Categories: Romans

La logeuse

La logeuse

de Fyodor Mikhailovich Dostoevsky
Partie 1

Chapitre 1

 

Ordynov se décidait enfin à changer de logement. Sa logeuse, une femme âgée, très pauvre, veuve d’un fonctionnaire, avait dû, pour des raisons imprévues, quitter Saint-Pétersbourg et aller vivre chez des parents, dans un petit village, sans même attendre le premier du mois, date à laquelle expirait sa location. Le jeune homme, qui restait jusqu’au bout du terme, payé d’avance, songeait avec regret à ce logis qu’il allait devoir abandonner, et il en était triste. Cependant il était pauvre et son logement était cher.Le lendemain, après le départ de sa logeuse, il se coiffa de son bonnet et sortit regarder dans les petites ruelles de Pétersbourg les écriteaux collés aux portes cochères des maisons, s’arrêtant de préférence devant les immeubles les plus sombres et les plus populeux où il avait plus de chance de trouver la chambre qui lui convenait, chez de pauvres locataires.

Il y avait déjà un bon moment qu’il était absorbé dans sarecherche, quand, peu à peu, il se sentit envahi par des sensationsneuves, presque inconnues. D’abord distraitement, négligemment,ensuite avec une vive attention, il regarda autour de lui. La fouleet la vie de la rue, le bruit, le mouvement, la nouveauté deschoses, toute cette activité, ce train-train de la vie courante quiennuie depuis longtemps le Pétersbourgeois affairé, surmené, qui,toute sa vie, cherche en vain, et avec une dépense énormed’énergie, la possibilité de trouver le calme, le repos dans un nidchaud acquis par son travail, son service ou d’autres moyens –toute cette prose, terre à terre, éveillait en Ordynov, aucontraire, une sensation douce, joyeuse, presque enthousiaste. Sesjoues pâles se couvrirent d’un léger incarnat, ses yeux brillèrentd’une nouvelle espérance, et, avec avidité, à larges bouffées, ilaspira l’air froid et frais. Il se sentait extraordinairementléger.

Il avait toujours mené une vie calme, solitaire. Trois ansauparavant, il avait obtenu un grade scientifique et, devenu libreautant que possible, il était allé chez un vieillard que,jusqu’alors, il ne connaissait que de nom. Là on l’avait faitattendre longtemps, jusqu’à ce que le valet de pied en livrée eûtdaigné l’annoncer pour la deuxième fois. Enfin, il avait étéintroduit dans un salon haut, sombre, désert, inhospitalier, commeil y en a encore dans certaines vieilles demeures seigneuriales oùla vie semble s’être figée. Dans le salon, il avait aperçu unvieillard à cheveux blancs, chamarré de décorations, l’ami et lecollègue de feu son père et son tuteur. Le vieillard lui avaitremis un peu d’argent. La somme était minime ; c’était ce quirestait de l’héritage de ses aïeux, vendu par autorité de justice,pour dettes. Ordynov avait pris cet argent d’un air indifférent,puis avait dit adieu pour toujours à son tuteur et était sorti dansla rue. Cet après-midi d’automne était froid et sombre. Le jeunehomme était pensif et une tristesse immense déchirait son cœur. Uneflamme brillait dans ses yeux ; il avait des frissons defièvre. Il calculait, chemin faisant, qu’avec l’argent qu’il venaitde recevoir il pourrait vivre deux ans, ou trois, quatre anspeut-être, s’il ne mangeait pas toujours à sa faim. La nuitvint ; la pluie commençait à tomber. Il loua le premier réduitqu’il trouva, et, une heure après, y était installé. Là, ils’enferma comme dans un cloître, renonça complètement au monde, et,deux ans plus tard, il était devenu tout à fait sauvage.

Il le devint sans le remarquer ; il ne pensait même pasqu’il y eut une autre vie bruyante, agitée, changeante, attiranteet toujours, tôt ou tard, inévitable. À vrai dire, malgré lui, ilavait entendu parler de cette vie, mais il l’ignorait et necherchait pas à la connaître. Son enfance avait étésolitaire ; maintenant il était absorbé tout entier par lapassion la plus profonde, la plus insatiable, par une de cespassions qui ne laissent pas aux êtres comme Ordynov la moindrepossibilité pour une activité pratique, vitale. Cette passionc’était la Science. En attendant elle rongeait sa jeunesse d’unpoison lent, délicieux ; elle troublait même le repos de sesnuits, et le privait de la nourriture saine et de l’air frais quijamais ne pénétrait dans son réduit. Mais Ordynov, dansl’engouement de sa passion, ne voulait même pas le remarquer. Ilétait jeune, et, pour le moment, il ne demandait rien de plus. Sapassion le laissait enfant pour tout ce qui était de la vieextérieure, et le rendait incapable à jamais d’écarter les bravesgens pour se faire une petite place parmi eux, le cas échéant. Lascience, entre certaines mains, est un capital ; la passiond’Ordynov était une arme tournée contre lui-même.

C’était moins la volonté nette et logique d’apprendre, desavoir, qui l’avait dirigé vers les études auxquelles il s’étaitadonné jusqu’à ce jour, qu’une sorte d’attirance inconsciente.Encore enfant, on le considérait comme un original, car il neressemblait en rien à ses camarades. Il n’avait pas connu sesparents. À cause de son caractère bizarre, de sa sauvagerie, ilavait souffert beaucoup de la part de ses jeunes condisciples etcela l’avait rendu encore plus sombre, si bien que, peu à peu, ils’était écarté complètement des hommes pour se renfermer enlui-même.

Dans ses études solitaires, jamais, pas plus que maintenant, iln’y avait eu d’ordre, de système. C’était comme le premier élan, lapremière ardeur, la première fièvre de l’artiste. Il s’était crééun système à son usage. Il y avait réfléchi pendant des années, eten son âme se formait peu à peu l’image encore vague, amorphe, maisdivinement belle de l’idée, incarnée dans une forme nouvelle,lumineuse. Et cette forme, en voulant se dégager de son âme, lafaisait souffrir. Il en sentait timidement l’originalité, lavérité, la puissance. Sa créature voulait déjà vivre par elle-même,prendre une forme, s’y fortifier ; mais le terme de lagestation était encore loin, peut-être très loin, peut-êtreétait-il inaccessible.

Maintenant Ordynov marchait dans les rues comme un étranger,comme un ermite sorti soudain de son désert de silence, dans laville bruyante et mouvante. Tout lui paraissait neuf et curieux.Mais il était à tel point étranger à ce monde qui bouillonnait ets’agitait autour de lui, qu’il n’avait pas même l’idée de s’étonnerde ses sensations bizarres. Il paraissait ne pas s’apercevoir de sasauvagerie. Au contraire, un sentiment joyeux, une sorte d’ivresse,comme celle de l’affamé à qui, après un long jeûne, on donnerait àboire et à manger, naissait en lui. Il peut sembler étrange qu’unévénement d’aussi mince importance qu’un changement de logis aitsuffi à étourdir et à émouvoir un habitant de Pétersbourg, fût-ceOrdynov ; mais il faut dire que c’était peut-être la premièrefois qu’il sortait pour affaire. Il lui était de plus en plusagréable d’errer dans les rues, et il regardait tout enflâneur.

Fidèle, même maintenant, à son occupation habituelle, il lisait,dans le tableau qui se découvrait merveilleux devant lui, commeentre les lignes d’un livre. Tout le frappait. Il ne perdait pasune seule impression et, de son regard pensif, il scrutait lesvisages des passants, observait attentivement l’aspect de tout cequi l’entourait, écoutait avec ravissement le langage populaire,comme s’il contrôlait surtout les conclusions nées dans le calme deses nuits solitaires. Souvent, un détail le frappait, provoquantune idée, et, pour la première fois, il ressentit du dépit des’être enseveli vivant dans sa cellule. Ici tout allait beaucoupplus vite, son pouls battait plus fort et plus rapidement.L’esprit, opprimé par l’isolement, stimulé seulement par l’effortexalté, travaillait maintenant avec rapidité, assurance ethardiesse. En outre, presque inconsciemment, il désiraits’introduire d’une façon quelconque dans cette vie étrangère pourlui ; car, jusqu’à ce jour, il ne la connaissait, ou plutôt nela pressentait, que par l’instinct de l’artiste. Son cœur battaitmalgré lui de l’angoisse de l’amour et de la sympathie. Ilexaminait avec plus d’attention les gens qui passaient devant lui,mais tous étaient lointains, soucieux et pensifs… Peu à peu lesentiment d’Ordynov se dissipait. Déjà, la réalité l’oppressait etlui imposait une sorte de crainte et de respect. Cet assautd’impressions jusqu’alors inconnues commençait à le fatiguer. Commeun malade qui se lève joyeusement de son lit pour la première fois,et retombe frappé par la lumière et le tourbillon éclatant de lavie, de même, Ordynov était étourdi et fatigué par le bruit et lavivacité des couleurs de la foule qui passait devant lui. Latristesse et l’angoisse le gagnaient. Il commençait à avoir peurpour toute sa vie, pour son activité, même pour l’avenir. Unepensée nouvelle tuait son calme ; tout à coup, il venait de sedire qu’il était seul, que personne ne l’aimait et que lui-mêmen’avait jamais eu l’occasion d’aimer quelqu’un. Quelques passantsauxquels, par hasard, il avait adressé la parole en commençant sapromenade, l’avaient regardé d’une façon étrange, blessante. Ilvoyait qu’on le prenait pour un fou, ou du moins pour un originaldes plus singuliers, ce qui d’ailleurs était tout à fait juste.Alors il se souvint que tout le monde était gêné en sa présence,toujours ; dès son enfance, tous l’évitaient à cause de soncaractère renfermé, obstiné, et la compassion qui, parfois, semanifestait en lui était pénible aux autres ou incomprise d’eux. Etde tout cela il avait souffert, étant enfant ; alors qu’il neressemblait à aucun enfant de son âge. Maintenant cela lui revenaitet il constatait que, de tout temps, tous l’avaient abandonné etfui.

Sans se rendre compte comment il y était venu, Ordynov se trouvadans un quartier très éloigné du centre de Pétersbourg. Après undîner très sommaire dans un petit débit, il recommença à errer parles rues, traversa des places et arriva ainsi à une sorte de cheminbordé de palissades jaunes et grises. Au lieu de richesconstructions c’étaient maintenant de misérables masures et desbâtiments d’usines immenses, monstrueux, rouges, noircis, avec dehautes cheminées. Tout alentour était désert et vide ; toutavait l’air sombre et hostile ; cela semblait du moins àOrdynov. Le soir venait. Au bout d’une longue ruelle il arriva à lapetite place de l’église paroissiale.

Il y entra distraitement. Le service venait de finir. L’égliseétait presque vide. Deux vieilles femmes étaient agenouillées àl’entrée. Un sacristain, petit vieillard à cheveux blancs,éteignait les cierges. Les rayons du soleil couchant traversaienten un large flot le vitrail étroit de la coupole et éclairaientd’une lumière fulgurante l’un des autels. Mais leur éclat diminuaitpeu à peu, et plus l’obscurité s’épaississait à l’intérieur dutemple, plus merveilleusement brillaient, par endroits, les icônesdorées, éclairées par la lumière vacillante des veilleuses et descierges.

Saisi d’une profonde angoisse et d’un étrange sentimentd’oppression, Ordynov s’appuya contre la muraille dans le coin leplus sombre de l’église et s’abandonna pour un instant. Il seressaisit quand les pas sourds, mesurés, de deux visiteursretentirent sous les voûtes. Il leva les yeux et une curiositéinexprimable s’empara de lui à la vue des nouveaux venus. C’étaitun vieillard et une jeune femme. Le vieillard était de hautetaille, droit et bien conservé, mais très maigre et d’une pâleurmaladive. À son extérieur on pouvait le prendre pour un marchandd’une province lointaine. Il portait, déboutonné, un long caftannoir doublé de fourrure, évidemment un habit de fête, en dessousduquel paraissait un autre vêtement très long, soigneusementboutonné du haut en bas. Le cou était négligemment entouré d’unfoulard rouge vif. Dans sa main, il tenait un bonnet de fourrure.Une longue et fine barbe grise tombait sur sa poitrine, et, sousdes sourcils épais, brillait un regard fiévreux, hautain etprofond.

La femme, qui pouvait avoir une vingtaine d’années, étaitmerveilleusement belle. Elle avait une belle pelisse courte, bleue,doublée de fourrure rare. Sa tête était couverte d’un foulard desoie blanche attaché sous le menton. Elle marchait les yeux baissés: une gravité pensive, émanant de toute sa personne, se marquaitnettement, tristement, sur le contour délicieux de son visagedélicat aux lignes fines, douces et juvéniles.

Il y avait dans ce couple inattendu quelque chose d’étrange.

Le vieillard s’arrêta au milieu de l’église, s’inclina de touscôtés, bien que l’église fût complètement déserte. Sa compagne fitde même. Ensuite il la prit par le bras et l’amena devant unegrande image de la Vierge, sous le vocable de laquelle étaitl’église, qui brillait près de l’autel dans l’éclat aveuglant desfeux que reflétait son cadre d’or serti de pierres précieuses.

Le sacristain, qui restait seul dans l’église, salua levieillard avec respect. Celui-ci lui répondit d’un signe de tête.La femme tomba à genoux devant l’icône. Le vieillard pritl’extrémité du voile attaché à l’icône et lui en couvrit la tête.Un sanglot sourd éclata dans l’église.

Ordynov était frappé de la solennité de toute cette scène, etimpatient d’en voir la fin. Deux minutes après, la femme releva latête, et la lumière vive du lampadaire éclaira de nouveau soncharmant visage. Ordynov tressaillit et fit un pas en avant. Déjàelle tendait sa main au vieillard et tous deux sortirent lentementde l’église. Des larmes brillaient dans les yeux de la jeune femme,des yeux bleus profonds, avec de longs cils qui se détachaient surla blancheur de son visage et ombraient ses joues pâles. Un sourireéclairait ses lèvres, mais le visage portait la trace d’une terreurmystérieuse et enfantine. Elle se serrait timidement contre levieillard et on voyait qu’elle tremblait toute d’émotion.

Frappé, fouetté par un sentiment inconnu, joyeux et tenace,Ordynov les suivit rapidement et, sur le parvis de l’église, leurcoupa le chemin. Le vieillard le regarda d’un air hostile etsévère. Elle aussi jeta un regard sur lui, mais sans curiosité,distraitement, comme si une autre pensée lointaine l’absorbait.

Ordynov les suivit sans même s’en rendre compte. Il faisait déjànuit. Le vieillard et la jeune femme entrèrent dans une grande ruelarge, sale, pleine de petites boutiques diverses, de dépôts defarine, d’auberges, et qui menait tout droit hors de la ville. Danscette rue, ils prirent une longue ruelle étroite, fermée de chaquecôté par des palissades et que terminait l’énorme mur noirci d’unegrande maison de quatre étages, dont l’autre issue donnait sur unegrande rue populeuse. Ils étaient déjà près de la maison quand levieillard, soudain, se retourna et jeta un regard impatient surOrdynov. Le jeune homme s’arrêta net, surpris lui-même de saconduite. Le vieillard se retourna pour la seconde fois, comme pours’assurer si la menace avait produit son effet. Ensuite ilsentrèrent tous deux, lui et la jeune femme, dans la cour de lamaison.

Ordynov revint sur ses pas pour rentrer chez lui. Il était defort mauvaise humeur. Il s’en voulait d’avoir perdu ainsi toute unejournée, de s’être fatigué sans raison et surtout d’avoir commis lasottise de prendre pour une sorte d’aventure un incident plus quebanal.

Quelque dépit qu’il ait eu, le matin, de sa sauvagerie,toutefois son instinct le portait à fuir tout ce qui pouvait ledistraire, le détourner, l’arracher de son monde intérieur,artistique. Maintenant, avec une certaine tristesse, un certainregret, il pensait à son coin tranquille ; puis il ressentitde l’angoisse ainsi que le souci d’une situation indécise, desdémarches à faire, et, en même temps, il était irrité qu’unepareille misère pût l’occuper. Enfin, fatigué, incapable de lierdeux idées, il arriva, très tard déjà, à son logis. Avecétonnement, il remarqua qu’il avait failli passer devant sa maisonsans la reconnaître. Machinalement, en hochant la tête pour sadistraction qu’il attribuait à la fatigue, il monta l’escalierjusqu’à sa chambre, sous les toits. Il alluma une bougie. Uneminute après, l’image de la femme sanglotant surgit, là, devantlui. Cette impression était si obsédante, si forte, son cœur luiretraçait avec un tel amour les traits doux et calmes de son visageempreint d’un attendrissement mystérieux et d’effroi, mouillé delarmes d’enthousiasme ou de repentir enfantins, que ses yeux sevoilèrent, et il lui sembla que dans toutes ses veines coulait dufeu. Mais la vision s’effaça vite. Après la surexcitation laréflexion vint, ensuite le dépit, puis une sorte de colère ;après quoi, épuisé de fatigue, sans se dévêtir, il s’enveloppa dansses couvertures et se jeta sur son lit…

Ordynov s’éveilla assez tard dans la matinée ; il sesentait irrité, déprimé. Il s’habilla à la hâte en s’efforçant depenser à ses soucis quotidiens, et, une fois dehors, dirigea sespas du côté opposé au chemin suivi la veille. Enfin il trouva unechambre, quelque part dans le logement d’un pauvre Allemand, nomméSpies, qui vivait là avec sa fille, Tinichen. Spies, après avoirreçu les arrhes, alla aussitôt décrocher l’écriteau suspendu à laporte cochère. Il avait loué à Ordynov surtout à cause de l’amourde celui-ci pour la science, car lui-même projetait de se mettre àl’étude très sérieusement. Ordynov prévint qu’il s’installerait lesoir même. Il reprit le chemin de sa demeure, mais, réflexionfaite, soudain, se dirigea du côté opposé. Le courage luirevenait ; il sourit même en pensant à sa curiosité. Dans sonimpatience, le chemin lui semblait extrêmement long. Enfin ilarriva à l’église où il était entré la veille au soir. On chantaitla messe. Il choisit un endroit d’où il pouvait voir presque tousles fidèles. Mais ceux qu’il cherchait n’étaient pas là. Après unelongue attente il sortit, tout rougissant. S’entêtant à réprimer unsentiment qui l’envahissait malgré lui, il essayait de toutes sesforces de changer le cours de ses pensées. Ramené aux chosescourantes de la vie, il s’avisa qu’il était temps de dîner, et,croyant en effet ressentir la faim, il entra dans le même débit oùil avait mangé la veille. Il ne se souvenait pas, par la suite,comment il l’avait quitté.

Longtemps et sans idées nettes, il erra dans les rues et lesruelles populeuses ou désertes et enfin il arriva à un endroitécarté qui n’était déjà plus la ville et où s’étendait un champjauni. Ce silence profond lui communiqua une impression qu’iln’avait pas éprouvée depuis longtemps, et il se ressaisit. C’étaitune de ces journées sèches et froides comme il y en à parfois àPétersbourg, en octobre. Non loin de là il y avait une isba et,tout près, deux meules de foin. Un petit cheval, aux côtessaillantes, la tête baissée, la langue pendante, était là sansharnais, à côté d’un petit char à deux roues ; il semblaitsonger à quelque chose. Un chien, en grognant, rongeait un os prèsd’une roue brisée. Un enfant de trois ans, vêtu d’une simplechemise, tout en grattant sa tête blonde, regardait avec étonnementle citadin qui était là. Derrière l’isba commençaient les champs etles potagers. À l’horizon, la ligne noire de la forêt bordait lebleu du ciel ; du côté opposé s’amoncelaient des nuagesneigeux qui semblaient chasser devant eux une bande d’oiseauxmigrateurs, fuyant sans cris, sur le ciel. Tout était silencieux etd’une tristesse solennelle, comme en une sorte d’attente… Ordynovvoulait aller plus loin, mais le désert commençait à l’oppresser.Il retourna dans la ville, où s’entendit tout à coup le bruit sourddes cloches appelant les fidèles au service vespéral. Il pressa lepas et se retrouva bientôt devant l’église qu’il connaissait sibien depuis la veille.

La femme inconnue était déjà là.

Elle était à genoux, à l’entrée même, parmi la foule desfidèles. Ordynov se fraya un chemin à travers les mendiants, lesvieilles femmes en guenilles, les malades et les estropiés quiattendaient l’aumône à la porte de l’église, et il vint se mettre àgenoux à côté de son inconnue. Leurs vêtements se touchaient. Ilentendait le souffle haletant qui sortait de ses lèvres, quichuchotaient une prière ardente. Les traits de son visage étaient,comme hier, bouleversés par un sentiment de piété infinie, et denouveau ses larmes coulaient et séchaient sur ses joues brûlantes,comme pour les laver de quelque crime terrible. L’endroit où ils setrouvaient était tout à fait sombre. Par instants seulement, levent qui rentrait par la vitre ouverte de la fenêtre étroite,agitait la flamme qui éclairait alors d’une lueur vacillante levisage de la jeune femme, dont chaque trait se gravant dans lamémoire d’Ordynov obscurcissait sa vue et lui martelait le cœurd’une douleur sourde, insupportable. Mais dans cette souffrance ily avait une jouissance indicible. Il n’y put tenir. Toute sapoitrine tremblait, et, en sanglotant, il inclina son front brûlantsur les dalles froides de l’église. Il n’entendait et ne sentaitrien, sauf la douleur de son cœur qui se mourait dans unesouffrance délicieuse.

