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La Quittance de minuit – Tome I – L’héritière

La Quittance de minuit – Tome I – L’héritière

de Paul Féval

PROLOGUE – LES MOLLY-MAGUIRES

I – REPAS IRLANDAIS

Le vieux Mac-Diarmid avait une ferme de sept acres sur les bords du lac Corrib, à quelques milles de Galway. Sa maison était assise à quatre ou cinq cents pieds au-dessus du niveau du lac, sur le versant du dernier mont de la chaîne des Mamturks, qui domine l’extrémité occidentale de la province de Connaught, en Irlande.

Les joyeux bouquets d’arbres qui l’entouraient d’une verte ceinture, sur le flanc de la montagne nue, lui donnaient un aspect d’aisance et de bonheur. Elle était plus grande que ne le sont d’ordinaire les habitations des fermiers irlandais,surtout dans cette pauvre province de Connaught, où l’homme vit et meurt dans des cabanes indignes de servir d’asile à des brutes.

La maison de Mac-Diarmid était composée d’une construction principale, qui avait sans doute formé dans l’origine une habitation complète, et de deux petits bâtiments ajoutés après coup. Pour fixer tout de suite les idées de nos lecteurs, nous dirons que les trois parties de ce rustique édifice n’égalaient pas ensemble en valeur l’étable d’une ferme anglaise. C’était, à l’ouest du Connaught, une demeure presque opulente : en tout autre lieu de la terre, c’eût été un misérable réduit.

Il était environ sept heures du soir, et le mois de novembre commençait. La nuit se faisait noire. Dans la pièce principale du logis de Mac-Diarmid, il y avait deux ou troisjattes fumantes sur une table de bois raboteux, qu’éclairaient deuxchandelles de jonc. Autour de ce repas plus que frugal s’asseyaitle vieux fermier avec ses huit fils et une jeune fille. Au bas boutde la table, il y avait une enfant, un serviteur et un homme enhaillons, qui dévorait.

La pièce était grande ; elle n’avaitd’autres meubles que les sièges qui entouraient la table. Cessièges étaient de deux sortes : de courts billots pour lesfils et les serviteurs ; pour le vieillard et la jeune fille,des chaises de bois en forme de baquet[1]. À lagauche du vieillard, une troisième chaise pareille à la siennedemeurait vide. À la muraille pendait un dressoir presqueentièrement dégarni, et, au-dessus de la cheminée fumeuse, deuxfusils rouillés croisaient leurs canons.

À droite de la table, qui n’occupait pasexactement le centre de la pièce, une corde tendue allait d’unemuraille à l’autre. Derrière cette corde une autre réunion prenaitaussi son repas du soir. C’était d’abord une vache d’assez bellevenue, qui semblait ménager l’herbe rare étalée parcimonieusementdevant elle, et qui jetait de temps à autre vers la famille desregards amis. C’étaient ensuite trois moutons à longues laines, quidormaient entassés dans un coin. C’était enfin un grand porc noirqui fourrait son museau en grognant dans des résidus de chanvre etd’épluchures de pommes de terre.

Ces hôtes divers étaient là chez eux, etn’essayaient point de franchir la limite imposée à leurs ébats.

Sous la table, entre l’homme aux haillons etles membres de la famille, deux forts chiens de montagne,serviteurs privilégiés, prenaient leur part au repas.

Dans les jattes, il y avait des pommes deterre bouillies, dont la pulpe farineuse sortait à travers leurspellicules crevassées. Devant chaque convive se trouvait un gobeletde bois, et çà et là se dressaient des pots larges et ronds, deforme à peu près cylindrique, qui contenaient la boisson favoritedes Irlandais du Connaught, le rude et brûlant poteen. Levieillard et la jeune fille avaient des gobelets d’étain. Auprès dela première, une cruche de grès contenait de l’eau pure.

Si les meubles manquaient, il y avaitprofusion d’ornements aux murailles. À la faible lueur deschandelles de jonc, on voyait surgir de tous côtés les têtesenluminées d’une douzaine de saints, et les pâles figures dequelques victimes des luttes politiques, à qui le pieux souvenir deleurs frères avait fait une histoire et une célébrité. Saints etmartyrs formaient un cordon sans fin, et s’alignaient le long dumur, de manière à remplacer presque une tapisserie. Sous lesestampes on pouvait déchiffrer d’interminables légendes, les unesen vers, les autre en prose, qui racontaient la vie du saintreprésenté.

On voyait là saint Patrick, le patron del’Irlande, le compagnon de saint Germain et de Lupus, le fondateurdu noble archevêché d’Armagh ; on voyait saint Janvier, saintMartin, saint Gérald, et le fameux Finn-Bar, le saint à lablanche chevelure. Toutes ces vénérables images étaiententourées d’un nombre plus ou moins considérable de rameaux bénitsaux grandes fêtes de l’année catholique ; les plus illustres,saint Patrick et saint Finn-Bar, avaient comme un cadre vert debuis et de laurier.

Quant aux héros politiques, on remarquaitparmi eux John Keogh, le ferme et vaillant précurseurd’O’Connell ; Wolf Tone, le chef des Irlandais-Unis ;Michel Lamb, le père des Phéniens ou Fenyans de Donmore, et unefoule d’obscurs martyrs, à qui la poésie nationale a tressé debelles couronnes.

Cette vaste salle, malgré la naïve profusiondes estampes grossières collées à ses murailles, malgré la pauvretédu repas offert à ses hôtes, malgré même le voisinage des animauxdomestiques, qui faisait de l’une de ses moitiés une étable,conservait en son aspect une sorte de grandeur sauvage. Cela tenaitun peu à la pièce elle-même, dont la charpente élevée se perdaitdans l’obscurité, et beaucoup à la noble mine des convivesassemblés autour de la table.

Le vieux Miles Mac-Diarmid était un vieillardde grande taille, à la physionomie sévère ; son front large etchauve gardait autour des tempes d’épaisses masses de cheveuxblancs. Son regard était impérieux dans sa douceur. Il y avait surson visage, où la vieillesse avait mis peu de rides, comme uneauréole de patriarcale puissance. Lorsqu’il parlait, chacun setaisait ; chaque mot qui sortait de sa bouche, tombait commeun oracle sur la famille attentive. Les regards de ses fils, en setournant vers lui, s’imprégnaient de respect et d’amour ; etlorsque Ellen Mac-Diarmid levait vers lui ses grands yeux noirs auxreflets d’or, qui rêvaient tristement, elle essayait desourire.

Ellen avait vingt ans. Elle était grande, etson front pur, où se reflétait comme en un beau miroir l’inquiétudede son âme pensive, avait pour couronne les nombreux anneaux d’unemagnifique chevelure. Ses traits gardaient, dans leur exquiseproportion, le caractère de la race.

Sous les contours harmonieux de sa joue ondevinait la saillie de ses pommettes ; et la ligne fière deses sourcils surplombait au-dessus de l’œil, dont elle ombrageaitles rayons trop vifs. Ellen avait dû être gaie aux jours de sonenfance ; elle savait encore sourire, et son sourire étaitbien doux ; mais quelque chose, dans la hautaine beauté de sonvisage, parlait de fatigue et de souffrance.

Il y avait un rêve au fond de ce cœur ;la vierge avait perdu le repos des heures d’ignorance. Autour deses grands yeux des larmes avaient déjà coulé.

Et, pour pleurer, Ellen avait dû biensouffrir : car elle était forte, et son âme se dressait contrela douleur, aussi vaillante que le cœur d’un homme.

Son costume, bien qu’il ne ressemblât point àcelui des ladies, n’était pas non plus en rapport exact avec lapauvre apparence de la ferme et les vêtements des convives. Lesneuf Mac-Diarmid, en effet, portaient tous l’uniforme du paysanirlandais : veste ronde en étoffe de laine légèrementplucheuse, dont la couleur noirâtre a de rouges reflets ;culotte courte, d’un jaune cendré ; bas de toile bleue, surlesquels se lacent des brodequins en cuir non tanné.

Ce costume, nous n’avons pas besoin de ledire, est celui des laboureurs aisés. La majeure partie deshabitants des campagnes n’a guère pour vêtements que d’informeshaillons, et pour chaussure que la peau de ses pieds. LesMac-Diarmid pouvaient se considérer comme riches dans un pays où ledénûment est la loi commune.

Ellen portait un justaucorps de laine noireélégamment coupé, qui faisait valoir les gracieuses richesses de sataille. Sa jupe, de même couleur, drapait ses longs plis avec unemollesse qu’eût enviée une femme à la mode. Elle avait la tête nue,et un fichu de batiste se nouait autour de son cou. Derrière elle,sur le dossier de sa chaise en forme de baquet, sa mante rouges’étendait, humide encore de la promenade du soir.

Parmi les fils de Mac-Diarmid, quatre avaientatteint l’âge viril ; les quatre autres étaient des jeunesgens de dix-huit à vingt-cinq ans. Presque tous ressemblaient àleur père d’une façon frappante ; mais on reconnaissait surleurs visages, à des degrés différents, la pétulance et la fougueirlandaises. Le vieillard lui-même, malgré sa sérénité patriarcale,n’échappait point entièrement au caractère hibernien. Si quelqueémotion soudaine venait à la traverse de son calme habituel, sonœil bleu brillait tout à coup sous la ligne blanche de sessourcils ; les mots se pressaient rapides sur sa lèvre, et sesgestes précipités semblaient vouloir devancer sa parole.

L’aîné des Mac-Diarmid s’asseyait à table leplus près d’Ellen. Il restait néanmoins séparé d’elle par un largeespace, comme si l’étiquette de famille eût défendu à tout autrequ’au vieillard de s’approcher de la belle jeune fille. C’était unhomme de trente-deux ans environ, au visage rude et passionné, à latête chevelue, qui paraissait doué d’une grande vigueur de corps.Il se nommait Mickey ; ses frères lui parlaient avecdéférence, comme au chef futur de la maison.

Le second, qui avait nom Morris, eût passé partout pays pour un fort remarquable cavalier. Il avait sous songrossier costume un air noble et dégagé, qui semblait appeler deplus riches habits. Cette grande mine, soit dit en passant, estmoins rare qu’on ne pense en Irlande : la partialité anglaisea fatigué sa plume et son pinceau à caricaturer les pauvresIrlandais ; mais John Bull, en définitive, n’a pas eu lepouvoir de se faire plus beau que son voisin, et nous voudrionsparier que son rouge visage serait le plus laid des deux, si on luiôtait son bœuf et son ale pour le mettre pendant six cents ans aurégime du gâteau de paille d’avoine. Morris avait un large front depenseur. Son regard était profond et vif. Il y avait de ladistinction dans son sourire. Peut-être était-il moins vigoureux decorps que son aîné Mickey, mais son visage annonçait uneintelligence supérieure et une indomptable puissance devolonté.

On eût dit que ces huit jeunes gens étaientune élite choisie parmi les plus beaux fils de l’Irlande, et queMorris était le premier parmi eux. Les cinq frères qui venaientaprès lui, étaient de robustes garçons, joyeux et vifs, à la paroleleste, au geste prompt, qui dépêchaient leurs pommes de terre avecun appétit plein de gaieté. Ils s’appelaient Natty, Sam, Owen, Danet Larry. Aux fêtes de Galway, de Kilkerran et d’Oranmore, leursshillelahs(bâtons) avaient une haute renommée, et iln’était aucun d’eux qui n’eût fêlé en sa vie quatre ou cinq têtesd’orangiste pour l’acquit de sa conscience.

Le plus jeune des huit Mac-Diarmid qui avait àpeine dix-huit ans, s’appelait Jermyn. Il était beau comme sesfrères, mais sa figure avait une douceur timide. De longs cheveuxblonds tombaient en boucles abondantes sur la ratine brune quicouvrait ses épaules ; ses grands yeux bleus rêveurscherchaient à la dérobée le regard d’Ellen, qui ne le voyait point.Il parlait peu, et son silence faisait contraste avec les façonsétourdies de ses frères, qui, à l’exception de Morris ; sedisputaient incessamment la parole.

En somme, quelles que fussent les différencesqui existaient entre les fils de Diarmid, ils se rapprochaient parun caractère commun de force et de beauté. L’énergie brûlait danstous ces hardis regards ; l’audace était sur tous ces fronts.Il y avait là une vie abondante, un trésor inépuisable de jeunesseet de vaillance.

Après Jermyn, un espace vide restait, commeentre Mickey et la chaise d’Ellen. Au delà de ce vide, s’asseyaitPeggy, une enfant de treize à quatorze ans, qui remplissait auprèsd’Ellen une position intermédiaire entre l’amie et la suivante. Levoisin de cette enfant était Joyce, le valet de ferme ; levoisin de Joyce était Pat, l’homme en haillons.

Pat avait une figure maigre, où brillaientdeux yeux malins et vifs outre mesure. Ses cheveux fauves sehérissaient sur son crâne pointu. Il était petit et grêle ; ilmangeait avec avidité.

En tout autre pays du monde, on aurait prisPat pour un mendiant. Ici ce pouvait être un laboureur à gages oumême un petit tenancier. Ces deux dernières qualités, du reste,sont loin d’exclure la première, et, dans le malheureux Connaught,laboureurs et fermiers sont réduits bien souvent à demanderl’aumône.

Pat complétait le cordon qui entourait latable et rejoignait presque la chaise vide placée auprès du vieuxMiles Mac-Diarmid.

Les jattes de bois qui contenaient les pommesde terre étaient presque épuisées ; la faim s’apaisait ;les cruches de poteen devenaient plus légères. On causait,on riait, et, n’eût été la présence du vieillard, on serait arrivébien vite à ne plus pouvoir s’entendre. Mais, la gravité accoutuméedu vieux Miles avait ce soir-là quelque chose de triste.

Il avait à peine approché son gobelet d’étainde ses lèvres, et sa première pomme de terre, entamée, restaitpresque intacte devant lui.

Cette mélancolie du chef de la famille,partagée d’ailleurs par Ellen et par Jermyn, le plus jeune desDiarmid, mettait du froid dans la gaieté générale. On avait demandédes chansons à Pat ; Pat avait mal chanté. On avait énuméréles plus beaux coups de bâton donnés et reçus dans le mois ;on avait parlé des derniers meetings ; on avait, même bu à lasanté de Daniel O’Connell, le « Grand Libérateur » :il ne restait plus rien à faire.

– Père, dit Morris en un moment desilence, je sais ce qui vous rend triste. C’est aujourd’hui quenous devions avoir des nouvelles, mais il y a eu tempête en mer cesjours-ci : nous aurons des nouvelles demain.

Le vieux Miles jeta un regard furtif vers lachaise vide qui était à côté de lui. Puis ses yeux sebaissèrent.

– Dieu le veuille ! murmura-t-il.Vous avez peut-être bien agi, mon fils : l’honneur de notreJessy est sauvé. Mais n’avez-vous pas suspendu un malheur au-dessusde sa tête ?

Il y eut un instant de silence. Une émotionprofonde, combattue par la vigueur d’une volonté de fer, était surle visage de Morris.

– Il le fallait ! prononça-t-il toutbas. Le siège qui restait vide à la gauche du vieillard appartenaità Jessy. Jessy O’Brien était la fille orpheline de la sœur deMiles, qui l’aimait comme une enfant chérie. Les huit frèresvoyaient en elle une sœur, à l’exception de Morris, dont elle étaitnaguère la fiancée.

– Oui, reprit le vieillard, il lefallait. Mais la pauvre Jessy était notre joie ! Maintenant,au lieu du simple vêtement de nos filles, elle porte de richeshabits et des pierreries… Elle est la femme de lord GeorgeMontrath… un fier seigneur ! Chaque fois que sa lettre tarde àvenir, je crois que Dieu a cessé de la protéger, et que la menacede son sort est accomplie.

– Ne parlez pas ainsi, père ! ditMickey, dont le gros poing heurta violemment la table.

– Lord George n’oserait ! ajoutaOwen.

Toute trace de gaieté avait disparu. Les huitfrères fronçaient le sourcil. Leurs regards étaient sombres, commesi ces noms de Jessy et de lord George Montrath, jetés àl’improviste, avaient mis à la fois dans tous leurs cœurs une mêmepensée de colère.

– Milord n’oserait pas !répétèrent-ils d’une seule voix.

– Et s’il osait ?… ajouta Morris,dont le regard contenait une menace terrible.

Il n’acheva pas, mais chacun le comprit. Ellens’était emparée de la main du vieillard.

– Mac-Diarmid, dit-elle, Jessy estheureuse et pense à nous. Pauvre sœur ! elle a tantsouffert ! Dieu lui doit maintenant du bonheur.

Ce fut comme un vent de consolation qui passasur le front plissé des huit frères. Jermyn rougit et baissa lesyeux ; sa poitrine battit au son de cette douce voix quisavait le chemin de son cœur.

– Ma noble cousine, répliqua Miles avecun regard où il y avait une affection profonde et aussi du respect,vous aviez pour Jessy la tendresse d’une sœur. Je vous remercie delui avoir gardé un bon souvenir. Quand vous parlez d’espoir, Ellen,l’espoir, docile, revient vers nous.

Il se pencha, et, levant en même temps la maind’Ellen, il la toucha de ses lèvres.

Pour un homme initié aux mœurs familières etsans façon des Irlandais, cette action aurait eu quelque chose detout à fait extraordinaire. Mais celui-là l’aurait facilementexpliquée, qui a pu observer la tendance des Irlandais à pousserjusqu’au culte certains respects traditionnels.

Ellen reçut cet hommage comme on accepte untribut légitime. Elle prit les mains de son vieux parent et lesserra entre les siennes.

– Tout ce oui touche Mac-Diarmid m’estbien cher, dit-elle : n’ai-je pas trouvé dans cette demeure unpère tendre et des frères qui m’aiment ?

Il se fit un murmure autour de la table. Tousles visages exprimèrent l’élan d’un dévouement sans bornes ;mêlé toujours à une forte dose de respect. Jermyn seul n’osa pointlever les yeux, et une larme se montra entre les longs cils de sespaupières.

– Allons ! mes chéris, s’écria Owen,gai garçon qui ne s’accommodait guère de la mélancolie commune,trinquons en l’honneur de la noble Héritière qui nous appelle sesfrères ! Sur ma foi ! il y aurait du plaisir à se fairetuer pour elle !

Jermyn mit la main sur son cœur.

– Du plaisir et de l’honneur !ajouta Mickey. Père ; vous ne pouvez refuser d’emplir votregobelet.

Le vieillard se versa une rasade, et chacun seleva pour porter la santé d’Ellen, – l’Héritière.

– Morris, reprit Miles en se rasseyant,vous avez été à Galway. Quelles nouvelles ?

Il y eut un rapide et imperceptible regardéchangé entre les jeunes gens, et Morris répondit :

– Rien que je sache, père.

– Eh bien ! Morris, s’écria levieillard, dont l’œil bleu s’alluma, vous n’êtes pas si avancé quemoi. Nous vivons dans un misérable temps, mes enfants. Voici queles orangistes relèvent leur bannière et recommencent leursassemblées maudites !

– Les brigands ! dit Mickey.

– Les scélérats ! appuya Owen.

– Les coquins sans cœur !

Il sembla qu’une étincelle électrique eût faitle tour de la table. Le rouge était venu sur tous lesvisages ; tous les yeux flamboyaient, tous les brass’agitaient ; le noble front d’Ellen elle-même avait pris uneexpression étrange.

Jermyn, qui la considérait à la dérobée,restait seul en dehors de ce mouvement. Un sourire erra sur salèvre lorsqu’il vit l’expression indignée du beau visage de sacousine.

– Elle ne l’aime pas !Murmura-t-il.

– Faith ! grommela lepauvre Pat ; les diables qu’ils sont, veulent nous étranglertous jusqu’au dernier ! Mais il n’y a pas de tête protestantequi soit aussi dure qu’un shillelah, mes vrais amis…

Cela dit, Pat engloutit une énorme pomme deterre qu’il ne s’était point donné la peine de peler.

– Oui, enfants, reprit le vieillard, lesprotestants, nos éternels ennemis, se dressent de nouveau contrenous mais il est une chose plus déplorable, encore et plusindigne.

– Quoi donc ? demandèrent à la foisles jeunes gens.

Miles releva sa haute taille ; sa mobilephysionomie prit une expression de sévère dédain. Il était un desplus vieux et des plus fermes soutiens du Repeal[2]. O’Connell était son Dieu. Il voulaitvaincre, mais seulement en une lutte légale, et regardaitl’agitation pacifique comme la planche de salut de l’Irlande. Sesfils avaient été élevés dans cette foi. Miles leur avait appris àmaudire en même temps les tyrans saxons (les Anglais) etces hommes égarés qui, faibles contre leur martyre, se réfugiaientdans la violence. Il n’aurait point su dire s’il haïssait plus unorangiste qu’un ribbonman(membre des sociétés secrètes).Miles devait croire que ses huit fils partageaient avec lui cessentiments.

– Il y a, poursuivit-il, que nos frèresviennent en aide encore une fois aux orangistes et se font nos pluscruels adversaires ; il y a que des bandes de traîtres sansaveu recommencent les sanglants exploits des Whiteboys etdes Pieds-Noirs. Des gens qui viennent on ne sait d’où, etqui se cachent sous le nom de Mollies, attirent à eux lesfous et les faibles, pour les enrôler dans leur arméeincendiaire…

– J’ai entendue parler de cela,interrompit froidement Mickey.

– Les Molly-Maguires, ajouta Morris d’unton respectueux mais ferme, sont des Irlandais et des catholiques,mon père !

– Est-ce bien un Diarmid qui parleainsi ? s’écria le vieillard en recouvrant soudain toute lafougueuse vivacité du caractère national. Taisez-vous,Morris ! Les brigands qui déshonorent l’Irlande ne sont pasdes Irlandais. Et si vous vous souveniez des paroles de notre pèreO’Connell[3]…

– Je m’en souviens, dit Morris, et je lestrouve sévères.

Miles devint pâle d’indignation.

– Tais-toi ! dit-il à voix basse, ouj’aurai honte d’être ton père !

La belle figure du second des Mac-Diarmid neperdit point son expression de tranquille respect. Il ne prononçaplus une parole. Ses frères baissaient la tête et semblaientsouffrir de cette scène.

Le regard d’Ellen allait de l’un à l’autre,inquiet et perçant. On eût dit qu’elle lisait sur tous ces frontscomme en un livre, et qu’elle sondait le fond de tous cescœurs.

Pat avait pris un air humble et contrit, souslequel se montrait la queue d’un malin sourire. Ilgrommelait :

– Och ! arrah !faith ! ma bouchal ! musha ! et ces milleautres interjections dont la loquacité irlandaise fait un usageimmodéré.

Et il mangeait sournoisement une quantitéconsidérable de pommes de terre non pelées.

Le vieux Miles ne prit point garde à la sombreattitude de ses fils, et se sentit désarmé par ce docile silencequi succédait à la discussion bruyante. Il tendit la main à Morrisau travers de la table.

– Mon beau gars, dit-il d’un ton radouci,vous êtes trop jeune pour parler comme il faut de ces choses. Jesais bien que les têtes légères des garçons de votre âge necomprennent rien à la sagesse des vieillards. C’est sur cela quecomptent les coquins de Mollies et leurs pareils. Buvez uncoup, Morris, mon fils, et ne gardez point rancune à votrepère.

Morris serra la main du vieillard aveceffusion, et son noble visage exprima énergiquement toute lavivacité de sa tendresse filiale.

– Merci, père ! dit-il.

Et, comme si le bienfait eût été commun, lesautres Mac-Diarmid répétèrent :

– Merci, père !

– Och ! murmura Pat enessuyant ses yeux qui ne pleuraient point : ça fait grandplaisir de voir de si braves chrétiens ! Que Dieu vous bénissetous, mes chéris !

– Quant à ces scélérats de Mollies,reprit Miles, leurs façons ne sont point nouvelles. Moi qui ai vules Enfants-Blancs, les Cœurs-de-Chêne, les Cœurs-d’Acier, lesEnfants de lady Clare, les Dogues du Grand-Fenyan, les Rockistes,les Fils de la mère Terry, les Pieds-Blancs, les Pieds-Noirs, IesGaravats et dix autres troupes de coquins, portant des nomsinventés par le diable, je sais depuis cinquante ans leursmanières : ils brûlent, ils pillent…

– Ils brûlent, interrompit Morris, ils nepillent pas.

– Je te dis qu’ils pillent ! s’écriale vieux Miles. Tu n’as pas encore trente ans, toi : commentsaurais-tu cela mieux que moi qui cours dans ma soixante-douzièmeannée ? Les connais-tu, pour les défendre ? Voilà troisou quatre mois que nous avons entendu prononcer pour la premièrefois ce nom de Molly-Maguires. C’étaient d’abord quelquesmisérables bandits venus du Sud et habillés en femmes… toujours lamême histoire ! Puis de pauvres gens du Connaught se sontlaissé prendre à l’espoir de la vengeance, et, malgré les ordressacrés du Libérateur, on a rallumé la torche ! Et voilà queLondres nous envoie de nouveau dès habits rouges, et que lesdragons apprennent encore une fois les chemins de lamontagne !

Il s’arrêta un instant, puis il reprit enpassant la main sur son front :

– C’est un malheureux temps que celui oùles fils de Diarmid trouvent des paroles pour défendre les ennemisd’O’Connell !

Sam, Owen, Dan et Larry regardèrent Morris endessous, comme s’ils eussent redouté une réponse trop vive. MaisMorris conservait sa déférence calme, et ses yeux, fixés sur sonvieux père, ne perdaient point leur expression d’affectueuxrespect.

– Que Dieu garde Daniel O’Connell !répliqua-t-il : c’est le plus grand des Irlandais.

Une bénédiction à l’adresse du Libérateurcourut de bouche en bouche tout autour de la table, et ne s’arrêtaqu’au pauvre Pat, qui avait la bouche trop pleine pour y pouvoirmettre une bénédiction.

– À la bonne heure ! reprit MilesMac-Diarmid, dont les yeux bleus rassérénés brillèrent ; à labonne heure, enfants ! Soyez sûrs qu’il viendra dans quelquesmois pour les élections de Galway, et qu’il fera rentrer sous terreces suppôts de Satan, quel que soit le nom qu’il leur plaise deprendre ! En attendant, comme je vous le disais, ils n’ontpoint changé de manières depuis cinquante ans. J’ai vu aujourd’huidans les rues de Galway des placards tout pareils à ceux desWhiteboys, à ceux des Claristes, à ceux des Rockistes et autresbandits du temps passé. C’est écrit avec du sang et c’est timbréd’un cercueil !

La petite Peggy frissonna. Ellen releva sesbeaux yeux noirs, dont la prunelle transparente montra ses sombresreflets d’or.

– Que Jésus ait pitié de nous !grommela Pat. Un cercueil vaut un autre cachet, après tout. Et…Dieu vous bénisse, Mac-Diarmid, mon chéri !

– Et que disent ces placards ?demanda Mickey.

– Ils condamnent un homme à mort,répondit Miles.

La paupière d’Ellen trembla légèrement.

– Et ils annoncent l’incendie de lagrande ferme de Luke Neale, le middleman.

Owen frissonna et baissa les yeux. Son frèreMorris lui serra la main à la dérobée. Les autres parlaient tous àla fois.

– Un usurier sans pitié ! s’écriaLarry.

– Une sangsue insatiable !

– Un orangiste enragé !

– Un assassin !

– Un diable ! s’écria le vieuxMiles, c’est bien vrai ! Mais, pour punir un misérable,doit-on attirer de nouveaux malheurs sur le pays ?Souvenez-vous des paroles du Libérateur !…

– Le Libérateur est un homme, dit Morrisà demi-voix : Dieu seul est infaillible.

Le vieillard n’entendit point cetteréflexion.

– Et puis, reprit-il, une si belleferme !

– Musha ! j’en sais quelquechose, puisque : j’y gagne mon pauvre pain ! appuya Patd’une voix lamentable ; la plus belle ferme du comté ! unbijou comme il n’y en a pas au paradis ! une ferme aussibelle, on peut l’affirmer, que le château de Diarmidlui-même !

– La paix, Pat ! dit le vieillardavec tristesse. Ce n’est pas ici qu’il faut parler du château deDiarmid.

Il se fit un silence autour de la table.Morris avait froncé ses noirs sourcils. Les paupières d’Ellens’étaient de nouveau baissées.

– Le jour viendra, dit Jermyn àdemi-voix, où l’on pourra parler du château de Diarmid devant lanoble Héritière !

L’œil de l’adolescent brilla un instant au feud’un enthousiasme soudain ; puis son front se rougit, commes’il avait eu honte de sa hardiesse.

– Et l’homme ? demanda Ellen toutbas en s’adressant au vieillard.

– Quel homme ? dit celui-ci.

– L’homme qu’on doit assassiner.

– Celui-là est un cœur dur, répondit levieux Miles lentement. Il a fait bien du mal à nos frères égarés.Ils veulent se venger, ils ont tort peut-être ; mais lavieille loi d’Irlande est sang pour sang. Que Dieu ait pitié delui !

Ellen était devenue pâle, et Jermyn pâlissaità la regarder.

– Dites-moi son nom, mon père,murmura-t-elle.

– Ma noble fille, répondit le vieillard,vous le connaissez : c’est le major Percy Mortimer.

Elle se tut. Sa physionomie demeura immobile,et un regard indifférent n’y eût remarqué aucun signe d’émotion. Etpourtant Jermyn, qui la considérait attentivement, devint plus pâleencore. Ses sourcils se froncèrent.

– Elle l’aime ! pensa-t-il.Oh ! je vois bien qu’elle l’aime !

Au nom du major, Morris était devenupensif.

Pat buvait à petites gorgées un grand gobeletde poteen.

– Une belle ferme et un beausoldat ! murmura-t-il entre ses dents ; et ça peut sefaire d’un coup, j’en donne ma parole sacrée ! puisque lemajor est à la ferme de Luke Neale.

– Mais c’est trop penser à tout cela,reprit le vieux Miles brusquement.

Il se leva et poursuivit ensouriant :

– Il n’y a ici ni Molly-Maguires niorangistes ; nous sommes tous de bons Irlandais, dévoués à lacause du Rappel, et nous pouvons prier Dieu, puisque nosconsciences sont tranquilles. À genoux, mes enfants ! la nobleHéritière va nous réciter l’oraison du soir.

Les convives se levèrent et se dirigèrent un àun vers un grossier crucifix de faïence suspendu à la muraille,au-dessus d’une coquille contenant de l’eau bénite. Ils trempèrenttour à tour leurs doigts dans la coquille et firent dévotement lesigne de la croix.

Ellen s’était levée, elle aussi. Son beauvisage était couvert d’une pâleur mate ; ses yeux se fixaientà terre, et les lignes de sa bouche tremblaient sous l’effortqu’elle faisait pour garder le calme de sa physionomie. Sespremiers pas chancelèrent ; mais elle parvint à gagner lebénitier sans exciter l’attention, et se signa pieusement comme lesautres.

Tout le monde s’agenouilla, chacun choisissantle saint vers lequel l’appelait sa dévotion particulière. Puis, aumilieu du silence profond qui régnait maintenant dans la salle, lavoix tremblante d’Ellen s’éleva pour réciter en latin la prièrecatholique.

À mesure qu’elle avançait dans l’oraison, savoix s’affermissait et devenait plus calme ; mais il étaittrop tard, et Jermyn, au lieu de prier, répétait au fond de soncœur :

– Elle l’aime, mon Dieu ! je voisbien qu’elle l’aime !

L’oraison se poursuivait cependant. Le vieuxMac-Diarmid et les huit frères répondaient en chœur aux versetssacrés. On pria longuement pour Daniel O’Connell, le libérateur del’Irlande ; on pria pour Jessy, la fille et la sœurbien-aimée, dont le bonheur était en péril loin de la patrie ;on pria pour les pauvres Irlandais persécutés, et l’on pria pourles protestants, leurs persécuteurs.

Lorsque l’écho des dernières paroles d’Ellense tut, chacun resta encore à genoux quelques minutes, élevant soncœur vers Dieu.

L’heure du repos était venue.

Ellen prit une des chandelles de jonc, etsortit par une porte située au fond de la salle, qui communiquait àl’un des bâtiments ajoutés après coup au corps de logis principal,et dont nous avons parlé déjà. Cette maisonnette servait de chambreà coucher à Ellen et à Peggy.

Une porte parallèle à la première conduisait àla seconde maisonnette, qui était la retraite du vieillard. Leshuit Mac-Diarmid, Joyce et les hôtes qui demandaient un abri auvieux Miles, couchaient dans la salle commune.

Au moment où le vieillard souhaitait la bonnenuit à ses fils, le pauvre Pat, qui avait fait un petit sommedurant la prière, s’approcha doucement de Jermyn et lui glissaquelques mots à l’oreille en souriant. Le jeune homme tressaillitde la tête aux pieds ; il s’appuya au mur pour ne point tomberà la renverse. Pat sourit encore et toucha l’épaule d’Owen ;il prononça également deux ou trois paroles à son oreille.

Owen tressaillit comme son jeune frère.

Pat s’approcha successivement, et sans êtrevu, des six autres frères, auxquels il glissa son avertissementmystérieux. Morris, auquel il s’adressa le dernier, ne laissaparaître aucune émotion sur son fier visage ; seulement unetristesse grave éteignit le feu de son regard.

– C’est bien, répondit-il.

– Ma bouchal ! grommelaPat, je crois bien que c’est bien ! musha !bonne nuit, mes chéris ! J’ai de la route à faire, moi. Et quisait si je dormirai d’ici demain matin ?

Il sortit en entassant avec volubilité unvéritable monceau de bénédictions.

Joyce s’était étendu sur la paille jetée en uncoin de la salle. Les animaux qui étaient au delà de la corde,avaient fini leur repas et dormaient. Les deux grands chiens demontagne s’étaient couchés sous la table. Les huit frères seserrèrent la main sans s’adresser la parole. Le silence etl’obscurité régnèrent dans la maison de Diarmid.

II – LA TORCHE

Depuis quelque temps le vieux Miles avaitgagné sa retraite. Ellen et Peggy reposaient dans la maisonnettecollée au bâtiment principal. On avait éteint les chandelles dejonc ; hommes et animaux dormaient. On n’entendait dans lasalle commune que les bruits sourds qui accompagnent le sommeil.Des murmures confus partant de l’étable et les vigoureuxronflements de Joyce empêchaient d’entendre les respirations deshuit frères.

Il était dix heures du soir environ, et il yavait plus d’une heure que la prière finie avait marqué l’instantdu repos. Dans l’un des courts intervalles où le ronflement deJoyce ne venait point renforcer les murmures de l’étable, on eût puentendre un imperceptible bruit partir de l’endroit où étaientcouchés les fils de Diarmid.

L’obscurité qui régnait maintenant dans lasalle, était si grande, qu’il n’eût point été possible dereconnaître la nature de ce bruit. C’était quelque chose de timide,qui se taisait par intervalles, pour reprendre bientôt après. Lapaille des couches bruissait ; légèrement frôlée. On devinaitdans la nuit un mouvement lent et comprimé par des précautionsminutieuses.

Au bout de quelques secondes, le son changeade place et parut s’avancer vers l’intérieur de la chambre. L’undes chiens de montagne hurla sourdement sous la table.

– La paix. Wolf ! murmura une voixcontenue.

Le chien entama un nouveau hurlement, qui setermina brusquement, comme si une main familière eût étreint sonmuseau dans l’ombre. Quelques secondes encore, et la porte desortie, donnant sur la montagne, s’entr’ouvrit doucement. Une formenoire, qui rampait, se glissa dehors, et la porte se referma.

L’ombre noire se redressa.

On eût pu reconnaître, à la faible clarté dela lune cachée sous les nuages, la riche taille de MorrisMac-Diarmid.

Il commença à descendre rapidement le sentierqui conduit au bas de la montagne. Les rayons de la lune, réfractéspar les nuages, dispersaient au loin des lueurs blanchâtres etindécises. Morris avait sous ses pieds la grande vallée où s’assiedle village de Knockderry. À sa gauche, les cimes noires desMamturks découpaient le ciel gris ; à sa droite, se dressaientles pics énormes du Mogher, qui regardent le comté de Clare. Le lacCorrib étendait au loin ses eaux tranquilles, que recouvrait unebrume laiteuse. Le reste du paysage mêlait ses lignes etprolongeait jusqu’à l’horizon des alternatives de lumière grisâtreet d’ombres épaisses.

Morris n’était pas encore à la moitié dusentier qui devait le conduire au bord du lac, lorsqu’il crutentendre des pas dans la direction de la ferme. Il s’arrêta pourécouter. Le silence était autour de lui sur la montagne.

Il reprit sa course. Aux premiers pas qu’ilfit, son oreille crut saisir de nouveau des sons indistincts, dansla partie du sentier qu’il venait de parcourir. Mais Morris étaitpressé sans doute, il s’était arrêté une fois en vain.

– C’est l’écho, se dit-il.

En quelques enjambées, il atteignit lespremières cabanes du pauvre hameau qui s’adosse à la base de lamontagne, et qui a pris le nom du lac son voisin. Tout dormaitdepuis longtemps dans le village ; nulle lueur n’apparaissaitaux portes closes des chancelantes masures.

Les dernières maisons n’étaient séparées dulac que par une étroite bande de terrains cultivés. Morris traversarapidement ces champs et toucha le bord de l’eau. Tout le long dela rive il y avait, dans les glaïeuls, de petits bateaux de pêcheappartenant aux paysans du village. Morris s’arrêta pour faire unchoix parmi ces barques, et en chercher une qui fût à peu près enbon état.

Tandis qu’il fouillait dans les roseaux,éprouvant du pied les frêles embarcations, la voix des chiens duvillage s’éleva de nouveau, comme si un second pas, heurtant lescailloux de la route, troublait de nouveau leur sommeil. Morrisprêta, l’oreille à ces hurlements sourds.

Il remonta la berge du lac, et attenditquelques secondes, essayant d’entendre ou de voir. Mais, bien quela lune n’eût en ce moment qu’un léger voile de vapeurs, iln’aperçut rien, sinon les chaumières du village qui sortaient del’ombre, et la grande masse de la montagne élevant son sommetjusqu’au ciel. Il détacha un bateau et fit force de rames versl’autre rive du lac Corrib.

Le temps était lourd : aucun souffle devent ne remuait le brouillard étendu sur la surface de l’eau. Àpeine entré dans cette brume épaisse, Morris perdit de vue lerivage, et dut continuer sa route sans autre guide que son instinctet sa connaissance parfaite des eaux du lac. La brume étendaitautour de lui et au-dessus de lui une sorte de voûte arrondie etblanchâtre. Ce n’était pas l’obscurité, car le brouillard rayonnaitune lueur propre, assez forte pour éclairer vivement les objets lesplus voisins ; mais c’était pire que l’obscurité. À une toise,tout autour du bateau, tombait la muraille circulaire : la vuene pouvait point franchir cet obstacle, au delà duquel tout sevoilait.

Morris ramait avec courage et dirigeait sabarque sans hésiter. De temps à autre, un objet noir sortait de labrume ; c’était une des îles nombreuses et inhabitées quiparsèment le lac Corrib, et dont la principale garde, au centred’un nid de verdure, les ruines vénérables de l’antique abbaye deBallylough.

Morris tournait autour de ces îlots, et, aprèsavoir doublé leurs petits caps, il reprenait sa route vers l’est.Il y avait un quart d’heure environ qu’il était engagé dans lebrouillard. Pour la troisième fois depuis son départ de lamontagne, des bruits mystérieux vinrent frapper son oreille. Il luisembla que des coups d’avirons retentissaient derrière lui sur lasurface du lac.

Il cessa d’agiter ses rames. Les coupsd’avirons retentirent aussitôt plus distincts. Et tandis queMorris, étonné, demeurait stationnaire ; le bruit s’approchaitrapidement ; en se rapprochant, il se divisait, de telle sortequ’au bout de deux ou trois minutes Morris entendit les avironsbattre l’eau derrière lui, à sa droite et à sa gauche.

Il ne voyait rien. Les barques mystérieusesdevaient être bien près de la sienne, mais le brouillardépaississait autour de lui son impénétrable voile.

Quels que fussent ces nocturnes passagers quitraversaient le lac à cette heure Morris Mac-Diarmid n’était pashomme à s’arrêter pour si peu ; il enfonça ses rames dansl’eau et reprit sa route silencieuse. Si bien habitué qu’il fût àla traversée du lac Corrib, l’épaisseur du brouillard le trompaplus d’une fois en chemin, et plus d’une fois une île, aperçue àpropos au moment où il allait égarer sa route, le fit virer debord. Il y avait une chose étrange : chaque fois que Morristournait ainsi l’avant de sa barque à droite ou à gauche ; ilentendait toujours à quelques brasses de lui cet inexplicable bruitde rames.

On eût dit que tous les bateaux dansaientcette nuit-là sur le lac.

Morris croyait presque rêver. Il avait voguédans toutes les directions ; une ou deux fois même il étaitrevenu sur ses pas pour retrouver sa voie perdue, et toujours cescoups de rames voisins avaient frappé son oreille. Évidemment, ilétait entouré de bateaux cachés par la brume.

Il mit plus d’une heure à franchir le lac dansla direction de Headford. À mesure qu’il approchait de la rive, lesbarques de ses fantastiques compagnons de voyage semblaients’éloigner et se disperser.

Lorsqu’il toucha enfin le bord et que la brumedéchira autour de lui son voile gris, ses yeux avides parcoururentla rive. Il ne vit rien, si ce n’est au loin, si loin qu’il nepouvait guère s’en fier au témoignage de ses yeux, une forme sombrequi remontait comme lui la berge ; et qui se perdit aussitôtparmi les petits arbres disséminés sur le rivage.

C’en était à peine assez pour être bien sûrque tous ces bruits entendus sur le lac n’étaient point une vainefantasmagorie ; mais Morris Mac-Diarmid était agité en cemoment par de graves pensées : il n’avait point le loisir dedonner son esprit à des rêves. Il attacha sa barque entre lesroseaux, et s’engagea au pas de course dans les terres cultivéesqui séparent le lac Corrib des grands bogs[4] du Galway.

Tout en traversant ces champs fertiles, qu’uneculture éclairée eût aisément couverts d’opulentes moissons, Morrisne suivait point une ligne directe : il courait à droite, ilcourait à gauche, comme s’il eût cherché quelque chose dans lanuit. Ce quelque chose, il ne fut pas longtemps à le trouver. Audétour d’un chemin, sur la lisière d’une de ces belles prairiesnaturelles si communes en Irlande, un troupeau de poneys étaitcouché dans l’herbe.

Morris saisit par la crinière un de ceschevaux nains dont la race est bien connue chez nous, et sauta surson dos. Morris était de grande taille : les reins du poneyfléchirent un instant sous ce lourd fardeau ; mais le petitcheval secoua sa crinière, raidit ses muscles vigoureux, et montraqu’il était de force à porter son cavalier, dont les jambespendaient et touchaient presque le sol. Morris lui chatouilla lecou doucement, en murmurant quelques paroles caressantes : leponey bondit en avant, laissant là ses compagnons endormis, etpartit au galop.

La ligne des terres cultivées fut franchie enquelques minutes. Le poney allait comme le vent. Malgré ladisproportion énorme qui existait entre lui et son cavalier, ilredressait sa tête avec la fierté d’un cheval de race, et nes’arrêtait devant aucun obstacle.

Mais ce fut dans les bogs qui commencent entreHeadford et Carndulla que se déploya tout son admirable instinct.Les bogs sont d’immenses marais où les turfcutters(coupeurs de gazon) taillent la tourbe, qui est en Irlande lechauffage commun. Ces marais sont composés de terrains solides,entremêlés de terres meubles et de flaques d’eau croupissantes. Onn’y peut faire un pas sans risquer de s’embourber ; et leshabitants du pays eux-mêmes ne réussissent pas toujours à surmonterles dangers d’un voyage à travers les bogs en plein jour.

La nuit, ces dangers augmentent naturellementdans une proportion effrayante. Les longs bâtons ne suffisent plusà tâter les terrains mouvants et à parer les fondrières. Il fauts’arrêter, ou donner son âme à Dieu et risquer sa vie à l’aveugle,dans un jeu où l’on a mille chances contre soi.

Le poney allait d’un trot ferme et rapideparmi ces dangers sans cesse renaissants. Son merveilleux instinctlui faisait deviner l’étroite langue de terre solide qui courait enzigzags entre les fangeux précipices. Il tournait les largesflaques d’eau ; il doublait ces gazons perfides qui recouvrentdes lacs de boue ; il s’enfonçait intrépidement au milieu desforêts de joncs et de pins de marais. Et il allait, il allaittoujours, sans jamais ralentir sa marche…

La lune était sous un nuage noir, et la vasteétendue des bogs se perdait dans une obscurité presque complète.Morris flattait de la main son poney ; il lui parlait poursoutenir son ardeur. Tout en parlant, il avait la tête penchée dansl’attitude de la méditation.

Il était en ce moment à quatre ou cinq millesdéjà de la lisière des terrains cultivés qui avoisinent Carndulla.À un mille en avant de lui coulait la petite rivière de Moyne.

– Hardi, ma bouchal !murmurait-il, employant le patois familier des campagnes.Ferme ! mon bijou ! Arrah arrah !

Tout à coup il se tut, et sa tête se redressavivement. Encore une fois des bruits sortaient de l’ombre etarrivaient jusqu’à son oreille. Et, chose bizarre, ces bruitsétaient encore une sorte d’écho. Quand il avait descendit lamontagne, en quittant la ferme, ses pas avaient éveillé d’autrespas dans la nuit ; les chiens du village de Corrib avaienthurlé deux fois ; dans la brume du lac, des avirons mystérieuxavaient battu l’eau, répondant au son de ses rames ; etmaintenant qu’il était à cheval, la terre humide du bog résonnaitsourdement au loin sous les pas d’autres chevaux.

Car il ne se trompait point : c’était unbruit de chevaux qu’il avait entendu et qu’il entendait encore. Ily en avait plusieurs ; il y en avait beaucoup.

À droite, à gauche, par derrière, leur trotbattait le gazon flasque.

La nuit noire arrêtait l’œil de Morris :il ne voyait rien ; mais les nocturnes voyageurs serapprochaient de lui insensiblement, comme s’ils eussent tendu à unbut commun. Le moment arrivait où ils devaient entrer dans la voiede Morris, et alors une rencontre était inévitable : car,entre le mont Corbally et la rivière de Moyne le bog aboutit à unpassage étroit et unique.

Morris ouvrit le carrick qui sert de manteau àtout fermier irlandais, et tira de sa poche un carré de toile noirequ’il fixa sous son chapeau à bords étroits. Les plis de la toileretombèrent de manière à masquer entièrement son visage. D’une mainil soulevait ce voile pour garder sa vue libre ; de l’autre ilcontinuait à flatter son poney, qui redoublait d’ardeur et allaitcomme le vent.

Un demi-mille se fit encore de cettesorte.

La lune arrivait au rebord du grand nuagenoir, aux extrémités duquel ses rayons mettaient une frangeargentée : une lumière confuse et grise se répandait lentementpar les bogs. Morris regardait de tous ses yeux, voulant profiterde cette éclaircie. Il aperçut d’abord une forme fugitive, aussinoire que l’ombre et qui tranchait à peine dans l’obscurité. Cettesorte de fantôme était à cheval comme lui, et, comme lui, couraiten zigzags dans la tourbière. La lune montra un coin de son disqueau delà du grand nuage.

Le bog sortit de l’ombre ; une autreforme noire apparut, puis deux, puis trois : les sombrescavaliers semblaient surgir comme autant de spectres dans la nuit.Morris en compta sept qui suivaient les sinuosités capricieuses duterrain, tantôt se rapprochant, tantôt s’éloignant, et toujourscourant de toute la vitesse de leurs chevaux.

À la lueur pleine de la lune, qui voguaitmaintenant dans le ciel bleu vers un autre nuage, les objetsparaissaient vivement : Morris distinguait parfaitement lescavaliers, qui semblaient être une exacte reproduction de lui-même.C’étaient tous les sept des hommes de grande taille, vêtus decarricks sombres, voilés de noir, et montés sur de très petitschevaux.

Sans doute ils apercevaient Morris, commeMorris les apercevait ; mais nul, d’entre eux ne ralentissaitsa course.

Ils arrivèrent presque en même temps audéfilé, situé entre la rivière de Moyne et le mont Corbally.

Morris, qui s’y engagea le premier, entendaitsur ses talons le pas du second poney. Il pressa le galop de soncheval, et disparut en un clin d’œil derrière les saules quibordent le cours de la rivière.

Le second cavalier s’arrêta brusquement ;celui qui venait ensuite l’imita.

– Qui vive ? demandèrent-ils à lafois sans lever leurs voiles.

– Midnight Payer ! (Payeurde minuit), répondit un nouvel arrivant.

– Owen !

– Mickey !

– Sam !

Puis trois autres cavaliers s’élancèrent dubog.

– Natty Dan ! Larry !

Les six frères se mirent en cercle et sedonnèrent la main.

– Que Dieu sauve l’Irlande ! ditMickey. C’est ici le lieu du rendez-vous. Qui va nous montrer lechemin ?

Personne ne répondit.

– Il faut attendre, reprit Mickey :notre guide viendra sans doute quand il en sera temps.

Le pauvre Pat dormait dans une petite logeadossée au mur de l’enclos de Luke Neale. De l’autre côté de ce murcoulait la rivière de Moyne, qui bornait, vers le nord, lespropriétés de ce riche middleman (locataire intermédiaireentre les grands propriétaires et les petits fermiers). Pat étaitvalet de ferme et gardien de l’enclos. Il avait pour chargespéciale de veiller sur la porte du bord de l’eau. Au beau milieude son premier sommeil, le pauvre Pat fut éveillé en sursaut pardes coups faibles et discrètement frappés à la porte d’enclos.

– Pat ! disait en même temps unevoix contenue ; Pat, mon garçon !

Le valet de ferme se retourna sur la paille desa couche et tâcha de croire qu’il rêvait. Il avait fourni ce soirune longue course : la fatigue l’accablait. Mais la voixreprit :

– Pat ! mon bijou ! je suispressé.

Pat se frotta les yeux en gémissant, puis ilsauta sur ses pieds.

– Que voulez-vous et qui êtes-vous ?demanda-t-il par manière d’acquit.

– Mon fils, répliqua la voix du dehors,je suis un neveu de notre tante. As-tu envie que je tebrise le crâne ?

– Arrah ! grommela lepauvre Pat, Dieu ait pitié de nous ! Il n’est pas minuit,Votre Honneur ! Est-ce que la tante Molly est là avec toute sabande ?

Au dehors on frappa du pied et l’onrépondit :

– Je suis seul. Ouvre, ou tu ne feras pasde vieux os, mon ami Pat.

Le valet mit une clef dans la serrure, etouvrit la porte. Un homme en carrick sombre franchit précipitammentle seuil de la porte. Derrière le battant unique, on apercevait laforme grêle de Pat, dont les cheveux ébouriffés cachaient presquele visage.

Il sortait de son lit.

– Bonsoir, Pat ; mon garçon !dit l’homme au carrick. Tu ne m’attendais pas sitôt. Allons !nous avons une heure devant nous : il faut que tu me conduisessur-le-champ à la chambre du major anglais.

– Oh ! mon bon maître, répondit Pat,qui tremblait de froid et de frayeur, venez-vous pour letuer ? ma bouchal ! ce n’est pas la peine :le pauvre Saxon est à moitié mort, et n’a besoin de personne pours’en aller dans l’autre monde. Que Dieu lui fasse grâce de sespéchés !

– Je te dis, répéta l’autre avecimpatience, qu’il faut me conduire à sa chambre sur l’heure.

Pat hésita et trembla plus fort.

– Oh ! mon ami, mon bonmaître ! répliqua-t-il, n’ai-je pas assez travaillé cesoir ? La route est longue jusqu’à la ferme des Mamturks, etje l’ai faite deux fois. Écoutez, mon doux fils ! ayez pitiéde vous et de moi ! Personne ne dort cette nuit à la ferme deLuke Neale, et nous aurons une balle ou deux dans la tête chacun,avant d’arriver à la chambre du Saxon. Bien sûr, VotreHonneur ! bien sûr, mon cher petit ami !

L’homme au carrick le saisit brusquement parle collet de sa chemise. Pat poussa un gémissement, et passa sesdoigts calleux dans les masses ébouriffées de sa chevelure.

– Marche ! dit le nouveau venu.

– Je marcherai, puisque vous le voulez,mon bon maître ; je marcherai, mon bijou, répliqua Pat :mais que Dieu vous pardonne ma mort !

Il ne crut pas prudent de résister pluslongtemps aux ordres du nouveau venu, et rentra chez lui pourrevêtir à la hâte les haillons que nous lui avons vus à la table duvieux Miles, après quoi il se mit en marche à travers l’enclos.

Pat avait passé la soirée en coursesmystérieuses, qui n’étaient point, à coup sûr, dans l’intérêt deson maître, et maintenant il ouvrait la porte à l’ennemi. C’étaitun méchant gardien qu’avait là Neale, le middleman.

L’homme au carrick et lui s’abritaient dumieux qu’ils pouvaient derrière les arbres fruitiers, et tâchaientd’étouffer le bruit de leurs pas sur le gazon. Ils arrivèrent à lafaçade intérieure de la ferme, après avoir traversé l’enclos ettout le jardin. Aucun accident ne vint à l’encontre de leurexpédition. Ils entrèrent.

La nuit était noire dans les escaliers et dansles corridors de la ferme du middleman. Dans l’ombre épaisse, nosdeux compagnons crurent entendre le bruit sourd de plusieurs voixcontenues et inquiètes qui s’entretenaient.

Pat avait dit vrai : on ne dormait guèrecette nuit à la ferme de Luke Neale, et, les placards menaçantsaffichés sur les murailles de Galway suffisaient à tenir tous lesyeux ouverts, toutes les craintes éveillées. Mais, par cela mêmeque chacun était debout, le faible bruit que faisaient nos deuxcoureurs de nuit, en passant le long des corridors obscurs,n’attirait l’attention de personne. Ils arrivèrent sans encombre aubut de leur excursion.

– Voici la chambre du Saxon, dit Pat plusmort que vif. Puis-je me retirer, mon bon maître ?

– Non, répliqua l’homme au carrick ;attends-moi là : ta besogne n’est pas finie.

Il tourna le bouton de la porte et entra. Patdemeura défaillant au dehors.

Chacun sait que servir deux maîtres à la foisest un dangereux métier. Pat servait deux maîtres, et la vaillancen’était point son fort. Il se collait à la muraille, ils’aplatissait et retenait son souffle, croyant à chaque instantsentir dans ses cheveux crépus la main redoutable du middleman.

La chambre du Saxon n’était éclairée que parune chandelle de jonc placée à l’une de ses extrémités. À l’autrebout, on voyait un lit sur lequel un homme était étendu. Auprès dulit, sur une chaise en forme de baquet, une jeune fille au visagedoux et beau avait la tête renversée et les yeux fermés. Elle étaitlà pour veiller le blessé sans doute, et le sommeil vainqueurl’avait surprise au milieu de sa pieuse fatigue.

En dormant, elle souriait : un beau rêvela réjouissait peut-être, et son âme de vierge envoyait des refletspurs à son front.

Le blessé avait les yeux ouverts. Ses traits,éclairés vaguement par la lumière lointaine, étaient réguliers etnobles ; mais il y avait dans son regard une torpeur morne,qui ressemblait au dernier sommeil. Ses bras et sa poitrine étaienthors des couvertures ; sous sa chemise fine et transparente,on apercevait, au sein droit, des linges tachés de sang. Ses mainsétaient incolores comme des mains de cadavre ; son visage,pâle et immobile, ne gardait d’autre signe de vie que le soufflefaible passant à travers ses lèvres blanches entrouvertes.

L’homme au carrick avait son voile noir sur lafigure. Il marcha doucement jusqu’au lit : le blessé ne bougeapoint ; la jeune fille ne s’éveilla pas. Arrivé auprès dumajor, l’étranger souleva la toile qui couvrait son visage, et sepencha au-dessus du lit.

– Percy Mortimer, dit-il, mereconnaissez-vous ?

– Vous êtes un Payeur de minuit,répondit le blessé d’une voix à peine intelligible. Je ne puis pasme défendre. Épargnez cette jeune fille et tuez-moi.

L’étranger alla chercher la chandelle de joncet la mit devant son visage.

– Percy Mortimer, dit-il encore, mereconnaissez-vous ?

– Non, répliqua le major.

– Nous nous sommes vus deux foispourtant, prononça l’homme au carrick d’une voix lente etgrave : une fois auprès de Londres, à Richmond, où vous avezmis votre épée entre ma poitrine et le fer d’un assassin.

– Je ne m’en souviens pas, répliqua lemajor.

– Une autre fois, dans le bog deClare-Galway, où je vous ai payé une partie de ma dette.

Le major le considéra plus attentivement.

– C’est vrai, dit-il, vous m’avez sauvéla vie, monsieur. Que voulez-vous de moi ?

– Un fils de mon père, répondit l’hommeau carrick en relevant la tête avec orgueil, rend trois coups pourun coup et trois bienfaits pour un bienfait. Je vais vous sauver lavie encore une fois, major Percy Mortimer, et je n’aurai acquittéque les deux tiers de ma dette.

Kate Neale, la jeune fille endormie, fit unléger mouvement, comme si elle allait s’éveiller. L’étrangers’empressa de laisser retomber son masque. Puis, saisissant unmouchoir de soie qui était sur le lit du major, il bâillonna lajolie garde-malade avant qu’elle eût pu prononcer une parole ouexhaler un gémissement.

– Kate, chère petite sœur, murmura-t-il,je suis là pour vous sauver, vous aussi.

L’épouvante qui était dans les yeux de lajeune fille, ainsi éveillée par une terrible apparition, fit placeà la surprise. Elle jeta sur l’étranger un regard aigu, comme sielle eût voulu percer le masque qui couvrait son visage. L’homme aucarrick avait prononcé ces derniers mots d’une voix douce ettendre. Il reprit avec un dur accent de menace :

– Kate Neale, et vous, monsieur le majorvous allez me suivre, et, sur votre vie, vous allez voustaire !

Il éteignit brusquement la chandelle de jonc,et alla chercher Pat, qui attendait toujours à la porte.

– Aide-moi à charger le Saxon sur mesépaules, dit-il, puis tu prendras ta jeune maîtresse par la main ettu nous suivras.

– Arrah ! que Dieu aitpitié de nous ! grommela le pauvre valet de ferme.

Il obéit cependant : le major, enveloppédans ses couvertures, fut chargé sur les épaules de l’hommemasqué ; puis Pat prit par la main Kate bâillonnée etdemi-morte de frayeur. On s’engagea de nouveau dans le corridor.Cette fois il était presque impossible de ne pas éveillerl’attention des habitants de la ferme.

– Qui diable se promène comme cela ?cria de loin Luke Neale.

– Réponds ou tu es mort ! ditl’homme masqué à Pat.

– Oh ! Votre Honneur, répondit Pat,que la frayeur étouffait, c’est moi qui viens voir si tout estbien. Dieu soit béni ! Bonne nuit, Votre Honneur !puissiez-vous vivre longtemps !

L’étranger était au bas de l’escalier avec sonfardeau.

– Ouvre la porte de l’écurie, dit-il àPat lorsque celui-ci l’eut rejoint, et attelle un cheval auchar.

– Mais, mon bon maître, on va nousentendre ! objecta Pat d’une voix larmoyante. L’homme aucarrick, soutenant le major d’une main, étendit son autre bras versPat, qui sentit le froid d’un pistolet sur sa tempe.

– Que Dieu nous sauve ! murmura-t-ilavec détresse. Arrah ! arrah !

Et il ouvrit la porte de l’écurie. Il n’yavait personne dans la cour, et l’attention des gens de la fermeétait portée exclusivement sur le dehors. Le char fut attelé.L’homme masqué y déposa son fardeau auprès de Kate Neale, dont ilbaisa la main. Pat se mit sur le siège, et l’équipage partit.

Le middleman et ses gens entendirent legrincement de la porte qui s’ouvrait et le bruit du char cahotantsur les pierres du chemin. Ils se demandèrent ce que c’était ;mais à cette question nul ne sut répondre, et, dans cette nuit deterreur, on n’avait pas beaucoup de loisir à donner à la solutiond’une énigme.

L’homme au carrick redescendit le jardin encourant, sortit par la porte de l’eau, et monta sur son poney, quil’attendait, attaché en dehors de l’enclos. Le poney partitaussitôt ventre à terre.

Tout cela s’était passé en quelquesminutes.

Les fils de Diarmid attendaient toujours dansle défilé entre Corbally et la Moyne. Ils entendirent un bruit dansles grands saules qui bordent la rivière, et un cavalier se montraaux pâles rayons de la lune. C’était l’homme au carrick sombre quivenait d’enlever Kate Neale et le major Percy Mortimer.

– Qui va là ? demanda Mickey.

– Payeur de minuit.

Le cercle des fils de Diarmid s’ouvrit, et lenouvel arrivant, rejetant son voile en arrière, découvrit lesnobles traits de Morris. Il vint occuper le centre du cercle, etson œil compta ceux qui l’entouraient.

– Dieu sauve l’Irlande ! dit-il àvoix basse : il reste Jermyn à notre vieux père.

– Dieu sauve l’Irlande ! répétèrentles six Mac-Diarmid.

La lune tombait d’aplomb sur leurs visagesénergiques et beaux, qu’entouraient les boucles humides de leurchevelure. C’étaient sept hommes forts, sept cœurs intrépides, quin’avaient qu’une seule volonté. Il fallait dire :Malheur ! à quiconque était leur ennemi.

– Frères, reprit Morris d’une voix fermeoù il y avait de la tristesse, nous avons pris le voile noir àl’insu les uns des autres et de notre propre volonté. Dieu veuilleque là soit le salut de la patrie !

– Nous tâcherons, dit Mickey.

– Nous vaincrons ! s’écrièrent lesplus jeunes.

Morris leva au ciel ses grands yeux noirs, etmurmura d’une voix si basse, que ses paroles arrivèrent à peine auxoreilles de ses frères :

– Ceux que nous respectons et ceux quenous aimons nous donnent leur mépris. Vaincre est possible, et l’onpeut toujours mourir ! Sa tête se pencha un instant, puis illa redressa et reprit tout haut :

– Nous avons été choisis : que ledevoir s’accomplisse !

Owen, qui était resté silencieux et inquietjusqu’à cet instant, s’approcha de lui.

– Frère, dit-il à voix basse, Kate Neale,ma fiancée, est en péril de mort : laissez-moi la sauver.

– Kate est ma sœur, puisque mon frèrel’aime, répliqua Morris : je viens de la ferme de LukeNeale.

Owen prit la main de Morris et la pressapassionnément contre son cœur.

– Le temps presse, dit Mickey, et celuiqui doit nous guider ne vient pas.

– Celui qui doit vous guider est venu,répliqua Morris : suivez-moi.

Au moment où ils s’ébranlaient, un huitièmecavalier sortit du bog à bride abattue et entra dans le défilé. Lessept frères avaient remis précipitamment leurs voiles.

– Qui vive ? demanda Morris.

– Payeur de minuit répondit sousla toile noire une voix douce et presque enfantine.

– Jermyn ! prononcèrent à la foisles sept Mac-Diarmid.

Et Morris ajouta d’une voix triste :

– Le vieillard n’a plus de fils selon soncœur. Que Dieu sauve l’Irlande !

Minuit approchait. Les huit frères reprirentle galop. Entre Corbally et Men-Lough, à mille pas environ du litde la Moyne, la lune montrait une grande masse noire, dont leslignes indécises et heurtées tranchaient sur le ciel blanc. Lacavalcade se dirigea vers ce lieu.

À mesure qu’on approchait, on pouvaitdistinguer de longs pans de murailles, percés de symétriquesogives, qui fuyaient au loin et se perdaient dans l’ombre :c’étaient les ruines de l’abbaye de Glanmore, une de ces merveillescatholiques dont les débris traversent les siècles.

Les huit Mac-Diarmid entrèrent à cheval dansun long cloître, dont la voûte ouverte laissait apercevoir le ciel.Ils ne mirent pied à terre qu’au centre des bâtiments de l’abbaye,dans une grande salle presque entièrement conservée, à un angle delaquelle s’ouvrait un large escalier souterrain.

Les fils de Diarmid descendirent les marchesde cet escalier. Les poneys, libres, cherchèrent dans les cloîtresun lieu où l’herbe croissait plus dru, et se couchèrent pantelantssur le sol.

Le voyageur attardé qui eût passé devant laruine séculaire, aurait pu admirer les restes majestueux de lavieille abbaye et s’y croire dans la plus complète solitude. Unsilence absolu régnait dans les vastes corridors et dans les sallesimmenses, dont les fenêtres, dépourvues de vitraux, laissaientpasser le vent de la nuit avec les rayons de la lune.

Çà et là, quelque saint mutilé apparaissaitdans sa niche profonde. Les colonnettes jaillissaient du sol enfaisceaux et s’arrêtaient à mi-chemin de la voûte, brisées par lamain du temps. Le lierre et la mousse pendaient aux arêtes descorniches, qui s’avançaient au-dessus du vide et demeuraientsoutenues par une force inconnue, après la chute de leursappuis.

C’était une scène de désolation, grande etpoétique. La lune, qui jouait dans les arceaux brisés, éclairaitles jours délicats de ces vieilles dentelles de pierre. Le tempssemblait sommeiller et s’arrêter parmi ces splendeurs d’un autreâge. Nul bruit n’en troublait le silence solennel, si ce n’est lechant de la bise, qui gémissait en frôlant les pierresmoussues.

Mais tout à coup un fracas mystérieux se fit.C’était comme une clameur formidable sortant des entrailles de laterre. Le sol des vieilles salles trembla, et les mille échos desruines retrouvèrent leurs voix endormies.

Une lueur apparut à l’orifice de l’escalierpar où les Mac-Diarmid étaient descendus. L’instant d’après, unefoule masquée de noir fit irruption dans la salle, et traversa ensilence les ruines de l’abbaye.

En avant de cette foule, il y avait un hommede taille presque colossale, vêtu d’une mante rouge à capuchon,comme celle des femmes du Connaught, et qui tenait élevée au-dessusde sa tête une énorme branche de bog-pine (pin résineuxdes marais). La foule sortit des ruines, et se mit à marcher au pasde course, sans prononcer une parole. Le géant brandissait lebog-pine au dessus de sa tête, et laissait derrière luiune longue traînée de feu.

Les plis de sa mante rouge flottaient,éclairés vivement ; et, à le voir courir au loin dans laplaine avec sa torche à la grande chevelure de flamme, on prenaitune idée des choses surnaturelles.

Cet homme, chargé du rôle de Molly-Maguire,reine fantastique des ribbonmen, était bien connu, danstous les comtés de l’Ouest, sous le nom de Mahony le Brûleur.

À un mille de l’abbaye de Glanmore, sur larive de la Moyne, une ferme toute neuve élevait ses constructionsblanches, entourées de hangars et de vastes étables. C’était uneferme comme on n’en voit guère en Irlande, et surtout dans lepauvre Connaught.

Il y avait là une apparence de richesse quifaisait contraste avec les indigentes demeures du voisinage.

Nulle lumière ne paraissait aux fenêtres. Oneût dit que tout dormait dans la maison ; mais c’était unsigne trompeur, et celui qui aurait pu s’approcher jusqu’au pieddes murailles, aurait vu plusieurs canons de fusil briller derrièreles contrevents, ouverts à demi.

Cette ferme appartenait à Luke Neale, lemiddleman, agent d’affaires de lord George Montrath, propriétairede presque toute la partie occidentale du Galway.

Lorsque apparut au loin la lueur sanglante dubog-pine, il se fit un mouvement derrière les contrevents :des exclamations de courroux et de frayeur s’entre-croisèrent,mêlées à des gémissements de femmes.

La torche approchait cependantrapidement : on pouvait distinguer déjà, derrière le géant,huit hommes de grande taille, couverts de sombres carricks, quis’avançaient sans armes ; derrière encore on voyait scintillerçà et là dans la foule noire les canons des fusils.

– Qui êtes-vous ? dit une voix émueà l’intérieur de la maison.

– Musha ! grommela le géantMahony. Ils nous attendent, comme de braves coquins qu’ilssont !

Une voix grave sortit de la foule masquée.

– Nous sommes les Payeurs deminuit, répondit-elle. Luke Neale, tu as jeté hors de satenance la vieille Meggy, de Claggan ; nous allons te jeterhors de ta maison : tel est l’ordre de Molly-Maguire.

– Tel est l’ordre de la bonne tanteMolly, répéta en ricanant le géant habillé en femme. En même tempsil agita au-dessus de sa tête encapuchonnée la torche de bog-pine,qui dispersa ses flamboyantes étincelles.

– N’avancez pas, au nom de Dieu !cria-t-on de l’intérieur de la maison.

Les Molly-Maguires ne tinrent aucun compte decet ordre. Trois ou quatre coups de feu retentirent à lafois : deux hommes tombèrent dans les rangs des Payeursminuit.

– Feu ! mes chéris, hurla Mahony leBrûleur, qui secoua sa grande torche.

