La Comtesse de Charny – Tome IV (Les Mémoires d’un médecin)

Chapitre 9La fille et le père

Dix minutes après, Catherine, Pitou et le petit Isidor roulaient dans la voiture du docteur Gilbert sur la route de Paris.

La voiture fit halte devant l’hôpital du Gros-Caillou.

Catherine descendit, prit son fils dans ses bras et suivit Pitou.

Arrivée à la porte de la lingerie, elle s’arrêta :

– Vous m’avez dit que nous trouverions ledocteur Gilbert près du lit de mon père ?

– Oui…

Pitou entrouvrit la porte.

– Et il y est effectivement, dit-il.

– Voyez si je puis entrer sans crainte de lui causer une trop forte émotion.

Pitou entra dans la chambre, interrogea ledocteur, et vint presque aussitôt retrouver Catherine.

– L’ébranlement causé par le coup qu’il a  reçu est tel, qu’il ne reconnaît encore personne, à ce que dit M. Gilbert.

Catherine allait entrer avec le petit Isidor dans ses bras.

– Donnez-moi votre enfant, mademoiselle Catherine, dit Pitou.

Catherine eut un moment d’hésitation.

– Oh ! me le donner, à moi, dit Pitou, c’est comme si vous ne le quittiez pas.

– Vous avez raison, dit Catherine.

Et, comme elle eût fait à un frère, avec plus de confiance peut-être, elle remit l’enfant à Ange Pitou, et s’avança d’un pas ferme dans la salle, marchant droit au lit de son père.

Comme nous l’avons dit, le docteur Gilbert était au chevet du lit du blessé.

Peu de changement s’était opéré dans l’état du malade ; il était placé, comme la veille, le dos appuyé à ses oreillers, et le docteur humectait, à l’aide d’une éponge imbibée d’eau, et pressée dans sa main, les bandes qui assujettissaient l’appareil posé sur la blessure. Malgré un commencement de fièvre inflammatoire bien caractérisée, le visage, vu la quantité de sang que Billot avait perdu, était d’une pâleur mortelle ;l’enflure avait gagné l’œil et une partie de la joue gauche.

À la première impression de fraîcheur, il avait balbutié quelques mots sans suite, et rouvert les yeux ;mais cette violente tendance vers le sommeil que les médecins nomment coma avait de nouveau éteint sa parole, et fermé ses yeux.

Catherine, arrivée devant le lit, se laissa tomber sur ses genoux, et, levant les mains au ciel :

– Ô mon Dieu ! dit-elle, vous êtes témoin que je vous demande du plus profond de mon cœur la vie de mon père !

C’était tout ce que pouvait faire cette fille pour le père qui avait voulu tuer son amant.

À sa voix, au reste, un tressaillement agita le corps du malade ; sa respiration devint plus pressée ;il rouvrit les yeux, et son regard, après avoir erré un instant autour de lui comme pour reconnaître d’où venait la voix, se fixa sur Catherine.

Sa main fit un mouvement, comme pour repousser cette apparition, que le blessé prit, sans doute, pour une vision de sa fièvre.

Le regard de la jeune fille rencontra celui de son père, et Gilbert vit, avec une espèce de terreur, se froisser l’un à l’autre deux flammes qui semblaient plutôt deux éclairs de haine que deux rayons d’amour.

Après quoi, la jeune fille se leva et, du même pas qu’elle était entrée, alla retrouver Pitou.

Pitou était à quatre pattes, et jouait avec l’enfant.

Catherine reprit son fils avec une violence qui tenait plus de l’amour de la lionne que de celui de la femme,et le pressa contre sa poitrine en s’écriant :

– Mon enfant ! oh ! mon enfant !

Il y avait dans ce cri toutes les angoisses de la mère, toutes les plaintes de la veuve, toutes les douleurs de la femme.

Pitou voulut accompagner Catherine jusqu’au bureau de la diligence, qui partait à dix heures du matin.

Mais celle-ci refusa.

– Non, dit-elle, vous l’avez dit, votre place est près de celui qui est seul ; restez, Pitou.

Et, de la main, elle repoussa Pitou dans la chambre.

