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La Résurrection de Rocambole – Tome III – Rédemption – La Vengeance de Vasilika

La Résurrection de Rocambole – Tome III – Rédemption – La Vengeance de Vasilika

de Pierre Ponson du Terrail

Partie 1
Rédemption

Chapitre 1

Il était près de minuit, et l’on causait depuis neuf heures autour d’une table de thé dans le salon de la comtesse Artoff. La comtesse Artoff n’était autre que cette belle et malheureuse Baccarat que l’amour avait poussée au repentir, et qui longtemps,sous le nom de madame Charmet, avait été la providence des pauvres.Un jour, Dieu avait eu pitié de ce cœur brisé, et un dernier rayon d’amour avait réchauffé toutes ces ruines. Le comte Artoff, jeune,beau, intelligent, riche à millions, avait aimé Louise Charmet,déjà purifiée par le repentir ; et il lui avait offert sa main. Il y avait onze ans de cela. Mais le bonheur a le privilège de refaire une seconde jeunesse à ceux dont la jeunesse première s’est passée au milieu des orages de la vie. Baccarat avait quarante ans ; on lui en donnait vingt-huit à peine, tant elle était belle. En vain ouvrait-elle les portes de son salon à toutes les plus belles femmes de Paris. Elle demeurait reine par la beauté, au milieu d’elles. Ce soir-là, une blonde et blanche créature, assise auprès d’elle sur un sofa, rivalisait cependant de beauté, de charme et d’éclat avec madame la comtesse Artoff.C’était la blonde Vasilika Wasserenoff, la femme aux mystérieuses vengeances, l’implacable ennemie de son jeune cousin Yvan Potenieff. La réunion était nombreuse. Il y avait là le comte Kouroff, à qui Vasilika avait promis sa main. Puis trois ou quatre vieux amis de Baccarat, entre autres le vicomte Fabien d’Asmolles,le mari de cette Blanche de Chamery, dont Rocambole avait été un moment le frère. On avait parlé d’abord de ce pauvre Yvan Potenieff.

– Il est fou ! avait dit Vasilika.

– En êtes-vous bien sûre, madame ? avait répondu la comtesse Artoff.

– Certainement, j’en suis sûre. Il est fou à lier. LaMadeleine dont il parle n’a jamais existé.

Baccarat avait regardé la comtesse d’un air de doute.

– N’êtes-vous pas abusée vous-même ? avait-elledit.

Puis elle s’était hâtée d’ajouter :

– Votre M. de Morlux, cet homme qui s’est faitl’inséparable de votre cousin et l’a amené en France, ne me revientnullement.

– Ah ! fit Vasilika.

Et, à la dérobée, elle jeta un regard de haine soupçonneux surBaccarat. Elle pressentait que la comtesse Artoff l’avait devinée.Mais, tout à coup, il ne fut plus question du pauvre YvanPotenieff, à qui le docteur Lambert administrait douches surdouches de la meilleure foi du monde. Pourquoi ? C’est qu’unnouveau personnage venait d’entrer et avait prononcé un nom quiavait retenti comme un coup de tonnerre dans la mémoire de laplupart des gens qui se trouvaient là. Ce personnage était un jeunehomme de vingt-sept à vingt-huit ans, avocat, commençant à plaider,et qui fréquentait assidûment le Palais, était au courant de toutesles nouvelles judiciaires, et se faisait une occupation et unplaisir de rédiger de vive voix, dans une demi-douzaine de salons,une chronique des tribunaux. Ce jeune homme s’appelait PaulMichelin. Il avait trente mille francs de rente, était joli garçonet plaidait ses causes pour rien. Or, M. Paul Michelin étaitentré, ce soir-là, chez la comtesse Artoff en disant :

– Vous ne savez rien ?

– Quoi donc ? lui avait-on demandé en voyant sa minequelque peu effarée.

– Rocambole a été arrêté.

À ce nom, Baccarat et Fabien d’Asmolles se regardèrentdouloureusement.

– Qu’est-ce que Rocambole ? demanda la blonde comtesseVasilika.

– Madame, répondit maître Paul Michelin, Rocambole est unêtre mystérieux dont on a beaucoup parlé il y a dix ou quinze ans.Il a été le chef d’une bande de malfaiteurs fameux connus sous lenom de Valets de cœur.

– Joli nom ! dit la comtesse.

– Il paraît que Rocambole, qui avait passé forttranquillement six années au bagne de Toulon, a éprouvé, un matin,le besoin d’en sortir.

– Mais contez-nous donc cette histoire, qui paraît être desplus amusantes, dit la comtesse Vasilika.

– Volontiers, madame, répondit Paul Michelin.

Il ne se doutait pas qu’il allait parler de Rocambole devant desgens qui, pour la plupart, l’avaient beaucoup connu. Quant à labelle Russe, elle n’était pas fâchée de voir la conversationdétournée, et la comtesse Artoff complètement déroutée à l’endroitd’Yvan Potenieff. M. Paul Michelin ne se fit pas prier. Ilraconta, dans son meilleur style, l’histoire connue de Rocambole,c’est-à-dire la légende débitée à la cour d’assises. Mais ce qu’ilne put dire, et ce que les tribunaux n’avaient jamais su, c’est quel’ancien chef des Valets de cœur avait été connu de Paris entiersous le nom de marquis de Chamery. Baccarat et Fabien d’Asmolles,qui avaient éprouvé d’abord une vive inquiétude en voyant le jeuneavocat se lancer à corps perdu dans le récit, avaient fini par serassurer mutuellement d’un regard.

– Vraiment, dit la belle Russe, cet homme s’est évadé dubagne ?

– Oh ! d’une façon merveilleuse.

Et l’avocat débita tout d’une haleine le récit de cette évasionqu’il avait lue, sept ou huit mois auparavant, dans la Gazettedes tribunaux. Puis il ajouta :

– À cette époque, deux versions ont couru.

– Voyons, dit la comtesse Artoff avec une indifférenceaffectée.

– Il paraît que Rocambole ne s’est pas évadé seul du bagnede Toulon.

– Ah !

– Il avait trois compagnons ; au lieu de s’évader à lamanière ordinaire, par terre, ils s’étaient évadés par mer ens’emparant d’une chaloupe. La mer était si mauvaise cette nuit-là,que le bruit courut le lendemain que les quatre forçats évadés laveille s’étaient noyés. Cette assertion prévalut longtemps ;mais six mois après…

– On eut des nouvelles de Rocambole ? demanda vivementla comtesse Vasilika.

– Oui, madame.

– Comment cela ?

– Il y a six semaines environ, un vol de cent mille francsfut commis au préjudice d’un homme que vous connaissezcertainement.

– Qui donc ?

– Le vicomte Karle de Morlux.

– Certainement, nous le connaissons, dit la blondeVasilika, c’est lui qui a ramené de Russie mon malheureux cousin.Eh bien ! on lui a volé cent mille francs ?

– Oui, madame.

Un sourire dédaigneux glissa alors sur les lèvres de Baccarat,muette et indifférente jusque-là.

– Et on a accusé Rocambole, dit-elle.

– Naturellement.

– Alors, il ne s’était pas noyé ?

– Apparemment.

– Comment donc avait eu lieu le vol ?

M. Paul Michelin, qui puisait ses renseignements à bonnesource, c’est-à-dire dans la Gazette des Tribunaux,raconta ce qu’on avait écrit et imprimé alors sur les portesfracturées, le secrétaire forcé, la trace des pas dans le jardin etl’échelle appliquée contre le mur. Mais alors Baccaratl’interrompit.

– Vraiment, mon cher Paul, dit-elle, pouvez-vous desang-froid nous conter de pareilles sornettes ?

– Plaît-il ? fit l’avocat d’un ton piqué.

– C’est un vol de grand chemin que vous nous racontez là,mon ami.

– Eh bien ?

– Et vous l’attribuez à Rocambole…

– Son nom a été prononcé alors… Baccarat haussa lesépaules.

– Mon pauvre ami, dit-elle, Rocambole était un plus habilehomme que ça, et il ne se dérangeait pas pour voler honteusementcent mille francs dans un secrétaire.

– L’avez-vous donc connu, vous, madame ? demanda PaulMichelin.

– Peut-être… répondit Baccarat d’un air mystérieux quipétrifia d’étonnement le jeune avocat. Et, ajouta-t-elle, jepourrais vous raconter bien des choses… Mais, continuez, mon ami,nous vous écoutons… acheva-t-elle d’un ton qui laissa comprendrequ’elle ne dirait pas un mot de plus.

Chapitre 2

 

Paul Michelin continua :

– Enfin, à tort ou à raison, à cette époque on attribua levol des cent mille francs à Rocambole. La police se mit encampagne, fouilla Paris et la banlieue ; de Rocambolepoint.

– C’est tout simple, dit Baccarat. Il s’est bien réellementnoyé en s’évadant.

– Mais, dit la comtesse Vasilika, ne nous avez-vous pas dittout à l’heure qu’on l’avait arrêté ?

– Permettez, comtesse, je ménage mes effets…

– Ah ! ah !

– Au bout de six semaines, c’est-à-dire il y a trois joursenviron, continua Paul Michelin, on a arrêté un certain aventurierqui s’était produit dans le monde sous le nom de major Avatar. Lemarquis de B… l’avait présenté au club des Asperges ; il enrépondait comme de lui-même. Néanmoins la police a mis la maindessus.

– Eh bien ? dit Baccarat, dont le calme etl’indifférence firent place à une vague inquiétude.

– Le major arrêté a avoué à l’instruction qu’il était bienRocambole.

– Vraiment ?

– Malheureusement, poursuivit le narrateur, la joie de lapolice n’a pas été de longue durée.

– Comment cela ?

– Rocambole s’est évadé.

– Encore ? dit un des auditeurs.

– Comment ? demandèrent tous les autres.

Baccarat et Fabien d’Asmolles se taisaient, mais ils étaientvisiblement inquiets.

– Il s’est évadé ce matin, comme on le ramenait àl’instruction.

– C’est assez difficile pourtant, objecta un monsieur.

– C’est presque impossible, répondit Paul Michelin.

– Rocambole s’est évadé néanmoins ?

– Hélas ! oui.

– Comment a-t-il fait ?

– On ne sait pas, il est entré avec un gendarme dansl’antichambre de l’instruction. Il y avait là un autre gendarme.Après avoir inutilement sonné plusieurs fois, le juge d’instructions’est décidé à ouvrir la porte de son cabinet et à regarder dansl’antichambre…

– Où il n’y avait plus personne, interrompit vivement lacomtesse Vasilika.

– Pardon, madame.

– Rocambole y était ?

– Non, mais les deux gendarmes qui ronflaient tous les deuxcomme des orgues de cathédrale.

– Il les avait endormis ?

– Et de la belle manière, allez, car on n’a pas pu lesréveiller, et un médecin a constaté, au poste où on les avaittransportés, qu’ils étaient sous l’influence d’un narcotique trèsviolent.

– Voilà une superbe évasion ! fit la comtesseVasilika.

Baccarat ne répondit rien ; mais elle échangea un nouveauregard inquiet avec le vicomte Fabien d’Asmolles. La pendule dusalon sonna minuit. C’était l’heure où on se retirait d’ordinaireet tout le monde se leva.

– Mon cher Paul, dit la comtesse, qui fit trêve un moment àses préoccupations, vous nous parlerez de Rocambole un autrejour.

La blonde Vasilika, à qui la comtesse Artoff donnaitl’hospitalité, se retira la première. Puis chacun sortit à sontour. Mais comme M. Fabien d’Asmolles prenait son chapeau,Baccarat lui dit :

– Restez donc un moment, mon ami ; j’ai reçu desnouvelles du comte Artoff, qui est encore en Russie.

– Quand revient-il ?

– La semaine prochaine.

Tout le monde s’en alla, à l’exception deM. d’Asmolles.

– Eh bien ! lui dit Baccarat en le regardant fixement,que pensez-vous de tout ce qu’on nous a dit ce soir ?

– Je pense que cela pourrait bien être…

– Vous croyez à Rocambole ?

– J’y crois. Cette évasion porte sa marque de fabrique.

– Mon Dieu ! dit Baccarat, j’étais en Russie l’étédernier, quand les journaux ont parlé de l’évasion de quatreforçats du bagne de Toulon. Je n’ai rien su de tout cela ;mais si Rocambole n’est plus à Toulon, prenons garde.

– À quoi ? fit M. d’Asmolles.

– Mon ami, dit Baccarat, vous savez bien que votre femmen’a jamais rien su de la substitution de son vrai frère à cetimposteur qu’elle aimait si tendrement.

– Hélas ! dit M. d’Asmolles, une pareillerévélation l’aurait tuée.

– Qui vous dit que cette révélation ne se produirapas !

– Comment ?

– Si Rocambole retombe aux mains de la justice… aujourd’huitout se sait… on raconte tout… les journaux se distribuent par centmille. Si Rocambole est jugé à Paris, qui vous dit que notre nom àtous ne sera pas prononcé…

– Vous me faites frémir, mon amie, dit tristementM. d’Asmolles.

– Cependant, reprit Baccarat, on a tant parlé du fauxRocambole autrefois – car le vrai, nous seuls l’avons connu –, onen a tant parlé, dis-je, qu’il a dû rester comme un fantôme dans lesouvenir de tous les gens de police.

– Et à l’état légendaire dans les bagnes et les prisons,dit Fabien. On en parle comme d’un être surnaturel.

– Qui sait, dit Baccarat, si quelque coquin vulgaire n’apas eu la vantardise de se faire passer pour Rocambole ?

– Je l’espère, dit Fabien ; mais…

– Mais quoi, mon ami ?

– J’ai de singuliers pressentiments.

– Bah !

– J’ai même à présent souvenir d’une chose étrange quim’est arrivée.

– Quand ?

– Il y a un peu plus d’un mois.

– Voyons, mon ami, reprit la comtesse, je vous écoute et jesuis tout aussi agitée que vous de vagues pressentiments.

Fabien reprit :

– Vous savez que depuis que ma femme a perdu sa mère, noushabitons notre hôtel de la rue de la Ville-l’Évêque.

– Oui.

– L’hôtel a un vaste jardin.

– Aussi grand que le mien, dit Baccarat. Je le connais.

– L’enfant joue toute la journée dans le jardin.Quelquefois sa mère va l’y rejoindre. De l’autre côté du mur quinous borne s’élève une maison dont l’entrée est rue de Surène.C’est une maison à locataires. Un jour, comme j’entrais dans lejardin, j’aperçus à une fenêtre de cette maison une tête pâle, dontl’attention paraissait concentrée sur mon enfant qui courait aprèsun cerceau. Cette tête, en me voyant, se rejeta vivement en arrièreet disparut. Mais j’avais eu le temps de la voir… et…

– Et ?… fit Baccarat de plus en plus inquiète.

– Il m’avait semblé que c’était lui.

– Et il y a un mois de cela ?

– Oui.

– Et depuis lors ?…

– J’ai épié… je me suis caché… mais je n’ai jamais revucette tête pâle, et j’ai cru que j’avais été le jouet de quelqueillusion.

– Mon ami, dit la comtesse, il est tard. Votre femme est unpeu souffrante, m’avez-vous dit. Bonsoir, mais revenez me voir.

– Quand ?

– Demain. Il faut savoir à quoi nous en tenir. Si je veuxdes renseignements, j’en aurai de bien autrement particuliers queceux de ce pauvre Paul Michelin.

M. d’Asmolles s’en alla. La comtesse Artoff demeura seuledans son boudoir, oubliant de sonner sa femme de chambre pour sefaire déshabiller. Elle demeura là plus d’une heure, auprès de sonfeu presque éteint, plongée tout entière dans les souvenirs dupassé. Quelque chose lui disait que tout cela était vrai et queRocambole allait reparaître dans son existence, si heureuse et sicalme depuis dix ans. Tout à coup, un bruit singulier la fittressaillir. Il lui avait semblé qu’on marchait dans le jardin.Elle s’approcha de la fenêtre et l’ouvrit. La nuit était noire. Lecorps de logis en retour sur le jardin, dans lequel habitait lacomtesse Vasilika, n’était plus éclairé que par la lueur douteused’une veilleuse. La comtesse Vasilika était au lit. Baccarat tenditl’oreille et n’entendit rien. Elle regarda et ne vit rien. Elleferma la croisée et vint se rasseoir auprès du feu. Mais tout àcoup, le même bruit se reproduisit. Et comme elle se levait,inquiète, une ombre se dessina derrière la croisée. En même tempsune vitre fut coupée avec un diamant, une main tournal’espagnolette, la fenêtre s’ouvrit et Baccarat jeta un criétouffé. Un homme venait de sauter dans la chambre. Cet homme avaitun poignard à la main, et Baccarat l’avait reconnu… Cet homme quientrait ainsi chez elle avec effraction et escalade, c’étaitRocambole ! Baccarat avait été jadis une femme d’une hauteénergie. Ce n’était pas elle qui avait tremblé devant Rocambole.C’était Rocambole, au contraire, qui avait tremblé devant elle.Mais il y avait dix ans que sa vie orageuse était devenue calme,dix ans qu’elle était si complètement heureuse, que son âme n’étaitplus faite à ces revirements subits de la fortune, qu’elle avaitéprouvés jadis. Or, un homme était devant elle. Un homme qui avaitvoulu la tuer, il y avait dix ans, et qui, vaincu par elle,précipité par elle des sommets où il était monté dans l’abîme de lahonte et dans l’enfer du bagne, devait avoir médité lentementquelque vengeance épouvantable. Reculer vivement pour saisir uncordon de sonnette fut son premier instinct. Mais, d’un bond,Rocambole fut auprès d’elle, lui prit le bras et lui dit :

– Silence ! Je ne veux vous faire aucun mal, n’appelezpas. Baccarat s’arrêta interdite, et l’effroi qui l’avait prise àla gorge se dissipa comme par enchantement. La voix de Rocambolen’était plus la même. Elle n’avait plus cet accent d’ironiemordante qui disait ses instincts sauvages. Elle avait quelquechose de triste, de sourd, de comprimé. Son visage avait perdu sonexpression d’audacieux cynisme. Entre cet homme qu’on avait ferrédevant Baccarat pour le jeter dans un bagne, et celui qu’ellevoyait maintenant devant elle, il y avait un monde tout entier dedifférence. Et cependant, ces deux hommes n’en faisaient qu’un.C’était bien Rocambole.

– Madame, dit-il, je vous jure que je ne veux vous faireaucun mal.

– Que voulez-vous donc ? lui demanda-t-elle.

– Je suis entré chez vous en franchissant le mur du jardinà l’aide d’une échelle ; ensuite j’ai cassé une vitre ;et il est une heure du matin, dit-il.

– Que signifient ces paroles ? demanda Baccarat, deplus en plus étonnée de cet accent et de cette attitude.

– Une chose bien simple, répondit-il. Je veux retourner aubagne. Tout à l’heure, quand je vous aurai dit ce que j’ai à vousdire, vous sonnerez vos gens, vous appellerez au secours ;j’engagerai avec vous une lutte innocente et on m’arrêtera, et jeretournerai au bagne d’où je n’aurais jamais dû sortir.

– Pourquoi donc en êtes-vous sorti ? dit-elle.

Il eut un mélancolique sourire.

– Regardez-moi, dit-il, ne me trouvez-vous paschangé ?

– Vous avez… vieilli…

– Est-ce tout ce que vous remarquez ?

– Votre voix n’est plus la même…

– Elle couve des sanglots, dit-il tristement.

Une révélation de la vérité traversa l’esprit de la comtesseArtoff.

– Vous seriez-vous repenti ? dit-elle.

Il baissa la tête et se tut.

– Pourquoi êtes-vous revenu ? reprit-elle.

– Pour accomplir une œuvre au-dessus de mes forces, je lesens.

– Parlez…

Et Baccarat s’assit et regarda cet homme toujours armé d’unpoignard, sans manifester la moindre inquiétude désormais.Rocambole fit un pas vers la cheminée et posa le poignard sur latablette. Puis il revint auprès de Baccarat et se tintrespectueusement debout devant elle.

– Croyez-vous au repentir ? demanda-t-il.

Elle hésita un moment, le regarda avec plus d’attention, etmurmura enfin :

– Peut-être…

– Madame, reprit-il, il y a un quart d’heure, j’étais dansla rue, en face de votre hôtel, caché dans l’ombre d’une porte. Unhomme est sorti de chez vous… Cet homme, je l’ai reconnu, c’estFabien.

– C’était lui en effet, dit Baccarat.

– Et… elle ?… dit-il tout bas.

Sa voix tremblait si fort, il était devenu si pâle en prononçantce mot, que Baccarat lui prit la main.

– Maintenant, dit-elle, je comprends…

Une larme roula brûlante sur la joue de Rocambole.

– Elle n’a donc rien su, elle ? dit-il.

– Rien, dit Baccarat.

– Savez-vous quel est le jour où le repentir est entré dansmon cœur ? c’est celui où je l’ai revue, visitant le bagne, etne me reconnaissant pas.

« Ah ! poursuivit-il d’une voix étouffée, j’avais finipar croire qu’elle était ma sœur !

Puis il essuya une larme qui était descendue lentement sur sonvisage.

– Mais, dit-il, ce n’est pas pour vous parler d’elle que jesuis venu ici.

– Asseyez-vous, lui dit Baccarat.

Elle avait pitié de cet homme, dont l’attitude brisée annonçaitun morne et profond désespoir.

– Non, répondit-il, pas devant vous. Et, demeurant debout,il continua :

– Pendant dix années, je n’ai jamais songé à briser machaîne. Mourir en paix, sur mon lit d’infamie, était mon seul vœu.Cependant, je songeais à toute heure à celle que j’avais appelée masœur, et qui devait me haïr et avoir horreur de moi. Un jour,j’appris que Blanche n’avait rien su, rien appris du drame deCadix, grâce à vous et à mademoiselle de Sallandrera. Et pendantquelques heures, je rêvai la liberté et me dis : Jem’évaderai, je retournerai à Paris, j’irai me cacher dans quelquemaison voisine de la sienne, et là, je la verrai entrer et sortirchaque jour… À partir de ce moment, ce fut en moi une lutte de tousles instants. Quelque chose en moi me disait que je pourraispeut-être racheter mes crimes.

