La Fille aux yeux d’or

Chapitre 2Singulière Bonne Fortune

De Marsay n’était pas un étourdi. Tout autre jeune homme auraitobéi au désir de prendre aussitôt quelques renseignements sur unefille qui réalisait si bien les idées les plus lumineuses expriméessur les femmes par la poésie orientale ; mais, trop adroitpour compromettre ainsi l’avenir de sa bonne fortune, il avait dità son fiacre de continuer la rue Saint-Lazare, et de le ramener àson hôtel. Le lendemain, son premier valet de chambre nomméLaurent, garçon rusé comme un Frontin de l’ancienne comédie,attendit aux environs de la maison habitée par l’inconnue, l’heureà laquelle se distribuent les lettres. Afin de pouvoir espionner àson aise et rôder autour de l’hôtel, il avait, suivant la coutumedes gens de police qui veulent se bien déguiser, acheté sur placela défroque d’un Auvergnat, en essayant d’en prendre laphysionomie. Quand le facteur qui pour cette matinée faisait leservice de la rue Saint-Lazare vint à passer, Laurent feignitd’être un commissionnaire en peine de se rappeler le nom d’unepersonne à laquelle il devait remettre un paquet, et consulta lefacteur. Trompé d’abord par les apparences, ce personnage sipittoresque au milieu de la civilisation parisienne lui apprit quel’hôtel où demeurait la Fille aux yeux d’or appartenait à DonHijos, marquis de San-Réal, Grand d’Espagne. Naturellementl’Auvergnat n’avait pas affaire au marquis.

– Mon paquet, dit-il, est pour la marquise.

– Elle est absente, répondit le facteur. Ses lettres sontretournées sur Londres.

– La marquise n’est donc pas une jeune fille qui…

– Ah ! dit le facteur en interrompant le valet de chambreet le regardant avec attention, tu es un commissionnaire comme jedanse.

Laurent montra quelques pièces d’or au fonctionnaire àclaquette, qui se mit à sourire.

– Tenez, voici le nom de votre gibier, dit-il en prenant dans saboite de cuir une lettre qui portait le timbre de Londres et surlaquelle cette adresse :

A Mademoiselle

PAQUITA VALDES,

Rue Saint-Lazare, hôtel de San-Réal.

PARIS.

était écrite en caractères allongés et menus qui annonçaient unemain de femme.

– Seriez-vous cruel à une bouteille de vin de Chablis,accompagnée d’un filet sauté aux champignons, et précédée dequelques douzaines d’huîtres ? dit Laurent qui voulaitconquérir la précieuse amitié du facteur.

– A neuf heures et demie, après mon service. Où ?

– Au coin de la rue de la Chaussée-d’Antin et de la rueNeuve-des-Mathurins, AU PUITS SANS VIN, dit Laurent.

– Écoutez, l’ami, dit le facteur en rejoignant le valet dechambre, une heure après cette rencontre, si votre maître estamoureux de cette fille, il s’inflige un fameux travail ! Jedoute que vous réussissiez à la voir. Depuis dix ans que je suisfacteur à Paris, j’ai pu y remarquer bien des systèmes deporte ! mais je puis bien dire, sans crainte d’être démentipar aucun de mes camarades, qu’il n’y a pas une porte aussimystérieuse que l’est celle de monsieur de San-Réal. Personne nepeut pénétrer dans l’hôtel sans je ne sais quel mot d’ordre, etremarquez qu’il a été choisi exprès entre cour et jardin pouréviter toute communication avec d’autres maisons. Le suisse est unvieil Espagnol qui ne dit jamais un mot de français ; mais quivous dévisage les gens, comme ferait Vidocq, pour savoir s’ils nesont pas des voleurs. Si ce premier guichetier pouvait se laissertromper par un amant, par un voleur ou par vous, sans comparaison,eh ! bien, vous rencontreriez dans la première salle, qui estfermée par une porte vitrée, un majordome entouré de laquais, unvieux farceur encore plus sauvage et plus bourru que ne l’est lesuisse. Si quelqu’un franchit la porte cochère, mon majordome sort,vous l’attend sous le péristyle et te lui fait subir uninterrogatoire comme à un criminel. Ça m’est arrivé, à moi, simplefacteur. Il me prenait pour un hémisphère déguisé, dit-il en riantde son coq-à-l’âne. Quant aux gens, n’en espérez rien tirer, je lescrois muets, personne dans le quartier ne connaît la couleur deleurs paroles ; je ne sais pas ce qu’on leur donne de gagespour ne point parler et pour ne point boire ; le fait estqu’ils sont inabordables, soit qu’ils aient peur d’être fusillés,soit qu’ils aient une somme énorme à perdre en cas d’indiscrétion.Si votre maître aime assez mademoiselle Paquita Valdès poursurmonter tous ces obstacles, il ne triomphera certes pas de donaConcha Marialva, la duègne qui l’accompagne et qui la mettrait sousses jupes plutôt que de la quitter. Ces deux femmes ont l’aird’être cousues ensemble.

– Ce que vous me dites, estimable facteur, reprit Laurent aprèsavoir dégusté le vin, me confirme ce que je viens d’apprendre. Foid’honnête homme, j’ai cru que l’on se moquait de moi. La fruitièred’en face m’a dit qu’on lâchait pendant la nuit, dans les jardins,des chiens dont la nourriture est suspendue à des poteaux, demanière qu’ils ne puissent pas y atteindre. Ces damnés animauxcroient alors que les gens susceptibles d’entrer en veulent à leurmanger, et les mettraient en pièces. Vous me direz qu’on peut leurjeter des boulettes, mais il paraît qu’ils sont dressés à ne rienmanger que de la main du concierge.

– Le portier de monsieur le baron de Nucingen, dont le jardintouche par en haut à celui de l’hôtel San-Réal, me l’a diteffectivement, reprit le facteur.

– Bon, mon maître le connaît, se dit Laurent. Savez-vous,reprit-il en guignant le facteur, que j’appartiens à un maître quiest un fier homme, et s’il se mettait en tête de baiser la plantedes pieds d’une impératrice, il faudrait bien qu’elle en passât parlà ? S’il avait besoin de vous, ce que je vous souhaite, caril est généreux, pourrait-on compter sur vous ?

– Dame, monsieur Laurent, je me nomme Moinot. Mon nom s’écritabsolument comme un moineau : M-o-i-n-o-t, not, Moinot.

– Effectivement, dit Laurent.

– Je demeure rue des Trois-Frères, n° 1l, au cintième, repritMoinot j’ai une femme et quatre enfants. Si ce que vous voudrez demoi ne dépasse pas les possibilités de la conscience et mes devoirsadministratifs, vous comprenez ! je suis le vôtre.

– Vous êtes un brave homme, lui dit Laurent en lui serrant lamain.

– Paquita Valdès est sans doute la maîtresse du marquis deSan-Réal, l’ami du roi Ferdinand. Un vieux cadavre espagnol dequatre-vingts ans est seul capable de prendre des précautionssemblables, dit Henri quand son valet de chambre lui eut raconté lerésultat de ses recherches.

– Monsieur, lui dit Laurent, à moins d’y arriver en ballon,personne ne peut entrer dans cet hôtel-là.

– Tu es une bête ! Est-il donc nécessaire d’entrer dansl’hôtel pour avoir Paquita, du moment où Paquita peut ensortir ?

– Mais, monsieur, et la duègne ?

– On la chambrera pour quelques jours, ta duègne.

– Alors, nous aurons Paquita ! dit Laurent en se frottantles mains.

– Drôle ! répondit Henri, je te condamne à la Concha si tupousses l’insolence jusqu’à parler ainsi d’une femme avant que jene l’aie eue. Pense à m’habiller, je vais sortir.

Henri resta pendant un moment plongé dans de joyeusesréflexions. Disons-le à la louange des femmes, il obtenait toutescelles qu’il daignait désirer. Et que faudrait-il donc penser d’unefemme sans amant, qui aurait su résister à un jeune homme armé dela beauté qui est l’esprit du corps, armé de l’esprit qui est unegrâce de l’âme, armé de la force morale et de la fortune qui sontles deux seules puissances réelles ? Mais en triomphant aussifacilement, de Marsay devait s’ennuyer de ses triomphes ;aussi, depuis environ deux ans s’ennuyait-il beaucoup. En plongeantau fond des voluptés, il en rapportait plus de gravier que deperles. Donc il en était venu, comme les souverains, à implorer duhasard quelque obstacle à vaincre, quelque entreprise qui demandâtle déploiement de ses forces morales et physiques inactives.Quoique Paquita Valdès lui présentât le merveilleux assemblage desperfections dont il n’avait encore joui qu’en détail, l’attrait dela passion était presque nul chez lui. Une satiété constante avaitaffaibli dans son cœur le sentiment de l’amour. Comme lesvieillards et les gens blasés, il n’avait plus que des capricesextravagants, des goûts ruineux, des fantaisies qui, satisfaites,ne lui laissaient aucun bon souvenir au cœur. Chez les jeunes gens,l’amour est le plus beau des sentiments, il fait fleurir la viedans l’âme, il épanouit par sa puissance solaire les plus bellesinspirations et leurs grandes pensées : les prémices en toute choseont une délicieuse saveur. Chez les hommes, l’amour devient unepassion : la force mène à l’abus. Chez les vieillards, il se tourneau vice : l’impuissance conduit à l’extrême. Henri était à la foisvieillard, homme et jeune. Pour lui rendre les émotions d’unvéritable amour, il lui fallait comme à Lovelace une ClarisseHarlowe. Sans le reflet magique de cette perle introuvable, il nepouvait plus avoir que, soit des passions aiguisées par quelquevanité parisienne, soit des partis pris avec lui-même de fairearriver telle femme à tel degré de corruption, soit des aventuresqui stimulassent sa curiosité. Le rapport de Laurent, son valet dechambre, venait de donner un prix énorme à la Fille aux yeux d’or.Il s’agissait de livrer bataille à quelque ennemi secret, quiparaissait aussi dangereux qu’habile ; et, pour remporter lavictoire, toutes les forces dont Henri pouvait disposer n’étaientpas inutiles. Il allait jouer cette éternelle vieille comédie quisera toujours neuve, et dont les personnages sont un vieillard, unejeune fille et un amoureux : don Hijos, Paquita, de Marsay. SiLaurent valait Figaro, la duègne paraissait incorruptible. Ainsi,la pièce vivante était plus fortement nouée par le hasard qu’ellene l’avait jamais été par aucun auteur dramatique ! Mais aussile hasard n’est-il pas un homme de génie ?

– Il va falloir jouer serré, se dit Henri.

– Hé ! bien, lui dit Paul de Manerville en entrant, où ensommes-nous ? Je viens déjeuner avec toi.

– Soit, dit Henri. Tu ne te choqueras pas si je fais ma toilettedevant toi ?

– Quelle plaisanterie !

– Nous prenons tant de choses des Anglais en ce moment que nouspourrions devenir hypocrites et prudes comme eux, dit Henri.

Laurent avait apporté devant son maître tant d’ustensiles, tantde meubles différents, et de si jolies choses, que Paul ne puts’empêcher de dire : – Mais, tu vas en avoir pour deuxheures ?

– Non ! dit Henri, deux heures et demie.

– Eh ! bien, puisque nous sommes entre nous et que nouspouvons tout nous dire, explique-moi pourquoi un homme supérieurautant que tu l’es, car tu es supérieur, affecte d’outrer unefatuité qui ne doit pas être naturelle en lui. Pourquoi passer deuxheures et demie à s’étriller, quand il suffit d’entrer un quartd’heure dans un bain, de se peigner en deux temps, et de sevêtir ? Là, dis-moi ton système.

– Il faut que je t’aime bien, mon gros balourd, pour te confierde si hautes pensées, dit le jeune homme qui se faisait en cemoment brosser les pieds avec une brosse douce frottée de savonanglais.

– Mais je t’ai voué le plus sincère attachement, répondit Paulde Manerville, et je t’aime en te trouvant supérieur à moi…

– Tu as dû remarquer, si toutefois tu es capable d’observer unfait moral, que la femme aime le fat, reprit de Marsay sansrépondre autrement que par un regard à la déclaration de Paul.Sais-tu pourquoi les femmes aiment les fats ? Mon ami, lesfats sont les seuls hommes qui aient soin d’eux-mêmes. Or, avoirtrop soin de soi, n’est-ce pas dire qu’on soigne en soi-même lebien d’autrui ? L’homme qui ne s’appartient pas estprécisément l’homme dont les femmes sont friandes. L’amour estessentiellement voleur. Je ne te parle pas de cet excès de propretédont elles raffolent. Trouves-en une qui se soit passionnée pour unsans-soin, fût-ce un homme remarquable ? Si le fait a eu lieu,nous devons le mettre sur le compte des envies de femme grosse, cesidées folles qui passent par la tête à tout le monde. Au contraire,j’ai vu des gens fort remarquables plantés net pour cause de leurincurie. Un fat qui s’occupe de sa personne s’occupe d’uneniaiserie, de petites choses. Et qu’est-ce que la femme ? Unepetite chose, un ensemble de niaiseries. Avec deux mots dits enl’air, ne la fait-on pas travailler pendant quatre heures ?Elle est sûre que le fat s’occupera d’elle, puisqu’il ne pense pasà de grandes choses. Elle ne sera jamais négligée pour la gloire,l’ambition, la politique, l’art, ces grandes filles publiques qui,pour elle, sont des rivales. Puis les fats ont le courage de secouvrir de ridicule pour plaire à la femme, et son cœur est pleinde récompenses pour l’homme ridicule par amour. Enfin, un fat nepeut être fat que s’il a raison de l’être. C’est les femmes quinous donnent ce grade-là. Le fat est le colonel de l’amour, il ades bonnes fortunes, il a son régiment de femmes à commander !Mon cher ! à Paris, tout se sait, et un homme ne peut pas yêtre fat gratis. Toi qui n’as qu’une femme et qui peut-être asraison de n’en avoir qu’une, essaie de faire le fat ?… tu nedeviendras même pas ridicule, tu seras mort. Tu deviendrais unpréjugé à deux pattes, un de ces hommes condamnés inévitablement àfaire une seule et même chose. Tu signifierais ?sottise commemonsieur de La Fayette signifie Amérique ; monsieur deTalleyrand, diplomatie ; Désaugiers, chanson ; monsieurde Ségur, romance. S’ils sortent de leur genre, on ne croit plus àla valeur de ce qu’ils font. Voilà comme nous sommes en France,toujours souverainement injustes ! Monsieur de Talleyrand estpeut-être un grand financier, monsieur de La Fayette un tyran, etDésaugiers un administrateur. Tu aurais quarante femmes l’annéesuivante, on ne t’en accorderait pas publiquement une seule. Ainsidonc la fatuité, mon ami Paul, est le signe d’un incontestablepouvoir conquis sur le peuple femelle. Un homme aimé par plusieursfemmes passe pour avoir des qualités supérieures ; et alorsc’est à qui l’aura, le malheureux ! Mais crois-tu que ce nesoit rien aussi que d’avoir le droit d’arriver dans un salon, d’yregarder tout le monde du haut de sa cravate, ou à travers unlorgnon, et de pouvoir mépriser l’homme le plus supérieur s’ilporte un gilet arriéré ? Laurent, tu me fais mal ! Aprèsdéjeuner, Paul, nous irons aux Tuileries voir l’adorable Fille auxyeux d’or.

Quand, après avoir fait un excellent repas, les deux jeunes genseurent arpenté la terrasse des Feuillants et la grande allée desTuileries, ils ne rencontrèrent nulle part la sublime PaquitaValdès pour le compte de laquelle se trouvaient cinquante des plusélégants jeunes gens de Paris, tous musqués, haut cravatés, bottés,éperonnaillés, cravachant, marchant, parlant, riant, et se donnantà tous les diables.

– Messe blanche, dit Henri ; mais il m’est venu la plusexcellente idée du monde. Cette fille reçoit des lettres deLondres, il faut acheter ou griser le facteur, décacheter unelettre, naturellement la lire, y glisser un petit billet doux, etla recacheter. Le vieux tyran, crudel tiranno, doit sans douteconnaître la personne qui écrit les lettres venant de Londres et nes’en défie plus.