Pitou ne savait qu’obéir quand Catherine commandait.

Pendant que Pitou se rapprochait du lit de Billot, que celui-ci, au bruit que faisait le pas un peu lourd du capitaine de la garde nationale, rouvrait les yeux, et qu’une impression bienveillante succédait sur sa physionomie à l’impression haineuse qu’y avait fait passer, comme un nuage de tempête, la vue de sa fille, Catherine descendait l’escalier, et,son enfant dans ses bras, gagnait, dans la rue Saint-Denis, l’hôtel du Plat-d’Étain, d’où partait la diligence de Villers-Cotterêts.

Les chevaux étaient attelés, le postillon était en selle ; il restait une place dans l’intérieur ;Catherine la prit.

Huit heures après, la voiture s’arrêtait rue de Soissons.

Il était six heures de l’après-midi,c’est-à-dire qu’on était encore en plein jour.

Jeune fille, et venant, Isidor vivant, voir sa mère en bonne santé, Catherine eût fait arrêter la voiture au bout de la rue de Largny, eût contourné la ville, et fût arrivée à Pisseleu sans être vue, car elle eût eu honte.

Veuve et mère, elle ne songea même point aux railleries provinciales ; elle descendit de voiture sans impudence, mais sans crainte : son deuil et son enfant lui semblaient, l’un un ange sombre, l’autre un ange souriant, qui devaient écarter d’elle l’injure et le mépris.

D’abord, on ne reconnut pas Catherine :elle était si pâle et si changée, qu’elle ne semblait plus la même femme ; puis ce qui la dissimulait encore mieux aux regards,c’était cet air de distinction qu’elle avait pris à la fréquentation d’un homme distingué.

Aussi, une seule personne la reconnut, et encore était-elle déjà loin.

Ce fut la tante Angélique.

La tante Angélique était à la porte de l’Hôtel de Ville, et causait avec deux ou trois commères du serment exigé des prêtres, déclarant qu’elle avait entendu dire à M. Fortier que jamais il ne ferait serment aux Jacobins et à la Révolution, et qu’il subirait plutôt le martyre que de courber la tête sous le joug révolutionnaire.

– Oh ! cria-t-elle tout à coup,s’interrompant, au milieu de son discours, Jésus Dieu ! c’est la Billot te et son enfant qui descendent de voiture !

– Catherine – Catherine ? répétèrent plusieurs voix.

– Eh ! oui ; tenez, la voilà qui se sauve par la ruelle.

Tante Angélique se trompait : Catherine ne se sauvait pas ; Catherine avait hâte d’arriver près de sa mère, et marchait vite. Catherine prenait la ruelle, parce que c’était le chemin le plus court.

Plusieurs enfants à ce mot de tante Angélique : « C’est la Billot te ! » et à cette exclamation de ses voisines : « Catherine ! »plusieurs enfants se mirent à courir après la jeune fille, et,l’ayant rejointe :

– Ah ! tiens, oui, c’est vrai,dirent-ils, c’est mademoiselle…

– Oui, mes enfants, c’est moi, dit Catherine avec douceur.

Puis, comme elle était fort aimée des enfants surtout, à qui elle avait toujours quelque chose à donner, une caresse à défaut d’autre chose :

– Bonjour, mademoiselle Catherine !dirent les enfants.

– Bonjour, mes amis ! dit Catherine.Ma mère n’est pas morte, n’est-ce pas ?

– Oh ! non, mademoiselle, pas encore.

Puis un autre enfant ajouta :

– M. Raynal dit qu’elle en a bien encore pour huit ou dix jours.

– Merci, mes enfants ! dit Catherine.

Et elle continua son chemin, après leur avoir donné quelques pièces de monnaie.

Les enfants revinrent.

– Eh bien ? demandèrent les commères.

– Eh bien, dirent les enfants, c’est elle ; et la preuve, c’est qu’elle nous a demandé des nouvelles de sa mère, et que voilà ce qu’elle nous a donné.

Et les enfants montrèrent les quelques pièces de monnaie qu’ils tenaient de Catherine.

– Il paraît que ce qu’elle a vendu se vend cher à Paris, dit tante Angélique, pour qu’elle puisse donner des pièces blanches aux enfants qui courent après elle.

