La logeuse

La logeuse

de Fyodor Mikhailovich Dostoevsky
Partie 1

Chapitre 1

 

Ordynov se décidait enfin à changer de logement. Sa logeuse, une femme âgée, très pauvre, veuve d’un fonctionnaire, avait dû, pour des raisons imprévues, quitter Saint-Pétersbourg et aller vivre chez des parents, dans un petit village, sans même attendre le premier du mois, date à laquelle expirait sa location. Le jeune homme, qui restait jusqu’au bout du terme, payé d’avance, songeait avec regret à ce logis qu’il allait devoir abandonner, et il en était triste. Cependant il était pauvre et son logement était cher.Le lendemain, après le départ de sa logeuse, il se coiffa de son bonnet et sortit regarder dans les petites ruelles de Pétersbourg les écriteaux collés aux portes cochères des maisons, s’arrêtant de préférence devant les immeubles les plus sombres et les plus populeux où il avait plus de chance de trouver la chambre qui lui convenait, chez de pauvres locataires.

Il y avait déjà un bon moment qu’il était absorbé dans sarecherche, quand, peu à peu, il se sentit envahi par des sensationsneuves, presque inconnues. D’abord distraitement, négligemment,ensuite avec une vive attention, il regarda autour de lui. La fouleet la vie de la rue, le bruit, le mouvement, la nouveauté deschoses, toute cette activité, ce train-train de la vie courante quiennuie depuis longtemps le Pétersbourgeois affairé, surmené, qui,toute sa vie, cherche en vain, et avec une dépense énormed’énergie, la possibilité de trouver le calme, le repos dans un nidchaud acquis par son travail, son service ou d’autres moyens –toute cette prose, terre à terre, éveillait en Ordynov, aucontraire, une sensation douce, joyeuse, presque enthousiaste. Sesjoues pâles se couvrirent d’un léger incarnat, ses yeux brillèrentd’une nouvelle espérance, et, avec avidité, à larges bouffées, ilaspira l’air froid et frais. Il se sentait extraordinairementléger.

Il avait toujours mené une vie calme, solitaire. Trois ansauparavant, il avait obtenu un grade scientifique et, devenu libreautant que possible, il était allé chez un vieillard que,jusqu’alors, il ne connaissait que de nom. Là on l’avait faitattendre longtemps, jusqu’à ce que le valet de pied en livrée eûtdaigné l’annoncer pour la deuxième fois. Enfin, il avait étéintroduit dans un salon haut, sombre, désert, inhospitalier, commeil y en a encore dans certaines vieilles demeures seigneuriales oùla vie semble s’être figée. Dans le salon, il avait aperçu unvieillard à cheveux blancs, chamarré de décorations, l’ami et lecollègue de feu son père et son tuteur. Le vieillard lui avaitremis un peu d’argent. La somme était minime ; c’était ce quirestait de l’héritage de ses aïeux, vendu par autorité de justice,pour dettes. Ordynov avait pris cet argent d’un air indifférent,puis avait dit adieu pour toujours à son tuteur et était sorti dansla rue. Cet après-midi d’automne était froid et sombre. Le jeunehomme était pensif et une tristesse immense déchirait son cœur. Uneflamme brillait dans ses yeux ; il avait des frissons defièvre. Il calculait, chemin faisant, qu’avec l’argent qu’il venaitde recevoir il pourrait vivre deux ans, ou trois, quatre anspeut-être, s’il ne mangeait pas toujours à sa faim. La nuitvint ; la pluie commençait à tomber. Il loua le premier réduitqu’il trouva, et, une heure après, y était installé. Là, ils’enferma comme dans un cloître, renonça complètement au monde, et,deux ans plus tard, il était devenu tout à fait sauvage.

