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La Guerre

La Guerre

d’ Erckmann-Chatrian
PREMIER TABLEAU – LE DÉPART DE SOUWOROW

La grande place d’Alexandrie. À gauche, la boutique du fripier Zampieri, encombrée de manteaux, de chaussures,de vêtements. À droite, un café. Au fond, la cathédrale Saint-Laurent. Les fenêtres, les balcons autour de la place regorgent de monde. La foule encombre les marches et les porches de la cathédrale, où se chante le Te Deum. L’orgue, par instants, se fait entendre au-dessus des voix innombrables. Les banderoles, les drapeaux, les bannières aux couleurs de la Russie,flottent partout. Un régiment de cosaques traverse la place ;le fripier Zampieri et sa fille Marietta déploient des vêtements à l’étalage.

 

SCÈNE PREMIÈRE

 

Zampieri, Marietta, soldats russes,
hommes et femmes du peuple, puis Jonas.

 

Voix nombreuses. – Vivent les Russes ! Vivent les libérateurs de l’Italie ! Vivent les soldats de Souworow !

(Grandes acclamations qui se prolongent dans les rues voisines. Jonas paraît à droite.)

Zampieri, apercevant uncosaque qui cherche à décrocher une paire de bottes avec salance. – Au voleur ! au voleur ! (Il sort encourant.)

Le cosaque. – Hourrah !(Il pique des deux et disparaît à gauche.)

Jonas, s’approchant del’échoppe. – Hé ! maître Zampieri, encore un peu… (Ilmontre la paire de bottes en souriant. Zampieri seretourne.)

Zampieri. – C’est vous,Jonas ! (sadressant à sa fille.)Marietta, rentre bien vite les marchandises de l’étalage.Dépêche-toi.

Marietta. – Oui, mon père.

Zampieri, s’approchant deJonas. – Nos bons amis cosaques ont des lances si longues, etdes baïonnettes si pointues, qu’elles accrochent toujours quelquechose en passant.

Jonas, riant de boncœur. – Ne dites pas à des Italiens qu’ils mentent… Ne ditespas à des Russes qu’ils volent !…

Zampieri. – Et qu’est-ce qu’il nefaut pas vous dire à vous ?

Jonas. – Dites ce que vousvoudrez, je ne vous croirai pas.

Zampieri, souriant.–Jonas, vous êtes un honnête homme.

Jonas, regardant à droite età gauche d’un air comique. – Je n’ai pas de témoins,Zampieri, vous l’auriez payé cher.

(Tous deux rient et se serrent lamain.)

Zampieri, montrant lestroupes qui défilent. – Eh bien ! ils partent… Ilsquittent décidément l’Italie.

Jonas. – Oui, Souworow ne pouvaitplus s’entendre avec les généraux autrichiens, ça menaçait deprendre une mauvaise tournure ; il va rejoindre le corpsd’armée russe qui est en Suisse.

Zampieri. – Ma foi, Jonas, je nesuis pas fâché de les voir partir. Ces Russes sont les plus grandsvoleurs de la terre.

Jonas, avec ironie. – Àquoi pensez-vous, maître Zampieri ! Parler ainsi des sauveursde la foi, des restaurateurs de l’ordre, des vainqueurs de Cassano,de la Trebia, de Novi, des libérateurs de l’Italie…

Zampieri, s’emportant.–Eh ! tous ces libérateurs ne pensent qu’à nousdépouiller !…

Jonas, avec vivacité. –Prenez garde… on pourrait vous entendre. (Il indique du regarddes soldats de police, qui font circuler la foule. Zampieri secalme subitement. Jonas l’attire sur le devant de la scène.)Je viens vous proposer une affaire, Zampieri.

Zampieri. – Quoi ?

Jonas. – Deux cent cinquantehabits russes, cent paires de souliers, des pantalons, desépaulettes, des pompons.

Zampieri. – De l’hôpitalSaint-Laurent ?

Jonas. – Non, tout arrive deNovi, c’est marqué à la baïonnette.

Zampieri. – Et le prix ?

Jonas. – Deux cent vingt ducatsen bloc.

Zampieri. – Écoutez, Jonas,apportez-moi cela dans mon magasin… Je ne peux rien dire avantd’avoir vu la marchandise.

Jonas. – Quand ?

Zampieri. – Quand l’arrière-gardede Souworow aura quitté Alexandrie. Je connais l’intendance russe,elle reprend volontiers ce qu’elle a vendu, pour le vendre uneseconde fois.

(Grand tumulte au fond ; quelquesofficiers russes passent au galop.)

Voix nombreuses. – Vivent lesRusses ! Vivent les sauveurs de l’Italie !…

(Acclamations.)

Zampieri. – Quelsbraillards !

Jonas. – Bah ! laissez-lesfaire ; ils criaient aussi fort au passage de Bonaparte… Siles Français reviennent…

L’espion Ogiski, déguisé encrieur public, traversant la place, un paquet de brochures sous lebras. – Histoire d’Alexandre-Basilowitche Souworow, vainqueurde Kinburn, de Foxhani, du Rymnik, d’Ismaïl, de Praga. Histoire deSouworow, fameux généralissime du tzar Paul. Histoire du vainqueurde Cassano, de la Trebia, de Novi. Histoire de Souworowl’invincible !

(Il disparaît à gauche, enrecommençant : – Histoire, etc.)

Plusieurs voix, dans la rue àgauche. – Par ici ! hé ! par ici !

(En ce moment Zampieri aperçoit desenfants, qui grimpent aux piliers de son échoppe.)

SCÈNE II

 

Les précédents, puis undomestique

 

Zampieri, criant.–Descendrez-vous, canailles ! Des-cendrez-vous !

(Les enfants se laissent glisser et sesauvent.)

Jonas. – Quelle race !

Le domestique, arrivant toutessoufflé. – Le signor Zampieri ?

Zampieri, arrivantderrière. – Me voilà.

Le domestique. – Signor Zampieri,la signora Isabella vous demande de lui faire la grâce…

Zampieri, encore fâché.– Je sais… je sais… la signora veut voir passer le feld-maréchalSouworow, avec son petit casque et son grand sabre… Il lui faudraitune fenêtre sur la place… Toutes mes fenêtres sont louées.

Le domestique. – Pour lasignora…

Zampieri. – Pour la signoraIsabella, j’entends bien. Toutes mes fenêtres sont louées, ilfallait venir hier.

Le domestique, d’un accentpathétique. – Ah ! signor Zampieri, vous êtes cruel.

Zampieri, avecemportement. – Hé ! je ne puis pas trouver de fenêtresdans ma maison, quand il n’y en a plus.

Le domestique. – Oh ! signorZampieri, pour la signora !

Zampieri, se fâchant.–Allez au diable ! Pour la signora !… pour lasignora !

Marietta, arrangeant desvêtements à l’étalage. – Allez chez l’épicier du coin, tenez,là… il en a, lui… mais dépêchez-vous, le Te Deum vafinir.

Le domestique, s’enallant. – La sainte Madone vous entende ! signoraMarietta.

Zampieri, à Jonas.– Quelennui… Des fenêtres… des fenêtres, pour voir passer ce vieuxbarbare !…

Jonas, regardant lesbalcons. – Je voudrais bien en avoir quelques-unes à louer,cela ne m’ennuierait pas du tout, au contraire.

(Un général russe et un vieillard encostume d’émigré paraissent à droite.)

SCÈNE III

 

Les précédents, le général russe, le vieillard

 

Le vieillard. – Ainsi, général,c’est une chose positive : je puis en informer le Comitéroyaliste ?

Le général. – Oui, monsieur lecomte. Nous sommes aujourd’hui le 10 septembre. Le 16 et le 17l’armée se concentrera à Bellinzona. Le 19 nous attaquerons leSaint-Gothard ; le 20 et le 21 nous pousserons l’ennemi dansla vallée de la Reuss ; le 22 nous serons maîtres d’Altdorf,où Linken et Jellachich doivent nous attendre ; le 24 nousbattrons Masséna, et six semaines après nous entrerons à Paris.

Le comte. – Dieu vous entende,général.

Le général. – Il n’y a pas lemoindre doute à concevoir. Tout a été prévu par lefeld-maréchal ; les ordres les plus précis ont été expédiés augénéral Korsakow d’attaquer Masséna de front le 24, pendant quenous le prendrons à revers…

Le comte. – Je vous crois,général… J’ai la confiance la plus absolue dans le génie del’illustre feld-maréchal Souworow… mais cette marche de toute unearmée, – qui traîne des canons et des bagages, – à travers les plushautes montagnes de l’Europe, où l’ennemi s’est fortifié depuisdeux mois, me paraît tellement extraordinaire…

Le général, souriant et luiposant la main sur le bras. – Nous connaissons exactement laforce et les positions de l’ennemi. L’officier qui a porté àKorsakow les ordres du feld-maréchal a traversé, en revenant, lavallée de la Reuss et le massif du Saint-Gothard. Il a toutvu !… Quant aux bagages, à la grosse artillerie, ils fileront,sur les Grisons, par Chiavenna. Nous ne prendrons avec nous que lespièces de montagne, transportables à dos de mulet. – Je vous lerépète, monsieur le comte, vous pouvez écrire au Comité royalistede se tenir prêt à nous appuyer vigoureusement… Qu’il envoie desagents en Alsace et en Lorraine… Qu’il prépare un mouvement àParis.

Le comte. – Général, lesroyalistes sont prêts ; ils n’attendent que l’entrée dufeld-maréchal Souworow en France, pour courir aux armes etproclamer Sa Majesté Louis XVIII. Nos agents remplissent lesadministrations ; nous avons des intelligences dans lesministères et dans le Directoire : si l’armée de Massénamanque de vêtements et de vivres, si elle meurt littéralement defaim au milieu des neiges de la Suisse, c’est au Comité royalistequ’en revient l’honneur. Du reste, la France est lasse de ceridicule système de liberté et d’égalité.

Le général. – En ce cas, tout iraplus vite encore que nous ne l’espérions. (Tendant la main aucomte.) Au revoir donc, monsieur le comte ; àbientôt.

Le comte, lui serrant lamain. – Au revoir, général.

(Le général s’éloigne.)

Le général, se retournant aumoment de sortir, et criant. – À Paris… dans six semaines…

Le comte. – À Paris !…

(Le général fait de la main un gested’adieu et sort par la gauche ; le comte se perd dans lafoule. Jonas et Zampieri ont entendu les dernières paroles duvieillard et du général.)

SCÈNE IV

 

Jonas, Zampieri, Marietta

 

Jonas. – Il paraît qu’ilsmarchent sur Paris.

Zampieri. – Oui, depuis qu’ilsont gagné deux ou trois batailles, ces Russes ne doutent plus derien.

Marietta. – C’est bien loin,Paris ?

Zampieri. – Derrière les Alpes… Àdeux cents lieues plus loin que la Suisse.

Marietta. – Pauvresgens !

Zampieri. – Je te conseille deles plaindre ; ils n’avaient qu’à rester chez eux.

(Rumeurs au fond, cris : –Voici les grenadiers !)

Voix nombreuses. – Vivent lesgrenadiers de Rymnik !… Vivent les vainqueurs de laTrebia !…

(On voit défiler une colonne degrenadiers.)

Cris a gauche, dans larue. – Halte !… Arrêtez !…

Zampieri. – Qu’est-ce quec’est ?

Jonas, faisant quelques pasdehors, puis rentrant. – Un encombrement dans la rue desFoins.

Zampieri. – Comment passer avecdes bagages dans une rue pareille ? un véritableboyau !

Jonas. – Ça les regarde ;ils en verront bien d’autres en Suisse, sans parler des coups decanon.

(On voit paraître à droite une charrette.Sur la charrette est assise contre une tonne, des sacs et unchaudron, une vieille femme, toute grise et toute ridée ;c’est Hattouine la cantinière. Une jeune fille, Ivanowna, tient lecheval par la bride. Tout le monde regarde.)

SCÈNE V

 

Les précédents, Hattouine, Ivanowna

 

Hattouine, criant aveccolère. – Hue !… hue donc !…

Ivanowna. – Attendez, mèreHattouine, la rue est fermée là-bas.

Hattouine, criant.–Qu’on démolisse la rue !… qu’on démolisse la rue ! Lesgrenadiers de Rymnik ne doivent jamais être arrêtés… Hue !hue !…

Zampieri. – Oh ! la vieillesorcière !… vous l’entendez ?

Jonas, riant.– C’est laplus vieille cantinière de l’armée russe, maître Zampieri. L’autrejour, à la caserne Saint-Joseph, je me suis laissé dire qu’elle afait toutes les guerres depuis soixante ans, en Prusse, en Turquie,en Crimée, en Pologne, et que Souworow l’aime comme ses yeux.

Zampieri. – S’il aimait lapetite, à la bonne heure, je comprendrais ça. C’est la fille decette vieille ?

Jonas. – Non, c’est unePolonaise. La mère Hattouine l’a adoptée au pillage de je ne saisquelle ville. Voilà du moins ce que m’a raconté le chirurgien desgrenadiers de Rymnik.

Zampieri. – La joliecréature !

L’encombrement augmente. Ivanowna tire lecheval par la bride hors de la foule, du côté de l’échoppe deZampieri. Au même instant, un jeune officier russe, à cheval, fendla presse et s’arrête près de la charrette.)

SCÈNE VI

 

Les précédents, Ivanowitche

 

Ivanowitche. – Hé ! vousvoilà… je vous cherche depuis une heure.

Hattouine. – Est-ce que tu n’espas à l’avant-garde ?

Ivanowitche. – Oui, et c’estjustement pour cela que je voulais vous voir. Qui sait si je vousrencontrerai d’ici quinze jours.

Hattouine. – Ce n’est pas pourmoi que tu viens ?

Ivanowitche, tendant la mainà Ivanowna. – Non ! pas tout à fait,matouchka[1].

Hattouine. – Oh ! le gueux,il ose encore le dire ! – Allons, embrasse-la, va… il n’y apas de mal.

Ivanowitche, tenant toujoursla main de la jeune fille. – Veux-tu, Ivanowna ?

Ivanowna. – Oh !oui !…

(Elle met le pied sur la botted’Ivanowitche ; il l’attire à lui et l’embrasse.)

Hattouine, riant. – Ah !ah ! ah !

Ivanowitche, riantaussi. – Maintenant je suis content… je puis m’en aller. Rienne vous manque pour la route, Ivanowna.

Ivanowna. – Non, rien,Ivanowitche.

Hattouine. – J’ai ma tonne pleined’eau-de-vie, mon sac rempli de farine, et mon chaudron plein delard. Qu’est-ce qu’il nous faut de plus ?

Ivanowitche. – Oui,matouchka, tout ira bien, nous arriverons à Paris, etlà-bas, nous ferons le mariage.

Hattouine. – Quand tu serascapitaine, Ivanowitche, rappelle-toi ce que je t’ai dit : pasavant !

Ivanowitche. – Oh ! soyeztranquille, je serai capitaine !… Nous allons avoir desbatailles en Suisse. (Il tient toujours la maind’Ivanowna.) N’est-ce pas, Ivanowna, le pope de Paris nousmariera ?

Ivanowna. – Si la mère Hattouinele veut… moi, je serai bien contente.

Hattouine. – Quand il seracapitaine ! Je vous donnerai mes âmes en Esthonie ; vousaurez cinquante âmes qui travailleront pour vous. Mais je veuxqu’il soit capitaine.

Ivanowitche. – Hé ! si je nele suis pas bientôt, ce ne sera pas ma faute.

(On entend la voix d’Ogiski àgauche.)

Ogiski. – Histoire deSouworow !… Qu’est-ce qui demande l’histoire d’Alexandre –Basilowitche Souworow, généralissime des armées du tzar Paul ;vainqueur de Cassano, de la Trebia, de Novi ! Qu’est-ce quiveut l’histoire de Souworow l’invincible ?…

Ivanowitche, regardantpar-dessus la foule, et levant la main. – Hé ! par ici…par ici… l’histoire de Souworow.

Ogiski, fendant lapresse. – On demande l’histoire de Souworow ?

Ivanowitche. – Oui, par ici.

SCÈNE VII

 

Les précédents, Ogiski

 

Ogiski, présentant la feuilleà Ivanowitche. – Voici, capitaine, l’histoire de l’illustrefeld-maréchal.

Hattouine, riant.– Ilt’appelle capitaine, Ivanowitche, ça vaut deux kopecks deplus.

Ivanowitche. – Et je veux qu’illes ait. Tiens, mon brave.

Ogiski. – Merci, commandant.

Ivanowitche. – Ah ! legueux, il va m’appeler général, il faudra que je lui donne mabourse. (Pliant la feuille. – À Ogiski.) Tu n’escependant pas Italien ?

Ogiski. – Pardon,colonel !

Ivanowitche, secouant latête. – Un Italien avec des cheveux blonds et des yeuxbleus ! Regardez-moi ce gaillard-là, mère Hattouine. Vous avezvu des figures de tous les pays depuis soixante ans, est-ce qu’iln’a pas une tête de Slave ?

Hattouine, regardantOgiski. – C’est pourtant vrai !

Ogiski, à Hattouine.–Votre Seigneurie me fait trop d’honneur !

Ivanowitche, riant.–Ah ! voilà qui tranche la question ! Du moment qu’ilappelle la vieille matouchka : VotreSeigneurie ! – ça ne peut être qu’un Italien.

Hattouine, riant.– Oui…oui… c’est un véritable Italien… Ah ! le gueux… Il me fait dubon sang !…

(Ils se mettent tous à rire. Ogiski salueet sort par la droite, en criant : – Histoire deSouworow, etc. – Le défilé recommence.)

Ivanowitche, tendant lepapier à Ivanowna. – Tiens, Ivanowna, tu liras ça à la mèreHattouine le soir, au bivouac, ça lui rappellera ses anciennescampagnes. Et maintenant, en route ! Je vous ai vues, rien nevous manque, je pars tranquille… Allons, Ivanowna, allonsmatouchka !…

(Il leur serre la main et part.)

Ivanowna, criant.– Tuviendras nous voir en chemin.

Ivanowitche, se retournant etagitant la main. – Oui… oui… quand je pourrai… Chaque fois…(Il disparaît à gauche.)

SCÈNE VIII

 

Les précédents, moinsIvanowitche et Ogiski

 

Jonas, à Zampieri.– Ungaillard qui m’a l’air heureux !

Zampieri. – Je crois bien, il ade bonnes raisons !

Jonas, voyant les grenadiersdéfiler. – Voilà que tout se remet en marche, la rue des Foinsest débouchée.

Hattouine. – Hue !hue ! passe-moi la trique, Ivanowna ; cette vieille biquene va plus.

Ivanowna. – Oh ! non, nousne sommes pas si pressées.

(La charrette sort. La foule augmente surla place.)

Jonas, montrant lesgrenadiers. – De beaux hommes ! ces grenadiers russes,maître Zampieri.

Zampieri. – Oui, mais quand onpense que dans un mois ou deux, la moitié, peut-être les troisquarts seront exterminés…

Jonas. – Que voulez-vous ?Chacun sa partie.

(Les cloches de la cathédrale s’ébranlent.Des cavaliers russes paraissent à droite, conduisant par la bridedes chevaux richement caparaçonnés. Grande rumeur, cris :« Faites place !… Faites place !… » Des troupesentrent et se rangent en bataille à droite et à gauche, en faisantrefluer le monde dans les rues voisines.)

Zampieri. – Voici la fin duTe Deum.

Jonas. – Oui, il est temps que jem’en aille. On va cerner la place, pour le passage de Souworow.Ainsi, c’est entendu, maître Zampieri, j’apporterai les habits chezvous ?

Zampieri. – Après le départ desRusses. Quant aux pompons et aux épaulettes, vous pouvez lesgarder, ça ne vaut pas une bonne prise de tabac.

(Il présente sa tabatière à Jonas ;tous deux prennent une prise en riant.)

Jonas. – Allons, bonjour,mademoiselle Marietta, bonjour Zampieri.

Marietta. – Bonjour, signorJonas !

(Il sort par la droite. Zampieri serapproche de sa boutique. Au même instant, les portes de lacathédrale s’ouvrent tout au large, les chants de l’églisedébordent sur la place. Les fenêtres, les balcons se garnissent decurieux. Des milliers de cris : « ViveSouworow ! » s’élèvent. La foule se tasse. Desofficiers autrichiens en petite tenue sortent du café à droite, etse rangent devant les fenêtres ; d’autres paraissent aubalcon. La porte de la maison attenante à celle de Zampieris’ouvre ; des voisins et des voisines en sortent. Ogiskiparaît au fond, son paquet de brochures sous le bras.)

SCÈNE IX

 

Zampieri, Marietta, Ogiski, officiers autrichiens,
voisins et voisines

Une voisine. – Maître Zampieri,laissez-nous regarder sous votre échoppe.

Zampieri. – Ne vous gênez pas,voisine, que personne ne se gêne ; seulement, prenez gardequ’on n’enlève quelque chose.

La voisine. – Soyez tranquille,nous veillerons.

(Les nouveaux venus se placent derrièreles piliers. Silence. L’orgue se fait entendre.)

Un major autrichien, à un deses camarades qui entre par la droite. – Vous n’assistez doncpas au Te Deum de l’illustre généralissime,capitaine Braun ?

Le capitaine. – Hé ! quevoulez-vous, mon cher commandant, les propos de l’invincibleSouworow sur l’armée autrichienne sont difficiles à digérer. Depuissa grande manœuvre de Novi…

Un officier, avecironie. – Oh ! la belle manœuvre !

Le major. – Formez trois colonnesmassives ; faites détruire la première, mitrailler la seconde,et la troisième entrera. Avec soixante mille hommes, vous enécraserez vingt mille. Barbare !

Un vieil officier. – Barbare sil’on veut, major, mais barbare de génie. Il a découvert cela, c’estquelque chose.

Le major. – C’est vrai, il a legénie de l’insolence. (Sanimant.)Comment ! traiter de vieux soldats, de vieux officiers, quin’ont jamais reculé devant le devoir, qui, dans cinq campagnes, ontsoutenu l’honneur de leur drapeau contre des généraux tels queBonaparte, Hoche, Jourdan, Moreau, les traiter de petits-maîtres…dire qu’on mettra les petits-maîtres à la porte… Et cela quand onarrive le dernier, pour jeter lourdement ses baïonnettes dans labalance. Allons donc… Allons donc… du génie !…

Le capitaine. – Patience, major,patience, l’illustre généralissime part pour la Suisse ; il vafaire sa grande manœuvre en présence de Masséna…

Cris, sur la place. –Vive Souworow ! vive Souworow !

(Souworow paraît sur les marches de lacathédrale, entouré d’une foule d’officiers russes. C’est un petitvieillard d’apparence faible et délicate, la bouche grande, l’œilperçant, la figure et surtout le front couverts de ridesinnombrables, dont la mobilité donne à sa physionomie un caractèrebizarre. Il est vêtu d’une culotte, d’un gilet et d’unhabit de bazin blanc. Un petit casque de feutre, garni de frangesvertes, coiffe sa tête chauve ; de hautes bottes à retroussislui montent jusqu’au-dessus des genoux. Il est tellement maigre etfluet, que ses habits ont l’air de tenir à peine sur lui, et queson grand sabre traînant, suspendu à un ceinturon, fait pencher soncorps à gauche.)

La voisine, debout devantl’échoppe. – Le voilà !… c’est lui… le voilà !…Seigneur Dieu, que de monde… Il descend des marches… C’est le vieuxblanc qui monte à cheval… Vous le voyez, Marietta ?

Marietta. – Oh ! oui… qu’ilest beau !…

(Redoublement d’enthousiasme.)

Cris innombrables. – ViveSouworow !. Vive le vainqueur de la Trebia !…

(Le chant de l’orgue cesse, grandsilence.)

Un officier russe a cheval,accourant du fond. – Portez armes !… Présentezarmes !…

(Les tambours battent aux champs,Souworow, entouré de son état-major, s’avance au pas.)

Cris immenses. – ViveSouworow ! Vive Souworow ! Vive le vainqueur deNovi ! Vive le libérateur de l’Italie ! Vive le sauveurde la religion !

Le capitaine autrichien. – Si tun’es pas content, Souworow, tu seras difficile…

Nouveaux cris. – Vive SouworowItalikski !…

(Les femmes agitent leurs mouchoirs auxbalcons, et jettent des couronnes. C’est un enthousiasmeindescriptible.)

Une femme du peuple, levantson enfant des deux mains. – Regarde, enfant… regarde… c’estSouworow !…

Le major autrichien. – Voyez doncle vieux Cosaque… sa figure éclate d’orgueil.

Ogiski, debout sur une table,d’une voix éclatante, en agitant son chapeau. – Vive Souworowl’invincible !…

La femme. – Tu l’as vu,Antonini !… Tu l’as vu, mon enfant ?… Il faut terappeler…

Zampieri, riant.– Celalui fera des rentes !…

(Arrivé sur le front de la bataille,Souworow lève la main. Les tambours cessent, le silences’établit.)

Le major autrichien. – Peuplestupide… Allons-nous-en, capitaine.

Le capitaine. – Mais non !Voici le plus beau… Il va se vanter comme un charlatan… C’est luiqui aura gagné toutes les batailles… Nous n’aurons rien fait, nousautres…

Cris dans la foule. –Silence ! silence !…

(La voix d’Ogiski domine toutes lesautres.)

Le major autrichien. – Cettecomédie me dégoûte…

(Il rentre dans le café. –Silence profond.)

SCÈNE X

 

Les précédents, Souworow,
au milieu de son état-major, sur le front de bataille.

 

Souworow, d’une voixéclatante. – Soldats de la sainte Russie ! le tzar Paul,notre père, nous avait envoyés en Occident, pour délivrer l’Italiedu joug des athées républicains et rétablir l’ordre légitime. Lesrépublicains sont vaincus, l’Italie est libre, les princesremontent sur leurs trônes ! En quatre mois nous avons livrésix combats, pris huit places fortes et gagné trois grandesbatailles. Ces terribles républicains, qui faisaient trembler lavieille Europe, qui avaient battu tant de fois les arméesautrichiennes, qui parlaient de détrôner Dieu lui-même ! nousles avons écrasés à Cassano, nous les avons écrasés à la Trebia,nous les avons écrasés à Novi ! – Autant de victoires que derencontres ! – Le monde a vu les athées fuir comme deslièvres… Où sont-ils maintenant ? Ceux qui ont échappé audernier désastre se cachent dans les Apennins ; ils n’osentplus affronter nos baïonnettes !

Tous les soldats. – ViveSouworow !… Vive le père Souworow !

(Acclamations de la foule qui n’enfinissent plus. La figure de Souworow, jusqu’alors impassible,s’anime tout à coup, ses joues tremblent, ses yeuxbrillent.)

Le capitaine autrichien, àses camarades. – Eh bien, vous l’entendez… J’en étais sûr…Il a tout fait… tout écrasé… L’armée autrichienne…

Voix nombreuses dans la foule. –Silence… silence… Chut !… Écoutez !

(Le silence se rétablit.)

Souworow, d’une voixvibrante. – Soldats ! le tzar est content de vous !– Ce que nous avons si bien commencé, il nous ordonne de lefinir : Il nous ordonne d’aller rejoindre Korsakow en Suisse,d’écraser la dernière armée républicaine, comme nous avons écraséles autres, de marcher sur Paris et de rétablir le roi Louis XVIIIsur son trône. Préparez-vous donc à de nouveaux combats, etpurifiez vos âmes par la prière. Nous avons des montagnes à gravir,des torrents et des lacs à traverser, des marches forcées à faire,des batailles à livrer au milieu des neiges ; mais noustriompherons de tous les obstacles, parce que Dieu est avecnous : C’est sa cause que nous défendons, c’est la cause desrois, de la vérité et de la justice !… Heureux celui quicombat pour la justice, heureux celui qui verse son sang pour letzar, heureux celui qui tombe pour le Seigneur : Tous sespéchés lui seront remis… il jouira de la vie éternelle !…(Tirant son sabre, et poussant son cheval d’un gestefébrile.) Frères ! la dernière heure des républicains estvenue… En avant… Et hourra ! pour la sainte Russie !…

Tous les soldats, levantleurs bonnets au bout des baïonnettes. – Hourra ! pour lasainte Russie !… Hourra ! En avant !… À Paris !à Paris !…

(Les officiers brandissent leurs épées. Uncoup de canon retentit. Le défilé commence au milieu desacclamations de la foule et des cris des soldats : « ÀParis ! à Paris ! » Cavalerie, artillerie,infanterie, tout s’ébranle. Les couronnes pleuvent des fenêtres,les mouchoirs s’agitent. – Marche guerrière.)

DEUXIÈME TABLEAU  – LE QUARTIERGÉNÉRAL DE MASSÉNA

 

Scène de nuit au quartier général de Masséna,sur le mont Albis. C’est une grande salle à la mode suisse, boiséede sapin. Vaste cheminée à droite, où brille un bon feu. Fenêtresnombreuses et rapprochées au fond. Portes à droite et à gauche. Lesfenêtres du fond sont ouvertes, et laissent voir dans la nuit lesfeux de l’armée ennemie, qui scintillent sur le lac de Zurich. Àmesure que le jour arrive, on distingue mieux le paysage, la ville,la Limmat, les positions de l’armée austro-russe. Masséna est enreconnaissance avec le chef d’état-major Oudinot ; desofficiers rédigent ses ordres sur une grande table en sapin ;le sous-chef d’état-major Rheinwald les parcourt, les signe et lesexpédie.

SCÈNE PREMIÈRE

 

Rheinwald, Zernest. –Officiers d’état-major. Quelques hussards dehors, leurs chevauxen main et prêts à partir. Groupes de paysans et de paysannes dansl’attente, sur les côtés.

Rheinwald, après avoirparcouru un ordre, appelant. – Chaussier ?

Un hussard, entrant.–Voilà, mon général.

Rheinwald, signant etcachetant. – Vous allez porter ça, d’un temps de galop, àBremgarten. Vous direz au bourgmestre que si la réquisition n’estpas prête au petit jour, il recevra notre visite… Vousm’entendez ?

Le hussard. – Oui, mongénéral.

(Il sort.)

Rheinwald, prenant un secondordre et le parcourant. – Ces braves Suisses se figurent queles armées de la République peuvent vivre de l’air du temps.(Appelant.) Maréchal des logis Trubert ! (Unmaréchal des logis de hussards entre.) Combien avez-vousd’hommes ?

Le maréchal des logis. – Cinqhommes de l’escadron, mon général.

Rheinwald, signant.–Cela suffit. Vous allez prendre à Mellingen un convoi de poudre.Voici l’ordre que vous remettrez au chef du parc d’artillerieVaubois ; vous escorterez les six fourgons jusqu’auxavant-postes de Dietikon, sans retard.

Le maréchal des logis, s’enallant. – C’est bon, mon général.

Rheinwald, criant.– Ayezl’œil à ce que vos hommes ne fument pas leur pipe.

Le maréchal des logis,sortant. – On connaît la consigne.

Rheinwald, appelant.–Michau ?

Un chasseur, entrant.–Mon général.

Rheinwald. – Tu saislire ?

Le chasseur. – Oui, mongénéral.

Rheinwald, lui présentantdeux ordres. – Lis ça.

Le chasseur, lisant.– Auchef d’escadron Foy. Au commandant Barré.

Rheinwald, riant.– Tulis comme un ancien. Eh bien, tu vas porter ces deux ordres au chefd’escadron Foy à Dietikon, et au commandant Barré à Brugg. Danstrois heures, il faut que chacun ait son affaire. Tâche de ne paste tromper.

Le chasseur, s’enallant. – Pas de danger… c’est trop bien écrit.

Rheinwald, se levant, àZernest. – Eh bien, tous nos ordres sont expédiés,commandant ?

Zernest. – Oui, général.

Rheinwald, apercevant lespaysans qui regardent aux fenêtres, dehors. – Hé !maréchal des logis Forbin, écartez donc ces gens-là. Tout à l’heureils vont nous envahir.

(On écarte les paysans.)

Zernest. – La faim lesenhardit.

Rheinwald. – Ils ne trouverontrien ici… Nous sommes aussi pauvres qu’eux ! (Sepromenant.) C’est égal, on a beau dire, la République ne nousdore pas sur tranches ; le vertueux Barras compte un peu tropsur la bêtise du soldat.

Zernest. – Quel tas de gueux, ceDirectoire ! Quand nous sommes ici depuis six mois, – ladernière armée de la République, – nous laisser périr de faim… nouspayer avec du papier dont personne ne veut plus !

Rheinwald. – Eh ! ce n’estpas le Directoire qu’il faut accuser, c’est le ministre de laguerre, Bernadotte. Cet homme-là nous a fait plus de mal que toutel’armée autrichienne.

Zernest. – Il espérait découragerMasséna, et lui succéder dans le commandement.

Rheinwald. – Oui !… ceGascon ne doute plus de rien, depuis qu’il s’est allié à la familleBonaparte.

(On entend au loin le cri de : –« Qui vive ! » – Rheinwalds’arrête.)

Un officier, qui vient desortir, rentrant. – Un courrier sur la route de Bâle.

Rheinwald, reprenant sapromenade. – Les courriers ne manquent pas ; c’est plusfacile à nous expédier que des espèces.

Zernest, à la fenêtre. –Il arrive au quartier général.

Rheinwald, riant.– Ilnous apporte l’ordre de livrer bataille ; ce sera le troisièmedepuis un mois.

(Le courrier s’arrête devant les fenêtres.Il descend de cheval.)

SCÈNE II

 

Les précédents, le courrier, en grossesbottes.

 

Rheinwald. – Hé ! c’est monvieux Chabot !

Le courrier. – Rheinwald !(Ils s’embrassent ; puis, le courrier seretournant 🙂 Zernest, Aiguillau, Guérin, ah !ah ! ah ! les anciens, comme vous voilà faits !(Il regarde autour de salle.) Ça ne ressemble guère à lachancellerie !

Rheinwald. – Tu viens deParis ?

Le courrier. – En lignedroite : parti le 5e jour complémentaire de l’anVII, à six heures du matin, arrivé à Bâle hier soir, 2 vendémiaire,ou comme disent les muscadins : 23 septembre 1799.

Rheinwald. – C’est bienmarché !

Le courrier. – C’est-à-dire queje suis moulu.

Rheinwald. – Assieds-toi là, prèsdu feu, allonge tes jambes, sèche tes bottes.

Le courrier. – Mais dites donc,je voudrais être débarrassé de ma dépêche… Est-ce que je nepourrais pas voir le général en chef ?

Zernest. – Il est enreconnaissance, avec Oudinot.

Rheinwald, riant.– Unedépêche du Directoire ?… (Il ouvre un tiroir.) Tiens,regarde, Chabot, il n’en manque pas.

Le courrier. – Qu’est-ce quec’est ?

Rheinwald. – C’est l’ordre delivrer bataille. Sais-tu ce que Masséna va te répondre ?

Le courrier. – Quoi ?

Rheinwald, imitant l’accentméridional de Masséna. – Je ne veux pas livrer bataille ;je veux gagner la bataille. Si quelqu’un veut perdre la bataille,que le Directoire l’envoie… Voici ma démission ! moi je neveux pas risquer la dernière armée de la République… Je veux gagnerla bataille !

Le courrier. – Ah ! voilà cequ’il répond ?

Rheinwald. – Depuis trois mois,ça n’a pas changé… Mais il te dira encore autre chose.

Le courrier. – Qu’est-ce qu’il medira ?

Rheinwald, imitant l’accentde Masséna. – Si vous m’apportez de l’argent, soyez lebienvenu ! Il me faudrait du renfort, il me faudrait deschevaux, il me faudrait des vivres, il me faudrait des munitions,il me faudrait de l’argent. Si vous m’apportez de l’argent, soyezle bienvenu, mais si vous ne m’apportez pas d’argent… hé !laissez-moi tranquille !

