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La Conspiration des milliardaires – Tome II – À coups de milliards

La Conspiration des milliardaires – Tome II – À coups de milliards

de Gustave Le Rouge

Chapitre 1 Le chemin de fer subatlantique

Depuis quelques jours, les journaux parisiens commentaient avec force détails le mariage qui venait d’avoir lieu entre Ned Hattison, le fils de l’inventeur américain connu du monde entier par ses merveilleuses applications de l’électricité, et Mlle Lucienne Golbert, fille d’un savant réputé,membre de l’Académie des sciences de Paris, dont la récente invention d’une locomotive sous-marine occupait encore l’opinion publique.

« Ce mariage – écrivait une feuille qui paraissait bien informée – ne s’est pas fait sans amener de graves dissentiments. Le père du jeune homme, l’ingénieur Hattison, s’y était formellement opposé.

« Nous savons, de source sûre, qu’un désaccord existait entre lui et son fils, au sujet de miss AuroraBoltyn, la fille du milliardaire américain, dont les fabriques de conserves de viande, à Chicago, sont les premières du monde entier.

« C’est afin de dissimuler son peu d’enthousiasme pour miss Boltyn, que le jeune homme avait entrepris un voyage en Europe.

« Il avait fait, à Paris, la connaissance de Mlle Lucienne Golbert, dont il s’était épris.Pour l’épouser, il n’avait pas hésité à braver la colère de sonpère. Celui-ci avait même franchi l’Atlantique, pour essayer dedissuader son fils de cette union.

« Mais ni les supplications ni lesmenaces n’avaient pu fléchir le jeune homme. Une rupture violentes’en était suivie. L’ingénieur Hattison était retourné en Amérique.On prétendait en outre que l’affaire se compliquait de raisonspolitiques.

« Fils unique du savant américain,l’éminent ingénieur qu’est maintenant M. Ned Hattison, fut unélève brillant de l’école de West Point. Sa compétence en matièrede balistique et de pyrotechnie est indiscutable. Sa mère, uneCanadienne d’origine française, mourut alors qu’il n’était encorequ’un enfant. Il semble avoir hérité d’elle son amour pour laFrance.

« Mlle Lucienne Golbertest une grande jeune fille sérieuse, instruite et d’une rarebeauté. Leur mariage est maintenant une chose faite. Parmi lestémoins, nous relevons le nom de M. Olivier Coronal,l’inventeur de la torpille terrestre. »

Pendant qu’à tort et à travers, les journauxpubliaient, sur le mariage, les informations les plus fantaisistes,Ned et Lucienne, tout à la joie de s’aimer, étaient partis enEspagne pour un court voyage de noces.

Et durant ce temps, sous les ordres deM. Golbert, Tom Punch, leur intendant, terminaitl’installation de la petite villa que le jeune Américain avaitlouée dans les environs de Paris.

Sur les bords de la Méditerranée, depuisBarcelone jusqu’à Malaga, leur voyage n’avait été qu’unenchantement.

Alors qu’en France, l’hiver commençait avec lachute des dernières feuilles, que les villes étaient enseveliessous la brume, que les forêts dénudées frémissaient sous la bise,là le ciel était beau, le soleil resplendissant, les plaines et lesvergers couverts de fruits.

Le bonheur de Ned l’avait transfiguré.

Il se sentait revivre vraiment depuis queLucienne était sa femme.

Sa nature aimante, si longtemps contenue parune éducation rigide sous la tutelle de son père, éclataitlibrement dans un débordement de tendresse.

Il aimait maintenant, comme on n’aime qu’unefois, la jeune fille qu’il avait choisie pour sa douceur et sonintelligence autant que pour sa beauté.

L’avenir lui paraissait moins sombre à présentqu’il avait à ses côtés sa chère Lucienne, qu’il était sûr de sonamour.

En même temps qu’une épouse, Lucienne savaitêtre une amie.

Elle se promettait bien d’être toujours pourson mari une compagne dévouée et fidèle ; de l’encourager dansses travaux et dans ses luttes, de le consoler dans sesdéceptions.

Parfois, au milieu de leur tête-à-tête, Nedétait pris de tristesses brusques. Un pli amer barrait sonfront.

Il songeait aux dernières paroles de son père,aux violences dont le vieil inventeur était capable ; ilcraignait pour l’avenir.

Lucienne alors savait apaiser doucement sonesprit, et chasser par un baiser ses appréhensions.

À Barcelone, ville cosmopolite etindustrielle, premier port de l’Espagne, les jeunes mariés étaientdescendus à l’International Hôtel, au cœur de la ville, sur laRambla del Centra.

Cette avenue, qui sans égaler lesChamps-Élysées est cependant fort belle, prolonge jusqu’au quai sesarbres séculaires, parsemés de kiosques où l’on boit, en passant,une tasse de chocolat, une coupe d’aguardiente [1] que, suivant la coutume espagnole, onfait suivre d’un grand verre d’eau glacée.

À son extrémité, faisant face à la mer, setrouve la statue de Christophe Colomb.

L’élément étranger tient une placeconsidérable dans la population de Barcelone.

Le commerce du port y attire, en plus desFrançais, des Anglais, des Allemands, des Russes, toute unecollection d’Espagnols aux types les plus variés et les pluspittoresques.

À côté des Catalans coiffés de labarrettina [2] nationale,la face rasée, la veste courte, la ceinture de laine aux hanches etles jambes nerveuses enserrées jusqu’aux genoux par des bas blancs,les Valencianos, les Andalous promènent les couleurs claires desfoulards de soie qu’ils affectionnent particulièrement.

On rencontre dans les rues des marins detoutes les nations.

Les soldats, les gardes civils avec leurscostumes d’opérette : tricornes de toile cirée, buffletteriesjaunes, et guêtres aux mollets, coudoient le long des boutiques lesélégants caballeros drapés dans la cape nationale, les jeunesseñoritas aux grands yeux noirs, aux lèvres rouges, qu’uneduègne sévère accompagne à la promenade.

Lucienne était vivement intéressée par lespectacle nouveau pour elle de cette cohue bigarrée d’où montaient,avec des jurons mélodieux, d’étranges parfums.

Comme beaucoup de Parisiennes, elle n’avaitjamais voyagé.

L’idée de se trouver à l’étranger, à descentaines de lieues de Paris, l’amusait.

Elle voulut tout voir ; le port avec soncontinuel va-et-vient de navires et de barques de pêches, le jardinzoologique et ses belles collections de fauves, la cathédrale aucentre de laquelle se trouve un jardin.

Ned souriait de cette inlassablecuriosité ; et parlant fort bien l’espagnol, se faisait songuide.

Après huit jours de halte dans la capitale dela Catalogne ils continuèrent leur excursion en suivant le littoralde la Méditerranée.

Séparée par des mers et des montagnes du restede l’Europe, l’Espagne semble avoir dû à sa position géographique,d’être toujours restée rétrograde et hostile aux progrès effectuésdans les moyens de locomotion.

Les rares chemins de fer qu’elle possède n’ontqu’une seule voie et marchent avec une désespérante lenteur.

Dans ce pays, les mœurs américaines n’ont pasencore pénétré.

Bien plus soucieux de respecter les traditionsconsacrées que d’introduire dans son existence les tracas d’uneactivité démesurée, l’Espagnol est rarement pressé.

Catholique fervent, et même superstitieux, lepaysan vit semblablement depuis des siècles, de la culturenonchalante d’une terre qu’il n’essaie pas d’enrichir.

Il a les qualités de ses défauts ; ets’il est joueur, fanfaron, vaniteux, sa sobriété est exemplaire,son courage et son amour de la patrie sont classiques.

Du compartiment de première où ils voyageaientseuls, Ned et Lucienne regardaient, par les vitres baissées, ledélicieux paysage qui, sous un ciel clair et ensoleillé, s’étendaitjusqu’aux limites de l’horizon.

À droite, les orangers épandaient dansl’atmosphère le parfum capiteux de leurs corolles blanches. Lesbranches au feuillage d’un vert sombre ployaient sous le poids desfruits dorés.

Des champs de maïs et des rizières mettaientçà et là leurs couleurs chaudes, leurs taches vertes.

Sur les routes, on voyait passer, en filesinterminables, les diligences attelées de six ou huit mules enposte, au milieu d’un nuage de poussière.

Les convois de mulets traînaient de ceslourdes voitures au moyen desquelles, plus encore qu’avec leschemins de fer, se font les transports en Espagne.

En tête, un petit âne dirige la caravane, defaçon à éviter les fondrières et les voitures venant en sensinverse ; cependant que, nonchalamment étendu, le conducteurse livre aux douceurs de la sieste.

Puis c’étaient des forêts de chênes-lièges,dont les troncs écorchés ressemblaient à des gibets sanguinolents,des caroubiers, des plantations d’oliviers, de massifs de figuiers,de grenadiers offrant la tentation de leurs fruits savoureux.

À gauche, la mer s’étendait jusqu’à l’infini,une mer d’un azur profond, comme scintillant de lamelles d’argent,et dont les flots venaient caresser doucement les grèves de sablefin où des filets de pêcheurs séchaient au soleil.

Des bandes de marmots à moitié nus sedisputaient le fretin d’une pêche que, plongés dans l’eau jusqu’àmi-corps, hommes et femmes faisant la chaîne, à chaque bout dufilet, venaient de ramener à terre dans un frétillementargenté.

Au large, gagnant Valence ou Alicante, desbricks, des goélettes, gonflaient leurs voiles sous la brise quifraîchissait. Des paquebots, empanachés de fumée, disparaissaient àl’horizon.

À Tarragone, les jeunes époux ne s’arrêtèrentpas.

Le long d’une voie bordée de platanes, letrain filait à petite vapeur, à travers un paysage délicieux.

Le soir même ils s’arrêtaient à Valence dontles maisons en terrasse s’étageaient, blanches sous une luned’argent bleu.

Valence, le pays classique des oranges, laville dont le nom seul évoque le printemps éternel, le soleiltoujours beau, la nature toujours en fête, est moins cosmopoliteque Barcelone, d’une couleur locale plus véritablementespagnole.

À quelques kilomètres de la mer, elle étend,sur les deux rives de son fleuve, ses maisons pittoresques auxpersiennes mi-closes, aux balcons ajourés, surmontés de terrassesoù des loques multicolores s’alignent sur des cordes, où des gaminsdépenaillés fument des cigarettes.

De longues promenades de palmiers, d’aloès, decactus, bordées de fondas somptueuses, s’emplissent, àl’heure de la promenade, d’une foule élégante qui cause, fume etfait de grands gestes.

C’était aux environs de la Noël. Chacunfaisait ses provisions de victuailles et de boissons, pour célébrerdignement la naissance du Christ.

Les rues avaient l’animation des jours degrande fête.

Sur la vaste place du marché couvert, un autremarché en plein air était installé.

Autour des boutiques brillamment éclairées,une foule réjouie s’entassait.

Les marchands ne pouvaient arriver àsatisfaire l’empressement de leur clientèle.

Au bras de Ned, Lucienne se promenait par laville.

– Et nos bons amis de France ?disait-elle. Et papa ? Et M. Coronal ? Et aussi cebrave Tom Punch ?… Avoue, Ned, que nous avons été un peuégoïstes de leur fausser compagnie. Il faut leur envoyer, d’ici,quelque chose, pour leur montrer que nous ne les oublions pas.

– Décidément, fit Ned, tu seras toujoursun ange de bonté. Voyons ce que nous pourrons bien acheter poureux.

Grâce à la sûreté de goût de Lucienne, ce nefut pas long.

Dans une vieille boutique poussiéreuse, àproximité des fripiers chez lesquels on a pour deux pesetas[3] un habillement complet, ils firent latrouvaille de quelques objets d’art dont le vieux savant, amateurpassionné de bibelots anciens, serait certainement ravi : uneespingole en acier mauresque et curieusement damasquinée, unfauteuil aux bras et au dossier rectangulaires encore couvert devieux Cordoue.

Quant à Olivier Coronal, sa bibliothèques’enrichirait d’un merveilleux exemplaire du Don Quichotte dela Manche, illustré de gravures en taille-douce, etprobablement de la première édition.

Ned eut la chance de le découvrir chez unjuif, lequel vieillard à barbe blanche, coiffé d’un cafetancrasseux répondit en français à Lucienne, en anglais à Ned, etsemblait disposé à offrir ses occasions dans deux ou trois autreslangues, si les jeunes gens, heureux de leurs emplettes, nes’étaient éclipsés.

Tom Punch, lui, en sa qualité d’intendant,recevrait, avec la recette curieuse du lièvre au chocolat, unecargaison toute fraîche de dattes et de grenades, et de plus unecollection variée de ces piments et de ces épices sans lesquels iln’y a pas, pour les Espagnols, de cuisine possible.

– Ils doivent parler de nous là-bas,disait Ned. Qu’ils voient donc que nous pensons à eux.

Souvent ils parlaient d’Olivier Coronal commed’un ami sûr, d’un cœur noble et élevé.

– C’est à lui que j’ai demandé conseil,ma Lucienne, lorsque je me suis enfin senti libre. Lui aussit’aimait sans doute ; et pourtant il n’a pas hésité à nousmettre la main dans la main, à sacrifier l’affection qu’il teportait. Mais l’avenir lui prouvera que je ne suis pas uningrat.

Comme ils revenaient à leur hôtel, desprocessions parcouraient les rues.

La Noël, en Espagne, est la plus grande fêtede l’année. On distribue des aumônes. Dans certaines villes, onorganise de grands banquets où, par esprit d’humilité, de noblesdames viennent elles-mêmes servir les pauvres et les vagabonds.

Ces coutumes charitables sont séculaires.Elles ont résisté aux révolutions et aux guerres civiles.

Aux portes des églises, des mendiants, drapantleur fierté crasseuse sous des haillons passés de couleur, lespieds nus dans les espadrilles de chanvre, le geste large, font cejour-là une ample recette.

Des bandes de gamins, armés de bruyantescrécelles, parcourent les rues, installent leur orchestreassourdissant devant chaque boutique, jusqu’à ce que le patron leurait donné quelque pécule.

Tous les cœurs sont à la joie.

La fière et malheureuse Espagne oublie, cejour-là, sa misère, dans un hymne d’allégresse.

Quelques jours après, ayant poussé jusqu’àMalaga, dont les maisons blanches égaient nonchalamment tout lerivage, pays des jolies Andalouses, aux yeux trop grands et tropnoirs, aux lèvres ardemment carminées, aux pieds mignons et biencambrés, Ned et Lucienne reprenaient le chemin de Paris, emportantla vision des merveilleuses campagnes fleuries et parfumées.

Un intérieur coquet et confortable lesattendait.

M. Golbert avait tout prévu. Dans lesmoindres détails on sentait la touchante sollicitude duvieillard.

– Combien je suis heureux de vous voir deretour, mes enfants, s’écria-t-il. Vous savez que je suis égoïste.J’ai besoin de vous sentir à côté de moi.

– Eh bien, à présent, monsieur mon papa,nous ne vous quitterons plus, fit Lucienne en l’embrassanttendrement. Vous allez voir comme nous allons vous cajoler à nousdeux. À nous trois, ajouta-t-elle ; car j’espère bien queM. Coronal sera souvent notre hôte, n’est-ce pas,Ned ?

– J’y compte bien.

Dans la villa, l’existence prit son coursrégulier.

M. Golbert avait assuré à sa fille unedot de cent mille francs.

Une vingtaine de milliers de dollars qui, pourNed, n’eussent rien été en Amérique, lui étaient restés fort àpropos, pour lui permettre d’attendre, quelques années, lasituation qu’il espérait bien se créer par son travail.

Bien que Tom Punch ne fût guère utile àpersonne, Ned n’avait pas voulu se séparer de lui.

L’ex-majordome de William Boltyn lui avaitdonné des preuves nombreuses d’attachement.

Mais, dans ce décor étroit, qui ne rappelaiten rien le somptueux hôtel de son ancien maître, dans cet intérieurbourgeois et rangé, Tom Punch était mal à son aise.

Il commençait à s’ennuyer, d’autant plus que,sans l’avouer à personne, il regrettait Paris et les brasseries deMontmartre, où ses talents de buveur et de joueur de banjo avaienteu tant de succès.

Ned était trop occupé pour faire attention àlui.

Dans un vaste bâtiment attenant à la villa, ilavait fait installer un laboratoire.

Les projets de son beau-père sur la locomotivesous-marine l’intéressaient vivement.

Le savant avait eu raison de toutes lesobjections.

Il avait mathématiquement démontré à songendre, qu’à part deux ou trois questions d’ordre secondaire, il nemanquait plus que des capitaux pour tenter l’entreprise.

– L’établissement d’une ligne sous-marineentre l’Europe et l’Amérique n’est pas du tout impossible,disait-il. Protégée par une estacade très solide, on commencerait àl’établir à partir du rivage. Là seulement les tempêtes sont àcraindre. À vingt-cinq mètres de profondeur, la mer est toujourscalme. Travailler sous l’eau n’est plus maintenant qu’un jeu. Enplus de l’ordinaire cloche à plongeur nous disposons du balloncaptif sous-marin, de l’ingénieur Pratti del Pozzo, qui nouspermettra de descendre à toutes les profondeurs. Mais, comme vousle savez, le plateau calcaire qui, sous l’Océan, relie les deuxcontinents, sauf quelques accidents de terrain, est à un niveau àpeu près constant.

– Mais, pour l’établissement desrails ? Pour la construction du train, quel métalemploierez-vous que l’eau de mer n’oxyde pas ?

– Vous avez touché le point faible, moncher Ned. Je ne peux pas encore vous répondre.

Huit jours après, en pénétrant dans lelaboratoire, M. Golbert apprit que Ned venait de résoudre laquestion.

– J’avais bien pensé, pour blinder toutesles parties immergées, à l’emploi du chrome, dit le jeune homme.Or, je viens de trouver le moyen d’obtenir ce métal en grandesmasses et à très bon marché. Voyez vous-même, fit le jeuneingénieur en lui mettant sous les yeux une formule chimique. Mais,chut ! ajouta-t-il en posant un doigt sur sa bouche, ceci doitêtre un secret pour tout le monde. Il ne faut pas qu’on nousdevance.

Peu de jours après, Olivier Coronal, qui toutd’abord n’était venu que de temps à autre à la villa, cédait auxsollicitations de ses amis et s’y installait tout à fait, amenantavec lui Léon Goupit, le Bellevillois, le grand ami de Tom Punchqui n’était pas fâché, au milieu de cette atmosphère de science etd’austérité, de retrouver un joyeux compagnon de la trempe duserviteur d’Olivier Coronal.

Pour fêter l’arrivée de celui-ci, on organisaune petite fête intime.

Ce jour là, Tom Punch s’ennuya moins.

Le champagne qui pétillait dans les coupes luirappela les somptueux dîners d’autrefois.

On but au succès de l’entreprise pour laquelleces trois hommes d’élite associaient leur intelligence, au triomphede la locomotive sous-marine.

Dans une pensée de patriotisme,M. Golbert avait tout d’abord offert au gouvernement françaisl’exploitation de son idée.

Sur les conclusions défavorables d’unecommission d’enquête, le ministère avait refusé de voter lescrédits nécessaires.

Sans récriminer, M. Golbert avait reprisses plans.

Mais, à l’étranger, l’affaire avait faitbeaucoup de bruit.

Une compagnie anglaise avait envoyé un déléguéau savant pour lui offrir d’acheter sa découverte, de le mettre àla tête des travaux, et de l’intéresser aux bénéfices.

Avec leur instinct pratique, les industrielsanglais avaient vite compris quels avantages énormes on retireraitd’une ligne ferrée permettant d’envoyer d’un continent à l’autre entoute sécurité, et avec une vitesse bien supérieure à celle desexpress, des convois de voyageurs et de marchandises.

Mais M. Golbert avait refusé toutes lesavances des capitalistes britanniques.

Quoique fort perplexe au sujet des moyensqu’il emploierait pour réaliser son œuvre, il ne pouvait sedéterminer à signer un contrat qui le frustrerait de tout lebénéfice moral.

Tout cela préoccupait beaucoup le vieuxsavant.

Dédaigné par ses compatriotes, sollicité parl’étranger, sans capitaux suffisants pour agir de lui-même, il nesavait quel parti prendre.

Ned n’était pas moins soucieux.

Les plans définitifs étaient prêts.

De l’avis de tous, y compris Olivier Coronal,ils pouvaient soutenir toutes les critiques.

Restait à mettre ces plans à exécution.

Souvent, le soir, réunis autour de la lampe,en prenant le thé que Lucienne venait de servir, les trois hommescausaient.

– C’est bien le propre de notre époque,disait Olivier, le signe caractéristique de notre civilisation quede dépenser chaque année des centaines de millions en armements detoutes sortes, à fondre de nouveaux canons, à imaginer desexplosifs, à maintenir sous les armes des milliers de travailleurs.En revanche, une œuvre comme la nôtre, destinée à augmenter larichesse sociale, à hâter l’évolution humaine en facilitant lesrapports des peuples, ne trouve pas un homme d’État pour s’yintéresser, pas un capitaliste pour la seconder.

– Mais c’est tout naturel qu’on neveuille pas admettre notre idée, s’écriait Ned. Que deviendraientles puissantes compagnies de navigation, le jour où nous aurionsrendu inutile et dangereux leur matériel qui représente des sommesénormes. Ne nous y trompons pas, il nous faudra, pour arriver aubut, vaincre plus d’une résistance, déjouer plus d’un complot.

– Eh bien, mais nous sommes trois àlutter, faisait M. Golbert. Ayons confiance en l’avenir.N’est-ce pas, Lucienne, qu’il ne faut jamais désespérer ?

– Oh ! certes non, papa, il ne fautdésespérer de rien, même de voir notre brave Tom Punch redevenirgai. Je ne sais pas ce qu’il a depuis quelque temps. On diraitvraiment qu’il songe à se marier.

Tout le monde éclata de rire. On savait que lemariage était la terreur de l’ex-majordome.

Lucienne savait ainsi, par une parole joyeuse,ramener le sourire sur les visages, assombris par les soucis d’unesituation qui ne semblait pas vouloir se dénouer.

Dans toutes les revues scientifiques, onparlait beaucoup de M. Golbert et de son invention.

En Amérique, surtout, il ne se passait pas desemaines sans qu’une feuille hebdomadaire ne consacrât un article àla locomotive sous-marine.

Les journaux français, au contraire,semblaient avoir oublié qu’elle existât, qu’elle fût sur le pointd’être construite.

Ce silence était l’objet de vives critiques dela part de journalistes yankees.

Ils en profitaient pour démontrer une fois deplus l’infériorité des Français, leur manque d’initiative et desens pratique.

« Chez nous, écrivaient-ils, cettetentative hardie, d’établir une voie ferrée à travers l’Atlantique,eût rallié tous les suffrages. Les capitaux eussent afflué.L’exécution serait déjà commencée. »

Chaque fois que ces articles lui tombaientsous les yeux, M. Golbert restait songeur.

Il finissait par croire que, plus facilementque partout ailleurs, il aurait, en Amérique, des chances sérieusesde trouver des commanditaires.

Depuis plus d’un mois, cette pensée letravaillait sans relâche.

Il résolut de s’en ouvrir à Ned et à OlivierCoronal, de leur demander leur opinion.

– Lisez-vous les journaux de New York,mon cher Ned ? fit-il un soir.

Les trois hommes achevaient de dîner.Au-dehors, la bise fouettait les vitres.

– Mais certainement, répondit Ned.

– Et que pensez-vous de leurs articlessur notre locomotive ? Ils affirment que, chez eux, lescapitaux n’auraient pas manqué, que la chose serait déjà faite.

– Il y a du vrai dans ce qu’ilsdisent.

– Alors vous croyez que nous aurions deschances de réussite ?

– C’est à peu près certain.

M. Golbert semblait réfléchir.

– Je ne sais vraiment quel parti prendre.J’aurais préféré ne pas porter ma découverte à l’étranger.Pourtant, si j’attends ici qu’un ministère se décide à prendre nosprojets en considération, je risque d’attendre longtemps.

– Me permettez-vous de vous donner monopinion ? fit Olivier Coronal.

– Mais sans doute, mon cher ami.

– Eh bien, je considère que, dans unesemblable question, votre patriotisme, pour si louable qu’il soit,n’a pas à intervenir. Vous voulez doter l’humanité d’une richessenouvelle. De toutes les forces naturelles, l’Océan est celle quel’homme a su le moins dompter. En réduisant à moins de trois joursla durée du voyage entre l’Europe et New York, en supprimant lecontinuel danger des tempêtes et des naufrages, vous favorisez lesrelations des peuples entre eux. Que l’argent qui vous estnécessaire vous vienne de France ou d’Amérique, je considère celacomme sans importance.

– M. Olivier a raison, dit Lucienne.Après plus de dix ans d’études et de veilles, il vous est bien dûd’obtenir la compensation d’un succès.

Le savant n’avait pas de raison valable àinvoquer. Il se laissa convaincre.

On décida, ce soir-là, de partir pour New Yorkdans le plus bref délai.

L’hiver s’achevait, un hiver glacial etbrumeux. Les arbres du jardin se couvraient de bourgeons ;quelques moineaux recommençaient à pépier.

Déjà, parmi l’herbe et la mousse, lespremières violettes annonçaient le renouveau.

Pendant les jours qui suivirent, la maison futen rumeur.

En apprenant qu’il était question d’aller àNew York, Tom Punch avait fait la grimace.

– Décidément, pensait Ned, l’Amérique nelui dit plus rien.

Léon Goupit, au contraire, était pleind’enthousiasme.

Franchir l’Atlantique avait toujours été sonrêve.

Peut-être bien, qu’au fond de lui-même, leBellevillois gardait l’espoir caché de devenir, un jour, roi d’unetribu sauvage, tout comme ses héros favoris desromans-feuilletons.

Les préparatifs du départ ne furent pas biencompliqués. Les meubles, les collections scientifiques resteraientdans la villa. On n’emporterait que l’indispensable, et les planset les devis de la ligne dont on allait tenter l’exécution.

L’œil morne, et la poitrine gonflée par dessoupirs énormes, Tom Punch, aidé de Léon, empilaitmélancoliquement, dans de grandes malles, le linge, les vêtementset les appareils du laboratoire.

– Eh bien, nous allons revoirl’Amérique ! fit Ned qui passait.

– Oui, vous allez revoir l’Amérique,répéta le majordome avec un regard désolé.

– Comment, vous ! Je pense bien quetu nous accompagnes ! Eh bien, mais qu’as-tu donc ? Ondirait, ma parole, que tes yeux sont humides.

En effet, une grosse larme perlait au bord descils de Tom Punch, de ses bons yeux ronds, qui regardaientl’ingénieur avec une expression contrite.

– Écoutez, monsieur Ned, vous aveztoujours été bon pour moi ; mais je ne puis plus rester avecvous.

– Et pourquoi donc, grands dieux ?Aurais-tu à te plaindre de moi ?

– Oh ! non, bien au contraire. Mais,voyez-vous, je m’ennuie. Et puis…

– Allons, parle. Qu’y a-t-il ? Sansdoute une nouvelle idée te tracasse. Je te connais assez pourcroire qu’elle ne te réussira pas mieux que les précédentes.

Les aventures bouffonnes du majordome, entreautres la prétention qu’il avait eue, un jour, de confectionner dusirop de tortues, dans un but philanthropique – cette liqueur,disait-il, étant un remède souverain contre toutes les maladies –lui avait fait une réputation méritée de fantaisiste, qui luiattirait souvent des quolibets.

D’ordinaire, il se fâchait tout rouge. Cettefois, il ne releva pas la raillerie.

– Non, fit-il, j’avoue que je n’ai pastoujours été heureux dans le choix de mes idées. Aujourd’hui, c’estsérieux… Lisez, ajouta-t-il en sortant une lettre de sa poche. Ledirecteur des Folies-Montmartroises, l’une des plus grandes scènesde Paris, me propose un engagement brillant : cinquante francspar soirée, comme joueur de banjo. Il est vrai qu’on ferait duchemin pour trouver mon pareil. Mais enfin, c’est joli. Vouscomprenez qu’après avoir été longtemps à votre charge, je ne peuxrefuser cette proposition.

– Deviendrais-tu fou, par hasard ?T’a-t-on jamais parlé de cela ? Tu vas me faire le plaisir delaisser là ton directeur, et de nous accompagner.

Pas plus que Ned, M. Golbert ni OlivierCoronal ne purent lui faire entendre raison. Il voulait à touteforce rester à Paris.

Le Bellevillois lui-même avait beau invoquerleur amitié, lui rappeler leurs communes équipées et lui dépeindrel’avenir sous de riantes couleurs, ils ne pouvaient pas fléchir sonobstination.

– Voyons, mon vieux, disait-il ;c’est-y qu’tu s’rais maintenant plus Parisien qu’moi, pour nepouvoir lâcher Paris d’un’semelle. Puisqu’on t’dit qu’on yr’viendra !

Mais, entre autres qualités, Tom Punch étaitplus entêté qu’une mule.

C’était du moins l’avis de Léon qui finissait,devant son obstination, par lui tourner les talons en le traitantamicalement de sabot, de vieille baderne et autres expressionsaussi distinguées.

Le jour même du départ, Ned était vraimentcontrarié de se séparer ainsi de son intendant.

Malgré ses nombreux travers, depuis plus d’uneannée qu’il vivait avec lui, Tom Punch avait souvent fait montred’attachement à son égard.

Le jeune homme fit une nouvelle tentative pourlui persuader de l’accompagner à New York.

Peine inutile.

L’ex-majordome de William Boltyn avait sonidée fixe : il voulait débuter aux Folies Montmartroises.

Il promit à son maître de lui écrire, etaccompagna tout le monde jusqu’à la gare.

En costume de voyage, Lucienne était adorabled’élégance et de beauté.

Olivier Coronal surveillait le transport desmalles et des colis.

Quant à M. Golbert, un peu ému, sa figureexprimait une joie intense.

Pour la première fois, il est vrai, ilquittait l’Europe ; mais il emmenait avec lui sa fille,maintenant Mme Hattison ; et secondé par deshommes de la valeur de Ned et d’Olivier Coronal, il allait jeterles bases de son œuvre gigantesque, réaliser ses projets les pluschers.

– En avant pour New York, mes enfants,s’écria-t-il en prenant place dans le wagon qui les emmenait auHavre. Espérons que lorsque nous reviendrons…

– Ce sera, interrompit Lucienne, dansnotre locomotive sous-marine.

Chapitre 2La fureur d’Aurora

Uneville américaine, pour l’Européen qui la visite la première fois,est un fort curieux spectacle, un continuel sujet d’étonnement.

Il y chercherait en vain tout ce qui, enEurope, a pour lui de l’attrait : les monuments qui luiparlent du passé, les promenades verdoyantes qu’il aime à parcouriren flâneur, l’irrégularité des rues, l’animation joyeuse de lafoule.

En Amérique, plus rien de tout cela.

Chaque ville est un vaste damier où les ruestracées au cordeau se coupent à angles droits.

Quiconque en a vu une, les connaît toutes.

Dans ce pays, où l’on cherche, avant tout, àgagner du temps, les cités s’élèvent à la hâte, presque du jour aulendemain.

Telle ville, qui compte à présent plus de centmille habitants, n’existait pas il y a dix ans.

Les Peaux-Rouges, les Coureurs des boisoccupaient librement les paysages qu’elle a transformés, qu’elleinonde journellement de torrents de fumée.

Dans les préoccupations de l’Américain, lesouci du beau, de l’élégance, n’existe pas.

Il bâtit comme il peut, le plus pratiquementpossible. La pierre ne lui est pas nécessaire. En bois, en fer, enzinc, en carton comprimé et même en aluminium, il bâtittoujours.

Ses maisons de quinze et vingt étages, énormescubes sans aucune élégance, sont plutôt, d’immenses cages que deshabitations humaines.

Uniformément pareilles, elles stupéfientd’abord l’Européen et l’ennuient vite.

Il se sent dépaysé au milieu de cette foulemorne et renfrognée qui se hâte silencieusement par les rues, sansjamais avoir un geste d’étonnement, un regard de curiosité.

Au-dessus de sa tête, sur une voie aériennesoutenue par des poteaux, des trains électriques passent à chaqueminute.

Des tramways, des omnibus à vapeur sillonnentconstamment la ville, s’arrêtant à peine aux stations.

Au lieu de porter, comme en France, des nomsd’hommes célèbres, toutes les rues sont numérotées.

Demandez-vous votre chemin à un policeman, ilvous tourne dédaigneusement le dos, sans même prendre la peine devous regarder. Quelquefois un homme, qui passe et entend votrequestion, dit : « J’y vais ! » Et il continuesa route.

Suivez-le ou ne le suivez pas ; c’estvotre affaire.

S’occuper des autres, c’est perdre son temps,c’est-à-dire son argent, agir en écervelé qui se donne du mal sansen tirer profit.

La journée d’un Yankee est toujours bienremplie ; mais s’il travaille beaucoup, ce qu’il mange esteffrayant.

Le matin, son estomac réclame quelque chose deplus substantiel qu’une tasse de lait ou de chocolat.

Le Yankee se contente, pour ce premierdéjeuner de rosbif froid, de jambon, de tartines beurrées, le toutarrosé de thé.

Jusqu’au soir, lancé à corps perdu dans lesaffaires, il n’aura pas le temps de faire un nouveau repas.

Debout, à la hâte, il avalera quelquesdouzaines d’huîtres que des industriels spéciaux débitent en pleinair, les puisant à même un tonneau, où, débarrassés de leurscoquilles – pour que cela aille plus vite –, et nageant dans uneeau saumâtre, ces mollusques, d’ordinaire appétissants, sont lachose la moins ragoûtante du monde.

Dans tous les bars on vend des sandwiches etle traditionnel rosbif froid aux pommes de terre, le mets nationaldes États-Unis, où la cuisine et la vie intime sont à peu prèsinconnues.

Les pensions de famille fleurissent.

Quinze jours dans un endroit, un mois dans unautre, l’Américain, celui des villes du moins, a toujours l’air decamper.

Veut-il déménager ? Il boucle sa valise,et sans le souci de meubles à traîner derrière soi, va s’installerailleurs.

C’est très pratique, et cela s’accorde trèsbien avec sa vie hâtive de machine surchauffée.

Ayant érigé en théorie le droit du plus fortet du plus audacieux, les hommes du Nouveau Monde s’inquiètent fortpeu de ceux qui succombent dans la lutte.

Il faut avoir vécu quelque temps leurexistence d’hôtels garnis, d’ascenseurs et de téléphones, pourcomprendre tout ce qu’elle a d’horrible, tout ce qu’elle comportede cruauté, de mépris pour les faibles.

Nul pays au monde ne renferme autant depickpockets. Ils sont organisés en bandes avec leurs chefs, leursindicateurs et leurs receleurs.

À San Francisco même, il n’était pas rare, iln’y a pas encore vingt ans, qu’une de ces bandes mît le feu auxquatre coins de la ville, pour piller à la faveur del’incendie.

Aussi les habitants déposaient-ils prudemmentleurs capitaux dans une vaste banque qui mettait à leur dispositiondes coffres-forts, et qu’un corps de policemen d’éliteprotégeait nuit et jour contre les coups de main audacieux.

Dans cette lutte fébrile des instincts et desappétits, pour des millions d’êtres qui végètent et meurent demisère, quelques-uns, mieux doués ou plus heureux, réalisent descandaleuses fortunes.

C’était le cas de William Boltyn, le fondateurdes immenses fabriques de conserves de viande, un des hommes lesplus riches de l’Union.

Possesseur d’un merveilleux hôtel qui avaitcoûté plus de vingt millions, propriétaire d’usines gigantesques,abattant, dépeçant et salant par jour des milliers de bœufs et deporcs, père d’une charmante jeune fille, le milliardaire américainn’avait, semblait-il, plus rien à désirer en ce bas monde.

Pourtant, malgré ses fabuleuses richesses,malgré son universelle renommée et sa grande influence à la Chambredes représentants de Washington, malgré le nom suggestif d’Empereurdes dollars que lui avaient décerné ses compatriotes, WilliamBoltyn n’était pas heureux.

Il regrettait presque le temps où, vagabond,sans sou ni maille, exerçant tour à tour les professions de garçonde bar, laveur de vaisselle ou vendeur de journaux, il avaitparcouru toute l’Amérique, pauvre, mais sans souci.

Depuis quelque temps surtout, encore plusmorose qu’à l’ordinaire, il arpentait rageusement pendant desheures, les vastes galeries de tableaux de son hôtel, crevant çà etlà à coups de canne les chefs-d’œuvre des maîtres européens, commes’il eût trouvé une satisfaction à détruire ces toiles, acquises àcoups de bank-notes.

D’où pouvait lui venir cette fureurcontinuelle ?

Qui donc pouvait exaspérer à ce point lerichissime Yankee habitué à tout voir plier devant lui, touts’incliner devant la puissance de ses dollars ?

Cela, son entourage ne se l’expliquaitpas.

Les nombreux domestiques de l’hôteltremblaient devant le maître, dont l’humeur taciturne et violentesemblait s’être encore assombrie, depuis qu’au retour d’un récentvoyage en Europe, l’illustre ingénieur Hattison était venu luirendre visite.

Pour le moment, dans son cabinet de travail,où des tableaux synoptiques fixés aux murs indiquaient laproduction croissante des usines de conserves, William Boltyn,devant son bureau à cylindre, essayait, mais en vain, des’intéresser à ses affaires, de mettre en ordre les documents qui,sans qu’il voulut y prendre garde, s’amoncelaient depuis plusieurssemaines.

Lui, le travailleur acharné qui d’ordinairefaisait tout par lui-même, n’avait plus aucun courage.

Au milieu d’une statistique, son crayon luiglissait des doigts, son front se plissait, son regard devenaitdur.

Tout à coup, d’un geste brusque, il envoyaviolemment l’amas de ses papiers s’éparpiller au milieu de lapièce, et poussa un formidable juron :

– Ah ! si je le tenais ! Si jele tenais ! répéta-t-il en appuyant ses paroles d’un coup depoing sous lequel la table de chêne ploya.

L’exaspération du milliardaire étaitindescriptible.

– Et dire que mes millions sontimpuissants contre l’obstination et l’ingratitude de ce Ned,reprit-il après un moment de silence. Ma fortune ! Mais je ladonnerais tout entière. Je donnerais même mes usines, mes troupeauxdu Far West ; je donnerais tout, si cela pouvait sauver mafille, la tirer de sa torpeur. Je suis assez fort pour triompher denouveau, pour gagner d’autres millions ; et cependant je nepeux rien contre cet homme qui torture le cœur d’Aurora,ajouta-t-il avec une intonation de rage impuissante…

« La pauvre enfant, fit-il denouveau ; le mariage de Ned, qu’elle ne connaît pas, va luiporter le dernier coup. Et je ne pourrai rien faire pour calmer sadouleur, moi qui demain peux réduire à la famine des pays entiers,qui bientôt écraserai l’Europe sous mon talon de président de laSociété des milliardaires américains.

Et, délaissant tout à fait son travail,William Boltyn, dans l’attitude d’un homme désespéré, s’abîma dansses réflexions.

D’une taille moyenne, mais les membresramassés comme ceux d’un lutteur, la figure impassible et froideavec son menton anguleux et terminé par une barbiche rousse,William Boltyn était le véritable type du Yankee volontaire etguindé, esclave des réalités pratiques.

Dédaigneux de tout ce qui n’était pas d’uneutilité immédiate, méprisant profondément les choses et les hommesdu Vieux Monde, il n’avait d’intérêt que pour les affaires.

Pour lui, la vie n’était qu’une vastespéculation, une combinaison de chiffres, un continuel marchandagede matières premières, d’hommes et d’idées.

En dehors de sa fille Aurora, son idole dontil ne discutait même pas les volontés, il ne se rappelait guère uneaffection, un mouvement de sympathie désintéressée.

Tout au plus gardait-il quelque indulgence àson ancien majordome Tom Punch, dont l’intarissable verve, l’allurede géant ventru et la face cramoisie de solide buveur avaient eu ledon de l’amuser.

À part ces deux personnes, William Boltynavait toujours été, pour ceux qui l’avaient approché, lecapitaliste au geste cassant, à la parole brève et concise qui n’apas de temps à perdre, pour qui les sentiments n’existent pas, nesauraient exister.

Plus d’une heure s’était écoulée.

Vainement le timbre du téléphone, qui reliaitle cabinet de travail aux usines, avait sonné par deuxreprises.

William Boltyn avait esquissé un gested’ennui, sans même relever la tête.

Pour la première fois de sa vie sans doute, ilse sentait abattu, sans forces pour réagir.

Tout lui était indifférent.

La porte du cabinet de travail s’ouvrit.

Enveloppée d’un peignoir de soie gris perle,frangé de dentelles d’argent, semées çà et là de nœuds de satinmauve, la figure émaciée par une fièvre qu’on devinait à l’éclatmaladif de ses yeux pers, la fille du milliardaire entra, ladémarche nonchalante.

Sans une parole elle vint s’étendre sur unlarge rocking-chair qui faisait face au bureau de son père.

Celui-ci était brusquement sorti de sa torpeuren entendant la porte s’ouvrir.

Il avait suivi la jeune fille des yeux.

– Tiens, fit-elle avec lassitude, enmontrant du doigt les feuilles éparses sur le tapis, tes papierssont bien en désordre.

– Un mouvement brusque. Sans doute celate contrarie. Attends, je vais les remettre en place.

– Mais non, père, dit-elle en protestantfaiblement. Cela ne me contrarie pas. Tu sais bien que rien ne mecontrarie.

– Rien ne te distrait non plus,hélas ! Et c’est bien ce qui me désespère. Voyons, ajouta-t-ilen souriant, comment allons-nous aujourd’hui ? Désires-tuquelque chose ? Parle. Tu sais bien que je ne te refuseraijamais rien. Une jeune fille comme toi doit avoir des caprices, quediable !

– Quels caprices voulez-vous que j’aie,alors que mon cœur souffre ? Vous savez bien que je pensetoujours à lui.

– Voyons, fillette, fit Boltyn avec unebonhomie affectée, pourquoi te tourmenter de la sorte ? Tu esjeune, intelligente et riche ; et tu passes ton temps à gémir,comme si l’avenir ne t’appartenait pas. Ton Ned n’est pas perdu. Tule retrouveras… bientôt.

– Vous le croyez, s’écria Aurora dont lesyeux lancèrent une flamme fugace. Hélas ! je doute qu’ilm’aime. Depuis un an qu’il est parti en Europe, jamais il ne m’adonné une preuve de son amour ; il ne m’a même jamais écrit.Tom Punch lui-même, malgré ses promesses de me tenir aucourant…

– Ah ! quant à Tom Punch,interrompit Boltyn, je vais le tancer d’importance et commencer parlui couper les vivres. Imagine-toi que l’animal m’avertit qu’ilvient de quitter le service de Ned Hattison, et de s’exhiber commejoueur de banjo dans un concert parisien.

Malgré sa tristesse, Aurora ne put s’empêcherde sourire faiblement tant l’idée de cette tardive vocation luisemblait drôle.

Mais ce ne fut qu’un éclair.

Sa physionomie reprit aussitôt l’expressionmélancolique qui lui était maintenant coutumière.

– Comme cet amour t’a changée, fit sonpère à mi-voix. Toi qui autrefois te livrais à tous les sports,voici plus d’un mois que tu n’as voulu sortir. Tu devrais cependantvoyager ; cela distrait. Nous irions où tu voudrais, en Chine,au Japon. Ce sont des pays merveilleux. Mais rien ne t’intéresseplus. Tu ne peux cependant pas prolonger davantage cette réclusionqui te mine, t’anémie. Veux-tu que nous allions visiter Mercury’sPark. L’ingénieur Hattison se fera un plaisir de nous recevoir.

– Oh ! non, s’écria Aurora. C’est làque j’ai vu Ned pour la première fois. Le remède que vous meproposez ne ferait que raviver ma douleur.

Malgré ses efforts pour paraître gai etenjoué, William Boltyn était navré.

La jeune fille regagna ses appartements.

À peine était-elle sortie que le télégrapheapportait au milliardaire une dépêche de l’ingénieurHattison :

« Ned et sa femme viennent d’arriver àNew York en compagnie de M. Golbert et de M. OlivierCoronal. Je sais, de source sûre, que ce voyage a pour butl’exécution d’une voie ferrée sous-marine qui relierait l’Europeaux États de l’Union. M. Golbert est l’inventeur de lalocomotive sous-marine. »

Tout d’abord William Boltyn, tellement lachose lui paraissait extraordinaire, crut à une mystification.

Pourtant, le lendemain il lui fallut bien seconvaincre que l’information de l’ingénieur était exacte.

Le New York Herald la reproduisait,amplifiée de détails et de notices biographiques.

Cette fois, quoique ne connaissant plus debornes, la fureur du milliardaire fut silencieuse.

Les poings crispés, le regard implacable, ilarpentait de long en large le cabinet de travail.

Devant cette attaque directe, l’aventurier quiétait en lui se retrouvait prêt à la lutte, et capable de toutesles audaces.

– Oh ! c’en est trop, gronda-t-ilsourdement. Venir me braver ici même ! En Amérique ! Ehbien, monsieur Ned Hattison, à nous deux ! Ah ! vous avezeu l’espoir que j’accepterais cela ! Vous avez compté sansmoi.

Il sentait en lui un afflux nouveaud’énergie.

Il serrait ses poings vigoureux d’ancien chefd’abattoir, jusqu’à s’enfoncer les ongles dans la chair.

Les tempes lui battaient.

Il avait comme un besoin de respirerlargement.

D’un geste fébrile il saisit sa canne et sonchapeau.

Deux minutes après, dans un autocarélectrique, il roulait à toute vitesse vers son usine.

À peine venait-il de franchir la grillemonumentale, au fronton de laquelle son nom brillait en lettresénormes, qu’il se sentait pâlir, en même temps qu’un frissonglacial l’envahissait.

Une pensée atroce venait de le saisir.

Sa fille… Le New YorkHerald !

L’émotion lui paralysait les mains.

Il manqua d’aller buter dans un train debétail qu’il n’avait pas entendu venir. Une rapide vision de mufleseffarés et d’yeux stupides passa devant ses yeux avec un immensebeuglement.

Non, il fallait à tout prix empêcher que cemaudit journal tombât entre les mains d’Aurora. Cela la tuerait.Elle ne vivait plus que d’espoir. Plus tard, oui, plus tard on luiferait comprendre… Ah ! ce Ned, comme il lehaïssait !

Toutes ces pensées traversaient le cerveau deBoltyn, pendant que, sous l’impulsion du moteur poussé à fond,l’autocar filait vertigineusement vers l’hôtel de la SeptièmeAvenue.

Lorsque, rempli d’une appréhension terrible,le milliardaire pénétra dans la chambre de sa fille, Aurora, assiseprès d’une fenêtre, regardait au loin la perspective de la villes’étendant jusqu’au fond de l’horizon.

Entièrement tendue de soie rehaussée debroderies argentées, la chambre à coucher de la jeune fille pouvaitpasser pour une des merveilles de l’ameublement moderne. Autrefois,il ne se passait guère de mois sans qu’elle n’y apportât desmodifications.

Tantôt c’étaient les tapis qui ne luiplaisaient plus, tantôt les glaces.

Une fois entre autres, Aurora avait imaginé defaire tapisser entièrement les murs avec des timbres-poste de tousles pays.

Cette fantaisie coûteuse et d’un goûtdiscutable, avait, du reste, donné le signal, en Amérique, d’unemode nouvelle.

Mais depuis longtemps, toute à sa mélancolie,Aurora ne s’occupait plus de son ameublement.

– Bonjour, miss, s’écria Boltyn enfaisant un effort pour dissimuler son trouble.

Il venait d’apercevoir sur un guéridon delaque rose et blanc, le New York Herald déplié.

Et pourtant Aurora semblait très calme.

– Peut-être n’a-t-elle point encore lul’article, pensa le milliardaire. Non, il serait encore temps delui enlever, sous un prétexte, ce maudit journal… Gagner dutemps ; la préparer à cette chose terrible.

Cet espoir le fit respirer plus à l’aise.

– Vous n’êtes pas resté longtemps auxusines, fit la jeune fille. Je vous ai vu partir aux abattoirs etrevenir presque immédiatement.

– Oui, fit Boltyn avec embarras, quelquesordres à donner. Il était ensuite trop tard pour retourner ;et je suis venu te dire bonjour.

– Alors, vous n’êtes plus pressémaintenant, fit-elle en étendant la main vers le journal.

– Non, pas précisément. C’est-à-dire quej’aurais voulu jeter un coup d’œil sur le New York Herald.Veux-tu me le prêter un moment fillette ? fit-il en avançantla main.

Aurora s’était levée.

Toute droite dans son peignoir de soie, lafigure pâle, les narines crispées, elle semblait prendre unedétermination.

– Écoutez-moi, mon père, fit-elle. Jesais pourquoi vous voulez m’enlever ce journal. C’est inutile. Jel’ai lu. Et voyez, ajouta-t-elle, en trouvant la force de sourire,les meilleurs remèdes sont encore les plus violents.

– Alors, tu sais…

– Oui, mon père, je sais que M. NedHattison a épousé Mlle Lucienne Golbert, qu’ilssont arrivés hier à New York ; et c’est à ce sujet que jevoulais vous entretenir.

Le milliardaire ne revenait pas de sasurprise.

Au lieu de trouver sa fille en pleurs,évanouie, en proie à l’affliction, il trouvait chez elle unsang-froid, un calme qui l’effrayaient presque.

– Mais tu n’es pas malade au moins ?interrogea-t-il avec anxiété.

– Non, père. Je viens de te dire aucontraire que j’étais guérie. Crois-tu, fit-elle en s’animant,qu’après un pareil affront je puisse encore aimer NedHattison ! Ah ! le lâche ! Je le hais au contraire,maintenant. Je voudrais pouvoir lui dire en face combien je leméprise, ce faux Yankee, cet homme sans courage et sansvolonté.

Il y eut un moment de silence.

William Boltyn ne savait encore que penser dece changement imprévu qui lui rendait sa fille telle qu’auparavant,volontaire et froide.

– Bravo, approuva-t-il. C’est ainsi quej’aime à te voir. Tu me faisais peur avec ta mélancolie et tesidées noires, et je n’osais vraiment pas te dire la vérité.

– Pourtant, fit Aurora dont l’expressionhaineuse s’atténua, je l’aimais bien. C’est la ruine de monbonheur. Mais je veux être forte, je le serai. Vous m’aiderez, monpère, n’est-ce pas, à me venger ? Cette locomotivesous-marine, il ne faut pas qu’elle soit construite.

– Peux-tu croire que je ne relèverai pasle défi, que je laisserai Ned me narguer ici, en Amérique !Oh ! malheur à lui s’il se trouve sur mon chemin. Je nereculerai devant rien pour faire rentrer cet orgueilleux dansl’ombre. Je suis encore William Boltyn, l’Empereur desdollars ! Il se repentira de l’avoir oublié.

Les joues animées par la colère, les yeux dursaux reflets métalliques, regardant fixement son père,extraordinairement belle, d’une beauté farouche et implacable,Aurora semblait savourer d’avance la joie d’une prochainevengeance.

Chapitre 3Le Bellevillois fait une trouvaille

Lorsque,après un heureuse traversée, qu’un temps splendide avait favorisée,Ned, Lucienne, son père, et le Bellevillois se retrouvèrent sur lequai de bois que l’Hudson baigne de ses eaux fangeuses, le mari deLucienne, qui connaissait fort bien New York, fit porterprovisoirement les malles à un hôtel où, assura-t-il, sans êtreaussi bien qu’à la villa, on aurait la tranquillité.

Léon Goupit, lui, restait encontemplation.

Sa figure futée de Parisien exprimait le plusvif étonnement.

– Alors quoi, fit-il tout à coup, c’estça l’Amérique ? Pas la peine de quitter le plancher des vachespendant huit jours… C’est la même chose qu’à Paris, en plus laid.Et puis, ajouta-t-il en retroussant son pantalon, c’est moinspropre.

– Dame, tu sais, la boue de New York, fitOlivier, c’est un des agréments de la ville. Que ce soit l’été oul’hiver, qu’il pleuve ou qu’il fasse du soleil, il paraît qu’il yen a toujours. N’est-ce pas, monsieur Hattison ?

– Aussi, voyez, répondit Ned, tout lemonde met des bottes de caoutchouc. On les quitte à la porte dechez soi ; on les reprend en sortant.

– Épatant, c’est épatant, conclut Léon.Mais, dites-moi donc, monsieur Ned, vous qu’êtes de par ici,c’est-il partout pareil à ça, l’Amérique ? En voilà, uneville ! y a même pas de cafés !

– Des cafés ? non ; nous nesommes plus à Paris, répondit Ned, qui s’amusait beaucoup de lamine désappointée de Léon ; mais il y a des bars, desbrasseries. Ce qui fait que tu ne les vois pas, c’est qu’ici, boiredehors, à la terrasse, comme on le fait en France, serait considérécomme immoral et jugé sévèrement.

Léon marchait de surprise en surprise ;c’était visible.

Ces grandes bâtisses sombres, ces avenuesmonotones que parcourait le cab qui emmenait tout le monde àl’hôtel, ne lui disaient rien de bon.

Il eût sans doute continué ses réflexionsindéfiniment, si la voiture ne s’était arrêtée devant une maison,dont le rez-de-chaussée, garni de glaces, portait en lettres d’orl’inscription suivante :

MAISON BUISSON

Pension de Famille – Table d’hôte

On parle français.

– Voilà donc une maisonfrançaise ! s’écria Lucienne. Du moins, le nom semblel’indiquer.

– Certainement, ma chérie. Je n’ai pascru ton estomac assez solide pour supporter sans transition lanourriture yankee. Ici, on nous servira presque comme chez nous. Lapatronne est une brave femme. C’est la veuve d’un gros marchand devin de Bercy qui, venue à New York pour recueillir une succession,a tellement souffert du mal de mer pendant la traversée qu’elle n’ajamais pu se décider à reprendre le paquebot. Avec l’argent de sonhéritage, elle a fondé cette pension française.

– Eh bien ! s’écria Léon, elle n’aqu’à attendre que la locomotive sous-marine fonctionne, elle pourraregagner Paris sans rien craindre pour son estomac.

Mme Buisson était, en effet,une brave femme.

– Vous arrivez de Paris, fit-elle ens’adressant à Lucienne. Ce que vous avez dû souffrir, ma gentilledame ! Moi, je suis restée couchée tout le temps du voyage.Aussi, je me suis bien juré de ne jamais remettre les pieds sur unpaquebot.

On ne jugea pas à propos de lui faire part dela réflexion de Léon.

Il fallait, jusqu’à ce que l’affaire fûtconclue, observer la plus grande discrétion sur les intentionsexactes des inventeurs.

Sans être absolument ce qu’ils auraientdésiré, l’appartement que Mme Buisson mit à ladisposition des Golbert, était confortablement meublé.

La brave dame ne recevait guère que desFrançais, les Yankees n’éprouvaient, en général, aucun goût pour leservice à la mode de France et la cuisine française.

Bien que sa corpulence –Mme Buisson ressemblait à un sosie féminin de notreami Tom Punch – semblât lui rendre difficile tout déplacement, lapatronne avait voulu installer elle-même ses nouveauxpensionnaires, s’était enquise de leurs habitudes, de leurspréférences, avec une amabilité qui, au dire de Ned, n’était pas laqualité prédominante des hôteliers américains.