Il le devint sans le remarquer ; il ne pensait même pasqu’il y eut une autre vie bruyante, agitée, changeante, attiranteet toujours, tôt ou tard, inévitable. À vrai dire, malgré lui, ilavait entendu parler de cette vie, mais il l’ignorait et necherchait pas à la connaître. Son enfance avait étésolitaire ; maintenant il était absorbé tout entier par lapassion la plus profonde, la plus insatiable, par une de cespassions qui ne laissent pas aux êtres comme Ordynov la moindrepossibilité pour une activité pratique, vitale. Cette passionc’était la Science. En attendant elle rongeait sa jeunesse d’unpoison lent, délicieux ; elle troublait même le repos de sesnuits, et le privait de la nourriture saine et de l’air frais quijamais ne pénétrait dans son réduit. Mais Ordynov, dansl’engouement de sa passion, ne voulait même pas le remarquer. Ilétait jeune, et, pour le moment, il ne demandait rien de plus. Sapassion le laissait enfant pour tout ce qui était de la vieextérieure, et le rendait incapable à jamais d’écarter les bravesgens pour se faire une petite place parmi eux, le cas échéant. Lascience, entre certaines mains, est un capital ; la passiond’Ordynov était une arme tournée contre lui-même.

C’était moins la volonté nette et logique d’apprendre, desavoir, qui l’avait dirigé vers les études auxquelles il s’étaitadonné jusqu’à ce jour, qu’une sorte d’attirance inconsciente.Encore enfant, on le considérait comme un original, car il neressemblait en rien à ses camarades. Il n’avait pas connu sesparents. À cause de son caractère bizarre, de sa sauvagerie, ilavait souffert beaucoup de la part de ses jeunes condisciples etcela l’avait rendu encore plus sombre, si bien que, peu à peu, ils’était écarté complètement des hommes pour se renfermer enlui-même.

Dans ses études solitaires, jamais, pas plus que maintenant, iln’y avait eu d’ordre, de système. C’était comme le premier élan, lapremière ardeur, la première fièvre de l’artiste. Il s’était crééun système à son usage. Il y avait réfléchi pendant des années, eten son âme se formait peu à peu l’image encore vague, amorphe, maisdivinement belle de l’idée, incarnée dans une forme nouvelle,lumineuse. Et cette forme, en voulant se dégager de son âme, lafaisait souffrir. Il en sentait timidement l’originalité, lavérité, la puissance. Sa créature voulait déjà vivre par elle-même,prendre une forme, s’y fortifier ; mais le terme de lagestation était encore loin, peut-être très loin, peut-êtreétait-il inaccessible.

Maintenant Ordynov marchait dans les rues comme un étranger,comme un ermite sorti soudain de son désert de silence, dans laville bruyante et mouvante. Tout lui paraissait neuf et curieux.Mais il était à tel point étranger à ce monde qui bouillonnait ets’agitait autour de lui, qu’il n’avait pas même l’idée de s’étonnerde ses sensations bizarres. Il paraissait ne pas s’apercevoir de sasauvagerie. Au contraire, un sentiment joyeux, une sorte d’ivresse,comme celle de l’affamé à qui, après un long jeûne, on donnerait àboire et à manger, naissait en lui. Il peut sembler étrange qu’unévénement d’aussi mince importance qu’un changement de logis aitsuffi à étourdir et à émouvoir un habitant de Pétersbourg, fût-ceOrdynov ; mais il faut dire que c’était peut-être la premièrefois qu’il sortait pour affaire. Il lui était de plus en plusagréable d’errer dans les rues, et il regardait tout enflâneur.

