Categories: Romans

La Reine des Épées

La Reine des Épées

de Paul Féval (père)

Partie 1
LES ARQUEBUSES

Chapitre 1 Le mot de passe.

Sur le flanc gauche du Graben, cette belle et large rue qui suit la ligne des anciens fossés de Stuttgard et qui fait l’orgueil légitime de tous les sujets du roi de Wurtemberg, se trouve un quartier noir et peuplé outre mesure, dont les maisons grimpent, le long de petites rues étroites et tortueuses, jusqu’à la cathédrale. Dans les dictionnaires, on lit, à l’article Stuttgard, que la seule partie de la ville qui soit digne d’être visitée par le voyageur intelligent se compose de deux faubourgs, dont les maisons sont fort bien alignées. Il faut respecter l’avis des dictionnaires ; néanmoins, il est certains esprits qui, à Stuttgard, tout en considérant avec intérêt les grandes rues neuves ornées de restaurants à prix fixe et de magasins de bonneterie, n’ont pas honte de visiter aussi ces quartiers pauvres et dépourvus d’alignement, où se rencontrent les chers vestiges de la vie d’autrefois, où le passé renaît pour le rêveur, où l’imagination reconstruit, à l’aide d’une façade chancelante, d’une tourelle oubliée, d’une girouette de fer épargnée par miracle au sommet d’un pignon, tout ce merveilleux et sombre ensemble des cités gothiques.

C’est un vrai dédale que le quartier de l’Abbaye dans la capitale du Wurtemberg. D’autres villes d’Allemagne ont conservé des restes meilleurs et plus précieux,mais nulle part vous ne rencontreriez un écheveau de ruelles mieux emmêlé, un labyrinthe plus inextricable et plus bizarre.

La principale rue de ce quartier qui a nomAbten-Strass (rue de l’abbaye) et qui descend, à travers milledétours, jusqu’aux bords encaissés du Nesenbach, est bordée danstoute sa longueur de maisons qui présentent leurs pignons auxpassants, et quand on y voit arriver devant soi une banded’étudiants au cou nu, à la poitrine découverte, à la barbepointue, aux cheveux longs flottant sur les épaules, on pourrait secroire en plein moyen-âge.

C’était vers le commencement de l’automne del’année 1820. Le Graben était désert depuis longtemps ; lavoix monotone et endormie du guetteur venait de crier deux heuresaprès minuit, tandis que deux sons de trompe, lugubres etprolongés, accompagnaient le double coup frappé par le battant del’horloge royale. Il faisait chaud, et pas un souffle de vent nepassait sur la ville assoupie ; les réverbères fumeux, placésà de trop larges intervalles, achevaient de brûler leur mauvaisehuile et n’éclairaient guère que la tôle de leurs lanternes.

Il y avait bien une heure que l’homme du guet,qui dormait debout suivant l’ancienne tradition de son corps,n’avait rencontré âme qui vive.

Au coup de deux heures, un bruit lointain depas se fit entendre au delà des limites du Graben, et l’échoapporta le son des bottes ferrées grinçant contre le pavé.

– Gute nacht ! grommelal’homme du guet par habitude.

Car ses pareils ne manquent jamais desouhaiter la bonne nuit aux honnêtes gens comme aux voleurs.

Personne n’était là pour lui rendre sacourtoisie. Les pas continuaient de retentir sur le pavé au loin,mais aucune figure ne se montrait dans la solitude du Graben.

Les nuits allemandes sont si pleines defantômes que le bon guetteur continua paisiblement son somme,pensant bien que ces bottes ferrées invisibles et retentissanteschaussaient des pieds de revenants. Mais il s’éveilla tout à faiten arrivant à l’extrémité orientale du Graben, devant le grandrestaurant du Mérite militaire dont les fenêtresdemi-closes laissaient échapper de joyeuses lueurs et de gaismurmures à travers leurs draperies rabattues.

L’eau vint à la bouche du vieux soldat duguet.

– Si l’on mettait dans une tasse tout cequi reste là-haut au fond des verres, pensa-t-il avec mélancolie,je boirais un bon coup, et ces dignes seigneurs n’en souperaientpas plus mal !

– Que fais-tu là, Daniel ? dit unevoix creuse derrière lui, tout à coup.

Le vieux guetteur se retourna et tressailliten s’appuyant à la hampe de sa longue et inoffensivehallebarde.

La clarté douteuse du réverbère prochain luimontrait inopinément deux personnages dont aucun bruit n’avaittrahi l’approche. Tout à l’heure, avant de penser à ce bon coupqu’il aurait pu boire, le vieux guetteur avait rêvé de fantômes.Les fantômes étaient-ils venus ?

Les deux nocturnes promeneurs se tenaient brasdessus bras dessous. Leurs visages et leurs tournures présentaientun plein contraste. Tous les deux portaient des costumesd’étudiant, mais ces costumes différaient autant que leurspersonnes mêmes.

Car il y avait et il y a encore deux costumesdans les universités d’Allemagne : le costume sombre et lecostume gai, le costume du mélodrame et le costume de la comédie,les habits du joyeux enfant qui s’amuse en travaillant ou quitravaille en s’amusant, comme vous voudrez l’entendre, et ledéguisement lugubre du philosophe en herbe qui s’abrutit avec dessophismes et de la bière, qui pâlit sur l’ennui des rêvasseriespolitiques et qui conspire à vide vingt-quatre heures par jourcomme les traîtres incorrigibles de nos bas théâtres.

L’Allemagne fut toujours la patrie de ces foustristes et fatigants dont le moindre tort est d’être ennuyeux commeun in-quarto d’illuminisme germanique.

L’étudiant au costume sinistre était grand,maigre, blême et possédait une voix de basse-taille. Il portait laredingote allemande, raide sous les aisselles comme une armure defer, les larges braies de la Souabe antique et la chemise ouverte.Il n’avait d’autre coiffure que ses cheveux inspirés, c’est-à-direvierges de cette souillure que le peigne fait subir chaque jour auxperruques des civilisés.

Son camarade était gros, rond, court,joufflu ; il avait un petit dolman sur les épaules, de grossesbottes par dessus son pantalon collant, et sur sa tête une toquebariolée de diverses couleurs.

L’étudiant farouche se nommait Baldus.L’étudiant gai avait nom Bastian.

Et leur réunion offrait un symbole assezfrappant de l’état des universités allemandes sous la Restauration.Les Universités se séparaient alors en deux classes : lesCamarades et les Compatriotes. Les politiques,les philosophes, avaleurs de rois, se réunissaient dans uneassociation immense qui comprenait tout le système universitaireallemand et qui portait le nom de Bur-schenschaft (familledes Camarades). Il est inutile de dire que les Camarades et leur« famille » n’étaient point d’accord entre eux sur lesdétails de doctrine : ce qu’ils voulaient, c’était jouer aujeu des révolutions ; ils étaient tous d’accord sur cetarticle capital.

Les autres étudiants, qui prétendaient étudierdans le sens pratique du mot, qui prétendaient se divertir aussisuivant le penchant de leur âge, formaient des associationsparticulières, moins vivement poursuivies par la police dessouverains, mais qui n’avaient pas non plus les coudéestrès-franches. Ces associations portaient le titre commun deLandsmannschaft (famille des Paysans ou desCompatriotes).

C’étaient, en général, des associationsd’études et de plaisirs. Il y avait bien quelques petits mystères,car l’étudiant d’outre-Rhin a pour Croquemitaine les mêmestendresses que nos innocents francs-maçons de Paris ; maisenfin, les mœurs du Compatriote étaient tout autres que celles duCamarade. En politique, il ne connaissait que les chansons etn’assassinait presque jamais Kotzebue.

Pour trouver le vrai compagnon d’Universitédans toute la poésie tendre et batailleuse de son caractère, ilfallait violer le secret d’une famille de Compatriotes et se fairerecevoir Renard ou Conscrit dans le sanctuaire des grandespipes et des grandes épées. L’air y était épais, la bièrelourde ; la gaieté ne s’y chauffait pas d’un bois précisémentattique ; mais il y avait là de la franchise, de la jeunesse,du cœur et de l’honneur !

Au bas bout de la table, sur la plus méchanteescabelle, vous avisiez le nouveau débarqué, timide et triste,regrettant encore l’aile de sa mère, mais ayant appris à dédaignerdéjà tout ce qui était Philistin, c’est-à-dire tout ce quin’était pas étudiant. Cet enfant naïf, ignorant, respectueux bongré mal gré envers ses anciens, ce plastron, cette victimeéternelle des anciennes plaisanteries scolastiques, nous l’avonsnommé : c’était le Renard. – Un peu plus loin, le Renardenflammé montrait déjà les promesses de ses moustaches ;il avait mis un peu de hâle sur le rose trop féminin de sesjoues ; il jurait rondement par le diable et avait conquis lesecond grade universitaire. – Puis venait la jeune Maison(Dieu sait où ils allaient pêcher leurs titres !) La jeuneMaison avait oublié le village, la jeune Maison portait comme ilfaut le dolman fanfaron et les éperons d’acier. – Encore unsemestre d’études, de bombances, de veilles et de duels, la jeuneMaison devenait vieille Maison, puis Maisonmoussue, ce qui était le comble !

La Maison moussue avait droit au titrevénérable de Renard d’or.

Chacun pouvait franchir ces différents degrés,par le fait seul de sa présence aux cours et à la taverne :c’était une affaire d’ancienneté ; mais il y avait d’autreshonneurs qui ne se gagnaient pas si facilement.

Au-dessus de ces compagnons, vieillis dans lapoussière des cabarets et des écoles, il y avait de brillantesexistences, dont la gloire, éclatant comme un coup de tonnerre,s’était faite en un jour. À ceux-là, on ne demandait point la datede leur entrée dans la famille, dont ils formaientl’état-major : c’étaient les Renommists ou les Crânes.

Pour arriver à cette noble position de Crâne,il fallait passer, par l’épreuve de l’un des troisscandal, à savoir : le bier scandal, le scandalpro patria et le scandal contrà (sous-entenduPhilistinos).

Pris en ce sens, le mot scandal peut setraduire par combat à outrance. Le bier scandal était lalutte des schoppes jusqu’à ce que le vaincu, mort ou bien malade,tombât sous les pieds chancelants du vainqueur ; lescandal pro patria était le tournoi entre étudiants ;il avait lieu seulement par permission expresse des Anciens, etlorsque la ville était trop étroite pour contenir deux Crânesd’égale renommée. – Le scandal contrà se renouvelait plussouvent et atteignait presque toujours des proportionstragiques : c’était la croisade de messieurs les étudiantscontre les officiers de l’armée, leurs ennemis naturels.

Enfin, au-dessus des Crânes eux-mêmes, onrespectait, notamment à l’Université de Tubingue, dans le royaumede Wurtemberg, les Épées (Degen), consuls qui étaient élusau nombre de trois par l’assemblée des Maisons ou Anciens, et quigouvernaient la république des Compatriotes.

Il y avait déjà du temps que Bastian, notreétudiant gras et gai, suivi de Baldus, notre étudiant triste etmaigre, se promenait à la belle étoile.

Baldus était un Camarade politique, et si nouslui donnons un tout petit coin dans ce tableau, c’est que la véritéforce le peintre à mettre le charbon parmi la verdure. Bastianétait un Compatriote ; le bier scandal lui avaitdonné rang de Crâne. Bastian et Baldus étaient partis d’une tavernesituée au centre de la ville vieille pour se diriger vers leGraben. Tous deux avaient quelques pots de bière dans l’estomac etde la fumée de tabac plein la cervelle.

– Diable d’enfer ! disait Bastian,si tous les Camarades de l’Université de Vienne te ressemblent,frère Baldus, on doit s’y morfondre d’ennui, c’est une chosesûre !… Ici, nous dansons comme des perdus, nous courons àcheval entre Stuttgard et Tubingue, et, pour nous reposer, nouschantons le Gaudeamus en buvant du meilleur !… Maisparlons plus bas ; nous approchons du Graben, et si nousvoulons savoir au juste quel est ce Philistin, il est bon de nenous point faire arrêter au préalable par les patrouilles de lagarde du roi… Le conseil des Anciens m’a confié une mission, jet’ai choisi pour m’aider : soyons prudents !

– Ce n’est donc pas parce que cet hommem’a fait chasser de ma patrie, dit Baldus avec amertume, que leconseil des Anciens s’occupe de lui ?

– Non, répondit Bastian ; c’estparce que cet homme a re-gardé Chérie à la promenade du soir, dansle jardin du roi.

– Et qu’importe cela ?… dit Baldus,qui s’arrêta indigné.

– Ce que cela importe ? s’écriaBastian avec une chaleur soudaine ; ce que nous importentl’honneur et le bonheur de notre petite reine ?… Diabled’enfer ! Ami Baldus, tu viens de loin et cela t’excuse… Maissi tu parles jamais de Chérie devant nos frères, souviens-toi decet avis-là : ne demande plus ce qu’importe la moindre deschoses qui la regardent !

– C’est donc un fétiche ? murmuraBaldus.

– C’est Chérie, notre reine bien-aimée,répliqua le gros Bastian, qui était devenu presque sérieux. C’estnotre gloire et c’est notre amour !… Si je te disais que noussommes fous d’elle, se serait trop peu mille fois… Donc, si tu veuxvivre en paix au milieu de nous, mon frère, adore notre Chérie oufais semblant de l’adorer.

– Voici la seconde fois que tu me disquelque chose de pareil, murmura Baldus en secouant ses longscheveux. En sortant de la taverne, tu me disais : « Si tuveux vivre en paix au milieu de nous, frère, aime Frédéric ou faissemblant de l’aimer… » En somme, qu’est-ce que cette Chérie etqu’est-ce que c’est que ce Frédéric ?

On apercevait la lanterne de Daniel leguetteur, qui venait de s’arrêter devant le restaurant du Méritemilitaire.

Bastian mit un doigt sur sa bouche.

– C’est la reine et c’est le roi !répliqua-t-il à voix basse. Demain, à la fête des Arquebuses, tules verras tous les deux… Autour de Chérie, il y aura cent épées…Frédéric n’en a qu’une, mais elle vaut les cent autres… Viens çà,Baldus, et retiens ta langue !

Ils s’avancèrent à pas de loup vers le pauvreDaniel et ce fut Bastian, l’étudiant gai, qui lui frappa surl’épaule en disant :

– Que fais-tu là, vieux Daniel ?

– Daniel, répéta aussitôt Baldus avecemphase, saisissant avec avidité cette occasion de déclamer un peu.Puisque tu t’appelles ainsi, pauvre créature, à quoipenses-tu ?

– Je ne pense à rien, meinherr, réponditle guetteur sans hésiter.

– Daniel, Daniel, poursuivit Baldus, lesautres dorment, toi tu veilles !… Les autres reposent, toi tumarches !… Pauvre paria d’une civilisation égoïste, te voilàloin de ta femme et de tes enfants, tout seul dans les ruesabandonnées !… À quoi penses-tu, Daniel ?

Bastian allumait paisiblement son énorme pipede porcelaine à la lanterne du guetteur.

– Eh bien ! Meinherr, c’est vrai,dit Daniel en se ravisant, je pensais à quelque chose… Je pensaisque ma gorge s’est desséchée à crier les heures et le temps qu’ilfait… Je pensais que j’avais envie de boire un bon coup.

Il leva la main vers le premier étage durestaurant et ajouta :

– Ce n’est pas l’embarras, si je leurdemandais rasade par la fenêtre, je suis bien sûr qu’ilsm’enverraient plutôt une bouteille qu’un verre, car ce sont dedignes seigneurs, ceux-là, entendez-vous !… Ils ne chantentpeut-être pas les mêmes chansons que vous, et ils n’ont pas à labouche des phrases dix fois longues comme ma hallebarde ; maisils ouvrent volontiers leur bourse en passant auprès d’un vieuxsoldat et lui disent en bon allemand : « L’ami, voicipour boire à la santé de la vieille Allemagne ! »

– L’aumône ! murmura Baldus avecdédain.

– Il n’y a point d’aumône, mon maître,répliqua le vieillard, quand la main qui donne pressefraternellement la main qui reçoit… J’ai porté le mousquet, ilsportent l’épée : que Dieu les garde !… À l’âge où jesuis, je ne deviendrai jamais assez savant pour préférer bonnelangue à bonne lame !

– Tiens ! dit Bastian, tu n’es doncplus le compère des étudiants, toi, vieux Daniel !

Le guetteur lui tendit la main, que Bastiansecoua cordialement.

– Vous, dit-il en souriant, vous êtes lemeilleur buveur de bière de toute la Souabe : je vous estime…Si fait, si fait, mon maître, j’aime les étudiants. Passé minuit,ce sont mes seuls compagnons de veille ; je ne rencontre plusqu’eux par les rues et j’écoute leurs pas joyeux en medisant : « Ils sont jeunes ! ». C’est si bon,la jeunesse !… Et tenez, au commencement de ce printemps, jeme détournais tous les soirs de mon chemin pour voir quelque chosequi me réchauffait le cœur… C’était là-bas, dans le quartier del’Abbaye, au coin d’Abten-Strass, devant cette vieille masure quevous appelez, vous autres, la maison de l’Ami… Vers dix heures, unjeune homme, presque un enfant, qui avait de grands cheveux blondsbouclés sous sa petite casquette, montait les rives du fleuve etsuivait la rue en rêvant… Il s’arrêtait au même endroit toujours,il regardait toujours la même fenêtre derrière laquelle une lueurpâle se montrait… Il attendait : bien souvent la fenêtre nes’ouvrait point. Mais quelquefois, quand l’air de la nuit étaittiède et doux, les deux battants de la croisée grinçaient sur leursgonds et une blonde tête d’ange apparaissait sur le balcon…

– Chérie !… murmura Bastian, quis’était rapproché.

Baldus haussa les épaules avec colère.

– Oui, oui, Chérie !… répéta levieux guetteur, qui souriait et se complaisait à ce souvenir :celle que vous nommez votre reine et qui est plus belle que toutesles reines !… Quand elle venait là, respirer l’air des nuits,le pauvre étudiant, au lieu de faire un pas en avant, se collaittout tremblant contre la muraille, s’il n’avait pas le temps des’enfoncer sous l’auvent d’une porte… Je suis bien sûr que la reineChérie ne se doute même pas qu’il l’aime comme les bons chrétiensadorent la Vierge, mère de Dieu… Et moi qui vous parle, jem’arrêtais dans ma route et je le regardais de bien loin,agenouillé dans l’ombre devant son idole, car il était heureux, etj’avais peur de l’éveiller de son rêve…

– Frédéric ? murmura Bastian, dontle regard interrogeait le guetteur.

Celui-ci ne répondit point et Danielpoursuivit d’un accent rêveur.

– Hier, à la promenade, il y en avait unautre homme qui regardait la reine Chérie… Je ne sais pas lequelest le plus beau, de l’étudiant aux blonds cheveux ou du soldat aubrillant uniforme ; je ne sais pas lequel est le meilleur…

– Tu le connais donc, celui-là,Daniel ? demanda Bastian vivement.

Le vieux guetteur jeta un coup d’œil vers lesfenêtres éclairées du Mérite militaire.

– Y a-t-il un homme dans Stuttgard qui nele connaisse pas ? répliqua-t-il ; c’est le plus brave etle plus noble de nos soldats… Le caprice des chambellans, desconseillers et autres gens de cour l’avait éloigné de son pays,mais notre roi Guillaume l’a rappelé de l’exil…

– C’était à Vienne qu’il était, n’est-cepas ? demanda encore Bastian, qui échangea un coup d’œil avecBaldus.

– Oui, à Vienne… Et l’empereur d’Autrichevoulait le faire général, pour le garder auprès de lui ; et ila répondu à l’empereur : « Sire, j’aime mieux être soldatdans mon pays, qu’ailleurs maréchal d’empire ! » – Ettenez, s’interrompit le vieux guetteur au milieu de sonenthousiasme, en prêtant l’oreille à un grand bruit qui se faisaitderrière les draperies closes de la taverne, si vous voulez levoir, vous n’avez qu’à regarder ; car la fête est finie, etvoici les officiers des chasseurs de la garde qui vont regagnerleurs logis.

La porte du restaurant du Mérite militaires’ouvrit sans trop de fracas, et un éventail lumineux se dessinasur le pavé de la rue. L’état-major des chasseurs de la gardesortit éclairé par les garçons de la taverne.

– C’est lui !… murmura Baldus entreses dents serrées.

– C’est lui !… répéta Bastian.

– Holà ! cria une voix sur letrottoir.

– La voiture du colonel baron deRosenthal !

Un coup de fouet retentit à l’angle en retourdu Graben et une élégante calèche montra ses deux lanternesblanches.

Celui qui était en tête des officiers, et quiportait avec une merveilleuse noblesse un des plus brillantscostumes de l’armée allemande, donna des poignées de main à laronde.

– Diable d’enfer !… murmura Bastian,c’est tout de même un bien bel homme que ce Philistin-là !

– À vous revoir, messieurs et amis, ditle baron de Rosenthal en soulevant son chapeau à plumes. Je n’aijamais mieux senti la bonté du roi qu’en ce moment, où il me permetde vous serrer les mains et de vous dire : « À vousrevoir, messieurs et amis, nous ne nous sépareronsplus ! »

Les chapeaux à plumes s’agitèrent au-dessusdes têtes ; il y eut un hourra discrètement contenu enl’honneur du colonel, et la brillante calèche descendit au grandgalop la montée du Graben.

L’état-major des chasseurs de la garde sedispersa dans toutes les directions ; personne n’avait aperçunos deux étudiants, protégés par l’ombre des maisons.

– Bonne nuit, messieurs, leur dit levieux Daniel, dont la taille se courba de nouveau, et qui reprit,appuyé sur sa hallebarde, sa marche somnolente le long destrottoirs du Graben.

– Maintenant, à la Maison de l’Ami !murmura Bastian.

Et les deux étudiants s’engagèrent aussitôtdans ces rues tortueuses et enchevêtrées qui montent versAbten-Strass.

Ici la scène change et nous entrons dans lepays des mystères. À peu près au milieu d’Abten-Strass, à l’angled’une de ces ruelles sans nom qui tournent sur elles-mêmes et fontde cet étrange quartier un véritable dédale, une haute maisons’élevait. Sa toiture pointue, surmontée de monstres volants, sesgouttières fantasques et les balcons gothiques qui saillaient àtous les étages lui donnaient une date certaine. Cette maison étaitvieille comme le vieux nom des ducs de Wurtemberg. La portecochère, qui donnait sur la rue, était close ; au premierétage, on apercevait une lueur faible à travers l’étoffe desrideaux. Sur la ruelle, tout au bout de la maison, dans unenfoncement profond que surmonte une niche habitée par une petiteVierge de granit, une porte basse s’ouvrait.

Du dehors, le regard, en le plongeant souscette voûte exiguë, apercevait vaguement comme des ténèbresvisibles. C’était un reflet douteux et rougeâtre jouant sur lesmurailles rugueuses d’un long corridor.

Dans ce couloir, personne ne se montrait, etle passant curieux qui se fût arrêté par hasard devant cettepoterne entr’ouverte eût longtemps fatigué ses yeux à percer lemystère de ces demi-ténèbres. Alentour, toutes les maisons étaientnoires et silencieuses.

Des nuages épais et gris allaient lentement auciel. La lune, attardée et achevant son dernier quartier, dépassaità peine la ligne de l’horizon et montrait son croissant mince etrougeâtre à l’extrémité orientale d’Abten-Strass.

Pas un souffle de vent ne bruissait dans cesruelles où les tempêtes nocturnes trouvent de si sonores échos. Lespignons gothiques s’alignaient à perte de vue et penchaient enavant leurs hautes lucarnes, qui semblaient pendre au-dessus duvide.

L’oreille saisissait çà et là des bruits depas lointains, et l’on ne voyait personne.

Il faut aller dans les vieilles villesd’Allemagne pour voir ces paysages urbains, si fantastiques et sibizarres aux rayons de la lune, qu’on se perd à déplorer, en lescontemplant, la pauvreté de l’imagination des poètes.

Là, tout prête à ces vagues terreurs qui sontsi chères à notre nature avide de l’inconnu, amie des chosessurhumaines ; ce n’est plus le milieu vivant où nous respironssous le soleil, c’est une mise en scène sombre, mystique, quiappelle les visions, et ne demande qu’à se peupler de fantômes.

On comprend là, bien mieux encore que dans lacampagne allemande, le génie particulier de cette littérature quicherche tous ses effets dans le noir et dont les plus viveslumières ne dépassent jamais la pâle clarté d’un rayon de lune.

On comprend ces légendes et ces ballades, cesmorts ressuscités, ces vampires aux lèvres sanglantes, ces ondinesblanches qui glissent dans la brume argentée.

On comprend aussi, par une intuition plusindirecte, cette exaltation froide des têtes germaniques, cettefolie pénible et laborieuse, cette philosophie qui semble unegageure insensée, ces rêves malades qui sont descauchemars !

Tout est sombre, tout est vaporeux ;cette atmosphère grise enveloppe la ville comme un linceul ;la lune qui rase l’horizon semble un grand œil unique et triste,ouvert pour regarder ces mélancoliques ténèbres.

L’airain chante les heures avec accompagnementde cor, au haut des vieilles cathédrales ; la voix monotone ducrieur répète, comme un écho affaibli, le cri du temps quipasse ; puis vient le silence, pareil à la mort.

Je vous le dis, cette poésie, hardie et belledans ses extravagances, ces systèmes audacieux, ces impiétés, cessuperstitions, ces songes scientifiques qui laissent loin derrièreeux les songes des chercheurs d’or au moyen âge, tout ce qui estenfin l’Allemagne intellectuelle, tout cela c’est l’ouvrage desnuits.

La lampe fumeuse travaille, et non point lesoleil.

La science allemande, la philosophieallemande, ce sont de magnifiques brouillards que le grand jourdissipe.

Le génie est si beau, qu’il faut admirer mêmele fantôme du génie : admirons donc le génie del’Allemagne.

*

**

Trois heures de nuit venaient de sonner àl’église de l’Abbaye. Vers la partie basse d’Abten-Strass, sous unréverbère qui allait s’éteindre, deux ombres silencieusespassèrent. En même temps, ces étranges bruits de pas dont l’échoallait courant par la ville semblèrent se rapprocher de toutesparts.

Au fond des ténèbres éclairées de ce corridorqui suivait la petite porte à demi ouverte, on put entendre unléger mouvement. Un homme enveloppé dans un manteau et qui portaitla casquette bavaroise rabattue sur les yeux, se montra tout aubout de la galerie et s’avança vers la porte.

Au lieu de franchir le seuil et d’entrer dansla ruelle, il s’arrêta derrière la porte et se blottit dans l’angleformé par l’épais montant de pierre.

Il s’adossa à la muraille ; son manteaus’entr’ouvrit et l’on put voir que sa main gauche s’appuyait surune longue épée nue.

Il attendit ; les deux ombres quimontaient Abten-Strass tournèrent l’angle de la ruelle et vinrentdroit à la porte.

Avant d’entrer, les deux ombres regardèrentsoigneusement autour d’elles pour voir si nul œil indiscret n’étaitouvert aux environs.

Les deux ombres étaient des étudiants quiportaient le dolman élégant, la toque voyante et l’étroit pantalondes membres de la famille des Compatriotes : dangereux costumepour courir des aventures de nuit.

C’étaient tous les deux de très-jeunes gens,qui ne pouvaient réussir à plaquer sur leurs joyeux visages cet airgrave et mystérieux qui convenait à la circonstance.

– Je crois que c’est ici, murmura l’und’eux ; il me semble bien reconnaître la Maison de l’Ami.

– Il fait noir comme dans un four,répondit l’autre ; maître Hiob devrait bien faire la dépensed’une lanterne pour éclairer la porte de son logis !

Celui qui avait parlé le premier longea lamuraille et se prit à palper de la main l’extérieur des montants depierre qui du haut en bas étaient chargés de sculpturesgothiques ; des montants sa main glissa à la porte elle-même,armée de larges bandes de fer forgé que retenaient des clous à latête biseautée et large comme un écu.

– Toutes les portes de ces prisons seressemblent, grommela-t-il ; mais il est l’heure et j’aperçoisde la lumière là-bas…

– À la grâce de Dieu ! répliqua soncompagnon ; nous ne pouvons pas rester dehors comme despleutres, entrons !

Ils entrèrent de front et reculèrent aussitôtd’un commun mouvement, parce que leurs mains étendues en avantvenaient de rencontrer la lame nue d’une épée.

– Qui va là ?… prononça une voixsourde dans l’ombre.

– Tout beau ! s’écrièrent les deuxjeunes gens à la fois.

– Je suis Karl ! ajouta l’un.

– Je suis Mikaël ! dit l’autre.

– Deux Renards !… gronda lavoix ; j’en étais sûr !… On ne fera jamais rien de propreavec ces étourneaux !… Avancez à l’ordre, chacun à votre tour,et dites le mot de passe !

Karl fit un pas vers le sombre gardien etmurmura à son oreille :

– Frédéric !

– C’est bon, dit le gardien, qui le pritpar l’épaule et l’envoya se cogner contre le mur opposé. – Àl’autre.

Mikaël se pencha et prononça à son tour le nomde Frédéric.

– Et que venez-vous faire dans la Maisonde l’Ami ? demanda le gardien.

– Nous venons écouter ce que diront lesAnciens, répondit Karl de cette voix que prennent les enfants pourréciter leur catéchisme.

La demande et la réponse étaient réglées parle Comment, ce code fameux des associations d’étudiants enAllemagne.

– Passez ! dit le gardien.

Les deux jeunes gens s’engagèrent en tâtonnantdans le corridor où la lumière avait complètement disparu. Pendantune minute, on entendit leurs pas incertains qui hésitaient sur lesdalles ; puis un bruit soudain se fit, et le gardien, quiattendait ce moment, lâcha sa grande épée pour se serrer lescôtes.

– Patatras !… fit-il, les voilà dansla cave !… Quand les Renards ne se cassent pas le cou à cejeu-là, je ne connais rien de tel pour les former !

Des bottes ferrées sonnèrent sur le pavé de laruelle, le gardien n’eut que le temps de reprendre son glaive. Àdater de ce moment, ce fut une véritable procession. Des hommesqui, pour la plupart, cachaient leurs visages dans les plis deleurs manteaux, tournaient silencieusement l’angle d’Abten-Strass,franchissaient le seuil de la Maison de l’Ami, glissaient àl’oreille du gardien le mot Frédéric, et passaient.

Le gardien les comptait.

Il paraît que les premiers venus, ce pauvreKarl et ce pauvre Mikaël, étaient les seuls qui ne connussent pointles êtres de la Maison de l’Ami, car il n’y en eut point d’autres àtomber dans la cave.

Tous suivaient d’un pas assuré le ténébreuxcorridor. Quand ils arrivaient au bout, on entendait un bruit quiressemblait fort à celui que fait en s’ouvrant la serrurecentenaire d’un cachot : une lourde porte roulait sur sesgonds grinçants, une échappée de lumière vive inondait un instantle corridor, puis la porte pesante retombait avec un fracas sourdet la nuit revenait.

Toujours la même chose.

Quand le gardien eut compté vingt-quatre, etque le dernier venu lui eut jeté en passant ce nom de Frédéric, quiouvrait comme un talisman l’entrée de la Maison de l’Ami, legardien ferma la porte basse à double tour et prit le même cheminque ceux qu’il avait successivement introduits.

À cet instant-là même, l’entrée principale dela Maison de l’Ami, l’autre, celle qui donnait sur Abten-Strass,s’ouvrait tout doucement et un petit vieillard en robe de chambreet en pantoufles se présentait pour être introduit. En dedans duseuil, il y avait un autre petit vieillard également revêtu d’unerobe de chambre et chaussé de pantoufles, qui, en outre étaitcoiffé d’un beau bonnet de coton bleu, rayé de blanc.

– Fidèle au rendez-vous, monsieurl’inspecteur ! dit le petit vieillard de l’intérieur à sonhôte.

– Bonsoir, maître Hiob, bonsoir, répliqual’inspecteur, ne me laissez pas dehors, je vous prie, car j’ai mesdouleurs de reins, et les nuits se font fraîches.

– On n’entre dans la Maison de l’Amiqu’avec le mot d’ordre, prononça maître Hiob, qui sous son bonnetde coton blanc et bleu était un gai gaillard ; avez-vous lemot d’ordre, monsieur l’inspecteur ?

– Frédéric !… répondit celui-ci, quifit un geste d’impatience.

Le flambeau que tenait maître Hiob faillit luitomber des mains.

– Comment savez-vous ? commença-t-ilen se rangeant pour laisser passer son hôte.

– Je sais, maître Hiob, cela suffit,répliqua l’inspecteur sèchement ; nos bons petits enfantssont-ils en séance ?

– Le dernier vient d’arriver.

– Leur avez-vous fait savoir adroitementque cet excellent baron de Rosenthal nous était revenu ?

– Oui, meinherr.

– Eh bien, maître Hiob, cet excellentbaron a si rudement malmené les étudiants d’Autriche, que nousaurons quelque bon scandal à son occasion.

– Il n’y a point de bon scandalsans Frédéric, répliqua maître Hiob, et Frédéric n’est pas ici.

L’inspecteur, qui était également conseiller,banquier et receveur général, s’appelait Muller. Il eut un petitsourire machiavélique.

– Maître Hiob, dit-il en s’arrêtant surla dernière marche du premier étage, mon illustre patron, le comtede Spurzeim, qui est le premier diplomate du monde, m’a donnéquelques leçons… Le proverbe : On ne s’avise jamais detout, est fait pour les gens du commun… Moi, je n’oublie queles choses dont il me plaît de ne pas me souvenir… J’ai envoyé uncourrier de cabinet au village où ce jeune Frédéric a reçu le jour…Nous l’aurons, et si le scandal nous débarrasse de Frédéric et ducolonel, je vous enverrai deux barils de marcobrunner, maîtreHiob.

Il venait de s’engager dans le corridor dupremier étage et passait devant une porte dont la peinture touteneuve et toute fraîche jurait énergiquement parmi les tons crasseuxdu reste des murailles.

L’inspecteur s’arrêta ; son visage ridéprit une expression de tendresse langoureuse.

– C’est là qu’elle respire !…murmura-t-il. Un homme n’est pas vieux à soixante ans, n’est-cepas, maître Hiob ? et l’âge mûr a encore de beaux jours ;il faut que vous m’aidiez à supprimer ce Frédéric !

On entendit comme l’écho lointain d’unchant ; maître Hiob ne répondit que par un signe de têtefranchement affirmatif, et les deux vieillards, pressant le pas,s’élancèrent ensemble vers l’extrémité du corridor.

Ce corridor répondait exactement à celui oùnous avons vu naguère s’engager tous ces inconnus qui donnaientpour mot d’ordre au gardien de la petite porte le nom deFrédéric.

La chambre qui terminait le corridor répondaitde même à cette pièce du rez-de-chaussée dont l’huis s’étaitsuccessivement refermé en laissant échapper de vifs rayons delumière sur les vingt-quatre compagnons.

Les deux vieillards entrèrent dans cettechambre qui terminait le corridor, et tout aussitôt les chantséclatèrent à leurs oreilles, comme s’ils eussent été au beau milieude la réunion même.

C’était une maison très-curieuse que la Maisonde l’Ami, et ces gens du rez-de-chaussée, qui cherchaient siardemment le mystère, avaient eu en la choisissant la mainheureuse.

Au centre de la chambre du premier étage, il yavait une sorte de tambour grillé, ressemblant à peu près à cesbouches de chaleur qui sont dans nos églises trop mondaine ;ce tambour était l’orifice d’un répétiteur acoustique : toutce qui se disait au rez-de-chaussée, on l’entendait au premierétage.

Auprès du tambour, deux fauteuils attendaientl’inspecteur et maître Hiob, car il est bon d’être à son aise pourécouter. Ils s’assirent et maître Hiob souleva un peu les deuxcôtés de son bonnet blanc et bleu pour dégager le conduit de sesoreilles.

Pendant que nous y sommes, achevons de dire aulecteur tout ce qui se trouvait dans cette curieuse Maison del’Ami.

Il y avait d’abord la femme de maître Hiob,discrète personne, assez vieille et très-laide, qu’on appelait dameBarbel.

Dame Barbel était chargée de garder un trésorrenfermé dans cette chambre dont la porte peinte à neuf avaitarrêté les pas du conseiller-inspecteur. Cette chambre neressemblait guère au reste de la maison. Une lampe-veilleusel’éclairait. Ce n’était pas assez pour que l’œil pût saisir lesdétails exquis de son ameublement, encore plus élégant queriche ; mais la lumière confuse laissait voir les plisgracieux des draperies aux couleurs douces, la forme charmante desmeubles en bois de rose et le luxe harmonieux des tentures.

Tout cela était jeune, tout cela était frais,et c’était merveille quand on venait à penser qu’une simplemuraille séparait tout cela de la vieille maison poudreuse etenfumée.

Le contraste rendait ce réduit mille fois plusmignon. À le voir, on songeait involontairement aux miracles desféeries, à ces portes tournantes qui se trouvent dans d’affreuxcaveaux, que l’on ouvre en prononçant des paroles magiques, et quimontrent, derrière leurs noirs battants, tout un monded’éblouissements et de prestiges.

La lampe-veilleuse était placée sur une tabledont les dorures sculptées renvoyaient sa lumière en faiblesétincelles ; la table touchait à un lit en bois de rose,simple de forme et entouré d’une fine draperie de mousseline.

Sur le lit, il y avait une jeune filleendormie.

Et c’était à la jeune fille surtout que nouspensions lorsque nous parlions de trésor, de féeries et demerveilles.

La lueur douce de la lampe tombait obliquementsur ses traits si réguliers et si charmants à la fois, qu’on eûtdit l’incarnation du rêve des poètes.

Elle sortait à peine de l’enfance, cette jeunefille ; ses formes avaient encore cette grâce indécise dupremier âge ; sa tête, couronnée de blonds cheveux sans lienset sans voiles, se renversait sur ses mains croisées ; ellesemblait regarder le ciel à travers ses belles paupièrescloses.

Elle dormait et un songe animait sonsommeil.

Ses lèvres s’agitaient ; un sourireerrait parfois tout autour de sa bouche, plus fraîche que lapremière rose de mai.

Son souffle léger s’arrêtait par intervalles,et son corps, dont la pose virginale, devinée sous la couverture,eût tenté le chaste pinceau d’Ary Scheffer, tressaillit alorsfaiblement.

On eût dit qu’elle voulait fuir et qu’uneinvisible main la tenait enchaînée.

On eût dit… Mais à quoi bon se perdre dans cesvagues hypothèses ? Ses lèvres charmantes s’entr’ouvrirent etle secret de son cœur se perdit dans la mousseline diaphane quiplanait comme un nuage au-dessus d’elle.

C’était un nom qui résumait le rêve de lajeune fille, un nom que tous les échos de la maison mystérieusedevaient, à ce qu’il semble, répéter cette nuit. Dans son sommeil,la jeune fille avait murmuré, tandis que le sourire abandonnait seslèvres attristées :

– Frédéric !… Frédéric !…

Chapitre 2Le renard d’or.

La fête des Arquebuses du village de Rambergest célèbre dans toute l’Allemagne du sud-ouest. Les fils de laSouabe antique sont grands amateurs d’exercices du corps. Ils ont,comme presque tous les Germains d’origine, d’énormes prétentions àl’adresse.

Ramberg est un gros bourg situé sur le Necker,à égale distance de Stuttgard et de Tubingue, dans la direction dela forêt Noire. Les maisons du village sont perchées au sommetd’une colline couverte de cette belle végétation qui fait deWurtemberg le jardin de l’Allemagne, et les ruines de l’ancienchâteau fort, résidence abandonnée des barons de Ramberg, élèventencore au-dessus des maisons leurs murailles colossales drapéesdans un sombre manteau de lierre.

Au pied de la colline coule le fleuve qui s’enva serpentant le long d’une délicieuse vallée.

L’université principale du royaume deWurtemberg a son siége à Tubingue, qui est à peine séparée deStuttgard par trois heures de marche. Au temps où se passe notrehistoire, les étudiants avaient choisi Ramberg pour tenir leursréunions de plaisir ou leurs batailleurs comices. Il y avait àRamberg, comme à Stuttgard et à Tubingue, une Maison de l’Ami etderrière cette maison, qui était le domaine de l’université, unegrande et belle taverne portait pour enseigne un animal d’espèceassez problématique, aux poils hérissés, à la queue large comme unplumet de tambour-maître, et entre les pattes duquel on lisaitcette légende : AU RENARD D’OR.

Les habitants du bourg de Ramberg professaientun grand respect pour messieurs les étudiants. Ils se regardaientcomme les vassaux indirects de l’université de Tubingue. Lesréunions d’étudiants qui se renouvelaient sans cesse amenaient dansle pays le mouvement et l’aisance. Mais ces réunions amenaientaussi les agents de la police royale, et cela modérait la joie desbonnes gens de Ramberg.

En somme, paysans et paysannes vivaientpartagés entre deux sentiments : l’amour de cette bellejeunesse qui fournissait au village son revenu le plus net, et lacrainte des bagarres qui mettaient trop souvent le pays sens dessusdessous. On n’y jurait que par les étudiants, mais on tremblait auseul nom de la police ; et quand les officiers des régimentsroyaux prolongeaient leur promenade jusqu’à Ramberg et s’yarrêtaient pour faire collation, les Rambergeois se demandaienttoujours si la dernière heure du village n’allait point sonner.

C’est que les échos de cette charmante collineavaient répété tant de chansons séditieuses ! c’est que lesnymphes de ce paysage enchanté avaient inspiré aux poètesuniversitaires tant de satires contre les conseillers privés, tantde dithyrambes contre les ministres !

Paysans et paysannes étaient assurémentinnocents de tout cela ; mais quand la police allemande faitdu zèle, tout le monde y passe.

Il y avait de vieux Rambergeois qui étaientprophètes et qui disaient qu’un jour venant les conseillers privésinsultés, les ministres outragés, les chambellans vilipendés, nelaisseraient pas à Ramberg pierre sur pierre. On parlerait en cetemps de Ramberg comme de ces villes qui furent l’admiration duvieux monde et qui ne sont plus que des ruines. À la place de lamaison commune, on verrait des bouquets d’érables et de hêtres,l’herbe croîtrait sur la place du tir à l’arquebuse, où tantd’illustres coups furent notés. Une forêt ou une lande, voilà toutce qui resterait de ce charmant paradis, délice des bourgeois deStuttgard et des étudiants de Tubingue, villa commune offrant sestreilles hospitalières à tout le monde, caressant également lecivil et le militaire.

Tout cela parce que les conseillers privéssont susceptibles et que les étudiants sont fous.

Ce jour, 3 septembre 1820, c’était grande etdouble fête au village de Ramberg. Depuis deux semaines on avaitenvoyé des crieurs dans tout le Wurtemberg, la Bavière, le Tyrol etle pays de Bade, afin de convoquer les chasseurs adroits au tir del’arquebuse, qui devait avoir lieu sur la place de l’Église. Letemps était superbe ; dès la veille au soir, les concurrentsétrangers étaient arrivés leur arme sur l’épaule ; et à partles auberges qui étaient encombrées, il n’y avait guère de maisonqui n’eût logé pour le moins trois ou quatre hôtes cette nuit.

Il y en avait deux pourtant : l’aubergedu Renard d’or et la Maison de l’Ami, toutes deux fiefsdirects de l’université de Tubingue.

Ceci regardait la seconde fête. – Cetteseconde fête avait été fixée au même jour que le tir des arquebusespar une autorité qui n’était point celle du bourgmestre deRamberg ; on ne l’avait pas annoncée si longtemps à l’avance.La nuit précédente seulement, dans toutes les villes et dans tousles bourgs du ressort de l’université de Tubingue où se trouvaientles étudiants en vacances, il s’était passé quelque chosed’absolument semblable à ce que nous avons vu naguère dans le vieuxquartier de l’Abbaye, en la ville haute de Stuttgard. Partout lemême mystère avait régné. À quoi bon ? nous n’en savons troprien, mais il n’était point de bourgade où la réunion des Camaradesne se fût faite après minuit sonné.

De toutes ces réunions, la plus importanteavait dû être celle de la Maison de l’Ami, dans Abten-Strass,puisque Stuttgard fournissait, à lui seul, la sixième partie desétudiants de Tubingue. Le discret maître Hiob et l’inspecteurMuller auraient pu nous dire quelles matières importantes on avaittraitées dans ce conclave, où chaque membre s’engageait au secretsous les serments les plus redoutables. Il nous importe seulementde savoir qu’à Stuttgard, comme ailleurs, on avait convoqué le banet l’arrière-ban des écoles pour le lendemain, 3 septembre, à laMaison de l’Ami de Ramberg.

Il s’agissait de disputer le prix del’arquebuse, de fêter la rentrée solennelle et de procéder àl’admission des recrues que le nouvel an scolaire amenait.

Tel était le programme apparent ; maisc’eût été là, vous en conviendrez, une fête bien blonde et bienfade pour les Maisons moussues de Tubingue : aussi, d’un boutà l’autre du ressort, avait-on annoncé discrètement, en dehors duprogramme, qu’il y aurait un bel et bon scandal.

Quel scandal ? car certainsCrânes voulaient qu’on leur mît le point sur l’i, – unscandal contrà de la plus recommandable espèce !

*

**

Dès le matin, tout était en fièvre dans levillage de Ramberg. L’église sonnait à volées et pavoisait sondigne clocher, rond et lourd comme un bourgeois engraissé debière ; sur la place on mettait la dernière main auxpréparatifs du tir. À deux cents pas mesurés minutieusement onenfonçait les fourches de la première barre, à trois cents pas ondressait la seconde, à quatre cents pas la troisième, celle desraffinés et des maîtres. Aux côtés de chaque barre, des faisceauxd’armes étaient formés.

À droite et à gauche s’élevaient des estradessurmontées de bannières où se lisaient toutes sortes de devises engrand style, car les Allemands ont conservé le culte classique,malgré les écarts puissants de leurs poètes. Nous nous souviendronstoujours d’avoir déchiffré au fronton d’un théâtre prussien cetteenseigne hyper-académique :

MUSAGETÆ HELICONIADUMQUE CHORO !…

Vis-à-vis des barres, à l’autre extrémité dela place, se dressait un grand mât, bariolé de rouge et d’or. Latête du mât disparaissait au centre d’une galerie dedrapeaux ; quatre fils d’archal décrivant une légère courbetombaient du sommet à la base ; ils étaient destinés àmaintenir les oiseaux servant aux menus jeux qui précèdent letir.

Au pied du mât, à hauteur de poitrine, uneplaque de tôle ronde, divisée en six cercles concentriques, offraità son milieu une aiguille d’acier présentant sa pointe.

Le coup plein ou maître coup devaitenfiler la balle sur l’aiguille sans la tordre et sans labriser.

Tout ce que Ramberg contenait de jeunes filleset de jeunes gens était déjà sur la place où meinherr Mohl, à lafois menuisier et bourgmestre, activait l’achèvement des estrades.Il était en bras de chemise, et la sueur ruisselait de son front.Tant qu’il ne vit sur la place que des Rambergeois, il mania lerabot d’un sens assez rassis, mais lorsqu’il aperçut les premiersgroupes d’étrangers déboucher derrière l’église, son visagechangea.

– Mes amis, mes amis, dit-il à ceux quil’entouraient, ne dites pas que je suis le bourgmestre… Tout àl’heure je vais aller mettre ma perruque et mon costume, et jereprésenterai dignement notre localité.

On s’occupait bien de maître Mohl et de soncostume ! La place de Ramberg est une sorte de belvédère quidomine tout le paysage environnant ; sur toutes les routes,qui serpentaient comme de longs rubans d’or dans la vallée verte,inondée de soleil, on voyait au lointain des points noirs qui semouvaient, qui avançaient : c’étaient de nobles cavalcadesescortant des calèches découvertes, c’étaient des caravanes depaysans montés sur leurs chevaux de labour, c’étaient des voyageursà pied, l’arme sur l’épaule, qui abrégeaient le chemin enchantant.

Et tout cela, belles dames et cavaliers,paysans et voyageurs, tout cela venait à Ramberg, au glorieuxvillage de Ramberg, qui était en ce moment comme le centre del’Allemagne.

C’est à des heures pareilles qu’on est fierd’être Rambergeois !

– Allons, Niklaus, disait maître Mohl,allons, mon fils, ton maillet est-il de liége ?… Enfonce-moice pieu, afin que je ne sois point damné par impatience !

Niklaus était en train de causer, et n’enallait pas plus vite.

– Combien y en a-t-il chez vous, Lisela,ma commère ? demandait-il à une belle grosse femme qui étalaitau gai soleil son visage rubicond et souriant.

– Dix, mon compère Niklaus, et huit chezLottchen, ma sœur.

– Et onze chez nous, reprit Niklaus.

Cinq ou six charpentiers cessèrent de raboteret de clouer, pour dire l’un après l’autre ou tousensemble :

– Chez nous, six… Chez nous, neuf… Cheznous, quinze !

Maître Mohl essuyait son front baigné desueur.

– Oh ! mes doux amis, mes douxamis ! suppliait-il, je souhaite que vous ayez chacun ledouble, car l’hospitalité est une vertu et chaque étranger vaut unflorin par jour !… Mais vous ne voudriez pas me déshonorer,n’est-ce pas, mes bons enfants ? Enfonce ton pieu,Niklaus !… Assure ta banquette, Mauris… Consolide ce gradinqui ne tient pas, Michas… Et surtout, maintenant que voici lesétrangers autour de nous, ne dites pas que je suis votrebourgmestre !

Niklaus, Mauris et Michas n’en perdaient pasun coup de langue.

Dans les maisons voisines, on entendait lesmusiciens, membres de l’orchestre, qui répétaient leurpartie ; les échos des bosquets environnants renvoyaient lescoups de feu des tireurs qui essayaient leurs armes, car ce nom defête des Arquebuses est une appellation antique. Les prétenduesarquebuses, au moment de la lutte, se changent en fusils de chassepour les uns, en excellentes carabines pour les autres. Toutes lesarmes sont admises au concours, moyennant deux conditions : lapremière est un examen sous le rapport de la sécurité ; laseconde oblige le tireur qui se sert d’une arme particulière à laprêter, sur simple réquisition, à quiconque la réclame parmi sescompétiteurs déjà classés.

Les seules arquebuses qui se voient sur lelieu de la lutte sont deux énormes machines placées pour la formeaux deux côtés de la troisième barre, qui sont lourdes, presqueimpossibles à manier, et que l’homme le plus robuste aurait grandepeine à mettre en joue.

C’était la première estrade de gauche que lebon maître Mohl, bourgmestre de Ramberg et menuisier de son état,achevait avec tant de zèle ; cette estrade appartenait àmessieurs les étudiants. Comme la fille de maître Mohl avait épouséun aubergiste, comme messieurs les étudiants faisaient vivre lesaubergistes de Ramberg, on ne peut dire combien maître Mohl, malgréson respect pour les autorités constituées, vénérait messieurs lesétudiants.

Cependant le bruit et le mouvementaugmentaient de minute en minute sur la place de l’Église :garçons endimanchés, jeunes filles parées de leurs habits de fêtecommençaient déjà la journée de plaisir, et ce plaisir étaitd’autant plus franc qu’il amenait les affaires. À chaque instant onentendait dans la foule des voix joyeuses qui constataientl’arrivée de nombreux étrangers.

– L’inspecteur Muller vient de descendreaux Quatre Nations, criait avec triomphe la servante joufflue decet établissement ; l’inspecteur Muller, deStuttgard !

– À l’Aigle rouge, répondait un garçon decet hôtel ; on a retenu des lits pour le comte Spurzeim,conseiller privé honoraire, pour la comtesse Lenor, sa pupille, etpour son neveu, le noble baron de Rosenthal, colonel des chasseursde la garde !

Ceci fit grand effet. Le comte Spurzeimpassait pour être très-riche ; c’était une des illustrationsdu haut pays, et il avait occupé je ne sais quel poste importantdans la diplomatie impériale ; la jeune comtesse Lenor étaitla perle de la cour, et quant au baron de Rosenthal, nous savonsque son exil, causé par une méchante petite intrigue de cabinet,lui avait donné une popularité véritable.

Mais ces noms de gentilshommes et de hautsfonctionnaires, qui étaient lancés d’un bout de la place à l’autre,ne tinrent pas contre l’annonce de l’arrivée de messieurs lesétudiants. Maître Mohl lui-même fit trêve à son ardent travail,pour écouter deux jeunes filles qui accouraient tout essoufflées del’autre côté de l’église.

Ils étaient là, les fiers jeunes gens, dans lacour de la Maison de l’Ami ; ils s’étaient rencontrés au basdu coteau, sur la rive du fleuve, les uns venant de Stuttgard, lesautres de Tubingue, les autres de Louisbourg et d’ailleurs, tous àpied, excepté les douze cavaliers qui escortaient la calèche àquatre chevaux de la reine Chérie.

– Et si vous saviez, disait la petiteLuischen, comme elle est jolie, cette année, la reine !

– Et comme elle a de beaux chevaux !reprenait Annette, et comme sa calèche brille aux rayons dusoleil !

– Ils sont plus de trois cents ! ditLuischen en coupant, comme c’est l’usage, la parole à sacompagne ; il y en a qui se sont attelés à la calèche pourgravir le coteau.

– Et les autres étaient derrière, s’écriala petite Annette, saisissant le moment où Luischen reprenaithaleine, et ils criaient : « Hourra pour notre reineChérie ! »

Maître Mohl demanda son habit ; il nepouvait pas rester menuisier un instant de plus !

– Mes bons enfants, dit-il, je vais allermettre ma perruque… Ce que je vous recommande spécialement, c’estl’estrade de messieurs les étudiants… Et quand je vais reparaîtretout à l’heure avec mon costume, ne bavardez pas sur mon compte, etn’allez pas dire aux étrangers : « Vous voyez bien cemaître Mohl, le bourgmestre, c’est lui qui était là, en menuisier,avec une chemise de grosse toile et le rabot à la main. »

La foule frémissante ne l’écoutait même pas.On attendait le coup de dix heures qui devait donner le signalofficiel de la fête ; on regardait les tribunes se remplirlentement, et les bourgeois, armés de longues-vues, interrogeaientle lointain des routes, pour annoncer les premiers à voix haute etintelligible le nom des nobles arrivants.

Enfin, l’heure tant désirée tomba du clocherpavoisé. Une salve de mousqueterie éclata, tandis que l’orchestrerassemblé jetait dans les airs son premier accord. Au sommet du mâton hissait les trois bois de cerf et les trois lions couronnés deWurtemberg.

En même temps, sous le royal écusson, sedéployait une écharpe de soie et d’or, premier prix offert par SaMajesté le roi Guillaume.

Le second prix, qui était un saphir monté enbague chevalière, avait été donné, comme chacun le savait bien, parla reine Chérie.

Le troisième prix enfin, dû à la municipalitérambergeoise, consistait en un baril de vin du Rhin, suspendu aumât par des rubans de mille couleurs.

Les tribunes étaient pleines, on ne traversaitdéjà plus la place de l’Église qu’avec une extrême difficulté, etmaître Mohl venait de reparaître coiffé de sa perruque officielle,dont les marteaux retombaient sur son magnifique fracmunicipal.

– Allez, les arbalètes ! cria-t-ilen mettant le pied sur les degrés qui conduisaient à son fauteuild’honneur.

Quand il fut monté, il salua l’assemblée avecune grâce mêlée de tant de dignité, que personne n’aurait devinéses récentes occupations. Et les arbalètes d’aller ! c’étaiten quelque sorte une petite pièce avant la grande.

Pendant que les arbalètes allaient,l’inspecteur Muller, gagnant son estrade, apercevait maître Hiobdans la foule au bras de dame Barbel, sa compagne, et lui faisaitsigne d’approcher.

Maître Hiob rejoignit son patron, et celui-cilui dit à l’oreille :

– Est-ce fait ?…

– On a donné rendez-vous à monsieur deRosenthal pour huit heures et demie… répondit maître Hiob.

– De la part de la petite ?

– Oui, monsieur l’inspecteur.

Ce fut tout : Muller tourna le dos, etmaître Hiob reprit le bras de sa femme.

En tournant le dos, Muller se trouva face àface avec un petit vieillard encore plus poudré que lui, lequeltenait à son bras une ravissante jeune fille.

Ce vieillard était évidemment à Muller ce queMuller lui-même était à maître Hiob. Il le dominait, ill’écrasait.

Muller, tout inspecteur qu’il était,disparaissait littéralement devant la splendeur de cevieillard.

Ce vieillard était un type, veuillez le croiresur notre parole ; quelque chose de fini, quelque chose deparfait : une figure effacée et grisâtre, aux traitsimmobiles, submergés sous une vaste coiffure à l’oiseau royal, unebouche qui voulait fermement être fine et qui cherchait le sourirede Voltaire, un œil éteint et couvert comme l’œil de monsieur deTalleyrand, un nez fallacieux comme le nez de monsieur deMetternich.

Un type sur notre honneur et notresalut ! le type tranché, le type choisi, le type trop peuconnu de ces diplomates d’Allemagne qui font de l’art pour l’art,et qui passent leur vie à réaliser cet axiome du maître, lequel semoquait d’eux : « La parole a été donnée à l’homme pourcacher sa pensée. »

Fiers petits hommes ! grands comiques quipèsent de la moitié du poids d’un moucheron dans la balance desdestinées européennes !

Muller courba l’échine comme s’il avait eu unecharnière à la chute des reins.

– Monsieur le comte ! murmura-t-il…Madame la comtesse !…

– Bonjour, monsieur l’inspecteur,bonjour, dit le petit vieillard de ce ton que Muller prenaitlui-même lorsqu’il disait : « Bonjour, bonjour, maîtreHiob. »

Alentour, on murmurait :

– Voici le conseiller privé, comteSpurzeim, et la belle comtesse Lenor, sa pupille.

Ce nom de Spurzeim était prononcé avecbeaucoup d’emphase. Personne n’aurait su dire précisément pourquoimonsieur le comte était un homme illustre, mais c’était un hommeillustre.

– Monsieur l’inspecteur, reprit-il tandisque Muller exécutait devant Lenor une seconde courbette,figurez-vous que nous sommes devenus des sauvages… Nous ne savonsplus rien, là-bas dans nos montagnes… S’il vous plaît, comment seporte la cour ?

Ce disant, il fit asseoir la jeune comtesseLenor sur les gradins, et se plaça derrière elle avec soninterlocuteur ; mais, au lieu d’attendre la réponse de cedernier, il cligna de l’œil en le regardant, comme s’il eût vouludire : « Il ne faut point que ma pupille vousentende ! »

En même temps, il prononça touthaut :

– Hermann, mets-toi là, debout derrièrela comtesse.

Hermann était un domestique allemand dont lagrosse figure avait des tendances à singer la figure maigre de sonmaître : même froideur, même discrétion, même morguesceptique, un peu de niaiserie par-dessus tout cela.

Hermann se mit debout derrière la comtesse, etsa corpulence forma un rempart bien capable de protéger laconversation secrète de l’inspecteur et du conseiller privéhonoraire.

– Ah çà ! reprit le comte enchangeant de ton, un bruit assez étrange est venu jusqu’à nous,dans nos montagnes… Le ministère va sauter le pas !… Rosenthalne m’a rien dit ; Rosenthal ne me dit rien… Mais puisque levoilà revenu, mes bons amis, gare à vous.

Muller fixa ses petits yeux gris sur ceux dudiplomate en chef, et le sourire qu’ils échangèrent contenait toutela science de Machiavel… toute !

– J’ai le plus profond respect pour lecolonel baron de Rosenthal, votre neveu… murmura Muller à la suitede ce regard.

– Est-il toujours question de son mariageavec la noble comtesse Lenor ?

– Toujours… répliqua le comte Spurzeim,qui ne put retenir une légère grimace. Ma goutte, vous savez,monsieur l’inspecteur… ajouta-t-il pour expliquer cettegrimace.

– Ah ! monsieur le comte, fit Mullerpathétiquement, vous parlez à un homme qui sait compatir auxsouffrances chroniques… J’ai mes douleurs de reins… Mais,s’interrompit-il en baissant la voix, me serait-il permis dedemander à Votre Excellence si elle voit ce mariage d’un bonœil ?

– D’un très-bon œil, monsieurl’inspecteur… répondit Spurzeim, qui fit une nouvelle grimace.

Muller comprit.

– En ce cas, dit-il avec un sourirecontent, Votre Excellence pourrait bien être des nôtres…

– Y pensez-vous, monsieurl’inspecteur ?… s’écria le plus fort diplomate du royaume deWurtemberg. Rosenthal est mon neveu… je l’ai vu naître… je l’aifait danser sur mes genoux alors qu’il était tout petit… Je…

Le conseiller Muller prit l’audace de luipincer légèrement la cuisse.

Entre gens si discrets, la demi-expansion dece geste valait pour le moins la grosse tape que nos soldatscitoyens s’entre-donnent sur le ventre en se disant :« Farceur ! ah ! farceur ! »

Le comte Spurzeim ne se fâcha pas. Muller sefrotta les mains et ajouta :

– Si Votre Excellence est avec nous, nousresterons en place et le mariage ne se fera pas.

Une grande clameur s’éleva dans la place. Oncouronnait le vainqueur au jeu de l’arbalète. Un instant, le vides’opéra autour des barres, tandis qu’on élevait sur un brancardl’adroit triomphateur.

En ce moment, et sans que personne eûtremarqué son approche, un personnage qui fixa sur-le-champl’attention de tous parut au milieu de la place ; il étaitmonté sur un magnifique cheval bai et suivi d’un piqueur égalementà cheval.

Nul dans la foule n’aurait su dire sonnom : il portait le costume pittoresque des chasseurs de laforêt Noire, le chapeau à plume renversée, le manteau court sur unecasaque attachée à la taille par un ceinturon de cuir, la culottede chamois collante et les bottes molles, armées d’éperonsd’acier.

Il maniait son cheval fougueux en écuyeraccompli ; sa taille haute était remplie de vigueur etd’élégance.

Quand il sauta sur le sable de l’arène, enjetant la bride de son cheval à son piqueur, il y eut un mouvementdans la foule, qui s’avança, curieuse, pour le regarder de plusprès. Quand il souleva les larges bords de son chapeau montagnard,un murmure d’admiration s’éleva.

C’était encore un jeune homme, il pouvaitavoir trente ans à peine ; sa figure régulière et hardies’encadrait dans une forêt de cheveux noirs bouclés ; sonteint brun et trop pâle faisait harmonie avec l’ébène de sa finemoustache tombante ; il avait des yeux noirs brillants etcalmes, de ces yeux qui appellent le danger et dont le regard ne sebaisse jamais.

Sans s’inquiéter de ce que devenait sonpiqueur avec ses deux chevaux, l’inconnu alla tout droit vers latroisième barre, où se tenait le maître arquebusier dans l’exercicede ses fonctions.

Il fit le tour des faisceaux d’armes et semblachoisir de l’œil une carabine.

Les jeunes gens de Ramberg le regardaient avecune sorte de crainte ; les jeunes filles lui souriaient etpensaient déjà qu’il allait remporter le prix.

Mais ce n’étaient pas seulement les garçons etles jeunes filles de Ramberg qui s’occupaient du bel inconnu.Depuis le commencement de la fête, la comtesse Lenor était restéesur son banc de velours, immobile et froide comme une jolie statue.Au moment où le cavalier s’était montré tout à coup au milieu de laplace la comtesse Lenor avait tressailli. Maintenant, ses jouespâles perdaient et reprenaient tour à tour un coloris léger, sonsein battait, ses yeux ne voulaient plus quitter son éventail.

Hermann, le domestique allemand qui étaitderrière elle, s’était retourné à demi et avait fait un signe à sonmaître. Le bon petit comte Spurzeim, imité en cela par Muller,avait mis aussitôt le binocle à l’œil.

Puis les deux vieillards avaient échangé uneœillade souriante et savante.

– Quand on joue contre les fous, murmurale diplomate fort, on marque toujours comme cela un point ou deuxavant le commencement de la partie.

– Eh ! eh !… fit Muller, enprincipe, Votre Excellence a certainement raison… mais, dansl’espèce, il y a un peu de bien joué… C’est moi qui l’ai conduitici, tout doucement par la main.

– Ah ! diable ?… murmura lecomte avec un point d’interrogation.

Muller se mit à lui parler à voix basse ;et, tout en causant, ils gardaient leurs binocles braqués sur latroisième barre et les faisceaux d’armes.

– L’ami, disait en ce moment le chasseurde la forêt Noire au maître arquebusier, est-il encore tempsd’entrer en concours ?

– Il est toujours temps, meinherr, quandon a l’œil bon et la main sûre.

Cette réponse provoqua un rire approbateurparmi les jeunes Rambergeois, qui s’étaient rapprochés et formaientdécidément le cercle autour de l’inconnu. Les jeunes Rambergeoisesla trouvèrent fort impertinente.

L’inconnu prit une lourde carabine et laretira du faisceau. Il fit jouer la batterie d’une main exercée,visa le canon et éprouva la crosse contre son épaule.

Ce faisant, et sans y penser, il s’étaitapproché de l’estrade voisine, et, tandis qu’il laissait descendrela baguette dans le canon, sa botte s’appuya au premier siége del’estrade.

– Holà ! mon maître, s’écria Niklausd’un air insolent, ces banquettes-là ne sont pas faites pour lessemelles de vos pareils !

L’inconnu le regarda. Son pied ne bougea pas.Il retira la baguette et la remit en place.

Les garçons de Ramberg murmurèrent.

– Si messieurs les étudiants venaient,dit Michas, il y aurait de quoi rire, et celui-là danserait commeil n’a jamais dansé de sa vie !

– Cette estrade est donc à messieurs lesétudiants ? demanda le chasseur de la forêt Noire, dont lepied froissait comme à dessein le velours de la banquette.

– Oui, mon maître, répliqua Niklaus, etje les entends qui viennent !

– C’est bien, dit l’inconnu froidement.Et son pied changea de place sur la banquette en marquant une largetraînée de poussière.

– Nous allons voir si c’est bien, monmaître ! gronda Niklaus d’un air menaçant.

À ce moment même, toutes les têtes selevèrent, tandis qu’un vivat retentissait dans toutel’étendue de la place.

– Chérie !… répétait-on dans lafoule ; la reine Chérie !

Au sommet de cette même estrade dont l’inconnuvenait de fouler aux pieds la première banquette, une jeune filleavait pris place sur une sorte de trône entouré de fleurs et defeuillage. Douze étudiants portant le costume de la famille desCompatriotes s’étaient rangés derrière elle, tenant en main lesépées de l’université.

Elle était toute radieuse de jeunesse et debeauté, cette jeune fille ; une robe de mousseline blanchedessinait les délicieux contours de sa taille et une guirlande deroses blanches était dans ses cheveux blonds : cela faisaittoute sa parure.

Mais le regard de ses grands yeux bleus étaitsi doux ! mais il y avait tant de magie dans son empire, quepour elle la toilette était du superflu. Elle était jolie comme unede ces fées du Harz qui dansent aux rayons de la lune ; elleétait gracieuse comme ces ondines qui passent, mollement balancées,dans les vapeurs du matin.

La comtesse Lenor avait levé les yeux, commetout ce monde, pour voir ce qui attirait l’attention générale. Àpeine eut-elle aperçu notre jeune fille, qu’elle détourna la têteen souriant avec dédain.

Elle était bien belle aussi, la comtesseLenor. Elle était du même âge à peu près que Chérie. Il estcharmant de voir deux jeunes filles s’entre-sourire et s’aimer.Hélas ! c’est rare, et le dédain amer de la comtesse Lenorrentre dans la loi commune.

Là-bas, dans cette chambre mignonne, cachéecomme un nid d’oiseau de paradis entre les murailles sévères etnoires de la vieille maison d’Abten-Strass, nous avons vu déjàcette jeune fille à la beauté angélique et souriante, nous avonssurpris en passant le secret de son rêve. Et maintenant que lesoleil mettait des reflets d’or dans sa blonde chevelure,maintenant que le grand jour allumait l’étincelle de son œil calmeet candide, nous ne savons point dire si elle était plus charmantedans la veille que dans le sommeil.

Le chasseur de la forêt Noire, au lieu derépondre à la menace de Niklaus, se tourna vers le haut del’estrade et fit à la jeune fille un profond salut.

Chérie baissa les yeux et devint touterose.

La comtesse Lenor, au contraire, dont leregard inquiet se fixait sur l’inconnu, pâlit subitement pendantqu’une larme tôt contenue venait jusqu’au bord de sa paupière.

L’inspecteur Muller pinça une seconde fois legenou de son noble voisin.

– Je vous dis, Excellence, qu’il a duplomb dans l’aile !… murmura-t-il en montrant du doigtl’inconnu.

L’Excellence fit un petit signe d’approbationet donna un coup de pied dans le mollet du gros Hermann, qui toussaen manière de réponse. Manifestement, tous ces diplomates dedifférents degrés machinaient entre eux quelque chose de biencaverneux !

Cependant Niklaus avait dit vrai : lesétudiants venaient, et par-dessus les têtes de la foule onentendait l’harmonie lointaine de leurs chants.

– Mon maître, dit l’arquebusier àl’inconnu, ce doit être la première fois que vous tirez la carabineà Ramberg, car si vous y étiez venu seulement une fois, voussauriez comme on traite chez nous messieurs les étudiants deTubingue !

– Étudiants ou autres, je traite les genscomme il me plaît, répondit le chasseur de la forêt Noire, dont leregard hardi ne quittait point Chérie.

– Patience ! patience !murmurait Niklaus, nous allons bien voir le reste !

On distinguait les versets latins du chant desétudiants, qui psalmodiaient leur plus bel hymne :

Fratres, gaudeamus

Juvenes dùm sumus ;

Post jucundam juventutem,

Post molestam senectutem,

Nos habebit humus ;

Igitur gaudeamus ![1]

Ils avançaient ; la foule s’ouvrait déjàpour leur donner passage.

L’arquebusier voyait désormais le chasseurd’un mauvais œil.

– Savez-vous seulement manier cela ?lui demanda-t-il brusquement et en portant la main sur lacarabine.

L’inconnu retint l’arme et regarda en l’air,comme s’il eût cherché quelque oiseau volant au ciel.

La foule s’était rompue tout à fait et ouvraitmaintenant une large voie : on pouvait apercevoir la cohortedes étudiants de Tubingue, marchant trois par trois et précédés del’appariteur ou bedeau qui tenait en main la baguette d’ébène.

Suivant la coutume, le premier rang devaitêtre occupé par trois Épées, comme on appelait les chefs élus pourl’année scolaire. Les bonnes gens de Ramberg connaissaientparfaitement ces illustres, et l’on entendait dans la cohue lesnoms de Frédéric, d’Arnold et de Rudolphe.

Frédéric le premier, car celui-là était le roides Renommist et le Crâne le plus crâne dont jamaisTubingue eût pu se glorifier.

– Voici Arnold, se disait-on, et voici legrand Rudolphe !

Mais personne ne disait : « VoiciFrédéric ! » car entre les deux Épées la place d’honneurétait vide.

Arnold et Rudolphe étaient deux beaux jeunesgens à l’air gravement fanfaron, de vrais fendants d’école que lediable n’eût pas fait reculer d’une semelle.

Nous allions oublier de dire que l’appariteurou bedeau qui marchait le premier, tête haute et perruque au vent,n’était autre que l’excellent maître Hiob, époux de dame Barbel,compère de l’inspecteur Muller et possesseur de cette mystérieusemaison d’Abten-Strass où nous avons entrevu le sommeil deChérie.

– Place ! dit solennellement maîtreHiob en arrivant auprès de l’inconnu.

Celui-ci ne le regarda même pas.

– S’il y avait quelque corbeau sur leclocher de votre église, dit-il en répondant au maître arquebusier,je vous montrerais d’avance comment je manie cela,bonhomme !

Il caressait le canon de la carabine.

Messieurs les étudiants, chose graveassurément, avaient été obligés de s’arrêter court, parce quel’inconnu bouchait l’espace qui était entre la barre et l’estrade.Messieurs les étudiants ne pouvaient passer.

– Qu’y a-t-il donc là ? criait parderrière la cohorte impatiente.

Arnold et Rudolphe toisaient déjà l’inconnu enfronçant le sourcil.

– Place ! répéta maître Hiob, quieut la fâcheuse idée de poser sa baguette sur l’épaule du chasseurde la forêt Noire.

Le chasseur le regarda cette fois, le prit parle bras, sans effort ni colère, et l’envoya tomber les pieds enl’air entre les deux Épées de l’université.

Il y eut un grand frémissement dans la foule.De mémoire de Rambergeois, on n’avait jamais rien vu de semblable,et bien des Philistins avaient eu la tête cassée pour la vingtièmepartie d’une pareille audace ! Elle était si imprévue et sifolle, cette insulte publiquement adressée au corps le plusbatailleur de l’univers, qu’Arnold et Rudolphe, les deux Épées,restèrent ébahis et muets.