Elle avait même tenu à fêter leur arrivée.

Tout le monde, y compris Léon, avait trinquécordialement, avec un verre de vieux Frontignan.

– Mon mari (le digne homme, que Dieuprenne pitié de son âme !), de son vivant, aimait le bon vin.C’est notre cave que j’ai fait venir ici, puisque pour rien aumonde je ne veux retraverser l’Atlantique. Et je vous garantis quevous chercheriez longtemps du pareil vin à New York.

On avait remercié Mme Buissonde son amabilité.

Il se faisait tard.

Chacun avait regagné sa chambre pour goûter unsommeil bien nécessaire après huit jours de traversée.

L’appartement se composait de trois chambres àcoucher, d’une salle à manger et d’une autre pièce qu’on pouvaittransformer en bureau ou en cabinet de travail.

Les prix étaient modiques. C’était suffisantpour le moment.

Plus tard, si les affaires prenaient unetournure favorable, il serait toujours temps de louer un petitcottage à proximité du centre des affaires.

En attendant, Léon coucherait à part, dans unechambre isolée.

En quelques heures, des tapissiers firent lesquelques arrangements indispensables.

Le surlendemain de l’arrivée, tout le mondeétait installé ; les malles et les colis étaient déballés.

– Maintenant, s’écria M. Golbert, ilne nous reste plus qu’à nous mettre à l’œuvre.

– Voici ce que je vous propose, fit Ned.Je vais, dès demain, aller voir des banquiers, des capitalistes, ettâcher de les intéresser à nos projets. Pendant ce temps, avecM. Coronal, vous resterez ici à travailler. Est-ce votreavis ?

– Mais certainement, dirent les deuxhommes. C’est entendu.

Ned Hattison s’adressa tout d’abord à une despremières maisons de banque de New York, la maison Frapps,Goldschmidt and Cie, qui, au centre de la ville, occupe tout unédifice de douze étages.

Ned connaissait cette banque pour y avoir,autrefois, touché des coupons pour le compte de son père.

Dans le grand hall du rez-de-chaussée, unearmée de commis pommadés, aux cous enserrés de majestueux fauxcols, s’affairait derrière de larges comptoirs.

Une foule disparate, autant que renfrognée,emplissait les bureaux, se pressait aux guichets, au-dessusdesquels se balançait un écriteau : Beware ofpickpockets (Méfiez-vous des voleurs.)

La recommandation n’est pas inutile.

Les pickpockets américains sont, en effet, desgentlemen fort habiles, et possèdent une sûreté de main fortdangereuse pour quiconque s’attarde à la lecture d’une affiche oudans la contemplation d’un monument.

En même temps qu’une dizaine d’autrespersonnes, Ned prend place dans l’ascenseur électrique qui desserttous les étages de la banque, depuis le second, où sont lesécuries, jusqu’au dixième où se trouvent les bureaux dudirecteur.

À chaque palier, des gens montent, descendent,sans cesser pour cela de lire leur journal ou de vérifier leurscomptes.

Parvenu à destination, le jeune homme ouvreune porte.

L’air compassé et indifférent d’un homme quis’ennuie de toutes ses forces, un vieillard est assis dans un largefauteuil. Il remue constamment la tête, à la façon de ces pantinsqu’on manœuvre avec une ficelle ; et sous ses énormessourcils, ses petits yeux roulent étrangement.

C’est M. Jones Frapps, directeur de labanque Frapps, Goldschmidt and Cie.

Ce petit homme sec, aux allures assezinsignifiantes en apparence, brasse par an pour plus de cinq centmillions d’affaires.

– Vous désirez ? fit-il à Ned, dumême ton qu’il eût pris pour dire : « Jem’ennuie. »

Sans s’émouvoir autrement de cet aimableaccueil, Ned sort de sa poche des notes qu’il commence à lire à lamode yankee, c’est-à-dire sans geste, sans inflexion de voix.

À mesure que l’ingénieur s’avance dans salecture, son interlocuteur semble y prendre un grand intérêt etmarque son approbation par des clignements d’yeux et des mouvementsde tête.

– Very well ; verywell, fait-il pendant que Ned remet ses papiers dans sa poche.Intéressant. Beaucoup d’argent à gagner.

Et cette perspective agréable à tout individu,surtout quand cet individu a la gloire d’être Yankee, fait roulerdans leurs orbites les petits yeux ronds de Mr. Frapps.

– Vous êtes sûr de votre invention ?interroge-t-il.

De nouveau, Ned détaille les projets dusubatlantique, accumule les preuves de réussite.

– Very well, verywell ! En effet, très pratique, fait le banquier. Nouspourrons nous entendre. Venez me voir demain.

En redescendant avec l’ascenseur, Ned se senttout joyeux.

Pour lui, qui connaît ses compatriotes, c’estun véritable succès que cette entrevue.

Pressé d’annoncer cette bonne nouvelle à sesamis, il saute dans un cab et se fait conduire à l’hôtel.

– Je viens de voir le directeur de labanque Frapps et Goldschmidt, s’écrie-t-il à peine assis devant latable où le repas l’attend. Il trouve nos idées très intéressantes,très pratiques. Il m’a demandé des explications détaillées. Je doisle revoir demain ; mais, sans nul doute, il acceptera de nouscommanditer.

Tous les cœurs sont à la joie ; le dîners’achève gaiement.

Lucienne est sortie le matin pour fairequelques emplettes.

Elle raconte spirituellement sa promenade dansles magasins. Les occasions d’étonnement ne lui ont pas manqué.

La politesse, en effet, n’est pas le fort ducommerçant américain.

On entre dans une boutique, on commande, onpaie et l’on sort, le plus souvent sans rien dire autre chose quele nom de l’objet que l’on désire.

Fi ! des inutiles formules depolitesse : « Bonjour, monsieur… » « Quedésirez-vous, monsieur ?… » etc.

Cela ne sert à rien et fait perdre letemps.

À Paris, un commerçant, qui conseillerait àses employés d’agir de la même façon, verrait bientôt disparaîtresa clientèle.

À New York, la grossièreté semble toutenaturelle.

Mais il faut nous habituer à l’idée qu’entoutes choses nous sommes retardataires.

– Et puis, expliquait Lucienne, voussavez que je parle l’anglais comme une Parisienne, c’est-à-diretrès mal. Sans doute n’ai-je pas su m’expliquer clairement ;car, ayant demandé un flacon d’eau de rose, je me suis vu apporter,devinez quoi ?… une paire de bottes.

Tout le monde riait aux éclats.

– Ce n’est pas que ce ne soit pasnécessaire avec l’état marécageux des rues, continua-t-elle parmila gaieté générale. Mais enfin, je ne m’attendais pas à cela, etj’ai eu un instant de surprise.

– Bien naturelle, fit Ned. Mais as-tufini par te faire comprendre ?

– Je commençais à y renoncer, lorsque estarrivé un grand diable d’employé parlant le français aussi mal queje parle, moi, l’anglais. Enfin, à nous deux, nous sommes parvenusà nous entendre.

M. Golbert souriait. Il était heureuxcomme il ne l’avait été depuis bien des années.

Il se sentait entouré de sympathie,d’affection. Le rêve qu’il caressait depuis si longtemps, la tâcheà laquelle il avait consacré ses veilles, semblait être à la veillede se réaliser.

Une douce émotion s’emparait de lui ; unelarme de joie mouillait ses paupières.

Lorsque, à l’heure dite, Ned se retrouva lelendemain dans le cabinet directorial de la banque FrappsGoldschmidt and Cie, il n’eut pas la peine d’exposer de nouveau lesplans de la locomotive sous-marine.

Avant même qu’il eût ouvert la bouche,M. Frapps lui dit :

– J’ai réfléchi. Impossible.

– Quelles objections avez-vous àfaire ? s’était écrié le jeune homme.

Du coup, la tête de pantin articulé del’honorable Mr. Frapps s’était arrêtée de branler.

– Je vous dis que c’est impossible,avait-il ponctué, en haussant d’un ton sa voix de fausset.

– Au fait, se disait Ned en regagnant soncab, il faut que je sois devenu bien français pour avoir insisté.Du moment qu’il me disait : impossible, j’aurais dû merappeler qu’ici, non c’est non.

Le visage du jeune ingénieur exprimait unevive contrariété.

Après avoir mis, la veille, l’espérance dansle cœur de ses amis, il allait falloir, aujourd’hui, leur fairepart de cette mauvaise nouvelle.

– Non, se dit-il ; cela leschagrinerait trop. Auparavant, je vais m’adresser ailleurs.

Il donna au cocher l’adresse de la Banqueindustrielle dont le chef était un ancien fondeur de canons enrichipendant une des dernières guerres coloniales, et répondant au nomde John Fulton.

Le directeur de la Banque industrielle étaitun gros gentleman, à favoris roux.

Un faux col, dont la blancheur éclatantemettait en relief la coloration rosée des joues, lui montaitjusqu’aux oreilles.

– Vous désirez ? fit Fulton enbraquant sur Ned des yeux à fleur de tête qui semblaient toujoursmenacer de choir de leurs orbites.

– Ah ! très bien, très bien. Vousvenez pour des capitaux, interrompit-il dès les premières paroles…Subatlantique… Locomotive sous-marine… Impossible, impossible…

Et sans plus de cérémonie, l’honorable fondeurde canons répétait à un nouveau venu l’inévitable phrase :

– Vous désirez ?

Ned se retira, navré de son insuccès.

Il avait beau se sermonner lui-même, se direque ces deux refus ne prouvaient rien, qu’il ne fallait pasdésespérer.

Il ne parvenait pas à se convaincre.

Pourtant, courageusement, il continua sesdémarches.

Mais partout ce fut la même chose :

– Capitaux ?… Subatlantique ?…Impossible.

Ce continuel refus qui n’attendait même pasd’explications pour être formulé, irritait Ned en même temps qu’ill’attristait.

Dans plus de vingt banques différentes, devantune collection de directeurs impassibles, il avait parlé, exhibéses plans.

Toujours la même phrase laconique :

– Subatlantique ? Impossible.

Il semblait à Ned, dont l’irritation croissaitavec la fatigue, qu’une fatalité, une influence mauvaise lepoursuivait partout où il se présentait.

Ce soir-là on fut moins gai, chez lesGolbert.

Ned avait fait le récit détaillé de sescourses de la journée à travers les banques de New York, affectanttoutefois de ne pas prendre les choses trop au sérieux devantArsène Golbert qui l’écoutait attentivement, le front barré d’uneride profonde.

Au bout d’une semaine de démarches et derefus, le jeune ingénieur, qu’Olivier Coronal avait accompagnéquelquefois, fut bien obligé de s’avouer vaincu.

Il avait visité toutes les banques, tous lesindustriels, tous les capitalistes susceptibles de commanditer lesubatlantique.

Nulle part il n’avait obtenu de réponsefavorable.

Quelques-uns, à sa première visite, avaientparu disposés à entamer les négociations.

Mais toujours, lorsqu’il se représentait, Nedvoyait s’anéantir son espoir.

– Nous avons réfléchi. Impossible, luidisait-on.

Le jeune homme en eût pleuré de rage.

Tant de parti pris, dans ces refus,l’exaspérait.

Malgré tous ses efforts pour rester calme, ilse laissait aller à la colère.

C’est à croire, disait-il à ses amis, qu’unevolonté, une force que nous ne connaissons pas, nous ferme toutesles portes, s’acharne à nous réduire à l’impuissance.

Cette influence hostile qu’il accusait sans laconnaître, Ned Hattison n’était pas loin de soupçonner d’où ellevenait.

Avec sa grâce et sa douceur habituelles,Lucienne était la bonne fée de ce foyer qui, chaque jour, sefaisait de plus en plus triste.

Par mille moyens, elle s’ingéniait à combattrela tristesse de son mari, la mélancolie de son père et d’OlivierCoronal.

Elle n’y réussissait pas toujours ; maisces trois hommes dont elle était la conseillère, lui savaient gréde ses attentions amicales, de ses affectueuses gronderies.

Léon Goupit, lui aussi, se montrait plein dedévouement.

Du service d’Olivier Coronal, il était passéau service de toute la famille.

Le brave garçon ne s’en plaignait pas ;au contraire.

Sous ses dehors gouailleurs et débraillés,c’était un cœur d’or que le Bellevillois.

– Seulement, disait-il pour expliquer soncaractère un peu bizarre, c’est comme un cœur d’artichaut ;faut pas le prendre à r’trousse-poil.

Sans jamais se faire prier, pourvu que, commeil disait, on ne le prît pas de la mauvaise façon, il faisait lescourses, et se rendait utile dans la mesure que lui permettait sonignorance presque totale de l’anglais.

Mais un gamin de Paris comme lui n’était pasembarrassé pour si peu.

Soit en s’aidant d’un des petits manuels deconversation à l’usage des voyageurs, soit au moyen de mimiquesexpressives, il finissait toujours par se faire comprendre.

Il était si comique, bredouillant un anglaishérissé de barbarismes, émaillé çà et là, lorsqu’il ne trouvaitplus ses mots, d’expressions empruntées aux faubourgs parisiens queplus d’une fois malgré leurs inquiétudes, ses maîtres étaientpartis d’un franc éclat de rire en l’entendant.

Un matin, Olivier Coronal qui, de son côté,s’occupait aussi de trouver des capitaux, remit au Bellevilloisplusieurs plis cachetés.

– Tiens, Léon, tu vas aller me porter ceslettres à destination. Tu montreras les adresses au cocher ;car tu vas prendre une voiture. Sans cela, jamais tu ne t’entirerais.

– Oh ! fit le Bellevillois, y a pasde danger que je m’perde. L’temps d’aller et d’venir, et j’suislà.

– Va, et puissent ces lettres avoir unrésultat pour nous. Mon pauvre ami, la situation n’est vraiment pasrassurante. L’avenir se fait sombre.

M. Golbert surtout paraissait désolé.

C’était lui qui avait eu l’idée de venir à NewYork.

Devant l’indifférence et la sourde hostilitéque partout on avait rencontrée, il ne se le pardonnait pas.

Ned, quoique navré lui-même, avait beau luidire que rien n’était perdu, il n’arrivait pas à le convaincre.

S’être cru près du but qu’il poursuivaitdepuis tant d’années, à la veille d’entreprendre la construction deson train subatlantique, et constater que toutes les tentativesétaient infructueuses, que, jusqu’à présent, pas un commanditairene s’y était intéressé, pas un dollar n’avait étérécolté !

C’était, pour le vieux savant, un sujet detristesse continuelle.

Léon voyait bien cela.

M. Golbert, « le vieux » commeil l’appelait avec son franc parler, lui était sympathique.

Le Bellevillois ne tarissait pas en invectivescontre ces « boulotteurs de jambon ».

C’était sa manière à lui de nommer lesAméricains.

– D’la galette, maugréait-il ce matin-là,en cherchant un cab ; avec ça qu’ils en ont beaucoup !Pas seulement pour faire balayer leurs rues. Mes amis, quellebouillabaisse !

Il avait plu toute la nuit.

Un lac de boue emplissait les chaussées,montant presque à la hauteur des trottoirs.

– Eh ! toi là-bas, r’garde un peu,si tu sais lire, fait Léon en mettant sous le nez d’un cocher lapremière de ses adresses.

– All right ! fait leconducteur impassible.

Aussi grave que le plus grave des Yankees, leBellevillois s’installe dans le cab, allume une cigarette etcontemple, avec un air narquois, les piétons, qui pataugent avecleurs bottes de caoutchouc dans une glu nauséabonde.

– Tiens ! s’écrie tout à coup Léonqui vient d’apercevoir à côté de lui, sur la banquette, un largeportefeuille de cuir… Qu’est-ce que c’est que tout cela ?fait-il après l’avoir ouvert. Que de paperasses ! Ça ressembleà l’action du Crédit foncier que maman avait dans le temps ; àmoins que ce ne soient des billets de loterie.

Ces billets de loterie étaient tout simplementdes chèques et des billets de banque.

– Ben, mon vieux, s’écria Léon Goupit,c’est tout de même pas malin de laisser prendre l’air à tespicaillons… Qu’est-ce que je vois là… Un nom français :Jean-Baptiste Michon ! que le diable m’emporte si ça ressembleà quéqu’chose d’américain. Pour sûr, c’est un compatriote, unFrançais.

Et le Bellevillois, qui n’en croyait pas sesyeux, détacha la carte de visite fixée dans l’intérieur duportefeuille, et relut :

JEAN-BAPTISTE MICHON

banker

30e Avenue, 275

NEW YORK.

Le premier mouvement de Léon avait été dedonner cette adresse au cocher pour y reporter sa trouvaille.

– Tout d’même, non, dit-il. Les affairesde mon maître avant ça.

Justement, le cocher l’arrêtait devant unemaison de banque.

Il sauta de voiture, y déposa sa lettre, etcontinua ses courses, ayant donné une nouvelle adresse à sonautomédon.

Mais il avait hâte d’avoir fini.

Ce portefeuille trouvé brûlait les doigts del’honnête garçon.

Deux heures après, ayant terminé toutes sescourses, il se trouva devant le numéro 275 de la 30eAvenue, une des plus belles de New York.

Une grande boutique occupait lerez-de-chaussée.

Sur les glaces sans tain de la devanture,l’inscription :

JEAN-BAPTISTE MICHON

banker

se détachait en lettres d’or.

– Bon, se dit Léon, c’est là. Pas besoind’chercher plus loin.

Et serrant le portefeuille dans sa poche, ilpénétra dans la banque.

C’était l’appareil ordinaire des comptoirsd’étain, derrière lesquels les commis pommadés répondaient auxnombreux clients qui se pressaient aux guichets.

Çà et là, le long des murs, quelques affiches,en français et en anglais.

– M’sieu Michon ? demanda leBellevillois, dès qu’il put aborder un huissier.

– Au fond du hall, à droite, lui réponditl’employé après l’avoir dévisagé.

Mais pour pénétrer dans le cabinetdirectorial, Léon dut parlementer.

Un grand diable d’huissier lui barrait laporte.

Comme argument décisif, il montra leportefeuille.

– Bigre, pensait-il en pénétrant enfin.C’que c’est rupin ici. Des huissiers à chaîne d’argent, rien queça !

En croyant reconnaître un compatriote, Léon nes’était pas trompé.

M. Michon était un fils de la Normandie,un gars normand comme il disait lui-même.

Ses parents, des pêcheurs de Granville,avaient voulu en faire un pêcheur comme eux.

À douze ans il passait déjà des journées aularge et savait carguer une voile aussi bien qu’un vieux loup demer.

Puis, un jour, il s’était embarqué commenovice sur un voilier, et pendant plusieurs années, il avaitpromené son humeur vagabonde dans toutes les parties du globe.

Le hasard d’une rencontre l’avait fixé à NewYork, il y avait quelque vingt ans de cela.

À trente ans seulement il avait appris àlire.

En quelques années, il s’était fait unesituation comme commissionnaire en marchandises.

La fortune était venue à lui. Il avait fondésa maison de banque.

C’était maintenant un homme d’une cinquantained’années, bien bâti, d’allure franche et dégagée, toujours souriantet affable.

Contrairement à la plupart des Américains, ilportait une grande barbe rousse encadrant un visage aux lèvres unpeu narquoises, au nez fortement accusé, mais dont les yeux vifs etpétillants corrigeaient l’expression sévère, et l’indifférenceprofessionnelle acquise au contact des Yankees.

Quoique à la tête d’une fortune qui sanségaler celle de William Boltyn, l’Empereur des dollars, ni dePulmann, le roi des chemins de fer, était cependant colossale, iln’avait rien perdu de ses habitudes d’autrefois ni de sa bonhomienormande.

Loin de rougir de ses modestes débuts, il enparlait souvent.

Accueillant pour les malheureux, il consacraitune bonne partie de sa fortune à des œuvres philanthropiques.

Granville, son pays d’origine, pour lequel ilavait conservé une affection inébranlable, lui devait un hôpital etune maison de retraite.

C’était véritablement un brave cœur queJean-Baptiste Michon, une intelligence ouverte et sympathique chezqui l’expérience de la vie compensait amplement les lacunes del’instruction.

Lorsque le Bellevillois pénétra dans soncabinet, M. Michon, les jambes allongées sous son bureau,dépouillait son courrier tout en fumant une courte pipe, habitudequ’il avait gardée de son ancien métier de marin.

– Pristi ! fit Léon intérieurement,un particulier qu’a un’barbe comme’ça, c’est sûrement pas unAméricain !

Cette constatation lui fit plaisir.

Et, sortant de sa poche le portefeuille bourréde valeurs, il le posa devant le banquier qui contemplaitcurieusement son visiteur.

– Voilà, fit-il en désignant satrouvaille, c’est sans doute vous qu’avez perdu ça dans un cab. Entout cas y a votre adresse dedans ; et j’vous l’rapporte.

– En effet, c’est bien à moi, s’écriaM. Michon en français. Je l’ai perdu sans m’en apercevoir.Mais dites-moi, mon jeune ami, fit-il avec intérêt, vous n’êtes pasAméricain ?

– C’t’idée ! pour sûr que non,s’écria Léon. J’suis d’Paris, monsieur, citoyen d’Belleville, pourvous servir.

– Ah ! vous êtes Parisien ! fitle banquier. J’aurais dû m’en douter. Une pareille honnêteté ne sevoit pas souvent ici.

– Oh ! de l’honnêteté, protesta leBellevillois. Si ça avait été des louis ou des billets de banque,j’dis pas qu’j’aurais pas eu la tentation. Mais des paperassescomme ça, qu’est-ce que vous voulez que j’en fasse ?

Du coup, devant cette franchise etl’inimitable accent de cette voix gouailleuse, M. Michon neput retenir un large éclat de rire.

Ce petit bonhomme l’intéressait de plus enplus.

– Comment, des paperasses ? fit-ilavec sa bonhomie souriante. Eh bien, tu ne t’embêtes pas, mongarçon. Sais-tu qu’il y en a pour trois cent millefrancs !

Il guettait, sur le visage de Léon, une marquede désappointement.

Mais celui-ci haussa les épaules d’un airdégagé.

– Eh bien, fit-il, c’est tant mieux pourvous que je les aie trouvés. Là-dessus, ajouta-t-il, jem’sauve.

Et, singeant une raideur américaine, ilétendait le bras pour un shake-hand.

– Voyons, vous êtes donc bien pressé,s’écria le banquier en le forçant à se rasseoir. Sapristi, vousn’êtes pas pratique pour un sou, mon garçon. Vous me rapporteztrois cent mille francs, et vous voulez partir comme ça, sans mêmeme dire qui vous êtes. Je ne l’entends pas ainsi.

– Qui j’suis ? fit le Bellevillois.Voilà : Léon Goupit. On m’appelle encore le Bellevillois si çapeut vous faire plaisir. Ma mère est marchande des quatre-saisonsdans le faubourg du Temple. C’est une brave femme, allez… À preuveque quand j’suis parti, elle pleurait à fendre l’cœur.

M. Michon l’avait écouté.

– Tu m’as l’air d’un garçon intelligent,fit-il, après que Léon eut déclaré son état civil. Tes manières meplaisent. Si tu veux entrer à mon service, il ne tient qu’àtoi.

Et, comme Léon, étonné, faisait mine deprotester :

– Mais, nom d’un petit bonhomme, c’estbien le moins que je puisse t’offrir. On n’a pas idée d’un pareilgamin !

– Mais non, mais non, expliqua leBellevillois, j’peux pas faire ça. Ça fait des années que j’suis auservice de mon maître, justement qui s’trouve embêté ; c’estpas l’moment de l’lâcher. Alors, quoi ! on n’est pas desAméricains !…

– Tu ne disais rien aussi, fit lebanquier. Et, comment s’appelle-t-il ton maître ?

– Mon maître à moi, c’est MonsieurOlivier… C’t’idée !

– Monsieur Olivier ?

– Ah ! c’est vrai, vous n’savez pas.Monsieur Olivier Coronal, un bon garçon, allez, et pasfier !

– Olivier Coronal, fit M. Michon,mais, c’est un inventeur. C’est bien celui dont on a tant parlé àpropos de la torpille terrestre ?

– C’t’idée ! approuva Léon. Et puis,il n’est pas seul. Il y a aussi monsieur Golbert. Allons, bon,s’interrompit-il ; v’là que j’jacasse comme une pie borgne, aulieu de rentrer, surtout qu’on m’attend.

– Monsieur Golbert, se répétait lebanquier à lui-même. Il me semble que je connais ce nom-là.

Et comme Léon, cette fois, lui tendait denouveau la main :

– Non pas, fit-il. Tu es un trop bongarçon pour que je te laisse partir ainsi. Je m’intéresse à toi. Situ veux me mener chez ton maître, tu ne t’en repentiras pas.

– Oh ! c’est comme vous voulez. Y amon cab qui m’attend, parce que j’viens de faire un tas d’courses,par rapport à des affaires… Enfin, je m’comprends.

– Diable de petit bonhomme, fit lebanquier qui bourrait sa pipe, en le regardant du coin de l’œil.Veux-tu un cigare ? Par ces temps gris, ça réchauffe le boutdu nez.

– Non, merci. Moi, je ne fume que lacigarette.

– À ta guise. En voici un paquet.

En compagnie du banquier, Léon retraversa legrand hall de la banque, où la foule grossissait de minute enminute.

Tous deux prirent place dans le cab.

Le Bellevillois ne se doutait pas desconséquences qu’allait avoir, pour ses maîtres, la visite deM. Michon.

Chapitre 4Un commanditaire inespéré

Huitjours après, une activité fiévreuse emplissait l’appartement del’hôtel Buisson, où nous avons vu s’installer nos amis.

On bouclait de nouveau les malles et lesvalises.

Des portefaix empilaient le tout dans un grandwagon électrique et capitonné qui stationnait dans la rue.

Le Bellevillois en personne conduisait cedéménagement, qui ne comportait pas de meubles, il est vrai,puisque M. Golbert et sa petite famille avaient loué toutmeublé l’appartement de la pension Buisson.

La brave femme avait pris ses locataires ensympathie.

Elle était désolée de les voir partir.

– Vous retournez à Paris ?avait-elle demandé à Ned, dont le visage avait repris la sérénitéd’autrefois.

– Mais, pas du tout, madame ; nousvenons de louer un cottage dans les environs, maintenant que noussommes certains de rester ici quelque temps.

– C’est qu’on n’en voit pas tous lesjours, des gens aussi aimables que vous, assura la patronne. Çafait de la peine quand ils s’en vont.

D’inquiétante et de sombre qu’elle était, lasituation était devenue gaie et rassurante.

Que s’était-il passé ?

M. Golbert, l’air heureux et rajeuni,causait avec Ned et Olivier.

Les regards des trois hommes n’avaient pluscette expression de lassitude et de découragement profond que leuravait donné peu auparavant l’insuccès de leur entreprise.

Tous trois, au contraire, se retrouvaientforts et pleins de volonté, d’audace et de persévérance.

Ils avaient enfin trouvé le commanditaire deleur locomotive sous-marine.

Et, c’était M. Michon, le banquierfrançais.

Comment cela s’était-il fait ?

Bien simplement.

En reconnaissance de son honnêteté,M. Jean-Baptiste Michon, nous l’avons vu, n’avait pas voululaisser partir Léon sans le récompenser.

Il avait son idée cachée.

Ce garçon lui plaisait.

Il voulait le prendre à son service.

Et c’était pour cela qu’il lui avait demandé àl’accompagner chez son maître.

Avec sa rondeur habituelle, il avait expliquécarrément le but de sa visite.

– Mais, cela dépend de lui seul, avaitrépondu Olivier Coronal.

Puis, la conversation avait changé deterrain.

On avait causé de la France, de Paris, dessciences, de la politique.

Ned et M. Golbert, à leur tour, avaientfait connaissance du banquier, dont la courtoisie et la rondeurleur avaient plu.

Finalement, on l’avait prié à dîner,amicalement, en compatriote.

– Mais, certainement, s’était écriéM. Michon, j’accepte. Ce n’est pas tous les jours qu’on peutcauser librement.

À la fin du repas, dont Lucienne avait faitles honneurs en maîtresse de maison affable et discrète,M. Michon était enchanté de ses nouveaux amis.

Il les connaissait, du reste, de réputationavant cette rencontre : Ned Hattison, parce qu’il portait unnom illustre ; Olivier Coronal et M. Golbert, par leursinventions, autour desquelles les journaux américains avaient faitgrand tapage.

Ce fut lui qui, le premier, parla de lalocomotive sous-marine.

– Et votre projet de subatlantique ?demanda-t-il à M. Golbert, que devient-il ?

Par délicatesse, personne n’avait jugé àpropos d’initier le banquier aux tourments dont tout le mondesouffrait.

Ce fut M. Golbert qui luirépondit :

– Les temps sont bien mauvais pourquiconque essaie de se rendre utile. Trop d’intérêts se coalisentdès qu’il s’agit d’une chose nouvelle. La routine, l’ignoranceaussi sont des ennemis pour l’inventeur. Si je suis venu à NewYork, c’est qu’en France le ministère a dédaigné mon invention.Hélas ! fit le vieux savant en réprimant un soupir ;depuis deux mois, nous ne sommes pas plus avancés qu’au premierjour. Tous les banquiers, tous les capitalistes auxquels nous noussommes adressés, n’ont pas daigné consacrer un dollar à notreentreprise.

– Ou bien, ajouta Ned – et c’est à croirequ’une entente existait entre eux – s’ils se sont montrésfavorables à nos projets, et prêts à nous commanditer lors de lapremière entrevue, ils ont toujours refusé sèchement à ladeuxième.

– En effet, fit M. Michon, celasemblerait indiquer une entente. Mais, qui peut avoir intérêt àcontrecarrer votre entreprise ? Qui peut avoir surtout lapuissance nécessaire ?… D’après ce que j’en ai lu dans lesrevues scientifiques, votre subatlantique a toutes les chances deréussite. C’est donc un excellent placement pour les capitauxaméricains. Pour que nulle part vous n’ayez trouvé decommanditaires, il faut, en effet, qu’une volonté s’y soit opposée,et que cette volonté soit, appuyée par une force colossale.

Ces paroles, dont la logique n’échappait àpersonne, rendirent Ned songeur.

– Mon père… William Boltyn… murmura lejeune homme.

– Eh ! oui, William Boltyn !s’écria le banquier. N’avez-vous point songé que sa haine pourraitvous poursuivre ?

Les yeux calmes de Ned s’étaient éclairés dereflets métalliques.

Ces paroles étaient pour lui unerévélation.

Un frisson de colère le traversa.

– Oui, vous avez raison, monsieur. Luiseul, comme vous l’avez dit tout à l’heure, peut avoir organisécontre nous cette coalition muette. Mais, ajouta-t-il en maîtrisantun geste de révolte, rien n’est perdu, maintenant que nousconnaissons l’ennemi.

– L’ennemie, rectifia Lucienne, enprenant pour la première fois part à la conversation. Plus encoreque son père, je soupçonne miss Aurora Boltyn d’être l’instigatricede ce complot.

– Et je crois que tu n’as pas tort, fitNed en lui souriant tendrement.

M. Golbert, lui, ne disait rien.

Il pensait qu’on ne pouvait lutter contre desmilliards.

– Et combien faudrait il pour votresubatlantique ? demanda brusquement M. Michon.

Sa question surprit tout le monde.

On ne pensait déjà plus qu’à la désolanteperspective des projets avortés, des espoirs évanouis.

– Combien ? fit le premier OlivierCoronal. Au bas mot, cent cinquante millions de dollars pour laconstruction de la ligne tout entière. Mais, pour le moment, unetrentaine de millions permettraient de mettre sur rails lalocomotive, et d’établir quelques kilomètres de voie sous-marine.Lorsque les expériences concluantes auraient été faites, lescapitaux, alors, ne manqueraient plus.

– Vous êtes certains que trente millionsvous suffiraient ? questionna de nouveau le banquier.

– Certainement oui.

– Eh bien, mais alors, rien de plussimple. Je vous ouvre un compte chez moi, jusqu’à concurrence decette somme.

– Vous ! s’écrièrent à la foisM. Golbert et Ned.

– Assurément, moi. C’est bien toutnaturel. On ne trouve pas tous les jours l’occasion d’un aussi bonplacement.

Mais rien que l’expression de ses yeux, bonset souriants, eût suffi pour prouver que, chez lui, ce calculn’existait pas.

– Puis, ajouta M. Michon, ce que jevais vous dire va vous surprendre ; mais je suis un peuphilosophe, moi aussi. Je sais bien que, pour un banquier, c’estdrôle ; mais, que voulez-vous, c’est ma marotte. Une tentativecomme la vôtre me plaît. Je ne saurais vous faire de belles phrasespour vous expliquer pourquoi ; mais, je la trouve conforme àmes idées. Le problème des voies de communication, ça n’a l’air derien. Pourtant, je crois, moi, qu’on a plus mérité de l’humanité etfavorisé son évolution, en lui donnant des routes et des chemins defer, que des canons ou des balles explosibles.

– Bravo, monsieur, fit M. Golbert enlui tendant la main dans un élan d’enthousiasme et dereconnaissance. Venant d’un homme tel que vous, j’accepte voscapitaux, comme le trait d’union de nos intelligences au service dela même œuvre humanitaire.

La soirée s’était achevée dans une allégressegénérale. Tous ces braves cœurs battaient à l’unisson.

Les épreuves semblaient terminées.

Une ère d’espérance s’était ouverte, dont onsentait l’influence bienfaisante dans tous les yeux rassérénés,dans toutes les voix, plus allègres et plus confiantes.

Léon lui aussi, avait pris part à cettecommune gaieté.

C’était grâce à son acte de probité, grâce àce portefeuille trouvé par lui le matin même, que les événementsavaient pris cette tournure heureuse.

Olivier Coronal lui-même le lui avait dit enle félicitant.

– Puisqu’il ne veut pas entrer chez moi,avait dit M. Michon, je le récompenserai d’une autrefaçon.

– Bah ! quoi que ça prouve, unerécompense ? avait fait le brave garçon. La mienne, c’estd’voir que M’sieur Olivier et tout l’monde est content par rapportqu’vous allez faire marcher c’te locomotive qu’on ira d’un pays àl’autre, en d’sous d’l’eau, aussi facilement que l’funiculaire ygrimpe le faubourg du Temple.

Cette repartie qui valait mieux, assurément,par le sentiment que par la forme, avait fait sourire tous lesassistants.

– C’est égal, avait fait le banquier,Léon ayant tourné les talons, je lui donnerai un petit souvenir. Laprobité est si rare dans notre siècle, que, bien que, comme il dit,la récompense ne prouve rien, je veux que le brave garçon sesouvienne de moi.

Sous ses dehors un peu rudes d’ancienmathurin, comme il disait lui-même, M. Michon cachait unegrande délicatesse.

Il avait esquivé tous les remerciements de ceshommes, à qui il venait de rendre le courage et la confiance eneux-mêmes.

Il avait prétexté des occupations urgentes, ets’était retiré.

– Venez donc me voir quand vous voudrez,avait-il dit en leur laissant sa carte. Vous me ferez plaisir enm’expliquant un peu vos plans, et la manière dont vous vaincrez lesdifficultés de votre entreprise. Car vous les vaincrez, j’en suissûr. Mais, quoi qu’il arrive, vous avez ma parole. Je vous ouvredès aujourd’hui un compte chez moi jusqu’à concurrence de trentemillions. Nous nous arrangerons plus tard quant aux conditions deremboursement.

Et voilà pourquoi la famille Golbert quittaitla pension Buisson, et s’installait chez elle, dans un vraicottage, propriété de M. Michon, qui avait exigé cedéménagement.

En peu de jours, toutes les affaires s’étaientconclues.

On pouvait dès à présent se mettre à l’œuvre,aussitôt que la nouvelle installation serait terminée.

Grâce à l’activité du Bellevillois, élevé auxfonctions d’intendant, tout fut prêt en moins d’une journée.

Ce n’était plus la petite villa de Paris,pleine de vieux meubles, de choses intimes et parfumées desouvenirs.

Là, tout était neuf, sortait d’un de cesimmenses magasins de New York qui occupent des bâtiments de vingtétages, où l’on trouve tout, où l’on peut tout acheter, aussi bienun éléphant qu’un ameublement complet ou une motte de beurre.

Ned, nature encore froide et concentrée, nesemblait pas porter d’attention à cette hostilité, cette raideurrébarbative du mobilier.

Il vivait beaucoup en lui-même.

Il n’en était pas de même de M. Golbertet d’Olivier Coronal.

Habitués à l’atmosphère accueillante desintérieurs de famille, ils étaient désorientés, intimidés par cechangement total dans leurs habitudes.

Mais, avec son tact de femme, Lucienne avaitsu atténuer la froideur du nouveau logis, mettre çà et là des notesmoins sévères, donner à chacun ses aises, et vaincre l’ennui par sagaieté.

Le cottage, à mi-chemin de la ville et de laplage, comprenait trois étages.

Chacun aurait donc le sien.

Le rez-de-chaussée, en faisant abattre unecloison, formerait un vaste cabinet de travail dont les fenêtresdonneraient sur l’inévitable parterre, au gazon ras, auxplates-bandes géométriques, qui entourait la maison.

À quelques centaines de mètres en avant,c’était l’Hudson, le fleuve aux eaux saumâtres, sans cesse sillonnépar les gigantesques ferry-boats [4] dont onentendait les sifflements prolongés.

Au loin, pareille à une immense chaudière enébullition, New York, la ville colossale, aux interminablesavenues, s’étendait sous un dôme de brouillard et de fumée.

Malgré son âge avancé et sa santé débile, levieux Golbert surprenait ses amis par son activité.

C’est qu’il tenait à la voir construite, salocomotive, et la joie de toucher au but lui communiquait uneardeur nouvelle.

Il avait tenu conseil avec Ned et Olivier enprésence de M. Michon.

– Le train lui-même ne m’inquiète pas,avait-il dit. Vous-même Ned, avez vaincu la dernière difficulté,c’est-à-dire le danger de l’oxydation par le contact de l’eau demer. Notre train sera donc enduit d’une forte couche de chromeainsi que les rails. Donc, plus de dangers à craindre, et peu dedépenses, puisque nous avons trouvé le moyen de fabriquer du chromeà bon compte. Je connais dès maintenant une fonderie que nouspourrons acheter. Nous y construirons nous-mêmes notre train. Laquestion de solidité ne nous inquiète pas davantage. Nos plaquesd’acier chromé sont des merveilles dont nous connaissons exactementla composition moléculaire, et que nous pourrons rendre encore plusrésistantes, capables de supporter l’énorme pression qui s’exerce àhuit cents mètres de profondeur, si nous étions obligés de pénétrerjusque-là.

– Mais, pardon, fit le banquier, commentferez-vous pour assurer aux voyageurs une quantité suffisante d’airrespirable ? Je sais bien que la plupart des objections qu’onvous a faites ne tiennent pas debout. On a dit, par exemple, quevous auriez à lutter contre les courants, contre les monstresmarins, ce qui est absurde, puisque tous les courants de l’Océan setiennent à la surface…

– Et que, grâce au puissant moteurélectrique dont nous disposerons, une simple pointe d’acier àl’avant du train pourrait foudroyer tout net les squalesimprudents.

– Parfaitement, fit Michon, tout cela estbien simple : mais ce qui me le paraît moins, c’est la façondont vous renouvellerez l’air.

– Ce n’est, cependant, guère compliqué,fit le savant. Voyons. L’air, au bout d’un certain temps, estvicié. La respiration humaine lui a pris son oxygène et l’aremplacé par de l’acide carbonique. L’azote, lui, est toujoursintact. Eh bien, par le simple moyen de pompes et de ventilateurs,j’établis un courant, et je fais passer cet air vicié dans unechambre de purification où, sur des claies, j’ai déposé de lapotasse caustique. Cette potasse absorbe avidement l’acidecarbonique. Je n’ai plus qu’à donner la liberté à l’oxygène quej’ai sous pression dans des bonbonnes d’acier. L’atmosphère estdevenue respirable.

– En effet, c’est sûrement le moyen leplus pratique, s’écria M. Michon.

– La difficulté n’est pas là, reprit NedHattison. Elle réside tout entière dans la pose des rails. Il nousfaut tout d’abord trouver, sur la côte américaine, un endroit oùnous soyons tout de suite en eau profonde, de manière à éviter destravaux de nivellement, et aussi l’influence des tempêtes et descourants de la surface. Nous pouvons, du reste protégerl’établissement des premiers rails par une digue provisoire enbois.

– Oui, mais interrompit encoreM. Michon, lorsque vous serez arrivés en plein Océan, commenteffectuerez-vous le transport et la pose des rails ?

– D’une manière très simple, réponditM. Golbert. Aussitôt les premiers rails posés, nous installonsdessus un simple bateau sous-marin à roues, qui chaque jouremportera avec lui les rails sur lesquels il roulera le lendemain.Par le moyen de sas à air comprimé, douze scaphandriers peuventsortir pour travailler. Autrefois, ils étaient simplement reliés aubateau par une corde sur laquelle ils frappaient d’après unalphabet connu. Nous avons remplacé ce moyen primitif par untéléphone dans l’intérieur du casque. Du reste, toutes lesconditions de sécurité seront prises. L’électricité éclairera lesbas-fonds. Vous voyez que tout cela n’a rien d’invraisemblable.

– Et je suis certain, s’écria OlivierCoronal, qu’en commençant immédiatement, il ne faudrait pas plus dedeux ans pour mener à bien notre entreprise.

– Bravo, mes amis, fit le banquier. Pourma part, je compte bien que c’est dans votre subatlantique que jeferai mon prochain voyage au vieux pays normand.

Sur cette parole joviale on se sépara cejour-là.

Tous les visages étaient souriants, tous lescœurs pleins d’espoir.

– Nous le construirons, notre train,s’écria le vieux savant. Ce sera, mon cher Ned, notre réponse àvotre père, à William Boltyn et à ses collègues. Qu’ils fondent descanons, qu’ils combinent des explosifs, qu’ils méditent etpréparent une guerre effroyable ! Ils ont édifié Mercury’sPark ; nous construirons l’express subatlantique. Notre œuvreest meilleure que la leur, et durera plus longtemps.

Ned ne répondit pas. Un nuage de tristessepassa sur son front volontaire.

Bien qu’il eut tout révélé à M. Golbertet à Coronal, les projets d’universelle conquête et l’allianceformée, sous la présidence de William Boltyn, par les milliardairesaméricains, Ned n’aimait pas qu’on rappelât à son souvenir l’œuvreambitieuse dont son père avait accepté la direction, pour laquelle,au milieu des montagnes Rocheuses, il avait bâti le formidablelaboratoire de guerre de Mercury’s Park.

Il se rappelait les paroles violentes de sonpère, et l’expression haineuse de son visage, lors de leur dernièreentrevue à Paris, dans la maison de la rue de Fleurus.

– S’il t’arrivait de dévoiler le secretque je t’ai confié, d’informer qui que ce soit de l’existence deMercury’s Park, tu ne vivrais pas vingt-quatre heures, lui avait-ildit.

Le jeune homme n’évoquait jamais, sans unfrisson d’involontaire terreur, le regard terrible et commemagnétique dont son père avait accompagné ces menaces.

Certes, il ne doutait pas de ses amis.

Il les savait incapables d’uneindiscrétion.

Cette certitude, pourtant, ne dissipait passes craintes.

C’était surtout pour sa femme, sa Lucienne,qu’il redoutait les événements.

Déjà, M. Michon le lui avait fait voir,la colère de Boltyn et de miss Aurora s’était exercée contrelui.

Le milliardaire avait, sans doute, employétous les moyens, usé de toute son influence pour le faire échouer,lui et ses amis, dans la réalisation de leur train sous-marin.S’arrêteraient-ils là ? Ne feraient-ils pas de nouvellestentatives, en apprenant que les inventeurs avaient trouvé descapitaux, que les travaux étaient commencés ?

Ned n’arrivait pas à se tranquilliser.

Mais il gardait, pour lui seul, ces douloureuxpressentiments.

Autour de lui, tout le monde étaitjoyeux ; et tandis que, dans sa mémoire, les figures haineusesdes Yankees, qui préparaient à coups de milliards l’avènement deleur domination universelle, défilaient comme de sinistresprésages, Olivier Coronal, Lucienne et son père souriaient aubonheur entrevu.

Ned ne voulut pas troubler cette joie par desparoles de doute.

L’avenir se chargerait assez tôt d’assombrirle ciel, clair aujourd’hui.

Il chassa de son cerveau l’obsédante pensée,pour se laisser bercer par l’espoir qui semblait de nouveauensoleiller son existence.

Dès le lendemain on se mettait à l’œuvre pourréaliser l’express transatlantique.

Chapitre 5Les travaux du Subatlantique

Dans legrand salon de la Septième Avenue, à Chicago, William Boltyn et safille prenaient le thé en tête-à-tête.

Entièrement meublé avec les plus récentsmodèles de Paris, les murs de laque blanche aux rehauts d’orrepoussé, les tentures et les tapis de soie claire, éclairés pardes lampes à incandescence disséminées dans un magnifique buissonde cristal polychrome, orné de tableaux de maîtres, ce salonn’avait guère son rival dans tous les États de l’Union.

Un luxe inouï présidait à l’agencement desmoindres détails.

Le marbre des cheminées était incrusté depierres précieuses.

Les guéridons supportaient des statuettesd’argent massif.

À la place d’honneur, se dressait un buste demarbre. C’était celui de miss Aurora Boltyn.

Par la porte entrouverte, on apercevait lagrande salle des fêtes de l’hôtel, et la perspective des colonnesde métal se terminant par des têtes de taureaux et de béliersquatre fois plus grandes que nature.

Un Européen, un Parisien surtout, eût étédépaysé au milieu de ce luxe coûteux et de mauvais goût, dans cesalon vaste et froid dont la disposition géométrique semblaitappeler l’ennui et prédisposer au spleen.

Il y manquait ce charme discret de la couleuret de la forme, cette impression d’intimité qui caractérisent lademeure européenne, mais dont se soucient fort peu les Yankees.

Du reste, les richesses amoncelées autourd’eux ne semblaient pas, pour le moment, rendre plus heureux lemilliardaire et sa fille.

Leurs figures compassées, la raideur de leurtenue, le silence qu’ils observaient depuis plus d’une heure, touteleur allure glaciale et renfrognée dégageaient la même impressiond’ennui lourd que la pièce où ils se trouvaient.

L’horloge électrique, que soutenait unecariatide de bronze patiné, sonna neuf heures.

William Boltyn posa près de lui le journalqu’il parcourait.

Il se versa une large rasade de whisky ;puis l’ayant absorbée d’un trait, il alluma un havane baguéd’or.

En face de lui, Aurora tapotait nerveusementla table à thé du bout de son éventail.

– Monsieur l’ingénieur Hattison, annonçaun domestique vêtu d’une livrée bleu-de-roi et chamarré comme ungénéral autrichien.

L’ingénieur pénétra dans le salon.

Toujours vêtu de son éternelle redingote, plusmaigre encore qu’à l’ordinaire, les yeux caves, la démarcheautomatique, M. Hattison, après avoir salué correctementAurora, s’assit à côté de William Boltyn.

Celui-ci ne sembla même pas s’être aperçu deson entrée.

Les deux hommes étaient cependant lesmeilleurs amis du monde ; mais en bons Yankees, ils nejugeaient pas à propos de dépenser leur temps à se serrer la main,à échanger des formules de politesse. Cette manière de voir ne leurétait pas particulière.

On serre, en Amérique, la main d’un hommelorsqu’il vous est présenté ; on la lui sert de nouveau s’ilpart en voyage, s’il vous quitte.

En dehors de cela, dans les rencontresquotidiennes, le shake-hand n’a plus rien à voir.

– Eh bien, mon cher savant, fit Boltyn,j’ai reçu vos communications. Vous êtes certain que, malgré lesmoyens que nous avons employés, Ned et ses amis ont tout de mêmetrouvé les capitaux nécessaires à leur entreprise ?

– J’en ai la preuve indéniable, réponditl’ingénieur. Depuis trois mois je sais, jour par jour, tout cequ’ils font. L’emplacement choisi comme point d’attache de leurvoie ferrée sous-marine est à quelques kilomètres de New York. Lestravaux sont déjà commencés.

– Mais qui peut bien leur avoir fournides capitaux ? fit violemment Aurora. Mon père m’a dit quetoutes les banques de l’Union s’étaient engagées à n’en rienfaire.

– Il faut bien qu’il y ait là-dessousquelque commanditaire puisque Ned, par suite de son entêtement, desa bêtise, se trouve maintenant presque sans un sou, et que de soncôté, le père de sa femme – en prononçant ce mot il eut un riresarcastique – s’est dépouillé pour assurer à sa fille une dotdérisoire de cent mille francs.

– Cent mille francs ! fit la jeunefille. Mais c’est à peine la moitié de ce que je dépense par anpour mes robes. C’est à croire que votre fils est devenu tout àcoup inintelligent ! En tout cas, l’éducation pratique quevous lui avez donnée ne lui a guère profité. Nous en parlionsencore, mon père et moi, ce matin au reçu de la dépêche annonçantvotre arrivée.

– Quels que soient les sentiments qui luiont dicté sa conduite, mon fils n’est plus maintenant pour moiqu’un ennemi. Au moment où nous touchons au but, où nos usines deMercury’s Park et de Skytown vont pouvoir mettre en ligne unepuissante armée, dont la puissance de destruction n’aura jamais euson égale ; au moment, dis-je, où l’écrasement de l’Europen’est plus qu’une question de temps, il a déserté notre cause,contrarié tous nos projets en passant au service de ces Européensque j’exècre. Je ne peux plus le traiter qu’en adversaire dangereuxqui possède nos secrets et qui pourrait s’en faire une arme… Quisait, ajouta-t-il violemment, s’il n’a point obtenu les capitauxdont il semble disposer par des révélations ?… Ah ! jesouhaite être dans l’erreur ; car, je le lui ai dit, le jouroù j’aurai la certitude de sa trahison, il ne vivra pasvingt-quatre heures.

– Non, fit William Boltyn, votre filsn’aurait pas fait cela. Mais il convient plutôt, pour le moment,d’aviser aux moyens que nous emploierons pour empêcher cesubatlantique d’être construit.

– Oui, s’écria rageusement la jeunefille, ce serait trop fort qu’après avoir renié son père, sapatrie, il vienne ici me narguer moi-même, afficher son unionstupide, et qui plus est, emprunter l’argent de nos compatriotespour lancer une invention française. Nous serions des lâches sinous ne relevions pas ce défi. Tous les moyens sont bons, lorsqu’ils’agit de châtier un Yankee renégat.

– C’est qu’il semble armé depersévérance, fit Hattison. Jusqu’à présent je n’ai rien ménagépour apporter des obstacles à la construction de leur trainsous-marin. Dès le commencement des travaux, mes agents secrets ontprovoqué une grève générale des ouvriers. On les a remplacés. Nedet ses amis n’emploient plus maintenant que des Français ou desIrlandais, qu’ils doivent payer fort cher puisque toutes lesnouvelles tentatives sont restées sans résultat. En outre, j’aiforcé la main aux usines métallurgiques qui leur fournissent lespièces d’acier. Mais la science que j’ai donnée à Ned, se retourneaujourd’hui contre moi. J’espérais provoquer une rupture, unaccident, par suite de la mauvaise qualité du métal. Bah !tout a été revu méticuleusement et soumis à un procédé spécial defonte, de trempage, qui décuple la résistance. Comme vous le voyez,nos adversaires sont bien outillés, et l’argent ne semble pas leurmanquer.

– Il ne nous manque pas non plus, fitBoltyn avec orgueil ; et quand j’y devrais dépenser jusqu’àmon dernier million, je jure bien de réduire à néant leur audace,de leur montrer qu’on ne s’attaque pas impunément à moi.

– Je suis complètement de votre avis, fitl’ingénieur, en apparence très calme.

Depuis le commencement de cette conversation,sa figure n’avait pas changé d’expression.

À peine ses yeux caves s’étaient-ils alluméssous l’influence de la colère qui grondait en lui.

Mais c’était une colère mathématique,glaciale, qui n’avait pas besoin de se traduire par des signesextérieurs.

– Je suis complètement de votre avis,venait-il de dire… Mais, ajouta-t-il avec un rire sinistre, nousn’aurons pas besoin de beaucoup dépenser. L’important est d’agirpromptement. Je suis forcé de reconnaître, poursuivit-il, que cesingénieurs ont fait preuve d’un indiscutable talent. Le bateausous-marin à roulettes et l’énorme ballon d’acier dont ils se sontservis pour poser leurs rails, sont de véritables merveilles, etprouvent une entente pratique des difficultés de ce genre detravail. Déjà le premier kilomètre est presque achevé. Lalocomotive elle-même sera prête d’ici peu ; et je sais desource sûre qu’on compte l’essayer dans les premiers jours du moisprochain.

– Et c’est maintenant que vous nous enavertissez, s’écria Aurora en repoussant sa chaise loin d’elle. Iln’aurait pas fallu la leur laisser construire, empêcher à tout prixces essais.

– Au contraire, miss, répliqua Hattison,c’était dans mon plan d’attendre. Vous n’ignorez pas qu’unetentative de ce genre ne va pas sans quelques dangers, surtoutquand une main intelligente se fait complice de la nature. Qu’ya-t-il de plus simple ? Quelques torpilles placées çà et là,bien à propos, nous feront une jolie petite explosion, qui réduiraen miettes les inventeurs et leur invention.

Aurora se taisait, épouvantée. L’ingénieurHattison continua d’une voix sourde, où se trahissait la natureimplacable de ses sentiments.

– Ah ! si vous saviez miss, combienj’ai dû souffrir pour en arriver à parler ainsi. Si mon fils étaitun homme médiocre, je lui accorderais ce pardon que l’on donne àceux que l’on méprise. Mais son intelligence touche presque augénie. Je le sais, et je sens qu’il me dépassera un jour dans lavoie des découvertes scientifiques. Il eût pu réaliser entièrementmes espérances et mes projets, rendre l’Amérique maîtresse du mondepar l’argent et par la science. J’ai tout sacrifié pour lui et ilme trahit. Il me place dans la cruelle alternative de devenir soncomplice, d’être moi-même un renégat, de mentir aux principes detoute ma vie ou de le sacrifier. Que faire ?

Aurora dont il attendait une approbationdemeurait silencieuse, William Boltyn écoutait, avec une attentionplutôt bienveillante, les paroles de l’ingénieur.

– Oui ! s’écria de nouveau Hattisond’une voix étranglée, j’ai pris ma résolution. Et quoique je doiveen souffrir dans mon cœur paternel, je trouve plus honnête, plusloyal, et plus américain de sacrifier l’ingrat qui répudie toutesmes idées, que d’aider à son triomphe par ma faiblesse. Sans lesmesures énergiques que j’ai décidées, son projet réussirait ;la société des milliardaires aurait dépensé vainement d’immensescapitaux ; le Vieux Monde triompherait de l’Amérique.

Au mot de capitaux, William Boltyn avaitpoussé une sorte de grognement. Il n’était jamais entré dans sonidée, qu’aucun sentiment humain pût être mis en balance avec uneconsidération financière.

