La Comtesse de Charny – Tome III (Les Mémoires d’un médecin)

Chapitre 21Un ennemi de plus

Toute cette scène de M. de Choiseul menaçant l’homme qui parlait au nom de l’Assemblée nationale s’était passée sans que celui-ci eût même paru remarquer qu’il venait d’échapper à un danger de mort.

D’ailleurs, il semblait occupé d’un sentiment bien autrement puissant sur son cœur que le sentiment de la crainte ; il n’y avait pas à se méprendre à l’expression de son visage ; c’était celle du chasseur qui voit, enfin, réunis et entassés dans la même fosse où ils sont sa proie, le lion, la lionne et les lionceaux qui ont dévoré son unique enfant.

Cependant, à ce mot de prisonniers qui avait fait bondir M. de Choiseul, le roi s’était soulevé.

– Prisonniers ! prisonniers, au nom de l’Assemblée nationale ! Que voulez vous dire ? Je ne vous comprends pas.

– C’est bien simple pourtant, répondit l’homme, et facile à comprendre. Malgré le serment que vous avez fait de ne pas quitter la France, vous vous êtes enfui nuitamment,trahissant votre parole, trahissant la nation, trahissant le peuple ; de sorte que la nation a crié aux armes, de sorte que le peuple s’est soulevé, et que peuple et nation vous disent, parla voix d’un de vos derniers sujets – laquelle, pour venir d’en bas, n’en est pas moins puissante – « Sire, au nom du peuple,au nom de la nation, au nom de l’Assemblée, vous êtes mon prisonnier ! »

Dans la chambre voisine, une rumeur d’approbation, accompagnée ou plutôt suivie de bravos frénétiques,retentit.

– Madame, madame, murmura M. de Choiseul à l’oreille de la reine, vous n’oublierez pas que c’est vous qui m’avez arrêté, et que, sans la pitié que vous avez eue de cet homme, vous ne subiriez pas une pareille offense.

– Tout cela ne sera rien si nous nous vengeons, dit tout bas la reine.

– Oui, reprit M. de Choiseul ; mais, si nous ne nous vengeons pas ?…

La reine poussa un gémissement sourd et douloureux.

Mais la main de Charny s’étendit lentement par-dessus l’épaule de M. de Choiseul, et alla toucher le bras de la reine.

Marie-Antoinette se retourna vivement.

– Laissez dire et faire cet homme,souffla tout bas le comte ; c’est moi qui me charge de lui…

Cependant, le roi, tout étourdi du nouveau coup qui lui était porté, regardait avec étonnement le sombre personnage qui, au nom de l’Assemblée, de la nation et du peuple,venait de lui parler un langage si énergique, et à cet étonnement se mêlait une certaine curiosité ; car il semblait à Louis XVI, quoiqu’il ne pût se rappeler où il l’avait vu, que ce n’était point la première fois qu’il voyait cet homme.

– Mais, enfin, dit-il, que me voulez-vous ? Parlez.

– Sire, je veux que ni vous ni la famille royale ne fassiez un pas de plus vers l’étranger.

– Et vous venez, sans doute, avec des millions d’hommes armés pour vous opposer à ma marche ? dit le roi, qui grandissait dans la discussion.

– Non, sire, je suis seul ou plutôt nous ne sommes que deux, l’aide de camp du général La Fayette et moi,c’est-à-dire un simple paysan ; seulement, l’Assemblée a rendu un décret ; elle a compté sur nous pour qu’il soit exécuté, et il le sera.

– Donnez ce décret, dit le roi, que je le voie au moins.

– Ce n’est pas moi qui l’ai, c’est mon compagnon. Mon compagnon est envoyé par M. de La Fayette et par l’Assemblée pour faire exécuter les ordres de la nation ; moi, je suis envoyé par M. Bailly et surtout par moi même, pour surveiller ce compagnon, et lui brûler la cervelle s’il bronche.