Cette sensibilité extrême ainsi que cette pureté et cettefaiblesse du sentiment étaient-elles développées par lasolitude ? Cet élan du cœur se préparait-il dans le silenceangoissant, étouffant, infini, des longues nuits sans sommeil,traversées par les aspirations inconscientes et les tressaillementsde l’esprit impatient, ou tout simplement le moment était-il venu,était-ce la minute solennelle, fatale, inéluctable ? Il arriveque par une journée chaude, étouffante, tout à coup le ciel entierdevient noir et l’orage éclate en pluie et en feu sur la terreassoiffée ; et l’orage attache des perles de pluie auxbranches des arbres, fouette l’herbe des champs, écrase sur le solles tendres fleurs, pour qu’après, aux premiers rayons du soleil,tout, revivant de nouveau, acclame le ciel et lui envoie son encensvoluptueux et l’hymne de sa reconnaissance… Mais Ordynov ne pouvaitmaintenant se rendre compte de ce qui se passait en lui. À peineavait-il conscience d’être…

Le service prit fin sans même qu’il s’en aperçût, et il seretrouva suivant son inconnue à travers la foule qui s’amassait àla sortie. Par moments il rencontrait son regard étonné et clair.Arrêtée à chaque instant par la foule, elle se retourna vers luiplusieurs fois. Son étonnement semblait grandir de plus enplus ; puis tout d’un coup, son visage s’empourpra.

À ce moment, soudain, dans la foule, parut le vieillard de laveille. Il la prit par le bras. Ordynov rencontra de nouveau sonregard mauvais et moqueur et une colère étrange, subite, le morditau cœur. Les ayant perdus de vue dans l’obscurité, d’un effortviolent, il s’élança en avant et sortit de l’église. Mais l’airfrais du soir ne pouvait le rafraîchir. Sa respiration s’arrêtait,se faisant de plus en plus rare ; son cœur se mit à battrelentement et fortement, comme s’il voulait lui rompre la poitrine.Enfin il s’aperçut qu’il avait complètement perdu sesinconnus ; il ne les apercevait plus, ni dans la rue, ni dansla ruelle. Mais dans la tête d’Ordynov, venait de naître l’idéed’un plan hardi, bizarre, un de ces projets fous qui, en revanche,dans des cas pareils, aboutissent presque toujours.

Le lendemain, à huit heures du matin, il se rendit à la maison,du côté de la ruelle, et pénétra dans une petite cour étroite, saleet puante, qui était quelque chose comme la fosse à ordures de lamaison.

Le portier occupé à quelque besogne dans la cour s’arrêta, lementon appuyé sur le manche de sa pelle, et regarda Ordynov de latête aux pieds ; puis il lui demanda ce qu’il désirait.

Le portier était un jeune garçon de vingt-cinq ans, d’originetatare, au visage vieilli, ridé, de petite taille.

– Je cherche un logement, répondit Ordynov nerveusement.

– Lequel ? demanda le portier avec un sourire. Il regardaitOrdynov comme s’il connaissait toute son histoire.

– Je voudrais louer une chambre chez des locataires, ditOrdynov.

– Dans cette cour, il n’y en a pas, dit le portier, d’un airmystérieux.

– Et ici ?

– Ici non plus.

Le portier reprit sa pelle.

– Peut-être m’en cèdera-t-on une tout de même ? insistaOrdynov en glissant dix kopecks au portier.

Le Tatar regarda Ordynov, empocha la pièce, reprit de nouveau sapelle, et, après un court silence, répéta qu’il n’y avait rien àlouer.

Mais déjà le jeune homme ne l’écoutait plus. Il montait sur lesplanches pourries, jetées à travers une large flaque d’eau,conduisant à la seule entrée qu’avait, dans cette cour, le pavillonnoir, sale, comme noyé dans cette eau bourbeuse.

Au rez-de-chaussée du pavillon habitait un pauvre fabricant decercueils. Ordynov passa devant son atelier et, par un escalierglissant, en colimaçon, il monta à l’étage supérieur. En tâtonnantdans l’obscurité il trouva une grosse porte mal équarrie, tourna leloquet et l’ouvrit. Il ne s’était pas trompé. Devant lui se tenaitle vieillard qu’il connaissait et qui, fixement, avec un étonnementextrême, le regarda.

– Que veux-tu ? dit-il brièvement, presque chuchotant.

– Est-ce qu’il y a un logement ? demanda Ordynov, oubliantpresque tout ce qu’il voulait dire. Derrière l’épaule du vieillard,il aperçut son inconnue.

Le vieux, sans répondre, se mit à refermer la porte en poussantavec elle Ordynov.

– Il y a une chambre, fit tout à coup la voix douce de la jeunefemme.

Le vieillard lâcha la porte.

– J’ai besoin d’un coin, n’importe quoi, dit Ordynov en seprécipitant dans le logement et s’adressant à la belle.

Mais il s’arrêta étonné, comme pétrifié, dès qu’il eut jeté unregard sur ses futurs logeurs. Devant ses yeux se déroulait unescène muette extraordinaire. Le vieux était pâle comme un mort, oneût dit qu’il se trouvait mal. Il regardait la femme d’un regard deplomb, immobile et pénétrant. Elle, d’abord, pâlit aussi, maisensuite tout son sang afflua à son visage et ses yeux brillèrentétrangement. Elle conduisit Ordynov dans l’autre chambre.

Tout le logement se composait d’une pièce assez vaste, diviséepar deux cloisons en trois parties. Du palier on entraitdirectement dans une antichambre étroite, sombre ; en faceétait la porte menant évidemment à la chambre des maîtres. Àdroite, c’était la chambre à louer. Elle était étroite et basse,avec deux petites fenêtres également très basses. Elle était toutencombrée d’objets divers, comme il y en a dans chaque logement.C’était pauvre, exigu, mais aussi propre que possible. Le mobilierconsistait en une simple table de bois blanc, deux chaises trèsordinaires et deux bancs étroits, placés de chaque côté de lapièce, le long du mur. Une grande icône ancienne, à couronne dorée,était appendue dans l’angle et, devant elle brûlait une veilleuse.Un énorme et grossier poêle russe donnait, par moitié, dans cettechambre et dans l’antichambre.

Évidemment trois personnes ne pouvaient vivre dans un pareillogement.

Ils commencèrent à marchander, mais sans suite dans les idées,et se comprenant à peine les uns les autres.

À deux pas de la femme, Ordynov entendait battre son cœur. Ilvoyait qu’elle tremblait toute d’émotion et même de peur. Enfin, ontomba d’accord. Le jeune homme déclara qu’il s’installerait tout desuite et regarda le patron. Le vieillard était debout devant laporte, toujours pâle, mais un sourire doux, même pensif, errait surses lèvres. Ayant rencontré le regard d’Ordynov, il fronça denouveau les sourcils.

– As-tu un passeport ? demanda-t-il tout d’un coup d’unevoix haute et brève, en ouvrant à Ordynov la porte del’antichambre.

– Oui, répondit celui-ci un peu étonné.

– Qui es-tu ?

– Vassili Ordynov, gentilhomme. Je ne sers nulle part. Jem’occupe de mes affaires, dit-il sur le même ton que le vieux.

– Moi aussi, fit le vieillard. Mon nom est Ilia Mourine,bourgeois. Cela te suffit ? Va…

Une heure plus tard, Ordynov était dans son nouveau logement,non moins étonné du changement que l’Allemand, qui déjà commençaità craindre, avec sa Tinichen, que le nouveau locataire ne leurjouât un tour.

Ordynov, lui, ne comprenait pas comment tout cela était arrivé,et ne voulait pas le comprendre…

Chapitre 2

 

Le cœur lui battait tellement que sa vue se brouillait et latête lui tournait. Machinalement il se mit à ranger ses maigreseffets dans son nouveau logement. Il ouvrit un paquet contenantdifférentes choses, puis une caisse de livres qu’il rangea sur latable, mais bientôt ce travail même lui pesa. À chaque instantbrillait à ses yeux l’image de la femme dont la rencontre avait émuet secoué tout son être, et tant de foi, tant d’enthousiasmeirrésistible entraient dans sa propre vie que ses penséess’obscurcissaient et que son esprit sombrait dans l’angoisse et letumulte.

Il prit son passeport et le porta au patron, dans l’espoird’apercevoir la jeune femme. Mais Mourine entr’ouvrit à peine laporte, prit le papier, lui dit : « Bon, vis en paix », et refermala porte. Un sentiment désagréable s’empara d’Ordynov. Il ne savaitpourquoi, mais la vue de ce vieillard l’oppressait. Dans sonregard, il y avait quelque chose de méprisant et de méchant.Toutefois le sentiment désagréable se dissipa bientôt. Depuis déjàtrois jours Ordynov vivait dans une sorte de tourbillon encomparaison du calme ancien de sa vie, mais il ne pouvait raisonneret redoutait même de le faire. Tout se confondait dans sonexistence. Il sentait confusément que toute sa vie se brisait endeux. Une seule aspiration, une attente unique, s’étaient emparéesde tout son être, et aucune autre pensée n’avait prise sur lui.

Étonné, il retourna dans sa chambre. Là, près du poêle, où sepréparait la nourriture, une vieille femme, petite, ratatinée,travaillait. Elle était si sale, vêtue de guenilles si sordides quec’était pitié de la regarder. Elle avait l’air méchant et, de tempsen temps, marmonnait quelque chose entre ses dents. C’était lafemme de ménage des logeurs. Ordynov essaya de lier conversationavec elle, mais évidemment par malice, elle se renferma dans lesilence. Enfin l’heure du dîner étant venue, la vieille retira dupoêle la soupe aux choux, des bouchées à la viande et porta celaaux maîtres. Elle servit la même chose à Ordynov. Après le repas unsilence de mort régna dans le logement.

Ordynov prit un livre, longtemps en tourna les pages, tâchant decomprendre ce qu’il avait lu déjà plusieurs fois. Énervé, il jetale livre et, de nouveau, essaya de mettre en place différentsobjets. Enfin il se coiffa, mit un manteau et sortit.

Dehors il flâna au hasard, sans voir le chemin qu’il suivait,s’efforçant tout le temps de concentrer autant que possible sesidées éparses et d’examiner un peu sa situation. Mais cet effort nefaisait que lui causer de la souffrance. Tour à tour, il avaitfroid et chaud, et, par moments, son cœur se mettait à battre sifort qu’il devait s’appuyer contre un mur. « Non, la mort estpréférable, mieux vaut la mort », chuchota-t-il, la lèvrefiévreuse, tremblante, sans même penser à ce qu’il disait.

Il marcha très longtemps. Enfin s’apercevant qu’il était trempéjusqu’aux os et remarquant pour la première fois qu’il pleuvait àverse, il retourna à la maison.

Non loin de chez lui, il aperçut le portier. Il lui sembla quele Tatar le regardait fixement et avec une certaine curiosité, maisquand il se vit observé, il continua son chemin.

– Bonjour ! dit Ordynov en le rejoignant. Commentt’appelle-t-on ?

– Je suis portier, on m’appelle portier, répondit-il endécouvrant ses dents.

– Tu es dans cette maison depuis longtemps ?

– Oui, depuis longtemps.

– Mon logeur est un bourgeois ?

– Bourgeois, s’il le dit.

– Qu’est-ce qu’il fait ?

– Il est malade, il vit, prie Dieu, voilà…

– C’est sa femme ?

– Quelle femme ?

– Celle qui vit avec lui.

– Sa femme, s’il le dit. Adieu, Monsieur.

Le Tatar toucha son bonnet et rentra chez lui.

Ordynov regagna son logis. La vieille, en marmonnant quelquechose, lui ouvrit la porte qu’elle referma au verrou et s’installasur le poêle où elle terminait sa vie. La nuit tombait. Ordynovalla chercher de la lumière et remarqua que la porte de la chambredes maîtres était fermée à clé. Il appela la vieille qui, la têteappuyée sur son coude, le regardait fixement de dessus le poêle etsemblait se demander ce qu’il pouvait bien faire près de la serrurede la chambre des maîtres. Sans lui rien dire elle lui jeta unpaquet d’allumettes.

Il retourna dans sa chambre et, pour la centième fois peut-être,se mit à ranger ses effets et ses livres. Mais peu à peu, sanscomprendre ce qui lui arrivait, il s’assit sur le banc, et il luisembla qu’il s’endormait. Par moments, il revenait à lui et serendait compte que son sommeil n’était pas le sommeil mais unesorte de perte de conscience maladive et douloureuse. Il entenditla porte s’ouvrir puis se fermer. Il devina que c’étaient lesmaîtres qui rentraient des vêpres. Il lui vint en tête qu’il devaitaller chez eux chercher quelque chose. Il se leva pour s’y rendre,mais il trébucha et tomba sur un tas de bois jeté par la vieille aumilieu de la chambre. Alors il perdit tout à fait connaissance.Quand il rouvrit les yeux, au bout d’un long moment, il remarquaavec étonnement qu’il était couché sur le même banc, tout habillé,et qu’avec une tendresse attentive se penchait vers lui un visagede femme merveilleusement beau, tout mouillé de larmes douces etmaternelles. Il sentit qu’on lui mettait un oreiller sous la tête,qu’on l’enveloppait dans quelque chose de chaud et qu’une maindouce caressait son front brûlant. Il voulait dire merci ; ilvoulait prendre cette main, l’approcher de ses lèvres sèches, lamouiller de larmes et la baiser éternellement.… Il voulait direbeaucoup de choses, mais quoi, il ne le savait lui-même. Il voulaitmourir en ce moment. Mais ses mains étaient comme du plomb etrestaient inertes. Il lui paraissait qu’il était devenu muet ;il sentait seulement son sang battre dans toutes ses artères sifortement, comme pour le soulever de sa couche. Quelqu’un lui donnade l’eau… Puis il perdit connaissance.

Il s’éveilla le matin, à huit heures. Le soleil jetait sesrayons dorés à travers les vitres verdâtres, sales, de sa chambre.Une sensation douce enveloppait tous ses membres de malade. Ilétait calme, tranquille et infiniment heureux. Il lui semblait quequelqu’un était tout à l’heure à son chevet. Il s’éveilla encherchant attentivement autour de lui cet être invisible. Il eûttant désiré pouvoir embrasser un ami et dire, pour la première fois: « Bonjour, bonjour, mon ami. »

– Comme tu as dormi longtemps ! prononça une douce voix defemme.

Ordynov se retourna. Le visage de sa belle logeuse, avec unsourire séduisant et clair comme le soleil, se penchait verslui.

– Tu as été malade longtemps, dit-elle. C’est assez, lève-toi.Pourquoi te tourmentes-tu ainsi ? La liberté est plus douceque le pain, plus belle que le soleil. Lève-toi, mon ami,lève-toi…

Ordynov saisit sa main et la serra fortement. Il lui semblaitencore rêver.

– Attends, je t’ai préparé du thé. Veux-tu du thé ? Prends,cela te fera du bien. J’ai été malade, moi aussi, et je sais.

– Oui, oui, donne-moi à boire, dit Ordynov d’une voixéteinte.

Il se leva. Il était encore très faible. Un frisson luiparcourut le dos ; tous ses membres étaient endoloris et commebrisés. Mais dans son cœur il faisait clair et les rayons du soleilparaissaient l’animer d’une sorte de joie solennelle. Il sentaitqu’une nouvelle vie forte, invisible, commençait pour lui. La têtelui tournait légèrement.

– On t’appelle Vassili ? demanda-t-elle. J’ai peut-être malentendu, mais il me semble que le patron t’a nommé ainsi, hier.

– Oui, Vassili. Et toi, comment t’appelles-tu ? dit Ordynoven s’approchant d’elle et se tenant à peine sur ses jambes.

Il trébucha, elle le retint par le bras et rit :

– Moi ? Catherine, dit-elle en fixant dans les siens sesgrands yeux bleus et clairs.

Ils se tenaient par la main.

– Tu veux me dire quelque chose ? fit-elle enfin.

– Je ne sais pas, répondit Ordynov.

Sa vue s’obscurcissait.

– Tu vois comme tu es… Assez, mon pigeon, assez. Ne te tourmentepas. Assieds-toi ici, devant la table, en face du soleil. Reste icibien tranquille et ne me suis pas, ajouta-t-elle, croyant que lejeune homme allait faire un mouvement pour la retenir. Je vaisrevenir tout de suite ; tu auras tout le temps de me voir.

Une minute après, elle apporta du thé, le plaça sur la table ets’assit en face d’Ordynov.

– Tiens, bois, dit-elle. Eh bien ! Est-ce que la tête tefait mal ?

– Non, plus maintenant, dit-il. Je ne sais pas, peut-être mefait-elle mal. Je ne veux pas… Assez ! Assez ! Je ne saispas ce que j’ai, dit-il, tout bouleversé, ayant enfin saisi la mainde Catherine. Reste ici, ne t’en va pas. Donne-moi encore ta main…Mes yeux se voilent. Je te regarde comme le soleil, dit-il haletantd’enthousiasme, comme s’il arrachait ses paroles de son cœur, alorsque des sanglots emplissaient sa gorge.

– Mon ami ! Tu n’as donc jamais vécu avec une bravecréature ? Tu es seul, seul ; tu n’as pas deparents ?

– Non, personne. Je suis seul, je n’ai personne. Ah !maintenant ça va mieux… Je me sens bien, maintenant, dit Ordynov endélire. Il voyait la chambre tourner autour de lui.

– Moi aussi, pendant plusieurs années je n’ai eu personne… Commetu me regardes…, prononça-t-elle après un moment de silence.

– Eh bien !… quoi ?…

– Tu me regardes comme si ma vue te réchauffait ! Sais-tu,tu me regardes comme quand on aime… Moi, au premier mot, j’ai sentimon cœur battre pour toi. Si tu tombes malade, je te soignerai.Seulement ne tombe pas malade. Non, quand tu seras guéri nousvivrons comme frère et sœur. Veux-tu ? C’est difficile d’avoirune sœur quand Dieu n’en a pas donnée…

– Qui es-tu ? D’où viens-tu ? demanda Ordynov d’unevoix faible.

– Je ne suis pas d’ici… Ami, que t’importe ? Sais-tu… Onraconte que douze frères vivaient dans une forêt sombre. Une jeunefille vint à s’égarer dans la forêt. Elle arriva chez eux, mit touten ordre dans leur demeure et étendit son amour sur tous. Lesfrères vinrent et apprirent qu’une sœur avait passé chez eux lajournée. Ils l’appelèrent. Elle vint vers eux. Tous l’appelaientsœur, et elle était la même avec tous. Tu connais ceconte ?

– Oui, je le connais, fit à voix basse Ordynov.

– C’est bon de vivre. Es-tu content de vivre ?

– Oui, oui, vivre longtemps, longtemps, répondit Ordynov.

– Je ne sais pas, fit Catherine pensive. Je voudrais aussi lamort. C’est bien de vivre, mais… Oh ! te voilà de nouveau toutpâle…

– Oui, la tête me tourne…

– Attends, je t’apporterai mon matelas ; il est meilleurque celui-ci, et un autre oreiller, et je préparerai ton lit. Tut’endormiras, tu me verras dans ton sommeil, ton mal passera… Notrevieille est malade, elle aussi…

Elle parlait tout en préparant le lit, et jetait, de temps entemps, par-dessus son épaule, un regard sur Ordynov.

– Tu en as des livres ! dit-elle en repoussant lecoffre.

Elle s’approcha d’Ordynov, le prit par la main droite, l’amenavers le lit, le coucha et le borda.

– On dit que les livres gâtent l’homme, dit-elle en hochantpensivement la tête. Tu aimes à lire les livres ?

– Oui, répondit Ordynov ne sachant s’il dormait ou non etserrant fortement la main de Catherine, pour se rendre compte qu’ilne dormait pas.

– Mon maître a beaucoup de livres aussi. Sais-tu, il dit que cesont des livres divins. Il me lit toujours un livre. Je te lemontrerai plus tard. Après tu me raconteras tout ce qu’il y adedans…

– Je raconterai, fit Ordynov en la regardant fixement.

– Aimes-tu prier ? demanda-t-elle après un court silence.Sais-tu ?… J’ai peur, j’ai peur de tout, toujours…

Elle n’acheva pas et parut réfléchir à quelque chose.

Ordynov porta sa main à ses lèvres.

– Pourquoi baises-tu ma main ? Ses joues s’étaientlégèrement empourprées. Va, baise-les, continua-t-elle en riant etlui tendant ses deux mains. Ensuite elle en délivra une et la posasur le front brûlant d’Ordynov, puis elle se mit à lui caresser lescheveux. Elle rougissait de plus en plus. Enfin elle s’assit àterre, près du lit, et appuya sa joue contre celle du jeune homme.Son souffle chaud frôlait son visage…

Tout d’un coup Ordynov sentit des larmes brûlantes tomber commedu plomb sur sa joue. Elle pleurait. Il devenait de plus en plusfaible. Il ne pouvait déjà plus soulever ses mains. À ce moment, uncoup éclata dans la porte ; le loquet grinça ; Ordynovput encore distinguer la voix du patron qui venait de rentrer dansla pièce voisine. Ensuite il entendit comment Catherine se levaitet, sans se hâter, ni écouter, prenait son livre ; puis il vitcomment, en partant, elle le signait. Il ferma les yeux. Tout àcoup, un chaud et long baiser lui brûla les lèvres et il ressentitcomme un coup de couteau dans le cœur. Il poussa un faible cri ets’évanouit.

Une vie bizarre, étrange, alors commença pour lui.

Par moments, en son esprit surgissait la conscience vague qu’ilétait condamné à vivre dans un long rêve infini, plein de troublesétranges, de luttes et de souffrances stériles. Effrayé, il tâchaitde se révolter contre la fatalité qui l’oppressait. Mais, au momentde la lutte la plus aiguë, la plus désespérée, une force inconnuele frappait de nouveau. Alors, il sentait nettement comment, denouveau, il perdait la mémoire, comment, de nouveau, l’obscuritéterrible, sans issue, se déroulait devant lui, et il s’y jetaitavec un cri d’angoisse et de désespoir. Parfois c’étaient desmoments d’un bonheur trop intense, écrasant, quand la vitalitéaugmente démesurément en tout l’être humain, quand le passé devientplus clair, retentit du triomphe de la joie, quand on rêve d’unavenir inconnu, quand un espoir merveilleux descend sur l’âme commeune rosée vivifiante, quand on a le désir de crier d’enthousiasme,quand on sent que la chair est impuissante devant la multitude desimpressions, que le fil de l’existence se rompt et qu’en même tempson acclame avec frénésie sa vie ressuscitée.