Le lendemain, de Marsay vint encore se promener au soleil sur laterrasse des Feuillants, et y vit Paquita Valdès : déjà pour lui lapassion l’avait embellie. Il s’affola sérieusement de ces yeux dontles rayons semblaient avoir la nature de ceux que lance le soleilet dont l’ardeur résumait celle de ce corps parfait où tout étaitvolupté. De Marsay brûlait de frôler la robe de cette séduisantefille quand ils se rencontraient dans leur promenade ; maisses tentatives étaient toujours vaines. En un moment où il avaitdépassé la duègne et Paquita, pour pouvoir se trouver du côté de laFille aux yeux d’or quand il se retournerait, Paquita, non moinsimpatiente, s’avança vivement, et de Marsay se sentit presser lamain par elle d’une façon tout à la fois si rapide et sipassionnément significative, qu’il crut avoir reçu le choc d’uneétincelle électrique. En un instant toutes ses émotions de jeunesselui sourdirent au cœur. Quand les deux amants se regardèrent,Paquita parut honteuse ; elle baissa les yeux pour ne pasrevoir les yeux d’Henri, mais son regard se coula par en dessouspour regarder les pieds et la taille de celui que les femmesnommaient avant la révolution leur vainqueur.

– J’aurai décidément cette fille comme maîtresse, se ditHenri.

En la suivant au bout de la terrasse, du côté de la place LouisXV, il aperçut le vieux marquis de San-Réal qui se promenait appuyésur le bras de son valet de chambre, en marchant avec toute laprécaution d’un goutteux et d’un cacochyme. Dona Concha, qui sedéfiait d’Henri, fit passer Paquita entre elle et le vieillard.

– Oh ! toi, se dit de Marsay en jetant un regard de méprissur la duègne, si l’on ne peut pas te faire capituler, avec un peud’opium l’on t’endormira. Nous connaissons la Mythologie et lafable d’Argus.

Avant de monter en voiture, la Fille aux yeux d’or échangea avecson amant quelques regards dont l’expression n’était pas douteuseet dont Henri fut ravi ; mais la duègne en surprit un, et ditvivement quelques mots à Paquita, qui se jeta dans le coupé d’unair désespéré. Pendant quelques jours Paquita ne vint plus auxTuileries. Laurent, qui, par ordre de son maître, alla faire leguet autour de l’hôtel, apprit par les voisins qui ni les deuxfemmes ni le vieux marquis n’étaient sortis depuis le jour où laduègne avait surpris un regard entre la jeune fille commise à sagarde et Henri. Le lien si faible qui unissait les deux amantsétait donc déjà rompu.

Quelques jours après, sans que personne sût par quels moyens, deMarsay était arrivé à son but, il avait un cachet et de la cireabsolument semblables au cachet et à la cire qui cachetaient leslettres envoyées de Londres à mademoiselle Valdès, du papier pareilà celui dont se servait le correspondant, puis tous les ustensileset les fers nécessaires pour y apposer les timbres des postesanglaise et française. Il avait écrit la lettre suivante, àlaquelle il donna toutes les façons d’une lettre envoyée deLondres.

« Chère Paquita, je n’essaierai pas de vous peindre, par desparoles, la passion que vous m’avez inspirée. Si, pour mon bonheur,vous la partagez, sachez que j’ai trouvé les moyens de correspondreavec vous. Je me nomme Adolphe de Gouges, et demeure rue del’Université, n° 54. Si vous êtes trop surveillée pour m’écrire, sivous n’avez ni papier ni plumes, je le saurai par votre silence.Donc, si demain, de huit heures du matin à dix heures du soir, sivous n’avez pas jeté de lettre par-dessus le mur de votre jardindans celui du baron de Nucingen, où l’on attendra pendant toute lajournée, un homme qui m’est entièrement dévoué vous glisserapar-dessus le mur, au bout d’une corde, deux flacons, à dix heuresdu matin, le lendemain. Soyez à vous promener vers ce moment-là,l’un des deux flacons contiendra de l’opium pour endormir votreArgus, il suffira de lui en donner six gouttes. L’autre contiendrade l’encre. Le flacon à l’encre est taillé, l’autre est uni. Tousdeux sont assez plats pour que vous puissiez les cacher dans votrecorset. Tout ce que j’ai fait déjà pour pouvoir correspondre avecvous doit vous dire combien je vous aime. Si vous en doutiez, jevous avoue que, pour obtenir un rendez vous d’une heure, jedonnerais ma vie. »

– Elles croient cela pourtant, ces pauvres créatures ! sedit de Marsay ; mais elles ont raison. Que penserions-nousd’une femme qui ne se laisserait pas séduire par une lettre d’amouraccompagnée de circonstances si probantes ?

Cette lettre fut remise par le sieur Moinot, facteur, lelendemain, vers huit heures du matin, au concierge de l’hôtelSan-Réal. Pour se rapprocher du champ de bataille, de Marsay étaitvenu déjeuner chez Paul, qui demeurait rue de la Pépinière. A deuxheures, au moment où les deux amis se contaient en riant ladéconfiture d’un jeune homme qui avait voulu mener le train de lavie élégante sans une fortune assise, et qu’ils lui cherchaient unefin, le cocher d’Henri vint chercher son maître jusque chez Paul,et lui présenta un personnage mystérieux, qui voulait absolumentlui parler à lui-même. Ce personnage était un mulâtre dont Talma seserait certes inspiré pour jouer Othello s’il l’avait rencontré.Jamais figure africaine n’exprima mieux la grandeur dans lavengeance, la rapidité du soupçon, la promptitude dans l’exécutiond’une pensée, la force du Maure et son irréflexion d’enfant. Sesyeux noirs avaient la fixité des yeux d’un oiseau de proie, et ilsétaient enchâssés, comme ceux d’un vautour, par une membranebleuâtre dénuée de cils. Son front, petit et bas, avait quelquechose de menaçant. Évidemment cet homme était sous le joug d’uneseule et même pensée. Son bras nerveux ne lui appartenait pas. Ilétait suivi d’un homme que toutes les imaginations, depuis cellesqui grelottent au Groënland jusqu’à celles qui suent à laNouvelle-Angleterre, se peindront d’après cette phrase c’était unhomme malheureux. A ce mot, tout le monde le devinera, se lereprésentera d’après les idées particulières à chaque pays. Maisqui se figurera son visage blanc, ridé, rouge aux extrémités, et sabarbe longue ? qui verra sa cravate jaunasse en corde, son colde chemise gras, son chapeau tout usé, sa redingote verdâtre, sonpantalon piteux, son gilet recroquevillé, son épingle en faux or,ses souliers crottés, dont les rubans avaient barboté dans laboue ? qui le comprendra dans toute l’immensité de sa misèreprésente et passée ? Qui ? le Parisien seulement. L’hommemalheureux de Paris est l’homme malheureux complet, car il trouveencore de la joie pour savoir combien il est malheureux. Le mulâtresemblait être un bourreau de Louis XI tenant un homme à pendre.

– Qu’est-ce qui nous a pêché ces deux drôles-là ? ditHenri.

– Pantoufle ! il y en a un qui me donne le frisson,répondit Paul.

– Qui es-tu, toi qui as l’air d’être le plus chrétien desdeux ? dit Henri en regardant l’homme malheureux.

Le mulâtre resta les yeux attachés sur ces deux jeunes gens, enhomme qui n’entendait rien, et qui cherchait néanmoins à devinerquelque chose d’après les gestes et le mouvement des lèvres.

– Je suis écrivain public et interprète. Je demeure au Palais deJustice et me nomme Poincet.

– Bon ! Et celui-là ? dit Henri à Poincet en montrantle mulâtre.

– Je ne sais pas ; il ne parle qu’une espèce de patoisespagnol, et m’a emmené ici pour pouvoir s’entendre avec vous.

Le mulâtre tira de sa poche la lettre écrite à Paquita parHenri, et la lui remit, Henri la jeta dans le feu.

