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La Dame de Monsoreau – Tome II

La Dame de Monsoreau – Tome II

d’ Alexandre Dumas

Chapitre 1 Comment frère Gorenflot se réveilla, et de l’accueil qui lui fut fait a son couvent.

Nous avons laissé notre ami Chicot en extase devant le sommeil non interrompu et devant le ronflement splendide de frère Gorenflot ; il fit signe à l’aubergiste de se retirer et d’emporter la lumière, après lui avoir recommandé sur toutes choses de ne pas dire un mot au digne frère de la sortie qu’il avait faite à dix heures du soir, et de la rentrée qu’il venait de faire à trois heures du matin.

Comme maître Bonhomet avait remarqué une chose, c’est que dans les relations qui existaient entre le fou et le moine, c’était toujours le fou qui payait, il tenait le fou en grande considération, tandis qu’il n’avait au contraire qu’une vénération fort médiocre pour le moine. Il promit en conséquence à Chicot de n’ouvrir en aucun cas la bouche sur les événements de la nuit, et se retira, laissant les deux amis dans l’obscurité, ainsi que la chose venait de lui être recommandée.

Bientôt Chicot s’aperçut d’une chose qui excita son admiration, c’est que frère Gorenflot ronflait et parlait en même temps. Ce qui indiquait, non pas, comme on pourraitle croire, une conscience bourrelée de remords, mais un estomacsurchargé de nourriture.

Les paroles que prononçait Gorenflot dans sonsommeil formaient, recousues les unes aux autres, un affreuxmélange d’éloquence sacrée et de maximes bachiques.

Cependant Chicot s’aperçut que, s’il restaitdans une obscurité complète, il aurait grand’peine à accomplir larestitution qui lui restait à faire pour que Gorenflot, à sonréveil, ne se doutât de rien ; en effet, il pouvait, dans lesténèbres, marcher imprudemment sur quelques-uns des quatre membresdu moine, dont il ignorait les différentes directions, et, par ladouleur, le tirer de sa léthargie.

Chicot souffla donc sur les charbons dubrasier pour éclairer un peu la scène.

Au bruit de ce souffle, Gorenflot cessa deronfler et murmura :

– Mes frères ! voici un ventféroce : c’est le souffle du Seigneur, c’est son haleine quim’inspire.

– Et il se remit à ronfler.

Chicot attendit un instant que le sommeil eûtbien repris toute son influence, et commença de démailloter lemoine.

– Brrrrou ! fit Gorenflot. Quelfroid ! Cela empêchera le raisin de mûrir.

Chicot s’arrêta au milieu de son opération,qu’il reprit un instant après.

– Vous connaissez mon zèle, mes frères,continua le moine, tout pour l’Église et pour monseigneur le duc deGuise.

– Canaille ! dit Chicot.

– Voilà mon opinion, repritGorenflot ; mais il est certain…

– Qu’est-ce qui est certain ?demanda Chicot en soulevant le moine pour lui passer sa robe.

– Il est certain que l’homme est plusfort que le vin ; frère Gorenflot a combattu contre le vin,comme Jacob contre l’ange, et frère Gorenflot a dompté le vin.

Chicot haussa les épaules.

Ce mouvement intempestif fit ouvrir un œil aumoine, et, au-dessus de lui, il vit le sourire de Chicot, quisemblait livide et sinistré à cette douteuse lueur.

– Ah ! pas de fantômes, voyons, pasde farfadets, dit le moine, comme s’il se plaignait à quelque démonfamilier, oublieux des conventions qu’il avait faites avec lui.

– Il est ivre mort, dit Chicot enachevant de rouler Gorenflot dans sa robe et en ramenant soncapuchon sur sa tête.

– À la bonne heure, grommela le moine, lesacristain a fermé la porte du chœur, et le vent ne vient plus.

– Réveille-toi maintenant si tu veux, ditChicot, cela m’est bien égal.

– Le Seigneur a entendu ma prière,murmura le moine, et l’aquilon qu’il avait envoyé pour geler lesvignes s’est changé en doux zéphyr.

– Amen ! dit Chicot.

Et, se faisant un oreiller des serviettes etun drap de la nappe, après avoir le plus vraisemblablement possibledisposé les bouteilles vides et les assiettes salies, il s’endormitcôte à côte avec son compagnon.

Le grand jour qui lui donnait sur les yeux, etla voix aigre de l’hôte grondant ses marmitons, qui retentissaitdans la cuisine, réussirent à percer l’épaisse vapeur quiassoupissait les idées de Gorenflot.

Il se souleva, et parvint, à l’aide de sesdeux mains, à s’établir sur la partie que la nature prévoyante adonnée à l’homme pour être son principal centre de gravité.

Cet effort accompli, non sans difficulté.Gorenflot se mit à considérer le pêle-mêle significatif de lavaisselle ; puis Chicot, qui, disposé, grâce à lacirconflexion gracieuse de l’un de ses bras, de manière à toutvoir, ne perdait pas un seul mouvement du moine, Chicot faisaitsemblant de ronfler, et cela avec un naturel qui faisait honneur àce fameux talent d’imitation dont nous avons déjà parlé.

– Grand jour ! s’écria lemoine ; corbleu ! grand jour ! il paraît que j’aipassé la nuit ici.

Puis, rassemblant ses idées :

– Et l’abbaye ! dit-il ;oh ! oh !

Il se mit à resserrer le cordon de sa robe,soin que Chicot n’avait pas cru devoir prendre.

– C’est égal, dit-il, j’ai fait unétrange rêve : il me semblait être mort et enveloppé dans unlinceul taché de sang.

Gorenflot ne se trompait pas tout àfait ; il avait pris, en se réveillant à moitié, la nappe quil’enveloppait pour un linceul, et les taches de vin pour desgouttes de sang.

– Heureusement que c’était un rêve, ditGorenflot en regardant de nouveau autour de lui.

Dans cet examen, ses yeux s’arrêtèrent surChicot, qui, sentant que le moine le regardait, ronfla de doubleforce.

– Que c’est beau, un ivrogne ! ditGorenflot contemplant Chicot avec admiration.

– Est-il heureux, ajouta-t-il, de dormirainsi ! Ah ! c’est qu’il n’est pas dans ma position,lui.

Et il poussa un soupir qui monta à l’unissondu ronflement de Chicot, de sorte que le soupir eût probablementréveillé le Gascon, si le Gascon eût dormi véritablement.

– Si je le réveillais pour lui demanderavis ? il est homme de bon conseil.

Chicot tripla la dose, et le ronflement, quiavait atteint le diapason de l’orgue, passa à l’imitation dutonnerre.

– Non, reprit Gorenflot, cela luidonnerait trop d’avantages sur moi. Je trouverai bien un bonmensonge sans lui.

Mais, quel que soit ce mensonge, continua lemoine, j’aurai bien de la peine à éviter le cachot. Ce n’est pasencore précisément le cachot, c’est le pain et l’eau qui en sont laconséquence. Si j’avais du moins quelque argent pour séduire lefrère geôlier !

Ce qu’entendant Chicot, il tira subtilement desa poche une bourse assez ronde qu’il cacha sous son ventre.

Ce n’était pas une précaution inutile ;plus contrit que jamais, Gorenflot s’approcha de son ami et murmuraces paroles mélancoliques :

– S’il était éveillé, il ne me refuseraitpas un écu ; mais son sommeil m’est sacré… et je vais leprendre.

À ces mots, frère Gorenflot, qui, après êtredemeuré un certain temps assis, venait de s’agenouiller, se penchaà son tour vers Chicot et fouilla délicatement dans la poche dudormeur.

Chicot ne jugea point à propos, malgrél’exemple donné par son compagnon, de faire appel à son démonfamilier, et le laissa fouiller à son aise dans l’une et l’autrepoche de son pourpoint.

– C’est singulier, dit le moine, riendans les poches. Ah ! dans le chapeau peut-être.

Tandis que le moine se mettait en quête,Chicot vidait sa bourse dans sa main, et la remettait vide et platedans la poche de son haut-de-chausses.

– Rien dans le chapeau, dit le moine,cela m’étonne. Mon ami Chicot, qui est un fou plein de raison, nesort cependant jamais sans argent. Ah ! vieux Gaulois,ajouta-t-il avec un sourire qui fendait sa bouche jusqu’auxoreilles, j’oubliais tes braies.

Et, glissant sa main dans les chausses deChicot, il en retira la bourse vide.

– Jésus ! murmura-t-il, et l’écot,qui le payera ?

Cette pensée produisit sur le moine uneprofonde impression, car il se mit aussitôt sur ses jambes, et,d’un pas encore un peu aviné, mais cependant rapide, il se dirigeavers la porte, traversa la cuisine sans lier conversation avecl’hôte, malgré les avances que celui-ci lui faisait, ets’enfuit.

Alors Chicot remit son argent dans sa bourse,sa bourse dans sa poche, et, s’accoudant contre la fenêtre, quemordait déjà un rayon de soleil, il oublia Gorenflot dans uneméditation profonde.

Cependant le frère quêteur, sa besace surl’épaule, poursuivait son chemin avec une mine composée qui pouvaitparaître aux passants du recueillement, et qui n’était que de lapréoccupation, car Gorenflot cherchait un de ces magnifiquesmensonges de moine en goguette ou de soldat attardé, mensonge dontle fond est toujours le même, tandis que la trame se brodecapricieusement selon l’imagination du menteur.

Du plus loin que frère Gorenflot aperçut lesportes du couvent, elles lui parurent plus sombres encore que decoutume, et il tira de fâcheux indices de la présence de plusieursmoines conversant sur le seuil et regardant tour à tour avecinquiétude vers les quatre points cardinaux.

Mais, à peine eut-il débouché de la rueSaint-Jacques, qu’un grand mouvement opéré par les frères au momentmême où ils l’aperçurent lui donna une des plus horribles frayeursqu’il eût éprouvées de sa vie.

– C’est de moi qu’ils parlent,dit-il ; ils me désignent, ils m’attendent ; on m’acherché cette nuit ; mon absence a fait scandale ; jesuis perdu !

Et la tête lui tourna ; une folle idée defuir lui vint à l’esprit ; mais plusieurs religieux venaientdéjà à sa rencontre ; on le poursuivrait indubitablement.Frère Gorenflot se rendait justice, il n’était pas taillé pour lacourse ; il serait rejoint, garrotté, traîné au couvent ;il préféra la résignation.

Il s’avança donc, l’oreille basse, vers sescompagnons, qui semblaient hésiter à venir lui parler.

– Hélas ! dit Gorenflot, ils fontsemblant de ne plus me connaître, je suis une pierred’achoppement.

Enfin l’un d’eux se hasarda, et, allant àGorenflot :

– Pauvre cher frère ! dit-il.

Gorenflot poussa un soupir et leva les yeux auciel.

– Vous savez que le prieur vous attend,dit un autre.

– Ah ! mon Dieu !

– Oh ! mon Dieu, oui, ajouta untroisième, il a dit qu’aussitôt rentré au couvent on vous conduisîtprès de lui.

– Voilà ce que je craignais, ditGorenflot. Et, plus mort que vif, il entra dans le couvent, dont laporte se referma sur lui.

– Ah ! c’est vous ! s’écria lefrère portier, venez vite, vite, le révérend prieur Joseph Foulonvous demande.

Et le frère portier, prenant Gorenflot par lamain, le conduisit ou plutôt le traîna jusque dans la chambre duprieur.

Là aussi les portes se refermèrent.

Gorenflot baissa les yeux, craignant derencontrer le regard courroucé de l’abbé ; il se sentait seul,abandonné de tout le monde, en tête-à-tête avec un supérieur quidevait être irrité, et irrité justement.

– Ah ! c’est vous enfin ! ditl’abbé.

– Mon révérend… balbutia le moine.

– Que d’inquiétudes vous nous avezdonnées ! dit le prieur.

– C’est trop de bontés, mon père, repritGorenflot, qui ne comprenait rien à ce ton indulgent auquel il nes’attendait pas.

– Vous avez craint de rentrer après lascène de cette nuit, n’est-ce pas ?

– J’avoue que je n’ai point osé rentrer,dit le moine, dont le front distillait une sueur glacée.

– Ah ! cher frère, cher frère, ditl’abbé, c’est bien jeune et bien imprudent ce que vous avez faitlà.

– Laissez-moi vous expliquer, monpère….

– Et qu’avez-vous besoin dem’expliquer ? Votre sortie….

– Je n’ai pas besoin de vous expliquer,dit Gorenflot, tant mieux, car j’étais embarrassé de le faire.

– Je le comprends à merveille. Un momentd’exaltation, l’enthousiasme vous a entraîné ; l’exaltationest une vertu sainte ; l’enthousiasme est un sentimentsacré ; mais les vertus outrées deviennent presque vices, lessentiments les plus honorables, exagérés, sont répréhensibles.

– Pardon, mon père, dit Gorenflot ;mais, si vous comprenez, je ne comprends pas bien, moi. De quellesortie parlez-vous ?

– De celle que vous avez faite cettenuit.

– Hors du couvent ? demandatimidement le moine.

– Non pas, dans le couvent.

– J’ai fait une sortie dans le couvent,moi ?

– Oui, vous.

Gorenflot se gratta le bout du nez. Ilcommençait à comprendre qu’il jouait aux propos interrompus.

– Je suis aussi bon catholique quevous ; mais cependant votre audace m’a épouvanté.

– Mon audace ! dit Gorenflot, j’aidonc été bien audacieux ?

– Plus qu’audacieux, mon fils ; vousavez été téméraire.

– Hélas ! il faut pardonner auxécarts d’un tempérament encore mal assoupli ; je mecorrigerai, mon père.

– Oui, mais, en attendant, je ne puism’empêcher de craindre pour vous et pour nous les conséquences decet éclat. Si la chose s’était passée entre nous, ce ne seraitrien.

– Comment ! dit Gorenflot, la choseest sue dans le monde ?

– Sans doute, vous saviez bien qu’il yavait là plus de cent laïques qui n’ont pas perdu un mot de votrediscours.

– De mon discours ? fit Gorenflot deplus en plus étonné.

– J’avoue qu’il était beau, j’avoue queles applaudissements ont dû vous enivrer, que l’assentiment unanimea pu vous monter la tête ; mais, que cela en arrive au pointde proposer une procession dans les rues de Paris, au pointd’offrir de revêtir une cuirasse et de faire appel aux bonscatholiques, le casque en tête et la pertuisane sur l’épaule, vousen conviendrez, c’est trop fort.

Gorenflot regardait le prieur avec des yeuxqui passaient par toutes les expressions de l’étonnement.

– Maintenant, continua le prieur, il y aun moyen de tout concilier. Cette sève religieuse qui bout, dansvotre cœur généreux vous ferait tort à Paris, où il y a tant d’yeuxméchants qui vous épient. Je désire que vous alliez ladépenser….

– Où cela, mon père ? demandaGorenflot, convaincu qu’il allait faire un tour de cachot.

– En province.

– Un exil ? s’écria Gorenflot.

– En restant ici, il pourrait vousarriver bien pis, très cher frère.

– Et que peut-il doncm’arriver ?

– Un procès criminel, qui amènerait,selon toute probabilité, la prison éternelle, sinon la mort.

Gorenflot pâlit affreusement ; il nepouvait comprendre comment il avait encouru la prison perpétuelleet même la peine de mort pour s’être grisé dans un cabaret et avoirpassé une nuit hors de son couvent.

– Tandis qu’en vous soumettant à cet exilmomentané, mon très cher frère, non seulement vous échappez audanger, mais encore vous plantez le drapeau de la foi enprovince ; ce que vous avez fait et dit cette nuit, dangereuxet même impossible sous les yeux du roi et de ses mignons maudits,devient en province plus facile à exécuter. Partez donc au plusvite, frère Gorenflot ; peut-être même est-il déjà trop tard,et les archers ont-ils reçu l’ordre de vous arrêter.

– Ouais ! mon révérend père, quedites-vous là ? balbutia le moine en roulant des yeuxépouvantés ; car, à mesure que le prieur, dont il avaitd’abord admiré la mansuétude, parlait, il s’étonnait desproportions que prenait un péché, à tout prendre, très véniel.– Lesarchers, dites-vous, et qu’ai-je affaire aux archers,moi ?

– Vous n’avez point affaire à eux ;mais ils pourraient bien avoir affaire à vous.

– Mais on m’a donc dénoncé ? ditfrère Gorenflot.

– Je le parierais. Partez donc,partez.

– Partir ! mon révérend, ditGorenflot atterré. C’est bien aisé à dire ; mais commentvivrai-je quand je serai parti ?

– Eh ! rien de plus facile. Vousêtes le frère quêteur du couvent ; voilà vos moyensd’existence. De votre quête vous avez nourri les autres jusqu’àprésent ; de votre quête vous vous nourrirez. Et puis, soyeztranquille, mon Dieu ! le système que vous avez développé vousfera assez de partisans en province pour que j’aie la certitude quevous ne manquerez de rien. Mais, allez, pour Dieu ! allez, etsurtout ne revenez pas que l’on ne vous prévienne.

Et le prieur, après avoir tendrement embrasséfrère Gorenflot, le poussa doucement, mais avec une persistance quifut couronnée de succès, à la porte de sa cellule.

Là, toute la communauté était réunie,attendant frère Gorenflot.

À peine parut-il, que chacun s’élança verslui, et que chacun voulut lui toucher les mains, le cou, leshabits. Il y en avait dont la vénération allait jusqu’à baiser lebas de sa robe.

– Adieu, disait l’un en le pressant surson cœur ; adieu, vous êtes un saint homme, ne m’oubliez pointdans vos prières.

– Bah ! se dit Gorenflot, un sainthomme, moi ? tiens !

– Adieu ! dit un autre en luiserrant la main, brave champion de la foi, adieu ! Godefroy deBouillon était bien peu de chose auprès de vous.

– Adieu ! martyr, lui dit untroisième en baisant le bout de son cordon ; l’aveuglementhabite encore parmi nous ; mais l’heure de la lumièrearrivera.

Et Gorenflot se trouva ainsi, de bras en bras,de baisers en baisers, et d’épithètes en épithètes, porté jusqu’àla porte de la rue, qui se referma derrière lui dès qu’il l’eutfranchie.

Gorenflot regarda cette porte avec uneexpression que rien ne saurait rendre, et finit par sortir de Parisà reculons, comme si l’ange exterminateur lui eût montré la pointede son épée flamboyante.

Le seul mot qui lui échappa en arrivant à laporte fut celui-ci :

– Le diable m’emporte ! ils sonttous fous ; ou, s’ils ne le sont pas, miséricorde, monDieu ! c’est moi qui le suis.

Chapitre 2Comment frère Gorenflot demeura convaincu qu’il était somnambule,et déplora amèrement cette infirmité.

Jusqu’au jour néfaste où nous sommes arrivés,jour où tombait sur le pauvre moine cette persécution inattendue,frère Gorenflot avait mené la vie contemplative, c’est-à-dire que,sortant de bon matin quand il voulait prendre le frais, tard quandil recherchait le soleil, confiant en Dieu et dans la cuisine del’abbaye, il n’avait jamais pensé à se procurer que les extra fortmondains, et assez rares au reste, de la Corne d’Abondance ;ces extra étaient soumis aux caprices des fidèles, et ne pouvaientse prélever que sur les aumônes en argent, auxquelles frèreGorenflot faisait faire, en passant rue Saint Jacques, unehalte ; après cette halte, ces aumônes rentraient au couvent,diminuées de la somme que frère Gorenflot avait laissée en route.Il y avait bien encore Chicot, son ami, lequel aimait les bonsrepas et les bons convives. Mais Chicot était très fantasque danssa vie. Le moine le voyait parfois trois ou quatre jours de suite,puis il était quinze jours, un mois, six semaines sans reparaître,soit qu’il restât enfermé avec le roi, soit qu’il l’accompagnâtdans quelque pèlerinage, soit enfin qu’il exécutât pour son proprecompte un voyage d’affaires ou de fantaisie. Gorenflot était doncun de ces moines pour qui, comme pour certains soldats enfants detroupe, le monde commençait au supérieur de la maison, c’est-à-direau colonel du couvent, et finissait à la marmite vide. Aussi cesoldat de l’Église, cet enfant de froc, si l’on nous permet de luiappliquer l’expression pittoresque que nous employions tout àl’heure à l’égard des défenseurs de la patrie, ne s’était-il jamaisfiguré qu’un jour il lui fallût laborieusement se mettre en routeet chercher les aventures.

Encore s’il eût eu de l’argent ! mais laréponse du prieur à sa demande avait été simple et sans ornementapostolique, comme un fragment de saint Luc.

– Cherche, et tu trouveras.

Gorenflot, en songeant qu’il allait êtreobligé de chercher au loin, se sentait las avant de commencer.

Cependant le principal était de se soustraired’abord au danger qui le menaçait, danger inconnu, mais pressant,d’après ce qui avait paru ressortir du moins des paroles du prieur.Le pauvre moine n’était pas de ceux qui peuvent déguiser leurphysique et échapper aux investigations par quelque habilemétamorphose ; il résolut donc de gagner au large d’abord, et,dans cette résolution, franchit d’un pas assez rapide la porteBordelle, dépassa prudemment, et en se faisant le plus mincepossible, la guérite des veilleurs de nuit et le poste des Suisses,dans la crainte que ces archers, dont l’abbé de Sainte-Genevièvelui avait fait fête, ne fussent des réalités trop saisissantes.

Mais, une fois en plein air, une fois en rasecampagne, lorsqu’il fut à cinq cents pas de la porte de laville ; lorsqu’il vit, sur le revers du fossé, disposée enmanière de fauteuil, cette première herbe du printemps quis’efforce de percer la terre déjà verdoyante ; lorsqu’il vitle soleil joyeux à l’horizon, la solitude à droite et à gauche, laville murmurante derrière lui, il s’assit sur le talus de la route,emboîta son double menton dans sa large et grasse main, se grattade l’index le bout carré d’un nez de dogue, et commença une rêverieaccompagnée de gémissements.

Sauf la cythare qui lui manquait, frèreGorenflot ne ressemblait pas mal à l’un de ces Hébreux qui,suspendant leur harpe au saule, fournissaient, au temps de ladésolation de Jérusalem, le texte du fameux verset : Superflumina Babylonis, et le sujet d’une myriade de tableauxmélancoliques.

Gorenflot gémissait d’autant plus, que neufheures approchaient, heure à laquelle on dînait au couvent, car lesmoines, en arrière de la civilisation, comme il convient à des gensdétachés du monde, suivaient encore, en l’an de grâce 1578, lespratiques du bon roi Charles V, lequel dînait à huit heures dumatin, après sa messe.

Autant vaudrait compter les grains de sablesoulevés par le vent au bord de la mer pendant un jour de tempêteque d’énumérer les idées contradictoires qui vinrent, l’une aprèsl’autre, éclore dans le cerveau de Gorenflot à jeun.

La première idée, celle dont il eut le plus depeine à se débarrasser, nous devons le dire, fut de rentrer dansParis, d’aller droit au couvent, de déclarer à l’abbé que biendécidément il préférait le cachot à l’exil, de consentir même, s’ille fallait, à subir la discipline, le fouet, le double fouet etl’in pace, pourvu que l’on jurât sur l’honneur des’occuper de ses repas, qu’il consentirait même à réduire à cinqpar jour.

À cette idée, si tenace, qu’elle labourapendant plus d’un grand quart d’heure le cerveau du pauvre moine,en succéda une autre un peu plus raisonnable : c’était d’allerdroit à la Corne d’Abondance, d’y mander Chicot, si toutefois il nele retrouvait pas endormi encore, de lui exposer la situationdéplorable dans laquelle il se trouvait à la suite de sessuggestions bachiques, suggestions auxquelles lui, Gorenflot, avaiteu la faiblesse de céder, et d’obtenir de ce généreux ami unepension alimentaire.

Ce plan arrêta Gorenflot un autre quartd’heure, car c’était un esprit judicieux, et l’idée n’était passans mérite.

C’était enfin, autre idée qui ne manquait pasd’une certaine audace, de tourner autour des murs de la capitale,de rentrer par la porte Saint-Germain ou par la tour de Nesle, etde continuer clandestinement ses quêtes dans Paris. Il connaissaitles bons endroits, les coins fertiles, les petites rues oùcertaines commères, élevant de succulentes volailles, avaienttoujours quelque chapon mort de gras fondu à jeter dans le sac duquêteur, il voyait, dans le miroir reconnaissant de ses souvenirs,certaine maison à perron où l’été se fabriquaient des conserves detous genres, et cela dans le but principal, du moins frèreGorenflot aimait à se l’imaginer ainsi, de jeter au sac du frèrequêteur, en échange de sa fraternelle bénédiction, tantôt unquartier de gelée de coings séchés, tantôt une douzaine de noixconfites, et tantôt une boîte de pommes tapées, dont l’odeur seuleeût fait boire un moribond. Car, il faut le dire, les idées defrère Gorenflot étaient surtout tournées vers les plaisirs de latable et les douceurs du repos ; de sorte qu’il pensaitparfois, non sans une certaine inquiétude, à ces deux avocats dudiable qui, au jour du jugement dernier, plaideraient contre lui,et qu’on appelait la Paresse et la Gourmandise. Mais, en attendant,nous devons le dire, le digne moine suivait, non sans remordspeut-être, mais enfin suivait la pente fleurie qui mène à l’abîmeau fond duquel hurlent incessamment, comme Charybde et Scylla, cesdeux péchés mortels.

Aussi ce dernier plan lui souriait-il ;aussi ce genre de vie lui paraissait-il celui auquel il étaitnaturellement destiné ; mais, pour accomplir ce plan, poursuivre ce genre de vie, il fallait rester dans Paris, et risquer derencontrer à chaque pas les archers, les sergents, les autoritésecclésiastiques, troupeau dangereux pour un moine vagabond.

Et puis un autre inconvénient seprésentait : le trésorier du couvent de Sainte-Geneviève étaitun administrateur trop soigneux pour laisser Paris sans frèrequêteur ; Gorenflot courait donc le risque de se trouver faceà face avec un collègue qui aurait sur lui cette incontestablesupériorité d’être dans l’exercice légitime de ses fonctions.

Cette idée fit frémir Gorenflot, et certes ily avait bien de quoi.

Il en était là de ses monologues et de sesappréhensions quand il vit poindre au loin sous la porte Bordelleun cavalier qui bientôt ébranla la voûte sous le galop de samonture.

Cet homme mit pied à terre près d’une maisonsituée à cent pas à peu près de l’endroit où était assisGorenflot ; il frappa : on lui ouvrit, et cheval etcavalier disparurent dans la maison.

Gorenflot remarqua cette circonstance, parcequ’il avait envié le bonheur de ce cavalier qui avait un cheval etqui par conséquent pouvait le vendre.

Mais, au bout d’un instant, le cavalier,Gorenflot le reconnut à son manteau, le cavalier, disons-nous,sortit de la maison, et, comme il y avait un massif d’arbres àquelque distance et devant le massif un gros tas de pierres, ilalla se blottir entre les arbres et ce bastion d’une nouvelleespèce.

– Voilà bien certainement quelqueguet-apens qui se prépare, murmura Gorenflot. Si j’étais moinssuspect aux archers, j’irais les prévenir, ou, si j’étais plusbrave, je m’y opposerais.

À ce moment, l’homme qui se tenait enembuscade et dont les yeux ne quittaient la porte de la ville quepour inspecter les environs avec une certaine inquiétude, aperçut,dans un des regards rapides qu’il jetait à droite et à gauche,Gorenflot, toujours assis et tenant toujours son menton. Cette vuele gêna ; il feignit de se promener d’un air indifférentderrière les moellons.

– Voilà une tournure, dit Gorenflot,voilà une taille… on dirait que je connais cela… ; mais non,c’est impossible.

En ce moment, l’inconnu, qui tournait le dos àGorenflot, s’affaissa tout à coup comme si les muscles de sesjambes eussent manqué sous lui. Il venait d’entendre certain bruitde fers de chevaux qui venaient de la porte de la ville.

En effet, trois hommes, dont deux semblaientdes laquais, trois bonnes mules et trois gros porte-manteauxvenaient lentement de Paris par la porte Bordelle. Aussitôt qu’illes eut aperçus, l’homme aux moellons se fit plus petit encore, sic’était possible ; et, rampant plutôt qu’il ne marchait, ilgagna le groupe d’arbres, et, choisissant le plus gros, il seblottit derrière, dans la posture d’un chasseur à l’affût.

La cavalcade passa sans le voir, ou du moinssans le remarquer, tandis qu’au contraire l’homme embusqué semblaitla dévorer des yeux.

– C’est moi qui ai empêché le crime de secommettre, se dit Gorenflot, et ma présence sur le chemin, juste ence moment, est une de ces manifestations de la volonté divine,comme il m’en faudrait une autre à moi pour me faire déjeuner.

La cavalcade passée, le guetteur rentra dansla maison.

– Bon ! dit Gorenflot, voilà unecirconstance qui va me procurer, ou je me trompe fort, l’aubaineque je désirais. Homme qui guette n’aime pas être vu. C’est unsecret que je possède, et, ne valût-il que six deniers, eh bien, jele mettrai à prix.

Et, sans tarder, Gorenflot se dirigea vers lamaison ; mais, à mesure qu’il approchait, il se remémorait latournure martiale du cavalier, la longue rapière qui battait sesmollets, et l’œil terrible avec lequel il avait regardé passer lacavalcade ; puis il se disait :

– Je crois décidément que j’avais tort etqu’un pareil homme ne se laisserait point intimider.

À la porte, Gorenflot était tout à faitconvaincu, et ce n’était plus le nez qu’il se grattait, maisl’oreille.

Tout à coup, sa figure s’illumina :

– Une idée, dit-il.

C’était un tel progrès que l’éveil d’une idéedans le cerveau endormi du moine, qu’il s’étonna lui-même que cetteidée fût venue ; mais, on le disait déjà en ce temps-là,nécessité est mère de l’industrie.

– Une idée, répéta-t-il, et une idée unpeu ingénieuse ! Je lui dirai : «Monsieur, tout homme ases projets, ses désirs, ses espérances ; je prierai pour vosprojets, donnez-moi quelque chose.» Si ses projets sont mauvais,comme je n’en ai aucun doute, il aura un double besoin que l’onprie pour lui, et, dans ce but, il me fera quelque aumône. Et moi,je soumettrai le cas au premier docteur que je rencontrerai. C’està savoir si l’on doit prier pour des projets qui vous sontinconnus, quand on a conçu un mauvais doute sur ces projets. Ce queme dira le docteur, je le ferai ; par conséquent ce ne seraplus moi qui serai responsable, mais lui ; et, si je nerencontre pas de docteur, eh bien si je ne rencontre pas dedocteur, comme il y a doute, je m’abstiendrai. En attendant,j’aurai déjeuné avec l’aumône de cet homme aux mauvaisesintentions.

En conséquence de cette détermination,Gorenflot s’effaça contre les murs et attendit.

Cinq minutes après, la porte s’ouvrit, et lecheval et l’homme apparurent, l’un portant l’autre.

Gorenflot s’approcha.

– Monsieur, dit-il, si cinqPater et cinq Ave pour la réussite de vos projetspeuvent vous être agréables….

L’homme tourna la tête du côté deGorenflot.

– Gorenflot ! s’écria-t-il.

– Monsieur Chicot ! fit le moinetout ébahi.

– Où diable vas-tu donc comme cela,compère ? demanda Chicot.

– Je n’en sais rien, et vous ?

– C’est différent, moi, je le sais, ditChicot, je vais droit devant moi.

– Bien loin ?

– Jusqu’à ce que je m’arrête. Mais toi,compère, puisque tu ne peux pas me dire dans quel but tu te trouvesici, je soupçonne une chose.

– Laquelle ?

– C’est que tu m’espionnais.

– Jésus Dieu ! moi vous espionner,le Seigneur m’en préserve ! Je vous ai vu, voilà tout.

– Vu, quoi ?

– Guetter le passage des mules.

– Tu es fou.

– Cependant, derrière ces pierres, avecvos yeux attentifs….

– Écoute, Gorenflot, je veux me fairebâtir une maison hors les murs ; ces moellons sont à moi, etje m’assurais qu’ils étaient de bonne qualité.

– Alors c’est différent, dit le moine,qui ne crut pas un mot de ce que lui répondait Chicot, je metrompais.

– Mais enfin, toi-même, que fais-tu horsdes barrières ?

– Hélas ! monsieur Chicot, je suisproscrit, répondit Gorenflot avec un énorme soupir.

– Hein ? fit Chicot.

– Proscrit, vous dis-je.

Et Gorenflot, se drapant dans son froc,redressa sa courte taille et balança sa tête d’avant en arrièreavec le regard impératif de l’homme à qui une grande catastrophedonne le droit de réclamer la pitié de ses semblables. – Mes frèresme rejettent de leur sein, continua-t-il ; je suis excommunié,anathématisé.

– Bah ! et pourquoi cela ?

– Écoutez, monsieur Chicot, dit le moineen mettant la main sur son cœur, vous me croirez si vous voulez,mais, foi de Gorenflot, je n’en sais rien.

– Ne serait-ce pas que vous auriez étérencontré cette nuit, courant le guilledou, compère ?

– Affreuse plaisanterie, dit Gorenflot,vous savez parfaitement bien ce que j’ai fait depuis hier soir.

– C’est-à-dire, reprit Chicot, oui,depuis huit heures jusqu’à dix, mais non depuis dix jusqu’àtrois.

– Comment, depuis dix heures jusqu’àtrois ?

– Sans doute, à dix heures vous êtessorti.

– Moi ! fit Gorenflot en regardantle Gascon avec des yeux dilatés par la surprise.

– Si bien sorti, que je vous ai demandéoù vous alliez.

– Où j’allais ; vous m’avez demandécela ?

– Oui !

– Et que vous ai-je répondu ?

– Vous m’avez répondu que vous alliezprononcer un discours.

– Il y a du vrai dans tout cecicependant, murmura Gorenflot ébranlé.

– Parbleu ! c’est si vrai, que vousme l’avez dit en partie, votre discours ; il était fortlong.

– Il était en trois parties, c’est lacoupe que recommande Aristote.

– Il y avait même de terribles chosescontre le roi Henri III dans votre discours.

– Bah ! dit Gorenflot.

– Si terribles, que je ne serais pasétonné qu’on vous poursuivît comme fauteur de troubles.

– Monsieur Chicot, vous m’ouvrez lesyeux ; avais-je l’air bien éveillé en vous parlant ?

– Je dois vous dire, compère, que vous meparaissiez fort étrange ; votre regard surtout était d’unefixité qui m’effrayait ; on eût dit que vous étiez éveillésans l’être, et que vous parliez tout en dormant.

– Cependant, dit Gorenflot, je suis sûrde m’être réveillé ce matin à la Corne d’Abondance, quand le diabley serait.

– Eh bien, qu’y a-t il d’étonnant àcela ?

– Comment ! ce qu’il y a d’étonnant,puisque vous dites que j’en suis sorti à dix heures, de la Corned’Abondance !

– Oui ; mais vous y êtes rentré àtrois heures du matin, et, comme preuve, je vous dirai même quevous aviez laissé la porte ouverte, et que j’ai eu très froid.

– Et moi aussi, dit Gorenflot, je merappelle cela.

– Vous voyez bien ! répliquaChicot.

– Si ce que vous me dites est vrai….

– Comment ! si ce que je vous disest vrai ? compère, c’est la vérité. Demandez plutôt à maîtreBonhomet.

– À maître Bonhomet ?

– Sans doute ; c’est lui qui vous aouvert la porte. Je dois même dire que vous étiez gonflé d’orgueilà votre retour, et que je vous ai dit :

– «Fi donc ! compère, l’orgueil nesied point à l’homme, surtout quand cet homme est un moine.»

– Et de quoi étais-jeorgueilleux ?

– Du succès qu’avait eu votre discours,des compliments que vous avaient faits le duc de Guise, le cardinalet M. de Mayenne, que Dieu conserve, ajouta le Gascon enlevant son chapeau.

– Alors tout m’est expliqué, ditGorenflot.

– C’est bien heureux ; vous convenezdonc que vous avez été à cette assemblée ? comment diablerappelez-vous ? Attendez donc ! l’assemblée de laSainte-Union. C’est cela.

Gorenflot laissa tomber sa tête sur sapoitrine et poussa un gémissement.

– Je suis somnambule, dit-il ; il ya longtemps que je m’en doutais.

– Somnambule, dit Chicot, qu’est-ce quecela signifie ?

– Cela signifie, monsieur Chicot, dit lemoine, que chez moi l’esprit domine la matière à tel point, que,tandis que la matière dort, l’esprit veille, et qu’alors l’espritcommande à la matière, qui, tout endormie qu’elle est, est forcéed’obéir.

– Eh ! compère, dit Chicot, celaressemble fort à quelque magie ; si vous êtes possédé,dites-le-moi franchement ; un homme qui marche en dormant, quigesticule en dormant, qui fait des discours dans lesquels ilattaque le roi, toujours en dormant, ventre de biche ! cen’est point naturel, cela ; arrière, Belzébuth, vaderetro, Satanas !

Et Chicot fit faire un écart à son cheval.

– Ainsi, dit Gorenflot, vous aussi vousm’abandonnez, monsieur Chicot. Tu quoque, Brute. Ah !ah ! je n’aurais jamais cru cela de votre part.

Et le moine désespéré essaya de moduler unsanglot.

Chicot eut pitié de cet immense désespoir, quin’en paraissait que plus terrible pour être concentré.

– Voyons, dit-il, que m’as-tudit ?

– Quand cela ?

– Tout à l’heure.

– Hélas ! je n’en sais rien, je suisprêt à devenir fou, j’ai la tête pleine et l’estomac vide ;mettez-moi sur la voie, monsieur Chicot.

– Tu m’as parlé de voyager ?

– C’est vrai, je vous ai dit que lerévérend prieur m’avait invité à voyager.

– De quel côté ? demanda Chicot.

– Du côté où je voudrai, répondit lemoine.

– Et tu vas ?

– Je n’en sais rien. Gorenflot leva sesdeux mains au ciel. – À la grâce de Dieu ! dit-il. MonsieurChicot, prêtez-moi deux écus pour m’aider à faire mon voyage.

– Je fais mieux que cela, dit Chicot.

– Ah ! voyons, quefaites-vous ?

– Moi aussi, je vous ai dit que jevoyageais.

– C’est vrai, vous me l’avez dit.

– Eh bien, je vous emmène.

Gorenflot regarda le Gascon avec défiance eten homme qui n’ose pas croire à une pareille faveur.

– Mais à condition que vous serez biensage, moyennant quoi je vous permets d’être très impie.Acceptez-vous ma proposition ?

– Si je l’accepte ! dit lemoine ; si je l’accepte !… Mais avons-nous de l’argentpour voyager ?

– Tenez, dit Chicot en tirant une longuebourse gracieusement arrondie à partir du col.

Gorenflot fit un bond de joie.

– Combien ? demanda-t-il.

– Cent cinquante pistoles.

– Et où allons-nous ?

– Tu le verras, compère.

– Quand déjeunons nous ?

– Tout de suite.

– Mais sur quoi monterai-je ?demanda Gorenflot avec inquiétude.

– Pas sur mon cheval, corbœuf ! tule tuerais.

– Alors, fit Gorenflot désappointé,comment faire ?

– Rien de plus simple ; tu as unventre comme Silène, tu es ivrogne comme lui. Eh bien, pour que laressemblance soit parfaite, je t’achèterai un âne.

– Vous êtes mon roi, monsieurChicot ; vous êtes mon soleil. Prenez l’âne un peu fort ;vous êtes mon dieu. Maintenant, où déjeunons-nous ?

– Ici, morbleu ! ici même. Regardeau-dessus de cette porte, et lis, si tu sais lire.

En effet, on était arrivé devant une espèced’auberge. Gorenflot suivit la direction indiquée par le doigt deChicot et lut :

«Ici, jambons, œufs, pâtés d’anguilles et vinblanc.»

Il serait difficile de dire la révolution quise fit sur le visage de Gorenflot à cette vue : sa figures’épanouit, ses yeux s’écarquillèrent, sa bouche se fendit pourmontrer une double rangée de dents blanches et affamées. Enfin illeva ses deux bras en l’air en signe de joyeux remercîment, et,balançant son énorme corps avec une sorte de cadence, il chanta lachanson suivante, à laquelle son ravissement pouvait seul servird’excuse :

Quand l’ânon est deslâché,

Quand le vin est débouché,

L’un redresse son oreille,

L’autre sort de la bouteille.

Mais rien n’est si éventé

Que le moine en pleine treille,

Mais rien n’est si desbasté

Que le moine en liberté.

– Bien dit, s’écria Chicot, et, pour nepas perdre de temps, mettez-vous à table, mon cher frère ;moi, je vais vous faire servir et chercher un âne.

Chapitre 3Comment frère Gorenflot voyagea sur un âne nommé Panurge, et appritdans son voyage beaucoup de choses qu’il ne savait pas.

Ce qui rendait Chicot si indifférent du soinde son propre estomac, pour lequel, tout fou qu’il était ou qu’ilse vantait d’être, il avait d’ordinaire autant de condescendanceque pouvait en avoir un moine, c’est qu’avant de quitter l’hôtel dela Corne d’Abondance il avait copieusement déjeuné.

Puis les grandes passions nourrissent, à cequ’on dit, et Chicot, dans ce moment même, avait une grandepassion.

Il installa donc frère Gorenflot à une tablede la petite maison, et on lui passa par une sorte de tour dujambon, des œufs et du vin, qu’il se mit à expédier avec sacélérité et sa continuité ordinaires.

Cependant Chicot était allé dans le voisinages’enquérir de l’âne demandé par son compagnon ; il trouva chezdes paysans de Sceaux, entre un bœuf et un cheval, cet ânepacifique, objet des vœux de Gorenflot : il avait quatre ans,tirait sur le brun et soutenait un corps assez dodu sur quatrejambes effilées comme des fuseaux. En ce temps, un pareil ânecoûtait vingt livres ; Chicot en donna vingt-deux et fut bénipour sa magnificence.

Lorsque Chicot revint avec sa conquête, etqu’il entra avec elle dans la chambre même où dînait Gorenflot,Gorenflot, qui venait d’absorber la moitié d’un pâté d’anguilles etde vider sa troisième bouteille, Gorenflot, enthousiasmé de la vuede sa monture et d’ailleurs disposé par les fumées d’un vingénéreux à tous les sentiments tendres, Gorenflot sauta au cou deson âne, et, après l’avoir embrassé sur l’une et l’autre mâchoire,il introduisit entre les deux une longue croûte de pain, qui fitbraire d’aise celui-ci.

– Oh ! oh ! dit Gorenflot,voilà un animal qui a une belle voix, nous chanterons quelquefoisensemble. Merci, ami Chicot, merci.

Et il baptisa incontinent son âne du nom dePanurge.

Chicot jeta un coup d’œil sur la table et vitque, sans tyrannie aucune, il pouvait exiger de son compagnon qu’ilrestât de son dîner où il en était.

Il se mit donc à dire de cette voix à laquelleGorenflot ne savait point résister :

– Allons, en route, compère, en route. ÀMelun nous goûterons.

Le ton de voix de Chicot était si impératif,et Chicot, au milieu de ce commandement un peu dur, avait suglisser une si douce promesse, qu’au lieu de faire aucuneobservation Gorenflot répéta :

– À Melun ! à Melun !

Et, sans plus tarder, Gorenflot, à l’aided’une chaise, se hissa sur son âne vêtu d’un simple coussin decuir, d’où pendaient deux lanières en guise d’étriers. Le moinepassa ses sandales dans les deux lanières, prit la longe de l’ânedans sa main droite, appuya son poing gauche sur la hanche, etsortit de l’hôtel, majestueux comme le dieu auquel Chicot avaitavec quelque raison prétendu qu’il ressemblait.

Quant à Chicot, il enfourcha son cheval avecl’aplomb d’un cavalier consommé, et les deux cavaliers prirentincontinent la route de Melun au petit trot de leurs montures.

On fit de la sorte quatre lieues tout d’unetraite, puis on s’arrêta un instant. Le moine profita d’un beausoleil pour s’étendre sur l’herbe et dormir. Chicot, de son côté,fit un calcul d’étapes d’après lequel il reconnut que, pour fairecent vingt lieues, à dix lieues par jour, il mettrait douzejours.

Panurge brouta du bout des lèvres une touffede chardons.

Dix lieues était raisonnablement tout ce qu’onpouvait exiger des forces combinées d’un âne et d’un moine.

Chicot secoua la tête.

– Ce n’est pas possible, murmura-t-il enregardant Gorenflot, qui dormait sur le revers de ce fossé ni plusni moins que sur le plus doux édredon ; ce n’est pas possible,il faut, s’il veut me suivre, que le frocard fasse au moins quinzelieues par jour.

Comme on le voit, frère Gorenflot était depuisquelque temps destiné aux cauchemars.

Chicot le poussa du coude afin de leréveiller, et, quand il serait réveillé, de lui communiquer sonobservation.

Gorenflot ouvrit les yeux.

– Est-ce que nous sommes à Melun ?dit-il, j’ai faim.

– Non, compère, dit Chicot, pas encore,et voilà justement pourquoi je vous éveille ; c’est qu’il esturgent d’y arriver. Nous allons trop doucement, ventre debiche ! nous allons trop doucement.

– Eh ! cela vous fâche-t-il, chermonsieur Chicot, de marcher doucement ? la route de la vie vaen montant, puisqu’elle aboutit au ciel, et c’est très fatigant demonter ; d’ailleurs, qui nous presse ? Plus de temps nousmettrons à faire la route, plus de temps nous demeurerons ensemble.Est-ce que je ne voyage pas, moi, pour la propagation de la foi, etvous pour votre plaisir ? Eh bien, moins vite nous irons,mieux la foi sera propagée ; moins vite nous irons, mieux vousvous amuserez. Par exemple, mon avis serait de demeurer quelquesjours à Melun ; on y mange, à ce que l’on assure, d’excellentspâtés d’anguilles, et je voudrais faire une comparaisonconsciencieuse et raisonnée entre le pâté d’anguilles de Melun etcelui des autres pays. Que dites-vous de cela, monsieurChicot ?

– Je dis, reprit le Gascon, que mon avis,au contraire, est d’aller le plus vite possible ; de ne pasgoûter à Melun, et de souper seulement à Montereau, pour regagnerle temps perdu.

Gorenflot regarda son compagnon de voyage enhomme qui ne comprend pas.

– Allons ! en route, en route !dit Chicot.

Le moine, qui était couché tout de son long,les mains croisées sous sa tête, se contenta de s’asseoir sur sonderrière en poussant un gémissement.

– Ensuite, continua Chicot, si vousvoulez rester en arrière et voyager à votre guise, compère, vous enêtes le maître.

– Non pas, dit Gorenflot, effrayé de cetisolement auquel il venait d’échapper comme par miracle, non pas.Je vous suis, monsieur Chicot, je vous aime trop pour vousquitter.

– Alors, en selle, compère, enselle !

Gorenflot tira son âne contre une borne, etparvint à s’établir dessus, cette fois, non plus à califourchon,mais de côté, à la manière des femmes : il prétendait que celalui était plus commode pour causer. Le fait est que le moine avaitprévu un redoublement de vitesse dans la marche de sa monture, etque, disposé ainsi, il avait deux points d’appui : la crinièreet la queue.

Chicot prit le grand trot : l’âne suiviten brayant.

Les premiers moments furent terribles pourGorenflot ; heureusement la partie sur laquelle il reposaitavait une telle surface, qu’il lui était moins difficile qu’à unautre de maintenir son centre de gravité.

De temps en temps Chicot se haussait sur sesétriers, explorait la route, et, ne voyant pas à l’horizon ce qu’ilcherchait, redoublait de vitesse.

Gorenflot laissa passer ces premiers signesd’investigation et d’impatience sans en demander la cause,préoccupé qu’il était de demeurer sur sa monture. Mais, quand peu àpeu il se fut remis, quand il eut appris à respirer sa brassée,comme disent les nageurs, et quand il eut remarqué que Chicotcontinuait le même jeu :

– Eh ! dit-il, que cherchez-vousdonc ? cher monsieur Chicot.

– Rien, répliqua celui-ci. Je regarde oùnous allons.

– Mais nous allons à Melun, ce mesemble ; vous l’avez dit vous-même, vous aviez même ajoutéd’abord….

– Nous n’allons pas, compère, nousn’allons pas, dit Chicot en piquant son cheval.

– Comment ! nous n’allons pas !s’écria le moine ; mais nous ne quittons pas letrot !

– Au galop ! au galop ! dit leGascon en faisant prendre cette allure à son cheval.

Panurge, entraîné par l’exemple, prit legalop, mais avec une rage mal déguisée, qui ne promettait rien debon à son cavalier.

Les suffocations de Gorenflotredoublèrent.

– Dites donc, dites donc, monsieurChicot, s’écria-t-il aussitôt qu’il put parler, vous appelez celaun voyage d’agrément ; mais je ne m’amuse pas du tout,moi.

– En avant ! en avant !répondit Chicot.

– Mais la côte est dure.

– Les bons cavaliers ne galopent qu’enmontant.

– Oui, mais moi, je n’ai pas laprétention d’être un bon cavalier.

– Alors, restez en arrière.

– Non pas, ventrebleu ! s’écriaGorenflot, pour rien au monde.

– Eh bien, alors, comme je vous ledisais, en avant ! en avant !

Et Chicot imprima à son cheval un degré derapidité de plus.

– Voilà Panurge qui râle, cria Gorenflot,voilà Panurge qui s’arrête.

– Alors, adieu, compère, fit Chicot.

Gorenflot eut un instant envie de répondre dela même façon ; mais il se rappela que ce cheval qu’ilmaudissait au fond du cœur et qui portait un homme si fantasqueportait aussi la bourse qui était dans la poche de cet homme. Il serésigna donc, et, battant avec ses sandales les flancs de l’âne enfureur, il le força de reprendre le galop.

– Je tuerai mon pauvre Panurge, s’écrialamentablement le moine pour porter un coup décisif à l’intérêt deChicot, puisqu’il ne paraissait avoir aucune influence sur sasensibilité. Je le tuerai, bien sûr.

– Eh bien, tuez-le, compère, tuez-le,répondit Chicot, sans que cette observation, si importante que lajugeait Gorenflot, lui fît en aucune façon ralentir samarche ; tuez-le, nous achèterons une mule.

Comme s’il eût compris ces paroles menaçantes,l’âne quitta le milieu de la route, et vola dans un petit cheminlatéral bien sec, où Gorenflot ne se fût point hasardé à marcher àpied.

– À moi, criait le moine, à moi, je vaisrouler dans la rivière.

– Il n’y a aucun danger, ditChicot : si vous tombez dans la rivière, je vous garantis quevous nagerez tout seul.

– Oh ! murmura Gorenflot, j’enmourrai, c’est sûr. Et quand on pense que tout cela m’arrive parceque je suis somnambule !

Et le moine leva au ciel un regard qui voulaitdire :

– Seigneur ! Seigneur ! quelcrime ai-je donc commis pour que vous m’affligiez de cetteinfirmité ?

Tout à coup Chicot, arrivé au sommet de lamontée, arrêta son cheval d’un temps si court et si saccadé, quel’animal, surpris, plia sur ses jarrets de derrière au point que sacroupe toucha presque le sol.

Gorenflot, moins bon cavalier que Chicot, etqui, d’ailleurs, au lieu de bride, n’avait qu’une longe, Gorenflot,disons-nous, continua son chemin.

– Arrête, corbœuf ! arrête, criaChicot.

Mais l’âne s’était fait à l’idée de galoper,et l’idée d’un âne est chose tenace.

– Arrêteras-tu ? cria Chicot, ou,foi de gentilhomme, je t’envoie une balle de pistolet.

– Quel diable d’homme est-ce là ! sedit Gorenflot, et par quel animal a-t-il été mordu ?

Puis, comme la voix de Chicot retentissait deplus en plus terrible, et que le moine croyait déjà entendresiffler la balle dont il était menacé, il exécuta une manœuvre pourlaquelle la manière dont il était placé lui donnait la plus grandefacilité, ce fut de se laisser glisser de sa monture à terre.

– Voilà ! dit-il en se laissantbravement tomber sur son derrière et en se cramponnant des deuxmains à la longe de son âne, qui lui fit faire quelques pas ainsi,mais qui finit enfin par s’arrêter.

Alors Gorenflot chercha Chicot pour recueillirsur son visage les marques de satisfaction qui ne pouvaient manquerde s’y peindre, à la vue d’une manœuvre si habilement exécutée.

Chicot était caché derrière une roche, etcontinuait de là ses signaux et ses menaces.

Cette précaution fit comprendre au moine qu’ily avait quelque chose sous jeu. Il regarda en avant et aperçut àcinq cents pas sur la route trois hommes qui cheminaienttranquillement sur leurs mules. Au premier coup d’œil, il reconnutles voyageurs qui étaient sortis le matin de Paris par la porteBordelle, et que Chicot, à l’affût derrière son arbre, avait siardemment suivis des yeux.

Chicot attendit dans la même posture que lestrois voyageurs fussent hors de vue ; puis, alors seulement,il rejoignit son compagnon, qui était resté assis à la même placeoù il était tombé, tenant toujours la longe de Panurge entre lesmains.

– Ah çà ! dit Gorenflot, quicommençait à perdre patience, expliquez-moi un peu, cher monsieurChicot, le commerce que nous faisons : tout à l’heure ilfallait courir ventre à terre, maintenant il faut demeurer court àl’endroit où nous sommes.

– Mon bon ami, dit Chicot, je voulaissavoir si votre âne était de bonne race et si je n’avais pas étévolé en le payant vingt-deux livres ; maintenant l’expérienceest faite, et je suis on ne peut plus satisfait.

Le moine ne fut pas dupe, comme on le comprendbien, d’une pareille réponse, et il se préparait à le faire voir àson compagnon, lorsque sa paresse naturelle l’emporta, luisoufflant à l’oreille de n’entrer dans aucune discussion.

Il se contenta donc de répondre, sans mêmecacher sa mauvaise humeur :

– N’importe, je suis fort las, et j’aitrès faim.

– Eh bien, qu’à cela ne tienne, repritChicot en frappant gaillardement sur l’épaule du frocard, moi aussije suis las, moi aussi j’ai faim, et à la première hôtellerie quenous trouverons sur notre….

– Eh bien, demanda Gorenflot, qui avaitpeine à croire au retour qu’annonçaient les premières paroles duGascon.

– Eh bien, dit celui-ci, nouscommanderons une grillade de porc, un ou deux poulets fricassés etun broc du meilleur vin de la cave.

– Vraiment ! reprit Gorenflot ;est-ce bien sûr, cette fois ? voyons.

– Je vous le promets, compère.

– Eh bien ! alors, dit le moine ense relevant, mettons-nous sans retard à la recherche de cettebienheureuse hôtellerie. Viens, Panurge, tu auras du son.

L’âne se mit à braire de plaisir.

Chicot remonta sur son cheval, Gorenflotconduisit son âne par la longe.

L’auberge tant désirée apparut bientôt à lavue des voyageurs ; elle s’élevait entre Corbeil etMelun ; mais, à la grande surprise de Gorenflot, qui enadmirait de loin l’aspect affriolant, Chicot ordonna au moine deremonter sur son âne, et commença d’exécuter un détour par lagauche pour passer derrière la maison ; au reste, par un seulcoup d’œil, Gorenflot, dont la compréhension faisait de rapidesprogrès, se rendit compte de cette bizarrerie ; les troismules des voyageurs, dont Chicot paraissait suivre les traces,étaient arrêtées devant la porte.

– C’est donc au gré de ces voyageursmaudits, pensa Gorenflot, que vont se disposer les événements denotre voyage et se régler les heures de nos repas ? C’esttriste.

Et il poussa un profond soupir.

Panurge, qui, de son côté, vit qu’onl’écartait de la ligne droite, que tout le monde, même les ânes,sait être la plus courte, s’arrêta court, et se roidit sur lesquatre pieds, comme s’il était décidé à prendre racine à l’endroitmême où il se trouvait.

– Voyez, dit Gorenflot d’un tonlamentable, mon âne lui-même ne veut plus avancer.

– Ah ! il ne veut plus avancer, ditChicot, attends ! attends !

Et il s’approcha d’une haie de cornouillers,où il tailla une baguette longue de cinq pieds, grosse comme lepouce, solide et flexible à la fois.

Panurge n’était pas un de ces quadrupèdesstupides qui ne se préoccupent point de ce qui se passe autourd’eux et qui ne pressentent les événements que lorsque cesévénements leur tombent sur le dos. Il avait suivi la manœuvre deChicot, pour lequel il commençait sans doute à ressentir laconsidération qu’il méritait, et dès qu’il avait cru remarquer sesintentions, il avait déroidi ses jambes et était parti au pasrelevé.

– Il va, il va ! cria le moine àChicot.

– N’importe, dit celui-ci, pour quivoyage en compagnie d’un âne et d’un moine, un bâton n’est jamaisinutile.

Et le Gascon acheva de cueillir le sien.

Chapitre 4Comment frère Gorenflot troqua son âne contre une mule, et sa mulecontre un cheval.

Cependant les tribulations de Gorenflottouchaient à leur terme, pour cette journée du moins ; aprèsle détour fait, on reprit le grand chemin, et l’on s’arrêta à troisquarts de lieue plus loin, dans une auberge rivale. Chicot prit unechambre qui donnait sur la route et commanda le souper, qui lui futservi dans la chambre ; mais on voyait que la nutritionn’était que la préoccupation secondaire de Chicot. Il ne mangeaitque de la moitié de ses dents, tandis qu’il regardait de tous sesyeux et écoutait de toutes ses oreilles. Cette préoccupation durajusqu’à dix heures ; cependant, comme à dix heures Chicotn’avait rien vu ni rien entendu, il leva le siége, ordonnant queson cheval et l’âne du moine, renforcés d’une double rationd’avoine et de son, fussent prêts au point du jour.

À cet ordre, Gorenflot, qui depuis une heureparaissait endormi et qui n’était qu’assoupi dans cette douceextase qui suit un bon repas arrosé d’une quantité suffisante devin généreux, poussa un soupir.

– Au point du jour ? dit-il.

– Eh ! ventre de biche ! repritChicot, tu dois avoir l’habitude de te lever à cetteheure-là !

– Pourquoi donc ? demandaGorenflot.

– Et les matines ?

– J’avais une exemption du supérieur,répondit le moine.

Chicot haussa les épaules, et le motfainéants avec un s, lettre qui indiquait lapluralité, vint mourir sur ses lèvres.

– Mais oui, fainéants, ditGorenflot ; mais oui, pourquoi pas donc ?

– L’homme est né pour le travail, ditsentencieusement le Gascon.

– Et le moine pour le repos, dit lefrère ; le moine est l’exception de l’homme.

Et, satisfait de cet argument, qui avait parutoucher Chicot lui-même, Gorenflot fit une sortie pleine de dignitéet gagna son lit, que Chicot, de peur de quelque imprudence sansdoute, avait fait dresser dans la même chambre que le sien.

Le lendemain, en effet, à la pointe du jour,si frère Gorenflot n’eût point dormi du plus profond sommeil il eûtpu voir Chicot se lever, s’approcher de la fenêtre et se mettre enobservation derrière le rideau.

Bientôt, quoique protégé par la tenture,Chicot fit un pas rapide en arrière, et, si Gorenflot, au lieu decontinuer de dormir, eût été éveillé, il eût entendu claqueter surle pavé les fers des trois mules.

Chicot alla aussitôt à Gorenflot, qu’il secouapar le bras jusqu’à ce que celui-ci ouvrit les yeux.

– Mais n’aurai-je donc plus un instant detranquillité ? balbutia Gorenflot, qui venait de dormir dixheures de suite.

– Alerte ! alerte ! dit Chicot,habillons-nous et parlons.

– Mais le déjeuner ? fit lemoine.

– Il est sur la route de Montereau.

– Qu’est-ce que c’est que cela,Montereau ? demanda le moine, fort ignare en géographie.

– Montereau, dit le Gascon, est la villeoù l’on déjeune ; cela vous suffit-il ?

– Oui, répondit laconiquementGorenflot.

– Alors, compère, fit le Gascon, jedescends pour payer notre dépense et celle de nos bêtes ; danscinq minutes, si vous n’êtes pas prêt, je pars sans vous.

Une toilette de moine n’est pas longue àfaire ; cependant Gorenflot mit six minutes. Aussi, enarrivant à la porte, vit-il Chicot qui, exact comme un Suisse,avait déjà pris les devants.

Le moine enfourcha Panurge, qui, excité par ladouble ration de foin et d’avoine que venait de lui faireadministrer Chicot, prit le galop de lui-même, et eut bientôtconduit son cavalier côte à côte du Gascon.

Le Gascon était droit sur les étriers, et dela tête aux pieds ne faisait pas un pli.

Gorenflot se dressa sur les siens, et vit àl’horizon les trois mules et les trois cavaliers qui descendaientderrière un monticule.

Le moine poussa un soupir en songeant combienil était triste qu’une influence étrangère agît ainsi sur sadestinée.

Cette fois Chicot lui tint parole, et l’ondéjeuna à Montereau.

La journée eut de grandes ressemblances aveccelle de la veille ; et celle du lendemain présenta à peu prèsla même série d’événements. Nous passerons donc rapidement sur lesdétails ; et Gorenflot commençait à se faire tant bien que malà cette existence accidentée, quand, vers le soir, il vit Chicotperdre graduellement toute sa gaieté ; depuis midi, il n’avaitpas aperçu l’ombre des trois voyageurs qu’il suivait ; aussisoupa-t-il de mauvaise humeur et dormit-il mal.

Gorenflot mangea et but pour deux, essaya sesmeilleures chansons. Chicot demeura dans son impassibilité.

Le jour naissait à peine, qu’il était surpied, secouant son compagnon ; le moine s’habilla, et, dès ledépart, on prit un trot qui se changea bientôt en galopfrénétique.

Mais on eut beau courir, pas de mules àl’horizon.

Vers midi, âne et cheval étaient sur lesdents.

Chicot alla droit à un bureau de péage établisur le pont de Villeneuve-le-Roi pour les bêtes à pied fourchu.

– Avez-vous vu, demanda-t-il, troisvoyageurs montés sur des mules, qui ont dû passer cematin ?

– Ce matin, mon gentilhomme ?répondit le péager ; non ; hier, à la bonne heure.

– Hier ?

– Oui, hier soir, à sept heures.

– Les avez-vous remarqués ?

– Dame ! comme on remarque desvoyageurs.

– Je vous demande si vous vous souvenezde la condition de ces hommes.

– Il m’a paru qu’il y avait un maître etdeux laquais.

– C’est bien cela, dit Chicot.

Et il donna un écu au péager.

Puis, se parlant à lui-même :

– Hier soir, à sept heures,murmura-t-il ; ventre de biche ! ils ont douze heuresd’avance sur moi. Allons, du courage !

– Écoutez, monsieur Chicot, dit le moine,du courage, j’en ai encore pour moi ; mais je n’en ai pluspour Panurge.

En effet, le pauvre animal, surmené depuisdeux jours, tremblait sur ses quatre jambes et communiquait àGorenflot l’agitation de son pauvre corps.

– Et votre cheval lui-même, continuaGorenflot, voyez dans quel état il est.

En effet, le noble animal, si ardent qu’il fûtet à cause même de son ardeur, était ruisselant d’écume, et unechaude fumée sortait par ses naseaux, tandis que le sang paraissaitprêt à jaillir de ses yeux.

Chicot examina rapidement les deux bêtes, etparut se ranger à l’avis de son compagnon.

Gorenflot respirait, quant tout àcoup :

– Là ! frère quêteur, ditChicot : il s’agit ici de prendre une grande résolution.

– Mais nous ne prenons que cela depuisquelques jours ! s’écria Gorenflot, dont le visage sedécomposa d’avance sans même qu’il sût ce qui allait lui êtreproposé.

– Il s’agit de nous quitter, dit Chicot,prenant du premier coup, comme on dit, le taureau par lescornes.

– Bah ! fit Gorenflot ;toujours la même plaisanterie ! Nous quitter, etpourquoi ?

– Vous allez trop doucement, compère.

– Vertudieu ! dit Gorenflot ;mais je vais comme le vent ; mais nous avons galopé ce matincinq heures de suite !

– Ce n’est point encore assez.

– Alors repartons ; plus nous ironsvite, plus nous arriverons tôt ; car enfin je présume que nousarriverons.

– Mon cheval ne veut pas aller, et votreâne refuse le service.

– Alors comment faire ?

– Nous allons les laisser ici, et nousles reprendrons en passant.

– Mais nous ? Comptez-vous donccontinuer la route à pied ?

– Nous monterons sur des mules.

– Et en avoir ?

– Nous en achèterons.

– Allons, dit Gorenflot en soupirant,encore ce sacrifice,

– Ainsi ?

– Ainsi, va pour la mule.

– Bravo ! compère, vous commencez àvous former ; recommandez Bayard et Panurge aux soins del’aubergiste ; moi, je vais faire nos acquisitions.

Gorenflot s’acquitta en conscience du soindont il était chargé ; pendant les quatre jours de relationsqu’il avait eues avec Panurge, il avait apprécié, nous ne dironspas ses qualités, mais ses défauts, et il avait remarqué que cestrois défauts éminents étaient ceux auxquels lui-même était enclin,la paresse, la luxure et la gourmandise. Cette remarque l’avaittouché, et ce n’était qu’avec regret que Gorenflot se séparait deson âne ; mais Gorenflot était non seulement paresseux,luxurieux et gourmant, il était de plus égoïste, et il préféraitencore se séparer de Panurge que se séparer de Chicot, attendu,nous l’avons dit, que Chicot portait la bourse.

Chicot revint avec deux mules, sur lesquelleson fit vingt lieues ce jour-là : de sorte que le soir, à laporte d’un maréchal, Chicot eut la joie d’apercevoir les troismules.

– Ah ! fit-il, respirant pour lapremière fois.

– Ah ! soupira à son tour lemoine.

Mais l’œil exercé du Gascon ne reconnut ni lesharnais des mules, ni leur maître, ni ses valets ; les mulesen étaient réduites à leur ornement naturel, c’est-à-dire qu’ellesétaient complètement dépouillées ; quant au maître et auxlaquais, ils étaient disparus.

Bien plus, autour de ces animaux étaient desgens inconnus qui les examinaient et semblaient en fairel’expertise : c’était un maquignon d’abord, et puis lemaréchal avec deux franciscains ; ils faisaient tourner etretourner les mules, puis ils regardaient les dents, les pieds etles oreilles ; en un mot, ils les essayaient.

Un frisson parcourut tout le corps deChicot.

– Va devant, dit-il à Gorenflot,approche-toi des franciscains ; tire-les à part,interroge-les ; de moines à moines, vous n’aurez pas desecrets, j’espère ; informe-toi adroitement de qui viennentces mules, le prix qu’on veut les vendre et ce que sont devenusleurs propriétaires ; puis reviens me dire tout cela.

Gorenflot, inquiet de l’inquiétude de son ami,partit au grand trot de sa mule, et revint l’instant d’après.

Voilà l’histoire, dit-il. D’abord, savez-vousoù nous sommes ?

– Eh ! morbleu ! nous sommessur la route de Lyon, dit Chicot, c’est la seule chose qu’ilm’importe de savoir.

– Si fait, il vous importe encore desavoir, à ce que vous m’avez dit du moins, ce que sont devenus lespropriétaires de ces mules.

– Oui, va.

– Celui qui semble un gentilhomme….

– Bon.

– Celui qui semble un gentilhomme a prisici la route d’Avignon, une route qui raccourcit le chemin, à cequ’il paraît, et qui passe par Château-Chinon et Privas.

– Seul ?

– Comment, seul ?

– Je demande s’il a pris cette routeseul.

– Avec un laquais.

– Et l’autre laquais ?

– L’autre laquais a continué sonchemin.

– Vers Lyon ?

– Vers Lyon.

– À merveille. Et pourquoi le gentilhommeva-t-il à Avignon ? Je croyais qu’il allait à Rome. Mais,reprit Chicot, comme se parlant à lui-même, je te demande là deschoses que tu ne peux savoir.

– Si fait… je le sais, réponditGorenflot. Ah ! voilà qui vous étonne !

– Comment, tu le sais ?

– Oui, il va à Avignon, parce que S.S. lepape Grégoire XIII a envoyé à Avignon un légat chargé de ses pleinspouvoirs.

– Bon, dit Chicot, je comprends… et lesmules ?

– Les mules étaient fatiguées ; ilsles ont vendues à un maquignon, qui veut les revendre à desfranciscains.

– Combien ?

– Quinze pistoles la pièce.

– Comment donc ont-ils continué leurroute ?

– Sur des chevaux qu’ils ont achetés.

– À qui ?

– À un capitaine de reîtres qui se trouveici en remonte.

– Ventre de biche ! compère, s’écriaChicot ; tu es un homme précieux, et c’est d’aujourd’huiseulement que je t’apprécie.

Gorenflot fit la roue.

– Maintenant, continua Chicot, achève ceque tu as si bien commencé.

– Que faut-il faire ?

Chicot mit pied à terre, et, jetant la brideau bras du moine :

– Prends les deux mules et va les offrirpour vingt pistoles aux franciscains ; ils te doivent lapréférence.

– Et ils me la donneront, dit Gorenflot,ou je les dénonce à leur supérieur.

– Bravo, compère, tu te formes.

– Ah ! mais, demanda Gorenflot,comment continuerons-nous notre route ?

– À cheval, morbleu, à cheval !

– Diable ! fit le moine en segrattant l’oreille.

– Allons donc, dit Chicot, un écuyercomme toi !

– Bah ! dit Gorenflot, au petitbonheur ! Mais où vous retrouverai-je ?

– Sur la place de la ville.

– Allez m’y attendre.

Et le moine s’avança d’un pas résolu vers lesfranciscains, tandis que Chicot, par une rue de traverse, gagnaitla place principale du petit bourg.

Là il trouva, dans l’auberge du Coq-Hardi, lecapitaine de reîtres qui buvait d’un joli petit vin d’Auxerre queles amateurs de second ordre confondaient avec les crus deBourgogne ; il prit de lui de nouveaux renseignements, quiconfirmèrent en tous points ceux que lui avait donnésGorenflot.

En un instant, Chicot eut traité avec leremonteur de deux chevaux que celui-ci porta à l’instant même commemorts en route, et que, grâce à cet accident, il putdonner pour trente-cinq pistoles les deux.

Il ne s’agissait plus que de faire prix pourles selles et les brides, quand Chicot vit, par une petite ruelatérale, déboucher le moine portant les deux selles sur sa tête etles deux brides à ses mains.

– Oh ! oh ! fit-il, qu’est-ceque cela, compère ?

– Eh bien, dit Gorenflot, ce sont lesselles et les brides de nos mules.

– Tu les as donc retenues, frocard ?dit Chicot avec son large sourire.

– Oui-da ! fit le moine.

– Et tu as vendu les mules ?

– Dix pistoles chacune.

– Qu’on t’a payées ?

– Voici l’argent.

Et Gorenflot fit sonner sa poche pleine demonnaies de toute espèce.

– Ventre de biche ! s’écria Chicot,tu es un grand homme, compère.

– Voilà comme je suis, dit Gorenflot avecune modeste fatuité.

– À l’œuvre ! dit Chicot.

– Ah ! mais j’ai soif, dit lemoine.

– Eh bien, bois pendant que je vais allerseller nos bêtes ; mais pas trop.

– Une bouteille.

– Va pour une bouteille.

Gorenflot en but deux, et vint rendre le restede l’argent à Chicot.

Chicot eut un instant l’idée de laisser aumoine les vingt pistoles diminuées du prix des deuxbouteilles ; mais il réfléchit que, du jour où Gorenflotposséderait deux écus, il n’en serait plus le maître. Il prit doncl’argent sans que le moine s’aperçût même du moment d’hésitationqu’il venait d’éprouver, et se mit en selle.

Le moine en fit autant, avec l’aide del’officier des reîtres, qui était un homme craignant Dieu, et quitint le pied de Gorenflot, service en échange duquel, aussitôtqu’il fut juché sur son cheval, Gorenflot lui donna sabénédiction.

– À la bonne heure, dit Chicot en mettantsa monture au galop, voilà un gaillard bien béni !

Gorenflot, voyant courir son souper devantlui, lança son cheval sur ses traces ; d’ailleurs, il faisaitdes progrès en équitation ; au lieu d’empoigner la crinièred’une main et la queue de l’autre, comme il faisait autrefois, ilsaisit à deux mains le pommeau de selle, et, avec ce seul pointd’appui, il courut tant que Chicot le voulut bien.

Il finit par y mettre plus d’activité que sonpatron, car toutes les fois que Chicot changeait d’allure etmodérait son cheval, le moine, qui préférait le galop au trot,continuait son chemin en criant hurrah à sa monture.

De si nobles efforts méritaient d’êtrerécompensés ; le lendemain soir, un peu en avant de Châlons,Chicot avait retrouvé maître Nicolas David, toujours déguisé enlaquais, qu’il ne perdit plus de vue jusqu’à Lyon, dont tous troisfranchirent les portes vers le soir du huitième jour après leurdépart de Paris.

C’était à peu près le moment où, suivant uneroute opposée, Bussy, Saint-Luc et sa femme arrivaient, comme nousl’avons dit, au château de Méridor.

Chapitre 5Comment Chicot et son compagnon s’installèrent à l’hôtellerie duCygne de la Croix, et comment ils y furent reçus par l’hôte.

Maître Nicolas David, toujours déguisé enlaquais, se dirigea vers la place des Terreaux et choisit laprincipale hôtellerie de la place, qui était celle du Cygne de laCroix.

Chicot l’y vit entrer et demeura un instant enobservation pour s’assurer qu’il y avait trouvé de la place et que,par conséquent, il n’en sortirait pas.

– As-tu quelque objection contrel’auberge du Cygne de la Croix ? dit le Gascon à son compagnonde voyage.

– Pas la moindre, répondit celui-ci.

– Tu vas donc entrer là, tu feras prixpour une chambre retirée : tu diras que tu attends ton frère,et, en effet, tu m’attendras sur le seuil de la porte ; moi,je vais me promener et je ne rentrerai qu’à la nuit close ; àla nuit close je reviendrai, je te trouverai à ton poste, et, commetu auras fait sentinelle, que tu connaîtras le plan de la maison,tu me conduiras à la chambre sans que je me heurte aux gens que jene veux pas voir. Comprends-tu ?

– Parfaitement, dit Gorenflot.

