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La Dame noire des frontières

La Dame noire des frontières

de Gustave Le Rouge

Chapitre 1 MISS ARABELLA WILLOUGBY

C’était quelques semaines avant la déclaration de guerre. Deux croiseurs anglais venaient d’entrer dans le port de Boulogne-sur-Mer. Toute la ville était en fête. Le casino et les luxueux hôtels qui l’environnent étaient brillamment illuminés. Sur le port, les cabarets étaient remplis de matelots et de« matelotes ».

Jusqu’à une heure avancée de la nuit, des groupes en goguette répétaient d’une voix sonore des chansons nautiques :

Celui-là n’aura pas du vin dans son bidon !

La Paimpolaise ;

La belle frégate, etc., etc.

Des patrouilles d’infanterie, la baïonnette au canon, la jugulaire baissée, tâchaient de mettre un peu d’ordre dans cette joie populaire. Ce n’était pas là une chose commode et,à maintes reprises, ils se heurtaient à des groupes de matelots anglais et français, se tenant fraternellement bras dessus, bras dessous, et chantant à perdre haleine la Marseillaise et leGod save the King.

Seulement c’étaient les Anglais qui chantaientla Marseillaiseet c’étaient les Français qui braillaientle God save the King, de toute la force de leurspoumons.

Dans le port, la plupart des navires étaientbrillamment illuminés. Seul, un yacht d’environ mille tonneaux,ancré un peu à l’écart des autres bâtiments, semblait protestercontre l’enthousiasme général. C’était leNuremberg,propriété d’un millionnaire allemand, le fameuxvon der Kopper.

Le pont était désert, tous les fanaux éteints.Mais, si l’on eût pénétré dans le salon du yacht, dont les hublotsétaient strictement fermés, on eût aperçu une dizaine d’officiersde la marine allemande, dont quelques-uns, en uniforme,fiévreusement penchés sur des cartes et des plans.

Ils discutaient à demi-voix avec animation.Vers minuit, ils se retirèrent un à un, en prenant les plus grandesprécautions pour n’être pas remarqués. Puis, tout en flânant, ilsse dirigèrent du côté du casino, où ils devaient se retrouver.

Dans le luxueux établissement, la fête battaitson plein. Il était minuit passé, que, derrière les hauts vitragesde la façade flamboyants de clarté, le bruit des chants et desrires s’entendait encore.

Vers une heure, deux hommes quittèrent lesalon de jeu et descendirent lentement les marches du perron. L’unportait l’uniforme de capitaine de l’infanterie de marine, l’autreétait en smoking et avait, dans les gestes et dans l’allure, cettedécision, cette brusquerie qui décèlent tout de suite un hommed’action.

Comme ils allaient atteindre la plage, ils setrouvèrent en face d’une limousine dans laquelle une jeune femmes’apprêtait à monter.

Très belle, vêtue d’une sévère toilette desoie noire, elle avait, dans les traits et dans l’attitude, quelquechose de profondément impressionnant. Son visage, que ne relevaitaucun fard, était d’une pâleur mortelle. Ses yeux noirs, légèrementcernés de bistre, brillaient d’un éclat fiévreux, presqueinsoutenable, et son épaisse chevelure, d’un noir de jais à refletsbleuâtres, était maintenue par un peigne d’or orné de diamantsnoirs de la plus grande beauté.

Elle s’insinua dans l’intérieur de l’auto avecune souplesse toute féline ; elle venait de prendre place surles coussins lorsque son regard rencontra celui du capitaine.Aussitôt, un sourire éclaira cette face presque tragique et ellerépondit d’un gracieux mouvement de tête au respectueux salut del’officier.

Le compagnon de celui-ci avait salué, luiaussi, d’un geste machinal, et maintenant, il demeurait immobile,comme figé de stupeur. La vue de cette femme à l’énigmatique visageavait réveillé en lui tout un monde de souvenirs.

– Ah çà ! mon vieux Robert, lui ditgaiement son compagnon, est-ce que la beauté de miss Willougby aproduit sur toi une si foudroyante impression ?

– Peut-être, mon vieux Marchal, réponditl’autre tout pensif.

Et il ajouta :

– Mais tu es bien sûr qu’elle se nommemiss Willougby ?

– Absolument sûr ; je la connaisparfaitement. Son frère, lord Arthur Willougby, un très braveofficier de la marine anglaise, que j’ai connu au Maroc, était, cesoir même, un de nos partenaires à la table de jeu. Tu sais, cegrand blond aux lèvres minces, à l’air un peu poseur, avec unlorgnon d’or.

– Oui, en effet.

– Mais, pourquoi toutes cesquestions ?

– C’est étrange. Miss Willougby ressemblesingulièrement à une célèbre espionne prussienne que j’ai eul’occasion de voir pendant la guerre des Balkans. Elle avait livréaux officiers allemands qui dirigeaient les Turcs le plan d’un fortqui commandait le croisement de deux lignes de chemin de fer. Elles’est enfuie juste à temps, au moment où les Serbes allaient lafusiller.

« C’était, de l’autre côté du Rhin, unevraie célébrité ; parlant toutes les langues, capable deprendre tous les déguisements, elle était, dit-on, royalement payéepar la Wilhelmstrasse. Tu n’as donc jamais entendu parler de lafameuse Dame noire des frontières ?

Le capitaine Marchal éclata d’un bon rirefranc et sonore.

– Ah çà ! fit-il, mais c’est duroman que tu me racontes là ! La Dame noire desfrontières ! A-t-on idée d’une chose pareille ? Tu es entrain de me monter un bateau. Est-ce que, par hasard, tu meprendrais pour un de tes lecteurs ?

Robert – Robert Delangle, rédacteur etcorrespondant de guerre au Grand Journal de Paris – étaitlégèrement vexé.

– Ris tant que tu voudras, mon vieux,répliqua-t-il ; n’empêche qu’il existe une stupéfianteressemblance entre l’espionne prussienne que j’ai vue à Belgrade etcette belle Anglaise.

– Calme-toi, Robert, murmura le capitaineen frappant amicalement sur l’épaule de son ami. Ton imaginationt’entraîne ; miss Arabella Willougby appartient à la hautearistocratie anglaise ; elle est très connue dans la gentry etelle est même reçue à la cour. Et, ce qui va te rassurercomplètement, elle ne sait pas un mot d’allemand, quoiqu’elle parlede façon très pure le français et l’italien.

– Bon, grommela Robert, admettons que jeme sois trompé ; mais c’est là une des ressemblances les plusétonnantes que j’aie jamais constatées. D’ailleurs,n’importe ! Je surveillerai cette femme mystérieuse.

– À ton aise. Cela te sera d’autant plusfacile que je suis de toutes ses soirées ; mais, je tepréviens d’avance que tu perdras ton temps. Miss Willougby estplusieurs fois millionnaire. Elle possède une haute cultureintellectuelle, et c’est une sincère amie de la France, uneenthousiaste de toutes les idées françaises.

Robert Delangle ne répondit pas, et les deuxamis continuèrent à longer les quais en se dirigeant vers le centrede la ville.

Tous deux avaient fait leurs études dans ungrand lycée parisien ; puis, ils s’étaient perdus de vue. Leshasards de la vie les avaient séparés.

Louis Marchal était parti pour les colonies etavait participé aux expéditions du lac Tchad.

Delangle, qui, dès ses débuts, avait montréd’étonnantes aptitudes pour le métier de reporter, avaitsuccessivement suivi la guerre au Maroc, la guerre des Balkans,n’échangeant avec son ancien camarade que de rarescorrespondances.

Un hasard les avait fait se retrouver àBoulogne, où Delangle était venu goûter quelques semaines de repos,en attendant qu’il se produisît en Europe, ou ailleurs, unenouvelle guerre.

L’officier et le reporter avaient tout desuite renoué leurs anciennes relations et il avait suffi dequelques conversations entre eux, de quelques échanges d’idées,pour qu’ils redevinssent les deux bons « copains » deLouis-le-Grand, à l’époque heureuse où ils mettaient en communleurs billes, leurs tablettes de chocolat, et leurs premièrescigarettes.

Tout en causant de choses et d’autres, ilsgrimpaient maintenant cette longue et abrupte rue des Vieillardsqui vient aboutir derrière la cathédrale et que bordent de hautesmaisons silencieuses, aux allures aristocratiques. Ni l’un nil’autre ne pensait déjà plus à la fameuse Dame noire desfrontières.

– Robert, mon ami, dit le capitaine,avoue que tu as eu, ce soir, au casino, une veine de tous lesdiables.

– Bah ! fit l’autre, en haussant lesépaules d’un air de supériorité.

– Je parie que tu gagnes au moins dixmille francs !

– Je n’ai pas compté.

– Moi, non plus ; mais ça doit faireà peu près cela.

– Voyons : trois mille de lordWillougby…

– Un beau joueur, celui-là, et un vraigentleman.

– Certes, il est d’une admirablecorrection. Nous disons donc : trois mille. Et j’ai sesbank-notes dans ma poche. Quatre à cinq mille, je ne sais plus aujuste, à MM. Bréville et Debussey…

– Et deux mille que je te dois, reprit lecapitaine Marchal, cela fait presque le compte.

– Oui, ce n’est pas mal. Mais, tu connaisle proverbe : ce qui vient de la flûte retourne autambour…

– Proverbe très juste. Aussi, moi, je nejoue jamais. Un officier français ne doit jamais jouer… Ce soir,j’ai eu la faiblesse de me laisser griser par la vue du tapis vertoù s’amoncelaient l’or et les billets bleus. Mais, on ne m’yreprendra pas de sitôt.

– Voilà qui est bien parlé. Somme toute,je t’ai rendu service en te gagnant ton argent. En bonne justice,tu me devrais un supplément.

– Non, ce serait t’encourager à jouer.Mais, sérieusement, tu m’as donné là une excellente leçon. Je vaisme replonger avec une ardeur féroce dans les plans de mes avionsblindés. Je vais potasser mes épures.

– Cela marche ? Tu es content ?Tu as trouvé des capitaux ?

– Nous reparlerons de cela demain soir.J’ai précisément un rendez-vous très sérieux à ce sujet.

Les deux amis étaient arrivés en face dumarché aux poissons ; devant eux, le port, calme comme un lac,étincelait sous la lune, rayonnante et blanche derrière un sombremassif de nuages.

Les silhouettes élancées des mâtures sedécoupaient dans le lointain sur l’azur nocturne de la mer, commeglacées d’argent. Au loin, les feux des phares anglais et françaisclignotaient dans la brume.

Les deux amis contemplèrent quelque temps ensilence la magnifique perspective.

– Il faut tout de même que j’aille mecoucher, murmura Robert en étouffant un bâillement.

– Tu ne me fais pas un bout deconduite ?

– Impossible ce soir, je tombe defatigue.

– Alors, à demain. Je te donnerai desnouvelles de mon commanditaire.

Les deux amis échangèrent une cordiale poignéede mains et se perdirent dans un lacis de petites rues ténébreuses.Le reporter se dirigea vers le quartier de la sous-préfecture où setrouvait son hôtel, tandis que le capitaine Marchal qui,subitement, paraissait avoir perdu toute envie de dormir,redescendait du côté du casino.

Il longea quelque temps la jetée et fit halteen face d’une grande villa à la façade sculptée, aux balcons de ferdoré, aux fenêtres de laquelle ne brillait aucune lumière.

Il sonna.

Il y eut, dans l’intérieur, un bruit dechaînes et de verrous ; puis, dans l’entrebâillement del’huis, un domestique à la face rougeaude, aux cheveux d’un blondpâle, apparut.

– Ah ! c’est vous, monsieur lecapitaine, murmura-t-il, avec un fort accent exotique. Miss vousattend.

Le capitaine Marchal, qui paraissait connaîtreparfaitement les aîtres, monta directement l’escalier de marbre àrampe de cuivre forgé. Il traversa, au premier étage, un palier quedécoraient des tentures de soie brodée et de gros bouquets de lilasblanc, de camélias et de violettes, dans des vases de Sèvres et deWedgwood.

Il poussa une porte et recula, ébloui. Deslustres électriques aux abat-jour de cristal, éclairaient un salontendu de soie verte à grandes fleurs bleues. Sur un guéridon delaque un souper délicat était servi.

Un opulent buisson de crevettes roses faisaitpendant à un pâté à la croûte dorée, des huîtres d’Ostende,succulentes et nacrées, s’amoncelaient sur un plateau d’argent.

De beaux fruits dans la glace, de grosbouquets de roses thé, complétaient ce décor appétissant.

Mais, comme le palais de la Belle au boisdormant, ce salon plein d’enchantement était désert.

Marchal promenait ses regards autour de lui,avec une certaine inquiétude, quand, tout à coup, une portièreindienne à grands ramages d’or se souleva. Miss Willougbyapparut.

– Vous voyez que je vous attendais,dit-elle en serrant cordialement la main de l’officier.

– Vous êtes mille fois trop aimable…

– Je ne suis pas une femme comme lesautres. Beaucoup se croiraient compromises en recevant à pareilleheure une visite masculine. Mais moi, j’ai pour principe de ne pasme soucier de l’opinion publique. Il m’a plu de vous inviter àsouper. Je l’ai fait, sans m’occuper du qu’en dira-t-on.

– Vous êtes au-dessus de la calomnie.

– Je l’espère bien.

Puis, changeant brusquement de ton :

– Je parie que vous avez laissé mon frèreau casino ?

– Oui, murmura-t-il. Nous avons même jouéensemble.

– Oh ! lui, fit-elle avec unénigmatique sourire, quand il est devant une table de jeu, il ne seconnaît plus. Vous a-t-il gagné, au moins ?

– Oui, balbutia l’officier en rougissantimperceptiblement.

– C’est bien fait. Cela vous apprendra àme négliger pour la dame de pique. Mais vous devez avoirfaim ?

Miss Arabella agita une petite sonnette devermeil. Une femme de chambre parut.

– Débarrassez donc le capitaine de sonmanteau et de son képi, et servez-nous.

Miss Arabella, qui avait fait par hasardconnaissance du capitaine Marchal dans les salons de l’ambassade,se montrait avec lui étrangement coquette. L’officier ne passaitpas un jour sans rendre visite à la belle Anglaise. Elle ne faisaitrien sans le consulter et elle lui avait laissé entrevoir qu’elleavait pour lui la plus grande sympathie : qu’un mariage entreeux ne serait pas impossible.

– Je ne puis guère épouser un simplecapitaine, lui avait-elle dit un jour. Soyez seulement commandant,et mon frère n’aura plus aucune objection à faire à notreunion.

Le capitaine se croyait sincèrement aimé demiss Arabella. Il avait en elle la plus entière confiance. Il luifaisait part de tous ses projets, de tous ses espoirs.

C’est peut-être avec l’arrière-pensée de serendre digne d’elle qu’il avait repris ses études sur les avionsblindés, qui, maintenant, le classaient au premier rang destechniciens.

Le capitaine Marchal avait pris place en facede la jeune fille. Le jeune officier, dans la capiteuse atmosphèrede ce salon qui ressemblait à un boudoir, se sentait littéralementgrisé.

Tour à tour, sévère et souriante, prude etcoquette, miss Arabella lui faisait perdre complètement la tête.Quand il se trouvait en face de l’enchanteresse, il n’était pluslui-même.

Puis, sa conversation était si puissammentattrayante. Il se demandait où cette jeune fille, qui avait tout auplus vingt-trois ans, avait pu puiser des connaissances si variées,une érudition si complète sur toutes sortes de sujets.

– Vous savez tout, miss, lui disait-ilquelquefois en riant. Vous êtes savante comme un professeurd’Oxford, et en même temps mystérieuse comme un sphinx. Je croisque je n’arriverai jamais à connaître le fond de votre pensée.

– Peut-être bien, répondait-elle avec unsourire inquiétant.

Et ses grands yeux noirs s’allumaient d’uneétrange flamme.

On était arrivé au dessert. Le thé fut servidans d’exquises tasses de porcelaine de Chine, et la soubretteapporta une boîte de havanes qu’elle plaça en face del’officier.

– Vous fumerez un cigare ? demandamiss Arabella.

– Non, je préfère rouler une cigarette decet excellent tabac d’Égypte, dont votre frère m’a précisément faitcadeau.

– Comme il vous plaira, murmura-t-ellesans pouvoir cacher tout à fait le désappointement que lui causaitce refus.

Marchal avait tiré de sa poche une boîted’argent qui contenait le tabac blond et le papier à cigarettes.Mais, en la prenant, il fit tomber à terre une minuscule clé qui setrouvait, en même temps que la boîte, dans la poche de côté de sondolman.

Le tapis de haute laine étouffa le bruit, etl’officier ne s’aperçut pas de la perte qu’il venait de faire. Maismiss Arabella, qui ne perdait pas de vue un seul de ses mouvements,avait parfaitement remarqué la chose.

Un instant après, elle emmena son hôte dans lesalon voisin pour lui faire admirer un curieux coffret d’ivoire,qu’elle avait reçu de Londres quelques jours auparavant. Mais, ense levant, elle avait eu le temps de faire un signe mystérieux auvalet de chambre qui, en ce moment, était occupé à desservir latable.

Sitôt que Marchal fut passé dans la piècevoisine, le valet aux cheveux blond filasse se courba avec un riregoguenard.

Il ramassa la petite clé, tira de sa poche uneboule de cire rouge et prit une empreinte. Puis, doucement, ilremit la clé sur le tapis, à la place même où il l’avaittrouvée.

Tout cela s’était fait avec une rapidité, uneprestesse que l’on n’eût jamais attendues de ce grand diable auxgestes gauches, au sourire niais.

Quelques minutes plus tard, miss Arabella etson invité revenaient s’asseoir devant le guéridon sur lequel lethé était servi.

– Mademoiselle, dit l’officier, il estgrand temps que je me retire. Je suis sûr que vous mourez desommeil.

– Pour une fois, vous avez deviné juste.Je suis un peu fatiguée.

Et elle ajouta, avec un malicieuxsourire :

– Puis, que dirait-on, si on vous voyaitsortir d’ici au petit jour ?

Le capitaine Marchal remit dans sa poche laboîte d’argent. Mais, tout à coup, il devint pâle.

– La clef ? balbutia-t-il.

– Quelle clef ? demandanonchalamment la belle Anglaise.

– Miss, vous ne pouvez pas savoir,murmura-t-il d’une voix étranglée. C’est la clef du coffre-fort oùse trouvent enfermés les plans de l’avion blindé qui, en cas deguerre, assurerait à la France une supériorité écrasante sur sesennemis.

Miss Arabella parut très sincèrementpeinée.

– Ne vous désolez pas, fit-elle. Si c’estchez moi que vous avez perdu cette fameuse clef, on aura vite faitde la retrouver. Nous allons la chercher ensemble, sans plusattendre.

Mais, déjà, Marchal venait d’apercevoir laclef à ses pieds.

– La voici ! Ne cherchez plus,s’écria-t-il avec une explosion de joie. Vous ne pouvez pas vousimaginer quelle peur j’ai eue… J’en ai encore froid dans ledos…

– Remettez-vous, murmura-t-elle avec unsourire sarcastique. Un officier ne doit jamais avoir peur.

– Cela dépend des circonstances. Je nevoudrais pas, pour un doigt de ma main, avoir perdu cette clef. Jem’explique maintenant qu’elle a dû tomber de ma poche.

– Allons, tout est bien qui finit bien.J’aurais été navrée que vous eussiez perdu cette clef chez moi. Àdemain, capitaine, et travaillez ferme. Je suis sûre que vous allezdoter la France d’un appareil merveilleux.

Miss Arabella serra cordialement la main deson hôte et rentra tranquillement dans ses appartements. À demiétendue dans une bergère, elle demeura plongée dans sesréflexions.

Tout à coup, en levant les yeux, elle aperçutdevant elle lord Arthur Willougby, l’homme dont tous les touristesadmiraient le chic suprême, l’impeccable correction. S’ilsl’avaient aperçu à ce moment, ils eussent éprouvé une désillusioncomplète.

Le teint fripé, les yeux rougis, le plastronéclaboussé de champagne, un cigare éteint entre les dents, il avaitl’aspect à la fois vulgaire et sinistre d’un habitué detripots.

– Eh bien ! ma chère, avez-voustravaillé ? Avez-vous obtenu un résultat ?

La jeune fille jeta sur lui un regard glacial,chargé de mépris.

– Oui, dit-elle, j’ai travaillé et j’airéussi. Regardez.

Elle avait ouvert le tiroir d’un petit meuble,et elle montrait l’empreinte de la petite clef dans le morceau decire rouge.

– Qu’est-ce que c’est que ça ?demanda-t-il en étouffant un long bâillement.

– C’est, tout simplement, la clef ducoffre-fort où se trouvent les documents secrets sur l’avionblindé.

– Ça, par exemple, c’est intéressant,fit-il, brusquement arraché à sa torpeur. Dès demain, je vais fairefabriquer la clef par le fidèle Gerhardt.

– Cela vous regarde ; mais, agissezvite. J’ai vu rôder autour de nous un personnage suspect :vous savez, ce journaliste français que nous avons connu autrefoisà Belgrade.

– Tiens, il est donc ici ?

– Oui, et vous avez joué avec lui sans lereconnaître.

– J’y suis. C’est ce gros garçon jouffluavec des cheveux roux, qui est entré au casino en compagnie deMarchal.

– C’est un de ses amis intimes. À l’heurequ’il est, il suffirait d’un mot imprudent de lui pour toutgâter.

– J’y veillerai.

– Là-dessus, je vous souhaite le bonsoir.Je suis excédée de fatigue. Ce Français est ennuyeux comme lapluie. Le pauvre diable est si naïf, qu’il s’imagine véritablementque je suis éprise de lui.

Et miss Arabella, soulevant la portièreindienne à grands ramages d’or, se retira dans sa chambre àcoucher.

Chapitre 2L’ARRESTATION

Robert Delangle n’était pas un type ordinaire.Fils de commerçants de la rue du Sentier, il avait résistéénergiquement à tous les efforts qu’avaient faits ses parents pourle faire entrer dans la magistrature ou le barreau. Il voulait êtrereporter. C’était là une idée fixe dont rien ne put le fairechanger.

Il ne tarda pas, d’ailleurs, à se faire uneréputation dans la difficile profession qu’il s’était choisie. Tousles déguisements lui étaient familiers. On l’avait vusuccessivement travesti en nourrice, en garçon d’hôtel, en pope etmême en gendarme. Si on le chassait par la porte, il rentrait parla fenêtre ; et il descendit un jour par la cheminée, déguiséen ramoneur, dans le cabinet de travail d’un banquier milliardaireauquel, sous le coup de la surprise, il arracha les renseignementsles plus précieux.

Ce fut Delangle qui, pendant la guerre desBalkans, traversa tranquillement les lignes turques dans un wagonde dynamite plombé au sceau du Sultan. Dix fois, il faillit êtrependu ou fusillé. Ses mémoires formeront un jour le pluspassionnant des romans vécus.

Pour le moment, il s’ennuyait. L’Europeentière était en paix. Rien à faire.

Pas même quelque beau crime qui lui eût permisd’utiliser les facultés de déduction toutes spéciales dont lanature l’avait doué, et qui lui permettaient de deviner au premiercoup d’œil la profession, la fortune, la psychologie même den’importe quel individu qu’il n’avait jamais vu auparavant.

Au physique, Robert Delangle offrait l’aspectdébonnaire d’un curé de campagne ou d’un comique de café-concert.Rose, joufflu, toujours rasé de frais, vêtu de complets anglais àcarreaux de couleurs dont lui seul avait le secret, il bedonnaitlégèrement. Le nez en trompette, les lèvres épanouies etgourmandes, l’œil vif et malin, il possédait en outre une épaissetoison de cheveux roux, grâce auxquels il se faisait passer, aubesoin, pour un Anglo-Saxon.

Ce soir-là, en quittant son ami Marchal,Delangle ne se sentit nulle envie d’aller se coucher. Après avoirfait une cinquantaine de mètres dans la direction de son domicile,il revint brusquement sur ses pas.

– Zut, fit-il, je n’ai pas sommeil. Jevais tâcher de trouver une douzaine d’huîtres, une tranche dejambon et une pinte de pale-ale dans quelque taverne du port. Onrencontre quelquefois là des types très réussis. Je causerai avecles matelots : cela vaut toujours mieux que d’allerdormir.

Notons-le en passant, notre ami Robert auraitpu fort bien souper de façon très confortable au casino. Mais, enhomme intelligent, il préférait la couleur locale et le pittoresqueaux coupes d’extra-dry et aux aspics de foie gras truffé.

Robert, tout en ruminant diverses pensées,flânait le long des quais déserts. Toutes les guinguettes, tous lesdébits de bière et de genièvre étaient fermés.

Il ne s’arrêta pas à ce détail. Il savait oùil allait.

Après avoir suivi la rue du Coin-Menteur, ilenfila une venelle obscure, traversa une cour où séchaient desfilets, se cogna contre des ancres rouillées, et, finalement,frappa trois coups bien distinctement espacés à une petiteporte.

On lui ouvrit immédiatement, et, tout desuite, il se trouva dans une salle basse où régnait une épaissebrume causée par la fumée des pipes.

De temps en temps, la flamme d’une allumettefaisait jaillir du brouillard un nez vermillonné. Puis, toutredevenait vague, en dépit des trois lampes à pétrole qui dansaientau plafond et dont la lueur tremblotante semblait aussi lointaineque celle des phares de la côte anglaise.

Tout à coup, Robert poussa un cri destupeur…

Il venait de reconnaître Bossard. Cet hommeétait, pour le reporter, une ancienne connaissance – une de cesrelations accidentelles que les grands voyageurs font, dans tousles mondes, au cours de leurs déplacements.

– Tiens, c’est toi, Bossard. Qu’est-ceque tu fais là ?

L’interpellé, qui portait l’uniforme del’infanterie de marine avec les galons de soldat de premièreclasse, se retourna brusquement ; puis, ayant dévisagé lereporter, il s’avança vers lui, la main tendue, le sourire auxlèvres.

– Tiens ! monsieur Robert !Quelle chance ! Comme on se retrouve. Que faites-vous parici ?

– Tu n’es donc plus dans la légionétrangère ?

– Non, après le Maroc, on m’a versé dansl’infanterie de marine.

« Il paraît que cela vaut mieux pourmoi.

– Veux-tu manger un morceau en macompagnie ?

– Bien sûr.

Et, sans plus de façon, le soldat Bossard pritplace à côté du reporter, et, tous deux, pendant qu’on ouvrait leshuîtres, entamèrent une conversation bourrée d’anecdotesintéressantes.

Robert Delangle avait connu le soldat Bossardau cours d’une des expéditions dirigées vers l’intérieur du Maroc.Le légionnaire et le journaliste s’étaient rendu différentsservices et ils s’étaient quittés très amis.

Malgré la différence de milieu et d’éducationqui aurait dû les séparer, ils étaient heureux de se retrouver.

Robert fit grandement les choses. Tout cequ’il y avait de meilleur dans l’office et dans la cave duJoyeux Loup de mer fut mis en réquisition.

Les deux amis en étaient à peine à leurseconde douzaine d’huîtres, lorsqu’une « matelote » encostume d’apparat – coiffure de dentelle en forme d’auréole, fichucroisé, bagues et bijoux – fit son entrée dans la salle.

Elle s’approcha de Bossard qui l’embrassa surles deux joues. Puis elle s’assit timidement à côté de lui, toutinterloquée de la présence d’un étranger.

L’ancien légionnaire se redressait en frisantorgueilleusement sa moustache.

– Vous la voyez, monsieur Robert, dit-ild’une voix émue. Eh bien ! c’est ma fiancée, la petiteGermaine. Dans deux ans, je vais avoir droit à ma retraite. Quinzeans de service, six campagnes, médaille militaire. Tout cela, medirez-vous, ne fait pas lourd, comme galette ; mais, ons’arrangera, on fera ce qu’on pourra. On montera un petit commercede n’importe quoi. On bricolera. Germaine aura quinze cents francsde dot. Avec cela, on peut déjà marcher…

Très amusé, Robert Delangle invita la joliematelote à prendre sa part de souper. Et il félicita les deuxfiancés de l’heureux choix qu’ils avaient fait.

Quand on en fut au dessert, tout le mondeétait très gai, et ce ne fut que sur les injonctions réitérées dupatron de la taverne du Joyeux Loup de mer que l’on sedécida à battre en retraite.

Il faisait presque jour.

Robert rentra chez lui, assez content, sommetoute, de sa soirée. Bien qu’il fût, en temps ordinaire, unlaborieux écrivain, et qu’il s’imposât un régime d’une sobriétéexemplaire, il s’était donné pour principe de ne jamais perdre uneoccasion de pénétrer dans un milieu qui lui était inconnu. EtBossard, l’ancien légionnaire, lui avait, avec ses anecdotes,fourni la matière de deux ou trois articles très vivants et trèsintéressants.

Quelques heures plus tard, le reporter, aprèsavoir fait un bon somme, sortait frais et dispos d’une des cabinesde bains du casino.

Jamais il ne s’était senti aussi alerte etaussi bien portant.

Il avait allumé un excellent cigare et suivaitles quais en flânant, amusé du va-et-vient des déchargeurs denavires, des ailes du moulin à vent sur la colline, des grandscercles que tracent les mouettes blanches dans l’air bleu, et demille autres riens.

Des barques rentraient au port, chargées depoissons, et le soleil donnait à toutes choses un air de bonheur etd’animation joyeuse.

Brusquement, Robert se rappela que son ami, lecapitaine Marchal, l’avait invité à déjeuner.

Onze heures sonnaient à ce moment à tous lescarillons de la ville.

– Diable, murmura-t-il, j’allais oubliermon invitation. J’ai juste le temps d’arriver avant onze heures etdemie.

Il pressa le pas, jetant son cigare à demiconsumé ; le cigare est un instrument de flânerie, unaccessoire de la paresse. On ne fume pas un cigare en marchantvite.

Brusquement, Robert eut un geste desurprise.

À l’autre bout de la rue, il apercevait sonami, le soldat Bossard, qui, la tunique boutonnée de travers, leképi sur l’oreille, l’air sombre, était emmené par deuxgendarmes.

Il y avait, entre le soldat de fortune et lereporter, une réelle amitié. Robert s’avança vers le brigadier degendarmerie et lui demanda courtoisement de quel crime étaitcoupable le prisonnier.

Ce fut Bossard lui-même qui se chargea derépondre avec un orgueilleux haussement d’épaules :

– Oh ! rien du tout, monsieurRobert, une simple bagarre…

– De quoi s’agit-il ?

– Voilà : il y avait à côté de nousune bande de sales Boches qui disaient pis que pendre de la Franceet des Français, des matelots d’un croiseur qui est en rade, leGœben, à ce que je crois. Alors, la moutarde m’a monté aunez. J’ai fait, au plus « kolossal » de la troupe,l’application sérieuse de la treizième leçon de boxe, maintenant ila le nez cassé, les yeux pochés et un bec de lièvre. Quant à sescopains, ils ont récolté aussi quelques torgnoles. Il y en a un àqui il manque les deux dents de devant et un autre qui a les tibiasdémolis. J’étais dans mon droit, quoi ! J’ai fait respecter laFrance ! Vous voyez bien, monsieur Robert, qu’il n’y a pas dequoi fouetter un chat.

– Vous en parlez à votre aise, mongarçon, interrompit le brigadier d’un ton sentencieux. Votreaffaire est très mauvaise, étant donné surtout que vous étiez sortihier soir sans permission et que vous êtes coutumier du fait.

À ce moment, un groupe d’officiers, au milieudesquels se trouvaient le général de Bernoise et le capitaineMarchal, apparut au tournant de la rue.

Le général fronça le sourcil en apercevant lesoldat d’infanterie de marine entre les deux gendarmes.

Ces derniers, sur un signe de lui, firentavancer le prisonnier et, rapidement, mirent au courant l’officiersupérieur des faits qui étaient reprochés à Bossard.

M. de Bernoise eut un geste decolère :

– C’est assommant ! s’écria-t-il.C’est toujours la même chose ! En ce moment, où les rapportsdiplomatiques sont très tendus, voilà une tête brûlée – c’estpeut-être au fond un brave soldat – qui s’avise de démolir cinq ousix matelots allemands.

Le capitaine Marchal s’était approché.

– Je connais personnellement le soldatBossard, dit-il. Il a fait plusieurs campagnes aux colonies. Il estd’une héroïque bravoure. Son seul défaut est d’être quelque peuindiscipliné.

– J’en suis fâché, répliqua le générald’un ton sec ; mais cette fois, je suis forcé de sévir. Sansle respect de la discipline, il n’y a pas d’armée possible.

Il ajouta, en se tournant vers lebrigadier :

– Conduisez-moi cet homme-là à la placeet faites-le mettre en cellule. Sorti sans permission, quoique punide salle de police, connu pour son indiscipline notoire, il seracertainement déféré au conseil de guerre.

Et comme Bossard, qui, pendant ce temps-là,était demeuré très calme, avait un imperceptible haussementd’épaules, la colère du général éclata :

– Décidément, grommela-t-il, c’est uneforte tête. Voilà maintenant qu’il a l’air de se moquer de ce queje dis. Je crois qu’il va falloir faire un exemple. Emmenez-moi cegaillard-là, je me charge du reste !

Le général de Bernoise, avec sa rude moustachecoupée court, son teint hâlé par le soleil des tropiques, son frontvaste, son menton volontaire, était le type même du vieil officier,sorti des rangs, inflexible pour lui-même et pour les autres, etqui devait chacun de ses grades à quelque héroïque exploit ou àquelque glorieuse blessure. D’un tempérament de fer, à cinquanteans passés, le général conservait encore la taille mince, lastature souple et nerveuse et toute la mâle prestance d’un jeunehomme.

Par malheur pour Bossard, ce n’était pas lapremière fois qu’il entendait parler de lui et il était bien décidéà donner une sévère leçon au « marsouin » tropbatailleur.

M. de Bernoise s’était tourné versMarchal :

– Capitaine, dit-il, j’attendrai votrerapport sur cette affaire. Je compte sur vous le plus tôtpossible.

Le capitaine Marchal salua militairement etprit congé. À quelques pas de là, il rejoignit son ami Delanglequ’il mit au courant de la conversation que nous venons derelater.

– Cela m’ennuie, dit le reporter, que cepauvre diable, qui, malgré sa mauvaise tête, est un très bravecœur, se soit mis dans un aussi mauvais cas.

– J’atténuerai les faits autant que jepourrai en faisant mon rapport, répondit le capitaine. Mais, je nete cache pas que Bossard sera puni de façon exemplaire. En cemoment-ci, je le sais, des pourparlers diplomatiques d’une naturetrès délicate sont engagés entre Londres, Paris, Berlin etSaint-Pétersbourg, et l’on veut éviter tout froissement, toutincident, dont les Allemands, avec leur mauvaise foi habituelle, nemanqueraient pas de tirer parti. Ils vont être enchantés de pouvoirdire que l’on assomme les matelots de la marine impériale dans lesports français.

– Mais ils étaient six contreun !

– Cela ne fait rien. Le général estexaspéré.

Pendant que le reporter et l’officierdiscutaient ainsi, Bossard avait été emmené jusqu’à la caserne etenfermé dans le local de la salle de police transformée en cellulepour la circonstance.

Mélancoliquement assis auprès de son lit decamp, il réfléchissait aux suites de son algarade, sans toucher àla gamelle qu’un des hommes de garde venait de lui apporter.

– Tout cela me serait bien égal,murmurait-il entre ses dents. Je suis ravi d’avoir fait une« distribution » sérieuse à ces coquins d’Allemands.Mais, que va dire la pauvre Germaine, quand elle apprendra que jevais passer au conseil ?

Chapitre 3L’AVION BLINDÉ

Le général Pierre de Bernoise se sépara desofficiers qui l’accompagnaient et se dirigea lentement vers lepetit hôtel qu’il habitait dans le voisinage du square de lasous-préfecture, et où sa fille, Yvonne, l’attendait pourdéjeuner.

Demeuré veuf de très bonne heure, le vieilofficier avait veillé lui-même avec une sollicitude quasimaternelle à l’éducation de sa chère Yvonne. Il n’avait riennégligé pour faire de son unique enfant une jeune fille tout à faitaccomplie, et ses efforts avaient été couronnés de succès.

Dans les salons les plus aristocratiques,Yvonne était aussi réputée pour sa beauté, le charme de sesmanières, que pour l’étendue de ses connaissances, sa distinctionet son bon cœur.

Très grande, très svelte, elle offrait unvisage d’un ovale un peu allongé sous des cheveux d’une exquisecouleur de lin pâle, dont la blondeur légère mettait autour de sonfront pur comme une radieuse auréole de jeunesse et deprintemps.

Le profil était noble sans dureté, et lesailes frémissantes d’un nez très droit surmontaient une bouche auxlèvres charnues, quoique fines.

Des yeux d’un gris très doux – du gris decertains ciels d’automne – s’harmonisaient parfaitement avec unteint de liliale blancheur où, vers les tempes, de petites veines,d’un azur délicat transparaissaient.

L’on devinait à première vue qu’Yvonne, âmeardente et dénuée de tout vil calcul, se dévouerait entièrement àla passion qui se serait emparée de son cœur.

L’élégance un peu grêle de son torse de Dianechasseresse annonçait une agilité robuste que mettaient en valeurdes toilettes couleurs tango, bleu marin et gris d’argent.

C’étaient les nuances préférées de la jeunefille pour les costumes tailleur qu’elle portait, à l’exclusion detous autres.

M. de Bernoise était d’une vieillefamille de soldats, et l’un de ses ancêtres avait combattu àFontenoy, aux côtés du maréchal de Saxe. Un autre avait étécollaborateur de Dupleix dans les Indes. Un autre, encore, avaitété tué à Austerlitz.