Parfois il retombait dans sa torpeur et alors tout ce qui luiétait arrivé, les derniers jours, repassait dans son esprit commeun tourbillon. Mais la vision se présentait à lui sous un aspectétrange et mystérieux.

Parfois, malade, il oubliait ce qui lui était arrivé, ets’étonnait de ne plus être dans son ancien logis, chez son anciennepropriétaire. Il était surpris que la vieille ne s’approchât pascomme elle le faisait toujours, à l’heure tardive, vers le poêle àdemi éteint qui éclairait d’une lueur faible, vacillante, tout lecoin sombre de la chambre, et qu’elle ne réchauffât pas, commed’habitude, ses mains osseuses, tremblantes, au foyer mourant, touten bavardant et marmottant quelque chose, avec un regard seulementde temps à autre, un regard étonné sur son étrange locatairequ’elle jugeait un peu fou à cause de ses longues lectures.

À d’autres moments, il se rappelait qu’il avait changé de logis,mais comment cela s’était-il fait ? Il ne le savait pas, bienque pour le comprendre il tendît obstinément, violemment, toutesles forces de son esprit… Mais, où, quoi, qu’appelait-il,qu’était-ce qui le tourmentait et jetait en lui cette flammeinsupportable qui l’étouffait et brûlait son sang ? Cela, illui était impossible de le savoir. De nouveau il ne se rappelaitrien. Souvent il saisissait avidement une ombre quelconque ;souvent il entendait le bruit de pas légers près de son lit et lemurmure, comme une musique, de paroles douces, caressantes ettendres. Un souffle haletant, humide, glissait sur son visage ettout son être était secoué par l’amour. Des larmes brûlantescoulaient sur ses joues en feu, et soudain un baiser long et tendres’enfonçait sur ses lèvres. Alors toute sa vie s’éteignait dans unesouffrance infinie. Il semblait que toute l’existence, toutl’univers, s’arrêtaient, mouraient autour de lui pour des sièclesentiers et qu’une longue nuit de mille ans s’étendait sur lui…

Parfois il revivait les douces années de sa première enfance,avec leurs joies pures, leur bonheur infini ; avec lespremiers étonnements joyeux de la vie ; avec la foule desesprits clairs qui sortaient de chaque fleur qu’il arrachait,jouaient avec lui sur la verte et grasse prairie, devant la petitemaison entourée d’acacias, qui lui souriait, du lac de cristal prèsduquel il restait assis des heures entières écoutant le murmure desvagues, ainsi que le bruissement d’ailes de ces esprits quirépandaient de claires rêveries couleurs d’arc-en ciel sur sonpetit berceau, tandis que sa mère, penchée sur ce même berceau,l’embrassait et l’endormait en chantant une douce berceuse durantles nuits qui étaient longues et sereines. Mais, tout à coup, unêtre paraissait de nouveau, qui le troublait d’un effroi non plusenfantin, et versait dans sa vie le premier poison lent de ladouleur et des larmes. Il sentait vaguement que le vieillardinconnu tenait en son pouvoir toutes ses années futures, et iltremblait et ne pouvait détacher de lui ses regards. Le méchantvieillard le suivait partout. Il paraissait et le menaçait de latête au-dessus de chaque buisson du bosquet ; il riait et letaquinait, s’incarnait en chacune de ses poupées d’enfant,grimaçant et riant entre ses mains comme un méchant gnomemalfaisant. Il jaillissait en grimaçant de chaque mot de sagrammaire. Pendant son sommeil, le méchant vieillard s’asseyait àson chevet… Il chassait la foule des esprits clairs qui promenaientleurs ailes d’or et de saphir autour de son berceau. Il repoussaitde lui, pour toujours, sa pauvre mère, et, pendant une nuitentière, il lui chuchota un long conte merveilleux,incompréhensible pour un cœur d’enfant, mais qui le troublait d’unehorreur et d’une passion qui n’avaient rien d’enfantin. Et leméchant vieillard n’écoutait ni ses sanglots, ni ses prières etcontinuait à lui parler jusqu’à ce qu’il en perdîtconnaissance.

Et l’enfant s’éveillait homme. Des années entières s’étaientécoulées sans qu’il l’entendît. Tout d’un coup, il reconnaît savraie situation, il comprend qu’il est seul et étranger à toutl’univers. Il est seul parmi des gens mystérieux, inquiétants,parmi des ennemis qui s’assemblent et chuchotent dans les coins desa chambre obscure, et font des signes de tête à la vieille qui estassise auprès du feu, réchauffant ses mains débiles, et qui le leurindique. Il était bouleversé, il voulait savoir ce qu’étaient ceshommes, pourquoi ils étaient ici, pourquoi lui-même était dans sachambre. Il devine qu’il est tombé dans un repaire de brigands oùil a été entraîné par quelque force puissante, inconnue, sans avoirexaminé auparavant qui sont ces locataires et qui sont ces maîtres.La crainte déjà le saisit et, tout d’un coup, au milieu de la nuit,dans l’obscurité, de nouveau il entend le long récit à voix basse.C’est une vieille femme qui parle, doucement, en hochant tristementsa tête blanche, devant le feu qui s’éteint. Et de nouveaul’horreur l’empoigne. Le conte s’anime devant lui, des visages etdes formes se précisent. Il voit que tout, à commencer par lessongeries vagues de l’enfance, toutes ses pensées, tous ses rêves,tout ce qu’il a connu de la vie, tout ce qu’il a lu dans leslivres, tout ce qu’il a oublié depuis longtemps déjà, il voit quetout s’anime, prend corps, se dresse devant lui sous forme d’imagescolossales, marche et danse en rond autour de lui. Des jardinsmerveilleux naissent à ses yeux, des villes entières tombent enruines, des cimetières lui renvoient leurs morts qui se mettent àvivre de nouveau. Des races, des peuples entiers apparaissent,grandissent et meurent devant lui. Enfin maintenant, autour de sonlit de malade, chaque pensée, chaque rêve s’incarnent comme aumoment de la naissance et il rêve non avec des idées sans chair,mais avec des mondes entiers ; lui-même tourbillonne comme ungrain de poussière dans cet univers infini, étrange, sansissue ; et toute cette vie, par son indépendance révoltée, lepresse et le poursuit de son ironie éternelle, implacable.

Il se sentait mourir, tomber en poussière, sans aucunerésurrection possible et pour toujours. Il voulait fuir, mais danstout l’univers il n’y avait pas un coin pour le cacher. Enfin, dansun accès de désespoir, il tendit toutes ses forces, cria ets’éveilla…

Il était couvert d’une sueur glacée. Autour de lui régnait unsilence de mort dans une nuit profonde. Cependant il lui semble quequelque part continue son conte merveilleux, qu’une voix rauqueentame en effet une longue conversation sur le sujet qu’il connaît.Il entend qu’on parle de forêts sombres, de banditsextraordinaires, d’un jeune gaillard courageux, vaillant, presqueStenka Razine lui-même, d’ivrognes gais, de haleurs, d’une bellejeune fille, de la Volga. Est-ce un rêve ? Entend-il celaréellement ?

Il demeura toute une heure couché, les yeux ouverts, sans remuerun membre, dans un engourdissement d’épouvante. Enfin il se levaprudemment, constata avec joie que le terrible mal n’avait pasencore épuisé toutes ses forces. Le délire s’évanouissait ; laréalité commençait.

Il remarqua qu’il était habillé comme pendant sa conversationavec Catherine et que, par conséquent, il ne s’était pas écoulébeaucoup de temps depuis qu’elle l’avait quitté. Le feu de ladécision coulait dans ses veines. Par hasard, il toucha avec samain un grand clou, enfoncé dans la cloison le long de laquelle onavait installé son lit. Il le saisit, s’y suspendit de tout soncorps et arriva ainsi à une fente par où un mince rai de lumièrefiltrait dans sa chambre. Il appliqua l’œil contre cette fente, et,retenant son souffle, regarda.

Dans un coin de la petite chambre des maîtres, il y avait un litdevant lequel était placée une table couverte d’un tapis. Denombreux livres d’un grand format ancien, reliés, rappelant leslivres liturgiques, étaient posés sur la table. Dans un angle étaitappendue une icône, aussi ancienne que celle de sa chambre, devantlaquelle brûlait une veilleuse. Le vieux Mourine, malade, étaitcouché sur le lit. Il paraissait torturé par la souffrance. Ilétait pâle comme un mort. Il était enveloppé d’une couverture defourrure. Un livre était ouvert sur ses genoux. Sur un banc, prèsdu lit, était allongée Catherine. Un de ses bras enlaçait lapoitrine du vieillard, et sa tête était appuyée sur son épaule.Elle fixait sur lui des yeux attentifs, enfantins, étonnés etsemblait écouter avec une avidité extraordinaire ce que luiracontait Mourine. Par moments, la voix du narrateur sehaussait ; son visage pâle s’animait ; il fronçait lessourcils, ses yeux brillaient, et Catherine paraissait pâlir depeur et d’émotion. Alors quelque chose ressemblant à un sourire semontrait sur le visage du vieillard et Catherine aussi commençait àsourire doucement. Parfois des larmes paraissaient dans ses yeux.Alors le vieillard lui caressait doucement la tête comme à unenfant, et elle l’étreignait encore plus fortement de son bras nu,brillant comme la neige, et, plus amoureusement encore, se penchaitsur sa poitrine.

Ordynov se demandait si ce n’était pas son rêve quicontinuait ; même il en était sûr ; mais son sangaffluait dans sa tête et les artères de ses tempes battaient sifortement qu’il avait mal.

Il lâcha le clou, descendit du lit, et, en chancelant, s’avançacomme un somnambule, ne comprenant pas l’excitation qui flambaitcomme un incendie dans son sang. Il arriva ainsi jusqu’à la portede son logeur et la poussa violemment. Le loquet rouillé tomba et,dans le fracas et le bruit, il se trouva au milieu de lachambre.

Il vit comment Catherine, tout d’un coup, tressaillit, commentles yeux du vieillard brillèrent méchamment sous les sourcilsfroncés, et comment, soudain, la rage déforma son visage. Puis levieillard, sans le quitter des yeux, chercha d’une main tremblantele fusil accroché au mur. Ordynov vit ensuite briller le canon dufusil dirigé par une main peu sûre, tremblante de fureur, contre sapoitrine… Le coup éclata. Un cri sauvage, qui n’avait presque riend’humain, y répondit, et, quand se fut dissipée la fumée, unspectacle horrible frappa Ordynov.

Tremblant de tout son corps il se pencha sur le vieillard.Mourine était étendu sur le sol, le visage crispé, de l’écume surses lèvres grimaçantes. Ordynov comprit que le malheureux avait unecrise d’épilepsie. Avec Catherine il se porta à son secours…

Chapitre 3

 

Ordynov passa une mauvaise nuit. Le matin il sortit de bonneheure, malgré sa faiblesse et la fièvre qui ne l’avait pas quitté.Dans la cour il rencontra encore le portier. Cette fois le Tatar,du plus loin qu’il l’aperçut, ôta son bonnet et le regarda aveccuriosité. Ensuite, il prit résolument son balai en jetant lesyeux, de temps en temps, sur Ordynov qui s’approchaitlentement.

– Eh bien ? Tu n’as rien entendu, cette nuit ? demandacelui-ci.

– Oui, j’ai entendu.

– Qu’est-ce que c’est que cet homme ? Qui est-il ?

– C’est toi qui as loué, c’est à toi de savoir ; moi jesuis un étranger.

– Mais parleras-tu un jour ! s’écria Ordynov hors de lui,en proie à une irritation maladive.

– Mais qu’est-ce que j’ai fait ? C’est ta faute. Tu les aseffrayés. En bas le fabricant de cercueils est sourd ; ehbien, il a tout entendu. Et sa femme, qui est également sourde, atout entendu aussi. Même, dans l’autre cour, c’est loin pourtant,on a entendu aussi. Voilà, j’irai chez le commissaire…

– J’irai moi-même, dit Ordynov, et il se dirigea vers la portecochère.

– Comme tu voudras. Mais c’est toi qui as loué… Monsieur,Monsieur, attends !…

Ordynov regarda le portier, qui, par déférence, toucha sonbonnet.

– Eh bien ?

– Si tu y vas, je préviendrai le propriétaire…

– Et puis, quoi ?

– Il vaut mieux que tu partes d’ici.

– Tu n’es qu’un sot.

Ordynov voulut s’en aller.

– Monsieur ! Monsieur ! Attends… Et le portier portade nouveau la main à son bonnet et laissa voir ses dents.

– Monsieur ! Pourquoi as-tu chassé un pauvre homme ?Chasser un pauvre homme, c’est un péché. Dieu ne le permet pas.

– Écoute… Prends cela… Qui est-il ?

– Qui il est ?

– Oui.

– Je le dirai, même sans argent.

Le portier prit son balai, en donna deux coups, ensuite s’arrêtaet regarda Ordynov attentivement et avec importance.

– Tu es bon, Monsieur, mais si tu ne veux pas vivre avec unbrave homme, à ta guise. Voilà ce que je te dirai…

Et le Tatar regarda Ordynov d’une façon encore plus expressive,puis se mit à balayer, comme s’il était fâché. Enfin, prenant l’aird’avoir terminé quelque affaire importante, il s’approchamystérieusement d’Ordynov, et, avec une mimique expressive,prononça :

– Lui, voilà ce qu’il est…

– Quoi ? Qu’est-ce que cela veut dire ?

– Il n’a pas d’esprit.

– Quoi ?

– Oui ; l’esprit est parti, répéta-t-il encore d’un tonplus mystérieux. Il est malade. Il possédait un grand bateau, puisun second, puis un troisième ; il parcourait la Volga.Moi-même j’en suis, de la Volga. Il avait aussi une usine ;mais tout a brûlé. Et il n’a plus sa tête…

– Il est fou ?

– Non, non, fit lentement le Tatar, pas fou. C’est un hommespirituel. Il sait tout, il a lu beaucoup de livres et prédit auxautres toute la vérité… Ainsi l’un vient et donne deuxroubles ; un autre, trois roubles, quarante roubles. Ilregarde le livre et voit toute la vérité. Mais l’argent sur latable ; sans argent, rien…

Ici le Tatar, qui entrait trop dans les intérêts de Mourine, eutun rire joyeux.

– Alors quoi ! Il est sorcier ?

– Hum ! fit le portier en hochant la tête. Il dit lavérité. Il prie Dieu. Il prie beaucoup… Et quelquefois cela leprend.

Le Tatar répéta de nouveau son geste expressif.

À ce moment, quelqu’un dans l’autre cour appela le portier, etun petit vieillard, en paletot de peau de mouton, se montra. Ilmarchait d’un pas indécis en toussotant et regardait le sol enmarmonnant quelque chose. Il semblait être en enfance.

– Le propriétaire, le propriétaire ! chuchota hâtivement leportier en faisant un signe rapide de la tête à Ordynov ; et,ayant ôté son bonnet, il s’élança en courant au devant duvieillard.

Il sembla à Ordynov qu’il avait déjà vu quelque part, récemment,ce visage ; mais, se disant qu’il n’y avait à cela riend’extraordinaire, il sortit de la cour. Le portier lui faisaitl’effet d’un coquin et d’une crapule de la pire espèce.

« Le vaurien, il avait l’air de marchander avec moi »,pensa-t-il. « Dieu sait ce qui se passe ici ! »

Il était déjà dans la rue quand il prononça ces mots. Peu à peu,d’autres idées l’accaparèrent. L’impression était pénible. Lajournée était grise et froide ; la neige tombait. Le jeunehomme se sentait de nouveau brisé par la fièvre. Il sentait aussique le sol se dérobait sous ses pas. Soudain une voix connue, unténor doucereux, chevrotant, désagréable, lui souhaita lebonjour.

– Iaroslav Ilitch ! fit Ordynov.

Devant lui se trouvait un homme d’une trentaine d’années,vigoureux, aux joues rouges, pas très grand, avec des petits yeuxhumides, gris, souriants, et habillé… comme Iaroslav Ilitch étaittoujours habillé ; et cet homme, de la façon la plus aimable,lui tendait la main.

Ordynov avait fait la connaissance de Iaroslav Ilitch juste unan auparavant, et d’une façon tout à fait accidentelle, presquedans la rue. Cette connaissance facile avait été favorisée, endehors du hasard, par l’extraordinaire penchant qui poussaitIaroslav Ilitch à chercher partout des êtres bons et nobles,essentiellement cultivés, et dignes, au moins par leurs talents etleurs bonnes manières, d’appartenir à la haute société. Bien queIaroslav Ilitch fût doué, comme voix, d’un ténor très doucereux,même dans la conversation avec ses amis les plus intimes, dans savoix éclatait quelque chose d’extraordinairement clair, puissant etimpérieux, qui ne souffrait aucune contradiction et n’étaitpeut-être que le résultat de l’habitude.

– Comment ? s’écria Iaroslav Ilitch, avec l’expression dela joie la plus sincère et la plus enthousiaste.

– Je demeure ici.

– Depuis longtemps ? continua Iaroslav Ilitch, en haussantle ton de plus en plus. Et je ne le savais pas ! Mais noussommes voisins ! Je sers ici, dans cet arrondissement. Il y adéjà un mois que je suis de retour de la province de Riazan.Ah ! je vous tiens, mon vieil, mon noble ami !

Et Iaroslav Ilitch éclata d’un rire bonasse.

– Sergueïev ! cria-t-il avec emphase. Attends-moi chezTarassov et qu’on ne touche pas sans moi aux sacs de blé… Etstimule un peu le portier d’Olsoufiev. Dis-lui qu’il vienne tout desuite au bureau ; j’y serai dans une heure…

Ayant donné hâtivement cet ordre à quelqu’un, le délicatIaroslav Ilitch prit Ordynov sous le bras et l’emmena au restaurantle plus proche.

– Je ne serai pas satisfait tant que nous n’aurons pas échangéquelques mots en tête à tête, après une si longue séparation… Ehbien ! Que faites-vous maintenant ? ajouta-t-il presqueavec respect en baissant mystérieusement la voix. Toujours dans lessciences ?

– Oui, comme toujours, répondit Ordynov, à qui venait une trèsbonne idée.

– C’est bien, Vassili Mihaïlovitch, c’est noble ! IaroslavIlitch serra fortement la main d’Ordynov. Vous serez l’ornement denotre société… Que Dieu mette le bonheur sur votre chemin !Mon Dieu ! comme je suis heureux de vous avoirrencontré ! Que de fois j’ai pensé à vous ! Que de foisje me suis dit : Où est-il notre bon, noble et spirituel VassiliMihaïlovitch !

Ils prirent un cabinet particulier. Iaroslav Ilitch commanda deshors-d’œuvre, donna l’ordre d’apporter de l’eau-de-vie et, toutému, regarda Ordynov.

– J’ai beaucoup lu depuis vous, commença-t-il d’une voix timide,un peu obséquieuse ; j’ai lu tout Pouchkine… »

Ordynov le regardait distraitement.

– Quelle extraordinaire description de la passion humaine !Mais, avant tout, permettez-moi de vous exprimer ma reconnaissance.Vous avez tant fait pour moi par la noblesse de l’inspiration, desbelles idées…

– Pardon…

– Non, permettez, j’aime à rendre justice ; et je suis fierqu’au moins ce sentiment ne soit pas éteint en moi.

– Pardon. Vous n’êtes pas juste envers vous-même, et moi,vraiment…

– Non, je suis tout à fait juste ! objecta avec une chaleurextraordinaire Iaroslav Ilitch. Que suis-je près de vous ?Voyons !

– Mon Dieu…

– Oui.

Un silence suivit.

– Profitant de vos conseils, j’ai rompu avec plusieurs personnesvulgaires, et j’ai adouci un peu la grossièreté des habitudes…reprit Iaroslav Ilitch, d’un ton assez timide et flatteur. Lesmoments de liberté que me laisse mon service, je les passe laplupart à la maison. Le soir je lis quelque bon livre et… je n’aiqu’un désir, Vassili Mihaïlovitch, me rendre un peu utile à laPatrie…

– Je vous ai toujours tenu pour un homme très noble, IaroslavIlitch…

– Vous versez toujours le baume… noble jeune homme.

Iaroslav Ilitch serra fortement la main d’Ordynov.

– Vous ne buvez pas, remarqua-t-il, son émotion un peucalmée.

– Je ne puis pas. Je suis malade.

– Malade ? C’est sérieux ! Depuis longtemps ?Comment êtes-vous tombé malade ? Voulez-vous que je vous dise…Quel médecin vous soigne ? Voulez-vous que je prévienne notremédecin ? J’irai chez lui moi-même. C’est un homme trèshabile…

Iaroslav Ilitch prenait déjà son chapeau.

– Non, je vous remercie. Je ne me soigne pas… Je n’aime pas lesmédecins…

– Que dites-vous ? Est-ce possible ? Mais c’estl’homme le plus habile, reprit Iaroslav Ilitch suppliant. L’autrejour… Mais permettez-moi de vous raconter cela, mon cher VassiliMihaïlovitch… l’autre jour est venu un pauvre serrurier. « Voilà,dit-il, je me suis piqué le doigt avec un de mes outils ;guérissez-moi. » Siméon Paphnoutitch voyant que le malheureux estmenacé de la gangrène décide de couper le membre malade. Il l’afait en ma présence. Et il a fait cela d’une façon si noble…c’est-à-dire si remarquable, que, je vous l’assure, n’était de lapitié pour les souffrances humaines, ce serait très agréable àvoir, rien que par curiosité… Mais où et comment êtes-vous tombémalade ?…

– En changeant de logement… Je viens de me lever…

– Mais vous êtes encore très faible et vous ne devriez passortir… Alors vous n’êtes plus dans votre ancien logement ?Mais qu’est-ce qui vous a décidé ?