Pendant cela, le chasseur continuait deregarder tout autour de lui avec la sérénité la plus parfaite.

– Je ne vois point de corbeau, reprit-ilcomme si de rien n’eût été, en s’adressant toujours au maîtrearquebusier ; mais il me semble que j’aperçois là-bas unanimal nuisible…

Il étendait le bras par-dessus la tête desétudiants.

– Où ça ? demanda l’arquebusier.

– Sur cette enseigne, réponditl’inconnu.

Il montrait du doigt, à perte de vue, par delàl’église et les dernières maisons de la place, l’enseigne duRenard d’or, qui brillait fièrement au soleil.

L’arquebusier demeura ébahi ; unfrémissement parcourut les rangs des garçons de Ramberg, et lesjeunes filles qui devinaient s’écrièrent en tremblant :

– Ne faites pas cela, meinherr ! aunom de Dieu, ne faites pas cela !

Une expression de bonne humeur vint au visagede l’inconnu.

– Rangez-vous, je vous prie, mes jeunesmessieurs, dit-il en s’adressant aux étudiants.

Arnold d’un côté, Rudolphe de l’autres’écartèrent d’un commun accord, bien qu’ils n’eussent pointéchangé une parole. Sur un geste impérieux de leur part, le grosdes étudiants les imita.

– Sur votre vie, dit l’arquebusier ens’élançant vers l’inconnu, rendez-moi cette arme et allez audiable !

– Laissez-le faire, prononcèrent en mêmetemps Rudolphe et Arnold, qui étaient pâles tous les deux.

Dans le village de Ramberg, la coutume étaitd’obéir à messieurs les étudiants ; le maître arquebusierregagna sa place en grondant.

Le chasseur de la forêt Noire abaissa son armeet visa.

– Oh ! meinherr, meinherr, criaientles jeunes filles, ayez pitié de vous-même et ne faites pascela !

– Taisez-vous ! dit Arnold.

Les jeunes filles se turent.

– Étranger, reprit Arnold, qui tâchait deconcentrer sa colère, mais dont la voix tremblait, savez-vous quele Renard d’or est l’enseigne de l’université deTubingue ?

– On me l’a dit, mon jeune monsieur,répondit l’inconnu du bout des lèvres.

Le coup de carabine partit et ponctua enquelque sorte sa réponse.

Tous les regards étaient fixés vers la Maisonde l’Ami. On vit le Renard d’or tomber comme si letranchant d’un rasoir eût coupé la corde qui le retenait. Lechasseur de la forêt Noire rendit la carabine au maîtrearquebusier, tandis qu’un cri de terreur s’échappait à la fois detoutes les poitrines.

Chapitre 3Le coup de midi.

Si le chasseur de la forêt Noire avait voulufrapper un grand coup, le succès dépassait ses espérances.L’explosion d’une mine eût fait sauter le clocher de Ramberg, quel’émotion n’aurait pas été plus vive. Un tumulte extraordinairerégnait dans la foule. Les estrades s’étaient levées enmasse ; la belle comtesse Lenor cachait son visage effrayéderrière les broderies de son mouchoir, et Chérie elle-même étaitplus pâle que les roses blanches qui couraient en guirlande dans samerveilleuse chevelure.

– Hein, monsieur le comte !hein !… murmurait l’inspecteur Muller avec triomphe àl’oreille du diplomate fort.

Celui-ci tournait ses pouces d’un airméditatif.

– Ce n’est pas mal, monsieurl’inspecteur, dit-il ; mais la diplomatie serait un jeud’enfant si l’on avait toujours affaire à des fous de cetteespèce.

En dehors des estrades, c’était un brouhahaqui allait sans cesse grandissant. Ceux qui avaient été témoins decette provocation inouïe, jetée à la face de l’université, laracontaient avec un étonnement mêlé de terreur. On sepressait ; chacun voulait voir le dénoûment de cetteredoutable aventure. L’inconnu avait pris, pour les jeunes fillessurtout, la taille d’un héros, et les plus jolis yeux de Rambergpleuraient déjà sur le sort de cet aventurier audacieux qui allaitpayer de sa vie un moment de bravade.

Car le doute n’était point permis, et pourquiconque connaissait, ne fût-ce qu’un peu, les mœursuniversitaires, le chasseur de la forêt Noire était condamné àmort.

Les étudiants faisaient maintenant le cercleautour de lui et personne ne pouvait plus entendre les paroleséchangées. Mais si l’on n’entendait pas, on voyait, et chacunconstatait, avec une sorte d’admiration, que l’inconnu ainsientouré d’ennemis ne perdait point son calme et fier sourire.

Rudolphe était à sa gauche, Arnold était à sadroite. Les pourparlers ne durèrent pas une minute.

– Je sais ce que vous êtes en droitd’exiger de moi, mes jeunes messieurs, dit le chasseur de la forêtNoire, qui entama lui-même l’explication. En cette saison, la nuittombe vers sept heures, et ma soirée est prise à dater de huitheures et demie… En conséquence, si vous voulez que nous tirionsl’épée aux flambeaux, comme c’est, dit-on, votre coutume, j’ai unegrande heure à vous donner ce soir…

– Comment vous nommez-vous ? demandaRudolphe.

– J’ai nom Albert, répliqua l’inconnudont le sourire eut une petite nuance de sarcasme.

– À huit heures, dit Arnold, nous vousattendrons à la place même où est tombée l’enseigne del’université… Si vous avez des amis, amenez-les ; si vousn’avez pas d’amis, venez seul, vous serez sous la sauvegarde denotre honneur, et je jure Dieu qu’on vous tuera loyalement !…Vous avez trêve jusqu’à ce soir, hormis le cas où vous tenteriez defuir.

– À ce soir donc, mes jeunes messieurs,dit le chasseur de la forêt Noire, qui souleva son large chapeau ettourna le dos sans autre cérémonie.

Les assistants stupéfaits le virent s’éloignerà pas lents, et plus d’un remarqua qu’il trouva le loisir de leverun regard vers le sommet de l’estrade où cette délicieuse enfantqu’on nommait la reine Chérie pâlissait et rougissait tour àtour.

Une fusée volante partit du pied du mât ;l’orchestre sonna une vive fanfare, et, du haut des gradins,l’honnête bourgmestre Mohl lança solennellement ces mots :

– Allez, les arquebusiers !

On les avait oubliés, les arquebusiers, et lesimple programme de la fête était désormais bien fade auprès de cedrame dont le prologue venait de se jouer devant tous ; maisles acteurs du drame, puisque drame il y a, étaient rentrés dans lacoulisse, et la fête pouvait au moins servir d’intermède.

Il fallait donc se résoudre à suivre la fête.L’inconnu flânait autour de la place ; messieurs les étudiantsétaient gravement assis sur leur estrade. – Allez, lesarquebuses !

Depuis un temps immémorial, les étudiants deTubingue avaient le privilége de gagner le prix aux joutes deRamberg. Ceci était de fondation. Il y avait toujours àl’université des enfants du Schwartzwald qui soutenaient l’honneurdu drapeau.

En France, les premiers tireurs du monde sontles chasseurs de Vincennes ; en Angleterre, ce sont les gardesécossais ; en Russie, ce sont les régiments du Don ; dansles Indes, ce sont les compagnies de métis ; il n’y a pasjusqu’à la Belgique qui n’ait ses premiers tireurs dumonde, habillés en vert comme des laquais de bonne maison etportant je ne sais plus quel nom troubadour.

Dans l’Allemagne du sud-ouest, les premierstireurs du monde sont les Tyroliens et les montagnards duSchwartzwald ou forêt Noire.

Les Suisses seuls ont encore plus deréputation qu’eux.

Les gens qui ont parcouru le monde prétendentque nos chasseurs de Vincennes feraient assez pauvre figure devantles montagnards du Schwartzwald ; mais les voyageurs sontsujets à mentir, et Chauvin, notre grand poète national, veut qu’onne mette rien au-dessus des chasseurs de Vincennes !

Quoi qu’il en soit, les prouesses qui se fontaux tirs d’Allemagne et de Suisse sont tellement miraculeuses, quele poète Chauvin nous taxerait de mensonge si nous tentions de lesraconter. Répondons tout de suite à Chauvin, le poète, que lesarmes dont on se sert pour ces jeux ne sont généralement point desarmes de guerre, et que s’il s’agissait de faire le coup de fusilsérieusement, nous tiendrions, comme lui, pour nos vaillantschasseurs.

Mais, en campagne, on ne peut pas se servir,comme devant la barre, d’une carabine, énervée en quelque sorte, etdevenue sensible à ce point qu’on la fait partir en soufflanttrès-doucement sur la détente. Or il faut une carabine comme celapour enfiler une aiguille à cinq cents pas.

La délicatesse de nos pistolets de tir n’estrien auprès de cette sensibilité exagérée qui distingue lescarabines suisses, par exemple. Pour toucher cette détente sans lafaire partir, le tireur suisse est obligé au préalable de se mettrele doigt à vif sur une meule, et encore si la blessure estlégèrement cicatrisée, la détente part avant que le tireur l’aitsentie.

La civilisation des carabines n’est pas tout àfait aussi avancée dans la forêt Noire et dans le Tyrol ;cependant les raffinés de l’Oberland ne sauraient point apprécierla musculation douce et ferme à la fois de ces armes héroïques quel’art sans rival de notre Devisme perfectionne d’année enannée.

La joute préliminaire était commencée ;on tirait pour être classé, c’est-à-dire pour avoir le droit deconcourir à la lutte définitive.

Pour être classé, il fallait mettre du premiercoup une balle dans le cinquième cercle, qui avait à peu près lalargeur d’un double thaler. Comme l’épreuve n’était pas des plusmalaisées, et que d’ailleurs, lorsqu’il s’agit d’un seul coup, lehasard est un peu le maître, il y eut un grand nombred’heureux.

Vingt ou trente jeunes gens, déjà bien fiersde ce premier succès, vinrent se ranger derrière la troisièmebarre. Parmi eux, chose sans exemple, il n’y avait que deuxétudiants : Arnold et Rudolphe. Les balles des Renommists etdes Maisons moussues s’étaient égarées hors du cercle central.L’université avait mal tiré. On eût dit que cet outrage, qu’elleavait subi en face de tous, lui laissait encore la maintremblante.

Niklaus, Michas et bien d’autres avaient misplus près du centre que les étudiants. Quant au chasseur de laforêt Noire, qui s’était servi de la bonne carabine avec laquelleil avait dépendu le Renard d’or, sa balle s’était enfilée surl’aiguille aux applaudissements de l’assemblée tout entière.

Il grandissait, ce chasseur de la forêtNoire : les garçons commençaient à le regarder avec respect,les femmes le trouvaient beau comme Apollon.

À la deuxième épreuve, où chaque concurrentavait deux cartouches, l’université prit un peu sa revanche. Arnoldet Rudolphe avaient visé comme si leur vie eût dépendu de leuradresse, et après tout, quoiqu’ils ne fussent pas sorciers comme cediable de Frédéric, dont la balle ne déviait jamais d’un quart deligne, c’étaient de glorieux tireurs ! Frédéric avait gagné leprix l’an passé, – où donc était Frédéric ?…

À deux lieues de Ramberg, dans un petitsentier qui suivait le cours sinueux du Necker, un jeune homme,presque un enfant, cheminait la tête nue et le dolman au vent.

Il paraissait bien las, et pourtant il neralentissait point sa marche.

Ses habits étaient couverts depoussière ; des gouttes de sueur perlaient à son front blancet pur comme celui d’une jeune fille.

Il allait sous l’ombrage des grands arbres quicroisaient leurs branches au-dessus de sa tête ; ses yeuxrêveurs et doux se perdaient au devant de lui dans le calmepaysage. Il allait, essuyant parfois la sueur de ses tempes etinterrogeant le soleil pour mesurer les heures.

Sa taille, qui était flexible et gracieuse audegré suprême, manquait encore un peu de carrure ; son pasélégant bondissait comme celui d’un enfant, et quand le sourirenaissait sur la lèvre ombragée à peine d’un duvet plus doux que lasoie, vous eussiez deviné bien vite que celui-là était encore à sonpremier rêve d’amour.

Cette poésie qui rayonnait en lui, c’était lapoésie insoucieuse et timide du premier âge ; sur cette figurecandide et charmante, il n’y avait rien de la fanfaronnade hardiequi était le masque uniforme de messieurs les étudiants deTubingue.

Il était déjà plus grand et plus fort surtoutque Chérubin, mais je crois que Chérubin lui eût rendu des pointsen espièglerie.

C’était un enfant, un doux et cher enfant quidevait rougir plus facilement qu’une jeune fille, et nous ne savonspas pourquoi nous allons à lui pour répondre à ceux qui demandaientoù était Frédéric.

Frédéric, la première Épée de l’université deTubingue ; Frédéric, le roi du scandal ;Frédéric, le crâne des Crânes.

– C’est long, dix heures demarche !… murmurait-il en suivant vaillamment son chemin.Pauvre bonne mère ! comme elle m’a embrassé, en merecommandant de prier Dieu et la Vierge chaque soir !… Chaquesoir, je prierai Dieu et la Vierge pour qu’ils me fassent grâce del’embrasser encore.

La route tourna brusquement ; la valléedu Necker s’ouvrit tout à coup devant lui en éventail, avec sesjoyeuses prairies coupées par l’or des guérets.

Au delà de la vallée, il y avait un petitcoteau, et sur le coteau, un lourd clocher perdu au lointain.

L’enfant s’arrêta et joignit ses mains sur sonbâton de voyage.

– Ramberg ! murmura-t-il…Chérie !…

Un nuage vint à son front, et sa têtegracieuse s’inclina.

Il tira de sa poche un petit portefeuille etprit dans le portefeuille un guillaume d’or tout neuf, quiscintilla aux rayons du soleil.

L’enfant regarda le guillaume avec une sortede tendresse, puis il le colla contre ses lèvres roses en riantcomme un jeune fou qu’il était.

– Tant pis !… dit-il d’un airmutin ; si j’arrive trop tard, eh bien ! j’ai monguillaume ; je ne ferai pas comme l’an passé où je n’ai puglisser qu’un tiers de thaler dans la bourse de Chérie !

Il remit son guillaume dans le portefeuille,jeta en l’air son bâton, qu’il rattrapa à la volée, et prit sacourse en criant : – Hopp ! hopp ! comme s’il avaiteu un bon cheval entre les jambes.

Tout cela ne nous dit pas où était Frédéric,l’invincible Épée, le tireur sans pareil, le bourreau desPhilistins !

 

À la seconde épreuve, Niklaus, Michas et lesautres furent écartés comme d’habitude ; il ne resta en liceque les deux étudiants et le chasseur de la forêt Noire.

Sur deux balles, Arnold et Rudolphe avaientfait chacun un maître coup ; l’inconnu en avait fait deux.

Les jeunes filles de Ramberg avaient envie decrier hourra pour le chasseur de la forêt Noire.

Mais le silence s’établissait parmi la fouleattentive ; chacun tâchait de s’approcher pour mieux voir latroisième et solennelle épreuve.

Chacun des concurrents reçut trois cartouches.Arnold mit son premier coup dans le rond, à deux lignes del’aiguille, et ses deux autres balles firent maître coup.

– Bravo !… murmura tout bas lafoule.

L’estrade des étudiants restait émue,silencieuses et sombre. La reine Chérie agita son mouchoir brodé ensouriant.

Rudolphe prit sa carabine sur la barre etregarda l’inconnu avant d’ajuster. Il y avait tant d’insouciance etde froideur sur le visage de cet homme, que Rudolphe demeura uninstant appuyé sur son arme.

– Allez !… dit l’arquebusier.

La carabine de Rudolphe se coucha ; ilfit maître coup une fois, rechargea, tira et enfila de nouveaul’aiguille.

– Bravo ! crièrent une seconde foisles garçons de Ramberg ; encore un coup pareil pour l’honneurde l’université !

L’estrade des étudiants cherchait à garder ledécorum, mais un frémissement sourd courait le long des banquettes.Quand Rudolphe mit en joue pour la dernière fois, quelques Renardsimpatients se levèrent. Rudolphe tira ; il toucha l’aiguille,mais de travers, et l’aiguille fut brisée.

– C’est égal ! c’est égal !dit-on de toutes parts ; que l’autre fasse mieux !

Le chasseur de la forêt Noire, qui s’étaitdonné le nom d’Albert, se prit à rire et vint s’accouder sur labarre.

– Je ferai mieux, répondit-il, et,croyez-moi, mes bonnes gens, vos luttes sont des jeux d’enfants…Autant de fois que vous le voudrez, j’enfilerai votreaiguille ; et si j’avais su que messieurs les étudiants deTubingue tiraient si gauchement que cela, je n’aurais pas pris lapeine d’user mes semelles sur la route de Ramberg !

Ce disant, et pendant qu’un murmured’étonnement courait dans toute la place, l’inconnu ajusta troisfois et trois fois fit maître coup.

– Il a fait mieux ! il a faitmieux !… s’écrièrent les jeunes filles, car le bel inconnus’était rendu favorable tout ce qui portait coiffes de dentelles etjupons bariolés.

– Il a fait mieux !… répétèrent lesgarçons avec une admiration chagrine.

– Et je dis, ajouta l’arquebusier ennettoyant la carabine du vainqueur, je dis que je donnerais quelquechose de ma poche pour voir une lutte entre ce grand gaillard-là etle jeune herr Frédéric !

C’était attaquer dans sa base la populariténaissante de l’inconnu. Ce nom de Frédéric, en effet, tournait latête à toutes les fillettes de Ramberg.

– Ah ! ah ! fit Luischen enrougissant et en baissant les yeux, si vous parlez du jeune herrFrédéric !…

Et Lisela, et Brigitte, et Lotte, et Félicitasde répéter d’un air souriant et sournois :

– Ah ! ah ! le jeune herrFrédéric !…

Sur les banquettes des étudiants on sedemandait à voix basse :

– Où est-il donc à cette heure ?pourquoi n’est-il pas venu ?

Où il était ? nous ne saurions le dire…Mais notre bel enfant rêveur courait comme un fou dans les sentiersde la plaine. Il n’aurait pas joué des jambes plus vaillamment s’ilse fût agi de gagner une gageure à la course. Ses cheveux blondsflottaient sous sa petite casquette, son dolman fouettait auvent ; il coupait à travers champs, il franchissait les haies,rien ne pouvait arrêter son élan.

Le coteau de Ramberg se rapprochait ; ilcommençait à distinguer le drapeau sur le clocher court et trapu del’église.

À cette vue, il jeta en l’air sa petitecasquette et fit siffler son bâton triomphalement.

– Hopp ! hopp !

Sa course prit un élan nouveau. Il nes’inquiétait plus de la sueur qui ruisselait sur ses tempes, ni dela poussière qui poudrait à blanc les longues boucles de sescheveux.

Le bourgmestre Mohl, cependant, s’était levéavec cette dignité noble qui caractérisait chacun de sesmouvements.

– Y a-t-il quelqu’un qui puissedire : Je ferai mieux ? demanda-t-il à haute etintelligible voix.

Personne ne répondit.

Le bourgmestre prononça la même formule partrois fois, puis il mit ses lunettes à cheval sur son nez charnu etdéplia une petite pancarte.

– Il est onze heures, dit-il, et lerèglement du concours de Ramberg, approuvé par le conseil privé (ils’arrêta pour saluer le comte Spurzeim, qui lui rendit un signe detête bienveillant) porte, article 5 : « La luttedemeurera ouverte jusqu’à l’heure de midi. À la dite heure, le prixsera décerné au vainqueur. – Jusqu’à l’heure de midi, toutconcurrent pourra se présenter, pourvu qu’au préalable il fasseautant de maîtres coups, se suivant les uns les autres sans lacune,que le vainqueur provisoire en a fait dans les trois épreuves.Cette condition étant remplie, le nouveau concurrent et levainqueur provisoire lutteront suivant la règle, sous la protectionde l’autorité. »

Cette lecture n’était qu’une simple formalité,car le bourgmestre et ses aides s’occupèrent immédiatement de ladistribution des prix.

Dans le village de Ramberg, il n’y avait rienau-dessus de l’université ; en conséquence, le bonbourgmestre, quittant son estrade, traversa la place tout entièreet se rendit solennellement vers cette jeune fille qu’on appelaitla reine Chérie, afin de lui remettre l’écharpe qui devait êtredécernée au vainqueur.

Loin de puiser dans cet hommage un motif deconsolation, les étudiants baissèrent la tête sur le passage dumagistrat et répondirent de mauvaise grâce à sa politesse.

Il y a du sauvage chez l’étudiantd’Allemagne ; il ne sait pas mentir à sa mauvaise humeur, etquand on le jette sur le dos dans l’arène, il ne peut pass’habituer à sourire. C’est le grand art des comédiens biendressés ; c’est aussi le bel art des gentilshommes.

En thèse générale, les étudiants d’Allemagnene sont ni gentilshommes ni comédiens.

Pendant que le bourgmestre gagnait, ensoufflant, le sommet de l’estrade où trônait la reine Chérie, lesdeux Épées de l’université, Arnold et Rudolphe, se levèrent etreprirent, à la tête de la cohorte, le chemin de la Maison del’Ami.

C’était une mauvaise journée. Ils étaientvenus le sourire fanfaron aux lèvres, en chantant leurs hymnesbachiques, et ils s’en retournaient en silence, la tête basse.

Avant de quitter la place, Arnold avait touchél’épaule du chasseur de la forêt Noire, qui se balançait à chevalsur la barre, et lui avait dit : – À ce soir !

Le chasseur sifflait une tyrolienne ; iln’interrompit point sa musique, et fit un petit signe de têteaffirmatif.

Depuis le Renard le plus rose jusqu’au plusbarbu des Maisons moussues, il n’y avait pas un étudiantqui n’eût soif du sang de cet homme.

La reine Chérie, à qui ses gardes restaientfidèles, reçut l’écharpe des mains de maître Mohl ; après quoile digne bourgmestre s’en alla porter le saphir qui formait lesecond prix à la belle comtesse Lenor. Le troisième prix, qui étaitun baril de vin du Rhin, resta en place et fut confié à la grosseLuischen.

Nous n’avons pas besoin de dire que l’intérêtde la fête était épuisé. On attendait midi avec impatience, nonmoins précisément parce que c’était l’heure de la distributionsolennelle des prix, mais bien parce qu’une table immense sedressait dans les jardins de la maison commune et que le repasdevait avoir lieu tout de suite après la cérémonie.

Or, en Allemagne, les estomacs des deux sexessont de première qualité.

Au pied du mât, sous un dais de veloursécarlate, la reine Chérie, Lenor et Luischen vinrent s’asseoir.Lenor et Chérie ne s’étaient jamais vues de si près ; Chériefit à la jeune comtesse un salut respectueux et empressé ; lajeune comtesse, qui était fort bien élevée, lui rendit son salut etdétourna la tête.

Nous savons déjà que la jeune comtesse avaitses raisons pour ne point aimer la reine Chérie.

Chapitre 4Le jeune herr Frédéric.

Jamais, au grand jamais, on n’avait vu lanoble université de Tubingue en si méchante humeur. Ils étaient là,tous les fuyards de la place de l’Église, simples Renards, Renardsenflammés, jeunes et vieilles Maisons, Maisons moussues et Renardsd’or ; ils étaient là tristes, soucieux, vaincus, dans lagrande salle de la Maison de l’Ami ; ils fumaient avecmélancolie d’énormes pipes de porcelaine et buvaient lugubrementdes pots de bière lourde.

Ils avaient ramassé l’enseigne du Renard d’or,abattue par la première balle du chasseur diabolique ; elleétait là, l’enseigne déshonorée ; on l’avait suspendue à lamuraille, vis-à-vis du râtelier aux glaives : chacun pouvaitla regarder et puiser dans cette contemplation des idées desanglantes vengeances.

Ils s’en prenaient à tout le monde de leurdéconvenue, les pauvres jeunes gens : au chasseurd’abord ; à Chérie, l’ingrate, qui ne les avait pas suivisdans leur retraite ; à Frédéric enfin, qui avait manqué àl’appel, à Frédéric qui les avait abandonnés dans la joute descarabines, comme il devait leur faire défaut ce soir encore, sansdoute, lors de la joute des épées.

Beaucoup, parmi les étudiants, étaient restésau cabaret pendant le concours. Bastian, notre gros et joyeuxcompère, avait profité de l’occasion pour entamer un bierscandal, ou combat mortel à la schoppe contre l’aubergiste del’Aigle rouge. Baldus, le réfugié de l’université viennoise, avaitrassemblé quelques bonnes gens et leur parlait l’hébreu de lapolitique philosophante.

Il avait fallu faire à ces indifférentsl’histoire de cette déplorable matinée. Maintenant que le récitétait achevé, vous eussiez vu en entrant dans la salle de la Maisonde l’Ami tous les sourcils froncés, toutes les lèvres crispées,tous les grands cheveux tombants comme de longues branches de saulesur les fronts mélancoliquement inclinés. Tout cela, vous l’auriezvu à travers un nuage de fumée plus épais que les brumesossianiques.

À part les vastes pipes de porcelaine, il yavait ce fourneau commun qui brûle éternellement dans les tavernesuniversitaires, à l’instar du feu sacré des anciens, ce fourneauqui a des tuyaux pour toutes les bouches et qui suffirait lui toutseul à rendre inhabitable, tant il vomit de vapeurs malsaines, lasalle la plus large, la plus longue et la plus haute del’univers.

– Après tout, dit Bastian, que cettetristesse étouffait, tu as gagné le second prix, et le second prixest la bague de Chérie… Tu as gagné le troisième prix, Arnold, etle troisième prix est le baril de vin du Rhin… Ce sauvage dont vousparlez, et que j’aurais voulu voir aura l’écharpe donnée par leroi !… la belle avance !… Que le diable l’emporte, etn’en parlons plus.

L’assemblée accueillit cette consolation d’unair sombre ; il y a des douleurs hargneuses qui ne veulentpoint être consolées.

– Eh bien ! s’écria Bastian d’un airsolennel, vous faut-il une victoire éclatante pour effacerl’opprobre de votre défaite ?… Je vais vous montrer, moi, quel’université n’a pas été partout malheureuse ce matin…

Ce disant, il s’approcha d’une table toutecouverte de cruches vides ; sous la table il y avait une sortede paquet informe enveloppé dans un manteau ; Bastian soulevale manteau avec un redoublement de gravité.

– Voici le respectable maître Blaise,prononça-t-il lentement, qui m’a cédé le champ de bataille à latrente-deuxième schoppe… Gaudeamus igitur !…

Le respectable maître Blaise était couché toutde son long sur le carreau, la figure dans une mare de bière.

C’était un beau spectacle, et cependant lesétudiants de Tubingue ne se déridaient point.

– Garde tes folies pour un autre jour,Bastian, dit Arnold ; il nous faut aujourd’hui quelque chosede plus rouge que la bière.

On vit briller tous les regards à ce mot quicaressait la colère commune ; les groupes divisés serapprochèrent, et les Conscrits demandèrent, selon leur droit, quel’un d’eux fût tiré au sort pour remplacer l’Épée de l’universitéqui manquait à l’appel.

– Enfants, dit encore Arnold, je croisque personne n’aura lieu de se plaindre : nous nous étionsrassemblés ici, sous prétexte de la rentrée générale, pour réglerle scandal contrà qui doit avoir lieu entre nous et leschasseurs de la garde… L’insulte nouvelle que l’université vient desubir…

Ici la voix de l’orateur fut couverte par unhourra retentissant qui éclata au dehors.

– Au diable les rustres !… s’écriaRudolphe ; vont-ils venir célébrer la victoire du Philistinjusque chez nous ?

– Fermez les portes et les fenêtres,bedeau ! reprit Arnold.

Mais les joyeux cris du dehors passèrent àtravers les fenêtres fermées.

C’en était trop, car la vertu de messieurs lesétudiants de Tubingue n’était pas précisément la patience. Il y eneut plus d’un, parmi eux, qui jeta un regard d’envie vers lerâtelier de l’Honneur : si les glaives de l’université eussentété à leur place ordinaire, on n’aurait pas attendu la tombée de labrune pour faire bagarre autour de la Maison de l’Ami.

Mais les glaives étaient aux mains des gardesde Chérie.

Cependant le tapage se faisait au seuil mêmede la maison. On frappa bientôt à la porte à tour de bras.

– Ouvrez ! ouvrez ! criait-on,tandis que d’autres voix plus lointaines clamaient :

– Hourra ! hourra pour levainqueur !

Sans s’être consultés, les étudiants saisirentles escabelles, les cruches, les verres, tout ce qui pouvait fairearme, et s’élancèrent en tumulte vers la porte pour opérer unesortie.

La porte s’ouvrit : Arnold et Rudolphe,toujours en tête, brandirent leurs tabourets et se précipitèrent enavant ; mais ils s’arrêtèrent bien vite devant le spectacleinattendu qui s’offrit à leurs regards.

C’était le village tout entier, ou plutôtc’était tout le personnel de la fête qui avait quitté la place del’Église pour venir à la Maison de l’Ami. Les paysans, lespaysannes, les étrangers arrivés des villes voisines, tout le mondese pressait dans la rue trop étroite, tout le monde répétaitl’unanime et joyeux refrain :

– Hourra pour le vainqueur !

Et le vainqueur était là, porté en triomphepar les villageois endimanchés, auxquels les douze gardes deChérie, le glaive à la main, servaient d’escorte.

Arnold et Rudolphe demeurèrent comme ébahis audevant de leurs compagnons, qui ne voyaient rien encore et quihurlaient comme des démons dans la grande salle.

Arnold et Rudolphe n’en voulaient point croireleurs yeux. Au lieu du large chapeau rabattu qui coiffait siodieusement cet affreux chasseur du Schwartzwald, le vainqueurportait sur l’oreille la petite casquette des étudiants ; ilavait le col rabattu, il avait le dolman. Et encore, au lieu dusévère visage de l’inconnu, le vainqueur avait une figure toutejeune et toute souriante.

Et les Rambergeois affolés répétaient sur tousles tons le nom de leur idole :

– Frédéric !… Frédéric !… lejeune herr Frédéric !…

Dès lors, Arnold et Rudolphe lâchèrent leurstabourets, jetèrent leurs casquettes en l’air et crièrent comme lesautres du meilleur de leur cœur :

– Frédéric ! Frédéric !… hourrapour Frédéric !…

L’immense clameur du dehors, pénétrant àtravers la porte comme le feu qui suit une traînée de poudre,éclata jusqu’au fond de la grande salle et fit trembler les voûtesde la Maison de l’Ami.

Tous les nouveaux arrivants, garçons etfilles, se pressaient autour du seuil pour raconter aux absents lamémorable aventure.

– Oh ! mon jeune herr Arnold, disaitNiklaus tout essoufflé, vous auriez bien donné une paire derixdales pour voir cela, j’en suis sûr !

– Écoutez ! reprenait Michas. Ilavait de la poussière jusque par-dessus ses cheveux. Midi était entrain de sonner. Nous l’avons pris dans nos bras, le cher cœur, etnous l’avons apporté devant le mât…

– Et qu’il a bien retrouvé son haleinepour dire deux mots à maître Mohl !… interrompit la petiteLotte, qui cherchait à s’insinuer au milieu des étudiants.

– Pan ! pan ! pan !pan ! pan ! pan !… fit Niklaus, six coups, sixballes dans l’aiguille !

– Et il n’avait pas l’air d’ytoucher !… nota la grosse Brigitte.

– Hourra !… fit-on autour deFrédéric, toujours porté en triomphe.

– Hourra !… répéta l’universitéenthousiasmée.

– Oui, oui, reprit Michas, hourra !…et le chasseur a dit : « Voilà un joli tour deforce !… » Et il a repris sa carabine.

– Vous sentez bien, mes jeunes messieurs,interrompit Mauris, qu’entre deux gaillards comme ça, il nes’agissait plus de lutter à la troisième barre…

– Ah bien ! ma foi, oui… s’écriaLotte, la troisième barre !… Ils ont marché côte à côte, commedeux amis, plus loin que d’ici la maison commune.

– Elle dit vrai !… appuya lafoule.

– Ils se sont retournés, poursuivit lapetite Lotte toute glorieuse, et le chasseur a tiré le premier.

– Bah !… fit Brigitte, cent pas deplus ou de moins, ce n’est rien pour eux… Le jeune herr Frédéric afait maître coup après le chasseur !

Les femmes avaient assez parlé, ce fut dumoins l’avis de Niklaus, qui saisit la parole avec autorité.

– Après ça, dit-il, le chasseur a proposéde tirer au commandement… On a tiré, on a enfilé l’aiguille… ettoujours ! et toujours !… Si bien que le jeune herrFrédéric a jeté sa carabine en disant : « Voici, là-bas,deux arquebuses qui ne sont pas là pour desprunes ! »

– Bon Dieu !… interrompit Michas,dont la langue brûlait, le chasseur a été content, car ses brassont bien gros deux fois comme ceux du jeune maître… Cette fois-là,il a vu partie gagnée !

– Et il a pris l’arquebuse de droite,interrompit encore Niklaus, la plus légère… il a mis en joue engeignant comme moi quand je soulève une poutre trop lourde…Boum !… un vrai coup de canon !… La balle s’estperdue…

– Boum ! s’écria Michas, le jeuneherr Frédéric avait mis en joue l’autre arquebuse, – la pluslourde, – et la plaque en tôle qui servait de but a été brisée enmorceaux comme si c’eût été une assiette de faïence… Et moi, j’aidit : Hourra !

– Hourra ! hourra !hourra !… répéta par trois fois la foule.

Frédéric était debout sur le brancard ;il agitait l’écharpe de soie brodée d’or au-dessus de sa tête, etune joie d’enfant éclairait son gracieux visage.

Arnold, Rudolphe et les autres percèrent lafoule et vinrent le recevoir dans leurs bras. Il y avait quelquechose de souverainement touchant dans cet accueil. C’était bien làune grande famille ; tous ces jeunes gens au visage mâle etbarbu, fêtant le triomphe de l’adolescent heureux, sansarrière-pensée comme sans jalousie, c’était tout simple peut-être,mais c’était charmant.

Frédéric passa des bras de Rudolphe dans ceuxd’Arnold ; il ne pouvait suffire aux poignées de main et auxaccolades.

Et les filles de Ramberg, promptes às’attendrir, essuyaient leurs yeux qui pleuraient et qui riaient,en disant : – Oh ! les bons jeunes gens ! les bonsjeunes gens !

Michas, Niklaus et Mauris se glissèrent enfraude parmi les étudiants et attrapèrent chacun une poignée demain de l’idole.

– Et maintenant, dit Arnold à l’oreillede Frédéric, voilà trop de gens ici pour que nous fassions nosaffaires.

– Nous avons donc décidément desaffaires ? demanda Frédéric.

– Les plus graves que nous ayons euesdepuis longtemps ! répondit Arnold.

Frédéric se retourna vers la foule ; ilmit un bon baiser sur la joue de la petite Lotte, qui promit des’en souvenir toute sa vie, et fit tourner la grosse Brigitte surelle-même comme une toupie, ce qui incontestablement était un grandhonneur.

– Or çà, mes vrais amis, s’écria-t-il ens’adressant à la foule, les tables sont dressées et la soupe dubourgmestre vous attend.

– Nous voulons rester avec vous, meinherrFrédéric ! répondit la foule tout d’une voix.

C’était trop de tendresse ; meinherrFrédéric n’était pas de cet avis-là.

– Mes vrais amis, reprit-il, moi aussi,je voudrais passer ma vie avec vous ; mais tout à l’heure j’aivu des chasseurs de la garde rôder autour du village, et vous savezbien que nous autres étudiants, nous avons l’habitude de chanterdes couplets qui donnent la fièvre chaude aux soldats du roi…

Il y eut un mouvement d’hésitation dans lafoule, mais quelques voix intrépides crièrent :

– C’est égal ! c’est égal !restons avec le jeune herr Frédéric !

– À la bonne heure, dit ce dernier,faites donc comme moi, mes vrais amis… Et si les soldats viennent,ma foi, nous nous en tirerons comme nous pourrons !

Il entonna de sa jolie voix sonore et pleineune de ces chansons séditieuses que les poètes de l’universitécomposent quand leur digestion de bière se fait péniblement. Ilfaut croire que ces chansons, qui au premier aspect semblent assezmauvaises, ont un charme secret, car pour les répéter en chœur lesétudiants d’Allemagne se font exiler volontiers ou même se fontcadenasser dans les cachots de quelque forteresse.

C’est chose triste à penser, car l’exil estbien dur, plus dur que le régime des forteresses ; mais on estbien forcé de punir les enfants imprudents qui jouent avec lesallumettes chimiques, et si on les laissait faire, ces excellentsjeunes gens, pour s’amuser, ils incendieraient le monde !

Le roi Guillaume de Wurtemberg avait donné,l’année précédente, une constitution à son peuple ; lesprisons politiques étaient toujours pleines, et il y avait guerreouverte entre l’armée et l’université.

Arnold, Rudolphe et les autres prirent lediapason et firent chorus avec Frédéric ; il n’y eut pasjusqu’au bon Bastian qui ne vînt prêter à ce chœur improvisél’appui de son gosier profond comme la mer.

Les Rambergeois et les gens des villesvoisines commencèrent à regarder tout autour d’eux avecinquiétude ; les plus prudents mirent bas tout respect humainet s’esquivèrent ; quelques fanfarons seulement chevrotèrentle commencement du couplet, et au quatrième vers, il y avait déjàde larges vides dans l’assistance.

Un appétit féroce pressa tout à coup l’estomacde ceux qui restaient.

– Eh bien ! meinherr Frédéric, ditNiklaus à la fin du couplet, nous allons aller manger la soupe,n’est-ce pas ?

– Et boire à votre santé, meinherrFrédéric ! ajouta Michas.

Trois secondes après, il ne restait personnesur la place, et toute cette foule s’était dispersée comme unevolée d’étourneaux.

– A-t-il du talent, ce Frédéric !murmura Bastian avec émotion.

Frédéric venait de rentrer le premier dans lagrande salle de la Maison de l’Ami. Chacun prit place ;l’université, Conscrits et Anciens, se trouvait au grand complet. –Les glaives pendaient au râtelier de l’Honneur.

– Frère, dit Arnold en s’adressant àFrédéric, tu es notre première Épée, mais tu nous dois compte detes actions, comme le dernier d’entre nous… Ce matin, tu as manquéà l’appel et tu as mis en péril l’honneur de l’université deTubingue. Quel motif nous donneras-tu pour excuser tonretard ?

Une légère rougeur avait coloré le front deFrédéric, tout à l’heure encore si espiègle et si joyeux.

– Je n’ai rien à vous cacher, mes frères,répondit-il, et je vous dirai le motif de mon retard, bien qu’ilsoit futile et peu fait pour mériter votre indulgence… J’ai quittéma mère hier matin, et j’avais tout le temps d’arriver à Rambergavant l’ouverture des joutes… Mais il m’a pris une folle envie aumilieu du chemin… J’avais quitté la ville de Horb depuis déjà deuxheures, lorsque je me suis souvenu qu’entre Horb et Ramberg il n’yavait plus que de pauvres bourgades ; or, pour contenterl’envie que j’avais, il me fallait trouver un joaillier juif, commeil s’en rencontre seulement dans les villes… Je suis revenu sur mespas malgré l’heure avancée, et je suis entré dans l’échoppe d’unjuif de Horb, pour échanger ma petite chaîne d’or contre sa valeuren numéraire. Le juif m’a dit : « Votre chaîne d’or vauttrois rixdales, et je vous en donnerai quatre. – Mettez unguillaume et l’affaire est faite ! » ai-je répondu.L’envie que j’avais, s’interrompit Frédéric en rougissant plusfort, c’était justement d’avoir un guillaume d’or.

Les étudiants gradés échangèrent des regardsen souriant.

– Mais, dit Arnold, ta chaîne valait bienquatre guillaumes.

– Cela ne fait rien, réponditFrédéric ; le vieux juif m’en a donné un tout neuf, et je n’aijamais été si content de ma vie !… Vous sentez bien que je nepouvais pas changer mon guillaume pour louer un cheval… J’ai reprisma course à pied, et je vous jure Dieu que je ne me suis pas amuséen chemin…

– Frédéric, dit Arnold en lui prenant lamain, tu ne veux pas nous dire ce que tu comptes faire de tonguillaume ?

Frédéric était plus rose qu’une jeune fille àson premier aveu.

– Oh ! mes frères, répliqua-t-il enbaissant ses paupières sournoises, cela ne sera pas bien longtempsun mystère… Mais était-ce donc pour cela, reprit-il en redressantson front mutin, que nous nous sommes enfermés si solennellementdans la salle de nos délibérations ?

– Non, Frédéric, répondit Arnold. Et tuas raison de nous rappeler à des sujets plus graves… Mes frères medonnent-ils la parole pour exposer notre situation ?

La parole lui fut donnée tout d’une voix.

– Il existe un homme, poursuivit Arnold,qui fut autrefois, à Stuttgard et à Tubingue, l’ennemi de nosdevanciers… Cet homme, nous ne le connaissons pas, parce que je nesais quelle intrigue de cour l’avait déjà exilé du royaume avantnotre entrée dans l’université… Mais les récits de nos Anciensrestent dans notre mémoire, et personne parmi nous n’a le droitd’ignorer que les étudiants de Tubingue doivent haïr le colonelbaron de Rosenthal.

– C’est vrai, dit Frédéric, je savaiscela.

– Dans son exil, reprit Arnold, Rosenthala continué de faire à l’université une guerre implacable… Il y aici un réfugié de Vienne qui pourrait raconter les excès de cegrossier soldat…

Tous les yeux se tournèrent vers l’étudiantBaldus, qui prit une pose d’orateur et se disposa à parler.

– Je sais ce que monsieur de Rosenthal afait à Vienne, dit Frédéric. Continue, mon frère Arnold.

– Rosenthal a été appelé par le roi pourfaire à Tubingue ce qu’il faisait à Vienne.

– J’ai reçu avant-hier une lettre qui medit précisément cela.

– Une lettre de qui ?

– Je croyais que cette lettre était del’un de vous.

Il y eut un moment de silence, et les membresde l’assemblée s’entre-regardèrent inquiets.

– Quoi qu’il en soit, reprit encoreArnold, Rosenthal est de retour depuis hier soir, et une personneici présente, qui le connaît, l’a vu.

– Moi aussi, je l’ai vu, prononçafroidement Frédéric.

– Oh ! firent plusieurs voix avecsurprise. Tu le connais donc ?

– Oui, répondit Frédéric, je leconnais.

Autre silence.

– Eh bien ! mon frère, dit Arnold,le dessein formel de Rosenthal est d’interdire nos réunions et deréduire à néant les libertés de l’université de Tubingue… Nosconseils rassemblés hier soir dans les Maisons d’Amis de Stuttgard,de Louisbourg et d’ailleurs, ont décidé à l’unanimité qu’il fallaitfaire un scandal contrà et supprimer ceRosenthal !

– Cela me semble juste… dit Frédéric, quiparaissait plus froid à mesure que son interlocuteur s’animaitdavantage. Après ?

– Après ?… répéta Arnoldétonné ; mais, en effet, il y a encore autre chose… Ce matin,l’université de Tubingue a été insultée grossièrement…

– Insultée au beau milieu de lafête !… grondèrent les étudiants, que la colère reprenait.

– Insultée devant tous !… prononçaArnold avec lenteur. Un inconnu a jeté bas l’enseigne du lieu denos réunions.

Frédéric tourna son regard vers le pauvreRenard d’or qui pendait tristement à la muraille.

– Il avait reçu bien de la pluie, dit-ilsans s’émouvoir ; ce sera une bonne occasion de le faireredorer.

Il y eut un murmure dans l’assemblée ; onn’était point habitué à voir traiter ainsi par-dessous la jambe cequi touchait l’honneur de l’université.

– Tu ne comprends donc pas, mon frèreFrédéric, dit Arnold sévèrement, que cela fait deux combats àmort ?

– Non, répliqua Frédéric, je ne comprendspas cela.

Tous les regards impatients se tournaient verslui.

– Bastian, mon frère, dit-il, apporte-moima pipe et ma schoppe.

Bastian quitta aussitôt la place, comme uncourtisan qui entend la parole de son roi.

On lui apporta, à ce Frédéric blond et rose, àcet enfant délicat et gracieux, la plus grosse de toutes les pipesqui pendaient à la muraille, la plus profonde de toutes lesschoppes rangées par ordre de taille sur le dressoir.

Il but la schoppe d’un trait et allumasavamment la pipe monstrueuse.

– Savez-vous le nom de votreinsulteur ?… demanda-t-il ensuite entre deux bouffées.

– Il nous a dit s’appeler Albert.

– Et il n’a pas menti, mes camarades… Àquelle heure doit-il se rencontrer avec vous ?

– Ce soir, à huit heures.

Frédéric se renversa sur le dossier de sonfauteuil de bois, et se prit à savourer voluptueusement les vapeursde sa pipe.

– Il n’y a dans tout ceci, dit-il du boutdes lèvres, qu’un pauvre duel et j’espérais mieux.

– Comment, un duel ! s’écrièrentcinquante voix ensemble ; n’y a-t-il pas d’abord cet Albert etensuite le colonel ?

– Cet Albert vous a bien dit son nom,répliqua Frédéric en souriant, mais il ne vous a pas dit tous sesnoms… Moi qui les sais, je vais vous les apprendre… Il s’appelleAlbert-Auguste de Rosenthal, baron d’empire, colonel des chasseursde la garde du roi…

Chapitre 5Le berceau de Chérie.

On peut deviner l’impression que le nom deRosenthal fit sur messieurs les étudiants de Tubingue. Parmi tousces jeunes gens, il n’y avait que Baldus, le réfugié de Vienne, etson compagnon de nuit Bastian, à connaître le baron. Or Baldus etBastian étaient restés à la Maison de l’Ami pendant la matinée.Personne n’avait deviné le colonel des gardes du roi sous lefantastique costume qu’il avait choisi pour paraître à la fête desArquebuses.

Messieurs les étudiants étaient bien en colèrecontre l’inconnu qui les avait bravés si hardiment devant quatremille personnes assemblées ; messieurs les étudiantsdétestaient de tout leur cœur le baron de Rosenthal, qui avaitlaissé dans la tradition de l’université un souvenir profond etterrible. Cette colère et cette haine, en se combinant, formèrentune belle et bonne rage qui se traduisit par des trépignements etpar des cris.

Sur la tête d’une seule et même personne setrouvaient réunis plus de griefs qu’il n’en fallait pour mettre enbranle dix fois les grandes Épées de l’université.

Durant quelques minutes, des conversationstumultueuses s’établirent partout dans la salle. Conscrits etAnciens, Renards et Maisons moussues tournaient leurs yeux avecenvie vers le râtelier de l’Honneur, où brillait le triple rang desglaives.

– Il sait tout, ce diable deFrédéric ! murmurait Bastian. Il connaît tout le monde… A-t-ildu talent ! a-t-il du talent !

– Mais savez-vous que c’est trop peu d’uncoup d’épée pour venger tant d’injures !… disait Rudolphe, lespoings fermés et les sourcils froncés.

– Il est venu ici tout exprès pour nousoutrager, c’est clair !… reprenait Arnold.

Un grondement sourd et menaçant s’éleva dansla salle.

Le beau Frédéric était toujours renversé surle dossier de son fauteuil. Le regard voilé de ses grands yeuxbleus suivait avec une rêveuse paresse les spirales de fuméebleuâtre que le fourneau de sa pipe en porcelaine envoyait auplafond.

Il semblait être absolument étranger à cesfiévreuses émotions qui s’agitaient autour de lui. À dater dumoment où il avait prononcé le nom de Rosenthal, pas une parolen’était tombée de ses lèvres.

Nous croyons qu’il se reposait tout bonnementavec délices des fatigues de sa longue course du matin.

Il y a sept lieues de pays entre la ville deHorb et Ramberg ; ajoutez à cela les quatre lieues queFrédéric avait faites pour aller vendre sa chaîne d’or, et vousconviendrez que, sous le grand soleil, toujours au pas de course,l’étape était bonne.

Au bout de deux ou trois minutes, cependant,son regard quitta le plafond pour se promener au hasard dans lasalle. Il sourit avec une légère nuance de dédain et retint à demiun bâillement.

– Il ne faut pas qu’il sorte vivant duvillage de Ramberg ! disait en ce moment Arnold.

– Mais s’il n’allait pas venir aurendez-vous ?… s’écria Rudolphe.

– Oui, répéta-t-on de groupe en groupe,s’il n’allait pas venir !…

Frédéric quitta comme à regret sa posturecommode et nonchalante.

– Ah çà, mes frères, dit-il en bâillantpour tout de bon cette fois, je trouve que voilà bien du bruit pourune misère !… Le baron a été condamné par votre respectabletribunal : il a mérité son sort, c’est parfaitement certain…L’exécution va se faire loyalement, et comme il convient, glaivecontre glaive, à la lueur des flambeaux : je ne vois rien làdedans qui puisse vous faire bavarder comme de vieilles femmes…C’est simple, c’est net, cela va tout seul !… Quant à laquestion de savoir si le baron viendra ou ne viendra pas aurendez-vous, je prends sur moi de vous dire qu’il n’y a personneici de plus brave que monsieur de Rosenthal.

– Diable d’enfer ! murmura Bastian,comme c’est débité !… A-t-il du talent ! a-t-il dutalent !

– Vous avez beau me regarder avec de grosyeux, reprit Frédéric, c’est comme cela : monsieur deRosenthal est un vaillant soldat, monsieur de Rosenthal est ungalant homme… De plus, je vous dis cela pour le cas où je viendraistrop tard à la parade : Arnold, toi qui me remplacerais ;Rudolphe, toi qui remplacerais Arnold, méfiez-vous, je vousconseille, car monsieur de Rosenthal est la plus fine lame qui soiten Allemagne !

Pour expliquer cette phrase, il nous suffirade dire que dans tout scandal contrà, le premier assautappartenait à la première Épée ; si la première Épée avait dumalheur, la seconde venait à son tour ; si la seconde Épéerestait également sur le terrain, c’était affaire à latroisième.

Le Philistin provoqué avait exactement lesmêmes droits que les champions de l’école ; il pouvait sefaire accompagner par un nombre illimité de seconds. S’il étaittué, chacun de ses tenants avait le droit de ramasser sonarme ; et une fois engagé, le vainqueur ne pouvait abandonnerla partie qu’après avoir nettoyé complétement le champ debataille.

Comme on le voit, ce n’étaient pas des jeuxd’enfants, et le blond Frédéric en parlait bien à son aise.

Le Comment réglait en termes froidset précis ces combats acharnés où les champions se présentaient enquelque sorte assurés de mourir, comme les gladiateursantiques.

Le Comment, ce terrible code, neprévoyait même pas le cas où l’Épée de l’université pourraitfaiblir avant de mourir.

Or Frédéric était la première Épée del’université de Tubingue, et il n’avait pas encore vingt-deux ans.Pour avoir passé sur le corps de tant de gaillards barbus etmoussus, pour avoir conquis si jeune ce grade vénérable, il fallaitbien que le blond Frédéric, malgré son joli sourire et le regardtendre de ses yeux, fût endiablé depuis les pieds jusqu’à latête.

Croyez qu’il avait fait ses preuves. Àl’université de Tubingue, on ne s’élevait point par la faveur oupar le caprice ; quand messieurs les étudiants n’étaient pas àmême de se procurer des Philistins pour un scandal contrà,ils s’exterminaient les uns les autres, dans ces batailles à huisclos connues sous le nom de pro patria scandal.Il était plus doux qu’un agneau, ce Frédéric ; mais il fautbien hurler avec les loups : Arnold, Rudolphe et vingt autresportaient de ses marques, et la chronique disait que dans unbier scandal fameux, il avait mis sous la table Bastianlui-même, lequel pourtant, à cause des vastes capacités de sonestomac, avait mérité le rang et le titre de première Éponge del’université.

Qu’on ne nous demande plus maintenant pourquoile blond Frédéric était l’objet de tant d’amour et de tant derespect !

– Je vote, dit-il en se levant et endéposant sa pipe, pour que nous laissions là monsieur le baron, etpour que nous nous occupions de choses un peu plus sérieuses.

– Comment ! s’écria Rudolphe,quelque chose de plus sérieux qu’un scandalcontrà ?

– Quelque chose de plus sérieux que notrevie et que notre honneur ? ajouta Arnold d’un ton dereproche.

– Je vous fais juges, dit Frédéric, quisouleva sa casquette et baissa la voix malgré lui. Il s’agit deChérie…

À ce nom, vous eussiez vu tous les sourcilsfroncés se détendre et le sourire naître autour de toutes leslèvres.

– Chérie… répéta-t-on, et c’était commeun doux murmure ; notre reine Chérie !…

– Bastian, fais faire le cercle !dit Frédéric.

Bastian se redressa aussitôt, fier du rôleimportant qui lui était confié.

– En avant, les Renards !…s’écria-t-il.

Frédéric, tête nue, s’était avancé jusqu’aucentre de la Salle ; Bastian rangea les Conscrits en dedans ducercle, et les Anciens se placèrent alentour.

– Voilà, dit-il, c’est fait !

Frédéric semblait se recueillir enlui-même ; sa figure, intelligente et timide dans sa fierté,avait maintenant une expression sérieuse. Il était beau, et c’étaitbien vraiment le roi de tous ces jeunes gens qui l’entouraient,bouche béante, et attendaient avidement sa parole.

– Tous ceux qui sont là ont-ils été reçusmembres de l’université de Tubingue ? demanda-t-il.

– Ils ont été reçus, ce matin, par lesenior convent (conseil des Anciens) ; réponditArnold.

– Alors, reprit Frédéric, d’autres leuront dit les droits et les devoirs des fils de la Famille… Moi, jevais leur apprendre à quoi ils sont engagés vis-à-vis de notrereine, par le seul fait de leur admission dans nos rangs… Jeunesgens, écoutez-vous ?

– Nous écoutons, répondirent lesConscrits le rouge au front.

– Chapeau bas, s’il vous plaît !prononça lentement Frédéric. Quand on parle des empereurs et desrois, on peut rester couvert : quand on parle de Chérie, notrefille et notre reine, il faut écouter tête nue !

– Chapeau bas !… chapeau bas !…murmura-t-on autour de la salle.

Et tout le monde se découvrit.

– Il y a quinze ans, dit Frédéric, FranzSteibel, étudiant de la noble université de Tubingue, fut tué enduel par le major autrichien Hensen… Guillaume de Wurtembergn’avait pas pris encore le titre de roi, et les soldats del’empereur étaient encore dans nos villes… Or, entre les soldatsdes rois ou des empereurs et les étudiants libres, vous savez bienqu’il y eut toujours du sang !

– Du sang ! répéta le chœur d’unevoix sombre, toujours !

– Il va sans dire, reprit Frédéric, quele major autrichien Hensen eut, dès le lendemain, la poitrinetraversée par une épée de l’université ; cela est dansl’ordre, passons.

» Quand la famille des Compatriotes serendit au logis du pauvre Franz Steibel pour lui rendre lesderniers honneurs, il y avait auprès du lit mortuaire un petitberceau où souriait une enfant endormie… Entre le lit et leberceau, entre la pauvre enfant et le cadavre, une femme était àgenoux, pâle comme la mort, échevelée, immobile, muette.

» Franz Steibel avait vingt ans ; ilétait marié depuis deux années : c’était Hélène, la femme deFranz Steibel, qui pleurait, agenouillée auprès de son lit.

» Quand elle vit arriver lesCompatriotes, elle se leva toute droite et dit avec un de cessourires qui déchirent le cœur : « Vous qui étiez lesamis de mon mari, je vous attendais ; soyez lesbienvenus ! »

» Les Compatriotes entourèrent le lit ensilence.

» Hélène prit le berceau, qu’elle mitentre leurs mains, puis elle dit encore : « Voicil’enfant, vous veillerez sur elle… Je puis mourir. »

» Elle se coucha en travers sur le corpsde Franz et ne bougea plus…

Frédéric s’arrêta. Son souffle s’embarrassaitdans sa poitrine ; il était pâle et il tremblait.

Un silence triste régnait dans la salle. Onn’entendait que le bruit des respirations contenues. Les Anciens sesouvenaient. Les Nouveaux avaient le cœur oppresséviolemment : ils attendaient.

– Elle était morte, la pauvreHélène ! poursuivit Frédéric d’une voix altérée. Elle allaitavoir dix-huit ans ! La veille encore, il y avait tant debeauté sur son visage ! tant de bonheur dans son âme !…Elle était morte, Hélène Steibel, la femme de Franz, et il fallutfaire deux funérailles !

Il passa la main sur son front, puis il rejetases cheveux en arrière et sa tête se releva.

– Les prêtres vinrent, dit-il, pouremporter le double cercueil : il ne resta dans la chambre quele berceau. Les étudiants prirent le berceau et le mirent sur deuxépées nues. Ils le portèrent ainsi jusqu’au lieu où les tombes deFranz et d’Hélène Steibel étaient creusées l’une à côté del’autre.

» Après que les prêtres eurent achevéleurs prières, les étudiants demeurèrent seuls autour des fossesqui n’étaient pas encore comblées. Ils se mirent à genoux, exceptéla première Épée, qui resta debout et qui dit : « Frères,en notre nom et au nom de ceux qui viendront après nous dans lanoble université de Tubingue, nous jurons que l’enfant de FranzSteibel sera notre enfant ! »

» Les Compatriotes étendirent leurs mainset répétèrent : « Au nom de Dieu ! nous lejurons !… »

Un frémissement ému glissa de rang en rangdans la grande salle de la Maison de l’Ami. Le sang généreuxcolorait tous ces jeunes visages. Tous les yeux humidesbrillaient.

Frédéric poursuivit d’une voix plustremblante :

– Chérie ne s’était point éveillée durantle trajet de la maison de Franz au cimetière ; Chérie souriaittoujours, endormie dans son berceau…

– C’était donc Chérie ?… s’écrièrentles Nouveaux, incapables de se contenir davantage.

Frédéric appuya sa main contre son cœur.

– C’était notre fille… prononça-t-il avecune émotion si forte, que sa voix était à peine entendue ;c’était notre reine… c’était notre belle Chérie !… Depuislors, reprit-il en secouant la tête comme s’il eût gourmandé sapropre faiblesse, depuis lors, elle a grandi parmi nous, pendantque les générations d’étudiants se succédaient… Et, depuis quinzeans, pauvres ou riches, tous nos frères ont apporté leur offrandepour accomplir le serment de l’université… si bien que notre filleest riche, si bien que l’orpheline n’a jamais connu le malheur…Après avoir joué, enfant, dans les bras de nos devanciers, ellesourit, jeune fille, au milieu de nous, sans souci pour le présent,sans crainte pour l’avenir, car elle sait que l’université est samère !

Frédéric se tut et le murmure s’enfla autourde lui ; il n’y avait pas un cœur qui ne battît, pas unebourse qui ne fût pas prête à s’ouvrir.

Bastian s’essuya les deux yeux avec le coin deson dolman et s’en vint serrer la main de Frédéric, tandisqu’Arnold et Rudolphe disaient :

– Tu as bien parlé, frère !… Ce quetu as dit, nos cœurs le sentent !

– S’il a bien parlé !… s’écriaBastian, qui sanglotait, je le crois bien… Il a tant detalent !… tant de talent !

Frédéric avait pris sa casquette à deux mainset faisait le tour du cercle. Avant de commencer la quête, il avaittiré de sa poche son petit portefeuille, et le fameux guillaumed’or tout neuf était tombé dans la casquette.

– Voilà pourquoi je voulais avoir unguillaume… dit-il en passant devant Arnold et Rudolphe, quil’embrassèrent les larmes aux yeux.

C’était l’enfant gâté. On ne résistait pasplus à son sourire naïf et gracieux qu’à la pointe fulgurante deson épée. Nous saurons bien juger s’il méritait d’être adoréainsi.

Les rixdales, les ducats, les florinstombaient comme grêle dans la casquette. Chacun jetait son offrandeen prononçant une bonne parole. Anciens et Nouveaux luttaient degénérosité, et bientôt le ducat tout neuf de Frédéric disparut sousla récolte abondante. La casquette, remplie et gonflée, ne pouvaitplus rien contenir.

– Merci pour elle, frères, dit Frédéric,quand il eut regagné sa place, vous êtes de bons petits pères, etvotre fille sera riche encore cette année… Elle aura de bellesrobes de soie, de beaux voiles de dentelle, des fleurs et desparures qui ne pourront pas la faire plus jolie… Mais cela nesuffit pas, les belles robes, les dentelles et les fleurs…

Il s’interrompit, et sa charmante figure pritune expression de gravité vraiment paternelle.

– J’ai bien réfléchi, poursuivit-il ensecouant la tête lentement ; non, cela ne suffit pas… Il fautencore autre chose !

– Quoi donc ?… fut-il demandé.

Frédéric était tout rêveur.

– Dites-moi, reprit-il brusquement, vousl’aimez bien, n’est-ce pas ?

– Comme la prunelle de nos yeux !s’écrièrent les Anciens.

Bastian cherchait un mot plus fort, mais il neput pas le trouver.

Quant aux jeunes Conscrits, ils n’osaient tropdire encore ce qu’ils ressentaient ; mais l’enthousiasme estcontagieux de sa nature, et depuis le premier jusqu’au dernier, ilsétaient déjà tous fous de Chérie.

– Pardonnez-moi de vous avoir demandécela, continua Frédéric, moi qui sais que son bonheur est votreplus cher désir… Mais, ajouta-t-il d’un petit ton de moraliste quilui allait à merveille, vous vous occupez trop de scandalcontrà, de coups d’épée, de chansons politiques et d’autressornettes, mes camarades… Quand on a l’épée à la main, on y va debon cœur, et c’est bien… mais le reste du temps, croyez-moi, il n’yfaut pas songer… Le reste du temps il faut songer àChérie !

– À la bonne heure !… dit Arnold ensouriant.

Les autres l’imitèrent, excepté Bastian, quihocha la tête gravement et murmura :

– Il a raison… il a bien raison !…Au diable les épées ! Vivent les schoppes et viveChérie !

– Vous souriez… dit Frédéric sans sedéconcerter. La voilà femme, pourtant !… Elle a eu seize ans àla fête des Fleurs… Pour qu’une femme soit heureuse, mes frères,pensez-vous qu’il suffise de jeter des thalers et des ducats dansun chapeau ?

La question était précise et nettementposée.

– Hein !… fit Bastian, a-t-il dutalent !

Les Anciens s’entre-regardèrent, et lesNouveaux pensèrent que ce blond chérubin, qui semblait être de leurâge, était décidément un garçon fort raisonnable.

Frédéric, cependant, baissait les yeux ;on eût dit que la parole hésitait maintenant sur ses lèvres.

Sa joue devint toute rose lorsqu’ilreprit :

– Avez-vous pensé parfois à unechose : c’est que Chérie va bientôt aimer ?…

Il se fit un mouvement depuis les bancs desConscrits jusqu’aux sommets où perchaient les Maisons moussues.

– C’est vrai !… c’est vrai,cela !… disait-on de toutes parts.

– Avez-vous pensé parfois, poursuivitFrédéric dont la voix s’altérait visiblement, que Chérie aime déjàpeut-être ?…

Il y eut un silence étonné. Personne n’avaitfait cette supposition.

– Qu’en sais-tu ?… demandaRudolphe.

– Je n’en sais rien, mon frère… répliquaFrédéric.

– Alors, pourquoi parles-tuainsi ?

– Parce que c’est possible… parce quec’est probable.

Nous ne savons comment dire cela ; il n’yavait pas un atome d’égoïsme dans le sentiment qui poussait cesjeunes gens. Nous ne sommes point de ceux qui excusent ou caressentleur fastidieuse marotte politique ; mais la sévérité la plusexcessive ne saurait sans injustice méconnaître leur loyauté. Entreeux et Chérie, il n’y avait que des rapports de générosité sainteet de paternel amour d’une part, de l’autre que des sentiments defranche et sincère reconnaissance.

Mais, écoutez, ils étaient bien jeunes pouravoir une si charmante fille. La tendresse peut faire fausse routeet s’égarer loin de son point de départ, quand nul ne prend soucide la surveiller… Et quel mal, après tout, si la tendresse restepure ?

Elle était si belle, Chérie ! elle étaitsi douce et si bonne !

Plus d’un, parmi les membres de la famille desCompatriotes, parlons plus franchement, beaucoup, presque tous,tous, peut-être, sans le savoir, sans se l’avouer, avaient euquelque doux rêve.

Il y avait dans l’université de Tubingue uneloi qui n’était point promulguée hautement ; mais la moindreinfraction à cette loi eût été châtiée avec la dernière sévérité,chacun le savait bien. C’était la loi tacite, fondée sur ladélicatesse et sur l’honneur, qui défendait de parler d’amour àChérie.

Jamais, au grand jamais, un seul mot… Maispourquoi insister là-dessus, puisque nous avons dit que ces jeunesgens avaient du cœur ?

La loi tacite était donc religieusementexécutée ; tout ce que nous voulons faire entendre, c’est quecette loi honorable qui fermait toutes les bouches, ne pouvaitmettre un bandeau sur tous les yeux.

Frédéric venait de donner un corps à unepensée que tous les cœurs gardaient à l’état latent :« La voilà femme, elle a seize ans ; elle va aimer, elleaime déjà peut-être. »

Était-il défendu à chacun de ces jeunes gensd’ajouter dans le secret de son âme : « Si c’étaitmoi ?… »

Si cela était défendu, nous devons avouer queFrédéric, tout le premier, manquait à la consigne.

– Admettons qu’elle aime, puisque noussommes sûrs qu’elle aimera, reprit-il avec une énergie soudaine quifit relever toutes les têtes à la ronde. Celui qu’elle aime, oucelui qu’elle aimera, il faut qu’elle l’épouse !

– Nous sommes prêts ! direntnaïvement quelques Anciens.

Tant il est vrai que la pensée commune étaittelle que nous l’avons exprimée.

Seulement, il ne leur tombait point sous lesens que Chérie pût aimer en dehors de la famille desCompatriotes ; et c’était en cela que le blond Frédéric, toutnovice qu’il était, voyait plus loin qu’eux.

Il eut un sourire mélancolique.

– C’est bien, mes frères, répliqua-t-il,hésitant à dévoiler sur-le-champ toute sa pensée ; mais si lafamille de celui qu’elle choisira s’y oppose ?

– On te dit : Nous sommesprêts !… ajouta le chœur d’une voix de tonnerre.

– Diable d’enfer ! ajouta Bastian,il faudrait qu’une famille fût bien pimbêche pour faire la petitebouche au vis-à-vis de Chérie !

– Moi aussi je suis prêt, murmuraFrédéric avec émotion ; mais je crois que vous ne me comprenezpas encore… Il faut prévoir tous les cas : si celui qu’elleaime, ou qu’elle aimera, n’était pas un de nous ?…

– Comment dis-tu ?… fitRudolphe.

Arnold haussait les épaules et Bastiangrondait :

– Diable d’enfer !

L’assemblée était évidemment refroidie.

– Dame !… reprit Rudolphe lepremier, que veux-tu, Frédéric ?… on ne peut répondre que poursoi !

– Si c’était un prince !… ajoutaArnold avec une légère pointe d’amertume.

– Si c’était l’empereur !… achevaBastian, tout content d’avoir trouvé cela.

Et les autres de rire.

Frédéric frappa du pied ; ses sourcilsdélicats se froncèrent et l’on vit un éclair s’allumer dans sonœil. Vous n’eussiez plus reconnu l’enfant doux et gai de tout àl’heure. C’était un homme, et un homme indomptable. Quand son frontse redressa, on y vit luire comme un reflet de sa volontésouveraine.

– Mes frères, dit-il d’une voix changéeet qui vibra jusqu’au dernier recoin de la salle, que ce soit unpaysan ou un prince, que ce soit un pauvre étudiant ou l’empereur,il faut que Chérie soit heureuse !

Sa parole entraînante allait chercherl’enthousiasme au fond des cœurs ; c’était son âme toutentière, son âme chaude et noble qui semblait jaillir et s’épandreautour de lui.

On faisait silence, non point pour réfléchirou pour résister à cette influence, mais pour écouter encore.

– Et cependant, dit une voix, si celuiqu’elle aime, cette jeune fille, est notre ennemi ?

C’était Baldus qui avait parlé, mais Baldusarrivait de Vienne et n’était pas de la Famille.

– Si celui qu’elle aime est notre ennemi,répondit Frédéric, notre haine pour lui s’éteindra dans latendresse que nous portons à Chérie… Nous sommes jeunes, noussommes forts, rien n’est au-dessus de nous… Mes frères, sur leberceau de l’enfant, l’université a fait un serment qu’elle a tenu…Sur la tête bien-aimée de la jeune fille, il faut que l’universitéfasse un autre serment et qu’elle le tienne… Dites-vousencore : Nous sommes prêts ?

La réponse sortit à la fois de toutes lespoitrines, et ce fut comme un formidable écho qui répéta :

– Nous sommes prêts !

– Jurons donc, reprit Frédéric, dont lavoix se fit en même temps plus grave et plus douce, jurons que toutobstacle s’opposant au bonheur de Chérie sera brisé par nous… Et nelimitant notre serment qu’à la volonté même de Dieu, jurons queChérie sera heureuse !

Toutes les mains s’étendirent, et après unsilence plein de recueillement et d’émotion, on entendit tous lesmembres de la Famille prononcer en chœur d’une voixlente :

– En dépit de tout pouvoir humain et saufla volonté suprême de Dieu, nous jurons que Chérie seraheureuse !

Puis la grande salle resta muette durantquelques secondes. Arnold et Rudolphe étaient allés prendre lesmains de Frédéric.

Celui-ci tressaillit, et les vives couleursqui naguère éclatèrent à son front pâlirent. Dans le silence, onentendait un pas léger, qui descendait l’escalier intérieur de laMaison de l’Ami.

Puis une voix fraîche et brillante s’éleva quichantait, sur un air plein de gaieté, une chansonnette folle dontle refrain était ainsi :

Je suis la pupille

De messieurs les étudiants,

De bons enfants,

Trop jeunes pour avoir une aussi grande fille…

Je suis la pupille

De messieurs les étudiants.

– Chérie !… murmura-t-on de toutesparts, tandis que Frédéric tremblait comme un homme surpris enfaute.

C’est qu’en effet il pensait avec une sorte deterreur : « Une seconde de plus, elle m’aurait entenduplaider sa cause !… »

Or Frédéric ne le voulait pas.

Ceux qui étaient auprès de la portel’ouvrirent à deux battants, et Chérie, le sourire aux lèvres,belle comme le plus beau des anges, franchit d’un bond leseuil.

Chapitre 6La bourse de Chérie.

Chérie entra, sans sourciller, dans cetteatmosphère enfumée qui eût fait tousser un grenadier. Quevoulez-vous ? Chérie n’était point une petite marquise, etc’était là, en quelque sorte, son air natal.

Ce n’était pas non plus une lionne, aumoins ! Chérie n’avait jamais souillé au contact d’un cigarele pur corail de ses lèvres. Seulement, elle passait intrépide aumilieu de ces grandes pipes allumées qui avaient encensé sonberceau.

Derrière Chérie venait sa gouvernante, dameBarbel, et derrière dame Barbel, le bon, l’excellent maître Hiob,dont nous ne saurions trop chanter les louanges.

Dans chaque ville de cycle, c’est-à-dire danschaque ville contenant assez d’étudiants, au temps des vacances,pour qu’un Conseil de Famille s’y puisse réunir, il y a ce qu’onappelle une Maison de l’Ami.

Pour dérouter un peu les tracasseries de lapolice, messieurs les étudiants choisissent volontiers pour amiquelque ancien appariteur, quelque bedeau retraité qui puisse aubesoin les couvrir de sa paisible renommée.

Les bedeaux en exercice sont presque toujoursles espions des étudiants, et reçoivent pour cela des appointementsde la police centrale ; mais les bedeaux réformés ne reçoiventplus rien, et messieurs les étudiants se les concilient aisément aumoyen de ces petits cadeaux qui entretiennent l’amitié.

Il arrive ceci : dès que les bedeauxdeviennent les amis de messieurs les étudiants, la policecentrale recommence à les payer, voilà tout. De sorte que l’amitiéde messieurs les étudiants est véritablement une providence pources pauvres bedeaux réformés.

Or maître Hiob était un bedeau en retraite. Ilpossédait au suprême degré la confiance de messieurs les étudiants.Sa demeure à Tubingue était la Maison de l’Ami ; le vieilhôtel d’Abten-Strass, habité par sa respectable femme, était encorela Maison de l’Ami à Stuttgard.

