La Dame aux Camélias

Chapitre 26

 

« Ce qui suivit cette nuit fatale, vous le savez aussi bien quemoi, mais ce que vous ne savez pas, ce que vous ne pouvez passoupçonner, c’est ce que j’ai souffert depuis notre séparation.

« J’avais appris que votre père vous avait emmené, mais je medoutais bien que vous ne pourriez pas vivre longtemps loin de moi,et le jour où je vous rencontrai aux Champs-Elysées, je fus émue,mais non étonnée.

« Alors commença cette série de jours dont chacun m’apporta unenouvelle insulte de vous, insulte que je recevais presque avecjoie, car outre qu’elle était la preuve que vous m’aimiez toujours,il me semblait que, plus vous me persécuteriez, plus je grandiraisà vos yeux le jour où vous sauriez la vérité.

« Ne vous étonnez pas de ce martyre joyeux, Armand, l’amour quevous aviez eu pour moi avait ouvert mon cœur à de noblesenthousiasmes.

« Cependant je n’avais pas été tout de suite aussi forte.

« Entre l’exécution du sacrifice que je vous avais fait et votreretour, un temps assez long s’était écoulé pendant lequel j’avaiseu besoin d’avoir recours à des moyens physiques pour ne pasdevenir folle et pour m’étourdir sur la vie dans laquelle je merejetais. Prudence vous a dit, n’est-ce pas, que j’étais de toutesles fêtes, de tous les bals, de toutes les orgies ?

« J’avais comme l’espérance de me tuer rapidement, à forced’excès, et, je crois, cette espérance ne tardera pas à seréaliser. Ma santé s’altéra nécessairement de plus en plus, et lejour où j’envoyai madame Duvernoy vous demander grâce, j’étaisépuisée de corps et d’âme.

« Je ne vous rappellerai pas, Armand, de quelle façon vous avezrécompensé la dernière preuve d’amour que je vous ai donnée, et parquel outrage vous avez chassé de Paris la femme qui, mourante,n’avait pu résister à votre voix quand vous lui demandiez une nuitd’amour, et qui, comme une insensée, a cru, un instant, qu’ellepourrait ressouder le passé et le présent. Vous aviez le droit defaire ce que vous avez fait, Armand : on ne m’a pas toujours payémes nuits aussi cher !

« J’ai tout laissé alors ! Olympe m’a remplacée auprès deM. de N… et s’est chargée, m’a-t-on dit, de lui apprendre le motifde mon départ. Le comte de G… était à Londres. C’est un de ceshommes qui, ne donnant à l’amour avec les filles comme moi quejuste assez d’importance pour qu’il soit un passe-temps agréable,restent les amis des femmes qu’ils ont eues et n’ont pas de haine,n’ayant jamais eu de jalousie ; c’est enfin un de ces grandsseigneurs qui ne nous ouvrent qu’un côté de leur cœur, mais quinous ouvrent les deux côtés de leur bourse. C’est à lui que jepensai tout de suite. J’allai le rejoindre. Il me reçut àmerveille, mais il était là-bas l’amant d’une femme du monde, etcraignait de se compromettre en s’affichant avec moi. Il meprésenta à ses amis qui me donnèrent un souper après lequel l’und’eux m’emmena.

« Que vouliez-vous que je fisse, mon ami ?

« Me tuer ? C’eût été charger votre vie, qui doit êtreheureuse, d’un remords inutile ; puis, à quoi bon se tuerquand on est si près de mourir ?

« Je passai à l’état de corps sans âme, de chose sanspensée ; je vécus pendant quelque temps de cette vieautomatique, puis je revins à Paris et je demandai aprèsvous ; j’appris alors que vous étiez parti pour un longvoyage. Rien ne me soutenait plus. Mon existence redevint cequ’elle avait été deux ans avant que je vous connusse. Je tentai deramener le duc, mais j’avais trop rudement blessé cet homme, et lesvieillards ne sont pas patients, sans doute parce qu’ilss’aperçoivent qu’ils ne sont pas éternels. La maladie m’envahissaitde jour en jour, j’étais pâle, j’étais triste, j’étais plus maigreencore. Les hommes qui achètent l’amour examinent la marchandiseavant de la prendre. Il y avait à Paris des femmes mieux portantes,plus grasses que moi ; on m’oublia un peu. Voilà le passéjusqu’à hier.