– Choisis la chambre spacieuse, gaie,abordable, contiguë, s’il est possible, à celle du voyageur quivient d’arriver ; fais en sorte qu’elle ait des fenêtres surla rue, afin que je voie qui entre et qui sort, ne prononce mon nomsous aucun prétexte, et promets des monts d’or au cuisinier.

En effet, Gorenflot s’acquittamerveilleusement de la commission. La chambre choisie, la nuitvint, et, la nuit venue, il alla prendre Chicot par la main et leconduisit à la chambre en question. Le moine, rusé comme l’esttoujours un homme d’Église, si sot d’ailleurs que la nature l’aitcréé, fit observer à Chicot que leur chambre, située sur un autrepalier que celle de Nicolas David, était contiguë à cette chambre,et qu’elle n’en était séparée que par une cloison de bois et dechaux, facile à percer, si on le voulait.

Chicot écouta le moine avec la plus grandeattention, et quelqu’un qui eût écouté l’orateur et vu l’auditeuraurait pu suivre à l’épanouissement de l’un les paroles del’autre.

Puis, lorsque le moine eut fini :

– Tout ce que tu viens de me dire mériterécompense, répondit Chicot, tu auras ce soir du vin de Xérès àsouper, Gorenflot ; oui, tu en auras, morbleu ! ou je nesuis pas ton compère.

– Je ne connais pas l’ivresse de ce vin,dit Gorenflot ; elle doit être agréable.

– Ventre de biche ! répliqua Chicoten prenant possession de la chambre, tu la connaîtras dans deuxheures, c’est moi qui te le dis.

Chicot fit demander l’hôte.

On trouvera peut-être que le narrateur decette histoire promène, à la suite de ses personnages, son récitdans un bien grand nombre d’hôtelleries : à ceci il répondraque ce n’est point sa faute si ses personnages, les uns pour servirles désirs de leur maîtresse, les autres pour fuir la colère duroi, vont, les uns au nord et les autres au midi. Or, placé qu’ilest entre l’antiquité, qui se passait d’auberge grâce àl’hospitalité fraternelle, et la vie moderne, où l’auberge s’esttransformée en table d’hôte, force lui est de s’arrêter dans leshôtelleries où doivent se passer les scènes importantes de sonlivre ; d’ailleurs, les caravansérais de notre Occident seprésentaient à cette époque sous une triple forme qui n’était pas àdédaigner, et qui de nos jours a perdu beaucoup de soncaractère : cette triple forme était l’auberge, l’hôtellerieet le cabaret. Notez que nous ne parlons point ici de ces agréablesmaisons de baigneurs qui n’ont point leur équivalent de nos jours,et qui, léguées par la Rome des empereurs au Paris de nos rois,empruntaient à l’antiquité le multiple agrément de ses profanestolérances.

Mais ces établissements étaient encorerenfermés, sous le règne du roi Henri III, dans les murs de lacapitale : la province n’avait encore que l’hôtellerie,l’auberge et le cabaret.

Or nous sommes dans une hôtellerie.

C’est ce que fit très bien sentir l’hôte,lorsqu’il répondit à Chicot, qui l’avait fait demander, comme nousl’avons dit, qu’il eût à prendre patience, attendu qu’il causaitavec un voyageur qui, arrivé avant lui, avait le droit depriorité.

Chicot devina que ce voyageur était sonavocat.

– Que peuvent-ils se dire ? demandaChicot.

– Vous croyez donc que l’hôte et votrehomme en sont aux secrets ?

– Dame ! vous le voyez bien, puisquecette figure rogue que nous avons aperçue, et qui, je le présume,est celle de l’hôte….

– Elle-même, dit le moine.

– Consent à causer avec un homme habilléen laquais.

– Ah ! dit Gorenflot, il a changéd’habit ; je l’ai aperçu : il est maintenant vêtu tout denoir.

– Raison de plus, dit Chicot. L’hôte estsans doute de l’intrigue.

– Voulez-vous que je tâche de confessersa femme ? dit Gorenflot.

– Non, dit Chicot, j’aime mieux que tuailles faire un tour par la ville.

– Bah ! et le souper ? ditGorenflot.

– Je le ferai préparer en ton absence,tiens, voilà un écu pour te mettre en train.

Gorenflot prit l’écu avec reconnaissance.

Le moine, dans le courant du voyage, s’étaitdéjà plus d’une fois livré à ces excursions demi-nocturnes qu’iladorait, et que, grâce à son titre de frère quêteur, il risquait detemps en temps à Paris. Mais, depuis sa sortie du couvent, cesexcursions lui étaient encore plus chères. Gorenflot maintenantaspirait la liberté par tous les pores, et il en était arrivé à ceque son couvent ne se présentât déjà plus à son souvenir que sousl’aspect d’une prison.

Il sortit donc avec la robe retroussée sur lecôté et son écu dans sa poche.

À peine Gorenflot fut-il hors de la chambre,que Chicot, sans perdre un instant, prit une vrille et fit un troudans la cloison à la hauteur de l’œil. Cette ouverture, grandecomme celle d’une sarbacane, ne lui permettait pas, à cause del’épaisseur des planches, de voir distinctement les différentesparties de la chambre ; mais, en collant son oreille à cetrou, il entendait assez distinctement les voix.

Cependant, grâce à la disposition despersonnages et à la place qu’ils occupaient dans l’appartement, lehasard voulut que Chicot pût voir distinctement l’hôte, qui causaitavec Nicolas David.

Quelques mots échappaient, comme nous l’avonsdit, à Chicot ; mais ce qu’il saisit de la conversationcependant suffit à lui prouver que David faisait grand étalage desa fidélité envers le roi, parlant même d’une mission qui lui étaitconfiée par M. de Morvilliers.

Tandis qu’il parlait ainsi, l’hôte écoutaitrespectueusement sans doute, mais avec un sentiment qui était aumoins de l’indifférence, car il répondait peu. Chicot crut mêmeremarquer, soit dans ses regards, soit dans l’intonation de savoix, une ironie assez marquée chaque fois qu’il prononçait le nomdu roi.

– Eh ! eh ! dit Chicot, notrehôte serait-il ligueur, par hasard ? mordieu, je le verraibien !

Et, comme il ne se disait rien de bienimportant dans la chambre de maître Nicolas David, Chicot attenditque l’hôte lui vînt rendre visite à son tour.

Enfin la porte s’ouvrit.

L’hôte tenait son bonnet à la main, mais ilavait absolument la même physionomie goguenarde qui venait defrapper Chicot lorsqu’il l’avait vu causant avec l’avocat.

– Asseyez-vous là, mon cher monsieur, luidit Chicot, et, avant que nous fassions un arrangement définitif,écoutez, s’il vous plaît, mon histoire.

L’hôte parut écouter défavorablement cetexorde, et fit même signe de la tête qu’il désirait resterdebout.

– À votre aise, mon cher monsieur, repritChicot.

L’hôte fit un signe qui voulait dire que, pourprendre ses aises, il n’avait besoin de la permission depersonne.

– Vous m’avez vu ce matin avec un moine,continua Chicot.

– Oui, monsieur, dit l’hôte.

– Silence ! il n’en faut rien dire…ce moine est proscrit.

– Bah ! fit l’hôte, serait-ce doncquelque huguenot déguisé ?

Chicot prit un air de dignité offensée.

– Huguenot ! dit-il avec dégoût, quidonc a dit huguenot ? Sachez que ce moine est mon parent, etque je n’ai point de parents huguenots. Allons donc ! bravehomme, vous devriez rougir de dire de pareilles énormités.

– Ah ! monsieur, reprit l’hôte, celas’est vu.

– Jamais dans ma famille, seigneurhôtelier ! Ce moine, au contraire, est l’ennemi le plusacharné qui se soit jamais déchaîné contre les huguenots, de sortequ’il est tombé dans la disgrâce de S.M. Henri III, qui lesprotège, comme vous savez.

L’hôte paraissait commencer à prendre un vifintérêt à la persécution de Gorenflot.

– Silence ! dit-il en approchant undoigt de ses lèvres.

– Comment, silence ! demanda Chicot,est-ce que vous auriez ici des gens du roi, par hasard ?

– J’en ai peur, dit l’hôte avec un signede tête ; là, à côté, il y a un voyageur.

– C’est qu’alors, reprit Chicot, nousnous sauverions tout de suite, mon parent et moi ; car,proscrit, menacé…

– Et où iriez-vous ?

– Nous avons deux ou trois adresses quenous a données un aubergiste de nos amis, maître la Hurière.

– La Hurière, vous connaissez laHurière ?

– Chut ! il ne faut pas ledire ; mais nous avons fait connaissance le soir de laSaint-Barthélemy.

– Allons, dit l’hôte, je vois que vousêtes tous deux, votre parent et vous, de saintes gens ; moiaussi je connais la Hurière. J’avais même envie, quand j’achetaicette hôtellerie, de prendre en témoignage d’amitié la mêmeenseigne que lui : À la Belle-Étoile ; mais l’hôtellerieétait connue sous la dénomination de l’hôtellerie du Cygne de laCroix ; j’ai eu peur que ce changement ne me fit tort ;ainsi vous dites donc, monsieur, que votre parent…

– À eu l’imprudence de prêcher contre leshuguenots ; qu’il a eu un succès énorme, et que Sa MajestéTrès Chrétienne, furieuse de ce succès, qui lui dévoilait ladisposition des esprits, le cherchait pour le faireemprisonner.

– Et alors ? demanda l’hôte avec unaccent d’intérêt auquel il n’y avait point à se tromper.

– Ma foi, je l’ai enlevé, dit Chicot.

– Et vous avez bien fait, pauvre cherhomme.

– M. de Guise m’avait bienoffert de le protéger.

– Comment, le grand Henri de Guise ?Henri le Balafré ?

– Henri le saint.

– Oui, vous l’avez dit, Henri lesaint.

– Mais j’ai craint la guerre civile.

– Alors, dit l’hôte, si vous êtes desamis de M. de Guise, vous connaissez ceci ?

Et l’hôte fit de la main à Chicot un espèce designe maçonnique à l’aide duquel les ligueurs sereconnaissaient.

Chicot, dans la fameuse nuit qu’il avaitpassée au couvent Sainte-Geneviève, avait remarqué, non seulementce signe, qui avait été vingt fois répété devant lui, mais encorele signe qui y répondait.

– Parbleu, dit-il, et vousceci ?

Et Chicot à son tour fit le second signe.

– Alors, dit l’aubergiste avec le pluscomplet abandon, vous êtes ici chez vous : ma maison est lavôtre ; regardez-moi comme un ami, je vous regarde comme unfrère, et, si vous n’avez pas d’argent…

Chicot, pour toute réponse, tira de sa pocheune bourse qui, quoique déjà un peu entamée, présentait encore unecorpulence assez honorable.

La vue d’une bourse bien rondelette esttoujours agréable, même à l’homme généreux qui vous offre del’argent, et qui apprend ainsi que vous n’en avez pas besoin ;de sorte qu’il conserve le mérite de son offre sans avoir eu besoinde la mettre à exécution.

– Bien, dit l’hôte.

– Je vous dirai, ajouta Chicot, pour voustranquilliser davantage encore, que nous voyageons pour lapropagation de la foi, et que notre voyage nous est payé par letrésorier de la Sainte-Union. Indiquez-nous donc une hôtellerie oùnous n’ayons rien à craindre.

– Morbleu, dit l’hôte, vous ne sereznulle part plus en sûreté qu’ici, messieurs : c’est moi quivous le dis.

– Mais vous parliez tout à l’heure d’unhomme qui logeait là, à côté.

– Oui ; mais qu’il se tienne bien,car, au premier espionnage que je lui vois faire, foi deBernouillet, il déménagera.

– Vous vous nommez Bernouillet ?demanda Chicot.

– C’est mon propre nom, monsieur, et ilest connu parmi les fidèles, peut-être pas de la capitale, mais dela province. Je m’en vante aussi. Dites un mot, un seul, et je lemets à la porte.

– Pourquoi cela ? dit Chicot ;laissez-le, au contraire ; mieux vaut avoir ses ennemis prèsde soi ; on les surveille au moins.

– Vous avez raison, dit Bernouillet avecadmiration.

– Mais qui vous fait croire que cet hommeest notre ennemi ? je dis notre ennemi, continua le Gasconavec un tendre sourire, parce que je vois bien que nous sommesfrères.

– Oh ! oui, bien certainement, ditl’hôte ; ce qui me le fait croire….

– Je vous le demande.

– C’est qu’il est arrivé ici déguisé onlaquais, puis, qu’il a passé une espèce d’habit d’avocat ; oril n’est pas plus avocat que laquais, attendu que, sous un manteaujeté sur une chaise, j’ai vu passer la pointe d’une longue rapière.Puis il m’a parlé du roi comme personne n’en parle ; puisenfin il m’a avoué qu’il avait une mission deM. de Morvilliers, qui est, comme vous savez, un ministredu Nabuchodonosor.

– De l’Hérode, comme je l’appelle.

– Du Sardanapale !

– Bravo !

– Ah ! je vois que nous nousentendons, dit l’hôte.

– Pardieu, fit Chicot, ainsi jereste.

– Je le crois bien.

– Mais pas un mot de mon parent.

– Pardieu.

– Ni de moi ?

– Pour qui me prenez-vous ? Mais,silence, voici quelqu’un.

Gorenflot parut sur le seuil.

– Oh ! c’est lui, le dignehomme ! s’écria l’hôte.

Et il alla au moine, et lui fit le signe desligueurs.

Ce signe frappa Gorenflot d’étonnement etd’effroi.

– Répondez, répondez donc, mon frère, ditChicot. Notre hôte sait tout, il en est.

– Il en est, dit Gorenflot, de quoiest-il ?

– De la Sainte-Union, dit Bernouillet àdemi-voix.

– Vous voyez bien que vous pouvezrépondre ; répondez donc.

Gorenflot répondit, ce qui combla de joiel’aubergiste.

– Mais, dit Gorenflot, qui avait hâte dechanger la conversation, on m’a promis du xérès.

– Du vin de Xérès, du vin de Malaga, duvin d’Alicante, tous les vins de ma cave sont à votre disposition,mon frère.

Gorenflot promena son regard de l’hôte àChicot et de Chicot au ciel. Il ne comprenait rien à ce qui luiarrivait, et il était évident que, dans son humilité toutemonacale, il reconnaissait que son bonheur dépassait de beaucoupses mérites.

Trois jours de suite Gorenflot s’enivra :le premier jour avec du xérès, le second jour avec du malaga, letroisième jour avec de l’alicante ; mais, de toutes cesivresses, Gorenflot avoua que c’était encore celle du bourgogne quilui semblait la plus agréable, et il en revint au chambertin.

Pendant ces quatre jours où Gorenflot avaitfait ses expériences œnophiles, Chicot n’était pas sorti de sachambre, et avait guetté du soir au matin l’avocat NicolasDavid.

L’hôte, qui attribuait cette réclusion deChicot à la peur qu’il avait du prétendu royaliste, s’évertuait àfaire mille tours à celui-ci.

Mais rien n’y faisait, du moins en apparence.Nicolas David, qui avait donné rendez-vous à Pierre de Gondy àl’hôtellerie du Cygne de la Croix, ne voulait point quitter sondomicile provisoire, de peur que le messager de messieurs de Guisene le retrouvât point, de sorte qu’en présence de l’hôte ilparaissait insensible à tout. Il est vrai que, la porte ferméederrière maître Bernouillet, Nicolas David donnait à Chicot, qui nequittait pas son trou, le spectacle divertissant de ses fureurssolitaires.

Dès le lendemain de son installation dansl’auberge, s’apercevant déjà des mauvaises intentions de son hôte,il lui était échappé de dire, en lui montrant le poing, on plutôten montrant le poing à la porte par laquelle il étaitsorti :

– Encore cinq ou six jours, drôle, et tume le payeras.

Chicot en savait assez, il était sûr queNicolas David ne quitterait pas l’hôtellerie qu’il n’eût la réponsedu légat.

Mais, à l’approche de ce sixième jour, quiétait le septième de l’arrivée dans l’auberge, Nicolas David, à quil’hôte, malgré les instances de Chicot, avait signifié le prochainbesoin qu’il aurait de sa chambre, Nicolas David, disons-nous,tomba malade.

L’hôte insista pour qu’il quittât son logementtandis qu’il pouvait marcher encore ; l’avocat demandajusqu’au lendemain, prétendant que le lendemain il serait mieuxcertainement ; le lendemain il était plus mal.

Ce fut l’hôte qui vint annoncer cette nouvelleà son ami le ligueur.

– Eh bien, dit-il en se frottant lesmains, notre royaliste, noire ami d’Hérode, il va passer la revuede l’amiral, ran tan plan plan plan plan plan.

On appelait, parmi les ligueurs, passer larevue de l’amiral, enjamber de ce monde dans l’autre.

– Bah ! fit Chicot, vous croyezqu’il va mourir ?

– Fièvre abominable, mon cher frère,fièvre tierce, fièvre quartaine, avec des redoublements qui le fontbondir dans son lit ; il a une faim de démon, il a voulum’étrangler et bat mes valets ; les médecins n’y comprennentrien.

Chicot réfléchit.

– L’avez-vous vu ? demanda-t-il.

– Certainement, puisque je vous dis qu’ila voulu m’étrangler !

– Comment était-il ?

– Pâle, agité, défait, criant comme unpossédé.

– Que criait-il ?

– Prenez garde au roi. On veut du mal auroi.

– Le misérable !

– Le gueux ! Puis de temps en tempsil dit qu’il attend un homme qui vient d’Avignon, et qu’il veutvoir cet homme avant de mourir.

– Voyez-vous cela ! dit Chicot.Ah ! il parle d’Avignon !

– À chaque minute.

– Ventre de biche ! dit Chicot,laissant échapper son juron favori.

– Dites donc, reprit l’hôte ; ceserait drôle s’il allait mourir.

– Très drôle, dit Chicot ; mais jevoudrais qu’il ne mourût pas avant l’arrivée de l’hommed’Avignon.

– Pourquoi cela ? plus tôtmourra-t-il, plus tôt en serons-nous débarrassés.

– Oui ; mais je ne pousse pas lahaine jusqu’à vouloir perdre l’âme et le corps ; et, puisquecet homme vient d’Avignon pour le confesser….

– Eh ! vous voyez bien que c’estquelque fantaisie de sa fièvre, quelque imagination que la maladielui a mise en tête, et il n’attend personne.

– Bah ! qui sait ? ditChicot.

– Ah ! vous êtes d’une bonne pâte dechrétien, vous ! répliqua l’hôte.

– Rends le bien pour le mal, dit la loidivine.

L’hôte se retira émerveillé.

Quant à Gorenflot, demeuré parfaitement endehors de toutes ces préoccupations, il engraissait à vued’œil : au bout de huit jours, l’escalier qui conduisait à sachambre criait sous son poids et commençait de l’enserrer entre larampe et le mur, si bien que Gorenflot annonça un soir, avecterreur, à Chicot que l’escalier maigrissait. Au reste, David, nila Ligue, ni l’état déplorable où était tombée la religion, nel’occupait : il n’avait d’autre soin que de varier les menuset d’harmoniser les différents crus de Bourgogne avec lesdifférents mets qu’il se faisait servir, tandis que l’hôte ébahirépétait, chaque fois qu’il le voyait rentrer ou sortir :

– Et dire que c’est un torrentd’éloquence que ce gros père !

Chapitre 6Comment le moine confessa l’avocat, et comment l’avocat confessa lemoine.

Enfin, le jour qui devait débarrasserl’hôtellerie de son hôte arriva ou parut arriver. MaîtreBernouillet se précipita dans la chambre de Chicot avec des éclatsde rire tellement immodérés, que celui-ci dut attendre quelquetemps avant d’en connaître la cause.

– Il se meurt, s’écriait le charitableaubergiste, il expire, il crève enfin !

– Et cela vous fait rire à cepoint ? demanda Chicot.

– Je crois bien ; c’est que le tourest merveilleux.

– Quel tour ?

– Non. Avouez que c’est vous qui le luiavez joué, mon gentilhomme.

– Moi, un tour au malade ?

– Oui !

– De quoi s’agit-il ? que lui est-ilarrivé ?

– Ce qui lui est arrivé ! Vous savezqu’il criait toujours après son homme d’Avignon !

– Eh bien, cet homme serait-il venuenfin ?

– Il est venu.

– L’avez-vous vu ?

– Parbleu ! est-ce qu’il entre iciune seule personne sans que je la voie ?

– Et comment était-il ?

– L’homme d’Avignon ? petit, minceet rose.

– C’est cela ! laissa échapperChicot.

– Là, vous voyez bien que c’est vous quile lui avez envoyé, puisque vous le reconnaissez.

– Le messager est arrivé ! s’écriaChicot en se levant et en frisant sa moustache, ventre debiche ! contez-moi donc cela, compère Bernouillet.

– Rien de plus simple, d’autant plus que,si ce n’est pas vous qui avez fait le tour, vous me direz qui celapeut être. Il y a une heure donc, je suspendais un lapin au volet,quand un grand cheval et un petit homme s’arrêtèrent devant laporte.

– Maître Nicolas est-il ici ?demanda le petit homme. Vous savez que c’est sous ce nom que cetinfâme royaliste s’est fait inscrire.

– Oui, monsieur, répondis-je.

– Dites-lui alors que la personne qu’ilattend d’Avignon est arrivée.

– Volontiers, monsieur, mais je dois vousprévenir d’une chose.

– De laquelle ?

– Que maître Nicolas, comme vousl’appelez, se meurt.

– Raison de plus pour que vous fassiez macommission sans retard.

– Mais vous ne savez peut-être pas qu’ilse meurt d’une fièvre maligne.

– Vraiment ! fit l’homme, alors jene saurais vous recommander trop de diligence.

– Comment ? vouspersistez ?

– Je persiste.

– Malgré le danger ?

– Malgré tout, je vous dis qu’il faut queje le voie.

Le petit homme se fâchait et parlait avec unton impératif qui n’admettait pas de réplique ; enconséquence, je le conduisis à la chambre du moribond.

– De sorte qu’il est là ? dit Chicoten étendant la main dans la direction de cette chambre.

– Il y est ; n’est-ce pas que c’estdrôle ?

– Excessivement drôle, dit Chicot.

– Quel malheur de ne pas pouvoirentendre !

– Oui, c’est un malheur.

– La scène doit être bouffonne.

– Au dernier degré ; mais qui doncvous empêche d’entrer ?

– Il m’a renvoyé.

– Sous quel prétexte ?

– Sous prétexte qu’il allait seconfesser.

– Qui vous empêche d’écouter à laporte ?

– Eh ! vous avez raison, dit l’hôteen s’élançant hors de la chambre.

Chicot, de son côté, courut à son trou.

Pierre de Gondy était assis au chevet du litdu malade : mais ils parlaient si bas tous deux, que Chicot neput entendre un seul mot de leur conversation.

D’ailleurs, l’eût-il entendue, cetteconversation, tirant à sa fin, lui eût appris peu de chose ;car, après cinq minutes, M. de Gondy se leva, prit congédu mourant et sortit.

Chicot courut à la fenêtre.

Un laquais, monté sur un courtaud, tenait enbride le grand cheval dont avait parlé l’hôte : un instantaprès l’ambassadeur de MM. de Guise parut, se mit enselle et tourna l’angle de la rue qui conduisait à la grande rue deParis.

– Mordieu ! dit Chicot, pourvu qu’iln’emporte pas la généalogie ; en tout cas, je le rejoindraitoujours, dussé-je crever dix chevaux pour le rejoindre.

Mais non, dit-il, ces avocats sont de finsrenards, le nôtre surtout, et je soupçonne… Je vous demande un peu,continua Chicot frappant du pied avec impatience, et rattachantsans doute dans son esprit son idée à une autre, je vous demande unpeu où est ce drôle de Gorenflot.

En ce moment l’hôte rentra.

– Eh bien ? demanda Chicot.

– Il est parti, dit l’hôte.

– Le confesseur ?

– Qui n’est pas plus un confesseur quemoi.

– Et le malade ?

– Il s’est évanoui après laconférence.

– Vous êtes sûr qu’il est toujours danssa chambre ?

– Parbleu ! il n’en sortiraprobablement que pour se faire conduire au cimetière.

– C’est bon ; allez, et envoyez-moimon frère aussitôt qu’il reparaîtra.

– Même s’il est ivre ?

– En quelque état qu’il soit.

– C’est donc urgent ?

– C’est pour le bien de la chose.

Bernouillet sortit précipitamment :c’était un homme plein de zèle.

C’était au tour de Chicot d’avoir lafièvre ; il ne savait s’il devait courir après Gondy oupénétrer chez David ; si l’avocat était aussi malade que leprétendait l’aubergiste, il était probable qu’il avait chargéM. de Gondy de ses dépêches. Chicot arpentait donc sachambre comme un fou, se frappant le front et cherchant une idéeparmi les millions de globules bouillonnant dans son cerveau.

On n’entendait plus rien dans la chambre deson observatoire, Chicot ne pouvait apercevoir que l’angle du litenveloppé dans ses rideaux.

Tout à coup une voix retentit dans l’escalier.Chicot tressaillit : c’était celle du moine.

Gorenflot, poussé par l’hôte, qui voulaitinutilement le faire taire, montait une à une les marches del’escalier, en chantant d’une voix avinée :

Le vin   Et le chagrin

Se battent dans ma tête ;

Ils y font un tel train

Que c’est une tempête.

Mais l’un est le plus fort :   C’est levin !

Si bien que le chagrin   En sort   Grandtrain.

Chicot courut à la porte.

– Silence donc, ivrogne !cria-t-il.

– Ivrogne, dit Gorenflot, parce qu’on abu !

– Voyons ! viens ici, et vous,Bernouillet, vous savez….

– Oui, dit l’aubergiste en faisant unsigne d’intelligence et en descendant les escaliers quatre àquatre.

– Viens ici, te dis-je, continua Chicoten tirant le moine dans sa chambre, et causons sérieusement, si tupeux.

– Parbleu ! dit Gorenflot, vousraillez, compère. Je suis sérieux comme un âne qui boit.

– Ou qui a bu, dit Chicot en levant lesépaules.

Puis il le conduisit à un siège sur lequelGorenflot se laissa aller en poussant un ah ! plein dejubilation.

Chicot alla fermer la porte et revint àGorenflot avec un visage si sérieux, que celui-ci comprit qu’ils’agissait d’écouter.

– Voyons, qu’y a-t-ilencore ? dit le moine, comme si ce mot résumaittoutes les persécutions que Chicot lui faisait endurer.

– Il y a, répondit Chicot fort rudement,que tu ne songes pas assez aux devoirs de ta profession ; tute vautres dans la débauche, tu pourris dans l’ivrognerie, et,pendant ce temps, la religion devient ce qu’elle peut,corbœuf !

Gorenflot leva ses deux gros yeux étonnés surson interlocuteur.

– Moi ? dit-il.

– Oui, toi ; regarde, tu es ignobleà voir. Ta robe est déchirée, tu t’es battu en chemin, tu as l’œilgauche cerclé de noir.

– Moi ! reprit Gorenflot, de plus enplus étonné des reproches auxquels Chicot ne l’avait pointhabitué.

– Sans doute ; tu as de la bouepar-dessus les genoux, et quelle boue ! de la boue blanche, cequi prouve que tu as été t’enivrer dans les faubourgs.

– C’est ma foi vrai, dit Gorenflot.

– Malheureux ! un moinegénovéfain ! si tu étais cordelier encore !

– Chicot, mon ami, je suis donc biencoupable ? dit Gorenflot attendri.

– C’est-à-dire que tu mérites que le feudu ciel te consume jusqu’aux sandales ; prends garde, si celacontinue, je t’abandonne.

– Chicot, mon ami, dit le moine, tu neferais pas cela.

– Il y a aussi des archers à Lyon.

– Oh ! grâce, mon cherprotecteur ! balbutia le moine, qui se mit non pas à pleurer,mais à beugler comme un taureau.

– Fi ! la laide brute !continua Chicot, et dans quel moment, je te le demande, telivres-tu à de pareils déportements ? quand nous avons unvoisin qui se meurt.

– C’est vrai, dit Gorenflot d’un airprofondément contrit.

– Voyons, es-tu chrétien, oui ounon ?

– Si je suis chrétien ! s’écriaGorenflot en se levant, si je suis chrétien ! tripes dupape ! je le suis ; je le proclamerais sur le gril desaint Laurent.

Et, le bras étendu comme pour jurer, il se mità chanter, de façon à briser les vitres :

Je suis chrétien,

C’est mon seul bien.

– Assez, dit Chicot en le bâillonnantavec la main, si tu es chrétien, ne laisse pas mourir ton frèresans confession.

– C’est juste, où est mon frère ?que je le confesse, dit Gorenflot, c’est-à-dire quand j’aurai bu,car je meurs de soif.

Et Chicot passa au moine un pot plein d’eau,que celui-ci vida presque entièrement.

– Ah ! mon fils, dit-il en reposantle pot sur la table, je commence à voir clair.

– C’est bien heureux, répondit Chicot,décidé à profiter de ce moment de lucidité.

– Maintenant, mon tendre ami, continua lemoine, qui faut-il que je confesse ?

– Notre malheureux voisin qui semeurt.

– Qu’on lui donne une pinte de vin aumiel, dit Gorenflot.

– Je ne dis pas non ; mais il a plusbesoin des secours spirituels que des secours temporels. Tu vasl’aller trouver.

– Croyez-vous que je sois suffisammentpréparé, monsieur Chicot ? demanda timidement le moine.

– Toi ! je ne t’ai jamais vu siplein d’onction qu’en ce moment. Tu le ramèneras au bien s’il estégaré, tu l’enverras droit au paradis s’il en cherche la route.

– J’y cours.

– Attends donc, il faut que je t’indiquela marche à suivre.

– Pourquoi faire ? on sait son étatpeut-être, depuis vingt ans qu’on est moine.

– Oui, mais ce n’est pas seulement tonétat qu’il faut que tu fasses aujourd’hui, c’est aussi mavolonté.

– Votre volonté ?

– Et si tu l’exécutes ponctuellement,entends-tu bien ? je te place cent pistoles à la Corned’Abondance, à boire ou à manger, à ton choix.

– À boire et à manger, j’aime mieuxcela.

– Eh bien, soit, cent pistoles, tuentends ? si tu confesses ce digne moribond.

– Je le confesserai, ou la pestem’étouffe. Comment faut-il que je le confesse ?

– Écoute : ta robe te donne unegrande autorité, tu parles au nom de Dieu et au nom du roi ;il faut, par ton éloquence, contraindre cet homme à te remettre lespapiers qu’on vient de lui apporter d’Avignon.

– Pourquoi faire le contraindre à meremettre ces papiers ?

Chicot regarda en pitié le moine.

– Pour avoir mille livres, double brute,lui dit-il.

– C’est juste, fit Gorenflot ; j’yvais.

– Attends donc, il te dira qu’il vient dese confesser.

– Alors, s’il vient de seconfesser ?

– Tu lui répondras qu’il en amenti ; que celui qui sort de sa chambre n’est point unconfesseur, mais un intrigant comme lui.

– Mais il se fâchera.

– Que t’importe, puisqu’il semeurt ?

– C’est juste.

– Alors, tu comprends, tu parleras deDieu, tu parleras du diable, tu parleras de ce que tuvoudras ; mais, d’une façon ou de l’autre, tu lui tireras desmains des papiers qui viennent d’Avignon.

– Et s’il refuse ?

– Tu lui refuseras l’absolution, tu lemaudiras, tu l’anathématiseras.

– Ou je les lui prendrai de force.

– Eh bien, encore, soit ; mais,voyons, es-tu suffisamment dégrisé pour exécuter ponctuellement mesinstructions ?

– Ponctuellement, vous allez voir.

Et Gorenflot, passant une main sur son largevisage, sembla en effacer les traces superficielles del’ivresse ; ses yeux devinrent calmes, bien qu on eût pu, avecde l’attention, les trouver hébétés ; sa bouche n’articulaplus que des paroles scandées avec modération, son geste devintsobre, tout en demeurant un peu tremblant.

Puis il se dirigea vers la porte avecsolennité.

– Un moment, dit Chicot ; quand ilt’aura donné les papiers, serre-les bien dans une main et frappe del’autre à la muraille.

– Et s’il me les refuse ?

– Frappe encore.

– Alors, dans l’un et l’autre cas, jedois frapper ?

– Oui.

– C’est bien.

Et Gorenflot sortit de la chambre, tandis queChicot, en proie à une émotion indéfinissable, collait son oreilleà la muraille, afin de percevoir jusqu’au moindre bruit.

Dix minutes après, le craquement du plancherlui annonça que Gorenflot entrait chez son voisin, et bientôt il levit apparaître dans le cercle que son rayon visuel pouvaitembrasser.

L’avocat se souleva dans son lit, et regardas’approcher l’étrange apparition.

– Eh ! bonjour, mon frère, ditGorenflot s’arrêtant au milieu de la chambre et équilibrant seslarges épaules.

– Que venez-vous faire ici, monpère ? murmura le malade d’une voix affaiblie.

– Mon fils, je suis un religieux indigne,j’apprends que vous êtes en danger, et je viens vous parler desintérêts de votre âme.

– Merci, dit le moribond ; mais jecrois votre soin inutile. Je vais un peu mieux.

Gorenflot secoua la tête.

– Vous le croyez ? dit-il.

– J’en suis sûr.

– Ruse de Satan, qui voudrait vous voirmourir sans confession.

– Satan serait attrapé, dit lemalade ; je viens de me confesser à l’instant même.

– À qui ?

– À un digne prêtre qui vientd’Avignon.

Gorenflot secoua la tête.

– Comment ! ce n’est pas unprêtre ?

– Non.

– Comment le savez-vous ?

– Je le connais.

– Celui qui sort d’ici ?

– Oui, dit Gorenflot avec un accent pleind’une telle conviction, que, si difficiles à démonter que soient engénéral les avocats, celui-ci se troubla.

– Or, comme vous n’allez pas mieux, ditGorenflot, et comme cet homme n’était pas un prêtre, il faut vousconfesser.

– Je ne demande pas mieux, dit l’avocatd’une voix un peu plus forte ; mais je veux me confesser à quime plaît.

– Vous n’avez pas le temps d’en envoyerchercher un autre, mon fils, et puisque me voilà….

– Comment ! je n’aurai pas letemps ! s’écria le malade avec une voix qui se développa deplus en plus ; quand je vous dis que je vais mieux !quand je vous affirme que je suis sûr d’en réchapper !

Gorenflot secoua une troisième fois latête.

– Et moi, dit-il avec le même flegme, jevous affirme à mon tour, mon fils, que je ne compte sur rien de bonà votre égard ; vous êtes condamné par les médecins et aussipar la divine Providence ; c’est cruel à vous dire, je le saisbien ; mais enfin nous en arrivons tous là, soit un peu plustôt, soit un peu plus tard ; il y a la balance, la balance dela justice ; et puis c’est consolant de mourir en cette vie,puisque l’on ressuscite dans l’autre. Pythagoras lui-même ledisait, mon fils, et ce n’était qu’un païen. Allons,confessez-vous, mon cher enfant.

– Mais je vous assure, mon père, que jeme sens déjà plus fort, et c’est probablement un effet de votresainte présence.

– Erreur, mon fils, erreur, insistaGorenflot ; il y a au dernier moment une recrudescencevitale : c’est la lampe qui se ranime pour jeter un dernieréclat. Voyons, continua le moine en s’asseyant près du lit,dites-moi vos intrigues, vos complots, vos machinations.

– Mes intrigues, mes complots, mesmachinations ! répéta Nicolas David en se reculant devant lesingulier moine qu’il ne connaissait pas et qui paraissait leconnaître si bien.

– Oui, dit Gorenflot en disposanttranquillement ses larges oreilles à entendre et en joignant sesdeux pouces au-dessus de ses mains entrelacées ; puis, quandvous m’aurez dit tout cela, vous me donnerez les papiers, etpeut-être Dieu permettra-t-il que je vous absolve.

– Et quels papiers ? s’écria lemalade d’une voix aussi forte et aussi vigoureusement accentuée ques’il eût été en pleine santé.

– Les papiers que ce prétendu prêtrevient de vous apporter d’Avignon.

– Et qui vous a dit que ce prétenduprêtre m’avait apporté des papiers ? demanda l’avocat ensortant une jambe de la couverture et avec un accent si brusque queGorenflot en fut troublé dans le commencement de béatitude quil’assoupissait sur son fauteuil.

Gorenflot pensa que le moment était venu demontrer de la vigueur.

– Celui qui l’a dit sait ce qu’il dit,reprit-il ; allons, les papiers, les papiers, ou pasd’absolution.

– Eh ! je me moque bien de tonabsolution, bélître, s’écria David en bondissant hors du lit et ensautant à la gorge de Gorenflot.

– Eh ! mais, s’écria celui-ci, vousavez donc la fièvre chaude ? vous ne voulez donc pas vousconfesser, vous ?

Le pouce de l’avocat, adroitement etvigoureusement appliqué sur la gorge du moine, interrompit saphrase, qui fut continuée par un sifflement qui ressemblait fort àun râle.

– Je ne veux confesser que toi, frocardde Belzébuth, s’écria l’avocat David, et quant à la fièvre chaude,tu vas voir si elle me serre au point de m’empêcher det’étrangler.

Frère Gorenflot était robuste, mais il enétait malheureusement à ce moment de réaction où l’ivresse agit surle système nerveux et le paralyse, ce qui arrive d’ordinaire enmême temps que, par une réaction opposée, les facultés commencent àreprendre de la vigueur.

Il ne put donc, en réunissant toutes sesforces, que se soulever sur son siège, empoigner la chemise del’avocat à deux mains, et le repousser violemment loin de lui.

Il est juste de dire que, tout paralysé qu’ilétait, frère Gorenflot repoussa si violemment Nicolas David, quecelui-ci alla rouler au milieu de la chambre.

Mais il se releva furieux, et sautant surcette longue épée qu’avait remarquée maître Bernouillet, laquelleétait suspendue à la muraille derrière ses habits, il la tira dufourreau et en vint présenter la pointe au col du moine, qui,épuisé par cet effort suprême, était retombé sur son fauteuil.

– C’est à ton tour de te confesser, luidit-il d’une voix sourde, ou tu vas mourir !

Gorenflot, complètement dégrisé par ladésagréable pression de cette pointe froide sur sa chair, compritla gravité de la situation.

– Oh ! dit-il, vous n’étiez donc pasmalade, c’était donc une comédie que cette prétendueagonie ?

– Tu oublies que ce n’est point à toid’interroger, dit l’avocat, mais de répondre.

– Répondre à quoi ?

– À ce que je te vais demander.

– Faites.

– Qui es-tu ?

– Vous le voyez bien, dit le moine.

– Ce n’est pas répondre, fit l’avocat enappuyant l’épée un degré plus fort.

– Et que diable ! faites doncattention ! si vous me tuez avant que je vous réponde, vous nesaurez rien du tout.

– Tu as raison, ton nom ?

– Frère Gorenflot.

– Tu es donc un vrai moine ?

– Comment, un vrai moine ? je lecrois bien.

– Pourquoi te trouves-tu àLyon ?

– Parce que je suis exilé.

– Qui t’a conduit dans cethôtel ?

– Le hasard.

– Depuis combien de jours yes-tu ?

– Depuis seize jours.

– Pourquoi m’espionnais-tu ?

– Je ne vous espionnais pas.

– Comment savais-tu que j’avais reçu despapiers ?

– Parce qu’on me l’avait dit.

– Qui te l’avait dit ?

– Celui qui m’a envoyé vers vous.

– Qui t’a envoyé vers moi ?

– Voilà ce que je ne puis dire.

– Et ce que tu me diras cependant.

– Oh là ! s’écria le moine.Vertudieu ! j’appelle, je crie.

– Et moi je tue.

Le moine jeta un cri ; une goutte de sangparut à la pointe de l’épée de l’avocat.

– Son nom ? dit celui-ci.

– Ah ! ma foi, tant pis, dit lemoine ; j’ai tenu tant que j’ai pu.

– Oui, va, et ton honneur est à couvert.Celui qui t’a envoyé vers moi ?…

– C’est….

Gorenflot hésita encore, il lui en coûtait detrahir l’amitié.

– Achève donc, dit l’avocat en frappantdu pied.

– Ma foi, tant pis ! c’estChicot.

– Le fou du roi ?

– Lui-même !

– Et où est-il ?

– Me voilà ! dit une voix.

Et Chicot, à son tour, parut sur la porte,pâle, grave, et l’épée nue à la main.

Chapitre 7Comment Chicot, après avoir fait un trou avec une vrille, en fit unavec son épée.

Maître Nicolas David, en reconnaissant celuiqu’il savait être son ennemi mortel, ne put retenir un mouvement deterreur.

Gorenflot profita de ce mouvement pour sejeter de côté, et rompre ainsi la rectitude de la ligne qui setrouvait entre son cou et l’épée de l’avocat.

– À moi, tendre ami, cria-t-il, à moi, àl’aide, au secours, à la rescousse, on m’égorge.

– Ah ! ah ! cher monsieurDavid, dit Chicot, c’est donc vous ?

– Oui, balbutia David, oui, sans doute,c’est moi.

– Enchanté de vous rencontrer, reprit leGascon.

Puis, se retournant vers le moine :

– Mon bon Gorenflot, lui dit-il, taprésence comme moine était fort nécessaire ici tout à l’heure,quand on croyait monsieur mourant ; mais à présent quemonsieur se porte à merveille, ce n’est plus un confesseur qu’illui faut ; aussi il va avoir affaire à un gentilhomme.

David essaya de ricaner avec mépris.

– Oui, à un gentilhomme, dit Chicot, etqui va vous faire voir qu’il est de bonne race. Mon cher Gorenflot,continua-t-il en s’adressant au moine, faites moi le plaisird’aller vous mettre en sentinelle sur le palier, et d’empêcher quique ce soit au monde de venir me déranger dans la petiteconversation que je vais avoir avec monsieur.

Gorenflot ne demandait pas mieux que de setrouver à distance de Nicolas David ; aussi accomplit-il lecercle qu’il lui fallait parcourir en serrant les murs le plus prèspossible ; puis, arrivé à la porte, il s’élança dehors, plusléger de cent livres qu’il ne l’était en entrant.

Chicot ferma la porte derrière lui, et,toujours avec le même flegme, poussa le verrou.

David avait d’abord considéré ce préambuleavec un saisissement qui résultait de l’imprévu de lasituation ; mais, bientôt, se reposant sur sa force bienconnue dans les armes, et sur ce qu’au bout du compte il était seulà seul avec Chicot, il s’était remis, et, quand le Gascon seretourna, après avoir fermé la porte, il le trouva appuyé au pieddu lit, son épée à la main et le sourire sur les lèvres.

– Habillez-vous, monsieur, dit Chicot, jevous en donnerai le temps et la facilité, car je ne veux avoiraucun avantage sur vous. Je sais que vous êtes un vaillantescrimeur, et que vous maniez l’épée comme Leclerc enpersonne ; mais cela m’est parfaitement égal.

David se mit à rire.

– La plaisanterie est bonne, dit-il.

– Oui, répondit Chicot ; elle meparaît telle, du moins, puisque c’est moi qui la fais, et elle vousparaîtra bien meilleure tout à l’heure à vous qui êtes homme degoût. Savez-vous ce que je viens chercher en cette chambre, maîtreNicolas ?

– Le reste des coups de lanière que jevous redevais au nom du duc de Mayenne, le jour où vous avez silestement sauté par une fenêtre.

– Non, monsieur ; j’en sais lecompte, et je les rendrai à celui qui me les a fait donner, soyeztranquille. Ce que je viens chercher, c’est certaine généalogie queM. Pierre de Gondy, sans savoir ce qu’il portait, a portée àAvignon, et, sans savoir ce qu’il rapportait, vous a remise tout àl’heure.

David pâlit.

– Quelle généalogie ? dit-il.

– Celle de MM. de Guise, quidescendent, comme vous savez, de Charlemagne en droite ligne.

– Ah ! ah ! dit David, vousêtes donc espion, monsieur ; je vous croyais seulementbouffon, moi ?

– Cher monsieur David, je serai, si vousle voulez bien, l’un et l’autre dans cette occasion : espionpour vous faire pendre, et bouffon pour en rire.

– Me faire pendre !

– Haut et court, monsieur. Vous n’avezpas la prétention d’être décapité, j’espère ; c’est bon pourles gentilshommes.

– Et comment vous y prendrez-vous pourcela ?

– Oh ! ce sera bien simple ; jeraconterai la vérité, voilà tout. Il faut vous dire, cher monsieurDavid, que j’ai assisté le mois passé à ce petit conciliabule tenudans le couvent de Sainte-Geneviève, entre LL. AA. SS.MM. de Guise et madame de Montpensier.

– Vous ?

– Oui, j’étais logé dans le confessionnalen face du vôtre ; on y est fort mal, n’est-ce pas ?d’autant plus mal, pour mon compte du moins, que j’ai été obligé,pour en sortir, d’attendre que tout fût fini, et que la chose a étéfort longue à se terminer. J’ai donc assisté aux discours deM. de Monsoreau, de la Hurière et d’un certain moine dontj’ai oublié le nom, mais qui m’a paru fort éloquent. Je connaisl’affaire du couronnement de M. d’Anjou, qui a été moinsamusante ; mais en échange la petite pièce a été drôle ;on jouait la généalogie de MM. de Lorraine, revue,augmentée et corrigée par maître Nicolas David. C’était une fortdrôle de pièce, à laquelle il ne manquait plus que le visa de SaSainteté.

– Ah ! vous connaissez lagénéalogie ? dit David se contenant à peine et mordant seslèvres avec colère.

– Oui, dit Chicot, et je l’ai trouvéeinfiniment ingénieuse, surtout à l’endroit de la loi salique.Seulement, c’est un grand malheur d’avoir tant d’esprit quecela : on se fait pendre ; aussi, me sentant ému d’untendre intérêt pour un homme si ingénieux, Comment ? mesuis-je dit, je laisserais pendre ce brave monsieur David, unmaître d’armes très agréable, un avocat de première force, un demes bons amis, enfin, et cela quand je puis au contraire nonseulement lui sauver la corde, mais encore faire sa fortune, à cebrave avocat, ce bon maître, cet excellent ami, le premier quim’ait donné la mesure de mon cœur en prenant la mesure de mondos ; non, cela ne sera pas. Alors, vous ayant entendu parlerde voyage, j’ai pris la résolution, rien ne me retenant, de voyageravec vous, c’est-à-dire derrière vous. Vous êtes sorti par la porteBordelle, n’est-ce pas ? je vous guettais, vous ne m’avez pasvu, cela ne m’étonne point, j’étais bien caché ; de cemoment-là, je vous ai suivi, vous perdant, vous rattrapant, prenantbeaucoup de peine, je vous assure ; enfin, nous sommes arrivésà Lyon ; je dis nous sommes, parce que, une heure après vous,j’étais installé dans le même hôtel que vous, non seulement dans lemême hôtel, mais encore dans la chambre à côté ; danscelle-ci, tenez, qui n’est séparée de la vôtre que par une simplecloison ; vous pensez bien que je n’étais pas venu de Paris àLyon, ne vous quittant pas des yeux, pour vous perdre de vue ici.Non, j’ai percé un petit trou à l’aide duquel j’avais l’avantage devous examiner tant que je voulais, et, je l’avoue, je me donnais ceplaisir plusieurs fois le jour. Enfin vous êtes tombé malade ;l’hôte voulait vous mettre à la porte ; vous aviez donnérendez-vous à M. de Gondy au Cygne-de-la-Croix ;vous aviez peur qu’il ne vous trouvât point autre part, ou du moinsqu’il ne vous retrouvât point assez vite. C’était un moyen, je n’enai été dupe qu’à moitié ; cependant, comme à tout prendre vouspouviez être malade réellement, comme nous sommes tous mortels,vérité dont je tâcherai de vous convaincre tout à l’heure, je vousai envoyé un brave moine, mon ami, mon compagnon, pour vous exciterau repentir, vous ramener à la résipiscence ; mais point,pécheur endurci que vous êtes, vous avez voulu lui perforer lagorge avec votre rapière, oubliant cette maxime del’Évangile : «Qui frappe de l’épée périra par l’épée.» C’estalors, cher monsieur David, que je suis venu et que je vous aidit : Voyons, nous sommes de vieilles connaissances, de vieuxamis ; arrangeons la chose ensemble ; voyons, dites, àcette heure que vous êtes au courant, voulez-vous l’arranger, lachose ?

– Et de quelle façon ?

– De la façon dont elle se fût arrangéesi vous eussiez été véritablement malade, que mon ami Gorenflotvous eût confessé et que vous lui eussiez remis les papiers qu’ilvous demandait. Alors je vous eusse pardonné et j’eusse même dit degrand cœur un in manus pour vous. Eh bien, je ne serai pasplus exigeant pour le vivant que pour le mort ; et ce qui mereste à vous dire, le voici : Monsieur David, vous êtes unhomme accompli : l’escrime, le cheval, la chicane, l’art demettre de grosses bourses dans de larges poches, vous possédeztout. Il serait fâcheux qu’un homme comme vous disparût tout à coupdu monde, où il est destiné à faire une si belle fortune. Eh bien,cher monsieur David, ne faites plus de conspirations, fiez-vous àmoi, rompez avec les Guises, donnez-moi vos papiers, et, foi degentilhomme ! je ferai votre paix avec le roi.

– Tandis qu’au contraire, si je ne vousles donne pas ? demanda Nicolas David.

– Ah ! si vous ne me les donnez pas,c’est autre chose. Foi de gentilhomme, je vous tuerai ! Est-cetoujours drôle, cher monsieur David ?

– De plus en plus, répondit l’avocat encaressant son épée.

– Mais si vous me les donnez, continuaChicot, tout sera oublié ; vous ne me croyez pas peut-être,cher monsieur David, car vous êtes d’une nature mauvaise, et vousvous figurez que mon ressentiment est incrusté dans mon cœur commela rouille dans le fer. Non, je vous hais, c’est vrai, mais je haisM. de Mayenne plus que vous ; donnez-moi de quoiperdre M. de Mayenne, et je vous sauve ; et puis,voulez-vous que j’ajoute encore quelques paroles, que vous necroirez pas, vous qui n’aimez rien que vous-même ? Eh bien,c’est que j’aime le roi, moi, tout niais, tout corrompu, toutabâtardi qu’il est ; le roi qui m’a donné un refuge, uneprotection contre votre boucher de Mayenne, qui assassine de nuit,à la tête de quinze bandits, un seul gentilhomme, sur la place duLouvre ; vous savez de qui je veux parler, c’est de ce pauvreSaint-Mégrin ; n’en étiez-vous pas de ses bourreaux,vous ? Non, tant mieux, je le croyais tout à l’heure, et je lecrois bien plus encore maintenant. Eh bien, je veux qu’il règnetranquillement, mon pauvre roi Henri, ce qui est impossible avecles Mayenne et les généalogies de Nicolas David. Livrez-moi donc lagénéalogie, et, foi de gentilhomme, je tais votre nom et fais votrefortune.

Pendant cette longue exposition de ses idées,qu’il n’avait même faite si longue que dans ce but, Chicot avaitobservé David en homme intelligent et ferme. Pendant cet examen, ilne vit pas se détendre une seule fois la fibre d’acier qui dilataitl’œil fauve de l’avocat ; pas une bonne pensée n’éclaira sestraits assombris ; pas un retour de cœur n’amollit sa maincrispée sur l’épée.

– Allons, dit Chicot, je vois que tout ceque je vous dis est de l’éloquence perdue, et que vous ne me croyezpas ; il me reste donc un moyen de vous punir d’abord de vostorts anciens envers moi, puis de débarrasser la terre d’un hommequi ne croit plus à la probité ni à l’humanité. Je vais vous fairependre. Adieu, monsieur David.

Et Chicot fit à reculons un pas vers la portesans perdre de vue l’avocat.

Celui-ci fit un bond en avant.

– Et vous croyez que je vous laisseraisortir ? s’écria l’avocat ; non pas, mon belespion ; non pas, Chicot, mon ami : quand on sait dessecrets comme ceux de la généalogie, on meurt ! Quand onmenace Nicolas David, on meurt ! Quand on entre ici comme tu yes entré, on meurt !

– Vous me mettez parfaitement à mon aise,répondit Chicot avec le même calme ; je n’hésitais que parceque je suis sûr de vous tuer. Crillon, en faisant des armes avecmoi, m’a appris, il y a deux mois, une botte particulière, uneseule ; mais elle suffira, parole d’honneur. Allons,remettez-moi les papiers, ajouta-t-il d’une voix terrible, ou jevous tue ! et je vais vous dire comment : je vouspercerai la gorge où vous vouliez saigner mon ami Gorenflot.

Chicot n’avait point achevé ces paroles, queDavid, avec un sauvage éclat de rire, s’élança sur lui ;Chicot le reçut l’épée au poing.

Les deux adversaires étaient à peu près de lamême taille ; mais les vêtements de Chicot dissimulaient samaigreur, tandis que rien ne dissimulait la nature longue, mince etflexible de l’avocat. Il semblait un long serpent, tant son brasprolongeait sa tête, tant son épée agile s’agitait comme un tripledard ; mais, comme le lui avait annoncé Chicot, il avaitaffaire à un rude adversaire ; Chicot, faisant des armespresque tous les jours avec le roi, était devenu un des plus fortstireurs du royaume ; c’est ce dont Nicolas David puts’apercevoir, en trouvant toujours le fer de son adversaire, dequelque façon qu’il cherchât à l’attaquer.

Il fit un pas de retraite.

– Ah ! ah ! dit Chicot, vouscommencez à comprendre, n’est-ce pas ? Eh bien, encore unefois, les papiers.

David, pour toute réponse, se jeta de nouveausur le Gascon, et un second combat s’engagea plus long et plusacharné que le premier, quoique Chicot se contentât de parer etn’eût pas encore porté un coup. Cette seconde lutte se termina,comme la première, par un pas de retraite de l’avocat.

– Ah ! ah ! dit Chicot, à montour maintenant.

Et il fit un pas en avant.

Pendant qu’il marchait, Nicolas David dégageapour l’arrêter. Chicot para prime, lia l’épée de son adversairetierce sur tierce, et l’atteignit à l’endroit qu’il avait indiquéd’avance ; il lui enfonça la moitié de sa rapière dans lagorge.

– Voilà le coup, dit Chicot.

David ne répondit pas ; il tomba du coupaux pieds de Chicot en crachant une gorgée de sang.

Chicot à son tour fit un pas de retraite. Toutblessé à mort qu’il est, le serpent peut encore se redresser etmordre.

Mais David, par un mouvement naturel, essayade se traîner vers son lit comme pour défendre encore sonsecret.

– Ah ! dit Chicot, je te croyaisretors, et tu es sot, au contraire, comme un reître. Je ne savaispas l’endroit où tu avais caché tes papiers, et voilà que tu mel’apprends.

Et, tandis que David se tordait dans lesconvulsions de l’agonie, Chicot courut au lit, souleva le matelaset trouva, sous le chevet, un petit rouleau de parchemin, queDavid, dans l’ignorance de la catastrophe qui le menaçait, n’avaitpas songé à cacher mieux.

Au moment même où il le déroulait pours’assurer que c’était bien le papier qu’il cherchait, David sesoulevait avec rage ; puis, retombant aussitôt, rendait ledernier soupir.

Chicot parcourut d’abord d’un œil étincelantde joie et d’orgueil le parchemin rapporté d’Avignon par Pierre deGondy.

Le légat du pape, fidèle à la politique dusouverain pontife depuis son avènement au trône, avait écrit aubas :

Fiat ut voluit Deus : Deus jurahominum fecit.

– Voilà, dit Chicot, un pape qui traiteassez mal le roi très chrétien.

Et il plia soigneusement le parchemin, qu’ilintroduisit dans la poche la plus sûre de son justaucorps,c’est-à-dire dans celle qui s’appuyait sur sa poitrine.

Puis il prit le corps de l’avocat, qui étaitmort sans presque répandre de sang, la nature de la plaie ayantconcentré l’hémorragie au dedans, le replaça dans le lit, la facetournée contre la ruelle, et, rouvrant la porte, appelaGorenflot.

Gorenflot entra.

– Comme vous êtes pâle ! dit lemoine.

– Oui, dit Chicot ; les derniersmoments de ce pauvre homme m’ont causé quelque émotion.

– Il est donc mort ? demandaGorenflot.

– Il y a tout lieu de le croire, réponditChicot.

– Il se portait si bien tout àl’heure !

– Trop bien. Il a voulu manger des chosesdifficiles à digérer, et, comme Anacréon, il est mort pour avoiravalé de travers.

– Oh ! oh ! dit Gorenflot, lecoquin qui voulait m’étrangler, moi, un homme d’Église ; voilàce qui lui aura porté malheur.

– Pardonnez-lui, compère, vous êteschrétien.

– Je lui pardonne, dit Gorenflot,quoiqu’il m’ait fait grand’peur.

– Ce n’est pas le tout, dit Chicot ;il conviendrait que vous allumiez les cires, et que vous marmottiezquelques prières près de son corps.

– Pourquoi faire ?

C’était le mot de Gorenflot, on se lerappelle.

– Comment ! pourquoi faire ?Pour n’être point pris et conduit dans les prisons de la villecomme meurtrier.

– Moi ! meurtrier de cethomme ! Allons donc ; c’est lui qui voulaitm’étrangler.

– Mon Dieu, oui ! Et, comme il n’apu y réussir, la colère lui a mis le sang en mouvement ; unvaisseau se sera brisé dans sa poitrine, et bonsoir. Vous voyezbien qu’en somme, Gorenflot, c’est vous qui êtes la cause de samort. Cause innocente, c’est vrai ; mais n’importe ! Enattendant, que votre innocence soit reconnue, on pourrait vousfaire un mauvais parti.

– Je crois que vous avez raison, monsieurChicot, dit le moine.

– D’autant plus raison, qu’il y a danscette bonne ville, à Lyon, un official un peu coriace.

– Jésus ! murmura le moine.

– Faites donc ce que je vous dis,compère.

– Que faut-il que je fasse ?

– Installez-vous ici, récitez aveconction toutes les prières que vous savez, et même celles que vousne savez pas, et quand le soir sera venu et que vous serez seul,sortez de l’hôtellerie, sans lenteur et sans précipitation ;vous connaissez le travail du maréchal ferrant qui fait le coin dela rue ?

– Certainement, c’est à lui que je mesuis donné ce coup hier soir, dit Gorenflot montrant son œil cercléde noir.

– Touchant souvenir. Eh bien, j’auraisoin que vous retrouviez là votre cheval, entendez-vous ? Vousmonterez dessus sans donner d’explication à personne ;ensuite, pour peu que le cœur vous en dise, vous connaissez laroute de Paris ; à Villeneuve-le-Roi vous vendrez votrecheval ; et vous reprendrez Panurge.

– Ah ! ce bon Panurge ; vousavez raison, je serai heureux de le revoir, je l’aime. Mais d’icilà, ajouta le moine d’un ton piteux, comment vivrai-je ?

– Quand je donne, je donne, dit Chicot,et ne laisse pas mendier mes amis, comme on fait au couvent deSainte-Geneviève ; tenez.

Et Chicot tira de sa poche une poignée d’écusqu’il mit dans la large main du moine.

– Homme généreux ! dit Gorenflotattendri jusqu’aux larmes, laissez-moi rester avec vous à Lyon.J’aime assez Lyon ; c’est la seconde capitale du royaume, puisla ville est hospitalière.

– Mais comprends donc une chose, triplebrute ! c’est que je ne reste pas, c’est que je pars, et celasi rapidement, que je ne t’engage point à me suivre.

– Que votre volonté soit faite, monsieurChicot, dit Gorenflot résigné.

– À la bonne heure ! dit Chicot, tevoilà comme je t’aime, compère.

Et il installa le moine près du lit, descenditchez l’hôte, et, le prenant à part :

– Maître Bernouillet, dit-il, sans quevous vous en doutiez, un grand événement s’est passé dans votremaison.

– Bah ! répondit l’hôte avec desyeux effarés, qu’y a-t il donc ?

– Cet enragé royaliste, ce contempteur dela religion, cet abominable hanteur de huguenots…

– Eh bien ?

– Eh bien, il a reçu la visite ce matind’un messager de Rome.

– Je le sais bien, puisque c’est moi quivous l’ai dit.

– Eh bien ! notre saint-père lepape, à qui toute justice temporelle est dévolue en ce monde, notresaint-père le pape l’envoyait directement au conspirateur :seulement, selon toute probabilité, le conspirateur ne se doutaitpas dans quel but.

– Et dans quel butl’envoyait-il ?

– Montez dans la chambre de votre hôte,maître Bernouillet, levez un peu sa couverture, regardez-lui auxenvirons du cou, et vous le saurez.

– Holà ! vous m’effrayez.

– Je ne vous en dis pas davantage. Cettejustice s’est accomplie chez vous, maître Bernouillet. C’est unbien grand honneur que vous fait le pape.

Puis Chicot glissa dix écus d’or dans la mainde son hôte et gagna l’écurie, d’où il fit sortir les deuxchevaux.

Cependant l’hôte avait grimpé ses escaliersplus leste que l’oiseau, et était entré dans la chambre de NicolasDavid.

Il y trouva Gorenflot en prières.

Alors il s’approcha du lit, et, selon lesinstructions qu’il avait reçues, releva les couvertures.

La blessure était bien à la place indiquée,encore vermeille ; mais le corps était déjà froid.

– Ainsi meurent tous les ennemis de lasainte religion ! dit-il en faisant un signe d’intelligence àGorenflot.

– Amen ! répondit le moine.

Ces événements se passaient à peu près vers lemême temps où Bussy remettait Diane de Méridor entre les bras duvieux baron, qui la croyait morte.

Chapitre 8Comment le duc d’Anjou apprit que Diane de Méridor n’était pointmorte.

Pendant ce temps, les derniers jours d’avrilétaient arrivés.

La grande cathédrale de Chartres était tenduede blanc, et sur les piliers, des gerbes de feuillage (car on a vupar l’époque où nous sommes arrivés que le feuillage était encoreune rareté), et sur les piliers, disons-nous, des gerbes defeuillage remplaçaient les fleurs absentes.

Le roi, pieds nus, comme il était venu depuisla porte de Chartres, se tenait debout au milieu de la nef,regardant de temps en temps si tous ses courtisans et tous ses amiss’étaient trouvés fidèlement au rendez-vous. Mais les uns, écorchéspar le pavé de la rue, avaient repris leurs souliers ; lesautres, affamés ou fatigués, se reposaient ou mangeaient dansquelque hôtellerie de la route, où ils s’étaient glissés encontrebande, et un petit nombre seulement avait eu le courage dedemeurer dans l’église sur la dalle humide, avec les jambes nuessous leurs longues robes de pénitents.

La cérémonie religieuse qui avait pour but dedonner un héritier à la couronne de France s’accomplissait ;les deux chemises de Notre-Dame, dont, vu la grande quantité demiracles qu’elles avaient faits, la vertu prolifique ne pouvaitêtre mise en doute, avaient été tirées de leurs châsses d’or, et lepeuple, accouru en foule à cette solennité, s’inclinait sous le feudes rayons qui jaillirent du tabernacle quand les deux tuniques ensortirent.

Henri III, en ce moment, au milieu du silencegénéral, entendit un bruit étrange, un bruit qui ressemblait à unéclat de rire étouffé, et il chercha par habitude si Chicot n’étaitpas là, car il lui sembla qu’il n’y avait que Chicot qui dût avoirl’audace de rire en un pareil moment.

Ce n’était pas Chicot cependant qui avait ri àl’aspect des deux saintes tuniques ; car Chicot, hélas !était absent, ce qui attristait fort le roi, qui, on se lerappelle, l’avait perdu de vue tout à coup sur la route deFontainebleau et n’en avait pas entendu reparler depuis. C’était uncavalier que son cheval encore fumant venait d’amener à la porte del’église, et qui s’était fait un chemin, avec ses habits et sesbottes tout souillés de boue, au milieu des courtisans affublés deleurs robes de pénitents ou coiffés de sacs, mais, dans l’un etl’autre cas, pieds nus.

Voyant le roi se retourner, il resta bravementdebout dans le chœur avec l’apparence du respect ; car cecavalier était homme de cour ; cela se voyait dans sonattitude encore plus que dans l’élégance des habits dont il étaitcouvert.

Henri, mécontent de voir ce cavalier arrivé sitard faire tant de bruit, et différer si insolemment par ses habitsde ce costume monacal qui était d’ordonnance ce jour-là, luiadressa un coup d’œil plein de reproche et de dépit.

Le nouveau venu ne fit pas semblant de s’enapercevoir, et franchissant quelques dalles où étaient sculptéesdes effigies d’évêques en faisant crier ses souliers pont-levis(c’était la mode alors), il alla s’agenouiller près de la chaise develours de M. le duc d’Anjou, lequel, absorbé dans ses penséesbien plutôt que dans ses prières, ne prêtait pas la moindreattention à ce qui se passait autour de lui.

Cependant, lorsqu’il sentit le contact de cenouveau personnage, il se retourna vivement, et à demi-voixs’écria : Bussy !

– Bonjour, monseigneur, répondit legentilhomme, comme s’il eût quitté le duc depuis la veilleseulement et qu’il ne se fût rien passé d’important depuis qu’ill’avait quitté.

– Mais, lui dit le prince, tu es doncenragé ?

– Pourquoi cela, monseigneur ?

– Pour quitter n’importe quel lieu où tuétais, et pour venir voir à Chartres les chemises deNotre-Dame.

– Monseigneur, dit Bussy, c’est que j’aià vous parler tout de suite.

– Pourquoi n’es-tu pas venu plustôt ?

– Probablement parce que la chose étaitimpossible.

– Mais que s’est-il passé depuis tantôttrois semaines que tu as disparu ?

– C’est justement de cela que j’ai à vousparler.

– Bah ! tu attendras bien que noussoyons sortis de l’église ?

– Hélas ! il le faut bien, et c’estjustement ce qui me fâche.

– Chut ! voici la fin ; prendspatience, et nous retournerons ensemble à mon logis.

– J’y compte bien, monseigneur.

En effet, le roi venait de passer sur sachemise de fine toile la chemise assez grossière de Notre-Dame, etla reine, avec l’aide de ses femmes, était occupée à en faireautant.

Alors le roi se mit à genoux, la reinel’imita ; chacun d’eux demeura un moment sous un vaste poêle,priant de tout son cœur, tandis que les assistants, pour faire leurcour au roi, frappaient du front la terre.

Après quoi, le roi se releva, ôta sa tuniquesainte, salua l’archevêque, salua la reine et se dirigea vers laporte de la cathédrale.

Mais, sur la route, il s’arrêta : ilvenait d’apercevoir Bussy.

– Ah ! monsieur, dit-il, il paraîtque nos dévotions ne sont point de votre goût, car vous ne pouvezvous décider à quitter l’or et la soie, tandis que votre roi prendla bure et la serge ?

– Sire, répondit Bussy avec dignité, maisen pâlissant d’impatience sous l’apostrophe, nul ne prend à cœurcomme moi le service de Votre Majesté, même parmi ceux dont le frocest le plus humble et dont les pieds sont le plus déchirés ;mais j’arrive d’un voyage long et fatigant, et je n’ai su que cematin le départ de Votre Majesté pour Chartres, j’ai donc faitvingt-deux lieues en cinq heures, sire, pour venir joindre VotreMajesté : voilà pourquoi je n’ai pas eu le temps de changerd’habit, ce dont Votre Majesté ne se serait point aperçue au restesi, au lieu de venir pour joindre humblement mes prières auxsiennes, j’étais resté à Paris.

Le roi parut assez satisfait de cetteraison ; mais, comme il avait regardé ses amis, dontquelques-uns avaient haussé les épaules aux paroles de Bussy, ilcraignit de les désobliger en faisant bonne mine au gentilhomme deson frère, et il passa outre.

Bussy laissa passer le roi sanssourciller.

– Eh quoi ! dit le duc, tu ne voisdonc pas ?

– Quoi ?

– Que Schomberg, que Quélus et queMaugiron ont haussé les épaules à ton excuse ?

– Si fait, monseigneur, je l’aiparfaitement vu, dit Bussy très calme.

– Eh bien ?

– Eh bien, croyez-vous que je vaiségorger mes semblables ou à peu près dans une église ? Je suistrop bon chrétien pour cela.

– Ah ! fort bien, dit le duc d’Anjouétonné, je croyais que tu n’avais pas vu, ou que tu n’avais pasvoulu voir.

Bussy haussa les épaules à son tour, et, à lasortie de l’église, prenant le prince à part.

– Chez vous, n’est-ce pas,monseigneur ? dit-il.

– Tout de suite, car tu dois avoir biendes choses à m’apprendre.

– Oui, en effet, monseigneur, et deschoses dont vous ne vous doutez pas, j’en suis sûr.

Le duc regarda Bussy avec étonnement.

– C’est comme cela, dit Bussy.

– Eh bien, laisse-moi seulement saluer leroi, et je suis à toi.

Le duc alla prendre congé de son frère, qui,par une grâce toute particulière de Notre-Dame, disposé sans douteà l’indulgence, donna au duc d’Anjou la permission de retourner àParis quand bon lui semblerait.

Alors, revenant en toute hâte vers Bussy, ets’enfermant avec lui dans une des chambres de l’hôtel qui lui étaitassigné pour logement :

– Voyons, compagnon, dit-il, assieds-toilà et raconte-moi ton aventure ; sais-tu que je t’ai crumort ?

– Je le crois bien, monseigneur.

– Sais-tu que toute la cour a pris leshabits blancs en réjouissance de ta disparition, et que beaucoup depoitrines ont respiré librement pour la première fois depuis que tusais tenir une épée ? Mais il ne s’agit pas de cela ;voyons, tu m’as quitté pour te mettre à la poursuite d’une belleinconnue ! Quelle était cette femme et que dois-jeattendre ?

– Vous devez récolter ce que vous avezsemé, monseigneur, c’est-à-dire beaucoup de honte !

– Plaît-il ? fit le duc, plus étonnéencore de ces étranges paroles que du ton irrévérencieux deBussy.

– Monseigneur a entendu, dit froidementBussy ; il est donc inutile que je répète.

– Expliquez-vous, monsieur, et laissez àChicot les énigmes et les anagrammes.

– Oh ! rien de plus facile,monseigneur, et je me contenterai d’en appeler à votresouvenir.

– Mais qui est cette femme ?

– Je croyais que monseigneur l’avaitreconnue.

– C’était donc elle ? s’écria leduc.

– Oui, monseigneur.

– Tu l’as vue ?

– Oui.

– T’a-t-elle parlé ?

– Sans doute ; il n’y a que lesspectres qui ne parlent pas. Après cela, peut-être monseigneuravait-il le droit de la croire morte, et l’espérance qu’ellel’était ?

Le duc pâlit, et demeura comme écrasé par larudesse des paroles de celui qui eût dû être son courtisan.

– Eh bien, oui, monseigneur, continuaBussy, quoique vous ayez poussé au martyre une jeune fille de racenoble, cette jeune fille a échappé au martyre ; mais nerespirez pas encore, et ne vous croyez pas encore absous, car, enconservant la vie, elle a trouvé un malheur plus grand que lamort.

– Qu’est-ce donc, et que lui est-ilarrivé ? demanda le duc tout tremblant.

– Monseigneur, il lui est arrivé qu’unhomme lui a conservé l’honneur, qu’un homme lui a sauvé lavie ; mais cet homme s’est fait payer son service si cher, quec’est à regretter qu’il l’ait rendu.

– Achève, voyons.

– Eh bien, monseigneur, la demoiselle deMéridor, pour échapper aux bras déjà étendus de M. le ducd’Anjou, dont elle ne voulait pas être la maîtresse, la demoisellede Méridor s’est jetée aux bras d’un homme qu’elle exècre.

– Que dis-tu ?

– Je dis que Diane de Méridor s’appelleaujourd’hui madame de Monsoreau.

À ces mots, au lieu de la pâleur qui couvraitordinairement les joues de François, le sang reflua si violemment àson visage, qu’on eût cru qu’il allait lui jaillir par lesyeux.

– Sang du Christ ! s’écria le princefurieux ; cela est-il bien vrai ?

– Pardieu ! puisque je le dis,répliqua Bussy avec son air hautain.

– Ce n’est point ce que je voulais dire,répéta le prince, et je ne suspectais point votre loyauté,Bussy ; je me demandais seulement s’il était possible qu’un demes gentilshommes, un Monsoreau, eût eu l’audace de protéger contremon amour une femme que j’honorais de mon amour.

– Et pourquoi pas ? dit Bussy.

– Tu eusses donc fait ce qu’il a fait,toi ?

– J’eusse fait mieux, monseigneur, jevous eusse averti que votre honneur se fourvoyait.

– Un moment, Bussy, dit le duc redevenucalme, écoutez, s’il vous plaît ; vous comprenez, mon cher,que je ne me justifie pas.

– Et vous avez tort, mon prince, car vousn’êtes qu’un gentilhomme toutes les fois qu’il s’agit deprud’homme.

– Eh bien c’est pour cela que je vousprie d’être le juge de M. de Monsoreau.

– Moi ?

– Oui, vous, et de me dire s’il n’estpoint un traître, traître envers moi ?

– Envers vous ?

– Envers moi, dont il connaissait lesintentions.

– Et les intentions de Votre Altesseétaient ?…

– De me faire aimer de Diane sansdoute !

– De vous faire aimer ?

– Oui, mais dans aucun cas de n’employerla violence.

– C’étaient là vos intentions,monseigneur ? dit Bussy avec un sourire ironique.

– Sans doute, et ces intentions, je lesai conservées jusqu’au dernier moment, quoiqueM. de Monsoreau les ait combattues avec toute la logiquedont il était capable.

– Monseigneur ! monseigneur !que dites-vous là ? Cet homme vous a poussé à déshonorerDiane ?

– Oui.

– Par ses conseils !

– Par ses lettres. En veux-tu voir une,de ses lettres ?

– Oh ! s’écria Bussy, si je pouvaiscroire cela !

– Attends une seconde, tu verras.

Et le duc courut à une petite caisse quegardait toujours un page dans son cabinet, et en tira un billetqu’il donna à Bussy :

– Lis, dit-il, puisque tu doutes de laparole de ton prince.

Bussy prit le billet d’une main tremblante dedoute, et lut :

«Monseigneur,

Que Votre Altesse se rassure : ce coup demain se fera sans risques, car la jeune personne part ce soir pouraller passer huit jours chez une tante qui demeure au château deLude ; je m’en charge donc, et vous n’avez pas besoin de vousen inquiéter. Quant aux scrupules de la demoiselle, croyez bienqu’ils s’évanouiront dès qu’elle se trouvera en présence de VotreAltesse ; en attendant, j’agis… et ce soir… elle sera auchâteau de Beaugé.

