LA MYSTÉRIEUSE AFFAIRE DE STYLES Agatha Christie

Cette solution dépose en quelques heures la plus grande part du sel de strychnine sous forme de cristaux transparents d’un bromure insoluble. En Angleterre, une dame mourut après avoir absorbé un remède contenant cette composition. Le précipité de strychnine s’était concentré au fond de la bouteille, et la patiente l’avait avalé dans sa presque totalité lorsqu’elle avait ingéré la dernière dose.

» Bien entendu, la prescription du Dr Wilkins ne contient pas de bromure. Pourtant, vous vous en souviendrez peut-être, j’ai déjà mentionné la présence d’une boîte vide de poudre de bromure. Une simple pincée de cette poudre, mélangée au fortifiant de Mrs Inglethorp, a donc pu précipiter la strychnine au fond de la bouteille, comme le décrit le passage du manuel que je viens de vous lire, et elle aura été absorbée avec la dernière dose. Comme vous l’apprendrez plus tard, la personne qui avait pour habitude de servir son fortifiant à Mrs Inglethorp prenait grand soin de ne pas agiter la solution afin de laisser le précipité au fond de la bouteille.

» Au cours de l’enquête, plusieurs indices m’ont confirmé que le meurtre avait été planifié pour la nuit du lundi. Ce jour-là, le cordon de la sonnette de Mrs Inglethorp est sectionné ; Miss Cynthia doit passer la soirée chez des amis. Dans l’aile droite, Mrs Inglethorp se trouve ainsi isolée de toute assistance, et il est fort probable qu’elle mourra avant d’avoir pu bénéficier d’aucun secours médical. Mais, pressée de se rendre à la fête du village, la victime désignée oublie de prendre son fortifiant. Le lendemain, elle déjeune chez des amis. Voilà pourquoi la dernière dose, la dose mortelle, sera prise un jour plus tard que ne l’a prévu l’assassin. Et c’est grâce à ce délai fortuit que j’ai aujourd’hui entre les mains la preuve irréfutable, ce chaînon qui a si longtemps manqué à mon raisonnement.

Conscient de la tension muette qui s’était installée dans l’assistance, Poirot brandit alors trois étroites bandes de papier :

— Voici une lettre écrite par l’assassin lui-même, mes chers amis ! Si elle avait été rédigée en des termes plus transparents, tout laisse à penser que Mrs Inglethorp, alertée à temps, aurait pu en réchapper. En tout état de cause, la défunte, si elle se savait en danger, n’en connaissait pas l’origine.

Dans un silence total, Poirot assembla les trois bandes de papier. Puis, s’étant éclairci la gorge, il lut :

Ma très chère Evelyn,

Sans doute êtes-vous inquiète de ne pas recevoir de nouvelles. Tout va bien. Simplement, cela aura lieu ce soir au lieu d’hier soir. Vous me comprenez. Nous nous paierons du bon temps quand la vieille, une fois morte, ne sera plus dans nos jambes. Personne ne pourra m’attribuer le crime. Votre idée d’utiliser la poudre de bromure était un trait de génie ! Mais nous devons rester très prudents. Le moindre faux pas…

— Ici s’arrête cette lettre, mes chers amis. Sans doute son auteur a-t-il été interrompu. Mais il ne peut y avoir aucun doute quant à son identité ! Nous connaissons tous cette écriture, et…

Un cri rageur, presque un hurlement, s’éleva dans le silence :

— Démon ! Comment avez-vous obtenu cette lettre ?

Un siège fut renversé. Poirot bondit lestement de côté. Il eut un geste rapide comme l’éclair. Et son assaillant, déséquilibré, s’écroula de tout son poids.

— Mesdames, messieurs, annonça Poirot avec un certain panache, permettez-moi de vous présenter l’assassin : Mr Alfred Inglethorp !

13

LES EXPLICATIONS DE POIROT

— Poirot, vous n’êtes qu’un vieux gredin, et j’ai presque envie de vous étrangler ! Comment avez-vous pu me mener à ce point en bateau ?

Nous étions installés dans la bibliothèque. Les derniers jours avaient été assez éprouvants. À l’étage inférieur, John et Mary Cavendish étaient à nouveau réunis tandis qu’Alfred Inglethorp et Evelyn Howard se préparaient à moisir derrière les barreaux. Quant à moi, j’avais enfin l’oreille de Poirot, et je n’avais pas l’intention de laisser passer cette occasion de satisfaire ma curiosité.

