LA FÊTE DU POTIRON d’ Agatha Christie

AGATHA CHRISTIE LA FÊTE DU POTIRON

Ce roman a paru sous le titre original : HALLOWE’EN PARTY

À P.G. Wodehouse dont les histoires et les livres m’ont amusée et ont ensoleillé mon existence et pour le remercier de m’avoir dit qu’il avait plaisir à me lire.

 

CHAPITRE PREMIER

Mrs. Ariadne Olivier avait offert d’accompagner son amie Judith Butler, chez laquelle elle passait quelques jours, pour préparer une fête enfantine qui devait se dérouler dans la soirée.

Pour l’heure, la salle où aurait lieu la réception était envahie par un essaim de femmes affairées qui allaient et venaient portant des chaises, des petites tables, des vases fleuris et des potirons jaunes qu’elles plaçaient dans des coins soigneusement choisis où ils seraient en évidence.

On s’apprêtait à fêter la veille de la Toussaint et l’âge des invités variait entre dix et dix-sept ans.

Mrs. Olivier se détacha du groupe en effervescence et s’adossa à une cloison laissée libre pour contempler un potiron énorme dont elle ne savait que faire.

Rejetant une mèche grise sur son front proéminent, elle s’exclama :

— La dernière fois que j’ai vu de pareils fruits c’est l’année dernière aux États-Unis. Il y en avait partout. Je dois d’ailleurs avouer que je n’ai jamais su discerner la différence entre un potiron et une courge. Quelqu’un pourrait-il m’éclairer là-dessus ?

— Je vous demande pardon, ma chère, l’interrompit Mrs. Butler en buttant contre son amie.

Mrs. Oliver s’effaça.

— C’est de ma faute. Au lieu de me rendre utile, je gêne tout le monde. Cependant, elle reprit imperturbable : Oui, je dois dire que j’en garde un souvenir inoubliable. Chaque maison et chaque magasin exposaient ces cucurbitacées accrochées au plafond ou vidées et éclairées de l’intérieur. C’est très impressionnant. Cependant, là-bas, ce n’est pas pour la Toussaint que l’on décore de cette façon les rues et les maisons mais pour le jour d’action de grâce qui tombe à la fin novembre, je crois.

Les travailleuses heurtant Mrs. Oliver au passage, étaient trop occupées pour écouter son babillage.

L’assistance se composait surtout de mères auxquelles s’étaient jointes une ou deux vieilles filles obligeantes. Les garçons de seize à dix sept ans se rendaient utiles en grimpant aux échelles ou sur des chaises pour suspendre les décorations, les potirons et les boules de verre aux couleurs gaies. Les jeunes filles se tenaient à l’écart et riaient sottement.

Mrs. Oliver se laissa tomber sur un sofa et reprit son monologue.

— Voyons, qu’est-ce qui vient après la fête des Morts ?

Personne ne lui répondit. Mrs. Drake, une belle femme d’entre deux âges qui offrait la soirée, déclara :

— J’ai décidé d’appeler cette réception qui, en fait, commémore la veille de la Toussaint, la soirée des « Plus de onze ans » car elle doit surtout réunir les enfants qui, cette année, terminent leurs études aux « Elms » pour partir vers d’autres collèges.

Ajustant son pince-nez, Miss Whittaker, professeur aux « Elms », collège local, crut bon de relever :

— Ce n’est pas tout à fait exact, Rowena. Rappelez-vous, nous avons supprimé les « Plus de onze ans » depuis quelque temps.

À ce moment, Mrs. Oliver se redressa et promena son regard alentour.

— Que puis-je faire pour me rendre utile ? Quelles jolies pommes, vous avez là ! s’exclama-t-elle en fixant avec envie une coupe pleine de fruits rouges que l’on apportait.

— Elles ne sont pas très bonnes, avoua Rowena Drake, mais elles donneront une note gaie à la soirée. Je les réserve pour le jeu qui consiste à les pêcher avec les dents dans un seau rempli d’eau. Elles sont tendres et les joueurs n’auront pas de mal à les mordre. Voulez-vous les porter dans la bibliothèque, Béatrice ? Le tapis y est usé et ne craindra pas les flaques qui ne manqueront pas de se répandre autour du récipient. Vous vous en chargez, Joyce ? Merci.

Joyce, une fillette robuste d’une dizaine d’années, prit la coupe et dans son geste, deux pommes roulèrent au sol pour s’arrêter comme par magie aux pieds de la romancière.

— Vous aimez les pommes, n’est-ce pas ? fit Joyce. Je l’ai lu dans une revue ou entendu dire à la télévision. C’est bien vous qui écrivez des histoires policières ?

— Parfaitement.

— Nous aurions dû mettre sur pied ce soir une de vos distractions favorites : par exemple, vous charger de mettre en scène un crime et demander aux invités de le résoudre.

— Non, merci. Plus jamais !

— Que voulez-vous dire par cela ?

— Eh bien ! je me suis prêté une fois à ce jeu, mais je n’y ai pas obtenu le succès escompté.

— Cependant, insista Joyce, vous avez écrit beaucoup de livres et cela vous rapporte sans doute pas mal ?

— Peut-être, répondit l’écrivain, additionnant mentalement le montant de ses impôts.

— Et vous avez créé un personnage finlandais, un détective.

Mrs. Oliver admit le fait. Un garçon flegmatique demanda :

— Pourquoi un Finlandais ?

— Ma foi, je ne sais pas.

Mrs. Hargreaves, la femme de l’organiste, entra essoufflée, avec un seau en plastique vert.

— Cela ferait-il l’affaire pour le jeu des pommes ?

L’assistante du médecin, Miss Lee, intervint :

— Un récipient galvanisé conviendrait mieux, les enfants le renverseraient moins facilement.

— Bien. Tenez, Rowena, j’ai aussi apporté un panier de pommes.

— Mettez-le dans la bibliothèque avec les autres, voulez-vous ?

— Je vais vous aider, proposa Mrs. Oliver.

Elle ramassa les deux pommes tombées à ses pieds et machinalement en porta une à sa bouche pour y mordre à belle dents. Mrs. Drake lui retira la seconde pomme qu’elle replaça parmi les autres.

Dans un coin de la salle, une conversation éclata bruyamment.

— Oui, mais où installerons-nous le jeu du Snapdragon ?

— La bibliothèque serait ce qu’il y aurait de mieux, c’est la pièce la plus sombre.

— Non, je préfère la salle à manger, protesta Mrs. Drake. Nous protégerons la table avec une nappe de feutre et un tapis de caoutchouc.

— Et le jeu des miroirs ? Est-il vrai que la réflexion nous révélera le visage de notre futur mari ?

Tout en continuant à grignoter sa pomme, Mrs. Olivier enleva ses chaussures et se laissa retomber sur le sofa. Elle jugea l’assemblée d’un coup d’œil objectif et se demanda comment elle s’y prendrait s’il lui fallait écrire un livre sur les personnes présentes. Des gens charmants, mais qui sait… Dans un sens il lui plaisait assez de ne rien connaître d’eux. Tous vivaient à Woodleigh Common et Judith lui avait fourni quelques détails concernant l’un et l’autre. Par exemple, Miss Johnson était parente avec le vicaire… non, elle était la sœur de l’organiste. Rowena Drake passait pour quelqu’un d’important dans le village et elle y faisait, paraît-il, plus ou moins la loi. Des enfants, elle ignorait tout, sauf leurs prénoms. Il y avait Nan, Béatrice, Cathie, Diana et Joyce, la fillette qui lui avait parlé. Cette petite semblait très contente d’elle et posait beaucoup de questions. Mrs Oliver la trouvait antipathique. Une grande fille assez pimbêche, Ann, faisait bande à part avec deux adolescents qui donnaient l’impression d’avoir récemment livré leurs chevelures à des expériences désastreuses.

Un garçon, chétif et timide, surgit, essoufflé et tendit quelques miroirs à Mrs. Drake.

— Maman vous les envoie en espérant qu’ils feront l’affaire.

— Merci, Eddy.

Ann protesta :

— Ce ne sont que des miroirs de poche ordinaires. Pourrons-nous vraiment y voir le visage de notre futur mari ?

— Certaines d’entre vous y réussiront, d’autres pas, répliqua Judith Butler.

— J’ai lu un de vos livres, fit Ann à l’adresse de Mrs. Oliver : The Dying Goldfish[1] Ce n’était pas mal du tout.

Joyce intervint aussitôt :

— Moi, il ne m’a pas plu ! il n’y avait pas assez de sang. J’aime les crimes sanglants.

Mrs. Oliver hasarda :

— Vous ne trouvez pas que cela fait un peu vulgaire ?

— C’est excitant, au moins !

— Pas nécessairement.

— Savez-vous que j’ai eu l’occasion d’assister en spectatrice à un vrai meurtre ?

— Ne dites donc pas de bêtises, Joyce, coupa Miss Whittaker, l’institutrice.

— C’est vrai, je vous le jure !

Cathie regarda sa compagne, les yeux ronds.

— Vraiment, Joyce ? Un crime pour de bon ?

— N’écoutez pas ce que raconte cette petite sotte, s’exclama Mrs. Drake.

— J’étais présente, je ne vous mens pas !

Un adolescent, perché sur une échelle, interrompit son travail pour questionner :

— Quel genre de meurtre, Joyce ?

— Je ne crois pas un mot de cette histoire-là, lança Béatrice.

La mère de Cathie renchérit :

— Elle l’a inventée, pour se rendre intéressante !

— C’est faux !

Cathie demanda :

— Dans ce cas, pourquoi n’es-tu pas allée prévenir la police ?

— Parce que sur le moment, je ne savais pas qu’un crime se commettait. Ce n’est que bien plus tard que je l’ai réalisé. Une remarque de quelqu’un, il y a un mois ou deux, m’a brusquement fait comprendre que j’avais été témoin d’un meurtre.

— Vous voyez bien qu’elle invente, commenta Ann. C’est complètement stupide !

Béatrice insista :

— Quand ce crime a-t-il eu lieu ?

— Oh !… il y a des années. J’étais très jeune, à l’époque.

— Qui a tué qui ?

— Je ne vous dirai plus rien, puisque personne ne me croit !

Miss Lee créa une diversion en apportant un seau galvanisé et chacun donna son opinion sur celui des deux, en plastique ou galvanisé, qui conviendrait le mieux pour le jeu des pommes. On se rendit dans la bibliothèque pour choisir l’endroit où devrait se dérouler l’épreuve et les plus jeunes membres présents insistèrent pour procéder sur-le-champ à une démonstration. Des têtes furent mouillées, le tapis éclaboussé et des serviettes circulèrent pour réparer les dégâts. À la fin, il fut décidé que le seau galvanisé remplirait mieux son rôle que le récipient en plastique trop instable.

Mrs. Oliver apporta un nouveau panier de pommes pour remplacer celles qui venaient de servir aux récents ébats et elle ne put résister au plaisir de chiper encore un fruit. Alors qu’elle s’apprêtait à y mordre la voix moqueuse d’Ann s’éleva dans son dos :

— Décidément vous aimez beaucoup les pommes.

— C’est mon péché mignon, je l’avoue.

Puis gênée par cette accusation publique, Mrs. Oliver battit en retraite vers le hall où elle décida d’aller se rafraîchir le visage et les mains. Elle s’engagea dans l’escalier situé au fond de l’entrée et qui, à mi-hauteur, comprenait un petit palier sur lequel s’ouvrait la porte de la salle de bain, avant de tourner à angle droit pour grimper vers le premier étage. L’entrée de la salle d’eau était bloquée par un couple enlacé qui ne bougea pas à l’approche de l’intruse. Il s’agissait d’un garçon de dix-sept ans et d’une fillette qui, bien que jeune, avait un corps déjà très épanoui.

Vexée de leur sans-gêne, Mrs. Oliver se dit que la nouvelle génération témoignait de peu de considération pour ses aînés mais elle dut admettre avoir maintes fois entendu cette remarque autour d’elle durant sa propre jeunesse…

— Excusez-moi, je voudrais passer.

Le couple s’effaça à contrecœur.

CHAPITRE II

Organiser une soirée enfantine exige bien souvent plus de préparation qu’une soirée pour adultes, car si pour les jeunes il faut sans cesse trouver des idées amusantes et nouvelles, on satisfait toujours ses hôtes en présentant une bonne table et un bar bien garni. Cela coûte sans doute plus cher, mais vous vous évitez beaucoup de travail. Ainsi pensaient Ariadne Oliver et son amie Judith Butler.

— Je me demande comment se préparent les soirées que donnent les adolescents, fit Judith.

— Ma foi, je ne sais pas.

— À mon avis, ce sont les moins compliquées. Les adultes en sont exclus et les jeunes offrent de tout prendre en main.

— Tiennent-ils parole ?

— Pas dans le sens où nous l’entendons. Ils oublient de s’approvisionner en aliments indispensables et achètent des montagnes de mets immangeables auxquels personne ne touche. Ils cassent beaucoup de verres et de vaisselle et il se trouve souvent un indésirable, vous savez, celui qui arrive les poches pleines de drogues qu’il distribue à la ronde sous forme de cigarettes, pilules et de tout ce qui se vend au marché noir.

— Tout cela est bien déprimant.

— En tout cas, ne vous inquiétez pas. Cette soirée enfantine sera réussie car on peut avoir confiance en Rowena pour tout organiser à la perfection.

La romancière soupira :

— Je n’ai cependant pas le moindre désir de m’y rendre.

— Allez vous étendre une heure et vous verrez, lorsque vous serez sur place, vous ne regretterez pas d’être venue. Il est dommage que Miranda ait un peu de fièvre. Elle est tellement déçue de ne pouvoir être de la fête, la pauvre enfant.

La soirée commença à sept heures trente et se déroula très bien, comme l’avait prédit Judith. Les invités furent ponctuels. Tout marcha à merveille parce que tout avait été soigneusement prévu, organisé. Dans le hall, des éclairages bleus et rouges suivaient la montée des escaliers jusqu’à l’étage et partout, le fameux potiron jaune suspendu ou posé sur les meubles, trônait en vedette. La plupart des jeunes apportèrent des balais décorés qui devaient être présentés, en un concours, à un jury.

Après avoir accueilli son monde, Rowena Drake annonça le programme de la soirée.

— D’abord, le concours des balais avec premier, deuxième et troisième prix pour les mieux décorés, ensuite découpage du gâteau de farine dans la petite serre, plus tard, le jeu des pommes dans la bibliothèque où vous trouverez la liste des équipes que j’ai déjà sélectionnées. Ensuite, il y aura de la musique, au cours de laquelle les danseurs, à l’extinction des lumières, changeront de partenaire. Les filles se réuniront dans le petit salon où elles recevront leur miroir avant le souper suivi du jeu du Snapdragon. Enfin, pour clôturer la fête, la distribution des prix.

Comme au début de toute soirée, les jeunes se laissèrent entraîner sans grand enthousiasme. Les balais, assez hétéroclites et, pour la plupart, mal décorés, furent cependant, admirés complaisamment.

— Je préfère que les enfants ne se soient pas trop excités là-dessus, chuchota Mrs. Drake à ses voisines. Nous pourrons ainsi favoriser ceux qui n’ont aucune chance d’obtenir d’autres prix au cours de la soirée.

— Ce n’est pas très juste, Rowena.

— Ma foi, l’important est que tout le monde s’en aille heureux d’avoir gagné au moins un prix.

— En quoi consiste le jeu du gâteau de farine ? s’enquit Ariadne Oliver.

— On remplit un gobelet de farine en le tassant et après l’avoir retourné sur un plateau, on y dépose une pièce de six pence. Chacun coupe une tranche de farine en essayant de ne pas faire glisser la pièce et les malchanceux sont éliminés jusqu’au dernier qui garde la pièce. Allez, les enfants, commençons !

À ce signal, l’assemblée se dispersa en groupes joyeux. Des cris excités parvinrent de la bibliothèque où se déroulait le jeu des pommes et les concurrents sortirent bientôt les cheveux et les vêtements mouillés.

Le jeu le plus aimé des filles, était celui des miroirs. Mrs. Goodbody, une femme de ménage du voisinage, s’était proposée comme sorcière ; en plus de son nez naturellement crochu qui rejoignait presque son menton, elle prit une voix caverneuse et sinistre pour psalmodier des formules magiques.

— Venez, petite. Vous vous appelez Béatrice, n’est-ce pas ? Ah !… votre nom est intéressant. Ainsi, vous voulez apprendre comment sera votre futur mari, ma belle ? Asseyez-vous ici juste sous cet éclairage et tenez ce miroir dans vos mains. Lorsque la lumière s’éteindra, vous apercevrez l’homme de votre vie. Il regardera par-dessus votre épaule. Tenez le miroir bien ferme.

Soudain un éclair jaillit de derrière un paravent et illumina un des panneaux de la pièce, soigneusement choisi, qui se refléta dans le miroir que tenait la fillette tremblante.

— Oh ! je l’ai vu ! je l’ai vu !

La lumière revint et une photo en couleurs collée sur une carte se détacha du plafond pour voltiger lentement et tomber aux pieds de Béatrice qui sauta de joie.

— C’est bien lui ! Quelle magnifique barbe rousse encadre son visage !

Elle se précipita vers Mrs. Oliver, sa voisine la plus proche.

— Regardez ! Ne trouvez-vous pas qu’il est merveilleux ? Il ressemble beaucoup à Eddie Presweigh, le chanteur de « pop ».

Mrs. Oliver estimait qu’il ressemblait plutôt aux photos qui ornaient trop souvent la première page des quotidiens. La barbe était incontestablement une idée géniale.

— D’où vient cette reproduction ?

Une voisine lui répondit :

— Rowena a demandé ce service à Nicky qui, avec son ami Desmond, se passionne pour les travaux photographiques. Avec des copains, ils se sont déguisés, s’affublant de perruques, barbes et autres accessoires. Le résultat, comme vous le voyez, rend les filles folles de joie.

— Je ne puis m’empêcher de penser qu’à l’heure actuelle, les filles sont vraiment bébêtes.

— Ne l’ont-elles pas toujours été ? rétorqua Rowena.

Après réflexion, Ariadne Oliver dut admettre qu’elle avait sans doute raison.

— À présent, passons à table ! lança Mrs. Drake.

Le repas eut un grand succès ; gâteaux décorés de sucre glacé, canapés, crevettes, fromage et fruits confits, les enfants n’en laissèrent rien. Après cette collation, Rowena déclara :

— Et maintenant, la dernière attraction de la soirée, le Snapdragon. Mais d’abord, suivez-moi tous dans le boudoir pour la distribution des prix.

Chacun reçut un petit souvenir et dans un cri de ralliement, la troupe se précipita à nouveau dans la salle à manger.

Les restes du repas avaient disparu. Au milieu de la table recouverte de feutre, trônait un plat immense où une montagne de raisins secs flambait dans du cognac. On se pressa, se bousculant pour attraper le plus de fruits encore brûlants. Petit à petit, les flammes bleues disparurent et le plat vidé, les lumières furent rallumées. La soirée venait de prendre fin.

— Ce fut un grand succès, remarqua Mrs. Drake rayonnante.

— Vous vous êtes assez donné de mal pour cela.

— C’était parfait. Tous mes compliments, Rowena, dit Judith qui ajouta : Si nous mettions un peu d’ordre pour ne pas laisser trop de travail aux femmes de ménage, demain matin ?

CHAPITRE III

Dans un appartement londonien, le téléphone sonna. Hercule Poirot s’agita dans son fauteuil. Il devina, avant même de savoir qui l’appelait, que son ami Solly avec lequel il devait passer la soirée pour confronter leurs théories respectives quant à l’affaire du bain Municipal de Canning Road et tenter d’en découvrir l’auteur, se décommandait.

— Il a sans doute un bon rhume, se dit Poirot, et il y a des chances pour qu’en dépit de tous les médicaments que j’ai sous la main, il me l’aurait passé. Il vaut donc mieux, tout compte fait, qu’il ne vienne pas. Tout de même[2], à cause de ce contretemps, je vais vivre une bien morne soirée.

Il reconnut cependant que depuis qu’il avait pris sa retraite, la plupart de ses soirées se déroulaient, monotones. Son esprit (qu’il tenait pour exceptionnel) exigeait une stimulation extérieure continue. Poirot ne possédait pas un tempérament de philosophe. Parfois, il regrettait de ne pas avoir, dans sa jeunesse, orienté ses études vers la théologie plutôt que s’être engagé dans la criminologie. Il aurait aimé se lancer avec des confrères, dans de longues discussions touchant des problèmes encore jamais résolus.

Son domestique, George, entra discrètement.

— Mr. Solomon Levy a téléphoné à Monsieur.

— Ah ! oui ?

— Il regrette beaucoup de ne pouvoir vous rencontrer ce soir. Il est couché avec une mauvaise grippe.