Le courrier, se grattant lanuque. – Je ne pense pas avoir d’argent dans ma dépêche.

Rheinwald, riant.–Ah ! ne t’inquiète pas, je la mettrai dans le tiroir, et toutsera dit ! – Mais raconte-nous donc un peu ce qui se passe àParis, nous n’avons pas de nouvelles, nous autres.

Le courrier. – À Paris… à Paris…tout suit son train ordinaire.

Zernest. – Les journaux, lescourses au bois de Boulogne, les représentations du JeuneHenri, de Phrosine et Mélidor ?

Le courrier. – Oui, c’esttoujours la même histoire ; cela devient monotone endiable.

Un jeune officier. – Cettemonotonie-là vaut bien la nôtre.

Rheinwald. – Et les muscadinsassomment toujours les patriotes ?

Le courrier. – Parbleu,maintenant qu’ils attendent les Russes !

(Silence.)

Rheinwald, après s’êtrepromené quelque temps tout pensif. – Ah ! mon pauvreChabot, il est loin déjà le temps où nous quittions notre village,le vieux mousquet sur l’épaule ; où tout marchait, hommes etfemmes, aux cris de la patrie en danger ! Les muscadins, dansce temps-là, étaient bien petits.

Zernest. – Ils le seraientencore, si nous avions les quarante mille vieux soldats queBonaparte a emmenés en Égypte !

Rheinwald, sepromenant.– Oui, nous n’aurions perdu ni Cassano, ni laTrebia, ni Novi… La France ne serait pas menacée d’une invasion…Mais Bonaparte voulait de la gloire… (Avec amertume.)Ah ! ce Bonaparte !

(Silence.)

Le courrier, se levant.– Enfin, d’après tout cela, vous ne nagez pas positivement dansl’abondance.

Rheinwald, allant à lafenêtre et montrant les malheureux paysans qui sont revenus. –Dans l’abondance ?… Regarde ! Ce n’est pas assez desouffrir le froid, la faim, de traîner sa guenille, de risquer sapeau tous les jours, il faut encore avoir ce spectacle sous lesyeux.

Le courrier, regardant.–Qui ça ?

Rheinwald. – Les paysans ruinéspar la guerre : des femmes, des enfants, des vieillards, quiviennent nous demander du pain, réclamer contre le soldat, affamélui-même. Il faut se durcir le cœur, se rappeler à chaque instantqu’on défend la France ; qu’après soi tout est perdu ;que les émigrés reviennent à la suite des Cosaques, avec leurstitres et privilèges apostillés par le tzar ! Voilà, Chabot,voilà l’œuvre du Directoire, et de son ministre Bernadotte.

Le courrier. – Ce n’est pasgai.

Rheinwald. – Comment veux-tu quece soit autrement, avec des départements qui doivent livrer desdenrées, et qui ne livrent rien ; avec une régie qui doitmanutentionner, et qui ne confectionne rien ; avec unecompagnie particulière qui doit fournir des vivres, et qui renonceau service ; avec la fourniture des fourrages laissée auxSuisses, qui voudraient nous voir au diable ? Est-ce de cettemanière qu’on peut obtenir cent mille rations par jour ?

Zernest. – Avec tout cela, pas desolde depuis deux mois, des agents royalistes répandus parcentaines pour décourager les troupes ; l’archiduc Charles quinous presse au centre, Korsakow, Hotze, Linken, Jellachich, quimenacent nos ailes, et les trois quarts de la Républiquehelvétique, qui n’attendent que l’occasion de nous tomber sur ledos.

Le courrier. – Enfin, malgrétout, notre ligne de défense est bonne.

Rheinwald. – Oui, le jour vient,tu peux en juger toi-même. (Ils vont aux fenêtres.) Tuvois cette nappe blanche, en face de nous ?

Le courrier. – Oui.

Rheinwald. – C’est le lac deZurich ; la ville au bout, à gauche… Plus loin, sur notredroite, se trouve le lac de Wallenstatt, à une dizaine de lieues.Entre ces deux lacs coule la Linth. Le centre de notre position estici, sur la chaîne du mont Albis. À gauche, cette rivière quitraverse Zurich, en sortant du lac, c’est la Limmat.

Le courrier. – Je vois très bien,Rheinwald.

Rheinwald. – Eh bien ! lesAutrichiens et les Russes occupent Zurich, l’autre côté des deuxlacs et des deux rivières, la Linth et la Limmat. Ils reçoivent desgrains, du bétail, des fourrages et des munitions d’Allemagne. Nousautres, nous avons les rochers, les neiges et les torrents de laSuisse à dos, et nous ne recevons rien de France, que des ordres delivrer bataille !

Le courrier. – Raison de pluspour attaquer tout de suite ; plus on attendra, plus la faminegrandira.

Rheinwald. – Oui, tu crois qu’ilvaudrait mieux se casser le cou tout de suite ! Mais ce n’estpas l’avis de Masséna, ni le nôtre. Pour attaquer, il faudraitdescendre des collines, et traverser les deux rivières, et lesmarais à droite et à gauche des lacs, sous le feu de l’ennemi. Tucomprends, Chabot, que ce n’est pas aussi facile que d’avaler sademi-tasse au café Procope.

Le courrier. – Alors, pourtrancher le mot, la République est enfoncée !…

Zernest. – Une chose noussauve : depuis sa bataille de Novi, Souworow se fait donnerdes fêtes à Turin, il ne profite pas de sa victoire.

Le courrier. – Mais si, parmalheur, il avait l’idée de venir en Suisse rejoindreKorsakow ?

Rheinwald. – Lecourbe, Gudin,Loison et Molitor sont bien là-bas, dans les glaces duSaint-Gothard, avec onze mille hommes pour l’arrêter aubesoin ; mais si par malheur la jonction s’opérait, ce seraitnotre coup de grâce.

Le courrier. – Jamais ce fousauvage n’aura d’idée pareille.

Une voix, dehors.– Quivive ?

Zernest, allant auxfenêtres. – La reconnaissance est terminée ; voici legénéral en chef.

(Aussitôt le courrier se lève. Un grouped’officiers d’état-major à cheval paraît à quelque distance, enface des fenêtres. Les paysans se précipitent à sa rencontre, encriant d’une voix lamentable. Tumulte au dehors. La salle seremplit d’officiers ; quelques paysans et paysannes setrouvent dans le nombre.)

SCÈNE III

 

Les précédents, officiers d’état-major. Massénapoursuivi par les malheureux.

 

Un paysan. – Général ! aunom de Dieu, général…

(Il veut l’arrêter.)

Masséna. – Qu’est-ce que cesgens-là ?… Qu’est-ce que tout cela ? J’avais déjàdit…

Un autre paysan. – Général, levillage tout entier vient d’être pillé… J’arrive…

Masséna. – J’avais déjà ditd’écarter ce monde… Ils viennent me redemander leurs vaches, leurschevaux, leur foin, leur paille… (Apercevant une vieille femmeet sa fille, à genoux devant lui, il s’arrête ens’écriant 🙂 Mon Dieu, que voulez-vous que j’yfasse ? (S’attendrissant.) On les a pris… on les amangés… on avait faim !… Que voulez-vous ?… moi, je nesuis pas un dieu… Je ne peux pas empêcher les soldats d’avoirfaim !…

La vieille femme, ensanglotant. – Général, on nous a tout pris… Je suis vieille…J’ai toujours travaillé pour vivre… maintenant faut-il apprendre àmendier ?

Masséna, ému.– Qui vousa pillé, brave femme, dites ?

La femme. – Vos soldats…

Masséna. – De quelbataillon ?

La femme. – Je ne sais pas… Jen’ai pas regardé… ma pauvre enfant criait…

(La fille sanglote.)

Masséna. – Quel est votrevillage ?

La femme. – Le hameau deWeerde.

Masséna, à Rheinwald.–Général, vous saurez ce qui s’est passé là… Je veux qu’on me fasseun rapport demain… je veux… (Attendri.) Pauvre vieillemère !… Pauvre fille !… Ils seront fusillés !… maisaprès… après ? (S’éloignant.)La guerre !…Oh ! la guerre !…

(Deux sentinelles entrent, et font évacuerla salle par les paysans.)

SCÈNE IV

 

Les précédents, moins lespaysans

 

Rheinwald, présentant lecourrier à Masséna. – Un courrier du Directoire.

Masséna. – Un courrier !…S’il nous apporte de l’argent, il est le bienvenu… Oui, le fameuxmillion qu’on nous promet depuis cinq mois, s’il arrive, est lebienvenu. (Lisant la dépêche.) Ah ! je sais… je sais…on m’a déjà prévenu : le général Muller assiège Philipsbourg…Les Autrichiens feront sans doute un détachement, pour sauver cetteplace… Ce sera autant de moins le jour de la bataille !(Tendant la dépêche à Rheinwald.) Tenez, Rheinwald, cen’est pas de l’argent… mais c’est quelque chose !…(Regardant le feu.) Un beau feu ! Allons, messieurs,allons, c’est bien.

(Les officiers qui accompagnaient Massénasortent.)

Rheinwald. – Général, faut-ildonner des ordres pour introduire ici ?…

Masséna. – Oui, je reste, ce beaufeu me réjouit. Qu’on fasse venir les ordonnances, les prisonniers,et que les autres s’en aillent… qu’ils s’en aillent tous !(Il jette son manteau et son chapeau sur une chaise. Tout lemonde sort, à l’exception de Rheinwald.) Rheinwald, vousécrirez !… Oudinot ne rentrera pas cette nuit… Il surveille letransport des barques, à Dietikon… C’est une opération délicate…Mais demain tout sera prêt, et si l’occasion seprésente !…

(Il s’assied, les jambes étendues en facedu feu, et bâille dans sa main d’un air rêveur. Deux factionnairesse promènent derrière les fenêtres, qu’un aide de camp a ferméesavant de sortir. Rheinwald prend un registre et se pose au coin dela table.)

SCÈNE V

 

Masséna, Rheinwald

 

Masséna, d’un air pensif, separlant à lui-même. – Oui, les Autrichiens manœuvrent ;Korsakow les remplace sur la Limmat. (Silence.) Qu’est-cequ’ils veulent faire ? (Regardant une carte.)Qu’est-ce qu’ils veulent faire ? (Nouveau silence. –À Rheinwald.) Général, les rapports de Soult, de Mortier,de Turreau et de Lecourbe.

Rheinwald. – Voici, général.

Masséna, parcourant lesrapports. – « Sur la Linth, rien de nouveau… Sur laReuss, rien… Au Gothard et dans le Valais, rien ! » Ilsmanœuvrent à notre gauche, voilà… Qu’est-ce que signifie cemouvement à gauche ? (Reprenant la carte.) Je ne voisrien. L’archiduc m’étonne. (Il se lève et se promène quelquesinstants. – À Rheinwald.) Et toujours pas denouvelles d’Ogiski ?

Rheinwald. – Aucune, général.

Masséna. – C’est bien étonnant…Sa dernière dépêche était datée d’Alexandrie ?

Rheinwald. – Oui, général.Masséna. – Relisez-la.

Rheinwald, il cherche ladépêche, puis il la lit. – « Alexandrie, le1er septembre 1799. Au général Masséna. De grandsévénements se préparent. Souworow se concentre à Alexandrie. Sesforces sont de 18 000 hommes d’infanterie, 4 000 cavaliers et28 pièces de montagne. Le bruit court qu’il part pour la Suisse,mais rien encore n’est assuré. J’aurai soin de vous tenir aucourant de ses mouvements ultérieurs. – Ogiski. »

Massêna. – Et depuis pas unmot !… Il se sera fait prendre et fusiller.

Rheinwald. – C’est peut-êtreautre chose…

Masséna, s’arrêtant.–Quoi ?

Rheinwald. – Un espion… cela segagne… le fameux million aurait pu le retenir avec nous.

Masséna, secouant latête. – Je suis sûr d’Ogiski !… ce n’est pas un espioncomme Pfersdorf, et tous les autres… C’est un homme qui se venge…Il est Polonais !… Je l’ai connu en Italie, dans lalégion polonaise… parmi les plus braves !…

Rheinwald. – Un soldat se faireespion !

Masséna. – Hé ! quevoulez-vous ? quand le ciel et la terre vousabandonnent ! Souworow a mis la Pologne à feu et à sang… Il afusillé, pendu, déporté les patriotes… Ogiski hait ce vieuxbarbare… C’est tout naturel… Il s’est fait espion pour sevenger…

(On voit des prisonniers, entourés desoldats, s’arrêter devant les fenêtres.)

Rheinwald. – Voici lesprisonniers, général. Masséna, s’asseyant. – Ah !bon… qu’ils entrent !

(Rheinwald sort sur la porte, et faitsigne d’introduire un prisonnier.)

SCÈNE VI

 

Les précédents, un hussard du régiment de Szekler

 

Masséna, se retournant à demisur sa chaise. – Vous êtes du régiment des hussards deSzekler, à ce que je vois ?

Le prisonnier. – Sous-officieraux hussards de Szekler.

Masséna, l’observant.–Je ne vous en fais pas mon compliment.

(Le prisonnier baisse la tête.)

Rheinwald. – Il commandait unepatrouille, interceptée aux avant-postes de Dattwyl, la nuitdernière, entre onze heures et minuit.

Masséna. – On fait beaucoup depatrouilles maintenant sur la Limmat !

Le prisonnier. – Beaucoup.

Masséna. – Qu’est-ce qui se passedonc ? Je ne comprends pas, moi, ces patrouilles ?(Le prisonnier se tait. – Masséna d’un tonindigné 🙂 Ce n’est pas assez pour les hussards deSzekler, d’avoir assassiné les plénipotentiaires de la République,à Rastadt… ils traversent encore la Limmat pour piller… Et puis onrépand le bruit que ce sont les Républicains qui pillent.

Le prisonnier, intimidé.– Nous ne pillons pas, général.

Masséna. – Je m’étonne qu’on nevous ait pas massacré, en vous reconnaissant pour un Szekler !Je dis que les hommes qui assassinent des plénipotentiaires neméritent pas qu’on les traite comme des soldats… Vous êtes deshussards de grande route… des pillards de nuit… Je vais faire unexemple !

Le prisonnier, intimidé.– Nous étions en éclaireurs, général.

Masséna. – Sur la rive gauche dela Limmat ?

Le prisonnier. – Oui,général…

Masséna, haussant lesépaules. – Il n’y a rien à éclairer sur la rive gauche de laLimmat… Vous n’avez pas de postes de ce côté de la rivière.

Le prisonnier, avechésitation. – On pouvait nous observer…

Masséna. – Qu’est-ce que nouspouvions observer ?… Qu’est-ce qui se passait donc ?(Silence du prisonnier.) Non, toutes ces patrouilles nesont que des prétextes… Vous avez traversé la rivière pour piller…Je dis qu’il faut fusiller les pillards… (S’adressant àRheinwald.) Général…

Le prisonnier, vivement.– Il y avait un défilé sur la route…

Masséna. – Sur quelleroute ?…

Le prisonnier. – Sur la route deHongg à Schaffhouse…

Masséna. – De l’autre côté de laLimmat ?

Le prisonnier. – Oui.

Masséna, jetant un coup d’œilsur la carte. – À onze heures de la nuit ?…

Le prisonnier. – Oui,général.

Masséna. – Beaucoup derégiments ?

Le prisonnier. – Beaucoup.

Masséna. – De la cavalerie et del’infanterie ?

Le prisonnier. – Oui.

Masséna. – Et descanons ?

Le prisonnier. – Oui.

Masséna, le regardant d’unair sévère. – Je saurai ça… s’il ment… c’est un pillard… Jeferai fusiller tous les pillards ! (Silence.) Et cedéfilé… c’étaient des Autrichiens ?

Le prisonnier. – Oui,général.

Masséna. – Il n’y avait pas deRusses ?

Le prisonnier. – Non.

Masséna. – Alors les Autrichienss’en vont, et laissent les Russes ? (Fixant leprisonnier.)Où vont-ils ?…

Le prisonnier, baissant latête. – Je ne sais pas.

Masséna. – Prenez garde !…Rappelez-vous que vous êtes des hussards de Szekler, et que votregouvernement n’a pas encore donné satisfaction de l’assassinat denos plénipotentiaires… Nous pourrions bien nous faire justicenous-mêmes. (Brusquement.)Voyons… regardez-moi… (Leprisonnier lève vivement la tête.) Où allait l’arméeautrichienne ?

Le prisonnier, à voixbasse. – Le bruit courait que nous allions en Souabe.

Masséna. – Avecl’archiduc ?

Le prisonnier. – Oui.

(Silence.)

Masséna, secouant la tête. Àpart. – Ce n’est pas possible !… (Haut, àRheinwald.) Ce hussard de Szekler ment… Il s’est fait prendrepour me tromper…

Le prisonnier, relevant latête. – Général… épargnez un vieux soldat… Je vous ai dit toutce que je savais…

(Entre un officier d’état-major par ladroite.)

L’officier. – Général, un hommedésire vous parler.

Masséna, contrarié.–Plus tard… (Se ravisant.) Qu’est-ce qu’il est ?…Qu’est-ce qu’il veut ?

L’officier. – C’est un bourgeoisdu canton de Zurich… il arrive des avant-postes… voici deux mots delui.

Masséna, jetant un coup d’œilsur le papier. – Ah ! bon… bon… Je le connais… c’est unde nos fournisseurs. Qu’il vienne… (L’officier sort. ÀRheinwald.) Faites sortir le prisonnier par ce côté-là… Qu’onle garde au poste… J’aurai peut-être besoin de l’interroger denouveau. (Bas, montrant le papier à Rheinwald.) C’estPfersdorf… vous savez… il se gêne devant le monde…

Rheinwald, de même. –C’est bien, général, j’attendrai vos ordres dans la piècevoisine.

(Il sort avec le prisonnier par la gauche.Au même instant, Pfersdorf paraît à droite, sous escorte. Il est engros manteau bordé de fourrure, bottes molles et bonnet de loutre àgalons d’argent. Sa figure paraît grave et digne.)

SCÈNE VII

 

Masséna, Pfersdorf, l’escorte

 

Pfersdorf, saluant.–Général.

Masséna, vivement.–Hé ! c’est monsieur Réber… Comment vous portez-vous, monsieurRéber ? (Aux hommes de l’escorte.) Allez… cemonsieur, je le connais… c’est un de mes fournisseurs…(L’escorte se retire. Masséna va lui-même refermer la portevivement et revient.) Vous avez passé par Bâle,Pfersdorf !

Pfersdorf. – Oui, général.

Masséna. – Vous avez vu lebanquier.

Pfersdorf. – Oui, général.

Masséna. – Vous avez touché votreargent ?

Pfersdorf. – Sans difficulté.

Masséna. – Alors vous êtescontent ?

Pfersdorf. – Très content.

Masséna. – Voilà ce que je veux…Il faut que vous soyez content ! – Vous me coûtez plus qu’ungénéral de division.

Pfersdorf. – Je suis aussi forcéde dépenser beaucoup… Toujours la bourse à la main, général,toujours délier les cordons…

Masséna, vivement.–C’est bien ! je ne vous fais pas de reproches, au contraire.Les bons comptes font les bons amis. Maintenant vousarrivez ?…

Pfersdorf. – De Zurich !… oùj’ai passé quinze jours à l’hôtel de Bellevue, avec les officiersde l’état -major russe.

(Il sourit.)

Masséna. – Qu’est-ce qui sepasse ?

Pfersdorf. – De grandschangements… L’armée autrichienne se retire en Souabe.

Masséna, vivement.– EnSouabe !… Est-ce bien vrai ?…

Pfersdorf. – C’est positif.

Masséna. – Et qu’est-ce qu’elleva faire en Souabe ?

Pfersdorf. – Elle va débloquerPhilipsbourg.

Masséna, secouant la têted’un air de doute. – Il ne faut pas soixante mille hommes pourdébloquer Philipsbourg ; vingt-cinq ou trente millesuffisent !

Pfersdorf. – Oui, général, maisles Autrichiens et les Russes ne pouvaient plus s’entendre. Enarrivant avec ses vingt-cinq mille Russes, Korsakow voulaitattaquer tout de suite. L’archiduc Charles, lui, ne voulait pas.Depuis ce temps, les soldats des deux empereurs ne pouvaient plusse voir ; les Russes traitaient les Autrichiens avec mépris,les officiers se refusaient le salut.

Masséna, riant.–Hé ! les Russes sont des héros… Ils sont fiers, les Russes,ils gagnent toujours, à Cassano, à la Trébia, à Novi… C’est juste,ils ne doivent pas le salut aux Autrichiens ! Et Korsakow estaussi un bien plus grand général que l’archiduc… il ne doit pas nonplus recevoir d’ordres… Je comprends… je comprends !… Je tiensavec les Russes !…

Pfersdorf. – L’archiduc Charles aprofité de l’invasion des Français sur le Mein, pour s’enaller ; il a déclaré que son premier devoir était de couvrirles États du duc de Wurtzbourg et de l’électeur palatin… Etmaintenant l’armée autrichienne est en route pour Philipsbourg.

Masséna, d’un accentpénétrant. – Toute l’armée ?

Pfersdorf. – Trente bataillons etquarante-deux escadrons ; j’ai couru moi-même à Schaffhousepour les voir défiler… Je voulais être sûr… J’ai comptémoi-même.

Masséna, d’un accent bref, ense levant. – C’est bien ! (Il fait trois ou quatretours, l’air absorbé ; puis revient s’asseoirbrusquement.) Et qu’est-ce qui reste en position ?

Pfersdorf. – L’archiduc a laisséle général Hotze sur la Linth, pour défendre les petits cantons,avec vingt mille hommes et les trois régiments suisses à la soldedes Anglais ; son quartier général est à Wésen. Le généralKorsakow commande ses vingt-cinq mille Russes ; son quartiergénéral est à Zurich ; et le général Nauendorf, avec dix millehommes, reste sur la rive droite du Rhin, pour former un corps deréserve ; il observe le val d’Enfer et les villesforestières.

Masséna, qui s’est remis àmarcher avec agitation, la tête penchée. – Hotze, vingt-cinqmille hommes… Korsakow, vingt-cinq mille… Nauendorf, dix mille…Soixante mille hommes ! (D’un ton d’agitation extrême,exprimant le doute et l’audace.) Soixante mille hommes !…(S’arrêtant devant Pfersdorf.) Ce n’est pas possible…l’archiduc me connaît… il connaît aussi mes forces !…

Pfersdorf. – Général, avant departir, l’archiduc lui-même a conduit Korsakow dans chaqueposition. Il lui disait : – un régiment ici… un bataillonlà ! – Et le Russe lui répondait : – Oui, un régimentautrichien, cela veut dire un bataillon russe !… Un bataillonautrichien, cela veut dire une compagnie russe !

Masséna, d’un tongoguenard. – Ah ! si les compagnies russes valent desbataillons autrichiens, Korsakow a raison… il est le plusfort… !

Pfersdorf. – Vous ne croiriezjamais, général, ce que les jeunes officiers russes racontent àleur table !

Masséna. – Quoi ?

Pfersdorf. – Qu’ils marchent surParis, et qu’ils vous emmèneront à Saint-Pétersbourg.

Masséna. – Moi ?

Pfersdorf. – Oui, général.

Masséna. – J’espère aussi qu’ilsviendront à Paris, après la bataille… Mais Saint-Pétersbourg est unpeu trop loin, pour y mener soixante-dix mille hommes. (Serasseyant et regardant la carte.) Laissons ces jeunes gensfumer leur cigare ; la jeunesse voit des châteaux en Espagne.(Changeant de ton brusquement.) Je dis que le départ del’archiduc est une ruse, pour m’engager à livrer bataille. Je disqu’il se tient là-bas, tout prêt à revenir au bruit du canon,tomber sur mon aile gauche… L’archiduc est un homme de guerre… ilsait ce qu’il fait… Son départ pour la Souabe me livrerait Hotze etKorsakow… On ne court pas de tels risques, pour satisfaire depetites rancunes d’état-major.

Pfersdorf. – Général, je vousaffirme que l’archiduc Charles est en route pour la Souabe… qu’ilva débloquer Philipsbourg…

Masséna,l’interrompant.– C’est impossible !… À moins que lesRusses n’attendent des renforts…

Rheinwald, paraissant àgauche. – Général, une dépêche d’Italie…

Masséna. – Ah ! (Ilreçoit la dépêche, l’ouvre avec précipitation et y jette un coupd’œil. Criant 🙂 Voilà !…, Souworow est enroute !… (D’un accent de résolution.) Ah !maintenant, je comprends !… L’archiduc est parti, parce queSouworow vient le remplacer… (Agitant la dépêche avecvivacité.) Maintenant il n’y a plus une minute à perdre…(D’un accent impérieux.) Que le porteur de la dépêcheentre… que je lui parle… que je sache… (Rheinwald sort par lagauche. – À Pfersdorf.) Laissez-nous, Pfersdorf.

Pfersdorf, saluant.–Général !…

(Il sort par la droite. Au même instant,la porte de gauche s’ouvre. Ogiski paraît sur le seuil, brisé defatigue.)

SCÈNE VIII

 

Masséna, Ogiski, puisRheinwald

 

Masséna. – Ogiski !…

Ogiski. – Oui, général, c’estmoi !… La nouvelle était si grave, que j’ai voulu l’apportermoi-même… Je craignais…

Masséna, vivement.–Asseyez-vous ! (Ogiski s’assied.) Souworow a quittéAlexandrie le 10 septembre ?

Ogiski. – Avec vingt-quatre millehommes… j’étais là… déguisé en crieur public… j’ai tout vu… toutentendu… En partant, il a annoncé à ses soldats qu’il allaitrejoindre Korsakow, et qu’après vous avoir écrasé, il marcheraitsur Paris, pour rétablir les Bourbons. Son avant-garde était àBellinzona le 19 ; elle arrivera aujourd’hui au pied duSaint-Gothard.

Masséna, brusquement.–Nous avons le temps de livrer bataille ! (Courant à laporte de gauche.) Rheinwald ?

Rheinwald, entrant.–Général ?

Masséna, d’une voixsourde. – Nous allons nous battre !… Le prince Charlesest parti pour débloquer Philipsbourg… Souworow vient le remplacer…Le hussard de Szekler avait raison !… Tout le monde à cheval…Faites entrer les officiers d’état-major… Je vais dicter mesordres. (Rheinwald se dirige rapidement vers la droite.)Pas de bruit… du calme !…

(Rheinwald incline la tête etsort.)

SCÈNE IX

 

Masséna, Ogiski, puisRheinwald

 

Masséna, se retournant versOgiski. – Êtes-vous encore en état de monter à cheval,Ogiski ?

Ogiski. – De quoi s’agit-il,général ?

Masséna. – De porter mes ordresau général Lecourbe. Vous pouvez lui être très utile, dans la luttequ’il va soutenir contre Souworow.

Ogiski, se levant. – Jesuis prêt !

Masséna. – Bon ! (Ils’assied devant la table. Écrivant.) « Au généralLecourbe. Mon cher général. L’archiduc est parti pour la Souabe,avec trente bataillons et quarante-deux escadrons. Souworow vientle remplacer. Retardez sa marche autant que possible, disputez-luichaque pouce de terrain. Moi, j’attaque Hotze et Korsakow ;aussitôt que j’en aurai fini avec eux, j’arriverai à votre secours,et nous tâcherons d’enfermer Souworow dans les montagnes. Salut etamitié. – Masséna. – Confiance absolue dans le porteur. »(Il plie la lettre et la cachette. Se levant.)Voilà !

Ogiski, recevant lalettre. – Je serai à Altdorf entre deux et trois heures.

Rheinwald, entrant.–Général, tout est prêt… les officiers sont là…

Masséna. – Qu’ils entrent !…(À Ogiski, qui se dispose à sortir 🙂 Prenez un demes chevaux, Ogiski.

Ogiski, se retournant.–Merci, général !

Masséna, le regardant sortir.À part. – Voilà les plus terribles ennemis de laRussie !

(Les officiers d’état-major entrent et seplacent devant les tables. Masséna reste debout.)

SCÈNE X

 

Masséna, Rheinwald, officiers d’état-major

 

Masséna, après un instant deréflexion, dictant : – « Quartier général du montAlbis, le 2 vendémiaire, an VIII de la République française.Soldats de l’armée d’Helvétie ! Je vais vous conduire aucombat… »

Tous les officiers, se levantcomme un seul homme. – Vive la République !

TROISIÈME TABLEAU  – L’ATTAQUE DUSAINT-GOTHARD

 

Un chemin creux, profondément raviné, sur lapente du Saint-Gothard. Au-dessus du chemin, une assise à droite,et sur l’assise un chalet, la toiture moussue chargée de pierres. Àgauche du chemin, la gorge de Trémola comblée de neige ; enface, des rochers à pic jusqu’aux nuages ; au-dessus, lescimes blanches du Saint-Gothard. C’est un coup d’œil épouvantable.Une file de soldats russes, le sac au dos, le fusil sur l’épaule,poussent aux roues d’une charrette embourbée jusqu’aux essieux. Surla charrette se trouvent Hattouine, son chaudron, ses provisions,sa tonne d’eau-de-vie et une malle en cuir. Ivanowna, devant, tientle cheval par la bride. D’autres soldats russes sur le plateaucontinuent à défiler. On comprend que la charrette forme, avec lesambulances, une queue de colonne. Quelques cosaques, près duchalet, lèvent les yeux d’un air de stupeur.

SCÈNE PREMIÈRE

 

Hattouine, Ivanowna, soldats russes

 

Ivanowna. – Allons, mes bonsamis, allons ! encore un coup d’épaule, nous arriverons sur leplateau. Courage !

Un soldat, poussant.–Hue !

Un autre. – Des pierres, Swerkof,des pierres, ou le kibitk redescend.

Un autre, apportant unegrosse pierre. – Prenez garde ! (Il la met sous laroue.) Voilà, nous pouvons un peu respirer.

(La charrette reste comme suspendue sur lapente, le cheval en haut.)

Hattouine. – À cette heure, jevois que vous êtes mes enfants ; vous n’abandonnez pas lavieille Hattouine !

Plusieurs. – Non… non… ne crainsrien, matouchka, ne crains rien ; mais nous aurons duschnaps[2].

Hattouine. – Vous en aurez… Vousen aurez !

Un soldat. – Ah ! quelchemin depuis Airolo, quel chemin !

Hattouine. – Oui, j’ai vu devilains chemins depuis cinquante ans, j’en ai vu partout, dansl’Ukraine, en Crimée, chez les Turcs, j’en ai vu chez les Polonais,mais jamais comme celui-ci.

Un soldat. – Et tout cela,matouchka, n’est encore rien… Regarde là-haut… regarde…des rochers… des rochers… de la neige, de la glace.

Un autre. – Comment passer avecle kibitk ? Il faudra tout démonter, les roues, letimon ; il faudra porter la vieille matouchka, lamarmite, le tonneau… Saint Nicolas, viens à notresecours !

Un autre, se retournant etregardant en arrière. – Et le beau soleil là-bas… les bellesmaisons, le bon pain, le schnaps, la viande… Oh !Italie !… Italie !…

(Il joint les mains.)

Ivanowna. – Tais-toi,Mikalowitch, tais-toi, nous allons tous pleurer !

Hattouine. – Non, ce n’est pas unchemin pour des chrétiens. (Élevant la voix.) Souworow, tudemandes trop à tes enfants ! Le Seigneur a déjà beaucoup faitpour Alexis Basilowitche ; mais tu ne regardes à rien, tucries : – En avant ! en avant ! – Il fautmarcher.

Ivanowna, attirant lecheval. – Allons… courage… hue !

(Tous se remettent aux roues. La charrettefranchit le dernier passage, et s’arrête au bord duplateau.)

Tous les soldats, d’un ton desatisfaction. – Du schnaps !… matouchka, duschnaps !…

Hattouine, descendant de lacharrette. – Oui, vous l’avez bien gagné ! qu’on pose latonne là. Ivanowna, sors le gobelet : mes enfants auront duschnaps !

(Les soldats se dépêchent de lever latonne ; ils la posent sur la malle en cuir. Pendant cespréparatifs, d’autres défilent ; ceux de la charrette restentseuls.)

SCÈNE II

 

Les précédents, au bord du plateau ;le major Belinsky
et le Dr Sthal, au-dessous.
(Continuation du défilé.)

 

Le docteur, criant au majorqui le précède. – Hé ! major, une petite halte… Monpauvre Jacob n’en peut plus ; vous savez qu’il a quinze ans deservice.

Le major. – Je vous avais prévenude l’abattre après Novi ; c’est une vieille bête ruinée,poussive.

Le docteur. – Je le sais bien,mais quand on a passé par Ismaïlow ensemble, par Praga, on n’aimepas de se séparer. (Tapant sur le cou de son cheval.)N’est-ce pas, Jacob ?

Le major. – Il finira par vouslaisser en route, docteur.

Le docteur. – Ce ne serait pasétonnant, dans un chemin pareil. (En ce moment, il lève latête, et voit le tonneau d’eau-de-vie sur sa malle ; sautant àbas de cheval.) Oh ! mille tonnerres !

Le major. – Qu’est-ce quec’est ?

Le docteur, tirant son chevalpar la bride. – Tous mes instruments écrasés !

(Il veut rouler la tonne.)

Hattouine. – Qu’est-ce que tudemandes, coupeur de jambes ?

Le docteur, aux soldats.– Ôtez-moi cela, canailles ! (Les soldats enlèvent latonne. Le docteur ouvre sa malle et regarde.) Dieu soit loué,tout est en bon état.

(Le major, Hattouine, Ivanowna et lessoldats se penchent et regardent.)

Hattouine. – Ne regardez pas, cesont les petits couteaux !

Le docteur, riant.– Lespetits et les grands ; et nous allons en avoir besoin tout àl’heure ! (Montrant une large scie au major.) Lesgueux m’ont fait trembler ! Rien que cette scie anglaise mecoûte trois livres sterling.

(Le major, sans répondre, poursuit saroute en criant aux soldats qui continuent de défiler : Enavant !… en avant !…)

SCÈNE III

 

Les précédents, moins lemajor

 

(Ivanowna, toute pensive, regarde défilerles soldats.)

Hattouine. – Allons… allons…c’est bon… referme ta caisse… bois plutôt un verre de schnaps.

Le docteur, après avoirrefermé sa caisse, se lève et dit aux soldats : –Hé ! Mikalowitche, porte-moi ça dans le chalet. Et vous deux,allez au grenier à foin, et répandez de la paille sur le plancher,du haut en bas. Vous m’entendez ! (Levant les yeux, etregardant le défilé.) Ça va chauffer là-haut… Avant une heure,nous aurons besoin des petits couteaux ! (Les soldatss’éloignent ; Swerkof emmène le cheval du docteur et celui deHattouine. – Le docteur à Hattouine.) Où est donc lemajor ?

Hattouine. – Il est parti tout desuite.

Le docteur, vidant un verred’eau-de-vie, de bonne humeur. – Je pensais bien que la grossescie lui ferait de l’effet. Hé ! hé ! hé !

Hattouine. – Ah ! vieuxcorbeau, tu ris… tu ris à cause de l’odeur du sang.

Le docteur, riant.–Cette vieille a des idées drôles. (Il sort une tabatière de sapoche et prise.) Oui, ça va chauffer… Tu te rappelles Praga,Hattouine ?…

Hattouine, levant lesmains. – Praga !… Praga !…

Le docteur, le nez enl’air. – Eh bien, si je ne me trompe, nous aurons autantd’ouvrage ce soir. Seulement, au lieu d’être des brûlures, ceseront des glissades, des os cassés, et caetera ! (Ilaperçoit les soldats, qui regardent aux fenêtres du chalet, et leurcrie 🙂 Vous dépêcherez-vous… vousdépêcherez-vous !