Une décharge générale suivit cecommandement : des plaintes se firent entendre à l’intérieurde la ferme de Luke Neale.

Une demi-heure après, un violent incendie, quetout secours humain eût été désormais impuissant à éteindre,dévorait la ferme du middleman.

Les lueurs du feu éclairaient un cordon deformes noires, qui entouraient, impassibles et silencieuses, lesbâtiments dévoués aux flammes, et regardaient s’achever l’œuvre dedestruction.

C’étaient les sentinelles de la vengeanceirlandaise. Elles défendaient l’incendie contre le secours.

Le lendemain, il n’y avait plus là qu’unmonceau de cendres fumantes.

Au centre des débris on voyait un pieu fichéen terre, qui supportait un écriteau ; et sur cet écriteau onlisait, au-dessous du nom de Molly-Maguire, en lettres d’undemi-pied de haut :

QUITTANCE DE MINUIT

FIN DU PROLOGUE

PREMIÈRE PARTIE – L’HÉRITIÈRE

I – LA MAISON NOIRE

Les événements que nous avons racontés auxprécédents chapitres, se passaient à la fin de 1844. Nous sommes enjuin 1845.

Pendant ces quelques mois, les événementsavaient marché. En ce temps de la grande lutte soutenue par DanielO’Connell, où il semblait que la volonté d’un seul homme fût entrele courroux contenu des partis et la plus implacable de toutes lesguerres civiles, chaque jour amenait son progrès contesté, sabataille perdue ou gagnée : une bataille gagnée presquetoujours, car l’étoile de l’Irlande grandissait et montait àl’horizon politique. Ces huit millions d’esclaves qui ont tant depeine à devenir un peuple, se dressaient pauvres mais forts,vis-à-vis des suppôts à demi vaincus de la tyrannie anglaise.

Ils avaient encore, sans doute, les vices etles faiblesses que mène avec soi la servitude, mais ils prêtaientl’oreille aux leçons vaillantes d’une voix libre ; leur cœurapprenait à battre. Ils allaient peut-être s’éveiller hommes.

Et tandis que les uns courbaient encore latête sous la puissance fatale de la misère ; tandis qued’autres, voués à de mystérieuses vengeances, poursuivaient durantles nuits noires leurs batailles inutiles et cruelles, quelquechose s’agitait au dedans et au dehors de la nation. L’Angleterre,émue, écoutait la voix longtemps muette de sa conscience.O’Connell, captif, trouvait un arc de triomphe au delà des portesouvertes de sa prison ; Robert Peel, le noble et ferme génie,muselait son propre parti, et ensemençait de ses mains le champ oùdoit mûrir la moisson de l’indépendance.

L’Europe, attentive, regardait, rapprochantses mains, pressées d’applaudir. Robert Peel mourut, O’Connell estmort. Rien n’est sorti de la lutte ; – rien, sinon cettemystérieuse menace qui change de nom toujours, et qui, d’année enannée, pend à un fil plus mince au-dessus du cœur del’Angleterre.

Molly-Maguire a éteint sa torche, mais lesFenyans chargent leurs rifles et aiguisent leurs couteaux.

O’Connell l’a dit : l’Irlande oppriméeest un cancer mortel que l’Angleterre porte au sein.

Le gai soleil de juin enfilait la voie étroitede Donnor street, à Galway ; ses rayons, frappant obliquementla ligne irrégulière des maisons, mettaient alternativement degrandes ombres et de vives lumières à leurs façades sculptées.Galway est la perle de l’Irlande ; c’est la cité romanesque,la ville épique, gardant au fronton de ses demeures les bellesfantaisies que le moyen âge taillait partout dans la pierre.

En passant par certaines rues, vous diriezquelque quartier transplanté d’une ville castillane. Les maisons,qui se touchent presque, s’élèvent sveltes et fières, ouvrant surla voie discrète leurs longues fenêtres en ogive. Le dessus dechaque porte se découpe en sculptures capricieuses. Çà et là, entreles fenêtres, des écussons symétriques étalent leurs vieux émauxque le temps a respectés.

Donnor street est une de ces voies oùl’architecture gothique et le style de la Renaissance alternentsans aucun mélange de constructions modernes. Chaque maison est unchâteau, petit ou grand, aux murailles criblées d’armoiries, queferment fièrement les battants guillochés de son portail. Mais ceschâteaux sont depuis longtemps veufs de leurs nobles hôtes ;ceux qui ne sont pas inhabités servent d’asile aux professions lesplus bourgeoises, et encore ont-ils peu de faveur auprès desindustriels, à cause de l’incommodité de leurs distributionsintérieures.

À l’angle de Donnor street et de la ruellesans nom qui mène au Claddag, cette patrie des matelots et despêcheurs de Galway, une grande maison, d’architecture éminemmentcurieuse et caractéristique, avait été transformée en auberge, sousle patronage de Saunder Flipp, Écossais et presbytérien. Il y avaitau-dessus de la porte principale, entre deux écus sculptés dans lapierre, où la harpe d’Irlande s’accompagnait de diverses pièceschevaleresques, un beau tableau composé de pâtés de couleurs bleue,jaune et rouge, qui représentaient le bon roi Malcolm.

Au-dessous on lisait : Ale d’Écosse,poteen, fort pension pour hommes et pour chevaux.

C’était un des principaux publichouses protestants de Galway. À différentes époques, lesorangistes y avaient tenu les séances de leur club. Quoiquepresbytérien, Saunder Flipp avait une tendresse de frère pour lesgens de l’Église établie, qui venaient boire à son auberge. Ilétait allé une fois, dans son zèle enthousiaste, jusqu’à proposer àses pratiques orangistes de mettre bas l’enseigne du roi Malcolm,qui avait été en son temps un partisan du pape ; mais lagrandeur d’âme des anglicans avait dédaigné cette offre soumise, etles pâtés de couleurs bleue, rouge et jaune continuaient dereprésenter sans encombre le vieux monarque écossais.

C’était alors un bon temps pour Saunie :les voyageurs abondaient en la ville de Galway. On était à laveille des élections, et les deux partis, qui se préparaient à unelutte acharnée, avaient convoqué le ban et l’arrière-ban de leursamis. L’Ulster[5] avait envoyé un nombreux contingent deprotestants, pour tenir avec avantage le marché aux votes ettravailler les consciences indécises. Des gens de Londres étaientvenus dans le même but, et du midi de l’Irlande affluaient desbandes bruyantes, qui n’étaient certes pas là pour appuyer lecandidat tory.

En outre, il y avait à Galway un autre appâtpour la foule, un grand procès de whiteboysme : c’était assezpour emplir jusqu’au comble toutes les hôtelleries ; et, defait, la vieille cité, trop petite, déversait une partie de seshôtes sur Tuam et les autres villes environnantes.

Ce procès de whiteboysme, qui était en trainde se juger, piquait la curiosité très vivement. L’accusé, que legrand jury avait renvoyé devant les assises, était, disait-on, l’undes principaux chefs de l’armée des Molly-Maguires. Cet homme, quijouissait d’une grande influence dans la partie occidentale ducomté, entre la mer et les deux lacs, avait trouvé dans lapopulation une telle sympathie, qu’aucun témoin ne s’étaitrencontré pour déposer contre lui à la dernière session.

Lors de son arrestation, il y avait eu deterribles émeutes dans le Connaught. Des bandes étaient venues, denuit, jusqu’au milieu de la ville de Galway ; et, si leprisonnier avait voulu y mettre un peu du sien, il ne fût pas restéquarante-huit heures sous les verrous de la reine. Mais leprisonnier demeurait calme au fond de sa cellule ; ildésavouait l’émeute, et prétendait faire triompher légalement soninnocence.

Au lieu de l’acquitter purement et simplement,faute de preuves, on avait renvoyé l’affaire à deux mois, commecela se fait assez généralement en Irlande. Le bruit public étaitque, pendant ces deux mois, on avait découvert enfin ce qu’ilfallait de témoins pour faire condamner le vieux MilesMac-Diarmid.

De l’autre côté de la rue étroite, etjustement vis-à-vis de l’auberge du Roi Malcolm, s’élevaitune grande maison noire, délabrée, chancelante, dont les fenêtresgothiques, veuves de leurs vitraux, laissaient passer le vent et lapluie. Dégagée des habitations qui la pressaient, cette maison eûtété une belle ruine. Ses murailles, couvertes de sculpturesféodales, brisaient leurs courbes avec grandeur, et s’ouvraient àleur milieu, ménageant un portail sarrasin digne du palais d’unprince. Elle était beaucoup plus large de façade que l’hôtel deSaunder Flipp, et avait la forme d’un château : un corps delogis et deux ailes, séparés entre eux par de profondeséchancrures. Personne ne l’habitait. On la laissait tomber eupoussière, comme tant de palais en Irlande, et nul n’allaits’inquiéter de l’imminence de sa chute.

Il était deux heures de l’après-midi : lesoleil éclairait joyeusement les cloisons rougeâtres du parloir del’auberge du Roi Malcolm. Il y avait çà et là, dans lescompartiments de cette salle, destinée aux membres importants de lasociété orangiste, quelques gentlemen attablés, buvant dutoddy.

La loge la plus voisine de la fenêtre étaitoccupée par quatre personnages, deux hommes et deux femmes, quis’entretenaient paisiblement. Mistress Fenella Daws, l’aînée desdeux femmes, pouvait bien avoir quarante ans. Elle était trèsmaigre, très blafarde, et coiffée à l’enfant. Ses cheveux, d’unblond ardent, décimés par l’âge, étageaient leurs petitesbouclettes pommadées autour d’un front étroit où il n’y avait pastrop de rides. Ses yeux blancs avaient d’étonnantes façons de semouvoir de bas en haut et de rouler avec détresse, chaque foisqu’elle ouvrait sa mince bouche contenant de grandes dents.

Manifestement, sa ferme volonté était d’avoirun charmant sourire. Quand elle souriait, son nez long et mince sebusquait doucement ; ses yeux, garnis de franges roussâtres,se fermaient à demi ; ses larges dents se montraientéblouissantes. Elle était grande, toute en jambes, et habilléesuivant la dernière mode d’Almack : une robe de mousselineclaire, dont le frêle tissu était menacé de ruine par les anglesaigus de ses épaules, rabattait ses plis sur la plus austère detoutes les poitrines ; un fichu éclatant tournaitnonchalamment autour des vertèbres puissamment accusées de soncou ; de beaux souliers vernis, emplis par des pieds plats,relevaient orgueilleusement sa jupe trop courte.

Elle avait du vague dans l’esprit et desromans dans le cœur. La poésie était sa nourriture.

À côté d’elle s’asseyait une charmante fille,de dix-huit ans, sa nièce, miss Frances Roberts. Miss Frances neressemblait point à sa tante : elle avait de beaux yeuxlimpides et sérieux ; son front pur s’encadrait de finscheveux blonds, dont les boucles abondantes tombaient avecprofusion le long de ses joues. Les filles de l’Angleterre ont leprivilège de ces admirables chevelures dont la nuance doucechatoie, et dont les ondes perlées ruissellent sur la blancheursans rivale de leur peau transparente.

Les sourires de Frances étaient aussi raresque ceux de sa tante s’épanouissaient fréquents. Mais, quand ellesouriait, c’était comme un suave rayon qui réjouissait l’œil etchauffait le cœur.

Elle avait un petit air de dignité sévère, quicontrastait singulièrement avec les airs langoureux de FenellaDaws. On eût dit vraiment que ta tante et la nièce avaient changéde rôle, ou que la jolie fille, par une muette moquerie, mettaitsur son gracieux visage le masque qui convenait à la femmemûre.

Cette austérité n’avait, au reste, nul rapportavec la timidité de nos vierges. La modestie change d’allures enpassant le détroit, et les belles filles d’Albion n’entendent pointcomme nous la pudeur. Peut-être l’entendent-elles comme il faut. Leregard de Frances, ferme et hardi, ne se baissait point à toutpropos. Le rose délicat de sa joue ne passait point au pourpre deminute en minute. Elle était calme comme un homme. Et cetteassurance donnait à sa physionomie une fierté douce. Il y avaitautour d’elle comme un reflet attrayant de digne sérénité.

Dans la manière dont la traitait sa tante, onaurait pu reconnaître un singulier mélange de déférence étudiée etde dédain très franc. Fenella ne pouvait voir en effet dans cettepetite qu’une créature évidemment inférieure ; mais Francesétait la fille de feu sir Edmund-Roberts, chevalier et membre duParlement. Cela méritait considération. Fenella se faisait honneurvolontiers de cette parenté. Elle parlait avec emphase des bellesconnaissances de sa nièce, qui avait été élevée dans une maisond’éducation fashionable, et qui était l’amie, mais vraiment l’amie,de plusieurs grandes dames, parmi lesquelles il fallait compterlady Georgiana Montrath.

De ces nobles amitiés, Fenella recevait commeun lointain reflet de distinction, qui lui était cher plus que nousne saurions le dire. Sans cela sa supériorité eût écrasé bel etbien miss Roberts.

Mistress Fenella Daws et sa nièce buvaient lethé, assises du même côté de la table et adossées à la fenêtre. Enface d’elles, les deux hommes buvaient et s’entretenaient.

Ils étaient tous les deux, à peu de choseprès, du même âge. Celui d’entre eux qui avait le plus d’apparence,était un personnage gros, court, au front chauve et plat, flanquésur les tempes de deux mèches de cheveux gris. Il avait une longuefigure emmanchée à un cou trapu, et son menton sans barbedescendait en pointe sur sa poitrine. Ses yeux à demi fermésaffectaient une dignité sévère. Ses lèvres remuaient avec lenteurpour prononcer d’emphatiques paroles. Il tenait le plus raide qu’ilpouvait son torse obèse, couvert d’un habit noir.

Ce n’était rien moins que Josuah Daws, esq.,sous-contrôleur de la police métropolitaine de Londres, époux deFenella Daws et oncle de miss Frances Roberts. Il était en Irlandeavec une mission, disait-il, et paraissait avoir au degré suprêmela conviction de son importance.

Son compagnon, qui avait nom Gib Roe, était unhomme de taille moyenne, grand et maigre, qui semblait mal à l’aisesous son habit de gentleman. Sa figure anguleuse, aux traitsprofondément fouillés, offrait en ce moment le type le plus parfaitde la servilité aux abois. On s’étonnait de ne point voir deshaillons sur ces épaules courbées ; et cette main jaunie, auxjointures calleuses, qui tressaillait et tremblait au moindrebruit, devait avoir touché bien souvent le denier de l’aumône. Gibavait mis son chapeau à côté de lui sur la table, ce qui éloignaittoute idée qu’il pût être un homme comme il faut. En Irlande, eneffet, de même qu’en Angleterre, le chapeau d’un gentleman doitêtre rivé soigneusement à son crâne ; se découvrir est le faitd’un manant.

Gib avait des cheveux crépus mais rares, quis’ébouriffaient autour de sa tête pointue. Ses yeux déteints etcaves disparaissaient presque derrière les poils inégalementhérissés de ses sourcils. Sa joue était hâve, ce qui faisaitressortir la tache rouge, signe menaçant, que la misère ou lamaladie avait imprimée sur la saillie aiguë de ses pommettes. Lereste de ses traits était aquilin un long nez mince, recourbé surune bouche pincée, autour de laquelle errait un sourire triste,matois et soumis.

Il regardait en dessous de temps à autreJosuah Daws, et, chaque fois que Josuah Daws parlait, il courbaitl’échine et renforçait son sourire d’esclave.

– Buvez un coup, Gibbie, pauvrecréature ! dit Josuah Daws avec un geste protecteur.

– Oh ! Votre Honneur, grandmerci ! répliqua Roe, qui avala une large rasade de toddy.

– Il est entendu, reprit l’homme depolice, que vous êtes à nous, mon garçon, hé ?

– C’est entendu, Votre Honneur.

– Parlez plus bas, Gibbie ! Je nevois point la nécessité de mettre ces dames dans notre secret, bienque notre secret n’ait rien que d’honorable, mon garçon, et dechrétien, et de… hum !

– Oh ! Votre Honneur, je croisbien ! murmura Roe.

– Nous disions que vous viendriez chez lejuge avec moi, demain matin, pour faire votre déposition contre cescélérat de papiste…

– Oui, Votre Honneur.

– Et que vous amèneriez vos enfants.

– Oui, Votre Honneur.

– Qui ont été les témoins del’incendie ?

– Oh ! Votre Honneur ! soupiraGib en baissant les yeux.

Puis il ajouta :

– Sans doute, sans doute… et je bois unverre, Votre Honneur. J’ai vu ; ils ont vu, les chèrescréatures. Arrah ! nous étions pourtant à Kilkennytous les trois, bien loin d’ici ; mais il n’importe, puisqueVotre Honneur nous paye.

– Et que c’est pour le bien de la vraiecroyance, Gibbie. Où sont les enfants à présent ?

– Ils coupent de la tourbe dans lesbogs, s’il plaît à Votre Honneur.

– Et quel âge ont-ils, Gibbie ?

– Ma bouchal ! lesinnocents ! Paddy a onze ans ; sa sœur Su va sur satreizième année : que Dieu les protège !

– À merveille ! grommela lesous-contrôleur.

Puis il ajouta entre ses dents, en se frottantles mains joyeusement :

– Il a fallu que je vienne de Londrespour mettre ordre à tout cela ! Ah ! ah ! cesmagistrats de la verte Érin ont le bras court et les oreilleslongues. Je demande pardon à Dieu de ce mouvement d’orgueil.

Ayant ainsi parlé, Josuah Daws se prit àréfléchir. Gib garda un respectueux silence. La tante et la niècecependant poursuivaient leur entretien : elles causaient d’unerécente excursion faite, à l’occasion de la Saint-Patrick, sur lesbords enchantés des lacs Mask et Corrib.

– Que je voudrais être à Londres,Frances ! disait la tante ; à Londres, dans le Strand,pour raconter toutes ces merveilles ! Je donnerai un thé,miss, un grand thé, ma fille… peut-être un raout, si M. Dawsle juge à propos, afin de me faire honneur de cet incroyablevoyage. Quels sites ! quelles eaux ! quels bois !quelles prairies ! quels costumes ! quels horizons !que de pittoresque ! que d’imprévu ! que depoésie !

Fenella s’arrêta essoufflée.

– C’est un beau pays, dit Frances.

– Beau n’est pas le mot, je pense, missFanny. C’est étonnant, prodigieux, diabolique : des sauvages àlongs cheveux, des filles à manteaux rouges, des enfants nus !Et quand on pense, Fanny, que toutes ces choses appartiennent àSatan !

Frances secoua sa blonde tête.

– Croyez-vous donc, madame,répliqua-t-elle, que ces beaux enfants qui nous souriaient sidoucement le long des rives du lac Mask, étaient possédés du malinesprit ? et ces jolies jeunes filles, dont nous admirions lesgrands yeux noirs ?

– Parlez pour vous, miss Fanny, je vousprie, interrompit Fenella : je n’aime pas les yeux noirs chezles femmes.

– Et ces fiers garçons, reprit Frances, àl’air si franc, si brave !

Les yeux de Fenella s’alanguirent.

– C’est vrai murmura-t-elle, et jen’aurais jamais cru trouver de si beaux hommes dans ce paysdamné ! Ils ont quelque chose de robuste, Fanny, ne lepensiez-vous pas ? et de poétique. Mais que Dieu nous protège,ma nièce ! L’Irlande est au pape, et le pape estl’Antéchrist !

Frances rêvait.

– Et que peut-être l’Antéchrist, déclamaFenella Daws, sinon Satan, le Grand Ennemi ?

– Assurément, murmura Frances avecdistraction.

Mistress Daws la regarda en dessous.

– Quel a été le sentiment de cessauvages, pensa-t-elle, en nous voyant glisser, ma nièce et moi,sur le gazon des rives du lac ? Ils ont la poésie duNord : leurs bardes nous ont sans doute chantées déjà sur laharpe héroïque, et leurs vers nous comparent, je le crois, à deuxdivinités descendues des nuages. Je voudrais bien voir leursvers.

– À quoi pensez-vous, Gibbie ?demanda en ce moment avec brusquerie M. Daws, esq.

Le pauvre Roe avait penché sa tête rêveuse surson sein. Peut-être songeait-il à ces jours de misère insoucieuseoù il allait par les grands bogs du Connaught, défiant lafaim, défiant le froid, et chantant les vieux airs des bardes del’île verte. Son regard se fixait, à travers les carreaux de lacroisée, sur la façade sombre de la maison ruinée. L’œil de Daws setourna curieusement du même côté ; mais Daws ne vit que lamuraille enfumée et les lignes confuses des vieilles sculpturesrongées par la mousse.

Au contraire, la joue pâle de Gib s’étaitcouverte de rougeur.

– Oh ! Votre Honneur !murmura-t-il en tremblant.

Puis, voyant que la grave figure de sonnouveau patron n’exprimait aucun soupçon, il ajouta :

– Je songeais que Paddy, l’innocent, n’arien pour couvrir ses pauvres épaules, et que la petite Su ne peutpas se présenter devant la justice, toute nue, comme elle est, lajolie créature !

– C’est juste ! s’empressa derépondre Daws, qui mit sa main à sa poche et en retira plusieurscouronnes.

Les yeux caves de Roe brillèrent à la vue del’argent dont le tintement affecta délicieusement ses oreilles.

– Och ! murmura-t-il enreniflant avec énergie cette exclamation irlandaise ;och ! och !

– C’est pour toi, dit Daws : tuachèteras des vêtements aux petits.

Roe s’empara de l’argent, et le fitdisparaître dans les poches de son habit de gentleman.

– À la santé de Votre Honneur !dit-il avec enthousiasme ; arrach ! à la santéde la belle dame et de la jolie demoiselle !Och ! les enfants ont vu l’incendie, les pauvreschérubins ! De Kilkenny à la Moyne il n’y a guère que centmilles, après tout !

– Chut ! mon garçon, chut ditJosuah.

Gib remit son verre et se tut avec la docilitéd’un automate.

De temps à autre cependant la porte du parloirs’ouvrait, et quelque grave personnage faisait solennellement sonentrée. La plupart des nouveaux arrivants portaient d’énormesbibles sous le bras, et saluaient l’assistance avec cette affectionde grave pruderie qui distingue le cagotisme protestant. Lesstalles du parloir s’emplissaient l’une après l’autre. Il y avaitlà déjà le procureur O’Kir, gros saint, dont la bible avait desmarges grasses, et qui écorchait impitoyablement ses clients, pourla plus grande gloire de la vraie foi ; le juge, Mac-Foote,auteur du Traité des visions dans la veille et des abstractionsde la chair ; le bailli Payne, homme édifiant, qui avaittoujours un texte saint en réserve pour donner aux pauvres qui luidemandaient l’aumône ; le sous-bailli Munro, le lieutenantPeters, l’enseigne Dickson, l’intendant Crackenwell.

La crème enfin des notables deGalway !

On buvait dru, mais le toddy n’avait pas eu letemps d’échauffer les têtes. Chacun gardait encore son masque depudibonde gravité. On parlait du procès du vieux Mac-Diarmid, lemisérable coquin ! on parlait des derniers méfaits de la tanteMolly-Maguire, des élections prochaines et de la faiblessecondamnable du ministère tory.

Les chances du scrutin étaient vraimentdouteuses.

Qui serait victorieux ? James Sullivan,un saint devant le Seigneur, le protégé du noble lordMontrath ? ou ce scélérat de Derry, créature d’O’Connell,patron de Mac-Diarmid, papiste enragé, papiste honteux, papistepapiste ?

Fenella Daws en était à sa sixième tasse dethé, dans lequel elle trempait de larges tartines beurrées. Ce quemangent ces créatures d’élite, à part la poésie, est quelque chosede prodigieux ! Tout en mangeant, elle donnait carrière à sonéloquence.

– Sans doute, miss Fanny, disait-elle entournant ses yeux blancs, vous avez vu tout cela, comme une bonnefille que vous êtes ; mais il vous manque, ma chère enfant, ceje ne sais quoi que je possède à un si haut degré, cette facultéd’extraire le vrai beau de toute chose, ce sens divin, ce feusacré… vous entendez bien ?

– Oui, madame.

– La nature est pour vous de la terre etde l’herbe. La vie passe devant vos yeux comme un drame sanspassion. Tenez ! cette scène poignante à laquelle nousassistâmes sur la montagne, le soir de la fête, vous laissa presquefroide !

Frances essaya de sourire, mais elle ne put,et une émotion profonde se peignit sur ses traits.

– Je me souviens… murmura-t-elle ;oh ! je me souviens… quel noble courage !

– Et quel magnétique regard, missFanny ! Comme il dominait la foule sauvage qui rugissaitautour de lui ! On entendait le bois des shillelahs choquer lachair, et les plaintes se mêlaient aux malédictions…

– Et il était seul contre tous ! ditFrances.

– Seul, ma fille ! seul avec soncasque d’Or, sa ceinture de soie brodée et son justaucorps depourpre !

Frances la regarda étonnée.

– Vous parlez du major PercyMortimer ? demanda-t-elle.

– Et de qui donc parlerais-je ?

– Moi, répliqua Frances sans baisser lesyeux, je parle de son sauveur, Morris Mac-Diarmid.

– Cet homme au carrick gris !s’écria Fenella en riant, ce rustre au bâton ! cepaysan !

L’œil bleu de Frances étincelad’indignation.

– Lui-même, répliqua-t-elle, cet hommequi est venu mettre sa poitrine sans défense entre la mort et PercyMortimer. Je n’ai point vu, madame, s’il avait une écharpe de soieou des haillons ; j’ai vu son œil étinceler, j’ai entendu savoix tonner parmi les hurlements de la foule.

– Et le major ! ma nièce, pas unmuscle en mouvement sur son pâle visage !

– J’ai vu son shillelah vibrer comme unebaguette magique ; et la foule a reculé, madame, la foule,irritée, furieuse ! elle a reculé devant un homme !

– Mais le major ! il se tenait droitet impassible, son œil était grand ouvert…

– Le major est un vaillant soldat,madame.

– Et il est si beau ! et sipoétique, Fanny !

– Oh ! il était beau vraiment etsublime, celui qui l’a sauvé, s’écria Frances, emportée par unirrésistible mouvement d’admiration.

Fenella Daws la regarda, étonnée à son tour.Elle vit son œil étinceler, et son front, si calme d’ordinaire, secouvrir d’une rougeur ardente. Un sourire pincé vint à la lèvre dela dame entre deux âges.

– Comme vous vous animez, ma fille !dit-elle. Ne vous ai-je pas entendue prononcer le nom de ce hérosen carrick ?

– Morris Mac-Diarmid, madame : toutle monde le répétait autour de nous.

– Et vous l’avez retenu, missFanny ?

– Et je ne l’oublierai jamais,madame !

Fenella pinça, les lèvres davantage.

– N’est-ce pas le fils de MilesMac-Diarmid l’incendiaire ? dit-elle.

Frances baissa les yeux et garda le silence.Mistress Daws se prit à considérer curieusement sa nièce. Uninstant elle fut sur le point de croire… mais n’était-il pasinvraisemblable qu’une miss comme il faut, la propre nièce deFenella Daws, pût aimer un homme en carrick ?

Un rustre ! Moins qu’un rustre, moinsqu’un mendiant ! un Irlandais !

Josuah Daws et le pauvre Gib Roe continuaientd’échanger quelques paroles à de rares intervalles. Josuah donnaità Gib des instructions que celui-ci recevait avec un respectsoumis. Mais son attention n’égalait point, à beaucoup près, sonrespect. Sa prunelle errait distraite, et jetait à chaque instantde furtifs regards vers la sombre façade de la maison abandonnée.Le grave Josuah buvait comme un Anglais, et mettait à cetteoccupation tant de conscience, qu’il ne prenait point garde à lanombreuse compagnie qui se réunissait peu à peu dans leparloir.

Sa femme et sa nièce, abritées au fond de laloge, ne voyaient rien.

Enfin le sous-contrôleur jeta les yeux autourde lui, et poussa un cri de surprise qui fit tressaillir Gibbie. Leparloir s’était en effet rempli, et de tous côtés le bruit desconversations se croisait. Il y avait là pour le moins unetrentaine de gros bonnets protestants, qui déblatéraient contreO’Connell, et affirmaient que l’Irlande ne se porterait point commeil faut tant qu’on n’aurait pas pendu le dernier papiste.

On remarquait parmi eux trois ou quatreuniformes de dragons. Les porteurs de ces uniformes étaient lecentre de plusieurs groupes, et semblaient les personnagesimportants de la réunion. On les entourait, on les choyait ;tous les toasts étaient à leur intention, toutes les politessesconvergeaient vers eux. Ils se laissaient faire et buvaient sanstrop de remords une notable quantité de punch orangiste. Ils sebornaient à porter de temps à autre la santé de sa très gracieuseMajesté la reine, comme pour sauvegarder leur caractèreofficiel.

Les bons marchands de Galway les excitaient àbien faire, et leur conseillaient de briser nombre de têtespapistes à l’occasion, afin d’être agréables au vrai Dieu et degagner sûrement le ciel. Les dragons ne disaient point non. Ilsétaient bons princes, et s’échappaient même parfois jusqu’àformuler une malédiction militaire contre la canaille catholique ducomté. Le punch coulait à flots abondants. L’éloquence orangiste netarissait guère. Le bruit montait. Les joues prenaient de gaisreflets de pourpre. Les yeux s’allumaient.

– Lord Montrath et Sullivan !criait-on.

– Hurrah pour Sullivan !

– Malédiction sur Derry, lemisérable !

– Sullivan pour toujours !

Et mille autres choses. Il régnait déjà dansle parloir une atmosphère d’orgie politique. Mistress Fenella Daws,sortant enfin de sa rêverie, daigna donner son attention aux chosesqui l’entouraient. Elle crut convenable de manifester aussitôt uneextrême frayeur.

– Monsieur ! s’écria-t-elle,retirons-nous ! Veuillez, je vous conjure, nous frayer unpassage !

Josuah Daws épiait en ce moment Gibbie, quiavait le visage tourné vers la fenêtre. Il sembla n’avoir pointentendu la demande de sa femme ; son regard était fixéavidement devant lui. Une vague inquiétude se peignit dans les yeuxde Frances, car la foule s’épaississait à chaque instant, et pourgagner la porte, il fallait traverser le parloir tout entier. Quantà Fenella Daws, elle joignait les mains avec détresse et dardait auciel ses yeux blancs, comme si c’eût été fait de sa vie.

Malgré le tumulte croissant, nous devons direcependant que rien n’annonçait parmi cette assemblée à moitié ivrele danger d’une insulte pour les deux dames : on ne lesregardait point. C’était une débauche sérieuse, où la passion secachait sous un vêtement burlesque de grave pruderie ; c’étaitune bacchanale dévote où l’on citait la Bible à tout propos, et oùchaque bourgeois parlait de sang, honnêtement, entre deux bribesd’un sermon mystico-amphigourique.

Josuah Daws cependant regardait toujoursfixement devant lui. Il se trouvait placé vis-à-vis de la fenêtre,et son œil tombait d’aplomb sur la noire façade de la maisonvoisine, que le soleil laissait dans l’ombre. Cette maison, à demiruinée, gardait son caractère de silencieux abandon. Josephs Dawsvenait de découvrir ce qui attirait si obstinément l’attention deGib Roe, de l’autre côté de la rue.

Longtemps il n’avait aperçu qu’un mur noir,percé de fenêtres dépouillées, mais enfin, en suivant patiemment ladirection du regard de Gib, il avait distingué, tout en haut de lafenêtre principale, et à la pointe de son ogive dégarnie decarreaux, une figure brune, inerte, immobile, qui semblait fairepartie des vieilles sculptures de la façade poudreuse. Cette figures’encadrait entre les nervures de pierres, destinées autrefois àsoutenir les vitraux de la fenêtre. Soit que la réalité fût ainsi,soit qu’un bizarre jeu de lumière prêtât à l’illusion, elleapparaissait plus grande que le visage d’un homme.

Son regard fixe traversait la rue, et tombaitlourd, sur la croisée de l’hôtellerie du Roi Malcolm.C’était cette grande figure immobile qui causait la distraction deJosuah Daws.

Il ne s’était point rendu compte d’abord de saprésence au haut de la fenêtre. Le soleil, qui passait entre l’unedes ailes de la maison ruinée et le corps de logis, frappaitvivement les yeux du sous-intendant de police et mettait du noirsur la muraille opposée. Mais, à force de regarder, Josuah Dawsdistingua, derrière la dentelle de pierre qui fermait encorel’ogive, des bras de proportion gigantesque, puis un torse énorme,tout un corps enfin qui dépassait de beaucoup la taille ordinairede l’homme. Josuah n’était pas un ami du merveilleux ;néanmoins cette vision avait quelque chose de si extraordinaire eten même temps de si vague, qu’il se tourna ébahi vers Gib Roe,s’attendant à recevoir l’explication de quelque étrangemystère.

– Qu’est-ce cela ? demanda-t-il.

Roe le regarda d’un air innocent.

– Quoi, Votre Honneur ?

– Cette tête ?

Gib ouvrit de grands yeux étonnés.

– Je ne vois point de tête,répondit-il.

– Monsieur, répéta en ce moment FenellaDaws avec un geste dramatique, vous répondez de ce qui peut arriverà deux faibles femmes !

– Longue vie : à JamesSullivan ! criait la foule.

– Longue vie à Sa Seigneurie lord GeorgeMontrath, son patron responsable !

– Monsieur ! oh ! monsieur,murmurait la triste Fenella.

Frances, qui s’était levée, regardaitcurieusement la cohue, agitée. Ses beaux yeux bleus ne donnaientaucun signe de frayeur. Et la foule hurlait.

– L’union pour toujours !

– L’union et la suprématieprotestante !

– À la santé du lieutenantPeters !

– Et du digne enseigne Dickson !

– Et de l’honorable cornetteBrown !

– Au diable O’Connell et sesaboyeurs ! C’était un concert assourdissant de clameurs et despeechs, allongés par l’ivresse.

Au plus fort du tumulte, la porte d’entrée duparloir s’ouvrit brusquement, et un homme vêtu, lui aussi, ducostume de dragon, parut sur le seuil. C’était un officiersupérieur en grande tenue, avec le casque et la ceinture brodéed’or, dont les glands tombaient presque jusqu’à terre. Il portaitle bras droit en écharpe. Ses épaulettes indiquaient le grade demajor.

À son aspect, les officiers inférieurs,engagés dans l’orgie, cessèrent subitement de mêler leurs voix àcelles de leurs compagnons. Comme ils étaient les personnagesprincipaux de cette débauche de famille, les autres convivesimitèrent machinalement leur exemple, et il se fit dans la salle unsilence complet.

Mistress Fenella Daws avait mis un terme à sesgémissements. Elle regardait le major avec un intérêt nonéquivoque, et sa bouche mince essayait en vain d’arriver à un jolisourire.

Il n’y avait dans les yeux de Frances que lacuriosité de son âge.

– Och ! grommela GibRoe ; voilà un beau Saxon, ma sainte foi !

Josuah Daws s’arrache à la contemplation decet être fantastique qui l’occupait depuis plusieurs minutes, setourna vers l’entrée, et adressa au major, qui ne le voyait point,un salut respectueux. Les officiers qui se trouvaient en ce momentdans la salle étaient de différents grades. Il y avait unlieutenant, un cornette et un enseigne.

– Monsieur Peters, leur dit le major d’unton de commandement froid, monsieur Brown et monsieur Dickson, jevous prie de sortir.

Les trois jeunes gens, malgré leur étatd’ivresse, firent un mouvement pour obéir. Mais les habitués del’auberge du Roi Malcolm, qui les pressaient de toutesparts, ne pouvaient avoir à un si haut degré le sentiment de ladiscipline militaire. Au lieu de livrer passage, ils serrèrentleurs rangs, et l’impression de respect qu’avait produite l’arrivéedu major alla s’affaiblissant à vue d’œil.

– Que veut cet homme ? sedemandait-on.

– Avons-nous quelque maladie contagieusequi donne peur aux soldats de la reine ?

– Ne peut-on boire avec nous un verre dupunch et causer des affaires du temps sans se déshonorer ?

– Restez, mes chéris, restez, et laissezdire votre diable de major.

Les trois officiers subalternes baissaient latête et se taisaient.

– Monsieur Dickson, répéta le major,monsieur Brown et monsieur Peters, sortez.

Un murmure confus s’éleva dans le parloir.

Tous les yeux se tournèrent irrités vers cethomme dont l’impérieuse froideur n’avait point égard auxobservations des notables bourgeois de Galway. Fenella joignit sesmains et dut se préparer dès lors à s’évanouir si l’occasion s’enprésentait.

– Oh ! lord ! murmura-t-elle,rien n’est joli comme un bras en écharpe !

Josuah Daws hochait la tête et gardait son aird’importance sévère. Gib Roe ouvrait de grands yeux, comptait lesbroderies d’or du nouvel arrivant et enfilait tout le chapelet desexclamations irlandaises. Le major cependant demeurait immobile àquelques pas du seuil.

C’était un homme de trente ans à peu près, detaille moyenne, et dont les proportions parfaites laissaientdeviner une remarquable force musculaire. Il n’avait pourtant riend’athlétique en sa personne, et ses membres, dont son uniformecollant dessinait les formes pures, gardaient en leurs contoursfins et presque délicats un caractère d’élégancearistocratique.

La jambe s’enfonçait jusqu’au genou dans lesplis vernis d’une botte molle à éperon ; le reste était serrépar une culotte collante de casimir blanc, dont le devantdisparaissait presque sous deux gerbes de broderies symétriques.Sur son frac rouge se nouait une ceinture de soie blanche à frangesd’or, entre les plis de laquelle on apercevait les crossessculptées de deux magnifiques pistolets.

Le rouge de son uniforme faisait ressortirénergiquement la pâleur mate de son visage. Il avait de beauxtraits régulièrement dessinés, un front noble et une coupe defigure hautaine.

Mais sur tout cela-il y avait comme un voilede morne froideur.

À l’ordre répété deux fois par la bouche deleur supérieur, les trois officiers subalternes, dominés par leurhabitude d’obéissance, demandèrent passage et firent de leur mieuxpour gagner la porte. Mais toutes ces têtes irlandaises, pour quil’austérité puritaine n’est jamais qu’un masque d’emprunt, étaientéchauffées par le toddy outre mesure. Les protestants ontd’ailleurs en Irlande une si haute idée de leur importance, etcroient si sincèrement que les soldats anglais sont créésuniquement pour courir sus aux papistes, que les honnêtes bourgeoisou freemen de Galway ne pouvaient supporter patiemment cetoutrage manifeste. Un homme qui était leur allié naturel témoignaitcontre eux cette défiance offensante : c’étaitintolérable.

Et ce n’était pas la première fois que lemajor Percy Mortimer ordonnait à ses officiers de se tenir endehors du club orangiste. Il y avait récidive. Évidemment le majorn’aimait pas le club ; d’où l’on pouvait conclurerigoureusement qu’il était un modéré, pour le moins ;peut-être un neutre, peut-être un nécessitaire,c’est-à-dire un de ces misérables qui ont l’infamie de se direprotestants, tout en admettant la nécessité d’une satisfaction plusou moins complète à donner aux mécréants catholiques.

Tel était, nous ne pouvons pas le cacher,l’épouvantable soupçon qui pesait sur le major Percy Mortimer.

Et il y avait bien longtemps que lesfreemen de Galway s’étaient dit pour la première fois quele gouvernement de la reine tombait en démence notoire, et qu’untel choix, obstinément soutenu, était une preuve trop manifeste del’incapacité de Robert Peel. On l’avait renvoyé à Londres ceMortimer, une fois déjà, quand le brave colonel Brazer – un fidèle,celui-là, toujours prêt à sabrer pour la bonne cause ! – avaitdemandé son changement. Mais Brazer était trop bon Anglais pourêtre bien en cour auprès de Robert Peel : on ne l’écoutaitpas.

Heureusement il était toujours le chef directdu major Percy, et il devait venir de Clare, à l’occasion desélections. Grâce à cet espoir et le punch aidant, les membres duclub orangiste trouvèrent le courage de produire hautement leuropinion. L’un d’eux prononça le mot de trahison, et tout aussitôtun chœur formidables de voix avinées répéta : Trahison !trahison !

On poussa trois hurrahs pour M. Dickson,trois hurrahs pour M. Brown, autant pour M. Peters, ledouble pour le brave colonel Braser, et l’on prodigua sans compter,les malédictions au major Percy Mortimer.

Le visage de celui-ci demeurait froid etimpassible vis-à-vis de cette bruyante tempête ; son regard,qui tombait indifférent sur la foule courroucée des bourgeois,n’exprimait ni frayeur, ni colère, ni mépris. Il semblait qu’il fûtparfaitement étranger à ce qui se passait autour de lui. Sa figureressortait pâle entre les reflets métalliques de son casque et lerouge vif de son uniforme. On eût dit que la fantaisie d’un artisteavait revêtu quelque belle statue de marbre, du brillant uniformedes dragons de la reine.

Pour la troisième fois : et sans éleverla voix davantage, il ordonna aux trois officiers de sortir.

Et comme ceux-ci ne pouvaient vaincre larésistance des bourgeois ameutés, le major Percy Mortimer tira desa ceinture brodée d’or un de ses riches pistolets, qu’il arma etdont il examina soigneusement l’amorce. Frances pâlit. Sa tante semit un flacon sous le nez et poussa deux ou trois gémissements.

– Soutenez-moi, Fanny,murmura-t-elle ; nous allons assister à un drameaffreux !

– Faites place, messieurs, prononçalentement le major en élevant le pistolet qu’il tenait de la maingauche.

Il y eut un mouvement de recul dans la foulequi frémissait de colère, comme un seul bourgeois hargneux etcouard. Cela dura quelques secondes à peine ; mais les troisofficiers, que la gravité de leur position avait remis en leurassiette, saisirent ce moment et se frayèrent de force un passagevers la porte. Ils sortirent sans prononcer une parole, domptésqu’ils étaient sous la rigueur de la discipline britannique.

Le major resta le dernier ; il avaitremis son pistolet à sa ceinture, et allait passer la porte à sontour, lorsqu’un cri furieux s’éleva derrière lui dans la salle.L’ivresse était à son comble ; il y avait réaction aveuglecontre ce sentiment de peur qui naguère comprimait l’assemblée. Endéfinitive, les bourgeois de Galway étaient là quarante contre unseul homme qui avait un bras blessé. Ils pouvaient se montrerbraves. Huit ou dix d’entre eux, vociférant et blasphémant,s’élancèrent entre le major et la porte.

L’œil de Frances jeta un éclair. Tout ce qu’ily avait en elle d’instincts jeunes et généreux se révoltaénergiquement contre cette lâche attaque. Sans réfléchir, elle fitun mouvement pour s’élancer au secours de Percy Mortimer. Mais lamalheureuse Fenella la retint et lui dit d’une voixéteinte :

– Oh ! Fanny ! oh ! monpauvre cœur se déchire… oh ! hélas ! ah !

Et ses yeux blancs tournaient lamentablement.Frances fut obligée de la soutenir entre ses bras. Le grave JosuahDaws avala d’un trait le reste du toddy, et se leva pour mieuxvoir. Gib Roe l’imita. En se levant, il jeta un furtif regard surla maison ruinée, où la grande figure brune apparaissaittoujours.

Il régnait dans la salle un tumulteextraordinaire. Quarante voix, alignant les mots avec l’incroyableprestesse de la volubilité irlandaise, criaient, se croisaient etmaudissaient. Un cercle qui allait se rétrécissant toujours seformait autour de Percy Mortimer. Et chacun excitait son voisin àcommencer l’attaque ; on se poussait. Une seconde encore, etle major allait évidemment être écrasé par cette cohue ivre etfollement exaspérée.

Il était seul au centre du cercle, debout, lesbras croisés sur sa poitrine. Il n’avait point jugé à propos dereprendre son pistolet, qui restait désarmé à sa ceinture. Pas unmuscle ne tressaillit sur cette physionomie pâle et pure, dont lesbelles lignes avaient l’immobilité de la pierre.

Sa tête était haute, son œil calme et froid sereposait avec indifférence sur les assaillants qui hurlaient devantlui.

Là colère de ceux-ci arrivait au délire. Ilsvociféraient d’absurdes injures, et, leur vocabulaire d’outragess’épuisant rapidement, ils arrivaient à traiter le major de suppôtd’O’Connell et de papiste. En même temps ils s’approchaienttoujours. Les plus furieux mettaient déjà la main sur le major, quigardait son immobilité de statue, lorsqu’un bruit aigu se fitentendre du côté de la fenêtre.

Un des carreaux de la croisée tomba brisé enmille pièces, et un objet lancé du dehors, passant par-dessus latête des assaillants, vint rebondir contre la poitrine de PercyMortimer, pour rouler ensuite sur le plancher. L’un des assaillantsse baissa pour le ramasser ; mais à peine l’eut-il touchéqu’il le laissa retomber, comme si c’eût été un charbon ardent.

Il poussa un cri de terreur.

Puis un silence profond se fit ; et,comme si une puissance magique eût étendu tout à coup sa protectionsur le major, le cercle s’élargit autour de lui.

L’objet lancé par la fenêtre demeurait àterre ; c’était un caillou de la grosseur du poing, auquel unebande de papier était attachée. Sur cette bande, on voyait empreintle terrible sceau des Molly-Maguires : un cercueil.

Les bourgeois de Galway se tenaient immobileset respirant à peine, car le nom de l’homme que la vengeance desPayeurs de minuit condamnait à mort était en dessous et nese voyait point. Ce fut le major qui se baissa pour ramasser cemenaçant message. Il retourna le papier et lut à hautevoix :

« Au major PercyMortimer ! »

C’était le moment de s’évanouir. MistressFenella Daws sut en profiter. Elle poussa un cri déchirant et selaissa tomber pâmée sur sa banquette. Gib Roe fit un effort pourgarder son air innocent, et grommeler une exclamation de surprise.Josuah Davis s’était tourné vivement vers la fenêtre et avait jetéson regard sur la noire façade de la maison voisine ; mais, àla place où apparaissait naguère cette grande figure brune dontl’œil inerte se fixait sur le parloir, l’ogive, dépourvue de sesvitraux, ne présentait plus maintenant qu’un trou sombre.

Le major jeta le caillou et froissa le papierentre les doigts de sa main qui restait libre.

Nul ne se fût douté assurément que le nomécrit sur ce papier funèbre était le sien. Son visage ne trahissaitpas la plus légère émotion. Seulement il regarda d’un œilindifférent et stoïque l’écharpe qui soutenait son bras droitblessé.

– Ce sera la septième fois, dit-il.

Les bourgeois de Galway s’écartèrent ensilence, et le major Percy Mortimer sortit sans que personnesongeât désormais à lui disputer le passage.

II – LE GRAND LIBÉRATEUR

Le tumulte excité parmi les dignes bourgeoisde Galway dans le parloir de l’auberge du Roi Malcolmn’était rien, absolument rien, auprès de l’abominable tapage qui sefaisait dans le taproom[6] et jusquedans le comptoir de Saunder Flipp. Le lendemain on devait élire unmembre du Parlement, pour remplacer l’honorable Algernon Arrow,député du comté, enlevé à la fleur de l’âge par un flux de rhum.L’honorable Algernon Arrow avait été, en son vivant, un de cestories modèles, créés spécialement et tout exprès mis au monde pourétayer de leur épais entêtement le monstrueux édifice desprivilèges protestants. Il était mort plein d’arrack et de fiel,maudissant le Parlement, anathématisant Robert Peel, et prédisantla chute de la dynastie de Brunswick, dont les ministres aveugléstraitaient les papistes comme des hommes.

Les temps avaient bien changé depuisl’élection de ce digne gentleman ! Il s’agissait d’envoyer àla Chambre un protestant d’égal mérite, et la chose n’était pointfacile.

– Sullivan pour toujours !

James Sullivan était l’espoir du partiorangiste. Il déplorait amèrement l’émancipation et pleuraitd’attendrissement à la pensée que tel évêque anglican était obligé,vu le malheur des temps, de vivoter avec trois cent mille francs derentes. Trois cent mille pauvres francs ; le pain de douzecents Irlandais !

L’auberge du Roi Malcolm était un desnombreux centres d’action où se réunissaient les partisans deSullivan. Son agent électoral avait ouvert un compte courant avecl’honnête Saunie, et le poteen, la bière, l’usquebaugh coulaient àflots généreux dans le comptoir. Le tap-room étaitencombré d’électeurs campagnards venus là de tous les coins ducanton. On y buvait en chantant des chansons où William Derry, lecandidat catholique, était impitoyablement taillé en pièces.Quelques demi-gentlemen se mêlaient çà et là aux groupes desbuveurs. C’étaient en général des gens étrangers au comté, desorangistes bénévoles, arrivés tout exprès de l’Ulster ou de Dublinpour chauffer l’élection de Sullivan.

Ils prêchaient : quelques-uns lesécoutaient ; le plus grand nombre se contentait de boire.Orateurs et auditeurs portaient tous à leurs chapeaux sans rebordsd’énormes cocardes d’un jaune rougeâtre, emblème de leur nuancepolitique. Lorsque le major Percy Mortimer sortit du parloir pourgagner la rue, le tap et le comptoir, encore émus par le passagerécent des trois officiers subalternes, unirent leurs voix avinéespour jeter vers le ciel une immense acclamation.

– Vivent les dragons de la reine !disait-on. Les dragons de la reine sont membres du club !Longue vie, longue vie au brave major Mortimer !

Celui-ci essayait de percer la foule ensilence, mais la cordialité des hôtes du cabaret se montraitpresque aussi menaçante que la colère des gentlemen du parloir.Chacun voulait serrer la main du major et toucher sonuniforme ; de tous côtés on élevait des verres autour de lui,et l’on criait :

– Buvez, Percy, buvez, mon bijou ! Àla santé des vrais protestants et de James Sullivan, notre chertrésor !

Percy gagnait du terrain, mais il n’avaitqu’un bras de libre, et la foule se serrait de plus en plus autourde lui.

– Buvez, répétait-on buvez, majorMortimer ! Si vous n’êtes pas un coquin de modéré, comme on ledit…, un papiste déguisé… buvez !

Percy poursuivait sa route comme il pouvait etne buvait point. C’était merveille de voir son visage pâle et froidse dresser parmi toutes ces têtes ardemment enluminées. Le momentvint où il fut impossible au major de faire un pas de plus. Lacohue, moitié riant, moitié menaçant, lui barrait absolument lepassage et portait jusqu’à sa bouche les verres remplisd’usquebaugh. Le major s’arrêta, promena sur la foule son regardtranquille et prit un verre plein.

– Il va boire, cria-t-on. Il va boire àla santé de notre Sullivan. Du diable si ce n’est pas un honnêtehomme !

Percy Mortimer tenait son verre à la main etsemblait hésiter.

– Il ne veut pas, dit une voix. Ilboirait bien plutôt à la santé de Derry le réprouvé !Naboclish ! nous l’avons chassé une fois déjà, nousle chasserons bien encore !

– Entendez-vous, Percy, ce qu’ilschantent ? cria de loin une autre voix ; buvez, mabouchal ! pour ne pas faire honte à vos amis !

– Au diable ses amis ! c’est unnécessitaire !

– C’est un papiste ! hurla aussitôtune partie de l’assemblée.

– Non, non ! riposta l’autremoitié ; voyez son bras droit ! Il porte la marque desMolly-Maguires, qui ont voulu l’assassiner. C’est un bonprotestant.

– C’est un papiste !

– Il va boire à la santé deSullivan !

– Qu’il boive, s’il veut, à la santé deDerry !

Le major leva son verre pour le porter à seslèvres ; il se fit un silence profond, et toutes les oreillesse tendirent.

– Je bois à l’Irlande ! dit PercyMortimer d’une voix grave en parcourant la foule du regard.

Les uns applaudirent, les autressifflèrent ; il y eut des acclamations et des grognements. Ensomme, le plus grand nombre ne comprit point la signification de cetoast. Le major gagna la rue ; on ne s’occupa plus de lui.

Dans la rue, l’agitation continuait. Toute lamaison loyale de Saunder Flipp était pavoisée de jaune. Desdrapeaux orange pendaient à toutes les fenêtres, et au-dessus de latoiture un énorme transparent portait cette divise :« Sullivan pour toujours. »

Saunie avait établi devant sa porte uncomptoir en plein air, où ceux qui ne pouvaient entrer serafraîchissaient en passant. Toute cette partie de Donnor streetavait un air de fête, et ressemblait à un petit coin de foire.

Le milieu de la rue était à peu près désert,mais à l’autre bout il y avait foule encore. Un immense drapeauvert, au centre duquel était brodée la harpe d’Irlande, sedéployait au-dessus de l’enseigne du Grand Libérateur. Et,tout en haut de la maison, un transparent non moins grand que celuide Saunder Flipp portait ces paroles ennemies :

« William Derry pourtoujours ! »

Cette auberge du Grand Libérateur appartenaità Janvier O’Neil de Dunmore, catholique jouissant d’un certaincrédit. C’était un des quartiers où se travaillait l’élection deWilliam Derry, candidat proposé par O’Connell.

L’établissement de Janvier O’Neil servaitassez bien de pendant à l’auberge du Roi Malcolm.

C’était aussi une vieille maison qui avaitconnu de plus nobles jours, et qui, tombée en roture, gardait lesarmoiries de ses anciens seigneurs. Seulement Janvier O’Neil, moinsriche que Saunder Flipp, n’avait pu faire aux antiques muraillestoutes les réparations convenables.

Il y avait bien des trous à la toiture, biendes lézardes entre les croisées ; mais ce matin on avait faitla toilette au vieil édifice : les injures du tempsdisparaissaient sous de vertes guirlandes, et de larges pancartes,portant les cris du Repeal, recouvraient soigneusementtrous et lézardes. Çà et là le nom obscur de William Derry semariait en lettres gigantesques au nom européen d’O’Connell.

Et de cette maison, ainsi pavoisée et paréecomme pour une fête, sortaient des hurlements, des cris de joie oude colère, de longs murmures, des bravos, des éclats de rire.Chaque fenêtre ouverte donnait issue à un concert de chants et declameurs. On voyait à l’intérieur des figures empourprées, de longscheveux qui s’agitaient, des bras à demi nus qui se démenaient avecune vivacité frénétique.

La rue était encombrée, dans une longueur devingt-cinq à trente pas, par le trop-plein de l’auberge catholique.Le long des maisons, sur le pavé humide et jusque dans le ruisseau,on voyait une cohue débraillée, drapée dans des haillons inouïs,qui buvait, qui buvait sans cesse et emplissait la rue d’uninfernal tapage.

Janvier O’Neil tenait cave ouverte pour lecompte de Derry, comme Saunder Flipp pour le compte deSullivan.

Des deux côtés, les mœurs étaient pareilles etles séductions semblables.

Mais l’effet n’était pas tout à fait le mêmedans les deux camps. À l’auberge du Roi Malcolm, l’ivresseavait un caractère sombre et haineux ; c’était la fièvre d’unparti déchu, qui comptait ses pertes avec rage et s’accrochaitdésespérément aux débris minés d’une vieille tyrannie. À l’autrebout de Donnor street, au contraire, c’était une joie folle etbruyante, mêlée à de puériles fanfaronnades. L’assemblée y étaitplus nombreuse.

Et cependant, sous ces haillons troués, que demaigreur la famine récente avait laissée ! De quel signeprofond la misère avait marqué ces joues hâves, où l’alcool mettaitpour une heure des reflets sanglants !

Et cependant encore, que de courroux amassé aufond de ces cœurs comprimés sous leur éternel martyre !

Mais ici le caractère irlandais se montraitsans mélange. C’étaient là les fils opprimés de la verte Érin, lesvrais enfants de l’Irlande avec leurs vices funestes qui sont lesfruits de la servitude, et l’énergie vivace et la gaieté brillanteque développe en eux le moindre instinct de bien-être. Ilss’amusaient sans mesure comme sans arrière-pensée ; ils nesongeaient point à la faim du lendemain ; ils se donnaienttout entiers à leur joie enfantine et oubliaient jusqu’à la hainequi les soulève contre leurs oppresseurs.

Il y avait là, sans nul doute, bien desmembres de ces associations criminelles et terribles qui désolentl’Irlande ; la moitié peut-être de ces malheureux avait allumédans l’ombre de la nuit la torche vengeresse et signé la redoutablequittance que Molly-Maguire envoie aux agents des landlords. En cemoment, grâce à la versatilité du caractère national, toutes lesfigures exprimaient une allégresse uniforme. On s’ébattait aveccomplaisance ; toutes les consciences étaient légères, et, enfouillant jusqu’au fond toutes ces âmes, vous n’y eussiez pointtrouvé un seul remords.

Au dehors comme au dedans de l’aubergepapiste, c’était un mouvement incessant, une agitation sans frein.Vous eussiez dit des gens qui viennent de remporter une grandevictoire, et il semblait que ce mot de Repeal, crié surtous les tons, était le chant de triomphe de l’Irlande enfindélivrée.

Aux fenêtres et dans la rue, les pluséchauffés montraient le poing à leurs adversaires de l’aubergerivale, et, tout en riant, demandaient à grand bruit unebataille.

On n’avait peur de rien ; on défiait leshérif, le maire, les aldermen ; ou défiait les dragonsabsents, et jusqu’au terrible major qui faisait aux Molly-Maguiresune guerre si acharnée.

En ce moment, on le bravait, on l’appelaitpresque ce flegmatique et intrépide soldat, dont le courageindomptable allait chercher les révoltés jusque dans la nuit deleurs cavernes. Et pourtant d’ordinaire son nom mettait du froiddans toutes les veines. Quelque mystérieuse puissance, disait-on,protégeait sa vie. Tant de fois déjà la vengeance des associéss’était émoussée contre une invincible cuirasse !

On le blessait. – Le lendemain, il montait àcheval, et, pâle, il guidait ses dragons jusqu’aux retraites lesplus inaccessibles de la montagne.

Possédait-il un pouvoir surnaturel ?

En quittant l’auberge du Roi Malcolm,le major Percy Mortimer remonta Donnor street à pas lents. Midiapprochait ; le soleil, passant par les échancrures des toitstaillés à pic, tombait d’aplomb dans la rue. Les gens du cabaret deJanvier O’Neil aperçurent au loin la couleur vive et les dorures del’uniforme du major.

– Voilà un dragon ! s’écria PatrickMac-Duff, du bourg de Knockderry. Que Dieu le protège s’il passe àportée de mon shillelah !

Patrick était un grand gaillard, rose, frais,bien découplé, qui ne mangeait de la viande qu’une fois l’an, lejour de Noël, comme tout paysan irlandais, mais à qui la pomme deterre et le gâteau d’avoine avaient merveilleusement profité.

– Gare au dragon ! répondit un chœurde voix échauffées.

Patrick Mac-Duff, qui buvait, commodémentassis sur le pavé, se leva et fit faire à son bâton deux ou troisfois le tour de sa tête. Une douzaine de garçons l’imita. Auxfenêtres on criait : Courage ! et on disait :Bravo ! Tous les regards étaient fixés sur le major, quicontinuait de s’avancer.

Aux croisées du Roi Malcolm, d’autresregards également ennemis suivaient la marche de PercyMortimer.

– Cela nous eût fait une mauvaiseaffaire, disait le procureur O’Kir, si nous avions porté la mainsur un officier de Sa Majesté ; mais du diable s’il ne va pasrendre une petite visite à ses amis du GrandLibérateur !

– D’un côté, répondit le juge Mac-Foote,auteur du Traité des visions dans la veille et des abstractionsde la chair, je suis content de ne m’être point mis enhostilité avec les lois du royaume ; de l’autre, je suis fâchéde voir ce Moabite orgueilleux se carrer dans la rue et marcher latête haute, comme un soldat du vrai Dieu.

– Celui qui aime l’épée périra parl’épée, murmura le bailly Payne. Il vaut mieux faire pendre unhomme avec prudence que de lui donner une chiquenaude à lalégère.

– Voyez ! voyez ! ajoutaSaunder Flipp, qui venait lui-même apporter un bol de toddy, il serend tout droit à l’auberge de ce mécréant d’O’Neil !

– Que la malédiction de Dieu soit aveclui ! dirent les protestants scandalisés.

Gib Roe avait prêté aide à Josuah Daws pouremporter mistress Fenella, qui ne voulait point reprendre ses sens.La jolie Frances les avait suivis, et toute la famille dusous-intendant de police avait gagné le logement qu’elle occupaitau second étage de l’auberge du Roi Malcolm. SiM. Daws était resté un instant de plus dans sa stalle auprèsde la fenêtre, il eût revu en ce moment la grande figure brune qui,un instant auparavant, avait attiré si vivement son attention. Lagrande figure était toujours à la même place, mais elle n’étaitplus seule. Au-dessous d’elle, à une autre ouverture de l’ogive, semontrait une tête de jeune homme, blonde et douce, dont les yeuxbleus se fixaient avidement sur le major.

Il y avait dans ce regard de la tristesse etde la menace. Quant au géant, son visage exprimait un triomphenaïf. Il avait fait un coup adroit : le caillou auquel étaitattachée la sentence de mort signée Molly-Maguire avait frappé lemajor en pleine poitrine ; on ne pouvait mieux faire.

Le major était maintenant à moitié chemin duRoi Malcolm au Grand Libérateur. PatrickMac-Duff, qui commençait à distinguer ses épaulettes et sonécharpe, ralentit le moulinet de son bâton et baissa la voix d’unton.

– Arrah ! dit-il, c’est unofficier ! Pensez-vous qu’il faille le mettre dans leruisseau, vous autres ?

– Un officier ne vaut pas mieux qu’unsoldat, répliqua John Slig, tenancier sans bail, qui n’était pointélecteur, et n’avait pour payer le poteen de William Derry que sesbras et sa langue.

– À l’eau, l’habit rouge ! cria-t-ondes fenêtres.

– À l’eau, l’habit rouge ! àl’eau ! répétèrent les paysans couchés sur le pavé.

Le major avançait toujours, suivi desmalédictions protestantes, vers les catholiques menaçants. Sa joue,qui avait la blanche et délicate carnation d’une joue de femme,n’était ni plus ni moins pâle que de coutume ; ses yeux froidsgardaient leur impassible regard ; son pas restait lent etcalme. On eût dit qu’il achevait en paix une promenadetranquillement commencée.

Le soleil qui frappait les yeux des buveurscatholiques, les empêchait de distinguer les traits du nouvelarrivant. Patrick Mac-Duff, à qui la clameur générale rendait ducœur, s’élança en avant de ses compagnons et brandit son lourdbâton au-dessus de sa tête. Les autres marchèrent sur ses traces,chancelant et riant : ils étaient ivres.

– Allez, mes chéris, allez, disait-on auxfenêtres, forcer le Saxon à crier pour William Derry.

Évidemment Patrick ne demandait pas mieux,mais au milieu de sa course il s’arrêta brusquement, et sonshillelah retomba le long de son flanc :

– Le major ! murmura-t-il.

Ceux qui le suivaient de plus près murmurèrentcomme lui :

– Le major !

Et ce nom, répété tout bas de proche enproche, arriva jusqu’à la porte de l’auberge du GrandLibérateur, franchit le tap, traversa le comptoir, et montad’étage en étage. Dans la rue on cessa de crier aussitôt ; onse tut dans le cabaret ; on fit silence aux fenêtres. Ceshommes ivres qui s’élançaient menaçants tout à l’heure, serangèrent des deux côtés de la chaussée, laissant libre un largepassage.

Patrick, d’un geste machinal, toucha sonchapeau à petits bords en signe de respect.

Le major lui rendit son salut, et tout lemonde se découvrit.

Ils sont ainsi faits, même aux heuresd’ivresse. La main qui pesa sur eux fut si lourde, qu’ils ne saventpoint encore se redresser comme des hommes à la lumière du jour ethardiment proclamer leurs haines. Ils furent esclaves si longtempsque la vue du maître suffit encore à les courber. Ils peuvent bien,la nuit venue, prendre en main le fusil et la torche ; ilspeuvent incendier, combattre, mourir ; mais regarder unAnglais en face est au-dessus de leurs forces.

Il semble qu’ils aient honte d’être libres, ouque leur liberté, proclamée, soit pour eux une décevante chimère.Ils ignorent l’usage calme et digne de leurs droits de citoyens.Ils ne voient point de milieu entre la violence sauvage et lapuérile frayeur. Ils rougissent sous le regard, comme des enfantsmenacés du fouet de l’école ; et ces mêmes hommes, à qui lesténèbres et leurs masques vont donner une audace indomptable,fuiront le visage de leur ennemi au premier rayon de soleil, et sedétourneront de sa voie, comme s’ils étaient de faibles femmes.

S’ils ne se cachent pas à son approche, ilslui souriront, ils le flatteront, et leur bouche pourra, sans seblesser, couvrir la haine amassée sous de caressantes paroles.

Il faudra des années pour guérir cette lèprede la servitude, de longues années de liberté ; comme ilfaudra des années de bien-être pour guérir la plaie chronique de lamisère.

À travers la froideur habituelle du majorPercy Mortimer, on eût distingué dans son regard, tandis qu’iltraversait cette foule déguenillée, une pitié grave et profonde. Ilperça lentement les groupes qui s’étaient ouverts pour lui donnerpassage, et son geste courtois répondit aux saluts de la foule.Quand il fut passé, des murmures timides s’élevèrent. PatrickMac-Duff remit son chapeau sur sa tête, ferma son gros poing et fitun geste de menace silencieuse.

À mesure que le major s’éloignait, le murmuregrossissait. Quand le major eut tourné l’angle de la rue, lemurmure se changea en une formidable clameur.

– À bas le Saxon ! criaMac-Duff.

On fit chorus dans la rue, on fit chorus dansle comptoir, dans le tap, dans le parloir et à tous les étages dela maison de Janvier O’Neil. De tous côtés résonnait ce cri répétépar mille bouches :

– À bas le Saxon !

On s’agitait, on brandissait les shillelahs,on s’attaquait avec une frénésie folle à l’ennemi absent. Puis,toute cette colère tombant comme par magie, une joie vive succédasans motif à ce courroux insensé. Des chants éclatèrent de toutesparts, coupés par des éclats de rire. Le nom d’O’Connell retentit,entouré de fanatiques bravos.

Le poteen et l’ale se reprirent à couler.

– Longue vie à William Derry !William Derry pour toujours !

Pendant ce temps, la grande figure brunequittait son poste et laissait vide le trou de l’ogive. La têteblonde disparaissait à son tour, et Mahony le Brûleur descendaitl’escalier en ruine de la maison abandonnée, avec Jermyn, ledernier des fils de Diarmid.

III – KATE NEALE

La demeure de Mahony, ce géant que nous avonsvu porter la torche de bog-pine dans la nuit del’incendie, formait l’extrême pointe du Claddagh, l’un desfaubourgs de Galway. C’était une sorte de masure chancelanteconstruite en pans de bois à peine dégrossis ; elle s’ouvraitd’un côté sur le Claddagh, de l’autre sur une cour remplie dehautes herbes et d’orties, au delà de laquelle s’élevait la grandemaison ruinée dont la façade noire regardait l’auberges du RoiMalcolm.

Mahony n’avait qu’un pas à faire pour serendre au poste où nous l’avons aperçu dans la matinée.

C’était un homme de près de cinquante ans, auxcheveux noirs, crépus, parmi lesquels couraient çà et là quelquespoils gris ; il avait une figure vigoureusement caractérisée,où les lignes se heurtaient avec rudesse, et qui dénotait plusd’énergie que d’intelligence. Son histoire était celle d’un grandnombre de ses compatriotes. Il avait possédé sans bail une petiteferme au bord des lacs ; une année de détresse était venue, etl’agent du landlord l’avait impitoyablement chassé.

Mahony avait une femme et des enfants :bien longtemps il courut de village en village, demandant dutravail pour ses robustes bras. Il n’y avait point de travail. Dansle Connaught, pauvre tenancier qui se meurt de faim entre les mursnus de sa cabane n’a pas de quoi payer le labeur d’autrui. Mahonyavait mendié. Mais là où chacun manque du nécessaire, qui doncpourrait donner l’aumône ?

Il y a bien en Irlande des mains secourablesqui se tendent vers le malheur. Hélas ! ces mains sont videsle plus souvent, et le clergé catholique, subissant la misère quil’entoure, n’a guère que des paroles consolantes pour suppléer à sapropre indigence.

Il prie lorsqu’il faudrait aussi soulager, etsa bourse, tôt épuisée, ne garde qu’un jour le modique salairequ’il doit au respect des fidèles.

Maud, la femme de Mahony, devint malade ;ses enfants souffraient et avaient faim. Il regardait avec rage sesmembres vigoureux, qui, amaigris, montraient leurs muscles de fer.Pas de travail pour conjurer cette famine qui pesait sur des êtreschers ! Il y avait bien de la haine dans le cœur deMahony.

Un jour, de vagues rumeurs passèrent autour deses oreilles ; il entendit un nom inconnu mêlé à des parolesvengeresses. La nuit suivante, il ne coucha point dans sa masure.La ferme qu’il avait occupée longtemps sur le bord du lac Maskn’était plus le lendemain qu’un monceau de cendres.

Il s’était fait un grand renom entre lesMolly-Maguires. On le connaissait à vingt lieues à la ronde dansles assemblées nocturnes, et il était célèbre parmi les Payeursde minuit sous le nom de Mahony le Brûleur.