Malgré la colère et la haine qu’elle avaitpour Ned Hattison, Aurora ne put réprimer un frisson.

Pendant quelques secondes, tout le monde restasilencieux.

William Boltyn calculait en lui-même lesavantages et les inconvénients de cette tactique féroce, aussiplacidement que s’il eût été question d’un nouveau système desalaison des viandes.

Sa fille semblait plus agitée.

Elle se rappelait l’amour qu’elle avaitéprouvé pour Ned.

Le souvenir, en elle, luttait avec l’orgueilet la joie de la vengeance.

Mais son front, qui pendant quelques secondess’était éclairé, se rembrunit de nouveau.

Sa physionomie reprit son immobilitéhautaine.

Sa haine d’à présent l’emportait sur l’amourde jadis.

Quant à l’ingénieur Hattison, un sourireeffrayant semblait figé sur ses lèvres autoritaires.

Il observait l’effet de ses paroles sur sesdeux interlocuteurs.

– J’ai longtemps réfléchi, fit-il ;et je crois cette solution la plus pratique. Ned l’aura voulu. Lesecret de Mercury’s Park ne sera pas dévoilé. Il ne faut jamaismanquer une occasion de faire deux besognes à la fois.

– Ah ! s’écria Boltyn, comme je suisheureux de vous avoir choisi comme chef de notre patriotiqueassociation de milliardaires. Si tous les Américains possédaientvotre énergie, mon cher Hattison, nous verrions alors ce quepeuvent la science et l’entente pratique de la vie.

– Mon père a raison, fit Aurora, dont levisage n’avait plus un tressaillement. Il faut imposer notre génienational à tous ces barbares qui s’entêtent à vivre dans laroutine, qui entravent la marche des progrès. Le monde entier n’estpas trop grand pour notre activité.

– Mais, reprit le milliardaire, revenonsà la question qui nous intéresse. Poser des torpilles c’est bien.Savoir comment, c’est mieux. Faut-il faire venir un des sous-marinsde Skytown ?

– Non pas. Ce serait beaucoup troplong ; et cela pourrait éveiller des soupçons. Que nosmerveilles dorment encore à l’abri des regards indiscrets. Ellespourront bientôt se montrer au grand jour.

– Alors ?

– Alors il est beaucoup plus simpled’acheter un petit sloop sur lequel j’embarquerai une équipe descaphandriers choisis parmi les ingénieurs, en qui j’ai touteconfiance. Les abords des travaux sont, il est vrai, éclairés nuitet jour par des phares électriques, et gardés par des compagnies depolicemen. Mais grâce à un millier de dollars bien distribués, lespoliciers s’occuperont de leurs affaires avant d’avoir souci desautres. Quant au chef électricien, c’est un de mes hommes qui aréussi à se faire embaucher en se donnant comme Français. Il saurabien provoquer dans la machinerie, un accident qui nous permette deposer nos torpilles en pleine obscurité… Ce ne sera du reste pastrès long, reprit Hattison après une pause. Une heure à peine. Nousdéroulerons, en nous retirant, les fils conducteurs jusqu’à lacôte. De cette façon, lorsque la locomotive sera engagée sur lavoie, nous n’aurons qu’à presser le bouton d’un appareilélectrique. Ce sera, comme vous voyez, très facile. Soyez sansaucune crainte, je me charge de tout.

– Vous savez que nous avons en vous uneentière confiance, fit William Boltyn visiblement satisfait. Vousnous tiendrez, n’est-ce pas, au courant des résultats ?

– Vous recevrez, comme à l’ordinaire, lesnouvelles par dépêches chiffrées. Je ne doute pas qu’elles nesoient bonnes. Toutes mes précautions sont prises… Je vais vousdemander la permission de me retirer, ajouta-t-il en se levant. Ilfaut que j’envoie à Mercury’s Park les instructions dont mesingénieurs ont besoin pendant mon absence.

Et de son pas d’automate égaré parmi deshumains, l’ingénieur Hattison regagna les appartements qui luiétaient réservés, à l’hôtel Boltyn, chaque fois qu’il y venait.

Cet homme, qui venait de sacrifier froidementla vie de son fils, n’avait pas eu un clignement de paupières, uneintonation de voix émue.

Il marchait vers son but, la satisfaction deson orgueil, mathématiquement, sans même soupçonner l’horreur deson cerveau déformé par l’ambition, sans s’imaginer qu’il en putêtre autrement.

Pendant qu’à Chicago s’ourdissait cetteconspiration contre lui et ceux qu’il aimait, Ned Hattison, penchésous sa lampe, travaillait à résoudre les dernières difficultés dela commune entreprise.

Par moments il s’interrompait.

Les yeux mi-clos, il laissait un instantvagabonder sa pensée.

Que de peines, que d’efforts il avait fallupour en arriver aux résultats déjà acquis.

Depuis qu’étaient commencés les travaux, lejeune ingénieur vivait dans de continuelles alarmes.

Il revoyait tout, les grèves qui avaientéclaté parmi les ouvriers sans qu’on pût s’expliquer pourquoi, lesdédits subits des usiniers qui, sans motifs, avaient refusé delivrer les commandes, ou bien n’avaient fourni que des piècesdéfectueuses ; plus tard les avaries inexpliquées survenues aubateau sous-marin qui servait à la pose des rails, les vols deplans, de documents.

Toutes ces contrariétés, selon lui, avaient lamême cause. Il les attribuait aux mêmes influences mauvaises de sonpère, de William Boltyn et d’Aurora.

Il sentait, autour de leur entreprise, lahaine d’une volonté jalouse dont l’inimitié se traduisaitjournellement par quelque nouvelle complication.

Pour lui-même, il ne craignait rien.

Mais M. Golbert ? MaisLucienne ? Et Olivier Coronal ?

Il se devait de les protéger contre le dangerqu’il sentait grandir au-dessus de leur tête, alors que, tout à lajoie de voir s’avancer, de jour en jour, le moment tant attendu oùle subatlantique s’élancerait à la conquête de l’Océan, les deuxhommes ne voyaient rien d’anormal dans les embarras journaliers,dont se hérissait la construction de la locomotive etl’établissement de la voie sous-marine.

M. Golbert surtout rayonnait.

Il était devenu l’ami intime deM. Michon, qui avait tenu sa parole, et dont la caisse étaitouverte largement à l’entreprise.

Le brave homme s’était même entremis auprèsd’autres capitalistes.

Il assurait que l’argent ne manquerait paspour continuer les travaux.

Tout le monde le bénissait.

Mais lui, bonhomme et souriant, ne voulaitrien entendre des remerciements.

– Peuh ! faisait-il avec jovialité,ça représente au moins du cinq cents pour cent ce placement-là.Dans dix ans on s’arrachera les actions du subatlantique. Vousvoyez donc bien que tout le monde à ma place eût agi comme moi, etn’eût pas laissé échapper ce placement de père de famille.

– Oh ! dites tout c’que vousvoudrez, s’écriait le Bellevillois. N’empêche que M. Ned etmoi, nous nous sommes rudement baladés dans New York, pour couriraprès les picaillons de ces messieurs.

Le domestique d’Olivier avait conquis lasympathie de tout le monde.

On lui pardonnait volontiers son langage degavroche, tant il se montrait serviable.

M. Michon surtout l’avait en grandeestime.

L’ancien mathurin, devenu millionnaire, et legamin de Paris s’accordaient bien ensemble.

L’un fumant sa pipe, et l’autre sa cigarette,ils étaient allés, plus d’une fois, faire de longues promenadesdans les bars de New York, au grand amusement du banquier qui, touten absorbant des cocktails, racontait à Léon ses premièrestraversées et les bordées fantastiques de sa jeunesse dematelot.

Le Bellevillois était riche maintenant.

Il avait dû accepter, M. Michon menaçantde se fâcher, une petite bourse contenant deux mille dollars, enrécompense des trois cent mille francs trouvés par lui, de siheureuse façon, dans un cab.

Léon avait tout de suite pensé à sa mère, labrave marchande des quatre-saisons qui devait toujours traîner sapetite voiture dans les rues de Belleville : et c’est avec deslarmes de joie qu’il lui avait envoyé la moitié de cette somme.

– Pas vrai, faisait-il, comme ça, à laplace de tirer la chignolle par des temps d’chien, ellepourra s’mettre fruitière en boutique. Faut bien aider ses vieux,quoi ?

– Tope là, mon garçon, s’était écrié sonbienfaiteur. Aussi vrai que je suis un gars de Granville, tu es unbrave cœur.

La jovialité du banquier réchauffait tous lescourages.

Sa bonne humeur, qui ne se démentait jamais,la rondeur de ses manières de philanthrope bourru, rendaient pluslégers les soucis, les préoccupations qu’apportaient, chaque jour,les travaux du subatlantique.

– Nous y arriverons, répétait-il sanscesse à ses trois amis. Que voulez-vous, on ne cueille pas de rosessans se piquer les doigts. Tout cela n’empêchera pas que nous ironsrevoir Paris en faisant la nique aux paquebots.

Les journaux de l’Union, le New YorkHerald en tête, se montraient très favorables auxinventeurs.

Les noms de Golbert, d’Olivier et de NedHattison y étaient louangés. On donnait leurs photographies.

En France même, la locomotive sous-marinefaisait le sujet de toutes les chroniques.

On flétrissait l’incurie du ministère quin’avait pas accueilli les propositions des ingénieurs, et avaitlaissé bénéficier l’étranger de cette invention destinée à changerla face du monde maritime.

– Je reconnais bien là les Français,faisait M. Golbert chaque fois qu’une de ces chroniques luitombait sous les yeux. Il n’y avait pas assez de voix pour traiternos projets d’absurdes ou tout au moins d’utopistes quand nous noussommes adressés à eux. Aujourd’hui qu’il est trop tard, que nousavons dû nous expatrier, nous sommes des génies. Et dire que cesera toujours la même chose.

Tout ce bruit qu’on avait fait, en France,avait au moins servi à quelque chose.

Ému par les nouvelles alarmantes qu’avaientpubliées les journaux américains, c’est-à-dire par le récit desgrèves successives et des avaries qui s’étaient produites chaquejour dans le matériel, sans qu’on pût expliquer comment, legouvernement français avait fait d’amicales représentations augouvernement américain, lui demandant de faire protéger les travauxen cours du subatlantique.

Dans ces circonstances, la Chambre desreprésentants s’était conduite d’une façon irréprochable.

Quelques jours après plusieurs compagnies desoldats et de policemen surveillaient, nuit et jour, le point de lacôte d’où partait la voie sous-marine.

Dès lors les travaux avaient marché beaucoupplus rapidement.

Mais, par une coïncidence que M. Golbertet M. Coronal ne s’étaient pas expliquée, les journaux avaientcessé de publier des informations, des articles surl’entreprise.

Quant à Ned, prédisposé comme il l’était, iln’avait pu s’empêcher de voir là, toujours, l’influence mauvaise deWilliam Boltyn et de son père.

Il savait le milliardaire assez puissant pourimposer silence aux feuilles de l’Union. Mais pourquoi cetteconduite ? Où voulait-il en venir ?

Et c’était, pour lui, le continuel souci de sesentir guetté nuit et jour, poursuivi par cette haine jusqu’alorsinvisible, mais qu’il craignait de voir s’affirmer, un jour, parquelque catastrophe.

Pourtant tout allait à merveille.

Le premier kilomètre de rails était posé.

On avait dressé des cartes des bas-fondsocéaniens.

Jusqu’à présent, l’affirmation de ce savantanglais prétendant que si l’Atlantique se desséchait, on pourraitaller en carrosse de New York en Irlande, sur un vaste plateaucalcaire de niveau à peu près constant, semblait êtrejustifiée.

Au moyen de puissantes cartouches de dynamite,on avait fait la place nette de la luxuriante végétation de fucusgéants, d’algues et de lichens dont l’enchevêtrement compact eutrésisté à tout autre mode de déblaiement.

La lumière électrique éclairait jusqu’aumoindre repli de ces solitudes jusqu’alors inviolées.

Effrayés, les squales et les pieuvresgigantesques s’enfuyaient vers des abris plus sûrs.

Entièrement terminé, le train subatlantiqueattendait, dans les chantiers, les premiers essais qui devaientavoir lieu dans quelques jours.

Sous l’effort de la fiévreuse activité desinventeurs, ce coin de la côte de l’Atlantique avait pris unenouvelle physionomie.

Des phares puissants projetaient une lumièreétincelante jusqu’à plusieurs kilomètres en mer.

Les équipes de travailleurs se renouvelaientnuit et jour.

Une armée de mécaniciens, d’ajusteurs,d’électriciens, mettait la dernière main au colossal train d’acierqui devait pour la première fois, s’engager avec la vitesse d’unexpress dans les profondeurs de l’Océan.

La veille des premières expériences, toutétait prêt.

On s’était séparé de bonne heure, après ledîner.

Chacun avait besoin de prendre des forces pourle lendemain.

Il pouvait être dix heures du soir.

Dans l’ombre épaisse des vieux arbres quil’entouraient, le cottage était assoupi.

Pas complètement cependant.

Accoudé à la fenêtre de sa chambre, audeuxième étage, Olivier Coronal, avant de se coucher,s’immobilisait dans une paresseuse rêverie.

Tandis, qu’au loin, une large tache delumière, baignant la côte, indiquait l’emplacement des travaux,qu’à l’opposé New York tachait de mille flamboiements l’horizon deténèbres, Olivier songeait au passé, et sentait monter en lui uneinfinie douceur.

Tout à coup, comme il venait de relever latête et se disposait à fermer sa fenêtre, les phares électriques dela côte s’éteignirent.

La grande tache lumineuse que faisaient lestravaux était rentrée dans la nuit.

– Que se passe-t-il encore ? se ditl’ingénieur. Quel nouvel accident est-il arrivé ?

Sa première pensée fut de prévenir sesamis.

– Mais, pensa-t-il, M. Golbert etNed dorment sans doute. Les réveiller ? Ce n’est peut-êtrequ’une chose sans importance, un dérangement des dynamos, larupture d’un fil conducteur. Dans quelques minutes, les phares vontse rallumer.

Et, dans l’incertitude, il attendit, observantl’horizon.

L’idée que cette obscurité était voulue,qu’elle servait à favoriser une trahison, ne lui vint même pas.

Pendant plus d’une heure, la côte restaplongée dans les ténèbres.

Il allait se décider à prévenir quand même sesamis lorsque, subitement, la lumière reparut.

– Oui, j’avais raison, fit-il. C’était unaccident sans importance.

Et rassuré par cette idée, il ferma safenêtre.

Il eût été sans doute moins tranquille si,dans un petit sloop filant à toute vitesse, il avait pu voirl’ingénieur Hattison, entouré de quelques hommes vêtus enscaphandriers, écouter attentivement le récit de l’un d’eux, levisage éclairé d’un sinistre sourire.

Chapitre 6Une explosion sous-marine

Pour nepas leur créer d’inutiles sujets d’alarmes, Olivier Coronal, lelendemain matin, ne parla pas à ses amis de l’extinction subite desphares.

Il se borna, dès sa visite matinale, auxchantiers, à s’enquérir du motif auprès de l’électricien.

Celui-ci était depuis peu de temps au servicedes ingénieurs.

C’était un grand gaillard roux, se disantFrançais, et qui avait expliqué son accent yankee en disant qu’ilavait quitté la France dès sa jeunesse.

Dans toute autre circonstance, on eut regardéà deux fois avant de l’embaucher ; mais le jour où il s’étaitprésenté, la première des grèves venait de se déclarer àl’improviste.

Il fallait absolument quelqu’un.

On l’avait pris.

Et comme, depuis, il avait très bien fait sonservice, on l’avait gardé.

– Oh ! oui, répondit-il à laquestion d’Olivier, figurez-vous ! Une avarie dans le tiroirde la machine. J’ai été obligé de le démonter. Cela m’a demandéprès d’une heure. Mais ce n’est rien.

L’explication était très plausible.

Les soldats, les policemen étaient à leurposte.

Rien ne paraissait anormal.

Olivier ne pensa plus à l’incident.

De bonne heure, Ned et M. Golbert lerejoignirent aux chantiers.

La journée devait être décisive.

Les trois hommes étaient légèrement émus.

Il s’agissait, tout d’abord, d’amener à saplace le train sous-marin dont l’énorme coque d’acier chromé, hautede plus de dix mètres et longue environ d’une centaine,resplendissait au soleil matinal.

La côte, en cet endroit, était granitique etdentelée de petites anses.

Pour aller trouver la profondeur voulue, oùcommençait la voie sous-marine, on avait établi un large ponton debois et de béton s’avançant dans la mer selon un plan incliné.

Plus tard, on installerait un embarcadèredéfinitif d’après une disposition trouvée par Ned, et quipermettrait d’embarquer les marchandises aussi facilement qu’avecles paquebots ordinaires.

À l’extérieur du train sous-marin, rienn’apparaissait plus, qu’un taillemer en forme d’éperon, et deuxénormes vitres concaves derrière lesquelles devaient s’allumer depuissants fanaux. Latéralement, quelques sas à air comprimépermettaient de sortir pour placer des torpilles, au cas où quelqueobstacle barrerait la voie.

La forme générale du train était celle d’uncylindre aplati à la base, et se terminant en pointe à chaqueextrémité.

Avec la lame effilée de l’avant, on eut dit ungigantesque narval.

Pendant que, sous les ordres de Ned, uneéquipe d’ouvriers et plusieurs locomotives engageaient le train surle ponton, M. Golbert et Olivier Coronal suivaient l’opérationd’un œil attentif.

Il fallait agir avec précaution.

Mais Ned était expert en ces sortes detravaux.

Le colosse d’acier fut fixé aux câblesmétalliques de deux puissantes grues électriques, qui devaient leretenir dans sa descente sur le plan incliné, et le hisser auretour.

On établit une passerelle aboutissant à unsabord, ménagé dans le flanc de la locomotive, qui permettaitd’embarquer.

Le temps était superbe ; la mer calme etbrillante comme un miroir.

Tout le monde était joyeux.

Les ouvriers des chantiers avaient disposé destables et des chaises en plein air.

Lorsque les expériences seraient finies, lesingénieurs devaient offrir un lunch à tout le personnel.

Une heure plus tard, les dynamos, qui devaientfournir la force motrice, ronflaient.

Le cadran des accumulateurs indiquait unepression suffisante.

Les trois hommes prirent place dans letrain.

La passerelle fut retirée.

Sur le ponton de bois, Léon Goupit etM. Michon poussaient des vivats enthousiastes.

Malgré leur insistance, les ingénieursn’avaient pas voulu les autoriser à prendre part aux essais.

Ned avait même fait tout son possible pourempêcher M. Golbert de s’embarquer.

– Olivier et moi, avait-il dit, suffironsbien à cette simple expérience. Nous sommes jeunes. S’il y aquelque danger, c’est à nous qu’il convient d’affronter.

– Comment, du danger, s’était écrié levieux savant. Mais il n’y en a aucun. Je suis sûr de malocomotive ; et je tiens à constater par moi-même comment elleva se comporter.

Et il n’avait pas voulu en démordre.

Maintenant Ned avait refermé le sabordétanche.

Il alla rejoindre les deux hommes dans lachambre des dynamos, au centre du train.

L’aménagement intérieur n’était pas encoreterminé.

Les cabines des passagers n’étaient pas encoreconstruites.

Mais la place ne manquait pas.

Du reste, ce n’était qu’un premier modèle.

On ferait beaucoup plus complet par lasuite.

Sous la lumière un peu diffuse que jetaientles hublots de cristal lenticulaire, Ned, Olivier etM. Golbert se regardèrent une seconde, émus par la solennitédu moment.

– Eh bien, s’écria Olivier pour dissiperla gêne commune, ça manque encore un peu de confortable,d’élégance ; mais vous verrez qu’on ne pourra pas désirermieux, lorsque les cabines seront installées.

De chaque côté du train, les énormes rouesdisparaissaient.

Au-dessous, l’eau verte de l’Océandéferlait.

Mais on n’entendait plus que le ronflement desdynamos.

– Sommes-nous prêts ? demanda levieux savant.

– Oui, répondit Ned après avoir consultéle manomètre électrique. Je vais allumer les réflecteurs.

Il fit tourner, sur son pivot, l’aiguillemobile d’un cadran.

Aussitôt, le train sous-marin fut entouréd’une auréole de lumière aveuglante.

À travers les hublots de cristal, les jetsélectriques frappaient la mer, mettaient à la crête des flots destaches comme phosphorescentes et s’enfonçaient dans sesprofondeurs.

C’était le signal convenu pour ladescente.

Aussitôt, les énormes câbles métalliquesglissèrent silencieusement.

L’eau se rapprocha. Bientôt elle se refermasur le gigantesque poisson d’acier dans lequel trois hommesallaient s’élancer à la conquête de l’Atlantique.

Le long du plan incliné, la descentes’effectuait avec lenteur.

Les réflecteurs illuminaient les eaux dans unrayon de plus de cinquante mètres.

D’une teinte bleutée, semé çà et là decoquillages qui avaient survécu aux ravages de la dynamite, le fondde l’Océan apparut.

Presque aussitôt un faible choc se fitsentir.

Les grappins des câbles électriques sedécrochèrent.

La locomotive reposait maintenant sur lesrails d’acier chromé, et d’une largeur de trente centimètres.

Debout devant les appareils enregistreurs,Ned, très calme, surveillait les appareils producteurs de la forcemotrice.

Il avait maîtrisé ses préoccupations secrètespour se consacrer tout entier à l’expérience.

L’ingénieur impassible, le savant audacieuxqu’il était, reparaissaient dès qu’il se trouvait aux prises avecune difficulté.

Un calme presque effrayant régnait à cesprofondeurs.

À droite, à gauche, inondés de lumière, desmassifs de corail détachaient leurs fines dentelles sur l’horizonglauque où la lumière électrique se perdait en un halofluorescent.

À l’avant les rails fuyaient, dans uneperspective colorée de teintes smaragdines.

Dans l’immense cylindre encore dénudé qu’étaitle train sous-marin, les moindres bruits résonnaient, serépercutaient en échos.

On voyait, dès maintenant, quelles seraientles dispositions intérieures. Il y aurait deux étages, en plus dela cale aux marchandises.

Pour cette simple expérience, on n’avait pasinstallé la chambre de purification de l’air, ni lesventilateurs.

Les plusieurs centaines de mètres cubes d’airatmosphérique étaient plus que suffisants pour une immersion nedevant guère se prolonger au-delà d’une heure.

Il s’agissait d’essayer les moteurs, des’assurer de leurs bonnes dispositions.

La voie construite, n’ayant encore qu’unkilomètre de longueur, il ne fallait pas non plus songer à fairedes constatations de vitesse.

Cela viendrait plus tard, dès qu’on serait sûrde la justesse des premiers travaux.

Assis devant le cadran des accumulateurs, Nedannonça que tout était prêt, qu’on pouvait se mettre en marche.

– En avant ! s’écria-t-il, parhabitude professionnelle.

– En avant ! répétèrentM. Golbert et Olivier Coronal. Le courant, établi avecprécaution et à faible intensité, ils se sentirent avancerdoucement.

Le paysage se déplaça.

Tout le monde gardait un profond silence.

On n’entendait que le sourd grondement desdynamos.

Éclairée par les puissants faisceaux delumière qui s’échappaient des réflecteurs, la masse des eaux, çà etlà tachée d’amas gélatineux, offrait aux regards le mystère d’unevie inconnue, d’une fourmilière d’infiniment petits.

À deux cents mètres de profondeur, c’était, aufond, le même spectacle que sur la terre ferme ou que dans lessolitudes aériennes.

Le sol vaseux, sur lequel courait le trainsubatlantique, était d’une couleur uniformément grise. La marchelente du train permettait aux voyageurs d’observer cette vase avecbeaucoup d’attention.

Elle semblait en quelque sorte composée d’unesubstance vivante, gélatineuse, indéfinie plutôt, contractile, aumilieu de laquelle on distinguait des corpuscules assez semblablesà des lentilles. Cette vase tremblotait sur le sol comme unegelée.

– Vous voyez devant vous, dit OlivierCoronal, le fameux Bathybius Hœckelei, d’Huxley. D’aprèsce grand savant, ce serait notre ancêtre. Il est cependantaujourd’hui démontré que ce n’est pas un être vivant, mais unprécipité gélatineux, de nature essentiellement minérale, queproduit l’alcool concentré dans l’eau de mer.

Ses compagnons sourirent.

Le train continuait sa marche en avant,silencieusement.

De temps en temps, des éponges calcaires, desencrines aux corolles gracieuses se balançant au haut d’une tigemenue, de monstrueux oursins recouverts de robustes épines, desholoturies constellées de pustules et de venules multicoloresapparaissaient, glissant sur la vase molle. Des crustacés auxformes étranges, au squelette hérissé de crocs et de dards, auxpattes démesurément allongées, fuyaient dans toutes les directions,éblouis par la lumière aveuglante des fanaux du subatlantique.

Des méduses agitaient deux ombelles dans l’eaucalme donnant asile, dans leurs tentacules, à des myriades depetits poissons.

Des squales énormes, aux yeux glauques ouphosphorescents, passaient dans les rayons lumineux des fanaux,poursuivant leur proie, bâillant de toute leur gueule armée d’unetriple rangée de dents.

Au pied de rochers énormes, transportés dansces lieux par les icebergs venus du pôle, des poulpes hideux, decouleur violette ou rose tendre, agitaient, en tous sens, leurstentacules gros comme la cuisse d’un homme.

Puis encore, c’étaient des crabes énormes, descrevettes gigantesques, des homards géants, aux carapacesmulticolores.

Ned et Olivier admiraient de tous leurs yeuxce spectacle merveilleux. Ils semblaient avoir oublié, l’un etl’autre, et la marche du train, et les précautions qu’ils devaientprendre.

Seul M. Golbert, debout derrière Ned, necédait pas à l’enthousiasme de ses compagnons.

Bien que, jusqu’ici, l’expérience eût marchérégulièrement, il ne laissait pas d’être inquiet.

Il quittait à peine des yeux les appareilsenregistreurs de la vitesse, et ceux qui indiquaient la constancedu débit électrique.

Par l’un des hublots, il observaitattentivement la route que suivait la locomotive sous-marine, prêtà donner le signal de l’arrêt si quelque événement imprévu, quelqueobstacle mettait en danger la sécurité du subatlantique et de sespassagers.

À l’extrémité de la sphère éclairée, il venaitde remarquer une épave presque indistincte qui semblait serapprocher de la voie.

Le train avançait toujours.

La douceur du roulement étaitincomparable.

Aucun cahot ne se faisait sentir.

L’épave se rapprochait.

Touchant le sol d’une de ses extrémités, elleatteignait les rails.

Ned, absorbé, ne voyait rien, non plusqu’Olivier Coronal accoudé sur une barre d’appui protégeant ladynamo.

Le vieux savant allait ouvrir la bouche pourla leur signaler.

Mais les paroles s’arrêtèrent dans sagorge.

Avant même qu’il eût eu le temps de faire unmouvement pour se retenir, il fut précipité à la renverse, les deuxbras battant l’air.

Sa tête alla butter contre les marches en ferd’un escalier.

Olivier Coronal, arraché de son appui, étaittombé, lui aussi.

Ned, seulement, avait pu se retenir. D’ungeste, il avait arrêté le courant.

Une force inconnue venait de soulever l’avantde la locomotive à plus de trois mètres de hauteur.

Lourdement elle retomba sur les rails.

Les parois avaient été ébranlées par laviolence du choc beaucoup moindre cependant que s’il eût eu lieu àl’air libre.

Malgré les phares électriques, au-dehors,l’obscurité était intense.

Des remous boueux fouettaient les hublots.

La locomotive semblait maintenant environnéed’horreur et d’inconnu.

Sans s’occuper d’autre chose pour le moment,Ned, revenu le premier de sa terreur, s’était précipité versl’endroit où gisait M. Golbert.

Le père de Lucienne, d’une pâleur spectrale,paraissait inanimé.

Les marches de l’escalier lui avaient fait uneblessure d’où le sang coulait, inondant le cou et le visage.

– Vite, de l’eau et mon nécessaire depharmacie ! s’écria le jeune homme sans perdre sonsang-froid.

Olivier s’empressa, et revint, apportant unpetit coffret d’acajou.

M. Golbert n’avait pas bougé.

Ses lèvres exsangues n’avaient pas proféré unson.

– Il n’est pas mort, fit Ned qui venaitde constater les faibles battements du cœur. Mais la blessure meparaît sérieuse.

Et, sans perdre une minute, il mit à nu laplaie, en coupant les cheveux, la lava à l’eau fraîche, et appliquadessus un bandage imbibé d’une solution antiseptique.

Olivier, de son côté, essayait de fairereprendre connaissance au blessé.

Au bout de quelques minutes, M. Golbertouvrit enfin les yeux ; mais son regard effaré disaitclairement qu’il ne se rendait aucun compte de sa situation.

Il essaya d’articuler quelques mots :

– Épave… Une épave…

Mais cet effort parut l’avoir affaibli aupoint qu’on craignait de le voir perdre de nouveauconnaissance.

Ned lui fit signe de ne pas bouger, ni dechercher à comprendre.

Aidé d’Olivier Coronal, il l’étendit, de sonmieux, sur un lit improvisé de bâches et de chiffons.

Alors, seulement, les deux hommes commencèrentà se rendre compte de ce qui s’était produit.

Plus d’un quart d’heure s’était passé depuisqu’on avait ressenti la terrible secousse.

Un coup d’œil suffit à Ned pour constater que,dans le train, aucune avarie ne s’était produite.

Les dynamos ronflaient toujours.

Les accumulateurs accusaient une fortepression.

Les réflecteurs électriques fonctionnaientencore.

Au-dehors, les eaux de l’Océan – tout àl’heure noirâtres et fangeuses, étaient redevenues presquelimpides.

Mais la voie ferrée sous-marine n’existaitplus.

Les rails, tordus comme de simples fils defer, avaient été arrachés, projetés à droite et à gauche.

Quelques traverses encore s’en allaient à ladérive. C’était un véritable miracle que la locomotive elle-mêmen’eut pas été réduite en miettes par ce cataclysme qu’on devinaitformidable.

À dix mètres en avant de l’endroit où elles’était arrêtée, où son avant avait été soulevé comme un simplebouchon, les rails étaient rompus.

Les yeux dilatés, les lèvres frémissantes, Nedcontemplait l’évidente, l’horrible catastrophe.

Il cherchait à comprendre.

Soudain il pâlit.

– C’est impossible !… murmura-t-il.Et cependant !

Il s’arrêta à temps, ne voulant pas livrer sapensée et faire part à ses amis de l’horrible supposition quivenait de traverser son esprit.

À quelques mètres du sous-marin, dans lalumière crue des réflecteurs, des lambeaux de fils électriques,brisés, hachés, voguaient çà et là.

Et le cœur du jeune homme battait à se rompredans sa poitrine haletante.

Il comprenait tout : on avait placé destorpilles sous la voie ! Les fils conducteurs qu’il apercevaitétaient la flagrante dénonciation de la tentative criminelle.

En même temps que ses poings se serraient, unerancœur lui montait aux lèvres.

– Qui donc était-ce ? Sinon sonpère ? Sinon William Boltyn ?

Et les paroles, comme égarées, du blessé, luirevenaient significatives.

– Une épave !… Oui, ce ne pouvaitêtre que cela. Une épave avait heurté les détonateurs.

Le hasard avait fait que l’explosion s’étaitproduite quelques secondes avant le moment choisi.

Et c’était à cela seulement que les ingénieursdevaient de n’avoir pas été broyés entre les parois d’acier de leurtrain, et déchiquetés comme l’étaient ces rails de trentecentimètres de largeur.

Tout au moins, y avait-il une victime :M. Golbert. Ned et Olivier revinrent près de lui.

Son visage était toujours d’une pâleur livide,ses mains glacées.

Mais un souffle égal soulevait sapoitrine.

Il n’y avait rien à faire pour le moment qu’àregagner la terre ferme, où des soins plus sérieux pourraient luiêtre prodigués, si toutefois les moteurs ne refusaient pas leservice.

Être prisonniers de l’Océan, dans cette coqued’acier, au milieu de ces solitudes désolées !

Ned ne manquait pas de bravoure ; mais entournant la poignée motrice, il sentit une sueur froide luimouiller les tempes.

Quant à Olivier Coronal, sombre comme jamaisle jeune homme ne se rappelait l’avoir vu, il n’avait fait aucunequestion.

Détachés du spectacle de la catastrophe, sesregards hautains disaient tout son mépris d’un tel attentat.

Il y eut un soupir de soulagement lorsque,sollicitées, les roues démarrèrent lentement à reculons.

On allait pouvoir regagner le rivage, l’airlibre.

C’était la vie sauve pour ces hommes quivenaient de voir la mort en face.

Et tandis que lentement, soulevée par lescâbles métalliques, la locomotive traversait dans son mouvementascensionnel la masse glauque des eaux, Ned et Olivier, enfermésdans un mutisme farouche, songeaient, en contemplant le pâle visagedu blessé retombé dans sa torpeur.

– Il ne faut rien dire pour le moment decette catastrophe, fit enfin Ned, du moins aux ouvriers. Nousexpliquerons par une chute la blessure de M. Golbert.

– Oui, cela vaut mieux. Hélas ! plusencore que sa blessure, l’anéantissement de ses projets vadésespérer notre cher maître.

Le jeune homme ne répondit que par un geste,autant de tristesse que de révolte.

Il sentait bien, en effet, que c’était laruine de tous leurs rêves. La force mauvaise qui les poursuivaitdepuis leur arrivée en Amérique triomphait d’eux par cet attentat,par cette explosion combinée à l’avance et dont un hasardmiraculeux les avait seul préservés.

Que de choses s’étaient passées en moins d’uneheure !

Ils étaient partis joyeux, confiants eneux-mêmes et dans l’avenir, pour effectuer ces expériences quidevaient imprimer un nouvel essor aux travaux.

Maintenant deux hommes mornes auprès d’unblessé, sentaient passer sur leur tête un vent de fatalité.

Tous les travaux étaient détruits.

Reconstruiraient-ils jamais la voiesous-marine ?

En débarquant, Ned et Olivier ne trouvèrentplus, sur la côte que Léon Goupit.

M. Michon avait été appelé en hâte à sabanque, pour des affaires très graves, expliqua leBellevillois.

Les deux ingénieurs, encore tremblantsd’émotion, lui racontèrent succinctement l’explosion et la blessurede M. Golbert toujours étendu sur un lit improvisé.

– Pauv’M. Golbert ! s’écriaLéon qui sentit des larmes mouiller ses yeux. Si c’est pasmalheureux ! Un homme qu’est si bon ! Faut pas l’laissercomme ça.

Et tous trois transportèrent le vieillard dansun cab.

M. Golbert était toujours assoupi, levisage décoloré. Un bandage teinté de sang lui entourait latête.

Tandis que Ned courait chercher un médecin,Olivier et le Bellevillois donnaient l’ordre au cocher de gagner lecottage, où Lucienne, ne se doutant de rien, attendait lesinventeurs pour le repas.

Elle avait vu venir de loin son père blessé,étendu dans la voiture.

Ce fut une scène déchirante que le retour duvieillard presque sans vie, dans cette maison dont il était l’âme,où tout le monde le chérissait.

– Ce n’est rien, ma chérie,tranquillise-toi, expliqua Ned qui arrivait avec le docteur.

Lucienne était forte. C’était une natured’élite chez qui la volonté commandait aux nerfs.

Elle s’était mise tout de suite à ladisposition du praticien, courageuse dans sa douleur, se raidissantpour ne pas éclater en sanglots.

La blessure du savant n’offrait réellementaucune gravité.

– À condition toutefois, fit le docteur,que le malade n’ait aucune préoccupation, qu’on éloigne de lui toutbruit, toute contrariété, qui pourraient amener une fièvrecérébrale. Huit jours de repos absolu, et il n’y paraîtra plus.

Ces paroles remontèrent le courage de Ned etde sa femme, qui jusque-là avaient suivi anxieusement tous lesgestes du médecin, redoutant un arrêt désespéré.

La réaction s’était produite.

M. Golbert dormait maintenant.

Ses lèvres, son visage s’étaient légèrementrecolorés.

À côté de Lucienne, qui s’était de suiteinstallée au chevet de son père, Ned et Olivier, immobiles etmuets, sentaient monter en eux la tristesse des défaites.

Chapitre 7Une dépêche de Hattison

À la même heure, dans une des rues les plusanimées de New York, l’ingénieur Hattison pénétrait dans unpost office.

Ce n’était plus l’homme que nous connaissons,glabre, rasé, vêtu de l’éternelle redingote noire et duhaut-de-forme à bords plats.

Il était méconnaissable.

Le visage encadré d’une barbe grisonnante,vêtu à l’anglaise, d’un complet à carreaux et d’un chapeau defeutre mou, un petit sac de cuir en bandoulière, il eûtcertainement défié la perspicacité du policeman ou du détective lemieux exercé.

C’est que Hattison ne tenait pas à êtrevu ; et d’un bout à l’autre de l’Union tout le monde leconnaissait.

Pas de journal qui n’eût reproduit saphysionomie impérieuse et froide.

Pas de famille qui ne possédât la photographiedu plus grand inventeur des États-Unis.

Aussi, chaque fois qu’il se déplaçait pour sesaffaires personnelles, l’illustre savant mettait-il à contributionl’art des figaros yankees.

Il possédait chez lui, dans son domaine deZingo-Park dont on disait tant de merveilles, une collection depostiches qui eût fait la joie d’un comédien.

Cette particularité, connue de tout le monde,les fables qui circulaient de bouche en bouche au sujet desprodigieuses inventions qu’on lui attribuait, l’absence totale derenseignements sur sa propriété, dont quelques rares visiteursseuls avaient franchi le seuil, tout cela avait créé autour deM. Hattison un voile de mystère qui piquait la curiosité detous les Américains.

On disait encore qu’il existait, aux alentoursde son magnifique palais de Zingo Park, des souterrains quicontenaient des inventions merveilleuses, capables de changer laface du monde.

Chaque fois qu’on lui avait parlé, que desjournalistes avaient essayé de l’interviewer, Hattison n’avait rienconfirmé, de même qu’il n’avait rien démenti.

Un sourire énigmatique avait été sa seuleréponse.

Il s’était contenté d’annoncer, par lesjournaux, qu’il désirait être tranquille chez lui, et que, dureste, l’imprudent qui se hasarderait à vouloir pénétrer dans sondomaine, serait foudroyé, dès les premiers pas, par une déchargeélectrique.

Cette note n’avait fait qu’aiguillonnerdavantage la curiosité du public.

Des gentlemen très honorables avaient engagédes paris.

– Mille dollars, que j’entrerai chezlui.

– Tenu. Mille dollars.

Et malgré les précautions prises par lesenragés parieurs, les cinq ou six qui avaient tenté l’aventure yavaient laissé leur vie.

On comprendra facilement que rien que le faitde posséder une maison entourée d’un blocus électrique, eût rendupopulaire l’ingénieur Hattison, tout autant que l’énorme pas qu’ilavait fait faire à la science de l’électricité, qu’il avaitappliquée à presque tous les besoins de la vie.

Du reste, très habile, très observateur,Hattison avait toujours semblé fuir la renommée.

C’était un motif pour qu’elle lui fût venue,et cela en vertu d’une loi philosophique.

Souvent, en lisant les journaux qui parlaientde lui, l’illustre ingénieur souriait.

« Que serait-ce, pensait-il, si tous cesracontars se changeaient en certitude, si l’on savait vraimentquelles puissances je détiens, quels secrets je possède, si l’onconnaissait l’existence de ces formidables usines, Mercury’s Parket Skytown dont les hautes cheminées fument à l’abri des montagnesRocheuses, préparant la guerre de demain, la nôtre, la déchéance del’Europe et la gloire de notre nation. »

Et c’était un contraste frappant que cette âmeambitieuse et volontaire, logée dans un corps malingre et voûté,mais où les yeux, les terribles yeux froids et métalliques,décelaient l’opiniâtreté de l’égoïsme le plus monstrueux.

Dans le post office, au guichet dutélégraphe, Hattison attendait son tour.

– Dépêche chiffrée, prononça-t-il,lorsqu’il put enfin s’approcher, en présentant une feuille depapier.

Quelques instants après, William Boltynrecevait un télégramme.

Après quelques minutes de travail, il put enlire la traduction :

Comme je vous l’avais annoncé, les essaisde la locomotive sous-marine ont eu lieu ce matin. Tout était prêt,les engins déposés, les fils conducteurs amarrés au rivage d’où meshommes, soigneusement cachés, n’avaient qu’à attendre le momentpropice. Un hasard nous a contrariés. Au moment de faire jouer lesdétonateurs, les fils électriques se sont trouvés rompus. Etpourtant je sais qu’au moment où la locomotive s’engagea sur lavoie, une explosion se produisit qui souleva son avant, détruisitla presque totalité des travaux. M. Golbert a été blessé assezsérieusement à la tête. Je ne puis expliquer cette explosionprématurée que par le choc d’une épave qui aura touché une torpillequelques secondes avant le moment où nous devions nous-mêmes agir.La locomotive est intacte. Ned et l’ingénieur Coronal n’ont pas étéblessés. Mais je m’empresse de vous annoncer que cet échec estcompensé. Je veux parler du banquier Michon. Depuis huit jours,j’ai manœuvré selon vos instructions, et avec les crédits que vousm’avez ouverts, la banqueroute de Michon est une affaire faite. Jelui ai fait présenter, ce matin, la plus grande partie des créancesque vous avez achetées. Nos renseignements étaient exacts. Il n’apas pu payer, et a dû vendre, avec une perte énorme, toutes lesactions des mines dont nous le savions possesseur, et surlesquelles nous avons fait opérer un mouvement de baisse. Je suiscertain que sa banqueroute n’est qu’une question de quelquesheures, d’autant plus qu’ayant commandité la locomotivesous-marine, il lui sera impossible de payer les ouvriers et lesmatériaux. Je vais quitter New York demain.

William Boltyn se frotta les mains.

La contrariété, le dépit qui s’étaient peintssur son visage à la lecture de la première partie du télégramme,avaient complètement disparu.

– Ah ! ah ! s’écria-t-il enquittant son bureau, et en redressant sa stature de lutteur, voilàce qu’on appelle de la bonne besogne.

Un rire strident lui échappa, et ce rire étaittellement peu dans ses habitudes qu’on eût dit plutôt unricanement.

– Ah ! vous avez voulu me braver,continua-t-il sans colère, vous avez cru qu’on pouvait s’attaquer àmoi, comme si je n’étais pas tout-puissant, aussi bien par mongénie que par mes milliards. Eh ! bien, vous voilà satisfaitsmaintenant. Vous avez essayé votre force ; il vous en coûte.Il fallait d’abord vous assurer des armes, avant d’entamer lalutte.

Depuis fort longtemps, William Boltyn n’avaitété aussi satisfait.

Une fois de plus, il sortait vainqueur d’uneentreprise pleine de périls.

Il n’en doutait pas, cette banqueroute sisavamment combinée, entraînait avec elle la ruine certaine desprojets industriels de Ned et de son beau-père.

Presque tous leurs travaux avaient étédétruits par l’explosion. Ils n’allaient ni pouvoir tenir leursengagements, ni payer leurs ouvriers et leurs fournisseurs.

Jamais ils ne se relèveraient d’un telcoup.

– Il a refusé d’épouser ma fille, pensaitBoltyn. Elle est bien vengée.

Justement, Aurora venait chercher son père,pour une promenade à cheval.

On pouvait dire, vraiment, que sa rancuneavait transformé la jeune fille.

Depuis le jour où elle avait appris le mariagede son ex-fiancé Ned Hattison, en même temps que son arrivée à NewYork, sa mélancolie, sa tristesse, son expression nonchalanteétaient disparues.

– Je me vengerai, avait-elle dit.

Et cette idée fixe semblait lui avoircommuniqué une force, une énergie nouvelles.

Plus éprise de sports que jamais, elleparcourait, chaque matin, la campagne environnante, nerveuseamazone dont la jupe impeccable flottait au vent, faisait de labicyclette l’après-midi, et s’était adonnée de nouveau à l’escrimeet à la photographie.

Entre-temps, les courses en autocar dans lesmagasins, la lecture des revues scientifiques, l’intérêt qu’elleapportait à toutes les inventions nouvelles, satisfaisaient sonbesoin de dépenser de l’énergie.

La cravache à la main, elle pénétra chez sonpère.

– Pas encore prêt ? Et que fais-tudonc à marcher ainsi de long en large ?

Le milliardaire s’était retourné.

Son visage, impassible et compassé àl’ordinaire, était éclairé d’un sourire de triomphe.

– Allons, ne te fâche pas, fillettefit-il en souriant ; si je ne suis pas encore prêt àt’accompagner, je puis t’annoncer, en attendant, une bonnenouvelle.

– Il s’agit de Ned, n’est-ce pas ?s’écria la jeune fille.

– Précisément. C’est étonnant comme tu esperspicace. Tiens, lis, fit-il en lui donnant la traduction de ladépêche. Voici les nouvelles que me communique Hattison.

– Fort bien, mon père, fit-elle après enavoir pris connaissance. Je reconnais là votre intelligence.Provoquer la banqueroute de Michon, c’était assurément la manièrela plus sûre de terrasser vos adversaires, de leur enlever tous lesmoyens de réussir. Et c’est sérieux, cette blessure ?

– Je n’en sais pas plus que toi. Mais neserais-tu pas contente ? Cela te chagrine qu’un malencontreuxhasard ait préservé Ned de l’explosion ? Qu’à cela netienne ! Il est encore temps…

– Mais non, mon père, interrompit-elle,je ne suis point si sanguinaire. Il vaut mieux, au contraire, quetout se soit passé sans qu’il y eût mort d’homme. Je m’estimesuffisamment vengée par la défaite de ce Ned orgueilleux qui, jecrois, n’a plus maintenant qu’à retourner en France, son paysd’adoption.

– Et la banqueroute de Michon ?s’exclama le milliardaire, encore tout à la joie du succès de sesmanœuvres financières. Est-ce bien combiné ? Va, n’aie paspeur, celui qui me vaincra n’est pas encore né.

– Est-ce bien certain que Michon ne serelèvera pas de ce coup ?

– Absolument sûr. Je guettais sasituation, depuis que je le savais commanditaire de la locomotivesous-marine, et j’ai choisi le moment propice.

Aurora ne répondit pas.

Elle enveloppa son père d’un regardd’admiration où se lisait, avec l’orgueil du triomphe, la joiefarouche d’être vengée de cet amour qui l’avait tenue, pendant unan, dans la mélancolie et dans les larmes.

Au loin, par les fenêtres du cabinet detravail, on apercevait Chicago, la ville monstrueuse, étendantjusqu’à l’horizon sa perspective géométrique et monotone.

Chapitre 8Manœuvres financières

L’ingénieur Hattison n’avait pas parlé à lalégère.

M. Michon venait d’être déclaré enfaillite, sans avoir encore pu s’expliquer grâce à quelenchaînement de circonstances.

Sa fortune semblait pourtant solidementassise.

Tout d’un coup, la débâcle était survenue.

Le matin même, tandis qu’il accompagnait sesamis les ingénieurs, jusqu’à l’embarcadère, pour leur souhaiterbonne réussite, on avait présenté, en même temps, à ses guichets,toutes les créances qu’il croyait disséminées, et qui se trouvaientréunies dans la même main. Pour faire face à cet événementinattendu, le banquier avait alors liquidé bon nombre d’actions desmines argentifères dont il venait de lancer une émission.

À la Bourse, les valeurs solides et biencotées la veille, étaient tout à coup descendues à rien.

Il avait vendu quand même, voulant à tout prixsauver sa signature.

Mais l’énorme perte, qu’il avait subie enagissant de la sorte, ne lui avait pas servi à grand-chose.

Deux heures après, un nouveau garçon de banquesurvenait, porteur d’autres créances.

Eût-il vendu de nouveau tout le reliquat deses valeurs minières, qu’il n’eût pas même réalisé la moitié de lasomme indispensable.

C’était la banqueroute, la ruine.

Pour la première fois de sa vie,M. Michon avait dû laisser partir le garçon de banque avec lesvaleurs impayées.

Ce coup de foudre l’atteignait au moment où,confiant et joyeux, il voyait l’avenir s’ouvrir devant lui, où ilcommençait à reprendre haleine, à se relâcher un peu de son durlabeur de trente années.

– Mais comment peut-il se faire que mesactions aient baissé subitement, sans motif apparent, alors qu’aucontraire elles étaient, depuis quinze jours, honorablement cotéesà la Bourse ? se demanda-t-il avec désespoir.

Ce problème demeurait, pour lui, mystérieux etinsoluble.

Affaissé devant son bureau, dans son fauteuil,le brave homme semblait atterré.

Dans le hall de la banque, les commischuchotaient entre eux.

On commentait la grosse nouvelle.

– Encore un qui saute, disait l’un.

– Bah ! nous connaissons ça. Maisvous savez, cette fois-ci, c’est bien joué ; car le patron estun malin.

– Croyez-moi si vous voulez, faisait unautre petit bonhomme à la figure chafouine et malicieuse, c’est levingt-cinquième que je vois fermer boutique. Je finirai par croireque je porte la guigne à mes patrons.

Et, se relâchant de leur zèle accoutumé,puisqu’ils s’attendaient à être remerciés, laissant se morfondredevant les guichets les clients et les garçons de recette, tous lescommis s’étaient réunis pour échanger leurs opinions.

M. Michon, sortant de son cabinet etgagnant la rue, ne les fit pas même se déranger.

– C’est bien là le premier signe, murmurale banquier. Au fond, ils ont raison. Que suis-je maintenant poureux ? J’ai perdu ma respectabilité, comme on dit ici. Dehors,au milieu de l’incessante bousculade des gens pressés, courant àleurs affaires, à leurs plaisirs, envahissant les bars, sautantdans les cars, M. Michon se retrouva, la tête martelée,l’esprit tendu comme un ressort qui menace de se rompre.

L’incohérence de ces événements, quibouleversaient sa vie du jour au lendemain, le stupéfiait, lelaissait sans force pour réagir.

Au bout de quelques minutes, l’air vif, lespectacle changeant des avenues, de la foule, avaient détendu sesnerfs.

Pour la première fois, il se demanda d’oùpouvait bien venir ce coup de massue, et quelle invisible puissanceavait prémédité la débâcle dont il était victime.

Car enfin, ce n’était pas naturel cette baisseimmédiate de ces actions minières, une affaire qu’il avait lancéeavec toutes les garanties possibles, et qui n’avait cessé deprospérer, au point qu’il préparait une seconde émission.

Il fallait bien que cette baisse fût l’œuvrede quelqu’un, le résultat de machinations financières.

Et qui donc, sinon William Boltyn, aurait pufaire cela ?

– J’aurais dû m’en douter, prendre mesprécautions, se dit le banquier qui commençait à voir clair, à serendre compte de la filière des événements. Ce qu’ils ont vouluattaquer en moi, c’est la locomotive sous-marine.

Il sauta dans un cab, et donna l’adresse ducottage Golbert.

– Quelle secousse va leur donner cettenouvelle, pensa-t-il. Sans doute, en ce moment, ils sont tout à lajoie d’avoir réussi leurs expériences du matin. Ce pauvreGolbert ! Et Ned ! Et Olivier !… Quelle stupeurlorsqu’ils vont apprendre que tout s’écroule, que je suis ruiné, etque je ne puis plus leur être utile.

Le cab filait le long des interminablesavenues, où les trains électriques passaient de minute en minutesur leurs ponts de fer.

Il sortit de la ville, laissant derrière luil’incessante fourmilière, des maisons de vingt étages oùs’empilent, sans air et sans soleil, des existences de labeurforcené et d’activité dévorante, loin de la nature et de la vielibre, belle et saine.

Les maisons, plus basses et plus rares,s’entouraient d’un peu de verdure.

Plus de hautes cheminées vomissant sans cessela fumée ; plus de sombres bâtisses le long desquelles courentdes tuyaux de plomb crachant la vapeur en souffles rythmiques.

Un soleil déjà chaud versait une impalpablepoudre d’or sur les champs où s’apprêtait la moisson prochaine, surles vergers en fleurs, sur les cottages aux couleurs gaies où dejoyeux enfants s’ébattaient.

Le cab s’arrêta devant la demeure desGolbert.

M. Michon y pénétra.

De gros soupirs gonflaient sa poitrine.

– Comme je vais leur faire de lapeine ! pensait-il.

Tout de suite, il remarqua l’air consterné deLéon qui était venu lui ouvrir.

Le Bellevillois, d’ordinaire si joyeux, siexubérant, avait les yeux rouges.

Il était silencieux.

– Mais qu’as-tu donc, Léon ? s’écriaM. Michon. Que se passe-t-il ?

– Ah ! ne m’en parlez pas, monpauv’monsieur. C’est une révolution dans la maison, unecatastrophe, quoi !

– Encore une catastrophe ! Mais noussommes donc maudits !

– Ah ! c’est à le croire.Figurez-vous, ces expériences de ce matin, une explosion qu’a toutdétruit ! Une vraie bouillabaisse, quoi. Paraît que tous lestravaux sont sens dessus dessous, comme si qu’une bombe auraitpassé par là… Et c’pauvre vieux ! Oh ! pardon, je voulaisdire, ce pauvre M. Golbert qu’on a ramené comme un cadavredans une voiture, avec tout l’derrière de la tête en sang et qu’estmaintenant dans son lit. C’est une désolation. Tout le monde avecdes figures pâles comme des linges. Ah ! c’est pas pourdire ; mais c’qu’on aurait mieux fait de rester àParis !

M. Michon l’écoutait, le cœur serré, touten se dirigeant vers la maison.

Les volets étaient clos, et le silence de cespièces qu’on eût dit désertes indiquait bien, par le contrastefrappant avec l’animation des jours précédents, qu’un malheur étaitsurvenu.

En montant les marches du perron,M. Michon se sentait accablé.

Les mots d’explosion, de blessure, decatastrophe, s’entrechoquaient dans son cerveau, sans qu’il eûtencore pu leur attribuer un sens réel.

Tout se confondait dans une penséed’angoisse.

Il n’osait pas prévoir, pas deviner ; etce nom maudit de William Boltyn planait dans sa mémoire ainsi qu’unoiseau de malheur.

Le brave homme, victime lui-même de la hainelatente et systématique qui venait, là aussi, de faire son œuvre,ne songeait seulement pas à lui-même, et s’accusait :

« Je devrais pouvoir les réconforter,faisait-il, leur apporter l’espoir. Et que vais-je donc pouvoirleur dire ? Que je suis ruiné ? Que je les ruine avecmoi ?… et que c’en est fait, pour longtemps, du chemin de fersubatlantique. »

Dans la salle à manger du rez-de-chaussée, Nedet Olivier, assis chacun à une extrémité de la table, setaisaient.

Qu’auraient-ils pu se dire ?

Hanté par la certitude que la catastropheétait l’œuvre de son père et de William Boltyn, Ned Hattisonéprouvait une pudeur à confesser, tout haut, ses pensées.

C’était l’irrémédiable : à quoibon ?

Une grande lumière se faisait en lui.