Fidèle, même maintenant, à son occupation habituelle, il lisait,dans le tableau qui se découvrait merveilleux devant lui, commeentre les lignes d’un livre. Tout le frappait. Il ne perdait pasune seule impression et, de son regard pensif, il scrutait lesvisages des passants, observait attentivement l’aspect de tout cequi l’entourait, écoutait avec ravissement le langage populaire,comme s’il contrôlait surtout les conclusions nées dans le calme deses nuits solitaires. Souvent, un détail le frappait, provoquantune idée, et, pour la première fois, il ressentit du dépit des’être enseveli vivant dans sa cellule. Ici tout allait beaucoupplus vite, son pouls battait plus fort et plus rapidement.L’esprit, opprimé par l’isolement, stimulé seulement par l’effortexalté, travaillait maintenant avec rapidité, assurance ethardiesse. En outre, presque inconsciemment, il désiraits’introduire d’une façon quelconque dans cette vie étrangère pourlui ; car, jusqu’à ce jour, il ne la connaissait, ou plutôt nela pressentait, que par l’instinct de l’artiste. Son cœur battaitmalgré lui de l’angoisse de l’amour et de la sympathie. Ilexaminait avec plus d’attention les gens qui passaient devant lui,mais tous étaient lointains, soucieux et pensifs… Peu à peu lesentiment d’Ordynov se dissipait. Déjà, la réalité l’oppressait etlui imposait une sorte de crainte et de respect. Cet assautd’impressions jusqu’alors inconnues commençait à le fatiguer. Commeun malade qui se lève joyeusement de son lit pour la première fois,et retombe frappé par la lumière et le tourbillon éclatant de lavie, de même, Ordynov était étourdi et fatigué par le bruit et lavivacité des couleurs de la foule qui passait devant lui. Latristesse et l’angoisse le gagnaient. Il commençait à avoir peurpour toute sa vie, pour son activité, même pour l’avenir. Unepensée nouvelle tuait son calme ; tout à coup, il venait de sedire qu’il était seul, que personne ne l’aimait et que lui-mêmen’avait jamais eu l’occasion d’aimer quelqu’un. Quelques passantsauxquels, par hasard, il avait adressé la parole en commençant sapromenade, l’avaient regardé d’une façon étrange, blessante. Ilvoyait qu’on le prenait pour un fou, ou du moins pour un originaldes plus singuliers, ce qui d’ailleurs était tout à fait juste.Alors il se souvint que tout le monde était gêné en sa présence,toujours ; dès son enfance, tous l’évitaient à cause de soncaractère renfermé, obstiné, et la compassion qui, parfois, semanifestait en lui était pénible aux autres ou incomprise d’eux. Etde tout cela il avait souffert, étant enfant ; alors qu’il neressemblait à aucun enfant de son âge. Maintenant cela lui revenaitet il constatait que, de tout temps, tous l’avaient abandonné etfui.

Sans se rendre compte comment il y était venu, Ordynov se trouvadans un quartier très éloigné du centre de Pétersbourg. Après undîner très sommaire dans un petit débit, il recommença à errer parles rues, traversa des places et arriva ainsi à une sorte de cheminbordé de palissades jaunes et grises. Au lieu de richesconstructions c’étaient maintenant de misérables masures et desbâtiments d’usines immenses, monstrueux, rouges, noircis, avec dehautes cheminées. Tout alentour était désert et vide ; toutavait l’air sombre et hostile ; cela semblait du moins àOrdynov. Le soir venait. Au bout d’une longue ruelle il arriva à lapetite place de l’église paroissiale.

Il y entra distraitement. Le service venait de finir. L’égliseétait presque vide. Deux vieilles femmes étaient agenouillées àl’entrée. Un sacristain, petit vieillard à cheveux blancs,éteignait les cierges. Les rayons du soleil couchant traversaienten un large flot le vitrail étroit de la coupole et éclairaientd’une lumière fulgurante l’un des autels. Mais leur éclat diminuaitpeu à peu, et plus l’obscurité s’épaississait à l’intérieur dutemple, plus merveilleusement brillaient, par endroits, les icônesdorées, éclairées par la lumière vacillante des veilleuses et descierges.

Saisi d’une profonde angoisse et d’un étrange sentimentd’oppression, Ordynov s’appuya contre la muraille dans le coin leplus sombre de l’église et s’abandonna pour un instant. Il seressaisit quand les pas sourds, mesurés, de deux visiteursretentirent sous les voûtes. Il leva les yeux et une curiositéinexprimable s’empara de lui à la vue des nouveaux venus. C’étaitun vieillard et une jeune femme. Le vieillard était de hautetaille, droit et bien conservé, mais très maigre et d’une pâleurmaladive. À son extérieur on pouvait le prendre pour un marchandd’une province lointaine. Il portait, déboutonné, un long caftannoir doublé de fourrure, évidemment un habit de fête, en dessousduquel paraissait un autre vêtement très long, soigneusementboutonné du haut en bas. Le cou était négligemment entouré d’unfoulard rouge vif. Dans sa main, il tenait un bonnet de fourrure.Une longue et fine barbe grise tombait sur sa poitrine, et, sousdes sourcils épais, brillait un regard fiévreux, hautain etprofond.

La femme, qui pouvait avoir une vingtaine d’années, étaitmerveilleusement belle. Elle avait une belle pelisse courte, bleue,doublée de fourrure rare. Sa tête était couverte d’un foulard desoie blanche attaché sous le menton. Elle marchait les yeux baissés: une gravité pensive, émanant de toute sa personne, se marquaitnettement, tristement, sur le contour délicieux de son visagedélicat aux lignes fines, douces et juvéniles.