« Maintenant je suis tout à fait malade. J’ai écrit au duc pourlui demander de l’argent, car je n’en ai pas, et les créancierssont revenus, et m’apportent leurs notes avec un acharnement sanspitié. Le duc me répondra-t-il ? Que n’êtes-vous à Paris,Armand ! Vous viendriez me voir et vos visites meconsoleraient. »

« 20 décembre :

« Il fait un temps horrible, il neige, je suis seule chez moi.Depuis trois jours j’ai été prise d’une telle fièvre que je n’ai puvous écrire un mot. Rien de nouveau, mon ami ; chaque jourj’espère vaguement une lettre de vous, mais elle n’arrive pas etn’arrivera sans doute jamais. Les hommes seuls ont la force de nepas pardonner. Le duc ne m’a pas répondu.

« Prudence a recommencé ses voyages au Mont-de-Piété.

« Je ne cesse de cracher le sang. Oh ! je vous ferais peinesi vous me voyiez. Vous êtes bien heureux d’être sous un ciel chaudet de n’avoir pas comme moi tout un hiver de glace qui vous pèsesur la poitrine. Aujourd’hui, je me suis levée un peu, et, derrièreles rideaux de ma fenêtre, j’ai regardé passer cette vie de Parisavec laquelle je crois bien avoir tout à fait rompu. Quelquesvisages de connaissance sont passés dans la rue, rapides, joyeux,insouciants. Pas un n’a levé les yeux sur mes fenêtres. Cependant,quelques jeunes gens sont venus s’inscrire. Une fois déjà, je fusmalade, et vous, qui ne me connaissiez pas, qui n’aviez rien obtenude moi qu’une impertinence le jour où je vous avais vu pour lapremière fois, vous veniez savoir de mes nouvelles tous lesmatins.

« Me voilà malade de nouveau. Nous avons passé six moisensemble. J’ai eu pour vous autant d’amour que le cœur de la femmepeut en contenir et en donner, et vous êtes loin, et vous memaudissez, et il ne me vient pas un mot de consolation de vous.Mais c’est le hasard seul qui fait cet abandon, j’en suis sûr, carsi vous étiez à Paris, vous ne quitteriez pas mon chevet et machambre. »

« 25 décembre :

« Mon médecin me défend d’écrire tous les jours. En effet, messouvenirs ne font qu’augmenter ma fièvre, mais, hier, j’ai reçu unelettre qui m’a fait du bien, plus par les sentiments dont elleétait l’expression que par le secours matériel qu’elle m’apportait.Je puis donc vous écrire aujourd’hui. Cette lettre était de votrepère, et voici ce qu’elle contenait :

« Madame,

« J’apprends à l’instant que vous êtes malade. Si j’étais àParis, j’irais moi-même savoir de vos nouvelles ; si mon filsétait auprès de moi, je lui dirais d’aller en chercher, mais je nepuis quitter C…, et Armand est à six ou sept cents lieuesd’ici ; permettez-moi donc simplement de vous écrire, madame,combien je suis peiné de cette maladie, et croyez aux vœux sincèresque je fais pour votre prompt rétablissement.

« Un de mes bons amis, M. H…, se présentera chez vous, veuillezle recevoir. Il est chargé par moi d’une commission dont j’attendsimpatiemment le résultat.

« Veuillez agréer, madame, l’assurance de mes sentiments lesplus distingués. »

« Telle est la lettre que j’ai reçue. Votre père est un noblecœur, aimez-le bien, mon ami ; car il y a peu d’hommes aumonde aussi dignes d’être aimés. Ce papier signé de son nom m’afait plus de bien que toutes les ordonnances de notre grandmédecin.

« Ce matin, M. H… est venu. Il semblait fort embarrassé de lamission délicate dont l’avait chargé M. Duval. Il venait toutbonnement m’apporter mille écus de la part de votre père. J’aivoulu refuser d’abord, mais M. H… m’a dit que ce refus offenseraitM. Duval, qui l’avait autorisé à me donner d’abord cette somme, età me remettre tout ce dont j’aurais besoin encore. J’ai accepté ceservice qui, de la part de votre père, ne peut pas être une aumône.Si je suis morte quand vous reviendrez, montrez à votre père ce queje viens d’écrire pour lui, et dites-lui qu’en traçant ces lignes,la pauvre fille à laquelle il a daigné écrire cette lettreconsolante versait des larmes de reconnaissance, et priait Dieupour lui.

