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La Femme de trente ans

La Femme de trente ans

d’ Honoré de Balzac

DÉDIÉ À LOUIS BOULANGER, PEINTRE.

Chapitre 1 PREMIÈRES FAUTES

Au commencement du mois d’avril 1813, il y eut un dimanche dont la matinée promettait un de ces beaux jours où les Parisiens voient pour la première fois de l’année leurs pavés sans boue et leur ciel sans nuages. Avant midi un cabriolet à pompe attelé de deux chevaux fringants déboucha dans la rue de Rivoli par la rue Castiglione, et s’arrêta derrière plusieurs équipages stationnés à la grille nouvellement ouverte au milieu de la terrasse des Feuillants. Cette leste voiture était conduite par un homme en apparence soucieux et maladif; des cheveux grisonnants couvraient à peine son crâne jaune et le faisaient vieux avant le temps&|160;; il jeta les rênes au laquais à cheval qui suivait sa voiture, et descendit pour prendre dans ses bras une jeune fille dont la beauté mignonne attira l’attention des oisifs en promenade sur la terrasse. La petite personne se laissa complaisamment saisir par la taille quand elle fut debout sur le bord de la voiture, et passa ses bras autour du cou de son guide, qui la posa sur le trottoir, sans avoir chiffonné la garniture de sa robe en reps vert. Un amant n’aurait pas eu tant de soin. L’inconnu devait être le père de cette enfant qui, sans le remercier, lui prit familièrement le bras et l’entraîna brusquement dans le jardin. Le vieux père remarqua les regards émerveillés de quelques jeunes gens, et la tristesse empreinte sur son visage s’effaça pour un moment. Quoiqu’il fût arrivé depuis long-temps à l’âge où les hommes doivent se contenter des trompeuses jouissances que donne la vanité, il se mit à sourire.

L’on te croit ma femme, dit-il à l’oreille de la jeune personne en se redressant et marchant avec une lenteur qui la désespéra.

Il semblait avoir de la coquetterie pour sa fille et jouissaitpeut-être plus qu’elle des œillades que les curieux lançaient surses petits pieds chaussés de brodequins en prunelle puce, sur unetaille délicieuse dessinée par une robe à guimpe, et sur le coufrais qu’une collerette brodée ne cachait pas entièrement. Lesmouvements de la marche relevaient par instants la robe de la jeunefille, et permettaient de voir, au-dessus des brodequins, larondeur d’une jambe finement moulée par un bas de soie à jours.Aussi, plus d’un promeneur dépassa-t-il le couple pour admirer oupour revoir la jeune figure autour de laquelle se jouaient quelquesrouleaux de cheveux bruns, et dont la blancheur et l’incarnatétaient rehaussés autant par les reflets du satin rose qui doublaitune élégante capote, que par le désir et l’impatience quipétillaient dans tous les traits de cette jolie personne. Une doucemalice animait ses beaux yeux noirs, fendus en amande, surmontés desourcils bien arqués, bordés de longs cils, et qui nageaient dansun fluide pur. La vie et la jeunesse étalaient leurs trésors sur cevisage mutin et sur un buste, gracieux encore, malgré la ceinturealors placée sous le sein. Insensible aux hommages, la jeune filleregardait avec une espèce d’anxiété le château des Tuileries, sansdoute le but de sa pétulante promenade. Il était midi moins unquart. Quelque matinale que fût cette heure, plusieurs femmes, quitoutes avaient voulu se montrer en toilette, revenaient du château,non sans retourner la tête d’un air boudeur, comme si elles serepentaient d’être venues trop tard pour jouir d’un spectacledésiré. Quelques mots échappés à la mauvaise humeur de ces bellespromeneuses désappointées et saisis au vol par la jolie inconnue,l’avaient singulièrement inquiétée. Le vieillard épiait d’un œilplus curieux que moqueur les signes d’impatience et de crainte quise jouaient sur le charmant visage de sa compagne, et l’observaitpeut-être avec trop de soin pour ne pas avoir quelquearrière-pensée paternelle.

Ce dimanche était le treizième de l’année 1813. Le surlendemain,Napoléon partait pour cette fatale campagne pendant laquelle ilallait perdre successivement Bessières et Duroc, gagner lesmémorables batailles de Lutzen et de Bautzen, se voir trahi parl’Autriche, la Saxe, la Bavière, par Bernadotte, et disputer laterrible bataille de Leipsick. La magnifique parade commandée parl’empereur devait être la dernière de celles qui excitèrent silong-temps l’admiration des Parisiens et des étrangers. La vieillegarde allait exécuter pour la dernière fois les savantes manœuvresdont la pompe et la précision étonnèrent quelquefois jusqu’à cegéant lui-même, qui s’apprêtait alors à son duel avec l’Europe. Unsentiment triste amenait aux Tuileries une brillante et curieusepopulation. Chacun semblait deviner l’avenir, et pressentaitpeut-être que plus d’une fois l’imagination aurait à retracer letableau de cette scène, quand ces temps héroïques de la Francecontracteraient, comme aujourd’hui, des teintes presquefabuleuses.

–&|160;Allons donc plus vite, mon père, disait la jeune filleavec un air de lutinerie en entraînant le vieillard. J’entends lestambours.

–&|160;C’est les troupes qui entrent aux Tuileries,répondit-il.

–&|160;Ou qui défilent, tout le monde revient&|160;!répliqua-t-elle avec une enfantine amertume qui fit sourire levieillard.

–&|160;La parade ne commence qu’à midi et demi, dit le père quimarchait presque en arrière de son impétueuse fille.

À voir le mouvement qu’elle imprimait à son bras droit, vouseussiez dit qu’elle s’en aidait pour courir. Sa petite main, biengantée, froissait impatiemment un mouchoir, et ressemblait à larame d’une barque qui fend les ondes. Le vieillard souriait parmoments&|160;; mais parfois aussi des expressions soucieusesattristaient passagèrement sa figure desséchée. Son amour pourcette belle créature lui faisait autant admirer le présent quecraindre l’avenir. Il semblait se dire&|160;: – Elle est heureuseaujourd’hui, le sera-t-elle toujours&|160;? Car les vieillards sontassez enclins à doter de leurs chagrins l’avenir des jeunes gens.Quand le père et la fille arrivèrent sous le péristyle du pavillonau sommet duquel flottait le drapeau tricolore, et par où lespromeneurs vont et viennent du jardin des Tuileries dans leCarrousel, les factionnaires leur crièrent d’une voix grave&|160;:– On ne passe plus&|160;!

L’enfant se haussa sur la pointe des pieds, et put entrevoir unefoule de femmes parées qui encombrait les deux côtés de la vieillearcade en marbre par où l’empereur devait sortir.

–&|160;Tu le vois bien, mon père, nous sommes partis troptard.

Sa petite moue chagrine trahissait l’importance qu’elle avaitmise à se trouver à cette revue.

–&|160;Eh&|160;! bien, Julie, allons-nous-en, tu n’aimes pas àêtre foulée.

–&|160;Restons, mon père. D’ici je puis encore apercevoirl’empereur. S’il périssait pendant la campagne, je ne l’auraisjamais vu.

Le père tressaillit en entendant ces paroles, car sa fille avaitdes larmes dans la voix&|160;; il la regarda, et crut remarquersous ses paupières abaissées quelques pleurs causés moins par ledépit que par un de ces premiers chagrins dont le secret est facileà deviner pour un vieux père. Tout à coup Julie rougit, et jeta uneexclamation dont le sens ne fut compris ni par les sentinelles, nipar le vieillard. À ce cri, un officier qui s’élançait de la courvers l’escalier se retourna vivement, s’avança jusqu’à l’arcade dujardin, reconnut la jeune personne un moment cachée par les grosbonnets à poil des grenadiers, et fit fléchir aussitôt, pour elleet pour son père, la consigne qu’il avait donnée lui-même&|160;;puis, sans se mettre en peine des murmures de la foule élégante quiassiégeait l’arcade, il attira doucement à lui l’enfantenchantée.

–&|160;Je ne m’étonne plus de sa colère ni de son empressement,puisque tu étais de service, dit le vieillard à l’officier d’un airaussi sérieux que railleur.

–&|160;Monsieur, répondit le jeune homme, si vous voulez êtrebien placés, ne nous amusons point à causer. L’empereur n’aime pasà attendre, et je suis chargé par le maréchal d’allerl’avertir.

Tout en parlant, il avait pris, avec une sorte de familiarité,le bras de Julie, et l’entraînait rapidement vers le Carrousel.Julie aperçut avec étonnement une foule immense qui se pressaitdans le petit espace compris entre les murailles grises du palaiset les bornes réunies par des chaînes qui dessinent de grandscarrés sablés au milieu de la cour des Tuileries. Le cordon desentinelles, établi pour laisser un passage libre à l’empereur et àson état-major, avait beaucoup de peine à ne pas être débordé parcette foule empressée et bourdonnant comme un essaim.

–&|160;Cela sera donc bien beau, demanda Julie en souriant.

–&|160;Prenez donc garde, s’écria l’officier qui saisit Juliepar la taille et la souleva avec autant de vigueur que de rapiditépour la transporter près d’une colonne.

Sans ce brusque enlèvement, sa curieuse parente allait êtrefroissée par la croupe du cheval blanc, harnaché d’une selle envelours vert et or, que le Mameluck de Napoléon tenait par labride, presque sous l’arcade, à dix pas en arrière de tous leschevaux qui attendaient les grands-officiers, compagnons del’empereur. Le jeune homme plaça le père et la fille près de lapremière borne de droite, devant la foule, et les recommanda par unsigne de tête aux deux vieux grenadiers entre lesquels ils setrouvèrent. Quand l’officier revint au palais, un air de bonheur etde joie avait succédé sur sa figure au subit effroi que la reculadedu cheval y avait imprimé&|160;; Julie lui avait serrémystérieusement la main, soit pour le remercier du petit servicequ’il venait de lui rendre, soit pour lui dire&|160;: – Enfin jevais donc vous voir&|160;! Elle inclina même doucement la tête enréponse au salut respectueux que l’officier lui fit, ainsi qu’à sonpère, avant de disparaître avec prestesse. Le vieillard, quisemblait avoir exprès laissé les deux jeunes gens ensemble, restaitdans une attitude grave, un peu en arrière de sa fille&|160;; maisil l’observait à la dérobée, et tâchait de lui inspirer une faussesécurité en paraissant absorbé dans la contemplation du magnifiquespectacle qu’offrait le Carrousel. Quand Julie reporta sur son pèrele regard d’un écolier inquiet de son maître, le vieillard luirépondit même par un sourire de gaieté bienveillante&|160;; maisson œil perçant avait suivi l’officier jusque sous l’arcade, etaucun événement de cette scène rapide ne lui avait échappé.

–&|160;Quel beau spectacle&|160;! dit Julie à voix basse enpressant la main de son père.

L’aspect pittoresque et grandiose que présentait en ce moment leCarrousel faisait prononcer cette exclamation par des milliers despectateurs dont toutes les figures étaient béantes d’admiration.Une autre rangée de monde, tout aussi pressée que celle où levieillard et sa fille se tenaient, occupait, sur une ligneparallèle au château, l’espace étroit et pavé qui longe la grilledu Carrousel. Cette foule achevait de dessiner fortement, par lavariété des toilettes de femmes, l’immense carré long que formentles bâtiments des Tuileries et cette grille alors nouvellementposée. Les régiments de la vieille garde qui allaient être passésen revue remplissaient ce vaste terrain, où ils figuraient en facedu palais d’imposantes lignes bleues de dix rangs de profondeur. Audelà de l’enceinte, et dans le Carrousel, se trouvaient, surd’autres lignes parallèles, plusieurs régiments d’infanterie et decavalerie prêts à défiler sous l’arc triomphal qui orne le milieude la grille, et sur le faîte duquel se voyaient, à cette époque,les magnifiques chevaux de Venise. La musique des régiments placéeau bas des galeries du Louvre, était masquée par les lancierspolonais de service. Une grande partie du carré sablé restait videcomme une arène préparée pour les mouvements de ses corpssilencieux dont les masses, disposées avec la symétrie de l’artmilitaire, réfléchissaient les rayons du soleil dans les feuxtriangulaires de dix mille baïonnettes. L’air, en agitant lesplumets des soldats, les faisait ondoyer comme les arbres d’uneforêt courbés sous un vent impétueux. Ces vieilles bandes, muetteset brillantes, offraient mille contrastes de couleurs dus à ladiversité des uniformes, des parements, des armes et desaiguillettes. Cet immense tableau, miniature d’un champ de batailleavant le combat, était poétiquement encadré, avec tous sesaccessoires et ses accidents bizarres, par les hauts bâtimentsmajestueux, dont l’immobilité semblait imitée par les chefs et lessoldats. Le spectateur comparait involontairement ses murs d’hommesà ces murs de pierre. Le soleil du printemps, qui jetaitprofusément sa lumière sur les murs blancs bâtis de la veille etsur les murs séculaires, éclairait pleinement ces innombrablesfigures basanées qui toutes racontaient des périls passés etattendaient gravement les périls à venir. Les colonels de chaquerégiment allaient et venaient seuls devant les fronts que formaientces hommes héroïques. Puis, derrière les masses carrées de cestroupes bariolées d’argent, d’azur, de pourpre et d’or, les curieuxpouvaient apercevoir les banderoles tricolores attachées aux lancesde six infatigables cavaliers polonais, qui, semblables aux chiensconduisant un troupeau le long d’un champ, voltigeaient sans cesseentre les troupes et les curieux, pour empêcher ces derniers dedépasser le petit espace de terrain qui leur était concédé auprèsde la grille impériale. À ces mouvements près, on aurait pu secroire dans le palais de la Belle au bois dormant. La brise duprintemps, qui passait sur les bonnets à longs poils desgrenadiers, attestait l’immobilité des soldats, de même que lesourd murmure de la foule accusait leur silence. Parfois seulementle retentissement d’un chapeau chinois, ou quelque léger coupfrappé par inadvertance sur une grosse caisse et répété par leséchos du palais impérial, ressemblait à ces coups de tonnerrelointains qui annoncent un orage. Un enthousiasme indescriptibleéclatait dans l’attente de la multitude. La France allait faire sesadieux à Napoléon, à la veille d’une campagne dont les dangersétaient prévus par le moindre citoyen. Il s’agissait, cette fois,pour l’Empire Français, d’être ou de ne pas être. Cette penséesemblait animer la population citadine et la population armée quise pressaient, également silencieuses, dans l’enceinte où planaientl’aigle et le génie de Napoléon. Ces soldats, espoir de la France,ces soldats, sa dernière goutte de sang, entraient aussi pourbeaucoup dans l’inquiète curiosité des spectateurs. Entre laplupart des assistants et des militaires, il se disait des adieuxpeut-être éternels&|160;; mais tous les cœurs, même les plushostiles à l’empereur, adressaient au ciel des vœux ardents pour lagloire de la patrie. Les hommes les plus fatigués de la luttecommencée entre l’Europe et la France avaient tous déposé leurshaines en passant sous l’arc de triomphe, comprenant qu’au jour dudanger Napoléon était toute la France. L’horloge du château sonnaune demi-heure. En ce moment les bourdonnements de la foulecessèrent, et le silence devint si profond, que l’on eût entendu laparole d’un enfant. Le vieillard et sa fille, qui semblaient nevivre que par les yeux, distinguèrent alors un bruit d’éperons etun cliquetis d’épées qui retentirent sous le sonore péristyle duchâteau.

Un petit homme assez gras, vêtu d’un uniforme vert, d’uneculotte blanche, et chaussé de bottes à l’écuyère, parut tout àcoup en gardant sur sa tête un chapeau à trois cornes aussiprestigieux que cet homme lui-même. Le large ruban rouge de laLégion-d’Honneur flottait sur sa poitrine. Une petite épée était àson côté. L’homme fut aperçu par tous les yeux, et à la fois, detous les points dans la place. Aussitôt, les tambours battirent auxchamps, les deux orchestres débutèrent par une phrase dontl’expression guerrière fut répétée sur tous les instruments, depuisla plus douce des flûtes jusqu’à la grosse caisse. À ce belliqueuxappel, les âmes tressaillirent, les drapeaux saluèrent, les soldatsprésentèrent les armes par un mouvement unanime et régulier quiagita les fusils depuis le premier rang jusqu’au dernier dans leCarrousel. Des mots de commandement s’élancèrent de rang en rangcomme des échos. Des cris de&|160;: Vive l’empereur&|160;! furentpoussés par la multitude enthousiasmée. Enfin tout frissonna, toutremua, tout s’ébranla. Napoléon était monté à cheval. Ce mouvementavait imprimé la vie à ces masses silencieuses, avait donné unevoix aux instruments, un élan aux aigles et aux drapeaux, uneémotion à toutes les figures. Les murs des hautes galeries de cevieux palais semblaient crier aussi&|160;: Vive l’empereur&|160;!Ce ne fut pas quelque chose d’humain, ce fut une magie, unsimulacre de la puissance divine, ou mieux une fugitive image de cerègne si fugitif. L’homme entouré de tant d’amour, d’enthousiasme,de dévouement, de vœux, pour qui le soleil avait chassé les nuagesdu ciel, resta sur son cheval, à trois pas en avant du petitescadron doré qui le suivait, ayant le grand-maréchal à sa gauche,le maréchal de service à sa droite. Au sein de tant d’émotionsexcitées par lui, aucun trait de son visage ne paruts’émouvoir.

–&|160;Oh&|160;! mon Dieu, oui. À Wagram au milieu du feu, à laMoscowa parmi les morts, il est toujours tranquille comme Baptiste,lui&|160;

Cette réponse à de nombreuses interrogations était faite par legrenadier qui se trouvait auprès de la jeune fille. Julie futpendant un moment absorbée par la contemplation de cette figure,dont le calme indiquait une si grande sécurité de puissance.L’empereur se pencha vers Duroc, auquel il dit une phrase courtequi fit sourire le grand-maréchal. Les manœuvres commencèrent. Sijusqu’alors la jeune personne avait partagé son attention entre lafigure impassible de Napoléon et les lignes bleues, vertes etrouges des troupes, en ce moment elle s’occupa presqueexclusivement, au milieu des mouvements rapides et réguliersexécutés par ces vieux soldats, d’un jeune officier qui courait àcheval parmi les lignes mouvantes, et revenait avec une infatigableactivité vers le groupe à la tête duquel brillait le simpleNapoléon. Cet officier montait un superbe cheval noir, et sefaisait distinguer, au sein de cette multitude chamarrée, par lebel uniforme bleu de ciel des officiers d’ordonnance de l’empereur.Ses broderies pétillaient si vivement au soleil, et l’aigrette deson schako étroit et long en recevait de si fortes lueurs, que lesspectateurs durent le comparer à un feu follet, à une âme invisiblechargée par l’empereur d’animer, de conduire ces bataillons dontles armes ondoyantes jetaient des flammes, quand, sur un seul signede ses yeux, ils se brisaient, se rassemblaient, tournoyaient commeles ondes d’un gouffre, ou passaient devant lui comme ces lameslongues, droites et hautes que l’Océan courroucé dirige sur sesrivages.

Quand les manœuvres furent terminées, l’officier d’ordonnanceaccourut à bride abattue, et s’arrêta devant l’empereur pour enattendre les ordres. En ce moment, il était à vingt pas de Julie,en face du groupe impérial, dans une attitude assez semblable àcelle que Gérard a donnée au général Rapp dans le tableau de laBataille d’Austerlitz. Il fut permis alors à la jeune filled’admirer son amant dans toute sa splendeur militaire. Le colonelVictor d’Aiglemont à peine âgé de trente ans, était grand, bienfait, svelte&|160;; et ses heureuses proportions ne ressortaientjamais mieux que quand il employait sa force à gouverner un chevaldont le dos élégant et souple paraissait plier sous lui. Sa figuremâle et brune possédait ce charme inexplicable qu’une parfaiterégularité de traits communique à de jeunes visages. Son frontétait large et haut. Ses yeux de feu, ombragés de sourcils épais etbordés de longs cils, se dessinaient comme deux ovales blancs entredeux lignes noires. Son nez offrait la gracieuse courbure d’un becd’aigle. La pourpre de ses lèvres était rehaussée par lessinuosités de l’inévitable moustache noire. Ses joues larges etfortement colorées offraient des tons bruns et jaunes quidénotaient une vigueur extraordinaire. Sa figure, une de celles quela bravoure a marquées de son cachet, offrait le type que chercheaujourd’hui l’artiste quand il songe à représenter un des héros dela France impériale. Le cheval trempé de sueur, et dont la têteagitée exprimait une extrême impatience, les deux pieds de devantécartés et arrêtés sur une même ligne sans que l’un dépassâtl’autre, faisait flotter les longs crins de sa queue fournie&|160;;et son dévouement offrait une matérielle image de celui que sonmaître avait pour l’empereur. En voyant son amant si occupé desaisir les regards de Napoléon, Julie éprouva un moment de jalousieen pensant qu’il ne l’avait pas encore regardée. Tout à coup, unmot est prononcé par le souverain, Victor presse les flancs de soncheval, et part au galop&|160;; mais l’ombre d’une borne projetéesur le sable effraie l’animal qui s’effarouche, recule, se dresse,et si brusquement que le cavalier semble en danger. Julie jette uncri, elle pâlit&|160;; chacun la regarde avec curiosité&|160;; ellene voit personne&|160;; ses yeux sont attachés sur ce cheval tropfougueux, que l’officier châtie tout en courant redire les ordresde Napoléon. Ces étourdissants tableaux absorbaient si bien Julie,qu’à son insu elle s’était cramponnée au bras de son père à quielle révélait involontairement ses pensées par la pression plus oumoins vive de ses doigts. Quand Victor fut sur le point d’êtrerenversé par le cheval, elle s’accrocha plus violemment encore àson père, comme si elle-même eût été en danger de tomber. Levieillard contemplait avec une sombre et douloureuse inquiétude levisage épanoui de sa fille, et des sentiments de pitié, dejalousie, des regrets même, se glissèrent dans toutes ses ridescontractées. Mais quand l’éclat inaccoutumé des yeux de Julie, lecri qu’elle venait de pousser et le mouvement convulsif de sesdoigts, achevèrent de lui dévoiler un amour secret&|160;; certes,il dut avoir quelques tristes révélations de l’avenir, car safigure offrit alors une expression sinistre. En ce moment, l’âme deJulie semblait avoir passé dans celle de l’officier. Une penséeplus cruelle que toutes celles qui avaient effrayé le vieillardcrispa les traits de son visage souffrant, quand il vit d’Aiglemontéchangeant, en passant devant eux, un regard d’intelligence avecJulie dont les yeux étaient humides, et dont le teint avaitcontracté une vivacité extraordinaire. Il emmena brusquement safille dans le jardin des Tuileries.

–&|160;Mais, mon père, disait-elle, il y a encore sur la placedu Carrousel des régiments qui vont manœuvrer.

–&|160;Non, mon enfant, toutes les troupes défilent.

–&|160;Je pense, mon père, que vous vous trompez. Monsieurd’Aiglemont a dû les faire avancer…

–&|160;Mais, ma fille, je souffre et ne veux pas rester.

Julie n’eut pas de peine à croire son père quand elle eut jetéles yeux sur ce visage, auquel de paternelles inquiétudes donnaientun air abattu.

–&|160;Souffrez-vous beaucoup&|160;? demanda-t-elle avecindifférence, tant elle était préoccupée.

–&|160;Chaque jour n’est-il pas un jour de grâce pour moi&|160;?répondit le vieillard.

–&|160;Vous allez donc encore m’affliger en me parlant de votremort. J’étais si gaie&|160;! Voulez-vous bien chasser vos vilainesidées noires.

–&|160;Ah&|160;! s’écria le père en poussant un soupir, enfantgâté&|160;! les meilleurs cœurs sont quelquefois bien cruels. Vousconsacrer notre vie, ne penser qu’à vous, préparer votre bien-être,sacrifier nos goûts à vos fantaisies, vous adorer, vous donner mêmenotre sang, ce n’est donc rien&|160;? Hélas&|160;! oui, vousacceptez tout avec insouciance. Pour toujours obtenir vos sourireset votre dédaigneux amour, il faudrait avoir la puissance de Dieu.Puis enfin un autre arrive&|160;! un amant, un mari nous ravissentvos cœurs.

Julie étonnée regarda son père qui marchait lentement, et quijetait sur elle des regards sans lueur.

–&|160;Vous vous cachez même de nous, reprit-il, mais peut-êtreaussi de vous-même…

–&|160;Que dites-vous donc, mon père&|160;?

–&|160;Je pense, Julie, que vous avez des secrets pour moi. – Tuaimes, reprit vivement le vieillard en s’apercevant que sa fillevenait de rougir. Ah&|160;! j’espérais te voir fidèle à ton vieuxpère jusqu’à sa mort, j’espérais te conserver près de moi heureuseet brillante&|160;! t’admirer comme tu étais encore naguère. Enignorant ton sort, j’aurais pu croire à un avenir tranquille pourtoi&|160;; mais maintenant il est impossible que j’emporte uneespérance de bonheur pour ta vie, car tu aimes encore plus lecolonel que tu n’aimes le cousin. Je n’en puis plus douter.

–&|160;Pourquoi me serait-il interdit de l’aimer&|160;?s’écria-t-elle avec une vive expression de curiosité.

–&|160;Ah&|160;! ma Julie, tu ne me comprendrais pas, réponditle père en soupirant.

–&|160;Dites toujours&|160;; reprit-elle en laissant échapper unmouvement de mutinerie.

–&|160;Eh&|160;! bien, mon enfant, écoute-moi. Les jeunes fillesse créent souvent de nobles, de ravissantes images, des figurestout idéales, et se forgent des idées chimériques sur les hommes,sur les sentiments, sur le monde&|160;; puis elles attribuentinnocemment à un caractère les perfections qu’elles ont rêvées, ets’y confient&|160;; elles aiment dans l’homme de leur choix cettecréature imaginaire&|160;; mais plus tard, quand il n’est plustemps de s’affranchir du malheur, la trompeuse apparence qu’ellesont embellie, leur première idole enfin se change en un squeletteodieux. Julie, j’aimerais mieux te savoir amoureuse d’un vieillardque de te voir aimant le colonel. Ah&|160;! si tu pouvais te placerà dix ans d’ici dans la vie, tu rendrais justice à mon expérience.Je connais Victor&|160;: sa gaieté est une gaieté sans esprit, unegaieté de caserne, il est sans talent et dépensier. C’est un de ceshommes que le ciel a créés pour prendre et digérer quatre repas parjour, dormir, aimer la première venue et se battre. Il n’entend pasla vie. Son bon cœur, car il a bon cœur, l’entraînera peut-être àdonner sa bourse à un malheureux, à un camarade&|160;; mais il estinsouciant, mais il n’est pas doué de cette délicatesse de cœur quinous rend esclaves du bonheur d’une femme&|160;; mais il estignorant, égoïste… Il y a beaucoup de mais.

–&|160;Cependant, mon père, il faut bien qu’il ait de l’espritet des moyens pour avoir été fait colonel…

–&|160;Ma chère, Victor restera colonel toute sa vie. Je n’aiencore vu personne qui m’ait paru digne de toi, reprit le vieuxpère avec une sorte d’enthousiasme. Il s’arrêta un moment,contempla sa fille, et ajouta&|160;: – Mais, ma pauvre Julie, tu esencore trop jeune, trop faible, trop délicate pour supporter leschagrins et les tracas du mariage. D’Aiglemont a été gâté par sesparents, de même que tu l’as été par ta mère et par moi. Commentespérer que vous pourrez vous entendre tous deux avec des volontésdifférentes dont les tyrannies seront inconciliables&|160;? Tuseras ou victime ou tyran. L’une ou l’autre alternative apporte uneégale somme de malheurs dans la vie d’une femme. Mais tu es douceet modeste, tu plieras d’abord. Enfin tu as, dit-il d’une voixaltérée, une grâce de sentiment qui sera méconnue, et alors… Iln’acheva pas, les larmes le gagnèrent. – Victor, reprit-il aprèsune pause, blessera les naïves qualités de ta jeune âme. Je connaisles militaires, ma Julie&|160;; j’ai vécu aux armées. Il est rareque le cœur de ces gens-là puisse triompher des habitudes produitesou par les malheurs au sein desquels ils vivent, ou par les hasardsde leur vie aventurière.

–&|160;Vous voulez donc, mon père, répliqua Julie d’un ton quitenait le milieu entre le sérieux et la plaisanterie, contrariermes sentiments, me marier pour vous et non pour moi&|160;?

–&|160;Te marier pour moi&|160;! s’écria le père avec unmouvement de surprise, pour moi, ma fille, de qui tu n’entendrasbientôt plus la voix si amicalement grondeuse. J’ai toujours vu lesenfants attribuant à un sentiment personnel les sacrifices que leurfont les parents&|160;! Épouse Victor, ma Julie. Un jour tudéploreras amèrement sa nullité, son défaut d’ordre, son égoïsme,son indélicatesse, son ineptie en amour, et mille autres chagrinsqui te viendront par lui. Alors, souviens-toi que, sous ces arbres,la voix prophétique de ton vieux père a retenti vainement à tesoreilles&|160;!

Le vieillard se tut, il avait surpris sa fille agitant la têted’une manière mutine. Tous deux firent quelques pas vers la grilleoù leur voiture était arrêtée. Pendant cette marche silencieuse, lajeune fille examina furtivement le visage de son père et quitta pardegrés sa mine boudeuse. La profonde douleur gravée sur ce frontpenché vers la terre lui fit une vive impression.

–&|160;Je vous promets, mon père, dit-elle d’une voix douce etaltérée, de ne pas vous parler de Victor avant que vous ne soyezrevenu de vos préventions contre lui.

Le vieillard regarda sa fille avec étonnement. Deux larmes quiroulaient dans ses yeux tombèrent le long de ses joues ridées. Ilne put embrasser Julie devant la foule qui les environnait, mais illui pressa tendrement la main. Quand il remonta en voiture, toutesles pensées soucieuses qui s’étaient amassées sur son front avaientcomplétement disparu. L’attitude un peu triste de sa fillel’inquiétait alors bien moins que la joie innocente dont le secretavait échappé pendant la revue à Julie.

Dans les premiers jours du mois de mars 1814, un peu moins d’unan après cette revue de l’empereur, une calèche roulait sur laroute d’Amboise à Tours. En quittant le dôme vert des noyers souslesquels se cachait la poste de la Frillière, cette voiture futentraînée avec une telle rapidité qu’en un moment elle arriva aupont bâti sur la Cise, à l’embouchure de cette rivière dans laLoire, et s’y arrêta. Un trait venait de se briser par suite dumouvement impétueux que, sur l’ordre de son maître, un jeunepostillon avait imprimé à quatre des plus vigoureux chevaux durelais. Ainsi, par un effet du hasard, les deux personnes qui setrouvaient dans la calèche eurent le loisir de contempler à leurréveil un des plus beaux sites que puissent présenter lesséduisantes rives de la Loire. À sa droite, le voyageur embrassed’un regard toutes les sinuosités de la Cise, qui se roule, commeun serpent argenté, dans l’herbe des prairies auxquelles lespremières pousses du printemps donnaient alors les couleurs del’émeraude. À gauche, la Loire apparaît dans toute sa magnificence.Les innombrables facettes de quelques roulées, produitespar une brise matinale un peu froide, réfléchissaient lesscintillements du soleil sur les vastes nappes que déploie cettemajestueuse rivière. Çà et là des îles verdoyantes se succèdentdans l’étendue des eaux, comme les chatons d’un collier. De l’autrecôté du fleuve, les plus belles campagnes de la Touraine déroulentleurs trésors à perte de vue. Dans le lointain, l’œil ne rencontred’autres bornes que les collines du Cher, dont les cimesdessinaient en ce moment des lignes lumineuses sur le transparentazur du ciel. À travers le tendre feuillage des îles, au fond dutableau, Tours semble, comme Venise, sortir du sein des eaux. Lescampaniles de sa vieille cathédrale s’élancent dans les airs, oùils se confondaient alors avec les créations fantastiques dequelques nuages blanchâtres. Au delà du pont sur lequel la voitureétait arrêtée, le voyageur aperçoit devant lui, le long de la Loirejusqu’à Tours, une chaîne de rochers qui, par une fantaisie de lanature, paraît avoir été posée pour encaisser le fleuve dont lesflots minent incessamment la pierre, spectacle qui fait toujoursl’étonnement du voyageur. Le village de Vouvray se trouve commeniché dans les gorges et les éboulements de ces roches, quicommencent à décrire un coude devant le pont de la Cise. Puis, deVouvray jusqu’à Tours, les effrayantes anfractuosités de cettecolline déchirée sont habitées par une population de vignerons. Enplus d’un endroit il existe trois étages de maisons, creusées dansle roc et réunies par de dangereux escaliers taillés à même lapierre. Au sommet d’un toit, une jeune fille en jupon rouge court àson jardin. La fumée d’une cheminée s’élève entre les sarments etle pampre naissant d’une vigne. Des closiers labourent des champsperpendiculaires. Une vieille femme, tranquille sur un quartier deroche éboulée, tourne son rouet sous les fleurs d’un amandier, etregarde passer les voyageurs à ses pieds en souriant de leureffroi. Elle ne s’inquiète pas plus des crevasses du sol que de laruine pendante d’un vieux mur dont les assises ne sont plusretenues que par les tortueuses racines d’un manteau de lierre. Lemarteau des tonneliers fait retentir les voûtes de caves aériennes.Enfin, la terre est partout cultivée et partout féconde, là où lanature a refusé de la terre à l’industrie humaine. Aussi rienn’est-il comparable, dans le cours de la Loire, au riche panoramaque la Touraine présente alors aux yeux du voyageur. Le tripletableau de cette scène, dont les aspects sont à peine indiqués,procure à l’âme un de ces spectacles qu’elle inscrit à jamais dansson souvenir&|160;; et, quand un poète en a joui, ses rêvesviennent souvent lui en reconstruire fabuleusement les effetsromantiques. Au moment où la voiture parvint sur le pont de laCise, plusieurs voiles blanches débouchèrent entre les îles de laLoire, et donnèrent une nouvelle harmonie à ce site harmonieux. Lasenteur des saules qui bordent le fleuve ajoutait de pénétrantsparfums au goût de la brise humide. Les oiseaux faisaient entendreleurs prolixes concerts&|160;; le chant monotone d’un gardeur dechèvres y joignait une sorte de mélancolie, tandis que les cris desmariniers annonçaient une agitation lointaine. De molles vapeurs,capricieusement arrêtées autour des arbres épars dans ce vastepaysage, y imprimaient une dernière grâce. C’était la Touraine danstoute sa gloire, le printemps dans toute sa splendeur. Cette partiede la France, la seule que les armées étrangères ne devaient pointtroubler, était en ce moment la seule qui fût tranquille, et l’oneût dit qu’elle défiait l’Invasion.

Une tête coiffée d’un bonnet de police se montra hors de lacalèche aussitôt qu’elle ne roula plus&|160;; bientôt un militaireimpatient en ouvrit lui-même la portière, et sauta sur la routecomme pour aller quereller le postillon. L’intelligence aveclaquelle ce Tourangeau raccommodait le trait cassé rassura lecolonel comte d’Aiglemont, qui revint vers la portière en étendantses bras comme pour détirer ses muscles endormis&|160;; il bâilla,regarda le paysage, et posa la main sur le bras d’une jeune femmesoigneusement enveloppée dans un vitchoura.

–&|160;Tiens, Julie, lui dit-il d’une voix enrouée, réveille-toidonc pour examiner le pays&|160;! Il est magnifique.

Julie avança la tête hors de la calèche. Un bonnet de martre luiservait de coiffure, et les plis du manteau fourré dans lequel elleétait enveloppée déguisaient si bien ses formes qu’on ne pouvaitplus voir que sa figure. Julie d’Aiglemont ne ressemblait déjà plusà la jeune fille qui courait naguère avec joie et bonheur à larevue des Tuileries. Son visage, toujours délicat, était privé descouleurs roses qui jadis lui donnaient un si riche éclat. Lestouffes noires de quelques cheveux défrisés par l’humidité de lanuit faisaient ressortir la blancheur mate de sa tête, dont lavivacité semblait engourdie. Cependant ses yeux brillaient d’un feusurnaturel&|160;; mais au-dessous de leurs paupières, quelquesteintes violettes se dessinaient sur les joues fatiguées. Elleexamina d’un œil indifférent les campagnes du Cher, la Loire et sesîles, Tours et les longs rochers de Vouvray&|160;; puis, sansvouloir regarder la ravissante vallée de la Cise, elle se rejetapromptement dans le fond de la calèche, et dit d’une voix qui enplein air paraissait d’une extrême faiblesse&|160;: – Oui, c’estadmirable. Elle avait comme on le voit pour son malheur triomphé deson père.

–&|160;Julie, n’aimerais-tu pas à vivre ici&|160;?

–&|160;Oh&|160;! là ou ailleurs, dit-elle avec insouciance.

–&|160;Souffres-tu&|160;? lui demanda le coloneld’Aiglemont.

–&|160;Pas du tout, répondit la jeune femme avec une vivacitémomentanée.

Elle contempla son mari en souriant et ajouta&|160;: – J’aienvie de dormir.

Le galop d’un cheval retentit soudain. Victor d’Aiglemont laissala main de sa femme et tourna la tête vers le coude que la routefait en cet endroit. Au moment où Julie ne fut plus vue par lecolonel, l’expression de gaieté qu’elle avait imprimée à son pâlevisage disparut comme si quelque lueur eût cessé de l’éclairer.N’éprouvant ni le désir de revoir le paysage ni la curiosité desavoir quel était le cavalier dont le cheval galopait sifurieusement, elle se replaça dans le coin de la calèche, et sesyeux se fixèrent sur la croupe des chevaux sans trahir aucuneespèce de sentiment. Elle eut un air aussi stupide que peut l’êtrecelui d’un paysan breton écoutant le prône de son curé. Un jeunehomme, monté sur un cheval de prix sortit tout à coup d’un bouquetde peupliers et d’aubépines en fleurs.

–&|160;C’est un Anglais dit le colonel.

–&|160;Oh&|160;! mon Dieu oui, mon général, répliqua lepostillon. Il est de la race des gars qui veulent, dit-on, mangerla France.

L’inconnu était un de ces voyageurs qui se trouvèrent sur lecontinent lorsque Napoléon arrêta tous les Anglais en représaillesde l’attentat commis envers le droit des gens par le cabinet deSaint-James lors de la rupture du traité d’Amiens. Soumis aucaprice du pouvoir impérial, ces prisonniers ne restèrent pas tousdans les résidences où ils furent saisis ni dans celles qu’ilseurent d’abord la liberté de choisir. La plupart de ceux quihabitaient en ce moment la Touraine y furent transférés de diverspoints de l’empire où leur séjour avait paru compromettre lesintérêts de la politique continentale. Le jeune captif quipromenait en ce moment son ennui matinal était une victime de lapuissance bureaucratique. Depuis deux ans, un ordre parti duministère des Relations Extérieures l’avait arraché au climat deMontpellier où la rupture de la paix le surprit autrefois cherchantà se guérir d’une affection de poitrine. Du moment où ce jeunehomme reconnut un militaire dans la personne du comte d’Aiglemont,il s’empressa d’en éviter les regards en tournant assez brusquementla tête vers les prairies de la Cise.

–&|160;Tous ces Anglais sont insolents comme si le globe leurappartenait, dit le colonel en murmurant. Heureusement, Soult valeur donner les étrivières.

Quand le prisonnier passa devant la calèche il y jeta les yeux.Malgré la brièveté de son regard, il put alors admirer l’expressionde mélancolie qui donnait à la figure pensive de la comtesse je nesais quel attrait indéfinissable. Il y a beaucoup d’hommes dont lecœur est puissamment ému par la seule apparence de la souffrancechez une femme&|160;: pour eux la douleur semble être une promessede constance ou d’amour. Entièrement absorbée dans la contemplationd’un coussin de sa calèche, Julie ne fit attention ni au cheval niau cavalier. Le trait avait été solidement et promptement rajusté.Le comte remonta en voiture. Le postillon s’efforça de regagner letemps perdu, et mena rapidement les deux voyageurs sur la partie dela levée que bordent les rochers suspendus au sein desquelsmûrissent les vins de Vouvray, d’où s’élancent tant de joliesmaisons, où apparaissent dans le lointain les ruines de cette sicélèbre abbaye de Marmoutiers, la retraite de saint Martin.

–&|160;Que nous veut donc ce milord diaphane&|160;? s’écria lecolonel en tournant la tête pour s’assurer que le cavalier quidepuis le pont de la Cise suivait sa voiture était le jeuneAnglais.

Comme l’inconnu ne violait aucune convenance de politesse en sepromenant sur la berme de la levée, le colonel se remit dans lecoin de sa calèche après avoir jeté un regard menaçant surl’Anglais. Mais il ne put malgré son involontaire inimitié,s’empêcher de remarquer la beauté du cheval et la grâce ducavalier. Le jeune homme avait une de ces figures britanniques dontle teint est si fin, la peau si douce et si blanche qu’on estquelquefois tenté de supposer qu’elles appartiennent au corpsdélicat d’une jeune fille. Il était blond, mince et grand. Soncostume avait ce caractère de recherche et de propreté quidistingue les fashionables de la prude Angleterre. On eût dit qu’ilrougissait plus par pudeur que par plaisir à l’aspect de lacomtesse. Une seule fois Julie leva les yeux sur l’étranger&|160;;mais elle y fut en quelque sorte obligée par son mari qui voulaitlui faire admirer les jambes d’un cheval de race pure. Les yeux deJulie rencontrèrent alors ceux du timide Anglais. Dès ce moment legentilhomme, au lieu de faire marcher son cheval près de lacalèche, la suivit à quelques pas de distance. À peine la comtesseregarda-t-elle l’inconnu. Elle n’aperçut aucune des perfectionshumaines et chevalines qui lui étaient signalées, et se rejeta aufond de la voiture après avoir laissé échapper un léger mouvementde sourcils comme pour approuver son mari. Le colonel se rendormit,et les deux époux arrivèrent à Tours sans s’être dit une seuleparole et sans que les ravissants paysages de la changeante scèneau sein de laquelle ils voyageaient attirassent une seule foisl’attention de Julie. Quand son mari sommeilla, madame d’Aiglemontle contempla à plusieurs reprises. Au dernier regard qu’elle luijeta, un cahot fit tomber sur les genoux de la jeune femme unmédaillon suspendu à son cou par une chaîne de deuil, et leportrait de son père lui apparut soudain. À cet aspect, des larmes,jusque-là réprimées, roulèrent dans ses yeux. L’Anglais vitpeut-être les traces humides et brillantes que ces pleurslaissèrent un moment sur les joues pâles de la comtesse, mais quel’air sécha promptement. Chargé par l’empereur de porter des ordresau maréchal Soult, qui avait à défendre la France de l’invasionfaite par les Anglais dans le Béarn, le colonel d’Aiglemontprofitait de sa mission pour soustraire sa femme aux dangers quimenaçaient alors Paris, et la conduisait à Tours chez une vieilleparente à lui. Bientôt la voiture roula sur le pavé de Tours, surle pont, dans la Grande-Rue, et s’arrêta devant l’hôtel antique oùdemeurait la ci-devant comtesse de Listomère-Landon.

La comtesse de Listomère-Landon était une de ces belles vieillesfemmes au teint pâle, à cheveux blancs, qui ont un sourire fin, quisemblent porter des paniers, et sont coiffées d’un bonnet dont lamode est inconnue. Portraits septuagénaires du siècle de Louis XV,ces femmes sont presque toujours caressantes, comme si ellesaimaient encore, moins pieuses que dévotes, et moins dévotesqu’elles n’en ont l’air&|160;; toujours exhalant la poudre à lamaréchale, contant bien, causant mieux, et riant plus d’un souvenirque d’une plaisanterie. L’actualité leur déplaît. Quand une vieillefemme de chambre vint annoncer à la comtesse (car elle devaitbientôt reprendre son titre) la visite d’un neveu qu’elle n’avaitpas vu depuis le commencement de la guerre d’Espagne, elle ôtavivement ses lunettes, ferma la Galerie de l’anciennecour, son livre favori&|160;; puis elle retrouva une sorted’agilité pour arriver sur son perron au moment où les deux épouxen montaient les marches.

La tante et la nièce se jetèrent un rapide coup d’œil.

–&|160;Bonjour, ma chère tante, s’écria le colonel en saisissantla vieille femme et l’embrassant avec précipitation. Je vous amèneune jeune personne à garder. Je viens vous confier mon trésor. MaJulie n’est ni coquette ni jalouse, elle a une douceur d’ange… Maiselle ne se gâtera pas ici, j’espère, dit-il en s’interrompant.

–&|160;Mauvais sujet&|160;! répondit la comtesse en lui lançantun regard moqueur.

Elle s’offrit, la première, avec une certaine grâce aimable, àembrasser Julie qui restait pensive et paraissait plus embarrasséeque curieuse.

–&|160;Nous allons donc faire connaissance, mon cher cœur&|160;?reprit la comtesse. Ne vous effrayez pas trop de moi, je tâche den’être jamais vieille avec les jeunes gens.

Avant d’arriver au salon, la marquise avait déjà, suivantl’habitude des provinces, commandé à déjeuner pour ses deuxhôtes&|160;; mais le comte arrêta l’éloquence de sa tante en luidisant d’un ton sérieux qu’il ne pouvait pas lui donner plus detemps que la poste n’en mettrait à relayer. Les trois parentsentrèrent donc au plus vite dans le salon, et le colonel eut àpeine le temps de raconter à sa grand’tante les événementspolitiques et militaires qui l’obligeaient à lui demander un asilepour sa jeune femme. Pendant ce récit, la tante regardaitalternativement et son neveu qui parlait sans être interrompu, etsa nièce dont la pâleur et la tristesse lui parurent causées parcette séparation forcée. Elle avait l’air de se dire&|160;: –Hé&|160;! hé&|160;! ces jeunes gens-là s’aiment.

En ce moment, des claquements de fouet retentirent dans lavieille cour silencieuse dont les pavés étaient dessinés par desbouquets d’herbes, Victor embrassa derechef la comtesse, ets’élança hors du logis.

–&|160;Adieu, ma chère, dit-il en embrassant sa femme quil’avait suivi jusqu’à la voiture.

–&|160;Oh&|160;! Victor, laisse-moi t’accompagner plus loinencore, dit-elle d’une voix caressante, je ne voudrais pas tequitter…

–&|160;Y penses-tu&|160;?

–&|160;Eh&|160;! bien, répliqua Julie, adieu, puisque tu leveux.

La voiture disparut.

–&|160;Vous aimez donc bien mon pauvre Victor&|160;? demanda lacomtesse à sa nièce en l’interrogeant par un de ces savants regardsque les vieilles femmes jettent aux jeunes.

–&|160;Hélas&|160;! madame, répondit Julie, ne faut-il pas bienaimer un homme pour l’épouser&|160;?

Cette dernière phrase fut accentuée par un ton de naïveté quitrahissait tout à la fois un cœur pur ou de profonds mystères. Or,il était bien difficile à une femme amie de Duclos et du maréchalde Richelieu de ne pas chercher à deviner le secret de ce jeuneménage. La tante et la nièce étaient en ce moment sur le seuil dela porte cochère, occupées à regarder la calèche qui fuyait. Lesyeux de la comtesse n’exprimaient pas l’amour comme la marquise lecomprenait. La bonne dame était Provençale, et ses passions avaientété vives.

–&|160;Vous vous êtes donc laissé prendre par mon vaurien deneveu&|160;? demanda-t-elle à sa nièce.

La comtesse tressaillit involontairement, car l’accent et leregard de cette vieille coquette semblèrent lui annoncer uneconnaissance du caractère de Victor plus approfondie peut-être quene l’était la sienne. Madame d’Aiglemont, inquiète, s’enveloppadonc dans cette dissimulation maladroite, premier refuge des cœursnaïfs et souffrants. Madame de Listomère se contenta des réponsesde Julie&|160;; mais elle pensa joyeusement que sa solitude allaitêtre réjouie par quelque secret d’amour, car sa nièce lui parutavoir quelque intrigue amusante à conduire. Quand madamed’Aiglemont se trouva dans un grand salon, tendu de tapisseriesencadrées par des baguettes dorées, qu’elle fut assise devant ungrand feu, abritée des bises fenestrales par un paraventchinois, sa tristesse ne put guère se dissiper. Il était difficileque la gaieté naquît sous de si vieux lambris, entre des meublesséculaires. Néanmoins la jeune Parisienne prit une sorte de plaisirà entrer dans cette solitude profonde, et dans le silence solennelde la province. Après avoir échangé quelques mots avec cette tante,à laquelle elle avait écrit naguère une lettre de nouvelle mariée,elle resta silencieuse comme si elle eût écouté la musique d’unopéra. Ce ne fut qu’après deux heures d’un calme digne de la Trappequ’elle s’aperçut de son impolitesse envers sa tante, elle sesouvint de ne lui avoir fait que de froides réponses. La vieillefemme avait respecté le caprice de sa nièce par cet instinct pleinde grâce qui caractérise les gens de l’ancien temps. En ce momentla douairière tricotait. Elle s’était, à la vérité, absentéeplusieurs fois pour s’occuper d’une certaine chambre verte oùdevait coucher la comtesse et où les gens de la maison plaçaientles bagages&|160;; mais alors elle avait repris sa place dans ungrand fauteuil, et regardait la jeune femme à la dérobée. Honteusede s’être abandonnée à son irrésistible méditation, Julie essaya dese la faire pardonner en s’en moquant.

–&|160;Ma chère petite, nous connaissons la douleur des veuves,répondit la tante.

Il fallait avoir quarante ans pour deviner l’ironiequ’exprimèrent les lèvres de la vieille dame. Le lendemain, lacomtesse fut beaucoup mieux, elle causa. Madame de Listomère nedésespéra plus d’apprivoiser cette nouvelle mariée, qu’elle avaitd’abord jugée comme un être sauvage et stupide&|160;; ellel’entretint des joies du pays, des bals et des maisons où ellespouvaient aller. Toutes les questions de la marquise furent,pendant cette journée, autant de piéges que, par une anciennehabitude de cour, elle ne put s’empêcher de tendre à sa nièce pouren deviner le caractère. Julie résista à toutes les instances quilui furent faites pendant quelques jours d’aller chercher desdistractions au dehors. Aussi, malgré l’envie qu’avait la vieilledame de promener orgueilleusement sa jolie nièce, finit-elle parrenoncer à vouloir la mener dans le monde. La comtesse avait trouvéun prétexte à sa solitude et à sa tristesse dans le chagrin que luiavait causé la mort de son père, de qui elle portait encore ledeuil. Au bout de huit jours, la douairière admira la douceurangélique, les grâces modestes, l’esprit indulgent de Julie, ets’intéressa, dès lors, prodigieusement à la mystérieuse mélancoliequi rongeait ce jeune cœur. La comtesse était une de ces femmesnées pour être aimables, et qui semblent apporter avec elles lebonheur. Sa société devint si douce et si précieuse à madame deListomère, qu’elle s’affola de sa nièce, et désira ne plus laquitter. Un mois suffit pour établir entre elles une éternelleamitié. La vieille dame remarqua, non sans surprise, leschangements qui se firent dans la physionomie de madamed’Aiglemont. Les couleurs vives qui embrasaient le teints’éteignirent insensiblement, et la figure prit des tons mats etpâles. En perdant son éclat primitif, Julie devenait moins triste.Parfois la douairière réveillait chez sa jeune parente des élans degaieté, ou des rires folâtres bientôt réprimés par une penséeimportune. Elle devina que ni le souvenir paternel ni l’absence deVictor n’étaient la cause de la mélancolie profonde qui jetait unvoile sur la vie de sa nièce&|160;; puis elle eut tant de mauvaissoupçons, qu’il lui fut difficile de s’arrêter à la véritable causedu mal, car nous ne rencontrons peut-être le vrai que par hasard.Un jour, enfin, Julie fit briller aux yeux de sa tante étonnée unoubli complet du mariage, une folie de jeune fille étourdie, unecandeur d’esprit, un enfantillage digne du premier âge, tout cetesprit délicat, et parfois si profond, qui distingue les jeunespersonnes en France. Madame de Listomère résolut alors de sonderles mystères de cette âme dont le naturel extrême équivalait à uneimpénétrable dissimulation. La nuit approchait, les deux damesétaient assises devant une croisée qui donnait sur la rue, Julieavait repris un air pensif, un homme à cheval vint à passer.