De Votre Altesse, le très respectueuxserviteur,

BRYANT DE MONSOREAU.»

– Eh bien, qu’en dis-tu, Bussy ?demanda le prince après que le gentilhomme eut relu la lettre uneseconde fois.

– Je dis que vous êtes bien servi,monseigneur.

– C’est-à-dire que je suis trahi, aucontraire.

– Ah ! c’est juste ! j’oubliaisla suite.

– Joué ! le misérable. Il m’a faitcroire à la mort d’une femme….

– Qu’il vous volait ; en effet, letrait est noir ; mais, ajouta Bussy avec une ironie poignante,l’amour de M. de Monsoreau est une excuse.

– Ah ! tu crois ? dit le ducavec son plus mauvais sourire.

– Dame ! reprit Bussy, je n’ai pasd’opinion là-dessus ; je le crois si vous le croyez.

– Que ferais-tu à ma place ? Maisd’abord, attends ; qu’a-t-il fait lui-même ?

– Il a fait accroire au père de la jeunefille que c’était vous qui étiez le ravisseur. Il s’est offert pourappui ; il s’est présenté au château de Beaugé avec une lettredu baron de Méridor ; enfin il a fait approcher une barque desfenêtres du château, et il a enlevé la prisonnière ; puis, larenfermant dans la maison que vous savez, il l’a poussée, deterreurs en terreurs, à devenir sa femme.

– Et ce n’est point là une déloyautéinfâme ? s’écria le duc.

– Mise à l’abri sous la vôtre,monseigneur, répondit le gentilhomme avec sa hardiesseordinaire.

– Ah ! Bussy !… tu verras si jesais me venger !

– Vous venger ! allons donc,monseigneur, vous ne ferez point une chose pareille.

– Comment ?

– Les princes ne se vengent point,monseigneur, ils punissent. Vous reprocherez son infamie à ceMonsoreau, et vous le punirez.

– Et de quelle façon ?

– En rendant le bonheur à mademoiselle deMéridor.

– Et le puis-je ?

– Certainement.

– Et comment cela ?

– En lui rendant la liberté.

– Voyons, explique-toi.

– Rien de plus facile ; le mariage aété forcé, donc le mariage est nul.

– Tu as raison.

– Faites donc annuler le mariage, et vousaurez agi, monseigneur, en digne gentilhomme et en nobleprince.

– Ah ! ah ! dit le princesoupçonneux, quelle chaleur ! cela t’intéresse donc,Bussy ?

– Moi, pas le moins du monde ; cequi m’intéresse, monseigneur, c’est qu’on ne dise pas que Louis deClermont, comte de Bussy, sert un prince perfide et un homme sanshonneur.

– Eh bien, tu verras. Mais comment romprece mariage ?

– Rien de plus facile, en faisant agir lepère.

– Le baron de Méridor ?

– Oui.

– Mais il est au fond de l’Anjou.

– Il est ici, monseigneur, c’est-à-dire àParis.

– Chez toi ?

– Non, près de sa fille. Parlez-lui,monseigneur, qu’il puisse compter sur vous ; qu’au lieu devoir dans Votre Altesse ce qu’il y a vu jusqu’à présent,c’est-à-dire un ennemi, il y voie un protecteur, et lui, quimaudissait votre nom, va vous adorer comme son bon génie.

– C’est un puissant seigneur dans sonpays, dit le duc, et l’on assure qu’il est très influent dans toutela province.

– Oui, monseigneur ; mais ce dontvous devez vous souvenir avant toute chose, c’est qu’il est père,c’est que sa fille est malheureuse, et qu’il est malheureux dumalheur de sa fille.

– Et quand pourrais-je le voir ?

– Aussitôt votre retour à Paris.

– Bien.

– C’est convenu alors, n’est-ce pas,monseigneur ?

– Oui.

– Foi de gentilhomme ?

– Foi de prince.

– Et quand partez-vous ?

– Ce soir ; m’attends-tu ?

– Non, je cours devant.

– Va, et tiens-toi prêt.

– Tout à vous, monseigneur. Oùretrouverai-je Votre Altesse ?

– Au lever du roi, demain, vers midi.

– J’y serai, monseigneur ;adieu.

Bussy ne perdit pas un moment, et le cheminque le duc fit en dormant dans sa litière et qu’il mit quinzeheures à faire, le jeune homme, qui revenait à Paris le cœur gonfléd’amour et de joie, le dévora en cinq heures pour consoler plus tôtle baron, auquel il avait promis assistance, et Diane, à laquelleil allait porter la moitié de sa vie.

Chapitre 9Comment Chicot revint au Louvre et fut reçu par le roi HenriIII.

Tout dormait au Louvre, car il n’était encoreque onze heures du matin ; les sentinelles de la coursemblaient marcher avec précaution ; les chevaliers quirelevaient la garde allaient au pas.

On laissait reposer le roi, fatigué de sonpèlerinage.

Deux hommes se présentèrent en même temps à laporte principale du Louvre : l’un, sur un barbe d’unefraîcheur incomparable ; l’autre, sur un andalous toutfloconneux d’écume.

Ils s’arrêtèrent de front à la porte et seregardèrent ; car, venus par deux chemins opposés, ils serencontraient là seulement.

– Monsieur de Chicot, s’écria le plusjeune des deux en saluant avec politesse, comment vous portez-vousce matin ?

– Eh ! c’est le seigneur de Bussy.Mais, à merveille, monsieur, répondit Chicot avec une aisance etune courtoisie qui sentaient le gentilhomme pour le moins autantque le salut de Bussy sentait son grand seigneur et son hommedélicat.

– Vous venez voir le lever du roi,monsieur ? demanda Bussy.

– Et vous aussi, je présume ?

– Non. Je viens pour saluer monseigneurle duc d’Anjou. Vous savez, monsieur de Chicot, ajouta Bussy ensouriant, que je n’ai pas le bonheur d’être des favoris de SaMajesté ?

– C’est un reproche que je ferai au roiet non à vous, monsieur.

Bussy s’inclina.

– Et vous arrivez de loin ? demandaBussy. On vous disait en voyage.

– Oui, monsieur, je chassais, répliquaChicot. Mais, de votre côté, ne voyagiez-vous pointaussi ?

– En effet, j’ai fait une course enprovince ; maintenant, monsieur, continua Bussy, serez-vousassez bon pour me rendre un service ?

– Comment donc, chaque fois queM. de Bussy voudra disposer de moi pour quelque chose quece soit, dit Chicot, il m’honorera infiniment.

– Eh bien, vous allez pénétrer dans leLouvre, vous le privilégié, tandis que moi, je resterai dansl’antichambre ; veuillez donc faire prévenir le duc d’Anjouque j’attends.

– M. le duc d’Anjou est au Louvre,dit Chicot, et va sans doute assister au lever de Sa Majesté ;que n’entrez-vous avec moi, monsieur ?

– Je crains le mauvais visage du roi.

– Bah !

– Dame ! il ne m’a point jusqu’àprésent habitué à ses plus gracieux sourires.

– D’ici à quelque temps, soyeztranquille, tout cela changera.

– Ah ! ah ! vous êtes doncnécromancien, monsieur de Chicot ?

– Quelquefois. Allons, du courage, venez,monsieur de Bussy.

Ils entrèrent en effet, et se dirigèrent, l’unvers le logis de M. le duc d’Anjou, qui habitait, nous croyonsl’avoir déjà dit, l’appartement qu’avait habité jadis la reineMarguerite, l’autre vers la chambre du roi.

Henri III venait de s’éveiller ; il avaitsonné sur le grand timbre, et une nuée de valets et d’amis s’étaitprécipitée dans la chambre royale : déjà le bouillon devolaille, le vin épicé et les pâtes de viandes étaient servis,quand Chicot entra tout fringant chez son auguste maître, etcommença, avant de dire bonjour, par manger au plat et boire àl’écuelle d’or.

– Par la mordieu ! s’écria le roiravi, quoiqu’il jouât la colère, c’est ce coquin de Chicot, jecrois ; un fugitif, un vagabond, un pendard !

– Eh bien ! eh bien ! qu’as-tudonc, mon fils, dit Chicot en s’asseyant sans façon avec ses bottespoudreuses sur l’immense fauteuil à fleurs de lis d’or où étaitassis Henri III lui-même, nous oublions donc ce petit retour dePologne où nous avons joué le rôle de cerf, tandis que les magnatsjouaient celui de chiens. Taïaut ! taïaut !…

– Allons, voilà mon malheur revenu, ditHenri ; je ne vais plus entendre que des choses désagréables.J’étais bien tranquille cependant depuis trois semaines.

– Bah ! bah ! dit Chicot, tu teplains toujours ; on te prendrait pour un de tes sujets, lediable m’emporte. Voyons, qu’as-tu fait en mon absence, mon petitHenriquet ? A-t-on un peu drôlement gouverné ce beau royaumede France ?

– Monsieur Chicot !

– Nos peuples tirent-ils la langue,hein ?

– Drôle !

– A-t-on pendu quelqu’un de ces petitsmessieurs frisés ? Ah ! pardon ! monsieur de Quélus,je ne vous voyais pas.

– Chicot, nous nous brouillerons.

– Enfin, reste-t-il quelque argent dansnos coffres ou dans ceux des juifs ? Ce ne serait pasmalheureux, nous avons bien besoin de nous divertir, ventre debiche ! c’est bien assommant, la vie !

Et il acheva de rafler sur le plat de vermeildes pâtes de viandes dorées à la poêle.

Le roi se mit à rire : c’était toujourspar là qu’il finissait.

– Voyons, dit-il, qu’as-tu fait pendantcette longue absence ?

– J’ai, dit Chicot, imaginé le plan d’unepetite procession en trois actes.

Premier acte. – Des pénitents habillés d’unechemise et d’un haut-de-chausses seulement, se tirant les cheveuxet se gourmant réciproquement, montent du Louvre à Montmartre.

Deuxième acte. – Les mêmes pénitents,dépouillés jusqu’à la ceinture et se fouettant avec des chapeletsde pointes d’épine, descendent de Montmartre à l’abbaye deSainte-Geneviève.

Troisième acte. – Enfin, ces mêmes pénitentstout nus, se découpant mutuellement, à grands coups de martinet,des lanières sur les omoplates, reviennent de l’abbayeSainte-Geneviève au Louvre.

J’avais bien pensé, comme péripétieinattendue, à les faire passer par la place de Grève, où lebourreau les eût tous brûlés depuis le premier jusqu’audernier ; mais j’ai pensé que le Seigneur avait gardé là-hautun peu de soufre de Sodome et un peu de bitume de Gomorrhe, et jene veux pas lui ôter le plaisir de faire lui-même la grillade. –Ça, messieurs, en attendant ce grand jour, divertissons-nous.

– Et d’abord, voyons : Qu’es-tudevenu ? demanda le roi, sais-tu que je t’ai fait chercherdans tous les mauvais lieux de Paris ?

– As-tu bien fouillé le Louvre ?

– Quelque paillard, ton ami, t’auraconfisqué.

– Cela ne se peut pas, Henri, c’est toiqui as confisqué tous les paillards.

– Je me trompais donc ?

– Eh ! mon Dieu ! oui ;comme toujours, du tout au tout.

– Nous verrons que tu faisaispénitence.

– Justement. Je me suis mis un peu enreligion pour voir ce que c’était, et, ma foi, j’en suis revenu.J’ai assez des moines. Fi ! les sales animaux !

En ce moment M. de Monsoreau entrachez le roi, qu’il salua avec un profond respect.

– Ah ! c’est vous, monsieur le grandveneur ! dit Henri. Quand nous ferez-vous faire quelque bellechasse ? voyons.

– Quand il plaira à Votre Majesté. Jereçois la nouvelle que nous avons force sangliers àSaint-Germain-en-Laye.

– C’est bien dangereux, le sanglier, ditChicot. Le roi Charles IX, je me le rappelle, a manqué être tué àune chasse au sanglier ; et puis les épieux sont durs, et celafait des ampoules à nos petites mains. N’est-ce pas, monfils ?

M. de Monsoreau regarda Chicot detravers.

– Tiens, dit le Gascon à Henri, il n’y apas longtemps que ton grand veneur a rencontré un loup.

– Pourquoi cela ?

– Parce que, comme les Nuées du poèteAristophane, il en a retenu la figure, l’œil surtout ; c’estfrappant.

M. de Monsoreau se retourna, et diten pâlissant à Chicot :

– Monsieur Chicot, je suis peu fait auxbouffons, ayant rarement vécu à la cour, et je vous préviens que,devant mon roi, je n’aime point à être humilié, surtout lorsqu’ils’agit de son service.

– Eh bien, monsieur, dit Chicot, vousêtes tout le contraire de nous, qui sommes gens de cour ;aussi avons-nous bien ri de la dernière bouffonnerie.

– Et quelle est cette bouffonnerie ?demanda Monsoreau.

– Il vous a nommé grand veneur ;vous voyez que, s’il est moins bouffon que moi, il est encore plusfou, ce cher Henriquet.

Monsoreau lança un regard terrible auGascon.

– Allons, allons, dit Henri, quiprévoyait une querelle, parlons d’autre chose, messieurs.

– Oui, dit Chicot, parlons des mérites deNotre-Dame de Chartres.

– Chicot, pas d’impiétés, dit le roi d’unton sévère.

– Des impiétés, moi ? dit Chicot,allons donc ; tu me prends pour un homme d’Église, tandis queje suis un homme d’épée. Au contraire, c’est moi qui te préviendraid’une chose, mon fils.

– Et de laquelle ?

– C’est que tu en uses mal avecNotre-Dame de Chartres, Henri, on ne peut plus mal.

– Comment cela ?

– Sans doute. Nôtre-Dame avait deuxchemises accoutumées à se trouver ensemble, et tu les as séparées.À ta place, je les eusse réunies, Henri, et il y eût eu chance aumoins pour qu’un miracle se fit.

Cette allusion un peu brutale à la séparationdu roi et de la reine fit rire les amis du roi.

Henri se détira les bras, se frotta les yeuxet sourit à son tour.

– Pour cette fois, dit-il, le fou a,mordieu, raison.

Et il parla d’autre chose.

– Monsieur, dit tout bas Monsoreau àChicot, vous plairait-il, sans faire semblant de rien, d’allerm’attendre dans l’embrasure de cette fenêtre ?

– Comment donc, monsieur ! ditChicot, mais avec le plus grand plaisir.

– Eh bien, alors, tirons à l’écart.

– Au fond d’un bois, si cela vousconvient, monsieur.

– Trêve de plaisanteries, elles sontinutiles, car il n’y a plus personne pour en rire, dit Monsoreau enrejoignant le bouffon dans l’embrasure où celui-ci l’avait précédé.Nous sommes face à face, nous nous devons la vérité, monsieurChicot, monsieur le fou, monsieur le bouffon ; un gentilhommevous défend, entendez-vous bien ce mot, vous défend de rire delui ; il vous invite surtout à bien réfléchir avant de donnervos rendez-vous dans les bois, car dans ces bois où vous vouliez meconduire tout à l’heure, il pousse une collection de bâtons volantset autres, tout à fait dignes de faire suite à ceux qui vous ont sirudement étrillés de la part de M. de Mayenne.

– Ah ! fit Chicot sans s’émouvoir enapparence, bien que son œil noir eût lancé un sombre éclair.Ah ! monsieur, vous me rappelez tout ce que je dois àM. de Mayenne ; vous voudriez donc que je devinssevotre débiteur comme je suis le sien, et que je vous plaçasse surla même ligne dans mon souvenir et vous gardasse une part égale dema reconnaissance ?

– Il me semble que, parmi vos créanciers,monsieur, vous oubliez de compter le principal.

– Cela m’étonne, monsieur, car je mevante d’avoir excellente mémoire ; quel est donc ce créancier,je vous prie ?

– Maître Nicolas David.

– Oh ! pour celui-là, vous voustrompez, dit Chicot avec un sourire sinistre ; je ne lui doisplus rien, il est payé.

En ce moment, un troisième interlocuteur vintse mêler à la conversation.

C’était Bussy.

– Ah ! monsieur de Bussy, ditChicot, venez un peu à mon aide. Voici M. de Monsoreauqui m’a détourné comme vous voyez, et qui veut me mener ni plus nimoins qu’un cerf ou un daim ; dites-lui qu’il se trompe,monsieur de Bussy, qu’il a affaire à un sanglier, et que lesanglier revient sur le chasseur.

– Monsieur Chicot, dit Bussy, je croisque vous faites tort à M. le grand veneur en pensant qu’il nevous tient pas pour ce que vous êtes, c’est-à-dire pour un bongentilhomme. Monsieur, continua Bussy en s’adressant au comte, j’ail’honneur de vous prévenir que M. le duc d’Anjou désire vousparler.

– À moi ? fit Monsoreau inquiet.

– À vous-même, monsieur, dit Bussy.

Monsoreau dirigea sur son interlocuteur unregard qui avait l’intention de pénétrer jusqu’au fond de son âme,mais fut forcé de s’arrêter à la surface, tant les yeux et lesourire de Bussy étaient pleins de sérénité.

– M’accompagnez-vous, monsieur ?demanda le grand veneur au gentilhomme.

– Non, monsieur, je cours prévenir SonAltesse que vous vous rendez à ses ordres, tandis que vous prendrezcongé du roi.

Et Bussy s’en retourna comme il était venu, seglissant, avec son adresse ordinaire, parmi la foule descourtisans.

Le duc d’Anjou attendait effectivement dansson cabinet et relisait la lettre que nos lecteurs connaissentdéjà. Entendant du bruit aux portières, il crut que c’étaitMonsoreau qui se rendait à ses ordres, et cacha cette lettre.

Bussy parut.

– Eh bien ? dit le duc.

– Eh bien, monseigneur, le voici.

– Il ne se doute de rien ?

– Et quand cela serait, lorsqu’il seraitsur ses gardes ? dit Bussy ; n’est-ce pas votrecréature ? Tiré du néant par vous, ne pouvez-vous pas leréduire au néant ?

– Sans doute, répondit le duc avec cetair préoccupé que lui donnait toujours l’approche des événements oùil fallait développer quelque énergie.

– Vous paraît-il moins coupable qu’il nel’était hier ?

– Cent fois plus ! ses crimes sontde ceux qui s’accroissent quand on y réfléchit.

– D’ailleurs, dit Bussy, tout se borne àun seul point : il a enlevé par trahison une jeune fillenoble ; il l’a épousée frauduleusement et par des moyensindignes d’un gentilhomme ; il demandera lui-même larésolution de ce mariage, ou vous la demanderez pour lui.

– C’est arrêté ainsi.

– Et au nom du père, au nom de la jeunefille, au nom du château de Méridor, au nom de Diane, j’ai votreparole ?

– Vous l’avez.

– Songez qu’ils sont prévenus, qu’ilsattendent dans l’anxiété le résultat de votre entrevue avec cethomme.

– La jeune fille sera libre, Bussy, jet’en engage ma foi.

– Ah ! dit Bussy, si vous faitescela, vous serez réellement un grand prince, monseigneur.

Et il prit la main du duc, cette main quiavait signé tant de fausses promesses, qui avait manqué à tant deserments jurés, et il la baisa respectueusement.

En ce moment on entendit des pas dans levestibule.

– Le voici, dit Bussy.

– Faites entrerM. de Monsoreau, cria François avec une sévérité quiparut de bon augure à Bussy.

Et cette fois le jeune gentilhomme, presquesûr d’atteindre enfin au résultat ambitionné par lui, ne putempêcher son regard de prendre, en saluant Monsoreau, une légèreteinte d’ironie orgueilleuse ; le grand veneur reçut, de soncôté, le salut de Bussy avec ce regard vitreux derrière lequel ilretranchait les sentiments de son âme, comme derrière uneinfranchissable forteresse.

Bussy attendit dans ce corridor que nousconnaissons déjà, dans ce même corridor où la Mole, une nuit, avaitfailli être étranglé par Charles IX, Henri III, le duc d’Alençon etle duc de Guise, avec la cordelière de la reine mère. Ce corridor,ainsi que le palier auquel il correspondait, était pour le momentencombré de gentilshommes qui venaient faire leur cour au duc.

Bussy prit place avec eux, et chacuns’empressa de lui faire sa place, autant pour la considération dontil jouissait par lui-même que pour sa faveur près du duc d’Anjou.Le gentilhomme enferma toutes ses sensations en lui-même, et, sansrien laisser apercevoir de la terrible angoisse qu’il concentraitdans son cœur, il attendit le résultat de cette conférence où toutson bonheur à venir était en jeu.

La conversation ne pouvait manquer d’êtreanimée : Bussy avait assez vu de M. de Monsoreaupour comprendre que celui-ci ne se laisserait pas détruire sanslutte. Mais, enfin, il ne s’agissait pour le duc d’Anjou qued’appuyer la main sur lui, et s’il ne pliait pas, eh bien, alors ilromprait.

Tout à coup l’éclat bien connu de la voix duprince se fît entendre. Cette voix semblait commander.

Bussy tressaillit de joie.

– Ah ! dit-il, voilà le duc qui metient parole.

Mais à cet éclat il n’en succéda aucun autre,et, comme chacun se taisait en se regardant avec inquiétude, unprofond silence régna bientôt parmi les courtisans.

Inquiet, troublé dans son rêve commencé,soumis maintenant au flux des espérances et au reflux de lacrainte, Bussy sentit s’écouler minute par minute près d’un quartd’heure.

Tout à coup la porte de la chambre du ducs’ouvrit, et l’on entendit à travers les portières sortir de cettechambre des voix enjouées.

Bussy savait que le duc était seul avec legrand veneur, et que, si leur conversation avait suivi son coursordinaire, elle ne devrait être rien moins que joyeuse en cemoment.

Cette placidité le fit frissonner.

Bientôt les voix se rapprochèrent, la portièrese souleva. Monsoreau sortit à reculons et en saluant. Le duc lereconduisit jusqu’à la limite de sa chambre, en disant :

– Adieu ! notre ami. C’est choseconvenue.

– Notre ami, murmura Bussy,sangdieu ! que signifie cela ?

– Ainsi, monseigneur, dit Monsoreautoujours tourné vers le prince, c’est bien l’avis de VotreAltesse ; le meilleur moyen à présent, c’est la publicité.

– Oui, oui, dit le duc, ce sont jeuxd’enfants que tous ces mystères.

– Alors, dit le grand veneur, dès ce soirje la présenterai au roi.

– Marchez sans crainte, j’aurai toutpréparé.

Le duc se pencha vers le grand veneur et luidit quelques mots à l’oreille.

– C’est fait, monseigneur, réponditcelui-ci.

Monsoreau salua une dernière fois le duc, qui,sans voir Bussy, caché qu’il était par les plis d’une portière àlaquelle il se cramponnait pour ne pas tomber, examinait lesassistants.

– Messieurs, dit Monsoreau se retournantvers les gentilshommes qui attendaient leur tour d’audience, et quis’inclinaient déjà devant une faveur à l’éclat de laquelle semblaitpâlir celle de Bussy ; messieurs, permettez que je vousannonce une nouvelle : monseigneur me permet que je rendepublic mon mariage avec mademoiselle Diane de Méridor, ma femmedepuis plus d’un mois, et que, sous ses auspices, je la présente cesoir à la cour.

Bussy chancela ; quoique le coup ne fûtdéjà plus inattendu, il était si violent, qu’il pensa en êtreécrasé.

Ce fut alors qu’il avança la tête, et que leduc et lui, tous deux pâles de sentiments bien opposés, échangèrentun regard de mépris de la part de Bussy, de terreur de la part duduc d’Anjou.

Monsoreau traversa le groupe desgentilshommes, au milieu des compliments et des félicitations.

Quant à Bussy, il fit un mouvement pour allerau duc ; mais celui-ci vit ce mouvement, et le prévint enlaissant retomber la portière ; en même temps, derrière laportière, la porte se referma, et l’on entendit le grincement de laclef dans la serrure.

Bussy sentit alors son sang affluer chaud ettumultueux à ses tempes et à son cœur. Sa main, rencontrant ladague pendue à son ceinturon, la tira machinalement à moitié dufourreau ; car, chez cet homme, les passions prenaient unpremier élan irrésistible ; mais l’amour, qui l’avait poussé àcette violence, paralysa toute sa fougue ; une douleur amère,profonde, lancinante, étouffa la colère : au lieu de segonfler, le cœur éclata.

Dans ce paroxysme de deux passions quiluttaient ensemble, l’énergie du jeune homme succomba, commetombent ensemble, pour s’être choquées au plus fort de leurascension, deux vagues courroucées qui semblaient vouloir escaladerle ciel.

Bussy comprit que, s’il restait là, il allaitdonner le spectacle de sa douleur insensée ; il suivit lecorridor, gagna l’escalier secret, descendit par une poterne dansla cour du Louvre, sauta sur son cheval et prit au galop le cheminde la rue Saint-Antoine.

Le baron et Diane attendaient la réponsepromise par Bussy ; ils virent le jeune homme apparaître,pâle, le visage bouleversé et les yeux sanglants.

– Madame, s’écria Bussy, méprisez-moi,haïssez-moi ; je croyais être quelque chose dans ce monde, etje ne suis qu’un atome ; je croyais pouvoir quelque chose, etje ne peux pas même m’arracher le cœur. Madame, vous êtes bien lafemme de M. de Monsoreau, et sa femme légitime reconnue àcette heure, et qui doit être présentée ce soir. Mais je suis unpauvre fou, un misérable insensé, ou plutôt, ou plutôt, oui, commevous le disiez, monsieur le baron, c’est M. le duc d’Anjou quiest un lâche et un infâme.

Et, laissant le père et la fille épouvantés,fou de douleur, ivre de rage, Bussy sortit de la chambre, seprécipita par les montées, sauta sur son cheval, lui enfonça sesdeux éperons dans le ventre, et, sans savoir où il allait, lâchantles rênes, ne s’occupant que d’étreindre son cœur grondant sous samain crispée, il partit, semant sur son passage le vertige et laterreur.

Chapitre 10Ce qui s’était passé entre monseigneur le duc d’Anjou et le grandveneur.

Il est temps d’expliquer ce changement subitqui s’était opéré dans les façons du duc d’Anjou à l’égard deBussy.

Le duc, lorsqu’il reçutM. de Monsoreau, après les exhortations de songentilhomme, était monté sur le ton le plus favorable aux projetsde ce dernier. Sa bile, facile à s’irriter, débordait d’un cœurulcéré par les deux passions dominantes dans ce cœur :l’amour-propre du duc avait reçu sa blessure ; la peur d’unéclat, dont menaçait Bussy, au nom de M. de Méridor,fouettait plus douloureusement encore la colère de François.

En effet, deux sentiments de cette natureproduisent, en se combinant, d’épouvantables explosions, quand lecœur qui les renferme, pareil à ces bombes saturées de poudre, estassez solidement construit, assez hermétiquement clos pour que lacompression double l’éclat.

M. d’Alençon reçut donc le grand veneuravec un de ces visages sévères qui faisaient trembler à la cour lesplus intrépides, car on savait les ressources de François enmatière de vengeance.

– Votre Altesse m’a mandé ? ditMonsoreau fort calme et avec un regard aux tapisseries ; caril devinait, cet homme habitué à manier l’âme du prince, tout lefeu qui couvait sous ces froideurs apparentes, et l’on eût dit,pour transporter la figure de l’être vivant aux objets inanimés,qu’il demandait compte à l’appartement des projets au maître.

– Ne craignez rien, monsieur, dit le ducqui avait compris ; il n’y a personne derrière cestentures ; nous pourrons causer librement et surtoutfranchement.

Monsoreau s’inclina.

– Car vous êtes un bon serviteur,monsieur le grand veneur de France, et vous avez de l’attachementpour ma personne ?

– Je le crois, monseigneur.

– Moi, j’en suis sûr, monsieur, c’estvous qui, en mainte occasion, m’avez instruit des complots ourdiscontre moi, vous qui avez aidé mes entreprises, oubliant souventvos intérêts, exposant votre vie.

– Altesse !….

– Je le sais. Dernièrement encore, ilfaut que je vous le rappelle, car, en vérité, vous avez tant dedélicatesse, que jamais chez vous aucune allusion, même indirecte,ne remet en évidence les services rendus. Dernièrement, pour cettemalheureuse aventure….

– Quelle aventure, monseigneur ?

– Cet enlèvement de mademoiselle deMéridor ; pauvre jeune fille !

– Hélas ! murmura Monsoreau de façonque la réponse ne fût pas sérieusement applicable au sens desparoles de François.

– Vous la plaignez, n’est-ce pas ?dit ce dernier l’appelant sur un terrain sûr.

– Ne la plaindriez-vous pas,Altesse ?

– Moi ! oh ! vous savez si j’airegretté ce funeste caprice ! Et tenez, il a fallu toutel’amitié que j’ai pour vous, toute l’habitude que j’ai de vos bonsservices, pour me faire oublier que sans vous je n’eusse pas enlevéla jeune fille.

Monsoreau sentit le coup.

– Voyons, se dit-il, seraient-cesimplement des remords ? Monseigneur, répliqua-t-il, votrebonté naturelle vous conduit à exagérer : vous n’avez pas pluscausé la mort de cette jeune fille, que moi-même….

– Comment cela ?

– Certes, vous n’aviez pas l’intention depousser la violence jusqu’à la mort de mademoiselle deMéridor ?

– Oh ! non.

– Alors l’intention vous absout,monseigneur ; c’est un malheur, un malheur comme le hasard encause tous les jours.

– -Et, d’ailleurs, ajouta le duc enplongeant son regard dans le cœur de Monsoreau, la mort a toutenveloppé dans son éternel silence….

Il y eut assez de vibration dans la voix duprince pour que Monsoreau levât les yeux aussitôt, et sedit :

– Ce ne sont pas des remords….

– Monseigneur, reprit-il, voulez-vous queje parle franc à Votre Altesse ?

– Pourquoi hésiteriez-vous ? ditaussitôt le prince avec un étonnement mêlé de hauteur.

– En effet, dit Monsoreau, je ne sais paspourquoi j’hésiterais.

– Qu’est-ce à dire ?

– Oh ! monseigneur, je veux direqu’avec un prince aussi éminent par son intelligence et sa noblessede cœur, la franchise doit entrer désormais comme un élémentprincipal dans cette conversation.

– Désormais ?… Quesignifie ?

– C’est que, au début, Votre Altesse n’apas jugé à propos d’user avec moi de cette franchise.

– Vraiment ! riposta le duc avec unéclat de rire qui décelait une furieuse colère.

– Écoutez-moi, monseigneur, dithumblement Monsoreau ; je sais ce que Votre Altesse voulait medire.

– Parlez donc, alors.

– Votre Altesse voulait me faire entendreque peut-être mademoiselle de Méridor n’était pas morte, et qu’elledispensait de remords ceux qui se croyaient ses meurtriers.

– Oh ! quel temps vous avez mis,monsieur, à me faire faire cette réflexion consolante ! Vousêtes un fidèle serviteur, sur ma parole ! vous m’avez vusombre, affligé ; vous m’avez ouï parler des rêves funèbresque je faisais depuis la mort de cette femme, moi dont lasensibilité n’est pas banale, Dieu merci… et vous m’avez laissévivre ainsi, lorsque, avec ce seul doute, vous pouviez m’épargnertant de souffrances !… Comment faut-il que j’appelle cetteconduite, monsieur ?….

Le duc prononça ces paroles avec tout l’éclatd’un courroux prêt à déborder.

– Monseigneur, répondit Monsoreau, ondirait que Votre Altesse dirige contre moi une accusation….

– Traître ! s’écria tout à coup leduc en faisant un pas vers le grand veneur, je la dirige et jel’appuie… Tu m’as trompé ! tu m’as pris cette femme quej’aimais.

Monsoreau pâlit affreusement, mais ne perditrien de son attitude calme et presque fière.

– C’est vrai, dit-il.

– Ah ! c’est vrai… l’impudent, lefourbe !

– Veuillez parler plus bas, monseigneur,dit Monsoreau toujours aussi calme. Votre Altesse oublie qu’elleparle à un gentilhomme, à un bon serviteur.

Le duc se mit à rire convulsivement.

– À un bon serviteur du roi !continua Monsoreau aussi impassible qu’avant cette terriblemenace.

Le duc s’arrêta sur ce seul mot.

– Que voulez-vous dire ?murmura-t-il.

– Je veux dire, reprit avec douceur etobséquiosité Monsoreau, que, si monseigneur voulait bienm’entendre, il comprendrait que j’aie pu prendre cette femme,puisque son Altesse voulait elle-même la prendre.

Le duc ne trouva rien à répondre, stupéfait detant d’audace.

– Voici mon excuse, dit humblement legrand veneur ; j’aimais ardemment mademoiselle deMéridor….

– Moi aussi ! répondit François avecune inexprimable dignité.

– C’est vrai, monseigneur, vous êtes monmaître ; mais mademoiselle de Méridor ne vous aimait pas.

– Et elle t’aimait, toi ?

– Peut-être, murmura Monsoreau.

– Tu mens ! tu mens ! tu l’asviolentée comme je la violentais. Seulement, moi, le maître, j’aiéchoué ; toi, le valet, tu as réussi. C’est que je n’ai que lapuissance, tandis que tu avais la trahison.

– Monseigneur, je l’aimais.

– Que m’importe, à moi ?

– Monseigneur….

– Des menaces, serpent ?

– Monseigneur ! prenez garde !dit Monsoreau en baissant la tête comme le tigre qui médite sonélan. Je l’aimais, vous dis-je, et je ne suis pas un de vos valetscomme vous disiez tout à l’heure. Ma femme est à moi comme materre ; nul ne peut me la prendre, pas même le roi. Or j’aivoulu avoir cette femme, et je l’ai prise.

– Vraiment ! dit François ens’élançant vers le timbre d’argent placé sur la table, tu l’asprise, eh bien, tu la rendras.

– Vous vous trompez, monseigneur, s’écriaMonsoreau en se précipitant vers la table pour empêcher le princed’appeler. Arrêtez cette mauvaise pensée qui vous vient de menuire ; car, si vous appeliez une fois, si vous me faisiez uneinjure publique….

– Tu rendras cette femme, te dis-je.

– La rendre, comment ?… Elle est mafemme, je l’ai épousée devant Dieu.

Monsoreau comptait sur l’effet de cetteparole, mais le prince ne quitta point son attitude irritée.

– Si elle est ta femme devant Dieu,dit-il, tu la rendras aux hommes !

– Il sait donc tout ? murmuraMonsoreau.

– Oui, je sais tout. Ce mariage, tu lerompras ; je le romprai, fusses-tu cent fois engagé devanttous les dieux qui ont régné dans le ciel.

– Ah ! monseigneur, vous blasphémez,dit Monsoreau.

– Demain, mademoiselle de Méridor serarendue à son père ; demain tu partiras pour l’exil que je vaist’imposer. Dans une heure, tu auras vendu ta charge de grandveneur : voilà mes conditions, sinon, prends garde, vassal, jete briserai comme je brise ce verre.

Et le prince, saisissant une coupe de cristalémaillée, présent de l’archiduc d’Autriche, la lança comme unfurieux vers Monsoreau qui fut enveloppé de ses débris.

– Je ne rendrai pas la femme, je nequitterai pas ma charge et je demeurerai en France, repritMonsoreau en courant à François stupéfait.

– Pourquoi cela… maudit ?

– Parce que je demanderai ma grâce au roide France, au roi élu à l’abbaye de Sainte-Geneviève, et que cenouveau souverain, si bon, si noble, si heureux de la faveurdivine, toute récente encore, ne refusera pas d’écouter le premiersuppliant qui lui présentera une requête.

Monsoreau avait accentué progressivement cesmots terribles ; le feu de ses yeux passait peu à peu dans saparole, qui devenait éclatante.

François pâlit à son tour, fît un pas enarrière, alla pousser la lourde tapisserie de la porte d’entrée,puis, saisissant Monsoreau par la main, il lui dit, en saccadantchaque mot comme s’il eût été au bout de ses forces :

– C’est bien… c’est bien…, comte, cetterequête, présentez-la-moi plus bas… je vous écoute.

– Je parlerai humblement, dit Monsoreauredevenu tout à coup tranquille, humblement comme il convient autrès humble serviteur de Votre Altesse.

François fit lentement le tour de la vastechambre, et, quand il fut à portée de regarder derrière lestapisseries, il y regarda chaque fois. Il semblait ne pouvoircroire que les paroles de Monsoreau n’eussent pas étéentendues.

– Vous disiez ? demanda-t-il.

– Je disais, monseigneur, qu’un fatalamour a tout fait. L’amour, noble seigneur, est la plus impérieusedes passions…. Pour me faire oublier que Votre Altesse avait jetéles yeux sur Diane, il fallait que je ne fusse plus maître demoi.

– Je vous le disais, comte, c’est unetrahison.

– Ne m’accablez pas, monseigneur, voilàquelle est la pensée qui me vint. Je vous voyais riche, jeune,heureux ; je vous voyais le premier prince du mondechrétien.

Le duc fit un mouvement.

– Car vous l’êtes… murmura Monsoreau àl’oreille du duc ; entre ce rang suprême et vous, il n’y aplus qu’une ombre, facile à dissiper…. Je voyais toute la splendeurde votre avenir, et, comparant cette immense fortune au peu dechose que j’ambitionnais, ébloui de votre rayonnement futur quim’empêchait presque de voir la pauvre petite fleur que je désirais,moi chétif, près de vous, mon maître, je me suis dit :Laissons le prince à ses rêves brillants, à ses projetssplendides ; là est son but ; moi, je cherche le miendans l’ombre…. À peine s’apercevra-t-il de ma retraite, à peinesentira-t-il glisser la chétive perle que je dérobe à son bandeauroyal.

– Comte ! comte ! dit le duc,enivré malgré lui par la magie de cette peinture.

– Vous me pardonnez, n’est-ce pas,monseigneur ?

À ce moment, le duc leva les yeux. Il vit aumur, tapissé de cuir doré, le portrait de Bussy, qu’il aimait àregarder parfois comme il avait jadis aimé à regarder le portraitde la Mole. Ce portrait avait l’œil si fier, la mine si haute, iltenait son bras si superbement arrondi sur la hanche, que le duc sefigura voir Bussy lui-même avec son œil de feu, Bussy qui sortaitde la muraille pour l’exciter à prendre courage.

– Non, dit-il, je ne puis vouspardonner : ce n’est pas pour moi que je tiens rigueur, Dieum’en est témoin ; c’est parce qu’un père en deuil, un pèreindignement abusé, réclame sa fille ; c’est parce qu’unefemme, forcée à vous épouser, crie vengeance contre vous ;c’est parce que, en un mot, le premier devoir d’un prince est lajustice.

– Monseigneur !

– C’est, vous dis-je, le premier devoird’un prince, et je ferai justice….

– Si la justice, dit Monsoreau, est lepremier devoir d’un prince, la reconnaissance est le premier devoird’un roi.

– Que dites-vous ?

– Je dis que jamais un roi ne doitoublier celui auquel il doit sa couronne…. Or, monseigneur….

– Eh bien ?…

– Vous me devez la couronne,sire !

– Monsoreau ! s’écria le duc avecune terreur plus grande encore qu’aux premières attaques du grandveneur. Monsoreau ! reprit-il d’une voix basse et tremblante,êtes-vous donc alors un traître envers le roi comme vous fûtes untraître envers le prince ?

– Je m’attache à qui me soutient,sire ! continua Monsoreau d’une voix de plus en plusélevée.

– Malheureux !…

Et le duc regarda encore le portrait deBussy.

– Je ne puis ! dit-il… Vous êtes unloyal gentilhomme, Monsoreau, vous comprendrez que je ne puisapprouver ce que vous avez fait.

– Pourquoi cela, monseigneur ?

– Parce que c’est une action indigne devous et de moi…. Renoncez à cette femme. Eh ! mon cher comte…encore ce sacrifice ; mon cher comte, je vous en dédommageraipar tout ce que vous me demanderez….

– Votre Altesse aime donc encore Diane deMéridor ? fit Monsoreau pâle de jalousie.

– Non ! non ! je le jure,non !

– Eh bien, alors, qui peut arrêter VotreAltesse ? Elle est ma femme ; ne suis-je pas bongentilhomme ? quelqu’un peut-il s’immiscer ainsi dans lessecrets de ma vie ?

– Mais elle ne vous aime pas.

– Qu’importe ?

– Faites cela pour moi, Monsoreau….

– Je ne le puis….

– Alors… dit le duc plongé dans la plushorrible perplexité… alors….

– Réfléchissez, sire !

Le duc essuya son front couvert de la sueurque ce titre prononcé par le comte venait d’y faire monter.

– Vous me dénonceriez ?

– Au roi détrôné pour vous, oui, VotreMajesté ; car, si mon nouveau prince me blessait dans monhonneur, dans mon bonheur, je retournerais à l’ancien.

– C’est infâme !

– C’est vrai, sire ; mais j’aimeassez pour être infâme.

– C’est lâche !

– Oui, Votre Majesté, mais j’aime assezpour être lâche.

Le duc fit un mouvement vers Monsoreau. Maiscelui-ci l’arrêta d’un seul regard, d’un seul sourire.

– Vous ne gagneriez rien à me tuer,monseigneur, dit-il ; il est des secrets qui surnagent avecles cadavres ! Restons, vous un roi plein de clémence, moi leplus humble de vos sujets !

Le duc se brisait les doigts les uns contreles autres, il les déchirait avec les ongles.

– Allons, allons, mon bon seigneur,faites quelque chose pour l’homme qui vous a le mieux servi entoute chose.

François se leva.

– Que demandez-vous ? dit-il.

– Que Votre Majesté….

– Malheureux ! malheureux ! tuveux donc que je le supplie ?

– Oh ! monseigneur !

Et Monsoreau s’inclina.

– Dites, murmura François.

– Monseigneur, vous mepardonnerez ?

– Oui.

– Monseigneur, vous me réconcilierez avecM. de Méridor ?

– Oui.

– Monseigneur, vous signerez mon contratde mariage avec mademoiselle de Méridor ?

– Oui, fit le duc d’une voixétouffée.

– Et vous honorerez ma femme d’unsourire, le jour où elle paraîtra en cérémonie au cercle de lareine, à qui je veux avoir l’honneur de la présenter ?

– Oui, dit François ; est-cetout ?

– Absolument tout, monseigneur.

– Allez, vous avez ma parole.

– Et vous, dit Monsoreau en s’approchantde l’oreille du duc, vous conserverez le trône où je vous ai faitmonter ! Adieu, sire.

Cette fois il le dit si bas, que l’harmonie dece mot parut suave au prince.

– Il ne me reste plus, pensa Monsoreau,qu’à savoir comment le duc a été instruit.

Chapitre 11Comment se tint le conseil du roi.

Le jour même, M. de Monsoreau avait,selon son désir manifesté au duc d’Anjou, présenté sa femme aucercle de la reine mère et à celui de la reine.

Henri, soucieux comme à son ordinaire, avaitété se coucher, prévenu par M. de Morvilliers que lelendemain il faudrait tenir un grand conseil.

Henri ne fit pas même de questions auchancelier ; il était tard, Sa Majesté avait envie de dormir.On prit l’heure la plus commode pour ne déranger ni le repos ni lesommeil du roi.

Ce digne magistrat connaissait parfaitementson maître, et savait qu’au contraire de Philippe de Macédoine leroi endormi ou à jeun n’écouterait pas avec une lucidité suffisanteles communications qu’il avait à lui faire.

Il savait aussi que Henri, dont les insomniesétaient fréquentes, – c’est l’apanage de l’homme qui doit veillersur le sommeil d’autrui de ne pas dormir lui-même, – songerait aumilieu de la nuit à l’audience demandée, et la donnerait avec unecuriosité aiguillonnée selon la gravité de la circonstance.

Tout se passa commeM. de Morvilliers l’avait prévu.

Après un premier sommeil de trois ou quatreheures, Henri se réveilla ; la demande du chancelier luirevint en tête, il s’assit sur son lit, se mit à penser, et, las depenser tout seul, il se laissa glisser le long de ses matelas,passa ses caleçons de soie, chaussa ses pantoufles, et, sans rienchanger à sa toilette de nuit, qui le rendait pareil à un fantôme,il s’achemina, à la lueur de sa lampe, qui, depuis que le soufflede l’Éternel était passé dans l’Anjou avec Saint-Luc, nes’éteignait plus ; il s’achemina, disons-nous, vers la chambrede Chicot, la même où s’étaient si heureusement célébrées les nocesde mademoiselle de Brissac.

Le Gascon dormait à plein sommeil et ronflaitcomme une forge.

Henri le tira trois fois par le bras sansparvenir à le réveiller.

À la troisième fois cependant, le roi ayantaccompagné le geste de la voix et appelé Chicot à tue-tête, leGascon ouvrit un œil.

– Chicot ! répéta le roi.

– Qu’y a-t-il encore ? demandaChicot.

– Eh ! mon ami, dit Henri, commentpeux-tu dormir ainsi quand ton roi veille ?

– Ah ! mon Dieu ! s’écriaChicot, feignant de ne pas reconnaître le roi, est-ce que SaMajesté a pris une indigestion ?

– Chicot, mon ami, dit Henri, c’estmoi !

– Qui, toi ?

– Moi, Henri.

– Décidément, mon fils, ce sont lesbécassines qui t’étouffent. Je t’avais cependant prévenu ; tuen as trop mangé hier soir, comme aussi de ces bisques auxécrevisses.

– Non, dit Henri, car à peine y ai-jegoûté.

– Alors, dit Chicot, c’est qu’on t’aempoisonné. Ventre de biche ! que tu es pâle ! Henri.

– C’est mon masque de toile, mon ami, ditle roi.

– Tu n’es donc pas malade ?

– Non.

– Alors pourquoi meréveilles-tu ?

– Parce que le chagrin me persécute.

– Tu as du chagrin ?

– Beaucoup.

– Tant mieux.

– Comment, tant mieux ?

– Oui, le chagrin fait réfléchir ;et tu réfléchiras qu’on ne réveille un honnête homme à deux heuresdu matin que pour lui faire un cadeau. Que m’apportes-tu,voyons ?

– Rien, Chicot ; je viens causeravec toi.

– Ce n’est point assez.

– Chicot, M. de Morvilliers estvenu hier soir à la cour.

– Tu reçois bien mauvaise compagnie,Henri ; et que venait-il faire ?

– Il venait me demander audience.

– Ah ! voilà un homme qui saitvivre ; ce n’est pas comme toi, qui entres dans la chambre desgens à deux heures du matin sans dire gare.

– Que pouvait-il avoir à me dire,Chicot ?

– Comment ! malheureux, s’écria leGascon, c’est pour me demander cela que tu me réveilles ?

– Chicot, mon ami, tu sais queM. de Morvilliers s’occupe de ma police.

– Non, ma foi, dit Chicot, je ne lesavais pas.

– Chicot, dit le roi, je trouve, aucontraire, moi, que M. de Morvilliers est toujours trèsbien renseigné.

– Et quand je pense, dit le Gascon, queje pourrais dormir au lieu d’entendre de pareillessornettes !

– Tu doutes de la surveillance duchancelier ? demanda Henri.

– Oui, corbœuf, j’en doute, dit Chicot,et j’ai mes raisons.

– Lesquelles ?

– Si je t’en donne une seule, cela tesuffira-t-il ?

– Oui, si elle est bonne.

– Et tu me laisseras tranquilleaprès ?

– Certainement.

– Eh bien, un jour, non, c’était unsoir.

– Peu importe !

– Au contraire, cela importe beaucoup. Ehbien, un soir je t’ai battu dans la rue Froidmantel ; tu avaisavec toi Quélus et Schomberg….

– Tu m’as battu ?

– Oui, bâtonné, bâtonné, tous trois.

– À quel propos ?

– Vous aviez insulté mon page, vous avezreçu les coups, et M. de Morvilliers ne vous en a riendit.

– Comment ! s’écria Henri, c’étaittoi, scélérat ? c’était toi, sacrilège ?

– Moi-même, dit Chicot en se frottant lesmains ; n’est-ce pas, mon fils, que je frappe bien quand jefrappe ?

– Misérable !

– Tu avoues donc que c’est lavérité ?

– Je te ferai fouetter, Chicot.

– Il ne s’agit pas de cela : est-cevrai, oui ou non ? voilà tout ce que je te demande.

– Tu sais bien que c’est vrai,malheureux !

– As-tu fait venir le lendemainM. de Morvilliers ?

– Oui, puisque tu étais là quand il estvenu.

– Lui as-tu raconté le fâcheux accidentqui était arrivé la veille à un gentilhomme de tes amis ?

– Oui.

– Lui as-tu ordonné de retrouver lecoupable ?

– Oui.

– Te l’a-t-il retrouvé ?

– Non.

– Eh bien, va donc te coucher,Henri : tu, vois que ta police est mal faite.

Et, se retournant vers le mur, sans vouloirrépondre davantage, Chicot se remit à ronfler avec un bruit degrosse artillerie qui ôta au roi toute espérance de le tirer de cesecond sommeil.

Henri rentra en soupirant dans sa chambre, et,à défaut d’autre interlocuteur, se mit à déplorer, avec son lévrierNarcisse, le malheur qu’ont les rois de ne jamais connaître lavérité qu’à leurs dépens.

Le lendemain le conseil s’assembla. Il variaitselon les changeantes amitiés du roi. Cette fois il se composait deQuélus, de Maugiron, de d’Épernon et de Schomberg, en faveur tousquatre depuis plus de six mois.

Chicot, assis au haut bout de la table,taillait des bateaux en papier, et les alignait méthodiquement,pour faire, disait-il, une flotte à Sa Majesté très chrétienne, àl’instar de la flotte du roi très catholique.

On annonça M. de Morvilliers.

L’homme d’État avait pris son plus sombrecostume et son air le plus lugubre. Après un salut profond, qui luifut rendu par Chicot, il s’approcha du roi :

– Je suis, dit-il, devant le conseil deVotre Majesté ?

– Oui, devant mes meilleurs amis.Parlez.

– Eh bien, sire, je prends assurance etj’en ai besoin. Il s’agit de dénoncer un complot bien terrible àVotre Majesté.

– Un complot ! s’écrièrent tous lesassistants.

Chicot dressa l’oreille et suspendit lafabrication d’une superbe galiote à deux têtes, dont il voulaitfaire la barque amirale de la flotte.

– Un complot, oui, Majesté, ditM. de Morvilliers, baissant la voix avec ce mystère quiprésage les terribles confidences.

– Oh ! oh ! fit le roi. Voyons,est-ce un complot espagnol ?

À ce moment M. le duc d’Anjou, mandé auconseil, entra dans la salle, dont les portes se refermèrentaussitôt.

– Vous entendez, mon frère, dit Henriaprès le cérémonial. M. de Morvilliers nous dénonce uncomplot contre la sûreté de l’État.

Le duc jeta lentement sur les gentilshommesprésents ce regard si clair et si défiant que nous luiconnaissons.

– Est-il bien possible ?…murmura-t-il.

– Hélas ! oui, monseigneur, ditM. de Morvilliers, un complot menaçant.

– Contez-nous cela, répliqua Chicot enmettant sa galiote terminée dans le bassin de cristal placé sur latable.

– Oui, balbutia le duc d’Anjou,contez-nous cela, monsieur le chancelier.

– J’écoute, dit Henri.

Le chancelier prit sa voix la plus voilée, sapose la plus courbée, son regard le plus affairé.

– Sire, dit-il, depuis très longtemps jeveillais sur les menées de quelques mécontents….

– Oh ! fit Chicot… quelques ?…Vous êtes bien modeste, monsieur de Morvilliers !…

– C’étaient, continua le chancelier, deshommes sans aveu, des boutiquiers, des gens de métiers ou de petitsclercs de robe… il y avait de ci, de là, des moines et desécoliers.

– Ce ne sont pas là de bien grandsprinces, dit Chicot avec une parfaite tranquillité, et enrecommençant un nouveau vaisseau à deux pointes.

Le duc d’Anjou sourit forcément.

– Vous allez voir, sire, dit lechancelier ; je savais que les mécontents profitent toujoursde deux occasions principales, la guerre ou la religion….

– C’est fort sensé, dit Henri.Après ?

Le chancelier, heureux de cet éloge,poursuivit :

– Dans l’armée, j’avais des officiersdévoués à Votre Majesté qui m’informaient de tout ; dans lareligion, c’est plus difficile. Alors j’ai mis des hommes encampagne.

– Toujours fort sensé, dit Chicot.

– Et enfin, continua Morvilliers, jeréussis à faire décider par mes agents un homme de la prévôté deParis.

– À quoi faire ? dit le roi.

– À espionner les prédicateurs qui vontexcitant le peuple contre Votre Majesté.

– Oh ! oh ! pensa Chicot, monami serait-il connu ?

– Ces gens reçoivent les inspirations,non pas de Dieu, sire, mais d’un parti fort hostile à la couronne.Ce parti, je l’ai étudié.

– Fort bien, dit le roi.

– Très sensé, dit Chicot.

– Et j’en connais les espérances, ajoutatriomphalement Morvilliers.

– C’est superbe ! s’écriaChicot.

Le roi fit signe au Gascon de se taire.

Le duc d’Anjou ne perdit pas de vuel’orateur.

– Pendant plus de deux mois, dit lechancelier, j’entretins aux gages de Votre Majesté des hommes debeaucoup d’adresse, d’un courage à toute épreuve, d’une aviditéinsatiable, c’est vrai, mais que j’avais soin de faire tourner auprofit du roi ; car, tout en les payant magnifiquement, j’ygagnais encore. J’appris d’eux que, moyennant le sacrifice d’uneforte somme d’argent, je connaîtrais le premier rendez-vous desconspirateurs.

– Voilà qui est bon, dit Chicot, paye,mon roi, paye !

– Eh ! qu’à cela ne tienne, s’écriaHenri, voyons… chancelier, le but de ce complot, l’espérance desconspirateurs ?…

– Sire ! il ne s’agit de rien moinsque d’une seconde Saint-Barthélemy.

– Contre qui ?

– Contre les huguenots.

Les assistants se regardèrent surpris.

– Combien cela vous a-t-il coûté, à peuprès ? demanda Chicot.

– Soixante-quinze mille livres d’unepart, cent mille de l’autre.

Chicot se retourna vers le roi.

– Si tu veux, pour mille écus, je te disle secret de M. de Morvilliers, s’écria le Gascon.

Celui-ci fit un geste de surprise ; leduc d’Anjou fit meilleur visage qu’on n’eût pu s’y attendre.

– Dis, répliqua le roi.

– C’est la Ligue pure et simple, fitChicot, la Ligue commencée depuis dix ans.M. de Morvilliers a découvert ce que tout bourgeoisparisien sait comme son pater.

– Monsieur… interrompit lechancelier.

– Je dis la vérité… et je le prouverai,s’écria Chicot d’un ton d’avocat.

– Dites-moi le lieu de la réunion desligueurs, alors.

– Très volontiers, 1° la placepublique ; 2° la place publique ; 3° les placespubliques.

– Monsieur Chicot veut rire, dit engrimaçant le chancelier, et leur signe de ralliement ?

– Ils sont habillés en parisiens etremuent les jambes lorsqu’ils marchent, répondit gravementChicot.

Un éclat de rire général accueillit cetteexplication. M. de Morvilliers crut qu’il serait de bongoût de céder à l’entraînement, et il rit avec les autres. Mais,redevenant sombre :

– Enfin, dit-il, mon espion a assisté àl’une de leurs séances, et cela dans un lieu que M. Chicot neconnaît pas.

Le duc d’Anjou pâlit.

– Où cela ? dit le roi.

– À l’abbaye Sainte-Geneviève !

Chicot laissa tomber une poule en papier qu’ilembarquait dans la barque amirale.

– L’abbaye Sainte-Geneviève ! dit leroi.

– C’est impossible, murmura le duc.

– Cela est, dit Morvilliers, satisfait del’effet produit et regardant avec triomphe toute l’assemblée.

– Et qu’ont-ils fait, monsieur lechancelier ? qu’ont-ils décidé ? demanda le roi.

– Que les ligueurs se nommeraient deschefs, que chaque enrôlé s’armerait, que chaque province recevraitun envoyé de la métropole insurrectionnelle, que tous les huguenotschéris de Sa Majesté, ce sont leurs expressions….

Le roi sourit.

– Seraient massacrés à un jourdésigné.

– Voilà tout ? demanda Henri.

– Peste ! dit Chicot, on voit que tues catholique.

– Est-ce bien tout ? dit le duc.

– Non, monseigneur….

– Peste ! je crois bien que ce n’estpas tout. Si nous n’avions que cela pour cent soixante-quinze millelivres, le roi serait volé.

– Parlez, chancelier, dit le roi.

– Il y a des chefs….

Chicot vit s’agiter sur le cœur du duc sonpourpoint, que soulevaient les battements.

– Tiens, tiens, tiens, dit-il, un complotqui a des chefs ; c’est étonnant. Cependant il nous fautencore quelque chose pour nos cent soixante-quinze millelivres.

– Ces chefs… leurs noms ? demanda leroi ; comment s’appellent ces chefs ?

– D’abord, un prédicateur, un fanatique,un énergumène, dont j’ai acheté le nom dix mille livres.

– Et vous avez bien fait.

– Le frère génovéfainGorenflot !

– Pauvre diable ! fit Chicot avecune commisération véritable. Il était dit que cette aventure ne luiréussirait pas !

– Gorenflot ! dit le roi en écrivantce nom ; bien… après….

– Après… dit le chancelier avechésitation, mais, sire, c’est tout….

Et Morvilliers promena encore sur l’assembléeson regard inquisiteur et mystérieux, qui semblait dire : SiVotre Majesté était seule, elle en saurait bien davantage.

– Dites, chancelier, je n’ai que des amisici… dites.

– Oh ! sire, celui que j’hésite ànommer a aussi des amis bien puissants….

– Près de moi ?

– Partout.

– Sont-ils plus puissants que moi ?s’écria Henri pâle de colère et d’inquiétude.

– Sire, un secret ne se dit pas à hautevoix. Excusez-moi, je suis homme d’État.

– C’est juste.

– C’est fort sensé ! dit Chicot,mais nous sommes tous hommes d’État.

– Monsieur, dit le duc d’Anjou, nousallons présenter au roi nos très humbles respects, si lacommunication ne peut être faite en notre présence.

M. de Morvilliers hésitait. Chicotguettait jusqu’au moindre geste, craignant que le chancelier, toutnaïf qu’il semblait être, n’eût réussi à découvrir quelque chose demoins simple que ses premières révélations.

Le roi fit signe au chancelier de s’approcher,au duc d’Anjou de demeurer en place, à Chicot de faire silence, auxtrois favoris de détourner leur attention.

Aussitôt M. de Morvilliers se penchavers l’oreille de Sa Majesté ; mais il n’avait pas fait lamoitié du mouvement compassé selon toutes les règles del’étiquette, qu’une immense clameur retentit dans la cour duLouvre. Le roi se redressa subitement ;MM. de Quélus et d’Épernon se précipitèrent vers lafenêtre ; M. d’Anjou porta la main à son épée, comme sitout ce bruit menaçant eût été dirigé contre lui.

Chicot, se haussant sur les pieds, voyait dansla cour et dans la chambre.

– Tiens ! M. de Guise,s’écria-t-il le premier, M. de Guise qui entre auLouvre !

Le roi fit un mouvement.

– C’est vrai, dirent lesgentilshommes.

– Le duc de Guise ? balbutiaM. d’Anjou.

– Voilà qui est bizarre… n’est-cepas ? que M. le duc de Guise soit à Paris, dit lentementle roi, qui venait de lire dans le regard presque hébété deM. de Morvilliers le nom que ce dernier voulait lui direà l’oreille.

– Est-ce que la communication que vousvouliez me faire avait trait à mon cousin de Guise ?demanda-t-il à voix basse au magistrat.

– Oui, sire, c’est lui qui présidait laséance, répondit le chancelier sur le même ton.

– Et les autres ?….

– Je n’en connais pas d’autres….

Henri consulta Chicot d’un coup d’œil.

– Ventre de biche ! s’écria leGascon en se posant royalement ; faites entrer mon cousin deGuise !

Et, se penchant vers Henri :

– En voilà un, lui dit-il à l’oreille,dont tu connais assez le nom, à ce que je crois, pour n’avoir pasbesoin de l’inscrire sur tes tablettes.

Les huissiers ouvrirent la porte avecfracas.

– Un seul battant, messieurs, dit Henri,un seul ! les deux sont pour le roi !

Le duc de Guise était assez avant dans lagalerie pour entendre ces paroles ; mais cela ne changea rienau sourire avec lequel il avait résolu d’aborder le roi.

Chapitre 12Ce que venait faire M. de Guise au Louvre.

Derrière M. de Guise venaient engrand nombre des officiers, des courtisans, desgentilshommes ; derrière cette brillante escorte venait lepeuple, escorte moins brillante, mais plus sûre et surtout plusredoutable. Seulement les gentilshommes étaient entrés au palais etle peuple était resté à la porte.

C’était des rangs de ce peuple que les crispartaient encore au moment même où le duc de Guise, qu’il avaitperdu de vue, pénétrait dans la galerie.

À la vue de cette espèce d’armée qui faisaitcortège au héros parisien chaque fois qu’il apparaissait dans lesrues, les gardes avaient pris les armes, et, rangés derrière leurbrave colonel, lançaient au peuple des regards menaçants, autriomphateur des provocations muettes.

Guise avait remarqué l’attitude de ces soldatsque commandait Grillon ; il adressa un petit salut plein degrâce au colonel, qui, l’épée au poing, se tenait à quatre pas enavant de ses hommes, et qui demeura roide et impassible dans sadédaigneuse immobilité.

Cette révolte d’un homme et d’un régimentcontre son pouvoir si généralement établi frappa le duc. Son frontdevint un instant soucieux ; mais, à mesure qu’il s’approchaitdu roi, son front s’éclaircit : si bien que, comme nousl’avons vu arriver au cabinet de Henri III, il y entra ensouriant.

– Ah ! c’est vous, mon cousin, ditle roi, comme vous menez grand bruit ! Est-ce que lestrompettes ne sonnent pas ? Il m’avait semblé lesentendre.

– Sire, répondit le duc, les trompettesne sonnent à Paris que pour le roi, en campagne que pour legénéral, et je suis trop familier à la fois avec la cour et avecles champs de bataille pour m’y tromper. Ici les trompettesferaient trop de bruit pour un sujet ; là-bas elles n’enferaient point assez pour un prince.

Henri se mordit les lèvres.

– Par la mordieu ! dit-il après unsilence employé à dévorer des yeux le prince lorrain, vous êtesbien reluisant, mon cousin ? est-ce que vous arrivez du siègede la Charité d’aujourd’hui seulement ?

– D’aujourd’hui seulement, oui, sire,répondit le duc avec une légère rougeur.

– Ma foi, c’est beaucoup d’honneur pournous, mon cousin, que votre visite, beaucoup d’honneur, beaucoupd’honneur.

Henri III répétait les mots quand il avaittrop d’idées à cacher, comme on épaissit les rangs des soldatsdevant une batterie de canons qui ne doit être démasquée qu’à uncertain moment.

– Beaucoup d’honneur, répéta Chicot avecune intonation si exacte, qu’on eût pu croire que ces deux motsvenaient encore du roi.

– Sire, dit le duc, Votre Majesté veutrailler sans doute : comment ma visite pourrait-elle honorercelui de qui vient tout honneur ?

– Je veux dire, monsieur de Guise,répliqua Henri, que tout bon catholique a l’habitude, au retour dela campagne, d’aller voir Dieu d’abord, dans quelqu’un de sestemples ; le roi ne vient qu’après Dieu. Honorez Dieu, servezle roi : vous savez, mon cousin, c’est un axiome moitiéreligieux, moitié politique.

La rougeur du duc de Guise fut cette fois plusdistincte ; le roi, qui avait parlé en regardant le duc bienen face, vit cette rougeur, et, son regard, comme guidé par unmouvement instinctif, étant passé du duc de Guise au duc d’Anjou,il vit avec étonnement que son bon frère était aussi pâle que sonbeau cousin était rouge.

Cette émotion, se traduisant de deux façons siopposées, le frappa. Il détourna les yeux avec affectation, et pritun air affable, velours sous lequel personne mieux que Henri III nesavait cacher ses griffes royales.

– En tout cas, duc, dit-il, rien n’égalema joie de vous voir échappé à toutes ces mauvaises chances de laguerre, quoique vous cherchiez le danger, dit-on, d’une façontéméraire. Mais le danger vous connaît, mon cousin, il vousfuit.

Le duc s’inclina devant le compliment.

– Aussi je vous dirai, mon cousin, nesoyez pas si ambitieux de périls mortels ; car ce serait envérité bien dur pour des fainéants comme nous, qui dormons, quimangeons, qui chassons, et qui, pour toutes conquêtes, inventons denouvelles modes et de nouvelles prières….

– Oui, sire, dit le duc, se rattachant àce dernier mot. Nous savons que vous êtes un prince éclairé etpieux, et qu’aucun plaisir ne peut vous faire perdre de vue lagloire de Dieu et les intérêts de l’Église. C’est pourquoi noussommes venus avec tant de confiance vers Votre Majesté.

– Regarde donc la confiance de toncousin, Henri, dit Chicot en montrant au roi les gentilshommes qui,par respect, se tenaient hors de l’appartement, il en a laissé untiers à la porte de ton cabinet et les deux autres tiers à celle duLouvre.

– Avec confiance ? répétaHenri ; ne venez-vous point toujours avec confiance près demoi, mon cousin ?

– Sire, je m’entends ; cetteconfiance dont je parle a rapport à la proposition que je comptevous faire.

– Ah ! ah ! vous avez à meproposer quelque chose, mon cousin ? Alors parlez avecconfiance, comme vous dites, avec toute confiance. Qu’avez-vous ànous proposer ?

– L’exécution d’une des plus belles idéesqui aient encore ému le monde chrétien depuis que les croisadessont devenues impossibles.

– Parlez, duc.

– Sire, continua le duc, mais cette foisen haussant la voix de manière à être entendu de l’antichambre,sire, ce n’est pas un vain titre que celui de roi très chrétien, iloblige à un zèle ardent pour la défense de la religion. Le filsaîné de l’Église, et c’est votre titre, sire, doit être toujoursprêt à défendre sa mère.

– Tiens, dit Chicot, mon cousin quiprêche avec une grande rapière au côté et une salade en tête ;c’est drôle ! ça ne m’étonne plus que les moines veuillentfaire la guerre ; Henri, je te demande un régiment pourGorenflot.

Le duc feignit de ne pas entendre ; Henricroisa ses jambes l’une sur l’autre, posa son coude sur son genouet emboîta son menton dans sa main.

– Est-ce que l’Église est menacée par lesSarrasins, mon cher duc ? demanda-t-il, ou bienaspireriez-vous par hasard au titre de roi… de Jérusalem ?

– Sire, reprit le duc, cette grandeaffluence de peuple qui me suivait en bénissant mon nom nem’honorait de cet accueil, croyez-le bien, que pour payer l’ardeurde mon zèle à défendre la foi. J’ai déjà eu l’honneur de parler àVotre Majesté, avant son avènement au trône, d’un projet d’allianceentre tous les vrais catholiques.

– Oui, oui, dit Chicot ; oui, jem’en souviens, moi, la Ligue, ventre de biche ! Henri, laLigue, par Saint-Barthélemy ; la Ligue, mon roi ; sur maparole, tu es bien oublieux, mon fils, de ne point te souvenird’une si triomphante idée.

Le duc se retourna au bruit de ces paroles, etlaissa tomber un regard dédaigneux sur celui qui les avaitprononcées, ne sachant pas combien ces paroles avaient de poids surl’esprit du roi, surchargées qu’elles étaient des révélationstoutes récentes de M. de Morvilliers.

Le duc d’Anjou en fut ému, lui, et appuyant undoigt sur ses lèvres, il regarda fixement le duc de Guise, pâle etimmobile comme la statue de la Circonspection.

Cette fois le roi ne s’apercevait point dusigne d’intelligence qui reliait entre eux les intérêts des deuxprinces ; mais Chicot, s’approchant de son oreille, sousprétexte de planter une de ses deux poules dans les chaînettes enrubis de sa toque, lui dit tout bas :

– Vois ton frère, Henri.

L’œil de Henri se leva rapide ; le doigtdu duc s’abaissa presque aussi prompt ; mais il était déjàtrop tard. Henri avait vu le mouvement et deviné larecommandation.

– Sire, continua le duc de Guise, quiavait bien vu l’action de Chicot, mais qui n’avait pu entendre sesparoles, les catholiques ont, en effet, appelé cette association lasainte Ligue, et elle a pour but principal de fortifier le trônecontre les huguenots, ses ennemis mortels.

– Bien dit ! s’écria Chicot.J’approuve pedibus et nutu.

– Mais, continua le duc, c’est peu des’associer, sire, c’est peu de former une masse, si compactequ’elle soit, il faut lui imprimer une direction. Or, dans unroyaume comme la France, plusieurs millions d’hommes ne serassemblent pas sans l’aveu du roi.

– Plusieurs millions d’hommes ! fitHenri n’essayant aucun effort pour dissimuler une surprise qu’oneût pu, avec raison, interpréter comme de la frayeur.

– Plusieurs millions d’hommes, répétaChicot, léger noyau des mécontents, et qui, s’il est planté, commeje n’en doute point, par des mains habiles, fera pousser de jolisfruits.

Pour cette fois, la patience du duc parut êtreà bout ; il serra ses lèvres dédaigneuses, et, pressant laterre d’un pied dont il n’osait point la frapper :

– Je m’étonne, sire, dit-il, que VotreMajesté souffre qu’on m’interrompe si souvent quand j’ai l’honneurde lui parler de matières si graves.

Chicot, à cette démonstration, dont il parutsentir toute la justesse, tourna autour de lui des yeux furibonds,et, imitant la voix glapissante de l’huissier duParlement :

– Silence, donc ! s’écria-t-il, ou,ventre de biche ! on aura affaire à moi.

– Plusieurs millions d’hommes !reprit le roi, qui avait peine à avaler le chiffre, c’est flatteurpour la religion catholique ; mais, en face de ces plusieursmillions d’associés, combien y a-t-il donc de protestants dans monroyaume ?

Le duc parut chercher.

– Quatre, dit Chicot.

Cette nouvelle saillie fit éclater de rire lesamis du roi, tandis que Guise fronçait le sourcil et que lesgentilshommes de l’antichambre murmuraient hautement contrel’audace du Gascon.

Le roi se tourna lentement vers la porte d’oùvenaient ces murmures, et, comme, lorsqu’il le voulait, Henri avaitun regard plein de dignité, les murmures cessèrent.

Puis, ramenant ce même regard sur le duc, sansrien changer à son expression :

– Voyons, monsieur, dit-il, quedemandez-vous ?… Au but… au but….

– Je demande, sire, car la popularité demon roi m’est plus chère encore peut-être que la mienne, je demandeque Votre Majesté montre clairement qu’elle nous est aussisupérieure dans son zèle pour la religion catholique que pourtoutes les autres choses, et qu’elle ôte ainsi tout prétexte auxmécontents de recommencer les guerres.

– Ah ! s’il ne s’agit que de guerre,mon cousin, dit Henri, j’ai des troupes, et rien que sous vosordres vous tenez, je crois, dans le camp que vous venez de quitterpour me donner ces excellents conseils, près de vingt-cinq millehommes.

– Sire, quand je parle de guerre,j’aurais dû peut-être m’expliquer.

– Expliquez-vous, mon cousin ; vousêtes un grand capitaine, et j’aurai, vous n’en doutez pas, plaisirà vous entendre discourir sur de pareilles matières.

– Sire, je voulais dire que, par le tempsqui court, les rois sont appelés à soutenir deux guerres, la guerremorale, si je puis m’exprimer ainsi, et la guerre politique, laguerre contre les idées et la guerre contre les hommes.

– Mordieu ! dit Chicot, comme c’estpuissamment exposé !

– Silence ! fou, dit le roi.

– Les hommes, continua le duc, les hommessont visibles, palpables, mortels ; on les joint, on lesattaque, on les bat ; et, quand on les a battus, on leur faitleur procès et on les pend, ou mieux encore.

– Oui, dit Chicot, on les pend sans leurfaire leur procès ; c’est plus court et plus royal.

– Mais les idées, continua le duc, on neles rencontre point ainsi. Sire, elles se glissent invisibles etpénétrantes ; elles se cachent surtout aux yeux de ceux-là quiveulent les détruire ; abritées au fond des âmes, elles yprojettent de profondes racines ; et plus on coupe les rameauximprudents qui sortent au dehors, plus les racines intérieuresdeviennent puissantes et inextirpables. Une idée, sire, c’est unnain géant qu’il faut surveiller nuit et jour ; car l’idée quirampait hier à vos pieds demain dominera votre tête. Une idée,sire, c’est l’étincelle qui tombe sur le chaume, il faut de bonsyeux en plein jour pour deviner les commencements de l’incendie, etvoilà pourquoi, sire, des millions de surveillants sontnécessaires.

– Voilà les quatre huguenots de France àtous les diables, s’écria Chicot ; ventre de biche ! jeles plains.

– Et c’était pour veiller à cettesurveillance, continua le duc, que je proposais à Votre Majesté denommer un chef à cette sainte union.

– Vous avez parlé, mon cousin ?demanda Henri au duc.

– Oui, sire, et sans détour, comme a pule voir Votre Majesté.

Chicot poussa un soupir effrayant, tandis quele duc d’Anjou, remis de sa frayeur première, souriait au princelorrain.

– Eh bien ! dit le roi à ceux quil’entouraient, que pensez-vous de cela, messieurs ?

Chicot, sans rien répondre, prit son chapeauet ses gants ; puis, empoignant une peau de lion par la queue,il la traîna dans un coin de l’appartement, et se couchadessus.

– Que faites-vous, Chicot ? demandale roi.

– Sire, dit Chicot, la nuit, prétend-on,est bonne conseillère. Pourquoi prétend-on cela ? parce que lanuit on dort. Je vais dormir, sire ; et demain, à têtereposée, je rendrai réponse à mon cousin de Guise.

Et il s’allongea jusqu’aux ongles del’animal.

Le duc lança au Gascon un furieux regard,auquel en rouvrant un œil celui-ci répondit par un ronflementpareil au bruit du tonnerre.

– Eh bien, sire, demanda le duc, quepense Votre Majesté ?

– Je pense que, comme toujours, vousavez, raison, mon cousin ; convoquez donc vos principauxligueurs, venez à leur tête, et je choisirai l’homme qu’il faut àla religion.

– Et quand cela, sire ? demanda leduc.

– Demain.

Et, en prononçant ce dernier mot, il divisahabilement son sourire. Le duc de Guise en eut la première partie,le duc d’Anjou la seconde.

Ce dernier allait se retirer avec la cour,mais, au premier pas qu’il fit dans cette intention :

– Restez, mon frère, dit Henri, j’ai àvous parler.

Le duc de Guise appuya un instant sa main surson front comme pour y comprimer un monde de pensées, et partitavec toute sa suite, qui se perdit sous les voûtes.

Un instant après on entendit les cris de lafoule qui saluait sa sortie du Louvre, comme elle avait salué sonentrée.

Chicot ronflait toujours, mais nous n’oserionspas répondre qu’il dormait.

Chapitre 13Castor et Pollux.

Le roi avait congédié tous les favoris, enmême temps qu’il retenait son frère.

Le duc d’Anjou, qui, pendant toute la scèneprécédente, avait réussi à conserver l’attitude d’un hommeindifférent, excepté aux yeux de Chicot et du duc de Guise, acceptasans défiance l’invitation de Henri. Il n’avait aucune connaissancede ce coup d’œil que le Gascon lui avait fait envoyer par le roi,et qui avait surpris son doigt indiscret trop près de seslèvres.

– Mon frère, dit Henri après s’êtreassuré qu’à l’exception de Chicot personne n’était resté dans lecabinet et en marchant à grands pas de la porte à la fenêtre,savez-vous que je suis un prince bien heureux ?

– Sire, dit le duc, le bonheur de VotreMajesté, si véritablement Votre Majesté se trouve heureuse, n’estqu’une récompense que le ciel doit à ses mérites.

Henri regarda son frère.

– Oui, bien heureux, reprit-il ;car, lorsque les grandes idées ne me viennent pas, à moi, ellesviennent à ceux qui m’entourent. Or c’est une grande idée que celleque vient d’avoir mon cousin de Guise.

Le duc s’inclina en signe d’assentiment.

Chicot ouvrit un œil, comme s’il n’entendaitpas si bien les deux yeux fermés, et comme s’il avait besoin devoir le visage du roi pour mieux comprendre ses paroles.

– En effet, continua Henri, réunir sousune même bannière tous les catholiques, faire du royaume l’Église,armer ainsi, sans en avoir l’air, toute la France, depuis Calaisjusqu’au Languedoc, depuis la Bretagne jusqu’à la Bourgogne, demanière que j’aie toujours une armée prête à marcher contrel’Anglais, le Flamand ou l’Espagnol, sans que jamais le Flamand,l’Espagnol ni l’Anglais puissent s’en alarmer, savez-vous,François, que c’est là une magnifique pensée ?

– N’est-ce pas, sire ? dit le ducd’Anjou enchanté de voir que son frère abondait dans les vues duduc de Guise, son allié.

– Oui, et j’avoue que je me sens porté detout mon cœur à récompenser largement l’auteur d’un si beauprojet.

Chicot ouvrit les deux yeux ; mais il lesreferma aussitôt : il venait de surprendre sur la figure duroi un de ces imperceptibles sourires, visibles pour lui seul quiconnaissait son Henri mieux que personne, et ce sourire luisuffisait.

– Oui, continua le roi, je le répète, untel projet mérite récompense, et je ferai tout pour celui qui l’aconçu ; est-ce véritablement le duc de Guise, François, quiest le père de cette belle idée, ou plutôt de cette belleœuvre ? car l’œuvre est commencée, n’est-ce pas, monfrère ?

Le duc d’Anjou fit signe qu’effectivement lachose avait reçu un commencement d’exécution.

– De mieux en mieux, reprit le roi.J’avais dit que j’étais un prince bien heureux, j’aurais dû diretrop heureux, François, puisque, non seulement ces idées viennent àmes proches, mais encore que, dans leur empressement à être utilesà leur roi et à leur parent, ils exécutent ces idées ; mais jevous ai déjà demandé, mon cher François, dit Henri en posant samain sur l’épaule de son frère, je vous ai déjà demandé si c’étaitbien à mon cousin de Guise que je devais être reconnaissant decette royale pensée.

– Non, sire, M. le cardinal deLorraine l’avait déjà eue il y a plus de vingt ans, et laSaint-Barthélemy seule en a empêché l’exécution, on plutôtmomentanément en a rendu l’exécution inutile.

– Ah ! quel malheur que le cardinalde Lorraine soit mort ! dit Henri, je l’aurais fait papéfier àla mort de Sa Sainteté Grégoire XIII ; mais il n’en est pasmoins vrai, continua Henri avec cette admirable bonhomie quifaisait de lui le premier comédien de son royaume, il n’en est pasmoins vrai que son neveu a hérité de l’idée et l’a fait fructifier.Malheureusement je ne peux pas le faire pape, lui ; mais je leferai… Qu’est-ce que je pourrais donc le faire qu’il ne fût pas,François ?

– Sire, dit François complètement trompéaux paroles de son frère, vous vous exagérez les mérites de votrecousin ; l’idée n’est qu’un héritage, comme je vous l’ai déjàdit, et un homme l’a fort aidé à cultiver cet héritage.

– Son frère le cardinal, n’est-cepas ?

– Sans doute, il s’en est occupé ;mais ce n’est point lui encore.

– C’est donc Mayenne ?

– Oh ! sire, dit le duc, vous luifaites trop d’honneur.

– C’est vrai. Comment supposer qu’uneidée politique vînt à un pareil boucher ? Mais à qui doncdois-je être reconnaissant de cette aide donnée à mon cousin deGuise, François ?

– À moi, sire, dit le duc.

– À vous ! fit Henri, comme s’ilétait au comble de l’étonnement.

Chicot rouvrit un œil.

Le duc s’inclina.

– Comment ! dit Henri, quand jevoyais tout le monde déchaîné contre moi, les prédicateurs contremes vices, les poètes et les faiseurs de pasquils contre mesridicules, les docteurs en politique contre mes fautes ;tandis que mes amis riaient de mon impuissance ; tandis que lasituation était devenue si perplexe, que je maigrissais à vue d’œilet faisais des cheveux blancs chaque jour, une idée pareille vousest venue, François ? à vous que, je dois l’avouer (tenez,l’homme est faible et les rois sont aveugles), à vous que je neregardais pas toujours comme mon ami ! Ah ! François, queje suis coupable !

Et Henri, attendri jusqu’aux larmes, tendit lamain à son frère.

Chicot rouvrit les deux yeux.

– Oh ! mais, continua Henri, c’estque l’idée est triomphante. Ne pouvant lever d’impôts ni lever detroupes sans faire crier ; ne pouvant me promener, dormir niaimer sans faire rire, voilà que l’idée de M. de Guise,ou plutôt la vôtre, mon frère, me donne à la fois armée, argent,amis et repos. Maintenant, pour que ce repos dure, François, uneseule chose est nécessaire.

– Laquelle ?

– Mon cousin a parlé tout à l’heure dedonner un chef à tout ce grand mouvement.

– Oui, sans doute.

– Ce chef, vous le comprenez bien,François, ce ne peut être aucun de mes favoris ; aucun n’a àla fois la tête et le cœur nécessaires à une si grande fortune.Quélus est brave, mais le malheureux n’est occupé que de sesamours. Maugiron est brave, mais le vaniteux ne songe qu’à satoilette. Schomberg est brave, mais ce n’est pas un profond esprit,ses meilleurs amis sont forcés de l’avouer. D’Épernon est brave,mais c’est un franc hypocrite, à qui je ne me fierais pas un seulinstant, quoique je lui fasse bon visage. Mais vous le savez,François, dit Henri avec un abandon croissant, c’est une des pluslourdes charges des rois que d’être forcés sans cesse dedissimuler. Aussi, tenez, ajouta Henri, quand je puis parler à cœurouvert comme en ce moment, ah ! je respire.

Chicot referma les deux yeux.

– Eh bien, je disais donc, continuaHenri, que, si mon cousin de Guise a eu cette idée, idée audéveloppement de laquelle vous avez pris si bonne part, François,c’est à lui que doit revenir la charge de la mettre àexécution.

– Que dites-vous, sire ? s’écriaFrançois haletant d’inquiétude.

– Je dis que, pour diriger un pareilmouvement, il faut un grand prince.

– Sire, prenez garde !

– Un bon capitaine, un adroitnégociateur.

– Un adroit négociateur surtout, répétale duc.

– Eh bien, François, est-ce que ce poste,sous tous les rapports, ne convient pas àM. de Guise ? voyons.

– Mon frère, dit François,M. de Guise est bien puissant déjà.

– Oui, sans doute, mais c’est sapuissance qui fait ma force.

– Le duc de Guise tient l’armée et labourgeoisie ; le cardinal de Lorraine tient l’Église ;Mayenne est un instrument aux mains des deux frères ; vousallez réunir bien des forces dans une seule maison.

– C’est vrai, dit Henri, j’y avais déjàsongé, François.

– Si les Guise étaient princes françaisencore, cela se comprendrait : leur intérêt serait de grandirla maison de France.

– Sans doute ; mais, tout aucontraire, ce sont des princes lorrains.

– D’une maison toujours en rivalité avecla nôtre.

– Tenez, François, vous venez de toucherla plaie, tudieu ! je ne vous croyais pas si bonpolitique ; eh bien, oui, voilà ce qui me fait maigrir, ce quime fait blanchir les cheveux ; tenez, c’est cette élévation dela maison de Lorraine à côté de la nôtre ; il ne se passe pasde jour, voyez-vous, François, que ces trois Guise, – vous l’avezbien dit, à eux trois ils tiennent tout, – il n’y a pas de jourque, soit le duc, soit le cardinal, soit Mayenne, l’un ou l’autreenfin, par audace ou par adresse, soit par force, soit par ruse, nem’enlève quelque lambeau de mon pouvoir, quelques parcelles de mesprérogatives, sans que moi, pauvre, faible et isolé que je suis, jepuisse réagir contre eux. Ah ! François, si nous avions eucette explication plus tôt, si j’avais pu lire dans votre cœurcomme j’y lis en ce moment, certes, trouvant en vous un appui,j’eusse résisté mieux que je ne l’ai fait ; mais maintenant,voyez-vous, il est trop tard.

– Pourquoi cela ?

– Parce que ce serait une lutte, et qu’envérité toute lutte me fatigue, je le nommerai donc chef de laLigue.

– Et vous aurez tort, mon frère, ditFrançois.

– Mais qui voulez-vous que je nomme,François ? Qui acceptera ce poste périlleux, oui,périlleux ? Car ne voyez-vous pas quelle était son idée, auduc ? c’était que je le nommasse chef de cette Ligue.

– Eh bien ?

– Eh bien, tout homme que je nommerai àsa place deviendra son ennemi.

– Nommez un homme assez puissant pour quesa force, appuyée à la vôtre, n’ait rien à craindre de la force etde la puissance de nos trois Lorrains réunis.

– Eh ! mon bon frère, dit Henri avecl’accent du découragement, je ne sais aucune personne qui soit dansles conditions que vous dites.

– Regardez autour de vous, sire.

– Autour de moi ? je ne vois quevous et Chicot, mon frère, qui soyez véritablement mes amis.

– Oh ! oh ! murmura Chicot,est-ce qu’il me voudrait jouer quelque mauvais tour ?

Et il referma ses deux yeux.

– Eh bien, dit le duc, vous ne comprenezpas, mon frère ?

Henri regarda le duc d’Anjou, comme si unvoile venait de lui tomber des yeux.

– Eh quoi ! s’écria-t-il.

François fit un mouvement de tête.

– Mais non, dit Henri, vous n’yconsentirez jamais, François. La tâche est trop rude : cen’est pas vous certainement qui vous habitueriez à faire fairel’exercice à tous ces bourgeois ; ce n’est pas vous qui vousdonneriez la peine de revoir les discours de leursprédicateurs ; ce n’est pas vous qui, en cas de bataille,iriez faire le boucher dans les rues de Paris transformées enabattoir ; il faut être triple comme M. de Guise, etavoir un bras droit qui s’appelle Charles et un bras gauche quis’appelle Louis. Or le duc a fort bien tué le jour de laSaint-Barthélemy ; que vous en semble, François ?

– Trop bien tué, sire ?

– Oui, peut-être. Mais vous ne répondezpas à ma question, François. Quoi ! vous aimeriez faire lemétier que je viens de dire ! vous vous frotteriez auxcuirasses faussées de ces badauds et aux casseroles qu’ils semettent sur le chef en guise de casques ? Quoi ? vousvous feriez populaire, vous, le suprême seigneur de notrecour ? Mort de ma vie, mon frère, comme on change avecl’âge !

– Je ne ferais peut-être pas cela pourmoi, sire ; mais je le ferais certes pour vous.

– Bon frère, excellent frère, dit Henrien essuyant du bout du doigt une larme qui n’avait jamaisexisté.

– Donc, dit François, cela ne vousdéplairait pas trop, Henri, que je me chargeasse de cette besogneque vous comptez confier à M. de Guise ?

– Me déplaire à moi ! s’écria Henri.Cornes du diable ! non, cela ne me déplaît pas, cela mecharme, au contraire. Ainsi, vous aussi, vous aviez pensé à laLigue ! Tant mieux, mordieu ! tant mieux. Ainsi, vousaussi, vous aviez eu un petit bout de l’idée, que dis-je, un petitbout ? le grand bout ! D’après ce que vous m’avez dit,c’est merveilleux, sur ma parole. Je ne suis entouré, en vérité,que d’esprits supérieurs ; et je suis le grand âne de monroyaume.

– Oh ! Votre Majesté raille.

– Moi ! Dieu m’en préserve ; lasituation est trop grave. Je le dis comme je le pense,François ; vous me tirez d’un grand embarras, d’autant plusgrand, que, depuis quelque temps, voyez-vous, François, je suismalade, mes facultés baissent. Miron m’explique cela souvent ;mais, voyons, revenons à la chose sérieuse ; d’ailleurs,qu’ai-je besoin de mon esprit, si je puis m’éclairer à la lumièredu vôtre ? Nous disons donc que je vous nommerai chef de laLigue, hein ?

François tressaillit de joie.

– Oh ! dit-il, si Votre Majesté mecroyait digne de cette confiance !

– Confiance ? ah ! François,confiance ? du moment où ce n’est pas M. de Guisequi est ce chef, de qui veux-tu que je me défie ? de la Ligueelle même ? est-ce que par hasard la Ligue me mettrait endanger ? Parle, mon bon François, dis-moi tout.

– Oh ! sire, fit le duc.

– Que je suis fou ! repritHenri ; dans ce cas, mon frère n’en serait pas le chef, ou,mieux encore, du moment où mon frère en serait le chef, il n’yaurait plus de danger. Hein ! c’est de la logique, cela, etnotre pédagogue ne nous a pas volé notre argent ; non, ma foi,je n’ai pas de défiance. D’ailleurs, je connais encore assezd’hommes d’épée en France pour être sûr de dégainer en bonnecompagnie contre la Ligue, le jour où la Ligue me gênera trop lescoudes.

– C’est vrai, sire, répondit le duc avecune naïveté presque aussi bien affectée que celle de son frère, leroi est toujours le roi.

– Chicot rouvrit un œil.

– Pardieu, dit Henri. Maismalheureusement à moi aussi il me vient une idée ; c’estincroyable combien il en pousse aujourd’hui, il y a des jours commecela.

– Quelle idée ? mon frère, demandale duc, déjà inquiet, parce qu’il ne pouvait pas croire qu’un sigrand bonheur s’accomplît sans empêchement.

– Eh ! notre cousin de Guise, lepère, ou plutôt qui se croit le père de l’invention, notre cousinde Guise s’est probablement bouté dans l’esprit d’en être le chef.Il voudra aussi du commandement ?

– Du commandement, sire ?

– Sans doute ; sans aucun doutemême, il n’a probablement nourri la chose que pour que la chose luiprofitât. Il est vrai que vous dites l’avoir nourrie avec lui.Prenez garde, François, ce n’est pas un homme à être victime duSic vos non vobis… vous connaissez Virgile,nidificatis, aves.

– Oh ! sire.

– François, je gagerais qu’il en a lapensée. Il me sait si insoucieux !

– Oui ; mais, du moment où vous luiaurez signifié votre volonté, il cédera.

– Ou fera semblant de céder. Et je vousl’ai déjà dit : Prenez garde, François, il a le bras long, moncousin de Guise. Je dirai même plus, je dirai qu’il a les braslongs, et que pas un dans le royaume, pas même le roi, netoucherait comme lui, en les étendant, d’une main aux Espagnes etde l’autre a l’Angleterre, à don Juan d’Autriche et à Élisabeth.Bourbon avait l’épée moins longue que mon cousin de Guise n’a lebras, et cependant il a fait bien du mal à François 1er, notreaïeul.

– Mais, dit François, si Votre Majesté letient pour si dangereux, raison de plus pour me donner lecommandement de la Ligue, pour le prendre entre mon pouvoir et levôtre, et alors, à la première trahison qu’il entreprendra, pourlui faire son procès.

Chicot rouvrit l’autre œil.

– Son procès ! François, sonprocès ! c’était bon pour Louis XI, qui était puissant etriche, de faire faire des procès et de faire dresser des échafauds.Mais moi, je n’ai pas même assez d’argent pour acheter tout levelours noir dont, en pareil cas, je pourrais avoir besoin.

En disant ces mots, Henri, qui, malgré sapuissance sur lui-même, s’était animé sourdement, laissa percer unregard dont le duc ne put soutenir l’éclat.

Chicot referma les deux yeux.

Il se fit un silence d’un instant entre lesdeux princes.

Le roi le rompit le premier.

– Il faut donc tout ménager, mon cherFrançois, dit-il ; pas de guerres civiles, pas de querellesentre mes sujets. Je suis fils de Henri le batailleur et deCatherine la rusée ; j’ai un peu de l’astuce de ma bonnemère ; je vais faire rappeler le duc de Guise, et je lui feraitant de belles promesses, que nous arrangerons votre affaire àl’amiable.

– Sire, s’écria le duc d’Anjou, vousm’accorderez le commandement, n’est-ce pas ?

– Je le crois bien.

– Vous tenez à ce que je l’aie ?

– Énormément.

– Vous le voulez, enfin ?

– C’est mon plus grand désir ; maisil ne faut pas cependant que cela déplaise trop à mon cousin deGuise.

– Eh bien, soyez tranquille, dit le ducd’Anjou, si vous ne voyez à ma nomination que cet empêchement, jeme charge, moi, d’arranger la chose avec le duc.

– Et quand cela ?

– Tout de suite.

– Vous allez donc aller le trouver ?vous allez donc aller lui rendre visite ? Oh ! mon frère,songez-y ; l’honneur est bien grand !

– Non pas, sire, je ne vais point letrouver.

– Comment cela ?

– Il m’attend.

– Où ?

– Chez moi.

– Chez vous ? j’ai entendu les crisqui ont salué sa sortie du Louvre.

– Oui, mais, après être sorti par lagrande porte, il sera rentré par la poterne. Le roi avait droit àla première visite du duc de Guise ; mais j’ai droit, moi, àla seconde.

– Ah ! mon frère, dit Henri, que jevous sais gré de soutenir ainsi nos prérogatives, que j’ai lafaiblesse d’abandonner quelquefois ! Allez donc, François, etaccordez-vous.

Le duc prit la main de son frère et s’inclinapour la baiser.

– Que faites-vous, François ? dansmes bras, sur mon cœur, s’écria Henri, c’est là votre véritableplace.

Et les deux frères se tinrent embrassés àplusieurs reprises ; puis, après une dernière étreinte, le ducd’Anjou, rendu à la liberté, sortit du cabinet, traversa rapidementles galeries, et courut à son appartement. Il fallait que son cœur,comme celui du premier navigateur, fût cerclé de chêne et d’acierpour ne pas éclater de joie.

Le roi, voyant son frère parti, poussa ungrincement de colère, et, s’élançant par le corridor secret quiconduisait à la chambre de Marguerite de Navarre, devenue celle duduc d’Anjou, il gagna une espèce de tambour d’où l’on pouvaitentendre aussi facilement l’entretien qui allait avoir lieu entreles ducs d’Anjou et de Guise que Denis de sa cachette pouvaitentendre la conversation de ses prisonniers.

– Ventre de biche ! dit Chicot enrouvrant les deux yeux à la fois et en s’asseyant sur son derrière,que c’est touchant les scènes de famille ! Je me suis cru uninstant dans l’Olympe assistant à la réunion de Castor et Pollux,après leurs six mois de séparation.

Chapitre 14Comment il est prouvé qu’écouter est le meilleur moyen pourentendre.

Le duc d’Anjou avait rejoint son hôte, le ducde Guise, dans cette chambre de la reine de Navarre, où autrefoisle Béarnais et de Mouy avaient, à voix basse et la bouche contrel’oreille, arrêté leurs projets d’évasion ; c’est que leprudent Henri savait bien qu’il existait peu de chambres au Louvrequi ne fussent ménagées de manière à laisser arriver les parolesmême dites à demi-voix à l’oreille de celui qui avait intérêt à lesentendre. Le duc d’Anjou n’ignorait pas non plus ce détail siimportant ; mais, complètement séduit par la bonhomie de sonfrère, il l’oublia ou n’y attacha aucune importance.

Henri III, comme nous venons de le dire, entradans son observatoire au moment où, de son côté, son frère entraitdans la chambre, de sorte qu’aucune des paroles des deuxinterlocuteurs n’échappa au roi.

– Eh bien, monseigneur ? demandavivement le duc de Guise.

– Eh bien, duc ! la séance estlevée.

– Vous étiez bien pâle, monseigneur.

– Visiblement ? demanda le duc avecinquiétude.

– Pour moi, oui, monseigneur !

– Le roi n’a rien vu ?

– Rien, du moins à ce que je crois, et SaMajesté a retenu Votre Altesse ?

– Vous l’avez vu, duc.

– Sans doute pour lui parler de laproposition que j’étais venu lui faire ?

– Oui, monsieur.

Il y eut en ce moment un silence assezembarrassant dont Henri III, placé de manière à ne pas perdre uneparole de leur entretien, comprit le sens.

– Et que dit Sa Majesté,monseigneur ? demanda le duc de Guise.

– Le roi approuve l’idée ; mais plusl’idée est gigantesque, plus un homme tel que vous, mis à la têtede cette idée, lui semble dangereux.

– Alors nous sommes près d’échouer.

– J’en ai peur, mon cher duc, et la Ligueme paraît supprimée.

– Diable ! fit le duc, ce seraitmourir avant de naître, finir avant d’avoir commencé.

– Ils ont autant d’esprit l’un quel’autre, dit une voix basse et mordante, retentissant à l’oreillede Henri penché sur son observatoire.

Henri se retourna vivement et vit le grandcorps de Chicot, courbé pour écouter à son trou, comme lui écoutaitau sien.

– Tu m’as suivi, coquin ! s’écria leroi.

– Tais-toi, dis Chicot en faisant ungeste de la main ; tais-toi, mon fils, tu m’empêchesd’entendre.

Le roi haussa les épaules ; mais, commeChicot était, à tout prendre, le seul être humain auquel il eûtentière confiance, il se remit à écouter.

Le duc de Guise venait de reprendre laparole.

– Monseigneur, disait-il, il me sembleque, dans ce cas, le roi eût tout de suite annoncé son refus ;il m’a fait assez mauvais accueil pour m’oser dire toute sa pensée.Veut-il m’évincer par hasard ?

– Je le crois, dit le prince avechésitation.

– Il ruinerait l’entreprisealors ?

– Assurément, reprit le duc d’Anjou, et,comme vous avez engagé l’action, j’ai dû vous seconder de toutesmes ressources, et je l’ai fait.

– En quoi, monseigneur ?

– En ceci : que le roi m’a laissé àpeu près maître de vivifier ou de tuer à jamais la Ligue.

– Et comment cela ? dit le duclorrain, dont le regard étincela malgré lui.

– Écoutez, cela est toujours soumis àl’approbation des principaux meneurs, vous le comprenez bien. Si,au lieu de vous expulser et de dissoudre la Ligue, il nommait unchef favorable à l’entreprise ; si, au lieu d’élever le duc deGuise à ce poste, il y plaçait le duc d’Anjou ?

– Ah ! fit le duc de Guise, qui neput ni retenir l’exclamation ni comprimer le sang qui lui montaitau visage.

– Bon ! dit Chicot, les deux doguesvont se battre sur leur os.

Mais, à la grande surprise de Chicot, etsurtout du roi, qui, sur cette matière, en savait moins que Chicot,le duc de Guise cessa tout à coup de s’étonner et de s’irriter, etreprenant d’une voix calme et presque joyeuse :

– Vous êtes un adroit politique,monseigneur, dit-il, si vous avez fait cela.

– Je l’ai fait, répondit le duc.

– Bien rapidement !

– Oui ; mais, il faut le dire, lacirconstance m’aidait, et j’en ai profité ; toutefois, moncher duc, ajouta le prince, rien n’est arrêté, et je n’ai pas vouluconclure avant de vous avoir vu.

– Comment cela, monseigneur ?

– Parce que je ne sais encore à quoi celanous mènera.

– Je le sais bien, moi, dit Chicot.

– C’est un petit complot, dit Henri ensouriant.

– Et dont M. de Morvilliers,qui est toujours si bien informé, à ce que tu prétends, ne teparlait cependant pas ; mais laisse-nous écouter, cela devientintéressant.

– Eh bien, je vais vous dire, moi,monseigneur, non pas à quoi cela nous mènera, car Dieu seul lesait, mais à quoi cela peut nous servir, reprit le duc deGuise ; la Ligue est une seconde armée ; or, comme jetiens la première, comme mon frère le cardinal tient l’Église, rienne pourra nous résister tant que nous resterons unis.

– Sans compter, dit le duc d’Anjou, queje suis l’héritier présomptif de la couronne.

– Ah ! ah ! fit Henri.

– Il a raison, dit Chicot ; c’est tafaute, mon fils ; tu sépares toujours les deux chemises deNotre-Dame de Chartres.

– Puis, monseigneur, tout héritierprésomptif de la couronne que vous êtes, calculez les mauvaiseschances.

– Duc, croyez-vous que ce ne soit pointfait déjà, et que je ne les aie pas cent fois peséestoutes ?

– Il y a d’abord le roi de Navarre.

– Oh ! il ne m’inquiète pas,celui-là ; il est tout occupé de ses amours avec laFosseuse.

– Celui-là, monseigneur, celui-là vousdisputera jusqu’aux cordons de votre bourse ; il est râpé, ilest maigre, il est affamé, il ressemble à ces chats de gouttière àqui la simple odeur d’une souris fait passer des nuits toutentières sur une lucarne, tandis que le chat engraissé, fourré,emmitouflé, ne peut, tant sa patte est lourde, tirer sa griffe deson fourreau de velours ; le roi de Navarre vous guette ;il est à l’affût, il ne perd de vue ni vous ni votre frère ;il a faim de votre trône. Attendez qu’il arrive un accident à celuiqui est assis dessus, vous verrez si le chat maigre a des musclesélastiques, et si d’un seul bond il ne sautera pas, pour vous fairesentir sa griffe, de Pau à Paris ; vous verrez, monseigneur,vous verrez.

– Un accident à celui qui est assis surle trône ? répéta lentement François en fixant ses yeuxinterrogateurs sur le duc de Guise.

– Eh ! eh ! fit Chicot, écouteHenri : ce Guise dit ou plutôt va dire des choses fortinstructives et dont je te conseille de faire ton profit.

– Oui, monseigneur, répéta le duc deGuise. Un accident ! Les accidents ne sont pas rares dansvotre famille, vous le savez comme moi, et peut-être même mieux quemoi. Tel prince est en bonne santé, qui tout à coup tombe enlangueur ; tel autre compte encore sur de longues années, quin’a déjà plus que des heures à vivre.

– Entends-tu, Henri ?entends-tu ? dit Chicot en prenant la main du roi qui,frissonnante, se couvrait d’une sueur froide.

– Oui, c’est vrai, dit le duc d’Anjoud’une voix si sourde, que, pour l’entendre, le roi et Chicot furentforcés de redoubler d’attention, c’est vrai, les princes de mamaison naissent sous des influences fatales ; mais mon frèreHenri III est, Dieu merci ! valide et sain : il asupporté autrefois les fatigues de la guerre, et il y arésisté : à plus forte raison résistera-t-il maintenant que savie n’est plus qu’une suite de récréations, récréations qu’ilsupporte aussi bien qu’il supporta autrefois la guerre.

– Oui, mais, monseigneur, souvenez-vousd’une chose, reprit le duc : c’est que les récréationsauxquelles se livrent les rois en France ne sont pas toujours sansdanger : comment est mort votre père, le roi Henri II parexemple, lui qui aussi avait échappé heureusement aux dangers de laguerre, dans une de ces récréations dont vous parlez ? Le ferde la lance de Montgommery était une arme courtoise, c’est vrai,mais pour une cuirasse, et non pas pour un œil ; aussi le roiHenri II est mort, et c’est là un accident, que je pense. Vous medirez que, quinze ans après cet accident, la reine mère a faitprendre M. de Montgommery, qui se croyait en pleinbénéfice de prescription, et l’a fait décapiter. Cela est vrai,mais le roi n’en est pas moins mort. Quant à votre frère, le feuroi François, voyez comme sa faiblesse d’esprit lui a fait tortdans l’esprit des peuples ; il est mort bien malheureusementaussi, ce digne prince. Vous l’avouerez, monseigneur, un mald’oreille, qui diable prendrait cela pour un accident ? C’enétait un cependant, et des plus graves. Aussi ai-je plus d’une foisentendu dire au camp, par la ville et à la cour même, que cettemaladie mortelle avait été versée dans l’oreille du roi François IIpar quelqu’un qu’on avait grand tort d’appeler le hasard, attenduqu’il portait un autre nom très connu.

– Duc ! murmura François enrougissant.

– Oui, monseigneur, oui, continua le duc,le nom de roi porte malheur depuis quelque temps ; qui ditroi dit aventuré. Voyez Antoine de Bourbon :c’est bien certainement ce nom de roi qui lui a valu dans l’épaulece coup d’arquebuse, accident qui, pour tout autre qu’un roi, n’eûtété nullement mortel, et à la suite duquel il est cependant mort.L’œil, l’oreille et l’épaule ont causé bien du deuil en France, etcela me rappelle même que votre M. de Bussy a fait dejolis vers à cette occasion.

– Quels vers ? demanda Henri.

– Allons donc ! fit Chicot ;est-ce que tu ne les connais pas ?

– Non.

– Mais tu serais donc décidément un vrairoi, que l’on te cache ces choses-là ! Je vais te les dire,moi ; écoute :

Par l’oreille, l’épaule et l’œil,

La France eut trois rois au cercueil.

Par l’oreille, l’œil et l’épaule,

Il mourut trois rois dans la Gaule….

Mais chut ! chut ! J’ai dans l’idéeque ton frère va dire quelque chose de plus intéressant encore.

– Mais le dernier vers ?

– Je te le dirai plus tard, quandM. de Bussy de son sixain aura fait un dizain.

– Que veux-tu dire ?

– Je veux dire qu’il manque deuxpersonnages au tableau de famille ; mais écoute,M. de Guise va parler, et il ne les oubliera point,lui.

En effet, en ce moment le dialoguerecommença.

– Sans compter, Monseigneur, reprit leduc de Guise, que l’histoire de vos parents et de vos alliés n’estpas tout entière dans les vers de Bussy.

– Quand je te le disais, fit Chicot enpoussant Henri du coude.

– Vous oubliez Jeanne d’Albret, la mèredu Béarnais, qui est morte par le nez pour avoir respiré une pairede gants parfumés qu’elle achetait au pont Saint-Michel, chez leFlorentin ; accident bien inattendu, et qui surprit d’autantplus tout le monde, que l’on connaissait des gens qui, en cemoment-là, avaient bien besoin de cette mort. Nierez-vous,monseigneur, que cette mort vous ait fort surpris ?

Le duc ne fit d’autre réponse qu’un mouvementde sourcil qui donna à son regard enfoncé une expression plussombre encore.

– Et l’accident du roi Charles IX, queVotre Altesse oublie, dit le duc ; en voilà un cependant quimérite d’être relaté. Lui, ce n’est ni par l’œil, ni par l’oreille,ni par l’épaule, ni par le nez, que l’accident l’a saisi, c’est parla bouche.

– Plaît-il ? s’écria François.

Et Henri III entendit retentir sur le parquetsonore le pas de son frère qui reculait d’épouvante.

– Oui, monseigneur, par la bouche, répétaGuise ; c’est dangereux, les livres de chasse dont les pagessont collées les unes aux autres, et qu’on ne peut feuilleter qu’enportant son doigt à sa bouche à chaque instant ; cela corromptla salive, les vieux bouquins, et un homme, fût-ce un roi, ne vapas loin quand il a la salive corrompue.

– Duc ! duc ! répéta deux foisle prince, je crois qu’à plaisir vous forgez des crimes.

– Des crimes ! demanda Guise ;eh ! qui donc vous parle de crimes ? Monseigneur, jerelate des accidents, voilà tout ; des accidents,entendez-vous bien ? Il n’a jamais été question d’autre choseque d’accidents. N’est-ce pas aussi un accident que cette aventurearrivée au roi Charles IX à la chasse ?

– Tiens, dit Chicot, voilà du nouveaupour toi, qui es chasseur, Henri ; écoute, écoute, ce doitêtre curieux.

– Je sais ce que c’est, dit Henri.

– Oui, mais je ne le sais pas, moi ;je n’étais pas encore présenté à la cour ; laisse-moi doncécouter, mon fils.

– Vous savez, monseigneur, de quellechasse je veux parler ? continua le prince lorrain ; jeveux parler de cette chasse où, dans la généreuse intention de tuerle sanglier qui revenait sur votre frère, vous fîtes feu avec unetelle précipitation, qu’au lieu d’atteindre l’animal que vousvisiez, vous atteignîtes celui que vous ne visiez pas. Ce coupd’arquebuse, monseigneur, prouve mieux que toute autre chosecombien il faut se défier des accidents. À la cour, en effet, toutle monde connaît votre adresse, monseigneur. Jamais Votre Altessene manque son coup, et vous avez dû être bien étonné d’avoir manquéle vôtre, surtout lorsque la malveillance a propagé que cette chutedu roi sous son cheval pouvait causer sa mort, si le roi de Navarren’avait si heureusement mis à mort le sanglier que Votre Altesseavait manqué, elle.

– Eh bien, mais, dit le duc d’Anjou enessayant de reprendre l’assurance que l’ironie du duc de Guisevenait de battre si cruellement en brèche, quel intérêt avais-jedonc à la mort du roi mon frère, puisque le successeur de CharlesIX devait se nommer Henri III ?

– Un instant, monseigneur,entendons-nous : il y avait déjà un trône vacant, celui dePologne. La mort du roi Charles IX en laissait un autre, celui deFrance. Sans doute, je le sais bien, votre frère aîné eûtincontestablement choisi le trône de France. Mais c’était encore unpis-aller fort désirable que le trône de Pologne ; il y a biendes gens qui, à ce qu’on m’assure, ont ambitionné le pauvre petittrônelet du roi de Navarre. Puis, d’ailleurs, cela vous rapprochaittoujours d’un degré, et c’était alors à vous que profitaient lesaccidents. Le roi Henri III est bien revenu de Varsovie en dixjours, pourquoi n’eussiez-vous pas fait, en cas d’accidenttoujours, ce qu’a fait le roi Henri III ?

Henri III regarda Chicot, qui à son tourregarda le roi, non plus avec cette expression de malice et desarcasme qu’on lisait d’ordinaire dans l’œil du fou, mais avec unintérêt presque tendre qui s’effaça presque aussitôt sur son visagebronzé par le soleil du Midi.

– Que concluez-vous, duc ? demandaalors le duc d’Anjou, mettant ou plutôt essayant de mettre fin àcet entretien dans lequel venait de percer tout le mécontentementdu duc de Guise.

– Monseigneur, je conclus que chaque roia son accident, comme nous l’avons dit tout à l’heure. Or vous,vous êtes l’accident inévitable du roi Henri III, surtout si vousêtes chef de la Ligue, attendu qu’être chef de la Ligue, c’estpresque être le roi du roi, sans compter qu’en vous faisant chef dela Ligue vous supprimez l’accident du règne prochain de VotreAltesse, c’est-à-dire le Béarnais.

– Prochain ! l’entends-tu ?s’écria Henri III.

– Ventre de biche ! je le crois bienque j’entends ! dit Chicot.

– Ainsi… dit le duc de Guise.

– Ainsi, répéta le duc d’Anjou,j’accepterai, c’est votre avis, n’est-ce pas ?

– Comment donc ! dit le princelorrain, je vous en supplie d’accepter, monseigneur.

– Et vous, ce soir ?

– Oh ! soyez tranquille, depuis cematin mes hommes sont en campagne, et ce soir Paris seracurieux.

– Que fait-on donc ce soir à Paris ?demanda Henri.

– Comment ! tu ne devinespas ?

– Non.

– Oh ! que tu es niais, monfils ! Ce soir on signe la Ligue, publiquement, s’entend, caril y a longtemps qu’on la signe et qu’on la ressigne encachette ; on n’attendait que ton aveu ; tu l’as donné cematin, et l’on signe ce soir, ventre de biche ! Tu le vois,Henri, tes accidents, car tu en as deux, toi…– Tes accidents neperdent pas de temps.

– C’est bien, dit le duc d’Anjou : àce soir, duc.

– Oui, à ce soir, dit Henri.

– Comment, reprit Chicot, tu t’exposerasà courir les rues de la capitale ce soir, Henri ?

– Sans doute.

– Tu as tort, Henri.

– Pourquoi cela ?

– Gare les accidents !

– Je serai bien accompagné, soistranquille ; d’ailleurs, viens avec moi.

– Allons donc, tu me prends pour unhuguenot, mon fils, non pas. Je suis bon catholique, moi, et jeveux signer la Ligue, et cela plutôt dix fois qu’une, plutôt centfois que dix.

Les voix du duc d’Anjou et du duc de Guises’éteignirent.

– Encore un mot, dit le roi en arrêtantChicot, qui tendait à s’éloigner : – Que penses-tu de toutceci ?

– Je pense que chacun des rois vosprédécesseurs ignorait son accident : Henri II n’avait pasprévu l’œil ; François II n’avait pas prévu l’oreille ;Antoine de Bourbon n’avait pas prévu l’épaule ; Jeanned’Albret n’avait pas prévu le nez ; Charles IX n’avait pasprévu la bouche. Vous avez donc un grand avantage sur eux, maîtreHenri, car, ventre de biche ! vous connaissez votre frère,n’est-ce pas, sire ?

– Oui, dit Henri, et par lamordieu ! avant peu on s’en apercevra.

Chapitre 15La soirée de la Ligue.

Paris, tel que nous le connaissons, n’a plusdans ses fêtes qu’un bruit plus ou moins grand, qu’une foule plusou moins considérable ; mais c’est toujours le mêmebruit ; c’est toujours la même foule ; le Parisd’autrefois avait plus que cela. Le coup d’œil était beau, àtravers ces rues étroites, au pied de ces maisons à balcons, àpoutrelles et à pignons, dont chacune avait son caractère, de voirles myriades de gens pressés qui se ruaient vers un même point,occupés en chemin de se regarder, de s’admirer, de se huer les unsles autres, à cause de l’étrangeté de celui-ci ou de celui-là.C’est qu’autrefois habits, armes, langage, geste, voix, allure,tout faisait un détail curieux, et ces mille détails assemblés surun seul point composaient un tout des plus intéressants.

Or voilà ce qu’était Paris, à huit heures dusoir, le jour où M. de Guise, après sa visite au roi etsa conversation avec M. le duc d’Anjou, imagina de fairesigner la Ligue aux bourgeois de la bonne ville, capitale duroyaume.

Une foule de bourgeois vêtus de leurs plusbeaux habits, comme pour une fête, ou couverts de leurs plus bellesarmes, comme pour une revue ou un combat, se dirigeaient vers leséglises : la contenance de tous ces hommes mus par un mêmesentiment, et marchant vers un même but, était à la fois joyeuse etmenaçante, surtout lorsqu’ils passaient devant un poste de Suissesou de chevau-légers. Cette contenance, et notamment les cris, leshuées et les bravades qui l’accompagnaient, eussent donné del’inquiétude à M. de Morvilliers, si ce magistrat n’eûtconnu ses bons Parisiens, gens railleurs et agaçants, maisincapables de faire du mal les premiers, à moins qu’un méchant amine les y pousse, ou qu’un ennemi imprudent ne les provoque.

Ce qui ajoutait encore au bruit que faisaitcette foule, et surtout à la variété du coup d’œil qu’elleprésentait, c’est que beaucoup de femmes, dédaignant de garder lamaison pendant un si grand jour, avaient, de gré ou de force, suivileurs maris ; quelques-unes avaient fait mieux encore :elles avaient amené la kyrielle de leurs enfants ; et c’étaitune chose curieuse à voir que ces marmots attelés aux monstrueuxmousquets, aux sabres gigantesques ou aux terribles hallebardes deleurs pères. En effet, dans tous les temps, dans toutes lesépoques, dans tous les siècles, le gamin de Paris aima toujours àtraîner une arme quand il ne pouvait pas encore la porter, ou àl’admirer chez autrui quand il ne peut pas la traîner lui-même.

De temps en temps un groupe, plus animé queles autres, faisait voir le jour aux vieilles épées en les tirantdu fourreau : c’était surtout lorsqu’on passait devant quelquelogis flairant son huguenot que cette démonstration hostile avaitlieu. Alors les enfants criaient à tue-tête : «À laSaint-Barthélemy !… my ! my !» tandis que les pèrescriaient : «Aux fagots les parpaillots ! auxfagots ! aux fagots !»

Ces cris attiraient d’abord aux croiséesquelque figure pâle de vieille servante ou de noir ministre, etcausaient ensuite un bruit de verrous à la porte de la rue. Alorsle bourgeois, heureux et fier d’avoir, comme le lièvre de laFontaine, fait peur à plus poltron que soi, continuait son chemintriomphal et colportait en d’autres lieux sa bruyante etinoffensive menace.

Mais c’était rue de l’Arbre-Sec surtout que lerassemblement était le plus considérable. La rue étaitlittéralement interceptée, et la foule se portait, pressée ettumultueuse, vers un falot brillant, suspendu au-dessous d’uneenseigne, que bon nombre de nos lecteurs reconnaîtront quand nousleur dirons que cette enseigne représentait un poulet au natureltournant sur fond d’azur, avec cette légende : À laBelle-Étoile.

Au seuil de ce logis, un homme remarquable parson bonnet de coton carré, selon la mode de l’époque, lequelrecouvrait une tête parfaitement chauve, pérorait et argumentait.D’une main ce personnage brandissait une épée nue, et de l’autre ilagitait un registre aux feuilles à demi couvertes déjà designatures, en criant :

– Venez, venez, braves catholiques ;entrez à l’hôtellerie de la Belle-Étoile, où vous trouverez bon vinet bon visage ; venez, le moment est propice ; cettenuit, les bons seront séparés des méchants ; demain matin,l’on connaîtra le bon grain et l’on connaîtra l’ivraie ;venez, messieurs : vous qui savez écrire, venez etécrivez ; vous qui ne savez pas écrire, venez encore etconfiez vos noms et vos prénoms, soit à moi maître la Hurière, soità mon aide M. Croquentin.

En effet, M. Croquentin, jeune drôle duPérigord, vêtu de blanc comme Éliacin, et le corps entouré d’unecorde dans laquelle un couteau et une écritoire se disputaientl’espace compris entre la dernière et l’avant-dernière côte,M. Croquentin, disons-nous, écrivait d’avance les noms de sesvoisins, et en tête celui de son respectable patron, maître laHurière.

– Messieurs, c’est pour la messe !criait à tue-tête l’aubergiste de la Belle-Étoile ; messieurs,c’est pour la sainte religion !

– Vive la sainte religion,messieurs ! vive la messe ! Ah !…

Et il étranglait d’émotion et de lassitude,car cet enthousiasme durait depuis quatre heures del’après-midi.

Il en résultait que beaucoup de gens, animésdu même zèle, signaient sur le registre de maître la Hurière s’ilssavaient écrire, et livraient leurs noms à Croquentin s’ils ne lesavaient pas.

La chose était d’autant plus flatteuse pour laHurière, que le voisinage de Saint-Germain-l’Auxerrois lui faisaitune terrible concurrence, mais heureusement les fidèles étaientnombreux à cette époque, et les deux établissements, au lieu de senuire, s’alimentaient : ceux qui n’avaient pas pu pénétrerdans l’église pour aller déposer leurs noms sur le maître-autel oùl’on signait tâchaient de se glisser jusqu’aux tréteaux où laHurière tenait son double secrétariat, et ceux qui avaient échouéau double secrétariat de la Hurière gardaient l’espérance d’êtreplus heureux à Saint-Germain-l’Auxerrois.

Quand le registre de la Hurière et celui deCroquentin furent pleins tous deux, le maître de la Belle-Étoile enfit incontinent demander deux autres, afin qu’il n’y eût aucuneinterruption dans les signatures, et les invitations recommencèrentde plus belle de la part de l’hôtelier et de son chef, fier de cepremier résultat, qui devait faire enfin à maître la Hurière, dansl’esprit de M. de Guise, la haute position à laquelle ilaspirait depuis si longtemps.

Tandis que les signataires des nouveauxregistres se livraient aux élans d’un zèle qui allait sans cesses’augmentant, et refluaient, comme nous l’avons dit, d’une rue etmême d’un quartier à l’autre, on vit arriver, à travers la foule,un homme de haute taille, lequel, se frayant un passage endistribuant bon nombre de bourrades et de coups de pieds, parvintjusqu’au registre de M. Croquentin.

Arrivé là, il prit la plume des mains d’unhonnête bourgeois qui venait d’apposer sa signature ornée d’unparafe tremblotant, et traça son nom en lettres d’un demi-pouce surune page toute blanche qui se trouva noire du coup, et sabrant unhéroïque parafe enjolivé d’éclaboussure et tortillé comme lelabyrinthe de Dédale, il passa la plume à un aspirant qui faisaitqueue derrière lui.

– Chicot ! lut le futur signataire.Peste, voici un monsieur qui écrit superbement.

Chicot, car c’était lui, qui, n’ayant pas,comme nous l’avons vu, voulu accompagner Henri, courait la Liguepour son propre compte. Chicot, après avoir fait acte de présenceau registre de M. Croquentin, passa aussitôt à celui de maîtrela Hurière. Celui-ci avait vu la flamboyante signature, et il avaitenvié pour lui un si glorieux parafe. Chicot fut donc reçu, non pasà bras ouverts, mais à registre ouvert, et, prenant la plume d’unmarchand de laine de la rue de Béthisy, il écrivit une seconde foisson nom avec une griffe cent fois plus magnifique encore que lapremière ; après quoi il demanda à la Hurière s’il n’avait pasun troisième registre.

La Hurière n’entendait pas raillerie :c’était un mauvais hôte hors de son auberge. Il regarda Chicot detravers, Chicot le regarda en face. La Hurière murmura le nom deparpaillot ; Chicot mâchonna celui de gargotier. La Hurièrelâcha son registre pour porter la main à son épée ; Chicotdéposa la plume pour être à même de tirer la sienne dufourreau ; enfin, selon toute probabilité, la scène allait seterminer par quelques estocades dont l’hôtelier de la Belle-Étoileeût, sans aucun doute, été le mauvais marchand, lorsque Chicot sesentit pincé au coude et se retourna.

Celui qui le pinçait, c’était le roi, déguiséen simple bourgeois, et ayant à ses côtés Quélus et Maugiron,déguisés comme lui, et portant, outre leur rapière, chacun unearquebuse sur l’épaule.

– Eh bien ! eh bien ! dit leroi, qu’y a-t-il ? de bons catholiques qui se disputent entreeux ! par la mordieu ! c’est d’un mauvais exemple.

– Mon gentilhomme, dit Chicot sans fairesemblant de reconnaître Henri, prenez-vous-en à qui de droit ;voilà un maraud qui braille après les passants pour qu’on signe surson registre, et, quand on a signé, il braille plus hautencore.

L’attention de la Hurière fut détournée par denouveaux amateurs, et une bousculade sépara de l’établissement dufanatique hôtelier Chicot, le roi et les mignons, qui se trouvèrentdominer l’assemblée, montés qu’ils étaient sur le seuil d’uneporte.

– Quel feu ! dit Henri, et qu’ilfait bon ce soir pour la religion dans les rues de ma bonneville !

– Oui, sire ; mais il fait mauvaispour les hérétiques, et Votre Majesté sait qu’on la tient pourtelle. Regardez à gauche encore, là, bien, quevoyez-vous ?

– Ah ! ah ! la large face deM. de Mayenne et le museau pointu du cardinal !

– Chut, sire ; on joue à coup sûrquand on sait où sont nos ennemis et que nos ennemis ne saventpoint où nous sommes.

– Crois-tu donc que j’aie quelque chose àcraindre ?

– Eh, bon Dieu ! dans une foulecomme celle-ci, on ne peut répondre de rien. On a un couteau toutouvert dans sa poche, ce couteau entre ingénument dans le ventre duvoisin, sans savoir ce qu’il fait, par ignorance ; le voisinpousse un juron et rend l’âme. Tournons d’un autre côté, sire.

– Ai-je été vu ?

– Je ne crois pas ; mais vous leserez indubitablement si vous restez plus longtemps ici.

– Vive la messe ! vive lamesse ! cria un flot de peuple qui venait des halles ets’engouffrait, comme une marée qui monte, dans la rue del’Arbre-Sec.

– Vive M. de Guise ! vivele cardinal ! vive M. de Mayenne ! répondit lafoule stationnant à la porte de la Hurière, laquelle venait dereconnaître les deux princes lorrains.

– Oh ! oh ! quels sont cescris ? dit Henri III en fronçant le sourcil.

– Ce sont des cris qui prouvent quechacun est bien à sa place et devrait y rester :M. de Guise dans les rues et vous au Louvre ; allezau Louvre, sire, allez au Louvre.

– Viens-tu avec nous ?

– Moi ? oh ! non pas ! tun’as pas besoin de moi, mon fils, tu as tes gardes du corpsordinaires. En avant, Quélus ! en avant, Maugiron ! Moi,je veux voir le spectacle jusqu’au bout. Je le trouve curieux,sinon amusant.

– Où vas-tu ?

– Je vais mettre mon nom sur les autresregistres. Je veux que demain il y ait mille autographes de moi quicourent les rues de Paris. Nous voilà sur le quai, bonsoir, monfils ; tire à droite, je tirerai à gauche ; chacun sonchemin ; je cours à Saint-Merry entendre un fameuxprédicateur.

– Oh ! oh ! qu’est-ce encoreque ce bruit ? dit tout à coup le roi, et pourquoi court-onainsi du côté du pont Neuf ?

Chicot se haussa sur la pointe des pieds, maisil ne put rien voir qu’une masse de peuple criant, hurlant, sebousculant, et qui paraissait porter quelqu’un ou quelque chose entriomphe.

Tout à coup les ondes du populaire s’ouvrirentau moment où le quai, en s’élargissant en face de la rue desLavandières, permit à la foule de se répandre à droite et à gauche,et, comme le monstre apporté par le flot jusqu’aux piedsd’Hippolyte, un homme, qui semblait être le personnage principal decette scène burlesque, fut poussé par ces vagues humaines jusqu’auxpieds du roi.

Cet homme était un moine monté sur unâne ; le moine parlait et gesticulait.

L’âne brayait.

– Ventre de biche ! dit Chicot,sitôt qu’il eut distingué l’homme et l’animal qui venaient d’entreren scène l’un portant l’autre : je te parlais d’un fameuxprédicateur qui prêchait à Saint-Merry ; il n’est plusnécessaire d’aller si loin ; écoute un peu celui-là.

– Un prédicateur à âne ? ditQuélus.

– Pourquoi pas ? mon fils.

– Mais c’est Silène ! ditMaugiron.

– Lequel est le prédicateur ? ditHenri, ils parlent tous deux en même temps.

– C’est celui du bas qui est le pluséloquent, dit Chicot ; mais c’est celui du haut qui parle lemieux le français ; écoute, Henri, écoute.

– Silence ! cria-t-on de tous côtés,silence !

– Silence ! cria Chicot d’une voixqui domina toutes les voix.

Chacun se tut. On fit cercle autour du moineet de l’âne. Le moine entama l’exorde :

– Mes frères, dit-il, Paris est unesuperbe ville ; Paris est l’orgueil du royaume de France, etles Parisiens sont un peuple de gens spirituels, la chanson le dit.Et le moine se mit à chanter à pleine gorge :

Parisien, mon bel ami,

Que tu sais de sciences !

Mais à ces mots, ou plutôt à cet air, l’ânemêla son accompagnement si haut et avec tant d’acharnement, qu’ilcoupa la parole à son cavalier.

Le peuple éclata de rire.

– Tais-toi, Panurge, tais-toi donc, criale moine, tu parleras à ton tour ; mais laisse-moi parler lepremier.

L’âne se tut.

– Mes frères, continua le prédicateur, laterre est une vallée de douleur où l’homme, pour la plupart dutemps, ne peut se désaltérer qu’avec ses larmes.

– Mais il est ivre mort ! dit leroi.

– Parbleu ! fit Chicot.

– Moi qui vous parle, continua le moine,tel que vous me voyez, je reviens d’exil comme les Hébreux, etdepuis huit jours nous ne vivons que d’aumônes et de privations,Panurge et moi.

– Qu’est-ce que Panurge ? demanda leroi.

– Le supérieur de son couvent, selontoute probabilité, dit Chicot. Mais laisse-moi écouter, le bonhommeme touche.

– Qui m’a valu cela, mes amis ?C’est Hérodes. Vous savez de quel Hérodes je veux parler.

– Et toi aussi, mon fils, dit Chicot, jet’ai expliqué l’anagramme.

– Drôle !

– À qui parles-tu, à moi, au moine ou àl’âne ?

– À tous les trois.

– Mes frères, continua le moine, voicimon âne que j’aime comme une brebis ; il vous dira que noussommes venus de Villeneuve-le-Roi ici en trois jours pour assisterà la grande solennité de ce soir, et comment sommes-nousvenus ?

La bourse vide,

Le gosier sec.

Mais rien ne nous a coûté, à Panurge et àmoi.

– Mais qui diable appelle-t-il doncPanurge ? demanda Henri, que ce nom pantagruéliquepréoccupait.

– Nous sommes donc venus, continua lemoine, et nous sommes arrivés pour voir ce qui se passe ;seulement, nous voyons, mais nous ne comprenons pas. Que sepasse-t-il, mes frères ? Est-ce aujourd’hui qu’on déposeHérodes ? est-ce aujourd’hui que l’on met frère Henri dans uncouvent ?

– Oh ! oh ! dit Quélus, j’aibien envie de mettre cette grosse futaille en perce ; qu’endis-tu, Maugiron ?

– Bah ! dit Chicot, tu te fâchespour si peu, Quélus ? Est-ce que le roi ne s’y met pas tousles jours, dans un couvent ? Crois-moi donc, Henri, si on nete fait que cela, tu n’auras pas à te plaindre, n’est-ce pas,Panurge ?

L’âne, interpellé par son nom, dressa lesoreilles et se mit à braire d’une façon terrible.

– Oh ! Panurge ; oh ! ditle moine, avez-vous des passions ? Messieurs, continua-t-il,je suis sorti de Paris avec deux compagnons de route :Panurge, qui est mon âne, et M. Chicot, qui est le fou de SaMajesté. Messieurs, pouvez-vous me dire ce qu’est devenu mon amiChicot ?

Chicot fit la grimace.

– Ah ! dit le roi, c’est tonami ?

Quélus et Maugiron éclatèrent de rire.

– Il est beau, continua le roi, ton ami,et respectable surtout ; comment l’appelle-t-on ?

– C’est Gorenflot, Henri ; tu saisce cher Gorenflot dont M. de Morvilliers t’a déjà touchédeux mots.

– L’incendiaire deSainte-Geneviève ?

– Lui-même.

– En ce cas, je vais le faire pendre.

– Impossible !

– Pourquoi cela ?

– Parce qu’il n’a pas de cou.

– Mes frères, continua Gorenflot, mesfrères, vous voyez un véritable martyr. Mes frères, c’est ma causeque l’on défend en ce moment, ou plutôt c’est celle de tous lesbons catholiques. Vous ne savez pas ce qui se passe en province etce que brassent les huguenots. Nous avons été obligés d’en tuer unà Lyon qui prêchait la révolte. Tant qu’il en restera une seulecouvée par toute la France, les bons cœurs n’auront pas un instantde tranquillité. Exterminons donc les huguenots. Aux armes, mesfrères, aux armes !

Plusieurs voix répétèrent : Auxarmes !

– Par la mordieu ! dit le roi, faistaire ce soûlard, ou il va nous faire une secondeSaint-Barthélemy.

– Attends, attends, dit Chicot.

Et, prenant une sarbacane des mains de Quélus,il passa derrière le moine et lui allongea de toute sa force uncoup de l’instrument creux et sonore sur l’omoplate.

– Au meurtre ! cria le moine.

– Tiens ! c’est toi ! ditChicot en passant sa tête sous le bras du moine ; commentvas-tu, frocard ?

– À mon aide, monsieur Chicot, à monaide, s’écria Gorenflot, les ennemis de la foi veulentm’assassiner ; mais je ne mourrai pas sans que ma voix sefasse entendre. Au feu les huguenots ! aux fagots leBéarnais !

– Veux-tu te taire, animal !

– Au diable les Gascons ! continuale moine. En ce moment, un second coup, non pas de sarbacane, maisde bâton, tomba sur l’autre épaule de Gorenflot, qui, cette fois,poussa véritablement un cri de douleur.

Chicot, étonné, regarda autour de lui ;mais il ne vit que le bâton. Le coup avait été détaché par un hommequi venait de se perdre dans la foule, après avoir administré cettecorrection volante à frère Gorenflot.

– Oh ! oh ! dit Chicot, quidiable nous venge ainsi ? Serait-ce quelque enfant dupays ? Il faut que je m’en assure.

Et il se mit à courir après l’homme au bâton,qui se glissait le long du quai, escorté d’un seul compagnon.

Chapitre 16La rue de la Ferronnerie.

Chicot avait de bonnes jambes, et il s’en fûtservi avec avantage pour rejoindre l’homme qui venait de bâtonnerGorenflot, si quelque chose d’étrange dans la tournure de cethomme, et surtout dans celle de son compagnon, ne lui eût faitcomprendre qu’il y avait danger à provoquer brusquement unereconnaissance qu’ils paraissaient vouloir éviter. En effet, lesdeux fuyards cherchaient visiblement à se perdre dans la foule, nese détournant qu’aux angles des rues pour s’assurer qu’ilsn’étaient pas suivis.

Chicot songea qu’il n’y avait pour lui qu’unmoyen de n’avoir pas l’air de les suivre : c’était de lesprécéder. Tous deux regagnaient la rue Saint-Honoré par la rue dela Monnaie et la rue Tirechappe : au coin de cette dernière,il les dépassa, et, toujours courant, il alla s’embusquer au boutde la rue des Bourdonnais.

Les deux hommes remontaient la rueSaint-Honoré, longeant les maisons du côté de la halle au blé, et,le chapeau rabattu sur les sourcils, le manteau drapé jusqu’auxyeux, marchaient d’un pas pressé, et qui avait quelque chose demilitaire, vers la rue de la Ferronnerie. Chicot continua de lesprécéder.

Au coin de la rue de la Ferronnerie, les deuxhommes s’arrêtèrent de nouveau pour jeter un dernier regard autourd’eux.

Pendant ce temps, Chicot avait continué degagner du terrain et était arrivé, lui, au milieu de la rue.

Au milieu de la rue, et en face d’une maisonqui semblait prête à tomber en ruines, tant elle était vieille,stationnait une litière attelée de deux chevaux massifs. Chicotjeta un coup d’œil autour de lui, vit le conducteur endormi sur ledevant, une femme paraissant inquiète et collant son visage à lajalousie ; une illumination lui vint que la litière attendaitles deux hommes ; il tourna derrière elle, et, protégé par sonombre combinée avec celle de la maison, il se glissa sous un largebanc de pierre, lequel servait d’étalage aux marchands de légumesqui, deux fois par semaine, faisaient, à cette époque, un marchérue de la Ferronnerie.

À peine y était-il blotti, qu’il vitapparaître les deux hommes à la tête des chevaux, où de nouveau ilss’arrêtèrent inquiets ; un d’eux alors réveilla le cocher, et,comme il avait le sommeil dur, celui-là laissa échapper un capdé diou des mieux accentués, tandis que l’autre, plusimpatient encore, lui piquait le derrière avec la pointe de sonpoignard.

– Oh ! oh ! dit Chicot, je nem’étais donc pas trompé : c’étaient des compatriotes ;cela ne m’étonne plus qu’ils aient si bien étrillé Gorenflot parcequ’il disait du mal des Gascons.

La jeune femme, reconnaissant à son tour lesdeux hommes pour ceux qu’elle attendait, se pencha rapidement horsde la portière de la lourde machine. Chicot alors l’aperçut plusdistinctement : elle pouvait avoir de vingt à vingt-deuxans ; elle était fort belle et fort pâle ; et, s’il eûtfait jour, à la moite vapeur qui humectait ses cheveux d’un blonddoré et ses yeux cerclés de noir, à ses mains d’un blanc mat, àl’attitude languissante de tout son corps, on eût pu reconnaîtrequ’elle était en proie à un état de maladie dont ses fréquentesdéfaillances et l’arrondissement de sa taille eussent bien vitedonné le secret.

Mais de tout cela Chicot ne vit que troischoses : c’est qu’elle était jeune, pâle et blonde.

Les deux hommes s’approchèrent de la litière,et se trouvèrent naturellement placés entre elle et le banc souslequel Chicot s’était tapi.

Le plus grand des deux prit à deux mains lamain blanche que la dame lui tendait par l’ouverture de la litière,et, posant le pied sur le marchepied et les deux bras sur laportière :

– Eh bien ! ma mie, demanda-t-il àla dame, mon petit cœur, mon mignon, comment allons-nous ?

La dame répondit en secouant la tête avec untriste sourire et en montrant son flacon de sels.

– Encore des faiblesses,ventre-saint-gris ! Que je vous en voudrais d’être maladeainsi, mon cher amour, si je n’avais pas votre douce maladie à mereprocher !

– Et pourquoi diable aussi emmenez-vousmadame à Paris ? dit l’autre homme assez rudement : c’estune malédiction, par ma foi, qu’il faut que vous ayez toujoursainsi quelque jupe cousue à votre pourpoint.

– Eh ! cher Agrippa, dit celui desdeux hommes qui avait parlé le premier, et qui paraissait le mariou l’amant de la dame, c’est une si grande douleur que de seséparer de ce qu’on aime !

Et il échangea avec la dame un regard pleind’amoureuse langueur.

– Cordioux ! vous me damnez, sur monâme, quand je vous entends parler, reprit l’aigre compagnon ;êtes-vous donc venu à Paris pour faire l’amour, beauvert-galant ? Il me semble cependant que le Béarn est assezgrand pour vos promenades sentimentales, sans pousser cespromenades jusqu’à la Babylone où vous avez failli vingt fois nousfaire éreinter ce soir. Retournez là-bas, si vous voulez mugueteraux rideaux des litières ; mais ici, mordioux ! ne faitesd’autres intrigues que des intrigues politiques, mon maître.

Chicot, à ce mot de maître, eût bien voululever la tête ; mais il ne pouvait guère, sans être vu,risquer un pareil mouvement.

– Laissez-le gronder, ma mie, et ne vousinquiétez point de ce qu’il dit. Je crois qu’il tomberait maladecomme vous, et qu’il aurait, comme vous, des vapeurs et desdéfaillances s’il ne grondait plus.

– Mais au moins, ventre-saint-gris, commevous dites, s’écria le marronneur, montez dans la litière, si vousvoulez dire des tendresses à madame, et vous risquerez moins d’êtrereconnu qu’en vous tenant ainsi dans la rue.

– Tu as raison, Agrippa, dit le Gasconamoureux. Et vous voyez, ma mie, qu’il n’est pas de si mauvaisconseil qu’il en a l’air. Là, faites-moi place, mon mignon, si vouspermettez toutefois que, ne pouvant me tenir à vos genoux, jem’asseye à vos côtés.

– Non seulement je le permets, sire,répondit la jeune dame, mais je le désire ardemment,

– Sire, murmura Chicot, qui, emporté parun mouvement irréfléchi, voulait lever la tête et se la heurtadouloureusement au banc de grès ; sire ! que dit-elledonc là ?

Mais, pendant ce temps, l’amant heureuxprofitait de la permission donnée, et l’on entendait le plancher duchariot grincer sous un nouveau poids.

Puis le bruit d’un long et tendre baisersuccéda au grincement.

– Mordioux ! s’écria le compagnondemeuré en dehors de la litière, l’homme est en vérité un bienstupide animal.

– Je veux être pendu si j’y comprendsquelque chose, murmura Chicot ; mais attendons : toutvient à point pour qui sait attendre.

– Oh ! que je suis heureux !continua, sans s’inquiéter le moins du monde des impatiences de sonami, auxquelles d’ailleurs il semblait depuis longtemps habitué,celui qu’on appelait sire ; ventre-saint-gris, aujourd’hui estun beau jour. Voici mes bons Parisiens, qui m’exècrent de touteleur âme et qui me tueraient sans miséricorde s’ils savaient où mevenir prendre pour cela ; voici mes Parisiens qui travaillentde leur mieux à m’aplanir le chemin du trône, et j’ai dans mes brasla femme que j’aime. Où sommes-nous, d’Aubigné ? je veux,quand je serai roi, faire élever, à cet endroit même, une statue augénie du Béarnais.

– Du Béarn….

Chicot s’arrêta ; il venait de se faireune deuxième bosse juxtaposée à la première.

– Nous sommes dans la rue de laFerronnerie, sire, et il n’y flaire pas bon, dit d’Aubigné, qui,toujours de mauvaise humeur, s’en prenait aux choses quand il étaitlas de s’en prendre aux hommes.

– Il me semble, continua Henri, car noslecteurs ont sans doute reconnu déjà le roi de Navarre ; il mesemble que j’embrasse clairement toute ma vie, que je me vois roi,que je me sens sur le trône, fort et puissant, mais peut-être moinsaimé que je ne le suis à cette heure, et que mon regard plonge dansl’avenir jusqu’à l’heure de ma mort. Oh ! mes amours,répétez-moi encore que vous m’aimez, car, à votre voix, mon cœur sefond.

Et le Béarnais, dans un sentiment demélancolie qui parfois l’envahissait, laissa, avec un profondsoupir, tomber sa tête sur l’épaule de sa maîtresse.

– Oh ! mon Dieu ! dit la jeunefemme effrayée, vous trouvez-vous mal, sire ?

– Bon ! il ne manquerait plus quecela, dit d’Aubigné, beau soldat, beau général, beau roi quis’évanouit.

– Non, ma mie, rassurez-vous, dit Henri,si je m’évanouissais près de vous, ce serait de bonheur.

– En vérité, sire, dit d’Aubigné, je nesais pas pourquoi vous signez Henri de Navarre, vous devriez signerRonsard ou Clément Marot. Cordioux ! comment donc faites-voussi mauvais ménage avec madame Margot, étant tous deux si tendres àla poésie ?

– Ah ! d’Aubigné ! par grâce,ne parle pas de ma femme. Ventre-saint-gris ! tu sais leproverbe : si nous allions la rencontrer ?

– Bien qu’elle soit en Navarre, n’est-cepas ? dit d’Aubigné.

– Ventre-saint-gris ! est-ce que jen’y suis pas aussi, moi, en Navarre ? est-ce que je ne suispas censé y être, du moins ? Tiens, Agrippa, tu m’as donné lefrisson ; monte et rentrons.

– Ma foi non, dit d’Aubigné, marchez, jevous suivrai par derrière ; je vous gênerais, et, ce qui pisest, vous me gêneriez.

– Ferme donc la portière, ours du Béarn,et fais ce que tu voudras, dit Henri.

Puis, s’adressant au cocher :

– Lavarenne, où tu sais !dit-il.

La litière s’éloigna lentement, suivi ded’Aubigné, qui, tout en gourmandant l’ami, avait voulu veiller surle roi.

Ce départ délivrait Chicot d’une appréhensionterrible, car, après une telle conversation avec Henri, d’Aubignén’était pas homme à laisser vivre l’imprudent qui l’auraitentendue.

– Voyons, dit Chicot tout en sortant àquatre pattes de dessous son banc, faut-il que le Valois sache cequi vient de se passer ?

Et Chicot se redressa pour rendre l’élasticitéà ses longues jambes engourdies par la crampe.

– Et pourquoi le saurait-il ? repritle Gascon, continuant de se parler à lui-même ; deux hommesqui se cachent et une femme enceinte ! En vérité, ce seraitlâche. Non, je ne dirai rien ; et puis, que je sois instruit,moi, n’est-ce pas le point important, puisqu’au bout du comptec’est moi qui règne ?

Et Chicot fit tout seul une joyeusegambade.

– C’est joli, les amoureux !continua Chicot ; mais d’Aubigné a raison : il aime tropsouvent, pour un roi in partibus, ce cher Henri deNavarre. Il y a un an, c’était pour madame de Sauve qu’il revenaità Paris. Aujourd’hui, il s’y fait suivre par cette charmante petitecréature qui a des défaillances. Qui diable cela peut-ilêtre ? la Fosseuse, probablement. Et puis, j’y songe, si Henride Navarre est un prétendant sérieux, s’il aspire au trônevéritablement, le pauvre garçon, il doit penser un peu à détruireson ennemi le Balafré, son ennemi le cardinal de Guise, et sonennemi ce cher duc de Mayenne. Eh bien ! je l’aime, moi, leBéarnais, et je suis sûr qu’il jouera un jour ou l’autre quelquemauvais tour à cet affreux boucher lorrain. Décidément, je nesoufflerai pas le mot de ce que j’ai vu et entendu.

En ce moment, une bande de ligueurs ivrespassa en criant : «Vive la messe, mort au Béarnais ! aubûcher les huguenots ! aux fagots les hérétiques !»

Cependant la litière tournait l’angle du murdu cimetière des Saints-Innocents et passait dans les profondeursde la rue Saint-Denis.

– Voyons, dit Chicot, récapitulons :j’ai vu le cardinal de Guise, j’ai vu le duc de Mayenne, j’ai vu leroi Henri de Valois, j’ai vu le roi Henri de Navarre ; un seulprince manque à ma collection, c’est le duc d’Anjou ;cherchons-le jusqu’à ce que je le trouve. Voyons, où est monFrançois III ? ventre de biche ! j’ai soif del’apercevoir, ce digne monarque.

Et Chicot reprit le chemin de l’égliseSaint-Germain-l’Auxerrois.

Chicot n’était pas le seul qui cherchât le ducd’Anjou et qui s’inquiétât de son absence ; les Guise, euxaussi, le cherchaient de tous côtés, mais ils n’étaient pas plusheureux que Chicot. M. d’Anjou n’était pas homme à se hasarderimprudemment, et nous verrons plus tard quelles précautions leretenaient encore éloigné de ses amis.

Un instant, Chicot crut l’avoir trouvé :c’était dans la rue Béthisy ; un groupe nombreux s’était forméà la porte d’un marchand de vins, et dans ce groupe Chicot reconnutM. de Monsoreau et le Balafré.

– Bon, dit-il, voici les remoras :le requin ne doit pas être loin.

Chicot se trompait. M. de Monsoreauet le Balafré étaient occupés à verser, à la porte d’un cabaretregorgeant d’ivrognes, force rasades à un orateur dont ilsexcitaient ainsi la balbutiante éloquence.

Cet orateur, c’était Gorenflot ivre mort.Gorenflot racontant son voyage de Lyon et son duel dans une aubergeavec un effroyable suppôt de Calvin.

M. de Guise prêtait à ce récit, danslequel il croyait reconnaître des coïncidences avec le silence deNicolas David, l’attention la plus soutenue.

Au reste, la rue Béthisy était encombrée demonde ; plusieurs gentilshommes ligueurs avaient attaché leurschevaux à une espèce de rond-point assez commun dans la plupart desrues de cette époque. Chicot s’arrêta à l’extrémité du groupe quifermait ce rond-point et tendit l’oreille.

Gorenflot, tourbillonnant, éclatant, culbutantincessamment, renversé de sa chaire vivante, et remis tant bien quemal en selle sur Panurge ; Gorenflot ne parlant plus que parsaccades, mais malheureusement parlant encore, était le jouet del’insistance du duc et de l’adresse de M. de Monsoreau,qui tiraient de lui des bribes de raison et des fragmentsd’aveux.

Une pareille confession effraya le Gascon auxécoutes bien autrement que la présence du roi de Navarre à Paris.Il voyait venir le moment où Gorenflot laisserait échapper son nom,et ce nom pouvait éclaircir tout le mystère d’une lueur funeste.Chicot ne perdit pas de temps, il coupa ou dénoua les brides deschevaux qui se caressaient aux volets des boutiques du rond-point,et, donnant à deux ou trois d’entre eux de violents coupsd’étrivières, il les lança au milieu de la foule, qui, devant leurgalop et leur hennissement, s’ouvrit, rompue et dispersée.

Gorenflot eut peur pour Panurge, lesgentilshommes eurent peur pour eux-mêmes ; l’assemblées’ouvrit, chacun se dispersa. Le cri : «Au feu !»retentit, répété par une douzaine de voix. Chicot passa comme uneflèche au milieu des groupes, et, s’approchant de Gorenflot, touten lui montrant une paire d’yeux flamboyants qui commencèrent à ledégriser, saisit Panurge par la bride, et, au lieu de suivre lafoule, lui tourna le dos, de sorte que ce double mouvement, fait ensens contraire, laissa bientôt un notable espace entre Gorenflot etle duc de Guise, espace que remplit à l’instant même le noyautoujours grossissant des curieux accourus trop tard.

Alors Chicot entraîna le moine chancelant aufond du cul-de-sac formé par l’abside de l’égliseSaint-Germain-l’Auxerrois, et, l’adossant au mur, lui et Panurge,comme un statuaire eût fait d’un bas-relief qu’il eût vouluincruster dans la pierre :

– Ah ! ivrogne ! luidit-il ; ah ! païen ! ah ! traître !ah ! renégat ! tu préféreras donc toujours un pot de vinà ton ami ?

– Ah ! monsieur Chicot !balbutia le moine.