– Eh ! bien, voilà qui commence à se dessiner, se dit enlui-même Henri. Paul, laisse-nous seuls un moment.

– Je lui ai traduit cette lettre, reprit l’interprète lorsqu’ilsfurent seuls. Quand elle fut traduite, il a été je ne sais où. Puisil est revenu me chercher pour m’amener ici en me promettant deuxlouis.

– Qu’as-tu à me dire, Chinois ? demanda Henri.

– Je ne lui ai pas dit Chinois, dit l’interprète en attendant laréponse du mulâtre.

– Il dit, monsieur, reprit l’interprète après avoir écoutél’inconnu, qu’il faut que vous vous trouviez demain soir, à dixheures et demie, sur le boulevard Montmartre, auprès du café. Vousy verrez une voiture, dans laquelle vous monterez en disant à celuiqui sera prêt à ouvrir la portière le mot cortejo, un mot espagnolqui veut dire amant, ajouta Poincet en jetant un regard defélicitation à Henri.

– Bien !

Le mulâtre voulut donner deux louis ; mais de Marsay ne lesouffrit pas et récompensa l’interprète ; pendant qu’il lepayait, le mulâtre proféra quelques paroles.

– Que dit-il ?

– Il me prévient, répondit l’homme malheureux, que, si je faisune seule indiscrétion, il m’étranglera. Il est gentil, et il atrès fort l’air d’en être capable.

– J’en suis sûr, répondit Henri. Il le ferait comme il ledit.

-Il ajoute, reprit l’interprète, que la personne dont il estl’envoyé vous supplie, pour vous et pour elle, de mettre la plusgrande prudence dans vos actions, parce que les poignards levés survos têtes tomberaient dans vos cœurs, sans qu’aucune puissancehumaine pût vous en garantir.

– Il a dit cela ! Tant mieux, ce sera plus amusant.

– Mais tu peux entrer, Paul ! cria-t-il à son ami.

Le mulâtre, qui n’avait cessé de regarder l’amant de PaquitaValdès avec une attention magnétique, s’en alla suivi del’interprète.

– Enfin, voici donc une aventure bien romanesque, se dit Henriquand Paul revint. A force de participer à quelques-unes, j’ai finipar rencontrer dans ce Paris une intrigue accompagnée decirconstances graves, de périls majeurs. Ah ! diantre, combienle danger rend la femme hardie ! Gêner une femme, la vouloircontraindre, n’est-ce pas lui donner le droit et le courage defranchir en un moment des barrières qu’elle mettrait des années àsauter ? Gentille créature, va, saute. Mourir ? pauvreenfant ! Des poignards ? imagination de femmes !Elles sentent toutes le besoin de faire valoir leur petiteplaisanterie. D’ailleurs on y pensera, Paquita ! on y pensera,ma fille ! Le diable m’emporte, maintenant que je sais quecette belle fille, ce chef-d’œuvre de la nature est à moi,l’aventure a perdu de son piquant.

Malgré cette parole légère, le jeune homme avait reparu chezHenri. Pour attendre jusqu’au lendemain sans souffrances, il eutrecours à d’exorbitants plaisirs : il joua, dîna, soupa avec sesamis ; il but comme un fiacre, mangea comme un Allemand, etgagna dix ou douze mille francs. Il sortit du Rocher de Cancale àdeux heures du matin, dormit comme un enfant, se réveilla lelendemain frais et rose, et s’habilla pour aller aux Tuileries, ense proposant de monter à cheval après avoir vu Paquita pour gagnerde l’appétit et mieux dîner, afin de pouvoir brûler le temps.

A l’heure dite, Henri fut sur le boulevard, vit la voiture etdonna le mot d’ordre à un homme qui lui parut être le mulâtre. Enentendant ce mot, l’homme ouvrit la portière et déplia vivement lemarchepied. Henri fut si ra pidement emporté dans Paris, et sespensées lui laissèrent si peu de faculté de faire attention auxrues par lesquelles il passait, qu’il ne sut où la voitures’arrêta. Le mulâtre l’introduisit dans une maison où l’escalier setrouvait près de la porte cochère. Cet escalier était sombre, aussibien que le palier sur lequel Henri fut obligé d’attendre pendantle temps que le mulâtre mit à ouvrir la porte d’un appartementhumide, nauséabond, sans lumière, et dont les pièces, à peineéclairées par la bougie que son guide trouva dans l’antichambre,lui parurent vides et mal meublées, comme le sont celles d’unemaison dont les habitants sont en voyage. Il reconnut cettesensation que lui procurait la lecture d’un de ces romans d’AnneRadcliffe où le héros traverse les salles froides, sombres,inhabitées, de quelque lieu triste et désert. Enfin le mulâtreouvrit la porte d’un salon. L’état des vieux meubles et desdraperies passées dont cette pièce était ornée la faisaitressembler au salon d’un mauvais lieu. C’était la même prétention àl’élégance et le même assemblage de choses de mauvais goût, depoussière et de crasse. Sur un canapé couvert en velours d’Utrechtrouge, au coin d’une cheminée qui fumait, et dont le feu étaitenterré dans les cendres, se tenait une vieille femme assez malvêtue, coiffée d’un de ces turbans que savent inventer les femmesanglaises quand elles arrivent à un certain âge, et qui auraientinfiniment de succès en Chine, où le beau idéal des artistes est lamonstruosité. Ce salon, cette vieille femme, ce foyer froid, touteût glacé l’amour, si Paquita n’avait pas été là sur une causeusedans un voluptueux peignoir, libre de jeter ses regards d’or et deflamme, libre de montrer son pied recourbé, libre de ses mouvementslumineux. Cette première entrevue fut ce que sont tous les premiersrendez-vous que se donnent des personnes passionnées qui ontrapidement franchi les distances et qui se désirent ardemment, sansnéanmoins se connaître. Il est impossible qu’il ne se rencontre pasd’abord quelques discordances dans cette situation, gênantejusqu’au moment où les âmes se sont mises au même ton. Si le désirdonne de la hardiesse à l’homme et le dispose à ne rienménager ; sous peine de ne pas être femme, la maîtresse,quelque extrême que soit son amour, est effrayée de se trouver sipromptement arrivée au but et face à face avec la nécessité de sedonner, qui pour beaucoup de femmes équivaut à une chute dans unabîme, au fond duquel elles ne savent pas ce qu’elles trouveront.La froideur involontaire de cette femme contraste avec sa passionavouée et réagit nécessairement sur l’amant le plus épris. Cesidées, qui souvent flottent comme des vapeurs à l’alentour desâmes, y déterminent donc une sorte de maladie passagère. Dans ledoux voyage que deux êtres entreprennent à travers les bellescontrées de l’amour, ce moment est comme une lande à traverser, unelande sans bruyères, alternativement humide et chaude, pleine desables ardents, coupée par des marais, et qui mène aux riantsbocages vêtus de roses où se déploient l’amour et son cortège deplaisirs sur des tapis de fine verdure. Souvent l’homme spirituelse trouve doué d’un rire bête qui lui sert de réponse à tout ;son esprit est comme engourdi sous la glaciale compression de sesdésirs. Il ne serait pas impossible que deux êtres également beaux,spirituels et passionnés, parlassent d’abord des lieux communs lesplus niais, jusqu’à ce que le hasard, un mot, le tremblement d’uncertain regard, la communication d’une étincelle, leur ait faitrencontrer l’heureuse transition qui les amène dans le sentierfleuri où l’on ne marche pas, mais où l’on roule sans néanmoinsdescendre. Cet état de l’âme est toujours en raison de la violencedes sentiments. Deux êtres qui s’aiment faiblement n’éprouvent riende pareil. L’effet de cette crise peut encore se comparer à celuique produit l’ardeur d’un ciel pur. La nature semble au premieraspect couverte d’un voile de gaze, l’azur du firmament paraîtnoir, l’extrême lumière ressemble aux ténèbres. Chez Henri, commechez l’Espagnole, il se rencontrait une égale violence : et cetteloi de la statique en vertu de laquelle deux forces identiquess’annulent en se rencontrant pourrait être vraie aussi dans lerègne moral. Puis l’embarras de ce moment fut singulièrementaugmenté par la présence de la vieille momie. L’amour s’effraie ous’égaie de tout, pour lui tout a un sens, tout lui est présageheureux ou funeste. Cette femme décrépite était là comme undénoûment possible, et figurait l’horrible queue de poisson parlaquelle les symboliques génies de la Grèce ont terminé lesChimères et les Sirènes, si séduisantes, si décevantes par lecorsage, comme le sont toutes les passions au début. Quoique Henrifût, non pas un esprit fort, ce mot est toujours une raillerie,mais un homme d’une puissance extraordinaire, un homme aussi grandqu’on peut l’être sans croyance, l’ensemble de toutes cescirconstances le frappa. D’ailleurs les hommes les plus forts sontnaturellement les plus impressionnés, et conséquemment les plussuperstitieux, si toutefois l’on peut appeler superstition lepréjugé du premier mouvement, qui sans doute est l’aperçu durésultat dans les causes cachées à d’autres yeux, mais perceptiblesaux leurs.