– Et vous vous êtes enfin évadé ? dit Baccarat.

– Attendez, madame, reprit Rocambole.

– Parlez…

– J’avais un compagnon de chaîne, un pauvre domestiquecondamné au bagne injustement, et victime d’une machinationabominable.

« Cet homme pleurait souvent en me parlant de ses enfants.Je croyais d’abord qu’il était marié et père de famille ;mais, un jour, il s’expliqua. C’étaient les enfants de sa maîtressemorte empoisonnée dont il parlait. Deux pauvres orphelinespersécutées et pauvres ; et je me dis que j’avais peut-être unpeu de bien à faire, moi qui avais fait tant de mal. C’est alorsque je m’évadai.

– Votre évasion a-t-elle donc eu lieu comme on l’araconté ? demanda la comtesse.

– Oui, madame.

– Continuez… je vous écoute.

Alors Rocambole raconta succinctement, mais avec une grandeclarté, ses aventures depuis six mois. Comment Milon et lui avaientretrouvé Antoinette et l’avaient fait sortir de Saint-Lazare ;ensuite, l’histoire de Madeleine en Russie ; puis sonarrestation au retour, et enfin sa dernière évasion. Il n’avaitomis qu’une chose, jusqu’alors, les noms des personnages de cettevaste intrigue.

– Mais, lui dit tout à coup Baccarat, vos aventures deRussie ont une singulière ressemblance avec un récit que me faisaithier soir le comte Kouroff.

– Ah ! fit Rocambole, avec son mélancoliquesourire.

– Il m’a parlé également d’une jeune fille cernée par lesloups et qui n’avait dû son salut qu’à un miracle.

– Madeleine, dit Rocambole.

Ce nom fit une vive impression sur Baccarat.

– Madeleine ! exclama-t-elle.

– Oui, c’est le nom d’une des deux jeunes filles.

– Et elle était institutrice en Russie ?

– Oui.

– Chez le comte Potenieff ?

– Justement.

– Et le fils du comte, Yvan Potenieff, l’aimait ?

– À en mourir.

L’œil de Baccarat eut un éclair.

– Ah ! dit-elle, comtesse Vasilika, vous jouez un jeuterrible avec moi.

Ce fut au tour de Rocambole à se montrer étonné des paroles deBaccarat. Celle-ci reprit :

– Maintenant, dites-moi le nom de ce persécuteur qui a juréla mort et la ruine des deux jeunes filles.

– Il s’appelle Karle de Morlux.

– Je l’avais deviné, dit-elle.

Rocambole osa lui prendre la main.

– Madame, dit-il, mon œuvre n’est pas achevée, et je n’aipas le courage de poursuivre ma tâche.

– Que dites-vous ?

– J’ai songé à vous, qui êtes riche, puissante, et quim’avez prouvé jadis, d’une façon terrible, ce dont vous étiezcapable. Je viens me mettre à vos genoux et placer ces deux enfantssous votre protection.

– Mais… vous…

– Moi, je veux retourner au bagne.

– Pourquoi ? Il baissa la tête.

– C’est mon secret, murmura-t-il.

Mais elle lui prit la main à son tour.

– Si je vous ai écouté, dit-elle, c’est que je vous aipardonné depuis longtemps, et vous ne devez pas avoir de secretpour moi.

Il se prit à trembler comme ces feuilles jaunies que le vent denovembre roule sur la terre gelée, et il continua à garder lesilence.

– Parlez, je le veux, répéta Baccarat.

Il fit un effort suprême et murmura d’une voix pleine desanglots :

– J’aime Madeleine !

Chapitre 3

 

Il y eut entre Baccarat et Rocambole un moment de silencepoignant. Il était là, cet homme dont les mains avaient étésouillées de sang et que le repentir avait fini par toucher ;il était là, tremblant, éperdu, semblable à un enfant abandonné parsa mère. De grosses gouttes de sueur inondaient son front livide,et sa bouche crispée annonçait la violence de cette tempête quibouleversait son âme. Enfin il eut un éclat de rire fiévreux,sardonique, comme celui d’un damné. Et relevant la tête :

– Comprenez-vous cela, madame ? dit-il. Moi ! levoleur, le meurtrier, l’assassin ; moi, l’imposteur et leparjure ; moi, dont les épaules ont été meurtries si souventpar le bâton des argousins… j’ai un cœur !… Un cœur qui bat,un cœur dans lequel un rayon de l’amour, cette chose divine, esttombé, comme le soleil éclaire parfois un cloaque immonde. Le jouroù ce cœur, que je croyais mort, s’est éveillé, j’ai voulu lepercer de ce poignard que je tenais tout à l’heure à la main. Maisj’avais une mission à remplir ! Moi mort, tout était perdupour ces deux enfants ! Alors j’ai lutté, alors j’ai combattu,alors j’ai eu peur de la défaite. Car je ne suis pas sûr de moi,car je ne réponds pas qu’à quelque moment fatal mon regard ne selève impur et outrageant sur cet ange…

Il s’arrêta un moment, puis il reprit d’une voixsourde :

– J’ai alors pensé à vous, madame. La femme qui, jadis, aterrassé Rocambole brisera comme un verre M. Karle deMorlux.

– Je le ferai, dit Baccarat simplement.

Il eut un cri de joie.

– Ah ! je le savais bien, murmura-t-il ens’agenouillant devant elle.

Il ouvrit sa redingote et retira de sa poche de côté unportefeuille qu’il tendit à Baccarat.

– Vous trouverez là-dedans, lui dit-il, toutes les notes,toutes les indications nécessaires.

Baccarat prit le portefeuille.

– Mais, dit-elle, il me faut des renseignements de vivevoix.

– Demandez, madame, je répondrai.

– M. de Morlux a un frère ?…

– Oui, le père d’Agénor.

– Il faut donc épargner celui-là ?

– Vous pensez bien, reprit Rocambole, que c’est cetteconsidération qui a dicté ma conduite. Je pouvais, ce matin même,dire au juge d’instruction : Voici les preuves de l’assassinatde la baronne Miller ; saisissez-en la justice etfrappez ! Mais c’eût été déshonorer Agénor, c’eût été rendreimpossible son union avec Antoinette.

– C’est juste, dit Baccarat.

– Il faut donc que M. de Morlux soit frappé, maisqu’il le soit sourdement, sans bruit, sans éclat, et par une mainqui se substituera un moment à la Providence et à la justice. C’estpour cela que je suis venu à vous.

Baccarat fit un signe d’assentiment. Puis ellecontinua :

– M. de Morlux ne sera pas frappé seul.

– Qui donc partagera son châtiment ?

– Une femme qui vit sous mon toit et qui m’a trompéeindignement.

– La comtesse Vasilika ?

– Oui.

Rocambole parut réfléchir.

– C’est donc elle, dit-il enfin, qui a fait enfermer YvanPotenieff comme fou ?

– Oui, d’accord avec M. de Morlux.

– Vous le délivrerez, n’est-ce pas ?

– Oui, répondit Baccarat.

– Maintenant, madame, reprit Rocambole, voulez-vous faireappeler vos gens et me faire arrêter ?

Il disait cela sérieusement, avec son calme habituel, etBaccarat ne put douter de sa sincérité. Aussirépondit-elle :

– Je ne ferai rien de ce que vous me demandez.

– Vous… ne… voulez pas ?

– Non, je ne veux pas que vous retourniez au bagne,dit-elle froidement.

Et, comme il faisait un pas en arrière :

– Écoutez, dit-elle. Vous, mieux que personne, vous savezce que j’ai été et ce que je suis. Fille perdue autrefois, je mesuis repentie, réhabilitée, et les portes du monde se sont ouvertespour moi. L’expiation est là et non ailleurs.

– Que voulez-vous dire ? fit-il tout tremblant.

– Je veux dire, répondit-elle d’une voix solennelle, que nile bagne ni les tortures que vous avez éprouvées jusqu’icin’étaient la véritable punition de votre passé. L’expiationvéritable, celle à laquelle vous êtes condamné, par laquelle vousmériterez peut-être un jour le pardon de tous ceux qui furent vosvictimes…

Elle s’arrêta un moment et regarda Rocambole. Rocambole étaitpâle et frissonnant, et il baissait les yeux comme un condamné àl’heure du dernier supplice.

– C’est cet amour que vous ressentez, vous, créaturesouillée, pour un être d’une pureté absolue.

Il eut comme un gémissement et murmura :

– Aurai-je donc la force de souffrir ?

– Vous puiserez cette force dans le sentiment de votrepassé, et vous l’accepterez comme le châtiment suprême.

– Ah ! dit-il, j’ai pourtant bien souffert déjà,madame ! Et il joignait les mains en suppliant.

Mais Baccarat, inflexible, répondit :

– Vous souffrirez plus encore. La douleur est comme le feu,elle purifie !

Il releva la tête, et son œil morne et plein de larmes eut toutà coup un éclair.

– Vous avez raison, dit-il ; je souffrirai et jecontinuerai à servir la cause du bien.

Baccarat lui tendit la main.

– Je vous veux pour allié, dit-elle.

Il prit cette main, mais il n’osa la porter à ses lèvres.

– Mais savez-vous bien, madame, que je puis être repris unjour ou l’autre ?

Baccarat eut un sourire.

– Venez avec moi, dit-elle.

Elle prit un des flambeaux de la cheminée, ajoutant :

– Et ne faites pas de bruit.

Alors elle ouvrit une porte dérobée qui donnait sur un couloirconduisant à la serre.

– Je vais vous mettre en sûreté, provisoirement du moins,dit-elle en l’entraînant.

Au bout du couloir, elle ouvrit une autre porte, et Rocambole sevit au seuil d’une petite chambre d’ami.

– Vous allez rester ici, lui dit la comtesse ; vous neferez pas de bruit. Demain, vers midi, je viendrai vous voir, etpeut-être vous apprendrai-je bien des choses.

 

Les lassitudes physiques triomphent souvent des angoissesmorales. Il y avait si longtemps que Rocambole ne dormait plus,qu’il se jeta tout vêtu sur le lit que lui offrait Baccarat et s’ytrouva bientôt étreint par un lourd sommeil. Le jour ne l’éveillapoint. Le soleil passant à travers les persiennes, vint brûler sonvisage pâli, et ses yeux ne se rouvrirent point. Enfin le bruitd’une clé tournant dans la serrure le tira de sa léthargie.Baccarat venait d’entrer. Elle était en toilette du matin, et ondevinait qu’elle était déjà sortie.

– Écoutez-moi bien, lui dit-elle.

Il se mit debout devant elle et attendit.

– Vous pouvez sortir librement, reprendre le nom du majorAvatar, aller au club où on vous a présenté.

– Que dites-vous ? exclama-t-il avec un étonnementprofond.

– La vérité.

– Mais… la police ?…

– Un grand personnage que j’ai mis en jeu a obtenu ce matinmême, en répondant de vous, corps pour corps, qu’on vous laissâttranquille pendant un temps donné. Puis, acheva Baccarat, peut-êtreserez-vous gracié quelque jour.

Il tomba à genoux et murmura :

– Je crois que je rêve.

– Ce n’est pas tout, dit-elle. Écoutez encore… J’ai passéle reste de la nuit à prendre connaissance des notes contenues dansvotre portefeuille.

– Ah !

– Grâce à elles, je suis au courant de tout. Je sais queMilon est innocent.

– Et pourtant, murmura Rocambole, il retournera aubagne ; car, à présent que vous avez fait une paix provisoireavec la police, je ne puis plus rien pour lui.

– Vous vous trompez, dit Baccarat.

Alors elle ouvrit la porte toute grande, et un homme parut surle seuil. Rocambole jeta un cri. Cet homme, c’était Milon.

– À l’œuvre donc, maintenant ! leur dit Baccarat àtous deux.

Chapitre 4

 

Le soir de ce jour, il y avait encore une demi-douzaine depersonnes réunies chez la comtesse Artoff, et parmi elles,M. Paul Michelin.

– Eh bien ! dit la comtesse Artoff en le voyantentrer, nous apportez-vous des nouvelles de Rocambole ?

– On le cherche, dit le jeune avocat.

– Espérons qu’on le trouvera, dit la comtesse Artoff ensouriant.

La comtesse Vasilika s’écria :

– Mais, qu’est-ce donc que ce Rocambole ? C’est doncle Fra Diavolo moderne, le Cartouche du dix-neuvièmesiècle ?

– Peut-être, madame.

– Comtesse, dit la belle Russe s’adressant à Baccarat, vousparaissez en savoir très long là-dessus…

– En effet, dit Baccarat.

– Vous avez connu Rocambole particulièrement ?

– Oui, comtesse.

– Ainsi, vous le reconnaîtriez si vous le voyiez, dit PaulMichelin.

– À n’en pas douter.

M. d’Asmolles était impassible.

Baccarat lui fit un signe mystérieux qui signifiait sansdoute :

– Ne craignez rien.

Puis elle dit à Vasilika :

– Ma chère comtesse, si vous tenez absolument à ce que jevous dise ce que c’était que Rocambole, je vais vous le dire.

– Parlez, parlez, fit-on de tous les points du salon.

– Il y a quinze ans, reprit Baccarat, Paris s’éveilla unmatin en proie à une terreur vertigineuse ; une bande demalfaiteurs accomplissait les crimes les plus audacieux et les plusinouïs.

– Et leur chef était Rocambole ?

– Attendez… Ces malfaiteurs s’intitulaient le club desValets de cœur. Ils volaient et assassinaient les maris !ils se faisaient aimer des femmes.

– Voilà des malfaiteurs galants, en vérité, murmura lacomtesse Vasilika.

– Le chef de ces bandits ne s’appelait pas Rocambole, commevous l’avez cru, mais sir Williams. À la suite d’un drame qu’il estinutile de vous raconter, puisqu’il n’est question ici que deRocambole, le club fut dissous, et sir Williams disparut. Les unsdisent qu’il fut tué, les autres qu’on lui infligea un ténébreuxsupplice et qu’on l’expédia sur un navire qui le transporta, lesyeux crevés et la langue coupée, au milieu d’une peupladeanthropophage de l’Australie.

– Mais Rocambole ?

– Rocambole était son élève, son lieutenant, son alterego, poursuivit Baccarat. Il se dérobait par la suite auchâtiment qui l’attendait, et il emporta dans sa retraite unportefeuille qui avait appartenu à sir Williams. Ce portefeuillecontenait, dans une langue hiéroglyphique comprise de Rocamboleseul, des documents précieux. Sir Williams, toute sa vie, avait étécomme on dit, à la recherche d’une affaire. Voler centmille francs était pour lui une chose mesquine : c’étaient desmillions qu’il lui fallait. Or, poursuivit Baccarat, sir Williamsavait découvert qu’un certain marquis de C…, permettez-moi den’employer que des initiales, avait envoyé son fils aux Indes, àl’âge de huit ans. Ce fils, qu’on n’avait jamais revu, devait, s’ilrevenait jamais en France, retrouver une mère, une sœur et unefortune de plusieurs millions.

– Peste ! fit Paul Michelin.

– Un beau jour, cinq ans après la disparition de Rocambole,la marquise de C… et sa fille virent arriver un brillant officierde la marine anglaise qui se jeta à leur cou, les appela ma mère etma sœur, et leur prouva clair comme le jour qu’il était leur filset leur frère.

– Et c’était Rocambole ?

– Justement. Mais attendez…

Et Baccarat regarda M. d’Asmolles, qui ne sourcillait pas.Puis elle continua :

– Pendant plusieurs années, Paris entier prit cetaventurier pour le marquis de C… Il était élégant, spirituel,brave, beau cavalier, bon joueur. La marquise de C… était morte enl’appelant son fils, mademoiselle de C… l’adorait, et, chosebizarre, il aimait la jeune fille, non point d’amour, mais comme sielle eût été réellement sa sœur.

– Je devine la suite, dit la comtesse Vasilika.

– Je ne crois pas, comtesse.

– Le vrai marquis revint…

– Non, pas tout de suite, Rocambole croyait l’avoirtué.

– Ah ! vraiment ?

– Mais Rocambole, poursuivit Baccarat, ne se contentant pasdes millions du marquis de C…, aspirait à la main et à la fortuned’une riche héritière. Ce fut ce qui le perdit.

– Comment cela ?

– Pour arriver à son but il entassa crimes sur crimes, tuases rivaux – il en avait plusieurs –, et réveilla la haine assoupied’une femme qui lui avait presque pardonné.

– Quelle était cette femme ?

– Une pauvre pécheresse dont il avait brisé la vie,autrefois, en brisant l’amour qu’elle avait au cœur. La pécheresses’était repentie, elle était devenue une honnête femme : ellerachetait son passé en faisant du bien et en prenant sous saprotection des êtres faibles et victimes. La mauvaise étoile dufaux marquis de C… voulut que cette femme le rencontrât de nouveausur son chemin. Elle reconnut Rocambole. Alors ce fut entre eux unelutte sans trêve ni merci, une lutte longue, acharnée, terrible. Lafemme échappa souvent à la mort par miracle ; puis elleretrouva le vrai marquis de C… et Rocambole fut vaincu. Saténébreuse épopée finit par le bagne.

– Mais quelle était cette femme ? demanda la comtesseVasilika.

– Vous tenez à le savoir ?

– Oui, oui.

– Elle se nommait Baccarat.

– Singulier nom !

– Elle en a un autre aujourd’hui.

– Ah !

– Elle s’appelle la comtesse Artoff… Cette femme, c’estmoi !

Ce fut un coup de théâtre.

– Madame, dit Paul Michelin avec respect, vous vous êtescalomniée tout à l’heure. Vous avez toujours été un ange.

La comtesse Vasilika ne souffla mot. Elle regardait Baccaratavec une sorte de stupeur, et sentait s’augmenter en elle la vaguedéfiance qu’elle éprouvait depuis que Baccarat avait dit qu’elle necroyait point à la folie d’Yvan Potenieff.

– Mais vous, madame, vous, mieux que personne, vousreconnaîtriez Rocambole ?

– Oh ! certainement, moi et une personne qui est iciparmi nous et que je supplie de rester impassible.

– Une personne qui l’a connu aussi ?

– Oui, qui a vécu dans son intimité pendant plusieursannées, le croyant réellement le marquis de C…

– Et cette personne est ici ?

– Oui.

– Parole d’honneur, murmura le jeune avocat, il y a desromans moins compliqués que cela.

Baccarat répondit en souriant :

– Celui-ci a été long, en tout cas !

– Qui sait, fit M. d’Asmolles, jusque-là silencieux,s’il est fini ?

– Mais non, dit Paul Michelin, puisque Rocambole s’estévadé du bagne, et qu’il s’appelle maintenant le major Avatar.

Comme il disait cela, un domestique entra, apportant une cartede visite sur un plateau. Baccarat la prit, puis elle poussa un crid’étonnement si naturel que tout le monde y fut pris.

– Ah ! par exemple ! dit-elle, le romancontinue.

– Plaît-il ? fit la comtesse Vasilika. Baccaratcontinua :

– M. le major Avatar vient de me faire passer sacarte, et il insiste pour être reçu, malgré l’heure avancée.

Le nom du major Avatar produisit une commotion électrique.

– Rocambole, murmura-t-on.

– Si c’est lui, je le reconnaîtrai bien, dit Baccarat, etil est une autre personne ici, comme je vous l’ai dit, qui lereconnaîtrait pareillement.

Paul Michelin s’écria :

– Et vous allez le recevoir ?

– Mais sans doute.

Et Baccarat se tourna vers le valet qui, immobile, attendait unordre.

– Faites entrer, dit-elle, M. le major Avatar.

Alors tous les regards se tournèrent vers la porte avec unecuriosité mêlée d’effroi…

Chapitre 5

 

Le major Avatar entra. Les gens qui ont une prodigieuseréputation répondent rarement, pour ne pas dire jamais, à l’idéephysique qu’on s’était faite d’eux. Il en fut ainsi pour cet hommedont le nom seul éveillait une curiosité des plus grandes. Dans lesquatre ou cinq minutes qui s’écoulèrent entre la sortie dudomestique et l’apparition du personnage qu’il était chargéd’introduire, chacun, dans le salon de la comtesse Artoff, sereprésenta Rocambole à sa manière. M. Paul Michelin formulatrès haut sa pensée :

– Ce doit être, dit-il à la comtesse Vasilika, un hommetrapu, avec le front bas, les lèvres charnues, l’œil petit et pleinde feu.

– Moi, répondit la comtesse, je me le figure de taillegigantesque, avec une grande barbe noire et des moustaches encroc.

Une autre dame murmura :

– J’ai une idée qu’il a les cheveux rouges.

– Pourvu qu’il ne soit pas armé ! murmura la comtesseVasilika.

– Fort heureusement, répondit Paul Michelin, nous sommes ennombre respectable.

Le major parut. Ce fut un étonnement général, une véritablestupéfaction. Il ne répondait à aucun des types imaginaires ques’étaient forgés les hôtes de la comtesse Artoff. C’était un hommequi n’avait pas quarante ans, mince, élégant dans sa fantaisie,fort joli garçon, quoique son visage fût un peu fatigué, portantune petite moustache brune et des cheveux châtains devenus raressur un front découvert et intelligent. Son regard, à demi voilé,avait un charme mystérieux. Un sourire mélancolique effleurait salèvre autrichienne et mettait à nu ses dents bien rangées,éblouissantes de blancheur. Il était en habit noir et en cravateblanche. Sa mise irréprochable n’avait rien d’excentrique, et ilsalua avec la plus parfaite aisance d’un homme du monde. Cependantla physionomie étonnée et quelque peu désappointée des hôtes de lacomtesse le força à s’arrêter un moment au seuil du salon. En mêmetemps, il parut hésiter et attendre que celle qui était la comtesseArtoff, sur trois ou quatre femmes qui se trouvaient dans le salon,se trahît d’un geste. Baccarat se leva à demi. Elle se leva,paraissant partager l’étonnement général et voir le major Avatarpour la première fois. M. d’Asmolles n’avait pas fait unmouvement. Alors le major alla droit à Baccarat.