Le général lui-même, parti comme volontaire àdix-huit ans, en 1870, s’était bravement battu pendant l’annéeterrible. À Reichshoffen, la capture d’un étendard wurtembergeoislui avait valu les galons de sous-lieutenant. Depuis, il avait faittoutes les guerres coloniales, où il s’était toujours héroïquementcomporté.

D’ailleurs, le général était relativementpauvre. En dehors de sa solde, il ne possédait que deux cent millefrancs sûrement placés, et qu’il réservait à la dot de safille.

Yvonne devait se choisir à elle-même un époux,et son père lui avait répété qu’il la laissait absolument libre encette question importante.

– Je suis tellement sûr de ton esprit etde ton cœur, lui disait-il souvent, que j’accepterai sanshésitation l’homme que tu auras choisi.

– Et vous verrez, répondait la jeunefille, qu’il sera digne de vous et digne de moi.

Yvonne allait avoir vingt ans, et son choix nes’était fixé jusqu’alors sur aucun des nombreux adorateurs qui, lesjours de réception, papillonnaient dans les salons du général etfaisaient à la jeune fille une cour discrète.

M. de Bernoise trouva le couvert misdans la serre.

Il aimait la tiédeur de cette pièce tamisée deverdure et de fleurs, embaumée du parfum des orangers, des jasminset des lilas.

Quand il entra, la femme de chambre d’Yvonnedisposait le couvert sur une petite table autour d’un gros bouquetde roses.

Dans un coin, Yvonne émiettait un biscuit àtoute une volée d’oiselets des tropiques, jaunes, bleus etrouge-feu, dont la cage dorée était disposée au milieu d’un massifde fuchsias, de lauriers-roses et d’orchidées.

M. de Bernoise effleura d’unpaternel baiser le front de sa fille, et l’on se mit à table.

Le commencement du repas fut silencieux.Yvonne semblait distraite et ne mangeait que du bout deslèvres.

Le général paraissait également préoccupé.

Tous deux n’échangeaient que de raresparoles.

Justine, la femme de chambre, tout enprésentant les plats avec la correction d’une domestique de grandstyle, observait attentivement ses maîtres et paraissait surprisede leur silence.

Depuis quinze ans déjà, Justine était auservice d’Yvonne de Bernoise. Elle était âgée d’une trentained’années, et feu Mme de Bernoise l’avaitrecueillie tout enfant et n’avait jamais eu qu’à se louer de saprobité et de son attachement. Comme les serviteurs du temps passé,Justine faisait presque partie de la famille, à laquelle elles’était dévouée corps et âme. D’ailleurs, Yvonne avait en elle uneconfiance absolue, et il n’y avait guère de secret qu’elle ne luiconfiât.

Maigre et brune comme une cigale de Provence –elle était née à Marseille – Justine était laide, mais d’unelaideur amusante et spirituelle, comme une soubrette de comédie.Vive et pétulante comme un cabri de l’Estérel, elle n’avait deremarquable dans la physionomie que de très beaux yeux, des yeuxnoirs et brillants, d’une mobilité extraordinaire.

En dépit de sa laideur, Justine était aimée detous, aussi bien à cause de sa gaieté que de son dévouement.

Le général la tenait en telle estime qu’ilparlait librement devant elle des affaires de famille, même lesplus confidentielles.

Jusqu’au milieu du repas,M. de Bernoise avait été préoccupé par les actesd’indiscipline du soldat Bossard, actes qui, commentés par lamauvaise foi de la presse allemande, pouvaient prendre l’importanced’un véritable incident diplomatique.

Mais, brusquement, ses idées prirent un autrecours, et, se tournant vers Yvonne :

– Ma chère enfant, murmura-t-il, j’airéfléchi sur la proposition du capitaine Marchal.

– Eh bien ? demanda la jeune fille,dont les joues se couvrirent d’une faible rougeur.

Le général eut un sourire imperceptible.

– Je suis de ton avis, fit-il. J’ai, pourle caractère et pour le savoir du capitaine, la plus grande estime.Je vais faire établir à mes frais le modèle de l’avion blindé dontil a dressé les plans et que la commission technique examineracertainement d’un œil favorable.

– Cela coûtera cher ?

– À peu près quarante mille francs.

– Eh bien ! mon père, il faut luiavancer ces quarante mille francs.

– J’y suis presque décidé.

– Pourquoi presque ? Tuhésites ?

– Réfléchis un peu. Tu sais que cesquarante mille francs seront pris sur la somme que je tiens enréserve pour ta dot.

– Ce ne sera pas de l’argent perdu,s’écria la jeune fille avec enthousiasme.

– Non, mais c’est de l’argent trèsaventuré.

– Je réponds du succès. Le capitaineMarchal est un véritable savant.

Le général eut un bon sourire.

– Tu as probablement raison, dit-il, maissuppose, pour un instant, que la commission technique n’accepte pasl’appareil du capitaine Marchal.

– Eh bien ?

– C’est quarante mille francs dont jet’aurai privée et tu n’es pas assez riche pour que j’aie le droitde le faire.

– Qu’importe, s’écria Yvonne avec ungeste d’impatience. Puisque j’y consens !… Ce n’est pas moiqui, plus tard, t’adresserai des reproches en cas d’échec.

– Je le sais. Mais, permets-moi de tedire que tu montres vraiment beaucoup de zèle pour défendre lesinventions du capitaine Marchal !

La jeune fille s’était levée toutefrémissante.

– Je ne sais pas mentir. Je ne veux riencacher à mon père, s’écria-t-elle. J’accepterais volontiers lecapitaine Marchal pour époux, s’il me faisait l’honneur de demanderma main. J’admire sa bravoure, la dignité de sa vie et son génied’inventeur.

– Ta franchise me plaît, ma chère enfant,dit le général avec un peu d’émotion dans la voix. Je l’avoue trèssincèrement, je serais heureux d’avoir pour gendre un officier deson mérite.

Yvonne s’était jetée dans les bras de sonpère. Elle couvrait de baisers sa moustache blanche et ses jouesbrunies par le hâle.

– Ne précipitons rien, murmura-t-il. Tonmariage, aussi bien que l’acceptation officielle de l’avion blindépar le gouvernement français, sont encore du domaine des chosesfutures.

Yvonne s’était rassise tout attristée.

– Écoute-moi avec attention, ditM. de Bernoise. Tu vas voir que je fais tout ce qui esten mon pouvoir pour te donner satisfaction. J’ai étudié avec leplus grand soin les plans de l’avion blindé et, comme je te l’aidéjà dit, j’ai résolu d’avancer au capitaine Marchal les quarantemille francs dont il a besoin. D’ailleurs il ignorera toujours quecet argent a été pris sur ta dot. Puis, ne dût-il jamais t’épouser,comme Français, comme officier français, il est de mon devoir de nepas priver mon pays d’une invention qui assurera le triomphe de nosarmées dans les batailles de la guerre future. Sais-tu que cetteguerre, dont on nous menace depuis si longtemps, peut éclater d’unmoment à l’autre ?

Brusquement, le général s’était tu, comme s’ileût craint d’avoir déjà trop parlé. Nerveusement, il arpentait laserre de long en large.

Il y eut un silence.

– Dites-moi donc, fit tout à coup Yvonneavec un sourire plein de câlinerie, quand donc vous occuperez-vousde mon mariage, dans ces conditions ?

– Pas d’ici longtemps, répliqua legénéral d’un ton brusque.

– Et pourquoi, s’il vous plaît ? ditYvonne en forçant son père à se rasseoir à ses côtés.

– Pour bien des raisons… D’abord, cen’est pas à moi d’aller le premier faire des avances au capitaine.S’il t’aime, comme tu en es persuadée, il déclarera sesintentions.

– Il est si timide !

– Il s’enhardira. D’autre part, mettre enavant des projets de mariage en ce moment, cela aurait l’air de luiforcer la main. On pourrait supposer que je l’oblige à épouser mafille en échange du faible service que je lui rends.

Yvonne ne répondit rien.

Ses beaux yeux s’étaient voilés d’unemélancolie qui se reflétait, par contrecoup, sur le visage de lafidèle Justine qui, tout en disposant sans hâte sur la table lesassiettes et les compotiers du dessert, n’avait pas perdu un mot decet entretien.

– Ne te désole pas, reprit le général ensouriant. La construction de l’avion blindé peut être terminéeavant un mois.

– Eh bien ?

– D’ici là, je vais faire agir auprès duministre et auprès de la commission technique toutes les influencesdont je dispose. L’avion est une merveille de mécanique. Aussi, lesuccès me semble assuré ; et alors, une fois les plansadoptés, la question change de face.

La physionomie de la jeune filles’éclaira.

– Comment cela ? demanda-t-elle avecimpatience.

– Eh bien, oui ! Le capitaineMarchal, inventeur illustre, riche, n’aura plus besoin de maprotection. Il aura vite fait de me rembourser. Il n’aura pas l’airde t’épouser pour acquitter une dette de reconnaissance.

– Très bien, s’écria Yvonne en battantdes mains. Mais votre prudence, mon cher père, ne tient pas compted’une chose.

– Que veux-tu dire ?

– Le capitaine Marchal m’aime, il fera sademande – j’en suis sûre – bien plus tôt que vous ne pensez. Et ilvous évitera l’ennui de faire les premières avances dans unequestion aussi délicate.

Comme on le voit, Yvonne de Bernoise ignoraitabsolument les relations mystérieuses qui existaient entre lecapitaine et la belle miss Willougby.

À ce moment, un domestique arabe, que legénéral avait ramené de Mogador, apporta sur un plateau une cartede visite.

– Le capitaine Marchal, murmuraM. de Bernoise. Très bien !

Et, se tournant vers le Marocain :

– Tu feras attendre le capitaine quelquesminutes, puis tu l’introduiras.

– Je me retire ? demanda Yvonne.

– Oui, cela vaut mieux. Nous avons àcauser très sérieusement, le capitaine et moi.

La jeune fille avait déjà disparu derrière unedraperie de soie japonaise où, sur un fond incarnat, des crocodilesaux ailes de chauve-souris s’ébattaient au milieu de branches depêchers couvertes de fleurs roses.

Justine, en un clin d’œil, avait achevé dedesservir. Elle revint bientôt, chargée d’un plateau de laque,couvert d’un service à thé et d’une boîte de cigares.

Ces apprêts étaient à peine terminés quand leMarocain introduisit le capitaine Marchal.

Le général s’était levé, avait avancé un siègeau visiteur et lui tendait la boîte de cigares.

– Prenez une tasse de thé, dit-il. Etmaintenant, causons. J’ai examiné avec la plus grande attention lesépures de votre avion blindé.

– En avez-vous été satisfait ?demanda anxieusement le capitaine.

– Très satisfait. Ce sera un merveilleuxengin de guerre, à la fois souple et rapide, robuste et d’unmaniement très simple.

Les traits de l’officier se détendirent.

– Il n’y a donc plus à résoudre, fit-il,que la question d’argent. Je vous en ai touché quelques mots dansnotre récente entrevue. Je prévois bien des difficultés. Présenterdes épures à une commission technique, de simples plans, c’esttoujours très chanceux. Au lieu que, si mon avion était construit,qu’on pût le voir fonctionner, l’expérimenter…

Le général sourit avec une bonhomiemalicieuse.

– Rassurez-vous, capitaine, dit-il. Laquestion d’argent est résolue, complètement résolue.

– Serait-il possible ?

Le général ouvrit un tiroir et y prit unportefeuille qui apparut gonflé de billets bleus. Et, tendant uneépaisse liasse à Marchal :

– Je me suis arrangé pour trouver lesfonds, dit-il à Marchal. Voici les quarante mille francs.

L’officier était au comble du bonheur, si émuqu’il ne trouvait aucune formule de remerciements. Il se leva, etserra la main que lui tendait le général.

– Ah ! que je suis heureux,balbutia-t-il. Je vais donc pouvoir réaliser mon rêve. On va semettre à l’œuvre immédiatement. Sans perdre un instant, j’emporteaujourd’hui même mes plans chez le constructeur. L’avion blindé vaêtre mis immédiatement en chantier.

– Et les appareils spéciaux pour lelancement de bombes, dont vous m’aviez parlé ? demanda legénéral.

– Oh ! pour cela, je crois qu’il estplus prudent de les faire exécuter à part, et j’ai précisément sousla main un mécanicien très habile, d’une discrétion éprouvée.

– Je sais que vous ferez pour lemieux.

Tout en parlant, M. de Bernoiseavait compté les billets bleus et les avait posés sur unguéridon.

– Merci, mon général, dit le capitaine enles prenant. Grâce à vous…

– Ne parlons pas de cela. Il est toutnaturel que je vous donne un coup de main. Vous avez vous-même faitdes sacrifices…

Et, comme Marchal esquissait un geste dedénégation :

– Pardon ! Je suis très au courant.Je sais que vous avez dépensé une bonne part de votre fortune enexpériences, de la façon la plus désintéressée.

– Je serai toujours assez riche, si jeréussis.

– Vous méritez de réussir, et vousréussirez ! s’écria le général avec un grave enthousiasme.

– Espérons, dit Marchal, que mon avion,en permettant de repérer exactement les batteries ennemies,épargnera l’existence de beaucoup de nos officiers.

– Vous avez prouvé, capitaine, par votreexemple même, que nos officiers ne font pas grand cas de leurexistence lorsque la France en a besoin. Je n’oublierai jamais avecquelle bravoure, à la tête de votre compagnie, vous avez enfoncécette harka de pillards marocains réfugiés derrière des haies decactus et qui nous tenaient en échec depuis deux heures.

– Vous oubliez, mon général, fit lecapitaine en rougissant un peu, que les pillards marocains nepeuvent tenir longtemps devant nos braves marsouins.

– Permettez-moi de vous rappeler à montour, dit le général en souriant, que la harka dont il s’agit étaitcommandée par des officiers allemands et que les hommes qui lacomposaient étaient tous admirablement exercés et armés de fusilsMannlicher venus en droite ligne des manufactures de Krupp.

Marchal était naturellement modeste. Leséloges du général le rendaient confus. Brusquement, il changea deconversation.

– Pensez-vous, mon général, demanda-t-il,que lorsque le ministre aura vu mon avion blindé…

– Ayez bon espoir. Votre appareilprésente de telles qualités de rapidité et de sécurité, qu’une foisle premier modèle exécuté, je me porte garant de son adoption parle gouvernement.

Le capitaine remerciait, très ému.

– Diable ! murmura-t-il tout à coup,déjà deux heures et demie. Je suis obligé de prendre congé. J’ai àm’occuper, comme vous savez, d’une affaire assez grave.

– Ah ! oui. Ce soldat qui, à luitout seul, a roué toute une escouade de matelots allemands.

– En d’autres temps, hasarda lecapitaine, je crois qu’il serait digne d’excuse. Ces Bochesavaient, paraît-il, insulté la France. Ils étaient ivres.

– Je sais bien, murmura le général avecimpatience. Mais, je vous l’ai déjà expliqué, la situationdiplomatique est très tendue. On va faire, de cette peccadille, uneaffaire d’État.

Marchal comprit qu’il eût été inutiled’insister.

Après avoir de nouveau remerciéM. de Bernoise de sa généreuse intervention, il seretira.

Dissimulée derrière le rideau d’une deschambres du premier étage, Yvonne de Bernoise vit le capitaineMarchal descendre les marches du perron et le suivit longtemps desyeux.

Chapitre 4LES ESPIONS À L’ŒUVRE

De même qu’un grand nombre d’officiersfrançais, le capitaine Marchal avait utilisé les loisirs de lagarnison en se livrant à l’étude. Chez lui, le soldat, d’unehéroïque bravoure, se doublait d’un technicien de premier ordre,dont les travaux avaient surtout porté sur la mécanique, la chimieet la métallurgie.

Correspondant-rédacteur de plusieurs revues,il avait fait, à l’Académie des sciences, des communications d’uneimportance capitale et qui, toutes, avaient trait à l’artmilitaire.

Il était l’inventeur d’une torpille aérienne,sorte de minuscule avion chargé de panclastite et de projectilesque l’on dirigeait de très loin, grâce aux ondes hertziennes, etque l’on faisait tomber et exploser où l’on voulait.

Il eût suffi d’un de ces engins pour détruireun cuirassé, un régiment ou une forteresse.

Les expériences, qu’il n’avait pu exécuter quesur une petite échelle, avaient donné des résultats foudroyants.Mais, comme, à cette époque, on ne croyait pas à la guerre, laconstruction de la torpille aérienne avait été remise à plus tard.Seulement, son inventeur avait été chaudement félicité.

Le capitaine Marchal était aussi l’auteur d’unmémoire très admiré des spécialistes sur l’emploi comparatif desaciers chromés, iridiés et vanadiés dans les plaques de blindage.Aussi, était-il connu et tenu en haute estime, même par les savantsétrangers.

Ses ouvrages avaient été traduits en allemand– du moins ceux qu’il avait jugé bon de livrer à la publicité – etil était peu d’officiers du génie et de l’artillerie allemande quin’en possédassent un exemplaire dans leur bibliothèque.

Le général de Bernoise, qui appréciait à sajuste valeur, ainsi qu’on a pu s’en rendre compte, les talents dujeune officier, lui avait réservé, dans un local dépendant de lacaserne, un bureau où il put travailler tranquillement. C’était aupremier étage d’une petite maison appartenant au géniemilitaire.

La porte d’entrée s’ouvrait sur la rue. Maisles fenêtres du bureau et de la chambre à coucher donnaient sur unedes cours de la caserne.

Ainsi, tout en travaillant à ses épures, sonoreille était continuellement bercée par les sonores appels desclairons, par le martial roulement des tambours, qui divisaient lesheures de la journée, suivant un rythme, tour à tour paisible,monacal et militaire.

C’était dans cette retraite que le capitaineMarchal avait travaillé tranquille jusqu’au jour où il fit laconnaissance de miss Arabella Willougby.

Jusqu’alors, Marchal n’avait vécu que pour sestravaux, veillant parfois des nuits entières au milieu de seslivres dans la poursuite de quelque problème ardu.

Avant de connaître la belle Anglaise,l’officier n’avait eu qu’une inclination. Pendant quelque temps, ils’était épris de Mlle Yvonne de Bernoise. Mais,d’une nature très timide, Marchal s’était bien vite dit que lafille de son général, que l’on disait très riche, ne pourraitjamais être à lui, et il avait héroïquement refréné au plus profondde son cœur la tendresse passionnée qu’il avait vouée à lacharmante Yvonne. Pourtant, ce mystérieux et pur amour, quepersonne n’avait jamais soupçonné, l’avait défendu de bien destentations mauvaises.

L’arrivée de miss Arabella Willougby et de sonfrère venus avec leur yacht passer une saison à Boulogne, avaitprofondément troublé cette existence tranquille.

Par un hasard peut-être prémédité, missArabella avait rencontré Marchal dans les salons du casino. Tout desuite elle se l’était fait présenter et, pour des raisons demeuréesmystérieuses, elle avait déployé, pour le fasciner, tous lestrésors de la coquetterie la plus raffinée.

Au bout de très peu de temps, sans savoircomment cela était arrivé, il avait osé – lui si timide d’ordinaire– déclarer ses sentiments à l’orgueilleuse beauté.

Il se demandait encore par quel prodige celas’était fait. Cette soirée où, grisé de sourires et de compliments,ensorcelé par mille phrases captieuses, littéralement enivré, ils’était laissé aller jusqu’à avouer ses sentiments à miss Arabella,lui apparaissait comme un rêve invraisemblable, qu’il s’étonnaitd’avoir traversé.

En lui déclarant que leur union n’était pasune chose impossible, Marchal s’était senti complètement gagné parl’enchanteresse, et, peu à peu, l’habitude avait rivé sa chaîne. Iln’eût pas dormi tranquillement s’il avait passé une seule journéesans aller rendre visite à la belle Anglaise.

Le sourire de miss Arabella était pour ainsidire devenu nécessaire à sa vie.

Est-ce à dire qu’il eût complètement oublié lagrave et pure image d’Yvonne de Bernoise ?

Non. Il n’avait jamais cessé de songer à elle.Mais maintenant, il ne se sentait pour ainsi dire plus digned’espérer une union avec la jeune fille. Puis, il était aussi troployal pour conserver à la fois deux amours dans son cœur.

Pourtant, le souvenir de l’exquise et chasteYvonne demeurait pour lui comme un remords.

Dès le début, ses amours avaient eu unefâcheuse influence sur ses travaux. Depuis qu’il connaissait missArabella, il étudiait deux fois moins.

Entraîné dans le tourbillon des fêtesmondaines, des bals, des réceptions de toute sorte, il se couchaittrès tard et il avait conscience d’une grande diminution de sonénergie. Il se surprenait à regretter l’époque encore toute récenteoù la science était sa seule occupation.

Il passait parfois l’après-midi à fumer, lesyeux perdus vers la rade bleue tachée de voiles blanches ou rouges,accusant les heures de lenteur et attendant, dans une fièvred’énervement, que le moment fût arrivé d’aller rejoindreArabella.

Certains jours, il se ressaisissait et seremettait à l’œuvre avec furie. Mais il n’avait qu’à fermer lesyeux pour revoir, par la pensée, le sourire de l’ensorceleuse, etil fermait ses livres de mathématiques d’un air sombre etmécontent.

Plusieurs fois, il essaya de rompre, des’arracher au progressif enlisement de cette malheureuse passion.Il n’eut jamais la force de le faire. Coquette ou sérieuse, éruditeou naïve, Arabella s’était entièrement emparée de l’âme et du cœurdu jeune officier.

Il avait cherché et trouvé même des prétextesplausibles pour s’éloigner.

Mais, dès qu’il se retrouvait en présence dela jeune fille, toutes ses résolutions s’envolaient. Il ne songeaitplus qu’à hâter le moment de son mariage ; et c’est alors que,poussé par cet espoir, il se remettait fiévreusement au travail,mais, hélas ! pour bientôt retomber dans sa paressepremière.

D’ailleurs, miss Arabella, très habile et trèsprudente, avait gardé le plus profond secret sur les visitesmystérieuses que lui faisait le capitaine. Il n’y avait qu’une voixpour proclamer que l’orgueilleuse Anglaise menait une conduiteirréprochable et n’avait jamais agréé les hommages de personne.

L’entretien qu’il venait d’avoir avec legénéral de Bernoise avait rendu à Marchal tout son courage. Il sedisait qu’il ne pouvait devenir le mari de cette Anglaisemillionnaire, dont il connaissait trop le caractère despotique pourne pas deviner que celui qui l’épouserait deviendrait véritablementl’esclave.

Le souvenir d’Yvonne n’était sans doute pasétranger à la résolution qu’il prit d’avertir miss Arabella, dès lelendemain, de l’imminence d’une rupture entre eux.

– Si elle fait des objections,songea-t-il, je demanderai mon déplacement au ministre. Il estimpossible que continue pour moi cette existence énervante etstérile. Ne dois-je pas tout mon temps au général, qui a montréenvers moi une si noble confiance ?

Tout en ruminant ces pensées, le capitaineMarchal était arrivé à la porte de sa maison.

L’horloge de la cathédrale marquait quatreheures et – ce jour-là étant un samedi – l’officier, qui, chaquesemaine, allait passer la journée du dimanche chez un de sesoncles, à Étaples, songea à faire ses préparatifs.

– Allons, grommela-t-il, il faut que jeme dépêche !

Marchal monta rapidement l’escalier quiconduisait à son bureau.

Cette pièce de moyenne dimension, était tenduede papier vert, de ce hideux vert bureaucratique dont nosadministrations ont gardé pieusement la tradition depuis NapoléonIer.

Les banquettes étaient de cuir vert, verts lesrideaux des fenêtres, vert aussi le tapis de la table oùs’amoncelaient les paperasses du capitaine.

Un robuste coffre-fort scellé dans le mur,quelques portraits de généraux, des photographies de dirigeables detoutes les nations et d’aéroplanes de toutes les marques, enfin unepetite bibliothèque remplie de volumes de sciences, complétaientcet ensemble officiel, glacial et nu.

Dès le seuil, Marchal aperçut lecaporal-fourrier qui lui tenait lieu de secrétaire et qui, en cemoment, était occupé à recopier des états d’une écriture un peugrosse, mais magnifiquement lisible.

En rentrant, l’officier avait tiré de sa pochele portefeuille qui renfermait l’argent que lui avait remis legénéral de Bernoise.

– Georget ! dit-il.

– Voilà, mon capitaine, répondit lefourrier en saluant militairement.

– Serrez ces billets de banque dans lecoffre-fort. Vous ne donnerez qu’un seul tour de clef. J’aurai soinde le fermer complètement avant de partir.

– Bien, mon capitaine.

Pendant que Georget exécutait l’ordre qu’ilvenait de recevoir, le capitaine rangea ses papiers, apposaquelques signatures en bas de pièces comptables et prit quelquesnotes qui devaient servir de base au rapport demandé par le généralsur le cas du soldat Bossard. Puis il jeta un regard distrait surla cour de la caserne où une escouade de soldats s’exerçait aumaniement d’armes. On voyait luire au soleil l’acier desbaïonnettes.

– Déjà cinq heures moins le quart,murmura-t-il, et je n’ai presque rien fait aujourd’hui !

Puis, se tournant vers le fourrier Georget quis’était de nouveau assis à sa table de travail :

– Avez-vous vu les fournisseurs ?demanda-t-il.

– Oui, mon capitaine.

– La comptabilité de la semaine est-elleà jour ?

– Tout est en règle, comme vous pouvez leconstater d’un coup d’œil.

– Je n’ai pas le temps ce soir.D’ailleurs, je sais que vous êtes sérieux. Je verrai tout celalundi.

Puis brusquement :

– Vous avez demandé une permission devingt-quatre heures ?

– Oui, mon capitaine.

– Eh bien ! profitez-en dèsmaintenant. Du moment que tout est en règle, je n’ai plus besoin devous aujourd’hui.

Le fourrier salua.

– Mais, dit encore le capitaine, faitesen sorte d’être au bureau de bonne heure lundi matin : il yaura beaucoup de besogne.

Le fourrier, enchanté de l’aubaine, se retiraaprès avoir chaleureusement remercié l’officier.

Il avait à peine disparu que la face réjouiedu soldat Ronflot, ordonnance du capitaine Marchal, apparut dansl’encadrement de la porte.

– Qu’y a-t-il ? demanda Marchal avecimpatience.

– C’est M. Delangle, votre ami, quidésire vous voir.

La physionomie de Marchal se dérida.

– Très bien, fit-il, fais entrer.

Le jovial reporter pénétra aussitôt dans lebureau et les deux amis échangèrent une cordiale poignée demain.

– Eh bien ! demanda Robert, as-turéussi ?

– Tout va bien ; mieux même que jen’aurais osé l’espérer. Le général de Bernoise veut bien mecommanditer, mais garde ce secret pour toi.

– Sois tranquille. Alors, ton avionblindé va être construit ?

– On va commencer la mise en chantier dèslundi, après-demain.

– Tous mes compliments ! permets-moide te féliciter.

Robert s’était assis et avait allumé unecigarette. Petit à petit la conversation prit un autre tour.

– Tu sais, dit Robert, que c’est ce soirque lord Willougby donne sur son yacht la grande fête qu’il avaitannoncée depuis huit jours. Toute la ville en parle.

– Tu es invité ?

– Parbleu, et je ne manquerai pas de m’yrendre. J’attends impatiemment cette solennité. Je compte profiterde l’occasion pour faire plus ample connaissance avec cetteénigmatique miss Arabella Willougby – qui, quoi que tu en dises –offre avec la « Dame noire des frontières » la plusétrange ressemblance.

Marchal eut un geste d’impatience.

– Je t’assure, fit-il, que tu es dansl’erreur la plus complète.

Robert n’insista pas.

– Je suppose, reprit-il après un silence,que nous te verrons à la fête.

– Non, répondit le capitaine d’un tonbref, je vais, comme presque tous les samedis, à Étaples, chez mononcle où je passerai la journée du dimanche.

– Ah ! c’est différent. Et tu nepeux pas retarder ton départ jusqu’à demain ?

– Impossible, mon oncle m’attend. Jeprends le train dans une heure.

– Tant pis… Mais n’as-tu rien appris denouveau sur l’affaire du soldat Bossard ?

– Il va certainement passer en conseil deguerre ; le général est très monté contre lui. Il s’attend àrecevoir une protestation en règle du consulat d’Allemagne sur le« guet-apens dont ont été victimes les marins de Sa Majestéimpériale ». Tu vois d’ici tout le parti que messieurs lesBoches vont tirer de cet incident !

– J’espère, dit Robert, que tu atténuerasles faits autant que possible dans ton rapport et que – pourobtenir un peu d’indulgence de la part du général – tu useras del’influence que te donnent sur lui tes merveilleusesdécouvertes.

– Oh ! merveilleuses… tuexagères !

– Non. Je parle très sérieusement. Tufais mine, en ce moment, d’ignorer que les techniciens de l’Europeentière ont l’œil sur toi. Les officiers de l’état-major allemand,par exemple, donneraient gros pour pouvoir jeter un coup d’œilindiscret sur les plans de ton avion.

À ce moment, Ronflot se montra à la porte dubureau :

– Mon capitaine, dit-il, votre valise estfaite.

– Bon. Je me sauve, murmura le reporteren se levant. Je crois que tu me mets à la porte.

– Je ne te retiens pas, répondit Marchal.J’ai encore à m’habiller. Au revoir donc et à lundi.

– À lundi !…

– Amuse-toi bien chez lord Willougby.

– Tu regretteras de ne pas avoir été desnôtres…

Et le reporter prit congé et descenditl’escalier en sifflotant.

Ronflot, l’ordonnance du capitaine, résumaiten lui d’une façon presque complète les qualités et les défauts dutroupier colonial. Sa face rougeaude, ornée d’une grosse moustacherousse, exprimait la bonhomie et la franchise. Ses épaules, un peuvoûtées, lui donnaient l’air pataud et maladroit, il marchait lesgenoux en dedans et les jambes écartées. Ses mains velues, vastescomme des épaules de mouton, se balançaient en cadence àl’extrémité de ses longs bras formidablement musclés.

Au demeurant et malgré une intelligence un peulourde, c’était un brave et honnête compagnon. Ses seuls défautsétaient l’entêtement – un entêtement de Breton – et une trop grandepropension à fêter la dive bouteille.

D’ailleurs, il professait pour le capitaineMarchal, aux côtés duquel il avait combattu au Maroc, uneadmiration et un dévouement qui tenaient du fanatisme.

Le capitaine était le seul homme au monde dequi Ronflot acceptât certaines observations.

Précisément, celui-ci, très nerveux cesoir-là, ne se faisait pas faute de gourmander la lenteur de sonordonnance, laissant parfois même échapper quelques jurons d’uneallure toute militaire.

Après le départ de Robert, il donna librecours à sa mauvaise humeur.

– Allons, s’écria-t-il, bougre declampin ! Tu ne pouvais pas te grouiller un peu, espèced’empoté !

Puis, déjà honteux de son emportement, ilajouta :

– Tu sais que je t’emmène avec moi àÉtaples. J’aime mieux que tu sois là que de courir les tavernes oute battre avec les Allemands.

– Chouette alors ! s’écria Ronflot,merci, capitaine !

Et, tout en esquissant une sorte de gigue, ils’affaira à travers le bureau et la chambre à coucher et revintbientôt, traînant derrière lui une grosse valise à soufflets.

– Vous voyez qu’on se dépêche, moncapitaine.

– Ça ne t’ennuie donc pas trop dem’accompagner, fit Marchal, heureux de la joie du brave garçon.

– Pour sûr que non, moncapitaine !…

Cette conversation fut interrompue par un coupde sonnette.

– Allons, bon ! grommela Marchal, jeme demande quel est le gêneur qui peut venir à cette heure-ci. Jen’attends personne et les bureaux sont fermés. Véritablement, c’estassommant !

Marchal passa dans sa chambre à coucher dontil referma la porte pendant que Ronflot allait ouvrir. Il revintbientôt portant une carte de visite.

– Ah ! Lord Arthur Willougby !dit Marchal, en jetant un coup d’œil sur le bristol.

– Faut-il le faire entrer ?

– Oui. Qu’il attende un instant dans lebureau.

Ronflot, qui avait repris la mine grave d’unhuissier d’ambassade, introduisit lord Willougby, qu’accompagnaitun personnage sec et maigre, à la face anguleuse et rasée, à l’œilfuyant, vêtu d’un complet à carreaux gris et jaunes, d’un mauvaisgoût atroce.

C’était master Gerhardt, secrétaire, disaientles uns, intendant affirmaient les autres, mais, en tout cas, hommede confiance et compagnon inséparable du jeune lord.

Lord Willougby s’était assis dans le fauteuilque lui avançait Ronflot.

Master Gerhardt, dans une attitude empreintede l’obséquiosité la plus servile, avait pris place sur une simplechaise, à deux pas de son maître. Ronflot s’était retiré pourterminer les préparatifs de départ.

Lord Willougby, en ce moment, ne ressemblaiten rien au joueur débraillé que nous avons vu, au début de cerécit, rentrer au petit jour dans la villa qu’il occupait de moitiéavec miss Arabella. Sa tenue était d’une impeccable correction etsa physionomie reflétait la gravité que doit garder en toutecirconstance un véritable gentleman.

Cependant, pour qui l’eût observé avecattention, cet homme offrait quelque chose d’inquiétant. Ses yeuxfiévreux qui ne regardaient jamais en face, ses mâchoires lourdeset bestiales, décelaient cette sorte d’énergie malsaine qui estspéciale aux assassins, aux débauchés et aux joueurs. Lecriminaliste Lombroso eût eu vite fait de le ranger dans une de sesfameuses « catégories ».

Pendant que dans la pièce voisine, lecapitaine Marchal terminait sa toilette, lord Willougby et sonfidèle Gerhardt avaient entamé une conversation à voix basse.

– On nous laisse seuls ? murmuralord Willougby avec un peu de surprise.

– C’est sans doute que l’on a confianceen nous, ricana master Gerhardt.

Puis, apercevant la valise à soufflets queRonflot avait négligemment déposée à côté du bureau.

– Je voudrais bien savoir ce qu’il y alà-dedans, grommela-t-il.

Et, sans attendre la réponse de lordWillougby, master Gerhardt s’avança, les reins courbés, le torseployé en deux, l’œil aux aguets, comme un tigre prêt à bondir sursa proie.

Avec une agilité et une prestesse qui eussentfait honneur à un cambrioleur de profession, il entrouvrit lavalise, l’inventoria d’un rapide coup d’œil et y plongea seslongues mains sèches, puis, revenant s’asseoirtranquillement :

– Rien d’intéressant, murmura-t-il, dulinge, une paire de bottines, des vêtements, des cravates. J’aivéritablement eu tort de me déranger.

– Je m’en doutais, fit lord Willougbyavec un haussement d’épaules. Regarde plutôt ce coffre-fort, c’estlà qu’il faudrait fouiller, c’est là, sans nul doute, que sontrenfermés les plans de l’avion blindé.

– Nous verrons… mais, silence !

Le capitaine Marchal, rasé de frais et commerajeuni par un uniforme neuf, venait de pousser la porte decommunication et s’avançait vers lord Willougby, la maintendue.

Master Gerhardt, le chapeau à la main, s’étaitrespectueusement écarté de quelques pas.

– Recevez toutes mes excuses, mon cherlord, dit Marchal, j’ai été obligé de vous faire attendre…

– C’est moi qui vous demande pardon,répondit en souriant Arthur Willougby, je vous dérange…

– Je vous assure…

– Vous alliez sans doutesortir !

– J’ai encore le temps, ne l’eussé-jepas, d’ailleurs, que je le prendrais…

– Voici ce qui m’amène : Je suistrès contrarié que vous ne puissiez venir à la petite fête que jedonne, ce soir, à bord de mon yacht… Ma sœur, qui vous tient engrande estime, sera très contrariée. Il faut absolument que vousveniez !

– Je suis moi-même très ennuyé, maiscomme je vous l’ai écrit, il m’est impossible, à mon immenseregret, d’accepter votre si aimable invitation.

Arthur Willougby paraissait très réellementpeiné de ce refus.

– Je ne me tiens pas pour battu, fit-ilau bout d’un instant. Vous réfléchirez… Voyons, montrez un peu debonne volonté. Venez tout au moins au souper ? Est-cepromis ?

– Ce serait avec plaisir, mais…

– Il faut que vous veniez, interrompit lemillionnaire avec un peu d’impatience. Venez avant ou après lesouper, à l’heure qu’il vous plaira, mais venez !

– N’insistez pas davantage, reprit d’unton sérieux le capitaine Marchal. À mon vif regret, ce que vous medemandez est tout à fait impossible.

– Serait-il indiscret de vous demanderpourquoi ?

– Nullement. Je pars en voyage.

– En voyage ? demande ArthurWillougby dont le front se rembrunit.

– Mais oui. Ce soir même. Vous pouvez leconstater, ma valise est prête. Je prends le train pour Étaples oùje resterai jusqu’à lundi avec le brave Ronflot, monordonnance.

– C’est vraiment regrettable. J’ai pourvous, capitaine Marchal, sachez-le bien, une estime touteparticulière. En vous, l’officier brave et loyal, comme vous l’êtestous en France, se double d’un véritable savant…

Lord Willougby ne tarissait pas decompliments, au grand mécontentement du capitaine Marchal qui avaitles flatteurs en horreur.

Sur ces entrefaites, Ronflot reparut. Sonuniforme était brossé et astiqué de la façon la plus impeccable etil était chargé de la pèlerine et de la canne du capitaine.

Le brave Ronflot fut très contrarié enconstatant que l’Anglais était toujours là.

– Cet espèce de « milord »,songeait-il, va mettre le capitaine en retard et nous faire manquerle train !