Ce n’était pas tout : dame Barbel avaitla garde de Chérie depuis sa petite enfance.

Ce n’était pas tout encore : maître Hiobétait, depuis la même époque, le banquier de Chérie, et les sommesversées annuellement par la famille des Compatriotes étaientconfiées à sa probité scrupuleuse.

Messieurs les étudiants étaient généreux, nouspourrions même dire magnifiques envers leur enfantd’adoption ; maître Hiob recevait beaucoup d’argent ; ilest sous-entendu que Chérie n’en savait point le compte, et noussommes forcé d’avouer que les membres de la Famille n’étaient pasplus avancés que Chérie.

Ces fougueux Compatriotes, ardents à l’étudecomme à l’orgie, ardents à la danse comme à la bataille, aimaientbien mieux payer que compter.

Ce n’est pas qu’ils fussent riches, aucontraire, mais ils savaient le prix du temps… Maître Hiob ne seplaignait point de cela.

Et tout le monde était content. Chérie vivaitdans l’aisance ; aucune parure ne manquait à sa beauté,aucunes leçons à l’activité de son intelligence ou à son aptitudepour les arts : que pouvait-on demander de plus ?

La caisse du bonhomme Hiob s’emplissaitd’année en année ; cela ne faisait de mal à personne.

Les Anciens entourèrent Chérie, la casquette àla main, tandis que les Nouveaux se levaient sur la pointe despieds, à la fois curieux et craintifs, car ils avaient entenduparler de Chérie jusqu’au fond de leur village, et sa présence leurfaisait autant d’effet, pour le moins, que la présence d’unevéritable reine.

Elle était bonne princesse, la reine, pasfière du tout, et jamais sourire plus avenant ne put égayer lèvresplus fraîches. Elle fit tout d’abord une belle révérence etdit :

– Bonjour, mes tuteurs !

Arnold et Rudolphe lui baisaient lesmains.

– Bonjour, mes oncles ! reprit-elleen riant plus fort.

Et, à la ronde, elle distribuait des poignéesde main à tous ceux qu’elle avait connus l’année dernière. Elle lesappelait par leurs noms et demandait des nouvelles de ceux qui nedevaient point revenir.

Car c’était ainsi : les tuteurs deChérie, ses oncles, comme elle les nommait, depuis que, selon lachanson, elle était trop grande fille pour avoir de si jeunespères, changeaient tous les ans. Elle voyait passer ceux quil’aimaient, puis ils s’en allaient un beau jour, perchés surl’impériale d’une diligence, en lui envoyant de loin un dernierbaiser avec un adieu.

Bien souvent ceux-là réprimaient une larme quise balançait au bord de leur paupière ; car nous aurions beaule répéter cent fois, nous ne saurions jamais dire comme elle étaitaimée, la fille adoptive de l’université !

Mais le fouet du postillon retentissait ;les lourds chevaux frappaient du pied le pavé qui rendait desétincelles ; la diligence s’ébranlait. Ils partaient, ces amisd’une année, ils entraient dans la vie réelle et sérieuse où lesouvenir de Chérie les suivait quelque temps, puis mourait.

Aussi, parmi toute cette gaieté de la jeunefille, il y avait un fond de mélancolie.

Chérie n’avait point de mère, et son pauvrecœur, si aimant, si plein d’effusion et de chaleur, se fatiguait ences tendresses changeantes qui la rendaient heureuse un jour, pours’enfuir bientôt comme des fantômes et laisser derrière soil’amertume des regrets.

Ainsi le voyageur, égaré dans les grèvesimmenses qui entourent le mont Saint-Michel, perd son courage avantde perdre ses forces, parce qu’il sent les sables mouvants céder àson effort et manquer sous ses pas.

Quand Chérie aperçut Frédéric, qui restaitimmobile à la même place, le sourire s’envola de ses lèvres ;elle dit avec une sensibilité mêlée de tristesse :

– Bonjour, mes amis !

Puis elle se reprit encore et ajouta plusbas :

– Mes bienfaiteurs !…

Frédéric se détourna comme si Chérie lui eûtdit personnellement une injure.

Mais déjà Chérie ne le regardait plus.

Elle était là, au milieu du cercle, entouréed’adorations et d’hommages ; on l’admirait, on la choyait,mais, et ceci vous donnera une idée du respect chevaleresque queleur bonne action même inspirait à ces jeunes gens, personnen’osait lui dire qu’elle était belle.

Frédéric tout seul se tenait à l’écart, etChérie se disait :

– Il m’évite… Pourquoi ?

Frédéric avait profité de cet instant oùl’université tout entière entourait la jeune fille, pour prendre àpart maître Hiob, qui se tenait discrètement auprès de laporte.

– Voici pour elle… murmura-t-il en luimettant dans les mains sa casquette pleine.

La casquette était si lourde que maître Hiob,pris à l’improviste, fut sur le point de la laisser tomber.

– Oh ! oh !… fit-il d’abordjoyeusement.

Puis, rentrant soudain dans son rôle, ilajouta en dessinant une grimace :

– L’enfant grandit, meinherr Frédéric…les besoins croissent ; quant aux caprices, je n’en dis rien…mais Dieu sait si j’ai eu de la peine cette fois à nouer les deuxbouts de l’année !

– Parlez plus bas, maître !… fitprécipitamment Frédéric, qui frémissait à penser que Chérie pouvaitentendre ; s’il faut davantage, on donnera davantage.

– Bon, bon, fit maître Hiob d’un accentgrondeur. Des promesses… on ne fait pas bouillir la marmite avecdes promesses !

Il paraît que du moins on achetait de larente, car le vieux coquin avait au grand-livre de Vienne, par lessoins de l’inspecteur-receveur général Muller, une inscription desplus respectables.

– J’ai pensé à tout cela, dit dame Barbelen s’approchant. Votre servante, mon jeune herr Frédéric !l’an qui vient vous allez avoir une paire de moustaches… Ah !ah ! vous poussez, vous autres, et cela nousrenvoie !

– À quoi avez-vous pensé, dame ?interrompit Frédéric impatienté.

– J’ai pensé qu’on pourrait s’arrangerautrement, dit dame Barbel avec un sourire aimable. Au lieud’appeler les fonds au mois de septembre et à la pâque, si l’onfaisait tous les mois une petite collecte ?…

Les yeux de la bonne dame brillaientd’avidité.

– C’est une idée, cela !… murmural’ancien bedeau ; songez-y, meinherr Frédéric, puisque vousparaissez vous intéresser spécialement à la chère petite.

Frédéric eut démangeaison de jeter le dignecouple par la fenêtre ; mais il tourna le dos endisant :

– J’y songerai.

Le regard de Chérie errait tout autour de lasalle.

– C’est donc quelque chose de bienimportant qui vous retient ici, mes amis ? disait-elle avecdistraction. Le repas est fini, on a remarqué votre absence, etj’étais toute seule, moi qui ne sais pas un mot de latin, pourreprésenter la savante université de Tubingue !

Bastian l’écoutait, bouche béante ; ilfaisait les yeux morts et se disait :

– A-t-elle du talent ! a-t-elle dutalent !

Bastian était un bien bon garçon. Toute cettebière froide qu’il buvait en si grande abondance ne pouvaitéteindre le volcan de son cœur : Bastian était amoureux, ets’il eût osé… mais il y avait les grandes Épées toujours prêtes àpunir les audaces de ce genre, et Bastian n’avait guère devaillance qu’à table.

Chérie, cependant, n’avait pas perdu un seuldes mouvements de Frédéric. Il était le seul à qui elle n’eût pointtendu la main, le seul à qui eût manqué son cordial et gracieuxsalut. Faut-il ajouter qu’elle ne s’occupait que de luiseul !

Elle attendait, elle craignait à la fois lemoment où Frédéric allait s’approcher d’elle.

Mais Frédéric, en quittant maître Hiob, avaitfait le tour du cercle d’un air soucieux pour aller s’asseoir toutà l’autre bout de la salle.

Le cœur de Chérie se serra. Mais elle étaitfière ; elle rappela sur ses lèvres son plus joli sourire.

– Manquerez-vous au bal comme audîner ? demanda-t-elle gaiement ; je viens chercher icides danseurs, pour ne point rester sur ma chaise, tandis que lajeune comtesse Lenor, qui est si belle, attirera tous leshommages.

– Coquette ! murmura Rudolphe.

– Vous savez bien que partout où vousserez, Chérie, ajouta Arnold, les hommages n’iront point à d’autresqu’à vous.

– Diable d’enfer !… pensa Bastianavec dépit ; si tout le monde, excepté moi, la bourre dedouceurs, mon affaire est claire !

Il toussa bruyamment et s’écria :

– On s’en fiche pas mal, de la comtesseLenor !… En voilà une pour qui je ne maigrirai pas !…Tandis que j’en connais d’autres… Enfin, n’importe, ajouta-t-ilplus bas, on ne peut pas dire tout ce qu’on pense ici !

Il enfonça ses deux mains dans ses poches etse fit à lui-même un compliment flatteur sur le talent qu’ilavait.

Mais quand on est en veine, on ne s’arrête pasen si bon chemin. Bastian avisa Frédéric qui rêvait, la têteappuyée sur sa main. Frédéric portait encore, nouée autour de sesépaules, la belle ceinture que le roi Guillaume avait donnée pourprix du tir à l’arquebuse.

Bastian ne fit qu’un saut jusqu’àFrédéric : il avait une idée… et du talent !

– Dis donc, murmura-t-il à l’oreille dujeune vainqueur, tu ne t’occupes pas de ces détails-là, toi, maismoi, j’y pense à ta place, parce que je suis ton meilleur ami…Cette écharpe est pour Chérie ?

Frédéric fit avec distraction un signe de têteaffirmatif.

Bastian ouvrit une fenêtre ; la mélodied’une valse de Weber arriva jusqu’aux oreilles de Frédéric comme unlointain écho.

– Entends-tu cela ?… demandaBastian.

Frédéric passa ses doigts dans ses cheveux. Ilsouffrait et n’eût point su dire ce qui causait sa souffrance.

– Il est quatre heures sonnées, repritBastian, et ces bruits harmonieux viennent de la salle de bal… Un,deux, trois !… ça m’enlève, moi, cette valse, et je me sensvaporeux comme une sylphide… Un, deux trois !…

Il arrondit ses bras et balança son gros corpsen trois temps.

– Mais ce n’est pas tout ça, reprit-ilbrusquement. Si tu veux donner l’écharpe à Chérie, si tu veux queChérie en soit parée au bal, il n’est pas trop tôt… La voilà qui vapartir.

Frédéric fit un geste de fatigue.

– Bien, mon ami, bien !… dit-il.

Maître Hiob et sa femme s’étaient mis dans uncoin, le nez collé à la muraille, et supputaient avec zèle lecontenu de la casquette.

– Après ça, dit Bastian, qui joual’indifférence, si tu ne veux pas te déranger, donne-moi l’écharpe,je vais la lui porter.

Frédéric défit le nœud de l’écharpe que lesbelles mains de Chérie elle-même avaient serrée autour de sesépaules, et l’avaleur de bière s’en empara comme d’une proie.

Il ne demanda point son reste.

– L’orchestre nous appelle, disait en cemoment Chérie. Je veux vous emmener tous à la salle de bal, pourque la comtesse Lenor voie si ma cour est aussi nombreuse que lasienne !

Les désirs de Chérie étaient des ordres :la porte fut grande ouverte et le défilé commença.

En ce moment la jeune fille vit Bastian quis’approchait d’elle l’écharpe à la main. Elle détourna la têtecomme pour éloigner l’annonce d’un malheur.

– Voilà pour vous, reine Chérie, dit legros étudiant, qui lui passa galamment l’écharpe autour du cou.

Chérie ne put retenir le cri de son cœur.

– Pourquoi ne me la donne-t-il paslui-même ?… demanda-t-elle d’une voix tremblante.

Puis elle baissa les yeux, confuse et irritéecontre elle-même.

– Qui ça ? fit Bastian,Frédéric ?… Ah ! ah ! diable d’enfer ! meinherrFrédéric a bien d’autres chats à fouetter !…

Il se rapprocha tout à coup et ajouta dans ungros soupir chaud et bruyant comme la vapeur qui s’échappe d’unelocomotive : – Parce qu’il n’est pas comme moi, reineChérie ! parce que… Ah ! s’il n’était pas défendu, sousles peines les plus sévères, de vous dire qu’on vousaime !…

Son regard tomba sur les glaives pendus aurâtelier de l’Honneur, et il n’acheva pas.

– Allez, Bastian, dit Chérie, je voussuis.

Tous les étudiants avaient passé le seuil.Chérie arriva la dernière devant la porte et jeta un long regardsur Frédéric, qui avait sa tête entre ses mains.

– Il faut que je sache… murmura-t-elle,il faut que je sache pourquoi il m’évite ainsi !… Que luiai-je fait pour qu’il me déteste ?

– Que lui ai-je fait, pensait Frédéric,pour qu’elle me haïsse et pour qu’elle m’évite ?… Tous nosfrères ont eu leur part de son charmant accueil… Elle leur a parlé,affectueuse et souriante…

– Ils sont tous venus à moi, se disaitencore Chérie, tous la main tendue et le sourire fraternel sur leslèvres… Lui seul est resté sévère et triste.

– Quand son regard est tombé sur moi,continuait Frédéric, perdu dans sa rêverie, elle a changé le nomd’ami en celui de bienfaiteur !

– Quand c’eut été son tour de venir,acheva Chérie, il a trouvé un prétexte… Il est allé vers maîtreHiob… Oh ! il ne m’aimera pas… il ne m’aimerajamais !

Et au même instant, Frédéric concluait avecdésespoir :

– Jamais ! jamais elle nem’aimera !…

Chérie sortit, parce que la famille desCompatriotes, rassemblée sur la place, l’appelait ; mais, ensortant, elle se dit d’un air résolu :

– Je vais revenir et je saurai !

Frédéric était seul dans la grande salle.Cette fatigue qu’il ne ressentait point tout à l’heure parce quel’enthousiasme et la passion l’entraînaient, cette fatigue duvoyage le reprenait plus lourde et plus accablante. En même temps,le silence qui succédait tout à coup à ces bruits dont la grandesalle était naguère remplie l’invitait au sommeil ; leslointains échos de la valse se balançaient autour de ses oreilleset le berçaient.

Il se redressa un instant, comme s’il eûtvoulu s’éveiller et lutter contre les passes d’un magnétiseurinvisible. Puis ses yeux battirent, lassés, et sa tête vacillantese renversa sur le dossier de son fauteuil.

Il dormait quand Chérie, qui était parvenue às’échapper, rentra dans la salle. Chérie revenait toute pensive. Uninstant elle s’arrêta devant la porte de la Maison de l’Ami, où iln’y avait plus personne.

Ses regards inquiets interrogèrent lesalentours. On eût dit qu’elle allait commettre une action coupable,et certes, si elle avait aperçu quelqu’un aux environs, ne fût-cequ’une fillette du village de Ramberg ou un simple paysan, Chériene serait pas entrée dans la Maison de l’Ami. Dieu sait pourtantqu’il n’y avait rien que de pur, rien que de bon dans le sentimentqui la poussait à cette heure. C’était le meilleur de son cœur quilui parlait et qui lui disait : « Entre ! »

Nous ne connaissons pas encore Chérie, et toutà l’heure nous tenterons de lire au fond de son âme ; qu’ilnous suffise de dire à présent qu’elle était comme nous tous,pauvres enfants d’Adam et d’Ève, entre le génie du bien et le géniedu mal, entre le bon et le mauvais ange.

Hélas ! oui, Chérie, la douce fille auradieux regard, Chérie, la belle et bonne Chérie, avait un mauvaisange qui parlait tout bas à son oreille gauche et qui l’appelaitvers le mal.

Mais, Dieu merci ! à la droite de soncœur, il y avait le bon ange qui veillait de la part de Dieu.

Or il ne se trouvait, dans cette partie duvillage, ni une fillette ni un garçon. Tous et toutes étaient à ladanse, valsant comme des bienheureux et ne songeant guère à épierles actions de leur prochain. Chérie n’hésita plus ; elleentra, et ce fut d’un pas rapide, car elle se sentait en ce momentbien décidée.

Parfois le courage dure peu ; Chérievoulait profiter de cet instant de courage.

Elle referma la porte de la grande salle ets’avança vers Frédéric, qu’elle appela doucement.

Frédéric ne répondit point. Il était assis àcontre-jour devant une fenêtre où se jouaient les rayons du soleilcouchant. La lumière frappait violemment les yeux de Chérie etlaissait dans l’ombre le visage de Frédéric.

Chérie ne voyait pas qu’il dormait.

Elle s’arrêta, étonnée de n’avoir point reçude réponse, et déjà sa résolution s’en allait. Il eût fallu, pourbien faire, une explication soudaine : une demande, uneréplique, de la franchise des deux côtés.

Mais qu’est-ce donc que l’amour entre deuxtout jeunes gens ? le bel amour, le premier amour chanté partant de lyres harmonieuses, qu’est-ce donc, sinon une source deréticences, de gaucheries et de malentendus ?

Réticences mignonnes, gaucheries charmantes,malentendus qui font couler de gracieuses larmes, tôt essuyées parle sourire, je ne dis pas ; c’est là l’ordre commun, parcequ’il y a un Dieu pour les enfants fous, et qu’à tout prendre, ceDieu a meilleure raison d’être que le Dieu misérable chargé degarder le cou des ivrognes.

Mais parfois le drame triste se glisse àtravers ces larmes gentilles, avant que vienne le sourire qui doitles sécher.

S’il est sans exemple de voir un ivrogne secasser la tête dans l’exercice de ses fonctions, on voit biensouvent, hélas ! ces enfants trop heureux gâter leur vieentière pour une parole prononcée qu’il fallait taire, pour un motqu’ils taisent et qu’il fallait prononcer.

Et alors, c’est un deuil long, morne etinconsolable, car l’horizon est vaste à cet âge ; bonheur etmalheur vivent longtemps.

Chérie ne répéta point son appel ; Chérien’osait déjà plus.

Elle s’approcha de Frédéric sur la pointe dupied, dès qu’elle devina son sommeil ; elle s’arrêta devantlui en retenant son souffle et le contemplant endormi.

Il était bien pâle, Frédéric. Parmi la fatiguequi tirait son visage, il y avait bien de la tristesse. Mais qu’ilétait beau dans son repos !

Ses grands cheveux blonds, bouclés, faisaientcomme un cadre à sa figure douce et fière ; sa tête sepenchait sur son épaule, et ses lèvres entr’ouvertes laissaientéchapper un souffle régulier et pur comme celui d’un enfant.

Chérie le regardait ; ses yeux étaienthumides. Elle se tourna lentement vers l’autre extrémité de lasalle où brillait cette rangée de longs glaives nus qu’on appelaitle râtelier de l’Honneur.

Elle tressaillit ; une larme roula sur sajoue.

– Si jeune !… murmura-t-elle ;s’il m’aimait, je lui dirais : Je ne veux pas !

Frédéric s’agita faiblement dans son sommeil,comme on fait quand ce reste de conscience qui survit àl’engourdissement du repos sent ou devine vaguement la présenced’un étranger. On ne s’éveille pas, mais le corps bouge, l’esprittravaille et s’efforce, et le rêve commencé, profitant de toutcela, s’assimile en quelque sorte ce labeur intime et lesmouvements extérieurs.

Frédéric rêvait ; ses lèvresentr’ouvertes tremblèrent. Chérie se pencha sur lui, curieuse etavide d’entendre.

Elle se pencha si près, que les boucles de sescheveux cendrés frôlèrent la joue de Frédéric et se confondirent uninstant avec ses cheveux à lui, d’un blond plus fauve et plussombre.

Elle écoutait… Frédéric se prit à sourire,mais sa bouche n’articulait aucune parole.

– Il est heureux ! pensa Chérie,dont la voix avait une expression d’amertume ; et pourtantj’ai vu s’allumer l’éclair de son œil… j’ai vu tout son corpsfrémir quand le baron de Rosenthal a dit, après sa défaite :« J’aime mieux le second prix que le premier ! »

Il paraît que, dès le commencement de la fête,Chérie était plus avancée que ses oncles et tuteurs, messieurs lesétudiants, puisqu’elle savait le nom du beau chasseur inconnu.

Souvenons-nous que celui-ci l’avait saluéealors qu’elle trônait au haut de son estrade, et que Chérie avaitbaissé les yeux en rougissant.

Cette phrase, dont Chérie avait si bien retenuchaque parole : « J’aime mieux le second prix que lepremier, » était, assurément une déclaration en forme, puisquele second prix, la bague de saphir, était un don de Chérie.

Cette phrase, la comtesse Lenor ne l’avaitpoint entendue, bien qu’elle fût aussi près des vainqueurs queChérie. Pourquoi Chérie, toute seule, avait-elle pu en saisir lesens ?

Et maintenant que sa mémoire la lui répétait,cette phrase, le cœur de Chérie battait. Elle accusaitl’indifférence de Frédéric, elle traduisait amèrement ce sourireerrant autour des lèvres du dormeur… et ses yeux à elle brillaient,et la pensée de Frédéric n’était plus seule en elle, et sa tête sepenchait sous le poids de sa rêverie…

Un bruit se fit au dehors. Chérie se redressaen sursaut et regarda par la fenêtre. Elle vit, dans l’alléed’arbres qui bordait la Maison de l’Ami, la comtesse Lenor au brasdu baron de Rosenthal.

La comtesse Lenor avait une parure nouvelle,une parure de bal ; le baron avait mis bas ce déguisement degalante fantaisie dont il s’était affublé pour disputer le prix dutir. Il portait son brillant costume de colonel des chasseurs de lagarde.

Lenor et lui échangeaient quelques parolesfroides et distraites.

Immédiatement derrière eux marchait le comteSpurzeim, conseiller privé honoraire, qui s’appuyait au bras dufidèle et inévitable Hermann.

Monsieur le comte avait mis un œil de poudre àsa perruque, et sur son visage, rude comme parchemin, une nouvellecouche de gaillardise diplomatique.

C’était bien là un conseiller privé de labonne école, très-fin, très-fort, très-dissimulé, très-astucieux,très-profond.

Il regardait d’un œil matois le jeune couplequi précédait et faisait des signes à Hermann, son domestique, dontl’honnête figure s’évertuait à prendre une expression de ruseinfernale.

Comme nous l’avons dit, le soleil couchantdardait ses rayons à l’intérieur de la grande salle de la Maison del’Ami. Par la fenêtre ouverte, on pouvait apercevoir, sur lepremier plan et vivement éclairée, la figure de Chérie.

Le vide de la salle semblait sombre et faisaitressortir le teint éblouissant de la jeune fille. Derrière elle, aufond, dans les demi-ténèbres, les glaives nus renvoyaient çà et là,en étincelles mobiles, la lueur rougeâtre du couchant.

La comtesse Lenor passa, tête baissée ;elle semblait pensive ou plutôt, tranchons le mot, elle était demauvaise humeur.

Le baron de Rosenthal, au contraire, tourna latête vers la Maison de l’Ami et demeura comme ébloui à la vue deChérie. Il inclina le front respectueusement, et levant le doigt dela main gauche où brillait le saphir, il l’effleura de seslèvres.

Chérie chancela et fut sur le point de tomber…Ce pouvait être la colère causée par cet hommage trop hardi.

Le comte Spurzeim avait tout vu ; ilenfonça ses doigts osseux dans l’épaule dodue d’Hermann et luidit :

– C’est tissé, vois-tu bien, comme unetoile d’araignée, et plus délicatement… Mon cher neveu est unemouche un peu grosse, mais il s’y prendra, je t’en donne ma paroled’honneur !

– Ah !… fit Hermann avecgravité ; monsieur le comte a tant de coquinerie dansl’esprit !

– Comment, drôle ! se récria leconseiller privé honoraire, de la coquinerie !

Mais il se ravisa, et un sourire triomphantrapapillota les rides de ses joues.

– C’est que c’est le mot !…prononça-t-il à demi-voix ; nous ne cherchons que plaies etbosses, nous autres !… Coquinerie ! coquinerie !… mafoi, le maraud a trouvé le mot !

Le baron de Rosenthal, Lenor, le vieux comteet son valet avaient tourné l’angle de la maison. Chérie resta uninstant à la même place, abasourdie et comme atterrée.

Puis, elle courut tout à coup vers la fenêtre,tourna le dos au jour et se mit à peu près, sauf la distance, dansla position où devait être le colonel lorsqu’il l’avait saluée dudehors.

Ceci fut fait avec soin. Elle prit à deux outrois fois ses mesures, et quand elle se vit bien dans la lignevisuelle occupée par le baron de Rosenthal au moment où il passaitdevant la fenêtre, elle regarda l’endroit où elle se trouvaitnaguère à ce même moment. Un soupir de soulagement s’échappa de sapoitrine.

– Il n’a pu le voir !…murmura-t-elle.

En effet, le haut dossier du fauteuil cachaitcomplétement Frédéric du côté de la fenêtre.

Mais qu’importait à Chérie, et pourquoi cettejoie ? Était-ce le bon ange ou le mauvais ange qui lasoufflait à son cœur ?

Le sourire ne resta pas longtemps sur salèvre, et avant qu’elle eût repris sa place, son visage attristéexprimait déjà une sorte de repentir.

Elle contempla encore Frédéric ; sesmains se joignirent, et tout à coup elle s’agenouilla comme si elleeût obéi à quelque autorité mystérieuse.

Ses yeux humides se levèrent au ciel avec uneexpression de prière ardente et désespérée.

– Je suis folle, mon Dieu…murmura-t-elle ; il y a en moi un vertige !

Un instant les sanglots étouffèrent sa voix,puis elle reprit :

– Oh ! sainte Vierge ! s’ilm’aimait !… s’il m’aimait !…

Chapitre 7Le secret de Chérie.

La riante vallée du Necker se voilait déjàsous les demi-teintes du crépuscule du soir, tandis que le sommetdu coteau où s’asseyait le village de Ramberg étincelait auxderniers rayons du soleil.

La salle de danse et ses environs attiraient àeux tout le mouvement et toute la vie. Il régnait dans le reste dubourg un calme profond, un silence que ne comportaient point lesjours ordinaires du travail.

Il en est ainsi quand une cité célèbre safête. De même que chez l’homme livré au plaisir, toute la chaleuret tout le sang se jettent vers les centres vitaux, le cerveau etle cœur, de même la ville égayée déserte ses faubourgs pour affluersur la place publique.

Paris lui-même, – nous ne parlons point deLondres, qui ne sait pas ce que c’est qu’une fête, – Paris lui-mêmeprésente à certains jours ce spectacle curieux.

L’étranger peut se perdre dans les ruesabandonnées, tandis que le passage est obstrué par la cohue tout lelong des boulevards.

Ici le mouvement désordonné, le fracas, lesrires, les cris aigres de l’enfance, les chants rauques des pèresde famille ; là, le silence inaccoutumé, la solitudeétonnée.

Le lendemain, après une nuit de lourd sommeil,le boulevard s’éveillera calme et triste, tandis que la vie aurareflué vers les faubourgs, ces grandes artères du travail.

De la fête, il ne reste rien qu’un peu delassitude. La ville a eu sa congestion cérébrale ; on l’asaignée, elle s’est guérie, et la voilà qui vaque à ses affairesquotidiennes, encore un peu hébétée et engourdie.

Entre le bon bourg de Ramberg et la ville deParis, il y a certes de la marge ; mais, du petit au grand,toutes les villes et toutes les fêtes se ressemblent. – Donc,autour de la Maison de l’Ami, à mesure que la journée s’avançait,c’était un silence plus grand, une solitude plus complète.

Maître Hiob lui-même, l’ancien bedeau et sadigne femme Barbel, ayant achevé de compter l’argent de lacasquette, avaient gagné, bras dessus, bras dessous, la salle dedanse.

Quand on possède, comme cet excellent couple,une conscience pure et tranquille, on aime à contempler les gaisplaisirs de la jeunesse, sans préjudice du charme que l’on éprouve,selon le poète, à voir lever l’aurore.

Aucun bruit ne venait troubler le sommeil deFrédéric, et Chérie demeurait là, près de lui, toujours à genoux etcomme écrasée sous le poids de sa rêverie.

Nous savons la naissance de Chérie ; onnous a dit l’histoire romanesque de son enfance, et nous devinonsbien ce que furent ses premières années, choyées et gâtées par latendresse enthousiaste des jeunes gens de l’école.

Ce qui ne se devine pas, c’est le secret d’unejeune fille ; il faut bien que nous connaissions enfin lareine Chérie et son secret.

C’était un caractère étrange, d’une douceurexquise et parfois d’une virile fermeté ; son cœur ressemblaità son visage, où la suavité des lignes n’excluait point la force,où l’intelligence brillait parmi la grâce. Sous ses cheveux blonds,si légers, si charmants, il y avait un front pensif ; sabouche, qui savait si bien sourire, savait être sévère aussi, etses grands yeux bleus candides, quand ses longs cils fauves sebaissaient, devenaient d’un azur si foncé qu’on eût dit le regardd’une brune.

Depuis ce jour fatal où les étudiants,compagnons de son père, et qui ne savaient point le nom de cettepauvre petite enfant tout à coup abandonnée, l’avaient baptiséeLiebchen (Amour, Mignonne, Chérie), elle n’avait eu pourentourage, à part les étudiants eux-mêmes, que dame Barbel etmaître Hiob.

Dame Barbel la traitait bien, elle était payéepour cela ; l’ancien bedeau et sa femme regardaient Chériecomme leur poule aux œufs d’or ; ils n’avaient garde de lamécontenter. S’ils eussent été de bonnes gens, Chérie les auraitaimés, car son cœur ne demandait qu’à s’ouvrir ; mais il yavait dans sa nature une délicatesse clairvoyante, ou plutôt unesorte d’instinct qui l’éloignait du couple économe et vertueux àqui son enfance avait été confiée. Elle ne voulait point de mal àmaître Hiob ni à sa femme, mais jamais il ne lui était venu àl’idée de les choisir pour confidents de ses petits chagrins ou deses joies intimes.

À Tubingue, où s’étaient écoulés ses premiersans, puis à Stuttgard, elle voyait les autres jeunes filles jouerensemble et s’entr’aimer ; quelque chose la retenait quandl’envie lui venait de se mêler à leurs jeux. Et une fois qu’ellepassa par-dessus cette réserve timide, elle devait se souvenir decela toute sa vie, les enfants joyeux qu’elle abordait le sourireaux lèvres la regardèrent avec de grands yeux étonnés.

– Tiens ! dit un beau petit ange,voilà la fille élevée par charité !

Chérie s’en alla, les joues baignées delarmes, et ne voulut pas dire à dame Barbel ce qui lui étaitarrivé.

Ce fut la seule tentative que fit jamaisChérie pour entrer dans le monde, pour se mêler à ceux qui vivaientde la vie commune, pour s’asseoir enfin à ce grand banquet de lacité, où chacun, depuis l’enfant jusqu’au vieillard, a sa place,petite ou grande.

Lorsque Chérie fut ainsi repoussée, elle avaità peine six ans. Depuis lors, elle se tint pour bannie et acceptala proscription.

Le mot que nous employons ici est fort exagérésans doute. À proprement parler, personne ne songeait à proscrireChérie, surtout depuis qu’elle était jeune fille et que sa beautésans rivale éblouissait tous les regards. Au contraire, il était demode et de bon ton parmi les nobles dames de Stuttgard de s’occuperd’elle avec bienveillance ; on condescendait à reconnaître quesa vie était pure autant que le brillant éclat de ses yeux ;on lui souriait, en vérité, à la promenade et à l’église. Mais,vous savez, c’était ce sourire qui naît sur le passage de lacomédienne en vogue, de la femme hardie qui, montée sur un chevalimmobile de terreur, se laisse enlever par un ballon au-dessus desnuages, – ce sourire qui est cousin germain de celui qu’on donne àla girafe ou au singe du jardin des Plantes, – ce sourire que lesprincesses de théâtre acceptent comme un triomphe et qui tueraitune femme de cœur, – ce sourire, enfin, qui désigne avec bonhomie,qui insulte sans malveillance, qui montre au doigt purement etsimplement.

Croyez que le monde est avare de ce sourire etqu’il ne le donne pas au premier venu. Nous savons des messieurs etdes dames qui n’ont jamais pu l’obtenir.

Chérie n’en voulait pas, de ce sourire. Maiselle n’était point faite comme ceux qui protestent hautement contrel’ostracisme mondain. Elle avait sa fierté à elle, et sa fiertédédaignait la fierté commune. Il lui semblait que réclamer contrela sentence de ce tribunal, c’était le reconnaître. Chérie neréclamait point. Elle passait, modeste et froide, parmi ce mondequ’elle se fût concilié d’un mot peut-être.

Elle était trop hautaine pour ne se pointmontrer affable et polie ; elle avait trop d’orgueil pourlaisser voir jamais où saignait sa blessure.

Mais elle souffrait… Souvent, quand ellevoyait passer d’autres jeunes filles au bras de leur mère, ellepleurait amèrement et longtemps. Une mère !… oh ! quecelles-là devaient être heureuses ! Oh ! comme il leurétait facile d’être bonnes, d’être sages et de ressembler auxanges !

Puis, le petit cheval noir de Chérie piaffait,impatient, dans la cour ; elle boutonnait, le long de sataille svelte, le drap noir de son amazone ; le chapeau defeutre, où fouettait le voile vert, emprisonnait les boucles de sachevelure, et la voilà partie, plus rapide que le vent, laissantderrière elle des tourbillons de poussière et souriant, et nesongeant plus à sa douleur guérie !

Toute seule dans ces riantes campagnes quisuivent le cours du Necker, toute seule, tantôt galopant dans lesprés, tantôt assise dans les grandes herbes émaillées defleurs ; toute seule avec elle-même, avec son esprit rêveur etavide de connaître, avec son cœur brûlant qui n’avait pas encoreparlé ; toute seule, la belle entre les belles, l’admirée etla bien-aimée !

Les pâtres qui mènent leurs troupeaux dans cesfraîches prairies qu’arrose le fleuve la connaissaient bien, etvenaient écouter sa chanson.

Parfois un officier de la garnison deStuttgard, ou quelque gentilhomme des environs, se prenait à lasuivre. Chérie n’était ni farouche ni revêche. Quand on saluaitChérie, que l’on fût paysan, soldat ou châtelain, elle répondait ensouriant. Mais si l’officier ou le gentilhomme, je ne parle pas dupaysan, voulait l’approcher de trop près, il y avait ce diable depetit cheval noir qui était fée. Il n’attendait jamaisl’avertissement de la cravache mignonne que Chérie tenait à lamain ; il secouait sa crinière noire et soyeuse, ses naseauxfumaient, et il partait des quatre pieds à la fois.

Suivez donc un oiseau qui s’envole ! lepetit cheval noir de Chérie allait plus vite qu’unoiseau !

Et c’est alors qu’il fallait la rencontrer, labelle et chère enfant, sur le penchant de la montagne ou tout aufond des vallées ; la rapidité de sa course animait sonfront ; ses yeux brillaient de cet éclair hardi qui s’éteintavec la jeunesse ; ses cheveux dénoués flottaient avec sonvoile.

Sous l’ombre épaisse des grands arbres, enquelque lieu retiré, le mors avertissait le petit cheval noir, quis’arrêtait court sur ses jarrets tremblants. Chérie sautait à terreet s’enfonçait, déjà rêveuse, dans le bosquet.

Maintenant ses paupières étaientbaissées ; entre les franges de ses longs cils, son regardalangui glissait…

Que dire ? elle avait lu sur l’écorcerugueuse d’un vieil arbre le nom de deux amants. Elle avait essayéde railler et de sourire… Mais elle avait des larmes plein lesyeux.

Pauvre belle Chérie !

C’est qu’en ce temps-là, Frédéric était déjà àl’université de Tubingue.

Mais tout à l’heure, nous allons parler deFrédéric. Chérie n’aimait pas encore, elle le criait bien haut àson cœur ; elle ne voulait pas aimer.

Elle se disait, tant les jeunes filles sagessont folles ! elle se disait : « Je resteraitoujours comme je suis, toujours avec mes amis, toujours libre,toujours reine… »

Et un nuage passait sur le rayon d’orgueil quiavait illuminé son regard.

Hélas ! elle se souvenait de ce mot cruelqui avait fait tomber sa main tendue vers le monde inconnu :« C’est la fille élevée par charité !… »

Et il lui fallait alors l’espace, le mouvementdésordonné, la course extravagante. Le petit cheval noir reprenaitle galop par les monts et par les vallées.

Et le jour s’écoulait.

Mais chaque jour qui s’en allait ainsilaissait Chérie plus triste. L’élément joyeux disparaissait. Parmila douleur réelle de Chérie naissait la vague mélancolie des jeunesfilles.

Tout cela dans la solitude, car dès qu’unregard se fixait sur elle, Chérie se redressait vaillante ;nul ne la devinait : à ses amis comme à ses ennemis, ellevoulait se montrer heureuse.

À ses ennemis par fierté, à ses amis parreconnaissance.

Car elle aimait de tout son cœur ces enfantsgénéreux qui avaient essayé de remplacer auprès d’elle son père etsa mère. Il y a quelque chose d’invraisemblable dans cettetendresse ainsi divisée et répartie sur tant de têtes ; maisil est certain que Chérie se fût dévouée de tout son cœur pourquiconque faisait ou avait fait partie de l’université de Tubingue.Elle connaissait tous les étudiants par leurs noms, et jamaisl’absence n’avait pu effacer un seul de ces noms dans samémoire.

Pour elle l’université était un être deraison, un ami collectif, et à part certaines petites préférencesinévitables, chaque étudiant avait part égale dans son affection.Elle savait bien comme elle était tendrement aimée ; ellesavait bien que si l’on découvrait sa tristesse, ce serait un deuilgénéral, et Chérie voulait payer avec de la joie les bienfaits deces jeunes tuteurs.

Aussi, nul parmi eux ne se doutait des penséesqui assiégeaient l’esprit de la belle reine. Quand elle lesabordait, tout nuage disparaissait de son front, et son délicieuxvisage n’exprimait plus que l’insouciance et le bonheur. Elle étaitla gaieté de toutes les fêtes universitaires, l’entrain de toutesles réunions, l’orgueil de toutes les cérémonies. Et les étudiants,qui étaient fous d’elle, n’avaient garde de s’inquiéter touchantl’avenir de leur cher trésor.

Une fois, c’était à l’époque de la fin desvacances, parmi les jeunes gens qui arrivaient pour entrer àl’université de Tubingue, il y en avait un qui excita la railleriegénérale, parce qu’il arrivait conduit par sa mère, une pauvrebonne femme, habillée en paysanne, qui pleurait toutes les larmesde son corps et semblait ne point pouvoir se séparer de sonfils.

– Ils se moquent de toi, tu vois bien,enfant, disait-elle ; tu seras malheureux ici… reviens avecmoi !

Le jeune homme, qui avait les yeux rouges depleurs, lui rendait ses baisers, mais ne voulait point partir.

Chérie regardait tout cela, émue presqueautant que le fils et la mère.

Elle alla prendre le jeune homme par lamain.

– Il ne sera pas malheureux ici, bonnedame, dit-elle, car je serai son amie et je le protégerai.

La paysanne leva sur elle ses yeux humides etcrut voir un ange de miséricorde. Elle ne s’informa point de cequ’était Chérie ; elle eut confiance et lui livra son filstout tremblant.

Chérie mena l’enfant vers les Anciens, tandisque la bonne femme s’en allait bien lentement, se retournant àchaque pas et envoyant de loin des baisers.

Chérie et son protégé arrivèrent au milieu dugroupe respectable des Maisons moussues, en se tenant par la main,et ce fut sous les auspices de Chérie que Frédéric fit son entréedans l’université de Tubingue. Car l’enfant craintif, l’enfant auxyeux mouillés de larmes, qui regardait partir sa mère en étouffantde gros soupirs, c’était Frédéric ; et vous n’eussiez pointdeviné, je vous jure, qu’en moins de six années, ce blondintremblant allait conquérir à grands coups d’épée le titre enviableet redouté de roi des Crânes.

Ce n’était pas du moins Chérie qui devinaitcela ; et pour que l’amour entrât pour la première fois dansson cœur, il fallait peut-être cette condition de faiblesseapparente. L’idée de protéger séduisit cette jeune fille quin’avait jamais eu la joie d’obéir à sa mère, à qui rien n’avaitrévélé la dépendance de son sexe.

À vrai dire, elle avait été élevée à peu prèscomme un petit garçon au milieu de tous ces jeunes hommes. Lehasard avait mis en elle quelque chose de mâle que voilaitheureusement la gracieuse douceur de sa beauté. Si Chérie avait eudes cheveux noirs, des sourcils d’ébène hardiment dessinés et cepoil follet qui entoure gaillardement la lèvre de plus d’une joliefemme, Chérie nous eût fait peur. Mais c’étaient de légères bouclesdorées qui se jouaient sur son front, et le suave azur d’un ciel deprintemps brillait doucement entre ses paupières.

Chérie ne permit point qu’on fit subir àFrédéric ces dures épreuves des premiers jours, qui sont la plaiede toutes les écoles. Chérie prit littéralement Frédéric sous sonaile, et quand on lui demandait en riant la cause de cettesollicitude, elle répondait : – Je l’ai promis à sa mère.

Nous l’avons dit, c’était par surprise que lepremier amour pouvait se glisser dans ce cœur tendre, maisombrageux à l’excès. Mais aussi ce cœur, en face de la faiblesse,n’eût peut-être aimé qu’à demi ; pour grandir cet amour unefois né, il ne fallait rien moins qu’une sorte d’héroïsme.

Et voilà que l’héroïsme vint à point pourachever la défaite de cette pauvre Chérie ! voilà que l’enfanttimide et larmoyant secoua, un jour de mauvaise humeur, sa blondechevelure comme une crinière de lion, et démolit, pour moins querien, une demi-douzaine de Maisons moussues.

Ce bras, frêle et potelé comme un bras defemme, était de force à soulever une montagne. Cet œil langoureux,quand il le voulait bien, lançait la foudre.

Vers la Pâque, les Anciens de l’université deTubingue décidèrent dans leur sagesse profonde qu’il fallait mettreà la raison le Renard révolté ; il y eut un pro patriàscandal comme on n’en avait jamais vu, de mémoireuniversitaire. Vertubleu ! pas un glaive ne resta suspendu aurâtelier de l’Honneur.

En résultat, on lacéra plusieurs douzaines deredingotes, on perdit plusieurs douzaines de palettes de sang, etmaître Frédéric, sans blessure aucune, et frais comme une rose, futnommé sur le champ de bataille première Épée de l’université.

Alors, Chérie se retira de lui. C’était laseconde phase – Vous connaissez cela, si vous avez aimé. – Chériefuyait parce qu’elle avait peur. Quand on s’échappe ainsi, c’estque la fuite est vaine.

Chérie aimait, et, dans un cœur comme le sien,l’amour, c’était la destinée.

Notre blond Frédéric avait beau être unespadon de première force, il ne voyait goutte en ces mystères. Ilavait aimé Chérie tout de suite, parce qu’elle était bonne, parcequ’elle était belle et parce que son cœur à lui ne demandait qu’às’allumer. À mesure qu’il l’avait connue davantage, sa passionavait grandi et s’était exaltée par un mélange de respect et dereconnaissance. Personne n’ignore, en effet, la persistance despremières impressions : Frédéric ne pouvait oublier que Chérielui était apparue tout d’abord comme une providence.

Tant que dura ce bon temps où le sourire deChérie semblait partout le chercher, il fut heureux comme un élu duciel ; mais dans son bonheur même, il y avait du doute, parcequ’il se disait toujours : – Comment se fait-il que notrereine m’ait justement choisi, moi, pauvre et inconnu, parmi tousceux qui l’entourent et qui l’adorent ?

C’était un des traits du caractère deFrédéric, d’être timide à l’excès, malgré son audace folle.

À une heure donnée, et par fanfaronnade, ileût assurément escaladé les balcons de la fille du roiGuillaume ; mais il baissait les yeux devant un regard deChérie, et si on l’eût défié de baiser la main de Chérie, le cœurlui aurait manqué certainement.

Beaucoup de braves enfants sont faitsainsi ; ils ne demandent qu’à se désespérer, et pour lesforcer à voir leur bonheur, il faut leur ouvrir les yeux à deuxmains.

Quand Chérie s’éloigna de lui, Frédéric tombadans un découragement morne, il ne fit aucun effort pour regagnerles bonnes grâces perdues de la jeune fille. Il ne se demanda pointquel crime il avait commis ; il se dit tout bonnement : –J’étais fou, j’avais rêvé l’impossible.

Absolument comme ces pages des tempschevaleresques qui, dans un jour de délire, levaient leurs yeuxjusqu’à la châtelaine.

Et, ne vous y trompez point, Chérie,non-seulement pour Frédéric, mais encore pour la plupart demessieurs les étudiants de Tubingue, était, ma foi ! bien plusqu’une châtelaine.

Les voilà donc, tous les deux dos à dos,Chérie et Frédéric, amoureux comme deux petits fous, et séparés parl’abîme de leur inexpérience. Si vous leur eussiez donné de vraisobstacles à franchir, ils se seraient réunis d’un seul bond ;mais ces petits fossés que creusent les méprises de l’amour, lesfausses délicatesses, les malentendus, les mauvaises hontes, sontplus difficiles à sauter que les plus larges précipices.

Si les choses n’allaient pas ainsi, leThéâtre-Français tomberait en faillite, et la société des auteursdramatiques se mourrait de faim canine.

Pendant que le pauvre Frédéric soupirait et sedésolait, Chérie perdait ses belles couleurs, et chaque fois qu’illui fallait sourire pour ne point attrister ses chers tuteurs, ellesouffrait le martyre.

Les choses marchèrent ainsi durant de longsmois. Les vacances vinrent.

Frédéric partit pour aller voir sa mère.

L’absence est quelquefois un pont jeté sur cediabolique fossé dont nous parlions tout à l’heure, car, aprèsl’absence, il y a le retour, et l’instant du retour est entre touspropice.

Frédéric et sa bonne mère avaient si souventparlé de Chérie ! et Chérie avait tant rêvé deFrédéric !

Hélas ! pourquoi Frédéric, le maladroitenfant, avait-il cédé à la fatigue ? pourquoi s’était-ilendormi au moment même où Chérie revenait vers lui, décidée àrompre la glace ?

Chérie avait eu le temps de réfléchir ;le beau colonel avait eu le temps de passer sous la fenêtre…Heureux au jeu, malheureux en amour, dit le proverbe. Aujeu des arquebuses, Frédéric avait gagné la partie ; qui saitsi le baron de Rosenthal n’allait point prendre sarevanche ?

Chérie n’avait pas dans le cœur un atomed’ambition égoïste. C’était une nature choisie, et son âme étaitbelle autant que son visage ; mais Chérie était femme :la vengeance est le mets favori des femmes et des dieux.

Nous ne savons pas, nous autres hommes, àmoins d’être nés au bon pays de Corse, quel ragoût savoureux est lavengeance !

Chérie avait à se venger, non point, comme cesaffreux Corses, avec le poignard ou le mousquet, mais avec lebonheur et les sourires. On l’avait dédaignée… Dans cetteorgueilleuse ville de Stuttgard, il y avait des épouses demargraves, des chevalières de Sainte-Élisabeth et des chanoinessesqui ne s’étaient point assez cachées pour la regarder comme unebête curieuse.

Tout en rêvant, Chérie tira de son sein unelettre, fermée par un cachet armorié : – Je serais baronned’empire !… murmura-t-elle.

Comprend-on bien ? Chérie, la reineChérie, la protégée de messieurs les étudiants, la petite filledont on avait le droit de parler comme d’une danseuse de corde oucomme d’une écuyère rompue au saut des oriflammes… baronned’empire !

Elle serait rentrée à Stuttgard l’égale de sesennemies, tout en leur restant supérieure en beauté, en grâce, enesprit, en jeunesse.

C’est là de la vengeance moins noire que lavengeance corse, mais nous en pouvons garantir l’excellentequalité. C’est comme cela que les femmes d’esprit se vengent.

Chérie tourmentait la lettre entre ses mains.La lettre était du baron de Rosenthal, et Chérie l’avait trouvée lematin à son chevet, avant de quitter son réduit d’Abten-Strass.

La lettre était tendre, empressée, galante,presque respectueuse.

Après l’avoir lue, Chérie avait, en vérité, ledroit de prononcer ces mots dans son rêve : – Baronned’empire !

Et c’était de propos délibéré, nous pourrionsmême dire de force que Chérie tournait sa méditation de ce côté. Ence moment, il lui plaisait de faire de la sagesse, de separler raison à elle-même, de discuter son avenir.

Elle cherchait là un refuge contre sa passion,qui l’effrayait.

Baronne d’empire !… La richesse, le luxe,les honneurs, sans parler de la victoire remportée sur leschanoinesses, sur les épouses de margraves et sur les conseillères,– c’était là certes un notable triomphe !

Mais le regard de Chérie tombait bien malgréelle sur Frédéric endormi, tout cet échafaudage ambitieux qu’elleavait laborieusement élevé croulait comme par magie, il ne restaitrien en elle que son amour.

Cette lettre qui était la fortune, Chérie nesavait même plus l’avoir entre ses mains. Quand elle la retrouva,elle eut honte et la cacha précipitamment dans son corsage.

Puis elle se leva d’un brusque mouvement etsecoua le bras de Frédéric, comme si un caprice irrésistible l’eûtentraînée. Frédéric ouvrit les yeux : Chérie demeura interditeet sans parole.

Frédéric regarda autour de lui avecétonnement. Chérie se repentait déjà ; elle eût voulu chercherun biais, un moyen adroit pour entamer l’entretien.

On sait ce que valent ces adresses, en toutcomparables à la diplomatie transcendante du conseiller privéhonoraire comte Spurzeim.

Les amoureux aussi se figurent trop souventque la langue nous a été donnée pour cacher notre pensée. Chérie secreusait la tête et imposait désormais silence à son cœur.

Frédéric, plus gauche qu’elle et mille foisplus timide, n’osait même plus la regarder.

Dans ces occasions, c’est toujours le souriremoqueur qui vient au secours de la jeune fille. Cela ne sert àrien, mais à quoi sert au poltron qui tremble de chanter comme unbienheureux, la nuit, dans le chemin désert ?

– Vous étiez là, Chérie ?… balbutiale pauvre Frédéric.

La jeune fille venait d’avoir une merveilleuseidée, et son imagination criait victoire ! En somme, quevoulait-elle ? savoir définitivement et une fois pour toutes,si Frédéric l’aimait ; ces choses-là ne se demandent pas, ilfaut les deviner ou les surprendre.

Voyez quelle bonne ruse Chérie avaitimprovisée :

– Oui, j’étais là, Frédéric, dit-elle enmettant plus de raillerie dans son sourire ; vous songiez touthaut et je vous écoutais…

Frédéric devint pâle, et un frisson courut lelong de ses membres.

– Ah ! fit-il avec un effroivisible, je songeais tout haut !…

À son tour, Chérie se sentit froid dans lesveines. Pourquoi cette terreur qui se peignait sur le visage deFrédéric ?

Chérie allait donc apprendre ce qu’ellecraignait tant de savoir !

– Qu’ai-je dit ? demanda Frédéric endétournant la vue.

Chérie hésita un instant ; puis ellerépondit, en rassemblant son courage :

– Vous avez prononcé un nom.

– Quel nom ?…

– Un nom de femme.

Frédéric joignit les mains d’un airsuppliant.

– Ô Chérie ! Chérie !s’écria-t-il, pardonnez-moi !

Bien souvent, le matin, pendant les vacances,la bonne vieille mère de Frédéric venait s’asseoir à son chevet, etattendait son réveil en le contemplant toute fière et toutheureuse.

Bien souvent, quand Frédéric ouvrait les yeux,il voyait, penché sur son visage, le bon et tendre visage de savieille mère qui souriait, les paupières mouillées.

– Enfant, tu l’aimes donc bien ?…disait alors la paysanne.

Et Frédéric savait ce que cela signifiait.C’est qu’il avait encore prononcé dans son rêve, c’est que sa mèreavait encore entendu le nom adoré de Chérie.

Ce qu’il pensa quand Chérie lui dit d’un tonde colère qu’elle avait surpris le secret de ses songes, chacunpeut le deviner. Comme sa mère, Chérie avait sans doute entendu lenom que son cœur envoyait toujours à ses lèvres. Et il respectaitsi bien celle qu’il aimait, il plaçait son idole sur un autel sihaut, qu’il trembla jusqu’au fond de son âme.

Chérie, de son côté, tremblait ; Chériesouffrait un mal cruel et poignant ; Chérie s’égarait dans dessuppositions folles, dont la moins extravagante était à cent lieuesde la vérité.

Quand l’imagination d’une jeune filletravaille et qu’on a fantaisie d’observer cet intime labeur, ilfaut d’abord mettre sous clef la logique et se jurer à soi-même,sous les serments les plus sacrés, qu’on ne suivra pas le droitchemin. Il faut se dire qu’on va entrer dans le plus capricieux detous les labyrinthes, il faut oublier à plaisir tout ce qu’on sait,tout ce qu’on croit savoir, pour tâtonner sans boussole dans lanuit de cette route nouvelle.

Il n’y a point de milieu : la jeune filleentre dans le vrai du premier coup avec une sagacité qui tient duprodige, ou bien elle ferme les yeux tout exprès pour ne point voirla lumière, et s’égare volontairement à des distances fabuleusesdans la voie de l’erreur.

Le long de cette route, pavée de stratagèmes,où Chérie s’était engagée à l’encontre de son premier mouvement, àl’encontre même de sa nature forte et franche, elle devaitinfailliblement s’égarer.

Chérie regarda l’aveu de Frédéric à travers lesophisme de la situation qu’elle s’était faite ; elle était làen amante jalouse et délaissée ; ce rôle la saisit malgréelle. Frédéric, accusé d’avoir prononcé un nom de femme, restaitdevant elle tout pâle et tout frémissant ; donc Frédéricl’avait trahie…

Ses yeux s’aveuglaient ; elle oublia dansquelle position Frédéric et elle se trouvaient ; elle nevoulut point comprendre qu’entre elle et Frédéric il ne pouvait yavoir de trahison possible, puisque leur foi ne s’était échangée niexplicitement ni tacitement ; elle oublia tout et ne voulutrien voir, sinon le fantôme d’une rivale détestée.

Une douleur inconnue et navrante lui étreignitle cœur. Elle regarda Frédéric avec cette désolation de l’adieusuprême et sortit de la Maison de l’Ami sans prononcer uneparole.

Frédéric resta tout abasourdi et n’essayapoint de la suivre. L’engourdissement du sommeil pesait encore sursa raison : il suivait son idée comme Chérie se laissaitentraîner par la sienne, et se disait dans l’excès de sa timiditépastorale : – Elle a entendu son nom !… elle ne me lepardonnera jamais !

Chérie marchait à grands pas dans le sentierqui conduisait à la vallée ; elle ne savait pas où elle allaitainsi ; sa tête la brûlait et la fièvre lui montait aucerveau.

– L’ingrat !… l’ingrat !…murmurait-elle ; moi qui aurais tout donné pour sonamour ! moi qui, pour être sa femme, pour vivre entre lui etsa mère dans sa pauvre cabane, aurais dédaigné un trône !…Oh ! maintenant, reprit-elle en s’arrêtant tout à coup et enredressant son beau front révolté, il faut que je sois riche, ilfaut que je sois puissante, afin de m’étourdir et afind’oublier !… Elles sont heureuses aussi, peut-être, celles quivivent par l’orgueil !… l’orgueil ne peut pas tromper commel’amour !… Je veux monter si haut, qu’en regardant au-dessousde moi je ne puisse plus voir mes souvenirs !

Elle avait repris la lettre du baron deRosenthal, elle l’avait ouverte, elle la lisait couramment, car lefeu de ses yeux avait séché ses larmes.

– Il m’aime, dit-elle encore, il m’aime,celui-là !… Lui qui est entouré de tant flatteries et de tantd’hommages, il m’a choisie entre toutes !… Il est beau, luiaussi ! il est vaillant, il est noble et généreux !…Pourquoi donc ne pourrais-je pas l’aimer ?

Elle essaya de sourire, mais un sanglot montadans sa poitrine.

Il y avait sur le bord du sentier une petitecroix de pierre.

Chérie resta un instant absorbée ; puisla lettre du colonel baron de Rosenthal s’échappa de ses doigts. Aulieu de la relever, elle la repoussa du pied.

Elle s’assit sur les degrés de la croix, commeune pauvre Madeleine ; elle entoura la pierre de ses brasfrémissants et la baigna de larmes.

– Mon Dieu, dit-elle à travers lessanglots qui l’étouffaient, vous n’avez pas voulu me donner cettejoie suprême d’être aimée de lui… J’aurais été tropheureuse !… Eh bien, mon Dieu, je souffrirai sans me plaindreet je l’aimerai toujours !…

Chapitre 8Prodige de la diplomatie !

À l’heure où nous entrons dans la salle, lafête était au grand complet ; tous les retardataires étaientarrivés et personne ne manquait à l’appel. Nous retrouvons là nosbons amis du tir à l’arquebuse : Niklaus, Mauris, Michas, lapetite Lotte, la vive Brigitte et Luischen, qui avait partagé avecLenor et Chérie l’honneur de distribuer les prix.

Le conseiller privé honoraire comte Spurzeim,suivi du gros Hermann, son ombre, avait rejointl’inspecteur-receveur général Muller, et tous deux grimaçant,clignotant, radotant, faisaient une bamboche de diplomatieamoureuse.

Le comte regardait sa nièce Lenor ;Muller dévorait des yeux Chérie, qui était belle à ravir et quin’avait jamais eu aux lèvres un plus radieux sourire.

Ce que les deux vieillards pensaient l’un del’autre, on le devine : ils se trouvaient mutuellementtrès-ridicules, et ils avaient tous deux raison.

Lenor valsait, sémillante et consolée, devinezavec qui ? avec le blond Frédéric en personne. Chérie appuyaitsa belle tête, suivant la coutume allemande, sur l’épaule du baronde Rosenthal, et certes vous n’eussiez jamais deviné que tout àl’heure elle embrassait en sanglotant la croix de pierre duchemin.

Elle était ainsi, la jeune fille qui avaitgrandi au hasard de ses propres caprices, qui n’avait eu d’autrefrein que sa conscience même, d’autre confident que sa rêverie.

Elle était ainsi, se courbant sans défensesous le poids du découragement, et l’instant d’après, se relevantplus vaillante et plus fière.

Elle était ainsi, oubliant les larmes à peineséchées, et jetant au destin son sourire comme un défiorgueilleux.

Elle était forte ; ses sensations étaientprofondes ; le sentiment une fois né dans son cœur n’y devaitmourir jamais, et sa raison exercée était au-dessus de son âge.

Mais, extérieurement du moins, il y avait enelle de l’enfant gâté. Cette liberté sans bornes où elle vivaitdepuis qu’elle se connaissait elle-même, favorisait ces soudainesévolutions d’esprit et de cœur qui ressemblaient à d’audacieuxcaprices.

Chérie était au bal, la reine Chérie, nebravant personne, car la bravade c’est de la faiblesse, maisportant le front aussi haut que pas une noble dame.

Elle avait vu Frédéric, timide et pâle,solliciter, en sa qualité de vainqueur, la main de la comtesseLenor, et le sourire n’avait point quitté ses lèvres.

Ce n’était pas tous les jours que Chérie selaissait abattre par le désespoir. Elle avait pleuré aujourd’hui,c’était pour longtemps.

Elle était là aux bras du héros de la fête,car le baron de Rosenthal partageait avec Frédéric la premièreplace, malgré sa défaite. En ce moment, on s’occupait même beaucoupplus du baron de Rosenthal que de Frédéric.

Chacun reconnaissait en lui ce chasseur duSchwartzwald, cet inconnu qui avait prêté au début de la lutte uneallure si mystérieuse et si dramatique. Son nom courait de boucheen bouche : c’était le baron, le grand baron que la voixpublique désignait comme le nouveau favori du roi.

Il fallait la fête villageoise de Ramberg pourréunir, embrassés, le colonel des chasseurs de la garde et lapupille de messieurs les étudiants, la nièce du comte Spurzeim,conseiller privé et la première Épée de l’université ; mais latrêve du plaisir était signée et devait durer encore une heure.

C’était un de ces motifs suaves et lents queMozart a jetés à profusion dans son œuvre immortelle. L’orchestredisait la valse connue sous le titre de Blondine, et detous côtés les couples, entraînés par le balancement onduleux de lamesure, tournaient autour de la vaste salle. Il y avait de beauxcavaliers et de charmantes jeunes filles ; mais, au gré detous, les deux couples les plus gracieux étaient sans contreditLenor avec Frédéric, Rosenthal avec Chérie.

Personne ne se doutait qu’en ce moment ilsjouaient, à eux quatre, cette éternelle et grande comédie duDépit amoureux. En disant à eux quatre, du reste, nousnous exprimons mal, car Frédéric d’une part, Chérie de l’autre,étaient tout au plus complices involontaires.

Au contraire, Rosenthal et Lenor y allaient detout leur cœur. Lenor faisait la coquette avec son jeune cavalier,qui était bien distrait et bien triste ; Rosenthal mettait enœuvre tout son brillant esprit, tout le charme de son éloquencepour séduire Chérie et peut-être pour se tromper lui-même.

Entre eux, le vieux comte n’avait plus besoind’enfoncer des coins diplomatiques ; l’abîme se creusaitdésormais de lui-même.

Chérie n’essayait point de rendre Frédéricjaloux : Chérie ne se croyait pas aimée ; si elleluttait, c’était contre son propre cœur. De bonne foi, elleessayait de croire aux paroles de Rosenthal ; elle s’évertuaità se faire ambitieuse, à désirer malgré elle le luxe, la puissance,tout ce qui est la grandeur.

La valse a quelque chose qui entraîne et quienivre. Chérie écoutait la parole brûlante de Rosenthal, et parfoiselle se disait : – Peut-être !…

Mais quand elle s’était dit cela, elle n’osaitplus regarder Frédéric.

Frédéric, lui, la regardait toujours. Son cœurétait oppressé ; des larmes brûlaient sous sespaupières ; le sourire de Chérie entrait dans son âme commeces instruments de torture inventés par la barbarie du moyen âgeentraient dans la chair palpitante du condamné.

Il ne combattait point, lui ; il n’avaitmême pas cette ardeur factice et menteuse qui soutenait Chérie. Ilallait, emporté par la voix de l’orchestre, et ceux qui eussent vule fond de son cœur endolori auraient pensé à ce mort de la balladeallemande qui valse en soutenant une vivante dans ses bras.

Où était donc le sourire d’enfant joyeux quirayonnait sur le visage de Frédéric le matin de ce jour-là même,pendant qu’il courait, le cœur léger, les cheveux à la brise, lelong des bords fleuris du Necker ?

Son vœu le plus cher n’avait-il pas étéd’arriver à temps pour disputer le prix de l’arquebuse ? Ilavait combattu, il avait remporté la victoire.

Maintenant, pourquoi ses jouesdevenaient-elles à chaque instant plus livides ? Pourquoi sesyeux ardents et hagards s’enfonçaient-ils dans leurs orbites,entourés d’un cercle bleuâtre ?… Si Chérie l’avait regardé àce moment, Chérie aurait eu peur, Chérie aurait cessé de valser,car jamais maladie foudroyante à ses premiers symptômes n’avaitmenacé plus évidemment ; Chérie aurait vu, puisqu’elle étaitfemme et puisqu’elle aimait, le danger que les indifférents nesoupçonnaient même pas ; elle se serait élancée pour soutenirle pauvre enfant frappé au cœur. Et c’eût été, pour lui, laguérison, la vie.

Mais Chérie, emportée à l’autre bout de lasalle, ne pouvait point voir Frédéric, et d’ailleurs, nous l’avonsdit, elle n’osait, occupée qu’elle était à lutter laborieusementcontre sa conscience.

À son insu, elle avait dans la lutte unauxiliaire puissant. Chérie n’ignorait rien de ce qui s’était passédans la journée, et nous l’avons vue déjà, dans la Maison de l’Ami,glisser ses regards inquiets vers les glaives suspendus au râtelierde l’Honneur. Chérie savait qu’un combat mortel devait avoirlieu ; elle connaissait l’endroit choisi, elle savaitl’heure.

Pendant qu’elle se disait, croyant entrer debonne foi dans le chemin égoïste des heureux de ce monde :« Je veux oublier et je veux grandir ; je veux avoir,moi, pauvre fille, la fortune et la noblesse », sa penséeintime, la pensée qui la retenait sans qu’elle pût s’en rendrecompte aux bras du baron de Rosenthal, c’était un vague espoir quel’heure passerait et que le baron n’irait point au rendez-vous.

Le rendez-vous manqué aujourd’hui pourrait serenouveler demain ; mais ce travail involontaire de Chérien’admettait pas la réflexion. C’était son cœur qui s’efforçaitmalgré elle, tandis que sa raison révoltée intriguait en faveur deson intérêt.

Ce sont là peut-être des mots bien positifs etbien précis pour peindre des choses plus subtiles que le vent, pluslégères et plus insaisissables que ces fils capricieux quivoltigent en l’air aux derniers beaux jours de l’automne ;mais sur quelle palette trouver des teintes assez diaphanes, dansquelle langue trouver des mots assez vaporeux pour dire les secretsmignons de l’âme ?… de l’âme d’une jeune fille surtout etd’une jeune fille allemande ?

Les indifférents demandaient lequel, deRosenthal ou de Frédéric, céderait le premier ; les autresvalseurs, y compris Bastian, première Éponge de l’université deTubingue, avaient renoncé déjà depuis quelques minutes ;l’orchestre essoufflé peinait.

La galerie voyait bien que le jeune étudiantchangeait de visage ; mais chacun attribuait sa pâleur à lafatigue, et l’on blâmait le puéril orgueil qui le faisait silongtemps disputer la victoire. En réalité, Frédéric était à lafois vaincu et entraîné par une fièvre terrible. Autour de lui lesobjets tournoyaient, il ne voyait plus la salle que comme un grandéblouissement qui l’enveloppait d’un cercle lumineux. Il allait auhasard, suivant la route tracée par ce cercle, et ses jambes,fermes comme l’acier, trouvaient une agilité plus grande à mesureque le transport lui montait au cerveau.

– Si vous me connaissiez, monsieur lebaron, disait en ce moment Chérie à Rosenthal, vous comprendriezbien que vous avez été le jouet d’une mystification, et que je n’aipas pu vous écrire…

Ce n’était plus ici une coquinerie dudiplomate fort, c’était une petite infamie du simple inspecteurMuller. Aussi n’y retrouvons-nous point la belle finesse demonsieur le comte Spurzeim, qui unissait en lui seul l’adresse deTalleyrand à l’esprit de Voltaire, à l’astuce de monsieur deMetternich, et généralement à la rouerie de tous ces petits géniescassés, parcheminés, ridés, qui adorent le bon Dieu cornu de laphilosophie païenne et de la vieille diplomatie.

Il n’y avait pas besoin de tout cela pourfaire un faux, et il s’agissait d’un faux. Dans l’intérêt de sapolitique et de ses ardeurs amoureuses, pour mettre en présence,l’épée à la main, Frédéric et les étudiants d’une part, le baron deRosenthal de l’autre, Muller avait tout bonnement écrit ou faitécrire pour la reine Chérie. Cette lettre apocryphe pouvait servirde réponse au billet doux que le baron lui avait réellementdécoché. Cette lettre accordait un rendez-vous.

Et c’était pour cela que le baron, déguisé enchasseur de la forêt Noire, après avoir salué la reine Chérie surson estrade, avait dit à messieurs les étudiants qui leprovoquaient : – Ma soirée est prise à dater de huit heures etdemie.

Il faisait allusion au prétendu rendez-vousaccordé par la lettre de l’inspecteur Muller.

Quand une explication commence ainsi, entreune honnête femme et un galant homme, elle se termine d’ordinairepar un double et profond salut, puis tout est dit. Les demandes etles répliques, en ce cas, sont marquées d’avance. Mais uneexplication qui a lieu en valsant prend des allures spéciales, etune explication qui se prolonge peut arriver à un dénoûmentinattendu. Nous ne savons pas au juste ce que put dire le baron deRosenthal ; mais la reine Chérie, qui avait repoussé si loinet de si haut ses premières ouvertures, ne pria point son danseurde la reconduire à sa place. Elle parlementa, et Rosenthal, quiétait un don Juan de première force, regagna d’un bond tout letemps perdu.

À travers les bruits confus de la salle debal, un écho faible et lointain vint aux oreilles attentives deChérie : c’était l’horloge de Ramberg qui sonnait huitheures.

Ce fut comme un coup de baguette ; tousles étudiants disparurent à la fois. Les deux couples valseurss’arrêtèrent : Frédéric, étourdi et tout blême ;Rosenthal, aisé, gracieux, et n’ayant pas l’air plus fatigué qu’aupremier tour.

Frédéric resta un instant au milieu de lasalle, après avoir rendu ses devoirs à la comtesse Lenor, puis ilchercha de l’œil tout alentour ; un voile était toujours sursa vue. On s’apercevait bien alors qu’il chancelait comme un hommequi va se trouver mal. Arnold et Rudolphe, qui étaient restés lesderniers dans la salle, s’approchèrent de lui, le soutinrent chacunpar un bras et l’entraînèrent vers l’une des portes, tandis qu’unmurmure de surprise courait le long de toutes les banquettes.

– Tu t’es trompé, Frédéric, lui ditArnold en passant le seuil, ton baron de Rosenthal ne viendra pasau rendez-vous.

Frédéric appuyait ses deux mains contre sapoitrine oppressée.

– Rosenthal ?… murmura-t-il, commes’il eût oublié ce nom.

Ses deux compagnons le regardèrent alors etreculèrent épouvantés.

– Rosenthal ?… dit encoreFrédéric.

Puis il ajouta au dedans de luimême :

– Ah ! oui… je me souviens !celui qui la tenait entre ses bras tout à l’heure !… Ilsétaient bien loin de moi, bien loin, mais je ne sais quel ventmystérieux m’apportait chacune de leurs paroles…

Il passa sa main sur son front baigné de sueurfroide et se releva tout droit.

– Qu’on aille chercher les épées !dit-il d’une voix éclatante ; si le baron ne vient pas à nous,nous irons au baron !

– Mais il vient de quitter la salle debal… dit Rudolphe. Je ne sais plus où le trouver maintenant.

– Moi, je le sais, prononça lentementFrédéric ; moi, je vous y conduirai… Qu’on aille chercher lesépées !

Au moment où huit heures sonnaient, au momentoù les deux couples valseurs s’arrêtaient en même temps, Rosenthals’était penché sur la main de Chérie, qui lui avait dit toutbas :

– Dans l’avenue d’érables qui descend àla vallée.

Et le baron avait quitté le bal. Quelquesminutes après, Chérie l’avait suivi.

Quand le grand air frappa le front de Chérie,elle eut comme un réveil ; elle s’arrêta, elle regarda audedans d’elle-même ; elle se dit, étonnée et pourtantheureuse :

– Mais tout cela c’est pour lui, monDieu !… Je me croyais sage, je me croyais ambitieuse… jepensais travailler, je pensais réfléchir, et je ne faisaisqu’aimer… Cet homme est fort, cet homme est brave, et Frédéric estsi jeune !…

C’était pour Frédéric, ce n’était que pourFrédéric ! Son cœur l’avait trompée. Elle s’était dévouée entâchant d’être égoïste… Ses beaux yeux souriants semouillèrent ; elle prit sa course vers l’allée desérables.

– L’heure est passée, murmura-t-elleencore. Soyez bénie, sainte Vierge. Peut-être que je l’ai sauvéd’un danger mortel !

Le baron marchait à quatre ou cinq cents pasau devant d’elle ; le baron était heureux comme un roi. Je nesais pas si le baron aimait Chérie bien profondément et biensincèrement ; mais si c’était un caprice, le baron, à cetteheure, prenait son caprice pour de la passion.

Elle était si merveilleusement belle, cetteChérie ! Le baron ne pensait plus à Lenor ; le baronavait surtout parfaitement oublié messieurs les étudiants et leurrendez-vous.

– Oui, de par Dieu ! se disait-il,s’il faut l’épouser, cette adorable enfant, je l’épouserai des deuxmains !… Mon cher oncle dira ce qu’il voudra ; audix-neuvième siècle où nous sommes, le mot mésalliance n’apas de sens… Et mon cher oncle serait assez mal venu à parler demésalliances… Sans les mésalliances, Rosenthal n’aurait pointd’oncle fait comme celui-là… Je suis amoureux, amoureux à en perdrela tête ! il me semble que j’ai encore là dans le cerveau labelle folie de mes vingt ans. De par Dieu ! si celle-là leveut, elle sera baronne de Rosenthal !