– Comment ! je te nourris,infâme ! continua Chicot, je t’abreuve, je t’emplis les pocheset l’estomac, et tu trahis ton seigneur !

– Ah ! Chicot ! dit le moineattendri.

– Tu racontes mes secrets,misérable !

– Cher ami !

– Tais-toi ! tu n’es qu’unsycophante, et tu mérites un châtiment.

Le moine trapu, vigoureux, énorme, puissantcomme un taureau, mais dompté par le repentir et surtout par levin, vacillait sans se défendre, aux mains de Chicot, qui lesecouait comme un ballon gonflé d’air.

Panurge seul protestait contre la violencefaite à son ami par des coups de pieds qui n’atteignaient personne,et que Chicot lui rendait en coups de bâton.

– Un châtiment à moi ! murmurait lemoine ; un châtiment à votre ami, cher monsieurChicot !

– Oui, oui, un châtiment, dit Chicot, ettu vas le recevoir.

Et le bâton du Gascon passa pour un instant dela croupe de l’âne aux épaules larges et charnues du moine.

– Oh ! si j’étais à jeun ! fitGorenflot avec un mouvement de colère.

– Tu me battrais, n’est-ce pas,ingrat ? moi, ton ami ?

– Vous, mon ami, monsieur Chicot !et vous m’assommez.

– Qui aime bien châtie bien.

– Arrachez-moi donc la vie tout desuite ! s’écria Gorenflot.

– Je le devrais.

– Oh ! si j’étais à jeun !répéta le moine avec un profond gémissement.

– Tu l’as déjà dit.

Et Chicot redoubla de preuves d’amitié enversle pauvre génovéfain, qui se mit à beugler de toutes sesforces.

– Allons, après le bœuf voici le veau,dit le Gascon. Çà, maintenant, qu’on se cramponne à Panurge etqu’on aille se coucher gentiment à la Corned’Abondance.

– Je ne vois plus mon chemin, dit lemoine, des yeux duquel coulaient de grosses larmes.

– Ah ! dit Chicot, si tu pleurais levin que tu as bu, cela au moins te dégriserait peut-être. Mais non,il va falloir encore que je te serve de guide.

Et Chicot se mit à tirer l’âne par la bride,tandis que le moine, se cramponnant des deux mains à la blatrière,faisait tous ses efforts pour conserver son centre de gravité.

Ils traversèrent ainsi le pont aux Meuniers,la rue Saint-Barthélemy, le Petit-Pont, et remontèrent la rueSaint-Jacques, le moine toujours pleurant, le Gascon toujourstirant.

Deux garçons, aides de maître Bonhomet,descendirent, sur l’ordre de Chicot, le moine de son âne, et leconduisirent dans le cabinet que nos lecteurs connaissent déjà.

– C’est fait, dit maître Bonhomet enrevenant.

– Il est couché ? demandaChicot.

– Il ronfle.

– À merveille ! mais, comme il seréveillera un jour ou l’autre, rappelez-vous que je ne veux pointqu’il sache comment il est revenu ici, pas un mot d’explication, ilne serait même pas mal qu’il crût n’en être pas sorti depuis lafameuse nuit où il a fait un si grand esclandre dans son couvent,et qu’il prit pour un rêve ce qui lui est arrivé dansl’intervalle.

– Il suffit, seigneur Chicot, réponditl’hôtelier ; mais que lui est-il donc arrivé à ce pauvremoine ?

– Un grand malheur ; il paraît qu’àLyon il s’est pris de querelle avec un envoyé deM. de Mayenne, et qu’il l’a tué.

– Oh ! mon Dieu !… s’écrial’hôte, de sorte que….

– De sorte que M. de Mayenne ajuré, à ce qu’il paraît, qu’il le ferait rouer vif ou qu’il yperdrait son nom, répondit Chicot.

– Soyez tranquille, dit Bonhomet, sousaucun prétexte il ne sortira d’ici.

– À la bonne heure ; et maintenant,continua le Gascon rassuré sur Gorenflot, il faut absolument que jeretrouve mon duc d’Anjou, cherchons.

Et il prit sa course vers l’hôtel de SaMajesté François III.

Chapitre 17Le prince et l’ami.

Comme on l’a vu, Chicot avait vainementcherché le duc d’Anjou par les rues de Paris pendant la soirée dela Ligue.

Le duc de Guise, on se le rappelle, avaitinvité le prince à sortir : cette invitation avait inquiétél’ombrageuse altesse. François avait réfléchi, et, après réflexion,François dépassait le serpent en prudence.

Cependant, comme son intérêt à lui-mêmeexigeait qu’il vît de ses propres yeux ce qui devait se passer cesoir-là, il se décida à accepter l’invitation, mais il prit en mêmetemps la résolution de ne mettre le pied hors de son palais quebien et dûment accompagné.

De même que tout homme qui craint appelle unearme favorite à son secours, le duc alla chercher son épée, quiétait Bussy d’Amboise.

– Pour que le duc se décidât à cettedémarche, il fallait que la peur le talonnât bien fort. Depuis sadéception à l’endroit de M. de Monsoreau, Bussy boudait,et François s’avouait à lui-même qu’à la place de Bussy, et ensupposant qu’en prenant sa place il eût en même temps pris soncourage, il aurait témoigné plus que du dépit au prince qui l’eûttrahi d’une si cruelle façon.

Au reste, Bussy, comme toutes les naturesd’élite, sentait plus vivement la douleur que le plaisir : ilest rare qu’un homme intrépide au danger, froid et calme en face dufer et du feu, ne succombe pas plus facilement qu’un lâche auxémotions d’une contrariété. Ceux que les femmes font pleurer leplus facilement, ce sont les hommes qui se font le plus craindredes hommes.

Bussy dormait, pour ainsi dire, dans sadouleur : il avait vu Diane reçue à la cour, reconnue commecomtesse de Monsoreau, admise par la reine Louise au rang de sesdames d’honneur ; il avait vu mille regards curieux dévorercette beauté sans rivale, qu’il avait pour ainsi dire découverte ettirée du tombeau où elle était ensevelie. Il avait, pendant touteune soirée, attaché ses yeux ardents sur la jeune femme qui nelevait point ses yeux appesantis ; et, dans tout l’éclat decette fête, Bussy, injuste comme tout homme qui aime véritablement,Bussy, oubliant le passé et détruisant lui-même dans son esprittous les fantômes de bonheur que le passé y avait fait naître,Bussy ne s’était pas demandé combien Diane devait souffrir de tenirainsi ses yeux baissés, elle qui pouvait, en face d’elle,apercevoir un visage voilé par une tristesse sympathique, au milieude toutes ces figures indifférentes ou sottement curieuses.

– Oh ! se dit Bussy à lui-même, envoyant qu’il attendait inutilement un regard, les femmes n’ontd’adresse et d’audace que lorsqu’il s’agit de tromper un tuteur, unépoux ou une mère ; elles sont gauches, elles sont lâches,lorsqu’il s’agit de payer une dette de simple reconnaissance ;elles ont tellement peur de paraître aimer, elles attachent un prixsi exagéré à leur moindre faveur, que, pour désespérer celui quiprétend à elles, elles ne regardent point, quand tel est leurcaprice, à lui briser le cœur. Diane pouvait me direfranchement : «Merci de ce que vous avez fait pour moi,monsieur de Bussy, mais je ne vous aime pas.» J’eusse été tué ducoup, ou j’en eusse guéri. Mais non ! elle me préfère, melaisse l’aimer inutilement ; mais elle n’y a rien gagné, carje ne l’aime plus, je la méprise.

Et il s’éloigna du cercle royal, la rage dansle cœur.

En ce moment, ce n’était plus cette noblefigure que toutes les femmes regardaient avec amour et tous leshommes avec terreur : c’était un front terni, un œil faux, unsourire oblique.

Bussy, en sortant, se vit passer dans un grandmiroir de Venise et se trouva lui-même insupportable à voir.

– Mais je suis fou, dit-il ;comment, pour une personne qui me dédaigne, je me rendrais odieux àcent qui me recherchent ! Mais pourquoi me dédaigne-t-elle, ouplutôt pour qui ?

Est-ce pour ce long squelette à face livide,qui, toujours planté à dix pas d’elle, la couve sans cesse de sonjaloux regard… et qui, lui aussi, feint de ne pas me voir ? Etdire cependant que, si je le voulais, dans un quart d’heure, je letiendrais muet et glacé sous mon genou avec dix pouces de mon épéedans le cœur ; dire que, si je le voulais, je pourrais jetersur cette robe blanche le sang de celui qui y a cousu cesfleurs ; dire que, si je le voulais, ne pouvant être aimé, jeserais au moins terrible et haï !

Oh ! sa haine ! sa haine !plutôt que son indifférence.

Oui, mais ce serait banal et mesquin :c’est ce que feraient un Quélus et un Maugiron, si un Quélus et unMaugiron savaient aimer. Mieux vaut ressembler à ce héros dePlutarque que j’ai tant admiré, à ce jeune Antiochus mourantd’amour, sans risquer un aveu, sans proférer une plainte. Oui, jeme tairai ! Oui, moi qui ai lutté corps à corps avec tous leshommes effrayants de ce siècle ; moi qui ai vu Crillon, lebrave Crillon lui-même, désarmé devant moi, et qui ai tenu sa vie àma merci. Oui, j’éteindrai ma douleur et l’étoufferai dans mon âme,comme a fait Hercule du géant Antée, sans lui laisser toucher uneseule fois du pied l’Espérance, sa mère. Non, rien ne m’estimpossible à moi, Bussy, que, comme Crillon, on a surnommé lebrave, et tout ce que les héros ont fait, je le ferai.

Et, sur ces mots, il déroidit la mainconvulsive avec laquelle il déchirait sa poitrine, il essuya lasueur de son front et marcha lentement vers la porte ; sonpoing allait frapper rudement la tapisserie : il se commandala patience et la douceur, et il sortit, le sourire sur les lèvreset le calme sur le front, avec un volcan dans le cœur.

Il est vrai que, sur sa route, il rencontraM. le duc d’Anjou et détourna la tête, car il sentait quetoute sa fermeté d’âme ne pourrait aller jusqu’à sourire, et mêmesaluer le prince qui l’appelait son ami et qui l’avait trahi siodieusement.

En passant, le prince prononça le nom deBussy, mais Bussy ne se détourna même point.

Bussy rentra chez lui. Il plaça son épée surla table, ôta son poignard de sa gaîne, dégrafa lui-même pourpointet manteau, et s’assit dans un grand fauteuil en appuyant sa tête àl’écusson de ses armes qui en ornait le dossier.

Ses gens le virent absorbé ; ils crurentqu’il voulait reposer, et s’éloignèrent. Bussy ne dormaitpas : il rêvait.

Il passa de cette façon plusieurs heures sanss’apercevoir qu’à l’autre bout de la chambre un homme, assis commelui, l’épiait curieusement, sans faire un geste, sans prononcer unmot, attendant, selon toute probabilité, l’occasion d’entrer enrelation, soit par un mot, soit par un signe.

Enfin, un frisson glacial courut sur lesépaules de Bussy et fit vaciller ses yeux ; l’observateur nebougea point.

Bientôt les dents du comte cliquèrent les unescontre les autres ; ses bras se roidirent ; sa tête,devenue trop pesante, glissa le long du dossier du fauteuil ettomba sur son épaule.

En ce moment, l’homme qui l’examinait se levade sa chaise en poussant un soupir, et s’approcha de lui.

– Monsieur le comte, dit-il, vous avez lafièvre.

Le comte leva son front qu’empourprait lachaleur de l’accès.

– Ah ! c’est toi, Remy, dit-il.

– Oui, comte ; je vous attendaisici.

– Ici, et pourquoi ?

– Parce que là où l’on souffre on nereste pas longtemps.

– Merci, mon ami, dit Bussy en prenant lamain du jeune homme.

Remy garda entre les siennes cette mainterrible, devenue plus faible que la main d’un enfant, et, lapressant avec affection et respect contre son cœur :

– Voyons, dit-il, il s’agit de savoir,monsieur le comte, si vous voulez demeurer ainsi : voulez-vousque la fièvre gagne et vous abatte ? restez debout ;voulez-vous la dompter ? mettez-vous au lit, et faites-vouslire quelque beau livre où vous puissiez puiser l’exemple et laforce.

Le comte n’avait plus rien à faire au mondequ’obéir ; il obéit.

C’est donc en son lit que le trouvèrent tousles amis qui le vinrent visiter.

Pendant toute la journée du lendemain, Remy nequitta point le chevet du comte ; il avait la doubleattribution de médecin du corps et de médecin de l’âme ; ilavait des breuvages rafraîchissants pour l’un, il avait de doucesparoles pour l’autre.

Mais le lendemain, qui était le jour oùM. de Guise était venu au Louvre, Bussy regarda autour delui, Remy n’y était point.

– Il s’est fatigué, pensa Bussy ;c’est bien naturel ! pauvre garçon, qui doit avoir tant besoind’air, de soleil et de printemps ! Et puis Gertrudel’attendait, sans doute ; Gertrude n’est qu’une femme dechambre, mais elle l’aime… Une femme de chambre qui aime vaut mieuxqu’une reine qui n’aime pas.

La journée se passa ainsi, Remy ne reparutpas ; justement parce qu’il était absent, Bussy ledésirait ; il se sentait contre ce pauvre garçon de terriblesmouvements d’impatience.

– Oh ! murmura-t-il une fois oudeux, moi qui croyais encore à la reconnaissance et àl’amitié ! Non, désormais je ne veux plus croire à rien.

Vers le soir, quand les rues commençaient às’emplir de monde et de rumeurs, quand le jour déjà disparu nepermettait plus de distinguer les objets dans l’appartement, Bussyentendit des voix très hautes et très nombreuses dans sonantichambre.

Un serviteur accourut alors tout effaré.

– Monseigneur le duc d’Anjou, dit-il.

– Fais entrer, répliqua Bussy en fronçantle sourcil à l’idée que son maître s’inquiétait de lui, ce maîtredont il méprisait jusqu’à la politesse.

Le duc entra. La chambre de Bussy était sanslumière ; les cœurs malades aiment l’obscurité, car ilspeuplent l’obscurité de fantômes.

– Il fait trop sombre chez toi, Bussy,dit le duc ; cela doit te chagriner.

Bussy garda le silence ; le dégoût luifermait la bouche.

– Es-tu donc malade gravement, continuale duc, que tu ne me réponds pas ?

– Je suis fort malade, en effet,monseigneur, murmura Bussy.

– Alors, c’est pour cela que je ne t’aipoint vu chez moi depuis deux jours ? dit le duc.

– Oui, monseigneur, dit Bussy.

Le prince, piqué de ce laconisme, fit deux outrois tours par la chambre en regardant les sculptures qui sedétachaient dans l’ombre, et en maniant les étoffes.

– Tu es bien logé, Bussy, ce me semble dumoins, dit le duc.

Bussy ne répondit pas.

– Messieurs, dit le duc à sesgentilshommes, demeurez dans la chambre à côté ; il fautcroire que, décidément, mon pauvre Bussy est bien malade. Çà,pourquoi n’a-t-on pas prévenu Miron ? Le médecin d’un roin’est pas trop bon pour Bussy.

Un serviteur de Bussy secoua la tête : leduc regarda ce mouvement.

– Voyons, Bussy, as-tu deschagrins ? demanda le prince presque obséquieusement.

– Je ne sais pas, répondit le comte.

Le duc s’approcha, pareil à ces amants qu’onrebute, et qui, à mesure qu’on les rebute, deviennent plus soupleset plus complaisants.

– Voyons ! parle-moi donc,Bussy ! dit-il.

– Eh ! que vous dirai-je,monseigneur ?

– Tu es fâché contre moi, hein ?ajouta-t-il à voix basse.

– Moi, fâché, de quoi ? D’ailleurs,on ne se fâche point contre les princes. À quoi celaservirait-il ?

Le duc se tut.

– Mais, dit Bussy à son tour, nousperdons le temps en préambules. Allons au fait, monseigneur.

Le duc regarda Bussy.

– Vous avez besoin de moi, n’est-cepas ? dit ce dernier avec une dureté incroyable.

– Ah ! monsieur de Bussy !

– Eh ! sans doute, vous avez besoinde moi, je le répète ; croyez-vous que je pense que c’est paramitié, que vous me venez voir ? Non, pardieu, car vousn’aimez personne.

– Oh ! Bussy !… toi, me dire depareilles choses !

– Voyons, finissons-en ; parlez,monseigneur, que vous faut-il ? Quand on appartient à unprince, quand ce prince dissimule au point de vous appeler mon ami,eh bien ! il faut lui savoir gré de la dissimulation et luifaire tout sacrifice, même celui de la vie. Parlez.

Le duc rougit ; mais, comme il était dansl’ombre, personne ne vit cette rougeur.

– Je ne voulais rien de toi, Bussy, et tute trompes, dit-il, en croyant ma visite intéressée. Je désireseulement, voyant le beau temps qu’il fait, et tout Paris étant émuce soir de la signature de la Ligue, t’avoir en ma compagnie pourcourir un peu la ville.

Bussy regarda le duc.

– N’avez-vous pas Aurilly ?dit-il.

– Un joueur de luth.

– Ah ! monseigneur ! vous nelui donnez pas toutes ses qualités, je croyais qu’il remplissaitencore près de vous d’autres fonctions. Et, en dehors d’Aurilly,d’ailleurs, vous avez encore dix ou douze gentilshommes dontj’entends les épées retentir sur les boiseries de monantichambre.

La portière se souleva lentement.

– Qui est là ? demanda le duc avechauteur, et qui entre sans se faire annoncer dans la chambre où jesuis ?

– Moi, Remy, répondit le Haudoin enfaisant une entrée majestueuse et nullement embarrassée.

– Qu’est-ce que Remy ? demanda leduc.

– Remy, monseigneur, répondit le jeunehomme, c’est le médecin.

– Remy, dit Bussy, c’est plus que lemédecin, monseigneur, c’est l’ami.

– Ah ! fît le duc blessé.

– Tu as entendu ce que monseigneurdésire, demanda Bussy en s’apprêtant à sortir du lit.

– Oui, que vous l’accompagniez,mais….

– Mais quoi ? dit le duc.

– Mais vous ne l’accompagnerez pas,monseigneur, répondit le Haudoin.

– Et pourquoi cela ? s’écriaFrançois.

– Parce qu’il fait trop froid dehors,monseigneur.

– Trop froid ? dit le duc surprisqu’on osât lui résister.

– Oui ! trop froid. En conséquence,moi qui réponds de la santé de M. de Bussy à ses amis età moi-même, je lui défends de sortir.

Bussy n’en allait pas moins sauter en bas dulit, mais la main de Remy rencontra la sienne et la lui serra d’unefaçon significative.

– C’est bon, dit le duc. Puisqu’ilcourrait si gros risque à sortir, il restera.

Et Son Altesse, piquée outre mesure, fit deuxpas vers la porte.

Bussy ne bougea point.

Le duc revint vers le lit.

– Ainsi c’est décidé, dit-il, tu ne terisques point ?

– Vous le voyez, monseigneur, dit Bussy,le médecin le défend.

– Tu devrais voir Miron, Bussy ;c’est un grand docteur.

– Monseigneur, j’aime mieux un médecinami qu’un médecin savant, dit Bussy.

– En ce cas, adieu !

– Adieu, monseigneur !

Et le duc sortit avec grand fracas.

À peine fut-il dehors, que Remy, qui l’avaitsuivi des yeux jusqu’à ce qu’il fût sorti de l’hôtel, accourut prèsdu malade.

– Çà, dit-il, monseigneur, qu’on se lève,et tout de suite, s’il vous plaît.

– Pour quoi faire me lever ?

– Pour venir faire un tour avec moi. Ilfait trop chaud dans cette chambre.

– Mais tu disais tout à l’heure au ducqu’il faisait trop froid dehors !

– Depuis qu’il est sorti la température achangé.

– De sorte que… dit Bussy en se soulevantavec curiosité.

– De sorte qu’en ce moment, répondit leHaudoin, je suis convaincu que l’air vous serait bon.

– Je ne comprends pas, fit Bussy.

– Est-ce que vous comprenez quelque choseaux potions que je vous donne ? vous les avalez cependant.Allons ! sus ! levons-nous : une promenade avecM. le duc d’Anjou était dangereuse, avec le médecin elle estsalutaire ; c’est moi qui vous le dis. N’avez-vous donc plusconfiance en moi ? alors il faut me renvoyer.

– Allons donc, dit Bussy, puisque tu leveux.

– Il le faut.

Bussy se leva pâle et tremblant.

– L’intéressante pâleur, dit Remy, lebeau malade !

– Mais où allons-nous ?

– Dans un quartier dont j’ai analysél’air aujourd’hui même.

– Et cet air ?

– Est souverain pour votre maladie,monseigneur.

Bussy s’habilla.

– Mon chapeau et mon épée !dit-il.

Il se coiffa de l’un et ceignit l’autre.

Puis tous deux sortirent.

Chapitre 18Étymologie de la rue de la Jussienne.

Remy prit son malade par-dessous le bras,tourna à gauche, prit la rue Coquillère et la suivit jusqu’aurempart.

– C’est étrange, dit Bussy, tu me conduisdu côté des marais de la Grange-Batelière, et tu prétends que cequartier est sain ?

– Oh ! monsieur ! dit Remy, unpeu de patience, nous allons tourner autour de la rue Pagevin, nousallons laisser à droite la rue Breneuse, et nous allons rentrerdans la rue Montmartre ; vous verrez la belle rue que la rueMontmartre !

– Crois-tu donc que je ne la connaispas ?

– Eh bien ! alors, si vous laconnaissez, tant mieux ! je n’aurai pas besoin de perdre dutemps à vous en faire voir les beautés, et je vous conduirai toutde suite dans une petite jolie rue. Venez toujours, je ne vous disque cela.

Et, en effet, après avoir laissé la porteMontmartre à gauche et avoir fait deux cents pas, à peu près, dansla rue, Remy tourna à droite.

– Ah çà ! mais tu le fais exprès,s’écria Bussy ; nous retournons d’où nous venons.

– Ceci, dit Remy, est la rue de laGypecienne, ou de l’Égyptienne, comme vous voudrez, rue que lepeuple commence déjà à nommer la rue de la Gyssienne, et qu’ilfinira par appeler, avant peu, la rue de la Jussienne, parce quec’est plus doux, et que le génie des langues tend toujours, àmesure qu’on s’avance vers le Midi, à multiplier les voyelles. Vousdevez savoir cela, vous, monseigneur, qui avez été enPologne ; les coquins n’en sont-ils pas encore à leurs quatreconsonnes de suite, ce qui fait qu’ils ont l’air, en parlant, debroyer de petits cailloux et de jurer en les broyant ?

– C’est très juste, dit Bussy ; maiscomme je ne crois pas que nous soyons venus ici pour faire un coursde philologie voyons, dis-moi où allons-nous ?

– Voyez-vous cette petite église ?dit Remy sans répondre autrement à ce que lui disait Bussy.Hein ! monseigneur ! comme elle est fièrement campée,avec sa façade sur la rue et son abside sur le jardin de lacommunauté ! Je parie que vous ne l’avez, jusqu’à ce jour,jamais remarquée ?

– En effet, dit Bussy, je ne laconnaissais pas.

Et Bussy n’était pas le seul seigneur qui nefût jamais entré dans cette église de Sainte-Marie-L’Égyptienne,église toute populaire, et qui était connue aussi des fidèles quila fréquentaient sous le nom de chapelle Quoqhéron.

– Eh bien ! dit Remy, maintenant quevous savez comment s’appelle cette église, monseigneur, et que vousen avez suffisamment examiné l’extérieur, entrons-y, et vous verrezles vitraux de la nef : ils sont curieux.

Bussy regarda le Haudoin, et il vit sur levisage du jeune homme un si doux sourire, qu’il comprit que lejeune docteur avait, en le faisant entrer dans l’église, un autrebut que celui de lui faire voir des vitraux qu’on ne pouvait voir,attendu qu’il faisait nuit.

Mais il y avait autre chose encore que l’onpouvait voir, car l’intérieur de l’église était éclairé pourl’office du Salut : c’était ces naïves peintures du seizièmesiècle, comme l’Italie, grâce à son beau climat, en garde encorebeaucoup, tandis que, chez nous, l’humidité d’un côté, et levandalisme de l’autre, ont effacé, à qui mieux mieux, sur nosmurailles, ces traditions d’un âge écoulé, et ces preuves d’une foiqui n’est plus.

En effet, le peintre avait peint à fresque,pour François Ier et par les ordres de ce roi, la vie de sainteMarie l’Égyptienne ; or, au nombre des sujets les plusintéressants de cette vie, l’artiste imagier, naïf et grand ami dela vérité, sinon anatomique, du moins historique, avait, dansl’endroit le plus apparent de la chapelle, placé ce momentdifficile où, sainte Marie, n’ayant point d’argent pour payer lebatelier, s’offre elle-même comme salaire de son passage.

Maintenant, il est juste de dire que, malgréla vénération des fidèles pour Marie l’Égyptienne convertie,beaucoup d’honnêtes femmes du quartier trouvaient que le peintreaurait pu mettre ailleurs ce sujet, ou tout au moins le traiterd’une façon moins naïve, et la raison qu’elles donnaient, ou plutôtqu’elles ne donnaient point, était que certains détails de lafresque détournaient trop souvent la vue des jeunes courtauds deboutique que les drapiers, leurs patrons, amenaient à l’église lesdimanches et fêtes.

Bussy regarda le Baudoin, qui, devenu courtaudpour un instant, donnait une grande attention à cette peinture.

– As-tu la prétention, lui dit-il, defaire naître en moi des idées anacréontiques, avec ta chapelle deSainte-Marie-l’Égyptienne ? S’il en est ainsi, tu t’es trompéd’espèce. Il faut amener ici des moines et des écoliers.

– Dieu m’en garde, dit le Haudoin :Omnis cogitatio libidinosa cerebrum inficit.

– Eh bien, alors ?

– Dame ! écoutez donc, on ne peutcependant pas se crever les yeux quand on entre ici.

– Voyons, tu avais un autre but, enm’amenant ici, n’est-ce pas, que de me faire voir les genoux desainte Marie l’Égyptienne ?

– Ma foi, non, dit Remy.

– Alors, j’ai vu, partons.

– Patience ! voici que l’offices’achève. En sortant maintenant nous dérangerions les fidèles.

Et le Haudoin retint doucement Bussy par lebras.

– Ah ! voilà que chacun se retire,dit Remy. faisons comme les autres, s’il vous plaît.

Bussy se dirigea vers la porte avec uneindifférence et une distraction visibles.

– Eh bien, dit le Haudoin, voilà que vousallez sortir sans prendre de l’eau bénite. Où diable avez-vous doncla tête ?

Bussy, obéissant comme un enfant, s’acheminavers la colonne dans laquelle était incrusté le bénitier.

Le Haudoin profita de ce mouvement pour faireun signe d’intelligence à une femme qui, sur le signe du jeunedocteur, s’achemina de son côté vers la même colonne où tendaitBussy.

Aussi, au moment où le comte portait la mainvers le bénitier en forme de coquille, que soutenaient deuxÉgyptiens en marbre noir, une main un peu grosse et un peu rouge,qui cependant était une main de femme, s’allongea vers la sienne ethumecta ses doigts de l’eau lustrale.

Bussy ne put s’empêcher de porter ses yeux dela main grosse et rouge au visage de la femme ; mais, àl’instant même, il recula d’un pas et pâlit subitement, car ilvenait de reconnaître, dans la propriétaire de cette main,Gertrude, à moitié cachée sous un voile de laine noir.

Il resta le bras étendu, sans songer à fairele signe de la croix, tandis que Gertrude passait en le saluant etprofilait sa haute taille sous le porche de la petite église.

À deux pas derrière Gertrude, dont les coudesrobustes faisaient faire place, venait une femme soigneusementenveloppée dans un mantelet de soie, une femme dont les formesélégantes et jeunes, dont le pied charmant, dont la tailledélicate, firent songer à Bussy qu’il n’y avait au monde qu’unetaille, qu’un pied, qu’une forme semblables.

Remy n’eut rien à lui dire, il le regardaseulement ; Bussy comprenait maintenant pourquoi le jeunehomme l’avait amené rue Sainte-Marie-l’Égyptienne et l’avait faitentrer dans l’église.

Bussy suivit cette femme, le Haudoin suivitBussy.

C’eût été une chose amusante que cetteprocession de quatre figures se suivant d’un pas égal, si latristesse et la pâleur de deux d’entre elles n’eussent pas déceléde cruelles souffrances.

Gertrude, toujours marchant la première,tourna l’angle de la rue Montmartre, fit quelques pas en suivantcette rue, puis tout à coup se jeta à droite dans une impasse surlaquelle s’ouvrait une porte.

Bussy hésita.

– Eh bien, monsieur le comte, demandaRemy, vous voulez donc que je vous marche sur les talons ?

Bussy continua sa route.

Gertrude, qui marchait toujours la première,tira une clef de sa poche, et fit entrer sa maîtresse, qui passadevant elle sans retourner la tête.

Le Haudoin dit deux mots à la camériste,s’effaça et laissa passer Bussy ; puis Gertrude et luientrèrent de front, refermèrent la porte, et l’impasse se retrouvadéserte.

Il était sept heures et demie du soir, onallait atteindre les premiers jours de mai ; à l’air tiède quiindiquait les premières haleines du printemps, les feuillescommençaient à se développer au sein de leurs enveloppescrevassées.

Bussy regarda autour de lui : il setrouvait dans un petit jardin de cinquante pieds carrés, entouré demurs très hauts, sur le sommet desquels la vigne vierge et lelierre, élançant leurs pousses nouvelles, faisaient ébouler, detemps à autre, quelques petites parcelles de plâtre, et jetaient àla brise ce parfum âcre et vigoureux que le frais du soir arrache àleurs feuilles.

De longues ravenelles, joyeusement élancéeshors des crevasses du vieux mur de l’église, épanouissaient leursboutons rouges comme un cuivre sans alliage.

Enfin, les premiers lilas, éclos au soleil dela matinée, venaient, de leurs suaves émanations, ébranler lecerveau encore vacillant du jeune homme, qui se demandait si tantde parfums, de chaleur et de vie ne lui venaient pas à lui, siseul, si faible, si abandonné il y avait une heure à peine, ne luivenaient pas uniquement de la présence d’une femme si tendrementaimée.

Sous un berceau de jasmin et de clématite, surun petit banc de bois adossé au mur de l’église, Diane s’étaitassise, le front penché, les mains inertes et tombant à ses côtés,et l’on voyait s’effeuiller, froissée entre ses doigts, unegiroflée qu’elle brisait sans s’en douter et dont elle éparpillaitles fleurs sur le sable.

À ce moment, un rossignol, caché dans unmarronnier voisin, commença sa longue et mélancolique chanson,brodée de temps en temps de notes éclatantes comme des fusées.

Bussy était seul dans ce jardin avec madame deMonsoreau, car Remy et Gertrude se tenaient à distance : ils’approcha d’elle ; Diane leva la tête.

– Monsieur le comte, dit-elle d’une voixtimide, tout détour serait indigne de nous : si vous m’aveztrouvée tout à l’heure à l’église Sainte-Marie-l’Égyptienne, cen’est point le hasard qui vous y a conduit.

– Non, madame, dit Bussy, c’est leHaudoin qui m’a fait sortir sans me dire dans quel but, et je vousjure que j’ignorais….

– Vous vous trompez au sens de mesparoles, monsieur, dit tristement Diane. Oui, je sais bien quec’est M. Remy qui vous a conduit à l’église, et de forcepeut-être ?

– Madame, dit Bussy, ce n’est point deforce… Je ne savais pas que j’y devais voir….

– Voilà une dure parole, monsieur lecomte, murmura Diane en secouant la tête et en levant sur Bussy unregard humide. Avez-vous l’intention de me faire comprendre que, sivous eussiez connu le secret de Remy, vous ne l’eussiez pointaccompagné ?

– Oh ! madame !

– C’est naturel, c’est juste, monsieur,vous m’avez rendu un service signalé, et je ne vous ai point encoreremercié de votre courtoisie. Pardonnez-moi, et agréez toutes mesactions de grâces.

– Madame….

Bussy s’arrêta ; il était tellementétourdi, qu’il n’avait à son service ni paroles ni idées.

– Mais j’ai voulu vous prouver, moi,continua Diane en s’animant, que je ne suis pas une femme ingrateni un cœur sans mémoire. C’est moi qui ai prié M. Remy de meprocurer l’honneur de votre entretien ; c’est moi qui aiindiqué ce rendez-vous : pardonnez-moi si je vous aidéplu.

Bussy appuya une main sur son cœur.

– Oh ! madame, dit-il, vous ne lepensez pas.

Les idées commençaient à revenir à ce pauvrecœur brisé, et il lui semblait que cette douce brise du soir quilui apportait de si doux parfums et de si tendres paroles luienlevait en même temps un nuage de dessus les yeux.

– Je sais, continua Diane, qui était laplus forte, parce que depuis longtemps elle était préparée à cetteentrevue, je sais combien vous avez eu de mal à faire macommission. Je connais toute votre délicatesse. Je vous connais etvous apprécie, croyez-le bien. Jugez donc ce que j’ai dû souffrir àl’idée que vous méconnaîtriez les sentiments de mon cœur.

– Madame, dit Bussy, depuis trois joursje suis malade.

– Oui, je le sais, répondit Diane avecune rougeur qui trahissait tout l’intérêt qu’elle prenait à cettemaladie, et je souffrais plus que vous, car M. Remy, – il metrompait sans doute, – M. Remy me laissait croire….

– Que votre oubli causait ma souffrance.Oh ! c’est vrai.

– Donc, j’ai dû faire ce que je fais,comte, reprit madame de Monsoreau. Je vous vois, je vous remerciede vos soins obligeants, et vous en jure une reconnaissanceéternelle…. Maintenant croyez que je parle du fond du cœur.

Bussy secoua tristement la tête et ne réponditpas.

– Doutez-vous de mes paroles ?reprit Diane.

– Madame, répondit Bussy, les gens quiont de l’amitié pour quelqu’un témoignent cette amitié comme ilspeuvent : vous me saviez au palais le soir de votreprésentation à la cour ; vous me saviez devant vous, vousdeviez sentir mon regard peser sur toute votre personne, et vousn’avez pas seulement levé les yeux sur moi ; vous ne m’avezpas fait comprendre, par un mot, par un geste, par un signe, quevous saviez que j’étais là ; après cela, j’ai tort,madame ; peut-être ne m’avez-vous pas reconnu, vous ne m’aviezvu que deux fois.

Diane répondit par un regard de si tristereproche, que Bussy en fut remué jusqu’au fond des entrailles.

– Pardon, madame, pardon, dit-il ;vous n’êtes point une femme comme toutes les autres, et cependantvous agissez comme les femmes vulgaires ; cemariage ?

– Ne savez-vous pas comment j’ai étéforcée à le conclure ?

– Oui, mais il était facile à rompre.

– Impossible, au contraire.

– Mais rien ne vous avertissait donc que,près de vous, veillait un homme dévoué ?

Diane baissa les yeux.

– C’était cela surtout qui me faisaitpeur, dit-elle.

– Et voilà à quelles considérations vousm’avez sacrifié. Oh ! songez à ce que m’est la vie depuis quevous appartenez à un autre.

– Monsieur, dit la comtesse avec dignité,une femme ne change point de nom sans qu’il n’en résulte un granddommage pour son honneur, lorsque deux hommes vivent, qui portent,l’un le nom qu’elle a quitté, l’autre le nom qu’elle a pris.

– Toujours est-il que vous avez gardé lenom de Monsoreau par préférence.

– Le croyez-vous ? balbutia Diane.Tant mieux !

Et ses yeux se remplirent de larmes.

Bussy, qui la vit laisser retomber sa tête sursa poitrine, marcha avec agitation devant elle.

– Enfin, dit Bussy, me voilà redevenu ceque j’étais, madame, c’est-à-dire un étranger pour vous.

– Hélas ! fit Diane.

– Votre silence le dit assez.

– Je ne puis parler que par monsilence.

– Votre silence, madame, est la suite devotre accueil du Louvre. Au Louvre, vous ne me voyiez pas ;ici vous ne me parlez pas.

– Au Louvre, j’étais en présence deM. de Monsoreau. M. de Monsoreau me regardait,et il est jaloux.

– Jaloux ! Eh ! que lui faut-ildonc, mon Dieu ! quel bonheur peut-il envier, quand tout lemonde envie son bonheur ?

– Je vous dis qu’il est jaloux,monsieur ; depuis quelques jours il a vu rôder quelqu’unautour de notre nouvelle demeure.

– Vous avez donc quitté la petite maisonde la rue Saint-Antoine ?

– Comment ! s’écria Diane emportéepar un mouvement irréfléchi, cet homme, ce n’était donc pasvous ?

– Madame, depuis que votre mariage a étéannoncé publiquement, depuis que vous avez été présentée, depuiscette soirée du Louvre, enfin, où vous n’avez pas daigné meregarder, je suis couché ; la fièvre me dévore, je memeurs ; vous voyez que votre mari ne saurait être jaloux demoi, du moins, puisque ce n’est pas moi qu’il a pu voir autour devotre maison.

– Eh bien, monsieur le comte, s’il estvrai, comme vous me l’avez dit, que vous eussiez quelque désir deme revoir, remerciez cet homme inconnu ; car, connaissantM. de Monsoreau comme je le connais, cet homme m’a faittrembler pour vous, et j’ai voulu vous voir pour vous dire :«Ne vous exposez pas ainsi, monsieur le comte, ne me rendez pasplus malheureuse que je ne le suis.»

– Rassurez-vous, madame ; je vous lerépète, ce n’était pas moi.

– Maintenant, laissez-moi achever tout ceque j’avais à vous dire. Dans la crainte de cet homme, que nous neconnaissons pas, mais que M. de Monsoreau connaîtpeut-être, dans la crainte de cet homme, il exige que je quitteParis ; de sorte que, ajouta Diane en tendant la main à Bussy,de sorte que, monsieur le comte, vous pouvez regarder cet entretiencomme le dernier… Demain je pars pour Méridor.

– Vous partez, madame ! s’écriaBussy.

– Il n’est que ce moyen de rassurerM. de Monsoreau, dit Diane ; il n’est que ce moyende retrouver ma tranquillité. D’ailleurs, de mon côté, je détesteParis ; je déteste le monde, la cour, le Louvre. Je suisheureuse de m’isoler avec mes souvenirs de jeune fille ; il mesemble qu’en repassant par le sentier de mes jeunes années, un peude mon bonheur d’autrefois retombera sur ma tête comme une doucerosée. Mon père m’accompagne. Je vais retrouver là-bas M. etmadame de Saint-Luc, qui regrettent de ne pas m’avoir près d’eux.Adieu, monsieur de Bussy.

Bussy cacha son visage entre ses deuxmains.

– Allons, murmura-t-il, tout est finipour moi.

– Que dites-vous là ? s’écria Dianeen se levant.

– Je dis, madame, que cet homme qui vousexile, que cet homme qui m’enlève le seul espoir qui me restait,c’est-à-dire celui de respirer le même air que vous, de vousentrevoir derrière une jalousie, de toucher votre robe en passant,d’adorer enfin un être vivant et non pas une ombre, je dis, je disque cet homme est mon ennemi mortel, et que, dussé-je y périr, jedétruirai cet homme de mes mains.

– Oh ! monsieur le comte !

– Le misérable ! s’écriaBussy ; comment ! ce n’est point assez pour lui de vousavoir pour femme, vous, la plus belle et la plus chaste descréatures ; il est encore jaloux ! Jaloux ! monstreridicule et dévorant : il absorberait le monde.

– Oh ! calmez-vous, comte,calmez-vous, mon Dieu !… il est excusable, peut-être.

– Il est excusable ! c’est vous quile défendez, madame !

– Oh ! si vous saviez ! ditDiane en couvrant son visage de ses deux mains, comme si elle eûtcraint que, malgré l’obscurité, Bussy n’en distinguât larougeur.

– Si je savais ? répéta Bussy.Eh ! madame, je sais une chose, c’est qu’on a tort de penserau reste du monde quand on est votre mari.

– Mais, dit Diane d’une voix entrecoupée,sourde, ardente ; mais, si vous vous trompiez, monsieur lecomte, s’il ne l’était pas !

Et la jeune femme, à ces paroles, effleurantde sa main froide les mains brûlantes de Bussy, se leva ets’enfuit, légère comme une ombre, dans les détours sombres du petitjardin, saisit le bras de Gertrude et disparut en l’entraînant,avant que Bussy, ivre, insensé, radieux, eût seulement essayéd’étendre les bras pour la retenir.

Il poussa un cri, et se leva chancelant.

Remy arriva juste pour le retenir dans sesbras et le faire asseoir sur le banc que Diane venait dequitter.

Chapitre 19Comment d’Épernon eut son pourpoint déchiré, et comment Schombergfut teint en bleu.

Tandis que maître la Hurière entassaitsignatures sur signatures, tandis que Chicot consignait Gorenflot àla Corne-d’Abondance, tandis que Bussy revenait à la vie, dans cebienheureux petit jardin tout plein de parfums, de chants etd’amour, Henri, sombre de tout ce qu’il avait vu par la ville,irrité des prédications qu’il avait entendues dans les églises,furieux des saluts mystérieux recueillis par son frère d’Anjou,qu’il avait vu passer devant lui dans la rue Saint-Honoré,accompagné de M. de Guise et de M. de Mayenne,avec tout une suite de gentilshommes que semblait commanderM. de Monsoreau, Henri, disons-nous, était rentré auLouvre en compagnie de Maugiron et de Quélus.

Le roi, selon son habitude, était sorti avecses quatre amis ; mais, à quelques pas du Louvre, Schomberg etd’Épernon, ennuyés de voir Henri soucieux, et comptant qu’au milieud’un pareil remue-ménage il y avait des chances pour le plaisir etles aventures, Schomberg et d’Épernon avaient profité de lapremière bousculade pour disparaître au coin de la rue del’Astruce, et, tandis que le roi et ses deux amis continuaient leurpromenade par le quai, ils s’étaient laissé emporter par la rued’Orléans.

Ils n’avaient pas fait cent pas, que chacunavait déjà son affaire. D’Épernon avait passé sa sarbacane entreles jambes d’un bourgeois qui courait, et qui s’en était allé ducoup rouler à dix pas, et Schomberg avait enlevé la coiffe d’unefemme qu’il avait cru laide et vieille, et qui s’était trouvée, parfortune, jeune et jolie.

Mais tous deux avaient mal choisi leur jourpour s’attaquer à ces bons Parisiens, d’ordinaire sipatients ; il courait par les rues cette fièvre de révolte quibat quelquefois tout à coup des ailes dans les murs descapitales : le bourgeois culbuté s’était relevé et avaitcrié : «Au parpaillot !» C’était un zélé, on le crut, eton s’élança vers d’Épernon ; la femme décoiffée avaitcrié : «Au mignon !» ce qui était bien pis ; et sonmari, qui était un teinturier, avait lâché sur Schomberg sesapprentis.

Schomberg était brave ; il s’arrêta,voulut parler haut, et mit la main à son épée.

D’Épernon était prudent, il s’enfuit.

Henri ne s’était plus occupé de ses deuxmignons, il les connaissait pour avoir l’habitude de se tirerd’affaire tous deux : l’un, grâce à ses jambes, l’autre, grâceà ses bras ; il avait donc fait sa tournée comme nous avonsvu, et, sa tournée faite, il était revenu au Louvre.

Il était rentré dans son cabinet d’armes, et,assis sur son grand fauteuil, il tremblait d’impatience, cherchantun bon sujet de se mettre en colère.

Maugiron jouait avec Narcisse, le grandlévrier du roi.

Quélus, les poings appuyés contre ses joues,s’était accroupi sur un coussin, et regardait Henri.

– Ils vont, ils vont, disait le roi. Leurcomplot marche ; tantôt tigres, tantôt serpents ; quandils ne bondissent pas, ils rampent.

– Eh ! sire, dit Quélus, est-cequ’il n’y a pas toujours des complots, dans un royaume ? Quediable voudriez-vous que fissent les fils de rois, les frères derois, les cousins de rois, s’ils ne complotaient pas ?

– Tenez, en vérité, Quélus, avec vosmaximes absurdes et vos grosses joues boursouflées, vous me faitesl’effet d’être, en politique, de la force du Gilles de la foireSaint-Laurent.

Quélus pivota sur son coussin et tournairrévérencieusement le dos au roi.

– Voyons, Maugiron, reprit Henri, ai-jeraison ou tort, mordieu ! et doit-on me bercer avec desfadaises et des lieux communs, comme si j’étais un roi vulgaire ouun marchand de laine qui craint de perdre son chatfavori ?

– Eh ! sire, dit Maugiron qui étaittoujours et en tout point de l’avis de Quélus, si vous n’êtes pasun roi vulgaire, prouvez-le en faisant le grand roi. Quediable ! voilà Narcisse, c’est un bon chien, c’est une bonnebête ; mais, quand on lui tire les oreilles, il grogne, etquand on lui marche sur les pattes, il mord.

– Bon ! dit Henri, voilà l’autre quime compare à mon chien.

– Non pas, sire, dit Maugiron ; vousvoyez bien, au contraire, que je mets Narcisse fort au-dessus devous, puisque Narcisse sait se défendre et que Votre Majesté ne lesait pas.

Et, à son tour, il tourna le dos à Henri.

– Allons, me voilà seul, dit leroi ; fort bien, continuez, mes bons amis, pour qui l’on mereproche de dilapider le royaume ; abandonnez-moi,insultez-moi, égorgez-moi tous ; je n’ai que des bourreauxautour de ma personne, parole d’honneur. Ah ! Chicot !mon pauvre Chicot, où es-tu ?

– Bon, dit Quélus, il ne nous manquaitplus que cela. Voilà qu’il appelle Chicot, à présent.

– C’est tout simple, réponditMaugiron.

Et l’insolent se mit à mâchonner entre sesdents certain proverbe latin qui se traduit en français parl’axiome : Dis-moi qui tu hantes, je te dirai qui tues.

Henri fronça le sourcil, un éclair de terriblecourroux illumina ses grands yeux noirs, et, pour cette fois,certes, c’était bien un regard de roi que le prince lança sur sesindiscrets amis.

Mais, sans doute épuisé par cette velléité decolère, Henri retomba sur sa chaise et frotta les oreilles d’un despetits chiens de sa corbeille.

En ce moment un pas rapide retentit dans lesantichambres, et d’Épernon apparut sans toquet, sans manteau, etson pourpoint tout déchiré.

Quélus et Maugiron se retournèrent, etNarcisse s’élança vers le nouveau venu en jappant, comme si, descourtisans du roi, il ne reconnaissait que les habits.

– Jésus-Dieu ! s’écria Henri, quet’est-il donc arrivé ?

– Sire, dit d’Épernon,regardez-moi ; voici de quelle façon l’on traite les amis deVotre Majesté.

– Et qui t’a traité ainsi ? demandale roi.

– Mordieu ! votre peuple, ou plutôtle peuple de M. le duc d’Anjou, qui criait : Vive laLigue ! vive la messe ! vive Guise ! viveFrançois ! vive tout le monde enfin ! excepté : Vivele roi.

– Et que lui as-tu donc fait, à cepeuple, pour qu’il te traite ainsi ?

– Moi ? rien. Que voulez-vous qu’unhomme fasse à un peuple ? Il m’a reconnu pour ami de VotreMajesté, et cela lui a suffi.

– Mais Schomberg ?

– Quoi ! Schomberg ?

– Schomberg n’est pas venu à tonsecours ? Schomberg ne t’a pas défendu ?

– Corbœuf ! Schomberg avait assez àfaire pour son propre compte.

– Comment cela ?

– Oui, je l’ai laissé aux mains d’unteinturier dont il avait décoiffé la femme, et qui, avec cinq ousix garçons, était en train de lui faire passer un mauvais quartd’heure.

– Par la mordieu ! s’écria le roi,et où l’as-tu laissé, mon pauvre Schomberg ? dit Henri en selevant ; j’irai moi-même à son aide. Peut-être pourra-t-ondire, ajouta Henri en regardant Maugiron et Quélus, que mes amism’ont abandonné, mais on ne dira pas au moins que j’ai abandonnémes amis.

– Merci, sire, dit une voix derrièreHenri, merci, me voilà, Gott verdamme mih ; je m’ensuis tiré tout seul, mais ce n’est pas sans peine.

– Oh ! Schomberg ! c’est lavoix de Schomberg ! crièrent les trois mignons. Mais où diablees-tu ?

– Pardieu, où je suis, vous me voyezbien, s’écria la même voix.

Et, en effet, des profondeurs obscures ducabinet on vit s’avancer, non pas un homme, mais une ombre.

– Schomberg ! s’écria le roi, d’oùviens-tu, d’où sors-tu, et pourquoi es-tu de cettecouleur ?

En effet, Schomberg, des pieds à la tète, sansexception d’aucune partie de ses vêtements ou de sa personne,Schomberg était du plus beau bleu de roi qu’il fût possible devoir.

– Der Teufel !s’écria-t-il ; les misérables ! Je ne m’étonne plus sitout ce peuple courait après moi.

– Mais qu’y a-t-il donc ? demandaHenri. Si tu étais jaune, cela s’expliquerait par la peur ;mais bleu !

– Il y a qu’ils m’ont trempé dans unecuve, les coquins ; j’ai cru qu’ils me trempaient toutbonnement dans une cuve d’eau, et c’était dans une cuved’indigo.

– Oh ! mordieu, dit Quélus enéclatant de rire, ils sont punis par où ils ont péché. C’est trèscher l’indigo, et tu leur emportes au moins pour vingt écus deteinture.

– Je te conseille de plaisanter,toi ; j’aurais voulu te voir à ma place.

– Et tu n’en as pas étripéquelqu’un ? demanda Maugiron.

– J’ai laissé mon poignard quelque part,voilà tout ce que je sais, enfoncé jusqu’à la garde dans unfourreau de chair ; mais, en une seconde, tout a étédit : j’ai été pris, soulevé, emporté, trempé dans la cuve etpresque noyé.

– Et comment t’es-tu tiré de leursmains ?

– J’ai eu le courage de commettre unelâcheté, sire.

– Et qu’as-tu fait ?

– J’ai crié : Vive laLigue !

– C’est comme moi, dit d’Épernon ;seulement on m’a forcé d’ajouter : Vive le ducd’Anjou !

– Et moi aussi, dit Schomberg en mordantses mains de rage ; moi aussi je l’ai crié. Mais ce n’est pasle tout.

– Comment ! dit le roi, ils t’ontencore fait crier autre chose, mon pauvre Schomberg ?

– Non, ils ne m’ont pas fait crier autrechose, et c’est bien assez comme cela, Dieu merci ; mais aumoment où je criais : Vive le duc d’Anjou !…

– Eh bien !

– Devinez qui passait ?

– Comment veux-tu que jedevine ?

– Bussy, son damné Bussy, lequel m’aentendu crier vive son maître.

– Le fait est qu’il n’a rien dû ycomprendre, dit Quélus.

– Parbleu ! comme il était difficilede voir ce qui se passait ! j’avais le poignard sur la gorge,et j’étais dans une cuve.

– Comment, dit Maugiron, il ne t’a pasporté secours ? Cela se devait cependant de gentilhomme àgentilhomme.

– Lui, il paraît qu’il avait à songer àbien autre chose ; il ne lui manquait que des ailes pours’envoler ; à peine touchait-il encore la terre.

– Et puis, dit Maugiron, il ne t’aurapeut-être pas reconnu ?

– La belle raison !

– Étais-tu déjà passé au bleu ?

– Ah ! c’est juste, ditSchomberg.

– Dans ce cas, il serait excusable,reprit Henri, car, en vérité, mon pauvre Schomberg, je ne tereconnais pas moi-même.

– N’importe, répliqua le jeune homme, quin’était pas pour rien d’origine allemande, nous nous retrouveronsautre part qu’au coin de la rue Coquillière, et un jour que je neserai pas dans une cuve.

– Oh ! moi, dit d’Épernon, ce n’estpas au valet que j’en veux, c’est au maître ; ce n’est pas àBussy que je voudrais avoir affaire, c’est à monseigneur le ducd’Anjou.

– Oui, oui, s’écria Schomberg,monseigneur le duc d’Anjou qui veut nous tuer par le ridicule, enattendant qu’il nous tue par le poignard.

– Au duc d’Anjou, dont on chantait leslouanges par les rues, – vous les avez entendues, sire, direntensemble Quélus et Maugiron.

– Le fait est que c’est lui qui est ducet maître dans Paris à cette heure, et non plus le roi :essayez un peu de sortir, lui dit d’Épernon, et vous verrez si l’onvous respectera plus que nous.

– Ah ! mon frère ! monfrère ! murmura Henri d’un ton menaçant.

– Ah ! oui, sire, vous direz encorebien des fois, comme vous venez de le dire : «Ah ! monfrère ! mon frère !» sans prendre aucun parti contre cefrère, dit Schomberg ; et cependant, je vous le déclare, etc’est clair pour moi, ce frère est à la tête de quelquecomplot.

– Eh ! mordieu ! s’écria Henri,c’est ce que je disais à ces messieurs quand tu es entré tout àl’heure, d’Épernon ; mais ils m’ont répondu en haussant lesépaules et en me tournant le dos.

– Sire, dit Maugiron, nous avons hausséles épaules et tourné le dos, non point parce que vous disiez qu’ily avait un complot, mais parce que nous ne vous voyions pas enhumeur de le comprimer.

– Et maintenant, continua Quélus, nousnous retournons vers vous pour vous redire : «Sauvez-nous,sire, ou plutôt sauvez-vous, car, nous tombés, vous êtesmort ; demain M. de Guise vient au Louvre, demain ildemandera que vous nommiez un chef à la Ligue ; demain vousnommerez le duc d’Anjou comme vous avez promis de le faire, etalors, une fois le duc d’Anjou chef de la Ligue, c’est-à-dire à latête de cent mille Parisiens échauffés par les orgies de cettenuit, le duc d’Anjou fera de vous ce qu’il voudra.»

– Ah ! ah ! dit Henri, et encas de résolution extrême, vous seriez donc disposés à meseconder ?

– Oui, sire, répondirent les jeunes gensd’une seule voix.

– Pourvu cependant, sire, dit d’Épernon,que Votre Majesté me donne le temps de mettre un autre toquet, unautre manteau et un autre pourpoint.

– Passe dans ma garde-robe, d’Épernon, etmon valet de chambre te donnera tout cela ; nous sommes demême taille.

– Et pourvu que vous me donniez le temps,à moi, de prendre un bain.

– Passe dans mon étuve, Schomberg, et monbaigneur aura soin de toi.

– Sire, dit Schomberg, nous pouvons doncespérer que l’insulte ne restera pas sans vengeance ?

Henri étendit la main en signe de silence, et,baissant la tête sur sa poitrine, parut réfléchir profondément.Puis, au bout d’un instant :

– Quélus, dit-il, informez-vous siM. d’Anjou est rentré au Louvre.

Quélus sortit. D’Épernon et Schombergattendaient avec les autres la réponse de Quélus, tant leur zèles’était ranimé par l’imminence du danger. Ce n’est point pendant latempête, c’est pendant le calme qu’on voit les matelotsrécalcitrants.

– Sire, demanda Maugiron, Votre Majestéprend donc un parti ?

– Vous allez voir, répliqua le roi.

Quélus revint.

– M. le duc n’est pas encore rentré,dit-il.

– C’est bien, répondit le roi. D’Épernon,allez changer d’habit ; Schomberg, allez changer decouleur ; et vous, Quélus, et vous, Maugiron, descendez dansle préau et faites-moi bonne garde jusqu’à ce que mon frèrerentre.

– Et quand il rentrera ? demandaQuélus.

– Quand il rentrera, vous ferez fermertoutes les portes ; allez.

– Bravo, sire ! dit Quélus.

– Sire, dit d’Épernon, dans dix minutesje suis ici.

– Moi, sire, je ne puis dire quand j’yserai, ce sera selon la qualité de la teinture.

– Venez le plus tôt possible, répondit leroi, voilà tout ce que j’ai à vous dire.

– Mais Votre Majesté va donc resterseule ? demanda Maugiron.

– Non, Maugiron, je reste avec Dieu, àqui je vais demander sa protection pour notre entreprise.

– Priez-le bien, sire, dit Quélus, car jecommence à croire qu’il s’entend avec le diable pour nous damnertous ensemble dans ce monde et dans l’autre.

– Amen ! dit Maugiron.

Les deux jeunes gens qui devaient faire lagarde sortirent par une porte. Les deux qui devaient changer decostume sortirent par l’autre.

Le roi, resté seul, alla s’agenouiller à sonprie-Dieu.

Chapitre 20Chicot est de plus en plus roi de france.

Minuit sonna ; les portes du Louvrefermaient d’ordinaire à minuit. Mais Henri avait sagement calculéque le duc d’Anjou ne manquerait pas de coucher ce soir-là auLouvre, pour laisser moins de prise aux soupçons que le tumulte deParis, pendant cette soirée, pouvait faire naître dans l’esprit duroi.

Le roi avait donc ordonné que les portesrestassent ouvertes jusqu’à une heure.

À minuit un quart, Quélus remonta.

– Sire, le duc est rentré, dit-il.

– Que fait Maugiron ?

– Il est resté en sentinelle pour voir sile duc ne sortira point.

– Il n’y a pas de danger.

– Alors…. dit Quélus en faisant unmouvement pour indiquer au roi qu’il n’y avait plus qu’à agir.

– Alors… laissons-le se couchertranquillement, dit Henri. Qui a-t-il près de lui ?

– M. de Monsoreau et sesgentilshommes ordinaires.

– Et M. de Bussy ?

– M. de Bussy n’y est pas.

– Bon, dit le roi, à qui c’était un grandsoulagement que de sentir son frère privé de sa meilleure épée.

– Qu’ordonne le roi ? demandaQuélus.

– Qu’on dise à d’Épernon et à Schombergde se hâter, et qu’on prévienne M. de Monsoreau que jedésire lui parler.

Quélus s’inclina, et s’acquitta de lacommission avec toute la promptitude que peuvent donner à lavolonté humaine le sentiment de la haine et le désir de lavengeance réunis dans le même cœur.

Cinq minutes après, d’Épernon et Schombergentraient, l’un rhabillé à neuf, l’autre débarbouillé au vif ;il n’y avait que les cavités du visage qui avaient conservé uneteinte bleuâtre, qui, au dire de l’étuviste, ne s’en irait tout àfait qu’à la suite de plusieurs bains de vapeur.

Après les deux mignons,M. de Monsoreau parut.

– M. le capitaine des gardes deVotre Majesté vient de m’annoncer qu’elle me faisait l’honneur dem’appeler près d’elle, dit le grand veneur en s’inclinant.

– Oui, monsieur, dit Henri ; oui, enme promenant ce soir j’ai vu les étoiles si brillantes et la lunesi belle, que j’ai pensé que, par un si magnifique temps, nouspourrions faire demain une chasse superbe ; il n’est queminuit, monsieur le comte, partez donc pour Vincennes à l’instantmême ; faites-moi détourner un daim, et demain nous lecourrons.

– Mais, sire, dit Monsoreau, je croyaisque demain Votre Majesté avait fait donner rendez-vous àmonseigneur d’Anjou et à M. de Guise pour nommer un chefde la Ligue.

– Eh bien, monsieur, après ? dit leroi avec cet accent hautain auquel il était si difficile derépondre.

– Après, sire… après, le temps manquerapeut-être.

– Le temps ne manque jamais, monsieur legrand veneur, à celui qui sait l’employer, c’est pour cela que jevous dis : «Vous avez le temps de partir ce soir, pourvu quevous partiez à l’instant même.» Vous avez le temps de détourner undaim cette nuit, et vous aurez le temps de tenir les équipagesprêts pour demain dix heures. Allez donc, et à l’instantmême ! Quélus, Schomberg, faites ouvrir àM. de Monsoreau la porte du Louvre de ma part, de la partdu roi ; et toujours de la part du roi, faites-la fermer quandil sera sorti.

Le grand veneur se retira tout étonné.

– C’est donc une fantaisie du roi ?demanda-t-il aux jeunes gens dans l’antichambre.

– Oui, répondirent laconiquementceux-ci.

M. de Monsoreau vit qu’il n’y avaitrien à tirer de ce côté-là et se tut.

– Oh ! oh ! murmura-t-il enlui-même en jetant un regard du côté des appartements du ducd’Anjou, il me semble que cela ne flaire pas bon pour Son AltesseRoyale.

Mais il n’y avait pas moyen de donner l’éveilau prince : Quélus et Schomberg se tenaient, l’un à droite,l’autre à gauche du grand veneur. Un instant il crut que les deuxmignons avaient des ordres particuliers et le tenaient prisonnier,et ce ne fut que lorsqu’il se trouva hors du Louvre et qu’ilentendit la porte se refermer derrière lui, qu’il comprit que sessoupçons étaient mal fondés.

Au bout de dix minutes, Schomberg et Quélusétaient de retour près du roi.

– Maintenant, dit Henri, du silence, etsuivez-moi tous quatre.

– Où allons-nous, sire ? demandad’Épernon toujours prudent.

– Ceux qui viendront le verront, réponditle roi.

Les mignons assurèrent leurs épées, agrafèrentleurs manteaux et suivirent le roi, qui, un falot à la main, lesconduisit par le corridor secret que nous connaissons, et parlequel, plus d’une fois déjà, nous avons vu la reine mère et le roiCharles IX se rendre chez leur fille et chez leur sœur, cette bonneMargot dont le duc d’Anjou, nous l’avons déjà dit, avait repris lesappartements.

Un valet de chambre veillait dans cecorridor ; mais, avant qu’il eût eu le temps de se replierpour avertir son maître, Henri l’avait saisi de sa main en luiordonnant de se taire, et l’avait passé à ses compagnons, lesquelsl’avaient poussé et enfermé dans un cabinet.

Ce fut donc le roi qui tourna lui-même lebouton de la chambre où couchait monseigneur le duc d’Anjou.

Le duc venait de se mettre au lit, bercé parles rêves d’ambition qu’avaient fait naître en lui tous lesévénements de la soirée : il avait vu son nom exalté et le nomdu roi flétri. Conduit par le duc de Guise, il avait vu le peupleparisien s’ouvrir devant lui et ses gentilshommes, tandis que lesgentilshommes du roi étaient hués, bafoués, insultés. Jamais,depuis le commencement de cette longue carrière, si pleine desourdes menées, de timides complots et de mines souterraines, iln’avait encore été si avant dans la popularité, et par conséquentdans l’espérance.

Il venait de déposer sur sa table une lettreque M. de Monsoreau lui avait remise de la part du duc deGuise, lequel lui faisait en même temps recommander de ne pasmanquer de se trouver le lendemain au lever du roi.

Le duc d’Anjou n’avait pas besoin d’unepareille recommandation, et s’était bien promis de ne pas semanquer à lui-même à l’heure du triomphe.

Mais sa surprise fut grande quand il vit laporte du couloir secret s’ouvrir, et sa terreur fut au comblelorsqu’il reconnut que c’était sous la main du roi qu’elle s’étaitouverte ainsi.

Henri fit signe à ses compagnons de demeurersur le seuil de la porte, et s’avança vers le lit de François,grave, le sourcil froncé, et sans prononcer une parole.

– Sire, balbutia le duc, l’honneur que mefait Votre Majesté est si imprévu….

– Qu’il vous effraye, n’est-ce pas ?dit le roi, je comprends cela ; mais non, non, demeurez, monfrère, ne vous levez pas.

– Mais, sire, cependant… permettez, fitle duc tremblant et attirant à lui la lettre du duc de Guise qu’ilvenait d’achever de lire.

– Vous lisiez ? demanda le roi.

– Oui, sire.

– Lecture intéressante, sans doute,puisqu’elle vous tenait éveillé à cette heure avancée de lanuit ?

– Oh ! sire, répondit le duc avec unsourire glacé, rien de bien important, le petit courrier dusoir.

– Oui, fit Henri, je comprends cela,courrier du soir, courrier de Vénus ; mais non, je me trompe,on ne cachette point avec des sceaux d’une pareille dimension lesbillets qu’on fait porter par Iris ou par Mercure.

Le duc cacha tout à fait la lettre.

– Il est discret, ce cher François, ditle roi avec un rire qui ressemblait trop à un grincement de dentspour que son frère n’en fût pas effrayé.

Cependant il fit un effort et essaya dereprendre quelque assurance.

– Votre Majesté veut-elle me dire quelquechose en particulier ? demanda le duc à qui un mouvement desquatre gentilshommes demeurés à la porte venaient de révéler qu’ilsécoutaient et se réjouissaient du commencement de la scène.

– Ce que j’ai de particulier à vous dire,monsieur, dit le roi en appuyant sur ce mot, qui était celui que lecérémonial de France accorde aux frères des rois, vous trouverezbon que pour aujourd’hui je vous le dise devant témoins. Çà,messieurs, continua-t-il en se retournant vers les quatre jeunesgens, écoutez bien, le roi vous le permet.

Le duc releva la tête.

– Sire, dit-il avec ce regard haineux etplein de venin que l’homme a emprunté au serpent, avant d’insulterun homme de mon rang, vous eussiez dû me refuser l’hospitalité duLouvre ; dans l’hôtel d’Anjou, au moins, j’eusse été maître devous répondre.

– En vérité, dit Henri avec une ironieterrible, vous oubliez donc que partout où vous êtes vous êtes monsujet, et que mes sujets sont chez moi partout où ils sont ;car, Dieu merci, je suis le roi !… le roi du sol !…

– Sire, s’écria François, je suis auLouvre… chez ma mère.

– Et votre mère est chez moi, réponditHenri. Voyons, abrégeons, monsieur : donnez-moi ce papier.

– Lequel ?

– Celui que vous lisiez, parbleu !celui qui était tout ouvert sur votre table de nuit et que vousavez caché quand vous m’avez vu.

– Sire, réfléchissez ! dit leduc.

– À quoi ? demanda le roi.

– À ceci : que vous faites unedemande indigne d’un bon gentilhomme, mais, en revanche, digne d’unofficier de votre police.

Le roi devint livide.

– Cette lettre, monsieur !dit-il.

– Une lettre de femme, sire,réfléchissez, dit François.

– Il y a des lettres de femmes fortbonnes à voir, fort dangereuses à ne pas être vues, témoin cellesqu’écrit notre mère.

– Mon frère ! dit François.

– Cette lettre, monsieur ! s’écriale roi en frappant du pied, ou je vous la fais arracher par quatreSuisses !

Le duc bondit hors de son lit, en tenant lalettre froissée dans ses mains, et avec l’intention manifeste degagner la cheminée, afin de la jeter dans le feu.

– Vous feriez cela, dit-il, à votrefrère ?

Henri devina son intention et se plaça entrelui et la cheminée.

– Non pas à mon frère, dit-il, mais à monplus mortel ennemi ! Non pas à mon frère, mais au duc d’Anjou,qui a couru toute la soirée les rues de Paris à la queue du chevalde M. de Guise ! à mon frère, qui essaye de mecacher quelque lettre de l’un ou de l’autre de ses complices,MM. les princes lorrains.

– Pour cette fois, dit le duc, votrepolice est mal faite.

– Je vous dis que j’ai vu sur le cachetces trois fameuses merlettes de Lorraine, qui ont la prétentiond’avaler les fleurs de lis de France. Donnez donc, mordieu !donnez, ou….

Henri fit un pas vers le duc et lui posa lamain sur l’épaule.

François n’eut pas plutôt senti s’appesantirsur lui la main royale, il n’eut pas plutôt d’un regard obliqueconsidéré l’attitude menaçante des quatre mignons, lesquelscommençaient à dégainer, que, tombant à genoux, à demi renversécontre son lit, il s’écria :

– À moi ! au secours ! àl’aide ! mon frère veut me tuer.

Ces paroles, empreintes d’un accent deprofonde terreur que leur donnait la conviction, firent impressionsur le roi et éteignirent sa colère, par cela même qu’elles lasupposaient plus grande qu’elle n’était. Il pensa qu’en effetFrançois pouvait craindre un assassinat, et que ce meurtre eût étéun fratricide. Alors il lui passa comme un vertige, à l’idée que safamille, famille maudite comme toutes celles dans lesquelles doits’éteindre une race, il lui passa un vertige en songeant que, danssa famille, les frères assassinaient les frères par tradition.

– Non, dit-il, vous vous trompez, monfrère, et le roi ne vous veut aucun mal du genre de celui que vousredoutez ; du moins vous avez lutté, avouez-vous vaincu. Voussavez que le roi est le maître, ou si vous l’ignoriez, vous lesavez maintenant. Eh bien, dites-le, non seulement tout bas, maisencore tout haut.

– Oh ! je le dis, mon frère, je leproclame, s’écria le duc.

– Fort bien. Cette lettre, alors… car leroi vous ordonne de lui rendre cette lettre.

Le duc d’Anjou laissa tomber le papier.

Le roi le ramassa, et, sans le lire, le pliaet l’enferma dans son aumônière.

– Est-ce tout, sire ? dit le ducavec son regard louche.

– Non, monsieur, dit Henri, il vousfaudra encore pour cette rébellion, qui heureusement n’a point eude fâcheux résultats, il vous faudra, si vous le voulez bien,garder la chambre jusqu’à ce que mes soupçons à votre égard aientété complètement dissipés. Vous êtes ici, l’appartement vous estfamilier, commode, et n’a pas trop l’air d’une prison ;restez-y. Vous aurez bonne compagnie, du moins de l’autre côté dela porte, car, pour cette nuit, ces quatre messieurs vousgarderont ; demain matin ils seront relevés par un poste deSuisses.

– Mais, mes amis, à moi, ne pourrai-jeles voir ?

– Qui appelez-vous vos amis ?

– Mais M. de Monsoreau, parexemple, M. de Ribeirac, M. Antraguet,M. de Bussy.

– Ah, oui ! dit le roi, parlez decelui-là encore.

– Aurait-il eu le malheur de déplaire àVotre Majesté ?

– Oui, dit le roi.

– Quand cela ?

– Toujours, et cette nuitparticulièrement.

– Cette nuit ; qu’a-t-il donc fait,cette nuit ?

– Il m’a fait insulter dans les rues deParis.

– Vous, sire ?

– Oui, moi, ou mes fidèles, ce qui est lamême chose.

– Bussy a fait insulter quelqu’un dansles rues de Paris, cette nuit ? On vous a trompé, sire.

– Je sais ce que je dis, monsieur.

– Sire, s’écria le duc avec un air detriomphe, M. de Bussy n’est pas sorti de son hôtel depuisdeux jours ! il est chez lui, couché, malade, grelottant lafièvre.

Le roi se retourna vers Schomberg.

– S’il grelottait la fièvre, dit le jeunehomme, ce n’était pas chez lui du moins, mais dans la rueCoquillière.

– Qui vous a dit cela, demanda le ducd’Anjou en se soulevant, que Bussy était dans la rueCoquillière ?

– Je l’ai vu.

– Vous avez vu Bussy dehors ?

– Bussy frais, dispos, joyeux, et quiparaissait le plus heureux homme du monde, et accompagné de sonacolyte ordinaire, ce Remy, cet écuyer, ce médecin, quesais-je !

– Alors je n’y comprends plus rien, ditle duc avec stupeur : j’ai vu M. de Bussy dans lasoirée ; il était sous les couvertures. Il faut qu’il m’aittrompé moi-même.

– C’est bien, dit le roi,M. de Bussy sera puni comme les autres et avec lesautres, lorsque l’affaire s’éclaircira.

Le duc, qui pensa que c’était un moyen dedétourner de lui la colère du roi que de la laisser s’écouler surBussy, le duc n’essaya point de prendre davantage la défense de songentilhomme.

– Si M. de Bussy a fait cela,dit-il ; si, après avoir refusé de sortir avec moi, il estsorti seul, c’est qu’il avait effectivement, sans doute, desintentions qu’il ne pouvait m’avouer à moi dont il connaît ledévouement pour Votre Majesté.

– Vous entendez, messieurs, ce queprétend mon frère, dit le roi ; il prétend qu’il n’a pasautorisé M. de Bussy.

– Tant mieux, dit Schomberg.

– Pourquoi tant mieux ?

– Parce qu’alors Votre Majesté nous enlaissera peut-être faire ce que nous voulons.

– C’est bien, c’est bien, on verra plustard, dit Henri. Messieurs, je vous recommande mon frère :ayez pour lui, pendant toute cette nuit, où vous allez avoirl’honneur de lui servir de garde, tous les égards qu’on a pour unprince du sang, c’est-à-dire au premier du royaume, après moi.

– Oh ! sire, dit Quélus avec unregard qui fit frissonner le duc, soyez donc tranquille, noussavons tout ce que nous devons à Son Altesse.

– C’est bien ; adieu, messieurs, ditHenri.

– Sire ! s’écria le duc plusépouvanté de l’absence du roi qu’il ne l’avait été de sa présence,quoi ! je suis sérieusement prisonnier ! quoi ! mesamis ne pourront me visiter ! quoi ! il me sera défendude sortir !

Et l’idée du lendemain lui passait parl’esprit, de ce lendemain où sa présence était si nécessaire prèsde M. de Guise.

– Sire, dit le duc qui voyait le roi prêtà se laisser fléchir, laissez-moi paraître au moins près de VotreMajesté ; près de Votre Majesté est ma place ; je suisprisonnier là aussi bien qu’ailleurs, et mieux gardé à vue même quedans toutes les places possibles. Sire, accordez-moi donc la faveurde rester près de Votre Majesté.

Le roi, sur le point d’accorder au duc d’Anjousa demande, à laquelle il ne voyait pas, d’ailleurs, un grandinconvénient, allait répondre oui, quand son attention futdistraite de son frère et attirée vers la porte par un corps trèslong et très agile, qui, avec les bras, avec la tête, avec le cou,avec tout ce qu’il pouvait remuer, enfin, faisait les gestes lesplus négatifs qu’on pût inventer et exécuter sans se disloquer lesos.

– C’était Chicot qui faisaitnon.

– Non, dit Henri à son frère, vous êtesfort bien ici, monsieur ; et il me convient que vous yrestiez.

– Sire, balbutia le duc.

– Dès que cela est le bon plaisir du roide France, il me semble que cela doit vous suffire, monsieur,ajouta Henri d’un air de hauteur qui acheva d’accabler le duc.

– Quand je disais que j’étais levéritable roi de France ? murmura Chicot….

Chapitre 21Comment Chicot fit une visite à Bussy, et de ce quis’ensuivit.

