La Fille du Capitaine

Chapitre 5La convalescence

Quand je revins à moi, je restai quelque temps sans comprendreni ce qui m’était arrivé, ni où je me trouvais. J’étais couché surun lit dans une chambre inconnue, et sentais une grande faiblesse.Savéliitch se tenait devant moi, une lumière à la main. Quelqu’undéroulait avec précaution les bandages qui entouraient mon épauleet ma poitrine. Peu à peu mes idées s’éclaircirent. Je me rappelaimon duel, et devinai sans peine que j’étais blessé. En cet instant,la porte gémit faiblement sur ses gonds :

« Eh bien, comment va-t-il ? murmura une voix qui me fittressaillir.

– Toujours dans le même état, répondit Savéliitch avec unsoupir ; toujours sans connaissance. Voilà déjà plus de quatrejours. »

Je voulus me retourner, mais je n’en eus pas la force.

« Où suis-je ? Qui est ici ? » dis-je avec effort.

Marie Ivanovna s’approcha de mon lit, et se pencha doucement surmoi.

« Comment vous sentez-vous ? me dit-elle.

– Bien, grâce à Dieu, répondis-je d’une voix faible. C’est vous,Marie Ivanovna ; dites-moi… »

Je ne pus achever. Savéliitch poussa un cri, la joie se peignitsur son visage.

« Il revient à lui, il revient à lui, répétait-il ; grâceste soient rendues, Seigneur ! Mon père Piotr Andréitch,m’as-tu fait assez peur ? quatre jours ! c’est facile àdire… »

Marie Ivanovna l’interrompit.

« Ne lui parle pas trop, Savéliitch, dit-elle : il est encorebien faible. »

Elle sortit et ferma la porte avec précaution. Je me sentaisagité de pensées confuses. J’étais donc dans la maison ducommandant, puisque Marie Ivanovna pouvait entrer dans machambre ! Je voulus interroger Savéliitch ; mais levieillard hocha la tête et se boucha les oreilles. Je fermai lesyeux avec mécontentement, et m’endormis bientôt.

En m’éveillant, j’appelai Savéliitch ; mais, au lieu delui, je vis devant moi Maria Ivanovna. Elle me salua de sa doucevoix. Je ne puis exprimer la sensation délicieuse qui me pénétradans ce moment. Je saisis sa main et la serrai avec transport enl’arrosant de mes larmes. Marie ne la retirait pas…, et tout à coupje sentis sur ma joue l’impression humide et brûlante de seslèvres. Un feu rapide parcourut tout mon être.

« Chère bonne Marie Ivanovna, lui dis-je, soyez ma femme,consentez à mon bonheur. »

Elle reprit sa raison :

« Au non du ciel, calmez-vous, me dit-elle eu ôtant sa main,tous êtes encore en danger ; votre blessure peut serouvrir ; ayez soin de vous, … ne fût-ce que pour moi. »

Après ces mots, elle sortit en me laissant au comble du bonheur.Je me sentais revenir à la vie.

Dès cet instant je me sentis mieux d’heure en heure. C’était lebarbier du régiment qui me pansait, car il n’y avait pas d’autremédecin dans la forteresse ; et grâce à Dieu, il ne faisaitpas le docteur. Ma jeunesse et la nature hâtèrent ma guérison.Toute la famille du commandant m’entourait de soins. Marie Ivanovnane me quittait presque jamais. Il va sans dire que je saisis lapremière occasion favorable pour continuer ma déclarationinterrompue, et, cette fois, Marie m’écouta avec plus de patience.Elle me fit naïvement l’aveu de son affection, et ajouta que sesparents seraient sans doute heureux de son bonheur. « Mais pensez-ybien, me disait-elle ; n’y aura-t-il pas d’obstacles de lapart des vôtres ? »

Ce mot me fit réfléchir. Je ne doutais pas de la tendresse de mamère ; mais, connaissant le caractère et la façon de penser demon père, je pressentais que mon amitié ne le toucherait pasextrêmement, et qu’il la traiterait de folie de jeunesse. Jel’avouai franchement à Marie Ivanovna ; mais néanmoins jerésolus d’écrire à mon père aussi éloquemment que possible pour luidemander sa bénédiction. Je montrai ma lettre à Marie Ivanovna, quila trouva si convaincante et si touchante qu’elle ne douta plus dusuccès, et s’abandonna aux sentiments de son cœur avec toute laconfiance de la jeunesse.