Il se reprit et poursuivit avec un sourireéquivoque.

– Après tout, si elle veut bien ne pasl’être, ce sera pour le mieux !… Le mariage est une chose biensérieuse pour un colonel de chasseurs… Enfin, au petitbonheur ! nous allons déployer dans cette campagne tout notretalent militaire !

Il allait à grands pas, gesticulant et pensanttout haut. La nuit était noire et sans lune. Tout à coup, Rosenthals’arrêta : il croyait voir, devant lui, dans les ténèbres,comme une rangée de fantômes.

– Qui va là ? demanda-t-il.

Personne ne répondit, et il pensa d’abord queses yeux, éblouis par les récentes clartés du bal, l’induisaient enerreur.

Mais dans l’ombre qui emplissait les bas côtésde l’allée, un mouvement confus et mystérieux se faisait.

Rosenthal voulut retourner en arrière. Ils’aperçut que cette longue rangée de fantômes s’était arrondie etformait le cercle autour de lui.

Au moment où il ouvrit la bouche pour faireune nouvelle question, car la crainte était chose inconnue aucolonel baron de Rosenthal, une lueur faible brilla en dehors ducercle, une torche s’alluma, découpant en silhouette les fantômesimmobiles. Puis d’autres torches, en grand nombre, prirent feu toutà coup et passèrent à l’intérieur du cercle.

Alors le baron de Rosenthal vit devant luiFrédéric, Arnold et Rudolphe, debout et appuyés sur leurs longuesépées nues.

Autour d’eux, les étudiants de Tubingue,immobiles et muets, portant sur l’épaule les glaives del’université, s’étendaient sur toute la largeur de l’allée etfermaient partout le passage.

Chapitre 9Scandal contrà.

Le baron de Rosenthal était sans armes, seulau milieu de deux ou trois cents ennemis. S’il ne trembla pas lemoins du monde, il n’en faut point faire honneur exclusivement àson courage, qui était du reste à l’épreuve ; il est biencertain que, malgré cet appareil tragique, le baron ne pensa pas uninstant que messieurs les étudiants pussent avoir l’intention del’assassiner.

Mais s’il ne s’agissait pas d’assassinat,l’affaire n’en était pas pour cela moins sérieuse. Ce n’était pasd’aujourd’hui que le baron connaissait l’université de Tubingue. Ilavait été élevé à l’académie noble de Stuttgard, et plus d’unefois, en ce temps, il avait mesuré son épée contre les glaives demessieurs les étudiants. Il savait leurs lois un peu bien sauvagessur le chapitre du point d’honneur ; il savait que si leursduels intimes étaient protégés par d’épais plastrons, ils sebattaient poitrine nue dès qu’il s’agissait d’exterminer desPhilistins et de célébrer le fameux scandal contrà.

Or, dans cette avenue déserte et reculée, ausein de cette nuit, au milieu de témoins ennemis, le combat n’étaitpas chose gaie.

Les porte-glaive se tenaient au premier rang,raides comme des piquets et fixant sur le colonel leurs regardsavides. Par derrière, l’armée frémissante des Renards, rêvantplaies et bosses, avait peine à contenir son impatience. Enfin, audevant de tous, les trois Épées, les trois champions choisis,n’avaient pas l’air disposés à rompre d’une semelle.

Le baron n’eut pas de peine à reconnaître dansArnold et Rudolphe ses deux adversaires du tir à l’arquebuse ;mais il fut obligé de regarder à deux fois pour retrouver dansFrédéric son jeune et audacieux vainqueur.

Celui-ci était un peu en avant des deuxautres, comme son rang d’élection lui en donnait le droit. Il avaitles deux mains en croix sur son épée et ses yeux enflammésdévoraient le colonel.

– Parle, Frédéric, dit Rudolphe.

– Je frapperai, murmura celui-ci d’unevoix sourde, que d’autres parlent !

Arnold et Rudolphe échangèrent un coup d’œil,ils avaient tous les deux la même pensée.

– Il tremble la fièvre… dit Arnold àl’oreille de Rudolphe ; c’est impossible !

– Nous tirerons tous deux au sort à quicommencera, répondit ce dernier.

– Monsieur le baron, reprit Arnold ens’adressant à Rosenthal, ce n’est point ici que vous devriez être àcette heure.

– Puisque vous y êtes bien, mes jeunesmessieurs ! repartit le baron sans sourciller.

– Monsieur le baron, poursuivit Arnold,vous qui portez si crânement le costume des chasseurs duSchwartzwald, vous savez ce qu’on fait quand le gibiers’échappe…

– On court après, interrompit le baron,qui eut un sourire. C’est vrai, mes chers messieurs, vous avezraison et je suis en faute… Mais vous qui êtes jeunes et peut-êtreamoureux, vous savez que l’amour donne des distractions… Admettezmon excuse, qui est l’amour, et prêtez-moi, s’il vous plaît, uneépée, afin que nous finissions tout ceci en deux temps, comme degalants hommes !

Arnold ouvrait la bouche pour répliquer ;Frédéric fit un geste et il se tut.

– Monsieur le baron, dit Frédéric, etchacun se demanda qui parlait, tant sa voix était changée, ceci nefinira qu’avec votre vie, car nous sommes ici trois cents et vousêtes tout seul… Avant de prendre une épée, réfléchissez et voyezs’il ne vous convient point d’aller chercher vos amis et camarades,en tel nombre que vous voudrez, pour venger votre mort sur celuid’entre nous qui va vous tuer, comme sur vous sera vengée la mortdes étudiants qui succomberont… Monsieur le baron, nous aimons lesparties égales, mais quand un homme nous a insultés comme vousl’avez fait, et quand nous avons juré la mort de cet homme, nousjouons toutes sortes de parties !

– Monsieur Frédéric Horner, repartit lebaron du même ton, nous sommes tous les deux du même pays, et jeconnais votre mère, qui est une digne et sainte femme… Pour l’amourd’elle, je vous dis, monsieur Frédéric, que votre main tremble, quevos jambes chancellent et que le plus sage serait d’aller vousmettre au lit.

Il faut quelquefois bien peu de chose pourfaire tomber et s’éteindre la couleur dramatique d’unesituation ; un mot suffit. Mais la parole du colonel avaitcette fois frappé trop juste pour que sa trivialité même, toutecalculée qu’elle pouvait être, n’ajoutât point à la colère desétudiants.

La main de Frédéric tremblait, c’étaitvrai ; ses jambes chancelaient sous le poids de son corps, siléger et si souple d’ordinaire, c’était encore vrai ; maisdans le trajet de la Maison de l’Ami à l’avenue des érables,Frédéric, abîmé dans sa douleur et rendu plus faible qu’un enfantpar le désespoir qui l’écrasait, Frédéric avait avoué, les larmesaux yeux, à ses camarades son amour pour Chérie. Frédéric avait diten outre ce qu’il avait entendu ou ce qu’il avait cru entendre aubal, et c’était ainsi que la famille des Compatriotes était arrivéejuste au lieu du rendez-vous.

On sait quelle émotion profonde naît dans lecœur à la vue de la faiblesse soudaine de celui qu’on a coutumed’admirer comme étant le plus fort. Il y avait quelques heures àpeine que Frédéric avait plaidé contre lui-même, en faisant jurer àtous les étudiants de respecter, quoi qu’il pût arriver, le choixde Chérie. Quand Frédéric avait dit, avec des sanglots dans lavoix : « Je l’aime ! » un fougueux enthousiasmes’était emparé de tous ces jeunes gens ; ils pouvaient êtrerivaux entre eux, mais ils ne pouvaient pas être les rivaux deFrédéric, surtout de Frédéric pleurant comme une femme et demandantgrâce.

Frédéric, la première Épée ! Frédéric,leur héros et leur roi !

Quand ils le virent ainsi malheureux etvaincu, leur tendresse pour lui s’exalta jusqu’au délire, et il n’yen eut pas un qui ne répétât dans son cœur le serment de mettre àmort le baron de Rosenthal.

Et voilà que celui-ci venait apporter aumilieu de toutes ces colères son calme méprisant ! Voilà qu’ilchoisissait justement pour but de son outrageante pitié Frédéricchancelant et tremblant ! Voilà qu’il faisait du premier coup,– insulte mortelle entre toutes ! – une allusion grossière etsans voile à ce rendez-vous accordé par Chérie !

Il en avait menti, cet homme ! chacun lecroyait du moins ; il calomniait Chérie en provoquantFrédéric ; la mesure était comble et chacun avait soif de sonsang.

Les causes premières de la lutte étaient enquelque sorte oubliées ; les vieilles haines, l’audacieuseinsulte du matin elle-même, se voilaient devant cet outragenouveau. Les fers allaient se croiser pour Chérie. Il n’y avait làque deux rivaux : le baron de Rosenthal d’un côté, la familledes Compatriotes de l’autre, qui faisait abnégation d’elle-même etqui cédait en quelque sorte à Frédéric tout seul les prétentions etles droits de tous ses membres.

– Qu’on lui donne une épée !… ditFrédéric.

Trois porte-glaive s’avancèrent vers lebaron ; ils tenaient leurs armes par la lame ; le baronprit la première venue, la fit ployer contre terre pour en essayerla trempe, et dit :

– Celle-ci me convient.

En même temps, il mit habit bas et jeta auloin son chapeau à plumes.

Derrière Frédéric, et à son insu, Arnold etRudolphe tiraient au doigt mouillé pour savoir lequel des deuxcommencerait.

Parmi le silence qui accompagnait cespréparatifs, quelques-uns crurent entendre un bruit léger derrièrela haie vive qui bordait l’avenue. Un oiseau effrayé peut-être, ouquelque chevreuil sortant du couvert.

Frédéric attendait, haletant etfrémissant.

Rosenthal jeta sur lui un regard decompassion, et mit l’épée à la main.

– Mes chers messieurs, dit-il sans tomberencore en garde, je ne vais point chercher mes camarades et amis,parce que cette affaire me concerne tout seul… Comme il estpossible, comme il est désormais probable que je resterai sur lesol de cette avenue, car, soit dit en passant, vos lois ne sont pastrès-chevaleresques, mes chers messieurs, et n’ont point le défautde favoriser vos adversaires ; comme, en un mot, j’ai peu dechance de me tirer d’ici, vous me permettrez bien de vous adresserles dernières paroles qui sont la consolation de tout condamné.

Il parlait ainsi d’un air libre, la tête hauteet gardait aux lèvres son intrépide sourire.

– Je suis un soldat, continua-t-il, etnon point un aventurier fanfaron qui vient provoquer au hasard desgens qu’il ne connaît pas… À mon arrivée à Stuttgard, on m’a dit detous côtés que messieurs les étudiants de Tubingue avaient faitserment de me dévorer… J’ai quitté mon uniforme pour venir à lafête des Arquebuses, parce que cette partie de mon rôle était assezlégère et peu digne de mes épaulettes de colonel… Je venais toutbonnement offrir à messieurs les étudiants l’occasion de satisfaireleur appétit… Une fois les choses arrangées, j’ai repris monuniforme et mon nom, parce que, l’épée à la main, je ne déserteraijamais ni l’un ni l’autre… Ceci bien établi, mes chers messieurs,levez vos torches afin que nous nous voyions bien en face, etpréparez vos dents : me voilà !

Il fit le salut des armes et se mit en garderésolument.

Frédéric poussa un long soupir de joie, satorture était finie… Mais, au moment même où son épée impatientedescendait vers celle du baron, quatre porte-glaive qui étaient aumilieu du cercle, faisant office de juges du camp ou de témoins,étendirent leurs lames nues entre les deux adversaires, et Arnold,faisant un pas en avant, s’écria :

– C’est moi qui suis tombé ausort !

– À la bonne heure !… dit le baron,qui fit un geste de contentement et se tourna aussitôt vers cenouvel adversaire.

Les étudiants battirent des mains, et centvoix s’écrièrent :

– Écartez Frédéric !

Alors il se passa une scène étrange qui nepeut avoir sa vérité que dans la vieille Germanie, où les mœurs ontgardé pour un peu la sauvage simplicité du temps d’Arminius.

Frédéric se redressa de son haut ; il netremblait plus, il ne chancelait plus.

– Arrière ! s’écria-t-il de cettevoix vibrante qui a déjà frappé nos oreilles dans la grande sallede la Maison de l’Ami. C’est moi qui suis la première Épée, c’estmoi qui dois combattre le premier… Celui qui prend ma place medégrade et me déshonore… Mon frère Arnold, est-ce toi qui veux medéshonorer ?

Arnold hésita.

– Écartez Frédéric ! écartezFrédéric !… répétaient les étudiants du second rang.

Car on voyait bien que la fièvre seule lesoutenait à cet instant suprême et que son épée, trop lourde,allait s’échapper de sa main.

Rudolphe s’élança vers lui, et lesporte-glaive l’entourèrent.

Mais personne n’osa le toucher, parce qu’ildit, en reculant d’un pas :

– Mes amis et mes frères, ayez pitié demoi !

Il promena, sur ceux qui l’entouraient, sonregard triste où chacun devina des larmes.

– Mes frères et mes amis, reprit-il, vousvoulez m’écarter du combat, parce que vous savez bien que je vais ysuccomber… Moi aussi, je le sais bien : c’est ma dernièreespérance !…

Il joignit ses mains sur la garde de son épée,et sa voix devint suppliante.

– Vous qui m’aimez, continua-t-il, ne meprenez pas mon pauvre bonheur !… Toi, Arnold, toi, Rudolphe,vous tous, vous tous, mes frères… si j’appuyais le canon d’unpistolet contre mon front, si je vous disais : Je veux mourir,nul d’entre vous ne m’arrêterait le bras, car c’est la loi… Notrecode a dit, dans sa sagesse, qu’il faut laisser la porte ouvertetoute grande à celui qui veut sortir de la vie… Eh bien ! jevous le demande à genoux, mes frères, laissez-moi mourir pourChérie !

Et comme tous ces jeunes gens, ébranlés parcet argument tiré de leur propre coutume, baissaient la tête enhésitant, Frédéric se redressa une fois encore :

– Si vous hésitez, je ne prie plus, mesfrères, prononça-t-il en reprenant son épée, j’exige… et je vousdis, au nom du pacte qui nous lie : Laissez-moi, je veuxmourir !

Arnold se couvrit le visage de ses deux mainset jeta son glaive ; Rudolphe, les larmes aux yeux, écarta lafoule frémissante.

Et quand Frédéric, plus pâle qu’un cadavre,vint se mettre de nouveau en face du baron, la famille desCompatriotes balbutia d’une seule voix :

– Adieu, Frédéric !… adieu, notrefrère !

Ce fut comme un gémissement.

Puis le silence se fit.

Au milieu de ce silence, on entendit legrincement des deux épées qui se croisaient. Le baron de Rosenthalavait dit avec une expression de regret :

– Je n’ai pas le droit de choisir mesadversaires…

Tout ceci, nous avons à peine besoin de lefaire remarquer, s’était passé en quelques secondes. Il y avait làdeux victimes désignées : Frédéric d’abord, qui, plus faiblequ’un enfant, du moins c’était l’apparence, n’allait point résisterà la première attaque de monsieur de Rosenthal ; ensuitemonsieur de Rosenthal lui-même, pour qui le sang versé de Frédéricserait un arrêt de mort irrévocable.

Parmi la famille des Compatriotes,quelques-uns avaient pensé, en voyant l’air calme et presquedédaigneux du baron ; en saisissant, d’autre part, ce bruitléger qui s’était fait entendre derrière la haie, que le drameallait avoir quelque péripétie inattendue.

Les officiers des chasseurs de la garde,présents à la fête, en grand nombre, étaient là peut-être sous lecouvert. Au premier choc des épées, peut-être qu’ils allaient seprécipiter au secours de leur chef.

Et nous vous prions de croire que messieursles étudiants n’avaient point peur de cela. Il s’annonçait assezmaigre, ce fameux scandal contrà, proclamé d’avance avectant de pompe, il tournait au lugubre et au noir. Ce n’était pasune de ces brillantes mêlées où l’université donnait tout entière,frappant d’estoc, frappant de taille et coupant en plein drap desuniformes !

C’étaient des funérailles.

En outre, car au plus fort même de leursextravagances quelque bon sentiment perce toujours chez ces jeunescœurs ; en outre, ils se disaient que dans le tumulte et aumilieu de la mêlée, il serait bien facile d’enlever Frédéric.L’idée de voir tomber Frédéric, le vaillant et l’invincible, commeune victime sans défense, les révoltait et leur déchirait l’âme. Iln’y en avait pas un qui n’eût donné tout son sang pour une gouttedu sang de Frédéric.

Les officiers de la garde pouvaient donc semontrer ; ils étaient attendus comme le Messie, et un long cride joie allait les accueillir.

Mais les officiers de la garde n’étaient pointsous le couvert. Le baron de Rosenthal était bien un soldat, commeil l’avait dit ; il prétendait mener seul sa querelle etn’engager que sa propre vie.

Sous le couvert, il n’y avait qu’une pauvreenfant, haletante et brisée : Chérie, qui étouffait sessanglots et qui pressait sa poitrine à deux mains pour contenir lecri de sa détresse.

Chérie était là depuis longtemps déjà ;elle avait éprouvé au centuple les alternatives d’espérance et dedouleur qui faisaient battre depuis le commencement de la scène lecœur de tous les étudiants.

Elle avait vu le baron de Rosenthal entouré deces épées menaçantes ; puis Frédéric tout seul, avec la mortsur le visage, en face de ce colonel à la taille héroïque, aux brasd’athlète, au cœur de lion ; puis encore, Arnold s’élançant audevant du jeune homme et prenant sa place pour le combat.

Le reste lui avait échappé, car elle étaittrop loin pour entendre la voix faible de Frédéric réclamer lebénéfice barbare de la loi des écoles et le droit de mourir.

Ce temps d’arrêt, loin de porter son angoisseau comble, lui avait rendu l’espoir. Et avec l’espoir revenu, lavoix de sa conscience s’était fait entendre ; elle s’étaitrecueillie en elle-même, elle s’était dit, le rouge de la honte aufront :

– J’ai pensé un instant, moi Chérie, àdevenir la femme de cet homme qui est là, pressé de tous côtés parla mort, et en présence de ce danger horrible, inévitable, qui lemenace, je n’ai eu de frayeur, je n’ai eu de sollicitude que pourson adversaire ! Si j’ai senti mon âme défaillir, si messanglots ont arrêté mon souffle dans ma poitrine, c’est que j’ai vul’éclair de l’épée au-dessus du front de Frédéric !…

Chérie se disait cela ; Chérie était uneâme pleine de droiture et d’honneur ; Chérie se reprochait saconduite au bal comme un grand crime.

Et jamais peut-être elle n’avait compris sibien qu’à cette heure de quelle passion ardente et profonde elleaimait ce Frédéric ingrat.

Hélas ! si elle l’eût entendu imploreravec larmes le droit de mourir pour elle !…

Mais elle n’entendit rien. Elle vit seulementles rangs de la Famille se rouvrir, Arnold et Rudolphe, les deuxplus chers amis de Frédéric, les deux plus braves après lui, parmiles étudiants, Arnold et Rudolphe, sur qui Chérie comptait commesur elle-même, se retirer, tête baissée, et laisser le champ libreau jeune homme.

Un large espace séparait encore Chérie du lieudu combat, mais les yeux de l’amour sont perçants, et Chérievoyait, comme si elle eût été au centre du cercle, les traces dumal terrible qui accablait le pauvre Frédéric.

Quand le glaive de Rosenthal se leva, elle eutfroid au cœur comme si le fer eût traversé sa propre poitrine. Ellevit en même temps le cercle des étudiants se rétrécir et les épéess’agiter d’elles-mêmes en quelque sorte dans les mainsfrémissantes.

Et son cœur traduisit tout cela, son cœur lutcouramment dans la pensée de tous. Ils se disaient, Chériel’entendait comme si leur voix eût parlé au dedans de son âme, ilsse disaient : « Frédéric va mourir, mais comme nousallons le venger ! »

Le venger ! ô raillerie misérable etamère ! le venger après l’avoir laissé mourir !

Un nuage passa sur les yeux de Chérie. Elleeut une vision. Devant elle, dans la nuit, un cadavre s’étendaitlivide, avec des gouttes de sang rouge sur la poitrine, les yeuxfermés… ces beaux yeux de Frédéric si tendres et si doux ! lescheveux épars dans la poudre… ces cheveux blonds moelleux, cescheveux blonds brillants, ces cheveux qui flottaient et qu’elleaimait dans ses rêves !…

Elle poussa un grand cri, traversa la haie eny laissant des lambeaux de ses vêtements déchirés, elle seprécipita dans les rangs des étudiants, qui s’ouvrirent à savue.

– Arrêtez ! arrêtez ! dit-elle,au nom de Dieu, arrêtez !

Elle ne savait rien que sa vision même ;elle n’avait rien vu de ce qui s’était passé ; ses yeux égarésétaient aveugles ; elle s’était élancée avec l’idée fixe desauver Frédéric, elle ne vivait plus que dans cette idée.

Pour sauver Frédéric, il fallait mettre fin aucombat, et qu’importait le prétexte ?

Ils étaient loin les reproches que lui faisaittout à l’heure sa conscience, et d’ailleurs ne peut-on être épousesans aimer, épouse vertueuse et dévouée ? ne peut-on refoulerses souvenirs, vaincre son cœur et cacher son martyre ?

Sauver Frédéric d’abord, puis donner le restede sa vie au malheur ! Ce sort-là, Chérie l’acceptait etl’appelait.

Elle savait, car Bastian avait causé avec elledix minutes, et Bastian était plus indiscret qu’une femme, ellesavait l’engagement pris à son égard par les membres de la Famille.Sans calcul aucun, poussée par sa détresse et par l’instinct de sonamour, elle passa au travers des étudiants en ajoutant :

– Arrêtez ! arrêtez ! c’est luique j’aime ! c’est lui que j’ai choisi pour époux !

Un long cri d’enthousiasme et de triomphe,auquel Chérie n’avait pas même fait attention, avait précédé cesparoles.

Trompant les craintes de tous et retrouvant audernier moment sa jeune et redoutable énergie, Frédéric avaitattaqué le colonel avec une violence inattendue. Celui-ci, quicomptait trop peut-être sur la faiblesse de son adversaire, n’avaitpoint déployé toutes les ressources de cette science en faitd’escrime qui lui donnait la réputation de premier tireurd’Allemagne ; il avait rompu coup sur coup aux premièrespasses ; son pied gauche avait rencontré une motte de gazon etFrédéric le tenait renversé, le pied sur la gorge.

Le baron n’essayait même pas de serelever.

– Autant à présent que plus tard !…dit-il.

Et il ajouta en regardant Frédéric enface :

– Quand vous vous portez bien, mon pays,vous devez être une rude lame !

Frédéric avait entendu la voix de Chérie. Ilrestait immobile et comme pétrifié, tenant l’épée à un pouce de lagorge du colonel.

– Tue ! tue !… criaient lesétudiants.

Et le colonel lui-même reprit :

– Mon pays, si nous devons recommencer,je vous préviens que je m’y prendrai autrement ; ainsi pas degénérosité mal entendue !

Tous les membres de la Famille s’étaientmassés autour de Frédéric et de son adversaire ; ils formaientcomme un mur infranchissable au devant de Chérie.

Mais Frédéric était sourd à la voix de sesfrères et à la voix du colonel. Il écoutait et il attendait.

– De qui parlez-vous, Chérie ?…demanda Rudolphe en dehors du cercle.

– Arrêtez ! répéta la jeune fille,tout entière à son idée fixe, et qui voyait toujours devant sesyeux la vision terrible : Frédéric terrassé, Frédéric mort… Jeparle du baron de Rosenthal !

– Ah diable !… dit ce dernier, quieut un sourire ; ceci est pour m’achever !

Il pensait que l’aveu de Chérie était pour luile coup de grâce. Les étudiants, en effet, répétaient de toutesleurs forces :

– Tue ! tue !

Mais Frédéric releva son épée, et l’éclair deses yeux s’éteignit.

– Au nom du diable ! s’écrièrent lesétudiants exaspérés et fous, cela ne profitera pas auPhilistin !

– Le Philistin a été renversé de bonneguerre !

– Le Philistin est à nous !

Rosenthal s’était remis sur ses jambes, maisil n’avait pas eu le temps de reprendre son épée. La foulevociférante, ivre de sa colère et de ses propres clameurs, s’élançasur lui en tumulte ; vingt glaives menacèrent à la fois sapoitrine.

Frédéric opposa son épée à celle de sesfrères, puis, comme il se vit trop faible pour les arrêter ou pourles contenir, il se tourna vers Rosenthal et le couvrit de sonpropre corps en le tenant embrassé.

– Chérie ! Chérie ! dit-il endomptant l’angoisse terrible qui lui déchirait le cœur, je suis là,ne craignez rien ; j’ai entendu vos paroles… Chérie, mapoitrine est devant la sienne… Puisque vous l’aimez, Chérie, je leprotégerai au prix de tout mon sang !

Chapitre 10Adieu, Chérie !

La voix de Frédéric se perdait dans le tumultecroissant. Il faut non-seulement la force d’âme, mais encore lavigueur physique pour dominer la tempête des passions révoltées, etFrédéric s’affaiblissait. Cet instant de répit que lui donnait lafièvre touchait à son terme.

Il sentait lui-même ses yeux se voiler, et sapensée vacillait dans sa cervelle vide.

Les paroles de la jeune fille avaient été pourlui un coup de massue. Jusqu’alors, il n’avait eu que ces vaguesdésespoirs des jeunes cœurs qui aiment trop et doutent d’eux-mêmes.Ce nuageux malaise qui est au fond de toute nature allemande, cetteinquiétude, ce chagrin, cette maladie de terroir, le tourmentaientet le faisaient malheureux, mais il n’eût point su assigner decause réelle à sa détresse. Jusqu’alors, il était en quelque sortedans la position de l’accusé qui vient s’asseoir innocent devant untribunal, mais qui ne croit pas à la justice des hommes.

Maintenant, l’arrêt était prononcé : cen’était plus désormais un supplice imaginaire qui pesait surlui ; son avenir était brisé, sa jeunesse était morte, et cetarrêt c’était la propre bouche de Chérie qui l’avait prononcé.

Chérie aimait le baron de Rosenthal !

Au moment où Frédéric avait entendu cet aveu,tombé des lèvres de la jeune fille, la vie s’était arrêtée enlui ; son sang, refroidi tout à coup, avait glacé ses veines,et il avait remercié Dieu, parce que l’idée lui était venue qu’ilallait mourir.

Mais c’était un enfant généreux, c’était unesainte et belle âme que n’avaient point fait déchoir les folies del’école ; sa seconde pensée réagit contre la première ;il voulut vivre, ne fût-ce qu’un instant, pour payer à Chérie sadette d’amour et accomplir son suprême devoir.

Il rassembla tout son courage et il se dit,ici comme dans la grande salle de la Maison de l’Ami : – Ilfaut qu’elle soit heureuse !

Et il opposa, comme nous l’avons vu, son épéeau glaive de ses frères.

Ceux-ci étaient arrivés au paroxysme de lafureur ; ils méconnurent pour la première fois peut-être lavoix de leur chef bien-aimé : comme ils avaient méconnu lavoix de Chérie. Ils se ruèrent sur Rosenthal sans armes, et cesvingt épées qui faisaient autour de lui un cercle étincelant,cherchèrent à la fois un passage pour arriver à son cœur. La pointedes glaives rencontrait toujours le corps de Frédéric, qui semultipliait et faisait à son rival un bouclier impénétrable.

Le baron demeurait passif désormais ; lemépris qu’il faisait de la vie ne l’empêchait point de ressentirpour son jeune vainqueur une reconnaissance profonde. Il avait enlui ce qu’il fallait pour apprécier cette conduite chevaleresque.Mais ce qui était plus fort que sa reconnaissance et plus fort queson admiration, c’était la surprise où le plongeait le dévouementinattendu de Frédéric. Quelques minutes auparavant, les yeuxhagards et brûlants de Frédéric semblaient lui dire :« Je te hais et je veux boire ton sang ! »

– Prenez garde, mon pays, ne put-ils’empêcher de dire, vos frères, comme vous les appelez, ont l’aird’avoir la male rage !… vous valez bien Abel, sur ma parole,mais je les crois pires que Caïn, et ils sont capables de vous tuersi vous leur barrez plus longtemps le passage.

En ce moment Baldus, l’étudiant de Vienne, quiavait des moyens à lui, comme tous les philosophes mystiques, seglissa derrière le baron et le saisit aux cheveux en brandissant uncouteau-poignard.

– Limier ! dit-il en grinçant desdents, tu ne mordras plus personne !

Il visa sous l’omoplate gauche et lança soncouteau ; mais le poing de Frédéric était tombé sur la tête deBaldus comme la foudre, et l’étudiant-philosophe roula sur legazon.

– Pardieu ! mon pays, s’écria lecolonel, qui s’était retourné, si vous pouvez seulement ramasserdeux épées, nous allons faire faire du chemin à cette bellejeunesse !…

La main de Frédéric se colla sur sabouche.

– Taisez-vous !… dit-il.

En même temps, il le repoussa en arrière etfit un pas vers les siens, qui reculèrent pour ne point le blesser.Le premier moment de rage avait fait place chez les étudiants àcette colère plus calme qui attend, patiente, qui ne se lasse pas.Quelques-uns d’entre eux s’étaient concertés : ils étaientconvenus de suivre l’avis donné par le colonel lui-même etd’emporter Frédéric dans son lit.

Une fois cela fait, le champ était libre.

Frédéric à cet instant se tenait ferme sur sesjambes. Le mouvement rétrograde des étudiants avait permis àRosenthal de ressaisir une épée, et Dieu sait qu’il éprouva uncertain plaisir à serrer dans sa main la poignée de la bonnelame.

– Monsieur le baron, lui dit Frédéric ensecouant la tête et en laissant errer sur sa lèvre un souriremélancolique, je vous garantis que vous n’en aurez plus besoin.

– C’est possible, mon cher pays, répliquaRosenthal, qui respirait à pleine poitrine comme un asphyxié revenuà l’air libre ; ne vous occupez pas de moi… j’ai pris celapour me servir de contenance…

En même temps, il éprouvait le glaive contreterre, et malgré lui, sa riche taille se redressaitorgueilleusement…

Quelques secondes s’étaient écoulées ;Frédéric restait toujours immobile et isolé au devant du baron deRosenthal ; en face de lui, les membres de la Famille serangeaient silencieux et sombres.

Au milieu du cercle, Chérie, pâle ettremblante, était soutenue par Arnold et Rudolphe.

Chérie était presque aussi changée queFrédéric lui-même. On eût dit que la même fièvre les accablait tousles deux. Chérie avait les cheveux épars et les vêtements endésordre. Il y avait de l’égarement, presque de la folie dans sesyeux, qui n’osaient point se tourner vers Frédéric.

Chérie mesurait avec épouvante le cheminqu’elle avait fait ; elle hésitait ; elle chancelait aubord de l’abîme.

Tout ce qui s’était passé se montrait à ellecomme un rêve extravagant et douloureux. Elle n’en était plus à sereprocher les bizarreries de sa conduite, à regretter ses actes,qui depuis le commencement de cette journée démentaient sesrésolutions ; elle se laissait aller, entraînée parl’irrésistible pente.

Il est dans la vie une heure presque aussisolennelle que la dernière heure elle-même, et remplie des mêmesintuitions prophétiques : c’est l’heure où la volonté domptéeprend malgré elle la route de l’infortune et dit adieu à tous lesespoirs aimés.

C’est l’heure du choix fatal et suprême, heuremortelle, agonie plus douloureuse que l’agonie qu’on souffre auseuil de l’éternité.

En ces moments, tout voile tombe, toute brumese dissipe, et les yeux dessillés s’étonnent de n’avoir pas vu plustôt.

Chérie voyait ; Chérie se disait, enproie à une intolérable angoisse : – Peut-être qu’ilm’aimait !

Si une seule des paroles de Frédéric eût trahil’état de son âme ; Chérie se serait élancée dans ses bras.Mais justement Frédéric employait tout ce qui lui restait de forceà cacher la profondeur de sa blessure ; Frédéric était là,vainqueur de son mal physique et de sa torture morale ;Frédéric redressait son front résigné ; Frédéric promenait surles étudiants, ses frères, la sérénité triste de ses regards.

Il n’avait pas parlé encore, et déjà la fouleétait dominée.

– Les étudiants de la noble université deTubingue, prononça-t-il lentement après un silence, ont des épéeset dédaignent le poignard. Il n’y a pas d’assassins dans la nobleuniversité de Tubingue !… Rudolphe et Arnold, mes frères,dites comme moi ; que le lâche soit frappé trois fois du platdu glaive et chassé honteusement de nos rangs !

Le doigt de Frédéric désignait Baldus,l’étudiant viennois.

– Il n’est pas membre de la Famille,murmurèrent quelques voix.

– Nous disons comme toi, mon frèreFrédéric, prononcèrent en même temps Arnold et Rudolphe.

Les trois Épées constituent le tribunal chargéd’appliquer la loi du Comment. L’arrêt étant rendu,Bastian et deux autres se saisirent de Baldus, le frappèrent partrois fois sur le dos avec le plat du glaive et le poussèrent horsdes rangs.

– Sur mon honneur, pensa le colonel, cesont d’honnêtes jeunes gens, après tout… Il ne s’agit que de lesconnaître !

Ceci ne l’empêchait point d’avoir toujoursl’œil au guet, car il pensait bien que son affaire n’était pointréglée.

– Si la noble université de Tubingue neveut point d’assassins dans ses rangs, reprit Frédéric, pourquoi,tout à l’heure, y avait-il vingt glaives contre un homme sansdéfense ?… Le glaive qui frappe ainsi vaut-il mieux que lepoignard ?

– Mon frère Frédéric, répondit Arnold quis’avança vers lui, cet homme nous appartenait… cet homme nousappartient encore.

– C’est mon avis, dit Rudolphe, quisuivait son camarade.

Chérie restait désormais seule.

– Hourra ! crièrent lesCompatriotes, il y a deux Épées contre une : le Philistin estencore une fois condamné !

– C’est le moment ! pensa le baronde Rosenthal, ces jeunes gens ont du bon, mais pas beaucoup… Voyonsà tomber cette fois comme un gentilhomme !

Arnold imposa silence du geste à la foule desétudiants.

– Mon frère Frédéric, reprit-il, ce quipeut se comprendre dans le paroxysme de la colère ne vaut plus rienquand le calme est revenu, nous t’accordons cela, et au lieu demettre à mort cet homme que tu as tenu renversé sous ton genou, jelui offre le combat en mon nom et au nom de l’université deTubingue.

– C’est cela ! c’est cela !…cria le chœur. – Le Philistin doit être content de nous !

Rosenthal s’inclina en souriant et sans motdire. On attendait la réponse de Frédéric.

– Et moi, prononça ce dernier d’une voixplus grave, je te donne un démenti en mon nom et au nom de la nobleuniversité de Tubingue !

Un murmure irrité accueillit ces paroles, etle glaive frémit dans la main d’Arnold.

Personne ne songeait à la pauvre Chérie, quin’était plus la reine, hélas ! et qui restait là pensive, têtebaissée.

Elle n’avait point la conscience de ce qui sepassait autour d’elle.

– Nous t’aimons tous, mon frère Frédéric,dit Arnold en contenant sa voix ; nous te connaissons tous, etpersonne ne mettra sur le compte de ton cœur des paroles échappéesau délire de la fièvre… Ta place n’est point entre cet homme etnous ; range-toi, mon frère Frédéric.

Ce disant, Arnold provoqua du geste le baron,qui ne se fit pas prier pour mettre au vent son épée.

Frédéric se baissa et ramassa le glaive quiétait à ses pieds. Arnold et Rudolphe se regardèrent ; unesourde rumeur parcourait les rangs de l’école.

– Chérie ?… appela Frédéric d’unevoix sonore.

La jeune fille tressaillit comme si on l’eûtarrachée à un profond sommeil.

Elle promena ses yeux égarés tout autourd’elle et ne bougea point.

– Venez ici, Chérie, reprit Frédéric,dont la voix se fit grave et sévère ; entre vous et ceux quivous entourent le pacte est rompu… Venez ici ; vous n’avezplus qu’un seul défenseur, car il a suffi d’un jour aux membres dela noble université de Tubingue pour oublier un sermentsolennel !

Chérie fit un pas comme malgré elle pourobéir.

– Chérie ! Chérie !…,s’écrièrent cent voix émues, car à ce moment chacun retrouva dansson cœur ce sentiment de tendresse exaltée qui liait tous lesmembres de l’université de Tubingue à la fille de Franz Steibel.Chérie, restez avec nous ! Chérie, nous vous aimons, ne nousaimez-vous plus ?

La poitrine oppressée de Frédéric refusaitpassage à son souffle. De tous ceux qui étaient là, c’était lui quidésirait le plus passionnément que la réponse de Chérie démentîtses dernières paroles. Mais, fidèle à la résolution stoïque qu’ilavait prise, il éleva la voix encore et dit :

– Chérie, il faut choisir !

Il était d’un côté, l’université de l’autre.Chérie, dont la tête se perdait, suivit l’impulsion de son cœur,elle alla du côté où se trouvait Frédéric sans songer que Frédériccombattait à cette heure contre lui-même.

Frédéric poussa un profond soupir. Son espoircessait de se débattre dans l’agonie ; son espoir n’étaitplus.

Il tendit sa main gauche à Chérie, et de lamain droite il la couvrit de son épée.

– Mes frères, vous avez juré ce matin queChérie serait heureuse… Ceux qui ont été avant nous dansl’université de Tubingue ont fait un autre serment, ils l’ont tenu…Je veux tenir comme eux le serment que j’ai fait… Je veuxcombattre, fût-ce même contre vous, pour le bonheur deChérie !

Chérie passa ses deux mains sur sonfront ; elle semblait chercher sa pensée fugitive.

– Chérie ! Chérie !… répétaientles étudiants, nous abandonnez-vous pour suivre notreennemi ?…

Chérie se disait :

– Comme il plaide la cause de monmalheur !… Ah ! s’il m’aimait, laisserait-il tomber sonépée de ce côté de la balance ?…

Et derrière cette pensée amère, une autrenaissait plus vague, mais non moins puissante : elle avaitentre ses mains la vie d’un homme !

Rudolphe et Arnold avaient échangé quelquesparoles à voix basse. Rudolphe avait des larmes dans les yeux, etil n’était pas le seul, car tous ces jeunes gens ressentaient,jusqu’au fond de l’âme, l’ingratitude de Chérie.

Frédéric était dans le vrai, ils le savaientbien ; Frédéric ne faisait qu’accomplir la lettre du sermentsolennellement prononcé ; mais à l’heure pleine d’enthousiasmeoù ils avaient juré, qui donc eût pu prévoir ce qui se passaitmaintenant ? Chérie la bien-aimée, Chérie l’idole adorée, lesabandonnait et les trahissait.

Leur colère trouvait de l’aliment dans leurtendresse même, et s’ils étaient là menaçant toujours Rosenthal,c’est qu’ils ne pouvaient s’empêcher d’aimer encore Chérie.

Arnold et Rudolphe se prirent par la main.

– Reine, dit Arnold, employant pour ladernière fois ce terme de caressante familiarité dont les membresde la Famille se servaient pour désigner Chérie, Frédéric a raisonet nous avions tort : un serment est un serment… Dites quevous aimez cet homme, et nous vous laissons à votredestinée !

Chérie regarda Rosenthal, qui était appuyé surson glaive et qui contemplait tout cela d’un œil curieux, commes’il eût été spectateur désintéressé. Elle regarda Frédéric, quibaissait les yeux, et deux larmes roulèrent lentement sur sajoue.

– Oui, prononça-t-elle d’une voix sibasse qu’on eut peine à l’entendre, je l’aime !

– Adieu donc, Chérie ! murmuratristement Arnold ; que Dieu et votre père vouspardonnent !

Ce fut comme un signal ; les étudiantsremirent le glaive sur l’épaule sans prononcer une parole etprirent le chemin de Ramberg.

Mais Frédéric se plaça au devant d’eux et leurbarra la route.

– Mes frères, dit-il, tout n’est pasfini… Ce n’est pas là ce que nous avons juré…

– Diable d’enfer ! gronda Bastianqui larmoyait pour tout de bon, que te faut-il encore àtoi ?

– Pour que notre serment soit accompli,dit Frédéric, pour que Chérie soit heureuse, il faut que l’époux deson choix lui donne son amour avec son nom… Attendez une minuteencore, mes frères, car Chérie a parlé la première, et monsieur lebaron de Rosenthal ne lui a pas répondu.

Au moment où Chérie avait prononcé cemot : « Je l’aime ! » le baron, qui était àtout le moins un fort galant cavalier, s’était approché d’ellevivement et avait pris sa main pour la porter à ses lèvres. La mainde Chérie, froide et comme inanimée, ne fit aucune résistance.

Les membres de la Famille s’étaient arrêtés àla voix de Frédéric.

– Je vois bien, dit Rudolphe amèrement,qu’il nous faudra nous-mêmes célébrer ses fiançailles avec unsoldat du roi !

– Pardieu, reprit Arnold en essayant derailler, la cérémonie aura d’autres témoins que nous, car voicivenir les violons de Ramberg, et je crois que toute la fête vadescendre l’avenue !

On entendait, en effet, à quelque distance,une musique vive et joyeuse ; on voyait, à travers les arbres,des lumières s’approcher, et déjà le bruit des voix bavardes semêlait au son des instruments.

Rosenthal mit sa main au devant de ses yeuxpour essayer de voir à travers l’obscurité.

– Qu’il réponde tout de suite, disaientles étudiants, car nous voulons laisser le champ libre aux violonsdes accordailles !

Chérie ne pleurait plus ; elle fixaitdevant elle ses yeux mornes et sans regards. Vous eussiez dit unestatue de pierre.

– Monsieur le baron, dit Frédéric, Chérieest notre fille à tous… Le père délaissé n’abandonne pas ses droitset demande, du moins, à l’étranger qui lui ravit sa fille :« L’aimez-vous ? » Sera-t-elle votrefemme ?

Le baron venait de reconnaître, en tête desnouveaux arrivants son respectable oncle, le comte Spurzeim, appuyésur la bonne grosse épaule d’Hermann. Il avait reconnu aussi sabelle cousine Lenor, qui souriait au bras d’un officierbavarois.

– Mon cher oncle dira ce qu’il voudra dela mésalliance ! pensa-t-il, mais je crois que je l’aime, et,ce qui est certain, c’est que dans tout l’univers je ne trouveraispas une plus belle baronne de Rosenthal… En troisième lieu, sanselle, depuis dix minutes au moins, j’aurais rejoint mesancêtres.

– Vous ne répondez pas ?… ditFrédéric, dont les sourcils se fronçaient déjà menaçants.

Rosenthal baisa une seconde fois la main deChérie, et, croyant bien qu’il allait la rendre pour le coup laplus heureuse des femmes, il répondit avec un ton plein degalanterie :

– Je vois d’ici venir le conseiller privéhonoraire, comte Spurzeim, mon plus proche parent, et je l’attendspour lui présenter madame la baronne de Rosenthal.

Les nouveaux arrivants étaient alors àquelques pas seulement, et la musique rambergeoise faisait silence.Rosenthal avait regardé du coin de l’œil sa belle cousine Lenor,car cette résolution soudaine qu’il prenait n’était pas tout à faitexempte d’un petit esprit de vengeance. Il vit Lenor pâlir etchanceler : il eut regret peut-être de ce premier instant.

Pour se remettre, il tourna les yeux versChérie : la joie de l’une devait compenser le désespoir del’autre. Les yeux de Chérie étaient sans larmes, mais sa figureexprimait une douleur si navrante que Rosenthal recula d’unpas.

Le comte Spurzeim arrivait à lui.

– Ma foi, mon oncle, dit Rosenthal avecun peu d’hésitation, vous allez me désapprouver sans doute…

– Baron, vous êtes majeur, interrompit lediplomate fort, et voilà tantôt huit ou dix ans que je vous airendu vos comptes de tutelle ; j’ai bien l’honneur d’offrirmon baisemain respectueux à madame la baronne de Rosenthal.

Il se retourna juste à temps pour recevoirLenor, qui se jeta dans ses bras en pleurant.

Le diplomate fort lança un regard victorieux àson fidèle Hermann, et mit un baiser paternel sur le front deLenor.

– Pauvre enfant ! murmura-t-il avecsensibilité. Moi, du moins, je ne te manquerai jamais !…

– Eh bien ! s’écria Bastian, qui nepouvait rester longtemps dans les grandes émotions, voilà unepetite comtesse bien lotie !… J’aime la tête de ce conseillerprivé honoraire.

Rosenthal s’était avancé vers Frédéric.

– Mon pays, lui dit-il non sans un légeraccent de tristesse, car les larmes de Lenor pesaient sur son cœur,vous m’avez sauvé la vie, comptez que je m’en souviendrai.

Il lui tendit la main. Le premier mouvement deFrédéric fut d’écarter la sienne ; mais il se ravisa et renditau baron son étreinte en disant d’une voix ferme :

– Vous serez quitte envers moi, monsieur,si Chérie est heureuse.

Ce fut son dernier mot ; il rejoignit àpas lents ses frères qui s’éloignaient. En arrivant dans leursrangs, il fit signe à Rudolphe et à Arnold de le soutenir. Ilvoulut parler, mais sa voix s’arrêta dans sa gorge, ses yeux sefermèrent ; il lutta un instant contre la fièvre triomphanteet se laissa tomber sans mouvement entre les bras de sescompagnons.

Un mariage illustre, romanesque, lesfiançailles de la reine Chérie et du baron de Rosenthal, c’était làun digne couronnement pour la fête de Ramberg ! Les villageoisétaient franchement joyeux, car ils aimaient Chérie de tout leurcœur, et ils ne pouvaient pas penser qu’une pauvre jeune fille fûtmalheureuse en épousant un seigneur si beau, si jeune et sipuissant. Au contraire, il leur semblait que Chérie avait eu legros lot à la loterie de la destinée, et chacun y applaudissait desmains et de la voix.

Il n’y avait de triste dans toute l’assembléeque l’ancien bedeau Hiob, avec sa femme Barbel et le digneinspecteur Muller. Barbel et Hiob, les pauvres gens !perdaient là un bien beau revenu. Quant à l’inspecteur Muller, sescartes s’étaient retournées contre lui : Frédéric, sa bêtenoire, était plein de vie ; Rosenthal, son épouvantail, seportait fort bien, et Chérie lui passait, comme on dit, sous lenez.

– En avant les violons !… s’écria levieux comte Spurzeim, qui rompit l’étiquette et ne put contenirplus longtemps l’élan de son aimable gaieté.

La musique éclata aussitôt et on reprit endansant le chemin de Ramberg.

– Hein ! hein ! hein !…dit Spurzeim dès qu’il se trouva seul en face d’Hermann, sonconfident, ma belle nièce Lenor est-elle à moi cettefois-ci ?

Hermann hocha la tête affirmativement.

– As-tu vu l’effet de ladiplomatie ?… reprit Spurzeim.

– Mais, dit Hermann, monsieur le comtem’avait annoncé un tout autre dénoûment.

– Voilà le beau ! s’écria levieillard, voilà le fort ! voilà le miraculeux de ladiplomatie !… La diplomatie est une science cornue, fourchue,dilemmatique et bricolante qui ne réussit jamais mieux que quandelle porte ses coups loin du but !… En politique, nousbraquons nos mortiers sur Paris, et c’est Madrid ou bien Berlin quiest bombardé… Dans la diplomatie intime et de famille dont je suisl’instaurateur, on verra des effets semblables, non moins heureux…En attendant, Hermann, mon ami, tu partiras demain pour Stuttgardafin de commander ma corbeille de noce !

– Oui, monsieur le comte, réponditHermann, mais regardez donc comme cette jeune fille est pâle etsemble souffrir.

Il désignait du doigt Chérie, qui marchait aubras du baron de Rosenthal, muette et plus changée qu’unemorte.

Spurzeim se frotta les mains avecenthousiasme.

– La diplomatie !… s’écria-t-il, ladiplomatie !… Cette jeune fille et mon cher neveu, et la belleLenor, et tous ceux qui m’entourent, depuis le premier jusqu’audernier, sont entre mes mains comme des marionnettes dociles… Ilsfont ce que je veux et ce qu’ils ne veulent pas… Ils pleurent, ilsse débattent, mais ils obéissent, parce que j’ai en main labaguette des enchanteurs modernes : la diplomatie !

 

Vers la fin de cette même soirée, deux lourdscarrosses aux panneaux chargés d’armoiries descendaient vers lavallée du Necker. Chacun d’eux était précédé de valets à cheval quiportaient des torches. Le premier contenait Lenor et le comteSpurzeim, conseiller privé honoraire. Dans le second se trouvaientle baron de Rosenthal et la reine Chérie.

Depuis le départ des étudiants, Chérie n’avaitpas versé une larme, il est vrai, mais elle n’avait pas non plusprononcé une parole.

Elle était comme stupéfiée, droite et raidedans un coin du carrosse, tandis que Rosenthal de son côtésongeait.

On arrivait au fond de la vallée où le Neckerdéroulait le large courant de ses eaux. Au milieu de la campagnesolitaire, sur la rive même du fleuve, les porteurs de torchesaperçurent une grande masse sombre qui se mouvaitsilencieusement.

On put voir bientôt que c’était une trouped’hommes cheminant avec lenteur dans la nuit.

Le premier carrosse passa, et la lueur de sestorches tomba sur les voyageurs muets.

Un cri s’échappa du second carrosse. Chérie sepenchait hors de la portière. Elle avait reconnu ou plutôt devinéles étudiants de l’université de Tubingue.

– Mes amis ! ô mes amis !criait-elle d’une voix où vibrait sa poignante douleur ; mesfrères et mes bienfaiteurs, c’est moi, Chérie !… Adieu !adieu !

Le cocher toucha ses chevaux, qui prirent legalop. Un silence profond répondait seul à la voix de Chérie.

– Adieu ! adieu !…répétait-elle désespérée. Un mot, par pitié, mes frères !dites-moi que vous me pardonnez !

Le silence toujours. Les étudiants marchaientd’un pas mesuré, sans détourner la tête.

Les sanglots de la pauvre Chérie étouffèrentsa voix. Alors elle agita son mouchoir pour prolonger l’adieu.

Comme la bouche des étudiants de Tubingueavait été muette, leurs bras demeurèrent immobiles.

Et le carrosse passait ; il arrivait à latête de la troupe.

La lueur des torches éclaira les premiersrangs, et Chérie vit Arnold et Rudolphe qui marchaient lespremiers. Frédéric n’était point à son poste au milieu d’eux.

Elle se pencha davantage ; elle vit quederrière les deux Épées, il y avait quatre Compatriotes quiportaient un brancard, et sur le brancard, un homme étendu sansmouvement.

Un cri déchirant s’échappa de sapoitrine : elle avait reconnu Frédéric.

À ce cri, l’homme étendu sur le brancard sesouleva péniblement.

Celui-là se mourait pour la fille ingrate etfugitive de Franz Steibel, et celui-là, tout seul pourtant, parmiles étudiants de Tubingue, éleva sa voix faible pour répondre àChérie.

Le vent du soir l’apporta aux oreilles de lajeune fille, cet adieu sourd et brisé, comme le dernier soupir d’unhomme à la mort :

– Adieu, Chérie !

Et Chérie retomba, privée de sentiment, aufond du carrosse, emporté vers le Schwartzwald par le galop de sesquatre chevaux.

Partie 2
LE CHÂTEAU DE ROSENTHAL

Chapitre 1Paysage, caractère et portrait.

Dans la partie orientale de la forêt Noire, àquelques lieues de Freudenstadt, sur le prolongement du Kniebis,dont le sommet, couvert de neiges éternelles, domine toute lacontrée, un grand vieux château s’élève au milieu d’un sombrehorizon de pins. Un château à murailles et à créneaux, qui a satour du midi et sa tour du nord, ses glacis escarpés, ses cheminscouverts, son pont-levis sur des fossés profonds et son donjonpointu qui poignarde le ciel nuageux de la Souabe.

La forêt Noire est aussi fertile enmerveilleuses légendes que le Harz lui-même. Les fantômes dansentsous ses pins énormes comme dans les cavernes de Pludenz, comme auxsommets granitiques du Finstermunz… La nuit, quand la brume s’élèvevers la source du Danube, quand la lune tremble dans l’eau froideet calme des petits lacs, la troupe des ondines glisse le long desflancs de la montagne, et l’on entend dans les sentiers déserts legalop mystérieux de ce cheval à tous crins qui emporte les mortsvoyageurs… les morts de la poésie allemande, les morts qui vontvite !

D’étranges voix gémissent dans les cavernes oùs’engouffre le vent ; les sapins, toujours verts, agitentleurs grands bras avec un craquement monotone ; au loin l’échoapporte le chant du bûcheron, dont la mesure est marquée par lacognée ; et là-bas, cette colonne de vapeurs qui s’échappe dutoit de la cabane, et que blanchissent les rayons de la lune,ressemble à un spectre colossal dont la tête, enveloppée d’unsuaire, va se perdre parmi les étoiles.

C’est la patrie du merveilleux, surtout cetteportion du Schwartzwald qui appartient au royaume de Wurtemberg, etqui descend jusqu’au coude formé par le Necker, à la hauteurd’Eberbach.

L’autre versant de ces montagnes, enclavé dansle pays de Bade, est plus abrupte, plus pittoresque peut-être, maisse ressent déjà du voisinage trop immédiat des salons deconversation, du casino et des tables de roulette.

La poésie s’enfuit dès qu’elle entend croasserle jargon des gentlemen touristes ; la poésie ne peut pasvivre dans le voisinage de ces vilaines petites choses quientretiennent la verve des historiographes de la mode. Quand lesheureux dandies de la presse s’écrient chaque année avec un esprittoujours nouveau, mais sans daigner renouveler leur formulebien-aimée : « Paris est aux eaux ! » lapoésie, un instant égarée dans la plaine, essuie ses beaux piedsd’albâtre et s’envole vers les âpres sommets, où l’anglomanielourde et la distinction française ne pourront jamais lasuivre.

Elle s’envole en fermant les yeux, pour nepoint voir les couteliers de Birmingham, qui ont des berlines deprince et qui se font appeler mylord, pour ne point voirles lorettes parisiennes, déguisées en comtesses, éblouir lescoiffeurs russes métamorphosés en princes ; – elle s’envole ense bouchant les oreilles pour ne point entendre cette voix de l’ordéloyal qui grince sur le tapis vert sa chanson de sirène ; –elle s’envole pour laisser le champ libre à toute cettearistocratie mi-partie de bon cru, mi-partie frelatée, moitiéchevaleresque, moitié industrielle, à toute cette jeunesse doréequi montre le cuivre au moins par quelque bout et qui vient prendrepossession, vers le commencement de l’été, du grand-duché deBade.

Et tous ceux qui ne vont pas là pour jouercomme des coquins ou comme des idiots, la poursuivent cependantavec acharnement, la belle poésie envolée ; petites ladies auteint pâle, petites dames aux joues roses et souriantes, fierscavaliers campés sur la hanche et retroussant leurs moustachespacifiques, sont pris dès la frontière d’une poétique fièvre et nerêvent plus que grands bois, fleuves profonds reflétant l’azur duciel, pics escarpés, cascades écumantes.

Et ils vont partout avides, partout curieux,partout demandant au taciturne Germain sur la route : – Oùest-elle ? où est-elle, cette poésie que nous n’avons jamaisrencontrée au boulevard de Gand ni même au bois deBoulogne ?

Le Germain sourit et n’en dit pasdavantage.

Nous-même, saurions-nous répondre ? Elleest là-bas la poésie, là-bas où vous n’êtes point ; si vous yallez, elle n’y sera plus. Non pas vous, oh ! non certes,belle dame, mais ceux qui vous suivent ; votre cour élégante,esclave du tailleur, ces messieurs si bien à cheval, ces héros depetits comités, ces sportsmen et ces poètes !

Hélas ! oui, ces poètes. Quand les poètessont d’un certain acabit, quand ils sont de force à plonger unsalon tout entier dans l’extase, ce sont eux surtout qui font fuirla poésie.

Je pencherais à croire que la poésie préfèreaux poètes distingués le gros coutelier de Birmingham etces marchands de poisson millionnaires eux-mêmes qui apportent surle continent la peste de Londres.

Le pays de Bade sera bientôt, comme la Suisse,déshonoré ; ses villas blanches tomberont à ce degré de méprisoù sont déjà les pauvres chalets.

Alors la fashion enragée franchira la chaînedu Schwartzwald, traversera l’Autriche après la Bavière, la Hongrieaprès l’Autriche, et s’en ira boire de l’eau chaude ou froide,danser la schottish et piquer la carte jusque chez le ban deTémeswar !

Ceci est l’avenir. En attendant, la forêtNoire wurtembergeoise ne connaît pas encore les raffinements denotre civilisation, c’est tout bonnement la patrie antique ducharbon d’érable et du glorieux kirsch-wasser. Charbonniers etgentilshommes vivent de la vie de leurs pères ; peut-être ya-t-il excès de ce côté, car les charbonniers sont par trop noirset les gentilshommes un peu trop arriérés.

Il est vrai qu’entre ces deux classes, uneclasse nouvelle naît et grandit tout doucement : c’est lapetite bourgeoisie, qui achète à bon marché les biens desgentilshommes imprudents et les bras des charbonniers nécessiteux.Elle fait sa pelote là, comme partout ; elle bâtit au milieude cette nature magnifique et triste des maisons blanches, lourdes,laides et incommodes ; elle décime les bois et convertit lessplendeurs du paysage en thalers de vingt-quatre bons gros qu’ellecompte et recompte avec bien du plaisir.

Il suffit d’un tout petit ver pour gâter leplus gros fruit du pommier ; les bourgeois du Schwartzwaldverront la fin de ces forêts immenses qui semblent éternelles.

D’ordinaire, en face de tous ces vieuxchâteaux dont les murailles fières s’ébranlent et vont tomber enruine, on voit jaillir du sol quelqu’une de ces maisonsblanchâtres, robustes et trapues. Elles sont là quiattendent ; et, je vous le dis, dans leur laideur, elles ontje ne sais quel air de méchante raillerie. Quand on se place entrela maison, qui semble une excroissance fâcheuse aux flancs de lamontagne, et le château noble qui porte si dignement son grand âge,on se prend à penser avec une suprême tristesse que le mondedéchoit sur ses derniers jours, et que, suivant l’expression deVictor Hugo, ceci tuera cela.

C’est peut-être la loi de la nature. Et dequoi s’engraissent, en effet, les honteuses chenilles, sinon de lapure substance des fleurs ?

Notre vieux château, à nous, celui dont nousparlions aux premières lignes de ce chapitre, ne tombait point enruine ; il s’asseyait carrément entre ses douves transforméesen jardins, et pas une pierre ne manquait au capricieux ensemble deses murailles.

Du haut des tours, la vue était libre ;aucune de ces maisons blafardes, verrues de la montagne, ne semontrait au devant de sa façade. Seulement, sur la droite, loin,très-loin, au centre d’une petite clairière, on apercevait leprofil perdu d’une bâtisse carrée qui semblait toute neuve. Maiscette maison bourgeoise, bâtie avec un certain goût, au milieud’une propriété considérable, ne s’en prenait point àl’orgueilleuse forteresse ; elle semblait se cacher humblementdans le beau paysage qui l’entourait et tourner le flanc avecdiscrétion au château qui, quelque cent ans auparavant, aurait étéson suzerain.

La maison blanche s’appelait leSparren (le Chevron), par allusion au commerce de celuiqui l’avait fait bâtir. C’était un de ces négociants en bois quicontient des trains énormes au Necker, à l’Enz, à la Nagold ou à laGlatt, pour les porter au Rhin, lequel les conduit jusqu’àMannheim ; ce brave homme, dont nous avons peu de chose àdire, était mort insolvable, et ses créanciers faisaient vendre sondomaine.

Depuis quelques jours, beaucoup d’étrangersvenaient dans le pays pour visiter le Sparren. Mais un bruitcourait sourdement : on disait que trois charbonniers de lamontagne, les frères Braun, voulaient acheter à bas prix la maisondu défunt et qu’ils avaient juré de faire un mauvais parti àquiconque mettrait la surenchère. Or les trois frères Braun étaientla terreur de tout le canton ; chacun savait bien que leurcognée abattrait au besoin la tête d’un homme aussi facilementqu’une branche d’arbre. Les acquéreurs étrangers, toujours avertisdès leur arrivée, s’en allaient comme ils étaient venus.

La forteresse antique s’appelait le château deRosenthal.

Au dedans et au dehors du château, toutparlait de la puissance de cette famille de Rosenthal, démembrementdes Guelfes de Souabe, et dont l’ancienneté se perd, à la lettre,dans la nuit des temps. L’édifice principal ou corps de logisdatait du quinzième siècle : c’était une construction bizarredans sa lourde naïveté ; quelque troupe errante de ces maçonslibres dont le quinzième siècle vit se former les associations,avait dû passer dans ces montagnes, par fortune ; car ledonjon, piqué de côté, au midi du bâtiment central, présentait déjàquelques intentions hardies, et ses étroites fenêtres seterminaient par ces arcs renversés qui remplacèrent au sièclesuivant les deux lignes brisées de l’ogive. Les remparts et lestours qui flanquaient primitivement cette seigneuriale demeureavaient été détruits et réédifiés dans un style plus moderne. Versles derniers temps, on avait ajouté en dehors des murailles descommuns d’une vaste étendue, qui rejoignaient les fermes etbâtiments d’exploitation forestière. Cela formait comme un villageà qui la chapelle du manoir, véritable bijou d’architecturegothique, servait de paroisse.

Autour de tout cela, aussi loin que le regardpouvait s’étendre, la terre était le domaine de Rosenthal. Il n’yavait à rompre ce riche ensemble que l’enclave étroite et pointueoù s’élevait la maison blanche de feu le marchand de sapins. Toutdernièrement, au temps des guerres avec la France, le père du baronde Rosenthal avait aliéné cette partie de son domaine pour lever unrégiment de montagnards qu’il avait mené à l’empereur ; car siGuillaume de Wurtemberg, qui ne portait pas encore alors lacouronne royale, restait en paix avec Napoléon, ses sujets, nobles,étudiants et paysans, combattaient volontiers sous la bannière despuissances coalisées.

Nous l’avons dit, les anciennes douves étaienttransformées en jardins.

Vers l’ouest, au delà de ces frais parterres,des bosquets, disséminés dans de larges pièces de gazon,rejoignaient une forêt de pins par-dessus les hautes cimes desquelson voyait la tête blanche et coiffée de brouillard du montKniebis.

La forêt de pins s’arrondissait vers le nord,où une grosse roche de grès rouge, penchée au-dessus d’un torrent,coupait brusquement le passage. Le torrent faisait chute de la basede cette roche à la prairie plate et fertile qui entourait lemanoir du côté du nord-est. En toute saison, les grands bœufsd’Allemagne, les chevaux libres et ces chèvres barbues qui semblenttoujours des animaux sauvages égarés trop près de la demeure deshommes, animaient ce vaste tapis de verdure, car la forêt du côtédu nord, le Kniebis vers l’ouest, protégeaient l’heureuse valléecontre les vents d’hiver, qui, dans tout le reste de la contrée,prolongent les frimas depuis le commencement de l’automne jusqu’àla fin du printemps. Au sud-est, enfin, sur le penchant de lamontée qui allait rejoindre au loin un modeste affluent du Necker,c’était un paysage plus riant, coupé de bosquets de hêtres,d’érables et de sorbiers des oiseleurs, derrière lesquels tranchaitle noir feuillage des sapins.

Tout cela était calme, tous ces aspects diversavaient un caractère commun d’immense étendue ; de quelquecôté que l’œil se tournât, l’horizon se reculait, embrassant unespace énorme.

La grandeur a toujours sa tristesse : lechâteau de Rosenthal et ses environs étaient tristes. Quand nousavons prononcé le mot riant, tout à l’heure, c’est parcomparaison seulement et en songeant peut-être à ce mélancoliquesourire qui serre le cœur presque autant que les larmes.

C’était au château de Rosenthal que la pauvrereine Chérie habitait depuis trois semaines. Elle avait, Dieumerci, assez de compagnie dans le sévère manoir ; et si elleregrettait sa petite chambre mignonne de la Maison de l’Ami, àStuttgard, ce n’était pas faute d’être honorée, choyée et fêtée parles vassaux de monsieur le baron.

Voici, du reste, quel était le personnel dumanoir :

D’abord, le conseiller privé honoraire comteSpurzeim, qui était établi là de fondation, parce qu’il avait servide tuteur au baron, fils de sa sœur.

La chronique prétendait que ce mariage dudernier Rosenthal avec la sœur de Spurzeim était purement unemésalliance. Spurzeim portait le titre de comte, on ne savait troppourquoi. Son origine était couverte de ces nuages fabuleux quienveloppent la naissance des peuples. Il en était à peu près demême de sa fameuse carrière diplomatique. Nul n’aurait pu spécifierles postes brillants qu’il avait occupés dans les chancelleriesétrangères.

Le crédit de Rosenthal lui avait valu sontitre de conseiller privé. Il avait trempé très-adroitement danscette conspiration de cour dont son neveu avait été la victime.C’était pour lui la moindre des choses que de trahir. Quand ilavait passé vingt-quatre heures sans commettre une bonne petiteinfamie, il disait comme Titus : « J’ai perdu majournée ! »

Sa biographie, qui avait paru dans l’Almanachde Stuttgard, et que ses ennemis l’accusaient d’avoir un peurédigée lui-même, s’exprimait ainsi :

 

« Le comte est un esprit fin, délié àl’excès, sans préjugés, sans faiblesses. La longue habitude qu’il ades travaux diplomatiques, son admirable connaissance des choses etdes hommes font de lui un caractère à part. C’est un homme dudix-huitième siècle, une tête à la Voltaire.

» On l’accuse d’être un sceptique. Ill’avoue hautement et s’en fait honneur ; mais il avoue aussique la religion et certaines vieilleries morales sont bonnes encorepour brider le vulgaire.

» Le royaume de Wurtemberg possède en luiun homme d’État hors ligne, que les affaires n’ont point usé. Leportefeuille des relations extérieures lui est certainement dévoludans un avenir prochain.

» Faut-il ajouter que, comme tous lesdiplomates célèbres, le comte a une conversation vive, spirituelle,étincelante ? que son entretien abonde en mots profonds etinattendus ? que son esprit clairvoyant et légèrementsarcastique, etc., etc. »

 

Dans un autre passage, l’autobiographedéclarait, avec une visible complaisance, que monsieur le comteavait au fond de sa nature une certaine scélératesse mignonne etféline, une certaine perfidie philosophique qui le faisait de plusen plus ressembler à monsieur de Voltaire. Partout on sentait quela prétention du bonhomme était d’être tortueux et glissant commeune anguille, de n’avoir ni foi ni loi, et de ne point reculer aubesoin devant les actes qui effrayent le commun desconsciences.

Ceci est un genre de badauderie singulièrementdangereux et moins rare qu’on ne le pense. Nombre de nigaudsconfondent la finesse avec la méchanceté, comme ils prennent leblasphème idiot pour un symptôme de force intellectuelle. Un nigaudainsi fait est capable de tout.

Le comte n’avait jamais été riche. Son naturelastucieux et pointu l’avait entraîné dans des opérations sisubtiles, que sa petite fortune se trouvait réduite à l’état leplus diplomatique. Il ne s’en apercevait point trop, grâce à ladélicatesse de son neveu ; il était comme chez lui au châteaude Rosenthal. Vous eussiez dit, en vérité, le maître de lamaison.

Son portrait trônait dans le salon, en costumede ville et en sourire à la Voltaire. Son portrait décorait lagalerie en habit de cour, avec le regard voilé de monsieur deTalleyrand. Enfin son portrait, en grand uniforme diplomatique etorné de la propre grimace favorite du prince de Metternich, faisaitl’orgueil de la salle à manger. Il avait eu le désir toute sa viede posséder un quatrième portrait synthétique en quelque sorte, unportrait qui eût réuni la grimace du prince de Metternich au regardmadré de Talleyrand, au sourire patelin et moqueur de Voltaire,mais il n’avait pas encore trouvé d’artiste assez habile ou assezosé pour entreprendre ce difficile travail.

Par rang d’âge, après le diplomate fort,venait la chanoinesse Concordia, baronne de Rosenthal, chevalièredes ordres de Louise de Prusse, de Sainte-Élisabeth de Bavière, ettante germaine du colonel des chasseurs de la garde.

La chanoinesse Concordia se vantait de n’avoirencore que cinquante-six ans. C’était une figure allemande aupremier chef, longue, osseuse, jaunâtre et empruntant quelque chosede chevalin au jeu violent de ses mâchoires trop développées. Elleavait dû être assez laide dans sa tendre jeunesse ; à l’époqueoù se passe notre histoire, cela ne paraissait pas beaucoup :l’âge efface et use ces masques redoutables. Désormais les cheveuxardents de la chanoinesse Concordia tiraient sur le gris ; cesdents menaçantes, qui relevaient jadis la pâleur de ses lèvresminces, étaient tombées. Elle n’avait plus cette démarche virile etdégingandée des beaux jours de sa force. C’était maintenant unerespectable dame, haute et sèche comme un mât de cocagne,s’occupant avec fruit de sciences, de littérature et depolitique.

La chanoinesse Concordia était l’auteur deplusieurs tragédies et de l’Essai sur les différencesessentielles des blasons allemands et français, ouvrage dédiéaux gens du monde.

Je ne sais pas pourquoi les gens dumonde se donnent le tort de ne jamais accepter le patronage deslivres qu’on leur offre ainsi avec tant de courtoisie.

Parmi la noblesse des environs, il y avait depetits cancans sur la chanoinesse Concordia : on disaitqu’elle n’avait jamais voulu consentir à prononcer ses vœuxdéfinitifs, parce qu’elle espérait toujours épouser son allié lecomte Spurzeim, qui avait été sa première et son uniqueinclination.

Cet amour datait d’une quarantained’années ; durant ce long espace de temps, la diplomatie duconseiller privé honoraire avait su l’entretenir sans jamais lesatisfaire ni le décourager.

Vers ces derniers temps, la chanoinesseConcordia s’était vue enfin tout près d’atteindre ce but poursuividepuis tant d’années. Au moment où le mariage du baron de Rosenthalavec sa cousine Lenor avait été décidé, le comte Spurzeim s’étaitrejeté brusquement et de bonne foi du côté de la dignechanoinesse ; mais l’exil de Rosenthal était venu rompre lemariage, et un nouvel espoir avait pu naître dans le cœur dudiplomate fort. La comtesse Lenor était puissamment riche.

C’est ici que brilla dans tout son lustrel’esprit délié de monsieur le comte. Il n’était pas chez lui ;Rosenthal aimait et respectait sa tante ; il y avait uncertain péril à mécontenter la chanoinesse Concordia, et cependantil fallait revenir sur les avances faites ou bien sauter lefossé.

C’était le moment des affaires de Grèce. Lesagents barbares de la cour ottomane versaient à flots le sang desmalheureux Hellènes. Missolonghi n’avait pas jeté encore ce crid’angoisse et de triomphe qui mit debout la chrétienté ; maisde sourdes rumeurs parcouraient l’Europe, et tous ceux quiprétendaient à l’honneur douteux d’avoir un senspolitique, embrassaient de loin le parti du Divan ou le partides Trois Montagnes : ainsi appelait-on poétiquement le paysgrec enfermé entre l’Ossa, le Pélion et l’Olympe.

La chanoinesse Concordia, femme savante ettragique, ne pouvait manquer d’être Grecque enragée, ne fût-ce quepar considération pour Homère ; elle devait haïr la tyrannieottomane : aussi prit-elle parti dans cette querelle avec uneardeur incroyable. Elle acheta le portrait d’Alexandre Ypsilanti,le portrait de Jacques Tombasis et le portrait du général Odyssée.Elle chercha, sans pouvoir se les procurer, les portraits deDikaios et de Pahaseas ; elle mit sur sa pendule le bustehéroïque de Constantin Canaris ; elle fit broder, dans laruelle de son lit, la bannière d’azur à la croix d’argent, drapeaude l’insurrection.

Ce que voyant, le diplomate fort se frotta lesmains et se fit Turc.

Tout fut dit : la querelle politiquecouvrit la retraite amoureuse. La croix des Hellènes ne pouvait pasévidemment s’allier au croissant de Mahomet !

La chanoinesse, qui, malgré ses petitsridicules, était bien le cœur le plus digne et le mieux placé dumonde, regretta son bonheur perdu, mais ne retourna point sacocarde. Elle ne se doutait guère, l’excellente dame, du marchéd’or qu’elle faisait !