« 4 janvier :

« Je viens de passer une suite de jours bien douloureux.J’ignorais que le corps pût faire souffrir ainsi. Oh ! ma viepassée ! je la paye deux fois aujourd’hui.

« On m’a veillée toutes les nuits. Je ne pouvais plus respirer.Le délire et la toux se partageaient le reste de ma pauvreexistence.

« Ma salle à manger est pleine de bonbons, de cadeaux de toutessortes que mes amis m’ont apportés. Il y en a sans doute, parmi cesgens, qui espèrent que je serai leur maîtresse plus tard. S’ilsvoyaient ce que la maladie a fait de moi, ils s’enfuiraientépouvantés.

« Prudence donne des étrennes avec celles que je reçois.

« Le temps est à la gelée, et le docteur m’a dit que je pourraisortir d’ici à quelques jours si le beau temps continue. »

« 8 janvier :

« Je suis sortie hier dans ma voiture. Il faisait un tempsmagnifique. Les Champs-Elysées étaient pleins de monde. On eût ditle premier sourire du printemps. Tout avait un air de fête autourde moi. Je n’avais jamais soupçonné dans un rayon de soleil tout ceque j’y ai trouvé hier de joie, de douceur et de consolation.

« J’ai rencontré presque tous les gens que je connais, toujoursgais, toujours occupés de leurs plaisirs. Que d’heureux qui nesavent pas qu’ils le sont ! Olympe est passée dans uneélégante voiture que lui a donnée M. de N… elle a essayé dem’insulter du regard. Elle ne sait pas combien je suis loin detoutes ces vanités-là. Un brave garçon que je connais depuislongtemps m’a demandé si je voulais aller souper avec lui et un deses amis qui désire beaucoup, disait-il, faire ma connaissance.

« J’ai souri tristement, et lui ai tendu ma main brûlante defièvre.

« Je n’ai jamais vu visage plus étonné.

« Je suis rentrée à quatre heures, j’ai dîné avec assezd’appétit.

« Cette sortie m’a fait du bien.

« Si j’allais guérir !

« Comme l’aspect de la vie et du bonheur des autres fait désirerde vivre ceux-là qui, la veille, dans la solitude de leur âme etdans l’ombre de leur chambre de malade, souhaitaient de mourirvite ! »

« 10 janvier :

« Cette espérance de santé n’était qu’un rêve. Me voici denouveau dans mon lit, le corps couvert d’emplâtres qui me brûlent.Va donc offrir ce corps que l’on payait si cher autrefois, et voisce que l’on t’en donnera aujourd’hui !

« Il faut que nous ayons bien fait du mal avant de naître, ouque nous devions jouir d’un bien grand bonheur après notre mort,pour que Dieu permette que cette vie ait toutes les tortures del’expiation et toutes les douleurs de l’épreuve. »

« 12 janvier :

« Je souffre toujours.

« Le comte de N… m’a envoyé de l’argent hier, je ne l’ai pasaccepté. Je ne veux rien de cet homme. C’est lui qui est cause quevous n’êtes pas près de moi.

« Oh ! nos beaux jours de Bougival ! oùêtes-vous ?

« Si je sors vivante de cette chambre, ce sera pour faire unpèlerinage à la maison que nous habitions ensemble, mais je n’ensortirai plus que morte.

« Qui sait si je vous écrirai demain ? »

« 25 janvier :

« Voilà onze nuits que je ne dors pas, que j’étouffe et que jecrois à chaque instant que je vais mourir. Le médecin a ordonnéqu’on ne me laissât pas toucher une plume. Julie Duprat, qui meveille, me permet encore de vous écrire ces quelques lignes. Nereviendrez-vous donc point avant que je meure ? Est-ce doncéternellement fini entre nous ? Il me semble que, si vousveniez, je guérirais. À quoi bon guérir ? »

« 28 janvier :

« Ce matin j’ai été réveillée par un grand bruit. Julie, quidormait dans ma chambre, s’est précipitée dans la salle à manger.J’ai entendu des voix d’hommes contre lesquelles la sienne luttaiten vain. Elle est rentrée en pleurant.

