuxième plume d’une oie sauvage est meilleure que la penne d’uneoie domestique. Continue, vieux garçon !

– Nous avons donc repris la route, ditAylward après avoir puisé une longue rasade dans son gobelet. Nousétions six mille avec le Prince et ses chevaliers et le lit deplumes au centre sur le mulet. Nous avons fait beaucoup de dégâtsen Touraine, puis nous sommes arrivés à Romorantin où j’ai mis lamain sur une chaîne en or et deux bracelets de jaspe, qui m’ont étévolés le même jour par une fille des Ardennes aux yeux de feu. MonDieu ! Il y a des gens qui n’ont pas peur du Jugement dernier,et qui ne respectent rien : toujours leurs doigts crochus surles biens d’autrui !

– Mais la bataille, Aylward !crièrent les archers en riant.

– J’y arrive, jeunes foudres deguerre ! Hé bien donc, le Roi de France nous avait suivis aveccinquante mille hommes, et il se hâtait de nous rattraper ;mais quand il nous eut rejoints, il se demanda quoi faire, car nousétions si bien retranchés derrière des vignobles et des haies queles Français ne pouvaient nous approcher que par un chemin étroit.Des deux côtés de ce chemin se tenaient des archers, des hommesd’armes et les chevaliers derrière ; au centre, nos bagages, ycompris mon lit de plumes à dos de mulet. Trois cents chevaliersd’élite se lancèrent à l’assaut. Vraiment c’étaient desbraves ! Mais ils furent accueillis par une telle volée deflèches que bien peu en réchappèrent. Puis nous eûmes à soutenir lechoc des Germains : eux aussi se battirent très vaillamment,puisque quelques-uns franchirent la ligne des archers etpénétrèrent dans nos lignes jusqu’à mon lit de plumes, peut-êtrepour le reprendre. Alors notre petit chef s’élança, puis LordAudley avec ses quatre écuyers du Cheshire, ainsi que quelquesautres du même calibre, et derrière eux le Prince et Chandos, etpuis nous tous l’épée ou la hache à la main, car nous n’avions plusde flèches. Ma foi, c’était assez imprudent ! Nous étionssortis des haies et il ne restait plus personne pour garder nosbagages. S’ils nous avaient tournés !… Mais tout se terminabien. Le Roi fut fait prisonnier. Le petit Robby Withstaff et moi,nous tombâmes sur un chariot qui contenait quinze tonnelets de vinpour la table personnelle du Roi. Par ma garde, ne me demandez pasla suite ! Je serais bien incapable de vous la dire, et lepetit Robby Withstaff pas davantage.

– Et le lendemain ?

– Ma foi, nous ne nous sommes pasattardés ! Nous sommes remontés sur Bordeaux, où nous sommesarrivés sains et saufs avec le Roi de France et le lit de plumes.J’ai vendu mon butin, mes garçons, pour autant de pièces d’or quema bourse pouvait en contenir, et pendant sept jours j’ai allumédouze cierges sur l’autel de saint André. Car si vous oubliez lessaints quand tout va bien, ils vous oublieront le jour où vousaurez besoin d’eux. J’en suis à cent dix-neuf livres de cire poursaint André ; comme c’était un homme très juste, je suis sûrque j’aurai bon poids et bonne mesure quand j’aurai besoin de sonaide.

– Dis-moi, maître Aylward, cria un jeunearcher, et pourquoi cette grande bataille ?

– Pourquoi, maître fou ? Toutsimplement pour savoir qui ceindrait la couronne deFrance !

– Je croyais que c’était peut-être poursavoir qui coucherait dans ton lit de plumes…

– Si je me lève, Silas, tu pourrais bienrecevoir ma ceinture sur les épaules ! répondit Aylward sousles rires. Mais voici l’heure où les jeunes poulets grimpent surleurs perchoirs au lieu de caqueter contre leurs aînés. Il esttard, Simon.

– Non. Encore une autrechanson !

– Arnold de Sowley chante bien…

– Non, en voici un dont la voix ne lecède à personne, fit Hawtayne en posant une main sur l’épaule dugros John. Je l’ai entendu sur la cogghe : on dirait lesvagues sur une plage. S’il te plaît, ami, chante-nous « Lescloches de Milton » ou, si tu préfères, « La fille dulaboureur ».

Hordle John se redressa, fixa du regard unangle du plafond et entonna, d’une voix qui fit vaciller lestorches, la ballade du Sud qui lui avait été demandée.

Le laboureur a dû partir se louer,

La fille du laboureur est restée à la maison.

Mais elle est timide et modeste et sage ;

Qui pourrait conquérir la fille du laboureur ?

Survint un chevalier de grand renom

En bassinet et camail ;

À genoux longtemps il la pria ;

Il ne put conquérir la fille du laboureur.

Survint un écuyer très débonnaire,

Richement vêtu et parlant joliment ;

Il chantait bien, jouait juste :

Il ne put pas conquérir la fille du laboureur.

Survint un marchand magnifique

Avec toque de velours et robe de drap fin ;

Malgré tous ses navires, tout son argent,

Il ne put pas acheter la fille du laboureur.

Survint un archer hardi et loyal,

Avec brassard et arc en bois d’if ;

Sa bourse était légère, son justaucorps usé ;

Haro, hélas ! La fille du laboureur !

Oh ! certains ont ri, d’autres ont crié,

Et quelques-uns ont battu la campagne ;

Mais ils sont partis ensemble à travers bois etclairières,

L’archer et la fille du laboureur.

Un grondement de joie s’éleva de l’assistancequi trépigna et brandit les gobelets. Visiblement la chanson avaitplu, John se plongea dans un pot qu’il assécha en quelqueslampées.

– Je chantais cet air-là à l’auberge deHordle bien avant de penser qu’un jour je serais archer !dit-il.

– Remplissez vos gobelets ! criaBlack Simon en donnant l’exemple. Buvons une dernière fois à laCompagnie Blanche, et à tous les braves garçons qui marchentderrière les roses de Loring !

– Au bois, au lin, et à l’aile dejars ! dit un vieil archer à barbe grise.

– À une guerre sanglante ! cria untroisième. Que beaucoup partent et que peu reviennent !

– Avec beaucoup d’or pour la meilleurelame ! ajouta un quatrième.

– La dernière tournée à la fille de notrecœur ! cria Aylward.

Ils sortirent en criant, plaisantant,chantant ; et tout redevint paisible à la « Rose deGuyenne ».

Chapitre 23Comment se comporta l’Angleterre sur la lice de Bordeaux

Les braves Bordelais étaient si habitués auxsports de la chevalerie et aux exhibitions martiales qu’une jouteou un tournoi ordinaire était pour eux d’une banalité quotidienne.La renommée et l’éclat de la cour du Prince avaient attiré sur lesbords de la Garonne les chevaliers errants et les poursuivantsd’armes de tous les pays d’Europe. Sur le long champ clos près dufleuve, à la porte du nord, de nombreux combats extraordinairesavaient eu lieu, par exemple quand des chevaliers teutoniques,frais émoulus de la conquête de la Prusse païenne, affrontèrent leschevaliers de Calatrava endurcis par leur lutte incessante contreles Maures, ou quand des gentilshommes du Portugal rompirent deslances avec des guerriers scandinaves descendus du pays le plusseptentrional. Bien des pennons étrangers arborant des blasons desrives du Danube, des forêts sauvages de Lituanie et des châteauxforts de Hongrie avaient flotté au vent de la Gascogne. Lachevalerie en effet n’était pas l’apanage d’un pays ni d’unerace.

Toutefois une grande fièvre s’empara de laville quand il fut annoncé que le troisième mercredi de l’Aventcinq chevaliers d’Angleterre tiendraient la lice contre n’importequels adversaires. Le grand rassemblement des nobles et des soldatscélèbres, le caractère national du défi, le fait qu’il s’agissaitd’une dernière épreuve avant ce qui promettait d’être une guerredifficile et meurtrière, tout concordait pour faire de l’événementl’un des plus exceptionnels et des plus brillants que Bordeaux eutjamais vus. La veille du tournoi, les paysans affluèrent de tout leMédoc ; au-delà des remparts les champs étaient couverts destentes blanches qui abritaient ceux qui n’avaient pu trouver delogement plus chaud. Du camp de Dax aussi, et de Blaye, de Bourg,de Libourne, de Saint-Émilion, de Castillon, de Saint-Macaire, deCadillac, de Rions, et de toutes les villes florissantes quiconsidéraient Bordeaux comme leur mère, coula un flot ininterrompude cavaliers et de piétons qui se dirigeaient tous vers la grandecité. Au matin du jour où les lances devaient être courues, il n’yavait pas moins de quatre-vingt mille personnes réunies autour dela lice et le long de la crête herbeuse qui dominait le champclos.

On imagine aisément les difficultés qu’ilfallut vaincre pour choisir, entre tant de gentilshommes réputés,les cinq qui, dans chaque camp, devaient avoir la préséance sur lesautres. Pour annuler une vingtaine de duels provoqués par lesrivalités et le dépit après la sélection des élus il ne fallut riende moins que l’autorité du Prince et la ténacité des barons plusâgés.

La veille du tournoi les écus furent enfinsuspendus pour l’inspection des hérauts et des dames : tout lemonde devait en effet connaître les noms des champions et avoir lapossibilité de dénoncer le moindre méfait ou crime qui auraitentaché l’honneur de l’un d’eux ; tout chevalier convaincud’une faute contre l’honneur aurait été disqualifié et n’aurait puprendre part à une cérémonie aussi noble et aussi honorable.

Sir Hugh Calverley et Sir Robert Knollesn’étaient pas encore rentrés de leur mission dans les marches deNavarre ; le camp anglais se trouva donc privé de deux de seslances les plus fameuses. Il restait pourtant tellement de nomsréputés que Chandos et Felton, à qui avait été dévolu le rôle desélectionneurs, tinrent de nombreuses conférences ; les faitsd’armes, les succès et les échecs de chaque candidat furentsoigneusement mis en balance. Lord Audley du Cheshire, le héros dePoitiers, et Loring du Hampshire, qui passait pour la deuxièmemeilleure lance de l’armée, furent désignés sans contestationpossible. Puis, parmi les plus jeunes, Sir Thomas Percy duNorthumberland, Sir Thomas West du Yorkshire et Sir WilliamBeauchamp du Gloucestershire furent finalement choisis poursoutenir l’honneur de l’Angleterre. Dans l’autre camp il y avait lecaptal de Buch, le sire Olivier de Clisson, le sire Perducasd’Albret, le baron de Mussidan et Sigismond von Altenstat,chevalier de l’Ordre Teutonique. Chez les Anglais les vieux soldatssecouaient la tête en contemplant les écus de ces guerriers, quiavaient tous passé leur vie en selle : la bravoure et la forcepèseraient peu contre l’expérience et la science de la guerre.

– Ma foi, Sir John, s’écria le Princetandis qu’il se rendait au tournoi, j’aurais été satisfait decourir une lance aujourd’hui. Vous m’avez vu tenir la lance depuisque j’en ai eu la force, et vous devriez savoir que je mérite uneplace dans cette honorable société.

– Personne ne se tient mieux en selle etn’est plus habile à la lance, monseigneur ! approuva Chandos.Mais, si je puis m’exprimer ainsi sans vous offenser, il n’étaitpas correct que vous vous exposassiez dans ce concours.

– Et pourquoi, Sir John ?

– Parce que, monseigneur, ce n’est pasvotre rôle de prendre parti pour les Gascons contre les Anglais, nipour les Anglais contre les Gascons, étant donné que vous êtes lemaître des Anglais et des Gascons. Nous ne sommes que médiocrementaimés des Gascons maintenant, et nous ne sommes plus liés avec euxque par l’anneau doré de votre couronne princière. Si cet anneau serompt, je me demande ce qui s’ensuivra.

– Se rompre, sir John ! s’écria lePrince dans les yeux duquel s’alluma une lueur mauvaise. Quellemanière de parler est-ce là ? Vous vous exprimez comme sil’allégeance de nos peuples pouvait se rejeter comme le capuchond’un faucon.

– Avec une haridelle on utilise le fouetet l’éperon, monseigneur ; mais avec un pur-sang un boncavalier est doux et gentil : il cajole plus qu’il ne châtie.Ce peuple est bizarre : il faut que vous conserviez sonaffection, même pour ce qu’elle vaut maintenant, car vousobtiendrez de ses sentiments ce que tous les pennons de votre arméeseraient impuissants à lui arracher de force.

– Vous êtes bien grave aujourd’hui,John ! répondit le Prince. Gardons ces questions pour notrechambre du conseil. Mais dites-moi, mes frères d’Espagne et deMajorque, ce que vous pensez de ce défi.

– J’aime les belles joutes, dit Don Pedroqui chevauchait avec le Roi de Majorque à la droite du Prince,tandis que Chandos était à sa gauche. Par saint Jacques deCompostelle, mais les bourgeois supporteraient de nouveauximpôts ! Regardez ce drap et ce velours que ces canaillesportent sur le dos. Ma foi, s’ils étaient mes sujets, je nelaisserais pas la laine pousser ainsi sans la tondre !

– Nous sommes fiers, répondit froidementle Prince, de régner sur des hommes libres et non sur desesclaves.

– Chacun son goût, fit Pedro avecinsouciance. Carajo ! Quel doux visage à cette fenêtre !Don Fernando, je vous prie de noter la maison, pour que cette jeunefille nous soit amenée à l’abbaye.

– Non, mon frère, non ! s’écria lePrince impatienté. J’ai déjà eu l’occasion de vous dire et de vousredire qu’en Aquitaine les choses ne se passaient pas ainsi.

– Mille pardons, cher ami ! réponditvivement l’Espagnol qui avait remarqué que le rouge de la colèreétait monté aux joues brunies du Prince. Vous avez si courtoisementaménagé mon exil que je me crois chez moi et que j’oublie parfoisque je ne suis pas encore de retour en Castille. Chaque pays a bienentendu ses mœurs et usages ; mais je vous promets, Édouard,que lorsque vous serez mon hôte à Tolède ou à Madrid vous nesoupirerez pas en vain après n’importe quelle fille sur laquellevous auriez jeté les yeux.

– Votre langage, sire, répliqua le Princeavec froideur, n’est pas celui que j’aime entendre habituellementtomber de vos lèvres. Je n’ai pas le goût de ce genre d’amours, etj’ai fait le serment que mon nom ne serait accouplé qu’avec celuide ma chère épouse.

– Toujours le miroir fidèle de lachevalerie ! s’exclama Pedro.

Jayme de Majorque, effrayé de la réprobationqu’exprimait leur protecteur tout-puissant tira fortement sur lamanche de son frère d’exil.

– Prenez garde, cousin ! luichuchota-t-il. Pour l’amour de la Vierge prenez garde ! vousl’avez fâché.

– Peuh, ne craignez rien ! réponditl’autre sur le même ton. Si je rate une courbette, je me rattrapeaussitôt. Tenez, vous allez voir… Beau cousin, poursuivit-il en setournant vers le Prince, je vois de magnifiques hommes d’armes etdes archers luisants de santé. Il doit être bien difficile derivaliser avec eux.

– Ils ont voyagé loin, sire, mais jamaisils n’ont trouvé de rivaux à leur taille.

– Et ils n’en trouveront jamais, j’ensuis sûr ! Quand je les regarde, il me semble que j’ai déjàreconquis mon trône. Mais dites-moi, cher cousin, que ferons-nousaprès avoir chassé du royaume ce bâtard d’Henri ?

– Ensuite ? Nous contraindrons leRoi d’Aragon à placer notre bon ami et frère Jayme de Majorque surle trône.

– Noble Prince ! GénéreuxPrince ! cria le petit monarque.

– Cela fait, ajouta le Roi Pedro enlançant un coup d’œil oblique vers le jeune conquérant, nousunirons les forces de l’Angleterre, de l’Aquitaine, de l’Espagne etde Majorque. Il serait honteux qu’une telle coalition n’accomplissepas de grandes choses !

– Vous parlez vrai, mon frère !s’écria le Prince dont le regard s’adoucit à cette perspective. Àmon avis, nous ne pourrions mieux plaire à Notre-Dame qu’enchassant les Maures païens de votre pays.

– Je suis avec vous, Édouard, aussifidèle et loyal que la garde à sa lame. Mais par saint Jacques,nous ne permettrons pas aux Maures de se moquer de nous de l’autrecôté de la mer. Il nous faudra équiper une flotte et débarquer enAfrique pour les en expulser.

– Oui, par le Ciel ! s’exclama lePrince. Le rêve de mon cœur est que nos pennons anglais flottentsur le mont des Oliviers, et que les lions et les lis protègent lacité sainte.

– Et pourquoi pas, cher cousin ? Vosarchers ont libéré la route de Paris ; pourquoi pas celle deJérusalem ? Une fois là-bas vous pourriez vous reposer.

– Non, il y a davantage à faire !murmura le Prince emporté par l’ambition de ses projets. Il reste àconquérir la ville de Constantin, à gagner la guerre contre lesultan de Damas. Plus loin, il faudrait lever un tribut sur le Khande Tartarie et sur le royaume de Cathay. Qu’en dites-vous,John ? Ne pouvons-nous avancer vers l’est aussi loin queRichard Cœur de Lion ?

– Le vieux John restera ici, monseigneur,répondit le vétéran. Sur mon âme, aussi longtemps que je seraiconnétable de l’Aquitaine, je ne manquerai pas d’ouvrage pourgarder les marches que vous m’avez confiées ! Ce serait pourle Roi de France un beau jour que celui où il apprendrait que lamer nous sépare de lui.

– Sur mon âme, John, je ne vousconnaissais pas traînard ! dit le Prince.

– Le limier qui aboie, monseigneur, n’estpas toujours le premier à l’hallali, répliqua le vieuxchevalier.

– Non, mon fidèle ! Je vous ai tropsouvent éprouvé pour l’ignorer. Mais, ma foi, je ne me rappelle pasavoir vu une foule pareille depuis le jour où nous avons faitdescendre Cheapside au Roi Jean !

De fait, toute la vaste plaine était noire demonde, des vignobles jusqu’au fleuve. Par la porte du nord, lePrince et ses compagnons contemplèrent cette mer de têtes, éclairéeici et là par les capelines colorées des femmes ou par les casquesétincelants des archers et des hommes d’armes. Au centre de cetimmense rassemblement, la lice paraissait n’être qu’une étroitebande de gazon délimitée par des bannières et des oriflammes ;aux deux extrémités, des taches blanches surmontées de pennonsindiquaient l’emplacement des tentes-marquises qui servaient devestiaires aux combattants. Un chemin avait été dégagé entre laporte de la ville et les tribunes qui avaient été érigées pour lacour et la noblesse. Acclamé par la multitude, le Prince s’yengagea au petit galop ; il était suivi des deux Rois, de sesgrands officiers de l’État, et d’une interminable escorte deseigneurs et de dames, de courtisans, de conseillers, desoldats ; les panaches s’agitaient ; les joyauxmiroitaient ; les soies chatoyaient ; l’or ruisselait surles robes et les uniformes ; la richesse du décor dépassaitl’imagination. L’avant-garde de la cavalcade avait atteint la liceavant que l’arrière eût franchi la porte de la cité : c’estqu’en effet les plus jolies femmes et les hommes les plus bravesétaient venus de toutes les vastes régions arrosées par la Dordogneet la Garonne. On pouvait reconnaître au passage des gentilshommesdu Sud brunis par le soleil, des guerriers farouches de laGascogne, de gracieux courtisans originaires du Limousin ou de laSaintonge et des jeunes sportifs d’Angleterre qui avaient traversél’Océan. On y admirait aussi les splendides brunettes de laGironde, dont le regard surpassait en éclat celui des bijoux, etque côtoyaient leurs sœurs blondes d’outre-Manche au visageaquilin, enveloppées d’hermine et de duvet de cygne car l’air étaitvif bien que le soleil fût clair.

Les chevaux furent confiés aux valets deservice ; les seigneurs et les dames prirent place dans lestribunes qui bordaient chaque côté du champ clos et qui étaientdécorées de tapisseries, de velours et d’armoiries.

Les tenants de la lice occupaient l’extrémitéla plus proche de la porte de la cité. Là, devant leurs tentesrespectives, flottaient les merlettes d’Audley, les roses deLoring, les barres écarlates de Wake, le lion de Percy, et lesailes d’argent de Beauchamp ; chaque pennon était porté par unécuyer vêtu d’une étoffe verte symbolisant un triton ; dans samain gauche il tenait un énorme coquillage. Derrière les tentes lesgrands destriers tout harnachés mâchonnaient leurs mors etpiaffaient, tandis que leurs maîtres étaient assis devant leurporte, le heaume sur les genoux, et discutaient paisiblement duprogramme de la journée. Les hommes d’armes et les archers anglaisétaient rassemblés aux deux bouts de la lice ; mais bien plusnombreux étaient les spectateurs qui accordaient leurs faveurs aucamp des attaquants, car la popularité des Anglais avait déclinédepuis l’âpre querelle qui s’était élevée au sujet du Roi de Franceaprès la bataille de Poitiers. Voilà pourquoi les applaudissementsfurent clairsemés quand le héraut d’armes proclama, après unesonnerie de trompettes, les noms et titres des chevaliers quiétaient disposés, pour l’honneur de leur pays et l’amour de leursdames, à tenir le champ contre tous ceux qui pourraient leur fairela faveur de courir une lance avec eux. Par contre un tonnerred’ovations accueillit le héraut de l’autre camp quand, s’avançantde l’extrémité la plus éloignée de la lice, il annonça les titresbien connus des cinq fameux guerriers qui avaient relevé ledéfi.

– Je crois, John, fit le Prince, que toutà l’heure vous aviez raison. Ah, cher duc d’Armagnac, il me sembleque nos amis des environs ne seraient pas contrariés si leschampions anglais étaient aujourd’hui battus !

– C’est possible, monseigneur, réponditle noble gascon. Je ne doute d’ailleurs pas qu’à Smithfield ou àWindsor une foule anglaise ne favorise ses compatriotes.

– Par ma foi, c’est vérifiable icimême ! dit le Prince en riant. Quelques douzaines d’archersanglais s’égosillent là-bas, comme s’ils voulaient crier plus fortque cette foule innombrable. Je crains qu’ils n’aient pas beaucoupd’occasions de s’enrouer, car mon vase d’or a peu de chances detraverser la mer. Quel est le règlement du tournoi. John ?

– Chaque rencontre se dispute en troiscourses si nécessaire, monseigneur, et la victoire finale seraattribuée au camp qui en aura gagné le plus grand nombre ; lescombats doivent se poursuivre jusqu’à ce que l’un des deuxadversaires prenne l’avantage. Le meilleur des vainqueursremportera le vase d’or ; le meilleur de l’autre camp recevraune agrafe ornée de bijoux. Commanderai-je aux trompettes desonner, monseigneur ?

Le Prince acquiesça de la tête. Les trompetteslancèrent vers le ciel pur leurs notes stridentes, et les deuxpremiers champions s’avancèrent à cheval pour se trouver face àface au centre de la lice. Sir William Beauchamp s’inclina devantla lance exercée du captal de Buch, Sir Thomas Percy pritl’avantage sur le baron de Mussidan, et Lord Audley fit tomber lesire d’Albret de sa selle. Le robuste de Clisson, toutefois,raffermit les espoirs des attaquants en expédiant à terre SirThomas West du Yorkshire. Jusque-là, il était difficile de trancheren faveur de l’un ou l’autre camp.

– Par saint Jacques de Santiago !s’exclama Don Pedro dont les joues pâles avaient pris un peu decouleur. Gagnera qui pourra, mais c’est une belle lutte !

– Qui se présente maintenant pourl’Angleterre, John ? s’enquit le Prince dont la voix tremblaitd’excitation.

– Sir Nigel Loring du Hampshire,monseigneur.

– Ah ! C’est un homme d’un grandcourage, et habile à se servir de n’importe quelle arme.

– En effet, monseigneur. Mais ses yeux,comme les miens, ne valent plus grand-chose pour la guerre.Cependant il peut courir une lance ou pratiquer le combat de prèsavec un égal bonheur. C’est lui, monseigneur, qui a remporté lacouronne d’or que la Reine Philippa, votre royale mère, avait miseen jeu entre tous les chevaliers d’Angleterre après le sac deCalais. J’ai entendu dire qu’au château de Twynham un buffet gémitsous le poids des prix qu’il a gagnés.

– Je prie pour que mon vase leur tiennecompagnie ! dit le Prince. Mais voici le gentilhomme germainet, sur mon âme, il donne l’impression d’un homme de grande valeur.Qu’ils courent donc leurs trois courses, car l’issue est tropimportante pour dépendre d’une seule.

Tandis que le Prince parlait à Chandos, ledernier des « défiants » s’élança sur la lice ; lestrompettes sonnèrent ; les Gascons hurlèrent et trépignèrent.C’était un homme de haute taille revêtu d’une armure noire sansblason ni ornement car le moindre étalage des honneurs de ce mondeétait interdit par les règles de l’Ordre militaire auquel ilappartenait. Aucun panache ne flottait au-dessus de sa salademassive, et sa lance était privée de la flamme habituelle. Une capeblanche se soulevait derrière lui ; sur le côté gauche étaitdessinée la large croix noire rehaussée d’argent qui étaitl’emblème bien connu de l’Ordre Teutonique. Monté sur un chevalaussi austère que lui, il avança au petit galop, sans sacrifier auxcaracoles et aux fringants exercices qu’affectionnaient lesgentilshommes désireux d’exhiber leurs talents de cavalier. Ilinclina gravement la tête devant le Prince et prit sa place au boutdu champ clos.

À ce moment Sir Nigel sortit de l’enclosréservé aux tenants et galopa d’une course folle sur la lice ;il s’arrêta devant le Prince en imprimant aux rênes une secoussequi rejeta son cheval sur l’arrière-train. Avec son armure blanche,son écu blasonné et un panache de plumes d’autruche sur le casque,il avait l’air si désinvolte et si gai que des applaudissementséclatèrent dans l’assistance. Comme l’aurait fait un invité sehâtant vers un joyeux festival, il inclina sa lance pour saluer et,sans permettre à son cheval de poser sur le sol ses pattesantérieures, il le fit pivoter pour regagner son poste.

Un grand silence tomba sur la foule. Un doubleenjeu s’attachait au duel des deux champions : leur réputationpersonnelle et l’honneur de leur camp. Ils étaient l’un et l’autredes guerriers célèbres, mais comme ils avaient accompli leursprouesses dans des régions diamétralement opposées, ils nes’étaient encore jamais affrontés. Entre de tels hommes une courseaurait soulevé par elle-même un grand intérêt ; celui-cis’accroissait du fait qu’elle allait décider des vainqueurs de lajournée. Pendant un moment ils attendirent. Le Germain était sombreet calme. Sir Nigel frémissait par toutes ses fibres d’unerésolution farouche. Enfin, pendant que les spectateurs retenaientleur souffle, le gant tomba de la main du maréchal du tournoi.Couverts d’acier les deux cavaliers se heurtèrent dans un bruit detonnerre en face de la tribune royale. Le Germain, bien qu’il eûtchancelé un instant sous la pointe de l’Anglais, frappa sonadversaire sur la visière avec une telle précision que lestourillons cédèrent et que le heaume empanaché vola enéclats : Sir Nigel continua à galoper sur la lice ; soncrâne chauve luisait au soleil. Des milliers d’écharpes et detoques s’agitèrent pour annoncer que la première manche avait étégagnée par le camp le plus populaire.

Le chevalier du Hampshire n’était pas homme àse laisser abattre par un revers. Il regagna sa tente et enressortit un peu plus tard avec un heaume neuf. La deuxième coursefut si égale que les juges se refusèrent à départager les deuxantagonistes. Chacun fit jaillir des étincelles sur l’écu del’autre, et tous deux demeurèrent rivés sur leurs chevaux comme descentaures. Dans la reprise finale, Sir Nigel porta un coup si biendirigé que la pointe de sa lance frappa entre les barres de lavisière et arracha le devant du heaume. Le Germain, visantlégèrement trop bas et étourdi par le choc, eut la malchance detoucher son adversaire à la cuisse ; non seulement c’était uneentorse aux règles du tournoi (entorse qui suffisait pour luiretirer toutes chances de se voir attribuer la victoire) maisencore il risquait de perdre son cheval et son armure si lechevalier anglais les réclamait. Un tonnerre d’applaudissementss’éleva du côté des archers et des hommes d’armes, tandis que lesilence de la foule massée autour de la lice annonçait que labalance avait penché du côté des tenants. Déjà les dix championsétaient réunis devant le Prince pour la remise de la récompense,quand une sonnerie de bugle à un bout de la lice attira tous lesregards vers un nouvel arrivant imprévu.

Chapitre 24Comment un champion surgit de l’est

Le champ clos de Bordeaux était situé, commenous l’avons expliqué, sur la plaine longeant le fleuve ; versl’est, cette plaine montait doucement, s’étageait en vignobles. Uneroute blanche à multiples virages la traversait ; d’habitudefort fréquentée, elle était déserte ce jour-là à cette heure carles joutes avaient littéralement vidé la région de sapopulation.

Peu après le début du tournoi, si unspectateur avait tourné la tête vers la route, il aurait puremarquer très loin, très loin, deux points qui scintillaient etmiroitaient sous le soleil d’hiver. Moins d’une heure plus tard,ces points s’étaient rapprochés et étaient devenus plus nets :le spectateur se serait rendu compte qu’ils étaient le reflet descasques de deux cavaliers galopant à vive allure dans la directionde Bordeaux. Au bout d’une demi-heure, il aurait distingué plus dedétails. Le cavalier de tête était un chevalier revêtu d’une armurecomplète, et son cheval brun avait une flamme blanche sur le frontet le poitrail. Il n’était pas grand, mais la largeur de sesépaules faisait impression ; la visière de son heaume étaitfermée ; il ne portait aucun blason sur son modeste surcotblanc et sur son écu noir. L’autre, évidemment son écuyer ouquelqu’un à son service, avait pour toute armure un casque sur latête ; mais il tenait dans sa main droite une lance trèslongue et très lourde qui appartenait à son maître ; sa maingauche serrait non seulement les rênes de son propre cheval maisencore celles d’un grand destrier noir tout harnaché qui galopait àcôté de lui. Finalement ces trois chevaux et les deux cavaliersarrivèrent à l’extrémité du champ clos, et c’était la sonnerie debugle exécutée par l’écuyer au moment où son maître pénétrait surla lice qui avait interrompu la distribution des prix et distraitl’attention des spectateurs.

– Ah, John ! s’écria le Prince en seredressant. Qui est ce gentilhomme, et que désire-t-il ?

– Ma parole, monseigneur, répliquaChandos qui ne cherchait pas à dissimuler sa surprise, je crois quec’est un Français.

– Un Français ! répéta Don Pedro. Etcomment pouvez-vous l’affirmer, seigneur Chandos, alors qu’il n’ani cotte d’armes ni blason ?

– D’après son armure, sire, qui est plusarrondie au coude que celles que l’on fait en Angleterre ou àBordeaux. Il pourrait être Italien si son bassinet était plusincliné ; mais je jurerais que ces plates ont été soudéesentre ici et le Rhin. Voici d’ailleurs son écuyer : nousallons savoir quel curieux hasard l’amène à Bordeaux.

De fait, l’écuyer avait arrêté sa monturedevant la tribune du Prince, qu’il salua d’une deuxième sonnerie debugle ; c’était un homme maigre, au teint basané ; ilavait une barbe noire hérissée ; son maintien frisaitl’arrogance. Il remit son bugle dans sa ceinture, s’avança entreles deux groupes de chevaliers gascons et anglais, et immobilisa samonture à une longueur de lance du Prince.

– Je viens, cria-t-il d’une rude voixrauque marquée d’un fort accent breton, en qualité d’écuyer et dehéraut de mon maître, qui est un très vaillant poursuivant d’armes,vassal du grand et puissant monarque Charles, Roi de France. Monmaître a appris qu’un tournoi offre ici d’honorables perspectivesde distinction. Aussi est-il venu demander si quelque gentilhommeanglais voudrait daigner pour l’amour de sa dame courir une courseavec lui à la lance affilée, ou le rencontrer à l’épée, à la massed’armes, à la hache de bataille ou au poignard. Il m’a prié depréciser toutefois qu’il ne se battrait que contre un véritableAnglais, et non pas contre l’un de ces bâtards qui ne sont niAnglais ni Français, mais qui parlent la langue des uns et sebattent sous la bannière des autres.

– Messire ! cria Olivier de Clissond’une voix tonnante.

Ses compatriotes portèrent la main à l’épée.Mais l’écuyer ne s’inquiéta nullement de leurs visages irrités etcontinua à transmettre le message de son maître.

– Il est maintenant prêt, monseigneur,dit-il, bien que son destrier ait galopé de nombreuses lieuesaujourd’hui car nous avions peur d’arriver trop tard.

– Vous êtes en effet arrivés trop tard,répondit le Prince, puisque le prix allait être remis. Cependant jene doute pas que l’un de ces gentilshommes n’accepte de courir unecourse pour l’honneur avec ce chevalier de France.

– Quant au prix, monseigneur, intervintSir Nigel, je suis sûr d’être l’interprète de tous en déclarant quece chevalier français a notre parole de l’emporter s’il parvient àle gagner.

– Communiquez ceci à votre maître, dit lePrince, et demandez-lui lequel de ces cinq Anglais il désirerencontrer. Mais, un instant : votre maître ne porte pasd’armoiries et nous ne savons pas son nom ?

– Mon maître, monseigneur, a fait à laVierge le vœu de ne pas révéler son nom et de ne pas ouvrir savisière avant qu’il soit de retour en territoire français.

– Mais quelle assurance avons-nous, fitobserver le Prince, qu’il ne s’agit pas d’un valet déguisé ou d’unchevalier ayant forfait à l’honneur et dont la lance est entachéed’infamie ?

– Ce n’est pas cela, monseigneur !cria l’écuyer. Il n’existe pas d’homme au monde qui dérogerait encourant une lance contre mon maître.

– Vous parlez hardiment, écuyer !Mais si je ne possède pas une preuve plus valable de la nobleorigine et de la bonne réputation de votre maître, je ne permettraipas aux meilleures lances de ma cour de le rencontrer.

– Vous refusez, monseigneur ?

– Je refuse.

– Alors, monseigneur, j’ai été autorisépar mon maître à vous demander si vous reviendriez sur votre refusdans le cas où Sir John Chandos, connaissant le nom de mon maître,vous assurerait qu’il est vraiment un homme avec lequel vouspourriez vous-même croiser l’épée sans déchoir ?

– Je ne demande rien de plus, répondit lePrince.

– Dans ces conditions je dois vous prier,seigneur Chandos, de vous avancer. J’ai votre parole que le nomrestera toujours un secret, et que vous ne le prononcerez ni nel’écrirez pour le trahir ? Ce nom est…

Il se pencha au-dessus de l’encolure de soncheval et murmura quelque chose à l’oreille du vieux chevalier quisursauta et observa avec une curiosité accrue le nouveau« défiant ».

– Est-ce vraiment lui ?s’exclama-t-il.

– Oui, messire. Je le jure par saint Yvesde Bretagne.

– J’aurais pu le deviner, fit Chandos entortillant sa moustache et en fixant méditativement legentilhomme.

– Hé bien, Sir John ? interrogea lePrince.

– Monseigneur, il s’agit réellement d’unchevalier qu’il y a grand honneur à rencontrer, et je voudrais queVotre Grâce m’autorise à envoyer mon écuyer quérir mon équipement,car je serais vraiment très heureux de courir une lance aveclui.

– Non, non, Sir John ! Vous avezgagné autant d’honneur qu’il est possible à un homme d’engagner ; il serait malheureux que vous ne puissiez pas vousreposer maintenant. Mais je vous prie, écuyer, d’informer votremaître qu’il est le très bienvenu à notre cour, et que du vin etdes épices lui seront servis s’il désire se rafraîchir avant lesjoutes.

– Mon maître ne désire pas boire.

– Alors, qu’il nomme le gentilhomme avecqui il voudrait courir une lance.

– Il voudrait combattre ces cinqchevaliers, avec les armes que chacun d’eux lui désignera.

– Je comprends, dit le Prince, que votremaître est animé d’un grand courage et de nobles ambitions. Mais lesoleil est déjà bas vers l’ouest, et il restera à peine assez dejour pour ces joutes. Je vous prie, mes seigneurs, de prendre vosplaces, afin que nous puissions voir si les actes de ce chevalierseront à la hauteur de ses intentions.

Le chevalier inconnu était assis en selle,immobile comme une statue de métal ; pendant ces préliminairesil ne regarda ni à droite ni à gauche. Il avait enfourché son granddestrier noir. La carrure de ses épaules, son attitude toute defermeté et de sang-froid, la manière dont il portait l’écu et lalance suffisaient à convaincre les sceptiques qu’il serait unadversaire redoutable. Aylward, qui se tenait au premier rang desarchers en compagnie de Simon, du gros John et d’autres soldats,avait fait la critique des opérations depuis le début avec laliberté et l’aisance de l’homme qui avait passé sa vie sous lesarmes et qui avait appris à évaluer d’un seul regard les pointsfaibles d’un cheval et de son cavalier. À présent il contemplaitl’étranger en fronçant le sourcil ; visiblement il cherchait àrassembler certains souvenirs.

– Par ma garde, j’ai déjà vu cettesilhouette trapue quelque part ! Et pourtant je suis incapablede préciser l’endroit. À Nogent peut-être, ou à Auray ? Jevous le dis, mes garçons, cet homme est sûrement l’une des plusfortes lances de France, et il n’y en a pas de meilleures aumonde !

– Ce n’est qu’un jeu d’enfant, leurpousse-pousse ! fit John. J’aimerais bien m’y essayer un jour,car, par la croix noire, il me semble qu’on pourrait y jouerautrement !

– Et que ferais-tu, John ?interrogèrent ses voisins.

– Il y a un certain nombre depossibilités, répondit le forestier en réfléchissant. Je crois queje commencerais par briser ma lance.

– C’est ce qu’ils s’efforcent tous defaire.

– Non, pas sur l’écu de l’adversaire. Jela briserais sur mon genou.

– Et pourquoi cela vaudrait-il mieux,vieux sac à viande ? demanda Black Simon.

– Parce qu’ainsi je transformerais en untrès beau gourdin ce qui n’est qu’une grande épingle pourdamoiselles.

– Et ensuite, John ?

– Ensuite ? Je prendrais la lance del’autre dans le bras ou la jambe ou à tel endroit qu’ilpréférerait, mais moi je lui fracasserais le crâne avec mongourdin.

– Par les os de mes dix doigts, John,déclara Aylward, je donnerais volontiers mon lit de plumes pour tevoir courir une lance ! C’est un jeu très sportif et trèscourtois que tu nous indiques là.

– N’est-ce pas ? répondit Johnsérieusement. Ou encore, l’un des deux pourrait saisir l’autre parla taille, le soulever de sa selle, et l’emporter dans sa tente oùil ne le relâcherait que contre rançon.

– Bon ! s’écria Simon pendant queles archers riaient aux éclats. Par Thomas de Kent, nous ferons detoi un maréchal de camp, et tu établiras un règlement pour nosjoutes. Mais, John, que soutiendrais-tu dans ce genre decombats ?

– Que veux-tu dire ?

– Voyons, John ! Un briseur delances aussi fort que toi doit se battre pour les beaux yeux de sadame ou pour la courbure de ses cils, comme le fait Sir Nigel enl’honneur de Lady Loring.

– Ça je ne le sais pas, répondit le grosarcher en se grattant la tête avec embarras. Depuis que Mary s’estmoquée de moi, je ne peux plus me battre pour elle.

– Tant pis ! N’importe quelle femmefera l’affaire.

– Il y a ma mère, dit John. Elle s’estdonnée beaucoup de peine pour m’élever et sur mon âme, jesoutiendrais la courbure de ses cils, car quand je pense à ellecela me chatouille jusqu’au plus profond de mon cœur. Mais quis’avance ?

– Sir William Beauchamp. C’est unvaillant, mais je crains qu’il ne soit pas assez ferme sur sa sellepour supporter la pointe que cet étranger lui poussera.

Le pronostic d’Aylward se vérifiapromptement : les deux cavaliers se rencontrèrent au milieu dela lice. Beauchamp atteignit son adversaire au heaume, mais ilreçut en échange une pointe si formidable qu’il tournoya sur saselle, tomba et roula plusieurs fois sur lui-même. Sir Thomas Percylui succéda ; il n’obtint guère plus de succès car son écu futfendu, sa ventaille arrachée, et il fut légèrement blessé au flanc.Lord Audley et l’inconnu se touchèrent admirablement bien auheaume ; mais tandis que l’étranger demeurait rigide sur sondestrier, la violence du choc avait repoussé l’Anglais sur lacroupe de sa monture qui galopa un bon moment avant qu’il pûtrecouvrer son équilibre. Sir Thomas Wake fut abattu d’un coup dehache d’armes, qui était l’arme qu’il avait choisie, et il fallutle transporter dans sa tente. Ces succès rapides, obtenus auxdépens de quatre guerriers célèbres, déclenchèrent l’admiration etl’émerveillement de la foule. Les acclamations des soldats anglaisse mêlèrent à celles des paysans et des citadins : l’amour desactions d’éclat et des exploits chevaleresques pouvait s’éleverau-dessus des rivalités de races.

– Sur mon âme, John ! cria le Princeles joues en feu et les yeux brillants. Voici un homme d’un grandcourage et d’une audace peu commune ! Je n’aurais jamais cruqu’il existât sur la terre un bras capable de surclasser ces quatrechampions.

– Je vous l’avais dit, monseigneur :c’est vraiment un chevalier qu’il y a grand honneur à rencontrer.Mais le bord inférieur du soleil se mouille ; d’ici peu ilaura disparu sous la mer.

– Voici Sir Nigel Loring, à pied avec sonépée ! annonça le Prince. J’ai entendu dire qu’il était bonépéiste.

– Le meilleur de votre armée,monseigneur ! répondit Chandos. Mais aujourd’hui il lui faudratoute son habileté.

Les deux combattants avancèrent l’un versl’autre ; ils étaient revêtus de l’armure complète et tenaientinclinées sur l’épaule leurs épées à deux mains. L’étrangermarchait d’un pas pesant et mesuré, tandis que l’Anglais avait lepas si vif qu’on n’aurait pas cru que ses membres étaientembarrassés par leur coquille d’acier. À quatre pas de distance ilss’arrêtèrent, se dévisagèrent du regard un moment, puis tout à coupun cliquetis d’acier se déchaîna, si bruyant qu’on aurait dit deuxforgerons s’affairant sur leur enclume. Les longues lames luisantesse dressaient, se rabattaient, tournoyaient, se croisaient, seheurtaient, se désengageaient ; des étincelles jaillissaient àchaque parade. Sir Nigel bondissait, la tête rejetée en arrière,son panache désinvolte voletant au vent, tandis que son sombreadversaire décochait des coups fracassants, alternant la tailleavec la pointe, sans toutefois franchir le mur d’acier que luiopposait l’épée de l’Anglais. La foule hurlait sa joie quand SirNigel baissait la tête pour éviter un coup ou quand par une esquiverapide du buste il s’écartait de la trajectoire d’une botteterrible. Mais son heure sonna enfin. Le Français, en faisanttournoyer son épée, découvrit un instant une fente entre sonépaulière et le brassard qui protégeait son bras. Sir Nigel yplongea sa lame, avec une vitesse telle que les spectateurs nepurent pas la suivre du regard ; mais une tache rouges’élargissant rapidement sur le surcot blanc attesta que le coup depointe avait porté. La blessure n’était que légère et le Françaisallait repartir à l’assaut quand Chandos, à un signal du Prince,jeta son bâton ; les juges se précipitèrent sur la lice,relevèrent les épées, et arrêtèrent le combat.

– Il était temps d’y mettre fin, dit lePrince en souriant, car Sir Nigel m’est trop précieux pour que jele perde et, par les cinq plaies sacrées, si l’un de ces coups detaille avait atteint son but, j’aurais redouté le pire pour notrechampion. Qu’en pensez-vous, Pedro ?

– Je pense, Édouard, que votre petithomme était tout à fait capable de veiller sur lui-même. Pour mapart, j’aurais aimé voir le combat se poursuivre jusqu’à ladernière goutte de sang.

– Il faut que nous parlions à cetétranger. Un champion de cette valeur ne doit pas quitter ma coursans avoir pris du repos et des forces. Menez-le ici, Chandos, etcertes, puisque le seigneur Loring a renoncé à revendiquer ce vase,il est juste et décent que ce gentilhomme le rapporte en France entémoignage des prouesses qu’il a accomplies aujourd’hui.

Le chevalier errant, qui était remonté enselle, galopa vers la tribune du Prince ; il avait noué unfoulard de soie autour de son bras blessé. Le soleil couchantfaisait rougeoyer son armure et projetait sa longue ombre noirederrière lui sur le gazon. Le Français arrêta sa monture, inclinalégèrement la tête et demeura assis imperturbable, tandis queretentissaient les bravos des soldats et des jolies femmes quil’admiraient.