Par respect pour son supérieur, il n’osait semêler à la conversation, mais il faisait à sa manière, comprendre àMarchal l’impatience qu’il ressentait. Il piétinait, changeait deplace, allait et venait bruyamment à travers la pièce, comme s’ileût eu des fourmis sous la plante des pieds.

À la fin, Arthur Willougby lui-même s’aperçutde ce manège.

– Je crois, fit-il avec un sourirerailleur, que votre ordonnance a quelque chose à vous dire. Oncroirait que notre présence le dérange.

– Que veux-tu ? demanda Marchal, ense tournant avec impatience du côté de Ronflot.

Celui-ci, avec une muette éloquence, tira deson gousset une énorme montre d’argent, véritable oignon, dont lecadran à gros chiffres eût tenu convenablement sa place dans leclocher d’un village.

– Je comprends, expliqua le capitaine enriant, Ronflot veut me faire comprendre qu’il faut partir.

Et, s’adressant à lord Willougby :

– Vous m’excuserez, mon cher lord, maisRonflot n’a pas tout à fait tort. Il me rappelle que je n’ai plusque juste le temps d’arriver.

Arthur Willougby serra une dernière fois lamain du capitaine Marchal et se retira, suivi de l’impassiblemaster Gerhardt, dont la face maigre et longue était commeilluminée par un sourire triomphal.

– Vous voyez, dit-il en prenant place àcôté de son maître sur les coussins de l’auto qui les avait amenés,que notre visite au capitaine Marchal était indispensable.

– Tu as raison, fit lord Willougby d’unton distrait.

– Vous avez pu vous en convaincre parvous-même : les renseignements que je vous ai donnés étaientparfaitement exacts.

Lord Willougby demeura silencieux, absorbé –du moins en apparence – par la mise en marche de l’auto. Bientôt,la luxueuse machine étincelante de cuivre et de nickel fila dans ladirection de la ville basse et disparut.

Après le départ de l’Anglais et de sonsecrétaire, le capitaine Marchal se hâta de fermer le coffre-fortoù il avait déposé les quarante mille francs du général deBernoise, pendant que Ronflot bouclait la valise.

Quelques minutes plus tard, tous deuxdescendaient l’escalier et prenaient place dans une voiture quidevait les conduire à la gare des Tintelleries.

La valise, à laquelle Marchal paraissaitattacher une grande importance, fut déposée dans l’intérieur dufiacre, sur la banquette de devant.

– Il me semble, dit tout à coup Marchal àson ordonnance, que tu as laissé ouverte la fenêtre du bureau.

– Oui, mon capitaine, c’est d’ailleurs ceque je fais toujours.

– Tu oublies, reprit l’officier, d’un airmécontent, que nous allons être absents jusqu’à lundi ?

– Ça ne fait rien, mon capitaine, ça n’apas d’importance, il faut bien donner un peu d’air. Puis, il n’y apas de danger qu’on entre par là. Nuit et jour, une sentinelle,baïonnette au canon, se promène le long du mur, sous la fenêtremême. D’ailleurs, j’ai poussé les persiennes.

– Ma foi oui, je crois que tu as raison,murmura le capitaine Marchal, distraitement. Mais, nous arrivons àla gare. Il n’y a plus que cinq minutes… Va vite prendre lesbillets, tu me rejoindras sur le quai…

Sans compter les touristes, presque tousAnglais, déjà nombreux en cette saison, les quais étaient encombrésd’une foule de Boulonnais et de Boulonnaises qui, comme Marchal,allaient passer à la campagne la journée du dimanche.

L’officier, un peu nerveux, alluma unecigarette et s’assit sur un banc, à côté de la précieusevalise.

Il faisait déjà presque nuit et les employésde la gare revenaient de la lampisterie avec leurs gros fanaux àmonture de cuivre. C’était l’heure indécise et crépusculaire qui,déjà, n’est plus le jour et qui n’est pas encore la nuit.

Tout à coup, une voix chuchota très bas àl’oreille de l’officier :

– Vous avez tort, capitaine, d’aimer unefemme indigne de vous…

Marchal tressaillit et se retournabrusquement.

En face de lui se trouvait une femmepauvrement vêtue et d’un âge incertain. Elle était enveloppéejusqu’aux yeux d’un châle de tricot noir, drapé en forme demantille.

– C’est à moi que vous parlez ?demanda-t-il rudement.

– Oui ! vous vous compromettezsottement, vous hantez des salons interlopes où jamais un officierfrançais ne devrait mettre les pieds, et cela est d’autant plus malde votre part que la fille du général de Bernoise vous aime et quevous l’aimez aussi !…

Marchal était exaspéré.

Il eut un geste brutal pour arracher le châlenoir, pour voir le visage de cette inconnue qui paraissaitconnaître sa situation, ses plus secrètes pensées.

Mais la femme à la mantille, une fois son butatteint, s’était faufilée dans la cohue, avec la prestesse d’uneanguille et avait gagné la porte de la salle d’attente.

Il eût voulu la poursuivre.

Impossible.

Le train, à ce moment même, entrait en gare.Ronflot, tout effaré, arrivait avec les billets et le conducteurcriait d’une voix de stentor :

– Messieurs les voyageurs, envoiture !

Marchal, très mécontent du mystérieuxavertissement qu’il venait de recevoir et qui ne répondait que tropà ses propres préoccupations, se hâta de prendre place dans unwagon de seconde classe où Ronflot l’aida à hisser sa valise.

Déjà le train s’ébranlait.

Marchal demeura plongé dans une profonderêverie.

Les paroles de la femme à la mantillevibraient encore à ses oreilles et le poursuivaient comme unrefrain obsédant.

Qui donc avait pénétré ses secrets ?

Qui donc pouvait avoir intérêt à le séparer demiss Arabella ?

Il connaissait trop bien le caractère loyal etfier de Mlle de Bernoise pour ne pas être sûrqu’elle était complètement étrangère au mystérieux avertissementqui venait de lui être donné. Il se perdait dans un monde desuppositions.

Ce qui le frappait le plus vivement, c’étaitla conviction très nette que la femme à la mantille devait avoirdit la vérité.

Maintenant, sa mémoire lui retraçait avec unesingulière lucidité, des mots, des attitudes d’Yvonne de Bernoise,une foule de menus faits auxquels il n’avait accordé jusqu’alors,que peu d’importance.

Évidemment – il le comprenait seulement àcette minute même – Yvonne l’aimait.

Un mouvement de colère qu’il ne put réprimerlui fit monter le sang au visage. Pour la première fois, ilenvisageait sérieusement sa situation près de miss Arabella et ilse rendait compte que son amour pour la belle Anglaise était uneduperie. Cette arrogante beauté, il l’avait aimée avec sonintelligence, avec son orgueil et sa vanité, jamais avec soncœur.

– J’ai servi de jouet à cette femme,intrigante et rusée, songea-t-il. Mais cette fois, c’est fini. Jevais précipiter la rupture que j’avais déjà résolue…

« D’où qu’il me vienne, l’avis que jeviens de recevoir est providentiel et me montre la voie à suivre. Àmoi les rudes voluptés du travail et les joies pures d’un amourvraiment digne de moi ! »

Le train avait dépassé la station duPont-de-Briques. Par-delà les villages dont les lumièrestremblotaient dans la nuit, par-delà les campagnes endormies, onvoyait briller au loin le phare d’Étaples.

Ronflot – sans doute pour ne pas faire mentirson nom – s’était endormi, bercé par les cahots du train. Marchaldut, pour le réveiller, le secouer vigoureusement lorsqu’on arrivaen gare.

Marchal et son ordonnance se dirigèrent versÉtaples dont les maisons apparaissaient, groupées dans un repli dela dune. Le coq doré de la vieille église étincelait aux rayons dela lune.

Ils firent halte en face d’une joliemaisonnette couverte en tuiles rouges et dont la façade étaittapissée de rosiers grimpants.

Sur un banc de pierre, devant, l’oncle Marchalattendait son neveu « l’officier » en fumant sa pipe. Dela porte de la cuisine entrouverte, s’exhalait un appétissantparfum de matelote et de jambon sauté dans la poêle.

– Bonsoir, mon fieu, dit le vieillard, jete fais dîner tard ce soir, mais tu n’y perdras rien…

Et, poussant la porte, il montra le couvert,mis sur une nappe de grosse toile bise, avec de gaies assiettes auxfleurs peintes et des cruchons de grès pleins de bièremousseuse.

– À table, mon oncle, s’écria joyeusementMarchal, Ronflot et moi, nous avons une faim de tous lesdiables !

– J’allais oublier, fit le vieillard enfouillant dans sa poche, il est venu une lettre pour toi, il y aune demi-heure à peine. Tiens, la voici.

Marchal brisa le cachet armorié et reconnutl’écriture de miss Arabella.

Il fronça le sourcil.

Sa gaieté et son appétit étaient tombés dumême coup. Il lut :

« Cher ami,

« Vous avez eu la méchanceté de refuserl’invitation que vous avait adressée mon frère, mais je ne puis,moi, rester jusqu’au lundi sans vous voir. La distance n’est paslongue d’Étaples à Boulogne. Si, vraiment, vous m’aimez, venez merejoindre chez moi, où je vous attendrai à partir de minuit. Jen’accepterai aucune excuse.

« Mille et mille amitiés de votre

Arabella. »

La lecture de ce billet fut pour Marchal unevéritable torture. Elle le replongea dans l’incertitude habituelleà son caractère, très faible dès que la passion était en jeu.

– Arabella m’aime, pourtant, se dit-il.Me donner rendez-vous la nuit même où sa présence est indispensableà bord du yacht, à cause de la fête…

« Par exemple, je ne sais comment ellefera pour s’échapper…

« Mais, j’irai. Je dois à tant d’amour aumoins de la courtoisie. Certes, c’est un devoir pour moi de rompre– que ne l’ai-je compris plus tôt ! – mais, je dois meconduire, jusqu’au bout, en galant homme. »

Pendant que son oncle et l’honnête Ronflot leregardaient, surpris de sa mine préoccupée, il se donnait àlui-même les meilleures raisons du monde pour ne pas manquer aurendez-vous de miss Arabella.

En réalité, Marchal obéissait, en dépit mêmede sa volonté, à l’étrange fascination que, dès leurs premièresentrevues, la mystérieuse étrangère avait exercée sur lui.

Au Moyen Âge, il eût pu croire qu’il étaitensorcelé et que miss Arabella avait fait un pacte avec le diable,mais il ne se rendait nullement compte de l’espèce de hantise dontil était possédé.

Sa résolution prise – il croyait avoir prisune résolution – alors qu’il n’avait fait que céder à un attraitplus fort que sa volonté, le capitaine reprit toute sa bonnehumeur. Il mangea de grand appétit, expliquant à son oncle sesprojets et ses espérances ; il raconta comment il avait eu lachance inouïe d’être commandité par le général de Bernoise,lui-même.

Ronflot, qui allait coucher à l’auberge, pritbientôt congé de l’oncle et du neveu, mais non sans avoir savouré,en connaisseur, quelques gorgées d’un vieux genièvre de Hollande,dont le parfum embaumait toute la pièce et que l’oncle Marchalréservait pour les grandes occasions.

Après le café lentement dégusté, le capitaineet son oncle sortirent pour faire un tour dans la campagne.

Ils n’allèrent pas loin. Arrivés au sommet dela dune, ils s’assirent au pied des grands ajoncs tout humides derosée et contemplèrent en silence le merveilleux spectacle de lacalme nuit.

Presque à leurs pieds, la mer, qui commençaità se retirer, bruissait doucement, si tranquille que les étoiles semiraient au creux des petites vagues qui venaient mourir sur lesable.

Enfin, ils revinrent, par un sentier bordé deprunelliers sauvages et de petits ormes, courbés par les vents dularge.

– Je me sens un peu fatigué, ditnégligemment Marchal.

– Alors, mon gars, il faut t’allercoucher bien vite, répondit l’oncle d’un ton à la fois autoritaireet respectueux. La santé d’un homme comme toi est précieuse.

L’officier ne se fit pas répéter deux foiscette invitation. Il gagna sa chambre.

Cette pièce, où personne ne pénétrait jamaisen son absence était considérée par l’oncle Marchal comme unvéritable sanctuaire et il y avait, entassé, ce qu’il possédait deplus beau comme meubles et comme bibelots.

Par la fenêtre grande ouverte et dont lespetits carreaux verdâtres scintillaient parmi les roses, la luneprojetait ses ombres d’argent bleui, se mirant dans les panneaux enchêne ciré des hautes armoires flamandes, accrochant dans les coinssombres un éclair phosphorescent à la panse nacrée des coquillagesocéaniens, à la pointe barbelée des flèches congolaises disposéesen panoplie.

Sous les courtines bleues, au fond de lachambre, le lit de duvet, gonflé comme un aérostat, sentait bonl’iris et la lavande.

Marchal prit un vieux fauteuil de paille ets’accouda au rebord de la fenêtre, perdu dans une rêverie queberçaient les mouvantes rumeurs de la dune et de la mer.

Puis, quand il pensa que l’oncle Marchaldevait dormir, il ouvrit tout doucement la porte, descenditl’escalier sur la pointe des pieds et, sûr de n’avoir été vu depersonne, il gagna la grande route et fila vers la gare au pasgymnastique.

Chapitre 5UNE LETTRE ANONYME

Yvonne de Bernoise était heureuse de ladécision prise par son père, heureuse aussi de la visite ducapitaine Marchal. Elle passa une bonne partie de l’après-midi àrêver, « comme rêvent les jeunes filles ». Elle souriaità un avenir de bonheur qu’elle voyait tout proche déjà, comme cesbeaux fruits qu’il suffit d’étendre la main pour cueillir.

Justine écoutait le gentil babillage de sajeune maîtresse, avec un indulgent sourire.

Elle trouvait, à part soi, qu’Yvonne avaitfait un choix judicieux et que le capitaine Marchal – brave,énergique, intelligent, distingué – serait la perle des maris.

– Je suppose, dit tout à coup Yvonne,avec un tendre soupir, que mon père ne nous fera pas attendre troplongtemps.

– Mademoiselle, répliqua Justine avec unsourire malicieux, permettez-moi de vous dire qu’il faut avoir dela patience.

Et, comme la jeune fille demeuraitsilencieuse.

– Vous avez l’air toute songeuse,mademoiselle Yvonne, je crois qu’une bonne promenade au grand airvous ferait du bien. Voulez-vous que je vous habille et que jefasse atteler le poney ?

– Tu as eu là une excellente idée, lapromenade me distraira, mais, inutile de faire atteler, noussortirons à pied.

Un quart d’heure après, Yvonne et la fidèleJustine sortaient de l’hôtel et, après avoir traversé le squarequ’orne un curieux buste de Henri IV, se dirigeait vers la route deCalais.

Bientôt, elles se trouvèrent en pleinecampagne.

Elles suivaient le sommet de la colline battupar les vents, coupé de chemins creux, bordés de haies vives etd’où l’on découvrait une perspective admirable : les côtes, lamer chargée de voiliers et de paquebots, et, plus loin, sous undôme de fumées chatoyantes, Boulogne avec ses maisons blanches etgrises. Par-delà le détroit, aux limites de l’horizon, les côtes del’Angleterre s’estompaient dans une brume légère.

Il montait de tout ce paysage uneréconfortante impression de richesse et de tranquillité.

Yvonne s’avançait lentement, la joue rougiepar la brise marine qui faisait voltiger capricieusement lavoilette de son canotier. Elle était heureuse, l’avenir luiapparaissait sous les couleurs les plus riantes.

En traversant un hameau de pêcheurs, Justineremarqua qu’une matelote assez jolie, vêtue du costume classiqueavec la haute coiffe empesée, en forme d’auréole, marchait àquelques pas derrière elles.

Elle ne s’en préoccupa, tout d’abord, pasautrement, mais quand, cinq cents mètres plus loin, elle constataque la matelote était toujours à leur suite, elle commença àconcevoir quelque inquiétude. D’ailleurs, Yvonne, même, avait finipar s’apercevoir de la présence de l’obstinée suiveuse et elle enfit la remarque à Justine.

– Oui, mademoiselle, répondit celle-ci,il y a déjà pas mal de temps que cette femme nous suit.

– C’est peut-être une simplecoïncidence.

– Une coïncidence, en tout cas, assezsingulière. Pourvu que cette matelote n’ait pas, contre nous, demauvaises intentions !

– Est-ce que tu aurais peur ?demanda Yvonne en souriant.

– Moi, pas du tout, il faudrait autrechose que cela pour m’effrayer, mais vous, mademoiselle ?

– Je n’ai pas peur non plus. La filled’un soldat ne doit jamais avoir peur !

Justine réfléchissait.

– Il y a un moyen de savoir si c’est nousqu’elle suit, proposa-t-elle, c’est de nous arrêter et de lalaisser passer devant nous.

– Oui, c’est cela, ton idée estexcellente. Arrêtons-nous ici, je veux justement me cueillir unbouquet.

En voyant que les deux promeneuses avaientfait halte, en face d’une haie toute fleurie de chèvrefeuillesauvage, la matelote pressa le pas.

D’ailleurs, elle ne paraissait avoir aucunemauvaise intention, sa physionomie était mélancolique et elleregardait autour d’elle avec inquiétude.

Arrivée à quelques pas deMlle de Bernoise et de sa femme de chambre,elle s’arrêta brusquement, rougit et parut hésiter.

– Que désirez-vous, mademoiselle ?…demanda Justine d’un ton sec.

– Mademoiselle, madame, je vous prie dem’excuser, balbutia la jeune fille, très troublée. Je voudrais bienvous parler et c’est pour cela que, vous ayant aperçue sur la routede Calais, je me suis permis de vous suivre.

– Voilà de singulières façons, répliquaJustine. Vous ne savez guère, sans doute, à qui vous avezaffaire ?

Cette remontrance eut un effet immédiat. Lajeune inconnue fondit en larmes et, se jetant tout à coup aux piedsd’Yvonne, baisa humblement le bas de la robe de la jeune fille.

– Je vous en conjure, mademoiselle,écoutez-moi…

Il y avait, dans cette supplication, un telaccent de réelle douleur et de désespoir sincère, qu’Yvonne en futtouchée.

– Relevez-vous, dit-elle avec bonté. Detoute manière, il eût été préférable de venir me demander chez monpère, le général de Bernoise… Mais, je vous écoute !

Ces bienveillantes paroles rendirent à lasuppliante toute sa présence d’esprit et ce fut avec beaucoup dedignité et de simplicité qu’elle expliqua le but de sadémarche.

– Je vous demande encore une fois pardonpour ma hardiesse, dit-elle, mais c’est à vous qu’il fallait que jem’adresse et non pas à votre père M. le général de Bernoise.Je ne suis qu’une pauvre fille indigne d’occuper votreattention…

« Aussi, n’est-ce pas pour moi, mais pourmon fiancé, le soldat Bossard, que je suis venue vous supplier. Ildoit m’épouser sitôt qu’il aura fini son temps, c’est-à-dire dansquelques mois…

– Je ne vois pas en quoi je puis vousêtre utile, interrompit Yvonne.

– Vous allez le savoir, mademoiselle. Monfiancé est en prison, en prévention de conseil de guerre et je vousjure, pourtant, qu’il est innocent.

– C’est sans doute, fit Justine, cesoldat de l’infanterie de marine qui a été arrêté ce matin, pouravoir blessé grièvement des matelots allemands qui se trouvaient enmême temps que lui dans une taverne ?

– C’est lui-même.

– Il avait sans doute un peu trop bu,reprit Justine.

– Non, madame, s’écria Germaine avecindignation, nous avions soupé tous deux en compagnie d’un ami demon fiancé, un journaliste très célèbre, M. RobertDelangle.

Yvonne réfléchissait, elle avait souvententendu le capitaine Marchal lui parler de son ami le reporter.

– Continuez, dit-elle, très intéressée.Mais, j’ai entendu dire que votre fiancé était tombé à brasraccourcis, sans provocation aucune, sur les Allemands qui buvaientpaisiblement à une table voisine.

– J’étais là, mademoiselle. Je puis vousdire exactement comment les faits se sont passés. Il est exact queles Boches n’ont pas provoqué directement mon fiancé, mais, dansleur mauvais français, ils ne cessaient de répéter que la Franceétait une nation finie, que leur kaiser irait bientôt « plumerle coq gaulois », que notre armée et notre marine étaientau-dessous de tout et bien d’autres choses encore dans le mêmegenre…

« J’étais indignée, mon fiancé, – ils’appelle Jacques, Jacques Bossard – est resté calme pendant assezlongtemps. J’essayais de le contenir pour éviter une bagarre, maisà la fin, un des Boches a étalé, en ricanant, une petite cartecoloriée où l’on voyait le partage de la France…

– Je ne connaissais pas ces détails,murmura Yvonne, pensive.

– Il paraît qu’on vend de ces cartes danstoutes les villes allemandes et qu’on les distribue même dans lesécoles. Quand Jacques a vu cela, il n’a plus été maître de lui.Dame, il a tapé sur les Allemands, sans dire gare, et il en a faitune vraie bouillie. Mais, vous vous rendez compte, n’est-ce pas,mademoiselle, qu’il n’a pas eu tort. Est-ce qu’un Français peutlaisser impunément insulter la France ? Non, n’est-ce pas. Et,si j’avais été un homme, j’aurais fait comme lui !

Germaine s’était redressée, les narinesvibrantes, le visage rose d’indignation et ses grands yeux clairsétincelaient.

Yvonne de Bernoise reconnaissait, dans letréfonds de sa conscience, qu’on ne pouvait donner tort au soldatJacques Bossard. Le seul grief qu’on pût invoquer contre lui,c’était d’avoir agi trop brutalement.

– Je ne sais, mademoiselle, si vous avezun fiancé, ajouta brusquement Germaine, mais, voyez comme vousauriez de la peine s’il lui arrivait quelque malheur !

Yvonne sentit son cœur se gonfler, elle étaittrop émue pour répondre, ce fut Justine qui s’en chargea. En dépitde son air bourru, elle n’était pas restée insensible aux prièresde la jolie matelote.

– C’est bien, dit-elle, d’un ton plusdoux, Mlle de Bernoise est très touchée devotre chagrin et elle intercédera près de son père, en faveur devotre fiancé.

– Je vous le promets, s’écria Yvonneimpétueusement, tout ce que je pourrai faire, je leferai !

– Que vous êtes bonne !mademoiselle ! Oh ! merci… murmura Germaine.

Et elle prit la main de la jeune fille, avantque celle-ci eût pu s’y opposer, l’embrassa avec ferveur ets’enfuit à toutes jambes.

La tache blanche de la haute coiffure dedentelle avait déjà disparu au tournant de la haie dechèvrefeuilles, avant qu’Yvonne et sa camériste, tout émues encoreeussent fait un mouvement ou prononcé une parole.

Ce fut Yvonne qui, la première, rompit lesilence :

– Cette scène m’a toute bouleversée,murmura la jeune fille, j’ai besoin de réfléchir. Nous allonsrentrer.

– Comme il plaira à mademoiselle.

– Je vais parler à mon père.

– Ne pensez-vous pas qu’auparavant, ilserait prudent de savoir si cette fille a dit exactement la vérité,si elle ne vous a pas exposé les faits sous le jour le plusfavorable à sa cause ?

– Non, je suis certaine qu’elle n’a pasmenti. La sincérité a un accent auquel il est impossible de seméprendre.

Justine n’osa pas insister et toutes deuxredescendirent lentement du côté de la ville.

En rentrant, Yvonne alla droit au cabinet detravail de son père. Elle trouva le général de fort méchantehumeur.

Il écouta sans l’interrompre le récit que luifit sa fille de sa rencontre avec Germaine. Ce ne fut quelorsqu’elle l’eut complètement terminé qu’il donna libre cours à samauvaise humeur.

– Je ne sais pas, vraiment, s’écria-t-ilavec colère, si je dois, à l’avenir, te laisser sortir seule avecJustine ! Il me déplaît fort que tu te laisses ainsi aborder,en public, par des femmes que tu ne connais pas.

– Je ne savais pas, balbutia Yvonne.Justine non plus ne pouvait pas savoir que vous attacheriez unetelle importance à une peccadille…

– Je sais bien, fit le général un peucalmé, que tu as agi par ignorance, mais, une autre fois, sois plusréservée.

Et, se tournant vers Justine qui avait assistéà cette scène et s’était réfugiée, toute honteuse, dans un coin ducabinet de travail :

– Et vous, ajouta-t-il, ne laissez plusdésormais des inconnus adresser la parole à votre maîtresse !Je serais très contrarié si l’on venait à savoir que l’on a vu mafille se promener en compagnie d’une matelote. Si le fait serenouvelait, je serais obligé de me séparer de vous.

Consternée, la camériste ne risqua pas un motde justification. Elle savait, par expérience, que le généraldétestait la contradiction.

Yvonne reprit courageusement :

– Mon père, je suis seule responsable detout ceci. Justine n’est pas coupable… et j’espère que, malgrétout, vous vous intéresserez à ce pauvre soldat qui, somme toute,n’a péché que par excès de patriotisme.

Le général de Bernoise s’était levé, la minegrave :

– Ma chère enfant, dit-il, tu parles ettu raisonnes comme une petite fille. Je te le dis une fois pourtoutes, ne te mêle jamais de mes affaires de service.

« Ton protégé n’est pas intéressant.C’est une tête brûlée, très brave, sans doute – et en cela, il nefait que son devoir – mais très indiscipliné. Il a déjà encouru denombreuses punitions et, la nuit même où a eu lieu la bagarre, ilavait quitté la caserne sans permission. Il sera puni. Si on nefaisait, de temps en temps, quelques exemples, personne ne voudraitplus obéir, tout le monde voudrait commander. J’obéis bien, moi,j’ai obéi toute ma vie !

Yvonne ne se tenait pas encore pour battue.Elle demeura quelques instants sans répondre, puis elle risqua cedernier argument :

– Supposons, mon père, qu’une personneque vous estimez beaucoup, le capitaine Marchal, par exemple,commît quelque faute contre la discipline, ne seriez-vous pasdisposé à l’indulgence ? Ne me permettriez-vous pasd’intercéder en sa faveur ?

Ces paroles eurent un effet diamétralementopposé à celui qu’en attendait la jeune fille.

Le général de Bernoise fronça les sourcilsd’un air irrité.

– Non, s’écria-t-il, si Marchalcommettait une faute contre la discipline, il serait puni toutcomme un autre et, je te défendrais de dire un seul mot en safaveur. Pourquoi intercéderais-tu pour lui ?…

– Je croyais… balbutia Yvonne, touteconfuse.

– Certes, le capitaine Marchal est unbrave officier et un homme de talent, mais il n’est, ni ton frère,ni ton parent, ni ton fiancé.

– Mon père, je m’étais figuré… soupira lajeune fille, la mort dans l’âme.

– Il ne faut rien croire, rien tefigurer, avant que les faits nous aient donné raison… il ne fautjamais escompter l’avenir, mais, plus un mot à ce sujet, tu medésobligerais…

Après cette phrase par laquelle il venait declore brusquement la discussion, le général sortit de la pièce etYvonne se retira dans sa chambre, toute préoccupée des raisons quipouvaient avoir motivé le mécontentement de son père.

Justine, encore tout émue de la semoncequ’elle venait de recevoir, était demeurée dans le cabinet detravail. De la fenêtre où elle s’était postée, elle vit le généralfranchir le seuil de la porte et remonter la rue d’un pas saccadé.Il allait dans la direction de la caserne.

– Le général n’est pas d’ordinaire siterrible, réfléchit-elle une fois seule ; il y a dans toutecette affaire quelque chose de singulier. M. de Bernoisea l’air furieux, quelqu’un lui aurait dit du mal du capitaineMarchal que je n’en serais pas surprise…

Absorbée par ses pensées, la soubrette avaitcommencé, d’un geste machinal à ranger les papiers et les livresqui traînaient sur le bureau, quand elle aperçut une lettre ouverteet froissée qui était tombée près de la corbeille à papiers.

Justine était en général d’une discrétionscrupuleuse, pourtant, la lettre attirait invinciblement sonregard.

Elle avait l’intuition que, là peut-être, elletrouverait l’explication de la méchante humeur du général.

Encore hésitante, elle se baissa, ramassa lalettre et, d’un rapide coup d’œil, constata qu’elle ne portait pasde signature.

– Une lettre anonyme !s’écria-t-elle. Parbleu, nous y voilà ! J’aurais bien tort,par exemple, de ne pas voir ce qu’elle contient.

Après avoir pris la précaution de pousser leverrou de la porte, elle lut ces quelques lignes qui avaient ététracées à l’aide de la machine à écrire sur un papier sansen-tête :

« Mon général,

« Une personne qui, pour l’instant, nejuge pas utile de se faire connaître, mais qui vous porte le plusgrand intérêt, croit de son devoir de vous mettre au courant de laconduite scandaleuse d’un de vos protégés, le capitaineMarchal.

« Cet officier qui est à peu près sansfortune est un joueur fieffé. Tout récemment encore, il a perdu aucasino une très grosse somme. On n’ose se demander où il trouve del’argent pour satisfaire ses vices.

« En outre, ce qui est tout aussi grave,il entretient de mystérieuses et sans nul doute, coupablesrelations avec la sœur d’un millionnaire anglais, miss ArabellaWillougby. À plusieurs reprises, on a vu le capitaine Marchalsortir de chez elle à une heure très avancée de la nuit et il nepasse guère de jour sans aller lui rendre visite.

« On compte que vous ferez le nécessairepour mettre un terme à cette conduite indigne d’un officierfrançais. »

Le général de Bernoise avait, par principe, unprofond mépris pour les lettres anonymes et pour ceux qui lesécrivent. Il avait froissé avec colère l’odieuse dénonciation etl’avait jetée à terre où Justine venait de la ramasser.

La soubrette eut un instant d’hésitation,puis, bravement, elle mit la lettre dans sa poche.

– C’est une vraie chance, murmura-t-elle,que Mlle Yvonne n’ait pas mis la main sur ce mauditpapier, elle en eût été malade. Il ne doit pas y avoir un mot devrai, dans tout cela ; le capitaine est un travailleur, il atoujours eu une conduite très sérieuse, je l’ai cent fois entendudire au général lui-même…

Puis, soudain, prise d’une méfiance :

– Je vais quand même tâcher de merenseigner, je ne voudrais pas que Mlle Yvonneépouse un joueur et un coureur…

Cette idée la préoccupait tellement qu’ellen’eut pas la patience de remettre à plus tard son enquête.

Sans perdre un instant, elle sortit pour alleraux nouvelles.

Elle connaissait en ville nombre defournisseurs aussi bavards que des concierges et qui, d’ordinaire,se faisaient un plaisir de mettre au courant des moindres potinsscandaleux la femme de confiance du général.

Justine avait eu à peine le temps de tournerle coin de la première rue qu’elle se trouva en face deGermaine.

– Bon ! Encore vous ! grommelaJustine d’un ton aigre-doux. Décidément, on vous rencontrepartout…

– Je suis aux aguets depuis un bout detemps, dit anxieusement la matelote. Vous comprenez, madame, jesuis si inquiète pour mon pauvre Jacques… Je voulais savoir siMlle de Bernoise a parlé à son père et ce qu’adit le général.

– Ah bien, oui ! Il est furieux quevous vous soyez permis d’aborder mademoiselle sur lagrand-route.

– Je ne croyais pas mal faire.

– Puis, le général n’aime pas que lesfemmes se mêlent des choses qui regardent le service.

Germaine baissait les yeux, la mineconsternée.

– Alors, balbutia-t-elle, je ne doisconserver aucun espoir ?

Justine eut pitié du chagrin de la jeunefille.

– Je n’ai pas dit cela, fit-elle,brusquement radoucie. Je crie bien haut, comme cela, mais je nesuis pas méchante. Ah ! certainement, le général était trèsmal disposé, aujourd’hui, mais demain, il sera peut-être demeilleure humeur. Alors, ce sera le moment de lui reparler de votrefiancé.

– C’est que…

– Ne vous désolez pas, il se passeraencore pas mal de temps avant qu’il soit jugé et, d’ici là, leschoses pourront s’arranger.

La conversation ainsi engagée, Justine fit àGermaine une foule de questions qui, toutes, plus ou moinsdirectement, avaient trait au capitaine Marchal.

D’ailleurs, la rusée soubrette mit dans cetinterrogatoire tant d’adresse que Germaine fut persuadée qu’on nelui demandait tant de choses que pour mieux connaître les officiersdont l’intervention pourrait avoir une heureuse influence sur lesort de son fiancé.

Précisément, Bossard connaissait Ronflot,l’ordonnance de Marchal et, comme les soldats, dans leursconversations, parlent surtout de leurs officiers, Justine enapprit assez sur la vie privée du capitaine pour se persuader quel’auteur de la lettre anonyme avait dit vrai.

Cependant, il lui restait des doutes. Lesdétails que, très innocemment, lui avait appris Germaine, n’étaientpas suffisamment explicites.

– Il faut que j’en sache plus long, sedit-elle, que je tire au clair toutes ces histoires. Je verrai, aubesoin, le capitaine Marchal lui-même.

Justine, qui avait tiré de Germaine tous lesrenseignements que celle-ci était à même de lui fournir la quittaassez brusquement, la laissant cependant un peu consolée, et ellese dirigea du côté de la rue de la caserne. Elle était décidée àaller trouver le capitaine lui-même à son bureau.

Quand elle y arriva, Marchal était déjà sorti,mais elle n’eut aucune peine à apprendre qu’il s’était rendu à lagare pour aller passer – comme presque chaque dimanche – sa journéeà Étaples.

Sans trop savoir encore ce qu’elle allaitfaire, Justine courut à la gare.

C’est elle – on le devine – qui, le visagesoigneusement dissimulé donna au capitaine Marchal le mystérieuxavertissement qui avait si fort troublé celui-ci.

Chapitre 6L’ÉVASION

L’extinction des feux venait de sonner à lacaserne.

Les clairons avaient lancé leurs dernièresnotes, mélancoliques et traînantes, répercutées par la calmeatmosphère de la nuit des hauteurs de la cathédrale jusqu’à lagrève lointaine.

Dans la cour de la caserne, un profond silencerégnait, à peine troublé de loin en loin par le cliquetis desarmes, les rires des hommes de garde et les grincements de lagrille de fer ouverte aux permissionnaires.

Le soldat Louvier, placé en sentinelle au piedd’un mur où s’ouvraient les fenêtres de quelques bureaux étaitrentré dans sa guérite et s’était enveloppé de sa couverture, à peuprès certain, à cette heure-là, de n’être dérangé par aucune rondedans le petit somme qu’il se proposait de faire.

Il s’était accroupi dans le fond de la guériteet déjà à moitié engourdi, il fumait une cigarette, les yeux clos,dans cet état de béate rêverie qui est comme une transition entrela veille et le sommeil. Mille projets, mille souvenirs occupaientson imagination paresseuse.

Après deux ans de campagne au Maroc, il allaitêtre libéré du service.

Il revoyait déjà par la pensée la fermepaternelle au toit de tuiles brunies et moussues, les champs debetteraves aux larges feuilles luisantes et les grands bœufs rouxdans les prés verts. Comme il serait heureux et tranquille aumilieu de ce décor familier, comme il se la coulerait douce…

Cette idyllique rêverie fut tout à coupinterrompue par un bruit singulier, il lui semblait qu’une porteavait grincé sur ses gonds.

Louvier, arraché à sa quiétude somnolente,jeta sa cigarette, se releva d’un bond et, avançant prudemment latête en dehors de la guérite explora du regard la vaste courdéserte.

Du côté des locaux disciplinaires où setrouvaient la salle de police et les cellules, une porte s’étaitdoucement entrebâillée. Une ombre, maintenant, se faufilait le longdes murs.

Louvier eut un geste mécontent.

– Comme c’est amusant !grommela-t-il entre ses dents, encore un homme qui a trouvé lemoyen de s’évader des cellules. Comme ça fait plaisir, ajouta-t-ild’un air contrarié, de tirer sur les camarades ou d’appeler leposte pour les faire empoigner. Je n’aime pas beaucoupça !

Avec d’infinies précautions, l’évadé – carc’en était bien un – rasait la muraille garnie d’un lierreépais.

Tout à coup, il s’avança hardiment en face dela guérite, sa silhouette apparut à la sentinelle, vivementéclairée par la lumière de la lune.

– Comment, s’écria Louvier trèscontrarié, c’est toi, mon vieux Bossard ! Quelle guigne !Tu ferais mieux de retourner d’où tu viens ! Tu sais que jevais être obligé d’appeler le poste !

– Tu ne feras pas cela, s’écria Bossardavec énergie, tu ne trahiras pas un vieux copain, un« poteau », ça serait mufle de ta part !

– Dame, ce serait mon devoir !

– Qu’est-ce que tu risques ? Puis,c’est de moi qu’il s’agit et non pas d’un criminel. Je n’ai rienfait que de rosser quelques sales Boches qui avaient insulté laFrance. C’est injuste de m’avoir fourré au bloc.

« Je suis à la boîte depuis ce matin.J’étais si désespéré que l’envie m’a pris de déchirer ma chemise,de tresser une corde avec les morceaux et de me pendre aux barreauxde la fenêtre.

– Pauvre vieux !… murmura Louvier,évidemment touché des supplications de son camarade.

– Mais attends, continua Bossard. Voilàque vers les cinq heures, on m’apporte ma soupe. Qu’est-ce que jetrouve, au fond de ma gamelle : un louis de vingt francs, untournevis et puis ça…

Bossard montrait un couteau à cran d’arrêt, àlame pointue, de ceux qu’affectionnent les Marsouins et lesLégionnaires.

– Je comprends, dit Louvier, ce sont lescopains de la section des armuriers qui t’ont fait passer ça.

