La maison du péril AGATHA CHRISTIE

CHAPITRE VIII

LE CHLE FATAL

Pendant quelques secondes, nous demeurâmes interdits de frayeur. Alors, Poirot s’avança en écartant ma main ; il marchait tel un automate.

— Le malheur est arrivé ! murmura-t-il d’une voix pleine d’angoisse. Et cela malgré toutes mes précautions ! Misérable que je suis ! Pourquoi ne l’ai-je mieux surveillée ? J’aurais dû prévoir… et ne pas l’abandonner un seul instant.

— Vous n’avez rien à vous reprocher, lui dis-je.

J’étais secoué d’une telle émotion que j’avais peine à articuler ces mots.

Poirot me répondit d’un signe de tête affligé et s’agenouilla auprès du corps. Un second choc nous était réservé. En effet, la voix claire et gaie de Nick se fit entendre et la silhouette de la jeune fille apparut encadrée dans le chambranle de la grande baie illuminée du salon.

— Excusez-moi, Maggie, de vous avoir tant fait attendre, disait-elle, mais…

Elle s’interrompit brusquement en remarquant la scène qui s’offrait à ses yeux.

Laissant échapper une exclamation, Poirot retourna le cadavre étendu sur la pelouse et se pencha plus avant pour mieux voir.

Je l’imitai et reconnus la pauvre Maggie Buckley. Nick accourut à nos côtés.

— Oh ! Maggie ! s’écria-t-elle, ce n’est pas possible !

Poirot continuait à examiner le cadavre de la jeune fille. Enfin, il se releva lentement.

— Est-elle morte ? questionna Nick, effrayée.

— Oui, Mademoiselle, elle est morte.

— Mais pourquoi cela ? Qui a pu la tuer ?

Poirot répondit sans l’ombre d’une hésitation :

— Ce n’est pas elle qu’on visait, c’était vous ! Le châle a trompé l’assassin.

Nick ne put réprimer un cri d’effroi.

— Quel malheur que ce ne soit pas moi ! Combien je l’eusse préféré ! Je ne tiens plus à la vie, maintenant, et j’appelle la mort de toute mon âme !

Elle s’évanouit et j’eus tout juste le temps de la retenir.

— Transportez-la à la maison, Hastings, et téléphonez à la police, me dit Poirot.

— Téléphoner à la police ?

— Mais certainement ! Prévenez les agents que quelqu’un a été tué. Ensuite, restez auprès de Miss Nick et ne la quittez sous aucun prétexte.

J’acquiesçai et m’éloignai soutenant Nick à demi évanouie. Je l’installai sur le divan du salon avant de gagner le hall à la recherche du téléphone. Dans ma précipitation, je faillis me jeter sur Ellen qui se trouvait sur mon chemin. Son visage reflétait une expression bizarre, ses yeux brillaient fébrilement et, machinalement, elle passait sa langue sur ses lèvres sèches. Ses mains trahissaient un tremblement convulsif. Dès qu’elle m’aperçut, elle me demanda :

— Est-il… est-il arrivé quelque chose, Monsieur ?

— Oui, dis-je brièvement, où est le téléphone ?

— Rien de… grave, j’espère ?

— Il s’est produit un accident ! répondis-je évasivement. Il y a un blessé et il me faut absolument téléphoner.

— Qui est blessé, Monsieur ?

Son visage s’assombrit.

— Miss Buckley, Miss Maggie Buckley.

— Miss Maggie ?… Miss Maggie ? Êtes-vous bien sûr que ce soit Miss Maggie ?

— Tout à fait certain. Pourquoi ?

— Oh ! rien… je supposais qu’il s’agissait d’une autre de ces dames, Mrs Rice, par exemple…

— Dites-moi, où est le téléphone ?

— Dans cette petite pièce, me dit-elle en ouvrant la porte et en me désignant l’appareil.

— Merci !

Et comme elle semblait peu pressée de s’éloigner, j’ajoutai :

— C’est tout ce qu’il me faut, merci…

— Si vous avez besoin du docteur Graham…

— Non, inutile ; vous pouvez vous retirer.

Elle partit comme à regret et aussi lentement que possible. Sans aucun doute, elle écouterait à la porte, mais je ne pouvais l’éviter. D’autre part, elle ne tarderait pas à tout connaître.