L’Espagnole profitait de ce moment de stupeur pour se laisseraller à l’extase de cette adoration infinie qui saisit d’une femmequand elle aime véritablement et qu’elle se trouve en présenced’une idole vainement espérée. Ses yeux étaient tout joie, toutbonheur, et il s’en échappait des étincelles. Elle était sous lecharme, et s’enivrait sans crainte d’une félicité longtemps rêvée.Elle parut alors si merveilleusement belle à Henri que toute cettefantasmagorie de haillons, de vieillesse, de draperies rougesusées, de paillassons verts devant les fauteuils, que le carreaurouge mal frotté, que tout ce luxe infirme et souffrant disparutaussitôt. Le salon s’illumina, il ne vit plus qu’à travers un nuagela terrible harpie, fixe, muette sur son canapé rouge, et dont lesyeux jaunes trahissaient les sentiments serviles que le malheurinspire ou que cause un vice sous l’esclavage duquel on est tombécomme sous un tyran qui vous abrutit sous les flagellations de sondespotisme. Ses yeux avaient l’éclat froid de ceux d’un tigre encage qui sait son impuissance et se trouve obligé de dévorer sesenvies de destruction.

– Quelle est cette femme ? dit Henri à Paquita.

Mais Paquita ne répondit pas. Elle fit signe qu’elle n’entendaitpas le français, et demanda à Henri s’il parlait anglais. De Marsayrépéta sa question en anglais.

– C’est la seule femme à laquelle je puisse me fier, quoiqu’ellem’ait déjà vendue, dit Paquita tranquillement. Mon cher Adolphe,c’est ma mère, une esclave achetée en Géorgie pour sa rare beauté,mais dont il reste peu de chose aujourd’hui. Elle ne parle que salangue maternelle.

L’attitude de cette femme et son envie de deviner, par lesmouvements de sa fille et d’Henri, ce qui se passait entre euxfurent expliquées soudain au jeune homme, que cette explication mità l’aise.

– Paquita, lui dit-il, nous ne serons donc pas libres ?

– Jamais ! dit-elle d’un air triste. Nous avons même peu dejours à nous.

Elle baissa les yeux, regarda sa main, et compta de sa maindroite sur les doigts de sa main gauche, en montrant ainsi les plusbelles mains qu’Henri eût jamais vues.

– Un, deux, trois.

Elle compta jusqu’à douze.

– Oui, dit elle, nous avons douze jours.

– Et après ?

– Après, dit-elle en restant absorbée comme une femme faibledevant la hache du bourreau et tuée d’avance par une crainte qui ladépouillait de cette magnifique énergie que la nature semblait nelui avoir départie que pour agrandir les voluptés et pour convertiren poèmes sans fin les plaisirs les plus grossiers. – Après,répétait elle. Ses yeux devinrent fixes ; elle parutcontempler un objet éloigné, menaçant. – Je ne sais pas, ditelle.

– Cette fille est folle, se dit Henri, qui tomba lui-même en desréflexions étranges.

Paquita lui parut occupée de quelque chose qui n’était pas lui,comme une femme également contrainte et par le remords et par lapassion. Peut-être avait-elle dans le cœur un autre amour qu’elleoubliait et se rappelait tour à tour. En un moment, Henri futassailli de mille pensées contradictoires. Pour lui cette filledevint un mystère ; mais, en la contemplant avec la savanteattention de l’homme blasé, affamé de voluptés nouvelles, comme ceroi d’Orient qui demandait qu’on lui créât un plaisir, soifhorrible, dont les grandes âmes sont saisies, Henri reconnaissaitdans Paquita la plus riche organisation que la nature se fût compluà composer pour l’amour. Le jeu présumé de cette machine, l’âmemise à part, eût effrayé tout autre homme que de Marsay ; maisil fut fasciné par cette riche moisson de plaisirs promis, parcette constante variété dans le bonheur, le rêve de tout homme, etque toute femme aimante ambitionne aussi. Il fut affolé parl’infini rendu palpable et transporté dans les plus excessivesjouissances de la créature. Il vit tout cela dans cette fille plusdistinctement qu’il ne l’avait encore vu, car elle se laissaitcomplaisamment voir, heureuse d’être admirée. L’admiration de deMarsay devint une rage secrète, et il la dévoila tout entière enlançant un regard que comprit l’Espagnole, comme si elle étaithabituée à en recevoir de semblables.

– Si tu ne devais pas être à moi seul, je te tuerais !s’écria-t-il.

En entendant ce mot, Paquita se voila le visage de ses mains ets’écria naïvement : –Sainte Vierge, où me suis-jefourrée !

Elle se leva, s’alla jeter sur le canapé rouge, se plongea latête dans les haillons qui couvraient le sein de sa mère, et ypleura. La vieille reçut sa fille sans sortir de son immobilité,sans lui rien témoigner. La mère possédait au plus haut degré cettegravité des peuplades sauvages, cette impassibilité de la statuairesur laquelle échoue l’observation. Aimait-elle, n’aimait-elle passa fille ? Nulle réponse. Sous ce masque couvaient tous lessentiments humains, les bons et les mauvais, et l’on pouvait toutattendre de cette créature. Son regard allait lentement des beauxcheveux de sa fille, qui la couvraient comme d’une mantille, à lafigure d’Henri, qu’elle observait avec une inexprimable curiosité.Elle semblait se demander par quel sortilège il était là, par quelcaprice la nature avait fait un homme si séduisant.

– Ces femmes se moquent de moi ! se dit Henri.

En ce moment, Paquita leva la tête, jeta sur lui un de cesregards qui vont jusqu’à l’âme et la brûlent. Elle lui parut sibelle, qu’il se jura de posséder ce trésor de beauté.

– Ma Paquita, sois à moi !

– Tu veux me tuer ? dit-elle peureuse, palpitante,inquiète, mais ramenée à lui par une force inexplicable.

– Te tuer, moi ! dit-il en souriant.

Paquita jeta un cri d’effroi, dit un mot à la vieille, qui pritd’autorité la main d’Henri, celle de sa fille, les regardalongtemps, les leur rendit en hochant la tête d’une façonhorriblement significative.

– Sois à moi ce soir, à l’instant, suis-moi, ne me quitte pas,je le veux, Paquita ! m’aimes-tu ? viens !

En un moment, il lui dit mille paroles insensées avec larapidité d’un torrent qui bondit entre des rochers, et répète lemême son, sous mille formes différentes.

– C’est la même voix ! dit Paquita mélancoliquement, sansque de Marsay pût l’entendre, et… la même ardeur,ajouta-t-elle.

– Eh ! bien, oui, dit elle avec un abandon de passion querien ne saurait exprimer. Oui, mais pas ce soir. Ce soir, Adolphe,j’ai donné trop peu d’opium à la Concha, elle pourrait seréveiller, je serais perdue. En ce moment, toute la maison me croitendormie dans ma chambre. Dans deux jours, sois au même endroit,dis le même mot au même homme. Cet homme est mon père nourricier,Christemio m’adore et mourrait pour moi dans les tourments sansqu’on lui arrachât une parole contre moi. Adieu, dit-elle ensaisissant Henri par le corps et s’entortillant autour de lui commeun serpent. Elle le pressa de tous les côtés à la fois, lui apportasa tête sous la sienne, lui présenta ses lèvres, et prit un baiserqui leur donna de tels vertiges à tous deux, que de Marsay crut quela terre s’ouvrait, et que Paquita cria : – « Va t’en ! »d’une voix qui annonçait assez combien elle était peu maîtressed’elle-même. Mais elle le garda tout en lui criant toujours : «Va-t’en ! » et le mena lentement jusqu’à l’escalier.