Il percevait distinctement les motifs de cettevengeance : fureur d’Aurora qu’il avait refuséd’épouser ; orgueil de William Boltyn, qui ne pouvait pascomprendre qu’on résistât à ses milliards ; et puis, encore etsurtout, la haine de son père, l’inventeur Hattison, dont l’âmeambitieuse et froide lui gardait rancune de la vie libre qu’ilavait choisie, et de son refus de continuer l’œuvre de destructionqui s’élaborait à Mercury’s Park.

– Oui, c’est certainement lui, surtout,l’instigateur du complot. La locomotive sous-marine, une inventionfrançaise, aurait changé toutes les conditions économiques desrapports internationaux. C’étaient tous ses calculs déjoués ;et je le sais trop ambitieux pour avoir pu l’admettre. Et puis, jesuis un témoin gênant ; je connais l’existence de trop dechoses !… « Tu ne vivrais pas vingt-quatre heures,m’a-t-il dit, lors de cette scène violente qui clôtura notredernière entrevue, s’il t’arrivait de révéler le secret deMercury’s Park !… » Quelle âme cruelle. Et comme il estpossédé par l’ambition ! C’est bien cela. Il a saisil’occasion de me faire disparaître. Il n’a même pas hésité àenglober mes amis dans sa vengeance ; et ce n’est qu’à unmiraculeux hasard, à cette épave faisant éclater les torpilles, quenous devons d’être encore vivants.

Les dents serrées par la rage qui bouillonnaiten lui, Ned répétait mentalement :

« Ah ! le misérable esclave du lucreet de l’ambition ! On le proclame roi de la science ;mais à quoi la science peut-elle bien servir dans de pareillesmains, dans un cerveau monstrueux d’égoïsme comme le sien, si cen’est à perpétrer le malheur des hommes… Tout ce qu’il a rêvé deplus grand, de plus généreux, c’est de se mettre à la dispositionde William Boltyn, cet empereur des dollars, cet assoiffé depuissance, dont la fortune est un crime social ; et, d’accordavec lui et d’autres milliardaires, de combiner froidementl’écrasement de l’Europe. »

Skytown, Mercury’s Park !… Comme ces nomsrésonnaient lugubrement aux oreilles du jeune homme, tandis qu’illes évoquait, dans cette maison endeuillée, où gisait un blessé, lepère de sa chère Lucienne, l’inoffensif savant à l’esprit ouvertaux généreuses inspirations.

La présence d’Olivier Coronal, aussi, letroublait comme un reproche.

Cet homme qui, le premier, avait jeté dans soncœur la bonne semence de raison et de justice, dont les parolesétaient allées remuer en lui derrière la façade de son éducation,les rêves informulés, la croyance à autre chose que des capitaux etdes tarifs industriels, avait failli succomber le matin même.

En contemplant l’inventeur plongé dans unerêverie profonde, Ned se souvenait.

« Lorsque je l’ai rencontré, sedisait-il, encore Yankee par habitude, je me suis attaqué à lui.J’ai essayé de lui dérober le secret de sa torpille terrestre.J’étais encore un ingénieur Américain au service de mon père, etchargé de la mission qui m’apparaît maintenant si odieuse. Lui n’avu en moi qu’une intelligence égarée, ne m’a pas retiré sonestime !… Quelle âme haute que la sienne ; et comme ilaime l’humanité ! Comme il a foi en l’avenir !… Cettetorpille terrestre, ce foudroyant engin, n’était dans sa penséequ’une arme de progrès, un moyen pour rendre la guerre impossible,pour en hâter la suppression, pour faire revenir à leur destinationvéritable, les millions qu’engloutissent, chaque année, lesarmements continuels, que dévore la paix armée, comme on l’appelleironiquement… Et quel changement s’est effectué en moi, àl’entendre parler, cette nuit où, tous deux, nous nous promenâmeslongtemps, à travers la ville endormie et muette. « L’humanitéest supérieure, aux peuples, me disait-il. Que voudriez-vous fairede cette invention dont vous cherchez à surprendre le secret ?Une arme nouvelle augmentant l’horreur des tueries, changeant lesplaines en charnier !… Les moissons n’ont point besoin de cetengrais. La paix est supérieure à la guerre ; et si j’ai dotémon pays de ma découverte, c’est parce que je le crois, entre tous,le plus capable de montrer la bonne voie de civilisation et deprogrès. »

Toujours immobile dans sa rêverie, OlivierCoronal ne sentait pas, sur lui, le regard dont Ned l’enveloppait,non plus que l’expression de reconnaissance et d’admiration dujeune homme.

S’il avait encore su quel sacrifice OlivierCoronal avait accepté silencieusement, Ned n’eût pas trouvé de motspour le remercier.

Mais il ignorait l’amour qu’avait eu Olivierpour Lucienne ; il ne pouvait pas savoir à quel sacrificeOlivier avait consenti pour assurer le bonheur de la jeunefille.

Au-dessus de la salle à manger, un bruitétouffé de pas résonna doucement dans le silence de la maison.

C’était Lucienne, qui veillait au chevet deson père blessé.

La porte d’entrée, qui donnait sur le perron,s’ouvrit.

On entendit marcher dans le corridor.

M. Michon entra.

Ned et Olivier s’étaient levés.

– Ah ! mes pauvres amis s’écria lebanquier, la main tendue et des larmes dans la voix. Comme je vousplains ! Est-ce horrible, cet accident !

– Ah ! vous avez appris ! fitNed.

– Oui. Léon m’a tout raconté. Au moins,cette blessure, ce n’est pas grave ?

– Non, heureusement, répondit Olivier. Ildort, là-haut, très affaibli. Pourvu que la fièvre ne se déclarepas, il en sera quitte pour une quinzaine de repos. Mais quelhasard, si nous sommes encore en vie !

Et Ned raconta tout, la descente, la mise enmarche, l’épave aperçue par M. Golbert et l’explosion subitedont le remous avait soulevé l’avant de la locomotive, détruit tousles travaux et fait tomber le vieux savant, à la renverse, sur lesmarches d’un escalier de fer, où c’était miracle qu’il ne se fûtpas tué.

Olivier, lui aussi, expliqua comment, la nuitprécédente, il s’était aperçu de l’extinction subite des phares quiéclairaient les travaux, et comment, après, il s’était étonné de laréponse vague de l’électricien responsable.

Pour chacun de ces trois hommes, il n’y avaitaucun doute sur la cause de ce monstrueux attentat.

Mais, pas plus qu’Olivier Coronal,M. Michon n’osait en parler.

Tous deux pressentaient l’horrible souffrancede Ned, obligé de constater que le crime, qu’un hasard seul avaitempêché, avait été conçu par son père.

Ils respectaient sa douleur.

Le silence se fit, de nouveau, dans la salle àmanger.

Olivier était retombé dans sa rêverie.

Affalé sur une chaise, M. Michon netrouvait pas une parole de consolation.

– Ils ne se doutent pas du nouveaumalheur qui nous atteint, pensait-il. Peut-être ont-ils l’espoir derecommencer les travaux !

Il ne pouvait se décider à leur conter saruine, la banqueroute imprévue dans laquelle il sombrait.

– Mes pauvres amis, fit-il pourtant avecun tel accent désespéré que Ned et Olivier le regardèrent… Oui, mespauvres amis, reprit-il en se faisant violence, vous ne connaissezpas toute l’étendue du désastre.

Les deux hommes sursautèrent.

– Comment, s’écria Ned, que voulez-vousdire ?

– Je veux dire que notre entreprisesous-marine a soulevé bien des haines, que l’invisible ennemi quila poursuit ne s’est arrêtée qu’après l’avoir totalement anéantie,que nous n’avons plus d’argent. Je vais, sans doute, être déclaréen faillite.

– Vous êtes ruiné ?

– Hélas ! oui. Ma banque semblaitprospère, n’est-ce pas ? Ma dernière émission des minesd’argent avait réussi. Tout s’est effondré. Je ne connais qued’aujourd’hui l’étendue du désastre : partout l’on refuse monpapier.

Et M. Michon leur exposa la successiondes événements, refit les calculs.

– Vous voyez, fit M. Michon enconcluant, que la chose était préparée de longue date. Ce pauvreGolbert, il faut lui cacher soigneusement tout cela, jusqu’à saguérison. Le coup serait trop dur !

Devant un mouvement commun d’admiration, Nedet Olivier s’étaient emparés des mains du banquier.

Ils se taisaient ; mais on pouvait liredans leurs regards tout leur respect pour la grandeur d’âme de cethomme, qui oubliait sa ruine et ses ennuis personnels pour nepenser qu’à consoler de leur défaite les inventeurs dusubatlantique, cette invention qui était la cause même de sadébâcle financière.

– Mais oui, c’est pour vous et aussi pourles œuvres philanthropiques que je soutenais que cela me contrarie.Un bonhomme comme moi n’a pas besoin de grand-chose. J’ai, là-bas,de l’autre côté de l’Atlantique, à Granville, une petite baraque aubord de la mer, où je pourrai tranquillement fumer ma pipe enracontant des histoires aux mioches sur le rivage. Que voulez-vous,mes amis c’est la vie. Seulement, fit-il avec un mélancoliquesourire, je ne vous cache pas que j’aurais bien voulu retourner aupays dans votre locomotive sous-marine. Pour un vieux mathurincomme moi, ç’aurait été drôle !

Chapitre 9Triste séparation

Quinzejours après, grâce à la sollicitude de Lucienne, M. Golbertétait complètement rétabli.

Une légère cicatrice rougeâtre lui restaitseule, comme marque de l’attentat où il avait failli périr avec Nedet Olivier.

On n’avait pu lui cacher longtemps labanqueroute de M. Michon, la débâcle complète des projetscommuns.

Ce qu’il avait souffert de voir ainsis’envoler son dernier espoir de réussite, l’expression douloureusede sa figure, vieillie subitement de plusieurs années, ledisait.

– C’est bien la fin, mon pauvre Ned,avait-il dit. Je comptais sur ma locomotive sous-marine pourcouronner ma vie. À mon âge, on ne recommence plus à espérer.

Il y eut un moment de véritable désespoir.

À quoi bon travailler de nouveau ?

Le laboratoire était désert.

Tout le monde errait, dispersé. C’est à peinesi, aux heures des repas, on se retrouvait à table, l’estomac et lecœur serrés, au milieu d’un silence désolant.

Seul, M. Michon, qui venait presque tousles jours au cottage, essayait de retrouver sa jovialitéd’autrefois, et de redonner du courage à ses amis, par de bonnesparoles.

Sa conduite avait vraiment été admirable.

Pas un seul instant, il ne s’était soucié delui, de l’effondrement de sa maison de banque.

Inlassable de dévouement, tout en affectant unair et des paroles bourrues, il avait épargné aux inventeurs tousles ennuis de la situation.

C’en était fait, maintenant, de l’animationdes chantiers, de la fièvre d’activité qui avait transformé lepoint de la côte d’où la voie du subatlantique s’enfonçait sous lesflots.

Le train avait été démonté, l’estacadedémolie, les ouvriers licenciés.

Çà et là, un pan de hangar encore debout, unéchafaudage à demi abattu, indiquaient seuls qu’on avait tenté deréaliser, là, l’œuvre gigantesque, de résoudre le problème descommunications, rapides et sans danger, entre les continents.

Puis, un à un, les derniers vestiges destravaux avaient disparu.

Et quand tout avait été terminé, balayé commepar le vent du malheur et de la fatalité, les trois hommes qui,chaque jour, des fenêtres de leur cottage, assistaient aubalaiement, s’étaient sentis gagner par une indicibletristesse.

Sans doute, tous trois se rendaient biencompte que la catastrophe était irrémédiable, qu’ils avaient luttévainement.

Et des noms bourdonnaient à leursoreilles.

Les mêmes noms hantaient leur insomnie :William Boltyn, Hattison, Aurora, noms qui signifiaient, pour eux,de la haine, de la cruauté et du mépris de l’humanité.

Mais tous trois se taisaient.

Ils évitaient de les prononcer, ces nomsmaudits, sentant bien quelle atroce souffrance c’était, pour Ned,d’avoir à constater que la main criminelle qui avait détruit lestravaux, attenté à leur propre vie, était celle de son père.

Lucienne, dans ces circonstances difficiles,avait fait preuve d’une grande intelligence, d’un tact parfait.

Bien qu’habituée à tout connaître des souciset des déceptions de son père et de son mari, elle n’avait faitaucune question.

Elle sentait bien qu’il y avait là quelquechose de terrible, que ce n’était pas un malheur ordinaire.

Elle s’était révélée l’affectueuse compagne,dont le sourire et la douceur un peu maternels mettent un baume surles pires souffrances.

Que de fois n’avait-elle pas arraché Ned à desombres rêveries, chassé le pli soucieux de son front, etcâlinement par un bon baiser, fait reparaître un peu de joie sur levisage de son père.

Un jour, comme en un pèlerinage,M. Golbert et Ned avaient parcouru la côte.

Plus rien ne subsistait des ancienstravaux.

Là où résonnaient les enclumes, où ronflaientles dynamos électriques, on n’entendait plus que le mugissement desvagues battant la falaise abrupte.

L’un après l’autre, les deux hommes marchaienten silence.

Qu’eussent-ils dit ?

Tous deux sentaient bien l’inutilité desparoles de haine.

Ce qu’il fallait, c’était de l’énergie, de laconfiance en soi-même.

Ah ! surtout, fuir au plus vitel’atmosphère déprimante de ce pays où semblaient toujours planer,pour eux, des menaces nouvelles.

– Je l’avais bien prévu, fitM. Golbert ; eût-on le génie pour soi, on ne peut luttercontre la force aveugle des milliards.

Le savant traduisait exactement leur communepensée.

Invinciblement, en parcourant l’emplacementcouvert de ruines de ces travaux qui devaient apporter la gloire etréaliser de hautes conceptions humanitaires, Ned songeait à cettecatastrophe, à cette explosion sous-marine dans laquelle ilretrouvait si bien la manière d’agir, cruelle et prudente, de sonpère, sa volonté d’arriver au but par tous les moyens, fût-ce mêmepar le crime.

– Mon père, dit-il tout à coup, en selaissant aller à son besoin d’expansion, ah ! comme je leméprise. Ne jamais revoir cette figure terrible et glaciale, cesyeux que n’embrase plus que le feu de l’ambition ; me laver decette parenté ; ne plus fouler le même sol que lui :retourner en France !

Les deux hommes s’étaient arrêtés.

– Mon pauvre Ned, s’écria le vieillard enlui prenant les mains, pourquoi parler encore du passé, del’irrémédiable ! Laissez ces souvenirs qui vous font souffrir.C’est ici votre véritable famille, celle que vous avez choisie etqui vous aime, qui ne veut pas vous voir malheureux.

Et véritablement émus, leurs regards secherchaient.

Ned se reprenait à sourire.

– Paris, s’écria-t-il, la ville qui m’atant transformé, où mon âme s’est ouverte à la joie d’aimer, moncœur à l’espérance, mon cerveau à la véritable science, comme j’aibesoin de te revoir ! Meurtri et las comme je le suis, qu’ilsera bon de retrouver notre petite villa de Meudon, les lieuxchers, les objets familiers, de recommencer, loin de ces luttesd’ambition et d’égoïsme, la vie tranquille et laborieuse, entre machère Lucienne et vous, mon véritable père d’adoption.

« Là, seulement, je pourrai me créer unesituation indépendante, assurer notre existence matérielle,m’adonner à tout ce qui m’intéresse dans la science, depuis qu’ellem’est apparue comme la source de toute vérité et de toute justice,rechercher la solution des problèmes sociaux, et toujoursapprofondir, toujours créer.

« Voilà les seuls moyens de résoudre laterrible guerre des races et des classes, de dissiper le malentendusanguinaire dont s’embarrasse encore l’humanité, après des milliersde siècles d’évolution.

La voix du jeune homme s’était élevée, songeste s’était élargi.

Ses yeux brillaient de la noble flamme del’enthousiasme.

– Ah ! comme vous me faites plaisir,mon cher enfant, s’écria M. Golbert, de reprendre goût àl’action, de renaître de nouveau à l’espoir. Vous êtes jeune ;ce n’est pas à votre âge qu’il faut s’attarder à des regrets,lorsque tant de problèmes s’offrent à vous, à votre activité. Vousl’avez dit : la science est la source inépuisable de vérité etde justice. On a beau la renier, la charger de tous les crimes, etproclamer son insuffisance, sa banqueroute, l’avenir est à elleseule ! Triomphante de tous les systèmes, elle seule apportela possibilité du bonheur universel, satisfait l’intelligence, etprépare pour l’avenir des sociétés plus libres, des mœurs plussaines et plus belles.

« Que de projets à réaliser ! qued’événements à hâter ! que de bonheurs à fairenaître !

« En créant des ballons dirigeables, onsupprimerait forcément les frontières, ces barrièresconventionnelles établies par le hasard des batailles, et qui sontdes entraves au progrès, aux relations des peuples.

« Plus de casernes, d’arsenaux oùs’enfouissent inutilement les millions et les énergies. À la place,des maisons spacieuses et agréables, aux planchers et aux murs deporcelaine, hygiéniques et confortables, bien aérées, pourvuesd’eau en abondance, éclairées et chauffées à l’électricité,desservies par le téléphone… tous avantages jusqu’ici réservés àquelques privilégiés.

« Telle serait la première victoirepacifique des classes pauvres.

« Ce ne serait pas la moins importante,assurément, que cette conquête de l’intérieur, cette délivrance del’étroit logis humide et fétide, bâti sans aucun souci del’hygiène, où l’haleine pestilentielle des plombs est une menaceconstante de typhoïde ou de tuberculose. La mortalité effrayante denouveau-nés diminuera, en même temps que les parents deviendrontmoins anémiés, moins alcooliques. Ce sera le commencement del’œuvre de la science.

Les deux hommes avaient repris leur promenadele long de la côte.

Le courage et la confiance en l’avenir leurrevenaient.

Une brise saline arrivait du large, fouettantleur visage animé par la causerie.

– La science, toujours féconde, tracerales sillons du laboureur et décuplera sa récolte, continuaM. Golbert. De l’azote, principe essentiel de toutevégétation, il en existe à l’état naturel, dans l’atmosphère,d’immenses provisions, facilement convertissables en azotates, quidonneraient au sol une richesse incalculable.

« Tous les objets de consommation, lesvêtements, les meubles, sortiraient sans fatigue de puissantes etingénieuses machines aux bras d’aciers ; et les forcesnaturelles, captées par le génie humain, en seraient lesinépuisables moteurs.

« Ce serait la fin du règne des usinesméphitiques, suintant la maladie, décimant les classes ouvrièrespar un travail malsain de douze et quatorze heures par jour, usantavant l’âge les organismes par la nécrose, la phtisie,l’alcoolisme, et préparant des générations lamentables etrachitiques.

« La science élargira le contrat socialen dissipant l’ignorance, en imposant la vérité.

« Elle fera disparaître de la terrel’abrutissant travail manuel.

« Parmi la joie de la nature, le labeurdes hommes ne sera plus qu’un exercice musculaire destiné àdévelopper sainement le corps, comme l’étude développera lecerveau.

« Déjà, rien que par les travaux desPasteur, des Charcot, des Brown-Séquart, on peut prévoir quelsprogrès effectueront la médecine et la chirurgie, qu’une sciencenouvelle, le magnétisme, vient de lancer sur une voie encoreinexplorée, mais qui promet de merveilleuses découvertes.

« Les rayons X, encore, la photographiede l’invisible, comme l’appelle le peuple, ouvrent le champ à desobservations plus parfaites de la nature humaine. Ses altérations,ses défaillances n’auront plus rien de caché.

« La terre se couvrira de villesenchantées, claires et gaies, et l’on oubliera la misère et lasouffrance des temps révolus. D’un bout à l’autre du monde, lesgrandes artères des chemins de fer, des trains sous-marins, deslignes aériennes, transporteront, comme un sang nourricier, lesproduits de l’activité des peuples sur tous les points del’univers.

« Libérée des longs siècles detâtonnements et d’oppression, la pensée courra le long des fils destélégraphes, s’imprimera librement, pour créer du bonheur enrecherchant la vérité, en dissipant les mystères…

Et dans la noblesse d’un geste d’enthousiasmeet de croyance, M. Golbert, le bras tendu dans la direction dela vieille Europe, semblait la prendre à témoin.

Sous ses longs cheveux blancs, son cerveauétait toujours aussi vigoureux, aussi épris de vérité et detravail.

Son cœur ardent battait toujours dans sapoitrine, dès qu’il s’agissait de l’humanité, de sa destinée, deson bonheur futur.

– Ah ! que je vous remercie pour cenoble élan, s’écria Ned. Moi aussi, je me sens plus fort,maintenant.

Ce soir-là, le cottage fut moins triste etmoins silencieux.

Fort avant la nuit, à côté de Lucienne qui,tout en suivant la conversation, occupait ses doigts à unebroderie, les deux hommes, renaissant à l’espoir, firent desprojets d’avenir.

On retournerait à Paris aussitôt quepossible ; on oublierait cette mauvaise période pour ne penserqu’à l’œuvre à accomplir dans la paix du foyer, loin des figureshaineuses et des complots ambitieux.

Olivier Coronal apprit, sans joie, qu’onallait retourner en France.

Chaque jour, il passait de longues heures àlire les journaux, et semblait de plus en plus sombre etcontrarié.

L’usage que le gouvernement faisait de latorpille terrestre, ce foudroyant engin dont il avait doté laFrance, lui donnait beaucoup de soucis.

Un grave différend venait de surgir avecl’Angleterre à propos de la politique coloniale.

Une rupture diplomatique était imminente et,pour l’inventeur, c’était aussi l’écroulement de son rêvehumanitaire.

Cette torpille, qu’il avait destinée à rendrepresque impossible une guerre prochaine, qu’il avait confiée augouvernement français dans l’espoir qu’il saurait s’en servirpacifiquement, menaçait, à présent, d’être l’instrument d’un nouvelégorgement, d’un carnage fratricide.

L’attitude du ministère avait, en effet,changé du tout au tout, depuis qu’il se savait en possession decette arme formidable. De pacifique et même indolente, son attitudeétait devenue presque agressive.

Olivier Coronal expliqua tout cela à sesamis.

– Nous allons donc nous séparer,fit-il ; car je ne veux pas rentrer en France, du moins pourle moment. Trop de déceptions m’y attendent, et je n’ai pas lecourage de les affronter. Avouez que, pour moi, ce serait un tristespectacle, cette lutte entre les peuples que j’aurais contribuée àrendre plus meurtrière.

– Mais elle n’aura pas lieu !s’était-on écrié. Ce serait un bouleversement économique dont seressentirait le monde entier. Jamais le gouvernement ne voudralancer la France dans une telle aventure.

Doucement, mais obstinément, Olivier Coronalavait refusé de retourner à Paris.

– Non, avait-il dit. Je viens de recevoirdes propositions fort acceptables d’un ingénieur américain deChicago. Je vais rester ici en attendant les événements. Plus tard,nous verrons.

Léon Goupit ne s’était pas accommodéfacilement de cette perspective. L’Amérique avait perdu beaucoup deprestige à ses yeux.

– Ben, quoi ! c’est un pays comme unautre, faisait-il ; seulement qu’les gens ont toujours l’air,tant ils ont des mines renfrognées, d’avoir perdu leur père lematin. C’est pour ça qu’ils se dépêchent toujours, comme s’ilsallaient commander les billets d’enterrement.

Évidemment, le Bellevillois étaitdésillusionné.

Les romans-feuilletons, les aventuresmerveilleuses chez les sauvages, lui paraissaient maintenant bienexagérées.

Et puis, il s’était attaché à Ned et àM. Golbert ; et cela lui faisait de la peine de lesquitter.

Plutôt que de rester chez les boulotteurs dejambon, comme il appelait toujours, pittoresquement, les Yankees,il eût bien mieux aimé revoir Belleville et sa mère, la bravemarchande des quatre-saisons, devenue, grâce à lui, fruitière enboutique.

Mais puisque son maître avait décidé d’aller àChicago, il l’accompagnait, sans demander d’explications.

Quinze jours après, tout était réglé pour ledépart.

Ned, Lucienne et son père s’embarquaient denouveau à bord de la Touraine. M. Michon, ayanthonorablement réglé toutes ses affaires mais n’ayant pu sauver, desa fortune, que quelques milliers de francs de rente, accompagnaitses amis en France.

L’ancien matelot, le banquier d’hier, s’enallait, comme il l’avait dit, planter paisiblement ses choux, etfumer sa pipe au bord de la mer, dans sa petite maisonnette deGranville.

Il avait chargé un businessman de vendre lecottage où habitaient ses amis, et de lui en faire parvenir leprix.

Les adieux furent touchants.

Dans la poignée de mains qu’il donna à sesamis Olivier Coronal mit tout le chagrin qu’il éprouvait de nepouvoir les accompagner.

– Notre séparation n’est pas définitive,fit-il. Attendez-vous à me voir arriver chez vous d’un jour àl’autre. Cela dépend de la tournure que prendront les événements enFrance.

Léon Goupit, cachant son émotion sous uneallure dégagée, avait dit de sa voix gouailleuse :

– Pour sûr que moi aussi je compte bien yretourner, à Paris, est-ce pas M. Olivier ? En tout cas,dites donc, m’sieur Ned, si vous r’voyez mon ami Tom Punch, vouspouvez lui serrer la main pour moi.

La cloche du départ avait tinté…

Et tandis que la Touraine gagnaitl’Océan à travers la flottille de vapeurs et de ferry-boats quisillonnaient les eaux boueuses de l’Hudson, Olivier Coronal et LéonGoupit s’installaient dans un cab avec leurs valises, et sefaisaient conduire à la gare, où les attendait le train deChicago.

Chapitre 10Le détective Bob Weld

Depuisplus de trois mois, Olivier Coronal avait quitté ses amis, lesGolbert.

Il avait été averti, par une lettre, de leurarrivée en France, et de leur réinstallation dans la villa deMeudon.

L’inventeur avait répondu en racontant sonarrivée à Chicago, et son entrée en fonctions chez M. S.Strauss, un ingénieur américain qui s’occupait spécialement de lafabrication de machines électriques, de dynamos, d’accumulateurs etd’appareils télégraphiques.

Pour le moment, Olivier était assez satisfaitde sa situation. Fort bien rétribué, libre lorsqu’il le voulait, ilavait le loisir de continuer ses recherches personnelles.

M. Strauss lui avait assigné commelogement, un petit pavillon attenant aux usines, et dans lequelLéon s’était installé avec son maître.

Le Bellevillois, d’ordinaire si gai, semontrait renfrogné depuis quelque temps.

Chicago lui déplaisait fort.

D’après les conversations de Ned et deM. Golbert, il avait appris quel William Boltyn yrésidait.

C’en était assez pour que la ville luiinspirât une répulsion invincible.

– Avec ça, faisait-il, nous sommes venusnous fourrer, ici juste dans la gueule du loup !

Mais il se gardait bien de faire cesréflexions devant son maître.

Celui-ci, du reste, semblait totalementignorer l’existence du père d’Aurora.

La question était trop délicate, remuait tropde ressentiments, trop de souvenirs mauvais.

Personne n’osait l’aborder, dire le premiermot.

Juste en face de l’usine de M. Straussétait une pension de famille, genre d’établissement qui pullule auxÉtats-Unis, et qui répond bien aux exigences de la viesuperficielle et hâtive des Yankees.

En sous-louant la moitié de leur logement, ouseulement une chambre à des hôtes de passage, beaucoup de ménagesaméricains recouvrent ainsi la presque totalité de leur loyer.

En même temps, le locataire, selon le prixqu’il y met, a droit au home, c’est-à-dire aux repas encommun, à la jouissance du salon, orné de l’inévitable piano.

La pension de famille dont nous parlons, etqu’un vaste écriteau en anglais, en allemand et en françaisrecommandait au public, était tenue par une petite dame vieille,sèche et ridée, les yeux cachés derrière des lunettes, veuve d’unancien commandant de la milice, et répondant au nom de mistressRobertson.

Toute la journée, elle trônait dans un vastefauteuil, en une pièce du rez-de-chaussée, à côté d’une grandetable recouverte d’un tapis vert et parsemée de journaux et demagazines. Des chaises et des rocking-chairs, complétaientl’ameublement.

Les murs s’enorgueillissaient de lithographiesdu plus mauvais goût, des portraits des présidents successifs del’Union.

Cela servait à la fois de salon, et de sallede lecture et de conversation.

Le jour même où Olivier Coronal arrivait àChicago, un nouveau pensionnaire était venu s’installer dans lamaison de mistress Robertson.

Vêtu d’un complet de drap à carreaux gris,coiffé d’un feutre de même couleur, l’appareil photographique enbandoulière, le nouveau venu réalisait le véritable type dutouriste anglais.

Il s’était fait inscrire sous le nom de JohnBrown, un nom à coucher dehors eût dit Léon ; et, depuis sonarrivée, avait passé presque toutes les journées dans sa chambre,dont les fenêtres donnaient sur la rue.

– Singulier touriste qui ne visite rien,avait pensé la vieille dame.

Mais le nouveau client n’avait pas précisémentl’air affable.

Par deux fois, mistress Robertson avait essayéd’engager la conversation avec lui, et en avait été pour sesfrais.

Elle se l’était tenu pour dit.

Tous les deux jours, régulièrement, leprétendu John Brown sortait de son pas flegmatique, et s’en allaitpar la ville.

L’honorable gentleman ne tenait sans doute pasà être suivi.

Pendant plus d’une heure, il sautait de car encar, parcourant la ville en tous sens, et il semblait prendrebeaucoup de plaisir à ces exercices hygiéniques.

Puis il se retrouvait toujours devant la portedu consulat britannique, montait, faisait passer sa carte, etrestait de longues heures à causer, à remuer des papiers, à prendreconnaissance de volumineuses lettres cachetées de rouge, et portantcette suscription :

LONDON – FOREIGN OFFICE – LONDON

Monsieur Bob Weld,

Consulat britannique,

Chicago

Ce jour-là, Bob Weld, le pseudo-touriste,venait de lire avec un plaisir évident son courrier secret duForeign Office.

Selon son geste familier, il se frottait lesmains, tandis que ses yeux, étrangement mobiles d’expression,pétillaient de satisfaction.

En face de lui, le consul anglais, un grandvieillard sec, l’avait laissé lire sans l’interrompre.

C’est que Bob Weld, détective de premièreclasse, était un véritable personnage.

– Enfin ! s’écria-t-il, voilà ce quej’appelle des ordres précis. Je commençais à désespérer.

Puis, au consul :

– J’ai mission de m’entendre avec vous ausujet de cet ingénieur français et du jeune homme qui l’accompagne,dont j’ai signalé la présence au gouvernement. Sans nul doute, cesont des espions.

– Vous croyez ? fit le consul.

– J’en suis sûr. J’habite en face d’euxdepuis qu’ils sont ici, et j’ai surveillé tous leurs mouvements.L’ingénieur Olivier Coronal est l’ami intime du savant Golbert,l’inventeur bien connu de la locomotive sous-marine et de NedHattison, fils de l’illustre Hattison.

En lui-même, il pensa : « Celui qui,sans me connaître, m’a employé pendant un mois comme ouvrierélectricien à ce laboratoire de guerre dont il croit que tout lemonde ignore l’existence. »

Mais le détective se garda bien de parler auconsul du secret qu’il avait surpris.

C’était une affaire particulière qui neregardait que lui, et le Foreign Office dont il suivait, à lalettre, les instructions détaillées.

Doué d’une perspicacité, d’un flairmerveilleux, d’une grande intelligence et d’un esprit fertile, enmême temps que d’une patience d’Oriental, sachant se faufilerpartout, surprendre les conversations, changer de costume et dephysionomie, parlant couramment sept ou huit langues, Bob Weldétait un des meilleurs agents politiques du cabinet de Londres.

Amené, par un véritable hasard, à découvrirMercury’s Park, à pouvoir donner à ses chefs des indicationsprécises sur ce qui s’y passait, il était devenu riche, par laseule divulgation de ce secret ignoré de toutes les nationseuropéennes.

Sa découverte avait été pour lui de l’or enbarres.

Ses appointements avaient été doublés ;et une note particulière du ministre l’avait chargé de suivrel’affaire pas à pas, l’assurant qu’on saurait reconnaître sesservices d’une façon encore plus généreuse.

C’est ce qui avait motivé son voyage en Europeà bord du London, où il fit connaissance de NedHattison.

Lorsqu’il avait constaté que le jeune homme,encore au service de son père, s’informait de toutes les inventionsmilitaires nouvelles, et surtout de la torpille terrestre, il enavait averti Olivier Coronal.

Mais ses plans avaient été déjoués.

Les deux hommes étaient devenus amis, en mêmetemps que Ned rompait violemment avec son père, et qu’il épousaitLucienne Golbert.

– Plus rien à faire de ce côté, s’étaitdit le détective.

L’espionnage d’Hattison père n’avait pas donnéde meilleurs résultats.

L’arrivée, à New York, des inventeurs, avaitrendu de l’espoir au policier.

Pour le moment, depuis trois mois qu’ilsétaient seuls à Chicago, Bob Weld était bien convaincu qu’OlivierCoronal et Léon Goupit espionnaient pour le compte du gouvernementfrançais.

C’était donc sur eux qu’il avait concentrétoute son attention, soupçonnant bien que si le hasard le servait(et il était bien décidé à lui prêter main-forte), il arriveraitcertainement à trouver la solution du problème qui le hantaitdepuis longtemps.

Et il se frottait les mains dans le cabinet duconsul anglais. C’est qu’en réponse à un très long rapport, ilvenait de recevoir pleins pouvoirs pour mener à bien sa missionsecrète, en même temps qu’une bonne provision de livressterling.

L’Angleterre, en effet, ne pouvait pas sedésintéresser de cette affaire.

C’eût été manquer à la politique, touted’astuce et de fourberie, qu’elle a toujours suivie.

En Extrême-Orient, en Égypte, au Soudan, rienne l’a rebutée dans sa tactique, dans son incessant accaparementdes territoires les plus riches.

Toujours prête à planter partout son drapeau,les territoires mal défendus semblent lui appartenir de droit.

La politique coloniale est son fort.

Dans cette Afrique merveilleuse et, quoi qu’onen dise presque inconnue, où des territoires plus grands que laFrance se jouent comme sur des coups de dés, diplomatiquement, sansque personne, autre qu’un ministre, en sache rien, elle a tentéd’unir, par le Haut-Nil, à ses possessions du Cap, l’Égypte, qu’aumépris de ses serments elle s’entête à occuper.

Mais là, comme ailleurs, la France lui barrela route, se pose en obstacle devant son envahissante ambition.

C’était donc, sans doute, une grande joie pourle Foreign Office, dont les protestations d’amitié à notre égardn’ont jamais convaincu personne, que cette occasion unique decontrecarrer, d’espionner eux-mêmes, les deux espions qu’on croyaitqu’étaient Olivier Coronal et Léon Goupit.

Bob Weld, à l’idée de cette bonne aubaine, sefrottait joyeusement les mains.

Avec ses précautions ordinaires pour dépisterquiconque pourrait le suivre, le détective réintégra son logementde la pension Robertson.

La chose lui paraissait bien claire.

Ignorant que jamais Ned n’avait confié àpersonne le vrai secret du formidable arsenal enfoui dans lesmontagnes Rocheuses, il raisonnait logiquement en pensant que sesdeux voisins de l’usine Strauss devaient le connaître aussi,puisque, pendant plus d’un an, ils avaient été les amis du jeuneingénieur et avaient même conservé des relations avec lui.

« Donc, se disait-il, ils ont entreprisla même tâche que moi, et même doivent être plus avancés que je nele suis, puisque Ned Hattison, passé à l’ennemi, c’est-à-dire,séparé de son père, n’a pas dû manquer de leur faciliter labesogne. »

Partie sur ces données, son imagination nes’arrêtait plus.

Il ruminait des plans, sans s’arrêter àaucun.

« C’est égal, pensait-il, quel bon tourje vais jouer au gouvernement français. Il ne se doute pas que sesespions sont espionnés eux-mêmes, et de magistralefaçon. »

Après d’incessantes combinaisons, Bob Weldavait arrêté un plan.

Plutôt ami que serviteur d’Olivier Coronal,Léon Goupit n’était guère chargé de besogne.

S’ennuyant à mourir, dans ce paysage decheminées et de hangars qu’était l’usine Strauss, il la délaissaitfort souvent pour aller, suivant une habitude de gavroche parisien,flâner le long des rues et des avenues, examiner les boutiques, etdévisager, sans le moindre respect, les honorables gentlemen.

Dans cette ville monstrueuse qu’est Chicago,tête de ligne de cinquante-deux chemins de fer, où une populationénorme s’affaire, se presse, se bouscule, pour ne pas perdre uneminute de ce temps qui est de l’or, le Bellevillois gouailleur, lesmains dans les poches, l’éternelle cigarette aux lèvres, n’avaitcertainement pas son pareil.

Là, le flâneur, à moins que ce ne soit unEuropéen, est une monstruosité.

Caché derrière ses persiennes, le locataire dela pension Robertson avait étudié les habitudes insoucieuses deLéon.

« C’est pour mieux donner le change,paraît-il ; mais ce n’est pas moi qu’on abuse, mon petitbonhomme. Nous verrons bien s’il n’y a pas moyen de lierconversation avec toi. »

Le détective ne craignait pas d’êtrereconnu.

Il avait à sa disposition une ample collectionde déguisements.

Un matin donc, endossant, à la place de soncomplet de touriste, une imposante redingote, la figure ornée derespectables favoris poivre et sel, coiffé d’un haut-de-forme,pimpant, souriant, la canne à pomme d’or à la main, Bob Weld avaitemboîté le pas au Bellevillois qui, sans se douter de rien, s’enallait comme à l’ordinaire, visiter la ville, en même temps quequelques bars qu’il honorait de sa clientèle.

Ce n’était pas que le Bellevillois fût univrogne.

Loin de là. Mais, absorbé par ses travaux,Olivier Coronal n’avait guère le temps de s’occuper de lui ;et, dame, une fois sa besogne faite, Léon ne résistait jamais auplaisir de se donner de l’air, comme il disait élégamment, pouraller retrouver quelques Français, entre autres un ancien camelotparisien, qui, pendant plus de dix ans, avait débité ses bonimentssur le boulevard des Italiens, et s’était échoué là, on ne saitcomment.

Un ancien avoué, qui avait exercé plus decinquante professions, depuis qu’il avait quitté la basoche, pourrouler sa bosse dans les quatre parties du monde, faisait le tiersà la manille, où, du reste, il gagnait presque toujours.

Entre ces deux hommes, le Bellevillois pouvaitparler un peu de Paris, de Belleville où s’était passée sonenfance, de Montmartre où, en compagnie du majordome Tom Punch, ilavait fait de si bonnes parties.

Cela le distrayait de l’existence monotonequ’il menait depuis que M. Golbert, Ned et sa femme étaientrepartis pour la France.

Il avait besoin de toute sa philosophieinsouciante, de toute sa verve railleuse, pour ne pas mourird’ennui.

Tout en cheminant derrière le Bellevillois,qui s’était déjà arrêté plusieurs fois pour gratifier d’uneépithète irrespectueuse autant que parisienne des gentlemenengoncés dans leurs faux cols, et raides comme des pantins, BobWeld attendait l’occasion de l’aborder.

Elle ne tarda pas à se présenter.

Au coin d’une rue, une tranchée avait étéouverte dans la chaussée, et, naturellement aucune corde, aucunepalissade n’en protégeait l’abord.

Un cycliste venait d’y tomber avec samachine.

Mais personne, autre que Léon, parmi lespassants, n’avait porté attention à cet accident.

Contusionné aux mains et au visage, lecycliste s’était relevé fort paisiblement, et était allé chercherun policeman pour lui faire constater les avaries de la bête auxfines pattes d’acier.

On n’en mettrait pas davantage, à l’avenir,des barrières aux tranchées.

Mais la compagnie, poursuivie, paierait uneindemnité.

Et tout le monde serait content.

C’est au moment où Léon contemplait cespectacle, que le détective du Foreign Office l’aborda, luidemandant son chemin.

– Est-ce que je sais moi, répondit leBellevillois. Si vous vous figurez que je connais cette sale ville,vous vous fourrez l’doigt dans l’œil jusqu’au coude. T’nez, v’là unbonhomme qui vous indiquera ça, fit-il en désignant un agent depolice, impassible sous son casque de cuir bouilli.

Cet arrangement ne faisait pas l’affaire deBob Weld qui s’empressa d’ajouter, en français, cettefois :

– Pardonnez-moi ; mais j’aurais dûvous parler en français, car il me semble que vous êtes deFrance ?… Parisien, peut-être même, par-dessus lemarché ?

Du coup, Léon s’était radouci.

– Bien sûr, que j’le suis, parisien, etde Belleville encore. À preuve que ma mère, à l’heure qu’il est,vend d’la fruiterie dans le faubourg du Temple.

C’était l’ordinaire profession de foi de Léon,lorsqu’on semblait mettre en doute son origine.

Le plus difficile était fait.

Avec son expérience des hommes, le policieravait vu tout de suite le faible de son interlocuteur.

Très adroitement, il continua la conversationsur Paris, montrant tout de suite qu’il le connaissait fort bien,proclamant sa beauté, ses agréments.

Tout de suite il mit Léon à son aise, enemployant lui-même, avec facilité, le vocabulaire spécial auxfaubourgs de la grande cité.

Bref, au bout d’un petit quart d’heure, larondeur amicale de ce gentleman à favoris, qui s’était donné commeun riche anglais voyageant pour son plaisir, avait tout à faitséduit le Bellevillois.

Il abandonna sans regrets, ce jour-là, sonhabituelle partie de manille, et se laissa, sans trop dedifficultés, séduire par la tentation d’un déjeuner, offert debonne grâce – « pour parler de Paris », avait dit BobWeld.

Au dessert, les vins généreux aidant, Léon etBob Weld étaient devenus d’excellents amis.

Sans en avoir l’air, le détective se fitrenseigner sur beaucoup de choses.

Mais il n’entrait pas dans son plan de fairedes questions maladroites qui auraient donné l’éveil à Léon.

Tout en parlant de ceci et de cela, de Paris,de New York, de la France, de l’Amérique, le Bellevillois,facilement enthousiaste, s’était écrié :

– Ben, c’que vous en avez d’la veine,vous, d’pouvoir aller, comme ça, ou qu’ça vous dit, dans les paysoù il y a des sauvages, et d’faire le tour du monde comme si qu’moij’f’rais l’tour de c’te sale ville de Chicago, ousqu’on s’ennuie,ma parole, que c’est rien de l’dire !

À cette seule pensée, Léon esquissait unformidable bâillement.

« Toi, je te tiens, se dit intérieurementle gentleman aux favoris. Ah ! tu t’ennuies ! Eh bien, jevais te proposer des distractions. »

Puis, tout haut, et d’un airdétaché :

– Ah ! vous aimez voyager ?interrogea-t-il.

– C’t’idée ! si j’aime àvoyager ! Seulement, y a pas moyen. J’crois pas qu’on r’tournede sitôt à Paris.

– Tenez, écoutez-moi, fit Bob Weld avecune bonhomie merveilleusement jouée, je vous assure que votreesprit, et vos manières me plaisent beaucoup. J’ai, du reste,toujours aimé les Parisiens. Puis, il y a des moments où jem’ennuie moi-même énormément. J’aurais besoin de quelqu’un pourm’accompagner dans mes voyages, prendre soin de mes affaires. Unhomme de confiance, pour tout dire. Si vous voulez, je vous offrecette place.

– Moi ! s’écria le Bellevilloisstupéfait. Ah ! ben, non. J’peux pas. J’ai mon maître, m’sieurOlivier. Y faut que j’reste ici.

– C’est dommage, se borna-t-il àdire ; car vous me plaisez beaucoup. Et puis, je ne regardepas à l’argent. Je vous aurais donné cent dollars par mois, en plusde votre entretien et de votre nourriture, bien entendu.

Et, voyant que Léon semblait influencé.

– Enfin, je ne pars que dans huit jours,ajouta-t-il. Vous réfléchirez, et vous me rendrez réponse.

Sur cette promesse, les deux hommes seséparèrent, après avoir échangé un cordial shake-hand.

Le gentleman aux favoris poivre et sel étaitcontent de sa journée.

– Tout va bien, murmura-t-il ens’acheminant vers le consulat britannique. En voilà un qui aimevoyager. Eh ! que diable ! il faut le satisfaire,d’autant plus que je ne perdrai certes pas mon temps, tout enfaisant plaisir à ce brave garçon. Sous ses allures insouciantes,il ne réussit pas à cacher le rôle qu’il est venu jouer ici, encompagnie d’Olivier Coronal.

Pour Bob Weld, il n’y avait pas de doutepossible : les deux hommes étaient des espions qui, sur lesindications de Ned Hattison, préparaient une vaste campagne pour lecompte du gouvernement français, relativement à Mercury’s Park.

Quel était le but de cette campagnemystérieuse ?

L’avenir le lui apprendrait.

Le plan du détective était bien arrêté.

Il avait, fort adroitement, insinué que sonprochain voyage aurait pour but les montagnes Rocheuses.

C’est bien ce qui décidera Léon Goupit à mesuivre, pensait-il. Il croira trouver des renseignements dans cetterégion.

Bob Weld allait tâcher de capter la confiancedu Bellevillois, de pénétrer dans ses secrets.

S’il le fallait, il userait de tous lesmoyens, même de la violence, pour connaître les pièces et lesdossiers cachés qu’il supposait être en sa possession.

Et tandis qu’il s’abandonnait à cette agréablepensée, l’agent du Foreign Office serrait involontairement lespoings, en même temps qu’un sourire cruel se jouait aux commissuresde ses lèvres pincées.

Pendant quatre jours, Léon ne parla pas à sonmaître de la soirée passée avec l’Anglais, ni des propositions quilui avaient été faites.

Au fond, il grillait d’envie de partir avec levieux gentleman.

Il avait beau se sermonner, se dire qu’OlivierCoronal avait toujours été bon pour lui, qu’il ne serait pas biende l’abandonner ainsi.

Son désir d’aventures l’emportait.

Le cinquième jour, il n’y tint plus.

C’est qu’aussi l’offre lui paraissait bienséduisante.

« Pour sûr, se disait-il, qu’on nerencontre pas toujours des English comme ça, qui vousproposent, de but en blanc, cent dollars par mois rien que pour lesaider à ne pas s’ennuyer. »

Et très simplement, il conta la chose à sonmaître.

– Mais y a encore rien d’fait, fit-il, siça vous ennuie. J’ai rendez-vous dans trois jours avec mon bonhommepour lui donner réponse.

Olivier Coronal prit la chose en riant.

– Je comprends très bien que tu t’ennuiesici, presque toujours seul, puisque mes travaux me prennent toutmon temps. Aussi, je ne veux pas m’opposer à ton départ. Maisj’espère bien que notre séparation ne sera pas définitive. Sais-tude quel côté t’emmène cet Anglais ?

– Oui, fit Léon. Du côté des montagnesRocheuses. Paraît qu’il a envie de visiter c’pays-là.

– Ah ! en tout cas, tu saurastoujours me retrouver ici. Je ne compte pas quitter Chicago avantplusieurs années. Puis, il faudra m’écrire, et surtout, si tu veuxme faire plaisir et conserver mon amitié, ne jamais parler àpersonne de ce que tu as pu voir ou entendre ici et chez nos amisles Golbert.

– Oh ! n’ayez pas peur, fit leBellevillois, je me couperais plutôt la langue.

L’ingénieur sourit.

– Oui, je sais que tu es un brave garçon,et je n’ai pas de craintes à ce sujet.

Les trois jours qui suivirent semblèrentinterminables à Léon.

Pourtant, comme tout arrive ici-bas, l’heuresonna de son rendez-vous avec son nouveau maître.

Bob Weld fut exact.

Il ne parut pas surpris de voir Léon accepterses offres.

En lui-même, il exultait.

Le lendemain, tous deux prenaient le trainjusqu’à Salt Lake City, capitale des mormons.

De là, ils gagneraient, à petites journées,sans se presser, les montagnes Rocheuses.

Le détective, qui jouait à merveille son rôlede touriste anglais, avait manifesté le désir de visiter ce pays endétail.

Si Léon avait pu lire dans la pensée de soncompagnon, et déchiffrer l’énigme de son regard perçant, il eût vuque ses véritables préoccupations n’avaient rien à voir avec labeauté des paysages.

Chapitre 11Olivier Coronal et miss Aurora Boltyn

M. S. Strauss, le propriétaire des plusimportantes usines d’appareils électriques et téléphoniques desÉtats-Unis, était un grand vieillard de mine hautaine, de mœurssévères, dont la prestance majestueuse commandait le respect.

Fils d’un planteur assassiné pendant la guerrede Sécession, entre les États du Nord et ceux du Sud, sauvélui-même par miracle, il avait été recueilli par un ami de son pèrequi lui avait fait faire ses études à West Point.

Possesseur, maintenant, d’une immense fortune,honorablement acquise, c’était un type assez curieux de Yankee queM. S. Strauss.

Dans son caractère, comme dans ses opinions,il n’avait que très peu de défauts ordinaires aux Américains.

D’une grande science, en tout ce qui touchait,de loin ou de près, à la fabrication des machines électriques, iln’avait ni l’esprit exclusif et guindé de ses compatriotes, ni leurmépris pour les hommes et les choses de la vieille Europe.

Il estimait, au contraire, beaucoup, lesinventeurs de l’Ancien Monde, toujours prêt à les soutenirlorsqu’on les attaquait devant lui.

Et, plus d’une fois, il lui était arrivé des’intéresser à des jeunes gens, de les faire venir, de lesinstaller chez lui, et d’entreprendre, à ses frais, les expériencesque nécessitaient leurs découvertes.

Ceci explique les offres généreuses qu’avaitfaites le directeur des usines Strauss à Olivier Coronal, dont ilconnaissait le nom et la réputation européenne.

Le jeune ingénieur avait été bien accueilli,et, tout de suite, mis à son aise par le vieillard qui ne lui avaitposé aucune condition.

Il l’avait installé dans un pavillon attenantaux fabriques, lui avait indiqué ce qu’il attendait de lui, et,très discrètement, l’avait laissé libre d’agir à sa guise.

Il s’agissait d’un nouvel appareil detélégraphe sans fil, par lequel l’ingénieur Strauss rêvait deremplacer le système en vigueur.

Théoriquement, l’invention était exacte.

Mais elle ne donnait de résultats pratiquesque sur une faible distance : quelques kilomètres à peine.

Il s’agissait de la rendre applicable sur desparcours illimités ; et les difficultés étaientconsidérables.

Olivier Coronal s’était aussitôt mis autravail.

L’invention l’intéressait puissamment.

Le labeur acharné auquel il s’astreignait, sacontinuelle tension cérébrale, lui faisaient oublier les soucis,les craintes, chaque jour plus forts, que lui causait sa torpilleterrestre, menaçant de devenir, entre les mains du gouvernementfrançais un instrument de guerre et de carnage au lieu d’une armede paix et de civilisation.

Le principe du télégraphe sans fil repose surla découverte du physicien Henri Hertz, de Bonn, qui a établi que,de même que la lumière, l’électricité se propage dans l’espace pardes ondulations ayant la même vitesse, environ 300 000 kilomètrespar seconde.

L’appareil en lui-même se compose, au départ,d’un transmetteur ou radiateur, et d’un récepteur à l’arrivée,ainsi que d’une bobine d’induction émettant des étincellesélectriques.

De la longueur de l’étincelle, dépend ladistance parcourue par les ondes.

On n’était encore arrivé qu’à des étincellesde cinquante centimètres permettant d’expédier des dépêches à 15kilomètres.

Mais, tout faisait prévoir qu’on obtiendraitdes résultats concluants qui permettraient de remplacer, ou plutôtde supprimer partout les lignes télégraphiques ordinaires.

En plus des économies, puisqu’il supprime toutle matériel de poteaux et de fils, le nouveau système assure lesecret absolu des correspondances, puisqu’il faut que letransmetteur et le récepteur soient accordés d’avance.

On n’aurait jamais à craindre les accidents,assez fréquents, ni les interruptions des lignes ordinaires.

Les intempéries, la neige, la pluie, lesorages seraient sans effet sur les communications.

La besogne avançait à souhait depuis troismois qu’Olivier était l’employé, ou plutôt l’ami de l’ingénieurStrauss.

Le vieillard se montrait particulièrementaffable envers lui.

Il venait souvent le surprendre dans son petitpavillon, et causer, pendant de longues heures, de l’Europe, dessavants français, de M. Golbert, pour lequel il professaitbeaucoup d’estime.

Dès le premier jour, le vieil ingénieur avaitdécouvert quelle âme d’élite, quelle intelligence éclairéepossédait Olivier.

Il lui avait accordé toute sa confiance.

L’ingénieur Strauss n’était pas l’esclave dece que les Américains dénomment l’entente pratique de la vie, etqui n’est, en réalité, qu’un manque de générosité dans les idées.Le souci de la réclame et des bénéfices ne l’absorbait pasentièrement. Son cerveau était ouvert aux idées neuves, et iln’entrait aucun parti pris dans ses jugements.

Son estime pour le travailleur acharnéqu’était le jeune homme n’avait fait que s’accroître devant lesrésultats obtenus en si peu de temps.

– Vous ne prenez pas assez dedistractions, que diable ! lui avait-il dit un jour. Mon cherCoronal, vous tomberez malade de surmenage, si vous ne sortezjamais. Et j’en serais désolé.

De fait, Olivier Coronal menait un peu une vied’ermite.

Confiné dans son labeur, il ne s’occupait derien autre chose.

Soit dans son pavillon, devant sa tableencombrée de plans ; soit dans les usines, vêtu d’une blouseblanche, la lime ou le marteau en main, il travaillait sansrelâche, autant parce qu’il s’intéressait à son œuvre, que pour nepas se laisser gagner par les soucis et le souvenir du passé.

Quelques rares fois, il était allé par laville, pour ses affaires.

Mais il évitait ces sorties.

Chicago lui donnait le spleen, avec sesavenues monotones bordées de sombres et laides bâtisses, sa foulerenfrognée, comme sans âme et sans sentiment.

Et puis, c’étaient de pénibles souvenirsqu’évoquait en lui Chicago.

Se savoir le voisin de William Boltyn, luiétait insupportable après ce drame où, avec ses amis Ned Hattisonet Golbert, il avait failli laisser sa vie, après avoir vu détruiretous les travaux de la locomotive sous-marine.

Un jour, par hasard, il était passé dans laSeptième Avenue, en face de l’hôtel du milliardaire, et son fronts’était assombri à voir la trop luxueuse demeure de cet homme qui,il en avait la certitude, avait été leur mauvais génie, avaitcombiné leur ruine avec une inlassable haine. Depuis ce jour, iln’était plus guère sorti de son pavillon.

Surtout, que depuis que Léon Goupit l’avaitquitté, il passait des journées entières dans la solitude.

L’ingénieur Strauss s’était bien aperçu desallures taciturnes de son jeune ami.

Malgré les protestations du jeune homme, illui avait fait promettre de l’accompagner quelquefois dans lessalons de la haute société de Chicago.

– C’est entendu, n’est-ce pas ? Nousn’en parlerons plus. Et puis, vous n’y perdrez rien. Ces soiréesvous fourniront, au moins, un amusant sujet d’observations.

Et, quelques jours après, il vint prendreOlivier pour assister à une fête que donnait le grand banquierWorms.