– Seigneur chevalier, dit le Prince, nousavons tous été émerveillés ce jour par la grande habileté et lavaleur dont Dieu a bien voulu vous pourvoir. Je serais heureux quevous vous attardiez à notre cour, au moins pour quelque temps,jusqu’à ce que votre blessure soit guérie et que vos chevaux soientreposés.

– Ma blessure n’est rien, monseigneur, etmes chevaux ne sont pas fatigués, répliqua l’étranger d’une voixgrave et ferme.

– Ne voudrez-vous pas du moins regagnerBordeaux avec nous pour boire une coupe et souper à notretable ?

– Je ne boirai pas de votre vin et je nem’assoirai pas à votre table, répondit le Français. Je ne vousporte aucune tendresse, ni à vous ni à votre race, et il n’y a rienque je souhaite autant que de voir la dernière voile vous ramenantdans votre île disparaître dans le ciel d’ouest.

– Ce sont des mots amers, messirechevalier ! fit le Prince Édouard dont le regard secourrouça.

– Qui viennent d’un cœur amer, confirmale chevalier inconnu. Depuis combien de temps mon malheureux paysn’a-t-il pas connu la paix ? Où sont les fermes, les vergers,les vignobles qui étaient la beauté de la France ? Où sont lescités qui en faisaient la grandeur ? De la Provence à laBourgogne nous sommes harcelés par tous les mercenaires de laChrétienté, qui ruinent un pays que vous avez trop affaibli pourqu’il puisse garder ses propres marches. Le peuple ne dit-il pasqu’un homme peut galoper tout un jour sur cette misérable terresans voir du chaume sur un toit ou sans entendre le cri d’uncoq ? Un seul beau royaume ne vous suffit-il donc pas, quevous vous efforciez de conquérir celui-ci qui ne vous aimepas ? Pardieu ! Les mots d’un vrai Français peuvent bienêtre amers, car amer est son lot, et amères ses pensées quand ilvoyage à travers ce pays trois fois malheureux !

– Messire chevalier, dit le Prince, vousparlez comme un homme brave, et notre cousin de France est heureuxde posséder un gentilhomme capable de soutenir sa cause aussi bienavec l’épée qu’avec la langue. Mais si vous nous jugez si mal,comment se fait-il que vous vous soyez fié à nous sans la garantied’un sauf-conduit ?

– Parce que je savais que vous seriezici, monseigneur. Si l’homme qui est assis à votre droite avait étéle gouverneur de ce pays, j’y aurais regardé à deux fois, car je leprends pour quelqu’un qui ignore tout ce qui est chevaleresque etgénéreux.

Sur un salut martial, il fit pivoter soncheval, descendit la lice au galop et disparut parmi la foule densedes piétons et des cavaliers qui quittaient le champ clos.

– L’insolent ! Le scélérat !cria Pedro furieux. J’ai vu arracher des langues pour moins quecela. Ne serait-il pas d’un bon exemple, Édouard, de lui dépêcherquelques cavaliers pour le ramener ? Réfléchissez qu’ilappartient peut-être à la maison royale de France, ou qu’il doitêtre l’un de ces chevaliers dont la perte serait cruellementressentie par son maître ! Sir William Felton, vous avez unbon cheval : galopez après ce lâche, je vous prie !

– Galopez et rejoignez-le, dit le Prince.Mais donnez-lui cette bourse de cent nobles en signe du respect queje lui porte. Car, par saint Georges, il a servi son maîtreaujourd’hui comme je voudrais que me servent toujours mesvassaux !

Sur ces mots, le Prince tourna le dos au Roid’Espagne et, sautant en selle, rentra au pas à l’abbaye deSaint-André.

Chapitre 25Comment Sir Nigel écrivit au château de Twynham

Le lendemain matin après les joutes, lorsqueAlleyne Edricson entra selon son habitude dans la chambre de sonmaître pour l’aider à s’habiller et à lui boucler les cheveux, ille trouva déjà levé et au travail. Sir Nigel était assis à unetable près de la fenêtre entre un lévrier d’Écosse et un chien deberger, les pieds ramenés sous son siège et la langue collée dansla joue : il avait l’air de se débattre avec une grandeperplexité. Une feuille de vélin était déroulée devant lui. Iltenait une plume avec laquelle il venait de griffonner quelqueslignes d’une écriture d’écolier maladroit. Le vélin toutefois étaitparsemé de tant de taches, de ratures et d’égratignures qu’il avaitrenoncé à poursuivre. De son œil découvert il fixait le plafond etattendait l’inspiration.

– Par saint Paul ! s’écria-t-ilquand il vit Alleyne. Tu es exactement l’homme qu’il me faut pourcette affaire. J’ai cruellement besoin de toi, Alleyne.

– Que Dieu soit avec vous, nobleseigneur ! répondit Alleyne. J’espère que vous ne vousressentez pas trop douloureusement de vos efforts d’hier.

– Non, je me sens beaucoup plus frais aucontraire. Ces exercices ont assoupli mes jointures que les annéesde paix avaient rouillées. J’espère, Alleyne, que tu as trèssoigneusement observé l’allure et le comportement de ce chevalierde France ; car tu es jeune, et c’est maintenant que tu doisnoter tout ce qui est excellent et modeler tes propres actions surde tels exemples. Il y avait beaucoup d’honneur à gagner auprèsd’un tel adversaire, et j’ai rarement rencontré quelqu’un pour quij’aie conçu autant d’affection et d’estime. Si je pouvais connaîtreson nom, je t’adresserais à lui avec mon cartel, afin que nousayons une autre occasion d’applaudir ses faits d’armes.

– On dit, noble seigneur, que personne nesait son nom, à l’exception du seigneur Chandos et que celui-ci afait vœu de ne pas le révéler. Voilà les bruits qui couraient à latable des écuyers.

– Quel qu’il soit, c’est un gentilhommede très grande valeur. Mais je me trouve devant une tâche, Alleyne,qui m’est beaucoup plus malaisée que celle d’hier.

– Puis-je vous aider, nobleseigneur ?

– Oui, réellement tu le peux. J’ai écritpour envoyer mes salutations à ma douce épouse ; un messagerdu Prince va en effet partir pour Southampton, et il se chargeravolontiers de mon paquet. Je te prie, Alleyne, de regarder ce quej’ai écrit et de voir si j’ai employé des mots que ma dame pourracomprendre. Mes doigts, ainsi que tu t’en apercevras, sont plushabitués à manier le fer ou le cuir qu’à tirer des traits et àtourner des lettres. Quoi donc ? Y a-t-il quelque chose detravers, pour que tu aies l’air si étonné ?

– C’est le premier mot, seigneur. Enquelle langue vous a-t-il plu d’écrire ?

– En anglais ; mon épouse le parlemieux que le français.

– Et pourtant ce n’est pas un motanglais, mon bon seigneur. Voici quatre t, et pas une seule lettreentre eux.

– Par saint Paul, je le trouvais bizarreen effet ! dit Sir Nigel. Il me faisait penser à une parade delances. Je vais te lire ma lettre, Alleyne, et tu la récriras de tabelle écriture. Nous quittons Bordeaux aujourd’hui : je seraisheureux de penser que Lady Loring va recevoir quelques lignes demoi.

Alleyne s’assit, prit une plume et un nouveauparchemin ; Sir Nigel lui épela lentement la lettre en suivantchaque mot avec son index.

– « Que mon cœur soit avec vous, machère douceur, est ce que votre cœur vous assurera toujours. Toutva bien ici, sauf que Pépin a la gale sur le dos, et que Pommers adu mal à se débarrasser de la raideur qu’il a contractée pendantles quatre jours de bateau ; d’autant plus que la mer étaittrès haute et que nous avons failli sombrer à cause d’un trou dansson côté, qui a été provoqué par une pierre que nous ont jetée despirates, que les saints veuillent bien protéger car ils ont étéperdus, comme l’a été le jeune Terlake ainsi qu’une quarantaine demarins et d’archers qui seraient pourtant très utiles ici, parceque probablement il y aura une très belle guerre, avec beaucoupd’honneur et de belles perspectives de distinction ; en vue dequoi je pars pour rassembler ma Compagnie qui est à Montauban oùils pillent et détruisent ; cependant j’espère, avec l’aide deDieu, pouvoir leur montrer que je suis leur maître, de même que, madouce dame, je suis votre serviteur. » Qu’en penses-tu,Alleyne ? demanda Sir Nigel en clignant de l’œil dans ladirection de l’écuyer et en affectant une certaine fierté. Ne luiai-je pas raconté tout ce qui nous était arrivé ?

– Vous avez dit beaucoup, beauseigneur ; et pourtant, si je puis me permettre une remarque,c’est un peu trop condensé : Lady Loring vous suivra peut-êtremalaisément. Si les phrases étaient plus brèves…

– Non, peu importe l’ordre selon lequelon les dispose, du moment qu’elles sont toutes présentes aurassemblement. L’essentiel est que mon épouse ait les mots :elle les arrangera dans l’ordre qui lui plaira le mieux. Mais jevoudrais que tu ajoutes ce qu’elle aimerait savoir.

– Oh volontiers ! fit Alleynejoyeusement.

Il se pencha sur le parchemin etécrivit :

« Madame et bonne maîtresse, Dieu nous apris sous sa garde, et mon seigneur est en bonne santé et content.Il s’est grandement honoré dans un tournoi devant le Prince :lui seul a remporté la victoire sur un très vaillant chevalier venude France. En ce qui concerne l’argent, nous possédons plus que cequ’il nous faudra pour atteindre Montauban. Sur ce, Madame, je vousadresse mes humbles hommages, en vous priant de transmettre lesmêmes à votre fille, la damoiselle Maude. Puissent les saints voustenir toutes deux sous leur protection : ce sera toujours laprière de votre serviteur Alleyne Edricson. »

– C’est très bien dit ! commenta SirNigel qui avait incliné son crâne chauve pour approuver chaquephrase. Et toi, Alleyne, si tu as un ami cher à qui tu voudraisenvoyer ton salut, je mettrai ta lettre dans mon paquet.

– Je n’en ai pas, répondit tristementAlleyne.

– Tu n’as donc pas de famille ?

– Personne, sauf mon frère.

– Ah, j’avais oublié qu’il y avait de larancune entre vous ! Mais en Angleterre tu n’as personne quit’aime ?

– Personne dont j’ose dire que je suisaimé.

– Et personne que tu aimes ?

– Je n’en suis pas aussi sûr, réponditAlleyne.

Sir Nigel hocha la tête et se mit à riregentiment.

– Je vois ce qu’il en est ! dit-il.Crois-tu que je n’avais pas remarqué tes fréquents soupirs, et tonregard vide ? Est-elle belle ?

– Oh oui ! s’écria Alleyne avec toutson cœur.

Il était bouleversé par ce tour imprévu de laconversation.

– Et bonne ?

– Comme un ange.

– Et cependant elle ne t’aimepas ?

– Je ne peux pas dire qu’elle en aime unautre.

– Alors tu as bon espoir ?

– Je ne pourrais pas vivre autrement.

– Il faut donc que tu t’efforces d’êtredigne d’elle. Sois brave et pur, impavide devant les forts, humbledevant les faibles ; et ainsi, que cet amour prospère ou non,tu te mettras en condition d’être honoré par l’amour d’une jeunefille. À vrai dire c’est la plus haute récompense que puissebriguer un vrai chevalier.

– Je m’y efforce réellement, dit Alleyne.Mais elle est si belle, si délicate, et d’un caractère si noble queje crains de n’être jamais digne d’elle.

– En pensant cela tu le deviens aucontraire. Est-elle donc de noble naissance ?

– Oui, seigneur.

– D’une maison de chevalier ?

– Oui.

– Prends garde, Alleyne, prendsgarde ! fit Sir Nigel avec bonté. Plus haute est la monture,plus lourde est la chute. Ne chasse pas au faucon ce que ses ailesne peuvent atteindre !

– Noble seigneur, s’écria Alleyne, jeconnais peu les manières et usages de ce monde, mais je voudraisvous demander votre avis. Vous avez connu mon père et mes parents.Est-ce que ma famille ne serait pas de bonne réputation et d’unmilieu honorable ?

– Si, assurément !

– Et pourtant vous me mettez engarde : vous me conseillez de ne pas viser trop haut enamour !

– Si Minstead était à toi, Alleyne,alors, par saint Paul, je crois qu’il n’y aurait pas une familledans le pays qui ne serait fière de t’accueillir, étant donnél’ancienneté de ta souche. Mais tant que vit ton frère… Ah, sur monâme, ou je me trompe fort, ou je reconnais le pas de SirOliver !

Un pas pesant approchait en effet, et lemajestueux chevalier ouvrit la porte.

– Je suis venu, mon petit cousin, dit-il,pour vous informer que je loge au-dessus du barbier dans la rue dela Tour, et qu’il y a un pâté de venaison dans le four et sur latable deux flacons d’un vin correct. Par saint Jacques, un aveugletrouverait le chemin ! Il n’aurait qu’à prendre le vent etsuivre de savoureux fumets. Mettez donc votre cape et venez, carSir Walter Hewett et Sir Robert Briquet, plus un ou deux autres,nous attendent.

– Non, Oliver, je ne puis vousaccompagner : je pars aujourd’hui pour Montauban.

– Pour Montauban ? Mais j’avaisappris que votre Compagnie devait se rendre à Dax avec mes quarantecoquins de Winchester.

– Voudrez-vous en prendre lecommandement, Oliver ? Car je pars pour Montauban avec mesdeux écuyers et deux archers. Là, quand j’aurai trouvé le reste demes hommes, je les mènerai à Dax. Nous partons ce matin.

– Alors je retourne vers mon pâté,répondit Sir Oliver. Vous nous retrouverez à Dax, sans doute, àmoins que le Prince ne me jette en prison car il est très en colèrecontre moi.

– Et pourquoi, Oliver ?

– Pardieu ! Parce que j’ai envoyémon cartel, gantelet et défi à Sir John Chandos et à Sir WilliamFelton.

– À Chandos ? Au nom du Ciel,Oliver, pourquoi avez-vous fait cela ?

– Parce que l’un et l’autre se sont malconduits envers moi.

– Comment ?

– Parce qu’ils m’ont dédaigné quand ilsont choisi ceux qui jouteraient pour l’Angleterre. Vous et Audley,je pouvais passer là-dessus, cousin, car vous êtes deux hommesmûrs ; mais qui sont Wake, et Percy, et Beauchamp ? Surmon âme, je pêchais ma nourriture dans une marmite de camp quandils braillaient pour avoir leur bouillie ! Est-ce qu’un hommede mon poids et de ma qualité peut se voir préférer trois garçons àmoitié poussés qui ont encore pas mal de choses à apprendre sur leslances ? Mais écoutez, cousin ! Je crois que je vaiségalement envoyer mon cartel au Prince.

– Oliver ! vous êtes fou !

– Non, je ne suis pas fou ! Je memoque comme d’un denier qu’il soit prince ou pas prince. Par saintJacques, je vois les yeux de votre écuyer qui lui sortent de latête comme s’il était un crabe farci. Allons, mon ami, nous sommestrois hommes du Hampshire, et nous n’allons pas nous laisserplaisanter !

– Il vous a donc plaisanté ?

– Pardieu, oui ! « Le cœur duvieux Sir Oliver est encore robuste », dit quelqu’un de lacour. « Autrement son cœur ne s’harmoniserait pas avec lereste », répondit le Prince. « Et son bras estfort », dit un autre. « L’échine de son cheval ne l’estpas moins », répondit le Prince. Oui, ce jour même, je vaislui envoyer mon cartel et mon défi !

– Non, mon cher Oliver ! dit SirNigel en posant une main sur le bras de son ami courroucé. Danstout cela il n’y a rien d’autre que son estime : il n’a faitque dire que vous étiez un homme fort et robuste qui avait besoind’un bon destrier. Quant à Chandos et à Felton, réfléchissez quesi, lorsque vous étiez plus jeune, de plus vieilles lances vousavaient été préférées, comment auriez-vous pu acquérir le renom etla réputation qui sont aujourd’hui les vôtres ? Vous n’êtesplus aussi léger à cheval qu’autrefois, Oliver, et moi je suis plusléger puisque j’ai en moins le poids de mes cheveux, mais ce seraitune vilaine affaire si au soir de notre vie nous montrions que noscœurs sont moins fidèles et loyaux que jadis. Quand un chevaliercomme Sir Oliver Buttesthorn peut se tourner contre son Prince àcause d’un simple mot, alors où chercherons-nous des modèles deconstance et de fidélité ?

– Ah, mon cher petit cousin, il estfacile de s’asseoir au soleil et de prêcher celui qui est àl’ombre ! Cependant vous me convaincrez toujours avec votrevoix douce. N’y pensons plus ! Mais, Sainte Mère, j’avaisoublié mon pâté ! Il sera aussi desséché que JudasIscariote ! Venez, Nigel, de peur que le démon ne s’empare ànouveau de moi !

– Je ne vous tiendrai compagnie qu’uneheure, car nous partirons à midi. Préviens Aylward, Alleyne, qu’ilm’escorte à Montauban ; dis-lui aussi qu’il choisisse unarcher que nous emmènerons. Les autres iront à Dax quand le Princepartira, c’est-à-dire avant l’Épiphanie. Que Pommers soit prêt àmidi avec ma lance d’érable, et place mon équipement sur le muletde somme.

Les deux soldats partirent ensemble, etAlleyne s’affaira pour que tout soit prêt pour le voyage.

Chapitre 26Comment les trois camarades se procurèrent un grand trésor

L’air était vif et le soleil clair quand lepetit groupe quitta Bordeaux pour Montauban, où se trouvait auxdernières nouvelles la moitié manquante de la Compagnie Blanche.Sir Nigel et Ford étaient partis en tête ; le chevaliermontait un bon trotteur, et son grand destrier trottait à côté del’écuyer. Alleyne se mit en route deux heures plus tard ; ilavait eu à régler les notes d’hôtellerie et à pourvoir aux diversestâches qui lui incombaient en sa qualité d’écuyer de corps. Ilétait accompagné d’Aylward et de Hordle John, armés de pied en cap,que suivaient les mulets de somme portant dans des paniers lagarde-robe et le service de table de Sir Nigel ; car lechevalier, bien qu’il n’eût rien d’un fat ni d’un épicurien, étaittrès pointilleux sur certains petits détails et il aimait, même sila table était modeste et la vie dure, avoir une nappe blanche etune cuiller en argent.

Il avait gelé pendant la nuit ; la routeblanche résonnait sous les fers des chevaux au-delà de la porte estde la ville. C’était la même route que celle qu’avait empruntéel’inconnu venu de France pour le tournoi. Ils chevauchaient tousles trois de front. Alleyne Edricson gardait les yeux baissés et ilavait l’esprit ailleurs : il réfléchissait à la conversationqu’il avait eue le matin avec Sir Nigel. Avait-il bien fait d’endire tant ? Ou n’aurait-il pas mieux fait d’en diredavantage ? Comment aurait réagi le chevalier s’il lui avaitavoué son amour pour la damoiselle Maude ? L’aurait-il rejetéen disgrâce ? Lui aurait-il reproché d’avoir abusé de sonhospitalité ? Il avait été sur le point de tout dire quand SirOliver avait interrompu leur entretien. Peut-être Sir Nigel, avecson amour anachronique de tous les usages moribonds de lachevalerie, l’aurait-il soumis à une épreuve sortant del’ordinaire, ou contraint à un fait d’armes qui aurait servi detest à son amour ? Alleyne sourit en se demandant quel actefantastique et merveilleux il aurait exigé de lui… ou exigeraitpeut-être. En tout cas, il était prêt à l’accomplir, qu’il s’agissede tenir la lice à la cour du Roi de Tartarie, de porter un cartelau Sultan de Bagdad, ou de servir un trimestre contre les sauvagespaïens de Prusse. Sir Nigel avait déclaré qu’il était de naissanceassez noble pour briguer n’importe quelle damoiselle, mais que safortune devait être améliorée. Alleyne avait souvent manifesté dudédain à l’égard de ce désir de terres ou d’or qui aveuglait leshommes au point de leur cacher d’autres buts plus nobles et moinséphémères. Or voici qu’il avait l’impression qu’il ne pourraitréaliser le vœu de son cœur que par des terres ou de l’or… Et desurcroît le seigneur de Minstead n’était pas l’ami du connétable deTwynham ! Cette inimitié pourrait, même s’il amassait desrichesses au cours de la guerre, séparer longtemps encore les deuxfamilles. Et en admettant que Maude l’aimât, il la connaissait tropbien pour imaginer qu’elle l’épouserait sans la bénédiction de sonpère. Tout était sombre, ténébreux ; cependant l’espoir esttenace chez les jeunes ; celui d’Alleyne, en dépit de toutesses incertitudes, flottait comme un panache dans une mêlée decavalerie.

Si Alleyne Edricson avait de quoi méditer entraversant les plaines dénudées de la Guyenne, ses deux compagnonss’occupaient davantage du présent que de l’avenir. Aylwardchevaucha pendant un demi-kilomètre le menton sur l’épaule, lesyeux tournés vers un mouchoir qui s’agitait d’une fenêtre au-dessusde l’angle des remparts. Quand enfin un crochet de la route ledissimula à sa vue, il inclina son casque sur l’oreille, haussa seslarges épaules et poursuivit son chemin le sourire auxlèvres ; d’agréables souvenirs éclairaient son visage dur.John chevauchait lui aussi en silence, mais ses yeux allaientcontinuellement d’un côté de la route à l’autre ; ilobservait, réfléchissait, hochait la tête comme le voyageur quiregarde autour de lui pour ne rien omettre dans le récit qu’il ferade ses aventures.

– Par la Croix ! s’écria-t-il tout àcoup en frappant sa cuisse de sa grosse main rouge. Je savais qu’ily avait quelque chose qui n’allait pas, mais je ne pouvais pascomprendre ce que c’était.

– Et qu’était-ce donc ? interrogeaAlleyne tiré de ses pensées.

– Hé bien, ces bordures d’arbustes quiforment haies ! rugit John en éclatant de rire. Le pays estbien ratissé, aussi net que le crâne d’un moine. Mais je trouve queles gens qui vivent par ici exagèrent : pourquoi n’ont-ils pasle courage d’arracher ces longues rangées de souches d’arbre noireset tordues que je vois de chaque côté ? N’importe quel fermierdu Hampshire aurait honte de laisser un pareil fouillis sur sonsol !

– Tu es fou, vieux John ! réponditAylward. J’aurais cru que tu en savais davantage puisqu’on m’avaitdit que les moines de Beaulieu pouvaient presser leurs raisins pouravoir du bon vin. Apprends donc que si ces arbustes étaientarrachés, toute la richesse du pays serait anéantie, et que sansdoute il y aurait quelques gosiers assoiffés en Angleterre :en trois mois de temps ces souches noires fleurissent,s’épanouissent, et leurs fruits donnent une bonne cargaison deMédoc et de vin de Gascogne qui traverse la mer. Mais regardez lapetite église dans la vallée, avec la foule rassemblée. Par magarde, c’est un enterrement : j’entends sonner leglas !

Il se découvrit et se signa, en murmurant unecourte prière pour le repos de l’âme du défunt.

– Là également, dit Alleyne, ce quisemble mort à l’œil est encore plein de la sève de la vie, commeces vignobles. Ainsi Dieu s’est inscrit Lui-même et a inscrit Seslois sur tout ce qui nous entoure ; il reste à nos pauvresyeux ternes et à nos âmes encore plus ternes le soin de lire cequ’Il a inscrit pour nous.

– Ah, mon petit, s’écria l’archer, tu mereportes aux jours où tu sortais de l’œuf monacal ! J’avaiscraint qu’en gagnant un jeune et débonnaire homme d’armes nousn’ayons perdu notre clerc au doux parler. En vérité tu as beaucoupchangé depuis notre départ du château de Twynham !

– Le contraire serait surprenant, puisqueje vis dans un monde nouveau pour moi. J’espère tout de même que jen’ai pas trop changé. Parce que je sers un maître de la terre etque je porte les armes pour un Roi de la terre, commentoublierais-je le grand Roi et Maître de tout et de tous, dontj’étais le serviteur très indigne et humble avant d’avoir quittéBeaulieu ? Toi, John, tu sors aussi du couvent, mais je nepense pas que tu aies l’impression d’avoir déserté ton ancienservice en t’engageant dans un nouveau.

– Je suis lent d’esprit, répondit John.Pour tout dire, quand j’essaie de réfléchir sur des questions decet ordre, je m’embrouille. Pourtant je ne me trouve pas plusmauvais, maintenant que je porte un justaucorps d’archer, quelorsque je portais la robe blanche, si c’est cela que tu veuxdire.

– Tu n’as fait que changer de compagnieblanche, dit Aylward. Mais par les os de ces dix doigts, je suisbien étonné quand je pense que ce n’est qu’à la dernière chute desfeuilles que nous sommes partis ensemble de Lyndhurst, lui sigentil, si jeune fille, et toi, John, qui ressemblais à un veaurouge phénoménal ! Vous voici à présent, lui écuyer accompliet toi hardi archer, tandis que moi je suis toujours le même vieuxSamkin Aylward, qui n’a changé en rien, sauf que j’ai quelquespéchés de plus sur l’âme et quelques couronnes de moins dans mabourse. Mais tu ne m’as pas encore expliqué, John, pour quellesraisons tu avais quitté Beaulieu.

– Il y avait sept raisons, répondit Johnpensif. La première est qu’ils m’ont chassé.

– Ma foi, camarade, au diable les sixautres ! Cela me suffit, et à toi aussi. Je m’aperçois qu’àBeaulieu les moines sont avisés. Ah, mon ange, qu’as-tu dans tonpot ?

– Du lait, digne seigneur, répondit lajeune paysanne qui se tenait sur le pas de sa porte. Vous ferait-ilplaisir, gentils sires, et voulez-vous que je vous en apporte troismesures ?

– Non, ma petite. Mais voici une pièce dedeux sous pour ta gentillesse et pour le spectacle de ton fraisminois. Ma foi, elle est jolie ! J’ai envie de m’arrêter pourlui dire deux mots.

– Non, Aylward ! s’écria Alleyne.Sir Nigel nous attendrait et il est pressé.

– C’est vrai, camarade ! Adieu, machérie : mon cœur est pour toujours à toi. Sa mère aussi estbien faite. Regardez-la bêcher près de la route. Ma foi, le fruitle plus mûr est toujours le plus sucré. Bonjour, ma belledame ! Que Dieu vous tienne en Sa sauvegarde ! Tu dis queSir Nigel nous attend ?

– À Marmande ou à Aiguillon. Il m’aassuré que nous ne pourrions pas le manquer, puisqu’il n’y a qu’uneroute.

– Oui, et c’est une route que je connaisaussi bien que les prés de Midhurst, dit l’archer. Je l’ai prisetrente fois, dans un sens ou dans l’autre ; mais, par ma corded’arc, j’ai l’habitude d’être plus chargé au retour qu’àl’aller ! Quand je venais en France je pouvais mettre dans unsac tout ce que je possédais, mais quand je rentrais sur Bordeauxil me fallait quatre mulets de somme. Que la bénédiction de Dieus’étende sur l’homme qui le premier s’est servi de ses mains pourfaire la guerre ! Mais voici, dans le creux de ce vallon,l’église de Cadillac ; l’auberge est plus loin, là où sontplantés les trois peupliers. Après tout, une lampée de vin ne nousfera pas de mal !

La route avait parcouru la région ondulée desvignobles qui s’étendait vers le nord et l’est ; des clochers,des tours féodales, des agglomérations de maisons se détachaient auloin avec netteté. À leur droite la Garonne bleue roulait sesalgues et entraînait des bateaux et des chalands. À gauche, au-delàd’une étroite bande de vignes, les Landes sablonneuses et tristesoù poussaient le genêt et la bruyère étalaient leur monotonielugubre jusqu’aux hauteurs bleutées qui délimitaient l’horizon.Derrière eux apparaissait encore le large estuaire de laGaronne ; les hautes tours de Saint-André et de Saint-Rémi sedressaient au-dessus de la plaine. En face c’était le village deCadillac aux remparts gris et aux maisons blanches ; unpanache de fumée grimpait paresseusement à l’assaut du ciel.

– Voici le « Mouton d’Or »,annonça Aylward en arrêtant son cheval devant une hôtellerie àl’écart. Holà ! appela-t-il en cognant à la porte avec lepommeau de son épée. Holà, cabaretier, palefrenier, valet !Ici ! Ah, Michel ! Il a toujours le nez aussirouge ! Trois gobelets de vin du pays, Michel, car l’air estpiquant. Je te prie, Alleyne, de te rappeler cette porte, car j’aiune bonne histoire à te raconter à son sujet.

– Dis-moi, ami, demanda Alleyne àl’aubergiste, est-ce qu’un chevalier et son écuyer ne seraient paspassés par ici il y a moins d’une heure ?

– Il y a bien deux heures de cela,messire. N’était-ce pas un homme de petite taille, chauve, qui a lavue basse et qui parle fort doucement quand il est très encolère ?

– Exactement. Mais je me demande commenttu peux savoir la façon dont il parle quand il est en colère, caril est très bon et très simple.

– Louanges aux saints ! Ce n’est pasmoi qui l’ai mis en colère ! dit le gros Michel.

– Qui, alors ?

– Le jeune sieur de Brissac, de laSaintonge, qui se trouvait ici par hasard et qui s’est moqué del’Anglais parce qu’il l’a vu petit et pacifique. Réellement ce bonchevalier a été bien paisible, bien patient ! Car il s’estrendu compte que le sieur de Brissac était encore un jeunôt, unbavard sans cervelle, et il est resté en selle à boire son vin,comme vous le faites maintenant, sans prêter attention à cettemauvaise langue.

– Et que s’est-il passé ensuite,Michel ?

– Hé bien, messire, il s’est passé que lesieur de Brissac, après avoir fait le malin devant les valets, s’enest pris au gant que porte le chevalier à sa toque ; il ademandé tout fort si c’était la coutume en Angleterre qu’un hommeaccroche à son chapeau le gant d’un grand archer. Pardieu ! Jen’ai jamais vu quelqu’un descendre de cheval aussi vite que cetAnglais ! Avant même que l’autre eût fini sa phrase, il setrouvait à côté de lui ; leurs deux visages se touchaientpresque ; et aux joues il avait chaud ! « Je pense,jeune seigneur, dit-il tout doucement en regardant l’autre dans lesyeux, que maintenant que je suis plus près, vous êtes à même deconstater que ce gant n’est pas un gant d’archer. » Le sieurde Brissac fit retomber le coin de sa bouche : « Eneffet », dit-il. « De même qu’il n’est pas grand :il est petit ! » insista l’Anglais. « Moins grandque je ne l’avais cru », répondit l’autre en baissant les yeux« Et capable d’être porté par la plus belle et la plus doucedes dames d’Angleterre », dit encore l’Anglais.« Peut-être, murmura le sieur de Brissac en détournant latête, « je suis moi-même affligé d’une mauvaise vue, et ilm’arrive comme vous de prendre une chose pour une autre », ditle chevalier. Il remonta en selle et partit au galop, abandonnantle sieur de Brissac qui se rongeait les ongles devant ma porte. Ah,par les cinq plaies sacrées, j’ai vu beaucoup de guerriers boiremon vin, mais jamais aucun ne m’a plu davantage que ce petitAnglais !

– Par ma garde, il est notre maître,Michel ! fit Aylward. Des gens comme nous ne servent pas unpleutre ! Voici quatre deniers, Michel et que Dieu tegarde ! En avant, camarades ! Nous avons une longue routedevant nous.

Au grand trot les trois amis quittèrentCadillac et son auberge ; sans plus s’arrêter ils dépassèrentSaint-Macaire et prirent le bac pour traverser la Dropt. Surl’autre rive la route passait par La Réole, Sainte-Bazeille etMarmande ; John et Alleyne se taisaient, mais chaque auberge,chaque château, chaque ferme étaient pour Aylward l’occasion derappeler un souvenir d’amour, de pillage, de combat.

– Voici les fumées de Bazas, de l’autrecôté de la Garonne, dit-il. Il y avait là trois sœurs, filles d’unmaréchal ferrant, et, par les os de mes dix doigts, on aurait pugaloper tout un jour de juin sans en rencontrer de pareilles !Marie était grande et sérieuse, Blanche était petite et gaie, labrune Agnès avait des yeux qui vous transperçaient comme la flèched’un bon archer. Je me suis attardé quatre jours, et je me suisfiancé à toutes les trois : il me semblait en effet honteuxd’en préférer une aux deux autres ; et puis cette préférenceaurait pu provoquer une mésentente dans la famille. Cependant, endépit de tous mes efforts, les choses ont pris une fâcheusetournure, et j’ai pensé qu’il valait mieux que je quitte la maison.Là-bas, c’est le moulin de la Souris. Le vieux Pierre Carron, lemeunier, était un brave ami : il avait toujours, un siège etune croûte pour un archer fatigué. Quand il faisait quelque chose,il y mettait tout son cœur. Il s’échauffa à moudre des os qu’ilvoulait mélanger avec sa farine ; en voulant faire trop bienil attrapa la fièvre, et il mourut.

– Dis-moi, Aylward, questionna Alleyne,pourquoi tu m’as demandé de te rappeler la porte de l’auberge deCadillac ?

– Pardieu ! J’avais oublié. Qu’as-turemarqué sur cette porte ?

– Un trou carré, à travers lequell’aubergiste peut sans doute regarder quand il ne sait pas quelsclients lui arrivent.

– Et tu n’as rien vu d’autre ?

– Au-dessous du trou, il y avait uneentaille profonde comme si on avait enfoncé un gros clou.

– Rien d’autre ?

– Non.

– Si tu avais fait bien attention, tuaurais observé une tache sur le bois. La première fois que j’aientendu le rire de Black Simon, c’était devant cette porte. Laseconde fois c’était quand il tua à coups de dents un écuyerfrançais, alors qu’il était sans armes et que le Français avait unpoignard.

– Et pourquoi Black Simon riait-il devantla porte ? interrogea John.

– Quand Simon n’est pas de bonne humeur,il est dangereux. Par ma garde, il était né pour la guerre, car ilne sait guère ce qu’est la douceur ou le repos ! Cetteauberge, le « Mouton d’Or », était tenue autrefois par uncertain François Gourval qui avait le poing dur et le cœur plus durencore. On racontait que bon nombre d’archers revenant de la guerrey avaient bu du vin qui contenait des simples et les assommait desommeil, et qu’ensuite ils étaient dévalisés par leditGourval ; si le lendemain ils se plaignaient, Gourval lesmettait dehors et les rossait, car c’était un homme très vigoureuxqui avait des valets robustes à son service. Cette histoire parvintaux oreilles de Simon pendant que nous étions ensemble à Bordeaux,et il décida que nous irions à Cadillac avec une bonne corde dechanvre et que nous punirions ce Gourval comme il le méritait. Nousarrivâmes donc au « Mouton d’Or », mais Gourval avait étéprévenu : il avait barré la porte qui était le seul moyend’accès dans la maison. « Laisse-nous entrer, bon maîtreGourval ! » crie Simon. Et moi : « Laisse-nousentrer, bon maître Gourval ! » Mais par le trou de laporte la seule réponse qui nous vint fut qu’il tirerait une flèchesur nous si nous ne passions pas notre chemin. « Bien, maîtreGourval ! déclara Simon. Cette réception est regrettable,d’autant plus regrettable que nous sommes venus de loin pour teserrer la main. » Gourval répond : « Tu peux meserrer la main sans entrer. » Simon interroge :« Comment cela ? » Gourval lui dit : « Enpassant ta main à travers le trou. » Simon refuse :« Je ne peux pas : j’ai une blessure à la main, qui aenflé et qui est trop grosse pour passer par le trou. »Gourval avait hâte de nous voir partir : « Ça ne faitrien ; tu n’as qu’à passer ta main gauche par le trou. »Mais Simon insiste : « J’avais quelque chose pour toi.Gourval. » L’aubergiste demande ce qu’il a. « Il y a euun archer anglais qui a couché ici la semaine dernière ; ils’appelait Hugh de Nutbourne. » Gourval l’interrompt :« Nous avons beaucoup de coquins qui couchent ici. Je neconnais pas ton Hugh de Nutbourne. » Simon ne se laisse pasdémonter : « Il a beaucoup de remords parce qu’il te doitquatorze deniers de vin qu’il a bu sans payer ; pour lesoulagement de sa conscience il m’a prié de te remettre l’argentquand je passerais par ici. » Ce Gourval était trèscupide : voici qu’il avance la main par le trou pour recevoirses quatorze deniers ; mais Simon tenait son poignard prêt,lui cloue la main sur la porte : « J’ai payé la dette del’Anglais, Gourval ! » lui dit-il. Là-dessus il aéperonné son cheval en riant si fort qu’il pouvait à peine se teniren équilibre sur sa selle. Telle est l’histoire du trou que tuavais remarqué, et de la fente sous le trou. Je me suis laissé direque depuis cet incident les archers anglais avaient été mieuxtraités dans l’auberge de Cadillac. Mais qui vois-je sur lebas-côté de la route ?

– Apparemment un saint homme, réponditAlleyne.

– Qui a, par la Croix, de bizarresmarchandises ! s’écria John. Regardez ces fragments depierres, ces bouts de bois et ces clous rouillés qui sont disposésdevant lui !

L’homme qu’ils avaient aperçu était assis,adossé à un cerisier, et il avait allongé ses jambes pour être plusà son aise. Sur ses genoux il avait posé une planche où étaientétalés toutes sortes de petits débris de bois, de briques et depierres, bien rangés comme les denrées d’un marchand ambulant. Ilétait vêtu d’une longue robe grise et était coiffé d’un chapeau dela même couleur, défraîchi, au bord duquel dansaient troiscoquilles de palourdes. En s’approchant les trois voyageursremarquèrent qu’il était âgé, et que ses yeux jaunes étaientrévulsés.

– Chers chevaliers etgentilshommes ! s’écria-t-il d’une voix grinçante. Digneschrétiens ! Poursuivrez-vous votre chemin en laissant un vieuxpèlerin mourir de faim ? Mes yeux ont été brûlés par lessables de la Terre Sainte, et je n’ai ni mangé ni bu depuis deuxjours.

– Par ma garde, père, dit Aylward enl’examinant avec attention, je m’émerveille que ta ceinture silarge te tienne si serrée, puisque tu as eu si peu à mettredessous !

– Aimable inconnu, répondit le pèlerin,tu as sans le vouloir prononcé des paroles qu’il m’a été trèsdouloureux d’entendre. Cependant j’aurais honte de t’en blâmer, carje suis sûr que tu n’as pas parlé ainsi pour m’affliger, ni pour merappeler mon mal. Il ne me plaît guère d’évoquer ce que j’ai endurépour la foi ; mais puisque tu es observateur, je dois te direque la grosseur de mon ventre provient d’une hydropisie que j’aicontractée en montant trop vite de la maison de Pilate au mont desOliviers.

– Que cela, Aylward, fit Alleyne quiavait rougi, arrondisse ta langue trop pointue ! Comment as-tuosé ajouter aux douleurs de ce saint homme qui a tant souffert etqui est allé jusqu’au tombeau sacré du Christ ?

– Que le diable me coupe la langue !s’écria l’archer repentant.

– Je te pardonne de tout mon cœur, moncher frère ! balbutia le vieil aveugle. Mais, oh, les motsimpies qui viennent de t’échapper me font plus mal aux oreilles quetout ce que tu pourrais dire de moi !

– Je n’ouvrirai plus la bouche !s’exclama Aylward. Voici un florin pour toi, et je te demande de mebénir.

– En voici un autre, dit Alleyne.

– Plus un troisième ! cria HordleJohn.

Mais le pèlerin ne voulut pas accepter leursaumônes.

– Orgueil ! Orgueil puéril !s’écria-t-il en se frappant la poitrine de sa large main brune.Combien de temps me faudra-t-il pour que je m’en débarrasse ?Ne le vaincrai-je jamais ? Forts, forts, forts sont les liensde la chair ! Comme il est difficile de les soumettre àl’esprit ! Je suis issu, amis, d’une noble maison, et je nepeux pas me résoudre à accepter cet argent, quand bien même il mesauverait de la tombe.

– Hélas, père ! dit Alleyne. Commentdonc pourrions-nous vous aider ?

– Je m’étais assis ici pour mourir,répondit l’aveugle. Mais depuis de nombreuses années je promènedans ma besace ces objets précieux que vous voyez étalés. Et j’aipensé que je commettrais un péché si j’acceptais que mon secretmeure avec moi. Je vendrai donc aux premiers passants venus, pourvuqu’ils en soient dignes, ces objets dont le prix me suffira pour merendre à la chapelle de Notre-Dame de Rocamadour, où je souhaitedonner à mes vieux os leur repos éternel.

– Quels sont donc ces trésors,père ? interrogea Hordle John. Je ne vois qu’un vieux clourouillé, des fragments de pierre et des bouts de bois.

– Mon ami, répondit le pèlerin, toutl’argent qu’il y a dans ce pays ne suffirait pas pour payer lejuste prix de ces choses. Vois-tu ce clou ? fit-il en sedécouvrant et en levant vers le ciel ses yeux privés de vue. Il estl’un de ceux grâce auxquels a été assuré le salut des hommes. Jel’ai acquis, ainsi que ce morceau de la vraie Croix, auprès duvingt-cinquième descendant de Joseph d’Arimathie, qui vit encore àJérusalem en bonne santé, en dépit d’une furonculose incurable.Oui, vous pouvez vous signer ; je vous prie de ne pas lesbaiser, et de ne pas les toucher avec vos doigts.

– Et le bois et la pierre, père ?demanda Alleyne en retenant son souffle devant les précieusesreliques.

– Ce morceau de bois vient, je te l’aidit, de la vraie Croix ; cet autre vient de l’arche de Noé, etce troisième d’un montant de porte du temple du sage Salomon. Cettepierre-ci a été lancée contre saint Étienne ; les deux autresont été prises à la tour de Babel. Voici aussi un fragment duroseau d’Aaron, et enfin une boucle de cheveux du prophèteÉlie.

– Mais, père, fit Alleyne, le saint Élieétait chauve, ce qui lui attira les injures et les insultes desenfants du mal.

– Il est très exact qu’il n’avait pasbeaucoup de cheveux, répliqua le pèlerin. C’est justement ce quirend cette relique extrêmement précieuse. Faites à présent votrechoix, dignes gentilshommes, et vous me donnerez contre ces objetsque vous emporterez la somme que vous dictera votre conscience. Carje ne suis ni un colporteur ni un mercanti, et je ne m’en sépareque parce que je me sais près de ma récompense.

– Aylward, s’écria Alleyne très énervé,voici une chance que l’on ne rencontre pas deux fois dans savie ! Je veux avoir le clou, et j’en ferai don à l’abbaye deBeaulieu afin que tous les chrétiens d’Angleterre s’y rendent pouradorer et prier.

– Et moi je prends la pierre du temple,déclara John. Que ne donnerait pas ma vieille mère pour l’avoirsuspendue au-dessus de son lit !

– Je choisis la baguette d’Aaron, ditAylward. Je ne possède que cinq florins au monde : en voiciquatre.

– En voici trois de plus, dit John.

– Et en voici cinq, ajouta Alleyne. Bonpère, je te remets douze florins, qui est tout ce que nous pouvonste donner, bien que nous sachions que c’est un bien pauvre prixpour les trésors que tu nous vends !

– Abaisse-toi, orgueil !Abaisse-toi, vanité ! cria le pèlerin en recommençant à sefrapper la poitrine. Ne puis-je donc pas me courber assez pouraccepter cette somme dérisoire en l’échange de ce qui m’a coûtétoute une vie de souffrances et d’épreuves ? Donnez-moi cetargent impur ! Prenez ces reliques précieuses ! Oh, jevous prie de les manipuler avec douceur et respect ! Autrementje préférerais laisser pourrir mes vieux os indignes sur lebas-côté de la route.

Ils s’étaient découverts. Ils tendirent desmains tremblantes pour recevoir leurs trésors. Puis ils repartirenten laissant le vieux pèlerin assis sous le cerisier.

Ils chevauchèrent en silence. Ils tenaientleurs trésors dans leurs mains et les regardaient de temps entemps. Ils avaient du mal à croire en cette chance qui les avaittransformés en détenteurs de reliques que n’importe quelle abbayeou église de la Chrétienté aurait souhaité posséder. Ils voyagèrentdonc, riches de cette bonne fortune, jusqu’à ce que, non loin d’unvillage, le cheval de John perdît un fer ; un maréchal ferrantse trouvait heureusement dans les environs ; pendant qu’ils’affairait sur la monture de l’archer, Alleyne lui conta le grandévénement dont ils venaient d’être les héros. Mais le maréchalferrant, quand il regarda les reliques, s’appuya sur son enclume etrit aux larmes en se tenant les côtes.

– Ma foi, mes maîtres, dit-il, cet hommeest un coquillard, c’est-à-dire un vendeur de faussesreliques ! Il était ici devant ma forge il n’y a pas plus dedeux heures. Ce clou qu’il vous a vendu, il me l’a pris dans maboîte ; quant au bois et aux fragments de pierre, vous voyezce tas dans la cour ? Il en a rempli sa besace.

– Mais non ! protesta Alleyne.C’était un saint homme qui avait voyagé jusqu’à Jérusalem et quiavait contracté une hydropisie en montant trop vite de la maison dePilate au mont des Oliviers !

– Cela, je n’en sais rien ! réponditle maréchal ferrant. Mais je connais un homme coiffé d’un grandchapeau gris et vêtu d’une robe grise de pèlerin, qui était ici iln’y a pas longtemps, puis qui s’est assis sur cette souche un peuplus loin pour manger un poulet froid et boire un flacon de vin.Puis il m’a demandé l’un de mes clous, il a rempli de pierres sabesace, et il est reparti sur la route. Regardez mes clous :vous voyez bien que ce sont les mêmes que celui qu’il vous avendu !

– Que Dieu nous protège ! s’écriaAlleyne bouleversé. N’y a-t-il donc aucune borne à la méchanceté del’espèce humaine ? Si humble, si âgé, si peu pressé de prendrenotre argent, et pourtant scélérat et escroc ! En quicroire ? À qui se fier ?

– Je cours après lui ! fit Aylwarden sautant sur sa selle. Viens, Alleyne ! Nous le rattraperonsavant que le cheval de John soit ferré.

Ils partirent au galop ; bientôt ilsaperçurent le vieux pèlerin en robe grise qui marchait lentementsur la route. Quand il entendit les sabots des chevaux, il seretourna. Sa cécité devait être un mensonge comme le reste, car ilse mit à courir pour traverser un champ et s’enfoncer dans un boistouffu où les cavaliers ne purent le suivre. Ils jetèrent lesreliques dans sa direction, puis rebroussèrent chemin, plus pauvresà la fois d’argent et de confiance.

Chapitre 27Comment Roger Pied-bot fut dépêché au Paradis

Les trois camarades n’arrivèrent à Aiguillonque le soir. Ils y retrouvèrent Sir Nigel Loring et Ford décemmentinstallés au « Bâton Rouge » ; ils soupèrentensemble ; la chère était bonne ; ils dormirent dans desdraps qui sentaient la lavande. Mais auparavant le hasard voulutqu’un chevalier du Poitou, Sir Gaston d’Estelle, descendît à lamême hôtellerie ; il rentrait de Lituanie où il venait deservir avec les chevaliers teutoniques sous le commandement del’évêque de Marienberg. Il entama avec Sir Nigel une longuediscussion sur la technique des embuscades, des assauts et dessièges ; chaque argument était étayé sur l’avis de guerrierscélèbres ou le récit d’actions d’éclat. Puis ils en vinrent àparler de musique et de chants : le chevalier étranger pritune citole ; jouant des lieder du Nord, il chanta d’une voixaiguë les aventures d’Hildebrand, de Brunehilde et de Siegfried,ainsi que toute la beauté et la force du pays d’Allemagne. SirNigel lui donna la réplique avec les Romans de Sir Eglamour et deSir Isumbras. La longue nuit d’hiver s’écoula en chants alternésdevant un feu de bois jusqu’à ce que les coqs se joignissent auconcert. Pourtant, n’ayant dormi qu’une heure, Sir Nigel était gaiet reposé lorsque après le petit déjeuner ils se remirent enroute.

– Ce Sir Gaston est un très dignechevalier, dit-il à ses écuyers quand ils eurent quitté le« Bâton Rouge ». Il est animé d’un grand désir de sedistinguer, et il n’aurait pas demandé mieux que d’ouvrir avec moiune discussion chevaleresque s’il n’avait pas eu le coude fracturépar un coup de sabot de cheval. J’ai conçu une grande amitié pourlui, et je lui ai promis qu’une fois son bras guéri nouséchangerions quelques bottes. Mais il nous faut tourner àgauche.

– Non, mon beau seigneur, dit Aylward. Laroute de Montauban est de l’autre côté du fleuve, à travers leQuercy et l’Agenois.

– C’est exact, brave Aylward ; maisj’ai appris de la bouche de ce digne chevalier qui vient desmarches de France, qu’une compagnie d’Anglais est en traind’incendier et de piller les environs de Villefranche. Je pense,d’après ce qu’il m’a dit, qu’il s’agit de nos hommes.

– Par ma garde, c’est assezvraisemblable ! répondit Aylward. Aux dernières nouvelles ilsétaient demeurés si longtemps à Montauban qu’il ne devait plus rieny rester qui valût la peine d’être pris. Comme ils avaient déjàécumé le sud, ils sont remontés au nord du côté de l’Aveyron.

– Nous suivrons le Lot jusqu’à Cahors,puis nous traverserons les marches jusqu’à Villefranche, dit SirNigel. Par saint Paul, comme nous ne formons qu’une petite armée,il est probable que nous aurons quelques aventures agréables !La frontière française est en effet assez agitée.

Toute la matinée ils abattirent des lieues surune route bordée de peupliers. Sir Nigel chevauchait en tête avecses écuyers ; les deux archers suivaient en encadrant lemulet. Ils avaient quitté Aiguillon et la Garonne qui se trouvaientloin au sud à présent, et ils suivaient le Lot placide dont lesboucles bleues et calmes arrosaient une campagne légèrementondulée. En Guyenne, remarqua Alleyne, les bourgades avaient étéplus nombreuses que les châteaux ; à présent c’étaitl’inverse ; les châteaux abondaient et les maisons étaientrares. À gauche et à droite des murs gris et des donjons carrésmenaçants émergeaient fréquemment des forêts ; les quelquesvillages qu’ils dépassèrent étaient tous ceints de remparts élevéspar les habitants qui redoutaient les soudaines incursions ennemiesdans cette région frontalière. Dans le courant de la matinée, àdeux reprises, des escouades de cavaliers sortirent des placesfortes aux noirs portails pour leur demander sans aménité d’où ilsvenaient et où ils allaient. Des bandes d’hommes armés circulaientsur la route ; des cortèges de mulets chargés de marchandisesétaient gardés par des valets en armes ou par des archers loués parles commerçants.

– La paix de Brétigny n’a pas modifiégrand-chose, dit Sir Nigel, car le pays est parcouru par descompagnies franches et des aventuriers. Entre les bois et cettecolline lointaine, ces tours sont celles de Cahors ; au-delàc’est la France. Mais voici un voyageur sur le bas-côté de laroute ; il a deux chevaux et un écuyer ; c’est sans douteun chevalier. Je te prie, Alleyne, de lui porter mon salut et delui demander son titre et ses armes. Peut-être pourrai-je lerelever d’un vœu, à moins qu’il n’ait une dame en l’honneur de quiil voudrait se distinguer.

– Non, mon bon seigneur, réponditAlleyne. Ce ne sont point des chevaux et un écuyer, mais des muletset un valet. L’homme en question est un marchand, car il a un grosballot à côté de lui.

– Que la bénédiction de Dieu soit sur voshonnêtes voix anglaises ! cria l’inconnu qui avait dressél’oreille en entendant les paroles d’Alleyne. Jamais musique ne m’aété plus agréable à l’ouïe. Allons, Watkin, mets les ballots sur ledos de Laura ! J’avais le cœur presque brisé, car il mesemblait que j’avais laissé derrière moi tout ce qui était anglais,et que je ne reverrais plus jamais le marché de Norwich.

Il était grand, vigoureux ; il pouvaitavoir quarante ans ; il avait le visage rouge brique, unebarbe brune grisonnante, et il était coiffé d’un large chapeau desFlandres rejeté sur la nuque. Son serviteur était aussi grand, maistrès maigre et d’aspect farouche ; il équilibra les ballotssur le dos d’un mulet pendant que le marchand sautait sur l’autreet se dirigeait vers le groupe. Quand il s’approcha, nos voyageurspurent deviner, à la qualité de son vêtement et à la richesse duharnachement, qu’il avait une situation aisée.

– Messire chevalier, dit-il, je m’appelleDavid Micheldene, et je suis bourgeois et magistrat municipal de labonne ville de Norwich. J’habite à cinq portes de l’église deNotre-Dame, comme vous le diraient tous ceux du bord de la Yare.J’ai ici des ballots de drap que je porte à Cahors… Maudit soit lejour où je suis parti ! Je sollicite votre précieuseprotection pour moi, mon serviteur et mes tissus ; car j’aidéjà traversé des passes dangereuses, et je viens d’apprendre queRoger Pied-bot, le chevalier-brigand du Quercy, se trouve quelquepart sur la route. Je suis donc disposé à vous donner un noble à larose si vous me menez sain et sauf à l’auberge de« L’Ange » à Cahors, la même somme devant m’être versée àmoi ou à mes héritiers s’il m’arrivait malheur à moi ou à mesmarchandises.

– Par saint Paul, répondit Sir Nigel, jeserais un triste chevalier si je réclamais un salaire pour assisterun compatriote sur une terre étrangère ! Accompagnez-moi etsoyez le bienvenu, maître Micheldene ; votre valet suivra avecmes archers.

– Que Dieu bénisse votre bonté !s’écria l’Anglais. Si vous venez un jour à Norwich, vous aurezmotif de vous rappeler que vous avez rendu service à Micheldene.Cahors n’est pas loin, car voici sûrement les tours de sacathédrale qui se profilent à l’horizon ; mais j’ai beaucoupentendu parler de ce Roger Pied-bot, et plus on m’en a dit, moinsje souhaite le regarder en face. Oh, je suis fatigué, las ! Jedonnerais la moitié de mes biens pour voir ma belle dame assisetranquillement à mon côté et entendre les cloches deNorwich !

– Vos paroles me surprennent, dit SirNigel. Vous avez l’air d’un homme vigoureux, et je vois que vousportez une épée.

– Mon métier n’est pas de porter l’épée,répondit le marchand. Je suis sûr que si je vous installais dans maboutique de Norwich, vous pourriez difficilement distinguer entrele velours de Gênes et le drap à trois poils de Bruges. Vous voustourneriez alors vers moi pour que je vous aide. Or ici, seul surune route, avec de grandes forêts et des chevaliers-brigands, je metourne vers vous, car c’est une affaire qui est de votreressort.

– Il y a du vrai dans ce que vous dites,maître Micheldene, fit Sir Nigel. Et j’espère que nousrencontrerons ce Roger Pied-bot, car on m’a assuré que c’était unsoldat très robuste et expérimenté, bref un homme auprès de qui ily a beaucoup d’honneur à gagner.

– C’est un voleur sanguinaire !répliqua le marchand. Et je voudrais le voir se balancer au boutd’une corde.

– Des hommes comme lui, fit observer SirNigel, permettent au véritable chevalier d’accomplir des actionshonorables au cours desquelles il peut avancer en distinction.

– Des hommes comme lui, répliquaMicheldene, sont comme des rats dans un grenier ou comme des mitesdans un drap : un malheur et un obstacle pour tous lespacifiques et les honnêtes gens.

– Mais si les périls de la route vouseffraient à ce point, maître Micheldene, je m’étonne que vous voussoyez aventuré si loin de chez vous.

– Et parfois, messire chevalier, je m’enétonne moi-même. Je suis peut-être bougon et grognon ; maisquand j’ai décidé de faire quelque chose, je n’ai de cesse qu’ellesoit faite. Il y a à Cahors un certain François Villet quim’enverra du vin contre mon drap ; aussi vais-je à Cahors,malgré tous les chevaliers-brigands de la Chrétienté qui jalonnentma route comme ces peupliers.

– Fièrement parlé, maître-magistratmunicipal ! Mais comment s’est passé votre voyagejusqu’ici ?

– J’ai voyagé comme un agneau dans unpays de loups. Cinq fois nous avons dû supplier et prier pour avoirle passage. Deux fois j’ai payé le péage aux gardiens de la route.Trois fois nous avons tiré l’épée. Une fois à La Réole nous noussommes retranchés derrière nos ballots de drap pendant tout letemps d’une litanie, et nous avons tué un bandit et blessé deuxautres. Pardieu ! Nous sommes pacifiques, mais nous sommesaussi de libres bourgeois anglais qui ne souffrons pas d’êtremalmenés ni chez nous ni ailleurs. Aucun baron, aucun chevalier,aucun malandrin ne tirera de moi une fibre de lin tant que mon brasaura la force de dégainer cette épée.

– Une épée peu banale ! fit SirNigel. Que dis-tu, Alleyne, de ces lignes noires dessinées sur lefourreau ?

– Je n’en dis rien, mon beauseigneur !

– Moi non plus, dit Ford.

Le marchand émit un petit rire.

– C’est une idée à moi, dit-il. L’épée aété façonnée par Thomas Wilson, armurier, qui est fiancé à maseconde fille Marguerite. Sachez donc que le fourreau a un mètre delong, et qu’il porte sur toute sa longueur les subdivisions de lamesure. Il pèse exactement deux livres, si bien que je peux aussim’en servir comme d’un instrument de poids.

– Par saint Paul, s’exclama sir Nigel,l’épée vous ressemble, bon maître Micheldene : bonne pour laguerre ou pour la paix ! Mais même en Angleterre vous devezredouter les voleurs et les hors-la-loi, n’est-ce pas ?

– Le 1er août dernier, messirechevalier, j’ai été laissé pour mort près de Reading tandis que jeme rendais à la foire de Winchester. Cependant j’ai réussi àtraîner mes coquins devant le tribunal, et ils ne feront plus demal aux marchands.

– Vous voyagez donc beaucoup ?

– Je me rends à Winchester, au marché deLinn, à la foire de Bristol, à Stourbridge et à Londres. Le restede l’année vous pouvez toujours me trouver à cinq portes del’église de Notre-Dame, où je voudrais bien être en ce moment, carl’air de Norwich n’a pas son pareil, et il n’y a pas de rivièreplus belle que la Yare, et tous les vins de France ne valent pas labière du vieux Sam Yelverton qui est le patron de la « VacheBrune ». Mais, holà ! Un mauvais fruit a poussé sur cechâtaignier.

Au bout d’un tournant en effet se dressait ungrand arbre dont l’une des grosses branches se projetait en traversde la route. Au milieu de cette branche un homme était pendu ;sa tête faisait avec le corps un angle horrible ; ses orteilsfrôlaient le sol. Pour tous vêtements il n’avait qu’une chemise defil et un caleçon de laine. Un petit homme au visage solennel étaitassis à côté du pendu sur le gazon ; d’une besace sortait unlot de papiers de toutes les couleurs ; il étaitsomptueusement vêtu : chapeau écarlate, robe à fourrure,grandes manches tombantes bordées de soie couleur de feu. Ilportait autour du cou une grande chaîne d’or ; des baguesscintillaient à chacun de ses doigts. Sur ses genoux il avait unpetit tas de pièces d’or et d’argent qu’il laissait tomber une parune dans une bourse rebondie accrochée à sa ceinture.

– Que les saints vous protègent, bravesvoyageurs ! cria-t-il quand le groupe de cavaliers s’approcha.Que les quatre Évangélistes soient avec vous ! Que les douzeApôtres vous soutiennent ! Que l’armée bénie des martyrsdirige vos pas et vous conduise à la félicité éternelle !

– Grand merci pour ces bons vœux !répondit Sir Nigel. Mais je m’aperçois, maître Micheldene, que cependu est, d’après la forme de son pied, le chevalier brigand dontvous m’avez parlé. D’ailleurs un écriteau est apposé sur sapoitrine. Alleyne, je te prie de me le lire.

Le pendu se balançait doucement au vent del’hiver ; un sourire figé apparaissait sur sa figurebasanée ; ses yeux exorbitants fixaient la route qu’il avaitterrorisée. En caractères grossiers cette oraison funèbre étaitécrite sur un parchemin :

« ROGER PIED-BOT

Par l’ordre du Sénéchal de

Castelnau, et de l’échevin

de Cahors, servants fidèles du

très vaillant et très puissant

Édouard, Prince de Galles et

d’Aquitaine.

Ne touchez pas,

Ne coupez pas,

Ne dépêchez pas. »

– Ça n’a pas été drôle de le voir mourir,dit l’homme qui était assis à côté du pendu. Il pouvait poser unorteil par terre et se soutenir : je croyais qu’il n’enfinirait jamais. Mais maintenant il est enfin au Paradis ; jepeux donc aller mon petit bonhomme de chemin terrestre.

Sur ces mots il enfourcha une mule blanche quipaissait derrière le châtaignier, pimpante avec sa futaine d’or etses clochettes d’argent, et il se joignit au groupe de Sir Nigelqui repartait pour Cahors.

– Comment savez-vous qu’il est auParadis ? interrogea Sir Nigel. Rien n’est impossible à Dieu,mais tout de même il faudrait une sorte de miracle pour que l’âmede Roger Pied-bot soit dans la compagnie des justes !

– Je sais qu’il est au Paradis parce queje viens de l’y introduire, répondit l’inconnu en frottant avecsatisfaction ses mains baguées. Ma sainte mission est d’êtrepardonnaire. Vous voyez devant vous l’indigne serviteur et déléguéde celui qui tient les clefs. Un cœur repentant et dix nobles ànotre sainte mère l’Église peuvent éviter la perditionéternelle ; mais celui-ci a eu un pardon du premier degré,avec une bénédiction de vingt-cinq livres ; aussi je pensequ’il est passé devant le Purgatoire sans y entrer. Je suis arrivéquand les archers du sénéchal étaient en train de le suspendre, etje lui ai promis de demeurer avec lui jusqu’à la fin. Dans sespièces d’argent j’ai bien trouvé deux couronnes de plomb, mais poursi peu je ne m’opposerai pas à son salut.

– Par saint Paul, s’écria Sir Nigel, sivous détenez vraiment le pouvoir d’ouvrir et de fermer les portesde l’espérance, vous vous placez nettement au-dessus du reste deshommes ! Mais si c’est de votre part une prétentioninjustifiée, je crains fort, maître clerc, que vous ne trouviez laporte fermée quand vous vous présenterez devant elle.

– Homme de peu de foi ! soupira lepardonnaire. Ah, messire Didyme se promène encore sur laterre ! Et cependant le scepticisme que je rencontre nesaurait ni aigrir mon cœur ni m’arracher un mot amer ; nesuis-je pas le pauvre artisan indigne d’une cause de douceur et depaix ? Tous les pardons que j’accorde sont contresignés parnotre saint-père, le pivot et le centre de la Chrétienté.

– Lequel ? interrogea Sir Nigel.

– Ah, ah ! s’écria le pardonnaire enbrandissant un index surchargé de pierreries. Vous cherchez àplonger profond dans les secrets de notre mère l’Église ?Apprenez donc que j’ai les deux Papes dans ma besace. Ceux qui sontpour Urbain ont le pardon d’Urbain, mais je suis aussi dépositairedu pardon de Clément pour les clémentistes. Quant au moribond quin’a pas fait son choix il peut recevoir les deux pardons :advienne que pourra, le voilà tranquille. Je vous conseillevivement de m’en acheter un, car la guerre est un métier sanglant,et la mort survient brusquement sans laisser au soldat beaucoup detemps pour réfléchir, se confesser et recevoir l’absolution. Pourvous, messire, je vous adresse la même recommandation, car vous meparaissez être un homme qui aurait tort de se fier à ses propresmérites.

Ces derniers mots s’adressaient au marchand deNorwich qui l’avait écouté en fronçant le sourcil et en plissant lalèvre dédaigneusement.

– Quand je vends mon drap, répondit-il,celui qui achète peut le peser, le palper, le sentir. Cesmarchandises que vous vendez sont invisibles, et il n’y a aucunepreuve que vous les possédiez réellement. Par ailleurs, si unmortel avait le contrôle de la miséricorde divine, il devrait menerune vie haute et quasi divine, et nom pas s’endimancher avec desbagues, des chaînes et des soieries comme une fille de joie dansune kermesse.

– Le méchant homme sans vergogne !cria le clerc. Oses-tu élever la voix contre l’indigne serviteur denotre mère l’Église ?

– Assez indigne, en effet ! ditDavid Micheldene. Je voudrais que tu saches, clerc, que je suis unlibre bourgeois anglais, et que je dirais ce que je pense à notrepère le Pape en personne. À plus forte raison à un laquais delaquais dans ton genre !

– Coquin de basse naissance !Scélérat imbécile ! cria le pardonnaire. Tu parles sur deschoses saintes à la hauteur desquelles ton intelligence de taupe nesaurait jamais t’élever. Tais-toi, sinon j’appelle sur toi lamalédiction !

– Tais-toi toi-même ! rugit l’autre.Ignoble vautour ! Nous t’avons trouvé près de la potence commeun charognard. Ah, tu mènes une jolie existence, avec tes joyaux etton vêtement de soie, en escroquant aux mourants leurs derniersshillings ! Je me moque de ta malédiction ! Reste parici, si tu veux mon avis, car en Angleterre tu serais brûlé vif lejour où maître Wicliff y fera la loi. Vil voleur ! C’est toi,ce sont des hommes comme toi qui discréditent les nombreux hommesd’Église qui mènent une vie pure et sainte. Tu demeureras derrièrela porte du Ciel, ou plus vraisemblablement tu tomberas derrièrecelle de l’enfer !

Cette dernière insulte fit pâlir de rage lepardonnaire qui leva une main frémissante et déversa sur lemarchand en colère un flot d’imprécations en latin. Mais DavidMicheldene n’était pas homme à se laisser convaincre par desphrases : il empoigna le fourreau de son épée et se mit àtaper sur la tête du commissionnaire en anathèmes. Le clerc,incapable d’esquiver l’averse de coups qui s’abattait sur lui,enfonça ses éperons dans le ventre de sa mule qui piqua desdeux ; son adversaire se lança aussitôt à sa poursuite ;quand Watkin vit son maître partir au galop, il démarra à son touren entraînant le mulet chargé des ballots de tissu. Le bruit desvoix et des sabots mourut bientôt en s’éloignant : Sir Nigelet Alleyne se regardèrent avec stupéfaction, tandis que Fordéclatait de rire.

– Pardieu ! dit le chevalier. CeDavid Micheldene doit être l’un de ces Lollards sur le comptedesquels le Père Christopher du prieuré en savait long. Pourtant ilne m’avait pas fait l’impression d’un mauvais homme !

– Je savais que Wicliff avait beaucoup departisans à Norwich, répondit Alleyne.

– Par saint Paul ! Je ne les aimeguère, dit Sir Nigel. Je suis lent à changer : si l’on meretire la foi dans laquelle j’ai été élevé, il se passerait dutemps avant que j’en apprenne une autre qui la remplacerait. Uncopeau ici, un copeau là, ce n’est pas grand-chose, mais à lalongue l’arbre pourrait bien tomber ! D’autre part, je suisbien obligé de considérer comme une honte qu’un homme décide de lamiséricorde divine et la distribue comme un aubergiste sert son vinavec un robinet !

– Et cela ne fait pas partie, ajoutaAlleyne, de l’enseignement de notre mère l’Église dont il avait labouche pleine. Il y avait du vrai dans ce que disait lemarchand.

– Par saint Paul, conclut Sir Nigel,qu’ils règlent donc entre eux leur différend ! Moi, je sersDieu, le Roi et ma dame ; et tant que je pourrai suivre lechemin de l’honneur je m’en contenterai. Mon credo sera toujourscelui de Chandos :

Fais ce que dois, advienne que pourra !

C’est commandé au chevalier.

Chapitre 28Comment les camarades passèrent dans les marches de France

Après avoir traversé Cahors, Sir Nigel et sescompagnons abandonnèrent la grand-route, laissèrent la rivière surleur nord, et suivirent un petit chemin qui serpentait dans uneplaine aussi vaste que désolée. Ce chemin les fit passer parmi desmarécages et des bois, puis les mena dans une clairière au milieude laquelle coulait un cours d’eau rapide. Les chevaux lefranchirent sans difficulté ; en abordant sur l’autre rive,Sir Nigel annonça à son escorte qu’ils se trouvaient à présent surla terre de France. Pendant quelques lieues ils reprirent le petitchemin qui aboutit enfin dans une région découverte et accidentéecomme celle qu’ils avaient traversée entre Aiguillon et Cahors.

Si le paysage avait été sinistre aux abords dela frontière anglaise, il se révéla bien pire au-delà. Qui en effetpourrait dépeindre la hideuse désolation de cette terre françaisedix fois dévastée ? Le sol portait d’affreuses cicatrices quile défiguraient. Par places subsistaient des taches noires :c’étaient les décombres de fermes incendiées. Ici et là surgissaitla pointe d’un pignon délabré de ce qui autrefois avait été unchâteau. Des haies brisées, des clôtures défoncées, des murscroulants, des vignobles parsemés de pierres, des ponts aux archesfracassées… De quelque côté que se tournât le regard, il nediscernait que des traces de ruine et de rapines. Parfois, loin àl’horizon, les tourelles rébarbatives d’un château, une flèchegracieuse de monastère ou d’église indiquaient les lieux où lesforces de l’épée et de l’esprit avaient pu préserver un petit îlotde sécurité dans ce décor de misère. Taciturnes, Sir Nigel et sonescorte trottaient sur cette route déprimante. Ils savaient parouï-dire que de l’Auvergne au nord jusqu’aux marches de Foix dansle Midi il n’y avait plus un seul village souriant, plus une seulemaison prospère.

Ils aperçurent d’étranges silhouettesfaméliques qui grattaient et raclaient le sol là où poussaient desherbes folles et des chardons ; à la vue des cavaliers lespauvres hères levaient les bras en l’air et s’enfuyaient parmi lesbroussailles, craintifs et lestes comme des bêtes sauvages. Ilsrencontrèrent aussi des familles entières prostrées sur le côté dela route, trop affaiblies par la faim et la maladie pours’enfuir : elles demeuraient assises, tels des lièvres sur unetouffe d’herbe, haletant de terreur et les yeux fous. Cesmalheureux étaient si décharnés, si épuisés, si courbés, simoroses, si désespérés que les jeunes Anglais n’osaient plus lesregarder : leur aspect faisait mal. On aurait dit des êtres àqui toute espérance et toute lumière auraient été à jamaisretirées : lorsque Sir Nigel leur lançait une poignée demonnaie, leurs visages durs ne s’adoucissaient pas ; ils sejetaient avidement sur les pièces, puis l’interrogeaient du regarden mâchonnant des pousses sauvages. Les voyageurs aperçurent aussidans des sous-bois des assemblages de brindilles et derameaux : c’était là qu’ils dormaient, sur ce qui ressemblaitdavantage à des nids pour gibier à plumes qu’à une demeure humaine.Mais pourquoi auraient-ils construit autre chose ? Pourquoi sedonneraient-ils du mal, puisque le premier aventurier venu auraitle droit d’incendier leur toit de chaume, et que leur seigneurconfisquerait, en les accablant de coups et de malédictions, lefruit de leurs efforts ? Ils s’étaient installés au dernierdegré de la misère ; leur seule consolation était de savoirqu’ils ne pouvaient pas descendre plus bas. Ils avaient néanmoinsconservé le don de parole ; aussi tenaient-ils des assembléesau sein des sous-bois ; avec des yeux larmoyants ilsregardaient en les désignant de leurs doigts amaigris les grandschâteaux qui dévoraient comme un cancer la vie de la campagne.Quand de tels hommes parvenus au-delà de l’espoir et de la peurcommencent à entrevoir la source de leurs malheurs, que lesresponsables prennent garde ! Le faible qui ne possède riendevient redoutable quand il n’est plus mû que par l’aiguillon dudésespoir. Hauts et puissants sont les châteaux, basses etmisérables les huttes des sous-bois ? Que Dieu aide leseigneur et sa dame le jour où les hommes des sous-boisentreprennent de se venger !

Le soleil commençait à décliner vers l’ouest.Les cavaliers anglais devaient se méfier et scruter soigneusementleur droite et leur gauche, car ils se trouvaient dans un no man’sland, et leurs seuls passeports étaient ceux qui étaient suspendusà leur ceinture. Français et Anglais, Gascons et Provençaux,Brabançons, Tardvenus, Écorcheurs, Francs Compagnons se disputaientcette région maudite. Celle-ci était si nue, si triste, et leshabitations si rares et si pauvres que Sir Nigel commençait à sedemander s’il trouverait des vivres et un gîte pour lui et sonescorte. Il fut donc soulagé quand, leur chemin débouchant sur unegrand-route, ils aperçurent une maison carrée blanche dont l’unedes fenêtres du haut supportait un gros bouquet de houx au boutd’un bâton.

– Par saint Paul, fit-il, je ne suis pasmécontent ! Je redoutais le pire pour nous et nos chevaux.Galope en avant, Alleyne, et informe l’aubergiste qu’un chevalieranglais et son escorte logeront cette nuit chez lui.

Alleyne obéit et atteignit la porte del’auberge alors que ses compagnons étaient encore à une portée deflèche. Comme il ne vit ni valet, ni palefrenier, il poussa laporte et appela l’aubergiste. Il cria trois fois ; ne recevantpas de réponse, il entra, poussa une porte au bout d’un couloir etpénétra dans la grande salle d’hôte de l’auberge.

Un agréable feu de bois crépitait dans l’âtreà un bout de la pièce ; auprès des flammes une dame étaitassise dans un fauteuil à haut dossier, le visage tourné vers laporte ; les lueurs dansantes l’éclairaient en plein ;Alleyne se dit qu’il n’avait jamais vu tant de majesté royale, dedignité et de force sur une figure de femme. Elle pouvait avoirtrente-cinq ans ; la nature l’avait dotée d’un nez aquilin,d’une bouche ferme et pourtant sensible, de sourcils noirs bienarqués, et de deux yeux profondément enfoncés qui brillaient commedeux pierres de jais.

Son extrême beauté produisit pourtant surAlleyne une impression moins vive que l’intensité de puissance etde sagacité qui se lisait sur le front haut, que la résolutioninscrite dans la mâchoire carrée et le menton délicatement moulé.Un chapelet de perles étincelait dans ses cheveux noirs ; unegaze de fils d’argent retombait sur ses épaules ; enveloppéed’une cape sombre, elle se reposait au fond d’un fauteuil commequelqu’un qui vient de faire un voyage.

Dans l’angle opposé, un homme trapu et larged’épaules lui faisait vis-à-vis ; il était vêtu d’unjustaucorps noir bordé de zibeline, et il avait posé légèrement detravers sa toque de velours noir surmontée d’une plume blanche. Unflacon de vin rouge se trouvait à portée de la main ; il setenait comme chez lui : les pieds sur un tabouret, et uneassiette pleine de noix en équilibre sur ses cuisses. Il cassaitles noix à grands coups de dents blanches, les mangeaient etjetaient leurs coques dans le feu. Pendant qu’Alleyne le regardait,il tourna la tête à demi et lui lança un coup d’œil par-dessus sonépaule. Le jeune Anglais pensa qu’il n’avait jamais vu visage aussihideux : ses yeux étaient vert clair, il avait le nez cassé etrepoussé en dedans, la peau était grêlée et couverte de blessures.Sa voix résonna dans la pièce, aussi grave et féroce que legrognement d’un fauve.

– Jeune homme, lui dit-il, je ne sais pasqui vous pouvez être, et je ne suis guère enclin à me remuer ;si ce n’était que je désire prendre mes aises, je jure par l’épéede Josué que je vous lacérerais les épaules avec mon fouet à chienspour vous punir d’empoisonner l’air que je respire !

Ahuri par cette entrée en matières et hésitantsur la réponse convenable qu’il pouvait faire en présence de ladame, Alleyne demeura la main sur la poignée de la porte tandis queSir Nigel et ses compagnons descendaient de cheval. Au bruit de cesvoix nouvelles qui s’exprimaient en anglais, l’inconnu jeta parterre son assiette de noix qui se brisa en mille morceaux et appelal’aubergiste par des cris qui firent trembler les murs. Tout pâledans son tablier blanc, l’aubergiste accourut : ses mainstremblaient, ses cheveux se hérissaient d’effroi.

– Pour l’amour de Dieu, nobles seigneurs,chuchota-t-il en passant devant les Anglais, parlez-lui avecdouceur et ne le brusquez pas ! Pour l’amour de la Vierge,soyez gentils avec lui !

– Qui est-ce donc ? s’enquit SirNigel.

Alleyne allait lui fournir quelquesexplications, quand un nouveau rugissement de l’inconnul’interrompit.

– Coquin d’aubergiste ! criait-il.Ne t’ai-je pas demandé quand j’ai amené ici ma dame si tonétablissement était propre ?

– Si en effet, seigneur !

– Ne t’ai-je pas demandé en particuliers’il n’y avait pas de vermine ?

– Si, seigneur !

– Et que m’as-tu répondu ?

– Qu’il n’y en avait pas, seigneur.

– Or cependant voilà moins d’une heureque je suis chez toi et des Anglais se sont déjà insinués ici. Oùserons-nous donc libérés de cette race pestilentielle ? Est-cequ’un Français en terre de France ne peut pas s’asseoir dans uneauberge française sans avoir l’oreille blessée par leur ignoblemanière grimaçante de parler ? Envoie-les au diable,aubergiste ! Sinon il t’arriverait de grands malheurs, à toiet à eux !

– Je le ferai, seigneur, je leferai !… cria l’aubergiste épouvanté.

Il sortit de la salle d’hôte les yeux hors dela tête pendant que de sa voix douce la dame essayait d’apaiser lafureur de son compagnon.

– … Réellement, nobles seigneurs, vousferiez mieux de vous en aller ! vint dire l’aubergiste à SirNigel. Villefranche n’est qu’à une dizaine de kilomètres, et voustrouverez tout ce qu’il vous faut au « Lion Rouge ».

– Non, répondit Sir Nigel, je ne m’enirai pas avant d’avoir vu de plus près ce personnage qui me faitl’effet d’un homme dont il y a beaucoup à espérer. Quel est sonnom, quels sont ses titres ?

– Je ne les dirai que s’il y consent.Mais je vous conjure, nobles seigneurs, de quitter ma maison, carje ne sais à quelles extrémités le pousserait sa rage s’il luicédait !

– Par saint Paul, fit Sir Nigel, ils’agit certainement d’un homme qui vaut ce long déplacement !Va lui dire qu’un modeste chevalier d’Angleterre désirerait faireplus ample connaissance, non pas par présomption, orgueil, oumauvais vouloir, mais pour se distinguer en chevalerie et pour lagloire de sa dame. Transmets-lui le salut de Sir Nigel Loring, etinforme-le que le gant que je porte sur ma toque appartient à laplus incomparable beauté de son sexe, et que je suis disposé à lasoutenir contre n’importe quelle dame qu’il aurait le désird’honorer.

L’aubergiste était en train de se demanders’il communiquerait ce message, quand la porte de la salle d’hôtes’ouvrit brusquement ; l’inconnu bondit comme une panthèrehors de son repaire ; la colère bouleversait ses traits.

– Encore ici ? grommela-t-il. Chiensd’Angleterre, faudra-t-il vous chasser à coups de fouet ?Tiphaine, mon épée…

Il se retourna pour prendre son arme, mais enmême temps il aperçut le blason sur l’écu de Sir Nigel : alorsil interrompit son geste, et les flammes qui avaient allumé sonregard s’éteignirent pour faire place à une lueur espiègle.

– … Mort Dieu ! s’écria-t-il. C’estmon petit épéiste de Bordeaux. Comment n’aurais-je pas reconnucette cotte d’armes puisqu’il n’y a que trois jours que je l’ai vuesur la lice au bord de la Garonne. Ah, Sir Nigel ! SirNigel ! Vous me devez un dédommagement pour ceci…

Il toucha son bras droit qui, juste sousl’épaule, était ceint d’un mouchoir de soie.

Mais la surprise de l’inconnu à la vue de SirNigel n’était rien à côté de l’étonnement ravi qui illumina levisage du chevalier du Hampshire quand il reconnut la figure peubanale du Français. Deux fois il ouvrit la bouche ; deux foisil le dévora du regard comme pour s’assurer que ses yeux ne luijouaient pas un mauvais tour.

– Bertrand ! balbutia-t-il enfin.Bertrand Du Guesclin !

– Par saint Yves ! s’esclaffa leguerrier français. J’ai bien fait de me présenter aux joutes avecla visière baissée, car celui qui m’a vu une fois n’a pas besoinqu’on lui dise mon nom. C’est bien moi, Sir Nigel, et voici mamain ! Je vous donne ma parole qu’il n’y a que trois Anglaisau monde que je toucherais autrement que du tranchant de monépée : le Prince en est un ; Chandos le deuxième ;vous le troisième. Car j’ai entendu dire beaucoup de bien devous.

– Je prends de l’âge, et les guerresm’ont un peu fatigué, dit Sir Nigel. Mais je puis à présent mettremon épée en repos sans regret, en me disant que j’ai croisé le feravec celui qui possède le plus grand courage et le bras le plusfort de tout ce grand royaume de France. Je l’avais longtempsdésiré, j’y avais rêvé ; et maintenant encore je peuxdifficilement admettre que ce grand honneur m’est réellementéchu.

– Par la Vierge de Rennes ! Vousm’avez donné motif d’en être sûr, répondit Du Guesclin en riant detoutes ses dents blanches.

– Et peut-être, très honoré messire, vousplairait-il de poursuivre notre débat ? Peut-êtrecondescendrez-vous à approfondir l’affaire ? Dieu sait que jesuis indigne d’un tel honneur ! Et cependant je peux montrermes soixante-quatre quartiers, et au cours de ces dernières vingtannées j’ai participé à quelques combats etéchauffourées !

– Votre réputation m’est bien connue, etje demanderai à ma dame d’inscrire votre nom sur mes tablettes, ditmessire Bertrand. Nombreux sont ceux qui veulent avancer enchevalerie et qui réclament leur tour, car je ne me dérobe devantpersonne. Mais pour le moment je suis obligé de décliner votreproposition, car mon bras est encore raide depuis cette petitetouche, et je voudrais vous faire plein honneur quand nouscroiserons l’épée à nouveau. Entrez avec moi, et que vos écuyersviennent aussi, afin que ma douce épouse, dame Tiphaine, puisse sevanter d’avoir vu un chevalier si renommé et si courtois.

Ils pénétrèrent donc dans la salle d’hôte,pacifiques et réconciliés, où dame Tiphaine était assise comme unereine sur son trône afin que les nouveaux arrivants lui fussentprésentés tour à tour. À vrai dire le solide courage de Sir Nigel,qui se souciait peu des courroux de sa tigresse d’épouse, fut unpeu ébranlé par le visage calme et froid de cette damemajestueuse : vingt années de camp le rendaient plus à l’aisesur une lice que dans un boudoir. Pendant qu’il regardait seslèvres fermes et ses yeux inquisiteurs, il se rappela avoir entenduraconter d’étranges histoires sur cette dame Tiphaine Du Guesclin.N’était-ce pas d’elle dont on disait qu’elle imposait les mains surles malades et qu’elle les faisait lever de leurs grabats alors queles charlatans avaient épuisé vainement leurs remèdes ?N’avait-elle pas prédit l’avenir ? En certaines occasions nel’avait-on pas entendue dans la solitude de sa chambre converseravec un être invisible, un esprit familier qui venait la trouverlorsque les barres étaient mises aux portes et aux fenêtres ?Sir Nigel baissa les yeux et esquissa le signe de croix sur le côtéde sa jambe en saluant cette dangereuse personne ; mais aubout de cinq minutes il fut conquis, et avec lui ses deux jeunesécuyers. Ils ne pouvaient plus qu’être suspendus aux mots quitombaient de ses lèvres parce que ces mots les remuaient jusqu’auplus profond d’eux-mêmes comme une sonnerie de bugles avant labataille.

Plus tard, Alleyne devait souvent se rappelercette scène vécue dans une auberge. Les ombres du soir étaienttombées, les angles de la salle longue et basse se drapaientd’obscurité. Le foyer projetait un cercle de lumière rouge dont leflamboiement jouait sur le petit groupe des voyageurs et donnait durelief à leurs attitudes respectives. Sir Nigel était assis, lescoudes sur les genoux, le menton appuyé sur ses mains, un œiltoujours recouvert d’une mouche mais l’autre brillant comme uneétoile, le crâne chauve reflétant les lueurs du feu. Ford étaitassis à sa gauche, bouche bée, regard fixe, joues rouges, pétrifiécomme s’il avait peur de remuer un membre. Le chevalier françaiss’était rejeté au fond de son fauteuil, le ventre et les cuissesparsemés de coques de noix, sa grosse tête calée et enfoncée dansun coussin, pendant que son regard amusé voyageait sans cesse de sadame aux Anglais captivés. Enfin le visage presque blanc aux traitsfermes, la voix claire et douce qui évoquait l’exaltation etl’immortalité de la gloire, le peu de valeur de la vie, lasouffrance tirée de joies ignobles et la joie tirée de toutes lessouffrances à fin noble… Tandis que les ombres s’épaississaient,dame Tiphaine discourait sur la valeur et la vertu, sur la loyauté,l’honneur et la renommée ; tous buvaient ses paroles sans sesoucier du feu qui baissait et des cendres qui viraient du rouge augris.

– Par saint Yves ! s’écria enfin DuGuesclin. Il est l’heure de réfléchir à ce que nous allons faire cesoir, car je ne crois pas que dans cette auberge de campagne noustrouvions un cantonnement convenable pour une honorablesociété.

En s’éveillant des rêves de chevalerie et degrandeur où l’avait entraîné le discours de cette dameextraordinaire, Sir Nigel émit une sorte de soupir.

– Peu importe où je dormirais,répondit-il, mais pour cette noble dame en effet ce genre delogement me semble un peu inconfortable.

– Ce qui satisfait mon seigneur mesatisfait, dit-elle. Je constate, Sir Nigel, que vous êtes sous unvœu.

Elle regardait son œil recouvert de lamouche.

– J’ai l’intention d’essayer quelquespetites choses, répondit-il.

– Et le gant ? Il appartient à votredame ?

– Il appartient en effet à ma tendreépouse.

– Qui sans aucun doute est fière devous !

– Dites plutôt que je suis fier d’elle,rectifia-t-il aussitôt. Dieu sait que je ne suis pas digne d’êtreson humble serviteur. Un homme, madame, peut toujours galoper à lalumière du jour et faire son devoir quand tout le monde a les yeuxfixés sur lui. Mais dans le cœur féminin, il y a une force et uneloyauté qui ne sollicitent aucune louange, et qui ne sont connuesque de celui dont elles sont le trésor.

Madame Tiphaine sourit en regardant sonmari.

– Vous m’avez souvent dit, Bertrand,qu’il y avait chez les Anglais de très courtois chevaliers.

– Oui, oui ! maugréa-t-il. Mais àcheval, Sir Nigel, vous et votre escorte ! Nous allons nousrendre au château de messire Tristan de Rochefort, qui est à unelieue de Villefranche. Messire Tristan de Rochefort, sénéchald’Auvergne, est un vieux camarade de guerre à moi.

– Il sera certainement ravi de vousaccueillir, répondit Sir Nigel. Mais peut-être regardera-t-il detravers quelqu’un qui est passé sur les marches sansautorisation.

– Par la Vierge, quand il saura que vousêtes venu pour faire partir ces bandits, il sera bien heureux devous voir ! Aubergiste, voici dix pièces d’or. Tu garderas lesurplus de mon compte pour en faire profiter le premier chevalierdans le besoin qui s’arrêtera ici. Partons, car il se fait tard etj’entends piaffer les chevaux.

Dame Tiphaine et son époux sautèrent en sellesans mettre le pied à l’étrier, et ils descendirent la route queblanchissait un rayon de lune. Sir Nigel se tenait à côté de ladame, et Ford à une longueur de lance derrière eux. Alleyne, quis’était attardé un instant dans le couloir, entendit un grandcri ; ce cri provenait d’une salle d’où sortaient justementAylward et John qui riaient comme deux écoliers qui auraient faitune bonne farce. Quand ils aperçurent Alleyne, ils prirent un airvaguement penaud et enfourchèrent leurs chevaux pour rejoindre SirNigel. De nouveaux cris s’élevèrent :

– À moi, mes amis ! À moi,camarades ! À moi, l’honorable champion de l’évêque deMontauban ! À la rescousse de la Sainte Église !

Les cris étaient si perçants qu’Alleyne,l’aubergiste et ses valets se précipitèrent.

Le spectacle qui les attendait ne manquait pasd’originalité. La salle était haute de plafond et longue, dallée,avec des murs nus. Sur une table en bois blanc placée au milieu ily avait un pichet de vin et deux gobelets. Un autre gobelet et unebouteille cassée se trouvaient sur une deuxième table plus petite.Fixés aux solives épaisses des crochets bien alignés supportaientdes tranches de bacon, des morceaux de bœuf fumé, et des chapeletsd’oignons. Mais au plus gros crochet, celui du milieu, étaitsuspendu un petit homme rouge et gras pourvu d’énormes favoris, quis’agitait désespérément en l’air et qui essayait d’agripper lesjambons et tout ce qui était à portée de sa main. Le crochet avaitété passé dans le col de son justaucorps de cuir ; il étaitsuspendu comme un poisson au bout d’une ligne ; ilfrétillait ; il se tordait ; il était absolumentincapable de se tirer de sa position incommode. Alleyne etl’aubergiste durent monter sur la table pour le dépendre ; ils’affala sur un siège, pantelant, furieux, et regarda autour delui.

– Est-il parti ? bégaya-t-il.

– Parti ? Qui ?