« On venait saisir. Je lui ai dit de laisser faire ce qu’ilsappellent la justice. L’huissier est entré dans ma chambre, lechapeau sur la tête. Il a ouvert les tiroirs, a inscrit tout cequ’il a vu, et n’a pas eu l’air de s’apercevoir qu’il y avait unemourante dans le lit qu’heureusement la charité de la loi melaisse.

« Il a consenti à me dire en partant que je pouvais mettreopposition avant neuf jours, mais il a laissé un gardien ! Quevais-je devenir, mon Dieu ! Cette scène m’a rendue encore plusmalade. Prudence voulait demander de l’argent à l’ami de votrepère, je m’y suis opposée.

« J’ai reçu votre lettre ce matin. J’en avais besoin. Ma réponsevous arrivera-t-elle à temps ? Me verrez-vous encore ?Voilà une journée heureuse qui me fait oublier toutes celles quej’ai passées depuis six semaines. Il me semble que je vais mieux,malgré le sentiment de tristesse sous l’impression duquel je vousai répondu.

« Après tout, on ne doit pas toujours être malheureux.

« Quand je pense qu’il peut arriver que je ne meure pas, quevous reveniez, que je revoie le printemps, que vous m’aimiez encoreet que nous recommencions notre vie de l’année dernière !

« Folle que je suis ! c’est à peine si je puis tenir laplume avec laquelle je vous écris ce rêve insensé de mon cœur.

« Quoi qu’il arrive, je vous aimais bien, Armand, et je seraismorte depuis longtemps si je n’avais pour m’assister le souvenir decet amour, et comme un vague espoir de vous revoir encore près demoi. »

« 4 février :

« Le comte de G… est revenu. Sa maîtresse l’a trompé. Il estfort triste, il l’aimait beaucoup. Il est venu me conter tout cela.Le pauvre garçon est assez mal dans ses affaires, ce qui ne l’a pasempêché de payer mon huissier et de congédier le gardien.

« Je lui ai parlé de vous et il m’a promis de vous parler demoi. Comme j’oubliais dans ces moments-là que j’avais été samaîtresse et comme il essayait de me le faire oublier aussi !C’est un brave cœur.

« Le duc a envoyé savoir de mes nouvelles hier, et il est venuce matin. Je ne sais pas ce qui peut faire vivre encore cevieillard. Il est resté trois heures auprès de moi, et il ne m’apas dit vingt mots. Deux grosses larmes sont tombées de ses yeuxquand il m’a vue si pâle. Le souvenir de la mort de sa fille lefaisait pleurer sans doute. Il l’aura vue mourir deux fois. Son dosest courbé, sa tête penche vers la terre, sa lèvre est pendante,son regard est éteint. L’âge et la douleur pèsent de leur doublepoids sur son corps épuisé. Il ne m’a pas fait un reproche. On eûtmême dit qu’il jouissait secrètement du ravage que la maladie avaitfait en moi. Il semblait fier d’être debout, quand moi, jeuneencore, j’étais écrasée par la souffrance.

« Le mauvais temps est revenu. Personne ne vient me voir. Julieveille le plus qu’elle peut auprès de moi. Prudence, à qui je nepeux plus donner autant d’argent qu’autrefois, commence à prétexterdes affaires pour s’éloigner.

« Maintenant que je suis près de mourir, malgré ce que me disentles médecins, car j’en ai plusieurs, ce qui prouve que la maladieaugmente, je regrette presque d’avoir écouté votre père ; sij’avais su ne prendre qu’une année à votre avenir, je n’aurais pasrésisté au désir de passer cette année avec vous, et au moins jemourrais en tenant la main d’un ami. Il est vrai que si nous avionsvécu ensemble cette année, je ne serais pas morte sitôt.

« La volonté de Dieu soit faite ! »

« 5 février :

« Oh ! Venez, venez, Armand, je souffre horriblement, jevais mourir, mon Dieu. J’étais si triste hier que j’ai voulu passerautre part que chez moi la soirée qui promettait d’être longuecomme celle de la veille. Le duc était venu le matin. Il me sembleque la vue de ce vieillard oublié par la mort me fait mourir plusvite.