– Madame la comtesse, dit-il, un motif impérieux peut seulexpliquer ma présence chez vous, à une heure aussi avancée de lasoirée, et je mets à vos pieds toutes mes excuses pour avoirinsisté comme je l’ai fait.

Baccarat s’inclina et parut attendre que le major s’expliquât.M. Paul Michelin se pencha à l’oreille de la comtesseVasilika.

– La comtesse Artoff, dit-il, est aussi étonnée que nous.On ne peut cependant pas dire que cet homme est grimé. Évidemmentce n’est pas Rocambole.

– Peut-être, murmura la belle Russe.

Le major, à qui la comtesse Artoff avait indiqué un siège,s’assit et lui tendit une lettre.

– Madame, dit-il, j’ai quitté Pétersbourg il y a six mois.Longtemps prisonnier des Circassiens au Caucase, souffrant beaucoupde blessures récentes, j’ai sollicité et obtenu du czar un congéque je suis venu passer à Paris. En partant de Russie, je me suismuni de plusieurs lettres de recommandation, dont celle-ci, signéedu prince Kalschrine, est à votre adresse.

– Le prince est un de mes bons amis, dit Baccarat. Et elleprit la lettre et la lut.

Le major reprit :

– Vous pensez bien, madame, que je me serais présenté à uneautre heure s’il n’avait été question pour moi que de vous remettrecette lettre.

Il fit une pause ; Baccarat, toujours impassible, attendit.On eût entendu voler une mouche dans le salon. Le majorcontinua :

– Mais figurez-vous, madame la comtesse, que j’ai étévictime tout dernièrement d’une singulière méprise.

Les hôtes de la comtesse se regardèrent. Quant à Vasilika, sonœil ne quittait pas la comtesse Artoff.

– J’ai été arrêté, poursuivit le major, jeté en prison,appelé du nom d’un forçat évadé, paraît-il, du bagne de Toulon.

– Rocambole ? murmura M. Paul Michelin.

– Oui, monsieur, dit froidement le major. Il paraît quej’ai avec cet homme une ressemblance assez grande.

– Monsieur, répondit Baccarat, j’ai vu plusieurs foisl’homme dont vous parlez, et je cherche vainement la trace de cetteressemblance.

À ces paroles de la comtesse Artoff, il y eut comme unsoulagement général, et toutes les poitrines respirèrent à l’aise.Le major Avatar n’était donc pas Rocambole ! La comtessepoursuivit :

– M. Paul Michelin que voici, nous racontait tout àl’heure votre histoire, monsieur ; il nous disait qu’au Palaisla conviction générale était que le célèbre bandit et vous nefaisaient qu’un, et je vous avoue qu’il faut que je vous voie pourêtre sûre du contraire.

Rocambole salua. M. Paul Michelin s’écria :

– Ainsi donc, comtesse, monsieur n’est pasRocambole ?

– Mais pas que je sache, répondit Baccarat en souriant.

Le major regarda le jeune avocat.

– Ai-je vraiment l’air d’un bandit, monsieur ? luidit-il.

– Nullement… Cependant…

– Voyons ! fit le major toujours souriant.

– Vous vous êtes évadé hier matin ?

– Oui et non, répondit Rocambole.

– Singulière réponse, monsieur !

– Je vais l’expliquer. Je me suis évadé, en effet, hiermatin ; mais je suis retourné à Mazas hier soir.

Il y eut un nouvel étonnement parmi les personnes quientouraient la comtesse Artoff, et Paul Michelin dit aumajor :

– Alors, vous vous êtes évadé de nouveau ?

– Oui et non.

– Toujours ?

– Permettez, je vais m’expliquer. J’ai des ennemis enRussie. On m’a dénoncé à la police russe comme ayant desintelligences avec les Polonais révoltés. C’est de là que part lecoup, c’est à ces haines mystérieuses que je dois mon arrestation.Ceux qui m’ont dénoncé comme étant le forçat Rocambole savaientbien qu’un homme qui a servi vingt années dans l’armée russeprouverait facilement son identité. Ce que l’on voulait, c’était metenir éloigné de mon domicile pendant quelques jours, et s’yemparer de mes papiers.

– Vos papiers sont donc compromettants ? demanda lacomtesse Vasilika.

– Madame, répondit le major, le czar n’a pas de sujet plusfidèle que moi, mais j’ai un ami, un frère d’armes gravementcompromis dans la dernière insurrection. Si certains de ces nomsqu’il m’a confiés parvenaient au ministre de la police russe, satête tomberait. Maintenant vous comprenez pourquoi, n’ayant pas letemps de prouver mon identité, j’ai profité d’une circonstancefortuite pour m’évader. Le gendarme s’était endormi, j’ai ouvert laporte sans bruit et je suis sorti.

– Mais le gendarme avait pris un narcotique ? fit PaulMichelin.

Le major haussa les épaules.

– Ceci est la légende, dit-il. Puis il ajouta :

– Mes papiers en sûreté, je suis retourné à Mazas. Cematin, deux officiers russes de passage à Paris sont venus meréclamer et ont répondu de moi. On m’a donc mis en liberté ;mais cela ne me suffisait pas.

– Ah ! fit Baccarat. Que vous fallait-ilencore ?

– Votre témoignage, madame. Il paraît qu’à la préfecture,personne ne se souvient exactement de Rocambole. On m’a confrontéavec plusieurs vieux agents. Les uns ont dit oui, les autres ontdit non. Le chef de la sûreté aurait dit hier :

– Il n’y a qu’une personne à Paris qui ne s’y tromperaitpas : c’est Mme la comtesse Artoff.

« Alors, madame, acheva le major, je me suis souvenu quej’avais une lettre pour vous et que je m’étais présenté ici à monarrivée à Paris. Vous étiez encore dans vos terres de la Russieméridionale.

« J’ai voulu que vous puissiez me rendre, devant lespersonnes qui vous entourent, le témoignage que je ne suis pasRocambole.

– Je vous le rends, monsieur, dit la comtesse Artoff.

Le major se leva ; il allait prendre congé, Baccarat leretint.

– Vous ne voulez donc pas prendre une tasse de thé ?lui dit-elle. Nous parlerons de Pétersbourg et de nos amis deRussie.

Le major se rassit et dès lors personne ne douta de sonidentité. Baccarat aurait-elle fait asseoir à sa table le forçatRocambole ! Personne, excepté la comtesse Vasilika, quiprétexta un léger malaise, regagna son appartement, et, avant de semettre au lit, écrivit le billet suivant à M. le vicomte Karlede Morlux :

« Nous sommes joués, Baccarat est devenue l’alliée deRocambole. Prenons garde ! »

Chapitre 6

 

La comtesse Vasilika, que nous avons à peine entrevue jusqu’ici,était bien le type absolu et complet de ces femmes de l’extrêmeNord dont on a dit, avec raison, que la civilisation n’étaitqu’apparente. Belle, charmante, la parole dorée ; douée, enapparence, de toutes les exquises délicatesses de la femme, elleavait une nature indomptable et sauvage, et poussait l’amour de lavengeance jusqu’aux limites les plus lointaines. Quand elle avaitquitté le salon de la comtesse Artoff pour remonter chez elle,lorsqu’elle avait écrit à M. de Morlux, une tempêtegrondait dans son cœur. Celui qui l’eût vue, ses cheveux dénoués etflottants sur ses épaules demi-nues, se promener d’un pas inégal etbrusque à travers sa chambre, comme une panthère dans sa cage,aurait ajouté foi aux sinistres légendes qui couraient sur elle enRussie. Dans ses terres, la comtesse Vasilika avait fait mourirsous le fouet un intendant qui avait osé lever sur elle un regardd’amour. Un jeune officier qui, dans un salon de Pétersbourg,s’était vanté d’avoir obtenu un rendez-vous de la comtesse, avaitreçu le lendemain, en sortant du théâtre français, un coup depoignard au travers du cœur. On parlait même du premier mari de lacomtesse, dont la mort subite avait toujours été environnée demystérieux ténèbres. Eh bien, on aurait cru à tout cela, on l’eûtaccusée de tous ces crimes, si on l’avait vue, cette femme jeune etbelle, le front pâle de haine, les lèvres crispées, l’œil en feu,si on l’avait entendue murmurer, lorsqu’elle eut fermé sonbillet : « Ah ! comtesse Artoff, femme de rien qu’aélevée jusqu’à lui un grand seigneur ivre d’amour et de folie, vousvoulez lutter contre moi, et vous faites cause commune avec ceuxqui veulent m’enlever Yvan !… À nous deux, donc ! »Elle se promena longtemps, méditant sa vengeance, la caressant avecune âcre et sauvage volupté. Enfin, elle appela sa femme dechambre, une Géorgienne qui ne parlait que sa langue maternelle etle russe, et qui répondait au nom de Gula. Gula attendait dans lapièce voisine. Elle accourut à la voix de sa maîtresse. C’était unefille de vingt ans, grande comme la comtesse, blonde comme elle, etvêtue du pittoresque costume des femmes de son pays, et le portantavec une rigoureuse exactitude. C’est-à-dire que lorsqu’ellesortait, elle avait le visage couvert d’un voile qui ne laissaitapercevoir que ses yeux noirs. La comtesse Vasilika n’avait pasappelé Gula pour se faire mettre au lit. La comtesse ne songeaitqu’à une chose : faire parvenir son billet àM. de Morlux et le voir, lui, le plus tôt possible. Maisune difficulté matérielle se présentait. Gula ne savait pas un motde français. À cette heure les rues étaient désertes ; elle netrouverait personne qui lui indiquerait, en voyant l’adresse dubillet, la demeure du vicomte. À qui se fier dans l’hôtel ?Tous les gens de Baccarat lui étaient dévoués, et il ne fallait àaucun prix que Baccarat sût qu’elle écrivait àM. de Morlux. Évidemment, pensa encore la comtesseVasilika, Baccarat et Rocambole songeraient, dès le lendemain, àfaire sortir Yvan de la maison de santé. La comtesse eut bientôtpris un parti. Et s’adressant à Gula, qui, suivant la coutume desesclaves, s’était mise à genoux pour recevoir les ordres de samaîtresse :

– Déshabille-toi ! lui dit-elle en langue russe.

Gula obéit sans même témoigner le moindre étonnement. Lacomtesse s’empara alors des vêtements de sa femme de chambre et lesrevêtit. Puis elle cacha son visage sous le voile de la Géorgienne.Après quoi elle ouvrit la porte et se pencha au-dehors.

Le corps de logis qu’elle habitait était, nous l’avons déjà dit,en retour sur la façade de l’hôtel donnant sur le jardin. Vasilikaput se convaincre en ne voyant plus aucune lumière que les hôtes dela comtesse Artoff étaient partis et qu’elle-même était couchée.Alors, elle ordonna à Gula de demeurer dans sa chambre ; puiselle ouvrit la porte sans bruit et se glissa dans le corridor. Elledescendit sans lumière, sur la pointe des pieds, ouvrant etrefermant les portes avec précaution, prêtant l’oreille au moindrebruit et s’arrêtant parfois. Mais il était deux heures du matin, ettout le monde dormait dans l’hôtel. Tout le monde, même le suisse,au carreau duquel brillait une veilleuse. La comtesse traversa lacour. Puis elle frappa au carreau. Le suisse, éveillé en sursaut,approcha son visage du carreau et regarda. Il vit la comtesse et laprit pour la Géorgienne Gula. La comtesse prononça quelques mots enrusse. Le suisse ne les comprit pas, mais il devina qu’elle voulaitsortir. Et il tira le cordon. La comtesse sortit. Mais en sortantelle laissa la porte entrouverte de façon à pouvoir rentrer sanséveiller l’attention par un coup de sonnette. Le vicomte Karle deMorlux demeurait dans la rue, au coin du boulevard Malesherbes. Larue était déserte. La comtesse Vasilika, après avoir regardé devantet derrière elle pour s’assurer que personne ne la voyait et ne lasuivait, se mit bravement en route. Un peu avant d’atteindre laporte de l’hôtel de Morlux, elle rencontra un chiffonnier. Lechiffonnier, assez intrigué par ce costume étrange, dirigea surelle la clarté de sa lanterne. Mais la comtesse passa bravement, etle chiffonnier en fut pour ses frais, car il ne put voir sonvisage. La comtesse arriva à la porte et sonna deux fois vainement.Au troisième coup de sonnette qui était plus impérieux que lesautres, la porte s’ouvrit. Le suisse accourut et demanda ce qu’onvoulait.

– Je veux voir M. de Morlux, dit-elle.

– C’est impossible, répondit le suisse examinant ce costumeavec autant d’étonnement que le chiffonnier.

– Pourquoi ?

– M. le vicomte est encore à son club.

– Allez le chercher, dit-elle d’un ton impérieux.

Le suisse hésitait.

– Mon ami, lui dit froidement la comtesse, si vous tenez àvotre place je vous engage à exécuter l’ordre que je vous donne,car je puis vous affirmer que, si vous refusez,M. de Morlux vous chassera demain.

Le suisse n’hésita plus. Il acheva de se vêtir, prit unflambeau, fit traverser la cour à la comtesse et la conduisit dansun petit salon du rez-de-chaussée où il y avait un reste de feu.Puis il posa le flambeau sur un guéridon et sortit. La comtesseattendit près d’une demi-heure. Au bout de ce temps, elle entenditle bruit de la porte cochère qui se refermait, et enfin une voiturequi vint tourner devant le perron. Une minute plus tard,M. de Morlux entra. Il crut d’abord voir la femme dechambre de la comtesse. Mais celle-ci souleva son voile.

– Vous, madame ! exclama le vicomte stupéfait.

– Moi, dit-elle. Fermez la porte et causons vite.

– Vous paraissez émue, dit le vicomte.

– J’ai vu Rocambole, dit la comtesse.

À ce nom, le vicomte eut un tressaillement et pâlit.

– Vous l’avez vu ?

– Oui.

– Quand ?

– Ce soir.

– Il s’est donc encore évadé ?

– Depuis hier matin.

– Et où l’avez-vous vu ?

– Dans le salon de la comtesse Artoff.

À ces derniers mots, M. de Morlux, que Timoléon avaitjadis mis au courant de l’histoire de Rocambole et de Baccarat, fitun pas en arrière et regarda la comtesse avec un redoublement destupeur.

– Monsieur, dit Vasilika, hâtons-nous, Rocambole etBaccarat ont fait la paix.

– En êtes-vous sûre ?

– Et ils sont ligués contre nous.

Le vicomte fronça le sourcil. Vasilika poursuivit :

– Je ne sais quel but infâme et ténébreux vous poursuivez,dit-elle ; mais n’importe ! je viens vous proposer unvéritable traité d’alliance.

Il la regarda.

– Si vous servez ma vengeance, continua-t-elle, je serviraivos projets : troc pour troc.

– Madame…

– Il n’y a pas un instant à perdre, répliqua-t-elle. Sanscela, je ne serais point ici, et j’eusse attendu à demain.

– Je vous servirai, dit le vicomte.

– Eh bien ! reprit-elle, il faut dès demain enleverYvan à la maison de santé du docteur Lambert.

– C’est inutile, répondit M. de Morlux.

– Vous croyez ?

– Sans doute. Le docteur croit à la folie.

– Oui, mais quand on lui amènera Madeleine, qu’ils ont sousla main…

À ce nom de Madeleine, le visage pâle du vicomte de Morluxs’empourpra.

– Vous l’aimez ! exclama Vasilika avec une joiesauvage.

Et comme il ne répondait rien :

– Oh ! ajouta-t-elle, je vous servirai aveuglément. Jesuis ivre de vengeance et de fureur.

Chapitre 7

 

Qu’était devenu Yvan ? Yvan était toujours dans la maisonde santé du docteur Lambert. Il avait beau protester qu’il n’étaitpas fou, et que Madeleine n’était point un enfant chimérique de soncerveau malade. Le docteur, qu’il faisait appeler à chaque fois,souriait et répondait à ses protestations, en donnant l’ordre qu’onlui administrât une douche. On sait l’épouvante que ce traitementbarbare jette dans l’âme de ceux qui y sont soumis. Les fousreviennent momentanément à la raison. Ceux qui ne sont pas fous,saisis d’effroi, préfèrent laisser croire à une folie imaginaire.Yvan Potenieff était d’une force herculéenne. Il s’était défendud’abord, il avait lutté, il avait terrassé les infirmiers. Mais lesinfirmiers étaient secourus par d’autres, et il finissait toujourspar être renversé, garrotté et revêtu de la camisole de force.Alors, réduit à l’impuissance, il recevait la fameuse douche. Yvanavait fini par ne plus parler de Madeleine. En proie à un mornedésespoir, il avait conçu un projet : celui de s’évader. Maiscomment ? Mais par où ? La maison de santé, entourée d’unbeau jardin, et ayant tous les dehors d’une maison de plaisance,n’était, en définitive, qu’une horrible prison. Le jardin étaitentouré de hautes murailles, comme Clichy, comme Sainte-Pélagie,comme Mazas. Et, complication ténébreuse du hasard, il se trouvaitque parmi les pensionnaires du docteur Lambert, il y avait deuxdétenus, l’un pour dettes, l’autre pour un fait des plus graves.L’état de santé de ces deux hommes – dont le premier était un jeuneMoldave, écroué d’abord à Clichy à la requête d’un tailleur ;le second, un homme du meilleur monde, accusé d’escroquerie –,avait motivé leur entrée chez le docteur Lambert. Ce dernierrépondait pécuniairement du Moldave, et il avait placé auprès delui deux infirmiers qui ne le quittaient ni jour ni nuit. Ce quin’empêchait pas le tailleur farouche de payer deux de cesfonctionnaires aimables qu’on nomme les gardes du commerce, pourfaire bonne garde sous les murs de la maison de santé. Quant àl’autre détenu, l’administration prévoyante avait placé deuxsentinelles dans le jardin pour empêcher toute tentative d’évasion.Il résultait de tout cela que, de jour et de nuit la maison desanté était convertie en forteresse, et qu’il était tout à faitimpossible de songer à en sortir subrepticement. Cependant, l’amourde la liberté est si puissant dans le cœur de l’homme, que jamaisun prisonnier n’a renoncé à l’espoir de s’évader. Yvan y songea.Avec cette audace qui caractérise les peuples du Nord, il conçut unplan et résolut de l’exécuter à tout prix. Ce plan était formidablede simplicité. Il s’agissait simplement pour lui de garrotter, debâillonner l’infirmier qui couchait dans sa chambre, puis de fairesubir le même sort à la sentinelle qui se promenait dans le jardin,de lui prendre sa capote, son képi et son fusil, et de se laisserrelever, à quatre heures du matin, par un autre factionnaire. Puis,de sortir librement. Or, précisément à l’heure où la comtesseVasilika sortait furtivement de l’hôtel Artoff et se rendait chezle vicomte de Morlux, Yvan s’apprêtait à mettre son projet àexécution. L’infirmier qui couchait auprès de lui était un jeunehomme de complexion assez délicate. Mais, comme Yvan avait paru leprendre en amitié, on ne l’avait pas changé. Vers minuit, Yvan, quiavait feint de dormir dès neuf heures du soir, entendit unronflement sonore auprès de lui. C’était l’infirmier qui avait finipar succomber au sommeil. Alors Yvan se leva. Il se leva sansbruit, sur la pointe des pieds, alla vers la cheminée et y prit desallumettes. Puis, il alluma un flambeau. L’infirmier ne se réveillapas. Alors Yvan jeta un regard rapide autour de lui. Il y avaitdans un coin de la chambre une table encore chargée des débris dusouper d’Yvan. Sur cette table, on avait laissé un couteau. Lecouteau était rond par le bout, il est vrai, mais poussé par unemain vigoureuse, il aurait pénétré néanmoins dans la gorge d’unhomme. Yvan s’en saisit. Puis il revint vers le lit où dormait lejeune infirmier, et, lui posant la main sur l’épaule, il l’éveilla.Le jeune homme ouvrit les yeux et vit, tout étonné, Yvan penché surlui et armé du couteau.

– Si tu pousses un cri, si tu bouges, lui dit rapidement leRusse, tu es mort !

L’infirmier eut peur, il se tut. Alors Yvan prit son mouchoir etbâillonna. Puis il coupa en quatre bandelettes la nappe qui setrouvait sur la table, et il lui lia solidement les pieds et lesmains. Il avait fait tout cela nu-pieds et en chemise.

L’infirmier préférait perdre sa place que d’êtreassassiné ; et il savait par expérience que les fous neplaisantent pas. Yvan, cette besogne finie, prit sur une chaise leshabits de l’infirmier et s’en revêtit. Puis il souleva l’oreillersur lequel reposait la tête du jeune homme et prit dessous untrousseau de clés. Avec ces clés, il devait sortir facilement de lamaison et gagner le jardin. Il n’avait même qu’un risque à courir,mais ce risque était grand… C’était de rencontrer un autreinfirmier, qui ne le reconnaîtrait pas pour un de ses pareils.Néanmoins, ayant renouvelé ses menaces de mort au jeune hommepétrifié de terreur, Yvan Potenieff prit le trousseau de clés,ouvrit sans bruit la porte de la chambre et sortit.