– Peut-être bien, ou peut-être bien aussima fiancée, Germaine, la matelote. Je ne sais pas au juste. Alors,tu comprends j’en ai eu pour cinq minutes à dévisser la serrure,une fois que l’extinction des feux a été sonnée et mevoilà !

– Parbleu, je le vois bien, mais,qu’est-ce que tu comptes faire ? demanda Louvier avecinquiétude. Je ne vois pas trop comment tu pourrais te sauver, mêmesi je faisais mine de ne pas t’avoir aperçu.

– Eh bien ! c’est ce qui te trompe,j’ai mon plan, s’écria Bossard, triomphalement. Lève un peu lenez ! Qu’est-ce que tu vois ?

– Tu ne vas pourtant pas essayerd’escalader le mur.

– Gros malin, je te dis de lever le nez,là, juste en face de toi, il y a une fenêtre.

– Oui, la fenêtre du bureau du capitaineMarchal.

– Eh bien, justement. C’est par là que jevais m’évader.

– Pour ça, non, mon vieux,impossible ! Le capitaine a été gentil pour moi. Il m’a soignéquand j’ai eu la fièvre lorsque nous faisions colonne dans laChaouia. Je ne veux pas qu’il lui arrive des désagréments à causede toi !…

– Mais il ne lui arrivera rien, je neferai que traverser le bureau et gagner la rue. Ni vu, ni connu, onne saura jamais par où j’ai passé.

– Non, je ne puis pas faire ça.Décidément, c’est impossible…

– Je t’en prie…

– Il n’y a pas moyen… Rentre vite avantqu’il ne passe une ronde.

– Trop tard ! s’écria Bossard avecune poignante émotion. Regarde, au bout de la cour, voilà déjà unfalot qui brille devant le poste…

« Dans cinq minutes, la ronde sera ici.Auras-tu le cœur de trahir ton camarade ? Non, tu ne feras pascela ! D’ailleurs, je te jure que le capitaine Marchal n’auraaucun embêtement à mon sujet.

– C’est bon, grommela Louvier, incapablede résister à d’aussi pressantes instances. Fais ce que tu voudras…mais, alors, fais vite, dépêche-toi. Je ne tiens pas à êtrepincé !

Près du poste, en effet, à l’autre bout de lacour, des ombres allaient et venaient. Une ronde s’organisait.

D’un élan désespéré, Bossard agrippa le troncdu vieux lierre dont les branches craquèrent sous ses godillots àgros clous.

En trois bonds, il parvint à se hisser jusqu’àla hauteur de la fenêtre. Toujours cramponné au lierre, il ouvritles persiennes et la croisée que Ronflot, dans sa hâte du départ,avait simplement poussées.

Il lui fut très aisé ensuite de se hisser surl’appui de la fenêtre et de sauter dans l’intérieur du bureau.

Alors, il referma les persiennes et se tintcoi.

Cinq minutes plus tard, il entendit résonnerle pas cadencé des hommes de garde et le cliquetis des baïonnettes.La ronde passait au pied même de la fenêtre.

Enfin, le bruit des pas s’éloigna et se perditdans la nuit.

Le fugitif respira plus largement, il étaitsauvé, au moins pour le moment. Son cœur battait à se rompre,autant de la terrible émotion qu’il venait de ressentir que de lajoyeuse fièvre de l’espérance.

Au bout de quelques minutes, il entrebâillales persiennes et se pencha vers la guérite où Louvier sepelotonnait, inquiet, se repentant déjà peut-être de safaiblesse.

– Merci, mon vieux ! murmura-t-ildoucement. Je te revaudrai ça !

– Ça va bien ! répliqua l’autre,grincheux. Tu vois que je ne suis pas mufle avec les copains ;tu as eu de la veine que le sergent qui commandait la ronde n’aitpas eu l’idée de visiter les cellules…

– Tu parles !

– Seulement, par exemple, dépêche-toi defiler, avant qu’il ne soit venu à l’idée de l’adjudant de faire uncontre-appel dans les chambrées.

– Entendu.

– Oui, si, par malheur on te repince,promets-moi une chose…

– Quoi ?

– Ne pas dire que c’est moi qui t’ailaissé sauté le mur.

– Ça va de soi. Je ne dirai rien. C’estpromis !…

– Et surtout, tâche de t’y prendre defaçon à ne pas compromettre le capitaine Marchal.

– Tu sais que je ne suis pas plus bêtequ’un autre.

– Alors, bon voyage ! Tu as le tempsde t’en aller tranquillement.

« Il ne te reste plus qu’à gagner la rueet le port. Il y a en rade plusieurs navires anglais…

– C’est compris ! Adieu, mon vieux,encore une fois, merci, c’est entre nous à la vie et à lamort !

Louvier était rentré dans sa guérite. Bossardreferma les persiennes avec le plus grand soin, referma égalementla fenêtre et, pour être bien sûr que la lumière ne soit pasaperçue du dehors, tira les grands rideaux verts.

Ce fut seulement après avoir pris cesprécautions qu’il se hasarda à frotter une allumette.

Il continuait à avoir de la chance. Sur lebureau du capitaine, il aperçut une lampe à pétrole, ill’alluma.

Alors, très flegmatiquement, il se mit endevoir d’étudier la serrure de la porte et il se rendit compte querien ne serait plus facile que de la dévisser.

Il se proposait ensuite de la revisser defaçon à ne laisser aucune trace de son passage ; avec un peud’adresse, la chose lui semblait possible.

Il en agirait de même avec la porte de la rueet le tour serait joué.

Bossard savait – comme tout le monde à lacaserne – que le capitaine Marchal s’absentait régulièrement dusamedi au lundi et il souriait d’avance à la bonne farce qu’iljouait à ces messieurs du conseil de guerre en leur brûlant lapolitesse.

D’ailleurs, le fugitif ne prenait pas sasituation au tragique ; il en avait vu bien d’autres. Il étaitdéserteur, soit, mais le 14 Juillet arrivait dans quelquessemaines. Il y aurait certainement à cette occasion une amnistieprésidentielle. Il en profiterait pour rentrer en France et toutirait pour le mieux.

Tout en se livrant à ces réflexions et àd’autres semblables, il avait déjà tiré de sa poche son tourneviset il se préparait à attaquer la serrure.

Tout à coup, la porte du rez-de-chaussée quidonnait sur la rue, grinça sur ses gonds, puis se referma avec unclaquement sec répercuté par l’écho dans le silence du bâtimentdésert.

Bossard souffla la lampe, remit précipitammentson tournevis dans sa poche et se redressa éperdu.

Il ne se sentait plus une goutte de sang dansles veines.

Ses dents claquaient.

Maintenant, on montait lentementl’escalier.

– Bon sang de bon sang !s’écria-t-il, le capitaine n’est pas parti… Quelleguigne !

Il se vit, comme une bête traquée par leschiens ; une seconde, il songea à redescendre dans la cour dela caserne, à regagner sa cellule.

Il n’avait pas le temps, les pas serapprochaient.

Il tourna avec effarement dans la pièce,cherchant sans espoir une cachette.

Il ne savait plus ce qu’il faisait.

Il vit une banquette et essaya de se fourrerdessous, il ne put y réussir, la place manquait.

Cependant, on avait fait halte devant la portedu bureau, Bossard entendit un bruit de voix. On mit une clef dansla serrure.

– Je suis flambé ! grommela-t-il,cette fois, ça y est ! voilà le capitaine qui rentre…

Mais, tout à coup, il aperçut les grandsrideaux verts qu’il avait lui-même tirés pour masquer lafenêtre.

Il était sauvé.

Il se rua dans l’embrasure de la fenêtre, tirasur lui les rideaux et demeura immobile, retenant son souffle.

Il était temps.

Il entendait son cœur battre à grands coupsdans sa poitrine. Il avait cru reconnaître la voix du capitaineMarchal et de Ronflot, son ordonnance. Il prêta l’oreille, mais lesnouveaux venus s’exprimaient – du moins à ce qu’il lui sembla – enanglais.

Ce qui, même en cet instant terrible,l’ennuyait le plus, c’était d’être plongé dans les ténèbres, de nepouvoir jeter le moindre coup d’œil dans la pièce.

Il eût été trop dangereux de vouloir risquerun mouvement, qui eût fait remuer les rideaux qui le cachaient.Bossard se résigna à l’immobilité et au silence.

D’ailleurs, ce n’était ni Marchal ni Ronflotqui venaient d’entrer dans le bureau. C’était… lord Willougby etson secrétaire Gerhardt.

– Enfin, nous voici au cœur de la place,dit ce dernier – non pas en anglais, comme l’avait cru Bossard,mais en allemand.

– Jusqu’ici tout a bien marché, réponditl’autre en frottant une allumette bougie. On dirait que Marchallui-même a pris la précaution de tirer les rideaux pour que nous nesoyons pas aperçus de la cour de la caserne…

– Mais, voici justement une lampe. Jevais l’allumer.

Et Gerhardt saisit à pleines mains le verre delampe. Il le rejeta bien vite avec un juron, il venait de se brûlerla main.

– Que fais-tu ? demanda lordWillougby avec impatience. Dépêche-toi d’allumer, tu sais que nousn’avons que très peu de temps devant nous !

– C’est que, répondit Gerhardt enbaissant la voix, il se passe quelque chose de très grave. Ce verreest brûlant. La lampe devait être allumée il y a quelques secondesà peine. On a dû l’éteindre en nous entendant monter.

Les deux complices échangèrent un regardterrifié.

– Le capitaine Marchal est peut-être deretour, balbutia Gerhardt d’une voix étranglée.

– C’est impossible, on l’a vu monter dansle train d’Étaples. Puis, s’il est là, ce sera tant pis pourlui !

Et lord Willougby avait tiré de la poche deson pardessus un browning de petit calibre et se tenait prêt àtirer.

La lampe que Gerhardt s’était hâté de rallumerleur montra la pièce déserte.

– C’est à n’y rien comprendre, grommelalord Willougby. Pourtant il n’y a personne ici.

Comme en réponse à cette phrase, un légercraquement se produisit dans la pièce.

C’était Bossard qui, fatigué de garder la mêmeposition dans sa cachette venait de faire crier le parquet sous sesgros souliers à clous.

Gerhardt regardait attentivement du côté d’oùle bruit était parti…

Tout à coup, il mit la main sur l’épaule deson maître, et silencieusement, lui montra les souliers de Bossarddont l’extrémité passait un peu au-dessous des rideaux.

– Que faire ? demanda Gerhardt, àvoix basse.

– Allons, fit lord Willougby qui avaitreconquis tout son sang-froid, ne tremble pas ainsi : ce nepeut être ni Marchal, ni son ordonnance, qui sont cachés là. Jepense plutôt que c’est quelque vulgaire malfaiteur.

– Alors ?

– Il faut nous emparer de l’individu,quel qu’il soit, avant qu’il ait eu le temps de se reconnaître.

– Mais si ce n’était pas unmalfaiteur ?

– Va toujours. Exécute mes ordres et net’inquiète pas du reste.

Après s’être concertés pendant quelquesminutes encore, le maître et le valet se rapprochèrent de lafenêtre sur la pointe des pieds.

Sur un signe de son maître, Gerhardt tirabrusquement les rideaux.

Bossard se trouva en face de lord Willougby,qui lui appuyait sur le front le canon de son browning, avantd’avoir eu le temps de faire un mouvement pour se mettre endéfense.

– Tiens, c’est un soldat ! fitGerhardt d’un ton parfaitement détaché.

– Je ne suis pas un voleur !balbutia le malheureux avec angoisse. Ne me tuez pas !

– Alors que faites-vous ici ?demanda sévèrement lord Willougby.

– Je vais vous dire…

– Vous écoutiez sans doute notreconversation ? demanda Gerhardt avec méfiance.

– Je n’ai rien compris, je vousjure !

– Somme toute, reprit gravement lordWillougby, vous vous êtes introduit pour cambrioler dansl’appartement de mon ami Marchal où vous ne comptiez trouverpersonne ?

– Mais non ! répliqua Bossard avecune énergie désespérée, je ne suis pas un malfaiteur.

– C’est ce que nous allons voir ! Etd’abord, videz vos poches.

Sous la menace du revolver, Bossard, tellementdémoralisé qu’il ne trouvait rien à répondre, dut s’exécuter.

Le premier objet qu’il exhiba fut letournevis, puis le couteau à cran d’arrêt.

Gerhardt eut un ricanement sauvage.

– Voilà, fit-il, deux outils qu’on netrouve pas souvent dans la poche des honnêtes gens. Inutile denier, n’est-ce pas ? Vous êtes pincé en flagrant délit.

– C’est tant pis pour vous, dit lordWillougby d’une voix dure, je vais vous faire arrêter. Mon amiMarchal ne pourra que m’approuver : Gerhardt, ouvrez lafenêtre et demandez main-forte.

Bossard tremblait de tous ses membres. Il sevoyait déjà traduit devant le conseil de guerre, non plus pour unepeccadille mais pour une action infamante, qui lui vaudrait desannées et des années de travaux forcés à perpétuité. Il perdait latête, balbutiait des phrases incohérentes.

– Par pitié, supplia-t-il, ne me perdezpas… Je vous jure que je suis innocent.

– Alors, ordonna Gerhardt qui avaitgrand-peine à retenir un sourire ironique, expliquez-vouscatégoriquement. Tout autre que moi vous eût déjà brûlé lacervelle : j’aurais été en droit de le faire. Et d’abord, quiêtes-vous ?

– Je me nomme Bossard, répondit le soldatdont les dents claquaient de terreur. J’ai rossé des Allemands quiavaient insulté la France… J’étais sorti sans permission… Je vaispasser au conseil, alors…

– Parbleu, fit lord Willougby àdemi-voix, c’est le soldat dont on nous a parlé ce matin.

Tout en parlant, il avait abaissé le canon deson browning.

– Je comprends, fit-il en paraissant seradoucir, vous étiez en cellule et vous avez trouvé moyen de vousévader ?

– Oui, c’est bien cela, répondit Bossard,vaguement rassuré par ce changement d’allure, mais pour gagner larue, il me fallait traverser le bureau du capitaine. Je ne pouvaispasser que par là.

– Et, avec votre tournevis, vous comptiezdévisser la serrure ?

– Oui, monsieur.

– J’aime mieux cela pour vous, mais, jedoute cependant qu’on vous croie, quand vous donnerez cetteexplication-là aux membres du conseil de guerre. En tout cas, notredevoir est tout indiqué, nous allons vous remettre entre les mainsde l’autorité militaire.

– Ne faites pas cela !…

– Si nous agissions autrement, nousdeviendrions vos complices.

– Mais, le fait d’être surpris iciaggrave mon cas de la façon la plus terrible ! Tenez,monsieur, vous auriez mieux fait tout à l’heure, de me brûler lacervelle ! J’aurais préféré cela…

Lord Willougby et Gerhardt qui riaient souscape du désespoir du pauvre diable se concertèrent quelque temps àvoix basse.

– Eh bien ! non, fit tout à couplord Willougby avec une feinte émotion. Je ne vous livrerai pas.Tout bien réfléchi, vous me semblez plus imprudent que coupable.Tant pis pour moi si je me laisse abuser par votre air defranchise !…

– Oh ! monsieur, si c’étaitpossible !

– J’ai pitié de votre lamentablesituation. Je veux vous sauver. Attendez un instant…

Lord Willougby avait tiré un carnet de sapoche. Il griffonna quelques lignes sur un des feuillets, puis ledétacha et le mit sous enveloppe.

– Prenez cette lettre, dit-il à Bossard,qui n’osait en croire ses oreilles, vous la remettrez au capitainedu yacht le Nuremberg qui met à la voile demain, au pointdu jour. Une heure plus tard, vous serez en sûreté à Douvres. LeNuremberg appartient à un de mes amis, qui, sur marecommandation, vous fournira des vêtements civils…

– Oh ! monsieur, comment vousremercier ? Vous me sauvez la vie !

Et Bossard, dans une sorte de vertige, s’étaitrué sur la porte de sortie.

– Pas si vite, fit lord Willougby, il mereste encore une recommandation à vous faire. Ne parlez à personnedu service que je vous ai rendu ; ne racontez jamais de quellefaçon vous avez réussi à vous évader. Vous devez comprendre que, sij’ai eu pitié de vous, il est de votre devoir de ne pas mecompromettre par vos bavardages.

« S’il arrivait jamais à savoir que j’aifavorisé votre fuite, le capitaine Marchal, qui est mon meilleurami, se fâcherait avec moi et, qui sait même, tant il a le culte dela discipline, s’il ne me dénoncerait pas…

– Je vous donne ma parole d’honneur de nejamais parler à personne de l’homme généreux auquel je dois la vie.D’ailleurs, je ne connais pas votre nom…

– Il est parfaitement inutile que vous leconnaissiez. L’ignorant, vous n’aurez pas la tentation de commettredes indiscrétions.

Lord Willougby réfléchit un instant, puis,regardant Bossard bien en face il lui demandabrusquement :

– À propos, est-ce que vous avez del’argent pour vivre en Angleterre ?

– Ma foi non ! J’ai juste vingtfrancs. Mais, je suis solide à la besogne, je chercherai del’ouvrage, je me débrouillerai.

Lord Willougby eut un singulier sourire, puis,après une seconde de réflexion, il prit un portefeuille et en tiraune bank-note de vingt livres qu’il tendit à Bossard.

– Tenez, lui dit-il, voici une petitesomme qui vous permettra d’attendre que vous ayez trouvé dutravail. Sur une terre étrangère, la lutte pour la vie estquelquefois très dure.

Bossard, tout confus de tant de bonté,balbutiait de vagues remerciements.

– Ah ! monsieur, comment pourrai-jejamais…

– Ne parlons pas de cela, fit lordWillougby avec un geste de grand seigneur, mais, si j’ai un bonconseil à vous donner, c’est de filer au plus vite. Le capitaineMarchal n’a pu partir pour Étaples comme il le fait chaque samedi.Il est en ville et m’a envoyé l’attendre ici. Il peut rentrer d’uneminute à l’autre. Vous devez comprendre que je ne tiens guère à cequ’il vous rencontre ici…

Bossard ne se fit pas répéter deux fois cesalutaire avertissement.

Il salua, dégringola quatre à quatre lesmarches de l’escalier et, une fois dans la rue, se mit à courirdans la direction de l’avant-port.

Il n’eut pas de peine à trouver le navire dontlord Willougby lui avait indiqué exactement la situation et quiétait mouillé très loin des autres, à l’extrémité de la jetée.

Pas une lumière ne brillait à bord, maisBossard ne s’arrêta pas à ce détail.

Il franchit délibérément la passerelle ets’avança vers les cabines installées à l’arrière. Mais il n’avaitpas eu le temps de faire trois pas sur le pont qu’il se sentitempoigner par deux bras vigoureux, en même temps qu’on lui appuyaitsur le front le canon d’un revolver.

– Ne bouge pas ou tu es mort, murmura unevoix à son oreille.

Beaucoup à la place du marsouin eussent ététerrifiés, mais Bossard, au cours de ses campagnes aux colonies enavait, comme on dit, vu bien d’autres.

Il se rendait très bien compte que sa façon des’introduire à bord, à une pareille heure de la nuit pouvait trèsbien donner lieu à une méprise, et il pensa qu’on l’avait sansdoute pris pour un de ces dangereux rôdeurs des quais, quicambriolent les navires mal surveillés.

– Pas de blagues, répondit-iltranquillement à ses mystérieux agresseurs – car ils étaient deux,celui qui lui avait pris les poignets et celui qui tenait lerevolver, – Je suis chargé d’une lettre pour le capitaine, de lapart de lord Willougby.

– C’est différent, fit un des hommes.Alors, venez avec moi.

Bossard se sentit entraîné jusqu’à une descabines de l’arrière, dont la porte se referma sur lui.

Un des deux hommes qui était entré en mêmetemps, tourna le commutateur électrique. Bossard se trouva enprésence d’une sorte de géant à la barbe rousse, au front carré,dont les yeux étaient protégés par de larges lunettes bleues. Ilportait un uniforme de lieutenant. Pendant quelques secondes, ilexamina le soldat avec une profonde attention.

– Asseyez-vous là, mon garçon, dit-ilenfin, et donnez-moi votre lettre.

Bossard obéit silencieusement à cetteinjonction.

Dans le trouble où l’avaient jeté lesdramatiques événements de cette soirée, il n’avait même pas eul’idée de regarder la suscription de la missive que lui avaitremise lord Willougby.

Ce ne fut qu’à ce moment même qu’il s’enaperçut et qu’il regretta sa négligence. Mais, déjà soninterlocuteur, après avoir parcouru la lettre d’un coup d’œil,l’avait fait disparaître dans sa poche.

– Vous avez de la chance d’être protégépar mon ami lord Willougby, dit alors l’homme aux lunettes. Nousallons précisément lever l’ancre dans quelques heures. Maisauparavant – je parle dans votre intérêt – il y a une précautionque vous feriez bien de prendre.

– Laquelle ?

– Celle de changer de costume. Il ne fautpas que vous soyez condamné par défaut pour vol d’équipements. Jeme charge de faire parvenir vos effets à l’autorité militaire.

– Je vous remercie, murmura Bossard, trèstouché de l’intérêt qu’on lui témoignait, je n’avais pas pensé àcela.

– J’y ai pensé pour vous. Je vais vousconduire à la cabine que vous devez occuper et l’on va vous trouverun pantalon et une vareuse de matelot à votre taille.

Dix minutes plus tard, la transformation étaitopérée et l’homme aux lunettes se retirait emportant l’uniforme deBossard qu’il laissa seul dans sa cabine.

Le marsouin se jeta sur l’étroite couchetteet, brisé par la fatigue et les émotions, il tomba dans une sortede demi-sommeil fiévreux.

Mais il n’était pas encore assez profondémentendormi pour ne pas entendre, au bout de quelques instants, ungrincement étouffé qui venait de la serrure de la cabine.

Il comprit qu’on l’enfermait à clef ; ilne se formalisa pas outre mesure de cette soupçonneuse précaution.Après tout, les gens du navire ne le connaissaient pas et ilsétaient dans leur droit, en montrant quelque méfiance.

Sur cette judicieuse réflexion, Bossards’endormit pour tout de bon et ronfla bientôt, de façon à fairetrembler les sonores cloisons de pitchpin de la cabine où il étaitenfermé.

Quand il se réveilla, il faisait grand jour,les rayons du soleil étincelaient gaiement sur la mer que Bossardapercevait par le hublot placé en face de sa couchette.

Bossard se frotta les yeux, tout surprisd’abord de se voir vêtu d’une vareuse bleue sur laquelle s’étalaitun K majuscule, brodé en rouge.

Puis, tout à coup, il se rappela lesévénements de la veille et poussa un profond soupir en songeant àsa chère Germaine.

Mais il n’entrait pas dans son caractère de semontrer soucieux de l’avenir et cette insouciance était volontiersteintée d’optimisme.

– Tout va bien, murmura-t-il. Le pluspressé était d’éviter le conseil de guerre. Voilà qui est fait. Lafête du 14 Juillet n’est pas loin et, d’ici là, j’écrirai àGermaine de venir me rejoindre. Ce lord Willougby est décidément unbrave type !

Et il tâta joyeusement dans la poche de savareuse, le portefeuille crasseux où il avait placé la banknote devingt livres.

Après avoir procédé sommairement à satoilette, il constata avec satisfaction que la porte de la cabinen’était plus fermée à clef et il monta sur le pont, où les hommesde l’équipage allaient et venaient, occupés à divers travaux. Aucund’eux ne fit attention à lui. Il pensa qu’ils avaient reçu desordres le concernant spécialement et il alla s’accouder aubastingage.

Une chose le surprenait maintenant. Iln’ignorait pas que le trajet de Boulogne à Folkestone est trèscourt et il s’étonnait qu’on ne fût pas déjà arrivé enAngleterre.

La côte qu’il apercevait comme une mince etlongue ligne pâle au fond de l’horizon lui semblait au contrairetrès lointaine et on eût dit que le navire, au lieu de s’enrapprocher, s’en éloignait de minute en minute.

Il était plongé dans ces réflexions lorsqu’unemain se posa familièrement sur son épaule.

Il se retourna. L’homme aux lunettes bleuesétait devant lui, la face illuminée d’un bon sourire.

– Eh bien ! mon garçon, fit-il…avez-vous bien dormi ?

– Admirablement.

– Je vais vous faire servir àdéjeuner.

– Merci bien, monsieur, répondit Bossarden ôtant poliment le béret qui avait remplacé son képi… mais,puis-je vous demander si nous serons bientôt enAngleterre ?

L’homme eut un gros rire.

– Nous n’allons pas en Angleterre !fit-il.

Bossard tombait de son haut.

– Où allons-nous donc ? demandaBossard au bout d’un instant.

– À Hambourg, mon garçon. Nous devionsrelâcher à Douvres ou à Folkestone, mais le capitaine a changéd’avis.

« D’ailleurs, se hâta-t-il d’ajouter, àHambourg, vous serez tout aussi bien qu’en Angleterre et, par lasuite, il vous sera très facile de vous y rendre.

Bossard demeurait silencieux en proie à unevéritable consternation.

Sans en bien démêler encore les raisons, ilcommençait à comprendre qu’il était tombé dans un piège et il serepentait amèrement d’avoir obéi aux suggestions de lordWillougby.

Pourtant, il conservait encore des doutes.

– À qui donc appartient ce navire ?demanda-t-il tout à coup à l’homme aux lunettes qui, depuis uninstant, le contemplait avec une curiosité gouailleuse.

– Vous n’êtes donc au courant de rien,fit l’autre, jouant l’étonnement. Ce yacht se nomme leNuremberg, et il appartient au célèbre millionnaireallemand von der Kopper, dont, ajouta-t-il railleusement, vousportez les initiales sur votre vareuse.

Bossard poussa un juron terrible et ferma lespoings.

– Alors, je suis chez les Boches ?s’écria-t-il avec rage.

– Dame, répliqua tranquillement soninterlocuteur, ce n’est pas moi qui suis allé vouschercher !

Et pendant que Bossard demeurait à la mêmeplace, anéanti et comme foudroyé par cette révélation, il luitourna le dos et se dirigea en sifflotant vers l’autre extrémité dupont.

Chapitre 7SUR L’« OBÉRON »

La fête que donnait ce soir-là, lord Willougbyà bord de son yacht l’Obéron était une des plusmagnifiques que l’on eût vues depuis longtemps.

L’Obéron, sans avoir les dimensions« Kolossales » du Nuremberg – le yacht de vonder Kopper – était aménagé avec le plus grand luxe.

Le pont du navire, passé à la brique et aussinet, aussi luisant que le parquet d’un salon, avait été caché sousde précieux tapis d’Orient et il était presqu’entièrement recouvertpar une immense tente de toile écrue, doublée intérieurement dedraperies de soie orange, à grandes arabesques vert pâle et vieuxrose, du modern style anglais le plus pur.

Les cabines de l’arrière avaient ététransformées pour la circonstance en vestiaires et en petitssalons.

Le buffet, installé dans la salle à manger,étincelait de cristaux et de vaisselle plate et offrait à l’appétitdes invités ses plateaux chargés de fruits exotiques, de pâtés, deconfitures et de pâtisseries de tous genres. Des bouteilles detoutes formes, des flacons casqués d’or, complétaientharmonieusement ce décor gastronomique, au milieu duquel setenaient les maîtres d’hôtel, graves comme des diplomates.

Les matelots, vêtus de chandails aux initialesdu noble lord se tenaient près de la coupée, attentifs àdébarrasser les dames de leurs manteaux, les officiers de leurcaban ou de leur pèlerine.

Des massifs de fleurs et d’arbustes raresavaient été disposés un peu partout et dissimulaient des lampesélectriques voilées d’abat-jour de soie qui répandaient une lueurtrès douce.

Grâce à des draperies élégamment plissées, onavait improvisé aux deux extrémités du pont des boudoirs et dessalles de jeu.

Un nombreux orchestre exécutait les pluscélèbres valses, en attendant le cake-walk, la matchiche et letango, réservés pour après le souper, quand les personnagesofficiels qui devaient honorer la fête de leur présence auraientbattu en retraite.

Impeccable et souriant, lord Willougbyaccueillait lui-même ses invités et la cordialité de ses poignéesde main, sa distinction, sa bonhomie hautaine charmaient les plusexigeants.

Miss Arabella Willougby, vêtue d’une robe,couleur tango, qui soulignait agréablement ses formes opulentes,excitait l’admiration générale.

Une parure de perles orientales faisaitressortir la blancheur de ses épaules et de sa gorge, discrètementdécolletée, et un diadème de brillants scintillait dans sa noirechevelure comme un ver luisant dans les ténèbres.

Toute la haute société de la ville, tous lesofficiers des navires anglais et français mouillés en rade étaientlà, heureux de célébrer cette entente cordiale qui réunissait lesdeux peuples les plus civilisés de l’univers dans une étroitecommunauté de vues, d’intérêts et d’aspirations.

Le pont du yacht se trouva bientôt encombréd’une foule brillante et parée.

Chacun s’extasiait sur la magnificence et lebon goût de cette fête, impatiemment attendue depuis plusieursjours, chacun félicitant le gentleman millionnaire de dépenser decette charmante et artistique façon ses immenses revenus.

Le général Pierre de Bernoise et sa filleYvonne, qui avaient cru devoir assister à la fête, venaient derecevoir de lord Willougby l’accueil le plus empressé et le plusflatteur et avaient disparu dans la cohue des danseurs lorsqueRobert Delangle parut.

Le reporter – comme il l’avait dit à son ami,le capitaine Marchal – n’aurait eu garde de manquer à une solennitémondaine de cette importance.

Il alla tout d’abord serrer la main dupropriétaire du yacht avec lequel il s’était déjà rencontré aucasino.

– Ma foi, dit celui-ci en riant, je croisque, si cela continue, la fête ne manquera pas d’entrain. Elle nefait que commencer et déjà, je suis débordé par le flot desdanseurs.

– Milord, laissez-moi vous exprimer toutemon admiration. Votre fête est splendide et réussie de tout point.Je ne manquerai pas d’en rendre compte dans mon journal.

– Je vous remercie… Mais je vous quitte,on me réclame dans dix endroits à la fois…

Tous deux se saluèrent en souriant.

Quelques minutes plus tard, lord Willougbyvoyait le joyeux reporter disparaître enlacé à miss Arabella dansle tourbillon d’une valse.

– Ce gaillard-là n’a pas l’air biendangereux, songea-t-il. Cette chère Arabella est vraiment par tropméfiante.

À ce moment, Gerhardt s’approcha toutdoucement de son maître.

– Le bal est devenu une vraie cohue,murmura-t-il. Je crois, ma parole, que ces diables de Françaisdeviennent enragés dès qu’il s’agit de danse et de musique…

– Eh bien ?

– Je crois qu’il vaudrait mieux allerlà-bas, maintenant que plus tard.

– Tu as raison, l’instant est tout à faitpropice. Nous pouvons nous absenter une heure ou plus, sans quepersonne s’en aperçoive.

– Oh ! nous ne serons pas plus detrois quarts d’heure, j’ai toutes les clefs et surtout, la plusimportante, celle du coffre-fort.

– Je sais.

– Que décidez-vous ?

– Je suis de ton avis. Plus tard, ausouper, la moitié de mes invités seront partis, on se comptera, ons’examinera…

– Et vous savez qu’il est essentiel que,pour tout le monde, vous n’ayez pas quitté le bal.

– Eh bien, c’est entendu, va prévenirArabella que je m’absente pour une heure au plus et qu’elle veilleà ce que l’animation et l’entrain ne faiblissent pas uninstant…

Dix minutes plus tard, lord Willougby etGerhardt, le col de leurs pelisses remonté jusqu’aux oreillesfranchissaient la passerelle sans que personne fît attention àeux.

Par prudence, ils évitèrent de se servir del’auto. C’est à pied, en causant tranquillement comme de bravesgens qui regagnent leur logis, qu’ils arrivèrent jusqu’à la portedu capitaine Marchal.

La rue était déserte. Pas une lumière nebrillait aux fenêtres des maisons voisines.

Sans se presser, Gerhardt ouvrit la porte avecles fausses clefs dont il était muni.

On a vu, dans le chapitre précédent, quellefut la surprise des deux malandrins en découvrant l’infortunéBossard, blotti derrière les rideaux, dans l’embrasure de lafenêtre.

Une fois délivrés des inquiétudes que leuravait causées sa présence, ils se sentirent complètementrassurés.

– Cet imbécile m’a fait peur, grommelaGerhardt. Je tremble encore en pensant qu’il eût pu très bien, dederrière son rideau, nous voir « travailler » et nousdénoncer ensuite.

– Heureusement que j’étais là, fit lordWillougby, d’un ton de supériorité. Si tu avais été seul, je medemande ce qui serait arrivé.

– Oh ! moi, j’aurais brûlé lacervelle à ce drôle !

– Ce qui nous aurait mis dans le plusgrand embarras… Mais, assez causé. Ouvrons le coffre-fort. C’est làque, sans nul doute, se trouvent les plans du fameux avionblindé.

Gerhardt prit dans sa poche la minuscule clefdont miss Arabella avait su si adroitement prendre l’empreinte sansque le capitaine Marchal s’en aperçût.

– Surtout, recommanda lord Willougby, pasde bruit et faisons vite… Il faut soigner notre alibi, on ne saitjamais ce qui peut arriver. Je veux que nous soyons promptement deretour, que tous mes invités puissent jurer, au besoin, que je n’aipas quitté le yacht une seule minute.

Gerhardt avait déjà mis la clef dans laserrure.

– Ça ne traînera pas, murmura-t-il, laserrure est tout ce qu’il y a de plus simple. Décidément, cesFrantzouze ne sont pas malins !

– Dépêche-toi ! répéta lordWillougby, avec impatience.

Il y eut un moment de silence pendant lequelon n’entendit que le tic-tac du déclic de la serrure àcombinaison.

Puis, brusquement, la porte massives’ouvrit.

Les deux bandits explorèrent rapidement lestablettes.

– Rien ! s’écria Gerhardt avecrage.

– Il a dû mettre les plans dans sa valiseau dernier moment.

– Je crois plutôt qu’il les porte surlui…

– En tout cas, nous sommes floués !Tout est à recommencer.

– Cela dépend.

– Que veux-tu dire ?

– Eh bien, et cette liasse de billets debanque ?

– Oui, j’ai compris, donne-les-moi. Lesbillets de banque nous fourniront peut-être le moyen d’avoir lesplans.

Lord Willougby prit des mains de Gerhardt lesquarante billets bleus donnés le matin même à Marchal par legénéral de Bernoise et les fit disparaître dans la poche intérieurede sa pelisse.

– Tu peux refermer, Gerhardt.

– Attendez un peu, il y a là des papiers,des lettres…

– Fais voir !…

– Voilà… Mais je crois à première vue quec’est des papiers de famille, rien d’intéressant.

– Donne toujours.

D’un coup d’œil rapide, lord Willougbyparcourut les paperasses. À mesure que son maître les avait lues,Gerhardt les remettait soigneusement à la place où il les avaitprises.

À la fin… Gerhardt mit la main sur un petitcarnet sur les pages duquel Marchal, en des heures de désœuvrementsentimental, s’était parfois amusé à noter ses impressions.

Lord Willougby lut avec un ricanement.

« Vendredi, bal à la sous-préfecture.

« J’ai eu l’immense joie de faire danserMlle Yvonne de Bernoise et de m’entretenirlonguement avec elle.

« C’est une exquise personne. Malgré toutje sens que je l’aimerai toujours et que je n’aimerai jamaisqu’elle. Toute la soirée, elle m’a tenu sous le charme… Pourquoifaut-il que je ne puisse jamais songer à demander samain… »

Une dizaine de pages étaient consacrées àcélébrer l’intelligence, le grand cœur et la beauté d’Yvonne.

Lord Willougby lut jusqu’au bout ces notulessentimentales.

– Bon, grommela-t-il, voilà de quoiembêter un peu cette orgueilleuse Arabella.

Et, tirant de sa poche un canif, il coupasoigneusement les quelques pages où il était question d’Yvonne puisil rendit le carnet à Gerhardt.

– Tiens, lui dit-il, range cela… Fermevite et allons-nous-en !

– Ne vaudrait-il pas mieux laisser lecoffre-fort grand ouvert, culbuter les tiroirs du bureau, etrenverser les chaises ?

– Pour simuler un cambriolage vulgaire…Mais, pas du tout, je te le défends bien !… Tout doit demeurerparfaitement en ordre. Il ne faut pas qu’on puisse attribuer notrevisite à des malfaiteurs ordinaires.

– À qui donc, alors ?

– Fais ce que je dis et ne t’occupe pasdu reste !…

Gerhardt s’empressa d’obéir. Il referma lecoffre-fort et remit tout en ordre. Il poussa même la précautionjusqu’à essuyer soigneusement avec un mouchoir, la lampe, lecoffre-fort, le dossier des chaises, tous les endroits où sonmaître et lui avaient pu laisser des empreintes digitales.

Après s’être assurés qu’ils ne laissaientderrière eux aucun indice révélateur, ils regagnèrenttranquillement la rue déserte.

Somme toute, ils étaient assez satisfaits.

Lord Willougby comptait tirer parti de façontrès habile, des quarante mille francs volés. L’embarras où ce volallait plonger le capitaine Marchal était, dans le jeu de l’espion,un atout très important. En outre lord Willougby s’applaudissait dela façon élégante et rapide dont il s’était débarrassé du soldatBossard.

Gerhardt, lui, conservait quelques inquiétudesà ce sujet.

– Nous aurions mieux fait, grommelait-il,de nous débarrasser de ce gaillard-là. Il n’y a que les morts quine parlent pas.

– Tu es stupide. Demain soir, il sera àHambourg !

– Bon, mais s’il lui prenait l’idée derevenir.