Il y avait dans ce couple inattendu quelque chose d’étrange.

Le vieillard s’arrêta au milieu de l’église, s’inclina de touscôtés, bien que l’église fût complètement déserte. Sa compagne fitde même. Ensuite il la prit par le bras et l’amena devant unegrande image de la Vierge, sous le vocable de laquelle étaitl’église, qui brillait près de l’autel dans l’éclat aveuglant desfeux que reflétait son cadre d’or serti de pierres précieuses.

Le sacristain, qui restait seul dans l’église, salua levieillard avec respect. Celui-ci lui répondit d’un signe de tête.La femme tomba à genoux devant l’icône. Le vieillard pritl’extrémité du voile attaché à l’icône et lui en couvrit la tête.Un sanglot sourd éclata dans l’église.

Ordynov était frappé de la solennité de toute cette scène, etimpatient d’en voir la fin. Deux minutes après, la femme releva latête, et la lumière vive du lampadaire éclaira de nouveau soncharmant visage. Ordynov tressaillit et fit un pas en avant. Déjàelle tendait sa main au vieillard et tous deux sortirent lentementde l’église. Des larmes brillaient dans les yeux de la jeune femme,des yeux bleus profonds, avec de longs cils qui se détachaient surla blancheur de son visage et ombraient ses joues pâles. Un sourireéclairait ses lèvres, mais le visage portait la trace d’une terreurmystérieuse et enfantine. Elle se serrait timidement contre levieillard et on voyait qu’elle tremblait toute d’émotion.

Frappé, fouetté par un sentiment inconnu, joyeux et tenace,Ordynov les suivit rapidement et, sur le parvis de l’église, leurcoupa le chemin. Le vieillard le regarda d’un air hostile etsévère. Elle aussi jeta un regard sur lui, mais sans curiosité,distraitement, comme si une autre pensée lointaine l’absorbait.

Ordynov les suivit sans même s’en rendre compte. Il faisait déjànuit. Le vieillard et la jeune femme entrèrent dans une grande ruelarge, sale, pleine de petites boutiques diverses, de dépôts defarine, d’auberges, et qui menait tout droit hors de la ville. Danscette rue, ils prirent une longue ruelle étroite, fermée de chaquecôté par des palissades et que terminait l’énorme mur noirci d’unegrande maison de quatre étages, dont l’autre issue donnait sur unegrande rue populeuse. Ils étaient déjà près de la maison quand levieillard, soudain, se retourna et jeta un regard impatient surOrdynov. Le jeune homme s’arrêta net, surpris lui-même de saconduite. Le vieillard se retourna pour la seconde fois, comme pours’assurer si la menace avait produit son effet. Ensuite ilsentrèrent tous deux, lui et la jeune femme, dans la cour de lamaison.

Ordynov revint sur ses pas pour rentrer chez lui. Il était defort mauvaise humeur. Il s’en voulait d’avoir perdu ainsi toute unejournée, de s’être fatigué sans raison et surtout d’avoir commis lasottise de prendre pour une sorte d’aventure un incident plus quebanal.

Quelque dépit qu’il ait eu, le matin, de sa sauvagerie,toutefois son instinct le portait à fuir tout ce qui pouvait ledistraire, le détourner, l’arracher de son monde intérieur,artistique. Maintenant, avec une certaine tristesse, un certainregret, il pensait à son coin tranquille ; puis il ressentitde l’angoisse ainsi que le souci d’une situation indécise, desdémarches à faire, et, en même temps, il était irrité qu’unepareille misère pût l’occuper. Enfin, fatigué, incapable de lierdeux idées, il arriva, très tard déjà, à son logis. Avecétonnement, il remarqua qu’il avait failli passer devant sa maisonsans la reconnaître. Machinalement, en hochant la tête pour sadistraction qu’il attribuait à la fatigue, il monta l’escalierjusqu’à sa chambre, sous les toits. Il alluma une bougie. Uneminute après, l’image de la femme sanglotant surgit, là, devantlui. Cette impression était si obsédante, si forte, son cœur luiretraçait avec un tel amour les traits doux et calmes de son visageempreint d’un attendrissement mystérieux et d’effroi, mouillé delarmes d’enthousiasme ou de repentir enfantins, que ses yeux sevoilèrent, et il lui sembla que dans toutes ses veines coulait dufeu. Mais la vision s’effaça vite. Après la surexcitation laréflexion vint, ensuite le dépit, puis une sorte de colère ;après quoi, épuisé de fatigue, sans se dévêtir, il s’enveloppa dansses couvertures et se jeta sur son lit…