– Lui, l’homme à la tignasse de rouquin,le géant.

– Oui, répondit Alleyne, il estparti.

– Et il ne reviendra pas ?

– Non.

– Tant mieux pour lui ! cria lepetit bonhomme en poussant un soupir de soulagement. MonDieu ! Comment ! Moi, le champion de l’évêque deMontauban ! Ah, si j’avais pu descendre, avant qu’il prît lafuite ! Alors vous auriez vu. Vous auriez vu un beauspectacle ! Il y aurait eu un bandit de moins sur la terre. Mafoi oui !

– Mon bon maître Pelligny, ditl’aubergiste, ces seigneurs ne sont pas partis bien vite, et j’ai àl’écurie un cheval que je mets à votre disposition, car jepréférerais que vous exécutiez vos menaces sanguinaires hors desquatre murs de mon auberge.

– J’ai mal à la jambe et je ne peux pasmonter à cheval, répondit le champion de l’évêque. Je me suisdéchiré un muscle le jour où j’ai tué trois hommes à Castelnau.

– Que Dieu vous sauve, maîtrePelligny ! s’écria l’aubergiste. Ce doit être terrible d’avoirtant de sang sur la conscience ! Mais comme je ne veux pasvoir maltraité un vaillant de votre trempe, je vais, moi, paramitié pour vous, courir après cet Anglais et vous le ramener.

– Tu n’iras pas ! cria le championen saisissant convulsivement l’aubergiste au collet. Je t’aimebeaucoup, Gaston ! Je ne voudrais pas faire de tort à tamaison, ni l’abîmer, ce qui se produirait immanquablement si unhomme comme moi corrigeait cet Anglais.

– Non, ne pensez pas à moi !protesta l’aubergiste. Que m’importe ma maison quand on a attenté àl’honneur de François Poursuivant d’Amour Pelligny, champion del’évêque de Montauban ? Mon cheval, André !

– Non, par tous les saints ! Gaston,je ne veux pas ! Tu as eu raison tout à l’heure quand tu asdit que c’était terrible d’avoir tant de sang sur la conscience. Jene suis qu’un soldat impitoyable, mais j’ai une âme. MonDieu ! Je réfléchis, je pèse, je balance… Ne retrouverai-jepas cet Anglais ? Ne suis-je pas capable de me souvenir delui ? Si, si, je le reconnaîtrai à ses grosses pattes et à sescheveux rouges !

– Et puis-je vous demander, messire,interrogea Alleyne, pourquoi vous vous intitulez champion del’évêque de Montauban ?

– Rien de plus simple. L’évêque a besoind’un champion parce que, si un combat est nécessaire à la défensed’une cause, il peut difficilement descendre en personne sur lalice, étant donné sa fonction, avec un écu de cuir et une triquepour échanger des coups avec le premier valet venu. Il lui fautdonc un combattant éprouvé, un cogneur capable de donner ou derendre des coups. Il ne m’appartient pas de dire s’il a eu raison,mais il est certain que celui qui croit n’avoir affaire qu’avecl’évêque de Montauban et qui se trouve face à face avec FrançoisPoursuivant d’Amour Pelligny…

À ce moment résonna sur la route un bruit desabots et un valet cria qu’un Anglais revenait à l’auberge. Lechampion affolé chercha des yeux un abri et il se préparait déjà àsauter par la fenêtre, quand du dehors Ford appela Alleyne en lepriant de se hâter s’il voulait ne pas se perdre sur la route.L’écuyer descendit donc après avoir fait ses adieux à l’aubergisteet au champion ; un court galop l’amena à la hauteur des deuxarchers.

– Tu as fait du joli, John, s’écria-t-il.Tu auras bientôt toute la sainte Église à tes trousses si tu pendsses champions aux crochets d’une auberge de campagne !

– Je l’ai fait sans penser à mal,répondit le gros John sur un ton d’excuse.

Aylward pouffa.

– Par ma garde, mon petit, tu aurais bienri toi aussi si tu nous avais vus ! Car ce bonhomme était sibouffi d’orgueil qu’il ne voulait ni boire avec nous, ni s’asseoirà la même table, ni répondre à nos questions ; par contre ilne cessait de raconter au valet qu’il était bien heureux pour nousque la guerre fût terminée parce qu’il avait tué plus d’Anglaisqu’il n’avait de ferrets sur son doublet. Notre brave vieux John neconnaissait pas assez le français pour lui donner laréplique : alors il a allongé le bras et l’a placé fortgentiment à l’endroit où tu l’as découvert. Maisdépêchons-nous ; je n’entends presque plus les sabots de leurschevaux.

– Je crois que je les aperçois, ditFord.

– Pardieu oui ! Ils sortent del’ombre. Et là-bas cette masse sombre est le château deVillefranche. En avant, camarades ! Sinon, Sir Nigel arriveraau portail avant nous. Mais écoutez, mes amis ! Quel est cebruit ?

Un son de trompe retentit dans des bois surleur droite. Il fut suivi d’une autre sonnerie en réponse sur lagauche, puis de deux autres derrière eux.

– Ce sont des trompes de porchers, ditAylward. Mais je me demande pourquoi elles sonnent à une heure sitardive.

– Peu importe, avançons, dit Ford.

Toute l’escorte galopa alors jusqu’au seuil duchâteau de Villefranche dont le pont-levis avait déjà été baissé etla herse levée devant les sommations de Du Guesclin.

Chapitre 29Comment dame Tiphaine eut son heure bénie de voyance

Messire Tristan de Rochefort, sénéchald’Auvergne et seigneur de Villefranche, était un guerrier réputéqui avait blanchi sous les guerres contre l’Angleterre. Comme ilavait la garde d’un pays exposé, il ne savait guère ce qu’était lerepos, même en ce temps dit de paix ; il consacrait sesjournées à lutter contre les Brabançons, les Tardvenus, lesÉcorcheurs, les Compagnons Francs et les archers pirates quimaraudaient sur sa province. Tantôt il rentrait en triomphateur, etune douzaine de cadavres se balançant au haut de son donjonavertissaient les malfaiteurs que la loi n’était pas lettre morte.Tantôt ses expéditions étaient moins heureuses, et il se hâtaitalors de se réfugier, lui et ses soldats, derrière le pont-levistandis que sifflaient à ses oreilles les flèches de sespoursuivants. Il était dur de poigne et de cœur, haï de sesennemis, détesté de ses protégés car il avait été capturé deux foiset deux fois sa rançon avait été arrachée, sous les coups et lestortures, aux paysans affamés et aux fermiers ruinés.

Le château de Villefranche était aussirébarbatif et farouche que son propriétaire. Le clair de lunemontra aux voyageurs une large douve, une haute muraille extérieuregarnie de tourelles aux angles, et un grand donjon noir quidominait l’ensemble. Grâce à deux flambeaux allumés aux étroitesouvertures pratiquées de chaque côté du pesant portail, ilsaperçurent les têtes menaçantes et les armes du corps de garde.Toutefois l’aigle à deux têtes de Du Guesclin était un passeportqui ouvrait toutes les forteresses de France. À peine avaient-ilsfranchi le portail que le vieux chevalier accourut les bras ouvertspour accueillir son illustre camarade. Il ne fut pas moins contentde voir Sir Nigel quand il apprit le but de sa mission, car lesarchers de la Compagnie Blanche lui tenaient la dragée haute etavaient mis en déroute deux expéditions qu’il avait organiséescontre eux. Ce serait un vrai jour de fête pour le sénéchald’Auvergne quand le dernier archer anglais aurait quitté lesmarches.

Il y avait toujours de quoi préparer un festindans un château, à une époque où la chère était si maigre dans leschaumières. En moins d’une heure les hôtes du sénéchal setrouvèrent assis autour d’une table qui craquait sous le poids despâtés et des quartiers de viande, qu’accompagnaient ces platsdélicats où excellent les Français et qui s’appelaient ortolans auxépices et bécasses farcies. Madame de Rochefort, une blonde quiaimait à rire, était placée à la gauche de son guerrier de mari etdame Tiphaine à la droite. Ensuite venaient Du Guesclin et SirNigel, ainsi que le sire Amory Monticourt, de l’Ordre desHospitaliers, et le seigneur Otto Harnit, chevalier errant deBohême. Ces convives, auxquels s’ajoutaient Alleyne et Ford, quatreécuyers français et le chapelain du château, constituaient lasociété rassemblée ce soir-là au château de Villefranche pourfestoyer. Un grand feu de bois brûlait dans la cheminée, desfaucons encapuchonnés dormaient sur leurs perchoirs, des lévriersaux yeux interrogateurs étaient couchés sur le plancher ; despages en costume lilas se tenaient près des invités. Rires etplaisanteries fusaient de tous côtés ; l’ambiance était à laconcorde et au confort. Ils songeaient peu aux hommes des sous-boisqui étaient couchés dans leurs haillons à la lisière des forêts etqui regardaient de leurs yeux hagards, sauvages, les lumièresdorées qui éclairaient les hautes fenêtres du château.

Lorsque le souper fut achevé, les tablesdisparurent comme par enchantement, et des banquettes furentdisposées devant le feu, car il faisait froid. Dame Tiphaines’était enfoncée dans les coussins d’un fauteuil, et ses longs cilsnoirs étaient retombés sur ses yeux brillants. Alleyne, regardantdans sa direction, remarqua que son souffle était devenu rapide etbref, et que ses joues avaient pris la pâleur du lis. Du Guesclinl’observait par instants, et il passait ses larges doigts brunis àtravers ses boucles noires avec un air de perplexité.

– Le peuple par ici, disait le chevalierde Bohême, ne me semble pas trop bien nourri.

– Ah, la canaille ! s’écria leseigneur de Villefranche. Vous le croirez à peine, mais quand j’aiété fait prisonnier à Poitiers, ma femme et mon frère de lait ontété obligés de prélever l’argent de ma rançon : eh bien, ceschiens auraient préféré subir deux tours de chevalet, ou lespoucettes pendant une heure, plutôt que de payer un denier pourleur suzerain et seigneur ! Cependant il n’y en a pas un quin’ait caché quelque part un vieux bas rempli de piècesd’or !

– Alors pourquoi n’achètent-ils pas dequoi manger ? demanda Sir Nigel. Par saint Paul, on dirait queles os risquent de traverser leur peau !

– C’est leur mauvais esprit qui les rendmaigres. Nous avons un dicton, Sir Nigel, qui court le pays :« Oignez vilain, il vous poindra ; poignez vilain, ilvous oindra ! » Ce doit être la même chose enAngleterre.

– Ma foi non ! répondit Sir Nigel.Dans mon escorte j’ai deux Anglais de cette classe populaire, quisont en ce moment, j’en suis sûr, aussi pleins de votre vin que lestonneaux de votre cave. Celui qui se hasarderait à les poindrepourrait se faire oindre d’une manière dont il se souviendraittoute sa vie.

– Je ne comprends pas cela, dit lesénéchal, car les chevaliers et les nobles anglais que j’ai connusn’étaient pas hommes à tolérer l’insolence des mal-nés.

– Peut-être, mon beau seigneur, lesvilains d’Angleterre ont-ils le caractère plus doux et unemeilleure contenance ! dit en riant madame de Rochefort. MonDieu ! Vous ne pouvez pas imaginer comme ici ils sontlaids ! Ils n’ont plus de cheveux, plus de dents, ils sonttordus et voûtés ; je me demande comment le bon Dieu a pucréer de tels êtres. Je ne peux pas supporter de les voir,moi ! Et mon fidèle Raoul me précède toujours avec une triquepour les chasser de mon chemin.

– Et cependant, belle dame, et cependantils ont une âme ! murmura le chapelain.

– Je vous ai entendu le leur dire, fit leseigneur du château. Et pour ma part, mon Père, bien que je sois unfils loyal de la sainte Église, je pense que vous emploieriez plusutilement votre temps en disant votre messe et en instruisant lesenfants de mes hommes d’armes qu’en vous promenant dans la campagnepour mettre dans la tête de ces gens des idées qu’ils n’auraientjamais eues si vous ne vous en étiez pas mêlé. Il paraît que vousleur avez dit que leurs âmes valaient les nôtres et que dansl’autre vie ils pourraient être placés au même rang que le plusvieux sang d’Auvergne. À mon avis, il y a au Ciel tant de digneschevaliers et de vaillants gentilshommes qui savent commentarranger ces choses-là que nous avons peu à craindre de noustrouver mélangés avec ces bas roturiers et ces gardiens de cochons.Récitez vos prières, chapelain, et égrenez votre rosaire, mais nevous interposez pas entre moi et ceux que le Roi m’a donnés.

– Que Dieu les aide ! s’écria lechapelain. Un plus haut Roi que le vôtre me les a donnés à moi, etje vous dis bien haut dans votre propre château, messire Tristan deRochefort, que vous avez grandement péché dans votre comportement àl’égard de ces pauvres gens, et que l’heure viendra (elle estpeut-être toute proche) où la main de Dieu s’abattra lourdement survous à cause de ce que vous avez fait.

Il s’était levé ; à pas lents il sortitde la pièce.

– La peste l’emporte ! cria lechevalier français. À présent, comment doit-on agir avec un prêtre,messire Bertrand ? On ne peut ni le rosser comme un homme nile cajoler comme une femme !

– Hé, messire Bertrand le sait bien, leméchant ! s’écria madame de Rochefort. Tous ici nousn’ignorons pas comment il est allé en Avignon pour extorquercinquante mille couronnes au Pape.

– Ma foi ! s’exclama Sir Nigel enregardant Du Guesclin avec une admiration non dépourvue d’horreur.Votre cœur n’a pas frémi de crainte ? Vous n’avez pas senti lamenace d’une malédiction suspendue au-dessus de votretête ?

– Je n’ai rien remarqué, réponditnégligemment le Français. Mais, par saint Yves, votre chapelain,Tristan, me paraît être un fort digne homme, et vous devriezécouter ses propos, car moi qui ne me soucie guère de lamalédiction d’un mauvais Pape, je serais fâché d’être privé de labénédiction d’un bon prêtre !

– Prenez garde, mon beau seigneur !s’écria madame de Rochefort. Prenez garde, je vous en supplie, carje ne tiens pas à ce qu’un mauvais sort me soit jeté : lapeste ou une paralysie des membres. Je me rappelle qu’une fois vousavez mis en colère le Père Étienne, et ma dame d’atours m’a ditensuite qu’en sept jours j’avais perdu plus de cheveux que jamaisauparavant en un mois.

– Si c’est là un signe de péché, alorspar saint Paul je dois être grand pécheur ! fit Sir Nigelparmi les rires. Mais en vérité, messire Tristan, si j’oseaventurer un avis personnel, je vous conseillerais de faire votrepaix avec ce brave homme.

– Je lui donnerai quatre chandeliersd’argent, murmura le sénéchal rembruni. Et pourtant je voudraisbien qu’il laisse le peuple tranquille ! Vous ne pouvez pasconcevoir le degré de stupidité et d’entêtement auquel les manantssont arrivés. Les mulets et les cochons sont pleins de raison àcôté d’eux. Dieu sait pourtant si je suis patient ! Tenez, pasplus tard que la semaine dernière, j’ai eu à leur soutirer un peud’argent. J’ai convoqué au château Jean Goubert qui, comme chacunle sait, a une petite cassette remplie de pièces d’or cachée dansun tronc creux. Je vous donne ma parole que je ne lui ai même pascaressé le dos de mon fouet. Je lui ai parlé, je lui ai ditpourquoi j’avais besoin d’argent, et je l’ai enfermé dans mondonjon pour qu’il réfléchisse pendant la nuit. Que pensez-vous qu’afait ce chien ? Au matin, nous l’avons trouvé pendu à unbarreau de la fenêtre : il s’était confectionné une corde avecdes morceaux de son justaucorps en cuir !

– Cette méchanceté estincompréhensible ! s’écria madame de Rochefort.

– Et il y a eu aussi Gertrude LeBœuf ; c’était une servante aussi jolie qu’on pouvait lesouhaiter, mais méchante et aigrie comme les autres. Quand le jeuneAmory de Valence est venu ici, le 1er août dernier, il agentiment regardé cette jeune fille et il lui a même proposé de laprendre à son service. Qu’a-t-elle fait, elle et son chien depère ? Hé bien, ils se sont attachés ensemble et ils se sontjetés dans l’étang qui a deux mètres de fond. Je vous jure, lejeune Amory en a eu beaucoup de chagrin, et il a fallu plusieursjours pour le consoler ! Comment voulez-vous bien servir desgens qui sont aussi ingrats que déraisonnables ?

Pendant que le sénéchal d’Auvergne narrait parle menu les actes répréhensibles de ses serfs, Alleyne s’étaitlaissé captiver par le visage de dame Tiphaine. Elle s’étaitenfoncée davantage dans son fauteuil ; elle avait fermé sespaupières ; le sang s’était retiré de sa figure. Alleyne crutd’abord que la fatigue du voyage était la cause de cettetransformation, et qu’une faiblesse l’avait prise. Mais un nouveauchangement se produisit bientôt : la couleur reparut sur sesjoues, les paupières se soulevèrent lentement, et ses yeuxbrillèrent d’un éclat extraordinaire ; ils fixaient leurregard non sur l’assemblée, mais sur une tapisserie sombre quiétait accrochée à un mur. Son expression était devenue éthérée.Rêvant à des archanges ou à des séraphins, Alleyne n’avait jamaisimaginé un visage plus doux, plus féminin, et cependant plus sage.Il regarda Du Guesclin : lui aussi surveillait sa femme ;le tiraillement de ses traits, des gouttes de sueur sur son fronttraduisaient son émoi devant la métamorphose qu’il observait.

– Comment vous sentez-vous, madame ?interrogea-t-il d’une voix frémissante.

Elle n’abaissa pas son regard qui demeura posésur la tapisserie, et il s’écoula un long moment avant qu’elle luirépondît. Sa voix qui avait été si chantante, si claire, retentitétrangement étouffée et basse, comme si elle venait de loin.

– Je me sens très bien, Bertrand. L’heurebénie de la voyance approche encore.

– Je la voyais approcher ! Oui, jela voyais ! s’exclama-t-il en promenant ses doigts dans sachevelure. Il s’agit d’un incident fortuit, messire Tristan, et jeme demande comment vous l’expliquer en termes clairs, à vous, àvotre noble épouse, à Sir Nigel et à ces autres chevaliersétrangers. Ma langue est brusque : elle est plus apte à donnerdes ordres qu’à vous éclaircir une affaire de ce genre dontmoi-même je comprends peu de choses. Ce que je sais toutefois,c’est que ma femme est issue d’une très sainte race et que Dieudans Sa sagesse l’a dotée de grandes vertus : TiphaineRaguenel était célèbre dans toute la Bretagne avant que je la vissepour la première fois à Dinan. Ces vertus, ces pouvoirs ne sontutilisés que pour le bien ; ils sont un don de Dieu et non pasun présent du diable ; voilà toute la différence entre lamagie blanche et la magie noire.

– Peut-être devrions-nous faire quérir lePère Étienne ? suggéra messire Tristan.

– Il vaudrait mieux qu’il vienne !cria le chevalier de l’Ordre des Hospitaliers.

– Et qu’il apporte de l’eau bénite,ajouta le chevalier de Bohême.

– Non, messires ! répondit BertrandDu Guesclin. Il n’est nullement nécessaire de faire venir ceprêtre ; j’ai d’ailleurs dans l’idée qu’en réclamant saprésence, vous jetez une ombre, voire une tache sur le bon renom demon épouse, comme si vous vous demandiez d’où elle détient cepouvoir, d’en haut ou d’en bas. Pour peu que vous ayez un doute, jevous prie de bien vouloir m’en informer, afin que nous endiscutions d’une manière appropriée.

– En ce qui me concerne, dit Sir Nigel,j’ai entendu tomber de la bouche de cette dame de telles parolesque je crois qu’il n’existe aucune femme, sauf une seule, quipuisse lui être comparée sous le double rapport de la beauté et dela bonté. Si l’un des gentilshommes présents est d’un avisdifférent, je considérerais comme un grand honneur de courir unepetite lance avec lui, ou de discuter de l’affaire de la manièrequi lui conviendrait le mieux.

– Il serait malséant de ma part, déclarale sénéchal d’Auvergne, de douter d’une dame qui est à la fois moninvitée et la femme de mon compagnon d’armes. Je vois d’autre partsur sa capeline une croix d’argent : ce signe suffirait à meconvaincre qu’il n’y a aucune diablerie dans les pouvoirsextraordinaires que selon vous elle possède.

Cet argument du seigneur de Villefrancheimpressionna le Bohêmien et l’Hospitalier qui convinrent tout desuite que leurs objections avaient été mal fondées. Quant à madamede Rochefort, qui s’était signée à plusieurs reprises en tremblant,elle cessa de regarder du côté de la porte, et la curiositél’emporta sur ses frayeurs.

– Parmi les dons qui ont été accordés àmon épouse, dit Bertrand Du Guesclin, figure celui, merveilleux, delire dans l’avenir ; mais il ne s’exprime que fort rarement,et il s’enfuit aussi vite, car personne ne peut le commander.L’heure bénie de la voyance, comme elle l’a appelée, ne lui estvenue que trois fois depuis que je la connais, et je puis jurer quetout ce qu’elle m’a annoncé s’est vérifié : par exemple, ausoir de la bataille d’Auray, elle m’a dit que le lendemain seraitun mauvais jour pour moi et Charles de Blois : or avant que lesoleil se fût couché une deuxième fois il était tué, et moiprisonnier de Sir John Chandos. Toutefois elle ne peut pas répondreà n’importe quelle question, mais simplement à celles…

– Bertrand, Bertrand ! cria la damede la même voix lointaine. L’heure bénie est là. Profitez-en,Bertrand, pendant que vous le pouvez !

– Je vais le faire, ma douceur !Dites-moi donc quelle fortune m’attend ?

– Du danger, Bertrand ! Un dangermortel, pressant, qui rampe autour de vous et que vous nesoupçonnez pas.

Le guerrier français éclata de rire, et sesyeux verts pétillèrent de gaieté.

– Quel jour depuis vingt ans celan’a-t-il pas été vrai ? s’écria-t-il. L’air que je respires’appelle danger ! Mais celui-ci est-il proche,Tiphaine ?

– Ici. Maintenant. Tout proche devous !

Les mots avaient jailli, tandis que le masquesi beau de dame Tiphaine se contractait, se tordait comme devantune vision horrible qui arrache au spectateur des paroles brèves,entrecoupées. Du Guesclin regarda la salle, les tapisseries, lestentures, les tables, la crédence, le buffet avec son aiguièred’argent, et le demi-cercle des visages amicaux qui l’entouraient.Un silence tomba ; on n’entendait plus que le souffle oppresséde dame Tiphaine et le doux murmure du vent à l’extérieur, quedominait l’appel intermittent d’une trompe de porcher.

– Le danger peut attendre, fit-il enhaussant ses larges épaules. Et maintenant, Tiphaine, dites-moi cequi sortira de cette guerre d’Espagne ?

– Je ne discerne pas grand-chose,répondit-elle en écarquillant les yeux et en plissant le front. Ily a des montagnes, des plaines arides, des armes qui scintillent,des cris de guerre. Pourtant il m’est chuchoté à l’oreille quec’est par un échec que vous réussirez.

– Ah, Sir Nigel, que dites-vous decela ? fit Bertrand en hochant la tête. C’est l’hydromel et levinaigre, demi-doux et demi-acide. Mais y a-t-il une question quevous désireriez poser à ma dame ?

– Certes il y en a une. J’aimeraissavoir, noble dame, comment vont les choses au château de Twynham,et par-dessus tout comment s’occupe ma chère épouse.

– Pour vous répondre, je voudrais poserma main sur quelqu’un dont les pensées s’orientent fixement vers cechâteau que vous avez nommé. Non, seigneur Loring, il m’est dit àl’oreille que quelqu’un d’autre ici y pense plus profondément quevous.

– Qui pense plus que moi aux miens ?s’écria Sir Nigel. Madame, je crains que sur ce point au moins vousne soyez dans l’erreur.

– Ne le croyez pas, Sir Nigel. Venez là,jeune homme, jeune écuyer anglais aux yeux gris ! Maintenantdonnez-moi votre main et posez-la en travers de mon front afin queje puisse voir ce que vous avez vu. Qu’est-ce qui se lève devantmoi ? De la brume, du brouillard, de la brume qui roule avecune grande tour noire au-dessus. Je la vois qui s’étend, qui sesoulève : il y a un château dans une plaine verte, avec la merau-dessous, et une grande église à une portée de flèche. Il y adeux rivières qui coulent à travers champs, et entre elles sedressent les tentes des assiégeants.

– Des assiégeants ! se récrièrentAlleyne, Ford et Sir Nigel d’une même voix.

– Oui, réellement. Ils exercent sur lechâteau une forte pression, car ils sont nombreux et pleins decourage. Voyez comme ils se jettent contre le portail, tandis quederrière eux des gens du peuple arrosent de flèches les murailles.Il y a plusieurs chefs qui crient et qui commandent : j’envois un, de haute taille avec une barbe dorée, qui se tient devantle portail en tapant du pied et en encourageant ses hommes, commeun piqueur ses chiens. Mais les défenseurs du château se battentcourageusement. Il y a une femme, deux femmes, qui sont debout surles remparts et qui donnent l’exemple aux hommes d’armes. Ellesdéversent des flèches, des traits, de grosses pierres. Ah, ellesont abattu le grand chef, et les autres reculent. La brumes’épaissit, je ne vois plus rien.

– Par saint Paul ! s’exclama SirNigel. Je ne pense pas que de telles choses puissent se passer àChristchurch, et je suis fort tranquille sur le sort de ma placeforte tant que ma chère épouse suspend la clef du baile extérieur àla tête de son lit ! Cependant je ne nie point que vous ayezdécrit le château aussi bien que j’aurais pu le faire moi-même, etje suis émerveillé de tout ce que j’ai entendu.

– Je voudrais, dame Tiphaine, s’écriamadame de Rochefort, que vous utilisiez votre grand pouvoir pour medire ce qui est arrivé au bracelet d’or que je portais quand j’aichassé au faucon le deuxième dimanche de l’Avent, et que je n’aijamais retrouvé depuis.

– Non, madame ! intervint BertrandDu Guesclin. Il ne convient pas à une si grande et merveilleusevertu de chercher et fouiller et jouer au valet même pour plaire àla belle châtelaine de Villefranche. Posez une question valable et,avec la bénédiction de Dieu, vous aurez une réponse valable.

– Alors je désirerais savoir, s’écrial’un des écuyers français, quelle conquête peut être espérée dansces guerres entre nous et les Anglais.

– Les deux camps feront desconquêtes ; chacun conservera sa part.

– Alors nous conserverons la Gascogne etla Guyenne, s’écria Sir Nigel.

La dame secoua la tête.

– Terre de France, sang de France, languede France, répondit-elle. Elles sont françaises, la France lesreprendra.

– Mais Bordeaux ? s’exclama SirNigel avec passion.

– Bordeaux aussi reviendra à laFrance.

– Mais Calais ?

– Calais aussi.

– Alors malheur à moi ! Si Bordeauxet Calais sont perdus, que restera-t-il à l’Angleterre ?

– Il me semble que votre pays vaconnaître des heures pénibles, dit Bertrand Du Guesclin. Nousn’osions jamais espérer, même au fond de notre cœur, reprendreBordeaux ! Par saint Yves, ces nouvelles me réchauffent !Notre cher pays sera grand dans l’avenir, Tiphaine.

– Grand, et riche, et beau !s’écria-t-elle. Loin dans le cours du temps, je vois la France à latête des nations, souveraine parmi les peuples, grande pour laguerre, plus grande encore dans la paix, prompte d’esprit, habile àl’action, avec tous ses fils rassemblés autour d’un monarqueunique, depuis les sables de Calais jusqu’aux mers bleues dusud !

– Ah ! cria Du Guesclin dont lesyeux flamboyaient de triomphe. Vous l’avez entendue, SirNigel ? Et elle n’a jamais prédit en vain !

Le chevalier anglais secoua tristement latête.

– Et mon pauvre pays ? demanda-t-il.Je crains, madame, que vous n’ayez de sombres présages àm’annoncer.

La dame s’assit avec les lèvresentrouvertes ; son souffle s’accéléra soudain.

– Mon Dieu ! cria-t-elle. Quevois-je ? D’où viennent-ils, ces peuples, ces nationspuissantes, ces pays qui se lèvent devant mes yeux ? Jeregarde plus loin, et d’autres apparaissent, et encore d’autres,jusqu’aux extrémités de la terre. Ils sont une foule ! Ils serépandent ! Le monde leur est donné ; et il résonne dubruit de leurs marteaux et de leurs sonneries de cloches. On lesappelle par des noms différents, ils se gouvernent chacun à saguise, mais ils sont tous Anglais, car j’entends leurs voix. Jevais plus loin, je vois un grand pays de l’autre côté des mers oùn’a encore jamais abordé aucun homme, et je vois une grande terresous de nouvelles étoiles et un ciel inconnu, et pourtant cetteterre est anglaise. Où ne sont pas allés les enfants del’Angleterre ? Que n’ont-ils accompli ? Sa bannière estplantée sur la glace. Sa bannière est inondée de soleil.L’Angleterre s’étire sur le monde entier, et son ombre se profilesur toutes les mers. Bertrand, Bertrand ! Nous sommessurpassés car les bourgeons de son bourgeon valent notre fleur laplus épanouie !

Sa voix s’était élevée jusqu’à une sorte decri sauvage ; elle tendit les bras avant de retomber blancheet inanimée dans le fauteuil.

– C’est fini, expliqua Bertrand DuGuesclin en lui soulevant la tête. Du vin pour ma dame,écuyer ! L’heure bénie de la voyance est passée.

Chapitre 30Comment les hommes des sous-bois se rendirent au château deVillefranche

Il était tard lorsque Alleyne, ayant apporté àSir Nigel le gobelet de vin épicé qui était de tradition après lessoins que méritaient les boucles du chevalier, s’en fut à larecherche de sa chambre. Elle était située au deuxième étage.C’était une pièce qui contenait un lit pour lui dans une alcôve etdeux paillasses sur lesquelles ronflaient déjà Aylward et HordleJohn. Alleyne s’agenouilla pour dire sa prière du soir, mais unpetit coup fut frappé à sa porte et Ford entra avec une lampe à lamain. Il était mortellement pâle, et ses mains tremblaient, faisantdanser les ombres sur le mur.

– Qu’y a-t-il, Ford ? s’écriaAlleyne en se relevant d’un bond.

– Je puis à peine te l’expliquer !répondit Ford en s’asseyant sur le lit et en enfouissant son mentonentre ses mains. Je ne sais ni quoi dire ni quoi penser.

– Quelque chose t’est-ilarrivé ?

– Oui. À moins que je n’aie été le jouetde mon imagination. Je te l’affirme, mon ami, je suis complètementanéanti ! Écoute, Alleyne ! Il est impossible que tu aiesoublié la petite Tita, la fille du vieil artiste deBordeaux ?

– Je me la rappelle parfaitement.

– Elle et moi, Alleyne, nous avonséchangé nos promesses avant de nous séparer, et elle porte ma bagueau doigt. « Caro mio, m’a-t-elle dit quand je l’ai vue pour ladernière fois, je serai près de toi pendant la guerre, et tondanger sera mon danger. » Alleyne, aussi vrai que je crois enDieu, quand j’ai gravi l’escalier ce soir, je l’ai vue qui setenait devant moi, en pleurs ; elle tendait les bras commepour m’avertir… Je l’ai vue, Alleyne, comme je vois ces deuxarchers sur leurs paillasses. Nous allions nous toucher du bout desdoigts, lorsqu’elle s’est évanouie comme une brume sous lesoleil.

– Je n’accorderais pas trop d’importanceà cela, répondit Alleyne. Nos esprits peuvent nous jouer d’étrangestours. Réfléchis aussi que les propos de dame Tiphaine nous ontimpressionnés et un peu secoués.

Ford hocha la tête.

– J’ai vu la petite Tita aussi nettementque si j’avais été de retour dans la rue des Apôtres à Bordeaux.Mais il est tard ; je vais me retirer.

– Où dors-tu ?

– Dans la chambre au-dessus de la tienne.Que les saints nous protègent tous !

Il se leva et quitta la chambre. Alleyneentendit son pas qui montait l’escalier en colimaçon. Le jeuneécuyer alla à la fenêtre et regarda le paysage éclairé par la lune.Il avait encore à l’oreille les phrases qu’avait prononcées dameTiphaine, en particulier celles qui avaient trait au château deTwynham. Il appuya ses coudes sur le rebord et se laissa absorberpar une rêverie d’où il fut brusquement tiré pour revenir àVillefranche.

Sa fenêtre était située au deuxième étage dela partie du château la plus proche du donjon. En face s’étendaitla large douve qui réfléchissait le cercle pur de la lune. Au-delàla plaine descendait vers un bois épais. Plus loin à gauche unautre bois bouchait l’horizon. Entre ces deux bois une clairière àdécouvert était traversée à la partie inférieure par les lacets dela rivière.

Il aperçut tout à coup un homme sortirfurtivement du bois et avancer dans la clairière. Il marchait latête basse, les épaules voûtées, les genoux pliés, comme quelqu’unqui s’efforce de ne pas être vu. Il franchit une dizaine de pas,regarda autour de lui, agita sa main, s’accroupit et disparut dansune bordure d’ajoncs. Après lui avança un deuxième individu ;puis un troisième, un quatrième, un cinquième, tous courant pourtraverser la clairière et s’abriter ensuite sous l’autre bois.Alleyne compta soixante-dix-neuf silhouettes sombres qui défilèrentainsi au clair de lune. La plupart portaient de lourds fardeaux surle dos, mais étant donné la distance il ne put pas distinguer ceque c’était. Ils sortaient d’un bois pour entrer dansl’autre ; tous avaient la même démarche craintive, furtive,inquiétante.

Alleyne demeura quelques instants devant safenêtre à fouiller du regard la forêt silencieuse ; que penserde ces promeneurs de minuit ? Puis il réfléchit qu’il avaitauprès de lui quelqu’un qui était apte à porter un jugement sain. Àpeine avait-il touché l’épaule d’Aylward que l’archer se mitdebout, la main sur son épée.

– Qui va là ? cria-t-il. Holà, monpetit ! Par ma garde, je croyais que c’était unecamisade ! Que se passe-t-il, mon gars ?

– Viens à la fenêtre, Aylward. J’ai vuquatre-vingts hommes sortir de la forêt pour aller s’abriterlà-bas ; presque tous avaient un paquet sur le dos. Qu’enpenses-tu ?

– Rien du tout, mon camarade ! Il ya autant de hors-la-loi dans ce pays que de lapins sur CowdrayDown, et beaucoup n’osent se montrer qu’à la nuit, sinon ilsdanseraient au bout d’une corde de chanvre. Toutes les marchesfrançaises regorgent de bandes de voleurs, de proscrits, depillards, de tire-laine ; sans doute est-ce là ce que tu asvu. Je m’étonne pourtant qu’ils osent rôder si près du château dusénéchal… Tout semble paisible maintenant, ajouta-t-il après avoirsoigneusement inspecté les environs.

– Ils sont dans l’autre bois.

– Hé bien, qu’ils y restent ! Vienste reposer, mon petit ! À chaque jour suffit sa peine. Tout demême, mieux vaudrait tirer la barre sur cette porte, puisque nouscantonnons en pays inconnu ! Là !

Il retourna vers sa paillasse et se rendormitaussitôt. Il pouvait être trois heures du matin quand Alleyne futtiré du sommeil par un cri étouffé ou une exclamation. Il dressal’oreille mais, n’entendant plus rien, il pensa qu’il devait s’agirde la relève de la garde et se rendormit. Quelques minutes plustard il sursauta : il aurait juré que quelqu’un essayait depousser la porte. En tout cas il entendit immédiatement après despas furtifs monter l’escalier qui conduisait à la chambre dudessus ; un bruit confus et une sorte de gémissements’ensuivirent. Alleyne se redressa sur son séant, les nerfs àvif ; il se demanda si ces bruits provenaient d’une causefutile (un archer malade et, pourquoi pas, un médecin venu levisiter ?) ou s’ils n’avaient pas une signification plusmenaçante. Mais quel danger pouvait les guetter dans ce châteaufort gardé par des soldats, protégé par de hautes murailles et unelarge douve ? Qui pouvait leur vouloir du mal ? Ils’était presque persuadé que ses craintes étaient purementimaginaires quand son regard s’arrêta sur quelque chose qui luiglaça le sang et l’immobilisa bouche ouverte, mains crispées sur lacourtepointe.

Juste en face de lui se trouvait la largefenêtre qu’éclairait la lune. Depuis quelques instants la lumièreétait masquée ; une tête se déplaça au-dehors de haut enbas ; puis le visage se tourna vers lui, et se balança dansl’encadrement de la fenêtre. Même avec un éclairage affaibli,Alleyne ne pouvait pas se tromper. Ces traits anormalementbouleversés, tachés de sang étaient bien ceux de son jeunecompagnon qui s’était assis tout à l’heure sur son lit. Alleynepoussa un cri d’horreur ; il sauta à bas du lit et seprécipita vers la fenêtre. Réveillés en sursaut, les deux archersempoignèrent leurs armes et regardèrent autour d’eux en sedemandant ce qui arrivait. Un seul regard suffit à convaincreEdricson que ses craintes étaient fondées. Assassiné, avecd’innombrables blessures sur son corps, une corde autour de soncou, son malheureux ami avait été défenestré et se balançaitlentement au vent de la nuit ; son visage était juste à lahauteur de la fenêtre d’Alleyne.

– Mon Dieu ! s’écria Alleynetremblant de tous ses membres. Que nous arrive-t-il ? Quelsdémons… ?

– Voici le briquet à silex, dit John sansbroncher. La lampe, Aylward ! Ce clair de lune amollit. Àprésent nous pouvons nous servir des yeux que Dieu nous adonnés.

– Par ma garde ! cria Aylward quandla flamme jaune jaillit. C’est bien le jeune maître Ford. Je penseque ce sénéchal est un scélérat, qui n’a pas osé nous affronter enpleine lumière, mais qui a voulu nous assassiner pendant notresommeil. Par le sifflement de ma flèche ! Si je ne décoche pasune plume d’oie dans le sang de son cœur, ce ne sera pas de lafaute de Samkin Aylward, de la Compagnie Blanche !

– Mais, Aylward, pense aux individus quej’ai vus tout à l’heure ! dit Alleyne. Il ne s’agit peut-êtrepas du sénéchal. Peut-être d’autres hommes sont-ils venus auchâteau ? Je vole chez Sir Nigel avant qu’il soit trop tard.Laisse-moi aller, Aylward : ma place est à son côté.

– Un instant, mon gars ! Mets cecasque d’acier au bout de mon arc. Là ! À lui l’honneur depasser le premier par la porte : car il est très mauvais desortir quand on ne peut pas voir ni se garder. Maintenant,camarades, l’épée à la main ! Holà, par ma garde ! Il esttemps de nous remuer !

En effet des clameurs s’élevaient dans lechâteau ; une femme hurla ; de nombreux piedss’élancèrent ; puis ce fut un cliquetis d’acier, et enfin unrugissement de lion en furie :

– Notre-Dame Du Guesclin ! SaintYves ! Saint Yves !

L’archer retira la barre de la porte etprojeta dans le couloir le casque au bout de son arc. Un coupprécéda la chute du casque, mais avant que l’homme qui avait frappéeût eu le temps de se redresser, l’archer lui avait percé le corpsde son épée.

– En avant, camarades ! Enavant ! cria-t-il.

S’ouvrant le passage entre deux individus quilui barraient le chemin, il s’élança dans le grand couloir versl’endroit d’où provenaient les cris.

Un tournant brusque, un deuxième angle droitles amenèrent en haut d’un court escalier d’où ils dominèrent lascène du tumulte. Sur un vestibule carré s’ouvraient les portes deschambres des principaux invités. Ils virent aussi clair qu’en pleinjour car de nombreuses torches brûlaient dans des appliques. Aupied de l’escalier, sur le seuil de leur chambre, gisaient lesénéchal et sa femme : elle avec la tête arrachée des épaules,lui transpercé de part en part par un pieu qui était demeuré fichédans son corps. Trois serviteurs étendus à côté d’eux étaientdéchirés, mutilés comme si une meute de loups les avait dépecés. Enface de la chambre centrale se tenaient Bertrand Du Guesclin et SirNigel, à demi vêtus et sans armures. La folle excitation du combatbrillait dans leurs yeux. Ils avaient les lèvres serrées, l’épéetachée de sang reposant sur l’épaule droite, le pied gauche enavant. Trois cadavres étaient prostrés à leurs pieds ; unquatrième assaillant, dont le sang coulait à flots, était tombé àla renverse et haletait. Soufflant comme le vent dans un arbre, deshommes à demi sauvages, bras nus et jambes nues, efflanqués,barbus, les entouraient de leurs faces bestiales, de leurs yeuxmeurtriers. Avec leurs dents étincelantes, leurs cheveux hirsutes,leurs hurlements, ils ressemblaient davantage à des démons del’enfer qu’à des hommes de chair et de sang. Ils poussèrent un crifurieux et se ruèrent à nouveau sur les deux chevaliers ;s’agrippant à ce qu’ils pouvaient saisir, ils griffaient, ilsmordaient, ils déchiraient, ils dédaignaient les coups depointe ; ils n’avaient qu’un but : faire tomber ceschampions d’épée. Sir Nigel perdit son équilibre sous le poids deshommes qui l’attaquaient ; messire Bertrand répétait d’unevoix tonnante son cri de guerre et faisait tournoyer sa lourde lameafin d’avoir du champ pour frapper. Mais le sifflement de deuxlongues flèches anglaises, l’offensive de l’écuyer et des deuxarchers qui dévalèrent l’escalier changèrent la fortune des armes.Les assaillants reculèrent, les chevaliers s’élancèrent enavant ; en une minute le vestibule fut nettoyé ; HordleJohn jeta en bas des marches le dernier des sauvages qui s’ycramponnait encore.

– Ne les poursuivez pas ! cria DuGuesclin. Si nous nous éparpillons, nous sommes perdus. Je mesoucie de ma peau comme d’un denier, bien que je trouveraislamentable de tomber entre les mains de cette canaille ; maisj’ai ici ma chère épouse, dont je ne risquerais la vie à aucunprix. Nous avons le temps de souffler à présent, et je vousdemande, Sir Nigel, ce que vous nous conseilleriez de faire.

– Par saint Paul, répondit Sir Nigel, jene comprends rien à ce qui nous est arrivé ! Je sais seulementque j’ai été réveillé par votre cri de guerre et, quand je me suisprécipité hors de ma chambre, je me suis trouvé en pleine mêlée.Hélas, cette dame et le sénéchal !… Quels sont les chiens quise sont livrés à cette curée ?

– Jacques Bonhomme ! Les hommes dessous-bois ! Ils tiennent le château. J’ignore encore commentils l’ont pris. Regardez par cette fenêtre dans le baile !

– Par le Ciel ! s’exclama Sir Nigel.On y voit aussi clair qu’à midi. Le portail est grand ouvert. Ilssont au moins trois mille à l’intérieur des murs. Regardez commeils crient et se précipitent ! Qu’est-ce qu’ils jettent dehorspar la poterne ? Mon Dieu ! C’est un homme d’armes ;ils l’écartèlent membre après membre. On dirait des limiers sur unloup ! En voici un autre, puis un troisième ! Ilsoccupent tout le château. Je vois leurs têtes aux fenêtres. Tenez,ils sont plusieurs à porter de gros paquets sur leur dos.

– C’est du bois sec de la forêt. Ilsl’empilent contre les murs et l’allument. Qui essaie de leur tenirtête ? Par saint Yves, le bon prêtre qui plaidait pour euxtout à l’heure ! Il est à genoux, il prie, il implore !Quoi ! Bandits, allez-vous porter la main sur celui qui vousdéfendait ? Ah, un manant l’a frappé ! Il est àterre ! Ils le piétinent, l’écrasent à coups de pieds. Ils luiretirent sa robe et la promènent en triomphe ! Voyez, lesflammes lèchent les murs ! N’y a-t-il donc personne que nouspourrions rallier ? Avec une centaine d’hommes nous saurionsleur résister !

– Oh, ma Compagnie ! s’écria SirNigel. Mais où est Ford, Alleyne ?

– Il a été abominablement assassiné, monbeau seigneur.

– Que les saints le reçoivent !Qu’il repose en paix ! Mais voici venir quelqu’un enfin quipeut nous donner un conseil, car avec ces couloirs il est difficilede se risquer sans guide !

Un écuyer français et le chevalier de Bohêmedescendaient en effet l’escalier ; le chevalier saignait aufront.

– Tout est perdu ! cria-t-il. Lechâteau est pris ; le feu est allumé ; le sénéchal esttué ; nous sommes perdus !

– Au contraire, dit Sir Nigel, rien n’estperdu ! Il nous reste à livrer un combat très honorable et ily a une belle dame pour laquelle nous donnerons notre vie. Ilexiste beaucoup de manières de mourir, mais pas de meilleure quecelle-ci.