– Ma logeuse a quitté Pétersbourg…

– Domna Savichna ! Est-ce possible ? Une bonnevieille, vraiment noble ! Savez-vous, je ressentais pour elleun respect presque filial. Dans cette vie presque achevée brillaitce quelque chose de sublime du temps de nos aïeux et, en laregardant, on croyait voir revivre devant soi notre vieux passé,avec sa grandeur !… c’est-à-dire… vous comprenez… quelquechose de poétique… termina Iaroslav Ilitch, tout à coup timide etrouge jusqu’aux oreilles.

– Oui, c’était une brave femme.

– Mais permettez-moi de savoir où vous demeurezmaintenant ?

– Ici, pas loin. Dans la maison de Kochmarov.

– Je le connais… Un vieillard majestueux. J’ose dire que je suispresque son sincère ami… Un noble vieillard.

Les lèvres de Iaroslav Ilitch tremblaient presque de la joie del’attendrissement. Il demanda un nouveau verre d’eau-de-vie et unepipe.

– Alors vous avez loué un appartement ?

– Non, j’ai loué une chambre.

– Chez qui ? Je connais peut-être aussi…

– Chez Mourine, un vieillard de haute taille.

– Mourine, Mourine… permettez… C’est celui qui habite dans lacour du fond, au-dessus du fabricant de cercueils ?

– Oui, oui…

– Hum ! Vous vous y plaisez ?

– Mais je viens seulement de m’y installer.

– Hum ! je voulais simplement dire… Hum !… D’ailleursn’avez-vous pas remarqué quelque chose de particulier ?

– Vraiment…

– C’est-à-dire… Je suis sûr que vous vous y plairez, si vousêtes content de votre logement… Ce n’est pas ça que je veux dire.Mais, connaissant votre caractère… comment avez-vous trouvé cevieux bourgeois ?…

– Il me fait l’effet d’un homme malade…

– Oui… il est très malade… Mais vous n’avez rien remarqué departiculier ? Lui avez-vous parlé ?

– Très peu. Il est si peu sociable, si bilieux…

– Hum !… Iaroslav Ilitch réfléchit. C’est un homme trèsmalheureux, dit-il après un court silence.

– Lui ?

– Oui, malheureux, et, en même temps, un homme bizarre et… trèsintéressant. D’ailleurs, s’il ne vous dérange pas… Excusez si j’aiparlé d’un tel sujet… mais j’étais curieux…

– Et, en effet, vous avez excité ma curiosité. Je désiraisbeaucoup savoir qui il est. En somme, je demeure chez lui…

– Voyez-vous, on dit qu’il a été autrefois très riche. Il étaitmarchand, comme vous l’avez probablement entendu dire. Par suite dediverses circonstances malheureuses il a perdu sa fortune. Dans unetempête, des bateaux qu’il avait, sombrèrent. Son usine confiée, ilme semble, à un proche parent très aimé qui la dirigeait, a étédétruite dans un incendie, où son parent lui-même trouva la mort.Avouez que ce sont des pertes terribles ! Alors on raconte queMourine est tombé dans l’abattement ; on a même craint pour saraison. Et, en effet, dans une querelle avec un autre marchand,également propriétaire de bateaux sur la Volga, il se montra tout àcoup sous un jour étrange, si inattendu, qu’on attribua cette scèneà une folie invétérée à laquelle, moi aussi, je suis porté àcroire. J’ai entendu raconter quelques-unes de ses bizarreries…Enfin, un beau jour, il advint quelque chose de tellementextraordinaire, qu’on ne peut déjà l’expliquer autrement que parl’influence hostile du destin courroucé…

– Quoi ? demanda Ordynov.

– On dit que, dans un accès de folie maladive, il attenta à lavie d’un jeune marchand que, jusqu’alors, il aimait extrêmement.Quand il eut recouvré ses esprits, il fut tellement horrifié de cetacte, qu’il voulut se tuer. C’est du moins ce qu’on raconte. Je nesais pas au juste ce qui s’est passé après cela, mais il estcertain qu’il vécut quelques années sous pénitence… Maisqu’avez-vous, Vassili Mihaïlovitch ? Mon simple récit ne vousfatigue-t-il pas ?…

– Oh ! non, je vous en prie… Vous dites qu’il vivait souspénitence… Mais il n’est pas seul…

– Je ne sais pas. On dit qu’il était seul… Oui, aucune autrepersonne n’était mêlée à cette affaire. D’ailleurs, je n’ai rienentendu de ce qui s’est passé après… Je sais seulement…

– Eh bien ?…

– Je sais seulement… À vrai dire, je n’ai rien d’extraordinaireà ajouter… Je veux dire seulement que si vous trouvez en luiquelque chose d’étrange, qui sorte du train habituel des choses,cela tient tout simplement aux malheurs qui l’ont assailli l’unaprès l’autre…

– Oui… Il est pieux, il est même bigot.

– Je ne pense pas, Vassili Mihaïlovitch… Il a tant souffert… Ilme semble qu’il est pur de cœur…

– Mais maintenant, il n’est pas fou. Il est bien portant…

– Oh ! non, non… Cela je puis m’en porter garant… je puisle jurer… Il est en pleine possession de toutes ses facultésmentales. Il est seulement, comme vous l’avez justement remarqué enpassant, très bizarre et… pratiquant… C’est un homme trèsraisonnable… Il parle bien, hardiment et non sans ruse. On voitencore sur son visage les traces de sa vie orageuse d’autrefois.C’est un homme curieux et qui a lu énormément.

– Il me semble qu’il lit toujours des livres sacrés.

– Oui, c’est un mystique.

– Comment ?

– Mystique… Mais je vous le dis en secret… Encore unsecret ; je vous dirai que, pendant un certain temps, il a ététrès surveillé… Cet homme avait une terrible influence sur ceux quivenaient chez lui.

– Laquelle ?

– Mais, vous ne me croirez pas… Voyez-vous… à cette époque iln’habitait pas encore ce quartier… Alexandre Ignatievitch, un hommetrès respectable, haut gradé et qui jouissait de l’estime générale,est allé chez lui, par curiosité, avec un certain lieutenant. Ilsarrivent chez lui, on les reçoit, et l’homme bizarre commence à lesregarder très attentivement, en plein visage. C’était son habitudede regarder très attentivement le visage, s’il consentait à êtreutile ; au cas contraire il renvoyait les visiteurs et, l’ondit même, très impoliment. Il leur demanda : « Que désirez-vous,Messieurs ? » – « Mais, votre talent peut vous en instruire »,répondit Alexandre Ignatievitch. « Votre don peut vous renseignersans que nous vous le disions. » – « Entrez avec moi dans l’autrechambre », dit-il, et là, il indiqua précisément celui qui avaitbesoin de lui. Alexandre Ignatievitch ne racontait pas ce qui luiétait arrivé après, mais il sortit de là blanc comme un mouchoir…La même chose est arrivée avec une grande dame de la haute société.Elle aussi est sortie de là, pâle comme une morte, tout en larmes,étonnée de ses prédictions et de son éloquence…

– C’est bizarre… Mais maintenant, il ne s’occupe pas decela ?

– C’est interdit de la façon la plus formelle. On cite des casextraordinaires… Un jeune lieutenant, l’espoir et l’orgueil d’unefamille aristocratique, ayant souri en le regardant, il lui dit,très fâché : « Qu’as-tu à rire ? Dans trois jours, voilà ceque tu seras. » Et il croisa les bras, représentant par ce geste uncadavre…

– Eh bien ?

– Je n’ose le croire, mais on dit que la prédiction s’estréalisée… Il a ce don, Vassili Mihaïlovitch. Vous avez souri à monrécit… Je sais que vous êtes beaucoup plus instruit que moi. Maismoi, j’y crois. Ce n’est pas un charlatan. Pouchkine lui-même parlede quelque chose de semblable dans ses œuvres.

– Hum ! Je ne veux pas vous contredire…

– Il me semble que vous m’avez dit qu’il ne vit passeul ?

– Je ne sais pas… Je crois qu’avec lui vit sa fille…

– Sa fille ?

– Oui, ou peut-être sa femme. Je sais qu’avec lui vit une femme…Je l’ai vue en passant… Mais je n’ai pas fait attention.

– Hum ! C’est bizarre…

Le jeune homme devint pensif. Iaroslav Ilitch s’attendrit. Ilétait touché d’avoir vu un vieil ami, et d’avoir raconté assezjoliment quelque chose d’intéressant. Il restait assis, sansquitter des yeux Vassili Mihaïlovitch, et fumait sa pipe. Mais,tout d’un coup, il sursauta et en hâte se prépara.

– Une grande heure passée, et moi qui ai oublié !… CherVassili Mihaïlovitch, encore une fois je remercie le sort qui nousa réunis, mais il est temps de partir. Permettez-moi d’aller vousrendre visite dans votre docte demeure ?

– S’il vous plaît. J’en serai très heureux. J’irai moi-même vousvoir, aussitôt que je le pourrai…

– Est-ce possible ! Vous m’obligeriez infiniment. Vous nesauriez croire quel plaisir vous m’avez fait !

Ils sortirent du restaurant, Sergueïev courait déjà à leurrencontre. Très vite, il rapporta à Iaroslav Ilitch que VilimEmelianovitch passerait tout à l’heure. En effet, sur laPerspective se montrait une paire de magnifiques trotteurs attelésà une très belle voiture ; surtout le cheval de volée étaitremarquable.

Iaroslav Ilitch serra comme dans un étau la main de son meilleurami, toucha son chapeau et s’élança au-devant la voiture. En route,deux fois, il se retourna et salua de la tête Ordynov.

Ordynov ressentait une telle fatigue, une telle lassitude danstous ses membres, qu’il avait du mal à se traîner sur ses jambes. Àgrand’peine il arriva à la maison. Sous la porte cochère il croisade nouveau le portier, qui avait suivi, sans rien en perdre, sesadieux avec Iaroslav Ilitch et, de loin encore, lui avait fait unsigne d’invitation. Mais le jeune homme passa sans s’arrêter. À laporte du logement il se heurta à un individu de petite taille, àcheveux gris, qui, les yeux baissés, sortait de chez Mourine.

– Seigneur Dieu ! Pardonnez-moi mes péchés !…chuchotait l’homme, qui bondit de côté avec l’élasticité d’unbouchon.

– Je ne vous ai pas fait mal ?

– Non… Je vous remercie… Oh ! Seigneur, SeigneurDieu !…

Le petit homme, en soupirant et marmonnant quelque chose entreses dents, descendit lentement l’escalier. C’était le propriétairede la maison que le portier craignait tant. Alors seulement Ordynovse rappela qu’il l’avait vu pour la première fois, ici même, chezMourine, le jour de son emménagement.

Ordynov se sentait irrité et troublé. Il savait que sonimagination, sa sensibilité étaient tendues à l’extrême, et ilrésolut de ne pas se fier à ses impressions. Peu à peu, il tombadans une sorte de torpeur. Sa poitrine était oppressée d’unsentiment pénible, angoissant. Son cœur souffrait comme s’il étaittout blessé, et son âme était pleine de larmes refoulées,intarissables.

De nouveau, il se jeta sur le lit que Catherine lui avaitpréparé et, de nouveau il tendit l’oreille. Il entendait deuxrespirations : l’une, pénible, maladive, entrecoupée ;l’autre, douce mais inégale aussi et troublée, comme si, là-bas, lamême impulsion, la même passion faisaient battre les cœurs. Ilpercevait parfois le frôlement de sa robe, le glissement léger deses pas doux et même le bruit de son pied se répercutait dans soncœur en une souffrance sourde mais agréable. Enfin il crut entendredes sanglots, et puis, de nouveau, une prière. Il savait qu’elleétait à genoux devant l’icône, les mains jointes dans quelquedésespoir terrible. Qui est-elle ? Pour qui prie-t-elle ?De quelle passion sans issue son cœur est-il troublé ?Pourquoi souffre-t-il tant et s’épanche-t-il en de telles larmesbrûlantes et désespérées ?

Il se mit à se remémorer ses paroles. Tout ce qu’elle lui avaitdit résonnait encore à ses oreilles comme une musique ; et soncœur répondait avec amour, par un coup sourd, douloureux, à chaquesouvenir, à chacune de ses paroles répétées religieusement… Pour unmoment tout ce qu’il avait vu en rêve traversa son esprit ;mais tout son cœur tremblait quand renaissait dans son imaginationl’impression de son souffle ardent, de ses paroles et de sonbaiser. Il ferma les yeux et se laissa aller à l’oubli… Quelquepart une pendule sonna… Il se faisait tard. La nuit venait.

Tout à coup il lui sembla que, de nouveau, elle se penchait surlui ; qu’elle fixait sur les siens ses yeux merveilleux,mouillés de larmes brillantes, de larmes de joie ; ses yeuxdoux et clairs comme la coupole infinie du ciel à l’heure chaude demidi. Son visage s’éclairait d’un tel calme majestueux, son sourirepromettait une telle béatitude, elle s’inclinait sur son épauleavec une telle compassion, qu’un gémissement de bonheur jaillit desa poitrine affaiblie.

Elle voulait lui parler. Avec tendresse elle lui confiaitquelque chose… De nouveau son oreille était frappée d’une musiquepénétrante ; il respirait avidement l’air chauffé, électrisépar son souffle tout proche. Dans l’angoisse il tendit les mains,soupira et ouvrit les yeux…

Elle était devant lui, penchée sur son visage, toute pâled’effroi, tout en larmes, toute tremblante d’émotion. Elle luidisait quelque chose, le suppliait en joignant et tordant lesmains. Il la prit dans ses bras. Elle restait toute tremblante sursa poitrine…

Partie 2

Chapitre 1

 

– Qu’y a-t-il ? Qu’as-tu ? demandait Ordynov tout àfait éveillé et la tenant encore fortement serrée dans ses brasbrûlants. Qu’as-tu, Catherine ? Qu’as-tu, mon amour ?

Elle sanglotait doucement, les yeux baissés, et cachait sonvisage en feu sur la poitrine du jeune homme. Elle resta ainsilongtemps, sans pouvoir parler, tremblant toute comme si elle avaitpeur.

– Je ne sais pas… Je ne sais pas, prononça-t-elle enfin, d’unevoix presque imperceptible. Elle suffoquait et à peine pouvaitarticuler ses paroles. Je ne me rappelle pas comment je suis venueici, chez toi. Elle se serra encore plus fortement contre lui et,comme mue par un sentiment irrésistible, elle lui baisa lesépaules, les bras, la poitrine, et enfin, dans un mouvement dedésespoir, cacha son visage dans ses mains et baissa la tête surses genoux.

Quand Ordynov, angoissé, parvint à la faire se relever et l’eûtfait asseoir près de lui, son visage brûlait de honte, ses yeuximploraient le pardon, et le sourire qui paraissait sur ses lèvresfaiblement s’efforçait de vaincre la force irrésistible de lanouvelle impression. Elle paraissait de nouveau effrayée de quelquechose : méfiante elle le repoussait de la main, le regardait àpeine et, la tête baissée, dans un chuchotement craintif, ellerépondait à ses questions par mots entrecoupés.

– Tu as eu peut-être dans ton sommeil quelque cauchemar ?demanda Ordynov, ou quelque vision terrible, dis ? Il t’apeut-être effrayée ?… Il délire, il n’a pas sa raison…Peut-être a-t-il prononcé des choses que tu ne devais pasentendre ?… A-t-il dit quelque chose ? Oui ?

– Non, je n’ai pas dormi, répondit Catherine domptant aveceffort son émotion. Le sommeil ne venait pas. Lui s’est tu tout letemps… Il ne m’a appelée qu’une seule fois. Je me suis approchée delui, je l’ai appelé, lui ai parlé ; il ne m’entendait pas. Ilest très mal. Que Dieu lui vienne en aide ! Alors l’angoissem’a saisie au cœur, une angoisse épouvantable. J’ai prié tout letemps, prié sans cesse et voilà, ça m’a prise…

– Assez, Catherine, assez, ma vie, assez… C’est hier que tu aseu peur…

– Non, je n’ai pas eu peur hier.

– Est-ce que cela arrive parfois ?

– Oui, cela arrive.

Elle tremblait toute et, de nouveau effrayée, se serrait contrelui comme un enfant.

– Vois-tu, dit-elle, retenant ses sanglots, ce n’est pas sansraison que je suis venue chez toi. Ce n’est pas sans raison qu’ilm’était pénible de rester seule, répéta-t-elle en lui serrant lamain avec reconnaissance. Assez, assez versé de larmes sur lemalheur d’autrui ! Garde-les pour le jour pénible où tu serasseul à souffrir, où il n’y aura personne avec toi. Écoute… Est-ceque tu as déjà aimé ?

– Non… avant toi, je n’ai pas aimé…

– Avant moi ? Et tu m’appelles ton amour ?

Elle le regarda soudain avec étonnement ; elle voulait direquelque chose, mais se tut et baissa les yeux. Puis, tout à coup,son visage devint rouge et à travers les larmes encore chaudes,oubliées sur ses cils, ses yeux brillèrent. On voyait qu’unequestion agitait ses lèvres. Elle le regarda deux fois, d’un airrusé, et ensuite, brusquement, elle baissa de nouveau les yeux.

– Non, je ne puis pas être ton premier amour, dit-elle. Non,non, répéta-t-elle en hochant la tête pensivement, tandis qu’unsourire éclairait de nouveau son visage. Non ! fit-elle enfinen éclatant de rire. Ce n’est pas moi qui puis être ton amour…

Alors elle le regarda, mais tant de tristesse se reflétaitsoudain sur son visage, une angoisse si désespérée se peignait surtous ses traits, qu’Ordynov fut saisi d’un sentiment de pitiéincompréhensible, maladif, de compassion pour un malheur inconnuet, avec une souffrance indicible, il la regarda.

– Écoute ce que je vais te dire, prononça-t-elle d’une voix quiallait au cœur, en serrant dans ses mains les mains d’Ordynov ets’efforçant d’étouffer ses sanglots. Écoute-moi bien ; écoute,ma joie ! Domine ton cœur et cesse de m’aimer comme tu m’aimesmaintenant ; ce sera mieux pour toi, et ton cœur deviendraplus léger et plus joyeux et tu te garderas d’une ennemieredoutable et tu acquerras une sœur aimante. Je viendrai chez toisi tu le veux. Je te caresserai et je n’aurai pas honte de demeurerprès de toi. Je suis restée avec toi deux jours, quand tu as étégravement malade ! Reconnais en moi ta sœur ! Ce n’estpas en vain que j’ai prié ardemment la Vierge pour toi ! Tu netrouveras pas une autre sœur pareille. Tu peux parcourir toutl’univers, tu ne trouveras pas un autre amour pareil, si ton cœurdemande l’amour. Je t’aimerai de tout mon cœur, comme maintenant,et je t’aimerai parce que ton âme est pure, claire, transparente,parce que, quand je t’ai regardé pour la première fois, j’aireconnu aussitôt que tu es l’hôte de ma demeure, l’hôte désirable,et que ce n’est pas par hasard que tu es venu chez nous. Je t’aimeparce que, pendant que tu regardes, tes yeux aiment et parlent deton cœur. Et quand ils parlent, alors je sais tout de suite ce quetu penses. C’est pourquoi je veux donner ma vie pour ton amour, maliberté. Il me serait doux d’être l’esclave de celui que mon cœur atrouvé… Ma vie n’est pas à moi, elle appartient à un autre, et maliberté est entravée ! Mais accepte une sœur, sois mon frère,prends-moi dans ton cœur, quand de nouveau l’angoisse tombera surmoi ; fais toi-même que je n’aie pas honte de venir chez toiet de rester assise avec toi une longue nuit. M’as-tuentendue ? M’as-tu ouvert ton cœur ? Ta raison a-t-ellecompris ce que je t’ai dit ?…

Elle voulait dire encore autre chose ; elle le regarda,posa sa main sur son épaule, et enfin, épuisée, se laissa tombersur sa poitrine. Sa voix s’arrêta dans des sanglotspassionnés ; sa poitrine se soulevait fortement, et son visages’empourprait comme l’occident au soleil couchant.

– Ma vie… murmura Ordynov qui sentait ses yeux se voiler, tandisque sa respiration s’arrêtait. Ma joie… dit-il, ne sachant plusquels mots il prononçait, ne les comprenant pas, et tremblant de lacrainte de détruire d’un souffle tout ce qui lui arrivait et qu’ilprenait plutôt pour une vision que pour la réalité, tellement toutétait obscurci devant lui. Je ne sais pas… je ne te comprends pas…je ne me rappelle pas ce que tu viens de dire, ma raisons’obscurcit, mon cœur souffre… ma reine…

L’émotion étouffa sa voix. Elle se serrait de plus en plusfortement contre lui. Il se leva. Il n’y pouvait plus tenir ;brisé, étourdi par l’émotion, il tomba à genoux. Des sanglots enfins’échappèrent de sa poitrine, et sa voix, qui venait droit du cœur,vibrait comme une corde dans toute l’amplitude de l’enthousiasme etd’un bonheur inconnu.

– Qui es-tu ? Qui es-tu, ma chérie ? D’où viens-tu, macolombe ? prononça-t-il, en s’efforçant d’étouffer sessanglots. De quel ciel es-tu descendue ? C’est comme un rêvequi m’enveloppe. Je ne puis croire à ta réalité… Ne me fais pas dereproches… Laisse-moi parler, laisse-moi te dire tout, tout !Depuis longtemps je voulais parler… Qui es-tu, qui es-tu, majoie ? Comment as-tu trouvé mon cœur ? Dis-moi, y a-t-illongtemps que tu es ma sœur ? Raconte-moi tout de toi. Oùétais-tu jusqu’à ce jour ? Dis-moi comment s’appelaitl’endroit où tu as vécu. Qu’as-tu aimé là-bas ? De quoiétais-tu heureuse, et qu’est-ce qui te rendait triste ? L’airétait-il chaud, là-bas ? Le ciel était-il pur ?… Quelsêtres t’étaient chers ? Qui t’a aimée avant moi ? À qui,là-bas, s’est adressée ton âme pour la première fois ?Avais-tu ta mère ? Était-ce elle qui te caressait quand tuétais enfant ? Ou, comme moi, es-tu restée seule dans lavie ? Dis-moi, étais-tu toujours ainsi ? À quoirêvais-tu ? À quoi pensais-tu ? Lesquels de tes rêves sesont réalisés et quels furent les autres ? Dis-moi tout… Pourqui ton cœur de vierge a-t-il battu pour la première fois et à quil’as-tu donné ? Dis-moi ce qu’il me faut donner en échange deton cœur ? Parle, ma chérie, ma lumière, ma sœur !Dis-moi comment je puis mériter ton amour ?