Ordynov s’éveilla assez tard dans la matinée ; il sesentait irrité, déprimé. Il s’habilla à la hâte en s’efforçant depenser à ses soucis quotidiens, et, une fois dehors, dirigea sespas du côté opposé au chemin suivi la veille. Enfin il trouva unechambre, quelque part dans le logement d’un pauvre Allemand, nomméSpies, qui vivait là avec sa fille, Tinichen. Spies, après avoirreçu les arrhes, alla aussitôt décrocher l’écriteau suspendu à laporte cochère. Il avait loué à Ordynov surtout à cause de l’amourde celui-ci pour la science, car lui-même projetait de se mettre àl’étude très sérieusement. Ordynov prévint qu’il s’installerait lesoir même. Il reprit le chemin de sa demeure, mais, réflexionfaite, soudain, se dirigea du côté opposé. Le courage luirevenait ; il sourit même en pensant à sa curiosité. Dans sonimpatience, le chemin lui semblait extrêmement long. Enfin ilarriva à l’église où il était entré la veille au soir. On chantaitla messe. Il choisit un endroit d’où il pouvait voir presque tousles fidèles. Mais ceux qu’il cherchait n’étaient pas là. Après unelongue attente il sortit, tout rougissant. S’entêtant à réprimer unsentiment qui l’envahissait malgré lui, il essayait de toutes sesforces de changer le cours de ses pensées. Ramené aux chosescourantes de la vie, il s’avisa qu’il était temps de dîner, et,croyant en effet ressentir la faim, il entra dans le même débit oùil avait mangé la veille. Il ne se souvenait pas, par la suite,comment il l’avait quitté.

Longtemps et sans idées nettes, il erra dans les rues et lesruelles populeuses ou désertes et enfin il arriva à un endroitécarté qui n’était déjà plus la ville et où s’étendait un champjauni. Ce silence profond lui communiqua une impression qu’iln’avait pas éprouvée depuis longtemps, et il se ressaisit. C’étaitune de ces journées sèches et froides comme il y en à parfois àPétersbourg, en octobre. Non loin de là il y avait une isba et,tout près, deux meules de foin. Un petit cheval, aux côtessaillantes, la tête baissée, la langue pendante, était là sansharnais, à côté d’un petit char à deux roues ; il semblaitsonger à quelque chose. Un chien, en grognant, rongeait un os prèsd’une roue brisée. Un enfant de trois ans, vêtu d’une simplechemise, tout en grattant sa tête blonde, regardait avec étonnementle citadin qui était là. Derrière l’isba commençaient les champs etles potagers. À l’horizon, la ligne noire de la forêt bordait lebleu du ciel ; du côté opposé s’amoncelaient des nuagesneigeux qui semblaient chasser devant eux une bande d’oiseauxmigrateurs, fuyant sans cris, sur le ciel. Tout était silencieux etd’une tristesse solennelle, comme en une sorte d’attente… Ordynovvoulait aller plus loin, mais le désert commençait à l’oppresser.Il retourna dans la ville, où s’entendit tout à coup le bruit sourddes cloches appelant les fidèles au service vespéral. Il pressa lepas et se retrouva bientôt devant l’église qu’il connaissait sibien depuis la veille.

La femme inconnue était déjà là.