Je fis la paix avec Chvabrine dans les premiers jours de maconvalescence. Ivan Kouzmitch me dit en me reprochant mon duel : «Vois-tu bien, Piôtr Andréitch, je devrais à la rigueur te mettreaux arrêts ; mais te voilà déjà puni sans cela. Pour AlexéiIvanich, il est enfermé par mon ordre, et sous bonne garde, dans lemagasin à blé, et son épée est sous clef chez Vassilissa Iégorovna.Il aura le temps de réfléchir à son aise et de se repentir. »

J’étais trop content pour garder dans mon cœur le moindresentiment de rancune. Je me mis à prier pour Chvabrine, et le boncommandant, avec la permission de sa femme, consentit à lui rendrela liberté. Chvabrine vint me voir. Il témoigna un profond regretde tout ce qui était arrivé, avoua que toute la faute était à lui,et me pria d’oublier le passé. Étant de ma nature peu rancunier, jelui pardonnai de bon cœur et notre querelle et ma blessure. Jevoyais dans sa calomnie l’irritation de la vanité blessée ; jepardonnai donc généreusement à mon rival malheureux.

Je fus bientôt guéri complètement, et pus retourner à mon logis.J’attendais avec impatience la réponse à ma lettre, n’osant pasespérer, mais tâchant d’étouffer en moi de tristes pressentiments.Je ne m’étais pas encore expliqué avec Vassilissa Iégorovna et sonmari. Mais ma recherche ne pouvait pas les étonner : ni moi niMarie ne cachions nos sentiments devant eux, et nous étions assurésd’avance de leur consentement.

Enfin, un beau jour, Savéliitch entra chez moi, une lettre à lamain. Je la pris en tremblant. L’adresse était écrite de la main demon père. Cette vue me prépara à quelque chose de grave, car,d’habitude, c’était ma mère qui m’écrivait, et lui ne faisaitqu’ajouter quelques lignes à la fin. Longtemps je ne pus me déciderà rompre le cachet ; je relisais la suscription solennelle : «À mon fils Piôtr Andréitch Grineff, gouvernement d’Orenbourg,forteresse de Bélogorsk ». Je tâchais de découvrir, à l’écriture demon père, dans quelle disposition d’esprit il avait écrit lalettre. Enfin je me décidai à décacheter, et dès les premièreslignes je vis que toute l’affaire était au diable. Voici le contenude cette lettre :

« Mon fils Piôtr, nous avons reçu le 15 de ce mois la lettredans laquelle tu nous demandes notre bénédiction paternelle etnotre consentement à ton mariage avec Marie Ivanovna, filleMironoff. Et non seulement je n’ai pas l’intention de te donner nima bénédiction ni mon consentement, mais encore j’ai l’intentiond’arriver jusqu’à toi et de te bien punir pour tes sottises commeun petit garçon, malgré ton rang d’officier, parce que tu as prouvéque tu n’es pas digne de porter l’épée qui t’a été remise pour ladéfense de la patrie, et non pour te battre en duel avec des fousde ton espèce. Je vais écrire à l’instant même à André Carlovitchpour le prier de te transférer de la forteresse de Bélogorsk dansquelque endroit encore plus éloigné afin de faire passer ta folie.En apprenant ton duel et ta blessure, ta mère est tombée malade dedouleur, et maintenant encore elle est alitée. Qu’adviendra-t-il detoi ? Je prie Dieu qu’il te corrige, quoique je n’ose pasavoir confiance en sa bonté.

« Ton père,

« A. G. »

La lecture de cette lettre éveilla en moi des sentiments divers.Les dures expressions que mon père ne m’avait pas ménagées meblessaient profondément ; le dédain avec lequel il traitaitMarie Ivanovna me semblait aussi injuste que malséant ; enfinl’idée d’être renvoyé hors de la forteresse de Bélogorskm’épouvantait. Mais j’étais surtout chagriné de la maladie de mamère. J’étais indigné contre Savéliitch, ne doutant pas que ce nefût lui qui avait fait connaître mon duel à mes parents. Aprèsavoir marché quelque temps en long et en large dans ma petitechambre, je m’arrêtai brusquement devant lui, et lui dis aveccolère : « Il paraît qu’il ne t’a pas suffi que, grâce à toi, j’aieété blessé et tout au moins au bord de la tombe ; tu veuxaussi tuer ma mère ».

Savéliitch resta immobile comme si la foudre l’avait frappé.

« Aie pitié de moi, seigneur, s’écria-t-il presque ensanglotant ; qu’est-ce que tu daignes me dire ? C’est moiqui suis la cause que tu as été blessé ? Mais Dieu voit que jecourais mettre ma poitrine devant toi pour recevoir l’épée d’AlexéiIvanitch. La vieillesse maudite m’en a seule empêché. Qu’ai-je doncfait à ta mère ?

– Ce que tu as fait ? répondis-je. Qui est-ce qui t’achargé d’écrire une dénonciation contre moi ? Est-ce qu’on t’amis à mon service pour être mon espion ?

– Moi, écrire une dénonciation ! répondit Savéliitch touten larmes. Ô Seigneur, roi des cieux ! Tiens, daigne lire ceque m’écrit le maître, et tu verras si je te dénonçais. »

En même temps il tira de sa poche une lettre qu’il me présenta,et je lus ce qui suit :

« Honte à toi, vieux chien, de ce que tu ne m’as rien écrit demon fils Piôtr Andréitch, malgré mes ordres sévères, et de ce quece soient des étrangers qui me font savoir ses folies ! Est-ceainsi que tu remplis ton devoir et la volonté de tesseigneurs ? Je t’enverrai garder les cochons, vieux chien,pour avoir caché la vérité et pour ta condescendance envers lejeune homme. À la réception de cette lettre, je t’ordonne dem’informer immédiatement de l’état de sa santé, qui, à ce qu’on memande, s’améliore, et de me désigner précisément l’endroit où il aété frappé, et s’il a été bien guéri. »

Évidemment Savéliitch n’avait pas en le moindre tort, et c’étaitmoi qui l’avais offensé par mes soupçons et mes reproches. Je luidemandai pardon, mais le vieillard était inconsolable.

« Voilà jusqu’où j’ai vécu ! répétait-il ; voilàquelles grâces j’ai méritées de mes seigneurs pour tous mes longsservices ! je suis un vieux chien, je suis un gardeur decochons, et par-dessus cela, je suis la cause de ta blessure !Non, mon père Piôtr Andréitch, ce n’est pas moi qui suis fautif,c’est le maudit moussié ; c’est lui qui t’a appris à pousserces broches de fer, en frappant du pied, comme si à force depousser et de frapper on pouvait se garer d’un mauvais homme !C’était bien nécessaire de dépenser de l’argent à louer lemoussié ! »

Mais qui donc s’était donné la peine de dénoncer ma conduite àmon père ? Le général ? il ne semblait pas s’occuperbeaucoup de moi ; et puis, Ivan Kouzmitch n’avait pas crunécessaire de lui faire un rapport sur mon duel. Je me perdais ensuppositions. Mes soupçons s’arrêtaient sur Chvabrine : lui seultrouvait un avantage dans cette dénonciation, dont la suite pouvaitêtre mon éloignement de la forteresse et ma séparation d’avec lafamille du commandant. J’allai tout raconter à Marie Ivanovna :elle venait à ma rencontre sur le perron.

« Que vous est-il arrivé ? me dit-elle ; comme vousêtes pâle !

– Tout est fini », lui répondis-je, en lui remettant la lettrede mon père.

Ce fut à son tour de pâlir. Après avoir lu, elle me rendit lalettre, et me dit d’une voix émue : « Ce n’a pas été mon destin.Vos parents ne veulent pas de moi dans leur famille ; que lavolonté de Dieu soit faite ! Dieu sait mieux que nous ce quinous convient. Il n’y a rien à faire, Piôtr Andréitch ; soyezheureux, vous au moins.