– Tu vas pouvoir nous dire, Godefroy,demanda Du Guesclin à l’écuyer français, comment ces hommes sontentrés dans le château et sur quels secours nous pouvons compter.Par saint Yves ! Si nous ne prenons pas une décision rapide,nous serons brûlés comme de jeunes freux dans leur nid.

L’écuyer, brun et mince, s’exprima avecassurance et rapidité ; c’était un homme habitué àl’action.

– Il y a un passage souterrain dans lechâteau, dit-il et par là quelques manants sont passés et ontouvert le portail pour les autres. Ils avaient des complices àl’intérieur et les hommes d’armes étaient ivres morts : ilsont dû être exterminés dans leurs lits, car ces démons ont fait letour des chambres, le couteau à la main. Le chevalier de l’Ordredes Hospitaliers a été assommé d’une hache d’armes sous nos yeuxquand il s’est précipité hors de sa chambre. En dehors de nous, jecrois qu’il n’y a pas un survivant.

– Que nous conseilles-tu ?

– Que nous nous rendions dans le donjon.Il est inutilisé, sauf en temps de guerre, et les clefs sontaccrochées à la ceinture de mon pauvre seigneur et maître.

– Il y a deux clefs.

– C’est la plus grosse. Une fois là, nouspourrons tenir l’escalier ; il est étroit ; et les murssont très épais ; ils ne seront pas incendiés de sitôt. Sinous pouvions transporter la dame de l’autre côté du baile, toutpourrait encore changer.

– Non. La dame sait déjà ce que c’est quela guerre, déclara Tiphaine qui survint, blanche, grave, impassiblecomme toujours. Je ne voudrais pas être un embarras pour vous, moncher époux et mes braves amis. Soyez assurés de ceci : si toutle reste échoue, j’ai ici ma sauvegarde…

Elle tira de son sein un petit poignardd’argent.

– … Qui m’empêche de craindre ces banditset brigands assoiffés de sang !

– Tiphaine ! s’écria Du Guesclin. Jevous ai toujours aimée et maintenant, par Notre-Dame de Rennes, jevous aime plus que jamais ! Si je n’étais pas sûr que voustinssiez parole, je tournerais contre vous le dernier de mes coups,plutôt que de vous voir tomber entre leurs mains. Conduis-nous,Godefroy ! Un nouveau ciboire en or brillera dans lacathédrale de Dinan si nous nous en sortons !

L’envie de piller avait distrait lesattaquants de l’envie de tuer. À travers tout le château des crisde joie se faisaient écho. Les manants déchiraient les tapisseriessomptueuses, s’emparaient des flacons d’argent et des meublessculptés. Dans la cour, en bas, des misérables à demi nus, lesmembres souillés de sang, se pavanaient coiffés de casquesempanachés, ou enroulés dans les robes de soie de madame deRochefort qui traînaient sur le sol derrière eux. Des barriques devin avaient été montées des caves ; des paysans affaméss’étaient accroupis, le gobelet à la main, et buvaient lesbouteilles que Rochefort avait mises de côté pour ses hôtes noblesou royaux. D’autres avaient des jambons et de la viande séchée aubout de leurs piques : ils les faisaient rôtir dans le brasierou les dévoraient crues à coups de dents. Toute discipline pourtantn’était pas abandonnée : quelques centaines d’hommes armés setenaient rassemblés en groupes silencieux, s’appuyaient sur leursinstruments grossiers et contemplaient l’incendie qui se propageaitrapidement sur tout un côté du château. Déjà Alleyne entendait lecrépitement et le grondement des flammes. L’air était lourd dechaleur et devenait âcre sous l’effet du bois qui brûlait.

Chapitre 31Comment cinq hommes tinrent le donjon de Villefranche

Guidé par l’écuyer français, le petit groupedescendit deux couloirs resserrés. Le premier était libre, mais àl’entrée du second un paysan se tenait en sentinelle ; quandil les vit arriver, il s’enfuit en courant et appela sescamarades.

– Arrêtez-le ! Sinon nous sommesperdus ! cria Du Guesclin qui se mit à courir pour lerattraper.

Mais le grand arc de guerre d’Aylward vibracomme une corde de harpe, et l’homme tomba en avant. À cinq pas del’endroit où il gisait une petite porte ouvrait sur le baile.Derrière elle montait un tel brouhaha, fait de hurlements sauvages,de jurons horribles et de rires terrifiants, que le plus résoluaurait hésité avant de franchir le fragile obstacle qui les enséparait.

– Droit au donjon ! ordonna DuGuesclin d’une voix sourde et décidée. Les deux archers en tête, ladame au milieu entre les deux écuyers, les trois chevaliers àl’arrière-garde pour repousser ceux qui nous serreraient de tropprès. Là ! Maintenant ouvrez la porte, et que Dieu nous ait enSa sainte garde !

Pendant quelques secondes, tout se passa commes’ils allaient atteindre leur objectif sans encombre, tant leursmouvements avaient été rapides et silencieux. Ils avaient traverséla moitié du baile, et la plupart des fanatiques n’avaient pasencore esquissé un geste pour les arrêter. Les rares qui essayèrentde leur barrer le chemin furent abattus ou écartés, tandis que lespoursuivants tombaient sous les épées des trois chevaliers. Sansaucun mal ils arrivèrent à la porte du donjon, devant laquelle ilsse retournèrent pour faire face à la foule grouillante, pendant quel’écuyer enfonçait la grosse clef dans la serrure.

– Mon Dieu ! s’écria-t-il. Je mesuis trompé de clef !

– Trompé de clef ?

– Fou, imbécile que je suis ! J’aipris la clef du portail ; c’est l’autre qui ouvre le donjon.Je retourne la chercher !

Il voulut courir, mais à peine avait-il faitquelques pas qu’une grosse pierre, lancée par un paysan vigoureux,le frappa à la tempe : il s’écroula inanimé.

– Cette clef-ci me suffira ! criaHordle John.

Il ramassa la lourde pierre qui était en faitun quartier de roche, et il la lança de toute sa force contre laporte. La serrure trembla, le bois vola en éclats, la pierre separtagea en cinq morceaux, mais les agrafes de fer maintinrent laporte debout. Hordle John se baissa, passa ses gros doigts sous lebattant et d’une secousse souleva toute la masse de bois et de fersur ses gonds. Pendant quelques instants elle oscilla, puis elleretomba à l’extérieur et ensevelit l’archer sous ses débris ;le reste du groupe se précipita sous le porche.

– Montez, Tiphaine ! Montez vitel’escalier ! cria Du Guesclin. À présent demi-tour, amis, etrepoussons-les !

La populace s’était élancée à leur poursuite,mais les deux meilleures lames d’Europe luisaient sur les dernièresmarches ; quatre assaillants tombèrent juste sur le seuil. Lesautres reculèrent, firent cercle devant la porte ouverte ; ilsgrinçaient des dents, ils brandissaient leurs poings à l’adressedes défenseurs. Ils se ruèrent sur le corps de l’écuyer français etle mirent en pièces. Trois ou quatre autres avaient tiré le grosJohn de dessous les débris de la porte ; mais brusquement ilse remit debout, empoigna un manant dans chaque main et les cognal’un contre l’autre avec une telle force qu’ils s’effondrèrent sansconnaissance, assommés comme par un merlin. Il se libéra des autresqui s’étaient accrochés à lui et bondit pour se mettre à l’abrisous le porche.

Leur position n’en était pas moins désespérée.Pour exécuter leur acte de vengeance les paysans des environss’étaient rassemblés au nombre de six mille ; ils setrouvaient à l’intérieur ou autour des murailles du château deVillefranche. Mal armés, à demi morts de faim, c’étaient néanmoinsdes hommes prêts à tout ; aucun danger ne les auraitarrêtés ; au nom de quoi se seraient-ils raccrochés à la viemisérable qu’ils menaient ? Ils tenaient le château ; lesflammes s’échappaient des fenêtres, grimpaient haut au-dessus destourelles. De tous côtés ils déferlaient maintenant vers le donjon.Face à une armée, six hommes et une femme étaient entourés d’uneceinture de feu, mais presque tous avaient tellement l’habitude dudanger que le combat était moins inégal qu’il ne semblait.

– Il n’y a place que pour deux sur unemarche, dit Du Guesclin. Demeurez avec moi, Nigel, sur la dernière.La France et l’Angleterre cette nuit seront alliées. Messire Otto,je vous prie de vous tenir derrière nous avec ce jeune écuyer. Lesarchers monteront un peu plus haut et tireront par-dessus nostêtes. Je regrette que nous ne soyons pas mieux équipés,Nigel !

– J’ai souvent entendu dire par mon cherSir John Chandos qu’un chevalier ne devrait jamais, même chez sonhôte, se séparer de son armure. Après tout, nous gagnerons plusd’honneur si nous nous en tirons. Nous avons un avantage car nousles voyons en pleine lumière tandis qu’ils nous voient mal. Jecrois qu’ils se rassemblent pour l’assaut.

– Si nous pouvons les occuper quelquetemps, dit le chevalier de Bohême, ces flammes pourraient nousattirer du secours pour peu qu’il y ait des hommes loyaux dans lepays.

– Réfléchissez, mon noble seigneur, ditAlleyne à Sir Nigel, que nous n’avons jamais fait le moindre mal àces hommes, et que nous n’avons aucun motif de querelle contre eux.Ne vaudrait-il pas mieux, ne serait-ce que dans l’intérêt de ladame, leur parler à cœur ouvert et voir si nous ne pourrions pastraiter honorablement avec eux ?

– Sûrement pas, par saint Paul !protesta Sir Nigel. Cela ne s’accorderait pas avec mon honneur, etil ne sera pas dit que moi, chevalier anglais, j’ai vouluparlementer avec des hommes qui ont tué une belle dame et un saintprêtre !

– Autant parlementer avec une meute deloups dévorants ! ajouta le chevalier français. Ah !Notre-Dame Du Guesclin ! Saint Yves ! SaintYves !

Les manants qui s’étaient massés devant lavoûte sombre de la porte venaient de s’élancer follement pourenlever l’escalier. Ils avaient pour chefs un petit homme brun quiportait une barbe tressée, et un grand gaillard qui tenait à lamain une énorme massue garnie de clous. Le premier n’avait pas faittrois pas qu’une flèche d’Aylward lui perfora la poitrine : ils’écroula sur le seuil en toussant et crachant du sang. L’autrebondit entre Du Guesclin et Sir Nigel et d’un seul coup de samassue fendit le crâne du chevalier de Bohême. Avec trois épéesdans le ventre il luttait encore ; il s’était presque frayé lepassage quand il tomba mort sur les marches. Derrière lui centpaysans fous de rage se ruèrent en une vague formidable sur lescinq épées qui défendaient l’escalier. Coups de taille, parades etbottes se succédèrent à une cadence diabolique. Les cadavress’amoncelaient au bas des marches de pierre, glissantes et poisséesde sang. Le grand cri de Bertrand Du Guesclin, la respirationsifflante qui s’échappait des poitrines de la foule, le bruit matdes corps qui s’effondraient, les hurlements des blessésconstituaient un concert infernal ; de nombreuses années plustard, Alleyne l’entendait encore dans son sommeil. Enfin lamultitude des assaillants lâcha pied, recula non sans darder surles défenseurs des regards féroces ; onze cadavres gisaient entas sur le seuil du donjon.

– Les chiens en ont eu assez ! ditDu Guesclin.

– Par saint Paul, il semble que cettefoule comptait quelques hommes tout à fait dignes etvaleureux ! remarqua Sir Nigel. Des hommes dont nous aurionspu gagner, s’ils avaient été d’une origine plus relevée, beaucoupd’honneur et de distinction. Tout compte fait, ils valaient lapeine d’être vus. Mais qu’apportent-ils là ?

– Ce que je craignais ! grommela DuGuesclin. Ils vont nous faire rôtir, puisqu’ils n’ont pu noussaigner. À vous, archers ! Tirez droit et juste ! Car,par saint Yves, nos épées ne nous serviront plus àgrand-chose !

Une douzaine d’hommes s’étaient élancés ;chacun se dissimulait derrière un gros tas de fagots. Empilant lebois sous le porche, ils y jetaient des torches enflammées. Le boisavait dû être arrosé d’huile, car il se transforma en un véritablebrasier ; une longue flamme jaune déchira l’air au-dessus destêtes des défenseurs qui reculèrent jusqu’au premier étage dudonjon. À peine l’avaient-ils atteint cependant qu’ils s’aperçurentque les madriers et les planches brûlaient déjà. Le plancher étaitsi sec, si mangé aux vers qu’une étincelle provoquait immédiatementune combustion lente, puis des flammes. L’air était empesté d’unefumée âcre ; les cinq défenseurs eurent des difficultés àgrimper l’escalier qui les amena au sommet du donjon.

Ah, l’étrange panorama qui se déploya alorssous leurs yeux ! De chaque côté s’étendait la campagnepaisible faite de plaines doucement vallonnées et de bois touffusque baignaient les flots argentés de la lune. Aucune lumière envue, aucun mouvement, rien qui ressemblât à l’arrivée d’un secours.Très loin, le glas d’une lourde cloche s’élevait et retombait dansl’air froid de l’hiver. Le feu gigantesque brûlait au-dessousd’eux, autour d’eux ; il grondait, il crépitait sur chaqueface du baile. Dans un fracas assourdissant les deux tourellesd’angle s’effondrèrent ; tout le château ne fut plus qu’unemasse informe crachant des flammes et de la fumée par toutes sesembrasures. La grande tour noire sur laquelle ils étaient perchésse dressait comme un suprême îlot de refuge sur une mer defeu ; mais des craquements de mauvais augure et le rugissementde l’incendie sous leurs pieds annonçaient l’imminence d’unecatastrophe. En bas, la cour carrée était pleine de paysans quihurlaient et dansaient ; tous regardaient en l’air ; ilstendaient le poing ; ils étaient ivres de sang et devengeance. De la foule jaillit un cri de haine auquel succéda unéclat de rire épouvantable, quand elle aperçut les dernierssurvivants qui la regardaient du haut du donjon. Alors ilsentassèrent de nouveaux fagots au pied de la tour, et ils dansèrentautour du brasier une farandole infernale ; se tenant par lamain ils entonnèrent le refrain qui avait été le mot de passe desjacqueries :

Cessez, cessez, gens d’armes et piétons,

De piller et manger le bonhomme

Qui de longtemps Jacques Bonhomme

Se nomme !

Leurs voix perçantes dominaient le grondementde l’incendie et les craquements de la maçonnerie : on auraitdit les hurlements d’une meute de loups apercevant leur proiedevant eux et n’ayant plus que quelques mètres à franchir pour larattraper.

– Par ma garde ! dit Aylward à John.J’ai dans l’idée que cette fois-ci nous ne verrons pas l’Espagne.Je suis rudement content d’avoir légué mon lit de plumes etd’autres objets de valeur à cette digne femme de Lyndhurst ;elle pourra s’en servir en toute quiétude d’âme. Il me reste treizeflèches ; si une seule manque sa cible, alors je n’aurai pasvolé mon destin ! Tiens ! La première à celui qui sepavane dans la robe de soie de madame. En plein cœur, parDieu ! Je visais pourtant une main plus haut. Maintenant, lebandit qui se promène avec une tête au bout de sa pique. Ah, dansle mille, John ! Un joli coup de toi aussi, John ! Lebrigand est tombé la tête la première dans le feu. Mais je te prie,John, de garder le poignet souple, et de ne pas tirer d’un petitcoup sec en retenant la main : cette erreur-là a gâché lacarrière de plus d’un bon archer.

Pendant que les deux camarades déclenchaientleur tir sur la foule, Du Guesclin et dame Tiphaine s’entretenaientavec Sir Nigel de leur situation désespérée.

– C’est une fin peu banale pour quelqu’unqui a vu tant de champs de bataille ! soupira le chevalierfrançais. Pour moi, peu importe cette mort-ci ou une autre ;mais c’est la mort de ma douce épouse qui m’afflige !

– Non, Bertrand, je n’ai pas plus peurque vous ! dit-elle. Mon vœu le plus cher a toujours été quenous partions ensemble.

– Bien répondu, noble dame ! s’écriaSir Nigel. Et je suis sûr que ma tendre épouse aurait dit la mêmechose. Si c’est la fin, j’aurai eu du moins la bonne fortune devivre en un temps où tant de gloire était à glaner et où l’onpouvait rencontrer tant de vaillants gentilshommes et chevaliers.Mais pourquoi me tires-tu par la manche, Alleyne ?

– S’il vous plaît, mon noble seigneur, ily a dans ce coin deux grands tubes de fer, avec beaucoup de bouletslourds : il s’agit peut-être de ces bombardes dont j’aientendu parler.

– Par saint Yves, c’est exact !s’écria messire Bertrand en approchant du coin où étaientinstallées ces machines de guerre. Ce sont des bombardes, et debonne taille. Nous allons pouvoir tirer sur eux.

– Tirer avec ça, dites-vous ?s’exclama Aylward avec infiniment de dédain (car la menace d’unpéril abolit les distances entre classes sociales). Comment peut-onviser avec ces joujoux stupides ? Comment peut-on espérertirer juste avec ça ?

– Je vais te montrer, répondit Sir Nigel.Voici la grande caisse de poudre. Si tu veux me la soulever, John,je t’indiquerai comment t’en servir. Viens ici, où la foule estplus dense. À présent, Aylward, tords-toi le cou et regarde bien cequi aurait été pris pour un conte de bonnes femmes quand noussommes partis la première fois pour la guerre. Retire le couvercle,John, et précipite ta caisse dans le feu.

Un grondement formidable, une traînée delumière bleuâtre, et la grande tour carrée vacilla sur sesfondations, oscilla comme un roseau sous le vent. Étourdis, pris devertige, les défenseurs se cramponnèrent au parapet, et ils virentde grosses pierres, des poutres de bois enflammées, et des corpsmutilés voler dans les airs. Quand ils se redressèrent, tout ledonjon s’était affaissé sur un côté ; ils eurent du mal àconserver leur équilibre sur la plate-forme en pente. Ilsregardèrent par-dessus le parapet pour observer les effets del’explosion. Sur quarante mètres autour du porche, le sol étaitnoir de taches noires qui hurlaient, se tordaient, se soulevaient,retombaient aveuglés, écorchés vifs, brûlés par le feu qui dévoraitleurs guenilles. Au-delà de ce cercle de mort leurs camaradesstupéfaits s’éloignaient de la tour noire et de ces hommesinvincibles qui étaient d’autant plus à craindre que tout espoirles avait abandonnés.

– Une sortie, Du Guesclin ! Unesortie ! s’écria Sir Nigel. Par saint Paul, ils hésitent, etun assaut peut les décider à fuir !

Il dégaina et se rua dans l’escalier encolimaçon, suivi de près par ses quatre compagnons d’infortune.

Mais avant d’être parvenu au premier étage, illeva les bras en l’air et s’arrêta.

– … Mon Dieu ! s’exclama-t-il. Noussommes perdus !

– Qu’y a-t-il ?

– Le mur s’est effondré à l’intérieur.L’escalier est bloqué, et le feu continue à faire rage au-dessous.Par saint Paul, mes amis, nous avons mené un combat très honorable,et en toute humilité nous avons le droit de dire que nous avonsfait notre devoir. Mais je pense que nous pouvons rejoindre dameTiphaine et nous mettre en oraison, car nous avons joué notre rôleen ce monde, et le moment est venu de nous préparer pourl’autre.

L’étroit passage était en effet bloqué pard’énormes blocs de pierre entassés les uns sur les autres ; lafumée bleue passait entre les interstices. L’explosion avaitsoufflé dans le mur et coupé la seule voie qu’ils auraient puemprunter. Enfermés à une trentaine de mètres au-dessus du sol,avec un brasier qui faisait rage sous leurs pieds, cernés par unemultitude délirante assoiffée de leur sang, ils ne pouvaient guèreattendre autre chose que la mort. Lentement ils rebroussèrentchemin ; quand ils arrivèrent sur la plate-forme, dameTiphaine s’élança vers son mari.

– Bertrand ! fit-elle. Faites toussilence et écoutez ! J’ai entendu au loin des voix quichantaient dans une langue étrangère.

Retenant leur souffle, ils écoutèrent ;mais ils n’entendirent rien d’autre que le crépitement des flammeset les clameurs de leurs ennemis.

– Rien, madame ! dit Du Guesclin.Cette nuit vous a épuisée, et vos sens vous trompent. Qui pourraitse trouver dans le pays pour chanter en une langueétrangère ?

– Holà ! cria Aylward soudainhilare. Il m’avait semblé l’entendre avant que nousdescendions, et voici que maintenant je l’entends encore. Noussommes sauvés, camarades ! Par les os de mes dix doigts, noussommes sauvés ! C’est la chanson de marche de la CompagnieBlanche. Silence !

Un doigt en l’air et la tête inclinée, ilécouta avidement. De l’obscurité un chœur de voix graves déferlavers le château. Jamais délicat refrain de Provence ou du Languedocn’aurait résonné avec plus de douceur aux oreilles des sixsurvivants que cette rude chanson saxonne.

Nous boirons tous ensemble

À la plume de l’oie grise

Et au pays des oies grises.

– Ah, par ma garde ! criaAylward. C’est le cher vieux chant de la Compagnie ! Voicideux cents garçons robustes qui n’ont pas leurs pareils pour cocherleurs arcs. Malheur aux chiens ! Écoutez comme ilschantent !

De plus en plus proche, de plus en plus clair,le gai refrain de marche trouait la nuit.

Que dire de l’arc ?

L’arc vient d’Angleterre,

En bois loyal, en bois d’if,

Le bois des arcs anglais.

Car les hommes libres

Aiment le vieil if

Et le pays où pousse l’if.

Que dire des hommes ?

Les hommes sont nés en Angleterre,

Les archers, les cavaliers,

Les gars des vallons et des crêtes.

À votre santé, à la vôtre !

Buvons aux cœurs fidèles,

Et au pays des cœurs loyaux !

– Ils chantent aussi gaiement, dit DuGuesclin, que s’ils se rendaient à un festival !

– C’est leur habitude quand ils ont del’ouvrage à faire !

– Par saint Paul, fit Sir Nigel, j’ail’impression qu’ils arrivent trop tard, car je ne vois pas commentnous descendrons de cette tour !

– Les voici, ces cœurs d’or ! criaAylward. Regardez, ils sortent de l’ombre. À présent ils traversentle champ. Ils sont de l’autre côté de la douve. Holà, camarades,holà ! Johnston, Eccles, Cooke, Harward, Bligh !Voudriez-vous assister à la mise à mort d’une noble dame et de deuxbraves chevaliers ?

– Qui est là ? tonna une voix graveau-dessous. Qui vient de parler avec une langue anglaise ?

– C’est moi, vieux garçon ! C’estSam Aylward de la Compagnie. Et voici votre capitaine, Sir NigelLoring, et quatre autres qui vont être grillés comme desharengs !

– Que je sois maudit si je n’avais pasreconnu l’accent de ce vieux Samkin Aylward ! fit la voixtandis qu’un bourdonnement s’élevait des rangs. Partout où il y ades coups à recevoir, Sammy se trouve en plein dedans ! Maisquels sont ces bandits qui nous barrent le chemin ? Rentrezdans vos chenils, chiens ! Comment ! Vous osez nousregarder dans les yeux ? À l’épée, les enfants, et tapezdessus avec le plat de la lame ! Ne gaspillez pas vos flèchespour une telle canaille !

L’esprit combatif des paysans avait baissé deton : l’explosion les avait ahuris, leurs pertes avaient éténombreuses, l’arrivée imprévue des archers disciplinés lesdécouragea. Quelques minutes plus tard, ils s’étaient tous enfuisvers leurs sous-bois. Le soleil allait se lever sur des ruinesnoircies et souillées de sang, alors qu’il s’était couché sur lemagnifique château du sénéchal d’Auvergne. Déjà à l’est des lignesblanches rosissaient. Les archers se rassemblèrent au pied dudonjon en se demandant comment sauver les rescapés.

– Si nous avions une corde, dit Alleyne,nous pourrions nous laisser glisser sur cette face qui n’est pasencore en feu.

– Mais comment avoir une corde ?

– C’est un vieux truc ! dit Aylward.Holà, Johnston ! Lance-moi une corde, comme tu l’as fait àMaupertuis pendant la guerre.

L’archer interpellé réunit alors plusieurscordes ; il les noua serrées, puis il les étendit sur l’ombrelongue du donjon que projetait le soleil levant. Alors il détenditson arc et mesura la fine ligne noire qu’il projetait sur legazon.

– Un arc de deux mètres projette uneombre de quatre mètres, murmura-t-il. Le donjon projette une ombrede soixante pas. Trente pas de corde suffiront largement. Un autrebout, Watkin ! Maintenant tire à une extrémité pour vérifierla solidité. Là ! C’est prêt.

– Mais comment l’attraperont-ils ?interrogea le jeune archer qui se tenait à côté de lui.

– Attends et regarde, jeune têtefolle ! grogna le vieil archer.

Il tira de sa poche une longue ficelle qu’ilattacha à une flèche.

– Tu es prêt, Samkin ?

– Prêt, camarade !

– Alors, attention à ta main !

Il tira avec légèreté ; la flèche montadoucement et retomba sur le parapet à vingt centimètres d’Aylward.L’autre bout de la ficelle était attaché à la corde ; aussi enmoins d’une minute la corde pendit-elle le long de l’unique facesolide de la tour en feu. Dame Tiphaine fut descendue au moyen d’unnœud coulant passé sous ses bras, et les cinq autres survivants selaissèrent glisser en bas sous les acclamations et les bravos deleurs sauveteurs.

Chapitre 32Comment la Compagnie tint conseil autour de l’arbre déraciné

– Où est Sir Claude Latour ? demandaSir Nigel quand ses pieds touchèrent terre.

– Il est au camp, près de Montpezat, àdeux heures de marche d’ici, noble seigneur ! réponditJohnston.

– Alors nous allons nous y rendredirectement, car je désire que vous soyez tous de retour à Daxassez tôt pour servir d’avant-garde au Prince.

– Noble seigneur ! s’écria Alleynetout joyeux. Voici nos montures dans le champ, et j’aperçois votreéquipement au milieu du butin que ces bandits ont abandonné.

– Par saint Yves, tu dis vrai, jeuneécuyer ! dit Du Guesclin. Je reconnais mon cheval et le genetde ma dame. Les coquins les ont sortis des écuries, mais ils sesont enfuis sans les emmener… Nigel, j’ai été très heureux d’avoirvu de près quelqu’un dont j’avais tant entendu parler. Mais noussommes obligés de vous quitter, car je dois être auprès du Roid’Espagne avant que votre armée ait franchi les montagnes.

– J’avais cru que vous étiez en Espagneavec le vaillant Henri de Transtamare.

– J’y étais, mais je suis rentré enFrance pour lever des troupes. Je reviendrai, Nigel, avec quatremille des meilleures lances de France : votre Prince pourraitbien se trouver devant une tâche digne de lui. Que Dieu soit avecvous, ami, et puissions-nous nous revoir sous de meilleursauspices !

– Je ne crois pas, dit Sir Nigel àAlleyne en regardant s’éloigner le chevalier français et sa dame,que dans toute la Chrétienté tu puisses rencontrer un homme plusbrave et une dame plus courageuse et plus douce. Mais tu es pâle ettriste, Alleyne, aurais-tu été blessé pendant cettebagarre ?

– Non, mon bon seigneur. Mais je pensaisà mon ami Ford qui hier soir encore bavardait avec moi assis surmon lit.

Sir Nigel hocha la tête.

– J’ai perdu deux braves écuyers, dit-il.Je ne sais pas pourquoi les jeunes pousses sont détruites alorsqu’une vieille herbe folle reste debout. Il doit y avoir pourtantune bonne raison, puisque Dieu en a décidé ainsi. As-tu remarqué,Alleyne, que dame Tiphaine nous avait avertis hier soir d’un périlimminent ?

– Oui, seigneur.

– Par saint Paul ! J’ai l’espritempoisonné par ce qu’elle a vu au château de Twynham. Et cependantje ne peux pas croire que des pirates écossais ou français puissentdébarquer en force suffisante pour assiéger la place. Rassemble laCompagnie, Aylward ! Et partons car ce serait une honte sinous n’arrivions pas à Dax au jour dit.

Les archers s’étaient égaillés à travers lesruines, mais une sonnerie de bugles les fit accouriraussitôt ; le butin qu’ils avaient pu amasser gonflait leurspoches ou pendait par-dessus leurs épaules. Pendant qu’ilsreformaient leurs rangs, chacun reprit sa place en silence et SirNigel les examina attentivement : un sourire satisfaitdétendit ses traits. Ils étaient grands, musclés, brunis ; ilsavaient l’œil clair, la physionomie rude ; leur allure étaitcelle de soldats expérimentés, rapides et solides. Un chef auraitdifficilement réuni plus belle collection de guerriers. De vieuxmilitaires, vétérans chevronnés et grisonnants des guerres deFrance, avaient un visage féroce, des sourcils hirsutes, le frontcouvert de rides. Mais il y avait aussi nombre de jeunes archersfrais émoulus, avec de jolis visages anglais, la barbe bienpeignée, les cheveux bouclant sous leur casque. Des bouclesd’oreille en or ou en pierreries, un baudrier ruisselant d’or, uneceinture de soie, un collier autour d’un cou bruni évoquaient lebon temps qu’ils avaient connu comme compagnons francs. Ils avaienttous sur l’épaule l’arc en if ou en coudrier ; les arcs desvétérans étaient sans ornements ; ceux des plus jeunes étaientpeinturlurés et sculptés aux extrémités. Le casque d’acier, labrigandine aux mailles serrées, le surcot blanc avec le lion rougede saint Georges complétaient l’équipement. À la ceinture pendaitl’épée ou la hache d’armes, à moins qu’une massue d’un mètre delong ne fût accrochée au cuir du baudrier par un trou au centre dumanche.

Pendant deux heures ils marchèrent à traversdes forêts et des marécages en longeant la rive gauche del’Aveyron. Sir Nigel chevauchait derrière la Compagnie, encadré parAlleyne à sa droite et Johnston, le vieil archer, à sa gauche.

Avant d’être arrivé à destination, Sir Nigelsavait déjà tout ce qu’il désirait connaître de ses soldats, deleurs agissements et de leurs projets. Il aperçut tout à coup surl’autre rive une troupe d’hommes d’armes français qui galopait endirection de Villefranche.

– C’est le sénéchal de Toulouse avec sonescorte, dit Johnston en abritant ses yeux de sa main. S’il s’étaittrouvé de ce côté-ci du fleuve, il aurait sans doute entreprisquelque chose contre nous.

– Dans ce cas traversons la rivière, ditSir Nigel. Il serait dommage de ne pas accéder au désir de ce dignesénéchal s’il souhaite accomplir un fait d’armes.

– Non. Il n’y a pas de gué avantTourville, répondit le vieux maître-archer. Il se rend àVillefranche, et les manants qui lui tomberont entre les mainsauront peu de temps pour se confesser et recevoir l’absolution caril a le parler bref. C’est lui et le sénéchal de Beaucaire qui ontpendu Peter Wilkins, de la Compagnie, le 1er aoûtdernier. Pour cela, je le jure par la croix noire de Waltham, ilsseront pendus eux aussi si jamais nous les tenons ! Mais voicinos camarades, Sir Nigel, et voici notre camp.

Le sentier forestier débouchait sur une vasteclairière verte qui descendait en pente douce vers la rivière. Surtrois côtés elle était entourée d’une ceinture de grands arbresdépouillés et d’épais buissons de houx. Au bout de cette clairièreil y avait une cinquantaine de cabanes bâties très convenablementavec du bois et de l’argile ; de la fumée s’échappait destoitures. Une douzaine de chevaux et de mulets attachés paissaientautour du campement ; les archers flânaient dans lesenvirons ; certains s’entraînaient sur des cibles, d’autresédifiaient de grands feux de bois à ciel ouvert pour faire chaufferleurs marmites. Quand ils aperçurent leurs camarades quirentraient, ils poussèrent un cri de bienvenue, et un cavalier, quiétait en train de faire manœuvrer son destrier derrière le camp,s’approcha au petit galop. C’était un homme fringant, vif, trèsrichement vêtu, qui avait un visage rasé tout rond et des yeuxnoirs brillants d’excitation.

– Sir Nigel ! cria-t-il. Sir NigelLoring, enfin ! Sur mon âme, nous vous attendons depuis unmois ! Soyez le très bienvenu, Sir Nigel ! Vous avez reçuma lettre ?

– C’est elle qui m’a amené ici, réponditSir Nigel. Mais vraiment, Sir Claude Latour, je suis très étonnéque vous n’ayez pas pris vous-même le commandement de ces archers,car ils ne pourraient sûrement pas trouver de meilleurchef !

– Pas de meilleur, par la Vierge deLesparre ! cria le petit Gascon. Mais vous connaissez vosinsulaires, Sir Nigel. Ils ne veulent pour chef qu’un homme de leursang et de leur race. Rien à faire pour les persuader ducontraire ! Même moi, Claude Latour, seigneur de Montchâteau,maître de la haute justice, de la moyenne et de la basse, je n’aipu gagner leurs suffrages. Il faut qu’ils tiennent un conseil etqu’ils réunissent leurs deux cents têtes épaisses ; et puissurvient cet Aylward ou un autre, en qualité de héraut, pour medire que la Compagnie se licenciera si un Anglais de bonneréputation n’en prend pas la tête. Je crois qu’il y en a beaucoupde je ne sais quelle grande forêt dans le Hampi, ou Hampti… j’ai lenom au bout de la langue. Le fait que vous êtes de cette région lesa décidés à vous choisir comme chef. Mais nous avions espéré quevous arriveriez avec une centaine d’hommes.

– Ils sont déjà à Dax, où nous allons lesrejoindre, dit Sir Nigel. Mais que les hommes déjeunent ;ensuite nous tiendrons conseil pour décider de ce que nousferons.

– Venez dans ma cabane, proposa SirClaude. Je ne peux vous offrir qu’une maigre chère : du lait,du fromage, du vin et du lard. J’espère que votre écuyer et vous nem’en tiendrez pas rigueur. Ma demeure est celle devant laquelleflotte le pennon : modeste résidence pour le seigneur deMontchâteau !

Pendant le repas, Sir Nigel demeura silencieuxet songeur, pendant qu’Alleyne écoutait les bavardages du Gasconqui vantait la richesse de son domaine, ses succès d’amour et sestriomphes militaires.

– Maintenant que vous êtes ici, dit-ilenfin à Sir Nigel, j’ai quelques belles aventures toutes prêtespour nous. J’ai appris que Montpezat n’est pas fortement défendu etqu’il y a deux cent mille couronnes dans le château. À Castelnauj’ai aussi un colporteur à ma solde, qui nous lancera une corden’importe quelle nuit bien noire par-dessus les remparts. Je vouspromets qu’avant la nouvelle lune vous plongerez vos bras jusqu’aucoude dans un tas de pièces d’or ; nous trouverons égalementde jolies femmes, du bon vin, et tout le butin souhaitable.

– J’ai d’autres projets, répondit SirNigel non sans brusquerie. Je suis venu ici pour conduire cesarchers au service du Prince, notre maître, qui peut en avoir grandbesoin avant d’installer Pedro sur le trône d’Espagne. Je pensedonc que nous nous mettrons en route dès aujourd’hui pour Dax surl’Adour, où son camp est maintenant établi.

Le visage du Gascon se rembrunit et ses yeuxlancèrent une flamme de colère.

– Pour moi, dit-il, je ne me soucie pointde cette guerre, et je trouve très agréable la vie que je mène. Jen’irai pas à Dax.

– Réfléchissez encore, Sir Claude !fit gentiment Sir Nigel. Vous portez le nom d’un vrai et fidèlechevalier. Sûrement, vous ne resterez pas en arrière quand lePrince a besoin de vous ?

– Je n’irai pas à Dax ! crial’autre.

– Mais votre devoir… Votre sermentd’allégeance ?

– Je vous dis que je n’iraipas !

– Dans ces conditions, Sir Claude, j’yconduirai la Compagnie sans vous.

– S’ils vous suivent ! s’écria leGascon en ricanant. Ce ne sont pas des esclaves à louer : cesont des compagnons francs qui ne feront rien contre leur gré. Àvrai dire, seigneur Loring, ils ne se laissent pas manierfacilement ; il serait plus simple de retirer un os à un oursaffamé que de mener un archer hors d’une région où abondent lesplaisirs.

– Alors je vous prie de les rassembler,dit Sir Nigel, et je vais leur dire ce que j’ai en tête ; carsi je suis leur chef ils iront à Dax, et si je ne le suis pas, jeme demande ce que je fais en Auvergne. Tiens mon cheval prêt,Alleyne. Par saint Paul, advienne que pourra, je me mettrai enroute avant midi !

Une sonnerie de bugle convoqua les archers enconseil ; ils se réunirent par petits paquets autour d’ungrand arbre déraciné qui gisait en travers la clairière. Sir Nigelsauta légèrement sur le tronc et regarda de son œil clignotant lecercle des visages qui l’entouraient.

– On me dit, archers, déclara-t-il, quevous êtes devenus si amoureux de vos aises, de butin et de vieconfortable que vous ne voulez plus bouger de cette agréablerégion. Mais, par saint Paul, je me refuse à le croire, car je voisbien que vous êtes tous très vaillants, et que vous vousmépriseriez si vous choisissiez de vivre ici en paix alors quevotre Prince va entreprendre une grande aventure ! Vous m’avezélu pour chef. Chef je serai si vous me suivez en Espagne ; etje vous promets que mon pennon aux cinq roses sera toujours, siDieu me donne la force et la vie, sur le chemin de l’honneur. Maissi vous désirez paresser et fainéanter dans ces clairières, troquerla gloire et la renommée pour de l’or vil et des richesses malacquises, alors trouvez un autre chef ; car j’ai toujours vécudans l’honneur, et dans l’honneur je mourrai. S’il y a parmi vousdes forestiers du Hampshire, je les invite à me dire s’ilsacceptent de suivre le pennon des Loring.

– Voici un gars de Romsey qui ditoui ! cria un jeune archer qui avait un rameau vert à soncasque.

– Et un gars d’Alresford !

– Et de Milton !

– Et de Burley !

– Et de Lymington !

– Et un tout petit de Brockenhurst !cria un immense gaillard allongé sous un arbre.

– Par ma garde, les enfants ! criaAylward en sautant sur le tronc déraciné. Je crois que nous nepourrons plus jamais regarder les filles en face si nous laissonsle Prince franchir les montagnes et si nous ne tirons pas quelquesflèches pour lui faciliter le passage ! Il est bon en temps depaix de mener la vie que nous avons menée tous ensemble, mais àprésent l’étendard de la guerre est levé une fois de plus, et, parles os de mes dix doigts, le vieux Samkin Aylward, même seul,marchera sous ses plis !

D’un homme aussi populaire qu’Aylward, cessimples phrases décidèrent beaucoup d’hésitants, et l’assistanceéclata en applaudissements.

– Loin de moi, déclara suavement SirClaude Latour, de vouloir vous convaincre contre ce digne archer oucontre Sir Nigel Loring ! Cependant nous nous sommes trouvésensemble dans de nombreuses aventures, et peut-être serait-ilincorrect que je ne vous expose pas ma façon de voir.

– Place pour le petit Gascon !crièrent les archers. Tout le monde a le droit de parler !Droit à la cible, mon gars, et fair play pour tous !

– Réfléchissez bien, dit Sir Claude. Vousvous engagez sous une dure férule, sans plus de liberté ni deplaisirs. Et pourquoi ? Pour six pence par jour, au mieux.Tandis qu’à présent vous pouvez circuler à votre guise dans le payset vous n’avez qu’à allonger le bras pour saisir ce qui vous tente.Qu’avons-nous entendu raconter sur nos camarades qui sont partispour l’Italie avec Sir John Hawkwood ? En un soir ils ontrançonné six cents des plus riches seigneurs de Mantoue.Campent-ils devant une grande ville ? Aussitôt les bourgeoisleur apportent les clefs : ils n’ont qu’à entrer et àpiller ; ou, si cela leur plaît davantage, ils n’entrent pasmais réclament en compensation tant de chevaux chargésd’argenterie. Voilà comment ils voyagent d’État en État, riches,libres, redoutés de tous. Voyons, n’est-ce pas la vie normale d’unsoldat ?

– La vie normale d’un voleur ! rugitHordle John d’une voix tonnante.

– Et pourtant il y a du vrai dans ce quedit le Gascon, dit un archer noiraud dont le doublet était décolorépar les intempéries. Moi je préfère prospérer en Italie plutôt quemourir de faim en Espagne !

– Tu as toujours été un lâche et untraître, Mark Shaw ! cria Aylward. Par ma garde ! Si tutires ton épée je te garantis que tu ne verras ni l’Italie, nil’Espagne !

– Non, Aylward, dit Sir Nigel, les chosesne s’arrangent pas par des querelles. Sir Claude, je crois que ceque vous avez dit vous honore assez peu, et, si mes mots vousblessent, je suis prêt à approfondir ce débat avec vous. Mais vousserez suivi par les hommes qui vous choisiront, et vous irez oùvous voudrez, sauf avec nous. Que tous ceux qui aiment leur Princeet leur Patrie demeurent ici ! Ceux qui préfèrent une boursebien garnie passeront de l’autre côté.

Treize archers, tête basse et regards honteux,suivirent Mark Shaw et se rangèrent derrière Sir Claude. Sous leshuées et les sifflets de leurs camarades ils se rendirent devant lacabane du Gascon. Le reste de la Compagnie se mit aussitôt endevoir de se préparer et de fourbir les armes. De l’autre côté duTarn et de la Garonne, à travers les fondrières de l’Armagnac,jusqu’à la longue vallée de l’Adour, il leur faudrait marcherpendant de très nombreuses lieues avant de rejoindre le nuage noirde la guerre qui dérivait lentement vers le sud, vers la ligne despics enneigés au-delà desquels la bannière d’Angleterre n’avaitjamais flotté.

Chapitre 33Comment l’armée passa le col de Roncevaux

Toute la vaste plaine de la Gascogne et duLanguedoc est en hiver une région aride et stérile, sauf dans lavallée de l’Adour et de ses gaves tributaires, lorsque cetterivière au débit rapide se jette dans la mer de Biscaye. Au sud del’Adour de hauts pics bouchent l’horizon ; ils sont précédéspar de longues griffes de granit qui s’enfoncent loin dansl’intérieur des terres.

Pays tranquille que celui-ci : le Basqueaux gestes mesurés, coiffé d’un béret, ceint d’une écharpe rouge,chaussé de sandales de corde, cultive ses terres insuffisantes ouconduit ses moutons efflanqués sur les pâturages à flanc decoteaux. C’est le royaume du loup et de l’isard, de l’ours brun etde la chèvre montagnarde, des rochers dénudés et des torrents. Làpourtant, la volonté d’un grand Prince avait rassemblé une armée devaillants : de l’Adour aux cols de la Navarre, les valléesdésolées et les déserts balayés par le vent étaient peuplés desoldats, retentissaient des cris de commandement et deshennissements de chevaux. Car l’étendard de la guerre flottaitencore une fois au vent, et au-delà des pics éblouissants s’étiraitla grand-route de l’honneur.

Tout était prêt pour l’expédition. De Dax àSaint-Jean-Pied-de-Port, Anglais, Gascons et Aquitains attendaientimpatiemment l’ordre de marche. De tous côtés les compagnons francsavaient afflué ; il n’y avait pas moins de douze millevétérans cantonnés le long des frontières de la Navarre. Le frèredu Prince, le duc de Lancastre, était arrivé d’Angleterre avecquatre cents chevaliers et une forte compagnie d’archers.Par-dessus tout, un héritier du trône venait de naître àBordeaux : le Prince pouvait quitter son épouse l’espritlibre, car la mère et l’enfant se portaient également bien.

Les clefs des cols de la Navarre étaient entreles mains de Charles de Navarre, roublard ignoble, qui avaitmarchandé et barguigné avec les Anglais et avec les Espagnols,prenant de l’argent aux Anglais pour que les cols leur soientouverts, et aux Espagnols pour les tenir fermés. Une rapidedécision d’Édouard, toutefois, avait démoli les plans et lesintrigues du comploteur. Le Prince anglais ne supplia pas, nereprocha rien. Mais Sir Hugh Calverley franchit silencieusement lafrontière avec sa compagnie, et les remparts incendiés des deuxvilles de Miranda et de Puenta de la Reyna avertirent le monarquedéloyal qu’il existait d’autres métaux que l’or, et qu’il avaitaffaire avec un homme à qui il serait périlleux de mentir. Le prixqu’il exigea fut payé, ses objections réduites au silence, lesgorges de la montagne ouvertes aux Anglais. À partir de la fête del’Épiphanie un grand rassemblement de masses s’opéra et, dès lespremières semaines de février (trois jours après l’arrivée de laCompagnie Blanche), l’avance générale par le défilé de Roncevauxfut ordonnée. À cinq heures du matin, par grand froid, les buglessonnaient dans le hameau de Saint-Jean-Pied-de-Port, et à sixheures la compagnie de Sir Nigel, forte de trois cents hommes, semit en marche vers le défilé et commença à gravir d’un pas leste laroute escarpée toute en lacets. Le Prince l’avait en effet désignéepour qu’elle franchît le col la première ; elle devaitstationner ensuite à la sortie du col pour le garder jusqu’à ce quetoute l’armée eût émergé des montagnes. Le jour commençait àpoindre vers l’est, les sommets des grands pics devenaient roses etrouges tandis que les vallées restaient plongées dansl’ombre ; bientôt la Compagnie Blanche se trouva engagée dansle défilé, avec le long col accidenté devant elle.