Là, le mulâtre, dont les yeux blancs s’allumèrent à la vue dePaquita, prit le flambeau des mains de son idole, et conduisitHenri jusqu’à la rue. Il laissa le flambeau sous la voûte, ouvritla portière, remit Henri dans la voiture, et le déposa sur leboulevard des Italiens avec une rapidité merveilleuse. Les chevauxsemblaient avoir l’enfer dans le corps.

Cette scène fut comme un songe pour de Marsay, mais un de cessonges qui, tout en s’évanouissant, laissent dans l’âme unsentiment de volupté surnaturelle, après laquelle un homme courtpendant le reste de sa vie. Un seul baiser avait suffi. Aucunrendez-vous ne s’était passé d’une manière plus décente, ni pluschaste, ni plus froide peut-être, dans un lieu plus horrible parles détails, devant une plus hideuse divinité ; car cette mèreétait restée dans l’imagination d’Henri comme quelque chosed’infernal, d’accroupi, de cadavéreux, de vicieux, de sauvagementféroce, que la fantaisie des peintres et des poètes n’avait pasencore deviné. En effet, jamais rendez-vous n’avait plus irrité sessens, n’avait révélé de voluptés plus hardies, n’avait mieux faitjaillir l’amour de son centre pour se répandre comme une atmosphèreautour d’un homme. Ce fut quelque chose de sombre, de mystérieux,de doux, de tendre, de contraint et d’expansif, un accouplement del’horrible et du céleste, du paradis et de l’enfer, qui rendit deMarsay comme ivre. Il ne fut plus lui-même, et il était assez grandcependant pour pouvoir résister aux enivrements du plaisir.

Pour bien comprendre sa conduite au dénoûment de cette histoire,il est nécessaire d’expliquer comment son âme s’était élargie àl’âge où les jeunes gens se rapetissent ordinairement en se mêlantaux femmes ou en s’en occupant trop. Il avait grandi par unconcours de circonstances secrètes qui l’investissaient d’unimmense pouvoir inconnu. Ce jeune homme avait en main un sceptreplus puissant que ne l’est celui des rois modernes presque tousbridés par les lois dans leurs moindres volontés. De Marsayexerçait le pouvoir autocratique du despote oriental. Mais cepouvoir, si stupidement mis en œuvre dans l’Asie par des hommesabrutis, était décuplé par l’intelligence européenne, par l’espritfrançais, le plus vif, le plus acéré de tous les instrumentsintelligentiels. Henri pouvait ce qu’il voulait dans l’intérêt deses plaisirs et de ses vanités. Cette invisible action sur le mondesocial l’avait revêtu d’une majesté réelle, mais secrète, sansemphase et repliée sur lui-même. Il avait de lui, non pas l’opinionque Louis XIV pouvait avoir de soi, mais celle que les plusorgueilleux des Kalifes, des Pharaons, des Xersès qui se croyaientde race divine, avaient d’eux-mêmes, quand ils imitaient Dieu en sevoilant à leurs sujets, sous prétexte que leurs regards donnaientla mort. Ainsi, sans avoir aucun remords d’être à la fois juge etpartie, de Marsay condamnait froidement à mort l’homme ou la femmequi l’avait offensé sérieusement. Quoique souvent prononcé presquelégèrement, l’arrêt était irrévocable. Une erreur était un malheursemblable à celui que cause la foudre en tombant sur une Parisienneheureuse dans quelque fiacre, au lieu d’écraser le vieux cocher quila conduit à un rendez-vous. Aussi la plaisanterie amère etprofonde qui distinguait la conversation de ce jeune hommecausait-elle assez généralement de l’effroi ; personne ne sesentait l’envie de le choquer. Les femmes aiment prodigieusementces gens qui se nomment pachas eux-mêmes, qui semblent accompagnésde lions, de bourreaux, et marchent dans un appareil de terreur. Ilen résulte chez ces hommes une sécurité d’action, une certitude depouvoir, une fierté de regard, une conscience léonine qui réalisepour les femmes le type de force qu’elles rêvent toutes. Ainsiétait de Marsay.

Heureux en ce moment de son avenir, il redevint jeune etflexible, et ne songeait qu’à aimer en allant se coucher. Il rêvade la Fille aux yeux d’or comme rêvent les jeunes gens passionnés.Ce fut des images monstrueuses, des bizarreries insaisissables,pleines de lumière, et qui révèlent les mondes invisibles, maisd’une manière toujours incomplète, car un voile interposé changeles conditions de l’optique. Le lendemain et le surlendemain, ildisparut sans que l’on pût savoir où il était allé. Sa puissance nelui appartenait qu’à de certaines conditions, et heureusement pourlui, pendant ces deux jours, il fut simple soldat au service dudémon dont il tenait sa talismanique existence. Mais à l’heuredite, le soir, sur le boulevard, il attendit la voiture, qui ne sefit pas attendre. Le mulâtre s’approcha d’Henri pour lui dire enfrançais une phrase qu’il paraissait avoir apprise par cœur : – Sivous voulez venir, m’a-t-elle dit, il faut consentir à vous laisserbander les yeux.

Et Christemio montra un foulard de soie blanche.

– Non ! dit Henri dont la toute-puissance se révoltasoudain.

Et il voulut monter. Le mulâtre fit un signe ; la voiturepartit.

– Oui ! cria de Marsay furieux de perdre un bonheur qu’ils’était promis. D’ailleurs, il voyait l’impossibilité de capituleravec un esclave dont l’obéissance était aveugle autant que celled’un bourreau. Puis, était-ce sur cet instrument passif que devaittomber sa colère ?

Le mulâtre siffla, la voiture revint. Henri montaprécipitamment. Déjà quelques curieux s’amassaient niaisement surle boulevard. Henri était fort, il voulut se jouer du mulâtre.Lorsque la voiture partit au grand trot, il lui saisit les mainspour s’emparer de lui et pouvoir garder, en domptant sonsurveillant, l’exercice de ses facultés afin de savoir où ilallait. Tentative inutile. Les yeux du mulâtre étincelèrent dansl’ombre. Cet homme poussa des cris que la fureur faisait expirerdans sa gorge, se dégagea, rejeta de Marsay par une main de fer, etle cloua, pour ainsi dire, au fond de la voiture ; puis, de samain libre, il tira un poignard triangulaire, en sifflant. Lecocher entendit le sifflement, et s’arrêta. Henri était sans armes,il fut forcé de plier ; il tendit la tête vers le foulard. Cegeste de soumission apaisa Christemio, qui lui banda les yeux avecun respect et un soin qui témoignaient une sorte de vénération pourla personne de l’homme aimé par son idole. Mais, avant de prendrecette précaution, il avait serré son poignard avec défiance dans sapoche de côté, et se boutonna jusqu’au menton.

– Il m’aurait tué, ce Chinois-là ! se dit de Marsay.