– Vous savez que vous êtes connu, moncher. N’en déplaise à votre modestie. Vous allez voir quelsuccès !

En se laissant entraîner par l’affableingénieur, Olivier ne se doutait certes pas de la rencontre qu’ilallait faire, ce soir-là.

Dans un vaste hall, brillamment illuminé ettransformé en jardin grâce à des massifs de lauriers-roses, decactus, d’orchidées et de chrysanthèmes, des tables chargées demets rares, et de flacons précieux attendaient les convives dusouper.

Mais, les salons étaient encore pleins.

Pour divertir ses invités, le banquier avaitfait dresser, dans une grande pièce circulaire, une petite scènesur des tréteaux.

Il s’était assuré, en payant fort cher, lacollaboration d’une célèbre actrice parisienne qui faisait, en cemoment, une tournée en Amérique.

Et, c’était le great event(l’événement capital) de la soirée, le sujet des causeries detoutes les jeunes misses, aussi bien que de tous les gentlemen qui,pour un soir, avaient délaissé les affaires, pour répondre àl’invitation du banquier.

Chapitre 12La soirée

Lorsque,en compagnie de l’ingénieur Strauss, Olivier Coronal fit son entréedans le salon principal, où se tenait le maître de la maison, ungros homme joufflu et rose comme un jeune porc anglais, son nomjeté à haute voix par un huissier solennel et chamarré, fitsensation parmi la foule des assistants.

Le gros homme joufflu s’était empressé, et,les présentations faites, serrait, à la lui briser, la maind’Olivier.

C’était peut-être la deux centième mainqu’avec la même force, il comprimait dans les siennes depuis deuxheures, le pauvre homme.

– How do you do ? (Commentallez-vous ?) demanda-t-il très sérieusement au jeunehomme.

C’est la sempiternelle phrase d’accueil, lamême pour tout le monde.

– Mais très bien, je vous remercie,répond celui-ci.

À la porte du salon, l’huissier annonce unautre personnage, en levant le nez au plafond.

– How do you do ? s’écriede nouveau le banquier Worms en avançant le bras.

Mais toute l’attention des invités s’estportée sur Olivier.

Un murmure approbateur indique que ladies etgentlemen s’accordent à lui trouver beaucoup de distinction.

Déjà son compagnon l’a présenté à plusieursnotabilités de la finance et de l’industrie, toute une collectionde crânes chauves et de barbiches rousses.

Mais, tout à coup, Olivier Coronal aperçoit,assise dans un angle du salon, une grande jeune fille blonde, d’unebeauté merveilleuse sous l’éclat des lumières qui font scintillerles diamants de sa coiffure, et dont les grands yeux clairs sontfixés sur les siens.

À côté d’elle, un homme aux traits fortementaccusés, au profil net et volontaire, est assis.

Elle parle, et du regard elle désigne Olivierqui, tout en serrant machinalement la main d’un nouveau personnageque lui présente l’ingénieur Strauss, ne peut détacher ses yeux duvisage de la jeune fille.

L’inventeur est incapable de dissimulercomplètement le trouble naissant qui l’agite ; car déjà, sansprêter d’attention au geste de son compagnon, son père selon toutevraisemblance, la jeune fille s’est avancée vers lui.

Elle a dit quelques mots à l’ingénieurStrauss.

Celui-ci s’est incliné et a fait lesprésentations.

– Monsieur Olivier Coronal.

– Miss Aurora Boltyn.

Très gracieusement, et avec un sourire quidécouvrait un éclair de nacre, la jeune milliardaire tendait samain.

Mais la surprise d’Olivier avait été siviolente qu’il n’avait pu réprimer un mouvement de recul.

Tout à l’heure il admirait la beauté, presquefatale de la jeune fille ; il se laissait gagner par le charmede ce visage encadré de lourdes tresses dorées, par la blancheurimmaculée de son teint et l’indéfinissable expression de ses grandsyeux pers aux reflets métalliques.

Mais toute cette vision s’évanouissait.

Ce nom de miss Aurora Boltyn avait assombri leregard du jeune homme.

N’était-ce pas elle – il en était à peu prèscertain – l’instigatrice de la tentative criminelle qui avaitdétruit leur voie sous-marine, du guet-apens dont ils n’étaientsortis que par miracle !

Olivier savait encore qu’elle s’était crue,pendant un an, la fiancée de Ned Hattison, et qu’elle ne lui avaitpas pardonné son refus de l’épouser.

Tous les regards étaient fixés surOlivier.

Il ne pouvait hésiter.

Correct, mais froid, il mit sa main dans lamain dégantée que lui offrait Aurora.

La jeune fille n’avait pas paru s’apercevoirde son trouble.

Avec cette liberté d’allures qui caractérisetoutes les Américaines, elle entama la conversation, tout enentraînant insensiblement Olivier vers un petit salon bleu et orpresque désert.

– Je suis vraiment charmée de vousrencontrer ici, fit-elle. Vous ne m’êtes pas, du reste, entièrementinconnu. Nos journaux et nos magazines ont beaucoup parlé de vosinventions ; et j’ai appris votre arrivée à Chicago en mêmetemps que votre installation chez l’honorable ingénieurStrauss.

– Vraiment ? balbutia Olivier pourdire quelque chose. Vous êtes bien informée !

Il ne s’était pas encore ressaisi.

La brusquerie de cette rencontre réveillait enlui tous les souvenirs douloureux qu’il s’était efforcé de chasserpar un labeur opiniâtre.

En lui-même, une pensée se faisait jour.

« Quel dommage que cette jeune fille simerveilleusement belle soit cette miss Aurora Boltyn, dont j’aitoujours entendu Ned parler comme d’une créature égoïste etvindicative ! »

– Voulez-vous que nous causions unpeu ? reprenait Aurora. Je ne sais si vous connaissez lesopinions de mon père : il exècre l’Europe et les Européens.Mais, ajouta-t-elle, je ne lui ressemble pas, du moins sous cerapport. Je trouve à l’esprit, à la conversation de voscompatriotes, quelque chose de piquant et de léger qui n’en exclutpas le sérieux et qui manque, selon moi, aux Yankees.

La jeune fille venait de s’asseoir.

Elle continuait à sourire, cependant que,debout, les yeux encore fixes et le visage altéré, Olivier Coronals’abandonnait à ses pensées.

La conversation était engagée. Il ne pouvait ymettre fin brusquement sans impolitesse.

Malgré le tumulte de ses sentiments, unapaisement se fit sur son visage.

Il obéit au geste de la jeune fille qui luimontrait un siège près d’elle.

« Mon père exècre les Européens, mais jene lui ressemble pas », venait de dire Aurora.

C’était une phrase de circonstance, ou alors,les sentiments de la jeune milliardaire avaient changé subitementdu tout au tout.

Mais elle ne voulait pas laisser pénétrer sapensée.

En entendant annoncer Olivier Coronal, elleavait eu, comme tout le monde, comme son père, assis à côté d’elle,un mouvement de curiosité qui n’avait fait que s’accentuer aupremier regard qu’elle avait jeté sur le jeune homme.

Si différent du type américain, si supérieur àtous les jeunes gens qui, jusqu’alors, avaient papillonné autourd’elle et convoité les milliards de son père, d’une élégance sobre,le front haut et les yeux intelligents et rêveurs, éclairés commepar une intérieure flamme, le jeune ingénieur l’avait surprise aupoint qu’elle s’était sentie attirée vers lui par une sympathieirraisonnée.

– Dis donc, père, demande donc àl’honorable M. Strauss de nous présenter son ingénieur,avait-elle dit.

Mais William Boltyn s’était récrié :

– Voyons, fillette, tu n’y pensespas.

Alors, sans même lui répondre, Aurora, quin’avait jamais souffert une contradiction, s’était fait présenterseule.

Dans une grande salle, entièrement tendue desoie pourpre, un orchestre de tsiganes, la grande mode du jour,jetait les premiers accords d’une valse entraînante.

Par l’entrebâillement de la porte, les deuxjeunes gens pouvaient voir, aux bras de gentlemen aux plastronsimmaculés, les jeunes misses tournoyer, sans pour cela abandonnerun instant leur raideur d’attitude.

Toujours sans paraître s’apercevoir du silencequ’observait Olivier Coronal, la jeune fille reprit :

– Vous seriez-vous fixé définitivement enAmérique ?

– Non, miss. Mais j’ai le défaut de nepouvoir m’accommoder de certaines situations. Celle que lapolitique du gouvernement français m’a créée en France me révolte.C’est pourquoi j’ai accepté les offres de l’ingénieur Strauss, enattendant les événements.

Un pli amer barra de nouveau le front du jeunehomme.

Il venait de penser à ses amis retournés enFrance, à M. Golbert, à Lucienne, à Ned, et ce lui était unedouleur que ce souvenir, en présence de la jeune milliardaire,pourtant si belle avec les lueurs inquiétantes et comme sauvages deses yeux pers.

Mais il chassa cette pensée, et, dans unbesoin d’expansion, refit l’histoire de son invention, la torpilleterrestre, raconta toutes les illusions qu’il s’était forgées, etson amertume de voir qu’il avait fait fausse route ; qu’encoreune fois les hommes préparaient l’égorgement mutuel, alors quec’eût été si beau, la guerre rendue impossible, l’ouverture d’uneère de prospérité et de vraie richesse sociale.

L’Angleterre et la France en étaient presqueaux mains, pour une question coloniale.

Toutes deux se disputaient le Haut-Nil,l’Angleterre parce qu’elle rêvait de relier ses possessions du Sudde l’Afrique à l’Égypte, la France parce que c’était pour elle laruine de l’Algérie et de la Tunisie, si ce débouché tombait en desmains étrangères.

– Oui, je sais, interrompit Aurora. Cettequestion nous occupe beaucoup.

– Mais, ce que vous ne savez pas, miss,fit l’inventeur, c’est que demain peut-être, ce sera la tueriegénérale ; et que moi, à l’encontre de tous mes principes,j’aurai fourni l’arme principale, ma torpille terrestre qui peutdétruire cinq cents hommes à la fois. Ah ! quelle déceptionc’est pour moi de voir la France s’engager dans cette voie, moi quine lui avais donné ma torpille que dans l’espoir de maintenir lapaix.

Olivier sentait bien que ses paroles sonnaientfaux, que ses sentiments ne pouvaient trouver d’écho dans le cœurde miss Aurora, probablement aussi égoïste que belle.

Mais il ne pouvait se retenir de donner librecours à ses idées généreuses.

Pourtant la jeune fille semblait étonnée.

Elle avait écouté toutes ces paroles avec uneincroyable attention.

– Décidément, vous êtes un rêveur,fit-elle. Mais tous les hommes ne sont pas comme vous. La guerretrouvera encore ses défenseurs. Mon père vous le dirait bien, luiqui…

Elle s’interrompit à temps.

Elle allait dire : « Lui qui a conçuMercury’s Park, et qui rêve de faire des États de l’Union lapremière puissance militaire du monde !… »

– Vous disiez, miss, que votrepère ? reprit Olivier qui avait remarqué son hésitation.

– Oui, je dis qu’il n’est pas du toutconvaincu de l’avènement d’une paix prochaine. Mais pardonnez-moi,je ne vous ai pas encore présenté à lui, fit-elle en se levant.

– C’est que… balbutia Olivier.

Mais sous le regard dont l’enveloppait lajeune fille, et qui le subjuguait de plus en plus, il dut céderencore.

Dans le grand salon de l’hôtel, ilsaperçurent, de loin, William Boltyn, qui semblait n’avoir pas faitun mouvement depuis qu’ils avaient quitté la foule des invités.

Le torse bombé, sous l’éclatant plastron auxboutons de diamants, sanglé dans un habit qui dessinait ses formesathlétiques, le milliardaire était plongé dans la lecture d’unjournal. Il agissait au milieu de cette fête, comme s’il eût étédans son cabinet de travail.

Auprès de lui, un cercle de ladies péroraientsur le grand événement de la soirée, cette célèbre actriceparisienne qui devait tout à l’heure se faire entendre.

– Monsieur Olivier Coronal, fit Aurora enprésentant le jeune homme à son père.

– Enchanté, monsieur, dirent les deuxhommes d’un ton embarrassé.

Mais dans le regard que William Boltyn jeta àsa fille, en même temps que, d’un geste d’automate il avançait lebras pour l’obligatoire shake-hand, il lui fit comprendreclairement combien il approuvait peu cette présentation.

Pourtant il se radoucit, jusqu’à s’informer,comme sa fille l’avait fait, si Olivier s’était définitivement fixéaux États-Unis, et s’amadoua jusqu’au point même de mettre de côtéson journal.

Pendant dix minutes ils causèrent de chosesbanales : mais leur esprit était ailleurs.

Puis il se fit un mouvement.

Tout le monde gagnait la salle duspectacle.

Aurora voulut y emmener son père.

Mais celui-ci refusa.

William Boltyn ne pouvait comprendrel’engouement de ses compatriotes pour cette actrice parisienne.

Pour lui, tout ce qui venait de chez lesBarbares, comme il disait, était prétentieux, inutile et sot.

– Eh bien, venez donc, monsieur Coronal.Laissons tout seul le vilain ours, fit Aurora, s’efforçant demettre un peu de gaieté dans ce glacial colloque.

De nouveau l’ingénieur dut accompagner lajeune fille, retraverser la grande salle tendue de pourpre où setrouvaient encore quelques acharnés valseurs.

Les grands yeux purs d’Aurora fascinaientOlivier.

Il eut voulu la quitter tout de suite ;et il ne s’en sentait pas le courage.

Il comprenait bien pourtant que son devoirétait de fuir, qu’il était mal de s’abandonner, de ne pas réagircontre le trouble de son cœur.

Il se donnait comme excuse que, par elle, ilpourrait peut-être découvrir la nature des grands projets ambitieuxde William Boltyn et de l’ingénieur Hattison, dont Ned lui avaitsouvent parlé, sans toutefois lui donner d’explicationsprécises.

« Comme elle s’est reprise tout à l’heureen parlant de son père ! se disait-il. Est-ce que mes soupçonsseraient fondés ? »

Aurora n’avait pas voulu s’asseoir.

Malgré les ventilateurs, il faisait très chauddans la salle du spectacle.

Des guirlandes multicolores de petites lampesà incandescence l’illuminaient.

Plusieurs centaines de personnes s’ytrouvaient réunies pour entendre, entre autres numérossensationnels, la chanteuse parisienne Lisette Guiberne.

De l’embrasure d’une haute fenêtre où les deuxjeunes gens s’étaient installés, à l’écart de la foule des ladiesjaunes et sèches, des misses hargneuses et des gentlemen compasséscomme des ordonnateurs de pompes funèbres ils assistèrent au défilédes artistes engagés pour la circonstance par le maître de lamaison.

Mais les récits les plus comiques, leschansons les plus gaies, ne leur arrachaient pas un sourire.

Tous deux avaient leurs préoccupationsintimes.

Par les fenêtres, projetant leur clarté surl’avenue déserte, on voyait s’étendre jusqu’à l’infini laperspective géométrique de Chicago, la ville monstrueuse assoupiedans l’ombre, sous le ciel criblé d’astres.

Quelques rares cheminées seules fumaientencore, attestant le labeur nocturne et haletant des humbles.

Une brise plus pure caressait le front dujeune Français qui, oppressé par le tumulte de ses pensées, étaitvenu chercher un peu de fraîcheur en s’accoudant au balcon.

Il éprouvait un indéfinissablesentiment ; et les grands yeux pers d’Aurora revenaientobsédants dans sa mémoire.

« Dans quelle voie me suis-jeengagé ! se disait-il. Ah ! comme l’homme est faible enprésence du hasard. »

– Seriez-vous indisposé ? fait àcôté de lui une voix fraîche.

C’est Aurora, presque inquiète, qui est venuele rejoindre.

– Non, miss, répond Olivier Coronal.

Et il se tait.

Il n’ose pas la regarder, dans la pénombre oùbrillent ses grands yeux un peu métalliques et farouches, où seslourdes tresses dorées sont éclairées du scintillement desdiamants.

Que pourraient-ils bien se dire qu’ils nesentent déjà instinctivement ?

Au-dessus du fossé profond qui lessépare ; au-dessus de leurs rancunes ; entre lui, lesavant français, l’apôtre de l’humanité, le généreux doctrinaire,et elle, la fille du milliardaire yankee incarnant la puissance del’or, c’est comme si, se jouant des différences de leurs conditionssociales, l’Amour mystérieux et divin les unissait, tandis ques’éteignent les dernières musiques dans les salons en fête, et que,jusqu’aux lointains horizons, tapie dans l’ombre, la ville attendson réveil.

Chapitre 13Le secret de miss Aurora

Au nordde Chicago, protégé le long du lac par une jetée qui formepromenade, le Park Lincoln s’étend sur plus de trois cents acres desuperficie.

On y accède par des cars à câbles qui partentdu centre des affaires, à moins que, par le pont de la rue Rush, onn’y pénètre en suivant l’avenue du bord du lac.

Ce jour-là, dans une des allées de sycomores,deux cavaliers marchaient côte à côte.

Dans la fraîcheur matinale, les pelousesverdoyantes scintillaient aux rayons d’un soleil déjà chaud quifaisait s’évaporer les gouttelettes de rosée suspendues aux brinsd’herbe, ainsi que de petits diamants éclos pendant la nuit.

Le long des avenues, minutieusement ratissées,les massifs de mélèzes, d’acacias, d’ifs et de cyprès se succèdent,alternant avec des parterres fleuris, géométriquement dessinés, etdes tertres artificiels, des ponts rustiques et des piècesd’eau.

Mais là, tout manque de ce charme, de cetabandon gracieux, de cet imprévu qu’on ne rencontre que dans lanature.

Une vigilante armée de jardiniers a touttaillé, rogné, défiguré, gentlemanisé pourrait-on dire.

Disséminés un peu partout, des bustes, desstatues de généraux, de diplomates ou d’hommes d’État surgissentsur leurs stèles de marbre : Lincoln, le général Grant,Lasalle l’explorateur français du Mississippi… et d’autresencore.

Car nous ne sommes pas les seuls à êtreatteints de statuomanie.

Et si l’Amérique ne possède pas encore uneaussi importante collection de citoyens immortalisés par le bronze,ou la terre cuite, que nous-mêmes, c’est qu’elle est plusjeune.

Mais du train dont elle va, tout fait supposerqu’elle n’aura plus, dans quelques années, rien à nous envier sousce rapport.

À défaut de la quantité, l’Amérique détient aumoins le record de la grandeur.

La gigantesque Liberté qui éclaire lemonde, au moyen d’un phare électrique, et qui domine la radede New York, a de telles dimensions qu’à plusieurs reprisesl’intérieur de sa tête put être aménagé en salle de banquet, ce àquoi n’avait certes pas songé l’éminent sculpteur Bartholdi, à quile gouvernement français commanda cette colossale statue pourl’offrir aux États-Unis.

Tout en ne paraissant occupés qu’à maintenirau pas leurs montures, de superbes bêtes à la robe fauve, auxjarrets nerveux, les deux promeneurs s’observaient du coin del’œil, sans mot dire.

C’étaient William Boltyn et Miss Aurora, safille.

Quoique goûtant très peu ce sport, bon pourdes Européens, disait-il, le milliardaire consentait parfois àaccompagner la jeune fille dans sa promenade matinale.

Il ne savait rien lui refuser ; et commeelle prétendait que monter à cheval est le comble de ladistinction, du smart, comme on dit, il se résignait, trèsimposant dans sa redingote et avec son haut-de-forme à bords plats,à faire figure avec elle pendant une heure.

William Boltyn, l’homme le plus riche del’Union, l’Empereur des dollars, comme on l’avait surnommé, lepropriétaire des immenses abattoirs qui occupent tout un quartierde Chicago, et du somptueux hôtel de la Septième Avenue, pouvaitêtre fier de sa fille.

Sans avoir cette régularité, cette harmonie delignes des statues antiques, miss Aurora était cependant fortbelle, en ce moment où la fraîcheur du matin rosait un peu sesjoues, où la brise mettait des ondulations dans ses lourds cheveuxdorés, que par fantaisie elle portait dénoués sur le dos.

Même la dureté de sa bouche volontaire, lesangles de son menton un peu trop accusé, contrastant avec lalimpidité de ses yeux verdâtres donnaient à sa beauté quelque chosede sauvage et d’inquiétant, surtout lorsque, sous l’influence d’unsentiment intérieur, ses prunelles devenaient comme métalliques,son regard implacable.

Fort entendue aux affaires, éprise de tous lessports, lisant beaucoup mais surtout des revues scientifiques,Yankee dans l’âme, comme son père, Aurora n’avait aucune designorances, des timidités de la jeune fille française.

Elle savait fort bien se conduire seule dansla vie, ne demandant jamais autre chose à son père que de payerlorsqu’elle avait commandé. William Boltyn, qui la savait troporgueilleuse pour accepter des conseils, ne se mêlait jamais de luien donner.

À vrai dire, elle était l’idole dumilliardaire.

Son monstrueux égoïsme de capitaliste, sarigidité d’Américain, pour qui toutes les choses de la vie ne sontque des affaires, fléchissaient devant elle.

Il lui eût tout sacrifié, sa fortune, sarenommée, et jusqu’à son honneur de Yankee.

Mais, en dehors de sa fille, personne nepouvait se vanter d’avoir éveillé en lui l’ombre d’uneaffection.

Ils étaient arrivés au bord d’un vaste lacartificiel.

Toujours silencieusement, ils en firent letour.

À la dérobée, William Boltyn observait, sansen avoir l’air, le visage de l’amazone, qui ne semblait pass’apercevoir de sa présence.

Tout autour du lac, de petits chalets, d’unstyle baroque, mélange de style japonais et arabe, étaient bâtissous l’ombrage des arbres.

Autour de tables en bambous, des gentlemen,des misses étaient assis devant un verre de whisky ou de brandy andsoda, leurs montures tenues en laisse par des boys.

– Veux-tu que nous mettions pied à terre,miss ? fit tout à coup Boltyn. J’aperçois justement là-bas,sir John Stockman, qui sera enchanté de te serrer la main.

John Stockman était le fils d’un grandfabricant de cuirs, directeur de la maison Stockman and Co., lamarque la plus répandue dans les États de l’Union.

Il avait, peu de temps auparavant, demandé lamain d’Aurora ; et celle-ci la lui avait aussi cavalièrementrefusée qu’aux deux douzaines de prétendants qui avaient précédél’infortuné Stockman.

Aussi n’était-ce pas sans une intonationrailleuse que William Boltyn avait désigné le fils Stockman aumilieu d’un groupe de misses prétentieusement attifées.

– Vous vous moquez de moi, répondit lajeune fille. Non, rentrons.

Et, sans attendre de réponse, elle partit augalop, laissant en arrière son père qui, paisiblement, avait misson cheval au trot et la suivait de loin.

Habitué à ces mouvements de violence, ilespérait bien qu’elle se laisserait rejoindre, comme d’habitude,une fois sa mauvaise humeur passée.

Mais, cette fois, il n’arriva qu’après elle àl’hôtel de la Septième Avenue.

Tandis qu’au moyen de l’ascenseur électriqueson cheval regagnait les écuries au second étage, William Boltyn serendit dans son cabinet de travail.

Il y trouva la jeune fille encore vêtue de soncostume d’amazone, et plongée, en apparence, dans la lecture duNew York Herald.

– Bien gentil à toi, fillette, dem’emmener, sous le prétexte de te tenir compagnie, et de me laisserrevenir tout seul, dit-il sur un ton d’amical reproche…

Elle ne répondit pas.

– Tandis que j’aurais pu restertranquillement ici, à lire dans mon journal le compte rendu denotre fête d’hier soir, continua-t-il en affectant toujours d’êtrecontrarié.

– Oh ! les journaux, s’écria Aurora,cela ne signifie rien. Ils ont toujours un article préparé àl’avance pour chacune des fêtes que nous donnons. Quelques détailsde circonstance ajoutés à ce flot d’épithètes louangeuses, et letour est joué.

– Eh ! mais, c’est déjà quelquechose, fillette. Cela est lu dans toute l’Union, en Europe aussi.Et l’on sait que nous sommes les maîtres de l’or. Cela ne tesatisfait pas ?… Il est vrai, ajouta-t-il en retenant unsourire, que la fête a beaucoup perdu de son éclat. Il ymanquait…

– Ah ! qu’y manquait-il donc ?interrompit la jeune fille en feignant la surprise. La décoration,les fleurs, la musique étaient de première qualité.

– Oui, oui, oui, énumère. Tu ne le diraspas, ce qu’il y manquait. Parbleu ! la présence de celui pourqui tu l’avais donnée, cette fête ; car, sans reproche, je teferai remarquer que c’est toi qui l’as donnée.

Aurora ne répondit pas.

– Voyons, continua le milliardaire,pourquoi serais-tu de méchante humeur ce matin, au point dem’abandonner en plein Park pour rentrer précipitamment ! Sansaucun doute, parce que l’ingénieur Strauss est venu seul hier ausoir, tandis que tu comptais bien qu’il amènerait son protégé,cette sorte de beau parleur dont tu as fait la connaissance,l’autre jour, chez le banquier Worms. Tout en écoutant son père,Aurora s’était remise à lire le New York Herald.

Du bout de sa cravache, elle fouettaitnerveusement la pointe de ses bottines.

Elle ne put s’empêcher de rougir lorsque sonpère eut terminé sa phrase.

Mais elle reprit presque aussitôt une attitudenaturelle.

– Vraiment ! fit-elle en posant lejournal sur un guéridon. C’est de M. Olivier Coronal que vousvoulez parler, n’est-ce pas ?

– Dame, je suppose que ce n’est pas deJohn Stockman, à qui tu n’as même pas voulu serrer la main, cematin.

– Alors, tu supposes, car ce n’est qu’unesupposition, je pense, que l’absence de ce « monsieur »m’a contrariée. Je t’assure bien que tu fais erreur.

– J’en suis sûr, fit Boltyn. Voyons, tusais bien que je te connais par cœur, que la moindre de tes penséesne m’échappe jamais.

– Eh bien, quand cela serait ? Celaprouverait simplement que je suis du même avis que toi. Tu teréjouis à l’idée que les Européens liront dans le New YorkHerald le compte rendu plus qu’élogieux de notre fête. Moi, jetenais à ce que l’un d’eux y assistât.

– Comme tu es subtile, s’écria lemilliardaire en souriant. Mais je le suis autant que toi lorsque jeveux m’en donner la peine, tu sais !

Pendant quelques minutes, tous deux seturent.

L’horloge électrique sonna dix heures.

Boltyn repoussa son fauteuil, et feuilleta despapiers sur son bureau.

Puis il revint s’asseoir.

– Nous pourrions continuer sur ce tonpendant longtemps, fit-il, et nous ne serions guère plus avancés.Ce n’est pas une manière pratique de faire des affaires…Écoute-moi, reprit-il. Tu sais fort bien quelle est ma situationcommerciale et financière. Tu sais en outre, puisque je ne te cacherien, à la tête de quelle audacieuse coalition je me suis placé.Depuis tantôt deux ans, notre société de milliardaires yankees estfondée. Avec l’aide de l’ingénieur Hattison, nous avons créé lesdeux plus formidables arsenaux du monde entier : Mercury’sPark et Skytown. Personne encore ne le sait, car je suppose bienque nos agents ont dû faire disparaître ce détective anglais quiavait réussi à se faire embaucher comme électricien à Mercury’sPark.

« L’ingénieur Hattison nous promet desmerveilles qui réaliseront notre rêve commun, l’écrasement del’Europe. C’est, pour nous autres Américains, et pour moi enparticulier, la suprématie industrielle sur le monde entier.

« Nous aurons aboli, une fois pourtoutes, l’inutile fatras que traîne après soi la vieillecivilisation européenne.

« Notre génie commercial, notre ententepratique de la vie auront triomphé des formules arriérées.

« Je n’ai pas besoin d’insister pour quetu voies quelle situation unique j’occuperai, moi dont le nomsignifie déjà : puissance de l’or, domination indiscutée ducapital, lorsque l’œuvre de Mercury’s Park sera achevée, que lescanons à dynamite, les voiturettes mitrailleuses et les torpilleursauront réduit à néant la puissance militaire de l’Europe, avantqu’elle ait seulement eu le temps de se préparer à la défense.

« Je reviendrai donc à toi, au mariageque tu ne peux manquer de faire un jour ou l’autre.

« Sans vouloir te faire de reproches, tuas déjà refusé la moitié des jeunes gens qui pouvaient prétendre àt’épouser ; et ta conduite, que personne n’explique, n’est pasfaite pour encourager l’autre moitié.

– Ai-je refusé Ned Hattison ?s’écria Aurora.

– Non, je te le concède. Maismalheureusement, ce mariage, qui eût fait mon bonheur, ne s’est pasconclu.

– Oh ! je ne le regrette pas. Jesuis même heureuse que cet orgueilleux ait été châtié comme ilconvenait, après l’affront qu’il m’a infligé ; et que, venusici pour nous braver, lui et son beau-père Golbert, aient étéobligés de regagner l’Europe, ruinés et découragés, sans avoir puexécuter leurs projets de locomotive sous-marine. Je vous assureque je suis bien guérie de cet amour.

– Oui, sans doute. Mais pourquoi refusersystématiquement tous les partis qui se présentent ? Ainsi, ceJohn Stockman est un garçon intelligent, entendu aux affaires,et…

– Il ne me plaît pas, fit sèchement lajeune fille ; et je suis assez riche pour ne prendre qu’unmari qui m’agrée.

– Et alors ?

– Alors, j’attendrai que l’occasion seprésente. Du reste, je ne suis nullement pressée.

– D’autant plus que ton choix est presquefait. Cet ingénieur français, « Monsieur » OlivierCoronal, comme tu dis. Et, malheureusement, ce n’est pas un Yankee.Je croyais que l’éducation que je t’ai donnée porterait d’autresfruits.

– Mais je vous assure, mon père, fit-elleen rougissant de nouveau… Ce n’est qu’une curiosité sansconséquence. Cet ingénieur a été l’ami de Ned et l’est encore. Quepeut-il y avoir de commun entre nous, sinon, de mon côté, le désirde connaître les idées qui ont arraché Ned Hattison à sa patrie, àson père, et lui ont fait dédaigner la richesse et la réputationqui l’attendaient ici.

– Je te le souhaite, fit le milliardaireen jetant sur sa fille un regard plein d’angoisse. Un pareilmariage, ce serait mal couronner l’œuvre que j’ai entreprise. Jeveux espérer que tu n’épouseras jamais un de ces Européens quej’exècre.

Aurora ne répondit pas.

Songeuse, elle regardait maintenant, par lafenêtre entrouverte, l’immense fourmilière de Chicago, bruissantsous son dôme de fumée, la ville aride, géométrique etmonotone.

Elle sentait bien que son père disaitvrai.

La fête de la veille lui avait parutriste.

La joie des invités l’énervait.

Bien qu’elle l’en eût fait prier parl’ingénieur Strauss, Olivier Coronal n’était pas venu ; et ilavait chargé le vieillard de l’excuser.

Pressentant un orgueil aussi farouche que lesien, se rendant bien compte qu’Olivier Coronal était trop loind’elle, trop différent par la race et par les idées, pour pouvoirl’aimer, elle essayait de se faire illusion à elle-même, de sepersuader que, ce qu’elle éprouvait pour lui n’était pas del’amour, mais seulement, comme elle l’avait dit à son père, unecuriosité sans conséquence.

Elle ne pouvait parvenir à s’illusionner.

Son cœur saignait. Et elle demeurait debout,le regard fixe et vague, tandis que William Boltyn la contemplaiten silence.

Le milliardaire se leva brusquement, commes’il eût voulu réagir contre son irritation croissante.

– Au revoir, miss, fit-il. J’ai besoind’aller jusqu’aux usines.

Il fit trois pas vers la porte de son cabinetde travail.

– Au revoir, mon père, répondit Aurorad’une voix altérée.

William Boltyn se retourna, ému de cet étrangeaccent et de ces regards inquiets.

Tout de suite il fut auprès d’elle.

– Voyons, tu n’es pas malade ! Et jeparie que c’est moi, avec mes éternelles remontrances, qui t’aiencore contrariée.

C’était la faiblesse de ce Yankee ambitieux etégoïste, son seul point vulnérable, que l’amour sans bornes qu’ilportait à sa fille.

Tendrement, il l’embrassa.

– Tu sais bien que je t’aime. Mais j’aipeur de ce qu’il y a là-dedans, fit-il en posant ses gros doigtsvelus sur le front de la jeune fille. J’ai peur de te voir retomberdans un amour qui te fera souffrir. Je suis un peu égoïste. Il nefaut pas m’en vouloir.

Un soupir gonfla la poitrine d’Aurora.

Elle sentait si bien qu’en effet son cœur nelui appartenait plus, depuis qu’elle avait rencontré OlivierCoronal, que, pour ne pas mentir, elle se tut.

– Tu ne me réponds pas, reprit lemilliardaire… Vois comme j’ai raison. Déjà tes yeux ont perdu leurgaieté. Et je serai condamné à te voir souffrir de nouveau d’un malque je ne pourrai pas combattre, contre lequel mes milliards serontimpuissants.

– Mais, mon père, protesta faiblement lajeune fille.

Ses lèvres restèrent entrouvertes, sansqu’elle eût la force d’achever sa pensée.

– Enfin ! fit Boltyn en prenant sonchapeau et sa canne… que vas-tu faire, mon enfant ?

– Mais pas grand-chose. Je vais profiterde ton absence pour jeter un dernier coup d’œil sur la BostonReview, dont le dernier numéro contient une longue étuded’Harry Madge.

– Ah ! oui, ce vieux fou qui présidele Club spirite. Où en serions-nous, By God ! si nousavions écouté ses théories fantaisistes sur la puissance desesprits et l’inutilité de la matière !

« L’inutilité de la matière ! »Cette idée secoua le milliardaire d’un rire sonore… EtSkytown ? Et Mercury’s Park ?

– Que raconte-t-il de nouveau ?demanda-t-il.

– Il explique, je crois, lefonctionnement de ce chariot qu’il prétend n’être mû que par laforce psychique ; et il nous prédit, à bref délai, ladisparition des machines à vapeur et la déchéance de l’électricité.La volonté, qu’on emmagasinera comme toute autre force, deviendrale moteur universel.

– Eh bien, laissons-le faire. Enattendant, je ne donnerais pas un dollar de toutes sesthéories.

William Boltyn sortit.

Quelques minutes après, Aurora, retombée danssa rêverie, apercevait la silhouette de son père dans son cabélectrique.

Il s’éloignait dans la direction desabattoirs.

Chapitre 14Un amour naissant

Après lelunch frugal qu’il avait coutume de prendre à midi, entre le repasdu matin et celui du soir, l’ingénieur Strauss, le propriétaire desusines Strauss and Co., les premières de l’Union pour lafabrication des machines électriques, des dynamos et des appareilstélégraphiques, sortit de chez lui, traversa les vastes coursintérieures de l’usine, et sonna à la porte d’un petit pavillonsitué à l’écart des autres bâtiments.

Olivier Coronal lui-même vint ouvrir.

Le jeune inventeur de la torpille terrestreétait nu-tête et vêtu d’une grande blouse blanche, comme en portentles ouvriers mécaniciens et ajusteurs.

– Entrez donc, fit-il en apercevant levieillard dont, au premier abord, l’allure hautaine, le gestenerveux, les yeux vifs et la peau mate semblaient indiquer uneascendance espagnole.

– Et comment allez-vous, mon cherOlivier ? fit l’ingénieur en refermant la porte sur lui et ensuivant le jeune homme dans une petite pièce bien éclairée quiservait à celui-ci de salle de travail.

Dès les premiers jours de son installationchez l’ingénieur Strauss, il s’était établi entre eux une sympathieréciproque, qui s’était promptement changée en une sincèreamitié.

Engagé à de très brillantes conditions, pourpoursuivre la réalisation d’un nouveau mode de télégraphe sansfils, Olivier Coronal avait tout de suite plu à l’ingénieur, quin’avait pas tardé à s’apercevoir de la haute capacité de celuiqu’ironiquement, William Boltyn appelait « leprotégé ».

En vérité, l’ingénieur Strauss s’intéressaitbeaucoup à Olivier.

– Parlez-moi, d’un travailleur commecelui-ci, disait-il. Quelle différence entre lui et cette jeunessepédante autant qu’ignorante, qui ne sait que discourir à tort et àtravers.

Olivier lui savait gré de la délicatesse deses procédés.

Car, bien que glacial et autoritaire enverstout le monde, l’ingénieur Strauss se montrait rempli d’affabilitéenvers le jeune homme.

Pourtant Olivier n’était jamais sorti de saréserve, tenant à conserver, une fois sa tâche remplie, toute sonindépendance.

Même son humeur un peu taciturne, son goûtpour la solitude lui avaient attiré d’amicales plaisanteries de lapart du vieillard.

Olivier avait consenti à l’accompagner unefois dans les salons du grand banquier Worms.

Mais depuis, il s’était obstinément refusé àsortir de nouveau.

– Vous me surprenez dans un moment degaieté, fit le jeune homme. Je viens de recevoir une lettre de LéonGoupit, vous savez, mon petit majordome, comme on dit ici. Et c’esttellement impayable que j’en ris encore.

– Mais, à propos, il vous a quitté ?Et qu’est-il devenu ?

– Il a trouvé une meilleure place. Il estmaintenant au service d’un touriste anglais qui l’a emmené avec luidans les montagnes Rocheuses, et qui lui donne de grosappointements comme homme de confiance… Mon gaillard est pour lemoment à Salt Lake City ; et si vous lisiez ses réflexions surles mormons, dans son style de gavroche parisien, c’est à mourir derire.

– Ah ! c’est un Parisien, fitl’ingénieur Strauss. Je ne m’étais donc pas trompé. Il porte eneffet son acte de naissance écrit sur sa figure. À son nezretroussé, à ses yeux pétillants de malice et à son souriregouailleur, on ne peut se méprendre.

– Oui ; et c’est un brave cœur,malgré ses travers et sa manie de toujours « blaguer ».Dès qu’il a eu quelques dollars, il les a envoyés à sa mère, unebrave marchande des quatre-saisons pour qu’elle puisse monter uneboutique de fruitière.

– Ce trait lui fait honneur.

– Il m’est bien attaché. Et je ne doutepas qu’il ne m’ait quitté que pour pouvoir venir en aide à sa mèred’une façon plus efficace.

Olivier s’était remis au travail.

Sur une longue table de chêne, toutes sortesd’appareils étaient entassés, des piles et des bobines électriques,des accumulateurs, des récepteurs.

Sur un établi, des pièces détachées,soigneusement alignées, attendaient l’ajustage.

Car le jeune homme faisait presque tout parlui-même, afin de mieux préserver le secret de ses trouvailles.

Il cherchait pour le moment un nouveau modèlede bobine d’induction qui, selon ses calculs, pourrait fournir desétincelles de plus d’un mètre de longueur.

Sans rien dire, l’ingénieur Strauss leregardait, debout devant un étau, et fort occupé à limer une piècede cuivre.

Olivier l’intriguait, avec sa réserveobstinée.

L’ingénieur Strauss savait fort bien qu’ilavait inventé une torpille terrestre dont il avait fait don augouvernement français.

Il connaissait aussi les relations d’Olivieravec Ned Hattison, le fils de l’illustre savant américain et avecM. Golbert, l’inventeur de cette locomotive sous-marine, de cechemin de fer subatlantique, dont tous trois étaient venus tentervainement la réalisation aux États-Unis.

Olivier lui avait souvent parlé de ses amis,en termes élogieux.

Mais chaque fois que l’ingénieur Strauss avaitcherché à connaître la cause du retour en Europe de Ned Hattison,de son beau-père et de sa femme, la cause de l’abandon de leursgigantesques projets industriels, Olivier Coronal avait détourné laconversation.

La discrétion du jeune homme à cet égardfaisait soupçonner à l’ingénieur Strauss l’existence d’un mystèrequ’il se promettait bien d’éclaircir lorsque l’occasion s’enprésenterait.

Les causes réelles du désastre du chemin defer subatlantique étaient demeurées inconnues du gros public. Lesjournaux avaient parlé d’un échec financier, l’opinion s’étaitcontentée de cette explication.

Ned Hattison, par un sentiment facile àcomprendre, avait prié ses amis de garder le secret sur l’incidentdes torpilles. Les journaux stipendiés par l’ingénieur Hattison,ayant le mot d’ordre, avaient gardé le silence sur les véritablesraisons de ce désastre.

L’ingénieur Strauss, avec sa perspicacité devieux savant, ne trouvait pas l’explication naturelle et il envoulait un peu à Olivier Coronal de son manque de confiance.

Cette circonstance ne diminuait en riend’ailleurs son estime pour l’inventeur, dont il avait pu apprécierles théories humanitaires, un soir, qu’au cours d’une causerie,Olivier lui avait expliqué à quels mobiles généreux il avait obéien inventant la torpille terrestre, qu’il considérait commedestinée à hâter la suppression des guerres, et sa douleur enprésence des événements, qui démentaient si cruellement sa grandeutopie.

– Vous savez, mon ami, avait répondu levieillard, que vous aurez toujours votre place chez moi. Là, vouspourrez oublier vos déceptions en travaillant d’après vos idées.C’est encore ce qui satisfait le mieux le sage ; et vous êtessage, vous !…

– Je crois que nous arriverons à un bonrésultat, fit Olivier, après un moment de silence en interrompantson travail. Je crois avoir trouvé une nouvelle bobine d’inductionqui permettra les communications télégraphiques à distanceindéfinie.

– Vraiment ? fit l’ingénieur.

– Oh ! ce n’est pas encore suffisantpour remplacer l’ancien système. Mais patience, nous y arriverons.Dans quelques années, on ne connaîtra plus que la télégraphie sansfils, par ondes, la seule qui se joue de tous les obstacles, etaussi la moins coûteuse.

– À propos, interrompit M. Strauss,comme s’il se ressouvenait soudain de quelque détail oublié,savez-vous que vous m’avez attiré des reproches hier ausoir ?

– Moi ? Des reproches ? Et dequi donc ?

– Vous ne devinez pas, fit le vieillarden souriant. Vous êtes peu perspicace… De miss Aurora Boltyn,parbleu ! Je m’étais presque engagé à vous amener. Et commevous avez indiqué toutes sortes de raisons pour ne pas venir àcette fête, elle m’a accusé, oh ! amicalement, de vousséquestrer, de vous accabler de besogne !… Dieu sait pourtantsi je vous presse de sortir, de vous distraire !…

– Mais je vous assure que je ne pouvaispas, vraiment, fit Olivier non sans embarras.

– Vous avez tort, mon ami, repritpaternellement l’ingénieur. J’ai beaucoup parlé de vous à missAurora. Elle a pour vous une estime qu’elle n’accorde guèrefacilement à d’autres ; et, qui sait ?… Mais je n’ai pasqualité pour vous faire des confidences. D’autant plus que jetrompe peut-être. Enfin, je puis toujours vous conseiller moins deréserve à l’avenir, à l’égard de miss Aurora. Ce serait m’exposer àde nouveaux reproches.

Olivier Coronal s’était remis à limer,baissant la tête pour cacher son trouble.

– Je vais vous dire au revoir, fitl’ingénieur Strauss en gagnant la porte. Méditez mes paroles. Nousen reparlerons.

Lorsqu’il se retrouva seul, l’inventeur repritsur son bureau la lettre de Léon Goupit, et la relut.

Il n’avait pas tout dit à l’ingénieurStrauss.

Un passage de la lettre de Léon l’intriguaitprincipalement :

« Mon English, écrivait leBellevillois, m’a l’air d’un bien drôle de type. Il a commencé parme tirer les vers du nez, me demander un tas de renseignements survous, sur ce que vous faites, et sur la locomotive deM. Golbert, qu’il m’a tout l’air de connaître aussi bien ques’il l’avait construite lui-même.

« Moi, naturellement, comme vous m’avezrecommandé de ne rien dire… Motus que je me suis dit. Etil en a été pour ses frais.

« Seulement, il y a autre chose, rapportencore à cet ostrogoth de William Boltyn. J’ai vu ça un matin, surun papier que mon English avait oublié, après avoir écritune lettre faramineusement longue, et qui portait au moins unedouzaine de cachets sur l’enveloppe.

« Alors, voilà ce que c’est. Sur cepapier, que je n’ai pas pu voir bien longtemps, parce que mon« Aoh ! yes » est revenu, et m’ajeté un regard féroce en s’apercevant qu’il avait laissé traînerça. Mais j’ai fait celui qui n’a rien vu. Alors, sur ce papier il yavait les noms de William Boltyn, de l’ingénieur Hattison etd’autres comme Mercury’s Park. Puis toute une liste de canons, defusils et de choses électriques à quoi je n’ai rien compris. Onaurait dit que mon patron venait de recevoir une commande dequelque ministère en vue d’une guerre… »

Olivier Coronal cherchait à comprendre.

Que venait faire le nom de William Boltyn surles papiers de cet Anglais se donnant comme touriste, à côté de cesindications de canons, de fusils et de « chosesélectriques » comme disait le Bellevillois, et qui avaienttout l’air d’être des engins de destruction récemment inventés. Aubénéfice de quelle puissance ? Voilà ce qu’il aurait fallusavoir.

Et puis, toutes ces questions faites à LéonGoupit. Dans quel but ?…

L’inventeur cherchait le mot de l’énigme sansle trouver.

Ou plutôt il n’osait conclure.

Il sentait là quelque chose d’obscur et deterrible.

La physionomie glaciale du père d’Aurorarevenait devant ses yeux comme une obsession.

Avec la réflexion, sa pensée se précisait.

Cet Anglais, ce pseudo-touriste ne pouvaitêtre qu’un espion du Foreign Office, un de ces innombrables agentsque la politique britannique entretient partout, qui savent toutvoir, tout surprendre – et par tous les moyens – pour fournir desrenseignements au cabinet de Londres.

William Boltyn et l’ingénieur Hattison avaientdonc de secrets projets.

Il lui avait semblé aussi que Ned Hattison,dont il se rappelait certaines heures d’une inexplicable tristesse,ne disait pas tout ce qu’il savait de son père et du pèred’Aurora.

Et cette phrase de la jeune fille, l’autresoir, lorsque, parlant de la guerre, elle s’était interrompuebrusquement, comme craignant d’en avoir trop dit sur les projets deson père.

Tout cela revenait à la mémoire d’Olivier.

En même temps un désir intense de savoirjusqu’au bout s’emparait de son esprit, lui communiquait uneénergie nouvelle.

À la suite de cette soirée chez le banquierWorms, l’inventeur était revenu très troublé, effrayé presque de cequ’il venait de faire.

Et toute la nuit, les grands yeux persd’Aurora, son inquiétante et sauvage beauté l’avaient tenu enéveil, comme sous l’influence d’un charme qu’il ne parvenait pas àrompre.

Les jours suivants, l’image de la jeune filles’offrait sans cesse à sa mémoire ; et même l’effrayant labeurauquel il s’astreignait ne lui rendait pas le calme et la sérénitéd’autrefois.

Aussi, la veille, prié par l’ingénieur Straussde l’accompagner dans les salons de l’hôtel Boltyn où se donnaitune grande fête, il avait poliment refusé, alléguant sa fatigue,ses préoccupations.

Il ne voulait pas revoir les grands yeuxmétalliques, sous le regard desquels sa volonté se fondait.

Il craignait de ne plus pouvoir s’affranchirde leur influence.

Et maintenant qu’il voulait à tout prix savoirle mot de l’énigme que lui apportait la lettre de Léon Goupit, ilregrettait presque de ne pas avoir accepté l’invitation de laveille.

Il aurait vu Aurora, lui aurait parlé ;et peut-être, avec un peu d’habileté, aurait réussi à se fairedonner quelques indications, sur le terrible problème dont lasolution lui échappait.

Cette espérance lui fit entièrement changer deligne de conduite.

– Vous avez raison, dit-il, à quelquesjours de là à l’ingénieur Strauss, je me sens vraimentfatigué ; et quoique cela ne me plaise guère, je me décide àvous accompagner de temps à autre dans les salons. Cela medistraira un peu.

– Je vous le disais bien aussi, que vousvous surmeniez. Vous êtes jeune. Ce n’est pas à votre âge qu’on secloître.

La semaine qui suivit, Olivier dut subir dessoirées entières, une collection de gentlemen, de ladies et demisses qui, dans leur sans-gêne national, le traitaient un peucomme une bête curieuse et faisaient cercle autour de lui.

Il dut applaudir d’innombrables romancesdébitées sur des airs de boîtes à musique, cependant que le pianoaccompagnait avec autant d’âme qu’un orgue de Barbarie ou un moulinà café.

« C’est l’art d’ennuyer dans toute sabeauté, se disait Olivier. On se croirait dans une réunion deméthodistes ou bien de mathématiciens, tant ces gens ont l’airrenfrogné et maussade.

Ce qui n’empêche pas qu’après trois heures decet exercice, c’est du ton le plus sérieux du monde qu’on prendcongé du maître et de la maîtresse de la maison, en les remerciantde la bonne soirée qu’ils vous ont fait passer. »

Olivier n’avait pas revu miss Aurora.

Il n’osait confier à l’ingénieur Strauss sondésir de la rencontrer.

Aussi prit-il son mal en patience ; etcontinua-t-il d’aller, trois fois par semaine, affronter le spleen,qui semble régner en maître dans les salons de la société deChicago.

Un soir pourtant, chez un grand trafiquant enfourrures, il se rencontra de nouveau avec la jeune fille.

Elle était seule, son père étant parti pour unvoyage de quelques jours aux établissements des montagnesRocheuses.

Plus belle que jamais, ses lourdes tressesdorées, relevées en torsades, elle avait ce soir-là dans le regardune langueur qui ne lui était pas coutumière.

Olivier n’eut pas à faire beaucoup d’effortspour paraître aimable.

Il ne voulait pas se l’avouer, mais enapercevant Aurora Boltyn, il s’était senti pâlir, et son cœur avaittressailli.

– Je suis vraiment désolé, miss, dit-il,de n’avoir pu me rendre à la gracieuse invitation que m’a transmisel’ingénieur Strauss. J’étais vraiment fatigué et hors d’état defaire bonne figure à votre fête. Oserai-je espérer que vous ne m’envoulez pas ?

– Mais non, monsieur. J’ai seulementgrondé l’ingénieur ; car je comptais presque sur vous.

– Je tâcherai, miss, de me fairepardonner cette absence.

– Oh ! vous riez ! c’est toutpardonné, dit la jeune fille. Du reste, vous vous êtes punivous-même en vous privant du plaisir d’entendre Lisette Guiberne,votre célèbre chanteuse parisienne. Elle a conquis la faveurgénérale. C’était un véritable triomphe.

– Je n’en doute pas, approuval’inventeur.

En lui-même, il ne pouvait s’empêcher deremarquer le snobisme d’Aurora.

Il n’essaya pas de lui expliquer que cettechanteuse de café-concert, parcourant l’Amérique avec un barnum, nel’intéressait guère.

Il l’avait en piètre estime, elle et sesrefrains vicieux, dont s’était entiché tout le public européen.

Aurora n’eût pas compris.

Yankee dans l’âme, ignorant tout de l’art etde la beauté, elle demeurait esclave de ce sens pratique, érigé enthéorie absolue parmi ses compatriotes.

Belle sous les lumières, de la beauté froideet majestueuse d’une idole, l’orgueilleuse milliardaire incarnaitbien sa race aux yeux d’Olivier Coronal si éloigné d’elle par lecœur et le cerveau et qui la contemplait avec une expressiond’inquiétude et de souffrance.

Aurora continuait à discourir avec beaucoupplus d’affabilité qu’à l’ordinaire ; et, comme un orchestreattaquait la célèbre valse de Strauss, « Le beau Danubebleu », ils s’élancèrent tous deux dans le tourbillon desdanseurs, grisés par le parfum capiteux des fleurs, éprouvant unbonheur à s’isoler l’un près de l’autre, aux sons de cette musiqueberceuse.

De la même taille tous deux ; lui brun,de race latine avec son abondante chevelure noire et la douceurveloutée de son regard ; elle, blonde, mince et flexible, maisnerveuse et volontaire, la peau laiteuse, et par places rosée, lefront têtu, la bouche impassible, ils offraient un contrastegracieux.

La valse finie, elle remercia Olivier d’unregard.

Très émus, les deux jeunes gens osaient àpeine renouer la conversation.

Aurora avait repris le bras du jeune Français,et sans avoir besoin de se communiquer leurs pensées, ils avaientdéserté la foule qui se pressait aux abords du buffet, se disputantdes sandwiches et les coupes de champagne glacé au cocktail.

Et loin du bruit, ils s’étaient retrouvés côteà côte, la main dans la main, assis sur le divan d’un petit salondésert, dans lequel de magnifiques bouquets de roses blanchesexpiraient dans des vases de grès flammé, merveilles de l’artdécoratif moderne.

L’animation de la danse avait mis des teintesplus roses aux joues d’Aurora, un rayonnement plus vif dans sesyeux ; et pensive, alanguie, elle s’oubliait à vivresimplement, à rêver peut-être, elle, dont la bouche implacable neprononçait d’ordinaire que des phrases sèches et despotiques, elle,à qui l’émotion était inconnue.

Des paroles d’amour aussi montaient aux lèvresd’Olivier.

Son pouls battait plus vite.

Mais, par un prodige de volonté, il restamaître de lui.

Plus fortes que l’amour naissant qui éteignaitson cœur, ses préoccupations des jours précédents subsistaient toutentières.

La lettre du Bellevillois, le terribleproblème qu’elle posait et tous les soupçons qu’elle avait éveillésen lui, hantaient victorieusement sa mémoire.

William Boltyn ! Hattison !Mercury’s Park !… Il voulait à tout prix savoir quelleétait cette nouvelle machination, prévoyant un danger qu’il nepouvait définir…

Deux heures après, tandis qu’enveloppéechaudement d’une pelisse de renard bleu, miss Aurora Boltynregagnait l’hôtel de la Septième Avenue, tout entière à sonbonheur, Olivier Coronal, frémissant d’indignation, se retirait ens’adressant à lui-même mille reproches au sujet de safaiblesse.

À quel point en était le monstrueux complotqui s’ourdissait à coups de milliards sous les ordres del’ingénieur Hattison ?

Mercury’s Park, il en était sûr, Aurora le luiavait fait comprendre, presque avoué, avait été créé par WilliamBoltyn.

Et c’est là-bas que le milliardaire était ence moment même, surveillant l’œuvre de haine et de sang quis’élaborait dans l’ombre à coups de milliards !

Chapitre 15Un cadavre mystérieux

Lejournal, aux États-Unis, est plus qu’utile. Il estindispensable.

Pas de Yankee, si pauvre soit-il, qui n’achètechaque matin sa feuille, qui n’en parcoure avidement le contenu, enlecteur expérimenté, pour y chercher l’information inédite, le faitdivers sensationnel, ou mieux encore le cours du coton, du sucre,les offres et demandes de capitaux.

Le journal yankee répond à tout, prévoit tout.À la fois boîte aux lettres et agence de location, il s’entremetaussi pour le lancement des affaires industrielles.

Il indique la meilleure marque de chaussureset la pièce qu’il faut aller voir jouer, la redingote qu’il fautporter pour être smart, et le dernier vote de la Chambredes représentants.