Jermyn Mac-Diarmid et lui venaient d’entrerdans la masure. Ils s’étaient assis tous les deux le plus loinpossible de Maud Mahony, autour de laquelle quatre ou cinq enfantsjouaient dans la poussière.

– Femme, demanda le Brûleur, il n’estvenu personne ?

– Personne, répondit Maud d’une voixtriste. Qui donc viendrait chez nous, quand il y a du poteen pleinla rue et des gâteaux d’avoine gratis à la porte de chaquetaverne ?

– Attendons-le, reprit Mahony ens’adressant à Jermyn : il ne peut tarder à venir.

Le dernier des fils de Diarmid était danstoute la fleur de cette beauté adolescente dont la peinturetoujours bienvenue est l’un des plus grands charmes de la poésieantique. La jeunesse assouplissait encore cette grâce qui allaitdevenir vigueur. Ses traits gardaient une naïveté douce, et ilsemblait que des rêveries d’enfant pouvaient seules descendre surce front si pur, où des cheveux qu’eût enviés une vierge étageaientleur blonde richesse.

Et pourtant, il y avait quelque chose enJermyn qui n’était déjà plus l’insouciance heureuse del’adolescent. Ses joues perdaient leur reflet rose ; sa boucheoubliait le frais sourire des jeunes années ; on lisait dansson regard une tristesse morne et comme une habitude précoce desouffrir. Parfois ses sourcils se fronçaient sous l’effort d’unepensée inconnue, et alors sa physionomie si douce prenait soudainune expression de virile menace ; un feu sombre s’allumaitdans ses yeux bleus ; une ride amère plissait sa bouche.

C’est que l’amour, qui rajeunit la vieillesse,mûrit bien vite le cœur des enfants. Jermyn aimait, Jermyn étaitjaloux, et c’est souffrir cruellement que d’être jaloux à cet âgeoù le cœur vulnérable et désarmé saigne à la moindreblessure ! Jermyn avait mis sa tête entre ses mains etregardait le géant qui allumait paisiblement son dhourneen[7].

– Quand le caillou a frappé sa poitrine,dit Jermyn, quel air avait-il ?

– Quel air ? répliqua Mahony,toujours le même air, vous savez bien, Mac-Diarmid ; l’airqu’il aura le jour de ses noces et le jour de sa mort.Musha ! mon fils, quand avez-vous vu cet homme-làchanger de visage ?

– Il n’a pas eu peur ? murmuraJermyn.

– Peur ! Non, sur ma foi, monbijou ! pas plus peur aujourd’hui que ce soir de l’annéedernière où il y avait dix couteaux dégainés autour de sa poitrinenue. On le tuera, c’est sûr, mon fils, mais on ne lui fera paspeur !

Jermyn passa une de ses mains sur sonfront.

– C’est un cœur brave et fort, pensa-t-iltout haut.

– Je ne sais pas, dit le géant. Onprétend qu’il a le diable à son service. Moi, je crois plutôt qu’ilsait tout bonnement jeter des sorts. Parlons raison, Mac-Diarmid.Comment expliquer autrement la conduite de Morris, votrefrère ?

Jermyn ne répondit pas.

– Voilà trois fois, reprit Mahony, queMorris se mêle de ses affaires. Sans Morris, on peut bien dire celadevant vous, le major aurait déjà porté chez Satan sa face pâle etses yeux immobiles. Il faut que Morris ait été ensorcelé.

Jermyn garda encore le silence, et le géantreprit en secouant les cendres de sa pipe :

– Voyez-vous bien, mon petit bijou, il ya quelque chose qui ne va pas droit dans la maison de Mac-Diarmid.Le vieux père est partisan d’O’Connell et nous traite de brigands.Je n’y vois points de mal ; d’ailleurs, c’est un saint hommeet il est en prison pour nous ; mais Morris, – un beau gars,pourtant ! – a un sort sur la tête, bien sûr ! On diraitque la torche des bog-pine lui fait peur. Il veut faire de nous dessoldats, ma bouchal ! et, en attendant, voilà troisfois qu’il se met entre nous et un habit rouge ! Et Owen, monfils ! Owen qui a épousé Kate Neale fille d’unmiddleman !

– Elle n’avait plus d’asile, interrompitJermyn, et il l’aimait.

– Il l’aimait ? grommela Mahony, àla bonne heure ! mais on dit qu’il y a une autre personne dela famille qui s’avise aussi d’aimer…

Jermyn mit sa main sur le bras du géant et leserra convulsivement ; ses sourcils s’étaient froncés, tandisque son visage devenait plus pâle.

– Tais-toi ! murmura-t-il d’un tonimpérieux.

– Bien, bien, répliqua Mahony avecsoumission. Ceux qui disent cela se trompent peut-être, mon joligars, et, après tout, la noble Héritière est au-dessus de nous…Maud, ma chérie, faites taire les enfants, ou je les écrase entremes deux poings. En tout cas, Mac-Diarmid, vous êtes un bon, vous…et je suis sûr qu’il n’y a pas dans tout le Connaught un homme plusdisposé que vous à envoyer le major à tous les diables !

– C’est un dangereux ennemi de l’Irlande,dit Jermyn en rougissant.

Le géant eut un sourire naïvementmalicieux.

– Arrah ! mon fils,s’écria-t-il, à qui le dites-vous ? Mais voilà Dan qui revientde la prison.

– Quelles nouvelles de notre père,Dan ? demanda Jermyn.

Dan avait un visage triste.

– Mauvaises, répondit-il sans franchir leseuil. Mac-Diarmid souffre et ne veut point être soulagé. Ilrepousse la liberté plutôt que de manquer aux ordres d’O’Connell.Rien ne peut le fléchir. O’Connell ! toujours O’Connell !c’est son dieu !

– Pauvre père ! dit Jermyn.

– Que Dieu le bénisse ! ajoutaMahony ; c’est un saint homme, celui-là !

– Et les gens d’O’Connell, reprit Danavec amertume, chantent joyeusement par les rues, tandis que levieillard abandonné souffre. Venez. Jermyn ; l’heure avance,et l’on nous attend à la ferme.

Jermyn se leva aussitôt ; il échangea unepoignée de main et quelques paroles rapides avec Mahony, puis ilsortit en compagnie de son frère…

Orangistes et catholiques continuaient deboire et de s’ébattre aux portes des tavernes. Les deux Mac-Diarmidtraversèrent la ville à grands pas, regardant avec un mépris égalles joies folles des deux partis rivaux. Ils passèrent sans semêler à aucun groupe, sans adresser la parole à personne.

Une fois dans la campagne, ils poursuivirentleur route hâtivement. C’est à peine si quelques mots rompirentparfois leur silence à de longs intervalles.

Le jour commençait à baisser lorsqu’ilsarrivèrent à la ferme.

Owen se trouvait seul en ce moment dans lasalle commune avec la fille de Luke Neale, qui était maintenant safemme. Le middleman avait été tué dans la nuit de l’incendie, enessayant de défendre sa maison. Kate n’avait qu’un vague souvenirdes événements de cette nuit terrible ; elle se rappelaitconfusément les heures de veille auprès de la couche du majorblessé, puis son sommeil interrompu brusquement par l’arrivée d’uninconnu masqué de noir, puis encore son départ, et la course rapidedu chariot dirigé par le valet de ferme Pat, qui l’avait conduite,ainsi que le major, dans une auberge de Tuam.

Elle savait bien que les auteurs de cetteattaque nocturne étaient les ribbonmen ; mais elleignorait que les fils de Mac-Diarmid fussent membres de cetteassociation redoutable.

L’arrestation du vieux Miles lui semblait,comme à tout le pays, une iniquité ou tout au moins une erreur dela justice. Le vieux Miles passait à bon droit pour un des soutiensles plus fervents d’O’Connell, et chacun savait avec quellesévérité le Libérateur traitait en toute occasion les associationssecrètes. Les fils du vieux Miles, si respectueux et si dévoués,pouvaient-ils avoir d’autres sentiments que leur père ?

En ces temps malheureux où les catastrophes sesuccédaient sans relâche et où le deuil entrait par toutes lesportes, la vie marchait vite ; les plaies, tôt cicatrisées, nesaignaient pas longtemps ; le bruit de la tempête étouffaitles sanglots et les pleurs. En des jours plus tranquilles, KateNeale n’aurait point consenti à donner sa main si peu de tempsaprès la mort de son père ; mais maintenant qu’elle était sansfamille et qu’elle devait tout à la généreuse hospitalité deMac-Diarmid, elle n’avait point cru pouvoir résister à l’amourimpatient d’Owen.

Elle aimait Owen depuis son enfance. Au tempsoù Luke Neale était un pauvre paysan tenant une petite ferme sur leversant du Mamturk, les deux enfants s’étaient rencontrés biensouvent dans la campagne ; ils étaient beaux tous les deux,tous les deux francs et bons ; ils échangèrent leur foi. Plustard, Luke suivit les conseils des gens de loi protestants deGalway ; il voulut faire fortune, et prit la route facile quis’offre à chacun en Irlande : spéculer sur la misère.

La misère, on le sait, est ce qu’il y a deplus exploitable au monde. Luke se fit middleman : on devientriche à ce métier, quand la vengeance du pauvre ne vous jette pasmort à la moitié du chemin.

Au bout de peu d’années Luke fut un fermieropulent ; il défendit à sa fille de voir Owen, qui étaitdésormais trop pauvre pour prétendre à la main de Kate Neale.

Mais, malgré cette défense, elle voulut resterfidèle à sa promesse.

Il y avait sept mois maintenant qu’elle avaitperdu son père ; l’amour heureux faisait diversion à sapeine ; son regret adouci laissait place en son cœur auxpremières joies du mariage. Mais elle était Irlandaise. Ce peuple,dont le caractère léger abrège tout, jouissances et douleurs, estconstant sur un point : il n’oublie jamais la vengeance. Katevoyait parfois dans ses rêves le pâle visage de son père mort. Elledemandait alors à son mari :

– Où sont les assassins de LukeNeale ?

Et quand Owen lui avait répondu : Je nesais pas, elle tombait dans la rêverie et reprochait à son cœur des’endormir et de trop aimer. Elle voulait, la pauvre femme, selever seule contre cette association mystérieuse qui l’avait faiteorpheline. Elle voulait découvrir ces hommes qui tuaient dans lesténèbres et les jeter, dévoilés, sous la hache de la loi, croyantdans sa foi peu éclairée remplir un devoir filial.

Il n’y avait dans son âme, à part cettepensée, que miséricorde et amour. C’était une douce enfant, pieuse,bonne, dévouée. Depuis que ses larmes séchées avaient fait place ausourire, elle avait donné à Owen tout le bonheur qui peut être lepartage d’un homme. Ils s’aimaient ardemment et uniquement, leurtendresse mutuelle les isolait du monde et leur était un rempartcontre la souffrance : car Owen, lui aussi, avait beaucoup àoublier. Le malheur était tombé sur la maison de Diarmid. Le vieuxMiles, jeté dans une prison à la suite du meurtre de Lake Neale,attendait sa sentence. On n’avait point reçu de puis sept mois denouvelles de Jessy O’Brien, la fille adoptive de Mac-Diarmid, lasœur chérie des huit frères, qui avait été la fiancée de Morrisavant de devenir la femme de lord George Montrath.

Et à différentes reprises, de funestes rumeurss’étaient répandues dans le pays. On disait que lady Jessy Montrathétait morte ; on disait même que lord George avait pris déjàune autre femme.

Enfin, il y avait un Mac-Diarmid de moins.Natty, le cinquième frère, tué par une balle, était resté sur legazon devant la ferme de Luke Neale.

Toute la famille était dehors en ce moment.Kate et Owen restaient seuls. En l’absence de Joyce, qui vaquait àdes travaux de culture et qui s’était fait suivre par la petitePeggy, Kate préparait le souper commun ; elle attisait le feusous le chaudron où cuisaient les pommes de terre, et rangeaitd’avance les assiettes d’étain sur la table à la place de chaqueconvive.

Et partout où elle allait, Owen la suivait,dérobant çà et là un baiser, échangeant un sourire contre une douceparole.

Les bestiaux, qui étaient rentrés d’eux-mêmesà la chute du jour, se couchaient de l’autre côté de la corde etprenaient fraternellement l’herbe du soir.

Les deux grands chiens de montagne, accroupisdes deux côtés du foyer, chauffaient leurs pattes dans les cendreset suivaient d’un œil endormi le gai combat du jeune couple.

À voir cette scène de calme bonheur, vousn’eussiez certes point cru que ce sol était celui de l’Irlande.L’illusion vous eût emporté loin, bien loin de ce malheureux paysoù les passions s’agitaient avec frénésie et hâtaient l’actionmortelle de la misère. Tout aura disparu a vos yeux, l’effortdésespéré de la tyrannie orangiste, la sanglante colère duribbonman, et jusqu’aux bruyants échos de cette « agitationlégale » dont le fracas essayait d’étouffer la menace des deuxpartis prêts à en venir aux mains.

Owen avait vingt-trois ans, son visage francet ouvert disait naïvement son bonheur. C’était un beau garçon,grand et fort, dont le front semblait vierge de toute penséesérieuse ; sa nature était d’être gai. Il avait été tristepourtant bien des fois dans sa vie, mais, chaque fois que la joierevenait, il l’accueillait de tout son cœur. Kate était unecharmante fille d’Irlande, aux traits souriants, au regard vif. Lemalheur récent l’avait bien un peu pâlie, et quelques rayonsmanquaient au feu de ses prunelle, mais à cette heure de repos ellerevivait égayée et se retrouvait elle-même.

Le couvert était mis. Kate s’assit auprèsd’Owen ; leurs sourires amis se croisèrent. Ils restèrentainsi serrés l’un contre l’autre, et ne demandant rien à Dieu,sinon d’être ainsi toujours.

Depuis le jour de son mariage, Owen, par unesorte de tolérance muette, restait en dehors des actes del’association, Morris lui avait fait cette trêve. On lui donnaitquelques jours pour être heureux. Et il jouissait ardemment de cebonheur dont il devinait la limite prochaine. Il se hâtait dejouir, il buvait à longs traits cette soupe aimée qu’on allait luiarracher peut-être, à demi pleine encore.

– Un bruit de pas se fit au delà de laporte sur la montée. Owen et Kate s’éloignèrent instinctivementl’un de l’autre ; un nuage passa sur leurs fronts naguère siradieux.

C’est qu’après un moment d’oubli la réalitérevenait vers eux ; ils avaient chassé d’un commun accordd’importuns souvenirs, et la porte qui s’ouvrait allait donnerentrée à de graves pensées de malheur.

Dan et Jermyn, venant de Galway, franchirentles premiers le seuil.

Jermyn parcourut la salle d’un regardimpatient.

– Notre noble parente n’est pas encore deretour ? demanda-t-il.

– L’Héritière aura prolongé sa promenadeplus tard que de coutume, répondit Owen ; nousl’attendons.

Quelques instants s’écoulèrent, au boutdesquels Joyce revint des champs avec Peggy. Sam et Larry lessuivirent de près. Kate tira les pommes de terre de la chaudière etles plaça sur la table.

L’œil de Jermyn interrogeait la porte avec uneinquiétude croissante.

La porte s’ouvrit enfin. Ce fut Morris quientra.

– Ellen ne vous suit-elle pas, monfrère ? demanda Jermyn.

– Je viens de loin, mon frère, réponditMorris, mais j’ai entendu le pas d’un cheval au pied de lamontagne, et la noble Ellen ne peut tarder à revenir.

Ces paroles étaient à peine achevées, lorsquela porte, qui venait de retomber, s’ouvrit de nouveau. Ellen semontra sur le seuil ; ses cheveux noirs, épars, tombaient lelong de sa joue pâle ; quelques gouttes de sueur perlaient àson front. La respiration lui manquait, comme si elle eût fourniune course désespérée.

Les Mac-Diarmid la saluèrent, commed’habitude, avec amour et respect.

L’Héritière rejeta en arrière le capuchon desa mante rouge, et traversa la salle pour se rendre à son siègeaccoutumé. Les Mac-Diarmid prirent place à leur tour et s’assirent,après qu’Ellen eut prononcé en latin la prière de bénédiction. Lesouper de famille commença triste et silencieux.

À part quelques sourires échangés entre KateNeale et Owen, aucun visage ne se dérida autour de la grande table.Durant tout le repas, la lumière inégale des chandelles de joncn’éclaira que des traits mornes et des regards assombris. La gaietéirlandaise faisait trêve : il y avait sous ce toit, où naguèrela vie coulait si pleine, une pensée de deuil. Bien des siègesrestaient vides maintenant. Le chef de la maison, prisonnier etmenacé de mort, laissait là sa place inoccupée. Jessy n’était pointrevenue ; Natty était mort ; Mickey, le frère aîné, avaitpris la route de Londres pour avoir des nouvelles de Jessy.

On avait mangé à la hâte, on avait portée toutbas la santé du vieux Miles. Ellen avait à peine touché le metsrustique qui demeurait entier sur son assiette ; elle neparlait point ; sa belle figure, où ces quelques mois écoulésavaient mis plus de pâleur, exprimait une préoccupation puissante.Ses grands yeux noirs restaient presque constamment baissés, etn’allumaient plus aux rayons vacillants de la lumière leurs sombresreflets d’or.

Les convives respectaient son silence et sarêverie. Kate Neale se levait de temps en temps pour la servir,comme si elle eût été une reine. Et vraiment, assise comme ellel’était, toute seule à la place d’honneur, environnée d’attentionsrespectueuses et tendres, elle semblait une reine en effet.

Jermyn seul osait suivre d’un regardobstinément avide les sentiments divers qui venaient se peindretour à tour sur la physionomie de l’Héritière.

Elle ne le voyait point ; elle ne voyaitrien ; son âme était ailleurs.

Lorsqu’elle eut récité à genoux, devant uneimage grossière de la Vierge, la prière de tous les soirs, elle mitun baiser sur le front de Kate, et donna sa main à ses frèresd’adoption ; puis elle se retira dans la petite cabane accoléeau corps de logis principal. Kate et Owen disparurent à leur tour.Il ne resta dans la chambre que les cinq autres frères et Joyce,qui se jeta dans un coin sur la paille.

– Lève-toi, lui dit Morris, et remplisles cruches de poteen. Cette nuit il n’y aura que les femmes àdormir sous le toit de Mac-Diarmid.

Joyce obéit aussitôt ; les pots d’étainfurent remplis, et les cinq frères s’assirent de nouveau autour dela table. Chacun d’eux prit sa place accoutumée ; Morris seulen changea ; il alla s’asseoir sur le siège réservé à sonpère, comme s’il se fût institué le chef et le roi de la famille.Il y avait en lui un air d’autorité grave et ferme ; on voyaitque depuis longtemps sa tête s’était levée au-dessus de la tête deses frères.

– Mickey va revenir cette nuit,dit-il ; je le sais. Nous l’attendrons. Et quand la lumièrebrillera au sommet de Ranach-Head, nous partirons tous ensembleQuelles nouvelles de Tuam Larry ?

– À Tuam, répondit ce dernier, on a faitgrand bruit de bâtons, parce que quelques coquins venus de l’Ulsteront voulu chanter trop haut le nom de James Sullivan. PercyMortimer y est allé rétablir l’ordre avec ses dragons. Endéfinitive, on boit et on crie, voilà tout.

– Sam, reprit Morris, quelles nouvellesd’Headfort ?

– On crie et on boit, répondit Sam ;avec un verre ou deux de poteen, les pauvres diables oublient qu’ily a un lendemain, et qu’au bout de l’ivresse ils retrouveront lafamine.

– Et à Galway, Dan ? reprit encoreMorris.

– Il faudrait adresser cette question ànotre noble parente Ellen, interrompit Jermyn avec amertume ;j’ai vu ce matin sa mante rouge dans le Claddagh, et, comme elleest revenue la dernière…

– Silence enfant ! dit Morris d’unton sévère.

– À Galway, reprit Dan, personne ne penseà nous, mon frère. On pourrait pendre Mac-Diarmid sans qu’il y eûtun verre d’usquebaugh de perdu. William Derry pour toujours !Ils attendent O’Connell, et ils sont fous d’avance.

– Ils sont si malheureux ! murmuraMorris, qui appuya sa tête sur sa main.

Il y eut un silence. Puis Morris passa sesdoigts dans les boucles brunes de ses cheveux, et découvrit sonfront, où il y avait comme un héroïque reflet d’énergie et devolonté.

– Ils sont si malheureux, reprit-il,qu’ils ne sentent plus leurs cœurs. On dit qu’après des années decaptivité, le prisonnier, délivré de ses chaînes, ne peut ni selever, ni mouvoir ses membres engourdis. Libre, il reste inerte surle sol. On lui crie : Va-t’en, et il demeure. Ses fers pèsentencore sur lui par le souvenir. Nous sommes ainsi, frères, et ilfaudra un coup de tonnerre pour secouer notre apathiquetorpeur.

– Ils sont lâches ! dit Sam avecmépris.

– Oh ! non ! s’écria Morrisdont les yeux brillèrent ; ils sont braves ! mais ils onttant souffert ! Ne les méprisez pas, Sam, et surtout nedésespérez point d’eux avant l’heure de la grande épreuve. Notrerôle, c’est de les relever ; notre mission, c’est de réveillerleur âme assoupie et d’y raviver cette immense haine qui est lesalut de l’Irlande. Nous les avons vus s’armer pour quelquevengeance partielle, et nous nous sommes dit : Soyons leurschefs ; tournons le fer irlandais contre le véritable ennemide l’Irlande ; changeons les incendiaires en soldats, et quela dernière quittance signée par la pauvre Érin àl’orgueilleuse Angleterre soit une bataille…, et soit unevictoire !

– Oui, murmura Sam, nous nous sommes ditcela.

– Voilà passés depuis lors, ajouta Larry,plus des trois quarts d’une année.

– Et notre père est en prison ! ditSam.

– Et Natty est mort ! achevaJermyn.

– Et Jessy est morte ! prononça unevoix émue qui partait du seuil.

Les cinq Mac-Diarmid se levèrent à la fois.Mickey, dont le carrick était plein de poussière et qui portait enmain son bâton de voyage, franchit le seuil.

– Jessy, ta fiancée, mon frèreMorris ! reprit-il en gagnant la table à pas lents. Nousavions juré de la protéger ; t’en souviens-tu ?

La force d’âme de Morris luttait en ce momentcontre une douleur poignante. Son visage était calme ; soncœur se fendait.

– Soyez le bienvenu, mon frère Mickey,dit-il, et prenez place ; nous vous attendions, et nous sommesheureux de vous revoir.

Sam, Larry, Dan et Jermyn avaient les larmesaux yeux.

– Pauvre Jessy ! dit Sam ; sanscette association maudite, nous aurions pu lui portersecours !

– Elle était si bonne !

– Et si belle !

– Et si douce !

– Elle nous aimait tant !

– Elle aimait tant surtout notre frèreMorris ! dit Mickey, qui s’assit à sa place ordinaire,laissant le siège paternel à son cadet.

Morris avait aux lèvres un tremblementconvulsif.

– Pitié, frère ! murmura-t-il ;vous savez bien que j’ai besoin de tout mon courage.

– Je t’obéis, Morris, répondit Mickey,parce que je t’ai accepté pour chef ; mais que Dieu tepardonne de nous avoir retenus lorsque nous voulions passer la merpour sauver notre sœur !

– Pouvait-elle donc être sauvée ?demanda Sam.

Mickey garda un instant le silence. L’œil deMorris, brûlant et sec, se fixait sur lui et dévorait d’avance saréponse.

– J’ai vu la tombe de la pauvre filledans le cimetière catholique de Richmond, répondit-illentement ; il y a sur la pierre le nom de Jessy O’Brien,morte à dix-neuf ans, épouse de Sa Seigneurie George lordMontrath.

Le souffle de Morris sifflait dans sa gorge.Les autres Mac-Diarmid baissaient la tête comme s’ils eussent vouluéviter son regard.

– Puis il y a le noble écusson de SaSeigneurie, reprit Mickey, et une croix de marbre blanc sculpté,sur laquelle on a écrit : Priez pour elle…

Mickey se tut. Il se fit un silence dans lasalle. Au bout de quelques secondes, Morris se leva. Son mâle etbeau visage peignait l’angoisse d’une douleur en vain combattue.Ses yeux étaient baissés. Une larme longtemps retenue roulait sursa joue, qui semblait ne plus vivre.

– Prions pour elle, dit-il.

Les six frères s’agenouillèrent. La voix deMorris, pénible et entrecoupée, récita les versets latins du Deprofundis. Puis l’on entendit des sanglots. La fougue ducaractère irlandais exagère un instant de douleur comme la joie.Sam, Larry et Dan se tordaient les mains en prononçant le nom deleur sœur d’adoption. Jermyn et Mickey avaient repris leurssièges.

Morris demeurait à genoux, les bras croiséssur sa poitrine. Quand il se releva, son œil était humideencore.

– Mon frère Mickey, dit-il, vous ne nousavez pas tout appris. Avons-nous un crime à venger ?

– Oui, répliqua Mickey.

Un frémissement courut autour de la table. Lesyeux de Morris se séchèrent ; son regard brilla, son front seredressa menaçant.

– Lord George l’a tuée ?murmura-t-il entre ses dents serrées convulsivement.

– Vous l’avez dit, mon frère Morris,repartit Mickey.

– Et lord George doit bientôt venir dansle Galway ?

– Lord George est arrivé, mon frère. Noussommes voisins. Milord est installé à cette heure, avec milady,dans le château neuf de Diarmid. Nous avons traversé ensemble lecanal Saint-George. Milady est une gracieuse femme, vraiment, lafille d’un noble pair. George Montrath est un heureux époux.

Le sang monta violemment à la joue deMorris ; sa colère rompit toute digue, et durant un instant,il perdit cet empire absolu qu’il avait sur lui-même et qui donnaità sa volonté une invincible force. Une malédiction rauque s’échappade sa bouche, tandis que son poing heurtait le chêne rugueux de latable.

Mais cela ne dura qu’un instant ; lesautres Mac-Diarmid, qui interrogeaient du regard sa physionomiedécomposée, virent son front rappeler tout à coup le calmevainqueur. Un puissant effort avait dompté au dedans de lui soncourroux. La pâleur était revenue à sa joue, et son œil, froiddésormais, fit le tour de la table, répondant au regard de sesfrères.

Ceux-ci attendirent encore quelques secondes,puis leurs têtes chevelues commencèrent à s’agiter ; leursregards se croisèrent, et un murmure d’indignation s’éleva.

– Par le nom de notre père, dit Sam,cette lady sera veuve, je le jure !

– Sang pour sang ! s’écria Larry,c’est la règle.

Jermyn et Dan répétèrent : Sang poursang !

Mickey leur imposa silence d’un geste où il yavait de l’amertume. Il était l’aîné de la famille, et le choixcommun l’avait fait descendre à la seconde place. Morris était lechef, – le maître. – Mickey n’avait peut-être point cequ’il fallait de grandeur d’âme pour pardonner à son frère sasupériorité reconnue.

Il y avait en lui du dévouement, mais il yavait aussi de la vanité rebelle et comme une arrière-pensée derancune. Mickey avait plus d’une victoire à pardonner à Morris.

Au dehors il lui obéissait, il le servait enfidèle lieutenant ; à la maison, il se souvenait trop que Dieul’avait fait le chef naturel et qu’il avait droit au siège de sonpère absent. Il se soumettait ; il eût donné son sang pourMorris, mais son orgueil révolté parlait tout bas au fond de soncœur. Malgré lui et à son insu, il écoutait ces sourdes colères quiétaient vieilles en son cœur et qui renaissaient à la vue del’influence de Morris.

Cette influence était souveraine dans lafamille. Les Mac-Diarmid, malgré leur turbulence native et laliberté de leurs paroles, se soumettaient toujours à la volontéplus forte du jeune maître. Ils discutaient, ilsrécriminaient, – et ils obéissaient.

Sam, Larry et Dan avaient pour Morris uneaffection sans bornes, où il se mêlait du respect et une confianceabsolue. Jermyn, dominé par un sentiment unique, partageait à undegré moindre cette confiance et ce respect.

Il était le plus jeune et se souvenait de laprotection dévouée de Morris ; qui avait entouré les années deson enfance. Mais il aimait et il haïssait.

Trois fois Morris avait sauvé la vie del’homme qu’il croyait son rival.

Et comme il n’y avait rien dans le cœur deJermyn qui pût rester debout en présence de ce sentiment unique parson origine et double en ses effets, il marchait avec froideurdésormais dans la voie indiquée par son frère.

– C’est bien parler, enfants, dit Mickeyen relevant son regard sur Morris, mais c’est parler trop tôt. Quisait si Mac-Diarmid sera de notre avis ?

Morris avait baissé les yeux ; il n’yavait plus maintenant sur son pâle et noble visage aucune trace decolère, et l’on n’y aurait pu lire qu’une profonde tristesse.

– Jessy était ma fiancée, dit-il ;je l’aimais, oh ! je l’aimais tant que son souvenir garderamon cœur contre tout autre amour. Elle était mon bonheur et monespoir : cet homme me l’enleva.

Il s’arrêta, et son œil plein d’unenthousiasme grave se tourna vers le ciel.

– Et cet homme l’a tuée ! ditLarry.

– Et vous n’avez pas encore dit : Jela vengerai, Mac-Diarmid ! ajouta Sam.

Mickey eut un sourire, comme s’il eût étéheureux d’entendre une autre bouche que la sienne exprimer sapensée.

– Qui sait si je ne l’eusse point aiméeplus que l’Irlande ? reprit Morris, dont la voix se baissajusqu’au murmure, tandis que sa tête penchée s’appuyait sur samain. Rien qu’à me souvenir du bonheur que je rêvais avec elle etpour elle, mon âme s’amollit, ma volonté plie et je sens des larmessous ma paupière. Oh ! frères, combien je l’aimais ! Toutà l’heure, emporté par cette passion revenue, j’ai senti desparoles insensées qui emplissaient ma bouche et voulaient s’élancerau dehors ; j’ai été sur le point de mettre une vengeanceégoïste à la place de la vengeance de l’Irlande.

Morris s’arrêta encore.

Les fils de Diarmid écoutaient indécis ;ils cherchaient à comprendre.

– La volonté de notre frère, dit Mickey,dont le sourcil se fronça, est que le meurtre de Jessy soit oubliéet que Mac-Diarmid, qui n’a pas su la protéger, se dispense de lavenger.

Le regard de Morris pesa sur la paupière deMickey, qui rougit et se détourna.

– Ma volonté est que Mac-Diarmid soittout entier à l’Irlande, dit-il. Mon avis est que Mac-Diarmid n’apas le loisir de se venger tant que l’Irlande souffre.

Morris s’était redressé sur le siègepaternel ; son front rayonnait une énergie sereine et calme.Il se fit un silence, Sam le premier tendit sa main au jeune maîtrepar-dessus la table.

– Mac-Diarmid, dit-il, votre esprit voitplus loin que le nôtre ; je vous crois et je ferai ce que vousordonnerez.

Les autres frères suivirent l’exemple de Sam.Mickey tendit sa main à son tour.

– Mon frère Morris, dit-il avec unsoupir, je pense que j’ai eu tort ; mais c’est que je songeaisà la pauvre tombe où j’ai lu le nom de notre Jessy !

Le cercle se serra autour de la table. Morrisse leva et réveilla le valet Joyce, qui dormait sur la paille.

– Allez voir au dehors, lui dit-il, si lefeu est allumé au sommet de Ranach-Head.

Joyce sortit et revint un instant après.

– Le feu est allumé, répliqua-t-il.

– Avertissez Owen, notre frère, repritMorris. Aujourd’hui est expiré le premier mois de son mariage. Ilfaut qu’il redevienne un homme et que sa tâche soit accomplie.

Joyce entr’ouvrit la porte du petit bâtimentoù dormait autrefois le vieux Miles, et qu’habitaient maintenantKate et Owen. Il prononça le nom de ce dernier. Owen parut aussitôtet reçut les ordres de Morris avec une résignation triste.

– Kate sera malheureuse, car je ne puislui apprendre où je vais. Elle croira que je ne l’aime plus… maisque votre volonté soit faite, Mac-Diarmid !

Morris lui donna sa main.

– Partons, reprit-il ; vous, Jermyn,restez. Jermyn avait déjà le pied sur le seuil. Il s’arrêta et jetaà Morris un regard de défiance.

– Vous voulez encore sauverMortimer ! murmura-t-il en fronçant le sourcil.

– Ma dette est acquittée, enfant,répondit Morris, et la vie de Mortimer est à ses ennemis.

– Pourquoi m’empêcher de voussuivre ?

– Parce qu’il ne reste que deux femmesdans la maison de Diarmid, mon frère, et que la fille des rois, lanoble Héritière doit avoir une garde auprès de son sommeil.

Jermyn baissa la tête et s’éloigna de laporte.

Les autres frères passèrent, suivis deJoyce.

Au loin, du côté de la mer, et dans ladirection de Kilkerran, brillait un feu rougeâtre qui semblait êtreparmi les nuages. Les six frères remontèrent le Mamturk en tournantle dos au lac, et redescendirent vers la mer.

Jermyn se coucha sur la paille et ferma lesyeux.

Il était seul dans la vaste salle. Unechandelle de jonc brûlait encore sur la table, éclairant vaguementles murailles enfumées et les saintes images qui les recouvraient.La voûte disparaissait complètement dans l’ombre, ainsi que lesanimaux qui dormaient de l’autre côté de la corde tendue.

La lueur répandue dans la salle était sifaible qu’on n’aurait point pu voir la porte de la retraite d’Ellentourner lentement sur ses gonds. Ce fut comme une blancheapparition qui se montra dans l’ombre. La noble fille franchit leseuil sans bruit, et s’avança lentement vers Jermyn étendu sur lapaille.

La lumière lointaine envoyait de vaguesreflets à son pâle visage. Elle était tête nue ; ses longscheveux noirs tombaient, dénoués, sur sa robe blanche, dont lesplis libres laissaient deviner la grâce de sa taille de reine.

En un moment où la chandelle, ranimée par unsouffle de vent, jetait une lueur plus vive, on aurait crudistinguer une larme qui se suspendait aux longs cils d’Ellen. Maisla lueur se voila. Tout rentra dans la nuit grisâtre. Était-ce bienune larme ?

La tête d’Ellen se dressait, hautaine. Son pasétait calme. Son souffle égal soulevait doucement l’étoffe de sarobe.

IV – L’HÉRITIÈRE

La retraite d’Ellen s’appuyait au muroccidental du logis des Mac-Diarmid. C’était une chambre beaucoupplus petite et moins élevée que la salle commune où nous avonsassisté par deux fois au repas du soir de la famille. Lesmurailles, nues comme celles du logis principal, se cachaient çà etlà sous des estampes grossières, mais une sorte de goût délicatavait présidé à leur arrangement, et la main qui les avait choisiesavait donné constamment la préférence aux antiques légendes où lapiété se colorait de poésie.

Pour meubles, il y avait une espèce de commodeen bois noir sculpté, dont la forme massive et lourde parlait dessiècles passés. Le temps avait fait subir aux personnagesreprésentés sur les panneaux de nombreux outrages : on nereconnaissait plus guère le sujet des scènes, et l’amateur le plushabile n’y eût point su déchiffrer l’idée de l’artiste ; maisnéanmoins quelques figures restaient entières et leur vigoureuxrelief accusait un art précieux.

Au-dessus de ce bahut, sur un socle enclavédans le mur, se trouvait une Vierge de pierre qui tenait entre sesbras Jésus enfant, dont le front se couronnait de rayons d’or.Cette sculpture semblait plus vieille encore que le meuble de boisnoir. Elle portait les signes distinctifs de l’art barbare, et sesdraperies ébauchées se raidissaient sur des contours à peineindiqués. Une légende en caractères celtiques était gravée sur lesocle et courait autour d’un écusson de forme ronde, qui contenaitune massue noueuse, un sceptre et un diadème.

C’était la l’unique héritage d’EllenMac-Diarmid.

C’était à la fois son blason et son histoire.Ces vieux débris étaient à elle, et cela suffisait pour tracerautour de la noble fille un cercle mystique, commandant le respectà tous.

Ellen était la fille d’un pauvre qui avaitlabouré durant sa vie un champ étroit et aride, à peine suffisantpour lui donner la nourriture de chaque jour. Cet homme avait eubesoin bien souvent, pour ne point mourir de misère, des secours duvieux Miles et de ses enfants. Mais cet homme était de racesouveraine ; il descendait en ligne directe de Diarmid leRoux, roi des Îles avant l’invasion danoise. À un certain jour del’année, tout ce qui portait le nom de Mac-Diarmid dans leConnaught se réunissait autour de la cabane du pauvre homme qui senommait Randal et qu’on appelait l’Heir (l’Héritier). Ondressait une table dans son champ ; il présidait, assis sur unsiège élevé, au festin que lui donnaient les débris dispersés del’antique tribu.

On parlait du passé lointain, des jours où lechef du clan portait une couronne ; des temps plus rapprochésoù le même chef, descendu au titre de lord, possédait encore undomaine de prince et ne pouvait point apercevoir, en montant sur laplus haute tour du château de Diarmid, un pouce de terre qui ne fûtson héritage. On se disait comment toutes ces richesses avaientpassé une à une aux mains rapaces des protestants, et l’on sedemandait si le doigt de Dieu ne relèverait pas quelque jour unerace jadis si puissante et tombée si bas sous le poids de soncourroux.

On allumait des cierges autour de la Vierge depierre ; on chantait de vieux cantiques et des hymnes deguerre qui avaient traversé de bouche en bouche des générations deguerriers libres et des générations d’esclaves. Et l’on criaitmalédiction sur lord Montrath, le fils des spoliateurs, dont lamaison moderne s’élevait à quelques pas des vieilles tours, et,opulente, semblait railler leur décrépitude abandonnée.

Ellen, à la mort de son père, avait étérecueillie par le vieux Miles, son parent éloigné. Elle avaitemporté la Vierge de pierre. En Irlande, le pouvoir des traditionsest sans bornes ; Ellen, tombée jusqu’à la pauvreté, restaitpour les habitants du pays, et surtout pour la famille, l’objetd’un culte pieux ; elle était toujours la fille des puissantslords et l’Heiress, l’héritière unique de la brancheroyale des Diarmid.

Il ne serait jamais venu à l’esprit du vieuxMiles ou de ses enfants de lui demander compte de ses actions. Elleétait libre ; on eût regardé comme un crime, dans la maison deDiarmid, d’épier sa conduite ou de vouloir pénétrer ses secrets.Elle était reine ; chacun obéissait à ses moindrescaprices.

Et pendant bien longtemps il y avait eu commeune auréole de joie autour du front insouciant de la jeune fille.Miles était son père respecté ; les fils de Miles étaient sesfrères : sa vie coulait paisible et douce ; le repascommun s’égayait à ses radieux sourires.

Le jour, elle courait avec Jessy O’Brien, sacompagne aimée, sur les crêtes blanches du Mamturk ; ellesallaient, causant et chantant, les deux belles filles, poursuivantl’ombre rare des bois ou perdant leurs limpides regards dans lelointain bleu du paysage.

D’autres fois Ellen avait fantaisie d’êtreseule, elle s’asseyait sur le dos d’un poney rapide et dévoraitl’espace, cherchant à tromper l’inquiétude vague de son âme quis’éveillait.

Sa course l’emportait jusqu’à la mer. Ellegravissait les énormes masses basaltiques que la tradition ditavoir été entassées par la main des géants. Elle suivait cesféeriques colonnades, et ces escaliers prodigieux dont la bizarreet gigantesque structure semble le produit d’une imagination depoète ; elle franchissait ces ponts naturels dont l’archetremble au-dessus de l’abîme.

D’autres fois encore, elle descendait au borddes grands lacs ; sa main blanche maniait la rame, et, cachéedans la brume épaisse, elle voguait d’île en île, chantant à soninsu et rêvant doucement.

Puis, le soir venu, elle remontait le Mamturket s’asseyait à la table de famille auprès de Jessy O’Brien, lajoyeuse enfant qui lui souriait et qui l’aimait.

C’étaient des jours bien heureux. L’étrangerpouvait posséder les riches domaines de Diarmid et asseoir sademeure toute neuve auprès du vieux château qui chancelait. Ellenn’allait point songer à ces splendeurs passées. Elle n’avait nidésirs ni regrets ; elle était heureuse de vivre, heureused’être belle, et sa prière montait vers Dieu le soir, comme un douxchant de reconnaissance et d’amour.

Maintenant Ellen était triste ; sesgrands yeux noirs avaient appris les larmes. Tout avait changéautour d’elle : Jessy n’était plus là ; le malheurs’asseyait à la table de Mac-Diarmid. Il n’y avait plus que desvisages sombres sous ce toit où régnait naguère un calme, etsouriant bonheur.

Mais ce n’était pas pour cela seulementqu’Ellen était triste.

À droite de la Vierge de pierre se trouvait unlit étroit, sans rideaux, et qui touchait à la muraille. Ce lit,formé de bois grossier, sur lequel s’étendait un matelas unique,était blanc et frais. Dans la ruelle, il y avait un crucifix defaïence surmontant un bénitier. Au pied un matelas de pailleservait de couche à la petite Peggy. Deux chaises en forme debaquet et une harpe rustique complétaient l’ameublement de lachambre d’Ellen.

Vis-à-vis du lit s’ouvrait une fenêtre basse,qui donnait sur le versant de la montagne et d’où l’on apercevait,lorsque le soleil éclairait le paysage, la plaine cultivée, leConnemara, les vertes hauteurs de Kilkerran, Ranach-Head, lesruines échancrées de Diarmid, et, à l’horizon, l’azur foncé de lamer.

En quittant la salle commune, après le repasde ce soir, Ellen déposa son flambeau sur l’antique commode. Ellejeta loin d’elle sa mante rouge, humide encore de rosée, et dénouases longs cheveux noirs, qui ruisselèrent, lourds et mouillés desueur, le long de son visage. Ses deux mains pressèrent son frontqui brûlait. Machinalement et sans y penser, sa bouche répétait lesparoles latines de la prière du soir, qu’elle venait d’achever.

Le calme qu’elle avait montré durant le repasétait un masque ; ce masque tomba. Elle se laissa choir aupied de son lit et sa poitrine rendit un gémissement.

Pendant quelques secondes elle demeuraimmobile et comme affaissée sous le poids d’une détressenavrante ; puis elle se redressa tout à coup vivement, etgagna d’un saut la fenêtre qu’elle ouvrit. La nuit était fraîche etcalme ; le regard d’Ellen interrogea avidement les ténèbres etse dirigea vers les hauteurs de Kilkerran, qui se rétrécissent ets’aiguisent pour former, vis-à-vis de l’île Mason, le cap deRanach, dont l’extrême pointe est couronnée par les ruines del’ancien château de Diarmid.

La plaine, les montagnes, la mer, toutdisparaissait dans la nuit. Ellen joignit ses mains et leva lesyeux vers le ciel en un mouvement de reconnaissance.

– Il n’y a pas de feu !murmura-t-elle. C’est un jour de répit. Demain Dieu m’inspirerapeut-être un moyen de le sauver !

Elle revint lentement vers le lit, et s’assitsur la couverture. Elle se mit à prier.

Deux larmes brûlantes roulèrent le long de sajoue et tombèrent sur sa main. Elle releva lentement sa tête,rejetant en arrière d’un mouvement paresseux le voile que luifaisait sa chevelure. Son noble visage apparut, suppliant etdévot ; son regard éteint se rallumait à l’ardeur de saprière.

Son âme fléchissait devant le Seigneur, ethumiliait dans l’oraison l’orgueil indompté de sa pensée. Ou bienencore son cœur, révolté soudain, renvoyait le sang à sa joue.Comme elle souffrait, mon Dieu ! Elle aimait un Anglais, elle,la fille des grands lords, dépouillée par l’invasionanglaise ; elle aimait un soldat protestant, elle, la servanteexaltée de la Vierge mère ; patronne du catholicisme ;elle aimait le major Percy Mortimer !

Elle l’aimait de toutes les forces de son âmeet pourtant elle sentait que c’était un amour insensé.

Pauvre Ellen !

Ellen, depuis les jours de son enfance, étaitau milieu de cette famille comme une idole chèrement vénérée. Lereligieux respect du vieux Miles et de ses fils l’avait mise sur unpiédestal d’où elle dominait de trop haut ce qu’elle aurait vouluaimer. Les fils du vieillard la regardaient d’en bas. Ilss’arrêtaient aux bords du cercle fatal, tracé par le cultetraditionnel. Aimer l’Héritière autrement qu’une sainte ducalendrier catholique leur eût semblé un sacrilège. Jessy elle-mêmesa sœur d’adoption, réprimait souvent avec effroi les élans de sadouce tendresse. Elle avait peur d’aimer trop ; chaque baiserdonné ou reçu lui causait une sorte de remords. On eût dit qu’ellevoyait encore au front de sa noble parente la couronne d’or deDiarmid des Îles.

Il en est ainsi dans le coin du Connaught oùse réfugia, au temps des conquêtes, la vieille nation irlandaise.Dix siècles ont passé sur ces souvenirs héroïques, et ces souvenirsrestent debout. Ils se dressent après tant d’années, comme cesfameuses « tours rondes » que garde çà et là l’antiquesol hibernien et qui marquent, dit-on, la place où se livra quelquegrande bataille aux jours oubliés de l’ère païenne. Les savants sedisputent autour de leurs flancs de granit ; les antiquairesmesurent leurs circonférences égales et comptent leurs quatreouvertures, qui regardent invariablement les quatre pointscardinaux. Qui fonda ces murailles éternelles ? Sont-ce desobservatoires, des temples, des sépultures ?

On ne sait plus ; mais ils ne chancellentpas encore.

Nos neveux s’arrêteront comme nous devant cestours mystérieuses et aussi impérissables que les traditionsobstinées du peuple irlandais.

Ellen était seule au milieu de la gloirebizarre que lui faisait cette religion du passé. Pauvre paysanne,son sort était comme une parodie mélancolique de ces royalesdestinées qui, trop hautes, coulent tristes et solitaires au-dessusdu niveau des communes affections. Tout, autour d’elle, lui disaitde fermer son cœur, son cœur généreux.

Un seul, parmi les fils de Diarmid, plusfaible ou plus ardent, laissait son âme rêver d’Ellen. Mais c’étaitun enfant. Son amour se taisait. Il avait honte et frayeur. Il sereprochait son amour comme un crime, il n’avait garde de lemontrer, et ne savait que souffrir tout bas. Ellen, en ce temps,n’avait jamais arrêté sa pensée sur Jermyn.

Un jour, il y eut bien de la douleur sous letoit de Diarmid. Jessy O’Brien, la nièce chérie de Miles et safille d’adoption, avait disparu. C’était une enfant douce, gaie ettimide. Elle aimait Morris Mac-Diarmid depuis qu’elle connaissaitson cœur, et Morris l’aimait. Leur tendresse mutuelle était decelles que le temps cimente et affermit : amours pleins dedévouement et de constance, amours confiants, heureux, tranquilles,dont la racine est tout au fond de l’âme. Leur père les avaitfiancés.

Jessy ne ressemblait point à Ellen. Elle nesavait pas gravir ces merveilleux escaliers de basalte qui pendentau-dessus de la mer, le long des côtes occidentales de l’Irlande.On ne chercha point son cadavre au pied des hautes falaises.

Lord George Montrath était venu, pour lapremière fois de sa vie, passer huit jours, avec quelquescompagnons de plaisir, dans ses terres d’Irlande. Il n’avait jamaisvu, et telle est la règle fashionable, ni ses châteaux, ni sesparcs magnifiques, ni les splendeurs sauvages de ses domaines. Iltrouva cela fort beau. Il chassa. Il ne s’ennuya point.

Ce fut le jour de son départ que Jessy O’Brienmanqua pour la première fois au repas de famille. Avec ellemanquèrent Molly Mac-Duff, la perle de Knockderry, Madeleine Lew,la reine du Claddagh de Galway, et d’autres.

Le vieux Miles dit :

– Enfants, il faut sauver votre sœur.

Morris se leva, prit ses armes et sortit.

V – LE PAQUEBOT

Le soir, grâce aux poneys errants, Morrisavait traversé les bogs entre Headfort et Ballinasloe. Il couchadans quelque ferme du comté de Roscommon, et reprit au point dujour la route de Dublin. Morris allait à Londres. C’est làseulement qu’on est sûr de trouver les landlords irlandais.

Le vieux Miles se rendit avec sa famille àGalway. Il vendit une chaîne d’argent qui avait des siècles d’âge.Ellen vendit un bracelet d’or qui était toute sa fortune. Lafamille entière s’embarqua sur un paquebot qui emportait à Londresle capitaine de dragons Percy Mortimer, rappelé sur les doublesplaintes des catholiques et des protestants.

Percy Mortimer était venu en Irlande avec desinstructions du ministre. On lui avait ordonné de tenir la balanceégale, autant que possible, entre les deux partis, et de surveillerpareillement la folie orangiste et le désespoir catholique. Ilavait fait son devoir. Il s’éloignait, écrasé sous la haine desdeux camps rivaux. O’Connell et lord George Montrath avaientdemandé tous les deux sa destitution, et son supérieur, lelieutenant-colonel Braser, avait vivement apostillé la requête.C’était un vieux soldat, encroûté protestant, jaloux de laconfiance accordée à un officier plus jeune. Il détestait Percy dumeilleur de son cœur, et avait maintes fois envoyé contre lui desnotes accusatrices, restées jusque-là sans effet.

Percy Mortimer avait la conscience d’avoiraccompli sa tâche. C’était un homme fort. Devant ce coup quibrisait sa carrière brillamment commencée il demeura ferme.

Il y avait sur le paquebot des orangistes etil y avait des catholiques. Chacun fuyait le soldat en disgrâce.Les protestants s’éloignaient de lui avec tout le dédain de leurmorgue bouffie ; les papistes s’enhardissaient, voyant soncalme austère ; jusqu’à railler tout haut sa déconvenue. PercyMortimer ne prenait point garde aux railleries et restait au-dessusdu mépris.

Il se promenait sur le pont, seul etsilencieux. Son maintien avait une réserve courtoise. Il n’y avaiten lui ni abattement ni hauteur. Parfois, lorsque l’ombredescendait sur la mer, il allait s’asseoir à l’écart contre lebordage. Il demeurait là, pensif et absorbé, jusqu’à une heureavancée de la nuit.

Son visage froid s’éclairait alorsd’intelligence vive, et une fière audace venait parmi la pâleur deson front. Il était beau comme un héros.

Mais si un regard croisait le sien, l’auréoles’éteignait à son front. Son visage, blanc comme celui d’une femme,reprenait l’immobilité du marbre.

Il va sans dire que les Mac-Diarmid lefuyaient comme les autres. Un soir, Ellen alla s’asseoir auprès delui.

Miles et ses fils, étonnés, la virent adresserla parole au proscrit et lui sourire. C’était devant tous lespassagers assemblés. Ellen n’avait points de rougeur au front, etses traits gardaient leur candeur fière.

Les Mac-Diarmid éprouvèrent une sorted’horreur superstitieuse à voir la fille des rois descendre jusqu’àce soldat saxon. Ils étaient partagés entre leur respect pour Ellenet le désir de rompre cet entretien, qui était à leurs yeux unscandale.

Mais le respect l’emporta. Ils se groupèrent àl’autre extrémité du pont et se bornèrent à épier de l’œil cettebizarre entrevue.

À mesure qu’elle se prolongeait, la surprisedu vieillard et de ses fils se chargeait de malaise. Ce n’était pasdu malaise seulement qu’éprouvait Jermyn ; son regard brûlantjaillissait sous ses sourcils contractés, et tombaient sur PercyMortimer comme une sanglante menace.

Ellen et Percy Mortimer s’entretinrent jusqu’àl’instant où les ténèbres envahirent le pont du Paquebot. Au momentoù ils se séparèrent, les traits du jeune capitaine exprimaient uneadmiration émue ; il baisa respectueusement la main de sabelle compagne, dont le front gracieux s’inclina en signed’adieu.

Ellen revint d’un pas tranquille vers son pèred’adoption ; elle ne prononça pas une parole qui pût avoirtrait à ce qui venait de se passer. Miles et ses fils se turentégalement.

Cette nuit, Ellen dormit un calmesommeil ; les vagues inquiétudes qui commençaient à poindredans son cœur de jeune fille firent trêve. Elle eut de beauxsonges, et il lui sembla qu’une main surnaturelle relevait lesmurailles écroulées de son noble château de Diarmid. Ellen avaitune belle âme, pieuse et fière. Elle avait grandi, libre de toutfrein, sans autres enseignements que les conseils timides de sonpère d’adoption et les leçons du pauvre prêtre catholique deKnockderry.

Celui-ci avait le droit de parler haut, même àla fille des grands lords, parce qu’il parlait au nom duciel ; mais il ne savait point les choses du monde, et sespieuses exhortations n’avaient pu donner à Ellen ce fil conducteurqui guide dans les mille sentiers de la vie ; il lui avaitmanqué la délicate direction d’une mère.

Une fois qu’Ellen eut perdu de vue les têtesgrises du Mamturk et les grèves de la longue côte de Galway, toutfut nouveau pour elle. À part la digne courtoisie que l’hospitalitédu vieux Miles lui avait enseignée, elle ne savait rien du codecompliqué qui régit les relations mondaines. Elle était habituée àdominer tout ce qui l’entourait, et il y avait en elle une croyancedépouillée de tout orgueil, qui la faisait supérieure aux autrescréatures humaines. Le respect en quelque sorte religieux desMac-Diarmid, sa naissance si souvent exaltée autour d’elle, lessouvenirs à chaque instant évoqués de la splendeur de ses aïeux,tout contribuait à lui faire un piédestal qui mettait au niveau deses pieds les têtes de la foule.

Elle en était plus malheureuse que fière, maiselle croyait sincèrement à ces grandeurs illusoires dont on laberçait depuis l’enfance. Elle avait vu le capitaine Percy Mortimerseul et entouré de l’aversion de tous. Son âme généreuse s’étaitémue, elle ne savait pourquoi. Habituée à suivre sa premièreimpulsion et à ne rendre compte de ses actes à personne, elle étaitallée, comme toujours, où son cœur l’appelait. C’était une sorted’aumône qu’elle avait cru faire au proscrit ; et quand ellelui eut donné quelques instants de sa présence secourable, elle nesentit point de trouble au fond de sa conscience.

Le lendemain seulement, au réveil, le souvenirde cette soirée lui revint ; elle revit cette belle et froidefigure du soldat saxon qui s’était un instant animée à sonsourire ; elle crut entendre les sons de cette voix grave quis’était faite si douce pour lui dire : Au revoir. Et lesfaçons de cet homme, à mesure qu’elle se souvenait, lui semblèrentsi nouvelles ! il y avait tant de différence entre l’intérêtdes quelques paroles échangées et l’ennui uniforme du cultedomestique qui l’entourait naguère !

C’était tout un horizon qui s’ouvrait devantelle.

Vers le coucher du soleil, Ellen retournas’asseoir le long du bordage, auprès du capitaine Percy Mortimer.Jermyn en perdit patience. La jalousie le rendait fou. Au moment oùEllen se levait pour se retirer, elle vit, entre elle et Percy, laforme d’un homme qui se dressait, le couteau à la main.

Elle mit sa poitrine au-devant de l’arme, etJermyn s’enfuit en pleurant.

Percy Mortimer reçut Ellen dans ses bras.

Cette nuit, son sommeil fut agité ; ellesourit à l’aube naissante : elle était inquiète ettroublée.

Elle aimait : elle ne le savait point. Unvague instinct lui disait qu’elle devait fuir cet homme objet deses pensées. Son inexpérience la porta à le revoir en apportantplus de réserve que les premiers jours.

Jermyn était cloué à son lit par lafièvre.

Le paquebot entra dans la Tamise. Ellen etPercy ne s’étaient point dit qu’ils s’aimaient mais il s’était faitentre eux un involontaire échange de confidences. Ellen avaitappris au capitaine le motif du voyage de la famille. Percy avaitdit à Ellen que sa vie était vouée au labeur ingrat d’uneentreprise qui dépassait peut-être les forces d’un homme. Il avaitdévoué sa jeunesse à l’accomplissement d’une grande pensée ;il s’était fait le bras d’une vaste intelligence ; il avaitpassé deux années en Irlande à préparer les bases d’un traité depaix entre les passions qui déchiraient ce malheureux pays.Protestant, il avait opposé une digue aux furieux envahissementsdes prétentions protestantes. En même temps il avait poursuivi,l’épée à la main, les ténébreux bataillons du whiteboysme.

Et il succombait déjà sous les haines léguéesdes deux partis extrêmes ; son dévouement portait sesfruits.

Ellen comprenait vaguement et admirait qu’onpût tirer l’épée pour conquérir la paix. La tâche de Percy luiapparaissait grande et noble ; il était pour elle le sauveurde son pays, – et qu’elle était heureuse d’avoir un prétexte deplus pour admirer et pour aimer ! Pauvre imprudente !

Morris avait traversé les comtés de l’Irlandeet ceux de l’Angleterre. Il était à Londres depuis un jour lorsqueson père et ses frères quittèrent le paquebot. Il les attendaitdevant la douane.

Percy Mortimer entendit prononcer le nom deRichmond : il sut où il devait se rendre pour revoirEllen.

Lord George Montrath possédait en effet unemaison de plaisance au dessus de Richmond.

Morris, en vingt-quatre heures, avait pristoutes les informations nécessaires ; son plan était prêt. Ilétait environ deux heures de l’après-midi, au moment de l’arrivée.Le vieillard et ses fils, accompagnés d’Ellen, traversèrent Londrespour prendre à pied le chemin de Richmond. La nuit était presquevenue lorsqu’ils atteignirent les premières maisons de la ville.Morris leur montra du doigt une gracieuse demeure qui regardait laTamise, du haut d’un coteau verdoyant ; et il leurdit :

– C’est là !

On s’arrêta. Le vieux Miles, appuyé sur sonbâton, regarda longtemps ce noble manoir, qui était la prison de safille adoptive. Le vent de la rivière soulevait les longues mèchesde ses cheveux blancs. Ses yeux étaient humides. Le regard deMorris restait sec. Il avait perdu cet air de santé robuste quifaisait de lui naguère un des plus joyeux garçons deKnockderry ; sa joue était creuse et pâle ; la fièvrebrûlait dans ses yeux.

On se remit en marche.

Le voyage avait épuisé peu à peu lesressources de la famille. L’Héritière eut néanmoins un lit dansl’un des hôtels de Richmond. Miles et ses fils s’étendirent sur lapaille d’une écurie. Le lendemain, avant le jour, les huit jeunesgens étaient debout.

– Ramenez-moi ma pauvre enfant, dit levieillard d’une voix tremblante.

– Père, répliqua Morris, l’honneur deMac-Diarmid sera sauvé.

Les huit jeunes gens, armés de leurs bâtons,se firent ouvrir les portes de l’hôtel et gagnèrent lacampagne.

L’aube blanchissait parmi les brumes de laTamise, au-dessus de Londres endormi. Les Mac-Diarmid se dirigèrentvers cette noble demeure que Morris leur avait montrée du doigt laveille, en disant :

– C’est là.

VI – DETTE D’HONNEUR

Tout dormait dans la maison de lord GeorgeMontrath. Au bas de la colline verte, la Tamise cachait sous unvoile de brume ses flots jaunis et ses embarcations immobiles. Iln’y avait, personne sur le tertre, et personne dans la campagnevoisine.

Mickey avait un lourd marteau sous soncarrick. En trois coups, la serrure de la grille tomba brisée. LesMac-Diarmid entrèrent, guidés par Morris, qui était le fiancé deJessy.

Il y eut un peu de bruit et de mouvement dansla maison. Quelques têtes de laquais sonnèrent sous le bois dur desshillelahs. Milord entendit de vagues clameurs dans sonsommeil, et il lui sembla que des pas pesants choquaient le tapismoelleux de son escalier. Il crut rêver. Mais le somme du matin estléger. Milord s’éveilla. Sa porte s’ouvrait.

Il se frotta les yeux. Un bruit confus sefaisait tout près de lui. On eût dit que sa chambre était pleine.Milord, étonné, se leva sur son séant et fit glisser brusquementses rideaux de soie sur leurs tringles. Il y avait huit hommes degrande taille, immobiles et silencieux, rangés auprès de son lit.Le jour naissant les frappait par derrière. Milord ne voyait pointleurs visages, – mais il devina.

Morris fit un pas en avant de ses frères etprononça le nom de Diarmid ; puis ajouta quelques mots d’unton bas et impérieux. Lord George voulut répliquer, mais ses lèvrespâlies ne purent prononcer aucun son. Il avait peur. Il quitta sonlit et traversa la chambre en chancelant pour gagner sonsecrétaire, qu’il ouvrit.

Il s’assit. Il plia une feuille de papier ettrempa sa plume dans l’encre. Morris dicta ; le lordécrivit.

Les Mac-Diarmid rapportèrent à leur père unepromesse en forme par laquelle lord George Montrath reconnaissaitavoir enlevé Jessy O’Brien et s’engageait à l’épouser sous huitjours.

Le vieillard s’attendait à revoir la pauvrefille et à l’emmener avec lui en Irlande. Il fut étonné d’abord,puis il secoua sa tête blanche.

– Morris, dit-il, Jessy était à vous.Vous aviez le droit de choisir les moyens de la défendre. L’honneurcomme l’entendent les Saxons est désormais sauvé ; Dieuveuille que l’enfant soit heureuse !

Il mit son carrick de voyage sur ses épaules,robustes encore, et prit en main son bâton.

– Nous n’avons plus rien à faire ici,poursuivit-il. Je n’étais pas venu pour voir l’enfant de ma sœurprendre le nom dont les pères ont volé l’héritage de Diarmid.Venez, mes fils, venez, ma noble cousine Ellen, nous allonsregagner le comté de Galway.

La famille se remit en marche, en effet ;mais, comme il n’y avait plus assez d’argent pour passer la mer, onprit à pied la route des comtés de l’Ouest.

Morris ne partit point avec son père et sesfrères. Il demeura seul à Richmond. Il voulait attendrel’accomplissement de la promesse du lord et ne s’éloigner qu’aprèsavoir vu Jessy agenouillée à l’autel du mariage. C’était un cœur dechevalier, à la fois ardent et ferme. Il était vaillant contrelui-même, autant que contre l’ennemi.

Son âme saignait à la pensée de voir Jessy lafemme d’un autre, car il l’aimait uniquement et profondément ;mais sa pensée s’élevait au-dessus des mœurs de l’Irlandedégénérée : il était fier ; il savait d’instinctl’honneur rigide des peuples forts. Il avait jugé en lui-même ceprocès suivant les lois hautaines du point d’honneur ; ils’était dit : Jessy doit être sans tache aux yeux dumonde ; – et il avait immolé son amour.

Ce furent pour lui des jours de lutte et desouffrance, car il avait les mêmes craintes que le vieillard, etses rêves lui montraient Jessy malheureuse dans l’avenir. Il avaità combattre en même temps son amour, son désespoir et le doute.

Ses journées entières et une partie de sesnuits se passaient à errer seul dans la campagne des environs deRichmond. Et, à mesure que le moment fatal approchait, sa misèreaugmentait ; ses craintes devenaient plus poignantes.

Il allait par les grands bois qui s’étendentautour de Richmond, formant une ceinture verte à son riche bouquetde châteaux et de villas. Il songeait. Il ne s’apercevait pas que,derrière lui, dans l’ombre du couvert, des gens inconnus lesuivaient souvent et semblaient épier sa promenade solitaire.

La pensée obsédante, qui ne lui donnait pas uninstant de trêve, pesait sur lui d’un poids trop lourd. Il marchaitd’un pas pénible. Sa tête se penchait sur sa poitrine comme s’ileût été un vieillard. Un reflet maladif jaunissait son front pâle,et il regardait le vide avec des yeux agrandis.

Les habitants de Richmond le connaissaientdéjà. Les enfants riaient et se moquaient sur son passage enapercevant de loin cette grande taille, enveloppée disgracieusementdans le pauvre carrick irlandais. Les hommes le prenaient pour unfou, les jeunes ladies se mettaient en frais d’imagination, etbâtissaient quelque roman impossible sur sa morne mélancolie.Morris passait et ne savait pas.

*

**

C’était l’avant-veille du jour fixé pour lemariage. La nuit se faisait noire. Morris errait tout seul dans lapartie des bois qui avoisine la Tamise et s’avance jusque sur lechemin de Londres. Il n’avait d’autre arme que son shillelah, quisoutenait sa marche. À un détour du chemin, il se sentit frappéviolemment par derrière ; par devant, deux couteaux levésmenaçaient sa poitrine.

Morris se vit perdu, car il était serré detrop près pour faire usage de son bâton. Il recommanda son âme àDieu.

Mais à ce moment même un choc irrésistiblerepoussa les assaillants ; un bruit de fer se fit, et Morris,en rouvrant les yeux, vit une épée tournoyer entre lui et sesassassins. Il n’en fallait pas tant pour lui redonner courage. Sonlourd shillelah vibra dans sa main robuste, et l’un des assaillantstomba. Les autres prirent la fuite.

Morris se tourna, reconnaissant, vers sonlibérateur. Aux faibles rayons qui tombaient des étoiles, ildistingua l’uniforme des dragons de Sa Majesté et une figure bienconnue dans le comté de Galway, une figure blanche et pâle, quigardait son immobilité glacée jusqu’en ce moment suprême.

C’était le capitaine Percy Mortimer, qui,libre de son devoir, se souvenait d’avoir entendu les parentsd’Ellen prononcer le nom de Richmond lors de l’arrivée du paquebot.Il se hâtait, car la pensée d’Ellen était déjà bien puissante enson cœur.

Comme tout Irlandais, Morris n’avait jamais eupour le soldat protestant que des sentiments d’aversion, mais enson âme la haine ne pouvait combattre un instant la gratitude. Iltendit la main à son sauveur, qui la toucha légèrement et qui remitson épée sanglante au fourreau.

– Êtes-vous blessé ? demandaMortimer.

– Non, répondit Morris. Vous êtes venu àtemps, monsieur. Je n’ai reçu qu’un coup qui s’est perdu dans lesplis de mon carrick.

– Je vous en félicite, dit le capitaine,qui salua courtoisement et poursuivit avec rapidité sa route versla ville de Richmond.

Morris voulut le rappeler, afin de lui rendregrâce et de lui dire au moins le nom de l’homme qu’il venait desauver. Peut-être le capitaine Percy Mortimer n’entendit-il point,du moins il ne répondit pas.

Le shillelah de Morris avait jeté un hommeétourdi en travers du chemin. Morris se pencha sur lui, et reconnutun des domestiques de lord George Montrath.

– Elle sera malheureuse !murmura-t-il.

Mais le sort en était jeté. Le surlendemain ils’agenouilla pour la première fois de sa vie dans une chapelleprotestante. Jessy et lord George Montrath étaient devant l’autel.Le ministre prononça la formule du mariage. Morris avait sa têteentre ses mains, et refoulait ses sanglots qui voulaientéclater.

Jessy était lady Montrath.

Quand elle se retourna pour gagner la sortiede la chapelle, son regard rencontra celui de Morris pour lapremière fois depuis qu’elle avait quitté l’Irlande. Morris poussaun cri déchirant et tendit ses deux bras vers elle. Jessy chancela.Lord George la soutint. Il avait aux lèvres un amer sourire.

Jessy était bien changée. Ses compagnes nel’eussent point reconnue. Mais elle était bien belle sous cetteriche parure de mariage !

Morris souffrait tant qu’il espéra mourir.

Jessy passa lentement devant lui, au bras deson mari ; elle monta en voiture. Au moment où lord Georgeallait l’y suivre, il sentit un doigt toucher son épaule ; ilse retourna, et vit à deux pouces de son visage la face bouleverséede Morris.

– Qu’elle soit heureuse, milord !dit ce dernier entre ses dents convulsivement serrées, oubien !…

Lord George reprit son ironique sourire et fitun geste. Ses gens repoussèrent violemment Morris. La voiturepartit au galop.

Morris revint en Irlande.

Depuis ce jour, tous les mois, Jessy écrivaità son père d’adoption. Elle ne se plaignait point et le nom deMorris n’était jamais prononcé dans ses lettres ; mais ellesemblait bien triste.

Une fois, le mois s’écoula et la missiveaccoutumée ne vint point. Un autre mois se passa, et, sur cesentrefaites, un malheur vint frapper la maison de Diarmid. Le vieuxMiles, accusé de whiteboysme, fut mis en prison comme ayantcontribué à l’incendie de la ferme de Luke Neale.

Une fois le chef de la famille absent, sesfils se jetèrent avec une violence accrue dans la guerre de minuit.Morris avait cherché dans une autre passion un refuge contre lessouffrances de son amour. Il s’était imposé une tâche immense ets’était donné tout entier au salut de l’Irlande. Son patriotismeardent, mais aveuglé assurément, lui avait montré une voie ouverte.Cette voie, il s’y était jeté avec toute la fougue de sanature ; il en avait vu bien vite les dangers, et soupçonnaitau bout un précipice infranchissable. Mais il ne voulait pointreculer.