La voiture roula de nouveau rapidement. Il restait une ressourceà un jeune homme qui connaissait aussi bien Paris que leconnaissait Henri. Pour savoir où il allait, il lui suffisait de serecueillir, de compter, par le nombre des ruisseaux franchis, lesrues devant lesquelles on passerait sur les boulevards tant que lavoiture continuerait d’aller droit. Il pouvait ainsi reconnaîtrepar quelle rue latérale la voiture se dirigerait, soit vers laSeine, soit vers les hauteurs de Montmartre, et deviner le nom oula position de la rue où son guide le ferait arrêter. Maisl’émotion violente que lui avait causée sa lutte, la fureur où lemettait sa dignité compromise, les idées de vengeance auxquelles ilse livrait, les suppositions que lui suggérait le soin minutieuxque prenait cette fille mystérieuse pour le faire arriver à elle,tout l’empêcha d’avoir cette attention d’aveugle, nécessaire à laconcentration de son intelligence, et à la parfaite perspicacité dusouvenir. Le trajet dura une demi-heure. Quand la voiture s’arrêta,elle n’était plus sur le pavé. Le mulâtre et le cocher prirentHenri à bras le corps, l’enlevèrent, le mirent sur une espèce decivière, et le transportèrent à travers un jardin dont il sentitles fleurs et l’odeur particulière aux arbres et à la verdure. Lesilence qui y régnait était si profond qu’il put distinguer lebruit que faisaient quelques gouttes d’eau en tombant des feuilleshumides. Les deux hommes le montèrent dans un escalier, le firentlever, le conduisirent à travers plusieurs pièces, en le guidantpar les mains, et le laissèrent dans une chambre dont l’atmosphèreétait parfumée, et dont il sentit sous ses pieds le tapis épais.Une main de femme le poussa sur un divan et lui dénoua le foulard.Henri vit Paquita devant lui, mais Paquita dans sa gloire de femmevoluptueuse.

La moitié du boudoir où se trouvait Henri décrivait une lignecirculaire mollement gracieuse, qui s’opposait à l’autre partieparfaitement carrée, au milieu de laquelle brillait une cheminée enmarbre blanc et or. Il était entré par une porte latérale quecachait une riche portière en tapisserie, et qui faisait face à unefenêtre. Le fer-à-cheval était orné d’un véritable divan turc,c’est-à-dire un matelas posé par terre, mais un matelas large commeun lit, un divan de cinquante pieds de tour, en cachemire blanc,relevé par des bouffettes en soie noire et ponceau, disposées enlosanges. Le dossier de cet immense lit s’élevait de plusieurspouces au-dessus des nombreux coussins qui l’enrichissaient encorepar le goût de leurs agréments. Ce boudoir était tendu d’une étofferouge, sur laquelle était posée une mousseline des Indes canneléecomme l’est une colonne corinthienne, par des tuyauxalternativement creux et ronds, arrêtés en haut et en bas dans unebande d’étoffe couleur ponceau sur laquelle étaient dessinées desarabesques noires. Sous la mousseline, le ponceau devenait rose,couleur amoureuse que répétaient les rideaux de la fenêtre quiétaient en mousseline des Indes doublée de taffetas rose, et ornésde franges ponceau mélangé de noir. Six bras en vermeil, supportantchacun deux bougies, étaient attachés sur la tenture à d’égalesdistances pour éclairer le divan. Le plafond, au milieu duquelpendait un lustre en vermeil mat, étincelait de blancheur, et lacorniche était dorée. Le tapis ressemblait à un châle d’Orient, ilen offrait les dessins et rappelait les poésies de la Perse, où desmains d’esclaves l’avaient travaillé. Les meubles étaient couvertsen cachemire blanc, rehaussé par des agréments noirs et ponceau. Lapendule, les candélabres, tout était en marbre blanc et or. Laseule table qu’il y eût avait un cachemire pour tapis. D’élégantesjardinières contenaient des roses de toutes les espèces, des fleursou blanches ou rouges. Enfin le moindre détail semblait avoir étél’objet d’un soin pris avec amour. Jamais la richesse ne s’étaitplus coquettement cachée pour devenir de l’élégance, pour exprimerla grâce, pour inspirer la volupté. Là tout aurait réchauffé l’êtrele plus froid. Les chatoiements de la tenture, dont la couleurchangeait suivant la direction du regard, en devenant ou touteblanche, ou toute rose, s’accordaient avec les effets de la lumièrequi s’infusait dans les diaphanes tuyaux de la mousseline, enproduisant de nuageuses apparences. L’âme a je ne sais quelattachement pour le blanc, l’amour se plaît dans le rouge, et l’orflatte les passions, il a la puissance de réaliser leursfantaisies. Ainsi tout ce que l’homme a de vague et de mystérieuxen lui-même, toutes ses affinités inexpliquées se trouvaientcaressées dans leurs sympathies involontaires. Il y avait danscette harmonie parfaite un concert de couleurs auquel l’âmerépondait par des idées voluptueuses, indécises, flottantes.

Ce fut au milieu d’une vaporeuse atmosphère chargée de parfumsexquis que Paquita, vêtue d’un peignoir blanc, les pieds nus, desfleurs d’oranger dans ses cheveux noirs, apparut à Henriagenouillée devant lui, l’adorant comme le dieu de ce temple où ilavait daigné venir. Quoique de Marsay eût l’habitude de voir lesrecherches du luxe parisien, il fut surpris à l’aspect de cettecoquille, semblable à celle où naquit Vénus. Soit effet ducontraste entre les ténèbres d’où il sortait et la lumière quibaignait son âme, soit par une comparaison rapidement faite entrecette scène et celle de la première entrevue, il éprouva une de cessensations délicates que donne la vraie poésie. En apercevant, aumilieu de ce réduit éclos par la baguette d’une fée, lechef-d’œuvre de la création, cette fille dont le teint chaudementcoloré, dont la peau douce, mais légèrement dorée par les refletsdu rouge et par l’effusion de je ne sais quelle vapeur d’amourétincelait comme si elle eût réfléchi les rayons des lumières etdes couleurs, sa colère, ses désirs de vengeance, sa vanitéblessée, tout tomba. Comme un aigle qui fond sur sa proie, il laprit à plein corps, l’assit sur ses genoux, et sentit avec uneindicible ivresse la voluptueuse pression de cette fille dont lesbeautés si grassement développées l’enveloppèrent doucement.

– Viens, Paquita ! dit-il à voix basse.

– Parle ! parle sans crainte, lui dit elle. Cette retraitea été construite pour l’amour. Aucun son ne s’en échappe, tant on yveut ambitieusement garder les accents et les musiques de la voixaimée. Quelque forts que soient des cris, ils ne sauraient êtreentendus au delà de cette enceinte. On y peut assassiner quelqu’un,ses plaintes y seraient vaines comme s’il était au milieu duGrand-Désert.

– Qui donc a si bien compris la jalousie et sesbesoins ?

– Ne me questionne jamais là-dessus, répondit elle en défaisantavec une incroyable gentillesse de geste la cravate du jeune homme,sans doute pour en bien voir le col.

– Oui, voilà ce cou que j’aime tant ! dit elle. Veux-tu meplaire ?

Cette interrogation, que l’accent rendait presque lascive, tirade Marsay de la rêverie où l’avait plongé la despotique réponse parlaquelle Paquita lui avait interdit toute recherche sur l’êtreinconnu qui planait comme une ombre au-dessus d’eux.

– Et si je voulais savoir qui règne ici ?

Paquita le regarda en tremblant.

– Ce n’est donc pas moi, dit-il en se levant et se débarrassantde cette fille qui tomba la tête en arrière. Je veux être seul, làoù je suis.

– Frappant ! frappant ! dit la pauvre esclave en proieà la terreur.

– Pour qui me prends-tu donc ? Répondras-tu ?

Paquita se leva doucement, les yeux en pleurs, alla prendre dansun des deux meubles d’ébène un poignard et l’offrit à Henri par ungeste de soumission qui aurait attendri un tigre.

– Donne-moi une fête comme en donnent les hommes quand ilsaiment, dit-elle, et pendant que je dormirai, tue-moi, car je nesaurais te répondre. Écoute : je suis attachée comme un pauvreanimal à son piquet ; je suis étonnée d’avoir pu jeter un pontsur l’abîme qui nous sépare. Enivre-moi, puis tue-moi. Oh !non, non, dit-elle en joignant les mains, ne me tue pas !j’aime la vie ! La vie est si belle pour moi ! Si je suisesclave, je suis reine aussi. Je pourrais t’abuser par des paroles,te dire que je n’aime que toi, te le prouver, profiter de monempire momentané pour te dire : – Prends-moi comme on goûte enpassant le parfum d’une fleur dans le jardin d’un roi. Puis, aprèsavoir déployé l’éloquence rusée de la femme et les ailes duplaisir, après avoir désaltéré ma soif, je pourrais te faire jeterdans un puits où personne ne te trouverait, et qui a été construitpour satisfaire la vengeance sans avoir à redouter celle de lajustice, un puits plein de chaux qui s’allumerait pour te consumersans qu’on retrouvât une parcelle de ton être. Tu resterais dansmon cœur, à moi pour toujours.