Après le comte et la chanoinesse, venaitRosenthal, qui était, par le fait, le chef de la famille, mais quine se prévalait nullement de ce titre. Rosenthal était un hommefoncièrement bon, brave jusqu’à outre-passer les téméritéschevaleresques, généreux, aimant, dévoué quoique faible, maisennemi de la réflexion, et partant facile à tromper.

Rosenthal avait l’esprit trop pénétrant pourgarder à son digne oncle une confiance illimitée, mais il selaissait aller par fatigue et par mollesse ; il prenait leschoses comme on les lui donnait, ne voyant jamais que l’apparenceet prêtant le flanc à toutes les petites intrigues qui se nouaientautour de lui.

C’était un amour d’enfance qui liait Rosenthalà Lenor ; mais depuis la fête des Arquebuses au village deRamberg, toutes relations entre les deux jeunes gens semblaientdéfinitivement rompues. Rosenthal avait demandé au roi Guillaume lapermission d’épouser Chérie, et de son côté Lenor avait accordé samain à l’heureux comte Spurzeim. La réponse du roi s’était faitattendre, parce que Guillaume avait pour le baron de Rosenthal uneaffection véritable et qu’il soupçonnait un coup de tête ;mais enfin la réponse était venue, et la réponse étaitfavorable.

Rosenthal paraissait enchanté ; Lenorfaisait contre fortune bon cœur et ne pleurait guère qu’encachette. Tout se préparait, au château, pour le doublemariage ; jamais on n’avait cueilli tant de bouquets dans lejardin de Rosenthal, jamais dans le village on n’avait entendu tantde chansons.

Malgré le chagrin qu’elle avait de perdre unsoupirant si ancien, la chanoinesse Concordia ne pouvait laisseréchapper cette occasion de rimer un épithalame. Le mariage deRosenthal avec Chérie lui semblait bien un peu aventureux, maiselle adorait son beau neveu, et d’ailleurs, ceux qui aiment lesalexandrins se consolent, dit-on, de toutes choses en puisant à lasource d’Hippocrène.

Tout le monde au château était donc content ouà peu près. Il ne nous reste plus à parler que de Chérie.

On se tromperait si l’on se représentaitChérie au château de Rosenthal comme une pauvre enfant timide etdépaysée au milieu de gens qu’elle sent au-dessus d’elle. Chérieétait en effet une exilée, et Chérie, par l’âge, était presque uneenfant. Un hasard romanesque, et que le calcul humain n’aurait puprévoir, l’avait jetée tout à coup dans cette demeure seigneuriale,parmi des mœurs qui n’étaient point les siennes, parmi deshabitudes qu’elle ne soupçonnait même pas, la veille de son départde Ramberg.

Mais Chérie n’était point une paysanne. Peuimportait son ignorance de tel ou tel détail d’étiquette ;Chérie avait vu le monde à sa façon, d’un peu loin, il est vrai,mais avec ce coup d’œil sûr qui rapproche les objets et qui perceles voiles ; son étonnement ne pouvait être ni de la confusionni de la gaucherie.

Nous savons bien qu’une chose particulièrementintéressante est précisément cet embarras du gentil oiseau sauvage,enfermé tout à coup dans la volière civilisée ; mais nous nepouvons pas faire Chérie autrement qu’elle n’était. La bizarreriede son existence même l’avait habituée de bonne heure à regarderd’un œil intrépide toutes sortes d’aventures ; elle étaitaguerrie par le roman de ses premières années. Le grand ton duchâteau de Rosenthal, la diplomatie du vieux comte, l’imposantedignité de la chanoinesse ne pouvaient absolument rien sur elle. Aumilieu de toutes ces choses inconnues, elle avait été à sa placedès le premier jour, parce qu’elle était femme dans la plus hauteacception du mot : c’est-à-dire fée !… c’est-à-direintelligente et modeste à la fois, hardie sous sa décence de jeunefille, vaillante derrière sa douce timidité ; c’est-à-direspirituelle, distinguée par un don de Dieu même, et possédant, descience infuse, toutes les grâces courtoises.

C’est là une portion de la beauté même !on n’est pas belle au même degré que Chérie et de la même façonpour venir trébucher contre ces petits écueils où se prennenttoujours les gros pieds des paysannes parvenues. Pour passer de saretraite mignonne, où l’adoration de messieurs les étudiants lagâtait naguère et aurait pu la faire si ridicule, pour passer deplain-pied, disons-nous, de cette retraite dans un noble salon,Chérie n’avait pas besoin de se transformer, il lui suffisait derester elle-même.

Sans rien emprunter à ses hôtes, elle étaitleur égale, tout naturellement, et demeurait vis-à-vis d’eux aussiexempte de gêne que de forfanterie.

Nous ne voulons point dire qu’elle fût à sonaise et heureuse ; nous nous bornons à dessiner sous ce journouveau les lignes calmes et toujours belles de sa physionomie.

Heureuse ? Chérie ne pouvait pas l’être,car elle avait un cœur d’or, et dans ce cœur, le premier amour nedevait s’éteindre qu’avec la vie. À part même ces souvenirs tristeset doux qui la suivaient dans la veille comme dans le sommeil,Chérie, l’enfant libre comme l’air, habituée aux franches caressesde cette famille étrange, mais affectueuse, mais tendre, maisdévouée, qui l’adorait, Chérie ne pouvait pas être heureuse entreles murailles froides de la forteresse…

Elle était grave autrefois ; du moinsl’avons-nous bien souvent rencontrée pensive et inclinée sous lefardeau aimé de ses rêveries. Mais c’était l’amour qui la faisaitainsi, l’amour et je ne sais quelle délicatesse d’esprit au-dessusde son âge. Au fond, Chérie était gaie, comme tous ceux qui viventlargement, comme tous ceux qui sont jeunes, qui sont forts et quise regardent volontiers dans le miroir de leur conscience.

L’atmosphère qui l’entourait maintenant étaitglacée et sentait le renfermé. Le baron de Rosenthal, parfaitgentilhomme et bon soldat, remplissait avec loyauté ses devoirsenvers elle ; il avait promis de l’épouser, il se mettait endevoir de remplir sa promesse. Il la trouvait belle, vraiment belleà ravir, mais il ne la comprenait point, et son cœur se tournait,malgré lui, vers Lenor qui devenait pâle à force de pleurer sonbonheur perdu.

Le baron de Rosenthal ressemblait à une foulede superbes garçons que vous connaissez tout aussi bien quemoi ; il voyait sa situation fausse, le moyen d’en sortir nese montrait point à lui, et il se laissait conduire tout bonnementpar le hasard, trouvant le pis-aller passable et s’éveillant à delongs intervalles pour murmurer ce grand mot des apathiques :Peut-être…

Telle était du moins la conduite qu’il croyaitet qu’il voulait tenir. Seulement, lui qui n’était pas un songeur,il s’attardait parfois le soir, sous les fenêtres de Lenor et seprenait, pour la première fois de sa vie, à trouver pitoyables surle visage expressif de son vénéré oncle la grimace du prince deMetternich, le regard du prince de Talleyrand et même le sourire deVoltaire. Il se serait fâché si on lui eût dit qu’il était jalouxde son oncle, mais franchement il aurait eu grand tort.

La chanoinesse Concordia traitait Chérie avecune bienveillante condescendance. Deux ou trois fois, elle avaitpoussé l’amabilité jusqu’à prier Chérie de l’accompagner au piano,tandis qu’elle jouait des romances françaises sur le violon, quiest l’instrument des chanoinesses allemandes adonnées à latragédie.

Quant au comte Spurzeim, il entourait deprévenances et de caresses, ceci pour cause, la fiancée de son cherneveu ; il avait donné à tous les subalternes du manoirl’ordre de prévenir les moindres caprices de Chérie, et faisait lapresse parmi ses vassaux pour qu’il y eût toujours sur le passagede la jeune fille des paysans et des paysannes en costumed’opéra-comique et chargés d’énormes bouquets. Chérie, nel’oublions pas, était la meilleure carte de son jeu amoureusementdiplomatique.

Chérie n’avait donc, à proprement parler,qu’un seul ennemi au château de Rosenthal : c’était lacharmante comtesse Lenor. Lenor voyait en elle, à juste titre, lacause de son malheur ; Lenor la fuyait et la détestait :et, justement, Lenor était la seule personne du château vers quis’élançât le cœur de Chérie. Il y avait entre les situationsextérieurement si différentes des deux jeunes filles une conformitéréelle qui échappait à Lenor, mais que Chérie sentait vivement.Plus d’une fois, Chérie avait essayé de se rapprocher de Lenor,mais la jeune comtesse s’était détournée avec horreur, et Chérieétait fière.

Le dîner de chaque jour présentait au manoirun aspect curieux et caractéristique au plus haut point. Il nebrillait pas par la gaieté, mais on y pouvait faire desobservations profitables. Le chapelain récitait au début la prièrerituelle, puis chacun prenait la place : Rosenthal entre lachanoinesse et Chérie, le comte Spurzeim après la chanoinesse, etLenor après le comte.

Pendant le potage on parlait un peu desaffaires du pays, et le comte lançait quelque anathème contre ledéfunt marchand de bois qui avait bâti une maison si près du manoirde Rosenthal. Il n’est pas inutile de dire que le vieux Spurzeimétait l’héritier présomptif du baron, à supposer que celui-ci vîntà mourir sans descendance directe ; en suivant l’ordre de lanature, le diplomate fort avait certes bien peu de chances d’entrerjamais en possession de cet héritage, mais on ne peut pas savoir.Toujours est-il que la maison blanche appelée le Sparrenl’offusquait et le gênait. Le moulin de Sans-Souci ne donna pasplus d’insomnies à Frédéric de Prusse, et ceux qui connaissaient levieux Spurzeim devaient s’étonner qu’il n’eût pas encore tourné dece côté les foudres de sa diplomatie.

Après qu’on avait parlé des étrangers venuspour visiter le Sparren, du mauvais vouloir des bûcherons et desmenaces des trois frères Braun, menaces sur lesquelles le comteappuyait toujours avec une sorte de complaisance, on attaquaitfranchement la question gréco-turque. La chanoinesse Concordiadéployait sur ce sujet ses connaissances géographiques etmilitaires : elle mettait en marche les armées, ouvrait latranchée sous les murailles des villes, levait l’ancre des flotteset massacrait les janissaires.

Pendant cela, Rosenthal et Chérie échangeaientquelques rares paroles. Au lieu de soutenir les Turcs, comme c’eûtété son devoir, le comte Spurzeim faisait la cour à Lenor, quil’écoutait avec distraction.

Puis, quand les grâces avaient étéprononcées, Lenor s’éclipsait en toute hâte, afin de ne pointentendre Rosenthal offrir son bras à Chérie pour la promenade dusoir. Chérie s’excusait et regagnait son appartement. Lachanoinesse, victorieuse sur toute la ligne des forces ottomanes,allait prendre son violon et célébrait son triomphe. Le comte et lebaron restaient en présence.

– Eh bien, mon neveu ?… disaitSpurzeim en adoptant la physionomie d’un de ses trois portraits,selon la circonstance.

– Eh bien, mon oncle ?… répliquaitRosenthal.

Le bonhomme buvait sa dernière gorgée de moka.Rosenthal prenait son chapeau, et ainsi se terminait ce pénibleentretien.

Le lendemain, cela recommençait.

Nous n’avons pas besoin de dire que cetagréable moment du repos commun formait comme une solution decontinuité dans la vie de Chérie ; elle y paraissait aussidigne, aussi sérieuse, aussi poupée qu’une vraie petite baronned’Allemagne, mais son esprit était ailleurs.

Chérie ne vivait que dans sa chambre. Lespremiers jours, elle avait sellé un cheval et s’était élancée toutheureuse dans ces noires forêts qui grimpaient au flanc de lamontagne ; mais elle s’était aperçue bien vite qu’un granddiable d’écuyer trottait derrière elle, par ordre du comteSpurzeim, et le cheval était désormais resté à l’écurie. Elle avaitvoulu se promener à pied dans le parc admirable qui entourait lechâteau : une demoiselle de compagnie, raide et blonde commeune quenouille, que la sollicitude du comte attachait à ses pas,l’avait dégoûtée de la promenade…

Ceci n’était pourtant pas un obstacleinsurmontable, car Chérie pouvait distancer la demoiselle et seperdre dans les sinuosités du parc : mais alors, autregalanterie du vieux comte : au détour des sentiers, despaysans et des paysannes portant des charges de bouquets venaientoffrir leurs hommages à la future baronne et lui réciterd’intolérables compliments.

Chérie avait renoncé au parc comme elle avaitrenoncé à la forêt, et maintenant elle restait dans son appartementseule avec sa pensée.

C’était le matin et le dernier jour de latroisième semaine depuis la fête de Ramberg. Chérie venait de selever, et, comme de coutume, sa première parole avait été pourdemander : « Y a-t-il des lettres à monadresse ? »

Il n’y avait point de lettres.

Chérie s’assit à son piano et ses doigtsdistraits coururent sur les touches. L’instrument se prit à chanteravec mélancolie et lenteur ce refrain si joyeusement répétéautrefois :

Je suis la pupille

De messieurs les étudiants,

De bons enfants, etc.

Chérie tressaillit en écoutant cet air, etretira ses mains qu’elle croisa sur ses genoux. C’était sa penséemême qui venait de prendre une voix malgré elle, et de lui parlertout à coup.

Elle avait les yeux baissés et sa poitrineémue se soulevait par bonds précipités. Ses paupièresbattirent.

– Non ! s’écria-t-elle en repoussantson tabouret brusquement, je ne veux plus pleurer !

Et elle ne pleura pas ; ses paupières,relevées, montrèrent ses beaux yeux tristes mais sans larmes.

Il y avait devant sa fenêtre une terrassetriangulaire faisant partie des anciennes fortifications ;cette terrasse donnait sur la vallée et dominait tout le cours duNecker. Chérie avait demandé qu’on y plaçât un télescope :avec le télescope elle voyait une étendue de terrain considérableet pouvait découvrir à perte de vue le coteau arrondi où s’élevaitle village de Ramberg.

Derrière le coteau, il n’y avait plus que desnuages, mais dans ces nuages, Chérie devinait le vieux clocher deTubingue et la petite maison gothique, au devant de l’église, oùelle avait pris par la main Frédéric, tout tremblant et tout pâle,pour le présenter à messieurs les étudiants.

Chérie était bien souvent sur cette terrasse,et son œil ne quittait guère la lentille du télescope ; làseulement elle se trouvait heureuse, parce que là seulement ellevivait entourée de ses souvenirs.

Ce matin-là, elle ouvrit la fenêtre etdescendit sur l’ancien bastion où déjà glissaient les pâles rayonsdu soleil levant.

– Vingt et un jours !…murmura-t-elle, et pas un mot de lui !… Je sais pourtant qu’iln’est plus malade… Folle que j’étais ! un instant j’ai cruqu’il m’aimait… Et, folle que je suis ! s’interrompit-elleavec colère contre elle-même, ne suis-je pas trop avancée pourreculer ?… Que serait son amour, sinon une souffrance deplus ?…

Ainsi parlait-elle, la belle reineChérie ; mais elle mit son œil au télescope braqué dans ladirection de Ramberg, et son œil interrogea avidement la route quise déroulait comme un étroit filet blanchâtre dans les sinuositésde la vallée.

Chapitre 2Le rapport d’Hermann.

Presque tous les hôtes du château reposaientencore ; les fenêtres étaient fermées, et pour tout bruit onentendait une sorte de grincement aigre dans la direction desappartements de la chanoinesse Concordia. La chanoinesse se levaiten effet de bonne heure ; elle avait l’habitude de commencersa journée par une petite étude de violon.

Du côté de la ferme, le mouvement et la vierégnaient déjà ; les étables ouvertes donnaient passage auxbœufs de travail et aux belles vaches laitières qui s’en allaientd’un pas grave, frappant alternativement leurs flancs de la queueet du museau, vers le pâturage voisin.

C’était une belle matinée ; la brume quis’élevait de la plaine rougissait les rayons obliques du soleillevant et annonçait un jour pur. Au-dessus du château, les forêtsde pins s’étageaient noires et tranchantes ; le châteaului-même dressait ses vieilles murailles et ses tourelles à plus decent pieds au-dessus du brouillard ; – puis c’était comme unegrande mer de brume qui s’étendait à perte de vue, voilant le courssinueux du Necker et tout le riant paysage de la plaine. Au delà decette mer, les rayons du soleil doraient faiblement les coteauxlointains qui fermaient l’horizon.

Chérie demeura un instant silencieuse etpensive au seuil de la porte-fenêtre qui s’ouvrait sur l’ancienbastion ; son regard se noya dans le brumeux océan qui était àses pieds.

À gauche de la terrasse où elle allaitdescendre, le corps de logis principal du château faisait retour etménageait une courtine carrée sur laquelle donnaient, d’un côtél’appartement de la comtesse Lenor, de l’autre celui du baron deRosenthal. La fenêtre de la chambre à coucher du baron étaitjustement située vis-à-vis de la terrasse. On ne voyait point lescroisées de la chambre à coucher de Lenor. Sans y songer, Chérietourna ses regards vers la cour carrée : elle vit retomber lerideau de mousseline brodée qui se collait aux vitres de monsieurde Rosenthal.

– Pauvre baron !…murmura-t-elle.

Comme cette exclamation s’échappait de seslèvres, elle entendit le bruit d’une autre fenêtre qui se refermaitde l’autre côté de la cour.

– Et pauvre Lenor !…ajouta-t-elle.

Sa tête charmante s’inclina plus triste. Elleétait en déshabillé du matin, vêtue d’une robe blanche flottante,et ses beaux cheveux blonds, sans liens, laissaient voltiger leursboucles à la brise matinale ; on l’aurait pu prendre, dans cepays des légendes et des poétiques traditions, pour une de ces féesamies qui hantent les vieux châteaux et qui balancent, quand vientle crépuscule, leurs formes vaporeuses au-dessus des créneauxantiques.

– Elle me déteste, dit-elle encore, moiqui l’aimerais de si bon cœur si elle voulait !… mais commentle voudrait-elle ? je suis venue ici pour son malheur…Sait-elle comme je souffre ?… si elle le sait, que luiimporte ?

Elle s’acheminait vers le télescope braquédans le brouillard ; machinalement elle mit son œil à lalentille et n’aperçut rien, sinon le champ circulaire qui étaitd’un blanc grisâtre.

– Ainsi est l’avenir, pensa-t-elle enlaissant retomber ses mains croisées sur son peignoir, un voileimpénétrable et lourd au delà duquel se cache l’inconnu !

Les troupeaux mugissaient dans l’herbemouillée ; les pâtres entonnaient leur chanson ; du côtéde l’ouest, de hautes colonnes de fumée commençaient à s’éleverau-dessus de la forêt.

Tout s’éveillait ; Chérie s’était assisesur le parapet de pierre qui bordait la terrasse ; elle nevoyait plus rien de ce qui se passait autour d’elle. La rêverie quiplane toujours dans l’atmosphère allemande l’avait prise ;elle était loin, bien loin, avec ses souvenirs heureux. Parfois, lesourire venait ranimer ses lèvres légèrement pâlies ; parfois,ses yeux se baissaient plus tristes ; parfois encore, ellerelevait la tête tout à coup, comme si son cœur révolté eût voulurejeter hors de lui le poids qui l’oppressait.

Tout en rêvant, elle avait posé sa main sur lepetit bout du télescope, qui bascula et releva son champ. QuandChérie remit son œil à la lentille, le brouillard avait disparupour elle, le télescope était braqué maintenant sur les coteauxvivement éclairés qui s’étageaient au devant de Ramberg.

Chérie poussa un cri et se rejeta tout à coupen arrière : elle venait d’avoir une vision. Sur le champclair du télescope, deux jeunes hommes en costume d’étudiants luiétaient apparus, et dans l’un d’eux elle avait cru reconnaîtreFrédéric.

Quand on pense à quelqu’un sans cesse, oncroit le voir partout ; mais y avait-il au monde deux taillesdouées de cette élégance juvénile et gracieuse qui distinguait leroi des étudiants de Tubingue ?

Les deux jeunes hommes que Chérie avait vusdescendaient précipitamment la pente de la colline et semblaientmarcher tout droit vers le château de Rosenthal.

La vallée du Necker a bien six lieues delarge, mais personne n’ignore qu’on perd facilement la notion de ladistance quand le télescope est là pour égarer l’imagination encentuplant le pouvoir des yeux.

Chérie regarda devant elle, pour voir si lesdeux voyageurs n’entraient point dans l’avenue du château.

Au devant d’elle et dans les gazons semés debouquets, il n’y avait personne ; et quand son regard voulutaller au delà, elle rencontra l’océan de brume immobile, immense,qui couvrait toujours la vallée.

– Folle que je suis !…murmura-t-elle en souriant et en se rapprochant du télescope.

C’était le télescope tout seul qui pouvait luirendre sa vision et décider si elle avait été le jouet de sonrêve.

Mais le mouvement que lui avait arraché sasurprise avait dérangé le massif instrument ; Chérie ne vitplus que le ciel dont l’azur brillant, chargé de vapeurs rosées,éblouit son regard.

Elle pensait :

– C’était lui !… je suis bien sûreque c’était lui !… la fatigue avait l’air de l’accabler… Ils’appuyait lourdement sur son bâton de voyage… Je ne l’ai vu qu’uninstant, mais il me semble que son compagnon hâtait la lenteur desa marche…

Tout en songeant ainsi, elle manœuvrait letélescope pour retrouver son premier point de mire, et son esprittravaillait bien plus encore que ses mains.

– Une fuite !… se disait-elle.Pourquoi fuirait-il ?… C’est un enfant qui n’a jamais eu lapensée de se mêler aux luttes politiques… Oh ! non, il ne fuitpas… Il vient peut-être… Sa mère habite les montagnes, il vientpour sa mère…

Elle s’arrêta et ajouta comme malgréelle :

– Pour sa mère ou pour moi !

Un sourire radieux éclaira sa beauté ;cette pensée la faisait heureuse si naïvement et si pleinement,qu’on eût cherché en vain sur son visage les traces de sa récentetristesse.

Le télescope, cependant, pivotait, parcourantles coteaux lointains et fouillant les moindres replis des sentiersqui descendaient de la vallée. La vision ne se montrait plus, lesdeux voyageurs étaient désormais introuvables.

Mais au lieu des deux voyageurs, Chérierencontra tout à coup dans le champ du télescope une petiteescouade de cavalerie qui galopait ventre à terre en se dirigeantaussi vers la forêt Noire.

Les cavaliers étaient sur la route même quivenait de Ramberg au château de Rosenthal ; Chérie pouvaitvoir scintiller aux rayons du soleil l’acier poli de leurs casqueset les canons brillants de leurs carabines. C’étaient des dragonsde la garde, conduits par un officier qui poussait son cheval avecfureur et qui désignait à l’aide de son épée un objet situé hors duchamp de la lunette.

Le cœur de Chérie se serra ; elledevinait presque. Elle fit basculer le télescope vivement du hauten bas et retrouva enfin ses deux voyageurs qui couraientmaintenant à toutes jambes en regardant derrière eux aveceffroi.

– Frédéric !… s’écria-t-elle,Frédéric !…

Et sa main se tendit en avant, comme si elleeût voulu lui offrir secours.

Mais, cette fois encore, la vision ne duraqu’un instant ; le télescope, qui s’abaissait toujours poursuivre la course descendante des deux voyageurs, rencontra leniveau de la mer de brouillard.

Les deux fugitifs, le prétendu Frédéric et soncompagnon, disparurent dans cet océan où les dragons du roi vinrentse plonger à leur tour au grand galop de leurs chevaux.

Désormais, le télescope était inutile ;Chérie se laissa choir sur le parapet. Elle ne vit point unefenêtre de l’étage supérieur qui s’ouvrait discrètement ; ellene vit point la figure large et importante de l’honnête Hermann quise montrait à demi derrière les rideaux entrebâillés.

Elle était tout entière à son idée fixe ;elle tâchait maintenant de croire qu’elle avait mal vu : ce nepouvait être Frédéric, elle s’était trompée.

C’était si loin ce coteau, et le brouillardlui avait si vite bandé les yeux !

Tout à coup elle se prit à écouterattentivement. Le violon de la chanoinesse Concordia se lamentaittoujours dans la partie la plus reculée du château ; mais, enmême temps, on entendait des voix empressées qui criaient au basdes murailles :

– La voici pour le coup !… voicinotre jeune dame !…

Chérie, effrayée, regarda par l’ouverture d’uncréneau : elle vit, dans les fossés fleuris, une armée entièrede paysans et de paysannes qui s’avançaient en bon ordre avec demonstrueux bouquets.

Une petite moue pleine d’espièglerie mutineremplaça l’inquiétude grave qui tout à l’heure altérait les traitsde Chérie. Les bouquets, c’était son supplice : les vassaux duchâteau de Rosenthal menaçaient de l’ensevelir sous leurs bouquetscomme autrefois les Sabins retors ensevelirent, sous leursprétendus bracelets, la fille coquette de Tarpéius. Chérie étaittraquée, Chérie était guettée ; ces grosses bottes de foinsans parfum qui croissent sous le climat froid de la forêt Noire,la poursuivaient par derrière et lui barraient le chemin pardevant. Au retour de tout sentier par où elle passait, il y avaitun bouquet à l’affût : des tulipes lymphatiques et grasses,des renoncules pommées comme des choux, des pivoines obèses et desbrassées de ce pauvre lilas qui déteint sous le soleil d’Allemagne.Derrière ces fleurs, le compliment perfide et gluant se cachaitcomme le limaçon sous les feuilles humides de la laitue… lecompliment qui décuple l’injure du bouquet !

La pauvre Chérie était aux abois ; ellene savait où fuir ces bouquets qui se levaient avec l’aube et quirestaient debout tout rouges et tout contents après le crépusculedu soir ; elle pensait souvent que c’était une vengeance,adroite mais cruelle, de la comtesse Lenor, sa charmanteennemie.

– Sauve qui peut ! s’écria-t-elle enapercevant par le trou du créneau la procession des renoncules, destulipes et des pivoines.

Elle ne fit qu’un saut jusqu’à sa chambre, oùelle s’enferma à double tour.

À la porte du château, les pivoines, lesrenoncules et les tulipes rencontrèrent monsieur le comte Spurzeimen galant négligé du matin.

– Soyez les bienvenus, mes amis, dit-ilaux paysans et aux paysannes ; ne ralentissez pas votre zèle,dussiez-vous défleurir tout le domaine… Songez que la future de monneveu a besoin de distraction et qu’il faut la divertir !

Les paysans et les paysannes brandirent leurspaquets de verdure, en déclarant qu’ils faucheraient plutôt tout lepays pour être agréables à la fiancée de leur maître. Ils entrèrentpour présenter leurs hommages à Chérie, et le comte sortit dans lesfossés. Il gagna la partie du rempart qui était sous l’appartementde Chérie et leva la tête sans faire semblant de rien.

Il est toujours bon de dissimuler avecadresse.

Monsieur le comte aperçut Hermann à la fenêtrede l’étage supérieur, il lui fit un signe mystérieux. Un signemystérieux ne coûte pas plus qu’un signe ordinaire.

Hermann descendit aussitôt et rejoignit sonmaître dans les fossés, discrètement.

Hermann, il faut le dire, était bien changé àson avantage. Ces trois semaines lui avaient singulièrementprofité : sa démarche était digne, son œil distrait et même unpeu sournois ; il portait sa main sous le revers de sa livrée,et sa grosse bouche avait appris je ne sais quel sourire suffisantet matois qui allait bien au Sancho Pança du don Quichotte de ladiplomatie.

– Fais semblant de ne pas me voir… dit lecomte du plus loin qu’il l’aperçut.

Hermann se mit à ramasser des pâquerettes dansl’herbe et sifflota un petit air.

– Bien !… murmura le comte.Seulement c’est un peu chargé… Tu ramasses trop de pâquerettes ettu siffles trop longtemps… On ramasse une pâquerette en passant, onsiffle le quart d’un couplet : cela suffit… Le mieux estl’ennemi du bien.

Hermann cessa de siffler et de cueillir despâquerettes. Le comte se dirigea vers un bosquet voisin ;Hermann le suivit en décrivant des courbes déjà savantes.

– Bien ! dit le comte à travers lefeuillage épais du bosquet. Seulement tu fais trop dezigzags : ce n’est pas naturel… On va un peu à droite, un peuà gauche, pour ne pas se donner le ridicule de suivre la lignedroite, et c’est tout.

Hermann s’était arrêté dans la position dusoldat sans armes.

– Mouche-toi !… lui commanda lecomte.

Hermann obéit.

– Trop fort !… trop fort !…grommela le diplomate. On se mouche pour prendre une contenance, etnon point pour trompeter à l’univers entier : Me voilà, jesuis ici, regardez-moi !

Hermann remit son mouchoir dans sa poche.

– Maintenant, reprit Spurzeim, bâille unpetit peu en étirant tes bras et entre dans ce bosquet au hasard,comme si tu cherchais des nids de merle ou des noisettes.

Quand le docile Hermann fut dans le centre dubouquet d’arbres, monsieur le comte Spurzeim regarda tout autour delui avec précaution.

– Je crois qu’il n’y a personne à portéede nous entendre, murmura-t-il.

– Pas un chat !… réponditHermann.

– Regarde à gauche pendant que jeregarderai à droite.

L’examen des environs ayant été fait avecsoin, le comte revint vers Hermann, qui se tenait debout devantlui, le chapeau à la main.

– Tu étais à ton poste ? demanda levieux Spurzeim.

– Oui, monsieur le comte, depuis unegrande demi-heure.

– Fais-moi ton rapport.

– Quant à ça, monsieur le comte, monrapport ne sera pas long.

– L’importance d’un rapport, dit Spurzeimsentencieusement, n’est pas toujours en raison directe de salongueur… Qu’as-tu vu ?

– J’ai vu la demoiselle sortir de sachambre, venir sur la terrasse et regarder au télescope.

Le comte prit un air recueilli.

– Halte !… fit-il ; donne-moile temps de réfléchir.

Il se rongea le bout des doigts en prenant,pour cette fois seulement, la physionomie impassible du diplomatemilitaire Wellington.

– Après ? dit-il ensuite, tu peuxcontinuer.

– C’est tout, répliqua Hermann.

Spurzeim haussa les épaules.

– Un rapport ne commence que quand il estfini ! dit-il en secouant son jabot.

L’univers entier sait bien que les diplomatesont coutume de trouver des mots étranges et remplis de profondeur.Depuis sa plus tendre jeunesse, le comte Spurzeim cherchait un motque l’on pût opposer à la sentence fameuse de monsieur deTalleyrand : « La langue a été donnée à l’homme pourdissimuler sa pensée. » Il ne l’avait pas encore trouvé ;mais il rencontrait çà et là, comme on le voit, des maximes d’unevaleur secondaire qui pouvaient le récompenser de ses efforts.

Ainsi, les alchimistes du moyen âge, enpoursuivant la pierre philosophale, mettaient la main par hasard,tantôt sur l’émétique, tantôt sur la poudre à canon, tantôt surquelque autre bonne chose.

Hermann sourit pour bien montrer qu’il avaitcompris, et Spurzeim fut content.

– Quel air avait-elle ?demanda-t-il.

– L’air de s’ennuyer, comme toujours…répondit Hermann.

– Ah çà ! elle s’ennuie doncdécidément, cette belle enfant-là ?

– Elle s’ennuie beaucoup, monsieur lecomte.

– Je tâche pourtant de me rendreagréable, dit Spurzeim en se grattant l’oreille avec la maingauche, comme fit notoirement le comte de Bernstorff, ambassadeurde Prusse au congrès de Carlsbad.

Hermann l’interrompit et lui répondit avec unepleine franchise :

– Monsieur le comte, vous l’ennuyez.

– Comment, maraud !… s’écriaSpurzeim.

Hermann s’inclina respectueusement.

– Je fais mon rapport… dit-il.

– Allons, allons, c’est juste, fit lecomte. L’histoire raconte que le valet d’Horace Walpole disaitsouvent à son maître qu’il était bête comme une oie… Je t’engage àne pas aller jusque-là ; mais, pour le bien du service, ilfaut une certaine liberté de parole… Mon cher neveu, d’ailleurs,est plus jeune que moi, et c’est à lui qu’incombe naturellement lacharge d’amuser sa future.

– Votre neveu l’ennuie… dit résolûmentHermann.

– Hé ! hé ! hé ! fitSpurzeim, le fait est que de nos jours, la jeunesse ne sait plusdivertir les dames… Mais la toilette, mais le luxe qui entourenotre jeune fille ?

– Que voulez-vous, monsieur le comte…tout cela l’ennuie.

– Diable ! diable ! Ahçà ! cette enfant-là n’a pas un bon caractère… Les honneursque je lui fais rendre par les vassaux… cette pluie debouquets ?

Hermann leva ses deux bras au ciel.

– Vos bouquets l’ennuient plus que toutle reste, monsieur le comte !

Le comte joignit ses mains sur son estomac. Ilse souvenait qu’au congrès de Troppau, un diplomate de saconnaissance avait fait ce geste significatif.

– C’est grave ! murmura-t-il, c’estexcessivement grave !… Et Rosenthal ?

– Monsieur le baron, répondit Hermann, secouche fort tard depuis quelque temps, parce qu’il reste à regarderles fenêtres de la comtesse Lenor… En revanche, il se lève detrès-grand matin, et le premier chant du coq le retrouve à sonposte contemplant toujours les fenêtres de la comtesse Lenor…Partout où va la comtesse Lenor, monsieur le baron la suit…

Spurzeim chercha dans sa mémoire quel signe ouquel geste monsieur Pozzo di Borgo avait coutume de faire pourtémoigner sa mauvaise humeur. Ne trouvant point ce détail précieuxdans son souvenir, il se tapa tout bonnement la cuisse commemonsieur le comte de Nesselrode.

– Et ça continue depuis le matin jusqu’ausoir, poursuivait Hermann. Et il paraît que monsieur le baron n’estpas comme mademoiselle Chérie, et que ce métier-là ne l’ennuie pasdu tout !

– Ah çà ! dit le comte en fronçantle sourcil, je crois que le coquin a décidément le mot pourrire !

– Je fais mon rapport… répliqua Hermannavec bonhomie.

Spurzeim se rappela juste à point que monsieurPozzo di Borgo avait l’habitude de se caresser le menton dans lescirconstances difficiles ; cela lui fit plaisir et il secaressa le menton.

– Il faut presser, presser le mariage,pensa-t-il tout haut ; je ne veux pas perdre les trésors dediplomatie que j’ai dépensés dans cette affaire-là…Hermann !

– Monsieur le comte ?

– Abandonnons ce qui concerne la futurede mon cher neveu et traçons une ligne de démarcation profonde afinde ne point mêler les dossiers, comme nous disons en chancellerie…As-tu vu les frères Braun ?

– Les frères Braun, répondit Hermann, ontderrière eux une centaine de sauvages, et ils sont bien déterminésà casser le cou de quiconque voudra surenchérir et leur enlever lamaison du Sparren.

– Casser le cou !… répéta Spurzeim,qui avait fait le tour des grimaces diplomatiques et qui revintfranchement au bon petit sourire de Voltaire. C’est peut-être bienfort !… Nous n’avons besoin que d’effrayer l’acquéreur… Maison a vu historiquement des faits semblables, et la diplomatie,comme toute chose humaine, dépasser quelquefois le but… L’hommefort s’en lave les mains et dit : C’est malheureux !…Qu’as-tu appris sur l’acquéreur ?

– J’ai appris que monsieur le comte nes’était pas trompé : l’acquéreur est bien ce maître Hiob, deStuttgard, qui s’est logé au village de Munz avec dame Barbel, sonépouse.

– Combien a-t-il offert ?

– Quatre-vingt mille thalers.

– Cent mille écus, argent deFrance !… s’écria le plus habile des diplomates.

Et il se frotta les mains tout doucement.

– Hermann, mon ami, reprit Spurzeim,traçons une seconde ligne de démarcation afin de garder toujoursl’esprit libre et net… Nous passons du concret à l’abstrait :je vais te faire un petit bout de théorie… Talleyrand, mon illustreami, avait formé ainsi plusieurs gaillards qui n’étaient pas, dansle principe, beaucoup plus dégourdis que toi. Tu commences àposséder un peu les principes élémentaires de la diplomatie…Continuons… La diplomatie appliquée à la vie intime s’adresse auxdeux actes les plus importants de la vie. Quels sont ces deuxactes ?

– Boire et manger, parbleu !répondit Hermann après avoir suffisamment réfléchi.

– Hériter et se marier… rectifia Spurzeimavec emphase. Suis-moi bien : nous allons justementaujourd’hui travailler pour l’un et l’autre de ces actes :mariage et succession… Notre instrument diplomatique pour lemariage est cette jeune fille que nous avons amenée de Ramberg…Notre instrument diplomatique pour la succession est le triomalpropre des frères Braun… Comprends-tu bien ?

– Pour le mariage, oui, répondit Hermann.Pour la succession, je ne vois pas…

Spurzeim eut un sourire content.

– Il faut avouer que c’est d’une certainesubtilité, dit-il avec complaisance. Mais nous allons débrouillercela… Ce maître Hiob, ancien bedeau de l’université de Tubingue,n’a pas, en réalité, un sou vaillant ; il était chargé par lesétudiants de veiller aux intérêts de leur jeune pupille, et servaiten quelque sorte de trésorier pour les dons volontaires quel’université destinait à la fille de Franz Steibel… Je possèdetoute cette histoire sur le bout du doigt. Pendant seize ans qu’aduré cette étrange tutelle, maître Hiob a reçu des sommes fortimportantes dont on ne songeait jamais à lui demander compte ;la jeune fille vivait comme une princesse, c’était tout ce quevoulaient messieurs les étudiants… Maître Hiob mettait de côté,maître Hiob chargeait mon ami Muller d’acheter de la rente, maîtreHiob faisait sa pelote si bel et si bien, qu’il a pu offrir pour leSparren un capital de quatre-vingt mille thalers. Voici un faitacquis. Un autre fait non moins incontestable, c’est que cettesomme appartient à Chérie… Or, Chérie va devenir la femme de montrès-cher neveu ; Rosenthal sera donc propriétaire légitimedes quatre-vingt mille thalers… Et comme je suis jusqu’à présentl’héritier unique de mon neveu Rosenthal…

Hermann avait suivi laborieusement lessinuosités ardues de cette argumentation ; il poussa un longsoupir de soulagement et frappa ses deux mains l’une contrel’autre.

– C’est pourtant vrai !…s’écria-t-il.

Puis il ajouta par réflexion :

– Mais votre neveu se porte diablementbien, monsieur le comte. Il va se marier, et cet héritage-là mesemble un petit peu chanceux !

Ce fut le propre regard de Talleyrand queSpurzeim choisit cette fois pour toiser son valet.

– Assez pour aujourd’hui, dit-il ;médite cette leçon, qui est bonne ; je ne suis pas mécontentde tes progrès… Continue d’être alerte et vigilant ; regarde àdroite quand tu veux voir à gauche, et souviens-toi que l’œil a étédonné à l’homme pour loucher.

Spurzeim s’arrêta, suffoqué par la joie. Cettephrase échappée à son improvisation était UN MOT, un de ces motsqui prennent place d’autorité dans l’histoire. Il fit coup sur coupquatre ou cinq gestes empruntés à quatre ou cinq diplomatesdifférents, tous bien posés, tous ayant assisté pour le moins à uncongrès historique ; puis il tira ses tablettes de sa poche etinscrivit son mot, afin de ne le point oublier. Qu’est-ce qui luimanquait pour être l’égal des aigles diplomatiques ? Unmot ! eh bien, désormais, il avait son mot.

Il pensa tout de suite à faire faire uneseconde édition de sa biographie et rédigea, séance tenante, ceparagraphe :

 

« On dit qu’à la suite de cesconférences, le chargé d’affaires de ***, qui était alors le comteSpurzeim, esprit fin, délicat, nature sceptique et supérieure, necroyant à Dieu ni au diable, un véritable cousin desencyclopédistes, sur le visage de qui on voyait, suivant le dire deses contemporains, comme un reflet du sourire de Voltaire, futplacé au grand dîner d’adieu à côté du marquis de Wellesley, et quele noble marquis vantant, avec sa partialité militaire, le coupd’œil d’Alexandre, de César et de Frédéric II, le comteSpurzeim se plut à opposer à ces grands hommes Philippe deMacédoine, l’empereur romain Auguste et Louis XI deFrance.

» La discussion s’échauffa ; il yeut, pour et contre, des arguments de première force ; mais lecomte Spurzeim mit fin à la petite guerre par un mot qui fitlongtemps le désespoir de monsieur le prince de Talleyrand.

» – Milord, dit-il au futur duc deWellington, en fait de regard les goûts sont différents, et voussavez qu’il ne faut point discuter les goûts… Mon avis est quel’œil a été donné à l’homme…

» – Pour voir… interrompit le loyalAnglais.

» – Pour loucher ! acheva le ruséWurtembergeois… »

 

Spurzeim remit ses tablettes dans sapoche.

– Monsieur le comte n’a plus rien àm’ordonner ? dit Hermann.

– Non, mon ami, non, répliqua le comte…Je suis satisfait de toi et de moi… Les mariages auront lieu demainsoir : nous n’avons plus que trente-six heures à passer, et ceserait bien le diable…

Le maître et le valet tressaillirent tous deuxà la fois : le bouquet d’arbres où ils étaient confinait à lamuraille du parc, et ils venaient d’entendre un bruit de pasderrière eux.

– Chut !… fit le comte ; nousavons peut-être parlé trop haut !

– Ce sont des gens qui passent au dehorsdans la campagne, dit Hermann.

– Diable d’enfer ! s’écria une voixen ce moment, ce coquin de mur n’a donc pas une seulebrèche !

– Mes jambes ne peuvent plus mesoutenir !… répliqua une autre voix ; je crois que cettecourse forcée m’a rendu ma fièvre…

– Allons, mon frère, un peu decourage ! Mieux vaut encore la fièvre que lesdragons !

La voix s’interrompit pour jeter un cri detriomphe.

– Bravo ! bravo !Gaudeamus ! voici la brèche demandée ! Nousallons enfin pénétrer dans ce castel antique !

Quelques moellons roulèrent à l’intérieur duparc : Spurzeim et son fidèle valet, qui se tenaient cois,virent apparaître entre les buissons une tête rouge et bouffie.

– Qu’est-ce que c’est que cela ?…murmura le comte.

– Ceux-ci n’y mettent point de façons,dit Hermann, ils entrent sans se faire annoncer.

Après la tête bouffie, apparurent un dolman enlambeaux et couvert de poussière, puis de grosses jambes courtesqui s’accroupirent sur le haut de la brèche.

– Allons, mon frère, dit le nouvelarrivant, un dernier effort !

Il tendit la main de l’autre côté du mur, etun second personnage parut à son tour sur la brèche.

Celui-ci n’était pas beaucoup mieux couvertque le premier, mais ses cheveux en désordre, ses habits déchiréset poudreux ne pouvaient ôter à son visage son caractère dedistinction calme et fière. C’était un tout jeune homme, à lafigure pâle et amaigrie ; sa marche embarrassée indiquait dela souffrance.

Le gros garçon regarda tout autour de lui d’unair joyeux.

– Holà ! s’écria-t-il d’une voix destentor ; à la boutique, s’il vous plaît !… N’y a-t-ilpersonne dans ce vénérable séjour ?

Son compagnon s’était adossé contre un arbreet semblait près de céder à l’excès de sa fatigue.

– Ce ne sont pas des voleurs, au moins,murmura Hermann.

– Il me semble que j’ai vu ces figures-làquelque part… dit le vieux Spurzeim.

Le gros garçon joufflu se dirigea tout droitvers le bosquet.

– J’ai entendu des voix là dedans,dit-il. Ce petit bois doit être plein de châtelains !… Ehpardieu ! s’interrompit-il en apercevant Spurzeim derrière lesarbres, voici ma fameuse tête de conseiller privé honoraire !…Dites-moi, noble vieillard, – je vous salue avec considération, –n’est-ce pas ici que demeure mademoiselle Chérie ?

Chapitre 3Frédéric et Bastian.

C’était la première fois qu’on venait demandermademoiselle Chérie au château de Rosenthal. Le comte Spurzeim etson valet se regardèrent ; puis, pour mettre en pratique legrand principe de la diplomatie, le comte tira son foulard et semoucha ; Hermann fit de même, et le nouveau venu n’obtint pasd’abord d’autre réponse.

– Sais-tu, murmurait Spurzeim derrièreson foulard, que ces deux gaillards-là ont bien mauvaisemine ?

– J’ai vu des bandits qui étaient plusproprement habillés, répliqua Hermann.

Par le fait, nos deux camarades arrivaient endéplorable état. On eût dit qu’ils s’étaient frottés à toutes lesbroussailles du canton. Le plus jeune, celui qui avait des cheveuxblonds et dont la figure pâle exprimait la fatigue et lasouffrance, avait perdu sa coiffure en chemin ; son dolmandéchiré ne tenait plus guère sur ses épaules, et à travers saredingote ouverte on voyait des gouttelettes de sang plein sachemise. L’autre avait sa casquette et son dolman à peu prèsentiers ; mais son genou passait par une large déchirure quifendait son pantalon du haut en bas.

Cela ne l’empêchait point d’avoir l’airtrès-content de lui-même et de se présenter comme un homme sûr deson fait.

– Je vous demande, répéta-t-il encaressant le vaste fourneau de sa pipe attachée à son cou par uncordon vert, je vous demande si c’est ici la demeure demademoiselle Chérie ?

– Oui, répondit Hermann sèchement.

– Avance, Frédéric ! dit le grosgarçon en se tournant vers son compagnon, n’aie pas peur… nousvoici au bout de nos fatigues.

Frédéric restait appuyé contre son arbre, etses regards, fixés sur le château, cherchaient à deviner déjàlaquelle de ces gothiques croisées éclairait la chambre deChérie.

– Et que lui voulez-vous, à cettedemoiselle ? demanda Hermann, que son maître poussait enavant.

– Nous voulons l’embrasser, répondit legros garçon.

Hermann fit un haut-le-corps.

– Ça vous étonne, domestique ?reprit le nouvel arrivant. Moi, je vous avoue que j’aimerais mieuxm’entretenir directement avec ce conseiller privé honoraire qui estlà derrière vous, et dont la bonne tête m’a frappé vivement il y atrois semaines… Oui, monsieur, ajouta-t-il avec volubilité enécartant de la main Hermann et en s’adressant au comte, j’ai eul’honneur de vous voir aux fêtes de Ramberg… Je m’appelle Bastianet ce jeune homme a nom Frédéric… Je suis l’ami de Frédéric etFrédéric est mon ami : c’est notre position dans le monde…Quant à mademoiselle Chérie, nous sommes ses oncles.

– Ses oncles ! répéta Spurzeim.

– Ses tuteurs, si mieux vous aimez.

Hermann s’était replié sur son maître.

– Ce sont des étudiants,murmura-t-il.

– Je le vois parbleu bien !… Il fautnous défaire d’eux et lestement, car nous avons déjà bien assezd’embarras comme cela !

Bastian avait fait une pirouette surlui-même ; il exécutait un moulinet assez fort avec son bâtonde voyage et regardait tout autour de lui.

– Ce n’est pas mal ici, disait-il, pasmal du tout !… comment trouves-tu ce parc, Frédéric ?… lesite est beau et c’est en bon air : à tout prendre, Chérie estassez bien logée.

Comme son compagnon ne répondait pas ; ilappuya ses deux mains sur son bâton et le regarda en face. Danscette position, il tournait le dos aux deux diplomates, le maîtreet le valet, qui délibéraient à voix basse.

– Ah çà ! parle donc, toi, Frédéric,dit-il d’un ton de reproche ; c’est étonnant comme tu asbaissé, mon ami, toi à qui j’ai connu tant de talent !…J’aimerais mieux voyager avec un Renard !

– Laissez-moi faire, dit Hermann aucomte, je vais arranger cela.

– Voyons, Frédéric, voyons, poursuivaitBastian qui lui secouait le bras, tu vas nous faire passer pour desgens du commun !

Hermann lui toucha l’épaule par derrière etBastian se retourna.

– C’est encore vous, domestique !…s’écria-t-il.

– Monsieur, interrompit Hermann,mademoiselle n’est pas visible.

– Ah bah !… fit Bastian ;est-ce vrai, cela, monsieur le conseiller privéhonoraire ?

Le comte inclina gravement sa têtepoudrée.

– Une migraine… commença Hermann.

– Entends-tu ce qu’il dit,Frédéric ? s’écria Bastian qui tira sa botte à tabac pourbourrer sa pipe ; Chérie a la migraine !… Du diable sielle savait ce que c’est que la migraine, autrefois !… Veux-tuen bourrer une ?… Non ! est-ce que tu as la migraineaussi, toi ? Tu me laisses tout le poids de laconversation.

Il referma bruyamment la boîte et mit le tuyaude sa pipe dans sa bouche.

– Eh bien, domestique, reprit-il encherchant son briquet, nous avons, Frédéric et moi, un remèdecontre la migraine… Emboîtez le pas, s’il vous plaît, etconduisez-nous chez mademoiselle notre nièce.

Il prit Hermann par les deux épaules et luifit faire un demi-tour.

Le comte avait eu tout le temps de préparerses effets ; il choisit ce moment pour intervenir, et se plaçaen face de Bastian, qui mettait son amadou allumé sur le fourneaude sa pipe.

– Monsieur, dit-il en s’inclinant avecraideur, je n’aurais eu, pour ma part, aucune répugnance à vousrecevoir…

– Attention ! interrompit Bastian,qui se tourna vers Frédéric, ceci me paraît êtrel’ultimatum.

– Mais, poursuivit le vieux comte avec leplus incisif de tous ses sourires à la Voltaire, vous n’ignorez pasque cette demeure appartient à mon neveu, monsieur le baron deRosenthal…

– Qui est à Stuttgard !… interrompitjoyeusement le gros Bastian.

– Qui est ici… répliqua Spurzeim.

– Tiens ! tiens !… fit Bastianun peu déconcerté. On nous avait dit pourtant…

Puis il ajouta par habitude :

– Parle donc, toi, Frédéric… que diable,c’est à ton tour !

– Mon cher neveu, poursuivit le diplomated’un accent patelin, a le tort de ne pas beaucoup aimer messieursles étudiants de l’université de Tubingue… Il serait peut-êtreprudent pour ceux-ci de rester le moins de temps possible sur sesterres… Particulièrement s’ils se trouvent dans certaineposition…

Il s’interrompit et sembla hésiter.

– Quelle position ?… demanda Bastianavec inquiétude.

– Cher monsieur, répliqua le diplomate,vous devez connaître cette position infiniment mieux que moi… Lesdragons de Sa Majesté sont bien montés et vous êtes à pied…

Bastian tressaillit et les belles couleurs deses joues disparurent.

– Vous dites ?… balbutia-t-il.

– Je dis, acheva le vieux comte, que lafrontière n’est pas loin, et qu’à un quart de lieue d’ici lamontagne commence à être impraticable pour la cavalerie… Je n’ai,du reste, aucun conseil à vous donner, mes chers messieurs, et jesuis bien votre serviteur.

Il s’inclina de nouveau et tourna les talons.Bastian, qui restait tout interdit, tenant à la main sa pipe entrain de s’éteindre, le regarda s’éloigner et l’entendit crier àHermann :

– Va vite prévenir mon neveu le colonelde l’arrivée de ces messieurs.

Hermann prit sa course.

Bastian jeta un coup d’œil vers la brèche quilui avait servi d’entrée et grommela entre ses dents :

– Diable d’enfer ! voilà unvieillard essentiellement désagréable !… Moi, je ne comptaispas du tout sur le Rosenthal… On aura lâché de Tubingue des pigeonsvoyageurs, puisqu’ils savent déjà par ici que les dragons sont ànotre poursuite… As-tu entendu ce qu’il a dit, toi,Frédéric ?

Le jeune étudiant sembla s’éveiller d’unrêve.

– Non, répondit-il.

– Le pauvre garçon baisse, baisse !…se dit Bastian ; il n’a plus du tout de talent !… Ehbien ! mon vieux, reprit-il tout haut, on nous a reçus ici àcoups de pied ou peu s’en faut, et je crois que le plus prudent estde déguerpir avec la rapidité de l’éclair.

Frédéric fixa sur lui ses yeux mornes ettristes.

– Je veux la voir !… prononça-t-illentement.

– Tu veux la voir ! tu veux lavoir ! répéta Bastian avec impatience et en contrefaisant savoix ; c’est bien facile à dire… Pardieu ! moi aussi, jevoudrais la voir !

Il se prit à se promener à grands pas sur legazon et croisa ses bras sur sa poitrine.

– Oh oui ! poursuivit-il, tandis queses gros yeux réjouis prenaient une certaine expression demélancolie ; pour cela j’ai fait sept lieues à pied, j’aisauté des fossés dont mon pantalon se souviendra, j’ai traversé deshaies qui gardent de ma laine…, car j’avais le diable au corps, carma passion fougueuse grandissait dans la solitude au point que lapipe me semblait fade, la bière lourde et le vin du Rhinéventé !… Je souffrais, ô mon Dieu ! tous les tourmentsdes amants célèbres ! – Mais il ne suffit pas de vouloir,continua-t-il tout haut ; ce vieux singe de conseiller privéhonoraire a parlé de dragons. Le Rosenthal est ici… et je n’adorepas l’idée d’entrer en relations suivies avec ce militaire. T’enviens-tu ?

– Je veux la voir !… prononçaFrédéric à voix basse et comme s’il eût répété un refrain.

Bastian fixa sur lui un regard decompassion.

– Il y en a que l’amour rend idiots, maislà, parfaitement ! grommela-t-il. Ça me fait de la peine de levoir baisser comme cela ! Voyons, Frédéric, mon bonhomme,reprit-il, quand tu auras radoté quinze cents fois cette bêtise-là« Je veux la voir ! je veux la voir ! »penses-tu que ça t’avancera beaucoup ?… Au fond, si j’ai peurdu Rosenthal, ce n’est pas pour moi, je ne suis pas crimineld’État, ce n’est pas après moi que court la cavalerie… Mais dans taposition, quand on est poursuivi…

Frédéric lui mit la main sur l’épaule ;un rayon fugitif se ralluma dans ses yeux ; il se redressa etson front eut comme un reflet de cette volonté indomptable qui lefaisait jadis le premier et le maître parmi ses compagnons.

– Je te dis que je veux la voir !répéta-t-il une troisième fois avec une sorte de violence.

Bastian changea de ton.

– Eh bien ! moi, je te dis,reprit-il en mettant de côté son accent protecteur, que tu risqueston cou, mon bon frère Frédéric, et que ce n’est passpirituel ! Quel était le programme des opérations quand noussommes sortis de Tubingue ?… Gagner la frontière, voir Chérieen passant, mais en passant seulement ! Le temps de fumer unepipe et de boire une demi-douzaine de tasses à la santé del’université… Du moment que Chérie est invisible pour cause demigraine ou autre, du moment que la cave inhospitalière nous refusedes flots de johannisberg, la partie est manquée et la fête remiseindéfiniment… En conséquence, moi, je murmure : Bonsoir, lesvoisins, et je demande à contempler les beautés de la nature endehors de cet enclos féodal !… T’en viens-tu ?

Au lieu de répondre, Frédéric s’assit surl’herbe au pied de son arbre.

– Diable d’enfer !… s’écria Bastian,il paraît que j’en suis pour mes frais d’éloquence.

– Va-t’en si tu veux, dit Frédéric avecfatigue.

– Mais toi, mon bon frère ?…

– Moi, je reste !

– Longtemps ?…

– Je ne sais.

– Voyons… cinq minutes ?

Frédéric passa sa main sur son front.

– Tiens, Bastian, laisse-moi !…murmura-t-il.

– Mais que veux-tu faire ici ?

Frédéric garda le silence.

– Écoute, reprit Bastian, je me suischargé de toi, car les autres savent bien que tu es devenu moinsraisonnable qu’un enfant… Si je te donne une demi-heure,viendras-tu me rejoindre ?

– Oui, répliqua Frédéric machinalement etsans songer à ce qu’il disait, j’irai te rejoindre.

– Ta parole ?

– Ma parole.

– Eh bien ! je vais t’attendre dansla forêt… À bientôt !

Il jeta un dernier regard vers le château, etil lui sembla entendre les portes s’ouvrir et se fermer avecfracas. Il gagna précipitamment la brèche ; sur la brèche, ilresta deux ou trois secondes en équilibre.

– Partir sans voir Chérie !…pensa-t-il, et sans goûter le marcobrunner de ces caves du moyenâge !… J’appelle cela un dévouement stupide !… Mais il mesemble que je vois grouiller une armée de valets dans les fossés,et l’idée de fréquenter ce grand coquin de Rosenthal n’éveille enmoi que des sensations pénibles !…

Il sauta dans le chemin creux et disparut ensifflant.

Un long soupir de soulagement souleva lapoitrine de Frédéric ; il était seul, et il était aussiheureux d’être seul que si ce tiers importun l’eût laissé entête-à-tête avec Chérie. Il avait besoin de solitude, il voulaitdescendre tout au fond de son cœur pour y puiser un à un ses cherset poignants souvenirs.

Frédéric était trop jeune, Frédéric n’étaitpas assez fort, sans doute, pour cet amour écrasant qui ledomptait ; Frédéric aimait comme on subit la torture. Au tempsoù son amour était heureux, Frédéric souffrait déjà ;maintenant que son amour était sans espoir, Frédéric semourait.

C’était un pauvre enfant trop faible pour cesluttes du cœur.

Dès qu’il s’agissait des batailles du glaive,c’était un héros ; mais le désespoir avait pénétré du premiercoup, comme la pointe empoisonnée d’un poignard, jusqu’aux sourcesde sa vie.

Son âme était plus changée encore que sonvisage. Si ses joues brillantées avaient pâli, si le feu de sonregard s’était éteint dans les larmes, son âme engourdie dormait etn’aspirait même plus au réveil. C’était un pauvre enfant quis’affaissait volontairement sous le poids de sa détresse et quipleurait lâchement comme une femme.

Il n’y avait plus rien pour lui, ni présent niavenir ; le désir lui manquait comme l’espoir. Il se réfugiaitdans l’inertie mortelle, comme les malades condamnés se réfugientdans l’opium.

Lui qui naguère était le premier, sanscomparaison ni conteste, parmi cette jeunesse, ivre de vie,exubérante d’audace, de l’université de Tubingue, lui qui était lemaître, le roi, l’Épée, il se laissait tomber sans se plaindre etsans le savoir au dernier rang de ses camarades.

Autour de lui on disait : « Ce n’estplus que l’ombre de Frédéric ! » et l’ombre de Frédéricn’entendait pas.

Vous avez vu passer parfois ces malheureuxempoisonnés par l’ancienne médecine, complice entêtée de lamaladie ; ces convalescents, comme on les appelle, sucés parla saignée barbare, vidés par le sauvage émétique, réduits à néantpar Sangrado et sa science anthropophage : ils vont toutfrileux, cherchant instinctivement le soleil du bon Dieu qui réparele crime de l’ignorance humaine ; ils vont redemandant à lanature inépuisable le sang qui est resté aux lèvres desvampires ; ils vont, excitant la pitié de tous : l’enfantqui les heurterait par mégarde en passant les ferait choir.

Ainsi passait, désormais, Frédéric dans lavie. Mais ce n’était pas, hélas ! le sang qui luimanquait ; c’était le cœur. Les rayons bénis du soleil de Dieune pouvaient rien pour ranimer son agonie.

Il aimait ; le mal qui le tuait étaitl’objet même de son adoration, et il ne voulait point seguérir.

Frédéric était assis sur l’herbe et sa têtes’appuyait au tronc moussu du chêne dont les branches robustesétendaient au-dessus de lui leur feuillage ; le jouravançait ; un vent tiède montait de la plaine.

Frédéric avait devant lui le parc immense,dont les gazons s’entremêlaient de pièces d’eau et de bouquets deverdure. Au centre du parc et sur un plan incliné, se dressait lenoble château de Rosenthal, avec sa ceinture de douvesfleuries.

Frédéric ne regardait ni le parc, ni lesgazons riants, ni l’orgueilleux château ; mais tout celainfluait sur lui à son insu et changeait son découragement amer enune sorte de paresse molle qui avait son charme et sa douceur.

– Ce que je veux faire ici ?…pensa-t-il tout haut après un long silence, le sais-je !… Ilme fallait voir cela pour comprendre tout mon bonheur perdu… Il mefallait passer triste et seul parmi les enchantements de ce paradispour deviner les joies qui me sont à jamais refusées… Vivre ici,dans ces montagnes qui sont ma patrie… vivre avec elle, lui donnertoutes les heures de ma vie, tous les battements de moncœur !… Passer mes jours à guetter chacun de ses désirs pourle réaliser bien vite ! Sécher ses belles larmes avec mesbaisers d’époux et m’enivrer sans cesse de ses sourires… J’avaisrêvé cela, c’est vrai, Seigneur mon Dieu !

Il appuya ses deux mains contre son front.

– Je l’aimais, murmura-t-il d’une voixbrisée, je ne vivais que par elle !… Quand elle est partie,tout a été fini pour moi, j’ai bien senti cela ! Ma force, majeunesse, mon âme, tout ce qui était en moi, tout ce qui était mois’élançait sur ses traces… Et c’était ainsi qu’elle devait nousrecevoir !… reprit-il en laissant retomber ses deux bras surl’herbe, le long de ses flancs. Elle nous avait abandonnés, elledevait nous renier !…

Un sourire amer vint autour de ses lèvres.

– Mais pourquoi parler ainsi ?poursuivit-il encore en inclinant sa tête sur sa poitrine. Pourquoise plaindre et pourquoi se révolter ?… J’ai beau faire, pauvremalheureux que je suis, son image adorée sera toujours la maîtressede mon cœur ; je ne la briserai point, je ne la chasseraipoint… Je les préférerai toujours, ces souvenirs qui me navrent, àl’odieux bonheur de l’oubli… J’aime mieux souffrir, pourvu quej’aime !

Sous le feuillage, les oiseaux chantaient, labrise qui passait parmi les fleurs arrivait tout embaumée. Frédéricavait fermé les paupières ; cet harmonieux repos de la naturele magnétisait comme la musique suave et lente qui appelle ausommeil les sultanes d’Orient. Ce n’était pas encore le sommeilpourtant, mais c’était déjà le rêve : ses souvenirs prenaientune forme ; il voyait Chérie avec sa robe blanche et sa têtenue, Chérie qui venait d’atteindre sa quinzième année. Non plus lajeune fille froide et fière qui semblait le fuir, mais la Chériedes premiers jours, sa protectrice, son amie, qui le cherchaitpartout, qui venait vers lui en courant, qui écartait à deux mainsles boucles folles de ses cheveux blonds pour lui tendre son frontd’enfant et lui dire de sa voix, plus douce que la voix desanges : « Bonjour, mon frère Frédéric ! »

Un bruit léger se fit ; Frédéric ouvritles yeux et poussa un grand cri. L’image qu’il avait vue en songeétait là devant lui, mais plus belle. Chérie le regardait avec sesgrands yeux bleus, souriants et humides. Elle avait une robe demousseline blanche dont le vent soulevait les plistransparents.

Elle se mit à genoux auprès du pauvreFrédéric, qui croyait rêver encore ; et comme ses cheveux,rejetés en avant par ce mouvement, inondaient son visage, elle lesprit à deux mains pour dégager son front, où montait une teinterosée, et le tendit aux baisers du jeune homme, en lui disant commeautrefois, de sa voix plus douce que la voix des anges : –Bonjour, mon frère Frédéric !

Chapitre 4Au pied d’un chêne.

J’ai vu souvent le lis royal, le lis dans sajeunesse et dans sa beauté, porter fièrement à la rosée du matin sahaute couronne de fleurs ; puis l’ardeur flétrissante dusoleil de midi frappait sa tige, et ses corolles s’inclinaient uneà une, tristes et comme humiliées ; puis encore la tigeelle-même, la tige droite et flexible s’inclinait vaincue… Et lelis royal allait mourir.

J’ai vu l’orage bienfaisant déchirer la nuéeet verser l’eau du ciel au pied du pauvre lis royal… Et c’étaitplaisir de contempler la résurrection du beau lis ! Une à une,ses corolles penchées se relevaient lentement ; sa tige seredressait plus droite et plus flexible ; et quand le nuageétait passé, le lis royal, préparé pour une lutte nouvelle,semblait sourire orgueilleusement aux rayons du soleil.

Si Frédéric se mourait, c’était faute d’un peude bonheur. Comme au lis royal que la sécheresse va coucher aumilieu du parterre, pour revivre il ne lui fallait qu’une goutte derosée. Ses lèvres effleurèrent le front de Chérie et son regardranimé tout à coup brilla, et ses joues se colorèrent, et son cœurengourdi recommença à battre.

– Chérie ! Chérie !murmura-t-il, ô reine Chérie ! combien vous êtes plus belleencore que mes souvenirs et que mes rêves !

– Voici le vingt et unième jour,Frédéric, dit la jeune fille au lieu de répondre, et aucun de vousn’a songé à m’écrire !

– Aucun de nous, excepté moi,Chérie !… J’étais encore bien malade quand j’ai tracé pourvous quelques lignes tremblantes…

– C’est vrai, interrompit Chérie quibaissa les yeux, vous êtes changé, Frédéric !

– Et depuis cette première fois,poursuivit le jeune homme, chaque jour j’ai repris la plume, malgrél’ordre du conseil des Anciens, malgré la volonté de mesfrères.

– Vos lettres ne me sont pas parvenues,dit Chérie.

Une expression de doute était sur le visage deFrédéric.

La jeune fille réfléchissait. « Le baronde Rosenthal est incapable d’une pareille bassesse !… »pensait-elle.

Assurément ; mais les diplomates forts nesont pas fiers, et c’était monsieur le comte Spurzeim qui avait misdans la poche de son habit à la française les lettres deFrédéric.

– Mes amis sont donc fâchés contremoi ?… reprit Chérie d’un accent timide, puisqu’il vous afallu, pour m’écrire, aller contre leur volonté.

Frédéric baissa la tête et ne réponditpoint.

– Quoi ! tous ceux quim’aiment ? dit Chérie en l’interrogeant d’un regard avide.Arnold, qui m’a connue enfant !… Rudolphe, qui a tiré l’épéepour moi !… et tous les autres ?…

– Arnold, Rudolphe et tous les autres,répliqua Frédéric lentement, ont juré sur le glaive de ne jamaisprononcer votre nom.

Une larme jaillit des yeux de la jeunefille.

– Pour faire le serment des glaives,Frédéric, dit-elle, il faut que l’université soit assemblée et queles trois Épées disent avant tous : « Je lejure !… » Vous qui êtes la première Épée, vous avez doncjuré le premier ?

Frédéric eut un sourire.

– Mes frères m’ont retiré le glaive,Chérie, répondit-il ; je ne suis plus la première Épée del’université de Tubingue.

– Pourquoi ?

– Parce que la loi du Commentest formelle et que j’ai dégelé deux fois contre mes frères :une fois dans l’allée d’érables qui est sous le village de Ramberg,pour sauver la vie de l’homme que vous aimez, Chérie… L’autre foispour défendre votre honneur.

– Les deux fois pour moi !… murmurala jeune fille.

Puis elle ajouta tout à coup :

– Mon honneur !… vous avez parlé demon honneur… Il faut vous expliquer, Frédéric !

Frédéric obéit avec répugnance.

– C’était huit jours après votre départ,dit-il ; l’université vint de Tubingue à Stuttgard et serassembla dans la Maison de l’Ami… On parla de vous, Chérie, etl’université monta l’escalier qui conduit à votre chambre… à lachambre qui vous appartenait jadis, quand vous étiez notre fille,notre reine… J’étais bien faible encore et je n’avais pu assisterau conseil, mais quelque chose me disait que mon poste était là, etquand nos frères arrivèrent devant votre porte, j’étais dans lecorridor, adossé contre la muraille.

Arnold portait un marteau avec desclous ; Rudolphe tenait à la main un écriteau, et ceux quisuivaient soulevaient un grand voile noir au-dessus de leurtête.

Arnold cloua la porte de votre chambre contreses montants et dit. « Cette porte est condamnée ; nuldésormais n’en passera le seuil ! »

Cela me plaisait, je laissai faire.

Arnold étendit ensuite le voile noir au devantde la porte et le cloua du haut en bas en disant : « Quece lieu soit triste et consacré au deuil comme si c’était unetombe ! »

Cela me serra le cœur, mais je laissaifaire…

Frédéric s’arrêta pour reprendre haleine. Lapoitrine de Chérie était oppressée ; elle écoutait sansprononcer une parole.

Frédéric reprit d’une voit plusémue :

– Enfin Rudolphe déplia l’écriteau etvoulut le fixer sur le drap noir. Je lus l’inscription qu’ilcontenait ; je m’élançai, et l’écriteau tomba déchiré en millepièces.

– Que disait l’écriteau ? demandaChérie avec agitation ; que disait-il ?

– Vous voulez le savoir ? prononçalentement Frédéric.

– Je le veux ! répliqua Chérie, quicroisa ses bras sur sa poitrine comme pour supporter mieux le coupqu’elle attendait.

– L’écriteau contenait ces mots, repritFrédéric après un silence : « La fille de Franz Steibel,tué par un officier du roi, adoptée par les étudiants de Tubingue,a quitté les étudiants de Tubingue pour suivre un officier duroi. »

Chérie se couvrit le visage de ses mains.

– Y avait-il encore autre chose ?…murmura-t-elle à travers ses sanglots.

– Il y avait au-dessous deux épées encroix avec trois larmes dessinées, et au-dessous encore« ci-gît l’honneur de la reine Chérie ! »

La jeune fille se redressa et montra sonvisage baigné de pleurs.

– Oh ! fit-elle, il en a menti,celui qui a écrit cela !…

– Je foulai aux pieds les débris del’écriteau, continua Frédéric, et je touchai de la pointe de monglaive la poitrine de mon frère Arnold en disant :« Celui qui a écrit cela en a menti ! »

– Merci, Frédéric, dit Chérie, qui étaitassise au pied de l’arbre, à côté du jeune homme ; que Dieuvous récompense, vous qui êtes mon seul ami en ce monde !

– Ils vous aimaient bien eux aussi,Chérie, et s’ils ont été cruels envers vous, c’est que leurs cœursétaient profondément blessés !… Mais que vous importe aprèstout maintenant ? Et tandis qu’il parlait ainsi, la voix deFrédéric prenait malgré lui un accent d’amertume. Que vousimporte ?… vous vivez une vie nouvelle, et ceux qui vousentourent sont les amis de votre choix.

La jeune fille le regarda étonnée.

– Vous aussi, Frédéric, dit-elle, vous mejugez donc comme ils m’ont jugée !… Alors pourquoi m’avez-vousdéfendue ?

– Pourquoi me suis-je placé au-devant dubaron de Rosenthal quand vous avez dit : « C’est celui-làque j’aime ?… »

– Je vous comprends, murmura Chérie avectristesse, vous avez fait cela parce que vous avez un cœurgénéreux… Voilà tout, n’est-ce pas ?… Mais s’il en est ainsi,je vous ferai encore une question, Frédéric : Pourquoiêtes-vous venu au château de Rosenthal ?

Frédéric tressaillit, et Chérie eût voulureprendre la parole prononcée, tant fut amère et soudainel’expression d’angoisse qui vint se peindre sur le visage du jeunehomme.

– Ô Chérie ! Chérie ! dit-illes larmes aux yeux, est-ce donc déjà le réveil ?…Hélas ! je ne savais plus déjà si c’était le domaine deRosenthal qui m’entourait, et je ne voyais plus que vous,Chérie !… Mais vous avez bien fait de me rendre à moi-même,car le temps passe et le chemin est long d’ici à la frontière dupays de Bade.

Chérie l’interrogeait d’un regard inquiet.

– Avant de quitter ma patrie, pourtoujours peut-être, continua Frédéric dont le front s’étaitredressé et qui tâchait de sourire, j’ai voulu embrasser ma vieillemère et lui dire un dernier adieu… C’est pour cela que je suisvenu.

– Quitter votre patrie ! répéta lajeune fille à voix basse ; pourquoi vous exilerainsi ?

Frédéric se leva et reprit son bâton devoyage.

– Chérie, dit-il, les dragons du roi sontà ma poursuite ; je suis proscrit !

– Vous, Frédéric ! s’écria la jeunefille, vous qui bouchiez vos oreilles pour ne pas entendre parlerpolitique : je me souviens bien de cela !… Vous qui étieztout entier aux études et aux plaisirs de votre âge… Vous,poursuivi par les soldats du roi !… vous, proscrit !

