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La Muse du département

La Muse du département

d’ Honoré de Balzac

Mon cher Ferdinand, si les hasards (habent sua fata libelli) du monde littéraire font de ces lignes un long souvenir, ce sera certainement peu de chose en comparaison des peines que vous vous êtes données, vous le d’Hozier, le Chérin, le Roi d’armes des ETUDES DE MOEURS; vous à qui les Navarreins, les Cadignan, les Langeais, les Blamont-Chauvry, les Chaulieu, les d’Arthez, les d’Esgrignon, les Mortsauf, les Valois, les cent maisons nobles quiconstituent l’aristocratie de LA COMEDIE HUMAINE doivent leurs belles devises et leurs armoiries si spirituelles. Aussi L’ARMORIAL DES ETUDES DE MOEURS INVENTE PAR FERDINAND DE GRAMONT, GENTILHOMME,est-il une histoire complète du blason français, où vous n’avez rien oublié, pas même les armes de l’Empire, et que je conserverai comme un monument de patience bénédictine et d’amitié. Quelle connaissance du vieux langage féodal dans le: Pulchre sedens,meliùs agens! des Beauséant? dans le: Des partem leonis! des d’Espard? dans le: Ne se vend! des Vandenesse? Enfin, quelle coquetterie dans les mille détails de celle savante iconographie qui montrera jusqu’où la fidélité sera poussée dans mon entreprise,à laquelle vous, poète, vous aurez aidé

Votre vieil ami,

DE BALZAC.

Partie 1
L’avant-scène des grandes résolutions

Chapitre 1 Sancerre

Sur la lisière du Berry se trouve au bord de la Loire une ville qui par sa situation attire infailliblement l’oeil du voyageur.Sancerre occupe le point culminant d’une chaîne de petites montagnes, dernière ondulation des mouvements de terrain du Nivernais. La Loire inonde les terres au bas de ces collines, en y laissant un limon jaune qui les fertilise, quand il ne les ensable pas à jamais par une de ces terribles crues également familières à la Vistule, cette Loire du Nord. La montagne au sommet de laquelle sont groupées les maisons de Sancerre, s’élève à une assez grande distance du fleuve pour que le petit port de Saint-Thibault puisse vivre de la vie de Sancerre. Là s’embarquent les vins, là se débarque le merrain, enfin toutes les provenances de la haute et de la basse-Loire.

A l’époque où cette histoire eut lieu, le pont de Cosne et celuide Saint-Thibault, deux ponts suspendus, étaient construits. Lesvoyageurs venant de Paris à Sancerre par la route d’Italie netraversaient plus la Loire de Cosne à Saint-Thibault dans un bac,n’est-ce pas assez vous dire que le chassez-croisez de 1830 avaiteu lieu; car la maison d’Orléans a partout choyé les intérêtsmatériels, mais à peu près comme ces maris qui font des cadeaux àleurs femmes avec l’argent de la dot. Excepté la partie de Sancerrequi occupe le plateau, les rues sont plus ou moins en pente, et laville est enveloppée de rampes, dites les Grands Remparts, nom quivous indique assez les grands chemins de la ville. Au delà de cesremparts, s’étend une ceinture de vignobles. Le vin forme laprincipale industrie et le plus considérable commerce du pays quipossède plusieurs crus de vins généreux, pleins de bouquet, assezsemblables aux produits de la Bourgogne pour qu’à Paris les palaisvulgaires s’y trompent. Sancerre trouve donc dans les cabaretsparisiens une rapide consommation, assez nécessaire d’ailleurs àdes vins qui ne peuvent pas se garder plus de sept à huit ans.Au-dessous de la ville, sont assis quelques villages, Fontenay,Saint-Satur qui ressemblent à des faubourgs, et dont la situationrappelle les gais vignobles de Neufchâtel en Suisse. La ville aconservé quelques traits de son ancienne physionomie, ses rues sontétroites et pavées en cailloux pris au lit de la Loire. On y voitencore de vieilles maisons. La tour, ce reste de la force militaireet de l’époque féodale, rappelle l’un des sièges les plus terriblesde nos guerres de religion et pendant lequel nos calvinistes ontbien surpassé les farouches caméroniens de Walter Scott. La villede Sancerre, riche d’un illustre passé, veuve de sa puissancemilitaire, est en quelque sorte vouée à un avenir infertile, car lemouvement commercial appartient à la rive droite de la Loire. Larapide description que vous venez de lire prouve que l’isolement deSancerre ira croissant, malgré les deux ponts qui la rattachent àCosne, Sancerre, l’orgueil de la rive gauche, a tout au plus troismille cinq cents âmes, tandis qu’on en compte aujourd’hui plus desix mille à Cosne. Depuis un demi-siècle, le rôle de ces deuxvilles assises en face l’une de l’autre a complètement changé.Cependant l’avantage de la situation appartient à la villehistorique, où de toutes parts l’on jouit d’un spectacleenchanteur, où l’air est d’une admirable pureté, la végétationmagnifique, et où les habitants en harmonie avec cette riantenature sont affables, bons compagnons et sans puritanisme, quoiqueles deux tiers de la population soient restés calvinistes.

Chapitre 2Le sandinisme

Dans un pareil état de choses, si l’on subit les inconvénientsde la vie des petites villes, si l’on se trouve sous le coup decette surveillance officieuse qui fait de la vie privée une viequasi publique; en revanche, le patriotisme de localité, qui neremplacera jamais l’esprit de famille, se déploie à un haut degré.Aussi la ville de Sancerre est-elle très fière d’avoir vu naîtreune des gloires de la médecine moderne, Horace Bianchon, et unauteur du second ordre, Etienne Lousteau, l’un des feuilletonistesles plus distingués. L’arrondissement de Sancerre, choqué de sevoir soumis à sept ou huit grands propriétaires, les hauts baronsde l’élection, essaya de secouer le joug électoral de la Doctrine,qui en a. fait son bourg pourri . Cette conjuration de quelquesamours-propres froissés échoua par la jalousie que causait auxcoalisés l’élévation future d’un des conspirateurs. Quand lerésultat eut montré le vice radical de l’entreprise, on voulut yremédier en prenant pour champion du pays aux prochaines électionsl’un des deux hommes qui représentent glorieusement Sancerre àParis. Cette idée était extrêmement avancée pour la province, où,depuis 1830, la nomination des notabilités de clocher a fait detels progrès que les hommes d’Etat deviennent de plus en plus raresà la Chambre élective. Aussi ce projet, d’une réalisation assezhypothétique, fut-il conçu par la femme supérieure del’Arrondissement, dux femina facti, mais dans une pensée d’intérêtpersonnel. Cette pensée avait tant de racines dans le passé decette femme et embrassait si bien son avenir, que sans un vif etsuccinct récit de sa vie antérieure, on la comprendraitdifficilement. Sancerre s’enorgueillissait alors d’une femmesupérieure, longtemps incomprise, mais qui, vers 1836, jouissaitd’une assez jolie renommée départementale. Cette époque fut aussile moment où les noms des deux Sancerrois atteignirent, à Paris,chacun dans leur sphère, au plus haut degré l’un de la gloire,l’autre de la mode. Etienne Lousteau, l’un des collaborateurs desRevues, signait le feuilleton d’un journal à huit mille abonnés; etBianchon, déjà premier médecin d’un hôpital, officier de la Légiond’honneur et membre de l’Académie des sciences, venait d’obtenir sachaire. Si ce mot ne devait pas, pour beaucoup de gens, comporterune espèce de blâme, on pourrait dire que George Sand a créé lesandisme, tant il est vrai que, moralement parlant, le bien estpresque toujours doublé d’un mal. Cette lèpre sentimentale a gâtébeaucoup de femmes qui, sans leurs prétentions au génie, eussentété charmantes. Le sandisme a cependant cela de bon que la femmequi en est attaquée faisant porter ses prétendues supériorités surdes sentiments méconnus, elle est en quelque sorte le bas-bleu ducœur: il en résulte alors moins d’ennui, l’amour neutralisant unpeu la littérature. Or l’illustration de George Sand a eu pourprincipal effet de faire reconnaître que la France possède unnombre exorbitant de femmes supérieures, assez généreuses pourlaisser jusqu’à présent le champ libre à la petite-fille dumaréchal de Saxe. La femme supérieure de Sancerre demeurait à LaBaudraye, maison de ville et de campagne à la fois, située à dixminutes de la ville, dans le village ou, si vous voulez, lefaubourg de Saint-Satur. Les La Baudraye d’aujourd’hui, comme ilest arrivé pour beaucoup de maisons nobles, se sont substitués auxLa Baudraye dont le nom brille aux croisades et se mêle aux grandsévénements de l’histoire berruyère. Ceci veut une explication.

Chapitre 3Les Milaud

Sous Louis XIV, un certain échevin nommé Milaud, dont lesancêtres furent d’enragés calvinistes, se convertit lors de larévocation de l’édit de Nantes. Pour encourager ce mouvement dansl’un des sanctuaires du calvinisme, le roi nomma cettui Milaud à unposte élevé dans les Eaux et Forêts, lui donna des armes et letitre de Sire de La Baudraye en lui faisant présent du fief desvrais et vieux La Baudraye. Les héritiers du fameux capitaine LaBaudraye tombèrent, hélas! dans, l’un des pièges tendus auxhérétiques par les Ordonnances, et furent pendus, traitementindigne du grand roi. Sous Louis XV, Milaud de La Baudraye desimple écuyer, devint chevalier, et eut assez de crédit pour placerson fils cornette dans les mousquetaires. Le cornette mourut àFontenoy, laissant un enfant à qui le roi Louis XVI accorda plustard un brevet de fermier général, en mémoire du cornette mort surle champ de bataille. Ce financier, bel esprit occupé de charades,de bouts rimés, de bouquets à Chloris, vécut dans le beau monde,hanta la société du duc de Nivernois, et se crut obligé de suivrela noblesse en exil; mais il eut soin d’emporter ses capitaux.Aussi le riche émigré soutint-il alors plus d’une grande maisonnoble. Fatigué d’espérer et peut-être aussi de prêter, il revint àSancerre en 1800, et racheta La Baudraye par un sentimentd’amour-propre et de vanité nobiliaire explicable chez unpetit-fils d’échevin; mais qui sous le Consulat avait d’autantmoins d’avenir que l’ex-fermier général comptait peu sur sonhéritier pour continuer les nouveaux La Baudraye.Jean-Athanase-Polydore Milaud de La Baudraye, unique enfant dufinancier, né plus que chétif, était bien le fruit d’un sang épuiséde bonne heure par les plaisirs exagérés auxquels se livrent tousles gens riches qui se marient à l’aurore d’une vieillesseprématurée, et finissent ainsi par abâtardir les sommités sociales.Pendant l’émigration, madame de La Baudraye, jeune fille sansaucune fortune et qui fut épousée à cause de sa noblesse, avait eula patience d’élever cet enfant jaune et malingre auquel elleportait l’amour excessif que les mères ont dans le cœur pour lesavortons. La mort de cette femme, une demoiselle deCastéran-La-Tour, contribua beaucoup à la rentrée en France demonsieur de La Baudraye. Ce Lucullus des Milaud mourut en léguant àson fils le fief sans lods et ventes, mais orné de girouettes à sesarmes, mille louis d’or, somme assez considérable en 1802, et sescréances sur les plus illustres émigrés, contenues dans leportefeuille de ses poésies avec cette inscription: Vanitasvanitatum el omnia vanitas! Si le jeune La Baudraye vécut, il ledut à des habitudes d’une régularité monastique, à cette économiede mouvement que Fontenelle prêchait comme la religion desvalétudinaires, et surtout à l’air de Sancerre, à l’influence de cesite admirable d’où se découvre un panorama de quarante lieues dansle val de la Loire. De 1802 à 1815, le petit La Baudraye augmentason ex-fief de plusieurs clos, et s’adonna beaucoup à la culturedes vignes. Au début, la Restauration lui parut si chancelantequ’il n’osa pas trop aller à Paris y faire ses réclamations; maisaprès la mort de Napoléon il essaya de monnayer la poésie de sonpère, car il ne comprit pas la profonde philosophie accusée par cemélange des créances et des charades. Le vigneron perdit tant detemps à se faire reconnaître de messieurs les ducs de Navarreins etautres (telle était son expression), qu’il revint à Sancerre,appelé par ses chères vendanges, sans avoir rien obtenu que desoffres de services. La Restauration rendit assez de lustre à lanoblesse pour que La Baudraye désirât donner un sens à son ambitionen se donnant un héritier. Ce bénéfice conjugal lui paraissaitassez problématique; autrement, il n’eût pas tant tardé; mais, versla fin de 1823, en se voyant encore sur ses jambes à quarante-troisans, âge qu’aucun médecin, astrologue ou sage-femme n’eût osé luiprédire, il espéra trouver la récompense de sa vertu forcée.Néanmoins, son choix indiqua, relativement à sa chétiveconstitution, un si grand défaut de prudence qu’il fut impossible àla Malice provinciale de n’y pas voir un profond calcul.

Chapitre 4Dinah

A cette époque, Son Eminence Monseigneur l’archevêque de Bourgesvenait de convertir au catholicisme une jeune personne appartenantà l’une de ces familles bourgeoises qui furent les premiers appuisdu calvinisme, et qui, grâce à leur position obscure, ou à desaccommodements avec le ciel, échappèrent aux persécutions de LouisXIV. Artisans au XVIe siècle, les Piédefer, dont le nom révèle unde ces surnoms bizarres que se donnèrent les soldats de la Réforme,étaient devenus d’honnêtes drapiers. Sous le règne de Louis XVI,Abraham Piédefer fit de si mauvaises affaires, qu’il laissa vers1786, époque de sa mort, ses deux enfants dans un état voisin de lamisère. L’un des deux, Silas Piédefer partit pour les Indes enabandonnant le modique héritage à son aîné. Pendant la Révolution,Moïse Piédefer acheta des biens nationaux, abattit des abbayes etdes églises à l’instar de ses ancêtres, et se maria, chose étrange,avec une catholique, fille unique d’un conventionnel mort surl’échafaud. Cet ambitieux Piédefer mourut en 1819, laissant à safemme une fortune compromise par des spéculations agricoles, et unepetite fille de douze ans d’une beauté surprenante. Elevée dans lareligion calviniste, cette enfant. avait été nommée Dinah, suivantl’usage en vertu duquel les religionnaires prenaient leurs nomsdans la Bible pour n ‘avoir rien de commun avec les saints del’Eglise romaine. Mademoiselle Dinah Piédefer, mise par sa mèredans un des meilleurs pensionnats de Bourges, celui des demoisellesChamarolles, y devint aussi célèbre par les qualités de son espritque par sa beauté; mais elle s’y trouva primée par des jeunesfilles nobles, riches et qui devaient plus tard jouer dans le mondeun rôle beaucoup plus beau que celui d’une roturière dont la mèreattendait les résultats de la liquidation Piédefer. Après avoir sus’élever momentanément au-dessus de ses compagnes, Dinah voulutaussi se trouver de plain-pied avec elles dans la vie. Elle inventadonc d’abjurer le calvinisme, en espérant que le cardinalprotégerait sa conquête spirituelle et s’occuperait de son avenir.Vous pouvez juger déjà de la supériorité de mademoiselle Dinah qui,dès l’âge de dix sept ans, se convertissait uniquement parambition. L’archevêque imbu de l’idée que Dinah Piédefer devaitfaire l’ornement du monde, essaya de la marier. Toutes les famillesauxquelles s’adressa le prélat s’effrayèrent d’une fille douéed’une prestance de princesse, qui passait pour la plus spirituelledes jeunes personnes élevées chez les demoiselles de Chamarolles,et qui dans les solennités un peu théâtrales des distributions deprix, jouait toujours les premiers rôles. Assurément mille écus derente, que pouvait rapporter le domaine de La Hautoy indivis entrela fille et la mère, étaient peu de chose en comparaison desdépenses auxquelles les avantages personnels d’une créature sispirituelle entraînerait un mari.

Dès que le petit Polydore de La Baudraye apprit ces détails dontparlaient toutes les sociétés du département du Cher, il se rendità Bourges, au moment où madame Piédefer, dévote à grandes heuresétait à peu près déterminée ainsi que sa fille à prendre, selonl’expression du Berry, le premier chien coiffé venu. Si le cardinalfut très heureux de rencontrer monsieur de La Baudraye, monsieur deLa Baudraye fut encore plus heureux d’accepter une femme de la maindu cardinal. Le petit homme exigea de Son Eminence la promesseformelle de sa protection auprès du président du Conseil, à cettefin de palper les créances sur les ducs de Navarreins et autres ensaisissant leurs indemnités. Ce moyen parut un peu trop vif àl’habile ministre du pavillon Marsan, il fit savoir au vigneronqu’on s’occuperait de lui en temps et lieu. Chacun peut se figurerle tapage produit dans le Sancerrois par le mariage insensé demonsieur de La Baudraye.

– Cela s’explique, dit le président Boirouge, le petit hommeaurait, m’a-t-on dit, été très choqué d’avoir entendu, sur le Mail,le beau monsieur Milaud, le substitut de Nevers, disant à monsieurde Clagny en lui montrant les tourelles de La Baudraye: « Cela mereviendra! – Mais, a répondu notre procureur du roi, il peut semarier et avoir des enfants. – Ça lui est défendu! ». Vous pouvezimaginer la haine qu’un avorton comme le petit La Baudraye a dûvouer à ce colosse de Milaud.

Il existait à Nevers une branche roturière des Milaud quis’était assez enrichie dans le commerce de la coutellerie pour quele représentant de cette branche eût abordé la carrière duministère public, dans laquelle il fut protégé par feuMarchangy.

Chapitre 5Une manière de payer ses dettes

Peut-être convient-il d’écheniller cette histoire ou le moraljoue un grand rôle, des vils intérêts matériels dont se préoccupaitexclusivement monsieur de La Baudraye, en racontant avec brièvetéles résultats de ses négociations à Paris. Ceci d’ailleursexpliquera plusieurs parties mystérieuses de l’histoirecontemporaine, et les difficultés sous-jacentes que rencontraientles ministres pendant la Restauration, sur le terrain politique.Les promesses ministérielles eurent si peu de réalité que monsieurde La Baudraye se rendit à Paris au moment où le Cardinal y futappelé par la session des Chambres. Voici comment le duc deNavarreins, le premier créancier menacé par monsieur de LaBaudraye, se tira d’affaire. Le Sancerrois vit arriver un matin àl’hôtel de Mayence où il s’était logé rue Saint-Honoré, près de laplace Vendôme, un confident des ministres qui se connaissait enliquidations. Cet élégant personnage sorti d’un élégant cabrioletet vêtu de la façon la plus élégante fut obligé de monter au numéro37, c’est-à-dire au troisième étage, dans une petite chambre où ilsurprit le provincial se cuisinant au feu de sa cheminée une tassede café.

– Est-ce à monsieur Milaud de La Baudraye que j’ail’honneur…

– Oui, répondit le petit homme en se drapant dans sa robe dechambre.

Après avoir lorgné ce produit incestueux d’un ancien pardessuschiné de madame Piédefer et d’une robe de feu madame de LaBaudraye, le négociateur trouva l’homme, la robe de chambre et lepetit fourneau de terre où bouillait le lait dans une casserole defer-blanc si caractéristiques, qu’il jugea les finasseriesinutiles.

– Je parie, monsieur, dit-il audacieusement, que vous dînez àquarante sous chez Hurbain, au Palais-Royal.

– Et pourquoi?…

– Oh! je vous reconnais pour vous y avoir vu, répliqua leParisien en gardant son sérieux. Tous les créanciers des princes ydînent. Vous savez qu’on trouve à peine dix pour cent des créancessur les plus grands seigneurs… Je ne vous donnerais pas cinq pourcent d’une créance sur le feu duc d’Orléans… et même sur… (ilbaissa la voix) sur Monsieur…

– Vous venez m’acheter mes titres… dit le vigneron qui se crutspirituel.

– Acheter!… fit le négociateur, pour qui me prenez-vous?… Jesuis monsieur des Lupeaulx, maître des requêtes, secrétaire généraldu ministère, et je viens vous proposer une transaction.

– Laquelle?

– Vous n’ignorez pas, monsieur, la position de votredébiteur…

– De mes débiteurs…

– Hé! bien, monsieur, vous connaissez la situation de vosdébiteurs, ils sont dans les bonnes grâces du roi, mais ils sontsans argent, et obligés à une grande représentation … Vousn’ignorez pas les difficultés de la politique: l’aristocratie est àreconstruire, en présence d’un Tiers Etat formidable. La pensée duroi, que la France juge très mal, est de créer dans la pairie uneinstitution nationale, analogue à celle de l’Angleterre. Pourréaliser cette grande pensée, il nous faut des années et desmillions… Noblesse oblige, le duc de Navarreins, qui, vous lesavez, est premier gentilhomme de la Chambre, ne nie pas sa dette,mais il ne peut pas… (soyez raisonnable! jugez la politique! Noussortons de l’abîme des révolutions. Vous êtes noble aussi!) donc ilne peut pas vous payer…

– Monsieur…

– Vous êtes vif, dit des Lupeaulx, écoutez?… il ne peut pas vouspayer en argent; hé! bien, en homme d’esprit que vous êtes,payez-vous en faveurs… royales ou ministérielles.

– Quoi, mon père aura donné en 1793, cent mille…

– Mon cher monsieur, ne récriminez pas! Ecoutez une propositiond’arithmétique politique : la recette de Sancerre est vacante, unancien payeur général des armées y a droit, mais il n’a pas dechances; vous avez des chances et vous n’y avez aucun droit; vousobtiendrez la recette. Vous exercerez pendant un trimestre, vousdonnerez votre démission et monsieur Gravier vous donnera vingtmille francs. De plus, vous serez décoré de l’ordre royal de laLégion d’honneur.

– C’est quelque chose, dit le vigneron beaucoup plus appâté parla somme que par le ruban.

– Mais, reprit des Lupeaulx, vous reconnaîtrez les bontés de SonExcellence en rendant à Sa Seigneurie le duc de Navarreins tous vostitres…

Le vigneron revint à Sancerre en qualité de receveur desContributions. Six mois après il fut remplacé par monsieur Gravier,qui passait pour l’un des hommes les plus aimables de la Financesous l’Empire et qui naturellement fut présenté par monsieur de LaBaudraye à sa femme. Dès qu’il ne fut plus receveur, monsieur de LaBaudraye revint à Paris s’expliquer avec d’autres débiteurs. Cettefois, il fut nommé référendaire au Sceau, baron, et officier de laLégion d’honneur. Après avoir vendu la charge de référendaire auSceau, le baron de La Baudraye fit quelques visites à ses derniersdébiteurs, et reparut à Sancerre avec le titre de maître desrequêtes, avec une place de commissaire du roi près d’une compagnieanonyme établie en Nivernais, aux appointements de six millefrancs, une vraie sinécure. Le bonhomme La Baudraye, qui passa pouravoir fait une folie, financièrement parlant, fit donc uneexcellente affaire en épousant sa femme. Grâce à sa sordideéconomie, à l’indemnité qu’il reçut pour les biens de son pèrenationalement vendus en 1793, le petit homme réalisa, vers 1827, lerêve de toute sa vie! En donnant quatre cent mille francs comptantet prenant des engagements qui le condamnaient à vivre pendant sixans, selon son expression, de l’air du temps, il put acheter, surles bords de la Loire, à deux lieues au-dessus de Sancerre, laterre d’Anzy dont le magnifique château bâti par Philibert de Lormeest l’objet de la juste admiration des connaisseurs et qui, depuiscinq cents ans appartenait à la maison d’Uxelles. Il fut enfincompté parmi les grands propriétaires du pays! Il n’est pas sûr quela joie causée par l’érection d’un majorat composé de la terred’Anzy, du fief de La Baudraye et du domaine de La Hautoy, en vertude lettres patentes en date de décembre 1829, ait compensé leschagrins de Dinah qui se vit alors réduite à une secrète indigencejusqu’en 1835. Le prudent La Baudraye ne permit pas à sa femmed’habiter Anzy ni d’y faire le moindre changement, avant le dernierpaiement du prix. Ce coup d’oeil sur la politique du premier baronde La Baudraye explique l’homme en entier. Ceux à qui les maniesdes gens de province sont familières reconnaîtront en lui lapassion de la terre, passion dévorante, passion exclusive, espèced’avarice étalée au soleil, et qui souvent mène à la ruine par undéfaut d’équilibre entre les intérêts hypothécaires et les produitsterritoriaux. Les gens qui, de 1802 à 1827, se moquaient du petitLa Baudraye en le voyant trottant à Saint-Thibault et s’y occupantde ses affaires avec l’âpreté d’un bourgeois vivant de sa vigne,ceux qui ne comprenaient pas son dédain de la faveur à laquelle ilavait dû ses places aussitôt quittées qu’obtenues, eurent enfin lemot de l’énigme quand ce formicaléo sauta sur sa proie, après avoirattendu le moment où les prodigalités de la duchesse deMaufrigneuse amenèrent la vente de cette terre magnifique.

Madame Piédefer vint vivre avec sa fille. Les fortunes réuniesde monsieur de La Baudraye et de sa belle-mère, qui s’étaitcontentée d’une rente viagère de douze cents francs en abandonnantà son gendre le domaine de La Hautoy, composèrent un revenu visibled’environ quinze mille francs.

Chapitre 6Comment une femme devient supérieure à bon marché

Pendant les premiers jours de son mariage, Dinah obtint deschangements qui rendirent La Baudraye une maison très agréable.Elle fit un jardin anglais d’une cour immense en y abattant descelliers, des pressoirs et des communs ignobles. Elle ménageaderrière le manoir, petite construction à tourelles et à pignonsqui ne manquait pas de caractère, un second jardin à massifs, àfleurs, à gazon, et le sépara des vignes par un mur qu’elle cachasous des plantes grimpantes. Enfin elle introduisit dans la vieintérieure autant de comfort que l’exiguïté des revenus le permit.Pour ne pas se laisser dévorer par une jeune personne aussisupérieure que Dinah paraissait l’être, monsieur de La Baudraye eutl’adresse de se taire sur les recouvrements qu’il faisait à Paris.Ce profond secret gardé sur ses intérêts donna je ne sais quoi demystérieux à son caractère, et le grandit aux yeux de sa femmependant les premières années de son mariage, tant le silence a demajesté!… Les changements opérés à La Baudraye inspirèrent un désird’autant plus vif de voir la jeune mariée, que Dinah ne voulut passe montrer, ni recevoir, avant d’avoir conquis toutes ses aises,étudié le pays, et surtout le silencieux La Baudraye. Quand, parune matinée de Printemps, en 1825, on vit, sur le Mail, la bellemadame de La Baudraye en robe de velours bleu, sa mère en robe develours noir, une grande clameur s’éleva dans Sancerre. Cettetoilette confirma la supériorité de cette jeune femme, élevée dansla capitale du Berry. On craignit, en recevant ce phénix berruyer,de ne pas dire des choses assez spirituelles, et naturellement onse gourma devant madame de La Baudraye qui produisit une espèce deterreur parmi la gent femelle. Lorsqu’on admira dans le salon de LaBaudraye un tapis façonné comme un cachemire, un meuble Pompadour àbois dorés, des rideaux de brocatelle aux fenêtres, et sur unetable ronde un cornet japonais plein de fleurs au milieu dequelques livres nouveaux; lorsqu’on entendit la belle Dinah jouantà livre ouvert sans exécuter la moindre cérémonie pour se mettre aupiano, l’idée qu’on se faisait de sa supériorité prit de grandesproportions. Pour ne jamais se laisser gagner par l’incurie et parle mauvais goût, Dinah avait résolu de se tenir au courant desmodes et des moindres révolutions du luxe en entretenant une activecorrespondance avec Anna Grossetête, son amie de cœur au pensionnatChamarolles. Fille unique du receveur général de Bourges, Anna,grâce à sa fortune, avait épousé le troisième fils du comte deFontaine. Les femmes, en venant à La Baudraye, y furent alorsconstamment blessées par la priorité que Dinah sut s’attribuer enfait de modes; et, quoi qu’elles fissent, elles se virent toujoursen arrière, ou, comme disent les amateurs de courses, distancées.Si toutes ces petites choses causèrent une maligne envie chez lesfemmes de Sancerre, la conversation et l’esprit de Dinahengendrèrent une véritable aversion. Dans le désir d’entretenir sonintelligence au niveau du mouvement parisien, madame de La Baudrayene souffrit chez personne ni propos vides, ni galanterie arriérée,ni phrases sans valeur; elle se refusa net au clabaudage despetites nouvelles, à cette médisance de bas étage qui fait le fondde la langue en province, Aimant à parler des découvertes dans lascience ou dans les arts, des œuvres fraîchement écloses authéâtre, en poésie, elle parut remuer des pensées en remuant lesmots à la mode.

L’abbé Duret, curé de Sancerre, vieillard de l’ancien clergé deFrance, homme de bonne compagnie à qui le jeu ne déplaisait pas,n’osait se livrer à son penchant dans un pays aussi libéral queSancerre, il fut donc très heureux de l’arrivée de madame de LaBaudraye, avec laquelle il s’entendit admirablement. Lesous-préfet, un vicomte de Chargebœuf, fut enchanté de trouver dansle salon de madame de La Baudraye une espèce d’oasis où l’onfaisait trêve à la vie de province. Quant à monsieur de Clagny, leprocureur du roi, son admiration pour la belle Dinah le cloua dansSancerre. Ce passionné magistrat refusa tout avancement, et se mità aimer pieusement cet ange de grâce et de beauté. C’était un grandhomme sec, à figure patibulaire ornée de deux yeux terribles, àorbites charbonnées, surmontées de deux sourcils énormes, et dontl’éloquence, bien différente de son amour, ne manquait pas demordant. Monsieur Gravier était un petit homme gros et gras qui,sous l’Empire, chantait admirablement la romance, et qui dut à cetalent le poste éminent de payeur-général d’armée. Mêlé à de grandsintérêts en Espagne avec certains généraux en chef appartenantalors à l’opposition, il sut mettre à profit ces liaisonsparlementaires auprès du ministre, qui, par égard à sa positionperdue, lui promit la recette de Sancerre, et finit par la luilaisser acheter. L’esprit léger, le ton du temps de l’Empires’était alourdi chez monsieur Gravier, il ne comprit pas ou nevoulut pas comprendre la différence énorme qui sépara les mœurs dela Restauration de celles de l’Empire; mais il se croyait biensupérieur à monsieur de Clagny, sa tenue était de meilleur goût, ilsuivait les modes, il se montrait en gilet jaune, en pantalon gris,en petites redingotes serrées, il avait au cou des cravates desoieries à la mode ornées de bagues à diamants, tandis que leprocureur du roi ne sortait pas de l’habit, du pantalon et du giletnoirs, souvent râpés.

Ces quatre personnages s’extasièrent, les premiers, surl’instruction, le bon goût, la finesse de Dinah, et la proclamèrentune femme de la plus haute intelligence. Les femmes se dirent alorsentre elles: « Madame de la Baudraye doit joliment se moquer denous…  » Cette opinion, plus ou moins juste, eut pour résultatd’empêcher les femmes d’aller à La Baudraye. Atteinte et convaincuede pédantisme parce qu’elle parlait correctement; Dinah futsurnommée la Sapho de Saint-Satur. Chacun finit par se moquereffrontément des prétendues grandes qualités de celle qui devintainsi l’ennemie des Sancerroises. Enfin on alla jusqu’à nier unesupériorité, purement relative d’ailleurs, qui relevait lesignorances et ne leur pardonnait point. Quand tout le monde estbossu, la belle taille devient la monstruosité; Dinah fut doncregardée comme monstrueuse et dangereuse, et le désert se fitautour d’elle. Etonnée de ne voir les femmes, malgré ses avances,qu’à de longs intervalles et pendant des visites de quelquesminutes, Dinah demanda la raison de ce phénomène à monsieur deClagny.

– Vous êtes une femme trop supérieure pour que les autres femmesvous aiment, répondit le procureur du roi.

Monsieur Gravier, que la pauvre délaissée interrogea, se fiténormément prier pour lui dire: « Mais, belle dame, vous ne vouscontentez pas d’être charmante, vous avez de l’esprit, vous êtesinstruite, vous êtes au fait de tout ce qui s’écrit, vous aimez lapoésie, vous êtes musicienne, et vous avez une conversationravissante: les femmes ne pardonnent pas tant de supériorités!… »

Les hommes dirent à monsieur de La Baudraye: « Vous qui avez unefemme supérieure, vous êtes bien heureux…  » Et il finit par dire: »Moi qui ai une femme supérieure, je suis bien, etc. »

Madame Piédefer, flattée dans sa fille, se permit aussi de diredes choses dans ce genre: « Ma fille, qui est une femme trèssupérieure, écrivait hier à madame de Fontaine telles, telleschoses ».

Pour qui connaît le monde, la France, Paris, n’est-il pas vraique beaucoup de célébrités se sont établies ainsi?

Chapitre 7Où le caractère de La Baudraye commence à se dessiner

Au bout de deux ans, vers la fin de l’année 1285, Dinah LaBaudraye fut accusée de ne vouloir recevoir que des hommes; puis onlui fit un crime de son éloignement pour les femmes. Pas une de sesdémarches, même la plus indifférente, ne passait sans êtrecritiquée, ou dénaturée. Après avoir fait tous les sacrificesqu’une femme bien élevée pouvait faire, et avoir mis les procédésde son côté, madame de La Baudraye eut le tort de répondre à unefausse amie qui vint déplorer son isolement: « J’aime mieux monécuelle vide que rien dedans! » Cette phrase produisit des effetsterribles dans Sancerre, et fut, plus tard, cruellement retournéecontre la Sapho de Saint-Satur, quand, en la voyant sans enfantsaprès cinq ans de mariage, on se moqua du petit La Baudraye. Pourfaire comprendre cette plaisanterie de province, il est nécessairede rappeler au souvenir de ceux qui l’ont connu, le bailli deFerrette, de qui l’on disait qu’il était l’homme le plus courageuxde l’Europe parce qu’il osait marcher sur ses deux jambes, et qu’onaccusait aussi de mettre du plomb dans ses souliers, pour ne pasêtre emporté par le vent: Monsieur de La Baudraye, petit hommejaune et quasi diaphane, eût été pris par le duc d’Hérouville pourpremier gentilhomme de sa chambre, si le grand écuyer de France eûtété quelque peu grand duc de Bade. Monsieur de La Baudraye, dontles jambes étaient si grêles qu’il mettait par décence de fauxmollets, dont les cuisses ressemblaient au bras d’un homme bienconstitué, dont le torse figurait assez bien le corps d’unhanneton, eût été pour le duc d’Hérouville une flatterieperpétuelle. En marchant, le petit vigneron retournait souvent sesmollets sur le tibia, tant il en faisait peu mystère, et remerciaitceux qui l’avertissaient de ce léger contresens. Il conserva lesculottes courtes, les bas de soie noirs et le gilet blanc jusqu’en1824. Après son mariage, il porta des pantalons bleus et des bottesà talons, ce qui fit dire à tout Sancerre qu’il s’était donné deuxpouces pour atteindre au menton de sa femme. On lui vit pendant dixans la même petite redingote vert bouteille à grands boutons demétal blancs, et une cravate noire qui faisait ressortir sa figurefroide et chafouine, éclairée par des yeux d’un gris bleu, fins etcalmes comme des yeux de chat. Doux comme tous les gens qui suiventun plan de conduite, il paraissait rendre sa femme très heureuse enayant l’air de ne jamais la contrarier, il lui laissait la parole,et se contentait d’agir avec la lenteur, mais avec la ténacité d’uninsecte. Adorée pour sa beauté sans rivale, admirée pour son espritpar les hommes les plus comme il faut de Sancerre, Dinah entretintcette admiration par des conversations auxquelles, dit-on plustard, elle se préparait. En se voyant écoutée avec extase, elles’habitua par degrés à s’écouter aussi, prit plaisir à pérorer, etfinit par regarder ses amis comme autant de confidents de tragédiedestinés à lui donner la réplique. Elle se procura d’ailleurs unefort belle collection de phrases et d’idées, soit par ses lectures,soit en s’assimilant les pensées de ses habitués, et devint ainsiune espèce de serinette dont les airs partaient dès qu’un accidentde la conversation en accrochait la détente. Altérée de savoir,rendons-lui cette justice, Dinah lut jusqu’à des livres demédecine, de statistique, de science, de jurisprudence; car elle nesavait à quoi employer ses matinées, après avoir passé ses fleursen revue et donné ses ordres au jardinier. Douée d’une bellemémoire, et de ce talent avec lequel certaines femmes se servent dumot propre, elle pouvait parler sur toute chose avec la luciditéd’un style étudié. Aussi, de Cosne, de La Charité, de Nevers sur larive droite, et de Léré, de Vailly, d’Argent, de Blancafort,d’Aubigny sur la rive gauche, venait-on se faire présenter à madamede La Baudraye, comme en Suisse on se faisait présenter à madame deStaël. Ceux qui n’entendaient qu’une seule fois les airs de cettetabatière suisse, s’en allaient étourdis et disaient de Dinah deschoses merveilleuses qui rendirent les femmes jalouses à dix lieuesà la ronde. Il existe dans l’admiration qu’on inspire, ou dansl’action d’un rôle joué je ne sais quelle griserie morale qui nepermet pas à la critique d’arriver à l’idole. Une atmosphèreproduite peut-être par une constante dilatation nerveuse fait commeun nimbe à travers lequel on voit le monde au-dessous de soi.Comment expliquer autrement la perpétuelle bonne foi qui préside àtant de nouvelles représentations des mêmes effets, et lacontinuelle méconnaissance du conseil que donnent ou les enfants siterribles pour leurs parents, ou les maris si familiarisés avec lesinnocentes roueries de leurs femmes! Monsieur de La Baudraye avaitla candeur d’un homme qui déploie un parapluie aux premièresgouttes tombées. Quand sa femme entamait la question de la traitedes nègres, ou l’amélioration du sort des forçats il prenait sapetite casquette bleue et s’évadait sans bruit avec la certitude depouvoir aller à Saint-Thibault surveiller une livraison depoinçons, et revenir une heure après en retrouvant la discussion àpeu près mûrie. S’il n’avait rien à faire, il allait se promenersur le Mail d’où se découvre l’admirable panorama de la vallée dela Loire, et prenait un bain d’air pendant que sa femme exécutaitune sonate de paroles et des duos de dialectique.

Chapitre 8Conduite exemplaire des amants de Dinah

Une fois posée en femme supérieure, Dinah voulut donner desgages visibles de son amour pour les créations les plusremarquables de l’Art, elle s’associa vivement aux idées de l’écoleromantique en comprenant dans l’Art, la poésie et la peinture, lapage et la statue, le meuble et l’opéra. Ainsi devint-ellemoyen-âgiste. Elle s’enquit aussi des curiosités qui pouvaientdater de la Renaissance, et fit de ses fidèles autant decommissionnaires dévoués. Elle acquit ainsi, dans les premiersjours de son mariage, le mobilier des Rouget à Isoudun, lors de lavente qui eut lieu vers le commencement de 1824. Elle acheta defort belles choses en Nivernais et dans la Haute-Loire. Auxétrennes, ou le jour de sa fête, ses amis ne manquaient jamais àlui offrir quelques raretés. Ces fantaisies trouvèrent grâce auxyeux de monsieur de La Baudraye, il eut l’air de sacrifier quelquesécus au goût de sa femme, mais, en réalité, l’homme aux terressongeait à son château d’Anzy. Ces antiquités coûtaient alorsbeaucoup moins que des meubles modernes. Au bout de cinq ou sixans, l’antichambre, la salle à manger, les deux salons et leboudoir que Dinah s’était arrangés au rez-de-chaussée de LaBaudraye, tout, jusqu’à la cage de l’escalier, regorgea dechefs-d’œuvre triés dans les quatre départements environnants. Cetentourage, qualifié d’étrange dans le pays, fut en harmonie avecDinah. Ces merveilles sur le point de revenir à la mode frappaientl’imagination des gens présentés, ils s’attendaient à desconceptions bizarres et ils trouvaient leur attente surpassée envoyant à travers un monde de fleurs ces catacombes de vieilleriesdisposées comme chez feu du Sommerard, cet Old Mortality desmeubles! Ces trouvailles étaient d’ailleurs autant de ressorts qui,sur une question, faisaient jaillir des tirades sur Jean Goujon,sur Michel Columb, sur Germain Pilon, sur Boulle, sur Van Huysium,sur Boucher, ce grand peintre berrichon; sur Clodion le sculpteuren bois, sur les placages vénitiens, sur Brustolone, ténor italien,le Michel-Ange du chêne vert; sur les treizième, quatorzième,quinzième, seizième et dix-septième siècles, sur les émaux deBernard de Palissy, sur ceux de Petitot, sur les gravuresd’Albrecht Dürer (elle prononçait Dur), sur les vélins enluminés,sur le gothique fleuri, flamboyant, orné, pur, à renverser lesvieillards et à enthousiasmer les jeunes gens.

Animée du désir de vivifier Sancerre, madame de La Baudrayetenta d’y former une société dite littéraire. Le président dutribunal, monsieur Boirouge, qui se trouvait alors sur les bras unemaison à jardin provenant de la succession Popinot-Chandier,favorisa la création de cette société. Ce rusé magistrat vints’entendre sur les statuts avec madame de La Baudraye, il voulutêtre un des fondateurs, et loua sa maison pour quinze ans à lasociété littéraire. Dès la seconde année, on y jouait aux dominos,au billard, à la bouillotte, en buvant du vin chaud sucré, du punchet des liqueurs. On y fit quelques petits soupers fins, et l’on ydonna des bals masqués au carnaval. En fait de littérature, on ylut les journaux, l’on y parla politique, et l’on y causad’affaires. Monsieur de La Baudraye y allait assidûment, à cause desa femme, disait-il plaisamment.

Ces résultats navrèrent cette femme supérieure, qui désespéra deSancerre, et concentra dès lors dans son salon tout l’esprit dupays. Néanmoins, malgré la bonne volonté de messieurs deChargebœuf, Gravier, de Clagny, de l’abbé Duret, des premier etsecond substituts, d’un jeune médecin, d’un jeune juge-suppléant,aveugles admirateurs de Dinah, il y eut des moments où, de guerrelasse, on se permit des excursions dans le domaine des agréablesfutilités qui composent le fonds commun des conversations du monde.Monsieur Gravier appelait cela: passer du grave au doux. Le whistde l’abbé Durer faisait une utile diversion aux quasi-monologues dela divinité. Les trois rivaux, fatigués de tenir leur esprit tendusur des discussions de l’ordre le plus élevé, car ilscaractérisaient ainsi leurs conversations, mais n’osant témoignerla moindre satiété, se tournaient parfois d’un air câlin vers levieux prêtre. – Monsieur le curé meurt d’envie de faire sa petitepartie, disaient-ils. Le spirituel curé se prêtait assez bien àl’hypocrisie de ses complices, il résistait, il s’écriait: « Nousperdrions trop à ne pas écouter notre belle inspirée! » Et ilstimulait la générosité de Dinah qui finissait par avoir pitié deson cher curé. Cette manœuvre hardie inventée par le sous-préfetfut pratiquée avec tant d’astuce que Dinah ne soupçonna jamaisl’évasion de ses forçats dans le préau de la table à jouer: on luilaissait alors le jeune substitut ou le médecin à gehenner. Unjeune propriétaire, le dandy de Sancerre, perdit les bonnes grâcesde Dinah pour quelques imprudentes démonstrations. Après avoirsollicité l’honneur d’être admis dans ce cénacle, en se flattantd’en enlever la fleur aux autorités constituées qui la cultivaient,il eut le malheur de bâiller pendant une explication que Dinahdaignait lui donner, pour la quatrième fois il est vrai, de laphilosophie de Kant. Monsieur de la Thaumassière, le petit-fils del’historien de Berry, fut regardé comme un homme complètementdépourvu d’intelligence et d’âme.

Les trois amoureux en titre se soumettaient à ces exorbitantesdépenses d’esprit et d’attention dans l’espoir du plus doux destriomphes, au moment où Dinah s’humaniserait, car aucun d’eux n’eutl’audace de penser qu’elle perdrait son innocence conjugale avantd’avoir perdu ses illusions. En 1826, époque à laquelle Dinah sevit entourée d’hommages, elle atteignait à sa vingtième année, etl’abbé Duret la maintenait dans une espèce de ferveur catholique;les adorateurs de Dinah se contentaient donc de l’accabler depetits soins, ils la comblaient de services, d’attentions, heureuxd’être pris pour les chevaliers d’honneur de cette reine par lesgens présentés qui passaient une ou deux soirées à La Baudraye.

– Madame de La Baudraye est un fruit qu’il faut laisser mûrir,telle était l’opinion de monsieur Gravier qui attendait.

Quant au magistrat, il écrivait des lettres de quatre pagesauxquelles Dinah répondait par des paroles calmantes en tournantaprès le dîner autour de son boulingrin, en s’appuyant sur le brasde son adorateur. Gardée par ces trois passions, madame de LaBaudraye, d’ailleurs accompagnée de sa dévote mère, évita tous lesmalheurs de la médisance. Il fut si patent dans Sancerre qu’aucunde ces trois hommes n’en laissait un seul près de madame de LaBaudraye que leur jalousie y donnait la comédie. Pour aller de laPorte-César à Saint-Thibault, il existe un chemin beaucoup pluscourt que celui des Grands-Remparts, et que dans les pays demontagnes on appelle une coursière, mais qui se nomme à Sancerre leCasse-cou. Ce nom indique assez un sentier tracé sur la pente laplus roide de la montagne, encombré de pierres et encaissé par lestalus des clos de vignes. En prenant le Casse-cou, l’on abrège laroute de Sancerre à La Baudraye. Les femmes, jalouses de la Saphode Saint-Satur, se promenaient sur le Mail pour regarder ceLongchamp des autorités, que souvent elles arrêtaient en engageantdans quelque conversation tantôt le sous-préfet, tantôt leprocureur du roi qui donnaient alors les marques d’une visibleimpatience ou d’une impertinente distraction. Comme du Mail ondécouvre les tourelles de La Baudraye, plus d’un jeune homme yvenait contempler la demeure de Dinah en enviant le privilège desdix ou douze habitués qui passaient la soirée auprès de la reine duSancerrois. Monsieur de La Baudraye eut bientôt remarquél’ascendant que sa qualité de mari lui donnait sur les galants desa femme, et il se servit d’eux, avec la plus entière candeur, ilobtint des dégrèvements de contribution, et gagna deux procillons.Dans tous ses litiges, il fit pressentir l’autorité du procureur duroi de manière à ne plus se rien voir contester, et il étaitdifficultueux et processif en affaires comme tous les nains, maistoujours avec douceur.

Néanmoins, plus l’innocence de madame de La Baudraye éclatait,moins sa situation devenait possible aux yeux curieux des femmes.Souvent, chez la présidente Boirouge, les dames d’un certain âgediscutaient pendant des soirées entières, entre elles bien entendu,sur le ménage La Baudraye. Toutes pressentaient un de ces mystèresdont le secret intéresse vivement les femmes à qui la vie estconnue. Il se jouait en effet à La Baudraye une de ces longues etmonotones tragédies conjugales, qui demeureraient éternellementinconnues, si l’avide scalpel du dix-neuvième siècle n’allait pas,conduit par la nécessité de trouver du nouveau, fouiller les coinsles plus obscurs du cœur, ou, si vous voulez, ceux que la pudeurdes siècles précédents avait respectés. Et ce drame domestiqueexplique assez bien la vertu de Dinah pendant les premières annéesde son mariage.

Chapitre 9Intérieur de beaucoup de ménages

Une jeune fille dont les succès au pensionnat Chamarollesavaient eu l’orgueil pour ressort, dont le premier calcul avait étérécompensé par une première victoire, ne devait pas s’arrêter en sibeau chemin. Quelque chétif que parût être monsieur de La Baudraye,il fut, pour mademoiselle Dinah Piédefer, un parti vraimentinespéré. Quelle pouvait être l’arrière-pensée de ce vigneron, ense mariant à quarante-quatre ans avec une jeune fille de dix-septans, et quel parti sa femme pouvait-elle tirer de lui? Tel fut lepremier texte des méditations de Dinah. Le petit homme trompaperpétuellement l’observation de sa femme. Ainsi, tout d’abord, illaissa prendre les deux précieux hectares perdus en agrément autourde La Baudraye, et il donna presque généreusement les sept à huitmille francs nécessaires aux arrangements intérieurs dirigés parDinah qui put acheter à Issoudun le mobilier Rouget, etentreprendre chez elle le système de ses décorations Moyen Age,Louis XIV et Pompadour. La jeune mariée eut alors peine à croireque monsieur de La Baudraye fût avare, comme on le lui disait, ouelle put penser avoir conquis un peu d’ascendant sur lui. Cetteerreur dura dix-huit mois. Après le second voyage de monsieur de LaBaudraye à Paris, Dinah reconnut chez lui la froideur polaire desavares de province en tout ce qui concernait l’argent. A lapremière demande de capitaux, elle joua la plus gracieuse de cescomédies dont le secret vient d’Eve; mais le petit homme expliquanettement à sa femme qu’il lui donnait deux cents francs par moispour sa dépense personnelle, qu’il servait douze cents francs derente viagère à madame Piédefer pour le domaine de La Hautoy,qu’ainsi les mille écus de la dot étaient dépassés d’une somme dedeux cents francs par an. – Je ne vous parle pas des dépenses denotre maison, dit-il en terminant, je vous laisse offrir desbrioches et du thé le soir à vos amis, car il faut que vous vousamusiez; mais, moi qui ne dépensais pas quinze cents francs par anavant mon mariage, je dépense aujourd’hui six mille francs, ycompris les impositions, les réparations, et c’est un peu trop, euégard à la nature de nos biens. Un vigneron n’est jamais sûr que desa dépense: les façons, les impôts, les tonneaux; tandis que làrecette dépend d’un coup de soleil ou d’une gelée. Les petitspropriétaires, comme nous, dont les revenus sont loin d’être fixes,doivent tabler sur leur minimum, car ils n’ont aucun moyen deréparer un excédent de dépense ou une perte. Que deviendrions-nous,si un marchand de vin faisait faillite? Aussi, pour moi, desbillets à toucher sont-ils des feuilles de chou. Pour vivre commenous vivons, nous devons donc avoir sans cesse une année de revenusdevant nous, et ne compter que sur les deux tiers de nosrentes.

Il suffit d’une résistance quelconque pour qu’une femme désirela vaincre, et Dinah se heurta contre une âme de bronze cotonnéedes manières les plus douces. Elle essaya d’inspirer des crainteset de la jalousie à ce petit homme, mais elle le trouva cantonnédans la tranquillité la plus insolente. Il quittait Dinah pouraller à Paris, avec la certitude qu’aurait eue Médor de la fidélitéd’Angélique. Quand elle se fit froide et dédaigneuse, pour piquerau vif cet avorton par le mépris que les courtisanes emploientenvers leurs protecteurs et qui agit sur eux avec la précisiond’une vis de pressoir, monsieur de La Baudraye attacha sur sa femmeses yeux fixes comme ceux d’un chat qui, devant un troubledomestique, attend la menace d’un coup avant de quitter la place.L’espèce d’inquiétude inexplicable qui perçait à travers cettemuette indifférence épouvanta presque cette jeune femme de vingtans, elle ne comprit pas tout d’abord l’égoïste tranquillité de cethomme comparable à un pot fêlé, qui, pour vivre, avait réglé lesmouvements de son existence avec la précision fatale que leshorlogers donnent à leurs pendules. Aussi le petit hommeéchappait-il sans cesse à sa femme, elle le combattait toujours àdix pieds au-dessus de la tête. Il est plus facile de comprendreque de dépeindre les rages auxquelles se livra Dinah, quand elle sevit condamnée à ne pas sortir de La Baudraye, ni de Sancerre, ellequi rêvait le maniement de la fortune et la direction de ce nain àqui, dès l’abord, géante, elle avait obéi pour commander. Dansl’espoir de débuter un jour sur le grand théâtre de Paris, elleacceptait le vulgaire encens de ses chevaliers d’honneur, ellevoulait faire sortir le nom de monsieur de La Baudraye de l’urneélectorale, car elle lui crut de l’ambition en le voyant revenirpar trois fois de Paris après avoir gravi chaque fois un nouveaubâton de l’échelle sociale. Mais, quand elle interrogea le cœur decet homme, elle frappa comme sur du marbre!… L’ex-receveur,l’ex-référendaire, le maître des requêtes, l’officier de la Légiond’honneur, le commissaire royal était une taupe occupée à tracerses souterrains autour d’une pièce de vigne! Quelques élégiesfurent alors versées dans le cœur du procureur du roi, dusous-préfet, et même de monsieur Gravier, qui, tous, en devinrentplus attachés à cette sublime victime; car elle se garda bien,comme toutes les femmes d’ailleurs, de parler de ses calculs, et,comme toutes les femmes aussi en se voyant hors d’état de spéculer,elle honnit la spéculation. Dinah, battue par ces tempêtesintérieures, atteignit, indécise, à l’année 1827, où, vers la finde l’automne, éclata la nouvelle de l’acquisition de la terred’Anzy par le baron de La Baudraye. Ce petit vieux eut alors unmouvement de joie orgueilleuse qui changea, pour quelques mois, lesidées de sa femme; elle crut à je ne sais quoi de grand chez lui enlui voyant solliciter l’érection d’un majorat. Dans son triomphe,le petit baron s’écria: « Dinah, vous serez comtesse un jour! » Il sefit alors, entre les deux époux, de ces replâtrages qui ne tiennentpas, et qui devaient fatiguer autant qu’humilier une femme dont lessupériorités apparentes étaient fausses, et dont les supérioritéscachées étaient réelles. Ce contresens bizarre est plus fréquentqu’on ne le pense. Dinah, qui se rendait ridicule par les traversde son esprit, était grande par les qualités de son âme; mais lescirconstances ne mettaient pas ces forces rares en lumière, tandisque la vie de province adultérait de jour en jour la petite monnaiede son esprit. Par un phénomène contraire, monsieur de La Baudraye,sans force, sans âme et sans esprit, devait paraître un jour avoirun grand caractère en suivant tranquillement un plan de conduited’où sa débilité ne lui permettait pas de sortir.

Chapitre 10Comment Dinah devint femme de province

Ceci fut, dans cette existence, une première phase qui dura sixans, et pendant laquelle Dinah devint, hélas! une femme deprovince. A Paris, il existe plusieurs espèces de femmes; il y a laduchesse et la femme du financier, l’ambassadrice et la femme duconsul, la femme du ministre qui est ministre et la femme de celuiqui ne l’est plus; il y a la femme comme il faut de la rive droiteet celle de la rive gauche de la Seine; mais en province il n’y aqu’une femme, et cette pauvre femme est la femme de province. Cetteobservation indique une des grandes plaies de notre sociétémoderne. Sachons-le bien! la France au dix-neuvième siècle estpartagée en deux grandes zones: Paris et la province; la provincejalouse de Paris, Paris ne pensant à la province que pour luidemander de l’argent. Autrefois, Paris était la première ville deprovince, la Cour primait la Ville; maintenant Paris est toute laCour, la Province est toute la Ville. Quelque grande, quelquebelle, quelque forte que soit à son début une jeune fille née dansun département quelconque; si, comme Dinah Piédefer, elle se marieen province et si elle y reste, elle devient bientôt femme deprovince. Malgré ses projets arrêtés, les lieux communs, lamédiocrité des idées, l’insouciance de la toilette, l’horticulturedes vulgarités envahissent l’être sublime caché dans cette âmeneuve, et tout est dit, la belle plante dépérit. Comment enserait-il autrement? Dès leur bas âge, les jeunes filles deprovince ne voient que des gens de province autour d’elles, ellesn’inventent pas mieux, elles n’ont à choisir qu’entre desmédiocrités, les pères de province ne marient leurs filles qu’à desgarçons de province; personne n’a l’idée de croiser les races,l’esprit s’abâtardit nécessairement; aussi, dans beaucoup devilles, l’intelligence est-elle devenue aussi rare que le sang yest laid. L’homme s’y rabougrit sous les deux espèces, car lasinistre idée des convenances de fortune y domine toutes lesconventions matrimoniales. Les gens de talent, les artistes, leshommes supérieurs, tout coq à plumes éclatantes s’envole à Paris.Inférieure comme femme, une femme de province est encore inférieurepar son mari. Vivez donc heureuse avec ces deux pensées écrasantes?Mais l’infériorité conjugale et l’infériorité radicale de la femmede province sont aggravées d’une troisième et terrible inférioritéqui contribue à rendre cette figure sèche et sombre, à la rétrécir,à l’amoindrir, à la grimer fatalement. L’une des plus agréablesflatteries que les femmes s’adressent à elles-mêmes n’est-elle pasla certitude d’être pour quelque chose dans la vie d’un hommesupérieur choisi par elles en connaissance de cause, comme pourprendre leur revanche du mariage où leurs goûts ont été peuconsultés? Or, en province, s’il n’y a point de supériorité chezles maris, il en existe encore moins chez les célibataires. Aussi,quand la femme de province commet sa petite faute, s’est-elletoujours éprise d’un prétendu bel homme ou d’un dandy indigène,d’un garçon qui porte des gants, qui passe pour savoir monter àcheval; mais, au fond de son cœur, elle sait que ses vœuxpoursuivent un lieu commun plus ou moins bien vêtu. Dinah futpréservée de ce danger par l’idée qu’on lui avait donnée de sasupériorité. Elle n’eût pas été pendant les premiers jours de sonmariage aussi bien gardée qu’elle le fut par sa mère, dont laprésence ne lui fut importune qu’au moment où elle eut intérêt àl’écarter, elle aurait été gardée par son orgueil, et par lahauteur à laquelle elle plaçait ses destinées. Assez flattée de sevoir entourée d’admirateurs, elle ne vit pas d’amant parmi eux.Aucun homme ne réalisa le poétique idéal qu’elle avait jadiscrayonné de concert avec Anna Grossetête. Quand, vaincue par lestentations involontaires que les hommages éveillaient en elle, ellese dit: « Qui choisirais-je, s’il fallait absolument se donner? »elle se sentit une préférence pour monsieur de Chargebœuf,gentilhomme de bonne maison dont la personne et les manières luiplaisaient, mais dont l’esprit froid, dont l’égoïsme, dontl’ambition bornée à une préfecture et à un bon mariage larévoltaient. Au premier mot de sa famille, qui craignit de lui voirperdre sa vie pour une intrigue, le vicomte avait déjà laissé sansremords dans sa première sous-préfecture une femme adorée. Aucontraire la personne de monsieur de Clagny, le seul dont l’espritparlât à celui de Dinah, dont l’ambition avait l’amour pourprincipe et qui savait aimer, lui déplaisait souverainement. Quandelle fut condamnée à rester encore six ans à La Baudraye, elleallait accepter les soins de monsieur le vicomte de Chargebœuf;mais il fut nommé préfet et quitta le pays. Au grand contentementdu procureur du roi, le nouveau sous-préfet fut un homme marié dontla femme devint intime avec Dinah. Monsieur de Clagny n’eut plus àcombattre d’autre rivalité que celle de monsieur Gravier. Ormonsieur Gravier était le type du quadragénaire dont se servent etdont se moquent les femmes, dont les espérances sont savamment etsans remords entretenues par elles comme on a soin d’une bête desomme. En six ans, parmi tous les gens qui lui furent présentés, devingt lieues à la ronde, il ne s’en trouva pas un seul à l’aspectde qui Dinah ressentît cette commotion que cause la beauté, lacroyance au bonheur, le choc d’une âme supérieure, ou lepressentiment d’un amour quelconque, même malheureux. Aucune desprécieuses facultés de Dinah ne put donc se développer, elle dévorales blessures faites à son orgueil constamment opprimé par son mariqui se promenait si paisiblement et en comparse sur la scène de savie. Obligée d’enterrer les trésors de son amour, elle ne livra quedes dehors à sa société. Par moments, elle se secouait, ellevoulait prendre une résolution virile; mais elle était tenue enlisières par la question d’argent. Ainsi, lentement et malgré lesprotestations ambitieuses, malgré les récriminations élégiaques deson esprit, elle subissait les transformations provinciales quiviennent d’être décrites. Chaque jour emportait un lambeau de sespremières résolutions. Elle s’était écrit un programme de soins detoilette que par degrés elle abandonna. Si, d’abord, elle suivitles modes, si elle se tint au courant des petites intentions duluxe, elle fut forcée de restreindre ses achats au chiffre de sapension. Au lieu de quatre chapeaux, de six bonnets, de six robes,elle se contenta d’une robe par saison. On trouva Dinah si joliedans un certain chapeau qu’elle fit servir le chapeau l’annéesuivante. Il en fut de tout ainsi. Souvent l’artiste immola lesexigences de sa toilette au désir d’avoir un meuble gothique. Elleen arriva, dès la septième année, à trouver commode de faire fairesous ses yeux ses robes du matin par la plus habile couturière dupays, et sa mère, son mari, ses amis la trouvèrent charmante dansces toilettes économiques où, selon ses habitués, brillait songoût. On copia ses idées!… Comme elle n’avait sous les yeux aucunterme de comparaison, Dinah tomba dans les pièges tendus aux femmesde province. Si une Parisienne n’a pas les hanches assez biendessinées, son esprit inventif et l’envie de plaire lui fonttrouver quelque remède héroïque; si elle a quelque vice, quelquegrain de laideur, une tare quelconque, elle est capable d’en faireun agrément, cela se voit souvent: mais la femme de province,jamais! Si sa taille est trop courte, si son embonpoint se placemal, hé! bien, elle en prend son parti, et ses adorateurs, souspeine de ne pas l’aimer, doivent l’accepter comme elle est, tandisque la Parisienne veut toujours être prise pour ce qu’elle n’estpas. De là ces tournures grotesques, ces maigreurs effrontées, cesampleurs ridicules, ces lignes disgracieuses offertes avecingénuité, auxquelles toute une ville s’est habituée, et quiétonnent quand une femme de province se produit à Paris ou devantdes Parisiens. Dinah, dont la taille était svelte, la fit valoir àoutrance et ne s’aperçut point du moment où elle devint ridicule,où l’ennui l’ayant maigrie, elle parut être un squelette habillé;ses amis, en la voyant tous les jours, ne remarquaient point leschangements insensibles de sa personne. Ce phénomène est un desrésultats naturels de la vie de province. Malgré le mariage, unejeune fille reste encore pendant quelque temps belle, la ville enest fière; mais chacun la voit tous les jours, et quand on se voittous les jours, l’observation se blase. Si, comme madame de LaBaudraye, elle perd un peu de son éclat, on s’en aperçoit à peine.Il y a mieux, une petite rougeur, on la comprend, on s’y intéresse.Une petite négligence est adorée. D’ailleurs la physionomie est sibien étudiée, si bien comprise, que les légères altérations sont àpeine remarquées, et peut-être finit-on par les regarder comme desgrains de beauté. Quand Dinah ne renouvela plus sa toilette parsaison, elle parut avoir fait une concession à la philosophie dupays. Il en est du parler, des façons du langage, et des idées,comme du sentiment: l’esprit se rouille aussi bien que le corps,s’il ne se renouvelle pas dans le milieu parisien; mais ce en quoila vie de province se signe le plus, est le geste, la démarche, lesmouvements, qui perdent cette agilité que Paris communiqueincessamment. La femme de province est habituée à marcher, à semouvoir dans une sphère sans accidents, sans transitions; elle n’arien à éviter, elle va comme les recrues, dans Paris, en ne sedoutant pas qu’il y ait des obstacles; car il ne s’en trouve paspour elle dans sa province où elle est connue, où elle est toujoursà sa place et où tout le monde lui fait place. La femme perd alorsle charme de l’imprévu. Enfin, avez-vous remarqué le singulierphénomène de la réaction que produit sur l’homme la vie en commun?Les êtres tendent, par le sens indélébile de l’imitation simiesque,à se modeler les uns sur les autres. On prend, sans s’enapercevoir, les gestes, les façons de parler, les attitudes, lesairs, le visage les uns des autres. En six ans, Dinah se mit audiapason de sa société. En prenant les idées de monsieur de Clagny,elle en prit le son de voix; elle imita sans s’en apercevoir lesmanières masculines en ne voyant que des hommes: elle crut segarantir de tous leurs ridicules en s’en moquant; mais comme ilarrive à certains railleurs, il resta quelques teintes de cettemoquerie dans sa nature. Une Parisienne a trop d’exemples de bongoût pour que le phénomène contraire n’arrive pas. Ainsi, lesfemmes de Paris attendent l’heure et le moment de se faire valoir;tandis que madame de La Baudraye, habituée à se mettre en scène,contracta je ne sais quoi de théâtral et de dominateur, un air deprima donna entrant en scène que des sourires moqueurs eussentbientôt réformés à Paris. Quand elle eut acquis son fonds deridicules, et que, trompée par ses adorateurs enchantés, elle crutavoir acquis des grâces nouvelles, elle eut un moment de réveilterrible qui fut comme l’avalanche tombée de la montagne. Dinah futravagée en un jour par une affreuse comparaison. En 1828, après ledépart de monsieur de Chargebœuf, elle fut agitée par l’attented’un petit bonheur: elle allait revoir la baronne de Fontaine. A lamort de son père, le mari d’Anna, devenu directeur-général auministère des Finances, mit à profit un congé pour mener sa femmeen Italie pendant son deuil. Anna voulut s’arrêter un jour àSancerre chez son amie d’enfance. Cette entrevue eut je ne saisquoi de funeste. Anna, beaucoup moins belle au pensionnatChamarolles que Dinah, parut en baronne de Fontaine mille fois plusbelle que la baronne de La Baudraye, malgré sa fatigue et soncostume de route. Anna descendit d’un charmant coupé de voyagechargé des cartons de la Parisienne: elle avait avec elle une femmede chambre dont l’élégance effraya Dinah. Toutes les différencesqui distinguent la Parisienne de la femme de province éclatèrentaux yeux intelligents de Dinah, elle se vit alors telle qu’elleparaissait à son amie qui la trouva méconnaissable. Anna dépensaitsix mille francs par an pour elle, le total de ce que coûtait lamaison de monsieur de La Baudraye. En vingt-quatre heures, les deuxamies échangèrent bien des confidences; et la Parisienne, setrouvant supérieure au phénix du pensionnat Chamarolles, eut pourson amie de province de ces bontés, de ces attentions, en luiexpliquant certaines choses, qui firent de bien autres blessures àDinah: car la provinciale reconnut que les supériorités de laParisienne étaient tout en surface; tandis que les siennes étaientà jamais enfouies.

Après le départ d’Anna, madame de La Baudraye, alors âgée devingt-deux ans, tomba dans un désespoir sans bornes.

– Qu’avez-vous? lui dit monsieur de Clagny en la voyant siabattue.

– Anna, dit-elle, apprenait à vivre pendant que j’apprenais àsouffrir…

Il se jouait, en effet, dans le ménage de madame de La Baudrayeune tragi-comédie en harmonie avec ses luttes relativement à lafortune, avec ses transformations successives, et dont, aprèsl’abbé Duret, monsieur de Clagny seul eut connaissance, lorsqueDinah, par désœuvrement, par vanité peut-être, lui livra le secretde sa gloire anonyme.

Chapitre 11Histoire de bien des poésies et poésie de l’histoire

Quoique l’alliance des vers et de la prose soit vraimentmonstrueuse dans la littérature française, il est néanmoins desexceptions à cette règle. Cette histoire offrira donc une des deuxviolations qui, dans ces études, seront commises envers la chartedu conte; car, pour faire entrevoir les luttes intimes qui peuventexcuser Dinah sans l’absoudre, il est nécessaire d’analyser unpoème, le fruit de son profond désespoir.

Mise à bout de sa patience et de sa résignation par le départ duvicomte de Chargebœuf, Dinah suivit le conseil du bon abbé Duretqui lui dit de convertir ses mauvaises pensées en poésie; ce quipeut-être explique certains poètes.

– Il vous arrivera comme à ceux qui riment des épitaphes ou desélégies sur des êtres qu’ils ont perdus: la douleur se calme aucœur à mesure que les alexandrins bouillonnent dans la tête.

Ce poème étrange mit en révolution les départements de l’Allier,de la Nièvre et du Cher, heureux de posséder un poète capable delutter avec les illustrations parisiennes. PAQUITA DE LA SEVILLANEPAR JAN DIAZ fut publiée dans l’Echo du Morvan, espèce de Revue quilutta pendant dix-huit mois contre l’indifférence provinciale.Quelques gens d’esprit prétendirent à Nevers que Jan Diaz avaitvoulu se moquer de la jeune école qui produisait alors des poésiesexcentriques, pleines de verve et d’images, où l’on obtint degrands effets en violant la muse sous prétexte de fantaisiesallemandes, anglaises et romanes. Le poème commençait par cechant.

Si vous connaissiez l’Espagne,

Son odorante campagne,

Ses jours chauds aux soirs si frais;

D’amour, de ciel, de patrie,

Tristes filles de Neustrie,

Vous ne parleriez jamais.

C’est que là sont d’autres hommes

Qu’au froid pays où nous sommes!

Ah! là, du soir au matin,

On entend sur la pelouse

Danser la vive Andalouse

En pantoufles de satin.

Vous rougiriez les premières

De vos danses si grossières,

De votre laid Carnaval

Dont le froid bleuit les joues,

Et qui saute dans les boues,

Chaussé de peau de cheval.

C’est dans un bouge obscur, c’est à de pâles filles

Que Paquita redit ces chants;

Dans ce Rouen si noir, dont les frêles aiguilles

Mâchent l’orage avec leurs dents;

Dans ce Rouen si laid, si bruyant, si colère…

Une magnifique description de Rouen, où Dinah n’était jamaisallée, faite avec cette brutalité postiche qui dicta plus tard tantde poésies juvénalesques, opposait la vie des cités industrielles àla vie nonchalante de l’Espagne, l’amour du ciel et des beautéshumaines au culte des machines, enfin la poésie à la spéculation.Et Jan Diaz expliquait l’horreur de Paquita pour la Normandie endisant:

Paquita, voyez-vous, naquit dans la Séville

Au bleu ciel, aux soirs embaumés;

Elle était, à treize ans, la reine de sa ville,

Et tous voulaient en être aimés.

Oui, trois toréadors se firent tuer pour elle;

Car le prix du vainqueur était

Un seul baiser à prendre aux lèvres de la belle

Que tout Séville convoitait.

Le ponsif du portrait de la jeune Espagnole a servi depuis àtant de courtisanes dans tant de prétendus poèmes qu’il seraitfastidieux de reproduire ici les cent vers dont il se compose.Mais, pour juger des hardiesses auxquelles Dinah s’étaitabandonnée, il suffit d’en donner la conclusion. Selon l’ardentemadame de La Baudraye, Paquita fut si bien créée pour l’amourqu’elle pouvait difficilement rencontrer des cavaliers dignesd’elle; car,

… dans sa volupté vive,

On les eût vus tous succomber,

Quand au festin d’amour, dans son humeur lascive,

Elle n’eût fait que s’attabler.

Elle a pourtant quitté Séville la joyeuse,

Ses bois et ses champs d’orangers,

Pour un soldat normand qui la fit amoureuse

Et l’entraîna dans ses foyers.

Elle ne pleurait rien de son Andalousie,

Ce soldat était son bonheur!

Mais il fallut un jour partir pour la Russie

Sur les pas du grand Empereur.

Rien de plus délicat que la peinture des adieux de l’Espagnoleet du capitaine d’artillerie normand qui, dans le délire d’unepassion rendue avec un sentiment digne de Byron, exigeait dePaquita une promesse de fidélité absolue, dans la cathédrale deRouen, à l’autel de la Vierge, qui

Quoique vierge est femme, et jamais ne pardonne

Aux traîtres à serments d’amour

Une grande portion du poème était consacrée à la peinture dessouffrances de Paquita seule dans Rouen, attendant la fin de lacampagne; elle se tordait aux barreaux de ses fenêtres en voyantpasser de joyeux couples, elle contenait l’amour dans son cœur avecune énergie qui la dévorait, elle vivait de narcotiques, elle sedépensait en rêves!

Elle faillit mourir, mais elle fut fidèle.

Quand son soldat fut de retour,

A la fin de l’année il retrouva la belle

Digne encor de tout son amour.

Mais lui, pâle et glacé par la froide Russie

Jusque dans la moelle des os,

Accueillit tristement sa languissante, amie…

Le poème avait été conçu pour cette situation exploitée avec uneverve, une audace qui donnait un peu trop raison à l’abbé Duret.Paquita, en reconnaissant les limites où finissait l’amour, ne sejetait pas, comme Héloïse et Julie, dans l’infini, dans l’idéal;non, elle allait, ce qui peut-être est atrocement naturel, dans lavoie du vice, mais sans aucune grandeur, faute d’éléments, car ilest difficile de trouver à Rouen des gens assez passionnés pourmettre une Paquita dans son milieu de luxe et d’élégance. Cetteaffreuse réalité, relevée par une sombre poésie, avait dictéquelques-unes de ces pages dont abuse la Poésie moderne, et un peutrop semblables à ce que les peintres appellent des écorchés. Parun retour empreint de philosophie, le poète, après avoir dépeintl’infâme maison où l’Andalouse achevait ses jours, revenait auchant du début:

Paquita maintenant est vieille et ridée,

Et c’était elle qui chantait

Si vous connaissiez l’Espagne

Son odorante, etc.

La sombre énergie empreinte en ce poème d’environ six centsvers, et qui, s’il est permis d’emprunter ce mot à la peinture,faisait un vigoureux repoussoir à deux séguidilles, semblables àcelle qui commence et termine l’œuvre, cette mâle expression d’unedouleur indicible épouvanta la femme que trois départementsadmiraient sous le frac noir de l’anonyme. Tout en savourant lesenivrantes délices du succès, Dinah craignit les méchancetés de laprovince où plus d’une femme, en cas d’indiscrétion, voudrait voirdes rapports entre l’auteur et Paquita. Puis la réflexion vint.Dinah frémit de honte à l’idée d’avoir exploité quelques-unes deses douleurs.

– Ne faites plus rien, lui dit l’abbé Duret, vous ne seriez plusune femme, vous seriez un poète.

On chercha Jan Diaz à Moulins, à Nevers, à Bourges; mais Dinahfut impénétrable. Pour ne pas laisser d’elle une mauvaise idée,dans le cas où quelque hasard fatal révélerait son nom, elle fit uncharmant poème en deux chants sur le Chêne de la Messe, unetradition du Nivernais que voici. Un jour les gens de Nevers etceux de Saint-Saulge, en guerre les uns contre les autres, vinrentà l’aurore pour se livrer une bataille mortelle aux uns ou auxautres, et se rencontrèrent dans la forêt de Faye. Entre les deuxpartis se dressa de dessous un chêne un prêtre dont l’attitude, ausoleil levant, eut quelque chose de si frappant que les deuxpartis, écoutant ses ordres, entendirent la messe, qui fut ditesous un chêne, et à la voix de l’Evangile ils se réconcilièrent. Onmontre encore un chêne quelconque dans le bois de Faye. Ce poème,infiniment supérieur à Paquita la Sévillane, eut beaucoup moins desuccès. Depuis ce double essai, madame de La Baudraye, en sesachant poète, eut des éclairs soudains sur le front, dans les yeuxqui la rendirent plus belle qu’autrefois. Elle jetait les yeux surParis, elle aspirait à la gloire et retombait dans son trou de LaBaudraye, dans ses chicanes journalières avec son mari, dans soncercle où les caractères, les intentions, le discours étaient tropconnus pour ne pas être devenus à la longue ennuyeux. Si elletrouva dans ses travaux littéraires une distraction à ses malheurs;si, dans le vide de sa vie, la poésie eut de grandsretentissements, si elle occupa ses forces, la littérature lui fitprendre en haine la grise et lourde atmosphère de province.

Chapitre 12Comment la révolution de Juillet en produisit une chez Dinah

Quand, après la révolution de 1830, la gloire de George Sandrayonna sur le Berry, beaucoup de villes envièrent à La Châtre leprivilège d’avoir vu naître une rivale à madame de Staël, à CamilleMaupin, et furent assez disposées à honorer les moindres talentsféminins. Aussi vit-on, alors beaucoup de Dixièmes Muses en France,jeunes filles ou jeunes femmes détournées d’une vie paisible par unsemblant de gloire! D’étranges doctrines se publiaient alors sur lerôle que les femmes devaient jouer dans la société. Sans que le bonsens qui fait le fond de l’esprit en France en fût perverti, l’onpassait aux femmes d’exprimer des idées, de professer dessentiments qu’elles n’eussent pas avoués quelques annéesauparavant. Monsieur de Clagny profita de cet instant de licencepour réunir, en un petit volume in-18 qui fut imprimé parDesrosiers, à Moulins, les œuvres de Jan Diaz. Il composa sur cejeune écrivain, ravi si prématurément aux Lettres, une noticespirituelle pour ceux qui savaient le mot de l’énigme; mais quin’avait pas alors en littérature le mérite de la nouveauté. Cesplaisanteries, excellentes quand l’incognito se garde, deviennentun peu froides quand, plus tard, l’auteur se montre. Mais sous cerapport, la notice sur Jan Diaz, fils d’un prisonnier espagnol etné vers 1807, à Bourges, a des chances pour tromper un jour lesfaiseurs de Biographies universelles. Rien n’y manque, ni les nomsdes professeurs du collège de Bourges; ni ceux des condisciples dupoète mort, tels que Lousteau, Bianchon, et autres célèbresBerruyers qui sont censés l’avoir connu rêveur, mélancolique,annonçant de précoces dispositions pour la poésie. Une élégieintitulée Tristesse, faite au collège, les deux poèmes de Paquitala Sévillane et du Chêne de la messe; trois sonnets, unedescription de la cathédrale de Bourges et de l’hôtel deJacques-Cœur, enfin une nouvelle intitulée Carola, donnée commel’œuvre pendant laquelle il avait été surpris par la mort,formaient de bagage littéraire du défunt dont les derniersinstants, pleins de misère et de désespoir, devaient serrer le cœurdes êtres sensibles de la Nièvre, du Bourbonnais, du Cher et duMorvan où il avait expiré, près de Château-Chinon, inconnu de tous,même de celle qu’il aimait!… Ce petit volume jaune fut tiré à deuxcents exemplaires, dont cent cinquante se vendirent, environcinquante par département. Cette moyenne des âmes sensibles etpoétiques dans trois départements de la France, est de nature àrafraîchir l’enthousiasme des auteurs sur la furia francese qui, denos jours, se porte beaucoup plus sur les intérêts que sur leslivres. Les libéralités de monsieur de Clagny faites, car il avaitsigné la notice, Dinah garda sept ou huit exemplaires enveloppésdans les journaux forains qui rendirent compte de cettepublication. Vingt exemplaires envoyés aux journaux de Paris seperdirent dans le gouffre des bureaux de rédaction. Nathan, prispour dupe, ainsi que plusieurs Berrichons, fit sur le grand hommeun article où il lui trouva toutes les qualités qu’on accorde auxgens enterrés. Lousteau, rendu prudent par ses camarades de collègequi ne se rappelaient point Jan Diaz, attendit des nouvelles deSancerre, et apprit que Jan Diaz était le pseudonyme d’une femme.On se passionna, dans l’arrondissement de Sancerre, pour madame deLa Baudraye; en qui l’on voulut voir, la future rivale de GeorgeSand. Depuis Sancerre jusqu’à Bourges, on exaltait, on vantait lepoème qui, dans un autre temps, eût été bien certainement honni. Lepublic de province; comme tous les publics français peut-être,adopte peu la passion du roi des Français, le juste milieu: il vousmet aux nues ou vous plonge dans la fange.

A cette époque, le bon vieil abbé Duret, le conseil de madame deLa Baudraye, était mort; autrement il l’eût empêchée de se livrer àla publicité. Mais trois ans de travail et d’incognito pesaient aucœur de Dinah qui substitua le tapage de la gloire à toutes sesambitions trompées. La poésie et les rêves de la célébrité, quidepuis son entrevue avec Anna Grossetête avaient endormi sesdouleurs, ne suffisaient plus, après 1830, à l’activité de ce cœurmalade. L’abbé Duret, qui parlait du monde quand la voix de lareligion était impuissante, l’abbé Duret qui comprenait Dinah, quilui peignait un bel avenir en lui disant que Dieu récompenseraittoutes les souffrances noblement supportées, cet aimable vieillardne pouvait plus s’interposer entre une faute à commettre et sabelle pénitente qu’il nommait sa fille. Ce vieux et savant prêtreavait plus d’une fois tenté d’éclairer Dinah sur le caractère demonsieur de La Baudraye, en lui disant que cet homme savait haïr;mais les femmes ne sont pas disposées à reconnaître une force à desêtres faibles, et la haine est une trop constante action pour nepas être une force vive. En trouvant son mari profondémentindifférent en amour, Dinah lui refusait la faculté de haïr. – Neconfondez pas la haine et la vengeance, lui disait l’abbé, c’estdeux sentiments bien différents; l’un est celui des petits esprits,l’autre est l’effet d’une loi à laquelle obéissent les grandesâmes. Dieu se venge et ne hait pas. La haine est le vice des âmesétroites, elles l’alimentent de toutes leurs petitesses, elles enfont le prétexte de leurs basses tyrannies. Aussi gardez-vous deblesser monsieur de La Baudraye; il vous pardonnerait une faute,car il y trouverait un profit, mais il serait doucement implacablesi vous le touchiez à l’endroit où l’a si cruellement atteintmonsieur Milaud de Nevers, et la vie ne serait plus possible pourvous.

Or, au moment où le Nivernais, le Sancerrois, le Morvan, leBerry s’enorgueillissaient de madame de La Baudraye et lacélébraient sous le nom de Jan Diaz, le petit La Baudraye recevaitun coup mortel de cette gloire. Lui seul savait les secrets dupoème de Paquita la Sévillane. Quand on parlait de cette œuvreterrible, tout le monde disait de Dinah: « Pauvre femme! pauvrefemme! » Les femmes étaient heureuses de pouvoir plaindre celle quiles avait tant opprimées, et jamais Dinah ne parut plus grandequ’alors aux yeux du pays. Le petit vieillard, devenu plus jaune,plus ridé, plus débile que jamais, ne témoigna rien; mais Dinahsurprit parfois, de lui sur elle, des regards d’une froideurvenimeuse qui démentaient ses redoublements de politesse et dedouceur avec elle. Elle finit par deviner ce qu’elle crut être unesimple brouille de ménage; mais en s’expliquant avec son insecte,comme le nommait monsieur Gravier, elle sentit le froid, la dureté,l’impassibilité de l’acier: elle s’emporta, elle lui reprocha savie depuis onze ans; elle fit, avec intention de la faire, ce queles femmes appellent une scène; mais le petit La Baudraye se tintsur un fauteuil les yeux fermés, en écoutant sans perdre son calme.Et le nain eut, comme toujours, raison de sa femme. Dinah compritqu’elle avait eu tort d’écrire: elle se promit de ne jamais faireun vers, et se tint parole. Aussi fut-ce une désolation dans toutle Sancerrois. Pourquoi madame de La Baudraye ne compose-t-elleplus de vers (verse)? fut le mot de tout le monde.

Chapitre 13L’amour prémédité

A cette époque, madame de La Baudraye n’avait plus d’ennemies,on affluait chez elle, il ne se passait pas de semaine qu’il n’yeût de nouvelles présentations. La femme du président du tribunal,une auguste bourgeoise née Popinot-Chandier, avait dit à son fils,jeune homme de vingt-deux ans, d’aller à La Baudraye y faire sacour, et se flattait de voir son Gatien dans les bonnes grâces decette femme supérieure. Le mot femme supérieure avait remplacé legrotesque surnom de Sapho de Saint-Satur. La présidente, quipendant neuf ans avait dirigé l’opposition contre Dinah, fut siheureuse d’avoir vu son fils agréé, qu’elle dit un bien infini dela Muse de Sancerre. – Après tout, s’écria-t-elle en répondant àune tirade de madame de Clagny qui haïssait à la mort la prétenduemaîtresse de son mari, c’est la plus belle femme et la plusspirituelle de tout le Berry. Après avoir roulé dans tant dehalliers, s’être élancée en mille voies diverses, avoir rêvél’amour dans sa splendeur, avoir aspiré les souffrances des dramesles plus noirs en en trouvant les sombres plaisirs achetés à bonmarché, tant la monotonie de sa vie était fatigante, un jour Dinahtomba dans la fosse qu’elle avait juré d’éviter. En voyant monsieurde Clagny se sacrifiant toujours et qui refusa d’êtreavocat-général à Paris où l’appelait sa famille, elle se dit: « Ilm’aime! » Elle vainquit sa répugnance et parut vouloir couronnertant de constance. Ce fut à ce mouvement de générosité chez elleque Sancerre dut la coalition qui se fit aux élections en faveur demonsieur de Clagny. Madame de La Baudraye avait rêvé de suivre àParis le député de Sancerre. Mais, malgré de solennelles promesses,les cent cinquante voix données à l’adorateur de la belle Dinah,qui voulait faire revêtir la simarre du garde des sceaux à cedéfenseur de la veuve et de l’orphelin, se changèrent en uneimposante minorité de cinquante voix. La jalousie du présidentBoirouge, la haine de monsieur Gravier, qui crut à la prépondérancedu candidat dans le cœur de Dinah, furent exploitées par un jeunesous-préfet que, pour ce fait, les doctrinaires firent nommerpréfet. – Je ne me consolerai jamais, dit-il à un de ses amis enquittant Sancerre, de ne pas avoir su plaire à madame de LaBaudraye, mon triomphe eût été complet… Cette vie intérieurement sitourmentée offrait un ménage calme, deux êtres mal assortis maisrésignés, je ne sais quoi de rangé, de décent, ce mensonge que veutla société, mais qui faisait à Dinah comme un harnaisinsupportable. Pourquoi voulait-elle quitter son masque aprèsl’avoir porté pendant douze ans? D’où venait cette lassitude quandchaque jour augmentait son espoir d’être veuve? Si l’on a suivitoutes les phases de cette existence, on comprendra très bien lesdifférentes déceptions auxquelles Dinah, comme beaucoup de femmes,d’ailleurs, s’était laissé prendre. Du désir de dominer monsieur deLa Baudraye, elle était passée à l’espoir d’être mère. Entre lesdiscussions de ménage et la triste connaissance de son sort, ils’était écoulé toute une période. Puis, quand elle avait voulu seconsoler, le consolateur, monsieur de Chargebœuf, était parti.L’entraînement qui cause les fautes de la plupart des femmes luiavait donc jusqu’alors manqué. S’il est enfin des femmes qui vontdroit à une faute, n’en est-il pas beaucoup qui s’accrochent à biendes espérances et qui n’y arrivent qu’après avoir erré dans undédale de malheurs secrets! Telle fut Dinah. Elle était si peudisposée à manquer à ses devoirs, qu’elle n’aima pas assez monsieurde Clagny pour lui pardonner son insuccès. Son installation dans lechâteau d’Anzy, l’arrangement de ses collections, de ses curiositésqui reçurent une valeur nouvelle du cadre magnifique et grandioseque Philibert de Lorme semblait avoir bâti pour ce musée,l’occupèrent pendant quelques mois et lui permirent de méditer unede ces résolutions qui surprennent le public à qui les motifs sontcachés, mais qui souvent les trouve à force de causeries et desuppositions.

La réputation de Lousteau, qui passait pour un homme à bonnesfortunes à cause de ses liaisons avec des actrices, frappa madamede La Baudraye; elle voulut le connaître, elle lut ses ouvrages etse passionna pour lui, moins peut-être à cause de son talent qu’àcause de ses succès auprès des femmes; elle inventa, pour l’amenerdans le pays, l’obligation pour Sancerre d’élire aux prochainesélections une des deux célébrités du pays. Elle fit écrire àl’illustre médecin par Gatien Boirouge, qui se disait cousin deBianchon par les Popinot; puis elle obtint d’un vieil ami de feumadame Lousteau de réveiller l’ambition du feuilletoniste en luifaisant part des intentions où quelques personnes de Sancerre setrouvaient de choisir leur député parmi les gens célèbres de Paris.Fatiguée de son médiocre entourage, madame de La Baudraye allaitenfin voir des hommes vraiment supérieurs, elle pourrait ennoblirsa faute de tout l’éclat de la gloire. Ni Lousteau ni Bianchon nerépondirent; peut-être attendaient-ils les vacances. Bianchon, qui,l’année précédente, avait obtenu sa chaire après un brillantconcours, ne pouvait quitter son enseignement.

Partie 2
La faute

Chapitre 1Les deux Parisiens

Au mois de septembre, en pleines vendanges, les deux Parisiensarrivèrent dans leur pays natal, et le trouvèrent plongé dans lestyranniques occupations de la récolte de 1836; il n’y eut doncaucune manifestation de l’opinion publique en leur faveur. – Nousfaisons four, dit Lousteau en parlant à son compatriote la languedes coulisses.

En 1836, Lousteau, fatigué par seize années de luttes à Paris,usé tout autant par le plaisir que par la misère, par les travauxet les mécomptes, paraissait avoir quarante-huit ans; quoiqu’iln’en eût que trente-sept. Déjà chauve, il avait pris un airbyronien en harmonie avec ses ruines anticipées, avec les ravinstracés sur sa figure par l’abus du vin de Champagne. Il mettait lesstigmates de la débauche sur le compte de la vie littéraire enaccusant la presse d’être meurtrière, il faisait entendre qu’elledévorait de grands talents afin de donner du prix à sa lassitude.Il crut nécessaire d’outrer dans sa patrie et son faux dédain de lavie et sa misanthropie postiche. Néanmoins, parfois ses yeuxjetaient encore des flammes comme ces volcans qu’on croit éteints;et il essaya de remplacer par l’élégance de la mise tout ce quipouvait lui manquer de jeunesse aux yeux d’une femme.

Horace Bianchon, décoré de la Légion d’honneur, gros et grascomme un médecin en faveur, avait un air patriarcal, de grandscheveux longs, un front bombé, la carrure du travailleur, et lecalme du penseur. Cette physionomie assez peu poétique faisaitressortir admirablement son léger compatriote.

Ces deux illustrations restèrent inconnues pendant toute unematinée à l’auberge où elles étaient descendues, et monsieur deClagny n’apprit leur arrivée que par hasard. Madame de La Baudraye,au désespoir, envoya Gatien Boirouge, qui n’avait point de vignes,inviter les deux Parisiens à venir pour quelques jours au châteaud’Anzy. Depuis un an, Dinah faisait la châtelaine, et ne passaitplus que les hivers à La Baudraye. Monsieur Gravier, le procureurdu roi, le président et Gatien Boirouge offrirent aux deux hommescélèbres un banquet auquel assistèrent les personnes les pluslittéraires de la ville. En apprenant que la belle madame de LaBaudraye était Jan Diaz, les deux Parisiens se laissèrent conduirepour trois jours au château d’Anzy dans un char à bancs que Gatienmena lui-même. Ce jeune homme, plein d’illusions, donna madame deLa Baudraye aux deux Parisiens non seulement comme la plus bellefemme du Sancerrois, comme une femme supérieure et capabled’inspirer de l’inquiétude à George Sand, mais encore comme unefemme qui produirait à Paris la plus profonde sensation. Aussil’étonnement du docteur Bianchon et du goguenard feuilletonistefut-il étrange, quoique réprimé, quand ils aperçurent au perrond’Anzy la châtelaine vêtue d’une robe en léger casimir noir, àguimpe, semblable à une amazone sans queue; car ils reconnurent desprétentions énormes dans cette excessive simplicité. Dinah portaitun béret de velours noir à la Raphaël d’où ses cheveuxs’échappaient en grosses boucles. Ce vêtement mettait en relief uneassez jolie taille, de beaux yeux, de belles paupières presqueflétries par les ennuis de la vie qui vient d’être esquissée. Dansle Berry, l’étrangeté de cette mise artiste déguisait lesromanesques affectations de la femme supérieure. En voyant lesminauderies de leur trop aimable hôtesse, qui étaient en quelquesorte des minauderies d’âme et de pensée, les deux amis échangèrentun regard, et prirent une attitude profondément sérieuse pourécouter madame de La Baudraye qui leur fit une allocution étudiéeen les remerciant d’être venus rompre la monotonie de sa vie.

Chapitre 2Savantes manœuvres de Dinah

Dinah promena ses hôtes autour du boulingrin orné de corbeillesde fleurs qui s’étalait devant la façade d’Anzy.

– Comment, demanda Lousteau le mystificateur, une femme aussibelle que vous l’êtes et qui paraît si supérieure, a-t-elle purester en province? Comment faites-vous pour résister à cettevie?

– Ah! voilà, dit la châtelaine. On n’y résiste pas. Un profonddésespoir ou une stupide résignation, ou l’un ou l’autre, il n’y apas de choix, tel est le tuf sur lequel repose notre existence etoù s’arrêtent mille pensées stagnantes qui, sans féconder leterrain, y nourrissent les fleurs étiolées de nos âmes désertes. Necroyez pas à l’insouciance! L’insouciance tient au désespoir ou àla résignation. Chaque femme s’adonne alors à ce qui, selon soncaractère, lui paraît un plaisir. Quelques-unes se jettent dans lesconfitures et dans les lessives, dans l’économie domestique, dansles plaisirs ruraux de la vendange ou de la moisson, dans laconservation des fruits, dans la broderie des fichus, dans lessoins de la -maternité, dans les intrigues de petite ville.D’autres tracassent un piano inamovible qui sonne comme un chaudronau bout de la septième année, et qui finit ses jours, asthmatique,au château d’Anzy. Quelques dévotes s’entretiennent des différentscrus de la parole de Dieu: l’on compare l’abbé Fritaud à l’abbéGuinard. On joue aux cartes le soir, on danse pendant douze annéesavec les mêmes personnes, dans les mêmes salons, aux mêmes époques.Cette belle vie est entremêlée de promenades solennelles sur leMail, de visites d’étiquette entre femmes qui vous demandent oùvous achetez vos étoffes. La conversation est bornée au sud del’intelligence par les observations sur les intrigues cachées aufond de l’eau dormante de la vie de province, au nord par lesmariages sur le tapis, à l’ouest par les jalousies, à l’est par lespetits mots piquants. Aussi le voyez-vous? dit-elle en se posant,une femme a des rides à vingt-neuf ans, dix ans avant le temps fixépar les ordonnances du docteur Bianchon, elle se couperose aussitrès promptement, et jaunit comme un coing quand elle doit jaunir;nous en connaissons qui verdissent. Quand nous en arrivons là, nousvoulons justifier notre état normal. Nous attaquons alors de nosdents acérées comme des dents de mulot, les terribles passions deParis. Nous avons ici des puritaines à contrecœur qui déchirent lesdentelles de la coquetterie et rongent la poésie de vos beautésparisiennes, qui entament le bonheur d’autrui en vantant leurs noixet leur lard rances, en exaltant leur trou de souris économe, lescouleurs grises et les parfums monastiques de notre belle viesancerroise.

– J’aime ce courage, madame, dit Bianchon. Quand on éprouve detels malheurs, il faut avoir l’esprit d’en faire des vertus.

Stupéfait de la brillante manœuvre par laquelle Dinah livrait laprovince à ses hôtes dont les sarcasmes étaient ainsi prévenus,Gatien Boirouge poussa le coude à Lousteau en lui lançant un regardet un sourire qui disaient: « Hein? vous ai-je trompés? »

– Mais, madame, dit Lousteau, vous nous prouvez que nous sommesencore à Paris, je vous volerai cette tartine, elle me vaudra dixfrancs dans mon feuilleton…

– Oh! monsieur, répliqua-t-elle, défiez-vous des femmes deprovince.

– Et pourquoi? dit Lousteau.

Madame de La Baudraye eut la rouerie, assez innocented’ailleurs, de signaler à ces deux Parisiens entre lesquels ellevoulait choisir un vainqueur, le piège où il se prendrait, enpensant qu’au moment où il ne le verrait plus, elle serait la plusforte.

– On se moque d’elles en arrivant, puis quand on a perdu lesouvenir de l’éclat parisien, en voyant la femme de province danssa sphère, on lui fait la cour, ne fût-ce que par passe-temps. Vousque vos passions ont rendu célèbre, vous serez l’objet d’uneattention qui vous flattera… Prenez garde! s’écria Dinah en faisantun geste coquet et s’élevant par ces réflexions sarcastiquesau-dessus des ridicules de la province et de Lousteau. Quand unepauvre petite provinciale conçoit une passion excentrique pour unesupériorité, pour un Parisien égaré en province, elle en faitquelque chose de plus qu’un sentiment, elle y trouve une occupationet l’étend sur toute sa vie. Il n’y a rien de plus dangereux quel’attachement d’une femme de province: elle compare, elle étudie,elle réfléchit, elle rêve, elle n’abandonne point son rêve, ellepense à celui qu’elle aime quand celui qu’elle aime ne pense plus àelle. Or une des fatalités qui pèsent sur la femme de province estce dénouement brusqué de ses passions, qui se remarque souvent enAngleterre. En province, la vie à l’état d’observation indienneforce une femme à marcher droit dans son rail ou à en sortirvivement comme une machine à vapeur qui rencontre un obstacle. Lescombats stratégiques de la passion, les coquetteries, qui sont lamoitié de la Parisienne, rien de tout cela n’existe ici.

– C’est vrai, dit Lousteau, il y a dans le cœur d’une femme deprovince, des surprises comme dans certains joujoux…

– Oh! mon Dieu, reprit Dinah, une femme vous a parlé trois foispendant un hiver, elle vous a serré dans son cœur à son insu; vientune partie de campagne, une promenade, tout est dit, ou, si vousvoulez, tout est fait. Cette conduite, bizarre pour ceux quin’observent pas, a quelque chose de très naturel. Au lieu decalomnier la femme de province en la croyant dépravée, un poètecomme vous, ou un philosophe, un observateur comme le docteurBianchon, sauraient deviner les merveilleuses poésies inédites,enfin toutes les pages de ce beau roman dont le dénouement profiteà quelque heureux sous-lieutenant, à quelque grand homme deprovince.

– Les femmes de province que j’ai vues à Paris, dit Lousteau,étaient en effet, assez enleveuses…

– Dam! elles sont curieuses, fit la châtelaine en commentant sonmot par un petit geste d’épaules.

– Elles ressemblent à ces amateurs qui vont aux secondesreprésentations, sûrs que la pièce ne tombera pas, répliqua lejournaliste.

– Quelle est donc la cause de vos maux? demanda Bianchon.

– Paris est le monstre qui fait nos chagrins, répondit la femmesupérieure. Le mal a sept lieues de tour et afflige le pays toutentier. La province n’existe pas par elle-même. Là seulement où lanation est divisée en cinquante petits Etats, là chacun peut avoirune physionomie, et une femme reflète alors l’éclat de la sphère oùelle règne. Ce phénomène social se voit encore, m’a-t-on dit, enItalie, en Suisse et en Allemagne; mais en France, comme dans tousles pays à capitale unique, l’aplatissement des mœurs sera laconséquence forcée de la centralisation.

– Les mœurs, selon vous, ne prendraient alors du ressort et del’originalité que par une fédération d’Etats français formant unmême empire, dit Lousteau.

– Ce n’est peut-être pas à désirer, car la France aurait encoreà conquérir trop de pays, dit Bianchon.

– L’Angleterre ne connaît pas ce malheur, s’écria Dinah. Londresn’y exerce pas la tyrannie que Paris fait peser sur la France, et àlaquelle le génie français finira par remédier; mais elle a quelquechose de plus horrible dans son atroce hypocrisie, qui est un bienautre mal!

– L’aristocratie anglaise, reprit le journaliste qui prévit unetartine byronienne et qui se hâta de prendre la parole, a sur lanôtre l’avantage de s’assimiler toutes les supériorités, elle vitdans ses magnifiques parcs, elle ne vient à Londres que pendantdeux mois, ni plus ni moins; elle vit en province, elle y fleuritet la fleurit.

– Oui, dit madame de La Baudraye, Londres est la capitale desboutiques et des spéculations, on y fait le gouvernement.L’aristocratie s’y recorde seulement pendant soixante jours, elle yprend ses mots d’ordre, elle donne son coup d’oeil à sa cuisinegouvernementale, elle passe la revue de ses filles à marier et deséquipages à vendre, elle se dit bonjour, et s’en va promptement:elle est si peu amusante qu’elle ne se supporte pas elle-même plusque les quelques jours nommés la saison.

– Aussi, dans la perfide Albion du Constitutionnel, s’écriaLousteau pour réprimer par une épigramme cette prestesse de langue,y a-t-il chance de rencontrer de charmantes femmes sur tous lespoints du royaume.

– Mais de charmantes femmes anglaises! répliqua madame de LaBaudraye en souriant. Voici ma mère, à laquelle je vais vousprésenter, dit-elle en voyant venir madame Piédefer.

Une fois la présentation des deux lions faite à ce squeletteambitieux du nom de femme qui s’appelait madame Piédefer, grandcorps sec, à visage couperosé, à dents suspectes, aux cheveuxteints, Dinah laissa les Parisiens libres pendant quelquesinstants.

– Eh! bien, dit Gatien à Lousteau, qu’en pensez-vous?

– Je pense que la femme la plus spirituelle de Sancerre en esttout bonnement la plus bavarde, répliqua le feuilletoniste.

– Une femme qui veut vous faire nommer député!… s’écria Gatien,un ange!

– Pardon, j’oubliais que vous l’aimez, reprit Lousteau. Vousexcuserez le cynisme d’un vieux drôle comme moi. Demandez àBianchon, je n’ai plus d’illusions, je dis les choses comme ellessont. Cette femme a bien certainement fait sécher sa mère comme uneperdrix exposée à un trop grand feu…

Chapitre 3Le diable emporte les albums

Gatien Boirouge trouva moyen de dire à madame de La Baudraye lemot du feuilletoniste, pendant le dîner qui fut plantureux, sinonsplendide, et pendant lequel la châtelaine eut soin de peu parler.Cette langueur dans la conversation révéla l’indiscrétion deGatien. Etienne essaya de rentrer en grâce, mais toutes lesprévenances de Dinah furent pour Bianchon. Néanmoins, au milieu dela soirée, la baronne redevint gracieuse pour Lousteau. N’avez-vouspas remarqué combien de grandes lâchetés sont commises pour depetites choses? Ainsi cette noble Dinah, qui ne voulait pas sedonner à des sots, qui menait au fond de sa province uneépouvantable vie de luttes, de révoltes réprimées, de poésiesinédites, et qui venait de gravir, pour s’éloigner de Lousteau, laroche la plus haute et la plus escarpée de ses dédains, qui n’enserait pas descendue en voyant ce faux Byron à ses pieds luidemandant merci, dégringola soudain de cette hauteur en pensant àson album. Madame de La Baudraye avait donné dans la manie desautographes: elle possédait un volume oblong qui méritait d’autantmieux son nom que les deux tiers des feuillets étaient blancs. Labaronne de Fontaine, à qui elle l’avait envoyé pendant trois mois,obtint avec beaucoup de peine une ligne de Rossini, six mesures deMeyerbeer, les quatre vers que Victor Hugo met sur tous les albums,une strophe de Lamartine, un mot de Béranger, Calypso ne pouvait seconsoler du départ d’Ulysse écrit par George Sand, les fameux verssur le parapluie par Scribe, une phrase de Charles Nodier, uneligne d’horizon de Jules Dupré, la signature de David d’Angers,trois notes d’Hector Berlioz. Monsieur de Clagny récolta, pendantun séjour à Paris, une chanson de Lacenaire, autographe trèsrecherché, deux lignes de Fieschi, et une lettre excessivementcourte de Napoléon, qui toutes trois étaient collées sur le vélinde l’album. Monsieur Gravier, pendant un voyage, avait fait écriresur cet album mesdemoiselles Mars, Georges, Taglioni et Grisi, lespremiers artistes, comme Frédérick Lemaître, Monrose, Bouffé,Rubini, Lablache, Nourrit et Arnal; car il connaissait une sociétéde vieux garçons nourris, selon leur expression, dans le Sérail,qui lui procurèrent ces faveurs. Ce commencement de collection futd’autant plus précieux à Dinah qu’elle était seule à dix lieues àla ronde à posséder un album. Depuis deux ans, beaucoup de jeunespersonnes avaient des albums sur lesquels elles faisaient écriredes phrases plus ou moins grotesques par leurs amis etconnaissances. O vous qui passez votre vie à recueillir desautographes, gens heureux et primitifs, hollandais à tulipes, vousexcuserez alors Dinah, quand, craignant de ne pas garder ses hôtesplus de deux jours, elle pria Bianchon d’enrichir son trésor parquelques lignes en le lui présentant.

Le médecin fit sourire Lousteau en lui montrant cette pensée surla première page:

Ce qui rend le peuple si dangereux, c’est qu’il a pour tous sescrimes une absolution dans ses poches.

J.-B. DE CLAGNY.

– Appuyons cet homme assez courageux pour plaider la cause de lamonarchie, dit à l’oreille de Lousteau le savant élève de Desplein.Et Bianchon écrivit au-dessous:

Ce qui distingue Napoléon d’un porteur d’eau n’est sensible quepour la Société, cela ne fait rien à la Nature. Aussi ladémocratie, qui se refuse à l’inégalité des conditions, enappelle-t-elle sans cesse à la Nature.

H. BIANCHON.

– Voilà les riches, s’écria Dinah stupéfaite, ils tirent de leurbourse une pièce d’or comme les pauvres en tirent un liard… Je nesais, dit-elle en se tournant vers Lousteau, si ce ne sera pasabuser de l’hospitalité que de vous demander quelques stances…

– Ah! madame, vous me flattez, Bianchon est un grand homme, maismoi, je suis trop obscur!… Dans vingt ans d’ici, mon nom seraitplus difficile à expliquer que celui de monsieur le procureur duroi dont la pensée inscrite sur votre album indiquera certainementun Montesquieu méconnu. D’ailleurs il me faudrait au moinsvingt-quatre heures pour improviser quelque méditation bien amère;car, je ne sais peindre que ce que je ressens…

– Je voudrais vous voir me demander quinze jours, ditgracieusement madame de La Baudraye en tendant son album, je vousgarderais plus longtemps.

Chapitre 4Une innocente conspiration

Le lendemain, à cinq heures du matin, les hôtes du châteaud’Anzy furent sur pied. Le petit La Baudraye avait organisé pourles Parisiens une chasse; moins pour leur plaisir que par vanité depropriétaire, il était bien aise de leur faire arpenter ses bois etde leur faire traverser les douze cents hectares de landes qu’ilrêvait de mettre en culture, entreprise qui voulait quelque centmille francs, mais qui pouvait porter de trente à soixante millefrancs les revenus de la terre d’Anzy.

– Savez-vous pourquoi le procureur du roi n’a pas voulu venirchasser avec nous? dit Gatien Boirouge à monsieur Gravier.

– Mais il nous l’a dit, il doit tenir l’audience aujourd’hui,car le tribunal juge correctionnellement, répondit le receveur descontributions.

– Et vous croyez cela? s’écria Gatien, Eh! bien, mon papa m’adit: « Vous n’aurez pas monsieur Lebas de bonne heure, car monsieurde Clagny a prié son substitut de tenir l’audience. »

– Ah! ah! fit Gravier, dont la physionomie changea; et monsieurde La Baudraye qui part pour La Charité!

– Mais pourquoi vous mêlez-vous de ces affaires? dit HoraceBianchon à Gatien.

– Horace a raison, dit Lousteau. Je ne comprends pas commentvous vous occupez autant, les uns des autres; vous perdez votretemps a des riens…

Horace Bianchon regarda Etienne Lousteau comme pour lui dire queles malices de feuilleton, les bons mots de petit journal étaientincompris à Sancerre. En atteignant un fourré, monsieur Gravierlaissa les deux hommes célèbres et Gatien s’y engager, sous laconduite du garde, dans un pli de terrain.

– Eh! bien, attendons le financier, dit. Bianchon quand leschasseurs arrivèrent à une clairière.

– Ah! bien, si vous êtes un grand homme en médecine, répliquaGatien, vous êtes un ignorant en fait de vie de province. Vousattendez monsieur Gravier?… mais il court comme un lièvre, malgréson petit ventre rondelet; il est maintenant à vingt minutesd’Anzy… (Gatien tira sa montre) Bien! il arrivera juste àtemps.

– Où?…

– Au château pour le déjeuner, répondit Gatien. Croyez-vous queje serais à mon aise si madame de La Baudraye restait seule avecmonsieur de Clagny? Les voilà deux, ils se surveilleront, Dinahsera bien gardée.

– Ah! çà, madame de La Baudraye en est donc encore à faire unchoix? dit Lousteau.

– Maman le croit; mais, moi, j’ai, peur que monsieur de Clagnyn’ait fini par fasciner madame, de La Baudraye; s’il a pu luimontrer dans la députation quelques chances de revêtir la simarredes Sceaux, il a bien pu changer en agréments d’Adonis sa peau detaupe, ses yeux terribles, sa crinière ébouriffée, sa voixd’huissier enroué, sa maigreur de poète crotté. Si Dinah voitmonsieur de Clagny procureur-général, elle peut le voir joligarçon. L’éloquence a de grands privilèges. D’ailleurs madame de LaBaudraye est pleine d’ambition, Sancerre lui déplaît, elle rêve desgrandeurs parisiennes.

– Mais quel intérêt avez-vous à cela, dit Lousteau, car si elleaime le procureur du roi… Ah! vous croyez qu’elle ne l’aimera paslongtemps, et vous espérez lui succéder.

– Vous autres, dit Gatien, vous rencontrez à Paris autant defemmes différentes qu’il y a de jours dans l’année. Mais à Sancerreoù il ne s’en trouve pas, six, et où, de ces six femmes, cinq ontdes prétentions. désordonnées à la vertu; quand la plus belle voustient à une distance énorme par des regards dédaigneux comme sielle était princesse de sang royal, il est bien permis à un jeunehomme de vingt-deux ans de chercher à deviner les secrets de cettefemme, car alors elle sera forcée d’avoir des égards pour lui.

– Cela s’appelle ici des égards, dit le journaliste ensouriant.

– J’accorde à madame de La Baudraye trop de bon goût pour croirequ’elle s’occupe de ce vilain singe, dit Horace Bianchori.

– Horace, dit le journaliste, voyons, savant interprète de lanature humaine, tendons un piège à loup au procureur du roi, nousrendrons service à notre ami Gatien, et nous rirons. Je n’aime pasles procureurs du roi.

– Tu as un juste pressentiment de ta destinée, dit Horace. Maisque faire?

– Eh bien, racontons, après le dîner, quelques histoires defemmes surprises par leurs maris, et qui soient tuées, assassinéesavec des circonstances terrifiantes. Nous verrons la mine queferont madame de La Baudraye et monsieur de Clagny.

– Pas mal, dit Bianchon, il est, difficile que l’un ou l’autrene se trahissent pas par un geste ou par une réflexion.

– Je connais, reprit le journaliste en s’adressant à Gatien, undirecteur de journal qui, dans le but d’éviter une triste destinée,n’admet que des histoires où les amants sont brûlés, hachés, pilés,disséqués; où les femmes sont bouillies, frites, cuites; il apportealors ces effroyables récits à sa femme en espérant qu’elle luisera fidèle par peur; il se contente de ce pis-aller, le modestemari: « Vois-tu, ma mignonne, où conduit la plus petite faute! » luidit-il en traduisant le discours d’Arnolphe à Agnès.

– Madame de La Baudraye est parfaitement innocente, ce jeunehomme a la berlue, dit Bianchon. Madame Piédefer me paraît êtrebeaucoup trop dévote pour inviter au château d’Anzy l’amant de safille. Madame de La Baudraye aurait à tromper sa mère, son mari, safemme de chambre et celle de sa mère; c’est trop d’ouvrage, jel’acquitte.

– D’autant plus que son mari ne la quitte pas, dit Gatien enriant de son calembour.

– Nous nous souviendrons bien d’une ou deux histoires à fairetrembler Dinah, dit Lousteau. Jeune homme, et toi Bianchon, je vousdemande une tenue sévère, montrez-vous diplomates, ayez unlaisser-aller sans affectation, épiez, sans en avoir l’air, lafigure des deux criminels, vous savez?… en dessous, ou dans laglace, à la dérobée. Ce matin nous chasserons le lièvre, ce soirnous chasserons le procureur du roi.

La soirée commença triomphalement pour Lousteau qui remit à lachâtelaine son album où elle trouva cette élégie.

Chapitre 5Le procureur du roi se pique

SPLEEN

Des vers de moi chétif et perdu dans la foule

De ce monde égoïste où tristement je roule,

Sans m’attacher à rien;

Qui ne vis s’accomplir jamais une espérance,

Et dont l’oeil, affaibli par la morne souffrance,

Voit le mal sans le bien!

Cet album, feuilleté par les doigts d’une femme,

Ne doit pas s’assombrir au reflet de mon âme.

Chaque chose en son lieu;

Pour une femme, il faut parler d’amour, de joie,

De bals resplendissants, de vêtements de soie

Et même un peu de Dieu.

Ce serait exercer sanglante raillerie

Que de me dire, à moi, fatigué de la vie:

Dépeins-nous le bonheur!

Au pauvre aveugle-né vante-t-on la lumière,

A l’orphelin pleurant parle-t-on d’une mère,

Sans leur briser le cœur?

Quand le froid désespoir vous prend jeune en ce monde,

Quand on n’y peut trouver un cœur qui vous réponde,

Il n’est plus d’avenir.

Si personne avec vous quand vous pleurez ne pleure,

Quand il n’est pas aimé, s’il faut qu’un homme meure,

Bientôt je dois mourir.

Plaignez-moi! plaignez-moi! car souvent je blasphème

Jusqu’au nom saint de Dieu, me disant à moi-même il n’a pour moirien fait.

Pourquoi le bénirais-je, et que lui dois-je en somme?

Il eût pu me créer beau, riche, gentilhomme,

Et je suis pauvre et laid!

ETIENNE LOUSTEAU

Septembre 1836, château d’Anzy.

Et vous avez composé ces vers depuis hier?… s’écria le procureurdu roi d’un ton défiant.

– Oh! mon Dieu, oui, tout en chassant, mais cela ne se voit quetrop! J’aurais voulu faire mieux pour madame.

– Ces vers sont ravissants, fit Dinah en levant les yeux auciel.

– C’est l’expression d’un sentiment malheureusement trop vrai,répondit Lousteau d’un air profondément triste.

Chacun devine que le journaliste gardait ces vers dans samémoire depuis au moins dix ans, car ils lui furent inspirés sousla Restauration par la difficulté de parvenir. Madame de LaBaudraye regarda le journaliste avec la pitié que les malheurs dugénie inspirent, et monsieur de Clagny, qui surprit ce regard,éprouva de la haine pour ce faux Jeune Malade. Il se mit autrictrac avec le curé de Sancerre. Le fils du président eutl’excessive complaisance d’apporter la lampe aux deux joueurs, demanière que la lumière tombât d’aplomb sur madame de La Baudrayequi prit son ouvrage; elle garnissait de laine l’osier d’unecorbeille à papier. Les trois conspirateurs se groupèrent auprès deces personnages.

– Pour qui faites-vous donc cette jolie corbeille, madame? ditle journaliste. Pour quelque loterie de bienfaisance?

– Non, dit-elle, je trouve beaucoup trop d’affectation dans labienfaisance faite à son de trompe.

– Vous êtes bien indiscret, dit monsieur Gravier.

– Y a-t-il de l’indiscrétion, dit Lousteau, à demander quel estl’heureux mortel chez qui se trouvera la corbeille de madame.

Il n’y a pas d’heureux mortel, reprit Dinah, elle est pourmonsieur de La Baudraye.

Le procureur du roi regarda sournoisement madame de La Baudrayeet la corbeille comme s’il se fût dit intérieurement: « Voilà macorbeille à papier perdue! »

– Comment, madame, vous ne voulez pas que nous le disionsheureux d’avoir une jolie femme, heureux de ce qu’elle lui fait desi charmantes choses sur ses corbeilles à papier? Le dessin estrouge et noir, à la Robin-des-Bois. Si je me marie, je souhaitequ’après douze ans de ménage les corbeilles que brodera ma femmesoient pour moi.

– Pourquoi ne seraient-elles pas pour vous? dit madame de LaBaudraye en levant sur Etienne son bel oeil gris plein decoquetterie.

Les Parisiens ne croient à rien, dit le procureur du roi d’unton amer. La vertu des femmes est surtout mise en question avec uneeffrayante audace, Oui, depuis quelque temps, les livres que vousfaites, messieurs les écrivains, vos revues, vos pièces de théâtre,toute votre infâme littérature repose sur l’adultère…

– Eh! monsieur le procureur du roi, reprit Etienne en riant, jevous laissais jouer tranquillement, je ne vous attaquais point, etvoilà que vous faites un réquisitoire contre moi. Foi dejournaliste, j’ai broché plus de cent articles contre les auteursde qui vous parlez; mais j’avoue que, si je les ai attaqués,c’était pour dire quelque chose qui ressemblât à de la critique.Soyons justes, si vous les condamnez, il faut condamner Homère etson Iliade qui roule sur la belle Hélène; il faut condamner leParadis Perdu de Milton, Eve et le serpent me paraissent un gentilpetit adultère symbolique. Il faut supprimer les Psaumes de David,inspirés par les amours excessivement adultères de ce Louis XIVhébreu. Il faut jeter au feu Mithridate, le Tartuffe; l’Ecole des,femmes; Phèdre, Andromaque, le Mariage de Figaro, l’Enfer de Dante,les Sonnets de Pétrarque, tout Jean-Jacques Rousseau; les romans duMoyen Age, l’Histoire de France, l’Histoire romaine, etc., etc. Jene crois pas; hormis l’Histoire des Variations de Bossuet et lesProvinciales de Pascal, qu’il y ait beaucoup de livres à lire, sivous voulez en retrancher ceux où il est question de femmes aiméesà l’encontre des lois.

– Le beau malheur! dit monsieur de Clagny.

Etienne, piqué de l’air magistral que prenait monsieur deClagny, voulut le faire enrager par une de ces froidesmystifications qui consistent à défendre des opinions auxquelles onne tient pas, dans le but de rendre furieux un pauvre homme debonne foi, véritable plaisanterie de journaliste.

– En nous plaçant au point de vue politique où vous êtes forcéde vous mettre, dit-il en continuant sans relever l’exclamation dumagistrat, en revêtant la robe du procureur général à toutes lesépoques, car tous les gouvernements ont leur ministère public, eh!bien, la religion catholique se trouve infectée dans sa sourced’une violente illégalité conjugale. Aux yeux du roi Hérode, à ceuxde Pilate qui défendait le gouvernement romain, la femme de Josephpouvait paraître adultère, puisque, de son propre aveu, Josephn’était pas le père du Christ. Le juge païen n’admettait pas plusl’Immaculée Conception que vous n’admettriez un miracle semblable,si quelque religion se produisait aujourd’hui en s’appuyant sur unmystère de ce genre. Croyez-vous qu’un tribunal de policecorrectionnelle reconnaîtrait une nouvelle opération duSaint-Esprit? Or, qui peut oser dire que Dieu ne viendra pasracheter encore l’humanité? est-elle meilleure aujourd’hui que sousTibère?

– Votre raisonnement est un sacrilège, répondit le procureur duroi.

– D’accord, dit le journaliste, mais je ne le fais pas dans unemauvaise intention. Vous ne pouvez supprimer les faits historiques.Selon moi, Pilate condamnant Jésus-Christ, Anytus, organe du partiaristocratique d’Athènes et demandant la mort de Socrate,représentaient des sociétés établies, se croyant légitimes,revêtues de pouvoirs consentis, obligées de se défendre. Pilate etAnytus étaient alors aussi logiques que les procureurs généraux quidemandaient la tête des sergents de la Rochelle et qui font tomberaujourd’hui la tête des républicains armés contre le trône dejuillet, et celle des novateurs dont le but est de renverser àleurs profits les sociétés sous prétexte de les mieux organiser. Enprésence des grandes familles d’Athènes et de l’empire romain,Socrate et Jésus étaient criminels; pour ces vieillesaristocraties, leurs opinions ressemblaient à celles de laMontagne: supposez leurs sectateurs triomphants, ils eussent faitun léger 93 dans l’empire romain ou dans l’Attique.

– Où voulez-vous en venir, monsieur? dit le procureur duroi.

– A l’adultère! Ainsi, monsieur, un bouddhiste en fumant sa pipepeut parfaitement dire que la religion des chrétiens est fondée sutl’adultère; comme nous croyons que Mahomet est un imposteur, queson Coran est une réimpression de la Bible et de l’Evangile, et queDieu n’a jamais eu la moindre intention de faire, de ce conducteurde chameaux, son prophète.

– S’il y avait en France beaucoup d’hommes comme vous, et il yen a malheureusement trop, tout gouvernement y seraitimpossible.

– Et il n’y aurait pas de religion, dit madame Piédefer dont levisage avait fait d’étranges grimaces pendant cette discussion.

– Tu leur causes une peine infinie, dit Bianchon à l’oreilled’Etienne, ne parle pas religion, tu leur dis des choses à lesrenverser.

– Si j’étais écrivain ou romancier, dit monsieur Gravier, jeprendrais le parti des maris malheureux. Moi qui ai vu beaucoup dechoses et d’étranges choses, je sais que dans le nombre des maristrompés il s’en trouve dont l’attitude ne manque point d’énergie,et qui, dans la crise, sont très dramatiques, pour employer un devos mots, monsieur; dit-il en regardant Etienne.

– Vous avez raison, mon cher monsieur Gravier, dit Lousteau, jen’ai jamais trouvé ridicules les maris trompés; au contraire, jeles aime…

– Ne trouvez-vous pas un mari sublime de confiance? dit alorsBianchon; il croit en sa femme, il ne la soupçonne point, il a lafoi du charbonnier. S’il a la faiblesse de se confier à sa femme,vous vous en moquez; s’il est défiant et jaloux, vous le haïssez:dites-moi quel est le moyen terme pour un homme d’esprit?

– Si monsieur le procureur du roi ne venait pas de se prononcersi ouvertement contre l’immoralité des récits où la charteconjugale est violée, je vous raconterais une vengeance de mari,dit Lousteau.

Monsieur de Clagny jeta ses dés d’une façon convulsive, et neregarda point le journaliste.

– Comment donc, mais une narration de vous, s’écria madame de LaBaudraye, à peine aurais-je osé vous la demander…

– Elle n’est pas de moi, madame, je n’ai pas tant de talent;elle me fut, et avec quel charme! racontée par un de nos écrivainsles plus célèbres, le plus grand musicien littéraire que nousayons, Charles Nodier.

– Eh! bien, dites, reprit Dinah, je n’ai jamais entendu monsieurNodier, vous n’avez pas de comparaison à craindre.

Chapitre 6Histoire du chevalier de Beauvoir

– Peu de temps après le 18 brumaire, dit Lousteau, vous savezqu’il y eut une levée de boucliers en Bretagne et dans la Vendée.Le Premier consul, empressé de pacifier la France, entama desnégociations avec les principaux chefs et déploya, les plusvigoureuses mesures militaires; mais, tout en combinant des plansde campagne avec les séductions de sa diplomatie italienne, il miten jeu les ressorts machiavéliques de la police, alors confiée àFouché. Rien de tout cela ne fut inutile pour étouffer la guerreallumée dans l’Ouest. A cette époque, un jeune homme appartenant àla famille de Maillé fut envoyé par les Chouans, de Bretagne àSaumur, afin d’établir des intelligences entre certaines personnesde la ville ou des environs et les chefs de l’insurrectionroyaliste. Instruite de ce voyage, la police de Paris avait dépêchédes agents chargés de s’emparer du jeune émissaire à son arrivée àSaumur. Effectivement, l’ambassadeur fut arrêté le jour même de sondébarquement; car il vint en bateau, sous un déguisement de maîtremarinier. Mais, en homme d’exécution, il avait calculé toutes leschances de son entreprise: son passeport, ses papiers étaient sibien en règle que les gens envoyés pour se saisir de luicraignirent de se tromper. Le chevalier de Beauvoir, je me rappellemaintenant le nom, avait bien médité son rôle: il se réclama de safamille d’emprunt, allégua son faux domicile, et soutint sihardiment son interrogatoire qu’il aurait été mis en liberté sansl’espèce de croyance aveugle que les espions eurent en leursinstructions, malheureusement trop précises. Dans le doute, cesalguasils aimèrent mieux commettre un acte arbitraire que delaisser échapper un homme à la capture duquel le ministreparaissait attacher une grande importance. Dans ces temps deliberté, les agents du pouvoir national se souciaient fort peu dece que nous nommons aujourd’hui la légalité. Le chevalier fut doncprovisoirement emprisonné, jusqu’à ce que les autorités supérieureseussent pris une décision à son égard. Cette sentencebureaucratique ne se fit pas attendre. La police ordonna de gardertrès étroitement le prisonnier, malgré ses dénégations. Lechevalier de Beauvoir fut alors transféré, suivant de nouveauxordres, au château de l’Escarpe, dont le nom indique assez lasituation. Cette forteresse, assise sur des rochers d’une grandeélévation, a pour fossés des précipices; on y arrive de tous côtéspar des pentes rapides et dangereuses; comme dans tous les ancienschâteaux, la porte principale est à pont-levis et défendue par unelarge douve. Le commandant de cette prison, charmé d’avoir à garderun homme de distinction dont les manières étaient fort agréables,qui s’exprimait à merveille et paraissait instruit, qualités raresà cette époque, accepta le chevalier comme un bienfait de laProvidence; il lui proposa d’être à l’Escarpe sur parole, et defaire cause commune avec lui contre l’ennui. Le prisonnier nedemanda pas mieux. Beauvoir était un loyal gentilhomme, maisc’était aussi par malheur un fort joli garçon. Il avait une figureattrayante, l’air résolu, la parole engageante, une forceprodigieuse. Leste, bien découplé, entreprenant, aimant le danger,il eût fait un excellent chef de partisans; il les faut ainsi. Lecommandant assigna le plus commode des appartements à sonprisonnier, l’admit à sa table, et n’eut d’abord qu’à se louer duVendéen. Ce commandant était corse et marié: sa femme, jolie etagréable, lui semblait peut-être difficile à garder; bref, il étaitjaloux en sa qualité de Corse et de militaire assez mal tourné.Beauvoir plut à la dame, il la trouva fort à son goût; peut-êtres’aimèrent ils! en prison l’amour va si vite! Commirent-ils quelqueimprudence? Le sentiment qu’ils eurent l’un pour l’autredépassa-t-il les bornes de cette galanterie superficielle qui estpresque un de nos devoirs envers les femmes? Beauvoir ne s’estjamais franchement expliqué sur ce point assez obscur de sonhistoire: mais toujours est-il constant que le commandant se cruten droit d’exercer des rigueurs extraordinaires sur son prisonnier.Beauvoir, mis au donjon, fut nourri de pain noir, abreuvé d’eauclaire, et enchaîné suivant le perpétuel programme desdivertissements prodigués aux captifs. La cellule située sous laplate-forme était voûtée en pierre dure, les murailles avaient uneépaisseur désespérante, la tour donnait sur le précipice. Lorsquele pauvre Beauvoir eut reconnu l’impossibilité d’une évasion, iltomba dans ces rêveries qui sont tout ensemble le désespoir et laconsolation des prisonniers. Il s’occupa de ces riens quideviennent de grandes affaires: il compta les heures et les jours,il fit l’apprentissage du triste état de prisonnier, se replia surlui-même, et apprécia la valeur de l’air et du soleil; puis, aprèsune quinzaine de jours, il eut cette maladie terrible, cette fièvrede liberté qui pousse les prisonniers à ces sublimes entreprisesdont les prodigieux résultats nous semblent inexplicables quoiqueréels, et que mon ami le docteur (il se tourna vers Bianchon)attribuerait sans doute à des forces inconnues, le désespoir de sonanalyse physiologique, mystères de la volonté humaine dont laprofondeur épouvante la science, (Bianchon fit un signe négatif).Beauvoir se rongeait le cœur, car la mort seule pouvait le rendrelibre. Un matin le porte-clefs chargé d’apporter la nourriture duprisonnier, au lieu de s’en aller après lui avoir donné sa maigrepitance, resta devant lui les bras croisés, et le regardasingulièrement. Entre eux, la conversation se réduisaitordinairement à peu de chose, et jamais le gardien ne lacommençait. Aussi le chevalier fut-il très étonné lorsque cet hommelui dit: « Monsieur, vous avez sans doute votre idée en vous faisantappeler monsieur Lebrun ou citoyen Lebrun. Cela ne me regarde pas,mon affaire n’est point de vérifier votre nom. Que vous vousnommiez Pierre ou Paul, cela m’est bien indifférent. A chacun sonmétier, les vaches seront bien gardées. Cependant je sais, dit-ilen clignant de l’oeil, que vous êtes monsieurCharles-Félix-Théodore, chevalier de Beauvoir et cousin de madamela duchesse de Maillé… – Hein? » ajouta-t-il d’un air de triompheaprès un moment de silence en regardant son prisonnier. Beauvoir,se voyant incarcéré fort et ferme, ne crut pas que sa position pûtempirer par l’aveu de son véritable nom. – Eh! bien, quand jeserais le chevalier de Beauvoir, qu’y gagnerais-tu? lui dit-il. -Oh! tout est gagné, répliqua le porte-clefs à voix basse.Ecoutez-moi. J’ai reçu de l’argent pour faciliter votre évasion;mais un instant! Si j’étais soupçonné de la moindre chose, jeserais fusillé tout bellement. J’ai donc dit que je tremperais danscette affaire juste pour gagner mon argent. Tenez, monsieur, voiciune clef, dit-il en sortant de sa poche une petite lime, avec cela,vous scierez un de vos barreaux. Dam! ce ne sera pas commode,reprit-il en montrant l’ouverture étroite par laquelle le jourentrait dans le cachot. C’était une espèce de baie pratiquéeau-dessus du cordon qui couronnait extérieurement le donjon, entreces grosses pierres saillantes destinées à figurer les supports descréneaux. – Monsieur, dit le geôlier, il faudra scier le fer assezprès pour que vous puissiez passer. – Oh! sois tranquille! j’ypasserai, dit le prisonnier. – Et assez haut pour qu’il vous restede quoi attacher votre corde, reprit le porte-clefs. – Où est-elle?demanda Beauvoir. – La voici, répondit le guichetier en lui jetantune corde à nœuds. Elle a été fabriquée avec du linge afin de fairesupposer que vous l’avez confectionnée vous-même, et elle est delongueur suffisante. Quand vous serez au dernier nœud, laissez-vouscouler tout doucement, le reste est votre affaire. Vous trouverezprobablement dans les environs une voiture tout attelée et des amisqui vous attendent. Mais je ne sais rien, moi! je n’ai pas besoinde vous dire qu’il y a une sentinelle au dret de la tour. Voussaurez bien choisir une nuit noire, et guetter le moment où lesoldat de faction dormira. Vous risquerez peut-être d’attraper uncoup de fusil; mais… – C’est bon! c’est bon, je ne pourrirai pasici, s’écria le chevalier. – Ah! ça se pourrait bien tout de même,répliqua le geôlier d’un air bête. Beauvoir prit cela pour une deces réflexions niaises que font ces gens-là. L’espoir d’êtrebientôt libre le rendait si joyeux qu’il ne pouvait guère s’arrêteraux discours de cet homme, espèce de paysan renforcé. Il se mit àl’ouvrage aussitôt, et la journée lui suffit pour scier lesbarreaux. Craignant une visite du commandant, il cacha son travail,en bouchant les fentes avec de la mie de pain roulée dans de larouille, afin de lui donner la couleur du fer. Il serra sa corde,et se mit à épier quelque nuit favorable, avec cette impatienceconcentrée et cette profonde agitation d’âme qui dramatisent. lavie des prisonniers. Enfin, par une nuit grise, une nuit d’automne,il acheva de scier les barreaux, attacha solidement sa corde,s’accroupit à l’extérieur sur le support de pierre, en secramponnant d’une main au bout de fer qui restait dans la baie.Puis il attendit ainsi le moment le plus obscur de la nuit etl’heure à laquelle les sentinelles doivent dormir. C’est vers lematin, à peu près. Il connaissait la durée des factions, l’instantdes rondes, toutes choses dont s’occupent les prisonniers, mêmeinvolontairement. Il guetta le moment où l’une des sentinellesserait aux deux tiers de sa faction et retirée dans sa guérite, àcause du brouillard. Certain d’avoir réuni toutes les chancesfavorables à son évasion, il se mit alors à descendre, nœud à nœud,suspendu entre le ciel et la terre, en tenant sa corde avec uneforce de géant. Tout alla bien. A l’avant-dernier nœud, au momentde se laisser couler à terre, il s’avisa, par une pensée prudente,de chercher le sol avec ses pieds, et ne trouva pas de sol. Le casétait assez embarrassant pour un homme en sueur, fatigué, perplexe,et dans une situation où il s’agissait de jouer sa vie à pair ounon. Il allait s’élancer. Une raison frivole l’en empêcha: sonchapeau venait de tomber, heureusement il écouta le bruit que sachute devait produire, et il n’entendit rien! Le prisonnier conçutde vagues soupçons sur sa position; il se demanda si le commandantne lui avait pas tendu quelque piège: mais dans quel intérêt? Enproie à ces incertitudes, il songea presque à remettre la partie àune autre nuit. Provisoirement, il résolut d’attendre les clartésindécises du crépuscule; heure qui ne serait peut-être pas tout àfait défavorable à sa fuite. Sa force prodigieuse lui permit degrimper vers le donjon; mais il était presque épuisé au moment oùil se remit sur le support extérieur, guettant tout comme un chatsur le bord d’une gouttière. Bientôt, à la faible clarté del’aurore, il aperçut, en faisant flotter sa corde, une petitedistance de cent pieds entre le dernier nœud et les rochers pointusdu précipice. – Merci, commandant! dit-il avec le sang-froid qui lecaractérisait. Puis, après avoir quelque peu réfléchi à cettehabile vengeance, il jugea nécessaire de rentrer dans son cachot.Il mit sa défroque en évidence sur son lit, laissa la corde endehors pour faire croire à sa chute; il se tapit tranquillementderrière la porte et attendit l’arrivée du perfide guichetier entenant à la main une des barres de fer qu’il avait sciées. Leguichetier, qui ne manqua pas de venir plus tôt qu’à l’ordinairepour recueillir la succession du mort, ouvrit la porte en sifflant;mais, quand il fut à une distance convenable, Beauvoir lui assénasur le crâne un si furieux coup de barre que le traître tomba commeune masse, sans jeter un cri: la barre lui avait brisé la tête. Lechevalier déshabilla promptement le mort, prit ses habits, imitason allure, et, grâce à l’heure matinale et au peu de défiance dessentinelles de la porte principale, il s’évada.

Ni le procureur du roi ni madame de La Baudraye ne parurentcroire qu’il y eût dans ce récit la moindre prophétie qui lesconcernât. Les intéressés se jetèrent des regards interrogatifs, engens surpris de la parfaite indifférence des deux prétendusamants.

– Bah! j’ai mieux à vous raconter, dit Bianchon.

– Voyons, dirent les auditeurs à un signe que fit Lousteau pourdire que Bianchon. avait sa petite réputation de conteur.

Chapitre 7Observation qui évite au lecteur une réimpression

Dans les histoires dont se composait son fonds de narration, cartous les gens d’esprit ont une certaine quantité d’anecdotes commemadame de La Baudraye avait sa collection de phrases, l’illustredocteur choisit celle connue sous le nom de La Grande Bretèche etdevenue si célèbre qu’on en a fait au Gymnase-Dramatique unvaudeville intitulé Valentine (Voir Autre Etude de femme). Aussiest-il parfaitement inutile de répéter ici cette aventure,quoiqu’elle fût du fruit nouveau pour les habitants du châteaud’Anzy. Ce fut d’ailleurs la même perfection dans les gestes, dansles intonations qui valut tant d’éloges au docteur chezmademoiselle des Touches quand il la raconta pour la première fois.Le dernier tableau du Grand d’Espagne mourant de faim et deboutdans l’armoire où l’a muré le mari de madame de Merret, et ledernier mot de ce mari répondant à une dernière prière de sa femme: »Vous avez juré sur ce crucifix qu’il n’y avait là personne! »produisit tout son effet. Il y eut un moment de silence assezflatteur pour Bianchon.

– Savez-vous, messieurs, dit alors madame de La Baudraye, quel’amour doit être une chose immense pour engager une femme à semettre en de pareilles situations?

– Moi qui certes ai vu d’étranges choses dans ma vie, ditmonsieur Gravier, j’ai été quasi témoin en Espagne d’une aventurede ce genre-là.

– Vous venez après de grands acteurs, lui dit madame de LaBaudraye en fêtant les deux Parisiens par un regard coquet,n’importe, allez.

Chapitre 8Histoire un bras ou monsieur Gravier se pose cranement

– Quelque temps après son entrée à Madrid, dit le receveur descontributions, le grand-duc de Berg invita les principauxpersonnages de cette ville à une fête offerte par l’armée françaiseà la capitale nouvellement conquise. Malgré la splendeur du gala,les Espagnols n’y furent pas très rieurs, leurs femmes dansèrentpeu, la plupart des conviés se mirent à jouer. Les jardins dupalais étaient illuminés assez splendidement pour que les damespussent s’y promener avec autant de sécurité qu’elles l’eussentfait en plein jour. La fête était impérialement belle. Rien ne futépargné dans le but de donner aux Espagnols une haute idée del’Empereur, s’ils voulaient le juger d’après ses lieutenants. Dansun bosquet assez voisin du palais, entre une heure et deux dumatin, plusieurs militaires français s’entretenaient des chances dela guerre, et de l’avenir peu rassurant que pronostiquaitl’attitude des Espagnols présents à cette pompeuse fête. – Ma foi,dit le chirurgien en chef du corps d’armée où j’étais payeurgénéral, hier j’ai formellement demandé mon rappel au prince Murat.Sans avoir précisément peur de laisser mes os dans la Péninsule, jepréfère aller panser les blessures faites par nos bons voisins lesAllemands; leurs armes ne vont pas si avant dans le torse que lespoignards castillans. Puis, la crainte de l’Espagne est, chez moi,comme une superstition. Dès mon enfance j’ai lu des livresespagnols, un tas d’aventures sombres et mille histoires de cepays, qui m’ont vivement prévenu contre ses mœurs. Eh! bien, depuisnotre entrée à Madrid, il m’est arrivé d’être déjà, sinon le héros,du moins le complice de quelque périlleuse intrigue, aussi noire,aussi obscure que peut l’être un roman de lady Radcliffe. J’écoutevolontiers mes pressentiments, et, dès demain je détale. Murat neme refusera certes pas mon congé, car, grâce aux services que nousrendons, nous avons des protections toujours efficaces. – Puisquetu tires ta crampe, dis-nous ton événement; répondit un colonel,vieux républicain qui, du beau langage et des courtisaneriesimpériales, ne se souciait guère. Le chirurgien en chef regardasoigneusement autour de lui comme pour reconnaître les figures deceux qui l’environnaient, et, sûr qu’aucun Espagnol n’était dans levoisinage, il dit: « Nous ne sommes ici que des Français,volontiers, colonel Hulot. Il y a six jours, je revenaistranquillement à mon logis, vers onze heures du soir, après avoirquitté le général Montcornet dont l’hôtel se trouve à quelques pasdu mien. Nous sortions tous les deux de chez l’ordonnateur en chef,où nous avions fait une bouillotte assez animée. Tout à coup, aucoin d’une petite rue, deux inconnus, ou plutôt deux diables, sejettent sur moi, m’entortillent la tête et les bras dans un grandmanteau. Je criai, vous devez me croire, comme un chien fouetté;mais le drap étouffait ma voix, et je fus transporté dans unevoiture avec la plus rapide dextérité. Lorsque mes deux compagnonsme débarrassèrent du manteau, j’entendis ces désolantes parolesprononcées par une voix de femme, en mauvais français: Si vouscriez, ou si vous faites mine de vous échapper, si vous vouspermettez le moindre geste équivoque, le monsieur qui est devantvous est capable de vous poignarder sans scrupule. Tenez-vous donctranquille. Maintenant je vais vous apprendre la cause de votreenlèvement. Si vous voulez vous donner la peine d’étendre votremain vers moi, vous trouverez entre nous deux vos instruments dechirurgie que nous avons envoyé chercher chez vous de votre part;ils vous seront nécessaires, nous vous emmenons dans une maisonpour sauver l’honneur d’une dame sur le point d’accoucher d’unenfant qu’elle veut donner à ce gentilhomme sans que son mari lesache. Quoique monsieur quitte peu madame, de laquelle il esttoujours passionnément épris, et qu’il surveille avec toutel’attention de la jalousie espagnole, elle a pu lui cacher sagrossesse, il la croit malade. Vous allez donc fairel’accouchement. Les dangers de l’entreprise ne vous concernent pas:seulement, obéissez-nous; autrement, l’amant, qui est en face devous dans la voiture, et qui ne sait pas un mot de français, vouspoignarderait, à la moindre imprudence. – Et qui êtes-vous? luidis-je en cherchant la main de mon interlocutrice dont le brasétait enveloppé dans la manche d’un habit d’uniforme. – Je suis lacamériste de madame, sa confidente, et toute prête à vousrécompenser par moi-même, si vous vous prêtez galamment auxexigences de notre situation. – Volontiers, dis-je en me voyantembarqué de force dans une aventure dangereuse. a la faveur del’ombre, je vérifiai si la figure et les formes de cette filleétaient en harmonie avec les idées que la qualité de sa voixm’avaient inspirées. Cette bonne créature s’était sans doutesoumise par avance à tous les hasards de ce singulier enlèvement,car elle garda le plus complaisant silence, et la voiture n’eut pasroulé pendant plus de dix minutes dans Madrid qu’elle reçut et merendit un baiser satisfaisant. L’amant que j’avais en vis-à-vis nes’offensa point de quelques coups de pied dont je le gratifiai fortinvolontairement; mais comme il n’entendait pas le français, jeprésume qu’il n’y fit pas attention. – Je ne puis être votremaîtresse qu’à une seule condition, me dit la camériste en réponseaux bêtises que je lui débitais emporté par la chaleur d’unepassion improvisée à laquelle tout faisait obstacle. – Et laquelle?- Vous ne chercherez jamais à savoir à qui j’appartiens. Si jeviens chez vous, ce sera de nuit, et vous me recevrez sans lumière.- Bon lui dis-je. Notre conversation en était là quand la voiturearriva près d’un mur de jardin. – Laissez-moi vous bander les yeux,me dit la femme de chambre, vous vous appuierez sur mon bras, et jevous conduirai moi-même. Elle me serra sur les yeux un mouchoirqu’elle noua fortement derrière ma tête. J’entendis le bruit d’uneclef mise avec précaution dans la serrure d’une petite porte par lesilencieux amant que j’avais eu pour vis-à-vis. Bientôt la femme dechambre, au corps cambré, et qui avait du meného dans son allure… -C’est, dit le receveur en prenant un petit ton de supériorité, unmot de la langue espagnole, un idiotisme qui peint les torsions queles femmes savent imprimer à une certaine partie de leur robe quevous devinez. – La femme de chambre (je reprends le récit duchirurgien en chef) me conduisit, à travers les allées sablées d’ungrand jardin, jusqu’à un certain endroit où elle s’arrêta. Par lebruit que nos pas firent dans l’air, je présumai que nous étionsdevant la maison. – Silence, maintenant, me dit-elle à l’oreille,et veillez bien sur vous-même! Ne perdez pas de vue un seul de messignes, je ne pourrai plus vous parler sans danger pour nous deux,et il s’agit en ce moment de vous sauver la vie. Puis, elle ajouta,mais à haute voix: – Madame est dans une chambre aurez-de-chaussée; pour y arriver, il nous faudra passer dans lachambre et devant le lit de son mari; ne toussez pas, marchezdoucement, et suivez-moi bien de peur de heurter quelques meubles,ou de mettre les pieds hors du tapis que j’ai arrangé. Ici l’amantgrogna sourdement, comme un homme impatienté de tant de retards. Lacamériste se tut, j’entendis ouvrir une porte, je sentis l’airchaud d’un appartement, et nous allâmes à pas de loup, comme desvoleurs en expédition. Enfin la douce main de la fille m’ôta monbandeau. Je me trouvai dans une grande chambre, haute d’étage, etmal éclairée par une lampe fumeuse. La fenêtre était ouverte, maiselle avait été garnie de gros barreaux de fer par le jaloux mari.J’étais jeté là comme au fond d’un sac. a terre, sur une natte, unefemme dont la tête était couverte d’un voile de mousseline, mais àtravers lequel ses yeux pleins de larmes brillaient de tout l’éclatdes étoiles, serrait avec force sur sa bouche un mouchoir et lemordait si vigoureusement que ses dents y entraient; jamais je n’aivu si beau corps, mais ce corps se tordait sous la douleur commeune corde de harpe jetée au feu. La malheureuse avait fait deuxarcs-boutants de ses jambes, en les appuyant sur une espèce decommode; puis, de ses deux mains, elle se tenait aux bâtons d’unechaise en tendant ses bras dont toutes les veines étaienthorriblement gonflées. Elle ressemblait ainsi à un criminel dansles angoisses de la question. Pas un cri d’ailleurs, pas d’autrebruit que le sourd craquement de ses os. Nous étions là, toustrois, muets et immobiles. Les ronflements du mari retentissaientavec une consolante régularité. Je voulus examiner la camériste;mais elle avait remis le masque dont elle s’était sans doutedébarrassée pendant la route, et je ne pus voir que deux yeux noirset des formes agréablement prononcées. L’amant jeta sur-le-champdes serviettes sur les jambes de sa maîtresse, et replia en doublesur la figure un voile de mousseline. Lorsque j’eus soigneusementobservé cette femme, je reconnus, à certains symptômes jadisremarqués dans une bien triste circonstance de ma vie, que l’enfantétait mort. Je me penchai vers la fille pour l’instruire de cetévénement. En ce moment, le défiant inconnu tira son poignard; maisj’eus le temps de tout dire à la femme de chambre, qui lui criadeux mots à voix basse. En entendant mon arrêt, l’amant eut unléger frisson qui passa sur lui des pieds à la tête comme unéclair, il me sembla voir pâlir sa figure sous son masque develours noir. La camériste saisit un moment où cet homme audésespoir regardait la mourante qui devenait violette, et me montrasur une table des verres de limonade tout préparés, en me faisantun signe négatif. Je compris qu’il fallait m’abstenir de boire,malgré l’horrible chaleur qui me desséchait le gosier. L’amant eutsoif; il prit un verre vide, l’emplit de limonade et but. En cemoment, la dame eut une convulsion violente qui m’annonça l’heurefavorable à l’opération. Je m’armai de courage, et je pus, aprèsune heure de travail, extraire l’enfant par morceaux. L’Espagnol nepensa plus à m’empoisonner en comprenant que je venais de sauver samaîtresse. De grosses larmes roulaient par instants sur sonmanteau. La femme ne jeta pas un cri, mais elle tressaillait commeune bête fauve surprise et suait à grosses gouttes. Dans un instanthorriblement critique, elle fit un geste pour montrer la chambre deson mari; le mari venait de se retourner; de nous quatre elle seuleavait entendu le froissement des draps, le bruissement du lit oudes rideaux. Nous nous arrêtâmes, et, à travers les trous de leursmasques, la camériste et l’amant se jetèrent des regards de feucomme pour se dire: – Le tuerons-nous s’il s’éveille? J’étendisalors la main pour prendre le verre de limonade que l’inconnu avaitentamé. L’Espagnol crut que j’allais boire un des verres pleins: ilbondit comme un chat, posa son long poignard sur les deux verresempoisonnés, et me laissa le sien en me faisant signe de boire lereste. Il y avait tant d’idées, tant de sentiment dans ce signe etdans son vif mouvement, que je lui pardonnai les atrocescombinaisons méditées pour me tuer et ensevelir ainsi toute mémoirede cet événement. Après deux heures de soins et de craintes, lacamériste et moi nous recouchâmes sa maîtresse. Cet homme, jetédans une entreprise si aventureuse, avait pris, en prévision d’unefuite; des diamants sur papier: il les mit à mon insu dans mapoche. Par parenthèse, comme j’ignorais le somptueux cadeau del’Espagnol, mon domestique m’a volé ce trésor le surlendemain, ets’est enfui nanti d’une vraie fortune. Je dis à l’oreille de lafemme de chambre les précautions qui restaient à prendre, et jevoulus décamper. La camériste resta près de sa maîtresse,circonstance qui ne me rassura pas excessivement; mais je résolusde me tenir sur mes gardes. L’amant fit un paquet de l’enfant mortet des linges où la femme de chambre avait reçu le sang de samaîtresse; il le serra fortement, le cacha sous son manteau, mepassa la main sur les yeux comme pour me dire de les fermer, etsortit le premier en m’invitant par un geste à tenir le pan de sonhabit. J’obéis, non sans donner un dernier regard à ma maîtresse dehasard. La camériste arracha son masque en voyant l’Espagnoldehors, et me montra la plus délicieuse figure du monde. Quand jeme trouvai dans le jardin, en plein air, j’avoue que je respiraicomme si l’on m’eût ôté un poids énorme de dessus la poitrine. Jemarchais à une distance respectueuse de mon guide, en veillant surses moindres mouvements avec la plus grande attention. Arrivés à lapetite porte, il me prit par la main, m’appuya sur les lèvres uncachet monté en bague que je lui avais vu à un doigt de la maingauche, et je lui fis entendre que je comprenais ce signe éloquent.Nous nous trouvâmes dans la rue où deux chevaux nous attendaient;nous montâmes chacun le nôtre, mon Espagnol s’empara de ma bride,la tint dans sa main gauche, prit entre ses dents les guides de samonture, car il avait son paquet sanglant dans sa main droite, etnous partîmes avec la rapidité de l’éclair. Il me fut impossible deremarquer le moindre objet qui pût me servir à me faire reconnaîtrela route que nous parcourions. Au petit jour je me trouvai près dema porte et l’Espagnol s’enfuit en se dirigeant vers la ported’Atocha. » – Et vous n’avez rien aperçu qui puisse vous fairesoupçonner à quelle femme vous aviez affaire? dit le colonel auchirurgien. – Une seule chose, reprit-il. Quand je disposail’inconnue, je remarquai sur son bras, à peu près au milieu, unepetite envie, grosse comme une lentille et environnée de poilsbruns. En ce moment l’indiscret chirurgien pâlit; tous les yeuxfixés sur les siens en suivirent la direction: nous vîmes alors unEspagnol dont le regard brillait dans une touffe d’orangers. En sevoyant l’objet de notre attention, cet homme disparut avec unelégèreté de sylphe. Un capitaine s’élança vivement à sa poursuite.- Sarpejeu, mes amis! s’écria le chirurgien, cet oeil de basilicm’a glacé. J’entends sonner des cloches dans mes oreilles! Recevezmes adieux, vous m’enterrerez ici! – Es-tu bête? dit le colonelHulot. Falcon s’est mis à la piste de l’Espagnol qui nous écoutait,il saura bien nous en rendre raison. – Hé! bien, s’écrièrent lesofficiers en voyant revenir le capitaine tout essoufflé. – Audiable! répondit Falcon, il a passé, je crois, à travers lesmurailles. Comme je ne pense pas qu’il soit sorcier, il est sansdoute de la maison! il en connaît les passages, les détours, et m’afacilement échappé. – Je suis perdu! dit le chirurgien d’une voixsombre. – Allons, tiens-toi calme, Béga (il s’appelait Béga), luirépondis-je, nous nous casernerons à tour de rôle chez toi jusqu’àton départ. Ce soir nous t’accompagnerons. En effet, trois jeunesofficiers qui avaient perdu leur argent au jeu reconduisirent lechirurgien à son logement, et l’un de nous s’offrit à rester chezlui. Le surlendemain Béga avait obtenu son renvoi en France, ilfaisait tous ses préparatifs pour partir avec une dame à laquelleMurat donnait une forte escorte; il achevait de dîner en compagniede ses amis, lorsque son domestique vint le prévenir qu’une jeunedame voulait lui parler. Le chirurgien et les trois officiersdescendirent aussitôt craignant quelque piège. L’inconnue ne putque dire à son amant: « Prenez garde! » et tomba morte. Cette femmeétait la camériste, qui, se sentant empoisonnée, espérait arriver àtemps pour sauver le chirurgien. – Diable! diable! s’écria lecapitaine Falcon, voilà ce qui s’appelle aimer! une Espagnole estla seule femme au monde qui puisse trotter avec un monstre depoison dans le bocal. Béga resta singulièrement pensif. Pour noyerles sinistres pressentiments qui le tourmentaient, il se remit àtable, et but immodérément, ainsi que ses compagnons. Tous, àmoitié ivres, se couchèrent de bonne heure. Au milieu de la nuit,le pauvre Béga fut réveillé par le bruit aigu que firent lesanneaux de ses rideaux violemment tirés sur les tringles. Il se mitsur son séant, en proie à la trépidation mécanique qui nous saisitau moment d’un semblable réveil. Il vit alors, debout devant lui,un Espagnol enveloppé dans son manteau, et, qui lui jetait le mêmeregard brûlant parti du buisson pendant la fête. Béga cria: « Ausecours! a moi, mes amis! » a ce cri de détresse, l’Espagnolrépondit par un rire amer. – L’opium croît pour tout le monde,répondit-il. Cette espèce de sentence dite, l’inconnu montra lestrois amis profondément endormis, tira de dessous son manteau unbras de femme récemment coupé, le présenta vivement à Béga en luifaisant voir un signe semblable à celui qu’il avait si imprudemmentdécrit. – Est-ce bien le même? demanda-t-il. a la lueur d’unelanterne posée sur le lit, Béga reconnut le bras et répondit par sastupeur. Sans plus amples informations, le mari de l’inconnue luiplongea son poignard dans le cœur.

Chapitre 9Le journaliste se révolte

– Il faut raconter cela, dit le journaliste, à des charbonniers,car il faut leur foi robuste pour y croire. Pourriez-vousm’expliquer qui, du mort ou de l’Espagnol, a causé?

– Monsieur, répondit le receveur des contributions, j’ai soignéce pauvre Béga, qui mourut cinq jours après dans d’horriblessouffrances. Ce n’est pas tout. Lors de l’expédition entreprisepour rétablir Ferdinand VII, je fus nommé à un poste en Espagne, etfort heureusement je n’allai pas plus loin qu’à Tours, car on mefit alors espérer la recette de Sancerre. La veille de mon départ,j’étais à un bal chez madame de Listomère où devaient se trouverplusieurs Espagnols de distinction. En quittant la table d’écarté,j’aperçus un Grand d’Espagne, un Afrancesado en exil, arrivé depuisquinze jours en Touraine. Il était venu fort tard à ce bal, où ilapparaissait pour la première fois dans le monde, et visitait lessalons accompagné de sa femme, dont le bras droit, était absolumentimmobile. Nous nous séparâmes en silence pour laisser passer cecouple, que nous ne vîmes pas sans émotion. Imaginez un vivanttableau de Murillo? Sous des orbites creusées et noircies, l’hommemontrait des yeux de feu qui restaient fixes; sa face étaitdesséchée, son crâne sans cheveux offrait des tons ardents, et soncorps effrayait le regard, tant il était maigre. La femme!imaginez-la? non, vous ne la feriez pas vraie. Elle avait cetteadmirable taille qui a fait créer ce mot de meného dans la langueespagnole; quoique pâle, elle était belle encore; son teint par unprivilège inouï pour une Espagnole, éclatait de blancheur; mais sonregard, plein du soleil de l’Espagne, tombait sur vous comme un jetde plomb fondu. – Madame, demandai-je à la marquise vers la fin dela soirée, par quel événement avez-vous donc perdu le bras? – Dansla guerre de l’indépendance, me répondit-elle.

– L’Espagne est un singulier pays, dit madame de La Baudraye, ily reste quelque chose des mœurs arabes.

– Oh! dit le journaliste en riant, cette manie de couper lesbras y est fort ancienne, elle reparaît à certaines époques commequelques-uns de nos canards dans les journaux, car ce sujet avaitdéjà fourni des pièces au théâtre espagnol, dès 1570…

– Me croyez-vous donc capable d’inventer une histoire? ditmonsieur Gravier piqué de l’air impertinent de Lousteau.

– Vous en êtes incapable, répondit finement le journaliste.

– Bah! dit Bianchon, les inventions des romanciers et desdramaturges sautent aussi souvent de leurs livres et de leurspièces dans la vie réelle que les événements de la vie réellemontent sur le théâtre et se prélassent dans les livres. J’ai vu seréaliser sous mes yeux la comédie de Tartuffe, à l’exception dudénouement: on n’a jamais pu dessiller les yeux à Orgon.

– Et, la tragi-comédie d’Adolphe par Benjamin Constant, se joueà toute heure, s’écria Lousteau.

– Croyez-vous qu’il puisse encore arriver en France desaventures comme celle que vient de nous raconter monsieur Gravier?dit madame de La Baudraye.

Chapitre 10Où M. de Clagny montre son innocence

Eh! mon Dieu, s’écria le procureur du roi, sur les dix ou douzecrimes saillants qui se commettent par année en France, il s’entrouve la moitié dont les circonstances sont au moins aussiextraordinaires que celles de vos aventures, et qui très souventles surpassent en romanesque. Cette vérité n’est-elle pasd’ailleurs prouvée par la publication de la Gazette des tribunaux,à mon sens l’un des plus grands abus de la Presse. Ce journal, quine date que de 1826 ou 1827, n’existait donc pas lors de mon débutdans la carrière du ministère public, et les détails du crime dontje vais vous parler n’ont pas été connus au delà du département oùil fut perpétré. « Dans le faubourg Saint-Pierre-des-Corps à Tours,une femme, dont le mari avait disparu lors du licenciement del’armée de la Loire en 1816 et qui naturellement fut pleurébeaucoup, se fit remarquer par une excessive dévotion. Quand lesmissionnaires parcoururent les villes de province pour y replanterles croix abattues et y effacer les traces des impiétésrévolutionnaires, cette veuve fut une des plus ardentes prosélytes,elle porta la croix, elle y cloua son cœur en argent traversé d’uneflèche, et longtemps après la mission, elle allait tous les soirsfaire sa prière aux pieds de la croix qui fut plantée derrière lechevet de la cathédrale. Enfin vaincue par ses remords, elle seconfessa d’un crime épouvantable. Elle avait égorgé son mari commeon avait égorgé Fualdès, en le saignant, elle l’avait salé, misdans deux vieux poinçons, en morceaux, absolument comme s’il se fûtagi d’un porc. Et pendant fort longtemps, tous les matins, elle encoupait un morceau et l’allait jeter dans la Loire. Le confesseurconsulta ses supérieurs; et avertit sa pénitente qu’il devaitprévenir le procureur du roi. La femme attendit la descente de lajustice. Le procureur du roi, le juge d’instruction en visitant lacave y trouvèrent encore la tête du mari dans le sel et dans un despoinçons. – Mais, malheureuse, dit le juge d’instruction àl’inculpée, puisque vous avez eu la barbarie de jeter ainsi dans larivière le corps de votre mari, pourquoi n’avez-vous pas faitdisparaître aussi la tête, il n’y aurait plus eu de preuves… – Jel’ai bien souvent essayé, monsieur, dit-elle; mais je l’ai toujourstrouvée trop lourde. »

– Eh! bien, qu’a-t-on fait de la femme?… s’écrièrent les deuxParisiens.

– Elle a été condamnée et exécutée à Tours, répondit lemagistrat; mais son repentir et sa religion avaient fini parattirer l’intérêt sur elle, malgré l’énormité du crime.

Chapitre 11Une plaisanterie faite sous l’Empire

– Eh! sait-on, dit Bianchon, toutes les tragédies qui se jouentderrière le rideau du ménage que le public ne soulève jamais… Jetrouve la justice humaine malvenue à juger des crimes entre époux;elle y a tout droit comme police, mais elle n’y entend rien dansses prétentions à l’équité.

– Bien souvent la victime a été pendant si longtemps lebourreau, répondit naïvement madame de La Baudraye, que le crimeparaîtrait quelquefois excusable si les accusés osaient toutdire.

Cette réponse provoquée par Bianchon, et l’histoire racontée parle procureur du roi, rendirent les deux Parisiens très perplexessur la situation de Dinah! Aussi lorsque l’heure du coucher futarrivée, y eut-il un de ces conciliabules qui se tiennent dans lescorridors de ces vieux châteaux où les garçons restent tous, leurbougeoir à la main, à causer mystérieusement. Monsieur Gravierapprit alors le but de cette amusante soirée où l’innocence demadame de La Baudraye avait été mise en lumière.

– Après tout, dit Lousteau, l’impassibilité de notre châtelaineindiquerait aussi bien une profonde dépravation que la candeur laplus enfantine… Le procureur du roi m’a eu l’air de proposer demettre le petit La Baudraye en salade…

– Il ne revient que demain, qui sait ce qui se passera cettenuit? dit Gatien.

– Nous le saurons, s’écria monsieur Gravier.

La vie de château comporte une infinité de mauvaisesplaisanteries, parmi lesquelles il en est qui sont d’une horribleperfidie. Monsieur Gravier, qui avait vu tant de choses, proposa demettre les scellés à la porte de madame de La Baudraye et sur celledu procureur du roi. Les canards accusateurs du poète Ibicus nesont rien en comparaison du cheveu que les espions de la vie dechâteau fixent sur l’ouverture d’une porte par deux petites boulesde cire aplaties, et placées si bas ou si haut qu’il est impossiblede se douter de ce piège. Le galant sort-il et ouvre-t-il l’autreporte soupçonnée, la coïncidence des cheveux arrachés dit tout.Quand chacun fut censé endormi, le médecin, le journaliste, lereceveur des contributions et Gatien vinrent pieds nus, en vraisvoleurs, condamner mystérieusement les deux portes, et se promirentde venir à cinq heures du matin vérifier l’état des scellés. Jugezde leur étonnement et du plaisir de Gatien, lorsque tous quatre, unbougeoir à la main, à peine vêtus, vinrent examiner les cheveux ettrouvèrent celui du procureur du roi et celui de madame de LaBaudraye dans un satisfaisant état de conservation.

– Est-ce la même cire? dit monsieur Gravier.

– Est-ce les mêmes cheveux? demanda Lousteau.

– Oui, dit Gatien.

– Ceci change tout, s’écria Lousteau, vous aurez battu lesbuissons pour Robin-des-Bois.

Le receveur des contributions et le fils du présidents’interrogèrent par un coup d’oeil qui voulait dire: N’y a-t-il pasdans cette phrase quelque chose de piquant pour nous? devons-nousrire ou nous fâcher?

– Si, dit le journaliste à l’oreille de Bianchon, Dinah estvertueuse, elle vaut bien la peine que je cueille le fruit de sonpremier amour.

Chapitre 12Déclarations indirectes

L’idée d’emporter en quelques instants une place qui résistaitdepuis neuf ans aux Sancerrois sourit alors à Lousteau. Dans cettepensée, il descendit le premier dans le jardin espérant yrencontrer la châtelaine. Ce hasard arriva d’autant mieux quemadame de La Baudraye avait aussi le désir de s’entretenir avec soncritique. La moitié des hasards sont cherchés.

– Hier, vous avez chassé, monsieur, dit madame de La Baudraye.Ce matin je suis assez embarrassée de vous offrir quelque nouvelamusement; à moins que vous ne vouliez venir à La Baudraye, où vouspourrez observer la province un peu mieux qu’ici, car vous n’avezfait qu’une bouchée de mes ridicules; mais le proverbe sur la plusbelle fille du monde regarde aussi la pauvre femme de province.

– Ce petit sot de Gatien, répondit Lousteau, vous a répété sansdoute une phrase dite par moi pour lui faire avouer qu’il vousadorait. Votre silence avant-hier pendant le dîner et pendant toutela soirée m’a suffisamment révélé l’une de ces indiscrétions qui nese commettent jamais à Paris. Que voulez-vous! je ne me flatte pasd’être intelligible. Ainsi, j’ai comploté de faire raconter toutesces histoires hier uniquement pour savoir si nous vous causerions àvous et à monsieur de Clagny quelque remords… Oh! rassurez-vous,nous avons la certitude de votre innocence. Si vous aviez eu lamoindre faiblesse pour ce vertueux magistrat, vous eussiez perdutout votre prix à mes yeux… J’aime ce qui est complet. Vous n’aimezpas, vous ne pouvez pas aimer ce froid, ce petit, ce sec, ce muetusurier en poinçons et en terres qui vous plante là pour vingt-cinqcentimes à gagner sur des regains! Oh! j’ai bien reconnu l’identitéde monsieur de La Baudraye avec nos escompteurs de Paris: c’est lamême nature. Vingt-huit ans, belle, sage, sans enfants… tenez,madame, je n’ai jamais rencontré le problème de la vertu mieuxposé… L’auteur de Paquita la Sévillane doit avoir rêvé bien desrêves!… Je puis vous parier de toutes ces choses sans l’hypocrisiede paroles que les jeunes gens y mettent, je suis vieux avant letemps. Je n’ai plus d’illusions, en conserve-t-on au métier quej’ai fait?…

En débutant ainsi, Lousteau supprimait toute la carte du Pays deTendre, dans laquelle les passions vraies font de si longuespatrouilles, il allait droit au but et se mettait en position de sefaire offrir ce que les femmes se font demander pendant des années,témoin le pauvre procureur du roi pour qui la dernière faveurconsistait à serrer un peu plus coitement qu’à l’ordinaire le brasde Dinah sur son cœur en marchant, l’heureux homme! Aussi, pour nepas mentir à son renom de femme supérieure, madame de La Baudrayeessaya-t-elle de consoler le Manfred du feuilleton en luiprophétisant tout un avenir d’amour auquel il n’avait passongé.

– Vous avez cherché le plaisir, mais vous n’avez pas encoreaimé, dit-elle. Croyez-moi, l’amour véritable arrive souvent àcontresens de la vie. Voyez monsieur de Gentz tombant, dans savieillesse, amoureux de Fanny Ellsler, et abandonnant lesrévolutions de Juillet pour les répétitions de cette danseuse?

– Cela me semble difficile, répondit Lousteau. Je crois àl’amour, mais je ne crois plus à la femme… Il y a sans doute en moides défauts qui m’empêchent d’être aimé, car j’ai souvent étéquitté. Peut-être ai-je trop le sentiment de l’idéal… comme tousceux qui ont creusé la réalité…

Madame de La Baudraye entendit enfin parler un homme qui, jetédans le milieu parisien le plus spirituel, en rapportait lesaxiomes hardis, les dépravations presque naïves, les convictionsavancées, et qui, s’il n’était pas supérieur, jouait au moins trèsbien la supériorité. Etienne eut auprès de Dinah tout le succèsd’une première représentation. Paquita la Sancerroise aspira lestempêtes de Paris, l’air de Paris. Elle passa l’une des journéesles plus agréables de sa vie entre Etienne et Bianchon qui luiracontèrent les anecdotes curieuses sur les grands hommes du jour,les traits d’esprit qui seront quelque jour l’ana de notre siècle;mots et faits vulgaires à Paris, mais tout nouveaux pour elle.Naturellement Lousteau dit beaucoup de mal de la grande célébritéféminine du Berry, mais dans l’évidente intention de flatter madamede La Baudraye et de l’amener sur le terrain des confidenceslittéraires en lui faisant considérer cet écrivain comme sa rivale.Cette louange enivra madame de La Baudraye qui parut à monsieur deClagny, au receveur des contributions et à Gatien plus affectueuseque la veille avec Etienne. Ces amants de Dinah regrettèrent biend’être allés tous à Sancerre, où ils avaient tambouriné la soiréed’Anzy. Jamais, à les entendre, rien de si spirituel ne s’étaitdit. Les Heures s’étaient envolées sans qu’on pût en voir les piedslégers. Les deux Parisiens furent célébrés par eux comme deuxprodiges. Ces exagérations trompetées sur le Mail eurent pour effetde faire arriver seize personnes le soir au château d’Anzy, lesunes en cabriolet de famille, les autres en char à bancs, etquelques célibataires sur des chevaux de louage. Vers sept heures,ces provinciaux firent plus ou moins bien leurs entrées dansl’immense salon d’Anzy que Dinah, prévenue de cette invasion, avaitéclairé largement, auquel elle avait donné tout son lustre endépouillant ses beaux meubles de leurs housses grises, car elleregarda cette soirée comme un de ses grands jours. Lousteau,Bianchon et Dinah échangèrent des regards pleins de finesse enexaminant les poses, en écoutant les phrases de ces visiteursalléchés par la curiosité. Combien de rubans invalides, dedentelles héréditaires, de vieilles fleurs plus artificieusesqu’artificielles se présentèrent audacieusement sur des bonnetsbisannuels! La présidente Boirouge, cousine de Bianchon, échangeaquelques phrases avec le docteur, de qui elle obtint uneconsultation gratuite en lui expliquant de prétendues douleursnerveuses à l’estomac dans lesquelles il reconnut des indigestionspériodiques.

– Prenez tout bonnement du thé tous les jours une heure aprèsvotre dîner, comme les Anglais, et vous serez guérie, car ce quevous éprouvez est une maladie anglaise, répondit gravementBianchon.

– C’est décidément un bien grand médecin, dit la présidente enrevenant auprès de madame de Clagny, de madame Popinot-Chandier etde madame Gorju la femme du maire.

– On dit, répliqua sous son éventail madame de Clagny, que Dinahl’a fait venir bien moins pour les élections que pour savoir d’oùprovient sa stérilité…

Dans le premier moment de leur succès, Lousteau présenta lesavant médecin comme le seul candidat possible aux prochainesélections. Mais Bianchon, au grand contentement du nouveausous-préfet, fit observer qu’il lui paraissait presque impossibled’abandonner la science pour la politique.

– Il n’y a, dit-il, que des médecins sans clientèle qui puissentse faire nommer députés. Nommez donc des hommes d’Etat, despenseurs, des gens dont les connaissances soient universelles, etqui sachent se mettre à la hauteur où doit être un législateur:voilà ce qui manque dans nos Chambres, et ce qu’il faut à notrepays!

Chapitre 13Une charge qui devait avoir peu de succès

Deux ou trois jeunes personnes, quelques jeunes gens et lesfemmes examinaient Lousteau comme si c’eût été un faiseur detours.

– Monsieur Gatien Boirouge prétend que monsieur Lousteau gagnevingt mille francs par an à écrire, dit la femme du maire à madamede Clagny, le croyez-vous?

– Est-ce possible? puisqu’on ne paie que mille écus un procureurdu roi…

– Monsieur Gatien, dit madame Chandier, faites donc parler touthaut monsieur Lousteau, je ne l’ai pas encore entendu…

– Quelles jolies bottes il a, dit mademoiselle Chandier à sonfrère, et comme elles reluisent!

– Bah! c’est du vernis.

– Pourquoi n’en as-tu pas?

Lousteau finit par trouver qu’il posait un peu trop, et reconnutdans l’attitude des Sancerrois les indices du désir qui les avaitamenés. – Quelle charge pourrait-on leur faire? pensa-t-il. En cemoment, le prétendu valet de chambre de monsieur de La Baudraye, unvalet de ferme vêtu d’une livrée, apporta les lettres, lesjournaux, et remit un paquet d’épreuves que le journaliste laissaprendre à Bianchon, car madame de La Baudraye lui dit en voyant lepaquet dont la forme et les ficelles étaient assez typographiques: »Comment! la littérature vous poursuit jusqu’ici? »

– Non pas la littérature, répondit-il; mais la revue où j’achèveune nouvelle et qui paraît dans dix jours. Je suis venu sous lecoup de: La fin à la prochaine livraison, et j’ai dû donner monadresse à l’imprimeur. Ah! nous mangeons un pain bien chèrementvendu par les spéculateurs en papier noirci! Je vous peindrail’espèce curieuse des directeurs de revue.

– Quand la conversation commencera-t-elle? dit alors à Dinahmadame de Clagny comme on demande: « A quelle heure le feud’artifice? »

– Je croyais, dit madame Popinot-Chandier à sa cousine laprésidente Boirouge, que nous aurions des histoires.

En ce moment où, comme un parterre impatient, les Sancerroisfaisaient entendre des murmures, Lousteau vit Manchon perdu dansune rêverie inspirée par l’enveloppe des épreuves.

– Qu’as-tu? lui dit Etienne.

Mais voici le plus joli roman du monde contenu dans unemaculature qui enveloppait tes épreuves. Tiens, lis: Olympia ou lesVengeances romaines.

– Voyons, dit Lousteau en prenant le fragment de maculature quelui tendit le docteur, et il lut à haute voix ceci:

204 OLYMPIA,

caverne. Rinaldo s’indignant de la lâcheté de ses compagnons,qui n’avaient de courage qu’en plein air et n’osaient s’aventurerdans Rome, jeta sur eux un regard de mépris.

– Je suis donc seul!… leur dit-il.

Il parut penser, puis il reprit: – Vous êtes des misérables,j’irai seul, et j’aurai seul cette riche proie… Vous m’entendez!…Adieu.

– Mon capitaine!… dit Lamberti, et si vous étiez pris sans avoirréussi?…

– Dieu me protège!… reprit Rinaldo en montrant le ciel.

A ces mots, il sortit, et rencontra sur la route l’intendant deBracciano

– La page est finie, dit Lousteau que tout le monde avaitreligieusement écouté.

– Il nous lit son ouvrage, dit Gatien au fils de madamePopinot-Chandier.

– D’après les premiers mots, il est évident, mesdames, reprit lejournaliste en saisissant cette occasion de mystifier lesSancerrois, que les brigands sont dans une caverne. Quellenégligence mettaient alors les romanciers dans les détails,aujourd’hui si curieusement, si longuement observés, sous prétextede couleur locale! Si les voleurs sont dans une caverne, au lieude: en montrant le ciel, il aurait fallu: en montrant la voûte.Malgré cette incorrection, Rinaldo me semble un homme d’exécution,et son apostrophe à Dieu sent l’Italie. Il y avait dans ce roman unsoupçon de couleur locale. Peste! des brigands, une caverne, unLamberti qui sait calculer… Je vois tout un vaudeville dans cettepage. Ajoutez à ces premiers éléments un bout d’intrigue, une jeunepaysanne à chevelure relevée, à jupes courtes, et une centaine decouplets détestables… oh! mon Dieu, le public viendra. Et puis,Rinaldo… comme ce nom-là convient à Lafont! En lui supposant desfavoris noirs, un pantalon collant, un manteau, des moustaches, unpistolet et un chapeau pointu; si le directeur du Vaudeville a lecourage de payer quelques articles de journaux, voilà cinquantereprésentations acquises au Vaudeville et six mille francs dedroits d’auteur si je veux dire du bien de la pièce dans monfeuilleton. Continuons.

OU LES VENGEANCES ROMAINES. 197

La duchesse de Bracciano retrouva son gant. Certes, Adolphe, quil’avait ramenée au bosquet d’orangers, put croire qu’il y avait dela coquetterie dans cet oubli; car alors le bosquet était désert.Le bruit de la fête retentissait vaguement au loin. Les fantocciniannoncés avaient attiré tout le monde dans la galerie. JamaisOlympia ne parut plus belle à son amant. Leurs regards, animés dumême feu, se comprirent. Il y eut un moment de silence délicieuxpour leurs âmes et impossible à rendre. Ils s’assirent sur le mêmebanc où ils s’étaient trouvés en présence du chevalier de Paluzziet des rieurs

– Malepeste! je ne vois plus notre Rinaldo, s’écria Lousteau.Mais quels progrès dans la compréhension de l’intrigue un hommelittéraire ne fera-t-il pas à cheval sur cette page? La duchesseOlympia est une femme qui pouvait oublier à dessein ses gants dansun bosquet désert!

– A moins d’être placé entre l’huître et le sous-chef de bureau,les deux créations les plus voisines du marbre dans le règnezoologique, il est impossible de ne pas reconnaître dans Olympia,dit Bianchon…

– Une femme de trente ans! dit vivement madame de La Baudrayequi craignit une épithète par trop médicale.

– Adolphe en a dès lors vingt-deux, reprit le docteur, car uneItalienne de trente ans est comme une Parisienne de quaranteans.

– Avec ces deux suppositions, le roman peut se reconstruire,reprit Lousteau. Et ce chevalier de Paluzzi! hein!… quel homme!Dans ces deux pages le style est faible, l’auteur était peut-êtreun employé des droits-réunis, il aura fait le roman pour payer sontailleur…

– A cette époque, dit Bianchon, il y avait une censure, et ilfaut être aussi indulgent pour l’homme qui passait sous les ciseauxde 1805 que pour ceux qui allaient à l’échafaud en 1793.

– Comprenez-vous quelque chose? demanda timidement madame Gorju,la femme du maire, à madame de Clagny.

La femme du procureur du roi, qui, selon l’expression demonsieur Gravier, aurait pu mettre en fuite un jeune cosaque en1814, se raffermit sur ses hanches comme un cavalier sur sesétriers, et fit une moue à sa voisine qui voulait dire: « On nousregarde! sourions comme si nous comprenions. »

– C’est charmant! dit la mairesse à Gatien. De grâce, monsieurLousteau, continuez?

Chapitre 14Le roman marche

Lousteau regarda les deux femmes, deux vraies pagodes indiennes,et put tenir son sérieux. Il jugea nécessaire de s’écrier: »Attention! » en reprenant ainsi:

OU LES VENGEANCES ROMAINES. 209

robe frôla dans le silence. Tout à coup le cardinal Borboriganoparut aux yeux de la duchesse. Il avait un visage sombre; son frontsemblait chargé de nuages, et un sourire amer se dessinait dans sesrides.

– Madame, dit-il, vous êtes soupçonnée. Si vous êtes coupable,fuyez; si vous ne l’êtes pas, fuyez encore: parce que, vertueuse oucriminelle, vous serez de loin bien mieux en état de vousdéfendre…

– Je remercie Votre Eminence de sa sollicitude, dit-elle, le ducde Bracciano reparaîtra quand je jugerai nécessaire de faire voirqu’il existe

– Le cardinal Borborigano! s’écria Bianchon. Par les clefs dupape, si vous ne m’accordez pas qu’il se trouve une magnifiquecréation seulement dans le nom, si vous ne voyez pas à ces mots:robe frôla dans le silence! toute la poésie du rôle de Schedoniinventé par madame Radcliffe dans le Confessionnal des pénitentsnoirs, vous êtes indigne de lire des romans…

– Pour moi, reprit Dinah qui eut pitié des dix-huit figures quiregardaient les deux Parisiens, la fable marche. Je connais tout:Je suis à Rome, je vois le cadavre d’un mari assassiné dont lafemme, audacieuse et perverse, a établi son lit sur un cratère. Achaque nuit, à chaque plaisir, elle se dit: « Tout va se découvrir!… »

– La voyez-vous, s’écria Lousteau, étreignant ce monsieurAdolphe, elle le serre, elle veut mettre toute sa vie dans unbaiser!… Adolphe me fait l’effet d’être un jeune homme parfaitementbien fait, mais sans esprit, un de ces jeunes gens comme il en fautaux Italiennes. Rinaldo plane sur l’intrigue que nous neconnaissons pas, mais qui doit être corsée comme celle d’unmélodrame de Pixérécourt. Nous pouvons nous figurer d’ailleurs queRinaldo passe dans le fond du théâtre, comme un personnage desdrames de Victor Hugo.

– Et c’est le mari peut-être, s’écria madame de La Baudraye.

– Comprenez-vous quelque chose à tout cela? demanda madamePiédefer à la présidente.

– C’est ravissant, dit madame de La Baudraye à sa mère.

Tous les gens de Sancerre ouvraient des yeux grands comme despièces de cent sous.

– Continuez, de grâce, fit madame de La Baudraye.

Lousteau continua.

216 OLYMPIA,

– Votre clef!…

– L’auriez-vous perdue?

– Elle est dans le bosquet…

– Courons…

– Le cardinal l’aurait-il prise?…

– Non… La voici…

– De quel danger nous sortons!

Olympia regarda la clef, elle crut reconnaître la sienne; maisRinaldo l’avait changée: ses ruses avaient réussi, il possédait lavéritable clef. Moderne Cartouche, il avait autant d’habileté quede courage, et, soupçonnant que des trésors considérables pouvaientseuls obliger une duchesse à toujours porter à sa ceinture

– Cherche!… s’écria Lousteau. La page qui faisait le rectosuivant n’y est pas, il n’y a plus pour nous tirer d’inquiétude quela page 212.

212 OLYMPIA,

– Si la clef avait été perdue!

– Il serait mort…

– Mort! ne devriez-vous pas accéder à la dernière prière qu’ilvous a faite, et lui donner la liberté aux conditions qu’il…

– Vous ne le connaissez pas…

– Mais…

– Tais-toi. Je t’ai pris pour amant, et non pour confesseur.

Adolphe garda le silence.

– Puis voilà un amour sur une chèvre au galop, une vignettedessinée par Normand, gravée par Duplat… Oh! les noms y sont, ditLousteau.

– Eh! bien, la suite? dirent ceux des auditeurs quicomprenaient.

– Mais le chapitre est fini, répondit Lousteau. La circonstancede la vignette change totalement mes opinions sur l’auteur. Pouravoir obtenu, sous l’Empire, des vignettes gravées sur bois,l’auteur devait être un conseiller d’Etat ou madameBarthélemy-Hadot, feu Desforges ou Sewrin.

– Adolphe garda le silence!… Ah! dit Bianchon, la duchesse amoins de trente ans.

– S’il n’y a plus rien, inventez une fin! dit madame de LaBaudraye.

– Mais, dit Lousteau, la maculature n’a été tirée que d’un seulcôté. En style typographique, le côté de seconde, ou, pour vousmieux faire comprendre, tenez, le revers qui aurait dû êtreimprimé, se trouve avoir reçu un nombre incommensurabled’empreintes diverses, elle appartient à la classe des feuillesdites de mise en train. Comme il serait horriblement long de vousapprendre en quoi consistent les dérèglements d’une feuille de miseen train, sachez qu’elle ne peut pas plus garder trace des douzepremières pages que les pressiers y ont imprimées, que vous nepourriez garder un souvenir quelconque du premier coup de bâtonqu’on vous eût donné, si quelque pacha vous eût condamnée à enrecevoir cent cinquante sur la plante des pieds.

– Je suis comme une folle, dit madame Popinot-Chandier àmonsieur Gravier; je tâche de m’expliquer le conseiller d’Etat, lecardinal, la clef et cette maculat…

– Vous n’avez pas la clef de cette plaisanterie, dit monsieurGravier; eh! bien, ni moi non plus, belle dame, rassurez-vous.

– Mais il y a une autre feuille, dit Bianchon qui regarda sur latable où se trouvaient les épreuves.Lousteau regarda les deuxfemmes, deux vraies pagodes indiennes, et put tenir son sérieux. Iljugea nécessaire de s’écrier: « Attention! » en reprenant ainsi:

OU LES VENGEANCES ROMAINES. 209

robe frôla dans le silence. Tout à coup le cardinal Borboriganoparut aux yeux de la duchesse. Il avait un visage sombre; son frontsemblait chargé de nuages, et un sourire amer se dessinait dans sesrides.

– Madame, dit-il, vous êtes soupçonnée. Si vous êtes coupable,fuyez; si vous ne l’êtes pas, fuyez encore: parce que, vertueuse oucriminelle, vous serez de loin bien mieux en état de vousdéfendre…

– Je remercie Votre Eminence de sa sollicitude, dit-elle, le ducde Bracciano reparaîtra quand je jugerai nécessaire de faire voirqu’il existe

– Le cardinal Borborigano! s’écria Bianchon. Par les clefs dupape, si vous ne m’accordez pas qu’il se trouve une magnifiquecréation seulement dans le nom, si vous ne voyez pas à ces mots:robe frôla dans le silence! toute la poésie du rôle de Schedoniinventé par madame Radcliffe dans le Confessionnal des pénitentsnoirs, vous êtes indigne de lire des romans…

– Pour moi, reprit Dinah qui eut pitié des dix-huit figures quiregardaient les deux Parisiens, la fable marche. Je connais tout:Je suis à Rome, je vois le cadavre d’un mari assassiné dont lafemme, audacieuse et perverse, a établi son lit sur un cratère. Achaque nuit, à chaque plaisir, elle se dit: « Tout va se découvrir!… »

– La voyez-vous, s’écria Lousteau, étreignant ce monsieurAdolphe, elle le serre, elle veut mettre toute sa vie dans unbaiser!… Adolphe me fait l’effet d’être un jeune homme parfaitementbien fait, mais sans esprit, un de ces jeunes gens comme il en fautaux Italiennes. Rinaldo plane sur l’intrigue que nous neconnaissons pas, mais qui doit être corsée comme celle d’unmélodrame de Pixérécourt. Nous pouvons nous figurer d’ailleurs queRinaldo passe dans le fond du théâtre, comme un personnage desdrames de Victor Hugo.

– Et c’est le mari peut-être, s’écria madame de La Baudraye.

– Comprenez-vous quelque chose à tout cela? demanda madamePiédefer à la présidente.

– C’est ravissant, dit madame de La Baudraye à sa mère.

Tous les gens de Sancerre ouvraient des yeux grands comme despièces de cent sous.

– Continuez, de grâce, fit madame de La Baudraye.

Lousteau continua.

216 OLYMPIA,

– Votre clef!…

– L’auriez-vous perdue?

– Elle est dans le bosquet…

– Courons…

– Le cardinal l’aurait-il prise?…

– Non… La voici…

– De quel danger nous sortons!

Olympia regarda la clef, elle crut reconnaître la sienne; maisRinaldo l’avait changée: ses ruses avaient réussi, il possédait lavéritable clef. Moderne Cartouche, il avait autant d’habileté quede courage, et, soupçonnant que des trésors considérables pouvaientseuls obliger une duchesse à toujours porter à sa ceinture

– Cherche!… s’écria Lousteau. La page qui faisait le rectosuivant n’y est pas, il n’y a plus pour nous tirer d’inquiétude quela page 212.

212 OLYMPIA,

– Si la clef avait été perdue!

– Il serait mort…

– Mort! ne devriez-vous pas accéder à la dernière prière qu’ilvous a faite, et lui donner la liberté aux conditions qu’il…

– Vous ne le connaissez pas…

– Mais…

– Tais-toi. Je t’ai pris pour amant, et non pour confesseur.

Adolphe garda le silence.

– Puis voilà un amour sur une chèvre au galop, une vignettedessinée par Normand, gravée par Duplat… Oh! les noms y sont, ditLousteau.

– Eh! bien, la suite? dirent ceux des auditeurs quicomprenaient.

– Mais le chapitre est fini, répondit Lousteau. La circonstancede la vignette change totalement mes opinions sur l’auteur. Pouravoir obtenu, sous l’Empire, des vignettes gravées sur bois,l’auteur devait être un conseiller d’Etat ou madameBarthélemy-Hadot, feu Desforges ou Sewrin.

– Adolphe garda le silence!… Ah! dit Bianchon, la duchesse amoins de trente ans.

– S’il n’y a plus rien, inventez une fin! dit madame de LaBaudraye.

– Mais, dit Lousteau, la maculature n’a été tirée que d’un seulcôté. En style typographique, le côté de seconde, ou, pour vousmieux faire comprendre, tenez, le revers qui aurait dû êtreimprimé, se trouve avoir reçu un nombre incommensurabled’empreintes diverses, elle appartient à la classe des feuillesdites de mise en train. Comme il serait horriblement long de vousapprendre en quoi consistent les dérèglements d’une feuille de miseen train, sachez qu’elle ne peut pas plus garder trace des douzepremières pages que les pressiers y ont imprimées, que vous nepourriez garder un souvenir quelconque du premier coup de bâtonqu’on vous eût donné, si quelque pacha vous eût condamnée à enrecevoir cent cinquante sur la plante des pieds.

– Je suis comme une folle, dit madame Popinot-Chandier àmonsieur Gravier; je tâche de m’expliquer le conseiller d’Etat, lecardinal, la clef et cette maculat…

– Vous n’avez pas la clef de cette plaisanterie, dit monsieurGravier; eh! bien, ni moi non plus, belle dame, rassurez-vous.

– Mais il y a une autre feuille, dit Bianchon qui regarda sur latable où se trouvaient les épreuves.

Chapitre 15Le roman est du bon temps d’Anne Radcliffe

– Bon, dit Lousteau, elle est saine et entière! Elle est signéeIV; J, 2e édition. Mesdames, le IV indique le quatrième volume. LeJ, dixième lettre de l’alphabet, la dixième feuille. Il me paraîtdès lors prouvé que ce roman en quatre volumes in-12 a joui, saufles ruses du libraire, d’un grand succès, puisqu’il aurait eu deuxéditions. Lisons et déchiffrons cette énigme?

OU LES VENGEANCES ROMAINES. 217

corridor; mais, se sentant poursuivi par les gens de laduchesse, Rinaldo

– Va te promener!

– Oh! dit madame de La Baudraye, il y a eu des événementsimportants entre votre fragment de maculature et cette page.

– Dites, madame, cette précieuse bonne feuille! Mais lamaculature où la duchesse a oublié ses gants dans le bosquetappartient-elle au quatrième volume? Au diable! continuons:

ne trouve pas d’asile plus sûr que d’aller sur-le-champ dans lesouterrain où devaient être les trésors de la maison de Bracciano.Léger comme la Camille du poète latin, il courut vers l’entréemystérieuse des Bains de Vespasien. Déjà les torches éclairaientles murailles, lorsque l’adroit Rinaldo, découvrant avec laperspicacité dont l’avait doué la nature, la porte cachée dans lemur, disparut promptement. Une horrible réflexion sillonna l’âme deRinaldo comme la foudre quand elle déchire les nuages. Il s’étaitemprisonné!… Il tâta le

– Oh! cette bonne feuille et le fragment de maculature sesuivent! La dernière page du fragment est la 212 et nous avons ici217! Et, en effet, si dans la maculature, Rinaldo, qui a volé laclef des trésors de la duchesse Olympia en lui en substituant une àpeu près semblable, se trouve, dans la bonne feuille, au palais desducs de Bracciano, le roman me paraît marcher à une conclusionquelconque. Je souhaite que cela soit aussi clair pour vous quecela le devient pour moi… Pour moi, la fête est finie, les deuxamants sont revenus au palais Bracciano, il est nuit, il est uneheure du matin. Rinaldo va faire un bon coup!

– Et Adolphe?… dit le président Boirouge qui passait pour êtreun peu leste en paroles

– Et quel style! dit Bianchon: Rinaldo qui trouve l’asiled’aller!…

– Evidemment ni Maradan, ni les Treuttel et Wurtz, ni Doguereaun’ont imprimé ce roman-là, dit Lousteau; car ils avaient à leursgages des correcteurs qui revoyaient leurs épreuves, un luxe quenos éditeurs actuels devraient bien se donner, les auteursd’aujourd’hui s’en trouveraient à merveille… Ce sera quelquepacotilleur du quai…

– Quel quai? dit une dame à sa voisine. On parlait de bains…

– Continuez, dit madame de La Baudraye.

– En tout cas, ce n’est pas d’un conseiller d’Etat, ditBianchon.

– C’est peut-être de madame Hadot, dit Lousteau.

– Pourquoi fourrent-ils là-dedans madame Hadot de La Charité?demanda la présidente à son fils.

– Cette madame Hadot, ma chère présidente, répondit lachâtelaine, était une femme auteur qui vivait sous le Consulat…

– Les femmes écrivaient donc sous l’Empereur? demanda madamePopinot-Chandier.

– Et madame de Genlis, et madame de Staël? fit le procureur duroi piqué pour Dinah de cette observation.

– Ah!

– Continuez, de grâce, dit madame La Baudraye à Lousteau.

Lousteau reprit la lecture en disant: « Page 218! »

218 OLYMPIA,

mur avec une inquiète précipitation, et jeta un cri de désespoirquand il eut vainement cherché les traces de la serrure à secret.Il lui fut impossible de se refuser à reconnaître l’affreusevérité. La porte, habilement construite pour servir les vengeancesde la duchesse, ne pouvait pas s’ouvrir en dedans. Rinaldo colla sajoue à divers endroits, et ne sentit nulle part l’air chaud de lagalerie. Il espérait rencontrer une fente qui lui indiqueraitl’endroit où finissait le mur, mais, rien, rien!… la paroi semblaitêtre d’un bloc de marbre…

Alors il lui échappa un sourd rugissement d’hyène… ..

– Hé! bien, nous croyions avoir récemment inventé les cris dehyène? dit Lousteau, la littérature de l’Empire les connaissaitdéjà, les mettait même en scène avec un certain talent d’histoirenaturelle; ce que prouve le mot sourd.

– Ne faites plus de réflexions, monsieur, dit madame de LaBaudraye.

– Vous y voilà, s’écria Bianchon, l’intérêt, ce monstreromantique, vous a mis la main au collet comme à moi tout àl’heure.

– Lisez! cria le procureur du roi, je comprends!

– Le fat! dit le président à l’oreille de son voisin lesous-préfet.

– Il veut flatter madame de La Baudraye, répondit le nouveausous-préfet.

– Eh ! bien, je lis de suite, dit solennellementLousteau.

On écouta le journaliste dans le plus profond silence.

OU LES VENGEANCES ROMAINES. 219

Un gémissement profond répondit au cri de Rinaldo; mais, dansson trouble, il le prit pour un écho, tant ce gémissement étaitfaible et creux! il ne pouvait pas sortir d’une poitrinehumaine…

– Santa Maria! dit l’inconnu.

– Si je quitte cette place, je ne saurai plus la retrouver!pensa Rinaldo quand il reprit son sang-froid accoutumé. Frapper, jeserai reconnu: que faire?

– Qui donc est là? demanda la voix.

– Hein! dit le brigand les crapauds parleraient-ils, ici?

– Je suis le duc de Bracciano! Qui

220 OLYMPIA,

que vous soyez, si vous n’appartenez pas à la duchesse, venez aunom de tous les saints, venez à moi…

– Il faudrait savoir où tu es, monseigneur le duc, réponditRinaldo avec l’impertinence d’un homme qui se voit nécessaire.

– Je te vois, mon ami, car mes yeux se sont accoutumés àl’obscurité. Ecoute, marche droit… bien… tourne à gauche… viens…ici… Nous voilà réunis.

Rinaldo, mettant ses mains en. avant par prudence, rencontra desbarres de fer.

– On me trompe! cria le bandit.

– Non, tu as touché ma cage…

OU LES VENGEANCES ROMAINES. 221

Assieds-toi sur un fût de marbre qui est là.

– Comment le duc de Bracciano peut-il être dans une cage?demanda le bandit.

– Mon ami, j’y suis, depuis trente mois, debout, sans avoir pum’asseoir… Mais qui es-tu toi?

– Je suis Rinaldo, le prince de la campagne, le chef dequatre-vingts braves que les lois nomment à tort des scélérats, quetoutes les dames admirent et que les juges pendent par une vieillehabitude.

– Dieu soit loué!… je suis sauvé… Un honnête homme aurait eupeur; tandis que je suis sûr de pouvoir très

222 OLYMPIA,

bien m’entendre avec toi, s’écria le duc. O mon cher libérateur,tu dois être armé jusqu’aux dents.

– E verissimo!

– Aurais-tu des…

– Oui, des limes, des pinces… Corpo di Bacco! je venaisemprunter indéfiniment les trésors des Bracciani.

– Tu en auras légitimement une bonne part, mon cher Rinaldo, etpeut-être irai-je faire la chasse aux hommes en ta compagnie…

– Vous m’étonnez, Excellence!…

– Ecoute-moi, Rinaldo! Je ne te parlerai pas du désir devengeance qui me ronge le cœur: je suis là depuis trente mois – tues Italien- tu

OU LES VENGEANCES ROMAINES. 223

me comprendras! Ah! mon ami, ma fatigue et mon épouvantablecaptivité ne sont rien en comparaison du mal qui me ronge le cœur.La duchesse de Bracciano est encore une des plus belles femmes deRome, je l’aimais assez pour en être jaloux…

– Vous, son mari!…

– Oui, j’avais tort peut-être!

– Certes, cela ne se fait pas, dit Rinaldo.

– Ma jalousie fut excitée par la conduite de la duchesse, repritle duc. L’événement a prouvé que j’avais raison. Un jeune Françaisaimait Olympia, il était aimé d’elle, j’eus des preuves de leurmutuelle affection…

-Mille pardons! mesdames, dit Lousteau; mais voyez-vous, ilm’est impossible de ne pas vous faire observer combien lalittérature de l’Empire allait droit au fait sans aucun détail, cequi me semble le caractère des temps primitifs. La littérature decette époque tenait le milieu entre le sommaire des chapitres duTélémaque et les réquisitoires du ministère public. Elle avait desidées, mais elle ne les exprimait pas, la dédaigneuse! elleobservait, mais elle ne faisait part de ses observations àpersonne, l’avare! il n’y avait que Fouché qui fît part de sesobservations à quelqu’un. La littérature se contentait alors,suivant l’expression d’un des plus niais critiques de la Revue desDeux Mondes, d’une assez pure esquisse et du contour bien net detoutes les figures à l’antique, elle ne dansait pas sur lespériodes! Je le crois bien, elle n’avait pas de périodes, ellen’avait pas de mots à faire chatoyer; elle vous disait Lubin aimaitToinette, Toinette n’aimait pas Lubin; Lubin tua Toinette, et lesgendarmes prirent Lubin qui fut mis en prison, mené à la courd’assises et guillotiné. Forte esquisse, contour net! Quel beaudrame! Eh! bien, aujourd’hui, les barbares font chatoyer lesmots.

– Et quelquefois les morts, dit Monsieur de Clagny.

– Ah! répliqua Lousteau, vous vous donnez de ces R-là?

– Que veut-il dire? demanda madame de Clagny que ce calembourinquiéta.

– Il me semble que je marche dans un four, répondit lamairesse.

– Sa plaisanterie perdrait à être expliquée, fit observerGatien.

– Aujourd’hui, reprit Lousteau, les romanciers dessinent descaractères; et au lieu du contour net, ils vous dévoilent le cœurhumain, ils vous intéressent soit à Toinette, soit à Lubin.

– Moi, je suis effrayé de l’éducation du public en fait delittérature, dit Bianchon. Comme les Russes battus par Charles XIIqui ont fini par savoir la guerre, le lecteur a fini par apprendrel’art. Jadis on ne demandait que de l’intérêt au roman; quant austyle, personne n’y tenait, pas même l’auteur; quant à des idées,zéro; quant à la couleur locale, néant. Insensiblement le lecteur avoulu du style, de l’intérêt, du pathétique, des connaissancespositives; il a exigé les cinq sens littéraires: l’invention, lestyle, la pensée, le savoir, le sentiment; puis la critique estvenue, brochant sur le tout. Le critique, incapable d’inventerautre chose que des calomnies, a prétendu que toute œuvre quin’émanait pas d’un cerveau complet, était boiteuse. Quelquescharlatans, comme Walter Scott, qui pouvaient réunir les cinq senslittéraires, s’étant alors montrés, ceux qui n’avaient que del’esprit, que du savoir, que du style, ou que du sentiment, ceséclopés, ces acéphales, ces manchots, ces borgnes littéraires sesont mis à crier que tout était perdu, ils ont prêché des croisadescontre les gens qui gâtaient le métier, ou ils en ont nié lesœuvres.

– C’est l’histoire de vos dernières querelles littéraires, fitobserver Dinah.

– De grâce! s’écria monsieur de Clagny; revenons au duc deBracciano.

Au grand désespoir de l’assemblée, Lousteau reprit la lecture dela bonne feuille.

224 OLYMPIA,

Alors je voulus m’assurer de mon malheur, afin de pouvoir mevenger sous l’aile de la Providence et de la Loi. La duchesse avaitdeviné mes projets. Nous nous combattions par la pensée avant denous combattre le poison à la main. Nous voulions nous imposermutuellement une confiance que nous n’avions pas; moi pour luifaire prendre un breuvage, elle pour s’emparer de moi. Elle étaitfemme, elle l’emporta; car les femmes ont un piège de plus que nousautres à tendre, et j’y tombai: je fus heureux; mais le lendemainmatin je me réveillai dans cette cage de fer. Je rugis pendanttoute la journée dans l’obscurité.

OU LES VENGEANCES ROMAINES. 225

de cette cave, située sous la chambre à coucher de la duchesse.Le soir, enlevé par un contrepoids habilement ménagé, je traversailes planchers et vis dans les bras de son amant la duchesse qui mejeta un morceau de pain, ma pitance de tous les soirs. Voilà ma viedepuis trente mois! Dans cette prison de marbre, mes cris nepeuvent parvenir à aucune oreille. Pas de hasard pour moi. Jen’espérais plus! En effet, la chambre de la duchesse est au fond dupalais, et ma voix, quand j’y monte, ne peut être entendu, depersonne. Chaque fois que je vois ma femme, elle me montre lepoison que j’avais préparé

226 OLYMPIA,

pour elle et pour son amant; je le demande pour moi, mais elleme refuse la mort, elle me donne du pain et je mange! J’ai bienfait de manger, de vivre, j’avais compté sans les bandits!…

– Oui, Excellence; quand ces imbéciles d’honnêtes gens sontendormis, nous veillons, nous…

– Ah! Rinaldo, tous mes trésors sont à toi, nous les partageronsen frères, et je voudrais te donner tout… jusqu’à mon duché…

– Excellence, obtenez-moi du pape une absolution in articulamortis, cela me vaudra mieux pour faire mon état.

OU LES VENGEANCES ROMAINES. 227

– Tout ce que tu voudras; mais lime les barreaux de ma cage etprête-moi ton poignard… Nous n’avons guère de temps, va vite… Ah!si mes dents étaient des limes… J’ai essayé de mâcher ce fer…

– Excellence, dit Rinaldo en écoutant les dernières paroles duduc, j’ai déjà scié un barreau.

Tu es un dieu!

– Votre femme était à la fête de la princesse Villaviciosa; elleest revenue avec son petit Français, elle est ivre d’amour, nousavons donc le temps.

– As-tu fini?

– Oui…

228 OLYMPIA,

– Ton poignard? demanda vivement le duc au bandit.

– Le voici.

– Bien.

– J’entends le bruit du ressort.

– Ne m’oubliez pas! dit le bandit qui se connaissait enreconnaissance.

– Pas plus que mon père, dit le duc.

– Adieu! lui dit Rinaldo. Tiens, comme il s’envole! ajouta lebandit en voyant disparaître le duc. Pas plus que son père, sedit-il, si c’est ainsi qu’il compte se souvenir de moi… Ah! J’avaispourtant fait le serment de ne jamais nuire aux femmes… .

Mais laissons, pour un moment, le

OU LES VENGEANCES ROMAINES. 229

bandit livré à ses réflexions, et montons comme le duc dans lesappartements du palais.

– Encore une vignette un Amour sur un colimaçon? Puis la 230 estune page blanche, dit le journaliste. Voici deux autres pagesblanches prises par ce titre, si délicieux à écrire quand on al’heureux malheur de faire des romans: Conclusion!

CONCLUSION.

Jamais la duchesse n’avait été si jolie; elle sortit de son bainvêtue comme une déesse, et voyant Adolphe

234 OLYMPIA.

couché voluptueusement sur des piles de coussins Tu es bienbeau, lui dit-elle.

– Et toi, Olympia?…

– Tu m’aimes toujours?

– Toujours mieux, dit-il…

– Ah! il n’y a que les Français qui sachent aimer! s écria laduchesse… M’aimeras-tu bien ce soir?

– Oui…

– Viens donc?

Et, par un mouvement de haine et d’amour, soit que le cardinalBorborigano lui eût remis plus vivement au cœur son mari, soitqu’elle se sentît plus d’amour à lui montrer, elle fit partir leressort et tendit les bras à

– Voilà tout! s’écria Lousteau, car le prote a déchiré le resteen enveloppant mon épreuve; mais c’est bien assez pour nous prouverque l’auteur donnait des espérances.

Chapitre 16Où M. de La Baudraye se révèle tout entier

– Je n’y comprends rien; dit Gatien Boirouge qui rompit lepremier le silence que gardaient les Sancerrois.

– Ni moi non plus, répondit monsieur Gravier exaspéré.

– C’est cependant un roman fait sous l’Empire, lui ditLousteau.

– Ah! dit monsieur Gravier, à la manière dont on fait parler lebandit, on voit que l’auteur ne connaissait pas l’Italie. Lesbandits ne se permettent pas de pareils concetti.

Madame Gorju vint à Bianchon, qu’elle vit rêveur, et lui dit enlui montrant Euphémie Gorju, sa fille, douée d’une assez belle dot: » Quel galimatias! Les ordonnances que vous écrivez valent mieuxque ces choses-là.  »

La mairesse avait profondément médité cette phrase, qui, selonelle, annonçait un esprit fort.

-Ah! madame, il faut être indulgent, car nous n’avons que vingtpages sur mille, répondit Bianchon en regardant mademoiselle Gorjudont la taille menaçait de tourner à la première grossesse.

– Eh! bien, monsieur de Clagny, dit Lousteau, nous parlions hierdes vengeances inventées par les maris, que dites-vous de cellesqu’inventent les femmes?

– Je pense; répondit le procureur du roi, que le roman n’est pasd’un conseiller d’Etat, mais d’une femme. En conceptions bizarres,l’imagination des femmes va plus loin que celle des hommes, témoinle Frankenstein de mistriss Shelley, Leone Leoni, les œuvres d’AnneRadcliffe et Le Nouveau Prométhée de Camille Maupin.

Dinah regarda fixement monsieur de Clagny en lui faisantcomprendre, par une expression qui le glaça, que malgré tantd’illustres exemples, elle prenait cette réflexion pour Paquita laSévillane.

– Bah! dit le petit La Baudraye, le duc de Bracciano que safemme a mis en cage, et à qui elle se fait voir tous les soirs dansles bras de son amant, va la tuer… Vous appelez cela unevengeance?… Nos tribunaux et la société sont bien plus cruels…

– En quoi? fit Lousteau.

– Eh! bien, voilà le petit La Baudraye qui parle, dit leprésident Boirouge à sa femme.

– Mais on laisse vivre la femme avec une maigre pension, lemonde lui tourne alors le dos; elle n’a plus ni toilette niconsidération, deux choses qui selon moi sont toute la femme, ditle petit vieillard.

– Mais elle a le bonheur, répondit fastueusement madame de LaBaudraye.

– Non, répliqua l’avorton en allumant son bougeoir pour aller secoucher, car elle a un amant

– Pour un homme qui ne pense qu’à ses provins et à sesbaliveaux, il a du trait, dit Lousteau.

– Il faut bien qu’il ait quelque chose répondit Bianchon.

Madame de La Baudraye, la seule qui pût entendre le mot deBianchon, se mit à rire si finement et si amèrement à la fois, quele médecin devina le secret de la vie intime de la châtelaine dontles rides prématurées le préoccupaient depuis le matin. Mais Dinahne devina point, elle, les sinistres prophéties que son mari venaitde lui jeter dans un mot, et que feu le bon abbé Duret n’eût pasmanqué de lui expliquer. Le petit La Baudraye avait surpris dansles yeux de Dinah, quand elle regardait le journaliste en luirendant la balle de la plaisanterie, cette rapide et lumineusetendresse qui dore le regard d’un femme à l’heure où la prudencecesse, où commence l’entraînement Dinah ne prit pas plus garde àl’invitation que lui faisait ainsi son mari d’observer lesconvenances, que Lousteau ne prit pour lui les malicieux avis deDinah le jour de son arrivée. Tout autre que Bianchon se seraitétonné du prompt succès de Lousteau; mais il ne fut même pointblessé de la préférence que Dinah donnait au Feuilleton sur laFaculté, tant il était médecin! En effet, Dinah, grande elle-même,devait être plus accessible à l’esprit qu’à la grandeur. L’amourpréfère ordinairement les contrastes aux similitudes. La franchiseet la bonhomie du docteur, sa profession, tout le desservait. Voicipourquoi les femmes qui veulent aimer, et Dinah voulait autantaimer qu’être aimée, ont une horreur instinctive pour les hommesvoués à des occupations tyranniques; elles sont, malgré leurssupériorités, toujours femmes en fait d’envahissement. Poète etfeuilletoniste, le libertin Lousteau paré de sa misanthropieoffrait ce clinquant d’âme et cette vie à demi oisive qui plaît auxfemmes. Le bon sens carré, les regards perspicaces de l’hommevraiment supérieur gênaient Dinah, qui ne s’avouait pas à elle-mêmesa petitesse, elle se disait: « Le docteur vaut peut-être mieux quele journaliste, mais il me plaît moins ». Puis, elle pensait auxdevoirs de la profession et se demandait si une femme pouvaitjamais être autre chose qu’un sujet aux yeux d’un médecin qui voittant de sujets dans sa journée! La première proposition de lapensée inscrite par Bianchon sur l’album, était le résultat d’uneobservation médicale qui tombait trop à plomb sur la femme, pourque Dinah n’en fût pas frappée. Enfin Bianchon, à qui sa clientèledéfendait un plus long séjour, partait le lendemain. Quelle femme,à moins de recevoir au cœur le trait mythologique de Cupidon, peutse décider en si peu de temps? Ces petites choses qui produisentles grandes catastrophes, une fois vues en masse par Bianchon, ildit en quatre mots à Lousteau le singulier arrêt qu’il porta surmadame de La Baudraye et qui causa la plus vive surprise aujournaliste.

Chapitre 17Une conversation autorisée par le grand homme

Pendant que les deux Parisiens chuchotaient, il s’élevait unorage contre la châtelaine parmi les Sancerrois, qui necomprenaient rien à la paraphrase ni aux commentaires de Lousteau.Loin d’y voir le roman que le procureur du roi, le sous-préfet, leprésident, le premier substitut Lebas, monsieur de La Baudraye etDinah en avaient tiré, toutes les femmes groupées autour de latable à thé n’y voyaient qu’une mystification, et accusaient laMuse de Sancerre d’y avoir trempé. Toutes s’attendaient à passerune soirée charmante, toutes avaient inutilement tendu les facultésde leur esprit. Rien ne révolte plus les gens de province quel’idée de servir de jouet aux gens de Paris.

Madame Piédefer quitta la table à thé pour venir dire à safille: « Va donc parler à ces dames, elles sont très choquées de taconduite. »

Lousteau ne put s’empêcher de remarquer alors l’évidentesupériorité de Dinah sur l’élite des femmes de Sancerre, elle étaitla mieux mise, ses mouvements étaient pleins de grâce, son teintprenait une délicieuse blancheur aux lumières, elle se détachaitenfin sur cette tapisserie de vieilles faces, de jeunes filles malhabillées, à tournures timides, comme une reine au milieu de sacour. Les images parisiennes s’effaçaient, Lousteau se faisait à lavie de province; et, s’il avait trop d’imagination pour ne pas êtreimpressionné par les magnificences royales de ce château, par sessculptures exquises, par les antiques beautés de l’intérieur, ilavait aussi trop de savoir pour ignorer la valeur du mobilier quienrichissait ce joyau de la Renaissance. Aussi lorsque lesSancerrois se furent retirés un à un reconduits par Dinah, car ilsavaient tous pour une heure de chemin; quand il n’y eut plus ausalon que le procureur du roi, monsieur Lebas, Gatien et monsieurGravier qui couchaient à Anzy, le journaliste avait-il déjà changéd’opinion sur Dinah. Sa pensée accomplissait cette évolution quemadame de La Baudraye avait eu l’audace de lui signaler à leurpremière rencontre.

– Ah! comme ils vont en dire contre nous pendant le chemin,s’écria la châtelaine en rentrant au salon après avoir mis envoiture le président, la présidente, madame et mademoisellePopinot-Chandier.

Le reste de la soirée eut son côté réjouissant. En petit comité,chacun versa dans la conversation son contingent d’épigrammes surles diverses figures que les Sancerrois avaient faites pendant lescommentaires de Lousteau sur l’enveloppe de ses épreuves.

– Mon cher, dit en se couchant Bianchon à Lousteau (on les avaitmis ensemble dans une immense chambre à deux lits), tu serasl’heureux mortel choisi par cette femme, née Piédefer!

– Tu crois?

– Eh cela s’explique: tu passes ici pour avoir eu beaucoupd’aventures à Paris, et, pour les femmes, il y a dans un homme àbonne fortunes je ne sais quoi d’irritant qui les attire et le leurrend agréable; est-ce la vanité de faire triompher leurs souvenirsentre tous les autres? s’adressent-elles à son expérience, comme unmalade surpaie un célèbre médecin? ou bien sont-elles flattéesd’éveiller un cœur blasé?

– Les sens et la vanité sont pour tant de choses dans l’amour,que toutes ces suppositions peuvent être vraies, répondit Lousteau.Mais si je reste c’est à cause du certificat d’innocence instruiteque tu donnes à Dinah! Elle est belle, n’est-ce pas?

– Elle deviendra charmante en aimant, dit le médecin. Puis,après tout, ce sera un jour ou l’autre une riche veuve! Et unenfant lui vaudrait la jouissance de la fortune du sire de LaBaudraye…

– Mais c’est une bonne action que de l’aimer, cette femme,s’écria Lousteau.

– Une fois mère, elle reprendra de l’embonpoint, les ridess’effaceront, elle paraîtra n’avoir que vingt ans…

– Eh! bien, fit Lousteau en se roulant dans ses draps, si tuveux m’aider, demain, oui, demain, je… Enfin, bonsoir.

Chapitre 18Le sentiment va vite en voiture

Le lendemain, madame de La Baudraye, à qui depuis six mois sonmari avait donné des chevaux dont il se servait pour ses labours etune vieille calèche qui sonnait la ferraille, eut l’idée dereconduire Bianchon jusqu’à Cosne où il devait aller prendre ladiligence de Lyon à son passage. Elle emmena sa mère et Lousteau;mais elle se proposa de laisser sa mère à La Baudraye, de se rendreà Cosne avec les deux Parisiens et d’en revenir seule avec Etienne.Elle fit une charmante toilette que lorgna le journaliste:brodequins bronzés, bas de soie gris, une robe d’organdi, uneécharpe verte à longs effilés nuancés et une charmante capote dedentelle noire, ornée de fleurs. Quant à Lousteau, le drôle s’étaitmis sur le pied de guerre: bottes vernies, pantalon d’étoffeanglaise plissé par devant, un gilet. très ouvert qui laissait voirune chemise extrafine, et les cascades de satin noir broché de saplus belle cravate, une redingote noire, très courte et trèslégère. Le procureur du roi et monsieur Gravier se regardèrentassez singulièrement quand ils virent les deux Parisiens dans lacalèche, et eux comme deux niais au bas du perron. Monsieur de LaBaudraye, qui du haut de la dernière marche faisait au docteur unpetit salut de sa petite main, ne put s’empêcher de sourire enentendant monsieur de Clagny disant à monsieur Gravier: « Vousauriez dû les accompagner à cheval. » En ce moment Gatien, monté surla tranquille jument de monsieur de La Baudraye, déboucha parl’allée qui conduisait aux écuries et rejoignit la calèche.

– Ah! bon, dit le receveur des contributions, l’enfant s’est misde planton.

– Quel ennui! s’écria Dinah en voyant Gatien. En treize ans, carvoici bientôt treize ans que je suis mariée, je n’ai pas eu troisheures de liberté…

– Mariée, madame? dit le journaliste en souriant. Vous merappelez un mot de feu Michaud qui en a tant dit de si fins. Ilpartait pour la Palestine, et ses amis lui faisaient desreprésentations sur son âge, sur les dangers d’une pareilleexcursion. « Enfin lui dit l’un d’eux, vous êtes marié? Oh!répondit-il, je le suis si peu! »

La sévère madame Piédefer ne put s’empêcher de sourire.

– Je ne serais pas étonnée de voir monsieur de Clagny, monté surmon poney venir compléter l’escorte, s’écria Dinah.

– Oh! si le procureur du roi ne nous rejoint pas, dit Lousteau,vous pourrez vous débarrasser de ce petit jeune homme en arrivant àSancerre, Bianchon aura nécessairement oublié quelque chose sur satable, comme le manuscrit de sa première leçon pour son cours, etvous prierez Gatien d’aller le chercher à Anzy.

Cette ruse, quoique simple, mit madame de La Baudraye en bellehumeur. La route d’Anzy à Sancerre, d’où se découvrent paréchappées de magnifiques paysages, d’où souvent la superbe nappe dela Loire produit l’effet d’un lac, se fit gaiement, car Dinah étaitheureuse d’être si bien comprise. On parla d’amour en théorie, cequi permet aux amants in petto de prendre en quelque sorte mesurede leurs cœurs. Le journaliste se mit sur un ton d’élégantecorruption pour prouver que l’amour n’obéissait à aucune loi, quele caractère des amants en variait les accidents à l’infini, queles événements de la vie sociale augmentaient encore la variété desphénomènes, que tout était possible et vrai dans ce sentiment, quetelle femme après avoir résisté pendant longtemps à toutes lesséductions et à des passions vraies, pouvait succomber en quelquesheures à une pensée, à un ouragan intérieur dans le secret desquelsil n’y avait que Dieu!

– Eh! n’est-ce pas là le mot de toutes les aventures que nousnous sommes racontées depuis trois jours, dit-il.

Depuis trois jours l’imagination si vive de Dinah était occupéedes romans les plus insidieux, et la conversation des deuxParisiens avait agi sur cette femme à la manière des livres lesplus dangereux. Lousteau suivait de l’oeil les effets de cettehabile manœuvre pour saisir le moment où cette proie, dont la bonnevolonté se cachait sous la rêverie que donne l’irrésolution, seraitentièrement étourdie. Dinah voulut montrer La Baudraye aux deuxParisiens, et l’on y joua la comédie convenue du manuscrit oubliépar Bianchon dans sa chambre d’Anzy. Gatien partit au grand galop àl’ordre de sa souveraine, madame Piédefer alla faire des emplettesà Sancerre, et Dinah seule avec les deux amis prit le chemin deCosne.

Chapitre 19Services que se rendent les amis de collège

Lousteau se mit près de la châtelaine et Bianchon se plaça surle devant de la voiture. La conversation des deux amis futaffectueuse et pleine de pitié pour le sort de cette âme d’élite sipeu comprise, et surtout si mal entourée. Bianchon servitadmirablement le journaliste en se moquant du procureur du roi, dureceveur des contributions et de Gatien; il y eut je ne sais quoide si méprisant dans ses observations que madame de La Baudrayen’osa pas défendre ses adorateurs.

– Je m’explique parfaitement, dit le médecin en traversant laLoire, l’état où vous êtes restée. Vous ne pouviez être accessiblequ’à l’amour de tête qui souvent mène à l’amour de cœur, et certesaucun de ces hommes-là n’est capable de déguiser ce que les sensont d’odieux dans les premiers jours de la vie aux yeux d’une femmedélicate. Aujourd’hui, pour vous, aimer devient une nécessité.

– Une nécessité! s’écria Dinah qui regarda le médecin aveccuriosité. Dois-je donc aimer par ordonnance?

– Si vous continuez à vivre comme vous vivez, dans trois ansvous serez affreuse, répondit Bianchon d’un ton magistral.

– Monsieur?… dit madame de La Baudraye presque effrayée.

– Excusez mon ami, dit Lousteau d’un air plaisant à la baronne,il est toujours médecin, et l’amour n’est pour lui qu’une questiond’hygiène. Mais. il n’est pas égoïste, il ne s’occupe évidemmentque de vous, puisqu’il s’en va dans une heure…

A Cosne, il s’attroupa beaucoup de monde autour de la vieillecalèche repeinte sur les panneaux de laquelle se voyaient les armesdonnées par Louis XIV aux néo-La Baudraye: de gueules à une balanced’or, au chef cousu d’azur chargé de trois croisettes recroisettéesd’argent; pour support, deux lévriers d’argent colletés d’azur etenchaînés d’or. Cette ironique devise: Deo sic patet fides ethominibus, avait été infligé au calviniste converti par lesatirique d’Hozier.

– Sortons, on viendra nous avertir, dit la baronne qui mit soncocher en vedette.

Dinah prit le bras de Bianchon, et le médecin alla se promenersur le bord de la Loire d’un pas si rapide que le journaliste dutrester en arrière. Un seul clignement d’yeux avait suffi au docteurpour faire comprendre à Lousteau qu’il voulait le servir.

– Etienne vous a plu, dit Bianchon à Dinah, il a parlé vivementà votre imagination, nous nous sommes entretenus de vous hier ausoir; et il vous aime… Mais c’est un homme léger, difficile àfixer, sa pauvreté le condamne à vivre à Paris, tandis que toutvous ordonne de vivre à Sancerre… Voyez la vie d’un peu haut…faites de Lousteau votre ami, ne soyez pas exigeante, il viendratrois fois par an passer quelques beaux jours près de vous, et vouslui devrez la beauté, le bonheur et la fortune. Monsieur de LaBaudraye peut vivre cent ans, mais il peut aussi périr en neufjours, faute d’avoir mis le suaire de flanelle dont il s’enveloppe;ne compromettez donc rien. Soyez sages tous deux. Ne me dites pasun mot… J’ai lu dans votre cœur.

Madame de La Baudraye était sans défense devant des affirmationssi précises et devant un homme qui se posait à la fois en médecin,en confesseur et en confident.

– Eh! comment, dit-elle, pouvez-vous imaginer qu’une femmepuisse se mettre en concurrence avec les maîtresses d’unjournaliste… Monsieur Lousteau me paraît agréable, spirituel, maisil est blasé, etc., etc…

Dinah revint sur ses pas et fut obligée d’arrêter le flux deparoles sous lequel elle voulait cacher ses intentions; carEtienne, qui paraissait occupé des progrès de Cosne, venaitau-devant d’eux.

– Croyez-moi, lui dit Bianchon, il a besoin d’être aimésérieusement; et s’il change d’existence, son talent y gagnera.

Le cocher de Dinah accourut essoufflé pour annoncer l’arrivée dela diligence, et l’on hâta le pas. Madame de La Baudraye allaitentre les deux Parisiens.

– Adieu, mes enfants, dit Bianchon avant d’entrer dans Cosne, jevous bénis…

Il quitta le bras de madame de La Baudraye en le laissantprendre à Lousteau qui le serra sur son cœur avec une expression detendresse. Quelle différence pour Dinah! le bras d’Etienne luicausa la plus vive émotion quand celui de Bianchon ne lui avaitrien fait éprouver. Il y eut alors entre elle et le journaliste unde ces regards rouges qui sont plus que des aveux.

– Il n’y a plus que les femmes de province qui portent des robesd’organdi, la seule étoffe dont le chiffonnage ne peut pass’effacer, se dit alors en lui-même Lousteau. Cette femme, qui m’achoisi pour amant, va faire des façons à cause de sa robe. Si elleavait mis une robe de foulard, je serais heureux… A quoi tiennentles résistances… Pendant que Lousteau recherchait si madame de LaBaudraye avait eu l’intention de s’imposer à elle-même une barrièreinfranchissable en choisissant une robe d’organdi, Bianchon aidépar le cocher, faisait charger son bagage sur la diligence. Enfinil vint saluer Dinah qui parut excessivement affectueuse pourlui.

– Retournez, madame la baronne, laissez-moi… Gatien va venir,lui dit-il à l’oreille. Il est tard, reprit-il à haute voix…Adieu!

Chapitre 20Où les femmes vertueuses apprendront à se défier de l’organdi

– Adieu, grand homme! s’écria Lousteau en donnant une poignée demain à Bianchon.

Quand le journaliste et madame de La Baudraye, assis l’un prèsde l’autre au fond de cette vieille calèche, repassèrent la Loire,ils hésitèrent tous deux à parler. Dans cette situation, la parolepar laquelle on rompt le silence possède une effrayante portée.

– Savez-vous combien je vous aime? dit alors le journaliste àbrûle-pourpoint.

La victoire pouvait flatter Lousteau, mais la défaite ne luicausait aucun chagrin. Cette indifférence fut le secret de sonaudace. Il prit la main de madame de La Baudraye en lui disant cesparoles si nettes, et la serra dans ses deux mains; mais Dinahdégagea doucement sa main.

– Oui, je vaux bien une grisette ou une actrice, dit-elle d’unevoix émue tout en plaisantant; mais croyez-vous qu’une femme qui,malgré ses ridicules, a quelque intelligence, ait réservé les plusbeaux trésors du cœur pour un homme qui ne peut voir en elle qu’unplaisir passager… Je ne suis pas surprise d’entendre de votrebouche un mot que tant de gens m’ont déjà dit… mais…

Le cocher se retourna. – Voici monsieur Gatien… dit-il.

– Je vous aime, je vous veux, et vous serez à moi, car je n’aijamais senti pour aucune femme ce que vous m’inspirez! criaLousteau dans l’oreille de Dinah.

– Malgré moi, peut-être? répliqua-t-elle en souriant.

– Au moins faut-il pour mon honneur que vous ayez l’air d’avoirété vivement attaquée, dit le Parisien à qui la funeste propriétéde l’organdi suggéra une idée bouffonne.

Avant que Gatien eût atteint le bout du pont, l’audacieuxjournaliste chiffonna si lestement la robe d’organdi, que madame deLa Baudraye se vit dans un état à ne pas se montrer.

– Ah! monsieur!… s’écria majestueusement Dinah.

– Vous m’avez défié, répondit le Parisien.

Mais Gatien arrivait avec la célérité d’un amant dupé. Pourregagner un peu de l’estime de madame de La Baudraye, Lousteaus’efforça de dérober la vue de la robe froissée à Gatien en sejetant pour lui parler hors de la voiture et du côté de Dinah.

– Courez à notre auberge, lui dit-il, il en est temps encore, ladiligence ne part que dans une demi-heure, le manuscrit est sur latable de la chambre occupée par Bianchon, il y tient, car il nesaurait comment faire son cours.

– Allez donc, Gatien, dit madame de La Baudraye en regardant sonjeune adorateur avec une expression pleine de despotisme.

L’enfant, commandé par cette insistance, rebroussa, courant àbride abattue.

– Vite à La Baudraye, cria Lousteau au cocher, madame la baronneest souffrante… Votre mère sera seule dans le secret de ma ruse,dit-il en se rasseyant auprès de Dinah.

– Vous appelez cette infamie une ruse? dit madame de La Baudrayeen réprimant quelques larmes qui furent séchées au feu de l’orgueilirrité.

Elle s’appuya dans le coin de la calèche, se croisa les bras surla poitrine et regarda la Loire, la campagne, tout, exceptéLousteau. Le journaliste prit alors un ton caressant et parlajusqu’à La Baudraye où Dinah se sauva de la calèche chez elle entâchant de n’être vue de personne. Dans son trouble, elle seprécipita sur un sofa pour y pleurer:

– Si je suis pour vous un objet d’horreur, de haine ou demépris, eh! bien, je pars, dit alors Lousteau qui l’avaitsuivie.

Et le roué se mit aux pieds de Dinah. Ce fut dans cette criseque madame Piédefer se montra disant à sa fille: « Eh! bien,qu’as-tu? que se passe-t-il? »

– Donnez promptement une autre robe à votre fille, ditl’audacieux Parisien à l’oreille de la dévote.

En entendant le galop furieux du cheval de Gatien, madame de LaBaudraye se jeta dans sa chambre où la suivit sa mère.

– Il n’y a rien à l’auberge, dit Gatien à Lousteau qui vint à sarencontre.

– Et vous n’avez rien trouvé non plus au château d’Anzy,répondit Lousteau.

– Vous vous êtes moqués de moi, répliqua Gatien d’un petit tonsec.

– En plein, répondit Lousteau. Madame de La Baudraye a trouvétrès inconvenant que vous la suiviez sans en être prié. Croyez-moi,c’est un mauvais moyen pour séduire les femmes que de les ennuyer.Dinah vous a mystifié, vous l’avez fait rire, c’est un succèsqu’aucun de vous n’a eu depuis treize ans auprès d’elle, et quevous devez à Bianchon, car votre cousin est l’auteur de la farce dumanuscrit!… Le cheval en reviendra-t-il? demanda Lousteauplaisamment pendant que Gatien se demandait s’il devait ou non sefâcher.

– Le cheval!… répéta Gatien.

En ce moment madame de La Baudraye arriva, vêtue d’une robe develours, et accompagnée de sa mère qui lançait à Lousteau desregards irrités. Devant Gatien, il était imprudent à Dinah deparaître froide ou sévère avec Lousteau qui, profitant de cettecirconstance, offrit son bras à cette fausse Lucrèce; mais elle lerefusa.

– Voulez-vous, renvoyer un homme, qui vous a voué sa vie? luidit-il en marchant près d’elle, je vais rester à Sancerre et partirdemain.

– Viens-tu ma mère? dit madame de La Baudraye à madame Piédeferen évitant ainsi de répondre à l’argument direct par lequelLousteau la forçait à prendre un parti.

Le Parisien aida la mère à monter en voiture, il aida madame deLa Baudraye en la prenant doucement par le bras, et il se plaça surle devant avec Gatien, qui laissa le cheval à La Baudraye.

– Vous avez changé de robe, dit maladroitement Gatien àDinah.

– Madame la baronne a été saisie par l’air frais de la Loire,répondit Lousteau, Bianchon lui a conseillé de se vêtirchaudement.

Dinah devint rouge comme un coquelicot, et madame Piédefer pritun visage sévère.

Chapitre 21Comme l’organdi prête!

– Pauvre Bianchon, il est sur la route de Paris, quel noblecœur! dit Lousteau.

– Oh! oui, répondit madame de La Baudraye, il est grand etdélicat, celui-là…

– Nous étions si gais en partant, dit Lousteau, vous voilàsouffrante, et vous me parlez avec amertume; et pourquoi?…N’êtes-vous donc pas accoutumée à vous entendre dire que vous êtesbelle et spirituelle? moi, je le déclare devant Gatien, je renonceà Paris, je vais rester à Sancerre et grossir le nombre de voscavaliers servants. Je me suis senti si jeune dans mon pays natal,j’ai déjà oublié Paris et ses corruptions, et ses ennuis, et sesfatigants plaisirs… Oui, ma vie me semble comme purifiée…

Dinah laissa parler Lousteau sans le regarder; mais il y eut unmoment où l’improvisation de ce serpent devint si spirituelle sousl’effort qu’il fit pour singer la passion par des phrases et pardes idées dont le sens, caché pour Gatien, éclatait dans le cœur deDinah, qu’elle leva les yeux sur lui. Ce regard parut combler dejoie Lousteau qui redoubla de verve et fit enfin rire madame de LaBaudraye. Lorsque, dans une situation où son orgueil est blessé sicruellement, une femme a ri, tout est compromis. Quand on entradans l’immense cour sablée et ornée de son boulingrin à corbeillesde fleurs qui fait si bien valoir la façade d’Anzy, le journalistedisait: « Lorsque les femmes nous aiment, elles nous pardonnenttout, même nos crimes; lorsqu’elles ne nous aiment pas, elles nenous pardonnent rien, pas même nos vertus! Me pardonnez-vous? »ajouta-t-il à l’oreille de madame de La Baudraye en lui serrant lebras sur son cœur par un geste plein de tendresse. Dinah ne puts’empêcher de sourire.

Pendant le dîner et pendant le reste de la soirée, Lousteau futd’une gaieté, d’un entrain charmant; mais, tout en peignant ainsison ivresse, il se livrait par moments à la rêverie en homme quiparaissait absorbé par son bonheur. Après le café, madame de LaBaudraye et sa mère laissèrent les hommes se promener dans lesjardins. Monsieur Gravier dit alors au procureur du roi: « Avez-vousremarqué que madame de La Baudraye, qui est partie en robed’organdi, nous est revenue en robe de velours? »

– En montant en voiture à Cosne, la robe s’est accrochée à unbouton de cuivre de la calèche et s’est déchirée du haut en bas,répondit Lousteau.

– Oh! fit Gatien percé au cœur par la cruelle différence desdeux explications du journaliste.

Lousteau, qui comptait sur cette surprise de Gatien, le prit parle bras et le lui serra pour lui demander le silence. Quelquesmoments après, Lousteau laissa les trois adorateurs de Dinah seuls,en s’emparant du petit La Baudraye. Gatien fut alors interrogé surles événements du voyage. Monsieur Gravier et monsieur de Clagnyfurent stupéfaits d’apprendre que Dinah s’était trouvée seule auretour de Cosne avec Lousteau; mais plus stupéfaits encore des deuxversions du Parisien sur le changement de robe. Aussi l’attitude deces trois hommes déconfits fut-elle très embarrassée pendant lasoirée. Le lendemain matin, chacun d’eux eut des affaires quil’obligeaient à quitter Anzy, où Dinah resta seule avec sa mère,son mari et Lousteau. Le dépit des trois Sancerrois organisa dansla ville une grande clameur. La chute de la Muse du Berry, duNivernais et du Morvan fut accompagnée d’un vrai charivari demédisances, de calomnies et de conjectures diverses parmilesquelles figurait en première ligne l’histoire de la robed’organdi. Jamais toilette de Dinah n’eut autant de succès, etn’éveilla plus l’attention des jeunes personnes qui nes’expliquaient point les rapports entre l’amour et l’organdi dontriaient tant les femmes mariées. La présidente Boirouge, furieusede la mésaventure de son Gatien, oublia les éloges qu’elle avaitprodigués au poème de Paquita la Sévillane, elle fulmina descensures horribles contre une femme capable de publier une pareilleinfamie. – La malheureuse commet tout ce qu’elle a écrit!disait-elle. Peut-être finira-t-elle comme son héroïne!… Il en futde Dinah dans le Sancerrois comme du maréchal Soult dans lesjournaux de l’opposition: tant qu’il est ministre, il a perdu labataille de Toulouse; dès qu’il rentre dans le repos, il l’agagnée! Vertueuse, Dinah passait pour la rivale des Camille Maupin,des femmes les plus illustres; mais heureuse, elle était unemalheureuse. Monsieur de Clagny défendit courageusement Dinah, ilvint à plusieurs reprises au château d’Anzy pour avoir le droit dedémentir le bruit qui courait sur celle qu’il adorait toujours,même tombée, et il soutint qu’il s’agissait entre elle et Lousteaud’une collaboration à un grand ouvrage. On se moqua du procureur duroi.

Chapitre 22Où M. de La Baudraye se sent bien vengé du beau Milaud deNevers

Le mois d’octobre fut ravissant, l’automne est la plus bellesaison des vallées de la Loire; mais en 1836 il futparticulièrement magnifique. La nature semblait être la complice dubonheur de Dinah, qui, selon les prédictions de Bianchon, arrivapar degrés à un violent amour de cœur. En un mois, la châtelainechangea complètement. Elle fut étonnée de retrouver tant defacultés inertes, endormies, inutiles jusqu’alors. Lousteau fut unange pour elle, car l’amour de cœur, ce besoin réel des âmesgrandes, faisait d’elle une femme entièrement nouvelle. Dinahvivait! elle trouvait l’emploi de ses forces, elle découvrait desperspectives inattendues dans son avenir, elle était heureuseenfin, heureuse sans soucis, sans entraves. Cet immense château,les jardins, le parc, la forêt étaient si favorables à l’amour!Lousteau rencontra chez madame de La Baudraye une naïvetéd’impression, une innocence, si vous voulez, qui la renditoriginale: il y eut en elle du piquant, de l’imprévu beaucoup plusque chez une jeune fille. Lousteau fut sensible à une flatterie quichez presque toutes les femmes est une comédie, mais qui chez Dinahfut vraie: elle apprenait de lui l’amour, il était bien le premierdans ce cœur. Enfin, il se donna la peine d’être excessivementaimable. Les hommes ont, comme les femmes d’ailleurs, un répertoirede récitatifs, de cantilènes, de nocturnes, de motifs, de rentrées(faut-il dire de recettes, quoiqu’il s’agisse d’amour?), qu’ilscroient leur exclusive propriété. Les gens arrivés à l’âge deLousteau tâchent de distribuer habilement les pièces de ce trésordans l’opéra d’une passion; mais, en ne voyant qu’une bonne fortunedans son aventure avec Dinah, le Parisien voulut graver sonsouvenir en traits ineffaçables sur ce cœur, et il prodigua durantce beau mois d’octobre ses plus coquettes mélodies et ses plussavantes barcarolles. Enfin, il épuisa les ressources de la mise enscène de l’amour, pour se servir d’une de ces expressionsdétournées de l’argot du théâtre et qui rend admirablement bien cemanège. – Si cette femme-là m’oublie!… se disait-il parfois enrevenant avec elle au château d’une longue promenade dans les bois,je ne lui en voudrai pas, elle aura trouvé mieux!… Quand, de partet d’autre, deux êtres ont échangé les duos de cette délicieusepartition et qu’ils se plaisent encore, on peut dire qu’ilss’aiment véritablement. Mais Lousteau ne pouvait pas avoir le tempsde se répéter, car il comptait quitter Anzy vers les premiers joursde novembre, son feuilleton le rappelait à Paris. Avant déjeuner,la veille du départ projeté, le journaliste et Dinah virent arriverle petit La Baudraye avec un artiste de Nevers, un restaurateur desculptures.

– De quoi s’agit-il? dit Lousteau, que voulez-vous faire à votrechâteau?

-.Voici ce que je veux, répondit le petit vieillard en emmenantle journaliste, sa femme et l’artiste de province sur laterrasse.

Il montra sur la façade, au-dessus de la porte d’entrée, unprécieux cartouche soutenu par deux sirènes, assez semblable àcelui qui décore l’arcade actuellement condamnée par où l’on allaitjadis du quai des Tuileries dans la cour du vieux Louvre, etau-dessus de laquelle on lit: Bibliothèque du cabinet du Roi. Cecartouche offrait le vieil écusson des d’Uxelles qui portent d’oret de gueules, à la fasce de l’un à l’autre, avec deux lions degueules à dextre et d’or à senestre pour supports; l’écu timbré ducasque de chevalier, lambrequiné des émaux de l’écu et sommé de lacouronne ducale. Puis pour devise Çy paroist! parole fière etsonnante.

– Je veux remplacer les armes de la maison d’Uxelles par lesmiennes; et comme elles se trouvent répétées six fois dans les deuxfaçades et dans les deux ailes, ce n’est pas une petiteaffaire.

– Vos armes d’hier, s’écria Dinah, et après 1830!

– N’ai-je pas constitué un majorat?

– Je concevrais cela si vous aviez des enfants, lui dit lejournaliste.

– Oh! répondit le petit vieillard, madame de La Baudraye estencore jeune, il n’y a pas encore de temps perdu.

Cette fatuité fit sourire Lousteau qui ne comprit pas monsieurde La Baudraye.

– Hé! bien, Didine, dit-il à l’oreille de madame de La Baudraye,à quoi bon tes remords?

Dinah plaida pour obtenir un jour de plus, et les deux amants sefirent leurs adieux à la manière de ces théâtres qui donnent dixfois de suite la dernière représentation d’une pièce à recettes.Mais combien de promesses échangées! combien de pactes solennelsexigés par Dinah et conclus sans difficultés par l’impudentjournaliste! Avec la supériorité d’une femme supérieure, Dinahconduisit, au vu et au su de tout le pays, Lousteau jusqu’à Cosne,en compagnie de sa mère et du petit La Baudraye. Quand, dix joursaprès, madame de La Baudraye eut dans son salon à La Baudrayemessieurs de Clagny, Gatien et Gravier, elle trouva moyen de direaudacieusement à chacun d’eux: « je dois à monsieur Lousteau d’avoirsu que je n’étais pas aimée pour moi-même ». Et quelles bellestartines elle débita sur les hommes, sur la nature de leurssentiments, sur le but de leur vil amour, etc. Des trois amants deDinah, monsieur de Clagny, seul, lui dit: « Je vous aime quandmême!…  » Aussi Dinah le prit-elle pour confident et luiprodigua-t-elle toutes les douceurs d’amitié que les femmesconfisent pour les Gurth qui portent ainsi le collier d’unesclavage adoré.

Partie 3
Une double chaîne

Chapitre 1Le journaliste vu de près

De retour à Paris, Lousteau perdit en quelques semaines lesouvenir des beaux jours passés au château d’Anzy. Voici pourquoiLousteau vivait de sa plume. Dans ce siècle, et surtout depuis letriomphe d’une Bourgeoisie qui se garde bien d’imiter François Ierou Louis XV, vivre de sa plume est un travail auquel serefuseraient les forçats, ils préféreraient la mort. Vivre de saplume, n’est-ce pas créer? créer aujourd’hui, demain, toujours… ouavoir l’air de créer; or, le semblant coûte aussi cher que le réel!Outre son feuilleton dans un journal quotidien qui ressemblait aurocher de Sisyphe et qui tombait tous les lundis sur la barbe de saplume, Etienne travaillait à trois ou quatre journaux littéraires.Mais, rassurez-vous? il ne mettait aucune conscience d’artiste àses productions. Le Sancerrois appartenait, par sa facilité, parson insouciance, si vous voulez, à ce groupe d’écrivains appelés dunom de faiseurs ou hommes de métier. En littérature, à Paris, denos jours, le métier est une démission donnée de toutes prétentionsà une place quelconque. Lorsqu’il ne peut plus ou qu’il ne veutplus rien être, un écrivain se fait faiseur. On mène alors une vieassez agréable. Les débutants, les bas-bleus, les actrices quicommencent et celles qui finissent leur carrière, auteurs etlibraires caressent ou choyent ces plumes à tout faire. Lousteau,devenu viveur, n’avait plus guère que son loyer à payer en fait dedépenses. Il avait des loges à tous les théâtres. La vente deslivres dont il rendait ou ne rendait pas compte soldait songantier; aussi disait-il à ces auteurs qui s’impriment à leursfrais: « J’ai toujours votre livre dans les mains. » il percevait surles amours-propres des redevances en dessins, en tableaux. Tous sesjours étaient pris par des dîners, ses soirées par le théâtre, lamatinée par les amis, par des visites, par la flânerie. Sonfeuilleton, ses articles, et les deux nouvelles qu’il écrivait paran pour les journaux hebdomadaires, étaient l’impôt frappé surcette vie heureuse. Etienne avait cependant combattu pendant dixans pour arriver à cette position. Enfin connu de toute lalittérature, aimé pour le bien comme pour le mal qu’il commettaitavec une irréprochable bonhomie, il se laissait aller en dérive,insouciant, de l’avenir. Il régnait au milieu d’une coterie denouveaux venus, il avait des amitiés, c’est-à-dire des habitudesqui duraient depuis quinze ans, des gens avec lesquels il soupait,il dînait, et se livrait à ses plaisanteries. Il gagnait environsept à huit cents francs par mois, somme que la prodigalitéparticulière aux pauvres rendait insuffisante. Aussi Lousteau setrouvait-il alors aussi misérable qu’à son début à Paris quand ilse disait: « Si j’avais cinq cents francs par mois, je serais bienriche! » Voici la raison de ce phénomène. Lousteau demeurait rue desMartyrs, dans un joli petit rez-de-chaussée à jardin, meublémagnifiquement. Lors de son installation, en 1833, il avait faitavec un tapissier un arrangement qui rogna son bien-être pendantlongtemps. Cet appartement coûtait douze cents francs de loyer. Orles mois de janvier, d’avril, de juillet et d’octobre étaient,selon son mot, des mois indigents. Le loyer et les notes du portierfaisaient rafle. Lousteau n’en prenait pas moins des cabriolets,n’en dépensait pas moins une centaine de francs en déjeuners; ilfumait pour trente francs de cigares, et ne savait refuser ni undîner, ni une robe à ses maîtresses de hasard. Il anticipait alorssi bien sur le produit toujours incertain des mois suivants, qu’ilne pouvait pas plus se voir cent francs sur sa cheminée, en gagnantsept à huit cents francs par mois, que quand il en gagnait à peinedeux cents en 1822. Fatigué parfois de ces tournoiements de la vielittéraire; ennuyé du plaisir comme l’est une courtisane, Lousteauquittait le courant, il s’asseyait parfois sur le penchant de laberge; et disait à certains de ses intimes, à Nathan; à Bixiou,tout en fumant un cigare au fond de son jardinet, devant un gazontoujours vert, grand comme une table à manger: « Commentfinirons-nous? Les cheveux blancs nous font leurs sommationsrespectueuses!… – Bah! nous nous marierons, quand nous voudronsnous occuper de notre mariage, autant que nous nous occupons d’undrame ou d’un livre, disait Nathan. – Et Florine? répondait Bixiou.- Nous avons tous une Florine », disait Etienne en jetant son boutde cigare sur le gazon et pensant à madame Schontz. Madame Schontzétait une femme assez jolie pour pouvoir vendre très cherl’usufruit de sa beauté, tout en conservant la nue-propriété àLousteau, son ami de cœur. Comme toutes ces femmes qui, du nom del’église autour de laquelle elles se sont groupées, ont été nomméesLorettes, elle demeurait rue Fléchier, à deux pas de Lousteau.Cette lorette trouvait une jouissance d’amour-propre à narguer sesamies en se disant aimée par un homme d’esprit. Ces détails sur lavie et les finances de Lousteau sont nécessaires; car cette pénurieet cette existence de bohémien à qui le luxe parisien étaitindispensable, devaient, cruellement influer sur l’avenir deDinah.

Chapitre 2Comment on se moque du véritable amour

Ceux à qui la bohème de Paris est connue comprendront alorscomment, au bout de quinze jours, le journaliste, replongé dans sonmilieu littéraire, pouvait rire de sa baronne, entre amis, et mêmeavec madame Schontz. Quant à ceux qui trouveront ces procédésinfâmes, il est à peu près inutile de leur en présenter des excusesinadmissibles.

– Qu’as-tu fait à Sancerre? demanda Bixiou à Lousteau quand ilsse rencontrèrent.

– J’ai rendu service à trois braves provinciaux, un receveur descontributions, un petit cousin et un procureur du roi quitournaient depuis dix ans, répondit-il, autour d’une de ces cent etune dixièmes muses qui ornent les départements, sans y plus toucherqu’on ne touche à un plat monté du dessert, jusqu’à ce qu’un espritfort y donne un coup de couteau…

– Pauvre garçon! disait Bixiou, je disais bien que tu allais àSancerre pour y mettre ton esprit au vert.

– Ton calembour est aussi détestable que ma muse est belle, moncher, répliqua Lousteau. Demande à Bianchon.

– Une muse et un poète, répondit Bixiou, ton aventure est alorsun traitement homéopathique.

Le dixième jour, Lousteau reçut une lettre timbrée deSancerre.

– Bien! bien! fit Lousteau. « Ami chéri, idole de mon cœur et demon âme…  » Vingt pages d’écriture! une par jour et datée de minuit!Elle m’écrit quand elle est seule… Pauvre femme. Ah! ah!Post-scriptum. « Je n’ose te demander de m’écrire comme je le fais,tous les jours; mais j’espère avoir de mon bien-aimé deux ligneschaque semaine pour me tranquilliser…  » – Quel dommage de brûlercela! c’est crânement écrit, se dit Lousteau qui jeta les dixfeuillets au feu après les avoir lus. Cette femme est née pourfaire de la copie.

Lousteau craignait peu madame Schontz de laquelle il était aimépour lui-même; mais il avait supplanté l’un de ses amis dans lecœur d’une marquise La marquise, femme assez libre de sa personne,venait quelquefois à l’improviste chez lui, le soir, en fiacre,voilée, et se permettait, en qualité de femme de lettres, defouiller dans tous les tiroirs. Huit jours après, Lousteau, qui sesouvenait à peine de Dinah, fut bouleversé par un nouveau paquet deSancerre: huit feuillets! seize pages! Il entendit les pas d’unefemme, il crut à quelque visite domiciliaire de la marquise et jetaces ravissantes et délicieuses preuves d’amour au feu… sans leslire!

– Une lettre de femme! s’écria madame Schontz en entrant, lepapier, la cire sentent trop bon… .

– Monsieur, voici, dit un facteur des Messageries en posant dansl’antichambre deux énormissimes bourriches. Tout est payé.Voulez-vous signer mon registre?…

– Tout est payé! s’écria madame Schontz. Ça ne peut venir que deSancerre.

– Oui, madame, dit le facteur.

– Ta dixième Muse est une femme de haute intelligence, dit laloterie en défaisant une bourriche pendant que Lousteau signait,j’aime une Muse qui connaît le ménage et qui fait à la fois despâtés d’encre et des pâtés de gibier. – Oh! les belles fleurs!…s’écria-t-elle en découvrant la seconde bourriche. Mais il n’y arien de plus beau dans Paris!… De quoi? de quoi? un lièvre, desperdreaux, un demi-chevreuil. Nous inviterons tes amis et nousferons un fameux dîner, car Athalie possède un talent particulierpour accommoder le chevreuil.

Lousteau répondit à Dinah; mais au lieu de répondre avec soncœur, il fit de l’esprit. La lettre n’en fut que plus dangereuse,elle ressemblait à une lettre de Mirabeau à Sophie. Le style desvrais amants est limpide. C’est une eau pure qui laisse voir lefond du cœur entre deux rives ornées des riens de la vie, émailléesde ces fleurs de l’âme nées chaque jour et dont le charme estenivrant mais pour deux êtres seulement. Aussi dès qu’une lettred’amour peut faire plaisir au tiers qui la lit, est-elle à coup sûrsortie de la tête et non du cœur. Mais les femmes y seront toujoursprises, elles croient alors être l’unique source de cet esprit.

Chapitre 3Un mariage comme il s’en défait souvent

Vers la fin du mois de décembre, Lousteau ne lisait plus leslettres de Dinah qui s’accumulèrent dans un tiroir de sa commodetoujours ouvert, sur ses chemises qu’elles parfumaient. Il advenaità Lousteau d’un de ces hasards que ces bohémiens doivent saisir partous ses cheveux. Au milieu de ce mois, madame Schontz, quis’intéressait beaucoup à Lousteau, le fit prier de passer chez elleun matin pour affaire.

– Mon cher, tu peux te marier, lui dit-elle.

– Souvent, ma chère, heureusement!

– Quand je dis te marier, c’est faire un beau mariage. Tu n’aspas de préjugés, on n’a pas besoin de gazer: voici l’affaire. Unejeune personne a commis une faute, et la mère n’en sait pas lepremier baiser. Le père est un honnête notaire plein d’honneur, ila eu la sagesse de ne rien ébruiter. Il veut marier sa fille enquinze jours, il donne une dot de cent cinquante mille francs, caril a trois autres enfants; mais!… – pas bête – il ajoute unsupplément de cent mille francs de la main à la main pour couvrirle déchet. Il s’agit d’une vieille famille de la bourgeoisieparisienne, quartier des Lombards…

– Eh! bien, pourquoi l’amant n’épouse-t-il pas?

– Mort!

– Quel roman! il n’y a plus que rue des Lombards où les chosesse passent ainsi…

– Mais ne vas-tu pas croire qu’un frère jaloux a tué leséducteur?… Ce jeune homme est tout bêtement mort d’une pleurésie,attrapée en sortant du spectacle. Premier clerc, et sans un liard,mon homme avait séduit la fille pour avoir l’étude. En voilà, unevengeance du ciel?

– D’où sais-tu cela?

– De Malaga, le notaire est son milord.

– Quoi, c’est Cardot, le fils de ce petit vieillard à queue etpoudré, le premier ami de Florentine!…

– Précisément. Malaga, dont l’amant est un petit criquet demusicien de dix-huit ans, ne peut pas en conscience le marier à cetâge-là; elle n’a encore aucune raison de lui en vouloir. D’ailleursmonsieur Cardot veut un homme d’au moins trente ans. Ce notaire,selon moi, sera très flatté d’avoir pour gendre une célébrité.Ainsi, tâte-toi, mon bonhomme? Tu paies tes dettes, tu deviensriche de douze mille francs de rente, et tu n’as pas l’ennui de terendre père: en voilà, des avantages! Après tout, tu épouses uneveuve consolable. Il y a cinquante mille livres de rente dans lamaison, outre la charge; tu ne peux donc pas avoir un jour moins dequinze autres mille francs de rente, et tu appartiens à une famillequi, politiquement, se trouve dans une belle position. Cardot estle beau-frère du vieux Camusot le député qui est resté si longtempsavec Fanny Beaupré.

– Oui, dit Lousteau, Camusot le père a épousé la fille aînée àfeu le petit père Cardot, et ils faisaient leurs farcesensemble.

– Eh! bien, reprit madame Schontz, madame Cardot, la notaresse,est une Chiffreville, des fabricants de produits chimiques,l’aristocratie d’aujourd’hui, quoi? des Potasse! Là est le mauvaiscôté: tu auras une terrible belle-mère… oh! une femme à tuer safille si elle la savait dans l’état où… Cette Cardot est dévote,elle a les lèvres comme deux faveurs d’un rose passé… Un viveurcomme toi ne serait jamais accepté par cette femme-là, qui, dansune bonne intention, espionnerait ton ménage de garçon et sauraittout ton passé; mais Cardot fera, dit-il, usage de son pouvoirpaternel. Le pauvre homme sera forcé d’être gracieux pendantquelques jours pour sa femme, une femme de bois, mon cher; Malaga,qui l’a rencontrée, l’a nommée une brosse de pénitence. Cardot aquarante ans, il sera maire dans son arrondissement, il deviendrapeut-être député. Il offre, à la place des cent mille francs, dedonner une jolie maison, rue Saint-Lazare, entre cour et jardin,qui ne lui a coûté que soixante mille francs à la débâcle dejuillet; il te la vendrait, histoire de te fournir l’occasiond’aller et venir chez lui; de voir la fille, de plaire à la mère…Cela te constituerait un avoir aux yeux de madame Cardot. Enfin, tuserais comme un prince, dans ce petit hôtel. Tu te feras nommer,par le crédit de Camusot, bibliothécaire à un ministère où il n’yaura pas de livres. Eh! bien, si tu places ton argent encautionnement de journal, tu auras dix mille francs de rente, tu engagnes six, ta bibliothèque t’en donnera quatre… Trouve mieux? Tute marierais à un agneau sans tache, il pourrait se changer enfemme légère au bout de deux ans… Que t’arrive-t-il? un dividendeanticipé. C’est la mode! Si tu veux m’en croire, il faut venirdîner demain chez Malaga. Tu y verras ton beau-père, il saural’indiscrétion, censée commise par Malaga contre laquelle il nepeut pas se fâcher, et tu le domines alors. Quant à ta femme… Eh!…mais sa faute te laisse garçon…

– Ah! ton langage n’est pas plus hypocrite qu’un boulet decanon.

– Je t’aime pour toi, voilà tout, je raisonne. Eh! bien,qu’as-tu à rester là comme un Abd-el-Kader en cire? Il n’y a pas àréfléchir. C’est pile ou face, le mariage. Eh! bien, tu as tirépile?

– Tu auras ma réponse demain, dit Lousteau.

– J’aimerais mieux l’avoir tout de suite, Malaga feraitl’article pour toi ce soir.

– Eh! bien, oui…

Lousteau passa la soirée à écrire à la marquise une longuelettre où il lui disait les raisons qui l’obligeaient à se marier:sa constante misère, la paresse de son imagination, les cheveuxblancs, sa fatigue morale et physique, enfin quatre pages deraisons. – Quant à Dinah, je lui enverrai le billet de faire part,se dit-il. Comme dit Bixiou, je n’ai pas mon pareil pour savoircouper la queue à une passion…

Chapitre 4Une perle

Lousteau, qui fit d’abord des façons avec lui-même, en étaitarrivé le lendemain à craindre que ce mariage manquât. Aussi fut-ilcharmant avec le notaire.

– J’ai connu, lui dit-il, monsieur votre père chez Florentine,je devais vous connaître chez mademoiselle Turquet. Bon chienchasse de race. Il était très bon enfant et philosophe, le petitpère Cardot, car (vous permettez), nous l’appelions ainsi. Dans cetemps-là Florine, Florentine, Tullia, Coralie et Mariette étaientcomme les cinq doigts de la main… Il y a de cela maintenant quinzeans. Vous comprenez que mes folies ne sont plus à faire… Dans cetemps-là, le plaisir m’emportait, j’ai de l’ambition aujourd’hui;mais nous sommes dans une époque où pour parvenir il faut être sansdettes, avoir une fortune, femme et enfants. Si je paye le cens, sije suis propriétaire de mon journal au lieu d’en être un rédacteur,je deviendrai député comme tant d’autres!

Maître Cardot goûta cette profession de foi. Lousteau s’étaitmis sous les armes, il plut au notaire, qui, chose assez facile àconcevoir; eut plus d’abandon avec un homme, qui avait connu lessecrets de la vie de son père, qu’il n’en aurait eu avec toutautre. Le lendemain Lousteau fut présenté, comme acquéreur de lamaison rue Saint-Lazare, au sein de la famille Cardot, et il y dînatrois jours après.

Cardot demeurait dans une vieille maison auprès de la place duChâtelet. Tout était cossu chez lui. L’économie y mettait lesmoindres dorures sous des gazes vertes. Les meubles étaientcouverts de housses. Si l’on n’éprouvait aucune inquiétude sur lafortune de la maison, on y éprouvait une envie de bâiller dès lapremière demi-heure. L’ennui siégeait sur tous les meubles. Lesdraperies pendaient tristement. La salle à manger ressemblait àcelle d’Harpagon. Lousteau n’eût pas connu Malaga d’avance, à laseule inspection de ce ménage il aurait deviné que l’existence dunotaire se passait sur un autre théâtre. Le journaliste aperçut unegrande jeune personne blonde, à l’oeil bleu, timide et langoureux àla fois. Il plut au frère aîné, quatrième clerc de l’étude, que lagloire littéraire attirait dans ses pièges, et qui devait être lesuccesseur de Cardot. La sœur cadette avait douze ans. Lousteau,caparaçonné d’un petit air jésuite, fit l’homme religieux etmonarchique avec la mère, il fut sobre, doucereux, posé,complimenteur.

Vingt jours après la présentation, au quatrième dîner, FélicieCardot, qui étudiait Lousteau du coin de l’oeil, alla lui offrir satasse de café dans une embrasure de fenêtre et lui dit à voixbasse, les larmes dans les yeux: « Toute ma vie, monsieur, seraemployée à vous remercier de votre dévouement pour une pauvrefille…  »

Lousteau fut ému, tant il y avait de choses dans le regard, dansl’accent, dans l’attitude. – Elle ferait le bonheur d’un honnêtehomme, se dit-il en lui pressant la main pour toute réponse.

Madame Cardot regardait son gendre comme un homme pleind’avenir; mais, parmi toutes les belles qualités qu’elle luisupposait, elle était enchantée de sa moralité. Soufflé par le rouénotaire, Etienne avait donné sa parole de n’avoir ni enfant naturelni aucune liaison qui pût compromettre l’avenir de la chèreFélicie.

– Vous pouvez me trouver un peu exagérée, disait la dévote aujournaliste; mais quand on donne une perle comme ma Félicie à unhomme, on doit veiller à son avenir. Je ne suis pas de ces mèresqui sont enchantées de se débarrasser de leurs filles. MonsieurCardot va de l’avant, il presse le mariage de sa fille, il levoudrait fait. Nous ne différons qu’en ceci… Quoiqu’avec un hommecomme vous, monsieur, un littérateur dont la jeunesse a étépréservée de la démoralisation actuelle par le travail, on puisseêtre en sûreté; néanmoins, vous vous moqueriez de moi, si jemariais ma fille les yeux fermés. Je sais bien que vous n’êtes pasun innocent, et j’en serais bien fâchée pour ma Félicie (ceci futdit à l’oreille), mais si vous aviez de ces liaisons… Tenez,monsieur, vous avez entendu parler de madame Roguin, la femme d’unnotaire qui a eu, malheureusement pour notre corps, une si cruellecélébrité. Madame Roguin est liée, et cela depuis 1820, avec unbanquier…

– Oui, du Tillet, répondit Etienne qui se mordit la langue ensongeant à l’imprudence avec laquelle il avouait connaître duTillet.

– Eh! bien, monsieur, si vous étiez mère, ne trembleriez-vouspas en pensant que votre fille peut avoir le sort de madame duTillet? A son âge, et née de Granville, avoir pour rivale une femmede cinquante ans passés… J’aimerais mieux voir ma fille morte quede la donner à un homme qui aurait des relations avec une femmemariée… Une grisette, une femme de théâtre se prennent et sequittent! Selon moi, ces femmes-là ne sont pas dangereuses, l’amourest un état pour elles, elles ne tiennent à personne, un de perdu,deux de retrouvés!… Mais une femme qui a manqué à ses devoirs doits’attacher à sa faute, elle n’est excusable que par sa constance,si jamais un pareil crime est excusable! C’est ainsi du moins queje comprends la faute d’une femme comme il faut, et voilà ce qui larend si redoutable…

Au lieu de chercher le sens de ces paroles, Etienne en plaisantachez Malaga, où il se rendit avec son futur beau-père; car lenotaire et le journaliste étaient au mieux ensemble.

Chapitre 5Sancta simplicitas!

Lousteau s’était déjà posé devant ses intimes comme un hommeimportant: sa vie allait enfin avoir un sens, le hasard l’avaitchoyé, il devenait sous peu de jours propriétaire d’un charmantpetit hôtel rue Saint-Lazare; il se mariait, il épousait une femmecharmante, il aurait environ vingt mille livres de rente; ilpourrait donner carrière à son ambition; il était aimé de la jeunepersonne, il appartenait à plusieurs familles honorables… Enfin, ilvoguait à pleines voiles sur le lac bleu de l’espérance. MadameCardot avait désiré voir les gravures de Gil Blas, un de ces livresillustrés que la librairie française entreprenait alors, etLousteau la veille en avait remis les premières livraisons à madameCardot. La notaresse avait son plan, elle n’empruntait le livre quepour le rendre, elle voulait un prétexte de tomber à l’improvistechez son gendre futur. A l’aspect de ce ménage de garçon, que sonmari lui peignait comme charmant, elle en saurait plus,disait-elle, qu’on ne lui en disait sur les mœurs de Lousteau. Sabelle-sœur, madame Camusot, à qui le fatal secret était caché,s’effrayait de ce mariage pour sa nièce. Monsieur Camusot,conseiller à la cour royale, fils d’au premier lit, avait dit à sabelle-mère; madame Camusot, sœur de maître Cardot, des choses peuflatteuses sur le compte du journaliste Lousteau, cet homme sispirituel, ne trouva rien d’extraordinaire à ce que la femme d’unriche notaire voulût voir un volume de quinze francs avant del’acheter. Jamais l’homme d’esprit ne se baisse pour examiner lesbourgeois qui lui échappent à la faveur de cette inattention; etpendant qu’il se moque d’eux, ils ont le temps de le garrotter.Dans les premiers jours de janvier 1837, madame Cardot et sa filleprirent donc une urbaine et vinrent, rue des Martyrs, rendre leslivraisons du Gil Blas au futur de Félicie, enchantées toutes deuxde voir l’appartement de Lousteau. Ces sortes de visitesdomiciliaires se font dans les vieilles familles bourgeoises. Leportier d’Etienne ne se trouva point; mais sa fille, en apprenantde la digne bourgeoise qu’elle parlait à la belle-mère et à lafuture de monsieur Lousteau, leur livra d’autant mieux la clef del’appartement que madame Cardot lui mit une pièce d’or dans lamain. Il était alors environ midi, l’heure à laquelle lejournaliste revenait de déjeuner du café Anglais. En franchissantl’espace qui se trouve entre Notre-Dame-de-Lorette et la rue desMartyrs, Lousteau regarda par hasard un fiacre qui montait par larue du Faubourg-Montmartre, et crut avoir une vision en yapercevant la figure de Dinah! Il resta glacé sur ses deux jambesen trouvant effectivement sa Didine à la portière.

– Que viens-tu faire ici? s’écria-t-il.

Le vous n’était, pas possible avec une femme à renvoyer.

– Eh! mon amour, s’écria-t-elle, n’as-tu donc pas lu meslettres?…

– Si, répondit Lousteau.

– Eh! bien?

– Eh! bien?

– Tu es père, répondit la femme de province.

– Bah! s’écria-t-il sans prendre garde à la barbarie de cetteexclamation. Enfin, se dit-il en lui-même, il faut la préparer à lacatastrophe…

Il fit signe au cocher de s’arrêter, donna la main à madame deLa Baudraye, et laissa le cocher avec la voiture pleine de malles,en se promettant bien de renvoyer illico, se dit-il, la femme etses paquets d’où elle venait.

– Monsieur! monsieur! cria la petite Paméla.

L’enfant avait de l’intelligence, et savait que trois femmes nedoivent pas se rencontrer dans un appartement de garçon.

– Bien! bien! fit le journaliste en entraînant Dinah.

Paméla crut alors que cette femme inconnue était une parente,elle ajouta cependant: « La clef est à la porte, votre belle-mère yest! »

Dans son trouble, et en s’entendant dire par madame de LaBaudraye une myriade de phrases, Etienne entendit: ma mère y est,la seule circonstance qui, pour lui, fût possible, et il entra. Lafuture et la belle-mère, alors dans la chambre à coucher, setapirent dans un coin en voyant Etienne avec une femme.

– Enfin, mon Etienne, mon ange, je suis à toi pour la vie!s’écria Dinah en lui sautant au cou et l’étreignant pendant qu’ilmettait la clef en dedans. La vie était une agonie perpétuelle pourmoi dans ce château d’Anzy, je n’y tenais plus, et, le jour où il afallu déclarer ce qui fait mon bonheur, eh! bien, je ne m’en suisjamais senti la force. Je t’amène ta femme et ton enfant! Oh! nepas m’écrire! me laisser deux mois sans nouvelles!..

– Mais, Dinah! tu me mets dans un embarras…

– M’aimes-tu?…

– Comment ne t’aimerais-je pas?… Mais ne valait-il pas mieuxrester à Sancerre… Je suis ici dans la plus profonde misère, etj’ai peur de te la faire partager…

– Ta misère sera le paradis pour moi. Je veux vivre ici, sansjamais en sortir…

– Mon Dieu, c’est joli en paroles, mais… Dinah s’assit et fonditen larmes en entendant cette phrase dite avec brusquerie. Lousteaune put résister à cette explosion, il serra la baronne dans sesbras, et l’embrassa. – Ne pleure pas, Didine! s’écria-t-il. Enlâchant cette phrase, le feuilletoniste aperçut dans la glace lefantôme de madame Cardot, qui, du fond de la chambre, le regardait.- Allons, Didine, va toi-même avec Paméla voir à déballer tesmalles, lui dit-il à l’oreille. Va, ne pleure pas, nous seronsheureux. Il la conduisit jusqu’à la porte, et revint vers lanotaresse pour conjurer l’orage.

– Monsieur, lui dit madame Cardot, je m’applaudis d’avoir vouluvoir par moi-même le ménage de celui qui devait être mon gendre.Dût ma Félicie en mourir, elle ne sera pas la femme d’un homme telque vous. Vous vous devez au bonheur de votre Didine, monsieur.

Et la dévote sortit en emmenant Félicie qui pleurait aussi, carFélicie s’était habituée à Lousteau. L’affreuse madame Cardotremonta dans son urbaine en regardant avec une insolente fixité lapauvre Dinah, qui sentait encore le coup de poignard du: « C’estjoli en paroles » mais qui, semblable à toutes les femmes aimantes,croyait néanmoins au: « Ne pleure pas, Didine!. » Lousteau, qui nemanquait pas de cette espèce de résolution que donnent les hasardsd’une vie agitée, se dit: « Didine a de la noblesse, une foisprévenue de mon mariage, elle s’immolera à mon avenir, et je saiscomment m’y prendre pour l’en instruire ».

Chapitre 6Monsieur Bixiou remplira le rôle de Géronte

Enchanté de trouver une ruse dont le succès lui parut certain,il se mit à danser sur un air connu: « Larifla, fla, fla! » Puis, unefois Didine emballée, reprit-il en se parlant à lui-même, j’iraifaire une visite et un roman à maman Cardot: j’aurai séduit saFélicie à Saint-Eustache… Félicie, coupable par amour, porte dansson sein le gage de notre bonheur, et… larifla, fla, fla!… le pèrene peut pas me démentir, fla, fla… ni la fille… larifla! Ergò lenotaire, sa femme et sa fille sont enfoncés, larifla, fla, fla!… Ason grand étonnement, Dinah surprit Etienne dansant une danseprohibée.

– Ton arrivée et notre bonheur me rendent ivre de joie, luidit-il en lui expliquant ainsi ce mouvement de folie.

– Et moi qui ne me croyais plus aimée, s’écria la pauvre femmeen lâchant le sac de nuit qu’elle apportait et pleurant de plaisirsur le fauteuil où elle se laissa tomber.

– Emménage-toi, mon ange; dit Etienne en riant sous cape, j’aideux mots à écrire afin de me dégager d’une partie de garçon, carje veux être tout à toi. Commande, tu es ici chez toi.

Etienne écrivit à Bixiou.

« Mon cher, ma baronne me tombe sur les bras, et va me fairemanquer mon mariage si nous ne mettons pas en scène une des rusesles plus connues des mille et un vaudevilles du Gymnase. Donc, jecompte sur toi, pour venir, en vieillard de Molière, gronder tonneveu Léandre sur sa sottise, pendant que la dixième Muse seracachée dans ma chambre; il s’agit de la prendre par les sentiments,frappe fort, sois méchant, blesse-la. Quant à moi, tu comprends,j’exprime un dévouement aveugle et serai sourd pour te donner ledroit de crier. Viens si tu peux, à sept heures.

Tout à toi,

E. LOUSTEAU. »

Une fois cette lettre envoyée par un commissionnaire à l’hommede Paris qui se plaisait le plus à ces railleries que les artistesont nommées des charges, Lousteau parut empressé d’installer chezlui la Muse de Sancerre; il s’occupa de l’emménagement de tous leseffets qu’elle avait apportés, et la mit au fait des êtres et deschoses du logis avec une bonne foi si parfaite, avec un plaisir quidébordait si bien en paroles et en caresses, que Dinah put secroire la femme du monde la plus aimée. Cet appartement où lesmoindres choses portaient le cachet de la mode lui plaisaitbeaucoup plus que son château d’Anzy. Paméla Migeon, cetteintelligente petite fille de quatorze ans, fut questionnée par lejournaliste à cette fin de savoir si elle voulait devenir la femmede chambre de l’imposante baronne. Paméla ravie entra sur-le-champen fonctions en allant commander le dîner chez un restaurateur duboulevard. Dinah comprit quel était le dénuement caché sous le luxepurement extérieur de ce ménage de garçon en n’y voyant aucun desustensiles nécessaires à la vie. Tout en prenant possession desarmoires, des commodes, elle forma les plus doux projets, ellechangerait les mœurs de Lousteau, elle le rendrait casanier, ellelui complèterait son bien-être au logis. La nouveauté de saposition en cachait le malheur à Dinah, qui voyait dans un mutuelamour l’absolution de sa faute, et qui ne portait pas encore lesyeux au delà de cet appartement. Paméla, dont l’intelligence étaitégale à celle d’une lorette, alla droit chez madame Schontz luidemander de l’argenterie en lui racontant ce qui venait d’arriver àLousteau. Après avoir tout mis chez elle à la disposition dePaméla, madame Schontz courut chez Malaga, son amie intime, afin deprévenir Cardot du malheur advenu à son futur gendre. Sansinquiétude sur la crise qui affectait son mariage, le journalistefut de plus en plus charmant pour la femme de province. Le dîneroccasionna ces délicieux enfantillages des amants devenus libres etheureux d’être enfin à eux-mêmes. Le café pris, au moment oùLousteau tenait sa Dinah sur ses genoux devant le feu, Paméla semontra tout effarée.

– Voici monsieur Bixiou! que faut-il lui dire?demanda-t-elle.

– Entre dans la chambre, dit le journaliste à sa maîtresse, jel’aurai bientôt renvoyé, c’est un de mes plus intimes amis, à quid’ailleurs il faut avouer mon nouveau genre de vie.

– Oh! oh! deux couverts et un chapeau de velours gros-bleu!s’écria le compère… je m’en vais… Voilà ce que c’est que de semarier, on fait ses adieux. Comme on se trouve riche quand ondéménage, hein?

– Est-ce que je me marie? dit Lousteau.

– Comment! tu ne te maries plus, à présent? s’écria Bixiou.

– Non!

– Non! Ah! çà, que t’arrive-t-il, ferais-tu par hasard dessottises? Quoi!… toi qui, par une bénédiction du ciel, as trouvévingt mille francs de rente, un hôtel, une femme appartenant auxpremières familles de la haute bourgeoisie, enfin une femme de larue des Lombards…

– Assez, assez, Bixiou, tout est fini, va-t’en!

– M’en aller! j’ai les droits de l’amitié, j’en abuse. Quet’est-il arrivé?

– Il m’est arrivé cette dame de Sancerre, elle est mère, et nousallons vivre ensemble, heureux le reste de nos jours… Tu sauraiscela demain, autant te l’apprendre aujourd’hui.

– Beaucoup de tuyaux de cheminée qui me tombent sur la tête,comme dit Arnal. Mais si cette femme t’aime pour toi, mon cher,elle s’en retournera d’où elle vient. Est-ce qu’une femme deprovince a jamais pu avoir le pied marin à Paris? elle te ferasouffrir dans tous tes amours-propres. Oublies-tu ce qu’est unefemme de province? mais elle aura le bonheur aussi ennuyeux que lemalheur, elle déploiera plus de talent à éviter la grâce que laParisienne n’en met à l’inventer. Ecoute, Lousteau? que la passionte fasse oublier en quel temps nous vivons, je le conçois; mais,moi, ton ami, je n’ai pas de bandeau mythologique sur les yeux… Eh!bien, examine ta position? Tu roules, depuis quinze ans dans lemonde littéraire, tu n’es plus jeune, tu marches sur tes tiges,tant tu as marché!… Oui, mon bonhomme, tu fais comme les gamins deParis qui pour cacher les trous de leurs bas les remploient et tuportes ton mollet aux talons! Enfin, ta plaisanterie estvieillotte. Ta phrase est plus connue qu’un remède secret…

– Je te dirai, comme le régent au cardinal Dubois: « Assez decoups de pied comme ça! » s’écria Lousteau tout bas.

– Oh, vieux jeune homme, répondit Bixiou, tu sens le fer del’opérateur à ta plaie. Tu t’es épuisé, n’est-ce pas? Eh! bien,dans le feu de la jeunesse, sous la pression de la misère, qu’as-tugagné? Tu n’es pas en première ligne et tu n’as pas mille francs àtoi. Voilà ta position chiffrée. Pourras-tu, dans le déclin de tesforces, soutenir par ta plume un ménage, quand ta femme, si elleest honnête, n’aura pas les ressources d’une lorette pour extraireun billet de mille des profondeurs où l’homme le garde? Tut’enfonces dans le troisième dessous du théâtre social… Ceci n’estque le côté financier. Voyons le côté politique? Nous naviguonsdans une époque essentiellement bourgeoise, où l’honneur, la vertu,la délicatesse, le talent, le savoir, le génie, en un mot, consisteà payer ses billets, à ne rien devoir à personne, et à bien faireses petites affaires. Soyez rangé, soyez décent, ayez femme etenfant, acquittez vos loyers et vos contributions, montez votregarde, soyez semblable à tous les fusiliers de votre compagnie, etvous pouvez prétendre à tout, devenir ministre, et tu as deschances, puisque tu n’es pas un Montmorency! Tu allais remplirtoutes les conditions voulues pour être un homme politique, tupouvais faire toutes les saletés exigées pour l’emploi, même jouerla médiocrité, tu aurais été presque nature. Et, pour une femme quite plantera là, au terme de toutes les passions éternelles, danstrois, cinq ou sept ans, après avoir consommé tes dernières forcesintellectuelles et physiques, tu tournes le dos à la saintefamille, à la rue des Lombards, à tout un avenir politique, àtrente mille francs de rente, à la considération… Est-ce là par oùdevait finir un homme qui n’avait plus d’illusions?… Tu feraispot-bouille avec une actrice qui te rendrait heureux, voilà ce quis’appelle une question de cabinet; mais vivre avec une femmemariée?… c’est tirer à vue sur le malheur! c’est avaler toutes lescouleuvres du vice sans en avoir les plaisirs…

– Assez, te dis-je, tout finit par un mot: j’aime madame de LaBaudraye et je la préfère à toute les fortunes du monde, à toutesles positions… J’ai pu me laisser aller à une bouffée d’ambition…mais tout cède au bonheur d’être père.

– Ah! tu donnes dans la paternité? « Mais, malheureux, nous nesommes les pères que des enfants de nos femmes légitimes! Qu’est-ceque c’est qu’un moutard qui ne porte pas notre nom? c’est ledernier chapitre d’un roman! On te l’enlèvera, ton enfant! Nousavons vu ce sujet-là dans vingt vaudevilles, depuis dix ans… LaSociété, mon cher, pèsera sur vous, tôt ou tard. Relis Adolphe? Oh!mon Dieu! je vous vois, quand vous vous serez bien connus, je vousvois malheureux, triste-à-pattes, sans considération, sans fortune,vous battant comme les actionnaires d’une commandite attrapés parleur gérant! Votre gérant, à vous, c’est le bonheur.

– Pas un mot de plus, Bixiou.

– Mais je commence à peine. Ecoute, mon cher. On a beaucoupattaqué le mariage depuis quelque temps; mais, à part son avantaged’être la seule manière d’établir les successions, comme il offreaux jolis garçons sans le sol un moyen de faire fortune en deuxmois, il résiste à tous ses inconvénients! Aussi, n’y a-t-il pas degarçon qui ne se repente tôt ou tard d’avoir manqué par sa faute unmariage de trente mille livres de rente…

– Tu ne veux donc pas me comprendre! s’écria Lousteau d’une voixexaspérée, va-t’en… Elle est, là…

– Pardon, pourquoi ne pas l’avoir dit plus tôt… tu es majeur… etelle aussi, fit-il d’un ton plus bas mais assez haut cependant pourêtre entendu de Dinah. Elle te fera joliment repentir de sonbonheur…

– Si c’est une folie, je veux la faire… Adieu!

– Un homme à la mer! s’écria Bixiou.

– Que le diable emporte ces amis qui se croient le droit de vouschapitrer, dit Lousteau en ouvrant la porte de sa chambre où iltrouva sur un fauteuil madame de La Baudraye affaissée étanchantses yeux avec un mouchoir brodé.

– Que suis-je venue faire ici?… dit-elle. Oh! mon Dieu!pourquoi?… Etienne, je ne suis pas si femme de province que vous lecroyez… Vous vous jouez de moi.

– Chère ange, répondit Lousteau qui prit Dinah dans ses bras, lasouleva du fauteuil et l’amena quasi morte dans le salon,. nousavons chacun échangé notre avenir, sacrifice contre sacrifice.Pendant que j’aimais à Sancerre, on me mariait ici; mais jerésistais… va, j’étais bien malheureux.

– Oh! je pars! s’écria Dinah en se dressant comme une folle etfaisant deux pas vers la porte.

– Tu resteras, ma Didine, tout est fini. Va! cette fortuneest-elle à si bon marché? ne dois-je pas épouser une grande blondedont le nez est sanguinolent, la fille d’un notaire, et endosserune belle-mère qui rendrait des points à madame Piédefer en fait dedévotion…

Paméla se précipita dans le salon, et vint dire à l’oreille deLousteau; « Madame Schontz! »

Lousteau se leva, laissa Dinah sur le divan et sortit.

– Tout est fini; mon bichon; lui dit la lorette. Cardot ne veutpas se brouiller avec sa femme à cause d’un gendre. La dévote afait une scène… une scène sterling! Enfin, le premier clerc actuel,qui était second premier clerc depuis deux ans, accepte la fille etl’étude.

– Le lâche s’écria Lousteau. Comment, en deux heures, il a pu sedécider.

– Mon Dieu, c’est bien simple. Le drôle, qui avait les secretsdu premier clerc défunt, a deviné la position du patron ensaisissant quelques mots de la querelle avec madame Cardot. Lenotaire compte sur ton honneur et sur ta délicatesse, car tout estconvenu. Le clerc, dont la conduite est excellente, il se donnaitle genre d’aller à la messe! un petit hypocrite fini, quoi! plaît àla notaresse. Cardot et toi, vous resterez amis. Il va devenirdirecteur d’une compagnie financière immense, il pourra te rendreservice. Ah! tu te réveilles d’un beau rêve!

– Je perds une fortune, une femme, et…

– Une maîtresse, dit madame Schontz en souriant, car te voilàplus que marié, tu seras embêtant, tu voudras rentrer chez toi, tun’auras plus rien de décousu, ni dans tes habits, ni dans tesallures; d’ailleurs, mon Arthur fait bien les choses, je vais luirester fidèle et rompre avec Malaga… Laisse-la-moi voir par le troude la porte?… demanda la lorette. Il n’y a pas, s’écria-t-elle, deplus bel animal dans le désert! tu es volé! C’est digne, c’est sec,c’est pleurard, il lui manque le turban de lady Dudley.

Et la lorette se sauva.

– Qu’y a-t-il encore?… demanda madame de La Baudraye à l’oreillede laquelle avaient retenti le froufrou de la robe de soie et lesmurmures d’une voix de femme.

– Il y a, mon ange, s’écria Lousteau, que nous sommesindissolublement unis… On vient de m’apporter une réponse verbale àla lettre que tu m’as vu écrire et par laquelle je rompais monmariage…

– C’est là cette partie dont tu te dégageais?

– Oui!

– Oh! je serai plus que ta femme, je te donne ma vie, je veuxêtre ton esclave!… dit la pauvre créature abusée. Je ne croyais pasqu’il me fût possible de t’aimer davantage!… Je ne serai donc pasun accident dans ta vie, je serai toute ta vie?

– Oui, ma belle, ma noble Didine…

– Jure-moi, reprit-elle, que nous ne pourrons être séparés quepar la mort!…

Lousteau voulut embellir son serment de ses plus séduisanteschatteries. Voici pourquoi.

Chapitre 7Autre lune de miel

De la porte de son appartement où il avait reçu le baiserd’adieu de la lorette à celle du salon où gisait la Muse étourdiede tant de chocs successifs, Lousteau s’était rappelé l’étatprécaire du petit La Baudraye, sa fortune, et ce mot de Bianchonsur Dinah: « Ce sera une riche veuve! » Et il se dit en lui-même: »J’aime mieux cent fois madame de La Baudraye que Félicie pourfemme! » Aussi son parti fut-il promptement pris. Il décida derejouer l’amour avec une admirable perfection. Son lâche calcul etsa fausse violente passion eurent de fâcheux résultats. En effet,pendant son voyage de Sancerre à Paris, madame de La Baudraye avaitmédité de vivre dans un appartement à elle, à deux pas de Lousteau;mais les preuves d’amour que son amant venait de lui donner enrenonçant à ce bel avenir, et surtout le bonheur si complet despremiers jours de ce mariage illégal l’empêchèrent de parler decette séparation. Le lendemain devait être et fut une fête aumilieu de laquelle une pareille proposition faite à son ange eûtproduit la plus horrible discordance. De son côté Lousteau, quivoulait tenir Dinah dans sa dépendance, la maintint dans uneivresse continuelle, à coups de fêtes. Ces événements empêchèrentdonc ces deux êtres si spirituels d’éviter le bourbier où ilstombèrent, celui d’une cohabitation insensée dont malheureusementtant d’exemples existent, à Paris, dans le monde littéraire.

Ainsi fut accompli dans toute sa teneur le programme de l’amouren province si railleusement tracé par madame de La Baudraye àLousteau, mais dont, ni l’un ni l’autre, ils ne se souvinrent. Lapassion est sourde et muette de naissance.

Cet hiver fut donc, à Paris, pour madame de La Baudraye, tout ceque le mois d’octobre avait été pour elle à Sancerre. Etienne, pourinitier sa femme à la vie de Paris, entremêla cette nouvelle lunede miel de parties de spectacles où Dinah ne voulut aller qu’enbaignoires. Au début, madame de La Baudraye garda quelques vestigesde sa pruderie provinciale, elle eut peur d’être vue, elle cachason bonheur. Elle disait: « Monsieur de Clagny, monsieur Graviersont capables de me suivre! » Elle craignait Sancerre à Paris.Lousteau, dont l’amour-propre était excessif, fit l’éducation deDinah, il la conduisit chez les meilleures faiseuses, et lui montrales jeunes femmes alors à la mode en les lui recommandant comme desmodèles à suivre. Aussi l’extérieur provincial de madame de LaBaudraye changea-t-il promptement. Lousteau, rencontré par sesamis, reçut des compliments sur sa conquête. Pendant cette saisonEtienne produisit peu de littérature, et s’endettaconsidérablement, quoique la fière Dinah eût employé toutes seséconomies à sa toilette, et crût n’avoir pas causé la plus légèredépense à son chéri. Au bout de trois mois, Dinah s’étaitacclimatée, elle s’était enivrée de musique aux Italiens, elleconnaissait les répertoires de tous les théâtres, leurs acteurs,les journaux et les plaisanteries du moment; elle s’étaitaccoutumée à cette vie de continuelles émotions, à ce courantrapide où tout s’oublie. Elle ne tendait phis le cou, ne mettaitplus le nez en l’air, comme une statue de l’Etonnement, à proposdes continuelles surprises que Paris offre aux étrangers. Ellesavait respirer l’air de ce milieu spirituel, animé, fécond, où lesgens d’esprit se sentent dans leur élément et qu’ils ne peuventplus quitter. Un matin, en lisant les journaux que Lousteaurecevait tous, deux lignes lui rappelèrent Sancerre et son passé,deux lignes auxquelles elle n’était pas étrangère et que voici:

« Monsieur le baron de Clagny, procureur du roi près le tribunalde Sancerre, est nommé substitut du procureur général près la courroyale de Paris. »

– Comme il t’aime, ce vertueux magistrat! dit en souriant lejournaliste.

– Pauvre homme! répondit-elle. Que te disais-je? Il me suit.

En ce moment, Etienne et Dinah se trouvaient dans la phase laplus brillante et la plus complète de la passion, à cette périodeoù l’on s’est habitué parfaitement l’un à l’autre, et où néanmoinsl’amour conserve de la saveur. On se connaît, mais on ne s’est pasencore compris, on n’a pas repassé dans les mêmes plis de l’âme, onne s’est pas étudié de manière à savoir, comme plus tard, lapensée, les paroles, le geste à propos des plus grands comme desplus petits événements. On est dans l’enchantement, il n’y a pas eude collision, de divergences d’opinions, de regards indifférents.Les âmes vont à tout propos du même côté. Aussi, Dinah disait-elleà Lousteau, de ces magiques paroles accompagnées d’expressions, deces regards plus magiques encore que toutes les femmes trouventalors. – Tue-moi quand tu. ne m’aimeras plus. – Si tu ne m’aimaisplus, je crois que je pourrais te tuer et me tuer après. A cesdélicieuses exagérations, Lousteau répondait à Dinah: « Tout ce queje demande à Dieu, c’est de te voir ma constance. Ce sera toi quim’abandonneras!… – Mon amour est absolu… – Absolu, répéta Lousteau.Voyons? Je suis entraîné dans une partie de garçon, je retrouve unede mes anciennes maîtresses, elle se moque de moi; par vanité, jefais l’homme libre, et je ne rentre que le lendemain matin ici…M’aimerais-tu toujours? – Une femme n’est certaine d’être aimée quequand elle préférée, et si tu me revenais, si… oh! tu me faiscomprendre le bonheur de pardonner une faute à celui qu’on adore… -Eh! bien, je suis donc aimé pour la première fois de ma vie!s’écriait Lousteau. – Enfin, tu t’en aperçois! » répondait-elle.Lousteau proposa d’écrire une lettre où chacun d’eux expliqueraitles raisons qui l’obligeraient à finir par un suicide; et, aveccette lettre en sa possession, chacun d’eux pourrait tuer sansdanger l’infidèle. Malgré leurs paroles échangées, ni l’un nil’autre ils n’écrivirent leur lettre. Heureux pour le moment, lejournaliste se promettait de bien tromper Dinah quand il en seraitlas, et de tout sacrifier aux exigences de cette tromperie. Pourlui, madame de La Baudraye était toute une fortune. Néanmoins, ilsubit un joug. En se mariant ainsi, madame de La Baudraye laissavoir et la noblesse de ses pensées, et cette puissance que donne lerespect de soi-même. Dans cette intimité complète, où chacun déposeson masque, la jeune femme conserva de la pudeur, montra sa probitévirile et cette force particulière aux ambitieux qui faisait labase de son caractère. Aussi Lousteau conçut-il pour elle uneinvolontaire estime. Devenue Parisienne, Dinah fut d’ailleurssupérieure à la plus charmante lorette: elle pouvait être amusante,dire des mots comme Malaga; mais son instruction, les habitudes deson esprit, ses immenses lectures lui permettaient de généraliserson esprit; tandis que les Schontz et les Florine n’exercent leleur que sur un terrain très circonscrit. Il y a chez Dinah, disaitEtienne à Bixiou, l’étoffe d’une Ninon et d’une Staël. – Une femmechez qui l’on trouve une bibliothèque et un sérail est biendangereuse, répondait le railleur.

Chapitre 8Un premier pli de rose

Une fois sa grossesse devenue visible, madame de La Baudrayerésolut de ne plus quitter son appartement; mais avant de s’yrenfermer, de ne plus se promener que dans la campagne, elle voulutassister à la première représentation d’un drame de Nathan. Cetteespèce de solennité littéraire occupait les deux mille personnesqui se croient tout Paris. Dinah, qui n’avait jamais vu de premièrereprésentation, éprouvait une curiosité bien naturelle. Elle enétait d’ailleurs arrivée à un tel degré d’affection pour Lousteauqu’elle se glorifiait de sa faute; elle mettait une force sauvage àheurter le monde, elle voulait le regarder en face sans détournerla tête. Elle fit une toilette ravissante, appropriée à son airsouffrant, à la maladive morbidesse de sa figure. Son teint pâlilui donnait une expression distinguée, et ses cheveux noirs enbandeaux faisaient encore ressortir cette pâleur. Ses yeux grisétincelants semblaient plus beaux cernés par la fatigue. Mais unehorrible souffrance l’attendait. Par un hasard assez commun, laloge donnée au journaliste, aux premières, était à côté de cellelouée par Anna Grossetête. Ces deux amies intimes ne se saluèrentpas, et ne voulurent se reconnaître ni l’une ni l’autre. Après lepremier acte, Lousteau quitta sa loge et y laissa Dinah seule,exposée au feu de tous les regards, à la clarté de tous leslorgnons, tandis que la baronne de Fontaine et la comtesse Marie deVandenesse, venue avec Anna, reçurent quelques-uns des hommes lesplus distingués du grand monde. La solitude où restait Dinah fut unsupplice d’autant plus grand, qu’elle ne sut pas se faire unecontenance avec sa lorgnette en examinant les loges; elle eut beauprendre une pose noble et pensive, laisser son regard dans le vide,elle se sentait trop le point de mire de tous les yeux; elle ne putcacher sa préoccupation, elle fut un peu provinciale, elle étalason mouchoir, elle fit convulsivement des gestes qu’elle s’étaitinterdits. Enfin, dans l’entr’acte du second au troisième acte, unhomme se fit ouvrir la loge de Dinah! Monsieur de Clagny se montrarespectueux, mais triste.

– Je suis heureuse de vous voir pour vous exprimer tout leplaisir que m’a causé votre promotion, dit-elle.

– Eh! madame, pour qui suis-je venu à Paris?…

– Comment? dit-elle. Serais-je donc pour quelque chose dansvotre nomination?

– Pour tout. Dès que vous n’avez plus habité Sancerre, Sancerrem’est devenu insupportable, j’y mourais…

– Votre amitié sincère me fait du bien, dit-elle en tendant lamain au substitut. Je suis dans une situation à choyer mes vraisamis, maintenant je sais quel est leur prix… Je croyais avoir perduvotre estime; mais le témoignage que vous m’en donnez par votrevisite me touche plus que vos dix ans d’attachement.

– Vous êtes le sujet de la curiosité de toute la salle, repritle substitut. Ah! chère, était-ce là votre rôle? Ne pouviez-vouspas être heureuse et rester honorée?… Je viens d’entendre dire quevous êtes la maîtresse de monsieur Etienne Lousteau, que vous vivezensemble maritalement!… Vous avez rompu pour toujours avec lasociété, même pour le temps où, si vous épousiez votre amant, vousauriez besoin de cette considération que vous méprisez aujourd’hui…Ne devriez-vous pas être chez vous, avec votre mère qui vous aimeassez pour vous couvrir de son égide; au moins les apparencesseraient gardées…

– J’ai le tort d’être ici, répondit-elle, voilà tout. J’ai ditadieu sans retour à tous les avantages que le monde accorde auxfemmes qui savent accommoder leur bonheur avec les convenances. Monabnégation est si complète que j’aurais voulu tout abattre autourde moi pour faire de mon amour un vaste désert plein de Dieu, delui, et de moi… Nous nous sommes fait l’un à l’autre trop desacrifices pour ne pas être unis; uni par la honte, si vous voulez,mais indissolublement unis… Je suis heureuse, et si heureuse que jepuis vous aimer à mon aise, en ami, vous donner plus de confianceque par le passé; car maintenant il me faut un ami!…

Le magistrat fut vraiment grand et même sublime. a cettedéclaration où vibrait l’âme de Dinah, il répondit d’un son de voixdéchirant: « Je voudrais aller vous voir afin de savoir si vous êtesaimée… Je serais tranquille, votre avenir ne m’effrayerait plus…Votre ami comprendra-t-il la grandeur de vos sacrifices, et ya-t-il de la reconnaissance dans son amour?…  »

– Venez rue des Martyrs, et vous verrez!

– Oui, j’irai, dit-il. J’ai déjà passé devant la porte sans oservous demander. Vous ne connaissez pas encore la littérature,reprit-il. Certes, il s’y trouve de glorieuses exceptions; mais cesgens de lettres traînent avec eux des maux inouïs, parmi lesquelsje compte en première ligne la publicité qui flétrit tout! Unefemme commet une faute avec…

– Un procureur du roi, dit la baronne en souriant.

– Eh! bien, après une rupture, il y a quelques ressources, lemonde n’a rien su; mais avec un homme plus ou moins célèbre, lepublic a tout appris. Eh! tenez… quel exemple vous en avez là, sousles yeux. Vous êtes dos à dos avec la comtesse Marie de Vandenessequi a failli faire les dernières folies pour un homme plus célèbreque Lousteau, pour Nathan, et les voilà séparés à ne pas sereconnaître… Après être allée au bord de l’abîme, la comtesse a étésauvée on ne sait comment, elle n’a quitté ni son mari, ni samaison; mais comme il s’agissait d’un homme célèbre, on a parléd’elle pendant tout un hiver. Sans la grande fortune, le grand nomet la position de son mari, sans l’habileté de la conduite de cethomme d’Etat qui s’est montré, dit-on, excellent pour sa femme,elle eût été perdue: à sa place, toute autre femme n’aurait purester honorée comme elle l’est…

– Comment était Sancerre quand vous l’avez quitté? dit madame deLa Baudraye pour changer la conversation.

– Monsieur de La Baudraye a dit que votre tardive grossesseexigeait que vos couches se fissent à Paris, et qu’il avait exigéque vous y allassiez pour y avoir les soins des princes de lamédecine, répondit le substitut en devinant bien ce que Dinahvoulait savoir. Ainsi, malgré le tapage qu’a fait votre départ,jusqu’à ce soir vous étiez encore dans la légalité.

– Ah! s’écria-t-elle, monsieur de La Baudraye conserve encoredes espérances?

– Votre mari, madame, a fait comme toujours: il a calculé.

Le magistrat quitta la loge en voyant le journaliste y entrer,et il le salua dignement.

– Tu as plus de succès que la pièce, dit Etienne à Dinah.

Ce court moment de triomphe apporta plus de joie à cette femmequ’elle n’en avait eu pendant toute sa vie en province; mais, ensortant du théâtre, elle était pensive.

– Qu’as-tu, ma Didine? demanda Lousteau.

– Je me demande comment une femme peut dompter le monde?

– Il y a deux manières: être madame de Stael, ou posséder deuxcent mille francs de rente!

– La société, dit-elle, nous tient par la vanité, par l’envie deparaître… Bah! nous serons philosophes!

Chapitre 9Essai sur la fécondité littéraire

Cette soirée fut le dernier éclair de l’aisance trompeuse oùmadame de La Baudraye vivait depuis son arrivée à Paris. Troisjours après, elle aperçut des nuages sur le front de Lousteau quitournait dans son jardinet autour du gazon en fumant un cigare.Cette femme, à qui les mœurs du petit La Baudraye avaientcommuniqué l’habitude et le plaisir de ne jamais rien devoir,apprit que son ménage était sans argent en présence de deux termesde loyer; à la veille enfin d’un commandement! Cette réalité de lavie parisienne entra dans le cœur de Dinah comme une épine; elle serepentit d’avoir entraîné Lousteau dans les dissipations del’amour. Il est si difficile de passer du plaisir au travail que lebonheur a dévoré plus de poésies que le malheur n’en a fait jailliren jets lumineux. Heureuse de voir Etienne nonchalant, fumant uncigare après son déjeuner, la figure épanouie, étendu comme unlézard au soleil, jamais Dinah ne se sentit le courage de se fairel’huissier d’une revue. Elle inventa d’engager, par l’entremise dusieur Migeon, père de Paméla, le peu de bijoux qu’elle possédait,et sur lesquels ma tante, car elle commençait à parler la langue duquartier, lui prêta neuf cents francs. Elle garda trois centsfrancs pour sa layette, pour les frais de ses couches, et remitjoyeusement la somme due à Lousteau qui labourait sillon à sillon,ou si voulez, ligne à ligne, une nouvelle pour une revue.

– Mon petit chat, lui dit-elle, achève ta nouvelle sans riensacrifier à la nécessité, polis ton style, creuse ton sujet. J’aitrop fait la dame, je vais faire la bourgeoise et tenir leménage.

Depuis quatre mois, Etienne menait Dinah au café Riche dînerdans un cabinet qu’on leur réservait. La femme de province futépouvantée en apprenant qu’Etienne y devait cinq cents francs pourles derniers quinze jours.

– Comment, nous buvions du vin à six francs la bouteille! unesole normande coûte cent sous!… un petit pain vingt centimes!…s’écria-t-elle en lisant la note que lui tendit le journaliste.

– Mais, être volé par un restaurateur ou par une cuisinière, ily a peu de différence pour nous autres, dit Lousteau.

– Désormais, pour le prix de ton dîner, tu vivras comme unprince.

Après avoir obtenu du propriétaire une cuisine et deux chambresde domestiques, madame de La Baudraye écrivit deux mots à sa mèreen lui demandant du linge et un prêt de mille francs; elle reçutdeux malles de linge, de l’argenterie, deux mille francs par unecuisinière honnête et dévote que sa mère lui envoyait. Dix joursaprès la représentation où ils s’étaient rencontrés, monsieur deClagny vint voir madame de La Baudraye à quatre heures, en sortantdu Palais, et il la trouva brodant un petit bonnet. L’aspect decette femme si fière, si ambitieuse, dont l’esprit était sicultivé, qui trônait si bien dans le château d’Anzy, descendue àdes soins de ménage et cousant pour l’enfant à venir, émut lepauvre magistrat qui sortait de la cour d’assises. En voyant despiqûres à l’un de ces doigts tournés en fuseau qu’il avait baisés,il comprit que madame de La Baudraye ne faisait pas de cetteoccupation un jeu de l’amour maternel. Pendant cette premièreentrevue, le magistrat lut dans l’âme de Dinah. Cette perspicacitéchez un homme épris était un effort surhumain. Il devina que Didinevoulait se faire le bon génie du journaliste, le mettre dans unenoble voie; elle avait conclu des difficultés de la vie matérielleà quelque désordre moral. Entre deux êtres unis par un amour, sivrai d’une part et si bien joué de l’autre, plus d’une confidences’était échangée en quatre mois. Malgré le soin avec lequel Etiennese drapait, plus d’une parole avait éclairé Dinah sur lesantécédents de ce garçon dont le talent fut si comprimé par lamisère, si perverti par le mauvais exemple, si contrarié par desdifficultés au-dessus de son courage. Il grandira dans l’aisance,s’était-elle dit. Et elle voulait lui donner le bonheur, lasécurité du chez soi, par l’économie et par l’ordre familiers auxgens nés en province. Dinah devint femme de ménage comme elle étaitdevenue poète, par un élan de son âme vers les sommets.

– Son bonheur sera mon absolution.

Cette parole, arrachée par le magistrat à madame de La Baudraye,expliquait l’état actuel des choses. La publicité donnée parEtienne, à son triomphe le jour de la première représentation avaitassez mis à nu aux yeux du magistrat les intentions du journaliste.Pour Etienne, madame de La Baudraye était, selon une expressionanglaise, une assez belle plume à son bonnet. Loin de goûter lescharmes d’un amour mystérieux et timide, de cacher à toute la terreun si grand bonheur, il éprouvait une jouissance de parvenu à separer de la première femme comme il faut qui l’honorait de sonamour. Néanmoins le substitut fut pendant quelque temps la dupe dessoins que tout homme prodigue à une femme dans la situation où setrouvait madame de La Baudraye, et que Lousteau rendait charmantspar des câlineries particulières aux hommes, dont les manières sontnativement agréables. Il y a des hommes, en effet, qui naissent unpeu singes, chez qui l’imitation des plus charmantes choses dusentiment est si naturelle, que le comédien ne se sent plus, et lesdispositions naturelles du Sancerrois avaient été très développéessur le théâtre où jusqu’alors il avait vécu. Entre le mois d’avrilet le mois de juillet, moment où Dinah devait accoucher, elledevina pourquoi Lousteau n’avait pas vaincu la misère: il étaitparesseux et manquait de volonté. Certainement le cerveau n’obéitqu’à ses propres lois, il ne reconnaît ni les nécessités de la vie,ni les commandements de l’honneur; on ne produit pas une belleœuvre parce qu’une femme expire, ou pour payer des dettesdéshonorantes, ou pour nourrir des enfants; néanmoins il n’existepas de grands talents sans une grande volonté. Ces deux forcesjumelles sont nécessaires à la construction de l’immense édificed’une gloire. Les hommes d’élite maintiennent leur cerveau dans lesconditions de la production, comme jadis un preux avait ses armestoujours en état. Ils domptent la paresse, ils se refusent auxplaisirs énervants, ou n’y cèdent qu’avec une mesure indiquée parl’étendue de leurs facultés. Ainsi s’expliquent Scribe, Rossini,Walter Scott, Cuvier, Voltaire, Newton, Buffon, Bayle, Bossuet,Leibnitz, Lope de Véga, Calderon, Boccace, l’Arétin, Aristote,enfin tous les gens qui divertissent, régentent ou conduisent leurépoque. La volonté peut et doit être un sujet d’orgueil bien plusque le talent. Si le talent a son germe dans une prédispositioncultivée, le vouloir est une conquête faite à tout moment sur lesinstincts, sur les goûts domptés, refoulés, sur les fantaisies etles entraves vaincues, sur les difficultés de tout genrehéroïquement surmontées. L’abus du cigare entretenait la paresse deLousteau. Si le tabac endort le chagrin, il engourditinfailliblement l’énergie. Tout ce que le cigare éteignait auphysique, la critique l’annihilait au moral chez ce garçon sifacile au plaisir. La critique est funeste au critique comme lepour et le contre à l’avocat. a ce métier, l’esprit se fausse,l’intelligence perd sa lucidité rectiligne. L’écrivain n’existe quepar des partis pris. Aussi doit-on distinguer deux critiques, demême que, dans la peinture, on reconnaît l’art et le métier.Critiquer à la manière de la plupart des feuilletonistes actuels,c’est exprimer des jugements, tels quels d’une façon plus ou moinsspirituelle, comme un avocat plaide au Palais les causes les pluscontradictoires. Les Faiseurs trouvent toujours un thème àdévelopper dans l’œuvre qu’ils analysent. Ainsi fait, ce métierconvient aux esprits paresseux, aux gens dépourvus de la facultésublime d’imaginer, ou qui, la possédant, n’ont pas le courage dela cultiver. Toute pièce de théâtre, tout livre devient sous leursplumes un sujet qui ne coûte aucun effort à leur imagination; etdont le compte rendu s’écrit, ou moqueur ou sérieux, au gré despassions du moment. Quant au jugement, quel qu’il soit, il esttoujours justifiable avec l’esprit français qui se prêteadmirablement au pour et au contre. La conscience est si peuconsultée, ces bravi tiennent si peu à leur avis, qu’ils vantentdans un foyer de théâtre l’œuvre qu’ils déchirent dans leursarticles. On en a vu passant, au besoin, d’un journal à un autresans prendre la peine d’objecter que les opinions du nouveaufeuilleton doivent être diamétralement opposées à celles del’ancien. Bien plus, madame de La Baudraye souriait en voyant faireà Lousteau un article dans le sens légitimiste et un article dansle sens dynastique sur un même événement. Elle applaudissait àcette maxime dite par lui: « Nous sommes les avoués de l’opinionpublique!…  » L’autre critique est toute une science, elle exige unecompréhension complète des œuvres, une vue lucide sur les tendancesd’une époque, l’adoption d’un système, une foi dans certainsprincipes; c’est-à-dire une jurisprudence, un rapport, un arrêt. Cecritique devient alors le magistrat des idées, le censeur de sontemps, il exerce un sacerdoce; tandis que l’autre est un acrobatequi fait des tours pour gagner sa vie, tant qu’il a des jambes.Entre Claude Vignon et Lousteau, se trouvait la distance qui séparele métier de l’art. Dinah, dont l’esprit se dérouilla promptementet dont l’intelligence avait de la portée, eut bientôt jugélittérairement son idole. Elle vit Lousteau travaillant au derniermoment, sous les exigences les plus déshonorantes, et lâchant,comme disent les peintres d’une œuvre où manque le faire; mais ellele justifiait en se disant: « C’est un poète! » tant elle avaitbesoin de se justifier à ses propres yeux. En devinant ce secret dela vie littéraire de bien des gens, elle devina que la plume deLousteau ne serait jamais une ressource. L’amour lui fit alorsentreprendre des démarches auxquelles elle ne serait jamaisdescendue pour elle-même. Elle entama par sa mère des négociationsavec son mari pour en obtenir une pension, mais à l’insu deLousteau dont la délicatesse devait, dans ses idées, être ménagée.Quelques jours avant la fin de juillet, Dinah froissa de colère lalettre où sa mère lui rapportait la réponse définitive du petit LaBaudraye. « Madame de La Baudraye n’a pas besoin de pension à Parisquand elle a la plus belle existence du monde à son château d’Anzy:qu’elle y vienne! » Lousteau ramassa la lettre et la lut.

– Je nous vengerai, dit-il à madame de La Baudraye de ce tonsinistre qui plaît tant aux femmes quand on caresse leursantipathies.

Chapitre 10Un billet de faire part

Cinq jours après, Bianchon et Duriau, le célèbre accoucheur,étaient établis chez Lousteau qui, depuis la réponse du petit LaBaudraye, étalait son bonheur et faisait du faste à propos del’accouchement de Dinah. Monsieur de Clagny et madame Piédefer,arrivée en hâte, étaient les parrain et marraine de l’enfantattendu, car le prévoyant magistrat craignit de voir commettrequelque faute grave à Lousteau. Madame de La Baudraye eut un garçonà faire envie aux reines qui veulent un héritier présomptif.Bianchon, accompagné de monsieur de Clagny, alla faire inscrire cetenfant à la mairie comme fils de monsieur et de madame de LaBaudraye, à l’insu d’Etienne qui, de son côté, courait à uneimprimerie faire composer ce billet:

Madame la baronne de La Baudraye est heureusement accouchée d’ungarçon.

Monsieur Etienne Lousteau a le plaisir de vous en fairepart.

La mère et l’enfant se portent bien.

Un premier envoi de soixante billets avait été fait parLousteau, quand monsieur de Clagny, qui venait savoir des nouvellesde l’accouchée, aperçut la liste des personnes de Sancerre à quiLousteau se proposait d’envoyer ce curieux billet de faire part,écrite au-dessous des soixante Parisiens qui l’allaient recevoir.Le substitut saisit la liste et le reste des billets, il les montrad’abord à madame Piédefer en lui disant de ne pas souffrir queLousteau recommençât cette infâme plaisanterie, et il se jeta dansun cabriolet. Le dévoué magistrat commanda chez le même imprimeurun autre billet ainsi conçu:

Madame la baronne de La Baudraye est heureusement accouchée d’ungarçon.

Monsieur le baron de La Baudraye a l’honneur de vous en fairepart.

La mère et l’enfant se portent bien.

Après avoir fait détruire épreuves, composition, tout ce quipouvait attester l’existence du premier billet, monsieur de Clagnyse mit en course pour intercepter les billets partis, il ensubstitua beaucoup chez les portiers, il obtint la restitutiond’une trentaine; enfin, après trois jours de courses, il n’existaitplus qu’un seul billet de faire part, celui de Nathan. Le substitutétait revenu cinq fois chez cet homme célèbre sans pouvoir lerencontrer. Quand, après avoir demandé un rendez-vous, monsieur deClagny fut reçu, l’anecdote du billet de faire part avait courudans Paris. Les uns y voyaient une de ces spirituelles calomnies,espèce de plaie à laquelle sont sujettes toutes les réputations,même les éphémères. Les autres affirmaient avoir lu le billet etl’avoir rendu à un ami de la famille La Baudraye. Beaucoup de gensdéblatéraient contre l’immoralité des journalistes, en sorte que ledernier billet existant était devenu comme une curiosité. Florine,avec qui Nathan vivait, l’avait montré timbré de la poste,affranchi par la poste, et portant l’adresse écrite par Etienne.Aussi, quand le substitut eut parlé du billet de faire part, Nathanse mit-il à sourire.

– Vous rendre ce monument d’étourderie et d’enfantillage?s’écria-t-il. Cet autographe est une de ces armes dont ne doit passe priver un athlète dans le cirque. Ce billet prouve que Lousteaumanque de cœur, de bon goût, de dignité, qu’il ne connaît ni lemonde, ni la morale publique, qu’il s’insulte lui-même quand il nesait plus qui insulter… Il n’y a que le fils d’un bourgeois venu deSancerre pour être un poète et qui devient le bravo de la premièrerevue venue, qui puisse envoyer un pareil billet de faire part!Convenez-en? ceci, monsieur, est une pièce nécessaire aux archivesde notre époque… Aujourd’hui Lousteau me caresse, demain il pourrademander ma tête… Ah! pardon de cette plaisanterie, je ne pensaispas que vous êtes substitut. J’ai eu dans le cœur une passion pourune grande dame, et aussi supérieure à madame de La Baudraye quevotre délicatesse, à vous, monsieur, est au-dessus de la gamineriede Lousteau; mais je serais mort avant d’avoir prononcé son nom…Quelques mois de ses gentillesses et de minauderies m’ont coûtécent mille francs et mon avenir; mais je ne les trouve pas tropchèrement payés!… Et je ne me suis jamais plaint!… Que les femmestrahissent le secret de leur passion, c’est leur dernière offrandeà l’amour; mais que ce soit nous… il faut être bien Lousteau pourça! Non, pour mille écus je ne donnerais pas ce papier.

– Monsieur, dit enfin le magistrat après une lutte oratoired’une demi-heure, j’ai vu à ce sujet quinze ou seize littérateurs,et vous seriez le seul inaccessible à des sentiments d’honneur?… :Il ne s’agit pas ici d’Etienne Lousteau, mais d’une femme et d’unenfant qui l’un et l’autre ignorent le tort qu’on leur fait dansleur fortune, dans leur avenir, dans leur honneur. Qui sait,monsieur, si vous ne serez pas obligé de demander à la justicequelque bienveillance pour un ami, pour une personne à l’honneur delaquelle vous tiendrez plus qu’au vôtre? la justice pourra sesouvenir que vous avez été impitoyable… Un homme comme vous peut-ilhésiter? dit le magistrat.

– J’ai voulu vous faire sentir tout le prix de mon sacrifice,répondit alors Nathan qui livra le billet en pensant à la positiondu magistrat et acceptant cette espèce de marché.

Quand la sottise du journaliste eut été réparée, monsieur deClagny vint lui faire une semonce en présence de madame Piédefer;mais il trouva Lousteau très irrité de ces démarches.

– Ce que je faisais, monsieur, répondit Etienne, était fait avecintention. Monsieur de La Baudraye a soixante mille francs derente; et refuse une pension à sa femme; je voulais lui fairesentir que j’étais le maître de cet enfant.

Eh! monsieur, je vous ai bien deviné, répondit le magistrat.Aussi me suis-je empressé de recevoir le parrainage du petitPolydore, il est inscrit à l’état civil comme fils du baron et dela baronne de La Baudraye, et, si vous avez des entrailles de père,vous devez être joyeux de savoir cet enfant héritier d’un des plusbeaux majorats de France.

– Eh! monsieur, la mère doit-elle mourir de faim?

– Soyez tranquille, monsieur, dit amèrement le magistrat quiavait fait sortir du cœur de Lousteau l’expression du sentimentdont la preuve était si longtemps attendue, je me charge de cettenégociation avec monsieur de La Baudraye.

Et monsieur de Clagny sortit la mort dans le cœur. Dinah, sonidole, était aimée par intérêt! n’ouvrirait-elle pas les yeux troptard? – Pauvre femme! se disait le magistrat en s’en allant.Rendons-lui cette justice, car à qui la rendrait-on si ce n’est àun substitut? il aimait trop sincèrement Dinah pour voir dansl’avilissement de cette femme un moyen d’en triompher un jour, ilétait tout compassion, tout dévouement : il aimait.

Chapitre 11Où M. de La Baudraye se montre superbe à Dinah qui se montre endébardeur

Les soins exigés pour la nourriture de l’enfant, les cris del’enfant, le repos nécessaire à la mère pendant les premiers jours,la présence de madame Piédefer, tout conspirait si bien contre lestravaux littéraires, que Lousteau s’installa dans les troischambres louées au premier étage pour la vieille dévote. Lejournaliste obligé d’aller aux premières représentations sansDinah, et séparé d’elle la plupart du temps, trouva je ne sais quelattrait dans l’exercice de sa liberté. Plus d’une fois il se laissaprendre sous le bras et entraîner dans une joyeuse partie. Plusd’une fois il se retrouva chez la loterie d’un ami dans le milieude la bohème. Il revoyait des femmes d’une jeunesse éclatante,mises splendidement, et à qui l’économie apparaissait comme unenégation de leur jeunesse et de leur pouvoir. Dinah, malgré labeauté merveilleuse qu’elle montra dès son troisième mois denourriture, ne pouvait soutenir la comparaison avec ces fleurssitôt fanées, mais si belles pendant le moment où elles vivent lespieds dans l’opulence. Néanmoins la vie de ménage eut de grandsattraits pour Etienne. En trois mois, la mère et la fille, aidéespar la cuisinière venue de Sancerre et par la petite Paméla,donnèrent à l’appartement un aspect tout nouveau.. Le journaliste ytrouva son déjeuner, son dîner servis avec une sorte de luxe.Dinah, belle et bien mise, avait soin de prévenir les goûts de soncher Etienne, qui se sentit le roi du logis où tout, jusqu’àl’enfant, fut subordonné, pour ainsi dire, à son égoïsme. Latendresse de Dinah éclatait dans les plus petites choses, il futdonc impossible à Lousteau de ne pas lui continuer les charmantestromperies de sa passion feinte. Cependant Dinah prévit dans la vieextérieure où Lousteau se laissait engager, une cause de ruine etpour son amour et pour le ménage. Après dix, mois de nourriture,elle sevra son fils, remit sa mère dans l’appartement d’Etienne, etrétablit cette intimité qui lie indissolublement un homme à unefemme quand une femme est aimante et spirituelle. Un des traits lesplus saillants de la nouvelle due à Benjamin Constant, et l’une desexplications de l’abandon d’Ellénore est ce défaut d’intimitéjournalière ou nocturne, si vous voulez, entre elle et Adolphe.Chacun des deux amants a son chez soi, l’un et l’autre ont obéi aumonde, ils ont gardé les apparences. Ellénore, périodiquementquittée, est obligée à d’énormes travaux de tendresse pour chasserles pensées de liberté qui saisissent Adolphe au-dehors. Leperpétuel échange des regards et des pensées dans la vie en commundonne de telles armes aux femmes que, pour les abandonner, un hommedoit objecter des raisons majeures qu’elles ne lui fournissentjamais tant qu’elles aiment. Ce fut tout une nouvelle période etpour Etienne et pour Dinah. Dinah voulut être nécessaire, ellevoulut rendre de l’énergie à cet homme dont la faiblesse luisouriait, elle y voyait des garanties: elle lui trouva des sujets,elle lui en dessina les canevas, au besoin, elle lui écrivit deschapitres entiers ; elle rajeunit les veines de ce talent àl’agonie par un sang frais, elle lui donna ses idées et sesjugements. Enfin, elle fit deux livres qui eurent du succès. Plusd’une fois elle sauva l’amour-propre d’Etienne au désespoir de sesentir sans idées, en lui dictant, lui corrigeant, ou lui finissantses feuilletons. Le secret de cette collaboration futinviolablement gardé: madame Piédefer n’en sut rien. Ce galvanismemoral fut récompensé par un surcroît de recettes qui permit auménage de bien vivre jusqu’à la fin de l’année 1838. Lousteaus’habituait à voir sa besogne faite par Dinah, et il la payaitcomme dit le peuple dans son langage énergique, en monnaie desinge. Ces dépenses du dévouement deviennent un trésor auquel lesâmes généreuses s’attachent et plus elle donna, plus madame de LaBaudraye aima Lousteau; aussi vint-il bientôt un moment où ilcoûtait trop à Dinah pour qu’elle pût jamais renoncer à lui. Maiselle eut une seconde grossesse. L’année fut terrible à passer.Malgré les soins des deux femmes, Lousteau contracta des dettes; ilexcéda ses forces pour les payer par son travail pendant lescouches de Dinah qui le trouva héroïque, tant elle le connaissaitbien! Après cet effort, épouvanté d’avoir deux femmes, deuxenfants, deux domestiques, il se regarda comme incapable de lutteravec sa plume pour soutenir une famille, quand lui seul n’avait puvivre. Il laissa donc les choses aller à l’aventure. Ce férocecalculateur outra la comédie de l’amour chez lui pour avoirau-dehors plus de liberté. La fière Dinah soutint le fardeau decette existence à elle seule. Cette pensée: il m’aime! lui donnades forces surhumaines. Elle travailla comme travaillent les plusvigoureux talents de cette époque. Au risque de perdre sa fraîcheuret sa santé, Didine fut pour Lousteau ce que fut mademoiselleDelachaux pour Gardane dans le magnifique conte vrai de Diderot.Mais en se sacrifiant elle-même, elle commit la faute sublime desacrifier sa toilette.- Elle fit reteindre ses robes, elle ne portaplus que du noir. – « Elle pua le noir », comme disait Malaga qui semoquait beaucoup de Lousteau. Vers la fin de l’année 1839, Etienne,à l’instar de Louis XV, en était arrivé, par d’insensiblescapitulations de conscience, à établir une distinction entre sabourse et celle de son ménage, comme Louis XV distinguait entre sontrésor secret et sa cassette. Il trompa Dinah sur le montant desrecettes. En s’apercevant de ces lâchetés, madame de La Baudrayeeut d’atroces souffrances de jalousie. Elle voulut mener de frontla vie du monde et la vie littéraire, elle accompagna lejournaliste à toutes les premières représentations, et surprit chezlui des mouvements d’amour-propre offensé, car le noir de latoilette déteignait sur lui, rembrunissait sa physionomie, et lerendait parfois brutal. Jouant, dans son ménage, le rôle de lafemme, il en eut les féroces exigences: il reprochait à Dinah lepeu de fraîcheur de sa mise, tout en profitant de ce sacrifice quicoûte tant à une maîtresse; absolument comme une femme qui, aprèsvous avoir ordonné de passer par un égout pour lui sauverl’honneur, vous dit: « je n’aime pas la boue! » quand vous en sortez.Dinah fut donc obligée de ramasser les guides jusqu’alors assezflottantes de la domination que toutes les femmes spirituellesexercent sur les gens sans volonté. Mais à cette manœuvre elleperdit beaucoup de son lustre moral. Les soupçons qu’elle laissavoir attirent aux femmes des querelles où le manque de respectcommence, parce qu’elles descendent elles-mêmes de la hauteur àlaquelle elles se sont primitivement placées. Puis elle fit desconcessions. Ainsi Lousteau put recevoir plusieurs de ses amis,Nathan, Bixiou, Blondet, Finot dont les manières, les discours, lecontact étaient dépravants. On essaya de persuader à madame de LaBaudraye que ses principes, ses répugnances étaient un reste depruderie provinciale. Enfin on lui prêcha le code de la supérioritéféminine. Bientôt sa jalousie donna des armes contre elle. Aucarnaval de 1840, elle se déguisait, allait au bal de l’Opéra,faisait quelques soupers où il se trouvait des lorettes, afin desuivre Etienne dans tous ses amusements. Le jour de la mi-carême,ou plutôt le lendemain, à huit heures du matin, Dinah déguiséearrivait du bal pour se coucher. Elle était allée épier Lousteauqui, la croyant malade, avait disposé de sa mi-carême en faveur deFanny Beaupré. Le journaliste prévenu par un ami, s’était comportéde manière à tromper la pauvre femme, qui ne demandait pas mieuxque d’être trompée. En descendant de sa citadine 160, Dinahrencontra monsieur de La Baudraye, à qui le portier la désigna. Lepetit vieillard dit froidement à sa femme en la prenant par lebras: « Est-ce vous, madame?…  »

Cette apparition du pouvoir conjugal devant lequel elle setrouvait si petite, et surtout ce mot glaça presque le cœur à cettepauvre créature surprise en débardeur. Pour mieux échapper àl’attention d’Etienne, Didine avait pris un déguisement sous lequelil ne devait pas la chercher. Elle profita de ce qu’elle étaitencore masquée pour se sauver sans répondre, alla se déshabiller,et monta chez sa mère où l’attendait monsieur de La Baudraye.Malgré son air digne, elle rougit en présence du petitvieillard.

– Que voulez-vous de moi, monsieur? dit-elle. Ne sommes-nous pasà jamais séparés?…

– De fait, oui, répondit monsieur de La Baudraye; maislégalement, non… ..

Madame Piédefer faisait des signes à sa fille que Dinah finitpar apercevoir et par comprendre.

– Il n’y a que vos intérêts qui puissent vous amener ici,dit-elle avec amertume.

– Nos intérêts, répondit froidement le petit homme, car nousavons des enfants… Votre oncle Silas Piédefer est mort à New Yorkoù, après avoir fait et perdu plusieurs fortunes dans divers pays,il a laissé quelque chose comme sept à huit cent mille francs, ondit douze cent mille francs; mais il s’agit de réaliser desmarchandises… Je suis le chef de la communauté, j’exerce vosdroits.

– Oh! s’écria Dinah, en tout ce qui concerne les affaires, jen’ai de confiance qu’en monsieur de Clagny; il connaît les lois,entendez-vous avec lui; ce qui sera fait par lui sera bienfait.

– Je n’ai pas besoin de monsieur de Clagny, dit monsieur de LaBaudraye, pour vous retirer mes enfants…

– Vos enfants! s’écria Dinah, vos enfants à qui vous n’avez pasenvoyé une obole! vos enfants!…

Elle n’ajouta rien qu’un immense éclat de rire; maisl’impassibilité du petit La Baudraye jeta de la glace sur cetteexplosion.

– Madame votre mère vient de me les montrer, ils sont charmants,je ne veux pas me séparer d’eux, et je les emmène à notre châteaud’Anzy, dit monsieur de La Baudraye, quand ce ne serait que pourleur éviter de voir leur mère déguisée comme se déguisent les…

– Assez! dit impérieusement madame de La Baudraye. Quevouliez-vous de moi en venant ici?…

– Une procuration pour recueillir la succession de notre oncleSilas…

Dinah prit une plume, écrivit deux mots à monsieur de Clagny etdit à son mari de revenir le soir. A cinq heures, l’avocat général,car monsieur de Clagny avait eu de l’avancement, éclaira madame deLa Baudraye sur sa position; mais il se chargea de tout régulariseren faisant un compromis avec le petit vieillard, que l’avariceavait seule amené. Monsieur de La Baudraye, à qui la procuration desa femme était nécessaire pour agir à sa guise, l’acheta par lesconcessions suivantes: il s’engagea d’abord à faire à sa femme unepension de dix mille francs tant qu’il lui conviendrait, fut-il ditdans l’acte, de vivre à Paris; mais, à mesure que les enfantsatteindraient à l’âge de six ans, ils seraient remis à monsieur deLa Baudraye. Enfin le magistrat obtint le paiement préalable d’uneannée de la pension. Le petit La Baudraye, qui vint dire adieugalamment à sa femme et à ses enfants, se montra vêtu d’un petitpaletot blanc en caoutchouc. Il était si ferme sur ses jambes et sisemblable au La Baudraye de 1836, que Dinah désespéra d’enterrerjamais ce terrible nain.

Chapitre 12Les fourches caudines des femmes qui aiment

Du jardin où il fumait un cigare, le journaliste vit monsieur deLa Baudraye pendant le temps que cet insecte mit à traverser lacour; mais ce fut assez pour Lousteau, il lui parut évident que lepetit homme avait voulu détruire toutes les espérances que sa mortpouvait inspirer à sa femme. Cette scène si rapide changea beaucouples secrètes dispositions du journaliste. En fumant un secondcigare, Etienne se mit à réfléchir à sa position: la vie en communqu’il menait avec la baronne de La Baudraye lui avait jusqu’àprésent coûté tout autant d’argent qu’à elle. Pour se servir d’uneexpression commerciale, les comptes se balançaient à la rigueur. Euégard à son peu de fortune, à la peine avec laquelle il gagnait sonargent, Lousteau se regardait moralement comme le créancier.Assurément, l’heure était favorable pour quitter cette femme.Fatigué de jouer depuis environ trois ans une comédie qui nedevient jamais une habitude, il déguisait perpétuellement sonennui. Ce garçon, habitué à ne rien dissimuler, s’imposait au logisun sourire semblable à celui du débiteur devant son créancier.Cette obligation lui devenait de jour en jour plus pénible.Jusqu’alors l’intérêt immense que présentait l’avenir lui avaitdonné des forces; mais quand il vit le petit La Baudraye partantaussi lestement pour les Etats-Unis que s’il s’agissait d’aller àRouen par les bateaux à vapeur, il ne crut plus à l’avenir. Ilrentra du jardin dans le salon élégant où Dinah venait de recevoirles adieux de son mari.

– Etienne, dit madame de La Baudraye, sais-tu ce que monseigneur et maître vient de me proposer? Dans le cas où il meplairait d’habiter Anzy pendant son absence, il a donné ses ordres,et il espère que les bons conseils de ma mère me décideront à yrevenir avec mes enfants…

– Le conseil est excellent, répondit sèchement Lousteau quiconnaissait assez Dinah pour savoir la réponse passionnée qu’ellevoulait et qu’elle mendiait d’ailleurs par un regard.

Ce ton, l’accent, le regard indifférent, tout frappa si durementcette femme qui vivait uniquement par son amour, qu’elle laissacouler de ses yeux le long de ses joues deux grosses larmes sansrépondre, et Lousteau ne s’en aperçut qu’au moment où elle prit sonmouchoir pour essuyer ces deux perles de douleur.

– Qu’as-tu, Didine? reprit-il atteint au cœur par cette vivacitéde sensitive.

– Au moment où je m’applaudissais d’avoir conquis à jamais notreliberté, dit-elle, – au prix de ma fortune! – en vendant – cequ’une mère a de plus précieux – ses enfants!… – car il me lesprend à l’âge de six ans – et, pour les voir, il faudra retourner àSancerre! – un supplice! – ah! mon Dieu! qu’ai-je fait!

Lousteau se mit aux genoux de Dinah et lui baisa les mains enlui prodiguant ses plus caressantes chatteries.

– Tu ne me comprends pas, dit-il. Je me juge, et ne vaux pastous ces sacrifices, mon cher ange. Je suis, littérairementparlant, un homme très secondaire. Le jour où je ne pourrai plusfaire la parade au bas d’un journal, les entrepreneurs de feuillespubliques me laisseront là, comme une vieille pantoufle qu’on jetteau coin de la borne. Penses-y? nous autres danseurs de corde, nousn’avons pas de pension de retraite! Il se trouverait trop de gensde talent à pensionner, si l’Etat entrait dans cette voie debienfaisance! J’ai quarante-deux ans, je suis devenu paresseuxcomme une marmotte. Je le sens: mon amour (il lui baisa bientendrement la main) ne peut que te devenir funeste. J’ai vécu, tule sais, à vingt-deux ans avec Florine; mais ce qui s’excuse aujeune âge, ce qui semble alors joli, charmant, est déshonorant àquarante ans. Jusqu’à présent, nous avons partagé le fardeau denotre existence, elle n’est pas belle depuis dix-huit mois. Pardévouement pour moi, tu vas mise tout en noir, ce qui ne me faitpas honneur… Dinah fit un de ces magnifiques mouvements d’épaulequi valent tous les discours du monde… – Oui, dit Etienne encontinuant, je le sais, tu sacrifies tout à mes goûts, même tabeauté. Et moi, le cœur usé dans les luttes, l’âme pleine depressentiments mauvais sur mon avenir, je ne récompense pas tonsuave amour par un amour égal. Nous avons été très heureux, sansnuages, pendant longtemps… Eh! bien, je ne veux pas voir mal finirun si beau poème, ai-je tort?…

Madame de La Baudraye aimait tant Etienne, que cette sagessedigne de monsieur de Clagny lui fit plaisir, et sécha seslarmes.

– Il m’aime donc pour moi! se dit-elle en le regardant avec unsourire dans les yeux.

Après quatre années d’intimité, l’amour de cette femme avaitfini par réunir toutes les nuances découvertes par notre espritd’analyse et que la société moderne a créées; un des hommes lesplus remarquables de ce temps, dont la perte récente afflige encoreles lettres, Beyle (Stendhal) les a, le premier, parfaitementcaractérisées. Lousteau produisait sur Dinah cette vive commotion,explicable par le magnétisme, qui met en désarroi les forces del’âme et du corps, qui détruit tout principe de résistance chez lesfemmes. Un regard de Lousteau, sa main posée sur celle de Dinah larendaient tout obéissance. Une parole douce, un sourire de cethomme fleurissaient l’âme de cette pauvre femme, émue ou attristéepar la caresse ou par la froideur de ses yeux; lorsqu’elle luidonnait le bras en marchant à son pas, dans la rue ou sur leboulevard, elle était si bien fondue en lui qu’elle perdait laconscience de son moi. Charmée par l’esprit, magnétisée par lesmanières de ce garçon, elle ne voyait que de légers défauts dansses vices. Elle aimait les bouffées de cigare que le vent luiapportait du jardin dans la chambre, elle allait les respirer, ellen’en faisait pas une grimace, elle se cachait pour en jouir. Ellehaïssait le libraire ou le directeur du journal qui refusait àLousteau de l’argent en objectant l’énormité des avances déjàfaites. Elle allait jusqu’à comprendre que ce bohémien écrivît unenouvelle dont le prix était à recevoir, au lieu de la donner enpaiement de l’argent reçu depuis longtemps. Tel est sans doute levéritable amour, il comprend toutes les manières d’aimer: amour decœur, amour de tête, amour-passion, amour-caprice, amour-goût,selon les définitions de Beyle. Didine aimait tant, qu’en certainsmoments où son sens critique, si juste, si continuellement exercédepuis son séjour à Paris, lui faisait voir clair dans l’âme deLousteau, la sensation l’emportait sur la raison, et lui suggéraitdes excuses.

– Et moi, lui répondit-elle, que suis-je? une femme qui s’estmise en dehors du monde. Quand je manque à l’honneur des femmes,pourquoi ne me sacrifierais-tu pas un peu de l’honneur des hommes?Est-ce que nous ne vivons pas en dehors des conventions sociales?Pourquoi ne pas accepter de moi ce que Nathan accepte de Florine?nous compterons quand nous nous quitterons, et… tu sais!… la mortseule nous séparera. Ton honneur, Etienne, c’est ma félicité; commele mien est ma constance et ton bonheur. Si je ne te rends pasheureux, tout est dit. Si je te donne une peine, condamne-moi. Nosdettes sont payées, nous avons dix mille francs de rentes, et nousgagnerons bien, à nous deux, huit mille francs par an… Je ferai duthéâtre! Avec quinze cents francs par mois, ne serons-nous pasaussi riches que les Rostchild? Sois tranquille. Maintenant j’auraides toilettes délicieuses, je te donnerai tous les jours desplaisirs de vanité comme le jour de la première représentation deNathan…

– Et ta mère qui va tous les jours à la messe, qui veut t’amenerun prêtre et te faire renoncer à ton genre de vie.

– Chacun son vice. Tu fumes, elle me prêche, pauvre femme! maiselle a soin des enfants, elle les mène promener, elle est d’undévouement absolu, elle m’idolâtre; veux-tu l’empêcher depleurer?…

– Que dira-t-on de moi?…

– Mais nous ne vivons pas pour le monde! s’écria-t-elle enrelevant Etienne et le faisant asseoir près d’elle. D’ailleurs,nous serons un jour mariés… nous avons pour nous les chances demer…

– Je n’y pensais pas, s’écria naïvement Lousteau qui se dit enlui-même: Il sera toujours temps de rompre au retour du petit LaBaudraye.

A compter de cette journée, Lousteau vécut luxueusement. Dinahpouvait lutter, aux premières représentations, avec les femmes lesmieux mises de Paris. Caressé par ce bonheur intérieur, Lousteaujouait avec ses amis, par fatuité, le personnage d’un homme excédé,ennuyé, ruiné par madame de La Baudraye. – Oh! combien j’aimeraisl’ami qui me délivrerait de Dinah! Mais personne n’y réussirait!disait-il, elle m’aime à se jeter par la fenêtre si je le luidisais. Le journaliste se faisait plaindre, il prenait desprécautions contre la jalousie de Dinah, quand il acceptait unepartie. Enfin il commettait des infidélités sans vergogne. Quandmonsieur de Clagny, vraiment désespéré de voir Dinah dans unesituation si déshonorante, quand elle pouvait être si riche, sihaut placée et au moment où ses primitives ambitions allaient êtreaccomplies, arriva lui dire: « On vous trompe! » Elle répondit: « Jele sais! »

Le magistrat resta stupide. Il retrouva la parole pour faire uneobservation.

– M’aimez-vous encore? lui demanda madame de La Baudraye enl’interrompant au premier mot.

– A me perdre pour vous… s’écria-t-il en se dressant sur sespieds.

Les yeux de ce pauvre homme devinrent comme des torches, iltrembla comme une feuille, il sentit son larynx immobile, sescheveux frémirent dans leurs racines, il crut au bonheur d’êtrepris par son idole comme un vengeur, et ce pis-aller le renditpresque fou de joie.

– De quoi vous étonnez-vous? lui dit-elle en le faisantrasseoir, voilà comment je l’aime.

Le magistrat comprit alors cet argument ad hominem! Et il eutdes larmes dans les yeux, lui qui venait de faire condamner unhomme à mort! La satiété de Lousteau, cet horrible dénouement duconcubinage, s’était trahie en mille petites choses qui sont commedes grains de sable jetés aux vitres du pavillon magique où l’onrêve quand on aime. Ces grains de sable, qui deviennent descailloux, Dinah ne les avait vus que quand ils avaient eu lagrosseur d’une pierre. Madame de La Baudraye avait fini par bienjuger Lousteau. – C’est, disait-elle à sa mère, un poète sansaucune défense contre le malheur, lâche par paresse et non pardéfaut de cœur, un peu trop complaisant à la volupté; enfin, c’estun chat qu’on ne peut pas haïr. Que deviendrait-il sans moi? J’aiempêché son mariage, il n’a plus d’avenir. Son talent périrait dansla misère. – Oh! ma Dinah! s’était écriée madame Piédefer, dansquel enfer vis-tu?… Quel est le sentiment qui te donnera les forcesde persister… – Je serai sa mère! avait-elle dit. Il est despositions horribles où l’on ne prend de parti qu’au moment où nosamis s’aperçoivent de notre déshonneur. On transige avec soi-même,tant qu’on échappe à un censeur qui vient faire le procureur duroi. Monsieur de Clagny, maladroit comme un patito, venait de sefaire le bourreau de Dinah! – Je serai, pour conserver mon amour,ce que madame de Pompadour fut pour garder le pouvoir, se dit-ellequand monsieur de Clagny fut parti. Cette parole dit assez que sonamour devenait lourd à porter, et qu’il allait être un travail aulieu d’être un plaisir.

Partie 4
Commentaires sur l’Adolphe de Benjamin Constant

Chapitre 1Une lutte secrète

Le nouveau rôle adopté par Dinah était horriblement douloureux,mais Lousteau ne le rendit pas facile à jouer. Quand il voulaitsortir après dîner, il jouait de petites scènes d’amitiéravissantes, il disait à Dinah des mots vraiment pleins detendresse, il prenait son compagnon par la chaîne, et quand il l’enavait meurtrie dans les meurtrissures, le royal ingrat disait: »T’ai-je fait mal? » Ces menteuses caresses, ces déguisements eurentquelquefois des suites déshonorantes pour Dinah qui croyait à desretours de tendresse. Hélas! la mère cédait avec une honteusefacilité la place à Didine. Elle se sentit comme un jouet entre lesmains de cet homme, et elle finit par se dire: « Eh! bien, je veuxêtre son jouet! » en y trouvant des plaisirs aigus, des jouissancesde damné. Quand cette femme d’un esprit si viril, se jeta par lapensée dans la solitude, elle sentit son courage défaillir. Ellepréféra les supplices prévus, inévitables de cette intimité féroce,à la privation de jouissances d’autant plus exquises qu’ellesnaissaient au milieu de remords, de luttes, épouvantables avecelle-même, de non qui se changeaient en oui! Ce fut à tout momentla goutte d’eau saumâtre trouvée dans le désert, bue avec plus dedélices que le voyageur n’en éprouvait à savourer les meilleursvins à la table d’un prince. Quand Dinah se disait à minuit: »Rentrera-t-il, ne rentrera-t-il pas? » elle ne renaissait qu’aubruit connu des bottes d’Etienne, elle reconnaissait sa manière desonner. Souvent elle essayait des voluptés comme d’un frein, ellese plaisait à lutter avec ses rivales, à ne leur rien laisser dansce cœur rassasié. Combien de fois joua-t-elle la tragédie duDernier jour d’un condamné, se disant: « Demain, nous nousquitterons! » Et combien de fois un mot, un regard, une caresseempreinte de naïveté la fit elle retomber dans l’amour? Ce futsouvent terrible! elle tourna plus d’une fois autour du suicide entournant autour de ce gazon parisien d’où s’élevaient des fleurspâles!… Elle n’avait pas, enfin, épuisé l’immense trésor dedévouement et d’amour que les femmes aimantes ont dans le cœur. Leroman d’Adolphe était sa Bible, elle l’étudiait; car, par-dessustoutes choses, elle ne voulait pas être Ellénore. Elle évita leslarmes, se garda de toutes les amertumes si savamment décrites parle critique auquel on doit l’analyse de cette œuvre poignante, etdont la glose paraissait à Dinah presque supérieure au livre. Aussirelisait-elle souvent le magnifique article du seul critique qu’aiteu la Revue des Deux Mondes, et qui se trouve en tête de lanouvelle édition d’Adolphe. – « Non, se disait-elle en en répétantles « fatales paroles, non, je ne donnerai pas à mes prières laforme du commandement, je ne m’empresserai pas aux larmes comme àune vengeance, je ne jugerai pas les actions que j’approuvaisautrefois sans contrôle, je n’attacherai point un oeil curieux àses pas; s’il s’échappe, au retour il ne trouvera pas une boucheimpérieuse, dont le baiser soit un ordre sans réplique. Non! monsilence ne sera pas une plainte, et ma parole ne sera pas unequerelle!…  » Je ne serai pas vulgaire, se disait-elle en posant sursa table le petit volume jaune qui déjà lui avait valu ce mot deLousteau: « Tiens? tu lis Adolphe. » N’eussé-je qu’un jour où ilreconnaîtra ma valeur et où il se dira: Jamais la victime n’a crié!ce serait assez! D’ailleurs, les autres n’auront que des moments,et moi j’aurai toute sa vie!

En se croyant autorisé par la conduite de sa femme à la punir autribunal domestique, monsieur de La Baudraye eut la délicatesse dela voler pour achever sa grande entreprise de la mise en culturedes douze cents hectares de brandes, à laquelle, depuis 1836, ilconsacrait ses revenus en vivant comme un rat. Il manipula si bienles valeurs laissées par monsieur Silas Piédefer, qu’il put réduirela liquidation authentique à huit cent mille francs, tout en enrapportant douze cent mille. Il n’annonça point son retour à safemme; mais, pendant qu’elle souffrait des maux inouïs, ilbâtissait des fermes, il creusait des fossés, il plantait desarbres, il se livrait à des défrichements audacieux qui le firentregarder comme un des agronomes les plus distingués du Berry. Lesquatre cent mille francs, pris à sa femme, passèrent en trois ans àcette opération, et la terre d’Anzy dut, dans un temps donné,rapporter soixante-douze mille francs de rente, nets d’impôts.Quant aux huit cent mille francs, il en fit emploi en quatre etdemi pour cent, à quatre-vingts francs, grâce à la crise financièredue au ministère dit du premier mars. En procurant ainsiquarante-huit mille francs de rentes à sa femme, il se regardacomme quitte envers elle. Ne pouvait-il pas lui représenter lesdouze cent mille francs le jour où le quatre et demi dépasseraitcent francs. Son importance ne fut plus primée à Sancerre que parcelle du plus riche propriétaire foncier de France dont il sefaisait le rival. Il se voyait cent quarante mille francs de rente,dont quatre-vingt-dix en fonds de terres formant son majorat. Aprèsavoir calculé qu’à part ses revenus, il payait dix mille francsd’impôts, trois mille francs de frais, dix mille francs à sa femmeet douze cents à sa belle-mère, il disait en pleine Sociétélittéraire: « On prétend que je suis un avare, que je ne dépenserien, ma dépense monte encore à vingt-six mille cinq cents francspar an. Et je vais avoir à payer l’éducation de mes deux enfants!ça ne fait peut-être pas plaisir aux Milaud de Nevers, mais laseconde maison de La Baudraye aura peut-être une carrière aussibelle que celle de la première. J’irai vraisemblablement à Paris,solliciter du roi des Français le titre de comte (monsieur Roy estComte), cela fera plaisir à ma femme d’être appelée madame lacomtesse. » Cela fut dit d’un si beau sang-froid, que personne n’osase moquer de ce petit homme. Le président Boirouge seul luirépondit: « A votre place, je ne me croirais heureux que si j’avaisune fille… – Mais, dit le baron, j’irai bientôt à Paris…  »

Chapitre 2Le moment où la morale a raison

Au commencement de l’année 1842, madame de La Baudraye, en sesentant toujours prise comme pis-aller, en était revenue às’immoler au bien-être de Lousteau: elle avait repris les vêtementsnoirs; mais elle arborait cette fois un deuil, car ses plaisirs sechangeaient en remords. Elle avait trop souvent honte d’elle-mêmepour ne pas sentir parfois la pesanteur de sa chaîne, et sa mère lasurprit en ces moments de réflexion profonde où la vision del’avenir plonge les malheureux dans une sorte de torpeur. MadamePiédefer, conseillée par son confesseur, épiait le moment delassitude que ce prêtre lui prédisait devoir arriver, et sa voixplaidait alors pour les enfants. Elle se contentait de demander uneséparation de domicile sans exiger une séparation de cœur. Dans lanature, ces sortes de situations violentes ne se terminent pas,comme dans les livres, par la mort ou par des catastropheshabilement arrangées; elles finissent beaucoup moins poétiquementpar le dégoût, par la flétrissure de toutes les fleurs de l’âme,par la vulgarité des habitudes, mais très souvent aussi par uneautre passion qui dépouille une femme de cet intérêt dont onentoure traditionnellement les femmes. Or, quand le bon sens, laloi des convenances sociales, l’intérêt de la famille, tous leséléments de ce qu’on appelait la morale publique sous laRestauration, en haine du mot religion catholique, fut appuyé parle sentiment de blessures un peu trop vives; quand la lassitude dudévouement arriva presque à la défaillance, et que, dans cettesituation, un coup pas trop violent, une de ces lâchetés que leshommes ne laissent voir qu’à des femmes dont ils se croienttoujours maîtres, met le comble au dégoût, au désenchantement,l’heure est arrivée pour l’ami qui poursuit la guérison. MadamePiédefer eut donc peu de chose à faire pour détacher la taie auxyeux de sa fille. Elle envoya chercher l’avocat général. Monsieurde Clagny acheva l’œuvre en affirmant à madame de La Baudraye que,si elle renonçait à vivre avec Etienne, son mari lui laisserait sesenfants, lui permettrait d’habiter Paris et lui rendrait ladisposition de ses propres.

– Quelle existence! dit-il. En usant de précautions, avec l’aidede personnes pieuses et charitables, vous pourriez avoir un salonet reconquérir une position. Paris n’est pas Sancerre!

Dinah s’en remit à monsieur de Clagny du soin de négocier uneréconciliation avec le petit vieillard. Monsieur de La Baudrayeavait bien vendu ses vins, il avait vendu des laines, il avaitabattu des réserves, et il était venu, sans rien dire à sa femme, àParis y placer deux cent mille francs en achetant, rue de l’Arcade,un charmant hôtel provenant de la liquidation d’une grande fortunearistocratique compromise. Membre du conseil général de sondépartement depuis 1826 et payant dix mille francs decontributions, il se trouvait doublement dans les conditionsexigées par la nouvelle loi sur la pairie. Quelque temps avantl’élection générale de 1842, il déclara sa candidature au cas où ilne serait pas fait pair de France. Il demandait également à êtrerevêtu du titre de comte et promu commandeur de la Légiond’honneur. En matière d’élections, tout ce qui pouvait consoliderles nominations dynastiques était juste aux yeux des ministres; or,dans le cas où monsieur de La Baudraye serait acquis augouvernement, Sancerre devenait plus que jamais le bourg pourri dela Doctrine. Monsieur de Clagny, dont les talents et la modestieétaient de plus en plus appréciés, appuya monsieur de La Baudraye;il montra dans l’élévation de ce courageux agronome à la pairie desgaranties à donner aux intérêts matériels. Monsieur de La Baudraye,une fois nommé comte, pair de France et commandeur de la Légiond’honneur, eut la vanité de se faire représenter par une femme etpar une maison bien tenue: – il voulait, dit-il, jouir de la vie.Il pria donc sa femme, par une lettre que dicta l’avocat général,d’habiter son hôtel, de le meubler, d’y déployer ce goût dont tantde preuves le charmaient, dit-il, dans son château d’Anzy. Lenouveau comte fit observer à sa femme que leurs intérêtsterritoriaux l’obligeaient à ne pas quitter Sancerre tandis quel’éducation de leurs fils exigeait qu’elle restât à Paris. Lecomplaisant mari chargeait donc monsieur de Clagny de remettre àmadame la comtesse soixante mille francs pour l’arrangementintérieur de l’hôtel de La Baudraye en recommandant d’incruster uneplaque de marbre au-dessus de la porte cochère avec cetteinscription: Hôtel de La Baudraye. Puis, tout en rendant compte àsa femme des résultats de la liquidation Silas Piédefer, monsieurde La Baudraye annonçait le placement en quatre et demi pour centdes huit cent mille francs recueillis à New York, et lui allouaitcette inscription pour ses dépenses, y compris celles del’éducation des enfants. Quasi forcé de venir à Paris pendant unepartie de la session à la Chambre des Pairs, il demandait à safemme de lui réserver un petit appartement dans un entresolau-dessus des communs.

– Ah! çà, mais il devient jeune, il devient gentilhomme, ildevient magnifique, que va-t-il encore devenir? c’est à fairetrembler, dit madame de La Baudraye.

– Il satisfait tous les désirs que vous formiez à vingt ans,répondit le magistrat.

La comparaison de sa destinée à venir avec sa destinée actuellen’était pas soutenable pour Dinah. La veille encore, Anna deFontaine avait tourné la tête pour ne pas voir son amie de cœur dupensionnat Chamarolles. Dinah se dit: « je suis comtesse, j’auraisur ma voiture le manteau bleu de la pairie, et dans mon salon lessommités de la politique et de la littérature… Je la regarderai,moi!…  » Cette petite jouissance pesa de tout son poids au moment dela conversion comme le mépris du monde avait jadis pesé sur sonbonheur.

Chapitre 3Deux personnes qui ne devaient être séparées que par la mort

Un beau jour, en mai 1842, madame de La Baudraye paya toutes lesdettes de son ménage, et laissa mille écus sur la liasse de tousles comptes acquittés. Après avoir envoyé sa mère et ses enfants àl’hôtel de La Baudraye, elle attendit Lousteau tout habillée, commepour sortir. Quand l’ex-roi de son cœur rentra pour dîner, elle luidit: « J’ai renversé la marmite, mon ami. Madame de La Baudraye vousdonne à dîner au Rocher de Cancale. Venez? »

Elle entraîna Lousteau stupéfait du petit air dégagé que prenaitcette femme, encore asservie le matin à ses moindres caprices, carelle aussi! avait joué la comédie depuis deux mois.

– Madame de La Baudraye est ficelée comme pour une première,dit-il en se servant de l’abréviation par laquelle on désigne enargot de journal une première représentation.

– N’oubliez pas le respect que vous devez à madame de LaBaudraye, dit gravement Dinah. Je ne veux déjà plus savoir ce quesignifie ce mot ficelée…

– Didine se révolte? fit-il en la prenant par la taille.

– Il n’y a plus de Didine, vous l’avez tuée, mon ami,répondit-elle en se dégageant. Et je vous donne la premièrereprésentation de madame la comtesse de La Baudraye…

– C’est donc vrai, notre insecte est pair de France?

– La nomination sera ce soir dans le Moniteur, m’a dit monsieurde Clagny qui lui-même passe à la Cour de Cassation.

– Au fait, dit le journaliste, l’entomologie sociale devait êtrereprésentée à la Chambre…

– Mon ami, nous nous séparons pour toujours, dit madame de LaBaudraye en comprimant le tremblement de sa voix. J’ai congédié lesdeux domestiques. En rentrant, vous trouverez votre ménage en règleet sans dettes. J’aurai toujours pour vous, mais secrètement lecœur d’une mère. Quittons-nous tranquillement, sans bruit, en genscomme il faut. Avez-vous un reproche à me faire sur ma conduitependant ces six années?

– Aucun, si ce n’est d’avoir brisé ma vie et détruit mon avenir,dit-il d’un ton sec. Vous avez beaucoup lu le livre de BenjaminConstant, et vous avez même étudié le dernier article qu’on a faitdessus; mais vous ne l’avez lu qu’avec des yeux de femme. Quoiquevous ayez une de ces belles intelligences qui ferait la fortuned’un poète, vous n’avez pas osé vous mettre au point de vue deshommes. Ce livre, ma chère, a les deux sexes. Vous savez?… Nousavons établi qu’il y a des livres mâles ou femelles, blonds ounoirs… Dans Adolphe, les femmes ne voient qu’Ellénore, les jeunesgens y voient Adolphe, les hommes faits y voient Ellénore etAdolphe, les politiques y voient la vie sociale! Vous vous êtesdispensée d’entrer dans l’âme d’Adolphe, comme votre critiqued’ailleurs qui n’a vu qu’Ellénore. Ce qui tue ce pauvre garçon, machère, c’est d’avoir perdu son avenir pour une femme; de ne pouvoirrien être de ce qu’il serait devenu, ni ambassadeur, ni ministre,ni chambellan, ni poète, ni riche. Il a donné six ans de sonénergie, du moment de la vie où l’homme peut accepter les rudessesd’un apprentissage quelconque, à une jupe qu’il devance dans lacarrière de l’ingratitude, car une femme qui a pu quitter sonpremier amant devait tôt ou tard laisser le second. Enfin, Adolpheest un Allemand blondasse qui ne se sent pas la force de tromperEllénore. Il est des Adolphe qui font grâce à leur Ellénore desquerelles déshonorantes, des plaintes, et qui se disent: je neparlerai pas de ce que j’ai perdu! je ne montrerai pas toujours àl’égoïsme que j’ai couronné mon poing coupé comme fait le Ramornyde La Jolie Fille de Perth; mais ceux-là, ma chère, on les quitte…Adolphe est un fils de bonne maison, un cœur aristocrate qui veutrentrer dans la voie des honneurs, et rattraper sa dot sociale, saconsidération compromise. Vous jouez en ce moment à la fois lesdeux personnages. Vous ressentez la douleur que cause une positionperdue, et. vous vous croyez en droit d’abandonner un pauvre amantqui a eu le malheur de vous croire assez supérieure pour admettreque si chez l’homme le cœur doit être constant, le sexe peut selaisser aller à des caprices…

– Et croyez-vous que je ne serai pas occupée de vous rendre ceque je vous ai fait perdre? Soyez tranquille, répondit madame de LaBaudraye foudroyée par cette sortie, votre Ellénore ne meurt pas,et si Dieu lui prête vie, si vous changez de conduite, si vousrenoncez aux lorettes et aux actrices, nous vous trouverons mieuxqu’une Félicie Cardot.

Chacun des deux amants devint maussade: Lousteau jouait latristesse, il voulait paraître sec et froid; tandis que Dinah,vraiment triste, écoutait les reproches de son cœur.

– Pourquoi, dit Lousteau, ne pas finir comme nous aurions dûcommencer, cacher à tous les yeux notre amour, et nous voirsecrètement?

– Jamais! dit la nouvelle comtesse en prenant un air glacial. Nedevinez-vous pas que nous sommes, après tout, des êtres finis. Nossentiments nous paraissent infinis à cause du pressentiment quenous avons du ciel; mais ils ont ici-bas pour limites les forces denotre organisation. Il est des natures molles et lâches qui peuventrecevoir un nombre infini de blessures et persister; mais il en estde plus fortement trempées qui finissent par se briser sous lescoups. Vous m’avez…

– Oh! assez, dit-il, ne faisons plus de copie!… Votre article mesemble inutile, car vous pouvez vous justifier par un seul mot: Jen’aime plus!…

– Ah! c’est moi qui n’aime plus!… s’écria-t-elle étourdie.

– Certainement. Vous avez calculé que je vous causais plus dechagrins, plus d’ennuis que de plaisirs, et vous quittez votreassocié…

– Je le quitte!… s’écria-t-elle en levant les deux mains.

– Ne venez-vous pas de dire jamais!…

– Eh! bien, oui, jamais, reprit-elle avec force. Ce dernierjamais, dicté par la peur de retomber sous la domination deLousteau, fut interprété par lui comme la fin de son pouvoir, dumoment où Dinah restait insensible à ses méprisants sarcasmes. Lejournaliste ne put retenir une larme: il perdait une affectionsincère, illimitée. Il avait trouvé dans Dinah la plus douce LaVallière, la plus agréable Pompadour qu’un égoïste qui n’est pasroi pouvait désirer; et, comme l’enfant qui s’aperçoit qu’à forcede tracasser son hanneton, il l’a tué, Lousteau pleurait. Madame deLa Baudraye s’élança hors de la petite salle où elle dînait, payale dîner et se sauva rue de l’Arcade en se grondant et se trouvantféroce.

Chapitre 4La comtesse de La Baudraye devient une femme honnête

Dinah, qui venait de faire de son hôtel un modèle duconfortable, se métamorphosa elle-même; mais cette doublemétamorphose coûta trente mille francs au delà des prévisions dujeune pair de France. Le fatal évènement qui fit perdre à lafamille d’Orléans son héritier présomptif ayant nécessité laréunion des Chambres en août 1842, le petit La Baudraye vintprésenter ses titres à la noble Chambre plus tôt qu’il ne lecroyait et vit alors les œuvres de sa femme; il en fut si charmé,qu’il donna les trente mille francs sans faire la moindreobservation, comme jadis il en avait donné huit mille pour arrangerLa Baudraye. En revenant du Luxembourg, où, selon les usages, ilfut présenté par deux pairs, le baron de Nucingen et le marquis deMontriveau, le nouveau comte rencontra le vieux duc de Chaulieu,l’un de ses anciens créanciers, à pied, un parapluie à la main;tandis qu’il se trouvait campé dans une petite voiture basse surles panneaux de laquelle brillait son écusson et où se lisait: Deosic patet fides et hominibus. Cette comparaison mit dans son cœurune dose de ce baume dont se grise la bourgeoisie depuis 1830.Madame de La Baudraye fut effrayée en revoyant alors son mari mieuxqu’il n’était le jour de son mariage. En proie à une joiesuperlative, l’avorton triomphait à soixante-quatre ans de la viequ’on lui déniait, de la famille que le beau Milaud de Nevers luiinterdisait d’avoir, de sa femme qui recevait chez elle à dînermonsieur et madame de Clagny, le curé de l’Assomption et ses deuxintroducteurs à la Chambre. Il caressa ses enfants avec une fatuitécharmante. La beauté du service de table eut son approbation.

– Voilà les toisons du Berry, dit-il en montrant à monsieur deNucingen les cloches surmontées de sa nouvelle couronne, elles sontd’argent!

Quoique dévorée d’une profonde mélancolie contenue avec lapuissance d’une femme devenue vraiment supérieure, Dinah futcharmante, spirituelle, et surtout parut rajeunie dans son deuil decour.

– L’on dirait, s’écria le petit La Baudraye en montrant sa femmeà monsieur de Nucingen, que la comtesse a moins de trente ans!

– Ah! matame aid eine fame te drende ansse? reprit le baron quise servait des plaisanteries consacrées en y voyant une sorte demonnaie pour la conversation.

– Dans toute la force du terme, répondit la comtesse, car j’enai trente-cinq, et j’espère bien avoir une petite passion aucœur…

– Oui, ma femme m’a ruiné en potiches, en chinoiseries…

– Madame a eu ce goût-là de bonne heure, dit le marquis deMontriveau en souriant.

– Oui, reprit le petit La Baudraye en regardant froidement lemarquis de Montriveau qu’il avait connu à Bourges, vous savezqu’elle a ramassé en 25, 26 et 27 pour plus d’un million decuriosités qui font d’Anzy un musée…

– Quel aplomb! pensa monsieur de Clagny en trouvant ce petitavare de province à la hauteur de sa nouvelle position.

Les avares ont des économies de tout genre à dépenser. Lelendemain du vote de la loi de régence par la Chambre, le petitpair de France alla faire ses vendanges à Sancerre et reprit seshabitudes.

Pendant l’hiver de 1842, la comtesse de La Baudraye, aidée parl’avocat général à la Cour de cassation, essaya de se faire unesociété. Naturellement elle prit un jour, elle distingua parmi lescélébrités, elle ne voulut voir que des gens sérieux et d’un âgemûr. Elle essaya de se distraire en allant aux Italiens et àl’Opéra. Deux fois par semaine, elle y menait sa mère et madame deClagny, que le magistrat força de voir madame de La Baudraye. Mais,malgré son esprit, ses façons aimables, malgré ses airs de femme àla mode, elle n’était heureuse que par ses enfants sur lesquelselle reporta toutes ses tendresses trompées. L’admirable monsieurde Clagny recrutait des femmes pour la société de la comtesse et ily parvenait! Mais il réussissait beaucoup plus auprès des femmespieuses qu’auprès des femmes du monde. – Elles l’ennuient! sedisait-il avec terreur en contemplant son idole mûrie par lemalheur, pâlie par les remords, et alors dans tout l’éclat d’unebeauté reconquise et par sa vie luxueuse et par sa maternité. Ledévoué magistrat, soutenu dans son œuvre par la mère et par le curéde la paroisse, était admirable en expédients. Il servait chaquemercredi quelque célébrité d’Allemagne, d’Angleterre, d’Italie oude Prusse à sa chère comtesse; il la donnait pour une femme horsligne à des gens auxquels elle ne disait pas deux mots; maisqu’elle écoutait avec une si profonde attention qu’ils s’enallaient convaincus de sa supériorité. Dinah vainquit à Paris parle silence, comme à Sancerre par sa loquacité. De temps en temps,une épigramme sur les choses ou quelque observation sur lesridicules révélait une femme habituée à manier les idées, et quiquatre ans auparavant avait rajeuni le feuilleton de Lousteau.Cette époque fut pour la passion du pauvre magistrat comme cettesaison nommée l’été de la Saint-Martin dans les années sans soleil.Il se fit plus vieillard qu’il ne l’était pour avoir le droitd’être l’ami de Dinah sans lui faire tort; mais, comme s’il eût étéjeune, beau, compromettant, il se mettait à distance en homme quidevait cacher son bonheur. Il essayait de couvrir du plus profondsecret ses petits soins, ses légers cadeaux que Dinah montrait augrand jour. Il tâchait de donner des significations dangereuses àses moindres obéissances. – Il joue à la passion, disait lacomtesse en riant. Elle se moquait de monsieur de Clagny devantlui, et le magistrat se disait: « Elle s’occupe de moi! » – Je faisune si grande impression à ce pauvre homme, disait-elle en riant àsa mère, que si je lui disais oui, je crois qu’il dirait non.

Chapitre 5Un souvenir

Un soir monsieur de Clagny ramenait en compagnie de sa femme sachère comtesse profondément soucieuse. Tous trois venaientd’assister à la première représentation de la Main droite et laMain gauche, le premier drame de Léon Gozlan.

– A quoi pensez-vous? demanda le magistrat effrayé de lamélancolie de son idole.

La persistance de la tristesse cachée mais profonde qui dévoraitla comtesse était un mal dangereux que l’avocat général ne savaitpas combattre, car le véritable amour est souvent maladroit,surtout quand il n’est pas partagé. Le véritable amour emprunte saforme au caractère. Or, le digne magistrat aimait à la manièred’Alceste, quand madame de La Baudraye voulait être aimée à lamanière de Philinte. Les lâchetés de l’amour s’accommodent fort peude la loyauté du Misanthrope. Aussi Dinah se gardait-elle biend’ouvrir son cœur à son Patito. Comment oser avouer qu’elleregrettait parfois son ancienne fange? Elle sentait un vide énormedans la vie du monde, elle ne savait à qui rapporter ses succès,ses triomphes, ses toilettes. Parfois les souvenirs de ses misèresrevenaient mêlées au souvenir de voluptés dévorantes. Elle envoulait parfois à Lousteau de ne pas s’occuper d’elle, elle auraitvoulu recevoir de lui des lettres ou tendres ou furieuses. Dinah nerépondant pas, le magistrat répéta sa question en prenant la mainde la comtesse et la lui serrant entre les siennes d’un airdévot.

– Voulez-vous la main droite ou la main gauche? répondit-elle ensouriant.

– La main gauche, dit-il, car je présume que vous parlez dumensonge et de la vérité.

– Eh! bien, je l’ai vu, lui répliqua-t-elle en parlant demanière à n’être entendue que du magistrat. En l’apercevant triste,profondément découragé, je me suis dit: « A-t-il des cigares? a-t-ilde l’argent? »

– Eh! si vous voulez la vérité, je vous dirai, s’écria monsieurde Clagny, qu’il vit maritalement avec Fanny Beaupré. Vousm’arrachez cette confidence, je ne vous l’aurais jamais appris,vous auriez cru peut-être à quelque sentiment peu généreux chezmoi.

Madame de La Baudraye donna une poignée de main à l’avocatgénéral.

– Vous avez pour mari, dit-elle à son chaperon, un des hommesles plus rares. Ah! pourquoi…

Et elle se cantonna dans son coin en regardant par les glaces ducoupé; mais elle supprima le reste de sa phrase que l’avocatgénéral devina: « Pourquoi Lousteau n’a-t-il pas un peu de lanoblesse de cœur de votre mari!…  »

Néanmoins cette nouvelle dissipa la mélancolie de madame de LaBaudraye qui se jeta dans la vie des femmes à la mode, elle voulutavoir du succès et elle en obtint; mais elle faisait peu de progrèsdans le monde des femmes, elle éprouvait des difficultés à s’yintroduire. Au mois de mars, les prêtres amis de madame Piédefer etl’avocat général frappèrent un grand coup en faisant nommer madamela comtesse de La Baudraye quêteuse pour l’œuvre de bienfaisancefondée par madame de Carcado. Enfin elle fut désignée à la courpour recueillir les dons en faveur des victimes du tremblement deterre de la Guadeloupe. La marquise d’Espard, à qui monsieur deCanalis lisait les noms de ces dames à l’Opéra, dit en entendantcelui de la comtesse: « je suis depuis bien longtemps dans le monde;je ne me rappelle pas quelque chose de plus beau que les manœuvresfaites pour le sauvetage de l’honneur de madame de LaBaudraye ».

Chapitre 6Une idée!…

Pendant les jours de printemps, qu’un caprice de notre planètefit luire sur Paris dès la première semaine du mois de mars 1843 etqui permit de voir les Champs-Elysées feuillés et verts àLongchamp, plusieurs fois déjà, l’amant de Fanny Beaupré, dans sespromenades avait aperçu madame de La Baudraye sans être vu d’elle.Il fut alors plus d’une fois mordu au cœur par un de ces mouvementsde jalousie et d’envie assez familiers aux gens nés et élevés enprovince, quand il revoyait son ancienne maîtresse, bien posée aufond d’une jolie voiture, bien mise, un air rêveur, et ses deuxenfants à chaque portière. Il s’apostrophait d’autant plus enlui-même qu’il se trouvait aux prises avec la plus aiguë de toutesles misères, une misère cachée. Il était, comme toutes les naturesessentiellement vaniteuses et légères, sujet à ce singulier pointd’honneur qui consiste à ne pas déchoir aux yeux de son public, quifait commettre des crimes légaux aux hommes de Bourse pour ne pasêtre chassés du temple de l’agiotage, qui donne à certainscriminels le courage de faire des actes de vertu. Lousteau dînaitet déjeunait, fumait comme s’il était riche. Il n’eût pas, pour unesuccession, manqué d’acheter les cigares les plus chers, pour lui,comme pour le dramaturge ou le prosateur avec lesquels il entraitdans un débit. Le journaliste se promenait en bottes vernies; maisil craignait des saisies qui, selon l’expression des huissiers,avaient reçu tous les sacrements. Fanny Beaupré ne possédait plusrien d’engageable, et ses appointements étaient frappésd’oppositions! Après avoir épuisé le chiffre possible des avancesaux revues, aux journaux et chez les libraires, Etienne ne savaitplus de quelle encre faire or. Les jeux, si maladroitementsupprimés, ne pouvaient plus acquitter, comme jadis, les lettres dechange tirées sur leurs tapis verts par les misères au désespoir.Enfin, le journaliste était arrivé à une telle indigence, qu’ilvenait d’emprunter au plus pauvre de ses amis, à Bixiou, à quijamais il n’avait rien demandé, cent francs! Ce qui peinait le plusLousteau, ce n’était pas de devoir cinq mille francs, mais de sevoir dépouillé de son élégance, de son mobilier acquis par tant deprivations, enrichi par madame de La Baudraye. Or, le 3 avril, uneaffiche jaune arrachée par le portier après avoir étincelé sur lemur, avait indiqué la vente d’un beau mobilier pour le samedisuivant, jour des ventes par autorité de justice. Lousteau sepromena, fumant des cigares et cherchant des idées; car les idées,à Paris, sont dans l’air, elles vous sourient au coin d’une rue,elles s’élancent sous une roue de cabriolet avec un jet de boue! Leflâneur avait déjà cherché des idées d’articles et des sujets denouvelles pendant tout un mois; mais il n’avait rencontré que desamis qui l’entraînaient à dîner, au théâtre, et qui grisaient sonchagrin, en lui disant que le vin de Champagne l’inspirerait.

– Prends garde, lui dit un soir l’atroce Bixiou qui pouvait toutà la fois donner cent francs à un camarade et le percer au cœuravec un mot. En t’endormant toujours soûl, tu te réveillerasfou.

La veille, le vendredi, le malheureux, malgré son habitude de lamisère, était affecté comme un condamné à mort. Jadis, il se seraitdit: « Bah! mon mobilier est vieux, je le renouvellerai ». Mais il sesentait incapable de recommencer des tours de force littéraires. Lalibrairie dévorée par la contrefaçon payait peu. Les journauxlésinaient avec les talents éreintés, comme les directeurs dethéâtre avec les ténors qui baissent d’une note. Et d’aller devantlui, l’oeil sur la foule sans y rien voir, le cigare à la bouche etles mains dans ses goussets, la figure crispée en dedans, un fauxsourire sur les lèvres. Il vit alors passer madame de La Baudrayeen voiture, elle prenait le boulevard par la rue de laChaussée-d’Antin pour se rendre au Bois. – Il n’y a plus que cela,se dit-il. Il rentra chez lui s’y adoniser. Le soir, à sept heures,il vint en citadine à la porte de madame de La Baudraye et pria leconcierge de faire parvenir à la comtesse un mot ainsi conçu:

« Madame la comtesse veut-elle faire à monsieur Lousteau la grâcede le recevoir pour un instant, et à l’instant. »

Chapitre 7Un dénouement horrible mais vrai

Ce mot était cacheté d’un cachet qui, jadis, servait aux deuxamants. Madame de La Baudraye avait fait graver sur une véritablecornaline orientale: parce que! Un grand mot, le mot des femmes, lemot qui peut expliquer tout, même la création. La comtesse venaitd’achever sa toilette pour aller à l’Opéra, le vendredi était sonjour de loge. Elle pâlit en voyant le cachet.

– Qu’on attende! dit-elle en mettant le billet dans soncorsage.

Elle eut la force de cacher son trouble et pria sa mère decoucher les enfants. Elle fit alors dire à Lousteau de venir, etelle le reçut dans un boudoir attenant à son grand salon, lesportes ouvertes. Elle devait aller au bal après le spectacle, elleavait mis une délicieuse robe en soie brochée à raiesalternativement mates et pleines de fleurs, d’un jaune paille. Sesgants garnis et à glands laissaient voir ses beaux bras blancs.Elle étincelait de dentelles, et portait toutes les joliesfutilités voulues par la mode. Sa coiffure à la Sévigné lui donnaitun air fin. Un collier de perles ressemblait sur sa poitrine à dessoufflures sur de la neige.

– Qu’avez-vous, monsieur? dit la comtesse en sortant son pied dedessous sa robe pour pincer un coussin de velours, je croyais,j’espérais être parfaitement oubliée…

– Je vous dirais jamais, vous ne voudriez pas me croire, ditLousteau qui resta debout et se promena tout en mâchant des fleursqu’il prenait à chaque tour aux jardinières dont les massifsembaumaient le boudoir.

Un moment de silence régna. Madame de La Baudraye, en examinantLousteau, le trouva mis comme pouvait l’être le plus scrupuleuxdandy.

– Il n’y a que vous au monde qui puissiez me secourir et metendre une perche, car je me noie, et j’ai déjà bu plus d’unegorgée… dit-il en s’arrêtant devant Dinah et paraissant céder à uneffort suprême. Si vous me voyez, c’est que mes affaires vontdiablement mal.

– Assez! dit-elle; je vous comprends… Une nouvelle pause se fitentre eux pendant laquelle Lousteau se retourna, prit son mouchoiret eut l’air d’essuyer une larme. – Que vous faut-il, Etienne?reprit-elle d’une voix maternelle, Nous sommes en ce moment devieux camarades, parlez-moi comme vous parleriez… à … àBixiou…

– Pour empêcher mon mobilier de sauter demain à l’hôtel descommissaires-priseurs, – dix-huit cents francs! Pour rendre à mesamis, autant! trois termes au propriétaire que vous connaissez… Matante exige cinq cents francs…

Et pour vous, pour vivre…

Oh! j’ai ma plume!…

Elle est à remuer d’une lourdeur qui ne se comprend pas quand onvous lit… dit-elle en souriant avec finesse. – Je n’ai pas la sommeque vous me demandez Venez demain à huit heures, l’huissierattendra bien jusqu’à neuf, surtout si vous l’emmenez pour lepayer. Elle sentit la nécessité de congédier Lousteau qui feignaitde ne pas avoir la force de la regarder; mais elle éprouvait unecompassion à délier tous les nœuds gordiens que noue la société. -Merci! dit-elle en se levant et tendant la main à Lousteau, votreconfiance me fait un bien!… Oh il y a longtemps que je ne me suissenti tant de joie au cœur…

Lousteau prit la main, l’attira sur son cœur et la pressatendrement.

– Une goutte d’eau dans le désert, et… par la main d’un ange!…Dieu fait toujours bien les choses!

Ce fut dit moitié plaisanterie et moitié attendrissement; mais,croyez-le bien, ce fut aussi beau, comme jeu de théâtre, que celuide Talma dans son fameux rôle de Leicester où tout était joué parlui en nuances de ce genre. Dinah sentit battre le cœur à traversl’épaisseur du drap, il battait de plaisir, car le journalisteéchappait à l’épervier judiciaire; mais il battait aussi d’un désirbien naturel à l’aspect de Dinah rajeunie et renouvelée parl’opulence. Madame de La Baudraye, en examinant Etienne à ladérobée, aperçut la physionomie en harmonie avec toutes les fleursd’amour qui, pour elle, renaissaient dans ce cœur palpitant; elleessaya de plonger ses yeux, une fois, dans les yeux de celuiqu’elle avait tant aimé, mais un sang tumultueux se précipita dansses veines et lui troubla la tête. Ces deux êtres échangèrent alorsle même regard rouge qui, sur le quai de Cosne, avait donnél’audace à Lousteau de froisser la robe d’organdi. Le bohémienattira Dinah par la taille, elle se laissa prendre, et les deuxjoues se touchèrent.

– Cache-toi, voici ma mère! s’écria Dinah tout effrayée. Et ellecourut au-devant de madame Piédefer. – Maman, dit-elle (ce motétait pour la sévère madame Piédefer une caresse qui ne manquaitjamais son effet), voulez-vous me faire un grand plaisir, prenez lavoiture, allez vous-même chez notre banquier monsieur Mongenod,avec le petit mot que je vais vous donner pour y prendre six millefrancs. Venez, venez, il s’agit d’une bonne action, venez dans machambre?

Et elle entraîna sa mère qui semblait vouloir regarder lapersonne avec qui sa fille causait dans le boudoir.

Chapitre 8Cette fable doit vous apprendre que, etc…

Deux jours après, madame Piédefer était en grande conférenceavec le curé de la paroisse. Après avoir écouté les lamentations decette vieille mère au désespoir, le curé lui dit gravement: « Touterégénération morale qui n’est pas appuyée d’un grand sentimentreligieux et poursuivie au sein de l’Eglise, repose sur desfondements de sable… Toutes les pratiques, si minutieuses et si peucomprises, que le catholicisme ordonne, sont autant de diguesnécessaires à contenir les tempêtes du mauvais esprit. Obtenez doncde madame votre fille qu’elle accomplisse tous ses devoirsreligieux et nous la sauverons…  »

Dix jours après cette conférence, l’hôtel de La Baudraye étaitfermé. La comtesse et ses enfants, sa mère, enfin toute sa maison,qu’elle avait augmentée d’un précepteur, était partie pour leSancerrois où Dinah voulait passer la belle saison. Elle futcharmante, dit-on, pour le comte. Ainsi, la Muse de Sancerrerevenait tout bonnement à la Famille et au Mariage; mais selonquelques médisants, elle était forcée d’y revenir, car les désirsdu petit pair de France seraient sans doute accomplis, il attendaitune fille!… Enfin Gatien et monsieur Gravier entouraient la bellecomtesse de soins et d’attentions serviles.

Le fils du président qui, pendant la longue absence de madame deLa Baudraye, était allé prendre des leçons de lionnerie à Paris,avait, disait-on à la Société littéraire, des chances de plaire àcette femme supérieure désillusionnée. D’autres pariaient pour leprécepteur, et madame Piédefer plaidait pour la religion.

En 1844, vers la mi-juin, le comte de La Baudraye, se promenaitsur le mail de Sancerre accompagné de ses deux beaux enfants, ilrencontra monsieur Milaud, le procureur général venu pour affairesà Sancerre, et il lui dit: – Mon cousin; voici mes enfants!…

– Ah! voilà nos enfants, répéta le malicieux procureurgénéral.

Paris, juin 1843 – août 1844.

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