« Malgré l’ardente fièvre qui me brûlait, je me suis faithabiller et conduire au Vaudeville. Julie m’avait mis du rouge,sans quoi j’aurais eu l’air d’un cadavre. Je suis allée dans cetteloge où je vous ai donné notre premier rendez-vous ; tout letemps j’ai eu les yeux fixés sur la stalle que vous occupiez cejour-là, et qu’occupait hier une sorte de rustre, qui riaitbruyamment de toutes les sottes choses que débitaient les acteurs.On m’a rapportée à moitié morte chez moi. J’ai toussé et craché lesang toute la nuit. Aujourd’hui je ne peux plus parler, à peine sije peux remuer les bras. Mon Dieu ! Mon Dieu ! Je vaismourir. Je m’y attendais, mais je ne puis me faire à l’idée desouffrir plus que je ne souffre, et si… »

A partir de ce mot les quelques caractères que Marguerite avaitessayé de tracer étaient illisibles, et c’était Julie Duprat quiavait continué.

« 18 février :

« Monsieur Armand,

« Depuis le jour où Marguerite a voulu aller au spectacle, ellea été toujours plus malade. Elle a perdu complètement la voix, puisl’usage de ses membres. Ce que souffre notre pauvre amie estimpossible à dire. Je ne suis pas habituée à ces sortes d’émotions,et j’ai des frayeurs continuelles.

« Que je voudrais que vous fussiez auprès de nous ! Elle apresque toujours le délire, mais, délirante ou lucide, c’esttoujours votre nom qu’elle prononce quand elle arrive à pouvoirdire un mot.

« Le médecin m’a dit qu’elle n’en avait plus pour longtemps.Depuis qu’elle est si malade, le vieux duc n’est pas revenu.

« Il a dit au docteur que ce spectacle lui faisait trop demal.

« Madame Duvernoy ne se conduit pas bien. Cette femme, quicroyait tirer plus d’argent de Marguerite, aux dépens de laquelleelle vivait presque complètement, a pris des engagements qu’elle nepeut tenir, et voyant que sa voisine ne lui sert plus de rien, ellene vient même pas la voir. Tout le monde l’abandonne. M. de G…,traqué par ses dettes, a été forcé de repartir pour Londres. Enpartant, il nous a envoyé quelque argent ; il a fait tout cequ’il a pu, mais on est revenu saisir, et les créanciersn’attendent que la mort pour faire vendre.

« J’ai voulu user de mes dernières ressources pour empêchertoutes ces saisies, mais l’huissier m’a dit que c’était inutile, etqu’il avait d’autres jugements encore à exécuter. Puisqu’elle vamourir, il vaut mieux abandonner tout que de le sauver pour safamille qu’elle n’a pas voulu voir, et qui ne l’a jamais aimée.Vous ne pouvez vous figurer au milieu de quelle misère dorée lapauvre fille se meurt. Hier nous n’avions pas d’argent du tout.Couverts, bijoux, cachemires, tout est en gage, le reste est venduou saisi. Marguerite a encore la conscience de ce qui se passeautour d’elle, et elle souffre du corps, de l’esprit et du cœur. Degrosses larmes coulent sur ses joues, si amaigries et si pâles quevous ne reconnaîtriez plus le visage de celle que vous aimiez tant,si vous pouviez la voir. Elle m’a fait promettre de vous écrirequand elle ne pourrait plus, et j’écris devant elle. Elle porte lesyeux de mon côté mais elle ne me voit pas, son regard est déjàvoilé par la mort prochaine ; cependant elle sourit, et toutesa pensée, toute son âme sont à vous, j’en suis sûre.

« Chaque fois que l’on ouvre la porte, ses yeux s’éclairent, etelle croit toujours que vous allez entrer ; puis, quand ellevoit que ce n’est pas vous, son visage reprend son expressiondouloureuse, se mouille d’une sueur froide, et les pommettesdeviennent pourpres. »

« 19 février, minuit :

« La triste journée que celle d’aujourd’hui, mon pauvre monsieurArmand ! Ce matin Marguerite étouffait, le médecin l’asaignée, et la voix lui est un peu revenue. Le docteur lui aconseillé de voir un prêtre. Elle a dit qu’elle y consentait, et ilest allé lui-même chercher un abbé à Saint-Roch.

« Pendant ce temps, Marguerite m’a appelée près de son lit, m’apriée d’ouvrir son armoire, puis elle m’a désigné un bonnet, unechemise longue toute couverte de dentelles, et m’a dit d’une voixaffaiblie :

« – Je vais mourir après m’être confessée, alors tu m’habillerasavec ces objets : c’est une coquetterie de mourante. »

« Puis elle m’a embrassée en pleurant, et elle a ajouté :

« – Je puis parler, mais j’étouffe trop quand je parle ;j’étouffe ! de l’air !