(Les soldats se retirent.)

Hattouine, criant.–Ivanowna ?

Ivanowna, éveillée de sacontemplation. – Mère Hattouine !

Hattouine. – À quoi penses-tudonc ?

Ivanowna. – Je regarde, mèreHattouine.

Hattouine. – Oui, tu regardes siquelqu’un va bientôt passer… Ne crains rien, Axenti Ivanowitchen’est pas loin.

Le docteur, riant.–Ah ! c’est Ivanowitche qu’elle attend !

Hattouine. – Hé ! lajeunesse… la jeunesse… que voulez-vous ?

Le docteur. – Un brave garçon… etqui n’a pas peur du feu.

Hattouine. – Trop brave !…trop brave !…

Le docteur. – C’est lui qui aporté à Korsakow les ordres du feld-maréchal.

Hattouine. – Oui ! Pouraller plus vite en revenant, il a traversé tous lesrépublicains.

Le docteur. – Il est revenu toutde même.

Hattouine, riant.– C’estun renard… un fin renard.

Le docteur. – Souworow estcontent de lui ?

Hattouine. – S’il estcontent ! tu penses bien… Il lui a dit : « Axenti,c’est bien… Tâche que je me souvienne de toi… Tu feras ton chemin,Ivanowitche ! »

Le docteur, regardantIvanowna du coin de l’œil. – C’est égal, d’avoir un bon amicomme Ivanowitche, qui porte des ordres à travers les républicains,et qu’on fusille tout de suite, quand il se laisse prendre, c’estdur… ça vous donne beaucoup à penser.

Hattouine, bas.–Tais-toi.

Le docteur. – Ce n’est pas commemoi… Je suis vieux, j’ai le nez rouge… mais je me porte bien… lesballes ne pleuvent pas autour du Dr Sthâl… Il garde lespetits couteaux pour ses camarades.

Hattouine, riant.–Tais-toi, vieux hanneton ! Tais-toi… le temps des fleurs estpassé… Le temps du schnaps est venu… Tiens… bois… mais laisseIvanowna tranquille.

Le docteur, prenant leverre. – Vieux hanneton !… C’est un peu fort… Sans leverre de schnaps, Hattouine, je me fâcherais !

Hattouine, à Ivanowna.–Allons, décharge le linge du docteur, tout devrait déjà êtreprêt.

Le docteur, après avoir vidéson verre. – Oui, il va falloir du linge, pour raccommoder lestêtes cassées. Découpez-moi des bandes… (Regardant enl’air.) La colonne approche… nous allons entendre le grandroulement.

(Ivanowna et Hattouine s’asseyent au bordde la terrasse, sur quelques sacs de linge, et se mettent àdécouper des bandes.)

Hattouine, à Ivanowna.–Tiens le linge, je couperai, nous irons plus vite.

Le docteur, criant auxsoldats, qui se sont remis aux fenêtres. – Hé ! montez ledrapeau noir sur la baraque. Ces imbéciles ne pensent à rien… Toutà l’heure nous allons recevoir des balles à l’ambulance… Ah !race de crétins !

(Pendant cette scène, le défilé continue.En ce moment, Ivanowna voit monter un nouveau groupe desoldats ; au milieu de ce groupe se trouve un jeune officier àcheval, il tient le drapeau russe : c’estIvanowitche.)

SCÈNE IV

 

Les précédents, Ivanowitche, au milieu de sessoldats

Ivanowna, se levant.–Axenti Ivanowitche !

Ivanowitche, auxsoldats. – Halte ! reposez-vous ! (Montrant lechemin qui monte.)Tout à l’heure, il faudra courir.

(Il s’approche et prend la maind’Ivanowna ; les soldats mettent l’arme au pied. Tousregardent en l’air le défilé qui s’opère lentement.)

Le docteur. – On vous attendait,Ivanowitche.

Ivanowitche, souriant àIvanowna. – Je pense bien, aussi je me suis pressé.

Le docteur. – Vous arrivezd’Airolo ?

Ivanowitche. – Oui, docteur.

Le docteur. – La colonne dugénéral Strauch est en marche par la gauche ?

Ivanowitche. – Les trois colonnessont en marche ; celle de Strauch, à gauche, et celle deSchweikoski à droite. Le feld-maréchal Souworow suit lanôtre ; il a voulu tout voir : l’organisation desconvois, le démontage des canons et des caissons…

Le docteur. – Nous avons ducanon…

Ivanowitche. – Vingt-huit petitespièces, pour les trois colonnes. Elles arrivent à dos de mulet. Ila fallu démonter la moitié des cosaques, pour le transport desaffûts. Le feld-maréchal a tout surveillé lui-même… Quelhomme !… il ne connaît pas d’obstacles !

Hattouine. – Oui, plus ilvieillit, plus il s’obstine, c’est comme un mulet.

Le docteur, riant.–Hattouine ne se gêne pas.

Ivanowna àIvanowitche. – Ne l’écoute pas, Axenti, ne l’écoutepas…

Ivanowitche, riant.– Onlui pardonne tout. Souworow lui-même rit des idées de la vieillematouchka,quand il est de bonne humeur.

Le docteur. – Oui, mais c’est unerude montée tout de même, Ivanowitche.

Ivanowitche. – Ah ! nous nesommes pas au bout… Si vous la connaissiez comme moi !…(Se retournant à cheval, et montrant les cimes.)Figurez-vous à cinq ou six cents mètres au-dessus de nous, leplateau couvert de retranchements, d’abatis, de fortifications enterre ; les rochers à droite et à gauche pleins d’embuscades,et la route au-dessus, qui tourne vingt fois le long de précipicesdont il est impossible de voir le fond. Si par malheur votre piedglisse, vous descendez à deux lieues, dans les gorges deTremola.

Le docteur. – Les républicains ysont pourtant venus.

Ivanowitche. – Oui, mais ilsavaient en face d’eux les Autrichiens, et nous avons lesFrançais.

Le docteur. – Ils sontbeaucoup ?

Ivanowitche. – Six à sept centssur le plateau, avec le général Gudin.

Hattouine. – Tu les a vus,Ivanowitche ?

Ivanowitche. – Oui,matouchka, en revenant de Zurich ; ils vivent là-hautde neige fondue et de pain de seigle… Les pauvres diables sontmaigres comme la famine.

Le docteur. – Quelsenragés !

Ivanowitche. – Sans les troisattaques combinées, malgré nos vingt-cinq mille hommes et Souworow,je n’aurais pas trop confiance. Mais nous arriverons, Ivanowna, necrains rien.

Ivanowna. – Tu ne seras pastoujours en tête, Axenti ?

Ivanowitche. – Non, pour toi, jeme tiendrai un peu sur les côtés… où l’on ne glisse pas !

(Il sourit.)

Hattouine. – Oui, oui, sur lescôtés… quand les balles pleuvent partout… Allez donc aimer unsoldat !

Le docteur. – Vous en avez bienaimé un, vous, Hattouine.

Hattouine. – Quevoulez-vous ? on est folle une fois au moins dans sa vie.J’espérais toujours en être débarrassée, c’était ma seuleconsolation, et la sienne c’était le schnaps.

Le docteur. – Et sur le plateau,Ivanowitche, nous serons maîtres de tout ?

Ivanowitche. – Sur le plateau duSaint-Gothard, il faudra descendre comme nous montons ; ilfaudra traverser, de l’autre côté, la Reuss, encaissée entre desrochers de six cents pieds à pic, sur des ponts en dos d’âne, plushauts que le Kremlin, et larges de deux brasses.

Hattouine. – Souworow se faitvieux, il perd la tête.

Le docteur. – Il n’y a donc pasd’autre route pour entrer en Suisse.

Ivanowitche, étendant le brasvers la droite du Saint-Gothard. – Il y a la route deBellinzona à Coire, par Roveredo ; mais elle est beaucoup pluslongue. Celle-ci coupe au court, et puis elle nous mène sur lesderrières de Masséna. Une fois à Altorf, au fond de la vallée de laReuss, nous prendrons les Français à revers, pendant que Korsakowles attaquera de front.

Le docteur. – C’est un beau plan,mais difficile à exécuter.

Ivanowitche. – Bah ! rienn’est impossible à Souworow. Tout ce qu’il entreprend est écritlà-haut ! (Il lève la main. – Aux soldats)En avant ! (À Ivanowna, qui le retient :)Ivanowna, il faut que je sois capitaine ; tu sais, la vieillematouchka veut que je sois capitaine, pour nous marierensemble.

(Il embrasse Ivanowna, puis galope à lasuite de son détachement. Ivanowna le regarde s’éloigner.)

SCÈNE V

 

Les précédents, moinsIvanowitche

 

Le docteur. – Quel bravegarçon ! Cela ne connaît que l’amour et la bataille.

Hattouine. – Oui, et ça net’empêchera pas de lui couper les os comme au premier venu, s’ilarrive sur le brancard.

Le docteur. – Quand on arrive surle brancard, Hattouine, on n’est plus Ivanowitche, on n’est plusSouworow, on n’est plus qu’un homme avec des os cassés, des ballesdans le corps, ou la tête aplatie… Moi, je tâche d’arranger lachose si c’est possible ; et quand ce n’est pas possible, jeles recommande à saint Nicolas. Qu’est-ce qu’on peut me demander deplus ?

Hattouine. – Allons… l’ouvragereste en arrière. Tout ce linge devrait être découpé. –Ivanowna ?

Ivanowna. – Mère Hattouine.

Hattouine. – Quand tu regarderaiscent ans, il est parti !… Si Dieu veut qu’il revienne, ilreviendra. Allons, mon enfant, aide-moi ; tiens le linge et nepense plus au reste.

(Ivanowna s’assied, elles reprennent leurouvrage ; les aides du docteur arrivent.)

SCÈNE VI

 

Les précédents, les aides du docteur

 

Le docteur. – Quevoulez-vous ?

Mikalowitche. – Major, nous avonsfait tout ce que vous avez dit : Nous avons répandu de lapaille partout, nous avons monté la grande table, ouvert la caisse,et rangé les couteaux au bord ; nous avons aussi cherché lesbaquets. Maintenant, qu’est-ce qu’il faut faire ?

Le docteur. – Maintenant vousferez ce que vous avez toujours fait, imbéciles ! Quand onapportera les blessés, vous les monterez, vous les déshabillerez,vous les tiendrez sur la table ; vous pincerez avec les pincesce que je vous dirai de pincer, vous enlèverez le sang avec lagrosse éponge, et quand le baquet sera plein, vous irez le vider enbas. (D’un ton indigné.) C’est drôle, voilà plus d’un anque ces crétins me suivent, à Cassano, à la Trebia, à Novi,partout ! et chaque fois ils me font répéter la même chose.Ah ! mon Dieu, mon Dieu, quelle race !… On a bien raisonde leur apprendre à marcher, ils iraient toute leur vie à quatrepattes.

(Arrivent quelques cosaques. Les aides dudocteur rentrent dans le chalet.)

SCÈNE VII

 

Les précédents, les cosaques

 

Un cosaque. – Du schnaps,matouchka ?

Hattouine. – Je n’ai pas deschnaps pour vous.

Le hettmann, d’un tonimpérieux. – Donne du schnaps à mes hommes… Tu me doisobéissance, vieille…, donne du schnaps !

Le docteur, à Hattouine.– Et moi je te défends de verser du schnaps !

Le hettmann. – Tu le défends.

Le docteur. – Oui, c’est moi quicommande ici, ce schnaps est en réquisition pour les blessés.

Le hettmann. – J’en veux.

Le docteur. – Quand tu reviendrasavec une balle dans le ventre, je t’en mettrai une compressedessus, hettmann, mais pas avant.

Le hettmann. – Tu n’es pas unchef.

Le docteur, sortant une pairede pistolets de la charrette. – Je suis assez chef pour tebrûler les moustaches, si tu bouges, hettmann. Je m’appelle docteurSthâl, chirurgien aux grenadiers de Rymnik, et si je dis un mot deta conduite…

Le hettmann. – Allons… c’étaitpour rire… pour voir ce que tu répondrais.

Le docteur. – À la bonneheure ! seulement, je n’aime pas les plaisanteriescosaques.

(Grande rumeur au-dessous du plateau.Hattouine se lève et regarde.)

Hattouine. – Le régiment d’Ismaïlarrive.

Cris. – Vive Souworow !…Vive Souworow !…

Le docteur. – Ah ! ah !le feld-maréchal…

Nouveaux cris. – ViveSouworow !… vive Souworow !…

(Une file de mules paraissent, portant lescanons et les affûts démontés. Des soldats d’artillerie escortentce convoi ; quelques-uns s’arrêtent sur le plateau pourreprendre haleine. Au moment où la queue de colonne s’engage dansle défilé, Souworow paraît avec son état-major.)

SCÈNE VIII

 

Les précédents, Souworow, l’état-major

 

Souworow, d’une voixvibrante. – Hettmann !

Le hettmann. –Feld-maréchal ?

Souworow. – D’oùviens-tu ?

Le hettmann. – J’arrive delà-haut… en reconnaissance.

Souworow. – Pourquoi l’attaquen’est-elle pas commencée ?

Le hettmann. – La route estdifficile, feld-maréchal ; elle devient toujours plus roide,et puis les trous…

Souworow. – Il n’y a pas de routedifficile. (Avec violence.) Qu’on attaque… qu’onattaque !… Va dire que Souworow arrive ! (Le hettmannpart au galop, avec ses cosaques. – Souworow regardant samontre.) Il est midi… le colonel royal-impérial de Strauchdevrait avoir ouvert son feu depuis vingt minutes… C’estinconcevable.

Le colonel d’état-majorMandrikine. – Si les routes sont coupées,feld-maréchal !…

Souworow,l’interrompant.– À la guerre, toutes les raisons bonnes oumauvaises ne signifient rien. Quand on est convenu d’un mouvement,il doit s’exécuter à la minute, pour ne pas rendre l’attaqueinsuffisante. À quoi me sert-il d’avoir de bonnes raisons, si jesuis battu ?

(En ce moment, le canon tonne et lafusillade s’engage.)

Souworow, remettant sa montreen poche. – Enfin ! (Regardant autour de lui, etvoyant des canonniers au repos.) – Qu’est-ce que ces hommesfont là ?

Mandrikine. – Ils escortent leconvoi.

Souworow. – Eh bien, le convoiest passé. (Aux soldats.) Allez… allez… vivement !…(Se retournant vers Mandrikine.) Tous ces détachements àdroite et à gauche sont des pertes ! (Les soldatsmontent. – À ses officiers.) Il est midi juste, àdeux heures nous serons sur le plateau. Mais il faut allerbrusquement… il faut déconcerter l’ennemi par l’impétuosité del’attaque… Plus la position est désavantageuse pour nous, plus ilfaut en brusquer la fin. En avant, messieurs, en avant !

(Ils partent.)

SCÈNE IX

 

Hattouine, le docteur, Ivanowna

 

Hattouine, riant.– Ilest toujours jeune, Alexis Basilowitche, il ne change pas ;comme je l’ai vu la première fois, il y a cinquante ans, il estencore.

Le docteur. – Oui, mais écoute,Hattouine, écoute comme ça va bien ! Il est temps que j’ailleme retrousser les manches.

(Il entre dans le chalet, Hattouine etIvanowna restent seules. Le bruit de la batailleredouble.)

SCÈNE X

 

Hattouine, Ivanowna

 

Hattouine. – À quoi penses-tu,Ivanowna ?

Ivanowna. – J’écoute, mèreHattouine.

Hattouine. – Oui, c’est unegrande bataille… Déjà beaucoup sont tombés… (Elleregarde.) Ah ! Souworow est là maintenant… Comme la fuméemonte !

(Immense rumeur dans le lointain, aumilieu de la fusillade.)

Ivanowna. – C’estterrible !

(Elle se couvre les yeux.)

Hattouine. – Tu pries ?…

Ivanowna. – Oui, je prie…

Hattouine, après un instantde silence. – Il reviendra… mais beaucoup ne reviendrontplus !… Ivanowitche reviendra… Il est brave comme Souworow, etSouworow est devenu vieux… Il a blanchi dans la guerre… Ne crainsrien !… (Apercevant deux soldats qui apportent unblessé.) Ah ! voici déjà qu’on apporte de l’ouvrage auvieux coupeur de jambes.

(Ivanowna regarde, puis se lève et court àla rencontre de ceux qui apportent le blessé. Le docteur paraît àla fenêtre du chalet, il est en bras de chemise et large tablierremontant jusqu’au cou.)

Ivanowna, regardant leblessé. – Ce n’est pas lui !

(Les porteurs s’arrêtent devant le chalet.Les aides du docteur entourent le blessé.)

SCÈNE XI

 

Hattouine, Ivanowna, les porteurs, le blessé, ledocteur

 

Le docteur, criant à lafenêtre. – Qu’est-ce que c’est ?… Qu’est-ce que vousfaites là ?…

Un aide. – C’est uncommandant.

Le docteur, avec colère.– Qu’est-ce que ça me fait qu’il soit commandant ?Apportez-le… montez-le, mille tonnerres !… Ah ! lescrétins. (Levant les yeux, et voyant d’autres blessés qu’onapporte à la file.) En voilà… En voilà !…

(Les porteurs entrent le blessé dans lechalet, avec les aides. Hattouine se lève et va regarder lesautres, à mesure qu’ils arrivent.)

Hattouine. – Des vieux… desjeunes !… Des vieux… des jeunes !… Oh ! nousretournerons seuls en Russie… Tous partent… tous !

(À mesure que les blessés arrivent, on lesporte dans le chalet. Clameurs immenses dans le lointain, roulementde la fusillade. Cris : – En avant !… enavant !…)

Le docteur, criant del’intérieur du chalet. – Du linge, matouchka, dulinge !

Hattouine, prenant un paquetde bandes. – Aide-moi, Ivanowna, aide-moi.

(Elle remet le paquet à un aide, qui estvenu le prendre.)

Ivanowna, regardant enl’air. – Mon Dieu, tous s’arrêtent…

Hattouine. – Ils reculent !…les soldats de Souworow reculent !…

(Silence. Une file de blessés arrivent àpied.)

Ivanowna, regardant lepremier. – Un homme du bataillon…

Le blessé, s’adossant aumur. – Matouchka !…

Hattouine, accourant.–Daroch !

Le blessé. – Ah !matouchka… je ne verrai plus la Russie…

Hattouine, le faisant asseoirsur le banc. – Qu’est-ce que tu as ?

Le blessé, montrant sonépaule droite. – Une balle ici, matouchka… une balle…c’est fini.

Hattouine, à Ivanowna.–Vite, un verre de schnaps ! (Au blessé.) Etlà-haut ?

Le blessé. – On ne peut paspasser… des trous… des…

Hattouine, lui présentant leverre qu’Ivanowna vient d’apporter. – Tiens, bois.

(Il boit et se ranime un peu.)

Le blessé. – C’est bon !…(Lui rendant le verre.) Oh ! bonnematouchka !…

Hattouine. – Qu’est-ce que tu asvu là-haut ?

Le blessé. – J’ai vu des filesd’hommes tomber… rouler… (Avec un geste d’horreur.)Ah ! c’était tout bleu… tout noir au fond… Ils tombenttoujours, matouchka !

(Il se couvre les yeux d’une main ets’affaisse contre le mur.)

Hattouine, seretournant.– Souworow… Souworow… mangeur d’hommes… soiscontent… sois content… tout est fini… tout va périr !

(Grondement de la fusillade, qui serapproche. Mouvement de retraite. Cris : – Enavant !… Halte !… halte !… En avant !… –Le hettmann arrive au galop, suivi de ses cosaques. Le chevald’un cosaque, blessé d’un coup de feu, se cabre au bord duprécipice ; le cavalier pousse un cri terrible : l’hommeet le cheval disparaissent.)

SCÈNE XII

 

Les précédents, le hettmann, cosaques

 

Le hettmann, criant.–L’attaque est repoussée… Tout est perdu…

(Il pique des deux et disparaît.)

Les autres cosaques. – Sauve quipeut !

(Ils sortent au galop.)

Hattouine. – Ivanowna, attelle lacharrette… vite… vite…

Ivanowna. – Non ! il estmort… Il ne se sauvera pas… je reste ! – Va, mère Hattouine,va ! Moi, je veux aussi mourir.

(Elle s’assied et se couvre la face.Hattouine jette tout pêle-mêle sur la charrette. Des files desoldats traversent le plateau en courant, comme saisis de terreurpanique, et disparaissent à gauche. Au moment où Hattouine vachercher son cheval, Ivanowitche paraît, le sabre à la main.Ivanowna pousse un cri.)

SCÈNE XIII

 

Les précédents, Ivanowitche, soldats

Ivanowitche, criant auxsoldats qui fuient. – Arrêtez… lâches !…lâches !…

(Il s’élance à gauche et se met en traversdu sentier.)

Ivanowitche, aux soldats quiveulent passer. – Le premier qui s’approche, je letue !…

Tous. – Tout est perdu…Laisse-nous passer !…

(De nouveaux fuyards arrivent, la scènes’encombre. Tumulte, cris.)

Tous, furieux et sepoussant. – Laisse-nous passer !… Laisse-nouspasser !…

Ivanowitche. – Non !…

(Un soldat couche Ivanowitche en joue.Ivanowna se précipite sur lui et lève son fusil. Le coup part.Souworow paraît au milieu d’un groupe d’officiers. Il est défait,couvert de sang, et regarde d’un œil sombre sa colonne en déroute.La fusillade cesse.)

SCÈNE XIV

 

Les précédents, Souworow, officiers d’état-major

 

Souworow, d’une voixtonnante. – À vos rangs !… Reformez la colonne… C’estmoi, Souworow, qui vais vous conduire ! (Grand silence,aucun soldat ne bouge.) Soldats… c’est votre père Souworow quiparle… À vos rangs !… En avant !…

(Silence. Tous les soldats baissent lesyeux, ou détournent la tête devant le regard de leurchef.)

Souworow, d’une voixtremblante de colère. – N’êtes-vous plus les soldats de Praga,de Cassano, de la Trebia, de Novi ? N’êtes-vous plus lesenfants de la sainte Russie ? Une poignée de républicainsathées vous fait peur ! À vos rangs !… En colonne !…Suivez le vieux Souworow !… À vos rangs !…

(Il fait mine de partir, puisregarde ; aucun ne bouge. Plusieurs s’affaissent, la tête surles genoux, comme désespérés. – Grand silence.)

Souworow, d’une voixsaccadée. – Vous refusez de suivre votre chef… votre vieuxpère… celui que le Tzar a mis à votre tête… vous refusez ?(Tous les soldats se détournent. La figure de Souworow sedécompose. D’une voix navrante 🙂 C’est bien ! lesbraves sont morts… Souworow doit aussi mourir ! Qu’on creuseici ma fosse… (Il arrache ses décorations et les jette àterre.) On dira de vous : – Ils ont abandonné leur vieuxgénéral… Ce sont des lâches !… (Jetant son épée.)Qu’on me tue… Qu’on me couvre de terre… Souworow a vécu troplongtemps !…

(Il s’étend à terre tout du long. Immensesanglot des soldats, qui se relèvent en criant : –-Père, lève-toi ! Père, lève-toi !… –Souworow ne bouge pas et ne répond pas. Il se couvre la facedes deux mains. Un vieux soldat le prend à bras le corps, et lesoulève en criant : – Père… lève-toi… nousmarchons !…)

Hattouine, aidant le vieuxsoldat. – D’une voix attendrie : – Lève-toi,Basilowitche, mon fils, ils marcheront tous !… N’est-ce pas,vous autres ?

Tous les soldats. – Oui… oui… enavant… conduis-nous !…

(Souworow se relève et regarde Hattouine,les yeux pleins de larmes. Tous les soldats se pressent autour delui : les uns s’agenouillent, d’autres lui baisent les mains,d’autres lui présentent son épée, en criant : –Pardonne-nous, père… Reprends ton épée… Nous mourrons pour toijusqu’au dernier !)

Souworow, reprenant sonépée. – C’est bien !… je vois que vous êtes toujours mesenfants… Je vais vous conduire… Nous mourrons tous, ou nouspasserons !…

Tous les soldats, agitantleurs armes. – Oui… oui… En avant !… en avant !…

(Souworow remonte à cheval. La chargebat.)

QUATRIÈME TABLEAU  – L’ESPION

 

Scène de nuit. Le plateau d’Ospizio, sur leSaint-Gothard. On découvre autour les cimes de Fiendo, de Fibia, deStella, de Gospis, toutes blanches de neige. La route partage lascène. À gauche, un vieil hospice incendié, où flotte le drapeaurusse ; il ne reste plus que les pignons, quelques piliers surle devant, les poutres carbonisées, et les arêtes du toit. Àdroite, un hangar. Contre un des pignons de l’hospice, s’adossentune suite d’étables à moitié ruinées ; contre l’autre, unesorte de grange, dont les lucarnes et la porte sont vivementéclairées de l’intérieur. Le reste du paysage est sombre ; destorches s’y promènent, la lune brille sur les glaciers. Plusieursdétachements font leur appel ; les plus éloignés s’entendentconfusément ; le plus proche en ligne, sur la droite de laroute, est une compagnie du régiment de Rymnik. On remarque dansles rangs des têtes bandées, des vêtements sanglants. C’est letableau du soldat après une action meurtrière. Deux sous-officiers,sur le front de bataille, continuent l’appel ; l’un tient enl’air une torche, l’autre lit les noms. Devant le hangar, Hattouineet Ivanowna détellent leur charrette ; elles conduisent leurcheval dans l’étable en face, et de temps en temps se retournentpour écouter.

SCÈNE PREMIÈRE

 

La compagnie du régiment de Rymnik, les deux sous-officiers,Hattouine, Ivanowna, puis le colonel d’état-majorMandrikine.

Le premier sous-officier,lisant. – Bélinski ?

Un soldat. – Présent.

Le sous-officier. –Bistraya ?

Un soldat. – Présent.

Le sous-officier. –Kolskow ?

Plusieurs soldats. – Disparu.

(Le sous-officier écrit.)

Le sous-officier. –Pousckine ?

Plusieurs. – Mort.

Le sous-officier. –Lermanskoff ?

Plusieurs. – Blessé.

Le sous-officier. –Nichipoure ?

(Silence. Arrive le colonel d’état-majorMandrikine par le fond.)

Mandrikine, criant.–Allons, dépêchons-nous… Le feld-maréchal arrive ! Il veutavoir le relevé tout de suite.

Le sous-officierrépétant. – Nichipoure ? (Silence.)

Mandrikine. – Personne ne sait cequ’est devenu Nichipoure ? (Silence. Ausous-officier.) Portez-le disparu.

Le sous-officier, continuantl’appel. – Swerkoff ?

Un soldat. – Présent.

Le sous-officier. –Mikola ?

Plusieurs. – Blessé.

Le sous-officier. –Garabetz ?

Plusieurs. – Mort.

Mandrikine. – C’estfini ?

Le sous-officier. – Oui,colonel.

Mandrikine. – Eh bien,donnez ! (Il parcourt la liste et compte.) Seizemorts, vingt-quatre disparus et blessés (Il marque sur uncarnet.) 1re compagnie du 1er bataillondes grenadiers de Rymnik : Seize morts, vingt-quatre blessés.(Additionnant.) Pour le régiment de Rymnik, total 319hommes hors de combat ; pour la colonne, en tout onze centvingt-cinq.

(Souworow paraît au fond, avec sonétat-major.)

SCÈNE II

 

Les précédents, Souworow, officiers d’état-major

 

Le sous-officier. – Portezarmes ! Présentez armes !

Souworow, à Mandrikine.–Eh bien, Mandrikine ?

Mandrikine. – Voici le relevé,feld-maréchal.

(Il lui présente le carnet.)

Souworow, jetant un coupd’œil. – Onze cent vingt-cinq hommes… C’est bien… Tout a bienmarché ! (Reconnaissant le régiment de Rymnik.)Ah ! ah ! les grenadiers de Rymnik !… Vous voilà… Jesuis content de vous, garçons… Vous avez bravement réparé un momentde panique… C’était difficile… les athées s’étaient bienretranchés… ils se sont bien défendus… mais nous sommes entrés toutde même ! (Il rit.) Nous sommes toujours les enfantsde la sainte Russie… C’est très bien. (Il met pied à terre, etse promène devant le front de la compagnie.) Oui, le plusdifficile est fait… Nous voilà sur le Saint-Gothard, nous n’auronsplus qu’à descendre. (D’une voix plus grave, ens’arrêtant.) Je veux vous montrer ma satisfaction, grenadiersde Rymnik, c’est votre régiment qui fournira la garde d’honneur àSouworow, jusqu’à nouvel ordre. Vous pourrez dire plus tard,j’étais du régiment de Rymnik, à la grande attaque duSaint-Gothard, et le même soir nous montions la garde près d’AlexisBasilowitche Souworow, au haut de la montagne, vous pourrez ledire ! (Se remettant à marcher.) Toute l’armée a faitson devoir. Quand les mules arriveront, je veux que chaque hommereçoive double ration d’eau-de-vie. (Au capitaine de lacompagnie.) Maintenant faites rompre les rangs… Tâchons denous reposer… Il va falloir poursuivre les athées au petitjour.

Le capitaine, à sessoldats. – Portez armes ! Reposez armes ! Rompez lesrangs !

(Les soldats rompent les rangs et mettentleurs fusils en faisceaux. Puis ils ôtent leurs sacs et se groupentpar escouades.)

Souworow, au milieu de sesofficiers. – Messieurs, je n’ai rien de particulier à vousdire. Il s’agit de réparer le temps que les Autrichiens nous ontfait perdre à Bellinzona. Nous sommes le 25 septembre ; le 26nous serons à Wasen, le 27 à Altorf, et le 28 nous attaqueronsMasséna par derrière, pendant que Korsakow le poussera de front. Cesera l’action décisive de la campagne. Nous avons écrasé Joubert,Moreau, Macdonald en Italie ; nous écraserons Masséna enSuisse. Après cela, en route pour Paris ! Là, nous pourronsnous reposer, après avoir rétabli les Bourbons sur leur trône. Leplan est simple… Ainsi pas de retard… (Regardant samontre.) Il est minuit, à quatre heures la diane ! Qu’onse procure du bois, qu’on allume les feux du bivac, si c’estpossible… Les sacs et les gourdes ne doivent pas encore être tout àfait vides. (À un général.) Bagration, je vous retiens àsouper. (Saluant les autres.) Messieurs !

Les officiers saluent et se retirent.Bagration, Souworow et Mandrikine se dirigent vers la grange etpassent devant le hangar, où Hattouine vient d’allumer son feu,pendant les scènes précédentes.)

SCÈNE III

 

Souworow, Bagration, Mandrikine, Hattouine, Ivanowna,quelques soldats de Rymnik

 

Souworow, d’un accent joyeux,à Hattouine. – Hé ! c’est toi,matouchka ?

Hattouine. – Oui, Basilowitche,c’est moi.

Souworow. – Tu suivras donctoujours les armées avec ton kibitk ?

Hattouine. – Toujours,Basilowitche, toujours… Qu’est-ce que je puis faire ? Il fautbien que je suive mes enfants… je suis la mère du bataillon.

Souworow, à Bagration.–Voyez, Bagration, voilà notre plus vieille matouchka… lavieille des vieilles… Quel âge as-tu, matouchka ?

Hattouine. – Oh ! qu’est-cequi peut savoir ? Depuis longtemps je ne compte plus lesannées, Basilowitche, depuis bien longtemps !

Souworow. – Combien de fois tum’as versé le schnaps ! Tu te rappelles, àPétersbourg ?

Hattouine. – Si je merappelle ! c’était pendant les grandes manœuvres de la garde,il y a cinquante ans. Tu étais alors sous-officier !… Tu nepensais pas, je serai feld-maréchal, Rymnikski, prince Italikski…hé ! hé ! hé ! Et moi je te disais :Basilowitche, courage, courage… Tiens, bois ce verre de schnaps…Conserve-toi, mon fils !

Souworow, attendri.–C’est vrai, matouchka. (À Bagration.) Elle me disait ça,Bagration. Ah ! vieille matouchka, que je suiscontent de te voir en bonne santé… Tu n’as besoin de rien ?Rien ne te manque ?

Hattouine. – Rien,Basilowitche.

Souworow. – Tu as de l’eau-de-viedans ta tonne ?

Hattouine. – Un peu… un peu… Lechirurgien, en bas, m’en a pris beaucoup pour les blessés, je n’enai presque plus.

Souworow. – Eh bien, verse lereste à ces braves enfants, verse-leur tout ; les mules vontvenir, on remplira la tonne jusqu’au haut, je le veux… Allons,matouchka,bonne nuit ! Tu dois être bienlasse ?

Hattouine. – Oui, les cheminsd’Italie valaient mieux que celui-ci ; je marchais toutdoucement, tout doucement derrière les enfants !

Souworow, riant.–Ah ! voyez-vous ça… les bons chemins… Elle aime les bonschemins ! Et la gloire, matouchka, la gloire, tucomptes ça pour rien ?

Hattouine. – La gloire est pourSouworow, les vilains chemins sont pour tout le monde.

Souworow, riant.– Hé,hé ! hé ! la vieille matouchka qui me dit sesvérités. (Il s’éloigne. À la porte de la grange il seretourne.) Allons, Bagration.

(Ils entrent.)

SCÈNE IV

 

Hattouine, Ivanowna, les soldats

 

Les soldats, autour deHattouine. – Eh bien, matouchka, le feld-maréchal adit que tu nous donnes du schnaps.

Hattouine. – Oui, mais ne criezpas si fort, les autres là-bas vont vous entendre.

Tous, regardant autourd’eux. – Chut ! chut !

Un soldat frappant à latonne. – Hé, hé ! il en reste.

Un autre, marquant dudoigt. – Jusque-là.

Ivanowna. – Commencez pararranger le feu ; la marmite est pleine de neige, il faut unbon feu pour la fondre.

Hattouine. – Oui, et puis mettezune botte de paille là, pour que je puisse bien m’asseoir.

Les soldats. – Tout de suite,matouchka, tout de suite !

(Ils s’empressent de traîner la paille desétables.)

Hattouine. – Et une autre ici,pour Ivanowna.

(Les soldats obéissent ; Hattouines’assied, puis sort le gobelet de sa poche. Les soldats, en cercleautour d’elle, la regardent d’un air d’adoration.)

Un soldat. – Ça va faire dubien.

Hattouine, tournant lerobinet. – Voilà ! (Tous tendent la main.)Attendez… le plus ancien d’abord.

Un soldat. – C’est moi. (Tousregardent en silence. Hattouine lui remet le gobelet ; il boità petites gorgées, puis hume ses moustaches, et recueille lesdernières gouttes dans sa main, en disant 🙂 C’estdommage que ce soit sitôt fini.

Hattouine, versant.–Maintenant, le second.

(Même jeu : Le troisième, lequatrième, etc.)

Un soldat, pendant cettescène, frappant à la tonne. – Il en reste toujours, il enreste.

Hattouine. – Allons, c’est tontour.

Le soldat, recevant legobelet. – Hé ! vers la fin, j’avais peur.

(Il boit en riant.)

Plusieurs, frappant à latonne. – Il en reste encore.

Un soldat. – Le feld-maréchal adit qu’on vide la tonne, matouchka, et qu’on la rempliraitavec l’eau-de-vie des mulets.

D’autres soldats. – Il l’a dit,matouchka, il l’a dit.

Hattouine. – Quand les mulesarriveront, je vous donnerai le reste, pas avant. C’estassez !

Plusieurs, avecexpression. – Oh ! matouchka, il fait sifroid.