– Il ne peut pas, il serait coffré commedéserteur ; d’ailleurs, notre brave police allemande l’enempêcherait. J’ai donné des instructions en conséquence.

Gerhardt savait, par expérience, combien sonmaître était autoritaire. Il n’osa plus faire aucune objection.

Les deux complices continuèrent donc àcheminer silencieusement, mais à une centaine de mètres du yacht,ils se séparèrent.

La prudence la plus élémentaire leurcommandait de ne rentrer dans le bal qu’isolément.

Ils se glissèrent dans la foule des badaudsqui, derrière la longue file des autos et des voitures,stationnaient sur le quai, pour admirer de plus près le yachtpavoisé et illuminé, entièrement garni de lampes à incandescencequi dessinaient toutes les lignes de la mâture et desgréements.

Au-dessus de la grande vergue, un vastecartouche reproduisait avec des feux colorés les armoiries del’illustre lord.

L’annonce d’un feu d’artifice qui devait êtretiré sur la rade avait encore contribué à surexciter l’enthousiasmeet la curiosité de la population.

Grâce à la bousculade inévitable en pareilcas, lord Willougby put regagner le yacht sans avoir été vu… ettout d’abord il alla dans sa cabine se débarrasser de sa pelisse etmettre en sûreté son butin.

Il venait à peine d’en sortir lorsque Gerhardtle rejoignit tout effaré.

– Eh bien ! balbutia-t-il. Nousavons commis une fameuse gaffe !

– Hein ?

– Mais oui. Nous avons oublié de tirerles rideaux et d’ouvrir la fenêtre du bureau du capitaine.

– Voilà qui est ennuyeux, murmural’espion d’un air bourru.

– Rassurez-vous. Le mal est réparé, j’aisauté dans un taxi qui m’a descendu à quelque distance de lacaserne et je suis courageusement remonté là-haut.

– Tout est en règle ?

– Oui, conformément à ce que nous araconté le soldat Bossard, j’ai tiré les rideaux, ouvert la fenêtreet refermé les persiennes. Le capitaine, en revenant lundi matin,trouvera les choses telles qu’il les a laissées.

Lord Willougby eut un sourire.

– C’est très bien cela, fit-il, je suisparfois en colère après toi, mais je sais reconnaître qu’au fond,tu es toujours mon prudent et fidèle Gerhardt. Mais, séparons-nous.Il est indispensable qu’on me voie, que tout le monde me voie, oucroie m’avoir vu…

Gerhardt s’éclipsa tout fier du compliment queson maître – en général assez avare de louanges – venait de luiadresser.

Lord Willougby se dirigea nonchalamment versle buffet et se fit servir une coupe de champagne glacé.

Il y avait à peine trempé ses lèvres qu’ilaperçut, à deux pas de lui, Robert Delangle.

– Où diable étiez-vous donc passé, moncher lord ? demanda le reporter, qui, très observateur de sanature, avait été un des rares à remarquer l’absence dupropriétaire du yacht.

– Je n’ai pas bougé d’ici, répliqual’autre avec une nuance d’embarras. Je vous cherche partout depuisun bon moment.

– Je dansais.

– Avec ?

– Miss Arabella elle-même.

– J’en suis charmé. Ma sœur, qui est unpeu capricieuse et à laquelle tout le monde n’a pas le don deplaire a pour vous une réelle sympathie. Mais, j’espérais plutôtvous rencontrer à une table de jeu. J’ai été surpris de ne pas vousy trouver.

– Bah ! fit gaiement le reporter, ilfaut varier ses plaisirs. Hier, je jouais, aujourd’hui jedanse…

– Vous savez que vous me devez unerevanche. Notre dernière partie au casino…

– À votre disposition.

Il ne put continuer sa phrase. Pris dans letourbillon vertigineux d’un groupe de valseurs il se trouvaentraîné très loin du lord. Celui-ci s’était dirigé vers lescabines ; il tenait à faire constater sa présence au plusgrand nombre possible d’invités.

Robert se trouva, lui, soudainement porté àquelques pas du général de Bernoise qu’il saluarespectueusement.

Le général paraissait de bonne humeur. Ilfélicita le journaliste sur les articles fortement documentés qu’ilavait publiés pendant la guerre des Balkans.

– Puis, ajouta malicieusementM. de Bernoise, il faut aussi que je vous complimente survos succès au jeu. Il n’est bruit que de cela, vous avez,paraît-il, une veine insolente.

– On exagère, dit Robert un peu honteux,je ne suis pas ce qu’on appelle un joueur, mais quand je m’ennuie –quand il n’y a en Europe aucune guerre intéressante à suivre – jefais appel à toutes les distractions possibles et imaginables.

– Ce qu’il y a de pis, continua legénéral d’un ton moitié sérieux, moitié plaisant, c’est que vousdébauchez mes officiers les plus sérieux.

– De qui voulez-vous donc parler, mongénéral ?

– Tenez, par exemple, il y a le capitaineMarchal ! Avant votre arrivée à Boulogne, on ne le rencontraitjamais nulle part ; il ne sortait guère de son cabinet detravail. Vous en avez fait, paraît-il, par votre seul exemple, unjoueur enragé.

– Moi ?

– Mais oui, vous, du moins, s’il faut encroire ce qu’on raconte. On ajoute même que le capitaine auraitperdu au casino une grosse somme.

Robert était furieux de ce qu’ilentendait ; son visage s’était empourpré de colère etd’indignation, mais il fit un effort pour se contenir.

– Mon général, répondit-il, je vous suistrès reconnaissant de m’avoir mis au courant des méchants bruitsqui planent sur la réputation de mon ami Marchal.

– Je n’ai fait que vous répéter ce quetout le monde dit.

– Mon général, reprit le reporter avecchaleur, je vous donne ma parole d’honneur que le capitaine Marchala joué hier soir pour la première fois de sa vie et il est à cepoint mécontent de l’avoir fait qu’il s’est juré de ne plusrecommencer. J’ai dû même subir de sa part, à ce propos, unvéritable cours de morale.

Le général de Bernoise ne put s’empêcher desourire.

– Je vois, fit-il, qu’il ne faut pasattaquer vos amis en votre présence.

– Mon général, je ne fais que mon devoiren proclamant la vérité.

– Je suis d’ailleurs charmé que lecapitaine Marchal ne soit pas joueur, comme on avait essayé de mele faire croire.

– On s’était trompé. Je puis vousl’affirmer.

– Vous êtes, je le sais, le meilleur amidu capitaine, puisque nous parlons de lui en toute franchise, jevais vous mettre au courant d’une autre calomnie qui circule à sonsujet dans certains milieux. On affirme qu’il entretient demystérieuses relations avec miss Arabella.

Robert se récria avec d’autant plus desincérité qu’il ignorait les visites nocturnes de son ami chez labelle espionne.

– Voilà, s’écria-t-il, une fable quidénote une fertile imagination de la part de ceux qui l’ont mise encirculation. Il faudrait pour croire une pareille chose ne pasconnaître Marchal.

– Cependant il connaît miss Arabella.

– C’est possible, mais cela ne prouverien. Jamais, quoi qu’il soit invité chaque fois, il n’assiste àaucune des réceptions de lord Willougby. Vous le chercheriez envain ce soir.

– En effet, dit M. de Bernoise,je ne l’ai pas aperçu.

– Il est parti pour Étaples, passersagement, comme il le fait chaque semaine, la journée du dimanchechez son vieil oncle. Puis Marchal est très timide. Je le vois malfaisant la cour à l’orgueilleuse Anglaise… sans compter que lesétudes auxquelles il se livre ne lui laissent pas beaucoup deloisirs.

Cette véhémente protestation vint raffermirles secrètes conjectures du général ; il se reprocha d’avoirpu ajouter foi aux perfides insinuations d’une lettre anonyme.

– Monsieur le correspondant de guerre,dit-il gaiement, je suis tout à fait de votre avis. Le capitaineMarchal est passionné pour la science, et c’est une passion tropabsorbante pour n’être pas incompatible avec les autres…

À ce moment Yvonne vêtue d’une exquisetoilette blanche et bleue, un gros bouquet de camélias et de rosesblanches à la ceinture, revenait près de son père, reconduite parson valseur. Le charmant visage de la jeune fille était rose deplaisir.

– Père, murmura-t-elle, il fait ici unechaleur terrible ! Je meurs littéralement de soif.

– Prends mon bras, je vais te conduire aubuffet.

– J’accepte avec enthousiasme.

– Nous n’avons pas vu le capitaineMarchal, dit M. de Bernoise avec un malicieuxsourire.

– Je serais très étonné de le voirici ; le capitaine est tout à ses travaux ; il est bienrare qu’il assiste aux fêtes du genre de celle-ci.

Yvonne était ravie du brusque changement quis’était opéré dans la manière de voir de son père ; quelquesheures auparavant il paraissait furieux contre Marchal etmaintenant, il parlait de lui de la façon la plus cordiale.

– Père a eu un accès de mauvaise humeur,se dit-elle, et maintenant il n’y pense plus. J’avais eu tort dem’alarmer.

Le père et la fille parcoururent quelque tempsle salon, enchantés de tout ce qu’ils voyaient.

Tout à coup, ils se trouvèrent en face deRobert Delangle et le général profita de l’occasion pour présenterà sa fille le célèbre correspondant de guerre, dont les articles àsensation, présentés sous une forme très psychologique et trèslittéraire, avaient été traduits dans toutes les langues.

La jeune fille n’ignorait pas que Robert étaitun des meilleurs amis du capitaine Marchal ; elle fit aureporter le plus gracieux accueil.

Tout en devisant ils firent ensemble le tourdes salons et échangèrent quelques paroles avec miss Arabella.

Yvonne fut frappée de la beauté de la jeunefemme, mais tout à coup sans s’en expliquer à elle-même la raison,elle se sentit le cœur serré. Par une de ces étranges intuitionsqui se produisent plus souvent qu’on ne le croit, la belle Anglaiselui était devenue brusquement antipathique.

Quant à M. de Bernoise complètementrevenu de ses préventions, il se demandait comment il avait pus’imaginer un instant que le capitaine Marchal – pauvre et modeste,comme il le connaissait, – eût osé prétendre à la conquête del’orgueilleuse Arabella.

Pendant qu’il se livrait à ses réflexions, lajeune femme après avoir salué gracieusement le général et sa fille,s’était dirigée vers l’arrière du yacht.

D’un rapide coup d’œil elle s’assura quepersonne ne l’espionnait et se glissa dans la cabine de lordWillougby.

Quelques minutes plus tard, celui-ci quivenait de traverser les salons pour bien faire constater saprésence à ses invités ne tardait pas à la rejoindre.

– Avez-vous réussi ? demandaimpatiemment l’espionne à son complice.

– Oui et non, grommela le jeune homme. Jen’ai pas trouvé les plans de l’avion blindé. Marchal a dû lesemporter avec lui.

Arabella eut un geste de colère ; sesyeux étincelèrent ; toute sa physionomie revêtit uneexpression de mépris et de dureté extraordinaire.

– Vous êtes un maladroit, murmura-t-elle.J’aurais dû agir moi-même. Mais je ne veux pas porter la peine devotre incapacité ! J’écrirai à la Wilhelmstrasse qu’on vousremplace par un collaborateur plus intelligent. Vous savez pourtantque si mes renseignements sont exacts, la déclaration de guerre estimminente.

– Ayez donc un peu plus de patience,répliqua-t-il nerveusement ; je n’ai pas les plans, mais j’aile moyen de les avoir.

Et il expliqua comment il s’était emparé desbillets de banque trouvés dans le coffre-fort de l’officier et dequelle manière il comptait en faire usage.

– Somme toute, dit-elle, un peu calmée,vous avez agi pour le mieux. Le capitaine Marchal va se trouverentièrement à notre discrétion. Le général qui, grâce à la lettreanonyme, croit que son protégé est un joueur, ne prendra pas sadéfense et ne le croira pas.

– Vous avez peut-être eu tort de vousnommer dans cette lettre.

– Pas du tout, car de cette façon legénéral ne se doutera jamais que c’est moi qui l’ai écrite.

– Autre chose. Croyez-vous que lecapitaine viendra au rendez-vous que vous lui avez assigné pourcette nuit ?

– J’en suis sûre. Il m’aime à la folie,il s’imagine que je suis prête à l’épouser.

– Je n’en suis pas si sûr que vous. Saconduite à votre égard est bizarre et capricieuse. Il a refusécatégoriquement d’assister à notre fête et j’ai appris qu’il avaitété longtemps très épris de la fille du général de Bernoise.

– Ce que vous avancez là estexact ?

– Absolument et tenez voici un carnet quej’ai trouvé dans le coffre-fort et qui ne laisse subsister à cetégard aucun doute.

Avec une moue de dépit, miss Arabella avaitpris le carnet des mains de son complice, elle lut.

« Mademoiselle Yvonne est une exquisepersonne. Quoi qu’il puisse advenir je sens bien que je l’aimeraitoujours et n’aimerai jamais qu’elle… »

– Est-ce que ce Français se serait moquéde moi ? grommela-t-elle furieuse.

Puis après un moment de réflexion.

– Non, c’est impossible ; ces pagessentimentales doivent être antérieures à l’époque où il a fait maconnaissance ! Cependant je prendrai mes précautions ; ilne faudrait pas que cette jeune fille vînt se mettre en travers demes plans.

« Quoi qu’il en soit, conclut-elle, ilviendra certainement au rendez-vous. C’est là une question decourtoisie…

– Tâchez alors de le retenir le pluslongtemps possible, il faut qu’il soit vu à Boulogne alors qu’ilest parti ouvertement pour Étaples. On supposera tout naturellementqu’il n’est revenu en ville que pour prendre l’argent.

– C’est tout à fait juste. Soyeztranquille. Je ferai tout le nécessaire et, quoi qu’il arrive, jesuis persuadée que tout marchera très bien.

Les deux espions discutèrent encorequelques-uns des détails du plan machiavélique qui devait amener laperte du capitaine Marchal et regagnèrent les salons.

Parmi les invités un seul s’était aperçu deleur absence. C’était Robert.

Appuyé à une caisse d’orangers il demeuraitperdu dans ses réflexions. Plus que jamais il avait été frappé del’étrange ressemblance qui existait entre Arabella et la célèbre« dame noire des frontières » qu’il avait connue aumoment de la guerre balkanique.

– J’en aurai le cœur net, murmura-t-il.Dès demain je vais me mettre en campagne et me procurer desrenseignements exacts sur ce soi-disant lord et sa sœur. Leursallures mystérieuses, le luxe tapageur dont ils s’entourent, mesemblent suspects à plus d’un égard…

Tout en monologuant ainsi, Robert se frayaitun passage à travers la foule qui encombrait les salons d’en bas,chassée qu’elle était du pont par les serviteurs qui disposaientles petites tables du souper. Les côtés de la tente avaient étérelevés et la brise marine rafraîchissait délicieusementl’atmosphère enfiévrée.

Sur un signe de lord Willougby, l’orchestrejoua la Marseillaise et le God save the King puisaprès les applaudissements obligés, les invités prirent placeautour des tables.

L’enthousiasme devint du délire, quand, audessert, en même temps que sautaient les bouchons de champagne, lespremières fusées du feu d’artifice se lancèrent vers le ciel sombreen poignées d’étoiles de toutes les couleurs, en bouquets éclatantsqui allaient s’éteindre au loin sur les vagues qu’ils illuminaientde leurs feux versicolores.

La foule massée sur les quais poussait delongs vivats. Tout le monde s’extasiait sur le bon goût et lamagnificence du noble lord.

Avant le souper, le général de Bernoises’était retiré avec sa fille et d’autres officiers généraux avaientsuivi leur exemple. Les seuls invités restés après le feud’artifice étaient tous des jeunes gens et des jeunes femmes,ardents au plaisir, infatigables.

Le pont avait été en un clin d’œil débarrassédes tables du souper, il était redevenu une salle de bal où lescouples enlacés tournoyaient de plus belle.

À ce moment l’attention générale était retenuepar le bouquet final du feu d’artifice, déployant sur l’azur déjàplus pâle du ciel nocturne, comme un immense éventail depierreries.

Miss Arabella et Maud, sa femme de chambre,vêtues de longs manteaux et le visage dissimulé sous d’épaissesvoilettes mirent cet instant à profit pour quitter le yacht et seperdirent dans la foule encore nombreuse sur les quais.

Un quart d’heure plus tard, après s’êtreassurées que personne ne les avait suivies, elles pénétraient dansla villa.

Elles venaient à peine d’y entrer lorsqu’onfrappa discrètement à la porte. Après s’être assurée que lenocturne visiteur était bien le capitaine Marchal, la femme dechambre alla lui ouvrir et l’introduisit dans le petit salon où setenait miss Arabella.

Le capitaine serra la main à la jeune femmed’un air un peu contraint, il paraissait triste et pensif.

Arabella elle-même, malgré les efforts qu’ellefaisait pour bien jouer son rôle était visiblement distraite, enproie à quelque secrète préoccupation. Il y eut quelques minutesd’un silence embarrassé.

Pourtant, lorsque la jeune femme, débarrasséede son manteau, apparut éblouissante dans sa robe de bal, Marchalne put s’empêcher de la complimenter sur sa beauté.

– Flatteur ! dit-elle en riant, maispourquoi donc avez-vous l’air si sombre ce soir ? Vous devriezme remercier du sacrifice que je fais en quittant la fête pourvenir passer quelques instants avec vous.

– Je vous en suis infinimentreconnaissant, croyez-le…

– On ne le dirait pas. La meilleure façonde me prouver votre reconnaissance, c’est de vous montrer un peuplus gai, vous avez une mine d’enterrement.

– J’ai beaucoup de travail en ce moment,je suis un peu fatigué…

Puis prenant brusquement son parti, ilajouta :

– Mais ce n’est pas cela, il faut que, cesoir, je vous parle très franchement. Je crains que mes visites nefassent du tort à votre réputation. Déjà, je le sais, des potinsont circulé…

Marchal s’était enfin décidé à romprecourtoisement avec miss Arabella mais il était loin de s’attendre àla résistance qu’elle lui opposa.

– Que m’importent les potins et lescalomnies ? s’écria-t-elle avec colère. Je suis absolumentindépendante et d’ailleurs puisque vous êtes mon fiancé !

– Je vous ai déjà dit bien des fois queje suis pauvre, votre frère n’approuverait pas une telle union…

– Je vois que vous ne m’aimez plus,s’écria-t-elle avec rage. Vous ne m’auriez pas tenu un pareillangage, il y a seulement quelques jours. Sans doute qu’une autreplus belle que moi a trouvé le chemin de votre cœur, mais je mevengerai !…

Arabella était réellement très froissée dansson amour-propre de jolie femme. Elle comprenait que lord Willougbyavait dit vrai et que malgré toutes les formes polies qu’il ymettait, le capitaine Marchal voulait rompre… Mais elle eut laforce de dominer les véritables impressions qu’elle ressentait etce fut en souriant qu’elle reprit :

– Je plaisante quand je dis que je mevengerai. Je sais que vous ne me parlez ainsi que par délicatesse.Vous rougissez de votre pauvreté, vous me trouvez trop riche pourvous. Mais le temps arrangera tout cela. Je sais qu’au fond vousm’aimez toujours.

Marchal ne s’était pas attendu à une pareilleréponse. Il ne pouvait avouer à miss Arabella qu’il en aimait uneautre. Puis il ne savait pas dissimuler.

Il s’apercevait un peu tard que miss Arabellan’était pas une de ces femmes avec lesquelles il est aisé de sebrouiller.

Après une longue discussion, il fut obligé depromettre qu’il n’interromprait pas ses visites, il se repentaitmaintenant de l’imprudence qu’il avait eue de courtiser cettealtière et despotique personne.

Arabella était arrivée à son but, il faisaitgrand jour quand le capitaine sortit de la villa et se rendit à lagare pour regagner Étaples par un des trains du matin. Dès qu’ilfut sorti, la jeune femme donna libre cours à sa colère.

– Le misérable ! s’écria-t-elle avecrage. Il se moquait de moi, il me prenait pour son jouet, et moiqui avais la sottise de me croire aimée de lui, mais il ne se doutepas du terrible orage qui, en ce moment, s’amasse au-dessus de satête. Je serai bien vengée !

Quand Marchal arriva à Étaples il eut lacontrariété de trouver son oncle déjà levé, en train de prendre legenièvre matinal en compagnie de l’honnête Ronflot.

– Il paraît, monsieur mon neveu, dit levieillard avec un bon sourire, que tu as été plus matinal quenous.

– Oui, répondit Marchal en rougissant,j’ai eu cette nuit un violent mal de tête, et, ne pouvant dormir,j’ai pris le parti d’aller faire un tour sur la grève.

– Tu serais retourné jusqu’à la ville queje n’en serais qu’à moitié surpris : tu es couvert depoussière !…

– Ma foi non, balbutia l’officier, c’esttrop loin.

– Eh ! Eh !

– Si j’avais eu affaire à Boulogne cettenuit, il eût été plus simple pour moi d’y rester.

– C’est ton affaire, mais si tu veux m’encroire, tu profiteras de ce que la mer est haute et que le soleilest chaud pour prendre un bain. Je mettrai le couvert pendant cetemps-là. Ta promenade a certainement dû te donner del’appétit.

Marchal s’empressa de suivre ce sage conseilet après le déjeuner il se trouva tout ragaillardi. Le restant dela journée il s’efforça de bannir de sa pensée l’obsédante image demiss Arabella, se jurant à lui-même de commencer désormais uneexistence toute nouvelle.

Chapitre 8LA PISTE

Le lundi matin, vers dix heures, RobertDelangle qui suivant son habitude s’était couché très tard, n’étaitpas encore levé. Tout en savourant avec délices un vaste bol de théqu’accompagnaient des tartines grillées, beurrées et salées àpoint, il avait attaqué une pile de journaux de tous les formats etles parcourait distraitement.

Il fut brusquement arraché à cette paresseusebéatitude par un violent coup de sonnette.

– Je me demande un peu, murmura-t-il enétouffant un bâillement, qui est-ce qui vient déjà medéranger ? On ne peut pas être une minutetranquille !

La minute d’après, la vieille femme de ménagede Robert pénétrait dans la chambre à coucher et remettait à sonmaître une lettre dont l’adresse griffonnée en larges traits étaitpresque illisible. L’enveloppe portait dans un angle la mention« urgente et personnelle ».

– C’est un soldat qui vient d’apportercela, expliqua la vieille femme, et il a dit que c’était trèspressé.

Robert tournait et retournait la missive entreses doigts avant de se décider à rompre le cachet.

– Tiens, fit-il, mais c’est l’écriture deMarchal ! Que peut-il me vouloir de si bonne heure ? Ouje me trompe fort, ou ce message urgent est une invitation àdéjeuner.

Mais il sursauta en lisant ces quelqueslignes :

« Mon cher ami,

Mon bureau a été cambriolé pendant mon absenceet complètement dévalisé. Fort heureusement, j’avais emporté avecmoi les plans de mon avion blindé.

« Viens vite me rejoindre, j’ai besoin detes conseils et peut-être de ton aide. Je compte sur toi.

« Ton ami, Marchal. »

Robert avait sauté à bas de son lit et s’étaitmis en devoir de s’habiller. Dix minutes plus tard, il dégringolaitprécipitamment les rues en pente de la vieille ville et couraitchez son ami.

Par un singulier hasard, chemin faisant, ilrencontra lord Willougby qui, de l’air flegmatique qui lui étaithabituel, faisait à pied sa promenade matinale. Tous deux sesaluèrent en échangeant quelques phrases de politesse banale.

À la grande surprise de Robert, l’Anglaisétait déjà au courant du vol commis dans le bureau ducapitaine ; le reporter ne put s’empêcher de marquer sonétonnement en voyant son interlocuteur si bien informé.

– Vous m’étonnez, dit Willougby avec ungrand calme. Pour un correspondant de guerre permettez-moi de vousdire que vous n’êtes pas très bien informé. Le cambriolage a étéconstaté à huit heures par l’ordonnance du capitaine et déjà lanouvelle a fait le tour de la ville.

Et il ajouta d’un ton hypocrite :

– Ce qui arrive est très fâcheux pour lecapitaine Marchal ; que ce soient des valeurs ou des documentsmilitaires qui lui aient été soustraits, il peut en résulter pourlui de très sérieux désagréments.

– Je ne vois pas comment, dit Robert,encore sur le coup de l’émotion que lui causait le malheur arrivé àson ami.

– Le capitaine est tout au moins coupablede négligence. Je ne sais pas encore comment le vol s’est produit,mais M. Marchal aura bien de la chance s’il évite le conseilde guerre.

– Je vous quitte, s’écria brusquement lereporter, je ne suis pas plus que vous au courant des faits, jecours chez Marchal.

– Vos conseils ne peuvent que lui êtreprécieux, on sait que vous avez une grande habitude de cesdélicates enquêtes. Je compte d’ailleurs aller aussi lui rendrevisite dans la journée, pour lui offrir mes services.

– Je ne vois pas bien quels services…

– Bah ! fit lord Willougby avecinsouciance, un homme peut toujours être utile à un autre homme. Sion n’a volé au capitaine que de l’argent, je mettrai volontiers àsa disposition n’importe quelle somme. Comme on dit en France,plaie d’argent n’est pas mortelle. Je sais que vous êtes lemeilleur ami de M. Marchal, vous pouvez lui faire cette offrede ma part.

– Je doute fort qu’il accepte, répliquaRobert.

– Et pourquoi donc n’accepterait-ilpas ?

– Vous n’êtes pas de très vieillesconnaissances puis vous êtes étranger.

– Qu’importe ? Le capitaine était,il n’y a pas trois jours, mon partner au casino et c’est un braveet savant officier que j’estime tout particulièrement.

– Je vous remercie en son nom, milord etje me sauve.

– Au revoir, dites-lui bien surtout quede toute manière, il peut disposer de moi et compter sur madiscrétion…

– Je n’y manquerai pas.

Après avoir échangé avec l’Anglais unecordiale poignée de main, le reporter continua sa route, cherchantvainement à s’expliquer l’offre généreuse qui venait de lui êtrefaite. Il conclut que, pour agir comme il le faisait, lordWillougby devait avoir quelque mobile secret et il se résolutd’être sur ses gardes plus que jamais.

Robert trouva son ami seul dans le bureauqu’il arpentait mélancoliquement de long en large.

– Allons ! s’écria Robert avec sonentrain habituel, il faut réagir, se remuer… Le mal n’est peut-êtrepas si grand que tu te l’imagines… Tu as l’air consterné !

– Il y a de quoi.

– Un peu de courage, que diable !Ressaisis-toi. Et d’abord, mets-moi vite au courant.

– Ce sera vite fait. Le vol dont je suisvictime te paraîtra comme à moi tout à fait inexplicable. Je n’aidécouvert aucune trace d’effraction, tous mes papiers, les moindresobjets de mon bureau étaient ce matin à la place où je les avaislaissés samedi soir. Seulement quand, sur mon ordre, Ronflot, monordonnance, a ouvert le coffre-fort, il n’y a plus trouvé trace desbillets de banque que m’avait remis le général de Bernoise pour laconstruction du modèle réduit de mon avion blindé.

– Voilà qui est en effet assezextraordinaire.

– Je n’y comprends rien. J’ai beauessayer de raisonner !… j’ai la tête perdue.

– Calme-toi ! Nous allons examinerles faits ensemble, à tête reposée. Le voleur si habile qu’il soita dû laisser derrière lui quelque indice.

– Et si on ne le retrouve pas ?Sais-tu qu’il s’agit d’une somme énorme pour moi : quarantemille francs !

– Diable !…

– Je ne cacherai pas que la façonmystérieuse dont ce vol a été commis ne me laisse aucun espoir.Puis, des billets de banque, c’est facile à dissimuler… et levoleur a vingt-quatre heures d’avance. À l’heure qu’il est, il doitêtre en sûreté, très loin, peut-être en Angleterre…

– Et tu es tenu de rembourser, si lemalfaiteur demeure introuvable ?

– C’est de toute évidence. Je suisresponsable de cet argent. Il faut que je le rende, à toutprix ! Et je n’en vois pas le moyen…

– Ne te désespère pas, mon pauvre vieux,je puis déjà mettre à ta disposition dix mille francs.

– Je te remercie, mon cher ami, ce n’estpas d’aujourd’hui que je connais ton dévouement ! Mais lesautres trente mille francs hélas ?

– Nous chercherons ensemble.

– Inutile. Quel est l’homme d’affairesqui voudrait avancer à un officier sur sa solde une somme aussiconsidérable ? Il n’y en a pas.

Robert demeura quelques instantssilencieux.

– Tu vois bien, reprit tristement lecapitaine Marchal, tu es comme moi, tu ne trouves pas.

– Si, peut-être, fit le reporter avechésitation, il y aurait un moyen, je suis sûr que lord Willougby seferait un plaisir de t’avancer l’argent qui te manque.

– Jamais, s’écria Marchal, dont le visages’empourpra, jamais je ne demanderai à cet homme un semblableservice.

– Je comprends tes scrupules, mais dansun cas désespéré comme le tien…

– N’insiste pas, jamais je ne ferai cettedémarche. Lord Willougby est un étranger que je ne connais pasassez pour m’adresser à lui… Ma situation est sans issue… Et c’estaujourd’hui même que je devais donner des acomptes auxconstructeurs.

Le capitaine Marchal baissa la tête avecaccablement. Robert réfléchissait.

– Tu as prévenu le général deBernoise ? demanda-t-il enfin.

– Oui, je suis passé à son hôtel, il m’aécouté silencieusement et n’a pas eu le moindre mot de reprochepour ce que d’autres eussent appelé ma négligence. Il a aucontraire essayé de me consoler. J’étais honteux de tant debonté.

– Cependant, à ce que j’ai crucomprendre, le général avait prélevé cet argent sur sa fortunepersonnelle ?

– Oui, malheureusement… c’est – j’en aipresque la certitude maintenant – une partie de la dot deMlle Yvonne. Comprends-tu maintenant qu’il faut queje rembourse ces quarante mille francs à tout prix ?

– Certes, il le faut. As-tu au moinsdéposé une plainte ?

– Je l’ai fait. J’ai mis au courant desfaits le commissaire central, le commissaire spécial des frontièreset même un célèbre détective anglais, master Frock, en ce moment envacances dans notre ville, mais je crains fort que tout cela neserve à rien.

– Que t’ont-ils dit ?

– Rien d’affirmatif. Ce n’est qu’aprèsl’enquête qu’ils se prononceront sur les chances que je puis avoirde rentrer dans mes fonds. Cependant on les dit tous trois trèshabiles, chacun dans leur genre.

– Tu ne soupçonnes personne ?

– Personne.

– Examinons un peu les gens quit’entourent, proposa Robert. Qui sait si nous ne découvrirons pasune bonne piste ?

– Volontiers. Il y a d’abord le fourrierqui me tient lieu de secrétaire. C’est un très honnête garçon, unancien comptable, d’une probité scrupuleuse. D’ailleurs il estparti en permission samedi bien avant moi et il a très exactementrendu compte de l’emploi de son temps du samedi au lundi.

– Bon, celui-là est hors de cause :et ton ordonnance ?

– Ronflot ! J’en réponds comme demoi-même. Il m’est absolument dévoué. Puis je l’avais emmené avecmoi ; nous sommes partis en même temps samedi et revenusensemble ce matin. Quand il s’est aperçu du vol, il était presqueaussi consterné que je l’étais moi-même. Ce n’est certes pas surlui que peuvent s’égarer les soupçons.

– L’énigme semble véritablementindéchiffrable. À mon avis, les empreintes digitales, s’il y en a,pourraient seules fournir quelques indices sur les malfaiteurs.

– Il ne faut pas même compterlà-dessus.

– Que veux-tu dire ?

– Par une véritable fatalité, Ronflot,dès en arrivant, a brossé, ciré, épousseté, nettoyé tous lesmeubles du bureau. S’il y a jamais eu des empreintes, il a dû leseffacer.

– Tu n’as pas de chance, murmura Robert,devenu tout à coup pensif.

– Sais-tu bien, fit-il au bout d’uninstant, que ces cambrioleurs qui ne laissent aucune trace de leurpassage vont paraître à bien des gens tout à faitinvraisemblables ? Personne n’y croira. Et, ma foi, si tun’étais pas aussi bien noté…

– Que veux-tu dire ?

– Tout simplement cette chose terrible,dont mon amitié pour toi me fait un devoir de te prévenir. C’estque les soupçons pourraient tomber sur toi.

Le capitaine Marchal était devenu blême ;ses jambes se dérobaient sous lui. Les paroles de Robert venaientseulement alors de lui faire entrevoir toute la profondeur dugouffre où il était tombé.

– Je n’avais pas songé à cela,balbutia-t-il, éperdu. C’est épouvantable !

– Pourquoi, après tout, n’accepterais-tupas les services de lord Willougby ? Je puis te diremaintenant que c’est lui qui, spontanément, m’a offert de te veniren aide ; il a même insisté avec beaucoup de chaleur.

– Ne reviens pas sur ce sujet, répliquale capitaine Marchal avec impatience. Je t’ai déjà dit qu’ilm’était impossible, pour toute sorte de raisons, d’accepter cetteoffre.

– Je ne t’en parlerai plus, murmura lereporter.

Et changeant brusquement de ton :

– Continuons notre petite enquête,reprit-il. Tu n’as pas de soupçons contre le soldat Bossard, quis’est évadé de façon si habile cette même nuit du samedi audimanche ?

– Non. J’avais pensé tout d’abord àlui ; mais, en réfléchissant un peu, je me suis rendu comptequ’il ne pouvait pas être coupable et c’est aussi l’opinion dugénéral de Bernoise. Comment veux-tu que Bossard, qui avait étésoigneusement fouillé avant d’être mis en cellule, ait pu seprocurer les fausses clefs et les outils indispensables pourfracturer, surtout sans laisser de traces, un coffre-fort aussisolide que le mien ?

– Je suis de ton avis. Je connaissaisBossard et c’était un bon diable, à part son caractère un peu tropindépendant et sa propension à faire la « nouba » entoute occasion.

– Son évasion s’explique d’une façon trèssimple. Bossard était très aimé de ses camarades ; ils ont dûfavoriser sa fuite. Dans le courant de la nuit du samedi, il a sansdoute profité du sommeil des hommes de garde pour escalader lagrille, et la sentinelle a fait mine de ne rien voir. Cetteexplication est celle qui a paru au général de Bernoise aussi bienqu’à moi la plus plausible.

À ce moment, Ronflot pénétra dans le bureau etremit au capitaine Marchal un large pli officiel.

– Ce n’est rien d’intéressant,murmura-t-il après avoir lu ; il faut seulement que j’aillejusqu’au bureau du commandant pour y signer quelques pièces.

– Tu n’en as pas pour longtemps ?demanda le reporter.

– Pour dix minutes au plus.

– Très bien. Pendant ce temps, j’iraiprévenir lord Willougby de ton refus. Il devait d’ailleurs terendre visite.

– Eh bien ! c’est cela, reviens icien même temps que lui. Mais, n’oublie pas ce que je t’ai dit. Je neveux rien accepter de lui.

– Et toi, ajouta-t-il en se tournant ducôté de Ronflot, ne laisse entrer personne ici en mon absence. Lecommissaire a recommandé que l’on ne dérangeât aucun objet avantson retour et que l’on n’admît personne, sauf en ma présence.

Les deux amis se séparèrent.

Marchal fut de retour le premier. Pendant sacourte absence, une femme était venue apporter une lettre et, en ladonnant à Ronflot, lui avait bien recommandé de ne la remettrequ’en mains propres, au capitaine lui-même, et de ne la faire voirà personne.

Marchal tressaillit en reconnaissant surl’enveloppe la longue écriture aristocratique de miss Arabella.

Voici ce que contenait la lettre :

« Cher ami,

« Je suis au courant des ennuis qui vousarrivent. N’hésitez pas à accepter l’offre de mon frère, c’est leseul moyen pour vous d’éviter de grands malheurs. Je ne puism’expliquer plus clairement.

Votre tout affectionnée

A.

« P. S. – Brûlez cebillet, sitôt que vous l’aurez lu. C’est très important. Je ne veuxpas qu’on puisse se douter de l’immense intérêt qui s’attache, pourmoi, à tout ce qui vous touche. »

Marchal s’empressa d’obéir à cette prudenterecommandation, sans réfléchir tout d’abord à ce qu’elle pouvaitavoir de singulier.

Il jeta le billet et l’enveloppe dans lacheminée. Des étincelles couraient encore sur le papier noirci parla flamme, lorsque Robert Delangle revint.

– J’ai vu lord Willougby, dit-il… ilviendra dans un instant te réitérer son offre. Il est extrêmementvexé de ton refus. Tu persistes toujours dans tarésolution ?

– Oui.

– Eh bien ! permets-moi de te dire,répliqua Robert d’un ton grave, que tu as tout à fait tort. J’aibeaucoup réfléchi. Il y a dans ce vol quelque chosed’incompréhensible et le meilleur moyen d’arriver à connaître lavérité, serait peut-être d’accepter l’offre de l’Anglais.

– Tu crois ? fit Marchal déjà à demiconvaincu.

– J’en suis sûr. Tu sais que tu n’asjamais eu à te repentir d’avoir suivi mes conseils. Cette foisencore, fais ce que je te dis et tu t’en trouveras bien.

– Eh bien ! soit, murmural’officier. J’ai toute confiance dans ton amitié.

Tous deux demeurèrent quelque tempssilencieux, Marchal considérait pensivement ce qui restait dubillet de miss Arabella : une pincée de cendre grise d’oùmontait encore une légère fumée.

Cinq minutes plus tard, lord Willougby escortécomme toujours de l’impassible Gerhardt faisait son entrée dans lebureau et saluait cérémonieusement les deux amis.

Robert se précipita au-devant du visiteur.

– J’ai réussi à persuader l’amiMarchal ! s’écria-t-il joyeusement. Il accepte.

Malgré tout son empire sur lui-même, Willougbyne put réprimer un sourire de satisfaction. Son visage s’épanouit,pendant qu’il serrait la main du capitaine Marchal avec unecordialité inaccoutumée.

Le regard de l’espion s’arrêta quelquesinstants sur le petit tas de cendre dans la cheminée et il échangeaavec Gerhardt un furtif coup d’œil.

Marchal, lui aussi, s’était déridé. L’idéequ’il allait pouvoir rembourser les quarante mille francs dugénéral le soulageait d’un poids immense.

– Je suis honoré de votre visite en cettepénible circonstance, dit-il. Vous êtes au courant du malheur quime frappe ?

Il avançait en même temps un siège auvisiteur ; celui-ci le prit et s’y installa, pendant queGerhardt restait debout dans une attitude obséquieuse.

– Ce n’est pas si grave que vous vous lefigurez, répondit l’espion d’un ton hypocrite ; celas’arrangera, j’en suis persuadé, très aisément.

– Milord, interrompit tout à coup Robert,je ne vous ai pas encore félicité de votre splendide réception desamedi dernier. Je vous en fais tous mes compliments.

– Ma foi, je n’ai pas à me plaindre, fitWillougby avec une bonhomie pleine de fatuité. C’était assezréussi. Mes invités et surtout mes invitées ont fait preuve d’unentrain et d’une bonne grâce charmante. On a dansé jusqu’au petitjour. Aussi, avouerai-je que j’étais très fatigué…

Il ajouta en s’adressant à Marchal :

– Permettez-moi d’espérer, capitaine,qu’à la prochaine occasion, vous me ferez l’honneur d’être desnôtres. J’ai vivement regretté votre absence.

– Je vous promets de vous l’amener, ditRobert ; n’est-ce pas, mon vieux ?

– Mais, certainement…

La conversation continua ainsi quelque temps,sans qu’on en vînt à aborder le point important.

Ce fut Robert qui se chargea de mettre, commeon dit, les points sur les i.

– Tout à l’heure, milord, dit-il àWillougby, je vous ai mis au courant du vol dont mon ami vientd’être victime.

– Et j’ai spontanément offert d’avancerau capitaine Marchal la somme qui lui manque. C’est me faire ungrand plaisir que de me donner l’occasion de rendre un si légerservice à un parfait gentleman, à un brave et loyal officier.

Marchal serra la main de Willougby.

– Milord, lui dit-il, je suis trop émupour vous exprimer, comme je le devrais, toute ma gratitude.

– Capitaine, répliqua Willougby, avec unefeinte cordialité, pas de remerciements, je vous prie. Ce que jefais ne vaut vraiment pas la peine qu’on en parle. Ne suis-je pasun ancien officier de l’armée de Sa Majesté ? Il est toutnaturel qu’entre collègues on se rende de ces légers services. Lessoldats de tous les pays devraient, en temps de paix, se considérercomme des frères. Cela ne les empêcherait pas d’être braves et defaire leur devoir au jour du péril.

– Oui, reprit Robert avec enthousiasme,il en était ainsi aux glorieuses époques de jadis. Deux chevaliers,après avoir partagé leur bourse et bu dans la même coupe sebattaient jusqu’à la mort !

Willougby eut un sourire sarcastique.

– Vous voilà bien, s’exclama-t-il, vousautres Français, avec votre étonnante imagination ! Évoquerles splendeurs de la chevalerie, à propos d’un vulgaire prêtd’argent !… C’est peut-être un peu exagéré, mais, en tout cas,très amusant.

– J’espère, dit Marchal, ne pas resterlongtemps votre débiteur. Les intérêts…

– Vous me rembourserez quand vousvoudrez, dans deux ans ou dans dix ans. Cela n’a pour moi aucuneespèce d’importance. Quant aux intérêts, qu’il n’en soit plusquestion entre nous. Je suis baronnet et ancien officier de l’arméebritannique et non pas homme d’affaires !

Robert était enchanté de voir la tournure queprenaient les événements. L’affaire allait s’arranger, pour ainsidire, d’elle-même. Il comprit que sa tâche était remplie et que saprésence n’était plus indispensable.

– Je vous laisse, messieurs, dit-il… vousm’excuserez, mais je n’ai pas encore dépouillé mon courrier.

Vainement, on essaya de le retenir.

Il salua et sortit, l’air très affairé,quoique en réalité, il n’eût rien à faire ce matin-là.

Il alla flâner dans le superbe square qui setrouve à peu de distance des casernes. Il se proposait de guetterle départ de l’Anglais et de remonter ensuite chez Marchal pourapprendre de lui si tout s’était bien passé.

Puis, tout à coup, après avoir consulté soncarnet de notes, il se leva, alla jusqu’à la grille de la caserneet demanda au chef de poste à parler au soldat Louvier, le mêmequi, de faction sous les fenêtres du bureau, avait favorisé lafuite de Bossard.

Robert venait d’avoir une bonne idée.

Chapitre 9PRIS AU PIÈGE

Marchal et Willougby étaient maintenant seuls.Sur un signe de son maître, l’impassible Gerhardt avait disparu, ilétait allé dans la pièce voisine tenir compagnie à Ronflot.

– Maintenant, dit aimablement Willougby,je suis à vos ordres. Hâtons-nous d’en finir avec cette petiteaffaire.

Et il fit un geste comme pour prendre sonportefeuille.

– Un moment, milord, fit Marchal. Vous neme refuserez pas d’accepter une tasse de thé… ou un verre deporto ? Un de mes amis, de passage à New York, m’a envoyé toutdernièrement quelques bouteilles d’un vieux porto blanc, provenantdes caves du milliardaire Jay Gloud.

– Eh bien ! soit. J’accepterai unverre de ce vin presque historique. Nous le dégusterons tout encausant.

Marchal sonna, donna ses ordres, et bientôtRonflot revenait avec un plateau qui supportait un flacon poudreux,une théière et des sandwichs.

Willougby but un verre de porto qu’il déclaraexquis. Maréchal se contenta d’une tasse de thé.

– Un cigare, proposa Willougby en tirantde sa poche un étui de vermeil d’un curieux travail.

– Volontiers… dit Marchal, et il choisitun régalia d’une couleur d’or blond, le fit craquer et l’alluma enjetant un coup d’œil distrait sur l’étui dont une des faces portaitun aéroplane gravé en relief.

– Vous vous intéressez àl’aviation ? demanda-t-il distraitement.

– Énormément, répondit l’espion. Je suismême commanditaire d’une grosse maison anglo-américaine pour lafabrication des aéroplanes, des avions et des dirigeables de touteespèce.

« C’est ce qui explique, ajouta-t-il, queje connaissais votre nom, bien avant de vous connaître vous-même.J’ai lu dans les revues spéciales plusieurs articles de vous.

– En effet, j’ai beaucoup écrit sur laquestion.

– Dites que vous êtes en France, un desspécialistes les plus réputés. Ah ! si la maison que jecommandite était dirigée par un homme de votre valeur…

Et, comme obéissant à une subite inspiration,Willougby ajouta :

– Je n’avais pas songé à cela, il yaurait peut-être une idée intéressante à creuser.

Marchal éprouvait une secrète nervosité, iltrouvait que le richissime Anglais mettait bien du temps à conclureune affaire aussi simple, mais, par sa situation même, il étaittenu à beaucoup de patience et de courtoisie, envers l’homme quis’offrait si généreusement à lui venir en aide.

– Quel est, demanda-t-il, sans comprendreencore où son interlocuteur voulait en venir, l’objectif, le butprincipal de vos ingénieurs ?

– Notre but est grandiose, répliqual’espion avec impudence, faire entrer l’aviation dans la pratiquede la vie courante. Créer partout des lignes de transport pour lesvoyageurs, réduire enfin les chemins de fer à ne véhiculer que desmarchandises.

– Ce serait magnifique, dit polimentl’officier. Les communications entre les villes et les continentsdeviendraient d’une rapidité jusqu’alors inconnue. On irait à NewYork en trois jours et en une heure du Havre à Paris. Nous verronspeut-être ces merveilles. L’industrie moderne, aidée par lascience, est bien près de toucher au but, mais ce ne sera pas sansd’immenses travaux.

– J’ai l’orgueil de penser que je mèneraià bien, grâce à ma fortune, cette tâche énorme et glorieuse. Mais,une telle entreprise ne peut être l’œuvre d’un seul homme. Pour leparachever, je m’adjoindrai des savants éminents, des hommes commevous, monsieur Marchal. Et tenez, jetons à l’instant même les basesd’une association, où vous apporterez votre savoir et moi mescapitaux. Soyez l’ingénieur des merveilleuses nefs aériennes que jeconçois.

Marchal tombait de son haut, ne comprenant pasencore.

– Vous savez bien, murmura-t-il, que ceque vous me demandez là est impossible.

– Je devine votre objection, repritWillougby avec une chaleur entraînante. Vous ne pouvez devenir moncollaborateur sans sacrifier votre situation !… Eh bien !sacrifiez-la… n’hésitez pas une minute. Vous aurez d’amplescompensations : dès maintenant, je vous offre trente millefrancs d’appointements annuels !

– Vous oubliez, milord, dit gravementMarchal, que j’appartiens à l’armée française ?

– Vous m’avez mal compris. Si vouscraignez d’éprouver quelques désagréments après avoir donné votredémission… Il s’agit d’une affaire purement industrielle et,d’ailleurs, nos usines sont installées à l’étranger !

– Nous avons, dit Marchal en fronçant lesourcil, des façons de voir bien différentes. Laissons, je vousprie, ce sujet qui m’est pénible. Je ne puis en aucune façonaccepter vos propositions.

– Ne soyez pas si prompt à rejeter uneoffre, somme toute, fort avantageuse et fort honorable. S’il vousrépugne de quitter une carrière à laquelle vous êtes attaché, ilexiste encore un moyen de nous entendre. Communiquez-moi des plans,des épures, j’exécuterai mes appareils d’après vos données et vousserez payé tout aussi bien.

– Impossible ! absolumentimpossible !

Le capitaine Marchal s’était levé et avaitfait un pas dans la direction de la porte. Willougby le rejoignitet le prit par le bras.

– Réfléchissez encore, murmura-t-il.

Il avait tiré son portefeuille bourré d’uneépaisse liasse de billets de banque.

– Ce que je viens de vous dire est trèssérieux, ajouta-t-il, ce ne sont pas là des promesses en l’air.Voici d’abord les quarante mille francs que je vous ai promis, eten voici encore autant. Tout cela est à vous si vous m’apportez desplans. Il paraît que, dans votre avion blindé, vous arrivez àréaliser une augmentation de vitesse très appréciable, ce sont lesplans de cet avion qui, pour le moment, m’intéresseraient le plus.Je vous attends ce soir… Est-ce entendu ?

Cette fois, toute équivoque avait cessé,l’espion jetait le masque. La face empourprée par l’indignation,Marchal marcha droit à lui, la main levée.

– Arrière, misérable ! s’écria-t-ild’une voix tonnante. Sortez d’ici !

L’espion parut à peine ému de cette attitude,il battit lentement en retraite vers la porte.

– Capitaine, murmura-t-il en ricanant, jevous conseille de vous tenir tranquille et de songer plutôt àtrouver l’argent qui vous manque… Il est encore temps de changerd’avis… Tenez, regardez cette liasse de billets bleus… Ils sont àvous, si vous voulez…

D’un geste farouche qu’il ne put réprimer,Marchal arracha les billets des mains de Willougby, les jeta àterre et les piétina furieusement.

– Voilà le cas que je fais de ton argent,clamait-il, mais, prends garde à toi, traître, rien ne m’empêcherade te faire arrêter !

Willougby ramassa les billets avec uneprestesse qui eût fait honneur à un prestidigitateur de profession,puis, avec un flegme imperturbable :

– Dénoncez-moi, si cela vous amuse,capitaine Marchal ; je suis au-dessus de vos attaques… Vousaurez déjà bien du mal à vous défendre vous-même…

Marchal crut sentir le sol manquer sous sespieds. Brusquement, il se souvenait de l’étrange ressemblanceconstatée par Robert entre miss Arabella et « la dame noiredes frontières », la fameuse espionne allemande.

Évidemment, ni le prétendu lord Willougby, nisa sœur n’étaient anglais, cela devenait trop clair.

À ce moment, Ronflot entrebâilla la porte etannonça d’une voix que l’émotion faisait trembler :

– M. le général de Bernoise !M. le commissaire central !…

– Qu’ils entrent, dit Marchal avecaccablement.

Le général s’était avancé vers Willougby, lamain tendue.

– Recevez mes excuses, milord, luidit-il, mais je suis obligé de vous déranger. J’ai à entretenir lecapitaine Marchal, d’une grave affaire, d’une affaire de servicequi ne souffre aucun retard.

– Mon général, répondit l’espion, avecune imperceptible ironie, vous ne nous dérangez nullement,croyez-le bien. J’allais précisément me retirer.

Et il salua et sortit rapidement.

Marchal avait fait un geste comme pours’élancer à sa poursuite, puis, il était retombé affaissé sur sonsiège. Le trouble qu’il ressentait n’échappa ni au général, ni aucommissaire de police. Tous deux échangèrent un regard.

– Capitaine Marchal, dit alorsM. de Bernoise, je vous ai tenu jusqu’ici dans la plushaute estime et c’est avec regret que je me vois obligé de prendrecontre vous de rigoureuses mesures disciplinaires : jusqu’à lafin de l’enquête sur le vol commis dans vos bureaux, je vousordonne de garder les arrêts au quartier général où une chambrevous sera désignée.

Marchal était devenu d’une pâleurmortelle.

– Au quartier général !…murmura-t-il, d’une voix étranglée. Pourquoi pas chezmoi ?…

Le commissaire qui, depuis qu’il était entré,examinait, en connaisseur, la serrure du coffre-fort se retournabrusquement :

– Capitaine, dit-il, j’espère que toutfinira par s’éclairer, mais, jusqu’ici, je ne vous le cache pas,les apparences sont contre vous. L’enquête ne vous a pas étéfavorable. Nous ne trouvons aucune manière d’expliquer le vol àmoins que d’admettre que vous en êtes l’auteur.

– Je suis innocent, s’écria Marchal avecindignation.

– Je ne vous dis pas le contraire. Je nevous accuse pas formellement. Nous discutons et jusqu’ici lalogique vous condamne !

– Comment cela ?

– Dame, nous n’avons relevé sur la portede la maison et sur celle du coffre-fort aucune trace d’effractionou de pesée. De plus, vous avez vous-même déclaré que vous nesoupçonniez personne, ni votre fourrier, ni votre ordonnance…

– Je maintiens ce que j’ai dit à cetégard, mon fourrier et mon ordonnance sont d’honnêtes gens. Je lesconsidère comme incapables de commettre une malhonnêteté.

– Il y pourtant un coupable !…

– Sans doute, mais ni vous, ni moi ne leconnaissons, et pour me disculper, je ne puis pourtant pas accuserdes innocents…

Le commissaire eut un haussementd’épaules.

– Laissons cela, fit-il d’une voix brève.Vous aviez des dettes de jeu ?

– Oui.

– Vous les avez payées ?

– Oui, monsieur.

– Et avec quel argent ?

– Avec mes économies personnelles.

– Ou avec d’autres fonds !… raillale commissaire, c’est ce que nous éclaircirons.

– Monsieur !… s’écria Marchal quicontenait à peine son indignation, vous abusez du malheur de masituation présente pour m’insulter !…

Le général de Bernoise, qui avait écoutésilencieusement cet interrogatoire, intervint alors :

– Soyez calme, dit-il. Je souhaite quevous arriviez à démontrer votre innocence, mais, véritablement,tout est contre vous. Tout vous accuse, depuis la permissionaccordée au fourrier qui est parti bien avant l’heure réglementairejusqu’à votre visite à votre oncle chez lequel d’ailleurs unedescente de justice va être opérée.

Marchal frissonna de tout son corps ensongeant au saisissement et au chagrin qu’allait éprouver levieillard en voyant les gens de police envahir sa demeure pourperquisitionner.

– Mon oncle en mourra, balbutia-t-il,d’une voix à peine perceptible.

– Et ce sera vous qui l’aurez tué,répliqua le commissaire de police.

Marchal baissa la tête avec accablement etdemeura quelque temps plongé dans le silence du désespoir. Mais,chez lui, le découragement ne durait jamais longtemps, il se relevabientôt dans un beau mouvement d’énergie.

– Si j’avais eu l’intention dem’approprier les sommes qui m’étaient confiées, n’aurais-je paspris la précaution de simuler une effraction ? Qui aurait osém’accuser ?

– Vous avez sans doute cru plus habiled’agir comme vous l’avez fait, vous imaginant sans doute qu’onn’aurait jamais l’idée de vous soupçonner. Puis, tenez, il y a unfait accablant contre vous.

– Quel fait ?

– Qu’êtes-vous venu faire à Boulogne,dans la nuit du samedi après avoir, pour donner le change, annoncéque vous restiez à Étaples jusqu’au lundi !

Marchal demeura silencieux.

– Vous voyez bien ! dit lecommissaire en jetant au général de Bernoise un regard de triomphe.Il vous est impossible d’expliquer l’emploi de votre temps.

– J’avais rendez-vous avec une personneque je ne puis nommer.

Le commissaire eut un sourire de pitié.

– Voilà un truc bien usé, fit-il, ilfaudra chercher autre chose.

Marchal était exaspéré, il se débattaitvainement sous un amoncellement de preuves écrasantes. Ilcomprenait qu’à chaque phrase qu’il prononçait, il s’enfonçait unpeu plus.

– Eh bien, s’écria-t-il d’une voixvibrante de colère, puisque l’on m’oblige à défendre mon honneur,je vais tout vous dire.

– Je vous écoute, ditM. de Bernoise, devenu attentif.

– Il y a quelque chose que j’ai sur lecœur. Je suis sûr, moi, que le seul coupable est lordWillougby.

Le général eut un geste de surprise.

– Oui, reprit Marchal… Willougby est venuà mon bureau le samedi soir, un peu avant mon départ, et je merappelle maintenant son attitude singulière, mais, ce n’est pastout, au moment où vous êtes entrés, ce misérable m’offrait derembourser lui-même les quarante mille francs volés si jeconsentais à lui livrer les plans de mon avion blindé.

– C’est le comble de l’impudence, s’écriale commissaire avec mépris. Au début de l’interrogatoire, vousaviez montré un certain sang-froid, maintenant, vous perdez latête… Pourquoi ne dites-vous pas aussi que c’est chez lordWillougby que vous avez passé la nuit du samedi ?

Marchal eut besoin de toute sa force d’âme,pour ne pas parler de miss Arabella et ne pas dire la vérité.Maintenant, il en avait la conviction absolue, la belle Arabella etla Dame noire des frontières, l’espionne allemande de sinistrerenom n’étaient qu’une seule et même personne.

Le malheureux officier voyait maintenant dansquel piège infâme il avait été attiré, mais il comprenait aussiqu’on ne croirait pas un mot de ses affirmations, il venait d’enavoir la preuve.

– Vous aggravez votre cas de pitoyablefaçon, ajouta M. de Bernoise d’un ton sévère. Jusqu’ici,je conservais encore des doutes sur votre culpabilité, maintenant,ma conviction est faite. Accuser sans preuve, contre toutevraisemblance, un noble lord, un ancien officier des arméesbritanniques ! Voilà qui est odieux !

Marchal sentait le sang lui monter à latête.

– Oui, répéta-t-il avec une sorte derage. Willougby, à plusieurs reprises, m’a offert de l’argent, enéchange de mes plans, je le dis et je le maintiens !…

– Silence, monsieur, dit le général, jen’ai jamais vu personne se défendre de si piteuse façon. Noussavons que le noble lord se montre généreux envers tout le monde,jusqu’à la prodigalité. Peut-être vous a-t-il rendu service àvous-même, et c’est pour l’en récompenser que vous l’accusez, maisce n’est pas ici que de pareilles questions doivent sedébattre…

Marchal demeura silencieux. Il se sentaitdevenir fou de colère et de rage impuissante.

À ce moment, Ronflot pénétra dans la pièce,tenant en main un papier plié en quatre ; il s’apprêtait à leremettre au capitaine Marchal, lorsque le commissaire le luiarracha des mains.

– Voyons cela, dit-il au général deBernoise, sans doute quelque avis secret qu’on veut faire passer àl’inculpé.

Marchal était rouge de honte.

Ainsi, il était déjà « l’inculpé »,on lui prenait sa correspondance, comme à un vulgaire malfaiteurdont la police a le droit d’ouvrir les lettres.

Le papier plié en quatre ne contenait que cesquelques lignes tracées au crayon :

« Mon cher ami,

« Je crois avoir fait une découverteintéressante pour toi. Demande de ma part une audience immédiate àM. de Bernoise.

« Ton ami,

Robert. »

Le commissaire eut une moue dedésappointement : il s’était attendu à tout autre chose.

– Introduisez la personne qui vous aremis ce billet, dit le général à Ronflot.

L’instant d’après, Robert Delangle pénétraitdans le bureau. Il était accompagné du soldat Louvier, le même qui,mis en sentinelle sous les fenêtres du bureau, avait laissé fuirson ami Bossard.

– Mon général, dit-il en saluant avecrespect M. de Bernoise, qui lui rendit froidement sonsalut, vous excuserez mon indiscrétion, mais j’ai à vous faire unecommunication de la plus haute gravité.

– Vous êtes tout excusé, monsieur,surtout si vous nous apportez quelque renseignement utile.

– Je crois être en mesure de prouverl’innocence de mon ami, le capitaine Marchal, qui, à ce que jeviens d’apprendre, est injustement soupçonné d’être l’auteur du voldont lui-même a été victime.

La physionomie du général se rembrunit.

– Je crains que vous n’ayez entrepris làune tâche difficile, dit-il d’un ton bref.

Le commissaire, lui, demeuraitsilencieux ; il étudiait le nouveau venu.

– Serait-ce un complice ? sedemandait-il in petto.

Cependant, Robert avait fait avancer le soldatLouvier jusqu’auprès du général.

– Voici, dit le reporter, en la personnede ce brave soldat, un témoin dont les dires ne peuvent guère êtrerécusés, puisqu’en révélant la vérité, il s’expose lui-même à unesévère punition.

– Soldat Louvier, dit le général, je vousdonne l’ordre de me dire ce que vous savez. Vous n’ignorez pasqu’un mensonge pourrait avoir pour vous les plus gravesconséquences.

– Mon général, répondit Louvier, sansparaître intimidé, je sais que je me suis mis en défaut par trop debonté, ou plutôt par trop de bêtise. J’ai eu tort ; aussi çam’est égal d’aller au bloc : je l’ai mérité.

– Allez au fait, murmura le général avecimpatience, et surtout, tâchez de parler clairement, d’une façonnette et précise.

– Oui, mon général.

– En somme, que dites-vous ?

– Eh bien ! voilà, j’étais defaction, samedi dernier, sous les fenêtres mêmes du bureau ;c’est une habitude, on met toujours une sentinelle à cetteplace-là.

Et Louvier alla ouvrir la fenêtre et se penchavers la cour.

– Vous voyez, mon général, j’étais là,juste en bas du mur.

– Continuez.

– Vers les neuf heures et demie, jefaisais les cent pas, mon flingot sur l’épaule, quand je vois toutà coup, à côté de moi, mon camarade Bossard, avec qui j’ai faitcampagne au Tchad, au Bornou, au Maroc. Il venait de s’échapper desa cellule.

– Votre devoir était de le mettre enjoue, d’appeler à la garde et, au besoin, de tirer surlui !

– Je sais bien, mon général, mais il m’atellement supplié de le laisser grimper jusqu’à l’appui de lafenêtre que… j’ai fini par céder.

– Vous l’avez aidé ?

– Non, mais je l’ai laissé faire. Ilsavait que le capitaine était absent et il prétendait pouvoir trèsbien gagner la rue en passant par le bureau…

Le général foudroya le soldat d’un regardterrible.

– Complicité d’évasion !s’écria-t-il. Vous savez ce qui vous attend, vous n’avez qu’àrelire les articles du code, à la fin de votre livret militaire.Vous êtes sûr de passer au conseil, c’est moi qui vous ledis !

– Tant pis pour moi, murmura Louvier,sans se déconcerter. Je ne l’ai pas volé. Si j’avais pu deviner cequ’allait faire ce gredin de Bossard, je ne l’aurais pas laisséaller. Finalement, il a grimpé jusqu’à la fenêtre et il est entrédans le bureau. Ce ne peut être que lui qui a dégringolé la caisse…Voilà la vraie vérité ! Le capitaine Marchal est innocent etBossard un coquin, ça, je le jure !

Marchal avait écouté la déposition de cetémoin inespéré avec un véritable ravissement ; il se croyaitdéjà sauvé. Mais une amère déconvenue lui était réservée.

Le commissaire s’était avancé vers RobertDelangle.

– Monsieur, lui dit-il avec un souriregoguenard, cela n’est pas mal imaginé. La fable fait honneur àvotre imagination de reporter, mais vos efforts désespérés poursauver votre ami seront inutiles…

– C’est-à-dire que je suis unmenteur ! grommela Louvier d’un ton hargneux.

– Silence, vous ! ordonnaM. de Bernoise, laissez parler M. lecommissaire.

– Ce soldat répète évidemment une leçonapprise par cœur. Nul doute qu’il n’ait été stylé parM. Delangle. Malheureusement, l’histoire ne tient pas debout.Bossard n’aurait pu gagner la rue en passant par le bureau sanscommettre quelques dégâts, sans laisser quelques traces de sonpassage.

– On voit encore très bien sur le mur destraces d’escalade, dit Louvier.

– Voilà une chose intéressante àconstater, fit le reporter.

– Ces dégradations, répliqua aigrement lecommissaire, peuvent avoir été faites après coup. Qui nous prouvequ’elles datent de samedi ?

– Qui prouve aussi qu’elles datent d’uneépoque postérieure ?… objecta Robert.

– Cela suffit, s’écriaM. de Bernoise, irrité de ce qu’il croyait être unegénéreuse supercherie de l’ancien correspondant de guerre poursauver son ami. Le soldat Louvier aura, par mon ordre, trente joursde prison, avec le motif : A tenté d’entraver l’action dela justice militaire par des mensonges.

Puis, s’adressant au reporter :

– Quant à vous, monsieur, dont le rôledans cette affaire me semble très suspect, je vais réfléchir à ladécision qu’il convient de prendre à votre égard.

– Mon général, dit Robert, je vous jureque vous êtes sur le point de prêter la main à une terribleinjustice.

– Silence, monsieur. Prenez garde quevotre dévouement irréfléchi pour votre ami ne vous fasse considérercomme son complice.

Le capitaine Marchal qui, pendantl’interrogatoire de Louvier avait gardé un sombre silence, s’étaitélancé vers Robert et lui serrait la main avec effusion.

– Merci, mon cher ami, murmura-t-il, jen’oublierai jamais ce que tu viens de faire pour moi. Mais, soisconvaincu que, d’ici peu, mon innocence éclatera d’elle-même. Jeconnais les vrais coupables…

Il allait expliquer à Robert le rôle infâmejoué par le prétendu lord Willougby et sa sœur, mais lecommissaire, furieux, intervint et les sépara.

– Vous n’avez pas le droit, dit-il àRobert, de communiquer avec l’inculpé ; d’ores et déjà, il estau secret et ne doit parler à personne, tout le monde doit sortirde ce bureau où les scellés vont être apposés.

Au moment de franchir le seuil, Robert serraune dernière fois la main de son ami.

– À bientôt, lui dit-il, sois sûr que jene t’abandonnerai pas…

– Je te le jure, je suisinnocent !

– Monsieur, dit rudement le général, leConseil de guerre appréciera !…

Chapitre 10UNE VISITE MYSTÉRIEUSE

Dans le petit salon du yacht aux luxueusesboiseries d’érable gris et de citronnier, miss Arabella etWillougby étaient assis en face d’un bureau encombré depaperasses.

Tous deux avaient la mine soucieuse. Et, siquelque indiscret eût pu les apercevoir en ce moment… il eûtcertainement conçu d’étranges soupçons et eût peut-être deviné unepartie de la vérité.

D’un grand meuble à secret dont les portesétaient ouvertes à deux battants, Willougby tirait, l’un aprèsl’autre, des cartonniers, dont il vidait le contenu sur le bureau.Arabella examinait minutieusement les lettres et les papiers,presque tous en langue allemande, et les jetait à mesure dans ungrand poêle de faïence placé dans un coin de la cabine…

Les deux espions, en se livrant à cettebesogne observaient le plus profond silence et déployaient uneactivité fébrile.

– Il y a longtemps que toutes cespaperasses plus ou moins compromettantes eussent dû être anéanties,dit tout à coup Willougby.

– À qui la faute ? Cette négligencede votre part est d’autant plus impardonnable que les doubles deces documents sont en sûreté à Berlin, pour la plupart.

– Il n’est jamais trop tard pour bienfaire… Dans un quart d’heure nous aurons terminé, alors, nouspourrons braver toutes les perquisitions.

– Nous n’en sommes pas encore là, dit lajeune femme en souriant. Personne ne veut ajouter foi auxdénonciations de Marchal. Plus il nous accuse, plus ils’enferre.

– J’admire votre aplomb. Je pense,contrairement à vous, que nous sommes très mal embarqués. Nousavons contre nous un personnage qui me donne de grandesinquiétudes.

– Ce reporter français que nousrencontrâmes autrefois à Bucarest ?

– C’est notre ennemi le plus dangereux.Il remue ciel et terre pour sauver le capitaine et je crains qu’ilne soit parvenu à percer notre véritable identité. Il a écrit à uncélèbre détective londonien pour recueillir sur nous desrenseignements précis.

– Vous êtes décidément un peu poltron…qu’avons-nous à craindre ? Faut-il vous répéter que lors demon dernier voyage à Londres, j’ai pris les précautions les plusminutieuses pour donner à notre personnalité d’emprunt toutel’authenticité possible. Le véritable lord Willougby est enfermédans une maison de santé dont le directeur est allemand et il n’ensortira jamais. La vraie miss Arabella est morte de la fièvretyphoïde à bord d’un paquebot allemand, où ma bonne étoile m’avaitconduite et j’ai hérité de ses papiers, grâce à la complaisance ducapitaine.

– Vous m’avez raconté cent fois toutcela ; ce sont des tours de force où vous réussissezadmirablement, mais cela ne peut pas durer indéfiniment. Si j’étaisseul, il y a longtemps que j’aurais quitté cette terre de France oùrien de bon ne peut nous arriver. À froidement examiner les choses,nous avons perdu la partie.

– Je ne suis pas de votre avis.

– Le capitaine Marchal est en prison,c’est vrai, mais nous n’aurons jamais les plans de son avionblindé.

– Vous êtes stupide, mon cher. Jamaisnous n’avons été aussi près de nous emparer de ces fameuxplans.

– Je ne comprends pas.

– Vous n’avez pas besoin de comprendre.Rappelez-vous que l’on vous a placé sous mes ordres. On sait enhaut lieu, ce que vaut la Dame noire des frontières. Jerends des services réels, moi. Croyez-vous que, sans cela, onaurait mis à notre disposition ce yacht et ces sommesconsidérables, ces agents nombreux et dévoués qui font de moi unedes reines de l’espionnage ? Tâchez de montrer un peu plus dezèle, sinon je vous signalerai à la Wilhelmstrasse comme unincapable et comme un poltron. Vous entendez, FritzBuchner ?

L’espion baissa la tête et ne répliqua rien àcette dure semonce. Il savait que la dame noire jouissait à Berlind’un prestige considérable et qu’il eût été très imprudentd’essayer de lutter contre elle.

– Que faut-il que je fasse ?demanda-t-il humblement.

– Il va faire nuit dans une heure,tenez-vous prêt à m’accompagner et, surtout, n’oubliez pas votrebrowning.

– Où allons-nous ?

– Je pourrais vous répondre que cela nevous regarde pas, mais je veux bien vous apprendre que je vaisfaire une petite visite à mon ex-fiancé, le capitaine Marchal.

Le faux lord eut un geste de surprise.

– Mais, fit-il, le capitaine est enprison.

– Est-ce que les agents de l’Allemagne nepénètrent pas partout, s’écria la jeune femme dont les prunellesétincelèrent. Il y a parmi les employés de la prison deuxsoi-disant Belges naturalisés qui sont à notre solde et qui medoivent une aveugle obéissance. Allez, et surtout, ne me faites pasattendre.

Fritz Buchner, un simple lieutenant de uhlans,autrefois condamné pour vol, puis devenu espion, ne montrait en cemoment aucune des façons arrogantes de lord Willougby.

Il s’inclina respectueusement et sortitpendant qu’Arabella se retirait dans sa cabine.

Il faisait nuit noire quand tous deuxs’aventurèrent par les rues désertes. Arabella avait revêtu uncostume noir très simple et ses traits étaient dissimulés sous uneépaisse voilette. Fritz était engoncé dans un caban dont le colétait relevé jusqu’aux oreilles. Sous cette espèce de déguisement,personne ne les eût reconnus.

À cinquante mètres de la prison, elle sesépara de Fritz qui devait attendre son retour à peu de distance delà et elle alla frapper à une petite porte dissimulée dans uneencoignure sombre.

Presque aussitôt, il y eut un bruit de clefsdans la serrure et la porte s’entrebâilla juste assez pour laisserpénétrer la nocturne visiteuse.

Arabella se trouvait maintenant dans uncouloir à la voûte très basse, à peine éclairé par la petitelanterne sourde que tenait l’espion en sous-ordre qui venaitd’ouvrir la porte.

C’était un petit homme au front charnu, à labarbe broussailleuse. Ses yeux gris à demi cachés sous d’épaissourcils exprimaient une terreur comique.

– Tu es de service ce soir, Kasper, ditArabella, d’un ton de commandement.

– Oui, madame…

– Je le savais. Il faut que tu t’arrangesde façon à me conduire jusqu’à la chambre du capitaine Marchal.

Kasper tremblait de tous ses membres.

– Ce n’est pas possible… balbutia-t-il…C’est… C’est très difficile… Je perdrais ma place…

– Tu la perdras encore bien plus sûrementsi tu ne m’obéis pas de point en point. Va, je t’attends ici, je tedonne cinq minutes pour prendre tes dispositions. Cela ne doit pasêtre si difficile que cela : l’extinction des feux est sonnée,tout le monde dort.

Kasper s’éloigna en grommelant quelque choseentre ses dents et Arabella demeura seule dans les ténèbres.

Si courageuse qu’elle fût, elle sentit soncœur battre plus vite quand, au bout de dix minutes, qui luiparurent un siècle, elle constata que Kasper ne revenait pas.

Aurait-elle été trahie ? Ce n’était paspossible… elle savait que la famille de Kasper habitait enAllemagne et que toute trahison de sa part aurait été terriblementpunie sur les siens.

Pourtant, au bout d’une demi-heure, ellecommença à concevoir quelques inquiétudes. La fraîcheur de lagalerie souterraine la pénétrait peu à peu ; elle n’entendaitdans le grand silence que le bruit monotone des gouttes d’eau quitombaient de la voûte et une âcre odeur de terre et de moisissurela prenait à la gorge. Elle frissonna.

Tout à coup, elle eut un brusquemouvement ; une autre inquiétude venait de lui venir.

– Pourvu que ce stupide animal ne m’aitpas enfermée, murmura-t-elle.

Elle alla jusqu’à la petite porte et essaya del’ouvrir. Elle ne put y réussir. Sans doute par habitudeprofessionnelle, Kasper l’avait consciencieusement refermée àdouble tour. Elle était prisonnière dans ce caveau humide commedans une souricière.

Pendant quelques minutes, elle fut en proie àune véritable angoisse.

Mais, tout à coup, une faible lumière brilla àl’autre extrémité de la galerie, c’était Kasper qui revenait, dumême pas tranquille, sans se presser.

– Pourquoi m’as-tu fait attendre aussilongtemps ? lui dit-elle, furieuse.

– Pas moyen de faire autrement,répondit-il d’un ton placide.

– Et pourquoi cela ?

– Il y a eu une ronde. J’ai été obligé desuivre les autres… mais, maintenant, nous sommes tranquilles pourune bonne partie de la nuit. Venez, je vais vous conduire chez lecapitaine.

– Auparavant, tu vas immédiatement ouvrircette porte ; tu n’aurais pas dû la fermer. Il faut qu’en casd’alerte, je puisse m’en aller par là. Qu’aurais-je fait, tout àl’heure, si on était venu de mon côté ?

Kasper s’empressa d’obéir, puis il guida lajeune femme par les corridors et les escaliers de la prisonendormie. Il fit halte devant une porte massive percée d’ungrillage à travers lequel filtrait une faible lumière.

– C’est là, dit-il à voix basse, je vaisvous ouvrir. Je vous attendrai dans le couloir. S’il arrivaitquelque chose, vous n’auriez qu’à m’appeler à travers leguichet.

Et il prit à sa ceinture un trousseau declefs, ouvrit la porte et fit entrer Arabella.

À la lueur d’une petite lampe, le capitaineMarchal, assis sur une chaise de paille, devant une table de boisblanc, lisait ou plutôt essayait de lire un traité de hautesmathématiques, mais son imagination l’emportait bien loin desthéorèmes ardus et les figures du livre dansaient devant ses yeux,sans qu’il pût parvenir à concentrer son attention sur l’uned’elles.

Il songeait à cette mystérieuse et perfideArabella qui – il en avait maintenant la certitude – était la causeunique de tous ses malheurs. Il sentait la colère l’envahir enpensant que personne ne voulait le croire quand il accusait leprétendu lord Willougby et il comprenait qu’il était perdu. Ilserait condamné à la prison, rayé des cadres de l’armée française,dégradé, déshonoré. Et cette épouvantable injustice dont il allaitêtre victime, c’était cette misérable femme qui en était la cause.Ah ! s’il l’avait tenue, là, devant lui, comme il lui auraitcraché à la face, à cette Allemande maudite tout son mépris ettoute sa haine ! Et il serra les poings dans un accès de rageimpuissante.

À ce moment même, la porte tournasilencieusement sur ses gonds et Arabella elle-même, d’une démarchesinueuse et souple comme celle d’une bête fauve, s’avança vers luile front haut, un étrange sourire aux lèvres.

Il éprouva d’abord un tel saisissement qu’ilse demanda pendant quelques secondes s’il n’était pas le jouet dequelque hallucination, causée par la fatigue et l’insomnie,tellement stupéfait qu’il était incapable de prononcer uneparole.

– Oui, c’est bien moi, dit-elle, comme sielle eût deviné ce qui se passait en lui. Qu’y a-t-ild’extraordinaire à ce que miss Arabella vienne faire une visite aucapitaine Marchal qui, naguère encore, était au nombre de sesmeilleurs amis ?

Mais Marchal avait eu le temps de seressaisir.

– Qu’espérez-vous donc ? dit-ilamèrement, en venant me tourmenter dans ma prison !

Et il ajouta d’un ton de méprisindicible :

– Vous devez bien savoir pourtant que jesuis maintenant fixé sur votre compte. Vous êtes une espionne, uneaventurière connue des polices du monde entier. C’est vous qu’onappelle la Dame noire des frontières. Allez-vous-en, iln’y a plus rien de commun entre nous…

– Ce n’est pas certain.

– Allez-vous-en, vous dis-je ! jevais appeler les geôliers !

– Ils ne viendront pas ; j’ai prismes précautions pour que nous ne soyons pas dérangés.

– J’ai pour vous un tel mépris que je neveux même pas répondre à vos paroles de mensonge et de trahison. Sivous êtes ici, c’est sans doute pour perpétrer quelque nouveaucrime, quelque nouvelle infamie.

Marchal, exaspéré, tourna le dos àl’espionne.

– Vous ne me répondrez pas, fit-elle,sans se déconcerter, libre à vous, mais, vous serez forcé dem’entendre ; d’ailleurs, je n’en ai pas pour longtemps et ceque j’ai à vous dire est très important. Je vous assure, monsieurMarchal, que vous avez tout intérêt à m’écouter… Vous êtes uningrat. Moi qui venais pour vous sauver ! Les portes de cetteprison sont ouvertes pour moi. Vous n’avez qu’à me suivre pour êtrelibre. Dans quelques heures, vous serez en sûreté sur la terreétrangère.

Quoiqu’il se fût promis de garder le silence,il ne put s’empêcher de répondre.

– Jamais je ne ferai cela. M’évader, ceserait reconnaître que j’ai volé. Même avec la certitude d’êtrecondamné injustement, je resterai fidèle à mon pays et respectueuxde ses lois.

L’espionne eut un rire aigu.

– Tous mes compliments, fit-elle, pources sentiments chevaleresques et patriotiques. Je vois que vousêtes encore dans la période d’exaltation ; ma visite estprématurée ; mais, je reviendrai dans quelque temps. Retenezbien ceci : je n’ai qu’un mot à dire pour prouver votreinnocence et pour faire retrouver les quarante mille francs. Mais,donnant, donnant : si vous vous engagez à remettre à mon frèreles plans de votre avion blindé, vous sortirez de ce procès blanccomme neige ; tout le monde vous fera des excuses et vousépouserez la petite Yvonne de Bernoise qui vous adore…

– Je ne trahirai jamais mon pays, pourquelque raison que ce soit.

– Fort bien ! Alors, vous éprouvereztous les inconvénients de la trahison sans en avoir les bénéfices.Votre condamnation est certaine.

– Hors d’ici, vile créature !s’écria-t-il, en empoignant rudement l’espionne par le bras et enla poussant vers la porte.

– Un dernier mot, fit-elle en sedégageant brusquement. Si vous changez d’avis, nous pourronstoujours nous entendre. Je compte sur le silence et sur laméditation pour vous faire envisager les choses d’une façon pluspratique.

Mais Marchal, d’un bond, s’était placé entreArabella et la porte.

– Eh bien, non, rugit-il. Cela ne sepassera pas ainsi, puisque tu as commis l’imprudence de venir ici,je te jure que tu n’en sortiras plus ! Il faut enfin que lavérité éclate au grand jour !

Avant que l’espionne eût pu soupçonner cequ’il voulait faire, Marchal l’avait saisie par les poignets et lamaintenait comme dans un étau de fer.

– Maintenant, murmura-t-il d’une voixhaletante, je te tiens et je ne te lâcherai plus !

Arabella se débattait silencieusement. Sestraits étaient devenus d’une pâleur livide, mais ses sombresprunelles lançaient des flammes.

Une terrible lutte s’engagea. Pour forcerMarchal à la lâcher, l’espionne le mordit cruellement au cou ;de ses dents aiguës, comme celles de certains reptiles, elleessayait de lui broyer l’artère carotide.

Exaspéré, fou de douleur, il la fit rouler surle sol et il lui mit le genou sur la poitrine. Il s’apprêtait à lagarrotter, à la réduire définitivement à l’impuissance, quand d’unevoix basse et sifflante, elle appela désespérément :

– Kasper ! Kasper ! ausecours !

L’instant d’après, le porte-clefs, la minebouleversée, entrait dans la chambre.

Marchal n’avait pas prévu cela.

Avant qu’il eût eu le temps de faire face à cenouvel ennui, celui-ci l’avait traîtreusement saisi par derrièreet, avant qu’il ne fût parvenu à se dégager, Arabella s’étaitrelevée, les cheveux en désordre, les vêtements déchirés, le visagebarbouillé de sang.

– On ne me prend pas si facilement,capitaine, cria-t-elle avec un rire sauvage.

– C’est ce que nous allons voir,gronda-t-il avec une obstination farouche.

Et, renversant d’un coup de poing la lampe àpétrole, il se plaça devant la porte, barrant le passage aux deuxassaillants sur lesquels il faisait pleuvoir une grêle de coups depoing.

L’horrible corps à corps se continua, enpleines ténèbres, avec des cris sourds, des jurons étouffés.

Arabella, épuisée de fatigue, couverte decontusions, sentait ses forces l’abandonner, elle devenait folle derage.

Kasper se battait avec le courage dudésespoir, tremblant à la pensée qu’une ronde pouvait venir ou quele bruit de la lutte pouvait être entendu du corps de garde.

– Ne faites pas cela, supplia Kasper.Songez aux conséquences.

– Ah ! rugit-elle. Si seulementj’avais les plans…

À ce moment, il y eut comme un craquement d’osbrisés. Marchal, d’un formidable coup de poing sur la mâchoirevenait de faire rouler, évanoui et mort peut-être, le prudentKasper.

– À nous deux, maintenant, vipère !s’écria-t-il !

Et il se rua sur Arabella qui n’était plus deforce à résister à une pareille attaque. Quoiqu’elle lui entrât sesongles dans le bras, qu’elle le mordît, il la terrassa et se mit endevoir de l’attacher solidement avec les lambeaux de ses serviettesde toilette, mais quand il eut achevé de la garrotter, il s’aperçutqu’elle était complètement évanouie.

Lui-même était complètement épuisé, il sentaitses forces l’abandonner de minute en minute.

Il eût voulu appeler la garde, aller chercherde l’aide, il ne s’en sentait pas le courage. Il se traîna jusqu’àson lit, d’un mouvement presque instinctif et y tomba comme unemasse. Mais, à peine y était-il étendu que ses yeux se fermèrent etqu’il perdit connaissance…

Après avoir fait les cent pas pendantlongtemps, Fritz Buchner commença à éprouver quelques inquiétudessur le sort de sa « Kommodante ». Il y avait plus de deuxheures qu’elle avait pénétré dans la prison et elle avait annoncéque son absence ne durerait pas plus de trois quarts d’heure. Celan’était pas naturel.

Après avoir beaucoup hésité, l’espion s’avançajusqu’à la petite porte par laquelle il avait vu disparaîtreArabella.

Il poussa la porte. Elle était ouverte, ilentra.

Une fois dans le couloir souterrain, il tirade sa poche une petite lampe électrique et un plan de la prisonminutieusement dressé par les soins de Kasper, quelques joursauparavant.

Il n’eut pas de peine à trouver sur le plan lechemin des chambres réservées aux officiers en prévention deconseil de guerre. Il s’agissait maintenant d’atteindre ceschambres, car c’est là seulement que pouvait se trouver Arabella,car il ne pouvait pas admettre qu’une femme aussi intelligente sefût laissé arrêter.

Éteignant sa lampe par prudence, il se mit enchemin dans les ténèbres, s’arrêtant de temps à autre pour écoutersi l’on ne venait pas de son côté.

Avançant ainsi avec une sage lenteur, il finitpar atteindre un large corridor bordé à droite et à gauche deportes massives et dont les murailles étaient blanchies à la chaux.D’après le plan, c’était là que devaient se trouver les chambresdes officiers.

Mais là, une nouvelle difficulté seprésentait. Comment reconnaître la chambre du capitaine Marchal,c’est-à-dire celle où devait se trouver Arabella !

Il alla coller son oreille à chacune desportes, successivement, collant son œil aux grilles du guichet,mais il ne voyait rien, n’entendait aucun bruit. Toutes ceschambres étaient vides, le capitaine Marchal étant en ce moment-là,le seul officier, en prévention de conseil de guerre, le seulhabitant, par conséquent, de ce coin désert de la prison.

Il avait déjà ainsi exploré inutilement toutesles portes de la rangée de droite. Il en était à se demander si,dans l’intérêt de sa sécurité personnelle, il n’agirait pasprudemment en battant en retraite, lorsqu’il eut l’idée de rallumersa lanterne électrique, pour voir sur les portes s’il n’y avait pasquelque inscription qui pût le guider dans ses recherches.

Il n’y avait aucune inscription.

– C’est décourageant, grommela-t-il,cette orgueilleuse Arabella a dû se faire pincer sottement. Si j’enétais sûr, je prendrais le large immédiatement avec le yacht, onnous soupçonne déjà…

Il n’acheva pas sa phrase. À ses pieds, ilvenait d’apercevoir un mince ruisseau de sang qui, partant du seuild’une des portes fermées, serpentait à travers les dalles de grèsdont le corridor était pavé.

– Ils l’ont tuée, balbutia-t-il en sereculant avec épouvante.

Il éprouvait une folle envie de fuir à toutesjambes, mais il se raidit contre sa peur et s’enhardit à pousser laporte au seuil ensanglanté.

La lueur de la lampe électrique lui montra uneffrayant spectacle.

Arabella étroitement garrottée, les vêtementsen lambeaux, la face tuméfiée, gisait à côté de Kasper dans unemare de sang. Tous deux paraissaient morts. Mort aussi, lecapitaine Marchal, allongé sur sa couchette, la face toutesanglante.

Fritz était pénétré d’horreur, il sentait sescheveux se hérisser d’épouvante, il ne cherchait même pas às’expliquer comment s’était produit le drame.

Il se rendit compte pourtant, qu’avant tout,il fallait sauver Arabella, si toutefois, elle était encorevivante.

Il commença par couper ses liens et par luirafraîchir les tempes et le visage avec l’eau glacée du broc detoilette, puis il lui fit respirer un flacon de sels dont il étaittoujours muni.

Les blessures n’étaient sans doute pas graves,car au bout de cinq minutes de soins attentifs, elle ouvrit lesyeux et reconnut Fritz Buchner qui l’aida à s’asseoir et à réparerle désordre de sa toilette. Il se souvint alors qu’il avait sur luiune bouteille plate remplie de vieux skidam, et il en fit avalerune gorgée à la jeune femme qui se trouva aussitôt beaucoupmieux.

– Il faut ranimer Kasper, dit-elle, sicela est possible et nous en aller bien vite.

Fritz obéit sans mot dire, mais le geôlierétait en piteux état. Il se sentait brisé de partout et sa facen’était plus qu’une plaie. Il fallut plus d’un quart d’heure pourle remettre à peu près sur pied.

Mais quand il eut repris assez de consciencepour comprendre ce qui s’était passé, il donna tous les signes dela plus vive terreur.

Il allait perdre sa place, on le mettrait enprison… Il geignait à fendre l’âme, répétait d’une voix dolentequ’on l’avait à moitié assassiné.

Pour le calmer, Arabella lui glissa dans lamain quelques billets de banque, puis elle lui parla longuement àvoix basse.

– Tu as compris, conclut-elle, voilà cequ’il faudra que tu dises. Et, au lieu d’être puni, tu serasfélicité.

Les paroles d’Arabella avaient sans doute unevertu magique, car, en dépit de sa mâchoire en capilotade, Kasperesquissa une sorte de sourire et parut tout à fait rassuré.

Pendant ce temps, Fritz avait fureté dans tousles recoins de la chambre, ramassant avec un soin minutieux lesmoindres débris d’étoffe provenant de la robe de miss Arabella. Ilétait important qu’elle ne laissât derrière elle aucune tracematérielle de sa visite nocturne.

– Vite, s’écria-t-elle avec impatience,il ne faut pas que le lever du jour nous surprenne en pareiléquipage dans les rues !

Tout en parlant, elle avait fait un pas versla porte, lorsqu’elle s’aperçut que Marchal, dont personne nes’était occupé, venait, lui aussi, de sortir de sonévanouissement.

Encore très faible, il regardait autour de luiavec stupeur, il n’arrivait pas à rassembler ses idées, à serappeler du drame dont il avait été un des acteurs.

– Adieu, capitaine, lui criarailleusement l’espionne, nous nous reverrons bientôt, j’en suissûre.

Comme si ces paroles ironiques eussent eu ledon de ranimer ses souvenirs, il se dressa sur son séant les yeuxbrillants de colère.

– Je raconterai tout ce qui s’est passé,murmura-t-il.

– On ne vous croira pas. On dira toutbonnement que vous êtes fou. Vous avez cru me voir et vous avezvoulu assassiner votre gardien, voilà la vérité.

Et, avec un éclat de rire sardonique, ellereferma la porte, laissant le malheureux officier en proie à unefureur inexprimable.

Il comprenait très bien qu’elle avait raison,qu’on ne le croirait pas et qu’on profiterait peut-être de cetévénement pour l’enfermer dans quelque maison de fous.

Ce dernier effort l’avait tellement épuiséqu’il s’évanouit de nouveau.

Pendant ce temps, Arabella et Fritz Buchnerarrivaient sans encombre à la petite porte et la franchissaientheureusement.

– Il était temps, murmura l’espionne, leciel pâlit déjà vers l’orient, il fera jour tout à l’heure… Quelleterrible nuit, je suis brisée de fatigue, couverte de contusions etde blessures… je ne sais si j’aurai la force d’aller à piedjusqu’au yacht… Ah ! je payerais cher pour avoir monauto !

– L’auto est là ! Je vois que j’aibien fait de donner l’ordre au fidèle Gerhardt de nous attendre àcent mètres d’ici.

– Vous avez eu, en effet, une bonne idée,balbutia-t-elle d’une voix faible. D’ailleurs, aujourd’hui, je meplais à le reconnaître, je n’ai que des éloges à vous adresser.Sans votre intervention, je ne sais ce qui serait advenu.

– Ne parlons pas de moi, fit-il avec unefeinte modestie. Le plus ennuyeux, c’est que je ne conserve pasbeaucoup d’espoir de nous procurer les plans de l’avion blindé.

– Je n’abandonne pas la partie, moi, nousaurons ces plans. J’en ai fait le serment. À Berlin, on leveut ; ces avions sont indispensables à notre plan d’attaquebrusquée contre la France…

Elle se tut brusquement. Ils venaientd’arriver près de l’auto, où Fritz aida galamment sa« Kommodante » à prendre place.

Pendant ce temps, Robert Delangle ne renonçaitpas à établir l’innocence du capitaine Marchal. Il était parti pourLondres avec l’intention d’enquêter sur la personnalité del’étrange lord Willougby. Le journaliste se rendit donc dans laclinique psychiatrique où celui-ci avait séjourné quelques annéesauparavant. Est-ce parce que celle-ci était dirigée par un Suisseau nom germanique – le professeur Luther – qu’il sentit s’éveillerses soupçons ?

La Maison de Santé, située aux environs deLondres possédait, de façon inhabituelle, un immense court detennis qui pourtant ne semblait pas attirer les pensionnaires.Robert Delangle remarqua que ce terrain dominait Londres et toutela vallée de la Tamise.

– D’ici, songea-t-il, une ou deuxbatteries de canon pourraient bombarder les docks, incendier laCité, sans qu’il fût possible de les en empêcher.

Et il se souvint brusquement avoir vuconstruire par des ingénieurs allemands une plate-forme destinée àl’artillerie lourde, exactement disposée comme le soi-disant« tennis » du professeur Luther.

La constatation qu’il venait de faire donnaitbeaucoup à penser à Robert.

Les nombreux documents qu’il avait amassés surl’espionnage allemand ne lui laissaient aucun doute sur lapersonnalité du professeur Luther : mais le fait qu’il venaitde découvrir par un pur hasard offrait une importanceexceptionnelle. Il se promit, avant de retourner en France, d’allerfaire une visite à notre ambassadeur pour lequel il avait plusieurslettres de recommandation.

Pendant qu’il réfléchissait à la conduitequ’il aurait à tenir dans cette affaire délicate, le suissel’introduisit dans un grand salon carré décoré du buste duprofesseur Koch et des portraits symétriquement disposés du roiGeorge, du Prince de Galles, du Kaiser allemand et de son dignerejeton, le Kronprinz.

Robert s’assit dans un fauteuil soi-disant artnouveau, venu probablement de Munich et qui semblait tout exprèsfabriqué pour procurer des courbatures à celui qui avait eul’imprudence d’y poser son séant.

Presque aussitôt, le professeur Luther fit sonentrée.

Il offrait le type de l’Allemandclassique.

C’était un personnage ventru et congestionné,au nez en pomme de terre et dont les yeux, bordés de vermillon etprotégés par de vastes bésicles de verre fumé avaient quelque chosed’inquiétant.

Les lèvres lippues et trop rouges donnaient àl’ensemble de cette physionomie un étonnant aspect de bestialité.Robert avait eu l’occasion de voir à la Guyane des types de forçatsqui offraient avec le professeur Luther une parfaiteressemblance.

Machinalement, il tâta dans sa poche la crossede son browning ; cet individu, aux doigts chargés de bagues,vêtu d’un complet d’une correction impeccable, devait être capabledes pires méfaits.

Suivant une tactique qui lui étaitpersonnelle, le reporter résolut de laisser parler soninterlocuteur et de l’interrompre le moins possible.

Le professeur Luther, qui se figurait avoiraffaire à un riche client, lui rendit la tâche facile en récitantpresque par cœur le prospectus de son établissement.

– Les personnes qui sont atteintesd’affections mentales – déclara-t-il emphatiquement – reçoivent iciles soins les plus éclairés, les plus humains, les plus capablesd’amener rapidement leur guérison. Les douches froides, la camisolede force, l’isolement dans une cellule ronde, sont absolumentbannies de notre programme. Ici, le gentleman atteint d’une maladiementale croit se retrouver au sein de sa famille : la tableest excellente, un cuisinier français est attaché àl’établissement…

– Très bien, fit Robert avec un sourireengageant. Je vois que vos pensionnaires doivent être admirablementtraités.

– Il n’y a pas de maison en Europe, nimême en Amérique, j’ose le dire, s’écria le professeur Luther avecune recrudescence d’enthousiasme, où les déments soient nourrisplus copieusement et traités avec autant d’intelligence.

– Cela, je m’en doute, fit poliment lereporter.

– Ils sont même pourvus d’argent depoche : on ne leur refuse rien. Le système de la douceur est àl’ordre du jour. Si vous avez jeté un simple regard sur lesgazettes, vous devez savoir que nous obtenons chaque année unnombre de guérisons formidable, quelque chose comme 80 %.

– C’est magnifique, acquiesça Robert.

– Et, par exemple, si vous aviez unfrère, un neveu, un oncle atteint de spleen ou de neurasthénie, cequi est, au fond, la même chose.

– Non !… déclara Robert d’un tontrès ferme. Vous devez voir, à la seule inspection de maphysionomie, que dans ma famille il n’a jamais été question deneurasthénie. De père en fils, nous adorons la bonne cuisine et lesexercices sportifs.

– Je comprends, fit M. Luther, en segrattant la tempe d’un air malin… il s’agit d’un ami, d’unefiancée, peut-être, que vous voulez confier à nos soins. Vous savezqu’ici, les pensionnaires, quels qu’ils soient, sont traités avecune sollicitude toute maternelle.

À ce moment, dans le grand silence del’après-midi d’été, on entendit un hurlement de bête qu’onégorge.

M. Luther devint pâle, puis rouge, et sesdeux mains furent agitées d’un petit tremblement nerveux.

– Qu’est-ce que c’est que cela ? ditfroidement Robert.

– Rien du tout, fit M. Luther aveceffort, c’est un de nos grands chiens danois que l’on corrige. Cesbêtes sont très fidèles mais un peu sauvages…

– Il faut être bon pour les animaux, ditRobert sans se départir de sa correction impeccable.

– Assurément, dit le professeur Lutherd’un air vague.

Puis, changeant brusquement de ton :

– Ah çà ! dit-il, brutalement,qu’est-ce que vous fichez ici ? Qu’est-ce que vous me voulez,après tout ?

Robert ne perdit pas son sang-froid.

– Mon cher monsieur, dit-il, je veuxsimplement avoir de vous quelques renseignements sur la guérison delord Arthur Willougby.

Le professeur Luther ne s’attendait nullementà une pareille demande.

– Lord Arthur, balbutia-t-il, mais il y adeux ans qu’il nous a quittés, complètement guéri.

Il ajouta d’un ton qui devenaitmenaçant :

– Vous devez comprendre, monsieur, que jesuis un aliéniste, un savant, je ne tiens pas une agence derenseignements. J’ai guéri lord Willougby, il est parti, je ne saispas ce qu’il est devenu. Il y a des centaines de malades dans lemême cas. Ce qu’il a pu faire depuis qu’il est sorti de monétablissement ne me concerne pas… Et d’abord, monsieur, de queldroit me questionnez-vous ?

Brusquement, il se frappa le front avec legeste que l’on a en se souvenant tout à coup d’une choseimportante.

– Eh ! parbleu, murmura-t-il entreses dents. J’y suis, c’est le reporter, l’espion français dont onm’avait annoncé la visite.

Avant que Robert eût eu le temps de devinerles intentions du professeur Luther, celui-ci avait appuyé sur unbouton électrique.

À ce signal, deux gardiens en uniforme gris àcollet vert, tous deux d’une taille athlétique, sortent par uneporte dissimulée dans la boiserie.

– C’est un fou dangereux, dit leprofesseur en désignant Robert, empoignez-le et mettez-lui lacamisole de force, je verrai ensuite ce qu’il faut faire delui.

L’aliéniste avait donné cet ordre enallemand ; le reporter, heureusement, connaissait parfaitementcette langue.

Sans donner le temps aux deux hommes del’appréhender entre leurs grosses pattes velues, il envoya lepremier rouler à dix pas de là d’un formidable coup de poing dansle creux de l’estomac et il culbuta le second d’un vigoureuxcroc-en-jambe. Puis, tenant en respect le professeur Luther, avecson browning, il gagna la porte de sortie à reculons et se trouvadans la cour.

Là, il se trouvait en sûreté. Il avait penséavec raison que le professeur n’oserait rien entreprendre contrelui en présence des ouvriers cimentiers qui travaillaient à laprétendue plate-forme de tennis.

Il eut encore la chance de trouver la grilleextérieure entrouverte et il put gagner la rue sans encombre.

Mais, une fois dehors, il cria au professeurqui l’avait suivi en lui montrant le poing :

– Au revoir, monsieur Luther et merci devotre charmant accueil. Je ne doute pas que vous ne receviezbientôt du Foreign Office de chaudes félicitations pour les petitstravaux de fortification que vous faites exécuter dans votreétablissement ! Quant à lord Willougby, nous finirons bien parsavoir ce que vous en avez fait.

Laissant l’aliéniste blême et consterné,Robert se hâta de sauter dans son auto qui partit aussitôt enquatrième vitesse dans la direction de Londres.

La précaution n’était pas inutile, car, cinqminutes plus tard, le professeur, revenu de son émotion, lançait àla poursuite du reporter une demi-douzaine de gardiens auxquelss’étaient joints les cimentiers. Tous étaient armés de cordes et debâtons et criaient qu’un fou dangereux venait de s’évader, aprèsavoir assommé deux employés.

Mais il était trop tard, l’auto qui emportaitRobert Delangle n’était déjà plus qu’un point noir sur la routeblanche…

Quoiqu’il se félicitât d’avoir échappé au trèsréel danger qu’il venait de courir, le reporter était mécontent durésultat de son enquête. Somme toute, il n’avait rien appris de cequ’il voulait savoir. Il rentra dans Londres d’assez méchantehumeur.

Il avait maintenant la conviction que levéritable lord Willougby était toujours séquestré dans un descabanons du professeur Luther pendant que l’espion allemand, quiavait pris sa place et endossé sa personnalité jouissait de safortune et de son titre ; mais dans une pareille affaire, ilfallait autre chose qu’une certitude morale, il fallait des preuvesmatérielles.

Le reporter employa le reste de la journée àdifférentes visites ; entre autres, il alla voir son ami, ledétective Frock, de retour à Londres depuis quelques jours et, sousle sceau du secret, il le mit au courant de ce qu’il savait.

Le détective était un petit homme, glabre,souriant, dont les yeux gris pétillaient de malice derrière lesverres fumés d’un lorgnon à monture d’or.

Il fit au correspondant de guerre l’accueil leplus empressé, puis, quand il eut écouté, sans l’interrompre, lerécit de la visite au professeur Luther :

– Je savais tout ce que vous venez dem’apprendre, dit-il en souriant, indubitablement, le capitaineMarchal est innocent, le prétendu lord Willougby et sa sœur sontdeux espions très dangereux.

– Alors, vous m’aiderez à fairereconnaître l’innocence de Marchal ?

– Je vous le dis très franchement, je nepuis vous aider en rien en ce moment.

– Pourquoi cela ? demanda le jeunehomme avec surprise.

– Ce n’est pas que je n’aie le désird’être utile à votre ami, mais, par ordre supérieur, je suis tenu àune très grande réserve. Nous sommes sur le point de mettre la mainsur toute une bande d’espions allemands dont la fameuse dame noiredes frontières et son prétendu frère sont les chefs. Unearrestation prématurée effrayerait les complices des espions, leurdonnerait le temps de nous glisser entre les doigts, eux et lesimportants documents qu’ils ont volés.

– Tant pis, murmura Robertdésappointé : mais, quand vous déciderez-vous à donner le coupde filet qui doit mettre toute la troupe entre les mains de lapolice ?

– Je ne saurais vous le dire. Mon planest de leur inspirer la plus grande confiance, de les endormir dansune sécurité complète, afin de ne pas les manquer. À cet égard,votre visite à Luther dérange mes combinaisons. Le voilà mis engarde et il va s’arranger de façon à ce qu’on ne puisse trouveraucune preuve contre lui. C’est un vieux renard qui nous a déjàplusieurs fois échappé, au moment même où nous croyions letenir !

– Que me conseillez-vous ? demandale reporter très perplexe.

– Attendre, gagner du temps. Si vouspouviez faire remettre à une autre session le procès du capitaineMarchal, ce serait parfait ; d’ici là, l’arrestation desespions allemands à Londres éclatera comme un coup de foudre.

– Ne pourriez-vous au moins avertirconfidentiellement la justice française des graves présomptions deculpabilité qui pèsent contre le faux Willougby et sasœur ?

– Je n’ai pas encore en main les preuvessuffisantes. Les deux espions ont su se mettre parfaitement enrègle avec toutes les autorités. Attendez, c’est le seul conseilque je puisse vous donner.

Voyant qu’il ne tirerait rien de plus del’impassible Frock, Robert se décida à prendre congé.

– Tout va mal, songeait-il en flânantpensivement à travers les rues du quartier français, ce Frock al’air d’en savoir beaucoup plus long qu’il n’en dit et je me rendstrès bien compte d’une chose, c’est qu’il n’a nullement l’aird’être pressé d’intervenir en faveur de Marchal. Il doit y avoirlà-dessous quelque secret diplomatique, que le détective n’a pu oun’a pas voulu me révéler…

Après s’être longtemps promené, Robert, à lanuit tombante, entra dans un restaurant français et se fit servir àdîner. Pendant qu’il étudiait le menu, son attention fut tout àcoup attirée par un journal dont un alinéa avait été souligné aucrayon bleu et que quelque consommateur avait sans doute oubliélà.

C’était un vieux numéro d’un journal duPas-de-Calais et l’entrefilet souligné avait précisément trait aucapitaine Marchal dont on relatait l’arrestation, mais sans yjoindre aucun commentaire.

– Il est venu sans doute ici, se ditRobert, quelqu’un qui connaît Marchal et qui, pour une raison oupour une autre, s’intéresse à lui.

Le garçon – français comme tout le personneldu restaurant – était alors occupé à mettre le couvert.

– Est-ce au patron, ce journal ?demanda négligemment le reporter.

– Non, monsieur, c’est un client qui l’aoublié là il y a une demi-heure. C’est toute une histoire…

– Quelle histoire ?

Robert était heureusement tombé sur un bavard,il eut le pressentiment qu’il allait apprendre des chosesintéressantes.

– Voilà, monsieur, reprit le garçon avecvolubilité. C’est un soldat qui s’était enfui de Boulogne pour nepas passer au conseil de guerre. Il s’appelait Cossard ou Fossard,je ne sais plus au juste…

Robert sentit son cœur battre plus vite,c’était évidemment de Bossard qu’il s’agissait.

– Le nom ne fait rien à la chose,fit-il.

– Alors ce soldat – il venait trèssouvent manger ici – s’était évadé en traversant le bureau de soncapitaine, et là, il avait trouvé deux étrangers qu’il avait prispour des amis de son officier.

– Ce n’était donc pas ses amis ?

– Pas du tout, vous allez voir. Un de cesétrangers, pris de pitié, ou faisant mine de l’être, tire sonportefeuille, donne au soldat de l’argent et une lettre derecommandation pour prendre passage à bord d’un navire qui setrouvait à Boulogne. Bossard – oui, décidément, c’était Bossardqu’il s’appelait – s’embarque. Le navire lève l’ancre et, quand onse trouve en pleine mer, Bossard s’aperçoit tout d’un coup qu’ilétait à bord d’un navire allemand !

– Qu’a-t-il fait ?

– Il n’y avait rien à faire. Ils l’ontemmené jusqu’à Cuxhaven, l’ont assez bien traité et, finalement,lui ont proposé de faire de l’espionnage pour l’Allemagne.

– Très intéressante, votre histoire, et,bien entendu, il a refusé !

– Avec indignation. Alors, ils l’ontmenacé de le jeter en prison, mais il a réussi à gagner Londres etil avait trouvé à s’employer dans une grande épicerie de laCité…

– Qu’est-il devenu ? demanda Robert,haletant d’impatience.

– Il était ici, il n’y a pas unedemi-heure ; mais, quand le journal est tombé entre ses mains,qu’il a lu que son capitaine était arrêté pour vol, il s’est levécomme un fou.

« Ce n’est pas lui ! criait-il… cesont les Allemands qui ont volé les quarante mille francs !Et, tout ça, c’est de ma faute. » Il a payé sa consommation etil est parti en courant du côté des quais. Je parierais cent francscontre un sou qu’il est allé s’embarquer afin de défendre soncapitaine.

– C’est bien possible, dit Robert, saisià son tour de la fièvre du départ.

Et il ajouta, à la grande stupéfaction dugarçon :

– Je croyais avoir le temps de dîner,mais je me trompais.

– Monsieur ne reste pas ! Moi quiavais déjà mis le couvert de monsieur !

– Monsieur, fit Robert, amusé malgré luide cette mine ahurie, vient de se souvenir qu’il y a dans un quartd’heure un rapide pour Folkestone à la gare de Victoria…

– Mais, monsieur aurait parfaitement letemps de dîner, il y a des trains toute la soirée pourFolkestone !

– Oui, mais ces trains-là necorrespondent pas avec le bateau qui part ce soir même pourBoulogne.

Pour le dédommager de sa déconvenue, Robertmit dans la main du garçon un assez généreux pourboire et il sedirigeait vers la porte lorsqu’il faillit heurter un personnagecorpulent aux favoris d’une blancheur nivéenne qu’il eutl’impression d’avoir déjà rencontré quelque part.

– S’il n’avait pas de favoris, se dit-il,il ressemblerait, beaucoup, au professeur Luther… C’est lui, ce nepeut être que lui, il a dû me filer ou me faire filer jusqu’ici…raison de plus pour se dépêcher…

Et Robert sauta dans un taxi et du taxi dansun compartiment de première classe du rapide de Folkestone.

Alors, pendant que le train fuyait à traversles campagnes endormies à une vitesse de cent vingt kilomètres àl’heure, il parcourut distraitement les journaux anglais etfrançais dont il avait fait provision à la gare de Victoria.

Puis petit à petit les journaux tombèrent àses pieds, sans qu’il se donnât la peine de les ramasser et il seplongea dans de profondes réflexions.

Il avait engagé la partie contre les espionsallemands pour sauver Marchal. Il fallait la gagner…

À Folkestone, il prit place à bord duVictoria, mais c’est en vain qu’il explora le paquebot defond en comble, il ne rencontra pas Bossard qui, sans doute, avaitusé d’autres moyens pour rentrer en France… si toutefois il y étaitrentré.

Chapitre 11UNE LETTRE D’ANGLETERRE

La nouvelle de l’arrestation du capitaineMarchal avait fait un bruit énorme. Dans la région du Nord, ellefaisait le sujet de toutes les conversations.

L’opinion publique se divisait en deuxcamps.

Les uns croyaient Marchal coupable, suivant encela l’opinion du commissaire central dont le rapport, communiqué àde rares privilégiés était un véritable chef-d’œuvre de logique, àce qu’affirmaient du moins ceux qui l’avaient lu.

En revanche, tous les collègues du capitaine,tous ses subordonnés, tous ses amis prenaient hautement sa défenseet ne voulaient voir dans toute cette affaire qu’un effroyablehasard, un sinistre concours de circonstances dont l’officier setrouvait victime.

Le vol de quarante mille francs et – à cequ’on assurait – de documents précieux pour la défense nationalesuccédant à l’évasion mystérieuse du soldat Bossard avaient mis enémoi toutes les cervelles.

De vives attaques étaient dirigées contrel’administration.

Le général de Bernoise était dans unedouloureuse situation d’esprit.

Le rapport du commissaire central habilementprésenté, étayé d’ingénieuses hypothèses, ne laissait en apparenceaucun doute sur la culpabilité du capitaine.

Par un revirement assez naturel, le général semontrait maintenant aussi dur, aussi inflexible qu’il avait naguèreété indulgent envers son protégé auquel il reprochait d’avoirtrompé sa confiance.

Yvonne, en apprenant que celui qu’elle aimaitétait en prison, accusé de vol, était tombée malade.

Il y avait eu entre le père et la fille uneorageuse explication.

– Comment voulez-vous, mon père, s’étaitécriée la jeune fille, qu’un officier dont la probité et labravoure ont été jusqu’alors citées en exemple, devienne tout àcoup un fripon ! Cela ne se peut pas !… C’estimpossible !…

– Pourtant…

– Je te le répète, c’estimpossible ! Le capitaine Marchal est un homme d’honneur.

– Il l’était…

– Il l’est toujours.

– Tu ne doutes pas de ma douleur, machère enfant, j’ai moi-même comme tu le fais en ce moment, défenduMarchal, mais, hélas ! je ne puis aller contre l’évidence, lesfaits sont là !

– Les faits ! Aucun fait n’estentièrement prouvé, et le capitaine n’a pas un seul instant cesséde nier !

– Sa thèse ne tient pas debout, ne méritemême pas un examen sérieux. Il accuse lord Willougby.

– Eh bien ! s’écria la jeune fille,dans un élan admirable, c’est que lord Willougby estcoupable ! Cet homme, d’ailleurs, m’a toujours déplu.

– Ma chère enfant, ton cœurt’égare !… Dans cette pénible affaire, la raison seule doitnous guider ! L’accusation de Marchal contre lord Willougbyest absolument ridicule et invraisemblable… Lord Willougby estrichissime, son honorabilité est hors de doute. Ce serait ledernier que je soupçonnerais et tout le monde est de monavis !…

– Le capitaine Marchal, lui aussi,murmura tristement la jeune fille, était d’une honorabilitéau-dessus de tout soupçon, avant de devenir la victime d’uneodieuse accusation.

– Il est impossible que lord Willougbysoit pour quelque chose dans ce vol et je vais te le prouver si tuveux m’écouter cinq minutes, sans parti pris.

– Je vous écoute, mon père.

– Tu dois te souvenir que le soir du vol,le lord était à bord de son yacht, au milieu de ses invités. Tul’as vu toi-même, tu lui as parlé, cela, c’est un fait.

« Miss Arabella qui est d’un tempéramentsi impressionnable a été à ce point bouleversée par ces iniquesimputations, qu’elle a dû, sur l’ordre de son médecin, allerterminer la saison en Écosse, dans un de ses châteaux.

– Voilà qui est singulier… fit Yvonne àdemi-voix, voilà un départ précipité qui ressemble beaucoup à unefuite.