Henri regarda cette fille sans trembler, et ce regard sans peurla combla de joie.

– Non, je ne le ferai pas ! tu n’es pas tombé ici dans unpiège, mais dans un cœur de femme qui t’adore, et c’est moi quiserai jetée dans le puits.

– Tout cela me paraît prodigieusement drôle, lui dit de Marsayen l’examinant. Mais tu me parais une bonne fille, une naturebizarre ; tu es, foi d’honnête homme, une charade vivante dontle mot me semble bien difficile à trouver.

Paquita ne comprit rien à ce que disait le jeune homme ;elle le regarda doucement en ouvrant des yeux qui ne pouvaientjamais être bêtes, tant il s’y peignait de volupté.

– Tiens, mon amour, dit-elle en revenant à sa première idée,veux-tu me plaire ?

– Je ferai tout ce que tu voudras, et même ce que tu ne voudraspas, répondit en riant de Marsay qui retrouva son aisance de fat enprenant la ré solution de se laisser aller au cours de sa bonnefortune sans regarder ni en arrière ni en avant. Puis peut-êtrecomptait-il sur sa puissance et sur son savoir-faire d’homme àbonnes fortunes pour dominer quelques heures plus tard cette fille,et en apprendre tous les secrets.

– Eh ! bien, lui dit-elle, laisse-moi t’arranger à mongoût.

– Mets-moi donc à ton goût, dit Henri.

Paquita joyeuse alla prendre dans un des deux meubles une robede velours rouge, dont elle habilla de Marsay, puis elle le coiffad’un bonnet de femme et l’entortilla d’un châle. En se livrant àses folies, faites avec une innocence d’enfant, elle riait d’unrire convulsif, et ressemblait à un oiseau battant des ailes ;mais elle ne voyait rien au delà.

S’il est impossible de peindre les délices inouïes querencontrèrent ces deux belles créatures faites par le ciel dans unmoment où il était en joie, il est peut-être nécessaire de traduiremétaphysiquement les impressions extraordinaires et presquefantastiques du jeune homme. Ce que les gens qui se trouvent dansla situation sociale où était de Marsay et qui vivent comme ilvivait savent le mieux reconnaître, est l’innocence d’une fille.Mais, chose étrange ! si la Fille aux yeux d’or était vierge,elle n’était certes pas innocente. L’union si bizarre du mystérieuxet du réel, de l’ombre et de la lumière, de l’horrible et du beau,du plaisir et du danger, du paradis et de l’enfer, qui s’était déjàrencontrée dans cette aventure, se continuait dans l’êtrecapricieux et sublime dont se jouait de Marsay. Tout ce que lavolupté la plus raffinée a de plus savant, tout ce que pouvaitconnaître Henri de cette poésie des sens que l’on nomme l’amour,fut dépassé par les trésors que déroula cette fille dont les yeuxjaillissants ne mentirent à aucune des promesses qu’ils faisaient.Ce fut un poème oriental, où rayonnait le soleil que Saadi, Hafizont mis dans leurs bondissantes strophes. Seulement, ni le rythmede Saadi, ni celui de Pindare n’auraient exprimé l’extase pleine deconfusion et la stupeur dont cette délicieuse fille fut saisiequand cessa l’erreur dans laquelle une main de fer la faisaitvivre.

– Morte ! dit-elle, je suis morte ! Adolphe,emmène-moi donc au bout de la terre, dans une île où personne nenous sache. Que notre fuite ne laisse pas de traces ! Nousserions suivis dans l’enfer. Dieu ! voici le jour. Sauve-toi.Te reverrai-je jamais Oui, demain, je veux te revoir, dussé-je,pour avoir ce bonheur, donner la mort à tous mes surveillants. Ademain.

Elle le serra dans ses bras par une étreinte où il y avait laterreur de la mort. Puis elle poussa un ressort qui devait répondreà une sonnette, et supplia de Marsay de se laisser bander lesyeux.

– Et si je ne voulais plus, et si je voulais rester ici.

– Tu causerais plus promptement ma mort, dit-elle ; carmaintenant je suis sûre de mourir pour toi.

Henri se laissa faire. Il se rencontre en l’homme qui vient dese gorger de plaisir une pente à l’oubli, je ne sais quelleingratitude, un désir de liberté, une fantaisie d’aller sepromener, une teinte de mépris et peut-être de dégoût pour sonidole, il se rencontre enfin d’inexplicables sentiments qui lerendent infâme et ignoble. La certitude de cette affection confuse,mais réelle chez les âmes qui ne sont ni éclairées par cettelumière céleste, ni parfumées de ce baume saint d’où nous vient lapertinacité du sentiment, a dicté sans doute à Rousseau lesaventures de milord Édouard, par lesquelles sont terminées leslettres de la Nouvelle Héloïse. Si Rousseau s’est évidemmentinspiré de l’œuvre de Richardson, il s’en est éloigné par milledétails qui laissent son monument magnifiquement original ; ill’a recommandé à la postérité par de grandes idées qu’il estdifficile de dégager par l’analyse, quand, dans la jeunesse, on litcet ouvrage avec le dessein d’y trouver la chaude peinture du plusphysique de nos sentiments, tandis que les écrivains sérieux etphilosophes n’en emploient jamais les images que comme laconséquence ou la nécessité d’une vaste pensée ; et lesaventures de milord Édouard sont une des idées les pluseuropéennement délicates de cette œuvre.

Henri se trouvait donc sous l’empire de ce sentiment confus quene connaît pas le véritable amour. Il fallait en quelque sorte lepersuasif arrêt des comparaisons et l’attrait irrésistible dessouvenirs pour le ramener à une femme. L’amour vrai règne surtoutpar la mémoire. La femme qui ne s’est gravée dans l’âme ni parl’excès du plaisir, ni par la force du sentiment, celle-làpeut-elle jamais être aimée ? A l’insu d’Henri, Paquitas’était établie chez lui par ces deux moyens. Mais en ce moment,tout entier à la fatigue du bonheur, cette délicieuse mélancolie ducorps, il ne pouvait guère s’analyser le cœur en reprenant sur seslèvres le goût des plus vives voluptés qu’il eût encore égrappées.Il se trouva sur le boulevard Montmartre au petit jour, regardastupidement l’équipage qui s’enfuyait, tira deux cigares de sapoche, en alluma un à la lanterne d’une bonne femme qui vendait del’eau-de-vie et du café aux ouvriers, aux gamins, aux maraîchers, àtoute cette population parisienne qui commence sa vie avant lejour ; puis il s’en alla, fumant son cigare, et mettant sesmains dans les poches de son pantalon avec une insouciance vraimentdéshonorante.

– La bonne chose qu’un cigare ! Voilà ce dont un homme nese lassera jamais, se dit-il.

Cette Fille aux yeux d’or dont raffolait à cette époque toute lajeunesse élégante de Paris, il y songeait à peine ! L’idée dela mort exprimée à travers les plaisirs, et dont la peur avait àplusieurs reprises rembruni le front de cette belle créature quitenait aux houris de l’Asie par sa mère, à l’Europe par sonéducation, aux Tropiques par sa naissance, lui semblait être une deces tromperies par lesquelles toutes les femmes essaient de serendre intéressantes.

– Elle est de la Havane, du pays le plus espagnol qu’il y aitdans le Nouveau-Monde ; elle a donc mieux aimé jouer laterreur que de me jeter au nez de la souffrance, de la difficulté,de la coquetterie ou le devoir, comme font les Parisiennes. Par sesyeux d’or, j’ai bien envie de dormir.

Il vit un cabriolet de place, qui stationnait au coin deFrascati, en attendant quelques joueurs, il le réveilla, se fitconduire chez lui, se coucha, et s’endormit du sommeil des mauvaissujets, lequel, par une bizarrerie dont aucun chansonnier n’aencore tiré parti, se trouve être aussi profond que celui del’innocence. Peut-être est-ce un effet de cet axiome proverbial,les extrêmes se touchent.

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