Tante Angélique n’aimait pas Catherine Billot.

D’ailleurs, Catherine Billot était jeune et belle, et tante Angélique était vieille et laide ; Catherine Billot était grande et bien faite, tante Angélique était petite et boiteuse.

Puis, c’était chez Billot qu’Ange Pitou,chassé de chez tante Angélique, avait trouvé un asile.

Puis, enfin, c’était Billot qui, le jour de la déclaration des droits de l’homme, était venu prendre l’abbé Fortier pour le forcer à dire la messe sur l’autel de la Patrie.

Toutes raisons suffisantes, jointes surtout à l’aigreur naturelle de son caractère, pour que tante Angélique haït les Billot en général, et Catherine en particulier.

Et, quand tante Angélique haïssait, elle haïssait bien, elle haïssait en dévote.

Elle courut chez Mlle Adélaïde, la nièce de l’abbé Fortier, et elle lui annonça la nouvelle.

L’abbé Fortier soupait d’une carpe pêchée aux étangs de Wallue, flanquée d’un plat d’œufs brouillés et d’un plat d’épinards.

C’était jour maigre.

L’abbé Fortier avait pris la mine raide et ascétique d’un homme qui s’attend à chaque instant au martyre.

– Qu’y a-t-il encore ? demanda-t-il en entendant jaboter les deux femmes dans le corridor ;vient-on me chercher pour confesser le nom de Dieu ?

– Non ! pas encore, mon cher oncle,dit Mlle Adélaïde ; non, c’est seulement tante Angélique (tout le monde, d’après Pitou, donnait ce nom à la vieille fille), c’est seulement tante Angélique qui vient m’annoncer un nouveau scandale.

– Nous sommes dans un temps où le scandale court les rues, répondit l’abbé Fortier. Quel est le scandale nouveau que vous m’annoncez, tante Angélique ?

Mlle Adélaïde introduisit la loueuse de chaises devant l’abbé.

– Serviteur, monsieur l’abbé ! dit celle-ci.

– C’est servante que vous devriez dire, tante Angélique, répondit l’abbé ne pouvant renoncer à ses habitudes pédagogiques.

– J’ai toujours entendu dire serviteur, reprit celle-ci, et je répète ce que j’ai entendu dire ; excusez-moi si je vous ai offensé, monsieur l’abbé.

– Ce n’est pas moi que vous avez offensé,tante Angélique ; c’est la syntaxe.

– Je lui ferai mes excuses, la première fois que je la rencontrerai, répondit humblement tante Angélique.

– Bien, tante Angélique !bien ! Voulez-vous boire un verre de vin ?

– Merci, monsieur l’abbé ! répondit tante Angélique, je ne bois jamais de vin.

– Vous avez tort : le vin n’est pas défendu par les canons de l’Église.

– Oh ! ce n’est point parce que le vin est ou n’est pas défendu que je n’en bois pas, c’est parce qu’il coûte neuf sous la bouteille.

– Vous êtes donc toujours avare, tante Angélique ? demanda l’abbé Fortier se renversant dans son fauteuil.

– Hélas ! mon Dieu ! monsieur l’abbé, avare ! Il le faut bien quand on est pauvre.

– Allons donc, pauvre ! Et la ferme des chaises que je vous donne pour rien, tante Angélique, quand je pourrais la louer cent écus à la première personne venue.

– Ah ! monsieur l’abbé, comment ferait-elle, cette personne-là ? Pour rien, monsieur l’abbé ! Il n’y a que de l’eau à y boire !

– C’est pour cela que je vous offre un verre de vin, tante Angélique.

– Acceptez donc, dit Mlle Adélaïde ; cela fâchera mon oncle, si vous n’acceptez pas.

– Vous croyez que cela fâchera monsieur votre oncle ? dit tante Angélique, qui mourait d’envie d’accepter.

– Bien sûr.

– Alors, monsieur l’abbé, deux doigts devin, s’il vous plaît, pour ne pas vous désobliger.