La reine, M. de Choiseul,M. de Damas et les autres assistants se regardaient avec étonnement ; ils n’avaient jamais vu le peuple qu’opprimé ou furieux, que demandant grâce ou assassinant ; ils le voyaient,pour la première fois, calme, debout, les bras croisés, sentant sa force, et parlant au nom de ses droits.

Aussi Louis XVI comprit-il bien vite qu’il n’y avait rien à espérer d’un homme de cette trempe-là, et, pressé d’en finir avec lui :

– Eh bien, demanda-t-il, où est votre compagnon ?

– Là, dit-il, derrière moi.

Et, à ces mots, faisant un pas en avant, il démasqua la porte, à travers l’ouverture de laquelle on put voir un jeune homme, revêtu de l’uniforme d’officier d’ordonnance, appuyé contre la fenêtre.

Lui aussi était dans le plus grand désordre ; seulement, son désordre au lieu d’être celui de la force, était celui de l’abattement.

Son visage ruisselait de larmes, et il tenait un papier à la main.

C’était M. de Romeuf, c’est-à-dire ce jeune aide de camp du général La Fayette avec lequel, notre lecteur se le rappelle sans doute, nous avons fait connaissance lors de l’arrivée de M. Louis de Bouillé à Paris.

M. de Romeuf, comme il a pures sortir de la conversation qu’il eut en ce moment avec le jeune royaliste, était patriote et patriote sincère ; mais, pendant la dictature de M. de La Fayette aux Tuileries, chargé de surveiller la reine, et de l’accompagner dans ses sorties, il avait su mettre, dans ses rapports avec elle, tant de respectueuse délicatesse, que la reine lui en avait plusieurs fois exprimé sa reconnaissance.

Aussi, en l’apercevant :

– Oh ! s’écria-t-elle péniblement surprise, c’est vous ?

Puis, avec ce gémissement douloureux de la femme qui voit faillir une puissance qu’elle croyait invincible :

– Oh ! ajouta-t-elle, je ne l’eusse jamais cru !…

– Bon ! murmura en souriant le second messager, il paraît que j’ai bien fait de venir.

M. de Romeuf s’avança les yeux baissés, marchant avec lenteur, et tenant son arrêté à la main.

Mais le roi, impatient, ne donna pas au jeune homme le temps de lui présenter cet arrêté : il fit un pas rapide vers lui, et le lui arracha des mains.

Puis, après l’avoir lu :

– Il n’y a plus de roi en France,dit-il.

L’homme qui accompagnait M. de Romeuf sourit, comme s’il eût voulu dire :« Je le sais bien. »

À ces mots du roi, la reine fit vers lui un mouvement pour l’interroger.

– Écoutez, madame, dit-il. Voici le décret que l’Assemblée a osé rendre.

Et il lut d’une voix tremblante d’indignation les lignes suivantes :

« L’Assemblée ordonne que le ministre de l’intérieur expédiera, à l’instant même, des courriers dans les départements, avec ordre, à tous les fonctionnaires publics ou gardes nationaux et troupes de ligne de l’empire, d’arrêter ou faire arrêter toute personne quelconque sortant du royaume, comme aussi d’empêcher toute sortie d’effets, d’armes, de munitions,d’espèces d’or ou d’argent, de chevaux et de voitures ; et,dans le cas où les courriers joindraient le roi, quelques individus de la famille royale, et ceux qui auraient pu concourir à leur enlèvement, lesdits fonctionnaires publics, gardes nationaux et troupes de ligne, seront tenus de prendre toutes les mesures possibles pour arrêter ledit enlèvement, les empêcher de continuer leur route, et rendre compte ensuite au corps législatif. »

La reine avait écouté avec une sorte de torpeur ; mais, quand le roi eut fini, secouant la tête comme pour retrouver ses esprits :

– Donnez ! dit-elle en tendant la main à son tour pour recevoir le décret fatal.Impossible !…

Pendant ce temps, le compagnon de M. de Romeuf rassura, par un sourire, les gardes nationaux et les patriotes de Varennes.

Ce mot impossible, prononcé par la reine, les avait inquiétés, quoique, d’un bout à l’autre, ils eussent entendu la teneur du décret.