– J’étais ainsi, c’est vrai, répondit lejeune étudiant qui voulait garder un air calme et dont la voix sebrisait malgré lui dans sa poitrine ; j’étais ainsi, maisquand vous êtes partie, je crois bien que je suis devenu fou… Voussouvenez-vous, Chérie, de cette chanson satirique contre le roi etses ministres, qui fit mettre le pauvre Goëtz dans uneforteresse ?… Le roi ne m’a rien fait, et je ne connais mêmepas ses ministres, mais je me dis : Puisqu’on a mis Goëtz dansun cachot pour avoir chanté seulement cette satire, si moi je vaisla clouer en plein jour à la porte du palais royal, on metuera…

– Et vous l’avez fait ?… balbutiaChérie, qui était plus pâle que morte.

– Oui, je l’ai fait, réponditFrédéric : je voulais mourir.

La tête de Chérie s’inclina sur son sein.

– Mais vous savez, reprit le jeune homme,nos frères m’aimaient et, malgré mes torts envers eux, ils m’aimentencore… Ils m’ont parlé de ma pauvre mère qui n’a plus que moi ence monde, et j’ai consenti à fuir… Hélas ! Chérie,s’interrompit-il, je mens, et que Dieu me pardonne !… J’aimema mère de toute mon âme, et vous le savez bien, mais je restaisombre et froid à son souvenir… Je m’obstinais dans la pensée de lamort… Et si j’ai consenti enfin à prendre la fuite, c’est qu’uneidée a traversé mon esprit, éblouissante et rapide comme l’éclair…c’est que je me suis dit : Sur cette route de l’exil, jetrouverai le château de Rosenthal où elle est à présent, et quandje l’aurai vue encore une fois, il sera temps de mourir !

Frédéric se tut. Chérie restait immobile et latête baissée. Frédéric attendait un mot de consolation ou detendresse : ce mot, Chérie ne le prononçait point.

– Et maintenant, dit le jeune homme enfaisant un effort pour assurer sa voix, je vous ai revue et je suiscontent, Chérie… Je vais voir ma mère, qui prie pour vous chaquejour, et je lui dirai que vous êtes heureuse… Adieu, Chérie, jesouhaite du bonheur à celui que vous aimez, et je ne vous prie pasde me plaindre ; car moi, désormais, je ne souffrirai paslongtemps.

Il se pencha pour baiser la main de la jeunefille ; mais celle-ci releva tout à coup son visage inondé delarmes.

– Vous m’aimiez donc, Frédéric… monpauvre Frédéric ? dit-elle en le retenant par la main.

– Si je vous aimais, Chérie !s’écria celui-ci avec un élan de passion si ardente, que la jeunefille heureuse sourit à travers ses larmes.

– Et vous ne me le disiez pas !…reprit-elle.

– Tous les jours, je rassemblais moncourage, tous les jours je voulais tomber à vos pieds, mais il yavait comme une main de fer qui étreignait ma bouche dès que meslèvres s’ouvraient pour vous parler d’amour.

– Et moi qui n’ai pas su vousdeviner !… pensa tout haut Chérie dont les belles mainsblanches s’appuyaient sur les épaules de Frédéric ; moi qui mefaisais tout exprès froide et sévère dès que je vous apercevais deloin !… Ah ! Frédéric, mon pauvre Frédéric, le bonheurétait là, sous notre main, et nous l’avons laissés’envoler !

Frédéric avait l’air d’un homme qui voit leciel s’ouvrir ; il écoutait avec ravissement, avec extase.

– Le bonheur !… répéta-t-il ;c’est vous qui avez dit cela, Chérie ?

La jeune fille pesa sur ses épaules en jouant,et Frédéric, cédant à ce mouvement, se mit à genoux devantelle.

Ils se regardèrent tous deux, souriants et lesyeux humides ; tous deux émus jusqu’à l’angoisse et savouranten même temps tous deux cette grande joie des cœurs quis’entendent.

– Moi aussi, je vous aimais… prononçalentement Chérie.

Frédéric ferma les yeux ; il n’avait plusde paroles ; il ne se sentait plus vivre qu’aux violentsbattements de son cœur. Tout à coup, sa joue devint pluspâle ; il chancela et sa tête trouva pour abri le sein deChérie.

Il était là le pauvre enfant, trop faiblecontre cette félicité soudaine ; son souffle venait mourirentre ses lèvres. Chérie le contemplait tendrement, et tandis queses belles mains toutes tremblantes se jouaient parmi les cheveuxbouclés de Frédéric, il y avait dans son sourire un reflet deprotection maternelle.

Elle n’avait que seize ans, mais elle sesentait la plus forte, et dans son âme elle se disait : Jeveux qu’il soit heureux !

– Relève-toi, Frédéric, dit-elle tout àcoup ; jusqu’à demain je suis encore la reine Chérie… et, situ le veux, je ne serai jamais la baronne de Rosenthal !

– Est-ce possible ?… s’écriaFrédéric. Il n’est pas trop tard, mon Dieu !

– S’il était trop tard, dit Chérie quirejeta en arrière d’un mouvement de tête résolu les riches anneauxde sa chevelure blonde, te parlerais-je comme je le fais ?… Tuvois bien que je brûle mes vaisseaux, Frédéric ! Puisque nousnous aimons et que je ne suis pas mariée, pourquoi serait-il troptard ?

– Là-bas, à Tubingue, balbutia le jeunehomme, on a dit qu’il y avait eu fiançailles légales, par-devant lemagistrat… et fiançailles valent mariage.

Le pied mignon de la jeune fille frappa legazon avec impatience.

– Oh ! quant à cela, s’écria-t-elle,si vous êtes ainsi fait, Frédéric, mettez votre paquet au bout devotre bâton et allez pleurer à Bade ou ailleurs, tandis qu’ici, moije serai au désespoir… Si vous avez perdu tout votre courage…

Les yeux de Frédéric brillèrent, et un éclatde fierté vint à son front.

– Bien ! s’écria Chérie, je croisque je vais retrouver mon Frédéric !

– Faut-il combattre ?… demanda lejeune homme, qui sentait renaître en lui son ardeur si longtempsengourdie.

– Oui certes, il faut combattre, etbravement ! répondit Chérie, mais pas avec l’épée, c’est tropfacile… Les armes qu’il nous faut vaincre, c’est l’espoir, c’est lajeunesse, c’est la gaieté, c’est la grâce et la coquetterie…Regarde-moi, mon Frédéric, et dis si tu veux que je sois tafemme !

– Hélas ! balbutia le pauvre enfant,s’il ne fallait donner pour cela que ma vie !…

Chérie, pour le coup, se fâcha tout rouge.

– Eh ! que voulez-vous qu’on fassede votre vie, monsieur ? s’écria-t-elle.

Elle s’interrompit en voyant le blond étudiantbaisser les yeux avec tristesse.

– Ah Frédéric, murmura-t-elle, mon pauvreFrédéric ! quand je pense que j’ai eu peur de vous !Folle que j’étais, je vous jugeais d’après je ne sais quelle idéeromanesque et bizarre que je m’étais faite des hommes ; jevous élevais au-dessus de moi, je vous craignais et je vous fuyais…Mon Dieu ! je n’en sais pas beaucoup plus long que vous sur lemonde ; je ne l’ai jamais vu et jamais je n’ai essayé à ledeviner… Mais cependant, puisque vous ne voulez pas ouvrir lesyeux, il faut bien que je vous conduise… Avez-vous confiance enmoi ?

– Comme en un ange du ciel !répondit le jeune homme.

– Voilà déjà que vous prenez meilleurefigure, interrompit Chérie en souriant ; cela va venir,peut-être… Voyons, mon petit Frédéric, je vous ai connu autrefoisl’air si fanfaron, la tournure si crâne, l’air si espiègle et simutin : ne pouvez-vous retrouver tout cela ?

– Je tâcherai, dit Frédéricnaïvement ; mais pourquoi faire ?

Et, sans qu’il y prit garde, la gaietécontagieuse de Chérie gagnait son esprit et son cœur ; iln’osait pas encore se livrer, car la timidité était samaladie ; mais il sentait se réveiller en lui cette fougue dela jeunesse que le malheur avait matée… Et le progrès de cetteguérison qui s’opérait à son insu se montrait sur son charmantvisage, expressif et délicat comme celui d’une jeune fille.

C’est égal, même dans cette voie deconvalescence, il eût bien mieux aimé que l’arme choisie pour lalutte fût une de ces longues et bonnes épées pendues, là-bas, aurâtelier de l’Honneur.

– Écoutez-moi bien, reprit Chérie, jesuis la fiancée de monsieur le baron de Rosenthal ; nous nepouvons plus rompre désormais que par consentement mutuel… Moi, jeconsens d’avance ; il s’agit donc de le faire consentir.

Frédéric leva les yeux au ciel. Chérie haussales épaules.

Comme il arrive toujours, elle devenait plushardie à mesure qu’elle sentait son champion plus langoureux etplus timide.

– Pour obtenir le consentement demonsieur le baron, poursuivit-elle, il n’y a qu’une chose :c’est de le dégoûter de moi.

– Oh grand Dieu ! s’écria le pauvreFrédéric, si vous n’avez que ce moyen-là, Chérie ?…

– Merci du compliment, Frédéric,interrompit la jeune fille ; mais mon moyen est bon ; ilest excellent, si vous jouez bien votre rôle.

– Quel rôle ?

– Êtes-vous prêt à tout ?

– À tout pour vous plaire, réponditFrédéric d’un air très-suffisamment décidé.

– À la bonne heure, s’écria la jeunefille enchantée ; asseyez-vous donc là, près de moi, etconspirons comme deux vrais camarades d’université… C’est ici lamaison de la diplomatie. Dans cette maison, il y a un bandeau surtous les yeux ; toutes les têtes sont à l’envers ; tousles cœurs souffrent : je ne sais quel mauvais génie a passépar là… Pour vaincre ce mauvais génie, que je connais et que vousne connaissez pas, la première chose à faire est de m’obéir entout.

– Je ne demande pas mieux.

– Voyons, si vous êtes bienobéissant !

Frédéric souriait maintenant comme Chérie. Ils’était mis sur l’herbe, auprès d’elle ; il lui tenait lesdeux mains et ne pouvait se rassasier de la voir. Assurément, il nesongeait plus guère à la chanson politique clouée sur la porte dupalais royal, aux dragons qui le poursuivaient, ni à l’exil, ni àrien de ce qui n’était point Chérie.

– Mettez-moi à l’épreuve !s’écria-t-il.

– Je vous ordonne de faire la courgalamment, assidûment, avec ardeur, avec passion… commença la jeunefille.

– À vous ?… interrompitFrédéric ; voilà un ordre qui n’était pasnécessaire !

Chérie le regarda en dessous, et dans ce coupd’œil il y avait bien un peu de dédain. Elle s’occupait dediplomatie depuis cinq minutes seulement, mais elle se sentait déjàforte, la délicieuse fille d’Ève, et la simplicité de Frédéric luifaisait compassion.

– À moi ? répéta-t-elle. Ahçà ! Frédéric, vous qui êtes si habile en escrime, est-ce quevous ne cherchez pas à tromper le fer de votre ennemi ?

– Pas souvent, répliqua Frédéric ;toutes ces feintes de salle sont des jeux d’enfant. Moi je paretout uniment sur la première attaque, et je riposte droit… ça meréussit assez.

Chérie fit une petite moue ; sa tentativede démonstration métaphorique n’avait pas eu de succès.

– Eh bien, Frédéric, reprit-elle, je suisplus raffinée que cela ; je ne dédaigne pas du tout lesfeintes… C’est à la belle comtesse Lenor qu’il vous faudra faire lacour.

– Oh !… s’écria Frédéricscandalisé.

Chérie leva le doigt d’un air impérieux ;le jeune étudiant, pour marquer son obéissance, saisit ce doigtmignon et l’appuya contre ses lèvres.

– C’est convenu ? demandaChérie.

– C’est convenu, répéta Frédéric, jeferai la cour à la belle comtesse Lenor.

– Et vous vous installerez ici bravement,quand même l’accueil ne serait pas des plus empressés ?…

– Je veux bien…, mais c’est que je nesuis pas seul.

– Tant mieux ! s’écria Chérie. Quidonc est avec vous ?

– Notre ami Bastian.

Chérie frappa ses mains l’une contrel’autre.

– Bastian ! dit-elle en riant detout son cœur, le roi des pipes et du bier scandal !…Excellent ! excellent ! nous n’aurons pas besoin de luisouffler des folies, à celui-là… Il n’y aura qu’à le laisser faire,il se rendra insupportable tout naturellement.

Elle s’interrompit soudain et prêtal’oreille.

– Chut ! dit-elle, n’entendez-vousrien ?

– On marche derrière ce bosquet, réponditFrédéric.

Il fit un mouvement pour s’éloigner. Chérie leretint de force.

– Nous allons entrer en scène,murmura-t-elle, je n’ai pas grande confiance en votre aplomb,Frédéric, mais je serai brave pour deux.

On vit la tête poudrée du comte Spurzeim quidépassait les derniers arbres du bosquet.

– Les voici ! les voici !…s’écria-t-il.

Rosenthal et Lenor se montrèrent derrièrelui.

– Ne restons pas ainsi… murmura Frédéric,qui avait la rougeur au front ; car ils étaient toujoursassis, l’un auprès de l’autre, sur l’herbe, au pied du chêne, etleurs mains restaient unies, malgré la présence des maîtres duchâteau, qui s’arrêtaient immobiles à les regarder.

À la grande surprise du jeune homme, Chériechoisit justement cet instant critique pour jeter ses bras autourde son cou et l’embrasser en riant comme une folle.

– Bravo ! dit le comte Spurzeim, quieut son petit rire sec.

Lenor détourna les yeux avec un suprêmedédain. Rosenthal gardait le silence.

Chérie fit lever Frédéric, tout rouge et toutconfus, et s’avança belle, souriante, sans honte ni embarras, versle noble groupe en disant.

– C’est aujourd’hui fête au château deRosenthal, monsieur le baron… Nous avons à dîner deux de mes cherstuteurs qui sont venus me voir, et je vous présente celui quej’aime le mieux parmi messieurs les étudiants de Tubingue.

Chapitre 5Papillon.

C’était une vaste salle éclairée par troisfenêtres cintrées. La voûte, peinte à fresque par un vieux maîtreallemand, représentait le premier repas d’Énée et de ses compagnonssur la terre latine : on voyait là grand carnage de venaison,et ces fameux pains qui servirent de table, afin que fût accompliela prophétie troyenne. La boiserie de noyer noir portait, du sol àla voûte, les naïves guirlandes de sa sculpture. Au centre dechaque panneau était suspendu un trophée de chasse.

L’écusson parlant de Rosenthal : desinople semé de roses ou quintefeuilles d’or (Rosenthal signifievallée des roses), brillait, supporté par deux Mores armésde casse-tête, au-dessus de la massive cheminée à manteau quitenait presque tout un côté de la pièce.

En face de la cheminée, il y avait un de cesdressoirs qui sont l’orgueil de l’art allemand, un édifice toutentier, un chef-d’œuvre de menuiserie et de découpure, portant surses profondes tablettes assez de vaisselle d’argent et d’or pouroccuper un jour tout entier les balanciers de la monnaie duroi.

À l’heure où nous entrons dans cette pièce,qui était la salle à manger du château, le soleil dépassait déjà lemilieu de sa course, frappait obliquement les vitraux des croiséeset réchauffait les teintes un peu effacées de la voûte. La boiseriesombre faisait saillir les trophées qui projetaient au loin leurombre. Il y avait là partout une couleur uniforme et respectablequi eût fait tressaillir d’aise un ami du passé. Là, plus qu’entout autre lieu du château, on était forcé de reconnaître que cesRosenthal avaient dû être de hauts et puissants seigneurs.

La table, servie entre le dressoir et lacheminée, attendait les convives. Elle était en parfaite harmonieavec la magnificence sévère et rude de la salle ; la nappedamassée et de taille gigantesque allait d’un bout à l’autre ;mais comme il n’y avait pas assez d’hôtes au château pour remplirtoutes les places marquées autour de l’énorme table, les assietteset le service s’arrêtaient au milieu. Le reste n’était pas videcependant : on y voyait, sur son piédestal habillé de satin,une corbeille de mariage d’un goût exquis et d’une richessevéritablement royale.

La cloche des repas vibrait encore ; lesconvives venaient d’entrer et entouraient la corbeille qui faisaitl’admiration de tous. La dame de compagnie de la comtesse Lenor,l’écuyer de la chanoinesse Concordia, le bibliothécaire du vieuxSpurzeim ne tarissaient pas en éloges.

Chérie, qui venait d’entrer en grandetoilette, au bras de Frédéric, n’accorda aux magnificences de lacorbeille qu’un coup d’œil distrait, presque dédaigneux.

– Elle croit que c’est pour la comtesseLenor, se dirent la dame de compagnie, l’écuyer et lebibliothécaire en échangeant un regard d’intelligence. Quand elleva savoir que c’est pour elle !…

Comme ils parlaient ainsi, la comtesse Lenorpassait justement le seuil de la porte qui donnait dans lesappartements intérieurs. Elle détourna les yeux pour ne point voirla corbeille et gagna lentement la place qui lui était réservée auhaut bout de la table.

Elle avait les yeux baissés et son beau fronttriste se couvrait de rougeur.

En ce moment, Rosenthal et le comte Spurzeimarrivaient à leur tour par la porte du jardin. Derrière eux il sefaisait un grand bruit, et l’on entendait les éclats d’une voixprovocante.

– C’est mon autre tuteur, Bastian, ditChérie en s’avançant vers Rosenthal, le sourire aux lèvres.

– Diable d’enfer !… s’écriait lejoyeux étudiant au dehors, je savais bien qu’on viendrait mechercher !… Je n’ai pas de rancune, mais je demande desexcuses catégoriques et complètes pour l’accueil malséant qui m’aété fait ici ce matin.

Tous les regards s’étaient tournés du côté dela porte ; Spurzeim jouait avec son jabot et affectaitl’indifférence ; Rosenthal baissait les yeux, et une nuanced’embarras se peignait sur le visage de Frédéric lui-même. Unsourire moqueur était autour des lèvres de Lenor, qui cherchait,mais en vain, à rencontrer les yeux de Rosenthal. Chérie seuleconservait son air d’imperturbable gaieté.

Elle avait entamé la lutte d’un cœur vaillant,et maintenant qu’elle se savait aimée, l’empereur lui-même nel’aurait pas fait reculer.

– Eh bien ! monsieur le baron,murmura-t-elle, faut-il que j’aille recevoir mon oncleBastian ?

Rosenthal s’inclina de bonne grâce et fit unpas vers la porte au moment même où le gros étudiant paraissait surle seuil avec sa redingote en lambeaux et sa grande pipe à laboutonnière.

– Entrez, monsieur, dit-il ; lesamis de ma fiancée sont ici chez eux.

– C’est bien ce que je pensais, répliquaBastian d’un air capable. Dites donc, vous, monsieur le conseillerprivé honoraire, témoignez-moi donc un peu les regrets que vousavez…, le chagrin…, enfin une petite phrase polie, quoi !

– Je n’avais pas l’honneur de vousconnaître, mon cher monsieur Bastian, répondit Spurzeim avec sonplus séduisant sourire ; veuillez agréer mes excuses, etcroire que bien sincèrement…

Bastian lui avait déjà tourné le dos. Lematin, en attendant Frédéric, il était entré dans un cabaret pourse bien assurer que le kirsch de la forêt Noire méritait sa vieilleréputation. Il était superbe, et, Dieu merci ! Chérie n’avaitpas besoin de lui souffler son rôle.

– C’est sombre ici, dit-il en promenantson regard autour de la chambre, mais je ne déteste pas cettevieille couleur de cathédrale… On mange consciencieusement aumilieu de ces antiquités curieuses… Ah ! bonjour, bonjour,reine Chérie, s’interrompit-il avec effusion ; vous êtescrânement mignonne en duchesse, et je ne regrette pas le chemin quej’ai fait pour vous voir… C’est pour vous cette corbeille denoce ?

– Oui, mon cher monsieur, répondit lediplomate fort, qui tâchait évidemment de se rendre agréable.

– Fichtre ! c’est du cossu !…s’écria Bastian ; c’est stylé !

Rosenthal s’était approché.

– Je serais heureux si ma fiancée latrouvait à son goût, dit-il en interrogeant Chérie du regard.

Depuis le commencement de la scène, Lenortriomphait, car elle se sentait déjà vengée. Chérie regarda lacorbeille par-dessus l’épaule.

– Pas mal… murmura-t-elle du bout deslèvres.

– Pas mal !… pensa Lenor. Cettecréature est odieuse ! Une corbeille de princesse ! Lepauvre Rosenthal sera trop puni !

– Voyons, à table ! s’écriaChérie.

– Toujours ravissante !… dit Bastianattendri ; toujours cousue d’idées spirituelles !… Àtable ! quel joli mot !… Du talent ! dutalent !

Rosenthal avait pris la main de Chérie.

– Nous attendons ma tante la chanoinesse,murmura-t-il.

– Ah ! fit Chérie ; c’estqu’elle n’est pas vive, la bonne dame !… et mes tuteurs ontfaim.

Pour la première fois, une nuance de dépit serefléta dans les yeux du baron, que le vieux Spurzeim surveillaitavec inquiétude.

– Ça m’aurait bien surpris, s’écriaBastian avec un gros rire, s’il n’y avait pas eu ici de tantechanoinesse… La voilà, je suis sûr que la voilà !… Tantechanoinesse, je vous offre mes civilités empressées !

Madame Concordia venait en effet d’entrer,précédée de son chapelain ; elle resta stupéfaite au devant duseuil, regardant tour à tour Frédéric et Bastian.

– Mon révérend, dit-elle enfin auchapelain, voyez comment cela se trouve bien que j’aie mis ma robede velours, puisque voilà justement des étrangers au château deRosenthal.

Le chapelain ne put faire moins qued’approuver du bout du bonnet, et Concordia exécuta deux révérencesconsidérables en l’honneur des deux étudiants.

Chérie était maîtresse de la maison ;elle plaça Frédéric auprès de Lenor et Bastian à côté de lachanoinesse. Le chapelain récita la bénédiction latine, et le repascommença.

Il faut se souvenir de ce que nous avons dittouchant l’étiquette compassée et toujours uniforme qui régnaitd’ordinaire dans la salle à manger de Rosenthal. On peut affirmerque ces voûtes nobles n’avaient jamais entendu que des parolesrigoureusement convenables : aussi, tous les convives, depuisla dame de compagnie jusqu’au bibliothécaire, tressaillirent-ilsd’un commun mouvement lorsque Bastian s’écria, en prenantplace :

– Diable d’enfer ! je crois que jevais avoir aujourd’hui un joli coup de fourchette !… Et vous,ma vénérable ?

La chanoinesse Concordia jeta sur lui unregard plein de sérénité ; elle ne s’était jamais éloignéebeaucoup des tours de Rosenthal. Elle avait vu la cour, maisrarement et dans des occasions solennelles ; c’était lanaïveté même. En outre, elle avait cette politesse sincère desgrandes races et cette bienveillance innée qui se refuse à devinerl’impertinence.

– J’ai toujours eu, grâce à Dieu,répondit-elle avec un bon sourire, un excellent appétit,monsieur.

Tous ceux qui avaient tremblé pour cemot : ma vénérable, si impudemment familier, durentse rassurer, car la digne chanoinesse pensa tout uniment quec’était quelque nouveau titre à la mode, et mangea son potage d’uncœur calme.

Rosenthal évitait les œillades moqueuses etprovocantes de Lenor. Le vieux Spurzeim causait comme une pie etsemblait vouloir abriter derrière son babil les excentricités deBastian. Mais celui-ci avait la voix bien timbrée.

– C’est un moment à passer, se disait lediplomate fort ; puisque mon cher neveu ne l’a pas mis dehorspar les épaules, il faut qu’il ait ses raisons pour cela… Nousaurons, je l’espère, plus de peur que de mal… D’ailleurs nous avonsun de ces jeunes gens qui se conduit admirablement bien, et c’estdéjà quelque chose.

On ne pouvait, en effet, accuser Frédéric defaire beaucoup de bruit. Le regard de Spurzeim se tourna vers luicomme pour le remercier de son excellente tenue ; mais, pourle coup, le sourire à la Voltaire, qui était à demeure sur leslèvres du bonhomme, s’évanouit brusquement. Il venait de voirFrédéric, penché tout contre l’oreille de Lenor, qui l’écoutait enrougissant.

Spurzeim tressaillit ; décidément saroute était pavée de lames de rasoir. S’il fut jaloux, point n’estbesoin de le dire, mais il fut surtout terrifié par l’idée que lebaron lui-même allait être jaloux ; car il connaissait l’étatdu cœur de Rosenthal mieux que Rosenthal lui-même, et tous sesespoirs se fondaient sur la rapidité du dénoûment matrimonial. Ilsavait bien que tout cela ne pouvait réussir qu’à la course et enquelque sorte par surprise ; désormais Frédéric lui faisaitplus de peur que Bastian lui-même.

Heureusement pour lui, Rosenthal, confus et àla gêne, n’osait point regarder du côté de Lenor, dont il craignaitl’œil triomphant et railleur.

– Eh bien, reine Chérie, s’écria Bastianà travers la table, je prendrais ma pension ici avec plaisir, moi…Vous ne devez pas vous plaindre !

– Je ne me plains pas… répondit la jeunefille en riant. Fritz, servez à boire à mon tuteur !

Bastian arrondit ses doigts sur ses lèvres etlui envoya un baiser reconnaissant.

– Madame, madame, disait tout basFrédéric à l’oreille de Lenor, au nom de votre bonheur, croyez-moi…Ne cédez pas à une rancune indigne de vous !…

– Bon Dieu ! monsieur, répliquaitLéonor, qui voulait jouer le dédain, mais qui déjà était indécise,que peut-il y avoir de commun, je vous prie, entre mademoiselleChérie et moi ?

– Vous êtes une noble dame, elle n’estqu’une pauvre fille, répliqua vivement Frédéric, mais je ne saispoint de cœur plus haut placé que le sien !

– Que diable peuvent-ils se direainsi ?… grommelait le diplomate fort.

– À votre santé, conseiller privéhonoraire ! s’écria Bastian, qui vida son verre rubis surl’ongle.

Mais il le tendit par-dessus son épaule auvalet Fritz, qui l’emplit de nouveau. Spurzeim s’inclinagracieusement.

– À votre santé, vénérable dame, repritBastian, qui vida son second verre. Du talent, ce vin-là ! dutalent !

– Me serait-il permis, monsieur, dit lachanoinesse, après l’avoir remercié fort sérieusement, de vousdemander si vous êtes Grec ou Turc ?

– Plaît-il ? fit Bastian scandalisé.Je suis chrétien, diable d’enfer ! et natif de la rue Tulipe,à Stuttgard !

– Je me faisais l’honneur de vousdemander, reprit la chanoinesse, si vos préférences politiques sontpour la Porte Ottomane ou pour les illustres et malheureuxdescendants des Hellènes ?

Bastian éclata de rire et s’emplit la bouchejusqu’au gosier.

– Moi, répondit la chanoinesse avec uncommencement d’animation, mes opinions sont bien connues : jesuis Grecque depuis la plante des pieds jusqu’à la racine descheveux.

– Eh bien, vénérable dame, dit Bastianqui ne se lassait point de la contempler, je me fais Grec aussipour l’amour de vous.

– Entendez-vous, comte ? s’écriaConcordia enthousiasmée ; j’ai conquis une recrue pour lacause des fils de Miltiade et de Thémistocle.

– Est-ce que par hasard il serait Turc,le conseiller privé honoraire ? demanda Bastian, qui fronça lesourcil.

La chanoinesse prenait tout au grandsérieux ; elle répondit :

– Ah monsieur, c’est une tristesse pourmoi… le comte approuve toutes les horreurs commises par la SublimePorte.

– Ça m’affecte aussi, moi, sensiblement,ma bonne dame, dit Bastian. Ergo, buvons pour oublier noschagrins… Esclave, ajouta-t-il en s’adressant à Fritz, mets lacruche à côté de moi, afin que je me serve à mafantaisie !

Le valet Fritz hésita, tant ces mœurs étaientinconnues au château de Rosenthal ; mais Chérie lui fit unsigne impérieux et il fallut bien obéir.

– À la bonne heure ! s’écria le grosétudiant qui emplit jusqu’aux bords le verre de lachanoinesse ; ma voisine, vous êtes une bonne âme, et jecommence à vous trouver fort à mon gré !

– Monsieur… murmura Concordia, qui danssa gratitude se leva à demi pour ébaucher une révérence.

– Eh bien, monsieur le baron, dit toutbas Chérie à Rosenthal, vous n’avez pas l’air content de voir mafamille ?

– Si fait, madame, répliqua le baron, sifait, assurément.

Spurzeim guettait son cher neveu ; il levoyait pâlir petit à petit et pensait : « Cela va segâter ! »

– Sur mon honneur, madame, murmuraitFrédéric, qui n’avait pas cessé de parler bas à la comtesse Lenor,elle est votre amie.

– Mon amie !… répéta l’orgueilleusejeune fille avec mépris.

– Et l’amitié de Chérie, poursuivitFrédéric dont la voix s’affermit, honorerait une reine !

Lenor eut un sourire amer.

– Comment serait-elle mon amie, dit-elleen tournant la tête pour cacher sa rougeur, puisqu’elle m’a pristout le bonheur que j’attendais ici-bas ?

– Le bonheur qu’elle vous a pris, madame,elle veut vous le rendre.

Lenor regarda Frédéric en face, tandis que levieux Spurzeim, ébahi, pensait en les lorgnant tous deux :« Ah çà ! ils ne se gênent même plus !… Le diableest dans cette maison ! »

– Me le rendre !… répéta Lenor.

Puis elle ajouta, emportée par un méchant élande jalousie : – Suis-je tombée si bas que je puisse accepterla compassion de mademoiselle Chérie ?

– Hélas ! madame, dit Frédéric, sivous voulez avoir compassion d’elle, Chérie vous remerciera de boncœur !

– Puisqu’elle est victorieuse,qu’a-t-elle besoin de pitié ?

– Elle est comme vous, madame : ellesouffre parce qu’elle aime…

– Monsieur le baron deRosenthal !

– Non… un autre.

Pour la seconde fois, Lenor leva les yeux surFrédéric. Elle le vit si beau dans sa douce tristesse, qu’elle nelui demanda point le nom de celui que Chérie aimait.

Seulement, elle dit, gardant encore undoute : – Si elle souffre, pourquoi ce joyeux sourire à seslèvres, pourquoi cette gaieté bruyante dans sa voix ?

– C’est qu’elle espère en vous, madame,répondit Frédéric, qui à son insu même était un diplomate bienautrement fort que Spurzeim ; c’est qu’elle joue un jeu hardi,mais qui ne blesse point sa conscience, car elle sait bien quemonsieur le baron de Rosenthal se trompe lui-même et que son cœurest toujours avec vous.

Lenor rougit de plaisir, au grand dépit duvieux comte qui se tordait sur son siége et qui trouvait un goût defiel à tous les plats.

– Madame, ajouta Frédéric simplement etd’une voix qui portait la persuasion dans l’âme, quand on vous aaimée une fois, peut-on aimer ailleurs ?

En ce moment il y eut un coup de foudre.

– Dis donc, toi, Frédéric, s’écriaBastian, qui était déjà rouge comme une tomate, quand tu auras finide faire la cour à ta voisine, nous chanterons le Gaudeamusigitur, le Bibendum, ou le Trésor deFanchon… veux-tu ?

Jugez ! Le chapelain, l’écuyer, la damede compagnie et le bibliothécaire restèrent la fourchette en arrêt,la bouche béante. L’écuyer tranchant, qui découpait un cuissot dechevreuil, laissa tomber son coutelas ; le comte toussaénergiquement, la chanoinesse branla de la tête et mit sesconserves pour voir cette voisine à qui on faisait lacour.

Rosenthal avait enfin regardé Lenor ; ilétait pâle et ses sourcils se fronçaient violemment.

Il y eut un moment de silence ; on eûtentendu voler une mouche dans cette grande salle où chacun retenaitson souffle, croyant qu’il allait se passer quelque violentetragédie.

On était au château de Rosenthal, chez lecolonel des gardes du roi ; il y avait là deux pauvres hèresqui étaient venus on ne savait trop d’où et qui avaient été reçuson ne savait trop pourquoi, par grâce sans doute, et pour ne pointblesser la fiancée du maître.

Soit dit en passant, c’était déjà une bienétrange histoire que ces fiançailles, et la vieille domesticité duchâteau, tout en trouvant que Chérie était merveilleusement belle,s’habituait difficilement à voir en elle la future baronne deRosenthal.

Or ces deux pauvres hères qui étaient venus,habillés Dieu sait comme, et gris de poussière de la tête auxpieds, s’étaient assis en conquérants à cette table où, de mémoired’homme, nul n’avait pris place qu’en frac noir et en bas de soie,hormis les jours de grande vénerie.

L’un de ces deux intrus buvait comme unportefaix, sinon mieux, et semblait se croire à la taverne.

L’autre… mais que dire de plus fort que lesparoles de Bastian lui-même ? Bastian accusait l’autre defaire la cour à la comtesse Lenor, absolument comme s’ilse fût agi d’une petite grisette, égarée dans une débauched’étudiants.

Spurzeim ferma les yeux pour ne point voir letonnerre tomber. Il en fut pour ses frais ; le tonnerre netomba pas et chacun put remarquer cette circonstance plus étrangeque tout le reste : c’est que la fière comtesse Lenor nesembla pas même offensée.

Par exemple, le pauvre Frédéric devint plusrose qu’une cerise et perdit contenance, ni plus ni moins qu’unejeune fille surprise à ses premiers rendez-vous.

– Mon frère Bastian, balbutia-t-il en sefaisant honte à lui-même, je crois qu’on ne chante pas ici ;ce n’est pas l’usage.

Bastian se tenait les côtes.

– Diable d’enfer ! s’écria-t-il enétouffant de rire, la drôle de figure que tu fais, mon frèreFrédéric !… Moi, je trouve qu’il n’y a pas de quoi rougir… Lapetite comtesse est jolie comme un Amour, et je voudrais être à taplace.

Les lèvres de Rosenthal tremblaient. Leridicule de sa situation l’écrasait. Il eût donné une année de sonrevenu pour que le comte parlât. Mais le comte n’avait garde.

La chanoinesse, qui avait trouvé sesconserves, jeta un regard tout bienveillant sur Frédéric etdéclara, ne pouvant jamais songer à mal, que c’était un bien jolijeune homme.

– Quant à l’usage de la maison, repritBastian, voilà, par exemple, une chose dont je me moque !…Nous sommes ici chez Chérie, n’est-ce pas, et nous sommes lestuteurs de Chérie… Ergo, nous faisons tout ce qui nouspasse par la tête !

Chérie adressa un signe caressant à Bastian etlui dit :

– Bien parlé, mon oncle !

Rosenthal avait déjà laissé trop faire, sansdoute, pour songer maintenant à se révolter. Quand même il auraiteu cette idée-là, il lui vint un nouvel adversaire sur lequelassurément il ne comptait point. L’excellente chanoinesse, à quiBastian avait libéralement fait part de son flacon, sentait unedouce chaleur se répandre dans son être ; elle était gaie sanstrop savoir pourquoi, et un sourire heureux épanouissait sonvisage.

– Nos nobles ancêtres chantaientvolontiers pendant le repas, dit-elle, et nous avons eu grand tortde laisser tomber en désuétude ce respectable usage… Si quelqu’unveut dire une chanson, je ne me refuserai pas à en répéter lerefrain.

– Eh houp ! cria Bastianenthousiasmé, du talent ! du talent !… la vénérable parlecomme un livre !… Voyons, Chérie, il n’y a pas dans toutel’Allemagne un rossignol pareil à vous… Chantez-nousPapillon, si vous vous souvenez des gais enfants deTubingue !

– Si je me souviens de mes amis et de mesfrères !… Monsieur le baron, permettez-vous ?

– De grâce, madame, dit Rosenthal avecune froideur polie, n’oubliez pas que vous êtes ici l’absolue etsouveraine maîtresse.

Chérie glissa un coup d’œil vers la comtesseLenor comme si elle eût voulu demander encore une permission. Lenorbaissa les yeux et se prit à sourire.

Alors un éclair de gaieté brillante illuminale visage de Chérie ; ce sourire, c’était comme la paix signéeentre elle et cette pauvre belle jeune fille à qui, sans levouloir, elle avait fait tant de mal. La voix de Chérie, sonore etdouce, vibra tout à coup dans la salle, et ce fut comme un bon ventde joie qui réchauffa le cœur de tous les convives.

Sa chanson était ainsi :

Papillon, ma légère,

Ici-bas, on ne voit

Marquise ni bergère

Qui soit

Si bonne que toi, chère,

Dans ton petit doigt !

– Brava ! brava !… dit lachanoinesse en véritable amateur.

– Oui… murmura Lenor sans regarderFrédéric, vous devez bien l’aimer !

Bastian était en extase. Il buvait son grandverre à petits coups et répétait entre chaque gorgée :

– Du talent ! du talent !…ah ! diable d’enfer ! bien du talent !

Chérie poursuivit, la tête haute et le souriresur les lèvres :

Le juif à la bourse qui sonne,

Le juif est venu

Me dire : « Veux-tu

De l’or et des bijoux, mignonne ?

Veux-tu la grandeur ?

M’a dit le seigneur ;

Je suis comte, à toi ma couronne. »

Moi, je réponds : Non,

Je suis Papillon,

Papillon qui toujours chante

Et qui s’en vante :

Grand merci, non, non,

Je veux rester Papillon !

Bastian reprit le refrain à tue-tête, etChérie fit signe à Frédéric de l’appuyer. La chanoinesse, qui avaiteu de la voix avant la révolution, fit chorus de bonne grâce.

Chérie commença le second couplet :

« Veux-tu brillante renommée ? »

M’ont dit à genoux

Les poètes, tous

De mon haleine parfumée.

Puis le général,

Sur son beau cheval,

M’a dit. : « Veux-tu mon armée ? »

Moi, je réponds : Non,

Je suis Papillon, etc.

Et Bastian de reprendre avec un enthousiasmenouveau :

Papillon, ma légère, etc.

Cette fois, la demoiselle de compagnie,l’écuyère et le bibliothécaire, encouragés par le bon exemple de lachanoinesse, crurent devoir donner un peu de voix. Le chœur seformait ; c’était mieux nourri.

Chérie acheva :

Mais j’ai rencontré, le soir même,

Un abandonné

Qui m’a dit : « Je n’ai

Trésor, esprit, ni diadème ;

Je n’ai que la fleur

De mon jeune cœur

Papillon, veux-tu que je t’aime ?…

Comment dire non

Sans perdre mon nom ?

On m’appelle étudiante,

Et je m’en vante ;

Je ne dis pas non,

Je suis toujours Papillon ![2]

– Qui m’aime me suive ! s’écriaBastian, qui entonna le refrain d’une voix de stentor.

En même temps il battit la mesure contre sonverre avec son couteau. Pour le coup personne ne manqua à l’appel.On put entendre la voix diplomatique et chevrotante du comteSpurzeim, qui jetait quelques notes fausses dans l’ensemble, et lajolie Lenor, frappant, ma foi, son verre en mesure, fitgaillardement chorus.

Jamais homme ne fut si complétement abandonnéque ce pauvre baron de Rosenthal.

– Eh houp ! eh houp ! criaitBastian hors des gonds. Gaudeamus, mes frères… du talentdu talent !… Voilà une maison comme il faut, ou je ne m’yconnais pas !

– Mon voisin, dit la chanoinesseavec effusion, vous êtes d’un agréable caractère.

Puis elle ajouta en élevant la voix :

– Fritz, va me chercher mon violon… Jecrois que mon devoir est de faire aussi quelque chose pour réjouirles hôtes du château de Rosenthal.

Chapitre 6La tentation de Bastian.

Rien ne saurait peindre l’aimable et doucegaieté qui régnait dans la salle à manger du château de Rosenthal.C’étaient partout visages souriants et rouges, fidèles où sereflétait le contentement des âmes. Le courant était établi, labouteille circulait parmi les rires, et il semblait qu’un joyeuxvent fût venu dégeler l’atmosphère humide et froide du vieuxmanoir.

Le soleil jouait dans les vitraux comme s’ileût voulu embellir la fête. On causait bruyamment et à toutevoix ; l’étiquette, scandalisée, avait pris la fuite.L’écuyer, la dame de compagnie et le bibliothécaire faisaient, envérité, des gorges chaudes ; le chapelain venait de risquer uncalembour. Hermann, qui était à son poste derrière son maître,regardait tout cela d’un air béat, parce qu’il avait trouvé moyende faire une douzaine de visites au buffet, visitesinfructueuses !

Lenor et Frédéric s’entretenaient comme devieux amis. Le comte Spurzeim, au moment où la chanoinessedemandait son violon, avait glissé à l’oreille d’Hermann, par undernier effort :

– Dis à ce coquin de Fritz que je luidonnerai quelque chose s’il casse une ou deux cordes.

Mais le flot montait. Le diplomate fort,cherchant du courage au fond de son verre, perdit plante, comme lesautres, et se mit à folâtrer pour tout de bon.

Quant à Chérie, elle était comme le centred’où partaient les rayons de cette gaieté ; elle mettait tantde franchise à gourmander Rosenthal sur la triste figure qu’ilfaisait au milieu de l’allégresse commune, que le pauvre baronétait à cent lieues de soupçonner une conspiration.

Il prenait la chose au mélancolique ; ildisait : « Je suis engagé d’honneur ; cette jeunefille est ma fiancée ; je lui dois peut-être la vie, et riendans sa conduite ne peut motiver une rupture. » Mais tout ense disant cela, il sentait gronder en lui une colère sourde. Plusla joie de ses hôtes devenait expansive, plus l’embarras de sasituation augmentait, et le moment vint où il eût tordu le cou auxdeux étudiants avec un sincère plaisir : à Bastian, pour letapage indécent qu’il faisait ; à Frédéric, à Frédéricsurtout, pour cette rougeur qui naissait sur le front de Lenor etpour ces jolis sourires qui épanouissaient comme une rose la bouchede la jeune fille.

Il était furieux, il était jaloux, et cela sevoyait si bien que le vieux Spurzeim se grisait de parti pris, parla frayeur qu’il avait de son cher neveu.

Mais c’était Bastian et la chanoinesse qu’ilfallait voir. Ils étaient d’autant plus beaux que personne ne leuravait soufflé leur rôle et qu’ils y allaient bon jeu, bon argent.C’était maintenant une paire d’amis : Bastian trouvait que lavénérable était la perle des chanoinesses, et Concordia s’avouait àelle-même avec candeur qu’elle n’avait jamais rencontré de cavalieraussi agréable que le gros étudiant. Ils se trouvaientréciproquement d’autant plus aimables qu’ils parlaient tous deux àla fois et n’avaient garde de s’entr’écouter.

Bastian racontait avec feu les victoiresbachiques qu’il avait remportées ; la chanoinesse défendaitvigoureusement la cause des Hellènes contre la Porte Ottomane etincendiait la flotte turque avant le combat de Navarin.

– Je reviendrai ici deux ou trois jourspar semaine, disait Bastian, et je vous amènerai de bons diables,qui ont tous du talent, pour débrouiller un peu les mystères devotre cave.

– Mon Dieu ! répondait Concordia,puisque vous êtes amateur de littérature, je puis bien vous avouerque j’ai composé un nombre considérable de tragédies dont le styletient le milieu entre la manière classique de Sophocle et lesallures romantiques de Gœthe et de Schiller.

– Nickel ! s’écriait Bastian, vouspensez que Nickel est plus fort que moi… sérieusement ? Ehbien, madame, sur mon salut éternel ! je bois encore cinqcruchons après que Nickel a roulé sous la table.

La chanoinesse baissa les yeux d’un airmodeste.

– Hélas ! monsieur, murmura-t-elle,ce sont de bien faibles essais !… D’ailleurs, je n’aime pasbeaucoup à réciter mes propres œuvres ; je sais, voyez-vous,que c’est là un travers où tombent tous les poètes… Cependant, vousavez une manière si galante d’exiger…

– Allons ! conseiller privéhonoraire, s’écria Bastian, je vous propose bier scandal àcoups de vin du Rhin !

Le conseiller privé sablait à petites gorgéesun verre de johannisberg.

– Eh gai ! gai !… murmura lecomte, coquette Lisette, mes amours, toujours ! chacun boit àsa manière… deri dera, là !

Bastian le contemplait avec une admirationsérieuse.

– Dès là première fois que je l’ai vu,cet homme-là, pensa-t-il tout haut, j’ai dit : Voilà un hommequi a une bonne tête ! du talent ! du talent !

– Elle est intitulée Rhamsès,ou l’Énigme égyptienne, reprenait la chanoinesse aveccomplaisance. – Le théâtre représente un obélisque au faîte duquelune cigogne s’est perchée par hasard. – Au loin, on voit le Nil quise retire avec une majestueuse lenteur, laissant sur les guéretsson limon bienfaisant. – À droite du spectateur, de nombreuxmaçons, personnages muets, construisent une pyramide. À gauche, unsphinx propose des énigmes aux habitants de Memphis.

Il y a des poisons dont l’odeur seuletue ; Bastian n’écoutait pas du tout, cependant il bâilla.

– Le soleil se couche derrièrel’obélisque, poursuivit la chanoinesse, et la lune est censée selever au dos des spectateurs. – Rhamsès entre avec son confidentArtabar, homme brun, taciturne et sournois.

SCÈNE PREMIÈRE.

RHAMSÈS, ARTABAR

RHAMSÈS, avec humeur.

Maudit soit le soleil ! maudite soit lalune !

Je n’ai plus de plaisir à voir l’autre nil’une !

Grisis m’éblouit ; quant à la pâleIsis,

Je crois, cher Artabar…

– Le violon ! s’écria Chérie, quivit entrer Fritz avec le mélodieux instrument ; voici leviolon de madame la chanoinesse !

– Ergo, répondit Bastian, quiécrasa son verre contre la table, entonnons une chanson infernaleet foudroyante qui fasse tourner cette voûte déteinte et danser cessolennelles murailles !

Une preuve certaine que la chanoinesse avaitun délicieux caractère, c’est qu’elle interrompit, sans murmurer,la récitation de sa tragédie ; elle saisit le violon, quigrinça tout de suite entre ses mains exercées, et déclara qu’elleétait prête à accompagner tout ce qu’on voudrait.

– Attention ! dit Bastian, qui pritune bouteille de johannisberg par le goulot, afin de s’en servircomme d’un bâton de mesure ; – et du talent !

Au moment où il entonnait, à la grande joie detous, sa chanson infernale et foudroyante, monsieur le baron deRosenthal se leva. Spurzeim, Lenor et Frédéric crurent que la mineallait faire explosion ; mais Rosenthal, gardant son calmehéroïque, fit seulement signe à Chérie de le suivre et l’emmenadans l’embrasure d’une fenêtre.

– Madame, lui dit-il avec une courtoisiequi eût certes attendri le bon cœur de la jeune fille s’il ne sefût point agi de son bonheur, je n’ai point oublié ce que je vousdois et je vous prie de prendre mes paroles en bonne part.

– Ce préambule est fait pour effrayer,monsieur le baron, répliqua Chérie qui fixa sur lui ses grands yeuxclairs et riants.

La chanson de Bastian était commencée :c’était dans la salle un tapage véritablement diabolique.

Les sourcils du baron se froncèrent malgrélui.

– De par Dieu ! murmura-t-il avecplus de tristesse encore que de colère, je ne pensais pas vivreassez pour voir la maison de mon père transformée entaverne !

– Vous dites ?… demanda Chérie quiavait toujours son regard ouvert et franc.

Rosenthal se mordit la lèvre. Sans exagérer enrien, nous pouvons affirmer qu’il eût mieux aimé voir en face delui un ennemi mortel, outrageant à voix haute l’honneur de son nom.Mais il n’y avait là qu’une femme à qui il était redevable ;il attribuait tout ce qui se passait au hasard : c’était unsoldat, celui-là, non point du tout un diplomate ; c’étaitsurtout un gentilhomme, poussant à l’excès le culte de lareconnaissance et de l’hospitalité.

Nous le disons, bien peu de parvenus auraientsu être ridicules à la manière de monsieur le baron deRosenthal.

– Veuillez m’excuser, madame,répliqua-t-il avec douceur, si je ne répète point mes paroles… Jevoulais vous demander seulement si messieurs vos tuteurs viendrontsouvent vous rendre visite.

Chérie avait envie de lui tendre la main et delui dire : « Nous sommes des fous qui jouons une follecomédie… » Mais il n’était pas temps, et Chérie répondit sanshésiter : – Le plus souvent que je pourrai, monsieur lebaron.

Son regard venait de se croiser avec le regardde chat du comte Spurzeim. Elle sentait vaguement qu’elle n’étaitpas à bout de peine.

L’embarras du pauvre Rosenthal croissaitvisiblement.

– Cependant, madame, balbutia-t-il, sivous avez comme cela trois cents tuteurs…

– Trois cents !… se récria la jeunefille en riant ; songez-vous ?

La figure de Rosenthal se rasséréna unpeu.

– Les autres membres de l’université deTubingue ne sont pas vos tuteurs ? dit-il vivement ; vousn’avez que ceux-là ?

– Mais si fait… repartit Chérie.

– Vous disiez ?…

– Je disais que j’en ai plus de troiscents !

– Ah !… fit Rosenthal qui reculad’un pas.

– Mais certainement !… Chaque annéeil vient trois cents étudiants nouveaux, j’entends l’un dansl’autre, à l’université de Tubingue… Mais comme voilà quinze ansque je suis la pupille de messieurs les étudiants, cela fait justequinze fois trois cents tuteurs.

– Ah !… répéta Rosenthalatterré.

– Oui, monsieur… Et en supposant, ajoutaChérie avec sensibilité, que la mort m’en ait enlevé quelquescentaines, ce qui n’est, hélas ! que trop probable, il m’enreste toujours quatre mille, nombre rond.

Rosenthal garda le silence.

– Est-ce tout ce que vous aviez à medire, monsieur ?… demanda Chérie.

Rosenthal s’inclina ; il étaitlittéralement abasourdi.

– En ce cas, monsieur, excusez-moi,reprit la jeune fille ; je vais faire les honneurs de votremaison.

Elle s’enfuit, toujours souriant et pluslégère qu’une sylphide.

Faire les honneurs, grand Dieu ! leshonneurs de la maison de Rosenthal ! Le baron avait été bienmodéré quand il avait parlé de taverne ; c’était désormais unebelle et bonne orgie, un bacchanal à faire dresser les cheveux.

Au moment où le baron se retournait, un nuagepassa sur ses yeux : il venait de voir Frédéric baiser la mainde Lenor. En même temps, une odeur âcre le saisit à la gorge :une haute spirale de fumée s’échappait de la grande pipe deBastian.

La patience de Rosenthal était à bout ;mais comme il allait s’élancer vers la table, il se trouva nez ànez avec son oncle Spurzeim.

– Que voulez-vous, mon cher neveu ?lui dit ce dernier en lui barrant le passage, la chanoinesse adéclaré qu’elle ne détestait pas l’odeur du tabac !

Par le fait, Concordia jouait du violon aumilieu d’une auréole de fumée.

Le comte toussa.

– Après tout, reprit-il, ce sont de bonsjeunes gens… Chaque fois qu’on épouse quelqu’un, mon cher neveu, onse trouve en face d’une famille plus ou moins nombreuse, plus oumoins désagréable… Je ne vois pas pourquoi vous vous fâcheriez…

– Mais Lenor !… s’écria lebaron.

– Plaît-il ?… fit le vieux comteavec un méchant sourire.

– N’avez-vous pas vu ?… poursuivitRosenthal dont les lèvres frémissaient de colère.

– Quoi ?… demanda Spurzeim.

Et il ajouta après un silence :

– Ceci me regarde… Mon cher neveu, jetrouve que vous prenez trop de souci de mes affaires… Croyez-moi,bornez-vous aux vôtres !

Il fit une pirouette, laissant Rosenthalchancelant et comme étourdi.

À l’autre bout de la salle, Frédéric, Lenor etChérie formaient un petit groupe au milieu du tumulte général.Chérie avait les larmes aux yeux et pressait sur son cœur la mainde Lenor.

– Si vous aviez voulu m’entendre,murmurait-elle, il y a longtemps déjà que vous seriez mon amie.

– J’étais si malheureuse !… répliquala jeune comtesse avec émotion.

– Oh ! vous l’aimez bien, s’écriaChérie en l’attirant dans ses bras, et vous serez heureuse.

Les deux jeunes filles demeurèrent un instantembrassées ; puis Chérie essuya ses yeux lestement ets’échappa.

Sa voix décidée domina la bagarre.

– Allons ! mes tuteurs,s’écria-t-elle, on étouffe ici… Est-ce que vous ne voulez pas voirmes nouveaux domaines ?

– Si fait… répondit Frédéric.

– Venez, dit la chanoinesse à Bastian,j’ai fait placer mon buste en Melpomène à l’entrée de lagrotte.

Bastian ne demandait pas mieux que de faire unpetit tour. Le fameux violon fut accroché ; tout le monde seleva de table et prit le chemin de la porte.

– Voulez-vous m’offrir votre bras,monsieur le baron ? dit Chérie au moment où Rosenthals’avançait avec Lenor.

Rosenthal ne put pas refuser, et ce futFrédéric qui prit le bras de Lenor.

Le soleil descendait à l’horizon, le parcétait vaste, et il ne restait plus guère qu’une heure dejour : il fallait se hâter ; les convives sortirentgaiement et un peu en désordre.

Au moment où la chanoinesse Concordia passaitle seuil, comptant bien que son cavalier la suivait, le diplomatefort mit la main sur l’épaule de Bastian et lui dit :

– Deux mots, cher monsieur, je vousprie.

– Non pas, conseiller privé honoraire,répliqua Bastian qui voulut l’écarter pour passer outre ;après dîner, la promenade a de grands charmes pour mon estomac, etje ne vois plus rien sur la table.

– Hermann ! appela Spurzeim sanslâcher le bras du gros étudiant.

Hermann se présenta dans la position du soldatsans armes.

– Va me chercher, lui dit le comte, deuxbouteilles de johannisberg… de mon johannisberg à moi… de cejohannisberg que monsieur le prince a eu la bonté de m’envoyer aveccette lettre si flatteuse qui…

– Oh ! la lettre, interrompitBastian, je m’en bats l’œil !… mais je ne suis pas mécontentde me rincer la bouche avec le nectar du propre Metternich…Allez ! Hermann, mon ami, et apportez quatre bouteilles, pourn’être pas obligé de faire un second voyage… Monsieur le conseillerprivé honoraire, je vous écoute.

Spurzeim fit deux ou trois petites grimacespréparatoires, exorde muet dont les diplomates d’une certaine forcene se privent jamais.

– Cher monsieur, dit-il ensuite enclignant de l’œil avec une étonnante finesse, je vous aideviné.

– Bah !… fit Bastian.

– Oui, cher monsieur… vous êtes percé àjour !

– Pas possible !

– Vous aimez la future baronne deRosenthal, ma nièce en expectative… Ne vous en défendez pas, chermonsieur : je vous approuve.

– Merci bien !… dit Bastian.

– C’est de ce sujet-là que je voulaisvous entretenir.

Hermann venait de rentrer et le gros étudiantavait décoiffé un des longs flacons du vin du Rhin.

– Diable d’enfer !… s’écria-t-il engoûtant le contenu clair et limpide de la bouteille, Metternich, cevieil ancêtre, a décidément du talent ! Entretenez,entretenez, je vous écoute !

Il s’était assis et bourrait de nouveau sapipe, selon l’art.

– Cher monsieur, reprit le comte ens’asseyant auprès de lui, il me plaît que vous aimiez ma futurenièce, parce que je suis sur le point d’épouser la comtesseLenor.

– Si ça l’amuse, cette jeune fille,répliqua Bastian ; chacun son goût : je n’ai rien àdire.

– J’espère que cela ne la contrarie pas…Mais je me trouve dans cette position difficile d’avoir à redoutervotre ami Frédéric…

Bastian éclata de rire.

– C’est vrai qu’il lui fait un énormedoigt de cour, s’écria-t-il, ce Frédéric chevaleresque etsentimental !… moi qui le croyais fou de Chérie !

– Et de redouter en même temps,poursuivit Spurzeim, mon propre neveu le colonel.

– Tiens ! tiens !… fitBastian ; alors buvez !

Il emplit jusqu’au bord le verre du conseillerprivé, qui le vida par distraction.

– Je suis bien sûr, continua-t-il ensecouant la tête, que la scène d’aujourd’hui a complétement dégoûtémon neveu de son mariage avec Chérie.

– De quoi ?… s’écria Bastian ;quelle scène ?… c’était stylé pourtant !

– Vous n’avez pas vu quelle mine ilfaisait !

– Si nous avions été une cinquantaine deCompatriotes seulement, nous aurions chanté en chœur leGaudeamus igitur, et la bicoque aurait croulé…Bibendum equidem !

Il entama la seconde bouteille ; malgrésa vaillance de buveur émérite, sa tête commençait àdéménager ; le vieux Spurzeim lui-même devenait pluscommunicatif.

– Nos intérêts sont semblables, chermonsieur, continua-t-il ; vous pouvez m’aider, je peux vousservir… Voulez-vous entrer dans mes combinaisonsdiplomatiques ?

Il bondit sur son fauteuil en poussant unpetit cri d’effroi, parce que Bastian venait de lui taper sur leventre.

– N’ayez pas peur, papa ! dit legros étudiant ; buvez un coup pour vous remettre, et voyonsvos combinaisons.

– Si l’on vous mettait à même d’épouserChérie ? demanda Spurzeim d’un ton insinuant.

– Ça ferait mon bonheur !… répliquaBastian. Mais Frédéric et monsieur de Rosenthal…

– Ce sont eux qui vous barrent le chemin,n’est-ce pas ?… interrompit le comte, enchanté de cet éclairde raison. Eh bien ! ce sont eux aussi qui embarrassent maroute… Il suit de là que notre intérêt à tous deux est d’éloigner àla fois Frédéric et monsieur de Rosenthal.

Bastian le regarda en face curieusement ;il se souvint d’avoir vu cette figure-là chez bien des marchandsd’estampes ; seulement, il se demandait, avec ce pénibletravail des ivrognes, si la lithographie de deux sous qu’il avaitdevant les yeux représentait monsieur de Voltaire, monsieur deMetternich ou monsieur de Talleyrand ; car le diplomate fort,exalté par le johannisberg et la circonstance, prodiguait à la foistous ses moyens : il souriait à la Voltaire, il grimaçait à laMetternich, il regardait à la Talleyrand.

– Vieux finaud ! grommela Bastian,c’est pourtant cela ! il a touché le joint… Du talent !du talent !… Moi, d’abord, ma passion pour Chérie touche audélire le plus extravagant… Mais comment les éloigner ?

– Pour ce qui est de Frédéric, réponditle comte en approchant son siége d’un air mystérieux, rien de plussimple… Nous sommes ici dans la forêt Noire…

– Berceau des charbonniers, source dukirsch-wasser.

– J’ai justement une centaine decharbonniers qui sont mes vassaux et qui m’obéissent comme desautomates… je n’ai qu’un mot à dire : mes charbonnierssaisissent Frédéric et le transportent.

– Où ça ?

– Au diable… ou partoutailleurs !

Bastian souffla dans ses joues.

– Je trouve ça médiocrement gentil pourFrédéric ! marmotta-t-il.

– Quant à mon cher neveu, reprit lediplomate qui s’animait à vue d’œil, c’est plus spécialement votreaffaire… Voulez-vous lui proposer un duel ?

– Mais du tout !… s’écria Bastian.Je suis plus brave qu’un lion du désert, c’est connu… mais lessaintes lois de l’hospitalité !…

– J’entends !… interrompit lediplomate avec une nuance de dédain ; faisons mieux… Vousautres étudiants, vous êtes organisés ; je sais vos rubriquessur le bout du doigt… L’université de Tubingue n’est pas loin, onpeut aller et revenir en quelques heures avec un bon cheval…Écrivez à vos camarades…

– Quoi donc ?

– Par exemple, que Frédéric est endanger.

– Hum ! fit Bastian, si les dragonsdu roi trouvaient sa piste !…

– Ou bien encore la reine Chérie,poursuivit le comte qui ne l’entendait point.

Bastian réfléchissait ; il demandaconseil au troisième flacon.

– Savez-vous, vieillard, dit-il avecgravité, que vous êtes un Machiavel ?

Le visage ratatiné du diplomate s’éclaira d’unvif rayon d’orgueil.

– Voyez l’effet, s’écria-t-il engesticulant : vos compagnons partent de Tubingue comme lafoudre, car je crois savoir que Frédéric et Chérie sont leursfavoris ?

– Quant à ça, ils les adorent !

– Ils arrivent dans la montagne avecleurs épées d’une aune… et, ma foi, s’ils y trouvent mon cherneveu…

– Vieillard, interrompit Bastian d’unevoix creuse, vous êtes un Méphistophélès !

Spurzeim avait vu Méphistophélès dans uneédition illustrée de Gœthe ; il prit aussitôt la physionomiede ce personnage infernal.

– Est-ce dit ?… murmura-t-il.

Bastian mit sa tête apoplectique entre sesmains ; il chancelait sur son siége et ses penséestournoyaient dans son cerveau.

– Pensez donc, cher monsieur, lui disaitle diplomate penché à son oreille comme le serpent tentateur, unefois débarrassé de Rosenthal, c’est le bonheur qui est devantvous !… Chérie, si belle, si charmante…

– Et qui sait toutes nos chansons !balbutia Bastian attendri ; du talent à bouche queveux-tu !…

– Chérie, qui n’est pas si pauvre qu’onle croit !… ajouta Spurzeim de ce ton qui donne beaucoup àentendre ; je connais certains petits détails…

– Aurait-elle un oncle d’Amérique ?…demanda Bastian qui se dressa comme un ressort.

Spurzeim hocha la tête.

– Je ne m’explique pas, cher monsieur,dit-il.

Puis il appela le fidèle Hermann et luiordonna d’apporter tout ce qu’il fallait pour écrire. Quant celafut fait, il tendit la plume à Bastian et prononçasolennellement :

– Chacun a une heure dans sa vie où ilpeut commander à la fortune… cette heure qui passe si vite estvenue pour vous… Dans quelques minutes il sera trop tard.

Bastian essuya du revers de sa main la sueurqui coulait de son front. Spurzeim emplit son verre.Bastian ne pouvait pas sentir auprès de lui un verre plein sans leboire.

Il but et fit le geste historique de César, aumoment de franchir le Rubicon.

– Allons ! s’écria-t-il de l’accentle plus dramatique qui se puisse entendre, vieux démon, tul’emportes !… Puisque Chérie a un oncle d’Amérique, le sort enest jeté !

Sa plume lourde et boiteuse trébucha sur lepapier. Il écrivit deux lignes ; Spurzeim lui évita le soin decacheter sa lettre.

– À Tubingue ! s’écria-t-il enmettant la lettre dans les mains d’Hermann ; crève ton cheval,s’il le faut… Va !

Hermann sortit.

– Mon cher complice, dit le diplomate ense tournant vers Bastian, reste à trouver le moyen d’amener monneveu et Frédéric, cette nuit même, dans la montagne… Nous avons,Dieu merci ! toute la soirée pour cela… Mais, chut ! lesvoici qui reviennent… sachons dissimuler.

Il prit un air riant et secoua son jabot avecgrâce.

On entendait la voix des convives quicausaient et riaient dans le vestibule.

Bastian se leva tout chancelant.

– Sachons dissimuler !… répéta-t-ilen essayant de croiser ses bras sur sa poitrine. Je suis untraître, un infâme, un scélérat. Prenons-en les allures !

Il rabattit sa casquette sur ses yeux et, aulieu de marcher à la rencontre des convives qui rentraient, il allas’asseoir dans le coin le plus sombre de la salle.

Spurzeim le regardait avec compassion.

– Entre les mains d’un homme tel que moi,se disait-il, l’instrument le plus vil devient un levierpuissant !

Puis il ajouta, en consultant sa montre, quilui avait coûté très-cher, mais qu’il montrait à tous comme untémoignage de l’estime de l’empereur d’Autriche :

– Cinq heures !… Avant minuit lesÉpées de l’université peuvent être dans la montagne.

Chapitre 7La foudre.

Combien de soirées tristes et chargées d’ennuiChérie avait passées dans ce grand salon du château de Rosenthal,dont les solennelles splendeurs ne faisaient qu’assombrir samélancolie ! Elle avait froid, elle se faisait petite aumilieu de ces sévères portraits de famille dont les regards fixesla toisaient avec dédain. Elle se sentait seule etabandonnée ; son pauvre cœur grelottait, et c’était surtout aumilieu de cette noble richesse qu’elle avait la conscience de sonexil.

Mais, ce soir, tout était bien changé. Plus detristesse et plus de regrets : Frédéric était là ;l’austérité de la vaste salle semblait sourire, et Chéries’étonnait de n’avoir pas respiré plus tôt cette douce atmosphèrede bonheur qui l’emplissait.

Elle allait, gaie, vive, pétulante, tourmentéepar sa joie ; elle prenait çà et là une fleur à ses odieuxbouquets présentés en cérémonie par les vassaux de Rosenthal et quiétaient naguère son supplice ; ces fleurs, tant dédaignées,elle en savourait le parfum avec amour.

Elle s’éveillait après une longue léthargie.Elle revoyait le beau jour après une nuit désespérée. Elle étaitheureuse ; elle eût voulu du bonheur pour tous.

Quand son regard se croisait avec celui deFrédéric, son âme entière passait dans ses yeux.

Tout n’était-il pas fini, puisque Frédéric luiavait dit : « Je t’aime ! » Que craindreencore ? quel malheur possible ?

Et n’était-ce pas une joie de plus, une joiebien grande, que de voir les beaux yeux de Lenor se fixer sur elle,reconnaissants et humides ; Lenor, qu’elle avait aimée déjà,alors même qu’elle la croyait sa mortelle ennemie !

Rosenthal, il est vrai, semblaitsouffrir ; mais cette souffrance ne devait-elle pas se changeren joie ? Chérie était bien sûre que Rosenthal n’avait jamaiscessé d’aimer Lenor.

Frédéric avait enfin pris le ton de son rôleet le jouait en perfection. Il s’empressait autour de la jeunecomtesse, qui se laissait faire la cour avec tout plein de grâce etde décence.

Pendant que Chérie présidait aux préparatifsdu thé, chose presque aussi importante dans l’Allemagne dusud-ouest qu’en Angleterre même, les deux jeunes filles s’étaientun instant rapprochées, et Chérie avait dit à Lenor :

– Tout va bien ! la corbeille serapour vous…

À part ces personnages principaux, tout lereste de l’assistance faisait assaut de bonne humeur. Spurzeimétait content de lui plus que nous ne saurions dire ; il seproclamait avec ivresse le coquin le plus fourbe del’univers ! Concordia causait avec son chapelain et n’avaitpas perdu tout espoir de réciter sa tragédie à Bastian, ce cavalierde si bonnes manières. La dame de compagnie, l’écuyer, lebibliothécaire, tous les officiers de Rosenthal, ne s’étant jamaistrouvés à pareille fête, jouissaient de l’aubaine du meilleur deleurs cœurs.

Il n’y avait de tristes que Bastian, vaguementtourmenté par ses remords au milieu même de son ivresse, etmonsieur le baron de Rosenthal.

Celui-ci était plus que triste ; sonregard sombre menaçait comme un ciel de tempête. Pour quiconque leconnaissait, il était évident qu’il mettait toute sa force àcomprimer sa colère et à se vaincre lui-même.

La promenade n’avait fait que continuer pourlui le supplice du dîner. Pendant toute la promenade, il avait vuLenor au bras de Frédéric, tour à tour émue et souriante ; iln’y avait pas à s’y tromper, Frédéric et Lenor s’entendaient ;Frédéric lui parlait d’amour et Lenor ne le repoussait point.Rosenthal se souvenait de la fête de Ramberg, du bal aux flambeauxet de cette valse qui, pour la première fois, avait fait naîtredans son cœur un sentiment de jalousie. Sa tête se montait.Frédéric était beau ; peut-être cette visite avait-elle étéconcertée entre lui et la jeune comtesse…

Le baron, irrité contre lui-même, car ilsentait bien qu’il était la cause première de ses propres embarras,irrité contre Chérie qu’il allait épouser, contre Lenor qui nepouvait plus être sa femme, contre Frédéric dont chaque sourire luisemblait une bravade, contre tout le monde enfin, puisque tout lemonde était heureux et joyeux, le baron arrivait à une de cesbelles et bonnes colères qui peuvent couver plus ou moins de temps,mais qui finissent par éclater à coup sûr et qui brisent tout quandelles éclatent.

Il avait été patient, précisément parce qu’ilne savait point faire les choses à demi. Pour lui, le milieun’existait point entre l’inertie et la violence. Outre la positionfausse qu’il s’était faite vis-à-vis de Chérie, il y avait doncpour le retenir la frayeur qu’il avait de lui-même.

Nous savons des gens trois fois heureux quipossèdent le don divin du flegme, et qui, au sommet des grandeursaristocratiques, sans rien perdre de leur distinction ni de leurgrâce, agissent avec le même sans-gêne que le gamin de Paris. Lalymphe qui coule au lieu de sang dans leurs veines leur permet defrapper sans s’émouvoir et de jeter l’ennemi dehors avec le plusaimable des sourires. Ceux-là sont les maîtres dans le monde ;on ne se moque jamais d’eux.

Mais les sanguins, les pauvres sanguins,éternelles victimes de la civilisation et du décorum, passent leurvie à se garrotter eux-mêmes. Ils restent immobiles pour ne pasbondir, ils se taisent pour ne pas crier, si bien que le premiervenu, les voyant paralysés au milieu de la route, croit pouvoirsans péril les pousser de côté… Et ils se laissent faire, lespauvres sanguins, les martyrs, les bonnes âmes ! Seulement,quelque jour de malheur, les voilà qui s’oublient et qui assommentquelqu’un bien malgré eux.

Rosenthal, sans se rendre compte encore del’état de son esprit, en était à se demander comment il assommeraitson rival. Toutes ses colères, en effet, se concentraient surFrédéric, parce que Frédéric lui volait le sourire de Lenor.

Il n’avait pas dit une seule parole qui pûtfaire prévoir l’explosion de son courroux ; mais c’est tantpis, cela : les paroles sont des soupapes par où s’en va letrop-plein de la fureur.

Au milieu de ce salon où tout le monde riaitet babillait, il n’y avait qu’une seule personne pour deviner cequi se passait dans le cœur du baron ; cette personne-là étaitFrédéric lui-même, qui savait bien à quel prix seulement on peutjouer avec un homme de la trempe de Rosenthal, et qui attendaitl’attaque de pied ferme.

Une voix résonna tout à coup aux oreilles dubaron, une voix bien douce, mais qui en ce moment lui sembla toutimprégnée de sarcasmes amers.

– Dansez-vous, monsieur le baron ?lui demanda Chérie, qui était à ses côtés et qui le regardait avecson gai sourire.

La demoiselle de compagnie venait de s’asseoirau piano et jouait la ritournelle d’une valse.

Au lieu de répondre, Rosenthal tourna les yeuxvivement vers la place que Lenor avait choisie en rentrant de lapromenade ; Lenor était déjà levée et donnait sa main àFrédéric.

– Excusez-moi, madame, prononça le barond’une voix étouffée.

Bastian appela Chérie.

– Allons, mon complice, dit le diplomateau gros étudiant qu’il avait été rejoindre dans un coin, vous voyezbien que voilà le paradis qui s’ouvre ! profitez de votreveine…

Comme si le hasard se fût mis de la partiepour irriter davantage la blessure de Rosenthal, ce fut la valse deMozart qui déroula sous les doigts de la demoiselle de compagnieson harmonie lente et balancée.

– Il vous regarde ! murmura Chérie àl’oreille de Lenor, au moment où celle-ci allait partir au bras deson cavalier ; portez le dernier coup.

Elles échangèrent un regardd’intelligence ; car au bout de cette comédie mignonne, ellesne voyaient toutes deux que le bonheur. Quand Lenor passa, emportéepar le mouvement de la valse, devant le baron, qui était bien pâle,son front rougissant s’appuya comme à dessein sur l’épaule deFrédéric.

Rosenthal pressa son cœur à deux mains ;s’il avait disposé du tonnerre, Frédéric eût été foudroyé surplace.

– Cela va bien… pensait Chérie, quirectifiait le pas incorrect et chancelant de son tuteurBastian.

À ce moment, il se fit un grand bruit audehors de la salle ; on entendit des pas retentissants et desvoix effrayées qui criaient dans le corridor.

Le baron avait appelé la foudre, c’étaitpeut-être la foudre qui venait.