Il commente, critique, approuve, mais neraille pas, parce que railler c’est perdre du temps.

S’efforçant avant tout d’être pratique et brefen toutes choses, il n’oublie pourtant jamais, de la première à ladernière ligne, d’exalter le génie américain et sa supériorité surcelui de tous les autres peuples.

Un directeur de journal, aux États-Unis, estsouvent plus affairé qu’un ministre.

C’est un personnage d’une activitéprodigieuse, un type spécial, pour qui la vie et les hommes ne sontqu’un continuel sujet d’articles, qui n’a qu’un seul Dieu :l’information, et l’information exacte, abondante, suggestive,qu’il lui faut servir chaque matin au public, ce monstre anonyme etdévorant, dont l’exigence s’accroît chaque jour.

On ferait plusieurs volumes, rien qu’avec lesexploits invraisemblables, les tours de force et d’audace deStanley, des Hawl Forster et autres reporters américains quipoussèrent jusqu’à l’incroyable et le fantastique, le génie del’interview.

Tout ce que peut rêver un cerveau bâti commel’est celui d’un Yankee et du pire des Yankees, le reporter letentera, pour se procurer la nouvelle sensationnelle, et avant lesconcurrents.

Cela tient parfois du prodige.

De tous les métiers, celui de reporter estassurément celui qui exige le plus de flair professionnel.

Il faut, pour y réussir, une décision, unesûreté de coup d’œil et des connaissances extraordinaires dans toutet sur tout.

On ne devient pas reporter du jour aulendemain.

Le bacille de la maladie spéciale du reportagedemande une longue période d’incubation.

Un peu médecin, un peu avocat, un peubusinessman, le bon limier du reportage, doit savoir, selonl’occasion, parler comme un homme du monde ou comme un cocher,endosser le frac ou la blouse, paraître élégant ou débraillé,savoir lier conversation avec un ouvrier en lui offrant une pinte,aborder une personnalité comme un parfait gentleman, corrompre undomestique, et parmi des pistes différentes, reconnaître la vraie,la suivre avec acharnement sans se laisser rebuter par lesobstacles, être toujours prêt à se mettre en campagne, une fleur àla boutonnière et le revolver dans la poche.

Bien souvent, le reporter américain devance lapolice, et découvre avant elle l’assassin, dont son journalpubliera le lendemain le portrait, la biographie et l’interviewsensationnels.

A-t-il découvert quelque chose ? Lereporter se précipite au télégraphe.

Il l’accapare. Et l’histoire est bien connuede cet enragé qui, froidement, un jour, se mit, pour garder lapremière place, à télégraphier des versets de la Bible, à raison dedix dollars le mot, pendant que ses concurrents semorfondaient.

Un crime, un suicide viennent-ils d’avoirlieu ?

Jouant des coudes, et criant bien haut qu’ilest médecin, un homme fend la foule des curieux, maintenue par despolicemen.

Il se faufile, s’introduit auprès de lavictime, console les parents éplorés, examine sérieusement lablessure, tout en inspectant soigneusement les lieux, questionnesans relâche, puis tout à coup, sous un prétexte quelconque,disparaît.

Il a son information.

C’était un reporter.

Il saute dans un cab. Son journal sera prévenule premier.

Dans une heure, si la chose en vaut la peine,une édition spéciale sera colportée, criée dans les rues par unearmée de vendeurs.

De tous les journaux yankees, le New YorkHerald est le plus important.

Ses correspondants, dans tous les pays dumonde, sont innombrables.

À chaque heure du jour et de la nuit, les filsdu télégraphe apportent à ses bureaux de New York les informationsles plus variées, qui font de ses colonnes un amalgame de faitscosmopolites toujours curieux, parfois étranges.

Olivier Coronal avait pris l’habitude de cejournal.

C’était pour lui une distraction que de suivreles événements d’Europe, du fond du petit pavillon dont il nesortait presque jamais.

Dans la solitude, que d’heures il passait àréfléchir, à mettre de l’ordre dans l’effrayant désarroi de sespensées.

À la suite de cette soirée où nous l’avons vuretrouver miss Aurora, il avait été, pendant plusieurs jours,incapable de tout travail, tant la tension de ses nerfs étaitgrande.

Par moments, il se croyait victime d’unehallucination.

Il ne pouvait se convaincre de la réalité dece qu’il avait appris, de l’horreur de ce qu’il soupçonnait.

La figure glaciale et rêche de William Boltynhantait ses nuits agitées.

Après la tentative criminelle qui avait failliengloutir la locomotive sous-marine, voici maintenant que, dans unautre complot, gigantesque selon toute apparence, il retrouvait lamain mystérieuse du milliardaire.

Et cette fois, ce n’étaient plus seulementquelques hommes gênants, quelques inventeurs ; c’était tout uncontinent, toute la vieille Europe dont l’existence était en jeu,qu’on se proposait d’anéantir sous un ouragan de mitraille, dansune avalanche de dynamite.

Oh ! comme l’inventeur tremblaitd’indignation à cette pensée, tandis que le front dans les mains,il se rappelait sa conversation avec Aurora, les demi-aveux qui luiétaient échappés sur l’existence de Mercury’s Park et de Skytown,sur le rôle de l’ingénieur Hattison dans cette conspiration demilliardaires dont William Boltyn avait pris l’initiative.

Et ce qui surprenait Olivier Coronal, c’estl’espèce de prescience qu’il avait toujours eue à cet égard.

Ses conversations d’autrefois avecM. Golbert, bien avant que Ned Hattison eut épousé Lucienne,lui revenaient à l’esprit.

Le péril transatlantique, le danger constantqu’était pour l’Europe cette civilisation américaine égoïste,cupide et toute en façade, que de fois il l’avait dénoncée au vieuxsavant.

Et il avait rêvé, après le grand poète VictorHugo, les États-Unis d’Europe !

N’était-ce pas pour les opposer au flotenvahisseur des États-Unis d’Amérique, pour sauvegarder de la ruineimminente, de la déchéance prochaine, les races anciennes quiportent avec elles un passé glorieux, et les traditions del’histoire et de la beauté ?

Mais, hélas ! les États-Unis d’Europen’étaient encore qu’un beau rêve.

Les divisions, au contraire, s’accentuaiententre les États du Vieux Monde…

Et voici que ce qu’il avait prédit seréalisait.

Il s’était retrouvé un Yankee assez ambitieux,un milliardaire assez grisé par sa puissance industrielle, pourtenter cette chose monstrueuse : écraser l’Europe, anéantir sacivilisation, lui imposer la domination de l’or avec la mêmeviolence qu’autrefois les cohortes barbares, asiatiques etgermaines, avaient démembré la vieille Rome.

Et pourquoi Ned Hattison, qui savait cela,a-t-il gardé le silence ? pensait Olivier. Il est vrai que luiaussi est Américain. Il n’aura pas voulu trahir son père et sonpays ; et l’on ne peut lui en vouloir de cela.

Olivier s’expliquait tout maintenant :l’attentat sous-marin et les angoisses de Ned, et son douloureuxsilence.

Sans nul doute, c’était surtout lui, NedHattison, qu’on avait voulu faire disparaître, à cause du terriblesecret dont il était possesseur.

Toutes ces pensées s’agitaient dans l’espritd’Olivier, ne lui laissant pas un moment de répit.

Lorsqu’il y échappait, qu’il se remettait autravail, c’était le visage d’Aurora qui l’obsédait, elle et sesgrands yeux pers et métalliques dont les regards l’avaient griséétrangement, comme un de ces philtres de sorcellerie dont parlentles légendes.

L’ingénieur Strauss ne comprenait rien à cechangement subit, aux allures sombres et méditatives du jeunehomme.

Tout au plus le croyait-il amoureuxd’Aurora ; et comme, en observateur intelligent, le vieillards’était vite rendu compte qu’Olivier n’était pas indifférent à lajeune milliardaire, il ne voyait pas là le motif de la tristesse deson protégé, comme l’appelait William Boltyn.

Il attendait une occasion favorable pourarranger les choses.

Son intention secrète d’ailleurs, c’était defaire de l’inventeur un second lui-même, un associé qui partageraitses travaux et sa fortune.

Il se sentait vieux.

Olivier lui était tout à fait sympathique.

Il comptait bien le mettre à la tête de sesusines, faire son bonheur et l’enrichir.

« Patience, se disait-il en lui-même, envoyant la figure soucieuse du jeune homme. L’amour nous tourmenteet nous n’en voulons rien dire parce que nous sommes fier etqu’elle est riche. Mais moi aussi je suis riche. »

Et l’ingénieur Strauss souriait.

Mais les projets du bon vieillard ne devaientpas se réaliser.

Un matin, il reçut la visite d’OlivierCoronal, très pâle et en tenue de voyage.

Dans le salon discret où un domestiquel’introduisit, l’inventeur resta debout, en attendant l’ingénieurStrauss.

Il sortit de la poche de son veston le NewYork Herald, le parcourut comme pour s’assurer de quelquechose et le replia.

Le vieillard entrait.

Tout de suite, il remarqua la pâleur du jeunehomme.

Cette visite était du reste à l’encontre deshabitudes d’Olivier.

– Mais que vous arrive-t-il, s’écria-t-ilavec inquiétude, avant même d’avoir refermé la porte du salon. Etpourquoi en costume de voyage ? Auriez-vous reçu de mauvaisesnouvelles ?

– Oui, malheureusement, répondit Olivier.Et, tenez, c’est le New York Herald qui me les apporte cematin… Vous ne l’avez pas encore lu ? ajouta-t-il.

– Non, pas encore. Mais savez-vous qu’ilest à peine neuf heures du matin ?

– Eh bien, si vous le voulez, nousl’allons lire ensemble, du moins pour ce qui me concerne. Vouscomprendrez mieux pourquoi je suis obligé de vous quitter.

Tout en parlant, Olivier Coronal avait dépliéle journal.

Ils s’assirent l’un à côté de l’autre.

L’ingénieur Strauss avait refermé laporte.

– Voici l’information qui paraît cematin, fit Olivier, sous ce titre : Un détective anglaisassassiné :

Nous apprenons par un de noscorrespondants, qu’un individu a été trouvé mort, ce matin, àquelques kilomètres de Bowerstown, la tête percée d’une balle derevolver.

Tout porte à croire qu’on se trouve enprésence d’un assassinat ; et cependant la victime n’a pointété volée. On a retrouvé sur le cadavre son porte-monnaie et despapiers, les uns au nom de John Brown, les autres au nom de BobWeld.

De la première enquête à laquelle s’estlivrée le constable, il résulte que l’assassiné se nommevéritablement Bob Weld, détective au service du ForeignOffice.

On a trouvé sur lui des plans détaillésd’arsenaux et de forteresses. Un rapport a été envoyé immédiatementaux autorités.

On soupçonne l’existence d’un espionnageorganisé dans toute l’Union.

Des arrestations sont imminentes.

Quant aux auteurs du crime, ils semblentdevoir échapper à toutes les investigations. Il ne paraît pas yavoir eu de lutte ; mais on a cependant retrouvé auprès ducadavre un couteau taché de sang, ce qui ferait supposer que ledétective s’est défendu, et a blessé son agresseur. Malgré toutesles recherches, ce dernier n’a pu être retrouvé.

Le vieillard avait écouté sansinterrompre.

– Eh bien ? fit-il, quel rapport ya-t-il ?

– Vous ne voyez pas ? fit OlivierCoronal. Ce détective n’est autre que l’Anglais avec lequel mondomestique Léon est parti… John Brown, c’est bien le nom qu’il luiavait donné comme étant le sien.

– Mais alors ? Ce serait donc Léonqui l’aurait assassiné ?

– Ou qu’on a voulu assassiner, ce qui estplus probable, et qui s’est défendu, à ce que je vois. Cette lettreque j’ai reçue de Léon m’avait déjà donné l’éveil sur ce qu’étaiten réalité ce prétendu touriste. En tout cas, il faut absolumentque je retrouve mon Bellevillois ; et c’est pourquoi je viensprendre congé de vous.

– Comment, mon cher ami, vous voulez mequitter ?

– Oh ! pas pour toujours. Pas pourlongtemps même. Mais j’ai les raisons les plus sérieuses de partirde suite. Mon voyage ne durera peut-être pas plus d’unequinzaine.

– Je le souhaite, fit l’ingénieur. Voussavez que vous m’êtes très sympathique, et que… j’ai des vues survous… Voyons, vous aurez bien le temps de luncher avec moi ?ajouta-t-il.

– Non, je vous assure. Je dois prendre letrain dans une heure, dans la direction de Salt Lake City.

– Et bien, soit. Mais rappelez-vous quema maison vous est ouverte, quoi qu’il arrive ; et n’oubliezpas votre vieil ami, ajouta le vieillard en lui serrant la mainavec émotion.

L’ingénieur Strauss se dirigea alors vers unpetit meuble de fer l’ouvrit, y prit dix mille dollars enbank-notes, et les remit à Olivier.

– Tenez, mon cher ami, voici pour votrevoyage. Mais si vous étiez embarrassé, ne craignez pas de m’écrire.Vous m’avez rendu assez de services pour pouvoir vous adresser àmoi sans fausse honte. Grâce à vous, la télégraphie sans fils esten bonne voie ; et je demeure encore votre obligé. Mais nousnous reverrons, n’est-ce pas ?

– Je l’espère bien, fit le jeuneFrançais. Mais soyez sûr, en tout cas, que je garderai le souvenirde vos bontés et de vos hautes qualités de cœur et d’esprit…Ah ! reprit-il, avec un soupir douloureux, en serrant aveceffusion la main du vieillard dans les siennes, si tous voscompatriotes vous ressemblaient, s’ils n’étaient pas aussiambitieux, aussi…

Olivier n’acheva pas. Avec un geste d’adieu,il quitta le salon, et gagna la rue où l’attendait un cab déjàchargé de sa valise.

L’ingénieur Strauss avait pu voir les lèvresde son jeune ami se contracter, son regard devenir humide.

– Pauvre garçon, fit-il. Qui sait ce querecèle de chagrins ce cerveau d’inventeur et d’enthousiaste.

À la gare, en attendant le railway,Olivier se promena le long du quai, parmi les groupes desvoyageurs, munis de l’inévitable plaid, hommes d’affaires etnégociants, la sacoche en bandoulière, armés de jumelles etd’appareils photographiques.

Les nerfs du jeune Français étaientsurexcités ; ses doigts tremblaient presque.

C’est qu’il n’avait pas tout dit à l’ingénieurStrauss.

Il voulait retrouver Léon Goupit.

Mais il avait encore un autre secret.

Ce prétendu, John Brown, ce détective duForeign Office, avait tenté de l’assassiner ; et Léon s’étaitdéfendu, et lui avait brûlé la cervelle.

Olivier voyait dans tout cela un enchaînementde circonstances qu’il ne parvenait pas à s’expliquer.

Qu’était-ce, en effet, que ce Bob Weld, sinonl’homme qui, à Paris, une année auparavant, lui avait donnérendez-vous, et l’avait informé des manœuvres d’espionnageauxquelles se livrait Ned Hattison autour des ateliers defabrication de la torpille terrestre ?

Et même, bien auparavant, ce mystérieux BobWeld n’avait-il pas filé Ned Hattison ; ne s’était-il pasembarqué avec lui à bord du London ?

Olivier Coronal se demandait, avec curiosité,ce que pouvait bien signifier l’étrange conduite du détective.

– Quel est le motif qui l’a poussé àtenter d’assassiner Léon ? pensait-il… Comme se fait-il que ceBob Weld ait eu en sa possession des plans que Léon lui-mêmeprétend se rapporter à Mercury’s Park ?

Autant de questions qu’Olivier ne pouvaitrésoudre.

Mais qu’était devenu le malheureuxBellevillois ?

Le New York Herald disait qu’onn’avait pu retrouver sa trace.

Outre l’affection qu’il portait à Léon Goupit,un autre motif le poussait à sa recherche.

Ces dossiers secrets que portait sur lui ledétective, ces notes sur Mercury’s Park, sur William Boltyn et surl’ingénieur Hattison, Olivier Coronal voulait les connaître.

Si, comme il l’avait écrit, Léon en avaitsurpris le contenu, il pourrait peut-être indiquer l’emplacementexact des mystérieux arsenaux enfouis dans les déserts desmontagnes Rocheuses.

Il verrait ensuite ce qu’il aurait àfaire.

Il se sentait bien décidé à tout tenter pourpénétrer dans cet arsenal et surprendre les desseins criminels decette conspiration de milliardaires américains.

Il se ferait un espion s’il le fallait.Espion ! Il fallait donc en arriver là ! Sa conscienced’honnête homme se révoltait à cette pensée.

Olivier Coronal ne pouvait se faire à cetteidée. Et cependant les derniers événements, l’explosion destorpilles le jour de l’essai du subatlantique, les grèves quiavaient éclaté au début de l’entreprise, enfin la ruine si rapidedu banquier Michon montraient bien la déloyauté et le cynisme desmilliardaires. Ceux-ci, moins scrupuleux que lui, ne reculaient nidevant l’espionnage, ni même devant l’assassinat.

Il importait de se servir contre eux de leurspropres armes et cela sous peine d’être anéanti et de voir réussirle gigantesque complot tramé contre la civilisation du VieuxMonde.

L’entreprise était hardie, presque impossiblemême.

Olivier allait avoir à lutter contre milledangers, mais il avait la foi et ce besoin de sacrifices qui est lacaractéristique des grands cœurs. Et, surmontant l’instinctiverépulsion que lui causaient les moyens qu’il allait employer pourvaincre le vieil ingénieur, il prit la ferme résolution de sesacrifier s’il le fallait pour triompher de ses ennemis etsurprendre leurs secrets.

Il succomberait peut-être dans la lutte.

Hattison avait donné la mesure de sa cruautéet de son mépris des existences humaines.

Olivier devait s’attendre, s’il était surpris,à être exécuté sommairement.

Mais cette perspective ne l’effrayait pas.

Il l’envisageait avec tout le dédain, toute laconfiance en soi de son énergique jeunesse, avec tout l’orgueilaussi qui lui montait au front de se sentir le seul défenseur de lavieille Europe, menacée dans son existence par la féroce ambitionde quelques industriels affolés d’orgueil et de dollars.

Mais, lui, Olivier Coronal sacrifierait savie, s’il était nécessaire, pour le salut de l’univers intellectuelet du progrès de l’humanité menacés par la soif de l’or et satoute-puissance.

Chapitre 16Un ménage parisien

Le traincourait le long d’immenses plaines de ce maïs qui couvre plus de lamoitié des États-Unis, et dans lequel la brise creuse des sillonsmouvants, glisse des frissons dorés, des houles incessantes, quis’étendent jusqu’à l’horizon, et donnent l’illusion d’un paradoxalocéan d’or liquide.

Dans le wagon où il s’est installé, OlivierCoronal s’oublie, la main appuyée contre la tempe.

Il contemple le paysage.

Le train file, empanaché de fumée, grimpe lescollines, dévale les pentes, franchit des ponts invraisemblables dehardiesse, et passe comme un éclair devant les stations.

C’est le rapide du Far West.

Il ne s’arrête qu’aux grandes cités pourprendre de l’eau et du charbon, et repart, déchirant l’air de sonsifflet strident.

L’inventeur, depuis plusieurs heures qu’il estassis, se sent le besoin de marcher un peu.

Il se lève, et fait le tour de la galerieextérieure du train, jetant un coup d’œil à droite, à gauche, dansles compartiments où, prenant leurs aises, quelques-uns de sescompagnons de voyage s’exhibent en pantoufles et en bonnetgrec.

À côté d’une lady chargée de bijoux etd’années, une jeune miss écoute, sans broncher, un récit trèsembrouillé, dans lequel se perd un ancien colonel de la milice.

Un commerçant en fourrures discute trèsgravement au sujet des dernières élections, du même ton qu’ilferait l’article à un client.

Son interlocuteur, un gros homme couperosé, seborne de temps à autre à articuler des : Yes !…Indeed !… qui semblent sortir difficilement desprofondeurs de son larynx.

Olivier Coronal, malgré lui, s’intéresse àtout cela.

Il surveille de loin les colloques qui se sontétablis de toutes parts.

– Fred Mantz, de la maison Barker,Brenberg, and Co., de New York : peignes, brosses ettabletterie.

– Mistress Bottmund, de la maison Ewars,Schneider and Co., de Washington : plumes et fleursartificielles.

– Very glad, indeed,mistress… fait le voyageur de l’honorable maison Barker,Brenberg, and Co.

– Very happy, sir,marmotte entre ses longues dents jaunes la représentante d’Ewars,Schneider and Co., avec une intonation de voix où elle met toute sarespectabilité.

Et la conversation s’engage sur le mêmeton ; et les mots de peignes, fleurs, brosses, dollars,hausse, baisse, reviennent régulièrement à chaque phrase.

« C’est d’une monotonie, d’unesécheresse, songe Olivier Coronal, à vous donner l’idée que cesgens-là ont un phonographe à la place du cerveau. »

Il reprend sa promenade, s’arrête ; et lefront à la vitre, regarde le paysage.

Les plaines de maïs ont disparu.

On s’enfonce vers l’ouest.

C’est maintenant la prairie, un terrain sec etplat, désert et sans autre végétation que les hautes herbes ;et çà et là, des massifs d’arbres, vestiges des anciennes forêtsqu’en moins de cinquante ans on a rasées pour en faire desplanches, du papier ou du carton comprimé.

Le train file à toute vapeur, en lignedroite.

Le jeune Français se rappelle, en souriant,les romans d’aventures qui charmaient son enfance, Fenimore Cooperet Gustave Aymard… Où sont la Longue Carabine, Bas deCuir, Œil de Faucon, et tous ces héros merveilleux dela Prairie qui firent la renommée du romancier américain, et plustard celle de son imitateur français ?

Aujourd’hui, ils seraient malvenus, lesaventuriers qui voudraient imiter ces héros des romansd’autrefois.

La prairie est civilisée.

Les railways la sillonnent.

Le bûcheron et le laboureur y travaillent.

Des villes s’y bâtissent.

Quant aux Indiens, anciens propriétaires dusol, ils ne sont plus qu’une quantité négligeable.

La civilisation américaine les trouvaitgênants.

Elle en a, sous le prétexte de leur fairegoûter les bienfaits de la civilisation, massacré une bonnepartie.

Le reste a été parqué, avec défense d’ensortir, dans des territoires délimités.

Mais Jonathan surveille les fils duGrand-Esprit.

Chaque jour il rogne davantage leur domaine,et bâtit des villes sur l’emplacement de leurs wigwams et de leursterritoires de guerre.

C’est la marche en avant.

Les usines fument là où les tribus indiennesvivaient librement du produit de leur chasse.

Les maisons en aluminium remplacent les huttesde branchages.

La puissance de l’or détrône la force dutomahawk.

Et les derniers représentants de la racerouge, décimés par d’inutiles révoltes, s’habillent à l’européenne,et font des affaires tout comme l’honorable Fred Mantz, de lamaison Barker, Brenberg, and Co.

Une cloche annonce l’heure du lunch.

Chacun gagne le wagon-restaurant, toutes lesvoitures communiquant entre elles par des passerelles àsoufflets.

Olivier Coronal s’y rend aussi.

Le grand air, qui entre par les vitres à demibrisées, a réveillé son appétit.

L’ancien colonel de la milice a délaissé lajeune miss, et ne pense plus qu’à attaquer vigoureusement le rosbifaux pommes de terre, inévitable plat de résistance de toute tableaméricaine.

Un jeune homme, au plastron immaculé, au fauxcol rigide, a pris place à côté d’elle, et s’empresse à laservir.

Mistress Bottmund et Fred Mantz se sont misd’accord pour l’incontestable supériorité des produits pourlesquels ils font la place ; et côte à côte, interrompent uninstant leur intéressante causerie, pour se repaître gloutonnement,sans nul souci des convenances démodées du Vieux Monde.

La bouche de mistress Bottmund donne l’idéed’une rangée de menhirs bretons animés d’un mouvement demarteau-pilon.

Et les lunettes fumées, derrière lesquelleselle abrite ses yeux, complètent heureusement le charme de saphysionomie.

Fred Mantz n’est, il est vrai, guèreséduisant.

Long, mince, et drapé dans une redingoteluisante, presque aphone, le crâne dénudé, le geste automatique, onserait bien embarrassé de lui attribuer un âge.

Un fantôme, dirait-on.

Mais il a déjà expédié sa seconde tranche derosbif.

Le gros homme couperosé ne marmotte même plusses yes et ses indeed, et se bourre aussi,consciencieusement, de jambon et de tartines de beurre.

Son interlocuteur, le marchand de fourrures,tout en ne perdant pas une bouchée, continue son discours sur lapolitique américaine.

– Oui, mylord, entend Olivier Coronal,s’il ne tenait qu’à moi, vous verriez comme cela marcherait. Jecommencerais par décupler les taxes sur tous les produits qui nousviennent d’Europe… Hurrah ! pour le protectionnisme,mylord ; c’est lui qui nous donnera la richesse, qui nouspermettra de devenir les maîtres du monde, d’avoir, nous aussi, descolonies, ce qui nous manque absolument ; et cela parl’incurie du gouvernement.

« Ce qui ne vous empêchera pas, pensaitOlivier Coronal, en entendant ces paroles, d’avoir chez vous plusde misère que partout ailleurs. Et vous aurez beau vous lancer dansla voie des armements, vous ne ferez pas disparaître les bandes dessans-travail qui parcourent les États-Unis, les armes à la main,pillant et brûlant tout, comme cela s’est encore produit lors de ladernière grève des chemins de fer. »

– Oui, miss, faisait le jeune homme auplastron blanc. Il doit, en effet, y avoir là-dessous une affaired’espionnage. En tout cas, je vais faire moi-même une enquête pourle compte de mon journal. J’arriverai bien à trouver l’assassin dece détective anglais.

Olivier sursauta.

« C’est donc un reporter, se dit-il. Ilva se mettre en campagne ; et il n’est sans doute pas le seul.Ces gens-là sont dangereux. Le pauvre Léon ! Pourvu qu’on nele découvre pas ! »

Et la pensée de l’inventeur, un instantdistraite par le voyage, par le spectacle de tous ces Yankees quis’offraient à son observation, revint toute au problème qui lehantait.

Il ne se sentait plus d’appétit.

Il quitta le wagon pour se promener le long dela galerie extérieure.

Le soleil déclinait à l’horizon, sur la mermouvante des herbes de la prairie.

Le train filait toujours, en ligne droite,vers l’Ouest.

À l’arrière du train, accoudé à la balustrade,le jeune homme alluma un cigare.

Le vent, qui caressait son front, luiprocurait une sensation de fraîcheur dont il avait besoin, agitécomme il était.

Il lui tardait de retrouver Léon Goupit, delui demander des explications sur la scène tragique qui s’étaitpassée entre lui et le prétendu John Brown.

« S’il pouvait m’indiquer, lui, où setrouve Mercury’s Park. Miss Aurora n’a point voulu me le dire… Etpourtant, il faut que je le sache, que j’y pénètre, à n’importequel prix. Un homme comme l’ingénieur Hattison a dû certainementcréer là un terrifiant arsenal ; et cela d’autant plus que lesdollars ne lui ont pas manqué. »

Bien qu’il s’efforçât de rester calme, unerage le prenait à cette pensée.

« Ils n’attendent sans doute plus que lemoment propice pour tenter l’exécution de leurs projets, sedisait-il. Mais ce William Boltyn et tous ces milliardaires sontdes monstres, d’avoir rêvé cette abominable chose : écraserl’Europe, lui imposer par les armes leur civilisation et leurmanière de comprendre la vie. »

Puis il se reprenait à espérer, à se dire que,malgré tout, le vieux monde sortirait vainqueur de cette luttegéante, que les plus puissants engins de destruction, les plusformidables machines de guerre, ne pourraient l’anéantir, que lestemps étaient passés où la force brutale était incontestée, quel’Europe ne pouvait pas périr, parce qu’elle était la portion laplus vivace de l’humanité, qu’elle portait avec elle la traditiondu progrès, le génie des lettres et des arts, et qu’elle possédaitl’intelligence créatrice et rénovatrice des idées.

Les lampes électriques illuminaient dans leswagons.

Sur le paysage, l’ombre grandissait.

Et Olivier Coronal poursuivait sa rêverie,évoquait ses souvenirs, se laissait baigner par le grand calmecrépusculaire.

Il songeait à ses amis retournés en France, àM. Golbert, à Lucienne qu’il avait tant aimée sans le luidire, qu’il aimait encore, malgré l’éloignement, malgré son mariageavec Ned, malgré la hantise dont le poursuivaient les grands yeuxmétalliques d’Aurora Boltyn.

Oh ! cette Aurora !

Chaque fois qu’il pensait à elle, le jeuneFrançais sentait son cœur battre violemment.

Un trouble s’emparait de lui.

L’aimait-il ?

« Non, je la hais, au contraire, autantque son père dont elle a la dureté et l’égoïsme. »

Il croyait bien dire vrai, voulait s’enconvaincre, ignorant que rien n’est plus près de l’amour que lahaine, surtout lorsqu’une curiosité s’y ajoute.

– Vous aimez la solitude, monsieur ?dit quelqu’un, en français, derrière Olivier Coronal.

L’inventeur se retourna, surpris.

Deux personnes étaient à côté de lui, sur laplate-forme.

Un grand jeune homme blond, à la moustacheretroussée ; une jeune femme brune, dont il apercevait à peinele visage sous la voilette.

– Quelle surprise agréable, monsieur,s’écria Olivier, d’entendre une parole française.

– Tu vois que je ne m’étais pas trompé,dit alors le jeune homme blond à sa compagne. Monsieur nous réponddans notre langage.

Puis à Olivier :

– Vous êtes Français, monsieur ?… Jel’avais deviné rien qu’à vous voir.

– Mais sans doute, monsieur, je suisFrançais. Et permettez-moi de me féliciter…

– Mais c’est moi, au contraire, qui suisenchanté, répondit le jeune homme en tendant la main… GeorgesDeborde, ajouta-t-il. Excusez-moi de me présenter moi-même. Etvoici ma jeune femme, Angèle.

– Je suis très heureuse, monsieur, derencontrer un compatriote, dit gracieusement cette dernière, entendant, elle aussi, sa petite main gantée.

Olivier Coronal se nomma à son tour.

– Mais nous vous connaissons, alors,s’écrièrent à la fois les deux époux. Olivier Coronal, l’inventeurde la torpille terrestre… Parfaitement, c’est vous, c’est bien vousqui habitiez, l’année dernière, le petit pavillon des usinesd’Enghien ?

– Sans doute. Mais comment ?

– Je vais vous expliquer, dit la jeunefemme. Nous habitons juste en face de l’usine ; et de nosfenêtres nous vous voyions sortir et rentrer chez vous.

– Quelle surprise tout de même de serencontrer ici, Angèle, au milieu de l’Amérique. Comme c’est loin,tout de même, Paris et Enghien !

– Et vous allez jusqu’à SanFrancisco ? demanda l’inventeur, amusé par cette gaietéparisienne, par les façons sympathiques de ces jeunes mariés quisemblaient s’adorer et ne se quittaient pas des yeux.

– Oui, sans doute, répondit GeorgesDeborde. Nous faisons notre voyage de noces : c’est-à-dire quenous allons rejoindre un vieil oncle à moi à Saigon. Le bonhomme,qui n’a pas d’enfants, commence à se sentir fatigué. En apprenantmon mariage, il a eu l’idée de m’appeler auprès de lui pour luisuccéder, à la tête de sa maison de commerce. Et ma foi, nous avonspris le chemin des écoliers. Nous avons visité le Canada et leschutes du Niagara. Les connaissez-vous, monsieur Coronal ?

Olivier dut avouer qu’il ne les avait jamaisvues.

– Quel spectacle, monsieur, continua lejeune homme. J’en suis encore émerveillé. Figurez-vous une marched’escalier de soixante mètres de haut et d’un kilomètre de long. LeNiagara tombe de là-haut ! Les mots ne suffisent plus pourdécrire cette énorme masse d’eau qui se précipite dans le vide. Ona calculé qu’il passait, toutes les heures, cent millions detonneaux d’eau par les cataractes, monsieur. Est-ce que cela nedonne pas le vertige !

Il s’interrompit pour allumer un cigare.

– Et vous ne croiriez pas, reprend-il,que ma femme a voulu à toute force descendre en bas, sous leschutes. Une vraie folie, où nous avons manqué de laisser notrepeau. On nous a fait revêtir un vêtement imperméable, des chaussonsde feutre, un capuchon qui nous permettait à peine de respirer.Nous avions l’air de monstres jaunes. Vous dire ce que nous avonsmaudit la destinée pendant cette excursion ! Je suis encoreétonné de me retrouver vivant… Il faut tout d’abord descendre parun escalier en spirale qui menace de s’effondrer sous nous, et prèsduquel se balance un écriteau : « Ne vous aventurez pasdans les endroits dangereux. » Le conseil est au moinstardif ; car déjà le guide nous fait signe de le suivre surune corniche taillée à même la falaise, et à peu près praticableencore. Puis on redescend. L’eau commence à nous aveugler. On nevoit plus rien, ni sentier ni escalier. Des pierres dégringolentsous vos pieds. On pénètre dans un gouffre béant d’écume. Ce sontles chutes que l’on traverse.

« Si nos deux guides, qui semblaient êtrelà-dedans aussi à leur aise qu’en haut, ne nous avaient pas saisiset presque portés, nous n’aurions jamais revu la lumière.

« Mais ce n’est pas tout. Il fallaits’avancer de nouveau. L’eau ruisselait sur nous, en véritablenappe. Nous nous sentions comme fous, asphyxiés, sans pouvoirattraper au vol un peu d’air tellement les chutes l’entraînentviolemment.

« Noyés, assourdis par des clameurs, desgrondements infernaux, affolés, congestionnés, nous arrivâmes enfindans la grotte des Quatre-Vents ! Hein ! Tu n’en menaispas large, Angèle ?

– Oh ! mais toi non plus, mon ami.Avoue pourtant qu’il faut avoir vu ça ; et que les chutesvalent bien un rhume de cerveau.

La jeune madame Deborde était vraimentcharmante, avec son minois chiffonné de Parisienne et ses grandsyeux rieurs.

La nuit était tout à fait venue.

– Je propose de rentrer, fit-elle avec ungentil mouvement frileux.

Olivier Coronal se laissa entraîner par lecouple dans l’intérieur du train.

– Et puis, nous avons des provisions,ajouta la jeune femme. Moi j’ai horreur de la bière et de toutesles ignobles choses que boivent les Yankees ; et je suiscertaine que vous ne refuserez pas un verre de fine-champagne.

D’un grand sac de voyage, la jolie Parisiennesortit une bouteille à longue encolure, de celles-là queconnaissent tous les gourmets.

– Trois étoiles, annonça son mari enriant. Vous savez, ça vient de notre cave ; et les Américainsn’en ont jamais bu de pareille. C’est le cas de dire : ilsn’en ont point en Amérique.

On trinqua gaiement. L’inventeur était charmépar la rencontre de ce jeune ménage. Il y avait longtemps qu’iln’avait eu l’occasion de parler français.

– Quelle différence, se disait-il en lesobservant du coin de l’œil, avec toutes ces figures renfrognées,toutes ces mines glabres que je vois depuis un an. À la bonneheure, voilà de la jeunesse, de la gaieté, de l’amour.

Il en oubliait presque sespréoccupations : Bob Weld, le Bellevillois et le but de sonvoyage.

Il se figurait, par moments, être en France,dans un de ces trains de plaisir bondés de couples d’employés,d’ouvriers, qui profitent du clair soleil pour s’échapper un peu dela grande ville, pour aller revoir la province natale, et quichantent, boivent, fraternisent, et font la dînette sans aucungênant cérémonial.

Lorsqu’il regagna sa couchette, assez tarddans la soirée, après avoir bavardé de choses et d’autres, Olivierse sentit moins triste.

Après un arrêt de quelques minutes, dans uneimmense gare, le train avait repris sa marche vers l’ouest,s’enfonçant dans la nuit opaque.

Le soleil brillait depuis longtemps lorsquel’inventeur se réveilla.

Le paysage n’avait presque pas changéd’aspect.

C’était la prairie, mais plus accidentée, plussauvage aussi, avec, au lointain, les premiers contreforts desmontagnes Rocheuses élevant vers le ciel leurs crêtesdéchiquetées.

Georges Deborde et sa jeune femme étaientlevés depuis longtemps.

On se souhaita cordialement bonjour.

Dans le wagon-restaurant, les misses, ladieset gentlemen étaient déjà attablés devant l’inévitable rosbif etles invariables œufs au jambon, accompagnés de roties et de thé,qui composent la nourriture matinale de tout bon Yankee.

– Crois-tu, Georges, que ces gensmangent ! s’écria la jeune femme. Quels ogres ! J’ai beauvoir ça tous les jours, je ne peux pas m’y habituer.

Puis, Olivier Coronal annonça à ses nouveauxamis qu’il allait les quitter.

Il n’avait plus que quelques heures àvoyager.

– Vous n’allez donc pas jusqu’à SanFrancisco ? s’écrièrent-ils. C’est dommage vraiment.

Il dut prendre leur adresse à Saigon et leurpromettre qu’il passerait les voir s’il allait en Indochine.

Un coup de sifflet.

Le railway stoppe.

Olivier descend.

Il aperçoit le reporter au plastron immaculé,se dirigeant vers la sortie de la gare en même temps que lui.

Les deux hommes échangent un regard qu’ils neparviennent pas à rendre indifférent.

Surtout il semble au jeune Français qu’il y a,dans celui du journaliste, une expression soupçonneuse.

– Me connaît-il, ou bien m’a-t-ildeviné ? Déjà, hier, il me regardait avec persistance… En toutcas, il faut le devancer, retrouver Léon avant lui, le mettre ensûreté.

Et, sans perdre de temps, il saute dans lavoiture d’un hôtel.

Aussitôt après avoir retenu une chambre,s’être débarrassé de sa valise, Olivier se rend au postoffice.

Un pressentiment lui dit qu’il va y trouverquelque chose.

L’ingénieur Strauss lui avait promis de luienvoyer de suite tout ce qui arriverait pour lui à Chicago.

Au guichet de la poste restante, le commis,après avoir jeté un coup d’œil sur la suscription d’une enveloppe,feuilleta un carnet.

– Olivier Coronal. Voilà, fit-il.

Fiévreusement, l’inventeur fait sauter lecachet du télégramme et court à la signature.

C’est bien de Léon Goupit.

Ne peux donner explications par dépêche.Rien de grave. Blessure légère. Recueilli par fermiers Tavernier àsix kilomètres de Bowerstown sur la route du Nord…

Le Bellevillois

« Pauvre garçon, fait l’inventeur aprèsavoir lu, non sans émotion, ce télégramme laconique. Il est blessé.Pourvu que sa vie ne soit pas en danger… Je vais aller le rejoindresans perdre un instant. La situation est sans doute plus gravequ’il n’a pu le dire. »

Chapitre 17Les Tavernier

Ledéveloppement exagéré de l’individualité, qui est une desprincipales causes de la puissance des États-Unis, ne va pas dansla pratique sans de graves inconvénients. De l’autre côté del’Atlantique, chacun compte sur soi-même pour sa défensepersonnelle et sauf dans quelques grandes cités, l’Américain a prisl’habitude de regarder la police et la justice comme des quantitésnégligeables au point de vue de la protection des personnes.

De même qu’en Amérique, aucun industriel necompte sur l’État pour l’aider à construire des chemins de fer ou àédifier des usines, tout particulier ne s’en remet qu’à lui-même dusoin de se défendre ou au besoin de se faire justice.

Ce sont les Yankees qui ont inventé la loi deLynch.

Lyncher un criminel, c’est l’exécutersommairement.

Aussitôt qu’un crime est commis, la foules’empare du meurtrier présumé, le pend à un arbre ou à unréverbère, à moins qu’elle ne le brûle, comme il est arrivéquelquefois, ou qu’elle ne le précipite à la rivière avec unepierre au cou.

Jamais le gouvernement américain n’a réussi àempêcher ces actes de barbarie auxquels succombent, chaque année,sans jugement, deux ou trois cents personnes, parmi lesquellesnombre d’innocents victimes de la fureur aveugle des foules.

La loi de Lynch n’a de puissance que dans lescentres populeux. Mais sur les grandes routes, loin de toute ville,le meurtre d’un individu passe généralement inaperçu et, si parhasard un cadavre est rencontré par quelque voyageur, celui-ci nes’en occupe pas et ne cherchera nullement à le venger. Le crimesera imputé aux nombreux coureurs de bois qui parcourent le FarWest en tous sens.

Malgré la personnalité de Bob Weld, malgrél’importance des documents trouvés sur son cadavre, personne nes’était occupé de l’assassin ; aussi, Léon Goupit demeurait-iltranquille dans la ferme des Tavernier, braves cultivateurs quil’avaient recueilli mourant.

Depuis trois générations seulement, lesTavernier étaient établis en Amérique, au Canada, d’abord, etdepuis quelques années aux États-Unis, après l’achat d’une fermeentourée de vastes terrains de culture. White House (la MaisonBlanche) était le nom de leur petit domaine.

Ils y élevaient des bestiaux, en même tempsque leur labeur opiniâtre couvrait les champs de maïs et deblé.

La famille se composait du père, de la mère,de six enfants, quatre garçons et deux filles, et de l’aïeulematernelle.

Les quatre fils étaient les aînés, le plusvieux ayant vingt-cinq ans.

Robustes, frais et roses comme des garsbretons, dont la famille n’avait du reste pas oublié le patois, ilstravaillaient sous la direction de leur père, tandis qu’au logis,les deux filles, la mère et l’aïeule soignaient le ménage,préparaient les repas.

Estimés de tout le monde, les Tavernieroffraient l’exemple d’une famille unie, ne cherchant le bonheur quedans le travail.

Aussitôt après avoir lu le télégramme duBellevillois, Olivier Coronal s’était informé de la route du Nordet était parti à pied, espérant [5] qu’ilserait compromettant de prendre un cab.

– Il ne me croit pas si près de lui, cepauvre Léon, se disait Olivier. Comme il va être surpris de mevoir !

La route était belle, bordée d’arbres, etpendant quelque temps, de petits cottages que desservait un cabélectrique.

Puis, les maisons s’espaçaient,disparaissaient ; et c’était une campagne verdoyante, coupéeçà et là par de petits bois.

En moins d’une heure, l’inventeur parcourutles six kilomètres.

Pourtant, il ne voyait toujours rien.

– Pouvez-vous m’indiquer où se trouveWhite House ? demanda-t-il au conducteur d’une voiture.

Celui-ci indiqua un chemin encaissé, quipartait de la route et gravissait un petit monticule.

– Vous la verrez lorsque vous serez enhaut. C’est de l’autre côté.

En effet, cinq minutes après, les bâtiments dela ferme apparurent aux yeux d’Olivier Coronal, affectant la formed’un rectangle.

Tout de suite, à une des extrémités, ilreconnut la maison d’habitation au toit d’ardoise neuve, surmontéd’une girouette dorée.

Comme il en approchait, deux gros chiens semirent à aboyer en montrant des crocs menaçants.

Un homme d’une cinquantaine d’années, d’alluremartiale dans ses hautes bottes et son vêtement de velours, sortitet rappela les deux bêtes qui, l’oreille basse, regagnèrent leurniche.

Puis, poliment, il salua le jeune homme.

– C’est bien ici la demeure deM. Tavernier ? demanda-t-il.

– Parfaitement, monsieur. À votreservice. Si vous voulez vous donner la peine d’entrer.

Dans une grande salle claire et gaie, meubléede bahuts à étagères, de tables et d’escabeaux massifs, d’une hautehorloge au cadran de porcelaine peinte, la famille prenait sonrepas.

Une cheminée monumentale occupait tout le fondde la pièce.

Une grande marmite était suspendue à lacrémaillère.

Autour de la même table, les parents, lesenfants et les serviteurs étaient assis.

Devant celle qui paraissait être la maîtressede la maison, une femme aux cheveux déjà gris sortant d’un bonnetblanc, au visage ouvert et sympathique, un plat fumant de lard etde légumes était posé.

Elle servait chacun à tour de rôle.

À l’entrée du visiteur, tous les yeuxs’étaient tournés vers lui.

– Alors, qu’y a-t-il pour votreservice ? demanda le fermier après avoir avancé un escabeau dechêne.

Olivier dut tremper ses lèvres dans le verrequ’une jeune fille venait de lui apporter prestement.

– Voici ce qui m’amène, fit-il en tendantle télégramme qu’il venait de recevoir.

– Je comprends, mon cher monsieur,s’écria Tavernier. Vous venez pour le petit ? C’est vous,monsieur Coronal ? Eh bien, votre ami est là-haut. Il dort, lepauvret.

L’inventeur sentit une joie l’envahir.

C’était donc exact : Léon était bien chezces braves gens.

– Est-ce grave, cette blessure ?interrogea-t-il tout de suite.

– Oh ! oui. Il a reçu un coup decouteau entre les deux épaules ; il a passé deux nuits entrela vie et la mort. Maintenant, il est hors de danger.

– Mais ne pourrais-je le voir ?demanda Olivier.

– Je ne sais pas trop en ce moment. Ilvient de manger un peu et de s’endormir. Mais vous allez déjeuneravec nous. Vous le verrez ensuite, répondit M. Tavernier.

« Prépare-nous vite quelque chose de bon,femme, ajouta-t-il en frappant gaiement dans ses mains. Nousn’avons pas tous les jours un compatriote à notre table.

– Aimez-vous les omelettes au lard ?interrogea la fermière.

– Mais oui, madame.

En quelques minutes une superbe et odoranteomelette fut servie.

La course au grand air, et la joie d’avoirretrouvé Léon, avaient mis le voyageur en appétit.

Il fit largement honneur à l’omelette, et mêmeau petit salé qui fumait sur des quartiers de choux.

Ayant terminé leur repas, les enfants et lesdomestiques s’étaient levés, attendant les ordres du père.

– Allez travailler, mes amis, leurdit-il. J’irai vous rejoindre dans un moment.

L’inventeur se trouva seul avec Tavernier etsa femme.

Une question brûlait les lèvres del’inventeur.

– Je vois que vous êtes de braves gens,dit-il, et que je puis compter sur votre discrétion. Il faut quevous sachiez que cette affaire est très grave.

Il fit une pause.

Les fermiers ne l’interrompirent pas.

– Êtes-vous certain que la présence deLéon, blessé, chez vous, n’est connue de personne ?

– Aussi certain qu’on peut l’être dequelque chose, répondit le fermier. J’ai trouvé le pauvre petitgars à la porte d’ici, qui se traînait avec peine en perdant sonsang. Je l’ai porté jusqu’à la maison. Il s’est évanoui enarrivant. Et ses premières paroles, en revenant à lui, ont été pourme demander le secret sur sa présence.

– Mais le médecin ?

– C’est un vieillard de nos amis. Il m’apromis de se taire.

– Alors, Léon est en sûreté,ici ?

– Je vous en donne bien ma parole,monsieur. Je ne sais pas dans quelles circonstances il a étéblessé. C’est un Français. On me passerait sur le corps avant del’atteindre.

– Merci beaucoup. Vous êtes un bravecœur, répondit Olivier. Mais rassurez-vous, Léon n’a rien fait demal. Bien au contraire.

– Pour sûr qu’il a la figure trophonnête, s’écria la fermière… Vous pourriez peut-être le voirmaintenant, continua-t-elle. Je crois l’entendre remuer dans sonlit ; il doit être réveillé.

– Eh bien ! femme, accompagnemonsieur Coronal.

Précédé de la fermière, l’inventeur sortit dela grande salle, et s’engagea dans un large escalier qui criaitsous les pas.

– Il ne dort jamais bien longtemps cepauvre petit, fit-elle en montant. Sa blessure le fait souffrir.Mais c’est égal, comme il va être surpris de vous voir. Il vousaime bien, allez ! Son premier soin, aussitôt qu’il a pu faireun mouvement, a été d’écrire ce télégramme que vous avez reçu.C’est Tavernier lui-même qui l’a porté à la ville.

Elle souleva le loquet d’une porte avecprécaution.

En face, à côté d’une fenêtre garnie derideaux blancs, se dressait un vaste lit, dont les montants depitchpin disparaissaient sous une grande couverture de laine.

– C’est vous, mâm’Tavernier ? fitLéon, qui venait, en effet, de se réveiller.

– Oui, c’est moi, mon petit. Mais regardeun peu, il y a quelqu’un qui vient te voir.

– Quelqu’un ! s’écria Léon en sedressant sur son lit… M’sieur Olivier !…

Mais il n’en put dire davantage. Son brusquemouvement lui arracha un cri de souffrance.

Il retomba, tout pâle, la tête surl’oreiller.

Déjà l’inventeur était auprès de lui, luiavait pris les mains, épiait anxieusement son visage.

– C’est rien ! fit le Bellevilloisau bout d’une minute, en rouvrant les yeux. Mais comment ça sefait-il que vous voilà, m’sieur Olivier ?

– Je vais t’expliquer tout cela, réponditl’inventeur. Mais il faut que tu me promettes d’être calme, de nepas t’agiter.

– Ben, vous savez, c’est que jem’attendais si peu à vous voir. Vous avez donc reçu montélégramme ?

– Oui. Mais, raconte-moi donc d’abord cequi t’es arrivé.

– Ce qui m’est arrivé, fit Léon Goupit,en baissant la voix, vous vous en doutez bien. Mon mylord nes’appelait pas plus John Brown que moi. C’était tout simplement unnommé Bob Weld, un espion anglais. Je m’en doutais bien déjàlorsque j’vous ai écrit pour la dernière fois, rapport à sespapiers dont j’avais surpris le contenu. Maintenant, pourquoim’a-t-il proposé de l’accompagner, c’est ce que je ne sais pas.Sans doute qu’il m’avait pris pour un espion comme lui, qu’ilcroyait que j’avais sur moi des papiers secrets ; et c’estpour me les voler qu’il a essayé de m’assassiner.

– J’en étais presque sûr. Maiscontinue.

– Eh bien ! c’est en sortant de laville. Il avait l’air de ruminer des tas de pensées. Tout à coupj’ai senti quelque chose dans le dos ; puis une grandedouleur. C’était un coup de couteau que je venais de recevoir entreles deux épaules… Alors, sans perdre la tête, j’ai tiré monrevolver de ma poche, et, ma foi, je ne l’ai pas manqué. S’il n’estpas mort à l’heure qu’il est, il ne doit guère valoir mieux.

– Il est mort, fit Olivier Coronal. On aretrouvé son cadavre. Les autorités ont ouvert une enquête. Toutcela a fait un bruit énorme, et je t’assure que je n’étais pasrassuré sur ton compte.

– Mais où avez-vous reçu mon télégramme.Ce n’est pas à Chicago ? Vous n’auriez pas eu le temps devenir.

– Non, certes. Le matin même où tous lesjournaux ont rendu compte de l’affaire, j’ai pris congé del’ingénieur Strauss. Je voulais te retrouver à tout prix. C’estseulement ici, il y a trois heures à peine, que j’ai reçu tadépêche. Ah ! Je me suis bien repenti de t’avoir laissépartir.

– Qu’est-ce que vous voulez ? C’estle hasard. J’pouvais pas m’douter de c’qui m’attendait.

– En tout cas, tu n’as qu’à rester ici,bien tranquillement. Les Tavernier garderont le secret de taprésence. Tu pourrais achever de t’y guérir tout doucement.

– Oh ! maintenant, c’est fini ;je n’ai presque plus rien. Encore une quinzaine de jours derepos ; et il n’y paraîtra plus.

– Bon voilà, qui est entendu. Mais j’aiautre chose à te demander, fit l’inventeur.

– Ah ! je m’en doute. Il s’agit dece que je vous ai écrit. Mais, vous m’excuserez, je ne pouvais pasvous en dire plus long, d’autant plus que je n’en étais pas biensûr !

– Tu vas au-devant de ma question. Etalors que signifie cette histoire de lettre secrète ?

– Voyez-vous, fit le Bellevillois enprenant un air soucieux, ça m’a l’air d’être très grave, comme quidirait une conspiration contre nous tous, contre l’humanité ;et ça doit être ce sale bonhomme de William Boltyn qui a combinéça !

– Mais parle. Qu’as-tu doncappris ?

– Voilà. Vous d’vez bien connaîtrec’qu’on appelle les montagnes Rocheuses ? Eh bien, il y a, dece côté-là, sur les bords de l’Océan, quelque chose qui semanigance sous la direction du père de M. Ned, l’ingénieurHattison. Ce Bob Weld avait ses poches bourrées de documentslà-dessus.

– Oui, je sais. Les journaux ont parléd’un vaste espionnage, et ils ont dit qu’on avait trouvé sur ledétective des documents très compromettants.

– Vous croyez donc que j’ai raison ?Alors, voilà ce qui s’est produit. Mon Bob Weld espionnait pour lecompte de l’Angleterre. C’était pas difficile à voir. Il a cru quemoi j’espionnais pour le compte de la France, et comme il voyaitbien que je ne voulais rien lui dire, il n’a pas hésité à employerla force. Mais ça ne lui a pas réussi. C’est au contraire moi qui,par ruse, ai surpris beaucoup de choses.

– Mais ce Mercury’s Park, qu’est-ce aujuste ? Peux-tu me dire où cela se trouveexactement ?

– Mercury’s Park, reprit Léon, est à centvingt milles environ d’Ottega, station du Pacific Railway.

La physionomie d’Olivier Coronals’éclaira.

– Voilà ce que je voulais savoir, dit-il,et ce que toi seul pouvais m’apprendre.

Le regard d’Olivier dénotait une telleexaltation que Léon ne put s’empêcher de s’écrier :

– Mais que voulez-vous faire ?

– Tu ne peux pas savoir, réponditl’ingénieur, à quel point sont graves les événements qui sepréparent. C’est l’existence de l’Europe qui est en jeu, sonexistence morale, comprends bien ce que je veux te dire. Il s’esttrouvé ici des hommes assez criminellement audacieux pour s’êtredit, qu’avec leurs milliards, ils pouvaient conquérir le mondeentier, le tenir sous leur domination. Et depuis plus d’une année,ils ont édifié la monstrueuse cité de Mercury’s Park, où nuit etjour, on imagine des moyens de destruction, en vue d’une guerre quidoit anéantir le Vieux Monde.

– Ce n’est pas possible, s’écria leBellevillois. Mais comme vous dites, c’est épouvantable. Ils sesont imaginés qu’on les laisserait faire, alors ! Et votretorpille terrestre ?

Olivier Coronal sourit tristement.

– Ma torpille ? fit-il… Elle-même nepouvait nous assurer la victoire. Moi aussi, de mon côté, j’ailutté. Ma conviction est qu’il n’y a pas une minute à perdre, sil’on veut préserver l’Europe, et spécialement la France, de ladébâcle. Il ne me manquait plus que l’indication exacte du lieu oùse trouve Mercury’s Park. Maintenant que tu me l’as fournie, jevais te dire adieu ; et, par tous les moyens possibles,engager la lutte avec l’ingénieur Hattison. Il faut que l’un desdeux terrasse l’autre.

– Mais, c’est que je voudrais vousaccompagner, moi.