Hattouine, remettant legobelet dans sa poche. – C’est bon pour une fois.

Un soldat, faisant mine del’embrasser. – Oh ! matouchka !…

Hattouine, d’un tonfâché. – Allons, vilains ivrognes, n’avez-vous pas chacunvotre part ?

Plusieurs. – Ne te fâche pas,matouchka, ne te fâche pas ! C’est assez… Quand lesmules viendront, tu nous verseras le reste.

(Alors ils font mine de danser ; ilsse balancent, en faisant claquer les pouces d’un air grotesque, etHattouine rit.)

Ivanowna, regardant dans lamarmite. – La neige est fondue, l’eau commence à bouillir,mère Hattouine.

Hattouine. – Ah ! c’est bon…Va chercher la farine.

Ivanowna. – Il n’y en a plusguère, mère Hattouine. (Aux soldats.) Si vous voulez avoirvotre part de la soupe, que chacun vide son sac. (Ivanowna vachercher un petit sac sur la charrette ; elle en vide lecontenu dans la marmite.) – Voilà ce qui reste !

(Plusieurs soldats ouvrent aussi leur sacet vident leurs provisions dans la marmite, puis ils s’asseyent enrond autour du feu.)

Hattouine, remuant le contenude la marmite avec une grande cuiller de bois. – De la farinemouillée… des croûtes de pain cuites dans l’eau de neige, sans selet sans beurre… ça ne peut pas faire une bonne soupe.

Un soldat. – Nous la mangeronstout de même, va, matouchka… Oh ! si tu savais commenous avons faim !…

(En ce moment, Ogiski, déguisé en vieuxpope, la longue barbe grise tombant sur la poitrine, le caftanvert, bordé de peau de mouton, serré aux reins, le colback tiré surles oreilles, un grand bâton à la main et le chapelet à laceinture, passe lentement devant l’hospice, en suivant la route. Ilregarde à droite et à gauche, comme un homme qui cherche sonchemin. À la vue du drapeau russe flottant sur l’hospice, ils’arrête et semble réfléchir.)

SCÈNE V

 

Les précédents, Ogiski déguisé envieux pope

 

Un soldat, seretournant.– Un pope !

Tous. – Oui, un pope !

Ogiski, à part. – Voicile quartier général !

Hattouine, élevant lavoix. – Où vas-tu donc, pope, si tard ?

Ogiski, se retournant, etlevant la main pour bénir. – Que le grand saint Nicolas soitavec vous.

Tous. – Amen !

Ogiski, à Hattouine.– Jevais rejoindre mon régiment, matouchka. (À part, descendantvers Hattouine.) Il faut que je reste ici.

Hattouine. – Et quel est tonrégiment ?

Ogiski. – La quatrième desCosaques.

Hattouine. – Oh ! lesCosaques… les Cosaques sont bien loin en avant ; ilspoursuivent les républicains, là-bas, sur l’autre pente de lamontagne. Reste plutôt avec nous… chauffe-toi… demain au jour tupartiras. Tu pourrais te perdre dans ces mauvais chemins, ettomber.

Ogiski. – Oui,matouchka, tu as raison… Il fait bien noir… et je ne suisplus jeune…

Hattouine, remplissant songobelet d’eau-de-vie. – Tiens, bois un coup de schnaps, pope,ça te réchauffera. Assieds-toi là, près de moi.

Ogiski, recevant legobelet. – Que le Seigneur te le rende, bonnematouchka.

(Il boit.)

Hattouine, aux soldats.– Vous voyez, maintenant, si je vous avais tout donné, le bon popen’aurait rien eu !

Ogiski, s’asseyant.– Ehbien ! oui, je reste avec mes enfants, mes bonsenfants !…

Ivanowna. – Vous êtes bien enretard sur les Cosaques, bon pope ?

Ogiski. – C’est vrai, ma fille,c’est vrai… les chemins sont difficiles… Et puis, à chaque pas, desblessés qu’il fallait bénir !

Hattouine. – Ah ! oui… lesmorts et les blessés ne manquent pas !… J’en ai vu partoutdepuis des années ; mais dans un seul chemin, jamaisautant !

Ogiski, levant lesmains. – Seigneur, reçois leurs âmes… Qu’elles montent au piedde ton trône… Qu’elles soient heureuses dans les siècles dessiècles !

Les soldats, faisant le signede la croix. – Ainsi soit-il !… ainsi soit-il.

Ogiski, levant le couverclede la marmite. – Vous aurez de la soupe ce soir, mes enfants…Il n’y en a pas beaucoup qui ont de la soupe, ce soir… J’ai vutoutes les marmites vides, en traversant les bivacs.

Hattouine. – Hé ! c’est dela mauvaise soupe sans beurre avec des croûtes de pain et de l’eaude neige, mais à la guerre comme à la guerre. Si tu en veux, bonpope, je t’en emplirai mon écuelle.

Ogiski. – Je veux bien,matouchka ! Oui… oui… je le vois, le Seigneur m’afait la grâce de me conduire, il me tenait par la main. Qu’il soitloué mille fois, avec saint Nicolas, notre glorieux patron.

(Ivanowna commence alors à emplir lesgamelles. Elle donne la première à Ogiski. Chaque soldat reçoitensuite la sienne, et mange en la tenant entre sesgenoux.)

Ivanowna. – Prenez garde, bonpope, elle est chaude, il faut souffler…

(Elle se met aussi à manger.Silence.)

Hattouine. – Eh bien, pope,comment la trouves-tu ?

Ogiski, mangeant.– J’enai mangé de meilleure, matouchka, mais quand on afaim…

Un soldat. – Ah !matouchka, quelle différence avec les bonnes soupesd’Italie !…

Hattouine. – Oui, nous avonsmangé notre pain blanc le premier. Rien ne peut venir dans ce paysde montagnes… les gens doivent être pauvres… Je crois que nousattraperons plus de coups de fusil que de bons morceaux… Souworowaurait mieux fait de nous laisser là-bas, où tout allait sibien !

(Elle mange. Plusieurs soldats, aprèsavoir vidé leurs gamelles, font leurs préparatifs pour dormir. Ilsarrangent leurs sacs au fond du hangar. D’autres cherchent unebotte de paille et s’étendent dessus en disant : « Bonsommeil, camarades ! » Ivanowna entre dans lapremière étable et revient aussitôt.)

Ivanowna. – Oh ! le bon litde feuilles, mère Hattouine, tu ne viens pas dormir ?

Hattouine. – Non, je n’ai pasencore sommeil… j’aime mieux rester près du feu.

(Elle rapproche sa botte de paille etregarde le feu, les mains croisées autour des genoux. Ivanowna sepenche derrière elle et l’embrasse.)

Ivanowna. – Eh bien, bonsoir,mère Hattouine.

Hattouine. – Bonsoir, mon enfant,couvre-toi.

Ivanowna. – Et vous aussi, bonpope, dormez bien.

Ogiski. – Que le Seigneur veillesur toi !

(Il lève la main ; elle entre dansl’étable. On entend au loin le cri de : – Quivive ? – des sentinelles qui se répondent, puis toutse tait.)

SCÈNE VI

 

Hattouine, Ogiski

 

Ogiski. – Elle t’aime bien, labelle enfant !…

Hattouine. – Je l’aime bienaussi… nous nous aimons depuis longtemps.

Ogiski. – C’est tafille ?

Hattouine. – Non, pope, non, jen’ai pas de fille… je n’ai pas de garçon.

Ogiski. – Je te croyais samère.

Hattouine. – Si l’on peut appelerune mère celle qui nous prend, qui nous donne son pain, qui nousaime… je suis bien sa mère. (Silence.) Te rappelles-tu ladernière guerre contre les Polonais, pope ?

Ogiski, d’un accentrêveur. – Oui, je me rappelle cette guerre.

Hattouine. – Et la prise dePraga ?

Ogiski, du même ton. –Très bien…

Hattouine. – Et lepillage ?

Ogiski. – Ces choses, je lesvois… Ceux qui les ont vues ne les oublieront jamais.

Hattouine. – Eh bien, ce jour-là,quand tout brûlait… que dans chaque maison on entendait de grandscris, des pleurs, des coups de fusil, et que tout s’en allait enfumée… ce jour-là, pope, j’étais avec ma charrette devant uneéglise.

Ogiski. – Quelleéglise ?

Hattouine. – Une église couverteen ardoises, le clocher rond.

Ogiski. – Toutes les églises dePraga sont couvertes en ardoises, et leurs clochers sont ronds…Mais qu’est-il arrivé ?

Hattouine. – J’étais donc là… etj’attendais la fin du grand pillage, en regardant les pauvresPolonais, qu’on poursuivait à coups de fusil dans les rues, et quise sauvaient, pleurant et criant…

Ogiski, l’interrompant.–C’est bien… c’est bien… j’ai vu les mêmes choses… maisl’enfant ?…

Hattouine. – Je l’ai trouvéederrière l’église, dans un coin plein de sang, au milieu debeaucoup d’autres… des vieux et des jeunes !… La pauvre enfantétait comme morte… elle avait reçu un coup de lance… Je l’ai prise,car elle était belle et cela me faisait de la peine. (Ogiskicache sa figure dans ses mains.) Je l’ai donc emmenée sur monkibitk… Le chef de bataillon criait bien… mais au bout detrois mois elle dansait et chantait sur la charrette, et tous lessoldats l’aimaient ; alors le vieux Zoritch finit pars’attendrir, et jusqu’à sa mort il disait : – C’est l’enfantdu 1er bataillon de Rymnik… C’est notreIvanowna !

Ogiski. – Ah ! c’est ainsiqu’elle est ta fille !

Hattouine. – Oui, c’est unePolonaise. (Riant.) Et fière comme une Polonaise… Si tusavais ?…

Ogiski. – Quoi ?

Hattouine. – Elle ne veut pasd’un soldat… Elle veut un officier.

Ogiski. – Quelofficier ?

Hattouine. – Hé ! pour semarier… Elle veut un brave… Elle ne peut pas voir les lâches… C’estune vraie Polonaise !

Ogiski, avec un sourireamer. – Et pas un officier ne veut d’elle ?

Hattouine. – Oh ! si… unjeune officier ! Ce n’est pas un noble, mais un enfant detroupe de Rymnik, le fils d’un soldat… un brave… AxentiIvanowitche. Souworow l’aime… c’est lui qui a porté les ordres àKorsakow.

Ogiski. – Quels ordres ?

Hattouine. – Hé ! pour lagrande bataille du 28.

Ogiski. – Il a porté cetordre ?

Hattouine. – Oui ; etSouworow lui a dit : – Tâche que je me souvienne de toi,Ivanowitche !

Ogiski. – C’est un grand honneur,matouchka, un grand honneur pour Ivanowitche.

Hattouine. – Oui ! Etmaintenant nous allons descendre en Suisse ; après-demain nousarriverons près d’un grand lac, que nous tournerons à gauche ;c’est Souworow qui l’a dit aux officiers, et nous serons derrièreles républicains, pendant que Korsakow les attaquera en face…Hé ! hé ! hé ! Ivanowitche deviendra capitaine, etnous irons nous marier à Paris.

Ogiski. – Dieu t’entende,matouchka, c’est bien !…

(En ce moment, le cri de : –Qui vive ? – s’élève ; ils écoutent. Puisarrive un cosaque au galop du fond de la scène ; il se dirigevers la grange, où Souworow et Bagration sont entrés.)

Ogiski. – Une estafette…

Hattouine. – Oui… le vieuxSouworow est comme nous… il ne dort pas… Il donne des ordres, ilreçoit des nouvelles, il répond jour et nuit.

(Un officier d’’état-major sort de lagrange.)

SCÈNE VII

 

Les précédents, l’estafette, l’officier

 

L’officier, au cosaque.– Tu viens ?

Le cosaque. – Du Maderaner Thâl,près du pont d’Amsteig, à sept lieues d’ici.

L’officier. – Ta dépêcheest ?

Le cosaque. – Du généralAuffemberg.

L’officier, recevant ladépêche. – C’est bon, tu peux mettre pied à terre !

(Il rentre dans la grange. Le cosaque metpied à terre et regarde à droite et à gauche. Il est tout blanc degivre ; des glaçons pendent à sa barbe.)

Ogiski, à Hattouine.– Ila bien froid… tu devrais l’appeler, matouchka.

SCÈNE VIII

 

Les précédents, moinsl’officier

Hattouine, àl’estafette.– Hé ! hé ! tu n’as pas l’aird’avoir trop chaud, cosaque !

Le cosaque. – Non,matouchka, non, je n’ai pas chaud.

Hattouine. – Attache ton cheval,et viens te chauffer… Viens prendre un verre de schnaps.

Le cosaque, attachant soncheval au pilier du hangar. – Je veux bien,matouchka… Oh ! ho !

(Il grelotte.)

Ogiski. – Tu asl’onglée ?

Le cosaque. – Oui, l’air estplein de grésil, et quand on galope cinq heures, ça vous entre dansle sang. (Il boit.) Hé ! ceci fait du bien !… Çaréchauffe.

(Il rend le gobelet à Hattouine et veut lapayer.)

Hattouine. – Garde teskopecks… C’est le schnaps de Souworow que je verse… Ilfera remplir la tonne… Garde tes kopecks !

Le cosaque. – Alors, Dieu te lerende, et à Souworow.

(Il remet les kopecks dans sa poche et sechauffe, les mains étendues sur la flamme.)

Ogiski. – Tu as couru cinqgrandes heures… C’est dur, la nuit, et sur des pentesglissantes.

Le cosaque. – Oui, pope, c’estdur ! Les chevaux glissent malgré les pointes de fer ;ils tremblent. Il faut toujours serrer la bride, et le vent vouscoupe la figure.

Ogiski. – Il se passe donc deschoses graves là-bas, pour faire courir tellement le pauvremonde ?

Le cosaque. – Non, pope, je viensdire que tout va bien ; les républicains seront bientôttournés.

Ogiski. – Tournés !…Comment… Par qui ?

Le cosaque. – Par la colonne dugénéral autrichien Auffemberg, qui est partie d’Ilanz, pendant queSouworow attaquait le Gothard. Les républicains ne se doutent derien ; ils sont de l’autre côté du pont, et ne savent pasqu’Auffemberg s’avance derrière eux.

Ogiski. – Combiensont-ils ?

Le cosaque. – Huit ou neuf cents,au pied du Saint-Gothard, avec leur général Gudin ; maisquatre à cinq mille autres viennent à leur secours par la vallée dela Reuss, avec le général Lecourbe ; et, quand ils serontréunis, on les attaquera devant et derrière. Ils seront forcés demettre bas les armes.

Hattouine, riant touthaut. – Ha ! ha ! ha ! c’est un tour deSouworow… Voyez-vous… voyez-vous la malice du vieux renard !Plus il devint vieux, plus il attrape de finesse… Ah !vont-ils être étonnés, les républicains… Ha ! ha !ha ! vont-ils être étonnés ! (Elle rit auxéclats.) Tu ne ris pas, pope ; tu ne comprends pas…

Ogiski, se mettant àrire. – Hé ! hé ! hé ! oui je comprends…Auffemberg arrive derrière… Mais par où… par où ?

Le cosaque. – Par la droite,pope. Tiens, voici la montagne (il montre du pied) :Auffemberg est ici, sur la droite de la Reuss, les républicainssont là, sur la rive gauche ; ils remontent la vallée pourvenir rejoindre ceux que vous avez repoussés du Gothard, et quandils auront tous défilé, demain matin, vers sept ou huit heures,Auffemberg passera le pont d’Amsteig avec deux mille hommes et lesattaquera par derrière, pendant que les dix-huit mille de Souworowdescendront la montagne et les attaqueront en face. Ils n’aurontpas de retraite.

Hattouine,sessuyant les yeux de la manche. – Ah !vieux Souworow ! j’étais sûre que tu ferais un bon tour auxrépublicains… ça ne pouvait pas manquer !

(L’officier ressort en ce moment de lagrange et regarde.)

SCÈNE IX

 

Les précédents, l’officier

 

L’officier, criant.–Estafette !

Le cosaque. – Capitaine.

L’officier. – Arrive ! Lefeld-maréchal te demande.

(Le cosaque jette son manteau sur soncheval, et entre dans la grange avec l’officier.)

SCÈNE X

 

Hattouine, Ogiski

 

Ogiski, se levant ets’approchant du cheval. – Comme la pauvre bête achaud !

Hattouine. – Oui… elle fume… ellea bien couru…

Ogiski. – Le cosaque va peut-êtrerester longtemps. Le cheval risque d’attraper froid… Si l’onpouvait l’abriter ?…

Hattouine, se levant.–Attends, pope, je vais voir s’il reste de la place.

(Elle entre dans la secondeétable.)

SCÈNE XI

 

Ogiski, seul.

 

Ogiski, vivement, en mettantla main dans les fontes – Les pistolets y sont… c’estbien ! (Regardant de tous côtés.) Personne ! lasentinelle tourne le dos !… Il faut que Lecourbe soit prévenu…qu’il arrête son mouvement.

(Il regarde encore. Hattouineressort.)

SCÈNE XII

 

Ogiski, Hattouine, sur la porte del’étable.

Hattouine. – La place ne manquepas… mais des soldats sont couchés à terre…

Ogiski, qui a fait un gestemenaçant. – Le cheval pourrait marcher dessus,matouchka,il faut prendre garde !

Hattouine. – Oui, je pensais àça.

Ogiski. – Eh bien, prends untison… va voir un peu dans l’étable à côté.

(Il montre l’autre étable.)

Hattouine, prenant untison. – Je vais voir, pope, je vais voir.

(Elle entre dans l’autre étable.)

Ogiski, vivement.–Allons !

(Il se jette le manteau du cosaque sur lesépaules, détache le cheval, monte dessus, et part d’abord au trot,puis plus loin on l’entend prendre le galop. La sentinelle, aprèsl’avoir regardé passer, reprend sa marche. Au même instantHattouine ressort et regarde.)

SCÈNE XIII

 

Hattouine, puis le cosaque

 

Hattouine, sur la porte del’étable. – Il n’y a pas de place… (Regardant.) Oùdonc est le pope ? Il sera bien sûr entré dans l’autre étable…Oui, il aura conduit le cheval à côté, c’est un bon pope !

(Elle s’assied devant le feu ; aumême instant, le cosaque sort de la grange et s’avance.)

Le cosaque, arrivant.–Eh bien, matouchka, voilà mon service fini jusqu’au petitjour.

Hattouine. – Tu veux encore unverre de schnaps ?

Le cosaque. – Oui, après ça, jeme couche et je dors, (Hattouine lui verse un verred’eau-de-vie, il boit.) Mais où donc est mon cheval ?

Hattouine. – Le pope l’a conduitdans l’étable.

Le cosaque. – Ah ! c’estbon… c’est bon… (Au bout d’un instant.) Je voudrais bienavoir mon manteau, pour dormir ; dans quelle étable est lecheval ?

Hattouine. – Je ne sais pas…j’étais entrée là, pour chercher une bonne place, et puis ensortant le pope et le cheval étaient partis, j’ai pensé qu’ilsétaient à côté.

Le cosaque. – prenant untison avec vivacité, court à l’étable et regarde. – Le chevaln’est pas ici ! (Il court à l’autre.) ni là !…(Se retournant et criant.) Ce pope est unvoleur !

Hattouine. – Non, cosaque, ilavait une bonne figure.

Le cosaque, d’une voixbrusque. – Sentinelle, tu n’as pas vu passer unhomme ?

La sentinelle, seretournant. – Un homme à cheval, – l’estafette, – il estreparti.

Le cosaque, avec fureur.– L’estafette, c’est moi ! Le pope est un voleur ! (ÀHattouine.) Je te dis, femme, que ce pope est un voleur.

Hattouine. – Il avait l’air d’unsi brave homme.

Le cosaque, criant plusfort. – Je veux ravoir mon cheval, mon manteau !…Sentinelle, m’entends-tu, c’est toi qui me réponds detout !…

(L’officier sort brusquement de lagrange ; les soldats endormis se lèvent, puis d’autres sortentdes étables, d’autres arrivent par le fond : la scènes’encombre.)

SCÈNE XIV

 

Les précédents, l’officier d’état-major puisSouworow

 

L’officier. – Qu’est-ce quec’est ? Pourquoi ces cris ?

Le cosaque. – On a pris moncheval, mon manteau, mes pistolets, capitaine.

L’officier. – Qui ?

Le cosaque. – Un misérable pope…un voleur !…

Souworow, sortant avecprécipitation. – Un pope a pris ton cheval… quand ?…où ?…

Le cosaque, consterné.–Feld-maréchal, il était là, sous le hangar, il se chauffait… Je mesuis approché quelques instants… j’avais attaché mon cheval à cepilier… et puis, quand le feld-maréchal m’a fait venir, il aprofité…

Souworow, brusquement.–Avant d’entrer, tu t’es approché du feu ?

Le cosaque. – Oui,feld-maréchal.

Souworow. – Tu as parlé…qu’est-ce que tu as dit ? (Le cosaque paraît consterné. –À Hattouine.) Qu’est-ce qu’il a dit ?

Hattouine. – Ne te fâche pas,Basilowitche, mon fils, il n’a rien dit… Il a dit que lesrépublicains étaient tournés, et que demain Auffemberg tomberaitdessus par derrière.

Souworow, avecexplosion. – Il a dit cela !… Ce pope est peut-être unespion… (Il s’élance le bras levé, pour frapper ; lecosaque croise les mains sur la poitrine et courbe la tête.)Misérable, je te casse. (Lui arrachant son sabre.) Tu estrop bête pour porter des dépêches, tu porteras le sac…(Criant.)Qu’on coure après ce pope… il me le faut… (ÀHattouine.) Quelle est la couleur de son cheval ?…

(Un officier entre au galop, suivi d’unedouzaine de cosaques, et s’avance vers Souworow, chapeaubas.)

Hattouine. – C’est un chevalblanc, Basilowitche…

Souworow, à l’officier.–Un homme déguisé en pope, monté sur un cheval blanc, avec unmanteau de cosaque… il me le faut dans vingt minutes… Allez !…(L’officier sort au galop. Souworow se retourne vers lecosaque, qui est resté la tête penchée et les mains croisées sur lapoitrine.) Une estafette se laisser prendre son cheval, sonmanteau, ses pistolets… (S’exaltant à mesure qu’il parle.)bavarder dans le service comme une femme… raconter les mouvementsde l’armée au premier venu… compromettre le succès des opérations…(Apercevant un caporal en face de lui.) Caporal, cinquantecoups de knout à cet homme !…

Le cosaque, tombant à genoux,les mains étendues. – Père… pardonne à ton fils !…

(Grand silence. Le caporal s’approche, leknout à la main. Arrivé près du cosaque, il tourne la tête versSouworow, et semble l’interroger du regard.)

Souworow, d’une voix rude, lamain étendue. – Frappe !…

(Le caporal lève son knout… Quelques coupsde feu retentissent au loin, à gauche.)

CINQUIÈME TABLEAU – LA DÉFENSE DUPONT

 

La petite place d’Andermatt ; elle estentourée de vieilles maisons à la mode suisse : Galeries etescaliers extérieurs sur piliers, toitures plates chargées depierres, etc. L’auberge du Cheval-Blanc à droite ; pont aufond, d’une seule arche, sur la Reuss. Le jour arrive, sespremières lueurs brillent sur les glaciers à l’horizon ; laplace est déserte. Un paysan à cheval traverse le pont au galop, encriant d’une voix traînante : – Levez-vous, habitantsd’Andermatt, levez-vous !… l’ennemi s’avance…levez-vous ! – Il traverse la scène, et frappe à coupsredoublés aux volets de l’auberge. Une fenêtre s’ouvre au-dessus dela porte cochère ; l’aubergiste Jacob, en bras de chemise, sepenche et regarde.

SCÈNE PREMIÈRE

 

Kasper Evig et l’aubergiste Jacob

 

Jacob, criant de safenêtre. – Qu’est-ce qui fait ce bruit dans la nuit ?qu’est-ce qui réveille le village ?

Kasper. – C’est moi, maîtreJacob, Kasper Evig, le fils de l’aubergiste de Hospenthâl, votrecousin ; levez-vous bien vite… pas une minute àperdre !

(On voit des volets s’ouvrir à droite et àgauche, et des gens se pencher pour entendre.)

Jacob. – Qu’est-ce qui se passedonc, Kasper ?

Kasper. – Les Russesarrivent !

Jacob, d’un air étonné.– Les Russes ?

Kasper. – Oui, maître Jacob, ilsdescendent du Saint-Gothard, ils remplissent déjà la valléed’Urseren. Levez-vous, rassemblez votre bétail, sauvez-vous dans lamontagne, ne perdez pas de temps ! Ils arrivent… ils pillenttout, ils dévorent tout !… mon père m’a fait monter à chevalpour vous prévenir.

Jacob, se retournant etcriant dans sa chambre. – Katel, habille-toi… les ennemiss’approchent !

Une voix de femme,répondant. – Oh ! mon Dieu ! ça ne finira doncjamais !

(Grande rumeur dans le village : lesportes s’ouvrent, les habitants sortent ; l’aubergiste et safemme paraissent aussi, à demi-vêtus.)

SCÈNE II

 

Les précédents, les habitants du village à demihabillés

 

Un habitant. – Ce n’est paspossible, les Russes ! Qu’est-ce qui a jamais entendu parlerdes Russes dans la vallée d’Urseren ?

Un autre. – Les Russes sont àquarante lieues d’ici, du côté de Zurich, avec leur généralKorsakow.

Kasper. – Je vous dis qu’ils ontpassé le Gothard… Ils arrivent d’Italie… C’est Souworow qui lescommande… Les républicains se sont battus là-haut contre eux hiertoute la journée ; mais les autres étaient dix contre un, etles républicains ont fini par se retirer sur le mont Furça, dansles glaciers, avec le général Gudin. Maintenant les Russesdescendent ; leurs baïonnettes couvrent la route à plus d’unelieue. Ce sont des sauvages qui pillent tout… Voilà ce que je vousdis ; si vous ne voulez pas me croire, tant pis pourvous ; dans une heure, ou peut-être avant, vous verrez sij’avais raison.

(Tous les habitants, après avoir écouté encercle, lèvent les mains d’un air désolé.)

Katel. – Seigneur, ayez pitié denous !

Une femme. – Ce n’est pas assezd’avoir eu les Autrichiens et les Français ! Il fallait encorevoir arriver les Russes !

Jacob. – Oui, c’est uneabomination ; si cela dure, nous irons tous mendier !

Un habitant. – Ah ! lesgueux… la canaille… si nous pouvions nous défendre !

Un autre. – Tais-toi,Yokel ; qu’est-ce qu’une poignée de malheureux Suisses peuventfaire contre tous les brigands du monde !…

(En ce moment, d’autres fuyards traversentle pont en criant : – Les Russesarrivent !)

Kasper, montrant cesgens. – Vous entendez… Qu’est-ce que je vous ai dit ?

SCÈNE III

 

Les précédents, les fuyards arrivant deHospenthâl.

 

Un fuyard, criant. – Tous lesvillages sont inondés !… Votre tour va venir…Apprêtez-vous !…

Un autre. – Oui, c’est comme ledéluge ; ils descendent dans les Lignes grises, par Tavetschet Dissentis ; ils s’étendent dans le Valais par Réalp ;ils s’avancent dans la vallée d’Urseren… C’est fini… Tout estperdu !

(Ils traversent la place encourant.)

D’autres, au loin. – Ilsarrivent !… ils arrivent !

Jacob, d’une voix forte.– Tous ces cris ne servent à rien. Niclausse, cours chez lepâtre ; qu’il sonne tout de suite de sa corne pour réunir lebétail. (Niclausse sort en courant. – À lafoule 🙂 Tâchons de sauver le bétail. Quand on a desvaches, on a du lait, du beurre, du fromage ; quand on a desbœufs, on a de la viande… On ne meurt pas de faim !…

Tous. – Oui, oui, sauvons lebétail… Le bourgmestre a raison, il faut sauver lesbêtes !

Jacob. – Nous conduirons letroupeau sur le Gurschen, près du glacier ; l’ennemi n’oserajamais s’avancer jusque-là. Chacun prendra son fusil ; il fautse défendre.

Kasper. – Oui, mais qu’on sedépêche, il est temps !

(La foule se disperse.)

Jacob, criant.– Et quechacun attelle sa charrette ; qu’on charge tout ce qu’onpourra, les lits, les meubles…

Plusieurs, courant.–Oui, bourgmestre, soyez tranquille.

(On entend sonner la corne à l’autre boutdu village. La foule se disperse. Jacob et Kasper vont entrer dansl’auberge.)

SCÈNE IV

 

Jacob, sa femme, puis Niclausse

 

Jacob, à Kasper.– Turemercieras ton père ; on reconnaît les vieux amis dans unpareil moment.

Kasper. – Oui, nous avions étépillés, et tout de suite il m’a dit : « Monte sur Rappel,et cours prévenir le cousin Jacob. »

Jacob. – Si ces gueux de Russesétaient venus d’abord ici, j’aurais fait la même chose.

Niclausse, arrivantessoufflé. – Le pâtre sonne, je vais ouvrir l’établederrière ; beaucoup d’autres font déjà grimper leurs bêtes surla côte… Regardez là-bas, dans les sapins.

(Il montre la côte, à droite.)

Katel. – Dépêche-toi,Niclausse ; moi, je vais vider les armoires.

Jacob. – Écoutez !

(Tous prêtent l’oreille ; on entendau loin, sur la gauche, le bourdonnement d’untambour.)

Kasper. – C’est un tambour.

Katel. – Mais les Russes nedoivent pas venir par là !

Kasper. – Non, c’est la routed’Altorf ; les Russes sont de l’autre côté.

Katel. – Ah ! monDieu ! si c’étaient les républicains, qui viennent au secoursde leurs camarades !

(Le bruit du tambour se rapproche ;il bat le pas accéléré. Tous se regardent d’un air destupéfaction.)

Jacob, d’un accentdésolé. – Maintenant tout est perdu ! Voilà Lecourbe avecses républicains, qui vient du côté d’Altorf, pendant que lesRusses descendent de Hospenthâl ; ils vont se rencontrer icisur le pont, devant mon auberge… Quelle misère !… Tenez…voyez… les hussards !… Ah !… le Seigneur nousabandonne !

(Il lève les mains. Une quinzaine dehussards arrivent ventre à terre, par la gauche, et traversent lepont au galop.)

Niclausse. – Il ne reste pas dechemin pour faire sauver le bétail.

Jacob. – Il ne reste plus qu’à secacher. (D’un ton d’indignation.) Nous sommes les derniersdes derniers ; la Suisse ne compte plus… Toutes ces guerres nenous regardent pas, et c’est chez nous qu’on vient se battre… c’estnous qui payons toujours !

SCÈNE V

 

Jacob, Kasper, Niclausse, un bataillon républicain

 

(On voit arriver un bataillon au fond, àgauche, et, plus loin, deux pièces de huit, au galop. Tous lespaysans, sur leurs portes, regardant avec stupeur.)

Le commandant, au bataillon,devant l’auberge. – Halte ! Front ! Portezarmes ! Reposez armes ! En place, repos !

(Les artilleurs à cheval tournent en facedu pont ; ils détellent et mettent leurs pièces enbatterie.)

Kasper, bas à Jacob. –Ils veulent défendre le pont.

Jacob. – Oui, et les Russestireront sur le village, tout sera brûlé. (S’adressant aucommandant.) Commandant !

Le commandant, setournant. – Que voulez-vous ?

Jacob. – Vous allez défendre lepont ?

Le commandant. – Mêlez-vous devos affaires. (Élevant la voix.) Sergent Duchêne, faitesévacuer la place… et vivement… Le général Lecourbe arrive.

(Le sergent avec quatre hommes s’approche.Aussitôt Jacob, sa femme, Kasper et Niclausse entrent dansl’auberge. Les hommes retournent à leurs rangs. Silence. Arriventau galop Lecourbe, Daumas et quelques officiers.)

SCÈNE VI

 

Lecourbe, Daumas, officiers d’état-major, soldats

 

Lecourbe, d’une voixvibrante. – Plus loin, commandant, plus loin… Prolongez levillage… Faites occuper les fenêtres le long de la rivière.

Le commandant. – Portezarmes ! – Arme bras !… – Par file à droite, en avant, pasaccéléré, marche !

(Le bataillon disparaît à droite. Pendantle défilé, les fenêtres de l’auberge s’ouvrent. Jacob, sa femme,Kasper, Niclausse regardent. Un autre bataillon arrive aussitôt parla gauche et fait halte sur la place.)

Le commandant. – Halte !…Front !… Portez armes !… Reposez armes ! En place,repos.

(Lecourbe, pendant ce mouvement, s’estporté en avant du pont avec ses officiers ; il observe laposition. Deux nouvelles pièces arrivent avec descaissons.)

SCÈNE VII

 

Lecourbe, son état-major, soldats. – Jacob, safemme, Niclausse, Kasper, aux fenêtres.

 

Lecourbe, d’une voix brève,aux artilleurs qui viennent.

– Là… là… dans le coude de la rivière…Dépêchez-vous d’élever un épaulement. (Les artilleursobéissent. Lecourbe, s’adressant aux premiers arrivés :)Pointez en face, dans la grande rue. Vous attendrez que lescolonnes ennemies aient dépassé les premières maisons pour ouvrirle feu ! (Se retournant et parlant à l’un de sesofficiers.) Capitaine Barroi, faites attacher lespétards ; vous veillerez à cela. (S’adressant à unautre.) Faites avancer la 1re compagnie de la38e, pour soutenir les pièces. Que les autres setiennent prêtes à charger à la baïonnette. (L’officier part.Lecourbe, traversant la place et montrant les fenêtres del’auberge 🙂 Commandant Humbert, faites donc occupercette maison !

(Il se rapproche de l’avant-scène avecDoumas ; les officiers d’état-major restent enarrière.)

Lecourbe, à Daumas.–Nous sommes arrivés à temps, Daumas ; Souworow ne montre passon activité habituelle.

Daumas. – La difficulté deschemins, général, le retard de ses convois…

Lecourbe. – C’est peut-être autrechose… Les éclaireurs sont partis ?

Daumas. – Depuis vingtminutes.

Lecourbe. – Bien ! (Seretournant, à l’un de ses officiers) : Touchard, faitesarrêter le bourgmestre, l’agent des postes, le gardechampêtre ; qu’on me les amène… Il faut voir clair.

(Lecourbe et Daumas sont arrivés devantl’auberge, dont les fenêtres se garnissent de soldats. Kasper,Niclausse et les autres en sortent ; ils paraissentdésespérés.)

SCÈNE VIII

 

Lecourbe, Daumas, Jacob, Kasper, Niclausse, officiers,soldats, etc.

 

Jacob, sur la porte de sonallée. – On n’a pas besoin de m’arrêter… me voilà… c’est moi…le bourgmestre.

Lecourbe. – Ah ! vous êtesle bourgmestre ?

Jacob. – Oui, et j’ai desplaintes à faire.

Lecourbe, étonné.– Desplaintes ?

Jacob, d’un accentpathétique. – Oui, des plaintes !… Quand on parletoujours aux gens de liberté, d’égalité, de fraternité, comme vous,on ne vient pas les ruiner de fond en comble.

Lecourbe. – Brave homme,rappelez-vous ceci : La guerre ne fait jamais de bien àpersonne, et quant aux Français, ils vous feront toujours le moinsde mal possible. – Mais il ne s’agit pas de cela… Vous êtesbourgmestre, vous devez connaître le pays ?

Jacob. – Je le connais.

Lecourbe. – Existe-t-il un guéd’ici Hospenthâl ?

Jacob. – Non, la Reuss estprofonde partout.

Lecourbe. – Vous en êtessûr ?