Sa voix s’arrêta de nouveau. Il baissa la tête, mais quand illeva les yeux, l’horreur le glaça ; ses cheveux se dressèrentsur sa tête.

Catherine était assise, pâle comme une morte.

Immobile, elle regardait l’espace ; ses lèvres étaientbleuâtres, comme celles d’un cadavre, et ses yeux étaient pleinsd’une souffrance muette, terrible. Lentement elle se leva, fitquelques pas, un sanglot aigu jaillit de sa poitrine et elle tombadevant l’icône… Des paroles brèves, incohérentes, s’échappaient deses lèvres. Elle perdit connaissance. Ordynov, tout bouleversé, lasouleva et la déposa sur le lit. Il restait debout devant elle, nese rappelant rien. Une minute après, elle ouvrit les yeux, s’assitsur le lit, regarda autour d’elle, et saisit la main d’Ordynov.Elle l’attirait vers soi, murmurait quelque chose entre ses lèvrespâles, mais la voix lui manquait. Enfin, ses larmes jaillirent,abondantes, brûlant la main glacée d’Ordynov.

– Que c’est pénible, pénible ! Ma dernière heure vient,prononça-t-elle enfin dans une angoisse d’épouvante.

Elle voulait dire encore autre chose mais sa langue ne luiobéissait pas ; elle ne pouvait proférer une seule parole.Désespérée, elle regardait Ordynov qui ne la comprenait pas. Il sepencha vers elle, plus près, écoutant… Enfin il lui entenditprononcer nettement ces mots :

– Je suis envoûtée… on m’a envoûtée… On m’a perdue…

Ordynov leva la tête et, avec étonnement, la regarda. Une penséeaffreuse traversa son esprit. Catherine vit son visagecontracté.

– Oui, on m’a envoûtée, continua-t-elle… Un méchant homme m’aenvoûtée, lui. C’est lui mon assassin… Je lui ai vendu mon âme…Pourquoi, pourquoi as-tu parlé de ma mère ? Pourquoi as-tuvoulu me tourmenter ? Que Dieu te juge !

Un moment après, elle pleurait doucement. Le cœur d’Ordynovbattait et souffrait d’une angoisse mortelle.

– Il dit, chuchota-t-elle d’une voix contenue, mystérieuse, quequand il mourra il viendra chercher mon âme… Je suis à lui. J’aivendu mon âme… Il m’a tourmentée… Il a lu dans les livres… Tiens,regarde, regarde son livre ! Le voici ! Il dit que j’aicommis un péché mortel… Regarde, regarde…

Elle lui montrait un livre. Ordynov n’avait pas remarqué commentil se trouvait là. Machinalement il le prit. C’était un livre,écrit comme les anciens livres des vieux croyants qu’il avait eul’occasion de voir auparavant. Mais maintenant il ne pouvaitregarder, toute son attention concentrée sur autre chose. Le livretomba de ses mains. Il enlaça doucement Catherine en essayant de laramener à la raison.

– Assez, assez… On t’a fait peur. Je suis avec toi… Aieconfiance en moi, ma chérie, mon amour, ma lumière…

– Tu ne sais rien, rien, dit-elle, en serrant fortement sesmains. Je suis toujours ainsi… J’ai peur de tout… Cesse, cesse, neme tourmente plus, autrement j’irai chez lui… commença-t-elle uninstant après, toute haletante. Souvent il me fait peur avec sesparoles… Parfois il prend un livre, le plus grand, et me fait lalecture… Il lit toujours des choses si sévères, si terribles !Je ne sais ce qu’il lit, je ne comprends pas tous les mots, mais lapeur me saisit et quand j’écoute sa voix, c’est comme si ce n’étaitpas lui qui lisait, mais quelqu’un de méchant qu’on ne peutadoucir. Alors mon cœur devient triste, triste… il brûle… C’esteffrayant !…

– Ne va pas chez lui ! Pourquoi vas-tu chez lui ? ditOrdynov comprenant à peine ses paroles.

– Pourquoi suis-je venue chez toi ? Demande-le, je ne lesais moi-même… Et lui me dit tout le temps : « Prie Dieu,prie ! » Parfois je me lève dans la nuit sombre et je prielongtemps, des heures entières. Souvent j’ai sommeil, mais la peurme tient éveillée, et il me paraît alors que l’orage se prépareautour de moi, que ça me portera malheur, que les méchants medéchireront, me tueront, que les saints n’entendront pas mesprières et qu’ils ne me sauveront pas de la douleur effroyable…Toute l’âme se déchire comme si le corps entier voulait se fondreen larmes… Je commence à prier de nouveau et je prie jusqu’aumoment où la Sainte Vierge de l’icône me regarde avec plus detendresse. Alors je me lève et je me couche comme une morte.Parfois je m’endors sur le sol, à genoux devant l’icône. Mais ilarrive aussi qu’il s’éveille, m’appelle, commence à me caresser, meconsoler, et alors je me sens si bien, tout devient léger etn’importe quel malheur peut arriver ; avec lui je n’ai pluspeur. Il a du pouvoir ! Sa parole est grande !

– Mais quel malheur t’est-il arrivé ? Ordynov se tordaitles mains de désespoir.

Catherine devint terriblement pâle. Elle le regarda comme uncondamné à mort qui n’espère plus sa grâce.

– À moi ? Je suis une fille maudite… ma mère m’a maudite…J’ai fait mourir ma propre mère !

Ordynov l’enlaça sans mot dire.

Elle se serrait contre lui. Il sentait qu’un frisson parcouraittout le corps de la jeune femme, et il lui semblait que son âme seséparait de son corps.

– Je l’ai enterrée, dit-elle dans le trouble de ses souvenirs etla vision de son passé… Depuis longtemps je voulais parler… Il mele défendait avec des prières, des reproches, des menaces… Parfoislui-même ravive mon angoisse, comme le ferait mon mortel ennemi… Etmaintenant toutes ces idées me viennent en tête, la nuit… Écoute,écoute… C’était il y a longtemps, très longtemps, je ne me rappelleplus quand, mais cela me semble être d’hier… C’est comme un rêved’hier qui m’aurait rongé le cœur toute la nuit. L’angoisse doublela longueur du temps… Assieds-toi ici, près de moi, je teraconterai toute ma douleur. Que je sois maudite, qu’importe !Je te livre toute ma vie…

Ordynov voulut l’en empêcher, mais elle joignit les mains en lepriant en grâce de l’écouter. Puis de nouveau, avec un troublegrandissant, elle se mit à parler. Son récit était haché. Dans sesparoles grondait l’orage de son âme. Mais Ordynov comprenait toutparce que sa vie était devenue la sienne, ainsi que sa douleur, etparce que son ennemi se dressait déjà devant lui, grandissait à sesyeux à chacune de ses paroles et, comme avec une force inépuisable,oppressait son cœur et riait de sa colère. Son sang troubléaffluait à son cœur et obscurcissait ses pensées. Le vieillardméchant de son rêve (Ordynov le croyait) était en réalité devantlui.

« C’était par une nuit comme celle-ci », commença Catherine, «seulement plus orageuse. Le vent soufflait dans la forêt comme jene l’avais jamais encore entendu souffler… Ou peut-être est-ceparce que, de cette nuit-là, date ma perte !… Sous ma fenêtre,un chêne fut brisé… Un mendiant, un vieillard tout blanc qui vintchez nous, nous assura qu’il avait vu ce chêne, quand il étaitencore enfant, et qu’il était alors aussi grand qu’au moment où levent l’abattit…

» Cette même nuit – je me rappelle tout comme si c’étaitmaintenant – les bateaux de mon père furent détruits par latempête, et mon père, bien que malade, se rendit aussitôt au borddu fleuve, dès que les pêcheurs accoururent le prévenir, chez nous,à l’usine. Moi et ma mère nous restâmes seules. Je somnolais.J’étais triste et pleurais amèrement… Je savais pourquoi… Ma mèrevenait d’être malade, elle était pâle, et me répétait à chaqueinstant de lui préparer son linceul. Tout à coup, on frappa à laporte cochère. Je bondis. Mon sang afflua à mon cœur. Ma mèrepoussa un cri… Je ne la regardai pas… J’avais peur… Je pris lalanterne et allai moi-même ouvrir la porte… C’était lui !…J’eus peur. J’avais toujours peur quand il venait chez nous.C’était ainsi dès mon bas âge, d’aussi loin que je me souvienne… Àcette époque il n’avait pas encore de cheveux blancs ; sabarbe était noire comme du goudron ; ses yeux brillaient commedes charbons, et, pas une seule fois, il ne m’avait regardée avectendresse… Il me demanda si ma mère était à la maison. J’ai referméla porte et lui ai répondu que mon père n’était pas à la maison. «Je le sais », me dit-il, et, tout à coup, il m’a regardée de tellefaçon… C’était la première fois qu’il me regardait ainsi. Je m’ensuis allée ; il restait immobile. « Pourquoi ne vient-ilpas ? » me disais-je… Nous entrâmes dans la chambre. «Pourquoi m’as-tu répondu que ton père n’était pas là quand je t’aidemandé si ta mère y était ? » questionna-t-il. Je me tus…

» Ma mère était effrayée. Elle se jeta vers lui… Il la regardaità peine. Je voyais tout. Il était tout mouillé, tremblant ; latempête l’avait poursuivi pendant vingt verstes… D’oùvenait-il ? Ma mère ni moi ne le savions jamais. Nous nel’avions pas vu depuis déjà neuf semaines… Il ôta son bonnet et sedébarrassa de ses moufles… Il ne priait pas les icônes, ne saluaitpas les maîtres du logis… Il s’assit près du feu… »

Catherine passa la main sur son visage comme si quelque chosel’étouffait. Mais, une minute après, elle releva la tête etcontinua :

« Il se mit à parler à ma mère, en tatare. Ma mère savait cettelangue ; moi je ne comprenais pas un mot. Parfois, quand ilvenait, on me renvoyait… Maintenant, ma mère n’osait pas dire unmot à son propre enfant… Le diable achète mon âme et moi, contente,je regarde ma mère. Je vois qu’on me regarde, qu’on parle de moi…Ma mère se mit à pleurer… Il saisit son couteau. Plusieurs foisdéjà, il lui était arrivé devant moi de saisir un couteau quand ilparlait à ma mère. Je me levai et me cramponnai à sa ceinture… Jevoulais lui arracher son couteau. Lui grince des dents, crie etveut me repousser… Il me donne un coup dans la poitrine, mais ne mefait pas reculer. Je pensais que j’allais mourir sur place… Mesyeux se voilèrent. Je tombai sur le sol sans pousser un cri… et jeregardai tant qu’il me resta la possibilité de voir… Il ôta saceinture, releva la manche du bras qui m’avait frappée, prit soncouteau et me le donna : « Coupe-le, fais ce que tu veux, puisqueje t’ai offensée, et moi, le fier, je me prosternerai devant toi. »Je remis le couteau dans sa gaine… J’étouffais… Je ne le regardaismême pas. Je me rappelle que j’ai souri sans desserrer les lèvreset que j’ai regardé sévèrement les yeux tristes de ma mère… Ma mèreétait assise, pâle comme une morte… »

Ordynov écoutait attentivement ce récit embrouillé. Peu à peu letrouble de Catherine se dissipait. Son débit devenait pluscalme ; les souvenirs entraînaient la pauvre créature etdispersaient son angoisse sur l’immensité du passé.

« Il mit son bonnet et sortit sans saluer. Je pris de nouveau lalanterne pour l’accompagner à la place de ma mère qui, quoiquemalade, voulait le reconduire. Nous arrivâmes à la porte cochère.Je me taisais. Il ouvrit la porte et chassa les chiens. Je leregardai. Il ôta son bonnet et s’inclina profondément devant moi.Je le vois ensuite qui met la main dans son gousset et en tire unpetit écrin recouvert de velours rouge, qu’il ouvre. Je regarde. Cesont de grosses perles. Il me les offre : « J’ai une belle non loind’ici », me dit-il, « c’est pour elle que je les apportais, mais cen’est pas à elle que je les remets. Prends, ma jolie, orne tabeauté, écrase-les sous tes pieds, si tu le veux, mais prends-les.» Je les pris mais ne les écrasai pas. C’eût été trop d’honneur… Jeles pris comme un serpent, sans dire pourquoi je les prenais. Jeretournai dans la chambre et les mis sur la table, devant mamère.

» Ma mère resta un moment sans mot dire, toute pâle, comme sielle avait peur de me parler, puis : « Qu’est-ce que c’est, mapetite Catherine ? » Et moi je répondis : « C’est pour toi quece marchand les a apportées… Moi j’ignore… » Je la regardai. Ellefondit en larmes : « Ce n’est pas pour moi, Catherine, ce n’est paspour moi, méchante fille. Ce n’est pas pour moi. » Je me rappelleavec quelle tristesse elle prononça ces paroles. Comme si son cœurse fendait. Je levai les yeux… Je voulais me jeter à ses pieds.Mais, soudain, le diable me souffla : « Eh bien, si ce n’est paspour toi, c’est probablement pour mon père. Je les lui donneraiquand il rentrera. Je lui dirai que des marchands sont venus et ontlaissé cette marchandise… » Alors ma mère se mit à sangloter : « Jelui dirai moi-même quels marchands sont venus et pour quellemarchandise… Je lui dirai de qui tu es, fille bâtarde !…Désormais tu n’es plus ma fille ! Tu es une vipère. Tu es unefille maudite ! » Je me taisais. Mes yeux étaient sans larmescomme si tout était mort en moi ! J’allai dans ma chambre et,toute la nuit, j’écoutai la tempête et pensai…

» Cinq jours s’écoulèrent. Vers le soir du cinquième jour monpère arriva, les sourcils froncés, l’air courroucé. Mais en routela maladie l’avait brisé. Je regarde : son bras était bandé. Jecompris que son ennemi s’était trouvé en travers de sa route. Jesavais aussi quel était son ennemi. Je savais tout. Il ne dit pasun mot à ma mère, ne s’informa pas de moi, et convoqua tous lesouvriers. Il donna l’ordre d’arrêter le travail à l’usine, et degarder la maison du mauvais œil. À ce moment mon cœur m’avertitqu’un malheur menaçait notre maison. Nous restions dans l’attente.La nuit passa. Encore une nuit d’orage ; et le troubleenvahissait mon âme. J’ouvris ma fenêtre. Mon visage brûlait, mesyeux étaient pleins de larmes, mon cœur était en feu. J’étais toutentière comme un brasier ; j’avais envie de m’en aller loin,au bout du monde, là où naît l’orage. Ma poitrine se gonflait… Toutà coup, très tard, je dormais, ou plutôt j’étais dans une sorte dedemi-sommeil, quand j’entendis frapper à ma fenêtre : «Ouvre ! » Je regarde… Un homme est monté jusqu’à ma fenêtre àl’aide d’une corde. Je le reconnus aussitôt. J’ouvris ma fenêtre etle laissai entrer dans ma chambre. C’était lui ! Il n’enlevapas son bonnet. Il s’assit sur un banc, tout essoufflé, pouvant àpeine respirer, comme s’il avait été poursuivi. Je me mis dans uncoin. Je me sentais pâlir…

» Le père est à la maison ? » « Oui. » « Et la mère ?» « La mère aussi. » « Tais-toi, maintenant. Tu entends ? » «J’entends. » « Quoi ? » « Le vent sous la fenêtre. » « Ehbien, ma belle, veux-tu tuer ton ennemi, appeler ton père et perdremon âme ? Je me soumets à ta volonté. Voici une corde ;lie-moi si le cœur te dit de venger ton offense. » Je me taisais. «Eh bien quoi ! parle, ma joie. » « Que faut-il ?… » « Ilme faut éloigner mon ennemi, dire adieu à mon ancienne bien-aiméeet toi, jeune fille, te saluer bien bas… » Je me mis à rire et jene sais moi-même comment ces paroles impures entrèrent dans moncœur : « Laisse-moi donc, ma belle, aller en bas et saluer lemaître de la maison. » Je tremblais toute, mes dents claquaient,mon cœur était en feu… J’allai lui ouvrir la porte et le laissaipénétrer dans la maison. Seulement sur le seuil, je dis : «Reprends tes perles et ne me donne plus jamais de cadeau. » Et jelui jetai l’écrin… »…

Catherine s’arrêta pour respirer un peu. Tantôt elle frissonnaitet devenait pâle, tantôt tout son sang affluait à ses joues. Aumoment où elle s’arrêta son visage était en feu, ses yeuxbrillaient à travers ses larmes, un souffle lourd faisait tremblersa poitrine. Mais, tout à coup, elle redevint pâle et sa voix,toute pénétrée de tristesse, reprit :

« Alors je suis restée seule et c’était comme si la tempêtegrondait autour de moi… Soudain, j’entendis des cris… Les ouvriersde l’usine galopaient dans la cour… On criait : « L’usinebrûle ! » Je me cachai dans un coin. Tous s’enfuyaient de lamaison… Je restais seule avec ma mère. Je savais que la viel’abandonnait : depuis trois jours elle était sur son lit de mort.Je le savais, fille maudite ! Tout à coup, dans ma chambreéclata un cri faible, comme celui d’un enfant qui a peur dans lanuit. Ensuite tout devint calme. Je soufflai la chandelle. J’étaisglacée. Je cachai mon visage dans mes mains. J’avais peur deregarder. Soudain, j’entends un cri près de moi. Des gensaccouraient de l’usine. Je me penchai à la fenêtre. Je vis mon pèremort qu’on rapportait et j’entendis les gens dire entre eux : « Ilest tombé de l’escalier dans la chaudière bouillante. C’est commesi le diable l’y avait poussé ! » Je me suis serrée contre lelit. J’attendais, qui, quoi, je ne sais. Je me souviens que, tout àcoup, ma tête devint lourde ; la fumée me piquait les yeux etj’étais heureuse que ma perte fût proche. Soudain, je me sentissoulevée par les épaules… Je regarde autant que je puis… Lui !Tout brûlé. Son habit est chaud et sent la fumée. « Je suis venu techercher, ma belle. J’ai perdu mon âme pour toi ! J’aurai beauprier, je ne me ferai jamais pardonner cette nuit maudite, à moinsque nous ne priions ensemble ! » Et il a ri, le maudit !« Montre-moi par où passer pour que les gens ne me voient pas », medit-il. Je le pris par la main et le conduisis. Nous traversâmes lecorridor. J’avais les clefs ; j’ouvris la porte de la réserveet lui indiquai la fenêtre. Cette fenêtre donnait sur le jardin. Ilme prit dans ses bras puissants et sauta avec moi par la fenêtre…Nous nous mîmes à courir. Nous courûmes longtemps. Nous apercevionsune forêt épaisse et sombre… Il tendit l’oreille : « On nouspoursuit, Catherine, on nous poursuit ! On nous poursuit, mabelle, mais ce n’est pas le moment de se rendre ! Embrasse-moipour l’amour et le bonheur éternels ! » « Pourquoi tes mainsont-elles du sang ? » « Du sang, ma chérie ? Mais c’estparce que j’ai tué vos chiens qui aboyaient. Partons ! » Denouveau nous nous mîmes à courir. Tout d’un coup, nous voyons dansle chemin le cheval de mon père. Il avait arraché son licol ets’était enfui de l’écurie, pour se sauver des flammes. « Monte avecmoi, Catherine, Dieu nous a envoyé du secours ! » Je metaisais. « Est-ce que tu ne veux pas ? Je ne suis ni un païen,ni un diable, je ferai le signe de la croix, si tu veux. » Il sesigna. Je m’assis sur le cheval et, me serrant contre lui, jem’oubliai sur sa poitrine, comme dans un rêve… Quand je revins àmoi, nous étions près d’un fleuve, large, large… Il me descendit decheval, descendit lui-même et alla vers les roseaux. Il avait cachélà son bateau. « Adieu donc, mon brave cheval, va chercher unnouveau maître ; les anciens t’ont quitté ! » Je me jetaisur le cheval de mon père et l’embrassai tendrement. Ensuite noussommes montés dans le bateau. Il prit les rames et bientôt nousperdîmes de vue la rive. Quand nous fûmes ainsi éloignés, ilabandonna les rames et regarda tout autour.