 

Yvan jouait de bonheur. La sentinelle qui se trouvait dans lejardin auprès de la petite porte par où nous avons vu le docteurLambert introduire, trois jours auparavant, son nouveaupensionnaire, était ce qu’on appelle une recrue.C’est-à-dire un paysan depuis six mois à peine sous les drapeaux,honnête et niais comme un véritable enfant de la loyale Bretagne.Faire faction dans un jardin est une véritable sinécure. Le soldats’était appuyé contre un arbre et s’était endormi. Yvan était sortide la maison sans faire aucune mauvaise rencontre. Le trousseau declés lui avait permis d’ouvrir toutes les portes l’une aprèsl’autre. La nuit était froide ; mais il faisait un clair delune superbe. Yvan s’approcha de la sentinelle. Elle dormait dusommeil du juste. Alors une idée traversa son esprit :

– Qui sait, pensa-t-il, si une de ces clés n’ouvre pas laporte de sortie ? Et il voulut passer outre. Mais lasentinelle s’éveilla et cria : Qui vive ?

Yvan revint vivement sur elle.

– Employé de la maison, répondit-il.

La sentinelle avait crié son qui vive ? d’une voixencore ensommeillée et peu vibrante. Elle n’éveilla personne. Yvanlui dit encore :

– Mon ami, vous êtes fou. Ne reconnaissez-vous donc pas monhabit ?

– Excusez-moi, dit la sentinelle.

– Je cours chercher des remèdes, dit le faux infirmier.

En même temps, il se disait que peut-être une des clés dutrousseau dont il s’était emparé, ouvrait la petite porte, etqu’alors il était inutile de faire aucune violence à la sentinelle.En effet, la première clé qu’il prit entra dans la serrure. Lesoldat, honnête et niais, le regardait faire. La clé tourna… Yvaneut un battement de cœur. Le pêne sortit de sa gâche, la portes’ouvrit. Alors Yvan se sentit défaillir de joie, et le nom de sachère Madeleine expira sur ses lèvres. Mais comme il s’élançaitdans la rue, une fenêtre s’ouvrit au premier étage de la maison etune voix cria :

– Arrêtez-le ! arrêtez-le ! c’est unfou !

C’était le jeune infirmier qui était parvenu à se délier ets’était débarrassé de son bâillon. Yvan se mit à courir. Mais unhomme qui faisait faction devant le mur extérieur s’élança à sarencontre et le prit à la gorge.

C’était un des gardes du commerce appointés par le tailleuropulent et magnifique. Cet homme regarda Yvan.

– Tu n’es pas celui que nous gardons, dit-il. Et il eut unmoment envie de le lâcher. Mais il se ravisa.

– Bah ! dit-il, il y aura toujours une prime.

Yvan se débattait en vain.

Chapitre 8

 

Yvan Potenieff se débattit longtemps. Mais le garde du commerceétait un vigoureux gaillard qui avait autrefois rempli le rôled’hercule dans les foires, et il parvint à terrasser le jeuneRusse. En même temps, la maison avait été mise en émoi.

Les infirmiers accoururent. On s’empara d’Yvan, on le terrassa,on le garrotta. Ce furent des cris, des hurlements… Toute la maisonde fous fut sur pied en six minutes. Le docteur Lambert, éveillé ensursaut, se hâta d’arriver.

– Ah ! ah ! dit-il avec la parfaite assuranced’un homme qui ne voit plus que des fous sur la terre, voilà unpauvre malade qu’on a négligé hier. Il n’a eu que cinq douches aulieu de huit, et il est en proie à un accès…

Yvan interrompit le docteur brusquement, avec fureur.

– Vous êtes un âne ! dit-il ; vous vousconnaissez en folie comme moi en hébreu !…

– Une douche ! une douche ! s’écria ledocteur.

On emmena Yvan, on le plaça de force sous le cruel robinet, etses hurlements s’éteignirent avec sa douleur. On le transporta danssa chambre, à demi évanoui. Puis une lassitude physique et morales’empara de lui, et il s’endormit. L’énergie de cet homme étaitbrisée. Le nom de Madeleine ne venait même plus à ses lèvres. Yvans’était endormi en appelant la mort. Mais la mort vient rarementquand on l’appelle. Yvan dormit huit heures consécutives d’unsommeil de plomb, et s’éveilla. Le soleil entrait à flots dans sachambre. Au lieu de l’infirmier chétif dont il était si facilementvenu à bout la nuit précédente, on lui avait donné un solidegarçon, de taille presque gigantesque, et qui l’eût, au besoin,assommé d’un coup de poing. Celui-ci avait jugé inutile de fairesouffrir Yvan. Il avait, durant son sommeil, coupé les cordes quimeurtrissaient ses poignets. À quoi bon attacher un homme dont ilpouvait venir si aisément à bout ? Yvan le regarda d’un œilstupide.

– Comment vous trouvez-vous, monsieur ? lui ditl’infirmier avec douceur.

– J’étouffe, j’ai besoin d’air, répondit-il.

L’infirmier ouvrit la croisée. Yvan quitta son lit et s’enapprocha. Tout à coup il tressaillit, se prit à trembler d’émotionet finit par jeter un cri. L’infirmier s’approcha, inquiet. Yvanregardait avec avidité deux hommes et une femme qui se promenaientdans le jardin et causaient. L’un de ces deux hommes était ledocteur Lambert. L’autre, M. le vicomte Karle de Morlux. Lafemme, Yvan l’avait reconnue sur-le-champ. C’était sa cousine, labelle comtesse Vasilika. Et son émotion fut si forte qu’il demeuraimmobile et sans voix, les mains tendues vers ces deux êtres quipouvaient le sauver, s’ils le voulaient.

 

La comtesse Vasilika et M. de Morlux s’étaient, eneffet, présentés le matin à la maison de santé. Le docteur, enrecevant la carte de M. de Morlux, s’était empresséd’accourir.

– Mon cher docteur, lui avait dit le vicomte, je vousprésente madame la comtesse Vasilika Wasserenoff.

Le docteur s’était incliné.

– La cousine de ce pauvre Yvan Potenieff.

– Ah ! fit le docteur, il est plus fou que jamais.

– Vraiment ?

– Il a voulu s’évader cette nuit.

– Mais il n’a pas réussi, au moins ?

– Grâce à un concours de circonstances heureuses, dit ledocteur. Or, il faut vous dire, madame, que, chez les fous, ledésir de s’échapper est presque toujours un indiced’incurabilité.

– Monsieur, répondit la comtesse, M. de Morluxvient de vous le dire, je suis la cousine de M. Potenieff, etsa famille m’a donné pleins pouvoirs. Je viens le chercher.

Le docteur recula d’un pas. On ne propose pas ainsi à un docteuraliéniste de lui reprendre ses malades sans l’émouvoir trèsfort.

– Madame part ce soir pour Pétersbourg. Le comte Potenieff,père de son malheureux cousin, l’a chargée de le reconduire enRussie.

Comme, après tout, c’était M. de Morlux qui avaitconfié Yvan au docteur, le docteur ne pouvait pas s’opposer à ceque M. de Morlux lui retirât son pensionnaire.

Il ne put que s’incliner froidement.

– Peut-on le voir sur-le-champ ? demanda lacomtesse.

– Je vais vous faire conduire à sa chambre, madame.

Mais, en se retournant, la comtesse leva la tête et aperçut Yvanà une croisée. Le prétendu fou jeta un cri :

– Vasilika !

– Je viens à votre aide, mon cousin, répondit lacomtesse.

Le docteur fit un signe. L’infirmier ne s’opposa plus à cequ’Yvan quittât sa chambre. Deux minutes après, il était dans lesbras de la comtesse Vasilika Wasserenoff, qui lui disait :

– Mon cher cousin, je vous cherche dans Paris depuis huitjours.

– Ah ! ma chère, répondit Yvan en accablant le docteuret M. de Morlux d’un double regard de haine,croiriez-vous que ces deux misérables ont prétendu… que j’étaisfou !…

– Ils l’ont cru, mon cousin.

– Ai-je bien l’air d’un fou, en vérité ? continua Yvanavec animation.

– Pas le moins du monde.

– Alors, le docteur est un âne !…

Et il attacha sur M. Lambert un œil étincelant decolère.

– Calmez-vous, mon cousin, lui dit Vasilika.

– Me calmer !

– Oui.

– Oh ! ces deux hommes me rendront raison des infâmestraitements qu’ils m’ont fait subir !

– Je vais vous expliquer ce qui est arrivé, repritVasilika, et vous leur pardonnerez à tous deux.

– Par exemple !

– Mais écoutez-moi donc, fit-elle avec un accent d’autoritéaffectueuse dont, malgré lui, Yvan subit l’ascendant.

– Parlez…

– Où avez-vous rencontré M. de Morlux ?

– Dans une auberge de Russie.

– Bon ! au moment où vous vouliez tuer un moujik.

– C’est vrai… Il avait insulté Madeleine.

– C’est ce malheureux nom qui a tout perdu.

– Comment cela ?

– M. de Morlux n’était-il pas en compagnie dujeune prince Maropouloff ?

– Oui.

– Qui vous a conduit dans son château ?

– Précisément.

– Eh bien ! le prince est un mauvais plaisant.

– Comment cela ?

– Il a persuadé à M. de Morlux que Madeleinen’existait pas, et que vous étiez fou.

– Le misérable !

– M. de Morlux vous a amené ici, persuadé queMadeleine n’avait jamais existé…

– Et que, dans toutes les femmes que vous rencontriez, dità son tour le docteur, vous reconnaissiez Madeleine.

Le docteur savait que, pour flatter la manie des fous, il fautavoir l’air de les croire raisonnables. Yvan, du reste, n’avait passurpris, entre la comtesse et lui, un rapide regardd’intelligence.

– Mais, reprit le jeune Russe, que M. de Morluxse trompe, je le veux bien… mais l’autre, un docteur !…

– Monsieur, répondit humblement le docteur, excusez-moi. Lascience n’a jamais pu constater la folie d’une manière certaine. Onen est là-dessus réduit aux conjectures.

La comtesse ajouta :

– Donnez donc la main au docteur, mon cousin, etallons-nous-en, car je viens vous chercher.

– Ah ! fit Yvan, qui respira bruyamment.

– J’ai ma calèche à la porte. Venez… et pardonnez àM. de Morlux.

Yvan tendit la main successivement au docteur Lambert et auvicomte. Puis il remonta dans sa chambre, y prit son paletot et sonchapeau, et, comme un novice à qui on ouvre les portes de sonlycée, il rejoignit la comtesse, et, tout joyeux, il lui offrit lebras. Vasilika avait dit vrai, sa voiture était à la porte :elle y monta. Yvan s’assit à côté d’elle. M. de Morluxleur fit vis-à-vis. Le cocher rendit la main à deux magnifiquestrotteurs et Yvan se crut sauvé…

– Je n’ai pas de chance avec la Russie ! murmura ledocteur Lambert avec mélancolie tandis que la voiture disparaissaitdans un nuage de poussière… Voilà un pensionnaire de cent louis parmois qui me glisse des mains !…

Et, tout triste, il commença sa visite du matin.

 

Une heure après, on apporta au docteur les cartes de deuxvisiteurs. L’une portait ce nom : Comtesse Artoff.L’autre celui-ci : Major Avatar.

– Tiens ! murmura le docteur tout joyeux, on diraitque la Russie se ravise !

Chapitre 9

 

La comtesse Artoff s’était levée de bonne heure ce jour-là.Néanmoins, elle fut assez étonnée de voir, en ouvrant sa fenêtre,la comtesse Vasilika tout habillée et se promenant dans le jardin.Au bruit que fit la fenêtre en s’ouvrant, Vasilika se retourna etsalua Baccarat de son plus suave sourire. Puis elle s’approcha toutprès, de façon à pouvoir causer.

– Et votre malaise d’hier, comtesse ? lui ditBaccarat.

– Dissipé complètement, chère belle. La migraine s’en vacomme elle vient, vous savez.

– C’est assez vrai, cela !

– Aussi me suis-je levée de bonne heure ce matin, etvais-je me dédommager un peu en montant à cheval.

– Ah ! fort bien.

Baccarat remarqua seulement alors que Vasilika tenait rassembléedans sa main gauche la longue jupe d’une amazone. Elle descendit aujardin et tendit sa main à Vasilika. Qui eût vu ces deux femmes sepromenant au bras l’une de l’autre, parlant de ces mille riens quisont constamment le fond de la causerie des femmes, eût été loin depenser qu’elles étaient ennemies. Jamais Baccarat n’avait été plussimplement expansive ; jamais la belle Russe n’avait eu plusde charmes félins dans sa démarche, plus de caresses dans la voixet de sourires sur les lèvres.

– Eh bien ! dit-elle à Baccarat, qu’avez-vous fait dufameux major Avatar hier soir ?

– Mais il a pris une tasse de thé et s’est retiré.

– Ainsi vous ne croyez pas à Rocambole ?

Baccarat eut un rire si franc, si net, que la comtesse Vasilikafut légèrement ébranlée dans sa conviction.

– Mais, ma chère belle, reprit Baccarat, commentvoulez-vous que je ne reconnaisse pas un homme que j’ai faitmarquer ?

– Mais il y a dix ans de cela.

– Si Rocambole se trouvait sur mon chemin dans dix autresannées, je le reconnaîtrais.

– Vraiment ? fit la comtesse pensive. Baccaratajouta :

– Ce pauvre officier russe doit être la victime dequelqu’une de ces machinations infernales que sait si bien ourdirla police de Moscou et de Pétersbourg. Mais je l’ai pris sous maprotection.

– Que pourrez-vous donc faire pour lui ?

– Mais, ma chère, je suis russe par mon mariage et voussavez bien que le comte Artoff, mon mari, a une grande influence àl’ambassade.

– Je le sais.

– Je suis française aussi. Mon salon est très fréquenté, etbeaucoup de gens de notre monde savent que j’ai autrefois vu, commeje vous vois, ce bandit célèbre qu’on appelait Rocambole.

– Eh bien ?

– Quand j’aurai invité le major Avatar à dîner, personne àParis ne songera plus à faire confusion.

– Tant mieux pour lui, dit la comtesse Vasilika qui ne putdissimuler un geste de dépit.

Tout en causant elles avaient quitté le jardin et passé sous lavoûte de l’hôtel qui conduisait à la cour d’honneur. Un domestiquerusse, de la suite de Vasilika, tenait en main deux chevaux – unrobuste poney pour lui, une admirable bête de pur sang pour samaîtresse.

– Au revoir, comtesse, dit Vasilika.

Elle tendit la main à Baccarat et se mit lestement en selle,effleurant à peine de son petit pied le genou plié de sondomestique. Baccarat la suivit des yeux jusqu’à ce que la portecochère de l’hôtel se fût refermée. Puis elle rentra chez elle,s’assit devant une table et se mit à compulser le volumineuxdossier que lui avait remis, la veille, Rocambole. Elle se livraitavec une sorte d’ardeur fiévreuse à cette besogne, lorsque sonvalet de chambre entrouvrit la porte du boudoir.

– Madame la comtesse, dit-il, peut-elle recevoir le majorAvatar ?

– Oui, dit Baccarat.

Peu après Rocambole entra.

– Madame, dit-il, savez-vous ce qui s’est passé cettenuit ? Elle le regarda étonnée.

– Madame la comtesse Wasserenoff est sortie, à deux heuresdu matin.

– De l’hôtel ?

– Oui, sous les habits de sa femme de chambre.

– Dans quel but ?

– Un de mes hommes, un nommé Noël, déguisé en chiffonnier,et que j’avais chargé de veiller sur l’hôtel de Morlux, l’arencontrée.

– Où allait-elle ?

– Chez M. de Morlux. Elle y est restée plus d’uneheure.

– C’est étrange, murmura Baccarat.

Puis elle sonna et dit au valet qui se présenta :

– Qu’on fasse monter le suisse.

Le suisse arriva ; interrogé il répondit que, en effet, aumilieu de la nuit, on lui avait demandé le cordon. Il avait passésa tête à son carreau et cru reconnaître la Géorgienne de lacomtesse Wasserenoff. Baccarat le congédia. Puis elle regardaRocambole.

– Est-ce tout ? dit-elle.

– Non, répondit-il.

– Qu’est-ce encore ?

– La comtesse est sortie d’ici il y a une heure.

– Oui, à cheval, suivie par un domestique.

– Elle est allée jusqu’aux Champs-Élysées. Là, à la hauteurde la rue de Chaillot, attendait une voiture.

– Celle de M. de Morlux, sans doute ?

– Précisément. M. de Morlux y était. La comtessea mis pied à terre, confié son cheval à un moujik et elle estmontée en voiture. M. de Morlux a crié au cocher :« À Auteuil ! »

– Eh bien ? demanda Baccarat inquiète.

– Savez-vous où ils vont ?

– Voir Yvan Potenieff, sans doute.

– Non pas, mais l’enlever !

Baccarat secoua un gland de sonnette.

 

Or, comme nous l’avons dit, M. le docteur Lambert achevaitsa visite du matin quand on était venu lui annoncer la visite de lacomtesse Artoff et du major Avatar. Plein d’espoir et s’imaginantqu’on lui ramenait quelque Russe de distinction, il s’étaitempressé de se rendre au petit salon-parloir, où on avait coutumed’introduire les visiteurs. Le visage hautain et glacé de Baccaratle déconcerta quelque peu. Son obséquiosité bienveillante, qui setraduisait par un sourire doctoral, lui rentra même un peu dans lagorge.

– Monsieur, lui dit Rocambole, vous avez pour pensionnaireun jeune Russe appelé Yvan Potenieff, dont la folie consiste àrevoir partout une femme du nom de Madeleine.

– C’est bien cela, dit le docteur. Il y a trois jours,quand je l’ai amené ici, nous avons rencontré dans lesChamps-Élysées Clorinde, une femme bien connue dans le demi-monde.Et il s’est élancé hors de sa voiture en criant : « C’estMadeleine ! »

– Je sais cela, dit Rocambole ; seulement j’ignoraisle nom de la femme dont vous parlez.

– Elle est pourtant assez connue.

– Je ne dis pas non ; seulement, dit Rocambole,j’arrive d’un long voyage, et cette dame n’était pas célèbre quandje suis parti.

Le docteur s’inclina. Rocambole reprit :

– Sauriez-vous, par hasard, où demeure mademoiselleClorinde ?

– Non, mais tout Paris vous le dira.

– Mais, dit vivement Baccarat, il s’agit d’YvanPotenieff.

– C’est juste.

– Monsieur, nous désirerions le voir.

– Voilà, madame, qui est tout à fait impossible.

– Pourquoi ?

– Parce que Yvan n’est plus ici.

La comtesse Artoff pâlit :

– Depuis quand ? dit-elle.

– Depuis ce matin. Sa cousine… elle m’a dit son nom, maisje l’ai oublié, je suis brouillé avec ces diables de nomsrusses…

– Eh bien ? sa cousine…

– Est venue le chercher et l’a emmené.

Baccarat et Rocambole échangèrent un regard et jugèrent inutiled’apprendre au docteur qu’il avait été l’innocent complice d’unmisérable guet-apens. Ils saluèrent le docteur qui les accompagnaun peu confus jusqu’à leur voiture. Rocambole fronçait lessourcils, lui qui, d’ordinaire, était impassible chaque fois qu’unede ses combinaisons était détruite par le hasard.

– Que faire ? murmura Baccarat. Où l’a-t-elleconduit ?

– Assurément, ce n’est pas chez vous.

Et Rocambole, d’une voix légèrement émue, ajouta :

– Je ne crains ni M. de Morlux, ni Timoléon, nitous les autres.

– Mais vous craignez quelqu’un ?

– Oui, cette femme, dit-il en faisant allusion à lacomtesse Vasilika Wasserenoff.

– Eh bien ! je ne la crains pas, moi, réponditBaccarat, l’œil plein d’éclairs. À l’œuvre !

– À l’œuvre ! répéta Rocambole.

Chapitre 10

 

Qu’était devenu Yvan ? La comtesse Vasilika etM. de Morlux l’emmenaient dans leur voiture. La premièresensation d’Yvan avait été toute d’égoïsme et de bien-être. Ilavait respiré à pleins poumons. Le temps était magnifique. On étaitsur la fin de mars et le printemps commençait. La voiture suivit unmoment le bord de la Seine, côtoyant les rails du chemin de feraméricain. Le coup d’œil était magnifique. À gauche, les hauteursdu Trocadéro dont les vieux arbres se couvraient de bourgeons. Àdroite, la Seine avec ses ponts grandioses. Au-delà, leChamp-de-Mars, l’École militaire, le dôme des Invalides et lesclochetons gothiques de Sainte-Clotilde. Au-delà encore, noyés dansla brume du matin, les coteaux lointains de Bellevue et de Meudon.Yvan fut ébloui. Aux Champs-Élysées, il n’avait rien vu de Paris,si ce n’est une énorme affluence de voitures et de cavaliers, detoilettes printanières et d’équipages luxueux. Maintenant il voyaitle Paris grandiose et historique dont on parlait le soir, dans sonenfance, auprès du poêle paternel, dans sa froide Russie. Maisl’éblouissement fut court. La calèche passa le pont Royal,s’engagea dans le faubourg Saint-Germain et le panorama disparut.Alors un nom vint aux lèvres d’Yvan :

– Madeleine !

La comtesse Vasilika se prit à sourire.

– Vous l’aimez donc bien ? dit-elle.

– Oh ! fit Yvan, à en mourir.

– Vous n’en mourrez pas, répondit Vasilika sourianttoujours, car elle est à Paris, et vous la reverrez…

– Vous savez où elle est ?

– Nous la retrouverons.

– Chère cousine, murmura Yvan, baisant avec transport lesmains de la comtesse ; mais où me conduisez-vous ?

– Chez moi, dit-elle.

– Vous habitez donc Paris ?

– Oui, depuis huit jours. Ne vous ai-je pas écrit, quandvous avez quitté Pétersbourg, que je partais pour un longvoyage ?

– C’est juste.

– Eh bien, c’était pour vous devancer à Paris.