Jacob. – J’en suis sûr.

Lecourbe, s’adressant àKasper et à Niclausse. – Et vous autres ?

Niclausse. – Il n’y a pas de guéau-dessus du village.

Jacob. – Si vous voulez en savoirplus, voici un garçon de Hospenthâl, qui vous dira la mêmechose.

(Il montre Kasper.)

Lecourbe, à Kasper.–Ah ! vous êtes de Hospenthâl ?

Kasper. – Oui, je suis venu cematin prévenir maître Jacob que les Russes arrivent.

Lecourbe. – Vous êtes parti delà-bas à quelle heure ?

Kasper. – Vers trois heures dumatin.

Lecourbe. – Et les Russes étaientarrivés chez vous ?

Kasper. – À deux heures.

Lecourbe. – Alors, ils sontrestés à Hospenthâl jusqu’à trois heures ?

Kasper. – Oui.

Lecourbe. – Ils n’ont pas fait dedétachements sur Dissentis ?

Kasper. – Je ne sais pas… Ilsétaient affamés… ils pillaient le village.

Lecourbe. – Ils n’avaient doncpas de convois : des mulets, des charrettes ?

Kasper. – Ils n’avaient que leurssacs, leurs gibernes et leurs fusils.

Lecourbe. – Et vous n’avez pasentendu dire qu’ils avaient envoyé du monde, sur leur droite, ducôté de Dissentis ?

Kasper. – Non.

Lecourbe. – Cela suffit… Vouspouvez partir.

Jacob, d’un ton désolé.– Laissez-nous au moins emmener nos troupeaux.

Lecourbe. – Qu’est-ce qui vous enempêche, mon brave homme ? Emmenez tout… Chargez sur voscharrettes tout ce que vous pourrez !… Si les Russes arrivent,moins ils trouveront de bétail et de vivres chez vous, plus jeserai content.

Jacob. – À cette heure, je voisque vous êtes un brave homme ! (Se retournant.) Vite,Niclausse, ouvre les étables sur le grand pré, mène les bêtes surle Gurschen ; moi, je vais charger la voiture, Kasperm’aidera.

(Ils rentrent dans la maison.)

SCÈNE IX

 

Les précédents, moins Jacob,Kasper et Niclausse

 

Lecourbe, à Daumas. –L’attaque devrait être commencée ; nous aurions dû trouver lesCosaques dans le village en arrivant, et le pont au pouvoir del’ennemi. Cette lenteur n’est pas dans le caractère de Souworow.Voudrait-il nous attirer dans la plaine d’Urseren pour nous écraseravec ses masses, ou bien est-ce autre chose ?… Enfin,n’importe ! (S’adressant à un officier d’état-major.)Que les chefs de corps se réunissent, je veux leur parler.(L’officier sort. À Daumas). Nos premières mesures sontbonnes, et s’il n’arrive pas d’autres avis, nous en resteronslà !…

(Les commandants entrent, l’épée à lamain, et se réunissent autour de Lecourbe et de Daumas.)

SCÈNE X

 

Les commandants, en cercle,Lecourbe et Daumas, àl’intérieur.

 

Lecourbe. – Messieurs, il fautnous attendre à une attaque furieuse ; nous sommes troisbataillons, et nous allons avoir vingt-cinq mille vieux soldats surles bras, commandés par Souworow en personne. Vous connaissez lajactance du vainqueur de Cassano, de la Trébia et de Novi ;vous savez qu’il se vante de nous passer sur le corps, d’écraserMasséna comme Joubert, Macdonald et Moreau, et de marcher surParis. Souvenez-vous que nous sommes le 3 vendémiaire ;qu’aujourd’hui l’action décisive de la campagne s’engage entreMasséna et Korsakow sur toute la ligne, de la Linth à la Limmat.Souvenez-vous de la dépêche du général en chef, qui nous ordonne dedéfendre le terrain pied à pied, de mourir s’il le faut jusqu’audernier pour retarder la marche de Souworow, et l’empêcherd’arriver sur le champ de bataille. C’est la République qui nousparle ; vous justifierez tous sa confiance, j’en suissûr !

(En ce moment, on entend s’engager au loinle feu des tirailleurs ; plusieurs hussards à la filerepassent le pont au galop.)

Daumas. – Voici nos éclaireursqui se replient, général.

Lecourbe, auxcommandants. – Allez, messieurs, que chacun retourne à sonposte ; et surtout du calme, de la vigueur, de ladécision.

(Les commandants s’éloignent ; leséclaireurs continuent d’arriver.)

SCÈNE XI

 

Lecourbe, Daumas, officiers d’état-major, soldats, hussards,un capitaine de hussards

 

(On aperçoit dans la rue en face deuxhussards poursuivis par quelques cosaques ; les hussardsserrés de près, se retournent à la tête du pont, engagent un combatà l’arme blanche, puis se retirent. Un capitaine de hussards arriveplus loin ; il est entouré de cosaques et s’en dégagerapidement. Deux cosaques s’acharnent à sa poursuite ; il seretourne, abat d’un coup de pistolet le plus proche, puis traversele pont et arrive près de Lecourbe, le sabre pendu au poing. Toutcela se passe en quelques secondes, pendant que le feu s’engage àtoutes les fenêtres.)

Le capitaine de hussards,arrivant au galop. – Général, la reconnaissance estterminée, nous avons poussé jusqu’à portée de canon de Hospenthâl.Les Russes descendent la vallée en colonne de marche. Leuravant-garde, en colonne d’attaque, est de trois bataillons degrenadiers, d’un pulk de cosaques et de deux pièces de huit.

Lecourbe, à Daumas.–Trois bataillons à l’avant-garde, cela suppose un corps d’armée dequinze mille hommes ; Souworow, d’après le rapport d’Ogiski,en amène vingt-cinq mille d’Italie ; que sont devenus les dixmille autres ?

Daumas. – Il a dû faire undétachement à la poursuite de Gudin, sur le Furça.

Lecourbe. – Oui… mais cedétachement ne peut être de dix mille hommes… Deux ou troisbataillons suffisent contre la petite colonne de Gudin. Enfin… nousverrons !… (Au capitaine.) C’est bien, capitaine,allez rallier vos hommes et soyez prêt à charger.

(Le capitaine s’éloigne. La fusilladeredouble ; on voit quelques paysans sortir effarés de chezeux, ouvrir leurs caves et disparaître. Au milieu de la fumée etdes détonations, qui se prolongent dans tout le village, la tête decolonne russe paraît au bout de la rue.)

SCÈNE XII

 

Les précédents, tête de colonne russe,
qui s’avance de l’autre côté du pont.

 

L’officier d’artillerie. –Canonniers, à vos pièces !

(Alors la tête de colonne russe s’avanceau pas de course. On entend battre ses tambours au milieu de lafusillade. Quelques cosaques tourbillonnent en avant, ets’approchent du pont d’un air de bravade, agitant leurs lances etcriant : Hourrah ! hourrah ! Tout est calme du côtédes Français, sauf le feu des fenêtres. Les compagnies de soutienrestent l’arme au bras ; les canonniers secouent leurs mèchesen attendant le commandement.)

Lecourbe, à l’officierd’artillerie. – Voici le moment.

L’officier. – Feu !

(Les deux pièces du pont tirent, puis lesdeux autres plus loin, dans le coude de la rivière. La scène seremplit de fumée. Grande rumeur du côté des Russes. La fusilladedes fenêtres augmente.)

L’officier. – Chargez !…

Lecourbe, observant lesRusses. – La colonne s’arrête. (Vivement auxcanonniers 🙂 Feu !… Feu !…

(Les deux pièces tirent, puis les deuxautres. Lecourbe s’élance devant le front du bataillon.)

Lecourbe. – En avant lesgrenadiers de la 38e ! À la baïonnette !

(Une compagnie de grenadiers s’élance surle pont ; la fusillade pétille à droite et à gauche. On entenddes cris, des commandements. Quand la fumée se dissipe, on voit lacolonne russe qui se retire en désordre. Les grenadiersrépublicains occupent la tête du pont.)

Lecourbe. – L’attaque estrepoussée ! Cessez le feu ! Que les grenadiers de la38e reprennent leur position.

(Les grenadiers repassent le pont, etviennent reprendre la position qu’ils occupaient. On entend labatterie de « cessez le feu ». La colonne russea disparu. Le feu cesse.)

Lecourbe. – C’est bien… Je suiscontent de vous. À la bonne heure.

(Il rit.)

Daumas. – L’affaire commencebien, général.

Lecourbe. – Oui, ça prend unebonne tournure.

Daumas. – Avec deux ou troisbataillons de plus…

Lecourbe. – Bah ! noustiendrons tout de même… Deux mille hommes déterminés à la tête d’unpont en valent dix mille.

(En ce moment, le feu de l’artillerierusse éclate sur toute la ligne. Les premiers boulets arrivent dansle village, des toits s’affaissent ; l’enseigne duCheval-Blanc tombe. L’artillerie française répond.)

Daumas. – Voici les giboulées quicommencent.

Lecourbe, riant.– Oui,Souworow se fâche. Il ne comptait pas sur nous à Andermatt. (Unboulet renverse la cheminée de l’auberge du Cheval-Blanc ;tout s’écroule avec fracas.) Il s’impatiente, le vieuxfeld-maréchal ; il veut arriver au rendez-vous ; maisj’espère bien lui faire perdre ici quelques heures.

(Un boulet passe dans les rangs desgrenadiers, trois hommes tombent.)

Le commandant, d’une voixcalme. – Serrez les rangs !…

(Un officier d’état-major entre augalop.)

SCÈNE XIII

 

Les précédents, l’officier d’état-major

 

L’officier d’état-major, àLecourbe. – Général, le capitaine Meunier, qui commandel’arrière-garde, vous fait dire qu’il entend le canon sur nosderrières.

Lecourbe, vivement.–Dans quelle direction ? À quelle distance ?…

L’officier. – Du côté de Wâsen, àdeux ou trois lieues.

Lecourbe, criant.–Lieutenant Ganier, prenez un piquet de hussards, et courez sur laroute de Wâsen. On se bat de ce côté… Je veux savoir le plus tôtpossible ce qui se passe… Vite… vite… (L’officier sort augalop. Lecourbe à l’officier d’état-major 🙂 Dites aucapitaine Meunier de se tenir prêt à marcher.

L’officier. – Oui, général.(Il sort.)

Lecourbe, à Daumas. – Ehbien, Daumas, voilà du nouveau !

Daumas. – Sans doute unedémonstration, général. L’affaire sérieuse est ici.

(Un boulet passe dans les rangs et jettesix hommes à terre.)

Le commandant, d’une voixcalme. – Serrez…

(Il étend les bras, pousse un cri etlaisse tomber son sabre. Un officier se jette à la tête du cheval.Des soldats se précipitent, et reçoivent le commandant dans leursbras. Le feu des pièces continue pendant toute cettescène.)

Un soldat. – C’est un coup demitraille.

(Lecourbe et Daumas s’approchentvivement.)

L’officier, appelant.–Commandant !… Commandant !

Un soldat. – Il estmort !…

Lecourbe. – Qu’on le porte àl’ambulance ! Capitaine Victor, prenez le commandement dubataillon.

(Des soldats emportent le commandant. Lecapitaine sort des rangs.)

Le capitaine, sur le devantdu bataillon. – Serrez les rangs !…

Lecourbe, regardant lessoldats emporter le commandant. – Encore un vieux de l’arméedu Rhin…

Daumas. – PauvreHumbert !

Lecourbe. – Nous y passeronstous !

(Grande rumeur à droite ; lafusillade recommence.)

Daumas. – La seconde attaque…

Lecourbe, se rapprochant dela rive, pour voir les colonnes ennemies. – Oui, le corpsd’armée va donner. (Courant vers les grenadiers, et criant àDaumas 🙂 – Général, surveillez le service des pièces… Jeconduis la charge !…

(Le feu des fenêtres recommence, et seconfond dans un roulement terrible avec celui des Russes. Le canontonne des deux côtés. La scène se remplit de fumée. Au milieu de cebruit, on entend tout à coup battre la charge, et l’on voit lamêlée sur le pont. Cette mêlée dure quelques instants, puis lafusillade se tait, la fumée se dissipe, et l’on voit Lecourbe, àcheval au milieu de sa colonne, sur l’autre rive. Les Russes sonten retraite, leur canon seul gronde encore. Quelques grenadiersveulent poursuivre l’ennemi. Lecourbe les arrête.)

Lecourbe. – Halte !… Serrez lesrangs !… Par file à droite !…

(Ils repassent le pont et reprennent leurposition, à côté des pièces. Tout cela s’exécute avec ordre. Lepont est couvert de morts et de blessés. Dans les rangs, quelquessoldats, l’arme au pied, se bandent l’un la tête, l’autre lebras ; leurs camarades les aident. Quelques-uns se retirent,en s’appuyant sur leur fusil. – Le feu des Russes, pendantcette scène, continue ; les maisons à moitié démolies tombenten décombres ; les tirailleurs qui les occupent en sortent àla file.)

Lecourbe, à sesofficiers. – Ralliez les tirailleurs de la 76e.Formez-en deux colonnes, et qu’ils soient prêts à repousser latroisième attaque. Que la 38e passe en seconde ligne.(Passant au galop devant le front de bataille.) – Tout vabien !… Notre position est bonne… Souworow ne passerapas !… Vive la République !…

Cris dans les rangs. – Vive laRépublique !… vive Lecourbe !…

(Un sous-officier de hussards entre augalop.)

SCÈNE XIV

 

Les précédents, le sous-officier, puisOgiski, au milieu d’un piquet dehussards.

 

Le sous-officier de hussards. –Le général ! Où est le général ?…

Lecourbe, seretournant.– Qu’est-ce ?

Le sous-officier. – Un cosaque…un déserteur… mon général ; il demande à vous parler.

Lecourbe, arrivant.– Undéserteur ? Où est-il ?…

Le sous-officier, seretournant et faisant signe. – Par ici !…Arrivez !…

(Ogiski paraît au milieu d’un piquet dehussards ; ses habits de pope sont en lambeaux, son cheval estcouvert de boue.)

Ogiski, ôtant son bonnet depeau de mouton. – C’est moi, général.

Lecourbe. – Ogiski !…(Aux hussards 🙂 Laissez-nous !… (Leshussards s’écartent. Lecourbe et Ogiski descendent de cheval.– Lecourbe, bas et vivement.) Eh bien, quellesnouvelles ?

Ogiski. – Vous êtes tourné,général !

Lecourbe. – Tourné !… Parqui ?…

Ogiski. – Par Auffemberg… Il estparti d’Ilanz, pendant que Souworow abordait le Saint-Gothard.Hier, à minuit, il campait dans le Maderaner Thâl, sur vosderrières… Il doit attaquer en ce moment le pont d’Amsteig ;sa force est de deux mille hommes.

Lecourbe. – Amsteig !… jen’ai laissé là que quatre compagnies. Comment savez-vous cela,Ogiski ?

Ogiski. – J’arrive du quartiergénéral de Souworow, à Ospizio.

Lecourbe. – Vous avez pénétréjusqu’au quartier général ?

Ogiski. – Oui, déguisé en pope. Àdeux heures, le cosaque chargé de la dépêche arriva ; –j’étais au bivac voisin, – lui-même annonça le mouvementd’Auffemberg. Et comme le feld-maréchal l’avait rappelé, sans doutepour quelque renseignement, un coup de folie me fit enfourcher soncheval… Il fallait vous prévenir à tout prix… il fallait…

Lecourbe. – Mais on a dû vouspoursuivre ?

Ogiski. – Pendant deux heures…(Ouvrant son manteau, criblé de trous de balles.) Voyez,général !

Lecourbe, stupéfait.– Etvous n’êtes pas blessé ?

Ogiski. – Non… (Avecexaltation.) Dieu venge la Pologne… Dieu veut que Souworowpérisse dans ces montagnes !

Lecourbe. – S’il n’y laisse passes os, ce ne sera pas ma faute ! (Remontant la scène, etsadressant au sous-officier de hussards.) Maréchaldes logis, courez au pont d’Amsteig… Dites au commandant Richemontde tenir ferme… Que j’arrive à son secours. (Le sous-officiersort au galop. Lecourbe criant 🙂 Daumas ! où estDaumas ?…

(Le général Daumas paraît à droite. Ogiskiva s’asseoir sur le perron de l’auberge.)

SCÈNE XV

 

Les précédents, moins le sous-officierde hussards, Daumas

 

Daumas, accourant.– Mevoici, général !

Lecourbe, vivement.–Tous mes doutes sont confirmés. Le général Auffemberg est sur nosderrières, avec un corps de deux mille hommes. Il attaque Amsteigen ce moment… Nous n’avons que quatre compagnies au pont d’Amsteig…j’espère qu’elles tiendront jusqu’à mon arrivée… (Regardant samontre.) Il est huit heures… À dix heures au plus tard, jeserai là !… Je vous laisse la 38e, deux pièces etles munitions nécessaires… Vous ferez sauter le pont… Vousempêcherez l’ennemi d’en jeter un autre… Votre ligne de retraiteest la mienne, par la route de Wâsen… Vous me retrouverez àAmsteig… Défendez aussi et faites sauter le pont du Diable… Ils’agit de retarder le plus possible la marche des Russes… delaisser à Masséna le temps de battre et de détruire Korsakow… Cerésultat obtenu, nous prendrons l’offensive à notre tour, et noustâcherons d’enfermer Souworow dans les montagnes. (Remontant lascène, pour observer la position de l’ennemi.) La troisièmecolonne d’attaque se forme. (Descendant ; à un officierd’état-major.) Le deuxième bataillon de la 76e esten colonne ?

L’officier. – Oui, général.

Lecourbe. – Je l’emmène àAmsteig… Dites au commandant Rogeard de se mettre en marche tout desuite, avec les deux pièces en amont… Le capitaine Meunier feratête de colonne…

(L’officier sort au galop. La fusilladerecommence et se prolonge bientôt sur toute la ligne. On voitrevenir les pièces, qui se mettent en route par la gauche, enlongeant les maisons ; le 2e bataillon de la76e les suit le fusil sur l’épaule. Lecourbe, au milieude la fumée qui remplit de nouveau la scène, monte à cheval etdonne la main à Daumas.)

Lecourbe, apercevant Ogiskidebout sur le perron de l’auberge. – Ogiski, vous voulez doncvous faire tuer ?

Ogiski. – Non, général, je veuxvoir !…

(Lecourbe part au galop. Daumas se portevers les pièces du fond. On le voit donner rapidement des ordresaux chefs de pièce. Les canons reculent. Un artilleur se glissesous le pont. Les détonations se succèdent, les maisonss’écroulent, le feu éclate dans l’auberge du Cheval-Blanc.

Enfin, quand la scène s’est vidée, et quele bataillon de la 38e seul reste en face du pont, àgauche, on voit paraître les Russes, on entend leurs tamboursbattre la charge, et leurs cris innombrables : –Hourrah ! hourrah !)

Daumas, d’une voixcalme. – Attention !… Laissez venir !…

(La tête de colonne russe s’engage sur lepont.)

Les Russes, se bousculantpour arriver plus vite ; leurs officiers, l’épée enl’air : Hourrah !… hourrah !…hourrah !…

Daumas. – Feu !…

(Les deux pièces tirent à mitraille. Lepont saute.)

SIXIÈME TABLEAU – L’ESTAFETTE

 

Les Russes campent dans la vallée d’Altorf,sur les rives du lac des Quatre-Cantons. À droite, desmontagnes ; à gauche, les rochers où coule la Reuss à sonembouchure. Le soleil se couche sur le lac ; à mesure qu’ildescend, l’onde devient plus lumineuse ; les nuages au-dessuss’éclairent et forment de longues traînées de pourpre. Quand il adisparu, tout devient sombre ; les feux de bivacs s’allumentet rayonnent sur les flots. C’est une scène calme et solennelle.Souworow, ses officiers d’état-major et quelques cosaques campentsur le chemin d’Altorf à Fluelen, sous une masse de rochers endemi-voûte ; les chevaux sont attachés aux arbres. Ce groupetient toute la droite de la scène. À gauche, au second plan, unposte du régiment de Rymnik, accroupi autour d’un bon feu, préparesa soupe en silence ; la marmite bout, quelques soldats fumentleur pipe, d’autres récurent leur gamelle. Hattouine et Ivanownasont dans le nombre. Hattouine écume le bouillon ; sacharrette est dételée, la tonne déposée à l’arrière sur deux bottesde paille, pour tourner le robinet. Le cheval mange sa pitance.Plus loin, l’armée russe, les fusils en faisceaux, se découvre enperspective. De temps en temps de nouveaux détachements arriventpar la droite ; des fourgons, des canons, des traînardsdéfilent à l’angle des rochers, puis se perdent à gauche. Souworowet le colonel d’état-major Mandrikine sont isolés à l’avant-scène.Mandrikine est assis devant une petite table pliante. Souworow estdebout ; son sabre et son manteau pendent à une broussaille.Des cartes sont déroulées sur un quartier de roc. On entendquelquefois dans le lointain le cri de Qui vive ! Dureste, tout se tait. Les officiers d’état-major, à quelque distancesur la droite, se chauffent autour d’un bon feu de bivac, autournant du chemin d’Altorf.

SCÈNE PREMIÈRE

 

Souworow, Mandrikine, officiers, groupes de soldats,etc., etc.

 

Souworow. – Relisez.

Mandrikine, lisant.–« À messieurs les généraux Korsakow, baron de Hotz et baron deLinken. – Quartier général de Seedorf, en avant d’Altorf, le 27septembre 1799. – Je vous annonçais de Bellinzona, le 22 de cemois, que les troupes impériales russes, restées en Italie,seraient maîtresses du Saint-Gothard, le 25 ; qu’ellesrepousseraient les républicains de la vallée d’Urseren, le 26, etqu’elles s’empareraient d’Altorf le 27. Malgré la résistanceacharnée du général Lecourbe, qui m’a disputé tous les ponts de laReuss, et qui ne m’a pas laissé un pouce de terrain sans ledéfendre, j’ai tenu parole. Les troupes impériales russes del’armée d’Italie ont surmonté tous les obstacles ; quinzemille de mes meilleurs soldats occupent la vallée, entre Altorf etFluelen, aujourd’hui 27, et sont en mesure de tourner le lac desQuatre-Cantons par la gauche. Lecourbe tient encore au pont deSeedorf, avec trois bataillons ; mais cette résistance ne peutnous retarder plus d’une ou deux heures. Au reçu de la présentedépêche, vous attaquerez donc immédiatement sur toute laligne ; demain, je serai sur les derrières de Masséna, et nousterminerons la campagne d’Helvétie comme les autres, par un coup detonnerre. »

Souworow. – C’est bien. (Ils’assied et signe.) Expédiez cela tout de suite.

(En ce moment, arrive Ivanowitche àcheval. Il met pied à terre et prend des informations auprès dugroupe d’officiers, à l’angle du chemin, à droite. On lui indiquel’endroit où campe Souworow ; il attache son cheval ets’avance. Mandrikine, de son côté, cachette la dépêche.)

Hattouine, voyant passerIvanowitche. – Ivanowitche qui va chez le feld-maréchal.

Ivanowna. – Oui, mère Hattouine,il ne nous voit pas.

(Elles reprennent leur attitude.)

SCÈNE II

 

Souworow, Mandrikine, Ivanowitche

 

Souworow, seretournant.– Hé ! C’est toi, la reconnaissance estterminée ?

Ivanowitche. – Oui,feld-maréchal.

Souworow. – Vous avezpoussé ?…

Ivanowitche. – Jusqu’au fond duSchaechenthal, à six ou sept lieues de Glaris.

Souworow. – Et vous avez trouvéles avant-postes de Linken ?

Ivanowitche. – Non,feld-maréchal.

Souworow. – Alors ceux deJellachich ?

Ivanowitche. – Nous n’avonstrouvé personne.

Souworow, avec uneindignation contenue. – Voyez, Mandrikine, la lourdeur de cesAllemands ! (Avec explosion.) Il était pourtant bienconvenu que Linken et Jellachich s’avanceraient dans le canton deGlaris, le 26, qu’ils se réuniraient par leur droite au généralHotz, et qu’ils me donneraient la main par la gauche. Allez donccompter sur des lourdauds pareils ! Pendant que l’armée russed’Italie fait soixante lieues pour les joindre, par-dessus leSaint-Gothard, ils ne peuvent pas en faire quinze ou vingt. Quelleabominable race ! (Dominant sa colère.) Enfin tu aspris des informations ?

Ivanowitche. – Oui,feld-maréchal, sur toute ma route ; pas un Autrichien n’a parudans la montagne. Mais j’ai rencontré en revenant, près du hameaude Trudelingen, un soldat de Korsakow.

Souworow, brusquement.–Un déserteur ?

Ivanowitche. – Il dit êtreéchappé des avant-postes républicains, qui l’avaient pris àRapperschwyl.

Souworow. – Tu l’asamené ?

Ivanowitche. – Il est près d’ici,feld-maréchal.

Souworow. – C’est bien, qu’ilvienne. Nous allons voir cela. Peut-être aurons-nous desindications.

(Ivanowitche sort par la droite.)

SCÈNE III

 

Souworow, Mandrikine.

 

Mandrikine. – Si le retard deLinken se prolonge, il faudra peut-être contremander…

Souworow, sèchement.– Onne contremandera rien… Nous sommes vainqueurs… nous avons toutbousculé… nous sommes sur les derrières de Masséna… les troupes nedemandent qu’à se battre… S’il le faut, on se passera desAutrichiens… Korsakow et moi, nous terminerons seuls la campagne…Allez… que la dépêche parte !

(Mandrikine va remettre la dépêche à unofficier, qui monte aussitôt à cheval. Au même instant, Ivanowitcheamène Ogiski, déguisé en soldat russe, rasé, sauf les moustaches,et les cheveux coupés. Mandrikine cause avec les officiersd’état-major.)

SCÈNE IV

 

Souworow, Ivanowitche, Ogiski

 

Souworow, àIvanowitche.– C’est ton homme ?

Ivanowitche. – Oui,feld-maréchal.

Souworow, brusquement àOgiski. – De quel régiment es-tu ?

Ogiski. – Du régiment deMarkow.

Souworow. – Quand as-tudéserté ?

Ogiski. – Je n’ai pas déserté,feld-maréchal, nous avons été pris à plusieurs par des hussardsfrançais.

Souworow. – Quand ?…où ?

Ogiski. – Voilà maintenant lequatrième jour. Les Autrichiens partaient ; nous lesremplacions le long des deux lacs et des deux rivières. Nous neconnaissions pas encore bien les positions ; notre détachements’est perdu la nuit dans un coude.

Souworow. – Dans quelcoude ?

Ogiski. – Près d’un village,entre deux lacs.

Souworow, regardant lacarte. – À Rapperschwyl… c’est possible.

Ogiski. – Après, les hussardssont arrivés… On s’est battu longtemps… Nous avons perdu la moitiéde notre monde… Des troupes de ligne sont encore venues au secoursdes hussards. Il a fallu se rendre.

Souworow. – Comment se fait-ilalors qu’on te trouve dans la vallée de Schaechenthal, à vingtlieues de là ? Réponds clairement…

(Il lui lance un coup d’œilsévère.)

Ogiski. – Nous étions encorequinze hommes, avec le lieutenant Swerkow ; et d’abord lesrépublicains nous menèrent sur la montagne à droite.

Souworow. – Au montAlbis ?

Ogiski. – Je crois que oui ;près d’une vieille maison en planches, où demeure leurfeld-maréchal.

Souworow. – Comments’appelle-t-il ?

Ogiski. – Je ne sais pas… C’estun grand sec, maigre, brun, les cheveux un peu crépus.

Souworow, regardantIvanowitche en souriant. – Masséna. (Sa figures’éclaire.) Ah ! ah ! Et qu’est-ce qu’il voulait devous ?

Ogiski. – Le lieutenant Swerkowest seul entré. Nous autres, on nous gardait dehors.

Souworow,l’interrompant.– Mais si tu n’es pas entré, commentpeux-tu savoir que le feld-maréchal des républicains est grand,sec, maigre ?

Ogiski, avec le plus grandcalme. – Le lieutenant Swerkow nous l’a dit… Il nous a ditaussi que le feld-maréchal des républicains voulait savoir où lesAutrichiens allaient, combien nous restions, et si nous attendionsdu renfort ; mais qu’il avait répondu que nous ne savions riende ces choses.

Souworow, riant. – C’est bon… Alorson vous a maltraités ?

Ogiski. – Non,feld-maréchal ; on nous a conduits plus loin, et nous avons eudes fèves à manger, le soir.

Souworow. – Et pas deviande ?

Ogiski. – Oh non !feld-maréchal, les républicains sont dans la plus grandemisère ; ils meurent de faim… ils n’ont pas un verre deschnaps… ils n’ont rien du tout.

Souworow. – Ils doivent êtretristes ?

Ogiski. – Non, feld-maréchal… Ilschantent… ils jouent aux cartes.

Souworow. – C’est bien cela…(Riant de bon cœur.) Et tu t’es échappé ?

Ogiski. – Avant-hier, à lanuit ; ils n’avaient que deux sentinelles pour nous tous, dansun petit village brûlé. Alors, avec trois camarades, j’ai sauté parune fenêtre dans les champs. Les sentinelles ont tiré surnous ; je n’ai pas tourné la tête, j’ai couru tant que jepouvais, en pensant rejoindre le régiment ; malheureusementdans la nuit, au lieu de prendre à gauche, j’avais pris à droite,et le matin j’étais dans la montagne, sans pouvoir me reconnaître.Je n’ai fait depuis que marcher.

Souworow. – C’est bon. Celasuffit. (Silence.) Alors, au moment où vous avez été pris,l’archiduc était en route, l’armée austro-russe occupait sespositions à Zurich, le long de la Linth et de la Limmat ?

Ogiski. – Oui, feld-maréchal,avec les Suisses rouges.

Souworow. – Et tu n’as rencontrédans la montagne aucun détachement autrichien ?

Ogiski. – Non ; si j’enavais rencontré, je leur aurais demandé mon chemin. J’étais perdu,quand l’ordonnance m’a arrêté près d’un petit village.

Souworow. – Je suis content detoi… Va manger la soupe avec les soldats de Rymnik… Tu suivras lacolonne… Demain ou après, nous rencontrons ton régiment.(Ogiski tourne sur ses talons, en faisant le salut militaire,puis s’éloigne gravement. Souworow le regarde d’un airsatisfait.) Ce soldat m’en a plus appris que mes ordonnances.Il en sait plus qu’un officier de l’archiduc… On le prend par lafaute des autres… et il se sauve tout seul !…

(Au moment où Ogiski s’éloigne, unedéputation d’Altorf paraît dans le chemin, à droite, le landamannen tête. Mandrikine, resté près du bivac des officiers, se porte àsa rencontre et parle avec le landamann.)

Ogiski, à part,s’éloignant. – Me voilà dans la place ! (ApercevantHattouine dans le groupe de gauche.) – La matouchkadu Saint-Gothard !

(Il s’arrête et détourne doucement latête.)

Ivanowitche, à Souworow.– Est-ce que le feld-maréchal n’a pas d’autres ordres pourmoi ?

Souworow. – Non… tu peuxreconduire tes hommes à l’escadron.

(Souworow jette une carte sur la table ets’accoude dessus. Ivanowitche se dirige vers le groupe deHattouine.)

Ivanowitche, àOgiski. – Qu’est-ce que tu fais là, toi ?

Ogiski. – Lieutenant, lefeld-maréchal a dit : Va manger la soupe avec les soldats deRymnik…

Ivanowitche. – Eh bien ?

Ogiski. – Il n’a pas donnéd’ordre ; ils ne voudront pas me recevoir.

Ivanowitche. – Ah ! bon…arrive !

(Il se dirige vers le groupe deHattouine.)

Ogiski, à part.– Diable !…

Ivanowitche, seretournant. – Avance donc !…

(Ogiski, faisant bonne contenance, lesuit. Les soldats, Hattouine et Ivanowna se retournent.)

Hattouine. – C’estIvanowitche !

Ivanowitche, souriant àIvanowna. – Oui, matouchka, c’est moi. (Auxsoldats.) Vous allez donner la soupe à ce camarade, c’est unbrave soldat du régiment de Markow. Les républicains l’avaientpris, il s’est sauvé !… Qu’on lui fasse place aufeu !

Hattouine. – C’est bon,Ivanowitche, il n’a qu’à s’asseoir.

Ivanowitche, bas, àIvanowna. – Je reviens de suite… Tout a bien marché… Lefeld-maréchal est content. Je vais reconduire mes hommes àl’escadron, et puis j’arrive.

(Il lui serre la main.)

Ivanowna, le regardantpartir. – Dépêche-toi.

Ogiski, faisantl’aimable. – Excusez, camarades !

(Les soldats se serrent. Il s’assied dansle cercle.)

SCÈNE V

 

Souworow, Mandrikine, puis ladéputation d’Altorf

 

Mandrikine, gui s’estapproché du feld-maréchal. – Feld-maréchal, une députation debourgeois d’Altorf sollicite l’honneur de vous être présentée.

(Il montre la députation arrêtée au milieudu chemin.)

Souworow, regardantpar-dessus l’épaule. – Qu’est-ce que ces gens-là meveulent ?

Mandrikine. – Sans doute quelqueréclamation, au sujet des nouvelles réquisitions.

Souworow. – Eh bien, qu’on leslaisse venir.

(Il reprend son attitude. Mandrikine faitsigne à la députation d’approcher ; les soldats et lesofficiers, autour de leurs feux, regardent un instant avecindifférence.)

Mandrikine, présentant ladéputation. – Une députation de la ville d’Altorf,feld-maréchal.

(Souworow incline la tête sans répondre etsans se lever.)

Le landamann, faisant troispas en avant de la députation. – Illustre feld-maréchal, lamalheureuse ville d’Altorf vient vous exposer, par la voix de sonmagistrat, qu’elle souffre depuis trois ans tous les fléaux de laguerre ; que, depuis trois ans, tantôt les Autrichiens, tantôtles Français, la frappent de nouvelles réquisitions ; qu’elleest épuisée de tout ; que la misère est devenue si grande,qu’une foule de vieilles familles, ayant droit de bourgeoisie, sontforcées de s’expatrier. Et c’est quand l’invincible armée deSouworow arrive au milieu de nous, c’est quand toute la Suisseespère enfin sa délivrance, qu’on nous impose d’abord vingt-cinqmille rations, que nous avons eu mille peines à fournir… ensuitevingt-cinq mille autres, que tous nos efforts, toute notre bonnevolonté ne réuniront jamais… Non, illustre feld-maréchal, vous nepouvez exiger…

Souworow, l’interrompantbrusquement. – Écoute, landamann, je m’appelle BasilowitcheSouworow. Quand je suis assis dans ma baraque, en Esthonie, j’aimeassez les beaux sermons d’un pope avec le son des cloches ;mais quand je campe en pays ennemi, les longs discours m’ennuientterriblement. Tu sauras qu’en Prusse, en Pologne, en Turquie, enItalie, depuis quarante-cinq ans, j’ai fait brûler plus de villeset de villages que vous n’avez de bicoques en ce pays, et que j’aifait fusiller plus de récalcitrants que tu n’as de cheveux sur latête !… C’est pour te faire comprendre, landamann, ainsi qu’àtes camarades, que si je n’ai pas, dans trois heures, les rationsde pain, de viande, de vin, de schnaps et de fourrage qui sontinscrites sur cette pancarte, je mettrai le feu dans tous les coinsde la ville, après avoir pris tout ce que je pourrai prendre, bienentendu. – Tu dois sentir, landamann, qu’on n’entretient pas unearmée avec des sermons, et que les Russes, vainqueurs, ne peuventpas supporter les privations, dans un endroit où les républicainsen déroute se sont régalés. C’est contraire au bon sens ! –Ainsi, dans trois heures, j’aurai ce que je demande, ou bien messoldats commenceront leur visite chez vous avec des torches. –Allez… et réfléchissez aux paroles de Basilowitche Souworow, qui neparle jamais en vain.

