— Que voulez-vous dire ?
— Que je n’ai pas l’intention de rester à Styles Court, répondit-elle avec une calme détermination.
— John et vous allez partir d’ici ?
— John, peut-être pas. Moi, oui.
— Vous allez le quitter ?
— Oui.
— Mais… pourquoi ?
Elle marqua un temps d’hésitation avant de répondre.
— Peut-être… parce que je veux être… libre !
J’imaginai soudain de grands espaces, des forêts vierges immenses, des terres inexplorées… et je compris ce que signifiait le mot liberté pour quelqu’un comme Mary Cavendish. J’eus l’impression de la découvrir telle qu’elle était, créature farouche et fière, aussi peu polie par la civilisation qu’un oiseau dans le ciel. Un gémissement lui tomba des lèvres :
— Vous ne savez pas, vous ne pouvez pas savoir quelle prison a été pour moi cet endroit effroyable !
— Je comprends, l’assurai-je. Mais n’agissez pas sur un coup de tête !
— Un coup de tête !
Sa voix prit une intonation moqueuse. Je lui posai alors une question que je regrettai aussitôt :
— Savez-vous que le Dr Bauerstein a été arrêté ?
Un masque de froideur figea les traits de la jeune femme :
— John a eu l’obligeance de m’en informer ce matin.
— Et… qu’en pensez-vous ? continuai-je d’une voix sourde.
— De quoi ?
— De cette arrestation…
— Que voulez-vous que j’en pense ? Il semble que ce soit un espion allemand, c’est du moins ce que le jardinier a dit à John.
Sa voix était aussi dénuée d’expression que son visage. Cette nouvelle la touchait-elle ?
Elle s’éloigna de quelques pas et, d’un doigt, effleura un des vases.
— Ces fleurs sont fanées. Il faut que je les change. Pouvez-vous me laisser passer… ? Merci, Mr Hastings.
Et elle sortit tranquillement en me saluant d’une petite inclinaison de la tête.
Non, elle ne tenait certainement pas à ce Bauerstein. Aucune femme ne pourrait jouer ainsi cette indifférence glacée.
Le lendemain matin, contrairement à son habitude. Poirot ne se montra pas. Quant aux hommes du Yard, ils semblaient, eux aussi, s’être volatilisés.
À l’heure du déjeuner arriva pourtant un nouvel indice, négatif d’ailleurs. Nous avions en effet tenté de retrouver trace de la quatrième lettre rédigée par Mrs Inglethorp le soir précédant son décès, et avions fini par y renoncer dans l’espoir qu’elle réapparaîtrait bien un jour. C’est exactement ce qui se produisit. Une réponse arriva à Styles Court par le deuxième courrier. Elle émanait d’une société d’édition de musique française qui accusait réception d’un chèque de Mrs Inglethorp et regrettait de ne pouvoir trouver certain recueil de chansons populaires russes. Ainsi devions-nous renoncer à trouver dans la correspondance de Mrs Inglethorp l’énigme de cette tragédie.
Juste avant l’heure du thé, je descendis au village pour transmettre à Poirot cette mauvaise nouvelle J’éprouvai une certaine irritation lorsque j’appris qu’il était sorti, une fois de plus.
— Est-il reparti pour Londres ?
— Non, monsieur. Il a juste pris le train pour Tadminster. Il m’a dit qu’il allait « visiter le laboratoire où travaille une jeune personne de sa connaissance ».
— Mais quel idiot ! m’exclamai-je. Je lui ai pourtant bien dit que le mercredi est le seul jour où elle n’y est pas ! Eh bien, soyez assez aimable de lui dire de venir nous voir, dès demain matin.
— Je lui transmettrai votre message, monsieur. Mais Poirot ne se manifesta pas non plus le lendemain, et cela commença à m’irriter. Sa désinvolture passait vraiment les bornes !
Après le déjeuner, Lawrence voulut me parler seul à seul. Il me demanda si j’avais l’intention de descendre au village pour voir Poirot.
— Non, je ne crois pas. S’il veut nous voir, il n’a qu’à venir !
Cette réponse parut déconcerter Lawrence, et je remarquai chez lui une certaine nervosité qui ne lui était pas coutumière.
— Que se passe-t-il ? demandai-je, intrigué. Si c’est important, je peux y aller, bien sûr.
— Oh ! Ce n’est pas grand-chose, mais… bon, si vous changiez d’avis… (sa voix n’était plus qu’un chuchotement) pourriez-vous lui dire que je crois avoir retrouvé la tasse à café manquante ?
L’énigmatique message de Poirot m’était presque sorti de l’esprit, mais Lawrence refusa de satisfaire ma curiosité. Faisant taire mon amour-propre, je résolus de retourner à Leastways Cottage.
Cette fois, on m’y accueillit avec un sourire, et l’on m’annonça que Mr Poirot était bien dans ses appartements. Voulais-je me donner la peine de monter ?
Comme l’on pense bien, je me donnai la peine en question.
Mon ami était assis à sa table, la tête enfouie dans ses mains. Il se redressa vivement.
— Que se passe-t-il ? m’enquis-je avec sollicitude. Vous n’êtes pas malade, j’espère ?
— Non, non, pas malade du tout. Mais je dois prendre une décision d’une importance capitale.
— Faut-il ou non coincer le coupable, c’est ça ? plaisantai-je.
Mais, à ma grande surprise, Poirot accueillit ma boutade sans rire.
