La mort d’Olivier Bécaille

Chapitre 2

 

Aux cris que Marguerite poussait, la porte a été brusquementouverte, et une voix s’est écriée :

– Qu’y a-t-il donc, ma voisine ?… Encore une crise,n’est-ce pas ?

J’ai reconnu la voix. C’était celle d’une vieille femme, MmeGabin, qui demeurait sur le même palier que nous.

Elle s’était montrée très obligeante, dès notre arrivée, émuepar notre position. Tout de suite, elle nous avait raconté sonhistoire. Un propriétaire intraitable lui avait vendu ses meubles,l’hiver dernier ; et, depuis ce temps, elle logeait à l’hôtel,avec sa fille Adèle, une gamine de dix ans. Toutes deux découpaientdes abat-jour c’était au plus si elles gagnaient quarante sous àcette besogne.

– Mon Dieu ! est-ce que c’est fini ? demanda-t-elle enbaissant la voix.

Je compris qu’elle s’approchait. Elle me regarda, me toucha,puis elle reprit avec pitié :

– Ma pauvre petite ! ma pauvre petite !

Marguerite, épuisée, avait des sanglots d’enfant.

Mme Gabin la souleva, l’assit dans le fauteuil boiteux qui setrouvait près de la cheminée ; et, là, elle tâcha de laconsoler.

– Vrai, vous allez vous faire du mal. Ce n’est pas parce quevotre mari est parti, que vous devez vous crever de désespoir. Biensûr, quand j’ai perdu Gabin, j’étais pareille à vous, je suisrestée trois jours sans pouvoir avaler gros comme ça de nourriture.Mais ça ne m’a avancée à rien ; au contraire, ça m’a enfoncéedavantage… Voyons pour l’amour de Dieu… Soyez raisonnable.

Peu à peu, Marguerite se tut. Elle était à bout de force ;et, de temps à autre, une crise de larmes la secouait encore.

Pendant ce temps, la vieille femme prenait possession de lachambre, avec une autorité bourrue.

– Ne vous occupez de rien, répétait-elle. Justement, Dédé estallée reporter l’ouvrage ; puis, entre voisins, il faut biens’entr’aider… Dites donc, vos malles ne sont pas encorecomplètement défaites ; mais il y a du linge dans la commode,n’est-ce pas ?

Je l’entendis ouvrir la commode. Elle dut prendre une serviette,qu’elle vint étendre sur la table de nuit. Ensuite, elle flotta uneallumette, ce qui me fit penser qu’elle allumait près de moi unedes bougies de la cheminée, en guise de cierge. Je suivais chacunde ses mouvements dans la chambre, je me rendais compte de sesmoindres actions.

– Ce pauvre monsieur ! murmura-t-elle. Heureusement que jevous ai entendue crier ma chère.

Et, tout d’un coup, la lueur vague que je voyais encore de monœil gauche, disparut. Mme Gabin venait de me fermer les yeux. Jen’avais pas eu la sensation de son doigt sur ma paupière. Quandj’eus compris, un léger froid commença à me glacer.

Mais la porte s’était rouverte. Dédé, la gamine de dix ans,entrait en criant de sa voix flûtée :

– Maman ! maman ! ah ! je savais bien que tuétais ici !… Tiens, voilà ton compte, trois francs quatresous… J’ai rapporté vingt douzaines d’abat-jour…

– Chut ! chut ! tais-toi donc ! répétaitvainement la mère.

Comme la petite continuait, elle lui montra le lit. Dédés’arrêta, et je la sentis inquiète, reculant vers la porte.

– Est-ce que le monsieur dort ? demanda-t-elle trèsbas.

– Oui, va-t’en jouer, répondit Mme Gabin.

Mais l’enfant ne s’en allait pas. Elle devait me regarder de sesyeux agrandis, effarée et comprenant vaguement.

Brusquement, elle parut prise d’une peur folle, elle se sauva enculbutant une chaise.

– Il est mort, oh ! maman, il est mort.

Un profond silence régna. Marguerite, accablée dans le fauteuil,ne pleurait plus. Mme Gabin rôdait toujours par la chambre. Elle seremit à parler entre ses dents.

– Les enfants savent tout, au jour d’aujourd’hui. Voyezcelle-là. Dieu sait si je l’élève bien ! Lorsqu’elle va faireune commission ou que je l’envoie reporter l’ouvrage, je calculeles minutes, pour être sûre qu’elle ne galopine pas… Ça ne faitrien, elle sait tout, elle a vu d’un coup d’œil ce qu’il en était.Pourtant, on ne lui a jamais montré qu’un mort, son oncle François,et, à cette époque, elle n’avait pas quatre ans… Enfin, il n’y aplus d’enfants, que voulez-vous !

Elle s’interrompit, elle passa sans transition à un autresujet.

– Dites donc, ma petite, il faut songer aux formalités, ladéclaration à la mairie, puis tous les détails du convoi.

Vous n’êtes pas en état de vous occuper de ça. Moi, je ne veuxpas vous laisser seule… Hein ? si vous le permettez, je vaisvoir si M. Simoneau est chez lui Marguerite ne répondit pas.J’assistais à toutes ces scènes comme de très loin. Il me semblait,par moments, que je volais, ainsi qu’une flamme subtile, dans l’airde la chambre, tandis qu’un étranger une masse informe reposaitinerte sur le lit. Cependant, j’aurais voulu que Marguerite refusâtles services de ce Simoneau. Je l’avais aperçu trois ou quatre foisdurant ma courte maladie. Il habitait une chambre voisine et semontrait très serviable. Mme Gabin nous avait raconté qu’il setrouvait simplement de passage à Paris, où il venait recueillird’anciennes créances de son père, retiré en province et mortdernièrement. C’était un grand garçon, très beau, très fort. Je ledétestais, peut-être parce qu’il se portait bien. La veille, ilétait encore entré, et j’avais souffert de le voir assis près deMarguerite. Elle était si jolie, si blanche à côté delui !

Et il l’avait regardée si profondément, pendant qu’elle luisouriait, en disant qu’il était bien bon de venir ainsi prendre demes nouvelles !

– Voici M. Simoneau, murmura Mme Gabin, qui rentrait.

Il poussa doucement la porte, et, dès qu’elle l’aperçut,Marguerite de nouveau éclata en larmes. La présence de cet ami, duseul homme qu’elle connût, réveillait en elle sa douleur. Iln’essaya pas de la consoler. Je ne pouvais le voir ; mais,dans les ténèbres qui m’enveloppaient, j’évoquais sa figure, et jele distinguais nettement, troublé, chagrin de trouver la pauvrefemme dans un tel désespoir. Et qu’elle devait être belle pourtant,avec ses cheveux blonds dénoués, sa face pâle, ses chères petitesmains d’enfant brûlantes de fièvre !

– Je me mets à votre disposition, madame, murmura Simoneau. Sivous voulez bien me charger de tout…

Elle ne lui répondit que par des paroles entrecoupées.

Mais, comme le jeune homme se retirait, Mme Gabin l’accompagna,et je l’entendis qui parlait d’argent, en passant près de moi. Celacoûtait toujours très cher ; elle craignait bien que la pauvrepetite n’eût pas un sou. En tout cas, on pouvait la questionner.Simoneau fit taire la vieille femme. Il ne voulait pas qu’ontourmentât Marguerite. Il allait passer à la mairie et commander leconvoi.

Quand le silence recommença, je me demandai si ce cauchemardurerait longtemps ainsi. Je vivais puisque je percevais lesmoindres faits extérieurs. Et je commençais à me rendre un compteexact de mon état. Il devait s’agir d’un de ces cas de catalepsiedont j’avais entendu parler.

Déjà, quand j’étais enfant, à l’époque de ma grande maladienerveuse, j’avais eu des syncopes de plusieurs heures.

Évidemment c’était une crise de cette nature qui me tenaitrigide, comme mort, et qui trompait tout le monde autour de moi.Mais le cœur allait reprendre ses battements, le sang circuleraitde nouveau dans la détente des muscles ; et je m’éveillerais,et je consolerais Marguerite. En raisonnant ainsi, je m’exhortai àla patience.

Les heures passaient. Mme Gabin avait apporté son déjeuner.Marguerite refusait toute nourriture. Puis, l’après-midi s’écoula.Par la fenêtre laissée ouverte, montaient les bruits de la rueDauphine. À un léger tintement du cuivre du chandelier sur lemarbre de la table de nuit, il me sembla qu’on venait de changer labougie. Enfin, Simoneau reparut.

– Eh bien ? lui demanda à demi-voix la vieille femme.

– Tout est réglé, répondit-il. Le convoi est pour demain onzeheures… Ne vous inquiétez de rien et ne parlez pas de ces chosesdevant cette pauvre femme.

Mme Gabin reprit quand même :

– Le médecin des morts n’est pas venu encore.

Simoneau alla s’asseoir près de Marguerite, l’encouragea, et setut. Le convoi était pour le lendemain onze heures : cette paroleretentissait dans mon crâne comme un glas. Et ce médecin qui nevenait point, ce médecin des morts, comme le nommait MmeGabin ! Lui, verrait bien tout de suite que j’étais simplementen léthargie. Il ferait le nécessaire, il saurait m’éveiller. Jel’attendais dans une impatience affreuse.

Cependant, la journée s’écoula. Mme Gabin, pour ne pas perdreson temps, avait fini par apporter ses abat-jour.

Même, après en avoir demandé la permission à Marguerite, ellefit venir Dédé, parce que, disait-elle, elle n’aimait guère laisserles enfants longtemps seuls.

– Allons, entre, murmura-t-elle en amenant la petite, et ne faispas la bête, ne regarde pas de ce côté, ou tu auras affaire àmoi.

Elle lui défendait de me regarder, elle trouvait cela plusconvenable. Dédé, sûrement, glissait des coups d’œil de temps àautre, car j’entendais sa mère lui allonger des claques sur lesbras. Elle lui répétait furieusement :

– Travaille, ou je te fais sortir. Et, cette nuit, le monsieurira te tirer les pieds.

Toutes deux, la mère et la fille, s’étaient installées devantnotre table. Le bruit de leurs ciseaux découpant les abat-jour meparvenait distinctement ; ceux-là, très délicats, demandaientsans doute un découpage compliqué, car elles n’allaient pas vite :je les comptais un à un, pour combattre mon angoissecroissante.

Et, dans la chambre, il n’y avait que le petit bruit desciseaux. Marguerite, vaincue par la fatigue, devait s’êtreassoupie. À deux reprises, Simoneau se leva. L’idée abominablequ’il profitait du sommeil de Marguerite, pour effleurer des lèvresses cheveux, me torturait. Je ne connaissais pas cet homme, et jesentais qu’il aimait ma femme. Un rire de la petite Dédé acheva dem’irriter.

– Pourquoi ris-tu, imbécile ? lui demanda sa mère. Je vaiste mettre sur le carré… Voyons, réponds, qu’est-ce qui te faitrire ?

L’enfant balbutiait. Elle n’avait pas ri, elle avait toussé.

Moi, je m’imaginais qu’elle devait avoir vu Simoneau se penchervers Marguerite, et que cela lui paraissait drôle.

La lampe était allumée, lorsqu’on frappa.

– Ah ! voici le médecin, dit la vieille femme.

C’était le médecin, en effet. Il ne s’excusa même pas de venirsi tard. Sans doute, il avait eu bien des étages à monter, dans lajournée. Comme la lampe éclairait très faiblement la chambre, ildemanda :

– Le corps est ici ?

– Oui, monsieur, répondit Simoneau.

Marguerite s’était levée, frissonnante. Mme Gabin avait mis Dédésur le palier, parce qu’un enfant n’a pas besoin d’assister àça ; et elle s’efforçait d’entraîner ma femme vers la fenêtre,afin de lui épargner un tel spectacle.

Pourtant, le médecin venait de s’approcher d’un pas rapide. Jele devinais fatigué, pressé, impatienté. M’avait-il touché lamain ? Avait-il posé la sienne sur mon cœur ? Je nesaurais le dire. Mais il me sembla qu’il s’était simplement penchéd’un air indifférent.

– Voulez-vous que je prenne la lampe pour vous éclairer ?offrit Simoneau avec obligeance.

– Non, inutile, dit le médecin tranquillement.

Comment ! inutile ! Cet homme avait ma vie entre lesmains, et il jugeait inutile de procéder à un examen attentif. Maisje n’étais pas mort ! j’aurais voulu crier que je n’étais pasmort !

– À quelle heure est-il mort ? reprit-il.

– À six heures du matin, répondit Simoneau.

Une furieuse révolte montait en moi, dans les liens terriblesqui me liaient. Oh ! ne pouvoir parler, ne pouvoir remuer unmembre !

Le médecin ajouta :

– Ce temps lourd est mauvais… Rien n’est fatigant comme cespremières journées de printemps.

Et il s’éloigna. C’était ma vie qui s’en allait. Des cris, deslarmes, des injures m’étouffaient, déchiraient ma gorge convulsée,où ne passait plus un souffle. Ah ! le misérable, dontl’habitude professionnelle avait fait une machine, et qui venait aulit des morts avec l’idée d’une simple formalité à remplir !Il ne savait donc rien, cet homme ! Toute sa science étaitajonc menteuse, puisqu’il ne pouvait d’un coup d’œil distinguer lavie de la mort ! Et il s’en allait, et il s’enallait !

– Bonsoir ; monsieur, dit Simoneau.

Il y eut un silence. Le médecin devait s’incliner devantMarguerite, qui était revenue, pendant que Mme Gabin fermait lafenêtre. Puis, il sortit de la chambre, j’entendis ses pas quidescendaient l’escalier.

Allons, c’était fini, j’étais condamné. Mon dernier espoirdisparaissait avec cet homme. Si je ne m’éveillais pas avant lelendemain onze heures, on m’enterrait vivant. Et cette pensée étaitsi effroyable, que je perdis conscience de ce qui m’entourait. Cefut comme un évanouissement dans la mort elle-même. Le dernierbruit qui me frappa fut le petit bruit des ciseaux de Mme Gabin etde Dédé. La veillée funèbre commençait. Personne ne parlait plus.Marguerite avait refusé de dormir dans la chambre de la voisine.Elle était là, couchée à demi au fond du fauteuil, avec son beauvisage pâle, ses yeux clos dont les cils restaient trempés delarmes ; tandis que, silencieux dans l’ombre, assis devantelle, Simoneau la regardait.

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