Le landamann. – Illustrefeld-maréchal… au nom de l’humanité…

Souworow, frappant sur latable avec colère. – Assez !… Toutes les réflexions sontinutiles.

(La députation se retire, et reprend lechemin à droite d’un air désespéré. Souworow se lève.)

SCÈNE VI

 

Souworow, Mandrikine

 

Souworow, à Mandrikine,montrant quelques ordres sur la table. – Distribuez les ordrestout de suite ; l’attaque de Seedorf aura lieu dans quatreheures, avec ou sans bateaux. Que tout soit prêt ! Je vaissurveiller moi-même le service des réquisitions… Quand des hommesse battent bien, ils doivent bien manger et bien boire. Pour qu’uncheval marche, il lui faut de l’avoine. (Mandrikine sort.– Souworow, repliant sa carte.) Oui, nous nous passeronsde Linken et de Jellachich… Tant pis pour eux ! Demain nousarriverons sur le champ de bataille.

(Il jette la carte sur la roche à droite,puis il s’équipe pour sortir. Un cosaque lui amène son cheval. Lesofficiers d’état-major se préparent à l’accompagner. Pendant cettescène muette, on entend la conversation du groupe degauche.)

SCÈNE VII

 

Hattouine, Ogiski, Ivanowna, soldats

 

Hattouine, à Ogiski.–Les républicains t’avaient fait prisonnier ?

Ogiski. – Oui,matouchka.

Hattouine. – À l’armée deKorsakow ?

Ogiski. – Oui, les gueuxm’avaient pris, mais je me suis sauvé.

Hattouine. – Est-ce qu’elle estencore loin, l’armée de Korsakow ?

Ogiski. – Douze ou quinze lieues,matouchka.

Hattouine. – Est-ce qu’on sebattait souvent, chez vous ?

Ogiski. – Tous les jours… depetits combats… mais la grande bataille approchait… Vous devezplutôt savoir ce qui se passe là-bas que moi, puisque j’ai quittédepuis plusieurs jours.

Hattouine. – Nous ne savons riendu tout… il n’y a pas de nouvelles.

Ogiski, à part.– Pas denouvelles ! Masséna a dû attaquer avant-hier… Korsakow ne ditrien… bon signe !

(En ce moment, Souworow s’avance à cheval.Tous les soldats se lèvent et restent immobiles. Souworow s’arrêteen apercevant Hattouine.)

SCÈNE VIII

 

Les précédents, Souworow, cosaques, état-major

Souworow, de bonnehumeur. – Hé ! vieille matouchka, tu ne disrien, ce soir ?

Hattouine. – Non, Basilowitche,mon fils, j’écume la soupe.

Souworow, riant.– Je tecroyais bavarde ?

Hattouine. – Quand j’ai bienmangé, Basilowitche, et que j’ai bu deux ou trois bons coups, jesuis bavarde ; mais quand je suis à jeun, je rêve.

Souworow, riant.– Turêves à quoi, matouchka ?

Hattouine. – Je rêve à toutessortes de choses, mon fils : à la Russie, à nos anciennescampagnes.

Souworow. – Ah !… oui… nousen avons vu du pays… nous en avons vu, depuis quarante-cinq ans…(Silence.) Et la soupe est bonne ?

Hattouine. – Oh ! elle esttrès bonne… Avec du bon bœuf et du bon pain, on fait de la bonnesoupe, Basilowitche… Si tu veux en goûter ?…

Souworow, riant.– Je leveux bien.

Hattouine, lui présentant lagrande cuiller. – Tiens… souffle dessus… elle est chaude.

(Souworow goûte la soupe.)

Tous les soldats. – ViveSouworow !

Souworow, rendant la cuillerà Hattouine. – Oui, matouchka, elle est fameuse,cette soupe-là !

Hattouine. – Nous aurions étébien contents d’en avoir une gamelle au Saint-Gothard.

Souworow. – Ah ! oui, mesenfants ont bien souffert depuis le Saint-Gothard.

Hattouine. – Un vilain chemin,Basilowitche ; toujours monter et descendre… Et puis, pas derations… Ces gueux de républicains avaient tout pillé ; ilsvoulaient nous faire crever dans la montagne. Ah ! lesgueux !…

Souworow, aux soldats. –Oui, elle a raison, la matouchka ; les républicainsvoulaient nous faire mourir de faim ; mais nous allons lesarranger… (Montrant la gauche.) Ils sont là-bas !Dans quelques heures, soldats de Rymnik, vous serez àl’avant-garde ; Souworow veut vous faire de l’honneur jusqu’àla fin, à cause de votre belle conduite au Saint-Gothard.

Tous les soldats. – Vive Souworowl’invincible !

Souworow. – Vous enlèverez lepont, et puis la grande bataille viendra… la dernière… Nous irons àParis ; nous aurons du schnaps, du vin, du lard et de la bonnesoupe tous les jours.

Tous les soldats. – Vive le pèreSouworow !

Souworow. – Allons ! mangezbien, buvez bien. La tonne est pleine maintenant,matouchka ?

Hattouine. – Oui, mon fils, elleest pleine… Du bon schnaps blanc… du vrai schnaps !

Souworow. – Tu vas verser deuxverres à chaque soldat de Rymnik, et puis encore un grand verreavant l’attaque du pont… Tu m’entends ?

Hattouine. – Oui, je sais bien,Basilowitche, je sais bien ; ce n’est pas la première fois queje fais la guerre… À l’attaque, il faut toujours duschnaps !

Souworow, riant.–Bon ! et je vais faire avancer d’autres tonnes pour toi,matouchka ;il faut que mes enfants aient toujours duschnaps !…

Tous les soldats,attendris. – Vive le bon père Souworow !

(Ils lèvent leurs bonnets.)

Souworow, au moment de seretirer, montrant Iva-nowna. – Et la belle fille… elle ne ditrien, matouchka ?

Hattouine. – Elle pense àIvanowitche, vois-tu !

Souworow,sarrêtant.– Ivanowitche ?

Hattouine. – Oui, tu sais… unenfant de Rymnik… Celui qui a porté les dépêches à Korsakow, àtravers les républicains.

Souworow. – Ah ! ah !Elle l’aime !… C’est un brave.

Hattouine. – Quand il seracapitaine, nous les marierons.

Souworow. – Que j’entende parlerde lui… et il sera bientôt capitaine.

Ivanowna, timidement.–Oh ! merci, feld-maréchal, merci !…

Souworow. – Oui, tout irabien !… Et maintenant, buvez, mangez, prenez des forces. Cesrépublicains se défendent comme des enragés, mais nous en viendronsà bout… C’est Basilowitche Souworow qui vous le dit…Courage !…

(Il s’éloigne et sort par la droite. Lescosaques et les officiers d’’état-major le suivent. Les crisde « Vive Souworow » s’étendent danstoute la vallée. Alors la nuit est venue, et les feux de bivacsbrillent au loin.)

SCÈNE IX

 

Les précédents, moins Souworow,les officiers d’état-major et les cosaques

 

Hattouine, puisant lasoupe. – Allons, vous autres, avancez vos gamelles… Ah !elle sent bon, la soupe.

Un soldat. – Oui,matouchka. Et nous pourrons dire : J’ai soupé avecSouworow !

Tous, avec enthousiasme.– Oh ! le bon père. Oh ! comme il aime ses enfants deRymnik !

Hattouine, continuant deremplir les gamelles. – Je crois bien qu’il vous aime !Celui qui ne passerait pas dans le feu pour lui ne serait qu’ungueux. Quand on a de la soupe pareille, avec deux bons verres deschnaps, il faut enlever tous les ponts. (S’adressant à Ogiski,resté derrière.) Hé ! soldat de Markow, avance donc,c’est ton tour.

(Ogiski présente une gamelle. Hattouine,en la remplissant, le regarde avec une sorted’étonnement.)

Ogiski. – Merci,matouchka !

Hattouine. – Où donc est-ce queje t’ai vu, toi ? Plus je te regarde, plus je tereconnais.

Ogiski, riant.–Oh ! je vous reconnais aussi, matouchka.

Hattouine. – Où donc est-ce queje t’ai vu ?

Ogiski. – Vous m’avez vu d’abordau camp de Toulczine, ensuite aux grandes manœuvres du sabre et dela baïonnette, à Varsovie. C’est là que le régiment de Markow etcelui de Rymnik étaient ensemble, et que la bonnematouchka leur versait du schnaps.

Hattouine, riant auxéclats. – Ah ! oui… oui… Maintenant je me rappelle… Ilfallait du schnaps ! il en fallait, pour soutenir les chargesdes dragons ! Les coups de sabre, les vrais coups de sabrepleuvaient ! C’était la manœuvre de mon fils Basilowitche… ilcriait : – Tapez… tapez ferme… Ça leur apprendra àparer ! – Ha ! ha ! ha ! tu étais là… je nem’étonne plus si je te reconnais.

Ogiski, mangeant.– Oui,matouchka ; moi, je vous ai reconnue tout desuite.

Hattouine. – Ah ! c’était unbon temps… Tiens régale-toi.

(Elle lui verse encore une cuillerée desoupe. Toute la troupe mange. Hattouine et Ivanowna se servent lesdernières.)

Ivanowna, bas, àHattouine. – Oh ! mère Hattouine, que vous avez bien faitde parler d’Ivanowitche au feld-maréchal !

Hattouine, de même, enclignant les yeux avec malice. – Oui, la vieillematouchka n’est pas bête… Souworow va penser à lui,maintenant… Et demain, s’il se conduit bien à la grandebataille…

Ivanowna. – Qu’il sera content,mère Hattouine, d’apprendre…

Hattouine. – C’est bon… c’estbon… il ne faut pas oublier la soupe.

(Elles se remettent à manger.)

Plusieurs soldats, selevant. – À cette heure, le schnaps, matouchka,le schnaps !

Hattouine. – Attendez donc quej’aie fini.

D’autres, avecimpatience. – Le schnaps ! le schnaps !

Hattouine, donnant songobelet à Ivanowna. – Va ! les ivrognes ne peuvent pasattendre.

(Ivanowna se lève ; elle remplit legobelet à la tonne, et le passe tour à tour aux soldats, qui levident d’un trait, claquent de la langue, hument leurs moustacheset font place aux autres. Des éclats de rire retentissent de touscôtés, comme dans une troupe d’enfants.)

Hattouine, arrivant à sontour. – Allons, Ivanowna, la vieille matouchka asoif. Il ne faut pas tout laisser aux autres.

(Ivanowna lui présente le gobelet, elle levide, puis se met à rire tout haut, en faisant mine dedanser.)

Un soldat, riant.–Hé ! la matouchka veut danser.

Hattouine. – Oui, ce bon schnapsm’entre jusque dans les jambes.

Le précédent. – Hé !Kolskow, va donc chercher ton tambour.

Hattouine. – Non… non… je nedanserai pas… Je suis trop vieille… Que les autresdansent !

Un autre soldat. – Vous n’êtespas si vieille que vous dites : je me marierais encore bienavec vous.

Hattouine. – Oui, pour boire monschnaps.

Plusieurs soldats. –Matouchka ! matouchka ! il faut danser.

Hattouine. – Qu’Ivanowna danse…moi je ne danse jamais sans fifre.

Un soldat. – Le pauvre Bélinskiest mort au grand pont, il ne peut plus souffler.

Un autre, tirant un fifre deson sac. – Voici bien son fifre… mais lui n’est plus là.

Ogiski, s’avançantd’unair modeste. – Écoutez, camarades, au régiment de Markow,j’ai quelquefois joué du fifre… Je ne suis pas un bon fifre… maisje joue un peu tout de même.

(Il reçoit le fifre et en tire quelquessons rapides.)

Les soldats. – Oh ! il jouemieux que Bélinski !

(Tous se balancent, rient et font descontorsions grotesques. Le tambour exécute une batterie, Ogiskil’accompagne.)

Un soldat. – Puisque lamatouchka ne veut pas danser, qu’elle chante.

Hattouine. – Je suis tropvieille… Ivanowna chanterait mieux que moi.

Ivanowna. – Vous savez bien, mèreHattouine, que je ne connais pas la musique.

(Les soldats se font des signes ; letambour et le fifre reprennent et s’animent peu à peu ; ilssemblent attirer la vieille cantinière, qui s’avance à la find’un pas timide.)

Hattouine. – Vous ne rirez pas demoi… C’est un vieil air… l’air du Soldat de Koslugi, dutemps de la guerre des Turcs.

Ogiski, jouant etdansant. – Allons, matouchka… courage !…

Hattouine. – Il faut aussi que lefifre joue bien.

Ogiski. – Soyez tranquille… jeconnais l’air du Soldat de Koslugi.

(On forme le cercle ; Hattouine sebalance et chante au milieu. Le tambour et le fifre l’accompagnentdoucement. À la fin du premier couplet, tous les soldats entonnentle refrain en chœur. Puis les applaudissements éclatent.)

Les soldats. – Oh ! c’esttrès bien ! oh ! c’est très bien ! Quel bon fifre.Comme la matouchka chante bien !

(Le chant continue. À la fin d’un couplet,on entend tout à coup sonner au loin la retraite des Français.Toute la troupe se retourne et prête l’oreille.)

Un soldat. – Ce sont lesFrançais !

Un autre. – Oui, ils n’ont pas defifre, les gueux !

Un autre. – Ils ont destrompettes !

Hattouine. – C’est de la mauvaiserace !

Ivanowna. – Écoutez !…

(On entend les trompettes de lacavalerie.)

Un soldat, levant lepoing. – Attendez !… attendez !… vous ne ferez paslongtemps votre musique… Nous allons venir.

(Le bruit des tambours et des trompettescesse.)

Hattouine. – Ils ont fini.

Plusieurs. – Oui…Recommençons !…

(Le fifre et le tambour recommencent.Hattouine chante les derniers couplets. Tout à coup les tamboursrusses battent la retraite.)

Hattouine, allant à latonne. – C’est la retraite ! Arrivez… buvons encore uncoup.

Tous, à voix basse. –Oui, buvons encore un coup.

(Ils suivent Hattouine. Chacun reçoit sonverre d’eau-de-vie, et boit dans le plus grand silence. Pendantcette scène, les tambours russes traversent le fond, de droite àgauche, en battant la retraite.

Hattouine, à Ogiski. –Tiens, fifre, je vais t’en donner deux… Il faut rester au régimentde Rymnik, tu seras notre fifre.

Ogiski. – Je voudrais bien.

Cris des sentinelles, àdroite. – Sentinelles… garde à vous !…

(Ce cri se répète sur toute la ligne, etva se perdre à gauche.)

Hattouine, après avoir bu ladernière. – Chut !… que chacun se couche… Il va bientôtfalloir attaquer… Tâchons de dormir un peu.

(Elle arrange une botte de paille contrela roue de sa charrette. Les autres se couchent à droite et àgauche, autour du feu, la tête sur leur sac. Ivanowna seule resteassise près du feu, qui baisse en projetant sa faible lueur sur lascène. La lune monte à droite, au-dessus des Alpes.)

Hattouine, se couchant.–Ah ! je vais m’en donner. (À Ivanowna.) Tu n’a pas onvie de dormir, Ivanowna ?

Ivanowna. – Non, mère Hattouine,je n’ai pas encore sommeil.

Hattouine, d’une voixsomnolente. – Oui… oui… je pense bien.

(Elle s’endort… Silence général… Au boutd’un instant, Ogiski, resté derrière Ivanowna, se lève doucementsur le coude, regarde autour de lui, puis il se rapproche du rocherà droite, où brille encore le feu de Souworow, et serecouche.)

SCÈNE X

 

Ivanowna seule, puisIvanowitche

 

Ivanowna, seule.– Il apromis de revenir.

(Elle écoute.)

Tout au loin, de poste enposte. – Sentinelles… garde à vous !… Sentinelles… gardeà vous !…

(Nouveau silence.)

Ivanowna. – Comme iltarde !

(Elle jette du bois dans le feu, qui seranime.)

Une sentinelle, àdroite. – Qui vive !

Voix d’Ivanowitche,répondant. – Rymnik !

Ivanowna. – C’est lui !…

(Elle se lève.)

Ivanowitche, accourant.–Me voici !…

Ivanowna. – Comme tu es restélongtemps !

Ivanowitche. – J’ai été obligé desurveiller la distribution du fourrage. (Il lui prend lesmains.) Mais je pensais bien que tu m’attendrais.

(Il rit.)

Ivanowna. – Chut ! pas sihaut… la matouchka dort.

Ivanowitche, regardant.–Ah ! oui… comme elle dort bien… la pauvre vieillematouchka.

Ivanowna. – Tiens… assieds-toilà… j’ai quelque chose de bon à t’apprendre.

Ivanowitche, s’asseyant àcôté d’Ivanowna. – Quoi ?

Ivanowna. – Le feld-maréchals’est arrêté près de notre feu en passant… Il a goûté la soupe.

Ivanowitche, étonné.– Ila goûté la soupe ?

Ivanowna. – Oui !… et lamatouchka lui a parlé.

Ivanowitche. – Qu’est-ce qu’ellelui a dit ?

Ivanowna. – Quelque chose de trèsbon… oh ! de très bon.

Ivanowitche. – Elle est maligne…et Souworow l’aime bien.

Ivanowna, à voix basse, en sepenchant à l’oreille d’Ivanowitche. – Elle lui a dit qu’ellenous marierait ensemble, quand tu serais capitaine !

Ivanowitche, stupéfait.–Elle lui a dit cela ?

Ivanowna. – Oui ! Et elle abien dit : – Ivanowitche, le fils de Rymnik, celui qui a portéles ordres à Korsakow.

Ivanowitche, la main sur soncœur, et regardant Hattouine. – Oh ! la bonnematouchka…la brave matouchka… (À Ivanowna.) Etqu’est-ce que Souworow a répondu, Ivanowna ?

Ivanowna. – Il a dit :« Ivanowitche… Ah ! je le connais… c’est un brave… quej’entende parler de lui, il sera bientôtcapitaine !… »

Ivanowitche. – Souworow adit : « Que j’entende parler de lui ! » Tu enes sûre, Ivanowna ?

Ivanowna. – Oh ! oui, biensûre !

Ivanowitche, se levant.– Alors, je serai capitaine demain. (Se promenant.)Ah ! Souworow veut entendre parler de moi… Eh bien, iln’attendra pas longtemps.

Ivanowna, inquiète.–Qu’est-ce que tu veux faire ?

Ivanowitche, s’arrêtant etfrappant sur son sabre. – Je veux te gagner avec ça !… Ilme faut un drapeau ou un canon ! (S’exaltant.)Malheur à ceux qui seront devant le sabre d’Ivanowitche !

Ivanowna, vivement.–Oui… mais prends garde… ils se défendent bien, les autres… MonDieu… s’ils allaient te tuer !…

Ivanowitche, riant.– Necrains rien, va !… Demain soir, je serai capitaine. Nous nousmarierons… nous resterons toujours ensemble… (Avecentraînement.) Oh ! Ivanowna, pour la bonne nouvelle, ilfaut que je t’embrasse !

(Il s’approche de la jeune fille, les brasétendus.)

Ivanowna, le repoussant avecdouceur. – Pas maintenant, Ivanowitche.

Ivanowitche, étonné.–Pourquoi ?

Ivanowna, montrantHattouine. – La matouchka dort…

Ivanowitche,savançant.– Qu’est-ce que cela fait ?

Ivanowna, reculant.–Non !… Quand la matouchka dort… ce n’est pasbien…

Ivanowitche, regardantHattouine. – Ah ! si elle pouvait seulement s’éveiller unpeu !

Hattouine. – Je n’ai pas besoinde m’éveiller, puisque tu m’empêches de dormir, avec tes cris.

Ivanowitche, riant, les brasétendus vers Ivanowna. – Eh bien ! Ivanowna ?

(Ivanowna se jette dans ses bras ;ils s’embrassent.)

Ivanowitche, attendri.–Maintenant tout est bien… je suis content !… (Seretournant vers Hattouine.) Et vous, vieillematouchka, il faut que je vous embrasse aussi.

(Il se baisse et embrasseHattouine.)

Hattouine. – Oui, je sais bienque tu es un brave garçon. Prends garde seulement, demain, avec tescanons et tes drapeaux, de te faire casser les côtes.

Ivanowitche. – Vous avez desidées drôles, mère Hattouine.

Hattouine. – Pas si drôles que tupenses. Tu ne serais pas le premier. Les républicains ont aussi dessabres et des baïonnettes… Rappelle-toi le grand pont, où la moitiéd’un bataillon a sauté… Rappelle-toi que ces sans-culottes sedéfendent comme le diable.

(À ce moment, on entend au loin un bruitde trot, et le « qui-vive ! » deplusieurs sentinelles.)

Ivanowitche, seretournant. – Qu’est-ce que c’est ?

Hattouine, se levant.–Ça veut dire que je ne dormirai pas cette nuit.

(Plusieurs soldats se réveillent, etregardent s’approcher un fort piquet de cosaques, au milieu duquelse trouve un paysan suisse.)

Ogiski, à part,regardant. – Voici du nouveau !

SCÈNE XI

 

Les précédents, le hettmann, le paysan, cosaques, Ogiski,soldats de Rymnik

 

Le hettmann. – Lefeld-maréchal !

Ivanowitche. – Voici son quartiergénéral… Lui, il est parti pour Altorf.

Le hettmann. – De grandesnouvelles, lieutenant… des nouvelles graves !…

(Ogiski devient plus attentif.)

Ivanowitche. – Qu’est-ce quec’est ?

Le hettmann. – Je ne puis parlerqu’au feld-maréchal.

Ivanowitche. – Eh bien !allez à Altorf…

Le hettmann. – Et si lefeld-maréchal revient par un autre chemin, je serai responsable duretard… Non ! je ne veux pas qu’il m’arrive la même chose qu’àl’estafette Mézenkow, sur le Saint-Gothard !

Ivanowitche. – Qu’est-ce quit’empêche d’envoyer un de tes hommes à la grande halle d’Altorf, oùle feld-maréchal inspecte les réquisitions ?

Le hettmann, appelant.–Gawrilow, pousse un temps de galop jusqu’à la ville. Dis aufeld-maréchal que de grandes nouvelles sont arrivées au quartiergénéral… des nouvelles de Korsakow.

Ogiski, à part. –Ah ! ah !

(Il se lève.)

Le cosaque. – C’est bon,hettmann.

(Il part au galop.)

Le hettmann, criant.–Approchez, vous autres !

(Alors tous les soldats du bivac sontéveillés. On rallume le feu. Les cosaques mettent pied à terre. Onforme cercle autour du paysan ; c’est un homme en veste, largefeutre noir, guêtres de toile à boutons d’os, et qui présente toutel’apparence d’un boucher du pays. Du reste, il paraît calme. Ogiskil’observe avec attention et se rapproche. Le paysan finit pars’asseoir sur le timon de la charrette de Hattouine, en face dufeu, son bâton entre les genoux.)

SCÈNE XII

 

Les précédents, le hettmann, les cosaques, lepaysan

Ivanowitche, auhettmann. – C’est lui qui apporte les nouvelles ?

Le hettmann. – Oui,lieutenant.

Ivanowitche. – Il est venu seul…de lui-même ?

Le hettmann. – Je ne puis riendire qu’au feld-maréchal.

Hattouine, s’approchant etregardant d’un air de mépris. – Ça, c’est un boucher… Lehettmann veut faire ses embarras… Il veut attraper une bonnegratification, pour avoir du schnaps… Qu’est-ce qu’un boucher peutsavoir ?

Une voix, au loin. – Quivive ?

(Les cris de : Qui vive ! serapprochent par la droite. Des cris de : Vive Souworow !s’entendent aussi dans la même direction.)

Ivanowitche. – On crie :Vive Souworow ! Le cosaque aura rencontré le feld-maréchal enroute.

Hattouine. – Oui, c’est bientôtl’heure de l’attaque… il revient.

Cris rapprochés. – ViveSouworow !… vive Souworow !…

(Souworow paraît au tournant du chemin, àdroite, avec Mandrikine et ses officiers d’’état-major. Le cosaqueenvoyé par le hettmann est dans le nombre.)

SCÈNE XIII

 

Les précédents, Souworow, Mandrikine, sesofficiers

Souworow, arrivant au galopet sadressant au hettmann. – Vous avez pris cethomme à Brunnen ?

Le hettmann. – Oui,feld-maréchal, sur la droite du lac, dans une auberge… Il répandaitdes nouvelles mauvaises.

Souworow, mettant pied àterre et regardant le paysan, qui s’est levé. – Tu viensd’où ?

Le paysan. – De Lucerne.

Souworow. – Tu es quoi ?

Le paysan. – Je suis marchand debétail, à votre service.

Souworow. – Tu répandais desnouvelles, à Brunnen ; quelles nouvelles ?

Le paysan. – Je racontais cequ’on m’avait dit.

Souworow. – Qu’est-ce qu’ont’avait dit ?

Le paysan. – Avant-hier, aumarché de Horbe, tous ceux qui venaient de la vallée d’Albisracontaient que les républicains, dans la nuit, étaient descendussur les deux lacs et les deux rivières, et qu’une terrible bataillese livrait depuis Mellingen jusqu’à Wesen.

Souworow. – Et puis ?

Le paysan. – Et le lendemain, quiest donc hier, le bruit courut vers le soir, que les républicainsavaient repris Zurich…

Souworow, avec fureur. –Tu mens… c’est faux !…

Le paysan, épouvanté.–Général, tout le monde le disait…

Souworow, le saisissant à lagorge. – Tu mens !… Tu mens !… Qu’on lefusille !

Le paysan, à demirenversé. – Général ! général ! C’est la vérité…

Souworow, avec rage. –Qu’on le fusille !… Qu’on fusille ce chien-là contre cetteroche.

(Les soldats se précipitent sur le paysanet l’entraînent à gauche.)

Ogiski, à part, détournant latête. – Barbare !…

Le paysan, d’un accentdésespéré. – Général, je suis un père de famille… On l’a dit,général… c’est la vérité !…

(En ce moment retentit un coup de canon auloin sur la gauche. Tout le monde se retourne, les soldatss’arrêtent ; Souworow regarde, pâle de colère, il écoute…Silence. – Second coup de canon.)

Souworow, au hettmann. –Va voir ce que c’est !

(Pendant la scène précédente, on remarquetoujours Ogiski au premier rang. Il se retire au premier coup decanon, durant quelques minutes. Une joie profonde éclate dans sonregard ; puis il s’avance de nouveau en composant sestraits.)

Hattouine, à Ivanowna.–Ça, ce n’est pas bon signe… Ces coups de canon des républicainssont un mauvais signe.

Ivanowna. – Oh ! mèreHattouine, taisez-vous… le feld-maréchal est en colère…

(Troisième coup de canon. Au même instantarrive un officier d’état-major, au trot, par la droite. Ilsoutient à cheval un autre officier, en uniforme autrichien, etdont le côté droit est taché de sang.)

SCÈNE XIV

 

Les précédents, l’officier d’état-major,l’estafette

 

L’officier d’état-major. –Feld-maréchal, une estafette de Linken.

Souworow, se retournantvivement. – Une estafette de Linken ! (Ilregarde.) Cet homme est blessé ?

L’officier. – Oui, feld-maréchal,d’un coup de feu.

Souworow, vivement.–Qu’on le descende… qu’on le fouille… Il doit avoir une dépêche, unmot…

(Des soldats entourent l’Autrichien etl’étendent à terre, contre le rocher ; l’officier russedescend et le fouille.)

Souworow, avecimpatience. – Eh bien ?

L’officier. – Il n’a rien,feld-maréchal.

Souworow. – Alors qu’il parle…qu’il parle !…

Hattouine,sapprochant avec son gobelet rempli deschnaps. – Il va parler, mon fils Basilowitche, ne te fâchepas… Il va parler…

(Elle s’agenouille et donne à boire aublessé, qui se ranime et regarde, hagard.)

L’estafette, d’une voixfaible. – Le feld-maréchal Souworow ?…

Souworow. – Me voilà !… Vousme reconnaissez ?

L’estafette. – Oui,feld-maréchal.

Souworow. – Pourquoi n’avez-vouspas de commission écrite ? L’ennemi vous l’aenlevée ?

L’estafette. – Non,feld-maréchal, nous sommes partis à huit de Glaris… nous pouvionsêtre interceptés… nous n’avions rien d’écrit…

Souworow. – Interceptés d’iciGlaris !… Les républicains s’étendent donc sur madroite ?

L’estafette. – Oui, ils sont enmarche pour vous tourner.

Souworow, d’une voix indignée. – Pourme tourner ! Et Hotze… Linken… Jellachich ?…

(L’officier fait un effort pour répondreet tombe évanoui.)

Souworow, se baissant et lesecouant. – Hotze !… Linken !… Jellachich !…Répondez !…

(Silence. – La foule se presse etse penche autour d’eux. On remarque toujours Ogiski au premierrang. Sa figure exprime malgré lui une satisfactionterrible.)

Souworow, se redressant etcriant d’une voix irritée. – Qu’est-ce que vous voulez ?Retirez-vous ! Sentinelles, écartez ces gens-là ! Qu’ondonne de l’air à cet homme… qu’il parle. Un chirurgien ! qu’oncherche un chirurgien !… (Puis voyant la foule toujourspressée.) Portez-le là… là… près du rocher !…

(En même temps il se précipite vers lerocher, prend une carte, la déroule sur la table et se pencheavidement. Quatre soldats prennent le blessé et le portent sous laroche en demi-voûte. Les officiers les suivent. Des sentinellesécartent les autres. Hattouine, Ivanowitche et Ivanowna restentisolés auprès de la charrette. La foule compacte est tenue àdistance, à gauche ; elle forme muraille ; lessentinelles se promènent devant. Ogiski est toujours là, le plusrapproché de la roche ; il écoute, et transmet à voix basseaux soldats les mots qui lui arrivent.)

SCÈNE XV

 

Les précédents, le hettmann

 

Le hettmann, fendant lapresse. – Feld-maréchal, ce n’est rien… l’ennemi tire àpoudre.

Ogiski, à part.– Ilstirent pour la victoire de Masséna !…

Souworow, penché sur sacarte. – Ils s’étendent sur ma droite ! (Suivant dudoigt.) Schwytz… Glaris… Wésen…

Mandrikine. – L’estafette seranime…

Souworow, accourant.–Voyons, qu’on lui relève le corps… la tête… (Se penchant.)Linken était à Glaris quand vous êtes parti ?

L’estafette, d’une voixfaible. – Il commençait sa retraite.

Souworow. – Saretraite ?…

L’estafette. – Oui… sur lesGrisons…

Souworow. – Et Hotze ?

L’estafette. – Il estmort !

Souworow. – Mort ! On a donclivré bataille ?… On a donc attaqué avant le jourconvenu ?… On a voulu gagner sans moi !…(S’emportant.) Oh ! les misérables !… lesmisérables !…

(L’officier fait des efforts pourrépondre. – Silence.)

Ogiski, aux soldats, enétouffant sa voix. – Linken se sauve… Hotze est tué !

L’estafette, d’une voixentrecoupée, une main appuyée sur sa blessure. – Non,feld-maréchal… Les républicains nous ont prévenus… Ils ont commencéleur attaque, dans la nuit… du 24 au 25… Vingt mille hommes se sontportés… sur la Linth… par Wésen… Ils ont écrasé le régiment deBender… et un bataillon de Hongrois… Le général Hotze est accouru…avec son état-major… Il a été tué… et son corps d’armée mis endéroute… (Il s’arrête, épuisé. – Faisant un effortsuprême.) Tout ce que le général Linken a pu faire… c’était devous prévenir… du désastre…

(Il pousse un cri de douleur ets’évanouit.)

Souworow, se penchant,–d’une voix déchirante. – Et Korsakow ?…Korsakow ?… (Silence,– se relevant, la facecontractée.) Allons… il faudra périr ici, sans rien apprendrede plus… Hotze… Linken… Jellachich… Tout est perdu… tout est endéroute… tout !…

Ogiski, aux soldats,bas. – Le feld-maréchal dit que tout est perdu… endéroute…

(Les soldats se regardent stupéfaits. Ence moment, l’horizon à gauche s’éclaire sur toute l’étendue dulac.)

Ogiski, étendant lebras. – Regardez !… Les républicainsilluminent !…

(La foule se retourne et pousse un longmurmure de stupeur. Souworow regarde. Entre le chirurgienSthâl.)

SCÈNE XVI

 

Les précédents, le docteur Sthal

 

Souworow, retournant à sacarte. – Voyez ce qu’il reste à faire pour cet homme… qu’ilparle… Non ! j’en sais assez ! (Avec rage.) Onme promet tout… j’avance… je renverse les obstacles… Encore unjour… je suis le maître ! Et au lieu de soixante mille hommesen bataille… je ne trouve plus un soldat… plus rien… rien…

(Il froisse sa carte. Les officiers autourde lui n’osent lui parler. Il s’assied, se relève, tourne comme unebête fauve, et se rassied. Le chirurgien Sthâl s’agenouille près dublessé ; il lui ouvre son uniforme et débride lablessure ; le sang coule, le blessé se ranime.)

L’estafette. – Oh !… jerespire…

Sthal, à son voisin. –Le sang l’étouffait… (Se relevant, et parlant àSouworow.)Il va répondre, feld-maréchal.

Souworow, accourantbrusquement. – Qu’est devenu Korsakow, lui ? qu’est-cequ’il est devenu ? Il s’est aussi sauvé, sans doute ?

L’estafette. – Non,feld-maréchal !… Le même jour les républicains ont passé laLimmat… Ils ont écrasé les corps d’armée de Markow et de Durazow,en rejetant toute l’armée… dans Zurich… Et le lendemain, ils ontcoupé la ligne de retraite au lieutenant général Korsakow surSchaffhouse… Ils ont pris son trésor… son artillerie et sesbagages…

(À mesure qu’il parle, Ogiski, l’oreilletendue, répète à voix basse 🙂

« Ils ont écrasé Markow etDurazow !… Ils ont pris le trésor, les canons et les voituresde Korsakow ! »

(Les soldats se regardentterrifiés.)

Souworow, d’une voixvibrante. – Et maintenant ils sont en marche, par Schwytz,Wésen, Glaris, pour venir écraser le vieux Souworow !… levieux Souworow seul !… (Avec un redoublement defureur.) Mais Souworow n’est pas un Linken, un Jellachich, unKorsakow… Souworow a gagné ses grades sur le champ de bataille…C’est un soldat de fortune… Ce n’est pas un baron… un courtisan… unarchiduc… C’est un vieux Cosaque !… (Silence.) Ehbien, qu’ils viennent couper sa retraite… qu’ilsviennent !…

(Il marche, et tout à coup s’assied, secouche sur la carte et semble dominer sa fureur.)

Une voix, au fond des groupessilencieux. – Nous sommes entourés ! Il ne reste plusqu’à se rendre !…

Souworow, se relevant, etbondissant à travers le cercle. – Qui a parlé de serendre ?… qu’on l’assomme… qu’on le déchire ! (Grandsilence. Personne ne bouge. Souworow se parlant à lui-même.)Du calme, Souworow… du calme… tout n’est pas perdu !… tâche desauver tes vieux soldats… (Nouveau silence. Il se rassied,regarde la carte, puis se retourne et crie 🙂 Le chef dela reconnaissance du Schaechenthal !

Hattouine, àIvanowitche,– le poussant. – C’est toi,Ivanowitche… c’est toi qu’il appelle.