– Vraiment ?

– Pour vous protéger… pour vous aider à retrouverMadeleine. Heureusement je suis arrivée un peu plus tard que je nepensais.

– Ah !

– J’ai été souffrante en route, et obligée de m’arrêter. Cequi fait que lorsque je suis arrivée, j’ai su que vous étiez lavictime d’une odieuse plaisanterie du prince Maropoulof.

Yvan ne put s’empêcher de regarder M. de Morlux detravers. M. de Morlux n’avait pas dit un mot jusque-là.La comtesse reprit :

– J’ai un bel hôtel dans ce quartier. Je vous le donnerai,à Madeleine et à vous, quand vous serez mariés. Je veux vous voirheureux.

Le naïf Yvan crut Vasilika sur parole. Il lui baisa de nouveaules mains. La calèche, après avoir traversé la place duPalais-Bourbon et suivi la rue de l’Université, venait de s’engagerdans un dédale de petites rues avoisinant la place Saint-Sulpice.Elle s’arrêta rue Cassette.

– C’est ici, dit Vasilika.

La porte cochère s’ouvrit et la calèche roula sous unevoûte sonore… La rue Cassette est un couvent non muré dansParis.

Chaque maison ressemble à une cellule. On y sent une odeur d’eaubénite dans chaque escalier. Les hommes y portent de longuesredingotes à la séminariste. Les femmes sont embéguinées comme desnonnettes. Le soir, par les chaudes haleines de juin, on croit yrespirer des parfums d’encens. Quelques libraires catholiques,quelques marchands d’objets de sainteté constituent, à eux seuls,tout le commerce de ce cloître converti en rue. Il y a de grandshôtels tristes, avec de grands jardins mal tenus, dont les arbresséculaires affectent des formes bizarres. Jamais, si vous y passez,vous n’y entendrez un éclat de rire frais et mutin, jamais unrefrain joyeux. À un bout de la rue, il y a un menuisier qui chantedes cantiques. À l’autre bout, un marbrier pour tombes ! Vousavez tourné l’angle de la rue du Vieux-Colombier, la joie aucœur ; le sourire aux lèvres. Vous entrez dans la rue Cassetteet le sourire disparaît et le cœur se serre. Vous quittez le mondevivant. Vous vous croyez dans un cimetière. Cette impression, Yvanla subit. Quand la calèche fut entrée dans la cour d’un vieil hôtelet que les portes vermoulues se furent refermées sur elle, Yvanéprouva un vague effroi. Mais Vasilika le prit par la main et luidit :

– Venez !

M. de Morlux était resté dans la calèche. L’hôtelparaissait désert. Les fenêtres qui donnaient sur la cour étaientcloses. Il n’y avait pas de concierge. On aurait dit que le fantômede quelque moine avait ouvert la porte. Cependant Vasilika, enfaisant pénétrer Yvan dans un humide et sombre vestibule àl’extrémité duquel on voyait la rampe en fer ouvragé d’un largeescalier, Vasilika appela :

– Beruto ?

Beruto accourut.

Il salua humblement Yvan ; mais Yvan lui dit aveccolère :

– Malheureux ! c’est toi qui as causé toutes mesmésaventures.

– Pardonnez-lui, mon cher cousin, répondit Vasilika. Berutoest moins coupable que vous ne le pensez.

– Le misérable ! dit Yvan, il pouvait bien certifierque je n’étais pas fou !

– Oui, mais Beruto est une âme vénale, dit Vasilika, et leprince Maropoulof a payé fort cher son silence.

Yvan montra le poing au domestique italien.

– Je te ferai périr sous le bâton ! dit-il.

– Non, répondit Vasilika, nous avons besoin de lui.

Beruto, peu sensible aux reproches d’Yvan, avait ouvert uneporte à deux battants devant la comtesse. Yvan respira alors. Il setrouvait au seuil d’un grand salon dont les croisées ouvertesdonnaient sur un jardin. Un jardin planté de grands arbres déjàverts et inondé de lumière. Vasilika fit asseoir Yvan auprès d’unedes fenêtres ouvertes. Et Yvan se reprit à respirer à pleinspoumons.

– Mon ami, lui dit-elle, avant demain j’aurai retrouvéMadeleine.

– Demain !… un siècle ! murmura Yvan.

– Un siècle qu’il faut abréger le plus possible.

– Comment ? fit-il avec la naïveté d’un enfant.

– Mais d’abord nous allons déjeuner.

Elle fit un signe. Beruto disparut, puis une minute après, ilrevint poussant devant lui une table toute servie. Yvan avait faim.Depuis longtemps les amoureux, même les amoureux de roman, ontrecouvré l’appétit. Yvan se mit donc à table. Vasilika lui parlaitde Madeleine et lui versait à boire. Yvan ne tarissait pas sur labeauté, les grâces et les perfections de Madeleine… Et il buvaitcomme un vrai Russe. Vasilika lui versait le vin favori desMoscovites, celui qu’ils font venir à grands frais sur leurs tablesaristocratiques, le champagne. Et tout en mangeant de fort bonappétit, tout en parlant de Madeleine, tout en buvant, Yvan sentaitpeu à peu sa tête s’alourdir.

– Vous paraissez brisé de fatigue, lui dit Vasilika, quandelle vit qu’il commençait à lutter contre le sommeil.

– C’est la lutte que j’ai soutenue la nuit dernière contreles infirmiers, répondit-il. Si vous saviez comme on m’a maltraitéchez cet imbécile de docteur !

– Pauvre ami ! dit Vasilika.

Et elle lui versait à boire. Quant à elle, elle déjeunait àl’anglaise. Elle mangeait des côtelettes et buvait du thé.

– Je suis moulu, murmura Yvan qui fermait parfois les yeuxet les rouvrait ensuite avec effort.

Il posa sa serviette sur la table et dit encore :

– Je crois que si je fumais, cela me ferait du bien.

– Beruto, des cigares… dit Vasilika.

Beruto apporta des havanes sur un plateau de vermeil. Yvan enprit un et l’alluma. Mais à la troisième bouffée, ses yeux sefermèrent et ne se rouvrirent plus. Il s’allongea dans son fauteuilpar un mouvement machinal et le cigare échappa à ses lèvres.

– Il dort, murmura Vasilika.

Alors elle se leva et appela Beruto. Ses yeux brillaient d’unfeu sombre.

– Voilà ton prisonnier ! dit-elle. Tu m’en réponds surta tête.

– Oui, maîtresse, répondit l’Italien.

La comtesse s’approcha du mur, pressa un ressort invisible, et,tout aussitôt, la partie du plancher sur laquelle reposaient latable et le fauteuil du dormeur, s’abaissa comme une trappe dethéâtre, et le malheureux Yvan Potenieff, endormi, descenditlentement dans des profondeurs inconnues.

Chapitre 11

 

Lorsque Baccarat rentra chez elle, elle fut alors étonnéed’apprendre que la belle Russe était entrée accompagnée par unhomme jeune et de bonne mine. Vasilika avait conduit cet homme àson appartement et s’y était enfermée avec lui. Le major Avataraccompagnait Baccarat. Tous deux se regardèrent.

– Voilà qui est étrange ! murmura Baccarat. Cettefemme a un aplomb infernal. Que veut-elle faire d’Yvan ?

– Voilà ce que j’ignore, répondit Rocambole, et voilàpourtant ce qu’il faut savoir à tout prix.

L’homme jeune et de bonne mine ne pouvait être qu’Yvan. Cela nefit pas l’ombre d’un doute pour Baccarat et pour Rocambole. Mais eneussent-ils douté un moment que le valet de chambre de la comtesseles eût raffermis dans cette croyance. En effet, le valet dechambre qui était, du reste, un insignifiant comparse, et que lacomtesse Vasilika n’avait certainement pas mis dans sesconfidences, se présenta chez Baccarat et lui dit :

– Madame la comtesse fait demander à madame si ellevoudrait être assez bonne pour monter chez elle.

Baccarat fit un signe affirmatif et le valet sortit. Alors ellese tourna vers Rocambole, qui l’avait suivie jusque dans sonboudoir :

– Vous n’avez jamais vu Yvan Potenieff ? dit-elle.

– Jamais.

– Ni moi, dit Baccarat ; et bien que j’aie passéplusieurs hivers à Saint-Pétersbourg, je ne l’ai jamaisrencontré.

La comtesse Artoff poussa alors dans le fond du boudoir uneporte qui ouvrait sur un escalier dérobé.

– Écoutez, lui dit-elle, tout le monde croit au majorAvatar, excepté Vasilika. Elle ne s’y est pas trompée une minute,et pour elle, vous êtes bien Rocambole. Il ne faut donc pas qu’ellevous revoie ici. Cependant, je tiens absolument à ce que vousassistiez à l’entretien qu’elle me fait demander.

– Comment faire alors ?

– Vous voyez cet escalier ?

– Oui.

– Vous allez le gravir jusqu’au premier étage. Là, voustrouverez un corridor au bout duquel est une porte. Cette portedonne sur un cabinet de toilette qui dépendait de l’appartement ducomte Artoff. Cet appartement est occupé par la comtesse. La portede communication entre l’appartement et le cabinet de toilette aété condamnée et masquée par une tenture semblable à celle quirecouvre les murs de la chambre à coucher. Montez sans bruit,installez-vous dans le cabinet de toilette et collez votre oreilleà la porte. Vous ne verrez pas, mais vous entendrez… Rocamboleobéit et disparut par le petit escalier, tandis que Baccaratmontait par le grand, chez la comtesse Vasilika. Elle trouva labelle Russe au coin de la cheminée de la chambre, assise vis-à-visd’un homme jeune, élégamment vêtu et qui paraissait radieux.

– Chère comtesse, dit Vasilika en lui tendant la main,voulez-vous me permettre de vous présenter mon cousin, M. YvanPotenieff ?

Baccarat salua le jeune homme, qui lui fit une révérence assezgauche. Il était habillé comme un gentleman, mais il avait quelquechose de raide et de composé dans sa tournure qui choqua lesinstincts aristocratiques de la comtesse Artoff.

– Ma belle amie, reprit Vasilika, je viens de faire ma paixavec mon cousin. Je l’ai arraché à cette maison de fous danslaquelle il avait été conduit par suite d’une mystification demauvais goût qui est l’œuvre du prince Maropoulof et d’un de sesamis, le comte Kouroff, qui me poursuit de son amour.

– Ah ! vraiment ? fit Baccarat avec une parfaiteindifférence.

Vasilika reprit :

– Il paraît que Madeleine existe réellement.

– En vérité !

– Par conséquent, si elle existe, mon cousin n’est pasfou.

– C’est logique.

– Je vous demande donc l’hospitalité pour lui jusqu’à ceque nous ayons retrouvé Madeleine.

Le faux Yvan Potenieff salua de nouveau.

– Comtesse, poursuivit Vasilika, convenez que je suis unefemme d’abnégation.

– Comment cela ?

– J’aimais mon cousin… nous étions fiancés… et je consens àrenoncer à lui.

– Chère Vasilika, murmura le faux Yvan. Ah ! si voussaviez…

– Oui, dit-elle en souriant, je sais que vous aimezMadeleine. Vous me l’avez répété deux mille fois depuis cematin.

Et Vasilika poussa un soupir et murmura :

– Allons ! j’épouserai le comte Kouroff.

Baccarat, silencieuse, se disait :

– Cet homme est plutôt laid que beau : de plus, il al’air commun… Si c’est Yvan Potenieff, comment a-t-il pu inspirerune semblable passion ?

Puis elle regarda Vasilika en souriant, et lui dit :

– M. Yvan Potenieff est ici chez lui, chère belle,comme vous y êtes chez vous. À propos, vous savez que mon mariarrive demain ?

– Le comte Artoff ?

– Peut-être même ce soir.

– Ah ! fort bien, dit Vasilika, qui, malgré elle,laissa percer sur sa physionomie une vague inquiétude.

Cette inquiétude n’échappa point à Baccarat, qui pensa quepeut-être le comte Artoff connaissait Yvan Potenieff. Elle échangeaquelques mots encore avec le faux Yvan et Vasilika, puis elle seretira en leur disant :

– Je vous laisse à vos épanchements de famille. Comtesse,vous descendrez dîner, n’est-ce pas ?

– Mais sans doute.

– Et M. Potenieff aussi ?

Le faux Yvan salua avec la même gaucherie. Baccarat descendit aurez-de-chaussée de l’hôtel où se trouvait son appartement ;mais ce fut pour gagner le petit escalier qu’avait suivi Rocamboleet rejoindre celui-ci. Rocambole se retourna au frou-frou de larobe de Baccarat, posa un doigt sur ses lèvres et lui dit toutbas.

– Écoutez !

En même temps il l’attira vers la porte condamnée, à traverslaquelle on entendait distinctement la voix de Vasilika et celle deson prétendu cousin. Tous deux parlaient russe. Mais Baccaratcomprenait le russe aussi bien que Rocambole. N’y avait-il pasdouze ans qu’elle s’appelait la comtesse Artoff ?

– Madame, lui dit Rocambole à l’oreille, avez-vous lu unelettre de Madeleine à sa sœur, qui se trouvait dans le dossier queje vous ai remis ?

« Dans cette lettre, Madeleine disait qu’elle avait entenduson cher Yvan dire qu’il ne l’aimait plus et se résignait à épousersa cousine.

– C’est vrai.

– Or, savez-vous qui elle avait entendu ? Un homme quiavait exactement la même voix que M. Yvan Potenieff, undomestique gagné par le père d’Yvan, pour jouer cette abominablecomédie.

– C’est l’homme qui l’a outragée à l’auberge du Sava ?demanda Baccarat qui savait maintenant par cœur l’histoire deMadeleine.

– C’est l’homme que vous avez vu tout à l’heure, réponditRocambole, et qui s’apprête à jouer une seconde fois le rôled’Yvan.

– Il ne le jouera pas longtemps, dit Baccarat avec unsourire qui donna le frisson à Rocambole.

 

Le faux Yvan Potenieff se tira assez bien de son emploi degentilhomme russe pendant le dîner. Vasilika était calme etsouriante. La comtesse Artoff paraissait prendre le faux Yvan trèsau sérieux.

– Monsieur Potenieff, lui dit-elle, quand on eut servi lecafé, votre cousine est une belle paresseuse qui aime à fumer sescigarettes dans son fauteuil. Moi, au contraire, j’aime à marcher.Voulez-vous me donner le bras, nous allons faire un tour aujardin.

– Allez, comtesse, dit Vasilika en allumant sacigarette.

La comtesse Artoff jeta un burnous de cachemire sur ses épauleset prit le bras du faux Yvan. La nuit était tiède, et la lunebrillait au ciel. Baccarat emmena son cavalier sous les grandsarbres du jardin ; puis elle l’entraîna dans une petite alléebien touffue et bien sombre, au bout de laquelle se trouvait unpavillon dont, l’été, elle faisait un cabinet de travail.

– Voulez-vous voir mes livres ? dit-elle.

– Volontiers, répondit-il.

On voyait de la lumière dans le pavillon.

– Qui donc est là ? demanda le faux Yvan.

– Sans doute ma femme de chambre, répondit la comtesseArtoff.

En même temps, elle poussa la porte et fit entrer son cavalier.Le faux Yvan fit trois pas en avant, puis il s’arrêta brusquement.Il se trouvait face à face avec deux grands laquais, armés chacunde ce terrible fouet que les Russes appellent le knout.

Chapitre 12

 

Les deux hommes que le faux Yvan avait devant lui étaient desolides gaillards taillés comme des lutteurs antiques. En outre,ils avaient ce visage impassible de gens qui obéiront quand mêmeaux ordres qu’ils ont reçus, et qui ne se laisseront pas attendrir.Le faux Yvan était entré devant la comtesse. Celle-ci ferma laporte. Alors elle regarda le prétendu cousin de Vasilika et luidit :

– Esclave, puisque tu es russe, tu dois savoir le châtimentqu’on réserve à ceux qui ont usurpé un nom et un titre auxquels ilsn’avaient aucun droit.

– Madame… balbutia le faux Yvan… je ne vous comprendspas…

– Comment te nomme-t-on ?

– Yvan Potenieff.

– Tu mens.

– Madame…

– Tu es un moujik appelé Pierre.

Pierre le moujik, car c’était lui, se prit à pâlir et àtrembler.

– Esclave, reprit Baccarat, tu vas être châtié.

En même temps elle fit un signe. Les deux hommes seprécipitèrent sur lui et le terrassèrent.

– Au secours ! hurla Pierre.

– Si cet homme crie trop fort, dit la comtesse Artoff,tuez-le.

Pierre le moujik tomba à genoux.

– Madame… madame… dit-il, ayez pitié…

Baccarat ne répondit pas.

– Je vous dirai tout…

– Quoi, tout ? fit-elle.

– Oui, pourquoi j’ai dit que je m’appelais YvanPotenieff.

Baccarat ne lui ordonna point de parler, et les deux valets luiarrachèrent son habit d’abord. Pierre dit encore :

– C’est la comtesse Vasilika qui l’a voulu.

– Ah ! fit Baccarat avec indifférence.

– Depuis huit jours que je suis à Paris, continua lemoujik, on m’a enfermé ; on me donne des leçons de maintien,on m’apprend à devenir un parfait gentleman, tout cela pour jouerle rôle de M. Yvan.

– Pourquoi ?

– Parce que j’ai la même voix que lui.

Après l’habit, les valets lui avaient ôté sa chemise. Cependantils ne frappaient pas encore et attendaient que Baccarat fît unsigne. Mais Baccarat ne se pressait point.

– Sais-tu où est Yvan ? dit-elle.

– Yvan ?

– Oui, M. Potenieff ?

– Je ne sais pas, répondit le moujik.

– Prends garde ! Si tu le sais, tu feras bien de me ledire.

– Je ne sais pas, répéta-t-il. La comtesse Vasilika ne meconfie pas ses secrets.

– Tant pis pour toi, répondit Baccarat, car une pareillerévélation pourrait seule te sauver du châtiment que je t’airéservé.

Et Baccarat rouvrit la porte et dit à ses gens :

– Cinquante coups de knout ; allez !

Elle s’en alla et reprit sa route à travers le jardin d’un paségal et calme. Un homme l’attendait caché dans un massif, àmi-chemin du pavillon et de l’hôtel. Cet homme c’étaitRocambole.

– Eh bien ? lui dit-elle.

– Rien encore.

– Vous n’avez rien appris ?

– Une seule chose, c’est qu’on a vu la voiture deM. de Morlux sortir de la rue Cassette.

– C’est beaucoup déjà.

– L’homme de qui je tiens ces renseignements et qui n’estautre que le prétendu chiffonnier de la nuit dernière, a suivi lavoiture jusqu’au carrefour de la Croix-Rouge. Malheureusement, ilétait en voiture lui-même. Un encombrement comme il y en a souventdans ce quartier, ne lui a pas permis de suivre plus longtemps lacalèche de M. Morlux.

– Qui donc s’y trouvait ?

– M. de Morlux et la comtesse étaient assis l’unvis-à-vis de l’autre.

– Et Yvan ?

– Il était auprès de Vasilika. Quand l’encombrement acessé, la calèche avait disparu depuis longtemps. Noël n’en a pasmoins – à pied cette fois – battu tout le quartier, fureté partout,demandé à droite et à gauche. Il est resté dans le faubourgSaint-Germain près de deux heures. Comme il s’en allait, et prenaitla rue du Vieux-Colombier, la calèche a reparu. Elle sortait de larue Cassette et s’est éloignée au grand trot.

– Ah !

– Mais Yvan n’y était plus ; Noël a eu le temps de leconstater.

– Il faudra fouiller la rue Cassette demain, dit Baccarat.Rocambole tressaillit et entendit des cris sourds qui partaient dupavillon.

– Qu’est-ce que cela ? demanda-t-il.

– C’est le knout qui fait son office, répondit-elle.

– N’avez-vous plus rien à m’ordonner ?

– Non, pour ce soir, du moins… Ah ! s’interrompitBaccarat, avez-vous vu la petite dame en question ?

– Elle m’attend à six heures, répondit Rocambole.

Et il s’en alla. Non point en regagnant l’hôtel, mais en sedirigeant au contraire, vers l’extrémité du jardin. Il y avait encet endroit une petite porte qui donnait sur une ruelle dontBaccarat lui avait remis la clé. Cette dernière rentra dans lasalle à manger. La belle Russe s’y trouvait toujours. Nonchalammentcouchée sur une chaise longue auprès de sa table, entourée d’unbrouillard produit par la fumée de sa cigarette, rêveuse, leslèvres entrouvertes, Vasilika résumait en apparence, dans cetteattitude, le type d’une femme d’Orient qui n’a aucune préoccupationdans l’esprit, aucun orage dans le cœur. Elle leva à peine la têteen voyant entrer Baccarat. Celle-ci jeta son burnous sur un meubleet dit :

– L’air du soir est trop frais pour moi.

– Où est Yvan ? demanda Vasilika.

– Il fume dans le jardin.

Cette réponse satisfait la belle Russe, qui roulait en ce momentune nouvelle cigarette. Baccarat vint s’asseoir auprès d’elle.

– Comtesse, lui dit-elle, vraiment, vous aimez votrecousin ?

– À en mourir.

– Et vous renoncerez à lui ?

– Il le faut bien, puisqu’il ne m’aime pas.

Et Vasilika soupira.

– Pauvre Yvan, ajouta-t-elle, il aime éperdument cettepetite institutrice.

Baccarat eut un sourire :

– Vraiment, fit-elle, M. Yvan Potenieff inspire desemblables passions ?

– Vous ne le trouvez donc pas beau ?

– Peuh ! fit Baccarat.

– Et puis, il est brave… dit Vasilika fronçant lesourcil.

Les fenêtres de la salle à manger donnaient sur le jardin. L’uned’elles était ouverte. Tout à coup Vasilika, qui était retombéedans son silence, dit vivement :

– Qu’est-ce que ce bruit ?