Elle était à genoux, à l’entrée même, parmi la foule desfidèles. Ordynov se fraya un chemin à travers les mendiants, lesvieilles femmes en guenilles, les malades et les estropiés quiattendaient l’aumône à la porte de l’église, et il vint se mettre àgenoux à côté de son inconnue. Leurs vêtements se touchaient. Ilentendait le souffle haletant qui sortait de ses lèvres, quichuchotaient une prière ardente. Les traits de son visage étaient,comme hier, bouleversés par un sentiment de piété infinie, et denouveau ses larmes coulaient et séchaient sur ses joues brûlantes,comme pour les laver de quelque crime terrible. L’endroit où ils setrouvaient était tout à fait sombre. Par instants seulement, levent qui rentrait par la vitre ouverte de la fenêtre étroite,agitait la flamme qui éclairait alors d’une lueur vacillante levisage de la jeune femme, dont chaque trait se gravant dans lamémoire d’Ordynov obscurcissait sa vue et lui martelait le cœurd’une douleur sourde, insupportable. Mais dans cette souffrance ily avait une jouissance indicible. Il n’y put tenir. Toute sapoitrine tremblait, et, en sanglotant, il inclina son front brûlantsur les dalles froides de l’église. Il n’entendait et ne sentaitrien, sauf la douleur de son cœur qui se mourait dans unesouffrance délicieuse.

Cette sensibilité extrême ainsi que cette pureté et cettefaiblesse du sentiment étaient-elles développées par lasolitude ? Cet élan du cœur se préparait-il dans le silenceangoissant, étouffant, infini, des longues nuits sans sommeil,traversées par les aspirations inconscientes et les tressaillementsde l’esprit impatient, ou tout simplement le moment était-il venu,était-ce la minute solennelle, fatale, inéluctable ? Il arriveque par une journée chaude, étouffante, tout à coup le ciel entierdevient noir et l’orage éclate en pluie et en feu sur la terreassoiffée ; et l’orage attache des perles de pluie auxbranches des arbres, fouette l’herbe des champs, écrase sur le solles tendres fleurs, pour qu’après, aux premiers rayons du soleil,tout, revivant de nouveau, acclame le ciel et lui envoie son encensvoluptueux et l’hymne de sa reconnaissance… Mais Ordynov ne pouvaitmaintenant se rendre compte de ce qui se passait en lui. À peineavait-il conscience d’être…

Le service prit fin sans même qu’il s’en aperçût, et il seretrouva suivant son inconnue à travers la foule qui s’amassait àla sortie. Par moments il rencontrait son regard étonné et clair.Arrêtée à chaque instant par la foule, elle se retourna vers luiplusieurs fois. Son étonnement semblait grandir de plus enplus ; puis tout d’un coup, son visage s’empourpra.

À ce moment, soudain, dans la foule, parut le vieillard de laveille. Il la prit par le bras. Ordynov rencontra de nouveau sonregard mauvais et moqueur et une colère étrange, subite, le morditau cœur. Les ayant perdus de vue dans l’obscurité, d’un effortviolent, il s’élança en avant et sortit de l’église. Mais l’airfrais du soir ne pouvait le rafraîchir. Sa respiration s’arrêtait,se faisant de plus en plus rare ; son cœur se mit à battrelentement et fortement, comme s’il voulait lui rompre la poitrine.Enfin il s’aperçut qu’il avait complètement perdu sesinconnus ; il ne les apercevait plus, ni dans la rue, ni dansla ruelle. Mais dans la tête d’Ordynov, venait de naître l’idéed’un plan hardi, bizarre, un de ces projets fous qui, en revanche,dans des cas pareils, aboutissent presque toujours.

Le lendemain, à huit heures du matin, il se rendit à la maison,du côté de la ruelle, et pénétra dans une petite cour étroite, saleet puante, qui était quelque chose comme la fosse à ordures de lamaison.

Le portier occupé à quelque besogne dans la cour s’arrêta, lementon appuyé sur le manche de sa pelle, et regarda Ordynov de latête aux pieds ; puis il lui demanda ce qu’il désirait.

Le portier était un jeune garçon de vingt-cinq ans, d’originetatare, au visage vieilli, ridé, de petite taille.

– Je cherche un logement, répondit Ordynov nerveusement.

– Lequel ? demanda le portier avec un sourire. Il regardaitOrdynov comme s’il connaissait toute son histoire.

– Je voudrais louer une chambre chez des locataires, ditOrdynov.

– Dans cette cour, il n’y en a pas, dit le portier, d’un airmystérieux.

– Et ici ?

– Ici non plus.

Le portier reprit sa pelle.

– Peut-être m’en cèdera-t-on une tout de même ? insistaOrdynov en glissant dix kopecks au portier.