» Bonjour », dit-il, « ma mère, rivière nourrice du monde, et manourrice ! Dis-moi, as-tu gardé mon bien en mon absence ?Est-ce que mes marchandises sont intactes ? » Je me taisais etbaissais les yeux. Mon visage était rouge de honte. « Prends tout,si tu veux, mais fais-moi la promesse de garder et chérir ma perleinestimable… Eh bien, dis au moins un mot, ma belle ! Éclaireton visage d’un sourire ! Comme le soleil, chasse la nuitsombre… » Il parle et sourit. Je voulais dire un mot… J’avais peur.Je me tus. « Eh bien, soit ! », répondit-il à ma timidepensée. « On ne peut rien obtenir par la force. Que Dieu te garde,ma colombe. Je vois que ta haine pour moi est la plus forte… » Jel’écoutais. La colère me saisit et je lui dis : « Oui, je te hais,parce que tu m’as souillée pendant cette nuit sombre et que tu temoques encore de mon cœur de jeune fille… » Je dis et ne pusretenir mes larmes. Je pleurai. Il se tut, mais me regarda de tellefaçon que je tremblai comme une feuille. « Écoute, ma belle », medit-il, et ses yeux brillaient merveilleusement ; « ce n’estpas une parole vaine que je te dirai ; c’est une grande paroleque je te donne. Tant que tu me donneras le bonheur je serai lemaître, mais si, à un moment, tu ne m’aimes plus, inutile deparler, fais seulement un signe du sourcil, regarde-moi de ton œilnoir, et je te rendrai ton amour avec la liberté. Sache seulement,ma fière beauté, que ce sera la fin de mes jours ! » Et toutema chair sourit à ces paroles… »

Ici l’émotion interrompit le récit de Catherine. Elle respira etvoulait continuer quand, soudain, son regard brillant rencontra leregard enflammé d’Ordynov fixé sur elle. Elle tressaillit, voulutdire quelque chose, mais le sang lui monta au visage. Elle cachason visage dans ses mains et l’enfouit dans les oreillers. Ordynovétait troublé au plus profond de lui-même. Une émotion pénible,indéfinissable, intolérable, parcourait toutes ses fibres, comme unpoison, et grandissait à chaque mot du récit de Catherine. Un désirsans espoir, une passion avide et douloureuse possédaient sespensées, troublaient ses sentiments, et, en même temps, unetristesse profonde, infinie, oppressait de plus en plus son cœur.Par moments il voulait crier à Catherine de se taire, il voulait sejeter à ses pieds et la supplier avec des larmes de lui rendre sesanciennes souffrances, son sentiment pur d’auparavant. Il avaitpitié de ses larmes séchées depuis longtemps. Son cœur souffrait.Il n’avait pas compris tout ce qu’avait dit Catherine, et son amouravait peur du sentiment qui troublait la pauvre femme. Ilmaudissait à ce moment sa passion. Elle l’étouffait et il sentaitcomme du plomb fondu couler dans ses veines au lieu de sang.

– Ah ! mon malheur n’est pas en ce que je viens de teraconter, reprit tout à coup Catherine, en relevant la tête. Cen’est pas en cela qu’est ma souffrance, mon tourment ! Quem’importe que ma mère m’ait maudite à sa dernière heure ! Jene regrette pas ma vie dorée d’autrefois. Qu’est-ce que cela mefait de m’être vendue à l’impur et de porter, pour un moment debonheur, le péché éternel ! Ce n’est pas en cela qu’est monmalheur, qu’est ma souffrance !… Non, ce qui m’est pénible, cequi me déchire le cœur, c’est d’être son esclave souillée, c’estque ma honte me soit chère, c’est que mon cœur ait du plaisir à serappeler sa douleur comme si c’était de la joie et du bonheur.Voici où est mon malheur : de ne pas ressentir de colère pourl’offense qui m’a été faite !…

Un souffle chaud, haletant, brûlait ses lèvres. Sa poitrines’abaissait et se soulevait profondément et ses yeux brillaientd’une indignation insensée… Mais, à ce moment, tant de charme étaitrépandu sur son visage, chaque trait était empreint d’une tellebeauté, que les sombres pensées d’Ordynov s’évanouirent comme parenchantement. Son cœur aspirait à se serrer contre son cœur, às’oublier avec elle dans une étreinte folle et passionnée et même àmourir ensemble. Catherine rencontra le regard troublé d’Ordynov etlui sourit d’une telle façon qu’un double courant de feu brûla soncœur. À peine s’il s’en rendait compte lui-même.

– Aie pitié de moi ! Épargne-moi ! lui chuchota-t-il,en retenant sa voix tremblante.

Elle se pencha vers lui, un bras appuyé sur son épaule et leregarda de si près dans les yeux que leurs souffles seconfondaient.

– Tu m’as perdu ! Je ne connais pas ta douleur, mais monâme s’est troublée… Qu’est-ce que cela me fait si ton cœurpleure ! Dis-moi ce que tu désires et je le ferai. Viens avecmoi. Allons, ne me tue pas… Ne me fais pas mourir !…

Catherine le regardait immobile, les larmes séchées sur sesjoues brûlantes. Elle voulait l’interrompre, le prendre par lamain, dire quelque chose, et ne trouvait pas les mots.

Un sourire étrange parut lentement sur ses lèvres et un rireperça à travers ce sourire.

– Je ne t’ai pas tout raconté, continua-t-elle enfin. Je teraconterai encore… Seulement m’écouteras-tu ? Écoute ta sœur…Je voudrais te raconter comment j’ai vécu un an avec lui… non, jene le ferai pas… « Une année s’écoula… Il partit avec sescompagnons sur le fleuve. Moi je restai chez sa mère, à attendre.Je l’attends un mois, un autre… Un jour, je rencontre un jeunemarchand. Je le regarde… et je me rappelle les années passées… « Machère amie », dit-il, après deux mots de conversation avec moi, «je suis Alexis, ton fiancé d’autrefois. Nos parents nous avaientfiancés quand nous étions enfants. M’as-tu oublié ?Rappelle-toi… Je suis de votre village !… » « Et que dit-on demoi chez nous ? » « Les gens disent que tu as oublié la pudeurdes jeunes filles, que tu t’es liée avec un bandit », me réponditAlexis, en riant. « Et toi, qu’est-ce que tu as pensé de moi ?» « J’avais beaucoup à dire… (son cœur se troublait)… Je voulaisdire beaucoup… mais maintenant que je t’ai vue, tu m’as perdu »,dit-il. « Achète aussi mon âme, prends-la, piétine mon cœur, raillemon amour, ma belle. Je suis maintenant orphelin ; je suis monmaître et mon âme est à moi. Je ne l’ai vendue à personne… » Je memis à rire. Il me parla encore plusieurs fois… Il resta tout unmois dans le village… Il avait abandonné son commerce, congédié sesouvriers, et il restait seul. J’avais pitié de ses larmesd’orphelin… Et voilà qu’une fois, le matin, je lui dis : « Alexis,attends-moi, la nuit venue, près du ponton… Nous irons chez toi.J’en ai assez de cette vie ! » La nuit vint, je préparai monpaquet… Tout d’un coup, je regarde… C’est mon maître qui rentre,tout à fait à l’improviste. « Bonjour ! Allons, il y aura del’orage, il ne faut pas perdre de temps. » Je le suivis. Nousarrivâmes au bord du fleuve. Nous regardons. Il y a là une barqueavec un batelier, on dirait qu’il attend quelqu’un… « Bonjour,Alexis ! Que Dieu te vienne en aide ! Quoi ? tu t’esattardé au port… Tu te hâtes d’aller rejoindre les bateaux…Emmène-nous, moi et ma femme… J’ai laissé ma barque là-bas et nepuis aller à la nage ! » « Assieds-toi », dit Alexis. Et toutemon âme eut mal quand j’entendis sa voix. « Assieds-toi avec tafemme ; le vent est bon pour tous et dans ma demeure il y auraplace pour vous. » Nous nous sommes assis. La nuit devenaitsombre ; les étoiles se cachaient ; le ventsoufflait ; les vagues s’enflaient. Nous nous sommes éloignésà une verste de la rive. Tous trois nous gardions le silence… «Quelle tempête ! dit mon maître. C’est du malheur cettetempête ! Je n’ai encore jamais vu la pareille sur cefleuve ! C’est lourd pour notre barque ; elle ne pourrapas nous porter tous les trois ! » « Oui, elle ne pourra pasnous porter tous les trois… » dit Alexis. « C’est donc qu’un denous est de trop… » Sa voix tremblait comme une corde. « Ehquoi ! Alexis, je t’ai connu tout petit enfant ; j’étaiscomme un frère avec ton père. Dis-moi, Alexis, est-ce que tupourrais gagner la rive à la nage, ou périrais-tu ? » « Je n’yarriverai pas… Non, je n’y arriverais pas et périrais dans lefleuve… » « Écoute maintenant, toi, Catherine, ma perleinestimable ! Je me rappelle une nuit pareille, seulement lavague ne montait pas comme maintenant et les étoiles brillaient, lalune éclairait… Je veux te demander si tu ne l’as pasoubliée ?… » « Je m’en souviens », répondis-je. « Alors, si tune l’as pas oubliée, tu n’as pas oublié non plus ce qui fut promis…Comment un brave garçon enseigna à sa belle le moyen de reconquérirsa liberté… Hein ? » « Non, je ne l’ai pas oublié », dis-je,ni morte, ni vive. « Tu ne l’as pas oublié ! Alors voilà,maintenant la barque est trop chargée ; pour l’un de nous lemoment est venu… Alors parle, ma belle ; parle, macolombe ; dis ta parole douce… »

» Je ne l’ai pas prononcée », chuchota Catherine en pâlissant…Elle n’acheva point.

– Catherine ! éclata soudain une voix sourde et rauque.

Ordynov tressaillit. Dans la porte se tenait Mourine. Il était àpeine vêtu, une couverture de fourrure jetée sur lui, pâle comme unmort. Il les fixait d’un œil presque fou. Catherine de plus en pluspâle le regardait aussi, comme hypnotisée.

– Viens chez moi, Catherine, prononça le vieillard d’une voix àpeine perceptible ; et il sortit de la chambre.

Catherine, toujours immobile, regardait dans l’espace comme sile vieillard se trouvait encore devant elle. Mais, tout à coup, lesang empourpra ses joues pâles. Ordynov se rappela leur premièrerencontre.

– Alors, à demain, mes larmes ! dit-elle presque ensouriant. À demain. Rappelle-toi où je me suis arrêtée… : « Choisisun des deux, ma belle… Qui tu aimes et qui tu n’aimes pas. » Tu terappelleras ?… Tu attendras une nuit ? ajouta-t-elle enposant les mains sur les épaules d’Ordynov et le regardant avectendresse.

– Catherine, ne va pas chez lui, ne te perds pas… Il estfou ! chuchota Ordynov, qui tremblait pour elle.

– Catherine ! appela la voix derrière la cloison.

– Quoi ? Tu penses qu’il me tuera ? demanda Catherineen riant. Bonne nuit, mon cœur, mon pigeon, mon frère, dit-elle enappuyant sa tête contre sa poitrine, tandis que, tout d’un coup,des larmes coulaient de ses yeux. Ce sont les dernières larmes.Dors donc, mon chéri, tu t’éveilleras demain pour la joie. Ellel’embrassa passionnément.

– Catherine, Catherine, murmura Ordynov en tombant à genouxdevant elle et tâchant de la retenir. Catherine !

Elle se retourna, lui fit signe de la tête en souriant et sortitde la chambre.

Ordynov l’entendit entrer chez Mourine. Il retint son souffle etécouta, mais aucun son ne lui parvenait. Le vieux se taisait ou,peut-être, était-il de nouveau sans connaissance…

Ordynov voulait aller près d’elle, mais ses jambes chancelaient…Il se sentit pris de faiblesse et s’assit sur le lit.

Chapitre 2

 

Quand il s’éveilla, il fut longtemps avant de se rendre comptede l’heure. Était-ce l’aube ou le crépuscule ? Dans sa chambreil faisait toujours noir. Il ne pouvait définir exactement combiende temps il avait dormi, mais il sentait que son sommeil avait étémaladif. Il passa la main sur son visage, comme pour chasser lesrêves et les visions nocturnes. Mais quand il voulut poser le piedsur le parquet il eut la sensation que son corps était brisé ;ses membres las refusaient d’obéir. La tête lui faisait mal et touttournait autour de lui. Son corps tantôt frissonnait de froid,tantôt devenait brûlant. Avec la conscience, la mémoire revenaitaussi et son cœur tressaillit quand, en un moment, il revécut enpensée toute cette nuit. Son cœur battait si fort à cetteévocation, ses sensations étaient si vives, si fraîches, qu’ilsemblait que, depuis le départ de Catherine, il s’était écoulé nonpas de longues heures, mais une minute. Ses yeux n’étaient pasencore secs, ou peut-être étaient-ce des larmes nouvelles, jailliescomme d’une source de son âme ardente ! Et, chose étonnante,ses souffrances lui étaient même douces, bien qu’il sentîtsourdement, par tout son être, qu’il ne supporterait pas un chocpareil. À une certaine minute il eut comme la sensation de la mort,et il était prêt à l’accueillir telle qu’une visiteuse désirable.Ses nerfs étaient si tendus, sa passion bouillonnait siimpétueusement avec une telle ardeur, son âme était pleine d’un telenthousiasme que la vie, exacerbée par cette tension, paraissaitprête à éclater, à se consumer en un moment, et disparaître pourtoujours.

Presque au même instant, comme en réponse à son angoisse, enréponse à son cœur frémissant, résonna la voix connue – telle cettemusique intérieure qui chante en l’âme de chaque homme aux heuresde joie et de bonheur – la voix grave et argentine de Catherine.Tout près, à son chevet presque, commençait une chanson d’aborddouce et triste… La voix tantôt montait, tantôt descendait ets’éteignait ; tantôt elle éclatait comme le trille durossignol et, toute frémissante de passion, s’épandait en une merd’enthousiasme, en un torrent de sons puissants, infinis, comme lespremières minutes du bonheur de l’amour. Ordynov distinguait mêmeles paroles : elles étaient simples, tendres, anciennes, etexprimaient un sentiment naïf, calme, pur et clair. Mais il lesoubliait et n’entendait que les sons. À travers les paroles naïvesde la chanson, il entendait d’autres paroles, dans lesquellesbouillonnait toute l’aspiration de son propre cœur, et quirépondaient à sa passion. Tantôt c’était le dernier gémissement ducœur meurtri par l’amour, tantôt la joie de la liberté, la joie del’esprit qui a brisé ses chaînes et s’envole clair et libre dansl’océan infini de l’amour. Tantôt il entendait les premiersserments de l’amante avec ses prières, ses larmes, son chuchotementmystérieux et timide ; tantôt le désir d’une bacchante fièreet joyeuse de sa force, sans voiles, sans mystère, s’ébattant sousses yeux grisés…

Ordynov, sans attendre la fin de la chanson, se leva du lit. Lachanson s’arrêta aussitôt.

– Bonjour, mon aimé, prononçait la voix de Catherine. Lève-toi,viens chez nous, éveille-toi pour la joie claire. Nous t’attendons,moi et mon maître ; nous sommes des braves gens… Nous sommessoumis à ta volonté… Éteins la haine par l’amour… Dis une douceparole !

Ordynov sortit de sa chambre à son premier appel et se renditpresque inconsciemment chez ses logeurs. La porte s’ouvrit devantlui et, clair comme le soleil, brilla le sourire de sa bellelogeuse. À ce moment il ne vit et n’entendit qu’elle.Instantanément, toute sa vie, toute sa joie, se fondirent dans soncœur en l’image claire de Catherine.

– Deux aurores ont passé depuis que nous nous sommes vus,dit-elle en lui serrant la main. La seconde, à présent, s’éteint.Regarde par la fenêtre… Ce sont comme les deux aurores de l’amourd’une jeune fille, ajouta en souriant Catherine : La premièreempourpre son visage sous le coup de la première honte, lorsque soncœur solitaire se met à battre pour la première fois ; et laseconde, lorsque la jeune fille oublie sa première honte, brûlecomme la flamme, oppresse sa poitrine et fait monter à ses joues lesang vermeil… Entre, entre dans notre maison, bon jeune homme.Pourquoi restes-tu sur le seuil ? Sois le bienvenu, le maîtrete salue…

Avec un rire sonore comme une musique elle prit la maind’Ordynov et l’introduisit dans la chambre. La timidité s’emparaitde son cœur. Toute la flamme qui incendiait sa poitrine tout d’uncoup paraissait s’éteindre. Confus, il baissa les yeux. Il avaitpeur de la regarder. Elle était si merveilleusement belle qu’ilcraignait que son cœur ne pût supporter son regard brûlant. Jamaisencore il n’avait vu Catherine ainsi. Le rire et la gaîté pour lapremière fois éclairaient son visage et avaient séché les tristeslarmes sur ses cils noirs. Sa main tremblait dans la sienne et,s’il avait levé les yeux, il aurait vu que Catherine, avec unsourire triomphant, fixait ses yeux clairs sur son visage assombripar le trouble et la passion.

– Lève-toi donc, vieillard ! dit-elle enfin. Prononce lemot de bienvenue à notre hôte… Un hôte, c’est comme un frère !Lève-toi donc, vieillard orgueilleux, salue, prends la main blanchede ton hôte et fais-le asseoir devant la table !

Ordynov leva les yeux. Il paraissait se rendre compte seulementmaintenant de la présence de Mourine. Les yeux du vieillard, commeéteints par l’angoisse de la mort, le regardaient fixement. Avec unserrement de cœur Ordynov se rappelait ce regard qu’il avait vubriller, comme maintenant, sous les longs sourcils froncés parl’émotion et la colère. La tête lui tournait un peu… Il regardaautour de lui et seulement alors comprit tout. Mourine était encorecouché sur son lit. Il était presque complètement habillé commes’il s’était déjà levé et était sorti le matin. Son cou étaitentouré comme avant d’un foulard rouge : il était chaussé depantoufles. Son mal, évidemment, était passé, mais son visage étaitencore effroyablement pâle et jauni. Catherine s’était assise prèsdu lit, le bras appuyé sur la table, et regardait silencieusementles deux hommes. Le sourire ne quittait pas son visage. Il semblaitque tout se faisait selon son ordre.

– Oui, c’est toi, dit Mourine en se soulevant et s’asseyant surle lit. Tu es mon locataire… Je suis coupable envers toi, Seigneur…Je t’ai offensé récemment quand j’ai joué avec le fusil… Mais quisavait que tu as, toi aussi, des crises d’épilepsie… Avec moi celaarrive… ajouta-t-il d’une voix rauque, maladive, en fronçant lessourcils et détournant les yeux. Le malheur vient sans frapper à laporte et s’introduit comme un voleur. J’ai même failli lui planterun couteau dans la poitrine à elle, ajouta-t-il en faisant un signede tête dans la direction de Catherine… Je suis malade et la crisevient souvent… Assieds-toi ; tu es le bienvenu !

Ordynov le regardait toujours, fixement.

– Assieds-toi donc ! Assieds-toi ! s’écria le vieuxd’une voix impatiente. Assieds-toi, puisque cela lui convient, àelle. Vous vous plaisez comme si vous étiez amants…

Ordynov s’assit.

– Vois-tu quelle sœur tu as ! continua le vieillard enriant et laissant voir deux rangées de dents blanches, saines.Amusez-vous, mes amis ! Eh bien, Monsieur ! ta sœurest-elle jolie ?… Dis, réponds… Regarde comme ses jouesbrillent. Mais regarde donc ! Admire la belle… Fais voir queton cœur souffre…

Ordynov fronça les sourcils et regarda le vieillard avec colère.Celui-ci tressaillit sous ce regard. Une rage aveugle bouillonnaitdans la poitrine d’Ordynov. Un instinct animal lui faisait devinerun ennemi mortel. Cependant il ne pouvait comprendre ce qui sepassait en lui. La raison lui refusait son aide.

– Ne regarde pas ! prononça une voix derrière Ordynov.

Il se retourna.

– Ne regarde pas, ne regarde pas ! te dis-je. Si c’est ledémon qui te pousse, aie pitié de ta bien-aimée, disait en riantCatherine. Et tout d’un coup se campant derrière lui, elle luiferma les yeux avec ses mains, mais elle les retira aussitôt ets’en couvrit le visage : la rougeur de ses joues transparaissait, àtravers ses doigts. Elle ôta ses mains et, toute rouge, essaya derencontrer directement et sans gêne leurs sourires et leurs regardscurieux. Mais les deux hommes demeuraient graves en la regardant :Ordynov, avec l’étonnement de l’amour, comme si, pour la premièrefois, une beauté aussi terrible avait percé son cœur ; levieillard, avec attention et froidement. Rien ne s’exprimait surson visage pâle ; seules ses lèvres bleuies tremblaientlégèrement.

Catherine s’approcha de la table. Elle ne riait plus. Elle semit à ranger les livres, les papiers, l’encrier, tout ce qui setrouvait sur la table, et les posa sur la tablette de la fenêtre.Sa respiration était devenue plus rapide, saccadée et, par moments,elle aspirait profondément, comme si son cœur était oppressé. Sapoitrine se soulevait et s’abaissait lourdement, telle une vague.Elle baissait les yeux, et ses cils noirs brillaient sur ses jouescomme de fines aiguilles.

– Une reine ! fit le vieillard.

– Ma bien-aimée, murmura Ordynov, tressaillant de tout soncorps.

Il se ressaisit en sentant sur lui le regard du vieillard. Ceregard brilla pour une seconde comme un éclair, avide, méchant,froid et méprisant. Ordynov voulait s’en aller, mais il se sentaitcomme cloué au sol par une force invisible. Il s’assit de nouveau.Parfois il se serrait les mains pour contrôler son état de veille,car il lui semblait qu’un cauchemar l’étranglait, qu’il était lejouet d’un rêve douloureux, maladif. Mais, chose étonnante, il nedésirait pas s éveiller.

Catherine enleva de la table le vieux tapis, puis ouvrit uncoffre d’où elle sortit un tapis richement brodé de soie claire etd’or et en couvrit la table. Ensuite elle prit dans l’armoire unecave à liqueurs ancienne, en argent massif, ayant appartenu à sonarrière-grand-père, et la plaça au milieu de la table ; puiselle prépara trois coupes d’argent, une pour l’hôte, une pour leconvive et une pour elle. Après quoi, d’un air pensif, elle regardale vieillard et Ordynov.

– Alors, qui de nous est cher à qui ? dit-elle. Siquelqu’un n’a pas de sympathie pour l’autre, celui-là m’est cher etil boira sa coupe avec moi… Quant à moi, vous m’êtes chers tousdeux, comme des proches. Alors buvons ensemble pour l’amour et pourla paix !…

– Buvons et noyons dans le vin les pensées sombres, dit levieillard d’une voix altérée. Verse, Catherine !

– Et toi… Veux-tu que je te verse ?… demanda Catherine enregardant Ordynov.

Sans mot dire, Ordynov avança sa coupe.