Sir Nigel, à la tête de ses archers, montaitson grand destrier noir ; il avait revêtu l’armure complète.Black Simon derrière lui portait le pennon aux cinq roses ;Alleyne à côté du chevalier tenait l’écu blasonné et la lance defrêne. Sir Nigel était fier et heureux ; à plusieurs reprisesil se retourna sur sa selle pour contempler la longue colonned’archers qui serpentait derrière son cheval.

– Par saint Paul, Alleyne, ce col est unendroit fort dangereux, et j’aurais aimé que le Roi de Navarre letînt contre nous, car ç’aurait été une très honorable aventure sinous avions dû nous ouvrir le passage ! J’ai entendu desménestrels chanter la gloire d’un certain messire Roland qui futtué ici même par les infidèles.

– S’il vous plaît, mon bon seigneur,intervint Black Simon, je connais un peu la région car j’ai servideux fois un trimestre chez le Roi de Navarre. Là-bas, ce toit quevous voyez entre les arbres est celui d’un hospice de moines ;c’est à cet endroit que messire Roland trouva la mort. Le villagesur la gauche est Orbaiceta, et je connais une maison où l’on peutacheter du vrai vin de Jurançon, s’il vous plaît de boire la coupedu matin.

– Il y a de la fumée sur la droite.

– C’est un village qui s’appelle LesAldudes ; j’y connais aussi une hôtellerie où le vin est dumeilleur. On dit que l’aubergiste a enterré un trésor ; maisje suis sûr, beau seigneur, que si vous m’en donnez l’autorisationje l’obligerai bien à nous dire où il l’a caché.

– Non, je t’en prie, Simon ! s’écriaSir Nigel. Oublie tes tours de compagnon franc. Ah, Edricson, jevois que tu ouvres de grands yeux : pour dire vrai cesmontagnes doivent sembler merveilleuses à quelqu’un qui n’a admiréque la colline de Portsdown !

La route avait longé la bordure des crêtesinférieures : du col ils apercevaient maintenant les plushauts pics, des bois de hêtres et un désert apocalyptique depierres et de roches recouvert de neige blanche vers la sortie dudéfilé. Derrière eux ils distinguaient encore une partie de laplaine de Gascogne à travers laquelle se déroulaient les anneauxd’argent des rivières. Aussi loin que pouvait embrasser le regard,parmi les gorges rocheuses et les hérissons de bois de pins,l’acier scintillait au soleil d’hiver ; le vent apportait desbouffées de chants martiaux ; par tous les chemins etsentiers, la grande armée du Prince convergeait vers le défilé deRoncevaux. Mais de chaque côté du col sur les crêtes, des armesmiroitaient et les pennons flottaient : l’armée navarraiseobservait d’en haut l’armée étrangère qui traversait sonterritoire.

– Par saint Paul ! fit Sir Nigel enclignant de l’œil dans leur direction. Je pense que nous avonsbeaucoup à espérer de ces gentilshommes, car je trouve qu’ils serassemblent bien serrés sur nos flancs. Donne l’ordre aux hommes,Alleyne, de détacher leurs arcs : certainement il se trouvelà-bas de dignes seigneurs qui pourraient nous fournir l’occasionde nous distinguer honorablement.

– J’ai appris que le Prince emmène le Roide Navarre en otage, répondit Alleyne. Et on dit qu’il a juré de lemettre à mort si nous étions attaqués.

– Ce n’était pas ainsi que nous faisionsla guerre quand le bon Roi Édouard Ier ladéclarait ! murmura tristement Sir Nigel. Ah, Alleyne, jecrains que tu ne vives pas les heures que j’ai vécues, car leshommes s’intéressent bien plus à l’or et au profit qu’autrefois.Par saint Paul ! C’était un noble spectacle quand deux grandesarmées s’affrontaient, et que tous ceux qui étaient sous un vœugalopaient en tête pour s’en délivrer ! Que j’en ai vud’assauts magnifiques à la lance ! J’y ai parfois apporté mamodeste contribution. Les chevaliers couraient une lance pour lapaix de leurs consciences et l’amour de leurs dames ! Jamaisje n’aurai un mot désobligeant pour les Français : bien que jeleur aie livré une vingtaine de batailles rangées, j’ai toujourstrouvé en face de moi un digne chevalier fort courtois, ou unécuyer, qui faisait son possible pour me permettre d’accomplir unpetit fait d’armes. Une fois qu’avaient été satisfaits tous lesgentilshommes à cheval, alors seulement les deux armées en venaientau combat de près, et luttaient gaiement jusqu’à ce que l’une desdeux prît l’avantage. Par saint Paul, nous n’avions pas l’habitudeà cette époque de verser de l’or pour obtenir le passage des cols,ni de prendre un Roi comme otage dans la crainte que son peuple nenous taillât des croupières ! À vrai dire, si la guerre doitêtre menée de cette manière, je regretterai d’avoir quitté lechâteau de Twynham ! Je n’aurais certes pas délaissé ma tendredame si j’avais pensé qu’il n’y avait plus de faits d’armes àaccomplir !

– Mais voyons, seigneur, vous avez àvotre actif de grands faits d’armes depuis que vous êtes parti duchâteau de Twynham !

– Je ne vois pas lesquels, répondit SirNigel.

– La capture des pirates, la défense dudonjon…

– Pas du tout ! déclara lechevalier. Il ne s’agissait pas de faits d’armes, mais d’incidentsde route, de hasards du voyage… Par saint Paul, si ces montagnesn’étaient pas trop escarpées pour Pommers, j’irais voir de plusprès ces chevaliers de Navarre pour leur demander si l’un d’entreeux ne consentirait pas à me rendre le service d’ôter cette moucheà mon œil ! Il m’est très pénible de regarder ce fort joli colque ma compagnie pourrait tenir contre une armée, et de leparcourir avec autant de tranquillité que le sentier qui va de meschenils à l’Avon.

Toute la matinée Sir Nigel fut de mauvaisehumeur. Sa Compagnie avançait lourdement derrière son cheval.C’était une marche fatigante, sur du terrain inégal et dans laneige. Les archers enfonçaient parfois jusqu’au genou. Néanmoinsavant que le soleil eût commencé de décliner, ils étaient arrivés àl’endroit où la gorge débouche sur les hautes terres de la Navarre,et ils aperçurent les tours de Pampelune qui se profilaient contrel’horizon du sud. La Compagnie installa son cantonnement dans unvillage de montagne. Quant à Alleyne, il passa la journée àcontempler l’armée qui à son tour s’engageait dans le défilé.

– Holà, mon gars ! dit Aylward quivint s’asseoir à côté de lui sur un rocher. C’est vraiment unspectacle réconfortant, n’est-ce pas ? Il faudrait aller loinavant de voir un pareil rassemblement de braves gens et de beauxchevaux. Par ma garde, notre petit seigneur est en colère parce quenous avons franchi tranquillement le col ! Mais je suis prêt àparier que les combats ne nous manqueront pas avant que nousfassions demi-tour vers le nord. On dit qu’il y a quatre-vingtmille hommes derrière le Roi d’Espagne, avec Du Guesclin et lesmeilleures lances de France, qui ont juré de verser tout le sang deleur cœur pour empêcher Pedro de remonter sur le trône.

– Mais notre armée est formidable !dit Alleyne.

– Non. Elle n’est forte que de vingt-septmille hommes. Chandos a convaincu le Prince de laisser du monde àl’arrière, et je pense qu’il a raison, car il y a peu à manger etencore moins à boire dans les pays du sud. Un soldat sans viande etun cheval sans fourrage, c’est comme une corde d’arcmouillée : ça ne vaut pas grand-chose. Mais voilà, mon petit,Chandos et sa compagnie ; et dans les escadrons qui le suiventje vois beaucoup de pennons et de bannières, ce qui prouve que lemeilleur sang d’Angleterre s’est réuni derrière lui.

Pendant le bref discours d’Aylward, une fortecolonne d’archers avait défilé sous leurs pieds. Ces archersprécédaient un porte-bannière qui tenait haut l’emblème du célèbrechevalier. Sir John en personne chevauchait à une longueur de lancederrière son étendard ; il était vêtu d’acier du cou auxpieds, mais drapé dans la longue robe de parade qui devait être lacause de sa mort. Son casque à panache était porté par son écuyerde corps ; il était coiffé d’une petite toque de velourspourpre, d’où descendaient ses boucles blanches jusqu’aux épaules.Quand Alleyne aperçut le fier profil du nez en bec d’aigle et l’œilunique qui brillait clair sous des sourcils broussailleux, iltrouva qu’il ressemblait à un vieil oiseau de proie féroce. SirJohn aperçut les cinq roses flottant au-dessus du hameau, et ilsourit ; mais Pampelune était sa destination ; sanss’arrêter il suivit ses archers.

Derrière lui venaient seize écuyers, touschoisis dans les meilleures familles ; et derrière les écuyerss’avancèrent douze cents chevaliers anglais empanachés et couvertsd’acier ; leurs équipements cliquetaient ; leurs longuesépées droites battaient contre leurs étriers ; le martèlementdes sabots faisait penser au grondement sourd de la mer escaladantune falaise. Marchaient ensuite six cents archers du Cheshire et duLancashire sous la bannière des Audley ; ils étaient conduitspar le fameux Lord Audley lui-même, et par ses vaillantsécuyers : Dutton de Dutton, Delves de Doddington, Fowlehurstde Crewe et Hawkestone de Wainehill qui s’étaient tous les quatrecouverts de gloire à Poitiers. Deux cents cavaliers lourdssuivaient, toujours derrière la bannière des Audley. Immédiatementaprès, apparut le duc de Lancastre devant une escorte éblouissanteet derrière des hérauts en tabards aux armes royales qui menaient àtrois de front des destriers couleur crème. Le jeune prince étaitentouré des deux sénéchaux d’Aquitaine, le sire Guiscard d’Angle etSir Stephen Cossington, l’un portant la bannière de la province etl’autre celle de saint Georges. Et puis, dans une processioninterminable, se déversa un flot d’acier, rang après rang, colonneaprès colonne ; les panaches s’agitaient, les armesmiroitaient au soleil, les blasons succédaient aux blasons. Toutela journée Alleyne assista au défilé sans cesse changeant, toujoursdivers ; le vieil archer ne l’avait pas quitté et luidésignait les armoiries des grandes maisons d’Angleterre. Toute lachevalerie anglaise franchit le col de Roncevaux en direction desplaines d’Espagne.

C’était un lundi lorsque le duc de Lancastrefit passer sa division de l’autre côté des Pyrénées. Le mardi ilfaisait encore plus froid ; le sol résonnait comme du fer sousles sabots des chevaux. Pourtant, avant le soir, le Prince et legros de son armée avaient rejoint l’avant-garde. Aux côtés duPrince chevauchaient le Roi de Majorque, le Roi de Navarre quiétait l’otage, et le cruel Don Pedro d’Espagne dont les yeux bleuspâles s’allumèrent d’une lumière sinistre quand ils se posèrent surles cimes montagneuses du pays qui l’avait chassé. Sous la bannièreroyale s’étaient rangés de nombreux barons gascons et beaucoupd’insulaires. Aylward indiqua à Alleyne les grands intendantsd’Aquitaine, de la Saintonge, de La Rochelle, du Quercy, duLimousin, de l’Agenois, du Poitou, et de la Bigorre, avec lesbannières et les volontaires de chaque province. Il y avait aussile vaillant comte d’Angus, Sir Thomas Banaster avec sa jarretièresur sa jambière, Sir Nele Loring, cousin au second degré de SirNigel, et une longue colonne de Gallois qui marchaient sous labannière rouge de Merlin. De l’aurore au coucher du soleil l’arméeavança à travers le défilé.

Le mercredi le froid fut moins vif ;l’arrière-garde passa sans difficulté avec les bombardes et lesfourgons. Composée de compagnons francs et de Gascons, elleatteignait le chiffre de dix mille hommes. L’ardent Sir HughCalverley à la crinière jaune et le rude Sir Robert Knolles, à latête de leurs compagnies d’archers anglais vétérans, conduisaientla colonne, précédant les turbulents partisans du bâtard deBreteuil, de Nondon de Bagerant, de Camus le borgne, d’Ortingo leBrun, de La Nuit, et de bien d’autres. Ils étaient accompagnés dugratin de la chevalerie gasconne : le vieux duc d’Armagnac,son neveu le sire d’Albret, le gigantesque Olivier de Clisson, lecaptal de Buch, le sire Perducas d’Albret, le seigneur de Lesparreà barbe rousse, et d’une longue suite de seigneurs besogneux de lafrontière, tous pourvus d’un long pedigree et d’une petite bourse,qui étaient descendus des montagnes pour participer au pillage etaux rançons d’Espagne. Le jeudi matin toute l’armée campait dans leval de Pampelune, et le Prince réunissait ses conseillers dans levieux palais de l’antique cité de Navarre.

Chapitre 34Comment la Compagnie fit du sport dans le val de Pampelune

Pendant que siégeait le conseil à Pampelune,la Compagnie Blanche qui cantonnait dans une vallée des environs,non loin des compagnies de La Nuit et d’Ortingo le Brun, s’amusa àferrailler, à lutter et à tirer sur des boucliers disposés à flancde montagne pour servir de cibles. Les plus jeunes archers avaientretiré leurs cottes de maille ; cheveux au vent, justaucorpsretourné pour libérer torses et bras, ils décochaient leurs flèchesà tour de rôle. Johnston, Aylward, Black Simon et une douzaine devétérans les surveillaient, accordant à chacun la louange ou leblâme qu’il méritait. Derrière eux des arbalétriers brabançons descompagnies d’Ortingo et de La Nuit, ainsi que des petits groupes deGascons, regardaient les Anglais s’entraîner.

– Joli coup, Hewett, joli coup ! ditle vieux Johnston à un jeune archer qui, l’arc dans la main gauche,suivait bouche bée le vol de sa flèche. Tu vois, elle trouve lecentre du rond ; je le savais depuis le moment où ta corde avibré.

– Lâche la flèche en souplesse,calmement, et pourtant assez sec, conseillait Aylward. Par magarde, mon gars, c’est très bien quand tu ne tires que sur unbouclier, mais quand il y a un homme derrière le bouclier et qu’ilgalope vers toi en brandissant son épée et en te regardant biensous sa visière, tu t’apercevras que la cible est moins facile àatteindre !

– Je m’en suis déjà aperçu, répondit lejeune archer.

– Et tu t’en apercevras encore, camarade,sois-en sûr ! Mais holà, Johnston, qui est celui-ci qui tientson arc comme une gaule ?

– Silas Peterson, de Horsham. Ne clignepas d’un œil pour regarder avec l’autre, Silas, et ne saute pas, nedanse pas après avoir tiré, car ta flèche n’en sera ni plus droite,ni plus rapide ! Tiens-toi solidement dressé, comme Dieu t’acréé. Ne remue pas le bras qui tient l’arc, et garde ferme la mainqui tend la corde.

– Ma foi, dit Black Simon, je suis unlancier, moi, et le combat de près me convient mieux que ce genred’exercice. J’ai cependant passé ma vie au milieu des archers, etj’ai vu beaucoup de flèches splendides. Je constate que nous avonsici de bons tireurs et que cette Compagnie n’a jamais manquéd’excellents archers ; mais je cherche en vain des hommes quicourbent l’arc et décochent la flèche comme certains que j’aiconnus.

– Tu dis vrai, répondit Johnston. Regardecette bombarde là-bas. C’est elle qui a fait du tort à la sciencede l’arc, avec sa fumée immonde et sa gueule idiote. Je necomprends pas qu’un véritable chevalier, comme notre Prince, sefasse accompagner d’objets aussi vils. Robin, lourdaud de rouquin,combien de fois devrai-je te dire de ne pas tirer droit sur lacible avec un vent de côté ?

– Par les os de mes dix doigts, il yavait quelques bons archers à la prise de Calais ! ditAylward. Je me rappelle qu’au cours d’une sortie, un Gênois leva lebras par-dessus sa cape et le brandit dans notre direction, à centpas de notre première ligne. Vingt archers de chez nous le prirentpour cible ; l’homme tomba ; quand on retrouva soncadavre, il avait eu l’avant-bras transpercé de dix-huitflèches !

– Et je n’oublie pas non plus, observaJohnston, que lorsque la grande cogghe« Christopher », que les Français avaientcapturée, fut mouillée à deux cents pas du rivage, deux archers, lepetit Robin Withstaff et Elias Baddlesmere, coupèrent en quatrecoups chacun les fibres de chanvre de sa corde d’ancre, si bienqu’elle s’échappa et s’échoua sur les rochers.

– Les bons tireurs se font rares, soupiraBlack Simon. Mais je t’ai vu, Johnston, et toi aussi, SamkinAylward, tirer aussi bien que les meilleurs. N’est-ce pas toi,Johnston, qui a remporté le bœuf gras à Finsbury contre toutel’élite de Londres ?

Un Brabançon hâlé aux yeux noirs était venu seplacer auprès des vieux archers ; appuyé sur son arbalète illes écoutait bavarder dans le dialecte des camps que tous lessoldats comprennent. Il était trapu, il avait un cou de taureau, ilportait un casque en fer, une cotte de mailles et les chausses delaine des gens de sa classe. Une tunique à manches pendantes bordéede velours au cou et aux poignets montrait qu’il était au moinssous-officier ou chef de section de sa compagnie.

– Je ne peux pas comprendre, dit-ilpourquoi vous autres Anglais vous êtes si satisfaits de votrebaguette de six pieds. Si cela vous amuse de la courber, alors tantmieux ! Mais pourquoi consentirais-je cet effort, puisque monpetit moulinet fera tout à ma place, et mieux que je ne saurais lefaire moi-même ?

– On peut tirer avec n’importe quoi,répondit Aylward. Mais par ma garde, camarade, avec tout le respectque je te dois, à toi et à ton arbalète, je pense qu’elle n’estqu’une arme de femme, qu’une femme peut pointer et manier aussiaisément qu’un homme !

– Cela je ne le sais pas, répliqua leBrabançon. Mais ce que je sais, c’est qu’après quatorze ans deservice, je n’ai encore jamais vu un Anglais réussir avec son arcde guerre un coup que je ne pourrais surpasser avec mon arbalète.Par les trois rois ! J’irai même plus loin, et je dirai quej’ai fait des choses avec mon arbalète qu’aucun Anglais n’aurait pufaire avec son arc.

– Bien dit, mon gars ! cria Aylward.Un bon coq est toujours doué d’une belle voix. Quant à moi, j’aipeu tiré ces temps-ci, mais Johnston va te prendre pour l’honneurde la Compagnie.

– Et je mets un gallon de Jurançon surl’arc, dit Black Simon, quoique je préférerais, pour mon goûtpersonnel un quart de bière de Twynham.

– Je relève le défi et j’accepte le pari,déclara l’homme du Brabant en retirant sa tunique et en cherchantautour de lui un endroit convenable. Mais je cherche une cibledécente ; naturellement je ne gaspillerai pas un trait sur cesboucliers qu’un ivrogne de village serait incapable de manquer àune kermesse.

– C’est un dangereux ! chuchota àl’oreille d’Aylward un homme d’armes anglais. C’est le meilleurtireur de toutes les compagnies d’arbalétriers ; c’est lui quia abattu à Brignais le connétable de Bourbon. Je crains que ton amine s’en sorte pas à son honneur.

– Moi, j’ai vu Johnston tirer depuisvingt ans, et je mise sur lui.

– Hélas, Aylward, mon temps estpassé ! fit le vieil archer. Je trouve inamical de ta part,Samkin, que tu fasses ainsi d’un vieil archer démoli qui jadispouvait tirer juste le point de mire de tous les regards.Laisse-moi palper cet arc, Wilkins ! C’est un arc écossais, jevois. Par la croix noire, c’est un beau morceau d’if, bien coché,bien cordé, bien ciré, bien plaisant au toucher ! Je crois quemême à présent je pourrais trouer une bonne cible avec un arc commecelui-là. Passe-moi le carquois, Aylward. Ah, vieux Samkin, l’œilse brouille et la main tremble quand les années passent !

– Es-tu prêt ? demanda le Brabançonqui commençait à s’impatienter.

– À mon avis, répondit le vieil archer,l’arc de combat est une meilleure arme que l’arbalète ; maisje peux avoir du mal à le prouver.

– C’est ce que je pense, fit l’autre enricanant.

Il tira de sa ceinture son moulinet, le fixaet ramena en arrière la puissante double corde jusqu’à ce qu’elles’insérât dans l’encoche. Il tira de son carquois un carreau courtet épais, qu’il plaça soigneusement dans la rainure. La nouvelle dumatch s’était répandue, et les deux rivaux étaient déjà entourésnon seulement des archers de la Compagnie, mais par des centainesd’arbalétriers et hommes d’armes des compagnies d’Ortingo et de LaNuit ; le Brabançon appartenait à la compagnie de La Nuit.

– Il y a une cible là-bas sur lamontagne, dit-il. Tu la vois peut-être ?

– Je vois quelque chose, réponditJohnston en abritant ses yeux avec sa main. Mais c’est un coup trèslong.

– Un joli coup ! Oui, un joli coup…Tiens-toi de côté, Arnaud, si tu ne veux pas recevoir un trait dansla gorge. Maintenant, camarade, je ne tirerai pas un coup d’essai,et je te donne l’avantage de suivre ma flèche.

Tout en parlant il leva son arbalète et ilallait tirer la détente quand une grosse cigogne grise apparut enbattant lourdement des ailes ; elle frôla la crête de lamontagne et s’éleva en planant pour franchir la vallée. Ses crisaigus, perçants, attirèrent l’attention générale. Quand elleapprocha, un point noir qui dessinait des cercles au-dessus d’ellese révéla comme étant un faucon pèlerin qui guettait l’occasion defondre sur sa proie. Trop absorbés par leur lutte, les deux oiseauxse désintéressèrent des soldats : la cigogne s’efforçant deprendre de l’altitude en tournant en rond, le faucon planantnéanmoins au-dessus d’elle, ils arrivèrent à une centaine de pas ducamp. Le Brabançon pointa son arme vers le ciel et sa cordepuissante se détendit sèchement. Son trait atteignit la cigognejuste au bréchet ; l’oiseau tournoya d’abord en précipitant lebattement de ses ailes, puis il tomba lentement, encore soutenu parson envergure. Les arbalétriers applaudirent ; mais àl’instant même où le carreau avait touché sa cible, le vieuxJohnston qui avait pris un air distrait tendit son arc et expédiasa flèche en plein dans le corps du faucon. À peine la flècheétait-elle partie qu’il en saisit une autre, l’ajusta et tirapresque à l’horizontale avec tant de bonheur qu’il transperça lamalheureuse cigogne une deuxième fois avant qu’elle eût touchéterre. Un long cri d’allégresse jaillit des archers à la suite dece doublé ; Aylward, dansant de joie, jeta ses bras autour duvieux tireur d’élite et l’enlaça avec une telle vigueur que leursbrigandines s’entrechoquèrent.

– Ah, camarade ! cria-t-il. Tuboiras un coup avec moi pour ces flèches-là ! Le faucon ne tesuffisait pas, vieux chien ? Tu as voulu avoir la cigognepar-dessus le marché ? Oh, il faut que je t’embrasseencore !

– C’est un joli morceau d’if, et biencordé ! fit Johnston avec une lueur de malice dans ses deuxyeux gris. Avec un arc pareil, même un vieil archer impotenttrouverait la cible !

– Tu as bien tiré ! commenta leBrabançon avec une certaine amertume. Mais il me semble que tu net’es pas révélé meilleur que moi, car j’ai touché ce que je visais,et, par les trois rois, personne n’aurait fait mieux !

– Il serait malséant de ma part de meproclamer meilleur tireur que toi, répondit Johnston, car j’aibeaucoup entendu vanter ton adresse. Je voulais simplement temontrer que l’arc de guerre pouvait faire ce que l’arbalète nepouvait pas faire, car tu n’aurais pas pu avec ton moulinet avoirta corde prête pour tirer une deuxième flèche avant que l’oiseausoit tombé à terre.

– En cela tu as l’avantage, ditl’arbalétrier. Par saint Jacques, c’est maintenant à moi de temontrer comment mon arme peut être meilleure que la tienne. Je teprie de tirer une flèche de toute ta force dans la vallée, afin quenous voyions la longueur de ton tir.

– Tu possèdes une arme très puissante,dit Johnston en considérant l’arbalète de son rival. Je suis à peuprès certain que tu tireras plus loin que moi, et pourtant j’ai vudes archers qui pouvaient envoyer leur flèche une aune plus loinqu’un carreau d’arbalète.

– Je l’ai entendu dire aussi, répondit leBrabançon. Mais c’est tout de même curieux que ces archersmerveilleux ne se soient jamais trouvés là où j’étais !Marquons les distances avec une baguette, tous les cent pas.Arnaud, tu te tiendras à la cinquième marque pour me rapporter mestraits.

Une ligne fut mesurée dans la vallée. Johnstontira ; sa flèche passa en sifflant au-dessus desbaguettes.

– Bien tiré ! C’est un coupextraordinaire ! applaudirent les assistants. Elle est tombéetout près de la quatrième marque !

– Par ma garde, elle est tombée plusloin ! cria Aylward. Je vois l’endroit où les camarades sepenchent pour la ramasser.

– Nous le saurons bientôt ! fittranquillement Johnston.

Un jeune archer accourut pour annoncer que laflèche était tombée vingt pas au-delà de la quatrième marque.

– Quatre cent vingt pas ! cria BlackSimon. Ma foi, c’est tirer long ! Cependant le bois et lemétal peuvent faire mieux que la chair et le sang !

Le Brabançon fit un pas en avant ; unsourire de triomphe éclairait son rude visage ; il lâcha lacorde de son arme. Ses camarades poussèrent un cri desatisfaction.

– Au-delà de la quatrième ! grommelaAylward. Par ma garde, je crois qu’il n’est pas loin de lacinquième !

– Il a dépassé la cinquième ! hurlaun Gascon.

Un soldat vint annoncer que le carreau étaittombé à huit pas au-delà de la cinquième marque.

– Quelle arme a l’avantagemaintenant ? cria le Brabançon en se pavanant, l’arbalète surl’épaule, parmi ses compagnons.

– Tu peux me vaincre dans le tir long,répondit gentiment Johnston.

– Toi, et tous les archers dumonde ! fit son adversaire victorieux.

– Pas si vite ! intervint un archerbâti en colosse dont les épaules et la tête rousse dominaient lafoule des spectateurs. J’ai deux mots à te dire avant que tu criessi fort. Où est mon petit joujou ? Par saint Dick de Hampole,je serais bien étonné si je ne pouvais pas surclasser ta machinequi ressemble davantage à un piège à rat qu’à un arc. Veux-tuessayer un nouveau carreau, ou t’en tiens-tu à celui-là ?

– Cinq cent huit pas me suffisent,répondit le Brabançon en regardant de travers ce nouveladversaire.

– Tut, John ! murmura Aylward. Tun’as jamais été tireur d’élite : pourquoi trempes-tu tacuiller dans ce plat ?

– Du calme, Aylward ! Il y abeaucoup de choses que je ne peux pas faire, mais il y en a aussiune ou deux dont je connais le truc. J’ai dans l’idée que jepourrai tirer plus long, si mon arc est assez solide.

– Allez ! Assez de bavardages !Vas-y, enfant des bois ! Montre-leur que tu es duHampshire ! crièrent les archers en riant.

– Vous pouvez rire, sur mon âme !fit John. Mais c’est le vieux Hob Miller de Milford qui m’a apprisle tir long.

Il s’empara d’un grand arc noir, s’assit parterre et plaça ses pieds sur les deux extrémités de la tige d’arc.Il prit une flèche et tira la corde vers lui avec ses deux mainsjusqu’à ce que le fer de la flèche soit de niveau avec le bois. Legrand arc gémit ; la corde surtendue vibrait.

– Qui est cet idiot qui se tient sur leparcours de ma flèche ? demanda-t-il toujours assis par terreen se tordant le cou.

– Il est posté au-delà de ma tombée,répondit le Brabançon. Il n’a donc rien à craindre de toi.

– Hé bien, que les saints leprotègent ! s’écria John. Il est trop près heureusement pourque je lui fasse du mal.

Tout en parlant, il avait levé les deux pieds,avec la tige recourbée de l’arc sur les semelles, et sa corde vibrasur une note grave qui aurait pu être entendue de l’autre côté dela vallée. Le préposé aux mesures tomba à plat ventre, se releva etcourut plus loin.

– Bien tiré, vieil ami ! Elle estpassée au-dessus de sa tête ! crièrent les archers.

– Mon Dieu ! s’exclama le Brabançon.Qui a jamais vu un coup pareil ?

– C’est un truc à apprendre, dit Johnmodestement. Il m’est arrivé plusieurs fois de gagner un gallon debière en couvrant un mille rien qu’en trois flèches dans ladescente de Wilverley Chase.

– Elle est tombée à cent trente pasau-delà de la cinquième marque ! cria un archer quiaccourait.

– Six cent trente pas ! MonDieu ! Quel coup ! Un coup pourtant qui ne signifie rienpour ton arme, mon gros camarade, car c’est en la maniant comme unearbalète que tu l’as réussi !

– Par ma garde, il y a du vrai dans ceque tu dis ! s’écria Aylward. Et maintenant, l’ami, je vais temontrer l’un des avantages de l’arc de guerre. Veux-tu, s’il teplaît, expédier un trait contre ce bouclier là-bas, avec toute taforce ? C’est un morceau d’orme recouvert de cuir detaureau.

– J’ai à peine tiré plus de traits àBrignais, grommela l’homme du Brabant, et pourtant j’ai trouvé unemeilleure cible qu’un bout de peau de taureau. Mais que veux-tu meprouver, l’Anglais ? Le bouclier n’est pas à plus de cent pas.Un aveugle ne pourrait pas le manquer !

Il visa à peine et tira son carreau endirection du bouclier suspendu. Aylward, qui avait pris une flèchedans son carquois et en avait soigneusement graissé le fer,l’expédia sur la même cible.

– Cours, Wilkins, dit-il, etrapporte-nous le bouclier.

Les visages des Anglais s’allongèrent et lesbouches des arbalétriers s’élargirent quand le lourd bouclier leurfut apporté : au centre il y avait le gros trait du Brabançonfiché profondément dans le bois, mais il n’y avait aucune trace dela flèche.

– Par les trois rois ! cria leBrabançon. Cette fois au moins il est inutile de discuter poursavoir quelle est la meilleure arme et quel est le meilleur tireur.Tu es passé à côté de la cible, l’Anglais !

– Un moment ! Un moment, mongars ! dit Aylward qui, retournant le bouclier, montra un trourond bien net dans le bois derrière. Ma flèche l’a traversé,camarade ; tu conviendras que l’engin qui traverse une cibleest plus redoutable que celui qui s’arrête en route.

Le Brabançon mortifié tapa du pied ; ilaurait sans doute répondu avec aigreur si Alleyne Edricson n’étaitarrivé au galop.

– Sir Nigel va venir, et il désire parlerà la Compagnie.

L’ordre et la discipline remplacèrent aussitôtla confusion qui était générale. Les arcs, les casques, les épéesfurent ramassés. Un long cordon d’archers nettoya le camp de tousles étrangers, tandis que le gros de la troupe s’alignait surquatre rangs avec les sous-officiers et les chefs de section entête ou sur les flancs. Ils se figèrent ainsi, immobiles etsilencieux, pour accueillir leur chef qui arrivait à cheval ;il avait le visage radieux ; toute sa petite silhouette segonflait de la nouvelle qu’il apportait.

– Un grand honneur vient de nous êtrefait ! s’écria-t-il. Entre toute l’armée, le Prince nous achoisis pour que nous pénétrions en terre d’Espagne afin d’explorerce pays ennemi. Cependant, comme nos adversaires sont en nombre, etcomme cette mission ne sera peut-être pas du goût de tout le monde,je prie ceux qui veulent me suivre de faire un pas vers moi.

Un brouhaha s’ensuivit. Quand Sir Nigelregarda à nouveau, personne ne se trouvait en avant ; lesquatre rangs étaient aussi impeccablement alignés qu’avant sacommunication. Stupéfait Sir Nigel les contempla, et le plusprofond chagrin assombrit sa figure.

– Pourquoi ai-je vécu pour voir cejour ! s’écria-t-il. Quoi ! Pas un…

– Mon noble seigneur, chuchota Alleyne,ils ont tous avancé d’un pas.

– Par saint Paul ! Je vois ce qu’ilsvalent. Je ne pouvais pas croire qu’ils m’auraient abandonné. Nouspartons demain à l’aube, et vous aurez les chevaux de la compagniede Sir Robert Cheney. Soyez prêts, je vous en prie, pour le chantdu coq !

Un murmure joyeux parcourut les archers. Ilsrompirent leurs rangs, coururent, sautèrent, gambadèrent comme desenfants une veille des vacances. Sir Nigel les suivit d’un regardamusé, mais une main lourde s’abattit sur son épaule.

– Hé bien, mon chevalier errant deTwynham ! fit une voix. Vous partez pour l’Èbre, d’après ceque j’ai appris. Mais, par le saint poisson de Tobie, vous meprendrez sous votre pennon !

– Sir Oliver Buttelsthorn !s’exclama Sir Nigel. On m’avait dit que vous étiez arrivé aucamp, et j’avais espéré vous revoir. Je serai fier et heureux quevous veniez avec moi !

– J’ai des motifs personnels etd’importance pour vouloir partir en tête, dit le groschevalier.

– Je le crois aisément, répondit SirNigel. Je ne connais personne plus prompt que vous à suivre lechemin de l’honneur.

– Non, ce n’est pas pour l’honneur que jevous accompagne, Nigel.

– Pour quelle raison alors ?

– À cause des poulets.

– Des poulets ?

– Oui. Ces coquins de l’avant-garde ontfait main basse sur tous les poulets de la campagne. Ce matin même,Norbury, mon écuyer, a éclopé son cheval en faisant une tournéepour m’en apporter un, car nous avons un sac de truffes, mais rienpour manger avec. Jamais je n’ai vu de telles sauterelles dans uneavant-garde ! Pas moyen de dénicher un poulet après leurpassage. Du coup, j’abandonne mes renégats de Winchester aux bonssoins du grand prévôt, et je pars en éclaireur avec vous, Nigel,mon sac de truffes à mes arçons.

– Oliver, Oliver, je vous connais tropbien ! fit Sir Nigel en secouant la tête.

Chapitre 35Comment Sir Nigel prit un faucon pour un aigle

Au sud de Pampelune, dans le royaume deNavarre, s’étendait un haut plateau désolé, aride, brun ou gris,parsemé de gros rocs de granit. Sur le versant gascon des Pyrénéesil y avait des gaves, des champs, des forêts et de petits villagesnichés ici ou là ; par contre, sur le versant espagnol, il n’yavait que des rochers nus, de rares pâturages maigres et desdéserts de pierres. Des défilés sinistres ou barrancasentrecoupaient ce pays sauvage, ainsi que des torrents quidéferlaient en cascades écumantes entre leurs rives escarpées. Lefracas des eaux, le cri des aigles, le hurlement des loups étaientles seuls bruits qui rompaient le silence.

C’était dans cette région terriblementinhospitalière qu’avançaient Sir Nigel et sa Compagnie ;tantôt ils chevauchaient dans de vastes défilés entre des montagnesbrunes, où le ciel n’était qu’une mince ligne bleue ; tantôtils menaient leurs chevaux sur les sentiers muletiers quilongeaient des précipices profonds de plusieurs centaines demètres. Pendant deux jours ils s’enfoncèrent ainsi enNavarre : ils dépassèrent Fuente, ils franchirent l’Ega, ilstraversèrent Estella. Enfin, par une soirée d’hiver, les montagness’abaissèrent devant eux et ils aperçurent l’Èbre large quiserpentait entre des villages. Cette nuit-là les pêcheurs de Vianafurent réveillés par des voix rudes qui parlaient une langueétrangère ; avant le matin Sir Nigel et ses hommes avaientpassé la rivière en bac et se trouvaient en terre d’Espagne.

Tout le lendemain ils campèrent dans un boisde pins proche de la ville de Logrono ; leurs chevaux avaientbesoin de repos. Un conseil se réunit. Sir Nigel avait étéaccompagné par Sir William Felton, Sir Oliver Buttesthorn, le vieilet robuste Sir Simon Burley, le chevalier errant écossais, comted’Angus et Sir Richard Causton, qui comptaient tous parmi les plusvaillants chevaliers de l’armée. Il avait avec lui soixante hommesd’armes éprouvés et trois cent vingt archers. Des espions envoyésen mission dès le matin étaient revenus le soir pour annoncer quele Roi d’Espagne campait à vingt kilomètres de là en direction deBurgos, et qu’il avait à sa disposition vingt mille cavaliers etquarante-cinq mille fantassins.

Un feu de bois sec avait été allumé ;autour de ses flammes les chefs s’accroupirent, tandis que lesarchers bavardaient auprès des chevaux.

– Pour ma part, dit Sir Simon Burley, jepense que nous avons déjà accompli notre mission. Ne savons-nouspas où se tient le Roi et de quelles forces il dispose, ce quiétait le but de notre expédition ?

– C’est vrai, répondit Sir WilliamFelton. Mais j’ai voulu participer à cette entreprise parce qu’il ya longtemps que je n’ai pas rompu de lances au cours d’uneguerre ; aussi ne prendrai-je pas le chemin du retour avantd’avoir couru contre un gentilhomme d’Espagne. Ceux qui veulentrentrer n’ont qu’à rentrer. Moi je veux voir de plus près cesEspagnols.

– Je ne vous abandonnerai pas, SirWilliam, répliqua Sir Simon Burley. Et cependant, en ma qualité devieux soldat et de vétéran des guerres, je me vois contraint desouligner que c’est une bien mauvaise chose pour quatre centshommes de se trouver entre une armée de soixante mille hommes d’uncôté et un large fleuve de l’autre.

– Et cependant, dit Sir Richard Causton,nous ne pouvons pas, pour l’honneur de l’Angleterre, fairedemi-tour sans avoir frappé un coup !

– Ni pour l’honneur de l’Écosse !s’écria le comte d’Angus. Par saint André, que je ne revoie jamaisl’eau de la Leith si je tourne bride avant de m’être rapproché deleur camp !

– Par saint Paul, vous avez très bienparlé ! dit Sir Nigel. J’ai d’ailleurs toujours entendu direqu’il y avait de très dignes gentilshommes parmi les Écossais, etqu’on pouvait faire d’intéressantes rencontres près de leursfrontières. Réfléchissez, Sir Simon, que nous tenons nosrenseignements d’espions ordinaires, qui ne sont guère en mesure denous dire de l’ennemi et de ses forces autant de choses que ledésirerait le Prince.

– Vous êtes le chef de cette expédition,Sir Nigel, répondit l’autre. Je ne fais que chevaucher sous votrepennon.

– Pourtant je désire avoir votre opinionet votre conseil, Sir Simon. Mais à propos de ce que vous avez ditconcernant le fleuve, nous pouvons nous arranger pour ne pasl’avoir derrière nous. Le Prince en effet a avancé maintenantjusqu’à Salvatierra et vers Vittoria : si nous tombions surleur camp par l’autre côté, nous pourrions opérer une bonneretraite.

– Que nous proposez-vous alors ?demanda Sir Simon en hochant sa tête grisonnante comme quelqu’unqui ne serait qu’à demi convaincu.

– Que nous avancions jusqu’à ce qu’ilsapprennent que nous avons franchi le fleuve. De cette façon nouspourrons voir de plus près leur armée, et peut-être trouverl’occasion d’un petit exploit.

– Qu’il en soit ainsi ! fit SirSimon.

Les autres membres du conseil ayant approuvéla suggestion de Sir Nigel, un repas hâtif fut préparé, puisl’avance reprit sous le couvert de l’obscurité. Toute la nuit ilsmenèrent leurs chevaux, trébuchant et peinant dans des défiléssauvages et des vallées escarpées, sous la conduite d’un paysanépouvanté dont le poignet était attaché au cuir de l’étrier deBlack Simon. À l’aube ils se trouvèrent dans un ravin noir, aumilieu d’autres ravins qui dévalaient de chaque côté ; toutautour d’eux, des rochers bruns s’étageaient en longues terrassesbalayées par le vent.

– S’il vous plaît, noble seigneur, ditBlack Simon à Sir Nigel, cet homme s’est moqué de nous ; commeil n’y a pas d’arbre où le pendre, nous pourrions le jeter dans ceprécipice.

Aux accents rudes de la voix du soldat lepaysan avait deviné le sens des paroles ; il tomba à genoux etimplora miséricorde.

– Comment cela se fait-il, chien ?demanda en espagnol Sir William Felton. Où est ce camp où tu avaisjuré de nous conduire ?

– Par la douce Vierge ! Par la Mèrebénie de Dieu ! cria le paysan tout tremblant. Je vous jureque dans la nuit je me suis perdu !

– Qu’on le jette dans le précipice !s’écrièrent une demi-douzaine de voix.

Mais avant que les archers eussent pul’arracher au roc auquel il se cramponnait, Sir Nigel étaitintervenu.

– Que veut dire ceci, messeigneurs ? Tant que le Prince me fait l’honneur de me confiercette expédition, c’est à moi seul de donner des ordres ; et,par saint Paul, je serais très heureux d’approfondir complètementl’affaire avec celui d’entre vous qui prendrait ombrage de mesparoles ! Qu’en dites-vous, Sir William ? ou vous,messire d’Angus ? ou vous, Sir Richard ?

– Non, Nigel ! s’écria Sir William.Ce vil paysan est un trop petit motif de dispute pour de vieuxcamarades. Mais le fait est qu’il nous a trahis, et qu’il a méritéla mort d’un chien.

– Écoute-moi, l’homme ! dit Nigel.Nous t’accordons encore une chance pour trouver ton chemin. Nousnous disposons à gagner beaucoup d’honneur, Sir William, dans cetteentreprise et il serait affligeant que le premier sang versé soitcelui d’un rustre. Disons nos oraisons du matin ; peut-êtreavant que nous ayons fini aura-t-il repéré sa route.

La tête inclinée et le casque à la main, lesarchers se tinrent immobiles et silencieux à côté de leurs chevaux,tandis que Sir Simon Burley répétait le Pater,l’Ave Maria, et le Credo. LongtempsAlleyne garda cette scène en mémoire : le groupe deschevaliers dans leur armure couleur de plomb, le visage rougeaud deSir Oliver, les traits anfractueux du comte écossais, le crâneluisant de Sir Nigel, le cercle dense des visages barbus etfarouches, les longues têtes brunes des chevaux, avec pour décorles montagnes et les précipices. À peine le dernier Amenavait-il été prononcé par la Compagnie que cent bugles sonnèrent,des tambours battirent, des cymbales s’entrechoquèrent. Chevalierset archers bondirent sur leurs armes ; ils croyaient qu’unegrande armée fondait sur eux ; mais le guide s’agenouilla pourrendre grâces au Ciel de sa miséricorde.

– Nous les avons trouvés,caballeros ! cria-t-il. C’est leur appel du matin. Si vousdaignez me suivre, je vais vous les faire voir avant que vous ayezle temps d’égrener un chapelet.

Il dégringola l’un des ravins, escaladaensuite une crête basse, et les conduisit dans une courte valléequ’arrosait un ruisseau en son milieu et que bordaient de chaquecôté d’épais fourrés de sureaux et de buis. Se frayant un passage àtravers les arbustes, ils aperçurent un panorama qui fit battreplus vite leurs cœurs.

Devant eux s’étalait une grande plaineparcourue par deux cours d’eau et couverte d’herbe ; elles’étendait jusqu’à l’endroit où, très loin sur l’horizon, sedressaient contre la lumière bleue les tours de Burgos. Sur toutecette vaste prairie une grande cité de tentes s’étaitédifiée ; il y en avait des milliers formées en carrés et quidessinaient des rues comme une ville bien ordonnée. De hautestentes de soie, des marquises bariolées dominaient la masse deshabitations moins somptueuses ; elles indiquaient lesemplacements où les grands seigneurs et les barons du Léon et de laCastille avaient déployé leurs bannières, tandis qu’au-dessus destoits blancs, et jusqu’à la limite du visible, l’agitation despavillons, pennons et banderoles ruisselant d’or et de couleursvives proclamait que toute la chevalerie d’Espagne étaitrassemblée. Au milieu du camp, un grand palais de soie blanche etrouge au-dessus duquel flottaient les armes de la Castilleconfirmait la présence du brave Henri de Transtamare parmi sessoldats.

Les Anglais, derrière l’écran des buissons,contemplaient ce spectacle merveilleux ; toute l’armée qu’ilsavaient sous les yeux était déjà debout. La première lueur rose del’aurore fit scintiller les casques d’acier et les cuirasses desépais bataillons d’arbalétriers et de frondeurs qui faisaientl’exercice dans des champs de manœuvres. Un millier de colonnes defumée grimpaient dans l’air pur du matin. Des essaims de cavalierslégers galopaient à découvert en lançant des javelots et en sepenchant de côté, comme les Maures le leur avaient enseigné. Toutle long des cours d’eau des pages menaient boire les chevaux deleurs maîtres, tandis que les chevaliers vêtus de clair bavardaiententre eux devant la porte de leurs tentes, ou s’en allaientcaracolant, un faucon sur le poignet et suivi de limiers, en quêtede cailles ou de levrauts.

– Par ma garde, mon gars ! chuchotaAylward à l’oreille d’Alleyne, nous les avons cherchés toute lanuit, mais maintenant que nous les avons trouvés, je me demande ceque nous allons en faire !

– Tu as raison, Samkin, dit le vieuxJohnston. Je voudrais bien que nous soyons de retour du côté del’Èbre, car je ne vois ni honneur, ni profit à gagner ici. Qu’endis-tu, Simon ?

– Par la Croix ! s’écria le farouchevieil homme d’armes. Je verrai la couleur de leur sang avant detourner la tête de ma jument en direction des montagnes. Suis-je unenfant qu’on mène chevaucher pendant trois jours dans les montagnespour rien d’autre que des mots ?

– Bien dit, tendre chèvrefeuille !approuva Hordle John. Je suis avec toi, comme le manche à la lame.Si je pouvais seulement mettre la main sur l’un de ces fringantspersonnages, je suis sûr que je tirerais de lui une rançon assezforte pour acheter une nouvelle vache à ma mère !

– Une vache ? dit Aylward. Displutôt dix acres et une maison de campagne sur les bords del’Avon !

– Tu crois ? Alors, par Notre-Dame,je choisis celui qui a le justaucorps rouge.

Il était sur le point de s’avancertranquillement à découvert, quand Sir Nigel en personne s’élança etl’arrêta.

– Arrière ! dit-il. Notre heuren’est pas encore venue. Nous nous cacherons là jusqu’à ce soir.Retirez vos casques et vos cuirasses, de peur qu’ils n’aperçoiventleurs reflets, et attachez les chevaux au milieu des rochers.

L’ordre fut rapidement exécuté ; dixminutes plus tard les archers s’étaient allongés au bord duruisseau, mangeaient le pain et le lard qu’ils avaient apportésdans leurs sacs, et tendaient le cou pour guetter le moindrechangement sur la scène qu’ils dominaient. Ils demeurèrentsilencieux, exception faite de quelques plaisanteries à mi-voix oud’un ordre chuchoté, car deux fois pendant cette longue matinée ilsentendirent des sonneries de bugle dans les montagnes et autourd’eux, ce qui tendait à indiquer qu’ils s’étaient infiltrés entreles avant-postes ennemis. Les chefs s’étaient assis dans lesfourrés de buis, et ils tinrent conseil sur l’opération àentreprendre, pendant que montait vers eux le concert des voixbourdonnantes, des cris, des chevaux qui hennissaient, et de tousles bruits d’un grand camp.

– À quoi bon attendre ? disait SirWilliam Felton. Fonçons sur leur camp avant qu’ils nous aientdécouverts !

– J’opine dans le même sens !s’écria le comte écossais. Car ils supposent qu’ils n’ont pasd’ennemis dans un rayon de trente lieues.

– Pour ma part, dit Sir Simon Burley, jepense que c’est une folie, car vous ne pouvez pas espérer mettre endéroute cette grande armée ; et où irez-vous, et queferez-vous quand ils se tourneront contre vous ? Qu’enpensez-vous, Sir Oliver Buttesthorn ?

– Par la pomme d’Ève ! s’écria legros chevalier. Il me semble que ce vent nous apporte une odeurtrès savoureuse d’ail et d’oignons qui émane de leurs marmites. Jesuis donc disposé à foncer immédiatement sur les dites marmites, simon vieil ami et camarade partage cette opinion.

– Non, répondit Sir Nigel. J’ai un autreplan. Nous pourrons tenter un petit fait d’armes contre eux etpourtant, avec l’aide de Dieu, nous retirer sans mal : ce qui,comme l’a exposé Sir Simon Burley, est assez difficile.

– Quel est votre plan, Sir Nigel ?interrogèrent plusieurs voix.

– Nous allons demeurer cachés ici tout lejour ; il serait bien extraordinaire qu’ils nous repèrent.Puis, quand le soir sera venu, nous prendrons notre élan et nousverrons si nous ne pourrons pas nous distinguer très honorablementcontre eux.

– Mais pourquoi ce soir et pasmaintenant ?

– Parce que nous bénéficierons du couvertde la nuit pour battre en retraite, et que nous pourrons rentrerpar les montagnes. Je mettrai ici en faction une vingtained’archers dans le défilé, avec tous nos pennons plantés dans leroc, avec tous les bugles et les tambours que nous avons, afin queceux qui nous poursuivront dans la lumière déclinante puissentpenser que c’est toute l’armée du Prince qui arrive, et qu’ilsn’osent pas aller plus loin. Que dites-vous de mon plan, SirSimon ?

– Ma foi, j’en dis beaucoup debien ! s’écria le vieux chef prudent. Si quatre cents hommesdoivent s’attaquer à soixante mille, je ne crois pas qu’il existede meilleur plan avec autant de chances de succès.

– Et je l’approuve moi aussi ! criaFelton avec chaleur. Mais je voudrais que le jour soit tombé, carce serait un désastre s’ils nous découvraient.

Il venait de terminer sa phrase quand ilsentendirent un bruit de pierres qui roulaient et le martèlement dequatre sabots : un gentilhomme très brun, monté sur un chevalblanc, traversa le rideau des fourrés et descendit dans lavallée ; il avait débouché par l’extrémité la plus éloignée ducamp espagnol. Il n’avait qu’une armure légère ; sa visièreétait levée ; un faucon était perché sur son poignet gauche,et il le regardait avec l’air insouciant de l’homme qui ne pensequ’à son plaisir et qui ignore la présence d’un danger. Tout à coupcependant, il aperçut les visages farouches qui l’observaient entreles buissons. Alors il poussa un cri de terreur, enfonça seséperons dans les flancs de son cheval et se rua vers l’étroiteouverture de la gorge. Il faillit l’atteindre, car il avaitrenversé ou évité les archers qui s’étaient jetés au-devant delui ; mais Hordle John le saisit par un pied ; de sapoigne de fer il le tira de sa selle, tandis que deux autressoldats maîtrisaient le cheval effrayé.

– Oh, oh ! rugit le grand archer.Combien de vaches achèteras-tu à ma mère si je te libère ?

– Faites taire ce buffle ! s’écriaSir Nigel impatienté. Qu’on m’amène cet homme. Par saint Paul, cen’est pas la première fois que nous nous rencontrons ! Si jene me trompe, vous êtes Don Diego Alvarez, autrefois familier de lacour du Prince.

– C’est moi en effet, dit l’Espagnol enfrançais. Et je vous serais reconnaissant de me passer le fil devotre épée en plein cœur. Car comment pourrais-je vivre, moi, uncaballero de Castille, après avoir été arraché de mon cheval parles mains sales d’un archer ?

– Que cela ne vous contrarie pas,répondit Sir Nigel. S’il ne vous avait pas fait tomber, votre corpsserait transpercé d’une douzaine de flèches.

– Par saint Jacques, j’aurais préférémourir plutôt que d’avoir été pollué par son contact ! affirmal’Espagnol dont les yeux noirs étincelaient de rage et de haine.J’espère que je suis maintenant le prisonnier d’un honorablechevalier ou gentilhomme ?

– Vous êtes le prisonnier de l’homme quivous a capturé, messire Diego, déclara Sir Nigel. Et je puis vousdire que de meilleurs hommes que vous et moi ont déjà été capturéspar des archers anglais.

– Quelle rançon demande-t-il ?interrogea l’Espagnol.

Le gros John se gratta la tête, mais sourit detoutes ses dents quand cette question lui fut répétée.

– Dites-lui, répondit-il, qu’il me fautdix vaches et un taureau, même si ce n’est qu’un petit taureau. Ilme faut aussi une robe de cendal bleu pour ma mère et une en rougepour Joan ; avec cinq acres de pâturages, deux faux, et unebelle meule. De même une petite maison, avec des étables pour lesvaches, et trente-six gallons de bière pour la saison sèche.

– Tut, tut ! s’écria Sir Nigel enriant. Ces choses-là s’expriment en argent. Je crois, messireDiego, que cinq mille couronnes ne représentent pas une sommeexcessive pour un chevalier de votre renommée.

– Elle lui sera payée en temps voulu.

– Pendant quelques jours nous devronsvous garder avec nous ; et je dois vous prier de nous accorderla permission d’utiliser votre bouclier, votre armure, et votrecheval.

– Mon équipement vous appartient selonles lois de la guerre, dit lugubrement l’Espagnol.

– Je ne vous demande qu’un emprunt. J’enai besoin aujourd’hui, mais il vous sera dûment restitué. Installedes gardes, Aylward, avec la flèche sur la corde, aux deuxextrémités de ce col ; car il se pourrait que d’autresgentilshommes viennent nous rendre visite avant que l’heure soitvenue.

Toute la journée les Anglais demeurèrent dansla gorge abritée et contemplèrent les différents mouvements deleurs ennemis inconscients du péril qui les menaçait. Peu aprèsmidi, de nombreux cris et des applaudissements retentirent danstout le camp ; il y eut des rassemblements, des sonneries debugles. Escaladant les rochers, les chefs aperçurent un long nuageroulant de poussière le long de l’horizon de l’est ; unscintillement de lances et une agitation, de pennons annoncèrentbientôt qu’un nombreux corps de cavalerie approchait. Pendantquelques instants ils espérèrent que le Prince avait avancé plusvite que prévu, qu’il avait franchi l’Èbre, et que son avant-gardese préparait à attaquer.

– Je suis sûr que je vois la pile degueules de Chandos en tête du premier escadron ! cria SirRichard Causton.

– Non ! répliqua Sir Simon Burleydont le visage s’assombrit. C’est exactement ce que je craignais.C’est l’aigle à deux têtes de Du Guesclin.

– Vous avez raison ! s’exclama lecomte d’Angus. Ce sont les troupes qu’il a levées en France. Jereconnais l’emblème du maréchal d’Andreghen, celui du barond’Antoing et de Briseuil, et d’autres qui viennent de Bretagne etd’Anjou.

– Par saint Paul, je suis ravi de cesbonnes nouvelles ! fit Sir Nigel. Je ne sais rien de cesEspagnols ; mais les Français sont de très dignesgentilshommes : ils feront tout ce qu’ils pourront pour quenous nous distinguions.

– Ils sont au moins quatre mille, et tousdes hommes d’armes ! s’écria Sir William Felton. Tenez, voiciBertrand en personne, à côté de sa bannière, et voici le Roi Henriqui galope pour l’accueillir. Maintenant ils rentrent tous ensembledans le camp.

Tout au long du jour le bruit desdivertissements et des réjouissances monta du camp en liesse auxoreilles des Anglais qui voyaient les soldats des deux nationss’embrasser et danser la main dans la main autour des feux. Lesoleil venait de disparaître derrière un banc de nuages à l’ouestquand Sir Nigel fit transmettre l’ordre aux hommes de reprendreleurs armes et de tenir leurs chevaux prêts. Lui-même avaitdélaissé son armure personnelle, et il s’était habillé de pied encap avec l’équipement de l’Espagnol capturé.

– Sir William, dit-il, j’ai l’intentiond’essayer une petite chose ; je vous demande donc de commandercette expédition sur le camp. Quant à moi, je pénétrerai àl’intérieur du camp avec mon écuyer et deux archers. Je vous priede ne pas me quitter des yeux, et de vous élancer seulement quandje serai arrivé au milieu des tentes. Vous laisserez vingt hommesici derrière vous, comme nous l’avons projeté ce matin, et vousregagnerez cette gorge après vous être aventuré aussi loin qu’ilvous plaira.

– Je ferai comme vous me l’ordonnez,Nigel. Mais que vous proposez-vous d’accomplir ?

– Vous le verrez bientôt. Il ne s’agitque d’une plaisanterie. Alleyne, tu viendras avec moi, et tuconduiras un cheval de rechange par la bride. J’emmènerai aussi lesdeux archers qui nous ont accompagnés à travers la France, car cesont des fidèles et des braves… Laissez vos arcs ici dans lesbuissons, car je ne souhaite pas qu’on sache trop tôt que noussommes Anglais. Pas un mot à quiconque, en cas de rencontre, et sil’on vous adresse la parole, agissez comme si vous n’aviez rienentendu. Êtes-vous prêts ?

– Je suis prêt, mon noble seigneur,répondit Alleyne.

– Moi aussi ! crièrent d’une seulevoix Aylward et John.

– J’abandonne donc le reste à votresagesse, Sir William ; si Dieu est avec nous, vous nousretrouverez dans cette gorge avant la nuit.

Sur ces mots, Sir Nigel enfourcha le chevalblanc du gentilhomme espagnol et sortit paisiblement de sacachette, suivi de ses trois compagnons. Alleyne menait par labride le destrier de son maître. Il y avait tellement de petitsgroupes de cavaliers français et espagnols disséminés dans lesenvirons que celui-ci n’éveilla pas l’attention. Au petit trot SirNigel et ses compagnons débouchèrent dans la plaine et arrivèrentjusqu’au camp sans avoir été questionnés ni arrêtés. Ils entrèrentalors dans les interminables files de tentes autour desquellesbavardaient cavaliers et fantassins, puis ils aperçurent en faced’eux le pavillon royal. Ils étaient parvenus à ses abords quandéclata soudain un vacarme fait de cris de guerre et de tous lesbruits d’un combat dans une partie éloignée du camp. Des soldatssortirent de leurs tentes avec leurs armes ; des chevaliershélaient leurs écuyers ; le désordre fut bientôt à son comble.Devant la tente royale une foule de serviteurs somptueusement vêtuscouraient dans une panique indescriptible, car les soldats de gardes’étaient déjà précipités dans la direction de l’alarme. De chaquecôté de la porte se tenait un homme d’armes : ils étaient lesseuls protecteurs de la résidence royale.

– Je suis venu pour le Roi !chuchota Sir Nigel. Par saint Paul, je le ramènerai ou je resteraiici !

Alleyne et Aylward sautèrent à bas de leursmontures et bondirent sur les deux sentinelles qui furent désarméeset abattues sur-le-champ. Sir Nigel se rua dans la tenteroyale ; Hordle John le suivit dès que les chevaux furentattachés. De l’intérieur jaillirent des hurlements sauvages,accompagnés d’un cliquetis d’épées. Sir Nigel et Johnreparurent ; ils avaient du sang jusqu’au coude. John portaitsur ses épaules le corps inanimé d’un homme dont le surcot orné deslions et des tours de Castille attestait qu’il appartenait à lamaison royale. Une foule de serviteurs et de pages décomposés lessuivait ; les derniers poussaient en avant les premiers, maisceux-ci reculaient devant les épées anglaises. Le corps inanimé futjeté en travers du cheval de rechange ; les quatre compagnonssautèrent en selle, et s’enfuirent au galop à travers le camp eneffervescence.

Mais la confusion et le désordre continuaientde régner parmi les Espagnols, car dans leur élan Sir WilliamFelton et ses hommes avaient parcouru une bonne moitié du camp, etils avaient jalonné leur route d’une longue traînée de morts et demourants. Ne sachant pas qui étaient leurs agresseurs, incapablesde distinguer leurs ennemis anglais de leurs alliés nouvellementarrivés, les chevaliers espagnols caracolaient en vain dans unefureur aveugle. Le désordre, le mélange des races, la lumière quifaiblissait, tout favorisa les quatre chevaliers. Deux fois avantde sortir du camp ils durent se frayer le passage à travers depetits détachements de cavalerie ; une fois ils entendirentsiffler des flèches et chanter des pierres à leurs oreilles. Mais,sans interrompre leur course, ils se trouvèrent bientôt hors destentes et rejoignirent leurs camarades qui battaient en retraitevers les montagnes. Après cinq minutes de galop furieux dans laplaine, tous avaient regagné la gorge ; leurs poursuivantss’arrêtèrent quand ils entendirent les tambours et les trompettesqui semblaient annoncer que toute l’armée du Prince émergeait descols de la montagne.

– Sur mon âme, Nigel cria Sir Oliver enbrandissant un gros jambon, je suis tombé sur quelque chose que jepourrai manger avec mes truffes ! J’ai dû livrer un durcombat, car ils étaient trois avec la bouche ouverte et le couteauà la main, assis pour leurs agapes, quand je me suis présenté. Quediriez-vous, Sir William, de tâter de ce pourceau d’Espagne, bienque nous n’ayons que l’eau du ruisseau pour l’arroser ?

– Plus tard, Sir Oliver ! réponditle vieux soldat en s’essuyant le visage. Il faut que nous nousenfoncions dans l’intérieur des montagnes pour avoir un peu desécurité. Mais qui avez-vous avec vous, Nigel ?

– Un prisonnier que j’ai capturé. À vraidire il vient de la tente royale, porte les armes royales sur sonsurcot. Je pense que c’est le Roi d’Espagne.

– Le Roi d’Espagne ! crièrent lescompagnons stupéfaits.

– Non, Sir Nigel ! dit Felton en sepenchant vers le prisonnier. J’ai vu deux fois Henri deTranstamare ; cet homme ne lui ressemble nullement.

– Mais, par la lumière du Ciel… ?Alors je retourne le chercher ! fit Sir Nigel.

– Non. Le camp est en alerte ; ceserait folie pure. Qui es-tu ? ajouta-t-il en espagnol. Etcomment se fait-il que tu oses porter les armes de laCastille ?

Le prisonnier commençait à se remettre du chocqu’il avait éprouvé quand la poigne de Hordle John s’étaitappesantie sur lui.

– S’il vous plaît, répondit-il, je suis,avec neuf autres, écuyer de corps du Roi, et je dois porter sesarmes pour le mettre à l’abri de dangers dans le genre de celui quile menaçait ce soir. Le Roi est dans la tente du brave Du Guesclin,chez qui il soupe. Mais je suis Don Sancho Penelosa, caballerod’Aragon, et, bien que je ne sois pas le Roi, je suis prêt à payerle prix de ma rançon.

– Par saint Paul, je ne toucherai pas àvotre or ! s’écria Sir Nigel. Retournez chez votre maître,saluez-le de la part de Sir Nigel Loring du château de Twynham,dites-lui que j’espérais faire plus ample connaissance avec lui cesoir et que, si j’ai mis un peu de désordre dans sa tente, cen’était que dans ma hâte de connaître un chevalier réputé sicourtois. Éperonnons nos montures, camarades ! Car il nousfaut couvrir quelques lieues avant de nous aventurer à allumer unfeu ou à desserrer la ceinture. J’avais espéré galoper sans mamouche cette nuit, mais je crois que je vais devoir la porterencore un peu de temps.

Chapitre 36Comment Sir Nigel retira la mouche de son œil

C’était un matin froid du début de mars ;le brouillard roulait ses masses denses à travers les cols desmonts cantabriques. La Compagnie, qui avait passé la nuit dans unpetit ravin abrité, était déjà debout ; les uns entouraientles feux allumés, d’autres jouaient à saute-mouton, car ils avaientles membres engourdis par le froid. Des cimes élevées, de grosentassements de rochers se dessinaient confusément dans lebrouillard. Dominant de haut la mer de nuages, un pic gigantesquecoiffé de neige commença à rosir sous le premier rayon du soleil.La terre était mouillée, les rochers s’égouttaient, l’herbe et lesfougères étaient saupoudrées de gouttes de rosée ; pourtant lajoie régnait dans le camp et les éclats de rire fusaient, car unmessager du Prince venait d’arriver pour leur transmettre descompliments fort flatteurs touchant leur expédition au campespagnol, et pour leur commander de demeurer en éclaireurs à latête de l’armée.

Autour d’un feu, quatre ou cinq chefs de filedes archers étaient réunis : ils ôtaient la rouille de leursarmes, et ils jetaient des coups d’œil impatients vers le grand potqui fumait sur le brasier. Jambes croisées, Aylward était accroupià l’orientale : il frottait sa brigandine en sifflotant. Levieux Johnston s’affairait pour ajuster des plumes à quelquesflèches de son goût. Hordle John était allongé de tout son long, etil tenait son casque en équilibre au bout de son pied levé. BlackSimon, recroquevillé au milieu des rochers, fredonnait une balladetout en aiguisant son épée contre une pierre plate calée entre sesgenoux. Alleyne Edricson et Norbury, l’écuyer taciturne de SirOliver, tendaient leurs mains glacées vers les flammes desfagots.

– Jette une autre brassée de petit bois,John, et remue la soupe avec ton fourreau ! grommela Johnstonqui regardait pour la vingtième fois la marmite.

– Par ma garde ! s’écria Aylward.Depuis que John a la promesse de cette belle rançon, c’est toutjuste s’il consent à s’occuper de la soupe des pauvresarchers ! Qu’en dis-tu, camarade ? Quand tu reverrasHordle, il n’y aura plus de mauvaise bière ni de lard gras, maisdes vins de Gascogne et des viandes rôties chaque jour de lasemaine.

– Cela je ne le sais pas, répondit Johnen lançant son casque en l’air et en le rattrapant d’une main. Maisce que je sais, c’est que je vais plonger ceci dans la soupe,qu’elle soit cuite ou non.

– Elle bout ! cria Johnston.

Immédiatement la marmite fut retirée du feu,et son contenu réparti dans une demi-douzaine de casques d’acierposés entre les genoux de leurs propriétaires. Ce repas matinal futenglouti avec délices.

– Mauvais temps pour les flèches !fit observer John quand il eut avalé la dernière goutte de sasoupe. Mes cordes ce matin sont aussi molles qu’une queue devache.

– Tu devrais les frotter avec de la glu,dit Johnston. Te rappelles-tu, Samkin, qu’il faisait encore plushumide au matin de Crécy ? Pourtant je ne crois pas que noscordes nous aient causé beaucoup de soucis.

– J’ai dans l’idée, fit Black Simon en seremettant à aiguiser son épée, que nous pourrions avoir besoin devos cordes avant la chute du jour. J’ai rêvé de la vache rougecette nuit.

– Et quelle est cette vache rouge,Simon ? interrogea Alleyne.

– Je ne sais pas, jeune seigneur. Mais jepeux te dire qu’à la veille de Cadsand, et à la veille de Crécy, età la veille de Nogent, j’ai rêvé d’une vache rouge ; comme lerêve est revenu me visiter cette nuit, je fourbisconsciencieusement mon arme pour lui donner un fil convenable.

– Bien parlé, vieux chien deguerre ! s’écria Aylward. Par ma garde, je prie pour que tonrêve soit vrai, car le Prince ne nous a pas postés ici pour boirede la soupe ou cueillir des myrtilles. Encore une bataille, et jesuis prêt à suspendre mon arc, à me marier et à me retirer au coindu feu. Que se passe-t-il, Robin ? Qui cherches-tu ?

– Le seigneur Loring vous requiert danssa tente, dit un jeune archer à Alleyne.

L’écuyer se leva et se dirigea vers la tenteoù il trouva le chevalier assis sur un coussin avec un large rubande parchemin posé sur ses genoux ; il avait le front plissé etles lèvres crispées.

– Ce pli m’est arrivé ce matin par lemessager du Prince, dit-il. Et c’est Sir John Fallislee, qui vientd’arriver du Sussex, qui l’a apporté. Que penses-tu de ce qui estécrit sur le côté extérieur ?

– L’écriture est belle et nette, réponditAlleyne. Je lis : « À Sir Nigel Loring, chevalier,connétable du château de Twynham, de la part de Christopher,serviteur de Dieu au prieuré de Christchurch. »

– J’avais bien lu, dit Sir Nigel.Maintenant je te prie de lire l’intérieur.

Alleyne tourna le rouleau de parchemin et,quand il y posa ses yeux, il devint pâle : un cri de surpriseet de douleur s’échappa de ses lèvres.

– Qu’y a-t-il ? interrogea lechevalier anxieusement. Il ne se passe rien de grave pour Lady Maryou pour la damoiselle Maude ?

– C’est mon frère, mon pauvre malheureuxfrère ! s’écria Alleyne en portant une main à son front. Ilest mort.

– Par saint Paul, il ne t’avait pastémoigné tellement d’affection que tu dusses te lamenterainsi !

– Il était mon frère pourtant, le seulparent qui me restait sur cette terre. Peut-être n’avait-il pastort de me témoigner de l’amertume, puisqu’une partie de ses terresavait été cédée à l’abbaye pour mon éducation. Hélas, hélas !Et j’ai levé mon bâton contre lui quand je l’ai rencontré ! Ila été tué. Tué, je le crains, dans le crime et la violence.

– Ah ! fit Sir Nigel. Lis donc, jete prie.

– « Que Dieu soit avec vous, trèshonoré seigneur, et qu’il vous tienne en Sa sainte garde !Lady Loring m’a prié de vous coucher par écrit ce qui est arrivé àTwynham, et la mort de votre méchant voisin, le seigneur deMinstead. Car quand vous nous avez quittés, ce mauvais homme arassemblé autour de lui des hors-la-loi et tous les scélérats etles serfs évadés jusqu’à ce qu’il puisse disposer d’une force qui atué et dispersé les soldats que le Roi avait envoyés contre eux.Puis ils sont sortis des bois et ils ont assiégé votrechâteau ; pendant deux jours ils nous ont cernés et ils nousont criblés de flèches ; ils étaient incroyablement nombreux.Cependant Lady Loring a fermement tenu la place ; le deuxièmejour, le seigneur de Minstead a été tué (sans doute par ses proprespartisans, disent certains) et nous avons été délivrés. Louangepour cela à tous les saints, et plus spécialement à saint Anselmedont c’était la fête. Lady Loring et la damoiselle Maude, votrejolie fille, sont en bonne santé. Moi aussi, à l’exception d’unefaiblesse aux orteils, qui m’a été envoyée pour mes péchés. Quetous les saints vous préservent ! »

– C’était la vision de dame Tiphaine,commenta Sir Nigel après un silence. Peut-être n’avais-tu pasremarqué qu’elle avait décrit le chef des assaillants comme unhomme de grande taille et à barbe blonde ? Elle avait ditégalement qu’il était tombé devant le portail. Mais comment sefait-il, Alleyne, que cette femme pour qui toute chose est cristalet qui n’a pas prononcé une parole erronée, se soit trompée aupoint de dire que tes pensées se tournaient plus souvent que lesmiennes vers le château de Twynham ?

– Noble seigneur, répondit Alleyne enrougissant, dame Tiphaine a pu ne pas se tromper ; car lechâteau de Twynham est dans mon cœur le jour et dans mes rêves lanuit.

– Ah ! s’écria Sir Nigel avec uncoup d’œil oblique.

– Oui, noble seigneur. Car réellementj’aime votre fille, la damoiselle Maude ; et tout indigne queje sois, je donnerais pour la servir tout le sang de moncœur !

– Par saint Paul, Edricson ! fitfroidement le chevalier en arquant les sourcils. Tu vises haut.Notre sang est très ancien.

– Le mien l’est aussi, réponditl’écuyer.

– Et la damoiselle Maude est notre enfantunique. Notre nom et nos terres se concentrent sur elle.

– Hélas, je suis aussi maintenant le seulEdricson !

– Pourquoi ne m’en as-tu pas parléd’abord, Alleyne ? Pour tout dire, je pense que tu as malagi.

– Non, noble seigneur, ne croyez pascela ! Car je ne sais pas si votre fille m’aime, et il n’y aaucune parole échangée entre nous.

Sir Nigel réfléchit un moment, puis éclata derire.

– Par saint Paul, dit-il, je ne vois paspourquoi je me mêlerais de cette affaire ! Car j’ai toujoursconstaté que la damoiselle Maude était très capable de s’occuper deses propres intérêts. À partir du jour où elle a pu taper de sonpetit pied, elle a constamment fini par avoir tout ce qu’elledésirait. Or donc si elle te voue son cœur, Alleyne, et si toi tului voues le tien, je ne crois pas que ce Roi d’Espagne, avec sessoixante mille hommes, parviendrait à vous séparer. Cependant je tedis ceci : je veux te voir chevalier avant que tu aillesconter fleurette à ma fille. J’ai toujours soutenu qu’elleépouserait un brave coureur de lance ; et, sur mon âme,Edricson, si Dieu t’épargne, je crois que tu le seras… Mais assezde bagatelles ! Nous avons de l’ouvrage devant nous, et ilsera temps de reconsidérer l’affaire quand nous reverrons lesblanches falaises de l’Angleterre. Va, je te prie, trouver SirWilliam Felton et demande-lui de venir ici, car il est temps quenous nous mettions en route. Il n’y a pas de passage à l’autre boutde la vallée, et l’endroit deviendrait dangereux si l’ennemitombait sur nous.

Alleyne transmit son message, puis s’éloignadu camp. Les nouvelles tourbillonnaient dans sa tête : la mortde son frère, son entretien avec Sir Nigel… Il s’assit sur unrocher et reposa son front brûlant sur ses mains. Il pensait à sonfrère, à leur querelle, à la damoiselle dans sa robe déchirée, auvieux château gris, au fier visage pâli dans l’armurerie, auxderniers mots enflammés qui avaient été leur adieu. À présentc’était lui le seigneur de Minstead, le chef d’une vieille famille,le propriétaire d’un domaine qui, en dépit de ses amputations,suffisait encore à assurer la dignité de son nom. Par ailleurs ilétait devenu un homme d’expérience, il avait pris rang parmi lesbraves des braves, il avait conquis l’estime et la confiance dupère de la damoiselle, il avait été écouté quand il lui avait avouéle secret de son amour. Pour ce qui était de gagner le titre dechevalier, ces temps agités étaient propices ; un écuyercourageux et de bonne naissance pouvait raisonnablement aspirer àcet honneur. Oui, ou bien il laisserait ses os dans ces ravinsd’Espagne, ou bien il accomplirait une action d’éclat quiattirerait sur lui l’attention générale.

Assis sur son rocher, avec les joies et leschagrins qui alternaient dans son esprit comme des ombres de nuagessur une plaine ensoleillée, il prit soudainement conscience d’unbruit sourd, profond, qui parvenait à ses oreilles à travers lebrouillard. Derrière lui il entendait bien les murmures desarchers, leurs éclats de rire, le piétinement des chevaux. Mais enbruit de fond il y avait maintenant cette sorte de vrombissementgrave qui semblait envahir tout l’air. Il se rappela un bruitsemblable qui remontait à ses années de couvent : par une nuitd’hiver il était sorti à Bucklershard et il était resté longtemps àécouter le bruit des vagues qui se brisaient sur le rivage couvertde galets. Ici pourtant il ne s’agissait ni du vent ni de la mer.Et ce sourd murmure s’élevait de plus en plus fort, de plus en pluspuissant au cœur de cette ouate brumeuse. Il se leva et prit le pasde course, en donnant l’alarme du plus clair de sa voix.

Il n’était qu’à cent mètres du camp ;quand il y arriva, tous les archers étaient déjà à la tête de leurschevaux, et les chevaliers, tirés de leurs tentes par les crisd’Alleyne, écoutaient ce bruit de mauvais augure.

– C’est un fort détachement de cavalerie,dit Sir William Felton, et qui approche rapidement.

– Ils font sans doute partie de l’arméedu Prince, fit observer Sir Richard Causton, puisqu’ils viennent dunord.

– Non, déclara le comte d’Angus, je n’ensuis pas aussi sûr. Car le paysan auquel nous avons parlé hier soira fait état d’une rumeur selon laquelle Don Tello, frère du Roid’Espagne, était parti avec six mille cavaliers d’élite pourattaquer le camp du Prince. Il se pourrait fort bien qu’au retourde leur expédition ils passent par ici.

– Par saint Paul ! s’écria SirNigel. Je crois que vous avez raison : ce paysan-là avaitl’œil sournois et le visage aigre ; il ne nous portait pasdans son cœur. Je parie qu’il a lancé les cavaliers sur notrepiste.

– Mais le brouillard nous protège, ditSir Simon Burley. Nous avons donc le temps de galoper jusqu’àl’autre extrémité du col.

– Si nous étions un troupeau de chèvresde montagne, nous y parviendrions peut-être, répliqua Sir WilliamFelton. Mais une compagnie de cavaliers ne passera pas. S’il s’agitréellement de Don Tello et de ses hommes, nous n’avons qu’àdemeurer là où nous sommes et faire l’impossible pour qu’ilsmaudissent le jour où ils nous ont trouvés sur leur chemin.

– Bien parlé, Sir William ! fit SirNigel visiblement ravi. S’ils sont aussi nombreux qu’on le dit,alors ils nous procureront beaucoup d’honneur et de distinction.Mais le bruit a cessé : je crains qu’ils ne se soientéloignés.

– À moins qu’ils ne soient arrivés àl’entrée de la gorge, et qu’ils ne reforment leurs rangs.Écoutons !

La Compagnie immobilisée fouillait lebrouillard du regard, au milieu d’un silence si profond que lesouffle des chevaux et l’eau qui s’égouttait des rochers frappaientbizarrement l’oreille. Tout à coup un cheval se mit à hennir dansla mer de brume, et un bugle sonna.

– C’est une sonnerie espagnole, nobleseigneur, expliqua Black Simon. Elle est d’usage entre piqueurs etveneurs quand la bête n’a pas fui et se trouve encore dans sonrepaire.

– Par ma foi, dit Sir Nigel en souriant,s’ils ont l’humeur à la vénerie, nous leur promettons du beau sportavant qu’ils sonnent l’hallali. Mais il y a une colline au centrede la gorge : nous pourrions y établir notre résistance.

– Je l’avais remarquée hier soir, ditFelton. Nous ne trouverons rien de mieux, car elle est presque àpic par-derrière. Elle se trouve à une portée d’arc sur lagauche ; j’en vois l’ombre.

Toute la Compagnie, tenant les chevaux par labride, se rendit sur la petite colline qui se profilait confusémentdans le brouillard. Elle était effectivement très bien située etd’une défense facile ; sa face s’inclinait en pente douceparmi de gros rochers, mais sa paroi de derrière retombait toutelisse sur une cinquantaine de mètres de hauteur. Le sommet étaitcoiffé d’un petit plateau au sol inégal qui avait bien une centainede pas de largeur.

– Détachez les chevaux, ordonna SirNigel. Il n’y a pas assez de place ici pour eux ; si nousfaisons du bon travail, nous acquerrons plus de montures qu’il nousen faudra. Aylward, Johnston, que vos hommes forment la herse dechaque côté de la crête. Sir Oliver et vous, messire d’Angus, jevous confie l’aile droite, et à vous Sir Simon et Sir Richard,l’aile gauche. Moi et Sir William Felton, nous tiendrons le centreavec nos hommes d’armes. En ligne ! Déployez pennons etbannières, car nos âmes appartiennent à Dieu, nos corps au Roi, nosépées à saint Georges et à l’Angleterre !

À ce moment le brouillard sembla s’amincirdans la vallée, et il se déchira en longs nuages déchiquetés. Lagorge dans laquelle ils avaient campé était une simple crevasse enforme de coin au milieu des montagnes ; elle avait à peu prèsun kilomètre de long : la petite colline, sur laquelle ils setenaient était adossée à des rochers à pic qui la cernaient surtrois côtés. Quand le brouillard se fut dissipé, et quand le soleilperça, ils furent éblouis par le miroitement des armures et descasques d’une très nombreuse force de cavalerie qui s’engageaitdans la gorge et dont les rangs s’étiraient au loin dans la plaineoù était stationnée l’arrière-garde. Leur masse bouchaitlittéralement le goulet de la vallée. Les pennons s’agitaient, leslances scintillaient, les panaches se balançaient, les flammes deslances ondulaient, les destriers piaffaient… Un cri de joie précédale déploiement d’une forêt d’acier : les Espagnols avaientenfin aperçu leurs ennemis pris au piège. Une centaine de bugles etde tambours, auxquels se mêlait le fracas des cymbales mauresques,entonnèrent une musique triomphale. En considérant cette poignéed’hommes sur la colline, les lignes minces des archers, le petitgroupe des chevaliers et des hommes d’armes dont l’armure étaitrouillée et décolorée après tant d’années de service, les fringantsgentilshommes d’Espagne devaient avoir du mal à croire qu’ils setrouvaient en face de ces mêmes soldats dont la réputation et lesexploits étaient un intarissable sujet de conversation autour desfeux de camp dans toute la Chrétienté. Les Anglais étaientimmobiles, silencieux ; ils s’appuyaient sur leurs arcs ;leurs chefs délibéraient auprès d’eux. Il n’y eut pas de sonneriede bugle. Mais au centre se dressaient les léopards d’Angleterre, àdroite l’emblème de la Compagnie avec les roses de Loring, àgauche, au-dessus des soixante archers gallois, la bannière rougede Merlin avec les têtes de sanglier des Buttesthorn. Gravement,paisiblement, ils attendaient sous le soleil du matin l’assaut deleurs ennemis.

– Par saint Paul ! fit Sir Nigel enregardant la vallée de son œil clignotant. On dirait qu’il y aquelques personnages très dignes parmi ces gens-là. Quelle est labannière dorée sur la gauche ?

– L’emblème des chevaliers de Calatrava,répondit Felton.

– Et l’autre sur la droite ?

– Celle des chevaliers de Santiago ;je vois d’après son drapeau que leur grand-maître chevauche à leurtête. Il y a aussi la bannière de la Castille au milieu del’escadron étincelant qui précède le gros des forces. D’après moi,ils sont six mille hommes d’armes, plus dix escadrons defrondeurs.

– Des Français figurent dans cette armée,noble seigneur, dit Black Simon. Je reconnais les pennons deCouvette, de Brieux, de Saint Pol et de plusieurs autres quiintervinrent contre nous pour Charles de Blois.

– Tu as raison, dit Sir William. Il y abeaucoup de blasons espagnols, mais je ne les connais guère. DonDiego, les armes de votre propre pays n’ont pas de secret pourvous. Quels sont ceux qui nous ont fait tant d’honneur ?

Le prisonnier espagnol regarda avec uneévidente satisfaction les rangs serrés de ses compatriotes.

– Par saint Jacques, s’exclama-t-il, sivous êtes vaincus aujourd’hui, vous ne tomberez pas entre des mainsviles ! La fleur de la chevalerie castillane est rangée sousla bannière de Don Teno, avec la chevalerie des Asturies, deTolède, du Léon, de Cordoue, de Galice et de Séville. Je vois lesguidons de Caçoria, d’Albornez, de Rodriguez, de Tavora. Il y aaussi les deux grands ordres, et les chevaliers de France etd’Aragon. Si vous voulez mon avis, venez-en à composition avec eux,car ils vous réduiront à l’état où vous m’avez mis.

– Non, par saint Paul ! Il seraitdommage que tant de braves soient réunis sans qu’en sorte un petitfait d’armes. Ah, William, ils avancent sur nous ! Ma foi,c’est un spectacle qui valait bien une traversée desmers !

En effet, les deux ailes de l’armée espagnole,composée des chevaliers de Calatrava d’un côté et des chevaliers deSantiago de l’autre, déclenchaient une attaque simultanée endescendant la vallée ; le gros de l’armée suivait pluslentement. À cinq cents pas des Anglais, les deux grandes unités decavalerie se rejoignirent, entremêlèrent leurs rangs, virèrent endessinant une courbe et se retirèrent vers le centre dans undésordre simulé. Souvent jadis les Maures, par de fausses fuites,avaient incité les impétueux Espagnols à sortir de leurs placesfortes pour leur donner la chasse ; mais sur la collineétaient réunis des hommes qui avaient fait des ruses et de tous lesartifices de la guerre leur pain quotidien. À nouveau, et plus prèscette fois, les Espagnols recommencèrent leur manœuvre : avecdes cris de frayeur et en baissant la tête ils crochetèrent àdroite et à gauche, mais les Anglais demeurèrent impassibles surleur rocher. L’avant-garde s’était arrêtée à une portéed’arc ; les hommes brandissaient leurs lances, criaient,défiaient leurs ennemis. Deux gentilshommes sortirent des rangs etpoussèrent leurs chevaux entre les deux lignes ; ils avaientl’écu au bras et la lance en arrêt comme les concurrents d’untournoi.

– Par saint Paul ! s’écria Sir Nigeldont l’œil s’enflamma comme une braise, voici deux gentilshommesqui me semblent très dignes et fort débonnaires. Je ne me rappellepas avoir vu déjà un peuple paraissant animé d’un tel courage etd’une si noble audace. Nous avons nos chevaux, Sir William ;les délivrerons-nous d’un vœu qu’ils pourraient avoir sur lecœur ?

Pour toute réponse Felton bondit sur sondestrier et le lança sur la pente. Sir Nigel le suivit à troislongueurs de lance. La lice était accidentée, inégale,rocheuse ; mais les deux chevaliers ayant choisi chacun sonadversaire foncèrent au triple galop, tandis que les bravesEspagnols enlevaient leurs montures pour les rencontrer. Celui àqui Felton était opposé se trouva être un grand jeune homme quiavait une tête de cerf sur son écu ; l’adversaire de SirNigel, large et trapu, recouvert d’acier plein, portait autour deson casque une torsade rose et blanche. Le premier frappa l’écu deFelton avec une telle force qu’il le fendit d’un bout à l’autre,mais la lance de Sir William transperça le camail protégeant lagorge de l’Espagnol qui tomba en poussant des cris affreux. Emportépar la chaleur de l’action le chevalier anglais ne tira pas sur lesrênes : il chargea droit sur la ligne des chevaliers deCalatrava. Longtemps les hommes silencieux massés sur la collineassistèrent aux violents remous qui secouaient la colonneespagnole ; les destriers se cabraient, les lames étincelaientavant de s’abattre. Le panache blanc du casque anglais se dressait,retombait comme l’écume d’une vague dans le cercle d’acier quil’entourait. Finalement il disparut : un brave de plus avaitquitté la guerre pour la paix.

Pendant ce temps, Sir Nigel avait trouvé unadversaire à sa taille, qui n’était autre que Sebastian Gomez, lameilleure lance des chevaliers de Santiago, qui avait conquis uneréputation d’invincibilité dans cent combats contre les Mauresd’Andalousie. Leur choc fut si violent que leurs lances sefendirent jusqu’à la poignée, et que leurs chevaux se cabrèrent surleurs pattes postérieures au point que leurs cavaliers manquèrentd’être désarçonnés. Cependant avec un égal talent d’écuyer, ilsfirent tous deux pivoter leurs montures puis, après avoir pris unvirage allongé, ils tirèrent l’épée et se fouaillèrent l’un l’autrecomme deux forgerons tapant sur une enclume. Les destrierstournaient l’un derrière l’autre, se heurtaient, se mordaient, etles deux lames sifflaient en tournoyant. Coups de taille, parades,coups de pointe se succédaient si rapidement que l’œil ne pouvaitles suivre ; enfin, cuisse contre cuisse, ils s’enlacèrent etroulèrent à bas de leurs selles. Plus lourd, l’Espagnol se jeta surson ennemi, l’aplatit sous lui et leva son épée pour le mettre àmort sous les cris de triomphe de ses compatriotes. Mais le coupfatal ne s’abattit point : le bras tendu s’amollit, etl’Espagnol roula pesamment sur le côté ; le sang s’échappaitde son aisselle et par la fente de sa visière. D’un bond Sir Nigelse remit debout : dans sa main gauche il tenait un poignardrouge de sang ; il regarda son adversaire à terre, mais lecoup qu’il avait si soudainement porté à un endroit vital avaitentraîné une mort immédiate. L’Anglais sauta sur son cheval etremonta lentement la colline ; alors un hurlement de rages’échappa d’un millier de poitrines, et la sonnerie de vingt buglesannonça l’assaut espagnol.

Mais les Anglais en avaient vu d’autres :ils étaient prêts. Ils avaient posé solidement le pied et relevéleurs manches pour ne pas être gênés dans le jeu de leursmuscles ; ils tenaient leur long arc jaune dans la maingauche ; les carquois étaient à portée de leurs doigtsagiles ; ils attendaient l’assaut dans la formation en hersesur quatre rangs qui donnait plus de force à leur ligne et quipermettait à chaque archer de tirer sans se soucier de sescamarades devant lui. Aylward et Johnston avaient lancé en l’air depetits brins d’herbe pour calculer la force du vent ; unmurmure rude parcourut les rangs ; les chefs de sectionmultiplièrent les conseils et les remontrances.

– Ne tirez pas avant que l’ennemi soit àmoins de trois cents pas ! cria Johnston. Nous auronspeut-être besoin de toutes nos flèches avant d’en avoir fini aveceux.

– Tirez plutôt trop long que tropcourt ! ajouta Aylward. Mieux vaut atteindre l’arrière-gardeque planter une plume dans le sol.