Le Tatar regarda Ordynov, empocha la pièce, reprit de nouveau sapelle, et, après un court silence, répéta qu’il n’y avait rien àlouer.

Mais déjà le jeune homme ne l’écoutait plus. Il montait sur lesplanches pourries, jetées à travers une large flaque d’eau,conduisant à la seule entrée qu’avait, dans cette cour, le pavillonnoir, sale, comme noyé dans cette eau bourbeuse.

Au rez-de-chaussée du pavillon habitait un pauvre fabricant decercueils. Ordynov passa devant son atelier et, par un escalierglissant, en colimaçon, il monta à l’étage supérieur. En tâtonnantdans l’obscurité il trouva une grosse porte mal équarrie, tourna leloquet et l’ouvrit. Il ne s’était pas trompé. Devant lui se tenaitle vieillard qu’il connaissait et qui, fixement, avec un étonnementextrême, le regarda.

– Que veux-tu ? dit-il brièvement, presque chuchotant.

– Est-ce qu’il y a un logement ? demanda Ordynov, oubliantpresque tout ce qu’il voulait dire. Derrière l’épaule du vieillard,il aperçut son inconnue.

Le vieux, sans répondre, se mit à refermer la porte en poussantavec elle Ordynov.

– Il y a une chambre, fit tout à coup la voix douce de la jeunefemme.

Le vieillard lâcha la porte.

– J’ai besoin d’un coin, n’importe quoi, dit Ordynov en seprécipitant dans le logement et s’adressant à la belle.

Mais il s’arrêta étonné, comme pétrifié, dès qu’il eut jeté unregard sur ses futurs logeurs. Devant ses yeux se déroulait unescène muette extraordinaire. Le vieux était pâle comme un mort, oneût dit qu’il se trouvait mal. Il regardait la femme d’un regard deplomb, immobile et pénétrant. Elle, d’abord, pâlit aussi, maisensuite tout son sang afflua à son visage et ses yeux brillèrentétrangement. Elle conduisit Ordynov dans l’autre chambre.

Tout le logement se composait d’une pièce assez vaste, diviséepar deux cloisons en trois parties. Du palier on entraitdirectement dans une antichambre étroite, sombre ; en faceétait la porte menant évidemment à la chambre des maîtres. Àdroite, c’était la chambre à louer. Elle était étroite et basse,avec deux petites fenêtres également très basses. Elle était toutencombrée d’objets divers, comme il y en a dans chaque logement.C’était pauvre, exigu, mais aussi propre que possible. Le mobilierconsistait en une simple table de bois blanc, deux chaises trèsordinaires et deux bancs étroits, placés de chaque côté de lapièce, le long du mur. Une grande icône ancienne, à couronne dorée,était appendue dans l’angle et, devant elle brûlait une veilleuse.Un énorme et grossier poêle russe donnait, par moitié, dans cettechambre et dans l’antichambre.

Évidemment trois personnes ne pouvaient vivre dans un pareillogement.

Ils commencèrent à marchander, mais sans suite dans les idées,et se comprenant à peine les uns les autres.

À deux pas de la femme, Ordynov entendait battre son cœur. Ilvoyait qu’elle tremblait toute d’émotion et même de peur. Enfin, ontomba d’accord. Le jeune homme déclara qu’il s’installerait tout desuite et regarda le patron. Le vieillard était debout devant laporte, toujours pâle, mais un sourire doux, même pensif, errait surses lèvres. Ayant rencontré le regard d’Ordynov, il fronça denouveau les sourcils.

– As-tu un passeport ? demanda-t-il tout d’un coup d’unevoix haute et brève, en ouvrant à Ordynov la porte del’antichambre.

– Oui, répondit celui-ci un peu étonné.

– Qui es-tu ?

– Vassili Ordynov, gentilhomme. Je ne sers nulle part. Jem’occupe de mes affaires, dit-il sur le même ton que le vieux.

– Moi aussi, fit le vieillard. Mon nom est Ilia Mourine,bourgeois. Cela te suffit ? Va…

Une heure plus tard, Ordynov était dans son nouveau logement,non moins étonné du changement que l’Allemand, qui déjà commençaità craindre, avec sa Tinichen, que le nouveau locataire ne leurjouât un tour.

Ordynov, lui, ne comprenait pas comment tout cela était arrivé,et ne voulait pas le comprendre…

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