– Quant à son frère, continuaM. de Bernoise, je pense qu’il ne tardera pas, lui aussi,à regagner l’Angleterre. Il a été très froissé des calomnies deMarchal et il n’a pas caché son dépit. Comment ! voilà unmillionnaire qui tient toute une ville en joie par ses fêtes, quiouvre sa bourse à tout le monde, dont le caractère et les manièressont parfaites. Et l’on ne trouve rien de mieux à faire, pour lerécompenser, que d’inventer des infamies sur son compte !

– On prétendait, interrompit tout à coupYvonne, qu’il était allé rejoindre miss Arabella.

– C’est inexact, son yacht est encoreancré en vue de notre port. Il visite les sites de la contrée, sansdoute avant de partir définitivement.

– De sorte, objecta la jeune fille avecentêtement, que, s’il était réellement coupable, il seraitimpossible de l’arrêter !

– Tais-toi, tu me ferais mettre encolère, dit sévèrement le vieil officier.

– Pourquoi aussi, mon père, avoir faitpoursuivre le capitaine Marchal alors que c’est vous-même qui luiaviez avancé les quarante mille francs ? Vous auriez pu luiaccorder du temps pour découvrir l’auteur du vol. Ou alors, si vousn’aviez pas confiance en lui, il ne fallait pas lui prêterd’argent ! Je suis logique, moi aussi. Père, ce que vous avezfait là n’est pas bien.

Le visage du général de Bernoise devintpourpre de colère.

– Comment, s’écria-t-il, ne pas fairepoursuivre le misérable qui t’a dépouillée d’une partie de ta dot,qui a abusé de ta confiance et de la mienne… Est-ce bien toi, mafille, qui me tiens un pareil langage ?… Mais cet homme t’adonc ensorcelée ?…

Il ajouta d’un ton plus calme :

– Remarque d’ailleurs que ce n’est pasmoi qui l’ai fait poursuivre. J’aurais préféré de beaucoupsacrifier cette somme, quelque importante qu’elle soit, que de voirflétrir, par un jugement infamant, un des officiers placés sous mesordres. Réfléchis que c’est Marchal lui-même qui, se fiant à saréputation d’honnêteté, a porté plainte au commissariat central,persuadé que les soupçons ne tomberaient jamais sur lui. L’enquêteayant prouvé d’une façon à peu près certaine que c’était lui lecoupable, je me suis vu forcé de laisser la justice suivre soncours.

– Cela n’empêche pas, répliqua la jeunefille avec vivacité, que M. Marchal n’est responsablequ’envers vous de la somme que vous lui avez avancée.

– Ce sera la tâche de son avocat de fairevaloir cet argument devant le conseil de guerre.

– Pourtant, mon père, si vous retiriezvotre plainte ?

– Impossible ! Comprends donc que cen’est pas moi qui ai porté plainte, c’est Marchal lui-même ;il s’est pris à son propre piège. D’ailleurs, maintenant, lajustice, aussi bien que l’opinion publique, sont saisies del’affaire et veulent avoir satisfaction. Il est trop tard pourrevenir en arrière.

Yvonne, les yeux gonflés de larmes, demeurasilencieuse.

Elle voyait s’écrouler son beau rêve d’amour,et pourtant, au fond de son cœur, elle conservait encore, avec desecrets espoirs, le souvenir attendri de celui qu’elle regardaittoujours comme son fiancé…

– Oui, dit encore le général de Bernoised’une voix grave, cette affaire offre tant de côtés mystérieuxqu’il est de mon devoir de la suivre jusqu’au bout et de l’éclairerentièrement. De toute façon, il faut que la lumière se fasse. Leministre dont j’ai reçu une lettre confidentielle partageabsolument ma manière de voir.

– Et ces côtés mystérieux ?interrogea Yvonne anxieusement.

– Je ne puis pas tous te lesexpliquer ; mais n’y eût-il que la singulière attitude ducapitaine Marchal, ce fait qu’il a reconnu avoir passé ailleurs quechez son oncle une partie de la nuit du samedi ! N’est-ce pasdéjà très singulier ? Et il ne veut pas donner l’emploi de sontemps pendant cette même nuit où le vol a été commis.

– Il doit avoir ses raisons pour garderle silence.

– C’est possible, mais une pareilleattitude produit une impression très fâcheuse… Puis il y a d’autresfaits déconcertants. Ainsi j’avais reçu une lettre anonyme mesignalant la mauvaise conduite de l’inculpé, cette lettre adisparu, il m’a été impossible de la retrouver.

M. de Bernoise, en parlant ainsi,était à mille lieues de soupçonner que ce pût être Justine, lafemme de chambre, qui eût subtilisé la lettre.

– Enfin, continua-t-il, je ne m’expliqueguère la conduite du journaliste Robert Delangle. Il était partipour Londres et devait nous rapporter toutes sortes derenseignements sensationnels, et on n’entend plus parler de lui. Iln’a pas donné signe de vie depuis son départ.

– C’est sans doute qu’il n’a pas pu,interrompit la jeune fille, M. Delangle est un homme decœur !

– Je ne dis pas le contraire.

– Il n’a pas hésité une minute à prendrela défense de son ami, envers et contre tous.

– D’accord… mais ce soldat qui, bien quepuni par moi de trente jours de prison, continue à jurer contretoute évidence que le seul coupable du vol est le soldatBossard ? Voilà, je crois, suffisamment de mystères àéclaircir.

Yvonne demeura silencieuse.

Pelotonnée au fond d’une bergère dans unefrileuse attitude, elle réfléchissait.

Un des mystères de « l’affaireMarchal » dont le général n’avait pu parler à sa fille et quile préoccupait beaucoup, c’était le drame dont la prison militaireavait été le théâtre et sur lequel, dans le plus grand secret, uneenquête avait été commencée.

Pour échapper à une conversation qui lemettait au supplice, M. de Bernoise embrassa sa fille etsortit, prétextant un rendez-vous.

Dès qu’il se fut retiré, Justine s’approcha desa jeune maîtresse.

Justine, elle aussi, avait longuement réfléchiet elle était convaincue de la terrible injustice commise envers lecapitaine Marchal. Elle aussi était intimement persuadée del’innocence de l’officier.

En ce moment, cédant à une inspiration,peut-être heureuse, elle se croyait sur le point de tenir un desfils conducteurs qui devaient l’amener à la connaissance de lavérité.

– Mademoiselle, dit-elle à Yvonne, il nefaut pas vous chagriner. Le capitaine Marchal est innocent !J’en ai, comme vous, la conviction.

– Je suis heureuse que tu sois de monavis, mais je suis désespérée. Tu as vu comme on a monté la tête àmon père ?

– Il y a sûrement là-dessous un complotqu’on finira bien par découvrir. Mais le capitaine est innocent, ilfaut le tirer de là.

– Oh ! si je savaiscomment !…

– Je crois en avoir trouvé le moyen, maispour cela, il faudrait faire une démarche peut-être imprudente etqui n’aurait certainement pas l’approbation de votre père.

– Dis toujours.

– Vous n’avez pas oublié cette jeunefille qui se disait fiancée au soldat Bossard et qui est venue voussolliciter en sa faveur ? Elle pourrait peut-être nous fournirdes renseignements d’une importance capitale.

– Elle se nomme Germaine ?

– Oui, c’est bien cela.

– Mais, comment la voir ?

– Ce n’est pas difficile, j’ai retenul’adresse qu’elle nous a donnée l’autre fois. Ce n’est pas loind’ici, dans la rue du Coin-Menteur.

– Eh bien, allons-y ! Mon père megrondera après, s’il veut, mais du moins j’aurai fait mondevoir.

– Bravo, mademoiselle, s’écria Justine enbattant des mains, voilà qui est courageux de votre part ;mais si vous voulez tirer d’affaire le capitaine Marchal, ce n’estpas le moment de faire des façons.

Yvonne et sa camériste furent prêtes à sortiren un instant, elles avaient endossé leurs costumes les plussombres et les plus simples et mis leurs voilettes les plusépaisses.

Il pouvait être trois heures.

La chaleur d’une lourde après-midi d’étérendait les rues presque désertes et l’on n’entendait dans lesilence de l’arrière-port que le halètement des machines à vapeuret la cadence des marteaux dans les forges de marine.

De vieilles dames avec de petits chiens et desretraités à cheveux blancs se dirigeaient tout doucement vers lessquares, munis de leur journal et de leur tabatière.

Yvonne et sa camériste ne rencontrèrentpersonne de leur connaissance ; au bout d’un quart d’heureelles étaient arrivées à la porte d’une maison de pauvre apparencedont la façade était enguirlandée de filets de pêche, accrochés làpour sécher.

Au moment d’entrer dans ce logis qui n’étaitrien moins que somptueux, les deux femmes hésitèrent. Que diraitM. de Bernoise quand il apprendrait qu’en dépit de sadéfense formelle sa fille était venue dans cet endroit ?

– Tant pis, dit enfin Yvonne, il fautavoir du courage jusqu’au bout, mon père dira ce qu’ilvoudra !

Comme elle prononçait cette phrase, Robertapparut tout à coup à l’autre extrémité de la rue. Le reporterdescendu du paquebot une demi-heure auparavant était encore encostume de voyage. Il paraissait très animé.

– Mademoiselle, dit-il après avoirrespectueusement salué la jeune fille, j’arrive de Londres et jecrois que les nouvelles que j’apporte sont bonnes, mais hélas lerésultat définitif – la réhabilitation de mon ami Marchal – n’estpas encore atteint…

– Vous me redonnez de l’espoir, réponditYvonne, après avoir écouté le récit succinct que lui fit lejournaliste de ses aventures à Londres. J’allais précisément, pourtâcher d’obtenir quelques renseignements, rendre visite à lafiancée de Bossard.

– Nous irons ensemble. Peut-être Germainea-t-elle déjà des nouvelles. Et peut-être aussi – ajouta lereporter en baissant la voix – Bossard est-il déjà de retour.

– Volontiers, murmura la jeune fille, etpourtant croyez-vous que ma présence soit indispensable ?Maintenant que vous êtes là, je suis presque tentée de meretirer.

– Gardez-vous-en bien. Germaine vousconfiera peut-être, à vous, des choses qu’elle ne me dirait pas àmoi. Il est très important que vous nous accompagniez.Mademoiselle, permettez-moi de vous montrer le chemin.

Et il commença à gravir l’escalier, suivid’Yvonne et de sa camériste.

La chambre qu’occupait Germaine dans la maisond’un vieux pêcheur était simple et gaie. Sur la cheminée, décoréede coquillages des mers australes et de vases en faïence anglaiseau reflet doré, s’étalait dans un beau cadre de peluche, laphotographie de Bossard, la mine souriante, ses médaillescoloniales alignées bien en évidence sur sa poitrine fièrementbombée.

Germaine fit à ses visiteurs l’accueil le plusempressé. Elle fit asseoir Mlle de Bernoisedans l’unique fauteuil qu’elle possédait et insista pour lui faireaccepter un petit verre de vieux genièvre ; comme on peut lesupposer, Yvonne déclina cette invitation, puis on causa.

– Mademoiselle, dit naïvement Germaine,toute fière de recevoir chez elle la fille du général, c’est biengentil à vous d’être venue. Il y a longtemps qu’on ne s’était pasvu…

Yvonne, tout interloquée par ce ton un peufamilier, ne savait trop que dire ; ce fut Robert, au fondtrès amusé de cette scène, qui se chargea de répondre etd’expliquer le but de leur visite.

– Je suis tout à votre disposition,répondit la matelote, mais je doute fort que je puisse vous donnerquelque renseignement utile. Déjà bien des gens sont venus mequestionner au sujet de mon fiancé, ce pauvre Bossard, depuis qu’ila réussi à s’échapper de prison et à passer à l’étranger. Je ne l’yai pas aidé, comme on l’a prétendu… mais je suis tout de même biencontente qu’il soit en sûreté ; il a tiré son épingle du jeu,il a bien fait, pas vrai ? Vous-même, monsieur Robert, vous enauriez fait autant à sa place.

Le reporter ne put s’empêcher de sourire decette vivacité de langage.

– Alors, reprit-il, il ne vous a pasécrit ? vous n’avez pas eu de ses nouvelles ?

– Non.

– Vous ne savez pas où il est ?

– Ma fois non ! mais je crois que cen’est pas bien difficile à deviner, il doit être sûrement enBelgique ou en Angleterre.

– C’est étonnant qu’il ne vous ait pasécrit.

– Sans doute qu’il n’a pas pu lefaire.

Yvonne crut comprendre, au vague de cesréponses, que la fiancée de Bossard se renfermait dans un silenceprudent et qu’elle en savait beaucoup plus qu’elle ne voulait endire.

– Vous n’ignorez pas mademoiselle,dit-elle palpitante d’émotion, que les renseignements que vouspouvez nous fournir – sans aucun danger pour vous d’ailleurs – ontpour nous une grande importance. Un vol a été commis, un officierest injustement accusé et votre fiancé pourrait peut-être le sauverpar son témoignage. Si vous faisiez cela, je vous jure que c’estmoi qui m’occuperais de votre dot. Votre fiancé aurait sa grâce, etune bonne place.

– Je devine, murmura Germaine éclairéepar son instinct, ce doit être votre prétendu à vous que l’onaccuse ?

Yvonne était devenue rouge comme unecerise.

– Non, mademoiselle, reprit sèchement lafemme de chambre, vous vous trompez, il s’agit seulement d’unepersonne à laquelle le général s’intéresse, un parent…

– Tant pis, répondit Germaine, mais je nepuis vous dire que ce que je sais. Vous avez été trop aimable avecmoi pour que je ne sois pas franche. Tenez. Aussi vrai qu’il faitgrand jour, Bossard est parti sans me dire adieu, sans même venirm’embrasser !

– Vous auriez tort de nous cacher quelquechose, reprit Yvonne avec insistance, même si votre fiancé étaitréellement coupable, en ce moment, il aurait tout intérêt àavouer.

– Ces messieurs de la police m’ont déjàexpliqué cela ; mais, croyez-moi si vous voulez, Bossard apeut-être bien des défauts, mais il n’a jamais fait tort d’un sou àpersonne…

Elle s’interrompit brusquement. On venait defrapper à la porte de la chambre.

– Mon Dieu, murmura Yvonne éperdue, simon père me surprenait ici !

Et elle baissa rapidement sa voilette et seretira dans l’angle le plus sombre de la pièce.

– N’ayez pas peur, mademoiselle, s’écriaGermaine, c’est le facteur. J’ai reconnu ses deux petits coupssecs.

– Une lettre recommandée, annonça lepédestre factionnaire dont le profil impassible se montra dansl’encadrement de la porte.

Germaine signa sur le registre et prit lalettre toute joyeuse.

– Le timbre anglais, s’écria-t-elle,c’est pour sûr de mon fiancé !…

Elle brisa le cachet d’une main impatiente.L’enveloppe ouverte, il en tomba un mandat international, puis unefeuille couverte d’une grosse écriture.

Germaine s’était retirée dans l’embrasure dela fenêtre pour mieux lire, tandis qu’Yvonne et Robert attendaienten échangeant des regards anxieux.

– Parbleu, s’écria Germaine avecenthousiasme, je savais bien, moi, que mon pauvre Bossard n’étaitpas un filou ! Voyez ce qu’il m’écrit !… Tenez, lisezvous-même !

Yvonne lut à son tour et devint pâle dejoie.

– Le capitaine est sauvé !murmura-t-elle d’une voix émue.

– Pas encore, dit Robert, mais il estbien près de l’être.

– Nous n’avons pas une minute àperdre ; je vais immédiatement prévenir mon père. Et vous,mademoiselle, ajouta-t-elle en se tournant vers Germaine,habillez-vous rapidement, M. Robert Delangle vous conduirachez mon père où nous vous précédons et qui va vous attendre.Surtout, n’oubliez pas la lettre !… Si les choses marchentcomme je l’espère, je vous promets la grâce de Bossard…

Yvonne et sa camériste étaient déjà dansl’escalier. Germaine se trouva bientôt parée de sa fameuse coiffureboulonnaise, auréolée de dentelles, et de son plus beau foulard desoie, et Robert lui servit de cavalier jusqu’à la demeure dugénéral de Bernoise.

Celui-ci n’étant pas encore rentré, Yvonnereçut les visiteurs dans le salon et leur tint compagnie enattendant le retour de son père.

Le général éprouva un profond étonnement enapercevant Germaine, la matelote, assise aux côtés du reporter.

– Singulière visite ! grommela-t-ilentre ses dents.

Et il demanda à Yvonne, à demi-voix :

– Qu’est-ce que cela signifie ? Queveut cette femme ?

– Mon père, répondit hardiment la jeunefille, je te présente la fiancée du soldat Bossard. Elle a degraves révélations à te faire.

Et comme le général fronçait lesourcil :

– Père, elle t’apporte la preuve del’innocence du capitaine Marchal. J’ai cru bien faire en la priantde t’attendre. Avant de te fâcher, prends connaissance de la lettreque cette jeune fille vient de recevoir, il n’y a qu’un instant, etqu’elle s’est empressée de t’apporter !

Le général, sans rien répondre, prit la lettreque lui tendait Germaine, toute tremblante d’émotion, et il lutattentivement le récit détaillé que faisait Bossard de son évasion,en annonçant son retour à sa fiancée.

Tout de suite la physionomie renfrognée deM. de Bernoise se détendit et, d’un geste plein debienveillance, il invita Germaine à se rasseoir.

– Mon général, dit alors le reporter,permettez-moi de compléter les renseignements précieux que contientcette lettre. Vous allez vous convaincre que mon voyage à Londres,bien que n’ayant pas donné tous les résultats que j’en attendais,n’a pas été complètement inutile.

Et il raconta, dans le plus grand détail,l’agression dont il avait été victime à la maison de fous, savisite au détective Frock et ses autres aventures enAngleterre.

Quand il eut terminé, le général étaitpleinement convaincu.

– Je suis très heureux, déclara-t-il, deconstater que le capitaine Marchal n’est pas coupable. Maintenant,il s’agit de prendre les mesures nécessaires pour que la dame noiredes frontières et ses complices n’échappent pas au châtiment qu’ilsont mérité. Je crains bien, malheureusement, qu’il ne soit déjàtrop tard.

Le général avait serré dans son portefeuillela lettre de Bossard, et, se retournant vers Germaine :

– Ayez bon espoir, mademoiselle, luidit-il, je vais faire tout mon possible pour obtenir la grâcepleine et entière de votre fiancé. Mais c’est à la condition quevous ne parlerez à personne du contenu de cette lettre. C’est unechose très importante. Quant à vous, monsieur Robert, revenez mevoir dans la soirée. Nous avons à causer longuement.

M. de Bernoise reconduisitcérémonieusement jusqu’à la porte de la rue le reporter et lamatelote, tous deux ravis du résultat de leur démarche.

Le général se sentait allégé d’un grand poids.Jamais il n’avait été aussi heureux.

Une fois rentré dans son cabinet de travail,son premier soin fut de libeller deux ordres de mise en libertéimmédiate, l’un en faveur du capitaine Marchal, l’autre concernantle soldat Louvier dont la bonne foi apparaissait maintenantévidente.

Puis, après avoir serré dans ses bras Yvonne,radieuse, le général se rendit en hâte chez le commissaire central.Il s’agissait de prendre les mesures nécessaires pour opérerl’arrestation de la célèbre espionne et de ses affidés. La lettrede Bossard allait peut-être donner les moyens d’atteindre cerésultat difficile.

Chapitre 12LE TRAQUENARD

Le père Thomas qui exploitait dans le villagedu Portel, près de Boulogne, une petite auberge presqueexclusivement fréquentée par les matelots et les matelotes, venaitde se lever et d’ouvrir les volets de son établissement.

Les pieds dans des sabots confortablementgarnis de paille, le chef coiffé d’un vieux béret de matelot, ilavait commencé par allumer une pipe de terre noire – la meilleurede la journée, avait-il coutume de dire – puis il ranima le feu quicouvait sous la cendre, y jeta une poignée de menu bois et quand laflamme pétilla joyeusement, il apporta une vaste cafetière defer-blanc.

Ces préparatifs terminés, il alla jusqu’auseuil de la porte et se mit à contempler la mer que le soleilcommençait à peine à colorer de légers tons roses.

Le jour grandissait de minute en minute, lepère Thomas rentra et souffla sa petite lampe de fer, et se mit àfaire le ménage de sa cambuse en fredonnant.

Cette tâche accomplie, il alluma une secondepipe et revint sur le seuil de la maison. De là il observa quelquetemps avec intérêt les manœuvres d’un beau yacht qui tirait desbordées à un mille du rivage, comme s’il eût cherché un endroit àsa convenance pour jeter l’ancre.

Tout à coup la vieille horloge sonna.

– Quatre heures et demie, murmura levieillard : je me suis cette fois levé de trop bonne heure. Àmoins qu’il ne vienne quelques fraudeurs, je n’aurai pas de clientsavant l’heure de la marée.

Comme pour donner un démenti à ces paroles, unhomme pauvrement vêtu arriva à l’angle de l’auberge, et entra.

Il paraissait accablé de fatigue.

En entrant, il jeta sa musette sur un coin dela table, et s’écroula plutôt qu’il ne s’assit sur la chaise depaille que le père Thomas lui avançait.

– Bonjour patron, dit-il d’une voix rude,je meurs de faim et de soif ; vivement une chopine de bière,du pain et du jambon, ce que vous voudrez !

Bien des gens eussent trouvé suspectes lesallures de ce client matinal, mais la clientèle du père Thomascomprenait des gens de toute espèce et le vieil aubergiste n’étaitni bavard, ni curieux.

Il disposa donc le couvert en un tour de mainsur un coin de la grande table de bois blanc et l’inconnu, tirantun couteau de sa poche, se précipita sur son repas en véritableaffamé. Il mettait les bouchées doubles et en quelques minutes sonassiette se trouva parfaitement nettoyée.

L’aubergiste contemplait avec satisfaction unconvive doué d’un si robuste appétit.

– Remettez-moi la même chose, ditl’homme.

Le père Thomas s’empressa de rapporter denouveau pain, de nouvelle bière et de nouveau jambon, qui furentengloutis avec la même rapidité.

Enfin, cette espèce d’ogre parut rassasié, illampa un dernier verre de bière, puis, poussant un profond soupir,se tourna du côté de l’aubergiste.

– Avez-vous une chambre, demanda-t-il enbâillant, j’ai besoin de dormir au moins deux ou trois heures.

– Certainement. Vous avez l’air fatigué.Vous avez dû essuyer un coup de gros temps sur la mer cettenuit ?

– J’ai bien cru que notre sloop yresterait, un joli bateau pourtant, à l’arrière tout relevé, àl’avant effilé comme une lame de couteau, un vrai bateau de coursesqui remporte des prix à toutes les régates.

Le père Thomas eut un gros rire. Il étaitpersuadé qu’il avait affaire à un fraudeur de profession.

– Et comme il n’y a pas de régates tousles jours, répliqua-t-il, le reste du temps on fait de lacontrebande.

– Mon vieux, murmura l’homme avec unbâillement plus accentué, vous vous fourrez le doigt dansl’œil ; je ne suis pas ce que vous pensez, mais croyez ce quevous voudrez sur mon compte, je m’en fiche, mais je tombe desommeil, indiquez-moi ma chambre…

– Après tout, ce que vous faites ne meregarde pas… Suivez-moi, je vais vous montrer le chemin.

– C’est bon, fit l’autre en prenant samusette, mais, j’oubliais, il va peut-être venir quelqu’un medemander, soit un capitaine d’infanterie de marine, soit un civil…Sitôt que la personne sera arrivée, venez me réveiller, je ne veuxpas la faire attendre une minute.

– Je n’y manquerai pas.

Et le vieil aubergiste précéda son hôte dansle vieil escalier vermoulu qui conduisait à la chambre.

Quand il redescendit, il s’amusa de nouveau àobserver le yacht qui peu à peu s’était rapproché du rivage.

Bientôt un canot monté par deux hommes sedétacha des flancs du navire, se dirigea sur le rivage et vintaccoster à moins de cinquante mètres de l’auberge.

– Serait-ce encore des clients pour moi,se dit le vieillard ? Aujourd’hui, décidément, tout le mondes’est donné le mot pour se lever de bon matin.

Il ne se trompait pas. Il vit bientôt entrerdans l’auberge deux personnages d’allures assez élégantes, en dépitdes cabans de matelot dont ils étaient vêtus. Tous deux étaientjeunes, robustes, et avaient le visage complètement rasé.

Pour le père Thomas, l’humanité tout entièrese fût divisée en deux catégories, les fraudeurs et lesgabelous.

Dans les nouveaux venus le père Thomas flairatout de suite des gabelous.

– Bonjour, messieurs, leur dit-il, qu’ya-t-il pour votre service ?

– Servez-nous quelque chose deréconfortant, répondit un des hommes, un grog au whisky, parexemple. Il ne faisait pas chaud en mer, cette nuit. Vous n’avezencore vu personne ?

– Non, messieurs, répliqua l’aubergistede plus en plus persuadé qu’il avait affaire à des douaniers. Jeviens seulement d’ouvrir ma baraque.

– Tout va bien, dit à l’oreille de soncompagnon, celui des deux visiteurs qui avait pris la parole lepremier. Nous arrivons à temps.

Les grogs une fois prêts, tous deux s’assirentet le père Thomas installé derrière son comptoir se laissa aller àune vague somnolence.

Les deux hommes avaient entamé uneconversation à voix basse.

– Je ne sais pas comment cela va finir,mon brave Gerhardt, dit l’un d’eux, mais où en serions-nous sansnotre agent de Folkestone qui nous a signalé télégraphiquement ledépart de Bossard pour la France. Évidemment, il va se livrer à lajustice militaire, et raconter qu’il nous a vus dans le bureau, lanuit du vol.

– Mais il ne sait pas nos noms.

– Qu’importe, son récit concorderait tropbien avec les affirmations de Marchal pour que celui-ci ne fût pasremis en liberté.

– Il faut que nous voyions Bossard. Iln’aura très certainement pas les mêmes scrupules que son officier.Je lui offrirai cinq cents livres pour se rembarquer immédiatement,nul doute qu’il n’accepte.

– Et une fois à bord du yacht…

– Son affaire est claire, ajouta le fauxlord Willougby avec un ricanement sinistre.

– Mais admettons qu’il refuse ! Etc’est possible… il était si tranquille en Angleterre et il revientde lui-même se livrer… je n’ai pas confiance.

– S’il refuse… dit l’espion d’une voixsourde. Je suppose, Gerhardt, que tu es un homme decourage ?

Gerhardt montra d’un geste un couteau toutouvert dans la poche de son caban.

– Je vous obéirai aveuglément, fit-il, etpourtant…

– Tu vas me dire que c’est un crime, ehbien, non, c’est plutôt une action glorieuse, du moment où ils’agit de la chère patrie allemande !… Je suis sûr,ajouta-t-il après avoir consulté son chronomètre, qu’Arabellas’impatiente déjà. Elle doit être sur le pont du yacht, armée de sajumelle marine, cherchant à deviner ce qui se passe ici.

– Je sais qu’elle attache une grandeimportance à cette affaire.

– C’est, il faut le reconnaître, unefemme d’énergie et d’une persévérance extraordinaire. Elle n’anullement renoncé à forcer Marchal à nous remettre le plan del’avion blindé, mais pour cela il ne faut pas que Bossard paraisse.Lui disparu, c’est la condamnation certaine de Marchal. Et c’estalors seulement quand il sera en prison, flétri, désespéré, quenous reviendrons à la charge et que nous lui offrirons, en échangedes plans, la liberté et la réhabilitation…

– Je ne crains qu’une chose, c’est quenotre homme ne vienne pas.

– Il viendra. Il ne peut descendreailleurs qu’ici, je suis sûr de l’exactitude de mes renseignements.Je serais très surpris s’il n’arrivait pas d’un moment àl’autre.

– Patron, dit Gerhardt, en se tournant ducôté du père Thomas, nous avons rendez-vous ici avec un homme d’unetrentaine d’années.

Et il donna assez exactement le signalement deBossard.

– Qu’est-ce que vous lui voulez ?…répondit le bonhomme avec hésitation.

– Rassurez-vous, dit le faux lordWillougby avec son sourire le plus cordial, nous ne sommes pas desgabelous. Je suis officier, capitaine dans l’infanterie demarine.

– Alors, c’est différent, grommela levieillard avec un reste de défiance. Vous allez voir votre ami toutde suite. Il fait un somme là-haut, je monte le réveiller.

Pendant que l’aubergiste gravissaitl’escalier, Gerhardt dit à son maître :

– En cas de bagarre, il serait prudentd’éloigner le bonhomme.

– Excellente idée.

Quand le patron revint, Gerhardt lui demandaune bouteille de vin blanc. Le vieillard, sans méfiance, leva latrappe de la cave et commença à descendre ; mais, à ce moment,l’espion lui assena sur la tête un coup de poing qui l’envoyarouler au fond, étourdi.

Le père Thomas n’avait poussé qu’un faiblecri, le bruit de la chute de son corps parvint à l’oreille des deuxbandits.

Gerhardt ferma tranquillement la trappe et diten riant :

– En voilà toujours un qui ne nousdérangera pas !…

Pendant ce temps, son complice était alléjusqu’à la porte et inspectait les environs.

– Personne, fit-il à demi-voix, l’endroitest absolument désert et je vois avec plaisir que le yacht s’estrapproché…

Gerhardt l’interrompit dans sesréflexions.

– Venez vite, fit-il, voici notre homme,il est en train de descendre.

Bossard, en effet, s’avançait en bâillant,avec la mine de quelqu’un qu’on vient d’arracher brusquement ausommeil.

– Messieurs, balbutia-t-il, sans bien serendre compte de la physionomie de ses interlocuteurs.

L’espion s’était avancé.

– Ce n’est pas moi que vous attendiez,dit-il avec aplomb, mais j’ai à vous parler très sérieusement. Jesuis lord Willougby, je suis venu vous trouver pour éviter unépouvantable malheur…

Mais Bossard venait de reconnaître les deuxhommes entrevus pendant la tragique nuit de son évasion, les deuxbandits qui s’étaient trouvés en même temps que lui dans le bureaudu capitaine Marchal.

– Canailles ! Bandits !cria-t-il.

– Pas d’injures, répliqua l’espion, avecautorité. Lorsque vous aurez compris que je ne suis ici que poursauver l’honneur de mon ami Marchal, et vous sauver aussi, vousvous tairez !… Écoutez-moi.

– Que pourriez-vous dire ! s’écriaBossard avec colère, je vous ai vus de mes yeux dans le bureau ducapitaine Marchal alors qu’il avait quitté la ville depuisplusieurs heures. C’est vous le voleur !

Bossard s’interrompit tout à coup et prêtal’oreille, il lui avait semblé entendre dans le lointain un crid’appel désespéré. C’était le père Thomas qui appelait au secoursd’une voix faible.

L’espion mit à profit cette interruption.

– Mon brave, dit-il à Bossard avec unsang-froid admirable, vous commettez une erreur grossière,permettez-moi de vous le dire. Vous avez dû entendre parler de mafortune ? J’ai plus d’un million de revenu, ce qui faitvingt-cinq ou trente millions de capital. Vous comprenez bien,n’est-ce pas, que je ne vais pas devenir un voleur pour quarantepauvres billets de mille francs…

– Pour milord, ajouta Gerhardt d’un tonplein de suffisance, une pareille somme est une misère ! celane compte pas !

– Mais alors ? demanda Bossard aveceffarement.

– Eh bien, fit l’espion avec unetristesse hypocrite, voici la vérité sur cette malheureuse affaire.Le capitaine Marchal avait des dettes… Je ne l’excuse pas, jeconstate le fait, mais que celui qui n’a jamais cédé à aucunetentation lui jette la première pierre. Il avait des dettes de jeu,il devait les payer immédiatement, sous peine de se voirdisqualifié ; il a perdu la tête, il a puisé dans lacaisse…

– Il me semble que je deviens fou !Je ne comprends plus, murmura Bossard en portant la main à sonfront. Je ne croirai jamais que le capitaine Marchal ait pu agir dela sorte…

– Heureusement, continua l’Allemand avecimpudence, Marchal va être tiré d’embarras. J’ai remboursédiscrètement les sommes détournées et l’affaire n’aura pas desuites… Mais votre présence constitue pour lui un réel danger…

Cependant les cris du père Thomas devenaientplus distincts.

– Au secours ! Au secours ! Àl’assassin !

– Je crois qu’on appelle au secours,murmura Bossard avec inquiétude, mais… où donc est lecabaretier ?

L’espion lui prit le bras avec colère.

– Il va revenir, je suppose, ne vousoccupez pas de lui, songez plutôt à ce que j’ai à vous dire !Si vous veniez mal à propos faire votre déposition, vousrenverseriez tous nos projets. Moi, je suis lord et millionnaire,par conséquent au-dessus de tout soupçon, mais vous ? Quandvous diriez la vérité, on ne vous croirait pas. Si vous parlez,c’est vous qui serez le bouc émissaire. Robert Delangle, votrefiancée elle-même, sont persuadés que c’est vous le voleur. Il vousfaut quitter la France au plus vite, dans votre intérêt et danscelui du capitaine Marchal ! Je vous ai déjà secouru, je suisprêt à le faire encore une fois et plus généreusement encore.

– Tout cela n’est pas clair, interrompitBossard d’un air perplexe.

L’Allemand impatienté, tira de sa poche unportefeuille.

– Décidément, fit-il, vous ne comprenezrien à la situation ! On dirait que vous avez juré la perte ducapitaine Marchal… Tenez, prenez ces bank-notes etsuivez-moi !

Sur un signe de son maître, Gerhardt s’étaitsournoisement placé derrière Bossard. En une minute, il avaitcompris. Tout pour lui devenait clair.

– C’est-à-dire que je comprends tropbien, s’écria-t-il furieux. Vous calomniez le capitaineMarchal ! Vous voulez me faire disparaître pour le fairecondamner. Mais cela ne sera pas !

– Tant pis pour toi, murmural’espion !

Et il saisit traîtreusement Bossard par lespoignets et le réduisit ainsi pour une minute à l’immobilité.

Au même instant Gerhardt frappait le soldat deson couteau entre les deux épaules.

Bossard tomba sans même pousser un cri.

– Il est mort, cria Gerhardt. Etmaintenant, au large !…

Les deux bandits s’élancèrent hors del’auberge, vers leur canot.

De toutes parts, des soldats et des gendarmesse levaient de derrière les ajoncs.

Les deux espions étaient cernés.

– Eh bien, balbutia le faux Willougby, ilne nous reste plus qu’à vendre chèrement notre peau.

– C’est impossible, fit Gerhardt d’un tongouailleur. Faites une trouée tout seul si vous voulez, moi, jereste…

À ce moment, le capitaine Marchal lui-mêmeapparut, accompagné de son ami Robert qui pour la circonstances’était armé d’un énorme browning. Derrière eux venait lecommissaire central suivi d’un détachement de soldats et d’unedizaine de gendarmes.

Les deux espions comprirent que touterésistance était inutile, avant même qu’ils eussent pu se servir deleurs revolvers tous deux avaient été appréhendés et solidementgarrottés.

Malgré le tumulte que causa cette arrestation,on entendit les cris du père Thomas que l’on délivra immédiatement.En sortant de la cave il apparut, à la grande joie des soldats,couvert de poussière et de toiles d’araignées telle une bouteillevénérable.

– Mon Dieu, s’écria le cabaretier, mesbons messieurs, que se passe-t-il chez moi ?

– Vous allez le savoir à l’instant, ditle commissaire central, nous allons procéder à l’interrogatoire desprévenus.

Dans un coin de la pièce, Ronflot et Louvierprodiguaient leurs soins au malheureux Bossard. Quoique dangereuse,la blessure qu’il avait reçue ne semblait pas mortelle.

Cependant Robert s’était approché ducommissaire central et lui disait à l’oreille :

– Tout cela est fort bien, mais il nefaudrait pas laisser fuir la « dame noire desfrontières ».

– Vous avez raison, balbutia-t-il, jevais envoyer des hommes au bureau télégraphique, il faut capturerle yacht avant qu’il ait quitté les eaux françaises.

Des soldats chargés d’un ordre écrit ducommissaire se dispersèrent de tous côtés. Un torpilleur qui setrouvait en rade de Boulogne reçut l’ordre d’appareiller. Lesautorités des ports anglais furent prévenues.

Toutes ces mesures devaient être inutiles.L’espionne, grâce à sa jumelle marine, avait suivi ou deviné lesprincipales péripéties du drame.

Dès qu’elle avait vu luire les baïonnetteselle avait donné ordre au capitaine de couper les amarres et deforcer les feux.

Le yacht arborant insolemment à la corned’artimon le pavillon allemand avait fait route vers le nord. Ilétait en sûreté dans les eaux neutres du littoral hollandais avantqu’on eût pu le rejoindre.

– Ces deux imbéciles se sont faitprendre, murmura la dame noire, c’est tant pis pour eux ! maisle capitaine Marchal entendra encore une fois parler de moi. Cela,je le jure !

ÉPILOGUE

Quelques jours après on apprenait que lefameux détective Frock avait mis la main à Londres sur un véritablenid d’espions allemands. Plus de deux cents avaient été arrêtés, aunombre desquels se trouvait le professeur Luther gravementcompromis par l’existence de la plate-forme bétonnée et de plusinculpé d’assassinat sur la personne du véritable lord ArthurWillougby dont on ne connut jamais la véritable destinée.

L’espion, qui avait pris sa place et dontaucun papier ne put faire découvrir la véritable identité, sesuicida dans sa prison.

Yvonne de Bernoise accorda sa main aucapitaine Marchal et, peu de temps après, Bossard épousait sa chèreGermaine.

Robert, après ce double mariage, partit pourBelfort où il avait hâte de se mesurer de nouveau avec la« dame noire des frontières ».

Huit jours après son départ, la guerreéclatait comme un coup de foudre !

GUSTAVE LE ROUGE.

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