– Entendez-vous quelque chose ? dit Baccarat aveccalme.

– Oui… il me semble qu’on crie…

– Où donc ?

– Là-bas… dans le jardin…

– Bah !

– On crie… on hurle… on appelle au secours…

– C’est possible, chère belle.

– Comment, dit Vasilika émue, cela ne vous trouble pasdavantage ?

– Non, car je sais ce que c’est…

Vasilika se leva. Une sorte de pressentiment l’assaillit.

– Qu’est-ce donc ? dit-elle.

– Deux de mes valets qui bâtonnent un homme qui m’a manquéde respect.

– Un homme qui…

– Un homme, continua Baccarat, qui a osé se moquer demoi.

– De vous ?

– En empruntant le nom d’un gentilhomme russe, alors qu’iln’est qu’un vil esclave.

Vasilika recula et jeta un cri.

– Cet homme, dit froidement la comtesse Artoff, se nommePierre le moujik et il a eu l’audace de s’asseoir à ma table, en sedisant votre cousin, chère belle.

Vasilika jeta un cri et fit un bond en arrière. Le tigre épiantsa proie, le jaguar prêt à bondir, le reptile monstrueux fascinantsa victime, le basilic, n’ont pas un regard plus terrible que celuidont Vasilika enveloppa la comtesse Artoff.

– Ah ! s’écria-t-elle ivre de fureur, vous vous placezsur mon chemin et vous voulez vous mêler de mes affaires… À nousdeux donc !

Elle avait un poignard dans son corsage. Ce poignard se trouvasubitement dans sa main, et le brandissant, Vasilika, la femmeélégante redevenue sauvage, bondit sur la comtesse Artoff pour lelui enfoncer dans le cœur.

Chapitre 13

 

Vasilika était la vraie femme du Nord, l’héritière directe deces Cosaques farouches qui, venus des bords du Don, prirent auMoyen Âge possession des rives de la Neva et se substituèrent peu àpeu aux anciens Moscovites. Comme tous les Russes, elle avait lesourire aimable, le ton caressant et courtois qui annoncentl’extrême civilisation. Mais si on grattait cette surface policée,on retrouvait la nature indomptable et sauvage. La passion venaitde transformer Vasilika d’une façon si complète qu’un ouragandéfigure et désole en quelques heures une plaine fertile et biencultivée. La femme aux manières exquises, au doux langage, lagrande dame qui faisait l’admiration et l’orgueil des salons dePétersbourg, venait de disparaître. La comtesse Artoff ne vit plusdevant elle qu’une femme aux yeux sauvages, à la voix rauque,bondissant comme une bête fauve prise au piège. Si le coup depoignard qu’elle lui porta avait été dirigé par une main moinsagitée, Baccarat était morte. Mais la comtesse Artoff avait eu letemps de se jeter de côté et elle eut simplement l’épauleeffleurée. En même temps, Vasilika, entraînée par son élan, nes’arrêta qu’à l’autre bout de la salle. Mais Baccarat avait eu letemps de mettre la table entre elles deux. Et Baccaratattendit.

– Ah ! tu te mêles de mes affaires, dit Vasilika dontla voix avait des trépidations sourdes, ah ! tu veux savoir ceque j’ai fait d’Yvan… tiens !

Et de nouveau elle se rua sur elle, le poignard à la main. MaisBaccarat avait eu le temps de se remettre de l’émotion que luiavait causée cette brusque agression. Baccarat se souvenait de sajeunesse, et le poignard de Vasilika ne l’effrayait point. Comme laRusse bondissait une seconde fois sur elle, elle se baissa, lasaisit par la taille, l’étreignit de ses bras robustes et serra sifort que Vasilika, à demi étouffée, n’eut pas le temps de frapperet laissa échapper son poignard. Alors ce fut l’affaire d’uneseconde. Vasilika fut terrassée. La comtesse Artoff lui mit ungenou victorieux sur la poitrine en lui disant :

– Mais vous ne savez donc pas, chère belle, que je me suisappelée la Baccarat ?

En même temps elle ramassa le poignard et ajouta :

– Maintenant c’est moi qui vais vous dicter mesconditions.

Et Vasilika, ivre de fureur, mais réduite à l’impuissance, vitbriller la lame meurtrière au-dessus de sa tête.

– Madame, dit froidement Baccarat, aussi vrai que vous êteslà, tout à fait en mon pouvoir, je vous jure que je vais vous tuersi vous ne m’obéissez pas.

Vasilika fit un geste et balbutia quelques mots, qui voulurentdire :

– Je suis vaincue, je subirai les lois de la guerre.

Alors Baccarat se releva. Elle avait le poignard et ne craignaitplus rien maintenant, car elle avait une vigueur physique biensupérieure à celle de Vasilika. Cette dernière se releva à sontour. Pâle, muette, terrassée moralement, comme elle venait del’être physiquement, elle n’en avait pas moins un éclair de ragefroide dans les yeux.

– Madame, lui dit la comtesse, c’est un vrai miracle que,dans cette lutte indigne de deux femmes comme nous, la table n’aitpas été renversée. Le fracas de la vaisselle brisée aurait amenémes gens, et c’eût été un vrai scandale.

Vasilika la regardait avec une fureur concentrée et ne réponditpas.

– Madame, continua la comtesse Artoff, ce qui vient de sepasser entre nous, nul ne l’a vu, nul ne le saura. Je suis mêmeprête à l’oublier, si nous pouvons nous entendre.

Vasilika s’était assise ; elle avait repris sa pose calmeet nonchalante, et la femme sauvage avait disparu pour laisserrevenir la grande dame aux manières et aux habitudesaristocratiques. Son visage avait retrouvé son expressiondédaigneuse et froide.

– Nous entendre ? fit-elle.

Et sa voix eut un timbre railleur.

– Oui, dit Baccarat.

– Mais sur quoi donc, madame ?

Les hurlements de douleur du moujik Pierre continuaient à venirmourir à l’oreille de Vasilika.

– Sur quoi ? fit Baccarat ; vous me ledemandez ?

– Oui, certes.

– Au fait, dit la comtesse Artoff, je vous demande pardon,c’est moi qui dois parler la première.

– Voyons ! je vous écoute…

Baccarat s’assit à son tour et se mit à jouer avec le poignardde Vasilika, comme elle eût fait avec le manche de nacre d’unéventail. Celui qui les eût vues ainsi, tête à tête, n’auraitjamais soupçonné que tout à l’heure ces deux femmes avaient engagéune lutte sauvage.

– Madame, reprit Baccarat, vous êtes venue à Paris sousl’empire d’un sentiment cruel et terrible, la vengeance.

– C’est vrai.

– Vous avez aimé Yvan Potenieff.

– Peut-être…

– Vous le haïssez mortellement aujourd’hui.

– C’est possible.

– Et vous l’avez fait disparaître.

– Que vous importe ?

– Madame, reprit Baccarat, vous êtes en mon pouvoir et jedois vous dire que je tiens tous mes serments. Or je vous ai juréque je vous tuerai si vous ne me disiez où est Yvan Potenieff.

Le sourire n’abandonna point les lèvres de Vasilika.

– Chère comtesse, répondit-elle, puisque vous m’interrogez,me donnerez-vous le même droit ?

– Parlez, madame.

– Je hais Yvan parce que je l’ai aimé ; je me vengeparce qu’il a froissé mon orgueil.

– Bien.

– Mais vous, madame, qui vous intéressez à lui, l’avez-vousjamais vu ?

– Non.

– Le connaissiez-vous même de nom, il y a huitjours ?

– Non, j’en conviens.

– J’ai donc bien le droit, ce me semble, reprit Vasilika,avant de répondre à votre question, de vous en adresser unemoi-même.

– Je la devine, dit Baccarat. Vous voulez savoir pourquoiYvan m’intéresse.

– Certainement.

– Parce qu’il aime Madeleine et qu’il en est aimé.

– Connaissez-vous donc Madeleine ?

– Je ne l’ai jamais vue.

Vasilika ne laissa pas échapper un geste ni un motd’étonnement ; seulement elle regarda fixement la comtesseArtoff.

– Me jureriez-vous, dit-elle, sur la vie du comte votreépoux, que le major Avatar n’est pas Rocambole ?

– Je n’ai rien à vous répondre, dit Baccarat.

Vasilika eut un sourire de triomphe :

– Vous voyez bien, dit-elle, que si vous avez mes secrets,je possède le vôtre. Rocambole, votre ancien ennemi, est venu fairesa soumission et vous lui avez promis votre appui. Rocambole est leprotecteur de Madeleine et d’Yvan.

– Et je les protégerai pareillement. C’est pour cela,madame, ajouta-t-elle, que j’ai l’honneur de vous demander cequ’est devenu Yvan.

– Et si je ne veux pas vous le dire ?

– Je vous tuerai, dit tranquillement Baccarat.

– Peut-être.

Et Vasilika eut un sourire railleur.

– Je vous l’ai dit, reprit Baccarat, je tiens messerments.

– Je vous crois, mais il peut se faire, répliqua Vasilika,que je vous mette d’un mot dans l’impossibilité d’exécuter votremenace.

– Ah ! vraiment ?

– Écoutez : je réserve à Yvan une vengeance pluscruelle que la mort, et sa vie ne sera pas en péril tant que lamienne sera sauvegardée. J’ai mis auprès de lui un homme qui estmon esclave. Cet homme a ordre de tuer Yvan d’un coup de poignards’il passe trente-six heures sans m’avoir vue.

Baccarat eut un geste de douloureux dépit.

– Mais tuez-moi donc, maintenant, tuez-moi ! ditVasilika avec un accent de triomphe.

Et elle se leva, ajoutant :

– Vous pensez bien, madame, que je n’ai pas l’intention,après ce qui s’est passé entre nous, de prolonger mon séjour sousvotre toit. Je quitterai votre maison demain. C’est la guerre entrenous, soit !

– Nous ferons la guerre, dit Baccarat.

– Et à armes égales, dit Vasilika d’un ton railleur, carpas plus que moi, j’imagine, ayant Rocambole pour complice, vous nesongerez à vous adresser à la justice.

Tandis qu’elle disait cela, la porte de la salle à mangers’ouvrit, et un homme couvert de sang, les yeux rouges, les cheveuxet les vêtements en désordre, entra et vint se jeter aux pieds deVasilika, disant :

– Vengez-moi, maîtresse ! vengez-moi !

– Va-t’en, lui dit Vasilika, et si tu te plains jamais, jete ferai mourir sous le fouet.

En même temps, elle tendit la main à Baccarat :

– Bonsoir, mon ennemie, lui dit-elle.

Et elle se retira.

– Tenez-vous bien ! répondit la comtesse Artoff, aumoment où elle franchissait le seuil de la porte.

– Soyez tranquille, répondit Vasilika en se retournant.

Et ces deux femmes échangèrent un regard pareil à l’éclair quise dégage de deux lames d’épée qu’on croise au soleil.

Chapitre 14

 

Clorinde rentrait chez elle, après avoir dîné au café Anglais enjoyeuse compagnie. Qu’était-ce que Clorinde ? Un de cesbrillants et éphémères papillons que Paris voit briller tout àcoup, un soir, aux feux de la rampe ou dans les avant-scènes desthéâtres de genre, les soirs de premières représentations. Femmesde théâtre, elles n’ont d’autre talent que leur étincelante beauté.Hétaïres modernes, une pluie d’or les avait fait éclore ; levent de la misère les emporte avec leur première ride et leurpremier cheveu blanc. Clorinde était cette femme que le docteurLambert avait rencontrée aux Champs-Élysées, le jour où il emmenaitYvan et que celui-ci avait prise pour Madeleine. Car l’histoire desMénechmes n’est point une fable, et elle est vraie de touteantiquité. Chaque homme et chaque femme a un sosie. Généralement,le sosie est aux antipodes, mais quelquefois cependant il se trouveprès de nous ; nous le rencontrons un beau matin, et alors cesont des étonnements sans fin et des aventures à défrayerl’imagination des romanciers. Clorinde ressemblait donc àMadeleine. C’était même visage d’un ovale pur et charmant, mêmeluxuriante chevelure blonde, même taille et même sourire. Car elleavait un sourire ingénu, cette fille d’enfer, et, dans le monde desgandins, on l’appelait la Madone. Dieu avait voulu que l’ange et ledémon se ressemblassent, sauf sur un point. La voix de la femmelégère s’était éraillée au contact des froides nuits d’hiverarrosées de champagne. Donc, Clorinde rentrait chez elle. Une amiel’accompagnait. Toutes deux quittèrent le café Anglais un peu avantdix heures, et montèrent dans la Victoria de Clorinde, qui prit augrand trot de ses deux alezans la route de la rue de Ponthieu.C’était là que demeurait Clorinde, dans un petit hôtel situé entrecour et jardin. La réputation de Clorinde était d’hier. Elles’était montrée pour la première fois aux courses du printemps del’année précédente et avait fait sensation par la bonne tenue deses voitures, la supériorité de ses chevaux, et un je-ne-sais-quoid’excentrique dans sa toilette qui était plein d’imprévu et decharme. Les brunes font leur chemin lentement ; les blondesarrivent tout d’un coup, sans transition, et les portes de lacélébrité ne résistent pas devant elles. Clorinde était blonde.Cette mosaïque humaine, qui a pour nom le Paris élégant masculin,qui se compose de gens bien et mal titrés, de boursiersmillionnaires et de fils de pair qui se ruinent, s’était atteléetout entière au char de Clorinde. Mais Clorinde depuis trois moisrefusait tous les hommages. Elle avait congédié ses plus chersamis, et le duc de *** lui-même, un bienfaiteur s’il en fut, avaitété consigné. Cependant Clorinde se montrait toujours, comme àl’ordinaire, au bois vers deux heures, le soir au spectacle, ledimanche aux courses. Seulement le soir, quand venaient dix heures,Clorinde s’éclipsait. Où allait-elle ? elle rentrait. Pourrecevoir qui ? Mystère ! L’amour était descendu un matindes voûtes éthérées dans ce cloaque impur qui se nommait le cœur deClorinde. Du moins, telle était la confidence qui paraissaitrésulter, ce soir-là, de la conversation de la courtisane avec sonamie, une belle brune aux yeux bleus qu’on appelait Fanny.

– Ma chère, disait Fanny, où cela te mènera-t-il ?

– Je ne sais pas.

– Tu aimes ce garçon ?…

– À en mourir ! Il est jeune, il est beau, distingué,il a de l’esprit comme un démon. Sais-tu qu’il a beaucoup detalent ?

– Qu’est-ce que lui rapporte sa peinture ?

– Je ne sais pas… des misères… dix ou vingt mille francspeut-être…

– Et il te bat ?

– Mais non… Nous avons eu une scène… Il était jaloux, jel’ai adoré ce soir-là et je me suis mise à genoux devant lui.

– Folle !

– Ah ! si tu savais comme c’est bon d’aimer !

– Soit, mais il faut vivre.

Clorinde soupira…

– Combien as-tu de chevaux ? reprit Fanny.

– Huit, je vais les vendre.

– Bon ! et ton hôtel ?

– Il est saisi… Je me chercherai un joli appartement.Qu’est-ce que cela me fait ? Nous vivrons ensemble. Ilpeindra, je ferai de la musique.

– Et tu sortiras à pied.

– J’adore marcher.

– Ce qui fait que personne ne te saluera plus.

– Que m’importe !

– Mais il te quittera… lui…

Ce fut comme un coup de poignard que Clorinde reçut en pleinepoitrine.

– Ah ! ne dis pas cela, ma chère ! fit-elle. Aunom du ciel, tais-toi !

Mais Fanny continua, inflexible :

– Les hommes sont tous les mêmes, vois-tu. Ils aiment lesfemmes comme nous pour leur luxe et leur abominable célébrité.Devenons honnêtes et pauvres, ils songent à notre passé et nousdisent : À vivre de pot-au-feu, j’aime autant épouser macousine qui a deux cent mille francs de dot, une famille… et savertu.

– Ô misère ! murmura Clorinde ; est-ce vrai,cela ?

– Quel âge as-tu ?

– Vingt ans.

– J’en ai trente-deux, dit Fanny. Je reviens de loin.Comment s’appelle-t-il ?

– Charles.

– Eh bien ! écoute bien ce que je vais te dire.

– Parle.

– Le jour où tes chevaux et ton hôtel seront vendus, quandtu n’auras plus une émeraude ni un saphir, et que tu porteras deschâles français, Charles t’annoncera son mariage avec quelquebourgeoise rougissante et rougeaude.

– Tais-toi ! tais-toi ! dit Clorinde.

– Mais non… Je suis ton amie…

– Ah ! si tu savais…

– Quoi donc !

– Je me suis dit tout cela ce matin.

– Tu as eu raison.

– Et j’ai consenti à recevoir ce soir, à dix heures, unhomme qu’on dit fabuleusement riche… un Russe.

– À la bonne heure !

– Et puis le remords m’a prise… et je rentrais pour leconsigner.

– Eh bien ! tu le recevras…

– Mais Charles est capable de me tuer.

– Bah ?

– Tu ne le connais pas, va !

– Il vaut mieux que Charles te tue que si tu mourais demisère.

– Démon ! murmura Clorinde vaincue, tu metentes ! La Victoria venait de franchir la porte cochère del’hôtel.

– Je reste avec toi, dit Fanny, je ne veux pas que tufasses une sottise.

Et elle suivit Clorinde dans le jardin d’hiver, converti enboudoir, où la jeune femme se tenait d’ordinaire. Clorinde étaitpâle d’émotion. Fanny dit à la femme de chambre :

– À quelle heure vient M. Charles ?

– À onze heures.

– C’est bon.

Et elle ajouta en riant :

– Tu as deux heures à vivre.

Peu après un valet apporta une carte sur un plateau. Fanny laprit et lut :

Le major Avatar.

Clorinde eut un dernier geste de résistance, mais Fanny ditaussitôt :

– Faites entrer au salon M. le major Avatar. Voilà unnom qui sent le rouble d’une lieue…

Chapitre 15

 

M. le major Avatar parut. Certes, jamais Rocambole n’avaitsu se donner plus séduisante tournure. Il n’avait guère quetrente-six ans, et si, le jour, son visage était quelque peufatigué, il retrouvait à l’éclat des bougies toute sa jeunesse. Onlui donnait alors trente ans à peine. Mis avec une simplicitéaristocratique, il avait à la fois le charme de l’homme du meilleurmonde et ce cachet de distinction particulière aux étrangers dehaute naissance. Fanny, en le voyant, fit cetteréflexion :

– Si Clorinde ne laisse pas cet homme tomber à ses pieds,je la tiens pour une véritable grue.

Rocambole salua les deux femmes et dit à Clorinde :

– Excusez-moi, madame, de venir aussi tard et de vous avoirdemandé un rendez-vous d’une façon un peu cavalière.

Clorinde s’inclina, non sans raideur. Une vague inquiétude luiemplissait l’âme déjà. Le major prit le siège qu’elle lui désignaitet continua :

– Peut-être suis-je à la veille de partir pour un assezlong voyage.

– Ah ! monsieur, dit Fanny qui s’était levéediscrètement, ce départ serait une trahison.

– Il ne tient qu’à madame de l’ajourner, dit galammentRocambole.

La glace paraissait rompue.

– Adieu, chère belle, dit Fanny en tendant sa main àClorinde.

– Tu pars ? dit celle-ci avec hésitation.

– Oui, dit Fanny. Major Avatar, votre servante…

Et elle fit une belle révérence à Rocambole qui se leva pour lasaluer. Clorinde n’avait pas encore eu le temps de se récrier queFanny n’était plus là. Alors Rocambole changea soudain d’attitude.Il perdit cet air toujours un peu benoît et niais de l’homme quisoupire après l’amour d’une femme. Son front devint hautain, unfluide magnétique et dominateur jaillit de ses yeux, tout son êtreparut se transfigurer, et Clorinde, émue, inquiète, sentit qu’elleavait devant elle un maître.

– Madame, lui dit Rocambole, je n’en ai pas pour longtemps,mais je désire que nous ne soyons pas dérangés. Veuillez sonner vosgens et défendez rigoureusement votre porte.

– Je n’attends personne à cette heure, répondit-elle d’unevoix tremblante.

Rocambole se rassit.

– Je vais bien vous étonner, poursuivit le majorAvatar.

– Monsieur…

– Je connais votre situation de point en point. Vous devezcent mille francs. Vous avez engagé pour cinquante mille écus dediamants ; votre mobilier est saisi. Saisi votre hôtel. Avantun mois tout sera vendu…

– Ah ! monsieur…

– Pardonnez-moi, reprit-il d’un ton plus doux ; j’ail’air d’un rustre financier qui, pour vous acheter à meilleurcompte, énumère vos misères. Mais il n’en est rien…

Elle le regarda avec étonnement.

– En outre, poursuivit-il, vous aimez un homme de talent,égoïste et vaniteux, comme beaucoup d’artistes, et qui vousabandonnera le jour où votre luxe disparaîtra.

C’était la seconde fois, depuis une heure, que cette terribleprophétie retentissait à l’oreille éperdue de Clorinde.

– Eh bien ! reprit Rocambole, je vous apporte le moyende payer vos dettes, de garder vos chevaux et votre hôtel, dedégager vos diamants et…

Il baissa la voix, un sourire lui vint aux lèvres…

– Et, acheva-t-il, de conserver l’amour de M. CharlesB… Clorinde étouffa un cri. Puis elle regarda cet homme avecstupeur. Un moment elle crut avoir devant elle un de ces hommesblasés et tolérants que rien n’effraie dans les mystèresinsondables de l’amour parisien. Mais il la rassura d’unmot :

– Je ne vous aime pas, dit-il, et je n’ai pas même envie debaiser le bout de vos ongles roses.

Clorinde se leva stupéfiée :

– Que me voulez-vous donc ? dit-elle.

Il alla fermer la porte, puis revenant vers elle, ilajouta :

– Je veux faire de vous, pendant un mois, un instrumentdocile ; je veux me servir de votre beauté et d’uneressemblance étrange que vous avez avec une autre femme, pouratteindre un but mystérieux que je poursuis depuis longtemps.

Et comme elle comprenait de moins en moins :

– Je vous laisse la nuit pour réfléchir, dit-il. C’est unefortune que je vous offre. C’est mieux qu’une fortune, c’estl’amour de M. Charles B… que vous continuerez à aimer à votreaise, et qui n’aura nul motif de se montrer jaloux… Adieu,madame…

Et Rocambole prit la main de Clorinde, ajoutant :

– Demain, à neuf heures du matin, je me représenterai ici.Si vous ne devez pas accepter aveuglément mes propositions, il estinutile que vous me receviez…

Et Rocambole s’en alla… De la rue de Ponthieu à la rue de laVille-l’Évêque, il n’y a qu’un pas. Rocambole s’enveloppa dans sonpaletot, qu’il avait laissé dans l’antichambre, et il sortit à piedde chez Clorinde, encore hébétée de ce qu’elle avait entendu. Ildescendit la rue de Ponthieu, passa devant le Cirque, prit la ruede ce nom, traversa la place Beauvau, et ne s’arrêta que devant unemaison haute de six étages et divisée en une foule de petitsappartements, circonstance assez rare dans ce quartier opulent etaristocratique. Il avait boutonné son paletot et en avait relevé lecollet, pour dissimuler de son mieux sa toilette élégante. La portes’était ouverte, il pénétra dans une allée assez étroite, au boutde laquelle brillait un maigre bec de gaz auprès de la loge duconcierge.

– C’est vous, monsieur Gaston ? lui dit une vieillefemme.

– Oui, madame Durand, répondit-il.

Elle lui tendit un bougeoir en cuivre et une clé,disant :

– Comme vous êtes sage ! voici deux jours que vouscouchez chez vous…

– C’est vrai.

– Et encore, vous rentrez avant onze heures.

– Je me range, dit-il en souriant.

Et il enfila l’escalier. Arrivé au cinquième étage, il entradans un corridor qui se trouvait à sa gauche, ouvrit une porte etpénétra dans une petite chambre si modestement meublée et siétroite, qu’un étudiant pauvre eût eu de la peine à s’enaccommoder. Puis, il se déshabilla et s’enveloppa dans une mauvaiserobe de chambre. Après quoi il souffla sa bougie, alla ouvrir lafenêtre et exposa son front brûlant au vent de la nuit. La fenêtredonnait sur un vaste jardin planté de grands vieux arbres. Àtravers ces arbres brillait une lumière. Rocambole alla prendre surl’unique table qui garnissait la chambrette une de ces longues-vuesmarines dont on se sert fréquemment dans les ports de mer. Puis illa braqua sur cette lumière. Alors son front soucieux sedérida ; un sourire effaça les crispations de seslèvres ; son œil sec devint humide. Et il demeura longtempsabsorbé dans une muette contemplation. Tellement absorbé même,qu’il n’entendit point un léger bruit. La porte sur laquelle ilavait laissé la clé, venait de s’ouvrir. Une femme était entrée.Elle s’avança sur la pointe du pied et lui posa la main surl’épaule. Rocambole tressaillit et se retourna.

– Vanda ! dit-il.

– Oui, répondit la Russe, c’est moi. Pardon de vous avoirtroublé, maître.

Rocambole laissa échapper un soupir.

– Tiens, dit-il, vois comme elle est belle… et quel visaged’ange !

Et il lui passa sa longue-vue. Or, voici ce que vit Vanda :La lumière entrevue à travers les arbres partait d’une fenêtregrande ouverte. Cette fenêtre était celle d’un boudoir de femme. Aucoin du feu, pelotonnée dans sa chauffeuse, vêtue d’un peignoirbleu et blanc, les cheveux dénoués, dans une attitude calme etsereine, une femme rêvait. Cette femme, c’était Blanche de Chamery,vicomtesse d’Asmolles, celle que Rocambole avait aimée comme unesœur et pour l’amour de qui il s’était repenti de ses crimes.

– Tu pleures, maître, dit Vanda qui tressaillit en sentanttomber une larme brûlante sur sa main.

– Oui, dit Rocambole. Mais les larmes font tant debien !…

Et il lui ôta la longue-vue, referma brusquement la fenêtre etmurmura :

– Maintenant, damné, rentre dans l’enfer ! Causons…Pourquoi viens-tu ?

Chapitre 16

 

Rocambole ralluma le flambeau qu’il avait éteint tout à l’heure.Puis il regarda Vanda.

– Pourquoi viens-tu ? lui dit-il.

– Mais, répondit-elle, parce que je ne sais plus que faire.Antoinette et sa sœur sont rue Serpente ;Mme Raynaud est restée à Passy avec la mèrePhilippe. Tandis que je retrouvais Antoinette, M. Agénor deMorlux disparaissait. Où est-il ? Antoinette se désole et ledemande à tous les échos. Madeleine me supplie de retrouver Yvan…Et j’attends tes ordres, maître !

– Réponds-moi d’abord. Qu’est devenu Timoléon ?

– Quand j’ai eu tiré sur la Chivotte, Timoléon est accouru.J’avais un second pistolet et je l’ai ajusté.

« Il m’a reconnue et m’a dit :

« – Ne tirez pas ! je sais que vous êtes la femme deRocambole. Je ne me mêlerai plus de vos affaires.

« Il était si effrayé, si bouleversé en parlant ainsi, quej’ai compris qu’on pouvait lui accorder un quart d’heure deconfiance. C’était tout autant de temps qu’il m’en fallait poursortir de cette maison avec Antoinette. Je lui dis alors :

« – Tu vas marcher devant moi, tu m’ouvriras toutes lesportes et tu me conduiras jusqu’à une voiture. Si je surprends ungeste équivoque, si tu fais mine de me trahir, je te tue !

« Il tremblait de tous ses membres, et je compris que nouspouvions sortir sans danger. Antoinette était remise de sa terribleémotion. Seulement, elle détournait la tête pour ne point voir laChivotte, qui vomissait des flots de sang et se tordait dans lesdernières convulsions de l’agonie. Elle s’appuya sur mon bras etTimoléon passa devant nous. J’eusse tenu ma parole et je l’auraistué s’il eût appelé les portiers qui, je le savais, étaient sesâmes damnées. Mais il traversa le jardin sans mot dire et secontenta de frapper aux carreaux de la loge. La portière, réveilléeen sursaut, tira le cordon. Il était alors trois heures du matin.La rue de Bellefond était déserte. Timoléon marchait à vingt pasdevant moi. Du reste, une fois en plein air, nous n’avions pluspeur de lui. Une voiture de remise rentrait à Montmartre par lefaubourg Poissonnière. Timoléon fit un signe au cocher quis’arrêta. Puis il revint sur moi et me dit :

« – Je ne suis pas de force avec vous. Ne craignez plusrien, je m’en vais. »

« Je le regardai d’un air de doute, mais ilajouta :

« – Je me soucie peu de donner des explications demain, surla mort de la Chivotte. Je file !

« – Où allez-vous ? lui dis-je.

« – À la gare du Nord, prendre un train qui part à quatreheures pour Calais. M. de Morlux a donné un acompte. Jem’en contente. Bonsoir. »

« Et il se sauva à toutes jambes. Antoinette et moi, nousmontâmes en voiture, et, une heure après, nous étions rue Serpente.Maintenant, devons-nous y rester ?

– Non, dit Rocambole.

– Où irons-nous ?

– Tu rentreras au petit jour rue Serpente, et tu attendrasque la comtesse Artoff envoie chercher ces deux jeunes filles. Elleva les prendre chez elle et elles y seront en sûreté. À présent,voyons où peut être Agénor.

– Mais, dit Vanda, ne lui as-tu pas dit, maître, une heureavant ton arrestation, d’aller chez son père ?

– Oui.

– Et de le menacer de se plaindre à la police si on neretrouvait pas Antoinette ?

– Certainement.

– Eh bien ! depuis ce moment-là on n’a plus vu lejeune homme.

– Voici qui m’étonne.

– Pourquoi ? Son père l’aura enfermé quelque part.

– Non, dit Rocambole ; le baron Philippe de Morluxaime son fils. De plus, il est bourrelé de remords. Il n’aurait pasosé.

– Cependant, observa Vanda, Karle n’était pas arrivéencore.

– C’est juste.

– Et… à moins que Timoléon…

Ce nom fut un trait de lumière pour Rocambole.

– Bon ! fit-il, Timoléon aura fait enlever Agénor dansle trajet qu’a parcouru celui-ci de Passy à la rue del’Université ; mais comment ne te l’a-t-il pas dit ?

– Il n’y aura pas pensé. Il avait la tête perdue, tant safureur était grande.

– Tout cela ne m’inquiète pas beaucoup, reprit Rocambole.Je ne crains plus Timoléon, je crains encore moinsM. de Morlux.

– Qui crains-tu donc ?

– Une femme.

Et Rocambole ne put se défendre d’un léger frisson. Puis ilajouta :

– Mais n’importe ! jusqu’au bout… etM. de Morlux sera puni.

– Mais… cette femme ?… dit Vanda.

– C’est une Russe comme toi.

– Ah !

– La femme qu’a dédaignée Yvan.

– Nous lui tiendrons tête, maître, dit la Russe aveccalme.

– Et maintenant, ajouta Rocambole, va-t’en. J’ai besoind’être seul…

Mais Vanda ne bougea pas.

– Maître, dit-elle, n’as-tu plus rien à me dire ?

– Rien, fit-il brusquement.

– J’ai pourtant deviné ton secret…

Et la voix de Vanda se voila d’émotion tout à coup.

– Tais-toi, dit Rocambole.

– Non, je ne me tairai pas, dit-elle ; j’aideviné : tu aimes !…

– Te tairas-tu ? fit-il avec colère.

– Tu aimes Madeleine… acheva-t-elle.

– Malheureuse ! exclama Rocambole, tu veux donc mefaire perdre la tête ? tu veux donc que je te prenne à lagorge et que je t’étrangle !…

– Je me tairai, dit-elle avec soumission… Ô malheur !malheur ! Comme tu dois souffrir !…

– C’est le châtiment, murmura Rocambole.

Elle se mit à ses genoux et lui dit avec une sorted’enthousiasme fiévreux :

– Mais tout châtiment a un terme… Dieu finira par tepardonner.

– Va-t’en ! répéta Rocambole.

Cette fois Vanda obéit. Alors Rocambole ferma la porte et sejeta tout vêtu sur son lit. Sa lassitude physique égalait salassitude morale. Il s’endormit et ne se réveilla plus que lelendemain, caressé par les rayons du soleil levant. De nouveau ilcourut à la fenêtre et l’ouvrit. Puis il exposa son front pâle à lafraîcheur du matin, et promena un regard avide sur le vaste jardinqu’il avait devant lui. La fenêtre du boudoir de Blanche de Chameryétait fermée. La jeune femme dormait sans doute encore. Mais uneporte s’ouvrit presque aussitôt dans le vieil hôtel, et un enfants’élança dans le jardin, poussant un cerceau devant lui. C’était unchérubin de six ans, blanc et rose, avec des cheveux bouclés dontles tresses blondes descendaient emmêlées sur ses épaules. EtRocambole, tirant sa persienne de façon à n’être point vu, se prità contempler l’enfant qui courait joyeux après son cerceau. Peu àpeu, son visage pâli et tourmenté se rasséréna, ses lèvres crispéesse distendirent et ébauchèrent un sourire de satisfaction.

– Pourquoi parlé-je de châtiment ? murmura-t-il.N’ai-je pas là le rayon de soleil qui vient éclairer le cachot ducondamné ?

Et il demeura longtemps absorbé dans la contemplation del’enfant qui jouait, comme il l’était la veille dans celle de lamère. Mais tout à coup une horloge voisine sonna neuf heures.

– Allons se dit Rocambole en tressaillant, il faut songer àClorinde et savoir si elle accepte mes conditions.

Et il procéda à une toilette aussi minutieuse que la veille.Puis il boutonna son paletot et sortit. Un homme l’attendait dansla rue, c’était Milon. Le colosse vint à lui.

– Maître, dit-il, la voiture vient de partir.

– La voiture de la comtesse Artoff ?

– Oui. Elle va chercher les petites, et je l’attends… auretour…

Rocambole tressaillit.

– Venez avec moi, maître, reprit Milon.

– Pourquoi veux-tu que j’aille avec toi ?

– Pour les voir passer…

– As-tu donc besoin de moi pour cela, vieux fou ?

– Vous ne songez pas que je n’ai pas encore vuMadeleine…

– Eh bien ?

– Et je sens mes jambes fléchir d’émotion.

– Je n’ai pas le temps de t’accompagner, réponditbrusquement Rocambole.

Et il s’éloigna. Milon le suivit des yeux et murmura :

– Le maître a l’air de devenir fou…

Chapitre 17

 

M. de Morlux et la comtesse Vasilika étaient en tête àtête.

– Monsieur, disait la belle Russe, avant d’aller plus loin,il faut savoir au juste où nous allons, vous et moi.

M. de Morlux s’inclina.

– Quel est notre but premier ? Vous ne voulez pasrestituer la fortune de la baronne Miller à ses enfants, n’est-cepas ?

– Naturellement, dit avec cynismeM. de Morlux.

La comtesse eut un sourire.

– Je comprends cela, dit-elle. Et pour arriver à cerésultat, vous n’avez reculé devant rien. Vous avez fait enfermerd’abord l’une des deux jeunes filles à Saint-Lazare. Puis quand cethomme, qui est véritablement une puissance et qu’on appelleRocambole, l’en a tirée, vous avez voulu le faire assassiner.

M. de Morlux demeura impassible.

– Après ? dit-il.

– En même temps, reprit Vasilika, vous couriez en Russie àla recherche de Madeleine.

Le vicomte pâlit et poussa un soupir.

– Deux fois vous avez eu sa vie entre vos mains. Vouspouviez la jeter en pâture à la bande de loups qui voussuivait ; vous pouviez, durant son sommeil, lui casser la têted’un coup de pistolet. Vous n’avez rien fait du tout.Pourquoi ? C’est que Madeleine vous a tout à coup inspiré unepassion insensée, à vous, vieux criminel à cheveux blancs.

M. de Morlux eut un nouveau soupir qui ressemblait àun gémissement.

– Vous êtes revenu en France, continua Vasilika. Là,Antoinette vous a échappé une seconde fois et ce n’est plus un seulprotecteur qu’elle a, c’est deux. La comtesse Artoff a pris lesdeux jeunes filles chez elle. Elles sont plus en sûreté auprèsd’elle que dans la plus épaisse des forteresses.

– Hélas ! soupira le vicomte.

– Donc, où en êtes-vous ? Vous n’êtes pas plus avancéque le premier jour, au contraire, vous avez beau tenir votre neveuen chartre privée depuis huit jours. Rocambole le délivrera commeil a délivré Antoinette. Et votre neveu, au risque de compromettrele nom qu’il porte, vous demandera compte du sang de la baronneMiller.

M. de Morlux regardait Vasilika et l’écoutait avec unesorte d’effroi. Elle continua :

– Vous vous êtes adressé, pour vous servir, à un intrigantde bas étage, ancien espion, ancien homme d’affaires ; cethomme a été battu, cet homme vous a volé !

– C’est vrai ! soupira Karle de Morlux.

– Si j’avais été dans votre jeu plus tôt, poursuivitVasilika, vous seriez vainqueur sur toute la ligne.

– Qu’auriez-vous donc fait, madame ? dit levicomte.

– Une chose bien simple.

– Voyons ?

– J’aurais pris mon neveu Agénor à part et je lui auraisdit : tu aimes mademoiselle Antoinette ; choisis :ou me trouver sans cesse sur ton chemin et te voir dans lanécessité de me traîner en cour d’assises comme voleur et commeassassin, ou renoncer à la fortune que j’ai à elle. Tu es assezriche pour deux. Si tu veux, je ne m’oppose plus à ton mariage.

– Et vous croyez…

– Je crois que la jeunesse est essentiellement généreuse etdésintéressée.

– Après ? fit M. de Morlux.

– Quand un homme de votre âge aime, il est mortellementatteint. L’amour, à trente ans, se guérit ; à soixante, il estincurable.

– Hélas ! gémit M. de Morlux.

– Vous avez voulu tuer Madeleine… Pourquoi ? pour voustromper vous-même… Mais le bras vous a failli aussi bien que lecœur.

– C’est vrai…

– Vous, qui n’avez vécu jusqu’ici que pour conserver lefruit de votre crime, vous n’avez plus qu’une pensée, qu’un but,qu’un rêve, Madeleine !

– C’est vrai… c’est vrai !… murmura Karle de Morluxd’une voix sourde.

Vasilika reprit :

– Tranquille du côté d’Agénor, si vous épousiezMadeleine…

Le vicomte pâlit.

– Taisez-vous, madame ! dit-il, au nom duciel !

– Pourquoi ?

– Vous savez bien qu’elle aime Yvan Potenieff !

– Si je ne le savais pas, serais-je ici ? réponditVasilika avec un dédaigneux sourire.

– C’est juste.

– Madeleine aime Yvan ; mais vous savez bien aussi,que si je suis venue à vous, l’homme aux mains couvertes de sang,moi la femme vindicative, cruelle, sauvage, je le veux bien, maisirréprochable, après tout, c’est que j’ai fait le serment deséparer Madeleine d’Yvan par tous les moyens et à tout jamais.

– Tout cela ne sera pas, murmura le vicomte Karle. QueMadeleine m’aime, jamais.

– Que vous importe, si elle vous épouse ?

– Jamais elle n’y consentira, fit M. de Morluxavec une rage sourde.

– Qui sait ?

– Vous obtiendrez ce résultat, vous ? fit-il enregardant Vasilika d’un œil hagard.

– Écoutez-moi, dit-elle encore, vous êtes criminel, je suispure. Je n’ai pas encore une seule tache de sang sur mes mains, etsi elles en sont jaspées quelque jour, ce sera de celui d’Yvan.

– Eh bien ? demanda-t-il, acceptant le ton de suprêmedédain de Vasilika.

– Je ne veux pas vous servir de complice ; mais, sivous me servez, je puis vous conseiller.

– Ah !

– Agénor épouserait Antoinette et vous abandonnerait sadot ; Madeleine consentirait un jour ou l’autre à devenirvotre femme, si un homme et une femme ne se trouvaient sur votrechemin : une femme, la comtesse Artoff ; un homme,Rocambole.

Ce nom donnait toujours le frisson à M. de Morlux.

– Je me charge de la comtesse, poursuivit Vasilika.

« La lutte sera longue, acharnée, savante et terrible, maisj’ai un moyen suprême que j’emploierai.

– Quel est-il ?

– Je la ferai rappeler en Russie. Elle est femme d’un sujetdu czar. Quand le czar ordonne, il faut obéir.

– Vous êtes donc bien puissante à Pétersbourg ?

– Peut-être.

– Mais… Rocambole…

– C’est votre affaire !

– J’ai lutté, j’ai été battu.

– Parce que vous n’aviez pas trouvé le défaut de lacuirasse.

– Ah !

– Savez-vous le secret de cet homme ?

– Non.

– Cet homme a un amour au cœur. Est-ce l’amourpaternel ? est-ce un autre amour ? Je ne sais pas.

– Pour qui ?

– Pour une femme qu’il appelait sa sœur autrefois, quand ils’était incarné dans la personnalité du marquis de Chameryabsent.

– Eh bien ?

– C’est là qu’il faut frapper pour lui faire perdre latête. Il s’intéresse à Antoinette et à Madeleine, sans doute, maisl’intérêt qu’il leur porte est le résultat de son repentir. C’estune mission qu’il s’est imposée, voilà tout. Que la vicomtessed’Asmolles soit en péril, et vous verrez…

– Mais quel danger…

– Qu’elle soit frappée d’un grand malheur…

– Que peut-il donc lui arriver ?

– Ceci est votre affaire et non la mienne, dit Vasilika,toujours hautaine et dédaigneuse.

– Mais…

– Vous n’en êtes pas à un crime près, n’est-cepas ?

Et elle eut un rire diabolique. M. de Morlux futrepris de ce frisson qui s’emparait de tout son être chaque foisqu’on parlait de Rocambole.

– Madame d’Asmolles a un mari, poursuivit Vasilika ;elle a un enfant…

– Eh bien ?

– Cherchez !… Le mari peut avoir un duel… l’enfantpeut… disparaître…

– Madame !…

– Cherchez ! c’est votre affaire et non la mienne, ditVasilika.

Les cheveux blancs du vicomte se hérissaient :

– Ah ! dit-il, vous avez un génie infernal !

– J’aimais Yvan, et je le hais avec furie ! dit-elle.Il n’est rien de tel que les passions violentes pour développerl’imagination. Au revoir, vicomte.

Et elle fit un pas vers la porte.

– Quand vous reverrai-je, madame ? ditM. de Morlux en la reconduisant.

– Demain.

– À la même heure ?

– Peut-être.

Et elle sortit. M. de Morlux se laissa tomber sur unsiège, prit sa tête à deux mains et se remémora les sinistresparoles de Vasilika. Pour paralyser Rocambole, il faudrait queBlanche de Chamery fût frappée d’un grand malheur… Son mari tué enduel… Son enfant disparu… Le vicomte Karle de Morlux avait àchoisir et continua à rêver.

Chapitre 18

 

La comtesse Vasilika était partie depuis plus d’une heure etM. de Morlux était toujours absorbé dans la rêverie oùl’avaient plongé ses dernières paroles. Un coup de sonnette le fittressaillir. Il était six heures du matin à peine, etM. de Morlux ne recevait jamais de visites avant midi. Lavenue de la comtesse était une exception. Peu après le coup desonnette, un valet de chambre entra.