–&|160;Voilà une de vos victimes, dit la vieille dame.

Madame d’Aiglemont regarda sa tante en manifestant un étonnementmêlé d’inquiétude.

–&|160;C’est un jeune Anglais, un gentilhomme, l’honorableArthur Ormond, fils aîné de lord Grenville. Son histoire estintéressante. Il est venu à Montpellier en 1802, espérant que l’airde ce pays, où il était envoyé par les médecins, le guérirait d’unemaladie de poitrine à laquelle il devait succomber. Comme tous sescompatriotes, il a été arrêté par Bonaparte lors de la guerre, carce monstre-là ne peut se passer de guerroyer. Par distraction, cejeune Anglais s’est mis à étudier sa maladie, que l’on croyaitmortelle. Insensiblement, il a pris goût à l’anatomie, à lamédecine&|160;; il s’est passionné pour ces sortes d’arts, ce quiest fort extraordinaire chez un homme de qualité&|160;; mais leRégent s’est bien occupé de chimie&|160;! Bref, monsieur Arthur afait des progrès étonnants, même pour les professeurs deMontpellier&|160;; l’étude l’a consolé de sa captivité, et, en mêmetemps, il s’est radicalement guéri. On prétend qu’il est resté deuxans sans parler, respirant rarement, demeurant couché dans uneétable, buvant du lait d’une vache venue de Suisse, et vivant decresson. Depuis qu’il est à Tours, il n’a vu personne, il est fiercomme un paon&|160;; mais vous avez certainement fait sa conquête,car ce n’est probablement pas pour moi qu’il passe sous nosfenêtres deux fois par jour depuis que vous êtes ici… Certes, ilvous aime.

Ces derniers mots réveillèrent la comtesse comme par magie. Ellelaissa échapper un geste et un sourire qui surprirent la marquise.Loin de témoigner cette satisfaction instinctive ressentie même parla femme la plus sévère quand elle apprend qu’elle fait unmalheureux, le regard de Julie fut terne et froid. Son visageindiquait un sentiment de répulsion voisin de l’horreur. Cetteproscription n’était pas celle qu’une femme aimante frappe sur lemonde entier au profit d’un seul être&|160;; elle sait alors rireet plaisanter&|160;; non, Julie était en ce moment comme unepersonne à qui le souvenir d’un danger trop vivement présent enfait ressentir encore la douleur. La tante, bien convaincue que sanièce n’aimait pas son neveu, fut stupéfaite en découvrant qu’ellen’aimait personne. Elle trembla d’avoir à reconnaître en Julie uncœur désenchanté, une jeune femme à qui l’expérience d’un jour,d’une nuit peut-être, avait suffi pour apprécier la nullité deVictor.

–&|160;Si elle le connaît, tout est dit, pensa-t-elle, mon neveusubira bientôt les inconvénients du mariage.

Elle se proposait alors de convertir Julie aux doctrinesmonarchiques du siècle de Louis XV&|160;; mais, quelques heuresplus tard, elle apprit, ou plutôt elle devina la situation assezcommune dans le monde à laquelle la comtesse devait sa mélancolie.Julie, devenue tout à coup pensive, se retira chez elle plus tôtque de coutume. Quand sa femme de chambre l’eut déshabillée etl’eut laissée prête à se coucher, elle resta devant le feu, plongéedans une duchesse de velours jaune, meuble antique, aussi favorableaux affligés qu’aux gens heureux&|160;; elle pleura, elle soupira,elle pensa&|160;; puis elle prit une petite table, chercha dupapier, et se mit à écrire. Les heures passèrent rapidement, laconfidence que Julie faisait dans cette lettre paraissait luicoûter beaucoup, chaque phrase amenait de longues rêveries&|160;;tout à coup la jeune femme fondit en larmes et s’arrêta. En cemoment les horloges sonnèrent deux heures. Sa tête, aussi lourdeque celle d’une mourante, s’inclina sur son sein&|160;; puis, quandelle la releva, Julie vit sa tante surgie tout à coup, comme unpersonnage qui se serait détaché de la tapisserie tendue sur lesmurs.

–&|160;Qu’avez-vous donc, ma petite&|160;? lui dit la tante.Pourquoi veiller si tard, et surtout pourquoi pleurer seule, àvotre âge&|160;?

Elle s’assit sans autre cérémonie près de sa nièce et dévora desyeux la lettre commencée.

–&|160;Vous écriviez à votre mari&|160;?

–&|160;Sais-je où il est&|160;? reprit la comtesse.

La tante prit le papier et le lut. Elle avait apporté seslunettes, il y avait préméditation. L’innocente créature laissaprendre la lettre sans faire la moindre observation. Ce n’était niun défaut de dignité, ni quelque sentiment de culpabilité secrètequi lui ôtait ainsi toute énergie&|160;; non, sa tante se rencontralà dans un de ces moments de crise où l’âme est sans ressort, oùtout est indifférent, le bien comme le mal, le silence aussi bienque la confiance. Semblable à une jeune fille vertueuse qui accableun amant de dédains, mais qui, le soir, se trouve si triste, siabandonnée, qu’elle le désire, et veut un cœur où déposer sessouffrances, Julie laissa violer sans mot dire le cachet que ladélicatesse imprime à une lettre ouverte, et resta pensive pendantque la marquise lisait.

«&|160;Ma chère Louisa, pourquoi réclamer tant de foisl’accomplissement de la plus imprudente promesse que puissent sefaire deux jeunes filles ignorantes&|160;? Tu te demandes souvent,m’écris-tu, pourquoi je n’ai pas répondu depuis six mois à tesinterrogations. Si tu n’as pas compris mon silence, aujourd’hui tuen devineras peut-être la raison en apprenant les mystères que jevais trahir. Je les aurais à jamais ensevelis dans le fond de moncœur, si tu ne m’avertissais de ton prochain mariage. Tu vas temarier, Louisa. Cette pensée me fait frémir. Pauvre petite,marie-toi&|160;; puis, dans quelques mois, un de tes plus poignantsregrets viendra du souvenir de ce que nous étions naguère, quand unsoir, à Écouen, parvenues toutes deux sous les plus grands chênesde la montagne, nous contemplâmes la belle vallée que nous avions ànos pieds, et que nous y admirâmes les rayons du soleil couchantdont les reflets nous enveloppaient. Nous nous assîmes sur unquartier de roche, et tombâmes dans un ravissement auquel succédala plus douce mélancolie. Tu trouvas la première que ce soleillointain nous parlait d’avenir. Nous étions bien curieuses et bienfolles alors&|160;! Te souviens-tu de toutes nosextravagances&|160;? Nous nous embrassâmes comme deux amants,disions-nous. Nous nous jurâmes que la première mariée de nous deuxraconterait fidèlement à l’autre ces secrets d’hyménée, ces joiesque nos âmes enfantines nous peignaient si délicieuses. Cettesoirée fera ton désespoir, Louisa. Dans ce temps, tu étais jeune,belle, insouciante, sinon heureuse&|160;; un mari te rendra, en peude jours, ce que je suis déjà, laide, souffrante et vieille. Tedire combien j’étais fière, vaine et joyeuse d’épouser le colonelVictor d’Aiglemont, ce serait une folie&|160;! Et même comment tele dirai-je&|160;? je ne me souviens plus de moi-même. En peud’instants mon enfance est devenue comme un songe. La contenancependant la journée solennelle qui consacrait un lien dont l’étenduem’était cachée n’a pas été exempte de reproches. Mon père a plusd’une fois tâché de réprimer ma gaieté, car je témoignais des joiesqu’on trouvait inconvenantes, et mes discours révélaient de lamalice, justement parce qu’ils étaient sans malice. Je faisaismille enfantillages avec ce voile nuptial, avec cette robe et cesfleurs. Restée seule, le soir, dans la chambre où j’avais étéconduite avec apparat, je méditai quelque espièglerie pourintriguer Victor&|160;; et, en attendant qu’il vînt, j’avais despalpitations de cœur semblables à celles qui me saisissaientautrefois en ces jours solennels du 31 décembre, quand, sans êtreaperçue, je me glissais dans le salon où les étrennes étaiententassées. Lorsque mon mari entra, qu’il me chercha, le rireétouffé que je fis entendre sous les mousselines quim’enveloppaient a été le dernier éclat de cette gaieté douce quianima les jeux de notre enfance…&|160;»&|160;!

Quand la douairière eut achevé de lire cette lettre, qui,commençant ainsi, devait contenir de bien tristes observations,elle posa lentement ses lunettes sur la table, y remit aussitôt lalettre, et arrêta sur sa nièce deux yeux verts dont le feu clairn’était pas encore affaibli par son âge.

–&|160;Ma petite, dit-elle, une femme mariée ne saurait écrireainsi à une jeune personne sans manquer aux convenances…

–&|160;C’est ce que je pensais, répondit Julie en interrompantsa tante, et j’avais honte de moi pendant que vous la lisiez…

–&|160;Si à table un mets ne nous semble pas bon, il n’en fautdégoûter personne, mon enfant, reprit la vieille avec bonhomie,surtout lorsque, depuis Ève jusqu’à nous, le mariage a paru chosesi excellente – Vous n’avez plus de mère&|160;? dit la vieillefemme.

La comtesse tressaillit&|160;; puis elle leva doucement la têteet dit&|160;: – J’ai déjà regretté plus d’une fois ma mère depuisun an&|160;; mais j’ai eu le tort de ne pas avoir écouté larépugnance de mon père qui ne voulait pas de Victor pourgendre.

Elle regarda sa tante, et un frisson de joie sécha ses larmesquand elle aperçut l’air de bonté qui animait cette vieille figure.Elle tendit sa jeune main à la marquise qui semblait lasolliciter&|160;; et quand leurs doigts se pressèrent, ces deuxfemmes achevèrent de se comprendre.

–&|160;Pauvre orpheline&|160;! ajouta la marquise.

Ce mot fut un dernier trait de lumière pour Julie. Elle crutentendre encore la voix prophétique de son père.

–&|160;Vous avez les mains brûlantes&|160;! Sont-elles toujoursainsi&|160;? demanda la vieille femme.

–&|160;La fièvre ne m’a quittée que depuis sept ou huit jours,répondit-elle.

–&|160;Vous aviez la fièvre et vous me le cachiez&|160;!

–&|160;Je l’ai depuis un an, dit Julie avec une sorte d’anxiétépudique.

–&|160;Ainsi, mon bon petit ange, reprit sa tante, le mariagen’a été jusqu’à présent pour vous qu’une longue douleur&|160;?

La jeune femme n’osa répondre, mais elle fit un geste affirmatifqui trahissait toutes ses souffrances.

–&|160;Vous êtes donc malheureuse&|160;?

–&|160;Oh&|160;! non, ma tante. Victor m’aime à l’idolâtrie, etje l’adore, il est si bon&|160;!

–&|160;Oui, vous l’aimez&|160;; mais vous le fuyez, n’est-cepas&|160;?

–&|160;Oui… quelquefois… Il me cherche trop souvent.

–&|160;N’êtes-vous pas souvent troublée dans la solitude par lacrainte qu’il ne vienne vous y surprendre&|160;?

–&|160;Hélas&|160;! oui, ma tante. Mais je l’aime bien, je vousassure.

–&|160;Ne vous accusez-vous pas en secret vous-même de ne passavoir ou de ne pouvoir partager ses plaisirs&|160;? Parfois nepensez-vous point que l’amour légitime est plus dur à porter que nele serait une passion criminelle&|160;?

–&|160;Oh&|160;! c’est cela, dit-elle en pleurant. Vous devinezdonc tout, là où tout est énigme pour moi. Mes sens sont engourdis,je suis sans idées, enfin, je vis difficilement. Mon âme estoppressée par une indéfinissable appréhension qui glace messentiments et me jette dans une torpeur continuelle. Je suis sansvoix pour me plaindre et sans paroles pour exprimer ma peine. Jesouffre, et j’ai honte de souffrir en voyant Victor heureux de cequi me tue.

–&|160;Enfantillages, niaiseries que tout cela&|160;! s’écria latante dont le visage desséché s’anima tout à coup par un gaisourire, reflet des joies de son jeune âge.

–&|160;Et vous aussi vous riez&|160;! dit avec désespoir lajeune femme.

–&|160;J’ai été ainsi, reprit promptement la marquise.Maintenant que Victor vous a laissée seule, n’êtes-vous pasredevenue jeune fille, tranquille&|160;; sans plaisirs, mais sanssouffrances&|160;?

Julie ouvrit de grands yeux hébétés.

–&|160;Enfin, mon ange, vous adorez Victor, n’est-ce pas&|160;?mais vous aimeriez mieux être sa sœur que sa femme, et le mariageenfin ne vous réussit point.

–&|160;Hé&|160;! bien, oui, ma tante. Mais pourquoisourire&|160;?

–&|160;Oh&|160;! vous avez raison, ma pauvre enfant. Il n’y a,dans tout ceci, rien de bien gai. Votre avenir serait gros de plusd’un malheur si je ne vous prenais sous ma protection, et si mavieille expérience ne savait pas deviner la cause bien innocente devos chagrins. Mon neveu ne méritait pas son bonheur, le sot&|160;!Sous le règne de notre bien-aimé Louis XV, une jeune femme qui seserait trouvée dans la situation où vous êtes aurait bientôt punison mari de se conduire en vrai lansquenet. L’égoïste&|160;! Lesmilitaires de ce tyran impérial sont tous de vilains ignorants. Ilsprennent la brutalité pour de la galanterie, ils ne connaissent pasplus les femmes qu’ils ne savent aimer&|160;; ils croient qued’aller à la mort le lendemain les dispense d’avoir, la veille, deségards et des attentions pour nous. Autrefois, l’on savait aussibien aimer que mourir à propos. Ma nièce, je vous le formerai. Jemettrai fin au triste désaccord, assez naturel, qui vous conduiraità vous haïr l’un et l’autre, à souhaiter un divorce, si toutefoisvous n’étiez pas morte avant d’en venir au désespoir.

Julie écoutait sa tante avec autant d’étonnement que de stupeur,surprise d’entendre des paroles dont la sagesse était plutôtpressentie que comprise par elle, et très-effrayée de retrouverdans la bouche d’une parente pleine d’expérience, mais sous uneforme plus douce, l’arrêt porté par son père sur Victor. Elle eutpeut-être une vive intuition de son avenir, et sentit sans doute lepoids des malheurs qui devaient l’accabler&|160;; car elle fonditen larmes, et se jeta dans les bras de la vieille dame en luidisant&|160;: – Soyez ma mère&|160;! La tante ne pleura pas, car laRévolution a laissé aux femmes de l’ancienne monarchie peu delarmes dans les yeux. Autrefois l’amour et plus tard la Terreur lesont familiarisées avec les plus poignantes péripéties, en sortequ’elles conservent au milieu des dangers de la vie une dignitéfroide, une affection sincère, mais sans expansion qui leur permetd’être toujours fidèles à l’étiquette et à une noblesse de maintienque les mœurs nouvelles ont eu le grand tort de répudier. Ladouairière prit la jeune femme dans ses bras, la baisa au frontavec une tendresse et une grâce qui souvent se trouvent plus dansles manières et les habitudes de ces femmes que dans leurcœur&|160;; elle cajola sa nièce par de douces paroles, lui promitun heureux avenir, la berça par des promesses d’amour en l’aidant àse coucher, comme si elle eût été sa fille, une fille chérie dontl’espoir et les chagrins devenaient les siens propres&|160;; ellese revoyait jeune, se retrouvait inexpériente et jolie en sa nièce.La comtesse s’endormit, heureuse d’avoir rencontré une amie, unemère à qui désormais elle pourrait tout dire. Le lendemain matin,au moment où la tante et la nièce s’embrassaient avec cettecordialité profonde et cet air d’intelligence qui prouvent unprogrès dans le sentiment, une cohésion plus parfaite entre deuxâmes, elles entendirent le pas d’un cheval, tournèrent la tête enmême temps, et virent le jeune Anglais qui passait lentement, selonson habitude. Il paraissait avoir fait une certaine étude de la vieque menaient ces deux femmes solitaires, et ne manquait jamais à setrouver à leur déjeuner ou à leur dîner. Son cheval ralentissait lepas sans avoir besoin d’être averti&|160;; puis, pendant le tempsqu’il mettait à franchir l’espace pris par les deux fenêtres de lasalle à manger, Arthur y jetait un regard mélancolique, la plupartdu temps dédaigné par la comtesse, qui n’y faisait aucuneattention. Mais accoutumée à ces curiosités mesquines quis’attachent aux plus petites choses afin d’animer la vie deprovince, et dont se garantissent difficilement les espritssupérieurs, la marquise s’amusait de l’amour timide et sérieux, sitacitement exprimé par l’Anglais. Ces regards périodiques étaientdevenus comme une habitude pour elle, et chaque jour elle signalaitle passage d’Arthur par de nouvelles plaisanteries. En se mettant àtable, les deux femmes regardèrent simultanément l’insulaire. Lesyeux de Julie et d’Arthur se rencontrèrent cette fois avec unetelle précision de sentiment, que la jeune femme rougit. Aussitôtl’Anglais pressa son cheval et partit au galop.

–&|160;Mais, madame, dit Julie à sa tante, que faut-ilfaire&|160;? Il doit être constant pour les gens qui voient passercet Anglais que je suis….

–&|160;Oui, répondit la tante en l’interrompant.

–&|160;Hé&|160;! bien, ne pourrais-je pas lui dire de ne pas sepromener ainsi&|160;?

–&|160;Ne serait-ce pas lui donner à penser qu’il estdangereux&|160;? Et d’ailleurs pouvez-vous empêcher un hommed’aller et venir où bon lui semble&|160;? Demain nous ne mangeronsplus dans cette salle&|160;; quand il ne nous y verra plus, lejeune gentilhomme discontinuera de vous aimer par la fenêtre.Voilà, ma chère enfant, comment se comporte une femme qui a l’usagedu monde.

Mais le malheur de Julie devait être complet. À peine les deuxfemmes se levaient-elles de table, que le valet de chambre deVictor arriva soudain. Il venait de Bourges à franc étrier, par deschemins détournés, et apportait à la comtesse une lettre de sonmari. Victor, qui avait quitté l’empereur, annonçait à sa femme lachute du régime impérial, la prise de Paris, et l’enthousiasme quiéclatait en faveur des Bourbons sur tous les points de laFrance&|160;; mais ne sachant comment pénétrer jusqu’à Tours, il lapriait de venir en toute hâte à Orléans où il espérait se trouveravec des passeports pour elle. Ce valet de chambre, ancienmilitaire, devait accompagner Julie de Tours à Orléans, route queVictor croyait libre encore.

–&|160;Madame, vous n’avez pas un instant à perdre, dit le valetde chambre, les Prussiens, les Autrichiens et les Anglais vontfaire leur jonction à Blois ou à Orléans…

En quelques heures la jeune femme fut prête, et partit dans unevieille voiture de voyage que lui prêta sa tante.

–&|160;Pourquoi ne viendriez-vous pas à Paris avec nous&|160;?dit-elle en embrassant sa tante. Maintenant que les Bourbons serétablissent, vous y trouveriez…

–&|160;Sans ce retour inespéré j’y serais encore allée, mapauvre petite, car mes conseils vous sont trop nécessaires, et àVictor et à vous. Aussi vais-je faire toutes mes dispositions pourvous y rejoindre.

Julie partit accompagnée de sa femme de chambre et du vieuxmilitaire, qui galopait à côté de la chaise en veillant à lasécurité de sa maîtresse. À la nuit, en arrivant à un relais enavant de Blois, Julie, inquiète d’entendre une voiture qui marchaitderrière la sienne et ne l’avait pas quittée depuis Amboise, se mità la portière afin de voir quels étaient ses compagnons de voyage.Le clair de lune lui permit d’apercevoir Arthur, debout, à troispas d’elle, les yeux attachés sur sa chaise. Leurs regards serencontrèrent. La comtesse se rejeta vivement au fond de savoiture, mais avec un sentiment de peur qui la fit palpiter. Commela plupart des jeunes femmes réellement innocentes et sansexpérience, elle voyait une faute dans un amour involontairementinspiré à un homme. Elle ressentait une terreur instinctive, quelui donnait peut-être la conscience de sa faiblesse devant une siaudacieuse agression. Une des plus fortes armes de l’homme est cepouvoir terrible d’occuper de lui-même une femme dont l’imaginationnaturellement mobile s’effraie ou s’offense d’une poursuite. Lacomtesse se souvint du conseil de sa tante&|160;; et résolut derester pendant le voyage au fond de sa chaise de poste, sans ensortir. Mais à chaque relais elle entendait l’Anglais qui sepromenait autour des deux voitures&|160;; puis sur la route, lebruit importun de sa calèche retentissait incessamment aux oreillesde Julie. La jeune femme pensa bientôt qu’une fois réunie à sonmari, Victor saurait la défendre contre cette singulièrepersécution.

–&|160;Mais si ce jeune homme ne m’aimait pascependant&|160;?

Cette réflexion fut la dernière de toutes celles qu’elle fit. Enarrivant à Orléans, sa chaise de poste fut arrêtée par lesPrussiens, conduite dans la cour d’une auberge, et gardée par dessoldats. La résistance était impossible. Les étrangers expliquèrentaux trois voyageurs, par des signes impératifs, qu’ils avaient reçula consigne de ne laisser sortir personne de la voiture. Lacomtesse resta pleurant pendant deux heures environ prisonnière aumilieu des soldats qui fumaient, riaient, et parfois la regardaientavec une insolente curiosité&|160;; mais enfin elle les vits’écartant de la voiture avec une sorte de respect en entendant lebruit de plusieurs chevaux. Bientôt une troupe d’officierssupérieurs étrangers, à la tête desquels était un généralautrichien, entoura la chaise de poste.

–&|160;Madame, lui dit le général, agréez nos excuses&|160;; ily a eu erreur, vous pouvez continuer sans crainte votre voyage, etvoici un passeport qui vous évitera désormais toute espèced’avanie…

La comtesse prit le papier en tremblant, et balbutia de vaguesparoles. Elle voyait près du général et en costume d’officieranglais, Arthur à qui sans doute elle devait sa prompte délivrance.Tout à la fois joyeux et mélancolique, le jeune Anglais détourna latête, et n’osa regarder Julie qu’à la dérobée. Grâce au passeport,madame d’Aiglemont parvint à Paris sans aventure fâcheuse. Elle yretrouva son mari, qui, délié de son serment de fidélité àl’empereur, avait reçu le plus flatteur accueil du comte d’Artoisnommé lieutenant-général du royaume par son frère Louis XVIII.Victor eut dans les gardes du corps un grade éminent qui lui donnale rang de général. Cependant, au milieu des fêtes qui marquèrentle retour des Bourbons, un malheur bien profond, et qui devaitinfluer sur sa vie, assaillit la pauvre Julie&|160;: elle perdit lacomtesse de Listomère-Landon. La vieille dame mourut de joie etd’une goutte remontée au cœur, en revoyant à Tours le ducd’Angoulême. Ainsi, la personne à laquelle son âge donnait le droitd’éclairer Victor, la seule qui, par d’adroits conseils, pouvaitrendre l’accord de la femme et du mari plus parfait, cette personneétait morte. Julie sentit toute l’étendue de cette perte. Il n’yavait plus qu’elle-même entre elle et son mari. Mais, jeune ettimide, elle devait préférer d’abord la souffrance à la plainte. Laperfection même de son caractère s’opposait à ce qu’elle osât sesoustraire à ses devoirs, ou tenter de rechercher la cause de sesdouleurs&|160;; car les faire cesser eût été chose tropdélicate&|160;: Julie aurait craint d’offenser sa pudeur de jeunefille.

Un mot sur les destinées de monsieur d’Aiglemont sous laRestauration.

Ne se rencontre-t-il pas beaucoup d’hommes dont la nullitéprofonde est un secret pour la plupart des gens qui lesconnaissent&|160;? Un haut rang, une illustre naissance,d’importantes fonctions, un certain vernis de politesse, une granderéserve dans la conduite, ou les prestiges de la fortune sont, poureux, comme des gardes qui empêchent les critiques de pénétrerjusqu’à leur intime existence. Ces gens ressemblent aux rois dontla véritable taille, le caractère et les mœurs ne peuvent jamaisêtre ni bien connus ni justement appréciés, parce qu’ils sont vusde trop loin ou de trop près. Ces personnages à mérite facticeinterrogent au lieu de parler, ont l’art de mettre les autres enscène pour éviter de poser devant eux&|160;; puis, avec uneheureuse adresse, ils tirent chacun par le fil de ses passions oude ses intérêts, et se jouent ainsi des hommes qui leur sontréellement supérieurs, en font des marionnettes et les croientpetits pour les avoir rabaissés jusqu’à eux. Ils obtiennent alorsle triomphe naturel d’une pensée mesquine, mais fixe, sur lamobilité des grandes pensées. Aussi pour juger ces têtes vides, etpeser leurs valeurs négatives, l’observateur doit-il posséder unesprit plus subtil que supérieur, plus de patience que de portéedans la vue, plus de finesse et de tact que d’élévation et grandeurdans les idées. Néanmoins, quelque habileté que déploient cesusurpateurs en détendant leurs côtés faibles, il leur est biendifficile de tromper leurs femmes, leurs mères, leurs enfants oul’ami de la maison&|160;; mais ces personnes leur gardent presquetoujours le secret sur une chose qui touche, en quelque sorte, àl’honneur commun&|160;; et souvent même elles les aident à enimposer au monde. Si, grâce à ces conspirations domestiques,beaucoup de niais passent pour des hommes supérieurs, ilscompensent le nombre d’hommes supérieurs qui passent pour desniais, en sorte que l’État Social a toujours la même masse decapacités apparentes. Songez maintenant au rôle que doit jouer unefemme d’esprit et de sentiment en présence d’un mari de ce genre,n’apercevez-vous pas des existences pleines de douleurs et dedévouement dont rien ici-bas ne saurait récompenser certains cœurspleins d’amour et de délicatesse&|160;? Qu’il se rencontre unefemme forte dans cette horrible situation, elle en sort par uncrime, comme fit Catherine II, néanmoins nommée la Grande.Mais comme toutes les femmes ne sont pas assises sur un trône,elles se vouent, la plupart, à des malheurs domestiques qui, pourêtre obscurs, n’en sont pas moins terribles. Celles qui cherchentici-bas des consolations immédiates à leurs maux ne font souventque changer de peines lorsqu’elles veulent rester fidèles à leursdevoirs, ou commettent des fautes si elles violent les lois auprofit de leurs plaisirs. Ces réflexions sont toutes applicables àl’histoire secrète de Julie. Tant que Napoléon resta debout, lecomte d’Aiglemont, colonel comme tant d’autres, bon officierd’ordonnance, excellant à remplir une mission dangereuse, maisincapable d’un commandement de quelque importance n’excita nulleenvie, passa pour un des braves que favorisait l’empereur, et futce que les militaires nomment vulgairement un bon enfant.La Restauration, qui lui rendit le titre de marquis, ne le trouvapas ingrat&|160;: il suivit les Bourbons à Gand. Cet acte delogique et de fidélité fit mentir l’horoscope que jadis tirait sonbeau-père en disant de son gendre qu’il resterait colonel. Ausecond retour, nommé lieutenant-général et redevenu marquis,monsieur d’Aiglemont eut l’ambition d’arriver à la pairie, iladopta les maximes et la politique du Conservateur,s’enveloppa d’une dissimulation qui ne cachait rien, devint grave,interrogateur, peu parleur, et fut pris pour un homme profond.Retranché sans cesse dans les formes de la politesse, muni deformules, retenant et prodiguant les phrases toutes faites qui sefrappent régulièrement à Paris pour donner en petite monnaie auxsots le sens des grandes idées ou des faits, les gens du monde leréputèrent homme de goût et de savoir. Entêté dans ses opinionsaristocratiques, il fut cité comme ayant un beau caractère. Si, parhasard, il devenait insouciant ou gai comme il l’était jadis,l’insignifiance et la niaiserie de ses propos avaient pour lesautres des sous-entendus diplomatiques.

–&|160;Oh&|160;! il ne dit que ce qu’il veut dire, pensaient detrès-honnêtes gens.

Il était aussi bien servi par ses qualités que par ses défauts.Sa bravoure lui valait une haute réputation militaire que rien nedémentait, parce qu’il n’avait jamais commandé en chef. Sa figuremâle et noble exprimait des pensées larges, et sa physionomien’était une imposture que pour sa femme. En entendant tout le monderendre justice à ses talents postiches, le marquis d’Aiglemontfinit par se persuader à lui-même qu’il était un des hommes lesplus remarquables de la cour où, grâce à ses dehors, il sut plaire,et où ses différentes valeurs furent acceptées sans protêt. Mais ilétait modeste au logis, il y sentait instinctivement la supérioritéde sa femme, quelque jeune qu’elle fût&|160;; et, de ce respectinvolontaire, naquit un pouvoir occulte que la marquise se trouvaforcée d’accepter, malgré tous ses efforts pour en repousser lefardeau. Conseil de son mari, elle en dirigea les actions et lafortune. Cette influence contre nature fut pour elle une espèced’humiliation et la source de bien des peines qu’elle ensevelissaitdans son cœur. D’abord, son instinct si délicatement féminin luidisait qu’il est bien plus beau d’obéir à un homme de talent que deconduire un sot, et qu’une jeune épouse, obligée de penser etd’agir en homme, n’est ni femme ni homme, abdique toutes les grâcesde son sexe en en perdant les malheurs, et n’acquiert aucun despriviléges que nos lois ont remis aux plus forts. Son existencecachait une bien amère dérision. N’était-elle pas obligée d’honorerune idole creuse, de protéger son protecteur, pauvre être qui, poursalaire d’un dévouement continu, lui jetait l’amour égoïste desmaris, ne voyait en elle que la femme, ne daignait ou ne savaitpas, injure toute aussi profonde, s’inquiéter de ses plaisirs, nid’où venaient sa tristesse et son dépérissement&|160;? Comme laplupart des maris qui sentent le joug d’un esprit supérieur, lemarquis sauvait son amour-propre en concluant de la faiblessephysique, à la morale de Julie qu’il se plaisait à plaindre endemandant compte au sort de lui avoir donné pour épouse une jeunefille maladive. Enfin, il se faisait la victime tandis qu’il étaitle bourreau. La marquise, chargée de tous les malheurs de cettetriste existence, devait sourire encore à son maître imbécile,parer de fleurs une maison de deuil, et afficher le bonheur sur unvisage pâli par de secrets supplices. Cette responsabilitéd’honneur, cette abnégation magnifique donnèrent insensiblement àla jeune marquise une dignité de femme, une conscience de vertu quilui servirent de sauvegarde contre les dangers du monde. Puis, poursonder ce cœur à fond, peut-être le malheur intime et caché parlequel son premier, son naïf amour de jeune fille était couronné,lui fit-il prendre en horreur les passions&|160;; peut-être n’enconçut-elle ni l’entraînement, ni les joies illicites maisdélirantes qui font oublier à certaines femmes les lois de sagesse,les principes de vertu sur lesquels la société repose. Renonçant,comme à un songe, aux douceurs, à la tendre harmonie que la vieilleexpérience de madame de Listomère-Landon lui avait promise, elleattendit avec résignation la fin de ses peines en espérant mourirjeune. Depuis son retour de Touraine, sa santé s’était chaque jouraffaiblie, et la vie semblait lui être mesurée par lasouffrance&|160;; souffrance élégante d’ailleurs, maladie presquevoluptueuse en apparence, et qui pouvait passer aux yeux des genssuperficiels pour une fantaisie de petite maîtresse. Les médecinsavaient condamné la marquise à rester couchée sur un divan, où elles’étiolait au milieu des fleurs qui l’entouraient, en se fanantcomme elle. Sa faiblesse lui interdisait la marche et le grandair&|160;; elle ne sortait qu’en voiture fermée. Sans cesseenvironnée de toutes les merveilles de notre luxe et de notreindustrie modernes, elle ressemblait moins à une malade qu’à unereine indolente. Quelques amis, amoureux peut-être de son malheuret de sa faiblesse, sûrs de toujours la trouver chez elle, etspéculant sans doute aussi sur sa bonne santé future, venaient luiapporter les nouvelles et l’instruire de ces mille petitsévénements qui rendent à Paris l’existence si variée. Samélancolie, quoique grave et profonde, était donc la mélancolie del’opulence. La marquise d’Aiglemont ressemblait à une belle fleurdont la racine est rongée par un insecte noir. Elle allait parfoisdans le monde, non par goût, mais pour obéir aux exigences de laposition à laquelle aspirait son mari. Sa voix et la perfection deson chant pouvaient lui permettre d’y recueillir desapplaudissements qui flattent presque toujours une jeunefemme&|160;; mais à quoi lui servaient des succès qu’elle nerapportait ni à des sentiments ni à des espérances&|160;? Son marin’aimait pas la musique. Enfin, elle se trouvait presque toujoursgênée dans les salons où sa beauté lui attirait des hommagesintéressés. Sa situation y excitait une sorte de compassioncruelle, une curiosité triste. Elle était atteinte d’uneinflammation assez ordinairement mortelle, que les femmes seconfient à l’oreille, et à laquelle notre néologie n’a pas encoresu trouver de nom. Malgré le silence au sein duquel sa vies’écoulait, la cause de sa souffrance n’était un secret pourpersonne. Toujours jeune fille, en dépit du mariage, les moindresregards la rendaient honteuse. Aussi, pour éviter de rougir,n’apparaissait-elle jamais que riante, gaie&|160;; elle affectaitune fausse joie, se disait toujours bien portante, ou prévenait lesquestions sur sa santé par de pudiques mensonges. Cependant, en1817, un événement contribua beaucoup à modifier l’état déplorabledans lequel Julie avait été plongée jusqu’alors. Elle eut unefille, et voulut la nourrir. Pendant deux années, les vivesdistractions et les inquiets plaisirs que donnent les soinsmaternels lui firent une vie moins malheureuse. Elle se séparanécessairement de son mari. Les médecins lui pronostiquèrent unemeilleure santé&|160;; mais la marquise ne crut point à cesprésages hypothétiques. Comme toutes les personnes pour lesquellesla vie n’a plus de douceur, peut-être voyait-elle dans la mort unheureux dénouement.

Au commencement de l’année 1819, la vie lui fut plus cruelle quejamais. Au moment où elle s’applaudissait du bonheur négatifqu’elle avait su conquérir, elle entrevit d’effroyables abîmes. Sonmari s’était, par degrés, déshabitué d’elle. Ce refroidissementd’une affection déjà si tiède et tout égoïste pouvait amener plusd’un malheur que son tact fin et sa prudence lui faisaient prévoir.Quoiqu’elle fût certaine de conserver un grand empire sur Victor etd’avoir obtenu son estime pour toujours, elle craignait l’influencedes passions sur un homme si nul et si vaniteusement irréfléchi.Souvent ses amis la surprenaient livrée à de longuesméditations&|160;; les moins clairvoyants lui en demandaient lesecret en plaisantant, comme si une jeune femme pouvait ne songerqu’à des frivolités, comme s’il n’existait pas presque toujours unsens profond dans les pensés d’une mère de famille. D’ailleurs, lemalheur aussi bien que le bonheur vrai nous mène à la rêverie.Parfois, en jouant avec son Hélène, Julie la regardait d’un œilsombre, et cessait de répondre à ces interrogations enfantines quifont tant de plaisir aux mères, pour demander compte de sa destinéeau présent et à l’avenir. Ses yeux se mouillaient alors de larmes,quand soudain quelque souvenir lui rappelait la scène de la revueaux Tuileries. Les prévoyantes paroles de son père retentissaientderechef à son oreille, et sa conscience lui reprochait d’en avoirméconnu la sagesse. De cette désobéissance folle venaient tous sesmalheurs&|160;; et souvent elle ne savait, entre tous, lequel étaitle plus difficile à porter. Non-seulement les doux trésors de sonâme restaient ignorés, mais elle ne pouvait jamais parvenir à sefaire comprendre de son mari, même dans les choses les plusordinaires de la vie. Au moment où la faculté d’aimer sedéveloppait en elle plus forte et plus active, l’amour permis,l’amour conjugal s’évanouissait au milieu de graves souffrancesphysiques et morales. Puis elle avait pour son mari cettecompassion voisine du mépris qui flétrit à la longue tous lessentiments. Enfin, si ses conversations avec quelques amis, si lesexemples, ou si certaines aventures du grand monde ne lui eussentpas appris que l’amour apportait d’immenses bonheurs, ses blessureslui auraient fait deviner les plaisirs profonds et purs qui doiventunir des âmes fraternelles. Dans le tableau que sa mémoire luitraçait du passé, la candide figure d’Arthur s’y dessinait chaquejour plus pure et plus belle, mais rapidement&|160;; car ellen’osait s’arrêter à ce souvenir. Le silencieux et timide amour dujeune Anglais était le seul événement qui, depuis le mariage, eûtlaissé quelques doux vestiges dans ce cœur sombre et solitaire.Peut-être toutes les espérances trompées, tous les désirs avortésqui, graduellement, attristaient l’esprit de Julie, sereportaient-ils, par un jeu naturel de l’imagination, sur cethomme, dont les manières, les sentiments et le caractèreparaissaient offrir tant de sympathies avec les siens. Mais cettepensée avait toujours l’apparence d’un caprice, d’un songe. Aprèsce rêve impossible, toujours clos par des soupirs, Julie seréveillait plus malheureuse, et sentait encore mieux ses douleurslatentes quand elle les avait endormies sous les ailes d’un bonheurimaginaire. Parfois, ses plaintes prenaient un caractère de folieet d’audace, elle voulait des plaisirs à tout prix&|160;; mais,plus souvent encore, elle restait en proie à je ne sais quelengourdissement stupide, écoutait sans comprendre, ou concevait despensées si vagues, si indécises, qu’elle n’eût pas trouvé delangage pour les rendre. Froissée dans ses plus intimes volontés,dans les mœurs que, jeune fille, elle avait rêvées jadis, elleétait obligée de dévorer ses larmes. À qui se serait-elleplainte&|160;? de qui pouvait-elle être entendue&|160;? Puis, elleavait cette extrême délicatesse de la femme, cette ravissantepudeur de sentiment qui consiste à taire une plainte inutile, à nepas prendre un avantage quand le triomphe doit humilier levainqueur et le vaincu. Julie essayait de donner sa capacité, sespropres vertus à monsieur d’Aiglemont, et se vantait de goûter lebonheur qui lui manquait. Toute sa finesse de femme était employéeen pure perte à des ménagements ignorés de celui-là même dont ilsperpétuaient le despotisme. Par moments, elle était ivre demalheur, sans idée, sans frein&|160;; mais, heureusement, une piétévraie la ramenait toujours à une espérance suprême&|160;: elle seréfugiait dans la vie future, admirable croyance qui lui faisaitaccepter de nouveau sa tâche douloureuse. Ces combats si terribles,ces déchirements intérieurs étaient sans gloire, ces longuesmélancolies étaient inconnues&|160;; nulle créature ne recueillaitses regards ternes, ses larmes amères jetées au hasard et dans lasolitude.

Les dangers de la situation critique à laquelle la marquiseétait insensiblement arrivée par la force des circonstances serévélèrent à elle dans toute leur gravité pendant une soirée dumois de janvier 1820. Quand deux époux se connaissent parfaitementet ont pris une longue habitude d’eux-mêmes, lorsqu’une femme saitinterpréter les moindres gestes d’un homme et peut pénétrer lessentiments ou les choses qu’il lui cache, alors des lumièressoudaines éclatent souvent après des réflexions ou des remarquesprécédentes, dues au hasard, ou primitivement faites avecinsouciance. Une femme se réveille souvent tout à coup sur le bordou au fond d’un abîme. Ainsi la marquise, heureuse d’être seuledepuis quelques jours, devina le secret de sa solitude. Inconstantou lassé, généreux ou plein de pitié pour elle, son mari ne luiappartenait plus. En ce moment, elle ne pensa plus à elle, ni à sessouffrances, ni à ses sacrifices&|160;; elle ne fut plus que mère,et vit la fortune, l’avenir, le bonheur de sa fille&|160;; safille, le seul être d’où lui vînt quelque félicité&|160;; sonHélène, seul bien qui l’attachât à la vie. Maintenant, Julievoulait vivre pour préserver son enfant du joug effroyable souslequel une marâtre pouvait étouffer la vie de cette chère créature.À cette nouvelle prévision d’un sinistre avenir, elle tomba dansune de ces méditations ardentes qui dévorent des années entières.Entre elle et son mari, désormais, il devait se trouver tout unmonde de pensées, dont le poids porterait sur elle seule.Jusqu’alors, sûre d’être aimée par Victor, autant qu’il pouvaitaimer, elle s’était dévouée à un bonheur qu’elle ne partageaitpas&|160;; mais, aujourd’hui, n’ayant plus la satisfaction desavoir que ses larmes faisaient la joie de son mari, seule dans lemonde, il ne lui restait plus que le choix des malheurs. Au milieudu découragement qui, dans le calme et le silence de la nuit,détendit toutes ses forces&|160;; au moment où, quittant son divanet son feu presque éteint, elle allait, à la lueur d’une lampe,contempler sa fille d’un œil sec, monsieur d’Aiglemont rentra pleinde gaieté. Julie lui fit admirer le sommeil d’Hélène&|160;; mais ilaccueillit l’enthousiasme de sa femme par une phrase banale.

–&|160;À cet âge, dit-il, tous les enfants sont gentils.

Puis, après avoir insouciamment baisé le front de sa fille, ilbaissa les rideaux du berceau, regarda Julie, lui prit la main, etl’amena près de lui sur ce divan où tant de fatales penséesvenaient de surgir.

–&|160;Vous êtes bien belle ce soir, madame d’Aiglemont&|160;!s’écria-t-il avec cette insupportable gaieté dont le vide était siconnu de la marquise.

–&|160;Où avez-vous passé la soirée&|160;? lui demanda-t-elle enfeignant une profonde indifférence.

–&|160;Chez madame de Sérizy.

Il avait pris sur la cheminée un écran, et il en examinait letransparent avec attention, sans avoir aperçu la trace des larmesversées par sa femme. Julie frissonna. Le langage ne suffirait pasà exprimer le torrent de pensées qui s’échappa de son cœur etqu’elle dut y contenir.

–&|160;Madame de Sérizy donne un concert lundi prochain, et semeurt d’envie de t’avoir. Il suffit que depuis long-temps tu n’aiesparu dans le monde pour qu’elle désire te voir chez elle. C’est unebonne femme qui t’aime beaucoup. Tu me feras plaisir d’y venir.J’ai presque répondu de toi…

–&|160;J’irai, répondit Julie.

Le son de la voix, l’accent et le regard de la marquise eurentquelque chose de si pénétrant, de si particulier que, malgré soninsouciance, Victor regarda sa femme avec étonnement. Ce fut tout.Julie avait deviné que madame de Sérizy était la femme qui luiavait enlevé le cœur de son mari. Elle s’engourdit dans une rêveriede désespoir, et parut très-occupée à regarder le feu. Victorfaisait tourner l’écran dans ses doigts avec l’air ennuyé d’unhomme qui, après avoir été heureux ailleurs, apporte chez lui lafatigue du bonheur. Quand il eut bâillé plusieurs fois, il prit unflambeau d’une main, de l’autre alla chercher languissamment le coude sa femme, et voulut l’embrasser&|160;; mais Julie se baissa, luiprésenta son front, et y reçut le baiser du soir, ce baisermachinal, sans amour, espèce de grimace qui lui parut alorsodieuse. Quand Victor eut fermé la porte, la marquise tomba sur unsiége&|160;; ses jambes chancelèrent, elle fondit en larmes. Ilfaut avoir subi le supplice de quelque scène analogue pourcomprendre tout ce que celle-ci cache de douleurs, pour deviner leslongs et terribles drames auxquels elle donne lieu. Ces simples etniaises paroles, ces silences entre les deux époux, les gestes, lesregards, la manière dont le marquis s’était assis devant le feu,l’attitude qu’il eut en cherchant à baiser le cou de sa femme, toutavait servi à faire, de cette heure, un tragique dénouement à lavie solitaire et douloureuse menée par Julie. Dans sa folie, ellese mit à genoux devant son divan, s’y plongea le visage pour nerien voir, et pria le ciel, en donnant aux paroles habituelles deson oraison un accent intime, une signification nouvelle quieussent déchiré le cœur de son mari, s’il l’eût entendue.

Elle demeura pendant huit jours préoccupée de son avenir, enproie à son malheur, qu’elle étudiait en cherchant les moyens de nepas mentir à son cœur, de regagner son empire sur le marquis, et devivre assez long-temps pour veiller au bonheur de sa fille. Ellerésolut alors de lutter avec sa rivale, de reparaître dans lemonde, d’y briller&|160;; de feindre pour son mari un amour qu’ellene pouvait plus éprouver, de le séduire&|160;; puis, lorsque parses artifices elle l’aurait soumis à son pouvoir, d’être coquetteavec lui comme le sont ces capricieuses maîtresses qui se font unplaisir de tourmenter leurs amants. Ce manége odieux était le seulremède possible à ses maux. Ainsi, elle deviendrait maîtresse deses souffrances, elle les ordonnerait selon son bon plaisir, et lesrendrait plus rares tout en subjuguant son mari, tout en ledomptant sous un despotisme terrible. Elle n’eut plus aucun remordsde lui imposer une vie difficile. D’un seul bond, elle s’élançadans les froids calculs de l’indifférence. Pour sauver sa fille,elle devina tout à coup les perfidies, les mensonges des créaturesqui n’aiment pas, les tromperies de la coquetterie, et ces rusesatroces qui font haïr si profondément la femme chez qui les hommessupposent alors des corruptions innées. À l’insu de Julie, savanité féminine, son intérêt et un vague désir de vengeances’accordèrent avec son amour maternel pour la faire entrer dans unevoie où de nouvelles douleurs l’attendaient. Mais elle avait l’âmetrop belle, l’esprit trop délicat, et surtout trop de franchisepour être long-temps complice de ces fraudes. Habituée à lire enelle-même, au premier pas dans le vice, car ceci était du vice, lecri de sa conscience devait étouffer celui des passions et del’égoïsme. En effet, chez une jeune femme dont le cœur est encorepur, et où l’amour est resté vierge, le sentiment de la maternitémême est soumis à la voix de la pudeur. La pudeur n’est-elle pastoute la femme&|160;? Mais Julie ne voulut apercevoir aucun danger,aucune faute dans sa nouvelle vie. Elle vint chez madame de Sérizy.Sa rivale comptait voir une femme pâle, languissante&|160;; lamarquise avait mis du rouge, et se présenta dans tout l’éclat d’uneparure qui rehaussait encore sa beauté. Madame la comtesse deSérizy était une de ces femmes qui prétendent exercer à Paris unesorte d’empire sur la mode et sur le monde&|160;; elle dictait desarrêts, qui, reçus dans le cercle où elle régnait, lui semblaientuniversellement adoptés&|160;; elle avait la prétention de fairedes mots&|160;; elle était souverainement jugeuse.Littérature, politique, hommes et femmes, tout subissait sacensure&|160;; et madame de Sérizy semblait défier celle desautres. Sa maison était, en toute chose, un modèle de bon goût. Aumilieu de ces salons remplis de femmes élégantes et belles, Julietriompha de la comtesse. Spirituelle, vive, sémillante, elle eutautour d’elle les hommes les plus distingués de la soirée. Pour ledésespoir des femmes, sa toilette était irréprochable, et touteslui envièrent une coupe de robe, une forme de corsage dont l’effetfut attribué généralement à quelque génie de couturière inconnue,car les femmes aiment mieux croire à la science des chiffons qu’àla grâce et à la perfection de celles qui sont faites de manière àles bien porter. Lorsque Julie se leva pour aller au piano chanterla romance de Desdémone, les hommes accoururent de tous les salonspour entendre cette célèbre voix, muette depuis si long-temps, etil se fit un profond silence. La marquise éprouva de vives émotionsen voyant les têtes pressées aux portes et tous les regardsattachés sur elle. Elle chercha son mari, lui lança une œilladepleine de coquetterie, et vit avec plaisir qu’en ce moment sonamour-propre était extraordinairement flatté. Heureuse de cetriomphe, elle ravit l’assemblée dans la première partie d’alpiu salice. Jamais ni la Malibran, ni la Pasta n’avaient faitentendre des chants si parfaits de sentiment et d’intonation&|160;;mais, au moment de la reprise, elle regarda dans les groupes, etaperçut Arthur dont le regard fixe ne la quittait pas. Elletressaillit vivement, et sa voix s’altéra.

Madame de Sérizy s’élança de sa place vers la marquise.

–&|160;Qu’avez-vous, ma chère&|160;? Oh&|160;! pauvre petite,elle est si souffrante&|160;! Je tremblais en lui voyantentreprendre une chose au-dessus de ses forces…

La romance fut interrompue. Julie, dépitée, ne se sentit plus lecourage de continuer et subit la compassion perfide de sa rivale.Toutes les femmes chuchotèrent&|160;; puis, à force de discuter cetincident, elles devinèrent la lutte commencée entre la marquise etmadame de Sérizy, qu’elles n’épargnèrent pas dans leurs médisances.Les bizarres pressentiments qui avaient si souvent agité Julie setrouvaient tout à coup réalisés. En s’occupant d’Arthur, elles’était complu à croire qu’un homme, en apparence si doux, sidélicat, devait être resté fidèle à son premier amour. Parfois elles’était flattée d’être l’objet de cette belle passion, la passionpure et vraie d’un homme jeune, dont toutes les penséesappartiennent à sa bien-aimée, dont tous les moments lui sontconsacrés, qui n’a point de détours, qui rougit de ce qui faitrougir une femme, pense comme une femme, ne lui donne point derivales, et se livre à elle sans songer à l’ambition, ni à lagloire, ni à la fortune. Elle avait rêvé tout cela d’Arthur, parfolie, par distraction&|160;; puis tout à coup elle crut voir sonrêve accompli. Elle lut sur le visage presque féminin du jeuneanglais les pensées profondes, les mélancolies douces, lesrésignations douloureuses dont elle-même était la victime. Elle sereconnut en lui. Le malheur et la mélancolie sont les interprètesles plus éloquents de l’amour, et correspondent entre deux êtressouffrants avec une incroyable rapidité. La vue intime etl’intussusception des choses ou des idées sont chez eux complèteset justes. Aussi la violence du choc que reçut la marquise luirévéla-t-elle tous les dangers de l’avenir.

Trop heureuse de trouver un prétexte à son trouble dans son étathabituel de souffrance, elle se laissa volontiers accabler parl’ingénieuse pitié de madame de Sérizy. L’interruption de laromance était un événement dont s’entretenaient assez diversementplusieurs personnes. Les unes déploraient le sort de Julie, et seplaignaient de ce qu’une femme si remarquable fût perdue pour lemonde&|160;; les autres voulaient savoir la cause de sessouffrances et de la solitude dans laquelle elle vivait.

–&|160;Eh&|160;! bien, mon cher Ronquerolles, disait le marquisau frère de madame de Sérizy, tu enviais mon bonheur en voyantmadame d’Aiglemont, et tu me reprochais de lui être infidèle&|160;?Va, tu trouverais mon sort bien peu désirable, si tu restais commemoi en présence d’une jolie femme pendant une ou deux années, sansoser lui baiser la main, de peur de la briser. Ne t’embarrassejamais de ces bijoux délicats, bons seulement à mettre sous verre,et que leur fragilité, leur cherté nous oblige à toujoursrespecter. Sors-tu souvent ton beau cheval pour lequel tu crains,m’a-t-on dit, les averses et la neige&|160;? Voilà mon histoire. Ilest vrai que je suis sûr de la vertu de ma femme&|160;; mais monmariage est une chose de luxe&|160;; et si tu me crois marié, tu tetrompes. Aussi mes infidélités sont-elles en quelque sortelégitimes. Je voudrais bien savoir comment vous feriez à ma place,messieurs les rieurs&|160;? Beaucoup d’hommes auraient moins deménagements que je n’en ai pour ma femme. Je suis sûr, ajouta-t-ilà voix basse, que madame d’Aiglemont ne se doute de rien. Aussi,certes, aurais-je grand tort de me plaindre, je suis très-heureux…Seulement, rien n’est plus ennuyeux pour un homme sensible, que devoir souffrir une pauvre créature à laquelle on est attaché…

–&|160;Tu as donc beaucoup de sensibilité&|160;? réponditmonsieur de Ronquerolles, car tu es rarement chez toi.

Cette amicale épigramme fit rire les auditeurs&|160;; maisArthur resta froid et imperturbable, en gentleman qui a pris lagravité pour base de son caractère. Les étranges paroles de ce marifirent sans doute concevoir quelques espérances au jeune Anglais,qui attendit avec patience le moment où il pourrait se trouver seulavec monsieur d’Aiglemont, et l’occasion s’en présenta bientôt.

–&|160;Monsieur, lui dit-il, je vois avec une peine infiniel’état de madame la marquise, et si vous saviez que, faute d’unrégime particulier, elle doit mourir misérablement, je pense quevous ne plaisanteriez pas sur ses souffrances. Si je vous parleainsi, j’y suis en quelque sorte autorisé par la certitude que j’aide sauver madame d’Aiglemont, et de la rendre à la vie et aubonheur. Il est peu naturel qu’un homme de mon rang soitmédecin&|160;; et, néanmoins, le hasard a voulu que j’étudiasse lamédecine. Or, je m’ennuie assez, dit-il en affectant un froidégoïsme qui devait servir ses desseins, pour qu’il me soitindifférent de dépenser mon temps et mes voyages au profit d’unêtre souffrant, au lieu de satisfaire quelques sottes fantaisies.Les guérisons de ces sortes de maladies sont rares parce qu’ellesexigent beaucoup de soins, de temps et de patience, il faut surtoutavoir de la fortune, voyager, suivre scrupuleusement desprescriptions qui varient chaque jour, et n’ont rien dedésagréable. Nous sommes deux gentilshommes, dit-il en donnant à cemot l’acception du mot anglais gentleman, et nous pouvonsnous entendre. Je vous préviens que si vous acceptez maproposition, vous serez à tout moment le juge de ma conduite. Jen’entreprendrai rien sans vous avoir pour conseil, poursurveillant, et je vous réponds du succès si vous consentez àm’obéir. Oui, si vous voulez ne pas être pendant long-temps le maride madame d’Aiglemont, lui dit-il à l’oreille.

–&|160;Il est sûr, milord, dit le marquis en riant, qu’unAnglais pouvait seul me faire une proposition si bizarre.Permettez-moi de ne pas la repousser et de ne pas l’accueillir, j’ysongerai. Puis, avant tout, elle doit être soumise à ma femme.

En ce moment, Julie avait reparu au piano. Elle chanta l’air deSémiramide, Son regina, son guerriera. Desapplaudissements unanimes, mais des applaudissements sourds, pourainsi dire, les acclamations polies du faubourg Saint-Germain,témoignèrent de l’enthousiasme qu’elle excita.

Lorsque d’Aiglemont ramena sa femme à son hôtel, Julie vit avecune sorte de plaisir inquiet le prompt succès de ses tentatives.Son mari, réveillé par le rôle qu’elle venait de jouer, voulutl’honorer d’une fantaisie, et la prit en goût, comme il eût faitd’une actrice. Julie trouva plaisant d’être traitée ainsi, ellevertueuse et mariée&|160;; elle essaya de jouer avec son pouvoir,et dans cette première lutte sa bonté la fit succomber encore unefois, mais ce fut la plus terrible de toutes les leçons que luigardait le sort. Vers deux ou trois heures du matin, Julie étaitsur son séant, sombre et rêveuse, dans le lit conjugal&|160;; unelampe à lueur incertaine éclairait faiblement la chambre, lesilence le plus profond y régnait&|160;; et, depuis une heureenviron, la marquise, livrée à de poignants remords, versait deslarmes dont l’amertume ne peut être comprise que des femmes qui sesont trouvées dans la même situation. Il fallait avoir l’âme deJulie pour sentir comme elle l’horreur d’une caresse calculée, pourse trouver autant froissée par un baiser froid&|160;; apostasie ducœur encore aggravée par une douloureuse prostitution. Elle semésestimait elle-même, elle maudissait le mariage, elle auraitvoulu être morte&|160;; et, sans un cri jeté par sa fille, elle seserait peut-être précipitée par la fenêtre sur le pavé. Monsieurd’Aiglemont dormait paisiblement près d’elle, sans être réveillépar les larmes chaudes que sa femme laissait tomber sur lui. Lelendemain Julie sut être gaie. Elle trouva des forces pour paraîtreheureuse et cacher, non plus sa mélancolie, mais une invinciblehorreur. De ce jour elle ne se regarda plus comme une femmeirréprochable. Ne s’était-elle pas menti à elle même, dès lorsn’était-elle pas capable de dissimulation, et ne pouvait-elle pasplus tard déployer une profondeur étonnante dans les délitsconjugaux&|160;? Son mariage était cause de cette perversité apriori qui ne s’exerçait encore sur rien. Cependant elles’était déjà demandé pourquoi résister à un amant aimé quand ellese donnait, contre son cœur et contre le vœu de la nature, à unmari qu’elle n’aimait plus. Toutes les fautes, et les crimespeut-être ont pour principe un mauvais raisonnement ou quelqueexcès d’égoïsme. La société ne peut exister que par les sacrificesindividuels qu’exigent les lois. En accepter les avantages,n’est-ce pas s’engager à maintenir les conditions qui la fontsubsister&|160;? Or, les malheureux sans pain, obligés de respecterla propriété, ne sont pas moins à plaindre que les femmes blesséesdans les vœux et la délicatesse de leur nature. Quelques joursaprès cette scène, dont les secrets furent ensevelis dans le litconjugal, d’Aiglemont présenta lord Grenville à sa femme. Juliereçut Arthur avec une politesse froide qui faisait honneur à sadissimulation. Elle imposa silence à son cœur, voila ses regards,donna de la fermeté à sa voix, et put ainsi rester maîtresse de sonavenir. Puis, après avoir reconnu par ces moyens, innés pour ainsidire chez les femmes, toute l’étendue de l’amour qu’elle avaitinspiré, madame d’Aiglemont sourit à l’espoir d’une prompteguérison, et n’opposa plus de résistance à la volonté de son mari,qui la violentait pour lui faire accepter les soins du jeunedocteur. Néanmoins, elle ne voulut se fier à lord Grenvillequ’après en avoir assez étudié les paroles et les manières pourêtre sûre qu’il aurait la générosité de souffrir en silence. Elleavait sur lui le plus absolu pouvoir, elle en abusait déjà&|160;:n’était-elle pas femme&|160;?

Montcontour est un ancien manoir situé sur un de ces blondsrochers au bas desquels passe la Loire, non loin de l’endroit oùJulie s’était arrêtée en 1804. C’est un de ces petits châteaux deTouraine, blancs, jolis, à tourelles sculptées, brodés comme unedentelle de Malines&|160;; un de ces châteaux mignons, pimpants quise mirent dans les eaux du fleuve avec leurs bouquets de mûriers,leurs vignes, leurs chemins creux, leurs longues balustrades àjour, leurs caves en rocher, leurs manteaux de lierre et leursescarpements. Les toits de Montcontour pétillent sous les rayons dusoleil, tout y est ardent. Mille vestiges de l’Espagne poétisentcette ravissante habitation&|160;: les genêts d’or, les fleurs àclochettes embaument la brise&|160;; l’air est caressant, la terresourit partout, et partout de douces magies enveloppent l’âme, larendent paresseuse, amoureuse, l’amollissent et la bercent. Cettebelle et suave contrée endort les douleurs et réveille lespassions. Personne ne reste froid sous ce ciel pur, devant ces eauxscintillantes. Là meurt plus d’une ambition, là vous vous couchezau sein d’un tranquille bonheur, comme chaque soir le soleil secouche dans ses langes de pourpre et d’azur. Par une douce soiréedu mois d’août, en 1821, deux personnes gravissaient les cheminspierreux qui découpent les rochers sur lesquels est assis lechâteau, et se dirigeaient vers les hauteurs pour y admirer sansdoute les points de vue multipliés qu’on y découvre. Ces deuxpersonnes étaient Julie et lord Grenville&|160;; mais cette Juliesemblait être une nouvelle femme. La marquise avait les franchescouleurs de la santé. Ses yeux, vivifiés par une féconde puissance,étincelaient à travers une humide vapeur, semblable au fluide quidonne à ceux des enfants d’irrésistibles attraits. Elle souriait àplein, elle était heureuse de vivre, et concevait la vie. À lamanière dont elle levait ses pieds mignons, il était facile de voirque nulle souffrance n’alourdissait comme autrefois ses moindresmouvements, n’alanguissait ni ses regards, ni ses paroles, ni sesgestes. Sous l’ombrelle de soie blanche qui la garantissait deschauds rayons du soleil, elle ressemblait à une jeune mariée sousson voile, à une vierge prête à se livrer aux enchantements del’amour. Arthur la conduisait avec un soin d’amant, il la guidaitcomme on guide un enfant, la mettait dans le meilleur chemin, luifaisait éviter les pierres, lui montrait une échappée de vue oul’amenait devant une fleur, toujours mu par un perpétuel sentimentde bonté, par une intention délicate, par une connaissance intimedu bien-être de cette femme, sentiments qui semblaient être innésen lui, autant et plus peut-être que le mouvement nécessaire à sapropre existence. La malade et son médecin marchaient du même passans être étonnés d’un accord qui paraissait avoir existé dès lepremier jour où ils marchèrent ensemble, ils obéissaient à une mêmevolonté, s’arrêtaient, impressionnés par les mêmes sensations,leurs regards, leurs paroles correspondaient à des penséesmutuelles. Parvenus tous deux en haut d’une vigne, ils voulurentaller se reposer sur une de ces longues pierres blanches que l’onextrait continuellement des caves pratiquées dans le rocher, maisavant de s’y asseoir, Julie contempla le site.

–&|160;Le beau pays&|160;! s’écria-t-elle. Dressons une tente etvivons ici. Victor, cria-t-elle, venez donc, venez donc&|160;!

Monsieur d’Aiglemont répondit d’en bas par un cri de chasseur,mais sans hâter sa marche, seulement il regardait sa femme de tempsen temps lorsque les sinuosités du sentier le lui permettaient.Julie aspira l’air avec plaisir en levant la tête et en jetant àArthur un de ces coups d’œil fins par lesquels une femme d’espritdit toute sa pensée.

–&|160;Oh&|160;! reprit-elle, je voudrais rester toujours ici.Peut-on jamais se lasser d’admirer cette belle vallée&|160;?Savez-vous le nom de cette jolie rivière, milord&|160;?

–&|160;C’est la Cise.

–&|160;La Cise, répéta-t-elle. Et là-bas, devant nous,qu’est-ce&|160;?

–&|160;C’est les coteaux du Cher, dit-il.

–&|160;Et sur la droite&|160;? Ah&|160;! c’est Tours. Mais voyezle bel effet que produisent dans le lointain les clochers de lacathédrale.

Elle se fit muette, et laissa tomber sur la main d’Arthur lamain qu’elle avait étendue vers la ville. Tous deux, ils admirèrenten silence le paysage et les beautés de cette nature harmonieuse.Le murmure des eaux, la pureté de l’air et du ciel, touts’accordait avec les pensées qui vinrent en foule dans leurs cœursaimants et jeunes.

–&|160;Oh&|160;! Mon Dieu, combien j’aime ce pays, répéta Julieavec un enthousiasme croissant et naïf. Vous l’avez habitélong-temps&|160;? reprit-elle après une pause.

À ces mots, lord Grenville tressaillit.

–&|160;C’est là, répondit-il avec mélancolie en montrant unbouquet de noyers sur la route, là que prisonnier je vous vis pourla première fois…

–&|160;Oui, mais j’étais déjà bien triste&|160;; cette nature mesembla sauvage, et maintenant…

Elle s’arrêta, lord Grenville n’osa pas la regarder.

–&|160;C’est à vous, dit enfin Julie après un long silence, queje dois ce plaisir. Ne faut-il pas être vivante pour éprouver lesjoies de la vie, et jusqu’à présent n’étais-je pas morte àtout&|160;? Vous m’avez donné plus que la santé, vous m’avez apprisà en sentir tout le prix…

Les femmes ont un inimitable talent pour exprimer leurssentiments sans employer de trop vives paroles&|160;; leuréloquence est surtout dans l’accent, dans le geste, l’attitude etles regards. Lord Grenville se cacha la tête dans ses mains, cardes larmes roulaient dans ses yeux. Ce remerciement était lepremier que Julie lui fît depuis leur départ de Paris. Pendant uneannée entière, il avait soigné la marquise avec le dévouement leplus entier. Secondé par d’Aiglemont, il l’avait conduite aux eauxd’Aix, puis sur les bords de la mer à La Rochelle. Épiant à toutmoment les changements que ses savantes et simples prescriptionsproduisaient sur la constitution délabrée de Julie, il l’avaitcultivée comme une fleur rare peut l’être par un horticulteurpassionné. La marquise avait paru recevoir les soins intelligentsd’Arthur avec tout l’égoïsme d’une Parisienne habituée auxhommages, ou avec l’insouciance d’une courtisane qui ne sait ni lecoût des choses ni la valeur des hommes, et les prise au degréd’utilité dont ils lui sont. L’influence exercée sur l’âme par leslieux est une chose digne de remarque. Si la mélancolie nous gagneinfailliblement lorsque nous sommes au bord des eaux, une autre loide notre nature impressible fait que, sur les montagnes, nossentiments s’épurent&|160;: la passion y gagne en profondeur cequ’elle paraît perdre en vivacité. L’aspect du vaste bassin de laLoire, l’élévation de la jolie colline où les deux amants s’étaientassis, causaient peut-être le calme délicieux dans lequel ilssavourèrent d’abord le bonheur qu’on goûte à deviner l’étendued’une passion cachée sous des paroles insignifiantes en apparence.Au moment où Julie achevait la phrase qui avait si vivement émulord Grenville, une brise caressante agita la cime des arbres,répandit la fraîcheur des eaux dans l’air, quelques nuagescouvrirent le soleil, et des ombres molles laissèrent voir toutesles beautés de cette jolie nature. Julie détourna la tête pourdérober au jeune lord la vue des larmes qu’elle réussit à reteniret à sécher, car l’attendrissement d’Arthur l’avait promptementgagnée. Elle n’osa lever les yeux sur lui dans la crainte qu’il nelût trop de joie dans ce regard. Son instinct de femme lui faisaitsentir qu’à cette heure dangereuse elle devait ensevelir son amourau fond de son cœur. Cependant le silence pouvait être égalementredoutable. En s’apercevant que lord Grenville était hors d’état deprononcer une parole, Julie reprit d’une voix douce&|160;: – Vousêtes touché de ce que je vous ai dit, milord. Peut-être cette viveexpansion est-elle la manière que prend une âme gracieuse et bonnecomme l’est la vôtre pour revenir sur un faux jugement. Vousm’aurez crue ingrate en me trouvant froide et réservée, ou moqueuseet insensible pendant ce voyage qui heureusement va bientôt seterminer. Je n’aurais pas été digne de recevoir vos soins, si jen’avais su les apprécier. Milord, je n’ai rien oublié. Hélas&|160;!je n’oublierai rien, ni la sollicitude qui vous faisait veiller surmoi comme une mère veille sur son enfant, ni surtout la nobleconfiance de nos entretiens fraternels, la délicatesse de vosprocédés&|160;; séductions contre lesquelles nous sommes toutessans armes. Milord, il est hors de mon pouvoir de vousrécompenser…

À ce mot, Julie s’éloigna vivement, et lord Grenville ne fitaucun mouvement pour l’arrêter, la marquise alla sur une roche àune faible distance, et y resta immobile&|160;; leurs émotionsfurent un secret pour eux-mêmes&|160;; sans doute ils pleurèrent ensilence&|160;; les chants des oiseaux, si gais, si prodiguesd’expressions tendres au coucher du soleil, durent augmenter laviolente commotion qui les avait forcés de se séparer&|160;: lanature se chargeait de leur exprimer un amour dont ils n’osaientparler.

–&|160;Eh&|160;! bien, milord, reprit Julie en se mettant devantlui dans une attitude pleine de dignité qui lui permit de prendrela main d’Arthur, je vous demanderai de rendre pure et sainte lavie que vous m’avez restituée. Ici, nous nous quitterons. Je sais,ajouta-t-elle en voyant pâlir lord Grenville, que, pour prix devotre dévouement, je vais exiger de vous un sacrifice encore plusgrand que ceux dont l’étendue devrait être mieux reconnue par moi…Mais, il le faut… vous ne resterez pas en France. Vous lecommander, n’est-ce pas vous donner des droits qui serontsacrés&|160;? ajouta-t-elle en mettant la main du jeune homme surson cœur palpitant.

Arthur se leva.

–&|160;Oui, dit-il.

En ce moment il montra d’Aiglemont qui tenait sa fille dans sesbras, et qui parut de l’autre côté d’un chemin creux sur labalustrade du château. Il y avait grimpé pour y faire sauter sapetite Hélène.

–&|160;Julie, je ne vous parlerai point de mon amour, nos âmesse comprennent trop bien. Quelque profonds, quelque secrets quefussent mes plaisirs de cœur, vous les avez tous partagés. Je lesens, je le sais, je le vois. Maintenant, j’acquiers la délicieusepreuve de la constante sympathie de nos cœurs, mais je fuirai… J’aiplusieurs fois calculé trop habilement les moyens de tuer cet hommepour pouvoir y toujours résister, si je restais près de vous.

–&|160;J’ai eu la même pensée, dit-elle en laissant paraître sursa figure troublée les marques d’une surprise douloureuse.

Mais il y avait tant de vertu, tant de certitude d’elle-même ettant de victoires secrètement remportées sur l’amour dans l’accentet le geste qui échappèrent à Julie, que lord Grenville demeurapénétré d’admiration. L’ombre même du crime s’était évanouie danscette naïve conscience. Le sentiment religieux qui dominait sur cebeau front devait toujours en chasser les mauvaises penséesinvolontaires que notre imparfaite nature engendre, mais quimontrent tout à la fois la grandeur et les périls de notredestinée.

–&|160;Alors, reprit-elle, j’aurais encouru votre mépris, et ilm’aurait sauvée, reprit-elle en baissant les yeux. Perdre votreestime n’était-ce pas mourir&|160;?

Ces deux héroïques amants restèrent encore un moment silencieux,occupés à dévorer leurs peines&|160;: bonnes et mauvaises, leurspensées étaient fidèlement les mêmes, et ils s’entendaient aussibien dans leurs intimes plaisirs que dans leurs douleurs les pluscachées.

–&|160;Je ne dois pas murmurer, le malheur de ma vie est monouvrage, ajouta-t-elle en levant au ciel des yeux pleins delarmes.

–&|160;Milord, s’écria le général de sa place en faisant ungeste, nous nous sommes rencontrés ici pour la première fois. Vousne vous en souvenez peut-être pas. Tenez, là-bas, près de cespeupliers.

L’Anglais répondit par une brusque inclination de tête.

–&|160;Je devais mourir jeune et malheureuse, répondit Julie.Oui, ne croyez pas que je vive. Le chagrin sera tout aussi mortelque pouvait l’être la terrible maladie de laquelle vous m’avezguérie. Je ne me crois pas coupable. Non, les sentiments que j’aiconçus pour vous sont irrésistibles, éternels, mais bieninvolontaires, et je veux rester vertueuse. Cependant je serai toutà la fois fidèle à ma conscience d’épouse, à mes devoirs de mère etaux vœux de mon cœur. Écoutez, lui dit-elle d’une voix altérée, jen’appartiendrai plus à cet homme, jamais. Et, par un gesteeffrayant d’horreur et de vérité, Julie montra son mari. – Les loisdu monde, reprit-elle, exigent que je lui rende l’existenceheureuse, j’y obéirai&|160;; je serai sa servante&|160;; mondévouement pour lui sera sans bornes, mais d’aujourd’hui je suisveuve. Je ne veux être une prostituée ni à mes yeux ni à ceux dumonde&|160;; si je ne suis point à monsieur d’Aiglemont, je neserai jamais à un autre. Vous n’aurez de moi que ce que vous m’avezarraché. Voilà l’arrêt que j’ai porté sur moi-même, dit-elle enregardant Arthur avec fierté. Il est irrévocable, milord.Maintenant, apprenez que si vous cédiez à une pensée criminelle, laveuve de monsieur d’Aiglemont entrerait dans un cloître, soit enItalie, soit en Espagne. Le malheur a voulu que nous ayons parlé denotre amour. Ces aveux étaient inévitables peut-être&|160;; maisque ce soit pour la dernière fois que nos cœurs aient si fortementvibré. Demain, vous feindrez de recevoir une lettre qui vousappelle en Angleterre, et nous nous quitterons pour ne plus nousrevoir.

Cependant Julie, épuisée par cet effort, sentit ses genouxfléchir, un froid mortel la saisit, et par une pensée bien féminineelle s’assit pour ne pas tomber dans les bras d’Arthur.

–&|160;Julie, cria lord Grenville.

Ce cri perçant retentit comme un éclat de tonnerre. Cettedéchirante clameur exprima tout ce que l’amant, jusque-là muet,n’avait pu dire.

–&|160;Hé&|160;! bien, qu’a-t-elle donc, demanda le général.

En entendant ce cri, le marquis avait hâté le pas, et se trouvasoudain devant les deux amants.

–&|160;Ce ne sera rien, dit Julie avec cet admirable sang-froidque la finesse naturelle aux femmes leur permet d’avoir assezsouvent dans les grandes crises de la vie. La fraîcheur de ce noyera failli me faire perdre connaissance, et mon docteur a dû enfrémir de peur. Ne suis-je pas pour lui comme une œuvre d’art quin’est pas encore achevée&|160;? Il a peut-être tremblé de la voirdétruite…

Elle prit audacieusement le bras de lord Grenville, sourit à sonmari, regarda le paysage avant de quitter le sommet des rochers, etentraîna son compagnon de voyage en lui prenant la main.

–&|160;Voici, certes, le plus beau site que nous ayons vu,dit-elle. Je ne l’oublierai jamais. Voyez donc, Victor, quelslointains, quelle étendue et quelle variété. Ce pays me faitconcevoir l’amour.

Riant d’un rire presque convulsif, mais riant de manière àtromper son mari, elle sauta gaiement dans les chemins creux, etdisparut.

–&|160;Eh&|160;! quoi, sitôt&|160;?… dit-elle quand elle setrouva loin de monsieur d’Aiglemont. Hé&|160;! quoi, mon ami, dansun instant nous ne pourrons plus être, et ne serons plus jamaisnous-mêmes&|160;; enfin nous ne vivrons plus…

–&|160;Allons lentement, répondit lord Grenville, les voituressont encore loin. Nous marcherons ensemble, et s’il nous est permisde mettre des paroles dans nos regards, nos cœurs vivront un momentde plus.

Ils se promenèrent sur la levée&|160;; au bord des eaux, auxdernières lueurs du soir, presque silencieusement, disant de vaguesparoles, douces comme le murmure de la Loire, mais qui remuaientl’âme. Le soleil, au moment de sa chute, les enveloppa de sesreflets rouges avant de disparaître&|160;; image mélancolique deleur fatal amour. Très inquiet de ne pas retrouver sa voiture àl’endroit où il s’était arrêté, le général suivait ou devançait lesdeux amants, sans se mêler de la conversation. La noble et délicateconduite que lord Grenville tenait pendant ce voyage avait détruitles soupçons du marquis, et depuis quelque temps il laissait safemme libre, en se confiant à la foi punique du lord-docteur.Arthur et Julie marchèrent encore dans le triste et douloureuxaccord de leurs cœurs flétris. Naguère, en montant à travers lesescarpements de Montcontour, ils avaient tous deux une vagueespérance, un inquiet bonheur dont ils n’osaient pas se demandercompte&|160;; mais en descendant le long de la levée, ils avaientrenversé le frêle édifice construit dans leur imagination, et surlequel ils n’osaient respirer, semblables aux enfants qui prévoientla chute des châteaux de cartes qu’ils ont bâtis. Ils étaient sansespérance. Le soir même, lord Grenville partit. Le dernier regardqu’il jeta sur Julie prouva malheureusement que, depuis le momentoù la sympathie leur avait révélé l’étendue d’une passion si forte,il avait eu raison de se défier de lui-même.

Quand monsieur d’Aiglemont et sa femme se trouvèrent lelendemain assis au fond de leur voiture, sans leur compagnon devoyage, et qu’ils parcoururent avec rapidité la route, jadis faiteen 1814 par la marquise, alors ignorante de l’amour et qui en avaitalors presque maudit la constance, elle retrouva mille impressionsoubliées. Le cœur a sa mémoire à lui. Telle femme incapable de serappeler les événements les plus graves, se souviendra pendanttoute sa vie des choses qui importent à ses sentiments. Aussi,Julie eut-elle une parfaite souvenance de détails même frivoles.Elle reconnut avec bonheur les plus légers accidents de son premiervoyage, et jusqu’à des pensées qui lui étaient venues à certainsendroits de la route. Victor, redevenu passionnément amoureux de safemme depuis qu’elle avait recouvré la fraîcheur de la jeunesse ettoute sa beauté, se serra près d’elle à la façon des amants.Lorsqu’il essaya de la prendre dans ses bras, elle se dégageadoucement, et trouva je ne sais quel prétexte pour éviter cetteinnocente caresse. Puis, bientôt, elle eut horreur du contact deVictor de qui elle sentait et partageait la chaleur, par la manièredont ils étaient assis. Elle voulut se mettre seule sur le devantde la voiture&|160;; mais son mari lui fit la grâce de la laisserau fond. Elle le remercia de cette attention par un soupir auquelil se méprit, et cet ancien séducteur de garnison, interprétant àson avantage la mélancolie de sa femme, la mit à la fin du jourdans l’obligation de lui parler avec une fermeté qui luiimposa.

–&|160;Mon ami, lui dit-elle, vous avez déjà failli metuer&|160;; vous le savez. Si j’étais encore une jeune fille sansexpérience, je pourrais recommencer le sacrifice de ma vie&|160;;mais je suis mère, j’ai une fille à élever et je me dois autant àelle qu’à vous. Subissons un malheur qui nous atteint également.Vous êtes le moins à plaindre. N’avez-vous pas su trouver desconsolations que mon devoir, notre honneur commun, et, mieux quetout cela, la nature m’interdisent. Tenez, ajouta-t-elle, vous avezétourdiment oublié dans un tiroir trois lettres de madame deSérizy, les voici. Mon silence vous prouve que vous avez en moi unefemme pleine d’indulgence, et qui n’exige pas de vous lessacrifices auxquels les lois la condamnent&|160;; mais j’ai assezréfléchi pour savoir que nos rôles ne sont pas les mêmes, et que lafemme seule est prédestinée au malheur. Ma vertu repose sur desprincipes arrêtés et fixes. Je saurai vivre irréprochable, maislaissez-moi vivre.

Le marquis, abasourdi par la logique que les femmes saventétudier aux clartés de l’amour, fut subjugué par l’espèce dedignité qui leur est naturelle dans ces sortes de crises. Larépulsion instinctive que Julie manifestait pour tout ce quifroissait son amour et les vœux de son cœur, est une des plusbelles choses de la femme, et vient peut-être d’une vertu naturelleque ni les lois, ni la civilisation ne feront taire. Mais qui doncoserait blâmer les femmes&|160;? Quand elles ont imposé silence ausentiment exclusif qui ne leur permet pas d’appartenir à deuxhommes, ne sont-elles pas comme des prêtres sans croyance&|160;? Siquelques esprits rigides blâment l’espèce de transaction concluepar Julie entre ses devoirs et son amour, les âmes passionnées luien feront un crime. Cette réprobation générale accuse ou le malheurqui attend les désobéissances aux lois ou de bien tristesimperfections dans les institutions sur lesquelles repose laSociété Européenne.

Deux ans se passèrent, pendant lesquels monsieur et madamed’Aiglemont menèrent la vie des gens du monde, allant chacun deleur côté, se rencontrant dans les salons plus souvent que chezeux&|160;; élégant divorce par lequel se terminent beaucoup demariages dans le grand monde. Un soir, par extraordinaire, les deuxépoux se trouvaient réunis dans leur salon. Madame d’Aiglemontavait eu à dîner l’une de ses amies. Le général, qui dînaittoujours en ville, était resté chez lui.

–&|160;Vous allez être bien heureuse, madame la marquise, ditmonsieur d’Aiglemont en posant sur une table la tasse dans laquelleil venait de boire son café. Le marquis regarda madame de Wimphend’un air moitié malicieux, moitié chagrin, et ajouta&|160;: – Jepars pour une longue chasse, où je vais avec le grand-veneur. Vousserez au moins pendant huit jours absolument veuve, et c’est ce quevous désirez, je crois…

–&|160;Guillaume, dit-il au valet qui vint enlever les tasses,faites atteler.

Madame de Wimphen était cette Louisa à laquelle jadis madamed’Aiglemont voulait conseiller le célibat. Les deux femmes sejetèrent un regard d’intelligence qui prouvait que Julie avaittrouvé dans son amie une confidente de ses peines, confidenteprécieuse et charitable, car madame de Wimphen était très-heureuseen mariage&|160;; et, dans la situation opposée où elles étaient,peut-être le bonheur de l’une faisait-il une garantie de sondévouement au malheur de l’autre. En pareil cas, la dissemblancedes destinées est presque toujours un puissant lien d’amitié.

–&|160;Est-ce le temps de la chasse&|160;? dit Julie en jetantun regard indifférent à son mari.

Le mois de mars était à sa fin.

–&|160;Madame, le grand-veneur chasse quand il veut, et où ilveut. Nous allons en forêt royale tuer des sangliers.

–&|160;Prenez garde qu’il ne vous arrive quelque accident…

–&|160;Un malheur est toujours imprévu, répondit-il ensouriant.

–&|160;La voiture de monsieur est prête, dit Guillaume.

Le général se leva, baisa la main de madame de Wimphen, et setourna vers Julie.

–&|160;Madame, si je périssais victime d’un sanglier&|160;!dit-il d’un air suppliant.

–&|160;Qu’est-ce que cela signifie&|160;? demanda madame deWimphen.

–&|160;Allons, venez, dit madame d’Aiglemont à Victor. Puis,elle sourit comme pour dire à Louisa&|160;: – Tu vas voir.

Julie tendit son cou à son mari, qui s’avança pourl’embrasser&|160;; mais la marquise se baissa de telle sorte que lebaiser conjugal glissa sur la ruche de sa pèlerine.

–&|160;Vous en témoignerez devant Dieu, reprit le marquis ens’adressant à madame de Wimphen, il me faut un firman pour obtenircette légère faveur. Voilà comment ma femme entend l’amour. Ellem’a amené là, je ne sais par quelle ruse. Bien duplaisir&|160;!

Et il sortit.

–&|160;Mais ton pauvre mari est vraiment bien bon, s’écriaLouisa quand les deux femmes se trouvèrent seules. Il t’aime.

–&|160;Oh&|160;! n’ajoute pas une syllabe à ce dernier mot. Lenom que je porte me fait horreur…

–&|160;Oui, mais Victor t’obéit entièrement, dit Louisa.

–&|160;Son obéissance, répondit Julie, est en partie fondée surla grande estime que je lui ai inspirée. Je suis une femmetrès-vertueuse selon les lois&|160;: je lui rends sa maisonagréable, je ferme les yeux sur ses intrigues, je ne prends riensur sa fortune, il peut en gaspiller les revenus à son gré, j’aisoin seulement d’en conserver le capital. À ce prix, j’ai la paix.Il ne s’explique pas, ou ne veut pas s’expliquer mon existence.Mais si je mène ainsi mon mari, ce n’est pas sans redouter leseffets de son caractère. Je suis comme un conducteur d’ours quitremble qu’un jour la muselière ne se brise. Si Victor croyaitavoir le droit de ne plus m’estimer, je n’ose prévoir ce quipourrait arriver&|160;; car il est violent, plein d’amour-propre,de vanité surtout. S’il n’a pas l’esprit assez subtil pour prendreun parti sage dans une circonstance délicate où ses passionsmauvaises seront mises en jeu&|160;; il est faible de caractère, etme tuerait peut-être provisoirement, quitte à mourir de chagrin lelendemain. Mais ce fatal bonheur n’est pas à craindre…

Il y eut un moment de silence, pendant lequel les pensées desdeux amies se portèrent sur la cause secrète de cettesituation.

–&|160;J’ai été bien cruellement obéie, reprit Julie en lançantun regard d’intelligence à Louisa. Cependant je ne luiavais pas interdit de m’écrire. Ah&|160;! il m’a oubliée, et a euraison. Il serait par trop funeste que sa destinée fûtbrisée&|160;! n’est-ce pas assez de la mienne&|160;? Croirais-tu,ma chère, que je lis les journaux anglais, dans le seul espoir devoir son nom imprimé. Eh&|160;! bien, il n’a pas encore paru à lachambre des lords.

–&|160;Tu sais donc l’anglais&|160;?

–&|160;Je ne te l’ai pas dit&|160;! je l’ai appris.

–&|160;Pauvre petite, s’écria Louisa en saisissant la main deJulie, mais comment peux-tu vivre encore&|160;?

–&|160;Ceci est un secret, répondit la marquise en laissantéchapper un geste de naïveté presque enfantine. Écoute. Je prendsde l’opium. L’histoire de la duchesse de…, à Londres, m’en a donnél’idée. Tu sais, Mathurin en a fait un roman. Mes gouttes delaudanum sont très-faibles. Je dors. Je n’ai guère que sept heuresde veille, et je les donne à ma fille…

Louisa regarda le feu, sans oser contempler son amie dont toutesles misères se développaient à ses yeux pour la première fois.

–&|160;Louisa, garde-moi le secret, dit Julie après un moment desilence.

Tout à coup un valet apporta une lettre à la marquise.

–&|160;Ah&|160;! s’écria-t-elle en pâlissant.

–&|160;Je ne demanderai pas de qui, lui dit madame deWimphen.

La marquise lisait et n’entendait plus rien, son amie vit lessentiments les plus actifs, l’exaltation la plus dangereuse, sepeindre sur le visage de madame d’Aiglemont qui rougissait etpâlissait tour à tour. Enfin Julie jeta le papier dans le feu.

–&|160;Cette lettre est incendiaire&|160;! Oh&|160;! mon cœurm’étouffe.

Elle se leva, marcha&|160;; ses yeux brûlaient.

–&|160;Il n’a pas quitté Paris, s’écria-t-elle.

Son discours saccadé, que madame de Wimphen n’osa pasinterrompre, fut scandé par des pauses effrayantes. À chaqueinterruption, les phrases étaient prononcées d’un accent de plus enplus profond. Les derniers mots eurent quelque chose deterrible.

–&|160;Il n’a pas cessé de me voir, à mon insu. Un de mesregards surpris chaque jour l’aide à vivre. Tu ne sais pas,Louisa&|160;? il meurt et demande à me dire adieu, il sait que monmari s’est absenté ce soir pour plusieurs jours, et va venir dansun moment. Oh&|160;! j’y périrai. Je suis perdue. Écoute&|160;?reste avec moi. Devant deux femmes il n’osera pas&|160;! Oh&|160;!demeure, je me crains.

–&|160;Mais mon mari sait que j’ai dîné chez toi, réponditmadame de Wimphen, et doit venir me chercher.

–&|160;Eh&|160;! bien, avant ton départ, je l’aurai renvoyé. Jeserai notre bourreau à tous deux. Hélas&|160;! il croira que je nel’aime plus. Et cette lettre&|160;! ma chère, elle contenait desphrases que je vois écrites en traits de feu.

Une voiture roula sous la porte.

–&|160;Ah&|160;! s’écria la marquise avec une sorte de joie, ilvient publiquement et sans mystère.

–&|160;Lord Grenville, cria le valet.

La marquise resta debout, immobile. En voyant Arthur pâle,maigre et hâve, il n’y avait plus de sévérité possible. Quoiquelord Grenville fût violemment contrarié de ne pas trouver Julieseule, il parut calme et froid. Mais pour ces deux femmes initiéesaux mystères de son amour, sa contenance, le son de sa voix,l’expression de ses regards, eurent un peu de la puissanceattribuée à la torpille. La marquise et madame de Wimphen restèrentcomme engourdies par la vive communication d’une douleur horrible.Le son de la voix de lord Grenville faisait palpiter si cruellementmadame d’Aiglemont, qu’elle n’osait lui répondre de peur de luirévéler l’étendue du pouvoir qu’il exerçait sur elle&|160;; lordGrenville n’osait regarder Julie&|160;; en sorte que madame deWimphen fit presque à elle seule les frais d’une conversation sansintérêt&|160;; lui jetant un regard empreint d’une touchantereconnaissance, Julie la remercia du secours qu’elle lui donnait.Alors les deux amants imposèrent silence à leurs sentiments, etdurent se tenir dans les bornes prescrites par le devoir et lesconvenances. Mais bientôt on annonça monsieur de Wimphen&|160;; enle voyant entrer, les deux amies se lancèrent un regard, etcomprirent, sans se parler, les nouvelles difficultés de lasituation. Il était impossible de mettre monsieur de Wimphen dansle secret de ce drame, et Louisa n’avait pas de raisons valables àdonner à son mari, en lui demandant à rester chez son amie. Lorsquemadame de Wimphen mit son châle, Julie se leva comme pour aiderLouisa à l’attacher, et dit à voix basse&|160;: – J’aurai ducourage. S’il est venu publiquement chez moi, que puis-jecraindre&|160;? Mais, sans toi, dans le premier moment, en levoyant si changé, je serais tombée à ses pieds.

–&|160;Hé&|160;! bien, Arthur, vous ne m’avez pas obéi, ditmadame d’Aiglemont d’une voix tremblante en revenant prendre saplace sur une causeuse où lord Grenville n’osa venir s’asseoir.

–&|160;Je n’ai pu résister plus long-temps au plaisir d’entendrevotre voix, d’être auprès de vous. C’était une folie, un délire. Jene suis plus maître de moi. Je me suis bien consulté, je suis tropfaible. Je dois mourir. Mais mourir sans vous avoir vue, sans avoirécouté le frémissement de votre robe, sans avoir recueilli vospleurs, quelle mort&|160;!

Il voulut s’éloigner de Julie, mais son brusque mouvement fittomber un pistolet de sa poche. La marquise regarda cette arme d’unœil qui n’exprimait plus ni passion ni pensée. Lord Grenvilleramassa le pistolet et parut violemment contrarié d’un accident quipouvait passer pour une spéculation d’amoureux.

–&|160;Arthur&|160;! demanda Julie.

–&|160;Madame, répondit-il en baissant les yeux, j’étais venuplein de désespoir, je voulais…

Il s’arrêta.

–&|160;Vous vouliez vous tuer chez moi&|160;!s’écria-t-elle.

–&|160;Non pas seul, dit-il d’une voix douce.

–&|160;Eh&|160;! quoi, mon mari, peut-être&|160;?

–&|160;Non, non, s’écria-t-il d’une voix étouffée. Maisrassurez-vous, reprit-il, mon fatal projet s’est évanoui. Lorsqueje suis entré, quand je vous ai vue, alors je me suis senti lecourage de me taire, de mourir seul.

Julie se leva, se jeta dans les bas d’Arthur qui, malgré lessanglots de sa maîtresse, distingua deux paroles pleines depassion.

–&|160;Connaître le bonheur et mourir, dit-elle. Eh&|160;! bien,oui&|160;!

Toute l’histoire de Julie était dans ce cri profond, cri denature et d’amour auquel les femmes sans religion succombent&|160;;Arthur la saisit et la porta sur le canapé par un mouvementempreint de toute la violence que donne un bonheur inespéré. Maistout à coup la marquise s’arracha des bras de son amant, lui jetale regard fixe d’une femme au désespoir, le prit par la main,saisit un flambeau, l’entraîna dans sa chambre à coucher&|160;;puis, parvenue au lit où dormait Hélène, elle repoussa doucementles rideaux et découvrit son enfant en mettant une main devant labougie, afin que la clarté n’offensât pas les paupièrestransparentes et à peine fermées de la petite fille. Hélène avaitles bras ouverts, et souriait en dormant. Julie montra par unregard son enfant à lord Grenville. Ce regard disait tout.

–&|160;Un mari, nous pouvons l’abandonner même quand il nousaime. Un homme est un être fort, il a des consolations. Nouspouvons mépriser les lois du monde. Mais un enfant sansmère&|160;!

Toutes ces pensées et mille autres plus attendrissantes encoreétaient dans ce regard.

–&|160;Nous pouvons l’emporter, dit l’Anglais en murmurant, jel’aimerai bien…

–&|160;Maman&|160;! dit Hélène en s’éveillant.

À ce mot, Julie fondit en larmes. Lord Grenville s’assit etresta les bras croisés, muet et sombre.

–&|160;Maman&|160;! Cette jolie, cette naïve interpellationréveilla tant de sentiments nobles et tant d’irrésistiblessympathies, que l’amour fut un moment écrasé sous la voix puissantede la maternité. Julie ne fut plus femme, elle fut mère. LordGrenville ne résista pas longtemps, les larmes de Julie legagnèrent. En ce moment, une porte ouverte avec violence fit ungrand bruit, et ces mots&|160;: – Madame d’Aiglemont, es-tu parici&|160;? retentirent comme un éclat de tonnerre au cœur des deuxamants. Le marquis était revenu. Avant que Julie eût pu retrouverson sang-froid, le général se dirigeait de sa chambre dans celle desa femme. Ces deux pièces étaient contiguës. Heureusement, Juliefit un signe à lord Grenville qui alla se jeter dans un cabinet detoilette dont la porte fut vivement fermée par la marquise.

–&|160;Eh&|160;! bien, ma femme, lui dit Victor, me voici. Lachasse n’a pas lieu. Je vais me coucher.

–&|160;Bonsoir, lui dit-elle, je vais en faire autant. Ainsilaissez-moi me déshabiller.

–&|160;Vous êtes bien revêche ce soir. Je vous obéis, madame lamarquise.

Le général rentra dans sa chambre, Julie l’accompagna pourfermer la porte de communication, et s’élança pour délivrer lordGrenville. Elle retrouva toute sa présence d’esprit, et pensa quela visite de son ancien docteur était fort naturelle&|160;; ellepouvait l’avoir laissé au salon pour venir coucher sa fille, etallait lui dire de s’y rendre sans bruit&|160;; mais quand elleouvrit la porte du cabinet, elle jeta un cri perçant. Les doigts delord Grenville avaient été pris et écrasés dans la rainure.

–&|160;Eh&|160;! bien, qu’as-tu donc&|160;? lui demanda sonmari.

–&|160;Bien, rien, répondit-elle, je viens de me piquer le doigtavec une épingle.

La porte de communication se rouvrit tout à coup. La marquisecrut que son mari venait par intérêt pour elle, et maudit cettesollicitude où le cœur n’était pour rien. Elle eut à peine le tempsde fermer le cabinet de toilette, et lord Grenville n’avait pasencore pu dégager sa main. Le général reparut en effet&|160;; maisla marquise se trompait, il était amené par une inquiétudepersonnelle.

–&|160;Peux-tu me prêter un foulard&|160;? Ce drôle de Charlesme laisse sans un seul mouchoir de tête. Dans les premiers jours denotre mariage, tu te mêlais de mes affaires avec des soins siminutieux que tu m’en ennuyais. Ah&|160;! le mois de miel n’a pasbeaucoup duré pour moi, ni pour mes cravates. Maintenant je suislivré au bras séculier de ces gens-là qui se moquent tous demoi.

–&|160;Tenez, voilà un foulard. Vous n’êtes pas entré dans lesalon&|160;?

–&|160;Non.

–&|160;Vous y auriez peut-être encore rencontré lordGrenville.

–&|160;Il est à Paris&|160;?

–&|160;Apparemment.

–&|160;Oh&|160;! j’y vais, ce bon docteur.

–&|160;Mais il doit être parti, s’écria Julie.

Le marquis était en ce moment au milieu de la chambre de safemme, et se coiffait avec le foulard, en se regardant aveccomplaisance dans la glace.

–&|160;Je ne sais pas où sont nos gens, dit-il. J’ai sonnéCharles déjà trois fois, il n’est pas venu. Vous êtes donc sansvotre femme de chambre&|160;? Sonnez-la, je voudrais avoir cettenuit une couverture de plus à mon lit.

–&|160;Pauline est sortie, répondit sèchement la marquise.

–&|160;À minuit&|160;! dit le général.

–&|160;Je lui ai permis d’aller à l’opéra.

–&|160;Cela est singulier&|160;! reprit le mari tout en sedéshabillant, j’ai cru la voir en montant l’escalier.

–&|160;Elle est alors sans doute rentrée, dit Julie en affectantde l’impatience.

Puis, pour n’éveiller aucun soupçon chez son mari, la marquisetira le cordon de la sonnette, mais faiblement.

Les événements de cette nuit n’ont pas été tous parfaitementconnus&|160;; mais tous durent être aussi simples, aussi horriblesque le sont les incidents vulgaires et domestiques qui précèdent.Le lendemain, la marquise d’Aiglemont se mit au lit pour plusieursjours.

–&|160;Qu’est-il donc arrivé de si extraordinaire chez toi, pourque tout le monde parle de ta femme&|160;? demanda monsieur deRonquerolles à monsieur d’Aiglemont quelques jours après cette nuitde catastrophes.

–&|160;Crois-moi, reste garçon, dit d’Aiglemont. Le feu a prisaux rideaux du lit où couchait Hélène&|160;; ma femme a eu un telsaisissement que la voilà malade pour un an, dit le médecin. Vousépousez une jolie femme, elle enlaidit&|160;; vous épousez unejeune fille pleine de santé, elle devient malingre&|160;; vous lacroyez passionnée, elle est froide&|160;; ou bien, froide enapparence, elle est réellement si passionnée qu’elle vous tue ouvous déshonore. Tantôt la créature la plus douce est quinteuse, etjamais les quinteuses ne deviennent douces&|160;; tantôt, l’enfantque vous avez eue niaise et faible, déploie contre vous une volontéde fer, un esprit de démon. Je suis las du mariage.

–&|160;Ou de ta femme.

–&|160;Cela serait difficile. À propos, veux-tu venir àSaint-Thomas-d’Aquin avec moi voir l’enterrement de lordGrenville&|160;?

–&|160;Singulier passe-temps. Mais, reprit Ronquerolles, sait-ondécidément la cause de sa mort&|160;?

–&|160;Son valet de chambre prétend qu’il est resté pendanttoute une nuit sur l’appui extérieur d’une fenêtre pour sauverl’honneur de sa maîtresse&|160;; et, il a fait diablement froid cesjours-ci&|160;!

–&|160;Ce dévouement serait très-estimable chez nous autres,vieux routiers&|160;; mais lord Grenville est jeune, et… anglais.Ces anglais veulent toujours se singulariser.

–&|160;Bah&|160;! répondit d’Aiglemont, ces traits d’héroïsmedépendent de la femme qui les inspire, et ce n’est certes pas pourla mienne que ce pauvre Arthur est mort&|160;!

Chapitre 2SOUFFRANCES INCONNUES

Entre la petite rivière du Loing et la Seine, s’étend une vasteplaine bordée par la forêt de Fontainebleau, par les villes deMoret, de Nemours et de Montereau. Cet aride pays n’offre à la vueque de rares monticules ; parfois, au milieu des champs,quelques carrés de bois qui servent de retraite au gibier ;puis, partout, ces lignes sans fin, grises ou jaunâtres,particulières aux horizons de la Sologne, de la Beauce et du Berri.Au milieu de cette plaine, entre Moret et Montereau, le voyageuraperçoit un vieux château nommé Saint-Lange, dont les abords nemanquent ni de grandeur ni de majesté. C’est de magnifiques avenuesd’ormes, des fossés, de longs murs d’enceinte, des jardinsimmenses, et les vastes constructions seigneuriales, qui pour êtrebâties voulaient les profits de la maltôte, ceux des fermesgénérales, les concussions autorisées, ou les grandes fortunesaristocratiques détruites aujourd’hui par le marteau du Code civil.Si l’artiste ou quelque rêveur vient à s’égarer par hasard dans leschemins à profondes ornières ou dans les terres fortes quidéfendent l’abord de ce pays, il se demande par quel caprice cepoétique château fut jeté dans cette savane de blé, dans ce désertde craie, de marne et de sables où la gaieté meurt, où la tristessenaît infailliblement, où l’âme est incessamment fatiguée par unesolitude sans voix, par un horizon monotone, beautés négatives,mais favorables aux souffrances qui ne veulent pas deconsolations.

Une jeune femme, célèbre à Paris par sa grâce, par sa figure,par son esprit, et dont la position sociale, dont la fortuneétaient en harmonie avec sa haute célébrité, vint, au grandétonnement du petit village, situé à un mille environ deSaint-Lange, s’y établir vers la fin de l’année 1820. Les fermierset les paysans n’avaient point vu de maîtres au château depuis untemps immémorial. Quoique d’un produit considérable, la terre étaitabandonnée aux soins d’un régisseur et gardée par d’anciensserviteurs. Aussi le voyage de madame la marquise causa-t-il unesorte d’émoi dans le pays. Plusieurs personnes étaient groupées aubout du village, dans la cour d’une méchante auberge, sise àl’embranchement des routes de Nemours et de Moret, pour voir passerune calèche qui allait assez lentement, car la marquise était venuede Paris avec ses chevaux. Sur le devant de la voiture, la femme dechambre tenait une petite fille plus songeuse que rieuse. La mèregisait au fond, comme un moribond envoyé par les médecins à lacampagne. La physionomie abattue de cette jeune femme délicatecontenta fort peu les politiques du village, auxquels son arrivée àSaint-Lange avait fait concevoir l’espérance d’un mouvementquelconque dans la commune. Certes, toute espèce de mouvement étaitvisiblement antipathique à cette femme endolorie.