« Je fondais en larmes, j’ouvris la fenêtre, et quelquesinstants après le prêtre entra.

« J’allai au-devant de lui.

Quand il sut chez qui il était, il parut craindre d’être malaccueilli.

« – Entrez hardiment, mon père, lui ai-je dit.

« Il est resté peu de temps dans la chambre de la malade, et ilen est ressorti en me disant :

« – Elle a vécu comme une pécheresse, mais elle mourra comme unechrétienne.

« Quelques instants après, il est revenu accompagné d’un enfantde chœur qui portait un crucifix, et d’un sacristain qui marchaitdevant eux en sonnant, pour annoncer que Dieu venait chez lamourante.

« Ils sont entrés tous trois dans cette chambre à coucher quiavait retenti autrefois de tant de mots étranges, et qui n’étaitplus à cette heure qu’un tabernacle saint.

« Je suis tombée à genoux. Je ne sais pas combien de tempsdurera l’impression que m’a produite ce spectacle, mais je ne croispas que, jusqu’à ce que j’en sois arrivée au même moment, une chosehumaine pourra m’impressionner autant.

« Le prêtre oignit des huiles saintes les pieds, les mains et lefront de la mourante, récita une courte prière, et Marguerite setrouva prête à partir pour le ciel où elle ira sans doute, si Dieua vu les épreuves de sa vie et la sainteté de sa mort.

« Depuis ce temps elle n’a pas dit une parole et n’a pas fait unmouvement. Vingt fois je l’aurais crue morte, si je n’avais entendul’effort de sa respiration. »

« 20 février, cinq heures du soir :

« Tout est fini.

« Marguerite est entrée en agonie cette nuit à deux heuresenviron. Jamais martyre n’a souffert pareilles tortures, à en jugerpar les cris qu’elle poussait. Deux ou trois fois elle s’estdressée tout debout sur son lit, comme si elle eût voulu ressaisirsa vie qui remontait vers Dieu.

« Deux ou trois fois aussi, elle a dit votre nom, puis touts’est tu, elle est retombée épuisée sur son lit. Des larmessilencieuses ont coulé de ses yeux et elle est morte.

« Alors, je me suis approchée d’elle, je l’ai appelée, et commeelle ne répondait pas, je lui ai fermé les yeux et je l’aiembrassée sur le front.

« Pauvre chère Marguerite, j’aurais voulu être une sainte femme,pour que ce baiser te recommandât à Dieu.

« Puis, je l’ai habillée comme elle m’avait priée de le faire,je suis allée chercher un prêtre à Saint-Roch, j’ai brûlé deuxcierges pour elle, et j’ai prié pendant une heure dansl’église.

« J’ai donné à des pauvres de l’argent qui venait d’elle.

« Je ne me connais pas bien en religion, mais je pense que lebon Dieu reconnaîtra que mes larmes étaient vraies, ma prièrefervente, mon aumône sincère, et qu’il aura pitié de celle, qui,morte jeune et belle, n’a eu que moi pour lui fermer les yeux etl’ensevelir. »

« 22 février :

« Aujourd’hui l’enterrement a eu lieu. Beaucoup des amies deMarguerite sont venues à l’église. Quelques-unes pleuraient avecsincérité. Quand le convoi a pris le chemin de Montmartre, deuxhommes seulement se trouvaient derrière, le comte de G…, qui étaitrevenu exprès de Londres, et le duc qui marchait soutenu par deuxvalets de pied.

« C’est de chez elle que je vous écris tous ces détails, aumilieu de mes larmes et devant la lampe qui brûle tristement prèsd’un dîner auquel je ne touche pas, comme bien vous pensez, maisque Nanine m’a fait faire, car je n’ai pas mangé depuis plus devingt-quatre heures.

« Ma vie ne pourra pas garder longtemps ces impressions tristes,car ma vie ne m’appartient pas plus que la sienne n’appartenait àMarguerite, c’est pourquoi je vous donne tous ces détails sur leslieux mêmes où ils se sont passés, dans la crainte, si un longtemps s’écoulait entre eux et votre retour, de ne pas pouvoir vousles donner avec toute leur triste exactitude. »

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