Le lendemain de ce jour, ou plutôt de cettenuit, Bussy, vers neuf heures du matin, déjeunait tranquillementavec Remy, qui, en sa qualité de médecin, lui ordonnait desconfortants ; ils causaient des événements de la veille, etRemy cherchait à se rappeler les légendes des fresques de la petiteéglise de Sainte-Marie-l’Égyptienne.

– Dis donc, Remy, lui demanda tout à coupBussy, ne t’a-t-il pas semblé reconnaître ce gentilhomme qu’ontrempait dans une cuve, quand nous sommes passés au coin de la rueCoquillière ?

– Sans doute, monsieur le comte : etmême à ce point que, depuis ce moment, je cherche à me rappeler sonnom.

– Tu ne l’as donc pas reconnu nonplus ?

– Non. Il était déjà bien bleu.

– J’aurais dû le délivrer, ditBussy : c’est un devoir entre gens comme il faut de se portersecours contre les manants ; mais, en vérité, Remy, j’étaistrop occupé de mes affaires.

– Mais, si nous ne l’avons pas reconnu,lui, dit le Haudoin, il nous a, à coup sûr, reconnus, nous quiavions notre couleur naturelle, car il m’a semblé qu’il roulait desyeux effroyables, et qu’il nous montrait le poing en nous envoyantquelque menace.

– Tu es sûr de cela, Remy ?

– Je réponds des yeux effroyables ;mais je suis moins sûr du poing et des menaces, dit le Haudoin, quiconnaissait le caractère irascible de Bussy.

– Alors il faudra savoir quel est cegentilhomme, Remy : je ne puis pas laisser passer ainsi unepareille injure.

– Attendez donc, attendez donc, s’écriale Haudoin, comme s’il fût sorti de l’eau froide ou entré dansl’eau chaude. Oh ! mon Dieu ! j’y suis, je leconnais.

– Comment cela ?

– Je l’ai entendu jurer.

– Je le crois mordieu bien, tout le mondeeût juré en pareille situation.

– Oui, mais lui, il a juré enallemand.

– Bah !

– Il a dit : Gottverdamme.

– C’est Schomberg, alors.

– Lui-même, monsieur le comte,lui-même.

– Alors, mon cher Remy, apprête tesonguents.

– Pourquoi cela ?

– Parce qu’il y aura avant peu quelqueraccommodage à faire à sa peau ou à la mienne.

– Vous ne serez pas si fou que de vousfaire tuer, étant en si bonne santé et si heureux, dit Remy enclignant de l’œil ; dame ! voilà déjà une fois que sainteMarie l’Égyptienne vous ressuscite, elle pourrait bien se lasser defaire un miracle que le Christ lui-même n’a essayé que deuxfois.

– Au contraire, Remy, dit le comte, tu nete doutes pas du bonheur qu’il y a, quand on est heureux, à s’enaller jouer sa vie contre celle d’un autre homme. Je t’assure quejamais je ne me suis battu de bon cœur quand j’avais perdu au jeude grosses sommes, quand j’avais surpris ma maîtresse en faute ouquand j’avais quelque chose à me reprocher ; mais chaque fois,au contraire, que ma bourse est ronde, mon cœur léger et maconscience nette, je m’en vais hardi et railleur sur le pré ;là, je suis sûr de ma main. Je lis jusqu’au fond des yeux de monadversaire ; je l’écrase de ma chance. Je suis dans laposition d’un homme qui joue au passe-dix avec la veine, et quisent le vent de la fortune pousser à lui l’or de son antagoniste.Non, c’est alors que je suis brillant, sûr de moi ; c’estalors que je me fends à fond. Je me battrais admirablement bienaujourd’hui, Remy, dit le jeune homme en tendant la main audocteur, car, grâce à toi, je suis bien heureux !

– Un moment, un moment, dit le Haudoin,vous vous priverez cependant, s’il vous plaît, de ce plaisir. Unebelle dame de mes amies vous a recommandé à moi, et m’a fait jurerde vous garder sain et sauf, sous prétexte que vous lui deviez déjàla vie, et qu’on n’a pas la liberté de disposer de ce qu’ondoit.

– Bon Remy, fit Bussy en se plongeantdans ce vague de la pensée qui permet à l’homme amoureux d’entendreet de voir tout ce qu’on dit et tout ce qu’on fait, comme derrièreune gaze, au théâtre, on voit les objets sans leurs angles et sansles crudités de leurs tons : état délicieux qui est presque unrêve, car, tout en suivant de l’âme sa pensée douce et fidèle, on ales sens distraits par la parole ou le geste d’un ami.

– Vous m’appelez bon Remy, dit leHaudoin, parce que je vous ai fait revoir madame deMonsoreau ; mais m’appellerez-vous encore bon Remy quand vousallez être séparé d’elle, et malheureusement le jour approche, s’iln’est pas arrivé.

– Plaît-il ? s’écria énergiquementBussy. Ne plaisantons pas là-dessus, maître le Haudoin.

– Eh ! monsieur, je ne plaisantepas ; ne savez-vous point qu’elle part pour l’Anjou, et quemoi-même je vais avoir la douleur d’être séparé de mademoiselleGertrude ?… Ah !

Bussy ne put s’empêcher de sourire au prétendudésespoir de Remy.

– Tu l’aimes beaucoup ?demanda-t-il.

– Je crois bien… et elle donc…. Si voussaviez comme elle me bat.

– Et tu te laisses faire ?

– Par amour pour la science : ellem’a forcé d’inventer une pommade souveraine pour faire disparaîtreles bleus.

– En ce cas, tu devrais bien en envoyerplusieurs pots à Schomberg.

– Ne parlons plus de Schomberg, il estconvenu que nous le laissons se débarbouiller à sa guise.

– Oui, et revenons à madame de Monsoreau,ou plutôt à Diane de Méridor, car tu sais….

– Oh ! mon Dieu, oui ; jesais.

– Remy, quand partons-nous ?

– Ah ! voilà ce dont je medoutais ; le plus tard possible, monsieur le comte.

– Pourquoi cela ?

– D’abord parce que nous avons à Paris cecher M. d’Anjou, le chef de la communauté, qui s’est mis, hiersoir, à ce qu’il m’a semblé, dans de telles affaires, qu’il vaévidemment avoir besoin de vous.

– Ensuite.

– Ensuite parce queM. de Monsoreau, par une bénédiction toute particulière,ne se doute de rien, à votre endroit du moins, et qu’il sedouterait peut-être de quelque chose s’il vous voyait disparaîtrede Paris en même temps que sa femme qui n’est point sa femme.

– Eh bien, que m’importe qu’il s’endoute ?

– Oh ! oui, mais cela m’importebeaucoup, à moi, mon cher seigneur. Je me charge de raccommoder lescoups d’épée reçus en duel, parce que, comme vous tirez de premièreforce, vous ne recevez jamais de coups d’épée bien sérieux, mais jerécuse les coups de poignard poussés dans les guet-apens et surtoutpar les maris jaloux ; ce sont des animaux qui, en pareil cas,tapent fort dur ; voyez plutôt ce pauvreM. de Saint-Mégrin, si méchamment mis à mort par notreami M. de Guise.

– Que veux-tu, cher ami, s’il est dans madestinée d’être tué par le Monsoreau !

– Eh bien ?

– Eh bien, il me tuera.

– Et puis, huit jours, un mois, un anaprès, madame de Monsoreau épousera son mari, ce qui feraénormément enrager votre pauvre âme, qui verra cela d’en haut oud’en bas, et qui ne pourra pas s’y opposer, vu qu’elle n’aura plusde corps.

– Tu as raison, Remy, je veux vivre.

– À la bonne heure ! Mais ce n’estpas le tout que de vivre, croyez-moi, il faut encore suivre mesconseils, être charmant pour le Monsoreau ; il est, pour lemoment, d’une affreuse jalousie contre M. le duc d’Anjou, qui,tandis que vous grelottiez la fièvre dans votre lit, se promenaitsous les fenêtres de la dame, comme un Espagnol à bonnes fortunes,et qui a été reconnu à son Aurilly. Faites-lui toutes sortesd’avance, à ce bon mari, qui ne l’est pas ; n’ayez pas mêmel’air de lui demander ce qu’est devenue sa femme ; c’estinutile, puisque vous le savez, et il répandra partout que vousêtes le seul gentilhomme qui possédiez les vertus de Scipion :sobriété et chasteté.

– Je crois que tu as raison, dit Bussy. Àprésent que je ne suis plus jaloux de l’ours, je veuxl’apprivoiser, ce sera d’un suprême comique ! Ah !maintenant, Remy, demande-moi tout ce que tu voudras, tout m’estfacile, je suis heureux.

En ce moment quelqu’un frappa à la porte, lesdeux convives firent silence.

– Qui va là ? demanda Bussy.

– Monseigneur, répondit un page, il y aen bas un gentilhomme qui veut vous parler.

– Me parler, à moi, si matin ! quiest-ce ?

– Un grand monsieur, vêtu de veloursvert, avec des bas roses, une figure un peu risible, mais l’aird’un honnête homme.

– Eh ! pensa tout haut Bussy,serait-ce Schomberg ?

– Il a dit : un grand monsieur.

– C’est vrai ; ou leMonsoreau ?

– Il a dit : l’air d’un honnêtehomme.

– Tu as raison, Remy, ce ne peut être nil’un ni l’autre ; fais entrer.

L’homme annoncé parut au bout d’un instant surle seuil.

– Ah ! mon Dieu, s’écria Bussy en selevant précipitamment à la vue du visiteur, tandis que Remy, en amidiscret, se retirait par la porte d’un cabinet.

– Monsieur Chicot ! exclamaBussy.

– Lui-même, monsieur le comte, réponditle Gascon.

Le regard de Bussy s’était fixé sur lui aveccet étonnement qui veut dire en toutes lettres, sans que la boucheait besoin de prendre le moins du monde part à laconversation : «Monsieur, que venez-vous faire ici ?»

Aussi, sans être autrement interrogé, Chicotrépondit d’un ton fort sérieux :

– Monsieur, je viens vous proposer unpetit marché.

– Parlez, monsieur, répliqua Bussy avecsurprise.

– Que me promettez-vous si je vousrendais un grand service ?

– Cela dépend du service, monsieur,répondit assez dédaigneusement Bussy.

Le Gascon feignit de ne point remarquer cetair de dédain.

– Monsieur, dit Chicot en s’asseyant eten croisant ses longues jambes l’une sur l’autre, je remarque quevous ne me faites pas l’honneur de m’inviter à m’asseoir.

Le rouge monta au visage de Bussy.

– C’est autant à ajouter encore, ditChicot, à la récompense qui me reviendra quand je vous aurai rendule service en question.

Bussy ne répondit point.

– Monsieur, continua Chicot sans sedémonter, connaissez-vous la Ligue ?

– J’en ai fort entendu parler, réponditBussy, commençant à prêter une certaine attention à ce que luidisait le Gascon.

– Eh bien, monsieur, dit Chicot, vousdevez savoir en ce cas que c’est une association d’honnêteschrétiens, réunis dans le but de massacrer religieusement leursvoisins, les huguenots.– En êtes-vous, monsieur, de laLigue ?– Moi, j’en suis.

– Mais, monsieur ?

– Dites seulement oui ou non.

– Permettez-moi de m’étonner, ditBussy.

– Je me faisais l’honneur de vousdemander si vous étiez de la Ligue ; m’avez-vousentendu ?

– Monsieur Chicot, dit Bussy, comme jen’aime pas les questions dont je ne comprends pas le sens, je vousprie de changer la conversation, et j’attendrai encore quelquesminutes accordées à la bienséance pour vous répéter que, n’aimantpoint les questions, je n’aime naturellement pas lesquestionneurs.

– Fort bien : la bienséance estbienséante, comme dit ce cher M. de Monsoreau lorsqu’ilest en belle humeur.

À ce nom de Monsoreau, que le Gascon prononçasans apparente allusion, Bussy recommença de prêter attention.

– Hein, se dit-il tout bas, sedouterait-il de quelque chose, et m’aurait-il envoyé ce Chicot pourm’espionner ?…

Puis tout haut :

– Voyons, monsieur Chicot, au fait, voussavez que nous n’avons plus que quelques minutes.

– Optime, dit Chicot ;quelques minutes, c’est beaucoup : en quelques minutes on sedit bien des choses. Je vous dirai donc qu’en effet j’aurais pu medispenser de vous questionner, attendu que, si vous n’êtes pas dela sainte Ligue, vous en serez bientôt, indubitablement, attenduque M. d’Anjou en est.

– M. d’Anjou ! qui vous a ditcela ?

– Lui-même parlant à ma personne, commedisent ou plutôt comme écrivent messieurs les gens de loi, commeécrivait par exemple ce bon et cher M. Nicolas David, ceflambeau du forum parisiense, lequel flambeau s’est éteintsans qu’on sache qui a soufflé dessus ; or vous comprenez bienque si M. le duc d’Anjou est de la Ligue, vous ne pouvez vousdispenser d’en être, vous qui êtes son bras droit, quediable ! La Ligue sait trop bien ce qu’elle fait pour accepterun chef manchot.

– Eh bien, monsieur Chicot, après !dit Bussy d’un ton évidemment plus courtois qu’il n’avait étéjusque-là.

– Après, reprit Chicot. Eh bien, après,si vous en êtes, ou si l’on croit seulement que vous devez en être,et on le croira certainement, il vous arrivera, à vous, ce qui estarrivé à Son Altesse Royale.

– Qu’est-il donc arrivé à Son AltesseRoyale ? s’écria Bussy.

– Monsieur, dit Chicot en se relevant eten imitant la pose qu’avait prise Bussy un instant auparavant,monsieur, je n’aime pas les questions, et, si vous me permettez dele dire tout de suite, je n’aime pas les questionneurs ; j’aidonc grande envie de vous laisser faire, à vous, ce qu’on a faitcette nuit à votre maître.

– Monsieur Chicot, dit Bussy avec unsourire qui contenait toutes les excuses qu’un gentilhomme peutfaire, parlez, je vous en supplie ; où est le duc ?

– Il est en prison.

– Où cela ?

– Dans sa chambre. Quatre de mes bonsamis l’y gardent même à vue. M. de Schomberg, qui futteint en bleu hier au soir, comme vous savez, puisque vous passiezlà au moment de l’opération ; M. d’Épernon, qui est jaunede la peur qu’il a eue ; M. de Quélus, qui est rougede colère, et M. de Maugiron, qui est blancd’ennui ; c’est fort beau à voir, attendu que, commeM. le duc commence à verdir de peur, nous allons jouir d’unarc-en-ciel complet, nous autres privilégiés du Louvre.

– Ainsi, monsieur, dit Bussy, vous croyezqu’il y a danger pour ma liberté ?

– Danger ! un instant,monsieur : je suppose même qu’en ce moment, on est… on doit…ou l’on devrait être en chemin pour vous arrêter.

Bussy tressaillit.

– Aimez-vous la Bastille, monsieur deBussy ? C’est un endroit fort propre aux méditations, etLaurent Testu, qui en est le gouverneur, fait une cuisine assezagréable à ses pigeonneaux.

– On me mettrait à la Bastille ?s’écria Bussy.

– Ma foi ! je dois avoir dans mapoche quelque chose comme un ordre de vous y conduire, monsieur deBussy. Le voulez-vous voir ?

Et Chicot tira effectivement des poches de seschausses, dans lesquelles eussent tenu trois cuisses comme lasienne, un ordre du roi en bonne forme, commandant d’appréhender aucorps, partout où il serait, M. Louis de Clermont, seigneur deBussy-d’Amboise.

– Rédaction de M. de Quélus,dit Chicot, c’est fort bien écrit.

– Alors, monsieur, s’écria Bussy touchéde l’action de Chicot, vous me rendez donc véritablement unservice.

– Mais je crois que oui, dit leGascon ; êtes-vous de mon avis, monsieur ?

– Monsieur, dit Bussy, je vous enconjure, traitez-moi comme un galant homme ; est-ce pour menuire en quelque autre rencontre que vous me sauvezaujourd’hui ? car vous aimez le roi, et le roi ne m’aimepas.

– Monsieur le comte, dit Chicot en sesoulevant sur sa chaise et en saluant, je vous sauve pour voussauver ; maintenant pensez ce qu’il vous plaira de monaction.

– Mais, de grâce, à quoi dois-jeattribuer une pareille bienveillance ?

– Oubliez-vous que je vous ai demandé unerécompense ?

– C’est vrai.

– Eh bien ?

– Ah ! monsieur, de grandcœur !

– Vous ferez donc à votre tour ce que jevous demanderai, un jour ou l’autre ?

– Foi de Bussy ! en tant que lachose sera faisable.

– Eh bien, voilà qui me suffit, ditChicot en se levant. Maintenant montez à cheval etdisparaissez ; moi, je porte l’ordre de vous arrêter à qui dedroit.

– Vous ne deviez donc pas m’arrêtervous-même ?

– Allons donc, pour qui meprenez-vous ? Je suis gentilhomme, monsieur.

– Mais j’abandonne mon maître.

– N’en ayez pas remords, car il vous adéjà abandonné.

– Vous êtes un brave gentilhomme,monsieur Chicot, dit Bussy au Gascon.

– Parbleu, je le sais bien, répliquacelui-ci.

Bussy appela le Haudoin. Le Haudoin, il fautlui rendre justice, écoutait à la porte ; il entraaussitôt.

– Remy, s’écria Bussy, Remy, Remy, noschevaux !

– Ils sont sellés, monseigneur, répondittranquillement Remy.

– Monsieur, dit Chicot, voilà un jeunehomme qui a beaucoup d’esprit.

– Parbleu, dit Remy, je le sais bien.

Et, Chicot le saluant, il salua Chicot commel’eussent fait, quelque cinquante ans plus tard, Guillaume Gorin etGauthier Garguille.

Bussy rassembla quelques piles d’écus, qu’ilfourra dans ses poches et dans celles du Haudoin.

Après quoi, saluant Chicot et le remerciantune dernière fois, il s’apprêta à descendre.

– Pardon, monsieur, dit Chicot ;mais permettez-moi d’assister à votre départ.

Et Chicot suivit Bussy et le Haudoin jusqu’àla petite cour des écuries, où effectivement deux chevauxattendaient tout sellés aux mains du page.

– Et où allons-nous ? fit Remy enrassemblant négligemment les rênes de son cheval.

– Mais… fit Bussy en hésitant ou enparaissant hésiter.

– Que dites-vous de la Normandie,monsieur ? dit Chicot, qui regardait faire et examinait leschevaux en connaisseur.

– Non, répondit Bussy, c’est tropprès.

– Que pensez-vous des Flandres ?continua Chicot.

– C’est trop loin.

– Je crois, dit Remy, que vous vousdécideriez pour l’Anjou, qui est à une distance raisonnable,n’est-ce pas, monsieur le comte ?

– Oui, va pour l’Anjou, dit Bussy enrougissant.

– Monsieur, dit Chicot, puisque vous avezfait votre choix et que vous allez partir….

– À l’instant même.

– J’ai bien l’honneur de voussaluer ; pensez à moi dans vos prières.

Et le digne gentilhomme s’en alla toujoursaussi grave et aussi majestueux, en écornant les angles des maisonsavec son immense rapière.

– Ce que c’est que le destin, cependant,monsieur ! dit Remy.

– Allons, vite ! s’écria Bussy, etpeut-être la rattraperons-nous.

– Ah ! monsieur, dit le Haudoin, sivous aidez le destin, vous lui ôtez de son mérite.

Et ils partirent.

Chapitre 22Les échecs de Chicot, le bilboquet de Quélus et la sarbacane deSchomberg.

On peut dire que Chicot, malgré son apparentefroideur, s’en retournait au Louvre avec la joie la pluscomplète.

C’était pour lui une triple satisfactiond’avoir rendu service à un brave comme l’était Bussy, d’avoirtravaillé à quelque intrigue et d’avoir rendu possible, pour leroi, un coup d’État que réclamaient les circonstances.

En effet, avec la tête et surtout le cœur quel’on connaissait à M. de Bussy, avec l’espritd’association que l’on connaissait à MM. de Guise, onrisquait fort de voir se lever un jour orageux sur la bonne villede Paris.

Tout ce que le roi avait craint, tout ce queChicot avait prévu, arriva comme on pouvait s’y attendre.

M. de Guise, après avoir reçu, lematin, chez lui, les principaux ligueurs, qui, chacun de son côté,étaient venus lui apporter les registres couverts de signatures quenous avons vus ouverts dans les carrefours, aux portes desprincipales auberges et jusque sur les autels des églises ;M. de Guise, après avoir promis un chef à la Ligue, etaprès avoir fait jurer à chacun de reconnaître le chef que le roinommerait ; M. de Guise, après avoir enfin conféréavec le cardinal et avec M. de Mayenne, était sorti pourse rendre chez M. le duc d’Anjou, qu’il avait perdu de vue laveille, vers les dix heures du soir.

Chicot se doutait de la visite ; aussi,en sortant de chez Bussy, avait-il été incontinent flâner auxenvirons de l’hôtel d’Alençon, situé au coin de la rue Hautefeuilleet de la rue Saint-André. il y était depuis un quart d’heure àpeine, quand il vit déboucher celui qu’il attendait par la rue dela Huchette.

Chicot s’effaça à l’angle de la rue duCimetière, et le duc de Guise entra à l’hôtel sans l’avoiraperçu.

Le duc trouva le premier valet de chambre duprince assez inquiet de n’avoir pas vu revenir son maître ;mais il s’était douté de ce qui était arrivé, c’est-à-dire que leduc avait été coucher au Louvre.

Le duc demanda si, en l’absence du prince, ilne pourrait point parler à Aurilly : le valet de chambrerépondit au duc qu’Aurilly était dans le cabinet de son maître, etqu’il avait toute liberté de l’interroger.

Le duc passa. Aurilly, en effet, on se lerappelle, joueur de luth et confident du prince, était de tous lessecrets de M. le duc d’Anjou, et devait savoir mieux quepersonne où se trouvait Son Altesse.

Aurilly était, pour le moins, aussi inquietque le valet de chambre, et, de temps en temps, il quittait sonluth, sur lequel ses doigts couraient avec distraction, pour serapprocher de la fenêtre et regarder, à travers les vitres, si leduc ne revenait pas.

Trois fois on avait envoyé au Louvre, et, àchaque fois, on avait fait répondre que monseigneur, rentré forttard au palais, dormait encore.

M. de Guise s’informa à Aurilly duduc d’Anjou.

Aurilly avait été séparé de son maître laveille, au coin de la rue de l’Abre-Sec, par un groupe qui venaitaugmenter le rassemblement qui se faisait à la porte del’hôtellerie de la Belle-Étoile, de sorte qu’il était revenuattendre le duc à l’hôtel d’Alençon, ignorant la résolutionqu’avait prise Son Altesse Royale de coucher au Louvre.

Le joueur de luth raconta alors au princelorrain la triple ambassade qu’il avait envoyée au Louvre, et luitransmit la réponse identique qui avait été faite à chacun destrois messagers.

– Il dort à onze heures, dit leduc ; ce n’est guère probable ; le roi est deboutd’ordinaire à cette heure. Vous devriez aller au Louvre,Aurilly.

– J’y ai songé, monseigneur, dit Aurilly,mais je crains que ce prétendu sommeil ne soit une recommandationqu’il ait faite au concierge du Louvre, et qu’il ne soit engalanterie par la ville ; or, s’il en était ainsi, monseigneurserait peut-être contrarié qu’on le cherchât.

– Aurilly, reprit le duc, croyez-moi,monseigneur est un homme trop raisonnable pour être en galanterieun jour comme aujourd’hui. Allez donc au Louvre sans crainte, etvous y trouverez monseigneur.

– J’irai donc, monsieur, puisque vous ledésirez ; mais que lui dirai-je ?

– Vous lui direz que la convocation auLouvre était pour deux heures, et qu’il sait bien que nous devionsconférer ensemble avant de nous trouver chez le roi. Vouscomprenez, Aurilly, ajouta le duc avec un mouvement de mauvaisehumeur assez irrespectueux, que ce n’est point au moment où le roiva nommer un chef à la Ligue qu’il s’agit de dormir.

– Fort bien, monseigneur, et je prieraiSon Altesse de venir ici.

– Où je l’attends bien impatiemment, luidirez-vous ; car, convoqués pour deux heures, beaucoup sontdéjà au Louvre, et il n’y a pas un instant à perdre. Moi, pendantce temps, j’enverrai quérir M. de Bussy.

– C’est entendu, monseigneur. Mais, aucas où je ne trouverais point Son Altesse, que ferais-je ?

– Si vous ne trouvez point Son Altesse,Aurilly, n’affectez point de la chercher ; il suffira que vouslui disiez plus tard avec quel zèle j’ai tenté de la rencontrer.Dans tous les cas, à deux heures moins un quart je serai auLouvre.

Aurilly salua le duc, et partit.

Chicot le vit sortir et devina la cause de sasortie. Si M. le duc de Guise apprenait l’arrestation deM. d’Anjou, tout était perdu, ou, du moins, touts’embrouillait fort. Chicot vit qu’Aurilly remontait la rue de laHuchette pour prendre le pont Saint-Michel ; lui, au contrairealors, descendit la rue Saint-André-des-Arts de toute la vitesse deses longues jambes, et passa la Seine au bas de Nesle, au moment oùAurilly arrivait à peine en vue du grand Châtelet.

Nous suivrons Aurilly, qui nous conduit authéâtre même des événements importants de la journée.

Il descendit les quais garnis de bourgeois,ayant tout l’aspect de triomphateurs, et gagna le Louvre, qui luiapparut, au milieu de toute cette joie parisienne, avec sa plustranquille et sa plus benoîte apparence.

Aurilly savait son monde et connaissait sacour ; il causa d’abord avec l’officier de la porte, qui étaittoujours un personnage considérable pour les chercheurs denouvelles et les flaireurs de scandale.

L’officier de la porte était tout miel ;le roi s’était réveillé de la meilleure humeur du monde.

Aurilly passa de l’officier de la porte auconcierge.

Le concierge passait une revue de serviteurshabillés à neuf, et leur distribuait des hallebardes d’un nouveaumodèle.

Il sourit au joueur de luth, répondit à sescommentaires sur la pluie et le beau temps, ce qui donna à Aurillyla meilleure opinion de l’atmosphère politique.

En conséquence, Aurilly passa outre et prit legrand escalier qui conduisait chez le duc, en distribuant forcesaluts aux courtisans déjà disséminés par les montées et lesantichambres.

À la porte de l’appartement de Son Altesse, iltrouva Chicot assis sur un pliant.

Chicot jouait aux échecs tout seul, etparaissait absorbé dans une profonde combinaison.

Aurilly essaya de passer, mais Chicot, avecses longues jambes, tenait toute la longueur du palier.

Il fut forcé de frapper sur l’épaule duGascon.

– Ah ! c’est vous, dit Chicot ;pardon, monsieur Aurilly.

– Que faites-vous donc, monsieurChicot ?

– Je joue aux échecs, comme vousvoyez.

– Tout seul ?

– Oui… j’étudie un coup… savez-vous joueraux échecs, monsieur ?

– À peine.

– Oui, je sais, vous êtes musicien, et lamusique est un art si difficile, que les privilégiés qui se livrentà cet art sont forcés de lui donner tout leur temps et toute leurintelligence.

– Il paraît que le coup est sérieux,demanda en riant Aurilly.

– Oui, c’est mon roi quim’inquiète ; vous saurez, monsieur Aurilly, qu’aux échecs leroi est un personnage très niais, très insignifiant, qui n’a pas devolonté, qui ne peut faire qu’un pas à droite, un pas à gauche, unpas en avant, un pas en arrière, tandis qu’il est entouré d’ennemistrès alertes, de cavaliers qui sautent trois cases d’un coup, etd’une foule de pions qui l’entourent, qui le pressent, qui leharcèlent ; de sorte que, s’il est mal conseillé, ah !dame ! en peu de temps, c’est un monarque perdu ; il estvrai qu’il a son fou qui va, qui vient, qui trotte d’un bout del’échiquier à l’autre, qui a le droit de se mettre devant lui,derrière lui et à côté de lui ; mais il n’en est pas moinscertain que plus le fou est dévoué à son roi, plus il s’aventurelui-même, monsieur Aurilly ; et, dans ce moment, je vousavouerai que mon roi et son fou sont dans une situation des pluspérilleuses.

– Mais, demanda Aurilly, par quel hasard,monsieur Chicot, êtes-vous venu étudier toutes ces combinaisons àla porte de Son Altesse Royale ?

– Parce que j’attendsM. de Quélus, qui est là.

– Où là ? demanda Aurilly.

– Mais chez Son Altesse.

– Chez Son Altesse,M. de Quélus ? fit avec surprise Aurilly.

Pendant tout ce dialogue, Chicot avait livrépassage au joueur de luth ; mais de telle façon qu’il avaittransporté son établissement dans le corridor, et que le messagerde M. de Guise se trouvait placé maintenant entre lui etla porte d’entrée.

Cependant il hésitait à ouvrir cetteporte.

– Mais, dit-il, que fait doncM. de Quélus chez M. le duc d’Anjou ? je ne lessavais pas si grands amis.

– Chut ! dit Chicot avec un air demystère.

Puis, tenant toujours son échiquier entre sesdeux mains, il décrivit une courbe avec sa longue personne, desorte que, sans que ses pieds quittassent leur place, ses lèvresarrivèrent à l’oreille d’Aurilly.

– Il vient demander pardon à Son AltesseRoyale, dit-il, pour une petite querelle qu’ils eurent hier.

– En vérité ? dit Aurilly.

– C’est le roi qui a exigé cela ;vous savez dans quels excellents termes les deux frères sont en cemoment. Le roi n’a pas voulu souffrir une impertinence de Quélus,et Quélus a reçu l’ordre de s’humilier.

– Vraiment ?

– Ah ! monsieur Aurilly, dit Chicot,je crois que véritablement nous entrons dans l’âge d’or ; leLouvre va devenir l’Arcadie, et les deux frères Arcadesambo. Ah ! pardon, monsieur Aurilly, j’oublie toujoursque vous êtes musicien.

Aurilly sourit et passa dans l’antichambre, enouvrant la porte assez grande pour que Chicot pût échanger un coupd’œil des plus significatifs avec Quélus, qui d’ailleurs étaitprobablement prévenu à l’avance.

Chicot reprit alors ses combinaisonspalamédiques, en gourmandant son roi, non pas plus durementpeut-être que ne l’eût mérité un souverain en chair et en os, maisplus durement certes que ne le méritait un innocent morceaud’ivoire.

Aurilly, une fois entré dans l’antichambre,fut salué très courtoisement par Quélus, entre les mains de qui unsuperbe bilboquet d’ébène, enjolivé d’incrustations d’ivoire,faisait de rapides évolutions.

– Bravo ! monsieur de Quélus, ditAurilly en voyant le jeune homme accomplir un coup difficile,bravo !

– Ah ! mon cher monsieur Aurilly,dit Quélus, quand jouerai-je du bilboquet comme vous jouez duluth !

– Quand vous aurez étudié autant de joursvotre joujou, dit Aurilly un peu piqué, que j’ai mis, moi, d’annéesà étudier mon instrument. Mais où est donc monseigneur ? nelui parliez-vous pas ce matin, monsieur ?

– J’ai en effet audience de lui, mon cherAurilly, mais Schomberg a le pas sur moi !

– Ah ! M. de Schombergaussi ! dit le joueur de luth avec une nouvelle surprise.

– Oh ! mon Dieu ! oui. C’est leroi qui règle cela ainsi ; il est là dans la salle à manger.Entrez donc, monsieur d’Aurilly, et faites-moi le plaisir derappeler au prince que nous attendons.

Aurilly ouvrit la seconde porte, et aperçutSchomberg couché plutôt qu’assis sur un large escabeau toutrembourré de plumes.

Schomberg, ainsi renversé, visait, avec unesarbacane, à faire passer dans un anneau d’or, suspendu au plafondpar un fil de soie, de petites boules de terre parfumée, dont ilavait ample provision dans sa gibecière, et qu’un chien favori luirapportait toutes les fois qu’elles ne s’étaient pas brisées contrela muraille.

– Quoi ! s’écria Aurilly, chezmonseigneur un pareil exercice !… Ah ! monsieurSchomberg !

– Ah ! guten Morgen !monsieur Aurilly, dit Schomberg en interrompant le cours de son jeud’adresse, vous voyez, je tue le temps en attendant monaudience.

– Mais où est donc monseigneur ?demanda Aurilly.

– Chut ! monseigneur est occupé dansce moment à pardonner à d’Épernon et à Maugiron. Mais nevoulez-vous point entrer, vous qui jouissez de toutes familiaritésprès du prince ?

– Peut-être y a-t-il indiscrétion ?demanda le musicien.

– Pas le moins du monde, aucontraire ; vous le trouverez dans son cabinet depeinture ; entrez, monsieur Aurilly, entrez.

Et il poussa Aurilly par les épaules dans lapièce voisine, où le musicien ébahi aperçut tout d’abord d’Épernonoccupé devant un miroir à se roidir les moustaches avec de lagomme, tandis que Maugiron, assis près de la fenêtre, découpait desgravures près desquelles les bas-reliefs du temple de VénusAphrodite, à Gnide, et les peintures de la piscine de Tibère, àCaprée, pouvaient passer pour des images de sainteté.

Le duc, sans épée, se tenait dans son fauteuilentre ces deux hommes, qui ne le regardaient que pour surveillerses mouvements, et qui ne lui parlaient que pour lui faire entendredes paroles désagréables.

En voyant Aurilly, il voulut s’élancerau-devant de lui.

– Tout doux, monseigneur, dit Maugiron,vous marchez sur mes images.

– Mon Dieu ! s’écria le musicien,que vois-je là ? on insulte mon maître !

– Ce cher monsieur Aurilly, dit d’Épernontout en continuant de cambrer ses moustaches, commentva-t-il ? Très bien, car il me paraît un peu rouge.

– Faites-moi donc l’amitié, monsieur lemusicien, de m’apporter votre petite dague, s’il vous plaît, ditMaugiron.

– Messieurs, messieurs, dit Aurilly, nevous rappelez-vous donc plus où vous êtes ?

– Si fait, si fait, mon cher Orphée, ditd’Épernon, voilà pourquoi mon ami vous demande votre poignard. Vousvoyez bien que M. le duc n’en a pas.

– Aurilly, dit le duc avec une voixpleine de douleur et de rage, ne devines-tu donc pas que je suisprisonnier ?

– Prisonnier de qui ?

– De mon frère. N’aurais-tu donc pas dûle comprendre, en voyant quels sont mes geôliers ?

Aurilly poussa un cri de surprise.

– Oh ! si je m’en étais douté !dit-il.

– Vous eussiez pris votre luth pourdistraire Son Altesse, cher monsieur Aurilly, dit une voixrailleuse ; mais j’y ai songé : je l’ai envoyé prendre,et le voici.

Et Chicot tendit effectivement son luth aupauvre musicien ; derrière Chicot, on pouvait voir Quélus etSchomberg qui bâillaient à se démonter la mâchoire.

– Et cette partie d’échecs, Chicot ?demanda d’Épernon.

– Ah ! oui, c’est vrai, ditQuélus.

– Messieurs, je crois que mon fou sauverason roi ; mais, morbleu ! ce ne sera pas sans peine.Allons, monsieur Aurilly, donnez-moi votre poignard en échange dece luth, troc pour troc.

Le musicien, consterné, obéit et allas’asseoir sur un coussin, aux pieds de son maître.

– En voilà déjà un dans la ratière, ditQuélus ; passons aux autres.

Et sur ces mots, qui donnaient à Aurillyl’explication des scènes précédentes, Quélus retourna prendre sonposte dans l’antichambre, en priant seulement Schomberg de changersa sarbacane contre son bilboquet.

– C’est juste, dit Chicot, il faut varierses plaisirs ; moi, pour varier les miens, je vais signer laLigue.

Et il referma la porte, laissant la société deSon Altesse Royale augmentée du pauvre joueur de luth.

Chapitre 23Comment le roi nomma un chef à la Ligue, et comment ce ne fut nison altesse le duc d’Anjou ni monseigneur le duc de Guise.

L’heure de la grande réception était arrivéeou plutôt allait arriver ; car, depuis midi, le Louvrerecevait déjà les principaux chefs, les intéressés et même lescurieux. Paris, tumultueux comme la veille, mais avec cettedifférence que les Suisses, qui n’étaient pas de la fête la veille,en étaient, le lendemain, les acteurs principaux ; Paris,tumultueux comme la veille, disons-nous, avait envoyé vers leLouvre ses députations de ligueurs, ses corporations d’ouvriers,ses échevins, ses milices et ses flots toujours renaissants despectateurs, qui, dans les jours où le peuple tout entier estoccupé à quelque chose, apparaissent autour du peuple pour leregarder, aussi nombreux, aussi actifs, aussi curieux que s’il yavait à Paris deux peuples, et comme si, dans cette grande ville,en petit l’image du monde, chaque individu se dédoublait à volontéen deux parties, l’une agissant, l’autre qui regarde agir.

Il y avait donc autour du Louvre une masseconsidérable de populaire ; mais qu’on ne tremble pas pour leLouvre. Ce n’est pas encore le temps où le murmure des peuples,changé en tonnerre, renverse les murailles avec le souffle de sescanons et renverse le château sur ses maîtres ; les Suisses,ce jour-là, ces ancêtres du 10 août et du 27 juillet, les Suissessouriaient aux masses de Parisiens, tout armées que fussent cesmasses, et les Parisiens souriaient aux Suisses : le tempsn’était pas encore venu pour le peuple d’ensanglanter le vestibulede ses rois.

Qu’on n’aille pas croire toutefois que, pourêtre moins sombre, le drame fût dénué d’intérêt ; c’était, aucontraire, une des scènes les plus curieuses que nous ayons encoreesquissées, que celle que présentait le Louvre. Le roi, dans sagrande salle, dans la salle du trône, était entouré de sesofficiers, de ses amis, de ses serviteurs, de sa famille, attendantque toutes les corporations eussent défilé devant lui, pour allerensuite, en laissant leurs chefs dans ce palais, prendre les placesqui leur étaient assignées sous les fenêtres et dans les cours duLouvre.

Il pouvait ainsi, d’un seul coup, d’un seulbloc, en masse, embrasser d’un coup d’œil et presque compter sesennemis, renseigné de temps en temps par Chicot, caché derrière sonfauteuil royal ; averti par un signe de la reine mère, ouréveillé par quelques frémissements des infimes ligueurs, plusimpatients que leurs chefs, parce qu’ils étaient moins avant qu’euxdans le secret.

Tout à coup M. de Monsoreauentra.

– Tiens, dit Chicot, regarde donc,Henriquet.

– Que veux-tu que je regarde ?

– Regarde ton grand veneur,pardieu ! il en vaut bien la peine ; il est assez pâle etassez crotté pour mériter d’être vu.

– En effet, dit le roi, c’estlui-même.

Henri fit un signe àM. de Monsoreau ; le grand veneur s’approcha.

– Comment êtes-vous au Louvre,monsieur ? demanda Henri. Je vous croyais à Vincennes, occupéà nous détourner un cerf.

– Le cerf était, en effet, détourné àsept heures du matin, sire ; mais, voyant que midi était prêtà sonner et que je n’avais aucune nouvelle, j’ai craint qu’il nevous fût arrivé malheur, et je suis accouru.

– En vérité ? fit le roi.

– Sire, dit le comte, si j’ai manqué àmon devoir, n’attribuez cette faute qu’à un excès dedévouement.

– Oui, monsieur, dit Henri, et croyezbien que je l’apprécie.

– Maintenant, reprit le comte avechésitation, si Votre Majesté exige que je retourne à Vincennes,comme je suis rassuré….

– Non, non, restez, notre grandveneur ; cette chasse était une fantaisie qui nous étaitpassée par la tête, et qui s’en est allée comme elle étaitvenue ; restez, et ne vous éloignez pas ; j’ai besoind’avoir autour de moi des gens qui me sont dévoués, et vous venezde vous ranger vous-même parmi ceux sur le dévouement desquels jepuis compter.

Monsoreau s’inclina.

– Où Votre Majesté veut-elle que je metienne ? demanda le comte.

– Veux-tu me le donner pour unedemi-heure ? demanda tout bas Chicot à l’oreille du roi.

– Pourquoi faire ?

– Pour le tourmenter un peu. Qu’est-ceque cela te fait ? Tu me dois bien un dédommagement pourm’obliger d’assister à une cérémonie aussi fastidieuse que celleque tu nous promets.

– Eh bien, prends-le.

– J’ai eu l’honneur de demander à VotreMajesté où elle désirait que je prisse place ? demanda uneseconde fois le comte.

– Je croyais vous avoir répondu :«Où vous voudrez.» Derrière mon fauteuil, par exemple. C’est là queje mets mes amis.

– Venez çà, notre grand veneur, ditChicot en livrant à M. de Monsoreau une portion duterrain qu’il s’était réservé pour lui tout seul, et flairez-moi unpeu ces gaillards-là. Voilà un gibier qui se peut détourner sanslimier. Ventre de biche ! monsieur le comte, quel fumet !Ce sont les cordonniers qui passent, ou plutôt qui sontpassés ; puis, voici les tanneurs. Mort de ma vie ! notregrand veneur, si vous perdez la trace de ceux-ci, je vous déclareque je vous ôte le brevet de votre charge !

M. de Monsoreau faisait semblantd’écouter, ou plutôt il écoutait sans entendre. Il était fortaffairé et regardait tout autour de lui avec une préoccupation quiéchappa d’autant moins au roi, que Chicot eut le soin de la luifaire remarquer.

– Eh ! dit-il tout bas au roi,sais-tu ce que chasse en ce moment ton grand veneur ?

– Non ; que chasse-t-il ?

– Il chasse ton frère d’Anjou.

– Ce n’est pas à vue, en tout cas, ditHenri en riant.

– Non, c’est au juger. Tiens-tu à cequ’il ignore où il est ?

– Mais je ne serais pas fâché, jel’avoue, qu’il fit fausse route.

– Attends, attends, dit Chicot, je vaisle lancer sur une piste, moi. On dit que le loup a le fumet durenard ; il s’y trompera. Demande-lui seulement où est lacomtesse.

– Pour quoi faire ?

– Demande toujours, tu verras.

– Monsieur le comte, dit Henri,qu’avez-vous donc fait de madame de Monsoreau ? Je nel’aperçois pas parmi ces dames ?

Le comte tressaillit comme si un serpent l’eûtmordu au pied.

Chicot ce grattait le bout du nez en clignantdes yeux à l’adresse du roi.

– Sire, répondit le grand veneur, madamela comtesse était malade, l’air de Paris lui est mauvais, et elleest partie cette nuit, après avoir sollicité et obtenu congé de lareine, avec le baron de Méridor, son père.

– Et vers quelle partie de la Frances’achemine-t-elle ? demanda le roi, enchanté d’avoir uneoccasion de détourner la tête tandis que les tanneurspassaient.

– Vers l’Anjou, son pays, sire.

– Le fait est, dit Chicot gravement, quel’air de Paris ne sied point aux femmes enceintes :Gravidis uxoribus Lutetia inclemens. Je te conseilled’imiter l’exemple du comte, Henri, et d’envoyer aussi la reinequelque part quand elle le sera….

Monsoreau pâlit et regarda furieusementChicot, qui, le coude appuyé sur le fauteuil royal et le mentondans sa main, paraissait fort attentif à considérer lespassementiers qui suivaient immédiatement les tanneurs.

– Et qui vous a dit, monsieurl’impertinent, que madame la comtesse fût enceinte ? murmuraMonsoreau.

– Ne l’est-elle point ? ditChicot ; voilà ce qui serait plus impertinent, ce me semble, àsupposer.

– Elle ne l’est pas, monsieur.

– Tiens, tiens, tiens, dit Chicot, as-tuentendu, Henri ? il paraît que ton grand veneur a commis lamême faute que toi : il a oublié de rapprocher les chemises deNotre-Dame.

Monsoreau ferma ses poings et dévora sacolère, après avoir lancé à Chicot un regard de haine et de menaceauquel Chicot répondit en enfonçant son chapeau sur ses yeux et enfaisant jouer, comme un serpent, la mince et longue plume quiombrageait son feutre.

Le comte vit que le moment était mal choisi,et secoua la tête, comme pour faire tomber de son front les nuagesdont il était chargé.

Chicot se désassombrit à son tour, et, passantde l’air matamore au plus gracieux sourire :

– Cette pauvre comtesse, ajouta-t-il,elle est dans le cas de périr d’ennui par les chemins !

– J’ai dit au roi, répondit Monsoreau,qu’elle voyageait avec son père.

– Soit, c’est respectable, un père, je nedis pas non ; mais ce n’est pas amusant ; et, si ellen’avait que ce digne baron pour la distraire par les chemins… maisheureusement….

– Quoi ? demanda vivement lecomte.

– Quoi, quoi ? répondit Chicot.

– Que veut dire :heureusement ?

– Ah ! ah ! c’était une ellipseque vous faisiez, monsieur le comte.

Le comte haussa les épaules.

– Je vous demande bien pardon, notregrand veneur. La forme interrogatoire dont vous venez de vousservir s’appelle une ellipse. Demandez plutôt à Henri, qui est unphilologue ?

– Oui, dit Henri, mais que signifiait tonadverbe.

– Quel adverbe ?

– Heureusement.

– Heureusement signifiait heureusement.Heureusement, disais-je, et, en cela, j’admirais la bonté de Dieu.Heureusement donc qu’il existe à l’heure qu’il est, par leschemins, quelques-uns de nos amis, et des plus facétieux même, qui,s’ils rencontrent la comtesse, la distrairont à coup sûr ; et,ajouta négligemment Chicot, comme ils suivent la même route, il estprobable qu’ils la rencontreront. Oh ! je les vois d’ici. Lesvois-tu, Henri, toi qui es un homme d’imagination ? Lesvois-tu sur un beau chemin vert, caracolant avec leurs chevaux, etcontant à madame la comtesse cinquante gaillardises dont elle pâme,la chère dame ?

Second poignard, plus acéré que le premier,planté dans la poitrine du grand veneur.

Cependant il n’y avait pas moyend’éclater ; le roi était là, et Chicot avait, momentanément dumoins, un allié dans le roi ; aussi, avec une affabilité quitémoignait des efforts qu’il avait dû faire pour dompter saméchante humeur :

– Quoi ! vous avez des amis quivoyagent vers l’Anjou ? dit-il en caressant Chicot du regardet de la voix.

– Vous pourriez même dire nous avons,monsieur le comte, car ces amis-là sont encore plus vos amis queles miens.

– Vous m’étonnez, monsieur Chicot, dit lecomte ; je ne connais personne qui….

– Bon ! faites le mystérieux.

– Je vous jure.

– Vous en avez si bien, monsieur lecomte, et même ce vous sont des amis si chers, que tout à l’heure,par habitude, car vous savez parfaitement qu’ils sont sur la routede l’Anjou, que tout à l’heure, par habitude, je vous les ai vuchercher dans la foule, inutilement, bien entendu.

– Moi, fit le comte, vous m’avezvu ?

– Oui, vous, le grand veneur, le pluspâle de tous les grands veneurs passés, présents et futurs, depuisNemrod jusqu’à M. d’Autefort, votre prédécesseur.

– Monsieur Chicot !

– Le plus pâle, je le répète :Veritas veritatum. Ceci est un – barbarisme, attendu qu’iln’y a jamais qu’une vérité, vu que, s’il y en avait deux, il y enaurait au moins une qui ne serait pas vraie ; – mais vousn’êtes pas philologue, cher monsieur Esaü.

– Non, monsieur, je ne le suis pas ;voilà donc pourquoi je vous prierai de revenir tout directement àces amis dont vous me parliez, et de vouloir bien, si cependantcette surabondance d’imagination qu’on remarque en vous vous lepermet, et de vouloir bien nommer ces amis par leurs véritablesnoms.

– Eh ! vous répétez toujours la mêmechose. Cherchez, monsieur le grand veneur. Morbleu ! cherchez,c’est votre métier de détourner les bêtes, témoin ce malheureuxcerf que vous avez dérangé ce matin, et qui ne devait points’attendre à cela de votre part. Si l’on venait vous empêcher dedormir, vous, est-ce que vous seriez content ?

Les yeux de Monsoreau erraient avec effroi surl’entourage de Henri.

– Quoi ! s’écria-t-il en voyant uneplace vide près du roi.

– Allons donc ! dit Chicot.

– M. le duc d’Anjou, s’écria legrand veneur.

– Taïaut, taïaut ! dit le Gascon,voilà la bête lancée.

– Il est parti aujourd’hui ! exclamale comte.

– Il est parti aujourd’hui, réponditChicot, mais il est possible qu’il ait parti hier au soir.Vous n’êtes pas philologue, monsieur ; mais demandez au roi,qui l’est. Quand, c’est-à-dire à quel moment a disparu ton frère,Henriquet ?

– Cette nuit, répondit le roi.

– Le duc, le duc est parti, murmuraMonsoreau blême et tremblant. Ah ! mon Dieu ! monDieu ! que me dites-vous là, sire ?

– Je ne dis pas, reprit le roi, que monfrère soit parti ; je dis seulement que, cette nuit, il adisparu, et que ses meilleurs amis ne savent point où il est.

– Oh ! fit le comte avec colère, sije croyais cela !….

– Eh bien, eh bien, queferiez-vous ? d’ailleurs, voyez un peu le grand malheur, quandil conterait quelque douceur à madame de Monsoreau ? C’est legalant de la famille que notre ami François ; il l’était pourle roi Charles IX, du temps que le roi Charles IX vivait, et ill’est pour le roi Henri III, qui a autre chose à faire que d’êtregalant. Que diable ! c’est bien le moins qu’il y ait à la courun prince qui représente l’esprit français !

– Le duc, le duc parti ! répétaMonsoreau, en êtes-vous bien sûr, monsieur ?

– Et vous ? demanda Chicot.

Le grand veneur se tourna encore une fois versla place occupée ordinairement par le duc près de son frère, placequi continuait de demeurer vide.

– Je suis perdu, murmura-t-il avec unmouvement si marqué pour fuir, que Chicot le retint.

– Tenez-vous donc tranquille,mordieu ! vous ne faites que bouger, et cela fait mal au cœurau roi. Mort de ma vie ! je voudrais bien être à la place devotre femme, ne fût-ce que pour voir tout le jour un prince à deuxnez, et pour entendre M. Aurilly, qui joue du luth comme feuOrphée. Quelle chance elle a, votre femme ! quellechance !

Monsoreau frissonna de colère.

– Tout doux, monsieur le grand veneur,dit Chicot, cachez donc votre joie ! voici la séance quis’ouvre ; c’est indécent de manifester ainsi sespassions ; écoutez le discours du roi.

Force fut au grand veneur de se tenir à saplace ; car, en effet, petit à petit la salle du Louvres’était remplie : il demeura donc immobile et dans l’attitudedu cérémonial. Toute l’assemblée avait pris séance ;M. de Guise venait d’entrer et de plier le genou devantle roi, non sans jeter, lui aussi, un regard de surprise inquiètesur le siège laissé vacant par M. le duc d’Anjou.

Le roi se leva. Les hérauts commandèrent lasilence.

Chapitre 24Comment le roi nomma un chef qui n’était ni son altesse le ducd’Anjou ni monseigneur le duc de Guise.

Messieurs, dit le roi au milieu du plusprofond silence, et après s’être assuré que d’Épernon, Schomberg,Maugiron et Quélus, remplacés dans leur garde par un poste de dixSuisses, étaient venus le rejoindre et se tenaient derrièrelui ; Messieurs, un roi entend également, placé qu’il est,pour ainsi dire, entre le ciel et la terre, les voix qui viennentd’en haut et les voix qui viennent d’en bas, c’est-à-dire ce quecommande Dieu et ce que demande son peuple. C’est une garantie pourtous mes sujets, et je comprends aussi parfaitement cela, quel’association de tous les pouvoirs réunis en un seul faisceau pourdéfendre la foi catholique. Aussi ai-je pour agréable le conseilque nous a donné mon cousin de Guise. Je déclare donc la sainteLigue bien et dûment autorisée et instituée, et, comme il fautqu’un si grand corps ait une bonne et puissante tête, comme ilimporte que le chef appelé à soutenir l’Église soit un des fils lesplus zélés de l’Église, et que ce zèle lui soit imposé par sanature même et sa charge, je prends un prince chrétien pour lemettre à la tête de la Ligue, et je déclare que désormais ce chefs’appellera….

Henri fit à dessein une pause.

Le vol d’un moucheron eût fait événement aumilieu de l’immobilité générale.

Henri répéta.

– Et je déclare que ce chef s’appelleraHenri de Valois, roi de France et de Pologne.

Henri, en prononçant ces paroles, avait hausséla voix avec une sorte d’affectation, en signe de triomphe et pouréchauffer l’enthousiasme de ses amis prêts à éclater, comme aussipour achever d’écraser les ligueurs dont les sourds murmuresdécelaient le mécontentement, la surprise et l’épouvante.

Quant au duc de Guise, il était demeuréanéanti : de larges gouttes de sueur coulaient de sonfront ; il échangea un regard avec le duc de Mayenne et lecardinal son frère, qui se tenaient au milieu des deux groupes dechefs, l’un à sa droite, l’autre à sa gauche.

Monsoreau, plus étonné que jamais de l’absencedu duc d’Anjou, commença à se rassurer en se rappelant les parolesde Henri III.

En effet, le duc pouvait être disparu sansêtre parti.

Le cardinal quitta sans affectation le groupedans lequel il se trouvait et se glissa jusqu’à son frère.

– François, lui dit-il à l’oreille, ou jeme trompe fort, ou nous ne sommes plus en sûreté ici. Hâtons-nousde prendre congé, car la populace est étrange, et le roi qu’elleexécrait hier va devenir son idole pour quelques jours.

– Soit, dit Mayenne, partons. Attendeznotre frère ici : moi, je vais préparer la retraite.

– Allez.

Pendant ce temps, le roi avait signé l’actepréparé sur la table et dressé d’avance parM. de Morvilliers, la seule personne qui fût, avec lareine mère, dans la connaissance du secret ; puis il avait, dece ton goguenard qu’il savait si bien prendre dans l’occasion, diten nasillant à M. de Guise :

– Signez donc, mon beau cousin.

Et il lui avait passé la plume.

Puis, lui désignant la place du bout dudoigt :

– Là, là, avait-il dit, au-dessous demoi. Maintenant passez à M. le cardinal et à M. le duc deMayenne.

Mais le duc de Mayenne était déjà au bas desdegrés et le cardinal dans l’autre chambre.

Le roi remarqua leur absence.

– Alors, passez à M. le grandveneur, dit-il.

Le duc signa, passa la plume au grand veneur,et fit un mouvement pour se retirer.

– Attendez, dit le roi.

Et, pendant que Quélus reprenait d’un airnarquois la plume des mains de M. de Monsoreau, et quenon seulement toute la noblesse présente, mais encore tous leschefs de corporations convoqués pour ce grand événements’apprêtaient à signer au-dessous du roi, et sur des feuillesvolantes auxquelles devaient faire suite les différents registresoù, la veille, chacun avait pu, qu’il fût petit ou grand, noble ouvilain, inscrire son nom en toutes lettres, pendant ce temps, leroi disait au duc de Guise :

– Mon cousin, c’était votre avis, jecrois : faire, pour garde de notre capitale, une bonne arméeavec toutes les forces de la Ligue ? L’armée est faite etconvenablement faite, puisque le général naturel des Parisiens,c’est le roi.

– Assurément, sire, répondit le duc sanstrop savoir ce qu’il disait.

– Mais je n’oublie pas, continua le roi,que j’ai une autre armée à commander, et que ce commandementappartient de droit au premier homme de guerre du royaume. Tandisque moi je commanderai à la Ligue, allez donc commander l’armée,mon cousin.

– Et quand dois-je partir ? demandale duc.

– Sur-le-champ, répondit le roi.

– Henri ! Henri ! fit Chicotque l’étiquette empêcha de courir sus au roi pour l’arrêter enpleine harangue, comme il en avait bonne envie.

Mais, comme le roi ne l’avait pas entendu, ou,s’il l’avait entendu, ne l’avait pas compris, il s’avançarévérencieusement, tenant à la main une énorme plume, et, sefaisant jour jusqu’à ce qu’il fût près du roi :

– Tu te tairas, j’espère, double niais,lui dit-il tout bas.

Mais il était déjà trop tard. Le roi, commenous l’avons vu, avait déjà annoncé au duc de Guise sa nomination,et lui remettait son brevet signé à l’avance, et cela malgré tousles gestes et toutes les grimaces du Gascon.

Le duc de Guise prit son brevet et sortit.

Le cardinal l’attendait à la porte de lasalle, et le duc de Mayenne les attendait tous deux à la porte duLouvre.

Ils montèrent à cheval à l’instant même, etdix minutes ne s’étaient pas écoulées, que tous trois étaient horsde Paris.

Le reste de l’assemblée se retira peu à peu.Les uns criaient : Vive le roi ! les autres : Vivela Ligue !

– Au moins, dit Henri en riant, j’airésolu un grand problème.

– Oh ! oui, murmura Chicot, tu es unfier mathématicien, va !

– Sans doute, reprit le roi, en faisantpousser à tous ces coquins les deux cris opposés, je suis parvenu àleur faire crier la même chose.

– Sta bene ! dit la reinemère à Henri en lui serrant la main.

– Crois cela et bois du lait, dit leGascon ; elle enrage : ses Guises sont presque aplatis ducoup.

– Oh ! sire, sire, s’écrièrent lesfavoris en s’approchant tumultueusement du roi, la sublimeimagination que vous avez eue là !

– Ils croient que l’argent va leurpleuvoir comme manne, dit Chicot à l’autre oreille du roi.

Henri fut reconduit en triomphe à sonappartement ; au milieu du cortège qui accompagnait et suivaitle roi, Chicot jouait le rôle du détracteur antique en poursuivantson maître de ses lamentations.

Cette persistance de Chicot à rappeler audemi-dieu du jour qu’il n’était qu’un homme frappa le roi au pointqu’il congédia tout le monde et demeura seul avec Chicot.

– Ah ça ! dit Henri en se retournantvers le Gascon, savez-vous que vous n’êtes jamais content, maîtreChicot, et que cela devient assommant ? Que diable ! cen’est pas de la complaisance que je vous demande, c’est du bonsens.

– Tu as raison, Henri, dit Chicot, carc’est ce dont tu as le plus besoin.

– Conviens, au moins, que le coup estbien joué ?

– C’est justement de cela que je ne veuxpas convenir.

– Ah ! tu es jaloux, monsieur le roide France !

– Moi, Dieu m’en garde ! jechoisirais mieux mes sujets de jalousie.

– Corbleu ! monsieurl’épilogueur !….

– Oh ! quel amour-propreféroce !

– Voyons, suis-je, ou non, roi de laLigue ?

– Certainement, et c’est incontestable,tu l’es. Mais…

– Mais quoi ?

– Mais tu n’es plus roi de France.

– Et qui donc est roi deFrance ?

– Tout le monde, excepté toi,Henri ; ton frère d’abord.

– Mon frère ! de qui veux-tuparler ?

– De M. d’Anjou, parbleu !

– Que je tiens prisonnier ?

– Oui, car, tout prisonnier qu’il est, ilest sacré, et toi, tu ne l’es pas.

– Par qui est-il sacré ?

– Par le cardinal de Guise ; envérité, Henri, je te conseille de parler encore de ta police ;on sacre un roi à Paris devant trente-trois personnes, en pleineéglise Sainte-Geneviève, et tu ne le sais pas.

– Ouais ; et tu le sais,toi ?

– Certainement que je le sais.

– Et comment peux-tu savoir ce que je nesais pas ?

– Ah ! parce que tu fais faire tapolice par M. de Morvilliers, et que moi je fais mapolice moi-même.

Le roi fronça le sourcil.

– Nous avons donc déjà, comme roi deFrance, sans compter Henri de Valois, nous avons François d’Anjou,puis nous avons encore, voyons, dit Chicot en ayant l’air dechercher, nous avons encore le duc de Guise.

– Le duc de Guise ?

– Le duc de Guise, Henri de Guise, Henrile Balafré. Je répète donc : nous avons encore le duc deGuise.

– Beau roi, en vérité, que j’exile, quej’envoie à l’armée !

– Bon ! comme si on ne t’avait pasexilé en Pologne, toi ; comme s’il n’y avait pas plus près deLa Charité au Louvre que de Cracovie à Paris ! Ah ! ilest vrai que tu l’envoies à l’armée ; voilà où est la finessedu coup, l’habileté de la botte ; tu l’envoies à l’armée,c’est-à-dire que tu mets trente mille hommes sous ses ordres ;ventre de biche ! et quelle armée ! une vraie armée… cen’est pas comme ton armée de la Ligue… Non… une armée de bourgeois,c’est bon pour Henri de Valois, roi des mignons ; à Henri deGuise, il faut une armée de soldats, et de quels soldats !durs, aguerris, roussis par le canon, capables de dévorer vingtarmées de la Ligue ; de sorte que si, étant roi de fait, Henride Guise avait un jour la sotte fantaisie de le devenir de nom, iln’aurait qu’à tourner ses trompettes du côté de la capitale, etdire : «En avant ! avalons Paris d’une bouchée, et Henride Valois et le Louvre avec.» Ils le feraient, les drôles, je lesconnais.

– Vous oubliez une chose seulement dansvotre argumentation, illustre politique que vous êtes, ditHenri.

– Ah ! dame, cela c’est possible,surtout si ce que j’oublie est un quatrième roi.

– Non ; vous oubliez, dit Henri avecun suprême dédain, que, pour songer à régner sur la France, quandc’est un Valois qui porte la couronne, il faut un peu regarder enarrière et compter ses ancêtres. Que pareille idée vienne àM. d’Anjou, passe encore ; il est de race à y prétendre,lui, ses aïeux sont les miens ; il peut y avoir lutte etbalance entre nous, car, entre nous, c’est une question deprimogéniture, et voilà tout. Mais M. de Guise… allonsdonc, maître Chicot ! allez étudier le blason, notre ami, etdites-nous si les fleurs de lis de France ne sont pas de meilleuremaison que les merlettes de Lorraine.

– Eh ! eh ! fit Chicot, voilàjustement où est l’erreur, Henri.

– Comment, où est l’erreur ?

– Sans doute. M. de Guise estde bien meilleure maison que tu ne crois, va.

– De meilleure maison que moipeut-être ? dit Henri en souriant.

– Il n’y a pas de peut-être, mon petitHenriquet.

– Vous êtes fou, monsieur Chicot.

– Dame ! c’est mon titre.

– Mais je dis véritablement fou, mais jedis fou à lier. Allez apprendre à lire, mon ami.

– Eh bien, Henri, dit Chicot, toi quisais lire, toi qui n’as pas besoin de retourner comme moi àl’école, lis un peu ceci.

Et Chicot tira de sa poitrine le parchemin surlequel Nicolas David avait écrit la généalogie que nousconnaissons, celle-là même qui était revenue d’Avignon, approuvéepar le pape, et qui faisait descendre Henri de Guise deCharlemagne.

Henri pâlit dès qu’il eut jeté les yeux sur leparchemin, et reconnut, près de la signature du légat, le sceau desaint Pierre.

– Qu’en dis-tu, Henri ? demandaChicot, les fleurs de lis sont un peu distancées, hein ?Ventre de biche ! les merlettes me paraissent vouloir voleraussi haut que l’aigle de César ; prends-y garde, monfils !

– Mais par quels moyens t’es-tu procurécette généalogie ?

– Moi, est-ce que je m’occupe de ceschoses-là ? elle est venue me trouver toute seule.

– Mais où était-elle avant de venir tetrouver ?

– Sous le traversin d’unavocat ?

– Et comment s’appelait cetavocat ?

– Maître Nicolas David.

– Où était-il ?

– À Lyon.

– Et qui l’a été prendre à Lyon, sous letraversin de cet avocat ?

– Un de mes bons amis.

– Que fait cet ami ?

– Il prêche.

– C’est donc un moine ?

– Juste.

– Et qui se nomme ?

– Gorenflot.

– Comment ! s’écria Henri ; cetabominable ligueur qui a fait ce discours incendiaire àSainte-Geneviève, et qui, hier, dans les rues de Paris,m’insultait ?

– Te rappelles-tu l’histoire de Brutusqui faisait le fou….

– Mais c’est donc un profond politiqueque ton génovésain ?

– Avez-vous entendu parler deM. Machiavelli, secrétaire de la république de Florence ?votre grand’mère est son élève.

– Alors il a soustrait cette pièce àl’avocat.

– Ah ! bien oui, soustrait, il lalui a prise de force.

– À Nicolas David, à cespadassin ?

– À Nicolas David, à ce spadassin.

– Mais il est donc brave, tonmoine ?

– Comme Bayard !

– Et, ayant fait ce beau coup, il nes’est pas encore présenté devant moi pour recevoir sarécompense ?

– Il est rentré humblement dans soncouvent, et il ne demande qu’une chose, c’est qu’on oublie qu’il enest sorti.

– Mais il est donc modeste !

– Comme saint Crépin.

– Chicot, foi de gentilhomme, ton amiaura la première abbaye vacante, dit le roi.

– Merci pour lui, Henri.

Puis à lui-même :

– Ma foi, se dit Chicot, le voilà entreMayenne et Valois, entre une corde et une prébende ; sera-t-ilpendu ? sera-t-il abbé ? Bien fin qui pourrait le dire.En tous cas, s’il dort encore, il doit faire en ce moment-ci dedrôles de rêves.

Chapitre 25Étéocle et Polynice.

Cette journée de la Ligue finissaittumultueuse et brillante comme elle avait commencé.

Les amis du roi se réjouissaient ; lesprédicateurs de la Ligue se préparaient à canoniser frère Henri, ets’entretenaient, comme on avait fait autrefois pour saint Maurice,des grandes actions guerrières de Valois, dont la jeunesse avaitété si éclatante.

Les favoris disaient : «Enfin le renard adeviné le piège.»

Et, comme le caractère de la nation françaiseest principalement l’amour-propre, et que les Français n’aiment pasles chefs d’une intelligence inférieure, les conspirateurseux-mêmes se réjouissaient d’être joués par leur roi.

Il est vrai que les principaux d’entre euxs’étaient mis à l’abri.

Les trois princes lorrains, comme on l’a vu,avaient quitté Paris à franc étrier, et leur agent principal,M. de Monsoreau, allait sortir du Louvre pour faire sespréparatifs de départ, dans le but de rattraper le duc d’Anjou.

Mais, au moment où il allait mettre le piedsur le seuil, Chicot l’aborda. Le palais était vide de ligueurs, leGascon ne craignait plus rien pour son roi.

– Où allez-vous donc en si grande hâte,monsieur le grand veneur ? demanda-t-il.

– Auprès de Son Altesse, réponditlaconiquement le comte.

– Auprès de Son Altesse ?

– Oui ! je suis inquiet demonseigneur. Nous ne vivons pas dans un temps où les princespuissent se mettre en route sans une bonne suite.

– Oh ! celui-là est si brave, ditChicot, qu’il en est téméraire.

Le grand veneur regarda le Gascon.

– En tout cas, lui dit-il, si vous êtesinquiet, je le suis bien plus encore, moi !

– De qui ?

– Toujours de la même Altesse.

– Pourquoi ?

– Vous ne savez pas ce que l’ondit ?

– Ne dit-on pas qu’il est parti ?demanda le comte.

– On dit qu’il est mort, souffla tout basle Gascon à l’oreille de son interlocuteur.

– Bah ! fit Monsoreau avec uneintonation de surprise qui n’était pas exempte d’une certainejoie ; vous disiez qu’il était en route.

– Dame ! on me l’avait persuadé. Jesuis de si bonne foi, moi, que je crois toutes les bourdes qu’on meconte ; mais maintenant, voyez-vous, j’ai tout lieu de croire,pauvre prince ! que, s’il est en route, c’est pour l’autremonde.

– Voyons, qui vous donne ces funèbresidées ?

– Il est entré au Louvre hier, n’est-cepas ?

– Sans doute, puisque j’y suis entré aveclui.

– Eh bien, on ne l’en a pas vusortir.

– Du Louvre ?

– Non.

– Mais Aurilly ?

– Disparu !

– Mais ses gens ?

– Disparus ! disparus !disparus !

– C’est une raillerie, n’est-ce pas,monsieur Chicot ?

– Demandez !

– À qui ?

– Au roi.

– On n’interroge point SaMajesté ?

– Bah ! il n’y a que manière de s’yprendre.

– Voyons, dit le comte, je ne puis resterdans un pareil doute.

Et, quittant Chicot, ou plutôt marchant devantlui, il s’achemina vers le cabinet du roi.

Sa Majesté venait de sortir.

– Où est allé le roi ? demanda legrand veneur ; je dois lui rendre compte de certains ordresqu’il m’a donnés.

– Chez M. le duc d’Anjou, luirépondit celui auquel il s’adressait.

– Chez M. le duc d’Anjou ! ditle comte à Chicot ; le prince n’est donc pas mort ?

– Heu ! fit le Gascon, m’est avisqu’il n’en vaut guère mieux.

Pour le coup, les idées du grand veneurs’embrouillèrent tout à fait : il devenait certain queM. d’Anjou n’avait pas quitté le Louvre. Certains bruits qu’ilrecueillit, certains mouvements de gens d’office, lui confirmèrentla vérité.

Or, comme il ignorait les véritables causes del’absence du prince, cette absence l’étonnait au delà de toutemesure dans un moment si décisif.

Le roi, en effet, était allé chez le ducd’Anjou ; mais, comme le grand veneur, malgré le grand désiroù il était de savoir ce qui se passait chez le prince, ne pouvaity pénétrer, force lui fut d’attendre les nouvelles dans lecorridor.

Nous avons dit que, pour assister à la séance,les quatre mignons s’étaient fait remplacer par des Suisses ;mais, aussitôt la séance finie, malgré l’ennui que leur causait lagarde qu’ils montaient près du prince, le désir d’être désagréablesà Son Altesse en lui apprenant le triomphe du roi l’avait emportésur l’ennui, et ils étaient venus reprendre leur poste, Schomberget d’Épernon dans le salon, Maugiron et Quélus dans la chambre mêmede Son Altesse.

François, de son côté, s’ennuyaitmortellement, de cet ennui terrible doublé d’inquiétudes, et, ilfaut le dire, la conversation de ces messieurs n’était pas faitepour le distraire.

– Vois-tu, disait Quélus à Maugiron d’unbout de la chambre à l’autre, et comme si le prince n’eût point étélà, vois-tu, Maugiron, je commence, depuis une heure seulement, àapprécier notre ami Valois ; en vérité, c’est un grandpolitique.

– Explique ton dire, répondit Maugiron ense carrant dans une chaise longue.

– Le roi a parlé tout haut de laconspiration, donc il la dissimulait ; s’il la dissimulait,c’est qu’il la craignait ; s’il en a parlé tout haut, c’estqu’il ne la craint plus.

– Voilà qui est logique, réponditMaugiron.

– S’il ne la craint plus, il va lapunir ; tu connais Valois : il brille certainement par ungrand nombre de qualités, mais sa resplendissante personne estassez obscure à l’endroit de la clémence.

– Accordé.

– Or, s’il punit la susdite conspiration,ce sera par un procès ; s’il y a procès, nous allons jouir,sans nous déranger, d’une seconde représentation de l’affaired’Amboise.

– Beau spectacle, morbleu !

– Oui, et dans lequel nos places sontmarquées d’avance, à moins que….

– À moins que… c’est possible encore… àmoins qu’on ne laisse de côté les formes judiciaires, à cause de laposition des accusés, et qu’on arrange cela sous le manteau de lacheminée, comme on dit.

– Je suis pour ce dernier avis, ditMaugiron ; c’est assez comme cela que se traitent d’habitudeles affaires de famille, et cette dernière conspiration est unevéritable affaire de famille.

Aurilly lança un coup d’œil inquiet auprince.

– Ma foi, dit Maugiron, je sais unechose, moi : c’est qu’à la place du roi je n’épargnerais pasles grosses têtes, en vérité, parce qu’ils sont deux fois pluscoupables que les autres en se permettant de conspirer ; cesmessieurs se croient toute conspiration permise. Je dis donc quej’en sanglerais un ou deux, un surtout, mais là, carrément ;puis je nouerais tout le fretin. La Seine est profonde au devant deNesle, et à la place du roi, parole d’honneur, je ne résisteraispas à la tentation.

– En ce cas, dit Quélus, je crois qu’ilne serait point mal de faire revivre la fameuse invention dessacs.

– Et quelle était cette invention ?demanda Maugiron.

– Une fantaisie royale qui date de 1350 àpeu près ; voici la chose : on enfermait un homme dans unsac en compagnie de trois ou quatre chats, puis on jetait le tout àl’eau. Les chats, qui ne peuvent pas souffrir l’humidité, ne sesentaient pas plutôt dans la Seine qu’ils s’en prenaient à l’hommede l’accident qui leur arrivait ; alors il se passait dans cesac des choses que malheureusement on ne pouvait pas voir.

– En vérité, dit Maugiron, tu es un puitsde science, Quélus, et ta conversation est des plusintéressantes.

– On pourrait ne pas appliquer cetteinvention aux chefs : les chefs ont toujours droit de réclamerle bénéfice de décapitation en place publique ou de l’assassinatdans quelque coin ; mais comme tu le disais, au fretin, et parle fretin j’entends les favoris, les écuyers, les maîtres d’hôtel,les joueurs de luth….

– Messieurs ! balbutia Aurilly pâlede terreur.

– Ne réponds donc pas, Aurilly, ditFrançois, cela ne peut s’adresser à moi ni par conséquent à mamaison : on ne raille pas les princes du sang en France.

– Non, on les traite plus sérieusement,dit Quélus, on leur coupe le cou ; Louis XI ne s’en privaitpas, lui, le grand roi ! témoin M. de Nemours.

Les mignons en étaient là de leur dialogue,lorsqu’on entendit du bruit dans le salon ; puis la porte dela chambre s’ouvrit, et le roi parut sur le seuil.

François se leva.

– Sire, s’écria-t-il, j’en appelle àvotre justice du traitement indigne que me font subir vos gens.

Mais Henri ne parut ni avoir vu ni avoirentendu son frère.

– Bonjour, Quélus, dit Henri en baisantson favori sur les deux joues ; bonjour, mon enfant, la vue meréjouit l’âme ; et toi, mon pauvre Maugiron, commentallons-nous ?

– Je m’ennuie à périr, ditMaugiron ; j’avais cru, quand je me suis chargé de gardervotre frère, sire, qu’il était plus divertissant que cela.Fi ! l’ennuyeux prince ! est-ce bien le fils de votrepère et de votre mère ?