La plus forte tête du village de Saint-Lange déclara le soir aucabaret, dans la chambre où buvaient les notables, que, d’après latristesse empreinte sur les traits de madame la marquise, elledevait être ruinée. En l’absence de monsieur le marquis, que lesjournaux désignaient comme devant accompagner le duc d’Angoulême enEspagne, elle allait économiser à Saint-Lange les sommesnécessaires à l’acquittement des différences dues par suite defausses spéculations faites à la Bourse. Le marquis était un desplus gros joueurs. Peut-être la terre serait-elle vendue par petitslots. Il y aurait alors de bons coups à faire. Chacun devait songerà compter ses écus, les tirer de leur cachette, énumérer sesressources, afin d’avoir sa part dans l’abattis de Saint-Lange. Cetavenir parut si beau que chaque notable, impatient de savoir s’ilétait fondé, pensa aux moyens d’apprendre la vérité par les gens duchâteau ; mais aucun d’eux ne put donner de lumières sur lacatastrophe qui amenait leur maîtresse, au commencement de l’hiver,dans son vieux château de Saint-Lange, tandis qu’elle possédaitd’autres terres renommées par la gaieté des aspects et par labeauté des jardins. Monsieur le maire vint pour présenter seshommages à Madame ; mais il ne fut pas reçu. Après le maire,le régisseur se présenta sans plus de succès.

Madame la marquise ne sortait de sa chambre que pour la laisserarranger, et demeurait, pendant ce temps, dans un petit salonvoisin où elle dînait, si l’on peut appeler dîner se mettre à unetable, y regarder les mets avec dégoût, et en prendre précisémentla dose nécessaire pour ne pas mourir de faim. Puis elle revenaitaussitôt à la bergère antique où, dès le matin, elle s’asseyaitdans l’embrasure de la seule fenêtre qui éclairât sa chambre. Ellene voyait sa fille que pendant le peu d’instants employés par sontriste repas, et encore paraissait-elle la souffrir avec peine. Nefallait-il pas des douleurs inouïes pour faire taire, chez unejeune femme, le sentiment maternel ? Aucun de ses gens n’avaitaccès auprès d’elle. Sa femme de chambre était la seule personnedont les services lui plaisaient. Elle exigea un silence absoludans le château, sa fille dut aller jouer loin d’elle. Il lui étaitsi difficile de supporter le moindre bruit que toute voix humaine,même celle de son enfant, l’affectait désagréablement. Les gens dupays s’occupèrent beaucoup de ces singularités ; puis, quandtoutes les suppositions possibles furent faites, ni les petitesvilles environnantes, ni les paysans ne songèrent plus à cettefemme malade.

La marquise, laissée à elle-même, put donc rester parfaitementsilencieuse au milieu du silence qu’elle avait établi autourd’elle, et n’eut aucune occasion de quitter la chambre tendue detapisseries où mourut sa grand’mère, et où elle était venue pour ymourir doucement, sans témoins, sans importunités, sans subir lesfausses démonstrations des égoïsmes fardés d’affection qui, dansles villes, donnent aux mourants une double agonie. Cette femmeavait vingt six ans. À cet âge, une âme encore pleine de poétiquesillusions aime à savourer la mort, quand elle lui semblebienfaisante. Mais la mort a de la coquetterie pour les jeunesgens ; pour eux, elle s’avance et se retire, se montre et secache ; sa lenteur les désenchante d’elle, et l’incertitudeque leur cause son lendemain finit par les rejeter dans le monde oùils rencontreront la douleur, qui, plus impitoyable que ne l’est lamort, les frappera sans se laisser attendre. Or, cette femme qui serefusait à vivre allait éprouver l’amertume de ces retardements aufond de sa solitude, et y faire, dans une agonie morale que la mortne terminerait pas, un terrible apprentissage d’égoïsme qui devaitlui déflorer le cœur et le façonner au monde.

Ce cruel et triste enseignement est toujours le fruit de nospremières douleurs. La marquise souffrait véritablement pour lapremière et pour la seule fois de sa vie peut-être. En effet, neserait-ce pas une erreur de croire que les sentiments sereproduisent ? Une fois éclos, n’existent-ils pas toujours aufond du cœur ? Ils s’y apaisent et s’y réveillent au gré desaccidents de la vie ; mais ils y restent, et leur séjourmodifie nécessairement l’âme. Ainsi, tout sentiment n’aurait qu’ungrand jour, le jour plus ou moins long de sa première tempête.Ainsi, la douleur, le plus constant de nos sentiments, ne seraitvive qu’à sa première irruption ; et ses autres atteintesiraient en s’affaiblissant, soit par notre accoutumance à sescrises, soit par une loi de notre nature qui, pour se maintenirvivante, oppose à cette force destructive une force égale maisinerte, prise dans les calculs de l’égoïsme. Mais, entre toutes lessouffrances, à laquelle appartiendra ce nom de douleur ? Laperte des parents est un chagrin auquel la nature a préparé leshommes ; le mal physique est passager, n’embrasse pasl’âme ; et s’il persiste, ce n’est plus un mal, c’est la mort.Qu’une jeune femme perde un nouveau-né, l’amour conjugal lui abientôt donné un successeur. Cette affliction est passagère aussi.Enfin, ces peines et beaucoup d’autres semblables sont, en quelquesorte, des coups, des blessures ; mais aucune n’affecte lavitalité dans son essence, et il faut qu’elles se succèdentétrangement pour tuer le sentiment qui nous porte à chercher lebonheur. La grande, la vraie douleur serait donc un mal assezmeurtrier pour étreindre à la fois le passé, le présent etl’avenir, ne laisser aucune partie de la vie dans son intégrité,dénaturer à jamais la pensée, s’inscrire inaltérablement sur leslèvres et sur le front, briser ou détendre les ressorts du plaisir,en mettant dans l’âme un principe de dégoût pour toute chose de cemonde. Encore, pour être immense, pour ainsi peser sur l’âme et surle corps, ce mal devrait arriver en un moment de la vie où toutesles forces de l’âme et du corps sont jeunes, et foudroyer un cœurbien vivant. Le mal fait alors une large plaie ; grande est lasouffrance ; et nul être ne peut sortir de cette maladie sansquelque poétique changement : ou il prend la route du ciel,ou, s’il demeure ici-bas, il rentre dans le monde pour mentir aumonde, pour y jouer un rôle ; il connaît dès lors la coulisseoù l’on se retire pour calculer, pleurer, plaisanter. Après cettecrise solennelle, il n’existe plus de mystères dans la vie socialequi dès lors est irrévocablement jugée. Chez les jeunes femmes quiont l’âge de la marquise, cette première, cette plus poignante detoutes les douleurs, est toujours causée par le même fait. La femmeet surtout la jeune femme, aussi grande par l’âme qu’elle l’est parla beauté, ne manque jamais à mettre sa vie là où la nature, lesentiment et la société la poussent à la jeter tout entière. Sicette vie vient à lui faillir et si elle reste sur terre, elle yexpérimente les plus cruelles souffrances, par la raison qui rendle premier amour le plus beau de tous les sentiments. Pourquoi cemalheur n’a-t-il jamais eu ni peintre ni poète ? Mais peut-ilse peindre, peut-il se chanter ? Non, la nature des douleursqu’il engendre se refuse à l’analyse et aux couleurs de l’art.D’ailleurs, ces souffrances ne sont jamais confiées : pour enconsoler une femme, il faut savoir les deviner ; car, toujoursamèrement embrassées et religieusement ressenties, elles demeurentdans l’âme comme une avalanche qui, en tombant dans une vallée, ydégrade tout avant de s’y faire une place.

La marquise était alors en proie à ces souffrances qui resterontlong-temps inconnues, parce que tout dans le monde lescondamne ; tandis que le sentiment les caresse, et que laconscience d’une femme vraie les lui justifie toujours. Il en estde ces douleurs comme de ces enfants infailliblement repoussés dela vie, et qui tiennent au cœur des mères par des liens plus fortsque ceux des enfants heureusement doués. Jamais peut-être cetteépouvantable catastrophe qui tue tout ce qu’il y a de vie en dehorsde nous n’avait été aussi vive, aussi complète, aussi cruellementagrandie par les circonstances qu’elle venait de l’être pour lamarquise. Un homme aimé, jeune et généreux, de qui elle n’avaitjamais exaucé les désirs afin d’obéir aux lois du monde, était mortpour lui sauver ce que la société nomme l’honneur d’unefemme. À qui pouvait-elle dire : Je souffre ! Seslarmes auraient offensé son mari, cause première de la catastrophe.Les lois, les mœurs proscrivaient ses plaintes ; une amie eneût joui, un homme en eût spéculé. Non, cette pauvre affligée nepouvait pleurer à son aise que dans un désert, y dévorer sasouffrance ou être dévorée par elle, mourir ou tuer quelque choseen elle, sa conscience peut-être. Depuis quelques jours, ellerestait les yeux attachés sur un horizon plat où, comme dans sa vieà venir, il n’y avait rien à chercher, rien à espérer, où tout sevoyait d’un seul coup d’œil, et où elle rencontrait les images dela froide désolation qui lui déchirait incessamment le cœur. Lesmatinées de brouillard, un ciel d’une clarté faible, des nuéescourant près de la terre sous un dais grisâtre convenaient auxphases de sa maladie morale. Son cœur ne se serrait pas, n’étaitpas plus ou moins flétri ; non, sa nature fraîche et fleuriese pétrifiait par la lente action d’une douleur intolérable parcequ’elle était sans but. Elle souffrait par elle et pour elle.Souffrir ainsi n’est-ce pas mettre le pied dans l’égoïsme ?Aussi d’horribles pensées lui traversaient-elles la conscience enla lui blessant. Elle s’interrogeait avec bonne foi et se trouvaitdouble. Il y avait en elle une femme qui raisonnait et une femmequi sentait, une femme qui souffrait et une femme qui ne voulaitplus souffrir. Elle se reportait aux joies de son enfance, écouléesans qu’elle en eût senti le bonheur, et dont les limpides imagesrevenaient en foule comme pour lui accuser les déceptions d’unmariage convenable aux yeux du monde, horrible en réalité. À quoilui avaient servi les belles pudeurs de sa jeunesse, ses plaisirsréprimés et les sacrifices faits au monde ?

Quoique tout en elle exprimât et attendît l’amour, elle sedemandait pourquoi maintenant l’harmonie de ses mouvements, sonsourire et sa grâce ?

Elle n’aimait pas plus à se sentir fraîche et voluptueuse qu’onn’aime un son répété sans but. Sa beauté même lui étaitinsupportable, comme une chose inutile. Elle entrevoyait avechorreur que désormais elle ne pouvait plus être une créaturecomplète. Son moi intérieur n’avait-il pas perdu la faculté degoûter les impressions dans ce neuf délicieux qui prête tantd’allégresse à la vie ? À l’avenir, la plupart de sessensations seraient souvent aussitôt effacées que reçues, etbeaucoup de celles qui jadis l’auraient émue allaient lui devenirindifférentes. Après l’enfance de la créature vient l’enfance ducœur. Or, son amant avait emporté dans la tombe cette secondeenfance.

Jeune encore par ses désirs, elle n’avait plus cette entièrejeunesse d’âme qui donne à tout dans la vie sa valeur et sasaveur.

Ne garderait-elle pas en elle un principe de tristesse, dedéfiance, qui ravirait à ses émotions leur subite verdeur, leurentraînement ? car rien ne pouvait plus lui rendre le bonheurqu’elle avait espéré, qu’elle avait rêvé si beau. Ses premièreslarmes véritables éteignaient ce feu céleste qui éclaire lespremières émotions du cœur, elle devait toujours pâtir de n’êtrepas ce qu’elle aurait pu être. De cette croyance doit procéder ledégoût amer qui porte à détourner la tête quand de nouveau leplaisir se présente. Elle jugeait alors la vie comme un vieillardprès de la quitter.

Quoiqu’elle se sentît jeune, la masse de ses jours sansjouissances lui tombait sur l’âme, la lui écrasait et la faisaitvieille avant le temps. Elle demandait au monde, par un cri dedésespoir, ce qu’il lui rendait en échange de l’amour qui l’avaitaidée à vivre et qu’elle avait perdu. Elle se demandait si dans sesamours évanouis, si chastes et si purs, la pensée n’avait pas étéplus criminelle que l’action. Elle se faisait coupable à plaisir,pour insulter au monde et pour se consoler de ne pas avoir eu aveccelui qu’elle pleurait cette communication parfaite qui, ensuperposant les âmes l’une à l’autre, amoindrit la douleur de cellequi reste par la certitude d’avoir entièrement joui du bonheur,d’avoir su pleinement le donner, et de garder en soi une empreintede celle qui n’est plus. Elle était mécontente comme une actricequi a manqué son rôle, car cette douleur lui attaquait toutes lesfibres, le cœur et la tête. Si la nature était froissée dans sesvœux les plus intimes, la vanité n’était pas moins blessée que labonté qui porte la femme à se sacrifier. Puis, en soulevant toutesles questions, en remuant tous les ressorts des différentesexistences que nous donnent les natures sociale, morale etphysique, elle relâchait si bien les forces de l’âme, qu’au milieudes réflexions les plus contradictoires elle ne pouvait riensaisir. Aussi parfois, quand le brouillard tombait, ouvrait-elle safenêtre, en y restant sans pensée, occupée à respirer machinalementl’odeur humide et terreuse épandue dans les airs, debout, immobile,idiote en apparence, car les bourdonnements de sa douleur larendaient également sourde aux harmonies de la nature et auxcharmes de la pensée.

Un jour, vers midi, moment où le soleil avait éclairci le temps,sa femme de chambre entra sans ordre et lui dit : – Voici laquatrième fois que monsieur le curé vient pour voir madame lamarquise ; et il insiste aujourd’hui si résolument, que nousne savons plus que lui répondre.

– Il veut sans doute quelque argent pour les pauvres de lacommune, prenez vingt-cinq louis et portez-les-lui de ma part.

– Madame, dit la femme de chambre en revenant un momentaprès, monsieur le curé refuse de prendre l’argent et désire vousparler.

– Qu’il vienne donc ! répondit la marquise en laissantéchapper un geste d’humeur qui pronostiquait une triste réceptionau prêtre de qui elle voulut sans doute éviter les persécutions parune explication courte et franche.

La marquise avait perdu sa mère en bas âge, et son éducation futnaturellement influencée par le relâchement qui, pendant larévolution, dénoua les liens religieux en France. La piété est unevertu de femme que les femmes seules se transmettent bien, et lamarquise était un enfant du dix-huitième siècle dont les croyancesphilosophiques furent celles de son père. Elle ne suivait aucunepratique religieuse. Pour elle, un prêtre était un fonctionnairepublic dont l’utilité lui paraissait contestable. Dans la situationoù elle trouvait, la voix de la religion ne pouvait qu’envenimerses maux ; puis, elle ne croyait guère aux curés de village,ni à leurs lumières, elle résolut donc de mettre le sien à saplace, sans aigreur, et de s’en débarrasser à la manière desriches, par un bienfait. Le curé vint, et son aspect ne changea pasles idées de la marquise. Elle vit un gros petit homme à ventresaillant, à figure rougeaude, mais vieille et ridée, qui affectaitde sourire et qui souriait mal ; son crâne chauve ettransversalement sillonné de rides nombreuses retombait en quart decercle sur son visage et le rapetissait ; quelques cheveuxblancs garnissaient le bas de la tête au-dessus de la nuque etrevenaient en avant vers les oreilles. Néanmoins, la physionomie dece prêtre avait été celle d’un homme naturellement gai. Ses grosseslèvres, son nez légèrement retroussé, son menton, qui disparaissaitdans un double pli de rides, témoignaient d’un heureux caractère.La marquise n’aperçut d’abord que ces traits principaux ;mais, à la première parole que lui dit le prêtre, elle fut frappéepar la douceur de cette voix ; elle le regarda plusattentivement, et remarqua sous ses sourcils grisonnants des yeuxqui avaient pleuré ; puis le contour de sa joue, vue deprofil, donnait à sa tête une si auguste expression de douleur, quela marquise trouva un homme dans ce curé.

– Madame la marquise, les riches ne nous appartiennent quequand ils souffrent ; et les souffrances d’une femme mariée,jeune, belle, riche, qui n’a perdu ni enfants ni parents, sedevinent et sont causées par des blessures dont les élancements nepeuvent être adoucis que par la religion. Votre âme est en danger,madame. Je ne vous parle pas en ce moment de l’autre vie qui nousattend ! Non, je ne suis pas au confessionnal. Mais n’est-ilpas de mon devoir de vous éclairer sur l’avenir de votre existencesociale ? Vous pardonnerez donc à un vieillard une importunitédont l’objet est votre bonheur.

– Le bonheur, monsieur, il n’en est plus pour moi. Je vousappartiendrai bientôt, comme vous le dites, mais pour toujours.

– Non, madame, vous ne mourrez pas de la douleur qui vousoppresse et se peint dans vos traits. Si vous aviez dû en mourir,vous ne seriez pas à Saint-Lange. Nous périssons moins par leseffets d’un regret certain que par ceux des espérances trompées.J’ai connu de plus intolérables, de plus terribles douleurs quin’ont pas donné la mort.

La marquise fit un signe d’incrédulité.

– Madame, je sais un homme dont le malheur fut si grand,que vos peines vous sembleraient légères si vous les compariez auxsiennes.

Soit que sa longue solitude commençait à lui peser, soit qu’ellefût intéressée par la perspective de pouvoir épancher dans un cœurami ses pensées douloureuses, elle regarda le curé d’un airinterrogatif auquel il était impossible de se méprendre.

– Madame, reprit le prêtre, cet homme était un père qui,d’une famille autrefois nombreuse, n’avait plus que trois enfants.Il avait successivement perdu ses parents, puis une fille et unefemme, toutes deux bien aimées. Il restait seul, au fond d’uneprovince, dans un petit domaine où il avait été long-temps heureux.Ses trois fils étaient à l’armée, et chacun d’eux avait un gradeproportionné à son temps de service. Dans les Cent-Jours, l’aînépassa dans la Garde, et devint colonel ; le jeune était chefde bataillon dans l’artillerie, et le cadet avait le grade de chefd’escadron dans les dragons. Madame, ces trois enfants aimaientleur père autant qu’ils étaient aimés par lui. Si vous connaissiezbien l’insouciance des jeunes gens qui, emportés par leurspassions, n’ont jamais de temps à donner aux affections de lafamille, vous comprendriez par un seul fait la vivacité de leuraffection pour un pauvre vieillard isolé qui ne vivait plus que pareux et pour eux. Il ne se passait pas de semaine qu’il ne reçût unelettre de l’un de ses enfants. Mais aussi n’avait-il jamais étépour eux ni faible, ce qui diminue le respect des enfants ; niinjustement sévère, ce qui les froisse ; ni avare desacrifices, ce qui les détache. Non, il avait été plus qu’un père,il s’était fait leur frère, leur ami. Enfin, il alla leur direadieu à Paris lors de leur départ pour la Belgique ; ilvoulait voir s’ils avaient de bons chevaux, si rien ne leurmanquait. Les voilà partis, le père revient chez lui. La guerrecommence, il reçoit des lettres écrites de Fleurus, de Ligny, toutallait bien. La bataille de Waterloo se livre, vous en connaissezle résultat. La France fut mise en deuil d’un seul coup. Toutes lesfamilles étaient dans la plus profonde anxiété. Lui, vouscomprenez, madame, il attendait ; il n’avait ni trêve nirepos ; il lisait les gazettes, il allait tous les jours à laposte lui-même. Un soir, on lui annonce le domestique de son filsle colonel. Il voit cet homme monté sur le cheval de son maître, iln’y eut pas de question à faire : le colonel était mort, coupéen deux par un boulet. Vers la fin de la soirée, arrive à pied ledomestique du plus jeune ; le plus jeune était mort lelendemain de la bataille. Enfin, à minuit, un artilleur vint luiannoncer la mort du dernier enfant sur la tête duquel, en si peu detemps, ce pauvre père avait placé toute sa vie. Oui, madame, ilsétaient tous tombés ! Après une pause, le prêtre ayant vaincuses émotions, ajouta ces paroles d’une voix douce : – Et lepère est resté vivant, madame. Il a compris que si Dieu le laissaitsur la terre, il devait continuer d’y souffrir, et il ysouffre ; mais il s’est jeté dans le sein de la religion. Quepouvait-il être ? La marquise leva les yeux sur le visage dece curé, devenu sublime de tristesse et de résignation, et attenditce mot qui lui arracha des pleurs : – Prêtre ! madame, ilétait sacré par les larmes, avant de l’être au pied des autels.

Le silence régna pendant un moment. La marquise et le curéregardèrent par la fenêtre l’horizon brumeux, comme s’ils pouvaienty voir ceux qui n’étaient plus.

– Non pas prêtre dans une ville, mais simple curé,reprit-il.

– À Saint-Lange ? dit-elle en s’essuyant les yeux.

– Oui, madame.

Jamais la majesté de la douleur ne s’était montrée plus grande àJulie ; et ce oui, madame, lui tombait à même le cœurcomme le poids d’une douleur infinie. Cette voix qui résonnaitdoucement à l’oreille troublait les entrailles. Ah ! c’étaitbien la voix du malheur cette voix pleine, grave, et qui semblecharrier de pénétrants fluides.

– Monsieur, dit presque respectueusement la marquise, et sije ne meurs pas, que deviendrai-je donc ?

– Madame, n’avez-vous pas un enfant ?

– Oui, dit-elle froidement.

Le curé jeta sur cette femme un regard semblable à celui quelance un médecin sur un malade en danger, et résolut de faire tousses efforts pour la disputer au génie du mal qui étendait déjà lamain sur elle.

– Vous le voyez, madame, nous devons vivre avec nosdouleurs, et la religion seule nous offre des consolations vraies.Me permettrez-vous de revenir vous faire entendre la voix d’unhomme qui sait sympathiser avec toutes les peines, et qui, je lecrois, n’a rien de bien effrayant ?

– Oui, monsieur, venez. Je vous remercie d’avoir pensé àmoi.

– Eh ! bien, madame, à bientôt.

Cette visite détendit pour ainsi dire l’âme de la marquise, dontles forces avaient été trop violemment excitées par le chagrin etpar la solitude. Le prêtre lui laissa dans le cœur un parfumbalsamique et le salutaire retentissement des paroles religieuses.Puis elle éprouva cette espèce de satisfaction qui réjouit leprisonnier quand, après avoir reconnu la profondeur de sa solitudeet la pesanteur de ses chaînes, il rencontre un voisin qui frappe àla muraille en lui faisant rendre un son par lequel s’expriment despensées communes. Elle avait un confident inespéré. Mais elleretomba bientôt dans ses amères contemplations, et se dit, comme leprisonnier, qu’un compagnon de douleur n’allégerait ni ses liens nison avenir. Le curé n’avait pas voulu trop effaroucher dans unepremière visite une douleur tout égoïste ; mais il espéra,grâce à son art, pouvoir faire faire des progrès à la religion dansune seconde entrevue. Le surlendemain, il vint en effet, etl’accueil de la marquise lui prouva que sa visite étaitdésirée.

– Eh ! bien, madame la marquise, dit le vieillard,avez-vous un peu songé à la masse des souffrances humaines ?avez-vous élevé les yeux vers le ciel ? y avez-vous vu cetteimmensité de mondes qui, en diminuant notre importance, en écrasantnos vanités, amoindrit nos douleurs ?…

– Non, monsieur, dit-elle. Les lois sociales me pèsent tropsur le cœur et me le déchirent trop vivement pour que je puissem’élever dans les cieux. Mais les lois ne sont peut-être pas aussicruelles que le sont les usages du monde. Oh ! lemonde !

– Nous devons, madame, obéir aux uns et aux autres :la loi est la parole, et les usages sont les actions de lasociété.

– Obéir à la société ?… reprit la marquise en laissantéchapper un geste d’horreur. Hé ! monsieur, tous nos mauxviennent de là. Dieu n’a pas fait une seule loi de malheur ;mais en se réunissant les hommes ont faussé son œuvre. Nous sommes,nous femmes, plus maltraitées par la civilisation que nous ne leserions par la nature. La nature nous impose des peines physiquesque vous n’avez pas adoucies, et la civilisation a développé dessentiments que vous trompez incessamment. La nature étouffe lesêtres faibles, vous les condamnez à vivre pour les livrer à unconstant malheur. Le mariage, institution sur laquelle s’appuieaujourd’hui la société, nous en fait sentir à nous seules tout lepoids : pour l’homme la liberté, pour la femme des devoirs.Nous vous devons toute notre vie, vous ne nous devez de la vôtreque de rares instants. Enfin l’homme fait un choix là où nous noussoumettons aveuglément. Oh ! monsieur, à vous je puis toutdire. Hé bien, le mariage, tel qu’il se pratique aujourd’hui, mesemble être une prostitution légale. De là sont nées messouffrances. Mais moi seule parmi les malheureuses créatures sifatalement accouplées je dois garder le silence ! moi seulesuis l’auteur du mal, j’ai voulu mon mariage.

Elle s’arrêta, versa des pleurs amers et resta silencieuse.

– Dans cette profonde misère, au milieu de cet océan dedouleur, reprit-elle, j’avais trouvé quelques sables où je posaisles pieds, où je souffrais à mon aise ; un ouragan a toutemporté. Me voilà seule, sans appui, trop faible contre lesorages.

– Nous ne sommes jamais faibles quand Dieu est avec nous,dit le prêtre. D’ailleurs, si vous n’avez pas d’affections àsatisfaire ici-bas, n’y avez-vous pas des devoirs àremplir ?

– Toujours des devoirs ! s’écria-t-elle avec une sorted’impatience. Mais où sont pour moi les sentiments qui nous donnentla force de les accomplir ? Monsieur, rien de rien ou rienpour rien est une des plus justes lois de la nature et morale etphysique. Voudriez-vous que ces arbres produisissent leursfeuillages sans la sève qui les fait éclore ? L’âme a sa sèveaussi ! Chez moi la sève est tarie dans sa source.

– Je ne vous parlerai pas des sentiments religieux quiengendrent la résignation, dit le curé ; mais la maternité,madame, n’est-elle donc pas… ?

– Arrêtez, monsieur ! dit la marquise. Avec vous jeserai vraie. Hélas ! je ne puis l’être désormais avecpersonne ; je suis condamnée à la fausseté ; le mondeexige de continuelles grimaces, et sous peine d’opprobre nousordonne d’obéir à ses conventions. Il existe deux maternités,monsieur. J’ignorais jadis de telles distinctions ;aujourd’hui je les sais. Je ne suis mère qu’à moitié, mieuxvaudrait ne pas l’être du tout. Hélène n’est pas delui ! Oh ! ne frémissez pas ! Saint-Langeest un abîme où se sont engloutis bien des sentiments faux, d’où sesont élancées de sinistres lueurs, où se sont écroulés les frêlesédifices des lois anti-naturelles. J’ai un enfant, celasuffit ; je suis mère, ainsi le veut la loi. Mais vous,monsieur, qui avez une âme si délicatement compatissante, peut-êtrecomprendrez-vous les cris d’une pauvre femme qui n’a laissépénétrer dans son cœur aucun sentiment factice. Dieu me jugera,mais je ne crois pas manquer à ses lois en cédant aux affectionsqu’il a mises dans mon âme, et voici ce que j’y ai trouvé. Unenfant, monsieur, n’est-il pas l’image de deux êtres, le fruit dedeux sentiments librement confondus ? S’il ne tient pas àtoutes les fibres du corps comme à toutes les tendresses ducœur ; s’il ne rappelle pas de délicieuses amours, les temps,les lieux où ces deux êtres furent heureux, et leur langage pleinde musiques humaines, et leurs suaves idées, cet enfant est unecréation manquée. Oui, pour eux, il doit être une ravissanteminiature où se retrouvent les poèmes de leur double viesecrète ; il doit leur offrir une source d’émotions fécondes,être à la fois tout leur passé, tout leur avenir. Ma pauvre petiteHélène est l’enfant de son père, l’enfant du devoir et duhasard ; elle ne rencontre en moi que l’instinct de la femme,la loi qui nous pousse irrésistiblement à protéger la créature néedans nos flancs. Je suis irréprochable, socialement parlant. Ne luiai-je pas sacrifié ma vie et mon bonheur ? Ses cris émeuventmes entrailles ; si elle tombait à l’eau, je m’y précipiteraispour l’aller reprendre. Mais elle n’est pas dans mon cœur.Ah ! l’amour m’a fait rêver une maternité plus grande, pluscomplète. J’ai caressé dans un songe évanoui l’enfant que lesdésirs ont conçu avant qu’il ne fût engendré, enfin cettedélicieuse fleur née dans l’âme avant de naître au jour. Je suispour Hélène ce que, dans l’ordre naturel, une mère doit être poursa progéniture. Quand elle n’aura plus besoin de moi, tout seradit : la cause éteinte, les effets cesseront. Si la femme al’adorable privilége d’étendre sa maternité sur toute la vie de sonenfant, n’est-ce pas aux rayonnements de sa conception morale qu’ilfaut attribuer cette divine persistance du sentiment ? Quandl’enfant n’a pas eu l’âme de sa mère pour première enveloppe, lamaternité cesse donc alors dans son cœur, comme elle cesse chez lesanimaux. Cela est vrai, je le sens : à mesure que ma pauvrepetite grandit, mon cœur se resserre. Les sacrifices que je lui aifaits m’ont déjà détachée d’elle, tandis que pour un autre enfantmon cœur aurait été, je le sens, inépuisable ; pour cet autre,rien n’aurait été sacrifice, tout eût été plaisir. Ici, monsieur,la raison, la religion, tout en moi se trouve sans force contre messentiments. A-t-elle tort de vouloir mourir la femme qui n’est nimère ni épouse, et qui, pour son malheur, a entrevu l’amour dansses beautés infinies, la maternité dans ses joies illimitées ?Que peut-elle devenir ? Je vous dirai, moi, ce qu’elleéprouve ! Cent fois durant le jour, cent fois durant la nuit,un frisson ébranle ma tête, mon cœur et mon corps quand quelquesouvenir trop faiblement combattu m’apporte les images d’un bonheurque je suppose plus grand qu’il n’est. Ces cruelles fantaisies fontpâlir mes sentiments, et je me dis : – Qu’aurait donc été mavie si… ? Elle se cacha le visage dans ses mains et fondit enlarmes. – Voilà le fond de mon cœur ! reprit-elle. Un enfantde lui m’aurait fait accepter les plus horribles malheurs ! LeDieu qui mourut chargé de toutes les fautes de la terre mepardonnera cette pensée mortelle pour moi ; mais, je le sais,le monde est implacable ; pour lui mes paroles sont desblasphèmes, j’insulte à toutes ses lois. Ha ! je voudraisfaire la guerre à ce monde pour en renouveler les lois et lesusages, pour les briser ! Ne m’a-t-il pas blessée dans toutesmes idées, dans toutes mes fibres, dans tous mes sentiments, danstous mes désirs, dans toutes mes espérances, dans l’avenir, dans leprésent, dans le passé ? Pour moi le jour est plein deténèbres, la pensée est un glaive, mon cœur est une plaie, monenfant est une négation. Oui, quand Hélène me parle, je luivoudrais une autre voix ; quand elle me regarde, je luivoudrais d’autres yeux. Elle est là pour m’attester tout ce quidevrait être et tout ce qui n’est pas. Elle m’estinsupportable ! Je lui souris, je tâche de la dédommager dessentiments que je lui vole. Je souffre ! oh ! monsieur,je souffre trop pour pouvoir vivre. Et je passerai pour être unefemme vertueuse ! Et je n’ai pas commis de fautes ! Etl’on m’honorera ! J’ai combattu l’amour involontaire auquel jene devais pas céder ; mais, si j’ai gardé ma foi physique,ai-je conservé mon cœur ? Ceci, dit-elle en appuyant la maindroite sur son sein, n’a jamais été qu’à une seule créature. Aussimon enfant ne s’y trompe-t-il pas. Il existe des regards, une voix,des gestes de mère dont la force pétrit l’âme des enfants ; etma pauvre petite ne sent pas mon bras frémir, ma voix trembler, mesyeux s’amollir quand je la regarde, quand je lui parle ou quand jela prends. Elle me lance des regards accusateurs que je ne soutienspas ! Parfois je tremble de trouver en elle un tribunal où jeserai condamnée sans être entendue. Fasse le ciel que la haine nese mette pas un jour entre nous ! Grand Dieu ! ouvrez-moiplutôt la tombe, laissez-moi finir à Saint-Lange ! Je veuxaller dans le monde où je retrouverai mon autre âme, où je seraitout à fait mère ! oh ! pardon, monsieur, je suis folle.Ces paroles m’étouffaient, je les ai dites. Ah ! vous pleurezaussi ! vous ne me mépriserez pas. – Hélène !Hélène ! ma fille, viens ! s’écria-t-elle avec une sortede désespoir en entendant son enfant qui revenait de sapromenade.

La petite vint en riant et en criant ; elle apportait unpapillon qu’elle avait pris ; mais, en voyant sa mère enpleurs, elle se tut, se mit près d’elle et se laissa baiser aufront.

– Elle sera bien belle, dit le prêtre.

– Elle est tout son père, répondit la marquise enembrassant sa fille avec une chaleureuse expression comme pours’acquitter d’une dette ou pour effacer un remords.

– Vous avez chaud, maman.

– Va, laisse-nous, mon ange, répondit la marquise.

L’enfant s’en alla sans regret, sans regarder sa mère, heureusepresque de fuir un visage triste et comprenant déjà que lessentiments qui s’y exprimaient lui étaient contraires. Le sourireest l’apanage, la langue, l’expression de la maternité. La marquisene pouvait pas sourire. Elle rougit en regardant le prêtre :elle avait espéré se montrer mère, mais ni elle ni son enfantn’avaient su mentir. En effet, les baisers d’une femme sincère ontun miel divin qui semble mettre dans cette caresse une âme, un feusubtil par lequel le cœur est pénétré. Les baisers dénués de cetteonction savoureuse sont âpres et secs. Le prêtre avait senti cettedifférence : il put sonder l’abîme qui se trouve entre lamaternité de la chair et la maternité du cœur. Aussi, après avoirjeté sur cette femme un regard inquisiteur, il lui dit : –Vous avez raison, madame, il vaudrait mieux pour vous êtremorte…

– Ah ! vous comprenez mes souffrances, je le vois,répondit-elle, puisque vous, prêtre chrétien, devinez et approuvezles funestes résolutions qu’elles m’ont inspirées. Oui, j’ai voulume donner la mort ; mais j’ai manqué du courage nécessairepour accomplir mon dessein. Mon corps a été lâche quand mon âmeétait forte, et quand ma main ne tremblait plus, mon âmevacillait ! J’ignore le secret de ces combats et de cesalternatives. Je suis sans doute bien tristement femme, sanspersistance dans mes vouloirs, forte seulement pour aimer. Je meméprise ! Le soir, quand mes gens dormaient, j’allais à lapièce d’eau courageusement ; arrivée au bord, ma frêle natureavait horreur de la destruction. Je vous confesse mes faiblesses.Lorsque je me retrouvais au lit, j’avais honte de moi, jeredevenais courageuse. Dans un de ces moments j’ai pris dulaudanum ; mais j’ai souffert et ne suis pas morte. J’avaiscru boire tout ce que contenait le flacon et je m’étais arrêtée àmoitié.

– Vous êtes perdue, madame, dit le curé gravement et d’unevoix pleine de larmes. Vous rentrerez dans le monde et voustromperez le monde ; vous y chercherez, vous y trouverez ceque vous regardez comme une compensation à vos maux ; puisvous porterez un jour la peine de vos plaisirs…

– Moi, s’écria-t-elle, j’irais livrer au premier fourbe quisaura jouer la comédie d’une passion les dernières, les plusprécieuses richesses de mon cœur, et corrompre ma vie pour unmoment de douteux plaisir ? Non ! mon âme sera consuméepar une flamme pure. Monsieur, tous les hommes ont les sens de leursexe ; mais celui qui en a l’âme et qui satisfait ainsi àtoutes les exigences de notre nature dont la mélodieuse harmonie nes’émeut jamais que sous la pression des sentiments ; celui-làne se rencontre pas deux fois dans notre existence. Mon avenir esthorrible, je le sais : la femme n’est rien sans l’amour, labeauté n’est rien sans le plaisir ; mais le monde neréprouverait-il pas mon bonheur s’il se présentait encore àmoi ? Je dois à ma fille une mère honorée. Ah ! je suisjetée dans un cercle de fer d’où je ne puis sortir sans ignominie.Les devoirs de famille accomplis sans récompensem’ennuieront ; je maudirai la vie ; mais ma fille aura dumoins un beau semblant de mère. Je lui rendrai des trésors de vertupour remplacer les trésors d’affection dont je l’aurai frustrée. Jene désire même pas vivre pour goûter les jouissances que donne auxmères le bonheur de leurs enfants. Je ne crois pas au bonheur. Quelsera le sort d’Hélène ? le mien sans doute. Quels moyens ontles mères d’assurer à leurs filles que l’homme auquel elles leslivrent sera un époux selon leur cœur ? Vous honnissez depauvres créatures qui se vendent pour quelques écus à un homme quipasse, la faim et le besoin absolvent ces unions éphémères ;tandis que la société tolère, encourage l’union immédiate bienautrement horrible d’une jeune fille candide et d’un homme qu’ellen’a pas vu trois mois durant ; elle est vendue pour toute savie. Il est vrai que le prix est élevé ! Si en ne luipermettant aucune compensation à ses douleurs vousl’honoriez ; mais non, le monde calomnie les plus vertueusesd’entre nous ! Telle est notre destinée, vue sous ses deuxfaces : une prostitution publique et la honte, uneprostitution secrète et le malheur. Quant aux pauvres filles sansdot, elles deviennent folles, elles meurent ; pour ellesaucune pitié ! La beauté, les vertus ne sont pas des valeursdans votre bazar humain et vous nommez Société ce repaired’égoïsme. Mais exhérédez les femmes ! au moinsaccomplirez-vous ainsi une loi de nature en choisissant voscompagnes en les épousant au gré des vœux du cœur.

– Madame, vos discours me prouvent que ni l’esprit defamille ni l’esprit religieux ne vous touchent, aussin’hésiterez-vous pas entre l’égoïsme social qui vous blesse etl’égoïsme de la créature qui vous fera souhaiter desjouissances…

– La famille, monsieur, existe-t-elle ? Je nie lafamille dans une société qui, à la mort du père ou de la mèrepartage les biens et dit à chacun d’aller de son côté. La familleest une association temporaire et fortuite que dissout promptementla mort. Nos lois ont brisé les maisons, les héritages, lapérennité des exemples et des traditions. Je ne vois que décombresautour de moi.

– Madame, vous ne reviendrez à Dieu que quand sa mains’appesantira sur vous, et je souhaite que vous ayez assez de tempspour faire votre paix avec lui. Vous cherchez vos consolations enbaissant les yeux sur la terre au lieu de les lever vers les cieux.Le philosophisme et l’intérêt personnel ont attaqué votrecœur ; vous êtes sourde à la voix de la religion comme le sontles enfants de ce siècle sans croyance ! Les plaisirs du monden’engendrent que des souffrances. Vous allez changer de douleursvoilà tout.

– Je ferai mentir votre prophétie, dit-elle en souriantavec amertume, je serai fidèle à celui qui mourut pour moi.

– La douleur, répondit-il, n’est viable que dans les âmespréparées par la religion.

Il baissa respectueusement les yeux pour ne pas laisser voir lesdoutes qui pouvaient se peindre dans son regard. L’énergie desplaintes échappées à la marquise l’avait contristé. Enreconnaissant le moi humain sous ses mille formes, ildésespéra de ramollir ce cœur que le mal avait desséché au lieu del’attendrir et où le grain du Semeur céleste ne devait pas germerpuisque sa voix douce y était étouffée par la grande et terribleclameur de l’égoïsme. Néanmoins il déploya la constance de l’apôtreet revint à plusieurs reprises, toujours ramené par l’espoir detourner à Dieu cette âme si noble et si fière ; mais il perditcourage le jour où il s’aperçut que la marquise n’aimait à causeravec lui que parce qu’elle trouvait de la douceur à parler de celuiqui n’était plus. Il ne voulut pas ravaler son ministère en sefaisant le complaisant d’une passion ; il cessa sesentretiens, et revint par degrés aux formules et aux lieux communsde la conversation. Le printemps arriva. La marquise trouva desdistractions à sa profonde tristesse, et s’occupa par désœuvrementde sa terre, où elle se plut à ordonner quelques travaux. Au moisd’octobre, elle quitta son vieux château de Saint-Lange, où elleétait redevenue fraîche et belle dans l’oisiveté d’une douleur qui,d’abord violente comme un disque lancé vigoureusement, avait finipar s’amortir dans la mélancolie, comme s’arrête le disque aprèsdes oscillations graduellement plus faibles. La mélancolie secompose d’une suite de semblables oscillations morales dont lapremière touche au désespoir et la dernière au plaisir ; dansla jeunesse, elle est le crépuscule du matin ; dans lavieillesse, celui du soir.

Quand sa calèche passa par le village, la marquise reçut lesalut du curé qui revenait de l’église à son presbytère, mais en yrépondant, elle baissa les yeux et détourna la tête pour ne pas lerevoir. Le prêtre avait trop raison contre cette pauvre Artémised’Éphèse.

Chapitre 3 ÀTRENTE ANS

Un jeune homme de haute espérance, et qui appartenait à l’une deces maisons historiques dont les noms seront toujours, en dépitmême des lois, intimement liés à la gloire de la France, setrouvait au bal chez madame Firmiani. Cette dame lui avait donnéquelques lettres de recommandation pour deux ou trois de ses amiesà Naples. Monsieur Charles de Vandenesse, ainsi se nommait le jeunehomme, venait l’en remercier et prendre congé. Après avoir accompliplusieurs missions avec talent, Vandenesse avait été récemmentattaché à l’un de nos ministres plénipotentiaires envoyés aucongrès de Laybach, et voulait profiter de son voyage pour étudierl’Italie. Cette fête était donc une espèce d’adieu aux jouissancesde Paris, à cette vie rapide, à ce tourbillon de pensées et deplaisirs que l’on calomnie assez souvent, mais auquel il est sidoux de s’abandonner. Habitué depuis trois ans à saluer lescapitales européennes, et à les déserter au gré des caprices de sadestinée diplomatique, Charles de Vandenesse avait cependant peu dechose à regretter en quittant Paris. Les femmes ne produisaientplus aucune impression sur lui, soit qu’il regardât une passionvraie comme tenant trop de place dans la vie d’un homme politique,soit que les mesquines occupations d’une galanterie superficiellelui parussent trop vides pour une âme forte. Nous avons tous degrandes prétentions à la force d’âme. En France, nul homme, fût-ilmédiocre, ne consent à passer pour simplement spirituel. Ainsi,Charles, quoique jeune (à peine avait-il trente ans), s’était déjàphilosophiquement accoutumé à voir des idées, des résultats, desmoyens, là où les hommes de son âge aperçoivent des sentiments, desplaisirs et des illusions. Il refoulait la chaleur et l’exaltationnaturelle aux jeunes gens dans les profondeurs de son âme que lanature avait créée généreuse. Il travaillait à se faire froid,calculateur ; à mettre en manières, en formes aimables, enartifices de séduction, les richesses morales qu’il tenait duhasard ; véritable tâche d’ambitieux ; rôle triste,entrepris dans le but d’atteindre à ce que nous nommons aujourd’huiune belle position. Il jetait un dernier coup d’œil surles salons où l’on dansait. Avant de quitter le bal, il voulaitsans doute en emporter l’image, comme un spectateur ne sort pas desa loge à l’opéra sans regarder le tableau final. Mais aussi, parune fantaisie facile à comprendre, monsieur de Vandenesse étudiaitl’action tout française, l’éclat et les riantes figures de cettefête parisienne, en les rapprochant par la pensée des physionomiesnouvelles, des scènes pittoresques qui l’attendaient à Naples, oùil se proposait de passer quelques jours avant de se rendre à sonposte. Il semblait comparer la France si changeante et sitôtétudiée à un pays dont les mœurs et les sites ne lui étaient connusque par des ouï-dires contradictoires, ou par des livres, mal faitspour la plupart. Quelques réflexions assez poétiques, mais devenuesaujourd’hui très-vulgaires, lui passèrent alors par la tête, etrépondirent, à son insu peut-être, aux vœux secrets de son cœur,plus exigeant que blasé, plus inoccupé que flétri.

– Voici, se disait-il, les femmes les plus élégantes, lesplus riches, les plus titrées de Paris. Ici sont les célébrités dujour, renommées de tribune, renommées aristocratiques etlittéraires : là, des artistes ; là, des hommes depouvoir. Et cependant je ne vois que de petites intrigues, desamours mort-nés, des sourires qui ne disent rien, des dédains sanscause, des regards sans flamme, beaucoup d’esprit, mais prodiguésans but. Tous ces visages blancs et roses cherchent moins leplaisir que des distractions. Nulle émotion n’est vraie. Si vousvoulez seulement des plumes bien posées, des gazes fraîches, dejolies toilettes, des femmes frêles ; si pour vous la vien’est qu’une surface à effleurer, voici votre monde. Contentez-vousde ces phrases insignifiantes, de ces ravissantes grimaces, et nedemandez pas un sentiment dans les cœurs. Pour moi, j’ai horreur deces plates intrigues qui finiront par des mariages, dessous-préfectures, des recettes générales, ou, s’il s’agit d’amour,par des arrangements secrets, tant l’on a honte d’un semblant depassion. Je ne vois pas un seul de ces visages éloquents qui vousannonce une âme abandonnée à une idée comme à un remords. Ici, leregret ou le malheur se cachent honteusement sous desplaisanteries. Je n’aperçois aucune de ces femmes avec lesquellesj’aimerais à lutter, et qui vous entraînent dans un abîme. Oùtrouver de l’énergie à Paris ? Un poignard est une curiositéque l’on y suspend à un clou doré, que l’on pare d’une jolie gaine.Femmes, idées, sentiments, tout se ressemble. Il n’y existe plus depassions, parce que les individualités ont disparu. Les rangs, lesesprits, les fortunes ont été nivelés, et nous avons tous prisl’habit noir comme pour nous mettre en deuil de la France morte.Nous n’aimons pas nos égaux. Entre deux amants, il faut desdifférences à effacer, des distances à combler. Ce charme del’amour s’est évanoui en 1789 ! Notre ennui, nos mœurs fadessont le résultat du système politique. Au moins, en Italie, tout yest tranché. Les femmes y sont encore des animaux malfaisants, dessirènes dangereuses, sans raison, sans logique autre que celle deleurs goûts, de leurs appétits, et desquelles il faut se défiercomme on se défie des tigres…

Madame Firmiani vint interrompre ce monologue dont les millepensées contradictoires, inachevées, confuses, sont intraduisibles.Le mérite d’une rêverie est tout entier dans son vague, n’est-ellepas une sorte de vapeur intellectuelle ?

– Je veux, lui dit-elle en le prenant par le bras, vousprésenter à une femme qui a le plus grand désir de vous connaîtred’après ce qu’elle entend dire de vous.

Elle le conduisit dans un salon voisin, où elle lui montra, parun geste, un sourire et un regard véritablement parisiens, unefemme assise au coin de la cheminée.

– Qui est-elle ? demanda vivement le comte deVandenesse.

– Une femme de qui vous vous êtes, certes, entretenu plusd’une fois pour la louer ou pour en médire, une femme qui vit dansla solitude, un vrai mystère.

– Si vous avez jamais été clémente dans votre vie, degrâce, dites-moi son nom ?

– La marquise d’Aiglemont.

– Je vais aller prendre des leçons près d’elle : ellea su faire d’un mari bien médiocre un pair de France, d’un hommenul une capacité politique. Mais, dites-moi, croyez-vous que lordGrenville soit mort pour elle, comme quelques femmes l’ontprétendu ?

– Peut-être. Depuis cette aventure, fausse ou vraie, lapauvre femme est bien changée. Elle n’est pas encore allée dans lemonde. C’est quelque chose, à Paris, qu’une constance de quatreans. Si vous la voyez ici… Madame Firmiani s’arrêta ; puiselle ajouta d’un air fin : – J’oublie que je dois me taire.Allez causer avec elle.

Charles resta pendant un moment immobile, le dos légèrementappuyé sur le chambranle de la porte, et tout occupé à examiner unefemme devenue célèbre sans que personne pût rendre compte desmotifs sur lesquels se fondait sa renommée. Le monde offre beaucoupde ces anomalies curieuses. La réputation de madame d’Aiglemontn’était pas, certes, plus extraordinaire que celle de certainshommes toujours en travail d’une œuvre inconnue :statisticiens tenus pour profonds sur la foi de calculs qu’ils segardent bien de publier ; politiques qui vivent sur un articlede journal ; auteurs ou artistes dont l’œuvre reste toujoursen portefeuille ; gens savants avec ceux qui ne connaissentrien à la science, comme Sganarelle est latiniste avec ceux qui nesavent pas le latin ; hommes auxquels on accorde une capacitéconvenue sur un point, soit la direction des arts, soit une missionimportante. Cet admirable mot : c’est une spécialité,semble avoir été créé pour ces espèces d’acéphales politiques oulittéraires. Charles demeura plus long-temps en contemplation qu’ilne le voulait, et fut mécontent d’être si fortement préoccupé parune femme ; mais aussi la présence de cette femme réfutait lespensées qu’un instant auparavant le jeune diplomate avait conçues àl’aspect du bal.

La marquise, alors âgée de trente ans, était belle quoique frêlede formes et d’une excessive délicatesse. Son plus grand charmevenait d’une physionomie dont le calme trahissait une étonnanteprofondeur dans l’âme. Son œil plein d’éclat, mais qui semblaitvoilé par une pensée constante, accusait une vie fiévreuse et larésignation la plus étendue. Ses paupières, presque toujourschastement baissées vers la terre, se relevaient rarement. Si ellejetait des regards autour d’elle, c’était par un mouvement triste,et vous eussiez dit qu’elle réservait le feu de ses yeux pourd’occultes contemplations. Aussi tout homme supérieur se sentait-ilcurieusement attiré vers cette femme douce et silencieuse. Sil’esprit cherchait à deviner les mystères de la perpétuelleréaction qui se faisait en elle du présent vers le passé, du mondeà sa solitude, l’âme n’était pas moins intéressée à s’initier auxsecrets d’un cœur en quelque sorte orgueilleux de ses souffrances.En elle, rien d’ailleurs ne démentait les idées qu’elle inspiraittout d’abord. Comme presque toutes les femmes qui ont de très-longscheveux, elle était pâle et parfaitement blanche. Sa peau, d’unefinesse prodigieuse, symptôme rarement trompeur, annonçait unevraie sensibilité, justifiée par la nature de ses traits quiavaient ce fini merveilleux que les peintres chinois répandent surleurs figures fantastiques. Son cou était un peu longpeut-être ; mais ces sortes de cous sont les plus gracieux, etdonnent aux têtes de femmes de vagues affinités avec lesmagnétiques ondulations du serpent. S’il n’existait pas un seul desmille indices par lesquels les caractères les plus dissimulés serévèlent à l’observateur, il lui suffirait d’examiner attentivementles gestes de la tête et les torsions du cou, si variées, siexpressives, pour juger une femme. Chez madame d’Aiglemont, la miseétait en harmonie avec la pensée qui dominait sa personne. Lesnattes de sa chevelure largement tressée formaient au-dessus de satête une haute couronne à laquelle ne se mêlait aucun ornement, carelle semblait avoir dit adieu pour toujours aux recherches de latoilette. Aussi ne surprenait-on jamais en elle ces petits calculsde coquetterie qui gâtent beaucoup de femmes. Seulement, quelquemodeste que fût son corsage, il ne cachait pas entièrementl’élégance de sa taille. Puis le luxe de sa longue robe consistaitdans une coupe extrêmement distinguée, et, s’il est permis dechercher des idées dans l’arrangement d’une étoffe, on pourraitdire que les plis nombreux et simples de sa robe lui communiquaientune grande noblesse. Néanmoins, peut-être trahissait-elle lesindélébiles faiblesses de la femme par les soins minutieux qu’elleprenait de sa main et de son pied ; mais si elle les montraitavec quelque plaisir, il eût été difficile à la plus malicieuserivale de tromper ses gestes affectés, tant ils paraissaientinvolontaires, ou dus à d’enfantines habitudes. Ce reste decoquetterie se faisait même excuser par une gracieuse nonchalance.Cette masse de traits, cet ensemble de petites choses qui font unefemme laide ou jolie, attrayante ou désagréable, ne peuvent êtrequ’indiqués, surtout lorsque, comme chez madame d’Aiglemont, l’âmeest le lien de tous les détails, et leur imprime une délicieuseunité. Aussi son maintien s’accordait-il parfaitement avec lecaractère de sa figure et de sa mise. À un certain âge seulement,certaines femmes choisies savent seules donner un langage à leurattitude. Est-ce le chagrin, est-ce le bonheur qui prête à la femmede trente ans, à la femme heureuse ou malheureuse, le secret decette contenance éloquente ? Ce sera toujours une vivanteénigme que chacun interprète au gré de ses désirs, de sesespérances ou de son système. La manière dont la marquise tenaitses deux coudes appuyés sur les bras de son fauteuil, et joignaitles extrémités des doigts de chaque main en ayant l’air dejouer ; la courbure de son cou, le laissez-aller de son corpsfatigué mais souple, qui paraissait élégamment brisé dans lefauteuil, l’abandon de ses jambes, l’insouciance de sa pose, sesmouvements pleins de lassitude, tout révélait une femme sansintérêt dans la vie, qui n’a point connu les plaisirs de l’amour,mais qui les a rêvés, et qui se courbe sous les fardeaux dontl’accable sa mémoire ; une femme qui depuis long-temps adésespéré de l’avenir ou d’elle-même ; une femme inoccupée quiprend le vide pour le néant. Charles de Vandenesse admira cemagnifique tableau, mais comme le produit d’un faire plushabile que ne l’est celui des femmes ordinaires. Il connaissaitd’Aiglemont. Au premier regard jeté sur cette femme, qu’il n’avaitpas encore vue, le jeune diplomate reconnut alors desdisproportions, des incompatibilités, employons le mot légal, tropfortes entre ces deux personnes pour qu’il fût possible à lamarquise d’aimer son mari. Cependant madame d’Aiglemont tenait uneconduite irréprochable, et sa vertu donnait encore un plus hautprix à tous les mystères qu’un observateur pouvait pressentir enelle. Lorsque son premier mouvement de surprise fut passé,Vandenesse chercha la meilleure manière d’aborder madamed’Aiglemont, et, par une ruse de diplomatie assez vulgaire, il seproposa de l’embarrasser pour savoir comment elle accueillerait unesottise.