– Oh ! lisez, madame, dit le roi avec amertume, si vous doutez encore ; lisez, c’est écrit et signé par le président de l’Assemblée nationale.

– Et quel homme a osé écrire et signer un pareil décret ?

– Un noble, madame, répondit le roi : M. le marquis de Beauharnais !

N’est-ce pas une chose étrange, et qui prouve bien les enchaînements mystérieux du passé à l’avenir, que ce décret qui arrêtait dans leur fuite Louis XVI, la reine et la famille royale, portât un nom qui, obscur jusque-là, allait, d’une manière éclatante, se rattacher à l’histoire du commencement du XIX ème siècle ?

La reine prit le décret, et le lut, les sourcils froncés, les lèvres contractées.

Puis, à son tour, le roi le lui prit des mains pour le relire encore, et, après l’avoir relu une seconde fois, il le jeta sur le lit où dormaient, insensibles à cette discussion qui décidait de leur sort, le dauphin et Madame Royale.

Mais, à cette vue, la reine, incapable de se contenir plus longtemps, s’élança rapide, rugissante, et,saisissant le papier, elle le froissa dans ses mains, et le jeta loin du lit en s’écriant :

– Oh ! monsieur, prenez donc garde ! je ne veux pas que ce papier souille mes enfants !

Une immense clameur s’éleva de la chambre voisine. Les gardes nationaux firent un mouvement pour se précipiter dans celle où étaient les illustres fugitifs.

L’aide de camp du général La Fayette laissa échapper un cri de terreur.

Son compagnon poussa un cri de rage.

– Ah ! gronda ce dernier entre ses dents, on insulte l’Assemblée, on insulte la nation, on insulte le peuple, c’est bien.

Et, se retournant vers ces hommes, déjà excités à la lutte, qui encombraient la première chambre, armés de fusils, de faux et des sabres :

– À moi ! citoyens !cria-t-il.

Ceux-ci firent, pour pénétrer dans la chambre,un second mouvement qui n’était que le complément du premier, et Dieu seul sait ce qu’il allait résulter du choc de ces deux colères, lorsque Charny, qui n’avait prononcé, vers le commencement de la scène que le peu de paroles que nous avons rapportées, et qui, depuis ce temps, s’était tenu à l’écart, s’élança en avant,et, saisissant par le bras ce garde national inconnu, au moment oùil portait la main à la poignée de son sabre :

– Un mot à moi, s’il vous plaît, monsieur Billot, dit-il, je désire vous parler.

Billot – car c’était lui – laissa à son tour échapper un cri d’étonnement, devint pâle comme la mort, demeura un instant irrésolu, et, repoussant au fourreau son sabre à moitié tiré :

– Eh bien, soit ! Et, moi aussi,dit-il, j’ai à vous parler, monsieur de Charny.

Et, se dirigeant aussitôt vers la porte :

– Citoyens, dit-il, place à nous, s’il vous plaît. J’ai à m’entretenir un instant avec cet officier ;mais, soyez tranquilles, ajouta-t-il à voix basse, ni loup, ni louve, ni louveteaux ne nous échapperont. Je suis là, et je réponds d’eux !

Comme si cet homme, qui leur était aussi inconnu à eux qu’il l’était – à part Charny – au roi et à sa suite,eût eu, néanmoins, le droit de leur donner des ordres, ils sortirent à reculons, laissant la première chambre libre.

D’ailleurs, chacun avait à raconter à ses compagnons du dehors ce qui venait de se passer au-dedans, et à recommander aux patriotes de faire plus que jamais bonne garde.

Pendant ce temps, Charny disait tout bas à la reine :

– M. de Romeuf est à vous,madame ; je vous laisse avec lui, tirez-en le meilleur parti possible.

Et cela lui devenait d’autant plus facile que,parvenu dans la seconde chambre, Charny avait refermé la porte, et,en s’adossant à cette porte, empêchait que personne, pas même Billot n’y entrât.

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer