Soudain une hypothèse effarante me traversa l’esprit. Je priai pour que John n’y pensât pas de son côté. Je lui jetai un coup d’œil à la dérobée. Les sourcils froncés par la concentration, il était visiblement un peu perdu et je réprimai un soupir de soulagement. Car il venait de m’apparaître que le Dr Bauerstein n’aurait pu réussir son forfait qu’avec l’aide d’un complice. Ou d’une complice…
Mais une telle infamie était impossible à imaginer ! Une femme aussi jolie que Mary Cavendish ne pouvait être une meurtrière. Pourtant, des créatures non moins séduisantes qu’elle avaient été des empoisonneuses…
Je me remémorai alors la première conversation à laquelle j’avais participé, le jour de mon arrivée à Styles Court. Nous prenions le thé sur la pelouse, et je me rappelai fort bien la lueur dans ses yeux quand elle avait déclaré que le poison était une arme de femme. Il cette étrange agitation dont elle avait fait preuve le mardi soir… Mrs Inglethorp avait-elle découvert la relation qu’elle entretenait avec le Dr Bauerstein ? La vieille dame l’avait-elle menacée de tout révéler à John, et les deux amants avaient-ils décidé de la supprime ! pour éviter le scandale ?
La conversation énigmatique entre Poirot et Miss Howard ne prenait-elle pas dès lors tout son sens ? N’était-ce pas cette hypothèse monstrueuse qu’Evelyn avait refusé d’envisager ?
Hélas ! tout paraissait concorder.
Quoi d’étonnant alors que Miss Howard eût proposé « d’étouffer » l’affaire. Sa phrase inachevée, « Émily elle-même n’aurait pas… » devenait enfin compréhensible Mrs Inglethorp aurait certainement préféré laisser son meurtre impuni plutôt que de voir le nom des Cavendish souillé par l’infamie.
— Il y a autre chose, dit John, si soudainement que j’en sursautai. Une chose qui me fait douter de votre hypothèse.
Selon toute apparence, il ne se demandait pas comment le poison avait pu être versé dans le cacao, et j’en fus soulagé.
— De quoi s’agit-il ?
— Eh bien, le fait que Bauerstein ait jugé l’autopsie nécessaire. Il n’était absolument pas obligé de l’exiger. Et ce n’est pas ce fantoche de Wilkins qui en aurait eu l’idée : la crise cardiaque le satisfaisait pleinement.
— Peut-être. Mais est-ce vraiment une preuve ? Bauerstein n’a-t-il pas joué la sécurité à long terme en demandant l’autopsie ? L’étrangeté du décès risquait malgré tout de s’ébruiter, et les autorités judiciaires auraient pu ordonner l’exhumation. L’affaire aurait alors éclaté au grand jour, et il se serait trouvé en fâcheuse posture. Comment croire qu’un homme jouissant d’une telle réputation ait pu commettre l’erreur d’attribuer la mort à une simple crise cardiaque ?
— Votre raisonnement se tient, reconnut John. Mais du diable si je lui trouve un mobile plausible !
De nouveau, le doute m’assaillit.
— Allons ! je me trompe peut-être. Quoi qu’il en soit, que cela reste entre nous…
— Cela va sans dire.
Tout en parlant, nous étions parvenus à la petite grille du jardin. Des voix toutes proches nous parvinrent. Le thé avait été servi à l’ombre du sycomore, comme au jour de mon arrivée.
Cynthia était revenue de l’hôpital, et j’approchai un siège du sien. Je lui transmis la demande de Poirot.
— Oh ! mais bien sûr ! Je serai enchantée de lui faire visiter le labo. Le mieux serait qu’il vienne prendre le thé un jour. Nous conviendrons d’une date. C’est un petit homme si charmant. Mais il est vraiment bizarre ! Figurez-vous qu’il m’a fait ôter mon épingle de foulard, l’autre jour, pour la remettre lui-même parce qu’elle n’était pas parfaitement droite !
— C’est une manie chez lui ! constatai-je en riant.
— Ça m’en a tout l’air, en effet.
Nous gardâmes le silence un temps. Puis Cynthia jeta un coup d’œil furtif à Mary Cavendish et murmura :
— Mr Hastings ?
— Oui ?
— J’aimerais vous parler seule à seul, après le thé.
J’avais surpris le regard de Mrs Cavendish. Je devinais que les deux femmes ne sympathisaient guère, et je me mis à songer pour la première fois à l’avenir de la jeune fille. Si Mrs Inglethorp n’avait pris aucune disposition particulière à son égard, j’étais convaincu que John et Mary lui proposeraient de partager leur foyer, du moins jusqu’à la fin de la guerre. Je savais que John l’aimait bien et qu’il serait désolé de la voir partir.
C’est alors que John ressortit de la maison. Son visage, habituellement jovial, était crispé de fureur :
— J’en ai par-dessus la tête de ces maudits inspecteurs ! Que cherchent-ils encore ? Ils ont profité de notre absence pour mettre la maison sens dessus dessous ! C’en est trop ! J’en parlerai à Japp dès que je le verrai !
— Bande de fouineurs ! maugréa Miss Howard. Lawrence, quant à lui, déclara que les flics – en bons flics qu’ils étaient – se croyaient obligés de se montrer efficaces.
Mary Cavendish ne fit aucun commentaire.
Après le thé, je proposai une promenade à Cynthia, et nous nous éloignâmes en direction des bois.
Dès que la végétation nous eut cachés aux yeux des autres, je me tournai vers elle.
— Eh bien ?
Avec un soupir Cynthia se laissa tomber à terre et ôta son chapeau. Un rayon de soleil filtra à travers les frondaisons, transformant sa chevelure rousse en or vivant.
— Mr Hastings… Vous avez toujours été si gentil, et vous avez tant d’expérience…
Quel charme se dégageait de cette jeune femme ! Un charme bien plus réel que celui de Mary, qui ne parlait jamais ainsi !
— Eh bien ? répétai-je doucement, car elle hésitait.
— Je voulais vous demander votre opinion. Quel parti dois-je prendre ?
— Pardon ?
— Voilà : Tante Émily m’a toujours affirmé que je n’avais aucun souci à me faire pour mon avenir. Peut-être l’a-t-elle oublié, à moins qu’elle n’ait pas pensé à sa disparition… Le fait est qu’elle n’a pris aucune disposition à mon sujet, et que je me retrouve dans le flou le plus total ! Pensez-vous que je devrais partir d’ici sans tarder ?
— Bien sûr que non ! Et je suis certain que personne ici ne veut vous voir partir !
Cynthia resta un instant silencieuse, arrachant des brins d’herbe de ses doigts délicats.
— Mrs Cavendish, si, lâcha-t-elle enfin. Elle me déteste !
— Elle vous déteste ? répétai-je, stupéfait.
— Oui. Je ne sais pourquoi, mais elle ne peut pas me supporter. Pas plus que lui, d’ailleurs.
— Alors là, vous vous mettez le doigt dans l’œil – si j’ose m’exprimer ainsi : John a beaucoup d’estime pour vous.
— John ? Oh ! lui, bien sûr ! Mais je voulais parler de Lawrence. Qu’il me haïsse ou non m’importe peu, mais c’est affreux de sentir que personne ne vous aime. Vous ne trouvez pas ?
— Mais on vous aime, ma chère Cynthia ! affirmai-je avec le plus grand sérieux. Vous vous trompez, j’en suis sûr. La preuve : il y a John… et Miss Howard…
— Oui, peut-être, dit-elle sans enthousiasme. John m’aime bien, du moins je le pense. Evie aussi, bien sûr. Malgré ses manières un peu frustes, elle ne ferait pas de mal à une mouche. Mais Lawrence ne m’adresse jamais la parole s’il peut éviter de le faire, et Mary doit se forcer pour être simplement polie avec moi. Elle a demandé à Evie de rester, elle l’a suppliée. Mais elle ne veut pas de moi et… et je ne sais plus quoi faire !
Sur quoi la malheureuse fondit en larmes.
Je ne pourrais dire ce qui me prit alors. Peut-être était-ce sa beauté : elle était assise là, sans défense, sa chevelure magnifique illuminée par le soleil ; ou encore le soulagement que j’éprouvais face à quelqu’un de si évidemment extérieur à la tragédie ; à moins que ce ne fût pure compassion pour la détresse d’un être si jeune et si seul… Je me penchai vers elle et pris une de ses petites mains dans les miennes.
— Épousez-moi, Cynthia, dis-je avec une certaine maladresse.
Sans le vouloir le moins du monde, je venais de trouver un remède souverain contre ses larmes. Elle se redressa aussitôt, retira sa main et me lança sans ménagement :
— Ne soyez pas stupide !
Je me trouvai bien embarrassé.
— Je ne suis pas stupide. Je vous demande de me faire l’honneur d’être ma femme.
À ma grande surprise, elle éclata de rire et me traita de « sale farceur » !
— C’était vraiment adorable de votre part ! ajouta-t-elle avec un petit rire dans la voix, mais vous savez bien que vous n’en avez pas la moindre envie !
— Mais si ! Je possède…
— Peu importe ce que vous possédez ! Vous n’en avez pas la moindre envie… Ni moi non plus, d’ailleurs.
— Eh bien, alors, n’en parlons plus ! rétorquai-je assez sèchement. Mais je ne vois pas ce qu’il y a de si drôle dans une demande en mariage.
— Vous avez raison ! Mais méfiez-vous quand même : la prochaine fois, quelqu’un pourrait vous dire « oui » ! Allons ! Au revoir et merci ! Vous m’avez vraiment remonté le moral !
Et, avec un dernier éclat de rire, elle disparut entre les arbres.
Je gardais de cette entrevue, il me faut bien l’admettre, un sentiment de profonde frustration.
Je décidai brusquement de descendre au village et d’aller voir Bauerstein. Quelqu’un devait surveiller cet individu de près. Par la même occasion, je profiterais de ma visite pour le rassurer, s’il se croyait soupçonné. Je me rappelais combien Poirot avait confiance en mon sens de la diplomatie. J’allai donc frapper à la porte de la maison où il avait loué un appartement meublé.
Une vieille femme vint m’ouvrir.
— Bonjour, madame, dis-je aimablement. Le Dr Bauerstein est chez lui ?
Elle me regarda avec des yeux ronds :
— N’êtes pas au courant ?
— Au courant de quoi ?
— De c’qui lui est arrivé, pardi !
— Et qu’est-ce qu’il lui est arrivé ?
— Ben, l’est… parti, quoi…
— Parti ? Il est mort ?
— Mais non ! L’est parti avec la police !
— Vous voulez dire qu’il a été arrêté ? m’exclamai-je.
— Ben oui, c’est ça. Et…
Je n’entendis pas la suite. Je courais déjà dans le village à la recherche de Poirot.
10
L’ARRESTATION
À mon grand dépit, Poirot n’était pas chez lui. Le vieux Belge qui vint m’ouvrir la porte me confia qu’il le croyait parti pour Londres.
La nouvelle me laissa pantois. Pourquoi diable Poirot avait-il décidé de partir ? Projetait-il déjà ce voyage avant que nous nous séparions, quelques heures plus tôt, ou cette idée lui était-elle venue subitement ?
Assez contrarié, je repris le chemin de Styles. Poirot absent, que devais-je faire ? Mon ami avait-il prévu cette arrestation ? N’en était-il pas à l’origine, comme cela me paraissait probable ? Autant de questions sans réponses. En attendant, qu’allais-je décider ? Devais-je ou non annoncer la nouvelle à Styles ? Je me refusais à l’admettre, mais penser à Mary Cavendish m’était pénible. Serait-elle bouleversée ? À cet instant, j’écartais d’elle tout soupçon. Elle ne pouvait être impliquée, je l’aurais su.
Par ailleurs, comment lui cacher l’arrestation du Dr Bauerstein ? Tous les journaux en parleraient dès le lendemain. Néanmoins l’idée de la lui annoncer moi-même me répugnait. Si j’avais pu le joindre, j’aurais demandé conseil à Poirot. Quelle mouche l’avait piqué de filer ainsi à Londres de façon aussi inopinée ?
Je ne pouvais m’empêcher d’admirer son pouvoir de déduction. Aurais-je jamais pensé à soupçonner le médecin si Poirot ne m’avait mis sur la voie ? Décidément, ce petit bout d’homme avait oublié d’être bête !
Après avoir pesé le pour et le contre quelques instants, je résolus de n’en parler qu’à John. Il déciderait lui-même s’il convenait ou non de propager la nouvelle.
Il poussa un long sifflement.
— Eh ben mon vieux ! s’exclama-t-il. Vous aviez donc vu juste ! Quand vous m’en avez parlé, je n’arrivais pas y croire.
— À première vue, l’idée surprend, mais on est vite convaincu devant des faits qui s’imbriquent si parfaitement. À présent, qu’allons-nous faire ? Il est évident que tout le monde sera au courant demain…
— Alors attendons, dit John après un temps de réflexion. Inutile de divulguer la nouvelle pour l’instant. On l’apprendra bien assez tôt, vous avez raison.
Le lendemain matin, je me levai aux aurores et parcourus aussitôt les journaux. Quel ne fut pas mon étonnement de n’y lire aucune mention de l’arrestation ! Un article de remplissage, intitulé « Styles, une histoire de poison », n’apportait aucun élément nouveau. Je ne voyais à ce silence qu’une explication : pour une raison quelconque, Japp ne désirait pas de publicité sur ce dernier rebondissement de l’affaire. Peut-être allait-il y avoir d’autres arrestations, ce qui ne m’enchantait guère.