Après trois mois passés sans nouvelles, sesfrères lui dirent :

– Allons à Londres pour défendre ouvenger notre sœur.

Mais Morris avait si peu de bras pour sagigantesque tâche ! Il écrivit, on ne répondit point. Le tempss’écoulait ; et quand Mickey partit enfin, la pauvre Jessyétait morte…

Ellen, à son retour de Londres, avait revu sesmontagnes chéries avec trouble. Sa joie d’enfant se mêlait à unesouffrance sérieuse. Elle voulut croire d’abord que l’absence deJessy O’Brien, sa sœur aimée, mettait en elle les tristesses quil’accablaient maintenant. Mais tout à coup des espérances venaientà travers sa mélancolie. Elle souriait, et ses larmes étaient dejoie.

Certes, la pauvre Jessy était en dehors de cesbrusques changements.

À vrai dire, Ellen n’était plus seule. Unsouvenir l’accompagnait sur le sable d’or des grèves, au sommetdépouillé des monts et sur l’eau bleue des lacs paisibles.

Ellen chérissait toujours sincèrement son pèred’adoption et ses frères, mais tout se voilait devant l’image del’Anglais. Elle s’en était fait un héros sans modèle, et lesprojets de Percy Mortimer, vaguement compris, lui apparaissaientcomme un ordre de Dieu. Pauvre ignorante enfant !

Quelque voix au dedans de son cœur luidisait :

– Il reviendra.

Il revint. Robert Peel avait jugé sonintelligence et sa force. C’était, au service de sa penséepolitique, un de ces instruments d’élite, durs et droits commel’acier. Percy revint avec le grade de major et le commandementmilitaire du comté de Galway ; le lieutenant-colonel Brazer,son ennemi, fut envoyé à Clare, ce qui ne put le ramener, à l’égarddu jeune major, à des sentiments d’amitié très profonde.

Ellen fut bien heureuse, car l’amour de Percyrépondait au sien. Ils eurent quelques beaux jours : delongues causeries dans la solitude et un serment échangé à la facedu ciel. Mais le major Percy Mortimer était toujours en butte à lahaine des deux partis extrêmes, et cette haine grandissait parceque son fier courage se posait entre eux comme une digue et nesavait point fléchir.

En ce pays que soulevait une fièvre furieuse,la haine se traduisait par des coups de poignard. LesMolly-Maguires, poursuivis à outrance par l’infatigable activité dumajor, lui envoyèrent ce cartel funèbre auquel nul ne survit plusd’un jour, et le couteau des nocturnes assassins sut trouver lechemin de sa poitrine.

Mais il y avait comme une égide mystérieuseau-devant de la vie du major Mortimer. Par trois fois son sangcoula et la mort ne vint pas. Trois autres fois, MorrisMac-Diarmid, acquittant noblement la dette contractée dans les boisde Richmond, se mit entre la poitrine et le poignard.

Ellen, la pauvre fille, ne vivait plus ;la terreur, incessamment éveillée, ne lui donnait plus de merci. Eten même temps elle sentait naître en elle une angoisse pleine deremords, parce qu’elle se voyait l’esclave d’un homme qui faisaitune guerre mortelle à ses frères.

Elle avait deviné dès longtemps que lesMac-Diarmid étaient affiliés aux sociétés secrètes.

VII – LE FEU

Bien des fois Ellen, poussée par la tendressequ’elle gardait à sa famille adoptive, avait voulu se placer commeun ange de paix entre les révoltés et le bras du major PercyMortimer. Elle était Irlandaise, et avait ce puissant amour dupays, commun à tous les fils d’Érin. Sa douce voix s’était élevéebien souvent, intercédant pour les ribbonmen qu’elle avouait,coupables, mais qui étaient si malheureux !

Percy Mortimer, qui, sur tout autre sujet,aurait fait fléchir sa volonté devant celle d’Ellen, n’avait rien àlui accorder sur ce point : à ses prières il répondait par unsilence triste. La nuit venue, il montait à cheval, et poursuivaitsa guerre implacable. Depuis son retour en Irlande, la haine desMolly-Maguires ne l’avait jamais laissé sans blessure. Mais ilavait beau être faible et souffrir, il lui restait toujours assezde sang pour courir sus aux payeurs-de-minuit et fairel’assaut de leurs retraites inaccessibles.

Dans cas derniers temps surtout, il les avaitchassés de ruine en ruine jusqu’à balayer toute la partie du comtéqui se trouve à l’orient des lacs. L’abbaye de Glanmore, avec sescloîtres moussus et ses grands souterrains ; l’abbaye deBallilough, située au milieu des eaux du lac Corrib et défendue parsa position contre toute surprise ; les ruines duChâteau-Connor, sur la crête abrupte des Mamturks : tout avaitété fouillé par le sabre de ses dragons.

Le whiteboysme, à aucune époque, n’avait eud’ennemi plus ardent et plus audacieux. Et, d’un autre côté, ildéfendait les catholiques paisibles contre les manifestationsfanfaronnes et insultantes, si chères aux zélateurs de l’orangisme.Il essayait de tenir la balance égale entre les deux partis. Samain était ferme et robuste ; mais c’était la main d’unhomme.

Des deux parts on criait à l’injustice, et lesMolly-Maguires eux-mêmes ne pouvaient le détester plus cordialementque les partisans de la suprématie protestante. Menaces etmalédictions glissaient sur sa conscience éprouvée. Il poursuivaitsa route, sans trembler ni pâlir.

Ellen, à son insu, l’en aimait mieux peut-êtrepour cette persistance inflexible. Elle voyait sans cesse des brasarmés autour de lui. Elle ne pouvait point le défendre, et n’avaità lui donner que sa prière, qui montait vers Dieu nuit et jour.

Ce soir, son inquiétude atteignait àl’angoisse. Elle savait que les Molly-Maguires avaient jeté ce jourmême leur terrible menace.

Et cette menace, Ellen frémissait à sel’avouer, ne pouvait manquer de s’accomplir à la fin ! LesMolly-Maguires, malgré leurs pertes, étaient nombreux encore ;ils avaient des intelligences partout ; et, à force decombattre, ils apprenaient à oser.

Cette dernière menace de mort, jetée sihardiment jusqu’au milieu du club orangiste, annonçait un paroxysmede rage et une attaque prochaine. Ellen la pauvre fille, n’avaitpersonne à qui demander appui ou seulement conseil. Son fol amourl’isolait au milieu de la famille, bien plus encore que ne l’avaitfait jusque-là le respect dont on l’environnait. Elle étaitseule ; elle avait d’autres intérêts et d’autres affectionsque les Mac-Diarmid ; des affections contraires, des intérêtsennemis.

Si forte que fût sa nature, elle se sentaitplier sous le faix.

Elle avait eu pourtant un mouvement de joievive au milieu de cette détresse, c’était lorsque son regard,s’élançant avidement vers Ranach-Head et la mer, n’avait vu partoutque ténèbres. Cette nuit complète était comme un gage de trêve.

Ellen, en elle, depuis une année, passait sesnuits debout bien souvent à méditer et à prier. Les Mac-Diarmid nepouvaient s’agiter si près d’elle sans que son oreille ne l’avertîtde leurs mouvements :

Elle savait quand ils sortaient armés pourleurs mystérieuses expéditions ; elle savait quand ilsrentraient, et, si elle n’avait point pénétré plus avant dans leurssecrets, c’est que sa nature fière et digne répugnait d’instinct àtoute action honteuse.

Elle ne s’était jamais approchée de cetteporte, qui, doucement entr’ouverte, l’eût mise en tiers dans lesentretiens nocturnes de ses frères d’adoption. Elle ne voulait rienapprendre : peut-être craignait-elle de trop savoir…

Depuis quelques semaines, elle avait remarquéau loin une lumière, sorte de phare qui s’allumait la nuit de tempsà autre sur l’extrême pointe du cap où se dressaient les ruines deDiarmid. C’était les nuits où ce phare s’allumait que les fils deMiles sortaient. Et toujours, le lendemain, des bruits sinistrescouraient dans la montagne ; on entendait raconter quelqueterrible vengeance, et les tenanciers effrayés se faisaient entreeux le récit de la justice de Molly-Maguire.

Cette lumière était un signal, il n’y avaitpoint à en douter. Or rien ne brillait cette nuit du côté de lamer ; les ténèbres descendaient chaque instant plus épaisses,et c’est à peine si la silhouette des monts Kilkerran se détachaitvaguement sur le ciel assombri.

C’était un jour de répit, un jour encore pourespérer.

Le temps passait ; Ellen était toujoursassise sur le pied de sa couche et perdue dans sa méditationinquiète. Elle ne savait point le compte des heures ; sa têtealourdie se penchait, et le sommeil sollicitait pour la premièrefois, depuis bien longtemps, sa paupière fatiguée. Elle détacha lesagrafes de sa robe, et souleva sa couverture pour entrer dans sonlit.

Avant de se coucher, elle voulut s’agenouillerun instant devant la Vierge de pierre pour lui adresser une suprêmeoraison. La fenêtre ouverte donnait passage au vent frais de lamontagne. Ellen avait pris froid à rester si longtemps immobile età demi vêtue.

En se relevant elle frissonna : le ventglacé de la fenêtre tombait sur son épaule nue.

Machinalement ; elle prit les deuxbattants de la croisée et les poussa ; ses yeux chargés desommeil et de larmes se relevèrent en ce moment ; elleparcourut l’horizon du regard et un cri étouffé s’échappa de sapoitrine. Sa taille affaissée se redressa ; ses yeux grandsouverts demeurèrent fixes et béants. Elle recula d’un pas, et sesbras s’étendirent en avant comme pour repousser une visionmenaçante.

Le phare brillait au delà de la montagne deKilkerran, sur Ranach-Head.

La nuit épaisse donnait plus d’éclat à seslueurs ronges ; les yeux d’Ellen fascinés ne pouvaient sedétacher de ce point sanglant, qui tachait, immobile, la noireétendue des ténèbres.

La nuit était calme au dehors ; Ellenentendit la porte principale de la ferme qui s’ouvrait. Sespaupières se baissèrent ; elle croisa ses bras sur sa poitrineet prêta l’oreille. La porte de sortie se referma.

Ellen éteignit rapidement sa lumière et sepencha en dehors de la fenêtre. L’instant d’après, des pas sefirent entendre sur le gazon, et des formes noires glissèrent dansla nuit. Ellen en compta sept…

Elle reconnut, à leurs grandes tailles, sixdes Mac-Diarmid : le septième était petit et grêle ce nepouvait être que Joyce, le valet de ferme.

Un des sept frères restait dans la sallecommune.

Ellen attendit quelques minutes, et lorsquel’écho des pas se perdit au bas de la montagne, elle ralluma salumière.

La petite Peggy dormait depuis longtemps surson matelas de paille derrière le pied du lit. Ellen s’assura queson sommeil était profond. Puis elle rajusta sa robe blanche, surlaquelle se nouait, durant le jour, l’agrafe de sa mante écarlate.Puis encore elle fit le signe de la croix, et se dirigea, sonflambeau à la main, vers la porte de la salle commune.

La porte, en s’ouvrant, ne troubla point lesommeil de Jermyn étendu sur la couche commune. Les deux grandschiens de montagne jappèrent et vinrent en rampant flairer le basde la robe d’Ellen.

La tête de Jermyn était renversée sur sonbras. Il rêvait de bonheur sans doute, car son visage souriait,parmi les boucles éparses de ses longs cheveux blonds. La tristessede chaque jour s’était évanouie au souffle heureux de quelque doucechimère. L’Héritière s’arrêta non loin de lui ; elle avaitentendu son nom. Une expression de sauvage orgueil descendit surson front.

– Il m’aime ! pensa-t-elle.

On eût dit que ce nom, tombé des lèvres del’enfant, enlevait à Ellen sa dernière hésitation. Elle franchit ladistance qui la séparait de Jermyn, et son doigt tendu s’abaissajusqu’à toucher presque son épaule.

Wolf et Bell, les deux chiens de montagne,l’avaient suivie en rampant. Ils demandaient la caresse accoutumée.Ellen ne les voyait point. Ils se couchèrent aux pieds de Jermyn,fixant leurs grands yeux de feu sur le beau visage d’Ellen.

Jermyn tressaillit au premier attouchementd’Ellen.

Il se réveilla.

– Ellen ! Ellen ! dit-il enpressant son front à deux mains.

L’Héritière mit un doigt sur sa bouche ets’efforça de sourire.

– Silence, Mac-Diarmid !murmura-t-elle. Jermyn se tut.

– Mac-Diarmid, dit-elle, je suis sortiede ma retraite pour choisir parmi mes frères un cœur dévoué. D’oùvient que je vous trouve seul à cette heure ?

Jermyn n’avait point de voix pour répondre.Ses mains étaient jointes sur ses genoux, et il tachait de rappelersa raison qui le fuyait.

– Je ne sais… murmura-t-il.

– Vous ne voulez pas me le dire, repritEllen ; nos frères sont à payer la dette de minuit. Ils sontloin. N’ai-je pas vu la lumière briller au haut deRanach-Head ?

Le front de Jermyn s’était redressé àdemi.

Un regard défiant glissa entre ses paupières.Sous l’amour qui le dominait complètement et lui faisait uneseconde nature, il y avait le sang irlandais, prompt à se méfier età prendre garde.

Un instant cet élément du caractère national,soudainement éveillé par la question d’Ellen, prit le dessus enlui. Son visage se composa rapidement. Il se leva et approcha unsiège, qu’il offrit à Ellen.

– Ma noble parente, dit-il d’un tonrespectueux, si vous cherchez un cœur dévoué, l’absence de mesfrères importe peu. Me voici.

Ellen repoussa le siège du pied et demeuradebout.

Les rôles avaient changé. À elle maintenantétait l’embarras ; elle ne savait plus comment entamer lanégociation. Un instant elle hésita, et lorsqu’elle reprit laparole, ce fut d’une voix insinuante et douce.

– Vous avez raison de garder votresecret, Jermyn, dit-elle. Vous avez fait serment de vous taire, etDiarmid doit tenir ses serments. Mais je sais tout. Les vengeursont choisi leur re-traite du côté de la mer. Les fils de mon pèreMiles ont quitté la ferme et je les ai vus descendre lamontagne ; ils ont obéi à l’ordre muet du phare qui brille surRanach-Head. D’où vient que vous êtes resté seul à reposer quandd’autres veillent ?

– Ma noble parente, répliqua Jermyn, jedormais lorsque mes frères ont quitté leur couche. Je suis bienjeune pour connaître les secrets redoutables de la vengeanceirlandaise. Je ne sais rien, et c’est vous qui m’apprenez que lefeu de Ranach-Head est un signal de Molly-Maguire.

Les noirs sourcils de l’Héritière serapprochèrent, et son regard tomba, fixe et impérieux, sur ledernier des Mac-Diarmid.

– Vous mentez, Jermyn !dit-elle.

Celui-ci baissa les yeux.

– Vous mentez ! répéta Ellen ;tous les enfants de Miles, depuis le premier jusqu’au dernier,désertent la voie de leur père. Et si vos frères aînés ne vousavaient pas devancé, vous auriez bien trouvé tout seul le cheminqui mène aux retraites des payeurs-de-minuit.

– Qui vous fait croire ?… commençaJermyn.

– Je ne crois pas, je sais.

Il se fit un silence : la fierté duvisage d’Ellen s’adoucissait par degrés jusqu’à se changer enpitié.

– Jermyn, dit-elle, quel mot prononcerontcette nuit nos frères, en franchissant le seuil des assemblées deMolly-Maguire ?

Jermyn tressaillit et la regarda étonné.

– Je ne sais ; voulut-il dire.

Ellen frappa du pied.

– Répondez-moi, interrompit-elle avec uneimpérieuse vivacité, je le veux !

Jermyn garda le silence. Elle attendit uninstant, puis elle lui prit la main et sa voix contenue trouva desaccents de caressante prière.

– Jermyn, répéta-t-elle d’un ton quidonnait à ses paroles une tout autre signification, je vous dis queje le veux !

La lèvre de Jermyn tressaillit.

– J’ai juré, murmura-t-il ; Ellen,je vous prie, laissez-moi tenir mon serment !

– Je le veux répéta pour la troisièmefois Ellen, qui serra la main de Jermyn entre les siennes.

La bouche de l’adolescent s’ouvrit malgré luiet les paroles jaillirent.

– Érin go braegh[8], prononça-t-il.

Puis il ajouta en courbant la tête :

– Que Dieu ait pitié de moi !

L’Héritière se tut durant quelques secondes,comme si elle eût pris le temps de graver ces paroles dans samémoire.

– C’est à moi de vous remerciermaintenant, Jermyn, dit-elle ensuite ; mais j’ai encore autrechose à vous demander. En quel lieu se réunissent cette nuit lesMolly-Maguires ?

– Sur mon salut, Ellen, répliqua Jermyn,nos serments sont trop terribles ! Je ne puis vous direcela.

– Pensez-vous donc que je veuille, voustrahir ? demanda l’Héritière.

– J’ai juré ! dit Jermyn.

– Je vous en prie, prononça doucementl’Héritière.

Jermyn se laissa choir sur ses genoux.

– Ellen, dit-il, que votre volonté soitfaite ! Nos frères sont réunis à cette heure dans la galeriedu Géant.

Il s’arrêta comme épouvanté. Puis il ajoutad’une voix étouffée :

– Il y a maintenant un parjure sous letoit de Mac-Diarmid !

Ellen lâcha vivement la main de l’adolescentet regagna sa chambre. Jermyn demeurait à la même place, immobileet anéanti.

L’instant d’après, l’Héritière reparut à laporte ; elle avait échangé sa robe blanche contre un vêtementplus sombre, sur lequel se drapaient les plis de sa mante rouge. Àson aspect, Jermyn se releva en sursaut.

– Vous allez à Ranach-Head ?murmura-t-il.

Ellen fit un signe de tête affirmatif. Jermynmit ses deux mains sur son front où ruisselait la sueur ; unepensée accablante venait de traverser son cerveau.

– Et vous y allez pour le sauver !ajouta-t-il entre ses dents serrées.

Une rougeur fugitive colora le noble frontd’Ellen, qui ne répondit point et continua sa route vers la portede sortie.

Jermyn fit quelques pas en chancelant pour semettre au-devant d’elle.

Ses poings étaient convulsivementserrés ; son corps tressaillait ; il y avait del’égarement dans ses yeux.

– Ah ! vous m’avez arraché monsecret par surprise ! je vous ai donné la vie de mes frères,et le traître Saxon saura désormais où mener ses soldats. Ellen,vous ne sortirez pas !

L’Héritière s’était arrêtée devant lui et lemesurait d’un regard tranquille.

– Faites-moi place, Mac-Diarmid !dit-elle. Jermyn ne bougea pas ; ses yeux rayonnaient un éclatsauvage.

Mais le doigt d’Ellen s’appuya sur son épaule,et son épaule robuste céda comme si une baguette magique l’eûttouchée.

– Place à la fille des rois ! ditEllen.

Jermyn voulut résister ; il ne le put. Ilrecula comme un enfant devant le geste souverain de l’Héritière,qui ouvrit la porte et disparut.

Jermyn, accablé, franchit le seuil à son tour,laissant déserte la maison de Diarmid. Il fit quelques pas sur lestraces d’Ellen, puis le souffle lui manqua : il tomba dansl’herbe mouillée.

Le phare brûlait toujours sur les hauteurs deRanach-Head.

La forme d’Ellen se perdait déjà dansl’obscurité, derrière le petit bouquet d’arbres qui entourait lamaison de Diarmid, lorsque Kate Neale se montra sur le seuil.

Son visage exprimait l’étonnement, l’agitationet la terreur.

– La galerie du Géant !murmura-t-elle. C’était la voix de mon jeune frère Jermyn ! jele crois, – je le crois. Mais la voix de mon jeune frère ressembleà celle d’Owen ?

Elle toucha du revers de sa main son front quibrûlait.

– Mon Dieu, reprit-elle, Owen n’a pasdormi près de moi ! où est Owen ?

Elle rentra dans la salle commune, où lachandelle de jonc, presque entièrement consumée, répandait demourantes lueurs.

Elle se pencha sur la paille de la couchecommune et en compta les places vides. Son sein battait sous latoile grossière de son vêtement de nuit ; ses larmesl’empêchaient de voir.

Les deux chiens de montagne tournaient etretournaient autour d’elle, inquiets et silencieux.

La pauvre Kate se laissa tomber épuisée sur lesiége que Jermyn avait approché pour Ellen.

– Personne ! pensa-t-elle tout haut.Ils sont tous partis. Et Owen m’a quittée pour les suivre, sansdoute !

Elle se tut un instant, et demeura plongéedans une méditation pleine de frayeurs.

– Avec eux ! reprit-elle ; oùsont-ils ? Et s’il n’était pas avec eux ? car il m’asemblé, entendre souvent, la nuit, le bruit de la porte quis’ouvrait et se refermait. Nos frères sortaient, Owen restait.Pourquoi cette nuit n’est-elle pas comme les autres ?

Elle laissa tomber sa tête entre sesmains ; le vent qui soufflait par la porte ouverte secouait latoile qui la couvrait, et la faisait trembler de froid ; ellene s’en apercevait point. Ses larmes coulaient abondamment.

– Owen ! Owen ! dit-elle, oùêtes-vous ? Hélas ! mon Dieu ! s’il ne m’aimaitplus ! et si mon père…

Elle n’acheva pas ; ses larmes seséchèrent dans ses yeux brûlants. Elle se leva toute droite sur sespieds.

– Non, oh ! non ?prononça-t-elle à voix basse et pénible, Dieu est miséricordieux etne voudrait pas accabler ainsi une pauvre créature !

La chandelle, près de s’éteindre, jetaquelques lueurs plus vives ; machinalement Kate tourna undernier regard vers la paille qui servait de lit aux huit frères.Elle eut un frémissement d’angoisse ; ses yeux se baissèrenteffrayés, comme si elle eût voulu repousser l’atteinte d’un doutenavrant et victorieux.

L’absence de toute une famille au milieu de lanuit, en Irlande, n’a guère qu’une signification, et cettesignification est terrible.

Kate s’était éveillée quelque temps après ledépart d’Owen. Elle avait cherché son mari dans l’étroitecouche ; puis, ne le trouvant point, et prise d’épouvante,elle avait mis ses pieds nus sur la terre froide. C’était au momentoù Jermyn, subjugué par l’impérieux vouloir de l’Héritière, luilivrait le secret de la retraite des Molly-Maguires. Kate, sur lepoint d’ouvrir, la porte de sa chambre, avait entendu des voix. Sonregard avait glissé par quelque fente. Elle avait aperçu vaguementune femme dans la demi-obscurité de la vaste salle.

Elle ne l’avait point reconnue.

Son oreille avait saisi seulement la réponsede Jermyn, dont elle ne pouvait distinguer les traits :

– La galerie du Géant !

Elle songea aux nocturnes voyages despayeurs-de-minuit, et l’image de son père mort se dressa devant sesyeux. Maintenant sa tête se perdait ; elle ne pensait plus.Elle appela encore Owen d’une voix faible et défaillante ; sonesprit éperdu cherchait à qui se prendre pour combattrel’épouvante. La lumière, s’éteignit.

Kate se traîna en tâtonnant jusqu’à la portede l’Héritière.

– Ellen, ma noble parente, dit-elle,venez à mon secours !

Personne ne répondit. Kate frappa une secondefois en répétant sa prière et n’obtint point encore de réponse.Elle mit le doigt sur le loquet ; mais elle avait pris, enentrant sous le toit de Diarmid, ce respect profond etsuperstitieux que la famille gardait à l’Héritière : ellen’osa pas ouvrir la porte, et sa main retomba le long de sonflanc.

Kate n’avait plus de courage ; ses jambeschancelaient sous le poids de son corps. Cette solitude et cesténèbres la faisaient mourir.

– La galerie du Géant !murmura-t-elle au bout de quelques secondes, il faut que j’aille…il faut que je sache !

Elle regagna sa chambre, où quelques instantsauparavant elle avait cherché en vain son mari dans le vide de lacouche nuptiale. Elle se vêtit à la hâte, et agrafa par-dessus sarobe, la mante rouge des filles du Connaught. Puis elle sortit.

Elle toucha presque du pied, en passant,Jermyn évanoui dans l’herbe ; elle ne l’aperçut point etcontinua sa course.

Ellen marchait devant et dans la mêmedirection, à un demi-mille de distance. L’Héritière allait d’un pasferme et rapide ; le capuce de sa mante était rabattu sur satête et cachait presque entièrement ses traits.

Elle arrivait au pied de la montagne.

Derrière elle la lune montrait son disque pâleentre les cimes échancrées des Mamturks. La route était solitaire.Le chemin que suivait Ellen était à peine tracé ; l’herbe ycroissait, et des fondrières lui barraient bien souvent le passage.Mais elle ne s’arrêtait point. Son pas, toujours égal et rapide,foulait le sol avec légèreté. À la voir, ainsi drapée dans les plislarges de sa mante, glisser sans bruit sur les sentiers déserts, onl’eût prise pour quelqu’une de ces apparitions qui descendentparfois des montagnes du Connaught, et montrent à l’Irlandaissuperstitieux les fières divinités qu’adoraient ses pères.

La lune montait lentement au ciel et passaitsous de petits nuages, dont elle blanchissait la massetransparente. Ellen voyait déjà les profils noirs des Mamturksmêler leurs lignes confuses à l’horizon ; les monts deKilkerran grandissaient devant elle ; la voix de la merarrivait profonde jusqu’à son oreille.

Elle était à moitié chemin de la maison deDiarmid à la pointe de Ranach-Head.

Cette route est longue, mais Ellen étaitforte ; loin de se ralentir, sa course se faisait à chaqueinstant plus rapide.

Le feu brillait toujours au sommet du cap.

En arrivant dans le voisinage des montagnes,Ellen cessa de marcher dans une complète solitude. Çà et là, despas sonnaient autour d’elle sur les lisières des champs. Où elleallait, d’autres se rendaient sans doute.

De temps en temps, lorsque la lune,complètement dégagée de son blanc voile de vapeurs, dardait sesrayons plus vifs sur la campagne, Ellen voyait sortir de l’ombreune mante rouge comme la sienne, jetée sur les épaules viriles dequelque robuste garçon, – un carrick brun, – ou des haillons.

Mais on n’entendait nulle parole auxalentours ; les pas retentissaient accompagnés du bruitrégulier des shillelahs frappant le sol. C’était tout.

Ellen côtoya les hauteurs l’espace de deuxmilles. À sa droite était la mer, qui se brisait sur le sable d’unepetite baie ; à sa gauche se dressait la montagne, sur leversant de laquelle la lune éclairait les nobles murailles duchâteau de lord George Montrath. Une ou deux fenêtres étaientéclairées. Milord veillait peut-être. Ellen jeta un regard distraitsur l’opulente demeure et passa.

Les mantes rouges, les carricks et leshaillons s’arrêtaient au contraire en face du manoir. Des regardscurieux et courroucés franchissaient la distance et montaientjusqu’aux fenêtres, faiblement éclairées ; les shillelahsdécrivaient un moulinet menaçant. De sourdes malédictionss’échappaient des poitrines. Parmi ces bonnes gens qui voyageaientainsi à une heure indue, lord George Montrath comptait, à ce qu’ilparaît, peu d’amis.

L’Héritière approchait du but de sa course. Lefeu rouge disparut un instant pour elle derrière un des sommets dela montagne. Puis il reparut plus voisin. Au-dessus de lui sedessinait en noir la grande silhouette du château vieux de Diarmid,immense ruine dentelée, sombre, haute, magnifique, qui, del’extrême sommet du Ranach, s’élance, orgueilleuse encore, vers leciel.

La route se faisait étroite entre la mer et leflanc de la montagne. Elle descendait insensiblement et serapprochait toujours de la grève ; Ellen mit enfin son piedsur le sable. Derrière elle la plage ; suivant les sinuositésde la baie, étendait à perte de vue son mince et tortueux ruband’or entre la mer assombrie et la noire végétation de la côte.Devant elle la grève s’arrêtait brusquement : c’était unpêle-mêle de rochers jetés comme au hasard et séparés çà et là pard’étroites flaques de sable.

Ces rochers s’avançaient au loin dans la mer,et brisaient la lame, qui n’était plus, en arrivant à la plage,qu’une épaisse masse d’écume.

Ellen s’engagea parmi ces récifs, et trouva saroute aisément dans leur labyrinthe confus. Elle sauta lestement depointe en pointe, bravant la mollesse perfide des goémons, etaffermissant son pas sur les roches où le varech mouille sonvisqueux feuillage. Elle arriva ainsi jusqu’à un espace de formecarrée, où il n’y avait plus de rochers et où le sable des grèvesétait remplacé par un galet noir et sonore.

Ellen avait doublé le cap.

La mer basse blanchissait à quelques centainesde pas d’elle. En face, une ligne de récifs, semblables à ceuxqu’elle venait de franchir, allait rejoindre le flot. À sa gauche,le cap s’élevait à pic, montant à une hauteur immense et portant àsa cime, comme une royale couronne, les tours suspendues deDiarmid.

Entre ces tours et le sol, d’énormes colonnesde basalte, symétriques et comme alignées, se collaient aux lianesdu roc. La lune éclairait faiblement leurs dispositions bizarrementrégulières. On eût dit les tuyaux superposés d’un orgue colossal,placé là pour faire sa partie dans la tempête et mêler sa grandeharmonie aux voix tonnantes de l’Océan.

L’œil s’étonne devant ces gigantesquesmerveilles ; l’esprit les mesure avec effroi ; sous leursmasses écrasantes l’âme se replie, rapetissée. Puis une voix parletout au fond de la conscience ; on songe au bras puissant quiretient là et suspend au-dessus du vide la prodigieuse colonnade.La pensée de Dieu surgit. L’âme s’agrandit et se relève.

La tradition irlandaise, qui donne à toutechose une origine mythologique, a sa légende pour la miraculeusearchitecture de Ranach-Head, comme pour la célèbre chaussée duGéant, sur les côtes de l’Ulster, comme pour les ponts naturels etles noires grottes de Kilkee, dans le comté de Clare, et tantd’autres merveilles qui arrêtent le voyageur sur les rivages del’Irlande.

C’est le géant Ranach qui tailla ces colonneset qui les disposa de façon à s’en faire un escalier pour descendredu sommet du cap et se baigner dans la mer devant l’île Mason.

Le temps a quelque peu dérangé la symétrie del’escalier de Ranach ; mais le temps ne respecte rien, etd’ailleurs, avec des jambes de géant, un ferme vouloir et une têteà l’abri du vertige, on pourrait encore descendre, peut-être, àl’aide de cette magnifique échelle de pierre.

Ellen fit quelques pas sur le galet noir, etune voix qui semblait sortir des entrailles de la terre lui criad’arrêter. Elle obéit.

– Qui êtes-vous ? demanda lavoix.

– Je vous le dirai à l’oreille, réponditl’Héritière.

– Ne savez-vous que cela ? demandaencore la voix.

– Si fait, répliqua la jeune fille.

Puis elle ajouta d’un ton bas etlent :

– Érin go braegh !

– À la bonne heure, mon bijou ! ditla voix. Avancez et prenez garde au trou.

L’Héritière fit quelques pas dans la directiondu rocher, dont les flancs semblèrent se refermer sur elle. Elledisparut. On l’entendit prononcer un nom à voix basse, puis soninterlocuteur mystérieux reprit joyeusement :

– Jermyn, mon fils, vous arrivez ledernier, mais vous voilà costumé comme il faut ! Du diable sivous n’avez pas volé la mante de votre cousine Ellen, que Dieu labénisse !

VIII – LA GALERIE DU GÉANT

La plage redevint déserte. On n’entendit quele sifflement de la brise, glissant entre les rochers, et le fracaslointain de la mer. L’œil le plus exercé n’eût point découvert à labase du roc l’endroit par où l’Héritière avait disparu. Sonmystérieux interlocuteur demeurait également invisible.

Ce silence dura quelques minutes ; puis,un bruit de pas se fit entre les récifs ; le galet noir sonnasous la semelle de bois d’un soulier irlandais. La scène que nousavons rapportée se renouvela ; aux questions de la voixsouterraine le nouveau venu répondit comme Ellen et fut introduit.D’autres suivirent. Pendant une demi-heure environ, quelque ombresurgit toutes les trois ou quatre minutes entre les têtes pointuesdes écueils. Les mots prononcés restaient toujours les mêmes, et laformule d’admission ne variait guère. Le concierge de cettemystérieuse retraite, qui n’était autre que Patrick Mac-Duff, lehéros fanfaron du Grand Libérateur, savait sa leçon etn’en sortait point.

Au bout d’une demi-heure, le flot desarrivants se ralentit, et finit par manquer tout à fait. Un longsilence se fit. La lune avait tourné le cap et frôlait maintenantde ses rayons obliques les immenses colonnes de pierre. L’aspectavait complètement changé. Il y avait parmi ce paysage inouï unesorte de vie fantastique, à cette heure.

Les petits nuages qui couvraient le ciel, enpassant sur la lune voilaient un instant son disque etassombrissaient la pâle clarté de ses rayons. Tout rentrait dansl’ombre pour une seconde ; puis, sur la mer sombre quelquesdiamants scintillaient au loin. Ils approchaient ; ilsfoisonnaient : c’étaient des millions d’étincelles quidansaient sur le flanc à facettes des grandes vagues. Et la lumièremontait, éclairant et remuant pour ainsi dire les innombrables fûtsde la colonnade de Ranach.

L’œil, en suivant ces masses suspendues quisemblaient fuir tantôt et tantôt se rapprocher, arrivait jusqu’auxtours de Diarmid, qui se détachaient noires sur le ciel blanc.

Parfois, lorsque la lune se voilait sous unnuage plus opaque et que le vent plus vif soufflait une courterafale, un reflet rouge montait aux murailles sombres du vieuxchâteau. C’était le feu allumé au pied même des antiques tours. Deloin, il apparaissait comme la flamme d’un phare ; de près,c’était un vaste brasier dans lequel un homme, caché parmi lesruines, jetait à chaque instant des branches desséchées.

À peu près au moment où les nouveaux arrivantscessèrent de déboucher sur le galet, l’homme des ruines jeta undernier fagot dans le bûcher, et quitta son poste. Il fit le tourde l’enceinte, assez bien conservée, du château de Diarmid, et,coupant le parc de Montrath, il gagna la partie méridionale du cap,où la falaise s’ouvrait en un petit chemin à demi caché sous desbroussailles. C’était un sentier taillé presque à pic, quidescendait tortueusement le flanc de la falaise, et le long duquelde pauvres arbrisseaux, brûlés par le vent du large, enchevêtraientleurs branches rabougries.

On ne pouvait guère s’y tenir debout ; ilfallait s’accrocher tantôt aux rameaux des buissons, tantôt à ladent du rocher qui perçait le sol maigre à chaque instant. Cetteroute périlleuse aboutissait, après de longs détours, à la base ducap Ranach. À mi-chemin, entre le sommet de la montagne et laplage, elle côtoyait l’entrée d’un souterrain naturel, connu dansle pays sous le nom des Grottes de Muyr.

Ces grottes n’étaient visitées, à de longsintervalles, que par les hardis chasseurs de boucs sauvages ;elles servaient d’asile à ces oiseaux blancs qui pullulent sur lescôtes de l’Irlande, et qui apparaissent d’en bas comme des tachesde neige sur les flancs noirs des montagnes de granit.

Notre homme passa sans s’arrêter devant labouche des grottes de Muyr, et continua de descendre. Il gagnaainsi les récifs placés en face de ceux qu’Ellen avait traversés,et entra pour ainsi dire par une porte opposée dans la plagecirconscrite entre les deux lignes d’écueils, la haute muraille ducap Ranach et la mer. La voix souterraine se fit encoreentendre.

– C’est moi, mon fils Patrick, réponditnotre homme ; c’est moi, votre bon ami, qui ai le même patronque vous, mon cher gars.

– Et le feu ? demanda Mac-Duff.

– Il est minuit, mon fils ; le feuva s’éteindre tout doucement sans faire de mal à personne. Y a-t-ilbeaucoup de monde ?

– Une procession, Pat, répliquaMac-Duff.

Ce Pat, que nos lecteurs auraient eu peine àreconnaître sous son costume presque propre et amplement étoffé,était bien pourtant l’ancien valet de ferme de Luke Neale. Mais ilavait monté en grade, et l’agent Crackenwell, qui était l’intendantgénéral de lord George Montrath dans le Connaught, l’avait établidans les ruines de Diarmid.

Pat était chargé en ce lieu d’une missionbizarre, qui lui avait fait bon nombre d’ennemis, tout enaugmentant singulièrement son importance. Au su de tout le monde,sa besogne consistait à garder et à nourrir un animal féroce :un loup, disaient les uns, un tigre, disaient les autres, quifaisait sa demeure dans l’un des donjons du château.

La vertu du pauvre Pat n’était point ladiscrétion ; fier de ses bons habits et de sa positionnouvelle, il s’en était vanté à qui avait voulu l’entendre. Chacunsavait désormais que Pat, trois fois dans la journée, jetait lapâture au monstre, et recevait pour cela un salaire qui eût rendujaloux le plus actif travailleur du comté.

Et pourtant Pat, le pauvre bon garçon, nefaisait œuvre de ses dix doigts !

Il s’était arrangé un logement commode aurez-de-chaussée d’une des tours de Diarmid. Les ruines,admirablement conservées, offraient encore un suffisant abri contreles intempéries du ciel.

Assurément, Pat en sa vie n’avait jamais étéde moitié aussi bien logé.

Les Irlandais affiliés aux sociétés secrètesn’aiment point à voir les haillons de l’un d’eux se changer en unhabit sans trous. Ce n’est pas précisément jalousie ou méchantvouloir, c’est crainte. Il faut si peu de chose pour tenter lamisère ! Pat avait désormais contre lui des défiances ;on doutait de sa foi, parce que, sans travail, il avait del’aisance. On l’interrogeait, on le retournait dans tous lessens ; on voulait savoir ce qu’était ce monstre hébergé avectant de mystère. À tout cela, Pat ne pouvait rien répondre, sinonqu’il était le dévouement en personne, la fidélité incarnée, etqu’il se sentait prêt à incendier la douane de Galway avec lechâteau et le tribunal, pour prouver son inaltérable zèle. Pat, ilfaut bien le dire, avait grand’peur. Il sentait le côté faux de saposition. Son bien-être le satisfaisait sans l’éblouir. Ils’avouait que les soupçons de Molly-Maguire ne valaient guère mieuxpour lui qu’une maladie mortelle, et que, le cas échéant, son ampleprovision de pommes de terre, son whisky bien-aimé et son chaudcarrick seraient impuissants à le protéger.

Dans ses rêves, Pat se voyait souvent lancécomme un projectile du haut de Ranach-Head sur le galet noir. Ils’éveillait en sursaut ; ses sueurs inondaient les drapsgrossiers de sa couche.

Mais en définitive il ne pouvait point donnerde renseignements sur le monstre, puisqu’il ne l’avait jamais vu.Tout ce qu’il savait, c’est que la bête féroce avait une voix,mugissante, et que ses hurlements avaient fait dresser bien souventses cheveux roux sur son crâne chétif.

Évidemment on ne nourrissait pas pour rien ceterrible animal. L’avis de Pat, et Dieu sait que toutes les bonnesgens du comté le partageaient sincèrement, était que lord Montrathgardait ce monstre pour le lâcher quelque jour sur lescatholiques.

Ma bouchal ! lord GeorgeMontrath en était bien capable !

Si le pauvre Pat avait peur de ses frères, lemonstre, d’un autre côté, lui inspirait une invincible terreur. Lesgarçons du Galway avaient grand tort de croire que son office fûtune sinécure. Il ne faisait rien, c’est vrai, mais il tremblaitnuit et juin. La terreur était sa vie.

À de certaines heures, il se rendait à la tourbâtie sur l’extrême pointe du cap, et déposait dans un coffre unpain d’avoine, avec une cruche d’eau ; ce coffre étaitsuspendu à une corde que Pat mettait en mouvement à l’aide d’unepoulie. Pat ne s’était jamais acquitté de ce soin sans ouïrau-dessous de lui des bruits d’une nature manifestementdiabolique.

Il sortait de la tour, pâle, essoufflé,perdu ; il donnait son âme à Dieu, à la Vierge et à tous lessaints. Sa conviction intime était que le monstre se cramponneraitau coffre une bonne fois, remonterait avec la poulie, et ne feraitde lui, pauvre Pat, qu’une seule bouchée !

D’un côté cette mort, de l’autre l’effrayantemain de Molly-Maguire ! En vérité, il fallait être bienmalheureux ou bien jaloux pour envier le sort du pauvre Pat.

Il y avait déjà plusieurs mois qu’il habitaitle château de Diarmid ; ses cheveux s’étaient éclaircis, sonfront s’était ridé. Il regrettait presque son jeûne d’autrefois etses misérables haillons.

– Entrez, Pat, lui dit Mac-Duff ; sinous avons le même patron, nous n’avons que cela de communpeut-être. Entrez, mon homme. Si j’étais le maître, je ne sais tropsi je vous en dirais autant.

Pat se baissa et s’introduisit dans une sortede fissure, derrière laquelle son échine maigre disparut aussitôt.Mac-Duff le poussa en avant et le suivit.

– Il ne viendra plus personne,grommela-t-il. En tout cas, mon tour de faction est fini, et jeveux savoir un peu ce qui se remue là dedans.

Le bruit des pas de Mac-Duff et de soncompagnon, retentissant dans un couloir étroit et sonore, lesempêcha d’entendre un autre bruit qui se fit au dehors. C’était unpas léger qui s’avançait lentement du côté des récifs par où Ellenétait venue.

La lune éclairait en ce moment la plage. Oneût dit que la noble Héritière, sortant une seconde fois dupêle-mêle des roches entassées, revenait sur le galet. C’était unefemme encore, dont la robe blanche s’enveloppait d’une mante rougeet dont le visage disparaissait sous son capuce rabattu. Mais aulieu du pas ferme d’Ellen, c’était une démarche chancelante etpénible.

La nouvelle venue avançait en setraînant ; on entendait le souffle de sa poitrine oppressée.En marchant elle sanglotait.

Elle fut longtemps à traverser la plageétroite. Elle venait de bien loin sans doute, car la fatiguel’accablait ; le dur galet blessait ses pieds endoloris ;presqu’à chaque pas, elle s’arrêtait pour serrer sa poitrine à deuxmains, comme si elle eût senti son cœur défaillir.

Elle parvint enfin à toucher la base du roc,et s’appuya brisée contre la pierre.

Sa tête se renversa ; le capuce de samante retomba sur ses épaules, et les rayons de la lune éclairèrentle pâle visage de Kate Neale, dont les yeux immobiles n’avaientplus de larmes.

Durant quelques minutes elle demeura sansmouvement : le froid de la pierre la gagnait. Sa bouche,autour de laquelle errait un douloureux sourire, répétaitfaiblement le nom d’Owen.

En ce moment, le flux qui s’avançait apportaità la côte, avec l’écume éblouissante de ses vagues, des myriadesd’étincelles. L’escalier de Ranach détachait vivement sa grandecolonnade éclairée par la lune qui avait rejeté son voile devapeurs. Le vent dispersait les dernières flammèches du feu deRanach-Head, presque entièrement consumé.

Personne n’était venu remplacer PatrickMac-Duff à son poste. C’était au rebord même de la fissure que KateNeale était venue s’appuyer.

Après la fissure, il y avait un corridor baset humide qui s’avançait en tournant dans le flanc de la montagne.Après le corridor, il y avait une montée de dix ou douze pas.

Après encore, c’était quelque chose d’inouï,une immensité sombre et resplendissante à la fois, desmagnificences pareilles à celles qui entourent, au dire des poètes,le trône d’ébène de l’archange déchu, une nuit pleine de miracles,une de ces fantasmagories surhumaines qui grandissent sous le hardipinceau de Martins.

Cela n’avait point de forme ; l’œilplongeait partout dans le vide, et partout rencontrait l’infini.Aucune limite ! nulle paroi pour arrêter le regard, nullevoûte pour borner la vue. Des colonnes, qui brillaient comme sileurs fûts eussent été parsemés de paillettes, s’alignaient dans lanuit. Il y en avait deux, trois, quatre rangs qui fuyaient à pertede vue, et semblaient se rejoindre au loin comme les arbres d’unelongue avenue. À droite, à gauche, devant, derrière, des grappes decristaux scintillaient dans le vide. D’innombrables girandolespendaient à la voûte invisible et allumaient tour à tour leursfacettes étincelantes à la lueur rouge d’un feu debog-pine, qui brûlait sur une grille, à vingt pas del’entrée.

Il n’y avait point d’autre lumière que cellede ce brasier, dont la fumée montait épaisse et blanchâtre pourperdre ses spirales confuses dans les ténèbres de la voûte.

Tout autour du foyer, s’asseyaient des hommesdiversement vêtus. La plupart portaient d’uniformes haillons ;d’autres s’enveloppaient dans des carricks grossiers, quelques-unsenfin se drapaient dans ces mantes rouges, vêtement ordinaire desIrlandaises de l’Ouest. Un espace vide restait entre eux et lefeu.

Derrière le brasier, à droite par rapport àl’entrée, on voyait une sorte d’estrade, en avant de laquelle setenait un homme aux proportions gigantesques, vêtu et coiffé de lamante écarlate.

Sur le même plan se trouvaient une vingtainede personnages dont la figure disparaissait sous des carrés detoile.

Tout cela recevait en plein la lueur du feu.Le second et le troisième rang étaient encore assez vivementéclairés. Le quatrième disparaissait déjà, dans une pénombre vague.Les autres, et il y en avait beaucoup, demeuraient cachéscomplètement. Impossible d’évaluer, même approximativement, lenombre des assistants.

On entendait la foule bruire au loin, entreles colonnes diamantées, mais on ne la voyait point. Seulement,lorsqu’un nouveau tronc de pin de marais, jeté dans le brasier,soulevait en gerbe les étincelles, la nuit tressaillait en quelquesorte, l’ombre s’illuminait pour une seconde, et des centaines devisages, sortant tout à coup des ténèbres, peuplaient defantastiques profondeurs. En même temps les mille cristaux desvoûtes et de la colonnade s’allumaient. Un instant on distinguaitla forme des piliers symétriques et quelques hautes parois toutesparsemées d’étoiles. Puis tout s’éteignait. La nuit retombait.

Cette foule pressée semblait s’abîmer dans lesténèbres.

Cela s’appelait la galerie du Géant. Et l’ondisait que Ranach, Connor, Donnell, Diarmid et tous les géants dela mythologie irlandaise, y avaient fait souvent orgie, longtempsavant les jours où saint Patrick étendit sur le Connaught sespacifiques conquêtes.

Les gens rassemblés autour du feu étaient lespayeurs-de-minuit.

Pour faire descendre notre description deshauteurs poétiques à la réalité vivante, nous sommes forcésd’avouer que le meeting des Molly-Maguires n’était pointen rapport complet avec la féerique magnificence de la galerie duGéant. L’odeur âcre du tabac se mêlait à la fumée desbog-pines et formait un nuage lourd au-dessus des têtes.Ou sentait à plein nez, dès l’entrée, le subtil parfum du whisky,la « rosée des montagnes, » et les émanations acides dupoteen. De tous côtés, on entendait dans l’ombre le bruit desverres choquant les pots d’étain. Dieu sait que cette nocturneassemblée combattait vigoureusement l’humidité des voûtes et nepouvait être accusée de délibérer à jeun.

Il s’élevait peu de cris parmi la foule.C’était un murmure sourd et continu qui se prolongeait au loinentre les pilastres, rebondissant contre les parois invisibles etretombant multiplié par les échos des voûtes. Ce murmure était gaiplutôt que menaçant. Les premiers venus avaient trompé, en buvantde leur mieux, l’ennui de l’attente, et se trouvaient en cet étatjoyeux des premiers instants de l’ivresse. D’autres, en grandnombre, arrivaient de Galway. Ils étaient ivres depuis le matin,ayant passé la journée entière à boire au succès de William Derry,– leur bijou !

– Allons ! taisez-vous, mes jolisgarçons ! dit le grand Mahony, qui se tenait en avant del’estrade avec sa mante rouge à capuchon, et qui personnifiait,pour le moment, cet être fantastique, – Molly-Maguire, dont le nomseul remuait alors dix comtés de l’Irlande.

– Nous nous taisons, Molly, notre aimabletante. Arrah !nous sommes des neveuxsoumis !

– Nous buvons un petit coup à votresanté, digne Brûleur !

– Et à la santé de Leurs Honneurs qui secachent derrière vous et qui ne disent rien !

– Naboclish ! la belleassemblée ! cria une voix au fond de la galerie ; ondirait : un meeting d’O’Connell, que Dieu lebénisse ! Et nous ne craignons pas la pluie par-dessus lemarché !

– Chantons un lilliburo, mesfils, en l’honneur des bons gars de Kilkenny, de Clare, de Limericket de Leitrim, qui sont venus nous voir pour l’élection.

– Au diable l’élection ! dit la voixretentissante du Brûleur ; les bons garçons des comtés sontles bienvenus chez nous. Et O’Connell aussi, musha, lecher homme ! Mais Molly-Maguire avant tout, s’il vous plaît,mes neveux !

– Et Molly-Maguire, reprit un despersonnages masqués qui se tenaient derrière le géant, n’est pasplus cousine de William Derry que de James Sullivan !

La foule protesta bruyamment.

– Derry est un bon catholique !

– Sullivan, le misérable ! estparent de l’évêque protestant qui nous mange le meilleur de notresang !

– Il y a du Morris là-dessous, mabouchal ! Morris n’aime guère O’Connell !

Mais d’autres répliquèrent :

– Laissez Morris en repos, le bon jeunehomme !

– Hurrah pour Mac-Diarmid !

Il fallut la grosse voix du Brûleur pourapaiser le tumulte. Les gens qui se tenaient sur l’estrade,derrière Mahony, étaient tous vêtus de carricks. Il n’y avait pointde haillons parmi eux. Durant quelques secondes ils parurent seconsulter puis l’un d’eux, sans lever son masque de toile, s’avançaau-devant de l’estrade et prit place sur le siège que Mahony luicéda.

En même temps le géant se dépouilla de samante rouge, et la mit sur les épaules de son compagnon endisant :

– J’ai fini, mes garçons ; saluez lavraie Molly, votre tante.

Une acclamation générale retentit sous lavoûte. Mahony sauta auprès du foyer, dont la lueur rouge éclaira sahaute taille, et jeta dans le brasier une bûche debog-pine. La séance était ouverte.

– Le roi Lew voudrait parler, dit unevoix du côté de la porte.

– Hurrah pour le roi Lew ! qu’ilparle !

Le personnage qui venait d’endosser la manterouge de Molly-Maguire prononça quelques mots. Le silence se fitaussitôt.

En même temps la foule s’agita du côté de laporte. Un passage s’ouvrit, et un homme gros, court, trapu, membrécomme un athlètes et portant le costume des matelots de Claddagh,entra lourdement dans l’enceinte.

IX – LE ROI LEW

Cette foule rassemblée sous les voûtes sombresde la galerie du Géant était composée d’éléments divers. La plusgrande partie des comtés de l’Ouest et du Midi y avait sesreprésentants. Dans l’ombre de la vaste enceinte et le long descolonnes chargées de stalactites brillantes, s’asseyaient de bonsgarçons venus des cantons les plus éloignés. Il y avait despêcheurs de la baie de Bantry, des pâtres de Cork, des tenanciersde Waterford et des montagnards de Wiklow. Le nouveau whiteboysmeétendait alors ses ramifications par toute l’Irlande et pénétraitjusque dans les montagnes du Tyrone, au cœur de l’Ulsterprotestant.

Le noyau de la réunion restait cependantcomposé de gens du pays même, des fermiers de lord George Montrathpour la plupart, des riverains de la Moyne, des coupeurs de turfentre la Suck et les lacs.

Le Connemara, cette sauvage contrée que lestouristes ont baptisée les highlands de l’Irlande, fournissaitsurtout un nombreux contingent, ainsi que les monts Farmnamore etles côtes entre Claggan et Killery.

Tous ces gens étaient affiliés et avaientprêté le serment. Tous avaient subi, soit dans le Galway, soit dansles comtés du Midi et de l’Est, ces épreuves tragi-comiques aumoyen desquelles les francs-maçons de tous les pays essaient demettre une terreur superstitieuse dans l’âme de leursnéophytes.

Car les sociétés secrètes ont partout desprocédés pareils : ceci depuis des siècles. Le poignard de laSainte-Vehmé, sur lequel juraient les francs-juges d’Allemagne, seretrouve dans les ventes de l’Italie et aussi en Irlande.En Irlande, on jure encore sur le poignard, et l’on jure sur latorche. Les ruines des abbayes, les salles basses des châteauxcroulants, les humides cavernes où les oiseaux du large cherchentun abri pendant la tempête, telles sont les vastes loges où semènent les pratiques mystérieuses des Vengeurs.

C’est un serment terrible que celui qui engageà tenir la torche, quand l’incendie peut avoir lieu demain ; –que celui qui oblige à prendre en main le couteau, quand la victimeest désignée déjà peut-être. Ils avaient tous juré.

C’est que leur misère était si profonde !c’est qu’ils souffraient de la faim, du froid, de tous les maux quipeuvent accabler l’homme, si cruellement et si près des follesmagnificences de leurs maîtres ! c’est qu’il y avait tant dehaine au fond de leur cœur ! Leur tête s’était courbée silongtemps sous la tyrannie de la conquête ! Autour de leurmisère bourdonnait un essaim si âpre d’usuriers, de middlemen,d’agents qui s’engraissaient de leur sang et vivaient de leurmort !

Hélas ! est-il permis de parler aupassé ? Qu’un cri de vengeance tombe du haut des montagnes ousurgisse des vastes solitudes des bogs, il va trouver desmilliers d’échos dans ce pays que la fièvre du feny-anismeagite encore. Chaque chaumière va tressaillir à ce signalattendu ; toutes les têtes d’hommes vont se redresser,secouant leur grande chevelure, et la prière des femmes va montervers le ciel, intercédant pour la vengeance de leurs époux et deleurs frères. La torche s’allume ; un cri retentit formidable,et, de proche en proche, l’Irlande entière bondit ; et lesténèbres s’éclairent à la lueur funeste de l’incendie.

Le bien arrive ici au secours du mal pouragrandir le fléau. Au-dessus de la vengeance brutale etsanguinaire, il y a la dévotion à la patrie, le culte de l’honneurnational outragé, l’immense amour de la religion des aïeux.

Parmi ces hommes égarés, qui ne marchaient quela nuit et dont la tâche était un crime, parmi les ribbonmen, ilétait de vaillants cœurs qui se trompaient noblement. Cette révoltenocturne était pour eux une guerre déclarée. Ils voulaientreconquérir leurs antiques privilèges, rétablir la richesse del’île et ses splendeurs perdues ; étayer les ruines dessaintes abbayes, rebâtir la maison de Dieu et replacer dans leschâteaux les fils des seigneurs, chassés par la conquêteanglo-saxonne.

Morris Mac-Diarmid avait bien souvent parcourules comtés de l’Irlande : il connaissait ceux des conjurés quivenaient au combat, poussés par le seul amour de la patrie, amouraveugle peut-être, mais sublime chez de pauvres gens pour qui lapatrie n’a ni protection ni secours. Morris était leur chef. Ils lesuivaient et le soutenaient.

Ces vrais fils de la vieille Érin étaient là,pour la plupart, à leur poste entre les féeriques colonnes de lagalerie du Géant. L’élection de Galway était le prétexte de leurvenue. Le gros de l’assemblée ignorait le mystère de l’association.Beaucoup suivaient le torrent comme Morris lui-même, et sesentaient trop faibles encore pour éteindre violemment la torcheincendiaire.

Mais ils y travaillaient sous main sansrelâche, aidés par l’éloquence de leur chef, dont la parole hardiemaniait souverainement ces masses. Ils gagnaient du terrain peu àpeu ; et le moment venait peut-être où les nocturnesmeurtriers allaient relever leurs têtes au soleil et devenir dessoldats.

Suivant la croyance de Morris, ce pas eût étéfranchi déjà sans la réprobation d’O’Connell. Morris vénérait lehaut génie du Libérateur ; mais, à tort ou à raison, il leregardait comme le plus grand ennemi de la nationalité irlandaise,et comme l’appui le plus utile de la domination britannique.

Morris était aussi faible que le Libérateurétait fort. O’Connell, dans sa toute-puissance, savait-il seulementqu’un obscur fermier du pauvre Connaught se dressait dans l’ombrecontre lui ?

Mais Morris avait au dedans de lui une foirobuste, une volonté indomptable. Il écartait un à un les obstaclesdu chemin. Ceux qu’il ne pouvait franchir, il les tournait avecadresse. Il prenait les ribbonmen comme ils étaient,mettant une patience infatigable à relever leurs âmes abattues,abaissant son cœur chevaleresque jusqu’au niveau de leurssanglantes colères, pour les amener à lui, pour les dominer, pourles acheter.

Et sa force grandissait insensiblement, sansbruit, comme grandit cet arbrisseau débile qui cache sa tête sousl’ombre voisine du vieux chêne, et qui, avec le temps, va devenirle roi de la forêt.

Il se disait, quand parfois son couragemenaçait de fléchir : La pensée d’O’Connell est toute enlui-même ; rien ne restera de sa politique inventée ; sapuissance, si énorme qu’elle soit, n’est que la puissance d’unhomme ; – et c’est un vieillard. Quel autre génie que le sienpourrait exploiter après lui son mensonge sublime ? Lesprincipes seuls passent de père en fils comme un héritage. La forcepersonnelle descend dans la tombe avec l’homme fort.

Du grand homme décédé il ne restera qu’unsouvenir. O’Connell n’aura travaillé que pour sa propre gloire. Luimort, le Rappel tombera ; la place sera libre.

Il se disait encore :

– Moi, je suis jeune ; il faut dutemps, mais j’ai devant moi des années. Ma pensée, d’ailleurs,n’est-elle pas éternelle comme le droit des nations ? Si jemeurs à la tache, qu’importe ? La vie de l’homme n’est qu’uneheure dans la longue vie d’un peuple, et je travaille pourl’Irlande !

C’était vrai. Il n’y avait pas chez lui unseul sentiment égoïste ou seulement personnel, tout étaitabnégation pure en cette droite conscience qui pouvait errer, maisnon faillir.

Parmi les gens rassemblés dans la galerie duGéant, quelques uns suivaient Morris Mac-Diarmid parconviction ; le reste se laissait entraîner, à l’occasion, parla force vive de son éloquence. Si Morris eût voulu se borner àcommander aux Molly-Maguires, en dirigeant leurs vengeancesnocturnes, jamais chef n’eût rencontré des soldats plusenthousiastes et plus dociles. Malgré ses résistances fréquentes àla volonté commune, il gardait encore l’affection de tous etrestait le premier parmi les chefs de l’association.

Il devait lui être assurément bien difficilede façonner à son vouloir cette tourbe tumultueuse etindisciplinée ; mais cela était à la rigueur possible, etpossible à lui seul. Morris s’efforçait.

Les acclamations, cependant, retentissaient lelong de la colonnade étincelante, et le nom de Lew, répété sur tousles tons, emplissait la vaste galerie.

Évidemment, le roi Lew était un personnagepopulaire, et la foule s’intéressait à son apparition, comme leparterre attend avec impatience, au théâtre, une scène capitale età grand effet.

Le roi Lew avait le paletot de toile, laculotte goudronnée et le chapeau de cuir ciré des matelots duCladdagh ; il marchait en roulant et les jambes écartées,comme si le pont mobile de son sloop eût été sous ses gros souliersferrés. À la différence des petits fermiers rangés en cercle autourdu brasier de bog-pine, il portait les cheveux ras ;son cou musculeux restait à découvert et s’attachait solidemententre deux épaules d’une largeur démesurée. Il avait une bonnefigure joviale et franche, où deux yeux noirs surmontés de sourcilsépais mettaient un caractère d’intrépidité sauvage.

Du reste, grossier, gauche, balourd, et lajoue enflée par un morceau de tabac, gros comme une pomme de terrede moyenne taille. Tel était Lew du Claddagh, le roi Lew, comme ilfallait l’appeler.

Car, en vertu d’une vieille coutume quiremonte à l’antiquité la plus reculée, les mariniers du Claddagh deGalway élisent un chef tous les ans. Ce chef a le titre de roi. Ilpossède des privilèges magnifiques, tels que celui de boire àdiscrétion, tout en punissant les matelots qui s’enivrent ; deléguer sa besogne, les jours de fête, à tout novice jouissant de saconfiance ; et enfin de conférer le titre de reine à la joliefille qu’il prend sous sa haute protection.

Les matelots de Galway lui obéissentaveuglément, et ses ordres sont sans appel.

Comme on le pense, le roi Lew, jouissant d’uneautorité pareille, était un personnage important parmi lesMolly-Maguires. Ses gros coudes repoussèrent la foule à droite et àgauche, et il entra dans l’espace laissé libre entre le foyer etles premiers rangs de l’assemblée.

Aux lueurs voisines du feu, sa carrureherculéenne apparaissait vivement, et la foule invisible qui lecontemplait à son aise, admirait avec bruit l’ampleur musculeuse deses épaules et de ses bras.

– Hurrah pour le roi Lew ! cria-t-onde toute part ; c’est le meilleur matelot qu’ait jamais portéla mer ! Il tuerait un bœuf d’un coup de pied, et mettrait enfuite tous les orangistes des quatre provinces avec unechiquenaude.

– Bien obligé, mes garçons, bien obligé,répondit le vigoureux marin en cherchant des yeux dans l’ombre sesadmirateurs dispersés ; ça me fait toujours un drôle d’effetquand je vous entends hurler comme un tas de démons, sans voir lebout de vos oreilles.

Les applaudissements redoublèrent, mêlés àd’enthousiastes éclats de rire. La cohue était en belle humeur.

– La paix ! dit la voix mugissantedu grand Mahony lequel remplissait dans l’association toutes sortesd’emplois, et entre autres celui d’huissier.

Le tumulte se calma pour un instant.

– À la bonne heure, mes braves amis, ditle roi Lew ; taisez-vous un petit peu, pour me faireplaisir.

Il se tourna vers l’estrade et toucha sonchapeau de cuir.

– Bonsoir, Vos Honneurs, reprit-il, mesgentils garçons ! La Molly, – car j’ai donné votrenom à mon sloop, – notre chère tante la Molly a tenu lamer tous ces jours-ci, et il y a longtemps que je ne suis venu vousvoir. Devinez un peu, mes fils, qui je vous ai amené ce soir dansle port de Galway ?

– Nous le savons, Lew, répondit lepersonnage caché sous la mante de Molly-Maguire. Lord GeorgeMontrath était à votre bord.

Le matelot fit un geste d’étonnement.

– S’il n’était pas défendu de prononcerle nom de ceux qui se masquent, je vous dirais bien le vôtre, missMolly ! murmura-t-il. Mais n’importe ! ce qui estcertain, c’est que vous avez deviné. Oui, mes garçons, ajouta-t-ilen élevant la voix, lord George Montrath, ce fils du diable, estarrivé par le paquebot de Cork ; et, comme la passe étaitmauvaise, on a mis les passagers à bord de ma Molly, qui aun charme pour passer sans toucher sur les roches. Lord George estenfin revenu voir ses vassaux chéris ! et que Dieu me damnes’il n’est pas trois fois plus insolent que par le passé !Grognez un peu, mes chéris, en l’honneur de lord George !

Un murmure sourd gronda dans l’obscurité, puiscela monta, s’enfla, grandissant, grandissant toujours. L’immensesalle s’emplit d’une clameur sans nom, qui s’éteignit graduellementpour gronder de nouveau, s’éteindre encore et tonner enfin unetroisième fois, comme si la voûte allait s’abîmer sous sontumultueux fracas. C’étaient trois grognements pour lord GeorgeMontrath.

– À la bonne heure ! dit le roiLew.

– Arrah ! s’écria dans levoisinage de la porte une voix où se mêlaient étrangement lacrainte et la satisfaction, voilà qui est bien grogné, mes enfants,et je dis, moi, que le diable emporte Sa Seigneurie !

– Tu ferais mieux de te taire, Pat, mongarçon, répliqua Patrick Mac-Duff ; moins tu parleras, moinson songera que ce serait justice de te tordre le cou !

– On se tait, ma bouchal !murmura le pauvre Pat suffoqué.

Il ne dit plus rien.

– En venant de Galway, reprit le robustematelot, j’ai vu de la lumière aux croisées du château de Montrath.Milord est à se reposer des fatigues du voyage. Mes garçons, nousavons un compte bien long et bien chargé à régler avecmilord !

Il se fit entre les colonnes un mouvementgénéral, on ne riait plus ; les voix se mêlaient dans la nuitsur un mode plaintif, et les menaces se croisaient avec desgémissements.

– Nous savions qu’il allait venirdisait-on, car son agent Crakenwell a jeté bien des pauvres toutnus par les chemins !

– La vieille Madge est morte la nuitdernière de froid et de faim, parce que l’agent l’a chassée de satenance !

– Elle n’avait pas pu payer lefowlduty[9] ! ditMac-Duff avec un rire plein de colère.

– Saunder de Connemara ajouta un autre,est couché sur l’herbe au coin de son champ. Pauvre Saunder !il a la fièvre et ne peut se lever !

– Milord a besoin d’argent ! il fautbien hausser les baux !

– Milord a besoin d’argent, qu’importeque ses fermiers meurent !

– Ah ! ah ! s’écria le roi Lew,cela importe peu à milord en effet, à milord et à moi, mes garçons,qui me moque de lui sur mon sloop et qui n’ai point à craindre ladent de ce requin de Crakenwell… mais vous autres !

Il s’arrêta. On faisait silence autour delui.

– Mac-Duff, mon fils, reprit-il, nevoudrais-tu point savoir si ta sœur Mary est parmi les bagages deSa Seigneurie ? Et ta nièce, John Slig ! et la filled’adoption du vieux Mac-Diarmid ! Et Madeleine, ajouta-t-ild’une voix tremblante d’émotion, Madeleine Lew, mon belamour !

Personne ne répondit.

– Mes fils, poursuivit brusquement le roiLew, un peu de cœur ! Si nous allions cette nuit signer laquittance de lord George Montrath !

Encore le silence. Il n’y avait pas un cœursous la voûte du Géant qui n’eût froid à la seule pensée d’attaquerun landlord. On le détestait, on le méprisait, mais on leredoutait.

Entre lui et ces pauvres tenanciers dont lessueurs faisaient sa richesse, il y avait comme une barrière desuperstitieuse terreur. Le roi Lew haussa ses larges épaules.

– Eh bien ! dit-il, personne nesouffle !

Quelques matelots du Claddagh, disséminés dansla foule, répondirent seuls à cet appel, avec le personnage quireprésentait Molly-Maguire. Les matelots disaient oui ;Molly-Maguire prononça un non ferme et retentissant.

Le roi Lew la regarda stupéfait.

– Oh ! oh ! mon cœur !dit-il, du diable si je m’attendais à trouver de la résistance devotre côté ! As-tu donc déjà oublié la croix du cimetière deRichmond, Mickey Mac-Diarmid ?

– Je ne suis pas Mickey Mac-Diarmid,répliqua Molly-Maguire à voix basse.

Pendant ce court entretien, un murmure avaitcouru de rang en rang : le vent avait tourné parmi cette fouleversatile et changeante. Le non prononcé par le chef donnait àchacun l’envie de crier : Oui.

– Si nous n’en finissons pas, dit un desfermiers assis autour du feu, il boira notre pauvre sang jusqu’à ladernière goutte.

– Et peut-être est-il venu,naboclish ! pour lâcher sur nous ce que vous savezbien !

– Le loup du vieux château !

– Le tigre qu’il nourrit pour nousdévorer tous !

– Och ! fit le pauvre Pat,au souvenir de ses terreurs quotidiennes.

Mac-Duff le saisit à la gorge.

– Voilà pourtant celui qui nourrit labête ! dit-il ; musha ! que j’ai bonneenvie de l’étrangler !

Pat n’avait plus de voix pour crier grâce. Ilcroyait que sa dernière heure était venue.

Cette idée du monstre n’était point, comme onpourrait le penser, quelque chose de vague et de fantastique.C’était une opinion enracinée, une ferme croyance. Il n’y avaitpas, à cet égard, dix esprits forts dans toute l’assemblée. Et lapeur était plus grande encore que la foi. Chacun pensait que mettreà mort George Montrath, c’était non seulement punir, mais sedéfendre contre un danger prochain.

Quant aux Mac-Diarmid, leur conduite avait dequoi surprendre. C’étaient des gens considérables entre les lacs etla mer ; chacun savait leur histoire, et chacun savait qu’unepartie de la famille était là sur l’estrade.

Il y avait plus : bien qu’il régnât dansl’assemblée, au sujet de Molly-Maguire, un certain mystère,personne n’était sans deviner que l’un des sept fils du vieux Milesétait en ce moment sous la mante rouge.

Et l’on murmurait, car ce George Montrath,protégé par le veto du chef, avait enlevé l’annéeprécédente la fille adoptive de Mac-Diarmid. Et, ce soir même, lebruit s’était répandu dans la foule que Jessy O’Brien était morte,assassinée par lord George Montrath.

– Ils l’ont oubliée ! disait-on.

– Pauvre Jessy !…

– Qui peut dire désormais ce qu’il y adans le cœur de Mac-Diarmid ?

– Ma nièce chérie ! sanglotait JohnSlig.

– Ma pauvre sœur ! s’écriaitMac-Duff.

– Hurrah pour le roi Lew !

– Mort à George Montrath !

Molly-Maguire fit signe au géant Mahony, quiéleva la voix par-dessus les clameurs de la foule et réclama lesilence.

– La vie de George Montrath vousappartient, dit Molly-Maguire ; mais je demande pour lui deuxjours de trêve.

– Pourquoi ? pourquoi ?s’écria-t-on de toute part.

Et, comme Molly-Maguire ne répondait point, ilse fit dans les galeries un tumulte impossible à décrire. Les unscriaient, accusant le chef de folie, les autres menaçaient enfureur. Molly-Maguire demeurait immobile et silencieuse en avant del’estrade.

La grosse voix du géant était désormaisimpuissante à se faire entendre. Le roi Lew avait baissé la tête etsemblait réfléchir.

Au bout de quelques secondes, il s’approcha del’estrade. En même temps, Molly-Maguire se pencha vers lui etprononça quelques mots à son oreille.

– Je ne vous comprends pas, Morris,répliqua le roi Lew. Mais du diable si j’ai besoin de vouscomprendre pour faire votre volonté, mon garçon.

Il revint au centre du cercle, et, se faisantun porte-voix de ses deux mains roulées, il poussa un de ces crisaigus que les marins savent et qui dominent la tempête.

– Holà, mes fils cria-t-il, tandis que lafoule surprise écoutait ; laissons deux jours à lord Georgepour lui donner le temps de reprendre son âme au diable, et chanterle lilliburo[10] que vousm’avez promis…

Il n’en fallait pas tant pour faire virer cescervelles légères ; le chant national, qu’entonnèrent aussitôtles matelots du Gladdagh, résonna sous la voûte, hurlé parl’assemblée tout entière. Quand les dernières notes s’éteignirent,personne ne parla plus de lord George Montrath.

X – LA COHUE

Ellen Mac-Diarmid était dans la galerie duGéant depuis le commencement de la séance. Elle demeurait immobileau centre d’un groupe en haillons, à quelque distance de l’entrée.Elle entendait tout, mais il y avait bien des choses qu’elle necomprenait point. Les Molly-Maguires en effet, comme les Whiteboys,leurs devanciers, comme tous les gens en dehors de la grande routesociale, avaient une sorte d’argot qui remplaçait en bien des casla langue usuelle.

Dieu sait que ce langage interlope a eu enIrlande le temps de se former ! Bien des générations deconjurés l’ont parlé depuis les enfants-du-Chêne jusqu’aux« hommes à rubans » (ribbonmen) ; depuis1760 jusqu’à nos jours. Les premiers Enfants-Blancs l’inventèrentsans doute. Il se perfectionna chez les Cœurs-d’Acier, chez lesPhéniens de Donmore, chez les Fils-du-Droit, chez les Garçons ducapitaine Rock et les Belles Filles de Clare au commencement denotre siècle. Les Batteurs (trashers) le parlèrent, ainsique la famille de la Mère Terry et les hardis Pieds-Noirs de1837.

Ce fut la langue des Carders, des Shanavates,des Caravats, des Black-Hens, des Kirkavallas ; c’était lalangue des Molly-Maguire de 1845 ; c’est la langue des Fenyansde 1868.

Ellen Mac-Diarmid avait le ferme courage d’unhomme. Au sein de cette foule où elle s’était introduite parsurprise et en bravant un danger de mort, elle était calme et sanspeur. Elle savait – qui pouvait l’ignorer en Irlande ? – queMolly-Maguire n’a point deux sortes de châtiment et que lepayeur-de-minuit tranche toute difficulté avec le fer.Elle savait que sa vie était dans la main de ces hommes dont ellevenait dérober le secret ; mais elle ne tremblait pas, et cen’était point le trouble qui l’empêchait de suivre mot à mot ladiscussion entamée.

Elle était pour un peu dans la position d’unhomme introduit au sein d’une assemblée étrangère, dont lesorateurs parleraient une langue à lui inconnue. Nous disons pour unpeu, car il y avait bien des mots qui restaient familiers àl’oreille de l’Héritière. Elle comprenait à demi, et sa science dela langue des Kimrys l’aidait à suivre les détours de cejargon.

Le langage secret du whiteboysme emprunte eneffet la plupart de ses figures et beaucoup de ses expressions àl’antique langage de la vieille Érin parlé encore sur les côtes dupays de Galles et chez nos Bretons bretonnants.

À l’endroit où se tenait l’Héritière, la lueurdu foyer arrivait bien faible. Elle n’eût point suffi à fairedistinguer les traits d’un visage, et le visage d’Ellendisparaissait sous le capuce de sa mante rouge. Autour d’elle, segroupaient des figures sombres, qui sortaient à peine, dans la nuitet que l’on ne pouvait point reconnaître. Cependant, lorsque l’œilrestait quelque temps sans rencontrer les lueurs rougeâtres dufoyer, il s’habituait aux ténèbres environnantes et alors il voyaitdans la nuit.

Parmi ceux qui l’entouraient, Ellen avaitreconnu la figure, moitié joviale, moitié effrayée, du pauvre Pat,l’ancien garçon de ferme de Luke Neale, et l’humble face d’uncoupeur de tourbes des marais de Clare-Galway, qui se nommait GibRoe.

Elle avait aussi distingué derrière elle lavoix du grand Patrick Mac-Duff, qui restait sous l’impression desnombreuses rasades avalées sur le pavé de Donnor street, devantl’hôtel du Grand Libérateur.

Le reste de la foule voisine était composé demalheureux en haillons. On voyait d’ailleurs seulement à deux outrois pas à la ronde ; puis c’était une sorte de nuit mobile,qui grouillait et s’agitait confusément.

De ces ténèbres vivantes jaillissaient millebruits : des chuchotement, des cris, des rires.

La grande colonnade scintillait ça et là,prolongeant au loin la ligne amincie de ces cristaux, qui remuait,tremblait, changeait.

Les étincelles se succédaient, laissant lanuit où était le feu naguère, et mettant le feu où venait de passerla nuit.

Le lilliburo étouffait ses dernièresnotes sous les bas côtés de la nef immense. Le roi Lew était rentrédans la foule, et l’on ne voyait plus autour du feu debog-pine qu’un triple rang de voiles immobiles.

– Y a-t-il des nouvelles du vieuxMac-Diarmid ? demanda une voix derrière l’estrade.

– Le saint homme ! reprit-on, lebrave Irlandais !

– Quand donc le ramènerons-nous entriomphe dans sa ferme du Mamturk ?

Ce fut Molly-Maguire qui répondit :

– Mac-Diarmid attendra son jugement,dit-elle. C’est un noble vieillard, dur et fier comme l’acier. Ilne veut pas être délivré par des gens qu’il méprise.

– Arrah ! que Dieu lebénisse ! Il a beau nous mépriser, nous l’aimons.

– C’est un vieux soldat du temps desIrlandais-Unis. Il a tué plus d’un Saxon en sa vie, quoi qu’ildise !

– Et, sans Daniel O’Connell, repritMolly-Maguire, il serait prêt encore à risquer sa vie avec lesenfants de l’Irlande. Mais l’esprit de Daniel O’Connell est en lui.Il nous déteste, parce que l’homme qu’on appelle le Libérateur luia dit de nous détester.

– C’est vrai, c’est vrai, s’écrièrentquelques-uns ; O’Connell a encore parlé contre nous l’autrejour dans Conciliation-Hall !

– Ne dites rien contre O’Connell,crièrent d’autres voix : il est le père del’Irlande !

– Musha ! qui aime bienchâtie bien. Ce père-là ne gâte pas ses enfants !

– S’il nous donnait seulement notrepauvre pain, prononça timidement Gib Roe, qui avait changé sonhabit de gentleman, présent de Josuah Daws, contre ses ancienshaillons ; je lui permettrais bien de nous dire desinjures.

– La rente du Repeal nourriraittout de même bien du monde !

– Où va-t-elle, la rente duRepeal ?

– Musha ! mes fils !…croyez-vous que le vieux Daniel, à son âge, ait l’estomac assez durpour manger tant de livres sterling ?

On éclata, de rire et l’on cria : Hurrahpour O’Connell !

– Les assises doivent commenceraprès-demain, reprit la voix derrière l’estrade, et l’on dit queles juges ont désormais tout ce qu’il faut pour faire pendre levieux Miles.

Il se fit un mouvement parmi les hommesmasqués de l’estrade.

– Qui dit cela ? demanda l’un d’euxvivement.

– Oh ! Mickey, mon chéri, répliquatout bas la voix, vous voilà donc revenu de votre voyage ?Ma bouchal ! ne vous fâchez pas. Celui qui dit celaest un bon Irlandais. Il y a un homme venu de Londres qui a trouvédes témoins pour faire condamner le vieux Miles.

Un murmure courut sous la voûte.

– Des témoins répétait-on.

– Il s’est trouvé des témoins dans leConnaught pour lever la main contre Mile Mac-Diarmid ?

– Honte sur nous ! s’écria la voixindignée du brave roi Lew ! et gare à celui qui s’est vendu auSaxon !

– Naboclish ! pour quelquesschellings, peut-être !…

Gib Roe, dans un coin, tremblait de tous sesmembres. Entre ses cheveux hérissés et rares, une sueur froidecoulait sur son front.

– Ah ! mes chéris !murmura-t-il, ce n’est pas là une chose possible. Où estl’Irlandais qui voudrait faire mourir Mac-Diarmid ?

– Cet Irlandais-là ne ferait pas de vieuxos ! s’écria Mac-Duff en serrant ses gros poings.

– Arrah ! dit Pat, ce serait moi quil’étranglerais !

Gib Roe s’éloigna de Pat d’un mouvementinstinctif, bien que le pauvre gardien des ruines de Diarmid ne fûtrien moins que redoutable. L’indignation cependant croissait parmila foule ; ce n’étaient plus partout que menaces et cris devengeance. Gib Roe, pâle et prêt à défaillir, cherchait à secacher. Il lui semblait que l’obscurité profonde qui l’environnaitn’était plus un voile suffisant, et que la lueur dubog-pine frappait en plein son visage. La voix grave deMolly-Maguire s’éleva au-dessus du tumulte.

– Miles Mac-Diarmid n’est qu’un homme,dit-elle, et nous avons à débattre ici de plus grands intérêts.

Le murmure se continua sous la voûte et desreproches éclatèrent sur l’estrade même, tout auprès deMolly-Maguire. La main de l’un des hommes masqués s’avança et seposa sur l’épaule du chef, par-dessus sa mante rouge.

– En êtes-vous venu là, Mac-Diarmid,prononça-t-on, de parler ainsi de votre propre père ?

Molly-Maguire repoussa cette main et redressafièrement sa haute taille.

– Miles Mac-Diarmid n’est qu’un homme,répéta-t-elle en faisant vibrer sa voix sonore ; il a des filspour le défendre ou le venger. Il ne fait point partie del’association. Occupons-nous de la vengeance del’Irlande !

Un mot suffit par tout pays pour faire tournerles idées de la foule. En Irlande, la foule est plus versatile etplus changeante que partout ailleurs. On s’agita ; des parolesincohérentes se croisèrent entre les feux diamantés de lacolonnade. On oublia le vieux Mac-Diarmid comme on avait oubliélord George Montrath et le monstre, loup, tigre ou lion, confié àla garde du Pauvre Pat.

– J’ai à vous parler contre le candidatd’O’Connell, reprit Molly-Maguire. Ne murmurez pas ! Vous neparviendrez point à étouffer ma voix. Je veux que vous sachiezquels sont vos ennemis, et que vous mettiez au premier rang lespartisans du Rappel. Quelqu’un a-t-il une demande à former avantque je parle ?

– Moi ! répondit le géantMahony.

Le Brûleur s’était couché sur la terre auprèsdu foyer, au centre de l’espace laissé libre. Il se remit d’un bondsur ses pieds et redressa sa taille gigantesque.

À voir ce rude visage surgir tout à coup aumilieu du cercle et s’éclairer de sanglants reflets, l’Héritière,sans savoir pourquoi, se sentit monter un frisson au cœur. Ellerejeta son capuce en arrière pour mieux entendre et découvrit uncoin de sa joue pâlie. Le géant parcourut du regard son auditoireinvisible.

– Il y a du monde ici ce soir, ditil ; s’il faisait jour, on verrait autant de caboches qu’augrand meeting de Tara ! Ça fait plaisir. Je me suislevé pour vous conter comme quoi nous sommes engagés d’honneur àfaire quelque chose au major Percy Mortimer.

On grogna pour le major.

– Bien, bien, mes fils ! Je suismonté ce matin au premier étage de la vieille maison de Donnorstreet. J’ai mis autour d’un caillou un petit papier blanc surlequel j’avais dessiné notre cachet de mon mieux.

– Je l’ai vu, murmura Gib Roeinvolontairement.

Mac-Duff lui planta sa main sur la briochepour réclamer silence.

– J’ai mis au-dessus du cercueil, repritle Brûleur, le joli nom du major saxon, et j’ai lancé le tout àtravers les carreaux de la maison de Saunder Flipp, au beau milieude la poitrine de Mortimer.

– Och ! fit la foule avecapprobation.

– Il y avait tout un troupeau de cesporcs orangistes : le juge Mac-Foote, le bailli Payne, lesous-bailli Munro, et ce misérable scélérat deCrakenwell !

– Oh ! le damné ! dit Pat.

– Il y avait un gentleman de Londres,assis devant la fenêtre avec une jolie miss, une vieille folle etun garçon qui ressemble… mais je n’en suis pas sûr et je nevoudrais pas faire mourir un chrétien à la légère.

Gib tremblait dans sa peau. À deux ou troispas de lui, l’Héritière, droite et froide en apparence, écoutait etdévorait les paroles du géant.

– Qui donc as-tu cru reconnaître, Mahony,mon garçon ? demandait-on dans la foule.

– Quelqu’un qui n’est pas à la noce sises oreilles m’entendent, répondit le Brûleur ; maisn’importe ! une autre fois je regarderai mieux. Quand lecaillou est tombé dans la chambre, après avoir touché la poitrinedu Saxon, tous ces coquins peureux et hypocrites se sont éloignésde lui comme s’il eût été le diable. Ils regardaient de tous côtés,pâles et tremblants ; la vieille folle s’est évanouie.

– Hurrah pour la vieille folle !cria une voix. Et la voûte trembla sous un formidable concert declameurs et de rires.

– La paix ! mes fils ! lapaix ! cria Mahony. Puis il poursuivit en contenant sa voixdavantage :

– Voilà bien des fois que nous envoyons àce major le cercueil de Molly-Maguire !

Les cris s’étaient changés en murmures sourds.On chuchotait. Il y avait dans les voix une expression de crainteet de doute.

– C’est vrai, murmurait-on, mais cediable d’homme est protégé de Satan, vous savez bien !

– Arrah ! on a fait cequ’on a pu ! Mais quand l’esprit malin met sa griffe au-devantd’une poitrine…

Le géant se signa.

– Moins on parle du malin, répliqua-t-il,mieux cela vaut, mes jolis bijoux ! Quoi qu’il en soit, sinous laissons vivre le major, il nous trouvera ici comme il nous adénichés partout ; et s’il nous trouve… Arrah ! mongarçon, vous savez aussi bien que moi que la galerie n’a pointd’issue.

Il y eut dans l’ombre un frémissement ;c’était une sorte de silence agité, un peu de bruit tendu et divisésur un vaste espace, comme s’il y avait eu là un millier d’hommes àtrembler tout bas.

Le Brûleur fut quelque temps avant dereprendre la parole. Les gens de l’estrade restaient froids etimmobiles. Molly-Maguire semblait une statue taillée dans un blocde granit rouge.

Le feu languissait ; les cristaux descolonnes éteignaient leurs facettes pâlies. La fumée, après avoirrempli une à une les cavités mystérieuses de la haute voûte,descendait lentement et tendait son voile gris au-dessus des têtesfaiblement éclairées du premier rang des spectateurs.

En ce moment de silence et d’immobilitégénérale, quiconque eût vu ce cordon d’hommes masqués entourant unfeu pâle, et ce géant dont la noire silhouette se détachait sur lebrasier, aurait cru assister à quelque ténébreuse fête de l’èrepaïenne. Ainsi devaient être les pontifes celtes dans ces noirescavernes, à l’heure sanglante des sacrifices humains ; ainsiles diamants séculaires de ces voûtes devaient allumer jadis leursétincelles au feu brillant sous le trépied, et dévorant la chair dela victime.

Le siège de Molly-Maguire était l’auge depierre où tant de sang avait coulé. Quelque part, dans la pourpre,on eût retrouvé peut-être l’or homicide de la serpe sacrée quijetait les adultes en pâture au Dieu Très Inconnu.

Du sein de ce silence, une voix timides’éleva.

– Oui ; murmura-t-elle, faible etcomme effrayée de ses propres sons, il faut bien que le Saxonmeure !

– Il le faut ! il le faut !répéta-t-on aux alentours.

Le murmure s’agrandit, s’enfla et vint àformer un grand cri :

– Mort ! mort !

Puis le grand cri s’étouffa, mourut, jusqu’àredevenir un craintif murmure. La sueur froide perça sous lescheveux d’Ellen. Son regard se tourna vers les gens de l’estrade,qui ne bougeaient point, comme si elle eût gardé un vague espoir enla volonté de Molly-Maguire. On eût dit que Molly-Maguire étaitétrangère à tout ce qui se passait autour d’elle.

La même voix s’éleva encore du sein de lafoule.

– Qui se chargera, dit-elle, d’attaquerPercy Mortimer ?

– Il y en a tant qui sont morts à latache !

– Tant et tant ! Cet homme est sousla main du démon.

Ces mots sortaient, rauques et sourds, despoitrines oppressées. Une terreur indicible pesait sur la cohue.Tous ces malheureux s’effrayaient comme eussent fait desenfants.

Le Brûleur n’avait point parlé depuis quelquesminutes. Il fit le tour du foyer et se prit à attiser le feutranquillement.

Deux troncs de bog-pine tombèrentdans les cendres. Un joyeux tourbillon d’étincelles monta vers lavoûte. La galerie s’embrasa. Aux lueurs revenues, on aperçut lagrande face du géant qui souriait dans sa barbe. La craintes’enfuit comme s’échappent les terreurs nocturnes de l’enfance auxpremiers rayons du soleil.

– Musha ! dit Mac-Duff, Mahony aquelque bon tour dans son sac !

– Allons, Mahony, allons, s’écria le roiLew tu fais peur à ces pauvres diables. Dis-nous ton affaire endouble, comme un bon garçon.

– Mahony, mon bijou ! Mahony, monchéri ! Oh ! le cher bon garçon ! Mon douxfils ! mon cœur ! mon amour !

Ces caresses bavardes se croisaient avec unerapidité incroyable. Tous parlaient à la fois. Il y avait un secretà savoir, et les Irlandais sont curieux plus que des femmes.

Ellen aussi attendait, l’âme brisée, le secretde Mahony.

Celui-ci arrangea les bûches d’un dernier coupde main, et se releva souriant.

– J’ai de quoi tuer le Saxon !

Puis il ajouta d’un ton moitié soumis, moitiémenaçant, en se tournant vers l’estrade :

– Mais il ne faudrait pas que quelqu’unse mît à la traverse !

Ces mots furent compris par la foule, quibattit le sol du pied en trépignant. Molly – Maguire secoualentement sa tête encapuchonnée.

– J’ai achevé de payer ma dette envers leSaxon, dit-elle. La vie de Percy Mortimer est à ses ennemis.

Ellen mit sa main sur son cœur c’était ledernier espoir perdu.

XI – L’IDÉE DE MAHONY

Ces paroles, tombées de la bouche du chef, etqui étaient comme un arrêt de mort à l’adresse du major anglais,furent prononcées d’une voix grave et sourde. Beaucoup dans lafoule ne les entendirent point ; mais, comme les premiersrangs poussèrent une acclamation de joie, le reste de l’assembléedevina et applaudit de confiance.

Pat et Gib Roe se montraient les plus ardentsà battre des mains et à crier hurrah ! Les éclats de leur joiecruelle arrivaient, stridents, aux oreilles de l’Héritière et luifaisaient saigner le cœur. Pat et Gib avaient besoin de semontrer.

Ils étaient enchantés d’ailleurs de voir lespassions de la foule s’agiter dans cette voie nouvelle. Grâce àcette diversion opportune, on oubliait à la fois le poste douteuxoccupé par l’ancien garçon de ferme de Luke Neale, et cet hommechevelu dont Mahony-le-Brûleur n’avait pu reconnaître le visage àtravers les carreaux de l’hôtel du Roi Malcolm.

On oubliait le gardien du monstre nourri pourla ruine des catholiques, et le traître qui s’asseyait à la tabledes orangistes.

Aussi s’en donnaient-ils à cœur-joie tous lesdeux ; ils hurlaient à l’unisson des deux côtés de la pauvreEllen, qui luttait contre son désespoir et rappelait sa forcedéfaillante.

Il semblait qu’il y eût là, tout alentour, unvent de mortelle colère. Elle se sentait ployer sous ce redoutablefaisceau de rancunes amassées. Elle demandait à Dieu son courage.Un instant sa faiblesse de femme l’emporta ; des larmescoulèrent de ses yeux.

Mais ce ne fut qu’un instant. Il y avait enelle la fière vaillance d’un homme. Elle se redressa dans safermeté indomptable, et ses voisins qui la touchaient du couden’eurent point le temps de remarquer son trouble.

Elle fit le signe de la croix sous le capucede sa mante et jeta vers Dieu le cri de son âme de vierge.

Puis elle écouta, parce que la bouche du géantse rouvrait.

– Voilà qui est bien parler, mon jeunemaître dit ce dernier, en s’adressant à l’homme qui portait lamante rouge de Molly-Maguire ; du diable s’il peut y avoir unedette entre un bon chrétien comme vous et un scélérat deSaxon ! Mais enfin la dette est payée ; que Dieu vousbénisse et que Satan prenne soin de lui. Écoutez-moi, vousautres !

Il tourna le dos à l’estrade et fit volte-facevers cette partie de l’assemblée dont les rangs pressés seperdaient dans la nuit.

– Vous êtes de braves garçons tous tantque vous êtes, reprit-il, mais le major vous fait peur. Ne ditespas non, mes chéris ! vous avez peur de l’Anglais et de sescoquins de dragons. Bien, bien ! roi Lew, j’entends votregrognement et je sais que vous êtes des intrépides, vos matelots etvous ! Mais laissez-moi parler et je vous donnerai le soind’en finir avec Mortimer la prochaine fois qu’il descendra leCladdagh.

– C’est un beau soldat, dit le roiLew ; mais il ne m’a rien fait.

Le géant haussa les épaules.

– S’il arrivait à l’entrée de la grotte àl’heure où nous sommes, murmura-t-il, vous verriez bien ce qu’ilvous ferait, roi Lew ! Quant à être un beau soldat, je ne dispas ; il a du drap blanc, du drap rouge et de l’or valant plusde schellings qu’il n’en faudrait pour vêtir une douzained’honnêtes gens. Mais de quoi parlons-nous ? Il s’agit de tuerun homme.

– Oui, oui ! Parlez, Brûleur,parlez !

– Il s’agit de tuer vingt hommes,poursuivit ce dernier dont la grosse voix s’enfla tout àcoup ; cent hommes !

Quelques exclamations contenues montèrent audessus de la foule, qui demeurait immobile et attentive. Tous lescous se tendaient ; toutes les bouches s’ouvraientbéantes ; tous les yeux s’attachaient aux lèvres duBrûleur.

– Cent hommes ! répéta-t-il, enfrappant ses mains l’une contre l’autre. Écoutez ! Mortimerest parti ce soir de Galway, à six heures, pour se rendre à Tuam,où les gens d’O’Connell font trop de bruit.

– C’est vrai murmurèrent quelques voixsur l’estrade.

– C’est vrai ! répéta l’Héritière,au fond de son cœur.

– Il a cent dragons avec lui, cent beauxsoldats, roi Lew ; insolents, pillards et damnés ! Ilsvont passer la nuit à Tuam. Demain, il faut qu’ils soient revenus àGalway pour protéger l’élection de James Sullivan. Le scrutins’ouvre à midi ; vers dix heures les dragons traverseront lebog entre la Moyne et Clare-Galway.

– On l’a déjà attaqué dans cet endroit,interrompit. Mac-Duff ; c’était la nuit, et il s’est tiréd’affaire !

– Tais-toi, Patrick ! s’il se tired’affaire cette fois, je dirai que ton bâton est aussi vaillant queta langue ! Ils arriveront vers dix heures et demie à lachaussée de planches.

Mahony le Brûleur s’arrêta.

– Eh bien ? dit la foule.

– Veux-tu attaquer les dragons en pleinmidi dans le bog ?

– J’en suis, s’écria le roi Lew ; çame va mieux que de frapper la nuit par derrière ! Le géantsecoua sa tête chevelue.

– Musha !grommela-t-il ; nos bons garçons ne sont pas de ton avis, roiLew ! Oh ! que non pas, mes fils ! reprit-il touthaut, j’ai mieux que cela ! Ce que je vais vous dire, ce n’estpas moi qui l’ai trouvé. Il n’y a pas assez d’esprit dans ma grossetête pour dénicher de pareilles idées ; mais j’ai passé lamatinée avec un jeune gars que vous connaissez bien tous tant quevous êtes, et que le major Mortimer empêche de dormir.

Le nom de Jermyn, prononcé tout bas, courut debouche en bouche. Ellen attendait.

– C’est peut-être bien celui que vousdites, poursuivit le géant. S’il est ici, je ne l’empêche pas de senommer lui-même… Sinon, la paix ! C’est un malin garçon. Lachaussée de planches a plus d’un mille de longueur. On a choisi desmadriers larges et longs pour qu’ils trouvassent des appuis sur laterre mouvante. Pensez-vous, mes bijoux, que la chaussée fût aussisûre, si – chacun des madriers était moins long demoitié ?…

– Allons donc ! dit Lew.

La foule murmura. Ellen eut froid dans lecœur. Molly-Maguire et les gens de l’estrade firent un mouvementd’attention.

– Grognez, mes chéris ! reprit leBrûleur ; l’enfant est plus fin que vous. Vous faite justementce que j’ai fait quand il a ouvert la bouche ce matin. Maisattendez. Si les madriers n’avaient que le quart de leur longueuractuelle, voudriez-vous passer la chaussée à cheval ?

– Tiens ! tiens ! firentquelques voix aux premiers rangs.

Le gros de la foule ne comprenait pointencore. Ellen avait au front une sueur glacée ; au premiermot, elle avait compris.

– Je parle des gros chevaux de cescoquins de dragons, poursuivit le géant Mahony, car nos poneys, leschères petites bêtes, n’ont pas besoin de la chaussée pourtraverser le bog. Mais le quart, c’est trop long encore ! Onpeut scier chacun des madriers en dix, en vingt, – en cinquantemorceaux !

– C’est une pensée infernale prononça lavoix grave de Molly-Maguire.

– C’est une pensée du bon Dieu !cria-t-on dans la foule.

De rang en rang la lumière se faisait dans cesintelligences incultes et rétives, on comprenait, – et, à mesureque l’on comprenait, on admirait bruyamment le stratagème duBrûleur.

– Il y restera cette fois, s’écria GibRoe en jetant son chapeau sans bords aux stalactites de lavoûte.

– Il y restera ! répéta le pauvrePat. Oh ! la bonne idée !

– Arrah ! hurla Mac-Duff,ça sera drôle !

– Ils y resteront tous !

– Tous, jusqu’au dernier !

– La boue a plus de dix pieds deprofondeur en cet endroit-là !

– Il y a où mettre centdragons !

– Et cent autres avec !

– Et mille autres !

C’était un assourdissant tapage, une joiedélirante, une fièvre de sang ! La haine satisfaite montait aucerveau de tous ces malheureux avec une violence folle. Ilschantaient, ils criaient, ils éclataient en rires convulsifs. Laplupart s’étaient levés ; les shillelahs, se choquaient dansl’ombre, parmi des blasphèmes inouïs.

Ellen était là comme au milieu d’un rêveaffreux ; son esprit nageait en un vague pleind’angoisses.

Il s’était fait cependant un mouvement surl’estrade, et Mahony, entouré d’une horde enthousiaste qui avaitenvahi l’espace laissé libre suivait ce mouvement d’un aircurieux.

Molly-Maguire s’était rapprochée des hommesmasqués qui se tenaient derrière elle. Une discussion courte etvive s’engagea ; on parlait tout bas. Mahony tendait le coupour entendre ; mais, au milieu du fracas général, bien peu demots arrivaient à ses oreilles. Il entendit seulement une voix quiressemblait à celle de Mickey Mac-Diarmid, et qui disait :

– Frère, vous êtes le premier, mais vousn’êtes pas le maître. Le bras qui voudra retenir cette foule serabrisé. Que Mortimer meure !

Quelques paroles s’échangèrent encore, puisMolly-Maguire revint au-devant de l’estrade. On devinait que, soussa mante rouge, ses bras étaient croisés sur sa poitrine ; satête se penchait dans l’attitude d’une profonde et douloureuseméditation.

Le géant devina que la bataille était gagnée,et mêla sa grosse voix aux voix triomphantes de la foule.

L’effrayant concert recommença plus tonnant etplus rauque. Le sol tremblait ; il semblait que la voûteinvisible allait s’abîmer sous cet assourdissant fracas.

Et tout ce bruit enivrait de plus en plus lacohue : elle en était arrivée à ce point de ne plus seconnaître. On retournait sur les gobelets vides les cruches depoteen épuisées. Des voix hurlantes demandaient à boire.Parfois, de la nuit lointaine, surgissait un cri de détresse d’unhomme étouffé sous le poids de tous.

Le délire montait, en se régularisant pourainsi dire. Les chants s’organisaient ; les mains serencontraient dans l’ombre, et le mouvement d’un branle fougueuxemportait en sens divers les masses qui se choquaient ets’écrasaient.

Puis, après quelques tâtonnements meurtriers,le mouvement prit un cours unique, et la foule, emportée par unirrésistible élan, se mit à tourner dans les ténèbres.

On se pressait ; les hommes renverséscriaient sous le pied qui foulait leur poitrine : on se ruaitavec une fougue désordonnée. La ronde immense allait, choquant lespiliers et s’écrasant contre les aspérités des parois. C’était uncordon sans fin qui passait et repassait devant le foyer où leBrûleur jetait incessamment de nouvelles branches debog-pine.En passant, les faces échevelées s’éclairaient derouges reflets et allaient se plonger, comme en un gouffre sansfond, dans l’ombre voisine.

D’autres s’élançaient du sein de la nuit,s’éclairaient et disparaissaient à leur tour.

Et toujours, toujours…

La tête et la queue de ce branle diabolique semariaient dans les ténèbres. Jamais de cesse ! Les têtespassaient, passaient, jetant leurs longs cheveux en arrière etmontrant leurs faces démasquées. Et chacun mêlait son cri aigu ougrave à la clameur commune. Les voix s’enrouaient, les jambess’épuisaient ; mais on chantait, mais on dansait toujours.

Un cri s’éleva plus rauque. La fouleessoufflée trouva pour y répondre un long éclat de rire.

Des bras s’élevèrent ; le lourd Mahony,saisi par trente mains à la fois, fut enlevé péniblement, et soncorps énorme s’étendit, porté en triomphe au-dessus des têtescourbées. La ronde continua un instant encore, puis ce fut uneclameur suprême. Le flot s’affaissa ; les danseurs étaientcouchés pantelants sur le sol.

Mahony regagna paisiblement son poste.

Quelques instants après, le silence régnaitdans la galerie. Tout cet enthousiasme était tombé ; la fièvrefolle s’était calmée. On écoutait le roi Lew qui parlait.

Pendant la ronde, Ellen s’était adossée, àdemi morte, à la paroi froide.

Et, tandis que la cohue ivre célébrait paravance la mort de son terrible ennemi, tandis que les gens del’estrade, immobiles et glacés comme des statues, contemplaient,sans y prendre part, le tumulte insensé, l’Héritière tâchait deprier. Ses lèvres murmuraient machinalement des parolesd’oraison ; du sein de sa détresse, elle essayait d’éleverencore son âme jusqu’à Dieu.

Un instant elle crut que Dieu l’avaitentendue : un rayon d’espoir descendit en son cœur, qui sereprit à battre, le sang revint à sa joue ; tout son pauvrecorps réchauffé se sentit vivre.

La chaussée de planches était la route la pluscourte de Tuam à Galway ; mais il y avait une autre route…

La danse avait cessé ; Ellen méditait surcette chance de salut et la caressait chèrement, lorsque le roi Lewéleva la voix comme pour répondre à sa pensée.

– Tu n’as point menti, Brûleur, mongarçon, dit Lew ; sous les madriers de la chaussée il y a oùmettre tous les orangistes du monde et les modérés par-dessus lemarché ! Mais Mortimer est aussi malin que toi, et, quand on apour marcher de bonnes jambes de chevaux, on ne regarde guère àquelques milles de plus ou de moins. Je voudrais parier que lesdragons tourneront vers l’ouest et iront chercher le terrain ducôté des lacs.

Ellen se remit à écouter comme au moment oùMahony expliquait son plan infernal. Le géant eut un sourireépais.

– Je vous dis, roi Lew, répliqua-t-il,que j’aurais cherché six mois durant sans trouver cela. Le projetest sorti d’une meilleure tête que la mienne et l’on a pensé àtout, je vous l’assure. Il y a de pauvres diables dans les bogs quisont assez affamés pour trahir leurs frères pour un morceau depain. Gib Roe, est-il ici ?

Gib crut que sa dernière heure était venue, etn’eut point la force de répondre.

– Il était ici tout à l’heure, répliquaPat, toujours empressé à faire acte de zèle. Holà ! Gib monfils, où es-tu ?

Gib était auprès de Patrick Mac-Duff, qui mitla main dans les cheveux crépus du coupeur de turf et l’attira versle foyer.

– Le voilà ! dit-il.

– Oh ! mes bons amis, murmura Roc,ayez pitié d’un pauvre homme, et ne me faites point mourir en étatde péché mortel !

Heureusement pour Gib, le Brûleur nel’entendit point.

– Que diable marmottes-tu entre tesdents ? demanda-t-il.

– Il a trop dansé, répondirent lesautres.

– Gib, reprit le géant, ton petit Patricket ta petite Su sont-il encore dans le bog de ClareGalway ?

– Oh ! oui, toujours, mon doux ami,répliqua Roe en tremblant, bien maigres, les chers innocents !bien contents quand on leur jette une pomme de terre ! ethabillés de haillons toujours, comme le pauvre Gib Roe !

Le Brûleur jeta sur Gib un regard qu’il tâchade rendre perçant ; mais la pénétration n’était point sonfort.

– Ce n’était peut-être pas lui, aprèstout, se dit-il.

Puis il reprit à haute voix :

– On leur donnera des pommes de terre,Gib, à ton petit Patrick, et à ta petite Su, s’ils veulent secomporter comme il faut. Entendez-vous, roi Lew ! Les deuxenfants iront dire au major qu’il y a une embuscade auprès du lacCorrib… et le major prendra la chaussée de planches.

Ces paroles tombaient comme autant de coupsmortels sur le cœur de l’Héritière. Le rayon d’espoir qui venait deluire en son âme se voilait. Elle retombait au plus profond de sonangoisse. Gib ne se possédait pas de joie. Il avait relevé sa têtehumble ; il secouait ses cheveux hérissés ; il battait sapoitrine à deux mains.

– Oh ! Mahony, disait-il ens’essuyant les yeux ; oh ! mon cher fils ! mercid’avoir pensé aux deux innocents ! Ils conduiront le majorjusque dans le trou, les douces créatures, le major et sesdragons ! et ils iront bien. Oh ! comme ils riront, envoyant les Saxons se noyer dans la boue !

– Tout le monde rira, dit Mac-Duff d’unair jaloux, et je me chargerais bien, moi qui vous parle, d’allerprévenir le major.

Mais l’idée du petit Paddy et de la petite Suplaisait à la foule, qui grogna pour Mac-Duff. Gib Roe, vainqueur,devenait un personnage important et se carrait auprès du foyer. Lepauvre Pat enviait sa gloire.

La foule, harassée, trouvait encore la forcede rire et de crier. Elle chantait victoire d’avance, et aux excèsde sa joie on pouvait mesurer la haine qu’elle gardait au majoranglais. Cette haine égalait presque la terreur superstitieusequ’inspirait le hardi Saxon.

Molly-Maguire était toujours immobile et latête penchée sur le devant de l’estrade. Si quelque main audacieuseeût soulevé les plis de son capuchon rouge, on eût découvert sousl’étoffe rabattue le hautain visage de Morris Mac-Diarmid.

Morris était bien pâle. Son front plissé secourbait sous une pensée sombre. Son regard, qui se perdait dansles ténèbres, où grondait la cohue, avait une expressiondécouragée. Un sourire amer était autour de ses lèvres.

Au fond de sa conscience, il pesait sans douteen ce moment les chances de la bataille engagée.

Et à voir ces hommes à cœur d’enfant, bavardscomme des femmes, timides, furieux, et se laissant aller auxtriomphes d’une puérile vengeance, il se demandait, lui, le cœurvalide et ferme : Sont-ce là les soldats de monarmée ?

Mais c’était une nature généreuse. Il avaitrêvé une fois l’Irlande grandeet libre. Qu’importaient les obstacles de laroute ? et n’y avait-il pas deux issues à ce chemin où s’étaitengagée sa jeunesse la victoire et la mort ?

Un jour cet homme avait repoussé loin de luid’un bras fort son seul espoir de bonheur dans la vie. Ceux qui nele connaissaient point, et ses frères eux-mêmes, en voyant ce frontcalme, et ces yeux sans larmes, s’étaient dit souvent : – Ill’a oubliée ! il ne l’aimait pas.

Oh ! comme ils se trompaient ! JessyO’Brien était son unique amour, la poésie de sa jeunesse ardente,son rêve, son âme !

Tout ce que son cœur avait de chaleur et detendresse, il l’avait donné à cette femme qu’on l’accusait den’avoir point aimée. Cet amour était profond comme sa pensée,impérissable comme sa volonté. Jessy mariée, Jessy morte, gardaitsa place entière au fond de son cœur, et n’avait point à y craindrede rivale.

Quand sa course solitaire emportait Morris auloin et qu’il allait, soldat infatigable, combattre seul pour lagrande cause de la patrie, le présent disparaissait parfois pourlui devant un songé enchanté.

Ils étaient deux alors. Son voyage tristeavait une compagne.

Jessy, pauvre Jessy ! douce martyre, vousétiez là ! Vous saviez les efforts de sa lutte sans trêve, etvous le souteniez ; et vous lui redonniez courage, quandl’obstacle à franchir dépassait la force d’un homme.

Jessy ! belle et pure fille de lamontagne ! ange radieux dont le sourire avait tenté le ciel,vous viviez dans sa mémoire, et votre souvenir était le baume quis’étendait sans cesse sur la blessure ouverte de son âme.

Que parlaient-ils de vengeance, ces hommes quine vous avaient point connue ! Morris, lui, vous voyait auciel, où votre sourire lui parlait de miséricorde et de pardon.

Il ne pardonnait point pourtant, car iln’était qu’un homme, et son âme se révoltait à la pensée du richeassassinat. Mais, aux heures où la réflexion dominait les souvenirset le reportait tout entier vers la patrie aux abois, tout autresentiment s’effaçait en lui. Son amour seul aurait pu resterdebout. Sa haine s’éteignait ou plutôt se confondait avec la grandehaine qu’il portait à l’Angleterre.

Se venger d’un homme était trop peu pourlui.

En ce moment où les instincts changeants et lacourte vue de cette foule qui l’entourait se montraient à lui sansvoile, Morris Mac-Diarmid sentait le doute et la pitié emplir sonâme. Il était seul, tout seul parmi cette tumultueuse cohue. Parinstants, sa tâche lui semblait impossible.

Il ne savait plus s’il était dans la vraievoie. Il se demandait si O’Connell n’avait pas mieux comprisl’impuissance de ce peuple enfant, et si mieux ne vaudrait pointmême attendre du temps et de la vaste raison de Robert Peel unremède aux maux intolérables de l’Irlande.

Mais il était Irlandais, il ne croyait point àO’Connell, et tous ses instincts se révoltaient contre le bienfaitqui tomberait d’une main anglaise. Il fallait combattre, combattretoujours O’Connell, Robert Peel et ses propres frères !

Et Morris se disait, dans l’orgueil indomptéde sa force : Je combattrai quand même !

Il n’y avait plus maintenant ni doute nihésitation dans l’assemblée. Chacun y disait son mot triomphant etjoyeux. Pat, Gib, Mac-Duff, le Brûleur et tous les autres, sur lespremiers et sur les derniers rangs, devant et derrière l’estrade,autour du feu et dans l’ombre, mêlaient leurs plaisanteriessanglantes et se renvoyaient de cruels lazzi.

Le major Percy Mortimer leur avait fait tantde mal !

Sa mort était désormais résolue. Il ne pouvaitéchapper. Sa tombe était creusée.

Chacun faisait parade de sa haine. On luttaitd’inventions cruelles, et ces imaginations affolées secomplaisaient à évoquer leurs vengeances prochaines, entassantl’une sur l’autre les images du meurtre.

– Ils s’enfonceront petit à petit, ditMac-Duff, et quand on ne verra plus que leurs têtes, ce sera le bonmoment pour les shillelahs !

– Oh ! mes fils, et comme ilscrieront ! ajouta, le pauvre bon Pat.

– Et comme ils appelleront leursmères ! dit Gib Roe. – La petite Su rira bien et le petitPaddy, l’innocent, s’amusera comme un homme !

– Je voudrais y être déjà !

– Je m’approcherai tout près de ce démonde major, et quand il criera grâce pour la dernière fois, je luienfoncerai la tête dans la vase avec mon pied !

Avant que cette bonne idée fût couverte parles applaudissements qu’elle méritait, un cri s’éleva du côté de laporte, cri d’angoisse et d’indignation poussé par une voix quepersonne ne reconnut.

– Oh ! malédiction !malédiction sur vous tous ! avait dit la voix.

Il se fit entre les colonnes un silence demort. Chacun retenait son souffle, et il semblait qu’un charmemagique enchaînât désormais les mille langues de l’assemblée.

– Qui a parlé ? dit Molly-Maguire ense levant.

Le géant Mahony, tenant à la main un morceaude bog-pine enflammé, s’élança dans la direction del’entrée.

– Qui a parlé ? demanda de nouveauMolly-Maguire.

Et dans la foule on disait :

– Saint Finn-Bar ! nous sommesperdus !

– Ayez pitié de nous, bon saintJanvier !

– Sainte Vierge ! saintPatrick ! saint Gérald ! Tous les saints !

– Il y a un traître ici !

– Och ! mes fils, c’est lavoix d’un Anglais !

– Les dragons sont peut-être sur le galetà nous attendre !

On s’agitait sourdement ; c’était commeune mer soulevée. Mais nul n’osait avancer du côté de l’entrée,derrière laquelle pouvait être la mort. La torche du géant brillaità l’endroit d’où était parti le cri, et qui naguère était plongédans une obscurité profonde. Elle éclairait le visage renversé dupauvre Pat et les traits épouvantés de Mac-Duff.

C’était la place occupée un instant auparavantpar Ellen Mac-Diarmid.

– Qui a parlé ? répéta le géant, quiprit le pauvre Pat aux cheveux.

– Oh ! bon Brûleur ! réponditPat plus mort que vif, il était là tout près de moi avec une grandemante rouge. Le diable sait où il est maintenant.

– Il était là, c’est bien vrai !ajouta Mac-Duff, et il avait une mante ronge. J’ai voulu leretenir, mais il est plus fort qu’un homme.

– Il s’est enfui, dit une voix auprès del’entrée, enfui comme un feu follet !

– Qui veillait au dehors ? demandaMolly – Maguire.

Le silence répondit. Patrick Mac-Duff avaitdéserté son poste.

Molly-Maguire se tourna vers les gens quiétaient derrière elle sur le tertre, et prononça quelques mots.L’un des hommes masqués se détacha du groupe et prit le chemin del’entrée. Aux lueurs de la torche, tenue par le géant, on le vitdisparaître dans l’étroit couloir.

– Qui est celui-là ? sedemandait-on.

– C’est un homme mort.

– J’ai cru reconnaître le pauvre OwenMac-Diarmid.

– Le mari de Kate Neale.

– C’est un brave enfant !

– Un bon chrétien, un vaillantcœur !

– Que Dieu, la Vierge et les saints leprotègent !

Parmi le murmure des voix qui se croisaient onouït comme un grand cri au dehors.

Un cri unique, suivi d’un profond silence.

La sueur froide vint à toutes les tempes. Lesvoix se turent. On n’entendit plus que le souffle des poitrinesoppressées.

XII – TERRE DÉCHUE

L’héritière avait supporté bien longtempscette torture inouïe d’entendre autour d’elle les railleries et lesclameurs qui célébraient par avance la mort de l’homme qu’elleaimait. Elle avait retenu tout au fond de son cœur sa douleur et sacolère. Elle avait attendu, se disant toujours : Je suis venuepour savoir ; il faut que je sache…

Mais la force de son âme s’usait à cesupplice ; à mesure que sa volonté défaillait, un courrouxinvincible s’emparait d’elle et grandissait jusqu’à troubler saraison. Elle voulait rester froide et se taire ; mais crid’horreur s’échappa enfin de sa poitrine et lança une malédiction àcette foule enivrée par l’espoir du sang.

Le son de sa propre voix suffit à la rappelerà elle-même ; elle sentit d’instinct son danger ; ellecomprit qu’elle allait mourir sans sauver Percy Mortimer.

L’endroit où elle se trouvait restait dansl’ombre, ceux qui l’entouraient demeuraient encore immobiles, sousle coup de leur premier trouble. Au moment où la voix deMolly-Maguire s’élevait pour demander : Qui a parlé ?Ellen repoussa ses deux voisins qui lui barraient le passage, ets’élança vers l’entrée.

Nulle lueur n’arrivait aux abords de l’étroitcouloir ; Ellen avait affaire à des gens superstitieux etprompts à redouter les choses surnaturelles. Ils s’écartèrent,dociles, et cédèrent à ses efforts. Elle gagna le couloir, letraversa et sortit par la fissure.

Au moment où le géant s’élançait enbrandissant une bûche de bog-pine enflammée, l’Héritièreeffleurait de son pas léger le galet noir et s’engageait dans lesrécifs qui tournent autour de la base de Ranach-Head.

Elle sautait de pierre en pierre, précipitantsa course et croyant entendre sans cesse les pas de ceux qui lapoursuivaient.

La route était ardue ; ses yeux troublésne voyaient point au-devant d’elle ; son pas trébucha bien desfois sur le goémon gras qui étendait ses rameaux comme un tapisau-dessus des roches aigus. Bien des fois sa poitrine oppressée luirefusa le souffle, et elle fut contrainte de s’arrêter pour presserà deux mains son cœur endolori.

Mais elle reprenait sa course : une forcemystérieuse la soutenait.

Elle gagna enfin la grève unie, puis la routequi monte par une pente insensible le long des flancs du cap. Ellerevit la noire silhouette du vieux château de Diarmid. Ellecourait. La fatigue brisait ses jambes ; sa mante dénouéeflottait à longs plis derrière elle ; ses cheveux inondés desueur se collaient à ses joues et retombaient alourdis sur sesépaules ; son souffle était un râle.

À la moitié de la montée, elle se retourna,parce qu’elle sentait bien que ses jambes harassées allaientmanquer sous le poids de son corps. La route était déserte derrièreelle ; au loin se montraient les écueils noirs, et, plus loinencore, la blanche écume du flux qui roulait vers la plage.

Le feu ne brillait plus au bas des ruines deDiarmid, mais il y avait encore de la lumière derrière, les soyeuxrideaux du château de lord George Montrath. Et sur le tissu blancdeux formes se détachaient, passant et repassant en une lentepromenade. Milord n’avait point sans doute le loisir de sommeillercette nuit.

Ellen passa essoufflée au-dessous du châteaude Montrath, et n’eut garde d’en remarquer les fenêtreséclairées.

C’était à peu près le moment où Molly-Maguireordonnait à l’un des hommes masqués de l’estrade de se rendre auposte déserté par Mac-Duff. La sentinelle choisie était OwenMac-Diarmid. Il s’élança résolument, car il était brave comme tousles fils du vieux Miles. Les paroles de Pat et de Mac-Duffrésonnaient encore à son oreille ; il savait que l’intrus dontle cri avait effrayé l’assemblée était vêtu d’une mante ronge.

En arrivant sur le galet, il ne vit rien quela plage vide et la mer qui montait, apportant son écume brillanteà cent pas de la base du cap. La lune éclairait vivement lesalentours et prolongeait au-dessus de la tête d’Owen l’ombre desgigantesques colonnes de l’escalier de Ranch.

Le regard du jeune homme fouilla le galetd’abord, puis la double ligne des écueils. Tout était immobile etsilencieux.

Il allait rentrer à l’intérieur, lorsque sonœil, ramené tout près de lui, tomba sur une forme confuse quigisait même au bord de la fissure. C’était un être humain accroupisur le sol et recouvert d’une mante écarlate.

Owen retint une exclamation de surprise et sejeta sur ses genoux, étreignant à deux mains les bras del’inconnu : il croyait tenir le traître. Mais à peine eut-ilapproché son visage de celui de son captif qu’il poussa un cridéchirant, ce cri qui, entendu au dedans de la galerie, avait misl’épouvante au fond de tous les cœurs.

Les traits du prisonnier étaientdécouverts ; tombant, le capuce de sa mante s’était rejeté enarrière. Owen avait reconnu le doux visage de Kate Neale, safemme.

Kate était évanouie ; son front pâledisparaissait à demi sous les boucles éparses de ses cheveux ;tous ses traits exprimaient l’inquiétude et la souffrance.

– Kate murmura Owen, que faites-vousici ? Kate n’ouvrit point ses paupières et ne réponditpas.

Owen se tordait les bras : il avaitdeviné ; un tremblement convulsif agitait tous ses membres. Illeva ses mains jointes vers le ciel.

– Voilà le malheur venu ! dit-il,mon Dieu : le malheur pour elle !

Il bondit sur ses pieds vivement ; unbruit sourd sortit par la fissure. Owen alla mettre son oreille àl’entrée, puis il revint vers Kate, puis il retourna encore versl’ouverture où le bruit grossissait. Ses yeux disaient une anxiétémortelle ; il était indécis parce qu’il y avait autour de luiun affreux péril.

Kate ne s’éveillait point. Owen tata sapoitrine et trouva, sa chair froide.

– Oh ! Vierge Marie ! dit-ilparmi ses sanglots, ils vont venir, et nulle force humaine nesaurait la protéger !

Il croyait encore que Kate avait pénétré dansla galerie et surpris le secret de l’association. Surprendre cessecrets, c’était mourir.

– Kate ! mon tendre amour reprit-il,éveillez-vous, éveillez-vous ! C’est moi, Owen, qui vous aimeéveillez-vous, au nom de Dieu !

Kate demeurait immobile. La bouche étroite dela caverne rendait des sons confus et menaçants. Owen entoura deses bras le corps de Kate et voulut la soulever ; mais sonémotion lui ôtait toute force. Le corps de Kate, soulevé uninstant, retombait toujours.

Des pas sonnèrent dans le couloir ; Owensentit comme un aiguillon qui lui traversait le cœur. Il fit uneffort désespéré et parvint à saisir Kate qu’il emporta entre sesbras. Chancelant, éperdu, il traversa le galet et disparut par lesentier étroit menant aux grottes de Muyr, et qui avait servi à Patpour descendre du sommet du cap.

Les pas entendus dans le couloir étaient ceuxde Molly-Maguire, escortée par les hommes masqués, groupés naguèrederrière elle sur le tertre. Ces gens avaient laissé hurlerl’orgie ; ils ne s’étaient point mêlés à la bacchanalefolle ; mais le cri poussé au dehors annonçait undanger ; ces gens prirent le pas sur la foule.

Tandis que la cohue, muette de terreur,s’enfonçait aux recoins les plus obscurs des galeries,Molly-Maguire et ses compagnons marchèrent d’un pas résolu versl’ouverture.

– Ne sortez pas, Morris ! disait-ontout bas sur leur chemin. Mickey, Sam, Larry, ne sortez pas !les dragons sont sur le galet !

– Les dragons et Percy Mortimer, lediable incarné !

– Ils ont déjà égorgé Owen, votrefrère !

– Avez-vous entendu son crid’agonie ?

– Et ils vont vous égorger à votretour !

– Morris, Mickey, Sam, ne sortezpas !

Molly-Maguire et ses compagnons continuaientleur route. Mahony les suivait avec la torche allumée. Derrière euxvenait le roi Lew armé d’un énorme shillelah, et une douzaine dematelots intrépides comme lui.

– Allons, mes fils, dit le roi Lew, on nemeurt qu’une fois. En avant !

Il y eut un mouvement d’hésitation parmi lafoule invisible, puis un frémissement se fit. Quelques voixs’élevèrent, et, après une on deux secondes d’attente, un cri deguerre retentit sous la voûte. La cohue se faisait vaillante tout àcoup ; une sorte d’électrique fluide avait couru de cœur encœur ; ce versatile troupeau avait fantaisie de courage.

Tous à la fois ils s’élancèrent en criant versl’ouverture ; c’était à qui désormais passerait le premiercette limite derrière laquelle était le péril. Et ils y allaient debonne foi, on peut l’affirmer. Pour un moment, c’étaientd’intrépides soldats, et malheur à qui eût soutenu le choc de leurcohorte fougueuse !

Mais au dehors, nous le savons, il n’y avaitpersonne pour soutenir ce choc. Cette vaillance soudaine etinespérée devait rester inutile ; la plage étaitdéserte ; il n’y avait aux alentour qu’un pauvre jeune hommebrisé par l’angoisse qui emportait dans ses bras sa femme à demimorte.

Morris avait entendu derrière lui la clameurguerrière. Il s’était arrêté pour écouter mieux. Son cœur s’étaitréjoui. C’était peut-être le réveil d’un peuple.

Morris pensa :

– Non ! les fils de l’Irlande nesont pas des lâches ! vienne l’heure du combat, et ils saurontmourir !

Cependant on n’ignorait déjà plus dans lagalerie que la plage était solitaire. Cette nouvelle s’étaitpropagée de bouche en bouche, depuis les premiers rangs jusqu’auxderniers, et, la fanfaronnade naturelle au peuple irlandais,exagérant aussitôt cet élan passager de courage, la voûte retentitde bravades insensés et de vanteries que n’auraient point reniéesnos riverains de la Garonne.

Les dragons anglais, si redoutables naguère,n’étaient plus que des insectes faciles à écraser du pied.

Les craintes étaient oubliées. On ne savaitplus qu’on avait eu peur ; et quand la mâle voix de MorrisMac-Diarmid, remonté sur le tertre, parla de luttes et debatailles, elle trouva un écho au fond de tous les cœurs.

L’instant était propice. Pour un moment lecaprice commun tournait à la guerre. La noble éloquence de Morriséchauffait ce sentiment jusqu’à l’enthousiasme, et chaque mainfrémissait, appelant un mousquet ou une épée.

La voûte sacrée qui avait tressailli jadis auxbruits des glaives choquant les boucliers de fer, résonnaitjoyeusement à ces clameurs connues. Elle retrouvait ses échos,éveillés si souvent par le cri des guerriers celtes, et lesténébreuses murailles grondaient avec la foule la devise desbatailles : Erin, go braegh.

Puis l’auditoire se taisait. Un solennelsilence régnait dans l’ombre entre les colonnes illuminées. La voixde Mac-Diarmid s’élevait seule, grave et haute. Il parlait desvieux temps, de la gloire des aïeux et des jours bénis où la harpedu barde avait des exploits à chanter.

Il parlait des mauvais jours de la conquête,des Danois couverts d’acier traversant le détroit et allongeantleur lance à l’aide de l’infâme trahison. – Dublin, Waterford,Wexford ne sont plus déjà des villes irlandaises. Leurs cathédralesportent les bannières danoises. – Mais l’Irlande vivait encore dansl’ouest et dans le nord. Le noble Connaught, toujours catholique,aujourd’hui allié avec Satan, gardaient la vieille langue d’Érin etses libres coutumes…

Voici venir les Normands, les Normands et lesSaxons ! Henri II, le traître roi, qui met des Anglaisavides à la place des bons lords hyberniens !

Oh ! maudit soit Dermot, le roi deLeinster, qui enleva la femme de O’Rourke, roi de Meath !Maudit soit Dermot, qui, chassé par le grand Roderick O’Connor,monarque de toute l’Irlande, appela l’Anglais à son aide !

Aimez-vous, fils d’Érin ! aimez-vous, etque l’étranger ne soit jamais juge en vos querelles !

Il n’y a plus de roi en Irlande. Le roi est àLondres, la ville gigantesque, à cheval sur son fleuve immense. Leroi s’appelle Henri VIII. Il a déserté l’Église sainte ?il est cruel comme tout apostat, et son sceptre se rougit de sangcomme la hache d’un bourreau.

Pauvre Irlande, toujours fidèle ! Qued’échafauds dressés par ces rois esclaves de l’erreur ! Érinse couvre de ruines, jusqu’à ce que Stuart catholique lui donne uninstant de trêve. Et aussi comme elle se bat pour Stuart !Hélas ! il y a parfois du sang tiède dans les veinesroyales.

Stuart est faible, et la vieille Irlande tombeécrasée aux rives de la Boyne.

Il ne reste plus rien d’Érin ; sa langueest oubliée ; son nom glorieux est mort, et George IIItrouve à peine assez de martyrs pour assouvir sa soif decarnage.

Ce sont des suppôts de Calvin qui prient ledémon dans les cathédrales catholiques. La Vierge est outragée, ladouce mère de Dieu ! Il n’y a plus de saints ; l’herbecroit entre les marbres des chapelles, et si quelque oraison pures’élève encore, c’est la nuit, tout bas, tout bas derrière lestombes des cimetières.

Car prier Dieu est désormais un crime :le Dieu des aïeux, le vrai Dieu qui sauva le monde, et dont lesigne du chrétien atteste la trinité sainte ! Ils ont un Dieuà eux, ces Anglais, qui ne veut ni encens odorant, ni bellesfleurs, ni brillantes images, un Dieu froid qui habite entre desmurailles nues et qui veut qu’on l’implore sans fléchir legenou.

Et les apôtres de ce Dieu sont des soldats enhabits rouges qui ont une Bible d’une main et un sabre de l’autre,qui chantent des psaumes et qui tuent.

Où sont nos chers lords ? nosgéants ? où est O’Brien ? où est O’Rourke ? où sontO’Farral, O’Neil et le grand O’Connor ?

Hélas ! ils ne sont plus, et leurs filsdéchus labourent le sillon des vainqueurs. Nos maîtres ont des nomssaxons, normands, anglais. Ils ont gratté la harpe aux écussons denos vieilles murailles, pour mettre à sa place les pièces inconnuesdu blason des chevaliers anglais !

Notre harpe ! elle forme un des quartiersde la bannière anglaise !

Mais écoutez ! Un cri nous arrive del’autre côté de la mer, un cri de triomphe et de joie ! C’estun peuple d’esclaves qui a brisé sa chaîne ; c’est l’Amériquequi, lasse de courber sa jeune tête sous le joug anglais, a pris letyran à la gorge et l’a repoussé vaincu. Hurrah pourl’Amérique !

Washington ! La Fayette ! l’Irlandese relève en prononçant vos noms. Wolf-Tone combat et meurt.Hélas ! deux flottes françaises viennent échouer sur nos côteshérissées d’écueils. L’Anglais est le plus fort. Son or vient enaide à son épée, et notre Parlement acheté – que Dieu le punisse ence monde et dans l’autre ! – a consenti la fataleUnion !

Désormais l’esclavage est de droit. L’Irlandeest une province conquise. Ses fils eux-mêmes ont signé le pacte deson asservissement.

Oh ! et voyez comme il se débat sous leréseau de lois qui l’enlace, cet homme, ce tribun, qui a donné savie à l’ardent amour de l’Irlande ! il est puissant. Sa penséesoulève des millions de tueurs. Derrière lui se range uneinnombrable armée.

Mais que peuvent ces soldats sansglaive ? Cet homme menace d’une main l’Angleterre, mais del’autre il retient l’Irlande irritée, et l’Angleterre a confianceen la force de cette main qui comprime le vouloir d’un peupledepuis de longues années. Elle ne cède pas, parce qu’elle sedit : O’Connell est entre nous et la colère del’Irlande !

Et les jours passent ; l’iniquitédemeure ; la misère grandit.

Daniel O’Connell ! verbe fort, puissantgénie ! laissez, laissez l’Irlande se redresser avant quevienne l’heure du dernier râle ! Elle sourie trop, cette terreà l’agonie ; n’attendez plus, car un jour encore, et le cœurde l’Irlande aura cessé de battre !…

Morris donnait à ces tableaux la force vivequi est le propre de l’éloquence. Ses paroles brûlaient. Chacunécoutait cette voix grave qui disait la ruine de la patrie.

Morris avait rejeté en arrière le voile rougequi le masquait naguère. Son noble visage apparaissait, éclairéfaiblement par les lueurs du foyer où quelques troncs debog-pine achevaient de se consumer. Ses cheveux, tombantsur ses épaules, encadraient son front pâle où Dieu avait mis lesigne de l’inspiration. Ses grands yeux s’élevaient vers le ciel,et il y avait un mélancolique sourire à l’entour de ses lèvres.

Le roi Lew et Mahony le Brûleur l’écoutaientbouche béante. Les gens qui se groupaient sur tertre s’étaientrapprochés, et leur attitude témoignait de leur attention émue.L’un d’eux s’avança doucement et baisa la main de Morris parderrière. C’était Mickey Mac-Diarmid, qui dit tout bas :

– Frère ! pardonnez-moi ! Il ya des heures où mon esprit borné ne sait point comprendre votrenoble tâche !

Le silence continuait dans la nuit des voûtes.Chez cette foule versatile et si changeante, l’impression du momentétait profonde. Il semblait qu’une parcelle de la grande âme deMorris eût passé dans chaque poitrine.

Et, quand la bouche du chef se rouvrit dunouveau pour prononcer un appel de guerre, ce fut une enthousiasteclameur contre l’Angleterre, contre le protestantisme et contreO’Connell lui-même.

L’influence du Libérateur absent cédait devantla parole de Morris. On l’accusait de manquer de cœur. Comme iln’est pas donné à ce peuple irlandais de garder en rien une jutemesure, on raillait cruellement l’idole de la veille ; onl’appelait avocat bavard, suppôt de chicane, procureur avide, et onl’accusait d’acheter des maisons avec la rente du Rappel !

– Morris, mon chéri ! disaientquelques-uns en pleurant, vous êtes notre doux maître, notre chef,notre bon lord ! Morris, nous sommes tous à vous ! Quefaut-il faire ?

D’autres parlaient moins et sentaientdavantage. Le roi Lew et ses hardis matelots eussent suivi Morrisau bout du monde. Le Brûleur demeurait comme abasourdi ; sacervelle épaisse entrevoyait vaguement tout un ordre d’idéesnouvelles.

– Hurrah pour Molly-Maguire cria-t-il àtout hasard en jetant un tronc de bog-pine dans lefoyer.

Et tandis que les mystérieuses girandoles serallumaient et dispersaient dans la nuit leurs gerbes d’étincelles,la foule répéta du fond du cœur :

– Hurrah pour le bon Morris, notre cherseigneur !

Morris parla encore. Chacun de ses mots étaitaccueilli comme un oracle. On ne pensait plus aux dragons détestés.De grand cœur on faisait grâce à ces obscurs instruments pours’attaquer à l’Angleterre elle-même. Les âmes relevées avaientdégoût du meurtre inutile ; elles se sentaient tressaillir ausouffle inconnu de l’honneur.

Hélas !…

Le jour commençait à poindre lorsquel’assemblée sortit de la galerie du Géant. Les objets avaientchangé de forme et de couleur. La mer baissait. On distinguait surles roches la verdure sombre et jaunâtre des varechs. L’immenseescalier de basalte soutenait, gigantesque colonnade, les ruines duchâteau de Diarmid.

Le galet, humide encore, disait que la mer, auplein de l’eau, était venue bien près de l’ouverture desgaleries.

La foule se sépara.

Le long de la route, les groupes nes’entretenaient point des destins de l’Irlande et de la puissanteparole du fils de Diarmid. Il s’agissait bien de ces choses !On se donnait rendez – vous à la chaussée de planches dans le bogde Clare-Galway. Et tous ces hommes en carricks, en haillons, enmantes rouges, frappaient la terre de leurs longs shillelahs etpoussaient des hurlements de joie en songeant à la mort des dragonsde la Reine.

Morris avait-il parlé en vain ?…

Tandis que ses frères se dirigeaient vers leMamturk, il allait, lui, du côté de Galway. Il avait rempli cequ’il croyait être, dans la sincérité de son cœur, son devoir decitoyen. Maintenant, fils pieux, il se souvenait du vieillard quisouffrait entre les froides murailles de la prison de Galway.

Morris allait visiter son père.

En ce moment Owen et Kate cheminaientpéniblement sur la route qui mène aux Mamturks. Ils avaient unelongue avance sur les gens de l’assemblée, mais ils allaient bienlentement.

Kate pouvait à peine se soutenir. Leur marcheétait silencieuse, ils souffraient tous les deux. Entre ces cœursaimants et unis si étroitement la veille, il y avait une barrièredésormais.

Dans la maison de Mac-Diarmid, l’Héritièreétait assise sur le pied de sa couche, tandis que la petite Peggydormait encore.

Ellen avait les cheveux épars. Ses yeux fixesbrûlaient.

Dans la salle principale, les bestiauxronflaient au delà de la corde tendue ; Jermyn, demi couchésur la paille commune, veillait. Sa tête blonde était entre sesmains. La colère ne pouvait ôter toute douceur à ce beau visaged’enfant.

Jermyn avait vu rentrer l’Héritière. Il sedemandait si le Brûleur avait pu remplir seul la tâche convenue, etsi ce jour qui se levait allait être le dernier jour de PercyMortimer.

XIII – L’ENLÈVEMENT

« … Morris ! oh Morris, à monsecours ! vous qui m’aimiez tant, pourquoi m’avez-vousabandonnée ? Hélas ! fallait-il me punir pour le crimed’un autre ? et deviez-vous me rejeter loin de vous, parce queGeorge Montrath m’avait enlevée, pauvre fille sans défense, etconduite malgré moi au Pays des Saxons ?

« Ou bien, Morris, avez-vous cru meservir en mettant sur ma tête une couronne de lady ? Avez-vouscru que je trouverais la joie dans ces splendeurs de Londres, etque je pourrais oublier l’humble toit du vieux Miles, notre père,nos frères, la noble Ellen et notre amour ?

« Hélas ! je puis parler ainsi,quoique je sois la femme de lord George ; je puis parlerd’amour, Morris, et vous dire : Je vous aime ; car lordGeorge a brisé cette union que Dieu n’avait point bénie. Entre lesvivants et moi, il y a la pierre d’une tombe. Je m’appartiens, cequi me reste de vie est à moi, – à vous, Morris, vous toutentier.

« Mais peut-être ne m’aimez-vousplus.

« Mon Dieu ! tous les jours, et biendes fois chaque jour, je me mets à genoux sur la terre froide pourvous prier en pleurant ; je tâche de supporter sans murmurerla peine que vous m’avez donnée. Mon Dieu, faites que Morris m’aimeencore et que je le revoie une fois avant de mourir !

« Qu’elles étaient belles et douces, cesheures du matin où vous mettiez mon bras sous votre bras, Morris,et où nous descendions tous deux les sentiers verts duManturk ! Sentiez-vous mon cœur ? Il battait bien fort,c’est que j’étais heureuse.

« Oh ! mon cœur bat à cette heureencore, et j’ai comme un lointain ressouvenir de tant de joie.

« Mon fiancé, vous souvenez-vous ?c’était à me contempler que vous trouviez vos seuls sourires. Voussouvenez-vous, quand vos grands yeux noirs méditaient et que lapensée plissait votre front noble, je me taisais ; vous nesaviez plus que Jessy, votre petite amie, était auprès devous ; votre esprit se donnait tout entier à la patrie ;je vous aimais mieux et je n’étais point jalouse. Il n’y avait enmon cœur qu’admiration et respect ; – car vous avez l’âme desguerriers, Morris, et les fils de nos fils chanteront votrevaillance.

« Mon fiancé ! Je devrais mourir àprononcer ce mot qui dit tout ce que j’ai perdu ! Sais-jepourquoi il me soutient et me console ?

« Vous rêviez bien longtemps. Notrecourse allait silencieuse. Je lisais, moi, sur le livre ouvert devotre beau visage ; je devinais ce qui était au fond de votreâme et j’admirais.