– Allons donc ! dit l’abbé Fortier remplissant un plein verre d’un joli bourgogne pur comme un rubis ; avalez-moi cela, tante Angélique, et, quand vous compterez vos écus, vous croirez en avoir le double.

Tante Angélique allait porter le verre à ses lèvres.

– Mes écus ? dit-elle. Ah !monsieur l’abbé, ne dites point de pareilles choses, vous qui êtes un homme du bon Dieu, on vous croirait.

– Buvez, tante Angélique ;buvez !

Tante Angélique trempa, comme pour faire plaisir à l’abbé Fortier, ses lèvres dans le verre, et, tout enfermant les yeux, avala béatement le tiers de son contenu, à peu près.

– Oh ! que c’est fort !dit-elle ; je ne sais pas comment on peut boire du vin pur !

– Et moi, dit l’abbé, je ne sais pas comment on peut mettre de l’eau dans son vin ; mais n’importe,cela n’empêche pas que je parie, tante Angélique, que vous avez un joli magot !

– Oh ! monsieur l’abbé, monsieur l’abbé, ne dites pas cela ! Je ne peux pas même payer mes contributions, qui sont de trois livres dix sous par an.

Et tante Angélique avala le second tiers du vin contenu dans le verre.

– Oui, je sais que vous dites cela ;mais je n’en réponds pas moins que, le jour où vous rendrez votre âme à Dieu, si votre neveu Ange Pitou cherche bien, il trouvera,dans quelque vieux bas de laine, de quoi acheter toute la rue duPleu.

– Monsieur l’abbé : monsieur l’abbé ! s’écria tante Angélique, si vous dites de pareilles choses, vous me ferez assassiner par les brigands qui brûlent les fermes et qui coupent les moissons, car, sur la parole d’un saint homme comme vous, ils croiront que je suis riche… Ah ! mon Dieu ! mon Dieu ! quel malheur !

Et, les yeux humides d’une larme de bien-être,elle avala le reste du verre de vin.

– Eh bien, fit l’abbé, toujours goguenard, vous voyez bien que vous vous y habitueriez, à ce  petit vin -là, tante Angélique.

– C’est égal, dit la vieille, il est bien fort !

L’abbé avait à peu près fini de souper.

– Eh bien, demanda-t-il, voyons !Quel est ce nouveau scandale qui trouble Israël ?

– Monsieur l’abbé, la Billot te vient d’arriver par la diligence avec son enfant !

– Ah ! ah ! fit l’abbé, je croyais, moi, qu’elle l’avait mis aux Enfants Trouvés ?

– Et elle aurait bien fait, dit tante Angélique ; au moins, le pauvre petit n’aurait pas eu à rougir de sa mère !

– Au fait, tante Angélique, dit l’abbé,voilà l’institution envisagée sous un nouveau point de vue. Et que vient-elle faire ici ?

– Il paraît qu’elle vient voir sa mère ; car elle a demandé aux enfants si sa mère vivait encore.

– Vous savez, tante Angélique, dit l’abbé avec un méchant sourire, qu’elle a oublié de se confesser, la mère Billot ?

– Oh ! monsieur l’abbé, reprit tante Angélique, ça, ce n’est pas sa faute : la pauvre femme a,depuis trois ou quatre jours, perdu la tête, à ce qu’il paraît ; mais c’était, du temps où la fille ne lui avait pas fait tant de peine, une femme bien dévote, bien craignant Dieu, et qui, quand elle venait à l’église, prenait toujours deux chaises,une pour s’asseoir, et l’autre pour mettre ses pieds.

– Et son mari ? demanda l’abbé, les yeux étincelants de colère ; le citoyen Billot, le vainqueur de la Bastille, combien en prenait-il de chaises, lui ?

– Ah ! dame ! je ne sais pas,répondit naïvement tante Angélique ; il n’y venait jamais, à l’église ; mais, quant à la mère Billot…

– C’est bien, c’est bien, dit l’abbé ; c’est un compte que nous réglerons le jour de son enterrement.

Puis, faisant le signe de la croix :

– Dites les grâces avec moi, mes sœurs.

Les vieilles filles répétèrent le signe de la croix que venait de faire l’abbé, et dirent dévotement les grâces avec lui.

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