– Voyons, tu n’y penses pas. Tu peux àpeine te remuer ; et je n’ai pas le temps d’attendre tonrétablissement. Je t’écrirai, oui, si tu veux ; et tu viendrasme rejoindre aussitôt que possible.

– Vous savez bien que je ferai tout ceque vous voudrez, dit le Bellevillois. Mais c’est égal. C’estrudement dur de vous voir partir comme ça et de ne pouvoir mettreun pied d’vant l’autre pour vous suivre.

De fait, dans son visage pâli par lasouffrance, les yeux de Léon brillaient d’impatience ; etlongtemps après que l’inventeur eut franchi la porte, il restasongeur.

Le lendemain matin, après avoir écritplusieurs lettres, Olivier Coronal montait dans un Pulmanncar duPacific Railway, un peu rassuré pour la tournure que prenaitl’instruction judiciaire de l’affaire Bob Weld.

Aucune trace n’avait été relevée par lesconstables qui pût mettre sur la piste de celui qu’on supposaitêtre le meurtrier.

Quant à la nature des pièces secrètes trouvéessur le détective, c’était un mystère pour tout le monde.

Évidemment les autorités les avaient faitdisparaître ou envoyées à Washington, au gouvernement central. Lesnoms de William Boltyn et l’ingénieur Hattison n’avaient même pasété prononcés.

– C’est pourtant à eux que je vaism’attaquer, se disait le jeune inventeur français, tandis que letrain qui l’emportait prenait son élan vers l’ouest.

Et même le souvenir de miss Aurora,l’impression captivante et charmeuse qu’il avait gardée de sonétrange beauté, était sans force contre ce sentiment.

Il n’avait pas voulu revoir la jeunemilliardaire avant de partir, craignant que sa volonté ne sombrâten sa présence.

Maintenant, loin d’elle, il n’avait plus unehésitation.

Jusqu’à Ottega, il n’était pas nécessairequ’il se cachât, qu’il prît un déguisement, ce qu’il comptait bienfaire pour mettre son projet à exécution, c’est-à-dire pourpénétrer dans Mercury’s Park.

L’ingénieur Hattison, directeur de ces usines,ne le connaissait pas.

Olivier pourrait donc tenter de se faireembaucher soit comme électricien, soit comme manœuvre, et une foisdans la place, ne rien négliger pour surprendre les secrets desinventions.

Cette pensée ranimait le courage du jeunehomme.

Il lui tardait d’être arrivé, d’entamer lalutte avec cette conspiration de milliardaires yankees.

Il se sentait fort avec, derrière lui, unecivilisation entière à sauvegarder de la ruine, du péril d’unnouvel envahisseur, hostile à toute idée d’art ou de beauté, àtoute conception généreuse.

– Ce n’est pas seulement pour la France,se disait orgueilleusement Olivier, c’est pour l’humanité toutentière que je m’expose.

Chapitre 18Un vagabond qui demande du travail

Depuisdeux années déjà, l’ingénieur Hattison avait délaissé ses ateliersde Zingo-Park, tous ses travaux en cours, et il s’était consacréspécialement à la nouvelle entreprise pour laquelle les milliardsétaient dépensés sans compter.

Ottega, petite station du Pacific Railway,située à cent vingt milles environ, était reliée à Mercury’s Parkpar un chemin de fer à voie unique établi tant bien que mal, sansaucuns travaux d’art.

Pour ne pas donner l’éveil, on avait puprétexter l’exploitation d’une mine argentifère, découverte eneffet dans ces parages.

Au pied d’une colline calcaire, qui avaitfourni les matériaux de construction, s’élevait maintenant uneville immense, où plusieurs milliers d’ouvriers travaillaient sansrelâche.

Deux cours d’eau fournissaient la forcemotrice.

L’ingénieur Hattison s’était montré unorganisateur de premier ordre.

Avec les énormes provisions de fer débarquéessur la côte du Pacifique, avec l’inépuisable réserve des gisementsavoisinants, il avait été élevé trois villes différentes,complètement isolées par de hautes enceintes.

Dans la première, où aboutissait la voieferrée, où se trouvaient les stocks de charbon et de minerai,s’élevaient les fonderies et les ateliers d’ajustage, quioccupaient plus de mille ouvriers.

Les hauts-fourneaux ne s’y éteignaientjamais.

Les marteaux-pilons faisaient trembler lesol.

Les pièces d’acier de toutes formes, ajustées,rectifiées, s’y préparaient à devenir des canons, des mitrailleusesou des obusiers.

C’était un paysage véritablementfantastique.

Les coupoles d’acier et de verre, les toursd’aluminium se dressaient vers le ciel.

Et lorsque, au milieu de lueurs d’incendie, lemétal liquide se répandait en bouillonnant dans les moules,illuminant les travailleurs d’un reflet de feu liquide, on seserait cru transporté en un séjour infernal, au milieu dedémons.

Dans la seconde enceinte se trouvaient leslaboratoires de chimie et d’électricité.

Sous les ordres du maître, des ingénieursétudiaient les plans, mettaient sur pied les découvertes,combinaient les explosifs.

C’était là aussi que, fondues dans la premièreenceinte, sans que les ouvriers en connussent la destinationexacte, les pièces d’acier étaient assemblées.

La troisième enceinte, la plus vaste detoutes, renfermait le parc aux aérostats où les expériences sepoursuivaient.

Mais la partie la plus mystérieuse deMercury’s Park, c’était assurément l’endroit où se trouvait lelaboratoire personnel d’Hattison.

Chaque après-midi, l’ingénieur s’yrendait.

Il n’en ressortait souvent que le lendemainmatin, après avoir passé la nuit à travailler.

Protégée par un circuit électrique qui eûtfoudroyé l’imprudent qui aurait tenté d’y pénétrer, cette enceinteétait le domaine du mystère.

Qu’y faisait Hattison ?

Quel secret y cachait-il ?

Lui seul le savait.

Il en avait même interdit l’entrée à tous lesmilliardaires qui le commanditaient.

– Plus tard, avait-il dit. Vous verreztout. Le moment n’est point encore venu. Mais soyez certains que jen’aurai point travaillé en vain.

William Boltyn, entre autres, avait été fortintrigué par ces allures cachottières.

Pourtant il avait bien été obligé de secontenter de ces paroles vagues.

Sur ce point, Hattison entendait garder lesilence.

Seul un vieux nègre, nommé Joë, l’aidait dansses travaux. Et ce n’était certes pas de lui qu’il fallait attendreune indiscrétion. Il était muet.

Personne, du reste, n’eût osé braverl’ingénieur.

Quoique petit, malingre, et d’apparencedébile, on le connaissait pour un homme autoritaire et cruel dontil fallait tout redouter lorsqu’on allait à l’encontre de savolonté.

Toujours vêtu d’une redingote noire, éliméeaux coudes, coiffé d’un chapeau haut-de-forme à bords plats, legeste sec, la voix impérieuse et froide, tout, dans la personne del’ingénieur Hattison, donnait l’idée de la volonté intérieure, del’énergie latente, du mépris des difficultés.

Son œuvre parlait pour lui : ces deuxvilles monstrueuses, Mercury’s Park et Skytown, reliées par untrain de glissement, sans roues, et d’une vitesse presqueillimitée.

Ce qu’en deux années il avait entassé là, nonpas de découvertes, mais d’applications scientifiques, deperfectionnements, était incroyable.

Du moule de son cerveau, l’art militaire étaitsorti transformé et simplifié.

William Boltyn et tous les membres de laSociété des milliardaires pouvaient être satisfaits.

Quand bien même l’ingénieur n’aurait eu à leursoumettre que les deux premières enceintes, et n’aurait pas ménagépour la fin le secret qui dormait dans la troisième, et qui, selonses paroles énigmatiques, serait la plus belle partie de l’œuvre,il y aurait eu de quoi contenter leur orgueil et leur faire espérerle succès.

La balistique avait fait un pas énorme.

On avait laissé bien en arrière les enginseuropéens, les plus perfectionnés.

Hattison avait inventé un nouveau modèle decanon à dynamite, lançant automatiquement cent obus par minute, àune distance de plus de trente kilomètres.

Dans la seconde enceinte, on pouvait voir cescolosses d’acier, hauts de plus de dix mètres, et d’un calibre aumoins double de celui des plus gros canons Krupp.

Cela représentait plus de soixante tonnesd’acier lancées chaque minute, avec une régularité mathématique,sur l’ennemi.

En touchant terre, chaque obus feraitexplosion, détruisant tout dans un rayon de plus de cinq centsmètres.

Ces canons gigantesques seraient facilementtransportables.

Ils seraient montés sur des chariotsélectriques.

Mues également par l’électricité, des voituresmitrailleuses cribleraient de balles l’horizon à plusieurskilomètres de distance.

De petits tricycles-canons compléteraientcette formidable artillerie que suivraient des forts roulants,crachant la mitraille de toutes parts.

Dans ce laboratoire de guerre, l’électricitéserait une associée puissante. Hattison avait imaginé, pour cernerles villes assiégées, un blocus électrique dont les effetspromettaient d’être terrifiants.

Même en pleine campagne, sur le chemin quesuivraient les troupes ennemies, on établirait, pour arrêter lacavalerie, des buissons artificiels dont chaque épine clouerait surplace les soldats ou les chevaux qu’elle toucherait.

Des aérostats dirigeables seraient chargés debombes asphyxiantes, emplissant les rangs des armées, les rues desvilles, d’émanations délétères auxquelles des milliers d’hommessuccomberaient.

D’autres moyens de destruction encore étaientà l’étude.

Hattison avait continué les travaux de sonfils sur la reconstitution du feu grégeois.

Mais ce n’était pas seulement à Mercury’s Parkque s’était exercé son génie utilisateur et pratique.

Quinze kilomètres plus loin, à l’extrémité dela ligne de glissement, sur le côté du Pacifique, s’élevaient leschantiers de construction et les cales de Skytown.

Là aussi, les cheminées des fonderies sedressaient vers le ciel.

Une armée d’ouvriers boulonnait les coquesgéantes des plungers qui devaient, dans la prochaineguerre, détruire, avant qu’elle eût eu le temps de faire unmouvement, toute la flotte européenne.

Le dernier type construit n’avait pas moins decent mètres de longueur, et pouvait rester plusieurs jours sousl’eau, à n’importe quelle profondeur.

Hattison espérait encore faire mieux.

Il paraissait infatigable, allant de l’une àl’autre cité, surveillant tout, s’occupant à la fois de millequestions différentes.

À Mercury’s Park, comme à Skytown, deslogements confortables pour les ouvriers avaient été construits dèsles premiers temps de l’entreprise. Il y avait maintenant desbibliothèques, des temples même, où, chaque dimanche, lestravailleurs venaient assister aux offices.

Ce jour-là, les bars, pareils à ceux que l’ontrouve d’un bout à l’autre des États-Unis, étaient fermés par ordrede l’ingénieur.

C’était d’une raillerie intense, ce reposdominical, cet hommage rendu aux idées religieuses par l’homme quiamoncelait là les plus terribles engins de meurtre, en vue d’uneguerre implacable, d’un égorgement universel.

Il est vrai que les ouvriers, eux, ne savaientrien du but de l’entreprise, isolés comme ils l’étaient dans leursenceintes respectives, d’où ils ne pouvaient sortir qu’avecl’assentiment d’Hattison.

Sur ce chapitre, l’ingénieur étaitintraitable.

Chaque fois qu’un nouvel ouvrier étaitembauché, il ne manquait pas d’en prendre note, et de le fairesurveiller pendant quelque temps, tant il craignait qu’un espion nes’introduisît dans les usines.

Déjà, il y avait plus d’une année, undétective anglais, dont il avait su le nom par la suite, un certainBob Weld, avait réussi à se faire embaucher comme ouvrierélectricien.

Pendant plus d’un mois, il avait travaillédans les ateliers.

Puis, un jour, au moment du départ de Ned pourl’Europe, il avait disparu sans qu’Hattison pût retrouver satrace.

Depuis, aucun fait de ce genre ne s’étaitproduit.

Un matin, dans le cottage qu’il habitait, aucentre des enceintes, Hattison, devant son bureau, compulsait lesplans détaillés d’une nouvelle torpille.

À côté de lui, sur une petite table, étaitdéposé le lunch que venait de lui servir Joë, le nègre muet.

La sonnerie de la porte d’entrée du cottagetinta.

Un de ses hommes de confiance, remplissant lesfonctions de contremaître, pénétra dans la pièce.

Sans relever la tête, de la main, l’ingénieurlui fit signe d’attendre, de ne pas le déranger.

– Qu’y a-t-il, maître Richardson ?prononça l’ingénieur, lorsqu’il eut terminé son examen.

En même temps, il quittait son bureau pouraller prendre son repas.

– Un homme, qui paraît être un vagabond,à en juger par son costume, vient de s’adresser à moi pour demanderdu travail. Il m’a dit être dans la misère, et accepter toutes lesconditions.

– Ah ! fit Hattison. Que sait-ilfaire ? Comment se nomme-t-il ?

– C’est un électricien. Il se nommeJonathan Mills.

– C’est bien. Faites-le travailler dansla première enceinte, à la station électrique. Mais, n’oubliez pasde le surveiller étroitement. Vous êtes responsable de tout.

Le contremaître sortit.

Sur un registre spécial, Hattison avaitinscrit le nom du nouvel ouvrier.

À la porte du cottage, celui-ci avait attendula réponse du contremaître.

Jeune encore, le visage énergique, encadré decheveux noirs en boucles, couvert de poussière, les vêtementsdéchirés, il avait en effet l’aspect d’un vagabond.

Sur ses épaules, fixé par des courroies,pendait un sac de cuir.

À la main, il tenait un bâton noueux.

Il semblait plongé dans ses méditations, touten ne perdant pas de vue le cottage.

– Suivez-moi, vous êtes embauché, fit lecontremaître. C’est bien Jonathan Mills, votre nom ?

– Oui, répondit le vagabond, dont lafigure s’était subitement éclairée, et qui n’avait pu maîtriser unmouvement de joie.

– Vous avez de la chance, s’écria l’hommede confiance d’Hattison. Je vois que vous êtes satisfait. Pourtant,tout n’est pas rose ici. Il faut se plier à la discipline.

Les deux hommes s’étaient dirigés vers unehaute muraille, dans laquelle s’ouvrait une poterne.

– C’est là que vous travaillerez, repritRichardson. Vous m’entendez ?

Le nouvel ouvrier semblait, en effet, perdudans un rêve, ne plus s’apercevoir de la présence ducontremaître.

Jusqu’aux derniers lointains, son regardembrassait la ville immense de verre et de métal, dans laquelle onentendait le ronflement des machines électriques, et le choc desmarteaux-pilons.

Ses yeux exaltés trahissaient son émotion.

Olivier Coronal, sous le nom de JonathanMills, venait de remporter une première victoire, de mener à bienla première partie de sa téméraire entreprise.

Il était maintenant employé comme ouvrierélectricien, aux appointements de quinze dollars par semaine, dansles ateliers de la première enceinte de Mercury’s Park.

Chapitre 19Un assassinat de Hattison

Grâce àsa connaissance parfaite de l’anglais, à son séjour de plus d’uneannée au milieu des Américains, Olivier Coronal, grâce au faux nomet au déguisement qu’il avait pris, put se mettre au travail sanséveiller aucun soupçon.

Nous l’avons vu, quittant Léon Goupit blessé,et prenant le Pacific Railway pour se rendre à Ottega.

Il avait effectué à pied les cent vingt millesqui séparaient cette dernière ville de Mercury’s Park.

Il avait changé son costume de gentlemancontre des vêtements d’ouvrier, et s’était bravement mis en route,le sac au dos et le bâton à la main.

Sa volonté le soutenait.

Le principal était de se faire passer pour unvagabond, un sans-travail, et de se faire embaucher dans lesusines.

Qu’y ferait-il ?

Comment pourrait-il se rendre utile à l’Europemenacée ?

Olivier Coronal n’en savait rien au juste.

Il emportait, dans un sac de cuir, une petitelampe électrique, des souliers et des gants de gutta-percha, ainsiqu’un trousseau de fausses clefs, prévoyant bien que Hattison avaitpris ses précautions, que, s’il y avait des secrets à Mercury’sPark, ils étaient soigneusement gardés. Dès le début de son séjourà Mercury’s Park, Olivier put s’en convaincre.

Dans la première enceinte où il travaillait,les logements faisaient vis-à-vis aux ateliers.

On lui avait attribué une chambre, et – sansdoute pour mieux le surveiller – juste en face la cabine dugardien.

Tout marchait mathématiquement dans lacité.

À six heures du matin, les ouvriers étaientréveillés.

Une demi-heure après, ils prenaient le premierrepas, composé de jambon, d’œufs, de beurre et de thé.

À sept heures, ils devaient être autravail.

Lorsque sonnait midi, la cloche les rappelaitau réfectoire.

À quatre heures de l’après-midi, la journée detravail était finie.

Ils pouvaient se rendre au bar ou à labibliothèque.

Hattison estimait, en effet, que demander à unouvrier plus de huit heures de travail soutenu n’était paspratique, qu’en dix ou douze heures, il n’en faisait pas davantageet le faisait plus mal.

L’expérience a maintes fois démontrél’exactitude de ce raisonnement, qui paraît paradoxal à premièrevue.

Tout de suite, Olivier s’était rendu comptequ’une surveillance active s’exerçait autour de lui.

Parmi les électriciens ses collègues,plusieurs avaient essayé de le faire parler.

Trop sur ses gardes pour se laisser prendre àce piège grossier, le jeune homme joua merveilleusement son rôled’ouvrier yankee.

Rien dans ses paroles, dans ses gestes, netrahit ses préoccupations.

Même lorsque, pour la première fois, il setrouva en présence d’Hattison, il sut conserver un visageimpassible, refréner son indignation et sa tristesse.

Chaque matin, l’ingénieur visitait lesusines.

Toujours sanglé dans son éternelle redingote,trottinant en lançant de tous côtés des regards inquisiteurs, ilinterrogeait les contremaîtres et les ouvriers à l’improviste.

Rien n’échappait à son coup d’œil.

C’était un terrible maître, qui voulait serendre compte de tout ; et, lorsqu’une explication luiparaissait suspecte, son regard incisif et froid fouaillait lesgens jusqu’au fond de l’âme.

Les premiers jours, il ne parut pas faireattention au nouveau venu.

– C’est le vagabond que vous avezembauché ? se contenta-t-il de demander à Richardson, sonhomme de confiance, qui l’accompagnait toujours dans ses tournéesd’inspection.

Quelques jours après, il interrogea lui-mêmeOlivier qui, dans l’atelier des moteurs électriques, n’avait pas eude peine à se faire remarquer par son intelligence.

Le jeune homme n’avait laissé paraître de sesconnaissances que juste ce qu’il fallait, que ce qui pouvait êtreraisonnable chez un ouvrier instruit.

Il avait eu l’air d’apprendre des choses qu’ilsavait depuis longtemps.

– C’est vous Jonathan Mills ? luidemanda Hattison, en fixant sur lui un regard perçant.

Puis, sans attendre sa réponse.

– Vous travaillez bien. Continuez.

Si perspicace à l’ordinaire, Hattison s’ytrompa lui-même, crut avoir affaire à quelque jeune ouvrier biendoué.

Il donna des instructions pour qu’ons’intéressât à lui, qu’on lui facilitât les moyens de compléter sesconnaissances techniques.

Olivier Coronal s’y prêta très volontiers.

Chaque soir, il se rendit à labibliothèque.

Le jeune homme s’était rendu compte qu’enversles ouvriers la discipline était trop sévère pour qu’il pût mettreses projets à exécution.

Parqués dans leur enceinte, ils n’en pouvaientsortir que le dimanche, et quelques heures seulement.

Il lui fallait donc à tout prix monter engrade, devenir au moins contremaître, pour être un peu plus librede ses mouvements.

Rien qu’à voir la disposition générale desusines, le jeune Français avait tout de suite deviné la penséesecrète du directeur.

Tandis que la première enceinte avait à peuprès libre communication avec le dehors, les poternes de la secondene s’ouvraient qu’à de rares intervalles, pour livrer passage auxtrains du chemin de fer à voie étroite qui y transportait lespièces brutes venant de la fonderie ou de la forge, et dontpersonne ne connaissait la destination.

Quant à la troisième, Hattison seul ypénétrait avec son nègre Joë.

À vingt mètres en avant des murailles, unepalissade portait de place en place le traditionnel avis :« Ne vous aventurez pas dans les endroitsdangereux. »

Le danger, personne ne l’ignorait, c’était leblocus électrique.

Que d’empire sur lui-même il fallait à OlivierCoronal pour dissimuler sa curiosité, sa colère, lorsque, sepromenant le dimanche, après les offices, il apercevait de loin lelaboratoire d’Hattison au-dessus duquel veillait un fanalélectrique.

« C’est là, se disait-il, qu’il me fautpénétrer ; c’est là qu’est renfermé le secret de ce complot,de tous les terribles engins qu’a dû créer Hattison. Pour qu’il aitpris tant de précautions, il faut un motif bienpuissant. »

Le désespoir montait au cœur du jeune homme.Le sentiment de son impuissance l’exaspérait. La nuit le surprenaitsouvent dans sa rêverie. Le paysage alors devenait féerique. Lamasse sombre des bâtiments, tachetée de mille feux électriques,s’étendait jusqu’à l’horizon.

Et là-bas, c’étaient les derniers contrefortsdes montagnes Rocheuses, sombrant, eux aussi, dans l’ombre, tandisqu’à l’opposite, la déclivité du sol faisait deviner lePacifique.

La cloche tintait. Il fallait rentrer dansl’enceinte.

Olivier Coronal faisait appel à toute sonénergie.

Un secret espoir le réconfortait.

Un soir, comme il allait quitter son travail,le jeune Français fut pris à part par le contremaîtreRichardson.

– L’ingénieur Hattison veut vous parler,dit-il. Suivez-moi.

Olivier obéit, non sans trouble.

Il appréhendait qu’on l’eût reconnu, devinéplutôt.

Ses craintes furent vite dissipées.

– Je suis content de vous, lui ditl’ingénieur. Vous passerez demain dans la seconde enceinte. Jedouble vos appointements.

Le faux Jonathan Mills remercia.

Mais Hattison lui avait déjà tourné lestalons.

Ce changement parut de bon augure au jeuneFrançais.

Il allait être plus indépendant, moinssurveillé.

Le lendemain, il débutait dans ses nouvellesfonctions.

La deuxième enceinte franchie, on se trouvaitau milieu de tourelles d’acier garnies de canons, d’amoncellementsd’obus encore vides, de torpilles attendant leur charged’explosifs.

« Toute cette mitraille fondra dansquelque temps sur l’Europe, sur la France, pensa Olivier. Il mefaut pourtant travailler à la réalisation de cette œuvremaudite. »

Il n’y avait pas, en effet, d’autre solution.Il lui fallait se résigner, attendre le moment propice, continuerla lutte sourde qu’il avait engagée.

Son nouveau poste lui laissait plus de loisirset, chose précieuse, il était libre, sa journée de travailterminée, de sortir de l’enceinte.

Déjà, le jeune homme avait fait son plan,calculé les chances de réussite.

Comme il l’avait prévu, le costume engutta-percha, la lanterne sourde et les fausses clefs qu’il avaitlaissées dans son sac de cuir lui seraient utiles.

Le premier obstacle à vaincre, c’était leblocus électrique, dont Hattison avait entouré la troisièmeenceinte, et ce n’était pas le moindre.

« Il me faudra réussir du premier coup,et disparaître. La vengeance de Hattison serait terrible, se disaitCoronal. »

À quelques jours de là, l’ingénieur lui donnala mesure de sa cruauté.

Le spectacle qu’il eut sous les yeux étaitbien fait pour légitimer ses craintes.

Hattison dirigeait lui-même une expérience.Debout, à coté du mécanicien chargé de faire mouvoir lemarteau-pilon, il commandait la manœuvre.

Il s’agissait d’éprouver la résistance depièces d’acier que des chariots amenaient l’une après l’autre sousl’énorme masse.

Lorsque tout fut fini, l’ingénieur ordonna àl’un des ouvriers de monter sur la plate-forme du marteau-pilonpour la nettoyer.

L’ouvrier obéit.

Saisissant alors lui-même la poignée motrice,Hattison la tourna froidement.

On n’entendit, dans l’atelier, qu’un même crid’horreur.

Le bloc d’acier s’était abattu sur lemalheureux ouvrier, qui reparut presque aussitôt, écrasé, aplati,n’ayant plus forme humaine.

Après avoir lancé un regard terrible sur lesouvriers épouvantés, Hattison s’était retiré sans mot dire.

La victime était très mal notée dans lesateliers. L’ingénieur l’avait, paraît-il, surpris, cherchant àpénétrer dans la troisième enceinte.

Chapitre 20La troisième enceinte de Mercury’s Park

Loin dediminuer la volonté d’Olivier Coronal, le spectacle de cetassassinat ne fit que l’exaspérer davantage, la rendre plusinébranlable.

Sa haine à l’égard d’Hattison augmentait dejour en jour, à mesure qu’autour de lui le jeune Français voyaits’avancer les travaux, s’augmenter le stock des canons à dynamite,des mitrailleuses automobiles, s’amonceler sous les hangars lesobus et les torpilles.

Il assista même aux essais d’uncanon-aérostat.

Dans les laboratoires de chimie, dans l’usineaux ballons dirigeables, la même activité régnait. Un ballon ànacelle explosible devait être lancé dans quelques jours.

« Et Skytown que je ne connais pas !se disait Olivier lorsqu’il voyait Hattison prendre place dans letrain de glissement qui y conduisait. »

L’impatience minait le jeune homme, enfiévraitson regard.

Bien souvent, il avait prémédité d’assassinerle père de Ned.

« Non, ce serait inutile,réfléchissait-il ensuite. William Boltyn et ses associés n’encontinueraient pas moins leur œuvre, et je perdrais tout espoir deme rendre utile, en même temps que tout le bénéfice de l’esclavageque je subis ici depuis bientôt un mois. »

Plus acharné au travail que jamais, Hattisonrestait plusieurs jours de suite enfermé dans son laboratoire.

Tout d’un coup, il cessa d’y allerrégulièrement, n’y fit plus que de courtes visites.

Ce fut une indication pour Olivier.

« Le moment est venu d’agir, se dit-il.Évidemment, Hattison a trouvé ce qu’il cherchait. À moi maintenantd’arriver derrière lui, et de sauver l’Europe de ses griffesd’acier. »

Comment pénétrer dans la troisièmeenceinte ?

L’entreprise était téméraire, hérissée dedifficultés. Mais le faux Jonathan Mills ne manquait pas d’énergie,ni d’imagination.

Son plan était arrêté depuis longtemps.

Il se mit à l’exécuter avec un sang-froidmathématique.

Tout d’abord il lui fallait savoir d’oùpartait le blocus électrique, ce premier obstacle à vaincre.

Ses fonctions de contremaître l’appelantsouvent d’une enceinte à l’autre, Olivier profita du peu de libertédont il jouissait.

Un soir, il épia Hattison, comme celui-ci serendait à son laboratoire en compagnie de son nègre muet Joë, unesinistre brute que ses cheveux blancs et ses gros yeux fixesrendaient hideux à voir.

Olivier avait déjà remarqué, mais sans yattacher d’importance, qu’au lieu d’aller directement à la poternede la troisième enceinte, l’inventeur, pour y arriver, faisait undétour et longeait la palissade établie en avant des murailles.

La question était de savoir comment Hattisons’y prenait pour pénétrer à l’intérieur, pour interrompre le blocusélectrique.

Rasant silencieusement les bâtiments,profitant des pans d’ombre Olivier Coronal suivait de loin les deuxhommes.

Dans sa poche, sa main étreignait un revolverde fort calibre.

Il les vit ouvrir une petite porte dissimuléedans la palissade, et la refermer sur eux. Y pénétrer à leur suite,il n’y fallait pas songer.

Étouffant le bruit de ses pas, le jeune hommese rapprocha.

À travers les interstices des planches, il putvoir le nègre se baisser, déplacer quelques pavés et mettre au jourune plaque circulaire de fonte semblable à celles qui protègentdans les villes l’accès des égouts ; puis, au moyen d’unanneau, la soulever.

À ce moment, l’émotion d’Olivier était à soncomble. Il manqua de tomber, et heurta du front la palissade.Heureusement, le bruit que faisait Joë ne permit pas à Hattisond’entendre le choc.

Le jeune Français avait eu quelques secondesd’angoisse. La sueur mouillait son front.

Il vit encore les deux hommes descendre par latrappe. Le bras vigoureux du nègre ramena la plaque de fonte à saplace.

Olivier entendit des pas qui s’enfonçaientsous le sol.

Il s’éloigna vivement, craignant d’êtresurpris.

Cette nuit-là, il ne dormit guère. Il étaittrop agité, trop ému de ce qu’il lui avait été donnéd’apercevoir.

Ce dont il était certain, c’est que, pour serendre à son laboratoire Hattison passait en dessous des muraillesde la troisième enceinte.

Le lendemain était un dimanche. Olivierrésolut d’en profiter.

Ce jour-là, pas plus que ses ouvriers, ledirecteur de Mercury’s Park ne travaillait.

Il ne risquerait pas d’être surprisimmédiatement, si toutefois il avait le bonheur de réussir àpénétrer dans le laboratoire.

Dès l’aurore, il fit ses préparatifs.

Il emporta ses chaussons et ses gants degutta-percha. Au milieu des dangers inconnus et des piègesélectriques qu’il fallait affronter, ces isolateurs lui étaientindispensables.

Il pensait que Hattison avait dû accumuler lesobstacles et les engins de défense. Sournoisement les déchargesélectriques devaient guetter, happer au passage, foudroyerl’imprudent.

Avec son trousseau de fausses clefs, salanterne sourde, il fit un petit paquet.

Il pensait avoir besoin de rester plusieursheures dans le laboratoire.

Il lui fallait le temps de se rendre compte dela nature des engins enfouis là par Hattison.

Qu’importait qu’on remarquât son absence auxusines ! Olivier comptait bien n’y jamais revenir, s’échapperau plus vite ; et, les documents en main, avertir legouvernement français du péril transatlantique.

La journée lui parut interminable. Le tempsétait couvert. La nuit s’annonçait opaque, sans étoiles.

Dans la fraîcheur du soir, quelques ingénieurscausaient entre eux.

– Nous allons bientôt avoir une visite,disait l’un. Voici la fin du mois. Ils sont même en retard.

– Ah ! oui, la délégation mensuelle.Quels sont les trois qui viendront, cette fois ?

– Moi, je parie pour le grand blond à nezd’oiseau de proie, fit son voisin.

– Fred Wikilson, le président de laSociété des aciéries américaines ?

– Peut-être bien.

– Et moi pour le gros lourdaud barbu,s’écria un autre ingénieur.

– Philipps Adam, le marchand de forêts,reprit le même qui avait déjà nommé Fred Wikilson.

– Je ne sais pas son nom.

– All right ! Je tiens,moi, pour celui dont la figure ressemble à une tomate tropmûre.

– Sips-Rothson ?

– Oui, Sips-Rothson, le distillateur quifabrique à lui seul plus de la moitié du gin que l’on boit chaqueannée dans l’Union.

– By God ! Vous êtes bienrenseigné, remarquèrent ensemble les parieurs.

Et, comme n’ayant sans doute rien de mieux àfaire, ses collègues continuaient très gravement leurs paris.

– Vous faites une besogne inutile.Personne ne gagnera.

– Pourquoi ?

– Expliquez-vous ! cria-t-on enchœur.

– Je ne devrais pas vous le dire, repritl’ingénieur qui avait l’air si bien renseigné. Il paraît que, cettefois, Hattison les a tous convoqués. De grandes expériences doiventavoir lieu dans la troisième enceinte.

Les dollars des parieurs rentrèrent dans leurspoches.

– Ah ! fit-on. Et quandcela ?

– Vous m’en demandez trop, par exemple.Un de ces jours. Ils viendront avec le train de William Boltyn.

Olivier Coronal en savait assez.

Il prit congé de ses collègues, et regagna sachambre.

– Je ne me suis pas trompé, pensait-il.Hattison vient de terminer son œuvre.

Il n’alluma pas sa lampe. Assis dans l’ombre,par la fenêtre entrouverte, il contempla Mercury’s Park, effrayantdans les ténèbres.

Olivier se croyait plongé dans un de ces rêvesoù des monstres terrifiants vous guettent avec leurs gros yeuxronds et phosphorescents.

C’était bien un monstre, en effet, que lacolossale cité d’acier assoupie dans l’ombre, qui se réveilleraitdemain avec les sifflements de ses innombrables machines, leronflement de ses dynamos et de ses générateurs.

Tachetée de mille feux violets, le jeune hommela reconstituait pièce à pièce ; et lorsque ses yeuxs’arrêtaient sur la troisième enceinte, il se sentait pris d’untremblement nerveux.

Neuf heures seulement venaient de sonner.

Il n’était point encore temps. Il fallaitattendre que tout le monde fût endormi, que les gardiens eussentfait leur dernière ronde.

Au moment d’affronter la mort, le souvenir demiss Aurora lui revenait avec persistance, et son cœur se mettait àbattre.

Olivier sentait se déchirer quelque chose enlui, à l’idée que jamais il ne la reverrait, si troublante avec sesgrands yeux d’émeraude, ses lourdes tresses blondes, toute sabeauté, sauvage un peu, ses lèvres comme saignantes dans lablancheur liliale de son teint.

Il se rappelait leur dernière rencontre, cebal où il l’avait tenue dans ses bras, grisée, et l’éclair humidede son regard, et le frémissement de sa jeune poitrine de viergeorgueilleuse, vaincue par l’amour.

Le jeune homme souffrait atrocement.

Que venait faire en lui ce souvenir, au momentoù il ne s’agissait plus que du salut de la patrie et del’humanité.

Allait-il défaillir au momentsuprême ?

Allait-il abandonner la lutte ?

– Non, s’écria-t-il avec violence. Je nedois pas me souvenir.

Et, profitant de son exaltation,fiévreusement, Olivier Coronal prit à la main sa lanterne sourde,mit le paquet qu’il avait préparé sous son bras, et se glissaau-dehors.

Il emportait avec lui toute sa fortune, ce quilui restait des dix mille dollars gagnés à Chicago chez l’ingénieurStrauss.

La fraîcheur de la nuit le calma un peu. D’unpas ferme, évitant toutefois le plus qu’il le pouvait lesprojections lumineuses des phares, il se dirigea vers le cottaged’Hattison. Il importait tout d’abord de savoir si le directeur desusines était bien chez lui.

Après un trajet de quelques minutes, tremblanttoujours d’être arrêté par une main, un piège invisibles, Olivieraperçut les vitres de la maisonnette, derrière lesquelles tremblaitune lumière.

Il rebroussa chemin, et cette fois se dirigeavers la troisième enceinte.

Pas un astre ne brillait dans le firmament.Olivier ne voyait pas à deux mètres devant lui ; et pourtantil n’osait allumer sa lanterne sourde.

Pendant plus d’un quart d’heure, il marchasans s’arrêter, dans la ville endormie, sans perdre de vue le fanalqui, là-bas, brillait au-dessus du laboratoire.

Parfois, croyant entendre marcher derrièrelui, il s’arrêtait, blotti dans un angle de muraille, prêt à tirerde sa poche le poignard effilé qu’il tenait tout ouvert dans samain. Rassuré par le silence absolu, il reprenait sa marche.

Il atteignit enfin les palissades ; etpeu après, la petite porte secrète.

Elle n’opposa pas beaucoup de résistance auxcrochets.

Même, lorsque Olivier l’eut refermée, il nerestait aucune trace d’effraction.

Il n’eut pas non plus de peine à trouverl’entrée du passage souterrain.

La plaque de fonte était à nu.

Mais, pour la soulever, il lui fallut fairedes efforts surhumains.

Dans la nuit, le bruit qu’il faisait serépercutait en échos.

Au-dessus des bâtiments des usines et destourelles, projetant leur ombre en longs pans striés de lumièreélectrique, les poteaux télégraphiques prenaient des alluressinistres de gibet.

Les tempes de l’audacieux Français battaient.Ses nerfs tendus donnaient à son visage une expression fiévreuse etbouleversée.

Seulement alors il se décida à allumer salanterne pour pénétrer dans le souterrain. Il la posa sur lapremière marche de l’escalier de fer qui s’enfonçait sous lesmurailles de l’enceinte.

Puis, par-dessus ses mains, il mit les gantsde gutta-percha, chaussa les bottes de même substance, s’engagea àmi-corps dans la trappe, et se mit en devoir de replacer la plaquede fonte.

Elle lui échappa, et retomba avec un bruitformidable, ébranlant les marches de l’escalier.

« Ce bruit insolite ne va-t-il pas donnerl’éveil ? se demandait-il avec angoisse. »

Pendant plus d’un quart d’heure, l’oreillecollée à la trappe, il attendit. Mais, aucun pas ne se faisaitentendre.

Résolument, Olivier Coronal s’engagea dans lepassage souterrain.

L’escalier n’avait qu’une vingtaine demarches. Une voûte humide le continuait.

Les souliers de gutta-percha amortissaient lebruit des pas du jeune homme. Il glissait plutôt qu’il ne marchait,évitant soigneusement de toucher les murailles, dans lesquellespouvaient être dissimulés des appareils avertisseurs, ou depuissants courants électriques.

La lanterne sourde ne laissait passer qu’unmince fil de lumière.

Silencieux, à cause de ses chaussonsisolateurs, Olivier se donnait à lui-même l’impression d’un fantômerôdant dans on ne savait quelles catacombes.

La voûte souterraine allait en serétrécissant.

Une porte massive finit par arrêter le jeunehomme dans sa marche.

Il l’examina. Aucune trace de gondsn’apparaissait non plus que de serrures. Elle semblait devoirglisser dans des rainures verticales.

D’une poussée, il eut vite reconnu que jamaisil ne parviendrait à vaincre cet obstacle. Soudain, un cadran luiapparut dans un angle de la muraille.

« À quoi peut-il bien servir, se dit-il,sinon à ouvrir cette porte ? »

Sans ordre apparent, les lettres de l’alphabetétaient disposées autour du cercle d’émail, au centre duquel unpivot faisait mouvoir deux aiguilles.

La difficulté n’était pas vaincue. Loin de là.Sans doute, pour faire jouer le mécanisme, il fallait reproduire unnom secret avec les caractères du cadran, en amenant les aiguillesl’une après l’autre sur les lettres qui le composaient.

Olivier connaissait bien ce genre d’appareils.Il en avait souvent fabriqué de semblables.

« Je puis passer des journées entières,se disait-il, avant de trouver le mot qui ouvrira la porte… Etpuis, ce n’est peut-être qu’un piège… Hattison est assez ingénieuxpour avoir fait communiquer ces aiguilles avec des accumulateursélectriques. »

La lanterne posée sur le sol, ilréfléchissait.

– Qu’importe ? finit-il pars’écrier. J’irai jusqu’au bout. Je tenterai ce dernier effort.

Les aiguilles tournaient toujours. Il ensaisit une, et lui fit accomplir la moitié de sa révolution.

– Qui sait ? C’est peut-être lepropre nom d’Hattison ! fit-il. Essayons.

Il fut vite détrompé.

– Boltyn, alors ? s’écria-t-il, prisd’une sorte de rage.

Même insuccès. Il commençait à désespérer,lorsque, tout à coup, une idée de génie traversa son cerveau. Surle cadran, une des aiguille marquait : A, l’autre :U…

– Aurora !…

Ce nom s’échappa de ses lèvres dans une sortede divination.

Fiévreusement, il manœuvra les aiguilles…Successivement il les fit glisser aux lettres : R. O. R. Sesdoigts tremblaient d’émotion. Au moment précis où l’A finals’indiqua sur le cadran, un déclenchement se produisit. La portemassive glissa dans ses rainures. L’entrée de la troisième enceinteétait libre !

Chapitre 21Le bataillon des hommes de fer

Pendantquelques instants, Olivier Coronal resta cloué sur place, sanspouvoir faire un mouvement. Il avait vaincu. Mais par quelmoyen ? Ce nom d’Aurora le poursuivait donc partout !

L’inventeur venait de surmonter un obstaclequ’il avait cru infranchissable ; et c’était à son amour pourla jeune fille qu’il le devait. Son exaltation était tombée tout àcoup. Il semblait oublier le lieu où il se trouvait, et la tâchequi l’attendait.

– Ne pourrai-je donc arracher ce souvenirde mon cœur ? balbutia-t-il. Moi, aimer la fille de WilliamBoltyn, de l’homme qui a conçu ce complot dirigé contre l’Europe,contre l’humanité.

Brusquement, il saisit sa lanterne sourdequ’il avait posée par terre à côté de lui, et s’élança en avant.Lorsqu’il eut gravi un autre escalier, soulevé une autre trappe, ilse retrouva à l’air libre.

Derrière lui, la porte qui avait faillientraver sa marche restait ouverte. Olivier pensait bien repasserpar là quelques heures plus tard. Autour de lui, un silence de mortplanait. Tassés dans l’ombre épaisse, les bâtiments se profilaient,gigantesques, effrayants, sur le ciel noir, où ne luisait aucuneétoile.

Sans hésiter, le jeune inventeur se dirigeavers le laboratoire, au-dessus duquel brillait toujours le fanalélectrique. La porte d’entrée lui offrit peu de résistance.Entièrement maître de lui, Olivier se trouva enfin dans cette pièceoù, depuis tant de jours, il espérait pénétrer.

Il dévissa des parois de sa petite lampeélectrique. Une lumière brillante l’environna aussitôt. Il se mit àexaminer le lieu où il se trouvait. De longues tables, chargéesd’une profusion d’appareils, garnissaient le laboratoire. Ilreconnut tout de suite des phonographes, des microphones, au milieud’une quantité de bobines d’induction, d’accumulateurs et d’autresinstruments très compliqués dont la nature lui échappait. Sur unpetit bureau, une pile de plans et de dossiers attira sonattention. Il ne les eut pas plutôt feuilletés qu’il poussa un cride surprise :

– Des hommes de fer ! Hattisonaurait construit des hommes de fer !

Pendant plusieurs heures, le monde extérieurn’exista plus pour Olivier Coronal. Une fièvre d’étude lepossédait. L’un après l’autre, les plans passaient devant ses yeux.Il les examinait en détail, et, sur un carnet, prenait hâtivementdes notes. Lorsque enfin il quitta le petit bureau, son visageétait bouleversé, sa démarche chancelante.

– Le voilà donc, le secret d’Hattison,s’écria-t-il… Des automates remplaceront les soldats dans la guerreprochaine. Et quels automates !… Jamais on n’a rêvé de tellesmerveilles de précision. Jamais on n’a imité d’aussi près lanature.

De long en large, Olivier arpentait lelaboratoire. Son étonnement, sa stupeur en présence de ce qu’ilvenait de découvrir, dépassaient tout ce qu’il avait prévu,imaginé, pendant ces nuits d’insomnie où, à la fenêtre de sachambre, les yeux fixés sur la troisième enceinte, il se demandaitce que pouvait bien cacher l’ingénieur Hattison.

Plus de doute maintenant. Tous les plans,toutes les notes explicatives étaient là, d’abord obscurs,hésitants, puis définitifs. À première vue, le jeune homme lesavait déchiffrés.

Ces automates n’existent pas seulement enthéorie, s’écria-t-il après un nouvel examen des dossiers. Il y ena cinquante de construits. Il faut que je les trouve, que je merende un compte exact de leur structure.

Le laboratoire ne lui offrait plus d’intérêt.Il roula soigneusement les dossiers, et les glissa dans une despoches de son vêtement, en dessous de son costume de gutta-percha.Puis, sa lampe électrique à la main, il sortit et referma laporte.

– Ah ! murmura-t-il, avec un air detriomphe. Vous avez compté sans moi, Hattison !

Il n’eut pas besoin de se servir de sontrousseau de clefs pour pénétrer dans l’autre bâtiment de latroisième enceinte, qui n’était qu’un hangar immense, dont aucuneporte n’interdisait l’accès. Des établis, garnis d’étaux etd’instruments de serrurerie, frappèrent tout d’abord ses yeux.

Plus loin, sur des tables, il retrouva lesappareils compliqués dont, tout à l’heure, en pénétrant dans lelaboratoire, il n’avait pu s’expliquer ni la nature exacte ni ladestination. C’était l’organisme intérieur des hommes de fer.

Il y avait là des phonographes d’un nouveaumodèle, construits de telle façon qu’ils enregistraient seulementles bruits très aigus.

Épars sur les tables du laboratoire, desrouages, des articulations d’acier, représentaient la plusstupéfiante invention connue.

Le génie utilisateur et pratique d’un Hattisonavait retrouvé la solution du problème, avait dit son dernier moten cette matière jusqu’alors vainement explorée : l’imitationde la nature, la fabrication d’automates humains.

Le jeune Français marchait comme dans un rêve.La clarté de sa lampe n’était pas suffisante pour qu’il pûtdistinguer nettement les choses environnantes. Le fond du hangarrestait obscur. Des ombres fantastiques s’y dressaient.

Une lampe à arc était suspendue au plafond.Dès qu’il eut trouvé le bouton de porcelaine qui la commandait,Olivier Coronal le tourna.

Le jeune homme était courageux. Plusieursfois, il avait affronté la mort sans trembler. Pourtant, une peurhorrible glaça son sang, lorsque la lumière inonda le hangar d’unbout à l’autre.

Noirs, sinistres, impassibles, les hommes defer venaient de surgir, dans un flot de clarté. Leur bataillon sehérissait de baïonnettes. Bardés d’acier, arc-boutés sur leursjarrets rigides, le torse bombé, on eût dit des preux du Moyen Âgeressuscités et prêts à s’avancer. Un casque tenait lieu de tête àces fantômes de métal. Un de leurs bras pendait. Les yeux grandsouverts, distendus et comme hébétés, Olivier Coronal lescontemplait.

Sa frayeur nerveuse ne dura que quelquessecondes. Mais un bouleversement profond lui en resta.

Ces spectres d’acier, capables de se tenirdroits, de marcher, d’obéir d’eux-mêmes, révoltaient toutes lesidées philosophiques de l’inventeur.

Hattison lui paraissait plus monstrueuxencore, d’avoir ainsi matérialisé la forme humaine, d’en avoir faitun engin de destruction plus terrible encore que les autres. Legrotesque se mêlait à l’horrible, dans cette parodie mathématiquede l’être humain.

– Quel délire le possède donc ?s’écria-t-il. Qu’a-t-il pu rêver, cet Hattison maudit ?

Dans son imagination surexcitée, OlivierCoronal entrevit les inconscientes cohortes de métal, dociles etinébranlables, se ruant de toute leur force aveugle à l’assaut duvieux monde.

La nuit avançait. Le jeune homme consulta samontre.

Elle marquait deux heures après minuit. Ilsecoua sa douloureuse rêverie, fit appel à toute sa volonté. Ilfallait qu’à tout prix, en s’enfuyant, il emportât, avec tous lesdétails de leur fonctionnement, le secret des hommes de fer.

Plusieurs fois, il relut avidement lesdossiers. C’était tellement extraordinaire et simple que, parmoments, il se figurait encore être le jouet d’une hallucinationscientifique. Mais, lorsque ses regards se fixaient de nouveau surle bataillon tragique, il était bien obligé de se convaincre de laréalité.

Non loin de là, un automate, à moitiéconstruit, était étendu sur un établi. Une partie seulement del’armure extérieure était posée.

C’était lugubre cette apparence humaine gisantlà, comme un cadavre sur une table d’autopsie.

Toute une anatomie d’acier apparut aux yeuxd’Olivier Coronal : bielles motrices, coussinets, leviersfaisant office de muscles, accumulateurs, fils électriques,appareils enregistreurs, remplaçant l’intelligence et lavolonté.

– Jamais on n’a vu un aussi bel exemplede simplification mécanique ! C’est admirable, s’écria lejeune homme après un moment d’examen.

Des piles électriques et des leviers moteurs,un phonographe pour recevoir les ordres, un régulateur permettantd’accélérer ou de diminuer la vitesse de la marche, l’organismeinterne des automates ne comprenait pas autre chose.

Les hommes de fer ne pouvaient exécuter quequelques mouvements, toujours les mêmes, indépendamment de lamarche et de l’arrêt : mettre en joue et tirer, s’agenouilleret changer de direction. Ils n’étaient construits que pour remplirle seul rôle de soldats.

On les faisait manœuvrer à coups de siffletsstridents et modulés. Un phonographe, qui leur tenait lieud’oreilles, recueillait les vibrations sonores, et les transmettaità un appareil spécial influençant lui-même les moteursélectriques.

Hattison avait réalisé des merveillesd’automatisme, tout en simplifiant les rouages jusqu’à l’extrême.Un coup de sifflet servait à mettre en marche les hommes de fer,qui pouvaient effectuer, sans arrêt des trajets considérables. Lemécanisme, qui les faisait se mouvoir, agissait par accumulation,c’est-à-dire qu’un second coup de sifflet les faisaits’agenouiller, un troisième mettre en joue. Au quatrième signal ilsfaisaient feu avec un ensemble parfait.

Leurs doigts de fer pressaient alors douzefois la gâchette de leur carabine électrique à répétition – uneinvention d’Hattison aussi – dont la baïonnette, reliée aux pilesélectriques, était capable de foudroyer un homme. C’était terribleet simple pourtant, mais surtout pratique.

Une fois chargées, les piles pouvaient restertrois jours sans qu’on eût à y toucher. Dans le dos de l’automate,un bouton permettait d’ouvrir la cuirasse d’acier coulé, derecharger les piles.

Penché sur l’homme de fer, qu’il disséquait,pour ainsi dire, du regard, Olivier Coronal sentait son front semouiller d’une sueur froide. Il en savait assez maintenant.L’agencement interne, le fonctionnement des machines humaines,n’avaient plus de secrets pour lui. Il eût pu en construire desemblables.

Les heures avaient passé sans qu’il y pritgarde.

– Quatre heures ! s’écria-t-il.

Il lui fallait s’éloigner au plus vite deMercury’s Park. Dans quelques heures, la cité s’éveillerait ;les ouvriers reprendraient le travail quotidien. Il risqueraitd’être surpris, de perdre le bénéfice de sa téméraire entreprise.Il ne le fallait pas.

Olivier Coronal éteignit la lampe à arc duhangar, s’assura qu’il avait bien remis dans sa poche les précieuxdossiers ; et, sa petite lanterne sourde à la main, il sedirigea vers la trappe souterraine. Sans perdre une seule minute,il s’engagea dans l’escalier, et ramena la plaque de fonte à saplace.

Avant qu’il eût fait seulement trois pas sousla voûte, il ressentit une secousse terrible, et tomba à larenverse.

Plein d’épouvante, il se releva, tâta sesmembres. Il n’avait que des contusions légères. Une odeur de roussile prenait à la gorge. Ses cheveux étaient à moitié carbonisés.Seulement alors, il se rendit compte qu’une décharge électriquevenait de l’atteindre. Sans ses isolateurs de gutta-percha, il eûtété foudroyé.

Pourtant, quelques heures auparavant, il étaitpassé librement à cet endroit. Quelqu’un l’avait donc suivi.

– Malédiction, rugit-il en serrant lespoings.

Le regard qu’il venait de jeter en avant avaitsuffi à le convaincre qu’il était prisonnier dans la troisièmeenceinte : la porte massive, qu’il avait laissée ouverte,était maintenant refermée.

Chapitre 22Le prisonnier

Voici cequi s’était passé :

La lumière qu’Olivier Coronal avait aperçuederrière les vitres du cottage était bien celle de la lamped’Hattison. L’inventeur travaillait, assis devant son bureau. Uneexpression de contentement se lisait sur sa physionomie, la faisaitmoins renfrognée qu’à l’ordinaire.

C’est que, le lendemain devait être pour luiun jour de triomphe. Dans la matinée, le train spécial de WilliamBoltyn devait amener tous les milliardaires de l’association àMercury’s Park.

« Ils ne se doutent pas de la surpriseque je leur ménage, se disait-il. Et je vois d’ici leur étonnement,en présence de mes hommes de fer. »

Cette idée le mettait en gaieté.

– Joë, cria-t-il, dans l’embouchure d’unphonographe placée à portée de sa main ; apporte-moi unebouteille de whisky.

Le nègre ne tarda pas à paraître, portant unflacon poudreux et un gobelet de vermeil qu’il posa sur le bureaumême de l’ingénieur.

Prudent jusqu’à l’extrême, Hattison n’avaitjamais voulu avoir d’autre serviteur que ce nègre, qui joignait, àun dévouement inébranlable, la précieuse qualité d’être privé de laparole. Il l’avait patiemment dressé à comprendre ses ordres aumouvement de ses lèvres.

Mais lorsque Joë s’était retiré dans sachambre, comme c’était le cas ce soir-là, Hattison n’avait qu’àparler dans le phonographe. Recueillies et communiquées à unappareil spécial, ses paroles s’inscrivaient sur un tableau en mêmetemps qu’une petite secousse électrique réveillait le dormeur.C’était très pratique.

« Comme cela, pensait le directeur deMercury’s Park, qui, nous le savons, ne se piquait pas dephilanthropie, je suis assuré contre les indiscrétions que, bons oumauvais, commettent tous les domestiques. »

Joë s’était retiré. Hattison se versa unelarge rasade, et but d’un trait.

– All right ! fit-il. Je mesens tout rajeuni ce soir ; et en bonnes dispositions pourdemain… Allons, continua-t-il après une pause, la vie n’est pasencore trop mauvaise, quand on veut bien la comprendre et profiterdes occasions. Enfin, le principal est fait. Le reste…

Il n’acheva pas sa phrase. Repoussant de lamain, les dossiers et les registres qui encombraient son bureau, ilplaça la bouteille et le gobelet, en face de lui, se laissa glisserlégèrement dans son fauteuil, but une nouvelle rasade, et se prit àréfléchir. La joie illuminait son visage osseux. Ses petits yeuxbleus pétillaient dans leurs orbites. Il semblait franchementheureux. Quiconque l’eût vu en ce moment, n’eût pas reconnu là, levieillard chevrotant à la mine compassée, au geste sec, au regardimplacable comme un chiffre, qui visitait chaque matin les ateliersde Mercury’s Park et de Skytown. Mais personne n’était là pour levoir. Il pouvait se permettre cette débauche de gaieté. Du reste,depuis la fondation de Mercury’s Park, c’était la première fois queHattison s’accordait une heure de répit, qu’il suspendait sontravail pour s’abandonner au bonheur de savourer sa haine. Cettefois, il est vrai, la chose en valait la peine. L’inventeur étaitdécidément très gai.

– Ah ! s’écria-t-il, mes bons amis,les Européens, je crois fort quel vous y laisserez votre peau, etvotre or, ce qui vaut mieux. Nous verrons bien si les Yankees nesont pas assez intelligents pour devenir maîtres de l’universindustriel ! Ils seront les plus forts, dans tous cas ;et le vieux monde sera bien obligé de se soumettre. Ah ! sil’Union ne comptait que des hommes comme William Boltyn etmoi !…

Un ricanement lui échappa.

– Quelle puissance, continua-t-il,pourrait disposer d’un laboratoire de guerre aussi formidable quecelui-ci… La troisième enceinte de Mercury’s Park n’a pas sarivale, je puis le dire… Le secret des hommes de fer, personne nele connaît que moi, et…

Dans le silence de la pièce, le bruit d’untimbre électrique venait de résonner. Hattison sursauta, troublédans ses rêves de triomphe. Son visage se décomposa.