« Après la méditation venaient les bonnesparoles et les sourires aimés. Que de doux espoirs ! que deriants projets ! que de beaux rêves !

« Dans l’entreprise hardie où votreaudace vous engageait, vous aviez à courir bien des périls, biendes fatigues à supporter ; mais j’aurais pris ma part de vosfatigues, et, si vous aviez succombé, je serais morte.

« Tout entre nous était commun, la vie etla mort. Que faite-vous maintenant, Morris ? Êtes – vousvainqueur ? si vous souffrez, qui vous console ?

« Que fait le saint vieillard MilesMac-Diarmid, notre père ? A-t-il pleuré sa fille perdue ?et nos frère, si braves et si bons, sont-ils heureux ?

Jermyn, le pauvre enfant, regardait parfoisl’Héritière en pleurant…

« Que Dieu lui donne un autre amour, carla noble Ellen a le cœur fier, et nul rêve ne trouble jamais sonsommeil de vierge !

« Elle doit être bien belle ?Peut-être se souvient-elle de moi lorsqu’elle gravit seule lessentiers de la montagne. Moi, je prie bien souvent pour sonbonheur !

« Oh tous ces gens m’ont connue et m’ontaimée ! Je courais, jeune et forte, sous l’air du ciel.

« J’avais le bonheur présent et d’autresbonheurs encore dans l’avenir.

« Et maintenant, je n’ai plus rien, nijoie ni espoir : je suis morte !

« Morris, pourquoi n’êtes-vous pas venureprendre votre fiancée ? Je vous vis une dernière fois dansla chapelle protestante. Vous m’aimiez encore, puisque vos brass’étendaient vers moi et que vos yeux étaient baignés de larmes…Morris, mon seul amour ! Dieu me préserve de vousaccuser !

« Je crois que le malheur qui est tombésur moi ne m’était point destiné ; je crois que mon infortunea protégé la noble Héritière, et que les gens de lord George meprirent le jour de l’enlèvement pour notre parente Ellen.

« Ce fut un lâche attentat. Nous étionssorties le matin, Ellen et moi, pour notre promenade de tous lesjours. Nos mantes rouges étaient semblables et toutes deux nousavions des robes de couleur sombre.

« Ellen aimait la solitude ;d’ordinaire nous nous séparions au bord du lac Corrib : elle,pour monter seule dans une barque qui la conduisait aux ruines deBallylough ; moi, pour vous chercher, Morris.

« Cette fois, nous changeâmes de rôle.Vous étiez de l’autre côté des lacs : ce fut moi qui montaidans la barque. J’étais joyeuse, parce que je vous savais surl’autre rive et que j’espérais à chaque instant rencontrer labarque qui vous ramenait. J’avais dépassé déjà l’île où dormentsous la mousse les ruines de la vieille abbaye ; le lac étaitdésert et silencieux. Tout à coup une barque apparut confusément àtravers la brume. Je vous appelais, Morris, et j’appuyais sur mesrames afin d’aller vers vous.

« Il y avait un homme debout sur l’avantde la barque ; je crus vous reconnaître et je redoublaid’ardeur.

« La barque cependant venait à marencontre. Il me sembla entendre des voix inconnues et des éclatsde rire, mais il était trop tard pour rebrousser chemin ;« La voilà ! la voilà ! » dirent plusieurs voixcontenues ; et un coup d’aviron lança la barque sur moi.

« L’instant d’après, Morris, j’avais unmouchoir de soie sur la bouche, et j’étais couchée, à demi morte defrayeur, au fond de la barque ennemie.

« – Voyez sa mante rouge, disait-on,c’est bien elle ! Si le roi Dermot vivait encore, ou le roiNeil, ou le roi Farral, cette miss serait reine !

« – C’est une charmante capture, et cesera la part de milord.

« On disait cela ; j’entendais et jefaisais des efforts désespérés pour me dégager ; mais il yavait là plusieurs hommes forts qui me lièrent les bras et lesjambes.

« Vous dûtes passer bien près de nous enrevenant à la maison, Morris. Peut-être entendîtes-vous de méchantséclats de rire dans la brume. Les hommes de la barque metouchaient, me regardaient et discutaient sur moi comme nosfermiers d’Irlande discutent sur la valeur d’un bœuf ou d’uncheval.

« C’étaient des Anglais.

« Combattez, Morris ; oh !mettez une arme dans la main de l’Irlande, car l’orgueil del’Anglais ne vous admettra jamais au rang d’hommes, à moins qu’ilne connaisse votre force aux coups mortels de vos épées !

« Au rivage, on me mit en travers sur uncheval et l’on me couvrit d’un voile. Du lac au château deMontrath ; mon œil reconnut plus d’un ami sur la route. Lespauvres gens regardaient mon cheval et sa charge mystérieuse ;ils eussent voulu soulever le voile qui me couvrait, mais monescorte prononçait quelques paroles impérieuses : les pauvresgens touchaient leurs chapeaux, secouaient leurs haillons etpassaient.

« Dans le manoir de Montrath, il sefaisait grand bruit. C’étaient les apprêts du festin de départ. Onme mit dans une chambre où il y avait déjà plusieurs pauvres fillesdu pays de Tuam et de Connemara, enlevées comme moi. Je reconnusMadeleine Lew, de Claddagh, Molly Mac-Duff, notre voisine, et biend’autres.

« Elles se tordaient les bras ;elles appelaient leurs frères et leurs fiancés ; ellespleuraient. Nous pleurâmes ensemble.

« Puis, quand vint l’heure du repas, onnous fit asseoir à table.

« Il y avait là, devant nous, sur unenappe plus fine qu’un voile de mariée, des mets dont j’ignorais legoût et le nom ; des liqueurs vermeilles rougissaient dans desflacons sans nombre, et les verres brillaient autour de la tablecomme les cristaux des grottes de Ranael.

« Je repoussai tous les mets, et ma lèvrene se trempa dans aucune liqueur.

« Mes compagnes, les pauvres filles,éblouies par l’éclat des lumières, enivrées par l’atmosphère chaudeet parfumée qui régnait dans la salle, cessèrent de pleurer. Leursverres s’emplirent, et se vidèrent ; leurs joues pâlesreprirent de vives couleurs. Et c’était pitié, Morris, de voir lespauvres victimes chanter et rire !

« Car elles riaient, car elleschantaient, oublieuses des larmes qui coulaient dans leurschaumières…

« Elles ne songeaient point au désespoirde leurs mères. Ont-ils donc raison, ces Saxons cruels, lorsqu’ilsdisent que l’enfance de l’Irlandais dure autant que savie ?

« George Montrath, qui était à côté demoi, m’ordonnait de rire, et de boire, et de chanter. Ma résistancele mettait en fureur ; on eût dit qu’il avait honte de voir lavictime échue en partage à Sa Seigneurie moins docile que lesautres.

« Plus d’une fois sa main se leva sur moipour me frapper. Il était ivre. Je n’avais pas peur.

« Morris, pourquoi vous êtes-vous défiéde moi ? pourquoi n’êtes-vous pas venu me demander le fond dema conscience ?

« L’orgie continuait. Mes malheureusescompagnes buvaient sans avoir la conscience du péril qui lesmenaçait.

« J’étais là, froide au milieu del’ivresse de tous.

« Morris, il me semblait que vous étiezlà, près de moi. Par instants mes oreilles cessaient d’entendre lesclameurs de l’orgie, mes yeux ne voyaient plus ces visagesenflammés qui m’entouraient. Après Dieu, vous étiez mon secours etmon égide.

« On se leva de table. Il était tard.Madeleine Molly et mes autres compagnes, suivirent en chancelantles amis de milord ; j’entendis quelque temps encore leurschansons et leurs rires. Puis ce fut le silence.

« Que sont-elles devenues ?

« Des valets vinrent dans le salon oùnous restions seuls, milord et moi. Milord eut grand’peine à selever ; ses serviteurs soutinrent ses pas tremblants et leconduisirent jusqu’à la chambre où il avait coutume de reposer.

« Cette première nuit de ma captivité sepassa en prières. Quand j’avais fini de prier, Morris, je pensais àvous.

« Ce dut être aussi dans la maison deMac-Diarmid une nuit d’angoisse et de souffrance, car le vieillardm’aimait tendrement, et j’étais pour ses fils une sœur chérie.

« Quelques jours après, nous étionsauprès de Londres, dans une riche maison située au-dessous deRichmond. Cette maison était encore plus belle que le château deMontrath, qui étale si orgueilleusement son opulence au milieu denos campagnes affamées ; mais je ne voyais point lesmagnificences de cette noble demeure ; un voile était sur mesveux ; chaque mille qui me séparait de l’Irlande m’avait ôtéun peu de mon courage.

« J’étais si loin de vous,Morris !

« Lord George m’avait à peine adressé laparole pendant le voyage.

« Il arriva malade à Richmond. Lesfatigues du voyage, venant en aide aux fatigues de l’orgie, leretinrent au lit une semaine. Pendant tout ce temps, je ne le vispas une seule fois. J’étais confinée dans une petite chambredonnant sur la Tamise, d’où mon regard planait sur la vastecampagne de Londres. Une femme anglaise me servait et m’adressaitla parole avec des respects ironiques.

« Une nuit, on avait dérobé ces habitsirlandais, et je fusobligée le lendemain, pour me couvrir, de prendre le vêtement lady.C’était bien peu de chose au milieu d’un si grand malheur, mais ilme sembla qu’on m’enlevait ainsi le dernier lien qui m’attachait àl’Irlande !

« Ces habits, Morris, vous lesaimiez ; c’était avec eux que nous avions fait nos longuespromenades. Ils me parlaient des sentiers étroits du Mamturk, desvastes pelouses qui sont entre le pied de la montagne et les bordsdu lac Corrib ; ils me parlaient d’Ellen, de Miles, mon pèred’adoption et de nos frères ; ils me parlaient devous !

« Corrib, Mamturk, Miles, Ellen, nomschers et bien-aimés !

« J’étais presque toujours seule. Mesheures se passaient à regarder la campagne. C’était beau, mais celane ressemblait point au Connaught ; les sentiers quitournaient autour de la colline étaient pleins de gentlemen et deladies. Une fois, l’idée me vint d’ouvrir ma fenêtre et de crier ausecours.

« Parmi tous ces hommes et toutes cesfemmes d’Angleterre il y avait peut-être un cœur.

« Mais ma chambre était une prison ;ma fenêtre ne s’ouvrait point.

« Depuis lors je suis tombée en uneprison plus dure ; les frais lambris de Montrath-House ne sontplus autour de moi, et mes yeux ne rencontrent plus que des pierreshumides. Mais je n’ai pas éprouvé plus de peine en mettant le pieddans ce tombeau que je n’en ressentis au moment où je me vis pourla première fois prisonnière.

« L’espoir vient si vite à ceux qui nesont point encore habitués à souffrir. Il me semblait que derrièrecette fenêtre close était la liberté, le bonheur, l’Irlande,Morris !

« J’essayai d’ouvrir. La servanteanglaise vint au bruit et trouva mon visage inondé de larmes.C’était une femme jeune encore, et gardant des restes de beauté. Onla nommait Mary Wood. Jamais je ne vis de pitié dans ses yeux.

« D’ordinaire, en m’abordant, son visagedur avait une expression de glaciale humilité, sous laquelleperçait la raillerie. D’autres fois je voyais ses jouess’empourprer, son regard s’alourdir et sa démarche chanceler. Uneodeur de liqueurs fortes emplissait la chambre à son approche.

« – Que désire milady ? me dit-elleavec son regard ironique et froid.

« – Que veut-on faire de moi ?Demandai-je.

« – Milord est mieux, répliqua l’Anglaisedemain matin, je pense, il pourra vous dire ce qu’il compte fairede vous.

Quand cette femme fut sortie, je me jetai àgenoux : sur le tapis et je mis la face contre terre.

« C’était vous Morris ! tout en basde la colline, un carrick irlandais ! Oh ! comme mon cœurtressaillit ! Je vous reconnus ; il ne me fallut pourcela qu’un coup d’œil.

« Mon âme s’élança vers vous ; mesbras s’étendirent et je vous appelai.

« Je vous appelai jusqu’à perdre la voixet le souffle ! Vous ne m’entendiez pas ; vous alliez lelong des sentiers de la colline, regardant toujours la maison delord George, et ne m’apercevant pas derrière les carreaux de mafenêtre.

« Vous étiez bien pâle, Morris ;votre démarche chancelante accusait la fatigue d’un long voyage, etvotre haute taille se courbait sur le shillelah qui tant de foisécarta les pierres au-devant de ma course. Votre visage défaitdisait votre peine.

« Je souffrais à vous voir si triste,mais que j’étais heureuse ! Votre souffrance ne meparlait-elle pas de votre amour !

« Vous veniez me chercher, me chercher desi loin ! seul, à pied ; c’était, à moi que vous aviezpensé pendant toute la route !

« Vous avanciez toujours, et l’angle del’enclos allait vous cacher à mes regards.

« Il me semblait en ce moment que ne plusvous voir, c’était perdre ma dernière espérance !

« Je vous appelai encore ; mapoitrine se déchirait à vous appeler.

« Ma voix se glaça dans ma gorge ;je ne vous voyais plus.

« Je tombai à la renverse. Au lieu devous, Morris, ce fut Mary Wood, la servante, saxonne, qui répondità mon appel, et qui montra sur le seuil son visage enflammé parl’ivresse.

« Que milady ne s’impatiente pas,dit-elle avec un rire haletant, milord est mieux et miladyn’attendra plus guère qu’un jour.

XIV – LA TOMBE

« Que fîtes vous, Morris, pendant cettesoirée ? Moi je devins comme folle ; mes pauvres mains semeurtrissaient à vouloir renverser les murs de ma chambre ; jevoulais, ce qui était plus insensé peut-être, aller me jeter auxpieds de lord George et implorer sa pitié.

« Vers le milieu de la nuit, je tombai,brûlante de fièvre, épuisée de fatigue, sur mon lit. J’eus unrêve : vous étiez là, près de moi. Il semblait que ma mainétendue allait toucher vos vêtements. Mais ce n’était qu’unrêve.

« Malgré la menace de la servantesaxonne, milord ne s’occupa point encore de moi le lendemain. Jevous attendis tout le jour, Morris, derrière les rideaux de mafenêtre, et je vous attendis en vain.

« Mais le soir, oh ! que de joie etque d’espérance ! En bas de la colline, à l’endroit où je vousavais aperçu la veille, un groupe de voyageurs s’avançait : unvieillard aux longs cheveux blancs, huit jeunes hommes forts et unebelle fille qui portait haut sa tête fière.

« Des carricks, des shillelahs, une manterouge !

« L’Irlande ! !

« Noble et bon père ! saintvieillard ! Je reconnus son visage vénérable tandis qu’ilmontait la colline lentement. Je reconnus Mickey le fort, Natty,Sam le joyeux, Larry, Dan, toujours prêt à mettre au vent sonshillelah, Owen qui rêvait sans doute à Kate, sa jolie fiancée, etle blond Jermyn, pauvre enfant qui aime comme on respire et quin’ose point regarder au fond de son cœur. Je reconnus la nobleHéritière. Il me sembla qu’en elle quelque chose était changé. Unvoile de rêverie couvrait son hautain visage, et ses grands yeuxnoirs, où Dieu a mis les sombres reflets d’or, signe des racessouveraines, se baissaient plus tendres et plus doux.

« Vous étiez là, Morris, aimé entre tous,mon fiancé ! vous dont le souvenir me retient en lavie !

« À mi-coteau, le vieux Miles s’arrêta etappuya sur son long bâton ses mains ridées. Son regard, chargé detristesse, se leva vers la maison de lord George que votre gestelui désignait. Et tous nos frères firent comme le vieuxMiles : leurs bras s’étendirent vers moi, tandis que leursyeux brillaient de colère.

« Comment ne pas me croire sauvée ?Mac-Diarmid, le plus brave sang du Connaught, était tout près demoi ! Huit vaillants cœurs qui m’aimaient et qui avaienttraversé deux royaumes pour venir à mon secours ! Je remerciaiDieu. Il n’y avait plus en mon âme que joie et reconnaissance.

« Encore une nuit ! mais celle-là,j’en aurais fait serment, devait être la dernière.

« Morris, que Dieu vous donne un jour debonheur pour chacun de mes jours de souffrance ! Votre volonténe fut point de me ramener sous le toit de notre père.

« Ce qui eut lieu le lendemain matin, jene l’ai jamais su parfaitement. J’entendis un bruit de lutte dansla maison, puis le silence.

« Au bout d’une heure, lord George me fitappeler et me dit : « Dans huit jours, vous serez ladyMontrath. »

« Je voulus répliquer, il me ferma labouche d’un geste dur et me montra la porte. Mary-Wood, la servantesaxonne, m’entraîna. Elle me serrait le bras en riant un rireépais. « Voilà, une bonne plaisanterie !grommelait-elle ; vous avez du bonheur, sur ma parole, milady.Ce jeu-là va coûter cher à Montrath… mais qui sait ce quiarrivera ? »

« Ce fut cette femme qui m’expliqua, lesjours suivants, que vous aviez forcé la main de Milord, Morris, etque mon sort nouveau était votre ouvrage.

« Vous étiez mon maître ; vous aviezle droit de prononcer mon arrêt.

« Les huit jours s’écoulèrent. On me mitdes habits de soie sur le corps, des diamants au front, de l’or àla ceinture. Je m’agenouillai auprès de lord George, dans lachapelle protestante, Morris, j’entendais derrière moi le soufflede votre poitrine oppressée.

« Il était temps encore, mais vous neprononçâtes pas une parole, et votre muette présence, je la prispour un ordre.

« J’acceptai lord George pour époux.

« En montant dans la voiture, j’entendisvotre voix :

« – Qu’elle soit heureuse ! milord,disiez-vous comme une menace.

« Heureuse ! Morris, que Dieu vouspardonne ce mot, qui tomba sur mon cœur comme un poidsglacé !

« Vous partîtes, et je ne vous ai plusrevu. Le soir, lord George me dit :

« Vous êtes ma femme, je vous déteste etvous tuerai.

« Il partit pour Londres, me laissantseule à Montrath-House avec la servante saxonne.

« Des mois se passèrent. Je ne meplaignais point, Lord George m’avait promis qu’il me tuerait :j’attendais.

« Morris, avez-vous relu parfois meslettres, adressées à notre père, où votre nom n’était pointprononcé, mais que j’écrivais pour vous ? Les avez-vousrelues, seul, dans les sentiers où nous passions ensemble ?Avez-vous pleuré sur la pauvre Jessy ? avez-vous souri à monsouvenir ?

« Et quand les lettres vous ont manqué,lorsque les mois ont succédé aux mois sans apporter la missiveattendue, vous êtes parti pour Londres, n’est-ce pasMorris ?

« Malheur à lord George ! Je suispeut-être vengée.

« Vous êtes si brave et sifort !

« … Folle que je suis ! pourquoi mevenger ? Vous me croyez morte, morte dans mon lit, et vousvous êtes agenouillé au pied de la croix de pierre qui porte le nomde Jessy O’Brien dans le cimetière de Richmond.

« Morris, il n’y a rien sous cette croix,et plût au ciel que mon corps y fût couché ! Dieu pardonne àceux qui souffrent : mon âme serait avec Dieu.

« Je revis une fois George Montrath. Ilme dit :

« J’ai besoin d’être veuf pour épouser lafille d’un de mes pairs. Je n’ai pas le cœur de vous tuer. Regardezbien le soleil, vous ne le verrez plus.

« C’était par une nuit d’hiver ; jem’étais endormie à force de pleurer. Je m’éveillai en sursaut. Jen’étais plus dans mon lit ; je me sentais secouée par lesmouvements d’une voiture. J’ouvris les yeux : une nuitprofonde était autour de moi. Je portai mes mains à mon visage etmes mains rencontrèrent, au lieu de ma joue, un masque solide quiprenait la forme de mes traits.

« Un cri s’échappa de ma poitrine, etc’est à peine si j’entendis le son de ma propre voix, tant lemasque comprimait mes lèvres, à l’endroit où une fente étroite mepermettait de respirer.

« La voiture roula longtemps, mais il mesemblait qu’elle tournait sur elle-même et que les chevauxrevenaient sans cesse sur leurs pas. Ma main étendue avait sentiauprès de moi les plis d’une étoffe moelleuse. Il y avait une autrefemme dans la voiture. Cette femme ne rompit pas une seule fois lesilence. Mais je n’avais pas besoin d’entendre sa voix. C’étaitMary Wood ; l’épaisse atmosphère de la voiture fermée sechargeait d’une insupportable odeur de rhum et de gin.

« Le jour vint ; je le reconnus àune faible lueur qui passa entre le masqué et ma lèvre. Il n’yavait au masque aucune autre ouverture.

« La voiture allait toujours. Je croisque nous tournions autour de Londres, et je vous dirai plus tard lemotif de cette croyance que mes réflexions ont affermie. Cettelongue route était un simulacre de voyage. On voulait me dépayseret m’ôter tout moyen de connaître le lieu de ma retraite.

« Afin que je fusse bien morte et que, aucas même où l’appel de ma détresse parviendrait au dehors, cetappel entendu ne pût me profiter.

« Que faire pour un être qui crie ausecours, et qui ne sait point dire où le secours doit êtreporté ?

« Que faire ? Des yeux pourront lirema plainte signée du reste de mon sang ; mais ils regarderontautour d’eux et ne trouveront point la victime. Vous-même, Morris,si Dieu faisait tomber ce dernier cri de détresse en vos mains,vous me chercheriez en vain.

« jene sais pas où je suis.

« Un instinct confus me dit que Londresest autour de moi, mais ce n’est qu’un soupçon vague. Peut-êtresuis-je en France, en Allemagne, peut-être en un pays dont nous nesavons point le nom, nous autres pauvres gens du Connaught. Car cefut un long voyage ; bien des fois les lueurs qui pénétraientpar la fente de mon masque succédèrent aux ténèbres complètes. Jemis les pieds sur le pont d’un navire et j’y restai longtemps.

« Lord George est riche. Ce navire étaità lui tout entier sans doute, car je parvins quelquefois à faireentendre une voix suppliante, et nulle parole amie ne répondit à maprière. Il n’y avait point de passagers sur ce navire. Jen’entendais que les voix rauques des matelots mêlées à la voixtriste du vent qui se plaignait dans la voilure.

« Était-ce la Tamise ? Était-ce lamer ? La Tamise est large comme la mer. Il me sembla pourtantqu’au départ les vagues moins élevées donnaient au navire desbalancements plus doux, au départ et à l’arrivée. Je crois qu’aprèsavoir descendu la Tamise et vogué sur la haute mer, nous remontâmesle fleuve, je crois que je suis à Londres.

« Le navire aborda. Mon pied toucha lesol ferme. On me fit monter une rue ardue et difficile. J’entendiscrier des portes pesantes sur leurs gonds, puis mon masquetomba.

« J’étais dans une vaste salle voûtéedont les murs suintaient une humidité froide. Le jour, un joursombre et gris y pénétrait par une sorte de meurtrière percée debiais dans l’épaisseur du mur. Cette fente, trop étroite pour qu’ony puisse introduire la tête, s’ouvre sans doute sur l’air libre audehors, mais l’une de ses parois avance et masque la vue. Onn’aperçoit point le ciel.

« Je vis auprès de moi la servantesaxonne. Elle avait une riche toilette, des diamants aux doigts,des perles sur le front, et son visage, qui gardait les traces del’ivresse habituelle, souriait.

« – Milady, me dit-elle, vous aurez là unassez joli appartement. Personne n’y troublera vos plaisirsAh ! ah ! voyez-vous, les uns descendent, les autresmontent. Je pense que vous m’aurez porté bonheur.

« Elle me fit une révérence étudiée.

– Adieu, milady, reprit-elle ; jesuis l’humble servante de Votre Seigneurie.

« Mary Wood sortit. Je restai seule.

« Pendant que le premier accablement meclouait immobile à la même place, j’entendis un bruit sourd du côtéoù s’était éloignée la servante saxonne. Je restai longtemps avantde me demander d’où venait ce bruit. Ce fut seulement lorsqu’il eutcessé que je m’orientai dans l’ombre pour en découvrir lacause.

« À la place de la porte par où j’étaisentrée, il y avait des pierres liées par un ciment humide encore.Le bruit que j’avais entendu provenait des maçons, qui avaient muréla porte.

« C’était bien une tombe. Morris, je nevous reverrai jamais !

« De longs jours se sont écoulés depuisce jour terrible. Je suis seule, toujours seule ! Je n’ai plusentendu la voix d’un homme. Je n’ai plus revu de créature humaine.Ma tombe est vaste. J’ai un lit où me reposer, j’ai du pain, del’eau et du linge, que je lave moi-même. Je n’userai point, jel’espère, tous les vêtements qu’on m’a laissés.

« Morris, me reconnaîtriez-vous ? Jedois être bien changée ! j’ai tant pleuré ! Il y a desmois que mes yeux n’ont pu voir mon visage dans un miroir, mais jepuis tâter avec mes mains ma joue amaigrie et suivre ledépérissement de mon pauvre corps décharné. Hâtez-vous Morris,si vous voulez me retrouver vivante.

« La mort vient, et que je la bénirais sivous étiez auprès de ma couche !

« Mais je mourrai sans vous ! Quellemain généreuse vous porterait ma plainte ? Quelque chose medit, hélas ! que je suis loin de l’Irlande. L’air que jerespire, je ne le connais point ; ce n’est pas, je le sens,l’atmosphère amie de notre Connaught.

« Je mourrai loin de vous ; le douxvent de la patrie n’emportera point mon dernier soupir ; moncorps dormira dans cette terre inconnue.

« Mon Dieu ! que je voudrais percerce mur de pierre et voir, ne fût-ce que pour une seconde, leschoses qui m’entourent !

« Plus je réfléchis, plus je crois que jesuis à Londres. Pendant les quelques heures que j’ai passées dansla grande ville en arrivant du Galway, il se faisait partout autourde moi un bruit sourd et continu. Ce bruit, je l’entends, Morris,je l’entends nuit et jour ; la voix de l’immense cité monte,monte sans cesse jusqu’à mon oreille.

« Je ne puis me tromper ; c’est bience fracas voilé, ces mille cris confondus et qui jamais ne setaisent ; ce roulement lointain des voitures rapides, ce grandmurmure enfin que j’ouïs une seule fois et que je ne peux pasoublier.

« Et puis, quelle autre ville que la citésaxonne fût restée si longtemps sourde à ma plainte ?

« Chaque jour, j’en appelle à lacompassion des êtres qui vivent auprès de moi, et mon martyre nefinit point.

« Je garde mon linge blanc pour vousécrire, Morris, car l’espoir me reste que vous lirez un jour lerécit de ma peine, et c’est le dernier lien qui m’attache à la vie.Je ne voudrais pas perdre un seul lambeau de toile ; c’estpour vous pour vous seul ; – mais je pétris le pain de manourriture quotidienne, je l’étends en plaques minces, et, lorsqueces plaques sont séchées, j’y trace quelques mots avec un pinceaufait de mes cheveux.

« Et j’avance mon bras par l’ouvertureétroite et je jette la tablette au dehors.

« Où tombe-t-elle ? Il faut deshommes pour produire ce murmure incessant qui frappe monoreille.

Beaucoup parmi ces hommes doivent avoirentendu mon appel ; point de réponse. Oh ! ce sont desAnglais !

« Le matin, à midi et le soir, une petitetrappe située au centre de la voûte s’ouvre avec bruit ; manourriture descend dans un coffre qui remonte aussitôt après, et latrappe se referme. À part cela, je ne vois rien, je n’entends rien,si ce n’est ce murmure sourd, cette voix des riches et des heureuxqui voient le soleil, ce cri moqueur qui sort des poitrines libreset vient railler la pauvre prisonnière.

« Au commencement, chaque fois que latrappe s’ouvrait, je criais du toutes mes forces, demandant merciet pitié. Ma voix se répercutait entre les voûtes sonores etproduisait des sons étranges ; j’en demeurais moi-mêmeeffrayée.

« Maintenant je m’habitue à metaire ; mais parfois encore, à ce moment où je suis sûre qu’unêtre humain m’entend, ma bouche s’ouvre malgré moi, et un cris’échappe de ma poitrine. La voûte résonne, ma voix se prolongegrossie par l’écho, mais nul n’y répond.

« Nul n’y répondra jamais !

« Je suis faible ; depuis quelquesjours, j’ai de la peine à traverser la salle qui me sert deprison ; mon souffle, je le sens bien, est plus rare et pluspénible. C’est peut-être la mort qui vient.

« J’irai auprès de Dieu, Morris, gardervotre place dans le ciel. »

*

**

C’était une vaste chambre éclairée par un jourdouteux et faux. En y rentrant du dehors, on n’eût point pu mesurertout d’abord sa forme et son étendue. Mais l’œil se fût habituébien vite à cette clarté vague, et l’on eût aperçu de grandesmurailles noires, crevassées, humides, dont les quatre pans serejoignaient en voûte. Ces murailles étaient complètementnues ; on voyait seulement les débris mutilés d’un crucifix depierre qui faisait face à la fente par où venait le jour.

Dans un coin, il y avait un petit lit blanc.Auprès de la meurtrière, une table se dressait sur ses trois pieds.Devant la table, il y avait une jeune femme, assise sur unbillot.

C’était presque une enfant, une de ces figuresnaïves et douces qui semblent caresser et sont faites pour sourire.Elle était bien pâle, et la souffrance avait creusé cruellement sesgrands yeux bleus aux suaves regards. Mais sur cette joue amaigrie,sous ces paupières caves, et autour de cette bouche d’où le sangs’était retiré, il n’y avait nul signe d’amertume.

C’était une pauvre fleur qui se mourait, etqui, penchée sur sa tige, gardait de beaux parfums et de doucescouleurs.

Elle était grande ; sa taille amaigrien’avait point perdu sa grâce ; quelque chose de chaste et desaint était dans son attitude. Sur son front autour duquel tombaiten boucles épaisses une abondante chevelure brune, il y avait unesorte de douleur sereine une tristesse calme et tout imprégnée debelles résignations.

Elle avait dû être séduisante autant que peutl’être une jeune fille, et, malgré les ravages de la souffrance,son pâle visage avait encore un charme angélique.

Il y avait bien longtemps que le souriren’était descendu sur cette bouche blêmie, bien longtemps que cesyeux attristés avaient perdu les étincelles que la joie met sousles longs cils des jeunes filles. Mais que ces prunelles avaient dûbriller doucement naguère, et qu’ils devaient être beaux lessourires heureux de cette chère créature devant qui la colèresemblait impossible, et dont un seul regard devait désarmer lacruauté même.

Pauvre Jessy !

Une cruauté implacable et lâche pesaitcependant sur elle. Il s’était trouvé un bourreau pour la jetervivante en cette tombe : un homme appartenant à cette étrangenation qui pleura la première sur le sort des esclaves noirs, –mais dont les yeux n’ont plus de larmes dès qu’il s’agit de martyrsblancs.

Elle ne haïssait point cet homme. À son âmesainte l’excès du malheur n’avait pas pu apprendre lavengeance.

Devant elle, sur la table, il y avait delongues bandes de linge blanc, sur ce linge elle écrivait lentementet avec peine, à l’aide d’un petit pinceau formé de sescheveux.

Le jour tombait. Elle laissa une ligneinachevée et déposa son pinceau. Ses bras amaigris se croisèrentsur sa poitrine.

Un instant elle se reposa dans larêverie ; sa tête penchée ramenait en avant les boucles de seslongs cheveux. Ses yeux s’ouvraient à demi et se fixaient sur laligne commencée où était le nom de Morris.

Elle demeura ainsi longtemps immobile, puisdeux larmes roulèrent le long de sa joue.

C’était à son insu. Elle était si bienhabituée aux larmes !

Puis encore quelque souvenir venant à travers,son rêve, sa bouche se détendit en un suave sourire. Elle étaitbelle en ce moment comme autrefois, belle comme les doux anges duciel.

Et dans son sourire, ses lèvresremuèrent ; sa voix pure comme une caresse d’enfant, murmurale nom de Morris.

XV – LANDLORD

Le château de Montrath, que les gens du paysappelaient plus volontiers le Château-Neuf, s’élevait à deux centspas environ des ruines de Diarmid. Ses cheminées étaient à peu prèsde niveau avec la base des tours du vieux manoir. Ce dernieroccupait complètement le plateau étroit qui forme le sommet duRanach, et, à partir de ses dernières constructions le terrain,cédant brusquement, ne laissait nulle place à des constructionsnouvelles.

Le château de Montrath avait été bâti parl’aïeul du lord actuel, Miles Fulton, baron Montrath. C’était unédifice tout anglais et dans le style de ces charmants manoirsmodernes qui abondent dans presque tous les comtés de la richeAngleterre. Seulement il y avait ici quelque chose de plusgracieux, de moins convenu, un peu d’invention et de fantaisie, unephysionomie propre et des lignes qui n’étaient point lareproduction trop exacte de ce plan unique auquel se sont tenus lesarchitectes anglais depuis cent cinquante ans.

La position magnifique avait aidé l’art. Lesfenêtres de Montrath voyaient d’un côté, à revers le vaste et beaupaysage aperçu de la ferme des Mamturks ; de l’autre côté, labaie de Kilkerran et les innombrables îles.

Le parc s’étendait à l’est et au midi,jusqu’au territoire de Connemara et à la mer ; à l’ouest, lesmurs de l’enclos montaient la pointe du cap et allaient rejoindreles ruines de Diarmid.

À l’heure où les gens de Molly-Maguire sehâtaient vers le rendez-vous de la galerie du Géant, le maître dece beau domaine, lord George Montrath, avait réuni dans labibliothèque une demi-douzaine de personnages qui, la tête courbéeet le sourire aux lèvres, semblaient en être encore aux complimentsde bienvenue.

Lord George était un homme de quarante ans,grand, fort, et marqué au plus haut degré de ce cachet britanniquequi fait reconnaître les Anglais dans les cinq parties dumonde.

Il était mis à la dernière mode de Londres,sous son macintosh de voyage. Sa cravate blanche, nouée avec uneprécision merveilleuse, supportait carrément une face large etpleine, dont la peau transparente laissait voir des chairs d’unrouge uniforme. Les joues, le menton, le nez, le front, lesoreilles, tout était rouge, non pas précisément de ce rouge foncéque donne l’ivresse ou l’apoplexie menaçante, mais d’un beau rougeanglais, carminé, luisant, égal et tirant sur la cerise à demimûre.

Les traits de lord George étaient assez beaux,mais trop petits pour l’ampleur charnue de son visage. Le caractèreleur manquait, et ils étaient comme écrasés par deux grossestouffes de favoris blonds qui descendaient seulement un peuau-dessous de l’oreille, pour s’étaler à droite et gauche enéventail. Les cheveux étaient courts et bouclés. Les sourcils,blonds à reflets blanchâtres, ne jetaient point d’ombre sur desyeux clairs et transparents comme s’ils eussent été deporcelaine.

La taille était, comme le visage, bienproportionnée, mais lourde et molle.

Il y avait d’ailleurs au milieu de cetextérieur épais une dose fort suffisante de distinctionfashionable. Nul ne pouvait s’y méprendre : le noble Allanperçait dans toute la personne de Montrath.

Lord George, malgré ses quarante ans, étaitencore un des lions de la mode londonnienne. Ce n’était point dureste un de ces lords irlandais flétris du sobriquet de lords del’Union, nobles d’hier, qui conquirent leurs sièges au Parlement envendant leur pays ; c’était un vrai seigneur, baron depuisGuillaume, et possédant de père en fils une immense fortuneterritoriale.

Ses revenus allaient de quarante àquarante-cinq mille livres sterling (plus d’un million). Il étaitpropriétaire de tout le pays entre les lacs et la mer, et sesfermes couvraient les versants des Mamturks.

Les personnages appelés ce soir auprès de luiétaient ses agents d’affaires.

Le premier en grade, l’intendant de milord,avait nom Robert Crakenwell. Il était du même âge que Sa Seigneurieet avait vraiment fort bon air. Avec quelques milliers de livres derevenu, cet intendant eût fait à Londres une excellente figure.

Il avait vécu dans la grande ville. Il y avaitmangé comme il faut le petit héritage paternel. En ce temps ilfréquentait noble compagnie, et vous l’eussiez pris pour un lord.Il tenait tous les paris, jouait à Brighton et à Bath, courait àEpsom, et possédait sur le turf un nom recommandable.

Ces choses lui avaient valu l’estime de lordGeorge, qui l’avait fait son intendant. Après avoir jeté son argentpar les fenêtres, Robert Grakenwell, devenu sage, écorchait depauvres gens qui mouraient de faim.

Parmi les autres agents, qui étaient tousIrlandais, trois ou quatre se tenaient timidement à l’écart. On nevoyait que leurs grosses têtes chevelues et les pèlerines frangéesde leurs carricks. Deux seulement se montraient hardiment ;c’étaient Dirck Mellyn, le successeur de Luke Neale, sur les bordsde la Moyne, et Noll Noose, du Connemara. Ils portaient tous lesdeux le carrick fauve des fermiers du Connaught.

Dirck était un petit homme d’aspect vif etinquiet, dont les traits pointus disparaissaient presque sous lagrande chevelure celtique. Noll avait un air endormi et niaisementmalicieux ; vous l’eussiez pris pour un maquignon normand,ferré à neuf pour la foire prochaine.

George Montrath était assis sur un divan etmettait ses deux pieds sur une bergère ; la fatigue du voyagerécent avait dessiné un cercle plus rouge autour de ses yeuxtransparents. Crakenwell avait une chaise ; les agentsinférieurs se tenaient debout, et c’était à qui ne pénétreraitpoint trop avant dans le cercle lumineux qui entourait SaSeigneurie.

– Dépêchons ! dit lord George enétouffant un bâillement. Maître Crakenwell, je vous pried’apprendre à ces dignes gens les motifs qui m’ont fait les appelerauprès de moi.

– Milord, répliqua l’intendant avec uneaffectation de respect sous laquelle perçait une parfaite aisance,je serais coupable si j’avais attendu jusqu’à ce moment, après leslettres pressantes de Votre Seigneurie. J’ai déjà parlé bien desfois et de mon mieux.

Montrath regarda tour à tour les deux fermiersirlandais qui se tenaient en avant de leurs collègues, et ramenason œil vers Crakenwell. Il y avait une sorte de prière dans cetteœillade.

Mais l’intendant ne l’exauça point, il demeurafroid et muet.

Les deux middlemen soutinrent vaillamment,chacun à sa manière, le regard du landlord. Dirck Mellyn roula sespetits yeux brillants, et Noll Noose tourna son chapeau à bordsétroits dans ses mains, en souriant tout doucement. Derrière eux ilse fit un murmure timide. Les autres middlemen s’agitaient sur letapis et avaient la fièvre du respect.

– S’il m’était permis de risquer un mot,murmura Noose avec un salut gauche, je dirais à Sa Seigneurie queje ne suis pas fâché de me trouver face à face avec elle… outrel’honneur de lui présenter mon respect… Les temps ne valent rien,n’est-ce pas, Mellyn ?

– Oh ! s’écria Dirck, depuis que lemonde est monde, on ne vit jamais misère pareille.

– Au grand jamais ! appuya le chœurdes middlemen.

– C’est bien vrai ! reprit Noll, etje présume que c’est le moment de demander à notre bon lord unepetite diminution de redevance.

Dirck Mellyn toussa et regarda tout au fond deson chapeau, pour ne pas voir l’effet de ses paroles hardies. Lesagents subalternes soupirèrent à l’unisson et se firent petits dansl’ombre. Noll, au contraire, continua de fixer sur le lord sesprunelles ternes et niaises.

L’intendant Crakenwell s’étudiait à réprimerun sourire. Lord George bailla.

– Combien êtes-vous de middlemen sur ledomaine de Montrath ? demanda-t-il.

– Huit pour le compte de VotreSeigneurie, répondit Noll, depuis la mort du pauvre Luke Neale.Quant à la partie de vos terres qui est gérée par les banquiers deLondres, je crois bien qu’il y a dessus une demi-douzaine d’agentspour le moins. M. Crakenwell sait mieux cela que nous.

– Et combien vous faudrait-il dediminution ? dit encore lord George.

Dirck Mellyn fit un geste de surprise et cessade contempler le fond de son petit chapeau. Le front étroit de NollNoose eut comme un rayonnement d’espoir.

– Que Dieu bénisse VotreSeigneurie ! murmura-t-il d’un accent dévot ; je ne saispas ce qu’il faudrait à Olivier Turner, notre confrère, qui estriche, et qui pourrait bien faire un petit sacrifice à sonlandlord. Il n’est pas ici, le bon garçon ! mais Dirck Mellynet les autres, et moi surtout, par mon salut ! nous sommesplus pauvres que Job. Une centaine de guinées me ferait grand bienpour ma part.

– Je n’en demanderais ni plus ni moins,dit Mellyn avec un sourire inquiet.

Les autres dirent :

– Il ne nous en faudrait pasdavantage !

Tous ces bons hommes, qui avaient le costumeordinaire des fermiers d’Irlande, faisaient doucement leur fortuneen pressurant sans pitié l’indigence de leurs voisins. Ils tenaientà bail une partie considérable du domaine de Montrath, qu’ilssous-louaient, subdivisée en microscopiques tenances, à desmilliers de malheureux.

En cela consiste le métier de middleman oud’agent intermédiaire entre le seigneur et son fermier.

La plupart du temps, il existe entre le lordet le tenancier plus d’un intermédiaire, Londres possède plusieursagences qui prennent à bail des quantités de terres irlandaise, etles font gérer par des intendants domiciliés dans quelque grandeville des quatre provinces. Ces intendants ont des sous-agents surles lieux ; ceux-ci sont vis-à-vis des intendants ce que lesintendants sont à l’égard des banquiers, ce que les banquiers sontpour les landlords. De sorte que tel misérable champ de pommes deterre, à peine suffisant pour nourrir le fermier qui le cultive,doit servir encore des bénéfices aux sous-agents, des bénéfices àl’intendant, des bénéfices aux banquiers et la rente principale dulandlord. Le tenancier meurt à cette tâche impossible ; lesentremetteurs s’engraissent ou sont assassinés : c’est larègle. Quant au lord, il touche sa rente, et ne va point sonder cetabîme de misère.

Montrath reçut d’un air impassible ladéclaration des middlemen.

– Et vous, maître Crakenwell,dit-il ; n’avez-vous point quelque requête de ce genre àm’adresser aussi ?

– Je vis sur le domaine de VotreSeigneurie, répliqua l’intendant ; cela me suffit, et je necherche point à faire fortune.

– Faire fortune ! répétèrent lesagents subalternes d’un ton larmoyant. Ah ! Jésus ! fairefortune dans notre pauvre Connaught, en menant le métier demiddlemen !

Montrath releva sur eux son regard froid etlassé.

– Vous êtes de bons garçons, dit-il, etje veux faire quelque chose pour vous. J’étais venu avecl’intention de vous imposer à chacun une augmentation de troiscents livres.

– Trois cents livres ! s’écrièrent àla fois les middlemen.

– Trois cents livres, répéta paisiblementlord George ; mais puisque les temps sont difficiles, Dieu megarde d’augmenter vos embarras. L’année prochaine je diminuerai vosfermages ; l’année d’après aussi, l’année suivante encore.

Les middlemen, au lieu de témoigner leur joiede ces promesses inespérées, gardaient tous le silence.

Mellyn roulait ses petits yeux vifs, quidisparaissaient, se remontraient et disparaissaient encore, sousl’ombrage de ses gros sourcils, avec une rapidité prestigieuse. Lebon Noll Noose semblait atterré ; il fixait sur le lord sonregard plein de détresse et de défiance. Il écrasait sans lesavoir, sous son bras, le feutre fauve de son chapeau rond, etressemblait à un homme étourdi par la menace imprévue d’un grandpéril.

– Vous m’entendez bien, mes garçons,reprit Montrath je veux vous venir en aide, comme c’est mon devoir.Point d’augmentation ! une simple somme, – une misère !que des circonstances extrêmes me contraignent à exiger devous.

– Ah ! Jésus ! Jésus !balbutièrent les malheureux middlemen, qui étaient tout pâles.

– Trois cents livres chacun, poursuivitMontrath, pas un schelling de plus, et soyez sûrs que vous serezles mieux traités de vos confrères.

– Mais, milord…

– Olivier Turner, qui n’est pas un bonserviteur comme vous, paiera six cents livres.

– Oh ! il le peut bien, ditMellyn.

– Cela et le double ! appuya NollNoose.

– Les autres, continua Montrath seronttraités comme ils le méritent. Allez vous coucher, mes enfants, etque la somme soit ici avant demain soir.

Les petits yeux de Mellyn avaient un mouvementde rotation extraordinaire ; Noose écrasait son chapeau etregardait ses pieds dans une attitude désespérée.

– Allez, mes enfants, allez ! répétalord George d’un ton tout paternel.

Les quatre agents que leur modestie avaitréduits au rôle de comparses se dirigèrent docilement vers laporte. Dirck et Noll les suivirent à contre-cœur. Arrivé au seuil,Mellyn se retournaet fit quelques pas vers l’intérieur de la chambre.

– Votre Seigneurie, dit-il, OlivierTurner pourrait bien payer sept cents livres, voyez-vous !

– Il paiera sept cents livres, répliquale lord.

– Musha ! s’écria Nooseénergiquement, mettez-le à huit cents, mon bon lord !

– Je le mets à huit cents.

Les middlemen saluèrent respectueusement et seretirèrent à demi consolés.

En définitive, c’étaient leurs pauvresfermiers qui devaient payer cet impôt extraordinaire. Ilscomptaient bien élever les redevances d’autant et chasser sanspitié ceux qui ne pourraient pas solder cette rente exagérée. Desfamilles nues allaient descendre dans les bogs, sans pain et sansasile…

Montrath et Crakenwell restèrent seuls. Lelord quitta le centre du sofa et prit place à l’une de sesextrémités, invitant du geste l’intendant à s’asseoir. Crakenwells’assit sans se faire prier, et plutôt avec l’aisance d’un égalqu’avec la soumission respectueuse d’un inférieur. Il avait suiviles deux middlemen d’un regard équivoque où se mêlaient l’ironie etla pitié. La pitié ne s’adressait point aux middlemen.

– Cela pourra durer quelques annéesencore, dit-il, répondant à sa propre pensée ; mais les filsde Vos Seigneuries, milords, n’auront point d’héritage enIrlande.

– Nos fils aviseront, dit Montrath.Robert, vous avez toujours eu un grain de philosophie. Laissonscela, et parlons de choses plus sérieuses… Vit-elleencore ?

– Je le crois, répondit Crakenwell.

Un peu de pâleur était venu au front de lordGeorge ; sa physionomie épaisse laissa percer un mouvement dejoie. Il prit son mouchoir pour essuyer ses tempes, où il y avaitdes gouttes de sueur.

Crakenwell, renversé sur le dos de l’ottomane,avait les yeux au plafond, et gardait l’apparence du calme le pluscomplet.

Lord George l’examinait en dessous. C’étaitquelque chose de bizarre que cette précaution chez un homme dontles habitudes poussaient le sans-gêne jusqu’à la brutalité. On eûtdit que, pour un motif ou pour un autre, lord George avait peur deCrakenwell.

– Allons, Robin, mon ami, cela me faitplus de plaisir que je ne puis vous dire. Il fallait bien que je memariasse, après tout, et je ne pouvais pas rester ainsiéternellement dans la gêne. Mais l’idée d’un meurtre… c’est plusfort que moi… Je me rappellerai toujours la terrible nuit que j’aipassée le soir où vous attaquâtes, ce rustre de Mac-Diarmid dans lebois de Richmond.

– Ce fut un méchant coup, dit froidementCrakenwell ; Votre Seigneurie ne m’y reprendrait plusaujourd’hui ; mais j’étais un homme ruiné, et mes créanciersne me laissaient pas d’asile pour reposer ma tête. Dans ces cas-làon fait ce qu’on peut.

– Grâce à Dieu, dit Montrath, vousmanquâtes le rustre !

– C’est-à-dire que Percy Mortimer, quin’était alors que capitaine, se trouva là par la grâce du diable.Celui-là est un fâcheux que j’ai heurté plus d’une fois sur monchemin. Sans lui, milord, vous auriez une sotte affaire de moinssur les bras.

– Et un poids de plus sur la conscience,murmura Montrath.

Crakenwell le regarda en face.

– Les scrupules de Votre Seigneurie,répondit-il, sont un peu tardifs, mais assurément bienrespectables. Moi je retirai de cette affaire un coup d’épée qui metraversa le bras ; c’est un souvenir qui m’empêchera del’oublier jamais… et, à parler franc, j’aimerais mieux un remords.Mais je préfère encore ma situation à celle de VotreSeigneurie.

– Connaissez-vous donc mes embarrasnouveaux ? demanda Montrath avec une sorte dedécouragement.

– Milord, je les devine à peu près. Detoutes les façons d’agir, celle que vous avez choisie était la plusdangereuse. Je m’étais fait l’honneur de vous donner là-dessus monhumble avis, mais Votre Seigneurie a cru tout concilier en prenantun moyen romanesque, usité seulement dans les tragédies deDrury-Lane. Ce moyen laisse en repos votre consciencetimorée : tout doit être pour le mieux.

Le rouge monta au visage de Montrath et sessourcils se froncèrent, mais il réprima vite ce mouvement decourroux.

– Ami Robin, dit-il doucement, vous êtestoujours railleur ; mais il n’est pas donné à tout le monde depousser si loin que vous la philosophie.

– Tuer lentement, murmura Crakenwell, outuer d’un seul coup, c’est toujours tuer, milord.

Montrath mordit sa grosse lèvre et s’agita surles coussins. Crakenwell croisa ses jambes et se mit de plus enplus à l’aise.

– Savez-vous, milord, reprit-il, que monmétier n’est pas des plus agréables ici ?

– Ne gagnez-vous pas suffisamment ?demanda Montrath.

– On ne gagne jamais suffisammentlorsqu’on a passé la quarantaine et qu’on a la prétention de jouirencore de la vie. Mais il ne s’agit pas de cela : mes revenussont honnêtes et je m’en contenterais à la rigueur, si je ne voyaispas toujours au-dessus de ma tête une épée suspendue par un fil.C’est renouvelé de Damoclès, et ce n’en est pas plus gai. Milord,j’aurais fantaisie de revoir Londres, et de laisser à un plus bravel’honneur de vous représenter dans le Connaught.

– Nous causerons de cela, Robin.

– J’aimerais en causer tout de suite.

– C’est que mes affaires sont dans unétat !…

– Vous savez bien, interrompitl’intendant, qu’un millier de livres par mois suffit amplement àmon train de vivre.

Montrath essaya de sourire.

– Vous faites un joyeux compagnon. Robin,murmura-t-il ; voyons, parlons sérieusement et donnez-moi unbon conseil.

Crakenwell ne perdait point son aird’indifférence et parlait comme un homme admirablement sûr de sonfait.

– Mes conseils sont fort au service deVotre Seigneurie, répliqua-t-il ; je suis prêt à les luidonner, quitte à reprendre dans un instant l’entretien au point oùnous le laisserons. De quoi s’agit-il ?

– Je suis ruiné, Robin, dit Montrathd’une voix chagrine et fatiguée : Mary Wood me coûte cher, etses exigences augmentent tous les jours.

– Je vous l’avais prédit, milord.

– Assurément Robin ; mais c’est unconseil que je vous demande.

L’intendant réfléchit quelques instants ;un sourire errait autour de ses lèvres.

– C’est une femme de tête que cette MaryWood, reprit-il avec admiration, elle a profité de l’occasion mieuxque moi : hier, pauvre servante, elle est aujourd’hui richecomme une pairesse. Ah ! ah ! milord, ce dévouement-làdevait vous coûter cher.

Montrath fixait ses yeux dans le vide etjoignait ses mains sur ses genoux avec découragement. Le rouge deson visage était moins vif et arrivait à une sorte de pâleur.

– Oui, murmura-t-il, cela me coûte cher…horriblement cher ! elle est insatiable ! Et si cen’était que de l’or ! mais des craintes incessantes ! Jene vis plus, Robin ! cette créature s’attache à mes pas commeune vivante menace. Je la vois partout : au théâtre, au parc,à l’église ! On se demande à Londres d’où elle sort, et quellefortune peut suffire à son luxe insensé. Elle a pris un appartementmagnifique dans Portland-Place, vis-à-vis de ma propre maison. Ellea des chevaux hors de prix, des diamants des toilettes écrasantes,et chaque fois que je sors, je vois sa figure stupéfiée parl’ivresse se balancer sur les coussins de son splendideéquipage.

– Elle s’enivre toujours ? ditCrakenwell à voix basse : ce serait un moyen…

Montrath le regarda en face et l’interrogead’un œil avide. Crakenwell jouait avec les franges del’ottomane ; il ne jugea point à propos de poursuivre.

– Et puis, reprit le lord, au moindreretard, des menaces ! Ce qu’elle demande, il lui faut àl’instant même, et quelle que soit la somme, sinon elle entre enfureur et veut tout révéler à lady Montrath !

– C’est le défaut de la cuirasse, murmuraCrakenwell ; le gin ne lui ôte pas tout son bon sens, à cequ’il paraît. Moi je n’y mettrais pas tant de raffinement qu’elle,et j’irais tout bonnement au coroner, en cas de discussion avecVotre Seigneurie.

– Vous, Robin ! s’écria Montrathatterré.

– Le cas échéant, répliqua Crakenwell.Veuillez bien me comprendre, ceci est une pure et simplehypothèse ; je suis bien assuré que Votre Seigneurie ne memettra jamais en position de l’accuser d’assassinat ou seulement debigamie.

Montrath se leva et se pressa le front à deuxmains.

– Quant à cette Mary Wood, repritpaisiblement Crakenwell, ses prétentions me semblent exorbitantessi elle prend tout, il ne restera rien pour moi ; je m’yoppose. Elle est à Londres ?

– Le sais-je ? répondit Montrathavec la fatigue du désespoir ; elle me suit partout comme leremords. Je l’ai vue en France, où j’avais conduit ladyMontrath ; je l’ai retrouvée en Italie. Elle découvre ma traceavec une infernale adresse. Qui sait si elle ne sera pas demain àGalway ?

– C’est le noir chagrin, d’Horace !murmura Crakenwell, qui avait lu ses auteurs. Si elle vient, je neserai pas fâché de la voir. En somme, elle et moi nous sommes deuxpuissances alliées.

– Vous vous mettriez donc avec ellecontre moi ? dit Montrath piteusement.

– Pure et simple hypothèse, milord. Toutce qu’on pourrait dire, c’est que la chose n’est pas absolumentimpossible.

Montrath tourna le dos et se prit à parcourirla chambre à grands pas. Crakenwell gardait : son attitudeimpassible. Il suivait lord George d’un regard indifférent etoccupait son loisir à effiler les franges de l’ottomane.

Montrath étouffait. Il ouvrit brusquement, lafenêtre pour donner à sa poitrine oppressée l’air frais de la nuit.Le feu du cap Ranach brûlait à deux cents pas de lui, au sommet dela montagne, et mettait ses lueurs sombres sur les grandes tours deDiarmid. Cette vue fit diversion à l’abattement du lord.

– Qu’est-ce là ? demanda-t-il en serejetant vivement à l’intérieur de la chambre.

Crakenwell se leva et vint s’accouder àl’appui de la croisée. Il regarda le feu durant quelques secondessans mot dire.

– Cela, répliqua-t-il, c’est un signalqui m’appelle à Londres et m’avertit que les affaires de VotreSeigneurie sont dangereuses à manier par le temps qui court.

– Je ne vous comprends pas, Robin, ditMontrath.

– Les balles vont vite, murmural’intendant, et quand ces diables de Molly-Maguires s’assemblent,on n’est jamais sûr de coucher dans son lit le lendemain.

– Ce serait un signal desribbonmen ? balbutia Montrath.

Crakenwell fit un signe de têteaffirmatif.

– Si près du château !

– Voilà déjà trois ou quatre fois que jevois ce feu, répondit Crakenwell. Je pense bien qu’ils sont quelquepart dans les grottes de la falaise. Milord, veuillez vousretirer ; je crois prudent de fermer la fenêtre… les coquinsvisent juste, et que deviendrait mon aisance future s’ils allaientchoisir pour cible Votre Seigneurie !

Crakenwell referma la croisée et allareprendre sa place sur l’ottomane. L’agitation du Montrath étaitrevenue plus forte, et il se promenait à pas précipités, enlaissant échapper de confuses paroles.

– Encore un danger ! murmurait-il.Des menaces partout… partout… partout !

Il vint se mettre devant Crakenwell et croisases bras sur sa poitrine.

– Les Mac-Diarmid ne savent rien ?dit-il.

L’intendant haussa les épaules.

– Je n’ai jamais songé à m’informer decela, répondit-il ; c’est une affaire entre eux et vous,milord.

– C’est que je me souviens de ces huitfrères qui se dressèrent un matin, menaçants, devant mon réveil. Ily a autour de moi un cercle fatal, Robin… je n’en sortirai pas.

– C’est mon avis, milord, réponditl’intendant froidement.

Montrath le regarda avec colère.

– Prenez garde, maître Crakenwellj’écraserai quelque jour cette poignée de misérables quim’entourent et qui me font peur !

– Essayez ! murmura l’intendant sanss’émouvoir.

Montrath, en un mouvement de rage aveugle, fitun pas en avant et leva son poing fermé. Crakenwell ne bougea pas.Montrath, au lieu de frapper, laissa retomber ses bras le long deses flancs ; son front se courba sous la conscience de sadétresse.

– Robin, dit-il d’un ton suppliant, nousavons été amis autrefois ; ayez pitié d’un vieux compagnon.Cette femme à qui j’ai fait tant de mal serait moins impitoyableque vous… elle me pardonnerait ! Vous savez où elle est,dites-moi sa retraite.

Crakenwell cessa de jouer avec les franges del’ottomane, et regarda le lord d’un air étonné.

– Ne savez-vous point où Mary Wood l’aconduite ? demanda-t-il.

– Je sais, répondit le lord d’une voixbasse et tremblante, qu’elle est enfermée vive dans une sorte detombeau, voilà tout.

Crakenwell eut un long et franc éclat derire.

– Cette Mary est une femme de tête !s’écria-t-il. Eh bien milord, je n’en sais pas plus long que vous.Elle est en France peut-être… peut-être en Écosse… ou bien encore,qui sait ? Mary Wood est bien capable de l’avoir cachée dansLondres !

XVI – LE RÉVEIL

Morris Mac-Diarmid avait jeté la mante rougede Molly-Maguire pour reprendre le carrick du fermier irlandais. Ilcheminait seul, tournant autour de la baie de Kilkerran et laissantà sa droite les hameaux sauvages du Connemara. Les premières lueursdu crépuscule paraissaient à peine.

Morris allait d’un pas rapide, gravissant lesmontagnes qui bordent toute cette partie des rivages du Connaught.Il avait serré son carrick autour de sa taille, et son chapeau,qu’il tenait à la main, laissait flotter au vent les boucles de seslongs cheveux noirs.

C’était un fier jeune homme. Tout en lui étaitforce, intelligence et beauté.

Bien des pensées accompagnaient ce matin sacourse solitaire. Ses yeux distraits ne voyaient point l’agrestemagnificence du paysage. L’esprit du jeune maître était ailleurs.Il songeait à sa tâche, il songeait à l’Irlande que la libertéferait si opulente et si belle ! l’avenir passait devant sesyeux, – l’avenir et aussi le passé.

Une jeunesse riante, un bel amour tout pleinde joies, une vierge au visage d’ange…

Il voyait Jessy O’Brien, la pauvre Jessy, safiancée.

Hélas ! et son sourire se glaçait. Songenou touchait pieusement la terre humide, et de sa bouchetombaient les paroles latines de la prière pour les trépassés…

Dans le pays des Saxons, une pauvre tombe avecune croix de pierre, voilà tout ce qui restait de l’ange bien-aimé,de la douce fille pour qui la vie avait eut tant de promessesheureuses !

Morris avait le cœur serré. Quoi qu’il pûtfaire, la pensée de la morte se dressait au fond de sa conscience.Il restait sept jeunes hommes forts sous le toit de Mac-Diarmid.S’ils étaient partis tous ensemble pour Londres, peut-être lordGeorge n’eût-il point osé…

Mais l’Irlande ! l’Irlande ! Morrisétait à un poste désigné, croyait-il, par le doigt même de Dieu.Quitter ce poste, c’eut été faiblir, c’eut été presque trahir.

Son âme dépouillait en ce moment son manteaude froideur sévère, tout son sang bouillait à la pensée del’assassin. Lord George, le lâche et le cruel ! La main deMorris se crispait autour de son dur shillelah. Ce bois vaut mieuxque du fer : il brise les épées, et malheur à lord George s’ilse fût trouvé dans le chemin !

D’autres idées venaient. Morris savait queJessy était morte, mais il ignorait tout le reste, sa longuesouffrance, ses derniers vœux, et ce qu’elle avait dit en expirant.Il voulait savoir.

Parmi les gens de lord George, il y avait unIrlandais du Connaught dont l’enfance s’était passée sur lesMamturks, non loin de la demeure de Mac-Diarmid. Cet homme avaitsuivi son maître. Sans doute il était au château de Montrath.Morris se promettait de le voir, d’interroger, d’apprendre, afin depouvoir converser aux heures de solitude avec ses souvenirs sidouloureux, mais si chers.

Le jour était tout à fait clair lorsque,laissant derrière lui Ynveran, puis Torbach, il arriva en vue deGalway. La vieille cité, s’étendait silencieuse au fond de sa largebaie. Lorsque Morris y entra, tout sommeillait encore, nul pas nesonnait sur le pavé des rues désertes. Morris franchit le Claddaghdont les masures restaient closes. Il passa sous les muraillescarrées du Lynch’s-Castle, masse imposante et magnifique dont lafaçade est armoriée comme un vieux livre de blason.

Donnor-street, le bruyant, le joyeux Donnor –street, dormait comme tout le reste de la ville. L’hôtel du RoiMalcolm était aussi noir et aussi muet que ce palais démanteléqui lui faisait face, et le Brûleur avait lancé au major anglais laterrible promesse de minuit.

À l’autre bout de la rue, le GrandLibérateur n’était pas plus matinal que le RoiMalcolm. C’était une fameuse journée qui allait commercer, unejournée de labeurs et de luttes pour Saunder Flipp et pour O’Neil,une journée redoutable pour les filles de taverne et bien heureusepour les amis de l’usquebaugh.

L’orgie en plein air de la veille, n’étaitrien auprès de ce qui allait se hurler et se boire. Chaque pavé,allait devenir un siège, et la chaîne des hôtes d’O’Neil allaitbientôt rejoindre dans le ruisseau le cordon des convives deScannie.

Et que de coups de poing ! que de coupsde langue ! que de coups de wisky, et que de coups deshillelah !

Il fallait prendre du repos avant labataille.

Les deux candidats, James Sullivan, le saintdevant le Seigneur, et William Derry, le cher bijou ! avaientseuls le droit de ne point dormir cette nuit.

Ils préparaient laborieusement tous les deuxles speechs électoraux qu’ils devaient prononcer avant lepoll, et prenaient une dernière leçon de boxe, afin de pouvoir secomporter comme il faut sur les hustings.

Hurrah pour James Sullivan !

William Derry pour toujours !

Morris Mac. Diarmid traversa les ruesdésertes. Il franchit le vieux pont, bâti un peu au-dessous deDonnor-street et se trouva dans un quartier obscur, où les maisonspenchées semblaient menacer ruine de toutes parts. Les ruesétroites étaient barrées à une douzaine de pieds de hauteur par desmadriers à peine équarris et destinés à empêcher les maisons des’embrasser à travers la voie. À part quelque différenced’architecture, on se serait cru dans ce noir réseau de ruelles quise mêlent à Londres entre Thames-street, le Temple et la prison duFleet.

Là aussi les maisons se rejoignent par despoutres inclinées en tous sens, de telle sorte que, entre le regardet la bande de ciel gris que laissent voir les toituresrapprochées, il y a comme une charpente vermoulue.

Des grappes de haillons de toutes les couleurspendaient aux poutres qui servaient de séchoir aux pauvres famillesdu voisinage. Aux premiers haillons, d’autres haillonss’attachaient ; à ceux – ci d’autres encore : c’étaitcomme une longue tenture de pantalons troués, de jupons en lambeauxet de bribes à mille franges dont l’usage ne se pouvait pointdeviner.

Tout cela descendait, humide, et se balançaitlentement au vent froid du matin, qui se chargeait d’un fade parfumde misère. Pour passer, il fallait écarter de la main ces loquesqui retombaient hauteur d’homme. Au-dessous, le ruisseau noirs’emplissait d’un liquide immobile. Des deux côtés du ruisseau il yavait une manière de chaussée étroite qui n’était que fangeuse.

La prison de Galway, vieille masure bâtiemoitié en bois, moitié en maçonnerie, s’élève au bout de cette rueet enfonce ses logis confus au milieu d’un pâté de maisons qui lescache. Deux piliers de pierre soutiennent le portail, dont lesbattants doublés de fer s’ouvrent en grinçant au – dessous del’écusson du Royaume-Uni.

Morris souleva le marteau du portail, etfrappa doucement. La voix d’un dogue répondit à cet appel par desaboiements furieux ; mais à l’intérieur personne nebougea.

Morris hésita un instant. Il souleva denouveau le marteau, il le reposa sans bruit sur son plastron defer, comme s’il n’eût point osé frapper une seconde fois.

– Allan se fâcherait !murmura-t-il ; il a le réveil rude, et peut-être ne melaisserait-il point pénétrer auprès de Mac-Diarmid.

Aux deux côtés du portail gisaient deux rochesbrunes et plates, qui servaient à la fois de bornes et de bancs.Morris s’assit sur l’un de ces sièges et attendit. Il y avait troisjours qu’il ne s’était couché entre les draps de son lit, mais sesyeux n’avaient point sommeil. Trop de pensées s’agitaient et sechoquaient dans sort cerveau.

Il s’appuya contre les piliers de pierre etdonna son esprit à la méditation.

Il était six heures du matin. Quelques bruitsarrivaient déjà des rues lointaines, et dans diverses directionsles semelles de bois commençaient à sonner contre le pavé. Lavieille cité s’éveillait. Le murmure, grandissait sans cesse.Quelques fenêtres s’ouvraient ; quelques portes derez-de-chaussée s’entrebâillaient et montraient le vêtement de nuitdes ménagères.

Puis la rue elle-même s’anima ; quelquespassants cherchèrent leur route le long de l’étroitechaussée ; des êtres demi-nus sortirent des maisons voisineset vinrent reconnaître au séchoir commun, qui son pantalon, qui sarobe de toile, qui le paletot gris des bons jours.

On se parait pour la fête ; ons’habillait en pleine rue comme aux jours de l’âge d’or. Chaquelambeau trouvait son maître, et c’était chose étrange assurémentque de voir ce chemin fangeux changé en boudoir pour la toilette dela misère.

Mais qui donc songeait à la misère cejour-là ? Hurrah pour William Derry ! Hurrah pour lepoteen ! pour l’usquebaugh ! pour les gâteauxd’avoine ! pour les pommes de terre chaudes et pour leRappel !

Hurrah ! hurrah ! l’Irlande pourtoujours !

Pauvre peuple d’enfants ! Ces gensavaient douze heures de joie devant eux ! Douze heures !n’est-ce pas un siècle ?

Morris, perdu dans sa méditation, ne voyaitrien de tout cela. S’il l’avait vu, son cœur aurait saigné. Mais iln’était pas besoin de ce triste spectacle, et son âme avait tout cequ’elle pouvait supporter de douleur.

Quand un pauvre homme passait auprès de lui,le chapeau troué du pauvre homme se soulevait respectueusement.

– C’est le bon Morris, pensait-il, le roides vaillants gars du Galway. Il vient visiter son vieux père. QueDieu le bénisse !

– Que Dieu le bénisse ! répétaientceux qui venaient ensuite, lui et Miles Mac-Diarmid, le saintvieillard !

Et les chapeaux troués retombaient sur lesgrandes chevelures ébouriffées. Trois pas plus loin, on ne songeaitplus guère à Morris ni à Miles Mac-Diarmid, le saintvieillard ! On allait boire ; on flairait de loin labonne odeur du wisky. Les narines s’enflaient, les languescaressaient gaillardement les lèvres altérées.

Oh ! c’était un bon jour ! un grandjour ! Il y avait du poteen pour toutes les soifs, et, pourtous les appétits, des aliments solides. Toutes ces dents, silongues qu’elles fussent, et si infatigables ces mâchoires, il yavait de quoi les contenter jusqu’au coucher du soleil !Protestants et catholiques, repealers et orangistes allaients’abattre sur le festin, d’une ardeur égale. Sullivan et Derrypayaient l’écot. – Mangez et buvez, fils des géants ! buvez etmangez encore ! Cette bombance est le plus clair de vosinstitutions politiques !

Ô peuple de héros ! Celtesvaillants ! guerriers qui dansiez avant la bataille et dont laharpe du barde a redit les exploits durant tant de siècles ! ôdemi-dieux ! voici dans la boue des pommes de terre et del’alcool, vautrez-vous !

Mais qu’ils tremblent, ceux dont la main vousplongea peu à peu jusqu’en ce profond abîme d’ignominie !C’est en sursaut que les peuples s’éveillent.

Il y avait autour du séchoir des disputesgraves, et plus d’une poignée de cheveux tomba dans le ruisseaupendant la toilette commune. C’était une manière de pillage chacuns’élançait et arrachait ce qui était à sa convenance.

– Dorothée, sorcière maudite ! voilàtrois jupes que vous mettez l’une sur l’autre !

– Bob, pourquoi ne vous contentez-vouspas d’un pantalon ?

Bob était d’autant plus coupable, qu’iln’avait qu’une jambe. Quant à Dorothée, énorme mendiante, sèche etnoire, qui passait la nuit du vendredi au sabbat chaque semaine,elle noua les cordons d’un quatrième jupon par-dessus les troisautres, et regarda la cohue déguenillée d’un air fier.

Chacun se détourna d’elle en murmurantquelques bribes du Pater.

Dorothée s’appuya sur un long bâton et remonta larue ; d’autres l’imitèrent. Peu à peu les clameurss’étouffèrent. La toilette était terminée.

Il ne restait plus de haillons aux poutrestransversales.

La rue se fit déserte. Seulement, de temps àautre, un spectre nu sortait de quelque porte basse et accouraitvers le séchoir. Il cherchait ses haillons confiés la veille auxpoutres dépouillées. Il s’était levé trop tard.

Plus rien ! Le fantôme tournait autour duséchoir comme un loup affamé autour de la bergerie close, puis ils’enfuyait en hurlant un blasphème.

Pendant cela, les heureux couraient vers leCladdagh, vers Donnor-street et ces autres quartiers favorisés oùs’ouvraient des buvettes politiques. Peu importait vraiment lacouleur, en ce moment d’accord et de bienveillance. Lespublic-houses catholiques déversaient le trop-plein de leurs hôtessur les cabarets protestants, et l’on buvait en frères, jusqu’à cequ’une parole malencontreuse vint mettre au vent lesshillelahs.

Alors c’était une autre fête : les crânesfêlés ! les poitrines sanglantes ! les mâchoiresbroyées ! hurrah ! hurrah ! le joyeuxjour !

Le silence était autour de la prison. Au boutde quelques minutes, on entendit un bruit de pas à l’intérieur, etMorris, sortant enfin de sa rêverie, souleva de nouveau le lourdmarteau de la porte.

Ouvrez, Nicholas, paresseux ! dit unegrosse voix derrière la porte ; un jour comme celui-ci laporte d’une prison devrait s’ouvrir d’elle-même.

– Oui, maître Allan répliqua une autrevoix douce et conciliante : vous avez raison, maître Allan, etDieu sait, maître Allan, que nous aurons du nouveau avant cesoir.

Les lourdes barres de bois glissèrent dansleurs rainures ; l’énorme clef grinça bruyamment ; laporte s’ouvrit. Derrière la porte se tenait un homme de quaranteans à peu près, osseux, jaune, barbu, avec, des yeux terribles etdes sourcils farouches, un vrai geôlier, un geôlier comme il enfaut dans les drames, et comme devraient être tous les geôliers, sices fonctionnaires étaient choisis avec le soin convenable.

Auprès de lui se tenait un personnage toutrond, court, gras, rebondi, souriant, luisant, chauve qui semblaitplacé tout exprès pour faire ressortir le terrible physique demaître Allan Grewill, le geôlier en chef de la prison de Galway.L’homme rond et luisant était un simple porte-clefs. Il avait nomNicholas Adams. Il était bon, simple de cœur, sobre, chaste, etdigne en tout de l’emploi éminent que l’estime commune lui avaitconfié.

De mémoire de guichetier, maître Nicholasn’avait jamais contredit maître Allan. Grâce à cela ils vivaient enbonne intelligence, et maître Allan, qui était un excellent homme,malgré son air de Barbe-Bleue, lui rendait la vie douce et lelaissait engraisser à son aise.

– Dieu me pardonne ! dit le geôlieren apercevant le nouveau venu, c’est encore pour Mac-Diarmid !Bonjour, Morris, mon garçon… Savez-vous qu’à vous seul vous usezles clefs de la ville plus que tout le reste de nosconnaissances ?

– Maître Allan a raison, dit Nicholas.Bonjour, Morris… Maître Allan a raison.

Maître Allan repoussa d’un coup de piedjusqu’au fond de sa niche un énorme dogue qui hurlait.

– La paix ! Neptunus, fils deloup ! s’écria-t-il.

– La paix ! Neptunus, mon ami répétale bon porte-clefs ; maître Allan n’a pas tort.

– Puis-je voir mon père ? demandaMorris.

– Du diable ! Mac-Diarmid, répliquamaître Allan ! il y a loin d’ici aux Mamturks : à quelleheure vous levez-vous donc, mon fils ?

– Oui, murmura Nicholas en souriant, àquelle heure ?

Le geôlier en chef et le porte-clefs avaienttous les deux de larges cocardes orange à leurs bonnets ; legros homme portait en outre un nœud de la même couleur, dont leslarges bouffettes s’épanouissaient en croix sur sa poitrinedodue.

– Le jeune homme vient de loin, dit-il enregardant son chef d’un air timide. Je crois que je puis leconduire vers son père.

– Et qui vous fait croire cela,Nicholas ? demanda le geôlier, qui fronça son terriblesourcil.

Les belles couleurs du gros homme tombèrent.Il baissa son front chauve et se mit à jouer avec ses clefs commeun enfant pris en faute.

– Oh ! maître Allan !murmura-t-il, vous avez toujours raison.

– Eh ! Nicholas, reprit celui-ci enhaussant les épaules, qui vous dit que vous ayez tort de lecroire ?

Les fraîches couleurs reparurent aussitôt avecun doux sourire sur la joue brillante du digne porte-clefs.

– Je savais bien, murmura-t-il. Vous avezraison, maître Allan. Neptunus, la paix ! je vous prie. Venez,Mac-Diarmid, mon garçon, je vais vous ouvrir la porte.

Nicholas Adam fit jouer ses grosses et courtesjambes. Morris le suivit en saluant le geôlier. Celui-ci redressasa taille maigre et répondit au salut du jeune homme par un regardréellement redoutable. Puis il alluma sa pipe et se prit à fumerd’un air effrayant.

Le bon Nicholas roulait le long des muraillesde bois des salles communes. Tout cela était plein de pauvresdiables vêtus de lambeaux inouïs. Le digne porte-clefs avait pourtous des sourires : on eût dit un bon gros apôtre chargéspécialement de réjouir ces affligés.

En passant, il distribuait des parolesplacides, des bonjours et des poignées de main. Il ouvrait mêmeparfois aux privilégiés sa vaste tabatière, pleine jusqu’au bord dece puissant tabac irlandais, si cher aux cockneys de Londres.

Le vieux Miles Mac-Diarmid avait été confondubien longtemps avec les malfaiteurs des salles communes ; maison avait vendu une vache ce printemps à la ferme du Mamturk, et unepetite rétribution, payée toutes les semaines au farouche geôlierAllan, procurait au vieillard une cellule particulière. C’était unechambre étroite et assez longue, donnant sur un préau rond, oùcroissaient quelques arbres rabougris.

Miles avait ainsi un peu de verdure pourréjouir son regard, et l’air qu’il respirait était pur.

Les murailles de sa cellule, nues et forméesde poutres mal équarries, avaient pour ornement une image enluminéede saint Patrick et un petit portrait d’O’Connell. Allan, legeôlier, était par position un tory de première force, mais il sevantait volontiers d’être cousin d’O’Connell au cinquante-troisièmedegré. La voix du sang se faisait entendre en lui et l’empêchait deproscrire l’image du grand Libérateur.

Au moment où la grosse clef de maître Nicholasouvrit la porte de la cellule, le vieillard, à genoux devant saintPatrick, faisait sa prière du matin. Morris entra et Nicholas seretira en disant : Dieu vous bénisse !

Le vieillard n’interrompit point sa prière. Ilétait à genoux, le dos tourné à la porte ; on ne voyait queson dos, dont l’âge commençait à courber la forte cambrure. Seslongs cheveux blancs tombaient à flots d’argent sur sesépaules.

Il y avait pour tout meuble dans la celluleune couchette grossière et un escabeau de bois. Mais en quelquelieu que se trouvât le vieux Miles, une sorte de grandeur digneétait autour de lui. C’était le patriarche, le père, l’homme justedont la longue carrière s’achevait honnête et sans tache.

Morris demeurait debout auprès de la porterefermée et gardait le silence. Le vieillard se frappa la poitrinepar trois fois, demandant à Dieu le pardon de ses fautes ;puis il se signa et baisa la croix de son chapelet. Puis encore ilse leva et vint vers Morris la main étendue.

C’était un noble et vénérable visage. Il yavait, sur ce grand front dépouillé de cheveux à son sommet, laloyauté des bons cœurs et le calme de l’âme chrétienne. Il y avaitune fierté douce, une résignation facile et comme un reflet decette gaieté vaillante, si belle chez l’homme qui souffre.

Miles n’avait rien perdu quant au luxe, rienperdu quant au confortable de la vie, car le luxe et le confortableétaient inconnus à la ferme du Mamturk. Le lit dur de sa prisonressemblait à la dure couche de la ferme. Miles n’était point commeces heureux du monde qui, précipités tout à coup, tombent deshauteurs de la richesse sur la terre froide d’un cachot.

Il n’avait fait que changer de demeure ;il avait quitté quatre murailles nues pour une retraite semblable,et le vide austère de sa cellule ne lui donnait rien àregretter.

Mais il avait vécu soixante ans sur la grandemontagne, il fallait à ses poumons l’air libre, à sa vue l’horizon,à son cœur les aspects du lien paternel. Il avait autant perdu quele riche.

Tout lui manquait : le toit où était mortson père, les bestiaux amis, la famille assemblée autour de latable pour le repas du soir – les vieux camarades rencontrés sur lechemin, les causeries à la louange d’O’Connell, la fatigue deschamps, la messe à l’église rustique de Knockderry, le sermon ducuré catholique et, le soir des dimanches, la lutte entre les fortsde la montagne.

Mais il y avait une chose plus pénible pourMiles Mac-Diarmid que la perte même de sa liberté. On l’accusait demeurtre et d’incendie, lui qui, depuis vingt ans, était entre leslacs et la mer l’apôtre de la paix ! On l’accusait de fairepartie des associations secrètes, lui dont la vie s’était passée augrand jour, lui qui vénérait Daniel O’Connell comme un oracle. Onlui avait jeté au visage ce nom de Ribbonman, qu’ilregardait comme le plus cruel des outrages ; on avait vu enlui l’un des suppôts de Molly-Maguire, cet être fantastique etdestructeur qui était à ses yeux le fléau de l’Irlande, et qu’ileût voulu tuer de sa propre main.

C’était là son supplice.

– Bonjour, mon fils Morris, dit-il, soyezle bienvenu. Dieu vous bénira, car vous n’oubliez point votrepère.

Morris saisit la main que le vieillard luitendait et la pressa contre son cœur. Sur ses traits, si calmesd’ordinaire, il y avait une vive émotion. Ses yeux, où se reflétaitson cœur, disaient sa pitié tendre et son respectueux amour.

– Mac-Diarmid, répondit-il, vos fils nevous aimeront jamais assez, vous qui fûtes leur guide et qui serezleur orgueil, jusqu’au jour où le nom de nos pères s’éteindra dansl’oubli.

Miles sourit avec tristesse. Il attira Morrissur son sein et le serra entre ses bras.

– Je suis un pauvre vieillard,murmura-t-il, et Dieu ne m’a point donné la force qu’il faut pourservir mon pays.

Sans quitter la main de Morris, il se dirigeavers l’intérieur de la cellule. Il s’assit sur le pied de sacouche, Morris prit place sur l’escabelle.

– Je suis bien ici, reprit Miles ;mes nuits sont plus tranquilles dans ce lit que vous m’avez donné,mes enfants. Le matin, ma vue se repose sur ces pauvres arbres,prisonniers comme moi. Il leur manque le bon air des campagnes, lapluie et le soleil ; mais ils vivent.

– Vous, au moins, père, dit Morris, vousn’êtes pas cloué comme eux à ce sol de captivité. Bientôt vousserez libre.

– Dieu est juste, mon fils Morris,répliqua le vieillard gravement ; j’espère en lui.

Il se fit un court silence après lequel MilesMac-Diarmid poursuivit :

– Et la ferme, enfant ? Parlez-moide tous ceux que j’aime. Excepté le pauvre Natty, que je n’ai pasvu depuis bien longtemps, je vous reçois chacun tour à tour, maisje ne vous vois plus ensemble comme autrefois, tous réunis, tousamis autour du repas de famille. Ah ! c’était un bon temps,mon fils !

Le vieillard hocha lentement sa tête blanche.Il croyait Natty malade à la ferme du Mamturk. On lui avait cachésa mort. De même on lui avait caché les tristes nouvelles venues deLondres. Il croyait Jessy O’Brien, sa fille d’adoption, heureuse ethabituée à son sort nouveau. Il était bien vieux, et ces deuxdeuils eussent pesé d’un poids trop lourd sur son grand âge.

– Tout va bien à la ferme, réponditMorris, qui se contraignit à sourire. Natty va entrer enconvalescence : Notre cher Jermyn devient un homme fort, etles dernières nouvelles de Jessy sont bonnes.

Le vieillard joignit ses mains et leva lesyeux au ciel.

– Dieu est bon ! murmura-t-il, il ya encore du bonheur sous le toit de Mac-Diarmid. Qu’importe qu’unpauvre vieillard souffre loin de la maison de son père ? Cesont quelques jours mauvais à passer, puis nous serons tous réunisencore, heureux d’être ensemble et de nous aimer. Il ne manquerapersonne autour de la grande table ; Natty sera debout, et maJessy chère reprendra sa place auprès de moi.

Morris écoutait, pâle et immobile. Il avait lamain sur son cœur. Deux larmes qui voulaient s’échapper brûlaientsous sa paupière.

XVII – LE PATRIARCHE.

Le vieillard voyait ainsi le bonheur dansl’avenir. Il avait foi. Après l’épreuve, il apercevait des joursmeilleurs : l’union, la paix, les belles joies de lafamille.

Morris, lui, comptait les vides laissés dansla maison ; il songeait à Natty, son frère, à Jessy safiancée ; il songeait au péril de mort qui entourait sanscesse les fils de Diarmid, et ces paroles d’espoir qui tombaient dela bouche de son père lui attristaient le cœur, Encore quelquesjours passés dans sa prison, qui pouvait savoir combien d’êtreschers Miles Mac-Diarmid, délivré, retrouverait autour de la tablede famille ?

Morris baissait la tête et ne montrait pointsa peine : le vieillard avait si grand besoin d’espérer !Quand ce dernier eut demandé des nouvelles de chacun de ses fils enparticulier et de la noble Ellen, son œil s’anima tout à coup et safigure prit une expression de vive curiosité.

– Et ne savez-vous rien de l’élection,mon fils Morris ? dit-il.

– Rien, mon père, répondit Morris ;j’étais venu vous parler d’autre chose.

Le front du vieillard s’assombrit.

– Mes enfants ! mes enfants !répliqua-t-il avec un mouvement de colère, il faut bien que je vousle dise, vous ne vous occupez pas assez des affaires del’Irlande ! Sam est venu me voir hier, et c’est à peine s’ilsavait que nous étions à la veille du grand jour. Il n’avait pointde cocarde. Où est la vôtre, Morris ?

Le regard du vieux Miles parcourut le jeunehomme des pieds à la tête, cherchant quelque part sur sa personneles couleurs du Rappel, Morris rougit et ne releva point sapaupière.

C’était surtout pour Miles Mac-Diarmid que lapensée de Morris était un impénétrable secret.

Le vieillard, d’un geste véhément, toucha sapoitrine, où s’étalait une large cocarde verte.

– La voilà ! s’écria-t-il ;voilà l’image de la patrie ! Je la porte entre les muraillesde ma prison, je la porterai, s’il le faut, sur les planches d’ungibet ! L’Irlande ! enfants, le Rappel et notre pèreO’Connell ! Oh ! travaillez toujours dans cettevoie ! Point de paresse ! point de trêve ! le reposest une lâcheté.

– Mon père, dit Morris à voix basse,j’étais venu pour vous entretenir d’un autre sujet.

– Et de quoi voulez-vous parleraujourd’hui, Mac-Diarmid ? s’écria le vieillardimpétueusement. C’est aujourd’hui le jour de la bataille !Robert Peel et O’Connell sont en présence, l’orangisme et leRappel, la tyrannie infâme et la sainte cause de laliberté !

– La liberté ! répéta Morris dont lavoix avait un accent d’amertume.

Mais il n’acheva point sa pensée.

– Un autre sujet ! reprit, levieillard qui s’animait de plus en plus ; quand le glaive esttiré, quand le plus grand des Irlandais, notre providence à tous,Daniel O’Connell, est peut-être aux portes de la ville, car il apromis de venir, et il viendra le digne chrétien ! Oh !que je voudrais le voir ! que je voudrais entendre sa parole,et toucher sa main qui conduit l’Irlande, et baiser le bas de sesvêtements !

Le sang de Miles montait à son visage ;ses yeux étaient humides, son front rayonnait de cet enthousiasmesans bornes qu’inspirait à tout repealer la pensée duLibérateur.

– Sullivan ! poursuivit levieillard ; Sullivan misérable sangsue gonflée par notresang ! Ose-t-il bien accepter les chances du scrutin dans uneville du Connaught ! Il est riche, il aura des voix. Mais lebon William Derry en aura davantage. Ah ! que ne suis-je surla place de Galway ! O’Connell et Derry pour toujours !…Derry triomphera, n’est-ce pas, Mac-Diarmid ?

– On le croit, répondit Morris.

– Vous ne dites même pas : Onl’espère ! répliqua le vieux Miles avec amertume. Morris, vousn’avez pas le cœur d’un Irlandais !

– Que Dieu vous protège, père !prononça Morris, dont la voix tremblait ; je n’ai plus rien àaimer que l’Irlande !

– Alors, longue vie à O’Connell,enfant ! puisque O’Connell est le salut de l’Irlande.

– Longue vie à O’Connell ! répétamachinalement Morris.

Puis il ajouta, en pressant son cœur d’ungeste passionné :

– Et que Dieu sauve l’Irlande !

Miles leva, sur lui son regard attentif. Il yeut un instant de silence ; quelque chose de froid était entrele père et le fils. Ce fut Morris qui reprit le premier laparole.

– Mac-Diarmid, dit-il, vous avez déjàrefusé par trois fois votre délivrance. Et pourtant votre captivitése prolonge ; la tristesse est dans votre maison. Voussouffrez et vos fils souffrent. Au nom de tous mes frères, je viensvous demander une fois encore de vous laisser sauver par nosmains.

Les sourcils blanchis du vieillard s’étaientrapprochés et son œil sombre regardait la terre.

– Depuis mon absence, murmura-t-il mesfils ont eu le temps d’oublier de m’obéir ! je leur avaisdéfendu d’ouvrir la bouche à ce sujet. Mais que vaut l’ombre d’unvieillard au tempsoù nous sommes ?

– Père ! oh ! père ! ditMorris avec une soumission émue, nous vous aimons et nous vousrespectons. Ayez pitié de nous !

– J’ai pitié, répliqua le vieillard d’unton sévère. Mais, taisez-vous, mon fils Morris, ou la pitié va sechanger en mépris. Ne le savez-vous pas ? l’Irlande estengagée dans une guerre légale ; tout Irlandais qui résiste àla loi est un traître. Non, non ! je ne veux pas que le nom duvieux Miles soit un drapeau pour la révolte. Je ne veux pas que lesgarçons des Mamturks et du Connemara descendent armés sur Galwaypour donner aux dragons maudits le droit de verser le sangcatholique. Ils sont venus déjà, vous le savez ; quand je fustraîné en prison, tout le pays entre les lacs et la mer sesouleva ; c’était la plus grande douleur qui pût affliger macaptivité. Oh Morris, mon fils, je ne veux pas ! À quoi bond’ailleurs désormais ? L’heure de la justice approche.Aujourd’hui même le magistrat va venir dans ma prison pour me fairesubir un dernier interrogatoire. Il n’y a contre moi ni preuves nitémoins ; il y a pour moi mon innocence. Fuir serait nonseulement lâcheté, mais folie, puisque la victoire est sûre etqu’un peu de patience amènera l’instant du triomphe !

– S’il en était ainsi, répliqua Morristristement, mes frères ne m’eussent point envoyé vers vous, et jen’aurais point accepté la mission de combattre votre volontérespectée. Mais, devant un jury protestant, l’innocence est-elle unbouclier pour le catholique ?

– Il faut des preuves.

– On fait des preuves.

– Il faut des témoins.

– On crée des témoins.

– J’ai passé devant deux jurys, et, pourl’honneur de l’Irlande, pas un seul témoignage ne s’est élevé,contre moi.

– Et il a fallu attendre une troisièmesession, mon père ! et pendant les mois d’intervalle, on acherché si bien qu’on a trouvé des hommes pour attester votreprétendu crime.

Le vieux Miles interrogea son fils d’un regardperçant.

– Êtes-vous bien sûr de cela,Morris ? demanda-t-il.

Sa voix était ferme et grave.

– J’en suis sûr, répliqua Morris, dontl’accent exprima un espoir.

Le vieillard reprit comme en se parlant à lui– même :

– Je n’ai pourtant fait de mal à personneen ma vie. J’ai secouru du mieux que j’ai pu la misère de nosfrères souffrants. Ceux qui se sont vendus aux Saxons et qui vonttémoigner contre moi étaient bien malheureux sans doute. Mon fils,prions Dieu de leur pardonner !

Miles se mit à genoux au pied de son lit. Lesmains jointes, les yeux au ciel, il récita dévotement samiséricordieuse oraison.

Il y avait dans le regard de Morris uneadmiration attendrie.

– Mac-Diarmid, dit-il quand le vieillardse releva, ne montrez pas à vos fils cette noble et belle âme, sivous voulez que vos fils vous laissent mourir. Mac-Diarmid, mon bonpère, ayez pitié de nous !

Miles l’attira sur sa poitrine et le baisa aufront comme un enfant. Il se prit à sourire doucement.

– Vous êtes de bons fils, murmura-t-il,et vous m’aimez bien ! Dieu m’avait donné une vieillesseheureuse que sa volonté soit faite !

Les yeux de Morris se remplirent de larmes.Miles passa sa main ridée dans les beaux cheveux noirs du jeunehomme et le contempla d’un œil caressant. Autour de sa lèvre erraitun sourire où il y avait de l’orgueil.

– Ce sont de nobles garçons que les filsde Diarmid ! dit-il huit cœurs forts dans des poitrines defer ! Morris, vous êtes parmi eux le plus beau et le plusvaillant. Vous étiez l’amour de votre mère, qui est au ciel, etvotre père a senti souvent au fond de son âme trop de fiertémondaine quand il vous voyait si bon et si brave. Dieu vous adonné, mon fils, tout ce qui élève un homme au-dessus des autreshommes. Oh ! je vous le demande, rendez à la patrie tout ceque vous a donné Dieu ! Soyez dévoué, soyez infatigable !Allez et conduisez vos frères sur la route qui mène au salut del’Irlande ! Vous serez huit intrépides soldats dans l’armée duLibérateur, et, quand viendra l’heure de la délivrance, Mac-Diarmidn’aura point failli d’apporter sa pierre au grand édifice de laliberté irlandaise. Morris, me promettez-vous de m’obéir ?

Les yeux du jeune homme se baissèrent.

– Je promets de vivre, murmura-t-il d’unevoix émue ; je promets de mourir pour l’Irlande !

Son front rougit de pudeur, tandis qu’ilprononçait ces paroles ; car au fond de cette promesse sincèreil y avait une tromperie.

Pour Miles, l’Irlande c’était O’Connell, etMorris ne voulait point servir O’Connell. Mais il ne vint point àl’esprit du vieillard qu’un enfant élevé sous son toit pût chercherailleurs que dans l’agitation légale le salut de l’Irlande. Il pritla main de Morris et la serra entre les siennes.

– Merci, enfant, dit-il : vos frèresvous aiment et ont confiance en vous. Ils suivront la voie que vousleur montrerez : je vais mourir tranquille.

Le visage de Morris se couvrit de pâleur.Cette conclusion attendue lui brisa l’âme. Il connaissait sonpère ; il savait que, sous cette vivacité dont l’âge n’avaitpu glacer toutes les juvéniles ardeurs, le vieillard gardait uneforce de volonté indomptable.

– La session ne s’ouvre que demain,reprit Miles avec une sorte de gaieté. J’aurai le temps d’apprendrela défaite de ce coquin de Sullivan et le triomphe de notre cherDerry, que Dieu le bénisse ! Je n’aurais pas aimé mourir avantde savoir cela. Ce misérable Sullivan ! cher bon garçon deDerry !… Et si Daniel O’Connell est encore à Galway avant lasentence, il viendra sans doute donner une poignée de main à sonvieux compagnon. Le digne cœur ! Je suis sûr qu’ilconsentirait à me défendre devant le jury, mais il faut lui laissertout son temps pour l’Irlande.

– Mon père, mon père chéri, interrompitMorris que ces paroles navraient, je vous en supplie, songez à vosfils qui vous aiment !

Un nuage passa sur le front souriant duvieillard.

– Vous me rendrez triste, Mac-Diarmid,d’un ton résolu, mais vous n’y gagnerez rien. Ma voie est tracée.Il n’est pas en mon pouvoir d’enlever l’échafaud qui se dresse aubout du chemin.

– Écoutez, reprit Morris, vous êteschrétien, et Dieu défend de tuer ; rester ici, c’est appelerla mort, c’est mourir volontairement… c’est braver la loi que nosprêtres nous enseignent du haut de la chaire sacrée !

La franche figure du vieillard exprima uninstant le doute et la frayeur. Pendant soixante ans la religionavait été son guide, et son aide. À l’heure de mourir il craignitd’offenser Dieu. L’œil de Morris suivait avec un ardent intérêt lasérie des pensées qui se reflétaient sur les traits mobiles de sonpère. Un instant l’espoir rentra dans son âme ; Miles avaitbaissé la tête, et ses yeux disaient l’hésitation de saconscience.

Mais bientôt son front se redressa, austère etcalme. Ses sourcils se froncèrent légèrement.

– Mon fils Morris, dit-il avec sévérité,vous avez essayé de me tromper ; je vous pardonne, mais jevous défends de prononcer une parole de plus sur ce sujet.

Morris tomba sur ses genoux, un sanglotdéchira sa poitrine.

– Mac-Diarmid, mon cœur bien-aimé !s’écria-t-il, ne repoussez pas ma prière ! Au nom deDieu ! laissez vos fils vous sauver !

– Non ! répondit le vieillard.

Morris l’entoura de ses bras en pleurant.Cette âme forte s’amollissait en ce moment comme l’âme d’une femme.Il n’avait plus de parole ; il se traînait en gémissant sur laterre humide de la cellule.

Le vieux Miles, repoussant par un efforthéroïque l’émotion qui le gagnait, demeurait en apparence calme etfroid.

Une clef grinça dans la grosse serrure de laporte. Morris tressaillit, comme si l’heure mortelle eût sonné. Levieillard se redressa de toute l’imposante hauteur de sataille.

– Relevez-vous, enfant, dit-ilimpérieusement et cachez vos larmes. Un protestant ne doit pointvoir Mac-Diarmid pleurer.

La porte s’ouvrit. Sur le seuil apparutd’abord la ronde et fraîche figure du bon Nicholas Adams ;puis, derrière, le visage bronzé, rébarbatif, féroce, de maîtreAllan Grewill, le geôlier en chef.

– Je vous salue bien, mes deuxcompagnons, dit l’excellent porte-clefs ; nous venons prévenirMiles Mac-Diarmid.

– Taisez-vous ! interrompit Alland’une voix caverneuse.

Nicholas se tourna vers lui et lui adressa sonplus tendre sourire.

– Allons, vieux Mac-Diarmid, reprit lefarouche geôlier, hors d’ici ! Leurs Honneurs vous attendentdans la salle des interrogatoires.

– Je suis prêt, répliqua levieillard.

– Je suivrai mon père, dit Morris.

Le geôlier gratta son front sauvage et fit une effrayantegrimace ; on eût dit qu’il allait dévorer le père et le fils.

– Je ne sais pas si c’est dans la loi,commença-t-il. Je pense que personne n’a le droit…

– Maître Allan a raison, voulutinterrompre le conciliant porte-clefs.

Mais cela ne lui réussit point.

– Taisez-vous, cervelle d’âne !mugit le geôlier en roulant ses yeux comme un diable. Prétendez –vous connaître la loi mieux que moi ?

– Oh maître Allan…

– Taisez-vous ! Ce joli garçonsuivra son père, si je veux. Par tous les diables de l’enfer, jevoudrais bien savoir qui m’en empêcherait.

– Ce ne sera pas moi toujours, maîtreAllan !

– Taisez-vous ! Allons vous autres,hors d’ici ! Le juge Mac-Foote vous attend dans la salle,maître Miles, et du diable si Son Honneur aime à attendre, quand iln’a pas un bon bol de toddy pour passer le temps !

Le redoutable geôlier reprit haleine, etNicholas Adams eut le temps de lui dire tout, au long :

– Vous avez raison, maître Allan, sur mafoi, vous avez raison !

Le geôlier lui jeta un regard de tigre.

– Taisez-vous ! grinça-t-il pour latroisième fois ; passez devant, Miles Mac-Diarmid. Vous,Morris, mon gamin, vous serez là comme qui dirait un conseil, unsolicitor, quelque chose… Vous me plaisez, mon bijou, et j’espèrebien quelque jour vous avoir sous ma clef.

Le bon Nicholas se frotta les mains d’un airjoyeux.

– Oh ! maître Allan !dit-il.

Les sourcils farouches de ce dernier sedétendirent comme s’il allait avoir un accès de gaieté, mais ce futl’affaire d’une seconde ; tous ses poils bruns, barbe,sourcils, cheveux, remuèrent aux contorsions de sa face, et, ilreprit d’une voix tonnante :

– Marchons ! vous autres,marchons !

Le vieux Miles franchit la porte de sacellule, appuyé sur le bras de Morris. L’honnête Nicholas formaitl’avant-garde ; le geôlier marchait le dernier, le poing surla hanche, le bonnet de travers, et menaçant le vide de son regardfoudroyant. Cet homme terrible était bavard.

– Ça vaudra, quelque chose, grommela-t-ilen mesurant son pas lourd. Je suis bien aise que le vieux coquin depapiste ait une manière de conseil. Le gentleman de Londres enprendra meilleure idée de notre prison de Galway. SainteBible ! ça va être comme un jugement dans les formes ! Ily aura le tribunal, l’accusé, l’avocat et le public, ma foi !une vieille dame habillée de soie et une jolie miss quej’appellerais mistress Grewill de tout mon cœur à l’occasion.

Les Mac-Diarmid allaient en silence dans leslongs corridors de la prison. Le bon porte-clef Nicholas était troploin de son patron pour saisir le sens de ses paroles, mais detemps en temps il se retournait et murmurait deconfiance :

– Maître Allan, vous avezraison !

La salle des interrogatoires était située audelà des chambres communes, tout au bout de la prison. LorsqueMac-Diarmid et son fils y arrivèrent, la petite estrade destinée aujuge d’instruction était occupée déjà par le vénérable Mac-Foote,auteur des Visions dans la Veille et des Abstractions de laChair[11]. Auprès de lui se tenait, droit etdigne, Josuah Daws, esq., sous-intendant de la policemétropolitaine de Londres.

Cet honorable gentleman n’avait rien perdu deson air d’importance. Sa longue et jaune figure projetait sonmenton aigu jusque sur sa poitrine ; il avait, dans toute larigueur du terme, la tenue théâtralement austère d’un puritain dela vieille roche.

Un petit vieillard, nommé Gilbert Flibbert,tenait la plume au bas de l’estrade, prêt à remplir son office degreffier.

En entrant, on ne voyait que ces troispersonnages ; mais un regard plus attentif eût découvert dansun angle obscur de la salle deux dames en toilettes élégantes,assises sur des fauteuils apportés tout exprès. C’étaient mistressFenella Daws et sa jolie nièce, miss Frances Roberts.

Fenella ne put rester tranquille sur son siègelorsque la porte ouverte, donna passage au prisonnier. Elle se levaet mit au-devant de ses yeux effarés son binocle d’or.

Le noble visage de Miles Mac-Diarmid et lafière beauté de Morris lui arrachèrent un cri de joyeuse surprise.Elle était venue là au spectacle, et le spectacle promettaitvraiment quelque intérêt.

La figure effrayante de maître Allan lui causaun frémissement de plaisir ; c’était bien là le geôlier modèlequ’elle s’était figuré si souvent en lisant les pages frémissantesd’Anne Radcliffe ou de miss Maria Porter. Cette bouche grimaçanteplaisait au degré suprême ; elle n’eût pas donné pour uneguinée ce regard sanglant ; cette barbe hérissée la ravissaiten extase.

Il n’y eut pas jusqu’au beau Nicholas Adamsqui ne lui semblât un type fort convenable. Elle était à peu prèscertaine, – ou ses souvenirs l’eussent cruellement trompée, –d’avoir vu un porte clefs pareil dans les livres.

– Il faut venir dans le Connaughtmurmura-t-elle en se tournant à demi vers sa nièce, pour trouvercette couleur ! Voyez, miss Frances, y a-t-il un geôlier commecela à Newgate ? Trouverait-on un porte-clefs comparable àcelui-ci dans toutes les prisons de Londres ?

Elle tira précipitamment de sa poche un vasteportefeuille, sur le vélin duquel sa main sèche et pointuegriffonna quelques phrases à la hâte.

– Je note mes impressions, mon enfant,dit – elle, je fixe ma pensée. Je ne veux rien oublier, afin deraconter à nos amis de Fleet-street nos aventures d’Irlande, avectous leurs détails.

Miss Frances ne répondit point. Jusqu’àl’arrivée du prisonnier et de son fils, le charmant visage de lajeune Anglaise avait gardé son expression froide et un peu sévère.Maintenant il y avait sur ses joues, sur son front, sur son beaucou, si blancs d’ordinaire, une épaisse rougeur ; son seinbattait sous l’étoffe chastement croisée de sa robe.

Elle regardait Morris, et son âme était dansses yeux.

XVIII – IMPRESSIONS DE FENELLA DAWS

Ce jour devait être solennel dans la vie demistress Fenella Daws. Que d’observations elle allait faire dans cecourt espace de temps ! Que de pensées fines et profondes elleallait jeter sur le papier ! Que de pages ajoutées aux pagesprécieuses de son volumineux carnet !

Mistress Fenella Daws n’avait jamais vu laFrance ; son gazouillement britannique, aigu, chantant ettirant du gosier des notes inconcevables, n’avait jamais fait lajoie du gamin de Paris, sur nos boulevards ; mais elle étaiten Irlande, elle était au sein du lointain Connaught, Parmi sesamies dans Cornhill, Cheapside et même dans le Strand, qui doncpouvait lui faire concurrence à cet égard ?

On va aux Antilles, au Cap, aux Indes, enChine, mais on ne va pas en france. La position de mistress Dawsavait positivement du rapport avec celle de Christophe Colomb. Elleavait découvert le Connaught.

Libre à elle, au retour, d’user largement duprivilège des voyageurs. Elle avait le droit de tout dire :personne ne pourrait contrôler ses assertions, et la prendre enflagrant délit de mensonge.

Il n’avait fallu rien moins que cetteperspective brillante pour porter la compagne de Josuah Daws, esq.,l’une des femmes les plus délicates et les plus élégantes dePoultry, à entreprendre ce dangereux voyage ; mais son espritpénétrant et sûr lui avait montré la récompense au bout du labeur.Elle avait fait faire un portefeuille énorme. Elle avait mis dansun coin de sa malle plusieurs bouteilles d’eau contre les rides,cosmétique puissant dont elle usait, hélas ! depuis longtempsen vain. Elle avait échangé avec ses amies de déchirantsadieux ; puis, faisant appel à tout son courage, elle avaitbravé les tempêtes du canal Saint-George.

Les femmes comme mistress Daws ont des yeuxsouvent assez laids, mais qui ne voient point. Il y a comme unelentille absurde et fantastique entre elles et la réalité. Leurmémoire se met au-devant de leur prunelle ; elles ne regardentpoint, elles ont lu tant de poèmes et tant de romans !

La nature est pour elle un plagiat, une copiesouvent pâle et mauvaise des belles descriptions qui les ontcharmées. Mistress Daws avait trouvé la mer prosaïque ; lesgrandes vagues ne lui avaient point donné suffisamment à rêver. Auxpremiers pas qu’elle avait faits en Irlande, elle s’était indignéede trouver sur son chemin des êtres gardant à peu près la formehumaine ; elle eût voulu des orangs-outangs ; ou tout aumoins des Caraïbes peints en rouge et s’entre-tuant avec des arêtesde poisson.

N’était-ce pas odieux ? Il y avait debeaux lacs, de vertes campagnes et des monts dont la croupeharmonieuse s’arrondissait à l’horizon. Que faire de toutcela ?

Mistress Fenella Daws ferma les yeux et semonta la tête.

Quand elle releva les cils blondâtres de sapaupière, tout avait changé d’aspect. Dieu ! que ces hommeschevelus lui donnaient de doux frémissements ! Que ces femmesà mantes rouges avaient bien l’air des prêtresses de la divinitédruidique ! quel feu diabolique dans les yeux de cesenfants ! – Quels monstres se cachaient dans ces basses forêtsde bogs-pines, qui s’étendaient comme un tapis fauve àperte de vue !

Son portefeuille se couvrait ; ellefaisait des provisions pour trois ou quatre saisons successives.Elle avait tout vu, hommes et choses. Elle avait appris le nomirlandais du bâton, et le nom celte de la pipe ; le lilliburoétait transcrit sur son carnet, qui contenait en outre plusieurslithographies à deux sous représentant les divers sites dupays.

Hélas ! elle était bien forcée de confierà ce portefeuille toutes ses impressions de voyage ! Francesn’était point faite en vérité pour la comprendre ; il y avaitentre elles un abîme. Mistress Daws avait dû se l’avouer, il n’yavait pas au fond du cœur vulgaire de cette jeune fille une seuleparcelle d’ineffable poésie. Frances, le croirait-on ? n’avaitrien lu de Maria Regina Roche, rien lu de miss Porter, rien lu desdix ou douze poètes nuageux qui faisaient les délices de satante !

Elle voyait tout avec sa droite raison ;elle mettait à juger les hommes un esprit fin, délicat, mais ferme.Elle parlait simplement, et jamais un hémistiche vaporeux nes’égarait dans sa phrase. Se pouvait-il bien que Fenella eût unenièce pareille ?

Et cet être sans poésie avait dix-huit ans, unvisage charmant, des cheveux d’ange, des yeux doux comme un beauciel !

Destin aveugle ! pourquoi toutes ceschoses n’étaient-elles point à Fenella Daws, qui en eût fait un siadorable usage ?

Il fallait se taire auprès de cette petitefille, qui sentait comme tout le monde et ne savait point donner detours ravissants à sa pensée. Quand parfois Frances s’animait à lavue des merveilleuses beautés jetées à profusion par la main deDieu sur les pauvres rivages du Connaught, quand ses yeux bleusrêvaient, quand son front s’inspirait et semblait s’élargir sousl’or ruisselant de sa chevelure, Fenella espérait un peu ;elle prenait la parole, et, afin de chauffer cet enthousiasmenaissant, elle déclamait quelques pages apprises.

Chose étrange ! au premier mot, Francesredevenait froide ses grands yeux se baissaient ; un nuagemorne descendait sur son front. On eut dit qu’elle s’ennuyaitpurement et simplement. Fenella haussait ses épaules acérées,poignardait sa nièce d’un regard de mépris, et ramenait sa prunelleincolore vers ces sites qu’elle se forçait à admirer.

Ah ! si Frances n’eût point été la fillede feu sir Edmund Roberts, knight, membre du Parlement et l’honneurde la famille Daws ; si Frances n’avait point été élevée à lamaison d’éducation de mistress Behan, dans Pimlico, avec de jeunesladies héritières des plus grands noms, il est douteux pour nousque Fenella eût seulement consenti à supporter sa compagnie.

Mais miss Roberts avait de si bellesconnaissances ! et il était si agréable de placer le nom del’honorable sir Edmund de temps en temps dansl’entretien !

Parfois, grâce à miss Roberts, des équipagesarmoriés s’arrêtaient dans Poultry, devant la porte de JosuahDaws ; des baronnes, des comtesses entraient dans le salonbourgeois de Fenella ! Un jour, lady Montrath s’était assisesur le sofa jaune de mistress Daws.

Lady Montrath ! lady Georgiana Montrath,qui était en vérité l’amie de pension de Frances.

C’était une compensation grande et qui faisaitsupporter bien des choses.

Quant aux mœurs du pays, Fenella les avaitprofondément fouillées ; son mari, qui, par profession, avaitbesoin de tout voir, l’avait conduite à cette grande fête qui ouvrela saison d’été entre les lacs et la mer. Elle avait vu laSaint-Patrick : des danses, des luttes, des devins, dessorcières, des mendiants innombrables, des coups de shillelah etmême des coups de couteau, car une des tentatives de meurtredirigée contre le major Percy Mortimer avait eu lieu pendant lafête.

Le major avait produit sur elle l’effet d’unhéros de roman. C’était la figure principale qui manquaitjusqu’alors au drame de son voyage.

Elle se mit à penser au major. Ses rêveriesdevinrent d’une suavité inquiétante, et la pauvre Frances futobligée de subir des tirades inouïes.

À vrai dire, Frances écoutait moins quelamais. Elle aussi avait rapporté des Mamturks un sujet de rêverie,et bien souvent, soit qu’elle fût seule, soit que la parole vide desa tante bourdonnât à son oreille, l’esprit de la jeune filles’échappait vers ces sites sauvages où elle avait vu le bras d’unhomme contenir une foule furieuse : un homme seul, un jeunehomme, aussi beau que brave, et dont le visage fier s’animait toutau fond des souvenirs de Frances ; un regard orgueilleux etdoux à la fois, un front puissant, une parole éclatante et rapidecomme la foudre.

Elle savait son nom ; car tandis quemille bras l’attaquaient, des bouches sans nombre criaientMorris ! Morris Mac-Diarmid !

Frances ne croyait point aux choses del’amour. La folie de sa tante avait fait sur elle l’effet d’unpréservatif énergique, et tout ce qui sentait le roman larepoussait à coup sûr. Son cœur était, comme son visage, doux etaustère. Frances pensait sincèrement qu’il en était de cela commede tout ce dont parlait sa tante, et reléguait l’amour dans ledomaine des chimères.

Quelle page pour le carnet de FenellaDaws !

Cette poétique femme n’avait plus guère à voiren Irlande qu’un drame judiciaire et la grande comédie desélections.

Or le drame et la comédie s’annonçaient pourle même jour. Il fallait gagner du temps. C’était d’après le vœu deFenella que le vieux Miles Mac-Diarmid subissait de si grand matinson dernier interrogatoire.

Fenella, comme toutes les femmes quiremplissent de leurs pensées écrites de vastes portefeuilles, avaitdes prétentions au sceptre conjugal. L’austère Josuah Daws n’eûtpas demandé que d’être le maître ; mais Fenella, impérieuseautant qu’une jolie femme, avait miné petit à petit la volonté deson mari. Le sous-intendant de police, après une défense quin’était pas sans mérite, avait fini par céder, de guerre lasse, etobéissait à sa femme, tout en gardant ses dehors d’importance et desévère supériorité.

Fenella lui avait dit la veille que soncaprice était d’assister à l’interrogatoire du vieuxpayeur-de-minuit.

Ceci était contre toutes les règles ;pourtant le sous-intendant de police répondit affirmativement,comme toujours.

Le juge Mac-Foote, bien qu’il eût composé leTraité des Visions dans la Veille et des Abstractions de laChair, était un homme galant ; il mit la salle desinterrogatoires à la disposition de mistress Daws, et avançal’heure de la séance, afin que Fenella pût jouir des premièresluttes du poll.

Le matin de ce grand jour, mistress Dawsattacha sur son front légèrement dégarni son tour de cheveux leplus touffu ; elle mit sa robe la plus éclatante et sonchapeau le plus glorieusement empanaché. Il va sans dire qu’ellen’oublia point le portefeuille précieux.

Frances fit sa toilette de tous les jours.

Josuah Daws leur offrit ses deux bras, et ilspartirent tous trois pour la prison au moment où les rues de Galways’éveillaient. Mac-Foote les plaça dans ce coin de la salle où nousles avons vues, et il ne gagna son siège magistral qu’après avoirépuisé en faveur des deux dames le fonds de compliments tenu parlui en réserve pour les grandes circonstances. La représentationcommença.

– Eh bien ! Miles, mon vieil homme,dit le juge avec une douceur affectée, avons-nous quelque petitechose de nouveau à confesser à la justice ?

– Monsieur Mac-Foote, répondit levieillard, j’ai dit la vérité, rien de plus, rien de moins. Qu’ya-t-il au delà de la vérité, sinon le mensonge ?

Josuah Daws, esq., hocha la tête d’un aircapable. Mac-Foote poussa un hem ! retentissant.C’était un bon diable de magistrat irlandais, menteur, astucieuxpar routine, mais ne regorgeant point de malice. Il avait unefigure de rustre sous sa perruque blanche de magistrat.

Il adressait au grave Josuah Daws defréquentes œillades et ne perdait aucune occasion de lui faire leshonneurs de céans.

– Remarquez bien, monsieur Daws, cher ethonorable collègue, reprit Mac-Foote, que cet homme estparticulièrement endurci. Voici peut-être son trentièmeinterrogatoire, et c’est toujours la même réponse !

– En vérité, monsieur Mac-Foote !répliqua Daws d’un air profond.

Fenella écrivit sur sonportefeuille :

« Prison de Galway ; petitesrues ; beaucoup de boue et des haillons qui sèchent au dehors.À la porte un énorme chien d’espèce inconnue, qui aboie comme lesdogues, à peu près. – Prisonnier, Molly-Maguire ; repealersinsolents et aveuglés. Hommes de six pieds huit pouces, rouges,borgnes, et mâchant du tabac. Femme bossue qui se prétend sorcièreet dont les ongles ont plus d’un pouce de long. Salle immense auxgothiques arceaux, à la voûte imposante il y a au centre une sortede trône pour les magistrats, et, dans un coin, des fauteuils pourles dames. Aspect général grandiose et plein de couleur. Typede geôlier : Féroce, sourcils, barbe et cheveux d’un noirfauve, œil sanglant, dents très longue : voix qui faittrembler. Type de porte-clefs : Hypocrite, grossesjoues, petits yeux qui sourient sans cesse, tête chauve et ronde,ventre exorbitant. Vieux prisonnier qui, au premier abord, a l’aird’un saint et qui n’est qu’un misérable bandit ! Obstinationinfernale de ce prisonnier. Beauté du jeune garçon quil’accompagne ; effet que produit master Josuah Daws, dans letableau. »

Comme on le voit, la récolte avait été bonnece matin. Fenella, historien fidèle, suivait les événements pas àpas, se chargeant seulement de mettre un peu de poésie parmi leschoses, et changeant çà et là, pour la couleur, une estradevermoulue en trône, une pauvre grange en salle imposante avecgrande voûte et arceaux gothiques.

– Mon cher et honorable confrère, repritle juge en s’adressant à Daws, votre avis n’est-il pas qu’il fautagir ici avec adresse et douceur ?

Le sous-intendant de police s’inclina en signed’assentiment, et l’ingénieuse Fenella mit sur son grandcalepin :

« Finesses et détours de la justiceirlandaise. » Mac-Foote poursuivit en se tournant versl’accusé :

– Allons, Miles, mon vieil homme, un peude franchise ! Vous êtes ici devant des amis, qui ont unsincère désir de vous trouver blanc comme neige.

Le bon Nicholas essuya ses yeux attendris.

– Cet homme est un affreux tartufe, missFrances ! murmura Fenella en désignant le pauvre porte-clefs.J’aime encore mieux la férocité franche de cet autre… le geôlier,je crois… on sait au moins à quoi s’en tenir.

Frances ne prenait point la peine de cacherson émotion. Si Fenella n’eût été tout entière à son œuvre, elleaurait vu les beaux yeux de sa nièce fixer sur le jeune Mac-Diarmidun regard déjà tout plein d’intérêt. Mais Fenella n’avait vraimentpas le loisir : il fallait que son carnet fût plein auretour.

On ne vient pas deux fois en Irlande.

L’œil de Miles, calme et ferme, était relevésur son juge. À la doucereuse allocution de ce dernier, il avaitrépondu par un silence froid où il y avait quelque dédain.

– Vous voyez, cher et honorable collègue,dit Mac-Foote, entêté comme une mule ! À ce propos, monsieurDaws, permettez-moi de vous faire observer que l’hôtel du RoiMalcolm n’est point un logement convenable pour un gentlemande votre importance…

– Nous parlerons de cela plus tard,monsieur Mac-Foote, répliqua le sous-intendant de police avec undemi-salut protecteur ; nous en sommes à interroger leprisonnier.

Mac-Foote sourit et cligna de l’œil.

– Sans doute, sans doute, murmura-t-il.Miles, mon vieil homme, ne vous impatientez pas. Son Honneur et moinous sommes à vous dans la minute. Je disais donc, mon cher ethonorable confrère, que ces charmantes dames – Mac-Foote salua lesdames – ne sont point à leur place dans une pauvre auberge deGalway. Faites-moi le plaisir de regarder par cette croisée.Voyez-vous ces trois fenêtres qui s’ouvrent sur un mur tout neuf etqui donnent sur ce préau planté d’arbres ?

– Monsieur Mac-Foote, interrompitl’austère Daws ; nous sommes ici pour…

– Bien, bien, cher monsieur ; necraignez-vous pas que le vieil homme s’impatiente ? GilbertFlibbert, occupez-vous à transcrire les réponses du prisonnier.

– Votre Honneur, repartit le petitgreffier, le prisonnier n’a encore rien répondu.

– Du silence, Gilbert ! et plus derespect pour la magistrature, mon ami ! Cher et honorablecollègue, ces trois fenêtres sont celles de l’administrateur desprisons, qui fait sa tournée dans le comté. La cité de Galwayserait heureuse si vous vouliez bien devenir son hôte et acceptercet appartement.

Daws jeta un regard oblique vers les troisfenêtres.

– Nous verrons cela, monsieur Mac-Foote,répliqua-t-il sans rien perdre de son austère suffisance : ily a temps pour tout, et nous sommes ici dans l’intérêt de la chosepublique.

Fenella inscrivit sur son calepin avec unlégitime orgueil :

« Belles paroles de Josuah Daws, esq.,magistrat de Galway. »

Mac-Foote salua et fit effort pour garder sonsourire.

– Cher et honorable collègue, dit-il, jevous remercie de votre avis. Attention, Gilbert Flibbert !Vieux Miles, vous êtes accusé d’avoir porté le manteau rouge deMolly-Maguire la nuit où fut incendiée la ferme de Luke Neale.

– C’est faux, répondit le vieillard.

– On a entendu le nom de Mac-Diarmidprononcé dans les bogs cette nuit-là.

– Mes fils et moi nous dormions à laferme du Mamturk.

– Avez-vous des témoins pour leprouver ?

– La petite Peggy, le valet Joyce et lanoble Ellen pourraient en faire serment.

Le juge haussa les épaules.

– Une servante, grommela-t-il, un valetde ferme et une cousine… Gilbert, écrivez qu’il n’y a pas detémoins.

Les deux Mac-Diarmid ne firent pas unmouvement. Ils restaient dignes et froids, le père appuyé surl’épaule de son fils.

– Mais c’est un mensonge odieux, murmuraFrances dont le visage, sicalme d’ordinaire, exprimait une vive indignation.

– Chut ! miss Fanny, repartitFenella. Ne savez-vous pas que la forme de la justice varie suivantles pays ? Ce juge me plaît beaucoup. Il me semble que nousserons bien logés dans cet appartement que M. Daws accepterace soir.

– Cher et honorable confrère, repritMac-Foote, vous plairait-il d’adresser vous-même quelques demandesà l’accusé ?

– Je n’ai point qualité pour cela,monsieur Mac-Foote, répliqua Daws ; mais veuillez luiapprendre la nouvelle position où le placent les témoignages acquisdésormais au procès.

Aucun muscle ne remua sur le visage du vieuxMiles ; mais Morris devint plus pâle.

Frances, qui le regardait, sentit en son cœurune muette angoisse, et des larmes vinrent à ses beaux yeux.

Au mot de témoignage, maître Allan avaitéchangé un de ses regards terribles contre un des tendres regardsdu doux porte-clefs. C’était une nouvelle phase du procès ;ils ouvrirent tous deux les oreilles.

Gilbert Flibbert lui-même mit sa plume enarrêt et devint attentif.

Mac-Foote se recueillit un instant.

– Je dois vous dire, Miles Mac-Diarmid,reprit-il avec une sorte de solennité, que votre position estcruellement changée. Jusqu’ici la justice avait la convictionmorale de votre culpabilité, mais c’était tout : les premièresmanquaient, et notre cour équitable se serait vue forcée de vousrelâcher à la fin. Maintenant, ces preuves qui nous faisaientdéfaut, nous les avons tenues.

Mac-Foote fit une pause pour constater l’effetproduit. Miles était ferme comme un roc. Sa grande taille sedéveloppait dans toute sa hauteur. Son regard doux et fier tombaitd’aplomb sur le juge. Il y avait une auréole de résignation autourde son front dépouillé par l’âge.

Morris partageait maintenant, au moins enapparence, le calme de son père. Les larmes de Frances s’étaientséchées.

Et, de même que l’austérité habituelle qu’ons’étonnait de voir naguère sur son jeune visage n’avait jamais étéun masque, de même les sentiments divers qui en ce moment agitaientson âme, se reflétaient sans contrainte sur sa physionomie, fidèlecomme un miroir.

Si mistress Daws l’eût observée en ce moment,Fleet-street, Ludgate, Cornhill, Cheapside et Poultry eussent étéprivés des impressions de voyage de l’excellente dame en cettemémorable journée. L’étonnement l’eût empêchée de donner suite àses découvertes intéressantes. Elle eût jeté son crayon et referméson immense portefeuille.

– Poursuivez, monsieur Mac-Foote, dit lesous-intendant de police.

– Ce diable de bonhomme n’a peur derien ! grommela le juge. Vous m’avez entendu, MilesMac-Diarmid ? reprit-il tout haut ; nous avons despreuves. Ces preuves consistent en trois témoins – vousm’écoutez ? – trois témoins qui vous ont vu tenir la torche,depuis les ruines de Glanmore jusqu’à la ferme du malheureux LukeNeale.

Les poings de Morris se fermèrent par unmouvement convulsif et irrésistible.

– Infamie ! murmura-t-il.

Et tout au fond du cœur de Frances une voixs’éleva qui répéta : Infamie !

Elle était persuadée. L’innocence de cevieillard qu’elle ne connaissait point lui apparaissait plus claireque le jour. Elle en eût juré sur son âme et sa conscience. Elle yeût engagé son salut éternel.

Le vieillard, cependant, s’était tourné versson fils et lui avait imposé silence d’un geste souverain.

– Maître Allan, dit Mac-Foote,placez-vous, je vous prie, auprès de ce jeune gaillard… et aumoindre mot jetez-le à la porte, maître Allan.

– Son Honneur a raison, grommela le bonNicholas par habitude.

Allan gronda terriblement, et vint mettre sapersonne effrayante auprès de Morris.

– Que dites-vous de cela, vieilhomme ? reprit Mac-Foote d’un accent triomphant. Troistémoins ! il n’en faudrait qu’un pour vous faire pendre.

– Mon corps est à la loi, répondit MilesMac-Diarmid ; mon âme est à Dieu. J’ai assez longtemps vécupour avoir appris à mourir.

– C’est dramatique ! murmura FenellaDaws. Sur ma parole, Frances, ce sauvage a merveilleusement ditcela ! Un peu plus de sombre dans le regard, un peu plus dedéchirant dans la voix, et il aurait produit à Drury-Lane unfoudroyant effet !

Frances avait la main sur son cœur ; sonémotion l’oppressait.

– Forfanterie que tout cela, vieilhomme ! s’écria le juge. Nous nous verrons à l’audience.D’ailleurs, le Livre dit : « Vous vous dépouillerez dupéché de l’orgueil, » et c’est grande pitié que de voir unmourant qui s’endurcit comme vous dans son crime.

– Juge Mac-Foote, prononça tout bas MilesMac-Diarmid, vous savez bien que je suis innocent.

Le magistrat se troubla sur son siège. Il jetason regard à droite et à gauche d’un air de détresse, et ne repritson assiette qu’après avoir rencontré l’œil terne et impassible deJosuah Daws.

– Encore un assez bel effet, ditFenella.

– Innocent ! reprit le juge enfeignant l’indignation pour cacher un reste de trouble. Vousinsultez la justice, Miles Mac-Diarmid !

– Je suis un pauvre vieillard, jugeMac-Foote ; pardonnez-moi si je vous ai offensé… Mais il y asoixante ans que le vieux Miles est connu entre les lacs et la mer.On sait ce qu’il pense de Molly-Maguire et de tous les whiteboys,quel que soit leur nom. On le sait, et je ne vous le répéteraipoint, juge, parce que vous êtes protestant, et que ces malheureuxsont pour moi des frères égarés. Mais demandez aux cent premiersvenus que vous allez rencontrer en sortant d’ici dans les rues dela ville, demandez-leur : Le vieux Miles a-t-il tenu latorche ? Et tous vous répondront ; tous, entendez-vous,juge :

– Le vieux Miles serait mort avant dedésobéir à son père O’Connell !

– Mon damné cousin ! dit le geôlierde sa voix formidable.

– Le cousin de maître Allan !murmura le bon porte-clefs.

Les deux magistrats avaient accueilli par unegrimace le nom du Libérateur.

– Il ne s’agit pas de tout cela, vieilhomme, répliqua, Mac-Foote ; adresser des questions au premiervenu dans la rue serait contre toutes les règles. Nous avons destémoins qui ont juré sur le crucifix.

– Ils sont si malheureux interrompitMiles d’une voix où il n’y avait point de colère. Ils souffrenttant, eux et leurs pauvres enfants ! Juge, en un pays où règnela faim il est aisé d’acheter les consciences. Je n’en veux pas auxtrois Irlandais qui se sont parjurés devant le crucifix. Sur Dieuqui va recevoir mon âme je leur pardonne ! Et je te pardonne àtoi aussi, juge, instigateur de mensonges, à toi, le seul et vraicoupable… et je prie Dieu qu’il ait pitié de ton âme à l’heure deta mort !

La face de rustre du juge Mac-Foote devintlivide sous sa perruque poudrée. Josuah Daws lui-même pâlit, carcette apostrophe tombait directement sur sa tête.

Frances s’était redressée ; son œil bleubrillait d’enthousiasme. Fenella seule, à l’épreuve de touteémotion vraie, écrivait bravement sur son album :« Audace choquante des accusés irlandais. »

Il régnait dans la salle un silence profond.La plume du greffier courait et grinçait sur le papier de saminute. Le geôlier et le porte-clefs se regardaient ébahis. Morrispressait son vieux père contre sa poitrine avec des larmes dedésespoir et d’orgueil.

Daws dit un mot à l’oreille du juge, qui fitun signe à maître Allan.

Celui-ci saisit le vieux Miles au collet. Lamain de Morris se leva, le geôlier tomba sur ses deux genoux,laissant le vieillard libre.

– Tirez vos coutelas, geôlier, s’écriaDaws, dont la lèvre écumait. Il a frappé, vous êtes dans laloi !

Morris était au-devant de son père, les brascroisés sur sa poitrine. Le geôlier obéit. Il se releva en poussantun cri de rage et dégaina son coutelas.

– Frances, miss Fanny ! s’écrièrentà la fois, Josuah Daws et Fenella, que faites-vous ? quefaites-vous ?

La jeune fille, écoutant le premier mouvementde son cœur, s’était élancée entre Allan et Morris. Le couteau dugeôlier avait effleuré son cou blanc, et des gouttes de sangruisselaient sur sa robe. Morris, étonné, la soutenait entre sesbras :

Leurs regards se rencontrèrent. Il y avaitdans celui de la jeune fille tout le dévouement que peut ressentirle cœur d’une femme. C’était la seconde fois que Morris lavoyait.

– Merci, mademoiselle !murmura-t-il.

La bouche de Frances s’ouvrit en un beausourire.

– Il est innocent, dit-elle tout bas. Jele sais, je le sens ! Oh ! je veux vous aider à lesauver !

Daws, descendu de l’estrade, vint arracher sanièce des bras de Morris, et mit son mouchoir sur la blessurelégère de la jeune fille.

– Emmenez le prisonnier ! ditMac-Foote tout tremblant.

Les deux Mac-Diarmid suivirent le geôlier etle porte-clefs.

– Morris, mon garçon, dit maître Allan,du diable si je ne vous aurais pas tué comme un chien, sans cettepetite miss qui vous a protégé. Une belle enfant, mon fils !Oui, oui, je vous aurais mis mon couteau dans le ventre.

– Oh ! maître Allan l’aurait fait,murmura le bon Nicholas.

– Mais je ne vous en veux pas, Morris,mon garçon ; car, après tout, un fils peut bien défendre sonpère. Vous avez résisté à la justice… allez-vous-en, croyez-moi,avant qu’on me donne l’ordre de vous retenir sous clef.

Maître Allan, le brave homme, avait l’aird’une hyène en disant cela.

Miles le remercia du regard.

– Séparons-nous, enfant, dit-il enattirant Morris sur son sein.

Le père et le fils demeurèrent longtempsembrassés ; puis Morris, s’arrachant brusquement de cetteétreinte, se dirigea d’un pas rapide vers la porte extérieure de laprison. En traversant le préau désert sur lequel s’ouvraient lescroisées de la salle des interrogatoires, il entendit son nomprononcé au-dessus de sa tête. Il leva les yeux vivement : ladouce figure de Frances penchait à l’une des croisées.

La jeune fille avait des larmes dans les yeuxet un sourire sous les larmes.

– Nous le sauverons ! murmura-t-ellebien bas.

Morris voulut rendre grâce, mais Frances avaitdisparu.

XIX – UN NID DANS LES BOGS.

– Du diable ! Gilbert Flibbert,s’écria Mac-Foote après le premier trouble, n’allez-vous pasinscrire sur votre minute toutes les sottises de ce vieuxcoquin ! Effacez, effacez, mon garçon. Un procès-verbal doitêtre fait avec prudence ; ce ne sont pas les accusés qui vouspaient votre traitement, je crois !

Mac-Foote se pencha par-dessus l’épaule dupetit greffier.

– Le malheureux avait tout écrit !murmura-t-il. Si l’on n’était pas constamment sur le dos de cesgens-là. Dieu sait comment irait la justice ! Laissez cela,Gilbert, ajouta-t-il tout haut, je m’en charge. Allez dire augeôlier Allan qu’il retienne prisonnier ce jeune drôle jusqu’ànouvel ordre… Morris Mac-Diarmid, je crois. Allez, mongarçon !

Frances était à genoux auprès de sa tanteévanouie. Elle se redressa au nom de Morris, et prêta l’oreilleelle venait de voir Morris traverser le préau ; il devait êtrebien près de la porte extérieure. Un ébranlement suivi d’un bruitsourd annonça que les lourds battants venaient de tomber. Morrisétait libre.

Frances se redonna tout entière aux soinsqu’exigeait la position de Fenella Daws. Celle-ci était renverséesur son fauteuil, et jetait en arrière les quelques cheveux pâlesqui faisaient à son visage blafard une couronne assortie. Elleavait fermé ses yeux blancs, et composait les muscles de sa maigrefigure, selon l’art de la pâmoison.

Mistress Daws avait étudié cet art à fond,depuis longues années.

Tous les goûts sont dans la nature.

Aussitôt qu’elle eut repris ses sens, elle sehâta d’ouvrir son portefeuille afin d’y ajouter ceslignes :

« Long évanouissement causé par laconduite imprudente et romanesque de ma nièce, miss FrancesRoberts. »

Cette phrase devait clore la séried’observations faisant trait aux prisons de Galway.

Fenella eut la force de se lever et le couragede s’acheminer vers le nouvel appartement offert par Mac-Foote ausous-intendant de police.

Faible encore et le visage couvert de cettepâleur qui suit les grandes émotions, elle prit sur elle de dévorerun beefsteak énorme et de boire un flacon de sherry.

Après quoi elle demanda son stilton au madère,qu’elle POUSSA AU FOND comme disent les Anglais (to pulldown), avec un carafon d’eau-de-vie de France.

Une toute petite maison s’élevait au milieudes bogs solitaires entre Carndulla et Ballinderry à une bonnelieue de la ville de Tuam. On l’avait bâtie sur un tertre, fondé demain d’homme, qui dominait de quelques pieds la fange voisine.

Tout alentour il y avait un fossé profondrempli de boue liquide, au-dessus de laquelle la végétation desmarais commençait à jeter son perfide voile de verdure.

La maison était construite de façon àprésenter extérieurement l’aspect d’une guérite écrasée. Son toit,formé de mottes de gazon disposées en écailles, était taillé àquatre pans et gardait à son centre un trou carré sans tuyau, paroù s’échappait la fumée du feu de tourbe, dans les mauvais jours del’hiver.

Les murailles étaient en terre battue. Nullepoutre, nul pieu n’en protégeait la chancelante décrépitude.

L’atmosphère humide et dissolvante des bogsavait miné les angles de la cabane, où manquaient çà et là degrosses mottes de terre. On voyait partout des crevasses le longdes murailles, qui restaient néanmoins molles au toucher etsuintaient continuellement des gouttelettes d’eau à travers lamousse verdâtre qui les tapissait en quelques endroits.

À part la porte étroite et basse, fermée àl’aide d’une claie, la maison ne présentait qu’une seule ouverturequi regardait le midi.

L’intérieur était une chambre unique qui eûttenu quatre fois, pour le moins… dans la salle commune de la maisonde Mac-Diarmid.

Au milieu de la chambre se trouvait uneexcavation correspondant avec le toit : c’était la cheminée.L’hiver, la vapeur épaisse de la tourbe s’élançait de ce foyer etremplissait la hutte avant de s’échapper par l’ouverturesupérieure.

Un peu à gauche de cette cheminée, une cordede paille, tendue d’une muraille à l’autre, comme chez le vieuxMiles, séparait la pièce en deux compartiments inégaux : l’unétait l’asile des bestiaux, l’autre celui des créatureshumaines.

Mais l’asile des bestiaux était vide. Il n’yavait rien au delà de la corde tendue ; sinon la couchesouillée, émiettée, réduite en poussière immonde d’une truieétique, qui était morte de faim, un an auparavant.

Impossible de se figurer une nudité plusfroide, une misère plus absolue. Point de table auprès du foyer,point d’escabelles à l’entour ; pas même, aux muraillescrevassées, ce pauvre luxe si cher à l’Irlandais catholique :l’image vénérée de son patron, le bon saint qui prie pour lui dansle ciel.

Rien : un air épais, mouillé, fétide.

De l’eau sur le sol, de l’eau dégouttant lelong des parois raboteuses. Dans un coin, une haute pyramide detourbes taillées, auprès de laquelle brillaient deux de ces largesbêches tranchantes et droites qui servent à couper le gazon destourbières.

Dans un autre coin, quelques brins de paillesur lesquels étaient couchés deux enfants à demi nus…

C’était à peu près l’heure où lesMolly-Maguires sortaient de la galerie du Géant. Le jour, quicommençait à poindre, éclairait faiblement les objets dans lamisérable demeure. On voyait la brume des bogs blanchir ets’illuminer à travers les nombreuses crevasses des murailles. Lalumière qui tombait de biais sur les deux enfants endormis,éclairait leurs membres grêles à travers les grands trous de leurshaillons, et faisait ressortir les tons hâves de leurs petitesfigures ravagées par la misère.

C’était une fille de onze ans à peu près et ungarçon qui pouvait avoir une année de moins. Ils étaient de la mêmetaille et se ressemblaient presque trait pour trait. Leurs pauvrespetits visages souffrants étaient enfouis dans les masses mêlées deleurs énormes chevelures. Leurs traits avaient de la douceur, etpeut-être n’eût-il fallu qu’un peu de bonheur pour y mettre lasouriante beauté de l’enfance.

Mais ils étaient si pâles, si maigres, sichétifs ! L’air mortel des bogs pesait si lourdement sur leurspauvres poitrines.

Ils avaient eu faim souvent et longtemps. Legarçon était couché en travers, aux pieds de sa sœur, qui sefaisait un oreiller de son bras arrondi.

Leur sommeil était pesant et inquiet tout à lafois. Par instants ils restaient comme accablés sous l’oppressionqui serrait leurs poitrines ; puis ils s’agitaient sur leurcouche humide ; la sueur perlait sous leurs longs cheveux, etleurs bouches qui brûlaient murmuraient une plainte.

La petite fille se dressa, tout à coup. Ellejeta autour de la chambre le regard égaré de ses grands yeux. Sesdeux mains pressèrentsa poitrine haletante.

Jésus ! Lord ! dit-elle que j’aifaim !

Elle se prit à marcher à quatre pattes, latête presque sur le sol, flairant les débris de toutes sortes commeun animal sauvage et cherchant dans la poussière. Mais elle avaitcherché tant de fois déjà ! Il n’y avait rien. La dernièrepelure de pomme de terre avait été dévorée dès longtemps.

Un cri sourd râla dans la gorge de la jeunefille, qui regagna sa couche de paille en rampant. Elle s’y assitet appuya son dos contre la muraille mouillée.

– Paddy, murmura-t-elle, mon petit frèrePaddy, je crois que je vais mourir.

L’enfant ne s’éveilla pas tout de suite. Ils’agita dans son sommeil ; puis il se dressa tout à coup commeavait fait sa sœur, et saisit à deux mains sa maigre poitrine.

– Oh ! oh ! dit-il, j’aigrand’faim, seigneur Jésus !

La petite fille gémissait et pleurait.

– Qu’avez-vous ; ma sœur Su ?demanda Paddy en se glissant sur la paille ; il ne faut paspleurer ; voyez, je ne pleure pas, moi !

La voix du pauvre enfant tremblait et sespaupières creusées rendaient de grosses larmes.

– Paddy, mon petit frère, murmura Su,dont la voix semblait défaillir, on dit que cela fait mal demourir… et je souffre bien ! Je crois que tu vas rester seuldans les bog.

Paddy jeta ses bras autour du coude sa sœur.

– Je t’en prie ! je t’en prie !s’écria-t-il, ne m’abandonne pas ! Je suis un homme, moi, etje serais bien longtemps peut-être avant de souffrir assez pourmourir.

Les deux enfants se tinrent embrassés pendantquelques secondes. Su regarda son frère en essayant de sourire.

– Me voilà mieux, dit-elle ; nouspasserons cette nuit comme les autres, et peut-être notre père Gibapportera de quoi manger demain matin.

Paddy secoua sa tête chevelue.

– Il y a trois jours que notre père Gibn’est venu, répliqua-t-il. C’est bien long d’avoir faim pendanttrois jours !

Sa voix s’éveilla subitement, et prit àl’improviste un accent de gaieté.

– Vous ne savez pas, petite sœur ?s’écria-t-il, oh ! le beau rêve que j’ai fait ! le beaurêve ! Il était venu des grands seigneurs voir notre cabane,et l’un d’eux m’avait emmené avec lui loin, bien loin, au delà deslacs, je ne sais où… J’avais de beaux habits de toile où il n’yavait pas de trous. On m’avait donné des souliers à semelles debois, et mes pieds ne saignaient plus en heurtant contre lesbranches mortes des bog-pines cachés dans l’herbe desmarais, et tant que durait le jour, Su, oh ! ma sœur, écoutezcela ! je mangeais ! je mangeais de grosses pommes deterre, des pains d’avoine et de la viande comme si c’eût ététoujours le matin de la Noël !

Le jour grandissant montrait la lueur avidequi brûlait dans les yeux des pauvres enfants. Su passait sa languesur sa lèvre pâlie.

– Des pommes de terre !murmura-t-elle. Du pain d’avoine ! Ah Jésus !Jésus ! que j’ai faim !

– Moi aussi, répliqua Paddy, qui perditson sourire, j’ai grand’faim ! Il y a comme une main de ferqui se remue au dedans de ma poitrine vide… Mais, ma pauvre sœur,comme je mangeais ! Qui vit jamais des pommes de terre sigrosses ! Les pains d’avoine étaient grands commemoi !

Le dos de Su glissa le long de la muraille ettête retomba sur son bras.

– Du pain ! oh du pain !dit-elle d’une voix qu’on entendait à peine.

Paddy, chancelant à son tour, se renversa surla paille en balbutiant le récit de son rêve.

Les deux enfants dormaient. Tous deuxsouriaient dans leur sommeil. L’image évoquée leur apparaissait denouveau sans doute, et ils songeaient qu’il y avait du pain dans lacabane.

Le jour était levé tout à fait. À sa clartébrillante la triste demeure paraissait plus nue encore, s’il estpossible, et plus misérable qu’aux lueurs douteuses du crépuscule.Au dehors, la brume matinière s’étendait sur la vaste solitude desbogs, et rien ne troublait, à plusieurs milles à la ronde,l’uniforme et lourd silence.

Un bruit lointain et vague se fit pourtant.C’était comme le son léger du pas d’un poney, frappant le gazonsourd des tourbières. Ce bruit approchait rapidement. Une formevague apparut dans la brume, pour se cacher un instant etreparaître bientôt plus proche.

C’était un cavalier qui courait au galop enzigzag, suivant les capricieux sentiers qui tournent autour desflaques d’eau croupie. Au bout de quelques secondes, on aurait pureconnaître la taille courbée et les haillons de Gib Roe.

Gib semblait fatigué. Ses cheveux, quid’ordinaire, se hérissaient autour de son crâne montueux,retombaient, amollis par le brouillard du matin et par la sueur quibaignait leur racine. Il mit pied à terre au bas du petit tertrequi servait d’assise à la cabane. Il le monta en quelques enjambéesrapides, et fit sauter la claie en dedans d’un coup deshillelah.

Paddy et Su s’agitèrent sur la paille enmurmurant faiblement des plaintes, mais ils ne s’éveillèrent point.Gib avait autour de sa ceinture, sous son carrick en lambeaux, unbissac de toile, qu’il mit à cheval sur la corde de paille.

– Allons, mes chérubins, allons !dit-il, debout un peu, et en besogne !

La petite Su se roula en poussant undouloureux murmure, et Paddy mit ses deux petites mains sur sesyeux qui ne voulaient point s’ouvrir.

– Allons, créatures ! s’écria Gib enfrappant, du pied, debout, ou mon shillelah va causer !

Les deux enfants sautèrent machinalement surleurs pieds nus, et demeurèrent durant une seconde dans cetabêtissement qui suit un trop brusque réveil. Gib les regardaitavec un sourire autour de sa lèvre et des larmes dans les yeux.

– Sont-ils maigres ! sedisait-il.

Puis il ajoutait avec un mystérieux mouvementde joie :

– Ça va finir. Su aura ses petites jouesrondes et roses ; l’enfant Paddy prendra de la graisse commeun gentleman. Ce sera grand, beau, fort !… Ah ! reprit-ilen baissant les yeux d’un air d’embarras, on ne peut pas laissermourir comme ça des pauvres chers innocents que le bon Dieu vous adonnés !

Pendant cela, les deux enfants avaient secouéleurs grandes chevelures et ouvraient les yeux tant qu’ilspouvaient, fouillant du regard les poches de leur père. Uneexpression de consternation profonde se répandait sur leurs pauvrespetites figures hâves et décharnées.

Ils ne dirent rien pourtant, et chacun d’euxalla prendre une main de Gib pour y mettre une caresse.

– Oui ! oui ! mes anges chéris,murmura Roe. J’aurais donné mon âme à Satan pour vousdeux !

– Bonjour, père, dit bien doucement lapetite Su.

Paddy répéta :

– Bonjour, père.

Roe les prit tour à tour dans ses bras et lesbaisa passionnément.

Puis il mit à les repousser une sorte debrusquerie, et ses gros sourcils se froncèrent.

– Arrah !grommela-t-il ; sans ces petite gens-là j’aurais bonneconscience et les rêves de la nuit ne me feraient paspeur !

– Mon père Gib, dit Su, dont la faimtorturait l’estomac frêle, apportez-vous quelque chosemanger ?

Paddy regarda son père d’un air craintif ets’approcha plus près. Il se sentait trembler et défaillir.

Gib montra du doigt le bissac à cheval sur lacorde de paille. Les enfants ne firent qu’un bond. Leurs mains seplongèrent à la fois sous la toile, et leurs bouches s’emplirentavidement, tandis qu’ils poussaient des cris étouffés de sauvageplaisir. Le bissac contenait deux pains d’avoine et quelques pommesde terre.

– C’est mon rêve, ma sœur Su !disait Paddy la bouche pleine, c’est mon beau rêve ! Voiscomme le pain est tendre et blanc !

Su ne pouvait répondre. Elle mangeait ;elle mangeait avec une incroyable avidité. Les larmes étaientrevenues aux yeux de Gib Roe.

– Ils n’auront plus faim, pensait-il, lespauvres chéris ! je les aurais trouvés morts quelque jour dansles bogs. Ah ! le bon Dieu me punira peut-être ; mais queça fait de bien de les voir manger et être heureux !

Su et Paddy s’étaient jets par terre pour êtreplus à l’aise. Gib vint se coucher sur le sol entre eux deux. Ilembrassait la petite Su, qui s’échappait de ses mains pour ne pasperdre une bouchée. Il se tournait vers Paddy, qui n’avait pas letemps de lui rendre une caresse, – et qui mangeait, quimangeait.

Gib souriait. Il attirait à lui les deuxenfants et les serrait contre son cœur. Ils se roulaient tous lestrois sur le sol mouillé. Leurs grands cheveux incultes semêlaient. Tout dans cette scène avait un caractère d’allégressesauvage et de lamentable joie.

La misère était là tout autour, la misèrehorrible ; mais, parmi cette misère, il y avait de fougueusesdélices et une jouissance désordonnée qui n’est point autour de latable des lords.

Les dents blanches des enfants mordaient lepain sans relâche. De fugitives couleurs remontaient lentement àleurs joues, et leur rendaient cette beauté gaie qui sourit sur lesjeunes fronts.

Comme le pauvre Gib les trouvait jolis, etcomme il les aimait.

– C’est bon cela, petite Su, mon gentilcœur ? murmurait-il sans savoir ce qu’il disait. Le vieux Giba donné du pain à son garçon Paddy. Oh ! mabouchal ! que le pain est bon quand on agrand’faim ! Pour ce pain-là, Gib a vendu son âme. Mais nousirons loin, bien loin dans le pays des traîtres Saxons, où lesenfants de Gib ne manqueront jamais de pommes de terre.

Su et Paddy dévoraient ; ils n’avaient,garde de comprendre. Gib tira de sa poche une petite gourde où il yavait du poteen. Il l’approcha lui-même tour à tour de la bouchedes deux enfants, qui burent avidement.

Et Gib riait lui-même d’un rire d’enfant.

– C’est bon ! c’est bien bon !répétait-il ; mais le pauvre Roe n’est plus un Irlandais… çalui coûte cher ! Il faudra qu’il passe le canal comme unméchant, comme un traître middleman, engraissé avec du sang et quifuit le couteau des vengeances. Oh ! mais ce n’est pas pourlui que Gib a fait cela ! Les enfants avaient faim et soif.Dieu aura pitié du pauvre Gib.

Il levait ses yeux vers le ciel avec uneexpression de prière. Sa physionomie avait changé complètement. Cen’était plus cet air humble et cauteleux que nous lui avons vu àl’auberge du Roi Malcolm, et dans la galerie du Géant. Sursa figure ravagée il y avait maintenant une fierté puissante et undévouement tout plein de passion.

C’était le père, chargé par Dieu de protégeret de défendre ; le père remplaçant la mère morte et succédantà son immense amour.

Il y avait en cet homme l’abnégation qui necalcule pas, la tendresse sublime qui voit un précipice ouvert sursa route, et qui marche en avant. Il y avait cela, parmi lesdégradants symptômes de la maladie irlandaise : la misère et laservitude.

Le mal et le bien étaient mêlés en lui. Lemensonge, la trahison vivaient côte à côte avec l’héroïsme dans cecœur aveuglé.

Une dernière fois il pressa les deux enfantscontre son cœur avec ivresse, puis il se leva brusquement. Unerésolution farouche brillait dans son regard, subitementassombri.

– Och ! fit-il après avoirbu d’un trait le restant de la gourde, ce sera une bonne action quime rendra moins lourd le sang du vieux Miles Mac-Diarmid !Debout ! Su ; debout ! Paddy. Vous mangerez enmarchant, mes chéris. Il faut qu’avant une heure d’ici vous soyezdans les rues de Tuam.

Les deux enfants se levèrent, obéissants etPaddy demanda :

– Pourquoi faire ?

– Écoutez-moi bien. Il y a en ce moment àTuam un chef d’habits rouges qui se nomme le major PercyMortimer.

– Oh ! nous le connaissons !interrompit. Su ; il a une veste toute dorée, et il est bienbon.

– Bien bon, reprit Paddy, car il nous adonné deux fois de l’argent en traversant les bois à la tête de sesbeaux soldats.

– Ah ! il vous a donné del’argent ? murmura Gib en baissant les yeux.

Puis il ajouta entre ses dents :

– Il a fait du bien aux chersinnocents ; je prierai Dieu pour lui quand il sera mort.

Il secoua ses cheveux qui se séchaient ets’ébouriffaient de nouveau autour de sa tête, puis ilpoursuivit :

– C’est un méchant, Su, ma fille ;mon petit Paddy, c’est un traître qui a tué beaucoup, beaucoup desamis de votre père !

– Nous ne voulons pas aller verslui ! crièrent à la fois les deux enfants.

– Si fait, il vous donnera peut-êtreencore de l’argent… d’ailleurs je le veux. Quand vous serez à Tuam,vous demanderez le major Percy Mortimer, et vous irez dans samaison. Écoutez-moi bien, enfant, car, s’il vous arrivait d’oubliermes paroles, les payeurs-de-minuit tueraient votre père.

À ce nom redoutable, Paddy et Su se serrèrenten tremblant contre les haillons de Gib. Celui-ci prit leurspetites mains et les rassembla dans les siennes. Il parla quelquesminutes d’une voix rapide et basse, puis les deux enfants, chargésdes restes de leur repas, s’élancèrent au dehors. Gib resta deboutsur le seuil de la cabane.

Les deux enfants descendirent le tertre enbondissant ; ils étaient forts, ils étaient heureux. Gib Roeles suivait avec cette admiration de père qui met un bandeau sur lavue, comme l’amour.

Il les trouvait beaux et charmants. Son cœurétait rempli d’espoir. La joie présente combattait, victorieuse,l’amertume de ses remords.

Paddy et Su étaient arrivés au pied du tertreet avaient franchi la douve boueuse qui entourait la cabane. Ilscommençaient à courir en zigzag autour des flaques d’eau voilées deverdure, et suivaient leur route tortueuse avec un admirableinstinct.

Gib Roe les regardait toujours. Les deuxenfants se tenaient par la main ; ils étaient tous les deuxfrêles, mais gracieux et vifs. Leur course légère franchissait tousles obstacles comme par magie. On voyait flotter et s’agiterderrière eux les masses éparses de leurs longs cheveux.

Le soleil montait lentement au-dessus del’horizon, et son disque large apparaissait, rougi, parmi la brume.Il était un peu plus de huit heures du matin.

Un instant encore le regard de Gib suivit lesformes sveltes des deux enfants qui glissaient en zigzag, dans lebrouillard, puis les formes se firent indécises ; une muraillegrisâtre tomba entre elles et le regard de Roe.

Le coupeur de tourbes rentra dans sa cabane,et prit par habitude une des bêches tranchantes qui lui servaient àenlever le gazon ; mais il la rejeta bientôt, et s’assitrêveur sur la paille. Ce métier n’était plus le sien. C’étaitpeut-être la dernière fois qu’il voyait les murailles nues, maischères, de sa misérable demeure.

Les deux enfants couraient maintenant perdusdans le vaste désert des bogs.

En courant la petite Su disait :

– Que veut-on faire au Major saxonMortimer ?

– Notre père Gib, répliqua le garçon, ditque le major a tué beaucoup d’Irlandais. Je crois bien qu’on veuttuer le major.

Su perdit, son sourire et ralentit sonpas.

– Le tuer ! murmura-t-elle. Je penseque vous avez raison, mon frère Paddy. Mais nous serons donc causede sa mort, nous qui allons vers lui pour le tromper ?

– Oh ! dit le garçon, c’est unAnglais après tout ! et ce sont les Anglais qui nous prennentnotre pain !

– J’ai entendu dire, reprit Su, après uninstant de silence pensif, que ce n’est pas un péché de tuer unSaxon.

– Un péché ! s’écria Paddy étonné,pourquoi serait-ce un péché ? Quand je serai grand, je tueraibien des Saxons. Ce sont eux qui vous font souffrir de la faim, mapetite sœur, et que la faim fait mal ! J’en tuerai tant que jepourrai !

Su resta un instant comme embarrassée. Quelquechose parlait vaguement au fond de sa conscience et protestaitcontre ces paroles de meurtre ; mais nul enseignement reçun’était en elle pour soutenir ou guider ses instincts généreux.C’était une petite sauvage. Elle n’avait entendu jamais que desparoles de haine et de colère.

Elle haussa les épaules en riant auxéclats ; tout à coup :

– Que me fait le Saxon ?s’écria-t-elle ; moi aussi, je veux tuer des Saxons quand jeserai grande et forte !

De vives couleurs étaient revenues à sa joue,et son grand œil noir avait un éclat vengeur.

En ce pauvre pays couvert de ruines, et queles Anglais ont fait si misérable, la haine de l’Anglais est enquelque sorte naturelle. Elle éclate chez l’homme ; elle couvedans l’âme de la femme ; on la retrouve jusqu’au fond du cœurde l’enfant.

Paddy et Su reprirent leur route en riant eten parlant de meurtre bien gaiement. Vous eussiez dit des êtressans pitié.

Quelque part dans les bogs, ils trouvèrent unevieille mendiante, gisant à terre et se mourant d’inanition.

Et voilà les deux enfants agenouillés auprèsde la pauvre vieille ; et les restes du repas, gardés siprécieusement dans la prévision de la faim redoutée, sont prodiguésgénéreusement !

– Prenez tout, notre mère, prenez tout,tout ! Pauvre femme ! nous sommes jeunes, nous. Mangez,et que Dieu vous bénisse !

Leurs visages avaient pris d’angéliquesdouceurs ; leurs yeux se parlaient ; ils s’embrassaient,écoutant la voix inconnue de leur conscience et surpris d’avoirtant de joie, eux qui venaient de donner leur dernier morceau depain !

Ils avaient dans le cœur la bonté du premierâge. C’étaient de bonnes créatures, qui allaient tuer un homme etqui souriaient…

Quelques instants après, ils sortaient du bogpour entrer dans le cercle des terres cultivées qui entourent laville de Tuam. Quelques instants encore et ils franchissaient lespremières maisons de la cité. Les rues étaient désertes et lesboutiques fermées, comme un jour d’émeute. Su et Paddy voulurents’adresser aux rares passants pour demander la demeure du major,mais les passants se détournaient d’eux avec colère, en murmurantquelque malédiction à l’adresse des soldats anglais.

Su et Paddy allaient toujours. Au détour d’unerue, ils entendirent sur le pavé sonore les pas retentissants d’unetroupe de cavaliers.

– Les voilà, petit frère ! dit Susouvenez-vous bien !

On voyait briller en effet, au bout de lavoie, les casques dorés des dragons de la Reine. Le major PercyMortimer était en tête de la troupe. Les deux enfants s’élancèrentaux côtés de son cheval.

– Oh ! Votre Honneur ! VotreHonneur ! s’écrièrent-ils à la fois ; six pence pourchacun de nous ! six pence pour votre vie et celle de vosbraves soldats que nous venons sauver !

XX – LE PIÈGE

Le bog de Clare-Galway s’étend à l’est de lapetite ville de ce nom, entre Corbally et Oranmore. Le cours de laMoyne, bordé de terres labourables et de petits bois de chênes, lesépare complètement des grands bogs qui tournent autour de Tuam,traversent le Mayo, et vont jusqu’aux montagnes du comté deSligo.

Le bog de Clare-Galway ne présente pas tout àfait le même aspect que les marais ses voisins, et menace levoyageur de dangers plus réels. Des petites collines qui forment lachaussée du lac Corrib, le bog apparaît comme un taillis épais etbas ; on ne voit nul intervalle entre les troncs rabougris etrampants des bogs-pines ; c’est une immense plained’un vert rougeâtre, un tapis gigantesque sans tache ni pli.

Lorsqu’on descend au-dessous du bourg deClare-Galway, la physionomie du bog se modifie sensiblement. Leprétendu taillis est une longue suite de petits mamelons surlesquels croît le pin de marais ; entre ces mamelons, qui sonttantôt des îles, tantôt des péninsules, de larges flaques,impossibles à franchir d’un saut, étendent leurs eauxcroupissantes.

Dans les autres bogs, les langues de terreserpentent assez régulièrement pour qu’on puisse suivre sa route etparcourir de longues distances sans être obligé de s’arrêter court.Ici, nul moyen de se diriger à travers le marais ; à chaqueinstant on se trouve à la pointe de quelque petit promontoire audelà duquel il n’y a rien, sinon la vase profonde.

Il faut de nécessité suivre les routesgrossièrement tracées, et les chaussées de bois que les gens dupays ont jetées aux endroits les moins praticables.

La route directe de Tuam à Galway passe aubeau milieu du Marais. La principale chaussée de planches estdestinée à faciliter ce trajet. Elle a près d’un mille de longs etseulement quelques pieds de largeur.

Il est un endroit, dans le parcours de cettevoie périlleuse, où le touriste le plus résolu sent son cœurfaiblir. La chaussée, qui dans toute sa longueur s’appuie, à decourts intervalles, sur quelques fragments de terre ferme, n’a icipour soutien que des troncs d’arbres jetés de distance en distancesur une boue plus liquide que du mortier.

Ce lac de fange est formé par le cours d’unpetit ruisseau nommé le Doon, qui prend source vers le comté deRoscommon et va se jeter dans le lac Corrib. Forcé de traverser leterrain plat des bogs, le ruisseau élargit son lit outremesure ; il n’a plus de cours : ce sont de petits filetsd’eau presque imperceptibles qui se fraient un passage lent parmila terre délayée.

Hors du marais le ruisseau se reprend à coulerentre deux rives que sépare à peine la largeur d’uneenjambée ; dans le marais il s’étale sur une étendue deplusieurs centaines de pieds.

À cet endroit, la chaussée de planches tremblesous le moindre poids ; les bonnes gens du pays prétendent queles troncs d’arbres la font plus solide sur ce point que partoutailleurs ; mais c’est chose effrayante que de voir ce sentiermobile, qui gémit et ondoie au-dessus du fangeux précipice.

Quelques heures après le tumultueux conseiltenu dans la galerie du Géant, à la pointe de Ranach, on aurait puvoir un nombre considérable de paysans armés de scies et de piochesqui se dirigeaient vers le cours du Doon. Ils venaient dedifférents côtés, mais la plupart tournaient le dos au lacCorrib.

Ils se réunirent sur un tertre couvert de pinset y tinrent une sorte de conseil. Le soleil commençait à percer lebrouillard ; c’était à peu près l’instant où la petite Su etson frère Paddy arrivaient à la ville de Tuam.

Les paysans irlandais rassemblés sur le tertreavaient l’air fort peu rassurés. Ils jetaient leurs regards àdroite et à gauche, comme s’ils eussent craint d’être surpris.Leurs outils les embarrassaient ; ils eussent voulu le soleilmoins clair et le brouillard plus épais. Néanmoins, après unecourte délibération, dans laquelle dix ou douze garçons armés demousquets jouèrent le rôle d’orateurs, l’indécision eut un terme.Quelques paysans qui portaient sur le dos, en bandoulière, descornets à bouquins, se détachèrent du groupe principal ets’éloignèrent dans diverses directions.

On les vit s’avancer avec précaution, sauterça et là les flaques de boue les moins larges, puis se cacher enfindans quelques bouquets de bogs-pines.

Les uns se tenaient en deçà, les autres audelà du cours du Doon. C’étaient comme des sentinelles chargées desurveiller le passage dangereux.

Le gros du groupe se mit en marche à son tour,après qu’une demi-douzaine de larges bouteilles eurent circulé derang en rang et reçu l’accolade de chacun. Ils descendirent dutertre où ils s’étaient tenus jusqu’alors, et poussèrent vers lepassage du Doon, aussi directement que le leur permettaient lesdifficultés du terrain.

Ils atteignirent la chaussée de planches etmirent leurs jambes nues dans la vase, le long de ses bordsvermoulus. Le plus grand nombre était à cheval sur les troncsd’arbres, afin de ne se point noyer dans l’océan de boue quis’étendait autour d’eux.

Les hommes armés de mousquets restaient sur lachaussée et faisaient office du corps de réserve qui, dans touteexpédition bien menée, protège les travailleurs.

Le Rubicon était franchi ; le premiermouvement de frayeur avait cédé au désir de la vengeance. Onentendit bientôt de toutes parts le bruit des scies et le son pluséclatant des haches, attaquant les madriers de la chaussée.

C’était un rude travail. Les pièces de boisépaisses reposaient la plupart du temps à plat sur la terredélayée, et la scie ne pouvait point jouer. D’un autre côté, lecornet à bouquin des sentinelles retentissait à chaque instant,annonçant l’approche d’un témoin suspect. Il fallait s’arrêter etattendre.

Mais le témoin était toujours un homme du paysqui, obéissant aux ordres des sentinelles, consentait à passer aularge, et qui parfois même poussait la bonne volonté jusqu’à sejoindre aux travailleurs.

Ceux-ci étaient, pour le plus grand nombre,nos nocturnes connaissances de la galerie du Géant. Il y avait làle grand Mahony, armé d’une hache énorme, et qui achevaitordinairement d’un seul coup ce que la scie n’avait pu faire. Il yavait Mac-Duff, qui portait son shillelah attaché derrière le doset, sciait de son mieux, en chantant un lilliburo pour se donnercourage, et le pauvre Pat, qui ne faisait pas grande besogne, maisqui en revanche tremblait de tous ses membres.

Ce bon garçon avait tout à craindre ; savie se passait en de légitimes angoisses : d’un côté, lesMolly-Maguires qui le surveillaient, et pour qui toute faute étaitsans pardon ; de l’autre, les gens de lord Montrath dont ilmangeait le pain, et quel bon pain ! Au moindre soupçon, sacharge lui eût été à coup sûr enlevée, sa chère charge qui luidonnait bien quelquefois à trembler à cause du monstre enfermé dansles ruines de Diarmid, mais qui, en définitive, était bien douce etpermettait au pauvre Pat de manger, de dormir et de boire mieux etplus longtemps que pas un Irlandais.

Chaque fois que le cornet à bouquin dessentinelles retentissait, Pat se sentait perdre le cœur. Il sevoyait battu, assommé, pendu, et quand ses idées prenaient unetournure moins sombre, il se voyait chassé de ce bon nid qu’ils’était fait dans les ruines de Diarmid, et réduit au lamentableétat de travailler beaucoup pour manger peu. Lui qui aimait tant àmanger beaucoup et à ne travailler guère !

Gib Roe était aussi parmi les ouvriers dedestruction ; sa bêche tranchante attaquait avec une sorte defureur le bois vermoulu. Au fond de l’âme, Gib Roe pensait biencontribuer à une œuvre pie, et il se disait, le malheureux, que lemeurtre des dragons protestants compenserait ou à peu près dans ladivine balance le meurtre de Miles Mac-Diarmid catholique.

Les hommes armés de mousquets s’échelonnaientle long de la chaussée et veillaient. Un seul parmi eux portait levoile noir sur son visage. C’était un grand jeune homme aux formesélégantes et souples. Sa tête se penchait sur sa poitrine dans uneattitude d’hésitation et de tristesse.

Il était appuyé sur son mousquet, et demeuraitimmobile depuis que le premier coup avait attaqué la chaussée.

– Hardi ! mes garçons ! disaitMahony le Brûleur, dont la hache tranchait le bois comme dufromage. Ce sont ici les apprêts du bal… à bientôt ladanse !

– Och ! criait Mac-Duff,qui poussait et retirait sa scie avec effort ; nous méritonsbien de voir quelque chose de joli, car la besogne estrude !

– Mon pauvre corps est tout en sueur,murmurait Pat.

– N’aie pas peur, reprenait Mac-Duff,quelque jour, mon vieux coquin de Pat, nous te sécherons avec unfagot de bog-pine !

La sueur de Pat devenait froide, et ses mainsne pouvaient plus tenir la scie.

Le travail avançait ; mais le soleilmontait à l’horizon et dissipait peu à peu le brouillard. Le tempspressait ; car l’occasion était unique, et il ne fallait paslaisser la besogne inachevée.

Le géant redoublait d’efforts. Sa grandefigure, rougie par la chaleur, s’élevait au-dessus de toutes lesautres têtes ; il frappait sans relâche ; sa hacheémoussée ne coupait plus le bois elle le broyait.

– Halte ! dit Mac-Duff ;causons un peu avec le poteen, ou nous mourrons comme des chienssur la place !

Le géant, malgré son ardeur, n’avait pointd’argument sérieux à opposer à cette proposition. Le silencesuccéda pour un instant au grincement des scies et au fracas de lahache ; des cruches de poteen, mises en réserve, circulèrentdans les rangs des travailleurs. Durant ce court moment de silence,on entendit comme un bruit vague aux alentours.

– Qui diable avons-nous là demanda leBrûleur en interrogeantla brume d’un regard inquiet.

Pat, qui devançait tout le monde lorsqu’ils’agissait d’avoir peur, laissa tomber la cruche qu’il tenait à lamain. Le vase lourd s’enfonça lentement dans la fange délayée etdisparut peu à peu.

C’était comme un avant-goût du sort quiattendait les dragons de la Reine.

Mais personne n’y fit attention en cemoment ; la panique était tôt venue dans le cœur des paysansirlandais.

Ils s’arrêtèrent tous et prêtèrent l’oreilleen tremblant ; la plupart avaient bonne envie dedéguerpir.

Le bruit continuait cependant ; on eûtdit des chuchotements et des éclats de rire étouffés.

– Oh ! oh ! s’écria Mac-Duff ense touchant le front, j’avais trop bu cette nuit dans la galerie,et je crois que j’ai dit quelques mots à Madge, ma femme, enpassant…

Un éclat de rire qui partait de la touffe debog-pine, la plus voisine répondit à cet aveu.

En même temps tous les petits bouquets depins, aussi loin que la brume laissait pénétrer le regard,semblèrent s’animer ; partout apparurent des têtes rouges oublanches. La femme de Patrick Mac-Duff n’avait point été plusdiscrète que son mari ; tout ce qui portait un jupon dansKnockderry et dans le bourg de Corrib s’était donné rendez-vousautour de la chaussée de planches. Le spectacle promettait d’êtrecurieux : les bonnes femmes avaient à choisir entre la noyadedes dragons et les élections de Galway ; elles avaient optépour les dragons, quitte à regagner après la ville au pas decourse.

Si bien que chaque buisson cachait une manterouge, et comme il n’y avait point de sentinelle entre le lac et lachaussée, les bonnes femmes avaient pu s’approcher jusqu’à unecentaine de pas des travailleurs, dont elles n’étaient séparées quepar le lit fangeux du Doon.

Le géant regarda Mac-Duff d’un air menaçant,et peu s’en fallut que ce dernier ne payât son indiscrétion de savie : c’était le droit. Mais Mac-Duff, fanfaron et bavard,avait beaucoup d’amis dans cette foule bavarde et fanfaronne ;chacun était d’ailleurs si content de n’avoir plus peur que le venttournait à la clémence.

Un cri de pardon s’éleva, la hache du Brûleur,qui tournait autour de sa tête, au lieu d’aller vers Mac-Duff,retomba sur le bois et broya du coup un énorme madrier.

– Si ç’avait été moi, murmura le pauvrePat, Dieu sait où je serais maintenant !

– À tous les diables, mon fils, répliquaMac-Duff, qui, déconcerté un instant, reprenait son audace après lepéril. À l’ouvrage ; vous autres ! il faut que lesdragons nous paient cela.

– La première femme qui parlera, dit lagrosse voix du Brûleur, fera, un plongeon dans le bog.

Le silence répondit à cette menace ; maisil est à croire que les bonnes femmes prirent leur revanche dès quele bruit du travail eut recommencé.

La scie mordit de nouveau le bois, la hachefit rage.

Durant une demi-heure encore, ce fut unassourdissant fracas, interrompu seulement de temps à autre,lorsque le cri d’un cornet à bouquin sonnait l’alarme.

Le brouillard achevait de se lever ; lesoleil resplendissait au ciel ; on voyait encore la brumecomme une barrière circulaireet lointaine, qui laissait à découvert un large rond deverdure à reflets fauves.

– C’est fini, dit le Brûleur en essuyantdu revers de sa main son front tout ruisselant de sueur, je vaisessayer ça.

Les madriers étaient coupés de distance endistance, de manière à pouvoir basculer sur les troncs d’arbres quileur servaient d’appui. Mahony monta sur un de ces troncs d’arbresdont l’extrémité dépassait le rebord de la chaussée ; il mitson pied sur la planche que le poids de son corps fit tournerlentement. Une acclamation générale accueillit cette épreuve.

– Le Brûleur est bien lourd, ditMac-Duff, mais les chevaux des Saxons sont aussi lourds quelui.

– C’est pourtant moi qui ai scié laplanche à cette place, murmura le pauvre Pat ; et dire quepersonne ne m’en sait gré !

Le jeune homme au masque noir était toujoursappuyé d’une main sur son mousquet ; son autre main soulevaitun coin de son voile. Sous la toile était la figure pâlie etfatiguée de Jermyn Mac-Diarmid.

Il regardait l’œuvre de destruction d’un œilmorne. Son âme, que Dieu avait faite généreuse, se révoltaitd’instinct énergiquement contre ce meurtre lâche.

Une voix s’élevait au dedans de lui et luicriait : Arrête ! Il hésitait. Il avait comme un désir des’élancer sur la route de Tuam et de crier à son rival :

– La mort est là, n’avancezpas !

Mais cet homme lui enlevait le cœurd’Ellen ! il le haïssait d’une haine profonde autant que sonamour. Il était emporté par une puissance mystérieuse ; savolonté ne lui parlait plus ; il y avait un bandeau sur saraison, il n’était plus lui-même : c’était comme unefolie.

Ellen ! Ellen ! ce nom emplissaitson cœur ; cette pensée était toute sa pensée.

Jermyn restait cloué à la même place,regardant toujours l’endroit où la planche avait basculé, –l’endroit où peut-être le sabot du cheval de Mortimer toucherait lafange mortelle pour la première fois. Ce vide qui restait entre lesdeux fragments du madrier fascinait son œil ; son regard nes’en pouvait point détacher.

La nuit était bien près encore, cette nuitd’angoisse où Jermyn avait si cruellement souffert ! Toutrevenait à son souvenir, et les images évoquées vivaient devant savue.

Oh ! cette nuit avait mis une cuirasseautour du cœur de l’enfant ! lui aussi était maintenantimpitoyable !

C’était un cœur doux et timide que la jalousiejetait violemment hors de sa voie ; et ceux-là sont les plusterribles.

Il avait aimé dans le silence, avec respect.Depuis cette heure où finit l’enfance, et où l’âme, s’essayant àsentir, balbutie ses premières impressions, Jermyn aimait Ellen.C’était sa vie dans le passé, son espoir dans l’avenir.

Bien des fois, Jermyn avait remercié Dieu dene lui avoir point donné pour rival un de ses frères.

Son rival était un Anglais, un Saxon détestéd’avance, un protestant, un ennemi.

Jermyn était brave, s’il attaquait ainsi sonennemi, ce n’était point par lâcheté ; bien souvent il avaittressailli d’aise en songeant la possibilité de se trouver face àface avec le major, l’épée à la main.

Depuis le premier coup de hache, il avaitassisté, immobile et muet, à l’œuvre de destruction. Maintenanttout était dit, et, pour la première fois, sa conscience se faisaitentendre.

Mais à cette voix étouffée répondait la grandevoix de la haine. Jermyn parvint à regarder sans frémir l’endroitoù la première planche basculait sur le tronc d’arbre, – l’endroitoù le major Percy Mortimer allait disparaître bientôt dans sa tombede fange.

Il laissa retomber son masque de toile, mitson fusil sur son épaule, et dit d’un ton froid :

– C’est bien ; éloignons-nous.

L’instant d’après, un silence profond régnaitau lieu d’où s’élevait naguère l’assourdissant fracas des haches etdes scies. De loin, la chaussée de planches présentait son aspectordinaire et rien n’annonçait un piège.

Le bog avait repris sa physionomiesolitaire ; aussi loin que pouvait s’étendre la vue, onn’apercevait rien. Seulement, de temps à autre, les branchesrabougries de quelques buissons de bog-pine s’agitaienttout à coup, bien que nul vent ne soufflât sur le marais.

Un murmure indistinct se faisait. Çà et là,derrière les rameaux d’un vert roussâtre, s’étouffait un éclat derire.

XXI – L’AGONIE

Des heures s’étaient écoulées depuis le retourd’Ellen à la maison de Mac-Diarmid. La petite Peggy allait etvenait de la chambre à coucher dans la salle commune, vaquant auxsoins du ménage. Le valet Joyce avait emmené les bestiaux auxchamps.

Mickey et Sam, harassés de fatigue, dormaientsur la paille commune. Owen et Kate s’étaient retirés silencieux ettristes dans le réduit habité autrefois par le vieux Miles. Lesautres Mac-Diarmid étaient absents.

Ellen n’avait point quitté le pied de son lit.Elle restait là, immobile et froide comme une statue. Sa manterouge, qu’elle n’avait point dépouillée, rejetait son capuce enarrière et laissait à découvert le noble visage de l’Héritière desrois. Il y avait sur ce visage une pâleur terne. Les belles lignesde la bouche se détendaient, fatiguées, ébauchant un amer sourire.Nul rayon ne passait à travers les paupières demi-closes.

Autour du front, la magnifique chevelure de lajeune fille tombait, mêlée et humide encore des sueurs de lanuit.

En allant et venant, la petite Peggy, viveenfant aux traits intelligents et mobiles, s’arrêtait parfois pourcontempler à la dérobée sa maîtresse. Son regard devenait alorsbien triste et sa bouche s’ouvrait pour essayer uneconsolation ; mais elle n’osait pas.

L’Héritière ne la voyait point. Tout étaitconfusion et lassitude dans son esprit blessé. Elle ne pensaitpoint, elle ne sentait point : c’était une morte.

Mais dans cet engourdissement il y avait unesourde angoisse qui tenait son cœur éveillé à demi. Ellesouffrait.

La matinée avançait. Peggy avait préparé latable pour le repas de famille, bien que personne ne songeât à yprendre place. Ellen fit un mouvement faible ; puis ses deuxmains glacées soulevèrent sa mante et vinrent se poser sur sonfront qui brûlait. Elle ouvrit les yeux ; son regard fit letour de sa chambre.

– C’était un rêve ! murmura-t-elle.Il me semblait qu’il y avait autour de moi des ténèbres, et, dansces ténèbres, des étincelles éblouissantes. Où donc ai-je vu ceslugubres étoiles qui brillaient, qui s’éteignaient et quibrillaient encore ?

Sa tête retomba sur sa poitrine.

– Je ne veux pas penser à cela,reprit-elle. C’était un songe affreux ! il faut l’oublier.

Un frisson parcourut tout son corps, et fittrembler les plis de sa mante.

– L’oublier ! répéta-t-elle avec unsubit effroi dans la voix ; mais leurs cris de mort sontencore dans mes oreilles ! Je sais bien qu’ils vont letuer !

Un sanglot déchira sa poitrine, et ses doigtscrispés pressèrent son front.

– Ellen ! noble Ellen ! ditl’enfant qui s’était agenouillée auprès d’elle, ne pleurez pasainsi ! Qu’avez-vous, ma maîtresse ? C’est moi, votrepetite Peggy, que vos larmes font pleurer.

Ellen n’entendait pas. Tout à coup, elle seretourna vivement, comme si un aiguillon l’eût piquée par derrièreet regarda son lit. Son lit n’était point défait. Elle poussa ungrand cri, puis ses bras retombèrent le long de son corps.

– Ellen ! ô noble Ellen,qu’avez-vous ? disait l’enfant en sanglotant.

– Je n’étais pas ici cette nuit murmural’Héritière : où étais-je ?

– Quand je me suis endormie, répliqual’enfant, vous étiez assise sur votre lit, ma maîtresse ; etquand je me suis éveillée ce matin, je vous ai vue encore.

Les yeux égarés d’Ellen se perdirent dans levide.

– Hier ! ce matin !répéta-t-elle, comme si elle eût tâché avec désespoir de ressaisirses idées fugitives. Cette nuit ! cette nuit !

Elle se leva et gagna d’un pas machinal lafenêtre ouverte ; elle s’y appuya. Le paysage sur lequel lanuit étendait naguère son voile était de nouveau devant ses yeux.Le soleil de juin versait à flots sa lumière et colorait chaudementces belles montagnes du Connemuro, que Walter Scott eût prises pourles Highlands de son cher pays d’Écosse.

L’œil d’Ellen glissa sur ces beautés connues,sa vue ne percevait qu’une sensation confuse de lumière, jouantdans un espace sans bornes. Les objets se mêlaient au devant d’elleet brouillaient leurs lignes : elle ne distinguait rien.

Mais l’air frais du dehors frappait son frontet emplissait à flots sa poitrine. La vie et la pensée revenaienten elle à son insu ; sa raison renaissait, sa forces’éveillait. Elle souffrait davantage à mesure qu’elle arrivait àentrevoir le vrai. Au bout de quelques minutes, elle était face àface avec la réalité.

– Le feu ! murmura-t-elle avecépouvante, en regardant au loin les ruines noires de Diarmid ;c’était là-bas qu’était le feu ! Oh ! je mesouviens ! les rochers, la grève, la caverne ! je mesouviens !

Pendant quelques secondes elle s’affaissa plusaccablée.

Mais son beau corps se redressa : tout àcoup, tandis que son front rayonnait, superbe. La petite Peggy, quiétait toujours derrière elle, se prie à sourire sous seslarmes.

– C’est fini, pensa-t-elle ; voicila noble Ellen guérie !

Elle joignit ses petites mains, et commençaune prière à la Vierge. Ellen se retourna. Son regard, éteintnaguère, brillait maintenant. Une résolution calme éclairait lamerveilleuse beauté de son visage.

– Je veux voir mon frère Morris,dit-elle. Faites-le prévenir, Peggy.

Peggy interrompit la prière entamée.

– Ma noble maîtresse, répliqua-t-elle,Morris Mac-Diarmid n’est pas à la ferme.

Un nuage passa sur le front d’Ellen. Elleconnaissait le cœur de Morris et comptait sur lui.

– Et Jermyn ? reprit-elle.

– Jermyn vient de partir avec le grandMahony, de Galway.

À ce mot, Ellen perdit ses couleurs revenues.Son œil se baissa, tandis qu’un tremblement agitait sa lèvre.

– Il n’y a ici que Mickey et Sam quidorment, poursuivit Peggy ; faut-il les éveiller ?

– Non, répondit Ellen.

Elle retourna vers la fenêtre et considéra lahauteur du soleil. Puis, sans s’arrêter à réfléchir davantage, elleabaissa le capuce de sa mante sur son front et sortit de laferme.

Le soleil inondait le versant du Mamturk, maisses rayons n’avaient pu dissiper encore le voile de brouillard quicouvrait le Corrib. L’Héritière descendit la montagne. Malgré lesfatigues de la nuit, elle avait encore son pas rapide et ferme.Elle traversa le village de Corrib, dont presque toutes les maisonsétaient désertes. Quelques vieillards seulement restaient sur leursportes, et tous la saluèrent avec respect.

Ellen atteignit les bords du lac, choisit unbateau dans les roseaux et rama de toute sa force dans la directionde Tuam.

À Tuam il y avait eu une grande bataille, laveille, entre les catholiques et les protestants de la ville,soutenus par des orangistes venus de l’Ulster.

Les dragons de la Reine avaient fait leurdevoir, non point comme l’entendirent trop longtemps les troupesanglaises, mais dans la vérité du mot. Le major Percy s’était misentre les deux partis rivaux. Il n’avait fait acception ni deprotestants ni de catholiques, et les boutiquiers de Tuam luireprochaient même avec amertume d’avoir traîtreusement empêché cesderniers d’être écrasés par les orangistes vainqueurs.

Comme si la mission d’un soldat de la Reineétait de protéger les papistes !

Au moment où la petite Su et son frère Paddyétaient arrivés à Tuam, le major venait de monter à cheval pour sediriger sur Galway, où les élections réclamaient sa présence. Illaissait derrière lui le lieutenant Peters avec une petitegarnison.

C’était un fier soldat. Personne ne portaitmieux que lui le brillant uniforme des dragons de S. M. Onpouvait lui reprocher seulement cette froideur immobile quiétonnait l’œil et glaçait le cœur. Mais ce flegme, qui était au dedans de luicomme au dehors, pouvait être regardé comme un don suprême, dans laposition où la fortune l’avait placé.

Il était en Irlande, où le terrain brûle ettremble, entre deux partis animés l’un contre l’autre d’une haineaveugle, et toujours prêts à s’entre-déchirer. Il fallait qu’ilcontînt à la fois les catholiques innombrables et les protestantsplus rares, mais plus instruits, plus riches et plus tracassier… Ilfallait qu’il se dressât au milieu des deux camps comme un mur deglace, fatiguant les efforts contraires, et lassant les haines, etpréparant lentement la concorde par l’impossibilité de lalutte.

Il avait contre lui la rancune de sonsupérieur immédiat, le colonel Brazer, chef militaire du comté deClare, qui donnait de ses efforts une interprétation mauvaise. Ilavait contre lui les orangistes stupides, les protestants pluséclairés, les autorités jalouses, les repealers dont il contrôlaitles assemblées, les Molly-Maguires qu’il combattait à outrance, etjusqu’à ses propres officiers, dont l’intelligence subalterne necomprenait point sa pensée.

Ceux-ci avaient noué avec Brazer une sorte detacite et perfide alliance. Mortimer était menacé d’en haut et d’enbas à la fois. Il tenait seul contre tous. Autour de lui, si loinque pussent aller ses regards, il voyait des haines amoncelées.Chacun, fort ou faible, lui faisait obstacle. C’étaient tous lesjours cent combats grands ou petits, des coups d’épée et des coupsd’épingle. Une nature aussi robuste que la sienne, mais plusfougueuse, y eût perdu son souffle. Pour ne point devenir fou àcette tâche, il fallait sa patience et son calme inaltérables.L’homme et la mission se convenaient.

Mais sous cette enveloppe froide PercyMortimer avait un cœur loyal, une franchise chevaleresque et unbesoin d’aimer qui tendait à se faire jour. Son intelligencepositive s’alliait à une grande générosité. Le terrible chasseurdes Molly-Maguires avait fait grâce bien des fois, parce qu’il yavait au fond de son cœur une immense pitié pour ce peuple courbésous le fardeau de sa misère, – et peut-être aussi parce qu’aumoment où son épée se levait, il s’était souvenu d’une belle jeunefille qui était de ce peuple et qu’il aimait.

Les deux enfants de Gib Roe avaient saisihardiment la bride du cheval de Mortimer, et ils criaient, répétantla leçon enseignée par leur père :

– Oh ! bon seigneur six pence, pourle salut de votre vie !

Le major arrêta son cheval, et regarda tour àtour les deux enfants dont les traits amaigris conservaient lacandeur de leur âge. Su et Paddy souriaient doucement ; ilsjouaient leur rôle à ravir, et rien en eux n’annonçait lemensonge.

– Il me semble que je vous ai déjàrencontrés dans le marais, enfants ? dit le major.

– Oh ! Jésus ! oui, certes,Votre Honneur ! répliqua Su.

– Et vous nous avez donné six pence,ajouta Paddy.

– Qui vous envoie vers moi ?

– Oh ! lord ! Jésus !s’écria la petite Su, qui nous envoie, mon bon seigneur ! Sil’on savait que nous sommes venus, nos pauvres corps seraientdemain avec les poissons, au fond du Corrib !

– Nous sommes venus, reprit Paddy, pouravoir six pence, mon bon Lord, et pour vous sauver la vie.

Le major se tourna vers ses officiers, quisouriaient avec mépris et haussaient les épaules.

– Que pensez-vous de cela,messieurs ? demanda-t-il.

– Nous pensons, répondirent tout d’unevoix les officiers, que ces petits drôles veulent nous attirer dansquelque embuscade, le long des taillis qui bordent le Corrib.

– Oh ! non Vos Honneurs !s’écria la petite Su.

– Oh ! non, répéta Paddy, non, biensûr ! nous venons vous dire au contraire où estl’embuscade.

– Il y a donc une embuscade ? dit lemajor.

– Votre Honneur, une grande embuscade oùvous resterez tous !

– Vous êtes forts, dit le petit garçon ensecouant la tête, et vous avez de longs sabres tranchants, mais ilssont si nombreux derrière les arbres !

– Vous les avez vus ?

– Oui, certes, ils sont venus là au leverdu jour, avec des fusils, des pistolets, des haches et tout cequ’il faut pour tuer les hommes ; et ils se réjouissent, parcequ’ils disent qu’aucun de vous ne pourra s’échapper !

Mortimer, toujours impassible, se tourna denouveau vers les officiers ; ceux-ci semblaient sérieusementintrigués et commençaient à prêter grande attention aux paroles desenfants.

– Qu’en dites-vous, messieurs ?répéta Mortimer.

Les officiers ne souriaient plus avec mépriset ne songeaient point à hausser les épaules. Ils se consultèrentun instant du regard.

– Il y a de mauvais passages sur le borddu Corrib, dit l’enseigne Dixon.

– Je sais plus d’un endroit, ajouta l’unde cornettes, où une centaine de ces drôles maudits nous donneraitbien du fil à retordre !

– Et ils sont plus de mille !murmura Su en joignant ses petites mains.

– Plus de deux mille appuya legarçon.

– Ni mon frère ni moi nous n’aurions sules compter !

– Je connais peu cette partie de pays,reprit le major d’un ton rapide et froid ; je vous demandevotre avis, messieurs, et vous prie seulement de ne point oublierque nous devons être à Galway dans deux heures.

– La route par la chaussée de planchesest plus courte que le chemin des lacs, répliquèrent lesofficiers.

– C’est très bien, dit le cornetteBrown ; mais si les enfants mentaient, et si l’embuscade étaitjustement, le long de la chaussée de planches ?

– Où diable se cacherait-elle ?s’écria Dixon. Des deux côtés de la chaussée il n’y a qu’une mer defange. Je suis d’avis, pour ma part, de prendre notre route par lebog.

Les autres se rangèrent à cette opinion.Mortimer rabattit à ce moment son regard sur les deux enfants, quine pouvaient pas dissimuler leur joie. Un soupçon, rapide commel’éclair, lui traversa l’esprit.

– Nous sommes bien montés, dit-il enobservant la petite Su, et bien armés. Il ne faut pas que cesmalheureux puissent croire qu’ils nous font peur. Messieurs, nousprendrons le chemin des lacs.

Personne ne répondit parmi lesofficiers ; le major poussa son cheval ; mais Su et sonfrère s’attachèrent à la bride en poussant des crislamentables.

– Oh ! Vos Honneurs !disaient-ils, oh ! Vos pauvres Honneurs ! vous allez tousmourir tous, jusqu’au dernier ! mon bon lord ! Si voussaviez que de plomb et que de fer ils ont mis dans leursmousquets ! si vous saviez comme ils ont aiguisé leurs hachéset leurs faux ! si vous les aviez entendus quand ilsdisaient : Voilà vingt-quatre heures déjà que le Saxon maudita reçu en pleine poitrine la promesse de Molly-Maguire, il fautqu’avant le milieu du jour le Saxon dorme sous l’eau dulac !

Cette allusion à ce qui s’était passé laveille dans le parloir du Roi Malcolm fit impression surle major, et prêta pour lui aux paroles des enfants une physionomiede vérité. Il serra le mors et prit la main de Su qu’il attirajusqu’à lui pour l’asseoir sur sa selle. Il la regarda bien en faceet longtemps.

La petite fille soutint sans sourciller ceregard perçant et sévère ; ses yeux ne se baissèrentpoint ; elle se mit à sourire.

– Cette enfant ne ment pas, murmurèrentles officiers d’un ton de conviction profonde.

– Comment se nomme votre père ?demanda le major.

– Nous n’avons plus de père, répondit Susans hésiter ; notre mère est la vieille Meg, de Knockderry,de l’autre côté du lac.

– Et vous connaissez le lieu précis où setient cette embuscade ?

– Je m’y rendrais les yeux bandés,répliqua le petit Paddy, jaloux de l’attention qui se concentraitsur sa sœur.

– Voulez-vous nous y conduire ?demanda encore Mortimer.

Paddy ouvrit la bouche avecempressement ; puis sa joue devint pourpre. Il ne réponditrien.

La petite fille n’éprouva pas un seul instantd’embarras.

– Oh ! mes chers lords, dit-elle, cesont mes cousins et nos oncles qui sont là-bas le long du lac. Sivous saviez où ils sont, peut-être seriez-vous les plus forts… etnous ne voulons pas vous aider à les tuer, Vos Honneurs !

– Si nous vous donnions del’argent ? murmura le major à son oreille.

La petite fille baissa les yeux et secoua sonénorme chevelure.

– Beaucoup d’argent ! reprit lemajor.

Su fit semblant d’hésiter.

– Non ! oh ! non !s’écria-t-elle après un court silence, j’aime mieux avoir faim, monpetit frère aussi. Laissez-nous, mon bon lord, et suivez la routeque vous voudrez.

Mortimer fit glisser la petite fille jusqu’àterre et mit une poignée d’argent dans son tablier. Les deuxenfants poussèrent un long cri de joie.

– En avant ! dit le major, quitourna la tête de son cheval dans la direction du bog deClare-Galway.

Toute la troupe, qui était composée decinquante à soixante cavaliers, marcha en bon ordre sur les tracesde Percy Mortimer. Su et Paddy dansaient sur le pavé de la rue…

Une fois au dehors de la ville, les dragonsprirent le grand trot et s’engagèrent bientôt dans le marais quicommence à deux milles de Tuam. Les enfants les suivaient de loinet leur envoyaient de bruyantes bénédictions. Ils couraient, lespetits sauvages, avec leurs jambes nues et grêles, presque aussivite que les chevaux.

Et tout en criant : Dieu vous bénisse,mes bons lords ! ils ne se faisaient point faute de causertous les deux bel et bien.

– Ma sœur Su, demandait Paddy, combienvous a-t-il donné d’argent ?

– Je ne sais pas, répondit la petitefille : qui pourrait compter tout cela. Il y a des piècesblanches, larges comme des pence, d’autres qui sont toutes petiteset jolies : oh regardez plutôt, Paddy ! Mais qui pourraitdire combien tout cela fait de farthings ?

Et les deux enfants s’arrêtaientessoufflés ; ils s’asseyaient un instant dans le gazon mouillépour contempler et compter leur trésor. Puis ils s’élançaient denouveau sur les traces des dragons et faisaient éclater de millemanières leur joie enfantine.

Ces hommes qui étaient devant eux et qui leurdonnaient cette joie marchaient à la mort.

Mais Su et Paddy n’avaient garde de songer àcela ; ils cabriolaient dans les joncs, ils bondissaient d’unelangue de terre à l’autre, et secouaient en courant les longuesmèches de leurs cheveux.

Les dragons, qui les avaient perdus de vuequelques minutes, les voyaient reparaître tout à coup, riant etsautant. Cette allégresse leur ôtait toute défiance, et ilsallaient sans autre préoccupation que de guider leurs pesantschevaux sur le terrain glissant.

Au bout d’une heure environ, ils atteignirentl’extrémité de la chaussée de planches.

C’était bien loin encore de l’endroit où nousavons vu les gens de Molly-Maguire à la besogne ; il y avaittrois quarts de mille du bout septentrional de la chaussée au coursfangeux du Doon. Cette partie de la route était aiséecomparativement à celle que les soldats venaient de franchir. Letrot des chevaux devint plus régulier et plus rapide ; latroupe emplissait toute la largeur de la chaussée.

Le major marchait le dernier.

Quelques minutes encore on put voir les deuxenfants sautiller par-dessus les flaques d’eau de plus en pluslarges, comme des esprits follets. Puis tout à coup ils disparurentpour ne plus se remontrer.

Les dragons étaient alors bien près du coursdu Doon.

Le soleil avait achevé de pomper lebrouillard, et la surface plane des bogs s’allongeait en tous sensà perte de vue. Le major consulta sa montre et murmura uneexclamation chagrine.

– Commandez un temps de galop, monsieur,dit-il au cornette Brown ; nous arriverons en retard.

Les chevaux sentirent l’éperon, et leur paslourd retentit plus pressé sur les madriers, qui remuèrent.

La colonne se précipitait impétueusement versl’endroit fatal.

Le bog présentait, aussi loin que la vuepouvait s’étendre, un aspect de morne solitude ; pas un êtrevivant ne se montrait sur le vaste tapis de verdure. Seulement, ducôté du lac Corrib, bien loin, bien loin, un point presqueimperceptible et de couleur rougeâtre semblait se mouvoir. Lesdragons l’aperçurent peut-être, mais il était impossible d’endistinguer la forme et la nature.

Pendant deux minutes encore, le galop deschevaux résonna sur le bois solide. Puis les deux premiers chevauxbronchèrent à la fois.

Les éperons de leurs cavaliers leur donnèrentun élan nouveau ; ils se précipitèrent en avant, bronchantencore, jusqu’à ce que le sol vînt à manquer sous leurs pieds.

Les cavaliers qui venaient ensuite éprouvèrentle même sort, et, comme les premiers, par l’effet de l’impulsiondonnée, avaient franchi un assez large espace depuis le premiermadrier scié tous les dragons, sans exception, se trouvèrentengagés dans le piège.

Les chevaux avaient de la fange jusqu’à lasangle et s’agitaient en soufflant au milieu de l’océan deboue.

Ils s’enfonçaient lentement, et leurs effortsmêmes hâtaient leur perte.

Ce fut bientôt une scène de tumulteaffreux ; les cris et les plaintes se croisaient, mêlés àd’impuissants blasphèmes. La plupart des dragons étaient tombés endehors de la chaussée, qui, du reste, présentait maintenant unesérie de trous assez larges pour engloutir hommes et chevaux.

Dans le premier moment, le danger ne leurapparaissait point sous sa véritable face ; ils se croyaientembourbés tout au plus, et redoutaient seulement une attaque plusou moins éloignée dans cette position défavorable. Maisbientôt ; ils s’aperçurent que leurs chevaux enfonçaient deplus en plus ; la fange délayée arrivait à la selle.

Les cris cessèrent ; il se fit un silencemorne.

– Accrochez-vous aux troncs d’arbres criaPercy Mortimer, qu’un écart de son cheval avait jeté loin desdébris de la chaussée.

Il n’avait point quitté la selle, et, aumilieu de ce terrible danger, son pâle visage restait toujoursfroid et calme.

– Accrochez-vous aux troncs d’arbresrépétèrent cent voix railleuses qui semblaient partir des buissonsvoisins.

Puis ce fut un long éclat de rire ; puisle silence encore.

Les chevaux enfonçaient ; les sellesdisparaissaient presque, et les dragons s’étaient mis à genoux, surle dos de leurs montures.

Au loin, du côté des lacs, le point rougegrandissait, grandissait et s’avançait rapidement.

Les dragons crièrent : Au secours !Les voix moqueuses répétèrent : Au secours ! et chaquefois qu’une plainte s’exhalait au milieu de cette scène dedésolation, une plainte pareille sortait des buissons voisins.

C’était comme un écho impitoyablementrailleur.

Aux plaintes succédèrent les menaces. Lesdragons armèrent leurs pistolets.

– Feu ! crièrent les buissons.

Les soldats, exaspérés, lâchèrent en effet ladétente.

Ce fut un peu de bruit ; les amorcesmouillées ne purent s’enflammer.

Et les rires invisibles redoublèrent. Et lesrailleurs, désormais bien assurés que l’agonie des dragons de laReine était impuissante, montrèrent leurs têtes derrière lefeuillage.

Il y en avait ! il y en avait !chaque buisson cachait un groupe.

C’étaient des hommes, des femmes, et jusqu’àdes enfants.

Patrick Mac-Duff, le bon garçon, s’en donnaittant qu’il pouvait avec sa femme Madge ; Pat ne se possédaitpas de joie, et Gib répétait en extase :

– Ce sont pourtant les petits qui ontfait cela, les chérubins !

Le géant Mahony montrait son torse tout entierau-dessus des buissons. Il était appuyé sur sa grande hache etregardait le drame assez tranquillement. Non loin de lui, derrièrela touffe voisine, Jermyn Mac-Diarmid se cachait, honteux et brisépar l’émotion.

Il voulait ne point regarder et fuir cetableau qui l’accusait horriblement ; mais ses jambesrestaient clouées au sol, et ses regards fascinés ne pouvaient sedétacher du pâle, et hautain visage de Percy Mortimer.

La petite Su et son frère Paddy, qui avaientrejoint leur père à l’aide d’un détour, étaient là pour assister àla fête, et comme ils s’amusaient, les chers innocents ! D’oùils étaient et pour des enfants comme eux, le côté grotesque de lascène l’emportait vraiment sur le côté terrible. Ils ne voyaientque ces hommes rouges, couverts d’or, qui barbotaient dans lafange.

Mais ces hommes enfonçaient sans cesse, etleur agonie faisait des progrès sûrs. Les chevaux ne pouvaientnager dans ce liquide épais et gras. La boue se rejoignait déjàau-dessus de la selle, et l’on ne voyait plus les pieds des dragonsqui se tenaient debout.

Quelques-uns avaient réussi à s’accrocher auxtroncs d’arbres ; ceux-là étaient momentanément à l’abri.Mais, pour les autres, tout effort demeurait inutile et n’eût serviqu’à hâter l’instant fatal.

Il fallait attendre la mort.

Le major, qui était le plus éloigné de lahaussée, était en même temps le plus près d’une les langues deterre environnantes ; son cheval avait trouvé pied sans douteau fond du lac de boue, car il cessait de s’enfoncer, et sesefforts l’amenaient, par un mouvement imperceptible, vers le solferme. Mortimer ne semblait point s’apercevoir de cette chance desalut. Le deuil qui l’entourait avait vaincu son froid courage.

Ses bras étaient croisés sur sapoitrine ; son front hautain se courbait ; ils’apitoyait, non point sur son propre sort, mais sur celui de sessoldats qui allaient mourir, et qu’il ne pouvait pointdéfendre.

Une fois le sang monta subitement à sa joue etmit un rouge vif à la place de sa pâleur habituelle. Ses yeuxs’étaient baissés en même temps, et l’on eût pu voir sur saphysionomie, animée subitement le reflet d’une émotion poignante.Peut-être était-ce la pensée d’Ellen qui venait de visiter soncœur. Cela dura un instant, puis les regards du major se tournèrentde nouveau vers sa petite armée à l’agonie. Son front redevintpâle.

Sur ce visage dont la beauté dominait la scènede désolation, les regards de Jermyn restaient invinciblementattachés. Jermyn souffrait presque autant que les soldats àl’agonie. Tout ce qu’il avait en lui de généreux et de noblevoltait : sa conscience bourrelée était à la torture.

Et que de haine pourtant parmi cesremords ! Comme il épiait, attentif, sur le visage de sonennemi une marque de frayeur ou de faiblesse !

Rien. – Mortimer semblait une statue de marbreen face du marteau qui va la briser.

Jermyn haïssait, mais il admirait. Il eûtdonné sa vie pour la mort de cet homme.

Il se sentait vaincu, même au moment de tuer.Et il songeait à le sauver pour redevenir un instant son égal. Ilvoulait lui tendre la main pour remonter jusqu’à lui.

Il le voulait ; mais c’était comme en unrêve.

Il ne bougeait pas. Ses deux mainss’appuyaient sur le canon de son mousquet. Il restait là, muet etsombre, et stupéfait de ne trouver qu’amertume au fond de la coupede vengeance.

Les dragons avaient maintenant de la bouequ’aux genoux. Quelques-uns récitaient des prières ; lesautres se répandaient en menaces ; d’autres enfin criaientencore au secours.

Aux prières, aux menaces et aux cris dedésespoir les Molly-Maguires répondaient par d’implacablesmoqueries. Ils regardaient cette mort horrible sans que leurvengeance fût assouvie.

Le point rouge cependant avait pris une formeet s’avançait comme un tourbillon, c’était une femme, à cheval quicourait en zigzag dans le bog et qui tenait par la bride une autremonture dont le galop là suivait de près. Elle avait dans la maindroite une houssine, et frappait son poney sans relâche.

– Voilà une bonne femme de Knockderry, sedisaient les Molly-Maguires, qui vient pour avoir sa part de ladanse. Il n’est pas trop tard !

– Hardi ! ma belle ! cria lagrosse voix du géant Mahony ; au train que vous menez, il vousen restera encore un petit peu !

Et Pat et Mac-Duff et les autres répétèrent euchœur :

– Hardi ! ma belle !

La mante rouge semblait n’avoir pas besoin deces encouragements ; les naseaux de ses petits poneyssoufflaient du feu. Elle dévorait l’espace.

On ne voyait plus que le torse des malheureuxdragons qui n’avaient pu s’accrocher aux troncs d’arbres ;cette mort lente, qui venait par degrés et qu’on ne pouvaitcombattre, les affolait ; ils agitaient leurs bras dans levide en poussant des cris insensés. Quelques-uns, saisis devertige, s’élançaient à corps perdu dans la fange, et cherchaient àgagner la chaussée à la nage.

Mais la fange les recevait, inerte, et lesengloutissait lentement.

À chaque homme qui disparaissait ainsi,c’étaient derrière les buissons de frénétiques hourras. Et ces crisde sauvages ivres tombaient comme de poignants reproches sur lecœur de Jermyn. C’était lui qui leur faisait ces férocesallégresses ; c’était lui qui tuait de loin tous ceshommes : l’idée du piège lui appartenait.

Honte ! honte !

La mante rouge passait en ce moment vis-à-visdes Molly-Maguires, dispersés sur les mamelons de terre ferme.

– Allons, commère ! dit Mac-Duff,vous voici arrivée, venez avec nous !

La mante rouge glissa comme une flèche àquelques pieds de lui, au galop de ses deux poneys, et ne réponditpoint. Son capuchon rabattu lui cachait le visage. Elle continua saroute vers la chaussée.

Le major, rendu à lui-même par les mouvementsconvulsifs de son cheval, qui sortait peu à peu de sa prison deboue, venait de jeter derrière lui un regard qui lui avait montréla terre ferme à sa portée. En ce premier moment l’instinct de laconservation, qui est au cœur l’homme le plus vaillant, l’emportasur toute autre pensée. Le major était debout sur sa selle ;il tendit ses jarrets pour prendre son élan.

La mante rouge arrivait à cet instant sur lalangue de terre qui lui faisait face. Elle s’arrêta court.

– Poussez-le, commère ! cria,Mac-Duff ; il est bien là ! empêchez-led’aborder !

La mante rouge mit pied à terre et fit entrerl’un de ses poneys dans la vase. Du geste et de la voix elle appelaMortimer. Celui-ci, quittant la selle de son cheval, sauta sur ledos du poney, qui fit effort, glissa, se reprit, et bondit enfinsur le sol ferme.

La foule rugissante s’élança hors desbuissons : et vint jusque sur les bords du Doon. Impossible defaire un pas de plus en avant.

– Tirez ! criait-on de toutesparts ; c’est un homme déguisé ! Tirez ! ceux quiont des fusils !

Ils gesticulaient comme des forcenés. Une partde leur vengeance leur échappait, et c’était la meilleure. Quatreou cinq coups de fusil partirent.

Jermyn seul ne s’était point avancé. Ildemeurait immobile sur son tertre. La toile qui couvrait son visageétait mouillée de sueur.

À peine sauvé, le major avait tourné la têtede son poney vers la chaussée, vers le péril. La mante rouge étaiten selle sur l’autre cheval.

En même temps sa voix parla doucement auxponeys qui partirent, rapides comme le vent. Tout cela futl’affaire d’une seconde.

La foule poussa un long cri de rage.

Les deux fugitifs couraient en zigzag.

– Tirez ! tirez ! criait-on. Ilsuffirait d’une balle pour deux !

Jermyn était le seul dont le fusil restâtchargé. Il rejeta son masque de toile en arrière. Vous eussiez ditle visage d’un fantôme.

Son arme s’abaissa lentement vers les poneysfugitifs.

– Allez, Jermyn ! allez, monfils ! Ah ! ah ! vous allez voir, vousautres !… Jermyn n’a jamais manqué son coup !

La mante rouge et Mortimer, emportés par lacourse tortueuse des poneys, se présentèrent un instant de profil.L’âme de Jermyn était dans ses yeux qui flamboyaient. La fouletrépignait de rage et d’impatience.

– Allons ! mon fils,allons !…

Jermyn mit son doigt sur la détente. La bouchedu fusil vomit un cône de fumée, et le coup retentit, faible, dansl’immensité des bogs.

Les deux fugitifs semblèrent chanceler à lafois sur leurs poneys.

La foule poussa un long cri de triomphe.

Le vent souleva un coin du capuchon et montrale visage qui était sous la mante rouge.

L’arme s’échappa des mains de Jermyn, quitomba sur ses genoux en gémissant le nom d’Ellen…

FIN DU TOME PREMIER

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