La mort d’Olivier Bécaille

Chapitre 4

 

Combien de temps restai-je ainsi ? Je ne saurais ledire.

Une éternité et une seconde ont la même durée dans le néant. Jen’étais plus. Peu à peu, confusément, la conscience d’être merevint. Je dormais toujours, mais je me mis à rêver. Un cauchemarse détacha du fond noir qui barrait mon horizon. Et ce rêve que jefaisais était une imagination étrange, qui m’avait souventtourmenté autrefois, les yeux ouverts, lorsque, avec ma natureprédisposée aux inventions horribles, je goûtais l’atroce plaisirde me créer des catastrophes.

Je m’imaginais donc que ma femme m’attendait quelque part, àGuérande, je crois, et que j’avais pris le chemin de fer pour allerla rejoindre. Comme le train passait sous un tunnel, tout à coup,un effroyable bruit roulait avec un fracas de tonnerre. C’était undouble écroulement qui venait de se produire. Notre train n’avaitpas reçu une pierre, les wagons restaient intacts ; seulement,aux deux bouts du tunnel, devant et derrière nous, la voûte s’étaiteffondrée, et nous nous trouvions ainsi au centre d’une montagne,murés par des blocs de rocher. Alors commençait une longue etaffreuse agonie. Aucun espoir de secours ; il fallait un moispour déblayer le tunnel ; encore ce travail demandait-il desprécautions infinies, des machines puissantes. Nous étionsprisonniers dans une sorte de cave sans issue. Notre mort à tousn’était plus qu’une question d’heures.

Souvent, je le répète, mon imagination avait travaillé sur cettedonnée terrible. Je variais le drame à l’infini. J’avais pouracteurs des hommes, des femmes, des enfants, plus de centpersonnes, toute une foule qui me fournissait sans cesse denouveaux épisodes. Il se trouvait bien quelques provisions dans letrain ; mais la nourriture manquait vite, et sans allerjusqu’à se manger entre eux, les misérables affamés se disputaientférocement le dernier morceau de pain. C’était un vieillard qu’onrepoussait à coups de poing et qui agonisait ; c’était unemère qui se battait comme une louve, pour défendre les trois ouquatre bouchées réservées à son enfant. Dans mon wagon, deux jeunesmariés râlaient aux bras l’un de l’autre, et ils n’espéraient plus,ils ne bougeaient plus. D’ailleurs, la voie était libre, les gensdescendaient, rôdaient le long du train, comme des bêtes lâchées,en quête d’une proie. Toutes les classes se mêlaient, un homme trèsriche, un haut fonctionnaire, disait-on, pleurait au cou d’unouvrier, en le tutoyant. Dès les premières heures, les lampess’étaient épuisées, les feux de la locomotive avaient fini pars’éteindre. Quand on passait d’un wagon à un autre, on tâtait lesroues de la main pour ne pas se cogner, et l’on arrivait ainsi à lalocomotive, que l’on reconnaissait à sa bielle froide, à sesénormes flancs endormis, force inutile, muette et immobile dansl’ombre. Rien n’était plus effrayant que ce train, ainsi muré toutentier sous terre, comme enterré vivant, avec ses voyageurs, quimouraient un à un.

Je me complaisais, je descendais dans l’horreur des moindresdétails. Des hurlements traversaient les ténèbres.

Tout d’un coup, un voisin qu’on ne savait pas là, qu’on nevoyait pas, s’abattait contre votre épaule. Mais, cette fois, cedont je souffrais surtout, c’était du froid et du manque d’air.Jamais je n’avais eu si froid ; un manteau de neige me tombaitsui les épaules, une humidité lourde pleuvait sur mon crâne. Etj’étouffais avec cela, il me semblait que la voûte de rochercroulait sur ma poitrine, que toute la montagne pesait etm’écrasait. Cependant, un cri de délivrance avait retenti. Depuislongtemps, nous nous imaginions entendre au loin un bruit sourd, etnous nous bercions de l’espoir qu’on travaillait près de nous. Lesalut n’arrivait point de là pourtant. Un de nous venait dedécouvrir un puits dans le tunnel ; et nous courions tous,nous allions voir ce puits d’air, en haut duquel on apercevait unetache bleue, grande comme un pain à cacheter. Oh ! quellejoie, cette tache bleue ! C’était le ciel, nous nousgrandissions vers elle pour respirer, nous distinguions nettementdes points noirs qui s’agitaient, sans doute des ouvriers en traind’établir un treuil, afin d’opérer notre sauvetage. Une clameurfurieuse :

« Sauvés ! sauvés ! » sortait de toutes les bouches,tandis que des bras tremblants se levaient vers la petite tached’un bleu pâle.

Ce fut la violence de cette clameur qui m’éveilla. Oùétais-je ? Encore dans le tunnel sans doute. Je me trouvaiscouché tout de mon long, et je sentais, à droite et à gauche, dedures parois qui me serraient les flancs. Je voulus me lever ;mais je me cognai violemment le crâne. Le roc m’enveloppait donc detoutes parts ? Et la tache bleue avait disparu, le cieln’était plus là, même lointain. J’étouffais toujours, je claquaisdes dents, pris d’un frisson.

Brusquement, je me souvins. Une horreur souleva mes cheveux, jesentis l’affreuse vérité couler en moi, des pieds à la tête, commeune glace. Étais-je sorti enfin de cette syncope, qui m’avaitfrappé pendant de longues heures d’une rigidité de cadavre ?Oui, je remuais, je promenais les mains le long des planches ducercueil. Une dernière épreuve me restait à faire : j’ouvris labouche, je parlai, appelant Marguerite, instinctivement. Maisj’avais hurlé, et ma voix, dans cette boîte de sapin, avait pris unson rauque si effrayant, que je m’épouvantai moi-même. MonDieu ! C’était donc vrai ? je pouvais marcher, crier queje vivais, et ma voix ne serait pas entendue, et j’étais enfermé,écrasé sous la terre !

Je fis un effort suprême pour me calmer et réfléchir. N’yavait-il aucun moyen de sortir de là ? Mon rêve recommençait,je n’avais pas encore le cerveau bien solide, je mêlaisl’imagination du puits d’air et de sa tache de ciel, avec laréalité de la fosse où je suffoquais. Les yeux démesurémentouverts, je regardais les ténèbres. Peut-être apercevrais-je untrou, une fente, une goutte de lumière ! Mais des étincellesde jeu passaient seules dans la nuit, des clartés rougess’élargissaient et s’évanouissaient. Rien, un gouffre noir,insondable. Puis, la lucidité me revenait, j’écartais ce cauchemarimbécile. Il me fallait toute ma tête, si je voulais tenter lesalut.

D’abord, le grand danger me parut être dans l’étouffement quiaugmentait. Sans doute, j’avais pu rester si longtemps privéd’air ; grâce à la syncope qui suspendait en moi les fonctionsde l’existence ; mais, maintenant que mon cœur battait, quemes poumons soufflaient, j’allais mourir d’asphyxie, si je ne medégageais au plus tôt. Je souffrais également du froid, et jecraignais de me laisser envahir par cet engourdissement mortel deshommes qui tombent dans la neige, pour ne plus se relever.

Tout en me répétant qu’il me fallait du calme, je sentais desbouffées de folie monter à mon crâne. Alors, je m’exhortais,essayant de me rappeler ce que je savais sur la façon dont onenterre. Sans doute, j’étais dans une concession de cinq ans ;cela m’ôtait un espoir car j’avais remarqué autrefois, à Nantes,que les tranchées de la fosse commune laissaient passer dans leurremblaiement continu, les pieds des dernières bières enfouies. Ilm’aurait suffi alors de briser une planche pour m’échapper ;tandis que, si je me trouvais dans un trou comblé entièrement,j’avais sur moi toute une couche épaisse de terre, qui allait êtreun terrible obstacle.

N’avais-je pas entendu dire qu’à Paris on enterrait à six piedsde profondeur ? Comment percer cette masse énorme ? Simême je parvenais à fendre le couvercle, la terre n’allait-elle pasentrer, glisser comme un sable fin, m’emplir les yeux et labouche ? Et ce serait encore la mort, une mort abominable, unenoyade dans de la boue.

Cependant, je tâtai soigneusement autour de moi. La bière étaitgrande, je remuais les bras avec facilité. Dans le couvercle, je nesentis aucune fente. À droite et à gauche, les planches étaient malrabotées, mais résistantes et solides. Je repliai mon bras le longde ma poitrine, pour remonter vers la tête. Là, je découvris, dansla planche du bout, un nœud qui cédait légèrement sous lapression ; je travaillai avec la plus grande peine, je finispar chasser le nœud, et de l’autre côté, en enfonçant le doigt, jereconnus la terre, une terre grasse, argileuse et mouillée. Maiscela ne m’avançait à rien. Je regrettai même d’avoir ôté ce nœud,comme si la terre avait pu entrer. Une autre expérience m’occupa uninstant : je tapai autour du cercueil, afin de savoir si, parhasard il n’y aurait pas quelque vide, à droite ou à gauche.Partout, le son fut le même. Comme je donnais aussi de légers coupsde pied, il me sembla pourtant que le son était plus clair au bout.Peut-être n’était-ce qu’un effet de la sonorité du bois.

Alors, je commençai par des poussées légères, les bras en avant,avec les poings. Le bois résista. J’employai ensuite les genoux,m’arc-boutant sur les pieds et sur les reins. Il n’y eut pas uncraquement. Je finis par donner toute ma force, je poussai du corpsentier, si violemment, que mes os meurtris criaient. Et ce fut à cemoment que je devins fou.

Jusque-là, j’avais résisté au vertige, aux souffles de rage quimontaient par instants en moi, comme une fumée d’ivresse. Surtout,je réprimais les cris, car je comprenais que, si je criais, j’étaisperdu. Tout d’un coup, je me mis à crier, à hurler. Cela était plusfort que moi, les hurlements sortaient de ma gorge qui sedégonflait. J’appelai au secours d’une voix que je ne meconnaissais pas, m’affolant davantage à chaque nouvel appel, criantque je ne voulais pas mourir. Et j’égratignais le bois avec mesongles, je me tordais dans les convulsions d’un loup enfermé.Combien de temps dura cette crise ? Je l’ignore, mais je sensencore l’implacable dureté du cercueil où je me débattais,j’entends encore la tempête de cris et de sanglots dontj’emplissais ces quatre planches. Dans une dernière lueur deraison, j’aurais voulu me retenir et je ne pouvais pas.

Un grand accablement suivit. J’attendais la mort, au milieud’une somnolence douloureuse. Ce cercueil était de pierre ;jamais je ne parviendrais à le fendre ; et cette certitude dema défaite me laissait inerte, sans courage pour tenter un nouveleffort. Une autre souffrance, la faim, s’était jointe au froid et àl’asphyxie. Je défaillais. Bientôt ce supplice lut intolérable.Avec mon doigt, je tâchai d’attirer des pincées de terre, par lenœud que j’avais enfoncé, et je mangeai cette terre, ce quiredoubla mon tourment. Je mordais mes bras, n’osant aller jusqu’ausang, tenté par ma chair, suçant ma peau avec l’envie d’y enfoncerles dents.

Ah ! comme je désirais la mort, à cette heure ! Toutema vie, j’avais tremblé devant le néant ; et je le voulais, jele réclamais, jamais il ne serait assez noir. Quel enfantillage quede redouter ce sommeil sans rêve, cette éternité de silence et deténèbres ! La mort n’était bonne que parce qu’elle supprimaitl’être d’un coup, pour toujours. Oh ! dormir comme lespierres, rentrer dans l’argile, n’être plus !

Mes mains tâtonnantes continuaient machinalement à se promenercontre le bois. Soudain, je me piquai au pouce gauche, et la légèredouleur me tira de mon engourdissement. Qu’était-ce donc ? Jecherchai de nouveau, je reconnus un clou, un clou que lescroque-morts avaient enfoncé de travers, et qui n’avait pas mordudans le bord du cercueil. Il était très long, très pointu. La têtetenait dans le couvercle, mais je sentis qu’il remuait. À partir decet instant, je n’eus plus qu’une idée : avoir ce clou. Je passaima main droite sur mon ventre, je commençai à l’ébranler. Il necédait guère, c’était un gros travail. Je changeais souvent demain, car la main gauche, mal placée, se fatiguait vite. Tandis queje m’acharnais ainsi, tout un plan s’était développé dans ma tête.Ce clou devenait le salut. Il me le fallait quand même. Maisserait-il temps encore ? La faim me torturait, je dusm’arrêter, en proie à un vertige qui me laissait les mains molles,l’esprit vacillant. J’avais sucé les gouttes qui coulèrent de lapiqûre de mon pouce.

Alors, je me mordis le bras, je bus mon sang, éperonné par ladouleur, ranimé par ce vin tiède et âcre qui mouillait ma bouche.Et je me remis au clou des deux mains, je réussis à l’arracher.

Dès ce moment, je crus au succès. Mon plan était simple.J’enfonçai la pointe du clou dans le couvercle et je traçai uneligne droite, la plus longue possible, où je promenai le clou, defaçon à pratiquer une entaille. Mes mains se roidissaient, jem’entêtais furieusement. Quand je pensai avoir assez entamé lebois, j’eus l’idée de me retourner, de me mettre sur le ventre,puis, en me soulevant sur les genoux et sur les coudes, de pousserdes reins. Mais, si le couvercle craqua, il ne se fendit pasencore. L’entaille n’était pas assez profonde. Je dus me replacersur le dos et reprendre la besogne, ce qui me coûta beaucoup depeine.

Enfin, je tentai un nouvel effort, et cette fois le couvercle sebrisa, d’un bout à l’autre.

Certes, je n’étais pas sauvé, mais l’espérance m’inondait lecœur. J’avais cessé de pousser, je ne bougeais plus, de peur dedéterminer quelque éboulement qui m’aurait enseveli. Mon projetétait de me servir du couvercle comme d’un abri, tandis que jetâcherais de pratiquer une sorte de puits dans l’argile.Malheureusement, ce travail présentait de grandes difficultés : lesmottes épaisses qui se détachaient embarrassaient les planches queje ne pouvais manœuvrer ; jamais je n’arriverais au sol, déjàdes éboulements partiels me pliaient l’échine et m’enfonçaient laface dans la terre. La peur me reprenait, lorsqu’en m’allongeantpour trouver un point d’appui, je crus sentir que la planche quifermait la bière, aux pieds, cédait sous la pression. Je tapaialors vigoureusement du talon, songeant qu’il pouvait y avoir, àcet endroit, une fosse qu’on était en train de creuser.

Tout d’un coup, mes pieds enfoncèrent dans le vide. La prévisionétait juste : une fosse nouvellement ouverte se trouvait là. Jen’eus qu’une mince cloison de terre à trouer pour rouler dans cettefosse. Grand Dieu ! j’étais sauvé !

Un instant, je restai sur le dos, les yeux en l’air au fond dutrou. Il faisait nuit. Au ciel, les étoiles luisaient dans unbleuissement de velours. Par moments, un vent qui se levaitm’apportait une tiédeur de printemps, une odeur d’arbres. GrandDieu ! j’étais sauvé, je respirais, j’avais chaud, et jepleurais, et je balbutiais, les mains dévotement tendues versl’espace. Oh ! que c’était bon de vivre !

Auteurs::

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer