LA MYSTÉRIEUSE AFFAIRE DE STYLES Agatha Christie

— Poirot, que contenait la fiole en question ?

Il s’approcha de la fenêtre et regarda au-dehors.

— Hydrochlorure de strychnine, lança-t-il sans se retourner (et il reprit sa petite chanson).

— Mon Dieu ! dis-je sans autre commentaire, car je m’attendais à cette réponse.

— L’hydrochlorure pur est d’un usage peu fréquent. Il n’entre que dans la composition de certaines pilules.

C’est la solution officielle, « Hydrochl. de Strychnine Liq. », que l’on utilise habituellement. Voilà pourquoi les empreintes sont encore sur cette fiole.

— Comment avez-vous réussi à prendre ces clichés ?

— J’ai laissé tomber mon chapeau du balcon. Les visiteurs n’étant pas admis dans la cour à ce moment-là, la camarade de travail de Miss Cynthia a bien été obligée de descendre le ramasser. Je lui ai naturellement présenté toutes mes excuses.

— Vous saviez donc ce que vous alliez découvrir ?

— En fait, je n’en savais rien. Mais, d’après votre compte rendu, j’avais compris que Mr Lawrence avait pu aller jusqu’à l’armoire, et je voulais en avoir le cœur net.

— Poirot, votre expression réjouie vous trahit : ce point était très important pour vous.

— Je n’en suis pas sûr. Mais un détail m’a frappé, et je parie qu’il n’a pas échappé à votre vigilance.

— De quoi s’agit-il ?

— Eh bien, il y a vraiment trop de strychnine dans cette affaire ! Cela fait la troisième fois que nous en découvrons. Il y avait de la strychnine dans le fortifiant de Mrs Inglethorp. C’est de la strychnine que Mr Mace a vendue, à la pharmacie de Styles Saint-Mary. Et voici maintenant une fiole de strychnine qui porte les empreintes des membres de la maisonnée. C’est à s’y perdre, et, vous le savez, je n’aime pas le désordre.

Nous fûmes interrompus par un des résidents belges de Leastways Cottage qui passa la tête par la porte.

— Une dame est en bas et demande Mr Hastings.

— Une dame ?

Je me précipitai dans l’étroit escalier, Poirot sur mes talons. Mary Cavendish attendait sur le seuil.

— Je suis allée rendre visite à une petite vieille qui habite le village, expliqua-t-elle, et comme je savais par Lawrence que vous étiez parti chez Mr Poirot, je me suis permis de venir vous chercher.

— Hélas, madame ! fit Poirot comiquement, moi qui espérais avoir enfin l’honneur de votre visite !

— Si vous m’invitez, c’est avec plaisir que je viendrai vous voir un jour, répondit-elle en souriant.

— Vous m’en voyez ravi. Et rappelez-vous : au cas où vous auriez besoin d’un confesseur (à ce mot elle tressaillit), papa Poirot est toujours à votre disposition.

Elle le dévisagea un instant, comme si elle cherchait à percer le sens caché de ses paroles. Puis elle détourna la tête d’un mouvement brusque :

— Allons, monsieur Poirot ! Vous ne voulez pas nous accompagner à Styles ?

— Mais si, et avec grand plaisir, madame.

Tout au long du chemin, Mary parla avec volubilité. Je crus remarquer que le regard de Poirot la rendait nerveuse.

Le temps avait changé, et un petit vent aigu, presque automnal, refroidissait l’atmosphère. Mary frissonna et releva le col de son manteau. Dans les arbres, la bise soufflait de façon lugubre – on eût dit un géant invisible qui soupirait.

Dès que nous eûmes franchi les grilles de Styles, nous sûmes qu’il s’était passé quelque chose d’anormal.

Dorcas se précipita en courant à notre rencontre. En larmes, elle se tordait les mains de désespoir. Dans le vestibule, tous les autres domestiques se tenaient alignés, yeux écarquillés et, à coup sûr, oreilles aux aguets.

— Oh ! madame ! madame ! Je ne sais pas comment vous l’annoncer…

— Que se passe-t-il, Dorcas ? M’impatientai-je. Allons, parlez !

— Ces maudits inspecteurs de Scotland Yard… Ils l’ont arrêté… Ils ont arrêté Monsieur !

— Ils ont arrêté Lawrence ?

Dorcas me jeta un regard étrange.

— Non, monsieur. Pas Mr Lawrence… Mr John.

Avec un cri sauvage, Mary Cavendish s’abattit contre moi. Et, tandis que je me retournais pour la soutenir, j’entrevis une lueur de triomphe dans les yeux de Poirot.

11

LE PROCÈS

Deux mois après ces événements, John Cavendish comparaissait devant la justice pour le meurtre de sa belle-mère.

Il y a peu à dire sur les semaines qui précédèrent l’ouverture du procès. Mon admiration et ma sympathie allèrent sans réserve à Mary Cavendish. Rejetant avec mépris l’idée même que son mari fût coupable, elle se battit bec et ongles à ses côtés.

Comme je faisais part de mon admiration à Poirot, il m’approuva d’un air songeur :

— Oui. Elle fait partie de ces femmes qui se montrent sous leur meilleur jour dans l’épreuve. C’est là qu’elles sont les plus tendres et les plus loyales. Quant à son orgueil et à sa jalousie…

— Sa jalousie ?

— N’avez-vous pas remarqué l’incommensurable jalousie qu’elle porte en elle ? Comme je vous le disais donc et – au risque de vous choquer – comme on le dit en français vulgaire : « son orgueil et sa jalousie, elle s’est assise dessus ». Elle ne pense qu’à son mari et à l’épouvantable menace qui pèse sur lui.

Il avait dit cela avec une certaine émotion, et je me rappelai ce jour où il s’était demandé s’il devait parler ou non, où il avait parlé tendrement du « bonheur d’une femme ». Je me réjouis que la décision n’ait pas dépendu de lui.

— Aujourd’hui encore, j’ai du mal à y croire, dis-je. Voyez-vous, jusqu’à la dernière minute j’ai eu la conviction que c’était Lawrence.

Poirot eut un sourire en coin :

— Je savais que c’était là votre idée.

— Mais John ! Mon vieil ami John !

— Chaque assassin est le vieil ami de quelqu’un, observa Poirot avec philosophie. On ne devrait jamais confondre sentiment et raisonnement.

— Je dois dire que j’aurais apprécié que vous me mettiez sur la bonne piste.

— Peut-être m’en suis-je abstenu précisément parce qu’il était votre vieil ami…

Je fus quelque peu décontenancé par cette remarque. Ne m’étais-je pas empressé de rapporter à John ce que je croyais être l’opinion de Poirot à propos de Bauerstein ? Soit dit en passant, celui-ci avait été lavé des accusations d’espionnage qui pesaient contre lui. Néanmoins, il avait beau s’être montré, cette fois-ci, plus malin que la justice, il n’en avait pas moins laissé quelques plumes dans l’histoire.

Je demandai à Poirot s’il pensait que John serait condamné. Il me surprit une fois de plus en déclarant que, bien au contraire, l’acquittement lui paraissait très probable.

— Mais, mon cher Poirot…

— Allons, mon bon ami ! Ne vous ai-je pas dit et répété depuis le début de cette affaire que je n’avais pas de preuves formelles ? Savoir qu’un homme est coupable est une chose, encore faut-il le prouver. Or, dans le cas présent, les preuves font particulièrement défaut. Là réside toute la difficulté. Moi, Hercule Poirot, je sais, mais il manque un maillon. Et à moins que je ne trouve ce maillon manquant…

— Quand avez-vous commencé à soupçonner John Cavendish ? demandai-je après un long silence.

— Vous-même, ne l’avez-vous jamais soupçonné ?

— Non, jamais.

— Pas même après ce fragment de conversation que vous avez surpris entre Mrs Cavendish et sa belle-mère ? Ni plus tard, lors des témoignages, quand la jeune femme s’est montrée si peu coopérative ?

— Non.

— Est-ce que vous n’avez pas compris que un et un font deux, et que si ce n’était pas Alfred Inglethorp qui avait eu une scène violente avec sa femme – ce qu’il a énergiquement nié à l’enquête, rappelez-vous –, il ne pouvait s’agir que de John ou de Lawrence ? Or, l’attitude de Mary Cavendish ne se justifiait que si c’était son mari qui se trouvait en cause, et non pas Lawrence.

Et la lumière se fit soudain jour en moi :

— Ainsi, c’est donc John qui a eu cette altercation avec sa belle-mère cet après-midi-là ?

— Exactement.

— Et vous le saviez depuis le début ?

— Bien sûr. Comment expliquer autrement la conduite de Mary Cavendish ?

— Et vous dites pourtant qu’il a de grandes chances d’être acquitté !

Poirot haussa les épaules :

— Je le dis et je le répète. Lors de l’audience préliminaire, nous prendrons connaissance de l’acte d’accusation, mais ses avocats conseilleront certainement à John de réserver sa défense. Ce sera le coup de théâtre de l’ouverture du procès proprement dit. Ah ! pendant que j’y pense, notez bien ceci sur vos tablettes, mon bon ami. Ce procès, je n’ai pas la moindre intention d’y assister.

— Quoi ?

— Non. Officiellement, je n’ai rien à voir dans cette affaire. Tant que je n’aurai pas découvert le maillon manquant, je dois rester dans la coulisse. Mrs Cavendish doit s’imaginer que j’œuvre dans l’intérêt de son époux, et pas contre lui.

— Permettez-moi de vous dire que je trouve votre politique indigne et… euh… « au ras des pâquerettes » !

— Allons bon ! Quand vous utilisez une de nos expressions françaises les plus imagées, tâchez de le faire avec plus d’à-propos. Non, sérieusement. Nous sommes confrontés à un individu sans scrupules, doué d’une intelligence remarquable, ce qui nous autorise à nous servir de tous les moyens – honnêtes ou à la limite du déshonnête – dont nous pouvons disposer. Sinon, il nous filera entre les doigts ! C’est pourquoi j’ai pris soin de me faire des plus discrets. Toutes les découvertes ont été faites par Japp ; et Japp en retirera tout le bénéfice. Et si je devais être appelé à la barre, ajouta-t-il avec un large sourire, ce serait probablement en qualité de témoin de la défense.

Je n’en croyais pas mes oreilles !

— C’est de bonne guerre, poursuivit Poirot. Curieusement, je pourrais d’ailleurs fournir un témoignage qui réduirait à néant un des points forts de l’accusation.

— Lequel ?

— Celui concernant la destruction du testament. Ce n’est pas John Cavendish qui l’a brûlé.

Poirot était un véritable prophète. J’épargnerai au lecteur les méandres fastidieux de la procédure judiciaire pour dire simplement que John Cavendish réserva sa défense et fut incarcéré jusqu’au procès.

Septembre nous trouva tous à Londres. Mary avait loué une maison à Kensington, où Poirot fut hébergé. Quant à moi, le ministère de la Guerre me proposa une sinécure, ce qui me permit de leur rendre visite aussi souvent que je le désirais.

Les semaines passaient et l’état nerveux de Poirot se faisait de plus en plus pénible à supporter. Le « chaînon manquant » dont il m’avait parlé manquait toujours. Je souhaitais pour ma part qu’il ne le découvrît jamais, car si son époux n’était pas acquitté, quel bonheur pouvait espérer Mary Cavendish ?

Le 15 septembre, John Cavendish se présenta au banc des accusés de l’Old Bailey. Il se vit signifier son inculpation pour « meurtre avec préméditation sur la personne d’Émily Agnes Inglethorp » et plaida non coupable.

Il avait pris pour assurer sa défense sir Ernest Heavywether, le célèbre avocat de la Couronne. Me Philips, également avocat de la Couronne, ouvrit, pour sa part, le procès au nom de la Couronne.

Selon lui, le meurtre avait été soigneusement prémédité et accompli de sang-froid. Il ne s’agissait ni plus ni moins que de juger l’assassinat par le poison d’une vieille dame, aimante et confiante, par son beau-fils qu’elle avait pourtant chéri plus qu’une mère. Elle avait pourvu à tous ses besoins depuis sa plus tendre enfance. Son épouse et lui avaient vécu à Styles Court dans le luxe, entourés de l’affection attentionnée de la vieille dame qui s’était montrée une bienfaitrice généreuse.

Me Philips se proposait donc d’appeler à la barre un certain nombre de témoins afin de prouver que l’accusé, individu débauché et dépensier, non seulement s’était retrouvé sans argent mais avait entretenu une liaison avec Mrs Raikes, l’épouse d’un fermier du voisinage. Mise au courant de la situation, Mrs Inglethorp lui avait adressé des reproches l’après-midi précédant sa mort. La discussion s’était envenimée et on en avait surpris les échos. La veille, l’accusé avait acheté de la strychnine à la pharmacie du village, non sans prendre la précaution de se déguiser et de se faire passer pour l’époux de Mrs Inglethorp. Il espérait ainsi faire accuser cet homme – qu’il détestait – du crime prémédité. Par chance, Mr Alfred Inglethorp avait pu produire un alibi irréfutable.

Le 17 juillet, poursuivit Me Philips, juste après cette querelle qui l’avait opposée à son beau-fils, Mrs Inglethorp avait rédigé un nouveau testament, que l’on devait retrouver, le lendemain matin, détruit dans la cheminée de sa chambre. Néanmoins, on pouvait affirmer que cet acte avantageait notablement son époux. La défunte avait déjà fait testé en faveur d’Alfred Inglethorp, mais c’était avant leur mariage et (l’avocat brandit un index pour appuyer son discours) l’accusé n’en savait rien. Pourquoi la défunte s’était-elle décidée à rédiger un nouveau testament, alors que l’ancien existait toujours ? Cela, l’accusation ne pouvait le dire pour l’instant. Mrs Inglethorp était une personne âgée ; elle avait pu oublier l’existence du précédent. Ou bien – et Me Philips accordait plus de crédit à cette seconde hypothèse – elle se doutait que l’ancien était annulé par le mariage, puisqu’elle avait débattu de ce sujet. Les femmes ne sont pas toujours très au fait de la législation. Un an plus tôt environ, elle avait rédigé un autre testament, en faveur de l’accusé celui-là. Me Philips entendait prouver que c’était bien John Cavendish qui avait apporté son café à Mrs Inglethorp, le soir de la tragédie. Plus tard, il avait réussi à pénétrer dans la chambre de sa belle-mère et à détruire le nouveau testament, dont la disparition rendrait toute sa validité à celui qui avait été rédigé en sa faveur.

C’était grâce à l’inspecteur Japp, brillant inspecteur du Yard, que l’accusé avait été arrêté. On avait en effet découvert dans sa chambre une fiole de strychnine identique à celle qui avait été vendue la veille du crime au prétendu Mr Inglethorp par le pharmacien du village. Il incombait au jury de décider si ce faisceau de preuves accablantes permettait ou non de définir avec certitude la culpabilité de l’accusé.

Ayant subtilement conclu qu’il paraissait difficilement concevable qu’un jury n’en arrive pas à cette conclusion, Me Philips se rassit et s’épongea le front.

Pour la plupart, les premiers témoins appelés à la barre furent ceux qui avaient déposé aux Stylites Arms lors de l’enquête préliminaire, et tout d’abord les médecins.

Sir Ernest Heavywether, célèbre dans toute l’Angleterre pour la manière dont il déstabilisait les témoins, ne posa que deux questions au Dr Bauerstein :

— Si mes renseignements sont exacts, la strychnine est une drogue à effet rapide ?

— Oui.

— Dont vous ne pouvez expliquer l’effet retard que l’on note dans le cas présent ?

— Non.

— Je vous remercie.

Mr Mace reconnut la fiole que lui montra Me Philips comme étant celle qu’il avait vendue à « Mr Inglethorp ». Questionné plus précisément, il admit ne connaître Mr Inglethorp que de vue et ne lui avoir jamais parlé auparavant. Son témoignage se limita à ces précisions.

Alfred Inglethorp le remplaça à la barre et nia formellement avoir acheté la strychnine ou s’être querellé avec son épouse. Divers témoins suivirent, qui confirmèrent cette déclaration.

Les jardiniers furent ensuite appelés et déposèrent au sujet de leur contre-signature sur le testament. Puis ce fut au tour de Dorcas.

Fidèle à ses chers « jeunes messieurs », la domestique décréta qu’en ce qui concernait la voix qu’elle avait entendue, il ne pouvait s’agir de celle de John. Avec la même fougue, elle affirma que c’était Mr Inglethorp qui se trouvait dans le boudoir avec son épouse. Dans le box des accusés, John eut un sourire mélancolique. Il ne savait que trop l’inutilité de cette intervention loyale : la défense n’avait aucunement l’intention de nier ce point. Comme on s’en doute, Mrs Cavendish ne fut pas appelée à la barre pour déposer contre son mari.

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