– Attends… Si quelqu’un a un désir quelconque, qu’il soitréalisé ! prononça le vieillard en levant sa coupe.

Ils choquèrent leurs coupes et burent.

– Allons, maintenant buvons tous deux, vieillard, dit Catherineen s’adressant au maître. Buvons si ton cœur est tendre pourmoi ! Buvons au bonheur vécu ; saluons les annéespassées ; saluons le bonheur et l’amour ! Ordonne donc deverser si ton cœur brûle pour moi !…

– Ton vin est fort, ma belle, mais toi, tu ne fais qu’y tremperles lèvres, dit le vieux en riant et tendant de nouveau sacoupe.

– Eh bien, je boirai un peu, et toi, vide ta coupe jusqu’aufond. Pourquoi vivre avec de tristes pensées, vieillard ? Celane peut que faire souffrir le cœur ! Les pensées naissent dela douleur ; la douleur appelle les pensées et quand on estheureux on ne pense plus ! Bois, vieillard, noie tes penséesdans le vin !

– Tu as beaucoup de chagrin ; tu veux en finir d’un coup,ma colombe blanche. Je bois avec toi, Catherine ! Et toi,Monsieur, permets-moi de te demander si tu as du chagrin ?

– Si j’en ai, je le cache en moi-même, murmura Ordynov sansquitter des yeux Catherine.

– As-tu entendu, vieillard ?… dit Catherine. Moi, pendantlongtemps, je ne me connaissais pas, mais avec le temps j’ai toutappris, et me suis tout rappelé, et j’ai vécu de nouveau tout lepassé…

– Oui, c’est triste quand il faut se rappeler le passé, dit levieillard pensivement. Ce qui est passé est comme le vin qui estbu… À quoi sert le bonheur passé… Quand un habit est usé il faut lejeter…

– Il en faut un neuf ! dit Catherine en éclatant de rire,tandis que deux grosses larmes, pareilles à des diamants, pendaientà ses cils. Tu as compris, vieillard… Regarde, j’ai enseveli dansta coupe mes larmes…

– Et ton bonheur, l’as-tu acheté par beaucoup de chagrin ?fit Ordynov, et sa voix tremblait d’émotion.

– Probablement, Monsieur, que tu as beaucoup de bonheur àvendre, dit le vieillard. De quoi te mêles-tu ?

Et soudain il se mit à rire méchamment en regardant avec colèreOrdynov.

– Je l’ai acheté ce que je l’ai acheté, repartit Catherine… Auxuns cela paraîtrait bien cher, aux autres très bon marché… L’unveut tout vendre et ne rien perdre ; l’autre ne promet rien,mais le cœur obéissant le suit… Et toi, ne fais pas de reproches àun homme, ajouta-t-elle en regardant tristement Ordynov ;verse donc du vin dans ta coupe, vieillard. Bois au bonheur de tafille, de ta douce esclave obéissante, telle qu’elle était quandelle t’a connu pour la première fois… Lève ta coupe !

– Soit ! Remplis donc aussi la tienne, dit le vieillard enprenant le vin.

– Attends, vieillard, ne bois pas encore, laisse-moi auparavantte dire quelque chose…

Catherine avait les bras appuyés sur la table et, fixement, avecdes yeux ardents et passionnés, regardait le vieillard. Unedécision étrange brillait dans son regard ; tous sesmouvements étaient calmes, ses gestes saccadés, inattendus etrapides. Elle était comme en feu. Mais sa beauté paraissait grandiravec l’émotion et l’animation. Ses lèvres entr’ouvertes montraientdeux rangées de dents blanches comme des perles. Le bout de satresse, enroulée trois fois autour de sa tête, tombait négligemmentsur l’oreille gauche ; une sueur légère perlait à sestempes.

– Ici, dans ma main, mon ami, lis, avant que ton esprit ne soitobscurci. Voici ma main blanche ! Ce n’est pas en vain que leshommes de chez nous t’appelaient le sorcier. Tu as appris dans leslivres et tu connais tous les signes magiques ! Regarde,vieillard, et dis-moi mon triste sort. Seulement, prends garde, nemens pas ! Eh bien, dis, est-ce que ta fille seraheureuse ? Ou ne lui pardonneras-tu pas et appelleras-tu surelle le mauvais sort ? Aurais-je mon coin chaud où je vivraiheureuse, ou, comme un oiseau migrateur, chercherai-je une placetoute ma vie parmi les braves gens ? Dis-moi quel est monennemi, et qui m’aime et qui prépare contre moi le mal ?… Dis,est-ce que mon jeune cœur ardent vivra longtemps seul, outrouvera-t-il celui à l’unisson duquel il battra pour la joie,jusqu’au nouveau malheur ?… Devine dans quel ciel bleu, audelà de quelle mer, et dans quelle forêt habite mon faucon…M’attend-il avec impatience, m’aime-t-il beaucoup, cessera-t-ilbientôt de m’aimer ?… Me trompera-t-il ou non ? Etdis-moi, en même temps, dis-moi pour la dernière fois, vieillard,si nous resterons ensemble longtemps dans notre misérable demeure àlire des livres sataniques ?… Dis-moi si le moment viendra queje pourrai te dire adieu et te remercier de m’avoir nourrie etnarré des histoires… Mais prends garde, dis toute la vérité… Nemens pas ; le moment est venu !

Son animation croissait au fur et à mesure qu’elle parlait,mais, tout d’un coup, l’émotion brisa sa voix, comme si untourbillon emportait son cœur. Ses yeux brillaient, sa lèvresupérieure tremblait un peu. Elle se penchait à travers la tablevers le vieillard et, fixement, avec une attention avide, regardaitses yeux troublés.

Ordynov perçut tout à coup les battements de son cœur, quandelle cessa de parler… Il poussa un cri d’enthousiasme en laregardant et voulut se lever du banc. Mais le regard rapide, furtifdu vieillard le cloua de nouveau sur place. Un mélange étrange demépris, de raillerie, d’inquiétude, d’impatience et en même tempsde curiosité méchante, rusée, brillait dans ce regard furtif,rapide, qui faisait chaque fois tressaillir Ordynov et qui, chaquefois, remplissait son cœur de dépit et de colère impuissante.

Pensivement, avec une curiosité attristée, le vieillardregardait Catherine. Son cœur était meurtri, mais aucun muscle deson visage ne tressaillait. Il sourit seulement quand elle eutterminé.

– Tu veux savoir beaucoup de choses en une fois, mon petitoiseau à peine sorti du nid ! Verse-moi donc plus vite à boiredans cette coupe profonde. Buvons d’abord pour la paix… autrementquelque œil noir impur gâterait mes souhaits… Satan estpuissant !

Il leva sa coupe et but. Plus il buvait, plus il devenait pâle.Ses yeux étaient rouges comme des charbons, et leur éclat fiévreuxet la teinte bleuâtre du visage présageaient pour bientôt un nouvelaccès du mal.

Le vin était fort, en sorte que chaque nouvelle coupe brouillaitde plus en plus les yeux d’Ordynov. Son sang fiévreux, enflammé,n’en pouvait supporter davantage. Sa raison se troublait, soninquiétude grandissait.

Il se versa du vin et but une gorgée, ne sachant plus ce qu’ilfaisait ni comment apaiser son émotion croissante, et son sangcoulait encore plus rapide dans ses veines. Il était comme endélire et pouvait à peine saisir, en tendant toute son attention,ce qui se passait autour de lui.

Le vieux frappa avec bruit sa coupe d’argent sur la table.

– Verse, Catherine ! s’écria-t-il. Verse encore, méchantefille ! Verse jusqu’au bout ! Endors le vieillard jusqu’àla mort !… Verse encore, verse, ma belle… Et toi, pourquoias-tu bu si peu ?… Tu penses que je n’ai pas remarqué…

Catherine lui répondit quelque chose qu’Ordynov n’entenditpoint. Le vieillard ne la laissa pas achever. Il la saisit par lamain, comme s’il n’avait plus la force de retenir tout ce quioppressait sa poitrine. Son visage était pâle, ses yeux tantôts’obscurcissaient, tantôt brillaient avec éclat, ses lèvres pâlestremblaient, et d’une voix dans laquelle s’entendait parfois unejoie étrange, il lui disait :

– Donne ta main, ma belle, donne. Je te dirai toute la vérité.Je suis sorcier, tu ne t’es pas trompée, Catherine ! Ton cœurd’or t’a dit la vérité… Mais tu n’as pas compris une chose : que cen’est pas moi, sorcier, qui t’apprendrai la raison ! Ta têteest comme un serpent rusé bien que ton cœur soit plein de larmes.Tu trouveras toi-même ta voie, et tu glisseras entre le malheur.Parfois tu pourras vaincre par la raison, et là où la raison nesera pas suffisante, tu étourdiras par ta beauté. Énerve l’esprit,brise la force et même un cœur de bronze se fendra… Si tu auras desmalheurs, de la souffrance ? La souffrance humaine estpénible, mais au cœur faible le malheur n’arrive pas. Et tonmalheur, ma belle, sera comme un trait sur le sable : il sera lavépar la pluie, séché par le soleil, emporté par le vent !…Attends, je te dirai encore… Je suis sorcier… De celui qui t’aimeratu seras l’esclave. Toi-même donneras ta liberté en gage et ne lareprendras pas… Mais tu ne pourras pas cesser à tempsd’aimer ; tu sèmeras un grain et ton séducteur récoltera l’épitout entier… Mon doux enfant, ma petite tête dorée, tu as cachédans ma coupe une de tes larmes pareille à une perle, mais tu l’asregrettée ! Tu as versé encore une centaine de larmes !Mais tu ne dois pas regretter cette larme, cette rosée du ciel. Carelle te reviendra, plus lourde encore, cette larme semblable à uneperle, au cours d’une nuit interminable, une nuit d’amèresouffrance, cependant qu’une pensée impure commencera de te ronger.Alors, sur ton cœur brûlant, pour cette larme, tombera celle d’unautre, une larme de sang, ardente comme du plomb fondu ; ellebrûlera ton sein blanc jusqu’au sang et jusqu’au triste et sombrelever d’une journée maussade, tu te débattras dans ton lit enlaissant couler ton sang vermeil et tu ne guériras pas de tafraîche blessure jusqu’à l’aurore suivante. Verse encore,Catherine, verse, ma colombe ! Verse, pour mes conseilssages !… Et tu n’as pas besoin d’en savoir davantage… Inutilede gaspiller en vain les paroles…

Sa voix s’affaiblissait et tremblait. Des sanglots semblaientprêts à jaillir de sa poitrine. Il se versa du vin et but avidementune nouvelle coupe ; il frappa encore, de sa coupe, la table.Son regard trouble brilla encore une fois.

– Vis comme tu veux vivre ! s’écria-t-il. Ce qui est passéest passé ! Verse encore… Verse pour que ma tête tombe, pourque toute mon âme soit meurtrie… Verse, pour que je dorme delongues nuits et perde tout à fait la mémoire. Verse, verse encore,Catherine !

Mais sa main qui tenait la coupe semblait être engourdie et nebougeait pas. Il respirait lourdement, avec peine. Sa têtes’inclinait… Pour la dernière fois il fixa un regard terne surOrdynov, et même ce regard s’éteignit. Enfin ses paupièrestombèrent comme du plomb. Une pâleur mortelle se répandit sur sonvisage ; ses lèvres remuèrent encore quelques instants ettremblèrent comme s’il eût fait effort pour prononcer quelquechose. Soudain, une grosse larme suspendue à ses cils tomba etcoula lentement sur sa joue pâle…

Ordynov n’y pouvait plus tenir. Il se leva, et, en chancelant,fit un pas vers Catherine. Il lui prit la main. Mais elle ne leregardait pas, on eût dit qu’elle ne le voyait pas, ne lereconnaissait pas…

Elle aussi avait l’air de perdre conscience, et elle semblaitabsorbée par une seule pensée, une seule idée. Elle s’abattit surla poitrine du vieillard endormi, passa son bras blanc autour deson cou, et comme s’ils ne faisaient qu’un seul et même être, ellefixait sur lui son regard enflammé. Elle paraissait ne pas sentirqu’Ordynov lui prenait la main. Enfin, elle tourna la tête vers lejeune homme, et laissa tomber sur lui un regard long et pénétrant.Il semblait qu’enfin elle avait compris. Un sourire triste,douloureux, parut sur ses lèvres…

– Va-t-en ! murmura-t-elle. Tu es ivre et méchant, tu n’espas mon ami !

Et de nouveau elle se tourna vers le vieillard, et encore fixasur lui son regard. On eût dit qu’elle épiait chaque battement deson cœur, qu’elle caressait du regard son sommeil, qu’elle avaitpeur de respirer et qu’elle retenait son cœur embrasé… Et il yavait tant d’admiration amoureuse dans tout son être, que ledésespoir, la rage et la colère saisirent soudain Ordynov.

– Catherine ! Catherine ! l’appela-t-il, en luiserrant brutalement la main.

La douleur ressentie se refléta sur son visage. Elle tourna latête et regarda Ordynov avec tant de raillerie et de mépris, qu’ilsentit ses jambes fléchir sous lui. Ensuite elle lui indiqua levieillard endormi, et, de nouveau, le regarda d’un air froid etméprisant.

– Quoi ? Il te tuera !… prononça Ordynov, plein derage.

Un démon, semblait-il, lui chuchotait à l’oreille qu’il l’avaitcomprise.

– Je t’achèterai à ton maître, ma belle, si tu as besoin de monâme ! Il ne te tuera pas…

Le sourire silencieux qui glaçait Ordynov ne quittait pas levisage de Catherine. Sans savoir ce qu’il faisait, à tâtons, ildécrocha du mur un couteau précieux appartenant au vieillard.L’étonnement parut sur le visage de Catherine, mais, en même temps,la colère et le mépris se reflétèrent dans ses yeux avec uneintensité redoublée. Ordynov avait mal en la regardant… Une forceobscure poussait sa main… Il tira le couteau de sa gaine…Catherine, immobile, retenant son souffle, le suivait des yeux…

Il regarda le vieillard.

À ce moment, il lui sembla que le vieillard lentement ouvraitles yeux et le regardait en souriant. Leurs yeux se rencontrèrent.Pendant quelques minutes, Ordynov le fixa, immobile… Soudain, illui sembla que tout le visage du vieillard riait et que ce rirediabolique, glacial, éclatait enfin dans la chambre. Une penséenoire, hideuse, se glissait dans sa tête comme un serpent… Iltremblait… Le couteau lui échappa des mains et tomba avec bruit surle parquet.

Catherine poussa un cri, comme si elle se réveillait d’uncauchemar sombre et pénible… Le vieillard, très pâle, se levalentement du lit. Avec rage il repoussa du pied le couteau dans uncoin de la chambre. Catherine était pâle comme une morte, immobile…Une souffrance sourde, insupportable, se peignait sur son visage.Avec un cri qui fendait l’âme, presque évanouie, elle tomba auxpieds du vieillard.

– Alexis ! Alexis ! Ces mots jaillirent de sa poitrineoppressée.

Le vieillard la prit dans ses bras puissants et la pressafortement contre lui. Elle cacha sa tête sur le sein du vieillardet alors, par tous les traits de son visage, il eut un rire sitriomphant et si terrible que l’horreur saisit Ordynov. La ruse, lecalcul, la tyrannie froide et jalouse, la moquerie de son pauvrecœur déchiré, Ordynov entendait tout cela dans ce rire.

« Folle ! » murmura-t-il tout tremblant de peur, et ils’enfuit.

Chapitre 3

 

Le lendemain, à huit heures du matin, Ordynov pâle, ému, nonencore remis du trouble de la veille, frappait à la porte deIaroslav Ilitch. Il n’aurait su dire pourquoi il était venu, et ilrecula d’étonnement, puis s’arrêta comme pétrifié sur le seuil envoyant Mourine dans la chambre. Le vieillard était plus pâle encorequ’Ordynov ; il paraissait se tenir à peine sur ses jambes,terrassé par le mal. Cependant il refusait de s’asseoir malgrél’invitation réitérée de Iaroslav Ilitch, tout heureux d’unepareille visite.

En apercevant Ordynov, Iaroslav Ilitch exulta, mais, presque aumême moment, sa joie s’évanouit et une sorte de malaise le pritsoudain, à mi-chemin de la table et de la chaise voisine.Évidemment, il ne savait que dire, que faire ; il se rendaitcompte de l’inconvenance qu’il y avait à fumer sa pipe dans unpareil moment, et, cependant, si grand était son trouble, qu’ilcontinuait à fumer sa pipe tant qu’il pouvait, et même avec unecertaine fanfaronnade.

Ordynov entra enfin dans la chambre. Il jeta un regard furtifsur Mourine. Quelque chose rappelant le méchant sourire de laveille, dont le souvenir faisait frissonner et indignait encoreOrdynov, glissa sur le visage du vieillard. D’ailleurs, toutehostilité avait disparu et le visage avait repris son expression laplus calme et la plus impénétrable. Il salua très bas sonlocataire…

Toute cette scène réveilla enfin la conscience d’Ordynov. Ilregarda fixement Iaroslav Ilitch, désirant lui faire biencomprendre l’importance de la situation. Iaroslav Ilitch s’agitaitet se sentait gêné.

– Entrez, entrez donc, prononça-t-il enfin. Entrez, mon cherVassili Mihaïlovitch. Faites-moi la joie de votre visite et honorezde votre présence tous ces objets si ordinaires… Et, de la main,Iaroslav Ilitch indiquait un coin de la chambre. Il était rougecomme une pivoine, et si troublé, si gêné, que la phrase pompeuses’arrêta court, et, avec fracas, il avança une chaise au milieu dela chambre.

– Je ne vous dérange pas, Iaroslav Ilitch ? Je voulais…deux minutes seulement…

– Que dites-vous là ? Vous, me déranger, VassiliMihaïlovitch ? Mais, veuillez accepter du thé, s’il vousplaît… Qui est de service ?… Je suis sûr que vous ne refuserezpas un autre verre de thé ? Mourine fit signe de la tête qu’ilne refusait pas.

Iaroslav Ilitch commanda au policier qui venait d’entrer, sur unton des plus sévères, trois verres de thé, et, ensuite, vints’asseoir près d’Ordynov. Pendant quelques minutes il ne cessa detourner la tête comme un petit chat de faïence, tantôt à droite,tantôt à gauche, de Mourine vers Ordynov et d’Ordynov vers Mourine.Sa situation était excessivement désagréable. Évidemment il voulaitdire quelque chose, selon lui quelque chose de très délicat, aumoins pour l’un des deux, mais, malgré tous ses efforts, il luiétait impossible de prononcer un mot…

Ordynov aussi avait l’air gêné. À un moment tous deuxcommencèrent à parler en même temps… Le taciturne Mourine, qui lesobservait avec curiosité, lentement ouvrit la bouche, laissant voirtoutes ses dents…

– Je suis venu vous dire, commença Ordynov, que, par suite decirconstances très désagréables, je me vois forcé de quitter votreappartement et…

– Comme c’est bizarre !… l’interrompit tout d’un coupIaroslav Ilitch. J’étais hors de moi d’étonnement quand cerespectable vieillard m’a annoncé, ce matin, votre décision.Mais…

– Il vous a annoncé ma décision ? demanda Ordynov étonné enregardant Mourine.

Mourine caressait sa barbe et souriait.

– Oui, confirma Iaroslav Ilitch. Au fait, je me trompepeut-être… mais je puis vous jurer sur l’honneur que dans lesparoles de ce respectable vieillard il n’y avait pas l’ombred’offense pour vous…

Iaroslav Ilitch rougit et maîtrisa avec peine son émotion.

Mourine, comme s’il en avait assez de se moquer du trouble dumaître de la maison, fit un pas en avant.

– Voici, Votre Seigneurie, commença-t-il en saluant polimentOrdynov, vous savez vous-même, Monsieur, que moi et ma femmeserions heureux de tout notre cœur, et n’aurions pas osé dire unmot… Mais, Monsieur, vous le savez, vous voyez quelle est ma vie…Vous voyez que je suis presque mourant… •

Mourine caressa de nouveau sa barbe.

Ordynov se sentait défaillir.

– Oui, oui… Je vous l’avais bien dit, il est malade. C’est unmalheur… J’ai voulu le dire en français. Mais pardonnez-moi, je nem’exprime pas librement dans cette langue… C’est-à-dire…

– Oui… Oui, c’est-à-dire…

Ordynov et Iaroslav Ilitch se firent l’un l’autre un petitsalut, en restant assis sur leurs chaises, et Iaroslav Ilitchreprit aussitôt :

– D’ailleurs, j’ai interrogé en détail cet honnête homme… il m’adit que la maladie de cette femme…

Ici le délicat Iaroslav Ilitch fixa un regard interrogateur surMourine.

– C’est-à-dire, notre patronne…

Iaroslav Ilitch n’insista pas.

– Oui, la logeuse… c’est-à-dire votre ancienne logeuse… dit-il,s’adressant à Ordynov. Voyez-vous, c’est une femme malade… Il ditqu’elle vous dérange dans vos travaux… Et lui-même… Vous m’avezcaché une circonstance très importante, Vassili Mihaïlovitch…

– Laquelle ?

– Avec le fusil… prononça-t-il presque chuchotant, et d’une voixoù perçait, avec l’indulgence, une ombre de reproche. Mais,reprit-il hâtivement, je sais tout. Il m’a tout raconté. Vous avezagi noblement en lui pardonnant son crime involontaire envers vous…Je vous le jure, j’ai vu des larmes dans ses yeux !

Iaroslav Ilitch rougit de nouveau. Ses yeux brillaient. Ils’agita sur sa chaise, tout ému.