Ayant téléphoné au poste de police, de ma propre initiative, j’appelai le docteur Graham dont m’avait parlé Ellen. Il était urgent qu’on s’occupât de Nick et le docteur me promit de venir séance tenante. Après ces communications, je regagnai le hall.

Si Ellen écoutait à la porte, elle disparut rapidement, car je ne vis personne. Lorsque j’entrai dans le salon, Nick s’efforçait de se lever.

— Voudriez-vous me donner un peu de cognac ?

— Très volontiers.

Je m’empressai d’aller dans la salle à manger chercher ce qu’il me fallait. Quelques gorgées d’alcool eurent vite fait de ranimer la jeune fille, dont les joues se colorèrent de nouveau.

— C’est horrible, murmura-t-elle. Tout… partout.

— Je sais, chère amie, je sais.

— Non, vous ne savez pas ! C’est impossible ! Et tout cela… pour rien ! Ah ! si seulement c’était moi, tout serait fini…

— Voyons, un peu de courage, lui conseillai-je.

Mais elle se contenta de secouer la tête en répétant :

— Vous ne savez pas ! Vous ne savez pas !

Brusquement, elle se mit à sangloter comme une enfant. Cette crise de larmes, pensai-je, arrivait à propos et je ne tentai pas de la réprimer. Lorsque Nick se fut un peu calmée, je m’approchai de la fenêtre, ayant entendu proférer des cris au-dehors. Tout le monde était rassemblé en demi-cercle à l’endroit du drame et Poirot s’efforçait d’écarter les curieux.

À ce moment, deux hommes en uniforme traversèrent la pelouse.

Je revins auprès de Nick, qui leva vers moi un pauvre visage baigné de larmes.

— Ne devrais-je pas m’occuper d’elle ?

— Non, chère amie, Poirot se charge de tout, laissez-le faire.

Après une ou deux minutes de silence, Nick reprit :

— Pauvre chère Maggie, une aussi bonne âme qui ne fit jamais tort à personne ! Quel affreux malheur ! Je me sens presque coupable de l’avoir appelée ici.

Je hochai tristement la tête. Quelle présomption de vouloir prévoir l’avenir ! En insistant auprès de Nick pour qu’elle fît venir son amie, Poirot ne pensait, certes, pas signer l’arrêt de mort de cette jeune fille.

Nous observâmes un long silence. Je m’impatientais de savoir ce qu’il advenait dehors, mais je me tins aux consignes de Poirot et ne quittai pas le poste qu’il m’avait assigné.

Au bout d’un certain temps qui me sembla interminable, la porte du salon s’ouvrit et Poirot parut, accompagné d’un inspecteur et d’un autre visiteur, sans doute le docteur Graham, qui vint tout droit vers Nick.

— Comment vous sentez-vous, Miss Buckley ? Cet événement doit vous avoir bouleversée, bien sûr.

Il lui tâta le pouls et déclara qu’il n’y avait rien de grave. Puis, se tournant vers moi :

— A-t-elle pris quelque chose ?

— Oui, un peu de cognac.

— Cela m’a bien remontée, dit Nick avec courage.

— Êtes-vous à même de répondre à quelques questions ?

— Certainement.

L’inspecteur s’approcha en s’éclaircissant la voix. Nick le salua d’un sourire à peine perceptible.

— Cette fois, ce n’est pas pour entrave à la circulation que j’ai affaire à vous, dit-elle.

À cette remarque, je compris que Nick et l’inspecteur se connaissaient.

— Quel terrible drame, Miss Buckley ! dit l’inspecteur. Je ne sais comment exprimer mon indignation. Mr Poirot, que je suis fier de voir à nos côtés, m’apprend que vous avez failli être l’objet d’un attentat, l’autre matin, dans les jardins de l’hôtel Majestic. Est-ce bien votre avis ?

— Je croyais qu’une guêpe m’avait frôlée, mais c’était une balle, répondit-elle.

— Ne vous est-il pas arrivé, auparavant, d’autres accidents bizarres ?

Et Nick fit un bref récit de ces différents événements.

— Comment expliquez-vous que votre cousine portait, ce soir, votre propre châle ?