– Madame, dit-il en s’asseyant près d’elle, une heureuseindiscrétion m’a fait savoir que j’ai, je ne sais à quel titre, lebonheur d’être distingué par vous. Je vous dois d’autant plus deremercîments que je n’ai jamais été l’objet d’une semblable faveur.Aussi serez-vous comptable d’un de mes défauts. Désormais, je neveux plus être modeste…

– Vous aurez tort, monsieur, dit-elle en riant, il fautlaisser la vanité à ceux qui n’ont pas autre chose à mettre enavant.

Une conversation s’établit alors entre la marquise et le jeunehomme, qui, suivant l’usage, abordèrent en un moment une multitudede sujets : la peinture, la musique, la littérature, lapolitique, les hommes, les événements et les choses. Puis ilsarrivèrent par une pente insensible au sujet éternel des causeriesfrançaises et étrangères, à l’amour, aux sentiments et auxfemmes.

– Nous sommes esclaves.

– Vous êtes reines.

Les phrases plus ou moins spirituelles dites par Charles et lamarquise pouvaient se réduire à cette simple expression de tous lesdiscours présents et à venir tenus sur cette matière. Ces deuxphrases ne voudront-elles pas toujours dire dans un tempsdonné : – Aimez-moi. – Je vous aimerai.

– Madame, s’écria doucement Charles de Vandenesse, vous mefaites bien vivement regretter de quitter Paris. Je ne retrouveraicertes pas en Italie des heures aussi spirituelles que l’a étécelle-ci.

– Vous rencontrerez peut-être le bonheur, monsieur, et ilvaut mieux que toutes les pensées brillantes, vraies ou fausses,qui se disent chaque soir à Paris.

Avant de saluer la marquise, Charles obtint la permissiond’aller lui faire ses adieux. Il s’estima très-heureux d’avoirdonné à sa requête les formes de la sincérité, lorsque le soir, ense couchant, et le lendemain, pendant toute la journée, il lui futimpossible de chasser le souvenir de cette femme. Tantôt il sedemandait pourquoi la marquise l’avait distingué ; quellespouvaient être ses intentions en demandant à le revoir ; et ilfit d’intarissables commentaires. Tantôt il croyait trouver lesmotifs de cette curiosité, il s’enivrait alors d’espérance, ou serefroidissait, suivant les interprétations par lesquelles ils’expliquait ce souhait poli, si vulgaire à Paris. Tantôt c’étaittout, tantôt ce n’était rien. Enfin, il voulut résister au penchantqui l’entraînait vers madame d’Aiglemont ; mais il alla chezelle. Il existe des pensées auxquelles nous obéissons sans lesconnaître : elles sont en nous à notre insu. Quoique cetteréflexion puisse paraître plus paradoxale que vraie, chaquepersonne de bonne foi en trouvera mille preuves dans sa vie. En serendant chez la marquise, Charles obéissait à l’un de ces textespréexistants dont notre expérience et les conquêtes de notre espritne sont, plus tard, que les développements sensibles. Une femme detrente ans a d’irrésistibles attraits pour un jeune homme ; etrien de plus naturel, de plus fortement tissu, de mieux préétablique les attachements profonds dont tant d’exemples nous sontofferts dans le monde entre une femme comme la marquise et un jeunehomme tel que Vandenesse. En effet, une jeune fille a tropd’illusions, trop d’inexpérience, et le sexe est trop complice deson amour, pour qu’un jeune homme puisse en être flatté ;tandis qu’une femme connaît toute l’étendue des sacrifices à faire.Là, où l’une est entraînée par la curiosité, par des séductionsétrangères à celles de l’amour, l’autre obéit à un sentimentconsciencieux. L’une cède, l’autre choisit. Ce choix n’est-il pasdéjà une immense flatterie ? Armée d’un savoir presquetoujours chèrement payé par des malheurs ; en se donnant, lafemme expérimentée semble donner plus qu’elle-même ; tandisque la jeune fille, ignorante et crédule, ne sachant rien, ne peutrien comparer, rien apprécier ; elle accepte l’amour etl’étudie. L’une nous instruit, nous conseille à un âge où l’on aimeà se laisser guider, où l’obéissance est un plaisir ; l’autreveut tout apprendre et se montre naïve là où l’autre est tendre.Celle-là ne vous présente qu’un seul triomphe, celle-ci vous obligeà des combats perpétuels. La première n’a que des larmes et desplaisirs, la seconde a des voluptés et des remords. Pour qu’unejeune fille soit la maîtresse, elle doit être trop corrompue, et onl’abandonne alors avec horreur ; tandis qu’une femme a millemoyens de conserver tout à la fois son pouvoir et sa dignité.L’une, trop soumise, vous offre les tristes sécurités durepos ; l’autre perd trop pour ne pas demander à l’amour sesmille métamorphoses. L’une se déshonore toute seule, l’autre tue àvotre profit une famille entière. La jeune fille n’a qu’unecoquetterie, et croit avoir tout dit quand elle a quitté sonvêtement ; mais la femme en a d’innombrables et se cache sousmille voiles ; enfin elle caresse toutes les vanités, et lanovice n’en flatte qu’une. Il s’émeut d’ailleurs des indécisions,des terreurs, des craintes, des troubles et des orages chez lafemme de trente ans, qui ne se rencontrent jamais dans l’amourd’une jeune fille. Arrivée à cet âge, la femme demande à un jeunehomme de lui restituer l’estime qu’elle lui a sacrifiée ; ellene vit que pour lui, s’occupe de son avenir, lui veut une bellevie, la lui ordonne glorieuse ; elle obéit, elle prie etcommande, s’abaisse et s’élève, et sait consoler en milleoccasions, où la jeune fille ne sait que gémir. Enfin, outre tousles avantages de sa position, la femme de trente ans peut se fairejeune fille, jouer tous les rôles, être pudique, et s’embellir mêmed’un malheur. Entre elles deux se trouve l’incommensurabledifférence du prévu à l’imprévu, de la force à la faiblesse. Lafemme de trente ans satisfait tout, et la jeune fille, sous peinede ne pas être, doit ne rien satisfaire. Ces idées se développentau cœur d’un jeune homme, et composent chez lui la plus forte despassions, car elle réunit les sentiments factices créés par lesmœurs, aux sentiments réels de la nature.

La démarche la plus capitale et la plus décisive dans la vie desfemmes est précisément celle qu’une femme regarde toujours comme laplus insignifiante. Mariée, elle ne s’appartient plus, elle est lareine et l’esclave du foyer domestique. La sainteté des femmes estinconciliable avec les devoirs et les libertés du monde. Émanciperles femmes, c’est les corrompre. En accordant à un étranger ledroit d’entrer dans le sanctuaire du ménage, n’est-ce pas se mettreà sa merci ? mais qu’une femme l’y attire, n’est-ce pas unefaute, ou, pour être exact, le commencement d’une faute ? Ilfaut accepter cette théorie dans toute sa rigueur, ou absoudre lespassions. Jusqu’à présent, en France, la Société a su prendre unmezzo termine : elle se moque des malheurs. Comme lesSpartiates qui ne punissaient que la maladresse, elle sembleadmettre le vol. Mais peut-être ce système est-il très-sage. Lemépris général constitue le plus affreux de tous les châtiments, ence qu’il atteint la femme au cœur. Les femmes tiennent et doiventtoutes tenir à être honorées, car sans l’estime elles n’existentplus. Aussi est-ce le premier sentiment qu’elles demandent àl’amour. La plus corrompue d’entre elles exige, même avant tout,une absolution pour le passé, en vendant son avenir, et tâche defaire comprendre à son amant qu’elle échange contre d’irrésistiblesfélicités, les honneurs que le monde lui refusera. Il n’est pas defemme qui, en recevant chez elle, pour la première fois, un jeunehomme, et en se trouvant seule avec lui, ne conçoive quelques-unesde ces réflexions ; surtout si, comme Charles Vandenesse, ilest bien fait ou spirituel. Pareillement, peu de jeunes gensmanquent de fonder quelques vœux secrets sur une des mille idéesqui justifient leur amour inné pour les femmes belles, spirituelleset malheureuses comme l’était madame d’Aiglemont. Aussi lamarquise, en entendant annoncer monsieur de Vandenesse, fut-elletroublée ; et lui, fut-il presque honteux, malgré l’assurancequi, chez les diplomates, est en quelque sorte de costume. Mais lamarquise prit bientôt cet air affectueux, sous lequel les femmess’abritent contre les interprétations de la vanité. Cettecontenance exclut toute arrière-pensée, et fait pour ainsi dire lapart au sentiment en le tempérant par les formes de la politesse.Les femmes se tiennent alors aussi long-temps qu’elles le veulentdans cette position équivoque, comme dans un carrefour qui mèneégalement au respect, à l’indifférence, à l’étonnement ou à lapassion. À trente ans seulement une femme peut connaître lesressources de cette situation. Elle y sait rire, plaisanter,s’attendrir sans se compromettre. Elle possède alors le tactnécessaire pour attaquer chez un homme toutes les cordes sensibles,et pour étudier les sons qu’elle en tire. Son silence est aussidangereux que sa parole. Vous ne devinez jamais si, à cet âge, elleest franche ou fausse, si elle se moque ou si elle est de bonne foidans ses aveux. Après vous avoir donné le droit de lutter avecelle, tout à coup, par un mot, par un regard, par un de ces gestesdont la puissance leur est connue, elles ferment le combat, vousabandonnent, et restent maîtresses de votre secret, libres de vousimmoler par une plaisanterie, libres de s’occuper de vous,également protégées par leur faiblesse et par votre force. Quoiquela marquise se plaçât, pendant cette première visite, sur ceterrain neutre, elle sut y conserver une haute dignité de femme.Ses douleurs secrètes planèrent toujours sur sa gaieté facticecomme un léger nuage qui dérobe imparfaitement le soleil.Vandenesse sortit après avoir éprouvé dans cette conversation desdélices inconnus ; mais il demeura convaincu que la marquiseétait de ces femmes dont la conquête coûte trop cher pour qu’onpuisse entreprendre de les aimer.

– Ce serait, dit-il en s’en allant, du sentiment à perte devue, une correspondance à fatiguer un sous-chef ambitieux !Cependant, si je voulais bien… Ce fatal – Si je voulaisbien ! a constamment perdu les entêtés. En Francel’amour-propre mène à la passion. Charles revint chez madamed’Aiglemont et crut s’apercevoir qu’elle prenait plaisir à saconversation. Au lieu de se livrer avec naïveté au bonheur d’aimer,il voulut alors jouer un double rôle. Il essaya de paraîtrepassionné, puis d’analyser froidement la marche de cette intrigue,d’être amant et diplomate ; mais il était généreux et jeune,cet examen devait le conduire à un amour sans bornes ; car,artificieuse ou naturelle, la marquise était toujours plus forteque lui. Chaque fois qu’il sortait de chez madame d’Aiglemont,Charles persistait dans sa méfiance et soumettait les situationsprogressives par lesquelles passait son âme à une sévère analyse,qui tuait ses propres émotions.

– Aujourd’hui, se disait-il à la troisième visite, elle m’afait comprendre qu’elle était très-malheureuse et seule dans lavie, que sans sa fille elle désirerait ardemment la mort. Elle aété d’une résignation parfaite. Or, je ne suis ni son frère ni sonconfesseur, pourquoi m’a-t-elle confié ses chagrins ? Ellem’aime.

Deux jours après, en s’en allant, il apostrophait les mœursmodernes.

– L’amour prend la couleur de chaque siècle. En 1822 il estdoctrinaire. Au lieu de se prouver, comme jadis, par des faits, onle discute, on le disserte, on le met en discours de tribune. Lesfemmes en sont réduites à trois moyens : d’abord elles mettenten question notre passion, nous refusent le pouvoir d’aimer autantqu’elles aiment. Coquetterie ! véritable défi que la marquisem’a porté ce soir. Puis elles se font très-malheureuses pourexciter nos générosités naturelles ou notre amour-propre. Un jeunehomme n’est-il pas flatté de consoler une grande infortune ?Enfin elles ont la manie de la virginité ! Elle a dû penserque je la croyais toute neuve. Ma bonne foi peut devenir uneexcellente spéculation.

Mais un jour, après avoir épuisé ses pensées de défiance, il sedemanda si la marquise était sincère, si tant de souffrancespouvaient être jouées, pourquoi feindre de la résignation ?elle vivait dans une solitude profonde, et dévorait en silence deschagrins qu’elle laissait à peine deviner par l’accent plus oumoins contraint d’une interjection. Dès ce moment Charles prit unvif intérêt à madame d’Aiglemont. Cependant, en venant à unrendez-vous habituel qui leur était devenu nécessaire l’un àl’autre, heure réservée par un mutuel instinct, Vandenesse trouvaitencore sa maîtresse plus habile que vraie, et son dernier motétait : – Décidément, cette femme est très-adroite. Il entra,vit la marquise dans son attitude favorite, attitude pleine demélancolie ; elle leva les yeux sur lui sans faire unmouvement, et lui jeta un de ces regards pleins qui ressemblent àun sourire. Madame d’Aiglemont exprimait une confiance, une amitiévraie, mais point d’amour. Charles s’assit et ne put rien dire. Ilétait ému par une de ces sensations pour lesquelles il manque unlangage.

– Qu’avez-vous ? lui dit-elle d’un son de voixattendrie.

– Rien. Si, reprit-il, je songe à une chose qui ne vous apoint encore occupée.

– Qu’est-ce ?

– Mais… le congrès est fini.

– Eh ! bien, dit-elle, vous deviez donc aller aucongrès ?

Une réponse directe était la plus éloquente et la plus délicatedes déclarations ; mais Charles ne la fit pas. La physionomiede madame d’Aiglemont attestait une candeur d’amitié qui détruisaittous les calculs de la vanité, toutes les espérances de l’amour,toutes les défiances du diplomate ; elle ignorait ouparaissait ignorer complétement qu’elle fût aimée ; et,lorsque Charles, tout confus, se replia sur lui-même, il fut forcéde s’avouer qu’il n’avait rien fait ni rien dit qui autorisât cettefemme à le penser. Monsieur de Vandenesse trouva pendant cettesoirée la marquise ce qu’elle était toujours : simple etaffectueuse, vraie dans sa douleur, heureuse d’avoir un ami, fièrede rencontrer une âme qui sût entendre la sienne ; ellen’allait pas au delà, et ne supposait pas qu’une femme put selaisser deux fois séduire ; mais elle avait connu l’amour etle gardait encore saignant au fond de son cœur ; ellen’imaginait pas que le bonheur pût apporter deux fois à une femmeses enivrements, car elle ne croyait pas seulement à l’esprit, maisà l’âme, et, pour elle, l’amour n’était pas une séduction, ilcomportait toutes les séductions nobles. En ce moment Charlesredevint jeune homme, il fut subjugué par l’éclat d’un si grandcaractère, et voulut être initié dans tous les secrets de cetteexistence flétrie par le hasard plus que par une faute. Madamed’Aiglemont ne jeta qu’un regard à son ami en l’entendant demandercompte du surcroît de chagrin qui communiquait à sa beauté toutesles harmonies de la tristesse ; mais ce regard profond futcomme le sceau d’un contrat solennel.

– Ne me faites plus de questions semblables, dit-elle. Il ya trois ans, à pareil jour, celui qui m’aimait, le seul homme aubonheur de qui j’eusse sacrifié jusqu’à ma propre estime, est mort,et mort pour me sauver l’honneur. Cet amour a cessé jeune, pur,plein d’illusions. Avant de me livrer à une passion vers laquelleune fatalité sans exemple me poussa, j’avais été séduite par ce quiperd tant de jeunes filles, par un homme nul, mais de formesagréables. Le mariage effeuilla mes espérances une à une.Aujourd’hui j’ai perdu le bonheur légitime et ce bonheur que l’onnomme criminel, sans avoir connu le bonheur. Il ne me reste rien.Si je n’ai pas su mourir, je dois être au moins fidèle à messouvenirs.

À ces mots, elle ne pleura pas, elle baissa les yeux et setordit légèrement les doigts, qu’elle avait croisés par son gestehabituel. Cela fut dit simplement, mais l’accent de sa voix étaitl’accent d’un désespoir aussi profond que paraissait l’être sonamour, et ne laissait aucune espérance à Charles. Cette affreuseexistence traduite en trois phrases et commentée par une torsion demain, cette forte douleur dans une femme frêle, cet abîme dans unejolie tête, enfin les mélancolies, les larmes d’un deuil de troisans fascinèrent Vandenesse qui resta silencieux et petit devantcette grande et noble femme : il n’en voyait plus les beautésmatérielles si exquises, si achevées, mais l’âme si éminemmentsensible. Il rencontrait enfin cet être idéal si fantastiquementrêvé, si vigoureusement appelé par tous ceux qui mettent la viedans une passion, la cherchent avec ardeur, et souvent meurent sansavoir pu jouir de tous ses trésors rêvés.

En entendant ce langage et devant cette beauté sublime, Charlestrouva ses idées étroites. Dans l’impuissance où il était demesurer ses paroles à la hauteur de cette scène, tout à la fois sisimple et si élevée, il répondit par des lieux communs sur ladestinée des femmes.

– Madame, il faut savoir oublier ses douleurs, ou secreuser une tombe, dit-il.

Mais la raison est toujours mesquine auprès du sentiment ;l’une est naturellement bornée, comme tout ce qui est positif, etl’autre est infini. Raisonner là où il faut sentir est le propredes âmes sans portée. Vandenesse garda donc le silence, contemplalong-temps madame d’Aiglemont et sortit. En proie à des idéesnouvelles qui lui grandissaient la femme, il ressemblait à unpeintre qui, après avoir pris pour types les vulgaires modèles deson atelier, rencontrerait tout à coup la Mnémosyne du Musée, laplus belle et la moins appréciée des statues antiques. Charles futprofondément épris. Il aima madame d’Aiglemont avec cette bonne foide la jeunesse, avec cette ferveur qui communique aux premièrespassions une grâce ineffable, une candeur que l’homme ne retrouveplus qu’en ruines lorsque plus tard il aime encore :délicieuses passions, presque toujours délicieusement savourées parles femmes qui les font naître, parce qu’à ce bel âge de trenteans, sommité poétique de la vie des femmes, elles peuvent enembrasser tout le cours et voir aussi bien dans le passé que dansl’avenir. Les femmes connaissent alors tout le prix de l’amour eten jouissent avec la crainte de le perdre : alors leur âme estencore belle de la jeunesse qui les abandonne, et leur passion vase renforçant toujours d’un avenir qui les effraie.

– J’aime, disait cette fois Vandenesse en quittant lamarquise, et pour mon malheur je trouve une femme attachée à dessouvenirs. La lutte est difficile contre un mort qui n’est plus là,qui ne peut pas faire de sottises, ne déplaît jamais, et de quil’on ne voit que les belles qualités. N’est-ce pas vouloir détrônerla perfection que d’essayer à tuer les charmes de la mémoire et lesespérances qui survivent à un amant perdu, précisément parce qu’iln’a réveillé que des désirs, tout ce que l’amour a de plus beau, deplus séduisant ?

Cette triste réflexion, due au découragement et à la crainte dene pas réussir, par lesquels commencent toutes les passions vraies,fut le dernier calcul de sa diplomatie expirante. Dès lors il n’eutplus d’arrière-pensées, devint le jouet de son amour et se perditdans les riens de ce bonheur inexplicable qui se repaît d’un mot,d’un silence, d’un vague espoir. Il voulut aimer platoniquement,vint tous les jours respirer l’air que respirait madamed’Aiglemont, s’incrusta presque dans sa maison et l’accompagnapartout avec la tyrannie d’une passion qui mêle son égoïsme audévouement le plus absolu. L’amour a son instinct, il sait trouverle chemin du cœur comme le plus faible insecte marche à sa fleuravec une irrésistible volonté qui ne s’épouvante de rien. Aussi,quand un sentiment est vrai, sa destinée n’est-elle pas douteuse.N’y a-t-il pas de quoi jeter une femme dans toutes les angoisses dela terreur, si elle vient à penser que sa vie dépend du plus ou dumoins de vérité, de force, de persistance que son amant mettra dansses désirs ! Or, il est impossible à une femme, à une épouse,à une mère, de se préserver contre l’amour d’un jeune homme ;la seule chose qui soit en sa puissance est de ne pas continuer àle voir au moment où elle devine ce secret du cœur qu’une femmedevine toujours. Mais ce parti semble trop décisif pour qu’unefemme puisse le prendre à un âge où le mariage pèse, ennuie etlasse, où l’affection conjugale est plus que tiède, si déjà mêmeson mari ne l’a pas abandonnée. Laides, les femmes sont flattéespar un amour qui les fait belles ; jeunes et charmantes, laséduction doit être à la hauteur de leurs séductions, elle estimmense ; vertueuses, un sentiment terrestrement sublime lesporte à trouver je ne sais quelle absolution dans la grandeur mêmedes sacrifices qu’elles font à leur amant et de la gloire danscette lutte difficile. Tout est piége. Aussi nulle leçon n’est-elletrop forte pour de si fortes tentations. La réclusion ordonnéeautrefois à la femme en Grèce, en orient, et qui devient de mode enAngleterre, est la seule sauvegarde de la morale domestique ;mais, sous l’empire de ce système, les agréments du mondepérissent : ni la société, ni la politesse, ni l’élégance desmœurs ne sont alors possibles. Les nations devront choisir.

Ainsi, quelques mois après sa première rencontre, madamed’Aiglemont trouva sa vie étroitement liée à celle de Vandenesse,elle s’étonna sans trop de confusion, et presque avec un certainplaisir, d’en partager les goûts et les pensées. Avait-elle prisles idées de Vandenesse, ou Vandenesse avait-il épousé ses moindrescaprices ? elle n’examina rien. Déjà saisie par le courant dela passion, cette adorable femme se dit avec la fausse bonne foi dela peur : – Oh ! non ! je serai fidèle à celui quimourut pour moi.

Pascal a dit : Douter de Dieu, c’est y croire. De même, unefemme ne se débat que quand elle est prise. Le jour où la marquises’avoua qu’elle était aimée, il lui arriva de flotter entre millesentiments contraires. Les superstitions de l’expérience parlèrentleur langage. Serait-elle heureuse ? pourrait-elle trouver lebonheur en dehors des lois dont la Société fait, à tort ou àraison, sa morale ? Jusqu’alors la vie ne lui avait versé quede l’amertume. Y avait-il un heureux dénouement possible aux liensqui unissent deux êtres séparés par des convenances sociales ?Mais aussi le bonheur se paie-t-il jamais trop cher ? Puis cebonheur si ardemment voulu, et qu’il est si naturel de chercher,peut-être le rencontrerait-elle enfin ! La curiosité plaidetoujours la cause des amants. Au milieu de cette discussionsecrète, Vandenesse arriva. Sa présence fit évanouir le fantômemétaphysique de la raison. Si telles sont les transformationssuccessives par lesquelles passe un sentiment même rapide chez unjeune homme et chez une femme de trente ans, il est un moment oùles nuances se fondent, où les raisonnements s’abolissent en unseul, en une dernière réflexion qui se confond dans un désir et quile corrobore. Plus la résistance a été longue, plus puissante alorsest la voix de l’amour. Ici donc s’arrête cette leçon ou plutôtcette étude faite sur l’écorché, s’il est permisd’emprunter à la peinture une de ses expressions les pluspittoresques ; car cette histoire explique les dangers et lemécanisme de l’amour plus qu’elle ne le peint. Mais dès ce moment,chaque jour ajouta des couleurs à ce squelette, le revêtit desgrâces de la jeunesse, en raviva les chairs, en vivifia lesmouvements, lui rendit l’éclat, la beauté, les séductions dusentiment et les attraits de la vie. Charles trouva madamed’Aiglemont pensive ; et, lorsqu’il lui eut dit de ce tonpénétré que les douces magies du cœur rendirent persuasif : –Qu’avez-vous ? elle se garda bien de répondre. Cettedélicieuse demande accusait une parfaite entente d’âme ; et,avec l’instinct merveilleux de la femme, la marquise comprit quedes plaintes ou l’expression de son malheur intime seraient enquelque sorte des avances. Si déjà chacune de ces paroles avait unesignification entendue par tous deux, dans quel abîme n’allait-ellepas mettre les pieds ? Elle lut en elle-même par un regardlucide et clair, se tut, et son silence fut imité parVandenesse.

– Je suis souffrante, dit-elle enfin effrayée de la hauteportée d’un moment où le langage des yeux suppléa complétement àl’impuissance du discours.

– Madame, répondit Charles d’une voix affectueuse maisviolemment émue, âme et corps, tout se tient. Si vous étiezheureuse, vous seriez jeune et fraîche. Pourquoi refusez-vous dedemander à l’amour tout ce dont l’amour vous a privée ? Vouscroyez la vie terminée au moment où, pour vous, elle commence.Confiez-vous aux soins d’un ami. Il est si doux d’êtreaimé !

– Je suis déjà vieille, dit-elle, rien ne m’excuserait doncde ne pas continuer à souffrir comme par le passé. D’ailleurs ilfaut aimer, dites-vous ? Eh ! bien, je ne le dois ni nele puis. Hors vous, dont l’amitié jette quelques douceurs sur mavie, personne ne me plaît, personne ne saurait effacer messouvenirs. J’accepte un ami, je fuirais un amant. Puis serait-ilbien généreux à moi d’échanger un cœur flétri contre un jeune cœur,d’accueillir des illusions que je ne puis plus partager, de causerun bonheur auquel je ne croirais point, ou que je tremblerais deperdre ? Je répondrais peut-être par de l’égoïsme à sondévouement, et calculerais quand il sentirait ; ma mémoireoffenserait la vivacité de ses plaisirs. Non, voyez-vous, unpremier amour ne se remplace jamais. Enfin, quel homme voudrait àce prix de mon cœur ?

Ces paroles, empreintes d’une horrible coquetterie, étaient ledernier effort de la sagesse. – S’il se décourage, eh ! bien,je resterai seule et fidèle. Cette pensée vint au cœur de cettefemme, et fut pour elle ce qu’est la branche de saule trop faibleque saisit un nageur avant d’être emporté par le courant. Enentendant cet arrêt, Vandenesse laissa échapper un tressaillementinvolontaire qui fut plus puissant sur le cœur de la marquise quene l’avaient été toutes ses assiduités passées. Ce qui touche leplus les femmes, n’est-ce pas de rencontrer en nous desdélicatesses gracieuses, des sentiments exquis autant que le sontles leurs ; car chez elles la grâce et la délicatesse sont lesindices du vrai. Le geste de Charles révélait un véritableamour. Madame d’Aiglemont connut la force de l’affection deVandenesse à la force de sa douleur. Le jeune homme ditfroidement : – Vous avez peut-être raison. Nouvel amour,chagrin nouveau. Puis, il changea de conversation, et s’entretintde choses indifférentes ; mais il était visiblement ému,regardait madame d’Aiglemont avec une attention concentrée, commes’il l’eût vue pour la dernière fois. Enfin il la quitta, en luidisant avec émotion : – Adieu, madame.

– Au revoir, dit-elle avec cette coquetterie fine dont lesecret n’appartient qu’aux femmes d’élite. Il ne répondit pas, etsortit.

Quand Charles ne fut plus là, que sa chaise vide parla pour lui,elle eut mille regrets, et se trouva des torts. La passion fait unprogrès énorme chez une femme au moment où elle croit avoir agi peugénéreusement, ou avoir blessé quelque âme noble. Jamais il ne fautse défier des sentiments mauvais en amour, ils sonttrès-salutaires, les femmes ne succombent que sous le coup d’unevertu. L’enfer est pavé de bonnes intentions n’est pas unparadoxe de prédicateur. Vandenesse resta pendant quelques jourssans venir. Pendant chaque soirée, à l’heure du rendez-voushabituel, la marquise l’attendit avec une impatience pleine deremords. Écrire était un aveu ; d’ailleurs, son instinct luidisait qu’il reviendrait. Le sixième jour, son valet de chambre lelui annonça. Jamais elle n’entendit ce nom avec plus de plaisir. Sajoie l’effraya.

– Vous m’avez bien punie ! lui dit-elle.

Vandenesse la regarda d’un air hébété.

– Punie ! répéta-t-il. Et de quoi ?

Charles comprenait bien la marquise ; mais il voulait sevenger des souffrances auxquelles il avait été en proie, du momentoù elle les soupçonnait.

– Pourquoi n’êtes-vous pas venu me voir ?demanda-t-elle en souriant.

– Vous n’avez donc vu personne ? dit-il pour ne pasfaire une réponse directe.

– Monsieur de Ronquerolles et monsieur de Marsay, le petitd’Esgrignon, sont restés ici, l’un hier, l’autre ce matin, près dedeux heures. J’ai vu, je crois, aussi madame Firmiani et votresœur, madame de Listomère.

Autre souffrance ! Douleur incompréhensible pour ceux quin’aiment pas avec ce despotisme envahisseur et féroce dont lemoindre effet est une jalousie monstrueuse, un perpétuel désir dedérober l’être aimé à toute influence étrangère à l’amour.

– Quoi ! se dit en lui-même Vandenesse, elle a reçu,elle a vu des êtres contents, elle leur a parlé, tandis que jerestais solitaire, malheureux !

Il ensevelit son chagrin et jeta son amour au fond de son cœur,comme un cercueil à la mer. Ses pensées étaient de celles que l’onn’exprime pas ; elles ont la rapidité de ces acides qui tuenten s’évaporant. Cependant son front se couvrit de nuages, et madamed’Aiglemont obéit à l’instinct de la femme en partageant cettetristesse sans la concevoir. Elle n’était pas complice du malqu’elle faisait, et Vandenesse s’en aperçut. Il parla de sasituation et de sa jalousie, comme si c’eût été l’une de ceshypothèses que les amants se plaisent à discuter. La marquisecomprit tout, et fut alors si vivement touchée qu’elle ne putretenir ses larmes. Dès ce moment, ils entrèrent dans les cieux del’amour. Le ciel et l’enfer sont deux grands poèmes qui formulentles deux seuls points sur lesquels tourne notre existence : lajoie ou la douleur. Le ciel n’est-il pas, ne sera-t-il pas toujoursune image de l’infini de nos sentiments qui ne sera jamais peintque dans ses détails, parce que le bonheur est un, et l’enfer nereprésente-t-il pas les tortures infinies de nos douleurs dont nouspouvons faire œuvre de poésie, parce qu’elles sont toutesdissemblables ?

Un soir, les deux amants étaient seuls, assis l’un près del’autre, en silence, et occupés à contempler une des plus bellesphases du firmament, un de ces ciels purs dans lesquels lesderniers rayons du soleil jettent de faibles teintes d’or et depourpre. En ce moment de la journée, les lentes dégradations de lalumière semblent réveiller les sentiments doux ; nos passionsvibrent mollement, et nous savourons les troubles de je ne saisquelle violence au milieu du calme. En nous montrant le bonheur parde vagues images, la nature nous invite à en jouir quand il estprès de nous, ou nous le fait regretter quand il a fui. Dans cesinstants fertiles en enchantements, sous le dais de cette lueurdont les tendres harmonies s’unissent à des séductions intimes, ilest difficile de résister aux vœux du cœur qui ont alors tant demagie ! alors le chagrin s’émousse, la joie enivre, et ladouleur accable. Les pompes du soir sont le signal des aveux et lesencouragent. Le silence devient plus dangereux que la parole, encommuniquant aux yeux toute la puissance de l’infini des cieuxqu’ils reflètent. Si l’on parle, le moindre mot possède uneirrésistible puissance. N’y a-t-il pas alors de la lumière dans lavoix, de la pourpre dans le regard ? Le ciel n’est-il pascomme en nous, ou ne nous semble-t-il pas être dans le ciel ?Cependant Vandenesse et Juliette, car depuis quelques jours elle selaissait appeler ainsi familièrement par celui qu’elle se plaisaità nommer Charles ; donc tous deux parlaient ; mais lesujet primitif de leur conversation était bien loin d’eux ;et, s’ils ne savaient plus le sens de leurs paroles, ils écoutaientavec délices les pensées secrètes qu’elles couvraient. La main dela marquise était dans celle de Vandenesse, et elle la luiabandonnait sans croire que ce fût une faveur.

Ils se penchèrent ensemble pour voir un de ces majestueuxpaysages pleins de neige, de glaciers, d’ombres grises qui teignentles flancs de montagnes fantastiques ; un de ces tableauxremplis de brusques oppositions entre les flammes rouges et lestons noirs qui décorent les cieux avec une inimitable et fugacepoésie ; magnifiques langes dans lesquels renaît le soleil,beau linceul où il expire. En ce moment, les cheveux de Julietteeffleurèrent les joues de Vandenesse ; elle sentit ce contactléger, elle en frissonna violemment, et lui plus encore ; cartous deux étaient graduellement arrivés à une de ces inexplicablescrises où le calme communique aux sens une perception si fine, quele plus faible choc fait verser des larmes et déborder la tristessesi le cœur est perdu dans ces mélancolies, ou lui donned’ineffables plaisirs s’il est perdu dans les vertiges de l’amour.Juliette pressa presque involontairement la main de son ami. Cettepression persuasive donna du courage à la timidité de l’amant. Lesjoies de ce moment et les espérances de l’avenir, tout se fonditdans une émotion, celle d’une première caresse, du chaste etmodeste baiser que madame d’Aiglemont laissa prendre sur sa joue.Plus faible était la faveur, plus puissante, plus dangereuse ellefut. Pour leur malheur à tous deux, il n’y avait ni semblants nifausseté. Ce fut l’entente de deux belles âmes, séparées par toutce qui est loi, réunies par tout ce qui est séduction dans lanature. En ce moment le général d’Aiglemont entra.

– Le ministère est changé, dit-il. Votre oncle fait partiedu nouveau cabinet. Ainsi, vous avez de bien belles chances pourêtre ambassadeur, Vandenesse.

Charles et Julie se regardèrent en rougissant. Cette pudeurmutuelle fut encore un lien. Tous deux, ils eurent la même pensée,le même remords ; lien terrible et tout aussi fort entre deuxbrigands qui viennent d’assassiner un homme, qu’entre deux amantscoupables d’un baiser. Il fallait une réponse au marquis.

– Je ne veux plus quitter Paris, dit CharlesVandenesse.

– Nous savons pourquoi, répliqua le général en affectant lafinesse d’un homme qui découvre un secret. Vous ne voulez pasabandonner votre oncle, pour vous faire déclarer l’héritier de sapairie.

La marquise s’enfuit dans sa chambre, en se disant sur son maricet effroyable mot : – Il est aussi par trop bête.

Chapitre 4LE DOIGT DE DIEU

Entre la barrière d’Italie et celle de la Santé, sur leboulevard intérieur qui mène au Jardin-des-Plantes, il existe uneperspective digne de ravir l’artiste ou le voyageur le plus blasésur les jouissances de la vue. Si vous atteignez une légèreéminence à partir de laquelle le boulevard, ombragé par de grandsarbres touffus, tourne avec la grâce d’une allée forestière verteet silencieuse, vous voyez devant vous, à vos pieds, une valléeprofonde peuplée de fabriques à demi villageoises, clair-semée deverdure, arrosée par les eaux brunes de la Bièvre ou des Gobelins.Sur le versant opposé, quelques milliers de toits, pressés commeles têtes d’une foule, recèlent les misères du faubourgSaint-Marceau. La magnifique coupole du Panthéon, le dôme terne etmélancolique du Val-de-Grâce dominent orgueilleusement toute uneville en amphithéâtre dont les gradins sont bizarrement dessinéspar des rues tortueuses. De là, les proportions des deux monumentssemblent gigantesques ; elles écrasent et les demeures frêleset les plus hauts peupliers du vallon. À gauche, l’observatoire, àtravers les fenêtres et les galeries duquel le jour passe enproduisant d’inexplicables fantaisies, apparaît comme un spectrenoir et décharné. Puis, dans le lointain, l’élégante lanterne desInvalides flamboie entre les masses bleuâtres du Luxembourg et lestours grises de Saint-Sulpice. Vues de là, ces lignesarchitecturales sont mêlées à des feuillages, à des ombres, sontsoumises aux caprices d’un ciel qui change incessamment de couleur,de lumière ou d’aspect. Loin de vous, les édifices meublent lesairs ; autour de vous, serpentent des arbres ondoyants, dessentiers campagnards. Sur la droite, par une large découpure de cesingulier paysage, vous apercevez la longue nappe blanche du canalSaint-Martin, encadré de pierres rougeâtres, paré de ses tilleuls,bordé par les constructions vraiment romaines des Greniersd’abondance. Là, sur le dernier plan, les vaporeuses collines deBelleville, chargées de maisons et de moulins, confondent leursaccidents avec ceux des nuages. Cependant il existe une ville, quevous ne voyez pas, entre la rangée de toits qui borde le vallon etcet horizon aussi vague qu’un souvenir d’enfance ; immensecité, perdue comme dans un précipice entre les cimes de la Pitié etle faîte du cimetière de l’Est, entre la souffrance et la mort.Elle fait entendre un bruissement sourd semblable à celui del’Océan qui gronde derrière une falaise comme pour dire : – Jesuis là. Si le soleil jette ses flots de lumière sur cette face deParis, s’il en épure, s’il en fluidifie les lignes ; s’il yallume quelques vitres, s’il en égaie les tuiles, embrase les croixdorées, blanchit les murs et transforme l’atmosphère en un voile degaze ; s’il crée de riches contrastes avec les ombresfantastiques ; si le ciel est d’azur et la terre frémissante,si les cloches parlent, alors de là vous admirerez une de cesféeries éloquentes que l’imagination n’oublie jamais, dont vousserez idolâtre, affolé comme d’un merveilleux aspect de Naples, deStamboul ou des Florides. Nulle harmonie ne manque à ce concert.Là, murmurent le bruit du monde et la poétique paix de la solitude,la voix d’un million d’êtres et la voix de Dieu. Là gît unecapitale couchée sous les paisibles cyprès du Père-Lachaise.

Par une matinée de printemps, au moment où le soleil faisaitbriller toutes les beautés de ce paysage, je les admirais, appuyésur un gros orme qui livrait au vent ses fleurs jaunes. Puis, àl’aspect de ces riches et sublimes tableaux, je pensais amèrementau mépris que nous professons, jusque dans nos livres, pour notrepays d’aujourd’hui. Je maudissais ces pauvres riches qui, dégoûtésde notre belle France, vont acheter à prix d’or le droit dedédaigner leur patrie en visitant au galop, en examinant à traversun lorgnon les sites de cette Italie devenue si vulgaire. Jecontemplais avec amour le Paris moderne, je rêvais, lorsque tout àcoup le bruit d’un baiser troubla ma solitude et fit enfuir laphilosophie. Dans la contre-allée qui couronne la pente rapide aubas de laquelle frissonnent les eaux, et en regardant au delà dupont des Gobelins, je découvris une femme qui me parut encore assezjeune, mise avec la simplicité la plus élégante, et dont laphysionomie douce semblait refléter le gai bonheur du paysage. Unbeau jeune homme posait à terre le plus joli petit garçon qu’il fûtpossible de voir, en sorte que je n’ai jamais su si le baiser avaitretenti sur les joues de la mère ou sur celles de l’enfant. Unemême pensée, tendre et vive, éclatait dans les yeux, dans lesgestes, dans le sourire des deux jeunes gens. Ils entrelacèrentleurs bras avec une si joyeuse promptitude, et se rapprochèrentavec une si merveilleuse entente de mouvement, que, tout àeux-mêmes, ils ne s’aperçurent point de ma présence. Mais un autreenfant, mécontent, boudeur, et qui leur tournait le dos, me jetades regards empreints d’une expression saisissante. Laissant sonfrère courir seul, tantôt en arrière, tantôt en avant de sa mère etdu jeune homme, cet enfant, vêtu comme l’autre, aussi gracieux,mais plus doux de formes, resta muet, immobile, et dans l’attituded’un serpent engourdi. C’était une petite fille. La promenade de lajolie femme et de son compagnon avait je ne sais quoi de machinal.Se contentant, par distraction peut-être, de parcourir le faibleespace qui se trouvait entre le petit pont et une voiture arrêtéeau détour du boulevard, ils recommençaient constamment leur courtecarrière en s’arrêtant, se regardant, riant au gré des capricesd’une conversation tour à tour animée, languissante, folle ougrave. Caché par le gros orme, j’admirais cette scène délicieuse,et j’en aurais sans doute respecté les mystères si je n’avaissurpris sur le visage de la petite fille rêveuse et taciturne lestraces d’une pensée plus profonde que ne le comportait son âge.Quand sa mère et le jeune homme se retournaient après être venusprès d’elle, souvent elle penchait sournoisement la tête, etlançait sur eux comme sur son frère un regard furtif vraimentextraordinaire. Mais rien ne saurait rendre la perçante finesse, lamalicieuse naïveté, la sauvage attention qui animait ce visageenfantin aux yeux légèrement cernés, quand la jolie femme ou soncompagnon caressaient les boucles blondes, pressaient gentiment lecou frais, la blanche collerette du petit garçon, au moment où, parenfantillage, il essayait de marcher avec eux. Il y avait certesune passion d’homme sur la physionomie grêle de cette petite fillebizarre. Elle souffrait ou pensait. Or, qui prophétise plussûrement la mort chez ces créatures en fleur ? est-ce lasouffrance logée au corps, ou la pensée hâtive dévorant leurs âmes,à peine germées ? Une mère sait cela peut-être. Pour moi, jene connais maintenant rien de plus horrible qu’une pensée devieillard sur un front d’enfant ; le blasphème aux lèvresd’une vierge est moins monstrueux encore. Aussi l’attitude presquestupide de cette fille déjà pensive, la rareté de ses gestes, toutm’intéressa-t-il. Je l’examinai curieusement. Par une fantaisienaturelle aux observateurs, je la comparais à son frère, encherchant à surprendre les rapports et les différences qui setrouvaient entre eux. La première avait des cheveux bruns, des yeuxnoirs et une puissance précoce qui formaient une riche oppositionavec la blonde chevelure, les yeux vert de mer et la gracieusefaiblesse du plus jeune. L’aînée pouvait avoir environ sept à huitans, l’autre six à peine. Ils étaient habillés de la même manière.Cependant, en les regardant avec attention, je remarquai dans lescollerettes de leurs chemises une différence assez frivole, maisqui plus tard me révéla tout un roman dans le passé, tout un dramedans l’avenir. Et c’était bien peu de chose. Un simple ourletbordait la collerette de la petite fille brune, tandis que dejolies broderies ornaient celle du cadet, et trahissaient un secretde cœur, une prédilection tacite que les enfants lisent dans l’âmede leurs mères, comme si l’esprit de Dieu était en eux. Insouciantet gai, le blond ressemblait à une petite fille, tant sa peaublanche avait de fraîcheur, ses mouvements de grâce, sa physionomiede douceur ; tandis que l’aînée, malgré sa force, malgré labeauté de ses traits et l’éclat de son teint, ressemblait à unpetit garçon maladif. Ses yeux vifs, dénués de cette humide vapeurqui donne tant de charme aux regards des enfants, semblaient avoirété, comme ceux des courtisans, séchés par un feu intérieur. Enfin,sa blancheur avait je ne sais quelle nuance mate, olivâtre,symptôme d’un vigoureux caractère. À deux reprises son jeune frèreétait venu lui offrir, avec une grâce touchante, avec un joliregard, avec une mine expressive qui eût ravi Charlet, le petit corde chasse dans lequel il soufflait par instants ; mais, chaquefois, elle n’avait répondu que par un farouche regard à cettephrase : – Tiens, Hélène, le veux-tu ? dite d’une voixcaressante. Et, sombre et terrible sous sa mine insouciante enapparence, la petite fille tressaillait et rougissait même assezvivement lorsque son frère approchait ; mais le cadet neparaissait pas s’apercevoir de l’humeur noire de sa sœur, et soninsouciance, mêlée d’intérêt, achevait de faire contraster levéritable caractère de l’enfance avec la science soucieuse del’homme, inscrite déjà sur la figure de la petite fille, et quidéjà l’obscurcissait de ses sombres nuages.

– Maman, Hélène ne veut pas jouer, s’écria le petit quisaisit pour se plaindre un moment où sa mère et le jeune hommeétaient restés silencieux sur le pont des Gobelins.

– Laisse-la, Charles. Tu sais bien qu’elle est toujoursgrognon.

Ces paroles, prononcées au hasard par la mère, qui ensuite seretourna brusquement avec le jeune homme, arrachèrent des larmes àHélène. Elle les dévora silencieusement, lança sur son frère un deces regards profonds qui me semblaient inexplicables, et contemplad’abord avec une sinistre intelligence le talus sur le faîte duquelil était, puis la rivière de Bièvre, le pont, le paysage etmoi.

Je craignis d’être aperçu par le couple joyeux, de qui j’auraissans doute troublé l’entretien ; je me retirai doucement, etj’allai me réfugier derrière une haie de sureau dont le feuillageme déroba complètement à tous les regards. Je m’assistranquillement sur le haut du talus, en regardant en silence ettour à tour, soit les beautés changeantes du site, soit la petitefille sauvage qu’il m’était encore possible d’entrevoir à traversles interstices de la haie et le pied des sureaux sur lesquels matête reposait, presque au niveau du boulevard. En ne me voyantplus, Hélène parut inquiète ; ses yeux noirs me cherchèrentdans le lointain de l’allée, derrière les arbres, avec uneindéfinissable curiosité. Qu’étais-je donc pour elle ? En cemoment, les rires naïfs de Charles retentirent dans le silencecomme un chant d’oiseau. Le beau jeune homme, blond comme lui, lefaisait danser dans ses bras, et l’embrassait en lui prodiguant cespetits mots sans suite et détournés de leur sens véritable que nousadressons amicalement aux enfants. La mère souriait à ces jeux, et,de temps à autre, disait, sans doute à voix basse, des parolessorties du cœur ; car son compagnon s’arrêtait, tout heureux,et la regardait d’un œil bleu plein de feu, plein d’idolâtrie.Leurs voix mêlées à celle de l’enfant avaient je ne sais quoi decaressant. Ils étaient charmants tous trois. Cette scènedélicieuse, au milieu de ce magnifique paysage, y répandait uneincroyable suavité. Une femme, belle, blanche, rieuse, un enfantd’amour, un homme ravissant de jeunesse, un ciel pur, enfin toutesles harmonies de la nature s’accordaient pour réjouir l’âme. Je mesurpris à sourire, comme si ce bonheur était le mien. Le beau jeunehomme entendit sonner neuf heures. Après avoir tendrement embrassésa compagne, devenue sérieuse et presque triste, il revint alorsvers son tilbury qui s’avançait lentement conduit par un vieuxdomestique. Le babil de l’enfant chéri se mêla aux derniers baisersque lui donna le jeune homme. Puis, quand celui-ci fut monté danssa voiture, que la femme immobile écouta le tilbury roulant, ensuivant la trace marquée par la poussière nuageuse, dans la verteallée du boulevard, Charles accourut à sa sœur près du pont, etj’entendis qu’il lui disait d’une voix argentine : – Pourquoidonc que tu n’es pas venue dire adieu à mon bon ami ?

En voyant son frère sur le penchant du talus, Hélène lui lançale plus horrible regard qui jamais ait allumé les yeux d’un enfant,et le poussa par un mouvement de rage. Charles glissa sur leversant rapide, y rencontra des racines qui le rejetèrentviolemment sur les pierres coupantes du mur ; il s’y fracassale front ; puis, tout sanglant, alla tomber dans les eauxboueuses de la rivière. L’onde s’écarta en mille jets bruns sous sajolie tête blonde. J’entendis les cris aigus du pauvre petit ;mais bientôt ses accents se perdirent étouffés dans la vase, où ildisparut en rendant un son lourd comme celui d’une pierre quis’engouffre. L’éclair n’est pas plus prompt que ne le fut cettechute. Je me levai soudain et descendis par un sentier. Hélènestupéfaite poussa des cris perçants : – Maman !maman ! La mère était là, près de moi. Elle avait volé commeun oiseau. Mais ni les yeux de la mère ni les miens ne pouvaientreconnaître la place précise où l’enfant était enseveli. L’eaunoire bouillonnait sur un espace immense. Le lit de la Bièvre a,dans cet endroit, dix pieds de boue. L’enfant devait y mourir, ilétait impossible de le secourir. À cette heure, un dimanche, toutétait en repos. La Bièvre n’a ni bateaux ni pêcheurs. Je ne vis niperches pour sonder le ruisseau puant, ni personne dans lelointain. Pourquoi donc aurais-je parlé de ce sinistre accident, oudit le secret de ce malheur ? Hélène avait peut-être vengé sonpère. Sa jalousie était sans doute le glaive de Dieu. Cependant jefrissonnai en contemplant la mère. Quel épouvantable interrogatoireson mari, son juge éternel, n’allait-il pas lui faire subir ?Et elle traînait avec elle un témoin incorruptible. L’enfance a lefront transparent, le teint diaphane ; et le mensonge est,chez elle, comme une lumière qui lui rougit même le regard. Lamalheureuse femme ne pensait pas encore au supplice qui l’attendaitau logis. Elle regardait la Bièvre.

Un semblable événement devait produire d’affreux retentissementsdans la vie d’une femme, et voici l’un des échos les plus terriblesqui de temps en temps troublèrent les amours de Juliette.