– L’avertisseur du souterrain !s’écria-t-il en bondissant, plutôt qu’il ne courut, vers unappareil dissimulé dans une encoignure.

Il fit jouer le déclic d’un phonographe, etapprocha de ses oreilles le cornet acoustique.

Il se tut, mais son visage subitement devenulivide, ses lèvres qu’il mordait, trahissaient son émotion. Detemps à autre, il frappait du pied avec fureur.

Lorsque, la plaque de fonte lui eut échappédes mains, Olivier Coronal resta plusieurs minutes à écouter si lebruit qu’elle avait fait en retombant lourdement n’avait pas donnél’éveil, il n’avait pas pensé un instant que, dans son cottage,Hattison en eût été prévenu. C’est pourtant ce qui s’étaitproduit.

Le savant Yankee était trop soupçonneux, tropméfiant ; il attachait trop de prix aux secrets enfermés dansla troisième enceinte, pour n’en avoir pas confié la garde à cesmerveilleux instruments qu’on appelle les microphones, et qui sontcapables de recueillir, d’amplifier et de transporter à de grandesdistances les bruits les plus imperceptibles.

Rassuré par le silence environnant, OlivierCoronal avait continué sa marche dans le souterrain. Mais le bruitde ses pas, pourtant assourdis par les chaussons de gutta-percha,les phrases entrecoupées qu’il avait prononcées en français, toutcela avait été enregistré par les microphones soigneusementdissimulés dans l’épaisseur des murailles. L’oreille collée aucornet de son appareil, Hattison avait perçu distinctement tous lesdétails de l’effraction.

– Aurora ! s’était écrié l’audacieuxfrançais, devant le cadran à secret de la porte massive.

– Aurora ! avaient répété lesmicrophones.

Et presque aussitôt, Hattison avait entendu laporte glisser dans ses rainures. Blême de peur, l’ingénieur avaiteu l’idée de s’élancer vers la troisième enceinte.

– Un espion ! un Français !avait-il rugi.

Ses yeux lançaient des éclairs sauvages. Puis,il avait réfléchi qu’il lui faudrait donner l’alarme, prendre aveclui des ouvriers pour opérer la capture du bandit – c’est ainsiqu’il l’appelait.

– C’est inutile, fit-il. J’ai un moyenplus sûr.

Fiévreusement, il se remit à écouter. OlivierCoronal avait franchi la porte.

Hattison l’entendit soulever la trappe quidonnait dans la cour de l’enceinte. Il laissa retomber les cornetsdu phonographe et, sans hâte cette fois, se dirigea vers une sortede retrait que cachaient des tentures. Un sourire diaboliqueéclairait son visage.

– La porte d’abord, fit-il en manœuvrantla poignée d’un interrupteur… Le blocus maintenant. Là, tout estpour le mieux… Nous verrons demain à notre aise quel est l’oiseauqui s’est fait prendre au piège.

C’était un principe chez Hattison de ne jamaislaisser paraître son émotion. Il se morigéna du mouvement violentqu’il avait eu.

– Ces diables de nerfs, fit-il enregagnant son fauteuil, aussi tranquille en apparence que si rienne se fût passé ; on ne peut jamais les maîtriser tout à fait.Ce n’était vraiment pas la peine de m’agiter de la sorte.

Le visage du Yankee était redevenu impassibleet froid.

– Quand bien même ils seraient cinquante,s’écria-t-il, je les défierais bien de sortir maintenant de latroisième enceinte, que ce par le souterrain ou en escaladant lesmurailles. Ils tomberaient tous comme des mouches, avant d’avoirréussi à forcer le blocus électrique.

Il était donc bien rassuré sur ce point. Mêmela facile victoire, qu’il venait de remporter, flattaitagréablement son amour-propre.

– Joli cadeau que je ferai demain àWilliam Boltyn, murmura-t-il au bout de quelques instants. UnFrançais ! Un espion ! Cela ne sera pas pour luidéplaire.

Mais, ce qui l’intriguait, c’était le nomd’Aurora qu’il avait nettement entendu dans le phonographe. Jamaisil n’avait confié à personne le secret du mécanisme de la portemassive qui barrait le souterrain. Il dut renoncer à trouver uneexplication logique.

– Comment ce Français – car c’en est un –a-t-il pu découvrir ce nom d’Aurora, à l’aide duquel seul on peutfaire glisser la porte dans ses rainures.

Cela restait pour lui un mystère. Maisqu’importait ce détail ? Quand il le voudrait, l’inconnuserait en son pouvoir.

– Peut-être même, pensa-t-il, n’aurai-jepas besoin de le faire exécuter sommairement. Il se pourrait bienque demain je retrouve son cadavre carbonisé par une déchargeélectrique.

Cette idée rendit toute sa gaieté à Hattison.Il se versa une nouvelle rasade de whisky.

– C’est trop bête aussi, s’écria-t-il, enportant son gobelet de vermeil à ses lèvres… « No venturein dangerous place », disent les écriteaux. Pourquoi neles a-t-il pas lus ?

Un rire effrayant ponctua cette plaisanteriesinistre. Dans le décor d’appareils de toutes sortes qui peuplaientson cottage, Hattison avec sa face glabre, ravagée par l’ambitionet la haine, avec le regard perçant de ses petits yeux encavés dansleurs orbites, ne ressemblait pas peu, en ce moment, à quelquemalfaisant sorcier évoquant le démon de la science pour mener àbien une œuvre obscure et destructrice.

Chapitre 23Les hôtes de Hattison

À travers les gorges des montagnes Rocheuses,le train de William Boltyn filait à toute vapeur vers Mercury’sPark. Miss Aurora venait de se lever. Elle avait quitté sa chambreà coucher, une merveille de luxe et de confortable, pour aller, surla passerelle du train, respirer la brise matinale. Un légerbrouillard traînait encore, paresseusement, sur les crêtes desrochers gigantesques, se déchiquetait en lambeaux de mousseline,s’attardait dans les crevasses avant de disparaître tout àfait.

Accoudée à la balustrade de la plate-forme,miss Aurora suivait du regard les blancs flocons de fumée quifinissaient par s’évanouir dans l’atmosphère diaphane, que des boisde sapins parfumaient de senteurs résineuses. La jeune filleportait un costume très simple, mais d’une coupe irréprochable. Unpetit chapeau de feutre sous lequel ses cheveux dorés étaientmassés, dégageant la nuque. C’était, en voyage, la coiffureordinaire de la jeune fille, la plus pratique, celle qui luipermettait le mieux d’aller et de venir librement, de se livrer auxexercices violents auxquels elle était accoutumée.

Depuis qu’on était parti de Chicago, elles’était montrée d’une irritation extrême, s’énervant des moindresdétails qu’elle ne trouvait pas à son gré. Son père lui-mêmen’avait pas réussi à l’adoucir. Elle s’était plainte de la lenteurdu train.

– Nous n’arriverons jamais, avait-elledit avec un mouvement de colère.

Sur l’ordre de William Boltyn, les mécaniciensavaient dû augmenter encore la vitesse, déjà énorme. Les manomètresindiquant un maximum de pression. Ensuite elle avait déclaré nepouvoir dormir à cause de la trépidation, rendue pourtant presqueinsensible par des essieux à boggies. Il avait fallu que deuxemployés du train lui établissent son lit sur un tremplin qu’ilsavaient installé avec des supports de caoutchouc pneumatique.Malgré tout cela, Aurora ne s’était pas montrée plus satisfaite. Samauvaise humeur s’attaquait à tout, au grand désespoir de sonpère.

– Ce voyage ne te plaît pas ? luiavait-il demandé. Que désires-tu ?

– Rien, avait-elle répondu sèchement.

Aurora s’était fait servir ses repas chezelle, n’avait voulu voir personne, ne s’était même pas fait excuserauprès des milliardaires qui voyageaient en sa compagnie, dans letrain de William Boltyn, le président de leur société.

C’était la deuxième fois qu’Aurora se rendaità Mercury’s Park. Depuis sa première visite, elle n’avait jamaisvoulu y retourner. Cette fois encore il avait fallu, pour ladécider, les instances de son père, et aussi un peu sa curiositépour les grandes expériences auxquelles Hattison promettait defaire assister ses hôtes.

– Deux ans déjà, depuis mon premiervoyage, murmura-t-elle tout à coup. Comme le temps s’enfuitrapidement. Qui m’eût dit alors que j’aimerais un Européen, unFrançais ! Il était alors question de mon mariage avec NedHattison ; j’étais gaie, je ne connaissais pas la souffrance.Il me semblait que tout m’était possible. Hélas !continua-t-elle avec un soupir, j’ai dû apprendre que les millionsne donnent pas tout le bonheur… Mon père ne m’a jamaiscomprise…

Sur le front pur et lisse de la jeune fille,une ride légère se dessinait à mesure qu’elle évoquait cessouvenirs. Un sourire triste et comme désabusé arquait seslèvres.

– Que peut-il bien être devenu ?reprit-elle de plus en plus songeuse. Pourquoi me fuir de la sorte,moi qui l’aime tant, cet Olivier Coronal, moi qui braverais lacolère de mon père pour l’épouser, pour devenir sa compagne !…Je ne l’ai pas revu depuis ce bal où nous avons valsé ensemble… Ila quitté Chicago, sans doute pour retourner en France. Comme jel’aime, pourtant !

Aurora était sincère dans la confessionqu’elle se faisait à elle-même. Mais elle connaissait bien la haineimplacable de William Boltyn pour les Européens. Ce n’était pas àl’homme qui avait conçu le projet d’écraser le Vieux Monde, et quipouvait se croire à la veille du succès, qu’elle pouvait confierson amour.

La jeune fille entendit marcher derrièreelle.

C’était son père. Le milliardaire avaitl’allure réjouie d’un gentleman qui voit ses affaires prendre uneheureuse tournure.

– Bonjour, miss, s’écria-t-il. Déjàlevée ?

– Oh ! depuis longtemps, réponditAurora en s’efforçant de paraître calme. Ces bois de sapinsrépandent une odeur qui fait plaisir. Je respirais le bon parfum dela brise.

– C’est excellent pour la santé. Legoudron met en appétit. Lunches-tu avec nous, ce matin ? Nosamis nous attendent.

– Volontiers, père.

– Allons, fit Boltyn, je vois que tamauvaise humeur est disparue. Tant mieux.

Tous deux se rendirent dans la salle àmanger.

Autour d’une table massive, chargée decristaux et de porcelaines, les voyageurs du train avaient prisplace.

Les membres de la société des milliardairesétaient là, au grand complet, sauf toutefois Harry Madge, leprésident du club spirite de Chicago, qui avait déclinél’invitation de William Boltyn. Son absence faisait même le sujetde causerie des honorables gentlemen. Ils n’épargnaient pas lesrailleries à leur collègue absent.

– Il est mûr pour une maison de fous,s’écriait Fred Wikilson.

– C’est bien mon avis, disait le grosdistillateur Sips-Rothson. Que signifient toutes les histoiresqu’il débite sur les esprits ?

– Il est certain, appuyait à son tourWood-Waller, un petit homme rosé qui parlait avec une voix flûtée,que si nous avions suivi ses conseils, nous n’irions pointaujourd’hui assister aux expériences de notre honorable collègueHattison. Mais, Dieu soit loué nous n’en avons rien fait.

– Et puis ce chariot qu’il prétend n’êtremû que par la force psychique ! fit en riant aux éclatsPhilipps Adam, le marchand de forêts, celui qui avait cédé leterritoire sur lequel on avait édifié Mercury’s Park.

– Enfin, conclut William Boltyn, leprincipal c’est qu’il fournisse sa cotisation. Ses idéespersonnelles nous importent peu.

Tout le monde approuva la sagesse du pèred’Aurora, et son entente pratique des choses de la vie. Le lunchs’acheva gaiement.

On arrivait à Ottega. C’est là que la voies’embranchait sur la ligne de Mercury’s Park. Une heure après, onétait arrivé.

Hattison attendait à la gare. Son visagesoucieux, ses gestes saccadés, la fureur qu’il semblait réprimer àgrand-peine, n’échappèrent pas à ses hôtes. Il leur souhaitapourtant la bienvenue en termes chaleureux, et les conduisit à soncottage. Miss Aurora, surtout, fut l’objet de ses prévenances.

Il se garda bien de lui parler de saprécédente visite, ne voulant pas réveiller en elle des souvenirsfâcheux.

– Mon cher Hattison, s’écria, le premier,William Boltyn, je crois traduire les sentiments des honorablesgentlemen mes collègues, en vous disant que les termes évasifs devotre dépêche n’ont point satisfait notre légitime curiosité. Nousattendons tous avec impatience que vous nous dévoiliez ce secretqui, d’après votre dire, doit révolutionner complètement l’artstratégique, et fournir un appoint précieux à notre entreprise.

– Je ne suis plus le seul à le connaîtrece secret, répondit l’ingénieur d’une voix gutturale. Et je n’ycomprends rien ; je ne puis m’expliquer comment.

– Que voulez-vous dire ? s’écrièrentles milliardaires.

Hattison expliqua comment, la nuit précédente,un espion français avait réussi à s’introduire dans la troisièmeenceinte.

– Mes microphones, fit-il, m’ont apportéle bruit de ses pas, le son des paroles qu’il a prononcées, entreautres votre nom, miss…

– Mon nom ! s’exclama la jeunefille.

– Vous ne vous expliquez pas cela ?reprit Hattison. Moi non plus. Votre nom était le talisman quipermettait d’ouvrir une porte interdisant l’accès de l’enceinte,c’est-à-dire qu’il fallait l’écrire avec les aiguilles d’un cadranalphabétique, pour faire glisser cette porte.

« Mais cela n’est encore rien, continual’ingénieur. Que le hasard ou la divination aient servi l’espion,je l’admets à la rigueur. Ce que je n’admets pas, fit-il ens’animant, c’est qu’ayant moi-même refermé la porte sur lui, mieuxencore, l’ayant enserré dans un blocus électrique que cinquantehommes n’auraient pu rompre, je n’aie pas retrouvé sa trace cematin, bien que j’aie fait fouiller tous les bâtiments del’enceinte par une équipe d’hommes dévoués.

– Un Français ! Mon nom !murmurait-elle.

Un pressentiment la hanta pendant quelquessecondes. Elle fut sur le point de laisser échapper son secret.Elle se contint :

– Voyons, je déraisonne. C’est absolumentinvraisemblable.

– Et pourtant, s’écriait Hattison, àmoins qu’il ne se soit envolé comme un oiseau, l’homme qui, cettenuit, a pénétré par effraction dans la troisième enceinte, doit yêtre encore. Il n’a pu franchir le blocus électrique !L’eût-il essayé, que j’aurais retrouvé au moins son cadavre. Et jen’ai rien vu.

– C’est peut-être un de ces esprits dontparle Harry Madge, s’écria naïvement Philipps Adam.

En toute autre circonstance, cette repartieeût provoqué une hilarité générale. Mais la communicationd’Hattison était trop sérieuse pour qu’on songeât à railler lemarchand de forêts.

– Non, se contenta de répondre Hattison.J’ai relevé des traces bien matérielles du passage de l’espion. Mesdossiers secrets et mes plans ont été dérangés, ainsi que mesappareils. D’un autre côté encore, j’ai constaté un désordre qui nelaisse aucun doute sur l’analyse détaillée à laquelle il s’estlivré.

Hattison faisait allusion au hangar des hommesde fer. Mais il ne voulait pas dévoiler de suite le secret de soninvention. Il tenait à ménager ses effets.

– Logiquement, dites-vous, mon chersavant, reprit William Boltyn, l’espion doit être prisonnier dansla troisième enceinte. Donc, il y est. Nous l’y découvrirons.

En présence de la difficulté, le milliardaireredevenait l’homme volontaire, le lutteur audacieux que rien nedécourage.

– N’est-ce point l’avis de ces honorablesgentlemen ? demanda-t-il.

On approuva sans réserve. Il fallait à toutprix s’emparer de l’audacieux espion, et l’exécuter sommairement.C’était l’entreprise commune gravement compromise, s’il parvenait às’échapper, à faire usage des secrets tombés entre ses mains.Malgré sa conviction, établie par les infructueuses recherchesauxquelles il s’était livré le matin même, Hattison n’éleva pasd’objections.

– Tout ce qu’il est possible de faire, jele ferai, répondit-il. Il faut que ce Français soit retrouvé, quej’éclaircisse le mystère dont s’entoure sa disparition. La France,les États européens informés, ce serait la ruine de nos projetsgrandioses, l’évanouissement de nos légitimes espérances.

Pour dissiper un peu les préoccupations de seshôtes, le directeur du Mercury’s Park avait fait apporter par Joëquelques bouteilles de claret provenant de son domaine de ZingoPark.

L’unique salon du cottage, attenant au cabinetde travail de Hattison était décoré d’objets d’art de mauvais goût,d’un buste du président de l’Union, d’un portrait de Washington, etde plusieurs grandes toiles représentant des combats de la guerrede l’Indépendance. Des vues photographiques des usines étaientdisposées çà et là, encadrées d’aluminium, sur des guéridons delaque.

Cela ne rappelait en rien le luxe de l’hôtelBoltyn, à Chicago. Aucune fleur ne garnissait les vases d’un stylejaponais douteux. C’était triste, renfrogné, maussade.

On reconnaissait bien là l’influence de l’âmefroide et cruelle d’Hattison.

Lorsque Joë eut rempli les coupes, WilliamBoltyn leva la sienne.

– Je bois, s’écria-t-il, à la prompteréalisation de nos projets, à la prospérité de l’Union, à lasuprématie des Yankees sur tous les autres peuples. Avant qu’ilsoit longtemps, nous pourrons imposer notre volonté, la fairerespecter par une force militaire à laquelle l’Europe sera bienobligée de se soumettre sans conditions. Nous briserons toutes lesentraves que le Vieux Monde apporte à la marche du progrès. L’Unionpourra donner libre cours à son génie industriel et pratique.Victorieux, nous établirons les tarifs commerciaux qui nous serontle plus favorables. Nous changerons la face de l’univers.

Le milliardaire était dans son élémentfavori.

Sa voix se gonflait.

Son geste, d’ordinaire guindé, devenaitpresque théâtral.

Il rappela l’origine de leur société, lapremière réunion dans le grand salon de son hôtel de la SeptièmeAvenue, à la suite du vote de la Chambre des représentants.

Tous les assistants l’écoutaientreligieusement.

– Nous sommes les plus forts, conclut-il.N’ayons aucune crainte. L’avenir de l’humanité est entre nos mains,dépend de notre volonté. Quant à cet espion français, il ne pourranous échapper, soyez-en sûrs. Je le retrouverai, dussé-je mettresur pied un régiment de détectives.

Le discours de William Boltyn provoqua unenthousiasme général.

On vida les coupes en son honneur.

On poussa de retentissants hurrahs ! Cequi permit à Philipps Adam, le marchand de forêts, de faireapprécier son puissant organe vocal.

Sa voix de basse grondait comme un torrentdéchaîné, couvrant toutes les autres.

Lorsque l’exaltation des honorables gentlemense fut calmée un peu, Hattison en profita pour prendre la parole àson tour.

– Avant de vous faire assister auxexpériences que je vous ai annoncées, fit-il, je tiens, gentlemen,à vous rendre un compte exact de l’état des travaux que jepoursuis, ici, depuis plus de deux années.

« Lors de vos précédentes visites, vousavez pu constater les progrès effectués dans toutes les branches del’art militaire. Nos canons à dynamite ont transformé de fond encomble la balistique. L’électricité, cette alliée puissante, nous afourni nombre d’appareils puissants, et les plus puissants moteursque l’on connaisse. Vous avez apprécié nos forts roulants, nosmitrailleuses automatiques, nos sous-marins de grande dimension.Vous savez que d’ici peu j’aurai trouvé la solution du problème dela navigation aérienne. Du haut des airs, à l’abri des projectiles,nos aérostats foudroieront les troupes ennemies avec des obuschargés d’un explosif dont le principe n’appartiendra qu’à nousseuls, et avec des bombes asphyxiantes.

« Tout ce que la science a pu créer dansl’art de faire la guerre, attend ici l’heure propice. Mercury’sPark et Skytown n’ont leur équivalent dans aucun pays, je puis vousl’affirmer…

Sans un éclat de voix, froidement, comme s’ilavait récité la Bible, Hattison avait débité son petit speech.

Ses paroles tombaient une à une, avec unerégularité mathématique.

De temps en temps il s’interrompait pour jugerde l’effet produit sur ses auditeurs.

– Voilà donc où nous en sommes,reprit-il. Les mieux armés pour la lutte, les plus riches, les plusintelligents, nous pouvons envisager l’avenir sans crainte. Nousverrons si la Chambre des représentants hésitera encore à lancerl’Union dans la voie du progrès, lorsque nous aurons remisMercury’s Park et Skytown entre les mains du gouvernement.

– Elle ne pourra hésiter, s’écria WilliamBoltyn. Les journaux entraîneront avec eux l’opinion publique. Toutle peuple yankee voudra la guerre. Son sentiment à cet égard s’estbien manifesté, il y a quelques mois, lors de l’assassinat de cedétective anglais au service du Foreign Office. Des bandesparcouraient les rues en chantant le Yankee Doodle.

– C’était un nommé Bob Weld, je crois,fit Hattison, indifféremment.

Il savait fort bien la vérité, puisque ledétective avait travaillé pendant un mois à Mercury’s Park, sous unfaux nom.

Mais il n’avait jamais informé lesmilliardaires de ce détail, non plus que de ses efforts, inutilesdu reste, pour retrouver la trace du détective.

Qu’étaient devenus les plans trouvés sur lecadavre ?

Le gouvernement américain les avait faitdisparaître sans doute.

Pas plus que le père d’Aurora, Hattisonn’avait pu obtenir de renseignements précis à ce sujet.

– Cette disposition, plutôt belliqueusedu peuple, est un bon présage pour l’avenir, reprit Boltyn. Lessoldats, les volontaires, ne manquent pas.

Cette phrase venait à merveille.

L’ingénieur la saisit au vol.

– Des soldats ! fit-il d’un airentendu. Vous avez raison, mon cher Boltyn, ils ne nous feront pasdéfaut. Mais, que cette question ne vous préoccupe pas. Ayezseulement des chefs. Les soldats, je m’en charge ! Ilssortiront des usines, et n’auront jamais rien à craindre ni de lafaim, de la fièvre, comme cela s’est produit dans notre dernièreguerre coloniale.

L’effet fut merveilleux, dépassa ce qu’enespérait Hattison.

L’étonnement des milliardaires ne connaissaitplus de bornes.

Ils se regardaient entre eux avec des yeuxpleins d’admiration et de stupeur.

Aurora elle-même, songeuse depuis le début,releva la tête, et parut prendre intérêt à ce qui se passait autourd’elle.

On pressait Hattison de questions.

Mais il savourait son triomphe.

– Je comprends votre étonnement,prononça-t-il, du ton d’un pontife qui condescend à quitter sachaire. Vous me permettrez bien, cependant, de retarder encore unpeu les explications que je vous dois. Je vous les fournirai aussidétaillées qu’il vous plaira ; mais je tiens à vous faireassister aux expériences. Si vous le voulez, pénétrons dans latroisième enceinte. Malgré l’événement de cette nuit, tout estprêt.

– En avant ! s’écria Philipps Adam,faisant chorus de sa grosse voix, avec l’organe flûte deWood-Waller.

Tout le monde se leva.

– Viens-tu avec nous, Aurora ? luidemanda son père.

– Certainement, fit-elle. Les expériencesm’intéressent au plus haut point. Je suis aussi intriguée que vousde ce qu’on vient d’annoncer.

– Quant à cet espion français, s’écriaWilliam Boltyn en quittant le salon, ma conviction est qu’il estencore prisonnier. Il a dû découvrir une cachette, et guette lemoment favorable pour s’échapper.

On était sorti du cottage.

Les coupoles de verre et d’acier, les hautescheminées empanachées de fumée arrêtèrent les regards desmilliardaires.

Des trains passaient, chargés de minerai,qu’ils allaient déverser dans les hauts-fourneaux.

Une odeur d’huile et de charbon emplissaitl’atmosphère.

Un bruit sourd et continu montait desenceintes, décelait le labeur incessant des machines et desouvriers.

La même satisfaction orgueilleuse emplissaitle cœur de tous les Yankees, devant le spectacle de la colossalecité.

Ils étaient fiers de leur œuvre.

– La science et les dollars, fitHattison. Qui donc pourrait nous vaincre ?

Du geste, il indiquait la perspective desbâtiments et des usines, se continuant au loin par le parc auxaérostats et les champs de tir.

Suivis d’Aurora Boltyn, les membres de laSociété des milliardaires américains, Hattison en tête, sedirigèrent vers la troisième enceinte de Mercury’s Park.

La jeune fille ne parvenait pas à dissiper sespressentiments funestes.

Son cœur palpitait à grands coups, et toujoursle nom d’Olivier Coronal s’imposait à son esprit.

L’amour d’Aurora pour l’ingénieur françaiss’affirmait plus violent encore, depuis qu’une angoisse sourdel’avait envahie tout entière, à l’idée que l’espion de Mercury’sPark pouvait être celui qu’elle aimait.

Chapitre 24Un dénouement inattendu

OlivierCoronal, nous l’avons vu, n’avait dû son salut qu’à son costumeisolateur de gutta-percha.

Encore avait-il eu les cheveux presqueentièrement carbonisés par le courant électrique.

En face de la porte massive du souterrain,refermée par une force invisible, le jeune homme se prit àréfléchir.

– Je suis prisonnier, murmura-t-il avecrage. Et prisonnier d’Hattison ! C’est la mort à brefdélai.

Réduit à l’impuissance, Olivier Coronal serendait compte, à présent qu’il n’avait plus rien à faire, rien àtenter, rien à espérer.

Il ne lui restait plus qu’à attendre que l’onvînt s’emparer de lui.

Traqué, désarmé, comme un lion blessé cernépar les chasseurs et qui dédaigne de se défendre, Olivier avaitfait, d’avance, le sacrifice de sa vie.

Mais, bientôt, avec sa générosité de caractèrehabituelle, il oublia l’imminent péril qu’il courait, pour ne plussonger qu’à la défaite des idées qui lui étaient chères, au brutaltriomphe du milliard sur l’intelligence, de la féroce organisationyankee sur la civilisation européenne.

« C’est seulement aujourd’hui,songeait-il, que je le comprend entièrement, dans toutes sesnuances, le type odieux du Yankee, du savant sans élévationd’idées, de l’industriel sans humanité.

« Gagner de l’argent, beaucoup et trèsvite, tel est, dans la vie, son seul but, celui vers lequel tendenttous ses efforts. Commerçant avant tout, le lucre est la chosequ’il perçoit le plus nettement, qui, dès l’âge le plus tendre,absorbe toutes ses facultés. »

« Pour quiconque réfléchit un peu – sedisait encore Olivier – cela n’a rien de bien extraordinaire. Iln’y a qu’à se rappeler comment ont été formés les États-Unisd’Amérique.

« Dès le seizième siècle, toutes lesnations du Vieux Monde y ont déversé leur trop plein d’aventuriers,c’est-à-dire la partie la moins scrupuleuse et la plus cupide deleur population.

« Allemands, Anglais, Français, Espagnolssont allés là pour s’enrichir, peu soucieux de l’honnêteté desmoyens qu’ils emploieraient.

« Des nègres, des Chinois, desAustraliens, des métis de tous les pays, en apportant, chacun, lesvices propres à leur race, ont achevé de démoraliser le peuple, àqui l’heureuse solution d’une guerre a permis d’arborer le titred’États-Unis et l’étendard constellé. »

Le cerveau d’Olivier, presque halluciné parl’insomnie et par les émotions de cette nuit, lui évoquait lavénérable image de son ami et de son maître, l’ingénieurGolbert.

Il croyait entendre sa voix bourdonner à sesoreilles ; et les moindres pensées, jusqu’aux expressions etaux tournures de phrases du vieux savant, se présentaient àl’esprit d’Olivier Coronal avec une fiévreuse et maladivelucidité.

« Quoi qu’on nous ait raconté de lasupériorité des Yankees, avait dit M. Golbert dont Oliviercroyait sentir l’invisible présence à ses côtés, quoi qu’on ait ditde leur merveilleux génie pratique, il manque certainement un lobeau cerveau des Américains.

« Ils nous sont supérieurs, dit-on. Soit.Mais seulement de la façon dont un homme de l’âge de pierre seraitsupérieur, à la course et à la lutte, à un homme civiliséd’aujourd’hui.

« Absorbé par un seul point de vue, parune seule proie, pourrait-on dire, il est tout naturel qu’ilsn’aient pas leurs pareils pour mettre sur pied une affaireindustrielle ou financière. Mais leur intelligence ne franchit pasles bornes des réalités pratiques, ne saurait les franchir.

« Est-ce donc bien là une supérioritévéritable ? On peut en douter.

« Lorsque son but est atteint, qu’ils’est enrichi, on peut dire que le Yankee n’a plus rien à faire,que sa vie est terminée. Que deviennent, en effet, la plupart desmilliardaires américains ? Leur est-il jamais venu à la penséed’employer leur or à la réalisation d’une idée quelconque, d’enjouir en artiste, en philosophe ? Non. Dès lors qu’ils n’ontplus de dollars à conquérir, ils se trouvent désorientés,s’ennuient ; et la liste est longue de ceux qui finirent parle suicide ou la folie.

« C’est qu’en effet il leur manque unlobe cérébral. Ils n’ont pas d’idées conscientes. En dehors desréalités pratiques, rien n’existe pour eux, et rien ne lesintéresse. Des poètes, des philosophes, des artistes, des penseurs,ils n’en ont pas, n’en sauraient avoir. Ce n’est pas dans leursbesoins.

« La vie d’un Européen instruit commencevraiment, au contraire, lorsqu’il arrive à la fortune. Il vapouvoir donner un corps à ses idées et à ses rêves, satisfaire sesidées d’art ou de philosophie humanitaire. Étant riche, sa vies’embellira.

« Toute la différence est là, énorme,entre les deux races, qui se font vis-à-vis sur les rivages del’Atlantique.

« Même avec l’Anglais, le peuple qui,sous certains côtés, lui ressemble le plus, le Yankee n’a rien decommun à ce point de vue.

« Applicateur, utilisateur de premièreforce, saisissant d’un coup d’œil les chances de réussite d’uneaffaire, s’entendant admirablement à perfectionner, il n’a jamaissu rien inventer.

« Pour édifier sa formidable puissanceindustrielle, il a tout emprunté au Vieux Monde ; et même lesdécouvertes les plus récentes, que lancèrent des sociétéscolossalement riches, le téléphone, la photographie en couleursentre autres, toutes ces innovations de la science avaient vu lejour en Europe.

« Les littérateurs, les artistes, lesphilosophes, c’est-à-dire tous ceux qui se sont occupés desabstractions, des intérêts généraux de l’humanité, font totalementdéfaut aux Yankees. Ils n’ont que des journalistes. Le grand poèteEdgar Poe, enfant trouvé, ne saurait être revendiqué par eux. Dureste, les Européens sont seuls à l’apprécier.

« Le plus célèbre de leurs peintres,Morse, n’est connu que par un perfectionnement qu’il apporta autélégraphe Bréguet.

« Où s’arrêtera la fièvre industriellequi possède les États-Unis ? se demande-t-on souvent. Jusqu’oùira cette civilisation hâtive, surchauffée, et fragile malgré tout,puisque la misère, plus horrible que partout ailleurs, y faitcontrepoids à une opulence tellement fantastique, tellementexagérée, que, pour un homme qui s’enrichit, des millierssuccombent dans le struggle for life quotidien.

« On peut le prévoir facilement.

« Nul ici-bas ne travaille, n’agitentièrement pour soi. C’est la leçon du passé.

« Le rôle, que paraissent remplir lesÉtats-Unis en ce moment, est celui d’organiser puissamment laproduction et la circulation des choses matérielles nécessaires àla vie des sociétés. Un philosophe seul peut s’apercevoir de cela.Les Yankees ne s’en rendent pas compte.

« Mais, qui sait ? concluait levieux savant, ils auront peut-être, malgré eux, travaillé pourl’humanité !

« Des peuples sont là, plus conscientsd’eux-mêmes ; des idées fermentent, à l’écart des réalitéspratiques ; et l’avenir appartient à ces idées et à cespeuples. Ils arriveront au bon moment, les penseurs lorsque,parvenue à son summum, la civilisation américaine n’auraplus aucun rôle à jouer, lorsqu’on sera bien obligé de vendre autrechose que des denrées alimentaires, puisqu’elles n’auront plus devaleur et qu’elles n’absorberont plus qu’une minime part du travailhumain.

« L’époque sera donc alors venue, pourles peuples, pour les hommes à larges vues, dont le génie et lascience utiliseront le legs immense des civilisationsantérieures.

« Ils pourront préparer des races forteset belles, bien équilibrées de corps et d’âme… »

Tout au souvenir du vieux maître qu’il nereverrait jamais plus, Olivier Coronal était perdu dans sespensées.

Ah ! s’il avait pu prévoir que lapuissance commerciale des États-Unis deviendrait, un jour, undanger, qu’un conflit s’engagerait entre les deux mondes, qu’il nesuffirait plus aux Yankees d’être les rois de l’industrie, et qu’ilse trouverait, parmi eux, un homme assez audacieux pour rêver ladomination universelle !…

Cet homme s’était rencontré, dans la personnede William Boltyn ; et il poursuivait, maintenant, laréalisation de son rêve monstrueux, armé des deux plus grandesforces de l’humanité moderne : le capital et la science.

« Il réussira !… se disait Olivier,avec découragement ; et je vais payer de ma vie la tentativeque j’ai faite pour réduire à néant ses orgueilleuxprojets. »

Mais, peut-être à cause de la sorte defascination qu’Aurora avait exercée sur lui, Olivier détestaitmoins William Boltyn qu’il ne détestait Hattison son âmedamnée.

Le milliardaire, lui, était dans son rôled’accapareur de dollars et de lutteur sans pitié.

C’était une brute, organisée seulement pourramasser des bank-notes ; et Olivier lui eûtpardonné, à cause de l’infériorité de ses idées, de la bassesse deses préoccupations.

Mais Hattison !… Lui, dont la scienceaurait dû ennoblir les pensées, purifier et agrandir lesaspirations, il mettait, au service des plus vils intérêts, sesrares facultés d’invention et d’application, qu’il eut dûn’employer qu’au bonheur et à la pacification des hommes !

Olivier Coronal eut sacrifié, sans scrupules,le vieil ingénieur, comme celui-ci, dans quelques instants, allaitsans doute le sacrifier lui-même. Car, il en était convaincu, lamort, et une mort terrible, l’attendait.

Il n’avait nulle pitié à attendre de la partde William Boltyn, moins encore de la part de l’inflexibleHattison.

Le spectacle qu’il avait eu sous les yeux,l’ingénieur écrasant froidement sous un marteau-pilon un ouvriersur la sincérité duquel il avait des doutes, l’édifiait d’avancesur son sort.

– Et je n’aurai pas eu la satisfaction dem’être rendu utile à mon pays, s’écria-t-il avec douleur. Ceshommes maudits continueront leur œuvre de destruction ! PauvreEurope ! pauvre France ! la mort m’eut été douce, sij’avais pu vous sauver du complot qu’ils trament contrevous !

Le découragement du jeune homme étaitpoignant.

Il souffrait horriblement, non de se savoirperdu, mais de l’écroulement de son rêve, de l’inutilité de sonsacrifice.

Essayer de percer la porte du souterrain, iln’y fallait pas songer.

Un pas en avant, et une nouvelle déchargeélectrique l’atteindrait qui, cette fois sans doute, nel’épargnerait pas.

« Mais, comment Hattison a-t-il pu savoirque j’étais ici ? se demandait-il. »

À force d’examiner les murs du souterrain,Olivier finit par découvrit les plaques enregistreuses desmicrophones.

Il fallait vraiment être prévenu ou trèsattentif pour les distinguer, tant elles étaient soigneusementdissimulées.

– J’aurais dû prévoir cela, s’écria-t-il,couper les fils !… Je ne m’étonne plus maintenant de trouverla porte refermée et protégée par un blocus électrique. C’est bienla manière d’agir d’Hattison, sournoise et cruelle.

Il remonta l’escalier, se retrouva dans lacour de l’enceinte, sa lanterne sourde à la main.

Le jour commençait à poindre du côté desmontagnes Rocheuses.

Sur le toit du laboratoire, le fanalélectrique veillait toujours.

– Impossible de franchir cesmurailles ! Ah ! toutes les précautions sont bienprises ! Je suis prisonnier, gronda Olivier.

Sa voix tremblait.

La fureur, le désespoir faisaient sa marchesaccadée.

Il s’affaissa sur une borne ; et, la têtedans ses mains, il rêva. Tout son passé, il le revécut en quelquesminutes.

Il revit Paris, son ami le vieux savantGolbert, et les jours heureux passés auprès de lui et de Lucienne,leurs bonnes causeries dans la petite maison de Montmartre, tousles souvenirs de son amour discret pour la jeune fille.

Puis le mariage de Lucienne et de NedHattison, tout ce qu’il avait souffert sans rien dire, et le départpour New York dans l’espoir de construire le chemin de fersubatlantique.

Léon Goupit les avait accompagnés.

Et, tout de suite, c’était Aurora qu’il avaitaimée, malgré tout, malgré la catastrophe sous-marine, malgrél’œuvre de haine et l’égoïste entreprise par son père à Mercury’sPark. Encore à cette heure, vaincu dans tout ce qu’il avait de pluscher au monde, dans la lutte qu’il avait engagée, seul, pour sauverl’Europe menacée, Olivier Coronal ne pouvait évoquer, sans unfrisson, les grands yeux métalliques de la jeune milliardaire.

Le cœur d’Olivier saignait.

Un combat atroce s’y livrait, entre son amour,et ce qu’il considérait comme son devoir, sa mission.

L’amour de l’humanité avait déjà triomphé unefois.

– J’irai jusqu’au bout, s’écria Olivieravec énergie en se relevant. Je mourrai, soit ; mais lorsquej’aurai épuisé la dernière ressource.

Une idée fantastique, irréalisable enapparence, venait de traverser le cerveau de l’ingénieur.

Fort et prêt à tout, il se retrouva debout,énergique et calme.

Il se dirigea vers le laboratoire, y pénétra,et remit sur la table de travail les dossiers qu’il avait emportés,effaça du mieux qu’il put les traces de son passage, sortit denouveau, referma la porte, et, d’un pas ferme, gagna le hangar deshommes de fer.

– Pourvu que je sois de leurtaille ! murmura-t-il en y pénétrant.

Il n’eut pas besoin d’allumer la lampe à arcpour apercevoir, noirs et rigides, les automates dont il avaitappris le fonctionnement quelques instants auparavant.

Dans le laboratoire, le jeune homme avaitdécouvert un sifflet d’un modèle spécial, sans doute celui quiservait à les commander.

Il s’en était emparé.

Son premier soin fut de comparer sa taille àcelle des soldats.

– Tout va bien, fit-il. Je suis un peuplus petit, mais avec les semelles de plomb et l’armure, je seraiexactement de leur grandeur.

Sans hésitation, Olivier Coronal jeta sondévolu sur un automate placé au centre du bataillon ; et,passant à travers les rangs, le renversa et le traîna endehors.

En acier coulé, chaque machine pesait près decent cinquante kilos.

Il ne parvint pas, sans effort, à remorquercelui qu’il avait choisi, jusqu’à un endroit, écarté, ayant soin dene pas toucher à la baïonnette du fusil, qu’il savait en contactavec les piles intérieures.

Aussitôt qu’il eut trouvé sur les établis deserrurerie les outils qui lui étaient nécessaires, le faux JonathanMills se mit en devoir de démonter l’automate et de séparerl’armure de l’organisme.

Il était habile.

Le danger, qui croissait de minute en minute,lui donnait des forces.

Son tournevis eut bientôt raison des plaquesexternes.

Il coupa les fils conducteurs des piles, isolatout le mécanisme.

Ne courant plus le risque d’être foudroyé parl’électricité Olivier Coronal put accélérer le démontage dumécanisme intérieur.

Bien que celui-ci fût construit avec uneextrême simplicité, il n’en était pas moins solidement ajusté.

Aussi, malgré, tout son désir de terminer latâche qu’il avait entreprise, le jeune ingénieur n’avançait-ilqu’avec peine.

Une à une, il détacha les bielles quitransmettaient les mouvements aux bras et aux jambes des automates.Le marteau et le tournevis remplaçaient, dans cette dissection d’unnouveau genre, le scalpel et les autres instruments de chirurgie.Les bielles gisaient sur l’établi, pareilles à des musclespuissants.

Puis il retira les piles électriques quiformaient comme un véritable cœur à l’automate d’acier. À coups detenailles il coupa les fils conducteurs comme un étrange réseaud’artères ou de nerfs, portant la force motrice aux extrémités del’automate.

Les rouages de l’appareil régulateur desmouvements, volèrent en éclats sous les coups de marteau d’Olivieret jonchèrent le sol, semblables à des os brisés.

Les accumulateurs furent ensuite mis enpièces. Il ne resta plus de ces entrailles métalliques que desplaques tordues et déchiquetées, gisant au milieu d’une mared’acides.

Enfin, Olivier Coronal s’attaqua au casque del’homme de fer, à ce casque qui lui tenait lieu de tête, et quirenfermait – cerveau étrange – tout ce que le vieil Hattison avaittrouvé de plus subtil en fait de mécanisme.

Les phonographes qui remplaçaient les oreilleset enregistraient les commandements, l’appareil qui transmettaitces derniers aux rouages intérieurs chargés de faire marcher toutle mécanisme furent impitoyablement pulvérisés. Et de cechef-d’œuvre de mécanique, si patiemment construit par l’ingénieurmilliardaire, il ne resta bientôt plus qu’une carcasse métalliquede forme humaine. Le bras droit, encore maintenu par un réseau defils, semblait menacer le ciel de la pointe de sa baïonnetteélectrique.

C’était un étrange spectacle, aux lueursencore indécises du jour naissant, que celui de cette dissectionhâtive, fiévreuse, à laquelle se livrait un homme sur un automatehumain.

Lorsqu’il eut achevé son démontage, OlivierCoronal emporta tous les rouages, tous les organes d’acier qu’ilvenait d’extraire de l’armure, maintenant éparse sur le sol, et lescacha soigneusement sous des débris de ferraille.

– Pourvu que Hattison ne vienne pas avantque je sois prêt ! murmura-t-il avec anxiété. Trop prudentpour s’être hasardé seul, cette nuit, il ne va pas manquer devenir, ce matin, faire opérer ma capture.

Rapidement, sur ses vêtements, le jeune hommese mit à endosser, à fixer plutôt, l’armure qu’il venait d’enleverà l’automate.

Les jambières s’enfilèrent sans trop dedifficultés.

Mais les cuisses lui donnèrent beaucoup demal, ainsi que les bras et le torse.

La sueur mouillait son front.

Petit à petit, pourtant, son corps entierdisparut dans la gaine d’acier.

Son ingéniosité triompha de cesdifficultés.

Avec du fil de fer, il consolida certainesparties peu solides de son harnachement improvisé.

Bientôt il n’eut plus que la tête de libre. Ilprit à deux mains le casque et le posa sur sa tête, l’assujettitlégèrement, se saisit du fusil électrique, fit disparaître lestraces de sa transformation, et regagna la place de l’homme de ferqu’il venait de démolir.

Il n’y avait plus dans le hangar que cinquanteautomates d’acier, attendant, le fusil sur l’épaule.

Mais parmi ces machines inertes, un hommeétait venu, une intelligence s’était glissée.

Le bataillon avait un chef.

Dans sa main crispée, Olivier Coronal avaitgardé le sifflet.

Moins de dix minutes après, le jeune hommeentendait marcher dans la cour de la troisième enceinte.

Ainsi qu’il l’avait prévu, Hattison venait àsa recherche avec une équipe d’ingénieurs.

Pendant plus d’une heure, ils avaient exploréle hangar et le laboratoire dans leurs moindres recoins.

Hattison dirigeait les recherches avec uneopiniâtreté extraordinaire.

Sous son armure, impassible comme une statue,Olivier Coronal l’avait vu passer à côté de lui à plusieursreprises, les lèvres pincées, le regard terrible.

L’ingénieur avait promis cinq cents dollars àqui découvrirait l’espion.

– Il est ici, s’écriait-il. Mort ouvivant, il n’a pu s’échapper… Et Boltyn, et tous les autres quivont arriver dans quelques heures pour les expériences, avait-ilajouté entre ses dents, mais si bas, qu’Olivier Coronal l’entendità peine.

Heureusement qu’en prononçant ces dernièresparoles, l’ingénieur ne regardait pas le bataillon des hommes defer.

Il eut vu un automate tressaillir dans sonarmure.

Hattison avait bien été obligé de constater lepeu de résultat de ses recherches.

Il s’était retiré, dévorant sa rage, enrefermant sur lui et ses hommes le blocus électrique.

Il était temps.

Le bras droit d’Olivier Coronal était à demiankylosé par le poids du fusil et l’immobilité.

Quelques instants de plus, et malgré toute savolonté, l’arme lui eût échappé des mains.

Son fusil posé à côté de lui, n’osant enleveraucune pièce de sa carapace d’acier coulé, de peur d’être surpris,le jeune homme s’assit le mieux qu’il put, et attendit.

En toute autre circonstance, cetravestissement l’eût fait rire. Mais l’heure n’était pas gaie.

Sa vie, sa liberté, le salut de toutecivilisation peut-être, dépendaient du succès de sonentreprise.

« C’est donc aujourd’hui même que doiventavoir lieu les expériences, se dit-il. Dans quelques heures, commevient de le dire Hattison, William Boltyn et ses associés serontici… Décidément je suis bien perdu… Et quand même, qu’aurais-je pufaire ? Mon séjour dans ce hangar ne peut se prolongerlongtemps. Je n’ai d’un automate que l’apparence, et je mourrai defaim. »

Peu à peu, une idée, d’abord confuse dans soncerveau, se précisa, finit par le hanter : idée de meurtre,que toute sa sensibilité repoussait mais qui satisfaisait bien sahaine latente à l’égard d’Hattison et de Boltyn, les auteurs de lacatastrophe du chemin de fer transatlantique, les fondateurs de cesdeux cités de meurtre : Mercury’s Park et Skytown.

« Ils n’ont pas hésité devant le crime,argumenta-t-il en lui-même. Golbert a failli être leur victime. Ilsn’hésiteront pas à m’exécuter sommairement, à me faire disparaîtreavec le secret que je possède. Pourquoi les épargnerais-je,aujourd’hui qu’avec ce sifflet, j’ai dans la main le moyen de lesfoudroyer sur place, de diriger contre eux les fusils de cesautomates qu’ils ont armés contre l’Europe ? »

Dès lors, la résolution d’Olivier Coronal futarrêtée.

Son sacrifice ne serait pas tout à faitinutile. Il mourrait…

Mais il entraînerait avec lui dans la mortWilliam Boltyn et ses complices.

Miss Aurora ?… Il ne voulait pas ysonger !…

C’était vraiment un jour de triomphe pourl’ingénieur Hattison.

Son orgueil exultait.

Mais il n’en voulait rien laisser paraître, ets’appliquait, au contraire, à faire montre d’un sang-froidinébranlable.

Guidés par lui, les milliardaires se livrèrentà une battue générale, fouillant et remuant tout, explorant lesmoindres coins, s’excitant l’un l’autre par des exclamationshaineuses dans cette chasse à l’homme, à l’espion.

Ils l’eussent certainement lynché de leurspropres mains, dans l’accès de sauvage colère qui s’était emparéd’eux.

William Boltyn n’était pas le moinsacharné.

De formidables jurons lui échappaient.

Il donnait libre cours à sa fureur.

Le dernier, il prolongea ses recherches.

– Il y a là quelque chose que nous necomprenons pas, conclut Hattison. J’approfondirai cela… il doitêtre ici. Il y est… Mais il se fait tard. Suspendons nosrecherches.

Les milliardaires, un peu calmés, pénétrèrentdans le hangar.

Aurora les avait suivis.

Les cinquante automates étaient là, rigides,sur leurs jarrets d’acier.

Il n’y eut qu’un cri d’admiration.

En quelques mots, Hattison expliqua leurfonctionnement, leur rôle dans la guerre future.

– Voilà, s’écria-t-il, pourquoi je vousai tous convoqués. Dix années d’incessant labeur m’ont donné cerésultat… Ce sera le point capital de notre œuvre, celui qui nousassurera la victoire… Et n’ai-je pas raison, continua-t-il, sij’attache la plus grande importance à la capture de l’espion quis’est introduit ici, cette nuit même. Ce n’est pas un ouvrier. Sonpremier soin a été de prendre connaissance des plans de mes hommesde fer. Il a dérobé un sifflet. Dans quel but ? Je l’ignore.Tout indique donc que nous avons affaire à un ingénieur, un hommepour qui la mécanique et l’électricité n’ont pas de secrets.

Olivier Coronal entendait tout cela, immobilesous son armure, au centre du bataillon.

Par moments, il semblait au jeune homme qu’ildevenait fou.

Miss Aurora était là ! parmi ces hommesdont il préméditait la mort !…

Derrière le casque de métal, le visaged’Olivier se convulsait.

Vingt fois, pendant cette chasse à l’homme, ilavait été sur le point de se livrer lui-même, de renoncer à savengeance.

Et maintenant, c’était Aurora quis’interposait entre lui et ses victimes !

Cependant Hattison refrénait les marquesd’admiration et les hurrahs dont le gratifiaient lesmilliardaires.

– Laissez-moi faire manœuvrer devant vousnos futurs soldats, fit-il. Vous pourrez ensuite établir votrejugement sur des bases solides.

– Est ce que ce sont de véritablessoldats ? demanda le gros Philipps Adam au distillateurSips-Rothson, dont le visage, sous l’influence du claret, avaitpris des teintes vermillonnées.

– Nous allons bien le voir, répondit cedernier, qui, pas plus que le marchand de forêts, n’avait l’espritalerte.

Hattison installa tout le monde dans la courde l’enceinte sur le perron du laboratoire, et recommanda de ne pasbouger.

Puis il pénétra de nouveau dans le hangar,ayant à la main un sifflet semblable à celui que tenait OlivierCoronal.

Le jeune homme avait pris sa décision, ou dumoins, il croyait l’avoir prise.

Il irait jusqu’au bout de son œuvre.

Il sacrifierait Aurora.

Hattison approcha le sifflet de seslèvres.

Un son aigu, strident, déchira l’air.

Lourdement, faisant trembler le sol sous leurssemelles de plomb, les automates s’avancèrent, pénétrèrent dans lacour de l’enceinte, se dirigeant vers le laboratoire.

– Hurrah ! pour Hattison, cria lepremier William Boltyn.

– Hurrah ! Hurrah ! s’écrièrentà pleine voix les milliardaires.

Soudain, clamé par un chœur invisible, leYankee Doodle se fit entendre.

Hattison venait de mettre en branle une sériede phonographes.

L’effet fut saisissant.

L’ingénieur n’avait pas compté en vain sur lechauvinisme de ses hôtes.

Ceux-ci se sentirent comme électrisés.

Aurora elle-même applaudit frénétiquement.

Les hurrahs redoublèrent.

Impassible en apparence, Hattison surveillaitla marche de ses hommes de fer.

Magistralement, il les arrêta d’un coup desifflet, à quelques mètres du perron sur lequel se tenaient lesmilliardaires, William Boltyn en tête.

Que se passa-t-il alors dans l’âme d’OlivierCoronal ?

Allait-il exécuter son plan, intervenir,dépouiller son masque d’automate.

La vie de tous ces Yankees luiappartenait.

Il lui suffisait de vouloir.

L’Europe serait sauvée.

Une volée de mitraille ferait justice.

La société des milliardaires aurait vécu.

Mais Aurora ?

Aurait-il la force de la sacrifieraussi ?

Hattison avait rejoint ses hôtes sur leperron. L’exaltation était à son comble.

On eût porté l’ingénieur en triomphe, s’il nes’en était défendu.

Les phonographes à pavillon dévidaienttoujours le Yankee Doodle.

Leurs notes puissantes se prolongeaient enéchos.

Soudain, un coup de sifflet se fitentendre.

Ce n’était pourtant pas Hattison qui avaitcommandé la manœuvre.

Les hommes de fer s’agenouillèrent.

Un second coup de sifflet résonna !

Avant que, cloués sur place par la stupeur,les milliardaires eussent fait un mouvement, tous les fusilss’abaissèrent.

L’instant était suprême.

D’un mouvement brusque, Olivier Coronal avaitenlevé son casque et rejeté son arme loin de lui.

Tête nue, d’une pâleur livide, il apparut,debout, dominant le bataillon agenouillé, dont les fusils tenaientenjoué les milliardaires.

Les yeux du jeune Français étaient fixés surAurora.

Une horrible souffrance convulsait sonvisage.

Son bras se souleva.

Le sifflet toucha presque ses lèvres.

C’était le dernier signal.

Les automates allaient faire feu sur le perrondu laboratoire.

À ce moment, un cri déchirant se fitentendre.

La jeune milliardaire venait de reconnaîtrel’inventeur.

– Olivier Coronal !s’écria-t-elle.

Ce cri pénétra jusqu’au cœur du jeunehomme.

La jeune miss s’était avancée vers lui.

Son bras retomba, sans forces.

Il était vaincu, désormais.

Cependant les milliardaires étaient revenus deleur stupeur, de leur effarement.

– L’espion ! s’écrièrent-ils, levoilà ! Il est à nous !

Hattison avait sorti un revolver de sa poche.Il s’était élancé à son tour.

Mais avant lui, Aurora était parvenue près dujeune homme ; et, oubliant toute dissimulation, essayait del’entraîner.

– Ils vont vous tuer !s’écria-t-elle.

Autour du prisonnier, maintenant, en dehors dubataillon des hommes de fer, tous les Yankees étaient accourus.Presque tous, à l’exemple d’Hattison, avaient le revolver au poing.Leur attitude menaçante ne laissait aucun doute sur leursintentions.

– Rendez-vous ! cria Hattison.

– Jamais ! répondit l’inventeur.

Tous les revolvers étaient braqués surlui.

– Mon père, s’écria alors Aurora, vousêtes le maître ! Sauvez cet homme !

– Cet espion ! rugit William Boltyn.C’est impossible. Il faut qu’il meure !

Son doigt appuyait sur la gâchette. Mais iln’eut pas le temps de faire feu.

Folle, échevelée, Aurora lui avait arraché desmains le revolver, et s’était placée devant Olivier.

– Si vous touchez à cet homme,clama-t-elle, je me tue !… Vous aurez deux cadavres au lieud’un !

Il y eut une minute d’hésitation.

L’attitude d’Aurora était sublime.

– Ma fille ! ma fille !… hurlaWilliam Boltyn, fou de douleur.

Il s’était rué en avant, les yeux terribles,les poings serrés ; et c’était lui, maintenant, qui protégeaitles deux jeunes gens.

– Que personne n’attente à la vie de cethomme ! commanda-t-il d’une voix formidable.

Olivier Coronal était sauvé.

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