Poirot mit un temps avant de me répondre :

— Je ne vous ai pas mené en bateau, mon bon ami. Tout au plus vous ai-je empêché de vous fourvoyer vous-même.

— Oui, mais pourquoi ?

— Ah ! mon bon ami ! C’est difficile à dire. Voyez-vous, vous êtes d’un tempérament si honnête, et d’une nature si franche que… Enfin, disons qu’il vous est impossible de dissimuler vos sentiments. Si je vous avais fait part de mes petites théories, l’homme astucieux qu’est Alfred Inglethorp aurait flairé le danger dès la première rencontre avec vous. Et dans ce cas, adieu à nos chances de le démasquer !

— Je crois avoir un peu plus de diplomatie que vous ne m’en prêtez !

— Allons, mon bon ami ! fit Poirot désolé. Je vous en prie, ne vous vexez pas ! Votre aide m’a été des plus utiles. Seule l’incommensurable honnêteté de votre belle nature a dicté ma réserve.

— Je veux bien l’admettre, maugréai-je, un peu apaisé. Je continue néanmoins d’estimer que vous auriez pu me mettre sur la voie.

— Et c’est ce que j’ai fait, mon bon ami ! À plusieurs reprises. Mais vous n’avez pas compris. Rappelez-vous : vous ai-je jamais dit que je croyais à la culpabilité de John Cavendish ? Ne vous ai-je pas confié, bien au contraire, que son acquittement était presque certain ?

— C’est vrai, mais…

— Et n’ai-je pas ensuite souligné les difficultés qu’il y avait à amener l’assassin devant la justice ? Ne vous est-il pas alors apparu que je parlais de deux personnes entièrement différentes ?

— Non, cela ne m’est pas apparu clairement !

— Et ne vous ai-je pas dit à plusieurs reprises, au début de cette affaire, que je ne voulais pas que l’on arrêtât Mr Inglethorp à ce moment-là ? Voilà qui aurait dû pourtant vous mettre sur la voie !

— Voulez-vous dire que vous le soupçonniez déjà à ce moment-là ?

— C’est exact. Pour commencer, s’ils étaient plusieurs à pouvoir tirer profit de la mort de Mrs Inglethorp, son époux n’en restait pas moins le principal intéressé. C’était l’évidence même. Ce premier jour où nous nous sommes rendus ensemble à Styles, je n’avais aucune idée de la façon dont avait été perpétré le crime. Mais d’après le peu que je savais déjà de Mr Inglethorp, je me doutais bien qu’il me serait très difficile de l’impliquer dans cette affaire. Une fois sur les lieux, j’ai immédiatement compris que c’était Mrs Inglethorp qui avait brûlé le testament. Et puisque j’aborde ce sujet, vous ne pouvez m’accuser de ne pas vous avoir fait remarquer l’incongruité d’un feu de cheminée en plein été.

— Oui, je le reconnais ! concédai-je avec une certaine impatience. Mais poursuivez…

— Eh bien, mon bon ami, ma théorie sur la culpabilité d’Alfred Inglethorp me parut très vite bien fragile. Les indices qui l’accusaient étaient si nombreux que j’avais plutôt tendance à le croire innocent.

— Quand avez-vous changé d’avis ?

— Quand j’ai découvert que plus j’essayais de le disculper, plus il s’efforçait de se faire arrêter. Puis je me suis rendu compte qu’il n’avait aucune liaison avec Mrs Raikes. John Cavendish, en revanche, n’était pas resté insensible au charme de cette dame, j’en eus vite la certitude.

— Quel rapport ?

— Il est très simple. Si Alfred Inglethorp entretenait des relations coupables avec Mrs Raikes, son silence était tout à fait compréhensible. Mais quand j’ai su que tout le village était au courant de la liaison entre John Cavendish et Mrs Raikes, ce même silence prenait un tout autre sens. Il était ridicule de penser qu’il se taisait par peur du scandale, puisqu’il n’avait aucune raison de le redouter. Cela m’a donné à réfléchir, et je suis peu à peu arrivé à la conclusion que Mr Alfred Inglethorp voulait être arrêté. Eh bien ! Dès cet instant j’ai décidé de tout faire pour qu’il ne le soit pas.

— Attendez ! Je ne comprends pas pourquoi il voulait se faire arrêter !

— Mon bon ami, il existe dans votre pays une loi qui stipule qu’un homme acquitté ne peut être rejugé pour la même affaire. Ah ! l’idée était ingénieuse ! À l’évidence, c’est un individu d’une rare intelligence ! Sa position eût fatalement attiré les soupçons sur lui, il en était conscient. Aussi a-t-il conçu ce stratagème remarquable : confectionner des indices qui l’accableraient. Il voulait être arrêté. Il lui eût alors suffi de dévoiler son alibi, qu’il savait irréfutable, et il eût été tranquille jusqu’à la fin de ses jours !

— Mais je ne comprends toujours pas comment il a pu se construire un alibi tout en se rendant à la pharmacie…

Poirot me regarda avec stupeur.

— Mon pauvre ami ! Est-il donc possible que vous n’ayez pas encore compris ? C’est Miss Howard qui est allée acheter la strychnine à la pharmacie !

— Miss Howard ?

— Bien sûr ! Qui d’autre ? Rien de plus simple. Sa taille correspond à celle d’Alfred Inglethorp ; sa voix est grave, masculine ; atout supplémentaire, elle a un lien de parenté avec Inglethorp et lui ressemble beaucoup, surtout par son port et sa démarche. Donc rien de plus simple. Quel couple redoutable !

— Je demeure encore un peu dans le flou quant à l’utilisation du bromure, avouai-je.

— Allons bon ! Je vais donc démonter pour vous mon raisonnement. J’ai tendance à penser que c’est Miss Howard le cerveau dans cette affaire. Peut-être vous rappelez-vous le jour où elle a parlé de son père médecin ? On peut supposer qu’elle avait l’habitude de lui préparer certains remèdes ; à moins qu’elle n’ait trouvé l’idée du bromure dans l’un des nombreux ouvrages de pharmacologie qui traînaient à Styles pendant la période où Miss Cynthia préparait son examen. Toujours est-il qu’elle connaît l’effet de la poudre de bromure dans une solution contenant de la strychnine : la concentration rapide du poison sous forme de précipité. L’idée a dû lui venir tout d’un coup. Mrs Inglethorp disposait en permanence d’un mélange de poudre de bromure qu’elle prenait parfois le soir, en guise de somnifère. Quoi de plus facile que de dissoudre une pincée de poudre de bromure dans la bouteille de fortifiant lorsque celui-ci est livré par le pharmacien ? Le risque est pratiquement nul. La prise fatale n’aura pas lieu avant une quinzaine de jours, et si quelqu’un a surpris l’un des deux la bouteille de fortifiant à la main, ce détail sera oublié depuis longtemps au moment du drame. Entre-temps, Miss Howard se sera querellée avec sa maîtresse et aura quitté Styles. Le délai et son éloignement écarteront d’elle tout soupçon. Oui, une idée géniale ! S’ils s’étaient contentés de l’appliquer, il est fort probable que jamais on ne les aurait soupçonnés. Mais cela ne les satisfait pas, et ils pèchent par excès d’intelligence. C’est ce qui a causé leur perte.

Les yeux fixés au plafond, Poirot tira une bouffée de sa minuscule cigarette, puis il continua :

— Ils imaginent un stratagème pour diriger les soupçons sur John Cavendish : ils achètent de la strychnine à la pharmacie du village et signent le registre en imitant son écriture.

» Le lundi, Mrs Inglethorp doit logiquement prendre sa dernière dose de fortifiant. C’est pourquoi, à 18 heures ce même jour, Alfred Inglethorp s’arrange pour être vu par plusieurs personnes en un lieu très éloigné du village. Miss Howard a déjà répandu l’histoire inventée de toutes pièces de sa liaison avec Mrs Raikes, ce qui justifiera le silence obstiné de son complice. À 18 heures donc, Miss Howard, sous l’apparence d’Alfred Inglethorp, entre dans la pharmacie ; elle raconte son histoire de chien à empoisonner et obtient la strychnine. Elle signe le registre du nom de son acolyte en imitant l’écriture de John Cavendish, qu’elle s’est auparavant entraînée à contrefaire.

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