– Moi… c’est-à-dire, Monsieur… nous… Votre Seigneurie, moi et lapatronne, nous prions Dieu pour vous, commença Mourine ens’adressant à Ordynov, tandis que Iaroslav Ilitch, ayant enfindominé son trouble, le regardait fixement. Mais vous le savezvous-même, Monsieur, c’est une femme malade, sotte… moi, je metiens à peine…

– Mais je suis prêt, dit Ordynov impatient. Assez, je vous prie…Tout de suite même, si vous voulez…

– Non, Monsieur. Nous sommes très contents de vous. Mourines’inclina très bas. Moi, Monsieur, je voulais vous dire tout desuite la chose : elle, Monsieur, elle est presque une parente…c’est-à-dire une parente éloignée… Elle est ainsi depuis l’enfance…Une tête exaltée… Elle a grandi dans la forêt, comme une paysanne,parmi les haleurs et les ouvriers d’usine et voilà… tout d’un coupleur maison a brûlé… Sa mère a péri dans l’incendie, son pèreaussi, soi-disant… Et elle vous racontera des histoires… Moi je nem’en mêle pas… Mais je dois vous dire que des médecins de Moscoul’ont examinée, c’est-à-dire, Monsieur, qu’elle est complètementfolle. Voilà ! Moi seul suis avec elle, et elle avec moi. Nousvivons, prions Dieu… et espérons. Mais je ne la contredisjamais…

Ordynov avait le visage tout bouleversé. Iaroslav Ilitchregardait tantôt l’un, tantôt l’autre de ses visiteurs.

– Mais non, Monsieur, non, reprit Mourine en hochant la têteavec importance. Elle est ainsi ; sa tête est si folle qu’ilfaut toujours à son cœur un amoureux quelconque, son bien-aimé… Etmoi, Monsieur, j’ai vu… pardonnez-moi mes paroles stupides…continua Mourine en saluant et essuyant sa barbe, j’ai vu commentelle allait chez vous, et que vous, Votre Seigneurie, vouliez unirvotre sort au sien…

Iaroslav Ilitch devint pourpre et regarda Mourine avec reproche.Ordynov avait peine à se tenir sur sa chaise.

– Non, Monsieur… c’est-à-dire… ce n’est pas cela… Moi, Monsieur,je suis un simple paysan… Nous sommes vos serviteurs, ajouta-t-ilen saluant très bas, et nous prierons Dieu pour vous, ma femme etmoi. Quant à nous, que nous ayons de quoi manger, soyons bienportants, et nous sommes satisfaits… Vous le savez vous-même,Monsieur… Ayez pitié de nous. Parce que qu’arrivera-t-il, Monsieur,quand elle aura encore un amant ? Pardonnez-moi ce motgrossier… Vous êtes un gentilhomme, Votre Excellence, un jeunehomme fier, ardent, tandis qu’elle, vous le savez, c’est uneenfant, une enfant sans raison… le péché est vite arrivé. Elle estrobuste, moi je suis toujours malade… Mais quoi !… C’est déjàle diable qui s’en mêle… Moi, je lui raconte des histoires… Oui,Monsieur, moi et ma femme prierons Dieu pour vous, sanscesse ! Et qu’est-ce que cela peut faire à VotreExcellence ? Elle est jolie, soit, mais elle n’est après toutqu’une paysanne, une femme simple, mal lavée, sotte, bonne pourmoi, un paysan… Ce n’est pas une femme pour vous, Monsieur… Etcomme nous prierons Dieu pour vous !

Ici Mourine s’inclina très profondément. Il resta ainsilongtemps, sans se redresser, et essuyant sa barbe sur samanche.

Iaroslav Ilitch ne savait que faire.

– Oui, ce brave homme, remarqua-t-il tout troublé, me parlaitd’un malentendu quelconque qui existe, paraît-il, entre vous. Jen’ose le croire, Vassili Mihaïlovitch… J’ai entendu dire que vousêtes encore malade, s’interrompit-il rapidement et très ému enremarquant le trouble d’Ordynov.

– Oui… Combien vous dois-je ? demanda brusquement Ordynov àMourine.

– Que dites-vous, Monsieur !… Nous ne sommes pas desvendeurs du Christ !… Pourquoi nous offensez-vous.Monsieur ? Vous devriez avoir honte… Est-ce que moi ou mafemme vous avons fait quelque tort… Excusez…

– Mais, cependant, mon ami, c’est étrange… Il a loué une chambrechez vous… Ne sentez-vous pas que, par votre refus, vousl’offensez, intervint Iaroslav Ilitch, croyant de son devoir demontrer à Mourine l’étrangeté et l’indélicatesse de son acte.

– Mais, excusez, Monsieur… Que dites-vous, Monsieur… Est-ce quenous sommes fautifs envers vous ? Nous avons tout fait pourvous être agréables… Je vous en prie, Monsieur… Quoi ? Est-ceque nous sommes des infidèles ?… Qu’il vive, partage notrenourriture de paysans, à sa santé ! Nous n’eussions rien dit…pas un mot… Mais le diable s’en est mêlé !… Moi, je suismalade, ma femme aussi est malade… Que faire ? Nous serionstrès heureux… de tout notre cœur… Mais nous prierons Dieu pourvous, moi et ma femme !

De nouveau Mourine salua très bas. Une larme parut dans les yeuxde Iaroslav Ilitch. Il regarda Ordynov avec enthousiasme.

– Quel noble trait de caractère ! Quelle sainte hospitalitégarde le peuple russe !

Ordynov toisa étrangement Iaroslav Ilitch, de haut en bas.

– Et moi, Monsieur… c’est cela, précisément, l’hospitalité, ditMourine. Savez-vous : je pense maintenant que vous feriez bien derester chez nous encore un jour, dit-il à Ordynov. Je n’aurais riencontre cela… Mais ma femme est malade. Ah ! si je n’avais pasma femme ! Si j’étais seul ! Comme je vous auraissoigné ! Je vous aurais guéri ! Je connais des remèdes…Vraiment, peut-être resterez-vous quand même un jour de plus cheznous…

– En effet, n’y aurait-il pas un remède quelconque ?commença Iaroslav Ilitch. Mais il n’acheva pas.

Ordynov, furieux, étonné, regardait Iaroslav Ilitch des pieds àla tête… Sans doute c’était l’homme le plus honnête et le plusnoble, mais, maintenant, il comprenait tout. Il faut avouer que sasituation était difficile. Il voulait, comme on dit, éclater derire. En tête à tête avec Ordynov – deux amis pareils – sans doute,Iaroslav Ilitch n’y eût pu tenir et aurait été pris d’un accès degaîté immodéré. En tout cas c’eût été fait noblement, et, le rireéteint, il aurait serré cordialement la main d’Ordynov. Il seserait efforcé de le convaincre sincèrement que le respect qu’il apour lui en est augmenté et, qu’en tout cas, il l’excuse ;car, somme toute, c’est la jeunesse… Mais, vu sa délicatesse, il setrouvait maintenant dans une situation très embarrassante : il nesavait où se mettre.

– Le remède ? dit Mourine, dont tout le visage s’anima à laquestion de Iaroslav Ilitch. Moi, Monsieur, dans ma sottise depaysan, voici ce que je dirai, continua-t-il en s’avançant d’unpas. Vous lisez trop de livres, Monsieur. Je dirai que vous êtesdevenu trop intelligent. Comme on dit chez nous : paysans, votreesprit a dépassé la raison…

– Assez ! interrompit sévèrement Iaroslav Ilitch.

– Je m’en vais, dit Ordynov. Je vous remercie, Iaroslav Ilitch.Je viendrai vous voir sans faute, promit-il en réponse àl’invitation de Iaroslav Ilitch, qui ne pouvait le retenirdavantage. Adieu, adieu !

– Adieu, Votre Seigneurie ! Adieu, Monsieur !… Nem’oubliez pas… Venez quelquefois nous voir…

Ordynov n’en écouta pas davantage. Il sortit comme un fou.

Il n’en pouvait plus. Il était comme mort. Sa conscience sefigeait. Il sentait sourdement que le mal l’étouffait. Mais undésespoir glacial envahissait son âme, et il ne ressentait plusqu’une douleur sourde qui l’étouffait et lui déchirait la poitrine.À ce moment il eût voulu mourir. Ses jambes fléchissaient sous lui,et il s’assit près d’une palissade sans faire attention, ni auxgens qui passaient, ni à la foule qui commençait à faire cercleautour de lui, ni aux appels et aux questions de ceux quil’entouraient. Mais soudain, parmi les voix, Ordynov perçut cellede Mourine. Il leva la tête. Le vieux, avec peine, s’était frayé unchemin jusqu’à lui. Son visage pâle était grave et pensif. Cen’était déjà plus l’homme qui se moquait grossièrement de lui chezIaroslav Ilitch. Ordynov se leva. Mourine le prit sous le bras etle fit sortir de la foule…

– Tu as besoin de prendre tes effets, dit-il en regardant decôté Ordynov. Ne t’attriste pas, Monsieur, s’écria-t-il ensuite… Tues jeune, il ne faut pas désespérer…

Ordynov ne répondit pas.

– Tu es offensé, Monsieur ? Tu es évidemment très fâché…Mais tu as tort… Chacun doit garder son bien…

– Je ne vous connais pas, dit Ordynov, et je ne veux pasconnaître vos secrets… Mais elle, elle !… prononça-t-il, etdes larmes abondantes coulèrent de ses yeux. Il les essuya avec samain. Son geste, son regard, le tremblement de ses lèvres bleuies,tout faisait pressentir en lui la folie.

– Je te l’ai dit, répondit Mourine en fronçant les sourcils.Elle est folle… Pourquoi et comment est-elle devenue folle, tu n’asnul besoin de le savoir… Seulement, telle qu’elle est, elle est àmoi. Je l’aime plus que ma vie et ne la donnerai à personne.Comprends-tu maintenant ?

Une flamme brilla pour un moment dans les yeux d’Ordynov.

– Mais pourquoi, moi… pourquoi suis-je comme si j’avais perdu lavie ? Pourquoi mon cœur souffre-t-il ? Pourquoi ai-jeconnu Catherine ?

– Pourquoi ? Mourine sourit et devint pensif. Pourquoi, jene le sais pas, prononça-t-il enfin. Les femmes, ce n’est pasl’abîme de la mer… On peut finir par les comprendre… Mais ellessont rusées. C’est vrai, Monsieur, qu’elle a voulu me quitter pouraller avec vous, continua-t-il pensif. Elle en avait assez duvieux… Elle a pris de lui tout ce qu’elle a pu prendre !… Vouslui avez plu beaucoup tout de suite. Mais, vous ou un autre… Moi,je ne la contredis en rien… Si elle m’avait demandé du laitd’oiseau, je lui en aurais procuré… J’aurais fabriqué moi-même unoiseau donnant du lait, s’il n’en existe pas de pareil… Elle estvaniteuse, elle rêve de liberté, mais elle ne sait pas elle-même dequoi son cœur souffre… Il vaut mieux que les choses restent cequ’elles sont… Hé ! Monsieur, tu es trop jeune ! Ton cœurest encore chaud… Écoute, Monsieur, un homme faible ne peut passeul se retenir ! Donne-lui tout, il viendra de lui-même etrendra tout, même si tu lui donnes la moitié de l’univers. Donne laliberté à un homme faible, il la ligotera lui-même et te larapportera. Pour un cœur naïf la liberté ne vaut rien… On ne peutpas vivre avec un caractère pareil… Je te dis tout cela parce quetu es très jeune… Qu’es-tu pour moi ? Tu es venu, tu es parti…Toi ou un autre, c’est la même chose. Je savais depuis lecommencement ce qui arriverait. Mais il ne faut pas contredire… Onne doit faire aucune objection si l’on veut garder son bonheur… Tusais, Monsieur, on dit seulement, comme ça, que tout arrive,continuait à philosopher Mourine. Quand on est fâché on saisit uncouteau, ou même on s’élance, les mains vides, et l’on tâche dedéchirer la gorge de son ennemi… Mais qu’on te mette ce couteaudans la main, et que ton ennemi découvre sa poitrine devant toi,alors, tu recules…

Ils entrèrent dans la cour. De loin, le Tatar aperçut Mourine etôta devant lui son bonnet. Il fixait un regard malicieux surOrdynov.

– Quoi ! La mère est-elle à la maison ? s’écriaMourine.

– À la maison.

– Dis-lui d’aider à transporter ses effets… Et toi aussi donneun coup de main !

Ils montèrent l’escalier. La vieille qui servait chez Mourine etqui était, en effet la mère du portier, rassembla les objets dulocataire et en fit un grand paquet.

– Attends, je vais t’apporter encore quelque chose quit’appartient et qui est resté là-bas.

Mourine alla chez lui. Une minute après il revenait et tendait àOrdynov un coussin brodé, celui-là même que Catherine lui avaitdonné quand il était malade.

– C’est elle qui te l’envoie, dit Mourine. Et maintenant,va-t’en, et prends garde de ne pas revenir ici, ajouta-t-il àmi-voix ; autrement ça irait mal…

On voyait que Mourine n’avait pas l’intention d’offenser sonlocataire, mais quand il jeta sur lui un dernier regard, malgrélui, une expression de colère et de mépris se peignit sur sonvisage. Il referma la porte, presque avec dégoût, derrièreOrdynov.

Deux heures plus tard, Ordynov s’installait chez l’AllemandSpies. Tinichen poussa un « Ah ! » en le voyant. Aussitôt elles’informa de sa santé et ayant appris de quoi il s’agissait,immédiatement elle s’employa à le soigner.

Le vieil Allemand montra avec orgueil à son locataire qu’il sedisposait précisément à aller remettre l’écriteau sur la portecochère, car c’était juste aujourd’hui qu’expirait le délai de lalocation payée d’avance. Le vieux ne laissait jamais échapperl’occasion de vanter l’exactitude et la probité germaniques.

Le même jour Ordynov tomba malade. Il ne quitta le lit qu’aubout de trois mois.

Peu à peu il revint à la santé et commença à sortir. La vie,chez l’Allemand, était monotone et tranquille. L’Allemand n’avaitpas un caractère difficile. La jolie Tinichen était tout ce qu’ondésirait qu’elle fût. Mais, pour Ordynov, la vie semblait avoirperdu à jamais sa couleur ! Il devenait rêveur, irritable, sasensibilité était maladive et, imperceptiblement, une hypocondrietrès sérieuse, maligne, prenait possession de lui.

Pendant des semaines entières il n’ouvrait pas ses livres.L’avenir lui paraissait sombre. Ses ressources touchaient à la fin,et il ne faisait rien, ne se préoccupait pas du lendemain. Parfois,son ardeur ancienne pour la science, sa fièvre d’autrefois, lesimages du passé créées par lui, réapparaissaient, mais ne faisaientqu’étouffer son énergie. La pensée ne se transformait pas enaction. La création s’arrêtait. Il semblait que toutes ces imagesprenaient exprès des proportions gigantesques, dans ses rêves, pourrailler l’impuissance de leur propre créateur. Aux heures detristesse, involontairement il se comparait à ce disciple dusorcier qui, ayant volé la parole magique de son Maître, ordonne aubalai d’apporter de l’eau et s’y noie, parce qu’il a oublié commentdire : assez.

Peut-être une idée originale, entière, s’éveillerait-elle enlui ; peut-être deviendrait-il un des maîtres de lascience ! Jadis, du moins, il croyait ; la foi sincère,c’est déjà le gage de l’avenir. Mais, maintenant, il lui arrivaitde se moquer de soi-même, de sa confiance aveugle, et il n’avançaitpas.

Six mois auparavant, il avait créé et jeté sur le papierl’esquisse d’une œuvre sur laquelle il fondait des espérances sansbornes. Cet ouvrage se rapportait à l’histoire de l’Église, et lesconclusions les plus hardies étaient sorties de sa plume.Maintenant, il vient de relire ce plan ; il y réfléchit, lemodifie, l’étudie, cherche et, enfin, le rejette sans rienconstruire sur les débris. Mais quelque chose de semblable aumysticisme commençait à envahir son âme. Le malheureux sentait sessouffrances et demandait à Dieu sa guérison. La femme de ménage del’Allemand, une vieille femme russe très pieuse, racontait avecplaisir que leur locataire priait et restait deux heures entièresprostré sur le seuil de l’église.

Il ne soufflait mot à personne de ce qui lui était arrivé ;mais, par moments, surtout à l’heure du crépuscule, quand le sondes cloches lui rappelait sa première rencontre avec elle, latempête s’élevait dans son âme blessée. Il se rappelait lesentiment jusqu’alors inconnu qui avait agité sa poitrine quand ils’était agenouillé près d’elle, n’écoutant que le battement de soncœur timide, et les larmes d’enthousiasme, de joie, répandues surle nouvel espoir qui traversait sa vie. Alors la souffrance del’amour, de nouveau, brûlait dans sa poitrine, alors son cœursouffrait amèrement, passionnément, et il semblait que son amourgrandît avec sa tristesse.

Souvent des heures entières, oubliant soi-même et toute sa vie,oubliant tout au monde, il restait à la même place, seul, triste,hochant désespérément la tête et murmurant : « Catherine, macolombe chérie, ma sœur solitaire ! »

Une pensée affreuse commençait à le torturer ; elle lepoursuivait de plus en plus fréquemment, et, chaque jour, setransformait pour lui en certitude, en réalité. Il lui semblait quela raison de Catherine était intacte, mais que Mourine aussi avaitdit vrai en l’appelant cœur faible. Il lui semblait qu’un secret laliait au vieux, mais que Catherine, ignorante du crime, étaitpassée, colombe pure, en son pouvoir. Qui étaient-ils ? Il nele savait pas ; mais il voyait qu’une tyrannie profonde,inéluctable pesait sur la malheureuse créature sans défense, et soncœur se troublait et se remplissait d’une indignation impuissante.Il lui semblait qu’on montrait perfidement aux yeux de l’âme, qui arecouvré la vue, sa propre chute, qu’on martyrisait un pauvre cœur« faible », qu’on lui expliquait la vérité à tort et à travers,qu’on le maintenait à dessein dans la cécité quand cela étaitnécessaire, que l’on flattait astucieusement son cœur impétueux ettroublé et que l’on coupait ainsi, peu à peu, les ailes d’une âmeaspirant à la liberté mais incapable de révolte ou d’un élan librevers la vie…

Ordynov devenait de jour en jour plus sauvage, et il fautreconnaître que ses Allemands respectaient sa sauvagerie. Ilchoisissait de préférence pour ses promenades l’heure du crépusculeet les endroits éloignés et déserts. Par un soir triste, pluvieux,dans une vilaine petite rue, il rencontra Iaroslav Ilitch.

Iaroslav Ilitch avait beaucoup maigri. Ses yeux agréablesétaient plus ternes, et toute sa personne portait la marque dudésenchantement. Il courait pour une affaire quelconque, nesouffrant pas de retard. Il était tout trempé, tout sale, et unegoutte de pluie pendait d’une façon fantastique à son nez, trèsconvenable, mais maintenant tout bleui. De plus, il avait laissépousser ses favoris.

Les favoris, et aussi l’air de Iaroslav Ilitch de vouloir fuirson vieil ami, frappèrent Ordynov. C’est curieux. Ils blessèrentmême son cœur, qui, jusque là, n’avait pas eu besoin de compassion.Enfin l’homme qu’il avait connu autrefois, simple, débonnaire, naïf– disons même, ouvertement, un peu bête, mais sans prétention – luiétait plus agréable. Il est désagréable, en revanche, quand unhomme bête et que nous avons aimé en raison même, peut-être, de sabêtise, se met soudain à être intelligent. Oui, c’est vraiment trèsdésagréable ! Mais la méfiance avec laquelle il avait d’abordregardé Ordynov s’effaça aussitôt, et il engagea très amicalementla conversation. Il commença par dire qu’il avait beaucoup à faire,ensuite qu’il y avait longtemps qu’ils ne s’étaient vus ;mais, tout d’un coup, leur conversation, prit une tournure étrange.Iaroslav Ilitch se mit à parler de la fausseté des hommes, engénéral, de la fragilité des biens de ce monde, de la vanité desvanités. Avec une indifférence marquée, il parla de Pouchkine, etde certains bons amis communs, avec aigreur. Enfin il fit allusionà la fausseté de ceux qui se disent des amis alors que la véritableamitié n’existe pas et n’a jamais existé. En un mot Iaroslav Ilitchétait devenu plus intelligent.

Ordynov n’objectait rien, mais une grande tristesse s’emparaitde lui, comme s’il ensevelissait son meilleur ami…

– Ah ! Imaginez-vous… J’allais oublier de vous raconter…dit tout à coup Iaroslav Ilitch, comme s’il venait de se rappelerquelque chose de très intéressant. Il y a du nouveau ! Je vousle dis en secret… Rappelez-vous la maison où vous logiez.

Ordynov tressaillit et pâlit.

– Eh bien, imaginez-vous que, dernièrement, on a découvert danscette maison une bande de voleurs… c’est-à-dire des contrebandiers,des escrocs de toutes sortes, le diable sait quoi ! On aarrêté les uns, on poursuit encore les autres… On a donné lesordres les plus sévères. Et, le croiriez-vous… Vous vous rappelezle propriétaire de la maison, un homme très vieux, respectable,l’air noble…

– Eh bien ?

– Fiez-vous après cela à l’humanité ! C’était lui le chefde toute la bande !

Iaroslav Ilitch parlait avec chaleur, et prenait prétexte de cefait banal pour condamner toute l’humanité ; c’était dans soncaractère.

– Et les autres ?… Et Mourine ?… demanda Ordynov d’unevoix très basse…

– Ah ! Mourine ! Mourine !… Non, c’est unvieillard respectable… noble… Mais, permettez… vous venez de jeterune nouvelle lumière.

– Quoi ? Est-ce que lui aussi serait de la bande ?

Le cœur d’Ordynov bondissait d’impatience.

– D’ailleurs… Comment dites-vous… fit Iaroslav Ilitch en fixantses yeux éteints sur Ordynov, signe qu’il réfléchissait. Mourine nepouvait pas être parmi eux… trois semaines avant l’événement il estparti avec sa femme, dans son pays… Je l’ai appris par le portier…vous vous rappelez, ce petit Tatar…

Share