— Nous sommes revenues toutes deux pour prendre notre manteau ; il faisait si froid à regarder le feu d’artifice. Après avoir jeté mon châle sur ce divan, je montai chercher le manteau que je porte actuellement et une écharpe pour mon amie, Mrs Rice… La voilà, d’ailleurs, par terre, près de la fenêtre. Maggie m’appela pour me dire qu’elle ne trouvait pas son manteau. Je lui conseillai d’aller voir au rez-de-chaussée. Ses recherches demeurèrent vaines, j’en conclus que ce vêtement était dans la voiture ; je m’apprêtais à offrir à Maggie un de mes manteaux, quand elle s’avisa de mettre mon châle, prétextant qu’il suffirait amplement, puis elle sortit.

— « Au moment où j’allais la rejoindre, je… »

Elle s’interrompit, la voix brisée.

— Ne vous alarmez pas, Miss Buckley. Veuillez me dire seulement si vous avez entendu un ou deux coups de revolver ?

Nick hocha la tête négativement.

— Je n’ai perçu que le crépitement des pétards et le sifflement des fusées.

— C’est bien cela, commenta l’inspecteur. Il n’est guère possible de distinguer la détonation d’un coup de feu parmi tout ce vacarme. Vous ne soupçonnez pas qui est l’auteur des attaques dont vous fûtes l’objet ?

— Pas du tout, répondit Nick.

— Parbleu ! Selon moi, il s’agit d’un maniaque, ce qui ne simplifie pas l’affaire. Allons, je ne veux pas, ce soir, vous accabler d’autres questions. Ce drame m’afflige plus que je ne saurais dire.

À son tour, le docteur Graham s’approcha de la jeune fille.

— Je vous recommande de ne pas rester davantage ici, Miss Buckley. Mr Poirot, avec qui je m’en suis entretenu, partage ma façon de voir. Après un tel coup, il vous faut un repos complet et je connais une clinique où vous serez parfaitement bien.

Interrogeant Poirot du regard, Nick lui demanda :

— Est-ce à cause de l’émotion que je viens de ressentir ?

Le détective s’avança.

— Je veux que vous soyez en sécurité, mon enfant, non seulement pour vous, mais pour ma tranquillité personnelle. La vigilance d’une infirmière sérieuse, à vos côtés, me paraît indispensable.

— Oui, reprit Nick, j’entends très bien, mais vous ne semblez pas comprendre que ma frayeur est passée. Si quelqu’un désire me tuer, qu’il ne se gêne pas… peu m’importe, maintenant.

— Chut ! chut ! Calmez vos nerfs ! dis-je.

— Vous ne savez pas. Aucun de vous ne sait ce qui se passe en moi.

— Suivez notre conseil, poursuivit le docteur sur un ton plein de sollicitude. Si vous le permettez, je vous conduirai dans ma voiture ; ensuite, je vous ferai prendre un léger soporifique qui vous procurera une nuit calme. Qu’en dites-vous ?

— Faites ce qui vous plaira. Quant à moi, cela me laisse tout à fait indifférente.

— J’imagine facilement votre état d’esprit, Mademoiselle, lui dit Poirot en lui touchant le bras d’un geste fraternel. Vous me voyez confus d’avoir échoué si lamentablement. Moi qui vous avais offert ma protection, je n’ai rien su éviter, je suis un misérable. Pardonnez-moi.

— Je vous en prie, lui répondit Nick de la même voix lasse. Vous n’avez rien à vous reprocher. Je suis sûre que vous avez rempli tout votre devoir. Nul au monde n’aurait pu empêcher ce malheur. De grâce, cessez de vous tourmenter à ce sujet.

— Vous êtes l’indulgence même, Mademoiselle.

— Non, je…

Elle s’interrompit brusquement en entendant la voix de George Challenger qui se précipitait en coup de vent dans la pièce.

— Que se passe-t-il ? s’écria le jeune marin. J’arrive à l’instant et je trouve deux agents de police à la grille. De quoi s’agit-il ? On m’apprend que quelqu’un est mort. Je vous en supplie, renseignez-moi. Serait-ce… Nick ?

Le ton de sa voix trahissait une profonde angoisse. Au même moment, je me rendis compte que Poirot et le docteur lui interceptaient complètement la vue de la jeune fille. Sans donner à ses interlocuteurs le temps de répondre, il réitéra sa question :

— Dites-moi… ce n’est pas possible… Nick n’est pas morte ?