– Cela ne sera pas, m’écriai-je, en la saisissant par la main.Tu m’aimes, je suis prêt à tout. Allons nous jeter aux pieds de tesparents. Ce sont des gens simples ; ils ne sont ni fiers nicruels ; ils nous donneront, eux, leur bénédiction, nous nousmarierons ; et puis, avec le temps, j’en suis sûr, nousparviendrons à fléchir mon père. Ma mère intercédera pour nous, ilme pardonnera.

– Non, Piôtr Andréitch, répondit Marie : je ne t’épouserai passans la bénédiction de tes parents. Sans leur bénédiction tu neseras pas heureux. Soumettons-nous à la volonté de Dieu. Si turencontres une autre fiancée, si tu l’aimes, que Dieu soit avectoi. Piôtr Andréitch, moi, je prierai pour vous deux. »

Elle se mit à pleurer et se retira. J’avais l’intention de lasuivre dans sa chambre ; mais je me sentais hors d’état de meposséder et je rentrai à la maison. J’étais assis, plongé dans unemélancolie profonde, lorsque Savéliitch vint tout à coupinterrompre mes réflexions.

« Voilà, seigneur, dit-il en me présentant une feuille de papiertoute couverte d’écriture ; regarde si je suis un espion demon maître et si je tâche de brouiller le père avec le fils. »

Je pris de sa main ce papier ; c’était la réponse deSavéliitch à la lettre qu’il avait reçue. La voici mot pour mot:

« Seigneur André Pétrovitch, notre gracieux père, j’ai reçuvotre gracieuse lettre, dans laquelle tu daignes te fâcher contremoi, votre esclave, en me faisant honte de ce que je ne remplis pasles ordres de mes maîtres. Et moi, qui ne suis pas un vieux chien,mais votre serviteur fidèle, j’obéis aux ordres de mesmaîtres ; et je vous ai toujours servi avec zèle jusqu’à mescheveux blancs. Je ne vous ai rien écrit de la blessure de PiôtrAndréitch, pour ne pas vous effrayer sans raison ; et voilàque nous entendons que notre maîtresse, notre mère, AvdotiaVassilievna, est malade de peur ; et je m’en vais prier Dieupour sa santé. Et Piôtr Andréitch a été blessé dans la poitrine,sons l’épaule droite, sous une côte, à la profondeur d’un verchoket demi, et il a été couché dans la maison du commandant, où nousl’avons apporté du rivage : et c’est le barbier d’ici, StépanParamonoff, qui l’a traité ; et maintenant Piôtr Andréitch,grâce à Dieu, se porte bien ; et il n’y a rien que du bien àdire de lui : ses chefs, à ce qu’on dit, sont contents de lui, etVassilissa Iégorovna le traite comme son propre fils ; etqu’une pareille occasion lui soit arrivée, il ne faut pas lui enfaire de reproches ; le cheval a quatre jambes et il bronche.Et vous daignez écrire que vous m’enverrez garder lescochons ; que ce soit votre volonté de seigneur. Et maintenantje vous salue jusqu’à terre.

« Votre fidèle esclave,

« Arkhip Savélieff. »

Je ne pus m’empêcher de sourire plusieurs fois pendant lalecture de la lettre du bon vieillard. Je ne me sentais pas en étatd’écrire à mon père, et, pour calmer ma mère, la lettre deSavéliitch me semblait suffisante.

De ce jour ma situation changea ; Marie Ivanovna ne meparlait presque plus et tâchait même de m’éviter. La maison ducommandant me devint insupportable ; je m’habituai peu à peu àrester seul chez moi. Dans le commencement, Vassilissa Iégorovna mefit des reproches ; mais, en voyant ma persistance, elle melaissa en repos. Je ne voyais Ivan Kouzmitch que lorsque le servicel’exigeait. Je n’avais que de très rares entrevues avec Chvabrine,qui m’était devenu d’autant plus antipathique que je croyaisdécouvrir en lui une inimitié secrète, ce qui me confirmaitdavantage dans mes soupçons. La vie me devint à charge. Jem’abandonnai à une noire mélancolie, qu’alimentaient encore lasolitude et l’inaction. Je perdis toute espèce de goût pour lalecture et les lettres. Je me laissais complètement abattre et jecraignais de devenir fou, lorsque des événements soudains, quieurent une grande influence sur ma vie, vinrent donner à mon âme unébranlement profond et salutaire.

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