Deux ou trois ans après, un soir, après dîner, chez le marquisde Vandenesse alors en deuil de son père, et qui avait unesuccession à régler, se trouvait un notaire. Ce notaire n’était pasle petit notaire de Sterne, mais un gros et gras notaire de Paris,un de ces hommes estimables qui font une sottise avec mesure,mettent lourdement le pied sur une plaie inconnue, et demandentpourquoi l’on se plaint. Si, par hasard, ils apprennent le pourquoide leur bêtise assassine, ils disent : – Ma foi, je n’ensavais rien ! Enfin, c’était un notaire honnêtement niais, quine voyait que des actes dans la vie. Le diplomate avaitprès de lui madame d’Aiglemont. Le général s’était en allé polimentavant la fin du dîner pour conduire ses deux enfants au spectacle,sur les boulevards, à l’Ambigu-Comique ou à la Gaieté. Quoique lesmélodrames surexcitent les sentiments, ils passent à Paris pourêtre à la portée de l’enfance, et sans danger, parce quel’innocence y triomphe toujours. Le père était parti sans attendrele dessert, tant sa fille et son fils l’avaient tourmenté pourarriver au spectacle avant le lever du rideau.

Le notaire, l’imperturbable notaire, incapable de se demanderpourquoi madame d’Aiglemont envoyait au spectacle ses enfants etson mari sans les y accompagner, était, depuis le dîner, commevissé sur sa chaise. Une discussion avait fait traîner le desserten longueur, et les gens tardaient à servir le café. Ces incidents,qui dévoraient un temps sans doute précieux, arrachaient desmouvements d’impatience à la jolie femme : on aurait pu lacomparer à un cheval de race piaffant avant la course. Le notaire,qui ne se connaissait ni en chevaux ni en femmes, trouvait toutbonnement la marquise une vive et sémillante femme. Enchanté d’êtredans la compagnie d’une femme à la mode et d’un homme politiquecélèbre, ce notaire faisait de l’esprit ; il prenait pour uneapprobation le faux sourire de la marquise, qu’il impatientaitconsidérablement, et il allait son train. Déjà le maître de lamaison, de concert avec sa compagne, s’était permis de garder àplusieurs reprises le silence là où le notaire attendait uneréponse élogieuse ; mais, pendant ces repos significatifs, cediable d’homme regardait le feu en cherchant des anecdotes. Puis lediplomate avait eu recours à sa montre. Enfin, la jolie femmes’était recoiffée de son chapeau pour sortir, et ne sortait pas. Lenotaire ne voyait, n’entendait rien ; il était ravi delui-même, et sûr d’intéresser assez la marquise pour la clouerlà.

– J’aurai bien certainement cette femme-là pour cliente, sedisait-il.

La marquise se tenait debout, mettait ses gants, se tordait lesdoigts et regardait alternativement le marquis de Vandenesse quipartageait son impatience, ou le notaire qui plombait chacun de sestraits d’esprit. À chaque pause que faisait ce digne homme, le jolicouple respirait en se disant par un signe : – Enfin, il vadonc s’en aller ! Mais point. C’était un cauchemar moral quidevait finir par irriter les deux personnes passionnées surlesquelles le notaire agissait comme un serpent sur des oiseaux, etles obliger à quelque brusquerie. Au beau milieu du récit designobles moyens par lesquels du Tillet, un homme d’affaires alorsen faveur, avait fait sa fortune, et dont les infamies étaientscrupuleusement détaillées par le spirituel notaire, le diplomateentendit sonner neuf heures à la pendule ; il vit que sonnotaire était bien décidément un imbécile qu’il fallait toutuniment congédier, et il l’arrêta résolument par un geste.

– Vous voulez les pincettes, monsieur le marquis ? ditle notaire en les présentant à son client.

– Non, monsieur, je suis forcé de vous renvoyer. Madameveut aller rejoindre ses enfants, et je vais avoir l’honneur del’accompagner.

– Déjà neuf heures ! Le temps passe comme l’ombre dansla compagnie des gens aimables, dit le notaire qui parlait toutseul depuis une heure.

Il chercha son chapeau, puis il vint se planter devant lacheminée, retint difficilement un hoquet, et dit à son client, sansvoir les regards foudroyants que lui lançait la marquise : –Résumons nous, monsieur le marquis. Les affaires passent avanttout. Demain donc nous lancerons une assignation à monsieur votrefrère pour le mettre en demeure ; nous procéderons àl’inventaire, et après, ma foi…

Le notaire avait si mal compris les intentions de son client,qu’il en prenait l’affaire en sens inverse des instructions quecelui-ci venait de lui donner. Cet incident était trop délicat pourque Vandenesse ne rectifiât pas involontairement les idées dubalourd notaire, et il s’ensuivit une discussion qui prit uncertain temps.

– Écoutez, dit enfin le diplomate sur un signe que lui fitla jeune femme, vous me cassez la tête, revenez demain à neufheures avec mon avoué.

– Mais j’aurais l’honneur de vous faire observer, monsieurle marquis, que nous ne sommes pas certains de rencontrer demainmonsieur Desroches, et si la mise en demeure n’est pas lancée avantmidi, le délai expire, et…

En ce moment une voiture entra dans la cour ; et au bruitqu’elle fit, la pauvre femme se retourna vivement pour cacher despleurs qui lui vinrent aux yeux. Le marquis sonna pour faire direqu’il était sorti ; mais le général, revenu comme àl’improviste de la Gaîté, précéda le valet de chambre, et parut entenant d’une main sa fille dont les yeux étaient rouges, et del’autre son petit garçon tout grimaud et fâché.

– Que vous est-il donc arrivé, demanda la femme à sonmari.

– Je vous dirai cela plus tard, répondit le général en sedirigeant vers un boudoir voisin dont la porte était ouverte et oùil aperçut les journaux.

La marquise impatientée se jeta désespérément sur un canapé.

Le notaire, qui se crut obligé de faire le gentil avec lesenfants, prit un ton mignard pour dire au garçon : – Hé bien,mon petit, que donnait-on à la comédie ?

– La Vallée du Torrent, répondit Gustave engrognant.

– Foi d’homme d’honneur, dit le notaire, les auteurs de nosjours sont à moitié fous ! La Vallée dutorrent ! Pourquoi pas le Torrent de lavallée ? il est possible qu’une vallée n’ait pas detorrent, et en disant le Torrent de la vallée, les auteursauraient accusé quelque chose de net, de précis, de caractérisé, decompréhensible. Mais laissons cela. Maintenant comment peut-il serencontrer un drame dans un torrent et dans une vallée ? Vousme répondrez qu’aujourd’hui le principal attrait de ces sortes despectacles gît dans les décorations, et ce titre en indique de fortbelles. Vous êtes-vous bien amusé, mon petit compère ?ajouta-t-il en s’asseyant devant l’enfant.

Au moment où le notaire demanda quel drame pouvait se rencontrerau fond d’un torrent, la fille de la marquise se retourna lentementet pleura. La mère était si violemment contrariée qu’elle n’aperçutpas le mouvement de sa fille.

– Oh ! oui, monsieur, je m’amusais bien, réponditl’enfant. Il y avait dans la pièce un petit garçon bien gentilqu’était seul au monde, parce que son papa n’avait pas pu être sonpère. Voilà que, quand il arrive en haut du pont qui est sur letorrent, un grand vilain barbu, vêtu tout en noir, le jette dansl’eau. Hélène s’est mise alors à pleurer, à sangloter ; toutela salle a crié après nous, et mon père nous a bien vite, bien viteemmenés…

Monsieur de Vandenesse et la marquise restèrent tous deuxstupéfaits, et comme saisis par un mal qui leur ôta la force depenser et d’agir.

– Gustave, taisez-vous donc, cria le général. Je vous aidéfendu de parler sur ce qui s’est passé au spectacle, et vousoubliez déjà mes recommandations.

– Que Votre Seigneurie l’excuse, monsieur le marquis, ditle notaire, j’ai eu le tort de l’interroger, mais j’ignorais lagravité de…

– Il devait ne pas répondre, dit le père en regardant sonfils avec froideur.

La cause du brusque retour des enfants et de leur père parutalors être bien connue du diplomate et de la marquise. La mèreregarda sa fille, la vit en pleurs, et se leva pour aller àelle ; mais alors son visage se contracta violemment et offritles signes d’une sévérité que rien ne tempérait.

– Assez, Hélène, lui dit-elle, allez sécher vos larmes dansle boudoir.

– Qu’a-t-elle donc fait, cette pauvre petite ? dit lenotaire, qui voulut calmer à la fois la colère de la mère et lespleurs de la fille. Elle est si jolie que ce doit être la plus sagecréature du monde ; je suis bien sûr, madame, qu’elle ne vousdonne que des jouissances ; pas vrai, ma petite ?

Hélène regarda sa mère en tremblant, essuya ses larmes, tâcha dese composer un visage calme, et s’enfuit dans le boudoir.

– Et certes, disait le notaire en continuant toujours,madame, vous êtes trop bonne mère pour ne pas aimer également tousvos enfants. Vous êtes d’ailleurs trop vertueuse pour avoir de cestristes préférences dont les funestes effets se révèlent plusparticulièrement à nous autres notaires. La société nous passe parles mains. Aussi en voyons-nous les passions sous leur forme laplus hideuse, l’intérêt. Ici, une mère veut déshériter lesenfants de son mari au profit des enfants qu’elle leurpréfère ; tandis que, de son côté, le mari veut quelquefoisréserver sa fortune à l’enfant qui a mérité la haine de la mère. Etc’est alors des combats, des craintes, des actes, descontre-lettres, des ventes simulées, desfidéicommis ; enfin, un gâchis pitoyable, ma paroled’honneur, pitoyable ! Là, des pères passent leur vie àdéshériter leurs enfants en volant le bien de leurs femmes… Oui,volant est le mot. Nous parlions de drame, ah ! jevous assure que si nous pouvions dire le secret de certainesdonations, nos auteurs pourraient en faire de terribles tragédiesbourgeoises. Je ne sais pas de quel pouvoir usent les femmes pourfaire ce qu’elles veulent : car, malgré les apparences et leurfaiblesse, c’est toujours elles qui l’emportent. Ah ! parexemple, elles ne m’attrapent pas, moi. Je devine toujours laraison de ces prédilections que dans le monde on qualifie polimentd’indéfinissables ! Mais les maris ne la devinent jamais,c’est une justice à leur rendre. Vous me répondrez à cela qu’il y ades grâces d’ét…

Hélène, revenue avec son père du boudoir dans le salon, écoutaitattentivement le notaire, et le comprenait si bien, qu’elle jetasur sa mère un coup d’œil craintif en pressentant avec toutl’instinct du jeune âge que cette circonstance allait redoubler lasévérité qui grondait sur elle. La marquise pâlit en montrant aucomte par un geste de terreur son mari qui regardait pensivementles fleurs du tapis. En ce moment, malgré son savoir-vivre, lediplomate ne se contint plus et lança sur le notaire un regardfoudroyant.

– Venez par ici, monsieur, lui dit-il en se dirigeantvivement vers la pièce qui précédait le salon.

Le notaire l’y suivit en tremblant et sans achever saphrase.

– Monsieur, lui dit alors avec une rage concentrée lemarquis de Vandenesse qui ferma violemment la porte du salon où illaissait la femme et le mari, depuis le dîner, vous n’avez fait icique des sottises et dit que des bêtises. Pour Dieu !allez-vous-en. Vous finiriez par causer les plus grands malheurs.Si vous êtes un excellent notaire, restez dans votre étude ;mais si, par hasard, vous vous trouvez dans le monde, tâchez d’yêtre plus circonspect…

Puis il rentra dans le salon, en quittant le notaire sans lesaluer. Celui-ci resta pendant un moment tout ébaubi, perclus, sanssavoir où il en était. Quant les bourdonnements qui lui tintaientaux oreilles cessèrent, il crut entendre des gémissements, desallées et venues dans le salon, où les sonnettes furent violemmenttirées. Il eut peur de revoir le comte, et retrouva l’usage de sesjambes pour déguerpir et gagner l’escalier ; mais à la portedes appartements, il se heurta dans les valets qui s’empressaientde venir prendre les ordres de leur maître.

– Voilà comme sont tous ces grands seigneurs, se dit-ilenfin quand il fut dans la rue à la recherche d’un cabriolet, ilsvous engagent à parler, vous y invitent par des compliments ;vous croyez les amuser, point du tout ! Ils vous font desimpertinences, vous mettent à distance et vous jettent même à laporte sans se gêner. Enfin, j’étais fort spirituel, je n’ai riendit qui ne fût sensé, posé, convenable. Ma foi, il me recommanded’avoir plus de circonspection, je n’en manque pas. Hé !diantre, je suis notaire et membre de ma chambre. Bah ! c’estune boutade d’ambassadeur, rien n’est sacré pour ces gens-là.Demain il m’expliquera comment je n’ai fait chez lui que desbêtises et dit que des sottises. Je lui demanderai raison ;c’est-à-dire, je lui en demanderai la raison. Au total, j’ai tort,peut-être… Ma foi, je suis bien bon de me casser la tête !Qu’est-ce que cela me fait ?

Le notaire revint chez lui, et soumit l’énigme à sa notaresse enlui racontant de point en point les événements de la soirée.

– Mon cher Crottat, Son Excellence a eu parfaitement raisonen te disant que tu n’avais fait que des sottises et dit que desbêtises.

– Pourquoi ?

– Mon cher, je te le dirais, que cela ne t’empêcherait pasde recommencer ailleurs demain. Seulement, je te recommande encorede ne jamais parler que d’affaires en société.

– Si tu ne veux pas me le dire, je le demanderai demainà…

– Mon Dieu, les gens les plus niais s’étudient à cacher ceschoses-là, et tu crois qu’un ambassadeur ira te les dire !Mais, Crottat, je ne t’ai jamais vu si dénué de sens.

– Merci, ma chère !

Chapitre 5LES DEUX RENCONTRES

Un ancien officier d’ordonnance de Napoléon, que nousappellerons seulement le marquis ou le général, et qui sous larestauration fit une haute fortune, était venu passer les beauxjours à Versailles, où il habitait une maison de campagne situéeentre l’église et la barrière de Montreuil, sur le chemin quiconduit à l’avenue de Saint-Cloud. Son service à la cour ne luipermettait pas de s’éloigner de Paris.

Élevé jadis pour servir d’asile aux passagères amours de quelquegrand seigneur, ce pavillon avait de très-vastes dépendances. Lesjardins au milieu desquels il était placé, l’éloignaient égalementà droite et à gauche des premières maisons de Montreuil et deschaumières construites aux environs de la barrière&|160;; ainsi,sans être par trop isolés, les maîtres de cette propriétéjouissaient, à deux pas d’une ville, de tous les plaisirs de lasolitude. Par une étrange contradiction, la façade et la ported’entrée de la maison donnaient immédiatement sur le chemin, qui,peut-être autrefois, était peu fréquenté. Cette hypothèse paraîtvraisemblable si l’on vient à songer qu’il aboutit au délicieuxpavillon bâti par Louis XV pour mademoiselle de Romans, et qu’avantd’y arriver, les curieux reconnaissent, çà et là, plus d’uncasino dont l’intérieur et le décor trahissent lesspirituelles débauches de nos aïeux, qui, dans la licence dont onles accuse, cherchaient néanmoins l’ombre et le mystère.

Par une soirée d’hiver, le marquis, sa femme et ses enfants setrouvèrent seuls dans cette maison déserte. Leurs gens avaientobtenu la permission d’aller célébrer à Versailles la noce de l’und’entre eux, et présumant que la solennité de Noël, jointe à cettecirconstance, leur offrirait une valable excuse auprès de leursmaîtres, ils ne faisaient pas scrupule de consacrer à la fête unpeu plus de temps que ne leur en avait octroyé l’ordonnancedomestique. Cependant, comme le général était connu pour un hommequi n’avait jamais manqué d’accomplir sa parole avec une inflexibleprobité, les réfractaires ne dansèrent pas sans quelques remordsquand le moment du retour fut expiré. Onze heures venaient desonner, et pas un domestique n’était arrivé. Le profond silence quirégnait sur la campagne permettait d’entendre, par intervalles, labise sifflant à travers les branches noires des arbres, mugissantautour de la maison, ou s’engouffrant dans les longs corridors. Lagelée avait si bien purifié l’air, durci la terre et saisi lespavés, que tout avait cette sonorité sèche dont les phénomènes noussurprennent toujours. La lourde démarche d’un buveur attardé, ou lebruit d’un fiacre retournant à Paris, retentissaient plus vivementet se faisaient écouter plus loin que de coutume. Les feuillesmortes, mises en danse par quelques tourbillons soudains,frissonnaient sur les pierres de la cour de manière à donner unevoix à la nuit, quand elle voulait devenir muette. C’était enfinune de ces âpres soirées qui arrachent à notre égoïsme une plaintestérile en faveur du pauvre ou du voyageur, et nous rendent le coindu feu si voluptueux. En ce moment, la famille réunie au salon, nes’inquiétait ni de l’absence des domestiques, ni des gens sansfoyer, ni de la poésie dont étincelle une veillée d’hiver. Sansphilosopher hors de propos, et confiants en la protection d’unvieux soldat, femmes et enfants se livraient aux délicesqu’engendre la vie intérieure quand les sentiments n’y sont pasgênés, quand l’affection et la franchise animent les discours, lesregards et les jeux.

Le général était assis, ou, pour mieux dire, enseveli dans unehaute et spacieuse bergère, au coin de la cheminée, où brillait unfeu nourri qui répandait cette chaleur piquante, symptôme d’unfroid excessif au dehors. Appuyée sur le dos du siége et légèrementinclinée, la tête de ce brave père restait dans une pose dontl’indolence peignait un calme parfait, un doux épanouissement dejoie. Ses bras, à moitié endormis, mollement jetés hors de labergère, achevaient d’exprimer une pensée de bonheur. Ilcontemplait le plus petit de ses enfants, un garçon à peine âgé decinq ans, qui, demi-nu, se refusait à se laisser déshabiller par samère. Le bambin fuyait la chemise ou le bonnet de nuit avec lequella marquise le menaçait parfois&|160;; il gardait sa collerettebrodée, riait à sa mère quand elle l’appelait, en s’apercevantqu’elle riait elle-même de cette rébellion enfantine&|160;; il seremettait alors à jouer avec sa sœur, aussi naïve, mais plusmalicieuse, et qui parlait déjà plus distinctement que lui, dontles vagues paroles et les idées confuses étaient à peineintelligibles pour ses parents. La petite Moïna, son aînée de deuxans, provoquait par des agaceries déjà féminines d’interminablesrires, qui partaient comme des fusées et semblaient ne pas avoir decause&|160;; mais à les voir tous deux se roulant devant le feu,montrant sans honte leurs jolis corps potelés, leurs formesblanches et délicates, confondant les boucles de leurs cheveluresnoire et blonde, heurtant leurs visages roses, où la joie traçaitdes fossettes ingénues, certes un père et surtout une mèrecomprenaient ces petites âmes, pour eux déjà caractérisées, poureux déjà passionnées. Ces deux anges faisaient pâlir par les vivescouleurs de leurs yeux humides, de leurs joues brillantes, de leurteint blanc, les fleurs du tapis moelleux, ce théâtre de leursébats, sur lequel ils tombaient, se renversaient, se combattaient,se roulaient sans danger. Assise sur une causeuse à l’autre coin dela cheminée, en face de son mari, la mère était entourée devêtements épars et restait, un soulier rouge à la main, dans uneattitude pleine de laissez-aller. Son indécise sévérité mouraitdans un doux sourire gravé sur ses lèvres. Âgée d’environtrente-six ans, elle conservait encore une beauté due à la rareperfection des lignes de son visage, auquel la chaleur, la lumièreet le bonheur prêtaient en ce moment un éclat surnaturel. Souventelle cessait de regarder ses enfants pour reporter ses yeuxcaressants sur la grave figure de son mari, et parfois, en serencontrant, les yeux des deux époux échangeaient de muettesjouissances et de profondes réflexions. Le général avait un visagefortement basané. Son front large et pur était sillonné parquelques mèches de cheveux grisonnants. Les mâles éclairs de sesyeux bleus, la bravoure inscrite dans les rides de ses jouesflétries, annonçaient qu’il avait acheté par de rudes travaux leruban rouge qui fleurissait la boutonnière de son habit. En cemoment les innocentes joies exprimées par ses deux enfants sereflétaient sur sa physionomie vigoureuse et ferme où perçaient unebonhomie, une candeur indicibles. Ce vieux capitaine était redevenupetit sans beaucoup d’efforts. N’y a-t-il pas toujours un peud’amour pour l’enfance chez les soldats qui ont assez expérimentéles malheurs de la vie pour avoir su reconnaître les misères de laforce et les priviléges de la faiblesse&|160;? Plus loin, devantune table ronde éclairée par des lampes astrales dont les viveslumières luttaient avec les lueurs pâles des bougies placées sur lacheminée, était un jeune garçon de treize ans qui tournaitrapidement les pages d’un gros livre. Les cris de son frère ou desa sœur ne lui causaient aucune distraction, et sa figure accusaitla curiosité de la jeunesse. Cette profonde préoccupation étaitjustifiée par les attachantes merveilles des Mille et uneNuits et par un uniforme de lycéen. Il restait immobile, dansune attitude méditative, un coude sur la table et la tête appuyéesur l’une de ses mains, dont les doigts blancs tranchaient au moyend’une chevelure brune. La clarté tombant d’aplomb sur son visage,et le reste du corps étant dans l’obscurité, il ressemblait ainsi àces portraits noirs où Raphaël s’est représenté lui-même attentif,penché, songeant à l’avenir. Entre cette table et la marquise, unegrande et belle jeune fille travaillait, assise devant un métier àtapisserie sur lequel se penchait et d’où s’éloignaitalternativement sa tête, dont les cheveux d’ébène artistementlissés réfléchissaient la lumière. À elle seule Hélène était unspectacle. Sa beauté se distinguait par un rare caractère de forceet d’élégance. Quoique relevée de manière à dessiner des traitsvifs autour de la tête, la chevelure était si abondante que,rebelle aux dents du peigne, elle se frisait énergiquement à lanaissance du cou. Ses sourcils, très-fournis et régulièrementplantés, tranchaient avec la blancheur de son front pur. Elle avaitmême sur la lèvre supérieure quelques signes de courage quifiguraient une légère teinte de bistre sous un nez grec dont lescontours étaient d’une exquise perfection. Mais la captivanterondeur des formes, la candide expression des autres traits, latransparence d’une carnation délicate, la voluptueuse mollesse deslèvres, le fini de l’ovale décrit par le visage, et surtout lasainteté de son regard vierge, imprimaient à cette beautévigoureuse la suavité féminine, la modestie enchanteresse que nousdemandons à ces anges de paix et d’amour. Seulement il n’y avaitrien de frêle dans cette jeune fille, et son cœur devait être aussidoux, son âme aussi forte que ses proportions étaient magnifiqueset que sa figure était attrayante. Elle imitait le silence de sonfrère le lycéen, et paraissait en proie à l’une de ces fatalesméditations de jeune fille, souvent impénétrables à l’observationd’un père ou même à la sagacité des mères&|160;: en sorte qu’ilétait impossible de savoir s’il fallait attribuer au jeu de lalumière ou à des peines secrètes les ombres capricieuses quipassaient sur son visage comme de faibles nuées sur un cielpur.

Les deux aînés étaient en ce moment complètement oubliés par lemari et par la femme. Cependant plusieurs fois le coup d’œilinterrogateur du général avait embrassé la scène muette qui, sur lesecond plan, offrait une gracieuse réalisation des espérancesécrites dans les tumultes enfantins placés sur le devant de cetableau domestique. En expliquant la vie humaine par d’insensiblesgradations, ces figures composaient une sorte de poème vivant. Leluxe des accessoires qui décoraient le salon, la diversité desattitudes, les oppositions dues à des vêtements tous divers decouleur, les contrastes de ces visages si caractérisés par lesdifférents âges et par les contours que les lumières mettaient ensaillie, répandaient sur ces pages humaines toutes les richessesdemandées à la sculpture, aux peintres, aux écrivains. Enfin, lesilence et l’hiver, la solitude et la nuit prêtaient leur majesté àcette sublime et naïve composition, délicieux effet de nature. Lavie conjugale est pleine de ces heures sacrées dont le charmeindéfinissable est dû peut-être à quelque souvenance d’un mondemeilleur. Des rayons célestes jaillissent sans doute sur ces sortesde scènes, destinées à payer à l’homme une partie de ses chagrins,à lui faire accepter l’existence. Il semble que l’univers soit là,devant nous, sous une forme enchanteresse, qu’il déroule sesgrandes idées d’ordre, que la vie sociale plaide pour ses lois enparlant de l’avenir.

Cependant, malgré le regard d’attendrissement jeté par Hélènesur Abel et Moïna quand éclatait une de leurs joies&|160;; malgréle bonheur peint sur sa lucide figure lorsqu’elle contemplaitfurtivement son père, un sentiment de profonde mélancolie étaitempreint dans ses gestes, dans son attitude, et surtout dans sesyeux voilés par de longues paupières. Ses blanches et puissantesmains, à travers lesquelles la lumière passait en leur communiquantune rougeur diaphane et presque fluide, eh&|160;! bien, ses mainstremblaient. Une seule fois, sans se défier mutuellement, ses yeuxet ceux de la marquise se heurtèrent. Ces deux femmes se comprirentalors par un regard terne, froid, respectueux chez Hélène, sombreet menaçant chez la mère. Hélène baissa promptement sa vue sur lemétier, tira l’aiguille avec prestesse, et de long-temps ne relevasa tête, qui semblait lui être devenue trop lourde à porter. Lamère était-elle trop sévère pour sa fille, et jugeait-elle cettesévérité nécessaire&|160;? Était-elle jalouse de la beautéd’Hélène, avec qui elle pouvait rivaliser encore, mais en déployanttous les prestiges de la toilette&|160;? Ou la fille avait-ellesurpris, comme beaucoup de filles quand elles deviennentclairvoyantes, des secrets que cette femme, en apparence sireligieusement fidèle à ses devoirs, croyait avoir ensevelis dansson cœur aussi profondément que dans une tombe&|160;?

Hélène était arrivée à un âge où la pureté de l’âme porte à desrigidités qui dépassent la juste mesure dans laquelle doiventrester les sentiments. Dans certains esprits, les fautes prennentles proportions du crime&|160;; l’imagination réagit alors sur laconscience&|160;; souvent alors les jeunes filles exagèrent lapunition en raison de l’étendue qu’elles donnent aux forfaits.Hélène paraissait ne se croire digne de personne. Un secret de savie antérieure, un accident peut-être, incompris d’abord, maisdéveloppé par les susceptibilités de son intelligence sur laquelleinfluaient les idées religieuses, semblait l’avoir depuis peu commedégradée romanesquement à ses propres yeux. Ce changement dans saconduite avait commencé le jour où elle avait lu, dans la récentetraduction des théâtres étrangers, la belle tragédie deGuillaume Tell, par Schiller. Après avoir grondé sa fillede laisser tomber le volume, la mère avait remarqué que le ravagecausé par cette lecture dans l’âme d’Hélène venait de la scène oùle poète établit une sorte de fraternité entre Guillaume Tell, quiverse le sang d’un homme pour sauver tout un peuple, etJean-le-Parricide. Devenue humble, pieuse et recueillie, Hélène nesouhaitait plus d’aller au bal. Jamais elle n’avait été sicaressante pour son père, surtout quand la marquise n’était pastémoin de ses cajoleries de jeune fille. Néanmoins, s’il existaitdu refroidissement dans l’affection d’Hélène pour sa mère, il étaitsi finement exprimé, que le général ne devait pas s’en apercevoir,quelque jaloux qu’il pût être de l’union qui régnait dans safamille. Nul homme n’aurait eu l’œil assez perspicace pour sonderla profondeur de ces deux cœurs féminins&|160;: l’un jeune etgénéreux, l’autre sensible et fier&|160;; le premier, trésord’indulgence&|160;; le second, plein de finesse et d’amour. Si lamère contristait sa fille par un adroit despotisme de femme, iln’était sensible qu’aux yeux de la victime. Au reste, l’événementseulement fit naître ces conjectures toutes insolubles. Jusqu’àcette nuit, aucune lumière accusatrice ne s’était échappée de cesdeux âmes&|160;; mais entre elles et Dieu certainement il s’élevaitquelque sinistre mystère.

–&|160;Allons, Abel, s’écria la marquise en saisissant un momentoù silencieux et fatigués Moïna et son frère restaientimmobiles&|160;; allons, venez, mon fils, il faut vous coucher… Et,lui lançant un regard impérieux, elle le prit vivement sur sesgenoux.

–&|160;Comment, dit le général, il est dix heures et demie, etpas un de nos domestiques n’est rentré&|160;? Ah&|160;! lescompères. Gustave, ajouta-t-il en se tournant vers son fils, je net’ai donné ce livre qu’à la condition de le quitter à dixheures&|160;; tu aurais dû le fermer toi-même à l’heure dite ett’aller coucher comme tu me l’avais promis. Si tu veux être unhomme remarquable, il faut faire de ta parole une seconde religion,et y tenir comme à ton honneur. Fox, un des plus grands orateurs del’Angleterre, était surtout remarquable par la beauté de soncaractère. La fidélité aux engagements pris est la principale deses qualités. Dans son enfance, son père, un Anglais de vieilleroche, lui avait donné une leçon assez vigoureuse pour faire uneéternelle impression sur l’esprit d’un jeune enfant. À ton âge, Foxvenait, pendant les vacances, chez son père, qui avait, comme tousles riches Anglais, un parc assez considérable autour de sonchâteau. Il se trouvait dans ce parc un vieux kiosque qui devaitêtre abattu et reconstruit dans un endroit où le point de vue étaitmagnifique. Les enfants aiment beaucoup à voir démolir. Le petitFox voulait avoir quelques jours de vacances de plus pour assisterà la chute du pavillon&|160;; mais son père exigeait qu’il rentrâtau collége au jour fixé pour l’ouverture des classes&|160;; de làbrouille entre le père et le fils. La mère, comme toutes lesmamans, appuya le petit Fox. Le père promit alors solennellement àson fils qu’il attendrait aux vacances prochaines pour démolir lekiosque. Fox retourne au collège. Le père crut qu’un petit garçondistrait par ses études oublierait cette circonstance, il fitabattre le kiosque et le reconstruisit à l’autre endroit. L’entêtégarçon ne songeait qu’à ce kiosque. Quand il vint chez son père,son premier soin fut d’aller voir le vieux bâtiment&|160;; mais ilrevint tout triste au moment du déjeuner, et dit à son père&|160;:– Vous m’avez trompé. Le vieux gentilhomme anglais dit avec uneconfusion pleine de dignité&|160;: – C’est vrai, mon fils, mais jeréparerai ma faute. Il faut tenir à sa parole plus qu’à safortune&|160;; car tenir à sa parole donne la fortune, et toutesles fortunes n’effacent pas la tache faite à la conscience par unmanque de parole. Le père fit reconstruire le vieux pavillon commeil était&|160;; puis, après l’avoir reconstruit, il ordonna qu’onl’abattît sous les yeux de son fils. Que ceci, Gustave, te serve deleçon.

Gustave, qui avait attentivement écouté son père, ferma le livreà l’instant. Il se fit un moment de silence pendant lequel legénéral s’empara de Moïna, qui se débattait contre le sommeil, etla posa doucement sur lui. La petite laissa rouler sa têtechancelante sur la poitrine du père et s’y endormit alors tout àfait, enveloppée dans les rouleaux dorés de sa jolie chevelure. Encet instant, des pas rapides retentirent dans la rue, sur laterre&|160;; et soudain trois coups, frappés à la porte,réveillèrent les échos de la maison. Ces coups prolongés eurent unaccent aussi facile à comprendre que le cri d’un homme en danger demourir. Le chien de garde aboya d’un ton de fureur. Hélène,Gustave, le général et sa femme tressaillirent vivement&|160;; maisAbel, que sa mère achevait de coiffer, et Moïna ne s’éveillèrentpas.

–&|160;Il est pressé, celui-là, s’écria le militaire en déposantsa fille sur la bergère.

Il sortit brusquement du salon sans avoir entendu la prière desa femme.

–&|160;Mon ami, n’y va pas…

Le marquis passa dans sa chambre à coucher, y prit une paire depistolets, alluma sa lanterne sourde, s’élança vers l’escalier,descendit avec la rapidité de l’éclair, et se trouva bientôt à laporte de la maison où son fils le suivit intrépidement.

–&|160;Qui est là&|160;? demanda-t-il.

–&|160;Ouvrez, répondit une voix presque suffoquée par desrespirations haletantes.

–&|160;Êtes-vous ami&|160;?

–&|160;Oui, ami.

–&|160;Êtes-vous seul&|160;?

–&|160;Oui, mais ouvrez, car ils viennent&|160;!

Un homme se glissa sous le porche avec la fantastique vélocitéd’une ombre aussitôt que le général eut entrebâillé la porte&|160;;et, sans qu’il pût s’y opposer, l’inconnu l’obligea de la lâcher enla repoussant par un vigoureux coup de pied, et s’y appuyarésolument comme pour empêcher de la rouvrir. Le général, qui levasoudain son pistolet et sa lanterne sur la poitrine de l’étrangerafin de le tenir en respect, vit un homme de moyenne tailleenveloppé dans une pelisse fourrée, vêtement de vieillard, ample ettraînant, qui semblait ne pas avoir été fait pour lui. Soitprudence ou hasard, le fugitif avait le front entièrement couvertpar un chapeau qui lui tombait sur les yeux.

–&|160;Monsieur, dit-il au général, abaissez le canon de votrepistolet. Je ne prétends pas rester chez vous sans votreconsentement&|160;; mais si je sors, la mort m’attend à labarrière. Et quelle mort&|160;! vous en répondriez à Dieu. Je vousdemande l’hospitalité pour deux heures. Songez-y bien, monsieur,quelque suppliant que je sois, je dois commander avec le despotismede la nécessité. Je veux l’hospitalité de l’Arabie. Que je voussois sacré&|160;; sinon, ouvrez, j’irai mourir. Il me faut lesecret, un asile et de l’eau. Oh&|160;! de l’eau&|160;? répéta-t-ild’une voix qui râlait.

–&|160;Qui êtes-vous, demanda le général, surpris de lavolubilité fiévreuse avec laquelle parlait l’inconnu.

–&|160;Ah&|160;! qui je suis&|160;? Eh&|160;! bien, ouvrez, jem’éloigne, répondit l’homme avec l’accent d’une infernaleironie.

Malgré l’adresse avec laquelle le marquis promenait les rayonsde sa lanterne, il ne pouvait voir que le bas de ce visage, et rienn’y plaidait en faveur d’une hospitalité si singulièrementréclamée&|160;: les joues étaient tremblantes, livides, et lestraits horriblement contractés. Dans l’ombre projetée par le borddu chapeau, les yeux se dessinaient comme deux lueurs qui firentpresque pâlir la faible lumière de la bougie. Cependant il fallaitune réponse.

–&|160;Monsieur, dit le général, votre langage est siextraordinaire, qu’à ma place vous…

–&|160;Vous disposez de ma vie, s’écria l’étranger d’un son devoix terrible en interrompant son hôte.

–&|160;Deux heures, dit le marquis irrésolu.

–&|160;Deux heures, répéta l’homme.

Mais tout à coup il repoussa son chapeau par un geste dedésespoir, se découvrit le front et lança, comme s’il voulait faireune dernière tentative, un regard dont la vive clarté pénétra l’âmedu général. Ce jet d’intelligence et de volonté ressemblait à unéclair, et fut écrasant comme la foudre&|160;; car il est desmoments où les hommes sont investis d’un pouvoir inexplicable.

–&|160;Allez, qui que vous puissiez être, vous serez en sûretésous mon toit, reprit gravement le maître du logis qui crut obéir àl’un de ces mouvements instinctifs que l’homme ne sait pas toujoursexpliquer.

–&|160;Dieu vous le rende, ajouta l’inconnu en laissant échapperun profond soupir.

–&|160;Êtes-vous armé, demanda le général.

Pour toute réponse, l’étranger lui donnant à peine le temps dejeter un coup d’œil sur sa pelisse, l’ouvrit et la replialestement. Il était sans armes apparentes et dans le costume d’unjeune homme qui sort du bal. Quelque rapide que fût l’examen dusoupçonneux militaire, il en vit assez pour s’écrier&|160;: – Oùdiable avez-vous pu vous éclabousser ainsi par un temps sisec&|160;?

–&|160;Encore des questions&|160;! répondit-il avec un air dehauteur.

En ce moment, le marquis aperçut son fils et se souvint de laleçon qu’il venait de lui faire sur la stricte exécution de laparole donnée&|160;; il fut si vivement contrarié de cettecirconstance, qu’il lui dit, non sans un ton de colère&|160;: –Comment, petit drôle, te trouves-tu là au lieu d’être dans tonlit&|160;?

–&|160;Parce que j’ai cru pouvoir vous être utile dans ledanger, répondit Gustave.

–&|160;Allons, monte à ta chambre, dit le père adouci par laréponse de son fils. Et vous, dit-il en s’adressant à l’inconnu,suivez-moi.

Ils devinrent silencieux comme deux joueurs qui se défient l’unde l’autre. Le général commença même à concevoir de sinistrespressentiments. L’inconnu lui pesait déjà sur le cœur comme uncauchemar&|160;; mais, dominé par la foi du serment, il leconduisit à travers les corridors, les escaliers de sa maison, etle fit entrer dans une grande chambre située au second étage,précisément au-dessus du salon. Cette pièce inhabitée servait deséchoir en hiver, ne communiquait à aucun appartement, et n’avaitd’autre décoration, sur ses quatre murs jaunis, qu’un méchantmiroir laissé sur la cheminée par le précédent propriétaire, et unegrande glace qui, s’étant trouvée sans emploi lors del’emménagement du marquis, fut provisoirement mise en face de lacheminée. Le plancher de cette vaste mansarde n’avait jamais étébalayé, l’air y était glacial, et deux vieilles chaises dépailléesen composaient tout le mobilier. Après avoir posé sa lanterne surl’appui de la cheminée, le général dit à l’inconnu&|160;: – Votresécurité veut que cette misérable mansarde vous serve d’asile. Et,comme vous avez ma parole pour le secret, vous me permettrez devous y enfermer.

L’homme baissa la tête en signe d’adhésion.

–&|160;Je n’ai demandé qu’un asile, le secret et de l’eau,ajouta-t-il.

–&|160;Je vais vous en apporter, répondit le marquis qui fermala porte avec soin et descendit à tâtons dans le salon pour y venirprendre un flambeau afin d’aller chercher lui-même une carafe dansl’office.

–&|160;Hé&|160;! bien, monsieur, qu’y a-t-il&|160;? demandavivement la marquise à son mari.

–&|160;Rien, ma chère, répondit-il d’un air froid.

–&|160;Mais nous avons cependant bien écouté, vous venez deconduire quelqu’un là-haut…

–&|160;Hélène, reprit le général en regardant sa fille qui levala tête vers lui, songez que l’honneur de votre père repose survotre discrétion. Vous devez n’avoir rien entendu.

La jeune fille répondit par un mouvement de tête significatif.La marquise demeura tout interdite et piquée intérieurement de lamanière dont s’y prenait son mari pour lui imposer silence. Legénéral alla prendre une carafe, un verre, et remonta dans lachambre où était son prisonnier&|160;: il le trouva debout, appuyécontre le mur, près de la cheminée, la tête nue&|160;; il avaitjeté son chapeau sur une des deux chaises. L’étranger nes’attendait sans doute pas à se voir si vivement éclairé. Son frontse plissa et sa figure devint soucieuse quand ses yeuxrencontrèrent les yeux perçants du général&|160;; mais il s’adoucitet prit une physionomie gracieuse pour remercier son protecteur.Lorsque ce dernier eut placé le verre et la carafe sur l’appui dela cheminée, l’inconnu, après lui avoir encore jeté son regardflamboyant, rompit le silence.

–&|160;Monsieur, dit-il d’une voix douce qui n’eut plus deconvulsions gutturales comme précédemment mais qui néanmoinsaccusait encore un tremblement intérieur, je vais vous paraîtrebizarre. Excusez des caprices nécessaires. Si vous restez là, jevous prierai de ne pas me regarder quand je boirai.

Contrarié de toujours obéir à un homme qui lui déplaisait, legénéral se retourna brusquement. L’étranger tira de sa poche unmouchoir blanc, s’en enveloppa la main droite&|160;; puis il saisitla carafe, et but d’un trait l’eau qu’elle contenait. Sans penser àenfreindre son serment tacite, le marquis regarda machinalementdans la glace&|160;; mais alors la correspondance des deux miroirspermettant à ses yeux de parfaitement embrasser l’inconnu, il vitle mouchoir se rougir soudain par le contact des mains qui étaientpleines de sang.

–&|160;Ah&|160;! vous m’avez regardé, s’écria l’homme quandaprès avoir bu et s’être enveloppé dans son manteau il examina legénéral d’un air soupçonneux. Je suis perdu. Ils viennent,les voici&|160;!

–&|160;Je n’entends rien, dit le marquis.

–&|160;Vous n’êtes pas intéressé, comme je le suis, à écouterdans l’espace.

–&|160;Vous vous êtes donc battu en duel, pour être ainsicouvert de sang&|160;? demanda le général assez ému en distinguantla couleur des larges taches dont les vêtements de son hôte étaientimbibés.

–&|160;Oui, un duel, vous l’avez dit, répéta l’étranger enlaissant errer sur ses lèvres un sourire amer.

En ce moment, le son des pas de plusieurs chevaux au grand galopretentit dans le lointain&|160;; mais ce bruit était faible commeles premières lueurs du matin. L’oreille exercée du généralreconnut la marche des chevaux disciplinés par le régime del’escadron.

–&|160;C’est la gendarmerie, dit-il.

Il jeta sur son prisonnier un regard de nature à dissiper lesdoutes qu’il avait pu lui suggérer par son indiscrétioninvolontaire, remporta la lumière et revint au salon. À peineposait-il la clef de la chambre haute sur la cheminée que le bruitproduit par la cavalerie grossit et s’approcha du pavillon avec unerapidité qui le fit tressaillir. En effet, les chevaux s’arrêtèrentà la porte de la maison. Après avoir échangé quelques paroles avecses camarades, un cavalier descendit, frappa rudement, et obligeale général d’aller ouvrir. Ce dernier ne fut pas maître d’uneémotion secrète à l’aspect de six gendarmes dont les chapeauxbordés d’argent brillaient à la clarté de la lune.

–&|160;Monseigneur, lui dit un brigadier, n’avez-vous pasentendu tout à l’heure un homme courant vers la barrière&|160;?

–&|160;Vers la barrière&|160;? Non.

–&|160;Vous n’avez ouvert votre porte à personne&|160;?

–&|160;Ai-je donc l’habitude d’ouvrir moi-même maporte&|160;?…

–&|160;Mais, pardon, mon général, en ce moment, il me sembleque…

–&|160;Ah&|160;! çà, s’écria le marquis avec un accent decolère, allez vous me plaisanter&|160;? avez-vous le droit…

–&|160;Rien, rien, monseigneur, reprit doucement le brigadier.Vous excuserez notre zèle. Nous savons bien qu’un pair de France nes’expose pas à recevoir un assassin à cette heure de la nuit&|160;;mais le désir d’avoir quelques renseignements…

–&|160;Un assassin&|160;! s’écria le général. Et qui donc aété…

–&|160;Monsieur le marquis de Mauny vient d’être haché en je nesais combien de morceaux, reprit le gendarme. Mais l’assassin estvivement poursuivi. Nous sommes certains qu’il est dans lesenvirons, et nous allons le traquer. Excusez, mon général.

Le gendarme parlait en remontant à cheval, en sorte qu’il ne luifut heureusement pas possible de voir la figure du général. Habituéà tout supposer, le brigadier aurait peut-être conçu des soupçons àl’aspect de cette physionomie ouverte où se peignaient sifidèlement les mouvements de l’âme.

–&|160;Sait-on le nom du meurtrier&|160;? demanda legénéral.

–&|160;Non, répondit le cavalier. Il a laissé le secrétaireplein d’or et de billets de banque, sans y toucher.

–&|160;C’est une vengeance, dit le marquis.

–&|160;Ah&|160;! bah&|160;! sur un vieillard&|160;?… Non, non,ce gaillard-là n’aura pas eu le temps de faire son coup.

Et le gendarme rejoignit ses compagnons, qui galopaient déjàdans le lointain. Le général resta pendant un moment en proie à desperplexités faciles à comprendre. Bientôt il entendit sesdomestiques qui revenaient en se disputant avec une sorte dechaleur, et dont les voix retentissaient dans le carrefour deMontreuil. Quand ils arrivèrent, sa colère, à laquelle il fallaitun prétexte pour s’exhaler, tomba sur eux avec l’éclat de lafoudre. Sa voix fit trembler les échos de la maison. Puis ils’apaisa tout à coup, lorsque le plus hardi, le plus adroit d’entreeux, son valet de chambre, excusa leur retard en lui disant qu’ilsavaient été arrêtés à l’entrée de Montreuil par des gendarmes etdes agents de police en quête d’un assassin. Le général se tutsoudain. Puis, rappelé par ce mot aux devoirs de sa singulièreposition, il ordonna sèchement à tous ses gens d’aller se coucheraussitôt en les laissant étonnés de la facilité avec laquelle iladmettait le mensonge du valet de chambre.

Mais pendant que ces événements se passaient dans la cour, unincident léger en apparence avait changé la situation des autrespersonnages qui figurent dans cette histoire. À peine le marquisétait-il sorti que sa femme, jetant alternativement les yeux sur laclef de la mansarde et sur Hélène, finit par dire à voix basse ense penchant vers sa fille&|160;: – Hélène, votre père a laissé laclef sur la cheminée.

La jeune fille étonnée leva la tête, et regarda timidement samère dont les yeux pétillaient de curiosité.

–&|160;Hé&|160;! bien, maman&|160;? répondit-elle d’une voixtroublée.

–&|160;Je voudrais bien savoir ce qui se passe là-haut. S’il y aune personne, elle n’a pas encore bougé. Vas-y donc…

–&|160;Moi&|160;? dit la jeune fille avec une sorted’effroi.

–&|160;As-tu peur&|160;?

–&|160;Non, madame, mais je crois avoir distingué le pas d’unhomme.

–&|160;Si je pouvais y aller moi-même, je ne vous aurais pasprié de monter, Hélène, reprit sa mère avec un ton de dignitéfroide. Si votre père rentrait et ne me trouvait pas, il mechercherait peut-être, tandis qu’il ne s’apercevra pas de votreabsence.

–&|160;Madame, répondit Hélène, si vous me le commandez,j’irai&|160;; mais je perdrai l’estime de mon père…

–&|160;Comment&|160;! dit la marquise avec un accent d’ironie.Mais puisque vous prenez au sérieux ce qui n’était qu’uneplaisanterie maintenant je vous ordonne d’aller voir qui estlà-haut. Voici la clef, ma fille&|160;! Votre père, en vousrecommandant le silence sur ce qui se passe en ce moment chez lui,ne vous a point interdit de monter à cette chambre. Allez, etsachez qu’une mère ne doit jamais être jugée par sa fille…

Après avoir prononcé ces dernières paroles avec toute lasévérité d’une mère offensée, la marquise prit la clef et la remità Hélène, qui se leva sans dire un mot, et quitta le salon.

–&|160;Ma mère saura toujours bien obtenir son pardon&|160;;mais moi je serai perdue dans l’esprit de mon père. Veut-elle doncme priver de la tendresse qu’il a pour moi, me chasser de samaison&|160;?

Ces idées fermentèrent soudain dans son imagination pendantqu’elle marchait sans lumière le long du corridor, au fond duquelétait la porte de la chambre mystérieuse. Quand elle y arriva, ledésordre de ses pensées eut quelque chose de fatal. Cette espèce deméditation confuse servit à faire déborder mille sentimentscontenus jusque-là dans son cœur. Ne croyant peut-être déjà plus àun heureux avenir, elle acheva, dans ce moment affreux, dedésespérer de sa vie. Elle trembla convulsivement en approchant laclef de la serrure, et son émotion devint même si forte qu’elles’arrêta pendant un instant pour mettre la main sur son cœur, commesi elle avait le pouvoir d’en calmer les battements profonds etsonores. Enfin elle ouvrit la porte. Le cri des gonds avait sansdoute vainement frappé l’oreille du meurtrier. Quoique son ouïe fûttrès-fine, il resta presque collé sur le mur, immobile et commeperdu dans ses pensées. Le cercle de lumière projeté par lalanterne l’éclairait faiblement, et il ressemblait, dans cette zonede clair-obscur, à ces sombres statues de chevaliers, toujoursdebout à l’encoignure de quelque tombe noire sous les chapellesgothiques. Des gouttes de sueur froide sillonnaient son front jauneet large. Une audace incroyable brillait sur ce visage fortementcontracté. Ses yeux de feu, fixes et secs, semblaient contempler uncombat dans l’obscurité qui était devant lui. Des penséestumultueuses passaient rapidement sur cette face, dont l’expressionferme et précise indiquait une âme supérieure. Son corps, sonattitude, ses proportions, s’accordaient avec son génie sauvage.Cet homme était tout force et tout puissance, et il envisageait lesténèbres comme une visible image de son avenir. Habitué à voir lesfigures énergiques des géants qui se pressaient autour de Napoléon,et préoccupé par une curiosité morale, le général n’avait pas faitattention aux singularités physiques de cet hommeextraordinaire&|160;; mais, sujette, comme toutes les femmes, auximpressions extérieures, Hélène fut saisie par le mélange delumière et d’ombre, de grandiose et de passion, par un poétiquechaos qui donnait à l’inconnu l’apparence de Lucifer se relevant desa chute. Tout à coup la tempête peinte sur ce visage s’apaisacomme par magie, et l’indéfinissable empire dont l’étranger était,à son insu peut-être, le principe et l’effet, se répandit autour delui avec la progressive rapidité d’une inondation. Un torrent depensées découla de son front au moment où ses traits reprirentleurs formes naturelles. Charmée, soit par l’étrangeté decette entrevue, soit par le mystère dans lequel elle pénétrait, lajeune fille put alors admirer une physionomie douce et pleined’intérêt. Elle resta pendant quelque temps dans un prestigieuxsilence et en proie à des troubles jusqu’alors inconnus à sa jeuneâme. Mais bientôt, soit qu’Hélène eût laissé échapper uneexclamation, eût fait un mouvement&|160;; soit que l’assassin,revenant du monde idéal au monde réel, entendît une autrerespiration que la sienne, il tourna la tête vers la fille de sonhôte, et aperçut indistinctement dans l’ombre la figure sublime etles formes majestueuses d’une créature qu’il dut prendre pour unange, à la voir immobile et vague comme une apparition.

–&|160;Monsieur&|160;! dit-elle d’une voix palpitante.

Le meurtrier tressaillit.

–&|160;Une femme&|160;! s’écria-t-il doucement. Est-cepossible&|160;? Éloignez-vous, reprit-il. Je ne reconnais àpersonne le droit de me plaindre, de m’absoudre ou de me condamner.Je dois vivre seul. Allez, mon enfant, ajouta-t-il avec un geste desouverain, je reconnaîtrais mal le service que me rend le maître decette maison, si je laissais une seule des personnes qui l’habitentrespirer le même air que moi. Il faut me soumettre aux lois dumonde.

Cette dernière phrase fut prononcée à voir basse. En achevantd’embrasser par sa profonde intuition les misères que réveillacette idée mélancolique, il jeta sur Hélène un regard de serpent,et remua dans le cœur de cette singulière jeune fille un monde depensées encore endormi chez elle. Ce fut comme une lumière qui luiaurait éclairé des pays inconnus. Son âme fut terrassée, subjuguée,sans qu’elle trouvât la force de se défendre contre le pouvoirmagnétique de ce regard, quelque involontairement lancé qu’ilfût.