Ivanowitche, bondissant de saplace et fendant la presse. – Feld-maréchal ?

Souworow. – Tu as poussé ce matinjusqu’aux environs de Muotta ?

Ivanowitche. – Oui,feld-maréchal, à sept lieues de Glaris.

Souworow. – C’est un cheminpraticable à l’artillerie ?

Ivanowitche. – Non, deux hommespeuvent à peine y passer de front ; il est bordé deprécipices.

Souworow. – N’importe !…c’est notre seule ligne de retraite… on y passera !… Tu vaspartir en éclaireur avec deux cents cosaques. Tu traverseras leplus rapidement possible le défilé du Schaechenthal. Une fois del’autre côté, tu pousseras des reconnaissances vers Schwytz etGlaris… Tâche de te renseigner exactement sur la force et lespositions des corps ennemis, qui voudraient s’opposer à notrepassage. Il faut qu’en arrivant nous puissions attaquer sans perdreune minute… Tu comprends ?

Ivanowitche. – Oui,feld-maréchal.

Souworow. – C’est bien…va !… (Ivanowitche s’éloigne et se dirige du côté deHattouine. – Appelant.) Bagration ?

Mandrikine. – Il n’est pas là,feld-maréchal.

Souworow. – Qu’on lecherche !

(Mandrikine se retourne et dit un mot à unofficier, qui s’éloigne. Souworow se penche sur sa carte.)

Ivanowitche, à Hattouine et àIvanowna. – Je pars…

Hattouine. – Où vas-tu ?

(Ogiski se rapproche et prêtel’oreille.)

Ivanowitche. – Le feld-maréchalm’envoie en éclaireur du côté de Schwytz et de Glaris.

Ivanowna, inquiète.–Est-ce que nous irons aussi de ce côté-là ?

Ivanowitche. – Oui, l’armée vatraverser le Schaechenthal… nous nous retrouverons demain… Allons…au revoir, Ivanowna… et vous aussi, matouchka… Boncourage !…

(Il leur serre la main et s’éloignerapidement. Au même instant, Bagration parait à gauche.)

Ogiski, à part, regardantsortir Ivanowitche. – Va… cours !… Je serai à Glarisavant toi…

(Il se perd dans la foule.)

Bagration, s’arrêtant près deSouworow. – Vous m’avez fait appeler, feld-maréchal ?

Souworow. – Ah ! c’est vous,Bagration… Nous allons traverser le Schaechenthal… Vous prendrez lecommandement de l’avant-garde… Les pièces seront démontées comme auSaint-Gothard. Chaque mulet recevra cent gargousses. Il s’agit degagner l’ennemi de vitesse, de passer sur le ventre aux corpsrépublicains qui voudraient nous fermer le chemin de Glaris, et derallier les débris de Hotze et de Korsakow.

Bagration. – C’est tout,feld-maréchal ?

Souworow. – Oui… point de retard…Une marche rapide peut tout sauver !… Je compte sur vous,Bagration. (Bagration salue, et sort vivement.) GénéralRosemberg !

Rosemberg,savançant.– Feld-maréchal ?

Souworow. – Je vous confie lecommandement de mon arrière-garde.

Rosemberg. – Merci,feld-maréchal.

Souworow. – Les feux resterontallumés. On les entretiendra jusqu’à la dernière heure… Si Lecourbevous presse, tenez comme un roc !… Nous ne pouvons passerqu’un à un dans le Schaechenthal… Il faudra du temps !… Aubesoin vous brûlerez Altorf et tous les villages sur vos derrières,pour retarder la marche de l’ennemi.

(Rosemberg salue et sort. Souworowappelant.) Man-drikine !

Mandrikine. –Feld-maréchal ?

Souworow. – Écrivez !(Il se lève et dicte.) « Aux lieutenants générauxKorsakow, Linken et Jellachich. – Quartier général de Seedorf, le28 septembre 1799. – J’apprends votre déroute… J’arrive réparer vosfautes… Tenez ferme comme des murs… Encore un pas en arrière, et jene ferai point de grâce. » (Mandrikine lui présente laplume, il signe sans s’asseoir.) Faites partir tout desuite.

(Mandrikine se dirige vers le groupe desofficiers d’état-major. On le voit donner des ordres avec vivacité.Plusieurs officiers montent à cheval ; une grande agitationrègne dans le fond. Souworow reste seul sur le devant de lascène.)

Souworow, à part. – Ilme reste dix-huit mille hommes… Les débris de Hotze et de Korsakowm’en donneront bien trente mille… Nauendorf arrive avec une réservede dix mille Bavarois… On peut presser sa marche… Dans quatre oucinq jours j’aurai soixante mille hommes, et je recommencerai labataille.

Mandrikine. – Feld-maréchal… lesordres sont partis !… Faut-il commencer la retraite ?

Souworow, avec colère, et defaçon à être entendu de tout le monde. – Souworow ne bat pasen retraite !… Il va rejoindre les débris de Hotze et deKorsakow… et réparer les sottises des générauxd’antichambre !

(Il saute brusquement à cheval et sort augalop. Les officiers d’état-major le suivent. Le tambour bat detous côtés. Les soldats mettent leurs sacs, prennent leurs fusils,etc. Grand mouvement. À peine les tambours russes ont-ils finileurs roulements sourds, qu’on entend au loin, à gauche, dans lesilence de la nuit, s’élever le chant de laMarseillaise :

Allons, enfants de la patrie,

Le jour de gloire est arrivé…

SEPTIÈME TABLEAU – LE PARLEMENTAIRE

 

Un village dans la gorge du Klœnthâl. Au fond,la maison du bourgmestre occupée par Molitor ; devant lamaison un jardin. À droite, sous un grand hangar en planches, setient la cantine. On chante, on rit, les verres et les bouteillestintent ; on ne fait qu’entrer et sortir. À gauche, enmontant, se prolonge la rue jusqu’au défilé de Glotten, qu’onaperçoit. Au-dessus du défilé s’étendent les cimes des montagnes.C’est une scène matinale, au petit jour. Quelques lumières brillentencore à la cantine, et dans la maison du fond. Un poste de gardeest en train de se faire la perruque : une file de soldats, àcheval sur un banc, se ficellent la queue l’un à l’autre. Plusieursessayent des effets d’habillement, qu’ils tirent de sacsautrichiens, enlevés au combat de la veille contre Linken. Unesentinelle se promène, l’arme au bras, devant le jardin. Le drapeaufrançais flotte sur la maison du fond.

SCÈNE PREMIÈRE

 

Le sergent Gauché, le soldat Rabot, d’autressoldats

 

Les soldats, fredonnant, ense ficelant la queue.

Dansons la carmagnole,
Vive le son… vive le son…
Dansons la carmagnole,
Vive le son du canon !

Le sergent, fouillant dans unsac autrichien. – Des bouffettes !… Excusez… Il avait desbouffettes roses, le kaiserlick ! (Se retournant, ets’adressant à l’un des soldats.) Philidor, tu vas mettre cetornement à ma queue… j’aurai l’air d’un garçon de noce.

(Tous rient.)

Un soldat. – Vous feriez mieux deles donner à la citoyenne Marie-Anne, sergent.

Le sergent. – C’est une idée…nous verrons ça. (Continuant à fouiller.) Et dusavon !… Du savon… un peigne… des rasoirs !… Ah !gueux d’Autrichiens, ils s’en passent des agréments encampagne !

(Plusieurs se lèvent et viennentregarder ; d’autres les remplacent sur le banc.)

Le soldat Rabot, ouvrantaussi son sac. – À mon tour… Je vais voir s’il y a moyen de serenipper.

Un autre. – Encore une ou deuxrencontres avec Linken et Jellachich, et toute la brigade Molitoraurait été remontée de fond en comble.

Le sergent. – Et sanscompromettre le trésor de la République ! (Ramenant unebrosse.) Une brosse à dents !… non, une brosse à cirage.Il se cirait les bottes, le muscadin ! (Grands éclats derire. Le sergent se lève et regarde autour de lui, d’un air comiqueet solennel.) Ça, camarades (il montre la brosse), çaprouve que le kaiserlick avait des bottes au fond de son sac. C’estdémonstratif… Ouf ! (Il se baisse, bouscule tout, et tiredu fond du sac une paire de bottes par les oreilles. Il les montreà la ronde.) Ah ! fichtre ! je les tiens…(Regardant les soldats penchés autour de lui ; –d’un air grave.) Nous allons les essayer… Qu’enpensez-vous ? Attention aux projectiles ! (D’un coupde pied, il lance ses vieux souliers éculés à droite et à gauche,puis il s’assied au bout du banc, en tirant ses bottes avec forcegrimaces.) Ah ! gueux de kaiserlick, ça devait être unfils de famille… Tous les fils de famille ont de petits pieds, àcause des mois de nourrice… Canaille !…

(Pendant ce temps, le soldat Rabot a tiréde son sac avec colère une foule de vieilles guenilles ;l’indignation est peinte sur sa figure.)

Un soldat, criant.–Hé ! vous autres, regardez donc le sac de Rabot.

(Tous se retournent.)

Rabot, rejetant du sac un tasde guenilles. – Ce n’est pas le sac d’un Autrichien ça… C’estle sac d’un sans-culotte… d’un volontaire de la République… Lekaiserlick m’a mis dedans !…

(Tous rient.)

Le sergent, se promenantaprès avoir mis les bottes. – J’y suis ! (Setournant vers les soldats d’un air goguenard.) Vous lestrouverez toujours sur le chemin de l’honneur !… Parolesmémorables d’un ci-devant plumet-blanc. Je les adjuge à mes bottes…Elles en sont dignes !

Rabot, vidant son sac avecfureur. – Je n’ai jamais eu de chance !

Un autre. – Encore, si ce n’étaitpas la fin de la danse, tu pourrais te rattraper… Mais allez couriraprès les sacs de Linken, ha ! ha ! ha !

Rabot, jetant le sac. –Canaille de kaiserlick !…

Le sergent, après avoir faitdeux ou trois tours. – Décidément, elles ont été faites pourmoi. (Se tournant vers les soldats.) Ah ! ça,camarades, voyons le reste… (Il retourne son sac.) Deuxchemises de rechange… rien que ça… ha ! ha ! ha ! Ilconnaissait mon amour du beau linge !… Et des bas… des basblancs, tricotés comme par ma grand-mère… (Se relevant ets’essuyant le coin de l’œil.) Ce souvenir m’attendrit. Ilavait peur des rhumes de cerveau, le bon kaiserlick !…ha ! ha ! ha !

(Les soldats éclatent de rire. Lacantinière paraît sous le hangar à droite, et regarde.)

SCÈNE II

 

Les précédents, la cantinière Marie-Anne

 

La cantinière. – Qu’est-ce quevous avez donc à rire, vous autres ?

Le sergent, criant.–Hé ! payse, arrive un peu contempler les trophées de lavictoire !

Marie-Anne, arrivant.–Qu’est-ce que c’est ?

Le sergent. – Tiens… regarde,citoyenne ; qu’est-ce que tu penses de ça ?

Marie-Anne. – Du savon… desbouffettes… un peigne… Oh ! Gauché, tu vas me faire un donpatriotique. J’ai perdu mon peigne, j’ai usé mon savon depuisthermidor.

Le sergent. – Hé ! hé !comme tu y vas, payse !… Les bouffettes, oui… c’est unornement du beau sexe… mais le savon… le peigne…motus.

Marie-Anne. – Oh ! le beaulinge ! Qu’est-ce que tu demandes de ces chemises ?

Le sergent. – Elles sont enréquisition pour le service du sergent Gauché, citoyenne.

Marie-Anne. – Si tu me lesconsacres, Gauché, je suis capable de te sauter au cou.

Le sergent. – Ça me flatterait,payse, oui !… Mais vu l’état du fourniment et l’arriéré de lasolde, je suis forcé de les rempaqueter pour le fils de maman… Çame saigne le cœur !

Marie-Anne. – Au moins, donne-moile savon ?…

Le sergent. – Et qu’est-ce quifera la barbe du sergent Gauché ? (Se levant d’un airsolennel.) Marie-Anne, vous êtes ambitieuse : l’ambitionperd les États. Mais, nonobstant l’observation, je vous consacremon savon, à cette fin que vous versiez un petit verre aux hommesdu poste, après la garde. Ça va-t-il ?

Marie-Anne. – Ça va !(Ils se donnent la main. Elle reçoit le savon, qu’elle fourredans sa poche. Le sergent ferme son sac. Marie-Anne regarde lesautres.) Vous voilà tous renippés.

Un soldat. – Oui, citoyenne, nousavons tous de bons souliers autrichiens.

Un autre. – Ah ! si l’onpouvait mettre les capotes et les culottes des kaiserlicks (Ilmontre une capote autrichienne), nous serions desmirliflores !

Marie-Anne, riant.–Hé ! ils ont tous des chemises et des souliers… Ah ! lesgueux, les voilà remplumés pour longtemps.

Le sergent. – Et ça ne coûte rienà la République une et indivisible ; c’est le citoyen FrançoisII qui se charge des fournitures.

Marie-Anne. – Ah ! oui, maisil était temps… il était temps !

Un officier, sur le seuil duhangar, appelant. – Marie-Anne ?

Marie-Anne. – Voici, lieutenant,voici.

(Elle rentre.)

SCÈNE III

 

Les précédents, moins lacantinière

 

Le sergent, se retournant etregardant Rabot tout déconfit. – Quant à toi, Rabot, vu ladébâcle de Korsakow, de Jellachich, de Linken et de tous nosfournisseurs ordinaires, tu vas rester au bataillon avec ta vieilleculotte, ton vieux morceau de chemise et tes paquets de ficellesaux jambes, comme un monument de la glorieuse campagne d’Helvétiede l’an VII. Tu reposeras sur tes lauriers, ça doit teconsoler.

Rabot. – J’aimerais mieux deschemises et des souliers.

Le sergent. – Sans doute !mais quand on repose sur ses lauriers, la récolte des chemises estfinie, et les souliers autrichiens et russes s’en vont à marchesforcées. Je te plains, mais je me console. Il faut attendre lacampagne de l’an VIII.

(En ce moment passent deux officiersd’’état-major, arrivant au galop de la maison du fond, où l’on voitl’agitation d’un quartier général.)

Un soldat, regardant lesofficiers. – Ils ont l’air bien pressés.

Un autre. – C’est pour distribuerles billets de logement.

Le sergent. – Oui, nous allonsprendre nos quartiers d’hiver, et ce n’est pas trop tôt.

Un autre. – Depuis la campagnedes Grisons, les cuisses m’entrent dans les côtes.

Le sergent. – Le fait est qu’ontrouverait des promenades plus agréables.

(On entend battre le tambour, à droite duvillage.)

Un soldat, écoutant.–Qu’est-ce que c’est ?

Le sergent. – Ça m’a l’air d’êtredu nouveau.

(Tous écoutent. Le tambour bat de tous lescôtés.)

Un soldat. – On bat lagénérale.

Le sergent. – Oui.

Marie-Anne, sortant de lacantine. – Hé ! Gauché ?

Le sergent. – Payse ?

Marie-Anne. – Qu’est-ce qui sepasse ?

Le sergent. – Je crois que cesgueux d’Autrichiens reviennent se frotter à nos baïonnettes !…(Se tournant vers Rabot.) Ça doit te flatter, toi, tu risdans ta barbe ?

Rabot, riant.– Je nevous cache pas, sergent, que ça me flatte… C’est une bonne occasionde me rattraper !

(Passent deux nouveaux officiersd’état-major.)

Le sergent, regardant.–Encore ! (Se tournant vers les soldats.) Ah !ça, camarades, il paraît décidément que les kaiserlicks n’en ontpas assez !… Tant mieux… Je me faisais à part moi la réflexionqu’il me manque encore de la cire à moustaches.

(Tous rient. Le bruit de tambourcontinue.)

SCÈNE IV

 

Les précédents, un officier de ronde

 

Cri, à droite.– Quivive !

Le sergent. – La ronde !… Àvos armes !…

(Les soldats prennent leurs fusils et semettent sur deux rangs, à droite.)

Le capitaine de ronde,arrivant avec un falot éteint. – Rien denouveau ?

Le sergent. – Un particulier sousescorte est venu vers cinq heures… Il voulait voir le généralMolitor ; sur les ordres du planton, il a passé.

Le capitaine. – C’esttout ?

Le sergent, – Oui, capitaine.

Le capitaine. – C’est bien…

(Arrive un officier d’état-major duquartier général, au galop ; il tient plusieurs feuillesvolantes à la main.)

L’officier d’état-major, aucapitaine. – Proclamation du général Molitor !

(Il lui remet une feuille et sort augalop. On l’entend crier en s’éloignant : –Proclamation du général Molitor ! – Sa voix seperd au milieu du bruit des tambours, qui battent la générale, etdes trompettes de la cavalerie qui sonnent à gauche duvillage.)

Le capitaine, après avoirparcouru la feuille d’un air de bonne humeur. – Ah !ah ! voilà du nouveau… (Il se place devant les soldats etlit.) « Ordre du jour du général Molitor. – Schœnberg, le8 vendémiaire, an VIII de la République. – Officiers,sous-officiers et soldats de la 84e. Après avoir soutenuseuls les efforts de Linken et de Jellachich, et couronné vosdrapeaux d’une gloire immortelle en rejetant deux corps d’armée,l’un au-delà des monts Keresen, l’autre au fond des lignes grises,pendant que le général en chef Masséna écrasait les Austro-Russesdevant Zurich, le moment du repos semblait venu. Mais Souworows’avance à son tour. Il remonte le Schaechenthal à la tête de vingtmille hommes. Le vainqueur de Cassano, de la Trébia et de Novivient rejoindre ses lieutenants qui n’existent plus, et réparer lesfautes d’une armée en pleine déroute. C’est à vous encore qu’ilappartient de l’arrêter, de venger nos frères tombés en Italie, etde donner aux généraux Masséna et Lecourbe le temps d’accourir etde l’enfermer dans les montagnes ! – Soldats de la84e, la République se repose sur vous. Notre positionest excellente : dans un défilé, trois bataillons résolus envalent cinquante… Je ne vous en dis pas plus ; les soldats dela France ne comptent pas leurs ennemis ! – Vive laRépublique ! »

Le capitaine, levant sonchapeau. – Vive la République !

Tous. – Vive laRépublique !

(Molitor et Ogiski paraissent sur lesmarches de la maison du fond. Ils descendent l’allée du jardin encausant. Quelques officiers d’état-major les suivent àdistance ; des hussards viennent derrière tenant des chevaux.Ogiski est en costume de montagnard suisse.)

Le capitaine,commandant.– Présentez armes !

SCÈNE V

 

Les précédents, Molitor, Ogiski, officiers d’état-major,hussards

 

Molitor, s’arrêtant àl’entrée du jardin, devant le poste. – Et vous avez eu letemps de voir Lecourbe ?

Ogiski. – Je l’ai vu le soir mêmeà Séedorf, en quittant le camp russe. C’est en ma présence que sescourriers sont partis pour Schwytz, prévenir le général en chef dumouvement de Souworow dans le Schaechenthal. J’ai voulu vous portermoi-même l’avis de ce mouvement et vous mettre en garde contretoute surprise.

Molitor. – Je vous remercie aunom de la République.

(Il fait un signe de la main aucapitaine.)

Le capitaine,commandant.– Portez armes !… Armes bras !…Fixe !

(Arrive au galop, par la droite, unofficier de hussards.)

SCÈNE VI

 

Les précédents, l’officier de hussards

 

L’officier. – Général, lecommandant Bergeron vous prévient qu’une forte colonne russe est envue de nos avant-postes.

Molitor. – Elle descend lePragel ?

L’officier. – Oui, général ;tous les chemins de la montagne se couvrent de baïonnettes.

Molitor. – C’est bien… nosdispositions sont prises pour les recevoir. Dites au commandant defaire replier nos avant-postes sur le défilé de Glotten.(L’officier part au galop. Se tournant vers Ogiski.) Vousn’avez rien à me demander, Ogiski ?

Ogiski. – Pardon, général… unegrâce.

Molitor. – Laquelle ?

Ogiski. – Ma mission est finie…Souworow est cerné dans les montagnes… Avant d’être ce que je suis…j’étais soldat…

Molitor. – Vous voulezcombattre ?

Ogiski. – Oui, général… C’est laseule récompense que j’ambitionne.

Molitor. – Vous l’avez biengagnée ! (Se tournant vers ses officiers.) CapitaineBarroy ?

Le capitaine, sortantvivement du groupe. – Général ?

Molitor. – Vous allez présenterle citoyen Ogiski au colonel Dubourg ; qu’on lui remette desarmes, et qu’il choisisse parmi les chevaux des hussards tués hier,celui qu’il voudra… Il combattra dans nos rangs… C’est unsoldat !…

Ogiski, avec émotion. –Merci, général !

(Il s’éloigne avec le capitaine. Au mêmeinstant, entre par la gauche l’officier de hussards qui est venuannoncer l’apparition de la première colonne russe.)

SCÈNE VII

 

Molitor, l’officier de hussards, soldats,
officiers d’état-major

L’officier, arrivant augalop. – Général, un parlementaire russe…

Molitor. – Vous l’avezamené ?

L’officier. – Oui, général.

Molitor. – Faites-le venir.

(L’officier sort. Molitor et sesofficiers d’état-major montent à cheval. Presque aussitôtl’officier de hussards rentre avec un dragon russe ; c’est lecommandant Popritchine ; il a les yeux bandés ; deuxhussards l’accompagnent. À l’arrivée du parlementaire, Marie-Annesort de la cantine pour entendre ; des gens du villageregardent aussi aux fenêtres ; les officiers d’état-majors’avancent et forment le demi-cercle. Les soldats du posterestent toujours en rang, l’arme au bras.)

SCÈNE VIII

 

Les précédents, le parlementaire,
Marie-Anne, hussards, etc.

 

Molitor, à l’officier dehussards. – Ôtez le bandeau du parlementaire.

(L’officier obéit.)

Popritchine, d’un tonhautain. – Le général Molitor ?

Molitor. – C’est moi.

Popritchine. – Le feld-maréchalSouworow, avant d’attaquer le défilé de Glotten (appuyant surles mots), défendu par vos trois bataillons, me charge de vousprévenir qu’il connaît vos forces et votre position entre Linken,Jellachich et lui. Il me charge de vous inviter, au nom del’humanité, à bien peser les conséquences d’une résistance inutile,et de vous faire savoir qu’il vous accorde un quart d’beure pourdéposer les armes.

Molitor. – C’est tout ?

Popritchine. – Oui, c’est tout,général.

Molitor, d’un accentironique, en regardant sa montre. – Un quart d’heure deréflexion… Le feld-maréchal Souworow est généreux ! moi, jelui donne vingt minutes, pour se rendre avec armes et bagages.C’est également au nom de l’humanité que je lui parle. Sa positionm’est parfaitement connue : il a Lecourbe en queue ; dansquelques heures il aura Soult et Masséna en flanc, et, enattendant, il a Molitor en tête. (D’un accent indigné.)Dites à Son Excellence que le temps de la jactance est passé, quede pareils moyens peuvent réussir avec des Turcs ; mais queles Français trouvent ridicule toute sommation de ce genre, quandon n’est plus en état de joindre les actes à la menace. – Dites-luique Linken et Jellachich sont battus… Que Jellachich a repassé lesmontagnes de Keresen, et que Linken est en pleine retraite sur lesGrisons. – Qu’il réfléchisse à mon invitation… Quand une porte estfermée, on est heureux quelquefois de s’échapper par lesfenêtres.

Popritchine, d’un ton sec etdur, en regardant sa montre. – Vous avez encore dixminutes.

Molitor, riant.– Dans cecas, Son Excellence le feld-maréchal n’a plus qu’un quartd’heure ! (À l’officier de hussards, – d’un tonfroid.) Reconduisez le parlementaire. (On remet sonbandeau à Popritchine, et comme on le reconduit, Molitorajoute 🙂 Ces gens-là parlent toujours comme au lendemainde Novi… Ils ne veulent pas comprendre que Masséna a gagné, il y adeux jours, la bataille de Zurich ! (Puis s’adressant àses officiers, d’un ton de bonne humeur.) Allons… messieurs…allons ! Lecourbe arrive derrière les colonnes russes… Soultet Masséna viennent par la droite… Tout ira bien !… Nous avonsbattu Linken hier, et Jellachich avant-hier… Il s’agit de battreaujourd’hui Souworow l’invincible !

(Il pique des deux et sort par la gauche.L’état-major le suit.)

Le capitaine,commandant.– Par le flanc droit… droit !… En avant…par file à gauche… pas accéléré… marche !

Marie-Anne, regardant défilerle peloton. – Rabot, tâche d’attraper un bon sac !…

Rabot, se retournant.–Soyez tranquille, citoyenne Marie-Anne, on aura ce soir des bottesen cuir de Russie !

(Marie-Anne rit. D’autres troupes arriventpar la droite, et défilent tambour en tête.)

HUITIÈME TABLEAU  – LE CHAMP DEBATAILLE

 

La grande rue du hameau, après le combat. Ilfait nuit noire. La lune éclaire quelques pignons restésdebout ; les fenêtres des masures reçoivent un reflet rouge del’incendie, qui les consume encore à l’intérieur. Des cadavresamoncelés apparaissent confusément à l’angle des ruelles. Delointaines rumeurs sur la gauche annoncent la retraite précipitéede Souworow. Un groupe d’hommes descend lentement la ruelle sombreen face, à la lueur d’une torche ; la torche s’abaisse, tourneautour des tas de morts, puis se remet en marche. Parfois elledisparait : ce sont les chirurgiens et leurs aides quirelèvent les blessés. À gauche, derrière une maison presque raséepar les boulets, se trouvent Hattouine et Ivanowna ; elles sedépêchent d’atteler le cheval au kibitk. Des cosaques, arrivant parla gauche, traversent la scène au galop et disparaissent àdroite.

SCÈNE PREMIÈRE

 

Hattouine, Ivanowna, cosaques, blessés russes

 

Plusieurs cosaques,traversant la scène au galop. – En retraite !… Enretraite !…

Hattouine, harnachant lecheval. – Dépêchons-nous, Ivanowna, la retraite commence.Quand les enfants de Rymnik passeront, nous partirons avec eux.Donne-moi le collier.

Ivanowna, lui donnant lecollier du cheval. – Mon Dieu !… pourvu qu’Ivanowitche nesoit pas blessé !

(Elle aide Hattouine.)

Un blessé, sesoulevant.– Un verre de schnaps, matouchka.

Un autre. – Tout mon sang coule…Je n’ai plus de force… un morceau de pain pour l’amour deDieu !

Un autre, au fond, d’une voixpitoyable. – De l’eau !… de l’eau !…

(On entend des gémissements de touscôtés.)

Hattouine, continuant àharnacher son cheval. – Les voilà qui recommencent…(Criant.) Hé, je vous ai donné tout ce que j’avais… Jen’ai plus de schnaps… je n’ai plus de pain… je n’ai plus de linge…je n’ai plus d’eau… La charrette est vide… Que voulez-vous que j’yfasse ? Prenez patience… les chirurgiens arrivent… Voyez,là-haut, les torches… on vous relèvera…

Un blessé. – Les chirurgiens nepourront jamais relever tout le monde cette nuit, il y en atrop…

Un autre. – Nous sommesperdus !

(Il se recouche d’un airdésespéré.)

Un autre, levant lebras. – Mon Dieu !… mon Dieu !

Hattouine, à Ivanowna.–Passe la bride dans les anneaux… dépêche-toi.

Une voix, à gauche.– Enavant !… en avant !…

Ivanowna, se précipitant versle fond. – Ivanowitche !

(Ivanowitche paraît à gauche, à la têted’une douzaine de dragons. En apercevant Ivanowna, il arrêtebrusquement son cheval lancé au galop.)

SCÈNE II

 

Les précédents, Ivanowitche, dragons

 

Ivanowitche. – Halte !(Sautant à bas de son cheval, et courant à Ivanowna.)Ivanowna !. (Il l’embrasse. – ApercevantHattouine.) La matouchka… Ah ! je suis contentde vous voir !

Ivanowna. – Tu n’es pasblessé ?

Ivanowitche. – Non, je n’airien…

Ivanowna. – Oh ! j’avaispeur.

Hattouine. – Où vas-tu donc avecces dragons ?

Ivanowitche. – Le feld-maréchalm’a dit de courir en avant, de fouiller les villages, pour trouverdes guides.

Hattouine. – Alors c’est fini…nous partons ?

Ivanowitche. – Oui,matouchka, toutes nos attaques pour forcer le passage ontété repoussées. Les républicains arrivent par la gauche, par ladroite ; les villages brûlés coupent leurs ponts derrièrenous ; il ne nous reste qu’un chemin libre, celui de la valléed’Engi ; demain il serait trop tard.

Hattouine. – Est-ce que le Rymnika perdu beaucoup de monde ?

Ivanowitche. – Environ quatrecents hommes. Le commandant Novozilzow, les capitaines Brizenski,Lagonon et Buxhowden sont tués.

Hattouine. – Quatre centshommes ! – Et les autres ?

Ivanowitche. – Les autres ontaussi perdu beaucoup de monde… Ismaïl est presque détruit. Lesrépublicains ont tenu comme des murs. C’est terrible ! Vousferiez bien de partir tout de suite, matouchka, puisque lekibitk est prêt ; on ne sait pas ce qui peut arriver.

Hattouine. – Je veux partir avecmon régiment.

Ivanowitche. – Mais le Rymnik vasoutenir la retraite. Vous serez toujours au milieu du feu.

Hattouine, secouant latête. – La vieille matouchka ne quitte pas sesenfants !

Un sous-officier de dragons. –Lieutenant, la tête de colonne arrive au bout de la rue ; nousallons être en retard.

Ivanowna, se jetant au coud’Ivanowitche. – Reste avec nous, Ivanowitche !

Hattouine, attirantIvanowna. – Non… c’est son devoir… il faut qu’il parte… (ÀIvanowitche.)Va ! nous nous retrouverons en route.

Ivanowitche. – Oui… demain… jevous attendrai… (Sautant à cheval.) Je te la confie,matouchka…

Hattouine. – C’est bon… c’estbon.

Ivanowitche, étendant lebras. – Ivanowna… à demain !… (Il disparaît, lesdragons le suivent. On l’entend crier dehors d’une voixenrouée.) Attention… la rue est pleine de blessés… Maintenezvos chevaux !

(Sa voix se perd.)

Ivanowna. – Je ne le verraiplus !…

(Elle s’assied sur un tas de décombres, lafigure dans ses mains, et pleure.)

SCÈNE III

 

Hattouine, Ivanowna

 

Hattouine, à part, regardantIvanowna. – Oui… oui… c’est comme cela…, elle ne pense qu’àIvanowitche… les autres ne sont rien… Oh ! la jeunesse… lajeunesse !… (Elle va ramasser le foin qu’a laissé lecheval, et le jette sur la voiture.) Enfin… voilà… tout estprêt… quand le Rymnik arrivera nous partirons. (Tournant autourde la voiture, et regardant chaque chose en détail.) Pourvuque le kibitk ne casse pas en route… Ces mauvais chemins l’ont toutdétraqué… Ah ! je voyais bien que ces gueux de républicainsnous attiraient dans l’entonnoir… je le voyais bien… mais Souworowne voyait rien, lui… Il criait : – En avant !… Enavant !… – comme un vieux fou !… Et maintenant noussommes battus… entourés… affamés… il faut partir la nuit comme desvoleurs… prendre le chemin des neiges !… Oui… je l’ai vu, cechemin… je l’ai vu de loin… il monte… il monte… et les précipicesmontent aussi… et là-haut ceux qui ne périront pas de fatigue, ouqui ne tomberont pas dans les abîmes… mourront de faim… Oh !Souworow… qu’as-tu fait de tes enfants ! La vieillematouchka aimerait mieux être morte !…

(Pendant les scènes précédentes, la torchequ’on a vue dès le début, tout au fond, s’est rapprochée peu à peu.Aux dernières paroles de Hattouine, elle débouche dans la rue quitraverse la scène, le docteur Stâhl paraît au milieu d’un grouped’aides et de soldats portant des civières.)

SCÈNE IV

 

Les précédents, le docteur, aides, soldats, etc.

 

Le docteur, à l’encoignure dufond, criant. – Éclairez par ici… En voilà !…(Hattouine se retourne et regarde. – Le docteur sebaissant.) Celui-ci n’est pas mort… qu’on l’enlève !

(Deux soldats placent le blessé sur unecivière et l’emportent.)

Hattouine, à part,regardant. – C’est le coupeur de jambes.

Le docteur. – Les autres sontperdus… (Il se relève.) Toujours ces terribles coups debaïonnettes. (S’approchant d’un autre tas.) Allons…approchez… (Il regarde.) Ah ! la mitraille a donnédans ce coin… En voilà deux coupés par le milieu… Ceux-là n’ontplus besoin de remèdes… Ils sont guéris de tout… Approchez donc,imbéciles… Hé ! voyons, aidez-moi.

(On l’aide à soulever un blessé.)

Le blessé, se ranimant.–De l’eau… Un verre d’eau !…

Le docteur. – Ah ! bon… ilparle… qu’on le mette sur la civière.

(Les soldats obéissent. Hattouine, pendantcette scène, a regardé, immobile.)

Hattouine. – L’ouvrage ne manquepas aujourd’hui, coupeur de jambes ?

Le docteur, se relevant,étonné. – Hé ! c’est toi, matouchka… Qu’est-ceque tu fais donc là. Tu devrais être partie depuislongtemps !…

Hattouine. – J’attends lerégiment de Rymnik.

Le docteur. – Ah ! bon…(Il prend une prise.) C’est égal, tu ferais mieux de t’enaller tout de suite… (Se baissant et regardant.) Encore dela mitraille !…

Hattouine. – Mais toi, tu restesbien !

Le docteur. – Moi, je suis forcéde faire mon état… (Aux aides.) – Enlevez ces deux-là. –(À Hattouine.) de relever les blessés… et de les remettreà l’ennemi.

Hattouine. – On abandonne lesblessés ?…

Le docteur. – Eh ! queveux-tu ? Les voitures et les chevaux manquent. Il a déjàfallu démonter les cosaques pour l’artillerie… Souworow veutemmener ses canons !

Hattouine. – Mais si lesrépublicains te retiennent ?

Le docteur. – Eh bien… ils meretiendront… À la guerre comme à la guerre ! Ces républicainssont des hommes. Je leur parlerai de Brutus, d’Horatius Coclès…nous finirons par nous entendre. Ils m’emmèneront à Paris… Tu saisque nous devions aller à Paris, matouchka… (Prenant la torcheet l’élevant ; – à l’un de ses aides :)Hé ! Litow, faites avancer toutes les civières.

Litow. – Oui, major.

(Il sort par la gauche.)

Le docteur, la torche haute,regardant à droite. – Quel massacre !… La rue estencombrée jusqu’au bout… Oui… oui… nous allons en avoir del’ouvrage ; c’est pire qu’à Praga !…

(En ce moment, on voit arriver une piècede canon attelée de quatre chevaux ; elle est arrêtée par lesdécombres, et l’on entend les cris : – Hue !…hue !… – les coups de fouet et les jurements desconducteurs. Puis arrive un colonel d’artillerie au galop. Ledocteur, ses aides et Hattouine se retournent. Ivanowna lève latête et regarde.)

SCÈNE V

 

Les précédents, le colonel, artilleurs à cheval

 

Le colonel, d’un tonrude. – Place !… faites place !…

(Les aides se rangent.)

Le docteur. – Vous allez passerdans cette rue avec les canons, colonel ?

Le colonel, s’arrêtant.–Oui… Pourquoi ?