– Décochez vite et sec quand ilsarriveront, reprit Johnston. L’œil sur la corde, la corde à laflèche, la flèche dans la cible. Par Notre-Dame, leurs bannièresavancent ! Il nous faut tenir bon maintenant si nous voulonsrevoir les eaux de Southampton !

Alleyne, debout avec son épée nue au milieudes archers, vit osciller lentement et se soulever les escadronséblouissants. Puis les rangs de tête s’ébranlèrent d’abord au pas,puis au trot, puis au petit galop, puis au galop ; en quelquesinstants toute l’armée s’était élancée à l’assaut, rang après rang.L’air retentissait du tonnerre de ses cris. Le sol tremblait dumartèlement de ses sabots. Dans la vallée s’engouffra un torrentd’acier surmonté de panaches qui frémissaient, de lances obliques,de flammes qui voletaient. Les Espagnols déferlèrent sur le terrainplat, puis attaquèrent la pente ; une grêle de flèchesanglaises les accueillit ; ce fut une hécatombe ; desrangs entiers redescendirent dans une confusion totale : deschevaux tombaient, ruaient ; des hommes s’écroulaient, serelevaient, titubaient, avançaient, reculaient ; de nouveauxrangs de cavaliers comblaient les trous creusés par les flèches etpoussaient leurs chevaux sur la côte de la mort. Alleyne entendaitautour de lui les ordres brefs des maîtres-archers, la vibrationdes cordes, le sifflement des flèches. Juste au pied de la collines’édifia un long mur de chevaux qui se débattaient et de cavaliersrigides ; chaque fois qu’un escadron frais se lançait àl’attaque ce mur augmentait en hauteur et en profondeur. Un jeunechevalier qui montait un genet gris sauta l’obstacle des cadavresde ses camarades et gravit la pente au galop en criant :« Saint Jacques ! Saint Jacques ! » Ils’effondra à moins d’une longueur de lance de la ligneanglaise : des plumes de flèches sortaient par tous lesdéfauts et les jointures de sa cuirasse. Ainsi, pendant cinqlongues minutes, les braves cavaliers d’Espagne et de France serelayèrent à l’assaut de la colline jusqu’à ce que la note lugubred’un bugle les rappelât en arrière ; alors ils firentdemi-tour, lentement, pour se placer hors de portée des flèches, enabandonnant les plus braves et les meilleurs d’entre eux sur ce tasensanglanté.

Mais les vainqueurs ne jouirent pas d’un longrepos. Pendant que les chevaliers avaient chargé de front, lesfrondeurs avaient rampé sur chaque flanc et s’étaient établis surles montagnes environnantes à l’abri des rochers. Une tempête depierres se déchaîna soudainement sur les défenseurs qui, rangés enligne sur le plateau à découvert, offraient une cible facile àleurs ennemis camouflés. Johnston, le vieil archer, fut atteint àla tempe ; il tomba mort sans un gémissement. Dans la mêmeminute quinze archers et six hommes d’armes furent abattus. Lesautres se couchèrent pour éviter cette grêle mortelle. Aux deuxextrémités du plateau des archers ripostèrent en visant surtout lesfrondeurs et les arbalétriers qui avaient escaladé les montagnes,et ils riaient aux éclats lorsqu’un de leurs adversairesdégringolait de son perchoir.

– Je pense, Nigel, dit Sir Oliver, quenous nous acquitterions mieux de notre tâche si nous prenions notrerepas de none, car le soleil est haut dans le ciel.

– Par saint Paul ! s’exclama SirNigel en retirant la mouche qu’il avait sur l’œil depuis sondébarquement à Bordeaux. Je pense que je suis maintenant quitte demon vœu, car ce chevalier d’Espagne était un combattant contre quibeaucoup d’honneur pouvait être gagné. C’était en vérité un dignegentilhomme, courageux, hardi et je suis désolé qu’il soit mortd’un pareil coup. Quant à ce que vous me dites pour le déjeuner,Oliver, mieux vaut n’y point penser, car ici nous n’avonsstrictement rien !

– Nigel ! cria Sir Simon Burley enaccourant, le visage consterné. Aylward me dit qu’il ne reste pasplus de deux cents flèches. Regardez ! Ils descendent decheval. Ils vont nous donner l’assaut. Ne pourrions-nous pas encoremaintenant opérer notre retraite ?

– Mon âme fera retraite hors de moncorps, d’abord ! cria le petit chevalier. Ici je suis, ici jereste, tant que Dieu me donnera la force de lever uneépée !

– Moi aussi ! cria Sir Oliver quijeta en l’air sa masse d’armes et la rattrapa par le manche.

– À vos armes, les hommes ! rugitSir Nigel. Tirez tant que vous le pourrez ! Ensuite àl’épée ! Et nous vivrons ou nous mourrons ensemble !

Chapitre 37Comment la Compagnie Blanche reçut son licenciement

Alors s’éleva de la montagne, dans la valléecantabrique, un bruit qui n’avait jamais été entendu dans cetterégion, et qui ne le fut jamais depuis lors. Grave, ample,puissant, il tonna en bas du ravin. C’était le féroce cri de guerred’une race de guerriers, le suprême salut aux adversaires pour cejeu vieux comme le monde et qui a la mort comme enjeu. Trois foisil retentit ; trois fois les rochers en renvoyèrent les échos.Alors, résolument, la Compagnie se mit debout sous la grêle depierres pour contempler les milliers d’hommes qui s’élançaient.Plus de chevaux, plus de lances : à pied, avec l’épée et lahache d’armes, le large bouclier en sautoir, la chevaleried’Espagne se rua à l’attaque.

Le combat commença : si impitoyable, silong, si bien équilibré par la valeur et le courage desparticipants qu’aujourd’hui encore les montagnards en parlent entreeux, et que les pères désignent à leurs enfants cette butte funestesous le nom de « Altura de los Inglesos ».

Les Anglais furent bientôt à court deflèches ; les frondeurs espagnols durent cesser de lancerleurs pierres, tant se confondaient amis et adversaires. D’un boutà l’autre du plateau s’étendait le mince cordon d’Anglais contrequi se pressaient les vagues des Espagnols et des Bretons. Lecliquetis des lames, le bruit mat des coups pesants, le halètementdes combattants essoufflés, tout cela se mélangeait dans une mêmenote sauvage et interminable. Des paysans ahuris regardaient duhaut des montagnes ce tourbillon humain en dessous d’eux. Labannière aux léopards avançait, reculait ; tantôt elle étaitramenée au haut de la pente sous la violence de l’assaut ;tantôt elle redescendait quand Sir Nigel, Burley et Black Simon àla tête des hommes d’armes se jetaient follement au cœur de lamêlée. Alleyne, à la droite de son maître, était balayé par lesremous de cette lutte désespérée : il échangeait des bottesfurieuses contre un gentilhomme espagnol, pour se trouver,l’instant d’après à plusieurs mètres de là en face d’un nouveladversaire. Sur la droite Sir Oliver, Aylward, Hordle John et lesarchers de la Compagnie se heurtaient aux chevaliers monastiques deSantiago conduits par leur prieur, un homme grand et ascétique quiportait une robe de moine sur sa cotte de mailles. En trois coupsgigantesques il tua trois archers, mais Sir Oliver glissa ses brasautour de sa taille, et tous deux, vacillant et luttant,basculèrent enlacés par-dessus la crête du plateau. Vainement leschevaliers de Santiago s’acharnèrent-ils contre la ligne qui leurbarrait le passage ; l’épée d’Aylward et la grande hache deJohn luisaient au premier rang de la bataille, et de gros morceauxde roc, précipités par les archers, vinrent s’écraser sur eux. Ilsredescendirent lentement ; les archers les suivirent et enmassacrèrent un bon nombre. Au même instant les Gallois sur lagauche, conduits par le comte d’Angus, avaient émergé des rochersderrière lesquels ils s’étaient abrités ; ils avaient chargé,et la fureur de leur élan avait obligé les Espagnols qui setrouvaient devant eux à se replier eux aussi en bas de la pente.C’était seulement au centre que les défenseurs paraissaient enmauvaise posture. Black Simon était à terre, mourant comme ilvoulait mourir, tel un vieux loup gris dans son repaire avec uncercle de victimes autour de lui. Deux fois Sir Nigel avait étérenversé ; deux fois Alleyne s’était battu au-dessus de soncorps pour lui permettre de se relever. Burley gisait inanimé,étourdi par un coup de masse ; la moitié de ses hommes d’armesétaient tombés auprès de lui. Sir Nigel avait son écu brisé, soncimier déchiré, son armure bosselée et tailladée, la visière de soncasque arrachée ; cependant il bondissait encore, léger et lamain toujours prête ; à la fois il attaquait deux Espagnols etun Breton. Alleyne à son côté contenait avec une poignée d’hommesle flot dévastateur qui montait sans cesse. Tout de même les chosesauraient pris mauvaise tournure si les archers des deux ailesn’étaient venus à la rescousse : ils se refermèrent comme lespinces d’une tenaille sur les flancs des attaquants qui reculèrentenfin pied à pied, et furent repoussés jusqu’au bas de la pente,sur la plaine où déjà leurs camarades se reformaient pour un nouvelassaut.

Mais celui qui venait d’être endigué avaitcoûté cher aux défenseurs. Sur les trois cent soixante-dixoccupants du plateau, cent soixante-douze restaient debout ;encore beaucoup étaient-ils grièvement blessés ou affaiblis par lesang qu’ils avaient perdu. Sir Oliver Buttesthorn, Sir RichardCauston, Sir Simon Burley, Black Simon, Johnston, cent cinquantearchers et quarante-sept hommes d’armes étaient morts. Et la grêlede pierres recommençait de s’acharner sur les survivants dont lenombre risquait ainsi d’être encore réduit.

Sir Nigel regarda sa troupe décimée ; sonvisage s’enflamma d’orgueil.

– Par saint Paul, s’écria-t-il, j’aiparticipé dans ma vie à beaucoup de combats, mais j’aurais regrettéd’avoir manqué celui-ci ! Alleyne, serais-tu blessé ?

– Ce n’est rien, répondit l’écuyer enessuyant son front entamé d’un coup d’épée.

– Ces gentilshommes d’Espagne m’ont l’airfort dignes et courtois. Je vois qu’ils se préparent à poursuivrece débat avec nous. Archers, formez-vous sur deux rangs au lieu dequatre ! Par ma foi, nous avons perdu beaucoup d’hommescourageux ! Aylward, tu es un soldat fidèle et sûr, bien queton épaule n’ait jamais reçu l’accolade et que tu n’aies pasd’éperons dorés aux talons. Prends le commandement de l’ailedroite. Je m’occuperai du centre. Et vous, comte d’Angus, prenezl’aile gauche.

– Hurrah pour Sir Samkin Aylward !cria une grosse voix parmi les archers.

Une tempête de rire salua le nouveau chef.

– Par ma garde, cria le vieil archer,jamais je n’aurais pensé commander une aile sur un champ debataille ! Serrez les rangs, camarades, car, par les os de mesdix doigts, il nous faut jouer à l’homme aujourd’hui !

– Viens ici, Alleyne ! ordonna SirNigel en se dirigeant vers la crête qui constituait le dos de leurretranchement. Et toi, Norbury, viens aussi ! ajouta-t-il ens’adressant à l’écuyer de Sir Oliver.

Les deux écuyers accoururent. Tous les troiscontemplèrent le ravin rocheux qui s’étendait à cinquante mètresau-dessous d’eux.

– Il faut que le Prince apprenne ledéroulement des opérations, dit le chevalier. Nous résisterons àune nouvelle attaque, mais ils sont en force et nous restons peunombreux ; bientôt nous ne pourrons même plus former une lignecontinue sur toute la longueur de ce plateau. Mais si du secoursdevait arriver, nous tiendrions en l’attendant. Voyez-vous leschevaux dans les rochers au-dessous de nous ?

– Oui, noble seigneur.

– Voyez-vous le chemin qui serpente àflanc de montagne à l’autre bout de la vallée ?

– Oui.

– Si vous étiez à cheval, et si voussuiviez ce chemin, vous pourriez atteindre l’autre vallée derrière.Et de là, foncer chez le Prince, que vous informeriez.

– Mais, noble seigneur, comment arriverjusqu’aux chevaux ? demanda Norbury.

– Vous ne pouvez pas espérer descendrepar la pente et faire le tour : ils seraient sur vous avantque vous soyez arrivés jusqu’aux chevaux. Vous croyez-vous capablesde descendre par cette paroi ?

– Oui, si vous nous donnez une corde.

– Il y en a une ici. Elle n’a que trentemètres ; pour le reste vous vous fierez à Dieu et à vosdoigts. Voudras-tu essayer, Alleyne ?

– De tout mon cœur, cher seigneur !Mais comment puis-je vous laisser dans un tel embarras ?

– Non. C’est pour me rendre service quetu me quitteras. Et toi, Norbury ?

L’écuyer taciturne ne répondit rien ;mais il s’empara de la corde, l’examina et en fixa solidement unbout autour d’un rocher en surplomb. Puis il retira sa cuirasse,ses cuissards et ses jambières. Alleyne l’imita.

– Prévenez Chandos, ou Calverley, ouKnolles, si le Prince n’est pas là ! cria Sir Nigel. Àprésent, que Dieu vous protège, car vous êtes deux braves, deuxdignes hommes !

C’était réellement une tâche qui avait de quoifaire reculer les plus courageux. La corde mince qui dansait lelong de la paroi brune semblait, vue d’en haut, n’atteindre que lamoitié de la descente. Au-dessous s’étirait le roc à pic, humide,luisant, avec ici et là une touffe d’herbe, mais sans saillieapparente pour poser un pied. Tout en bas un lit de gros rocherspointus semblait guetter les audacieux. Norbury tira trois fois detoute sa force sur la corde, puis enjamba le parapet et sesuspendit de l’autre côté ; cent visages anxieux suivirent sadescente le long de la paroi. À deux reprises, quand il fut arrivéau bout de la corde, son pied chercha un point d’appui ; lesdeux fois il manqua l’endroit qu’il visait. Il était en train de sebalancer pour une troisième tentative quand une pierre lancée parune fronde bourdonna comme une guêpe entre les rochers etl’atteignit juste sur la tempe. Ses mains s’ouvrirent ; sespieds glissèrent ; une seconde plus tard il s’était écrasé surles rocs pointus d’en bas.

– Si je n’ai pas plus de chance, ditAlleyne en prenant Sir Nigel à part, je vous prie, mon cherseigneur, de bien vouloir transmettre mon humble souvenir à ladamoiselle Maude, et de lui dire que j’ai toujours été son fidèleserviteur et son très indigne soupirant.

Le vieux chevalier ne prononça aucune parole,mais il posa une main sur l’épaule de son écuyer etl’embrassa ; il avait les yeux pleins de larmes. Alleynebondit vers la corde, sauta, glissa rapidement tout au long et endeux ou trois secondes se trouva au bout. D’en haut, il avait eul’impression que la corde et la paroi se touchaient presque ;mais quand il se balança au bout des trente mètres de corde, ildécouvrit qu’il pouvait à peine atteindre la face de la paroi avecson pied, que cette face était aussi lisse que du verre, et qu’iln’y avait pas un endroit où une souris aurait pu se poser. À unmètre au-dessous de ses pieds, toutefois, il aperçut une longuecrevasse verticale et légèrement oblique : il lui fallaitl’atteindre s’il voulait non seulement sauver sa vie mais encoresauver celle des cent soixante hommes qui guettaient saprogression. Pourtant ç’aurait été de la folie de sauter en visantcette fente étroite, en ne pouvant se raccrocher à rien d’autrequ’à du roc lisse et humide. Il se balança un moment enréfléchissant ; mais une volée de pierres expédiée par lesfrondeurs siffla à ses oreilles, et l’une d’elle effrita une pointerocheuse contre son épaule. Alors il remonta d’un mètre, prit lebout de la corde dans sa main, défit sa ceinture, se maintint enéquilibre en s’arc-boutant du coude et du genou, et attacha saceinture au bout de la corde. Une autre pierre le frappa dans lecôté ; il entendit un bruit comme celui d’un bâton qui secasse, et il ressentit un douloureux coup de poignard dans lapoitrine. Mais ce n’était pas le moment de souffrir et de penser àsa souffrance. Seuls comptaient son maître et ses cent soixantecamarades : il avait à les arracher aux griffes de la mort. Ildescendit. Ses mains se traînèrent le long de la crevasse ;tantôt il se suspendait à bout de bras, tantôt il trouvait unetouffe d’herbe ou une pierre sur laquelle il reposait ses pieds.Ces vingt mètres lui semblèrent interminables. Il n’osait pasregarder sous lui ; il ne pouvait que continuer à avancer entâtonnant, face à la paroi, cramponné par ses doigts, les piedsgrattant la pierre pour trouver un support. Jamais il ne devaitoublier l’aspect de cette paroi, ses veines, ses fentes, sesmoindres reliefs. Enfin son pied se posa sur une large plate-forme,et il risqua un coup d’œil en bas. Dieu merci, il avait atteint leplus élevé des rocs sur lesquels Norbury s’était rompu les os. Ilsauta rapidement de roc en roc vers les chevaux ; au moment oùil allongeait le bras pour ramasser les rênes de l’un d’eux, unepierre le frappa sur la tête ; il s’écroula inanimé.

C’était un mauvais coup pour Alleyne ;mais ce fut un coup bien pire pour celui qui l’avait porté. Lefrondeur espagnol vit le jeune écuyer tomber raide ;reconnaissant à ses vêtements qu’il ne s’agissait pas d’un homme ducommun, il se précipita pour le dépouiller, car il savait bien queles archers au-dessus de lui avaient épuisé leurs flèches. Il étaitarrivé à trois pas de sa victime quand John, du haut de la crête,s’empara d’un gros roc et le bascula. Le roc tomba juste surl’épaule du frondeur qui s’effondra en hurlant. Ses cris sortirentAlleyne de sa torpeur. Il se releva en titubant et regarda autourde lui, comme s’il se réveillait d’un cauchemar. Les chevauxpaissaient non loin. Immédiatement tout lui revint enmémoire : sa mission, ses camarades, l’urgence du devoir àaccomplir. Il était affaibli, étourdi, blessé, mais il n’avait pasle droit de mourir ; il lui fallait même se hâter, car sa vieaujourd’hui valait beaucoup d’existences. Il sauta en selle etdescendit la vallée au galop.

Des pierres le pourchassèrent ; sous lessabots de sa monture des étincelles jaillissaient du solrocailleux. Des vertiges l’assaillirent ; son frontsaignait ; il avait dans la bouche un violent goût de sang. Ladouleur lui transperçait le flanc comme une flèche rougie au feu.Il sentait que ses yeux s’embuaient, que l’évanouissement leguettait et que ses doigts se relâchaient sur les rênes. Alors, auprix d’un suprême effort, il fit appel à toutes ses forces pour uneminute. Il se pencha, desserra les étrivières, attacha ses genouxaux quartiers de la selle, enroula la bride autour de ses mains,plaça la tête du cheval dans la direction du chemin de montagne,donna de sauvages coups d’éperons et s’affala en avant, la têteenfouie dans la crinière noire.

Il ne garda que peu de souvenirs de cettechevauchée fantastique. À demi évanoui, il avait une seule idée,toujours la même, qui battait dans sa tête : arriver au campdu Prince. Comme dans un rêve il entrevit des ravins profonds, despierres énormes, des précipices sombres comme la mort, des parois àpic, des cabanes devant lesquelles se tenaient des paysansstupéfaits, des ruisseaux écumants, des hêtres serrés les unscontre les autres. À travers ce décor cauchemardesque il guidaitson cheval, le jetait en avant plus vite, toujours plus vite. À unmoment donné, alors qu’il galopait déjà depuis longtemps, ilentendit trois cris au loin, et apprit ainsi que ses camaradessubissaient un nouvel assaut. Alors il perdit conscience jusqu’à cequ’il vît penchés au-dessus de lui de bons yeux bleus et qu’ilentendît la musique bénie de la langue de son pays.

Il ne s’agissait que d’un détachementcherchant du ravitaillement : mais il était fort de centarchers et d’autant d’hommes d’armes ; et surtout il étaitcommandé par Sir Hugh Calverley, qui n’était pas homme à flânerquand il y avait de bons coups à échanger à moins de trois lieues.Il expédia un messager au camp et partit aussitôt avec ses deuxcents soldats au secours de Sir Nigel. Alleyne, attaché sur saselle, dégouttant de sang, s’évanouissant, reprenant ses sens,s’évanouissant à nouveau, refit en sens contraire le chemin qu’ilvenait de parcourir. Dans un bruit de tonnerre ils galopèrent,galopèrent : enfin, parvenus en haut d’une crête, ilsplongèrent leurs regards dans la vallée fatale. Hélas ! Troisfois hélas !…

Là, sous leurs yeux, s’étalait la petitecolline baignée de sang ; au sommet flottait la bannière jauneet blanche, avec les lions et les tours de la maison royale deCastille. Gravissant la côte en rangs serrés des soldats exultantscriaient, brandissaient des armes et des pennons. Le plateau qui lacouronnait était encombré d’une foule dense : il ne semblaitpas qu’il y eût encore un seul Anglais pour tenir tête auxchevaliers d’Espagne. À y regarder de plus près, pourtant desremous dans un angle donnèrent l’impression que toute résistancen’avait pas absolument cessé. Un cri de rage et de désespoir grondachez les sauveteurs déçus ; éperonnant à nouveau leurschevaux, ils s’élancèrent dans le chemin qui descendait vers lavallée.

Arrivés trop tard pour secourir leurscompatriotes, ils furent aussi impuissants à les venger. Bien avantqu’ils eussent atteint le terrain plat, les Espagnols les avaientaperçus ; comme ils ignoraient leur nombre, ils s’étaientretirés du plateau conquis après avoir libéré leurs quelquescompatriotes prisonniers ; ils quittèrent la vallée encolonne, tambours et cymbales en tête. Leur arrière-gardedisparaissait quand les premiers soldats de Sir Hugh Calverleypoussèrent leurs chevaux écumants, haletants vers la côte qui avaitété le théâtre de la bataille.

L’épouvantable vision ! Au bas de lapente, les hommes et les chevaux abattus par la première volée desflèches anglaises. Plus haut, les corps des morts et des mourantsfrançais, espagnols, aragonais, de plus en plus nombreux, serrés,empilés les uns sur les autres. Plus haut encore les Anglais,couchés sur la ligne qu’ils avaient tenue jusqu’à la fin. Plus hauttoujours sur le plateau, pêle-mêle, des morts de toutesnationalités, étendus là où le dernier coup les avait frappés. Dansl’angle le plus éloigné, à l’ombre d’un gros rocher, sept archersétaient accroupis ; le gros John se trouvait au milieud’eux ; tous étaient blessés, épuisés, hagards, maisinvaincus ; ils agitèrent leurs armes rougies de sang, etleurs voix rauques saluèrent leurs camarades. Alleyne se dirigeavers John ; Sir Hugh Calverley le suivit.

– Par saint Georges ! s’écriaSir Hugh. Jamais je n’ai vu trace d’une bataille plusacharnée. Je suis bien heureux que nous ayons pu vous sauver.

– Vous avez sauvé mieux que nous !répondit Hordle John en désignant la bannière qui était appuyéecontre le rocher derrière lui.

Le vieux Compagnon franc regarda avec uneadmiration de connaisseur la puissante charpente et la figurehardie de l’archer.

– Vous vous êtes noblementconduits ! dit-il. Mais pourquoi, mon brave garçon, es-tuassis sur cet homme ?

– Par la Croix, je l’avaisoublié !…

John se leva et tira de dessous lui l’illustrepersonnage qui s’appelait Don Diego Alvarez.

– Cet homme, noble seigneur, représentepour moi une maison neuve, dix vaches, un taureau, même si c’est unpetit taureau, une meule, et je ne sais plus quoi d’autre. Alorsj’ai jugé bon de m’asseoir sur lui, de peur qu’il ne lui prenne lafantaisie de me quitter.

– Dis-moi, John ! s’écria Alleynefaiblement. Où est mon cher seigneur, Sir Nigel Loring ?

– Mort, je le crains. Je les ai vus jeterson corps en travers d’un cheval et l’emmener avec eux, mais j’aipeur qu’ils ne l’aient pas emporté vivant.

– Malheur à moi ! Et où estAylward ?

– Il a sauté sur un cheval sans cavalieret s’est élancé derrière Sir Nigel pour le sauver. Je l’ai vuentouré d’une masse d’ennemis : il est prisonnier ou mort.

– Que les bugles sonnent ! cria SirHugh, le front sombre. Il faut que nous retournions au camp. Maisavant trois jours j’espère que nous reverrons ces Espagnols. Jevoudrais bien vous avoir tous dans ma compagnie.

– Nous appartenons à la CompagnieBlanche, noble seigneur ! répondit John.

– Non, la Compagnie Blanche s’estlicenciée ici, répliqua solennellement Sir Hugh en promenant sonregard sur les rangs pétrifiés par la mort. Occupez-vous de cebrave écuyer, car je crains qu’il ne voie plus jamais le soleil selever.

Chapitre 38Retour dans le Hampshire

Quatre mois après ce terrible combat dans undéfilé d’Espagne, par un clair matin de juillet, le ciel bleuplanait au-dessus d’une grande plaine verte doucement ondulée,divisée par des haies d’arbustes ; des moutons y paissaienttranquillement. Le soleil était encore bas. Des vaches rouges quiruminaient à l’ombre longue des ormes regardèrent de leurs yeuxvides deux cavaliers qui galopaient sur la longue route blanche deWinchester.

L’un des cavaliers était jeune, gracieux etsvelte, blond, habillé d’un simple doublet et de chausses de drapbleu de Bruxelles qui faisaient ressortir sa silhouette élancée etrobuste. Il avait ramené en avant sa toque plate de velours pourprotéger ses yeux de l’éclat du soleil. Il serrait les dents etfronçait les sourcils : visiblement il avait beaucoup desoucis en tête. Tout jeune qu’il parut, et tout pacifique que futson costume, il n’en avait pas moins de jolis éperons d’or quiattestaient son titre de chevalier. Un sillon allongé sur son frontet une cicatrice à la tempe paraient de virilité sa physionomie auxtraits raffinés et délicats. Son compagnon était un colosse rouxmonté sur un grand cheval noir ; un gros sac de toile posé entravers de sa selle cliquetait et résonnait agréablement à chaquefoulée de sa monture ; un large sourire éclairait son visagehâlé ; il regardait les champs et les prés avec des yeuxpleins de malice et de ravissement. John avait bien des raisons dese réjouir : n’était-il pas de retour dans son Hampshirenatal ? N’avait-il pas bringuebalant contre ses jambes lescinq mille couronnes de la rançon de Don Diego ? Et surtoutn’était-il pas devenu l’écuyer de Sir Alleyne Edricson, le jeuneseigneur de Minstead, que l’épée du Prince Noir en personne venaitde sacrer chevalier et que toute l’armée considérait comme l’un dessoldats les plus prometteurs de l’Angleterre ?

Car le dernier exploit de la Compagnie Blanches’était répandu à travers la Chrétienté, partout où l’on aimait leshauts faits d’armes, et ses rares survivants avaient été comblésd’honneurs. Pendant deux mois Alleyne avait oscillé entre la vie etla mort, avec une côte brisée et une tête sévèrementendommagée ; mais sa jeunesse et sa saine constitutionl’avaient sauvé ; il émergea d’un long délire pour apprendreque la guerre était terminée, que les Espagnols et leurs Alliésavaient été écrasés à Navaretta, que le Prince lui-même avaitentendu le récit de sa chevauchée héroïque et qu’il s’était rendu àson chevet pour lui toucher l’épaule de son épée en déclarant qu’unhomme aussi brave et aussi fidèle mourrait chevalier s’il nesurvivait pas. Dès qu’Alleyne fut rétabli, il se mit en quête deson maître ; mais en vain ; il ne put même pas savoirs’il était mort ou vivant. Il était alors reparti pour l’Angleterredans l’espoir de prélever sur ses biens de quoi reprendre sesrecherches, et, à peine débarqué à Londres il s’était remis enselle, rongé d’inquiétudes, car il n’avait reçu aucune nouvelle duHampshire depuis qu’il avait appris la mort de son frère.

– Par la Croix ! s’écria John quiregardait toujours autour de lui avec extase. Où avons-nous vudepuis notre départ d’aussi belles vaches, des moutons aussipelucheux, de l’herbe aussi verte, et un homme aussi ivre que cecoquin que je vois couché là-bas dans le trou de la haie ?

– Ah, John ! soupira Alleyne. Tu esheureux, toi, mais je n’aurais jamais cru que mon retour seraitempreint d’une telle tristesse. Mon cœur est lourd à cause de moncher seigneur et d’Aylward, et je ne sais pas comment communiquerces nouvelles à Lady Mary et à la damoiselle Maude si elles lesignorent encore !

John poussa un gémissement qui fit faire unécart aux chevaux.

– C’est vraiment une sale affaire !fit-il. Mais ne te mets pas en peine, Alleyne, car je ne donnerai àma mère que la moitié de ces couronnes, et l’autre moitiécomplètera la somme que tu réuniras ; nous pourrons doncacheter cette grosse cogghe jaune à bord de laquelle nous avonsnavigué jusqu’à Bordeaux ; nous retournerons là-bas et nousirons chercher Sir Nigel.

Alleyne sourit, mais secoua la tête.

– S’il était en vie, nous aurions eu deses nouvelles. Mais quelle est cette ville devant nous ?

– Romsey ! cria John. Regarde latour de la vieille église grise, et les longs murs du couvent desnonnes. Mais voici un très saint homme : je vais lui donnerune couronne pour ses prières.

Trois grosses pierres sur un bas-côté de laroute constituaient une sorte de cabane ; devant elle, enplein soleil, un ermite était assis ; il avait le visagecouleur d’argile, les yeux ternes, de longues mainsdécharnées ; avec ses jambes croisées et sa tête baissée surla poitrine, il ressemblait à un homme que toute vie auraitquitté ; seuls ses doigts maigres et jaunes remuaient pourglisser lentement sur les grains de son chapelet. Sa celluleétroite était humide, inconfortable, sordide. Derrière elle, plusloin parmi les arbres, une chaumière de laboureur avait sa portegrande ouverte ; l’homme, rougeaud et roux, s’appuyait sur labêche avec laquelle il travaillait dans son petit jardin ;soudain éclata la modulation d’un rire de femme heureuse ;deux solides bambins aux jambes nues s’élancèrent par la porte etse mirent à courir ; la mère sortit à son tour et posa unemain sur le bras de l’homme en regardant les gambades de leursenfants. L’ermite fronça les sourcils quand il entendit ce bruitqui interrompait ses prières, mais son mécontentement disparutquand il vit la large pièce d’argent que John lui tendait.

– Voilà la double image de notre passé etde notre avenir ! s’écria Alleyne quand ils reprirent leurroute. Maintenant, qu’est-ce qui est préférable ? Cultiver laterre du bon Dieu, avoir des visages heureux autour de soi, aimeret être aimé ? Ou bien demeurer assis en ne cessant de gémirsur son âme comme une mère sur son bébé malade ?…

– Je n’en sais rien, répondit John. Carquand je réfléchis sur ces choses, un gros nuage m’obscurcit lacervelle. Mais je crois que ma couronne a été bien dépensée, carl’ermite avait l’air d’un saint. Quant à l’autre, je n’ai rien vude saint qui soit répandu sur sa personne, et il me coûterait moinscher de prier pour moi-même que de donner une couronne à quelqu’unqui passe ses journées à planter des laitues.

Avant qu’Alleyne eût eu le temps de répondre,un attelage déboucha du virage de la route ; trois chevaux defront tiraient une voiture de dame ; un postillon montait encroupe celui qui se tenait à l’extérieur. La voiture étaitrichement décorée : le bois était peint et doré ; lesroues et leurs rayons affectaient des formes recherchées ; undais de tapisserie rouge et blanche abritait une dame forte et d’uncertain âge, vêtue de rose, appuyée sur de nombreux coussins, quiépilait ses sourcils avec une petite pince d’argent. Alleyne rangeason cheval sur le côté de la route mais une roue se détacha et lavoiture culbuta, ensevelissant la dame sous la tapisserie et desdébris de bois peint et sculpté. Alleyne et John se précipitèrentet retirèrent la voyageuse de sa position inconfortable : ellen’était pas blessée, mais elle avait eu peur.

– Malheur à moi ! cria-t-elle. Etque le diable emporte Michael Easover de Romsey ! Je lui avaisdit que la clavette ne tenait pas ; il m’a affirmé lecontraire, comme un écervelé qu’il est.

– J’espère, madame, que vous ne vous êtespas fait de mal, dit Alleyne en la conduisant sur le talus où Johnavait déjà posé un coussin.

– Non, je n’ai eu aucun mal, mais j’aiperdu ma pince d’argent. Mais pourquoi Dieu a-t-il donné le soufflede la vie à un fou comme ce Michael Easover de Romsey ! Jevous suis bien obligée, bons seigneurs ! Vous êtes dessoldats ; cela se reconnaît aisément. Moi-même je suis fillede soldat, ajouta-t-elle en lançant un coup d’œil languissant versJohn. Et j’aime beaucoup les hommes braves.

– Nous rentrons d’Espagne, ditAlleyne.

– D’Espagne ? Ah, c’est un affreuxmalheur que tant d’hommes aient perdu la vie que Dieu leur avaitdonnée ! À vrai dire, il est triste que des hommes tombent,mais plus triste encore est le destin de celles qui restent. Jeviens de dire adieu à quelqu’un qui a tout perdu dans cette guerrecruelle.

– Comment cela, madame ?

– C’est une jeune damoiselle. Elle vaentrer en religion. Hélas ! Il n’y a qu’un an encore, elleétait la plus belle jeune fille du pays, et maintenant je n’ai pusupporter d’attendre au couvent de Romsey pour la voir prendre levoile. Elle était tellement mieux faite pour être femme que pourêtre nonne ! Avez-vous entendu parler, bons seigneurs, de laCompagnie Blanche en Espagne ?

– Bien sûr ! s’écrièrent les deuxcamarades.

– Son père en était le chef, et l’amantde son cœur était l’écuyer de son père. On a appris ici que toutela Compagnie avait été exterminée jusqu’au dernier desarchers ; alors, pauvre agnelle, elle…

– Madame ! s’exclama Alleyne hors delui. Est-ce de la damoiselle Maude Loring que vousparlez ?

– Mais oui !

– Maude ! Dans un couvent ! Lamort de son père l’avait-elle donc tant bouleversée ?

– Son père ? répéta la dame ensouriant. Non. Maude a toujours été une bonne fille, mais je penseque c’est le sort de certain jeune écuyer aux cheveux d’or qui l’adécidée à quitter le monde.

– Et moi qui reste ici à bavarder !s’écria Alleyne. Viens, John, viens !

Il se précipita vers son cheval, sauta enselle et partit au galop dans un nuage de poussière en direction deRomsey.

On s’était beaucoup réjoui au couvent deRomsey quand la damoiselle Maude Loring avait sollicité sonadmission dans cet ordre religieux : n’était-elle pas filleunique et seule héritière du vieux chevalier, avec des fermes etdes biens qu’elle apporterait ainsi au grand couvent ?L’Abbesse ascétique lui avait parlé avec autant d’ardeur que defermeté : dans de multiples entretiens elle lui avaitconseillé de se détourner à jamais du monde et d’abriter son cœurbrisé dans le grand et paisible refuge de l’Église. Mais à présentque l’Abbesse et la Mère supérieure avaient convaincu lapostulante, il leur avait paru décent qu’une certaine pompeentourât cette heureuse cérémonie. Voilà pourquoi les bonsbourgeois de Romsey étaient tous dans les rues, pourquoi desétendards aux couleurs vives et des fleurs épanouies jalonnaient lechemin du couvent à l’église, pourquoi une longue procession sedirigeait vers le vieux porche : il s’agissait de conduire unefiancée à ses noces spirituelles. Agatha en sœur laie portait lacroix d’or, trois sœurs balançaient les encensoirs, vingt-deuxreligieuses en robe blanche jetaient des fleurs à droite et àgauche en chantant un cantique. Puis, escortée de quatre compagnes,venait la novice dont la tête baissée était ceinte d’une guirlandeblanche. L’Abbesse et son conseil de vieilles nonnes la suivaientde près : elles calculaient déjà si leur propre baillipourrait s’occuper des fermes de Twynham, ou s’il ne lui faudraitpas un adjoint pour tirer le maximum des nouveaux biens que cettejeune fille allait leur apporter en dot.

Mais que valent de tels plans quand l’amour,la jeunesse, la nature et surtout la chance s’y opposent ? Quidonc est ce garçon couvert de poussière qui galope follement parmila foule étonnée ? Pourquoi saute-t-il à bas de soncheval ? Pourquoi regarde-t-il autour de lui avec des yeuxégarés ? Regardez-le : il a bondi ; il bouscule lesencensoirs ; il écarte la sœur Agatha, il fend le troupeau desvingt-deux religieuses qui chantent d’une voix éthérée, il nes’arrête que devant la novice. Alors il ouvre ses bras, ses yeuxgris s’illuminent, son visage resplendit d’amour. Elle a le piedsur le seuil de l’église ; il lui barre le passage. Et elle,qui ne pense plus aux conseils avisés et aux saints avis del’Abbesse, pousse un cri déchirant avant de tomber dans les deuxbras qui se referment sur elle ; elle pose sa joue humide delarmes sur la poitrine du jeune homme… Ah, le triste spectacle pourl’ascétique Abbesse ! Et quel triste exemple aussi pour lesvingt-deux damoiselles immaculées à qui l’on avait appris que lesvoies de la nature étaient toujours le chemin du péché ! MaisMaude et Alleyne ne s’en soucient guère. Du sombre portail ouvertdevant eux s’échappe un air humide et froid. Dehors le soleilbrille, les oiseaux pépient dans le lierre et sur les hêtres. Leurchoix est vite fait. La main dans la main ils tournent le dos àl’obscurité et avancent vers la lumière.

Le mariage fut célébré très paisiblement dansla vieille église du prieuré ; le père Christopher lut leservice ; il n’y avait que peu d’assistants : LadyLoring, John, et une douzaine d’archers du château. La châtelainede Twynham s’était voûtée, et elle dépérissait ; elle avaitles traits durcis et elle était moins avenante qu’autrefois ;pourtant elle continuait d’espérer : son seigneur avaittraversé tant de dangers qu’elle ne pouvait pas croire qu’il avaitfinalement succombé ! Elle avait exprimé le désir de partirpour l’Espagne à sa recherche, mais Alleyne l’avait convertie àl’idée de le laisser aller à sa place. Il y avait beaucoup àsurveiller, puisque les terres de Minstead se trouvaient maintenantréunies à celles de Twynham, et Alleyne lui avait promis que sielle consentait à demeurer avec sa fille, il ne reviendrait pasdans le Hampshire avant d’avoir obtenu des nouvelles, bonnes oumauvaise, de son seigneur et maître.

La cogghe jaune avait été louée ; GoodwinHawtayne en était le maître-marinier ; un mois après lesnoces, Alleyne descendit à Bucklershard pour s’assurer qu’elleétait arrivée de Southampton. En route il passa devant le villagede Pitt’s Deep, et il aperçut au large un petit brick qui louvoyaitcomme s’il s’apprêtait à mouiller l’ancre. Quand il prit le chemindu retour, il repassa devant le même village ; le brick avaiteffectivement mouillé l’ancre, et plusieurs chalands l’entouraientpour porter sur le rivage sa cargaison.

Une grande auberge était située à une portéed’arc de Pitt’s Deep, un peu en retrait ; à l’une des fenêtresdu haut une grosse branche de houx était pendue au bout d’un bâton.Alleyne remarqua de la route qu’un homme assis devant cette fenêtresemblait se démancher le cou pour l’examiner. Alleyne à son tour leregarda, mais une femme sortit en courant par la porte et fit minede grimper à un arbre, tout en riant aux éclats et en se retournantvers l’auberge. Surpris, Alleyne descendit, attacha son cheval à unarbre et avança entre les troncs. Une deuxième femme sortit alorsen courant et, comme la première, fit semblant de grimper àl’arbre. Sur ses talons apparut un homme robuste, bronzé, quis’appuya au chambranle de la porte et qui riait de bon cœur enportant la main à son côté.

– Ah, mes belles ! s’écria-t-il.C’est ainsi que vous me traitez ? Ah, mes petites ! Jejure par les os de ces dix doigts que je ne ferais pas de mal à uncheveu de vos jolies têtes ! Mais je suis allé chez les païensnoirs et, par ma garde, il m’est doux de regarder vos frimoussesd’Anglaises. Venez boire une tournée de muscat, mes anges !J’ai chaud au cœur d’être de nouveau parmi vous.

Alleyne avait été frappé de stupeur quand ilavait vu cet homme ; mais dès qu’il l’entendit son cœur bonditd’un tel élan qu’il dut se mordre les lèvres pour ne pas crier. Unejoie plus grande encore lui était cependant réservée, car lafenêtre du dessus s’ouvrit, et la voix du premier voyageur s’enéchappa :

– Aylward, criait-elle, je viensd’apercevoir un très digne personnage descendant la route ;mais mes yeux n’ont pas très bien vu s’il portait une cotted’armes. Je te prie d’aller le trouver et de lui dire qu’un trèshumble chevalier d’Angleterre est descendu ici, et que s’il désireun peu de distinction ou s’il a l’âme chargée d’un petit vœu, ous’il veut exalter sa dame, je suis à sa disposition pourl’aider.

À cet ordre Aylward s’avança aussitôt vers laroute ; les deux hommes tombèrent dans les bras l’un del’autre ; ils riaient, ils criaient, ils s’embrassaient tantleur joie était vive. Le vieux Sir Nigel crut qu’une bagarre avaitéclaté ; il accourut avec son épée nue ; alors ilembrassa autant qu’il fut embrassé. Tous trois n’en finissaientplus de se congratuler et de se poser des questions.

Pendant leur voyage de retour à travers lesbois, Alleyne apprit leur merveilleuse histoire : comment SirNigel avait repris ses sens, comment il avait été dépêché aussitôtavec son compagnon de captivité sur la côte ; comment ilsavaient été conduits par mer vers le château de leurravisseur ; comment ils avaient été attaqués en route par despirates barbaresques ; comment ils avaient troqué leur légèrecaptivité pour un siège de galérien et des travaux forcés auxavirons des pirates ; comment, dans le port barbaresque, SirNigel avait pourfendu le capitaine maure et s’était emparé,toujours en compagnie d’Aylward, d’un petit caboteur qu’ils avaientramené en Angleterre avec une cargaison de prix qui allaitlargement les dédommager de leurs épreuves. Alleyne écouta toutesces aventures jusqu’à ce que le sombre donjon de Twynham se dressâtau-dessus d’eux au crépuscule et que le soleil rouge se couchâtdans les eaux de l’Avon. Inutile de décrire la joie qui régna cesoir-là au château, ni de dresser la liste des somptueusesoffrandes qui furent prélevées sur la cargaison mauresque pourorner la chapelle du père Christopher.

Sir Nigel Loring vécut de nombreuses années,dans les honneurs et les bénédictions. Il ne partit plus pour lesguerres, mais il participa à toutes les joutes qui se disputèrentdans le pays à trente lieues à la ronde ; la jeunesse duHampshire n’était pas peu fière quand de ses lèvres tombait uncompliment pour le dressage d’un cheval ou la manière de courir unelance. Tel il avait vécu, tel il mourut, le plus respecté et leplus heureux des hommes de son comté natal.

À Sir Alleyne Edricson et à sa resplendissanteépouse l’avenir n’apporta aussi que du bonheur. Deux fois il allase battre en France, et il en revint comblé de distinctions. Unhaut poste lui fut attribué à la cour, et il passa de nombreusesannées à Windsor sous Richard II et Henry IV ; il reçut laJarretière et conquit la réputation d’un brave soldat, d’ungentilhomme loyal et fidèle, d’un mécène qui protégea les arts etles sciences qui affinent et ennoblissent la vie.

Quant à John, il épousa une jeune fille de lacampagne et s’établit à Lyndhurst, où ses cinq mille couronnesfirent de lui le plus riche des petits propriétaires de la région.Pendant longtemps il but sa bière chaque soir à« L’Émerillon bigarré », que tenait maintenantson ami Aylward, lequel avait en effet convolé en justes noces avecla bonne veuve à qui il avait confié son butin. Les hommes forts etles archers du pays prirent l’habitude de s’arrêter à l’auberge,soit pour faire un peu de lutte avec John, soit pour provoquerAylward à l’arc ; un shilling d’argent était l’enjeu de cesconcours ; la légende ne rapporte pas qu’Aylward ou John aitjamais perdu. Ainsi vécurent ces hommes, à leur manière simple etaimable, parfois un peu fruste, mais honnête, probe, loyale. Sinous avons extirpé leurs défauts, rendons grâces à Dieu. Et prionsDieu pour que nous conservions leurs vertus. Le ciel peuts’assombrir, des nuages se rassembler ; le jour reviendrapeut-être où l’Angleterre aura besoin de tous ses fils éparpillésde par le monde. Pourraient-ils ne pas répondre présents à sonappel ?

FIN

 

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