Honteuse et tremblante, elle sortit et ne revint au salon qu’uninstant avant le retour de son père, en sorte qu’elle ne put riendire à sa mère.

Le général, tout préoccupé, se promena silencieusement, les brascroisés, allant d’un pas uniforme des fenêtres qui donnaient sur larue aux fenêtres du jardin. Sa femme gardait Abel endormi. Moïna,posée sur la bergère comme un oiseau dans son nid, sommeillaitinsouciante. La sœur aînée tenait une pelote de soie dans une main,dans l’autre une aiguille, et contemplait le feu. Le profondsilence qui régnait au salon, au dehors et dans la maison, n’étaitinterrompu que par les pas traînants des domestiques, qui allèrentse coucher un à un&|160;; par quelques rires étouffés, dernier échode leur joie et de la fête nuptiale&|160;; puis encore par lesportes de leurs chambres respectives, au moment où ils lesouvrirent en se parlant les uns aux autres, et quand ils lesfermèrent. Quelques bruits sourds retentirent encore auprès deslits. Une chaise tomba. La toux d’un vieux cocher résonnafaiblement et se tut. Mais bientôt la sombre majesté qui éclatedans la nature endormie à minuit domina partout. Les étoiles seulesbrillaient. Le froid avait saisi la terre. Pas un être ne parla, neremua. Seulement le feu bruissait, comme pour faire comprendre laprofondeur du silence. L’horloge de Montreuil sonna une heure. Ence moment des pas extrêmement légers retentirent faiblement dansl’étage supérieur. Le marquis et sa fille, certains d’avoir enfermél’assassin de monsieur de Mauny, attribuèrent ces mouvements à unedes femmes, et ne furent pas étonnés d’entendre ouvrir les portesde la pièce qui précédait le salon. Tout à coup le meurtrierapparut au milieu d’eux. La stupeur dans laquelle le marquis étaitplongé, la vive curiosité de la mère et l’étonnement de la fillelui ayant permis d’avancer presque au milieu du salon, il dit augénéral d’une voix singulièrement calme et mélodieuse&|160;: –Monseigneur, les deux heures vont expirer.

–&|160;Vous ici&|160;! s’écria le général. Par quellepuissance&|160;? Et, d’un regard terrible, il interrogea sa femmeet ses enfants. Hélène devint rouge comme le feu. – Vous, reprit lemilitaire d’un ton pénétré, vous au milieu de nous&|160;! Unassassin couvert de sang ici&|160;! Vous souillez ce tableau&|160;!Sortez, sortez, ajouta-t-il avec un accent de fureur.

Au mot d’assassin, la marquise jeta un cri. Quant à Hélène, cemot sembla décider de sa vie, son visage n’accusa pas le moindreétonnement. Elle semblait avoir attendu cet homme. Ses pensées sivastes eurent un sens. La punition que le ciel réservait à sesfautes éclatait. Se croyant aussi criminelle que l’était cet homme,la jeune fille le regarda d’un œil serein&|160;: elle était sacompagne, sa sœur. Pour elle, un commandement de Dieu semanifestait dans cette circonstance. Quelques années plus tard, laraison aurait fait justice de ses remords&|160;; mais en ce momentils la rendaient insensée. L’étranger resta immobile et froid. Unsourire de dédain se peignit dans ses traits et sur ses largeslèvres rouges.

–&|160;Vous reconnaissez bien mal la noblesse de mes procédésenvers vous, dit-il lentement. Je n’ai pas voulu toucher de mesmains le verre dans lequel vous m’avez donné de l’eau pour apaiserma soif. Je n’ai pas même pensé à laver mes mains sanglantes sousvotre toit, et j’en sors n’y ayant laissé de mon crime (à ces motsses lèvres se comprimèrent) que l’idée, en essayant de passer icisans laisser de trace. Enfin je n’ai pas même permis à votre fillede…

–&|160;Ma fille&|160;! s’écria le général en jetant sur Hélèneun coup d’œil d’horreur. Ah&|160;! malheureux, sors, ou je tetue.

–&|160;Les deux heures ne sont pas expirées. Vous ne pouvez nime tuer ni me livrer sans perdre votre propre estime et – lamienne.

À ce dernier mot, le militaire stupéfait essaya de contempler lecriminel, mais il fut obligé de baisser les yeux, il se sentaithors d’état de soutenir l’insupportable éclat d’un regard qui pourla seconde fois lui désorganisait l’âme. Il craignit de mollirencore en reconnaissant que sa volonté s’affaiblissait déjà.

–&|160;Assassiner un vieillard&|160;! Vous n’avez donc jamais vude famille&|160;? dit-il alors en lui montrant par un gestepaternel sa femme et ses enfants.

–&|160;Oui, un vieillard, répéta l’inconnu dont le front secontracta légèrement.

–&|160;L’avoir coupé en morceaux&|160;!

–&|160;Je l’ai coupé en morceaux, reprit l’assassin aveccalme.

–&|160;Fuyez&|160;! s’écria le général sans oser regarder sonhôte. Notre pacte est rompu. Je ne vous tuerai pas. Non&|160;! jene me ferai jamais le pourvoyeur de l’échafaud. Mais sortez, vousnous faites horreur.

–&|160;Je le sais, répondit le criminel avec résignation. Il n’ya pas de terre en France où je puisse poser mes pieds avecsécurité&|160;; mais, si la justice savait, comme Dieu, juger lesspécialités&|160;; si elle daignait s’enquérir qui, de l’assassinou de la victime, est le monstre, je resterais fièrement parmi leshommes. Ne devinez-vous pas des crimes antérieurs chez un hommequ’on vient de hacher&|160;? Je me suis fait juge et bourreau, j’airemplacé la justice humaine impuissante. Voilà mon crime. Adieu,monsieur. Malgré l’amertume que vous avez jetée dans votrehospitalité, j’en garderai le souvenir. J’aurai encore dans l’âmeun sentiment de reconnaissance pour un homme dans le monde, cethomme est vous… Mais je vous aurais voulu plus généreux.

Il alla vers la porte. En ce moment la jeune fille se penchavers sa mère et lui dit un mot à l’oreille.

–&|160;Ah&|160;!… Ce cri échappé à sa femme fit tressaillir legénéral, comme s’il eût vu Moïna morte. Hélène était debout, et lemeurtrier s’était instinctivement retourné, montrant sur sa figureune sorte d’inquiétude pour cette famille.

–&|160;Qu’avez-vous, ma chère&|160;? demanda le marquis.

–&|160;Hélène veut le suivre, dit-elle.

Le meurtrier rougit.

–&|160;Puisque ma mère traduit si mal une exclamation presqueinvolontaire, dit Hélène à voix basse, je réaliserai ses vœux.

Après avoir jeté un regard de fierté presque sauvage autourd’elle, la jeune fille baissa les yeux et resta dans une admirableattitude de modestie.

–&|160;Hélène, dit le général, vous êtes allée là-haut dans lachambre où j’avais mis…&|160;?

–&|160;Oui, mon père.

–&|160;Hélène, demanda-t-il d’une voix altérée par untremblement convulsif, est-ce la première fois que vous avez vu cethomme&|160;?

–&|160;Oui, mon père.

–&|160;Il n’est pas alors naturel que vous ayez le desseinde…

–&|160;Si cela n’est pas naturel, au moins cela est vrai, monpère.

–&|160;Ah&|160;! ma fille&|160;?… dit la marquise à voix bassemais de manière à ce que son mari l’entendît. Hélène, vous mentez àtous les principes d’honneur, de modestie, de vertu, que j’ai tâchéde développer dans votre cœur. Si vous n’avez été que mensongejusqu’à cette heure fatale, alors vous n’êtes point regrettable.Est-ce la perfection morale de cet inconnu qui vous tente&|160;?serait-ce l’espèce de puissance nécessaire aux gens qui commettentun crime&|160;?… Je vous estime trop pour supposer…

–&|160;Oh&|160;! supposez tout, madame, répondit Hélène d’un tonfroid.

Mais, malgré la force de caractère dont elle faisait preuve ence moment, le feu de ses yeux absorba difficilement les larmes quiroulèrent dans ses yeux. L’étranger devina le langage de la mèrepar les pleurs de la jeune fille et lança son coup d’œil d’aiglesur la marquise qui fut obligée, par un irrésistible pouvoir, deregarder ce terrible séducteur. Or, quand les yeux de cette femmerencontrèrent les yeux clairs et luisants de cet homme, elleéprouva dans l’âme un frisson semblable à la commotion qui noussaisit à l’aspect d’un reptile ou lorsque nous touchons à unebouteille de Leyde.

–&|160;Mon ami, cria-t-elle à son mari, c’est le démon. Ildevine tout…

Le général se leva pour saisir un cordon de sonnette.

–&|160;Il vous perd, dit Hélène au meurtrier.

L’inconnu sourit, fit un pas, arrêta le bras du marquis, leforça de supporter un regard qui versait la stupeur, et ledépouilla de son énergie.

–&|160;Je vais vous payer votre hospitalité, dit-il, et nousserons quittes. Je vous épargnerai un déshonneur en me livrantmoi-même. Après tout, que ferais-je maintenant dans lavie&|160;?

–&|160;Vous pouvez vous repentir, répondit Hélène en luiadressant une de ces espérances qui ne brillent que dans les yeuxd’une jeune fille.

–&|160;Je ne me repentirai jamais, dit le meurtrier d’une voixsonore et en levant fièrement la tête.

–&|160;Ses mains sont teintes de sang, dit le père à safille.

–&|160;Je les essuierai, répondit-elle.

–&|160;Mais, reprit le général, sans se hasarder à lui montrerl’inconnu, savez-vous s’il veut de vous seulement&|160;?

Le meurtrier s’avança vers Hélène, dont la beauté, quelquechaste et recueillie qu’elle fût, était comme éclairée par unelumière intérieure dont les reflets coloraient et mettaient, pourainsi dire, en relief les moindres traits et les lignes les plusdélicates&|160;; puis, après avoir jeté sur cette ravissantecréature un doux regard, dont la flamme était encore terrible, ildit en trahissant une vive émotion&|160;: – N’est-ce pas vous aimerpour vous-même et m’acquitter des deux heures d’existence que m’avendues votre père que de me refuser à votre dévouement&|160;?

–&|160;Et vous aussi vous me repoussez&|160;! s’écria Hélèneavec un accent qui déchira les cœurs. Adieu donc à tous, je vaisaller mourir&|160;!

–&|160;Qu’est-ce que cela signifie&|160;? lui dirent ensembleson père et sa mère.

Elle resta silencieuse et baissa les yeux après avoir interrogéla marquise par un coup d’œil éloquent. Depuis le moment où legénéral et sa femme avaient essayé de combattre par la parole oupar l’action l’étrange privilège que l’inconnu s’arrogeait enrestant au milieu d’eux, et que ce dernier leur avait lancél’étourdissante lumière qui jaillissait de ses yeux, ils étaientsoumis à une torpeur inexplicable&|160;; et leur raison engourdieles aidait mal à repousser la puissance surnaturelle sous laquelleils succombaient. Pour eux l’air était devenu lourd, et ilsrespiraient difficilement, sans pouvoir accuser… celui qui lesopprimait ainsi, quoiqu’une voix intérieure ne leur laissât pasignorer que cet homme magique était le principe de leurimpuissance. Au milieu de cette agonie morale, le général devinaque ses efforts devaient avoir pour objet d’influencer la raisonchancelante de sa fille&|160;: il la saisit par la taille, et latransporta dans l’embrasure d’une croisée, loin du meurtrier.

–&|160;Mon enfant chérie, lui dit-il à voix basse, si quelqueamour étrange était né tout à coup dans ton cœur, ta vie pleined’innocence, ton âme pure et pieuse m’ont donné trop de preuves decaractère pour ne pas te supposer l’énergie nécessaire à dompter unmouvement de folie. Ta conduite cache donc un mystère. Eh&|160;!bien, mon cœur est un cœur plein d’indulgence, tu peux tout luiconfier&|160;; quand même tu le déchirerais, je saurais, monenfant, taire mes souffrances et garder à ta confession un silencefidèle. Voyons, es-tu jalouse de notre affection pour tes frères outa jeune sœur&|160;? As-tu dans l’âme un chagrin d’amour&|160;?Es-tu malheureuse ici&|160;? Parle&|160;? explique-moi les raisonsqui te poussent à laisser ta famille, à l’abandonner, à la priverde son plus grand charme, à quitter ta mère, tes frères, ta petitesœur.

–&|160;Mon père, répondit-elle, je ne suis ni jalouse niamoureuse de personne, pas même de votre ami le diplomate, monsieurde Vandenesse.

La marquise pâlit, et sa fille, qui l’observait, s’arrêta.

–&|160;Ne dois-je pas tôt ou tard aller vivre sous la protectiond’un homme&|160;?

–&|160;Cela est vrai.

–&|160;Savons-nous jamais, dit-elle en continuant, à quel êtrenous lions nos destinées&|160;? Moi, je crois en cet homme.

–&|160;Enfant, dit le général en élevant la voix, tu ne songespas à toutes les souffrances qui vont t’assaillir.

–&|160;Je pense aux siennes…

–&|160;Quelle vie&|160;! dit le père.

–&|160;Une vie de femme, répondit la fille en murmurant.

–&|160;Vous êtes bien savante, s’écria la marquise en retrouvantla parole.

–&|160;Madame, les demandes me dictent les réponses&|160;; mais,si vous le désirez, je parlerai plus clairement.

–&|160;Dites tout, ma fille, je suis mère. Ici la fille regardala mère, et ce regard fit faire une pause à la marquise. – Hélène,je subirai vos reproches, si vous en avez à me faire, plutôt que devous voir suivre un homme que tout le monde fuit avec horreur.

–&|160;Vous voyez bien, madame, que sans moi il serait seul.

–&|160;Assez, madame, s’écria le général, nous n’avons plusqu’une fille. Et il regarda Moïna, qui dormait toujours. – Je vousenfermerai dans un couvent, ajouta-t-il en se tournant versHélène.

–&|160;Soit&|160;! mon père, répondit-elle avec un calmedésespérant, j’y mourrai. Vous n’êtes comptable de ma vie et deson âme qu’à Dieu.

Un profond silence succéda soudain à ces paroles. Lesspectateurs de cette scène, où tout froissait les sentimentsvulgaires de la vie sociale, n’osaient se regarder. Tout à coup lemarquis aperçut ses pistolets, en saisit un, l’arma lestement et ledirigea sur l’étranger. Au bruit que fit la batterie, cet homme seretourna, jeta son regard calme et perçant sur le général dont lebras, détendu par une invincible mollesse, retomba lourdement, etle pistolet coula sur le tapis…

–&|160;Ma fille, dit alors le père abattu par cette lutteeffroyable, vous êtes libre. Embrassez votre mère, et elle yconsent. Quant à moi, je ne veux plus ni vous voir ni vousentendre…

–&|160;Hélène, dit la mère à la jeune fille, pensez donc quevous serez dans la misère.

Une espèce de râle, parti de la large poitrine du meurtrier,attira les regards sur lui. Une expression dédaigneuse était peintesur sa figure.

–&|160;L’hospitalité que je vous ai donnée me coûte cher,s’écria le général en se levant. Vous n’avez tué, tout à l’heure,qu’un vieillard&|160;; ici, vous assassinez toute une famille. Quoiqu’il arrive, il y aura du malheur dans cette maison.

–&|160;Et si votre fille est heureuse&|160;? demanda lemeurtrier en regardant fixement le militaire.

–&|160;Si elle est heureuse avec vous, répondit le père enfaisant un incroyable effort, je ne la regretterai pas.

Hélène s’agenouilla timidement devant son père, et lui dit d’unevoix caressante&|160;: – Ô mon père, je vous aime et vous vénère,que vous me prodiguiez des trésors de votre bonté, ou les rigueursde la disgrâce… Mais, je vous en supplie, que vos dernières parolesne soient pas des paroles de colère.

Le général n’osa pas contempler sa fille. En ce momentl’étranger s’avança, et jetant sur Hélène un sourire où il y avaità la fois quelque chose d’infernal et de céleste&|160;: – Vousqu’un meurtrier n’épouvante pas, ange de miséricorde, dit-il,venez, puisque vous persistez à me confier votre destinée.

–&|160;Inconcevable&|160;! s’écria le père.

La marquise lança sur sa fille un regard extraordinaire, et luiouvrit ses bras. Hélène s’y précipita en pleurant.

–&|160;Adieu, dit-elle, adieu, ma mère&|160;!

Hélène fit hardiment un signe à l’étranger, qui tressaillit.Après avoir baisé la main de son père, embrassé précipitamment,mais sans plaisir, Moïna et le petit Abel, elle disparut avec lemeurtrier.

–&|160;Par où vont-ils&|160;? s’écria le général en écoutant lespas des deux fugitifs. – Madame, reprit-il en s’adressant à safemme, je crois rêver&|160;: cette aventure me cache un mystère.Vous devez le savoir.

La marquise frissonna.

–&|160;Depuis quelque temps, répondit-elle, votre fille étaitdevenue extraordinairement romanesque et singulièrement exaltée.Malgré mes soins à combattre cette tendance de son caractère…

–&|160;Cela n’est pas clair…

Mais, s’imaginant entendre dans le jardin les pas de sa fille etde l’étranger, le général s’interrompit pour ouvrir précipitammentla croisée.

–&|160;Hélène, cria-t-il.

Cette voix se perdit dans la nuit comme une vaine prophétie. Enprononçant ce nom, auquel rien ne répondait plus dans le monde, legénéral rompit, comme par enchantement, le charme auquel unepuissance diabolique l’avait soumis. Une sorte d’esprit lui passasur la face. Il vit clairement la scène qui venait de se passer, etmaudit sa faiblesse qu’il ne comprenait pas. Un frisson chaud allade son cœur à sa tête, à ses pieds, il redevint lui-même, terrible,affamé de vengeance, et poussa un effroyable cri.

–&|160;Au secours&|160;! au secours&|160;!…

Il courut aux cordons des sonnettes, les tira de manière à lesbriser, après avoir fait retentir des tintements étranges. Tous sesgens s’éveillèrent en sursaut. Pour lui, criant toujours, il ouvritles fenêtres de la rue, appela les gendarmes, trouva ses pistolets,les tira pour accélérer la marche des cavaliers, le lever de sesgens et la venue des voisins. Les chiens reconnurent la voix deleur maître et aboyèrent, les chevaux hennirent et piaffèrent. Cefut un tumulte affreux au milieu de cette nuit calme. En descendantpar les escaliers pour courir après sa fille, le général vit sesgens épouvantés qui arrivaient de toutes parts.

–&|160;Ma fille&|160;? Hélène est enlevée. Allez dans lejardin&|160;! Gardez la rue&|160;! Ouvrez à la gendarmerie&|160;! Àl’assassin&|160;!

Aussitôt il brisa par un effort de rage la chaîne qui retenaitle gros chien de garde.

–&|160;Hélène&|160;! Hélène&|160;! lui dit-il.

Le chien bondit comme un lion, aboya furieusement et s’élançadans le jardin si rapidement que le général ne put le suivre. En cemoment le galop des chevaux retentit dans la rue, et le générals’empressa d’ouvrir lui-même.

–&|160;Brigadier, s’écria-t-il, allez couper la retraite àl’assassin de monsieur de Mauny. Ils s’en vont par mes jardins.Vite, cernez les chemins de la butte de Picardie, je vais faire unebattue dans toutes les terres, les parcs, les maisons. – Vousautres, dit-il à ses gens, veillez sur la rue et tenez la lignedepuis la barrière jusqu’à Versailles. En avant, tous&|160;!

Il se saisit d’un fusil que lui apporta son valet de chambre, ets’élança dans les jardins en criant au chien&|160;: –Cherche&|160;! D’affreux aboiements lui répondirent dans lelointain, et il se dirigea dans la direction d’où les râlements duchien semblaient venir.

À sept heures du matin, les recherches de la gendarmerie, dugénéral, de ses gens et des voisins avaient été inutiles. Le chienn’était pas revenu. Harassé de fatigue, et déjà vieilli par lechagrin, le marquis rentra dans son salon, désert pour lui, quoiqueses trois autres enfants y fussent.

–&|160;Vous avez été bien froide pour votre fille, dit-il enregardant sa femme. – Voilà donc ce qui nous reste d’elle&|160;!ajouta-t-il en montrant le métier où il voyait une fleur commencée.Elle était là, tout à l’heure, et maintenant, perdue,perdue&|160;!

Il pleura, se cacha la tête dans ses mains, et resta un momentsilencieux, n’osant plus contempler ce salon qui naguère luioffrait le tableau le plus suave du bonheur domestique. Les lueursde l’aurore luttaient avec les lampes expirantes&|160;; les bougiesbrûlaient leurs festons de papier, tout s’accordait avec ledésespoir de ce père.

–&|160;Il faudra détruire ceci, dit-il après un moment desilence et en montrant le métier. Je ne pourrais plus rien voir dece qui nous la rappelle…

La terrible nuit de Noël, pendant laquelle le marquis et safemme eurent le malheur de perdre leur fille aînée sans avoir pus’opposer à l’étrange domination exercée par son ravisseurinvolontaire, fut comme un avis que leur donna la fortune. Lafaillite d’un agent de change ruina le marquis. Il hypothéqua lesbiens de sa femme pour tenter une spéculation dont les bénéficesdevaient restituer à sa famille toute sa première fortune&|160;;mais cette entreprise acheva de le ruiner. Poussé par son désespoirà tout tenter, le général s’expatria. Six ans s’étaient écoulésdepuis son départ. Quoique sa famille eût rarement reçu de sesnouvelles, quelques jours avant la reconnaissance de l’indépendancedes républiques américaines par l’Espagne, il avait annoncé sonretour.

Donc, par une belle matinée, quelques négociants français,impatients de revenir dans leur patrie avec des richesses acquisesau prix de longs travaux et de périlleux voyages entrepris, soit auMexique, soit dans la Colombie, se trouvaient à quelques lieues deBordeaux, sur un brick espagnol. Un homme, vieilli par les fatiguesou par le chagrin plus que ne le comportaient ses années, étaitappuyé sur le bastingage et paraissait insensible au spectacle quis’offrait aux regards des passagers groupés sur le tillac. Échappésaux dangers de la navigation et conviés par la beauté du jour, tousétaient montés sur le pont comme pour saluer la terre natale. Laplupart d’entre eux voulaient absolument voir, dans le lointain,les phares, les édifices de la Gascogne, la tour de Cordouan, mêlésaux créations fantastiques de quelques nuages blancs quis’élevaient à l’horizon. Sans la frange argentée qui badinaitdevant le brick, sans le long sillon rapidement effacé qu’iltraçait derrière lui, les voyageurs auraient pu se croire immobilesau milieu de l’Océan, tant la mer y était calme. Le ciel avait unepureté ravissante. La teinte foncée de sa voûte arrivait, pard’insensibles dégradations, à se confondre avec la couleur des eauxbleuâtres, en marquant le point de sa réunion par une ligne dont laclarté scintillait aussi vivement que celle des étoiles. Le soleilfaisait étinceler des millions de facettes dans l’immense étenduede la mer, en sorte que les vastes plaines de l’eau étaient pluslumineuses peut-être que les campagnes du firmament. Le brick avaittoutes ses voiles gonflées par un vent d’une merveilleuse douceur,et ces nappes aussi blanches que la neige, ces pavillons jaunesflottants, ce dédale de cordages se dessinaient avec une précisionrigoureuse sur le fond brillant de l’air, du ciel et de l’Océan,sans recevoir d’autres teintes que celles des ombres projetées parles toiles vaporeuses. Un beau jour, un vent frais, la vue de lapatrie, une mer tranquille, un bruissement mélancolique, un jolibrick solitaire, glissant sur l’océan comme une femme qui vole à unrendez-vous, c’était un tableau plein d’harmonies, une scène d’oùl’âme humaine pouvait embrasser d’immuables espaces, en partantd’un point où tout était mouvement. Il y avait une étonnanteopposition de solitude et de vie, de silence et de bruit, sansqu’on pût savoir où était le bruit et la vie, le néant et lesilence&|160;; aussi pas une voix humaine ne rompait-elle ce charmecéleste. Le capitaine espagnol, ses matelots, les Françaisrestaient assis ou debout, tous plongés dans une extase religieusepleine de souvenirs. Il y avait de la paresse dans l’air. Lesfigures épanouies accusaient un oubli complet des maux passés, etces hommes se balançaient sur ce doux navire comme dans un songed’or. Cependant, de temps en temps, le vieux passager, appuyé surle bastingage, regardait l’horizon avec une sorte d’inquiétude. Ily avait une défiance du sort écrite dans tous ses traits, et ilsemblait craindre de ne jamais toucher assez vite la terre deFrance. Cet homme était le marquis. La fortune n’avait pas étésourde aux cris et aux efforts de son désespoir. Après cinq ans detentatives et de travaux pénibles, il s’était vu possesseur d’unefortune considérable. Dans son impatience de revoir son pays etd’apporter le bonheur à sa famille, il avait suivi l’exemple dequelques négociants français de la Havane, en s’embarquant avec euxsur un vaisseau espagnol en charge pour Bordeaux. Néanmoins sonimagination, lassée de prévoir le mal, lui traçait les images lesplus délicieuses de son bonheur passé. En voyant de loin la lignebrune décrite par la terre, il croyait contempler sa femme et sesenfants. Il était à sa place, au foyer, et s’y sentait pressé,caressé. Il se figurait Moïna, belle, grandie, imposante comme unejeune fille. Quand ce tableau fantastique eut pris une sorte deréalité, des larmes roulèrent dans ses yeux&|160;; alors, commepour cacher son trouble, il regarda l’horizon humide, opposé à laligne brumeuse qui annonçait la terre.

–&|160;C’est lui, dit-il, il nous suit.

–&|160;Qu’est-ce&|160;? s’écria le capitaine espagnol.

–&|160;Un vaisseau, reprit à voix basse le général.

–&|160;Je l’ai déjà vu hier, répondit le capitaine Gomez. Ilcontempla le Français comme pour l’interroger. – Il nous a toujoursdonné la chasse, dit-il alors à l’oreille du général.

–&|160;Et je ne sais pas pourquoi il ne nous a jamais rejoints,reprit le vieux militaire, car il est meilleur voilier que votredamné Saint-Ferdinand.

–&|160;Il aura eu des avaries, une voie d’eau.

–&|160;Il nous gagne, s’écria le Français.

–&|160;C’est un corsaire colombien, lui dit à l’oreille lecapitaine. Nous sommes encore à six lieues de terre, et le ventfaiblit.

–&|160;Il ne marche pas, il vole, comme s’il savait que dansdeux heures sa proie lui aura échappé. Quelle hardiesse&|160;!

–&|160;Lui&|160;? s’écria le capitaine. Ah&|160;! il nes’appelle pas l’Othello sans raison. Il a dernièrementcoulé bas une frégate espagnole, et n’a cependant pas plus detrente canons&|160;! Je n’avais peur que de lui, car je n’ignoraispas qu’il croisait dans les Antilles… – Ah&|160;! ah&|160;!reprit-il après une pause pendant laquelle il regarda les voiles deson vaisseau, le vent s’élève, nous arriverons. Il le faut, leParisien serait impitoyable.

–&|160;Lui aussi arrive&|160;! répondit le marquis.

L’Othello n’était plus guère qu’à trois lieues. Quoiquel’équipage n’eût pas entendu la conversation du marquis et ducapitaine Gomez, l’apparition de cette voile avait amené la plupartdes matelots et des passagers vers l’endroit où étaient les deuxinterlocuteurs&|160;; mais presque tous, prenant le brick pour unbâtiment de commerce, le voyaient venir avec intérêt, quand tout àcoup un matelot s’écria dans un langage énergique&|160;: – Parsaint Jacques, nous sommes flambés, voici le capitaineparisien.

À ce nom terrible, l’épouvante se répandit dans le brick, et cefut une confusion que rien ne saurait exprimer. Le capitaineespagnol imprima par sa parole une énergie momentanée à sesmatelots&|160;; et, dans ce danger, voulant gagner la terre àquelque prix que ce fût, il essaya de faire mettre promptementtoutes ses bonnettes hautes et basses, tribord et bâbord, pourprésenter au vent l’entière surface de toile qui garnissait sesvergues. Mais ce ne fut pas sans de grandes difficultés que lesmanœuvres s’accomplirent&|160;; elles manquèrent naturellement decet ensemble admirable qui séduit tant dans un vaisseau de guerre.Quoique l’Othello volât comme une hirondelle, grâce àl’orientation de ses voiles, il gagnait cependant si peu enapparence, que les malheureux Français se firent une douceillusion. Tout à coup, au moment où, après des efforts inouïs, leSaint-Ferdinand prenait un nouvel essor par suite deshabiles manœuvres auxquelles Gomez avait aidé lui-même du geste etde la voix&|160;; par un faux coup de barre, volontaire sans doute,le timonier mit le brick en travers. Les voiles, frappées de côtépar le vent, fazéièrent alors si brusquement, qu’il vint àmasquer en grand&|160;; les boute-hors se rompirent, et ilfut complétement démané. Une rage inexprimable rendit lecapitaine plus blanc que ses voiles. D’un seul bond, il sauta surle timonier, et l’atteignit si furieusement de son poignard, qu’ille manqua&|160;; mais il le précipita dans la mer&|160;; puis ilsaisit la barre, et tâcha de remédier au désordre épouvantable quirévolutionnait son brave et courageux navire. Des larmes dedésespoir roulaient dans ses yeux&|160;; car nous éprouvons plus dechagrin d’une trahison qui trompe un résultat dû à notre talent,que d’une mort imminente. Mais plus le capitaine jura, moins labesogne se fit. Il tira lui-même le canon d’alarme, espérant êtreentendu de la côte. En ce moment, le corsaire, qui arrivait avecune vitesse désespérante, répondit par un coup de canon dont leboulet vint expirer à dix toises du Saint Ferdinand.

–&|160;Tonnerre&|160;! s’écria le général, comme c’estpointé&|160;! Ils ont des caronades faites exprès.

–&|160;Oh&|160;! celui-là, voyez-vous, quand il parle, il fautse taire, répondit un matelot. Le Parisien ne craindrait pas unvaisseau anglais…

–&|160;Tout est dit, s’écria dans un accent de désespoir lecapitaine, qui, ayant braqué sa longue-vue, ne distingua rien ducôté de la terre… Nous sommes encore plus loin de la France que jene le croyais.

–&|160;Pourquoi vous désoler&|160;? reprit le général. Tous vospassagers sont Français, ils ont frété votre bâtiment. Ce corsaireest un Parisien, dites-vous&|160;; hé bien, hissez pavillon blanc,et…

–&|160;Et il nous coulera, répondit le capitaine. N’est-il pas,suivant les circonstances, tout ce qu’il faut être quand il veuts’emparer d’une riche proie&|160;?

–&|160;Ah&|160;! si c’est un pirate&|160;!

–&|160;Pirate&|160;! dit le matelot d’un air farouche. Ah&|160;!il est toujours en règle, ou sait s’y mettre.

–&|160;Eh&|160;! bien, s’écria le général en levant les yeux auciel, résignons-nous. Et il eut encore assez de force pour retenirses larmes.

Comme il achevait ces mots, un second coup de canon, mieuxadressé, envoya dans la coque du Saint-Ferdinand un bouletqui la traversa.

–&|160;Mettez en panne, dit le capitaine d’un air triste.

Et le matelot qui avait défendu l’honnêteté du Parisien aidafort intelligemment à cette manœuvre désespérée. L’équipageattendit pendant une mortelle demi-heure en proie à laconsternation la plus profonde. Le Saint-Ferdinand portaiten piastres quatre millions, qui composaient la fortune de cinqpassagers, et celle du général était de onze cent mille francs.Enfin l’Othello, qui se trouvait alors à dix portées defusil, montra distinctement les gueules menaçantes de douze canonsprêts à faire feu. Il semblait emporté par un vent que le diablesoufflait exprès pour lui&|160;; mais l’œil d’un marin habiledevinait facilement le secret de cette vitesse. Il suffisait decontempler pendant un moment l’élancement du brick, sa formeallongée, son étroitesse, la hauteur de sa mâture, la coupe de satoile, l’admirable légèreté de son gréement, et l’aisance aveclaquelle son monde de matelots, unis comme un seul homme,ménageaient le parfait orientement de la surface blanche présentéepar ces voiles. Tout annonçait une incroyable sécurité de puissancedans cette svelte créature de bois, aussi rapide, aussiintelligente que l’est un coursier ou quelque oiseau de proie.L’équipage du corsaire était silencieux et prêt, en cas derésistance, à dévorer le pauvre bâtiment marchand, qui,heureusement pour lui, se tint coi, semblable à un écolier pris enfaute par son maître.

–&|160;Nous avons des canons&|160;! s’écria le général enserrant la main du capitaine espagnol.

Ce dernier lança au vieux militaire un regard plein de courageet de désespoir, en lui disant&|160;: – Et des hommes&|160;?

Le marquis regarda l’équipage du Saint-Ferdinand etfrissonna. Les quatre négociants étaient pâles, tremblants, tandisque les matelots, groupés autour d’un des leurs, semblaient seconcerter pour prendre parti sur l’Othello, ilsregardaient le corsaire avec une curiosité cupide. Lecontre-maître, le capitaine et le marquis échangeaient seuls, ens’examinant de l’œil, des pensées généreuses.

–&|160;Ah&|160;! capitaine Gomez, j’ai dit autrefois adieu à monpays et à ma famille, le cœur mort d’amertume&|160;; faudra-t-ilencore les quitter au moment où j’apporte la joie et le bonheur àmes enfants&|160;? Le général se tourna pour jeter à la mer unelarme de rage, et y aperçut le timonier nageant vers lecorsaire.

–&|160;Cette fois, répondit le capitaine, vous lui direz sansdoute adieu pour toujours.

Le Français épouvanta l’Espagnol par le coup d’œil stupide qu’illui adressa. En ce moment, les deux vaisseaux étaient presque bordà bord, et à l’aspect de l’équipage ennemi le général crut à lafatale prophétie de Gomez. Trois hommes se tenaient autour dechaque pièce. À voir leur posture athlétique, leurs traitsanguleux, leurs bras nus et nerveux, on les eût pris pour desstatues de bronze. La mort les aurait tués sans les renverser. Lesmatelots, bien armés, actifs, lestes et vigoureux, restaientimmobiles. Toutes ces figures énergiques étaient fortement basanéespar le soleil, durcies par les travaux. Leurs yeux brillaient commeautant de pointes de feu, et annonçaient des intelligencesénergiques, des joies infernales. Le profond silence régnant sur cetillac, noir d’hommes et de chapeaux, accusait l’implacablediscipline sous laquelle une puissante volonté courbait ces démonshumains. Le chef était au pied du grand mât, debout, les brascroisés, sans armes&|160;; seulement une hache se trouvait à sespieds. Il avait sur la tête, pour se garantir du soleil, un chapeaude feutre à grands bords, dont l’ombre lui cachait le visage.Semblables à des chiens couchés devant leurs maîtres, canonniers,soldats et matelots tournaient alternativement les yeux sur leurcapitaine et sur le navire marchand. Quand les deux bricks setouchèrent, la secousse tira le corsaire de sa rêverie, et il ditdeux mots à l’oreille d’un jeune officier qui se tenait à deux pasde lui.

–&|160;Les grappins d’abordage&|160;! cria le lieutenant.

Et le Saint-Ferdinand fut accroché parl’Othello avec une promptitude miraculeuse. Suivant lesordres donnés à voix basse par le corsaire, et répétés par lelieutenant, les hommes désignés pour chaque service allèrent, commedes séminaristes marchant à la messe, sur le tillac de la priselier les mains aux matelots, aux passagers, et s’emparer destrésors. En un moment les tonnes pleines de piastres, les vivres etl’équipage du Saint-Ferdinand furent transportés sur lepont de l’Othello. Le général se croyait sous la puissanced’un songe, quand il se trouva les mains liées et jeté sur unballot comme s’il eût été lui-même une marchandise. Une conférenceavait lieu entre le corsaire, son lieutenant et l’un des matelotsqui paraissait remplir les fonctions de contre-maître. Quand ladiscussion, qui dura peu, fut terminée, le matelot siffla seshommes, sur un ordre qu’il leur donna, ils sautèrent tous sur leSaint-Ferdinand, grimpèrent dans les cordages, et semirent à le dépouiller de ses vergues, de ses voiles, de ses agrès,avec autant de prestesse qu’un soldat déshabille sur le champ debataille un camarade mort dont les souliers et la capote étaientl’objet de sa convoitise.

–&|160;Nous sommes perdus, dit froidement au marquis lecapitaine espagnol qui avait épié de l’œil les gestes des troischefs pendant la délibération et les mouvements des matelots quiprocédaient au pillage régulier de son brick.

–&|160;Comment&|160;? demanda froidement le général.

–&|160;Que voulez-vous qu’ils fassent de nous&|160;? réponditl’Espagnol. Ils viennent sans doute de reconnaître qu’ilsvendraient difficilement le Saint-Ferdinand dans les portsde France ou d’Espagne, et ils vont le couler pour ne pas s’enembarrasser. Quant à nous, croyez-vous qu’ils puissent se chargerde notre nourriture lorsqu’ils ne savent dans quel portrelâcher&|160;?

À peine le capitaine avait-il achevé ces paroles, que le généralentendit une horrible clameur suivie du bruit sourd causé par lachute de plusieurs corps tombant à la mer. Il se retourna, et nevit plus que les quatre négociants. Huit canonniers à figuresfarouches avaient encore les bras en l’air au moment où lemilitaire les regardait avec terreur.

–&|160;Quand je vous le disais, lui dit froidement le capitaineespagnol.

Le marquis se releva brusquement, la mer avait déjà repris soncalme, il ne put même pas voir la place où ses malheureuxcompagnons venaient d’être engloutis, ils roulaient en ce moment,pieds et poings liés, sous les vagues, si déjà les poissons ne lesavaient dévorés. À quelques pas de lui, le perfide timonier et lematelot du Saint-Ferdinand qui vantait naguère lapuissance du capitaine parisien, fraternisaient avec les corsaires,et leur indiquaient du doigt ceux des marins du brick qu’ilsavaient reconnus dignes d’être incorporés à l’équipage del’Othello&|160;; quant aux autres, deux mousses leurattachaient les pieds, malgré d’affreux jurements. Le choixterminé, les huit canonniers s’emparèrent des condamnés et leslancèrent sans cérémonie à la mer. Les corsaires regardaient avecune curiosité malicieuse les différentes manières dont ces hommestombaient, leurs grimaces, leur dernière torture&|160;; mais leursvisages ne trahissaient ni moquerie, ni étonnement, ni pitié.C’était pour eux un événement tout simple, auquel ils semblaientaccoutumés. Les plus figés contemplaient de préférence, avec unsourire sombre et arrêté, les tonneaux pleins de piastres déposésau pied du grand mât. Le général et le capitaine Gomez, assis surun ballot, se consultaient en silence par un regard presque terne.Ils se trouvèrent bientôt les seuls qui survécussent à l’équipagedu Saint-Ferdinand. Les sept matelots choisis par les deuxespions parmi les marins espagnols s’étaient déjà joyeusementmétamorphosés en Péruviens.

–&|160;Quels atroces coquins&|160;! s’écria tout à coup legénéral chez qui une loyale et généreuse indignation fit taire etla douleur et la prudence.

–&|160;Ils obéissent à la nécessité, répondit froidement Gomez.Si vous retrouviez un de ces hommes-là, ne lui passeriez-vous pasvotre épée au travers du corps&|160;?

–&|160;Capitaine, dit le lieutenant en se retournant versl’Espagnol, le Parisien a entendu parler de vous. Vous êtes,dit-il, le seul homme qui connaissiez bien les débouquements desAntilles et les côtes du Brésil. Voulez-vous…

Le capitaine interrompit le jeune lieutenant par une exclamationde mépris, et répondit&|160;: – Je mourrai en marin, en Espagnolfidèle, en chrétien. Entends-tu&|160;?

–&|160;À la mer&|160;! cria le jeune homme.

À cet ordre deux canonniers se saisirent de Gomez.

–&|160;Vous êtes des lâches&|160;! s’écria le général enarrêtant les deux corsaires.

–&|160;Mon vieux, lui dit le lieutenant, ne vous emportez pastrop. Si votre ruban rouge fait quelque impression sur notrecapitaine, moi je m’en moque… Nous allons avoir aussi tout àl’heure notre petit bout de conversation.

En ce moment un bruit sourd, auquel nulle plainte ne se mêla,fit comprendre au général que le brave Gomez était mort enmarin.

–&|160;Ma fortune ou la mort&|160;! s’écria-t-il dans uneffroyable accès de rage.

–&|160;Ah&|160;! vous êtes raisonnable, lui répondit le corsaireen ricanant. Maintenant vous êtes sûr d’obtenir quelque chose denous…

Puis, sur un signe du lieutenant, deux matelots s’empressèrentde lier les pieds du Français&|160;; mais ce dernier, les frappantavec une audace imprévue, tira, par un geste auquel on nes’attendait guère, le sabre que le lieutenant avait au côté, et semit à en jouer lestement en vieux général de cavalerie qui savaitson métier.

–&|160;Ah&|160;! brigands, vous ne jetterez pas à l’eau commeune huître un ancien troupier de Napoléon.

Des coups de pistolet, tirés presque à bout portant sur leFrançais récalcitrant, attirèrent l’attention du Parisien, alorsoccupé à surveiller le transport des agrès qu’il ordonnait deprendre au Saint-Ferdinand. Sans s’émouvoir, il vintsaisir par-derrière le courageux général, l’enleva rapidement,l’entraîna vers le bord et se disposait à le jeter à l’eau comme unespars de rebut. En ce moment le général rencontra l’œil fauve duravisseur de sa fille. Le père et le gendre se reconnurent tout àcoup. Le capitaine, imprimant à son élan un mouvement contraire àcelui qu’il lui avait donné, comme si le marquis ne pesait rien,loin de le précipiter à la mer, le plaça debout près du grand mât.Un murmure s’éleva sur le tillac&|160;; mais alors le corsairelança un seul coup d’œil sur ses gens, et le plus profond silencerégna soudain.

–&|160;C’est le père d’Hélène, dit le capitaine d’une voixclaire et ferme. Malheur à qui ne le respecterait pas&|160;!

Un hourra d’acclamations joyeuses retentit sur le tillac etmonta vers le ciel comme une prière d’église, comme le premier cridu Te Deum. Les mousses se balancèrent dans les cordages,les matelots jetèrent leurs bonnets en l’air, les canonnierstrépignèrent des pieds, chacun s’agita, hurla, siffla, jura.L’expression fanatique de cette allégresse rendit le généralinquiet et sombre. Attribuant ce sentiment à quelque horriblemystère, son premier cri, quand il recouvra la parole, fut&|160;: –Ma fille&|160;! où est-elle&|160;? Le corsaire jeta sur le généralun de ces regards profonds qui, sans qu’on en pût deviner laraison, bouleversaient toujours les âmes les plus intrépides&|160;;il le rendit muet, à la grande satisfaction des matelots, heureuxde voir la puissance de leur chef s’exercer sur tous les êtres, leconduisit vers un escalier, le lui fit descendre et l’amena devantla porte d’une cabine, qu’il poussa vivement en disant&|160;: – Lavoilà.

Puis il disparut en laissant le vieux militaire plongé dans unesorte de stupeur à l’aspect du tableau qui s’offrit à ses yeux. Enentendant ouvrir la porte de la chambre avec brusquerie, Hélènes’était levée du divan sur lequel elle reposait&|160;; mais ellevit le marquis et jeta un cri de surprise. Elle était si changéequ’il fallait les yeux d’un père pour la reconnaître. Le soleil destropiques avait embelli sa blanche figure d’une teinte brune, d’uncoloris merveilleux qui lui donnaient une expression depoésie&|160;; et il y respirait un air de grandeur, une fermetémajestueuse, un sentiment profond par lequel l’âme la plusgrossière devait être impressionnée. Sa longue et abondantechevelure, retombant en grosses boucles sur son cou plein denoblesse, ajoutait encore une image de puissance à la fierté de cevisage. Dans sa pose, dans son geste, Hélène laissait éclater laconscience qu’elle avait de son pouvoir. Une satisfactiontriomphale enflait légèrement ses narines roses, et son bonheurtranquille était signé dans tous les développements de sa beauté.Il y avait tout à la fois en elle je ne sais quelle suavité devierge et cette sorte d’orgueil particulier aux bien-aimées.Esclave et souveraine, elle voulait obéir parce qu’elle pouvaitrégner. Elle était vêtue avec une magnificence pleine de charme etd’élégance. La mousseline des Indes faisait tous les frais de satoilette&|160;; mais son divan et les coussins étaient encachemire, mais un tapis de Perse garnissait le plancher de lavaste cabine, mais ses quatre enfants jouaient à ses pieds enconstruisant leurs châteaux bizarres avec des colliers de perles,des bijoux précieux, des objets de prix. Quelques vases enporcelaine de Sèvres, peints par madame Jaquotot, contenaient desfleurs rares qui embaumaient&|160;: c’était des jasmins du Mexique,des camélias parmi lesquels de petits oiseaux d’Amériquevoltigeaient apprivoisés, et semblaient être des rubis, dessaphirs, de l’or animé. Un piano était fixé dans ce salon, et surses murs de bois, tapissés en soie jaune, on voyait çà et là destableaux d’une petite dimension, mais dus aux meilleurspeintres&|160;: un coucher de soleil par Gudin, se trouvait auprèsd’un Terburg&|160;; une Vierge de Raphaël luttait de poésie avecune esquisse de Girodet, un Gérard Dow éclipsait un Drolling. Surune table en laque de Chine se trouvait une assiette d’or pleine defruits délicieux. Enfin Hélène semblait être la reine d’un grandempire au milieu du boudoir dans lequel son amant couronné auraitrassemblé les choses les plus élégantes de la terre. Les enfantsarrêtaient sur leur aïeul des yeux d’une pénétrante vivacité&|160;;et, habitués qu’ils étaient de vivre au milieu des combats, destempêtes et du tumulte, ils ressemblaient à ces petits Romainscurieux de guerre et de sang que David a peints dans son tableau deBrutus.

–&|160;Comment cela est-il possible&|160;? s’écria Hélène ensaisissant son père comme pour s’assurer de la réalité de cettevision.

–&|160;Hélène&|160;!

–&|160;Mon père&|160;!

Ils tombèrent dans les bras l’un de l’autre, et l’étreinte duvieillard ne fut ni la plus forte ni la plus affectueuse.

–&|160;Vous étiez sur ce vaisseau&|160;?

–&|160;Oui, répondit-il d’un air triste en s’asseyant sur ledivan et regardant les enfants, qui, groupés autour de lui, leconsidéraient avec une attention naïve. J’allais périr sans…

–&|160;Sans mon mari, dit-elle en l’interrompant, je devine.

–&|160;Ah&|160;! s’écria le général, pourquoi faut-il que je teretrouve ainsi, mon Hélène, toi que j’ai tant pleurée&|160;! Jedevrai donc gémir encore sur ta destinée.

–&|160;Pourquoi&|160;? demanda-t-elle en souriant. Ne serez-vousdonc pas content d’apprendre que je suis la femme la plus heureusede toutes&|160;?

–&|160;Heureuse&|160;? s’écria-t-il en faisant un bond desurprise.

–&|160;Oui, mon bon père, reprit-elle en s’emparant de sesmains, les embrassant, les serrant sur son sein palpitant, etajoutant à cette cajolerie un air de tête que ses yeux pétillantsde plaisir rendirent encore plus significatif.

–&|160;Et comment cela&|160;? demanda-t-il, curieux de connaîtrela vie de sa fille et oubliant tout devant cette physionomieresplendissante.

–&|160;Écoutez, mon père, répondit-elle, j’ai pour amant, pourépoux, pour serviteur, pour maître, un homme dont l’âme est aussivaste que cette mer sans bornes, aussi fertile en douceur que leciel, un dieu enfin&|160;! Depuis sept ans, jamais il ne lui estéchappé une parole, un sentiment, un geste, qui pussent produireune dissonance avec la divine harmonie de ses discours, de sescaresses et de son amour. Il m’a toujours regardée en ayant sur leslèvres un sourire ami et dans les veux un rayon de joie. Là-haut savoix tonnante domine souvent les hurlements de la tempête ou letumulte des combats&|160;; mais ici elle est douce et mélodieusecomme la musique de Rossini, dont les œuvres m’arrivent. Tout ceque le caprice d’une femme peut inventer, je l’obtiens. Mes désirssont même parfois surpassés. Enfin je règne sur la mer, et j’y suisobéie comme peut l’être une souveraine. – Oh&|160;! heureuse&|160;!reprit-elle en s’interrompant elle-même, heureuse n’est pas un motqui puisse exprimer mon bonheur. J’ai la part de toutes lesfemmes&|160;! Sentir un amour, un dévouement immense pour celuiqu’on aime, et rencontrer dans son cœur, à lui, unsentiment infini où l’âme d’une femme se perd, et toujours&|160;!dites, est-ce un bonheur&|160;? j’ai déjà dévoré mille existences.Ici je suis seule, ici je commande. Jamais une créature de mon sexen’a mis le pied sur ce noble vaisseau, où Victor est toujours àquelques pas de moi. – Il ne peut pas aller plus loin de moi que dela poupe à la proue, reprit-elle avec une fine expression demalice. Sept ans&|160;! un amour qui résiste pendant sept ans àcette perpétuelle joie, à cette épreuve de tous les instants,est-ce l’amour&|160;? Non&|160;! oh&|160;! non, c’est mieux quetout ce que je connais de la vie… le langage humain manque pourexprimer un bonheur céleste.

Un torrent de larmes s’échappa de ses yeux enflammés. Les quatreenfants jetèrent alors un cri plaintif, accoururent à elle commedes poussins à leur mère, et l’aîné frappa le général en leregardant d’un air menaçant.

–&|160;Abel, dit-elle, mon ange, je pleure de joie.

Elle le prit sur ses genoux, l’enfant la caressa familièrementen passant ses bras autour du cou majestueux d’Hélène, comme unlionceau qui veut jouer avec sa mère.

–&|160;Tu ne t’ennuies pas&|160;? s’écria le général étourdi parla réponse exaltée de sa fille.

–&|160;Si, répondit-elle, à terre quand nous y allons&|160;; etencore ne quitté-je jamais mon mari.

–&|160;Mais tu aimais les fêtes, les bals, la musique&|160;!

–&|160;La musique, c’est sa voix&|160;; mes fêtes, c’est lesparures que j’invente pour lui. Quand une toilette lui plaît,n’est-ce pas comme si la terre entière m’admirait&|160;! Voilàseulement pourquoi je ne jette pas à la mer ces diamants, cescolliers, ces diadèmes de pierreries, ces richesses, ces fleurs,ces chefs-d’œuvre des arts qu’il me prodigue en me disant&|160;: –Hélène, puisque tu ne vas pas dans le monde, je veux que le mondevienne à toi.

–&|160;Mais sur ce bord il y a des hommes, des hommes audacieux,terribles, dont les passions…

–&|160;Je vous comprends, mon père, dit-elle en souriant.Rassurez-vous. Jamais impératrice n’a été environnée de plusd’égards que l’on ne m’en prodigue. Ces gens-là sont superstitieux,ils croient que je suis le génie tutélaire de ce vaisseau, de leursentreprises de leurs succès. Mais c’est lui qui est leurdieu&|160;! Un jour, une seule fois, un matelot me manqua derespect… en paroles, ajouta-t-elle en riant. Avant que Victor eûtpu l’apprendre, les gens de l’équipage le lancèrent à la mer malgréle pardon que je lui accordais. Ils m’aiment comme leur bon ange,je les soigne dans leurs maladies, et j’ai eu le bonheur d’ensauver quelques-uns de la mort en les veillant avec unepersévérance de femme. Ces pauvres gens sont à la fois des géantset des enfants.