— « Parler ou ne pas parler, telle est la question » comme l’a si justement dit votre grand Shakespeare.
Je ne pris pas la peine de rectifier cette malheureuse citation.
— Vous parlez sérieusement, Poirot ?
— Très sérieusement. Car la chose la plus sérieuse au monde se trouve dans la balance, voyez-vous.
— Et c’est ?
— Le bonheur d’une femme, mon ami.
Cette réponse me laissa sans argument, mais Poirot continuait déjà :
— Le moment est venu, et j’hésite. L’enjeu est de taille et je ne sais quelle carte jouer. Et personne d’autre que moi, Hercule Poirot, ne le risquerait.
Et il ponctua cette déclaration orgueilleuse en se frappant la poitrine.
Je lui laissai quelques instants pour savourer l’effet produit, puis lui rapportai la réponse de Lawrence.
— Ah ! Il a donc retrouvé la tasse manquante ! s’exclama-t-il. Bien ! Votre Mr Lawrence fait preuve de plus d’intelligence que ne le laisse augurer son visage de carême !
Pour ma part, les facultés intellectuelles de Lawrence me paraissaient en effet assez réduites, mais je m’abstins de toute polémique à ce sujet, et réprimandai amicalement Poirot pour avoir oublié que le mercredi était le jour de repos de Cynthia.
— Vous avez raison. Ma mémoire est une vraie passoire ! Néanmoins l’autre jeune femme m’a reçu fort aimablement. Sans doute ma déception lui a-t-elle fait pitié car elle m’a montré tout ce que je voulais voir avec une grande gentillesse.
— Alors tout est pour le mieux. Il faudra quand même que vous alliez prendre le thé avec Cynthia un autre jour.
Puis je lui parlai de la quatrième lettre écrite par Mrs Inglethorp.
— C’est bien dommage, avoua-t-il. Je comptais beaucoup sur cette lettre, mais ç’aurait été trop beau. Cette affaire doit se résoudre de l’intérieur. (De l’index, il se tapota le front.) Ces petites cellules grises ; à elles de jouer, comme on dit ! (Puis, sans transition, il me demanda 🙂
— Êtes-vous expert en empreintes digitales, mon bon ami ?
— Non, répondis-je sans dissimuler mon étonnement. Je sais qu’il n’en existe pas deux semblables, mais là se limitent mes connaissances en ce domaine.
— Elles n’en sont pas moins exactes.
Il alla ouvrir un petit tiroir et en sortit quelques photographies qu’il disposa devant moi, sur la table.
— Je les ai numérotées : 1, 2, 3. Auriez-vous l’obligeance de me les décrire ?
Je me concentrai un moment sur les clichés :
— Ce sont des agrandissements, à ce que je vois. Je pense que l’empreinte n°1 appartient à un homme ; pouce et index. La 2 est plus menue, et très différente ; sans doute celle d’une femme. Quant à la 3… il me semble qu’il y a plusieurs empreintes mêlées, mais je reconnais la n°1, ici, très nettement.
— Recouvrant les autres ?
— Exactement.
— Vous êtes catégorique ?
— Sans hésitation.
Poirot approuva d’un hochement de tête, puis il ramassa les photographies et les rangea.
— Bien entendu, et comme d’habitude, vous ne me donnerez pas d’explication ? dis-je, un peu vexé.
— Mais si ! Le premier cliché représente les empreintes de Mr Lawrence. Le deuxième, celles de Miss Cynthia. Elles n’ont qu’une importance relative. Je ne les ai prises que dans un but comparatif. La photographie n°3 est un peu plus complexe.
— Ah ?
— Elle est très agrandie, vous l’avez noté. Vous avez peut-être remarqué cette tache sur le cliché. Je ne vous expliquerai pas le procédé que j’ai utilisé, poudre, appareil, etc. Il est commun à toutes les polices et permet de révéler en très peu de temps les empreintes relevées sur n’importe quel objet. Je vous ai montré les empreintes, mon bon ami… Il me reste donc à vous apprendre sur quel objet elles ont été relevées.
— Allez-y ! je bous d’impatience !
— Eh bien ! Le cliché n°3 est l’agrandissement d’une petite fiole qui se trouve dans l’armoire aux poisons du dispensaire de l’hôpital de la Croix-Rouge, à Tadminster… Lieu qui semble aussi fréquenté qu’un hall de gare !
— Bon Dieu ! m’exclamai-je. Mais que font les empreintes de Lawrence Cavendish sur cette fiole ? Pas un instant il ne s’est approché de l’armoire le jour où nous sommes allés au laboratoire !
— Et pourtant !
— Mais c’est impossible ! Nous sommes restés ensemble tout le temps de notre visite !
Mais Poirot ne semblait pas de cet avis.
— Mon bon ami, il y a bien eu un moment pendant lequel vous n’étiez pas ensemble, et c’est pourquoi vous avez appelé Lawrence pour qu’il vous rejoigne sur le balcon…
— C’est vrai. J’avais oublié ce détail… Mais cela n’a duré que quelques secondes.
— Elles lui ont suffi.
— Pour quoi faire ?
Poirot eut un petit sourire indéfinissable.
— Pour permettre à un monsieur qui a autrefois étudié la médecine de satisfaire une curiosité bien légitime.
Nos regards se croisèrent. Celui de Poirot me parut assez satisfait. Il se leva et se mit à fredonner un petit au. Je l’observai avec une certaine méfiance.