Le docteur. – Elle est encombréede blessés. (Levant la torche.) Regardez !…

(On entend à gauche des cris : –Hé ! là-bas !… avancez donc !… hue ! –et tous les bruits d’un convoi arrêté brusquement.)

Le colonel, regardant.–Avec hésitation. – Les ordres du feld-maréchal sontpositifs : sauver les canons à tout prix !

Le docteur, abaissant latorche. – Mais, colonel, ces blessés sont des Russes !…Le feld-maréchal ne savait pas…

Un dragon, entrant au galop,le sabre à la main. – Le feld-maréchal ! Lefeld-maréchal !

(Il passe.)

Souworow, à lacantonade. – En avant !… En avant !…

SCÈNE VI

 

Les précédents, Souworow et son état-major,
puis un aide de camp

 

Souworow, entrant au galop, àla tête de son état-major. – D’une voix irritée. –Pourquoi les canons ne passent-ils pas ?… J’ai donné desordres… (Apercevant le colonel 🙂 Colonel !…

Le colonel, troublé.–Feld-maréchal, la rue est remplie de blessés russes…

Souworow, au docteur. –Pourquoi ne les a-t-on pas relevés ?…

Le docteur. – Nous avons faitnotre possible, feld-maréchal… Nous ne savions pas que laretraite…

Souworow, interrompant.–Y a-t-il un autre chemin ?

Le colonel. – Non, feld-maréchal,les autres rues sont trop étroites, et d’ailleurs remplies dedécombres !

Souworow, avec une fureurconcentrée. – Je ne veux pas laisser de canons àl’ennemi !… (Au docteur.) Combien faut-il de tempspour relever ces blessés ?…

Le docteur. – Une bonne heure,feld-maréchal, en y mettant beaucoup de monde.

Souworow, à un de sesofficiers. – Faites avancer deux compagnies… Qu’on s’y mettetout de suite.

(Un aide de camp entre au galop.)

L’aide de camp, s’arrêtantprès de Souworow, le chapeau à la main. – Feld-maréchal, unecolonne ennemie est en route pour nous couper la retraite.

Souworow, d’un tonfurieux. – Qui vous envoie ?…

L’aide de camp. – Le généralBagration… Voici ma dépêche !…

(Il lui remet une dépêche. Le docteur lèvela torche ; Souworow lit.)

Un blessé, sesoulevant.– Vive Souworow !

(Il retombe.)

Souworow, froissant ladépêche. – Oh ! ce Molitor !…

(Il jette un regard terrible autour de luipuis il enfonce ses éperons dans le ventre de son cheval, et parten criant 🙂 – Sauvez les canons !…

(Son état-major le suit. Les conducteursd’artillerie fouettent leurs chevaux ; les pièces défilent augrand galop, et s’engouffrent dans la rue, à droite, où s’élèventles cris épouvantables des blessés qu’elles écrasent. Hattouine etIvanowna se couvrent la tête pour ne pas entendre ; le docteurlève les mains au ciel.)

NEUVIÈME TABLEAU  – LA RETRAITE DESOUWOROW

 

Le sentier de Panix, entre le Wichlerstock etle Vorab ; il côtoie les précipices du Rinkenkopf, à la cimedes airs. À gauche, un angle de ce sentier, en corniche surl’abîme ; il est couvert de glace. À droite, au fond, le videbleuâtre ; et, plus loin, au delà de la vallée de la Sernft,d’autres cimes neigeuses qui montent à perte de vue. Une file desoldats russes passent en silence. Ils semblent harassés et setraînent avec peine ; la plupart ont abandonné leur sac, etquelques-uns leurs armes.

SCÈNE PREMIÈRE

 

Soldats, un vieux sergent

 

Le sergent, derrière.–Avancez ! Avancez !

Un soldat. – Qu’on nous laisserespirer un peu.

Le sergent. – Non, non… Lescanons arrivent !

Un soldat, se couchant.–Moi, j’aime mieux rester ici.

Le sergent. – Fais ce que tuvoudras.

Un autre, glissant.–Ah ! mon Dieu !…

(Il disparaît dans l’abîme.)

Le sergent, en passant.– Encore un de moins !…

(Arrivent aussitôt derrière deux guides etdes artilleurs.)

SCÈNE II

 

La queue des premiers, les guides, les artilleurs,
un colonel à cheval

 

Le guide Frisat, criant.– Attention ici !…

L’autre guide Septimer, seretournant. – Halte !… N’avancez pas !

(On voit apparaître à droite la tête d’unattelage.)

Le colonel, avec fureur.– Avancez !…

Frisat. – Colonel, les canons nepasseront jamais là !

Le colonel. – Ils passeront… lefeld-maréchal veut qu’ils passent.

Septimer. – Je suis un vieuxguide, colonel, depuis trente-trois ans je cours la montagne, et jesais que les canons ne passeront pas.

Le colonel. – Le chemin est assezlarge pour les roues. (Se retournant.) En avant !

Frisat, criant.– Prenezgarde !… Depuis trois jours, huit mille hommes ont défilé surce chemin. Il est fatigué par tout ce monde et ces chevaux. Lecoin, sous un poids pareil, ne tiendra pas.

Le colonel. – Enavant !…

Septimer, d’un accentsolennel. – Nous n’avons plus qu’à recommander notre âme àDieu. Le coin va tomber ; il entraînera plus d’un arpent deterre. Nous allons tous rouler avec les rochers dans le Vinkelthal,à deux lieues d’ici !

(Il montre l’abîme. – La pièces’avance.)

Le colonel, auxartilleurs. – Arrêtez !… (Aux guides.) Vous êtesde la canaille… vous nous avez conduits dans un mauvais chemin…vous serez fusillés !…

Frisat. – Colonel, nous sommesdes pères de famille… nous tenons à conserver notre vie… C’estmalgré nous que nous sommes venus !…

Septimer. – J’ai prévenu votregénéral, en partant, que les canons défonceraient tout… Il n’a pasvoulu m’écouter.

Grands cris, derrière.–En avant !… en avant !…

(La scène s’encombre de nouveauxarrivants. Plusieurs se laissent tomber de fatigue, d’autress’appuient sur leur fusil d’un air accablé ; la faim, lamisère, le froid sont peints sur la figure de ces malheureux.Officiers et soldats, tous sont dans le même état. Un soldat veutpasser à côté de la pièce, son pied glisse, un camarade lui tend lamain ; ils disparaissent tous les deux.)

SCÈNE III

 

Les précédents, les nouveaux venus,
entassés dans le coin, à droite

 

Un soldat. – C’estKoweski ?

Un autre. – Oui, et son frèrePétrowitch… (S’asseyant accablé.) Ils ne souffrent plusmaintenant !

Un autre, criant.– Cechemin sera notre mort à tous !…

D’autres. – On meurt de faim… ongèle… on glisse !…

Le colonel, du haut de soncheval. – Taisez-vous… Ce soir nous serons dans la vallée, àIllanz…

Un soldat, avec audace.– Dans la vallée !… oui… comme ceux-là… Regardez… regardez…(Montrant la queue de la colonne, qui se déroule à perte de vuesur les crêtes.) Voyez-vous la voiture qui roule ?… etlà-bas ces autres qui glissent… les voyez-vous ?… ilss’accrochent… mais les voilà dans le bleu !… C’est comme cela,camarades, que nous arriverons dans la vallée.

(En parlant, il prend son fusil par lecanon, le casse sur la pièce et en jette les morceaux dans l’abîme.Le colonel tire un pistolet et l’ajuste.)

Cris terribles des soldats. –Tombons sur le colonel !…

Le colonel, remettant sonpistolet dans sa ceinture. – Êtes-vous des lâches !

Un soldat. – On nous a trahis…Nous devions arriver le lendemain… et depuis trois jours noussommes en route… Ça n’en finit plus.

Un autre, criant.– Pasun de nous ne reverra le pays !

Le colonel, aux guides, avecfureur. – Vous entendez, malheureux !… c’est vous quinous avez trahis… Il existe d’autres chemins.

Frisat. – Oui, colonel, il enexiste un autre par le Plattenberg ; mais deux fois plus longet pas meilleur. Votre général n’a pas voulu le prendre ; nousn’avions rien à dire.

(On entend en ce moment quelquesdétonations profondes, qui se répandent dans les vallées comme unroulement de tonnerre.)

Le colonel. – Écoutez !…

Septimer. – C’est une avalanche,colonel.

Frisat. – Non !… c’est autrechose… Regardez là-haut sur la montagne en face, cette fumée quimonte… Voyez-vous les républicains !… Ils n’ont pas besoin dechemin, eux, pour grimper… Les voyez-vous ? Tenez… voilà unede leurs balles !… Ah ! maintenant ça va devenir plusterrible !

(Au moment où il parle, un soldat tombe etroule ; il disparait dans le gouffre. Des cris s’élèvent et seprolongent au loin jusqu’au bout de la vallée.)

Le colonel, avecanimation. – Ils veulent nous tourner.

Frisat. – Oui… ils essayentd’arriver au col de Pignu, et s’ils arrivent là, tous ceux quirestent encore en arrière seront perdus !

Le colonel, sortant au galop,par la droite. – Place !… Il faut prévenir lefeld-maréchal.

SCÈNE IV

 

Les précédents, moins lecolonel

(La fusillade des républicains continue au loin)

 

Cris au loin, enarrière. – En avant !… en avant !…

Un vieux sergent. – Puisque lesballes des républicains arrivent ici, nous pouvons bien leurrépondre.

(Il charge son fusil.)

Un soldat. – Bah !… qu’ilstirent… qu’ils nous tuent… Je donnerais ma vie pour un morceau depain !

Un vieux soldat. – Et moi pour unverre de schnaps… Je me laisserais glisser, et j’arriverais d’uncoup dans mon village, du côté de Kiew.

Un autre. – Oui, c’est le pluscommode, mais sans schnaps le courage vous manque.

Un artilleur. – Les pièces nepeuvent pas passer… moi je dételle et je m’en vaistranquillement.

Un vieux chef de pièce. – Essayede dételer, je te passe mon sabre dans le ventre !

Frisat, à son camarade.– Les républicains défilent toujours.

Septimer. – Oui, s’ils arriventau col, je serai bien content de me rendre.

Frisat. – Si je connaissais unsentier de traverse, depuis longtemps je l’aurais pris.

Cris derrière, à droite.– Place !… place !… Le feld-maréchal !…

Frisat, bas, à Septimer.– Voilà le vieux gueux qui nous a mis dans la misère.

Septimer, de même. –Prends garde… le voici !

(Souworow, à cheval, apparaît au tournantdu chemin.)

SCÈNE V

 

Les précédents, Souworow, le colonel, deux généraux,officiers d’état-major

 

Souworow, d’une voix brève,après avoir regardé le passage. – Vous êtes sûrs que lescanons emporteront ce coin ?

Frisat. – Oui, feld-maréchal,nous en sommes sûrs.

Souworow. – Des mules passent parlà tous les jours.

Frisat. – C’est vrai, mais pasdans cette saison. Quand la terre est détrempée, elles passent uneà une.

Septimer. – Et puis,feld-maréchal, une mule ne pèse pas dix mille.

(La fusillade des républicains redouble.Souworow regarde.)

Souworow. – Les balles de cesgens-là viennent jusqu’ici !

Septimer. – Quelques-unes… entirant beaucoup plus haut que le chemin.

Souworow, reprenant sapremière idée. – Et si ce chemin tombe, est-ce qu’on nepourrait pas en tracer un autre tout de suite, plus bas ?

Frisat. – Non feld-maréchal, àmoins de reculer de deux lieues, jusqu’à Jaetz, et de prendrel’autre crête de la gorge. On ne trouve que du rocher… et puis ilfaudrait du temps.

Souworow, d’un accentpoignant. – Et là… dans le fond… si nous les précipitons…est-ce qu’on les retrouvera ?

Frisat. – Jamais !Au-dessous, pendant une bonne demi-lieue, on ne trouve que durocher ; avant d’arriver en bas, les pièces seronttordues ; et tout au fond elles tomberont dans le gouffre duVinkelthal, où les aigles seuls peuvent descendre.

Souworow, se retournant etregardant ses canons. – Je vous avais glorifiés à Cassano, àla Trébia, à Novi, au Saint-Gothard… Je vous avais sauvéspartout !… Il faut donc maintenant que je vous quitte… Maisavant de vous précipiter dans cet abîme, je veux vous entendre pourla dernière fois… (Aux artilleurs.) Qu’on les retourne, etqu’ils fassent entendre aux républicains que Souworow est toujourslà !… (Les artilleurs obéissent. Souworow regarde lestirailleurs français. – Aux guides.) Comment cesgens-là sont-ils là-haut ?… Il passe donc un sentier en facede nous ?

Frisat. – Ils n’ont pas besoin desentier, feld-maréchal, les républicains, depuis deux ans, courentla montagne, ils ont le pied des chasseurs de chamois.

Souworow, seretournant.– Je ne les aime pas… mais ce sont desbraves !… (Aux artilleurs, avec force.)Allons !… Feu !…

(Détonations successives au-dessus del’abîme.)

Souworow, sedécouvrant.– D’un accent solennel.) – C’est ledernier adieu de Souworow à ses braves soldats, à ses vieuxcompagnons de gloire, tombés dans ces montagnes par la trahison desAutrichiens !

Le colonel. – Chargez ?

Souworow. – Non… non… Ce bruitmaintenant me déchire le cœur ! (Aux soldats.) Qu’onles précipite !

(Les soldats coupent les traits deschevaux et poussent aux roues ; les pièces culbutent sur letalus et disparaissent dans l’abîme, sans produire aucunbruit.)

Souworow, d’une voixéclatante et terrible. – Adieu !… adieu !… (Auxsoldats.)Et maintenant passez !… Que les républicainstirent, Souworow ne leur répondra plus !…

(Il s’éloigne. Quelques soldats serelèvent et se remettent en route ; d’autres, accroupis, latête sur les genoux, restent immobiles et mornes. Les guidessuivent en précipitant le pas. Un groupe de hussards, de cosaqueset de dragons démontés s’avancent en se pressant, et passent.Derrière s’entend un bruit de fusillade, qui se rapproche deseconde en seconde.)

SCÈNE VI

 

Groupe de cosaques et d’autres cavaliers démontés

 

Un capitaine. – Place… place… jesuis capitaine aux hussards de Bauer.

Un soldat, seretournant.– Je me moque de toi… ma peau vaut autant quela tienne.

Le capitaine. – Prendsgarde !

Le soldat. – Prends gardetoi-même !

(Ils se poussent.)

Plusieurs soldats. – Jetezl’Autrichien en bas !…

Le capitaine. – Allons… allons…camarades, ne nous fâchons pas.

Un hettmann, en passant.– Chacun pour soi !… Tâche de marcher droit !

(Il tient un long pistolet à lamain.)

Le premier soldat, d’un tonsourd, au capitaine. – Tu passeras quand j’auraipassé !

(Il s’avance péniblement ; la colonnele suit en silence. On entend toujours des deux côtés la fusilladequi se rapproche. D’autres misérables défilent et tournent un à unl’angle du chemin. Tout à coup la fusillade en avant, à gauche,redouble ; cinq ou six balles arrivent en ricochant dans lesentier, des soldats tombent, et l’on aperçoit sur une roche, enface, de l’autre côté de la gorge, le feu roulant d’une compagniede républicains. Grand tumulte en avant.)

Cris lointains, enavant. – Halte ! halte !

Autres cris derrière, àdroite. – En avant !

Un officier, arrivant autournant du chemin, à gauche, s’arrête et crie : –Halte ! Nous sommes coupés… Les républicainsarrivent !

Un soldat, derrièrel’officier. – Avanceras-tu ?

(Il essaye de le pousser avec sabaïonnette. L’officier se retourne et lui lance un coup de sabre.Tous deux glissent et s’accrochent.)

L’officier, d’une voix sourdeet haletante. – Ah ! brigand !…

Le soldat. – Tu tomberas avecmoi !…

D’autres, poussant parderrière. – Avancez !… avancez !…

(Le feu redouble et se rapproche à droiteet à gauche. Malgré la résistance de ceux qui rebroussent chemin,la colonne qui défile se remet en marche. Arrive un nouveau groupede cavaliers démontés et de fantassins, pêle-mêle ; derrièrece groupe s’avancent Hattouine et Ivanowna. Hattouine est assisesur son vieux bidet, Ivanowna tient la bride. Puis on aperçoitIvanowitche à cheval, le drapeau russe à la main, au milieu d’unecompagnie de grenadiers de Rymnik, qui reculent en combattant. Unvieux tambour, à longues moustaches grises, debout à côtéd’Ivanowitche, bat la grenadière d’un air impassible.)

SCÈNE VII

 

Les précédents, Hattouine, Ivanowna, Ivanowitche,
soldats, Grenadiers de Rymnik

 

Ivanowitche, seretournant. – Passe, matouchka… passe vite… Voici lesrépublicains.

Hattouine. – Merci, mon bon filsIvanowitche… Courage Ivanowna !…

Ivanowna, traînant lecheval.

(Elles entrent dans la foule.)

Ivanowitche, criant auxsoldats qui l’entourent : – Grenadiers de Rymnik, tenezferme autour du drapeau… Donnons aux autres le temps depasser !…

(Fusillade très rapprochée. Coups decanon. Des masses de fumée passent. Ivanowitche lève le drapeau.Les grenadiers de Rymnik répondent au feu des Français. Au momentoù Hattouine et Ivanowna vont passer sur la corniche, un bouletarrive et ébranle l’angle du chemin, qui se penche lentement ets’écroule dans l’abîme. Plusieurs soldats coulent en poussant uncri terrible et confus. Les autres reculent épouvantés.)

Tous. – Plus de chemin… Noussommes perdus !…

(Les uns jettent leurs armes, d’autreslèvent les mains vers le ciel.)

Ivanowitche, d’une voixterrible. – Grenadiers de Rymnik, plus de retraite. C’est iciqu’il faut mourir !… Vengeons-nous. En avant… à labaïonnette !…

Les grenadiers de Rymnik. – ViveSouworow !…

(Ils croisent la baïonnette et chargenttête baissée. Quelques soldats ramassent des armes et les suivent.On entend le bruit du combat, le roulement du tambour, lesclameurs, la fusillade, les cris des blessés.)

SCÈNE VIII

 

Hattouine, Ivanowna, soldats

 

Hattouine, qui s’est laisséeglisser de cheval. – Maintenant, tout est fini, lesrépublicains vont venir… Ils nous tueront !

Ivanowna, se jetant dans lesbras de Hattouine. – Sauvons-nous, mère Hattouine… Ilsarrivent !…

(Le bruit du combat se rapproche. Lesgrenadiers de Rymnik rentrent en combattant ; quelques-unss’affaissent dans le chemin. Ivanowitche apparaît un des derniers,au milieu d’un petit groupe. Comme il rentre en scène, on voit unecolonne française déboucher de l’autre côté de la corniche, drapeauen tête. Le vieux tambour est toujours près d’Ivanowitche ;son bras gauche, brisé par une balle, pend inerte, le long de soncorps ; il bat la grenadière de la main droite.)

SCÈNE IX

 

Les précédents, Ivanowitche, grenadiers de Rymnik,
officiers et soldats français, puisOgiski,
à la tête d’une compagnie de républicains

 

Ivanowitche, à sessoldats. – Grenadiers de Rymnik, soutenez votredrapeau !

Un officier français, del’autre côté de la corniche, à gauche. –Rendez-vous !

Ogiski, paraissant à droite,le sabre en main, à la tête d’une compagnie. – Mettez lacrosse en l’air !

Un vieux soldat. – Tout estperdu… Rendons-nous !…

(Il lève la crosse de son fusil.)

Tous les autres. – Oui… oui…rendons-nous !…

(Ils lèvent la crosse.)

Ivanowitche, criant.–Lâches !…

Ogiski, à Ivanowitche.–Abaisse le drapeau !…

Ivanowitche. – Non !

Ogiski, tirant un pistolet desa ceinture. – Abaisse le drapeau… ou tu es mort !…

(Il l’ajuste.)

Ivanowna, d’une voixsuppliante. – Ivanowitche !…

Ivanowitche. – Adieu !…(Élevant son drapeau.) Vive le Tzar !…

(Il s’élance dans l’abime. Ivanowna pousseun cri déchirant et tombe évanouie. Hattouine lasoutient.)

Hattouine, d’une voixnavrante, les yeux levés au ciel. – Oh ! Souworow…Souworow !…

DIXIÈME TABLEAU  – LE BULLETIN DE LAVICTOIRE

 

La salle du Conseil des Anciens, au palais desTuileries (ancienne salle de la Convention). Tribune à droite.Galeries autour. Les bancs en hémicycle. Le Conseil est en séance.Les tribunes des galeries regorgent de inonde. On lit un rapportsur les finances. Le tumulte règne dans la salle et dans lestribunes.

SCÈNE PREMIÈRE

 

Le Conseil, le président, le rapporteur,
le public des galeries

 

Cris dans les tribunes, àdroite. – La dépêche !… La dépêche !…

Une voix dans les tribunes, àgauche. – Il n’y a pas de dépêche.

Autre voix, à droite. –On ne dit rien… l’armée est en déroute !

Cris nombreux, à gauche.– À la porte les muscadins !… à la porte lesalarmistes !

Le président. – Silence auxtribunes ! (Au rapporteur.) Continuez, citoyenrapporteur.

Le rapporteur. – Il estimpossible de se faire entendre.

Le président, agitant sasonnette. – Citoyens représentants, écoutez la lecture durapport ; la matière est sérieuse, elle mérite toute votreattention.

Une voix dans les galeries, àdroite. – Une dépêche du général Masséna est arrivée ce matinau Luxembourg.

Autre voix, à gauche. –Non, il n’y a pas de dépêche… Écoutez !…

Le président. – Je vais faireévacuer les tribunes.

Un représentant, de saplace. – On assure qu’une dépêche est arrivée ce matin auDirectoire exécutif ; pourquoi ne nous est-elle pascommuniquée ?

Une voix dans les tribunes, àdroite. – La bataille est perdue… Souworow est en marchesur Paris !

(Grande rumeur ; le président agitesa sonnette.)

Cris dans les tribunes, àdroite. – La dépêche !… La dépêche !…

Un représentant. – Depuis deuxjours, l’avis d’une bataille décisive court de bouche enbouche ; des bruits sinistres se répandent… les factionsroyalistes s’agitent… le silence du Directoire nousaccable !

Un autre. – On nous cache lasituation.

Un autre, avec force. –Si la patrie est en danger, qu’on le déclare !

Le président. – Citoyensreprésentants, quelles que soient les circonstances, vous devezl’exemple du calme au pays. Je n’ai reçu aucune communication duDirectoire exécutif.

Cris dans les tribunes, àdroite. – La dépêche !…

Le président, auxhuissiers. – Faites évacuer les tribunes !

(Les huissiers descendent à droite. Aumême instant, un envoyé du Directoire se présente à la porte degauche, une dépêche à la main. Grandes acclamations au dehors.Silence dans la salle. L’envoyé remet sa dépêche à un secrétaire,qui la porte au président. Dehors, les acclamationsredoublent.)

Voix nombreuses. –Écoutez !… écoutez !…

Le président, ouvrant ladépêche. – Communication du Directoire exécutif au Conseil desAnciens. Dépêche du général Masséna.

(Il se lève. – Grande rumeur,suivie d’un profond silence.)

Le président, lisant.–« Le général en chef de l’armée d’Helvétie au Directoireexécutif.

» Quartier général de Zurich.

» Citoyens directeurs,

» Le sort de la campagne est décidé. Lespuissances coalisées avaient réuni trois armées, pour envahirl’Helvétie et pénétrer en France. En deux jours, nous avonsconfondu leurs projets. Nous avons franchi la Limmat, anéantil’armée de Korsakow, pris tous ses canons, ses bagages, son trésor,et enlevé de vive force Zurich, où il a laissé six milleprisonniers et trois généraux blessés. »

(Bruyantes acclamations.)

Voix nombreuses dans lestribunes, à droite. – Silence !…silence !…

(Nouvelles acclamations plusvives.)

Un représentant, selevant. – La République est sauvée !

Un autre. – Vive Masséna !(Le silence se rétablit.)

Le président, continuant salecture. – « Nous avons franchi la Linth et battu l’arméeautrichienne. Nous lui avons fait trois mille cinq centsprisonniers, et pris vingt pièces de canon. Son général en chef estresté sur le champ de bataille. – L’armée de Souworow… »

Voix nombreuses dans lestribunes, à droite. – Ah ! ha !…

Cris violents dans toute lasalle. – Silence !… silence… À la porte lesroyalistes !

(Profond silence. – Acclamationsau dehors.)

Le président,reprenantd’une voix plus forte. – « L’arméede Souworow, après avoir forcé le Saint-Gothard, s’était avancéejusqu’à Altorf. Nous l’avons battue dans la vallée de Mutten ;nous lui avons enlevé un drapeau et deux canons. Forcée à uneretraite précipitée, elle a abandonné à notre générosité sesblessés, parmi lesquels un général et nombre d’officiers. Rejetéesur Glaris, nous l’avons encore battue ; nous lui avons faitquinze cents prisonniers, pris un drapeau et tué un général.N’espérant de salut que dans la fuite, Souworow s’est jeté dans lesGrisons, en nous abandonnant encore quinze cents prisonniers. Il aperdu en outre son artillerie et ses bagages. »

Tous les représentants, selevant comme un seul homme. – Vive la République !

(Immense acclamation au dehors et dans lestribunes de gauche.)

Le président,continuant.– « Sur le Rhin, les débris des corpsbattus, renforcés par le corps bavarois du général Nauendorf et parcelui de Condé, ont tenté vainement une nouvelle attaque. Nousétions déjà là pour la recevoir. Du côté de Schaffhouse, nous leuravons fait quinze cents prisonniers, pris des drapeaux, des canons,et tué un général. À Constance, nous avons fait des prisonniers,enlevé le drapeau des grenadiers de Bourbon, plusieurs pièces decanon, et tué deux généraux du corps de Condé. Tel est, citoyensDirecteurs, le résultat général de la bataille de Zurich. À demainde plus amples détails, et les citations à l’ordre du jour. – Salutet respect. Masséna. » (Levant la dépêche.) Vivel’armée d’Helvétie !…

Tous les députés, selevant. – Vive l’armée d’Helvétie !… Vive Masséna !…Vive la République !…

(Un coup de canon retentit. Lesacclamations redoublent. La foule du dehors envahit les tribunes,en chantant la Marseillaise.)

ONZIÈME TABLEAU  – LA RECONNAISSANCEDU TZAR

 

Chambre boisée de chêne. Alcôve à gauche,porte à droite, deux fenêtres au fond, donnant sur la rue.Souworow, étendu dans un grand fauteuil, près de l’alcôve, est à ladernière extrémité. Basilianof, son domestique, se tient deboutderrière le fauteuil. Dehors, au loin, s’entend une marchemilitaire.

SCÈNE PREMIÈRE

 

Souworow, Basilianof, puis Hattouine

 

Souworow, avec effort, aprèsun instant de silence. – Basilianof ?…

Basilianof. –Feld-maréchal !

Souworow, d’une voixnavrante. – Je ne suis plus feld-maréchal… Je suis un vieuxsoldat qu’on appelle Souworow… Le Tzar ne me connaît pas… je nesuis rien !

Basilianof. – Tout cela n’estqu’un petit orage, feld-maréchal, notre glorieux Tzar ne peut pasvous oublier ; il se souviendra bientôt de son serviteurSouworow, Rymnikski, Italikski…

Souworow, d’un accentpoignant. – Oui, quand il aura besoin de moi !…(Silence. La musique se rapproche.) On fait de la musique,dehors, Basilianof ?

Basilianof. – Oui, feld-maréchal,les régiments viennent de passer la revue sur la placeTzaritzine.

Souworow. – Quelsrégiments ?

Basilianof. – Ceux de Rymnik,d’Ismaïl, de Markow, les dragons, les canons…

Souworow. – Pousse mon fauteuil…que je les voie… (Basilianof pousse le fauteuil près de lafenêtre, et lève le rideau. Souworow regarde.) C’est leRymnik ! Ils défilent… Ils défilent… Pas un ne tourne la tête…Ils savent pourtant bien que Souworow, le père Souworow se meurtici !… (Silence.) Ah !… le drapeau !…(Il se lève péniblement, les mains cramponnées aux bras de sonfauteuil. Le drapeau tout déchiré du régiment de Rymnik passedevant les fenêtres. Souworow se redresse, fait le salut militaire,et retombe. – À Basilianof) : Ferme le rideau,Basilianof, je ne puis plus voir cela !… (Avecaccablement.) Cette musique me tue !

Basilianof, tournant lefauteuil. – Le défilé ne sera plus long, feld-maréchal, larevue est finie…

Souworow, se parlant àlui-même. – Oui… oui… la grande revue viendra bientôt… Elleviendra pour tous… pour les tzars… pour les princes… pour lesfeld-maréchaux… pour les simples soldats… (Silence.)Ah ! la gloire !…

(Il respire avec effort. On voit dans larue une vieille femme se pencher à la fenêtre, et regarder dans lachambre.)

Basilianof, frappant contreles vitres. – Dieu te bénisse ?…

Souworow, essayant de seretourner. – Qu’est-ce que c’est ?

Basilianof. – Une vieillemendiante.

Souworow. – Donne-lui quelqueskopecks… Va !…

(Le domestique obéit.)

Basilianof, sur la porte àdroite. – Tiens, et laisse-nous tranquilles.

La femme, dehors.–Merci, je n’ai besoin de rien.

Basilianof. – Alors, qu’est-ceque tu veux ?

La femme. – N’est-ce pas ici quedemeure Souworow ?

Souworow, écoutant.– Jeconnais cette voix.

Basilianof. – Le feld-maréchal nereçoit personne.

Souworow, d’une voixfaible. – Laisse entrer la femme.

Basilianof. – Le feld-maréchalest malade.

La femme. – Je veux le voir… Ilme connaît… Dis-lui que c’est la vieille matouchka duRymnik.

Souworow, avec effort. –Ah ! qu’elle entre… qu’elle entre !…

Basilianof, seretournant. – Cette femme, feld-maréchal, dit vousconnaître.

Souworow. – Oui… oui… depuislongtemps.

(Sa voix s’éteint. Hattouine paraît sur leseuil, puis s’approche et regarde en silence. Souworow lui tend lesmains ; elle s’agenouille et les embrasse en fondant enlarmes. Basilianof se tient debout derrière.)

Hattouine, ensanglotant. – Oh ! mon fils, Basilowitche, dans quel étatje te retrouve !

Souworow, profondémentému. – Lève-toi, matouchka !

Hattouine, sanglotant.–J’avais tout perdu… Ivanowna… Ivanowitche… tout !… Jepensais : – Mon fils Souworow est encore là… il est heureux,lui… – Ça me consolait un peu ! On me disait bien : leTzar n’a pas voulu le voir… mais je ne le croyais pas !…Qu’est-ce qu’il nous reproche donc, le Tzar ? Est-ce que nousn’avons pas tout souffert pour lui ?… Est-ce que nous n’avonspas tout donné ?… Est-ce que c’est notre faute, si les autresse sont laissé battre… si Korsakow s’est sauvé… si les Autrichiensnous ont tout laissé tomber sur le dos ?

Souworow, à sondomestique. – Tiens, Basilianof, regarde cette vieillematouchka !…Elle connaît mieux la guerre que tous cescadets, ces officiers de parade, ces tas de pieds-plats, de ducs,de princes, de barons, qu’on nous envoie avec des brevets de génie,et dont la bêtise, malheureusement, ne se montre que sur le champde bataille ! – Lève-toi, matouchka, je suis contentde te voir !

Hattouine, se levant.–Nous avons eu bien des misères depuis cinquante ans, mais celle-ciest la plus grande.

Souworow, avec amertume.– Oui… tu as raison.

Basilianof. – Notre glorieux Tzarverra qu’il s’est trompé, feld-maréchal.

Souworow, d’un ton dedédain. – Feld-maréchal !… Laisse tous ces titres,Basilianof. Quand on arrive où j’en suis, tout devient clair… Oùsont mes amis ?… Où sont ceux auxquels j’ai renduservice ? Ils craignent de déplaire au Tzar !… La vieillematouchka, seule…

Basilianof, vivement.–Hé ! je vous le disais bien, feld-maréchal, le Tzar Paul penseencore à nous !…

(Il montre de la main une voiture de lacour, qui vient de s’arrêter devant les fenêtres ; quelquesdignitaires en descendent. Silence. On entend la porte de la maisons’ouvrir.)

Hattouine. – À cette heure, jem’en vais.

Souworow. – Non,reste !…

Basilianof, sur le seuil,annonçant. – Monsieur le comte Kalb.

Souworow, essayant de selever. – Monsieur le comte Kalb… Je ne connais aucune famillerusse de ce nom… N’importe… qu’il entre !… (ÀHattouine.) Aide-moi, matouchka.

(Le comte paraît, suivi de plusieursdignitaires en costume de cour.)

SCÈNE II

 

Les précédents, le comte Kalb, seigneurs

 

Souworow, regardant lecomte. – Monsieur le comte… comment ?

Le comte. – Kalb,feld-maréchal.

Souworow. – Ah ! fort bien…Vous excuserez mon étonnement, monsieur le comte. Ce nom russe estnouveau pour moi… À quelle circonstance dois-je l’honneur et lafaveur de votre visite ?

Le comte. – Sa Majesté le TzarPaul me charge de vous présenter ses compliments,feld-maréchal.

Souworow. – Je suis touché…profondément touché., monsieur le comte… ?

Le comte. – Kalb.

Souworow. – Un nom russe,n’est-ce pas ?

Le comte. – Je suis né enTurquie ; c’est à la grâce du monarque que je dois montitre.

Souworow. – Ah ! monsieur lecomte, vous avez sans doute rendu quelque service éminent ?Dans quel corps avez-vous servi ? À quelle bataille avez-vousassisté ?…

Le comte. – Je n’ai jamais servidans l’armée.

Souworow. – Ah ! jecomprends… c’est dans la diplomatie.

Le comte. – Non,feld-maréchal.

Souworow. – Ou dans quelqueministère ?

Le comte. – Je n’ai jamais servidans aucun ministère. J’ai toujours été auprès de l’augustepersonne de Sa Majesté.

Souworow, faisantl’étonné. – Ah ! mon Dieu ! Et en quelle qualité,s’il vous plaît ?

Le comte. – J’ai été premiervalet de chambre de Sa Majesté impériale.

Souworow, après unsilence. – Ah ! très bien !… très bien ! (Setournant vers son domestique.) Basilianof, vois-tu ceseigneur ! Il a été ce que tu es… À la vérité, c’était auprèsde notre très gracieux souverain… Tu vois le beau chemin qu’il afait ?… Le voilà devenu comte… le voilà décoré des ordres deSaint-André, de Saint-Alexandre-Newski, de Saint-Volodimir, de tousles ordres de Russie !… Ainsi, tâche de te bien conduire,Basilianof… Qui sait ce que tu peux devenir un jour ?… C’estencourageant !… (Au comte.) Monsieur le comte, vousexprimerez à Sa Majesté toute ma gratitude de l’honneur qu’elle mefait… J’aurais désiré pouvoir vous épargner cette peine, mais nosservices, à nous autres vieux soldats, sont plus pénibles que lesvôtres, quoique moins glorieux, sans doute !… Et vous direz àSa Majesté… (Une suffocation le prend. Il se jette en arrière,en étendant la main et criant 🙂 Matouchka…adieu !…

(Sa tête retombe, il s’affaisse dans sonfauteuil. Le comte sort précipitamment, les autres seigneurs lesuivent. Hattouine s’agenouille.)

Basilianof, après un longsilence. – Le feld-maréchal est mort !…

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