– Sire, vous l’entendez, dit François,est-il donc dans vos intentions royales que l’on insulte ainsivotre frère ?

– Silence, monsieur, dit Henri sans seretourner, je n’aime pas que mes prisonniers se plaignent.

– Prisonnier tant qu’il vous plaira, maisce prisonnier n’en est pas moins votre….

– Le titre que vous invoquez estjustement celui qui vous perd dans mon esprit. Mon frère, coupable,est coupable deux fois.

– Mais s’il ne l’est pas ?

– Il l’est !

– De quel crime ?

– De m’avoir déplu, monsieur.

– Sire, dit François humilié, nosquerelles de famille ont-elles besoin d’avoir destémoins ?

– Vous avez raison, monsieur. Mes amis,laissez-moi donc causer un instant avec monsieur mon frère.

– Sire, dit tout bas Quélus, ce n’est pasprudent à Votre Majesté de rester entre deux ennemis.

– J’emmène Aurilly, dit Maugiron àl’autre oreille du roi.

Les deux gentilshommes emmenèrent Aurilly, àla fois brûlant de curiosité et mourant d’inquiétude.

– Nous voici donc seuls, dit le roi.

– J’attendais ce moment avec impatience,sire.

– Et moi aussi, Ah ! vous en voulezà ma couronne, mon digne Étéocle ; ah ! vous vous faisiezde la Ligue un moyen et du trône un but. Ah ! l’on voussacrait dans un coin de Paris, dans une église perdue, pour vousmontrer tout à coup aux Parisiens tout reluisant d’huilesainte ?

– Hélas ! dit François, qui sentaitpeu à peu la colère du roi, Votre Majesté ne me laisse pasparler.

– Pourquoi faire ? dit Henri, pourmentir, ou pour me dire du moins des choses que je sais aussi bienque vous ? Mais non, vous mentiriez, mon frère ; carl’aveu de ce que vous avez fait, ce serait l’aveu que vous méritezla mort. Vous mentiriez, et c’est une honte que je vousépargne.

– Mon frère, mon frère, dit Françoiséperdu, est-ce bien votre intention de m’abreuver de pareilsoutrages ?

– Alors, si ce que je vous dis peut êtretenu pour outrageant, c’est moi qui mens, et je ne demande pasmieux que de mentir. Voyons, parlez, parlez, j’écoute ;apprenez-nous comment vous n’êtes pas un déloyal, et, qui pis est,un maladroit.

– Je ne sais ce que Votre Majesté veutdire, et elle semble avoir pris à tâche de me parler parénigmes.

– Alors je vais vous expliquer mesparoles, moi, s’écria Henri d’une voix pleine de menaces et quivibrait à la portée des oreilles de François : oui, vous avezconspiré contre moi, comme vous avez autrefois conspiré contre monfrère Charles ; seulement autrefois c’était à l’aide du roi deNavarre, aujourd’hui c’est à l’aide du duc de Guise. Beau projet,que j’admire et qui vous eût fait une riche place dans l’histoiredes usurpateurs. Il est vrai qu’autrefois vous rampiez comme unserpent, et qu’aujourd’hui vous voulez mordre comme un lion ;après la perfidie, la force ouverte ; après le poison,l’épée.

– Le poison ! Que voulez-vous dire,monsieur ? s’écria François, pâle de rage et cherchant, commecet Étéocle à qui Henri l’avait comparé, une place où frapperPolynice avec ses regards de flamme, a défaut de glaive et depoignard. Quel poison ?

– Le poison avec lequel tu as assassinénotre frère Charles ; le poison que tu destinais à Henri deNavarre, ton associé. Il est connu, va, ce poison fatal ;notre mère en a déjà usé tant de fois ! Voilà sans doutepourquoi tu y as renoncé à mon égard ; voilà pourquoi tu asvoulu prendre des airs de capitaine, en commandant les milices dela Ligue. Mais regarde-moi bien en face, François, continua Henrien faisant vers son frère un pas menaçant, et demeure bienconvaincu qu’un homme de ta trempe ne tuera jamais un homme de lamienne.

François chancela sous le poids de cetteterrible attaque ; mais, sans égards, sans miséricorde pourson prisonnier, le roi reprit :

– L’épée ! l’épée ! je voudraisbien te voir dans cette chambre seul à seul avec moi, tenant uneépée. Je t’ai déjà vaincu en fourberie, François, car, moi aussi,j’ai pris les chemins tortueux pour arriver au trône deFrance ; mais ces chemins, il fallait les franchir en passantsur le ventre d’un million de Polonais ; à la bonneheure ! Si vous voulez être fourbe, soyez-le, mais de cettefaçon ; si vous voulez m’imiter, imitez-moi, mais pas en merapetissant. Voilà des intrigues royales, voilà de la fourberiedigne d’un capitaine ; donc, je le répète, en ruses tu esvaincu, et dans un combat loyal tu serais tué ; ne songe doncplus à lutter d’une façon ni de l’autre ; car, dès à présent,j’agis en roi, en maître, en despote ; dès à présent, je tesurveille dans tes oscillations, je te poursuis dans tes ténèbres,et à la moindre hésitation, à la moindre obscurité, au moindredoute, j’étends ma large main sur toi, chétif, et je te jettepantelant à la hache de mon bourreau.

Voilà ce que j’avais à te dire relativement ànos affaires de famille, mon frère ; voilà pourquoi je voulaiste parler tête à tête, François ; voilà pourquoi je vaisordonner à mes amis de te laisser seul cette nuit, afin que, dansla solitude, tu puisses méditer mes paroles. Si la nuit portevéritablement conseil, comme on dit, ce doit être surtout auxprisonniers.

– Ainsi, murmura le duc, par un capricede Votre Majesté, sur un soupçon qui ressemble à un mauvais rêveque vous auriez fait, me voilà tombé dans votre disgrâce ?

– Mieux que cela François : te voilàtombé sous ma justice.

– Mais au moins, sire, fixez un terme àma captivité, que je sache à quoi m’en tenir.

– Quand on vous lira votre jugement, vousle saurez.

– Ma mère ! ne pourrais-je pas voirma mère ?

– Pourquoi faire ? Il n’y avait quetrois exemplaires au monde du fameux livre de chasse que mon pauvrefrère Charles a dévoré, c’est le mot, et les deux autressont : l’un à Florence et l’autre à Londres. D’ailleurs, je nesuis pas un Nemrod, moi, comme mon pauvre frère. Adieu !François.

Le prince tomba atterré sur un fauteuil.

– Messieurs, dit le roi en rouvrant laporte, messieurs, M. le duc d’Anjou m’a demandé la liberté deréfléchir cette nuit à une réponse qu’il doit me faire demainmatin. Vous le laisserez donc seul dans sa chambre, sauf lesvisites de précaution que, de temps en temps, vous croirez devoirfaire. Vous trouverez peut-être votre prisonnier un peu exalté parla conversation que nous venons d’avoir ensemble ; maissouvenez-vous qu’en conspirant contre moi M. le duc d’Anjou arenoncé au titre de mon frère ; il n’y a par conséquent iciqu’un captif et des gardes ; pas de cérémonies : si lecaptif vous désoblige, avertissez-moi ; j’ai la Bastille sousma main, et dans la Bastille, maître Laurent Testu, le premierhomme du monde pour dompter les rebelles humeurs.

– Sire ! sire ! murmuraFrançois tentant un dernier effort, souvenez-vous que je suisvotre…

– Vous étiez aussi le frère du roiCharles IX, je crois, dit Henri.

– Mais, au moins, qu’on me rende messerviteurs, mes amis.

– Plaignez-vous ! je me prive desmiens pour vous les donner.

Et Henri referma la porte sur la face de sonfrère, qui recula pâle et chancelant jusqu’à son fauteuil, danslequel il tomba.

Chapitre 26Comment on ne perd pas toujours son temps en fouillant dans lesarmoires vides.

La scène que venait d’avoir le duc d’Anjouavec le roi lui avait fait considérer sa position comme tout a faitdésespérée. Les mignons ne lui avaient rien laissé ignorer de cequi s’était passé au Louvre : ils lui avaient montré ladéfaite de MM. de Guise et le triomphe de Henri plusgrands encore qu’ils n’étaient en réalité, il avait entendu la voixdu peuple criant, chose qui lui avait paru incompréhensibled’abord. Vive le roi et Vive la Ligue ! Il se sentaitabandonné des principaux chefs, qui, eux aussi, avaient à défendreleurs personnes. Abandonné de sa famille, décimée par lesempoisonnements et par les assassinats, divisée par lesressentiments et les discordes, il soupirait en tournant les yeuxvers ce passé que lui avait rappelé le roi, et en songeant que,dans sa lutte contre Charles IX, il avait au moins pour confidents,ou plutôt pour dupes, ces deux âmes dévouées, ces deux épéesflamboyantes qu’on appelait Coconnas et la Mole.

Le regret de certains avantages perdus est leremords pour beaucoup de consciences.

Pour la première fois de sa vie, en se sentantseul et isolé, M. d’Anjou éprouva comme une espèce de remordsd’avoir sacrifié la Mole et Coconnas.

Dans ce temps-là, sa sœur Marguerite l’aimait,le consolait. Comment avait-il récompensé sa sœurMarguerite ?

Restait sa mère, la reine Catherine. Mais samère ne l’avait jamais aimé. Elle ne s’était jamais servie de luique comme il se serait servi des autres, c’est-à-dire à titred’instrument ; et François se rendait justice. Une fois auxmains de sa mère, il sentait qu’il ne s’appartenait pas plus que levaisseau ne s’appartient au milieu de l’Océan lorsque souffle latempête.

Il songea que, récemment encore, il avait prèsde lui un cœur qui valait tous les cœurs, une épée qui valaittoutes les épées.

Bussy, le brave Bussy, lui revint tout entierà la mémoire.

Ah ! pour le coup, ce fut alors que lesentiment qu’éprouva François ressembla à du remords, car il avaitdésobligé Bussy pour plaire à Monsoreau ; il avait vouluplaire à Monsoreau, parce que Monsoreau savait son secret, et voilàtout à coup que ce secret, dont menaçait toujours Monsoreau, étaitparvenu à la connaissance du roi, de sorte que Monsoreau n’étaitplus à craindre.

Il s’était donc brouillé avec Bussyinutilement et surtout gratuitement, action qui, comme l’a ditdepuis un grand politique, était bien plus qu’un crime :c’était une faute.

Or quel avantage c’eût été pour le prince,dans la situation où il se trouvait, que de savoir que Bussy, Bussyreconnaissant, et par conséquent fidèle, veillait sur lui ;Bussy l’invincible ; Bussy le cœur loyal ; Bussy lefavori de tout le monde, tant un cœur loyal et une lourde main fontd’amis à quiconque a reçu l’un de Dieu et l’autre duhasard !

Bussy veillant sur lui, c’était la libertéprobable, c’était la vengeance certaine.

Mais, comme nous l’avons dit, Bussy, blessé aucœur, boudait le prince et s’était retiré sous sa tente, et leprisonnier restait avec cinquante pieds de hauteur à franchir pourdescendre dans les fossés, et quatre mignons à mettre hors decombat pour pénétrer jusqu’au corridor.

Sans compter que les cours étaient pleines deSuisses et de soldats.

Aussi, de temps en temps, il revenait à lafenêtre et plongeait son regard jusqu’au fond des fossés ;mais une pareille hauteur était capable de donner le vertige auxplus braves, et M. d’Anjou était loin d’être à l’épreuve desvertiges.

Outre cela, d’heure en heure, un des gardiensdu prince, soit Schomberg, soit Maugiron, tantôt d’Épernon, tantôtQuélus, entrait, et sans s’inquiéter de la présence du prince,quelquefois même sans le saluer, faisait sa tournée, ouvrant lesportes et les fenêtres, fouillant les armoires et les bahuts,regardant sous les lits et sous les tables, s’assurant même que lesrideaux étaient à leur place, et que les draps n’étaient pointdécoupés en lanières.

De temps en temps, ils se penchaient en dehorsdu balcon, et les quarante-cinq pieds de hauteur lesrassuraient.

– Ma foi, dit Maugiron en rentrant defaire sa perquisition, moi j’y renonce ; je demande à ne plusbouger du salon, où, le jour, nos amis viennent nous voir, et à neplus me réveiller, la nuit, de quatre heures en quatre heures, pouraller faire visite à M. le duc d’Anjou.

– C’est qu’aussi, dit d’Épernon, on voitbien que nous sommes de grands enfants, et que nous avons toujoursété capitaines, et jamais soldats : nous ne savons pas, envérité, interpréter une consigne.

– Comment cela ? demanda Quélus.

– Sans doute ; que veut leroi ? c’est que nous gardions M. d’Anjou, et non pas quenous le regardions.

– D’autant mieux, dit Maugiron, qu’il estbon à garder, mais qu’il n’est pas beau à regarder.

– Fort bien, dit Schomberg ; maissongeons à ne point nous relâcher de notre surveillance, car lediable est fin.

– Soit, dit d’Épernon, mais il ne suffitpas d’être fin, ce me semble, pour passer sur le corps à quatregaillards comme nous.

Et d’Épernon, se redressant, frisa superbementsa moustache.

– Il a raison, dit Quélus.

– Bon ! répondit Schomberg, crois-tudonc M. le duc d’Anjou assez niais pour essayer de s’enfuirprécisément par notre galerie ? S’il tient absolument à sesauver, il fera un trou dans le mur.

– Avec quoi ? il n’a pasd’armes.

– Il a les fenêtres, dit assez timidementSchomberg, qui se rappelait avoir lui-même mesuré la profondeur desfossés.

– Ah ! les fenêtres ! il estcharmant, sur ma parole, s’écria d’Épernon ; bravo, Schomberg,les fenêtres ! c’est-à-dire que tu sauterais quarante-cinqpieds de hauteur ?

– J’avoue que quarante-cinq pieds….

– Eh bien, lui qui boite, lui qui estlourd, lui qui est peureux comme….

– Toi, dit Schomberg.

– Mon cher, dit d’Épernon, tu sais bienque je n’ai peur que des fantômes, ça, c’est une affaire denerfs.

– C’est, dit gravement Quélus, que tousceux qu’il a tués en duel lui sont apparus la même nuit.

– Ne rions pas, dit Maugiron ; j’ailu une foule d’évasions miraculeuses… avec les draps, parexemple.

– Ah ! pour ceci, l’observation deMaugiron est des plus sensées, dit d’Épernon. Moi, j’ai vu, àBordeaux, un prisonnier qui s’était sauvé avec ses draps.

– Tu vois ! dit Schomberg.

– Oui, reprit d’Épernon ; mais ilavait les reins cassés et la tête fendue ; son drap s’étaittrouvé d’une trentaine de pieds trop court, il avait été forcé desauter, de sorte que l’évasion était complète : son corpss’était sauvé de sa prison, et son âme s’était sauvée de soncorps.

– Eh bien, d’ailleurs, s’il s’échappe,dit Quélus, cela nous fera une chasse au prince du sang ; nousle poursuivrons, nous le traquerons, et, en le traquant, sans fairesemblant de rien, et nous tâcherons de lui casser quelquechose.

– Et alors, mordieu ! nousrentrerons dans notre rôle, s’écria Maugiron : nous sommes deschasseurs et non des geôliers.

La péroraison parut concluante, et l’on parlad’autre chose, tout en décidant néanmoins que, d’heure en heure, oncontinuerait de faire une visite dans la chambre deM. d’Anjou.

Les mignons avaient parfaitement raison enceci : que le duc d’Anjou ne tenterait jamais de fuir de viveforce, et que, d’un autre côté, il ne se déciderait jamais à uneévasion périlleuse ou difficile.

Ce n’est pas qu’il manquât d’imagination, ledigne prince, et, nous devons même le dire, son imagination selivrait à un furieux travail, tout en se promenant de son lit aufameux cabinet occupé, pendant deux ou trois nuits, par la Mole,quand Marguerite l’avait recueilli pendant la soirée de laSaint-Barthélemy.

De temps en temps, la figure pâle du princeallait se coller aux carreaux de la fenêtre donnant dans les fossésdu Louvre. Au delà des fossés s’étendait une grève d’une quinzainede pieds de large, et, au delà de cette grève, on voyait, au milieude l’obscurité, se dérouler la Seine, calme comme un miroir.

De l’autre côté, au milieu des ténèbres, sedressait comme un géant immobile : c’était la tour deNesle.

Le duc d’Anjou avait suivi le coucher dusoleil dans toutes ses phases ; il avait suivi, avec l’intérêtqu’accorde le prisonnier à ces sortes de spectacles, la dégradationde la lumière et les progrès de l’obscurité. Il avait contemplé cetadmirable spectacle du vieux Paris, avec ses toits dorés, à uneheure de distance, par les derniers feux du soleil, et argentés parles premiers rayons de la lune ; puis, peu à peu, il s’étaitsenti saisi d’une grande terreur en voyant d’immenses nuages roulerau ciel et annoncer, en s’accumulant au-dessus du Louvre, un oragepour la nuit.

Entre autres faiblesses, le duc d’Anjou avaitcelle de trembler au bruit de la foudre.

Alors il eût donné bien des choses pour queles mignons le gardassent encore à vue, dussent-ils l’insulter enle gardant.

Cependant il n’y avait pas moyen de lesrappeler : c’était donner trop beau jeu à leursrailleries.

Il essaya de se jeter sur son lit, impossiblede dormir ; il voulut lire, les caractères tourbillonnaientdevant ses yeux comme des diables noirs ; il tenta de boire,le vin lui parut amer ; il frôla du bout des doigts le luthd’Aurilly resté suspendu à la muraille, mais il sentit que lavibration des cordes agissait sur ses nerfs de telle façon qu’ilavait envie de pleurer.

Alors il se mit à jurer comme un païen et àbriser tout ce qu’il trouva à la portée de sa main. C’était undéfaut de famille, et l’on y était habitué dans le Louvre.

Les mignons entr’ouvrirent la porte pour voird’où venait cet horrible sabbat ; puis, ayant reconnu quec’était le prince qui se distrayait, ils avaient refermé la porte,ce qui avait doublé la colère du prisonnier.

Il venait justement de briser une chaise,quand un cliquetis au son duquel on ne se méprend jamais, uncliquetis cristallin retentit du côté de la fenêtre, et en mêmetemps M. d’Anjou ressentit une douleur assez aiguë à lahanche.

Sa première idée fut qu’il était blessé d’uncoup d’arquebuse, et que ce coup lui était tiré par un émissaire duroi.

– Ah ! traître ! ah !lâche ! s’écria le prisonnier, tu me fais arquebuser comme tume l’avais promis. Ah ! je suis mort !

Et il se laissa aller sur le tapis.

Mais, en tombant, il posa la main sur un objetassez dur, plus inégal et surtout plus gros que ne l’est la balled’une arquebuse.

– Oh ! une pierre, dit-il, c’estdonc un coup de fauconneau ? mais encore, j’eusse entendul’explosion.

Et, en même temps, il retira et allongea lajambe ; quoique la douleur eût été assez vive, le princen’avait évidemment rien de cassé.

Il ramassa la pierre et examina lecarreau.

La pierre avait été lancée si rudement, quelleavait plutôt troué que brisé la vitre.

La pierre paraissait enveloppée dans unpapier.

Alors les idées du duc commencèrent à changerde direction. Cette pierre, au lieu de lui être lancée par quelqueennemi, ne lui venait-elle pas, au contraire, de quelqueami ?

La sueur lui monta au front ;l’espérance, comme l’effroi, à ses angoisses.

Le duc s’approcha de la lumière.

En effet, autour de la pierre, un papier étaitroulé et maintenu avec une soie nouée de plusieurs nœuds. Le papieravait naturellement amorti la dureté du silex, qui, sans cetteenveloppe, eût certes causé au prince une douleur plus vive quecelle qu’il avait ressentie.

Briser la soie, dérouler le papier et le lire,fut pour le duc l’affaire d’une seconde : il étaitcomplètement ressuscité.

Une lettre ! murmura-t-il en jetantautour de lui un regard furtif.

Et il lut :

«Êtes-vous las de garder la chambre ?aimez-vous le grand air et la liberté ? Entrez dans le cabinetoù la reine de Navarre avait caché votre pauvre ami,M. de la Mole ; ouvrez l’armoire, et, en déplaçantle tasseau du bas, vous trouverez un double fond : dans cedouble fond, il y a une échelle de soie, attachez-la vous-même aubalcon, deux bras vigoureux vous roidiront l’échelle au bas dufossé. Un cheval, vif comme la pensée, vous mènera en lieu sûr.

«UN AMI.»

– Un ami ! s’écria le prince ;un ami ! oh ! je ne savais pas avoir un ami. Quel estdonc cet ami qui songe à moi ?

Et le duc réfléchit un moment ; mais, nesachant sur qui arrêter sa pensée, il courut regarder à lafenêtre ; il ne vit personne.

– Serait-ce un piège ? murmura leprince, chez lequel la peur s’éveillait, le premier de tous lessentiments.

– Mais d’abord, ajouta-t-il, on peutsavoir si cette armoire a un double fond, et si, dans ce doublefond, il y a une échelle.

Le duc alors, sans changer la lumière deplace, et résolu, pour plus de précaution, au simple témoignage deses mains, se dirigea vers ce cabinet dont tant de fois jadis ilavait poussé la porte avec un cœur palpitant, alors qu’ils’attendait à y trouver madame la reine de Navarre, éblouissante decette beauté que François appréciait plus qu’il ne convenaitpeut-être à un frère.

Cette fois encore, il faut l’avouer, le cœurbattait au duc avec violence.

Il ouvrit l’armoire à tâtons, explora toutesles planches, et, arrivé à celle d’en bas, après avoir pesé au fondet pesé sur le devant, il pesa sur un des côtés, et sentit laplanche qui faisait la bascule.

Aussitôt il introduisit sa main dans la cavitéet sentit au bout de ses doigts le contact d’une échelle desoie.

Comme un voleur qui s’enfuit avec sa proie, leduc se sauva dans sa chambre emportant son trésor.

Dix heures sonnèrent, le duc songea aussitôt àla visite qui avait lieu toutes les heures ; il se hâta decacher son échelle sous le coussin d’un fauteuil et s’assitdessus.

Elle était si artistement faite, qu’elletenait parfaitement cachée dans l’étroit espace où le duc l’avaitenfouie.

En effet, cinq minutes ne s’étaient pasécoulées, que Maugiron parut en robe de chambre, tenant une épéenue sous son bras gauche et un bougeoir de la main droite.

Tout en entrant chez le duc, il continuait deparler à ses amis.

– L’ours est en fureur, dit une voix, ilcassait tout il n’y a qu’un instant : prends garde qu’il ne tedévore, Maugiron.

– Insolent ! murmura le duc.

– Je crois que Votre Altesse m’a faitl’honneur de m’adresser la parole, dit Maugiron de son air le plusimpertinent.

Le duc, prêt à éclater, se contint enréfléchissant qu’une querelle entraînerait une perte de temps etferait peut-être manquer son évasion.

Il dévora son ressentiment et fit pivoter sonfauteuil de manière à tourner le dos au jeune homme.

Maugiron, suivant les données traditionnelles,s’approcha du lit pour examiner les draps, et de la fenêtre pourreconnaître la présence des rideaux ; il vit bien une vitrecassée, mais il songea que c’était le duc qui, dans sa colère,l’avait brisée ainsi.

– Ouais, Maugiron, cria Schomberg, es-tudéjà mangé, que tu ne dis mot ? Dans ce cas, soupire au moins,qu’on sache au moins à quoi s’en tenir et qu’on te venge.

Le duc faisait craquer ses doigtsd’impatience.

– Non pas, dit Maugiron. Au contraire,mon ours est fort doux et tout à fait dompté.

Le duc sourit silencieusement au milieu desténèbres.

Quant à Maugiron, sans même saluer le prince,ce qui était la moindre politesse qu’il dût à un si haut seigneur,il sortit, et, en sortant, il ferma la porte à double tour.

Le prince le laissa faire, puis, lorsque laclef eut cessé de grincer dans la serrure :

– Messieurs, murmura-t-il, prenez garde àvous, c’est un animal très fin qu’un ours.

Chapitre 27Ventre-saint-gris.

Resté seul, le duc d’Anjou, sachant qu’ilavait au moins une heure de tranquillité devant lui, tira sonéchelle de cordes de dessous son coussin, la déroula, en examinachaque nœud, en sonda chaque échelon, tout cela avec la plusminutieuse prudence.

– L’échelle est bonne, dit-il, et, en cequi dépend d’elle, on ne me l’offre point comme un moyen de mebriser les côtes.

Alors il la déploya toute, compta trente-huitéchelons distants de quinze pouces chacun.

– Allons, la longueur est suffisante,pensa-t-il ; rien à craindre encore de ce côté.

Il resta un instant pensif.

– Ah ! j’y songe, dit-il, ce sontces damnés mignons qui m’envoient cette échelle : jel’attacherai au balcon, ils me laisseront faire, et tandis que jedescendrai, ils viendront couper les liens, voilà le piège.

Puis, réfléchissant encore :

– Eh ! non, dit-il, ce n’est paspossible ; ils ne sont point assez niais pour croire que jem’exposerai à descendre sans barricader la porte, et, la portebarricadée, ils ont dû calculer que j’aurai le temps de fuir avantqu’ils l’aient enfoncée.– Ainsi ferai-je, dit-il en regardantautour de lui, ainsi ferais-je certainement si je me décidais àfuir.– Cependant, comment supposer que je croirai à l’innocence decette échelle trouvée dans une armoire de la reine deNavarre ? Car, enfin, quelle personne au monde, excepte masœur Marguerite, pourrait connaître l’existence de cetteéchelle ?– Voyons, répéta-t-il, quel est l’ami ? Lebillet est signé : Un ami. Quel est l’ami du ducd’Anjou qui connaît si bien le fond des armoires de mon appartementou de celui de ma sœur ?

Le duc achevait à peine de formuler cetargument, qui lui semblait victorieux, que, relisant le billet pouren reconnaître l’écriture, si la chose était possible, il fut prisd’une idée soudaine.

– Bussy ! s’écria-t-il.

En effet, Bussy, que tant de dames adoraient,Bussy qui semblait un héros à la reine de Navarre, laquellepoussait, elle l’avoue elle-même dans ses Mémoires, des crisd’effroi chaque fois qu’il se battait en duel ; Bussy discret,Bussy versé dans la science des armoires, n’était-ce pas, selontoute probabilité, Bussy, le seul de tous ses amis sur lequel leduc pouvait véritablement compter, n’était-ce pas Bussy qui avaitenvoyé le billet ?

Et la perplexité du prince s’augmentaencore.

Tout se réunissait cependant pour persuader auduc d’Anjou que l’auteur du billet était Bussy. Le duc neconnaissait pas tous les motifs que le gentilhomme avait de lui envouloir, puisqu’il ignorait son amour pour Diane de Méridor ;il est vrai qu’il s’en doutait quelque peu ; comme le ducavait aimé Diane, il devait comprendre la difficulté qu’il y avaitpour Bussy à voir cette belle jeune femme sans l’aimer, mais celéger soupçon ne s’effaçait pas moins devant les probabilités. Laloyauté de Bussy ne lui avait pas permis de demeurer oisif tandisqu’on enchaînait son maître ; Bussy avait été séduit par lesdehors aventureux de cette expédition ; il avait voulu sevenger du duc à sa façon, c’est-à-dire en lui rendant la liberté.Plus de doute, c’était Bussy qui avait écrit, c’était Bussy quiattendait.

Pour achever de s’éclaircir, le princes’approcha de la fenêtre, il vit, dans le brouillard qui montait dela rivière, trois silhouettes oblongues qui devaient être deschevaux, et deux espèces de pieux qui semblaient plantés sur lagrève : ce devait être deux hommes.

Deux hommes, c’était bien cela : Bussy etson fidèle le Haudoin.

– La tentation est dévorante, murmura leduc, et le piège, si piège il y a, est tendu trop artistement pourqu’il y ait honte à moi de m’y laisser prendre.

François alla regarder au trou de la serruredu salon ; il vit ses quatre gardiens ; deux dormaient,deux autres avaient hérité de l’échiquier de Chicot et jouaient auxéchecs.

Il éteignit sa lumière.

Puis il alla ouvrir sa fenêtre et se pencha endehors de son balcon.

Le gouffre, qu’il essayait de sonder duregard, était rendu plus effrayant encore par l’obscurité. Ilrecula.

Mais c’est un attrait si irrésistible quel’air et l’espace pour un prisonnier, que François, en rentrantdans sa chambre, se figura qu’il étouffait. Ce sentiment futtellement ressenti par lui, que quelque chose comme le dégoût de lavie et l’indifférence de la mort passa dans son esprit.

Le prince, étonné, se figura que le couragelui venait.

Alors, profitant de ce moment d’exaltation, ilsaisit l’échelle de soie, la fixa à son balcon par les crochets defer qu’elle présentait à l’une de ses extrémités, puis il retournaà la porte qu’il barricada de son mieux, et, bien persuadé que,pour vaincre l’obstacle qu’il venait de créer, on serait forcé deperdre dix minutes, c’est-à-dire plus de temps qu’il ne lui enfallait pour atteindre le bas de son échelle, il revint à lafenêtre.

Il chercha alors à revoir au loin les chevauxet les hommes, mais il n’aperçut plus rien.

– J’aimerais mieux cela, murmura-t-il,fuir seul vaut mieux que fuir avec l’ami le mieux connu ; àplus forte raison avec un ami inconnu.

En ce moment, l’obscurité était complète, etles premiers grondements de l’orage, qui menaçait depuis une heure,commençaient à faire retentir le ciel, un gros nuage aux frangesargentées s’étendait comme un éléphant couché d’un côté à l’autrede la rivière ; sa croupe s’appuyant au palais ; satrompe, indéfiniment recourbée, dépassant la tour de Nesle, et seperdant à l’extrémité sud de la ville.

Un éclair lézarda pour un instant le nuageimmense, et il sembla au prince apercevoir dans le fossé,au-dessous de lui, ceux qu’il avait cherchés inutilement sur lagrève.

Un cheval hennit ; il n’y avait pas dedoute, il était attendu.

Le duc secoua l’échelle pour s’assurer qu’elleétait solidement attachée, puis il enjamba la balustrade et posa lepied sur le premier échelon.

Nul ne pourrait rendre l’angoisse terrible quiétreignait en ce moment le cœur du prisonnier, placé entre un frêlecordonnet de soie pour tout appui, et les menaces mortelles de sonfrère.

Mais à peine eut-il posé le pied sur lapremière traverse de bois, qu’il lui sembla que l’échelle, au lieude vaciller comme il s’y était attendu, se roidissait, aucontraire, et que le second échelon se présentait à son second piedsans que l’échelle eût fait ou paru faire le mouvement de rotationbien naturel en pareil cas.

Était-ce un ami ou un ennemi qui tenait le basde l’échelle ; étaient-ce des bras ouverts ou des bras armésqui l’attendaient au dernier échelon ?

Une terreur irrésistible s’empara deFrançois ; il tenait encore le balcon de la main gauche, ilfit un mouvement pour remonter.

On eût dit que la personne invisible quiattendait le prince au pied de la muraille devinait tout se qui sepassait dans son cœur, car, au moment même, un petit tiraillement,bien doux et bien égal, une sorte de sollicitation de la soie,arriva jusqu’au pied du prince.

– Voilà qu’on tient l’échelle par en bas,dit-il, on ne veut donc pas que je tombe. Allons, du courage.

Et il continua de descendre ; les deuxmontants de l’échelle étaient tendus comme des bâtons. Françoisremarqua que l’on avait soin d’écarter les échelons du mur pourfaciliter l’appui de son pied. Dès lors il se laissa glisser commeune flèche, coulant sur les mains plutôt que sur les échelons, etsacrifiant à cette rapide descente le pan doublé de sonmanteau.

Tout à coup, au lieu de toucher la terre,qu’il sentait instinctivement être proche de ses pieds, il sesentit enlevé dans les bras d’un homme qui lui glissa à l’oreilleces trois mots :

– Vous êtes sauvé.

Alors on le porta jusqu’au revers du fossé, etlà on le poussa le long d’un chemin pratiqué entre des éboulementsde terre et de pierre ; il parvint enfin à la crête ; àla crête, un autre homme attendait, qui le saisit par le collet etle tira à lui ; puis, ayant aidé de même son compagnon,courut, courbé comme un vieillard, jusqu’à la rivière. Les chevauxétaient bien où François les avait vus d’abord.

Le prince comprit qu’il n’y avait plus àreculer ; il était complètement à la merci de ses sauveurs. Ilcourut à l’un des trois chevaux, sauta dessus ; ses deuxcompagnons en firent autant. La même voix qui lui avait déjà parlétout bas à l’oreille lui dit avec le même laconisme et le mêmemystère :

– Piquez.

Et tous trois partirent au galop.

– Cela va bien jusqu’à présent, pensaittout bas le prince, espérons que la suite de l’aventure nedémentira point le commencement.

– Merci, merci, mon brave Bussy,murmurait tout bas le prince à son camarade de droite, enveloppéjusqu’au nez dans un grand manteau brun.

– Piquez, répondait celui-ci du fond deson manteau.

Et, lui-même donnant l’exemple, les troischevaux et les trois cavaliers passaient comme des ombres.

On arriva ainsi au grand fossé de la Bastille,que l’on traversa sur un pont improvisé la veille par les ligueurs,qui, ne voulant pas que leurs communications fussent interrompuesavec leurs amis, avaient avisé à ce moyen, qui facilitait, comme onle voit, les relations.

Les trois cavaliers se dirigèrent versCharenton. Le cheval du prince semblait avoir des ailes.

Tout à coup le compagnon de droite sauta lefossé, et se lança dans la forêt de Vincennes, en disant avec sonlaconisme ordinaire ce seul mot au prince :

– Venez.

Le compagnon de gauche en fit autant, maissans parler. Depuis le moment du départ, pas une parole n’étaitsortie de la bouche de celui-ci.

Le prince n’eut pas même besoin de fairesentir la bride ou les genoux à sa monture, le noble animal sautale fossé avec la même ardeur qu’avaient montré les deux autreschevaux ; et, au hennissement avec lequel il franchitl’obstacle, plusieurs hennissements répondirent des profondeurs dela forêt.

Le prince voulut arrêter son cheval, car ilcraignait qu’on ne le conduisît à quelque embuscade.

Mais il était trop tard ; l’animal étaitlancé de façon à ne plus sentir le mors ; cependant, en voyantses deux compagnons ralentir sa course, il ralentit aussi lasienne, et François se trouva dans une sorte de clairière où huitou dix hommes à cheval, rangés militairement, se révélaient auxyeux par le reflet de la lune qui argentait leur cuirasse.

– Oh ! oh ! fit le prince, queveut dire ceci, monsieur ?

– Ventre-saint-gris ! s’écria celuiauquel s’adressait la question, cela veut dire que nous sommessaufs.

– Vous, Henri, s’écria le duc d’Anjoustupéfait, vous, mon libérateur ?

– Eh ! dit le Béarnais, en quoi celapeut-il vous étonner, ne sommes-nous point alliés ?

Puis, jetant les yeux autour de lui pourchercher un second compagnon.

– Agrippa, dit-il, où diablees-tu ?

– Me voilà, dit d’Aubigné, qui n’avaitpas encore desserré les dents ; bon ! si c’est comme celaque vous arrangez vos chevaux…. Avec cela que vous en aveztant !

– Bon ! bon ! dit le roi deNavarre. Ne gronde pas, pourvu qu’il en reste deux, reposés etfrais, avec lesquels nous puissions faire une douzaine de lieuesd’une seule traite, c’est tout ce qu’il me faut.

– Mais où me menez-vous donc, moncousin ? demanda François avec inquiétude.

– Où vous voudrez, dit Henri ;seulement allons-y vite, car d’Aubigné a raison ; le roi deFrance a des écuries mieux montées que les miennes, et il est assezriche pour crever une vingtaine de chevaux, s’il a mis dans sa têtede nous rejoindre.

– En vérité, je suis libre d’aller où jeveux ? demanda François.

– Certainement, et j’attends vos ordres,dit Henri.

– Eh bien, alors, à Angers.

– Vous voulez aller à Angers ? ÀAngers, soit : c’est vrai, là vous êtes chez vous.

– Mais vous, mon cousin ?

– Moi, en vue d’Angers, je vous quitte,et je pique vers la Navarre, où ma bonne Margot m’attend ;elle doit même fort s’ennuyer de moi !

– Mais personne ne vous savait ici ?dit François.

– J’y suis venu vendre trois diamants dema femme.

– Ah ! fort bien.

– Et puis savoir un peu, en même temps,si décidément la Ligue m’allait ruiner.

– Vous voyez qu’il n’en est rien.

– Grâce à vous, oui.

– Comment ! grâce à moi ?

– Eh ! oui, sans doute : si aulieu de refuser d’être chef de la Ligue, quand vous avez su qu’elleétait dirigée contre moi, vous eussiez accepté et fait causecommune avec mes ennemis, j’étais perdu. Aussi, quand j’ai apprisque le roi avait puni votre refus de la prison, j’ai juré que jevous en tirerais, et je vous en ai tiré.

– Toujours aussi simple, se dit enlui-même le duc d’Anjou ; en vérité, c’est conscience que dele tromper.

– Va, mon cousin, dit en souriant leBéarnais, va dans l’Anjou. Ah ! monsieur de Guise, vous croyezavoir ville gagnée ! mais je vous envoie là un compagnon unpeu bien gênant ; gare à vous !

Et, comme on leur amenait les chevaux fraisque Henri avait demandés, tous deux sautèrent en selle et partirentau galop, accompagnés d’Agrippa d’Aubigné, qui les suivait engrondant.

Chapitre 28Les amis.

Pendant que Paris bouillonnait commel’intérieur d’une fournaise, madame de Monsoreau, escortée par sonpère et deux de ces serviteurs qu’on recrutait alors comme destroupes auxiliaires pour une expédition, s’acheminait vers lechâteau de Méridor, par étapes de dix lieues à la journée.

Elle aussi commençait à goûter cette libertéprécieuse aux gens qui ont souffert. L’azur du ciel et de lacampagne, comparé à ce ciel toujours menaçant, suspendu comme uncrêpe sur les tours noires de la Bastille, les feuillages déjàverts, les belles routes se perdant comme de longs rubans onduleuxdans le fond des bois ; tout cela lui paraissait frais etjeune, riche et nouveau, comme si réellement elle fût sortie ducercueil où la croyait plongée son père.

Lui, le vieux baron, était rajeuni de vingtans. À le voir d’aplomb sur ses étriers, et talonnant le vieuxJarnac, on eût pris le noble seigneur pour un de ces époux barbonsqui accompagnent leur jeune fiancée en veillant amoureusement surelle.

Nous n’entreprendrons pas de décrire ce longvoyage. Il n’eut d’autres incidents que le lever et le coucher dusoleil. Quelquefois impatiente, Diane se jetait à bas de son lit,lorsque la lune argentait les vitres de sa chambre d’hôtellerie,réveillait le baron, secouait le lourd sommeil de ses gens, et l’onpartait, par un beau clair de lune, pour gagner quelques lieues surle long chemin que la jeune femme trouvait infini.

Il fallait, d’autres fois, la voir, en pleinemarche, laisser passer devant Jarnac, tout fier de devancer lesautres, puis les serviteurs, et demeurer seule en arrière sur untertre, afin de regarder dans la profondeur de la vallée siquelqu’un ne suivait pas…. Et, lorsque la vallée était déserte,lorsque Diane n’avait aperçu que les troupeaux épars dans lepâturage, ou le clocher silencieux de quelque bourg dressé au boutde la route, elle revenait plus impatiente que jamais. Alors sonpère, qui l’avait suivie du coin de l’œil, lui disait :

– Ne crains rien, Diane.

– Craindre quoi, mon père ?

– Ne regardes-tu pas siM. de Monsoreau te suit ?

– Ah ! c’est vrai…. Oui, jeregardais cela, disait la jeune femme avec un nouveau regard enarrière.

Ainsi, de crainte en crainte, d’espoir endéception, Diane arriva, vers la fin du huitième jour, au châteaude Méridor, et fut reçue au pont-levis par madame de Saint-Luc etson mari, devenus châtelains en l’absence du baron.

Alors commença pour ces quatre personnes unede ces existences comme tout homme en a rêvé en lisant Virgile,Longus et Théocrite.

Le baron et Saint-Luc chassaient du soir aumatin. Sur les traces de leurs chevaux s’élançaient les piqueurs.On voyait des avalanches de chiens rouler du haut des collines à lapoursuite d’un lièvre ou d’un renard, et quand le tonnerre de cettecavalcade furieuse passait dans les bois, Diane et Jeanne, assisesl’une auprès de l’autre sur la mousse, à l’ombre de quelquehallier, tressaillaient un moment, et reprenaient bientôt leurtendre et mystérieuse conversation.

– Raconte-moi, disait Jeanne, raconte-moitout ce qui t’est arrivé dans la tombe, car tu étais bien mortepour nous…. Vois, l’aubépine en fleurs nous jette ses dernièresmiettes de neige, et les sureaux envoient leurs parfums enivrants.Un doux soleil se joue aux grandes branches des chênes. Pas unsouffle dans l’air, pas un être vivant dans le parc, car les daimsse sont enfuis tout à l’heure en sentant trembler la terre, et lesrenards ont bien vite gagné le terrier… Raconte, petite sœur,raconte.

– Que te disais-je ?

– Tu ne me disais rien. Tu es doncheureuse ?… Oh ! cependant ce bel œil noyé dans une ombrebleuâtre, cette pâleur nacrée de tes joues, ce vague élan depaupière, tandis que la bouche essaye un sourire jamais achevé…Diane, tu dois avoir bien des choses à me dire !

– Rien, rien.

– Tu es donc heureuse… avecM. de Monsoreau ?

Diane tressaillit.

– Tu vois bien ! fit Jeanne avec untendre reproche.

– Avec M. de Monsoreau !répéta Diane ; pourquoi as-tu prononcé ce nom ? pourquoiviens-tu d’évoquer ce fantôme au milieu de nos bois, au milieu denos fleurs, au milieu de notre bonheur….

– Bien, je sais maintenant pourquoi tesbeaux yeux sont cerclés de bistre, et pourquoi ils se lèvent sisouvent vers le ciel ; mais je ne sais pas encore pourquoi tabouche essaye de sourire.

Diane secoua tristement la tête.

– Tu m’as dit, je crois, continua Jeanneen entourant de son bras blanc et rond les épaules de Diane, tum’as dit que M. de Bussy t’avait montré beaucoupd’intérêt….

Diane rougit si fort, que son oreille, sidélicate et si ronde, parut tout à coup enflammée.

– C’est un charmant cavalier queM. de Bussy, dit Jeanne, et elle chanta :

Un beau chercheur de noise,

C’est le seigneur d’Amboise.

Diane appuya sa tête sur le sein de son amie,et murmura d’une voix plus douce que celle des fauvettes quichantaient sous la feuillée :

Tendre, fidèle aussi,

C’est le brave….

– Bussy !… dis-le donc, achevaJeanne en appuyant un joyeux baiser sur les yeux de son amie.

– Assez de folies, dit Diane tout àcoup ; M. de Bussy ne pense plus à Diane deMéridor.

– C’est possible, dit Jeanne ; maisje croirais assez qu’il plaît beaucoup à Diane de Monsoreau.

– Ne me dis pas cela.

– Pourquoi ? est-ce que cela tedéplaît ?

Diane ne répondit pas.

– Je te dis que M. de Bussy nesonge pas à moi… et il fait bien… Oh ! j’ai été lâche… murmurala jeune femme….

– Que dis-tu là ?

– Rien, rien.

– Voyons, Diane, tu vas recommencer àpleurer, à t’accuser… Toi, lâche ! toi, mon héroïne ; tuas été contrainte.

– Je le croyais… je voyais des dangers,des gouffres sous mes pas… À présent, Jeanne, ces dangers mesemblent chimériques, ces gouffres, un enfant pouvait les franchird’une enjambée. J’ai été lâche, te dis-je, oh ! que n’ai-je eule temps de réfléchir !….

– Tu me parles par énigmes.

– Non, ce n’est pas encore cela, s’écriaDiane en se levant dans un désordre extrême. Non, ce n’est pas mafaute, c’est lui, Jeanne, c’est lui qui n’a pas voulu. Je merappelle la situation qui me semblait terrible ; j’hésitais,je flottais… mon père m’offrait son appui et j’avais peur… lui,lui m’offrait sa protection… mais il ne l’a pas offerte defaçon à me convaincre ; le duc d’Anjou était contre lui. Leduc d’Anjou s’était ligué avec M. de Monsoreau, diras-tu.Eh bien, qu’importent le duc d’Anjou et le comte deMonsoreau ! Quand on veut bien une chose, quand on aime bienquelqu’un, oh ! il n’y aurait ni prince ni maître qui meretiendrait. Vois-tu, Jeanne, si une fois j’aimais….

Et Diane, en proie à son exaltation, s’étaitadossée à un chêne, comme si, l’âme ayant brisé le corps, celui-cin’eût plus renfermé assez de force pour se soutenir.

– Voyons, calme-toi, chère amie,raisonne….

– Je te dis que nous avons étélâches.

– Nous… Oh ! Diane, de quiparles-tu là ? Ce nous est éloquent, ma Dianechérie….

– Je veux dire mon père et moi ;j’espère que tu n’entends pas autre chose… Mon père est un bongentilhomme, et pouvait parler au roi ; moi, je suis fière etne crains pas un homme quand je le hais… Mais, vois-tu ! lesecret de cette lâcheté, le voici : j’ai comprisqu’il ne m’aimait pas.

– Tu te mens à toi-même ; s’écriaJeanne ;… si tu croyais cela, au point où je te vois, tu iraisle lui reprocher à lui-même… Mais tu ne le crois pas, tu sais lecontraire, hypocrite, ajouta-t-elle avec une tendre caresse pourson amie.

– Tu es payée pour croire à l’amour, toi,répliqua Diane en reprenant sa place auprès de Jeanne ; toi,que M. de Saint-Luc a épousée malgré un roi ! toi,qu’il a enlevée du milieu de Paris ; toi ; qu’on apoursuivie peut-être et qui le payes, par tes caresses, de laproscription et de l’exil !

– Et il se trouve richement payé, ditl’espiègle jeune femme.

– Mais moi, – réfléchis un peu, et nesois pas égoïste ;– moi, que ce fougueux jeune homme prétendaimer ; moi, qui ai fixé les regards de l’indomptable Bussy,cet homme qui ne connaît pas d’obstacles, je me suis mariéepubliquement, je me suis offerte aux yeux de toute la cour, et ilne m’a pas regardée ; je me suis confiée à lui dans le cloîtrede la Gypecienne : nous étions seuls, il avait Gertrude, leHaudoin, ses deux complices, et moi, plus complice encore !…Oh ! j’y songe, par l’église même, un cheval à la porte, ilpouvait m’enlever dans un pan de son manteau ! À ce moment,vois-tu, je le sentais souffrant, désolé à cause de moi ; jevoyais ses yeux languissants, sa lèvre pâlie et brûlée par lafièvre. S’il m’avait demandé de mourir pour rendre l’éclat à sesyeux, la fraîcheur à ses lèvres, je serais morte…. Eh bien, je suispartie, et il n’a pas songé à me retenir par un coin de mon voile.– Attends, attends encore… Oh ! tu ne sais pas ce que jesouffre…. Il savait que je quittais Paris, que je revenais àMéridor ; il savait que M. de Monsoreau… tiens, j’enrougis… que M. de Monsoreau n’est pas mon époux ; ilsavait que je venais seule, et, tout le long de la route, chèreJeanne, je me suis retournée, croyant à chaque instant quej’entendais le galop de son cheval derrière nous. Rien !c’était l’écho du chemin qui parlait ! Je te dis qu’il nepense pas à moi, et que je ne vaux pas un voyage en Anjou… quand ily a tant de femmes belles et courtoises à la cour du roi de France,dont un sourire vaut cent aveux de la provinciale enterrée dans leshalliers de Méridor. Comprends-tu maintenant ? Es-tuconvaincue ? ai-je raison ? suis-je oubliée,méprisée ; ma pauvre Jeanne ?

Elle n’avait pas achevé ces mots que lefeuillage du chêne craqua violemment ; une poussière de mousseet de plâtre brisé roula le long du vieux mur, et un homme,bondissant du milieu des lierres et des mûriers sauvages, vinttomber aux pieds de Diane, qui poussa un cri terrible.

Jeanne s’était écartée ; elle avait vu etreconnut cet homme.

– Vous voyez bien que me voici, murmuraBussy agenouillé en baisant le bas de la robe de Diane ; qu’iltenait respectueusement dans sa main tremblante.

Diane reconnut, à son tour, la voix, lesourire du comte, et, saisie au cœur, hors d’elle-même, suffoquéepar ce bonheur inespéré ; elle ouvrit ses bras et se laissatomber, privée de sentiment, sur la poitrine de celui qu’ellevenait d’accuser d’indifférence.

Chapitre 29Les amants.

Les pâmoisons de joie ne sont jamais bienlongues ni bien dangereuses. On en a vu de mortelles, maisl’exemple est excessivement rare.

Diane ne tarda donc point à ouvrir les yeux,et se trouva dans les bras de Bussy ; car Bussy n’avait pasvoulu céder à madame de Saint-Luc le privilège de recueillir lepremier regard de Diane.

– Oh ! murmura-t-elle en seréveillant, oh ! c’est affreux, comte, de nous surprendreainsi.

Bussy attendait d’autres paroles. Eh, quisait ? les hommes sont si exigeants ! qui sait,disons-nous, s’il n’attendait pas autre chose que des paroles, luiqui avait expérimenté plus d’une fois les retours à la vie aprèsles pâmoisons et les évanouissements ?

Non seulement Diane en demeura là, mais encoreelle s’arracha doucement des bras qui la tenaient captive et revintà son amie, qui, discrète d’abord, avait fait plusieurs pas sousles arbres ; puis, curieuse comme l’est toute femme de cecharmant spectacle d’une réconciliation entre gens qui s’aiment,était revenue tout doucement, non pas pour prendre sa part de laconversation, mais assez près des interlocuteurs pour n’en rienperdre.

– Eh bien, demanda Bussy, est-ce doncainsi que vous me recevez, madame ?

– Non, dit Diane ; car, en vérité,monsieur de Bussy, c’est tendre, c’est affectueux, ce que vousvenez de faire là… Mais….

– Oh ! de grâce, pas de mais…soupira Bussy en reprenant sa place aux genoux de Diane.

– Non, non, pas ainsi, pas à genoux,monsieur de Bussy.

– Oh ! laissez-moi un instant vousprier comme je le fais, dit le comte en joignant les mains, j’ai silongtemps envié cette place.

– Oui ; mais, pour la venir prendre,vous avez passé par-dessus le mur. Non seulement ce n’est pasconvenable à un seigneur de votre rang, mais c’est bien imprudentpour quelqu’un qui aurait soin de mon honneur.

– Comment cela ?

– Si l’on vous avait vu, parhasard ?

– Qui donc m’aurait vu ?

– Mais nos chasseurs, qui, il y a unquart d’heure à peine, passaient dans le fourré, derrière lemur.

– Oh ! tranquillisez-vous, madame,je me cache avec trop de soin pour être vu.

– Caché ! Oh ! vraiment, ditJeanne, c’est du suprême romanesque ; racontez-nous cela,monsieur de Bussy.

– D’abord, si je ne vous ai pas rejointeen route, ce n’est pas ma faute ; j’ai pris un chemin et vousl’autre. Vous êtes venue par Rambouillet, moi, par Chartres. Puis,écoutez, et jugez si votre pauvre Bussy est amoureux ; je n’aipoint osé vous rejoindre, et je ne doutais pas cependant que je nele pusse. Je sentais bien que Jarnac n’était point amoureux, et quele digne animal ne s’exalterait que médiocrement à revenir àMéridor ; votre père aussi n’avait aucun motif de se hâter,puisqu’il vous avait près de lui. Mais ce n’était pas en présencede votre père, ce n’était pas dans la compagnie de vos gens, que jevoulais vous revoir ; car j’ai plus souci que vous ne lecroyez de vous compromettre ; j’ai fait le chemin étape parétape, en mangeant le manche de ma houssine ; le manche de mahoussine fût ma plus habituelle nourriture pendant ces jours.

– Pauvre garçon ! dit Jeanne ;aussi, vois comme il est maigri.

– Vous arrivâtes enfin, continuaBussy ; j’avais pris logement au faubourg de la ville ;je vous vis passer, caché derrière une jalousie.

– Oh ! mon Dieu, demanda Diane,êtes-vous donc à Angers sous votre nom ?

– Pour qui me prenez-vous ? dit ensouriant Bussy ; non pas, je suis un marchand quivoyage ; voyez mon costume couleur cannelle ; il ne metrahit pas trop, c’est une couleur qui se porte beaucoup parmi lesdrapiers et les orfèvres, et, puis encore, j’ai un certain airinquiet et affairé qui ne messied pas à un botaniste qui cherchedes simples. Bref, on ne m’a pas encore remarqué.

– Bussy, le beau Bussy, deux jours desuite dans une ville de province, sans avoir encore étéremarqué ? On ne croira jamais cela à la cour.

– Continuez, comte, dit Diane enrougissant. Comment venez-vous de la ville ici, parexemple ?

– J’ai deux chevaux d’une racechoisie ; je monte l’un d’eux, je sors au pas de la ville,m’arrêtant à regarder les écriteaux et les enseignes ; mais,quand une fois je suis loin des regards, mon cheval prend un galopqui lui permet de franchir en vingt minutes les trois lieues etdemie qu’il y a d’ici à la ville. Une fois dans le bois de Méridor,je m’oriente et je trouve le mur du parc ; mais il est long,fort long, le parc est grand. Hier j’ai exploré ce mur pendant plusde quatre heures, grimpant çà et là, espérant vous apercevoirtoujours. Enfin, je désespérais presque, quand je vous ai aperçuele soir, au moment où vous rentriez à la maison ; les deuxgrands chiens du baron sautaient après vous, et madame de Saint-Lucleur tenait en l’air un perdreau qu’ils essayaientd’atteindre ; puis vous disparûtes.– Je sautai là ;j’accourus ici, où vous étiez tout à l’heure ; je vis l’herbeet la mousse assidûment foulées, j’en conclus que vous pourriezbien avoir adopté cet endroit, qui est charmant pendant lesoleil ; pour me reconnaître alors, j’ai fait des briséescomme à la chasse ; et, tout en soupirant, ce qui me fait unmal affreux….

– Par défaut d’habitude, interrompitJeanne en souriant.

– Je ne dis pas non, madame ; ensoupirant donc, ce qui me fait un mal affreux, je le répète, j’airepris la route de la ville ; j’étais bien fatigué ;j’avais en outre déchiré mon pourpoint cannelle en montant auxarbres, et, cependant, malgré les accrocs de mon pourpoint, malgrél’oppression de ma poitrine, j’avais la joie au cœur : je vousavais vue.

– Il me semble que voilà un admirablerécit, dit Jeanne, et que vous avez surmonté là de terriblesobstacles : c’est beau et c’est héroïque ; mais moi, quicrains de monter aux arbres, j’aurais, à votre place, conservé monpourpoint et surtout ménagé mes belles mains blanches. Voyez dansquel affreux état sont les vôtres, tout égratignées par lesronces.

– Oui. Mais je n’aurais pas vu celle queje venais voir.

– Au contraire ; j’aurais vu, etbeaucoup mieux que vous ne l’aviez fait, Diane de Méridor, et mêmemadame de Saint-Luc.

– Qu’eussiez-vous donc fait ?demanda Bussy avec empressement.

– Je fusse venu droit au pont du châteaude Méridor, et j’y fusse entré. M. le baron me serrait dansses bras, madame de Monsoreau me plaçait près d’elle à table,M. de Saint-Luc me comblait de caresse, madame deSaint-Luc faisait avec moi des anagrammes. C’était la chose dumonde la plus simple : il est vrai que la chose du monde laplus simple est celle dont les amoureux ne s’avisent jamais.

Bussy secoua la tête avec un sourire et unregard à l’adresse de Diane.

– Oh ! non ! dit-il, non. Ceque vous eussiez fait là, c’était bon pour tout le monde, et nonpour moi.

Diane rougit comme un enfant, et le mêmesourire et le même regard se reflétèrent dans ses yeux et sur seslèvres.

– Allons ! dit Jeanne, voilà, à cequ’il paraît, que je ne comprends plus rien aux bellesmanières !

– Non ! dit Bussy en secouant latête. Non ! je ne pouvais aller au château. Madame est mariée,M. le baron doit au mari de sa fille, quel qu’il soit, unesurveillance sévère.

– Bien, dit Jeanne, voilà une leçon decivilité que je reçois ; merci, monsieur de Bussy, car jemérite de la recevoir ; cela m’apprendra à me mêler aux proposdes fous.

– Des fous ? répéta Diane.

– Des fous ou des amoureux, réponditmadame de Saint-Luc, et en conséquence….

Elle embrassa Diane au front, fit unerévérence à Bussy et s’enfuit.

Diane la voulut retenir d’une main, mais Bussysaisit l’autre, et il fallut bien que Diane, si bien retenue parson amant, se décidât à lâcher son amie.

Bussy et Diane restèrent donc seuls.

Diane regarda madame de Saint-Luc, quis’éloignait en cueillant des fleurs, puis elle s’assit enrougissant.

Bussy se coucha à ses pieds.

– N’est-ce pas, dit-il, que j’ai bienfait, madame, que vous m’approuvez ?

– Je ne vais pas feindre, répondit Diane,et, d’ailleurs, vous savez le fond de ma pensée, oui, je vousapprouve, mais ici s’arrêtera mon indulgence ; en vousdésirant, en vous appelant comme je faisais tout à l’heure, j’étaisinsensée, j’étais coupable.

– Mon Dieu ! que dites-vous donc là,Diane ?

– Hélas ! comte, je dis lavérité ! j’ai le droit de rendre malheureuxM. de Monsoreau, qui m’a poussée à cette extrémité ;mais je n’ai ce droit qu’en m’abstenant de rendre un autre heureux.Je puis lui refuser ma présence, mon sourire, mon amour ;mais, si je donnais ces faveurs à un autre, je volerais celui-là,qui, malgré moi, est mon maître.

Bussy écouta patiemment toute cette morale,fort adoucie, il est vrai, par la grâce et la mansuétude deDiane.

– À mon tour de parler, n’est-cepas ? dit-il.

– Parlez, répondit Diane.

– Avec franchise ?

– Parlez !

– Eh bien, de tout ce que vous venez dedire, madame, vous n’avez pas trouvé un mot au fond de votrecœur.

– Comment ?

– Écoutez-moi sans impatience, madame,vous voyez que je vous ai écoutée patiemment ; vous m’avezaccablé de sophismes.

Diane fit un mouvement.

– Les lieux communs de morale, continuaBussy, ne sont que cela quand ils manquent d’application. Enéchange de ces sophismes, moi, madame, je vais vous rendre desvérités. Un homme est votre maître, dites-vous ; maisavez-vous choisi cet homme ? Non, une fatalité vous l’aimposé, et vous l’avez subi. Maintenant, avez-vous dessein desouffrir toute votre vie des suites d’une contrainte siodieuse ? Alors c’est à moi de vous en délivrer.

Diane ouvrit la bouche pour parler, Bussyl’arrêta d’un signe.

– Oh ! je sais ce que vous m’allezrépondre, dit le jeune homme. Vous me répondrez que, si je provoqueM. de Monsoreau et si je le tue, vous ne me reverrezjamais. – Soit, je mourrai de douleur de ne pas vous revoir ;mais vous vivrez libre, mais vous vivrez heureuse, mais vouspourrez rendre heureux un galant homme, qui dans sa joie, béniraquelquefois mon nom, et dira : «Merci ! Bussy,merci ! de nous avoir délivrés de cet affreuxMonsoreau ;» et vous-même, Diane, vous qui n’oseriez meremercier vivant, vous me remercierez mort.

La jeune femme saisit la main du comte et laserra tendrement.

– Vous n’avez pas encore imploré, Bussy,dit-elle, et voilà que vous menacez déjà.

– Vous menacer ? Oh ! Dieum’entend, et il sait quelle est mon intention ; je vous aimesi ardemment, Diane, que je n’agirai point comme ferait un autrehomme. Je sais que vous m’aimez. Mon Dieu ! n’allez pas vousen défendre, vous rentreriez dans la classe de ces espritsvulgaires dont les paroles démentent les actions. Je le sais, carvous l’avez avoué. Puis, un amour comme le mien, voyez-vous,rayonne comme le soleil, et vivifie tous les cœurs qu’iltouche ; ainsi je ne vous supplierai pas, je ne me consumeraipas en désespoir. Non, je me mettrai à vos genoux, que je baise, etje vous dirai, la main droite sur mon cœur, sur ce cœur qui n’ajamais menti ni par intérêt ni par crainte, je vous dirai :«Diane, je vous aime, et ce sera pour toute ma vie ! Diane, jevous jure à la face du ciel que je mourrai pour vous, que jemourrai en vous adorant.» Si vous me dites encore : «Partez,ne volez pas le bonheur d’un autre, » je me relèverai sans soupir,sans un signe, de cette place, où je suis si heureux cependant, etje vous saluerai profondément en me disant : «Cette femme nem’aime pas ; cette femme ne m’aimera jamais.» Alors jepartirai et vous ne me reverrez plus jamais. Mais, comme mondévouement pour vous est encore plus grand que mon amour, comme mondésir de vous voir heureuse survivra à la certitude que je ne puispas être heureux moi-même, comme je n’aurai pas volé le bonheurd’un autre, j’aurai le droit de lui voler sa vie en y sacrifiant lamienne : voilà ce que je ferai, madame, et cela de peur quevous ne soyez esclave éternellement, et que ce ne vous soit unprétexte à rendre malheureux les braves gens qui vous aiment.

Bussy s’était ému en prononçant ces paroles.Diane lut dans son regard si brillant et si loyal toute la vigueurde sa résolution : elle comprit que ce qu’il disait, il allaitle faire ; que ces paroles se traduiraient indubitablement enaction, et, comme la neige d’avril fond aux rayons du soleil, sarigueur se fondit à la flamme de ce regard.

– Eh bien ! dit-elle, merci de cetteviolence que vous me faites, ami. C’est encore une délicatesse devotre part, de m’ôter ainsi jusqu’au remords de vous avoir cédé.Maintenant, m’aimerez-vous jusqu’à la mort, comme vous dites ?maintenant, ne serai-je pas le jeu de votre fantaisie, et ne melaisserez-vous pas un jour l’odieux regret de ne pas avoir écoutél’amour de M. de Monsoreau ? Mais non, je n’ai pasde conditions à vous faire ; je suis vaincue, je suislivrée ; je suis à vous, Bussy, d’amour, du moins. Restezdonc, ami, et maintenant que ma vie est la vôtre, veillez surnous.

En disant ces mots, Diane posa une de sesmains si blanches et si effilées sur l’épaule de Bussy, et luitendit l’autre, qu’il tint amoureusement collée à ses lèvres ;Diane frissonna sous ce baiser.

On entendit alors les pas légers de Jeanne,accompagnés d’une petite toux indicatrice : elle rapportaitune gerbe de fleurs nouvelles et le premier papillon qui se fûtencore hasardé peut-être hors de sa coque de soie : c’étaitune atalante aux ailes rouges et noires.

Instinctivement, les mains entrelacées sedésunirent.

Jeanne remarqua ce mouvement.

– Pardon, mes bons amis, de vousdéranger, dit-elle, mais il nous faut rentrer sous peine que l’onvienne nous chercher ici. Monsieur le comte, regagnez, s’il vousplaît, votre excellent cheval qui fait quatre lieues en unedemi-heure, et laissez-nous faire le plus lentement possible, carje présume que nous aurons fort à causer, les quinze cents pas quinous séparent de la maison. Dame ! voici ce que vous perdez àvotre entêtement, monsieur de Bussy : le dîner du château, quiest excellent surtout pour un homme qui vient de monter à cheval etde grimper par-dessus les murailles, et cent bonnes plaisanteriesque nous eussions faites, sans compter certains coups d’œiléchangés qui chatouillent mortellement le cœur. – Allons, Diane,rentrons.

Et Jeanne prit le bras de son amie et fit unléger effort pour l’entraîner avec elle.

Bussy regarda les deux amies avec un sourire.Diane, encore à demi retournée de son côté, lui tendit la main.

Il se rapprocha d’elles.

– Eh bien ! demanda-t-il, c’est toutce que vous me dites ?

– À demain, répliqua Diane, n’est-ce pasconvenu ?

– À demain seulement ?

– À demain et à toujours !

Bussy ne put retenir un petit cri dejoie ; il inclina ses lèvres sur la main de Diane ; puis,jetant un dernier adieu aux deux femmes, il s’éloigna ou plutôts’enfuit.

Il sentait qu’il lui fallait un effort devolonté pour consentir à se séparer de celle à laquelle il avait silongtemps désespéré d’être réuni.

Diane le suivit du regard jusqu’au fond dutaillis, et, retenant son amie par le bras, écouta jusqu’au son leplus lointain de ses pas dans les broussailles.

– Ah ! maintenant, dit Jeanne,lorsque Bussy fut disparu tout à fait, veux-tu causer un peu avecmoi, Diane ?

– Oh ! oui, dit la jeune femmetressaillant comme si la voix de son amie la tirait d’un rêve. Jet’écoute.

– Eh bien ! vois-tu, demain j’irai àla chasse avec Saint-Luc et ton père.

– Comment ! tu me laisseras seule auchâteau ?

– Écoute, chère amie, dit Jeanne ;moi aussi, j’ai mes principes de morale, et il y a certaines chosesque je ne puis consentir à faire.

– Oh ! Jeanne, s’écria madame deMonsoreau en pâlissant, peux-tu bien me dire de ses duretés-là, àmoi, à ton amie ?

– Il n’y a pas d’amie qui tienne,continua mademoiselle de Brissac avec la même tranquillité. Je nepuis continuer ainsi.

– Je croyais que tu m’aimais, Jeanne, etvoilà que tu me perces te cœur, dit la jeune femme avec des larmesdans les yeux ; tu ne veux pas continuer, dis-tu, eh !quoi donc ne veux-tu pas continuer ?

– Continuer, murmura Jeanne à l’oreillede son amie, continuer de vous empêcher, pauvres amants que vousêtes, de vous aimer tout à votre aise.

Diane saisit dans ses bras la rieuse jeunefemme, et couvrit de baisers son visage épanoui. Comme elle latenait embrassée, les trompes de la chasse firent entendre leursbruyantes fanfares.

– Allons, on nous appelle, ditJeanne ; le pauvre Saint-Luc s’impatiente. Ne sois donc pasplus dure envers lui que je ne veux l’être envers l’amoureux enpourpoint cannelle.

Chapitre 30Comment Bussy trouva trois cents pistoles de son cheval et lesdonna pour rien.

Le lendemain Bussy partit d’Angers avant queles plus matineux bourgeois de la ville eussent pris leur repas dumatin.

Il ne courait pas, il volait sur la route.Diane était montée sur une terrasse du château, d’où l’on voyait lechemin sinueux et blanchâtre qui ondulait dans les prés verts. Ellevit ce point noir qui avançait comme un météore et laissait pluslong derrière lui le ruban tordu de la route.

Aussitôt elle redescendit pour ne pas laisserà Bussy le temps d’attendre, et pour se faire un mérite d’avoirattendu.

Le soleil atteignait à peine les cimes desgrands chênes, l’herbe était perlée et rosée ; on entendait auloin, sur la montagne, le cor de Saint-Luc que Jeanne excitait àsonner pour rappeler à son amie le service qu’elle lui rendait enla laissant seule.

Il y avait une joie si grande, si poignantedans le cœur de Diane, elle se sentait si enivrée de sa jeunesse,de sa beauté, de son amour, que parfois, en courant, il luisemblait que son âme enlevait son corps sur des ailes comme pour lerapprocher de Dieu.

Mais le chemin de la maison au hallier étaitlong, les petits pieds de la jeune femme se lassèrent de foulerl’herbe épaisse, et la respiration lui manqua plusieurs fois enroute ; elle ne put donc arriver au rendez-vous qu’au momentoù Bussy paraissait sur la crête du mur et s’élançait en bas.

Il la vit courir ; elle poussa un petitcri de joie ; il arriva vers elle les bras étendus ; ellese précipita vers lui en appuyant ses deux mains sur soncœur : leur salut du matin fut une longue, une ardenteétreinte. Qu’avaient-ils à se dire ? ils s’aimaient.Qu’avaient-ils à penser ? ils se voyaient. Qu’avaient-ils àsouhaiter ? ils étaient assis côte à côte et se tenaient lamain.

La journée passa comme une heure. Bussy,lorsque Diane, la première, sortit de cette torpeur veloutée quiest le sommeil d’une âme lasse de félicité, Bussy serra la jeunefemme rêveuse sur son cœur, et lui dit :

– Diane, il me semble qu’aujourd’hui acommencé ma vie ; il me semble que d’aujourd’hui je vois clairsur le chemin qui mène à l’éternité. Vous êtes, n’en doutez pas, lalumière qui me révèle tant de bonheur ; je ne savais rien dece monde ni de la condition des hommes en ce monde ; aussi, jepuis vous répéter ce que, hier, je vous disais : ayantcommencé par vous à vivre, c’est avec vous que je mourrai.

– Et moi, lui répondit-elle, moi qui, unjour, me suis jetée sans regret dans les bras de la mort, jetremble aujourd’hui de ne pas vivre assez longtemps pour épuisertous les trésors que me promet votre amour. Mais pourquoi nevenez-vous pas au château, Louis ? mon père serait heureux devous voir ; M. de Saint-Luc est votre ami, et il estdiscret…. Songez qu’une heure de plus à nous voir, c’estinappréciable.

– Hélas ! Diane, si je vais uneheure au château, j’irai toujours ; si j’y vais, toute laprovince le saura ; si le bruit en vient aux oreilles de cetogre, votre époux, il accourra…. Vous m’avez défendu de vous endélivrer….

– À quoi bon ? dit-elle avec cetteexpression qu’on ne trouve jamais que dans la voix de la femmequ’on aime.

– Eh bien ! pour notre sûreté,c’est-à-dire pour la sécurité de notre bonheur, il importe que nouscachions notre secret à tout le monde : madame de Saint-Luc lesait déjà… Saint-Luc le saura aussi.

– Oh ! pourquoi….

– Me cacheriez-vous quelque chose, ditBussy, à moi, à présent ?

– Non… c’est vrai.

– J’ai écrit ce matin un mot à Saint-Lucpour lui demander une entrevue à Angers. Il viendra ; j’auraisa parole de gentilhomme que jamais un mot de cette aventure ne luiéchappera. C’est d’autant plus important, chère Diane, que partout,certainement, on me cherche. Les événements étaient graves lorsquenous avons quitté Paris.

– Vous avez raison… et puis mon père estun homme si scrupuleux, bien qu’il m’aime, qu’il serait capable deme dénoncer à M. de Monsoreau.

– Cachons-nous bien… et, si Dieu nouslivre à nos ennemis, au moins pourrons-nous dire que faireautrement était impossible.

– Dieu est bon, Louis ; ne doutezpas de lui en ce moment.

– Je ne doute pas de Dieu, j’ai peur dequelque démon, jaloux de voir notre joie.

– Dites-moi adieu, monseigneur, et neretournez pas si vite, votre cheval me fait peur.

– Ne craignez rien, il connaît déjà laroute ; c’est le plus doux, le plus sûr coursier que j’aieencore monté. Quand je retourne à la ville, abîmé dans mes doucespensées, il me conduit sans que je touche à la bride.

Les deux amants échangèrent mille propos de cegenre entrecoupés de mille baisers. Enfin la trompe de chasse,rapprochée du château, fit entendre l’air dont Jeanne étaitconvenue avec son amie, et Bussy partit.

– Comme il approchait de la ville, rêvantà cette enivrante journée, et tout fier d’être libre, lui, que leshonneurs, les soins de la richesse et les faveurs d’un prince dusang tenaient toujours embrassé dans des chaînes d’or, il remarquaque l’heure approchait où l’on allait fermer les portes de laville. Le cheval, qui avait brouté tout le jour sous les feuillageset l’herbe, avait continué en chemin, et la nuit venait.

Bussy se préparait à piquer pour réparer letemps perdu, quand il entendit derrière lui le galop de quelqueschevaux.

Pour un homme qui se cache, et surtout pour unamant, tout semble une menace ; les amants heureux ont cela decommun avec les voleurs. Bussy se demandait s’il valait mieuxprendre le galop pour gagner l’avance, ou se jeter de côté pourlaisser passer les cavaliers ; mais leur course était sirapide, qu’ils furent sur lui en un moment.

Ils étaient deux. Bussy, jugeant qu’il n’yavait pas de lâcheté à éviter deux hommes lorsqu’on en vaut quatre,se rangea, et aperçut un des cavaliers dont les talons entraientdans les flancs de sa monture, stimulée d’ailleurs par bon nombrede coups d’étrivières que lui détachait son compagnon.

– Allons, voici la ville, disait cethomme avec un accent gascon des plus prononcés ; encore troiscents coups de fouet et cent coups d’éperon, du courage et de lavigueur.

– La bête n’a plus le souffle, ellefrissonne, elle faiblit, elle refuse de marcher, répondit celui quiprécédait… Je donnerais pourtant cent chevaux pour être dans maville.

– C’est quelque Angevin attardé, se ditBussy…. Cependant… comme la peur rend les gens stupides !j’avais cru reconnaître cette voix. Mais voilà le cheval de cebrave homme qui chancelle….

En ce moment les cavaliers étaient au niveaude Bussy sur la route.

– Eh ! prenez garde, s’écria-t-il,monsieur ; quittez l’étrier, quittez vite, la bête vachoir.

En effet, le cheval tomba lourdement sur leflanc, remua convulsivement une jambe comme s’il labourait laterre, et, tout d’un coup, son souffle bruyant s’arrêta, ses yeuxs’obscurcirent ; l’écume l’étouffait ; il expira.

– Monsieur, cria le cavalier démonté àBussy, trois cents pistoles du cheval qui vous porte.

– Ah ! mon Dieu ! s’écria Bussyen se rapprochant….

– M’entendez-vous ? monsieur, jesuis pressé….

– Eh ! mon prince, prenez-le pourrien, dit avec le tremblement d’une émotion indicible Bussy, quivenait de reconnaître le duc d’Anjou.

En même temps on entendit le bruit sec d’unpistolet qu’armait le compagnon du prince.

– Arrêtez ! cria le duc d’Anjou à cedéfenseur impitoyable ; – arrêtez ! monsieurd’Aubigné ; c’est Bussy, ou le diable m’emporte !

– Eh oui, mon prince, c’est moi !mais que diable faites-vous à crever des chevaux à l’heure qu’ilest sur ce chemin ?

– Ah ! c’estM. de Bussy ? dit d’Aubigné ; alors,monseigneur, vous n’avez plus besoin de moi… Permettez-moi de m’enretourner vers celui qui m’a envoyé, comme dit la sainteÉcriture.

– Non pas sans recevoir mes remercîmentsbien sincères et la promesse d’une solide amitié, dit leprince.

– J’accepte tout, monseigneur, et vousrappellerai vos paroles quelque jour.

– M. d’Aubigné !…Monseigneur !… Ah ! mais je tombe des nues ! fitBussy….

– Ne le savais-tu pas ? dit leprince avec une expression de mécontentement et de défiance quin’échappa point au gentilhomme… Si tu es ici, n’est-ce pas que tum’y attendais ?

– Diable ! se dit Bussyréfléchissant à tout ce que son séjour caché dans l’Anjou pouvaitoffrir d’équivoque à l’esprit soupçonneux de François, ne nouscompromettons pas !

– Je faisais mieux que de vous attendre,dit-il, et, tenez, puisque vous voulez entrer en ville avant lafermeture des portes, en selle, monseigneur.

Il offrit son cheval au prince, qui s’étaitoccupé de débarrasser le sien de quelques papiers importants cachésentre la selle et la housse.

– Adieu donc, monseigneur, dit d’Aubignéqui fit volte-face. Monsieur de Bussy, serviteur.

Et il partit.

Bussy sauta légèrement en croupe de sonmaître, et dirigea le cheval vers la ville, en se demandant toutbas si ce prince, habillé de noir, n’était pas le sombre démon quelui suscitait l’enfer, jaloux déjà de son bonheur.

Ils entrèrent dans Angers au premier son destrompettes de l’échevinage.

– Que faire maintenant,monseigneur ?

– Au château ! qu’on arbore mabannière, qu’on vienne me reconnaître, que l’on convoque lanoblesse de la province.

– Rien de plus facile, dit Bussy, décidéà faire de la docilité pour gagner du temps, et d’ailleurs tropsurpris lui-même pour être autre chose que passif.

– Çà, messieurs de la trompette !cria-t-il aux hérauts qui revenaient après le premier son.

Ceux-ci regardèrent et ne prêtèrent pas grandeattention, parce qu’ils voyaient deux hommes poudreux, suants, eten assez mince équipage.

– Oh ! oh ! dit Bussy enmarchant à eux… est-ce que le maître n’est pas connu dans samaison ?… Qu’on fasse venir l’échevin de service !

Ce ton arrogant imposa aux hérauts ; l’und’eux s’approcha.

– Jésus-Dieu ! s’écria-t-il aveceffroi en regardant attentivement le duc… n’est-ce pas là notreseigneur et maître ?

Le duc était fort reconnaissable à ladifformité de son nez partagé en deux, comme le disait la chansonde Chicot.

– Monseigneur le duc ! ajouta-t-ilen saisissant le bras de l’autre héraut, qui bondit d’une surprisepareille.

– Vous en savez aussi long que moimaintenant, dit Bussy ; enflez-moi votre haleine, faites suersang et eau à vos trompettes, et que toute la ville sache dans unquart d’heure que monseigneur est arrivé chez lui. Nous,monseigneur, allons lentement au château. Quand nous y arriverons,la broche sera déjà mise pour nous recevoir.

En effet, au premier cri des hérauts, lesgroupes se formèrent ; au second, les enfants et les commèrescoururent tous les quartiers en criant :

– Monseigneur est dans la ville !…Noël à monseigneur !

Les échevins, le gouverneur, les principauxgentilshommes, se précipitèrent vers le palais, suivis d’une foulequi devenait de plus en plus compacte.

Ainsi que l’avait prévu Bussy, les autoritésde la ville étaient au château avant le prince pour le recevoirdignement. Lorsqu’il traversa le quai, à peine put-il fendre lapresse ; mais Bussy avait retrouvé un des hérauts, qui,frappant à coups de trompette sur le populaire empressé, fraya unpassage à son prince jusqu’aux degrés de la maison de ville.

Bussy formait l’arrière-garde.

«Messieurs et très féaux âmes, dit le prince,je suis venu me jeter dans ma bonne ville d’Angers. À Paris, lesdangers les plus terribles ont menacé ma vie ; j’avais perdumême ma liberté. J’ai réussi à fuir, grâce à de bons amis.»

Bussy se mordit les lèvres : il devinaitle sens du regard ironique de François.

«Et depuis que je me sens dans votre ville, matranquillité, ma vie, sont assurées.»

Les magistrats, stupéfaits, crièrentfaiblement : Vive notre seigneur !

Le peuple, qui espérait les aubaines usitées àchaque voyage du prince, cria vigoureusement : Noël !

– Soupons, dit le prince, je n’ai rienpris depuis ce matin.

Le duc fut entouré en un moment de toute lamaison qu’il entretenait à Angers en qualité de duc d’Anjou, etdont les principaux serviteurs seuls connaissaient leur maître.

Puis ce fut le tour des gentilshommes et desdames de la ville.

La réception dura jusqu’à minuit. La ville futilluminée, les coups de mousquet retentirent dans les rues et surles places, la cloche de la cathédrale fut mise en branle, et levent porta jusqu’à Méridor les bouffées bruyantes de la joietraditionnelle des bons Angevins.

Chapitre 31Diplomatie de M. le duc d’Anjou.

Quand le bruit des mousquets se fut un peucalmé dans les rues, quand les battements de la cloche eurentralenti leurs vibrations, quand les antichambres furent dégarnies,quand enfin Bussy et le duc d’Anjou se trouvèrent seuls :

– Causons, dit le duc.

En effet, grâce à sa perspicacité, Françoiscomprenait que Bussy, depuis leur rencontre, avait fait beaucoupplus d’avances qu’il n’avait l’habitude d’en faire ; il jugeaalors, avec sa connaissance de la cour, qu’il était dans uneposition embarrassée, et que, par conséquent, il pouvait, avec unpeu d’adresse, prendre avantage sur lui.

Mais Bussy avait eu le temps de se préparer,et il attendait son prince de pied ferme.

– Causons, monseigneur,répliqua-t-il.

– Le dernier jour que nous nous vîmes,dit le prince, vous étiez bien malade, mon pauvre Bussy !

– C’est vrai, monseigneur, répliqua lejeune homme ; j’étais très malade, et c’est presque un miraclequi m’a sauvé.

– Ce jour-là, il y avait près de vous,continua le duc, certain médecin bien enragé pour votre salut, caril mordait vigoureusement, ce me semble, ceux qui vousapprochaient.

– C’est encore vrai, mon prince, car leHaudoin m’aime beaucoup.

– Il vous tenait rigoureusement au lit,n’est-ce pas ?

– Ce dont j’enrageais de toute mon âme,comme Votre Altesse a pu le voir.

– Mais, dit le duc, si vous eussiez sifort enragé, vous auriez pu envoyer la Faculté à tous les diables,et sortir avec moi, comme je vous en priais.

– Dame ! fit Bussy en tournant etretournant de cent façons entre ses doigts son chapeau depharmacien.

– Mais, continua le duc, comme ils’agissait d’une grave affaire, vous avez eu peur de vouscompromettre.

– Plaît-il ? dit Bussy en enfonçantd’un coup de poing le même chapeau sur ses yeux : vous avezdit, je crois, que j’avais eu peur de me compromettre, monprince ?

– Je l’ai dit, répliqua le ducd’Anjou.

Bussy bondit sur sa chaise, et se trouvadebout.

– Eh bien ! vous en avez menti,monseigneur, s’écria-t-il, menti à vous-même, entendez-vous, carvous ne croyez pas un mot, mais pas un seul, de ce que vous venezde dire ; il y a sur ma peau vingt cicatrices, qui prouventque je me suis compromis quelquefois, mais que je n’ai jamais eupeur ; et, ma foi, je connais beaucoup de gens qui nesauraient pas en dire et surtout en montrer autant.

– Vous avez toujours des argumentsirréfragables, monsieur de Bussy, reprit le duc fort pâle et fortagité ; quand on vous accuse, vous criez plus haut que lereproche, et alors vous vous figurez que vous avez raison.

– Oh ! je n’ai pas toujours raison,monseigneur, dit Bussy, je le sais bien ; mais je sais bienaussi dans quelles occasions j’ai tort.

– Et dans lesquelles avez-voustort ? dites, je vous prie.

– Quand je sers des ingrats.

– En vérité, monsieur, je croie que vousvous oubliez, dit le prince en se levant tout à coup avec cettedignité qui lui était propre dans certaines circonstances.

– Eh bien ! je m’oublie,monseigneur, dit Bussy ; une fois dans votre vie, faites-enautant, oubliez-vous ou oubliez-moi.

Bussy fit alors deux pas pour sortir ;mais le prince fut encore plus prompt que lui, et le gentilhommetrouva le duc devant la porte.

– Nierez-vous, monsieur, dit le duc, que,le jour où vous avez refusé de sortir avec moi, vous ne soyez sortil’instant d’après ?

– Moi, dit Bussy, je ne nie jamais rien,monseigneur, si ce n’est ce qu’on veut me forcer d’avouer.

– Dites-moi donc alors pourquoi vous vousêtes obstiné à rester en votre hôtel ?

– Parce que j’avais des affaires.

– Chez vous ?

– Chez moi ou ailleurs.

– Je croyais que, quand un gentilhommeest au service d’un prince, ses principales affaires sont lesaffaires de ce prince.

– Et, d’habitude, qui donc les fait, vosaffaires, monseigneur, si ce n’est moi ?

– Je ne dis pas non, dit François ;et d’ordinaire je vous trouve fidèle et dévoué, je dirai même plus,j’excuse votre mauvaise humeur.

– Ah ! vous êtes bien bon.

– Oui, car vous aviez quelque raison dem’en vouloir.

– Vous l’avouez, monseigneur ?

– Oui. Je vous avais promis la disgrâcede M. de Monsoreau. Il paraît que vous le détestez fort,M. de Monsoreau ?

– Moi, pas du tout. Je lui trouve unelaide figure et j’aurais voulu qu’il s’éloignât de la cour pour nepoint avoir cette figure sous les yeux. Vous, au contraire,monseigneur, vous aimez cette figure-là. Il ne faut pas discutersur les goûts.

– Eh bien ! alors, comme c’étaitvotre seule excuse que de me bouder comme eût fait un enfant gâtéet hargneux, je vous dirai que vous avez doublement eu tort de nepas vouloir sortir avec moi, et de sortir après moi pour faire desvaillantises inutiles.

– J’ai fait des vaillantises inutiles,moi ? et tout à l’heure vous me reprochiez d’avoir eu….Voyons, monseigneur, soyons conséquent ; quelles vaillantisesai-je faites ?

– Sans doute ; que vous en vouliez àM. d’Épernon et à M. de Schomberg, je conçois cela.Je leur en veux, moi aussi, et même mortellement ; mais ilfallait se borner à leur en vouloir, et attendre le moment.

– Oh ! oh ! dit Bussy, qu’ya-t-il encore là-dessous, monseigneur ?

– Tuez-les, morbleu ! tuez-les tousdeux, tuez-les tous quatre, je ne vous en serai que plusreconnaissant ; mais ne les exaspérez pas, surtout quand vousêtes loin : car leur exaspération retombe sur moi.

– Voyons, que lui ai-je donc fait, à cedigne Gascon ?

– Vous parlez de d’Épernon, n’est-cepas ?

– Oui.

– Eh bien ! vous l’avez faitlapider.

– Moi ?

– Au point que son pourpoint a été mis enlambeaux, son manteau en pièces, et qu’il est rentré au Louvre enhaut-de-chausses.

– Bon, dit Bussy, et d’un ; passonsà l’Allemand. Quels sont mes torts enversM. de Schomberg ?

– Nierez-vous que vous ne l’ayez faitteindre en indigo ? Quand je l’ai revu trois heures après sonaccident, il était encore couleur d’azur ; et vous appelezcela une bonne plaisanterie. Allons donc !

Et le prince se mit à rire malgré lui, tandisque Bussy, se rappelant de son côté la figure que faisait Schombergdans son cuvier, ne pouvait s’empêcher de rire aux éclats.

– Alors, dit-il, c’est moi qui passe pourleur avoir joué ce tour.

– Pardieu ! c’est moipeut-être ?

– Et vous vous sentez le courage,monseigneur, de venir faire des reproches à un homme qui a de cesidées-là. Tenez, je vous le disais tout à l’heure, vous êtes uningrat.

– D’accord. Maintenant, voyons, et si tues réellement sorti pour cela, je te pardonne.

– Bien sûr ?

– Oui, parole d’honneur ; mais tun’es pas au bout de mes griefs.

– Allez.

– Parlons de moi un peu.

– Soit.

– Qu’as-tu fait pour me tirerd’embarras ?

– Vous le voyez bien, dit Bussy, ce quej’ai fait.

– Non, je ne le vois pas.

– Eh bien ! je suis parti pourl’Anjou.

– C’est-à-dire que tu t’es sauvé.

– Oui, car en me sauvant je voussauvais.

– Mais, au lieu de te sauver si loin, nepouvais-tu donc rester aux environs de Paris ? Il me sembleque tu m’étais plus utile à Montmartre qu’à Angers.

– Ah ! voilà où nous différonsd’avis, monseigneur : j’aimais mieux venir en Anjou.

– C’est une médiocre raison, vous enconviendrez, que votre caprice….

– Non pas, car ce caprice avait pour butde vous recruter des partisans.

– Ah ! voilà qui est différent. Ehbien ! voyons, qu’avez-vous fait ?

– Il sera temps de vous l’expliquerdemain, monseigneur, car voici justement l’heure à laquelle je doisvous quitter.

– Et pourquoi me quitter ?

– Pour m’aboucher avec un personnage desplus importants.

– Ah ! s’il en est ainsi, c’estautre chose ; allez, Bussy, mais soyez prudent.

– Prudent, à quoi bon ? Nesommes-nous pas les plus forts ici !

– N’importe, ne risque rien ; as-tudéjà fait beaucoup de démarches ?

– Je suis ici depuis deux jours, commentvoulez-vous….

– Mais tu te caches, au moins.

– Si je me cache, je le crois morbleubien ! Voyez-vous sous quel costume je vous parle, est-ce quej’ai l’habitude de porter des pourpoints cannelle ? C’estpourtant pour vous encore que je suis entré dans cet affreuxfourreau.

– Et où loges-tu ?

– Ah ! voilà où vous apprécierez mondévouement. Je loge… je loge dans une masure près du rempart, avecune sortie sur la rivière, mais vous, mon prince, à votre tour,voyons, comment êtes-vous sorti du Louvre ? comment vous ai-jetrouvé sur un grand chemin, avec un cheval fourbu entre les jambeset M. d’Aubigné à vos côtés ?

– Parce que j’ai des amis, dit leprince.

– Vous, des amis ? fit Bussy. Allonsdonc !

– Oui, des amis que tu ne connaispas.

– À la bonne heure ! et quels sontces amis ?

– Le roi de Navarre et M. d’Aubignéque tu as vu.

– Le roi de Navarre !… Ah !c’est vrai. N’avez-vous point conspiré ensemble ?

– Je n’ai jamais conspiré, monsieur deBussy.

– Non ! demandez un peu à la Mole età Coconnas.

– La Mole, dit le prince d’un air sombre,avait commis un autre crime que celui pour lequel on croit qu’ilest mort.

– Bien ! laissons la Mole etrevenons à vous ; d’autant plus, monseigneur, que nous aurionsquelque peine à nous entendre sur ce point-là. Par où diableêtes-vous sorti du Louvre ?

– Par la fenêtre.

– Ah ! vraiment. Et parlaquelle ?

– Par celle de ma chambre à coucher.

– Vous connaissiez donc l’échelle decorde ?

– Quelle échelle de corde ?

– Celle de l’armoire.

– Ah ! il paraît que tu laconnaissais, toi ? dit le prince en pâlissant.

– Dame ! dit Bussy. Votre Altessesait que j’ai eu quelquefois le bonheur d’entrer dans cettechambre.

– Du temps de ma sœur Margot, n’est-cepas ! et tu entrais par la fenêtre ?

– Dame ! vous sortez bien par là,vous. Ce qui m’étonne seulement, c’est que vous ayez trouvél’échelle.

– Ce n’est pas moi qui l’ai trouvée.

– Qui donc ?

– Personne ; on me l’a indiquée.

– Qui cela ?

– Le roi de Navarre.

– Ah ! ah ! le roi de Navarreconnaît l’échelle ; je ne l’aurais pas cru. Enfin, tant il y aque vous voici, monseigneur, sain et sauf et bien portant !nous allons mettre l’Anjou en feu, et, de la même traînée,l’Angoumois et le Béarn s’enflammeront : cela fera un assezjoli petit incendie.

– Mais ne parlais-tu pas d’unrendez-vous ? dit le duc.

– Ah ! morbleu ! c’estvrai ; mais l’intérêt de la conversation me le faisaitoublier. Adieu, monseigneur.

– Prends-tu ton cheval ?

– Dame ! s’il est utile àmonseigneur, Son Altesse peut le garder ; j’en ai unsecond.

– Alors, j’accepte ; plus tard nousferons nos comptes.

– Oui, monseigneur, et Dieu veuille quece ne soit pas moi qui vous redoive quelque chose !

– Pourquoi cela ?

– Parce que je n’aime pas celui que vouschargez d’ordinaire d’apurer vos comptes.

– Bussy !

– C’est vrai, monseigneur ; il étaitconvenu que nous ne parlerions plus de cela.

Le prince, qui sentait le besoin qu’il avaitde Bussy, lui tendit la main.

Bussy lui donna la sienne, mais en secouant latête.

Tous deux se séparèrent.

Chapitre 32Diplomatie de M. de Saint-Luc.

Bussy retourna chez lui à pied, au milieud’une nuit épaisse ; mais, au lieu de Saint-Luc qu’ils’attendait à y rencontrer, il ne trouva qu’une lettre qui luiannonçait l’arrivée de son ami pour le lendemain.

En effet, vers six heures du matin, Saint-Luc,suivi d’un piqueur, avait quitté Méridor et avait dirigé sa coursevers Angers. Il était arrivé au pied des remparts à l’ouverture desportes, et, sans remarquer l’agitation singulière du peuple à sonlever, il avait gagné la maison de Bussy. Les deux amiss’embrassèrent cordialement.

– Daignez, mon cher Saint-Luc, dit Bussy,accepter l’hospitalité de ma pauvre chaumière. Je campe àAngers.

– Oui, dit Saint-Luc, à la manière desvainqueurs, c’est-à-dire sur le champ de bataille.

– Que voulez-vous dire, cherami ?

– Que ma femme n’a pas plus de secretspour moi que je n’en ai pour elle, mon cher Bussy, et qu’elle m’atout raconté. Il y a communauté entre nous : recevez tous mescompliments, mon maître en toutes choses, et, puisque vous m’avezmandé, permettez-moi de vous donner un conseil.

– Donnez.

– Débarrassez-vous vite de cet abominableMonsoreau : personne ne connaît à la cour votre liaison avecsa femme, c’est le bon moment ; seulement, il ne faut pas lelaisser échapper ; lorsque, plus tard, vous épouserez laveuve, on ne dira pas au moins que vous l’avez faite veuve pourl’épouser.

– Il n’y a qu’un obstacle à ce beauprojet, qui m’était venu d’abord à l’esprit comme il s’est présentéau vôtre.

– Vous voyez bien, et lequel ?

– C’est que j’ai juré à Diane derespecter la vie de son mari, tant qu’il ne m’attaquera point, bienentendu.

– Vous avez eu tort.

– Moi !

– Vous avez eu le plus grand tort.

– Pourquoi cela ?

– Parce qu’on ne fait point de pareilsserments. Que diable ! si vous ne vous dépêchez pas, si vousne prenez pas les devants, c’est moi qui vous le dis, le Monsoreau,qui est confit en malices, vous découvrira, et, s’il vous découvre,comme il n’est rien moins que chevaleresque, il vous tuera.

– Il arrivera ce que Dieu aura décidé,dit Bussy en souriant ; mais, outre que je manquerais auserment que j’ai fait à Diane en lui tuant son mari….

– Son mari !… vous savez bien qu’ilne l’est pas.

– Oui, mais il n’en porte pas moins letitre. Outre, dis-je, que je manquerais au serment que je lui aifait, le monde me lapiderait, mon cher, et celui qui aujourd’huiest un monstre à tous les regards paraîtrait dans sa bière un angeque j’aurais mis au cercueil.

– Aussi ne vous conseillerais-je pas dele tuer vous-même.

– Des assassins ! ah !Saint-Luc, vous me donnez là un triste conseil.

– Allons donc ! qui vous parled’assassins ?

– De quoi parlez-vous donc,alors ?

– De rien, cher ami ; une idée quim’est passée par l’esprit et qui n’est pas suffisamment mûre pourque je vous la communique. Je n’aime pas plus ce Monsoreau quevous, quoique je n’aie pas les mêmes raisons de le détester :parlons donc de la femme au lieu de parler du mari.

Bussy sourit.

– Vous êtes un brave compagnon,Saint-Luc, dit Bussy, et vous pouvez compter sur mon amitié. Or,vous le savez, mon amitié se compose de trois choses : de mabourse, de mon épée et de ma vie.

– Merci, dit Saint-Luc, j’accepte, mais àcharge de revanche.

– Maintenant que vouliez-vous me dire deDiane ? voyons.

– Je voulais vous demander si vous necomptiez pas venir un peu à Méridor ?

– Mon cher ami, je vous remercie del’insistance, mais vous savez mes scrupules.

– Je sais tout. À Méridor, vous êtesexposé à rencontrer le Monsoreau, bien qu’il soit à quatre-vingtslieues de nous ; exposé à lui serrer la main, et c’est dur deserrer la main à un homme qu’on voudrait étrangler ; enfinexposé à lui voir embrasser Diane, et c’est dur de voir embrasserla femme qu’on aime.

– Ah ! fit Bussy avec rage, commevous comprenez bien pourquoi je ne vais pas à Méridor !Maintenant, cher ami….

– Vous me congédiez ? dit Saint-Lucse méprenant à l’intention de Bussy.

– Non pas ; au contraire, repritcelui-ci, je vous prie de rester, car maintenant c’est à mon tourde vous interroger.

– Faites.

– N’avez-vous donc pas entendu, cettenuit, le bruit des cloches et des mousquetons ?

– En effet, et nous nous sommes demandélà-bas ce qu’il y avait de nouveau.

– Ce matin, n’avez-vous point remarquéquelque changement en traversant la ville ?

– Quelque chose comme une grandeagitation, n’est-ce pas ?

– Oui. J’allais vous demander d’où elleprovenait.

– Elle provient de ce que M. le ducd’Anjou vient d’arriver hier, cher ami.

Saint-Luc fit un bond sur sa chaise, comme sion lui eût annoncé la présence du diable.

– Le duc à Angers ! on le disait enprison au Louvre.

– C’est justement parce qu’il était enprison au Louvre qu’il est maintenant à Angers. Il est parvenu às’évader par une fenêtre, et il est venu se réfugier ici.

– Eh bien ? demanda Saint-Luc.

– Eh bien ! cher ami, dit Bussy,voici une excellente occasion de vous venger des petitespersécutions de Sa Majesté. Le prince a déjà un parti, il va avoirdes troupes, et nous brasserons quelque chose comme une joliepetite guerre civile.

– Oh ! oh ! fit Saint-Luc.

– Et j’ai compté sur vous pour faire lecoup d’épée ensemble.

– Contre le roi ? dit Saint-Luc avecune froideur soudaine.

– Je ne dis pas précisément contre leroi, dit Bussy ; je dis contre ceux qui tireront l’épée contrenous.

– Mon cher Bussy, dit Saint-Luc, je suisvenu en Anjou pour prendre l’air de la campagne, et non pas pour mebattre contre Sa Majesté.

– Mais laissez-moi toujours vousprésenter à monseigneur.

– Inutile, mon cher Bussy ; jen’aime pas Angers, et comptais le quitter bientôt ; c’est uneville ennuyeuse et noire ; les pierres y sont molles comme dufromage, et le fromage y est dur comme de la pierre.

– Mon cher Saint-Luc, vous me rendriez ungrand service de consentir à ce que je sollicite de vous : leduc m’a demandé ce que j’étais venu faire ici, et, ne pouvant pasle lui dire, attendu que lui-même a aimé Diane et a échoué prèsd’elle, je lui ai fait accroire que j’étais venu pour attirer à sacause tous les gentilshommes du canton ; j’ai même ajouté quej’avais, ce matin, rendez-vous avec l’un d’eux.

– Eh bien ! vous direz que vous avezvu ce gentilhomme, et qu’il demande six mois pour réfléchir.

– Je trouve, mon cher Saint-Luc, s’ilfaut que je vous le dise, que votre logique n’est pas moinshérissée que la mienne.

– Écoutez : je ne tiens en ce mondequ’à ma femme ; vous ne tenez, vous, qu’à votre maîtresse,convenons d’une chose : en toute occasion, je défendraiDiane ; en toute occasion, vous défendrez madame de Saint-Luc.Un pacte amoureux, soit, mais pas de pacte politique. Voilàseulement comment nous réussirons à nous entendre.

– Je vois qu’il faut que je vous cède,Saint-Luc, dit Bussy, car, en ce moment, vous avez l’avantage. J’aibesoin de vous, tandis que vous pouvez vous passer de moi.

– Pas du tout, et c’est moi, aucontraire, qui réclame votre protection.

– Comment cela ?

– Supposez que les Angevins, car c’estainsi que vont s’appeler les rebelles, viennent assiéger et mettreà sac Méridor.

– Ah ! diable, vous avez raison, ditBussy, vous ne voulez pas que les habitants subissent laconséquence d’une prise d’assaut.

Les deux amis se mirent à rire, et, comme ontirait le canon dans la ville, comme le valet de Bussy venaitl’avertir que déjà le prince l’avait appelé trois fois, ils sejurèrent de nouveau association extra-politique, et se séparèrentenchantés l’un de l’autre.

Bussy courut au château ducal, où déjà lanoblesse affluait de toutes les parties de la province ;l’arrivée du duc d’Anjou avait retenti comme un écho porté sur lebruit du canon, et, à trois ou quatre lieues autour d’Angers,villes et villages étaient déjà soulevés par cette grandenouvelle.

Le gentilhomme se dépêcha d’arranger uneréception officielle, un repas, des harangues ; il pensaitque, tandis que le prince recevrait, mangerait, et surtoutharanguerait, il aurait le temps de voir Diane, ne fût-ce qu’uninstant. Puis, lorsqu’il eut taillé pour quelques heures del’occupation au duc, il regagna sa maison, monta son second cheval,et prit au galop le chemin de Méridor.

Le duc, livré à lui-même, prononça de fortbeaux discours et produisit un effet merveilleux en parlant de laLigue, touchant avec discrétion les points qui concernaient sonalliance avec les Guise, et se donnant comme un prince persécutépar le roi à cause de la confiance que les Parisiens lui avaienttémoignée.

Pendant les réponses et les baise-mains, leduc passait la revue des gentilshommes, notant avec soin ceux quiétaient déjà arrivés, et avec plus de soin ceux qui manquaientencore.

Quand Bussy revint, il était quatre heures del’après-midi ; il sauta à bas de son cheval et se présentadevant le duc, couvert de sueur et de poussière.

– Ah ! ah ! mon brave Bussy,dit le duc, te voilà à l’œuvre, à ce qu’il paraît.

– Vous voyez, monseigneur.

– Tu as chaud ?

– J’ai fort couru.

– Prends garde de te rendre malade, tun’es peut-être pas encore bien remis.

– Il n’y a pas de danger.

– Et d’où viens-tu ?

– Des environs. Votre Altesse est-ellecontente, et a-t-elle eu cour nombreuse ?

– Oui, je suis assez satisfait ;mais, à cette cour, Bussy, quelqu’un manque.

– Qui cela ?

– Ton protégé.

– Mon protégé ?

– Oui, le baron de Méridor.

– Ah ! dit Bussy en changeant decouleur.

– Et, cependant, il ne faudrait pas lenégliger, quoiqu’il me néglige. Le baron est influent dans laprovince.

– Vous croyez ?

– J’en suis sûr. C’était lui lecorrespondant de la Ligue à Angers ; il avait été choisi parM. de Guise, et, en général, MM. de Guisechoisissent bien leurs hommes : il faut qu’il vienne,Bussy.

– Mais, s’il ne vient pas, cependant,monseigneur ?

– S’il ne vient pas à moi, je ferai lesavances, et c’est moi qui irai à lui.

– À Méridor ?

– Pourquoi pas ?

Bussy ne put retenir l’éclair jaloux etdévorant qui jaillit de ses yeux.

– Au fait, dit-il, pourquoi pas ?vous êtes prince, tout vous est permis.

– Ah çà ! tu crois donc qu’il m’enveut toujours ?

– Je ne sais. Comment le saurais-je,moi ?

– Tu ne l’as pas vu ?

– Non.

– Agissant près des grands de laprovince, tu aurais cependant pu avoir affaire à lui.

– Je n’y eusse pas manqué, s’il n’avaitpas eu lui-même affaire à moi.

– Eh bien ?

– Eh bien ! dit Bussy, je n’ai pasété assez heureux dans les promesses que je lui avais faites, pouravoir grande hâte de me présenter devant lui.

– N’a-t-il pas ce qu’ildésirait ?

– Comment cela ?

– Il voulait que sa fille épousât lecomte, et le comte l’a épousée.

– Bien, monseigneur, n’en parlons plus,dit Bussy ; et il tourna le dos au prince.

En ce moment, de nouveaux gentilshommesentrèrent ; le duc alla à eux, Bussy resta seul.

Les paroles du prince lui avaient fort donné àpenser.

Quelles pouvaient être les idées réelles duprince à l’égard du baron de Méridor ?

Étaient-elles telles que le prince les avaitexprimées ? Ne voyait-il dans le vieux seigneur qu’un moyen derenforcer sa cause de l’appui d’un homme estimé etpuissant ?

Ou bien ses projets politiques n’étaient-ilsqu’un moyen de se rapprocher de Diane ?

Bussy examina la position du prince tellequ’elle était : il le vit brouillé avec son frère, exilé duLouvre, chef d’une insurrection en province. Il jeta dans labalance les intérêts matériels du prince et ses fantaisiesamoureuses. Ce dernier intérêt était bien léger, comparé auxautres. Bussy était disposé à pardonner au duc tous ses autrestorts, s’il voulait bien ne pas avoir celui-là.

Il passa toute la nuit à banqueter avec SonAltesse royale et les gentilshommes angevins, et à faire larévérence aux dames angevines ; puis, comme on avait faitvenir les violons, à leur apprendre les danses les plusnouvelles.

Il va sans dire qu’il fit l’admiration desfemmes et le désespoir des maris, et, comme quelques-uns de cesderniers le regardaient autrement qu’il ne plaisait à Bussy d’êtreregardé, il retroussa huit ou dix fois sa moustache, et demanda àtrois ou quatre de ces messieurs s’ils ne lui accorderaient pas lafaveur d’une promenade au clair de la lune, dans le boulingrin.

Mais sa réputation l’avait précédé à Angers,et Bussy en fut quitte pour ses avances.

À la porte du palais ducal, Bussy trouva unefigure franche, loyale et rieuse, qu’il croyait à quatre-vingtslieues de lui.

– Ah ! dit-il avec un vif sentimentde joie, c’est toi, Remy !

– Eh ! mon Dieu oui,monseigneur.

– J’allais t’écrire de venir merejoindre.

– En vérité ?

– Parole d’honneur !

– En ce cas, cela tombe àmerveille : je craignais que vous ne me grondassiez.

– Et de quoi ?

– De ce que j’étais venu sans permission.Mais, ma foi ! j’ai entendu dire que monseigneur le ducd’Anjou s’était évadé du Louvre, et qu’il était parti pour saprovince. Je me suis rappelé que vous étiez dans les environsd’Angers, j’ai pensé qu’il y aurait guerre civile et forceestocades données et rendues, bon nombre de trous faits à la peaude mon prochain ; et, attendu que j’aime mon prochain commemoi-même et même plus que moi-même, je suis accouru.

– Tu as bien fait, Remy ; d’honneur,tu me manquais.

– Comment va Gertrude,monseigneur ?

Le gentilhomme sourit.

– Je te promets de m’en informer à Diane,la première fois que je la verrai, dit-il.

– Et moi, en revanche, soyez tranquille,la première fois que je la verrai, dit-il, de mon côté, je luidemanderai des nouvelles de madame de Monsoreau.

– Tu es un charmant compagnon, et commentm’as-tu trouvé ?

– Parbleu, belle difficulté ! j’aidemandé où était l’hôtel ducal, et je vous ai attendu à la porte,après avoir été conduire mon cheval dans les écuries du prince, où,Dieu me pardonne, j’ai reconnu le vôtre.

– Oui, le prince avait tué le sien, jelui ai prêté Roland, et, comme il n’en avait pas d’autre, il l’agardé.

– Je vous reconnais bien là, c’est vousqui êtes prince, et le prince qui est le serviteur.

– Ne te presse pas de me mettre si haut,Remy, tu vas voir comment monseigneur est logé.

Et, en disant cela, il introduisit le Haudoindans sa petite maison du rempart.

– Ma foi ! dit Bussy, tu vois lepalais ; loge-toi où tu voudras et comme tu pourras.

– Cela ne sera point difficile, et il neme faut pas grand’place, comme vous savez ; d’ailleurs, jedormirai debout, s’il le faut. Je suis assez fatigué pour cela.

Les deux amis, car Bussy traitait le Haudoinplutôt en ami qu’en serviteur, se séparèrent, et Bussy, le cœurdoublement content de se retrouver entre Diane et Remy, dormit toutd’une traite.

Il est vrai que, pour dormir à son aise, leduc, de son côté, avait fait prier qu’on ne tirât plus le canon, etque les mousquetades cessassent ; quant aux cloches, elless’étaient endormies toutes seules, grâce aux ampoules dessonneurs.

Bussy se leva de bonne heure, et courut auchâteau en ordonnant qu’on prévint Remy de l’y venirrejoindre : il tenait à guetter les premiers bâillements duréveil de Son Altesse, afin de surprendre, s’il était possible, sapensée dans la grimace, ordinairement très significative, dudormeur qu’on éveille.

Le duc se réveilla, mais on eût dit que, commeson frère Henri, il mettait un masque pour dormir. Bussy en futpour ses frais de matinalité.

Il tenait tout prêt un catalogue de chosestoutes plus importantes les unes que les autres.

D’abord une promenade extra-muros pourreconnaître les fortifications de la place.

Une revue des habitants et de leurs armes.

Visite à l’arsenal et commande de munitions detoutes espèces.

Examen minutieux des tailles de la province, àl’effet de procurer aux bons et fidèles vassaux du prince un petitsupplément d’impôt destiné à l’ornement intérieur des coffres.

Enfin, correspondance.

Mais Bussy savait d’avance qu’il ne devait pasénormément compter sur ce dernier article ; le duc d’Anjouécrivait peu ; dès cette époque, il pratiquait leproverbe : Les écrits restent.

Ainsi muni contre les mauvaises pensées quipouvaient venir au duc, le comte vit ses yeux s’ouvrir, mais, commenous l’avons dit, sans pouvoir rien lire dans ces yeux.

– Ah ! ah ! fit le duc, déjàtoi !

– Ma foi oui, monseigneur ; je n’aipas pu dormir, tant les intérêts de Votre Altesse m’ont, toute lanuit, trotté par la tête. Çà, que faisons-nous ce matin ?Tiens ! si nous chassions.

Bon ! se dit tout bas Bussy, voilà encoreune occupation à laquelle je n’avais pas songé.

– Comment ! dit le duc, tu prétendsque tu as pensé à mes intérêts toute la nuit, et le résultat de laveille et de la méditation est de venir me proposer une chasse.Allons donc !

– C’est vrai, dit Bussy ; d’ailleursnous n’avons pas de meute.

– Ni de grand veneur, fit le prince.

– Ah ! ma foi, je n’en trouverais lachasse que plus agréable pour chasser sans lui.

– Ah ! je ne suis pas comme toi, ilme manque.

Le duc dit cela d’un singulier air. Bussy leremarqua.

– Ce digne homme, dit-il, votreami ; il paraît qu’il ne vous a pas délivré non plus,celui-là.

Le duc sourit.

– Bon, dit Bussy, je connais cesourire-là ; c’est le mauvais : gare auMonsoreau !

– Tu lui en veux donc ? demanda leprince.

– Au Monsoreau ?

– Oui.

– Et de quoi lui envoudrais-je ?

– De ce qu’il est mon ami.

– Je le plains fort, au contraire.

– Qu’est-ce à dire ?

– Que plus vous le ferez monter, plus iltombera de haut, quand il tombera.

– Allons, je vois que tu es de bonnehumeur.

– Moi ?

– Oui, c’est quand tu es de bonne humeurque tu me dis de ces choses-là. N’importe, continua le duc, jemaintiens mon dire, et Monsoreau nous eût été bien utile dans cepays-ci.

– Pourquoi cela ?

– Parce qu’il a des biens auxenvirons.

– Lui ?

– Lui ou sa femme.

Bussy se mordit les lèvres : le ducramenait la conversation au point d’où il avait eu tant de peine àl’écarter la veille.

– Ah ! vous croyez ?dit-il.

– Sans doute. Méridor est à trois lieuesd’Angers ; ne le sais-tu pas, toi qui m’as amené le vieuxbaron ?

Bussy comprit qu’il s’agissait de n’être pointdéferré.

– Dame ! dit-il, je vous l’ai amené,moi, parce qu’il s’est pendu à mon manteau, et qu’à moins de lui enlaisser la moitié entre les doigts, comme faisait saint Martin, ilfallait bien le conduire devers vous… Au reste ma protection ne luia pas servi à grand’chose.

– Écoute, dit le duc, j’ai une idée.

– Diable ! dit Bussy, qui se défiaittoujours des idées du prince.

– Oui… Monsoreau a eu sur toi la premièrepartie ; mais je veux te donner la seconde.

– Comment l’entendez-vous, monprince ?

– C’est tout simple. Tu me connais,Bussy ?

– J’ai ce malheur, mon prince.

– Crois-tu que je sois homme à subir unaffront et à le laisser impuni ?

– C’est selon.

Le duc sourit d’un sourire plus mauvais encoreque le premier, en se mordant les lèvres et en secouant la tête dehaut en bas.

– Voyons, expliquez-vous, monseigneur,dit Bussy.

– Eh bien ! le grand veneur m’a voléune jeune fille que j’aimais, pour en faire sa femme ; moi, àmon tour, je veux lui voler sa femme pour en faire mamaîtresse.

Bussy fit un effort pour sourire ; mais,si ardemment qu’il désirât arriver à ce but, il ne parvint qu’àfaire une grimace.

– Voler la femme deM. de Monsoreau ! balbutia-t-il.

– Mais il n’y a rien de plus facile, ceme semble, dit le duc : la femme est revenue dans ses terres.Tu m’as dit qu’elle détestait son mari ; je puis donc compter,sans trop de vanité, qu’elle me préférera au Monsoreau, surtout sije lui promets… ce que je lui promettrai.

– Et que lui promettrez-vous,monseigneur ?

– De la débarrasser de son mari.

– Eh ! fut sur le point de s’écrierBussy, pourquoi donc ne l’avez-vous pas fait tout desuite ?

Mais il eut le courage de se retenir.

– Vous feriez cette belle action ?dit-il.

– Tu verras. En attendant, j’iraitoujours faire une visite à Méridor.

– Vous oserez ?

– Pourquoi pas ?

– Vous vous présenterez devant le vieuxbaron, que vous avez abandonné, après m’avoir promis….

– J’ai une excellente excuse à luidonner.

– Où diable allez-vous donc lesprendre ?

– Eh ! sans doute. Je luidirai : Je n’ai pas rompu ce mariage parce que le Monsoreau,qui savait que vous étiez un des principaux agents de la Ligue, etque j’en étais le chef, m’a menacé de nous vendre tous deux auroi.

– Ah ! ah ! Votre Altesseinvente-t-elle celle-là ?

– Pas entièrement, je dois le dire,répondit le duc.

– Alors je comprends, dit Bussy.

– Tu comprends ? dit le duc qui setrompait à la réponse de son gentilhomme.

– Oui.

– Je lui fais accroire qu’en mariant safille j’ai sauvé sa vie, à lui, qui était menacée.

– C’est superbe, dit Bussy.

– N’est-ce pas ? Eh ! mais, j’ypense, regarde donc par la fenêtre, Bussy.

– Pourquoi faire ?

– Regarde toujours.

– M’y voilà.

– Quel temps fait-il ?

– Je suis forcé d’avouer à Votre Altessequ’il fait beau.

– Eh bien ! commande les chevaux, etallons un peu voir comment va le bonhomme Méridor.

– Tout de suite, monseigneur ?

Et Bussy, qui, depuis un quart d’heure, jouaitce rôle éternellement comique de Mascarille dans l’embarras,feignant de sortir, alla jusqu’à la porte et revint.

– Pardon, monseigneur, dit-il ; maiscombien de chevaux commandez-vous ?

– Mais quatre, cinq, ce que tuvoudras.

– Alors, si vous vous en rapportez de cesoin à moi, monseigneur, dit Bussy, j’en commanderai un cent.

– Bon, un cent, dit le prince surpris,pour quoi faire ?

– Pour en avoir à peu près vingt-cinq,dont je sois sûr en cas d’attaque.

Le duc tressaillit.

– En cas d’attaque ? dit-il.

– Oui. J’ai ouï dire, continua Bussy,qu’il y avait force bois dans ces pays-là ; et il n’y auraitrien de rare à ce que nous tombassions dans quelque embuscade.

– Ah ! ah ! dit le duc, tupenserais ?

– Monseigneur sait que le vrai couragen’exclut pas la prudence.

Le duc devint rêveur.

– Je vais en commander cent cinquante,dit Bussy.

Et il s’avança une seconde fois vers laporte.

– Un instant, dit le prince.

– Qu’y a-t-il, monseigneur ?

– Crois-tu que je sois en sûreté àAngers, Bussy ?

– Dame, la ville n’est pas forte ;bien défendue, cependant….

– Oui, bien défendue ; mais ellepeut être mal défendue ; si brave que tu sois, tu ne serasjamais qu’à un seul endroit.

– C’est probable.

– Si je ne suis pas en sûreté dans laville, et je n’y suis pas, puisque Bussy en doute….

– Je n’ai pas dit que je doutais,Monseigneur.

– Bon, bon ; si je ne suis pas ensûreté, il faut que je m’y mette promptement.

– C’est parler d’or, monseigneur.

– Eh bien ! je veux visiter lechâteau et m’y retrancher.

– Vous avez raison, monseigneur ; debons retranchements, voyez-vous….

Bussy balbutia ; il n’avait pasl’habitude de la peur, et les paroles prudentes lui manquaient.

– Et puis, une autre idée encore.

– La matinée est féconde,monseigneur.

– Je veux faire venir ici lesMéridor.

– Monseigneur, vous avez aujourd’hui unejustesse et une vigueur de pensées !… Levez-vous et visitonsle château.

Le prince appela ses gens ; Bussy profitade ce moment pour sortir.

Il trouva le Haudoin dans les appartements.C’était lui qu’il cherchait.

Il l’emmena dans le cabinet du duc, écrivit unpetit mot, entra dans une serre, cueillit un bouquet de roses,roula le billet autour des tiges, passa à l’écurie, sella Roland,mit le bouquet dans la main du Haudoin, et invita le Haudoin à semettre en selle.

Puis, le conduisant hors de la ville, commeAman conduisait Mardochée, il le plaça dans une espèce desentier.

– Là, lui dit-il, laisse allerRoland ; au bout du sentier, tu trouveras la forêt, dans laforêt un parc, autour de ce parc un mur, à l’endroit du mur oùRoland s’arrêtera, tu jetteras ce bouquet.

«Celui qu’on attend ne vient pas, disait lebillet, parce que celui qu’on n’attendait pas est venu, et plusmenaçant que jamais, car il aime toujours. Prenez avec les lèvreset le cœur tout ce qu’il y a d’invisible aux yeux dans cepapier.»

Bussy lâcha la bride à Roland qui partit augalop dans la direction de Méridor.

Bussy revint au palais ducal et trouva leprince habillé.

Quant à Remy, ce fut pour lui l’affaire d’unedemi-heure. Emporté comme un nuage par le vent, Remy, confiant dansles paroles de son maître, traversa prés, champs, bois, ruisseaux,collines, et s’arrêta au pied d’un mur à demi dégradé dont lechaperon tapissé de lierres semblait relié par eux aux branches deschênes.

Arrivé là, Remy se dressa sur ses étriers,attacha de nouveau et plus solidement encore qu’il ne l’était lepapier au billet, et, poussant un hem ! vigoureux, il lança lebouquet par-dessus le mur.

Un petit cri qui retentit de l’autre côté luiapprit que le message était arrivé à bon port.

Remy n’avait plus rien à faire, car on ne luiavait pas demandé de réponse.

Il tourna donc du côté par lequel il étaitvenu, la tête du cheval, qui se disposait à prendre son repas auxdépens de la glandée, et qui témoigna un vif mécontentement d’êtredérangé dans ses habitudes ; mais Remy fit une sérieuseapplication de l’éperon et de la cravache. Roland sentit son tortet repartit de son train habituel.

Quarante minutes après, il se reconnaissaitdans sa nouvelle écurie, comme il s’était reconnu dans le hallier,et il venait prendre de lui-même sa place au râtelier bien garni defoin et à la mangeoire regorgeant d’avoine.

Bussy visitait le château avec le prince.

Remy le joignit au moment où il examinait unsouterrain conduisant à une poterne.

– Eh bien ! demanda-t-il à sonmessager, qu’as-tu vu ? qu’as-tu entendu ? qu’as-tufait ?

– Un mur, un cri, sept lieues, réponditRemy avec le laconisme d’un de ces enfants de Sparte qui sefaisaient dévorer le ventre par les renards pour la plus grandegloire des lois de Lycurgue.

Chapitre 33Une volée d’angevins.

Bussy parvint à occuper si bien le duc d’Anjoude ses préparatifs de guerre, que, pendant deux jours, il ne trouvani le temps d’aller à Méridor, ni le temps de faire venir le baronà Angers.

Quelquefois cependant le duc revenait à sesidées de visite. Mais aussitôt Bussy faisait l’empressé, visitaitles mousquets de toute la garde, faisait équiper les chevaux enguerre, roulait les canons, les affûts, comme s’il s’agissait deconquérir une cinquième partie du monde.

Ce que voyant Remy, il se mettait à faire dela charpie, à repasser ses instruments, à confectionner ses baumes,comme s’il s’agissait de soigner la moitié du genre humain.

Le duc alors reculait devant l’énormité depareils préparatifs.

Il va sans dire que, de temps en temps, Bussy,sous prétexte de faire le tour des fortifications extérieures,sautait sur Roland, et, en quarante minutes, arrivait à certainmur, qu’il enjambait d’autant plus lestement, qu’à chaqueenjambement il faisait tomber quelque pierre, et que le chaperon,croulant sous son poids, devenait peu à peu une brèche.

Quant à Roland, il n’était plus besoin de luidire où l’on allait, Bussy n’avait qu’à lui lâcher la bride etfermer les yeux.

– Voilà déjà deux jours de gagnés, disaitBussy, j’aurai bien du malheur si, d’ici à deux autres jours, il nem’arrive pas un petit bonheur.

Bussy n’avait pas tort de compter sur sa bonnefortune.

Vers le soir du troisième jour, comme onfaisait entrer dans la ville un énorme convoi de vivres, produitd’une réquisition frappée par le duc sur ses bons et féauxAngevins ; comme M. d’Anjou, pour faire le bon prince,goûtait le pain noir des soldats et déchirait à belles dents lesharengs salés et la morue sèche, on entendit une grande rumeur versune des portes de la ville.

M. d’Anjou s’informa d’où venait cetterumeur ; mais personne ne put le lui dire.

Il se faisait par là une distribution de coupsde manche de pertuisane et de coups de crosse de mousquet à bonnombre de bourgeois attirés par la nouveauté d’un spectaclecurieux.

Un homme, monté sur un cheval blanc ruisselantde sueur, s’était présenté à la barrière de la porte de Paris.

Or Bussy, par suite de son systèmed’intimidation, s’était fait nommer capitaine général du paysd’Anjou, grand-maître de toutes les places, et avait établi la plussévère discipline, notamment dans Angers. Nul ne pouvait sortir dela ville sans un mot d’ordre, nul ne pouvait y entrer sans ce mêmemot d’ordre, une lettre d’appel ou un signe de ralliementquelconque.

Toute cette discipline n’avait d’autre but qued’empêcher le duc d’envoyer quelqu’un à Diane sans qu’il le sût, etd’empêcher Diane d’entrer à Angers sans qu’il en fût averti.

Cela paraîtra peut-être un peu exagéré ;mais cinquante ans plus tard Buckingham faisait bien d’autresfolies pour Anne d’Autriche.

L’homme et le cheval blanc étaient donc, commenous l’avons dit, arrivés d’un galop furieux, et ils avaient étédonner droit dans le poste.

Mais le poste avait sa consigne. La consigneavait été donnée à la sentinelle ; la sentinelle avait croiséla pertuisane ; le cavalier avait paru s’en inquiétermédiocrement ; mais la sentinelle avait crié : «Auxarmes !» le poste était sorti, et force avait été d’entrer enexplication.

– Je suis Antraguet, avait dit lecavalier, et je veux parler au duc d’Anjou.

– Nous ne connaissons pas Antraguet,avait répondu le chef du poste ; quant à parler au ducd’Anjou, votre désir sera satisfait, car nous allons vous arrêteret vous conduire à Son Altesse.

– M’arrêter ! répondit le cavalier,voilà encore un plaisant maroufle pour arrêter Charles de Balzacd’Entragues, baron de Cuneo et comte de Graville.

– Ce sera pourtant comme cela, dit enajustant son hausse-col le bourgeois qui avait vingt hommesderrière lui, et qui n’en voyait qu’un seul en face.

– Attendez un peu, mes bons amis, ditAntraguet. Vous ne connaissez pas encore les Parisiens, n’est-cepas ? eh bien ! je vais vous montrer un échantillon de cequ’ils savent taire.

– Arrêtons-le ! conduisons-le àmonseigneur ! crièrent les miliciens furieux.

– Tout doux, mes petits agneaux, d’Anjou,dit Antraguet, c’est moi qui aurai ce plaisir.

– Que dit-il donc là ? sedemandèrent les bourgeois.

– Il dit que son cheval n’a encore faitque dix lieues, répondit Antraguet, ce qui fait qu’il va vouspasser sur le ventre à tous, si vous ne vous rangez pas.Rangez-vous donc, ou ventre-bœuf….

Et, comme les bourgeois d’Angers avaient l’airde ne pas comprendre le juron parisien, Antraguet avait mis l’épéeà la main, et, par un moulinet prestigieux, avait abattu çà et làles hampes les plus rapprochées des hallebardes dont on luiprésentait la pointe.

En moins de dix minutes, quinze ou vingthallebardes furent changées en manches à balais.

Les bourgeois furieux fondirent à coups debâton sur le nouveau venu, qui parait devant, derrière, à droite età gauche, avec une adresse prodigieuse, et en riant de tout soncœur.

– Ah ! la belle entrée, disait-il ense tordant sur son cheval ; oh ! les honnêtes bourgeoisque les bourgeois d’Angers ! Morbleu, comme on s’amuseici ! Que le prince a bien eu raison de quitter Paris, et quej’ai bien fait de venir le rejoindre !

Et Antraguet, non seulement parait de plusbelle, mais, de temps en temps, quand il se sentait serré de tropprès, il taillait, avec sa lame espagnole, le buffle de celui-là,la salade de celui-ci, et quelquefois, choisissant son homme, ilétourdissait d’un coup de plat d’épée quelque guerrier imprudentqui se jetait dans la mêlée, le chef protégé par le simple bonnetde laine angevin.

Les bourgeois ameutés frappaient à l’envi,s’estropiant les uns les autres, puis revenaient à la charge ;comme les soldats de Cadmus, on eût dit qu’ils sortaient deterre.

Antraguet sentit qu’il commençait à sefatiguer.

– Allons, dit-il, voyant que les rangsdevenaient de plus en plus compacts, c’est bon ; vous êtesbraves comme des lions, c’est convenu, et j’en rendrai témoignage.Mais vous voyez qu’il ne vous reste plus que vos manches dehallebardes, et que vous ne savez pas charger vos mousquets.J’avais résolu d’entrer dans la ville, mais j’ignorais qu’elleétait gardée par une armée de Césars. Je renonce à vousvaincre ; adieu, bonsoir, je m’en vais. Dites seulement auprince que j’étais venu exprès de Paris pour le voir.

Cependant le capitaine était parvenu àcommuniquer le feu à la mèche de son mousquet ; mais, aumoment où il appuyait la crosse à son épaule, Antraguet lui cinglade si furieux coups de sa canne flexible sur les doigts, qu’illâcha son arme et qu’il se mit à sauter alternativement sur le pieddroit et sur le pied gauche.

– À mort ! à mort ! crièrentles miliciens meurtris et enragés, ne le laissons pas fuir !qu’il ne puisse pas s’échapper !

– Ah ! dit Antraguet, vous nevouliez pas me laisser entrer tout à l’heure, et voilà maintenantque vous ne voulez plus me laisser sortir ; prenezgarde ! cela va changer ma tactique : au lieu d’user duplat, j’userai de la pointe ; au lieu d’abattre leshallebardes, j’abattrai les poignets. Çà, voyons, mes agneauxd’Anjou, me laisse-t-on partir ?

– Non ! à mort ! à mort !il se lasse ! assommons-le !

– Fort bien ! c’est pour tout debon, alors ?

– Oui ! oui !

– Eh bien ! gare les doigts, jecoupe les mains !

Il achevait à peine, et se mettait en mesurede mettre sa menace à exécution, quand un second cavalier apparut àl’horizon, accourant avec la même frénésie, entra dans la barrièreau triple galop, et tomba comme la foudre au milieu de la mêlée,qui tournait peu à peu en véritable combat.

– Antraguet, cria le nouveau venu,Antraguet ! eh ! que diable fais-tu au milieu de tous cesbourgeois ?

– Livarot ! s’écria Antraguet en seretournant, ah ! mordieu, tu es le bienvenu, Montjoie etSaint-Denis, à la rescousse !

– Je savais bien que je terattraperais ; il y a quatre heures que j’ai eu de tesnouvelles, et, depuis ce moment, je te suis. Mais où t’es-tu doncfourré ? on te massacre, Dieu me pardonne.

– Oui, ce sont nos amis d’Anjou, qui neveulent ni me laisser entrer ni me laisser sortir.

– Messieurs, dit Livarot en mettant lechapeau à la main, vous plairait-il de vous ranger à droite ou àgauche, afin que nous passions ?

– Ils nous insultent ! crièrent lesbourgeois ; à mort ! à mort !

– Ah ! voilà comme ils sont àAngers ! fit Livarot en remettant d’une main son chapeau sursa tête, et en tirant de l’autre son épée.

– Oui, tu vois, dit Antraguet ;malheureusement ils sont beaucoup.

– Bah ! à nous trois nous enviendrons bien à bout.

– Oui, à nous trois, si nous étionstrois ; mais nous ne sommes que nous deux.

– Voici Ribérac qui arrive.

– Lui aussi ?

– L’entends-tu ?

– Je le vois. Eh ! Ribérac !eh ! ici ! ici !

En effet, au moment même, Ribérac, non moinspressé que ses compagnons, à ce qu’il paraissait, faisait la mêmeentrée qu’eux dans la ville d’Angers.

– Tiens ! on se bat, dit Ribérac,voilà une chance ! Bonjour, Antraguet ; bonjour,Livarot.

– Chargeons, répondit Antraguet.

Les miliciens regardaient, assez étourdis, lenouveau renfort qui venait d’arriver aux deux amis, lesquels, del’état d’assaillis, se préparaient à passer à celuid’assaillants.

– Ah çà ! mais ils sont donc unrégiment, dit le capitaine de la milice à ces hommes ;messieurs, notre ordre de bataille me paraît vicieux, et je proposeque nous fassions demi-tour à gauche.

Les bourgeois, avec cette habileté qui lescaractérise dans l’exécution des mouvements militaires,commencèrent aussitôt un demi-tour à droite.

C’est qu’outre l’invitation de leur capitainequi les ramenait naturellement à la prudence, ils voyaient lestrois cavaliers se ranger de front avec une contenance martiale quifaisait frémir les plus intrépides.

– C’est leur avant-garde, crièrent lesbourgeois qui voulaient se donner à eux-mêmes un prétexte pourfuir. Alarme ! alarme !

– Au feu ! crièrent les autres, aufeu !

– L’ennemi ! l’ennemi ! direntla plupart.

– Nous sommes des pères de famille ;nous nous devons à nos femmes et à nos enfants. Sauve quipeut ! hurla le capitaine.

Et en raison de ces cris divers, qui touscependant, comme on le voit, avaient le même but, un effroyabletumulte se fit dans la rue, et les coups de bâton commencèrent àtomber comme la grêle sur les curieux, dont le cercle presséempêchait les peureux de fuir.

Ce fut alors que le bruit de la bagarre arrivajusqu’à la place du Château, où, comme nous l’avons dit, le princegoûtait le pain noir, les harengs saurs et la morue sèche de sespartisans.

Bussy et le prince s’informèrent ; onleur dit que c’étaient trois hommes, ou plutôt trois diablesincarnés arrivant de Paris, qui faisaient tout ce tapage.

– Trois hommes ? dit leprince ; va donc voir ce que c’est, Bussy.

– Trois hommes ? dit Bussy :venez, monseigneur.

Et tous deux partirent : Bussy en avant,le prince le suivant prudemment, accompagné d’une vingtaine decavaliers.

Ils arrivèrent comme les bourgeoiscommençaient d’exécuter la manœuvre que nous avons dite, au granddétriment des épaules et des crâne des curieux.

Bussy se dressa sur ses étriers, et, son œild’aigle plongeant dans la mêlée, il reconnut Livarot à sa longuefigure.

– Mort de ma vie ! cria-t-il auprince d’une voix tonnante, accourez donc, monseigneur, ce sont nosamis de Paris qui nous assiègent.

– Eh non ! répondit Livarot d’unevoix qui dominait le bruit de la bataille, ce sont, au contraire,les amis d’Anjou qui nous écharpent.

– Bas les armes ! cria le duc ;bas les armes, marauds, ce sont des amis.

– Des amis ! s’écrièrent lesbourgeois contusionnés, écorchés, rendus. Des amis ! ilfallait donc leur donner le mot d’ordre alors ; depuis unebonne heure, nous les traitons comme des païens, et ils noustraitent comme des Turcs.

Et le mouvement rétrograde acheva de sefaire.

Livarot, Antraguet et Ribérac s’avancèrent entriomphateurs dans l’espace laissé libre par la retraite desbourgeois, et tous s’empressèrent d’aller baiser la main de SonAltesse ; après quoi, chacun, à son tour, se jeta dans lesbras de Bussy.

– Il paraît, dit philosophiquement lecapitaine, que c’est une volée d’Angevins que nous prenions pour unvol de vautours.

– Monseigneur, glissa Bussy à l’oreilledu duc, comptez vos miliciens, je vous prie.

– Pour quoi faire ?

– Comptez toujours, à peu près, engros ; je ne dis pas un à un.

– Ils sont au moins cent cinquante.

– Au moins, oui.

– Eh bien ! que veux-tudire ?

– Je veux dire que vous n’avez point làde fameux soldats, puisque trois hommes les ont battus.

– C’est vrai, dit le duc.Après ?

– Après ! sortez donc de la villeavec des gaillards comme ceux-là !

– Oui, dit le duc ; mais j’ensortirai avec les trois hommes qui ont battu les autres, répliquale duc.

– Ouais ! fit tout bas Bussy, jen’avais pas songé à celle-là. Vivent les poltrons pour êtrelogiques !

Chapitre 34Roland.

Grâce au renfort qui lui était arrivé,M. le duc d’Anjou put se livrer à des reconnaissances sans finautour de la place.

Accompagné de ses amis, arrivés d’une façon siopportune, il marchait dans un équipage de guerre dont lesbourgeois d’Angers se montraient on ne peut plus orgueilleux, bienque la comparaison de ces gentilshommes bien montés, bien équipés,avec les harnais déchirés et les armures rouillées de la miliceurbaine, ne fût pas précisément à l’avantage de cette dernière.

On explora d’abord les remparts, puis lesjardins attenants aux remparts, puis la campagne attenante auxjardins, puis enfin les châteaux épars dans cette campagne, et cen’était point sans un sentiment d’arrogance très marquée que le ducnarguait, en passant, soit près d’eux, soit au milieu d’eux, lesbois qui lui avaient fait si grande peur, ou plutôt dont Bussy luiavait fait si grande peur.

Les gentilshommes angevins arrivaient avec del’argent, ils trouvaient à la cour du duc d’Anjou une libertéqu’ils étaient loin de rencontrer à la cour de Henri III ; ilsne pouvaient donc manquer de faire joyeuse vie dans une ville toutedisposée, comme doit l’être une capitale quelconque, à piller labourse de ses hôtes.

Trois jours ne s’étaient point encore écoulés,qu’Antraguet, Ribérac et Livarot avaient lié des relations avec lesnobles angevins les plus épris des modes et des façons parisiennes.Il va sans dire que ces dignes seigneurs étaient mariés et avaientde jeunes et jolies femmes.

Aussi n’était-ce pas pour son plaisirparticulier, comme pourraient le croire ceux qui connaissentl’égoïsme du duc d’Anjou, qu’il faisait de si belles cavalcadesdans la ville. Non. Ces promenades tournaient au plaisir desgentilshommes parisiens, qui étaient venus le rejoindre, desseigneurs angevins, et surtout des dames angevines.

Dieu d’abord devait s’en réjouir, puisque lacause de la Ligue était la cause de Dieu.

Puis le roi devait incontestablement enenrager.

Enfin les dames en étaient heureuses.

Ainsi, la grande Trinité de l’époque étaitreprésentée : Dieu, le roi et les dames.

La joie fut à son comble le jour où l’on vitarriver, en superbe ordonnance, vingt-deux chevaux de main, trentechevaux de trait, enfin, quarante mulets, qui, avec les litières,les chariots et les fourgons, formaient les équipages de M. leduc d’Anjou.

Tout cela venait, comme par enchantement, deTours, pour la modique somme de cinquante mille écus, queM. le duc d’Anjou avait consacrée à cet usage.

Il faut dire que ces chevaux étaient sellés,mais que les selles étaient dues aux selliers ; il faut direque les coffres avaient de magnifiques serrures, fermant à clef,mais que les coffres étaient vides ; il faut dire que cedernier article était tout à la louange du prince, puisque leprince aurait pu les remplir par des exactions.

Mais ce n’était pas dans la nature du princede prendre ; il aimait mieux soustraire.

Néanmoins l’entrée de ce cortège produisit unmagnifique effet dans Angers.

Les chevaux entrèrent dans les écuries, leschariots furent rangés sous les remises. Les coffres furent portéspar les familiers les plus intimes du prince. Il fallait des mainsbien sûres, pour qu’on osât leur confier les sommes qu’ils necontenaient pas.

Enfin on ferma les portes du palais au nezd’une foule empressée, qui fut convaincue, grâce à cette mesure deprévoyance, que le prince venait de faire entrer deux millions dansla ville, tandis qu’il ne s’agissait, au contraire, que de fairesortir de la ville une somme à peu près pareille, sur laquellecomptaient les coffres vides.

La réputation d’opulence de M. le ducd’Anjou fut solidement établie à partir de ce jour-là ; ettoute la province demeura convaincue, d’après le spectacle quiavait passé sous ses yeux, qu’il était assez riche pour guerroyercontre l’Europe entière, si besoin était.

Cette confiance devait aider les bourgeois àprendre en patience les nouvelles tailles que le duc, aidé desconseils de ses amis, était dans l’intention de lever sur lesAngevins. D’ailleurs, les Angevins allaient presque au-devant desdésirs du duc d’Anjou.

On ne regrette jamais l’argent que l’on prêteou que l’on donne aux riches.

Le roi de Navarre, avec sa renommée de misère,n’aurait pas obtenu le quart du succès qu’obtenait le duc d’Anjouavec sa renommée d’opulence.

Mais revenons au duc.

Le digne prince vivait en patriarche,regorgeant de tous les biens de la terre, et, chacun le sait,l’Anjou est une bonne terre.

Les routes étaient couvertes de cavaliersaccourant vers Angers, pour faire au prince leurs soumissions ouleurs offres de services.

De son côté, M. d’Anjou poussait desreconnaissances aboutissant toujours à la recherche de quelquetrésor.

Bussy était arrivé à ce qu’aucune de cesreconnaissances n’eût été poussée jusqu’au château qu’habitaitDiane.

C’est que Bussy se réservait ce trésor-là pourlui seul, pillant, à sa manière, ce petit coin de la province, qui,après s’être défendu de façon convenable, s’était enfin livré àdiscrétion.

Or, tandis que M. d’Anjou reconnaissaitet que Bussy pillait, M. de Monsoreau, monté sur soncheval de chasse, arrivait aux portes d’Anjou.

Il pouvait être quatre heures du soir ;pour arriver à quatre heures, M. de Monsoreau avait faitdix-huit lieues dans la journée. Aussi, ses éperons étaientrouges ; et son cheval, blanc d’écume, était à moitiémort.

Le temps était passé de faire aux portes de laville des difficultés à ceux qui arrivaient : on était sifier, si dédaigneux maintenant à Angers, qu’on eût laissé passersans conteste un bataillon de Suisses, ces Suisses eussent-ils étécommandés par le brave Crillon lui-même.

M. de Monsoreau, qui n’était pasCrillon, entra tout droit en disant :

– Au palais de monseigneur le ducd’Anjou.

Il n’écouta point la réponse des gardes, quihurlaient une réponse derrière lui. Son cheval ne semblait tenirsur ses jambes que par un miracle d’équilibre dû à la vitesse mêmeavec laquelle il marchait : il allait, le pauvre animal, sansavoir plus aucune conscience de sa vie, et il y avait à parierqu’il tomberait quand il s’arrêterait.

Il s’arrêta au palais ; maisM. de Monsoreau était excellent écuyer, le cheval étaitde race : le cheval et le cavalier restèrent debout.

– Monsieur le duc ! cria le grandveneur.

– Monseigneur est allé faire unereconnaissance, répondit la sentinelle.

– Où cela ? demandaM. de Monsoreau.

– Par-là, dit le factionnaire en étendantla main vers un des quatre points cardinaux.

– Diable ! fit Monsoreau, ce quej’avais à dire au duc était cependant bien pressé ; commentfaire ?

– Mettre t’abord fotre chifal à l’égurie,répliqua la sentinelle, qui était un reître d’Alsace ; gar sifous ne l’abbuyez pas contre un mur il dombera.

– Le conseil est bon, quoique donné enmauvais français, dit Monsoreau. Où sont les écuries, mon bravehomme ?

– Là-pas !

En ce moment un homme s’approcha dugentilhomme et déclina ses qualités.

C’était le majordome.

M. de Monsoreau répondit à son tourpar l’énumération de ses nom, prénoms et qualités.

Le majordome salua respectueusement ; lenom du grand veneur était dès longtemps connu dans la province.

– Monsieur, dit-il, veuillez entrer etprendre quelque repos. Il y a dix minutes à peine que monseigneurest sorti ; Son Altesse ne rentrera pas avant huit heures dusoir.

– Huit heures du soir ! repritMonsoreau en rongeant sa moustache, ce serait perdre trop de temps.Je suis porteur d’une grande nouvelle qui ne peut être sue trop tôtpar Son Altesse. N’avez-vous pas un cheval et un guide à medonner ?

– Un cheval ! il y en a dix,monsieur, dit le majordome. Quant à un guide, c’est différent, carmonseigneur n’a pas dit où il allait, et vous en saurez, eninterrogeant, autant que qui que ce soit, sous ce rapport ;d’ailleurs, je ne voudrais pas dégarnir le château. C’est une desgrandes recommandations de Son Altesse.

– Ah ! ah ! fit le grandveneur, on n’est donc pas en sûreté ici ?

– Oh ! monsieur, on est toujours ensûreté au milieu d’hommes tels que MM. Bussy, Livarot,Ribérac, Antraguet, sans compter notre invincible prince,monseigneur le duc d’Anjou ; mais vous comprenez….

– Oui, je comprends que lorsqu’ils n’ysont pas, il y a moins de sûreté.

– C’est cela même, monsieur.

– Alors je prendrai un cheval frais dansl’écurie, et je tâcherai de joindre Son Altesse en m’informant.

– Il y a tout à parier, monsieur, que, decette façon, vous rejoindrez monseigneur.

– On n’est point parti augalop ?

– Au pas, monsieur, au pas.

– Très bien ! c’est choseconclue ; montrez-moi le cheval que je puis prendre.

– Entrez dans l’écurie, monsieur, etchoisissez vous-même : tous sont à monseigneur.

– Très bien.

Monsoreau entra.

Dix ou douze chevaux, des plus beaux et desplus frais, prenaient un ample repas dans les crèches bourrées dugrain et du fourrage le plus savoureux de l’Anjou.

– Voilà, dit le majordome, choisissez.Monsoreau promena sur la rangée de quadrupèdes un regard deconnaisseur.

– Je prends ce cheval bai-brun, dit-il,faites-le-moi seller.

– Roland.

– Il s’appelle Roland ?

– Oui, c’est le cheval de prédilection deSon Altesse. Il le monte tous les jours ; il lui a été donnépar M. de Bussy, et vous ne le trouveriez certes pas àl’écurie si Son Altesse n’essayait pas de nouveaux chevaux qui luisont arrivés de Tours.

– Allons, il paraît que je n’ai pas lecoup d’œil mauvais.

Un palefrenier s’approcha.

– Sellez Roland, dit le majordome.

Quant au cheval du comte, il était entré delui-même dans l’écurie et s’était étendu sur la litière, sansattendre même qu’on lui ôtât son harnais.

Roland fut sellé en quelques secondes.M. de Monsoreau se mit légèrement en selle, et s’informaune seconde fois de quel côté la cavalcade s’était dirigée.

– Elle est sortie par cette porte, etelle a suivi cette rue, dit le majordome en indiquant au grandveneur le même point que lui avait déjà indiqué la sentinelle.

– Ma foi, dit Monsoreau en lâchant lebride, en voyant que de lui-même le cheval prenait ce chemin, ondirait, ma parole, que Roland suit la piste.

– Oh ! n’en soyez pas inquiet, ditle majordome, j’ai entendu dire à M. de Bussy et à sonmédecin, M. Remy, que c’était l’animal le plus intelligent quiexistât ; dès qu’il sentira ses compagnons, il les rejoindra.Voyez les belles jambes, elles feraient envie à un cerf.

Monsoreau se pencha de côté.

– Magnifiques, dit-il.

En effet, le cheval partit sans attendre qu’onl’excitât, et sortit fort délibérément de la ville ; il fitmême un détour, avant d’arriver à la porte, pour abréger la route,qui se bifurquait circulairement à gauche, directement àdroite.

Tout en donnant cette preuve d’intelligence,le cheval secouait la tête comme pour échapper au frein qu’ilsentait peser sur ses lèvres ; il semblait dire au cavalierque toute influence dominatrice lui était inutile, et, à mesurequ’il approchait de la porte de la ville, il accélérait samarche.

– En vérité, murmura Monsoreau, je voisqu’on ne m’en avait pas trop dit ; ainsi, puisque tu sais sibien ton chemin, va, Roland, va.

Et il abandonna les rênes sur le cou deRoland.

Le cheval, arrivé au boulevard extérieur,hésita un moment pour savoir s’il tournerait à droite ou àgauche,

Il tourna à gauche.

Un paysan passait en ce moment.

– Avez-vous vu une troupe de cavaliers,l’ami ? demanda Monsoreau.

– Oui, monsieur, répondit le rustique, jel’ai rencontrée là-bas, en avant.

C’était justement dans la direction qu’avaitprise Roland, que le paysan venait de rencontrer cette troupe.

– Va, Roland, va, dit le grand veneur enlâchant les rênes à son cheval, qui prit un trot allongé aveclequel on devait naturellement faire trois ou quatre lieues àl’heure.

Le cheval suivit encore quelque temps leboulevard, puis il donna tout à coup à droite, prenant un sentierfleuri qui coupait à travers la campagne.

Monsoreau hésita un instant pour savoir s’iln’arrêterait pas Roland ; mais Roland paraissait si sûr de sonaffaire, qu’il le laissa aller.

À mesure que le cheval s’avançait, ils’animait. Il passa du trot au galop, et, en moins d’un quartd’heure, la ville eut disparu aux regards du cavalier.

De son côté aussi, le cavalier, à mesure qu’ils’avançait, semblait reconnaître les localités.

– Eh ! mais, dit-il en entrant sousle bois, on dirait que nous allons vers Méridor ; est-ce queSon Altesse, par hasard, se serait dirigée du côté duchâteau ?

Et le front du grand veneur se rembrunit àcette idée, qui ne se présentait pas à son esprit pour la premièrefois.

– Oh ! oh ! murmura-t-il, moiqui venais d’abord voir le prince, remettant à demain de voir mafemme. Aurais-je donc le bonheur de les voir tous les deux en mêmetemps ?

Un sourire terrible passa sur les lèvres dugrand veneur.

Le cheval allait toujours, continuantd’appuyer à droite avec une ténacité qui indiquait la marche laplus résolue et la plus sûre.

– Mais, sur mon âme, pensa Monsoreau, jene dois plus maintenant être bien loin du parc de Méridor.

En ce moment, le cheval se mit à hennir.

Au même instant, un autre hennissement luirépondit du fond de la feuillée.

– Ah ! ah ! dit le grandveneur, voilà Roland qui a trouvé ses compagnons, à ce qu’ilparaît.

Le cheval redoublait de vitesse, passant commel’éclair sous les hautes futaies.

Soudain Monsoreau aperçut un mur et un chevalattaché près de ce mur. Le cheval hennit une seconde fois, etMonsoreau reconnut que c’était lui qui avait dû hennir lapremière.

– Il y a quelqu’un ici ! ditMonsoreau pâlissant.

FIN DE LA DEUXIÈME PARTIE.

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