La valse continuait légère et gracieuse ;on eût dit que Lenor ne touchait pas terre et que Frédéricl’emportait dans ses bras. Chérie regardait en dessous Rosenthal,dont les lèvres tremblaient, crispées par la rage, et la folle sedisait encore :

– Cela va bien !

Tout à coup, la porte du salon s’ouvrit avecfracas et le valet Fritz s’élança en s’écriant :

– Le château est cerné !… Lesdragons du roi sont entrés de vive force… Si l’on veut cacher lesétudiants, qu’on se hâte, car l’officier vient sur mespas !

C’était la foudre. Le regard de Rosenthalscintilla comme si une flamme se fût allumée dans saprunelle ; il respira fortement et ses bras se croisèrent sursa poitrine.

Frédéric s’était arrêté, tenant toujours Lenorentre ses bras.

Chérie, pâle comme une statue d’albâtre,joignait ses mains frémissantes et cherchait à lire son arrêt surle visage altier de Rosenthal.

C’était la foudre, pour elle surtout, pourelle qui venait d’irriter à plaisir l’homme qui tenait désormaisentre ses mains le sort de son amant.

C’était la foudre, car le crime de Frédéricétait de ceux que ne pardonnent jamais les puissances allemandes,incessamment menacées par la folie des écoles.

Chérie ne fit qu’un bond jusqu’à Rosenthal,dont elle saisit les deux mains.

– C’est lui qu’on cherche !…dit-elle d’une voix altérée.

Rosenthal ne répondit pas.

– Il a insulté le roi !… poursuivitChérie, dont les yeux se mouillèrent.

– Ah !… fit Rosenthal, il a insultéle roi ?

– Ayez pitié, monsieur !… achevaChérie dans un sanglot déchirant ; ayez pitié, au nom deDieu !

Rosenthal l’écarta froidement, parce que sesyeux venaient de rencontrer le regard suppliant de Lenor.

Tout le monde, dans le salon, comprenait lagravité de la situation, mais personne ne la mesurait au juste,sinon Chérie, Rosenthal et les deux étudiants eux-mêmes.

Il s’agissait peut-être, du moins onl’espérait, de quelque escapade de jeune homme.

Bastian demeurait tout abasourdi à la place oùla valse s’était arrêtée. Frédéric se tenait immobile, la têtehaute. Le diplomate fort caressait son jabot tout doucement, etcalculait déjà les avantages qu’il pourrait tirer de cetincident.

– Le capitaine Spiegel, des dragons de SaMajesté, dit un valet à la porte, demande à parler au colonel baronde Rosenthal.

– Faites entrer, répliqua le baron.

Le capitaine Spiegel passa le seuil aussitôt,car il était sur les talons du valet ; son regard inquisiteurfit le tour de la chambre et il eut un sourire narquois enapercevant les deux étudiants.

– Qu’y a-t-il pour votre service,capitaine ? demanda le baron.

– Pour mon service, rien, colonel,répondit l’officier de dragons en faisant le salut militaire. Pourle service du roi, c’est autre chose… Et permettez-moi de vous direqu’il ne fallait rien moins que cela pour me porter à franchir,sans invitation préalable de votre part, le seuil de votre châteaude Rosenthal.

– Passons, monsieur !… Quevenez-vous chercher ici ?

– Je viens chercher le nommé FrédéricHorner, étudiant de l’université de Tubingue, coupable du crime delèse-majesté.

Il y eut un mouvement de stupeur dans lesalon ; la chanoinesse, qui était bien le meilleur cœur dumonde, fit un pas vers l’officier pour intercéder en faveur deFrédéric. Tous les commensaux du château tremblèrent, et lesdomestiques, dont on voyait les têtes effrayées derrière la porte,se disaient : – Il s’agit de la vie !

Lenor soutenait Chérie, près de se trouver malet qui balbutiait parmi ses larmes :

– C’est nous qui l’avons tué !…c’est nous qui l’avons tué !…

Le gros Bastian essayait de se cacher derrièrele groupe formé par les deux jeunes filles, et le comte Spurzeim,qui s’était instinctivement rapproché de son neveu, pensait à partlui :

– Je crois que nous n’aurons pas besoinde mes vassaux de la montagne !

Seuls, parmi le trouble, Rosenthal et Frédéricétaient calmes, en face l’un de l’autre, au milieu du salon.

Frédéric était redevenu lui-même. Vous eussiezreconnu en lui l’enfant héroïque et intrépide des premières pagesde ce récit ; sur son visage fier et rayonnant de beauté, iln’y avait plus trace de faiblesse. Il fixait sur le baron sonregard limpide et tranquille, sans défi, mais sans frayeur.

Rosenthal, qui avait les yeux baissés, relevalentement ses paupières ; quand son regard rencontra celui deFrédéric, un éclair jaillit de sa prunelle.

Chérie se tordit dans les bras de Lenor, commesi un poignard lui eût traversé le cœur.

– Il est perdu !… murmura-t-elle enfermant les yeux.

Rosenthal s’était tourné vers le capitaineSpiegel.

– Je ne connais pas ce Frédéric Horner,prononça-t-il lentement.

Un long soupir s’échappa de toutes lespoitrines. La main de Chérie se crispa convulsivement sur celle deLenor.

– Comment ! comment ! balbutiaSpurzeim à l’oreille de son neveu.

– Silence ! fit impérieusementRosenthal.

– Pardon, colonel, dit l’officier dedragons sans cacher sa surprise, je crains d’avoir mal entendu…

– Je vous ai dit, monsieur, répétaRosenthal d’une voix ferme, que je ne connais pas ce FrédéricHorner.

– Mais vous n’y pensez pas, monneveu !… insista le vieux comte, qui passa derrièreRosenthal.

– Mon oncle, répliqua ce dernier d’unaccent péremptoire, c’est ici ma maison et je suis lemaître !

Spurzeim haussa les épaules et se tut.

Des larmes de reconnaissance et de joiecoulaient sur les joues de Chérie.

– Quel cœur ! disait-elle à Lenor,tremblante d’émotion et d’orgueil. Oh ! vous le rendrez bienheureux, n’est-ce pas ?

Frédéric était toujours immobile, mais ilavait le rouge au front et ses yeux étaient baissés maintenant.

– Si vous ne le connaissez pas, colonel,dit le capitaine Spiegel avec une certaine hésitation, puis-je,sans faillir au respect que je vous dois, vous demander quel estcet homme ?

Il étendait la main vers Frédéric.

– Cet homme, comme vous l’appelez,monsieur le capitaine, répondit Rosenthal en souriant, est monparent et ami, le margrave de Buren.

– Eh bien ! grommela le capitaine,j’aurais juré que le margrave de Buren, qui est d’une famille bienrespectable, ne se serait pas amusé à se faire chasser pendanttoute une journée comme un chevreuil par les dragons de SaMajesté ! – Mais du moment que vous dites une chose, colonel,ce n’est pas à moi de conserver un doute. Je ferai mon rapport àmes chefs… Il me reste à vous offrir mes excuses.

Il fit un grand salut et se dirigea vers laporte.

– Le service du roi excuse tout,capitaine, répliqua Rosenthal en faisant quelques pas pourl’accompagner.

À peine l’officier de dragons avait-il passéle seuil, que l’émotion de tous, longtemps comprimée, se fit jour.La bonne chanoinesse frappa ses mains l’une contre l’autre, endéclarant qu’elle placerait cette scène dans une de ses futurescompositions dramatiques. Assurément, la magnanimité de Rosenthalne pouvait souhaiter une récompense plus flatteuse.

Lenor et Chérie vinrent lui prendre les mainstoutes les deux à la fois.

– Merci ! dirent-elles, vous êtesgénéreux et bon !

Rosenthal baisa froidement la main de Chérieet se détourna de Lenor, car l’émotion de la jeune comtesse luifaisait mal.

Pourquoi tant de joie ? Elle aimait doncbien ce Frédéric !

– Gaudeamus !… pensaitBastian ; je crois que je l’ai échappé belle !

– Monsieur le baron, dit Frédéric àRosenthal en lui tendant la main, je n’espérais pas cela de vous,et je vous remercie.

Rosenthal prit la main qu’on lui tendait et laserra fortement.

– Monsieur Frédéric, répliqua-t-il d’unevoix basse et concentrée, vous m’avez sauvé la vie il y a quelquesjours ; aujourd’hui je vous rends la pareille : noussommes quittes.

Frédéric s’inclina.

– Monsieur Frédéric, reprit Rosenthal enbaissant la voix davantage, connaissez-vous cette croix de bois quiest au carrefour de la forêt, derrière la cabane des frères Braun,et qu’on nomme le Wunder-Kreuz ?

– C’est sur le chemin qui mène à lamaison de ma mère, répondit le jeune homme.

– Eh bien ! monsieur Frédéric,ajouta Rosenthal avec un dernier serrement de main, minuit sonnant,je vous attendrai au Wunder-Kreuz, et j’apporterai deux épées…

Chérie et Lenor, qui s’étaient cachées dansl’embrasure d’une fenêtre voisine, parce que l’instinct de leuramour les avait averties, tombèrent effrayées dans les bras l’unede l’autre.

– J’y serai ! dit Chérie, qui sereleva forte et fière.

La pauvre Lenor répéta en tremblant :

– J’y serai !

Le comte Spurzeim glissait à l’oreille deBastian, qui commençait à le fuir comme la peste :

– Mon complice, nous n’aurons pas besoind’un grand effort de génie pour les attirer dans lamontagne !

Partie 3
LA REINE CHÉRIE

Chapitre 1Terreurs nocturnes.

Onze heures sonnaient à l’horloge du châteaude Rosenthal. La nuit était sombre ; la lune, à son déclin,passait toute pâle sous les grands nuages emportés par le vent.Quand son disque se montrait entre deux nuées, on voyait luirefaiblement sur les feuilles des arbres l’eau de la dernière ondéequi n’avait pas eu le temps de sécher. L’herbe humide de lacampagne se couvrait d’un brouillard bas et léger. Le château étaitplongé dans le silence ; tout y semblait dormir, et pas unelumière ne brillait le long de sa façade.

La poterne qui donnait sur les fossés fleuriss’ouvrit avec lenteur et précaution. Une femme voilée parut sur leseuil et jeta autour d’elle ses regards inquiets. Comme elle ne vitrien d’abord, elle referma sans bruit la poterne, traversa la douveet s’engagea dans le parc. À peine avait-elle fait quelques pasdans l’allée principale, qu’elle s’arrêta toute tremblante. Audevant d’elle, dans les ténèbres, une forme sombre se dessinaitvaguement. Elle fit un mouvement pour rebrousser chemin ; maisderrière elle, une autre ombre surgit de la douve comme pour luibarrer le passage. Un cri d’épouvante s’étouffa sous son voile.Durant une seconde, elle resta indécise ; puis, rassemblanttout d’un coup son courage, elle se jeta dans le gazon épais quibordait l’allée et se mit à courir au travers de l’herbemouillée.

La première ombre, qui était un cavalier dehaute taille, drapé dans son manteau, poursuivit son chemin d’unpas rapide ; la seconde avait une taille moins héroïque et sondos se voûtait sous le double collet d’une douillette de soiepiquée. Pour achever de rompre avec le fantastique, nous dirons quecette ombre était suivie par un valet qui avait toute l’encolured’un valet de comédie.

– Je suis sûr de l’avoir reconnue, dit lavoix chevrotante du vieux comte Spurzeim, qui s’enrouait àl’humidité de la nuit, c’est ma nièce Lenor !

– Je crois plutôt, répondit Fritz, quec’est mademoiselle Chérie.

Fritz remplaçait, pour cette fois seulement,le fidèle Hermann, apprenti diplomate, employé à d’autresfonctions. Hermann, nous le savons, galopait sur la route deTubingue.

– Il fait noir comme dans unecave !… grommela le comte, et je n’aime pas beaucoup cesexcursions nocturnes, toujours fécondes en rhumes et en sciatiques…Mais le sort en est jeté !… cette nuit va voir de grandsévénements, et demain matin, si Hermann n’a pas manqué le coche, onpourra mesurer les effets prodigieux de mes combinaisonsdiplomatiques.

– Brrr !… fit le valet Fritz ensoufflant dans ses doigts, la pluie a rafraîchi le temps, monsieurle comte. Peut-être qu’ils n’iront pas au rendez-vous.

Spurzeim s’était posé vis-à-vis de Fritz enhomme qui veut prévenir un grand malheur.

– Plût à Dieu ! soupira-t-il enlevant ses petits yeux gris au ciel. Mais il ajouta à partlui : – Heureusement que j’ai vu passer mon cher neveu, ainsique l’autre qui semblait avoir des bottes de sept lieues… ilsdoivent être déjà au delà du Sparren… Ah çà ! s’interrompit-ilen se tournant vers le château avec impatience, ce sac à vin duRhin de Bastian se sera endormi !… va-t’en sous sa fenêtre,Fritz, et lance des petits cailloux dans ses carreaux… Si tespetits cailloux ne réveillent pas l’étudiant ivrogne, monte dans sachambre, morbleu ! et tire-le hors de son lit par lespieds !

Fritz s’éloigna en grognant.

Si nous comptons sur nos doigts, nous trouvonsdebout le comte et son valet, Rosenthal qui a déjà dépassé leSparren, et un autre, dont Spurzeim n’a pas dit le nom, mais quiest sans doute Frédéric, le pauvre Bastian qu’on va tirerviolemment de son sommeil, et cette femme voilée qui court àtravers l’herbe humide. C’en est assez pour que nous puissions direque le château de Rosenthal ne dormait pas si bien qu’il en avaitl’air.

Au moment où Fritz obéissait aux ordres de sonmaître, et comme le comte faisait les cent pas en frappant du piedpour se réchauffer, la poterne de la douve tourna de nouveau surses gonds, et une seconde femme, voilée comme la première, seglissa parmi les arbustes. De sorte qu’il ne restait plus guère auchâteau que la digne chanoinesse avec son violon, l’écuyer, la damede compagnie, le bibliothécaire et le chapelain. Tous les autrescouraient la pretantaine, malgré le vent glacial, malgré la pluiemenaçante, comme si le diable eût été maître des âmes dans cettenuit d’aventures. Soit effet du hasard, soit qu’il y eût accordentre elles, les costumes de ces deux femmes, qui étaient sortiesl’une après l’autre du château avec précaution et mystère, seressemblaient exactement ; chacune d’elles portait une robe etune mantille noires, chacune d’elles était coiffée d’un chapeau decouleur sombre où s’attachait un voile épais. En voyant passer lapremière, le comte et Fritz avaient bien pu discuter la question desavoir si c’était Chérie ou si c’était la comtesse Lenor, car lesdeux jeunes filles étaient à peu près de la même taille, et danscette nuit profonde il était aisé de les prendre l’une pourl’autre. Du reste, le comte et Fritz ne pouvaient pas se tromper debeaucoup, puisque la seconde apparition donnait raison nécessaire àcelui des deux qui avait tort.

La seconde apparition n’avait pas l’air d’êtretrès-rassurée ; ce fut d’un pas incertain et timide qu’elles’engagea dans l’allée principale. Comme elle ne rencontra personnequi fit obstacle à son passage, au lieu de quitter l’allée commeavait fait l’autre apparition, elle suivit tout uniment le chemintracé, hâtant sa marche à mesure qu’elle avançait davantage.L’autre, la première, avait bien de l’avance. Forcée de coupercourt à travers les pièces de gazon, elle avait trouvé au bout dequelques minutes le mur d’enceinte du parc, qu’elle avait franchipar cette même brèche qui, le matin même, avait donné entrée auxdeux étudiants fugitifs. Une fois dehors, elle s’arrêta et se prità écouter… La campagne était silencieuse ; on n’entendait quele bruit des rafales qui passaient en gémissant dans les grandsarbres du parc. La jeune fille s’assit sur une pierre adossée aumur et attendit.

– Elle connaît le chemin mieux que moi,pensait-elle, ce manoir est son berceau ; elle ne peut pass’égarer sur son propre domaine… J’ai devancé l’heure ; elleva venir.

De ce côté, le parc était bordé par une routeassez large et pas beaucoup plus mal entretenue que les cheminsvicinaux de nos départements. C’était la route de Freudenstadt auvillage de Munz, et son prolongement atteignait la frontière deBade en tournant les sommets du Kniebis.

Le village de Munz, pauvre et composé d’unecentaine de familles vivant toutes des diverses industriesforestières, était situé à une forte lieue du château de Rosenthal,dans la direction des montagnes. Le château et le village ne sevoyaient point, parce qu’entre eux s’élevait la croupe ronde d’unecolline couverte de sapins, et connue dans le pays sous le nom deRouge (Roth), à cause de la couleur des rochers de grès quiformaient sa base. Le Wunder-Kreuz (ou Croix-Miracle), au piedduquel Rosenthal et Frédéric avaient pris rendez-vous pour cettenuit, se dressait au revers du Rouge, dans une vallée sauvage oùvenaient se couper les diverses routes de la montagne. À l’ouest decette vallée, le mont Kniebis dressait à pic ses rampes escarpéeset impraticables.

Il y avait bien dix minutes que notre jeunefille attendait, assise sur sa pierre, immobile et pensive ;un bruit léger se fit de l’autre côté de la muraille, à l’intérieurdu parc. La jeune fille souleva son voile. À la lueur faible de lalune dont le disque, entouré de vapeurs, touchait déjà le profildes montagnes, nous eussions reconnu le doux et charmant visage dela reine Chérie.

– Lenor !… murmura-t-elle en setournant vers la brèche, Lenor, est-ce vous ?

On ne répondit pas, mais le bruitcontinua ; le feuillage des buissons voisins s’agita et Chérien’eut que le temps de se jeter de côté, parce qu’une forme humainese montra sur la brèche. Ce n’était point Lenor. Chérie reconnut lecavalier de haute taille qui une fois déjà l’avait forcée à changerla direction de sa course, alors qu’elle suivait l’allée principaledu parc. Le cavalier était drapé dans un ample manteau querelevaient par derrière les lames de deux épées.

Il resta un instant debout sur la brèche etsauta ensuite dans le chemin en murmurant :

– Il m’avait semblé la voir se diriger dece côté… et tout à l’heure encore j’ai cru entendre une voix…

Il s’interrompit pour regarder tout autour delui ; Chérie était cachée derrière la haie d’épines quibordait la route.

– Personne !… reprit le cavalieravec tristesse ; si je l’appelle, c’est le moyen de la mettreen fuite… Et pourtant il faut que je lui parle.

Il hésita pendant une seconde, puis ilprononça par deux fois le nom de Chérie. Celle-ci ne bougea pas. Lecavalier secoua la tête brusquement, comme pour chasser unepréoccupation importune, et prit à grands pas le chemin de lamontagne. Au bout de trois ou quatre enjambées, il avait déjàdisparu dans l’ombre.

– Pauvre Rosenthal… murmura Chérie quisortit de sa cachette, c’est pour lui aussi que je combats cettenuit !

Elle eut un frisson en pensant à ces deuxlongues épées qui relevaient le bord du manteau.

– Lenor ! Lenor !… dit-elle.Pourquoi Lenor ne vient-elle pas ?… Nous aurions dû être lespremières au rendez-vous.

Sa tête se montait, car Frédéric avait puprendre un autre chemin, et, en ce cas, le retard de Lenor était undanger mortel. Elle attendit deux ou trois minutes encore. Uneseconde fois, elle appela ; puis, cédant tout à coup à soninquiétude, elle s’élança sur les traces du baron. Chérieregrettait maintenant de n’avoir pas répondu à son appel ;maintenant elle eût voulu le rejoindre, pour le supplier à deuxgenoux et lui demander la vie de Frédéric. Car l’imagination vavite dans la nuit et dans la solitude : Chérie, tout à l’heuresi vaillante, venait de sentir un frisson, et un poids de glaceétait sur son cœur.

Ces épées… un éblouissement avait passé devantles yeux de Chérie : elle venait de voir Frédéric tout pâle,couché dans l’herbe froide, avec une blessure saignante au milieude la poitrine. Elle courait de toute sa force ; elle avaitpeur d’arriver trop tard. Elle courait… Mais la lune avait disparuderrière les sommets du Kniebis et une couche plus épaisse denuages chargeait le ciel orageux. Quand Chérie eut dépassé lamaison du Sparren, qui s’élevait riante et gaie au milieu de sapetite clairière ; quand Chérie se fut engagée dans la forêt,la nuit était si obscure que le tracé de la route disparaissait àquelques pas.

La coutume parmi les bûcherons allemands estde commencer les coupes en marchant droit devant eux comme fait lesanglier, perçant sa trouée sous le couvert. Tout autour duSparren, il y avait des coupes commencées par l’ancienpropriétaire, de sorte que, çà et là, le long de la route, deséclaircies s’ouvraient toutes semblables à la route elle-même. Etil faisait si noir ! Chérie n’était pas bien loin du Sparren,puisqu’elle songeait encore à la petite maison si gaie sous lesgrands arbres, puisqu’elle en était encore à se dire :« Je vivrais bien heureuse sous ce toit modeste, si Frédéricétait avec moi ! »

Mon Dieu, oui ! Chérie n’aimait ce grandbeau château de Rosenthal que comme on aime, quand on a le cœurartiste, la ruine pittoresque autour de laquelle se groupe lepaysage. Bien peu poussent l’amour de l’art jusqu’à choisir laruine pour en faire leur demeure. Je ne sais, on est plus près l’unde l’autre dans une retraite exiguë, et la vie, toute jeune, a demeilleurs sourires entre les murailles neuves. Chérie, nel’oublions pas, était l’enfant du pauvre Franz Steibel, qui n’avaitpoint eu d’ancêtres aux croisades ; Chérie était la reine desétudiants de Tubingue ; Chérie, la bonne fille, n’aurait pointété éloignée de prendre pour devise ce titre de vaudeville d’unephilosophie si haute et si malement bafouée : Unechaumière et son cœur… Certes elle eût tenu sa place comme ilfaut dans le noble manoir, parce que Dieu, en la faisant belleentre toutes, lui avait prodigué tous les dons qui achèvent etcouronnent la beauté. Mais en son cœur elle se disait, la reineChérie, la pupille adorée de messieurs les étudiants :« C’est pour Lenor, le beau château ! » Ses désirs,à elle, descendaient vers la blanche maisonnette autour de laquelleil n’y avait point de remparts pour arrêter l’air libre et lesoleil heureux. Chacun son goût, et ne murmurez pas ! Quedeviendrions-nous s’il fallait à tout jeune ménage une forteressedu temps de l’empereur Barberousse ! On ne sait pas direcomment se mêlent dans nos rêveries la crainte qui oppresse,l’espoir qui console ; mais ils se mêlent. Chérie allait,souriant à ses espérances, frissonnant devant ses terreurs ;instinctivement, elle hâtait sa course et déjà elle avait fait biendu chemin lorsque son pauvre petit pied mignon heurta un obstacleplacé en travers de la route. Elle s’éveilla de son double rêve etregarda tout autour d’elle. Hélas ! ce n’était plus la routetracée. Ses yeux, habitués aux ténèbres, virent devant elle unehaute barrière de grands troncs élancés ; l’obstacle qui luibarrait le chemin était le dernier arbre jeté bas par la cognée dubûcheron. Elle avait pris, à son insu une de ces percées quis’ouvraient le long de la route ; elle était en pleine forêt,et quand elle eut tourné deux ou trois fois sur elle-même, commefont imprudemment tous ceux qui s’égarent, elle était aussicomplétement perdue que le naufragé abandonné sur un radeau etprivé de boussole, qui flotte au milieu de l’immense Océan, sous unciel sans étoiles.

Elle voulut revenir sur ses pas, mais denombreuses percées coupaient celle où elle se trouvait, et sesefforts pour retrouver la route ne faisaient que l’égarerdavantage. Et l’heure passait impitoyable ! Et peut-être qu’àce moment même Frédéric et Rosenthal se rencontraient, l’épée à lamain, au pied de la Croix-Miracle… Chérie sentait ses genoux pliersous le poids de son corps. À mesure qu’elle avançait, la forêtdevenait plus sombre et plus sauvage. C’est à peine si elleapercevait le ciel tempêtueux à travers les cimes des arbres quefatiguait le vent du nord. Elle avait essayé d’appeler au secours,mais le sourd fracas de l’orage étouffait sa voix, et d’ailleurs,qui l’eût entendue ?

Chérie se laissa choir enfin sur le sol,éplorée et brisée ; elle se couvrit le visage de ses deuxmains et sanglota comme un enfant. Mais la pensée qui toujours lapoursuivait, la pensée terrible et navrante revint aiguillonner sadétresse : « Frédéric ! Frédéric !… » Levent qui sifflait autour d’elle lui apportait ce grincement aigudes épées qui se croisent… Elle leva ses mains jointes au ciel, etsa prière désolée monta vers Dieu. En ce moment, une lueur faiblescintilla au travers du feuillage, et son âme s’emplit dereconnaissance, comme si l’ardeur de sa prière eût provoqué unmiracle. Chérie sauta sur ses pieds, le courage lui était revenu.Elle se dirigea le plus vite qu’elle put vers cette lueur quibrillait derrière le feuillage. C’était sans doute la chandelle derésine allumée dans la demeure de quelque bûcheron. À tout lemoins, Chérie allait pouvoir demander son chemin. Elleavançait ; les arbres s’éclaircissaient peu à peu, mais aucunesilhouette de maison ne se montrait, quoique la lueur semblâtjaillir d’un trou carré en forme de fenêtre.

Quand Chérie eut dépassé les derniers arbres,elle vit enfin au devant d’elle une roche de cent à cent cinquantepieds de haut, contre laquelle se collait une hutte bâtie en troncsd’arbres. Elle s’arrêta frémissante ; elle n’avait plus besoinde demander sa route ; ce lieu lui était connu. Plus d’unefois, dans ses excursions capricieuses, elle avait visité cettepartie de la forêt, dont l’aspect était particulièrement mystérieuxet lugubre. La chronique des villages voisins attachait à ce lieude funestes souvenirs. Les bûcherons, interrogés par Chérie, luiavaient raconté, avec de grandes marques de frayeur, plus d’unelongue histoire de meurtre dont les environs de ce roc avaient étéle théâtre. Et toujours le nom des trois frères Braun étaitprononcé, à la fin de ces histoires, par les bûcherons, qui sesignaient et fuyaient… Le roc contre lequel s’adossait la cabaneétait une masse énorme de grès couleur de brique qui formait labase orientale du Rouge. La cabane servait d’habitation aux troisfrères Braun.

Le premier mouvement de Chérie fut de fuir auplus vite, mais quelque chose de plus fort qu’elle-même la retint àla même place. Elle venait d’apercevoir, par l’ouverture carrée,qui était grande ouverte, Élias Braun, l’aîné des trois frères,occupé à aiguiser sa cognée sur un fragment de grès. Il chantaitd’une voix sourde une ballade du pays, et la lumière de la résinequi frappait en plein son visage barbu montrait sous les grandesmèches de ses cheveux un sourire avide.

– Holà ! Hugo ! petitfrère ! cria-t-il en éprouvant du doigt le tranchant de sahache, ma cognée a désormais le fil et ce serait dommage del’ébrécher contre un tronc de sapin !… Allons, petit frère,debout : voici l’heure où Werner va revenir !

On entendit un bâillement sonore et Chérie vitune masse énorme qui se mouvait confusément dans l’ombre de lacahute. C’était Hugo, le petit frère, qui s’étirait en sortant deson sommeil.

Hugo leva sur Élias son regard engourdi.

– Pourquoi repasses-tu ta cognée,demanda-t-il, puisque le graff a dit qu’il fallaitseulement leur faire peur ?

Chérie savait parfaitement que dans cettepartie de la forêt Noire le titre de graff (comte) n’étaitdonné qu’au vieux Spurzeim, de même qu’on appelait Rosenthal lefreyherr (baron).

– Le graff a dit cela hier, répliquaÉlias en souriant ; je repasse ma cognée, petit frère, parceque j’ai vu le graff ce soir, pendant que tu dormais.

– Ah !… fit Hugo, qui se mit sur sespieds et toucha presque du front, tant sa taille était haute, latoiture de la cabane ; le graff t’a ordonné ?…

Il n’acheva pas ; mais il montra du doigtle tranchant affilé de la hache.

Élias secoua ses grands cheveux en riant plusfort.

– Le graff ne parle jamais la boucheouverte, tu sais bien, petit frère, répondit-il ; il m’a ditseulement que les deux vieilles gens avaient fait marché pour leSparren.

Hugo ferma ses gros poings et sa figuresauvage prit une expression de menace.

– Voilà qui est bon !grommela-t-il.

– Ce n’est pas tout, petit frère… Lesvieilles gens vont porter cette nuit, au notaire de Freudenstadt,un papier qui vaut plus de cent mille florins.

– Le prix de la maison du Sparren ?…interrompit Hugo.

– Juste !… Werner est à Munz poursavoir la route qu’ils prendront, car le vieil homme est rusé commeun renard ! et sa femme deux fois plus que lui !

Chérie écoutait tout cela, plongée dans unesorte de stupeur ; elle n’en pouvait point croire sesoreilles. Un bruit sourd se fit entendre à l’intérieur de lacahute, et un troisième personnage se montra tout à coup entreÉlias et Hugo. Chérie reconnut Werner, le second des frèresBraun ; elle n’eut pas le temps de se demander comment ilavait pu entrer par l’autre côté de la cabane, adossé au roclui-même, car son attention fut violemment attirée par lespremières paroles du nouvel arrivant. C’était un grand gaillard,taillé en Hercule, comme ses frères, chevelu, barbu, et portant lacasaque des habitants de la forêt avec le bonnet de laine ;seulement, comme il était charbonnier de son état, il avait lafigure plus noire que de l’encre.

– En route ! s’écria-t-il ; lesvieilles gens vont passer le ravin dans dix minutes… Je les ai vusmonter dans leur carriole, et c’est le bonhomme qui conduit, pourne pas payer un postillon.

– En route !… répéta Hugo, quisaisit dans l’angle de la cabane un gourdin énorme ou plutôt unemanière de massue.

Élias mit sa cognée sur son épaule.

– Petit frère, dit-il, tu ne viens pasavec nous ?

– Pourquoi cela ? demanda Hugoétonné.

– Ton poste est là-haut sur lamontagne.

– Sur la montagne, interrompit Werner, ily a un feu de joie et tous les charbonniers du Rouge dansentalentour comme des damnés.

Hugo se frappa le front : – Allez doncvous deux faire peur aux vieilles gens, s’écria-t-il en appuyantsur ces mots : faire peur, et en laissant éclater unrire brutal. J’avais oublié l’étudiant… mais il n’y a pas de tempsperdu et nous allons régler son affaire !

Les trois frères Braun se donnèrent la main,puis ce bruit sourd que Chérie avait entendu déjà lors de l’arrivéede Werner retentit de nouveau et les trois frères disparurent. Leflambeau de résine continuait d’éclairer la cabane déserte. Poursortir de la cabane, il n’y avait pas d’autre issue apparente quela porte, et Chérie était debout devant la porte ; il fallaitque le roc lui-même se fût ouvert pour donner passage aux troisfrères. On eût dit qu’une barrière impénétrable était retombée sureux ; Chérie n’entendait plus ni leurs voix ni le bruit deleurs pas. Elle était là, immobile et comme anéantie sous le poidsd’un rêve affreux. Les paroles de meurtre bourdonnaient autour deson oreille : cet étudiant dont Hugo Braun avait parlé,c’était Frédéric, Chérie n’en pouvait douter ; sur la têtebien-aimée de Frédéric, les menaces de mort s’accumulaient… Etl’heure s’écoulait ! et Chérie demeurait écrasée désormaissous la conscience de sa faiblesse ! Elle ne savait plus,chaque pas heurtait un danger nouveau dans les ténèbres de cetteterrible nuit. Le vent qui secouait avec une violence croissanteles hautes cimes des arbres apporta tout à coup l’écho d’un chantlointain et rauque. En même temps, le sommet du rocher contrelequel s’appuyait la cabane des trois frères Braun s’illumina d’unelueur rougeâtre. Sur ce fond ardent une silhouette humaine sedessina en noir, et Chérie poussa un grand cri, appelant : –Frédéric ! Frédéric !

Le sommet du roc était loin ; la voix deChérie se perdit dans le fracas de l’orage. Comme elle s’élançaitpour rejoindre la vision, un cri qui semblait répondre au siensortit des profondeurs de la forêt, déchirant, haletant, étranglécomme un râle d’agonie…

Chapitre 2Les trois frères Braun.

À trois cents pas de la cabane des frèresBraun, dans la direction du midi, le sol de la forêt cédait tout àcoup, et les arbres allaient s’étageant sur une pente abrupte etraide. Au bas de cette pente, la route de Munz à Freudenstadtpassait.

Quelques minutes après que les trois frèreseurent quitté leur cabane, on eût pu entendre au loin, sur laroute, les cahots d’une carriole qui s’avançait au trot de chevauxdu pays. Dans la carriole il y avait un homme et une femme :deux vieillards.

– Non, dame Barbel, disait l’homme, jen’ai pas eu tort de ne point allumer la lanterne… Dans ce diable depays, ce ne sont pas les fondrières qui semblent le plus àcraindre.

– Ta ! ta ! ta ! maîtreHiob, répliquait la vieille femme, je ne crois pas un mot de toutesvos histoires de brigands… C’est bon dans les livres, cela, maîtreHiob ; les oisifs s’amusent à ces contes de ma mèrel’oie !… Et puis, si nous rencontrions des voleurs, ilsseraient plus penauds que nous, puisque nous avons laissé notrepetit avoir à Stuttgard.

– Tout cela est bel et bon, mafemme ; croyez ou ne croyez pas, je m’en lave les mains… Maisje vous dis, moi, que ces trois hommes sont des diables, et qu’ilsont juré de mettre à mort quiconque achèterait leSparren !

La vieille femme eut un petit rire sec, coupépar les cahots de la voiture.

– Et vous vous laissez prendre à cela,Hiob, mon pauvre ami ? s’écria-t-elle. Vous ne savez donc pasl’histoire de l’intendant de Pfaffenheim, qui joua le rôle du malinEsprit pendant cinq ans pour éloigner les acquéreurs du château deson maître, et qui finit par acheter, pour un morceau de pain, leplus riche domaine du royaume de Bavière !… Allez, allez, nousconnaissons cela ; chaque finaud qui veut acheter à bon comptecommence par dégoûter les voisins de la marchandise. Voyezseulement à ne point nous verser dans quelque trou, maître Hiob, etje vous tiens garanti pour tout le reste !

Cette excellente argumentation n’avait aucunempire sur l’esprit de l’ancien bedeau. Sa femme avait pris pourelle toute la bravoure ; chaque fois qu’un bruit se faisaitentendre sur la route, maître Hiob ne se cachait pas pour tremblercomme un fiévreux. Mais l’avarice était en lui plus forte encoreque la poltronnerie. Précisément parce que les trois frères Braunavaient jusqu’alors éloigné les acquéreurs, l’achat du Sparrenétait une affaire d’or. Maître Hiob avait eu la chair de poule ensignant le contrat ; mais il l’avait signé ; son capital,doublé d’un seul coup, le consolait de ses terreurs.

En arrivant dans le pays, maître Hiob et safemme Barbel avaient pris leurs quartiers dans le village de Munz.Une fois leur affaire faite, l’ancien bedeau n’avait plus songéqu’à regagner les latitudes civilisées, mais la peur le tenaitbloqué à Munz ; il n’osait point braver les dangers de cetteroute, qui passait à quelques cents toises de la redoutable cabanedes frères Braun. Un instant même, il avait eu l’idée de faire legrand tour par le duché de Bade et le cercle du Bas-Rhin pourretourner à Stuttgard. Mais une lettre qu’il avait reçue la veilleet qui mettait dans ses affaires un embarras inopiné, avait dûchanger sa résolution. La lettre était de l’inspecteur Muller, sonexcellent patron. L’inspecteur Muller était, nous le savons,receveur général et faisait la banque. On prétendait même que,grâce à l’entremise de maître Hiob, l’inspecteur Muller servait deprovidence aux étudiants de l’université qui voulaient bien luipayer cinquante pour cent d’intérêt par an. C’était chezl’inspecteur Muller que maître Hiob avait naturellement placé sonpécule ; or ce pécule était assez rond, et l’inspecteur Mulleren savait l’origine. Pendant longtemps, l’inspecteur avait nourril’espoir de conférer à la reine Chérie le titre d’inspectrice. Ilpouvait être fort tendrement amoureux, mais nous devons avouer queles économies de l’ancien bedeau, dont il connaissait la source,n’étaient pas étrangères à cette résolution. Une fois marié, il eûtfait un procès pour réclamer le patrimoine que l’orpheline devait àla munificence de ses quatre mille tuteurs, et ce mariage d’amourse serait changé en union des plus raisonnables. Tel était le plande l’inspecteur Muller, diplomate de ménage encore assez fort, bienqu’il fût loin de notre radieux Spurzeim. Le départ de Chériel’avait brusquement éveillé de son rêve ; le mariage étaitdésormais impossible. Restait le patrimoine, et c’était à ce sujetque l’inspecteur Muller avait écrit à maître Hiob une lettreimportante. Maître Hiob, pour dissimuler sa fuite et contre l’avisexprès de dame Barbel, était parti de Munz à la tombée de la nuit.S’il avait évité jusque-là les fondrières que le bon sens de sacompagne redoutait bien plus que les voleurs, il fallait en rendrele mérite aux deux petits chevaux de montagne, car maître Hiobétait forcé, au milieu de cette obscurité profonde, de s’enremettre exclusivement à leur instinct. Ils étaient maintenant, safemme et lui, à moitié route ; aucun accident ne leur étaitencore arrivé.

– C’est comme l’affaire de l’inspecteurMuller, le scélérat maudit ! reprenait dame Barbel par une deces transactions fourchues que son sexe tient en si grandeaffection. Si je portais, comme on le dit, les culottes de notreménage, maître Hiob, il n’aurait pas de nous un rouge liard, cevampire !

– Songez, dame Barbel, qu’il a uneposition, et qu’il pourrait nous causer bien de la peine !

– C’est justement pour la position qu’ila, maître Hiob… Nous le tiendrons par sa position, si vous voulez…Et quand on lui aura dit tout net, en bon allemand :« Monsieur l’inspecteur, si vous bougez, toute la ville deStuttgard saura demain que vous prêtez à la petitesemaine ! » monsieur l’inspecteur deviendra doux comme unagneau !

– Ne vaudrait-il pas mieux faire unsacrifice ?… murmura le bedeau conciliant.

– Jour de Dieu ! s’écria dame Barbelen frappant de son poing maigre le tablier de la carriole,j’aimerais mieux restituer le tout à la reine Chérie.

Maître Hiob fit un geste d’effroi :

– Ne parlez pas si haut, ma chèrefemme ! balbutia-t-il.

– Je suis faite comme cela !…riposta la vieille qui s’animait à vue d’œil ; et n’avez-vouspas peur que les loups et les chouettes aillent redire nos parolesà Stuttgard ?… Si vous ne voulez pas parler d’usure, parce quece serait cracher en l’air, comme on dit, et qu’il vous enretomberait bien quelque chose sur le nez, gardez seulement,croyez-moi, la lettre de Muller… Que je perde mon nom si cettelettre-là ne vaut pas cent mille florins comme unpfenning !

La carriole s’arrêta tout à coup.

– Allons, maître Hiob, dit dame Barbel,allongez un coup de fouet à vos chevaux, si vous ne voulez pas quenous couchions ici !

Maître Hiob ne répondit pas. Dame Barbelsentit son bras trembler violemment contre le sien.

– Eh bien ! eh bien !…fit-elle, qu’avez-vous donc, maître Hiob ?

Les dents de l’ancien bedeauclaquèrent :

– Seigneur Dieu ! balbutia-t-il,ayez compassion d’une misérable créature !

– Oh ! oh !… fit une grossevoix dans la nuit, – et dame Barbel, prise au dépourvu, sauta commeun ressort sur sa banquette, – c’est du bien volé, à ce qu’ilparaît !

– Vous voyez, femme, vous voyez !…murmurait maître Hiob, affolé par l’épouvante.

Dame Barbel venait d’apercevoir dans l’ombre,à la tête des chevaux, deux grands fantômes noirs.

– Donnez le papier qui vaut cent milleflorins, dit l’un d’eux, et nous vous laisserons continuer votreroute.

– À vos pistolets, maître Hiob !s’écria dame Barbel, qui était l’intrépidité même, et montrez quevous êtes un homme !

La poitrine de l’ancien bedeau rendit ungémissement, car il devina que c’était là son arrêt :

– Mes bons amis, essaya-t-il de dire, jen’ai ni pistolets, ni florins…

Mais à la menace de dame Barbel, un desfantômes noirs avait bondi en avant, et la phrase commencée dupauvre bedeau se termina par ce long cri d’agonie que Chérie avaitentendu dans la clairière. La cognée d’Elias lui avait fracassé lecrâne et dame Barbel était inondée de son sang. L’ancien bedeauétendit ses deux bras en avant et s’affaissa au fond de lacarriole.

– Hiob ! s’écria dame Barbel, quiaimait véritablement son mari, Hiob, mon cher homme, êtes-vousblessé ?… Relevez-vous et défendez-vous pendant que je vaispousser les chevaux.

Elle avait saisi le fouet que le pauvre bedeauvenait de laisser échapper ; celui-ci n’avait garde d’obéir oumême de répondre.

– La paix, harpie ! dit Élias Braunau moment où dame Barbel fouettait les deux chevaux, qui secabrèrent : veux-tu qu’on t’en fasse autant qu’à ce vieuxfou ?

– Et que lui a-t-on fait, SeigneurDieu ? s’écria la bonne femme, qui fut frappée comme d’untrait de lumière, car jusqu’à ce moment elle ne se doutait derien.

Malgré le sang qui avait jailli sur sesvêtements, elle pensait tout au plus que maître Hiob avait purecevoir un coup de poing ou un coup de bâton. Ses mainstremblantes se prirent à tâtonner au fond de la carriole etrencontrèrent la tête ouverte du vieillard qui était mort.

– Hiob ! s’écria-t-elle en se jetantsur lui tout éplorée, Hiob, mon cher mari, vous ont-ils donctué ?… Hiob, au nom de Dieu, prononcez une parole pourrassurer votre femme !

– Ça ne va donc finir, Élias ?demanda Werner, qui tenait toujours la tête des chevaux.

Élias essuya du revers de sa main la sueurfroide qui lui coulait du front, car cette voix désolée lui remuaitquelque chose au fond de sa poitrine.

– Allons ! la vieille, dit-ilcependant, fais ce que ton mari aurait dû faire… donne la lettre ettu n’auras point de mal !

Barbel se leva toute droite.

– Il est mort !…murmura-t-elle ; Hiob est mort !… L’homme qui m’épousaquand j’avais quinze ans et qui m’a aimée jusqu’aux jours de mavieillesse !

Élias penchait sa tête en avant pour voir àl’intérieur de la carriole ; Barbel le saisit aux cheveux enpoussant des cris de rage folle et le front du bandit saignalabouré du haut en bas par les ongles de la vieille femme. Alors cefut quelque chose d’horrible, une lutte inégale et barbare quel’obscurité de la nuit prolongeait. Élias frappait la vieille femmeà coups de hache, mais les ténèbres égaraient le tranchant de sonarme, et dame Barbel, arrivée au paroxysme de la fureur, sedéfendait avec ses dents et avec ses ongles comme une lionne. Éliasblasphémait ; la vieille femme, râlant sourdement à chaqueblessure, déchirait et mordait toujours. Il fallut, pour la jetermorte sur le corps de son mari, le couteau de Werner, qui vint lapoignarder lâchement par derrière… Le silence se fit… Les deuxbandits arrachèrent la veste du bedeau et prirent la seule lettrequ’il eût sur lui, la fameuse lettre valant cent mille florins.Puis Élias allongea un grand coup de fouet au cheval de droitependant que Werner piquait de son couteau le flanc du cheval degauche. Les deux animaux partirent à pleine course et la carriolese remit à cahoter durement sur les pierres du chemin. Élias etWerner demeurèrent un instant immobiles, écoutant de loin leroulement de ce char funèbre.

– Ceux-là n’achèteront pas leSparren ! dit Werner.

Élias enfonça deux ou trois fois sa cognéedans la terre fraîche pour essuyer le sang.

– Le graff avait dit de leur faire peur…grommela-t-il, comme s’il eût essayé de plaider contre un vagueremords. Pourquoi la vieille femme a-t-elle parlé de pistolets etde florins ?…

 

Anciennement on avait tiré de la pierre ausommet du Rouge, qui gardait une forme d’entonnoir comme un Volcanéteint ; les traces de l’exploitation, abandonnée depuislongtemps, se montraient encore çà et là ; on voyait l’entréedes puits demi-comblés et ces trous en forme de voûtes qui devaientdonner passage dans les galeries. Au fond de l’entonnoir régnaitune grande flaque d’eau qui déversait son trop-plein par unecoupure taillée de main d’homme dans le roc vif. À l’époque despluies, ou lorsqu’un orage crevait sur la montagne, cela formait untorrent qui descendait à grand fracas le plan pierreux du Rouge ets’en allait rejoindre la rivière non loin du Wunder-Kreuz, àquelques cents pas de la cabane des Braun. On appelait ce torrentle Raub. Le rocher à pic qui formait l’ados de cette cabane seprolongeait jusqu’aux lèvres de l’entonnoir. Les deux ou troisgaleries, percées à son revers, prouvaient que les mineurs del’ancien temps avaient cherché, là surtout, ces belles pierres degrès rouge qui donnent tant de couleur à certaines ruines de laSouabe occidentale. C’était au moment où la reine Chérie, égaréedans la forêt, s’arrêtait devant la cabane des trois frères. Tandisque tout le reste du pays était plongé dans les ténèbres, deviolentes lueurs éclairaient le dedans de l’entonnoir. La flaqued’eau, protégée par les bords du cratère, restait unie comme uneglace, malgré le vent qui faisait rage aux alentours ; laflamme ardente d’un foyer de bois résineux venait s’y mirer etcomme une rivière d’étincelles au bas de la coupure qui livraitpassage à la chute du Raub. Ce feu était allumé au bord de la mare,en un endroit où la végétation avait essayé de vaincrel’infécondité du sol rocheux ; il y avait là quelques pinsrabougris, des sorbiers à la tige tourmentée et une douzaine defrênes malades dont les hautes branches étaient mortes. Toutalentour la pente de l’entonnoir se relevait aride et absolumentnue. Dans cette maigre oasis, autour du feu qu’alimentaient sanscesse de nouvelles branches de sapin, un branle désordonné semouvait : quarante ou cinquante montagnards, tous charbonniersou charbonnières, noirs comme des démons, se tenaient par la mainet formaient une ronde sauvage. Auprès du feu, il y avait un petitbaril de kirsch qui révélait le secret de leur gaieté bruyante.Sous le masque de poussière de charbon qui couvrait leurs visages,on devinait la rougeur de l’ivresse ; leurs yeux allumésbrillaient ; à la fin de chaque reprise de la ronde, unhurlement frénétique s’élevait de leurs rangs et portait à l’échole hourra national. Par un contraste qui est dans toutes les joiesallemandes, la ronde était une psalmodie lente et triste, moinstriste cependant que le sens des paroles. La poésie de ce peuples’embourbe toujours dans la philosophie ; ses chansonspopulaires ne sont pas idiotes à l’égal des nôtres, car il n’estaucun peuple au monde qui puisse, sur ce sujet, soutenir la luttecontre nous, mais elles déraisonnent gravement, comme si unprofesseur les eût bourrées d’antithèses à plaisir. Du haut en basde l’échelle lyrique, c’est toujours le même procédé matérialisteet païen. Les étudiants ivres de bière s’écrient :« Réjouissons-nous pour mourir ! » Les paysans,abrutis par le kirsch, hurlent : « Puisque noussouffrons, buvons ».

C’était une belle jeune fille aux cheveuxnoirs dénoués, à la taille haute et libre, qui menait la ronde etchantait les couplets de l’hymne montagnard. Une écharpe bleue senouait sur ses épaules demi-nues ; son corsage, lacé pardevant, dessinait les lignes hardies de sa gorge, et, pour dansermieux, elle avait relevé sa jupe éclatante au-dessus du genou. Labelle fille disait :

« Ceci est la chanson des malheureux.[3] Je suis jeune homme ; l’âge va venird’être soldat : je quitterai mon père et ma mère, ma fiancéeaussi.

» Quand je reviendrai, avec une manchevide, attachée à ma poitrine, je trouverai la tombe de mon père, etdans la mendiante du chemin je reconnaîtrai ma mère.

» Les enfants me diront : – Tafiancée est la femme de ton ennemi.

» Buvons !

 

» Ceci est la chanson des malheureux. Jesuis jeune fille ; le seigneur a vu mes cheveux blonds etl’azur de mes yeux… Adieu, ma mère !

» Quelques jours ont passé. J’étaisfraîche et je souriais. Me voilà pâle ; ma mère ne m’a pasreconnue.

» Celui qui m’aimait a détourné de moison regard.

» Le cimetière est plein de celles quisont mortes à force de pleurer !

» Buvons !

 

» Ceci est la chanson des malheureux. Jesuis mère ; l’aîné s’en est allé au delà de l’Océan. Sa sœurest à la ville et on ne prononce plus son nom autour de l’âtre.

» Il y a un pauvre enfant dans leberceau, un enfant présent de Dieu, qui est beau, qui sera bon etqui restera au village. Il ne faut qu’un peu de pain chaque jourpour qu’il soit un homme dans quinze ans.

» Je disais cela le printemps passé. Leberceau est vide et la tombe pleine. Hélas ! hélas !l’enfant est resté au village !

» Buvons ! »

La belle fille chantait cela d’une voixadmirablement douce et sonore. Chaque fois que le coupletfinissait, montagnards et montagnardes accéléraient le mouvement dela ronde en répétant : « Buvons ! hourra !buvons ! buvons ! » Puis la ronde entourait le barilde kirsch ; la belle fille emplissait une coupe de bois largeet profonde ; ses lèvres roses s’y trempaient avidement et lacoupe passait après cela de bouche en bouche. L’ivressemontait.

Au moment où le refrain du dernier coupletretentissait, enflé par l’écho de la rampe circulaire, une voixpuissante domina tout à coup le chant des montagnards, en poussantun hourra formidable. Un homme était debout devant un de cespassages en forme de voûtes qui pénétraient à l’intérieur du roc.Il avait presque la taille d’un géant et s’appuyait sur une sortede massue.

– Hugo ! s’écria-t-on de toutesparts, Hugo qui sort de chez lui !

Les rangs se rompirent, et la belle chanteuses’élança sur le géant, qui l’enleva dans ses bras musculeux.

– Nous avons bu sans toi, Hugo,dit-elle.

Hugo lui mit sur le front un baiser robustequi laissa une trace noire, car Hugo avait au visage autant depoudre de charbon qu’une ingénue de théâtre a de blanc et de rougesur le satin éraillé de ses joues.

– Si vous avez bu sans moi, dit-il, jevais me rattraper… Emplis la coupe, Grète.

La jeune fille obéit en souriant, et le géantvida d’un seul trait l’énorme vase.

– Gretchen, ma mignonne, reprit-il enfaisant claquer sa langue, tu as chanté comme une fauvette !…les autres couplets seront pour un autre jour… Attention,vous !… Il y a trois barils comme celui-là pour nous, si nousfaisons de la bonne besogne !

– Et qui nous donnera les troisbarils ? demanda l’un des charbonniers.

– Le graff, répondit Hugo.

Il y eut un murmure de contentement dans lecercle ; le graff était bon pour trois barils dekirsch-wasser.

– Et quelle besogne allons-nousfaire ? demanda encore le charbonnier.

– Voilà ! répliqua Hugo Braun en serecueillant, car l’éloquence n’était pas son fort. Il s’agit defaire la chasse dans la montagne tout autour de la Croix-Miracle…En cherchant bien, nous trouverons un coquin d’étudiant qui rôdedans le pays comme un loup depuis hier.

– Comment est-il habillé,l’étudiant ? s’écrièrent plusieurs voix.

– Un dolman bleu et une petite casquetteà visière tombante.

– Nous l’avons vu ! nous l’avonsvu ! dit-on de toutes parts.

– Là-bas, dans la forêt ! ajoutèrentles uns.

– Le long du clos de Rosenthal !firent les autres.

Et d’autres encore : – Sur la route duvillage de Munz ; une casquette à visière rabattue et undolman déchiré…

– Eh bien ! mes bons enfants, repritHugo le petit frère, qui but une seconde tasse pour éclaircir savoix, mettez-vous en quête tout de suite, et souvenez-vous bien quecelui qui amènera le coquin d’étudiant dans notre cabane aura unedemi-douzaine de rixdales pour sa peine.

– C’est le graff qui paye ?

– Toujours le graff.

On n’en attendit pas davantage. L’instantd’après, hommes et femmes grimpaient comme des chats le long desbords de l’entonnoir. La foule se dispersa dans toutes lesdirections, et bientôt il ne resta plus auprès du feu qu’Hugo Braunet la belle Gretchen.

– Hugo, dit la jeune fille, tu m’aspromis que tu m’épouserais si nous avions de quoi payer le prêtreet acheter l’anneau de mariage.

– Oui, repartit le petit frère ;mais nous n’avons pas de quoi, Grète.

– Avec une demi-douzaine de rixdales,nous aurions de quoi, Hugo.

– C’est vrai !… Sais-tu où lesprendre ?

– Je sais où est l’étudiant, repartit lajeune fille en baissant la voix.

Hugo brandit joyeusement sa massue.

– Tu seras une bonne femme,Gretchen ! s’écria-t-il, Conduis-moi ce soir ; moi, danshuit jours, je te conduirai à l’église.

Grète tendit sa main, que Braun secouarudement et avec une sorte de solennité. C’étaient les fiançailles…Puis la jeune fille gravit d’un pas rapide la pente de l’entonnoiret se dirigea sans hésiter vers cette partie du Rouge qui servaitd’ados à la cabane des trois frères, et où la reine Chérie avaitcru voir quelques instants auparavant, à la lueur lointaine etvague du feu des charbonniers, la silhouette de Frédéric.

Chapitre 3La Croix-Miracle.

La route de Freudenstadt au village de Munz,après avoir traversé le ravin où Élias et Werner Braun s’étaientcachés pour attendre la carriole de l’ancien bedeau, tournait labase du Rouge, franchissait sur un pont de bois le torrent du Raubet venait passer auprès de la Croix-Miracle, dans la vallée duKniebis. Tout le paysage environnant avait emprunté son nom à lacroix ; on l’appelait généralement le Wunder-Kreuz, et iln’était point permis à un touriste de parcourir la forêt Noire sansadmirer les sites merveilleux qui se groupaient alentour. Leversant occidental du Rouge, où le torrent précipitait ses cascadesécumeuses, était aride et presque entièrement dépourvu deverdure ; entre les troncs clairsemés des sapins, on voyaitpartout la teinte sanglante du grès, qui formait comme la charpenteosseuse de la montagne. À droite et à gauche, au contraire, lavallée fertile étendait ses prairies entremêlées de bosquetsgracieux. Les petits affluents du Necker qui n’ont point de nomavant de se réunir, et qui serpentent comme un réseau de veinesentre les montagnes, découpaient leurs filets bleuâtres sur le vertsombre du vallon. À l’ouest, le grand mont Kniebis étageaitrégulièrement ses sapins jusqu’à cette ligne tranchée où commencentles frimas. Là, toute végétation cessait, et c’était comme unchapeau d’hermine qui coiffait la tête du noir géant. Immédiatementderrière la Croix-Miracle, la base du Rouge amoncelait l’un surl’autre d’énormes blocs de grès qui semblaient avoir été jetés làpar une convulsion de la terre. Deux routes coupaient le chemin deFreudenstadt et formaient avec lui une étoile à six branches,disposées symétriquement. Entre les deux branches qui embrassaientle Rouge, le torrent franchissait par un dernier bond une hauteurde quinze à vingt toises, et lançait ses eaux, blanches commel’écume du savon, à travers la prairie. Le Wunder-Kreuz lui-mêmen’était qu’une pauvre croix de bois située non loin des ruinesd’une petite chapelle, et qui gardait au centre de ses quatre brasune niche vide, qui avait dû contenir des reliques de la terresainte. La chronique disait que Philippe de Souabe, revenant deJérusalem, avait rencontré là un saint ermite qui, par ses prières,lui avait rendu la jeunesse et la santé. En récompense, Philippeavait donné au saint ermite son reliquaire précieux. Par la suitedes temps, après la mort de Philippe de Souabe, une chapelle avaitété bâtie pour abriter le reliquaire. Et les vieillards disaientque leurs pères avaient vu la chapelle intacte avec ses finesdentelles, taillées dans le grès rouge, et ses vitraux quibrillaient au soleil comme des pierreries. Quand un chrétien semourait dans le pays, qu’il fût juste ou qu’il fût pécheur, sesamis pieux l’apportaient sur un brancard au seuil de la chapelle.On priait Dieu de le guérir ou de le sauver. Parfois le moribond selevait comme si une force divine eût circulé tout à coup dans lefroid de ses veines. Parfois il rendait son âme en louant le saintnom de Dieu. Alors le lit mortuaire passait le seuil de lachapelle, et les cierges s’allumaient sur l’autel pour le chrétiendéfunt. La nuit qui suivait, quelque chose de blanc comme un oiseausans tache planait au-dessus du clocher, et chacun savait bien quec’était l’âme chrétienne qui déployait ses ailes pour monter auxpieds du Sauveur.

Une fois, au temps du grand Frédéric et de lagrande Catherine, quand la philosophie léchait le talon dessouverains avant de leur couper la tête, un philosophe courtisanvint dans le pays et acheta je ne sais quel petit Ferney qui luidonna titre de baron ou de marquis, à la façon de monsieur deVoltaire. La chapelle était sur le domaine du philosophe, on la mitbas afin de tuer la superstition infâme. Le philosopheétant allé se faire guillotiner en France par d’autres philosophesplus transcendants que lui, on éleva une croix de bois auprès de lachapelle afin de donner un asile au reliquaire retrouvé. Mais lesiècle avait marché. Comme l’enveloppe du reliquaire était enargent et valait bien deux ducats, il se trouva un philosophepratique pour prendre le reliquaire dans sa niche. Et la pauvreCroix-Miracle, ainsi dépouillée, ne garda que son nom. L’eau desorages pénétrait les pores de son bois vermoulu : ellechancelait sur sa base. Hier est venu un quatrième philosophe, quia bâti un palais en plâtre sur les ruines de la chapelle, afind’exploiter une source d’eau chaude, découverte au pied même de lacroix. Cela s’appelle toujours la Croix-Miracle. On y joue letrente-et-quarante ; on y joue la roulette. De sorte qu’unbanquier filou a recueilli l’héritage de Philippe de Souabe et del’ermite pieux… Je vous dis que le siècle marche !

Nous ne pouvons faire agir et parler à la foistous nos personnages, disséminés dans la montagne. Ces diversesscènes, qui passent l’une après l’autre sous les yeux du lecteur,avaient lieu en réalité contemporainement, et c’est à peine si unedemi-heure s’était écoulée depuis que Chérie avait franchi labrèche du parc de Rosenthal. Les premiers arrivés à ce Wunder-Kreuzqui devait être, cette nuit, le rendez-vous général, furent levieux comte Spurzeim et son complice Bastian. On avaitlittéralement tiré le gros étudiant hors de son lit par lespieds ; le comte s’était emparé de lui et l’avait entraîné bongré mal gré vers la forêt. Autour du Wunder-Kreuz, l’obscuritéétait un peu moins profonde que sur l’autre versant du Rouge, oùChérie s’égarait en ce moment, parce que tout le pays se trouvait àdécouvert, et que rien n’interceptait la lumière réfractée quitombait des nuages. On eût pu voir le diplomate et l’étudiantarriver à pas de loup sur la lisière de la forêt et regarder autourd’eux avec défiance.

– Ils ne sont pas encore arrivés, dit lecomte ; nous avons le temps de causer un peu tous deux…Figurez-vous bien une chose, mon jeune camarade, c’est que vousêtes trop avancé pour reculer… Je vous tiens, je ne vous lâchepas !

– Mais que diable voulez-vous faire demoi ? demanda Bastian d’un ton de mauvaise humeur.

– Je ne vous dis plus que je veux vousfaire épouser Chérie, répliqua le comte, qui redressait sa courtetaille et qui avait en vérité un air d’empereur. Entre les mainsd’un diplomate tel que moi, tous les hommes sont desinstruments.

– Est-ce comme cela ? s’écriaBastian ; savez-vous bien, monsieur le comte, qu’un diplomatetel que vous ne serait pas très-difficile à casser en trois ouquatre morceaux ?

Spurzeim se prit à rire ; il étendit sondoigt sec et maigre vers le sommet du Rouge, où se montraient leslueurs confuses du feu caché au fond de l’entonnoir.

– Si je poussais un cri, dit-il, vousverriez bondir cinquante sauvages le long de cette rampe, etcinquante cognées vous hacheraient comme chair à pâté !

Bastian n’était pas très-brave ; c’estrare parmi les étudiants allemands, mais cela se rencontre. Cettelumière, dont le foyer mystérieux restait invisible, lui faisaitpeur, et son imagination lui représentait parfaitement lescinquante sauvages tout noirs, avec leurs cognées coupantes commedes rasoirs anglais. Son ivresse était passée : il se trouvaitdans le moment de la réaction et se sentait froid jusqu’à la moellede ses os.

– Vous ne voulez pas me comprendre,poursuivit le comte d’un ton résolu. J’ai vu ma nièce Lenor sortirdu château… Où va-t-elle ?… Je ne sais… Ma tête est montée,mon jeune camarade, montée excessivement !… C’est mon va-toutque je risque, et je ne reculerai devant rien… Hermann estrevenu ; vos amis de l’université doivent être maintenant bienprès d’ici…

– Je leur ai dit d’apporter leursépées ! murmura Bastian, s’il arrivait malheur !…

– Un malheur, c’est le mot !interrompit le vieux comte, dont le sourire à la Voltaire disparutcette fois dans la nuit. Nous autres diplomates, nous ne pouvonspas répondre des accidents… En politique comme en famille, nousagissons correctement ; c’est tout ce qu’on peut demander, carla correction n’est autre chose que la conscience même. Et nesavez-vous pas, mon jeune camarade, ajouta-t-il avec une certaineonction, qu’un galant homme, appuyé sur sa conscience, se moque desméfaits du hasard et des brutalités de la force majeure ?

– Mais monsieur de Rosenthal est votreneveu ! dit Bastian indigné.

– Soyez tranquille, son titre et sondomaine, en cas de mésaventure, ne resteraient pas sanshéritier !

Bastian devenait tout petit devant lescombinaisons de ce bonhomme, qui grandissait à vue d’œil et dont lamanie, jusqu’alors ridicule, prenait tout à coup des proportionsterribles. Rien ne repousse et rien n’effraye comme ces bouffonsqui tournent au tragique. Si le vieux comte eût été réduit à sespropres ressources, on aurait pu rire encore ; mais il nes’agissait plus de ces griffes félines que les diplomates portentau bout des doigts : il y avait d’un côté les haches des gensdu Schwartzwald, de l’autre les glaives de l’université. Quelquechose disait à Bastian que le meurtre était dans l’air, cette nuit,sous ce vent de tempête, au milieu de ces sombres solitudes.

– Ainsi, balbutia-t-il, ce sont deuxassassinats que vous allez commettre froidement !

– Deux assassinats ! s’écria lecomte qui parut très-scandalisé ; d’où sortez-vous, jeunehomme ?… Ai-je la tournure d’un pleutre qui assassine ?…L’art véritable ne descend jamais à ces expédients grossiers… Sivous allez au fond des choses, vous verrez que la position prisepar moi dans tout ceci est aussi simple qu’honorable. Deux jeunesgens, dont l’un est mon neveu, se provoquent mutuellement ; unrendez-vous est fixé, je l’apprends ; aussitôt toutes mespensées se concentrent sur un seul objet : empêcher le duel…Pour arriver à ce but, je rassemble mes vassaux et je convoque lesamis de l’adversaire de mon neveu… de telle sorte que la rencontredevient impossible… Je sauve la vie des deux jeunes imprudents…

– À coups de hache et à coups de glaive,vieux chat-tigre ! pensa Bastian.

– Est-ce ma faute à moi, poursuivit lediplomate fort, si, dans la pratique, cette généreuse idée n’a pastout le succès désirable ?… Les étudiants de Tubingue abusentde leur nombre contre mon neveu… Les montagnards emmènent FrédéricHorner pieds et poings liés à Freudenstadt pour le livrer aucapitaine Siegel… Ma foi, ce sont là, mon jeune camarade, desaccidents malaisés à prévoir… On fait ce que l’on peut… si lediable s’en mêle, tant pis !

– Sur mon salut, comte, grommela Bastian,je crois que c’est vous qui êtes le diable.

Spurzeim eut grande peine à cacher la joie quelui causait ce compliment si flatteur.

– Non, non, mon jeune ami, répliqua-t-ilavec modestie, le diable est encore plus méchant que moi… Puis serapprochant et prenant les deux mains du gros étudiant malgré larépugnance manifeste de ce dernier, il ajoutaconfidentiellement : J’aime deux choses en ce mondeexclusivement et passionnément : ma jolie nièce Lenor et lebeau château de Rosenthal… j’entends avec les domaines qui endépendent… J’aurai le château et j’aurai la jeune fille ;c’est une chose arrêtée, souvenez-vous de cela. Avez-vous vu, àgauche du parc, une maison blanche qui se nomme le Sparren ?…J’aime tant mon vieux château, que je l’ai prise en haine, cettemaison toute neuve… L’homme qui l’a fait bâtir est mort à la tâchesans savoir quelle main mystérieuse amoncelait les malheurs sur satête… Bien des gens sont venus pour l’acheter et tous ont quitté lepays découragés et battus… Croyez-vous que je purgerais ainsi lesenvirons du beau château, s’il n’était pas à moi déjà dans mapensée, si je n’étais pas bien certain d’en devenir lemaître ?… Vous êtes étonné ? s’interrompit-il tout àcoup, vous éprouvez un double sentiment : l’admiration et lafrayeur !… Sa voix prit une expression de fatuité enfantine,tandis qu’il poursuivait : C’est l’effet que je produis surtous ceux qui sont admis à sonder les profondeurs de ma pensée.

Il lâcha les mains de Bastian, qui maintenantse demandait si ce vieil homme était idiot ou fou.

– Jeune homme, reprit le comte dont lavoix s’enfla jusqu’à l’emphase, vous entrez dans la vie ; vousne savez pas !… Regardez-moi bien, je suis ce que le vulgaireprofane appelle un monstre, c’est-à-dire que ma pensée a déchiré levoile des préjugés et des superstitions… Avez-vous lu mabiographie, publiée en 1819 dans l’Almanach de Stuttgard ?L’homme éminent qui s’est chargé de reproduire les principauxtraits de ma carrière a fait de moi un portrait fort ressemblant.Il dit en propres termes que je suis un esprit du dix-huitièmesiècle, un cousin de Voltaire, un fils adoptif del’Encyclopédie : c’est imprimé !… Jeune homme, l’Almanachde Stuttgard ne va pas assez loin ; je suis du dix-huitièmesiècle comme le fruit est de l’arbre… ce qui est en moi, c’est lasève fermentée et condensée des grands systèmesphilosophiques !… On dit que Voltaire revenait à Dieu quand lafoudre grondait dans les nuages… Moi, me voilà au milieu de cettenuit de tempête, calme et froid, jeune homme, vous êtes forcé d’enconvenir, et vous disant de ce ton léger qu’on prend pour raconterune historiette frivole : Je méprise et je brave toutes lesvieilles idées qui sont la morale et la religion des hommes ;je dédaigne ces vilains mots de vice et de vertu, d’héroïsme et decrime, qui abrutissent le commun des mortels, et, me plaçantau-dessus de l’humanité trompée, comme l’aigle qui plane dans lesnuages, je dis sans frayeur ni faiblesse : Il n’y a rienici-bas que l’intérêt ; le désir est la règle ; Dieun’existe pas… Je suis l’athée !…

Ce n’était pas un chrétien bien rigoureux nibien fervent que Bastian, notre gros ivrogne ; ce n’était pasnon plus un sot, et peut-être qu’au cabaret il se fût amusé commeil faut de ce vieil homme et de ses blasphèmes amphigouriques. Enplein jour, Bastian eût très-certainement démêlé ce qu’il y avaitde théâtral et de forcé dans l’audace de ce nouvel Encelade, quiescaladait le ciel la main au jabot, avec un œil de poudre à saperruque.

Mais Bastian était un Allemand, et cesmontagnes du Schwartzwald suent d’étranges terreurs. LaCroix-Miracle s’élevait à son côté dans la nuit comme un longfantôme… La voix du torrent répondait par un murmure plaintif auxgémissements lointains du vent dans les arbres de la forêt… Bastiantremblait pour tout de bon ; l’obscurité lui cachait laburlesque grimace du blasphémateur et ne l’empêchait pas d’entendrele blasphème. Il fit le signe de la croix, oublié depuis longtemps,et chercha dans son souvenir les prières de son enfance. Spurzeimse frottait les mains tout doucement, bien assuré qu’il étaitd’avoir fasciné cet esprit vulgaire ; il se comparait, nonsans un orgueilleux plaisir, à ces démons qui viennent tenter lesténors avec des voix de basse-taille, au cinquième acte destragédies lyriques.

– Regarde, continua-t-il, mortifié de nepouvoir faire jaillir une fusée en frappant du pied le sol, regardesi la terre s’entr’ouvre pour m’engloutir, regarde si les foudresde là-haut s’allument pour me réduire en poussière !… Enfant,j’ai mordu à la pomme mystique qui pend à l’arbre du bien et dumal !… C’est moi qui suis le Puissant ; cette nuitm’appartient, il faut m’obéir ou trembler !

Bastian marmottait tout ce qu’il pouvaitretrouver des patenôtres enseignées par sa bonne mère. Il auraitvolontiers promis sous serment de ne pas boire durant trois joursune gorgée de bière pour se trouver à cent lieues de cevampire.

– Tu es à moi, reprit le comte ; mesyeux percent les ténèbres et je lis l’obéissance sur la pâleur deton front !… Tes camarades, les étudiants de Tubingue, doiventavoir dépassé maintenant le château de Rosenthal ; il s’agitde les guider vers ce lieu et de leur monter la tête… C’est tonrôle ; en avant !

Bastian ne bougea pas.

– Eh bien !… répéta Spurzeim d’unevoix qu’il voulait faire terrible.

À ce moment, le premier éclair déchira la nueet jeta sa lueur blafarde sur le paysage, qui sembla surgir tout àcoup hors des ténèbres. La forêt, la vallée, les montagness’agitèrent durant une seconde d’un mouvement confus pour sereplonger immobiles dans la nuit. En même temps, les échos duKniebis renvoyèrent un sourd roulement de tonnerre. Les jambes deBastian faiblirent ; il tomba sur son séant dans l’herbe.

– Ma foi, dit-il d’une voix altérée,c’est payer trop cher un bon dîner et deux ou troischansons !… Si j’ai commis une faute en essayant d’enlever lareine Chérie à mon ami Frédéric, j’en fais cruellement pénitence…Appelez vos cannibales si vous voulez, monsieur le comte, etdites-leur de me manger… Quant à faire un pas,impossible !

– J’ai dépassé le but !… pensaSpurzeim, j’ai anéanti cette pauvre créature au lieu de la fascinersimplement… Pourtant, il faut bien un guide à ces étudiants quiarrivent… Allons, mon cerveau, un expédient !

Il se frappa le front avec un geste familier àtous les diplomates dans l’embarras, et de son cerveau, fécondcomme le rocher de Moïse, une idée jaillit aussitôt.

– C’est cela ! s’écria-t-il ;il y a dans cette tête des ressources inépuisables… Allons, jeunehomme ! ajouta-t-il en se penchant vers Bastian, puisque vousn’êtes bon à rien, prêtez-moi, du moins, votre casquette et votredolman… Par une nuit semblable, avec ce costume, les étudiants meprendront pour un des leurs et je ferai mes affaires moi-même.

Bastian n’essaya même pas de défendre sadéfroque ; il se laissa décoiffer et dépouiller par le vieuxcomte, qui jeta le dolman sur ses épaules, couvrit sa perruque dela casquette et retourna en arrière à grands pas. Dès que Bastianfut seul, son épouvante grandit tout à coup et serra sa poitrinecomme une main de fer. Ce qui venait de se passer là, près de lui,était-ce un cauchemar ou la réalité même ? Bastian avait commetout le monde la notion claire et précise du bandit, du scélérat,de l’assassin ; mais ce fantastique vieillard, dont la voix decrécelle grinçait encore autour de lui dans l’ombre, ne rentraitdans aucune catégorie. Avant de faire peur, il faisait rire, etpendant qu’il faisait peur, on sentait vaguement que tout à l’heureil allait faire pitié. C’était à la fois un impudent coquin, quiparlait de ses méfaits avec science et méthode, un fou misérablequi divaguait, et un histrion de bas ordre qui jouait mal un tristerôle. À le bien prendre, c’était surtout un histrion :comédien de diplomatie, comédien d’impiété, comédien d’assassinat.Il avait l’air de reproduire fatalement en charge sa pensée, toutesérieuse qu’elle pouvait être ; c’était un vilain petit hommepour rire, soit qu’on le prît en diplomate, en athée ou enmeurtrier. Seulement les épées ne rient point, les haches non plus,et cette folie avait eu le pouvoir de mettre en branle, au milieude la nuit aveugle, les haches et les épées.

Le pauvre Bastian n’avait garde de se perdredans cette analyse métaphysique ; mais il sentait vaguement ceque nous tâchons d’expliquer avec clarté. Sa lassitude allait toutde suite à la conclusion, et la conclusion était le danger mortelqui pesait à la fois sur Frédéric et sur Rosenthal. Peu importaitque les prémisses fussent insensées, impossibles, bouffonnes, si laconclusion rigoureuse était terrible ! Bastian était au fondle plus honnête garçon du monde ; la chair de poule lui venaiten songeant au rôle qu’il avait joué lui-même, au début de cettefarce qui allait se dénouer dans le sang. N’était-ce pas lui quiavait écrit à ses camarades les étudiants de Tubingue ? Il semit sur ses pieds ; la bonne pensée lui vint de chercher auxenvirons Frédéric ou Rosenthal pour les prévenir ; puis il sedemanda si mieux ne valait pas courir au-devant de la famille desCompatriotes.

Tandis que Bastian se consultait ainsi, unbruit se fit au delà du pont jeté sur le torrent, dans les buissonsqui bordaient la route de Munz. Toutes les excellentes intentionsdu pauvre étudiant s’évanouirent aussitôt ; son épouvante leressaisit à la gorge ; il crut voir à travers l’obscuritécinquante charbonniers de six pieds de haut, armés de gigantesquescognées. Il prit sa course et disparut à toutes jambes à traversles rochers, au risque de se briser dix fois le cou. Le bruit légerapprochait. Ce ne pouvait pas être certainement le pas de cinquantecharbonniers foulant le sable du chemin ; vous eussiez ditbien plutôt des pas de sylphides. Deux voix douces et tremblantess’élevèrent à la fois, qui ne pouvaient du reste laisser l’ombred’un doute.

– Lenor !… murmura une de cesvoix.

– Chérie ! répondit l’autre.

Et l’on put voir glisser dans les ténèbres quicouvraient le pont de bois deux ombres sveltes et gracieuses qui setenaient par la main.

Chapitre 4Colin-maillard.

Chérie et Lenor étaient dans les bras l’une del’autre au pied même de la Croix-Miracle. Elles venaient de serencontrer dans la montagne.

– Mon Dieu, soyez béni ! disaitChérie ; nous sommes arrivées à temps, et puisque nous voilàtoutes deux, leur combat est du moins impossible !

– Que je suis heureuse de vous avoirtrouvée ! murmurait la jeune comtesse qui ne pouvait dominerencore le tremblement de sa voix. Tout le long du chemin,j’entendais des pas derrière moi, devant moi, autour de moi…Oh ! l’horrible nuit !

Elle se serrait frémissante contre la poitrinede Chérie. Celle-ci, plus forte, la soutenait.

– Et vous êtes venue, dit-elle, malgré laroute si longue !… Merci, madame, merci pour eux que vousallez sauver !

– Moi qui vous détestais ! balbutiaLenor.

– Cela prouve que vous l’aimez bien,interrompit Chérie, et vous m’en êtes plus chère, madame.

– Ne m’appelez plus madame, s’écria lajeune comtesse en appuyant la main de Chérie contre son cœur ;je veux expier ma haine folle… je veux vous aimer comme si vousétiez ma sœur !

– Ma sœur !… répéta Chérie enl’attirant sur son sein ; il y a si longtemps, moi, que j’aipour vous le cœur d’une amie !

Un instant elles restèrent embrassées, émuestoutes deux et toutes deux souriant parmi leurs larmes ; lanuit couvrait le groupe charmant qu’elles formaient au pied de lavieille croix penchée. Dans cette obscurité profonde de la campagneoù tant de pensées de mort s’agitaient, elles étaient, les deuxbelles jeunes filles, comme deux anges de paix envoyés par lamiséricorde de Dieu… Vous ne l’eussiez pas reconnue, la comtesseLenor. Plus d’orgueil en elle, plus de froideur ! Son âmes’élançait vers Chérie ; sa parole tombait de ses lèvres,toujours plus caressante et plus douce. Ce fut Chérie qui s’arrachala première à cette étreinte qui la faisait si heureuse ; savoix prit soudain une expression de tristesse tandis qu’elledisait :

– Il faut nous séparer, ma sœur.

– Pourquoi ? s’écria Lenor ;n’est-ce pas ici qu’ils doivent se rencontrer ?

– J’ai entendu d’étranges paroles dans lamontagne, répondit Chérie ; je n’en ai pu comprendre tout àfait le sens… mais je l’aime tant, ma sœur, que ma pauvre âme sedéchire chaque fois qu’un danger le menace.

– Un danger !… répéta Lenor ;et Rosenthal ?

– Ce danger-là n’est pas pour monsieur deRosenthal… Il va venir le premier, car j’ai aperçu Frédéric ausommet du Rouge tout à l’heure, et puisqu’il n’est pas ici déjà,c’est qu’il a dépassé sans le savoir le lieu du rendez-vous… Dieuveuille que je puisse le rejoindre !

– Vous m’abandonnez, ma sœur ?…murmura la jeune comtesse à qui son effroi revenait.

– Chut !… fit Chérie en prêtantl’oreille.

Un pas sonore et ferme retentissait sur lescailloux du chemin.

– C’est Rosenthal !… dit Lenor.

Chérie lui mit un baiser sur le front.

– Au revoir donc, ma sœur, dit-elle toutbas ; je vous laisse heureuse.

Elle disparut dans les ténèbres, tandis que lahaute taille de Rosenthal se montrait à la tête du pont debois.

– Qui est là ? demanda-t-il ens’arrêtant, car si léger que fût le pas de Chérie, il avait entendule pas de sa fuite.

Soit par hasard, soit à dessein, Lenor gardale silence. Rosenthal s’avança en tâtonnant et aperçut la jeunefille immobile au pied de la croix. Il marcha droit à elle.

– Vous avez tort de vous cacher de moi,madame, dit-il ; je vous ai reconnue, ce soir, quand vous êtessortie du château ; je vous ai reconnue une seconde fois à labrèche du parc, et je vous reconnais encore maintenant.

Lenor ouvrait la bouche pour le tirer de sonerreur ; mais elle était femme, elle l’aimait. Pendant troislongues semaines elle s’était crue abandonnée et trahie ;c’était une occasion de lire à livre ouvert dans le cœur deRosenthal. Lenor eut grand’peur ; mais les jeunes filles ontbeau trembler, où est celle qui jamais recula devant une pareilleépreuve ?

– Monsieur… balbutia-t-elle en déguisantsa voix de son mieux, je savais que vous deviez vous battre et jesuis venue…

Or c’était seulement le son de sa voix quiaurait pu mettre fin au quiproquo, car les deux jeunes fillesétaient de la même taille et portaient des costumes semblables. Parune nuit ordinaire, on aurait pu les confondre l’une avec l’autre,et les nuages qui s’amoncelaient au ciel interceptaient jusqu’à cesfaibles lueurs qui éclairent les nuits ordinaires. Rosenthal,d’ailleurs, était prévenu ; il se croyait certain d’être enface de Chérie. Et comme c’était une chose délicate au plus hautpoint qu’il voulait dire à Chérie, son embarras ne lui laissaitpoint le loisir de concevoir des soupçons. Il rendait grâce à cesténèbres qui cachaient le trouble de sa physionomie. À ladifférence du commun des poltrons, l’obscurité lui donnait ducourage.

– Cet intérêt que vous voulez bien meporter, madame, dit-il en cherchant ses paroles, m’est sans douteinfiniment précieux… Cependant… vous êtes bonne, je connais votreexcellent cœur, et j’espère que vous me pardonnerez mafranchise…

Il s’arrêta pour attendre une réplique ou unencouragement. Lenor n’avait garde ; son sein battait avecviolence. Quand il se fût agi de sa vie, elle eût été incapable deprononcer un seul mot.

Rosenthal pensait, bourrelé par sonremords : « Misérable fou, que je suis !… Pour uncaprice, voilà que je vais briser l’âme de cette pauvre jeunefille !… Qui sait, peut-être m’aime-t-elle ? peut-êtreson existence ne sera-t-elle désormais qu’un longmalheur !… » Et l’image de Lenor passait devant ses yeux,Lenor dont le sourire ému répondait au galant sourire de Frédéric.Il hésitait ; mais cette vision même était un aiguillon deplus.

– Ayez pitié de moi, madame,reprit-il ; je ne sais point de femme que l’on puisse vouscomparer… Mais avant de vous connaître, j’aimais… Un amourd’enfance et de famille, un de ces amours profonds et doux que lamort seule peut éteindre… Celle que j’aimais en ce temps-là, j’aipeur de l’aimer encore.

La jeune comtesse posa ses deux mains sur soncœur :

– Et c’est à moi que vous venez direcela !… murmura-t-elle d’une voix pleine de larmes ; carla joie pleure comme le désespoir.

– Madame, madame ! s’écria Rosenthalqui était au supplice, vous êtes belle, vous serez aimée, vousserez adorée !…

– Pas par vous, à ce qu’il paraît,monsieur ? repartit Lenor, trop heureuse pour joueradroitement son rôle.

Cette réponse, qui sortait brusquement dudiapason où doit se tenir la douleur d’Ariane délaissée, calma unpeu les reproches amers que Rosenthal se faisait dans saconscience. Il tira de son doigt la bague de saphir qu’il avaitgagnée à la fête des Arquebuses et qui était comme l’anneaud’alliance entre lui et Chérie.

– Reprenez ceci, madame, dit-il, je n’ensuis pas digne et j’aurais dû vous le rendre plus tôt.

Lenor tendit sa blanche main sans répondre.Rosenthal voulut la prendre et la baiser respectueusement, mais lajeune fille la retira. Elle devait être bien en colère…

– Vous êtes irritée contre moi, balbutiale pauvre baron d’un ton sentimental. Faut-il vous répéter, madame,qu’il y a en tout ceci de la fatalité ?… Je me suistrompé : vous voyant si digne d’être aimée, j’ai cru…

Il se creusait la cervelle pour trouver desconsolations. Puis, emporté tout à coup par la loyauté de soncaractère et par la passion véritable qui l’entraînait vers Lenor,il ajouta :

– Mais je ne suis plus maître de moi,madame… Pendant ces trois semaines, j’ai souffert tout ce qu’onpeut souffrir !

– Et c’est à moi que vous venez direcela !… répéta la jeune comtesse.

Mais, cette fois, l’accent n’était déjà plusle même. La première émotion du triomphe était passée, et parmi lerecueillement de la joie sans bornes, une petite pointe de moqueriese montrait.

Elles sont ainsi, j’entends les meilleures. Ettoute victoire n’a-t-elle pas son ivresse !

– Je vous dis cela, madame, répliquaRosenthal avec chaleur, parce que c’est mon devoir d’honnête homme,parce que j’ai consulté mon cœur qui ne peut être entraîné, séduit,enchanté que par elle…

– De mieux en mieux !… murmuraLenor.

Nous sommes bien forcé d’avouer qu’elle setenait à quatre pour ne pas se jeter au cou de Rosenthal.

– Je vous dis cela, poursuivait cedernier, qui avait désormais brûlé ses vaisseaux, parce que jel’aime… parce que je l’aimerai toujours… parce que je suis à votremerci, madame… parce que vous avez reçu ma foi et que vous seulepouvez me rendre le droit d’être heureux !

Vers le sommet du Rouge, un fracas confuss’éleva comme si une grande foule d’hommes se dispersait sur leflanc de la montagne. En même temps, on aurait pu entendre aulointain comme l’écho affaibli d’un chant mâle et grave. Mais latempête a de si inconcevables bruits ! elle sait donner à sagrande voix des intonations si bizarres ! C’était peut-être levent sonore qui chantait parmi les arbres de la forêt : orgueimmense aux cent mille tuyaux.

Rosenthal n’écoutait pas ; il était àgenoux et la main de Lenor frémissait entre les siennes.

– Puisque vous parlez de merci et depitié, disait la jeune fille, j’aurai pitié, mais à unecondition…

– Laquelle ?… s’écria Rosenthal avecune vivacité qui aurait été peu flatteuse pour la véritableChérie.

– Vous portez deux épées sous votremanteau, répondit la jeune comtesse ; je ne veux pas que vousfassiez usage de ces épées.

Rosenthal se releva et sa voix devintsombre.

– Vous ne m’avez donc pas compris ?prononça-t-il, tandis que dans son accent même on devinait sessourcils froncés violemment et l’éclair brûlant de sonregard ; je l’aime et je suis jaloux de cet homme !

Une rafale leur apporta si distinctement cesdeux bruits : la course sur la montagne et le chant lointain,qu’ils furent bien obligés de prêter l’oreille.

– Qu’est-ce que cela ? demanda Lenoreffrayée.

Quelques voix s’élevèrent dans la direction del’entonnoir, où la lueur rougeâtre apparaissait toujours :elles s’appelaient et se répondaient. Les pas couraient en toussens dans l’ombre. Tout à coup, un cri de terreur retentit del’autre côté du pont de bois ; les planches résonnèrent, et unhomme se montra courant à toutes jambes.

– Que Dieu ait pitié de moi !murmurait-il ; tous les démons de l’enfer sont déchaînés cettenuit !

Il allait au hasard et en aveugle ; sonpied s’embarrassa dans les cailloux du chemin, il trébucha, puis ilvint tomber comme une masse inerte entre Rosenthal et Lenor.

– On ne meurt qu’une fois, balbutia-t-ilsans essayer de se relever. Coupez-moi le cou avec vos cognées etn’en parlons plus !

– Mais c’est un de nos hôtes…, ditRosenthal en se penchant vers Bastian ; car c’était Bastian, àqui l’excès de la terreur inspirait cette résignation sublime.

– Hein !… fit-il en dressantl’oreille ; est-ce que ce serait vous, monsieur lebaron ?… Gaudeamus ! Gaudeamus !s’écria-t-il lorsque Rosenthal lui eut répondu affirmativement. Jevous trouve enfin dans ce dédale hideux, plus noir que la bouteilleà l’encre ! Tiens ! tiens ! je me reconnais :c’est ici que j’ai causé avec le vieil anthropophage… Or donc,laissez-moi souffler un peu, car je suis aux trois quartsdéfunt ; après cela je vous en apprendrai de belles !

Personne ne l’empêchait de souffler, mais illui fut impossible de garder ce qu’il avait sur le cœur.

– Des haches larges comme desguillotines ! reprit-il ; des coquins endiablés quibondissent là-bas, dans les buissons, comme des bêtesfauves !… Savez-vous que votre oncle est un tigre, monsieur lebaron ! un sauvage ! une hydre altérée de sang !…Savez-vous que vous allez être assassiné cette nuit, ainsi que cepauvre Frédéric ?

Lenor poussa un cri étouffé.

– Ah !… fit Bastian, il y a une dameici !… C’est justement pour une dame que ce boa de vieux comtefait ses fredaines… pour une dame et pour un château !

– Si vous pouviez vous expliquer ?…commença Rosenthal.

– Vous, interrompit Bastian, c’esttrès-bien, vous voilà et vous êtes averti… Mais Frédéric, monpauvre ami Frédéric !… Quand je pense que le vin du Rhin a pume rendre un instant complice de cet amateur forcené du beau sexeet des successions ! de cet homme du dix-huitième siècle quine croit pas en Dieu, et qui accomplit correctement toutes sortesde turpitudes, en gardant la paix de la conscience et en souriantcomme une lithographie à bon marché…

– Que disiez-vous de Frédéric ?…demanda le baron, pour qui tout ce bavardage incohérent était del’hébreu.

– Frédéric !… répéta Bastien ;Dieu sait où il est à cette heure !… Frédéric a fait pourvous, monsieur de Rosenthal, ce que vous ne feriez peut-être paspour lui… Quand je l’ai rencontré tout à l’heure, par miracle, del’autre côté de la montagne, je lui ai raconté la chose en deuxmots et j’ai ajouté : Sauve qui peut !… à lafrontière !… Mais j’avais eu l’imprudence de lui dire quevotre vie était menacée ; il s’est élancé dans la forêt, oùl’on entendait grouiller les vassaux de monsieur le comte, et ils’est écrié : « À tout prix, je lesauverai ! »

Rosenthal frappa du pied avec impatience.

– Avez-vous juré de ne parler qu’enénigmes ?… s’écria-t-il. Comment ma vie peut-elle êtremenacée ?

– Écoutez !… fit Bastian ; cesont les charbonniers qui hurlent dans les taillis… et peut-êtreont-ils trouvé la trace de Frédéric, qui vous cherche… Quant à cequi vous regarde, ne vous ai-je donc pas dit encore que les Épéesde l’université sont dans la montagne ?

Lenor comprenait mieux que Rosenthallui-même ; elle écoutait à la fois les révélations de Bastianet les rumeurs sinistres qui venaient de la forêt ; son cœurdéfaillait dans sa poitrine.

– Les Épées de l’université, ditRosenthal, doivent savoir que je ne les crains pas… Mais sous quelprétexte messieurs les étudiants viennent-ils me chercherjusqu’ici ?

– Ah çà ! vous ne voulez donc pasm’entendre ? s’écria Bastien ; les charbonniers et leurshaches sont pour Frédéric ; les étudiants et les glaives sontpour vous… C’est une conspiration montée avec soin par un homme quien fait son métier…

– Et vous prétendriez accuser mon oncle,le comte Spurzeim ?

– À moi, petit frère ! cria une voixde stentor dans les buissons qui couvraient la base du Rouge ;barre le passage, Hugo !… Le coquin d’étudiant ne peut nouséchapper !

Rosenthal se débarrassa vivement de sonmanteau.

– Restez ici, madame, dit-il.

– Au nom de Dieu ! s’écria Lenoremportée par la terreur, ne vous éloignez pas !

Rosenthal s’arrêta, étonné, car la jeune fillen’avait pas déguisé sa voix. Mais une longue plainte s’éleva dansles halliers ; il n’était pas temps de s’expliquer. Rosenthalmit l’épée à la main, franchit d’un seul bond le torrent ets’élança au travers des buissons.

– Suivons-le, dit Lenor en saisissant lebras de Bastian.

– Y songez-vous, madame ?… s’exclamace dernier.

Lenor lui lâcha le bras aussitôt, et sansajouter une parole, elle courut vers le pont de bois afin detraverser le Raub à son tour. Ne pouvant faire autrement, Bastianramassa la seconde épée que Rosenthal avait laissée tomber au piedde la croix, et suivit les traces de la jeune fille. Ilss’engagèrent tous deux dans les sentiers étroits et à peine tracésqui gravissaient tortueusement le flanc occidental du Rouge. Lesjambes de la pauvre jeune comtesse chancelaient sous le poids deson corps, mais elle allait toujours, et si elle s’arrêtaitparfois, c’était pour prêter l’oreille à ces bruits menaçants quiemplissaient les ténèbres. De temps en temps, sa voix faibles’élevait pour prononcer le nom de Rosenthal. On n’entendait plusrien dans les halliers ; la chasse humaine s’étaitéloignée.

– Hâtons-nous ! hâtons-nous !disait Lenor. J’ai comme un pressentiment qui m’étreint lecœur.

Ils avançaient ; Lenor allait tout droitdevant elle comme si un secret instinct l’eût guidée. Ilsarrivèrent ainsi au milieu des roches nues qui s’amoncellenttumultueusement au sommet du Rouge et qui soutiennent les lèvres decet entonnoir dont nous avons parlé déjà plusieurs fois.

En cet endroit, une lueur tremblante etconfuse luttait contre les ténèbres ; le bûcher allumé par lescharbonniers au fond du cratère n’était pas encore éteint. Sesflammes mourantes oscillaient avec lenteur, protégées contre levent par la rampe circulaire, et prêtaient aux rochers immobilesdes formes capricieuses et de brusques balancements. On eût dit desfantômes de géants menant leur danse muette et mesurée. Auxalentours, aucune créature humaine ne se montrait ;l’entonnoir lui-même était complétement désert. Lenor s’assit surune pierre, elle n’avait plus de force et le souffle lui manquait.En ce moment, ce chant male et grave que nous avons entendu auprèsde la Croix-Miracle éclata tout à coup de l’autre côté du cratère.Vous eussiez pu reconnaître, tant le chœur des exécutants s’étaitrapproché, la mélodie ronflante et même les paroles latines duGaudeamus igitur :

Frères, réjouissons-nous

Pendant que nous sommes jeunes :

Après la douce jeunesse,

Après la triste vieillesse,

La terre nous prendra ;

Donc, réjouissons-nous !…

Mais la belle mélodie et la poésiematérialiste sonnaient au milieu de cette nuit comme un chant deguerre. À la fin du couplet, le silence régna de nouveau, et parmile silence un hourra sauvage s’éleva du côté de la cabane desBraun.

– Dieu nous assiste !… murmuraBastian qui était pâle comme un mort.

Lenor n’avait plus de paroles… Désormais ledénoûment de ce noir imbroglio était entre les mains deDieu seul. Les charbonniers avaient-ils leur proie ? etpourquoi ce silence menaçant qui succédait tout à coup à la chansondes Compatriotes ?… Une minute s’écoula… un long siècle pourla pauvre Lenor !… Puis, dans le demi-jour qui régnait parmiles rochers, une sorte de tourbillon passa, rapide commel’éclair : des hommes, des femmes échevelées. – Hourra !hourra !

Un homme, en costume d’étudiant, avec ledolman et la casquette, précédait d’une cinquantaine de pas cettemeute hurlante et lancée à pleine course.

– Frédéric ! Frédéric !… criaune voix déchirante sur cette partie du rocher où s’adossait lacabane des frères Braun ; pitié pour Frédéric !…

Lenor et Bastian tournèrent les yeux de cecôté et reconnurent Chérie, qui était à genoux, les bras tendus enavant dans une attitude de supplication. Une autre voix s’élança dela partie opposée du cratère, une voix forte et impérieuse quidisait :

– Arrêtez !… sur votre vie,arrêtez !

Et la haute taille de Rosenthal se dessina surle bord même de l’entonnoir… Mais les charbonniers n’entendirentpas ou ne voulurent pas entendre, car, loin de s’arrêter, ilsprécipitèrent leur course folle sur le versant oriental du Rouge,où bientôt après on put ouïr un grand cri de triomphe… Chérie selaissa choir la face contre terre. C’en était fait sans doute…Cependant, à cette sauvage clameur des charbonniers une autreclameur répondit. Un cercle d’ombres noires entoura soudainRosenthal par derrière ; les épées brillèrent ; uncliquetis d’acier se fit, et parmi le tumulte ces parolesdominèrent :

– À mort, l’assassin deFrédéric !

Lenor se leva toute droite et commegalvanisée ; puis elle retomba sans mouvement sur lerocher.

Chapitre 5Le Gaudeamus.

Quand le fidèle Hermann arriva devant la portede la maison de l’Ami, à Tubingue, il était environ sept heures dusoir. Quelques étudiants se trouvaient déjà réunis dans la grandesalle, mais la plupart étaient encore disséminés par la ville, etil fallut perdre une demi-heure pour rassembler le conseil desCompatriotes. Hermann exhiba la lettre que Bastian avait écritedans son ivresse, sous la dictée du vieux comte. Cette lettredisait que Frédéric et Chérie étaient en danger. Les étudiants nesavaient que trop quelle sorte de danger pouvait menacer Frédéric,accusé du crime de lèse-majesté. Il n’en était pas de même deChérie, et pourtant, à ce nom de Chérie, chacun se sentit frémirjusqu’au fond de l’âme. L’enfant prodigue est toujours le mieuxaimé. Chérie, ingrate et fugitive, Chérie que tous les étudiants deTubingue avaient maudite l’un après l’autre, Chérie était encorel’idole adorée. Un mot devait suffire pour éteindre cette grandecolère, et vous eussiez vu messieurs les étudiants de Tubingue selever tous à la fois, pâles, tremblants, agités d’un même sentimentde sollicitude et s’élancer vers le râtelier de l’Honneur.

Tous, depuis le Renard imberbe quin’avait vu Chérie qu’une seule fois, le jour de la fête desArquebuses, jusqu’au vieux camarade, jusqu’à la Maison moussue, quiavait eu deux ou trois ans pour apprendre à idolâtrer la reine. Iln’y eut qu’un cri : « En avant ! enavant ! »

Quelques minutes après, trente ou quaranteétudiants couraient au grand galop sur la route de Tubingue à lafrontière de Bade. Ceux-là étaient les heureux et les élus ;les autres n’avaient pu trouver de monture. S’il y avait eu cinqcents chevaux disponibles à Tubingue, cinq cents étudiants auraientbrûlé le pavé de la route. Le long du chemin, Arnold et Rudolphe,qui marchaient en tête, essayèrent de faire parler Hermann ;mais ce digne valet avait déjà trop fait de progrès dans la sciencediplomatique pour se laisser aller à des indiscrétions. Il demeuraferme et muet comme un roc. Il est juste de dire qu’il ne savaitrien du tout.

Pendant les deux premières heures, lacavalcade dévora l’espace. Le voyageur attardé, qui sentit la terretrembler sous ses pas avant de voir ce tourbillon passer dansl’ombre tempêteuse et profonde, dut songer aux courses fantastiquesdes ballades et croire que les démons des ténèbres étaientdéchaînés cette nuit. Hermann, qui servait de guide, laissaFreudenstadt sur sa gauche et se dirigea vers la montagne par leschemins de traverse. Il y avait sur la lisière de la forêt uneauberge isolée. Messieurs les étudiants mirent pied à terre en celieu, afin de s’engager dans les sentiers difficiles de lamontagne. Il leur fallait encore une demi-heure de chemin pourgagner Wunder-Kreuz, où Hermann leur avait dit qu’ils trouveraientBastian, Frédéric et Chérie.

Messieurs les étudiants avaient quittél’auberge depuis dix minutes environ, et depuis le même espace detemps ils marchaient à pied dans des sentiers inconnus, lorsqueRudolphe appela Hermann, qu’il ne voyait plus auprès de lui.Hermann ne répondit point… Hermann avait pris ses jambes à son coupour aller rendre compte à Spurzeim de sa mission diplomatique. Ily eut instant d’hésitation parmi les étudiants de Tubingue.Pourquoi cette fuite ? Valait-il mieux retourner en arrièrepour prendre un guide à l’hôtellerie ? Valait-il mieux pousseren avant ? L’heure pressait ; peut-être qu’à ce momentmême Frédéric et Chérie appelaient des sauveurs !… Arnoldcommanda tout à coup le silence ; on entendait sur la route lebruit lointain d’une voiture qui avançait.

– Attendons, dit Rudolphe, nousdemanderons notre chemin à ceux qui viennent.

À gauche du chemin, les arbres de la forêt sedressaient comme une muraille impénétrable. À droite, c’était unegrande clairière qui laissait voir le ciel. La voiture semblaitvenir lentement ; les chevaux allaient au pas, bien qu’ilssuivissent la pente de la route. La voiture apparut enfin comme unemasse sombre au coin de la clairière.

– Holà ! cria Rudolphe, le chemin duWunder-Kreuz !

Il n’y eut point de réponse et la voitureavançait toujours. Quand elle fut tout près des étudiants, ceux-cientrevirent à l’intérieur un homme et une femme qui paraissaientdormir. On ne dort guère cependant par les sentiers escarpés de laforêt Noire. Les deux chevaux, que nulle main ne guidait, voyant laroute barrée, tournèrent court et entrèrent dans la clairière.

– Holà ! cria encore Arnold,réveillez-vous, mes bonnes gens, et dites-nous le chemin duWunder-Kreuz !

Les bonnes gens ne répondirent pas plus cettefois que l’autre. Le bras de l’homme passait par-dessus le tablieroù il semblait s’appuyer mollement. Comme la carriole achevait detourner avec lenteur, Rudolphe saisit ce bras pour éveiller ledormeur. À peine eut-il touché la main qu’il poussa un cri terribleet lâcha prise.

Le bras retomba inerte sur le tablier, et lesdeux chevaux, effrayés par les cris de Rudolphe, prirent le galopen même temps. Rudolphe était entouré par les étudiants, quidemandaient :

– Qu’y a-t-il ? qu’ya-t-il ?

– Ce bras n’appartient pas à un hommevivant, répondit Rudolphe d’une voix altérée ; ceux-làqu’emporte la carriole ne dorment point, mes frères, ils sontmorts !

Après le premier instant de stupeur, toute latroupe s’élança dans la clairière, car la même pensée était venue àl’esprit de chacun : les noms de Frédéric et de Chéries’arrêtaient sur toutes les lèvres… Il y avait dans la carriole unhomme et une femme. Un meurtre venait d’être commis ; au direde Rudolphe, ce bras de cadavre qu’il avait touché gardait encoreun reste de chaleur… Étaient-ils arrivés trop tard ? Ilseurent bientôt parcouru la clairière en tous sens ; mais leurhésitation avait donné un peu d’avance à la carriole, et le pas deschevaux ainsi que le bruit des roues s’étouffant maintenant sur legazon épais. La carriole avait disparu comme parenchantement ; il n’en restait plus trace, et les étudiants,le cœur pressé par un pressentiment sinistre, battaient en vain laprairie et les taillis environnants.

Arnold, Rudolphe et deux autres s’étaientaventurés jusque sous le couvert ; comme ils allaientretourner sur leurs pas pour rejoindre le gros des Compatriotes,Arnold serra vivement le bras de Rudolphe, qui s’arrêta pourécouter. C’était, dans le fourré voisin, comme le choc aigu et secdu briquet contre le caillou. Les quatre étudiants retinrent leursouffle et regardèrent de tous leurs yeux. Un second choc se fit etles étudiants virent l’étincelle jaillissante. Puis un pointlumineux apparut dans la nuit ; les quatre étudiants, fumeursintrépides, reconnurent la lueur faible et sombre de l’amadou quiprend feu. La lueur disparut pour un instant et brilla bientôt plusvivement, excitée par un souffle vigoureux. Un pétillement sefit ; la flamme fumeuse sortit d’un tas de feuilles, et deuxfigures barbues surgirent hors de l’ombre. À mesure que la flammevictorieuse chassait la fumée, les étudiants pouvaient distinguermieux deux hommes de taille herculéenne, dont l’un portait unehache qui semblait souillée de terre et de sang ; l’autreavait un papier à la main.

– Allons, Werner, dit celui qui tenait lahache, voici une belle chandelle, je pense !… Puisque tu asappris à lire, vois comment ce chiffon peut compter pour cent milleflorins !

Werner se mit à genoux et approcha le papierde la flamme.

– C’est écrit fin, grommela-t-il, et cesfeuilles sèches me font mal aux yeux… C’est égal, je vais tacher dedébrouiller ça…

Il se prit à épeler laborieusement :

« Mon cher maître Hiob… »

– C’était bien le nom du vieux coquin quivoulait acheter le Sparren !… interrompit l’homme à lacognée.

Arnold et Rudolphe se regardèrent à ce nom. –Werner continuait :

« Vous n’avez point fait réponse à madernière, dans laquelle je vous marquais que l’avoir de ChérieSteibel, placé sous votre nom, se montait maintenant à centcinquante mille florins. Messieurs les étudiants de Tubingue et lajeune fille elle-même ne se doutaient guère de ce résultat. Voussavez quels étaient mes tendres sentiments pour Chérie Steibel, quiaurait pu, si elle l’avait voulu, devenir madame Muller… »

– Qu’est-ce que c’est que tout ça ?gronda Élias Braun.

Les quatre étudiants se faisaient inpetto la même question. En ce moment, leurs camarades, quis’étaient ralliés sur la route, les appelèrent par leurs noms àgrands cris. Werner se releva et voulut cacher la lettre.

– Ils sont loin, dit Élias, et le sentierne passe pas par ici… Achève-moi ça. Si le vieux graff nous atrompés, il aura son compte !

Le docile Werner continua :

« Cette affaire, où le cœur avait plus depart que l’intérêt, étant manquée, je vous préviens, mon chermaitre Hiob, que si vous ne m’admettez pas de bon gré au partage dela somme, je vous dénonce à messieurs les étudiants, dont vous aveztrahi la confiance, m’offrant à eux pour être témoin à chargecontre vous devant le tribunal criminel.

» Offrez, je vous prie, mes hommages àmadame, et croyez-moi bien, mon cher maître Hiob, votre toutdévoué. »

» MULLER. »

– Après ?… dit Élias, dont les grossourcils étaient froncés avec violence.

– C’est tout, répondit Werner.

Un blasphème s’échappa des lèvres d’ÉliasBraun.

– Et c’est pour ce chiffon de papier quenous avons deux fois versé le sang ! s’écria-t-il.

La parole s’étouffa dans sa gorge,qu’étreignait la robuste main de Rudolphe. Arnold avait le pied surla gorge de Werner… ils devinaient maintenant le secret de lacarriole funèbre, qui errait par les sentiers de la forêt, suivantle caprice des chevaux abandonnés.

– Arnold !… Rudolphe !…criaient au loin les Compatriotes.

Cette fois, rien n’empêchait plus les deuxÉpées de répondre. La troupe entière fut bientôt réunie autour desassassins. Ceux-ci n’avaient pas même essayé de se défendre ;on leur lia solidement les mains derrière le dos, quitte àprononcer plus tard sur leur sort, et on leur ordonna de marchervers le Wunder-Kreuz.

Ceci se passait à peu près au moment où lebaron de Rosenthal s’entretenait au pied de la croix avec laprétendue Chérie.

La route se fit d’abord silencieusement. Lesmembres de la Famille étaient sous l’impression du doubleassassinat et poussaient devant eux les frères Braun, qui allaientà contre-cœur et la tête basse. Au bout de quelques minutes, ilsarrivèrent à la base du Rouge et ils commencèrent d’entendre tousces bruits qui emplissaient la montagne : les voix rauques descharbonniers qui s’excitaient de loin ; la course invisible aufond des taillis parmi les rochers.

– Le Wunder-Kreuz est-il encore bienloin ? demanda Rudolphe à l’aîné des frères Braun.

– Non, répondit celui-ci.

– Tous ces gens qui courent dans la forêtet que nous ne voyons point, reprit Rudolphe, ne donnent-ils pas lachasse à l’étudiant Frédéric Horner ?

– Je ne sais pas le nom de l’étudiant,répliqua Élias.

– Mais tu sais bien que c’est unétudiant ? reprit Arnold.

– Oui, c’est un étudiant.

– Et ceux qui le poursuivent ont-ilsl’uniforme des dragons du roi ?

– Les dragons du roi ont passé par ici,repartit Élias, mais ils sont maintenant au village de Munz… Cesont les charbonniers de Rosenthal qui font leur besogne.

– Rosenthal ! répéta le chœur desétudiants, car ils attendaient tous ce nom ennemi.

– Silence, dit Arnold, qui ajouta ens’adressant aux deux bandits : – Rosenthal est-il à la tête deses vassaux ?

Les deux frères semblèrent hésiter ; puisWerner répondit : – Quant à cela, le freyherr (baron) doitêtre aussi dans la montagne.

Alors les étudiants de Tubingue ne virent plusque la lutte prochaine, sorte de bataille rangée, où le freyherr,comme l’appelaient les Braun, le seigneur du pays, allait venircontre eux à la tête de ses vassaux rassemblés. Dans ces sauvagesmontagnes, il n’y a pas déjà tant de chemin à faire pourrétrograder jusqu’aux mœurs du quinzième siècle. Il ne faut pointaccuser ici l’imagination folle de messieurs les étudiants ;la chose était rigoureusement possible, et ce vieux château deRosenthal, entouré de sombres forêts, rentrait à merveille dans lacouleur de ces légendes où le seigneur injuste et cruel opprimetoujours le bachelier aux cheveux blonds et la tendre fillette.

– Il faut que monsieur de Rosenthal sacheoù trouver ses adversaires ! s’écria Rudolphe en brandissantson épée ; il faut que Frédéric sache où trouver sesamis !… Les étudiants de Tubingue ne se cachent pas plus lanuit que le jour… Chantons le Gaudeamus, mes frères, etque le sommet du Kniebis nous entende !

Ils étaient tous jeunes et ardents, ilsétaient tous sans peur. Pas un ne fit cette objection qu’enrévélant leur présence aux ennemis qui restaient à couvert, ilsperdaient l’avantage. Don Quichotte a de nombreux disciples dansles universités d’Allemagne, et l’aventure plaisait d’autant mieuxà tous ces bons petits chevaliers qu’elle se présentait avec plusde périls et de mystères.

Le Gaudeamus éveilla les échos de lamontagne et parvint jusqu’à la Croix-Miracle, où nous l’avonsentendu pour la première fois. Élias et Werner écoutaient avecstupéfaction cette inutile bravade. Pendant que les étudiantschantaient à plein gosier, ils échangeaient, eux, quelques parolesrapides et combinaient un projet d’évasion. Le rendez-vous descharbonniers était au sommet du Rouge ; Élias et Werner lesavaient. Au lieu de conduire les étudiants par la route battuejusqu’à l’étoile du Wunder-Kreuz, ils gravirent la montagne par dessentiers détournés. Quand la lueur faible qui montait du fond del’entonnoir éclaira pour eux le faîte des rochers et la cime desarbres environnants, les étudiants cessèrent de chanter ets’arrêtèrent.

– Qu’est cela ?… demandaRudolphe.

Au lieu de répondre, Élias et Werner élevèrentla voix en même temps et crièrent :

– À nous, Hugo ! à nous, petitfrère !

Ce fut à ce moment que la pauvre Lenor appelaRosenthal, dont la silhouette venait de se détacher au-dessus dufoyer presque éteint… Ce fut à ce moment que la cohue descharbonniers, poursuivant un homme revêtu du costume des étudiants,passa comme un tourbillon et que Chérie prononça d’une voixmourante le nom de Frédéric. Les deux jeunes filles venaient demesurer à la fois la profondeur du danger. Chérie avait cherché envain Frédéric aux environs de la cabane des frères Braun et sur lesflancs du Rouge ; maintenant elle l’apercevait tout à coup,fuyant devant ces démons déchaînés qui brandissaient leurs hachesen criant. Lenor, de son côté, savait ce que Rosenthal devaitattendre des étudiants de Tubingue !

Le feu des charbonniers, près de s’éteindre,jeta une dernière lueur qui éclaira la scène, telle que nousl’avons montrée à la fin du dernier chapitre ; puis la flammemourut et le sommet du Rouge rentra dans l’ombre. Il y eut unmoment d’angoisse terrible ; des menaces et des blasphèmes secroisaient dans la nuit qui, sans doute, couvrait une lutteacharnée. Chérie s’était élancée à la suite des charbonniers de laforêt Noire, qui tournaient la montagne dans la direction duWunder-Kreuz ; mais ses forces la trahirent ; au bout dequelques pas, elle s’affaissa sur elle-même auprès de Lenoragenouillée. Elles étaient toutes deux immobiles, les deux pauvresjeunes filles, retenant leur souffle pour saisir, au milieu dufracas confus qui se faisait autour d’elles, le premier crid’agonie. De seconde en seconde, elles attendaient cette plaintesuprême qui, pour Lenor, devait tomber des sommets voisins et luidire : Rosenthal n’est plus ! qui, pour Chérie, devaitmonter des profondeurs de la vallée et annoncer que Frédéric avaitsuccombé sous la cognée des sauvages montagnards. La voix deFrédéric s’éleva, en effet, mais non point pour rendre uneplainte ; elle s’éleva parmi le tumulte confus comme l’appelclair et vaillant du cor qui sonne dans les bois.

– Où êtes-vous, monsieur deRosenthal ? s’écria-t-elle.

Les deux jeunes filles tressaillirent dans lesbras l’une de l’autre. La voix de Frédéric ne venait pas duWunder-Kreuz, où la cohue des charbonniers hurlait en cemoment ; mais elle semblait sortir de ces rochers oùs’adossait la cabane des frères Braun. Les étudiants de Tubingueavaient dû s’éloigner déjà du lieu où Rosenthal s’était montré auxdernières lueurs du feu, car sa réponse arriva aux deux jeunesfilles comme un écho affaibli.

– Si vous êtes en danger, que Dieu vousaide, disait le baron, je ne peux plus rien pour vous !

Le sommet du roc montra en ce moment le grèsrouge et déchiré de son arête ; une torche apparut derrièreles capricieuses dentelures et se prit à courir sur le rebord mêmede l’entonnoir, laissant flotter au loin derrière elle sa chevelurede flamme et de fumée. La torche éclairait le pâle visage deFrédéric, qui allait comme le vent… Les deux jeunes fillesélevèrent leurs mains jointes vers le ciel.

Chapitre 6Le suicide d’un philosophe.

Le vent avait chassé les nuages dont lesderniers couraient encore, comme des fuyards attardés, au-dessus dumont Kniebis ; des myriades d’étoiles pendaient au firmament,dégagé de toutes vapeurs, et brillaient de cet éclat plus vif quela tempête calmée semble prêter aux astres de la nuit, comme si cespurs diamants, semés sur l’azur du ciel, renouvelaient leurs feuxau contact de la foudre. Le versant occidental du Rouge présentaitun aspect étrange et surtout inattendu : vous eussiez ditqu’un coup de théâtre s’était fait parmi la sombre beauté de cessolitudes. À partir du milieu de la rampe, on voyait des torchesétagées qui éclairaient d’abord le valet Hermann, entouré desserviteurs du château ; puis la cohorte des étudiants deTubingue, le glaive sur l’épaule ; puis Frédéric et Rosenthal,qui se tenaient embrassés ; puis la jeune comtesse Lenor etChérie, les mains unies, les yeux pleins de larmes heureuses. Entreces derniers groupes et les étudiants, Élias et Werner, toujoursgarrottés, étaient accroupis sur le sol.

Tout en bas de la rampe, une vingtaine decharbonniers, hommes et femmes, portaient des rameaux de pinsenflammés, dont la lueur ardente éclairait à revers laCroix-Miracle, la chute écumante du Raub et les ruines de lachapelle, fondée par Philippe de Souabe. Entre tous cespersonnages, il y avait eu bien des paroles échangées, et pourtantla paix était faite. Que fallait-il pour débrouiller cet écheveau,emmêlé si péniblement par la diplomatie du vieux comte ? unpeu de lumière. La lumière était venue et chacun s’étonnaitmaintenant de sa propre colère. Cependant, les montagnardsrassemblés au pied de la Croix-Miracle étaient loin de se trouverau grand complet. Une heure auparavant, autour du bûcher allumélà-haut dans l’entonnoir, il y en avait au moins le double. HugoBraun, le petit frère, manquait notamment à l’appel avec sa fiancéeGretchen, et l’on pouvait entendre que la chasse nocturne sepoursuivait dans les halliers qui bordaient la vallée.

Tandis que Bastian donnait à messieurs lesétudiants, d’un air moitié embarrassé, moitié important,l’explication un peu confuse de tout ce qui s’était passé, pendantque Rosenthal et Frédéric se serraient la main du meilleur de leurcœur et que les deux jeunes filles se recueillaient dans leurallégresse muette, la chasse se rapprochait et Dieu sait quel’homme ou la bête, objet de cette poursuite acharnée, devait êtrebien las ou bien lasse ! On entendait distinctement lescharbonniers, qui s’excitaient entre eux de l’autre côté de laCroix-Miracle.

– J’y pense, s’écria tout à coupRosenthal, exprimant une idée qui était sur les lèvres de Chérie,puisque vous vous êtes trouvé ici pour me sauver la vie, suivantvotre habitude, ami Frédéric, qui donc poursuit-on là-bas dans levallon ?

– C’est l’étudiant ! répondirent lescharbonniers au bas de la montagne, le coquin d’étudiant !

Les membres de la famille des Compatriotes secomptèrent du regard et se prirent à rire : personne nemanquait dans leurs rangs.

– Diable d’enfer ! grommela Bastianqui se gratta l’oreille, j’ai peur pour mon dolman et pour macasquette !

– Tayaut ! tayaut ! cria lavoix de Hugo Braun, dont on devinait déjà la grande taille dansl’ombre, barrez-lui le passage ! Il est à nous cette fois, àmoins qu’il n’ait fait un pacte avec Satan !

La casquette et le dolman bleu franchirent leruisseau d’un bond désespéré et passèrent à droite de la croix,tandis que les cris des charbonniers redoublaient. Puis l’étudiantqui jouait le rôle de lièvre dans cette chasse mémorable, et qui lejouait parfaitement, se jeta tout à coup sur la gauche, gravit larampe avec une agilité de chat et vint tomber épuisé à quelquespieds du groupe formé par Rosenthal et ses compagnons. Il étaitdans un état déplorable. Le dolman ne présentait plus qu’un lambeauinforme, et la partie inférieure du costume était enduite de bouedepuis les talons jusqu’à la ceinture. Quant au personnagelui-même, tout le monde a pu voir un renard forcé et rendu quiattend les dents de la meute. Le pauvre animal, pantelant,haletant, essaye de regarder derrière lui sans oser tourner latête, ses yeux sanglants sortent de leurs orbites, tandis que sescôtes fument et que ses jambes tremblent…

– Ah ! ah ! s’écria Hugo Braunen s’avançant dans la lumière, je dis que nous avons gagné lesflorins du graff !… Il avait beau geindre et crier :« Ce n’est pas moi ! ce n’est pas moi ! » nousl’avons mené de la bonne manière !… A-t-il été battu, lecoquin d’étudiant !… et il faut qu’il ait le diable au corpspour s’être relevé vivant de toutes les fondrières où il a fait leplongeon !…

Hugo s’arrêta court à la vue de ses deuxfrères garrottés. Le prétendu étudiant était couché par terre, oùil tremblait en gémissant. Rosenthal avait un peu de pâleur aufront et détournait les yeux de ce tableau.

Bastian fit le tour du cercle à pas de loup ets’approcha de l’homme-renard par derrière… Comprimant à grand’peinel’envie de rire qu’il avait, ce gros garçon impitoyable arrachaprestement la casquette de l’inconnu et découvrit la titusdépoudrée du vieux comte Spurzeim, homme du dix-huitième siècle,esprit sans préjugés, cousin de l’Encyclopédie et l’un desdiplomates les plus véritablement forts du royaume deWurtemberg.

– Le graff !… gronda Hugo stupéfaiten reculant de plusieurs pas.

– Le graff !… répétèrent lescharbonniers et les charbonnières, qui n’en pouvaient croire leursyeux.

La cohorte des étudiants éclata de rire, etBastian, levant au bout d’un bâton la fameuse casquette, s’écria dece ton plein d’emphase que prennent chez nous les affiches pourproclamer la déchéance des oignons brûlés, ou inviter le peuplespirituel entre tous à gagner quatre cent mille francs pour vingtsous :

– Prodige de ladiplomatie ! ! !

C’était frapper un cadavre ; lemalheureux Spurzeim resta immobile et comme abêti. Rosenthal fit unpas pour le relever.

– Monsieur le baron, dit Bastian, quis’indemnisait de la terreur très-sérieuse que le bonhomme lui avaitfaite, je crois devoir vous répéter que votre oncle vénérable avaitfait venir ici mes frères de Tubingue pour vous envoyer rejoindrevos aïeux.

– Je ne crois pas cela, ditRosenthal.

Et la jeune comtesse indignée ajouta : –C’est impossible !

– De même que, poursuivitimperturbablement Bastian, il avait mis sur pied cette populationmalpropre et féroce, pour extirper notre ami Frédéric !…Diable d’enfer ! ne touchez pas à ce serpent àsonnettes !

Rosenthal s’était arrêté. – Est-cevrai ?…, demanda-t-il aux charbonniers.

– Quant à cela, freyherr, répliqua HugoBraun, qui regardait ses deux frères du coin de l’œil, le graffnous avait dit qu’il y avait un coquin d’étudiant qui voulait vousprendre votre fiancée… Et il avait promis de donner des florins àcelui qui l’attraperait.

– Et que deviez-vous faire del’étudiant ? demanda encore Rosenthal, qui à son insu prenaitle ton sévère d’un juge.

– On devait l’emmener au village de Munz,répondit le petit frère Hugo, où sont les dragons du roi.

Rosenthal fit un geste d’énergique dégoût. Levieux comte semblait avoir perdu tout à fait l’usage de la parole.Ses yeux éteints se ranimèrent un peu, parce qu’il vit approcherHermann, son valet fidèle, et qu’il pensa bien que celui-là dumoins allait témoigner en sa faveur. Hermann montra son visage groset fleuri à la lueur des torches ; il avait le sourire auxlèvres, et dans ce sourire épais on aurait pu retrouver uneréminiscence caricaturale de la grimace spirituellement diaboliquede monsieur de Talleyrand. C’était pourtant le pauvre Spurzeim quilui avait appris ce joli jeu de physionomie !

– Monsieur le baron, dit Hermann d’unaccent discret, c’est moi qui suis allé, sur l’ordre de monsieur lecomte, chercher à Tubingue messieurs les étudiants… Je doisdéclarer que monsieur le comte se vantait à toute heure d’êtrevotre héritier présomptif, et que le diable lui-même, si croire audiable n’est point une superstition, ne peut avoir en fait demorale des opinions plus avancées que monsieur le comte.

Ayant prononcé ces paroles avec modestie,l’excellent Hermann salua et se tut.

– Ah ! pensa le malheureux Spurzeimavec mélancolie, il n’a encore qu’un mois de leçons… quelsprogrès !

– Comte, dit Rosenthal, n’avez-vous pasun mot pour vous défendre ?

– Que monsieur le comte attende !s’écria Rudolphe ; il y a d’autres accusations contre lui… Enmême temps, il fit lever Élias et Werner.

– Parlez ! leur dit-il.

Les deux brigands jetèrent autour d’eux leursregards sournois.

– Le graff nous avait dit, murmura Éliasd’une voix à peine intelligible, que le vieil homme et la vieillefemme passeraient sur la route à onze heures de nuit…

Il faut constater que personne, excepté lesétudiants de Tubingue, ne connaissait le triste sort de maître Hiobet de sa femme Barbel ; et cependant, au son de la voixd’Élias, Rosenthal et les deux jeunes filles se sentirentfrissonner. Il y avait du sang dans le bredouillement sinistre quirâlait au fond de la gorge du bandit. Spurzeim se souleva sur lecoude et regarda Élias en face avec inquiétude.

– Eh bien ? fit Rosenthal.

– À onze heures de nuit, reprit Élias, levieil homme et la vieille femme sont passés dans leur carriole… Ilsétaient venus pour acheter le Sparren… et le graff ne voulait pasque le Sparren fût vendu…

– Sur mon honneur, s’écria Spurzeim quitremblait de tous ses membres, j’avais dit seulement qu’on leur fitpeur !

– Le graff avait dit, grommela Élias enbaissant la tête, qu’ils portaient sur eux un papier qui valaitcent mille florins…

Un silence glacial régna du haut en bas de lamontagne, et au milieu de ce silence on entendit comme le roulementsourd d’une charrette, arrivant au pas, derrière le détour duchemin.

– Et qu’est-il arrivé ?… s’écria levieux comte éperdu, car la théorie du mal allait peut-être plusloin chez lui que la pratique.

Élias Braun ne répondit point ; il avaittourné les yeux vers le coude de la route où le bruit se faisaitentendre. Sa main crispée s’étendit dans cette direction, puis illaissa retomber ses deux bras, et sa tête s’inclina sur sapoitrine…

Le long de la route, une carriole attelée dedeux chevaux s’avançait lentement et comme à l’aventure. De tempsen temps, les chevaux, que nulle main ne guidait, s’arrêtaient pourbrouter l’herbe ou les basses branches des buissons. Puis ilsreprenaient leur marche indolente et les roues de la carriolecriaient sur leur essieu. Ils vinrent ainsi jusqu’au bas de larampe où la route passait. Quand la lueur des torches éclairal’intérieur de la carriole, un cri sourd s’échappa de toutes lespoitrines. Spurzeim, dont les cheveux se hérissaient sur son crâne,ne demanda plus ce qui était arrivé… Les chevaux passèrent, tantôtbroutant, tantôt reprenant leur marche somnolente, tantôt semordant à la crinière et échangeant quelque caresse fatiguée… Lacarriole fit le tour de la Croix-Miracle, montrant une dernièrefois les deux cadavres qu’elle emportait, puis elle disparut aveclenteur dans les ténèbres de la vallée…

 

Tout était tumulte au château deRosenthal ; les domestiques, éveillés en sursaut, allaient etvenaient par les grands corridors ; le chapelain, lademoiselle de compagnie, le bibliothécaire et l’écuyer se hâtaientvers le salon d’apparat, où, depuis bien longtemps, si nombreusesociété ne s’était trouvée réunie. Le baron avait offertl’hospitalité à messieurs les étudiants de Tubingue. La chanoinesseConcordia était assurément la seule qui n’eût aucune notion desévénements de cette nuit. Elle se levait en hâte parce qu’on luiavait dit que les étudiants de Tubingue étaient au salon. Bastianlui avait donné une haute idée de l’université. Parmi tant dejeunes gens aux cœurs généreux et chauds, elle était bien sûred’ailleurs de recruter quelques partisans à la cause sacrée desHellènes. Une grave question était de savoir si elle mettrait sarobe de moire ou sa robe de lampas à ramages, pour faire leshonneurs au nom de Rosenthal. Quant à la robe de velours, il n’yfallait point songer, sous peine de faire naître dans l’esprit deBastian et de Frédéric cette pensée que la chanoinesse n’était passuffisamment montée en robes d’apparat.

Pendant que la digne chanoinesse hésitaitentre le lampas et la moire, l’homme qui avait fait sourire sesrêves de jeune fille, l’homme qui avait fait battre son cœurdécemment et modestement, une trentaine d’années en deçà, setrouvait dans une position bien affligeante. Hélas !l’auriez-vous reconnu, ce brillant diplomate qui possédait naguèreà lui tout seul le regard de Talleyrand, la grimace de Metternichet le sourire de Voltaire ? Il n’avait plus rien de toutcela ; il était assis sur le pied de son lit, dans sa chambreà coucher, les mains croisées sur ses genoux et le regard fixé dansle vide. Vis-à-vis de lui était son portrait, glorieux et pimpant,celui de ses portraits qui avait quelque chose de Wellington et dePozzo di Borgo ; il n’osait pas même le contempler, tant ilavait grande honte de lui ressembler désormais si peu. C’était undiplomate déchu dans toute la force du terme ! Et personne nel’avait suivi dans son malheur ; il était là, seul, sombre,découragé. Auprès de lui, sur la table de nuit, deux pistolets toutarmés et amorcés semblaient pronostiquer un dénoûment funeste.Outre les pistolets, il y avait une paire de rasoirs, et, comme sice n’était pas assez d’agents de destruction, un couteau-poignardouvert complétait cette panoplie du suicide.

– Allons, murmura-t-il d’une voixtrès-altérée, la mort est le seuil du néant !… Je ne suis pasde ceux qui croient à une autre vie !… Ce n’est après tout quel’affaire d’un instant… Je n’aurais jamais cru qu’il fût possibled’en finir avec autant de stoïcisme !

Il prit le couteau-poignard, qu’il remit surla table, trouvant sans doute que le rasoir valait mieux. Quand ileut bien regardé le rasoir, il se décida pour les pistolets.

– C’est que je ne tremble pas !…murmurait-il émerveillé de son propre courage ; il y en a quise presseraient et qui se précipiteraient les yeux fermés dans lamort… moi, je regarde tous ces instruments avec la curiosité d’unphilosophe.

Son caractère revenait grand train ; ilcherchait déjà au fond de ses souvenirs quelle figure historique etconnue il était convenable de prendre dans une circonstance aussisolennelle. La porte de sa chambre s’ouvrit en ce moment, et levisage bouffi d’Hermann parut sur le seuil.

– Vous avez sonné ?… prononça ledigne valet du bout des lèvres.

Spurzeim laissa de côté son poignard, sesrasoirs et ses pistolets pour le regarder curieusement.

– Oui, mon ami, répondit-il avec douceur,j’ai sonné… Je désirais te voir une dernière fois pour te témoignertoute ma satisfaction.

– Ah ! ah !… fit Hermann enriant, vous êtes content de moi !

– Bien, mon ami ! interrompit lecomte d’un accent pénétré. Tu es insolent parce que tu me voisréduit à l’extrémité : c’est le cas ; jet’approuve !… Je ne peux pas te dire combien ta conduite, dansla montagne, m’a inspiré de considération pour tapersonne !

Hermann était un peu interdit ; il nesavait plus sur quel pied danser.

– Quand j’ai commencé ton éducation,reprit le vieux Spurzeim, je n’espérais pas que tu ferais si vitedes progrès pareils… Tu me semblais un peu rond, un peu lourd, unpeu bonasse… mais quand on cache sous cet aspect charnu lavéritable coquinerie, – le mot est de toi, tu t’en souviens, – celaproduit un effet excellent ! Continue, mon ami Hermann ;tu sais déjà être ingrat et abandonner les malheureux : c’estle fond de la science !

– Ma foi ! monsieur le comte,balbutia Hermann déconcerté, si j’avais espéré vous sauver…

– Tais-toi !… interrompitprécipitamment Spurzeim, ne gâte pas ton action !… Je suisperdu sans ressource : tu n’as absolument rien à craindre ni àespérer de moi.

– Sans cette affaire diabolique, repritHermann, l’affaire du vieux bedeau Hiob et de sa femme !…

Un tic nerveux agita la face de Spurzeim, quilui imposa silence d’un geste.

– J’avais agi correctement…balbutia-t-il ; c’était un petit chef-d’œuvre d’arrangement etd’entente… Cela n’a pas réussi : n’en parlons plus.

Il se redressa et mit sa main dans son jabotavec fierté.

– Mon ami, dit-il en changeant de ton, tuconnais mes idées sur la philosophie en général… Je vais mettre finà mes jours, sans forfanterie comme sans peur… Ce n’est point uneprouesse, ce n’est point une faute ; c’est, comme toutes lesactions de la vie, une chose indifférente en soi, sous le rapportdu bien et du mal.

Hermann se sentait pris d’une certaineémotion. Le froid courage de son maître en cet instant suprêmel’émerveillait et l’attendrissait.

– Si on ne peut pas arranger cettemaudite affaire, murmurait-t-il, et je ne sais pas trop comment onpourrait l’arranger, je suis bien sûr que monsieur le baron, votreneveu, vous donnerait les moyens de fuir.

Spurzeim secoua la tête lentement.

– Mon ami, dit-il avec un sourire enmontrant le poignard, le rasoir et les pistolets, si une chose mefâche, c’est de n’avoir pas là deux ou trois variétés de poisonspour que mon choix soit plus libre… Une corde, cela se procurefacilement…

La pendule de la cheminée sonna minuit.

– Va-t’en, mon bon Hermann, dit Spurzeimà son ancien valet ; ne reviens pas ici avant le jour. Tout ceque tu trouveras dans ce secrétaire est à toi : je te le donnepour tes fidèles services… Ne parle point de moi à mon neveu cettenuit : ce serait troubler son bonheur… Demain, tu seras bienforcé de lui dire quel a été mon sort, et je te prie de lui faireen même temps mes meilleurs compliments. Adieu, mon amiHermann : je ne suis plus de ce monde.

Il désigna la porte d’un geste calme, maispéremptoire, et le gros valet s’éloigna les larmes aux yeux.

– Après tout, pensait-il en refermant laporte, il n’y a pas d’autre manière d’en sortir !… Mais c’estégal, ces philosophes sont de fameux gaillards, au fond !

 

Une fois seul, Spurzeim se frotta les mainstout doucement. Il posa son arsenal sur la tablette de la cheminéeet se regarda successivement dans la glace avec la pointe dupoignard au cœur, avec la lame du rasoir à la gorge, avec lepistolet au front… Rien de tout cela ne le fit sourciller, maisrien de tout cela ne le satisfit sans doute, car il croisa ses brassur sa poitrine en murmurant :

– Il y a encore le Raub, qui est profondà la chute du Wunder-Kreuz !…

Il ouvrit son secrétaire et remplit ses pochesde rouleaux d’or et de billets de banque. À la place de cesvaleurs, il mit la vieille casquette de Bastian et les débris dudolman. Hermann, le légataire, avait raison : ces philosophessont des gaillards !…

Spurzeim ouvrit sa fenêtre qui était aurez-de-chaussée et donnait sur les fossés fleuris. Sans doute ilvoulait contempler une dernière fois le bel azur du firmament… Maisl’air tiède et doux invitait à la promenade : Spurzeim jeta unmanteau sur ses épaules, enjamba l’appui de la fenêtre et traversale parc dans la direction du Wunder-Kreuz. Chemin faisant, iltâtait ses poches pleines avec un certain plaisir, ce qui nel’empêchait pas de réciter des tirades encyclopédiques sur le droitque possède l’homme d’en appeler à la mort. Il ne s’arrêta qu’aubord du Raub, dont il contempla la chute écumante avec unsang-froid véritablement héroïque.

Hermann, cependant, accomplissait l’ordre deson maître ; il gardait le silence sur sa fatale résolution.Dans le grand salon de Rosenthal, personne ne se doutait de cedrame solitaire qui s’accomplissait au pied du Wunder-Kreuz. Lasalle était illuminée comme pour une fête ; la chanoinesseConcordia, qui avait décidément choisi sa robe de lampas à ramages,s’était d’abord donné beaucoup de peine pour comprendre les motifsdu brusque changement survenu dans les dispositions matrimonialesde son neveu. Il était le fiancé de Chérie, et la chanoinesseentendait dire de tous côtés autour d’elle qu’il allait épouser lajeune comtesse Lenor. Chérie, de son côté, choisissait pour épouxl’étudiant Frédéric Horner. Les doutes de la chanoinesse cessèrentquand Rosenthal, prenant Lenor par la main, vint lui faire-partofficiellement de son mariage. La chanoinesse baisa sa nièce aufront et dit : – Je donne mon consentement avec d’autant plusde plaisir, que ceci ressemble au dénoûment d’une de mestragédies : Sylvio, qui devait épouser Rosemonde, se trouveêtre le mari de Stella, tandis que Théodebald, après avoir fait sacour à Stella, allume pour Rosemonde le flambeau de l’hyménée…

Les étudiants de Tubingue entouraient Frédéricet Chérie. C’étaient des caresses et des transports sans fin.L’université retrouvait sa pupille plus belle, plus tendre et millefois mieux aimée. Le bonheur de Frédéric avait peut-être plus d’unjaloux, mais la joie se montrait toute seule et c’était unevéritable fête de famille.

– Lenor, dit Rosenthal en un moment où sanouvelle fiancée et lui se trouvaient à l’écart, vous ne m’avez pasdemandé d’explication sur ma conduite envers vous, durant ces troissemaines ?

– Non, répondit la jeune fille qui seprit à sourire.

En même temps, elle entraîna Rosenthal vers legroupe des étudiants, au milieu duquel se trouvait Chérie.

– Pourquoi ?… insista le baron.

Lenor ne répliqua point cette fois ; sapetite main blanche s’ouvrit un passage dans les rangs pressés del’école et chercha la main de Chérie.

– Venez, ma sœur, dit-elle.

– Chérie !… balbutia Rosenthal avecun peu d’embarras dans la voix, m’avez-vous pardonné, et mepermettrez-vous de vous appeler aussi ma sœur ?

En même temps, il tendait la main à Frédéric,qui la serrait cordialement.

– Vous pardonner… quoi ? demandaChérie étonnée.

Le sourire de Lenor se faisait plus malin, enmême temps que le souvenir du plus beau moment de sa vie mettait àson front une rougeur émue.

– Je viens d’improviser un courtépithalame, dit la chanoinesse en dehors du cercle : j’y donneà mon neveu Rosenthal le nom gracieux de Tircis ; à ma nièceLenor, l’aimable pseudonyme d’Amaranthe ; j’y désignemademoiselle Chérie sous le nom de Galatée, et son futur époux souscelui de Ménélas…

– Monsieur le baron, avait réponduChérie, si nous parlons de pardon, je crois que c’est à moid’implorer le mien près de vous… Si je m’étais adressée directementà votre loyauté…

Rosenthal songeait toujours à cettemystérieuse entrevue de la Croix-Miracle, où il avait rendu labague de saphir sans que la jeune fille la lui eût demandée.Chérie, de son côté, faisait allusion à cette comédie commencée sigaiement dans la salle à manger du château et qui avait failliavoir, sur le flanc du Rouge, un dénoûment si terrible.

– Soyez donc mon frère, puisque vous levoulez, reprit Chérie ; pour vous et pour ma sœur Lenor, jevous aimerai du meilleur de mon âme !

– Prouvez-le-moi, dit tout bas Rosenthal,qui se pencha sur sa main et resta ainsi pour cacher le trouble deson visage, tandis qu’il poursuivait : – Je suis riche ;permettez au frère de doter sa sœur…

La jeune fille rougit, et un murmure parcourutles rangs des Compatriotes.

– Monsieur le baron, répliqua Rodolpheavec hauteur, la fille des étudiants de Tubingue est riche aussi etn’a pas besoin de dot !

En même temps, il élevait au-dessus de sa têtela lettre de l’inspecteur Muller, qui reconnaissait à Chérie uncapital de cent cinquante mille florins dont cent mille avaientservi à acheter la maison du Sparren.

– L’université peut être fière tantqu’elle voudra, s’écria Chérie en se jetant au cou de Rosenthal,moi, je suis reconnaissante et je vous dis : Merci, mon frère…Mais puisque vous ne pouvez pas me doter, maintenant que me voilàtrop riche, je veux recevoir de vous mon anneau de mariage.

– Votre anneau ?… balbutiaRosenthal.

Il n’eut pas le temps d’achever. Lenors’avança souriante, et glissa au doigt de Chérie la bague desaphir ; puis elle se tourna vers Rosenthal étonné et, cachantson beau front couvert de rougeur sur la poitrine de son fiancé,elle murmura :

– Voilà pourquoi je ne vous ai pasdemandé d’explication.

– C’était vous, dit Rosenthal, là-bas, àla Croix-Miracle ?

– C’était moi qui vous écoutais, et quine serai jamais plus heureuse en ma vie.

Chapitre 7Conclusion.

Bien des années ont passé depuis lors dans lehaut pays, entre Freudenstadt et le village de Munz ; lesbonnes gens qui racontent cette histoire disent que le lendemain,Lenor, Chérie, le baron de Rosenthal et messieurs les étudiants deTubingue, laissant Frédéric endormi, s’en allèrent au delà du bourgdu Haupt, sur le versant du Kniebis, où s’élevait la cabaned’Élisabeth Horner. La pauvre vieille filait sur le pas de sa porteen songeant à son fils Frédéric, qui l’avait quittée un moisauparavant, bien pâle et souffrant de la tristesse d’amour. On lamit dans le carrosse du baron, entre Chérie, dont elle avaitsurpris tant de fois le nom sur la lèvre brûlante de son fils, etla jeune comtesse Lenor. Quand Frédéric s’éveilla, un grand bruitse faisait dans la cour du château de Rosenthal : c’étaientmessieurs les étudiants de Tubingue qui arrivaient en chantant etportaient sur leurs épaules la bonne femme avec son casaquin delaine et sa coiffe de paysanne. Frédéric s’élança hors de sachambre et vint tomber en pleurant dans les bras de sa mère, quiétait demi-folle de surprise et de bonheur. Élisabeth Horner eut lameilleure place à l’église et la meilleure place à table ;Chérie l’entourait de caresses filiales ; quant au baron et àLenor, on eût dit qu’ils étaient aussi leurs enfants.

Une avenue d’érables fut plantée qui menait dela porte du château au petit perron du Sparren. Les érables sontdevenus de grands arbres, et la mousse ni l’herbe n’a pas eu letemps de croître dans l’allée.

Là où commence le repos heureux, il n’y a plusd’histoire ; nous dirons seulement que le fils aîné deFrédéric Horner et de Chérie est capitaine des chasseurs de lagarde, et que Rosenthal a un beau garçon à l’université deTubingue.

Tous les ans, il y a deux grands jours defête : un jour à la maison blanche, un jour au vieux château,et c’est plaisir de voir comme les officiers du roi et messieursles étudiants ont oublié leurs anciennes querelles.

L’addition fantastique de Chérie se trouve dureste justifiée. Toutes les générations de Compatriotes viennent serencontrer à la fête, et c’est par milliers que la pupille del’université de Tubingue compte ses tuteurs bien-aimés.

La reine Chérie a une fille de quinze ans, auxlongs cheveux d’un blond perlé, aux grands yeux noirs pétillants etmutins… Mais ne commençons pas un autre roman !

Qu’il nous suffise de dire en finissant, pourrentrer dans le sujet même de notre récit, que la chanoinesseConcordia fit non-seulement deux épithalames sur le double mariage,mais encore une élégie dramatique, une héroïde, comme ellel’appelait elle-même, sur la mort prématurée du comte Spurzeim. Onavait trouvé, en effet, au bord du torrent, la perruque et lesmanchettes du diplomate fort : c’était l’indice irrécusabled’un suicide. La chanoinesse compara ces manchettes et cetteperruque aux sandales d’Empédocle, rejetées par le volcan del’Etna.

Or, cette même nuit, justement, un voyageur àla mise décente passait à la frontière de Wurtemberg, au-dessus deHas-lasch, traversait le duché de Bade et pénétrait en France parle pont de Kehl. Quatre ou cinq jours après, ce voyageur entraitdans la capitale du monde civilisé, par la barrière de la Villette.Il employa une semaine entière à visiter les principaux monumentsde Paris et à étudier les mœurs de nos populations si véritablementintelligentes. Le huitième jour, il monta sur les tours deNotre-Dame et jeta tout autour de lui un regard dominateur.

– Salut, Paris ! s’écria-t-il en sefaisant un garde-vue de ses paupières, à la façon du prince deTalleyrand-Périgord : je te connais, j’ai deviné ton secret…Salut, ville du vin frelaté, patrie du chrysocale et du strass, descachemires à cinquante francs et des festins à vingt-cinqsous !… J’ai fait de la diplomatie politique et j’y ai perdumon patrimoine ; j’ai fait de la diplomatie de famille et j’yai perdu mon latin… Chez toi, cité amoureuse de la fraude, citéfolle du bon marché, je vais faire de la diplomatie decuisine !… Les épiciers sont tes seigneurs, ô Paris ! jeveux monter au rang d’épicier ! je veux m’appeler monsieurMivard-Godard ; je veux te vendre du sucre saturé d’amidon, ducafé plein de châtaignes torréfiées, de la bougie de suif, duchocolat de fécule, du savon de résine, et les fruits les plussavoureux de la Provence, récoltés dans les vergers deChaillot !… Je veux te faire manger du silex en poudre au lieude sel ; je veux te prodiguer des sangsues illustrées déjà parplusieurs campagnes, mettre de la cendre de bois flotté dans lepoivre de tes ragoûts, mettre du son dans la moutarde de tes bainsde pieds ; et toutes ces bonnes choses, ô Paris ! maconquête, je veux te les débiter à l’aide de poids philosophiques,dans des balances sans préjugés !…

Il dit, et sans perdre de temps, il allacommander du madère à Belleville, du champagne grand mousseux à laPetite-Villette, des saucissons de Bologne à la barrière du Combat.La Compagnie hollandaise lui fournit du bœuf de Hambourg, le marchéde la Vallée lui donna des jambons de Bayonne. Il acheta de lacendre, du plâtre, des cailloux, de l’empois, du gros papier, enfintout le nécessaire ; puis le nom de Mivard-Godard brilla enlettres d’or, sur une enseigne de verre, dans l’un des plus beauxquartiers de la capitale.

Son œuvre a naturellement prospéré, par lesoin qu’il a eu de n’employer que des poisons lents dans sesmixtures. Il est riche, il a l’estime générale ; il a donnéquelques billets de banque à une entreprise honorable pour qu’elleéditât sa biographie, où se trouve cette phrase que nous croyonsavoir déjà vue quelque part : « Monsieur Mivard-Godardest une personnalité remarquable, un véritable homme dudix-huitième siècle, etc., etc. »

Nous ajouterons qu’il a fait faire sonportrait par un peintre de quelque talent, et qu’une discussions’est élevée entre lui et l’artiste, parce que ce dernier demandaitcinq cents francs de plus pour appliquer sur les lèvres de monsieurMivard-Godard le malin sourire de Voltaire.

FIN

Share