— Il n’a pas la grippe, George, mais seulement un méchant rhume. Tout le monde croit avoir la grippe. Cela impressionne et suscite la sympathie apitoyée des bien-portants.

— Il vaut cependant mieux qu’il ne vienne pas, Monsieur. Ces rhumes sont contagieux. Il ne vous vaudrait rien d’en attraper un.

Poirot fut de cet avis. La sonnerie du téléphone retentit de nouveau.

— Et maintenant, qui va nous annoncer qu’il est enrhumé ? Je n’attendais pourtant point d’autre visiteur !

George battit en retraite, mais Poirot le retint.

— Je prendrai la communication ici. Je doute que ce soit important, mais enfin… il haussa les épaules. Cela m’aidera à passer le temps. Qui sait ?

George se retira et Poirot prit le combiné.

— Hercule Poirot à l’appareil, lança-t-il, appuyant sur les mots pour impressionner son correspondant.

— Quelle chance ! s’exclama une voix de femme, essoufflée. J’étais presque sûre que vous ne seriez pas chez vous.

— Et pourquoi donc ?

— Parce que, de nos jours, les événements semblent prendre un malin plaisir à nous décevoir. On a besoin de quelqu’un sans délai et il faut attendre. Je tiens absolument à vous parler et le plus vite possible.

— Et à qui ai-je l’honneur ?

La voix se fit incrédule.

— Ne vous en doutez-vous donc pas ?

— Oh ! si !… pardon ! Vous êtes mon amie Ariadne Oliver.

— Et je suis dans tous mes états !

— Je le devine. Auriez-vous couru ? Vous paraissez hors d’haleine.

— L’émotion ! Puis-je venir tout de suite ?

Poirot hésita. Mrs. Oliver semblait fort excitée et quoiqu’il ait pu lui arriver, elle se perdrait dans le récit de griefs personnels, de doléances, de frustrations de toutes sortes avant d’aborder le but réel de sa visite. Une fois installée dans le sanctuaire de Poirot, il serait sans doute difficile de l’en faire sortir sans manquer à la plus élémentaire courtoisie. Dans une discussion avec Ariadne, il fallait sans cesse veiller à ne pas aborder les sujets dont elle profitait pour vous entraîner dans un tourbillon de paroles inutiles.

— Quelque chose vous a bouleversée, chère amie ?

— Évidemment ! Je ne sais que faire. Je m’y perds. J’ai seulement le sentiment que je dois tout vous raconter. Vous êtes la seule personne susceptible de me conseiller. Puis-je venir, oui ou non ?

— Mais certainement. Je serai ravi de vous recevoir.

Le combiné fut brutalement reposé au bout du fil. Poirot appela George, réfléchit un instant avant de commander une tisane d’orge, un citron pressé et un verre de cognac, pour lui.

— Mrs. Oliver arrivera dans dix minutes, environ.

George disparut et revint avec le cognac dont Poirot but une petite gorgée, prenant ainsi des forces pour l’épreuve qu’il devait bientôt affronter.

— Il est regrettable, murmura-t-il, qu’elle soit de tempérament aussi instable. Elle ne manque pas d’idées originales.

La sonnerie de la porte d’entrée se fit entendre, non pas une simple pression, mais un appel prolongé qui exprimait le désir évident de produire le maximum de bruit.

— Elle est effectivement énervée, estima Poirot.

Il entendit George ouvrir, mais avant que le domestique n’ait eu le temps d’annoncer la visiteuse, celle-ci entrait dans le salon.

— De quoi diable êtes-vous affublée ? s’exclama Hercule Poirot. Laissez George vous en débarrasser ! Vous ruisselez, ma parole !

— Le contraire serait étonnant, puisqu’il pleut !

Poirot l’observa avec intérêt.

— Prendrez-vous une boisson rafraîchissante ou vous persuaderai-je de goûter un petit verre d’eau-de-vie ?

— Je déteste tout ce qui a rapport à l’eau.

Son ton véhément surprit Poirot.

George qui venait d’enlever le manteau trempé, quitta la pièce alors que Poirot demandait :

— Où avez-vous trouvé un pareil vêtement ?

— En Cornouaille. Il est merveilleux, n’est-ce pas ? Un vrai ciré de matelot.

— Très pratique pour un marin sans doute, mais peut-être un peu trop lourd pour vous ? Asseyez-vous et racontez-moi tout.

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