–&|160;Et quand il y a des combats&|160;?

–&|160;J’y suis accoutumée, répondit-elle. Je n’ai tremblé quependant le premier… Maintenant mon âme est faite à ce péril, etmême… je suis votre fille, dit-elle, je l’aime…

–&|160;Et s’il périssait&|160;?

–&|160;Je périrais.

–&|160;Et tes enfants&|160;?

–&|160;Ils sont fils de l’Océan et du danger, ils partagent lavie de leurs parents… Notre existence est une, et ne se scinde pas.Nous vivons tous de la même vie, tous inscrits sur la même page,portés par le même esquif, nous le savons.

–&|160;Tu l’aimes donc à ce point de le préférer àtout&|160;?

–&|160;À tout, répéta-t-elle. Mais ne sondons point ce mystère.Tenez&|160;! ce cher enfant, eh&|160;! bien, c’est encorelui&|160;!

Puis, pressant Abel avec une vigueur extraordinaire, elle luiimprima de dévorants baisers sur les joues, sur les cheveux…

–&|160;Mais, s’écria le général, je ne saurais oublier qu’ilvient de faire jeter à la mer neuf personnes.

–&|160;Il le fallait sans doute, répondit-elle, car il esthumain et généreux. Il verse le moins de sang possible pour laconservation et les intérêts du petit monde qu’il protège et de lacause sacrée qu’il défend. Parlez-lui de ce qui vous paraît mal, etvous verrez qu’il saura vous faire changer d’avis.

–&|160;Et son crime&|160;? dit le général comme s’il se parlaità lui-même.

–&|160;Mais, répliqua-t-elle avec une dignité froide, si c’étaitune vertu&|160;? si la justice des hommes n’avait pu levenger&|160;?

–&|160;Se venger soi-même&|160;! s’écria le général.

–&|160;Et qu’est-ce que l’enfer, demanda-t-elle, si ce n’est unevengeance éternelle pour quelques fautes d’un jour&|160;?

–&|160;Ah&|160;! tu es perdue. Il t’a ensorcelée, pervertie. Tudéraisonnes.

–&|160;Restez ici un jour, mon père, et si vous voulezl’écouter, le regarder, vous l’aimerez.

–&|160;Hélène, dit gravement le général, nous sommes à quelqueslieues de la France…

Elle tressaillit, regarda par la croisée de la chambre, montrala mer déroulant ses immenses savanes d’eau verte.

–&|160;Voilà mon pays, répondit-elle en frappant sur le tapis dubout du pied.

–&|160;Mais ne viendras-tu pas voir ta mère, ta sœur, tesfrères&|160;?

–&|160;Oh&|160;! oui, dit-elle avec des larmes dans la voix,s’il le veut et s’il peut m’accompagner.

–&|160;Tu n’as donc plus rien, Hélène, reprit sévèrement lemilitaire, ni pays, ni famille&|160;?…

–&|160;Je suis sa femme, répliqua-t-elle avec un air de fiertéavec un accent plein de noblesse. – Voici, depuis sept ans, lepremier bonheur qui ne me vienne pas de lui, ajouta-t-elle ensaisissant la main de son père et l’embrassant, voici le premierreproche que j’aie entendu.

–&|160;Et ta conscience&|160;?

–&|160;Ma conscience&|160;! mais c’est lui. En ce moment elletressaillit violemment. – Le voici, dit-elle. Même dans un combat,entre tous les pas, je reconnais son pas sur le tillac.

Et tout à coup une rougeur empourpra ses joues, fit resplendirses traits, briller ses yeux, et son teint devint d’un blanc mat…Il y avait du bonheur et de l’amour dans ses muscles, dans sesveines bleues, dans le tressaillement involontaire de toute sapersonne. Ce mouvement de sensitive émut le général. En effet, uninstant après le corsaire entra, vint s’asseoir sur un fauteuil,s’empara de son fils aîné, et se mit à jouer avec lui. Le silencerégna pendant un moment&|160;; car pendant un moment le général,plongé dans une rêverie comparable au sentiment vaporeux d’un rêve,contempla cette élégante cabine, semblable à un nid d’alcyons, oùcette famille voguait sur l’Océan depuis sept années, entre lescieux et l’onde, sur la foi d’un homme, conduite à travers lespérils de la guerre et des tempêtes, comme un ménage est guidé dansla vie par un chef au sein des malheurs sociaux… Il regardait avecadmiration sa fille, image fantastique d’une déesse marine, suavede beauté, riche de bonheur, et faisant pâlir tous les trésors quil’entouraient devant les trésors de son âme, les éclairs de sesyeux et l’indescriptible poésie exprimée dans sa personne et autourd’elle. Cette situation offrait une étrangeté qui le surprenait,une sublimité de passion et de raisonnement qui confondait lesidées vulgaires. Les froides et étroites combinaisons de la sociétémouraient devant ce tableau. Le vieux militaire sentit toutes ceschoses, et comprit aussi que sa fille n’abandonnerait jamais unevie si large, si féconde en contrastes, remplie par un amour sivrai&|160;; puis, si elle avait une fois goûté le péril sans enêtre effrayée, elle ne pouvait plus revenir aux petites scènes d’unmonde mesquin et borné.

–&|160;Vous gêné-je&|160;? demanda le corsaire en rompant lesilence et regardant sa femme.

–&|160;Non, lui répondit le général. Hélène m’a tout dit. Jevois qu’elle est perdue pour nous…

–&|160;Non, répliqua vivement le corsaire… Encore quelquesannées, et la prescription me permettra de revenir en France. Quandla conscience est pure, et qu’en froissant vos lois sociales unhomme a obéi…

Il se tut, en dédaignant de se justifier.

–&|160;Et comment pouvez-vous, dit le général en l’interrompant,ne pas avoir des remords pour les nouveaux assassinats qui se sontcommis devant mes yeux&|160;?

–&|160;Nous n’avons pas de vivres, répliqua tranquillement lecorsaire.

–&|160;Mais en débarquant ces hommes sur la côte…

–&|160;Ils nous feraient couper la retraite par quelquevaisseau, et nous n’arriverions pas au Chili.

–&|160;Avant que, de France, dit le général en interrompant, ilsaient prévenu l’amirauté d’Espagne…

–&|160;Mais la France peut trouver mauvais qu’un homme, encoresujet de ses cours d’assises, se soit emparé d’un brick frété pardes Bordelais. D’ailleurs n’avez-vous pas quelquefois tiré, sur lechamp de bataille, plusieurs coups de canon de trop&|160;?

Le général, intimidé par le regard du corsaire, se tut&|160;; etsa fille le regarda d’un air qui exprimait autant de triomphe quede mélancolie…

–&|160;Général, dit le corsaire d’une voix profonde, je me suisfait une loi de ne jamais rien distraire du butin. Mais il est horsde doute que ma part sera plus considérable que ne l’était votrefortune. Permettez-moi de vous la restituer en autre monnaie…

Il prit dans le tiroir du piano une masse de billets de banque,ne compta pas les paquets, et présenta un million au marquis.

–&|160;Vous comprenez, reprit-il, que je ne puis pas m’amuser àregarder les passants sur la route de Bordeaux… Or, à moins quevous ne soyez séduit par les dangers de notre vie bohémienne, parles scènes de l’Amérique méridionale, par nos nuits des tropiques,par nos batailles, et par le plaisir de faire triompher le pavillond’une jeune nation, ou le nom de Simon Bolivar, il faut nousquitter… Une chaloupe et des hommes dévoués vous attendent.Espérons une troisième rencontre plus complètement heureuse…

–&|160;Victor, je voudrais voir mon père encore un moment, ditHélène d’un ton boudeur.

–&|160;Dix minutes de plus ou de moins peuvent nous mettre faceà face avec une frégate. Soit&|160;! nous nous amuserons un peu.Nos gens s’ennuient.

–&|160;Oh&|160;! partez, mon père, s’écria la femme du marin. Etportez à ma sœur, à mes frères, à… ma mère, ajouta-t-elle, cesgages de mon souvenir.

Elle prit une poignée de pierres précieuses, de colliers, debijoux, les enveloppa dans un cachemire, et les présenta timidementà son père.

–&|160;Et que leur dirai-je de ta part&|160;? demanda-t-il enparaissant frappé de l’hésitation que sa fille avait marquée avantde prononcer le mot de mère.

–&|160;Oh&|160;! pouvez-vous douter de mon âme&|160;! Je faistous les jours des vœux pour leur bonheur.

–&|160;Hélène, reprit le vieillard en la regardant avecattention, ne dois je plus te revoir&|160;? Ne saurai-je doncjamais à quel motif ta fuite est due&|160;?

–&|160;Ce secret ne m’appartient pas, dit-elle d’un ton grave.J’aurais le droit de vous l’apprendre, peut-être ne vous ledirais-je pas encore. J’ai souffert pendant dix ans des mauxinouïs…

Elle ne continua pas et tendit à son père les cadeaux qu’elledestinait à sa famille. Le général, accoutumé par les événements dela guerre à des idées assez larges en fait de butin, accepta lesprésents offerts par sa fille, et se plut à penser que, sousl’inspiration d’une âme aussi pure, aussi élevée que celled’Hélène, le capitaine parisien restait honnête homme en faisant laguerre aux Espagnols. Sa passion pour les braves l’emporta.Songeant qu’il serait ridicule de se conduire en prude, il serravigoureusement la main du corsaire, embrassa son Hélène, sa seulefille avec cette effusion particulière aux soldats, et laissatomber une larme sur ce visage dont la fierté, dont l’expressionmâle lui avaient plus d’une fois souri. Le marin, fortement ému,lui donna ses enfants à bénir. Enfin, tous se dirent une dernièrefois adieu par un long regard qui ne fut pas dénuéd’attendrissement.

–&|160;Soyez toujours heureux&|160;! s’écria le grand-père ens’élançant sur le tillac.

Sur mer, un singulier spectacle attendait le général. LeSaint-Ferdinand, livré aux flammes, flambait comme unimmense feu de paille. Les matelots, occupés à couler le brickespagnol, s’aperçurent qu’il avait à bord un chargement de rhum,liqueur qui abondait sur l’Othello, et trouvèrent plaisantd’allumer un grand bol de punch en pleine mer. C’était undivertissement assez pardonnable à des gens auxquels l’apparentemonotonie de la mer faisait saisir toutes les occasions d’animerleur vie. En descendant du brick dans la chaloupe duSaint-Ferdinand, montée par six vigoureux matelots, legénéral partageait involontairement son attention entre l’incendiedu Saint-Ferdinand et sa fille appuyée sur le corsaire,tous deux debout à l’arrière de leur navire. En présence de tant desouvenirs, en voyant la robe blanche d’Hélène qui flottait, légèrecomme une voile de plus&|160;; en distinguant sur l’Océan cettebelle et grande figure, assez imposante pour tout dominer, même lamer, il oubliait, avec l’insouciance d’un militaire, qu’il voguaitsur la tombe du brave Gomez. Au-dessus de lui, une immense colonnede fumée planait comme un nuage brun, et les rayons du soleil, leperçant çà et là, y jetaient de poétiques lueurs. C’était un secondciel, un dôme sombre sous lequel brillaient des espèces de lustres,et au-dessus duquel planait l’azur inaltérable du firmament, quiparaissait mille fois plus beau par cette éphémère opposition. Lesteintes bizarres de cette fumée, tantôt jaune, blonde, rouge,noire, fondues vaporeusement, couvraient le vaisseau, quipétillait, craquait et criait. La flamme sifflait en mordant lescordages, et courait dans le bâtiment comme une sédition populairevole par les rues d’une ville. Le rhum produisait des flammesbleues qui frétillaient, comme si le génie des mers eût agité cetteliqueur furibonde, de même qu’une main d’étudiant fait mouvoir lajoyeuse flamberie d’un punch dans une orgie. Mais lesoleil, plus puissant de lumière, jaloux de cette lueur insolente,laissait à peine voir dans ses rayons les couleurs de cet incendie.C’était comme un réseau, comme une écharpe qui voltigeait au milieudu torrent de ses feux. L’Othello, saisissait, pours’enfuir, le peu de vent qu’il pouvait pincer dans cette directionnouvelle, et s’inclinait tantôt d’un côté, tantôt de l’autre, commeun cerf-volant balancé dans les airs. Ce beau brick courait desbordées vers le sud, et, tantôt il se dérobait aux yeux du général,en disparaissant derrière la colonne droite dont l’ombre seprojetait fantastiquement sur les eaux, et tantôt il se montrait,en se relevant avec grâce et fuyant. Chaque fois qu’Hélène pouvaitapercevoir son père, elle agitait son mouchoir pour le saluerencore. Bientôt le Saint-Ferdinand coula, en produisant unbouillonnement aussitôt effacé par l’Océan. Il ne resta plus alorsde toute cette scène qu’un nuage balancé par la brise.L’Othello était loin&|160;; la chaloupe s’approchait deterre&|160;; le nuage s’interposa entre cette frêle embarcation etle brick. La dernière fois que le général aperçut sa fille, ce futà travers une crevasse de cette fumée ondoyante. Visionprophétique&|160;! Le mouchoir blanc, la robe se détachaient seulssur ce fond de bistre. Entre l’eau verte et le ciel bleu, le brickne se voyait même pas. Hélène n’était plus qu’un pointimperceptible, une ligne déliée, gracieuse, un ange dans le ciel,une idée, un souvenir.

Après avoir rétabli sa fortune, le marquis mourut épuisé defatigue. Quelques mois après sa mort, en 1833, la marquise futobligée de mener Moïna aux eaux des Pyrénées. La capricieuse enfantvoulut voir les beautés de ces montagnes. Elle revint aux Eaux, età son retour, il se passa l’horrible scène que voici.

–&|160;Mon Dieu, dit Moïna, nous avons bien mal fait, ma mère,de ne pas rester quelques jours de plus dans les montagnes&|160;!Nous y étions bien mieux qu’ici. Avez-vous entendu les gémissementscontinuels de ce maudit enfant et les bavardages de cettemalheureuse femme qui parle sans doute en patois&|160;? car je n’aipas compris un seul mot de ce qu’elle disait. Quelle espèce de gensnous a-t-on donnés pour voisins&|160;! Cette nuit est une des plusaffreuses que j’aie passées de ma vie.

–&|160;Je n’ai rien entendu, répondit la marquise&|160;; mais,ma chère enfant, je vais voir l’hôtesse, lui demander la chambrevoisine, nous serons seules dans cet appartement, et n’aurons plusde bruit. Comment te trouves-tu ce matin&|160;? Es-tufatiguée&|160;?

En disant ces dernières phrases, la marquise s’était levée pourvenir près du lit de Moïna.

–&|160;Voyons, lui dit-elle en cherchant la main de safille.

–&|160;Oh&|160;! laisse-moi, ma mère, répondit Moïna, tu asfroid.

À ces mots la jeune fille se roula dans son oreiller par unmouvement de bouderie, mais si gracieux, qu’il était difficile àune mère de s’en offenser. En ce moment, une plainte, dont l’accentdoux et prolongé devait déchirer le cœur d’une femme, retentit dansla chambre voisine.

–&|160;Mais si tu as entendu cela pendant toute la nuit,pourquoi ne m’as-tu pas éveillée&|160;? nous aurions… Ungémissement plus profond que tous les autres interrompit lamarquise, qui s’écria&|160;: – Il y a là quelqu’un qui semeurt&|160;! Et elle sortit vivement.

–&|160;Envoie-moi Pauline&|160;! cria Moïna, je vaism’habiller.

La marquise descendit promptement et trouva l’hôtesse dans lacour au milieu de quelques personnes qui paraissaient l’écouterattentivement.

–&|160;Madame, vous avez mis près de nous une personne quiparaît souffrir beaucoup…

–&|160;Ah&|160;! ne m’en parlez pas&|160;! s’écria la maîtressede l’hôtel, je viens d’envoyer chercher le maire. Figurez-vous quec’est une femme, une pauvre malheureuse qui y est arrivée hier ausoir, à pied&|160;; elle vient d’Espagne, elle est sans passeportet sans argent. Elle portait sur son dos un petit enfant qui semeurt. Je n’ai pas pu me dispenser de la recevoir ici. Ce matin, jesuis allée moi-même la voir&|160;; car hier, quand elle a débarquéici, elle m’a fait une peine affreuse. Pauvre petite femme&|160;!elle était couchée avec son enfant, et tous deux se débattaientcontre la mort.

–&|160;Madame, m’a-t-elle dit en tirant un anneau d’or de sondoigt, je ne possède plus que cela, prenez-le pour vouspayer&|160;; ce sera suffisant, je ne ferai pas long séjour ici.Pauvre petit&|160;! nous allons mourir ensemble, qu’elle dit enregardant son enfant. Je lui ai pris son anneau, je lui ai demandéqui elle était&|160;; mais elle n’a jamais voulu me dire son nom…Je viens d’envoyer chercher le médecin et monsieur le maire.

–&|160;Mais, s’écria la marquise, donnez-lui tous les secoursqui pourront lui être nécessaires. Mon Dieu&|160;! peut-être est-ilencore temps de la sauver&|160;! Je vous paierai tout ce qu’elledépensera…

–&|160;Ah&|160;! madame, elle a l’air d’être joliment fière, etje ne sais pas si elle voudra.

–&|160;Je vais aller la voir…

Et aussitôt la marquise monta chez l’inconnue sans penser au malque sa vue pouvait faire à cette femme dans un moment où on ladisait mourante, car elle était encore en deuil. La marquise pâlità l’aspect de la mourante. Malgré les horribles souffrances quiavaient altéré la belle physionomie d’Hélène, elle reconnut safille aînée. À l’aspect d’une femme vêtue de noir, Hélène se dressasur son séant, jeta un cri de terreur, et retomba lentement sur sonlit, lorsque, dans cette femme, elle retrouva sa mère.

–&|160;Ma fille&|160;! dit madame d’Aiglemont, que vousfaut-il&|160;? Pauline&|160;!… Moïna&|160;!…

–&|160;Il ne me faut plus rien, répondit Hélène d’une voixaffaiblie. J’espérais revoir mon père&|160;; mais votre deuilm’annonce…

Elle n’acheva pas&|160;; elle serra son enfant sur son cœurcomme pour le réchauffer, le baisa au front, et lança sur sa mèreun regard où le reproche se lisait encore, quoique tempéré par lepardon. La marquise ne voulut pas voir ce reproche&|160;; elleoublia qu’Hélène était un enfant conçu jadis dans les larmes et ledésespoir, l’enfant du devoir, un enfant qui avait été cause de sesplus grands malheurs&|160;; elle s’avança doucement vers sa filleaînée, en se souvenant seulement qu’Hélène la première lui avaitfait connaître les plaisirs de la maternité. Les yeux de la mèreétaient pleins de larmes&|160;; et, en embrassant sa fille, elles’écria&|160;: – Hélène&|160;! ma fille…

Hélène gardait le silence. Elle venait d’aspirer le derniersoupir de son dernier enfant.

En ce moment Moïna, Pauline, sa femme de chambre, l’hôtesse etun médecin entrèrent. La marquise tenait la main glacée de sa filledans les siennes, et la contemplait avec un désespoir vrai.Exaspérée par le malheur, la veuve du marin, qui venait d’échapperà un naufrage en ne sauvant de toute sa belle famille qu’un enfant,dit d’une voix horrible à sa mère&|160;: – Tout ceci est votreouvrage&|160;! si vous eussiez été pour moi ce que…

–&|160;Moïna, sortez, sortez tous&|160;! cria madame d’Aiglemonten étouffant la voix d’Hélène par les éclats de la sienne.

–&|160;Par grâce, ma fille, reprit-elle, ne renouvelons pas ence moment les tristes combats…

–&|160;Je me tairai, répondit Hélène en faisant un effortsurnaturel. Je suis mère, je sais que Moïna ne doit pas… Où est monenfant&|160;?

Moïna rentra, poussée par la curiosité.

–&|160;Ma sœur, dit cette enfant gâtée, le médecin…

–&|160;Tout est inutile, reprit Hélène. Ah&|160;! pourquoi nesuis-je pas morte à seize ans, quand je voulais me tuer&|160;! Lebonheur ne se trouve jamais en dehors des lois… Moïna… tu…

Elle mourut en penchant sa tête sur celle de son enfant, qu’elleavait serré convulsivement.

–&|160;Ta sœur voulait sans doute te dire, Moïna, reprit madamed’Aiglemont, lorsqu’elle fut rentrée dans sa chambre, où ellefondit en larmes, que le bonheur ne se trouve jamais, pour unefille, dans une vie romanesque, en dehors des idées reçues, et,surtout, loin de sa mère.

Chapitre 6LA VIEILLESSE D’UNE MÈRE COUPABLE

Pendant l’un des premiers jours du mois de juin 1842, une damed’environ cinquante ans, mais qui paraissait encore plus vieilleque ne le comportait son âge véritable, se promenait au soleil, àl’heure de midi, le long d’une allée, dans le jardin d’un grandhôtel situé rue Plumet, à Paris. Après avoir fait deux ou troisfois le tour du sentier légèrement sinueux où elle restait pour nepas perdre de vue les fenêtres d’un appartement qui semblaitattirer toute son attention, elle vint s’asseoir sur un de cesfauteuils à demi champêtres qui se fabriquent avec de jeunesbranches d’arbres garnies de leur écorce. De la place où setrouvait ce siége élégant, la dame pouvait embrasser par une desgrilles d’enceinte et les boulevards intérieurs, au milieu desquelsest posé l’admirable dôme des Invalides, qui élève sa coupole d’orparmi les têtes d’un millier d’ormes, admirable paysage, etl’aspect moins grandiose de son jardin terminé par la façade grised’un des plus beaux hôtels du faubourg Saint-Germain. Là tout étaitsilencieux, les jardins voisins, les boulevards, lesInvalides ; car, dans ce noble quartier, le jour ne commenceguère qu’à midi. À moins de quelque caprice, à moins qu’une jeunedame ne veuille monter à cheval, ou qu’un vieux diplomate n’ait unprotocole à refaire, à cette heure, valets et maîtres, tout dort,ou tout se réveille.

La vieille dame si matinale était la marquise d’Aiglemont, mèrede madame de Saint-Héreen, à qui ce bel hôtel appartenait. Lamarquise s’en était privée pour sa fille, à qui elle avait donnétoute sa fortune, en ne se réservant qu’une pension viagère. Lacomtesse Moïna de Saint-Héreen était le dernier enfant de madamed’Aiglemont. Pour lui faire épouser l’héritier d’une des plusillustres maisons de France, la marquise avait tout sacrifié. Rienn’était plus naturel : elle avait successivement perdu deuxfils ; l’un, Gustave marquis d’Aiglemont, était mort ducholéra ; l’autre, Abel, avait succombé dans l’affaire de laMacta. Gustave laissa des enfants et une veuve. Mais l’affectionassez tiède que madame d’Aiglemont avait portée à ses deux filss’était encore affaiblie en passant à ses petits-enfants. Elle secomportait poliment avec madame d’Aiglemont la jeune : maiselle s’en tenait au sentiment superficiel que le bon goût et lesconvenances nous prescrivent de témoigner à nos proches. La fortunede ses enfants morts ayant été parfaitement réglée, elle avaitréservé pour sa chère Moïna ses économies et ses biens propres.Moïna, belle et ravissante depuis son enfance, avait toujours étépour madame d’Aiglemont l’objet d’une de ces prédilections innéesou involontaires chez les mères de famille ; fatalessympathies qui semblent inexplicables, ou que les observateurssavent trop bien expliquer. La charmante figure de Moïna, le son devoix de cette fille chérie, ses manières, sa démarche, saphysionomie, ses gestes, tout en elle réveillait chez la marquiseles émotions les plus profondes qui puissent animer, troubler oucharmer le cœur d’une mère. Le principe de sa vie présente, de savie du lendemain, de sa vie passée, était dans le cœur de cettejeune femme, où elle avait jeté tous ses trésors. Moïna avaitheureusement survécu à quatre enfants, ses aînés. Madamed’Aiglemont avait en effet perdu, de la manière la plusmalheureuse, disaient les gens du mande, une fille charmante dontla destinée était presque inconnue, et un petit garçon, enlevé àcinq ans par une horrible catastrophe. La marquise vit sans douteun présage du ciel dans le respect que le sort semblait avoir pourla fille de son cœur, et n’accordait que de faibles souvenirs à sesenfants déjà tombés selon les caprices de la mort, et qui restaientau fond de son âme, comme ces tombeaux élevés dans un champ debataille, mais que les fleurs des champs ont presque faitdisparaître. Le monde aurait pu demander à la marquise un comptesévère de cette insouciance et de cette prédilection ; mais lemonde de Paris est entraîné par un tel torrent d’événements, demodes, d’idées nouvelles, que toute la vie de madame d’Aiglemontdevait y être en quelque sorte oubliée. Personne ne songeait à luifaire un crime d’une froideur, d’un oubli qui n’intéressaitpersonne, tandis que sa vive tendresse pour Moïna intéressaitbeaucoup de gens, et avait toute la sainteté d’un préjugé.D’ailleurs, la marquise allait peu dans le monde ; et, pour laplupart des familles qui la connaissaient, elle paraissait bonne,douce, pieuse, indulgente. Or, ne faut-il pas avoir un intérêt bienvif pour aller au delà de ces apparences dont se contente lasociété ? Puis, que ne pardonne-t-on pas aux vieillardslorsqu’ils s’effacent comme des ombres et ne veulent plus êtrequ’un souvenir ? Enfin, madame d’Aiglemont était un modèlecomplaisamment cité par les enfants à leurs pères, par les gendresà leurs belles-mères. Elle avait, avant le temps, donné ses biens àMoïna, contente du bonheur de la jeune comtesse, et ne vivant quepar elle et pour elle. Si des vieillards prudents, des oncleschagrins, blâmaient cette conduite en disant : – Madamed’Aiglemont se repentira peut-être quelque jour de s’être dessaisiede sa fortune eu faveur de sa fille, car, si elle connaît bien lecœur de madame de Saint-Héreen, peut-elle être aussi sûre de lamoralité de son gendre ? c’était contre ces prophètes untollé général ; et, de toutes parts, pleuvaient deséloges pour Moïna.

– Il faut rendre cette justice à madame de Saint-Héreen,disait une jeune femme, que sa mère n’a rien trouvé de changéautour d’elle. Madame d’Aiglemont est admirablement bien logée,elle a une voiture à ses ordres, et peut aller partout dans lemonde comme auparavant…

– Excepté aux Italiens, répondait tout bas un vieuxparasite, un de ces gens qui se croient en droit d’accabler leursamis d’épigrammes sous prétexte de faire preuve d’indépendance. Ladouairière n’aime guère que la musique, en fait de chosesétrangères à son enfant gâté. Elle a été si bonne musicienne dansson temps ! Mais comme la loge de la comtesse est toujoursenvahie par de jeunes papillons, et qu’elle y gênerait cette petitepersonne, de qui l’on parle déjà comme d’une grande coquette, lapauvre mère ne va jamais aux Italiens.

– Madame de Saint-Héreen, disait une fille à marier, a poursa mère des soirées délicieuses, un salon où va tout Paris.

– Un salon où personne ne fait attention à la marquise,répondait le parasite.

– Le fait est que madame d’Aiglemont n’est jamais seule,disait un fat en appuyant le parti des jeunes dames.

– Le matin, répondait le vieil observateur à voix basse, lematin, la chère Moïna dort. À quatre heures, la chère Moïna est aubois. Le soir, la chère Moïna va au bal ou aux Bouffes… Mais il estvrai que madame d’Aiglemont a la ressource de voir sa chère fillependant qu’elle s’habille, ou durant le dîner lorsque la chèreMoïna dîne par hasard avec sa chère mère. – Il n’y a pas encorehuit jours, monsieur, dit le parasite en prenant par le bras untimide précepteur, nouveau-venu dans la maison où il se trouvait,que je vis cette pauvre mère triste et seule au coin de son feu. –Qu’avez-vous ? lui demandai-je. La marquise me regarda ensouriant, mais elle avait certes pleuré. – Je pensais, medisait-elle, qu’il est bien singulier de me trouver seule, aprèsavoir eu cinq enfants ; mais cela est dans notredestinée ! Et puis, je suis heureuse quand je sais que Moïnas’amuse ! Elle pouvait se confier à moi, qui, jadis, ai connuson mari. C’était un pauvre homme, et il a été bien heureux del’avoir pour femme ; il lui devait certes sa pairie et sacharge à la cour de Charles X.

Mais il se glisse tant d’erreurs dans les conversations dumonde, il s’y fait avec légèreté des maux si profonds, quel’historien des mœurs est obligé de sagement peser les assertionsinsouciamment émises par tant d’insouciants. Enfin, peut-être nedoit-on jamais prononcer qui a tort ou raison de l’enfant ou de lamère. Entre ces deux cœurs, il n’y a qu’un seul juge possible. Cejuge est Dieu ! Dieu qui, souvent, assied sa vengeance au seindes familles, et se sert éternellement des enfants contre lesmères, des pères contre les fils, des peuples contre les rois, desprinces contre les nations, de tout contre tout ; remplaçantdans le monde moral les sentiments par les sentiments comme lesjeunes feuilles poussent les vieilles au printemps ; agissanten vue d’un ordre immuable, d’un but à lui seul connu. Sans doute,chaque chose va dans son sein, ou, mieux encore, elle yretourne.

Ces religieuses pensées, si naturelles au cœur des vieillards,flottaient éparses dans l’âme de madame d’Aiglemont ; elles yétaient à demi lumineuses, tantôt abîmées, tantôt déployéescomplètement, comme des fleurs tourmentées à la surface des eauxpendant une tempête. Elle s’était assise, lassée, affaiblie par unelongue méditation, par une de ces rêveries au milieu desquellestoute la vie se dresse, se déroule aux yeux de ceux qui pressententla mort.

Cette femme, vieille avant le temps, eût été, pour quelque poètepassant sur le boulevard, un tableau curieux. À la voir assise àl’ombre grêle d’un acacia, l’ombre d’un acacia à midi, tout lemonde eût su lire une des mille choses écrites sur ce visage pâleet froid, même au milieu des chauds rayons du soleil. Sa figurepleine d’expression représentait quelque chose de plus grave encoreque ne l’est une vie à son déclin, ou de plus profond qu’une âmeaffaissée par l’expérience. Elle était un de ces types qui, entremille physionomies dédaignées parce qu’elles sont sans caractère,vous arrêtent un moment, vous font penser ; comme, entre lesmille tableaux d’un Musée, vous êtes fortement impressionné, soitpar la tête sublime où Murillo peignit la douleur maternelle, soitpar le visage de Béatrix Cinci où le Guide sut peindre la plustouchante innocence au fond du plus épouvantable crime, soit par lasombre face de Philippe II où Vélasquez a pour toujours imprimé lamajestueuse terreur que doit inspirer la royauté. Certaines figureshumaines sont de despotiques images qui vous parlent, vousinterrogent, qui répondent à vos pensées secrètes, et font même despoèmes entiers. Le visage glacé de madame d’Aiglemont était une deces poésies terribles, une de ces faces répandues par milliers dansla divine Comédie de Dante Alighieri.

Pendant la rapide saison où la femme reste en fleur, lescaractères de sa beauté servent admirablement bien la dissimulationà laquelle sa faiblesse naturelle et nos lois sociales lacondamnent. Sous le riche coloris de son visage frais, sous le feude ses yeux, sous le réseau gracieux de ses traits si fins, de tantde lignes multipliées, courbes ou droites, mais pures etparfaitement arrêtées, toutes ses émotions peuvent demeurersecrètes : la rougeur alors ne révèle rien en colorant encoredes couleurs déjà si vives ; tous les foyers intérieurs semêlent alors si bien à la lumière de ces yeux flamboyants de vie,que la flamme passagère d’une souffrance n’y apparaît que comme unegrâce de plus. Aussi rien n’est-il si discret qu’un jeune visage,parce que rien n’est plus immobile. La figure d’une jeune femme ale calme, le poli, la fraîcheur de la surface d’un lac. Laphysionomie des femmes ne commence qu’à trente ans. Jusques à cetâge le peintre ne trouve dans leurs visages que du rose et dublanc, des sourires et des expressions qui répètent une mêmepensée, pensée de jeunesse et d’amour, pensée uniforme et sansprofondeur ; mais, dans la vieillesse, tout chez la femme aparlé, les passions se sont incrustées sur son visage ; elle aété amante, épouse, mère ; les expressions les plus violentesde la joie et de la douleur ont fini par grimer, torturer sestraits, par s’y empreindre en mille rides, qui toutes ont unlangage ; et une tête de femme devient alors sublimed’horreur, belle de mélancolie, ou magnifique de calme ; s’ilest permis de poursuivre cette étrange métaphore, le lac desséchélaisse voir alors les traces de tous les torrents qui l’ontproduit ; une tête de vieille femme n’appartient plus alors niau monde qui, frivole, est effrayé d’y apercevoir la destruction detoutes les idées d’élégance auxquelles il est habitué ni auxartistes vulgaires qui n’y découvrent rien ; mais aux vraispoètes, à ceux qui ont le sentiment d’un beau indépendant de toutesles conventions sur lesquelles reposent tant de préjugés en faitd’art et de beauté.

Quoique madame d’Aiglemont portât sur sa tête une capote à lamode, il était facile de voir que sa chevelure, jadis noire, avaitété blanchie par de cruelles émotions mais la manière dont elle laséparait en deux bandeaux trahissait son bon goût, révélait lesgracieuses habitudes de la femme élégante, et dessinaitparfaitement son front flétri, ridé, dans la forme duquel seretrouvaient quelques traces de son ancien éclat. La coupe de safigure, la régularité de ses traits donnaient une idée, faible à lavérité, de la beauté dont elle avait dû être orgueilleuse, mais cesindices accusaient encore mieux les douleurs, qui avaient été assezaiguës pour creuser ce visage, pour en dessécher les tempes, enrentrer les joues, en meurtrir les paupières et les dégarnir decils, cette grâce du regard. Tout était silencieux en cettefemme : sa démarche et ses mouvements avaient cette lenteurgrave et recueillie qui imprime le respect. Sa modestie, changée entimidité, semblait être le résultat de l’habitude, qu’elle avaitprise depuis quelques années, de s’effacer devant sa fille ;puis sa parole était rare, douce, comme celle de toutes lespersonnes forcées de réfléchir, de se concentrer de vivre enelles-mêmes. Cette attitude et cette contenance inspiraient unsentiment indéfinissable, qui n’était ni la crainte ni lacompassion, mais dans lequel se fondaient mystérieusement toutesles idées que réveillent ces diverses affections. Enfin la naturede ses rides, la manière dont son visage était plissé, la pâleur deson regard endolori, tout témoignait éloquemment de ces larmes qui,dévorées par le cœur, ne tombent jamais à terre. Les malheureuxaccoutumés à contempler le ciel pour en appeler à lui des maux deleur vie eussent facilement reconnu dans les yeux de cette mère lescruelles habitudes d’une prière faite à chaque instant du jour, etles légers vestiges de ces meurtrissures secrètes qui finissent pardétruire les fleurs de l’âme et jusqu’au sentiment de la maternité.Les peintres ont des couleurs pour ces portraits, mais les idées etles paroles sont impuissantes pour les traduire fidèlement ;il s’y rencontre, dans les tons du teint, dans l’air de la figure,des phénomènes inexplicables que l’âme saisit par la vue, mais lerécit des événements auxquels sont dus de si terriblesbouleversements de physionomie est la seule ressource qui reste aupoète pour les faire comprendre. Cette figure annonçait un oragecalme et froid, un secret combat entre l’héroïsme de la douleurmaternelle et l’infirmité de nos sentiments, qui sont finis commenous-mêmes et où rien ne se trouve d’infini. Ces souffrances sanscesse refoulées avaient produit à la longue je ne sais quoi demorbide en cette femme. Sans doute quelques émotions trop violentesavaient physiquement altéré ce cœur maternel, et quelque maladie,un anévrisme peut-être, menaçait lentement cette femme à son insu.Les peines vraies sont en apparence si tranquilles dans le litprofond qu’elles se sont fait, où elles semblent dormir, mais oùelles continuent à corroder l’âme comme cet épouvantable acide quiperce le cristal ! En ce moment deux larmes sillonnèrent lesjoues de la marquise, et elle se leva comme si quelque réflexionplus poignante que toutes les autres l’eût vivement blessée. Elleavait sans doute jugé l’avenir de Moïna. Or, en prévoyant lesdouleurs qui attendaient sa fille, tous les malheurs de sa proprevie lui étaient retombés sur le cœur.

La situation de cette mère sera comprise en expliquant celle desa fille.

Le comte de Saint-Héreen était parti depuis environ six moispour accomplir une mission politique. Pendant cette absence, Moïna,qui à toutes les vanités de la petite-maîtresse joignait lescapricieux vouloirs de l’enfant gâté, s’était amusée, parétourderie ou pour obéir aux mille coquetteries de la femme, etpeut-être pour en essayer le pouvoir, à jouer avec la passion d’unhomme habile, mais sans cœur, se disant ivre d’amour, de cet amouravec lequel se combinent toutes les petites ambitions sociales etvaniteuses du fat. Madame d’Aiglemont, à laquelle une longueexpérience avait appris à connaître la vie, à juger les hommes, àredouter le monde, avait observé les progrès de cette intrigue etpressentait la perte de sa fille en la voyant tombée entre lesmains d’un homme à qui rien n’était sacré. N’y avait-il pas pourelle quelque chose d’épouvantable à rencontrer un rouédans l’homme que Moïna écoutait avec plaisir ? Son enfantchérie se trouvait donc au bord d’un abîme. Elle en avait unehorrible certitude, et n’osait l’arrêter, car elle tremblait devantla comtesse. Elle savait d’avance que Moïna n’écouterait aucun deses sages avertissements ; elle n’avait aucun pouvoir surcette âme, de fer pour elle et toute moelleuse pour les autres. Satendresse l’eût portée à s’intéresser aux malheurs d’une passionjustifiée par les nobles qualités du séducteur, mais sa fillesuivait un mouvement de coquetterie ; et la marquise méprisaitle comte Alfred de Vandenesse, sachant qu’il était homme àconsidérer sa lutte avec Moïna comme une partie d’échecs. QuoiqueAlfred de Vandenesse fît horreur à cette malheureuse mère, elleétait obligée d’ensevelir dans le pli le plus profond de son cœurles raisons suprêmes de son aversion. Elle était intimement liéeavec le marquis de Vandenesse, père d’Alfred, et cette amitié,respectable aux yeux du monde, autorisait le jeune homme à venirfamilièrement chez madame de Saint-Héreen, pour laquelle ilfeignait une passion conçue dès l’enfance. D’ailleurs, en vainmadame d’Aiglemont se serait-elle décidée à jeter entre sa fille etAlfred de Vandenesse une terrible parole qui les eût séparés ;elle était certaine de n’y pas réussir, malgré la puissance decette parole, qui l’eût déshonorée aux yeux de sa fille. Alfredavait trop de corruption, Moïna trop d’esprit pour croire à cetterévélation, et la jeune vicomtesse l’eût éludée en la traitant deruse maternelle. Madame d’Aiglemont avait bâti son cachot de sespropres mains et s’y était murée elle-même pour y mourir en voyantse perdre la belle vie de Moïna, cette vie devenue sa gloire, sonbonheur et sa consolation, une existence pour elle mille fois pluschère que la sienne. Horribles souffrances, incroyables, sanslangage ! abîmes sans fond !

Elle attendait impatiemment le lever de sa fille, et néanmoinselle le redoutait, semblable au malheureux condamné à mort quivoudrait en avoir fini avec la vie, et qui cependant a froid enpensant au bourreau. La marquise avait résolu de tenter un derniereffort ; mais elle craignait peut-être moins d’échouer dans satentative que de recevoir encore une de ces blessures sidouloureuses à son cœur qu’elles avaient épuisé tout son courage.Son amour de mère en était arrivé là : aimer sa fille, laredouter, appréhender un coup de poignard et aller au-devant. Lesentiment maternel est si large dans les cœurs aimants qu’avantd’arriver à l’indifférence une mère doit mourir ou s’appuyer surquelque grande puissance, la religion ou l’amour. Depuis son lever,la fatale mémoire de la marquise lui avait retracé plusieurs de cesfaits, petits en apparence, mais qui dans la vie morale sont degrands événements. En effet, parfois un geste enferme tout undrame, l’accent d’une parole déchire toute une vie, l’indifférenced’un regard tue la plus heureuse passion. La marquise d’Aiglemontavait malheureusement vu trop de ces gestes, entendu trop de cesparoles, reçu trop de ces regards affreux à l’âme pour que sessouvenirs pussent lui donner des espérances. Tout lui prouvaitqu’Alfred l’avait perdue dans le cœur de sa fille, où elle restait,elle, la mère, moins comme un plaisir que comme un devoir. Millechoses, des riens même lui attestaient la conduite détestable de lacomtesse envers elle, ingratitude que la marquise regardaitpeut-être comme une punition. Elle cherchait des excuses à sa filledans les desseins de la Providence, afin de pouvoir encore adorerla main qui la frappait. Pendant cette matinée elle se souvint detout, et tout la frappa de nouveau si vivement au cœur que sacoupe, remplie de chagrins, devait déborder si la plus légère peiney était jetée. Un regard froid pouvait tuer la marquise. Il estdifficile de peindre ces faits domestiques, mais quelques-unssuffiront peut-être à les indiquer tous. Ainsi la marquise, étantdevenue un peu sourde, n’avait jamais pu obtenir de Moïna qu’elleélevât la voix pour elle ; et le jour où, dans la naïveté del’être souffrant, elle pria sa fille de répéter une phrase dontelle n’avait rien saisi, la comtesse obéit, mais avec un air demauvaise grâce qui ne permit pas à madame d’Aiglemont de réitérersa modeste prière. Depuis ce jour, quand Moïna racontait unévénement ou parlait, la marquise avait soin de s’approcherd’elle ; mais souvent la comtesse paraissait ennuyée del’infirmité qu’elle reprochait étourdiment à sa mère. Cet exemple,pris entre mille, ne pouvait frapper que le cœur d’une mère. Toutesces choses eussent échappé peut-être à un observateur, car c’étaitdes nuances insensibles pour d’autres yeux que ceux d’une femme.Ainsi madame d’Aiglemont ayant un jour dit à sa fille que laprincesse de Cadignan était venue la voir, Moïna s’écriasimplement : – Comment ! elle est venue pour vous !L’air dont ces paroles furent dites, l’accent que la comtesse y mitpeignaient par de légères teintes un étonnement, un mépris élégantqui ferait trouver aux cœurs toujours jeunes et tendres de laphilanthropie dans la coutume en vertu de laquelle les sauvagestuent leurs vieillards quand ils ne peuvent plus se tenir à labranche d’un arbre fortement secoué. Madame d’Aiglemont se leva,sourit, et alla pleurer en secret. Les gens bien élevés, et lesfemmes surtout, ne trahissent leurs sentiments que par des touchesimperceptibles, mais qui n’en font pas moins deviner les vibrationsde leurs cœurs à ceux qui peuvent retrouver dans leur vie dessituations analogues à celle de cette mère meurtrie. Accablée parses souvenirs, madame d’Aiglemont retrouva l’un de ces faitsmicroscopiques si piquants, si cruels, où elle n’avait jamais mieuxvu qu’en ce moment le mépris atroce caché sous des sourires. Maisses larmes se séchèrent quand elle entendit ouvrir les persiennesde la chambre où reposait sa fille. Elle accourut en se dirigeantvers les fenêtres par le sentier qui passait le long de la grilledevant laquelle elle était naguère assise. Tout en marchant, elleremarqua le soin particulier que le jardinier avait mis à ratisserle sable de cette allée, assez mal tenue depuis peu de temps. Quandmadame d’Aiglemont arriva sous les fenêtres de sa fille lespersiennes se refermèrent brusquement.

– Moïna, dit-elle.

Point de réponse.

– Madame la comtesse est dans le petit salon, dit la femmede chambre de Moïna quand la marquise rentrée au logis demanda sisa fille était levée.

Madame d’Aiglemont avait le cœur trop plein et la tête tropfortement préoccupée pour réfléchir en ce moment sur descirconstances si légères ; elle passa promptement dans lepetit salon où elle trouva la comtesse en peignoir, un bonnetnégligemment jeté sur une chevelure en désordre, les pieds dans sespantoufles, ayant la clef de sa chambre dans sa ceinture, le visageempreint de pensées presque orageuses et des couleurs animées. Elleétait assise sur un divan, et paraissait réfléchir.

– Pourquoi vient-on ? dit-elle d’une voix dure.Ah ! c’est vous, ma mère, reprit-elle d’un air distrait aprèss’être interrompue elle-même.

– Oui, mon enfant, c’est ta mère…

L’accent avec lequel madame d’Aiglemont prononça ces parolespeignit une effusion de cœur et une émotion intime, dont il seraitdifficile de donner une idée sans employer le mot de sainteté. Elleavait en effet si bien revêtu le caractère sacré d’une mère, que safille en fut frappée, et se tourna vers elle par un mouvement quiexprimait à la fois le respect, l’inquiétude et le remords. Lamarquise ferma la porte de ce salon, où personne ne pouvait entrersans faire du bruit dans les pièces précédentes. Cet éloignementgarantissait de toute indiscrétion.

– Ma fille, dit la marquise, il est de mon devoir det’éclairer sur une des crises les plus importantes dans notre viede femme, et dans laquelle tu te trouves à ton insu peut-être, maisdont je viens te parler moins en mère qu’en amie. En te mariant, tues devenue libre de tes actions, tu n’en dois compte qu’à tonmari ; mais je t’ai si peu fait sentir l’autorité maternelle(et ce fut un tort peut-être), que je me crois en droit de me faireécouter de toi, une fois au moins, dans la situation grave où tudois avoir besoin de conseils. Songe, Moïna, que je t’ai mariée àun homme d’une haute capacité, de qui tu peux être fière, que…

– Ma mère, s’écria Moïna d’un air mutin et enl’interrompant, je sais ce que vous venez me dire… Vous allez meprêcher au sujet d’Alfred…

– Vous ne devineriez pas si bien, Moïna, reprit gravementla marquise en essayant de retenir ses larmes, si vous ne sentiezpas.

– Quoi ? dit-elle d’un air presque hautain. Mais, mamère, en vérité….

– Moïna, s’écria madame d’Aiglemont en faisant un effortextraordinaire, il faut que vous entendiez attentivement ce que jedois vous dire…

– J’écoute, dit la comtesse en se croisant les bras etaffectant une impertinente soumission. Permettez-moi, ma mère,dit-elle avec un sang-froid incroyable, de sonner Pauline pour larenvoyer….

Elle sonna.

– Ma chère enfant, Pauline ne peut pas entendre…

– Maman, reprit la comtesse d’un air sérieux, et qui auraitdû paraître extraordinaire à la mère, je dois… Elle s’arrêta, lafemme de chambre arrivait. – Pauline, allez vous-même chezBaudran savoir pourquoi je n’ai pas encore mon chapeau…

Elle se rassit et regarda sa mère avec attention. La marquise,dont le cœur était gonflé, les yeux secs, et qui ressentait alorsune de ces émotions dont la douleur ne peut être comprise que parles mères, prit la parole pour instruire Moïna du danger qu’ellecourait. Mais, soit que la comtesse se trouvât blessée des soupçonsque sa mère concevait sur le fils du marquis de Vandenesse, soitqu’elle fût en proie à l’une de ces folies incompréhensibles dontle secret est dans l’inexpérience de toutes les jeunesses, elleprofita d’une pause faite par sa mère pour lui dire en riant d’unrire forcé : – Maman, je ne te croyais jalouse que dupère….

À ce mot, madame d’Aiglemont ferma les yeux, baissa la tête etpoussa le plus léger de tous les soupirs. Elle jeta son regard enl’air, comme pour obéir au sentiment invincible qui nous faitinvoquer Dieu dans les grandes crises de la vie et dirigea sur safille ses yeux pleins d’une majesté terrible, empreints aussi d’uneprofonde douleur.

– Ma fille, dit-elle d’une voix gravement altérée, vousavez été plus impitoyable envers votre mère que ne le fut l’hommeoffensé par elle, plus que ne le sera Dieu peut-être.

Madame d’Aiglemont se leva ; mais arrivée à la porte, ellese retourna, ne vit que de la surprise dans les yeux de sa fille,sortit et put aller jusque dans le jardin, où ses forcesl’abandonnèrent. Là, ressentant au cœur de fortes douleurs, elletomba sur un banc. Ses yeux, qui erraient sur le sable, yaperçurent la récente empreinte d’un pas d’homme dont les bottesavaient laissé des marques très-reconnaissables. Sans aucun doute,sa fille était perdue, elle crut comprendre alors le motif de lacommission donnée à Pauline. Cette idée cruelle fut accompagnéed’une révélation plus odieuse que ne l’était tout le reste. Ellesupposa que le fils du marquis de Vandenesse avait détruit dans lecœur de Moïna ce respect dû par une fille à sa mère. Sa souffrances’accrut, elle s’évanouit insensiblement, et demeura commeendormie. La jeune comtesse trouva que sa mère s’était permis delui donner un coup de boutoir un peu sec, et pensa que lesoir une caresse ou quelques attentions feraient les frais duraccommodement. Entendant un cri de femme dans le jardin, elle sepencha négligemment au moment où Pauline, qui n’était pas encoresortie, appelait au secours, et tenait la marquise dans sesbras.

– N’effrayez pas ma fille, fut le dernier mot que prononçacette mère.

Moïna vit transporter sa mère, pâle, inanimée, respirant avecdifficulté, mais agitant les bras comme si elle voulait ou lutterou parler. Atterrée par ce spectacle, Moïna suivit sa mère, aidasilencieusement à la coucher sur son lit et à la déshabiller. Safaute l’accabla. En ce moment suprême, elle connut sa mère, et nepouvait plus rien réparer. Elle voulut être seule avec elle ;et quand il n’y eut plus personne dans la chambre, qu’elle sentitle froid de cette main pour elle toujours caressante, elle fonditen larmes. Réveillée par ces pleurs, la marquise put encoreregarder sa chère Moïna ; puis, au bruit de ses sanglots, quisemblaient vouloir briser ce sein délicat et en désordre, ellecontempla sa fille en souriant. Ce sourire prouvait à cette jeuneparricide que le cœur d’une mère est un abîme au fond duquel setrouve toujours un pardon. Aussitôt que l’état de la marquise futconnu, des gens à cheval avaient été expédiés pour aller chercherle médecin, le chirurgien et les petits-enfants de madamed’Aiglemont. La jeune marquise et ses enfants arrivèrent en mêmetemps que les gens de l’art et formèrent une assemblée assezimposante, silencieuse, inquiète, à laquelle se mêlèrent lesdomestiques. La jeune marquise, qui n’entendait aucun bruit, vintfrapper doucement à la porte de la chambre. À ce signal, Moïna,réveillée sans doute dans sa douleur, poussa brusquement les deuxbattants, jeta des yeux hagards sur cette assemblée de famille etse montra dans un désordre qui parlait plus haut que le langage. Àl’aspect de ce remords vivant chacun resta muet. Il était faciled’apercevoir les pieds de la marquise raides et tendusconvulsivement sur le lit de mort. Moïna s’appuya sur la porte,regarda ses parents, et dit d’une voix creuse : – J’aiperdu ma mère !

Paris, 1828-1842.

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