— Tranquillisez-vous, cher Monsieur, lui répondit Poirot d’un ton calme, elle est en vie.

Il se rangea de côté et Challenger put voir Nick allongée sur le sofa.

Durant quelques secondes, Challenger ne put en croire, ses yeux. Puis, tel un homme ivre, il balbutia :

— Nick… Nick…

Tout à coup, il tomba à genoux près du divan. La tête dans les mains, il prononça d’une voix étouffée :

— Nick, ma chérie, je vous avais crue morte.

Nick essaya de se redresser.

— Voyons, George, vous voyez bien que je suis vivante ; ne faites donc pas le sot.

Il se releva et, l’air anxieux, promena ses regards autour de la pièce.

— Mais quelqu’un est mort, m’a dit un des agents.

— Oui, répondit Nick. C’est Maggie… cette pauvre Maggie. Oh !…

La douleur lui crispa le visage. Le docteur et Poirot, la soutenant chacun d’un côté, l’aidèrent à se lever et à sortir du salon.

— Plus tôt vous vous coucherez, mieux cela vaudra, dit le docteur. Je vous emmène immédiatement. J’ai prié Mrs Rice de vous préparer quelques objets de toilette indispensables.

Lorsqu’ils eurent franchi la porte, Challenger me prit par le bras.

— Je n’y comprends rien. Où l’emmènent-ils ?

Je le mis au courant.

— Maintenant, Hastings, je vous en prie, racontez-moi tout ce drame. Cette pauvre Maggie !

— Venez prendre un cordial pour vous remettre un peu d’aplomb. Vous me paraissez horriblement défait.

— Peuh ! Que m’importe !

« J’ai été terrifié en pensant qu’il pouvait s’agir de Nick, me dit-il une fois que nous fûmes dans la salle à manger.

Aucun doute ne pouvait subsister sur la nature des sentiments du commandant Challenger à l’égard de Nick : jamais admirateur ne dévoila plus ouvertement les replis de son cœur.

CHAPITRE IX

DE A À J

Jamais je n’oublierai, je crois, la nuit qui suivit. Poirot fut en proie à une telle dépression morale que son état finit par m’alarmer sérieusement. Marchant de long en large dans sa chambre, il s’adressait les pires reproches et demeurait insensible aux apaisements que je ne cessais de lui prodiguer.

— À quoi bon professer une trop haute opinion de moi-même ? J’en suis cruellement puni. Qui aurait pu imaginer pareille audace ? Moi qui pensais avoir pris toutes les précautions… j’avais simplement prévenu l’assassin…

— Comment cela ?

— J’avais, pour ainsi dire, établi un cordon de sécurité autour de Miss Nick et presque sous nos yeux il a passé au travers ! Malgré notre vigilance à tous, l’assassin n’en a pas moins atteint son but !

— Pas tout à fait, remarquai-je.

— Par pur hasard, seulement ! Selon moi, cela revient au même. Quelqu’un a payé de sa vie notre négligence. Peut-on sacrifier une existence humaine ?

— Ce n’est pas exactement ce que j’ai voulu dire.

— J’en suis bien persuadé, mon cher Hastings. Cette méprise de l’assassin aggrave encore la situation, en ce sens qu’il ne considère certainement pas sa tâche terminée. Me comprenez-vous bien ? De tout cela, il peut résulter la suppression d’une seconde vie.

— Sûrement pas pendant votre séjour ici ! m’écriai-je, indigné.

— Merci, mon ami ! Merci de votre foi et de votre confiance. Vos paroles m’insufflent un nouveau courage. Ah ! non ! Hercule Poirot ne va pas commettre une nouvelle faute. Un cadavre suffit ! Je redresserai mon erreur, car il s’agit purement d’une erreur ! J’ai manqué d’ordre et de méthode dans mes idées pourtant si bien équilibrées. Je vais tout reprendre par le commencement ; cette fois, j’agirai à coup sûr.

— En somme, vous persistez à croire Miss Nick en danger ?

— Naturellement, sinon pourquoi l’aurais-je fait entrer dans une clinique ?

— Le choc ne fut alors qu’un simple prétexte…

— Le choc ! Peuh ! Ne se remet-on pas d’une émotion, tout aussi bien et même mieux chez soi que dans une maison de santé ? Pensez-vous qu’il soit indispensable de fouler un linoléum vert, d’entendre continuellement des infirmières bavarder autour de vous, ou de prendre vos repas servis sur un plateau, pour recouvrer un peu de quiétude morale ? Non, certes, non ! Seule une question de sécurité m’a inspiré ce plan auquel le docteur a bien voulu souscrire. Personne, pas même son ami le plus intime, ne sera autorisé à approcher Miss Buckley. Seuls vous et moi pourrons la voir. Quant aux autres visiteurs…

« Impossible, ordre du docteur ! » leur dira-t-on. Voilà un ordre que chacun devra respecter.

— Oui, mais…

— Mais, quoi, Hastings ?

— On ne peut en user indéfiniment.

— Très juste, et je ne vois en cela que l’occasion de reprendre haleine. Convenez avec moi que la nature de nos opérations est toute différente.

— En quel sens ?

— Au début, notre mission consistait à protéger Miss Nick. À présent, notre tâche devient beaucoup plus aisée : il s’agit de donner la chasse au meurtrier.

— Vous trouvez cela plus aisé ?

— Certainement. Ainsi que je vous le disais l’autre jour, l’assassin a signé le crime de son nom. Il s’est avancé en pleine lumière.

— Vous croyez que… (j’hésitais à émettre ma pensée) vous croyez que la police ait raison ? Que ce soit le meurtre d’un fou, d’un déséquilibré ?

— Plus que jamais, je suis persuadé du contraire.

— En réalité, vous croyez que…

Je me tus, Poirot prenant sur lui d’achever ma phrase :

— Que le criminel appartient à l’entourage de Miss Nick ? C’est mon intime conviction.

— En tout cas, cette hypothèse ne tiendrait pas pour hier soir ; nous étions tous réunis, et…

Poirot m’interrompit :

— Hastings, oseriez-vous affirmer que personne n’a quitté notre petite société, hier soir, au bord de la falaise ? Vous porteriez-vous garant de la présence ininterrompue de qui que ce fût ?

— Non. Je ne saurais fournir un tel témoignage. Il faisait noir et chacun se déplaçait plus ou moins. J’ai bien remarqué Mrs Rice, Lazarus, vous-même, Croft, Vyse… mais seulement à intervalles irréguliers.

Poirot fit un signe approbateur.

— Tout à fait d’accord. Les deux jeunes filles retournent à la maison ; l’assassin s’écarte sans être vu et se dissimule derrière ce sycomore planté au milieu de la pelouse. Il aperçoit Nick Buckley (ou plus exactement celle qu’il croit être Nick Buckley) qui sort du salon et passe auprès de lui… il tire trois balles d’affilée…

— Trois ? interrompis-je.

— Oui, il ne voulait pas, cette fois, manquer sa victime. On retrouve trois balles dans le cadavre.

— C’était risqué, n’est-ce pas ?

— Beaucoup moins qu’un simple coup de feu. Un Mauser ne fait pas grand bruit et la détonation a dû se confondre avec celles du feu d’artifice.

— Avez-vous ramassé le revolver ?

— Non, et c’est précisément ce qui apporte à mes yeux une preuve irréfutable que le crime n’est pas l’œuvre d’un étranger. Nous admettons, n’est-ce pas, que la première disparition du revolver de Miss Buckley n’avait d’autre but que de faire croire au suicide de Nick ?

— Oui.

— Eh bien ! maintenant, cette hypothèse disparaît. Le meurtrier sait pertinemment que nous ne nous laisserons pas leurrer par les apparences. Il nous devine au courant de ses intentions.

Après réflexion, je me rangeai aux déductions logiques de mon ami.

— À votre avis, qu’a-t-il fait de l’arme ?

Poirot haussa les épaules.

— C’est difficile à dire. Toutefois, la mer étant toute proche, il était facile de l’y jeter… c’est, du moins, ce que j’aurais fait !

Le ton froid et positif de mon ami me fit courir un frisson dans le dos.

— Pensez-vous qu’il se soit aperçu immédiatement de son épouvantable méprise ?

— Non, je ne le crois pas, dit Poirot. La surprise a dû lui être fort désagréable lorsqu’il a appris la vérité. Conserver un visage impassible et ne pas se trahir représente un tour de force.

À ce moment précis, je me rappelai l’attitude équivoque de la femme de chambre Ellen, et j’en touchai un mot à Poirot, qui sembla intéressé.

— Vous dites qu’elle parut consternée en apprenant que Maggie était morte ?

— Oui.

— C’est d’autant plus curieux que la tragédie, en elle-même, ne l’étonna pas outre mesure. Il y a là un fait qui mérite d’être approfondi. Qui est cette Ellen, à l’allure si sereine, si « respectable » au sens anglais du mot ? Serait-ce elle qui…

Il s’interrompit.

— Quant aux simulacres d’accidents, l’intervention d’un solide gaillard a été nécessaire pour précipiter cette roche en bas de la falaise, remarquai-je.

— Rien n’est moins sûr : elle a pu être déplacée au moyen d’un levier, ce qui nécessite une force sensiblement moindre.

Poirot continua de marcher de long en large.

— Quiconque était présent hier soir à la « Maison du Péril » peut être soupçonné, mais j’ai peine à croire qu’il s’agisse d’un des invités. Pour la plupart, c’étaient de simples connaissances et il n’existait aucune intimité entre eux et la maîtresse de maison.

— Charles Vyse était présent… remarquai-je.

— Nous n’aurons garde de l’oublier ; c’est le personnage dont il faudra même se méfier le plus. Suivant la coutume, nous sommes amenés à rechercher le mobile de l’assassin, conclut mon ami en se jetant dans un fauteuil face au mien.

« Oui, il est nécessaire de découvrir avant tout le mobile du crime, reprit Poirot après un court silence. Arrivé à ce point d’une enquête, je suis toujours dérouté, mon cher Hastings. Qui peut donc avoir intérêt à se débarrasser de Miss Nick ? Moi, Hercule Poirot, j’ai envisagé les suppositions les plus absurdes et je sens que je finis par m’affubler de la mentalité d’un détective de bas roman-feuilleton.

« D’abord, examinons le cas du grand-père, le « vieux Nick », qui s’est, prétend-on, ruiné au jeu. En a-t-il bien été ainsi ? Voilà la question que je me pose. N’aurait-il pas, au contraire, caché sa fortune en un coin quelconque de la « Maison du Péril » ? C’est, je l’avoue, ce qui m’a incité à demander à Miss Nick si personne ne lui avait jamais offert d’acheter sa propriété.

— Mon cher Poirot, votre idée est éblouissante et mérite d’être retenue.

Poirot émit un grognement.

— Je me doutais bien que cette hypothèse séduirait votre esprit à la fois romanesque et simpliste : Un trésor enfoui… quelle agréable perspective !

— Hé ! Pourquoi pas ?

— Parce que souvent les suppositions les plus simples se rapprochent davantage de la réalité. J’ai songé ensuite au père de Nick, et me suis permis les conjectures les plus déshonorantes à son égard. Il voyageait beaucoup ; eh bien ! supposons, me suis-je dit, qu’il ait volé un joyau… une pierrerie dans un temple. Des prêtres vengeurs se lancent à sa poursuite. Hélas ! voilà jusqu’où je suis tombé !

« D’autres idées m’ont hanté à son sujet ; j’ajoute tout de suite qu’elles sont plus dignes et plus vraisemblables. Aurait-il, au cours de ses pérégrinations, contracté un second mariage ? Existerait-il un héritier plus proche que Mr Charles Vyse ? Mais tout cela n’aboutit à rien, car l’héritage recueilli représente, en fin de compte, bien peu de valeur.

« Je n’ai écarté aucune éventualité, même cette offre que fit Lazarus à Miss Buckley et dont elle nous parla, un jour, au hasard d’une conversation. Vous en souvenez-vous, cette proposition d’acheter le portrait du grand-père ? J’ai télégraphié samedi dernier pour demander un expert qui examinera cette toile. J’ai d’ailleurs prévenu ce matin, par lettre, Miss Nick de mon intention. Si cette œuvre valait plusieurs milliers de livres sterling ? »

— Vous ne pensez tout de même pas qu’un homme comme le jeune Lazarus… ?

— Est-il si riche ? Les apparences ne prouvent rien. Une maison de commerce ancienne et disposant de somptueux salons de présentation peut reposer sur une assise vermoulue en dépit de tous les signes de prospérité.

« En pareil cas, que fait-on ? Va-t-on crier sur les toits que les temps sont difficiles ? Que non pas ! On s’empresse d’acquérir une nouvelle et luxueuse voiture, on dépense un peu plus que de coutume, surtout de façon plus ostentatoire. Le crédit est à la base de tout ! On a vu certaines affaires d’une importance colossale s’effondrer par manque de quelques milliers de livres d’argent liquide.

« Oui, je sais ! continua-t-il, prévenant mes objections, je vais chercher loin, mais cette manière de voir est supérieure aux histoires de prêtres vengeurs, ou de trésor enterré. Croyez-moi, l’hypothèse Lazarus possède l’avantage de rapprocher des faits, et nous avons le droit de ne rien négliger qui soit susceptible de nous amener vers la vérité. »

Avec son soin accoutumé, Poirot remit en ordre divers objets sur la table. Pour la première fois depuis notre entretien, sa voix se fit grave et posée :

— Le mobile du crime ! Voilà où il nous faut revenir ; examinons le problème avec calme et méthode. D’abord, combien peut-il exister de mobiles capables de pousser un individu à tuer son semblable ?

« Pour le moment, éliminons l’hypothèse d’un geste de folie : ce serait s’éloigner de la vraisemblance ; ne nous arrêtons pas davantage à celle de la colère, car nous sommes en présence d’un crime commis de sang-froid. Il reste donc les causes plausibles suivantes : « Pour commencer, l’appât du gain. Qui donc pouvait profiter, directement ou indirectement, de la mort de Miss Buckley ? Examinons le cas de Mr Charles Vyse. Certes, la propriété ne représente pas une grosse valeur, mais il peut se libérer de l’hypothèque qui la grève, faire construire de petites villas sur le terrain, et tirer ainsi un coquet bénéfice. En outre, il est possible que cette habitation exerce sur lui un attrait moral, surtout s’il l’affectionne, par exemple, en tant que souvenir de famille : ce sentiment est si ancré chez certains individus que parfois il les pousse au crime. Cependant, j’ai peine à croire que Mr Vyse soit un spécimen du genre.

« À part lui, la seule bénéficiaire du décès de Miss Buckley serait son amie, Mrs Rice, mais la somme à lui revenir me semble bien insignifiante. Je ne vois personne d’autre pouvant tirer profit de la disparition de notre jeune amie.

« Quel est l’autre mobile ? La haine, l’amour non partagé transformé en haine, c’est-à-dire le crime passionnel. À ce propos, nous savons par Mrs Croft que Charles Vyse et le commandant Challenger sont tous deux épris de la jeune fille.

« Le second de ces deux phénomènes nous a d’ailleurs éclairés par son attitude.

« Oui, pour un peu, il afficherait ses sentiments aussi clairement que son insigne de commandement !

« Quant à Vyse, la parole de Mrs Croft doit nous suffire… Or, Charles Vyse serait-il capable de commettre un assassinat plutôt que de se résigner à voir sa cousine devenir l’épouse d’un autre ? »

— Cela devient un vrai mélodrame, fis-je avec quelque scepticisme.

— Autant dire, sans le moindre rapport avec le tempérament britannique, je vous l’accorde. Cependant, vous admettrez que les Anglais eux-mêmes ne sont pas totalement réfractaires à certaines émotions et Charles Vyse me semble surtout de ceux-là, malgré son air insensible. Méfions-nous des gens à l’aspect calme. Bien souvent leurs réactions émotionnelles sont les plus violentes. Tenez, il ne me viendrait pas à l’idée de soupçonner le commandant Challenger ; ce n’est pas son genre. Quant à Charles Vyse… je ne mettrais pas ma main au feu. Mais toutes ces considérations ne sont guère concluantes. La jalousie peut encore être l’instigatrice d’un crime. Je l’écarte nettement du précédent mobile, car la jalousie n’est pas obligatoirement d’origine sentimentale. Elle peut être inspirée par l’envie de posséder, le besoin de dominer, comme dans le cas de Iago, ce personnage de votre grand Shakespeare. N’est-ce pas cette jalousie qui le poussa a commettre un des assassinats les plus intelligents qui fût ?… Au seul point de vue professionnel, s’entend.

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