– Monsieur le vicomte, dit-il, une jeune fille qui paraîtfort émue, demande instamment à voir M. le vicomte.

M. de Morlux se leva effaré.

– Où est-elle ?

– En bas, dans le petit salon du rez-de-chaussée…

– T’a-t-elle dit son nom ?

– Elle m’a dit que je pouvais annoncer à M. le vicomtequ’elle arrivait de Russie.

M. de Morlux se sentit pâlir et trembler.

– J’y vais, dit-il.

Et il se précipita hors de son cabinet, d’un pas mal assuré, etdominé par une indescriptible angoisse. Puis il renvoya levalet.

– Va-t’en ! dit-il. Laisse-moi seul avec cettedemoiselle.

Cependant, lorsqu’il eut la main sur le bouton de la porte dupetit salon, cette main se reprit à trembler. En même temps soncœur battit violemment. Et il hésita… Qui donc était là derrièrecette porte ? Quelle était donc cette femme qui revenait deRussie ? M. de Morlux fit un violent effort surlui-même, tourna le bouton et poussa la porte. Puis il demeurastupéfait, bouche béante, ses cheveux hérissés.

Une jeune fille qui paraissait bouleversée, dont les yeuxétaient rouges et qui semblait en proie à une surexcitationnerveuse, était devant lui.

– Madeleine ! exclama M. de Morlux…

– Oui, Madeleine, répondit-elle tout bas, et comme si elleeût craint que les éclats de sa voix ne fissent surgir autourd’elle une troupe d’ennemis.

Ainsi émue, ainsi terrorisée, c’était bien la même personne queM. de Morlux avait sauvée des loups ; la même qu’ilavait emmenée évanouie au château de l’intendant Nicolas Arsoff. Lamême encore qu’il avait voulu tuer dans ce dernier voyage à traversla neige et la nuit pendant laquelle ce démon appelé Rocamboles’était tout à coup dressé devant lui. Elle tendit ses deux mainsvers lui. Des mains suppliantes, éperdues…

– Pardonnez-moi, dit-elle, sauvez-moi…

Ces mots achevèrent de plonger M. de Morlux dans unesurprise qui tenait de l’hébétement. Comment cette femme qui devaitsavoir qu’il était le meurtrier de sa mère et son plus cruel ennemià elle, pouvait-elle venir à lui comme à un libérateur ? Ellealla fermer la porte qui était demeurée ouverte ; puis ellerevint vers lui et lui dit :

– Écoutez-moi.

Comme elle lui tendait les deux mains, il les prit et l’entraînavers un canapé sur lequel il la fit asseoir. Puis il lui ditbravement :

– Voyons… calmez-vous… parlez.

– Monsieur le vicomte, lui dit Madeleine, vous m’avezarrachée à la mort, n’est-ce pas ?

– C’est vrai.

– Vous m’avez protégée, vous m’avez promis de retrouverYvan ?

– C’est vrai encore.

– Une nuit, vous m’avez enlevée de ce château où nous nousétions arrêtés, et je vous ai pris, vous, mon sauveur, pour unmeurtrier et un misérable.

– Cela est toujours vrai, dit-il.

– Vous m’avez jetée dans un traîneau et je me suisévanouie. Que s’est-il passé ensuite ? Je ne l’ai jamais su.Seulement, lorsque j’ai repris mes sens, lorsque je suis revenue àmoi, lorsque j’ai rouvert les yeux, vous n’étiez plus auprès demoi.

– Oh !

– À votre place, j’ai vu ce prétendu marchand allemand etsa femme. « Ces gens-là, depuis deux jours m’avaient tourné latête. Ils m’avaient raconté une terrible histoire.

– Vraiment, fit M. de Morlux, d’une voixsourde.

– À les entendre, vous aviez empoisonné ma mère,horreur ! vous l’aviez dépouillée d’une grande fortune…

– Et puis ? demanda le vicomte, la gorge crispéetoujours par une indicible angoisse.

– Vous vouliez m’assassiner enfin, comme vous aviez vouluassassiner ma sœur.

À ce nom, Madeleine fondit en larmes.

– Ma pauvre sœur ! dit-elle. Ils l’ont si bien abusée,trompée, fascinée, qu’elle les croit.

– Vraiment ? fit M. de Morlux.

– Comme je les ai crus, comme les croit sur parole un vieuxserviteur de ma mère, appelé Milon.

– Et pourquoi ne les croyez-vous plus, vous ? ditM. de Morlux.

– Parce que j’ai appris qui ils étaient.

– Ah ?

– La femme est une fille perdue, une aventurière quiportait autrefois le nom de guerre de Nichette.

– Et lui ?

– Lui est un forçat évadé du bagne de Toulon, un meurtrier,un voleur, un misérable appelé Rocambole.

M. de Morlux tombait d’étonnement en étonnement ;mais il commençait à se remettre de son émotion et à ressaisirtoute sa présence d’esprit. Madeleine reprit :

– Savez-vous où ils nous ont conduites, ma sœur etmoi ?

– Non.

– Chez une ancienne courtisane qu’on appelait jadis laBaccarat, et qu’un jeune fou a faite comtesse. On l’appelleaujourd’hui la comtesse Artoff.

– Mais c’est ma voisine, dit M. de Morlux.

– Oui, et lorsque j’ai su dans quelles mains j’étais, mesyeux se sont ouverts à la lumière, et je me suis sauvée, et jeviens à vous, en vous disant : Sauvez-moi !

Il y avait dans la voix de la jeune fille un tel accent defranchise et d’épouvante à la fois, que M. de Morlux nedouta pas un seul instant. C’était bien Madeleine qui était devantlui. Madeleine encore vêtue de cette même polonaise de voyagequ’elle avait à l’auberge du Sava. M. de Morlux ne vit etne comprit qu’une chose, c’est que Madeleine avait été frappéed’incrédulité, par ce fait-là, seul, que Baccarat et Vanda avaientété des femmes de mœurs légères et Rocambole un assassin condamnéau bagne. Et, comme elle paraissait s’abandonner à lui et luidonner toute sa confiance, il lui dit :

– Vous avez eu raison de venir à moi.

– Oh ! dit-elle, vous me protégerez ?

– Je vous servirai de père.

Elle le regarda ingénument.

– Comment ai-je pu croire un moment, dit-elle qu’avec cescheveux blancs et cet air respectable…

Il se prit à sourire.

– Mon enfant, dit-il, je puis tout vous expliquer d’unmot.

– Oh ! parlez…

– Vous êtes ma nièce.

Elle jeta un cri :

– C’est donc vrai !

– Seulement, je n’ai pas empoisonné votre mère, croyez-lebien. Votre mère est morte d’une fluxion de poitrine. Abusée parMilon, un misérable qui est allé au bagne depuis, la pauvre femmese défiait de mon frère et de moi, et c’était pour cela qu’ellevous avait fait disparaître toutes deux. Il y a quinze ans que nousvous cherchons…

– Mon Dieu ! fit-elle, mais… cette fortune…

– Cette fortune existe, et je suis prêt à vous larendre.

– À moi ?

– À vous et à votre sœur.

– Ce n’est donc pas vous qui l’aviez fait enfermer ?…dit la jeune fille d’une voix tremblante.

– C’est une abominable machination de Milon et de soncomplice Rocambole.

– Ah ! je m’en doutais, dit naïvement Madeleine.Seulement ma pauvre sœur est aveugle.

– Je lui dessillerai les yeux.

– Quand ?

– Le jour de son mariage avec Agénor, le jour du vôtre avecYvan Potenieff.

Madeleine jeta ses bras au cou de M. de Morlux, qui sesentait frissonner de joie et de volupté.

– Ah ! mon bon oncle !… dit-elle.

M. de Morlux se disait tout bas :

– Allons ! voici que le hasard se met dans mon jeu. Leloup a repris l’agneau, et il ne le lâchera plus.

Chapitre 19

 

Qu’était devenu M. Agénor de Morlux ? Depuis quatrejours qu’il était libre, Rocambole le cherchait vainement. On sesouvient que ce dernier lui avait dit en le quittant :

– Allez chez votre père et dites-lui que si on ne retrouvepas Antoinette, vous vous brûlez la cervelle.

On avait retrouvé Antoinette, mais à son tour Agénor avaitdisparu. Rocambole avait mis en campagne tous les gens dont ilpouvait disposer. Aucun n’avait pu lui rapporter des nouvellesd’Agénor. Depuis longtemps, pour tous ses amis du club desAsperges, même pour M. de Mauléon, l’existence d’Agénorétait un mystère.

Mais depuis huit jours, le mystère avait pris les proportionsd’une énigme, car on ne l’avait revu nulle part. Nous allons vousdire ce qui lui était arrivé. Vanda avait touché juste lorsqu’elleavait dit à Rocambole que bien certainement Timoléon avait dûs’occuper d’Agénor. En effet, tandis que la police, mise en éveil,surprenait le major Avatar au moment où, de retour à Passy, ilrejoignait Vanda et Madeleine à la villa Saïd, Timoléon surveillaitet faisait surveiller la petite maison de Passy. Agénor n’avait pasperdu de temps. Il était monté dans une voiture de place, disant aucocher :

– Rue de l’Université !

La voiture était descendue vers le Trocadéro. Comme ellearrivait à la hauteur du pont de l’Alma, une autre voiture l’avaitcroisée. De cette voiture partaient des cris déchirants. En mêmetemps, le cocher faisait des signes de détresse et un homme àcheveux blancs passait la tête à la portière et criait au secours.Agénor s’était arrêté. Il avait sauté en bas de son fiacre et couruvers le vieillard. Celui-ci avait dit :

– Monsieur, au nom du ciel ! qui que vous soyez… venezà mon aide !

Agénor avait pu voir alors dans la voiture une jeune femme setordant dans des spasmes nerveux.

– C’est ma fille, disait le vieillard.

La jeune femme, qui parut fort belle à Agénor, poussait des crisaffreux, se tordait, grinçait des dents et semblait en proie à ceterrible mal qu’on nomme l’épilepsie. Quelque hâte qu’il eûtd’arriver chez son père, quelque angoisse que la disparitiond’Antoinette lui eût mise au cœur, Agénor ne pouvait abandonner cevieillard et cette femme dans une pareille circonstance.

– Monsieur, lui dit le vieillard, je me nomme le colonelGuépin. Cette malheureuse est ma fille ; voici trois ansqu’elle est atteinte de cette horrible maladie. Nous sortions dechez nous, car je demeure là, tout près d’ici, dans la rue deChaillot. Son accès l’a prise subitement, et quand elle est dans depareils états, elle ne parle de rien moins que de se tuer. Eneffet, Mlle Guépin, notre ancienne connaissance,car c’était bien elle, vociférait :

– Je veux me tuer ! je veux mourir !

– Monsieur, dit Agénor, je ne puis pas vous abandonner encette situation. Je vais vous aider à reconduire votre fille chezvous.

Et il était monté sans défiance dans la voiture du vieillard,enjoignant à son propre cocher de l’attendre sur le quai. À peineétait-il monté que Mlle Guépin avait paru se calmerpeu à peu. La belle brune qui faisait le charme des tables d’hôteaux Batignolles, avait cessé d’écumer. Puis son œil avait perdu peuà peu son expression d’égarement. Puis encore, paraissant revenir àelle, elle avait regardé Agénor avec étonnement.

– Monsieur, avait dit alors le colonel Guépin, commentpourrais-je vous témoigner toute ma reconnaissance ?

Agénor n’avait pas répondu. Agénor était pressé d’arriver rue deChaillot, au domicile dudit colonel, et de l’y laisser avec safille. Agénor songeait à Antoinette, et des tempêtes bouillonnaientdans son cœur. La voiture s’arrêta. Agénor descendit le premier etse vit à la porte d’une petite maison qui n’avait qu’unrez-de-chaussée et un premier étage.

– C’est là, dit le colonel.

Mais comme Agénor saluait et s’apprêtait à s’éloigner,Mlle Guépin tourna de nouveau les yeux et jeta unnouveau cri.

– Ah ! mon Dieu ! s’écria le colonel éperdu, çava la reprendre… et les domestiques sont sortis… et nous sommesseuls…

Agénor ne pouvait plus s’en aller. Il pritMlle Guépin dans ses bras, tandis que le colonelpayait le cocher, et le renvoyait. Le colonel tira un passe-partoutde sa poche et l’introduisit dans la serrure. La porte s’ouvrit. Lecolonel passa le premier. Agénor, portant toujoursMlle Guépin qui se débattait, entra après lui. Ilse trouvait dans un petit vestibule humide et froid et dont lesmurs étaient çà et là couverts de poussière et de toilesd’araignées. Si Agénor eût été plus maître de lui, moins préoccupéet moins ému, cela l’eût frappé. Ce vestibule était celui d’unemaison qui n’avait pas été habitée depuis longtemps. Le colonelouvrit une seconde porte. Celle-là donnait sur un corridor. À peinecette porte fut-elle ouverte, que Mlle Guépin, quiétait une vigoureuse fille, se dégagea des bras d’Agénor ets’élança dans le corridor, en criant :

– Je souffre trop, je vais me jeter dans le puits.

– Ah ! mon Dieu ! exclama le colonel.

Mais déjà Agénor s’était élancé aprèsMlle Guépin. Le corridor aboutissait, non pas à unpuits, mais à une chambre toute noire dans laquelleMlle Guépin entra en courant. Agénor y pénétraaprès elle et se trouva plongé dans l’obscurité. Mais il avait eule temps de saisir Mlle Guépin par la taille. Et aumoment où il croyait l’arracher à un grand danger et l’empêcher dese jeter dans quelque abîme, la vigoureuse fille du colonel seretourna, lui jeta ses bras autour du cou et l’étreignit fortement.Le colonel arrivait par-derrière. Ce fut l’affaire d’une seconde.Agénor, surpris, plongé dans l’obscurité, fut renversé, terrassé,maintenu à terre par le père et la fille, qui, en un tour de main,le bâillonnèrent et le garrottèrent.

– Tâche de retrouver Antoinette, maintenant, ricanaMlle Guépin.

Chapitre 20

 

Un matin, dans cette même maison de la rue de Chaillot où ilavait conduit Agénor, M. le colonel Guépin disait à safille :

– Voici quatre jours que nous n’avons pas vu Timoléon.

– Depuis le soir où le vicomte de Morlux lui a comptél’argent convenu.

– Nous aurait-il floués ? dit le colonel.

– Non, dit Mlle Guépin ; mais il apeut-être échoué.

– L’autre s’est évadé peut-être.

L’autre, c’était Rocambole.

– Ma foi ! dit le colonel, voici trois jours que nousattendons les trente mille francs en question. Si ce soir il n’estpas venu.

– Eh bien ?

– Je lâche l’oiseau prisonnier.

– Agénor ?

– Mais, oui.

– Chut ! fit Mlle Guépin, on asonné.

En effet, la cloche de la rue s’était fait entendre.

– C’est lui sans doute, dit le colonel.

Et il ouvrit la croisée et s’y pencha, tandis queMlle Guépin allait ouvrir la porte. Ce n’était pasTimoléon, mais le facteur. Ce qui était bien plus étonnant, car nile colonel ni sa fille n’avaient jamais reçu de lettre à cedomicile improvisé. Le facteur apportait une lettre timbrée deLondres. Mlle Guépin s’écria :

– C’est l’écriture de Timoléon !

– Parti ! murmura le colonel.

Quand le facteur fut sorti, le père et la fille se regardèrentavec une sorte de stupeur.

– Je n’ose pas ouvrir cette lettre, ditMlle Guépin.

– Parbleu ! répondit le colonel avec une arrièreironie, elle est assez mince pour qu’on voie qu’elle ne renfermepas des valeurs.

– Floués ! murmura la belle brune.

– Archifloués ! dit le colonel.

Mlle Guépin décacheta la lettre brusquement etlut :

« Mes enfants, tirez ce que vous pourrez d’Agénor, c’estvotre affaire.

« Moi, je suis retiré et ne me mêle plus de rien.

« TIMOLÉON.

La lettre échappa aux mains de Mlle Guépin.

– Eh bien ! dit froidement le colonel, il a raison,c’est Agénor qui paiera tout.

Mlle Guépin frissonna.

Il y eut entre le colonel Guépin et sa fille un moment desilence.

– Voyons, mon père, dit celle-ci, que comptez-vousfaire ?

– Une chose bien simple.

– Voyons…

– Vendre à Agénor sa liberté cent mille francs.

– Mais il n’a pas cent mille francs sur lui.

– Qu’est-ce que cela fait s’il paie dans lajournée ?

– Vous êtes naïf, mon père.

– En quoi ?

– En ce que, une fois hors d’ici, Agénor, au lieu d’aller àla banque, s’en ira chez le commissaire de police.

– Si je savais cela, je le tuerais !

– Meurtre inutile…

– Que faire alors ?

– Je le sais, moi.

– Ah ! fit le colonel, regardant avidement sa filleparler.

– Je ne sais pas ce qui s’est passé, mais je le devine.Sans cela, Timoléon ne serait pas parti pour Londres.

– Eh bien ! que s’est-il passé ?

– Rocambole aura enfoncé le curieux, comme ditTimoléon. Il lui aura prouvé clair comme le jour qu’il s’appelle lemajor Avatar.

– Bon ! après ?

– Après, il aura retrouvé Antoinette, l’aura délivrée…

– Fort bien.

– Et Timoléon, pris de peur, aura filé.

– Tout cela n’a aucun rapport avec Agénor.

– Pardon, vous allez voir. Il y a huit jours que noustenons ce malheureux garçon pieds et poings liés dans la cave decette maison. Il a d’abord voulu se laisser mourir de faim ;puis il a consenti à manger.

– Que te dit-il quand tu lui portes sanourriture ?

– Rien, répondit Mlle Guépin. Il tourne àl’hébétement et à la folie ; et il répète le nom d’Antoinettemille fois par heure.

– Où veux-tu en venir ?

– À ceci. Il faut savoir où est Antoinette.

– Et puis ?

– Quand nous le saurons, je me charge du reste.

– Mais comment le savoir ?

– Je vais aller faire un tour à Paris. Je serai de retourdans une heure. Et Mlle Guépin s’apprêtait àsortir, lorsque la cloche de la rue se fit entendre une secondefois. Le colonel se mit de nouveau à la fenêtre. Il reconnut levisiteur. C’était Polyte. Polyte, le voleur qui avait fait arrêterAntoinette une première fois, qui, ensuite, s’était constitué songardien dans la maison de la rue de Bellefond, et qui, comme nousl’avons vu, était tombé au pouvoir de Vanda et de Marton. Polyteavait l’air tout bouleversé.

– Qu’y a-t-il encore ? demanda le colonel qui, à sontour, alla ouvrir.

– Il y a, dit-il, qu’il faut filer. Rocambole estlâché.

– Oui… mais la petite…

– Ils l’ont reprise. J’ai été leur prisonnier pendant deuxjours, moi, le prisonnier de deux femmes qui m’ont roulé comme ungamin ! murmura Polyte avec colère.

Le colonel et sa fille se consultèrent du regard.

– Es-tu toujours crâne ? ditMlle Guépin en regardant Polyte.

– Je ne sais plus… Ces deux femmes m’ont démoralisé…

– Mais enfin, on peut bien compter sur toi pour donner uncoup de couteau ? Il y a mille francs à gagner.

– Ça va, dit Polyte.

– Alors, dit la belle brune, laissez-moi faire.

Elle alluma une bougie.

– Où vas-tu ? demanda le colonel.

– Négocier un emprunt de cent mille francs, répondit-elleen riant.

Et elle sortit.

 

Depuis sept jours, Agénor de Morlux avait passé par toutes lesangoisses du désespoir, par toutes les tortures morales de l’hommequi aime et ne sait pas si la femme aimée est morte ou vivante.Surpris dans l’obscurité, renversé, garrotté avant qu’il eût mêmesongé à opposer la moindre résistance, Agénor avait cru être lejouet d’un cauchemar. Mais le sentiment de la réalité lui étaitaussitôt revenu, lorsqu’il avait entenduMlle Guépin lui dire d’une voixrailleuse :

– Maintenant, cherche Antoinette !

Dès lors, Agénor avait compris. Les gens qui avaient faitdisparaître la jeune fille le tenaient en leur pouvoir. Quevoulaient-ils faire de lui ? Qu’avaient-ils fait d’elle ?Enfin, à cette heure, Agénor sentait sa raison lui échapper.C’était là un double problème qui lui paraissait insoluble aprèssept jours et sept nuits de réflexions et d’insomnie. Ses ennemis àlui étaient les ennemis d’Antoinette ; et Agénor lesconnaissait… C’étaient les agents secrets de son oncle, de cemisérable Karle de Morlux, qui était le frère de son père.

– L’homme qui avait empoisonné la baronne Millerreculerait-il devant un nouveau meurtre ?

Agénor ne le pensait pas. D’abord il avait hurlé comme une bêtefauve prise au piège ; puis il avait essayé de briser sesliens. Efforts inutiles ! Puis il était tombé en une sorte deprostration morale et physique qui était allée augmentant chaquejour. Lorsque la porte de son cachot improvisé s’ouvrit ; carce cachot était une cave vulgaire, une simple cave dans laquelle ily avait encore quelques futailles vides, quand cette porte s’ouvritet qu’il vit paraître Mlle Guépin une lampe à lamain, ne daigna-t-il pas lui adresser la parole. Mais elle posa sabougie sur une futaille renversée et lui dit :

– Monsieur, je viens vous rendre la liberté.

Ces mots furent magiques. L’œil morne d’Agénor eut un éclair etil se dressa péniblement sur son séant, la regardant avec uneavidité fiévreuse. Elle demeura debout et continua aveccalme :

– Non seulement, dit-elle, c’est la liberté que je vousapporte, mais je viens vous dire où vous trouverez saine et sauveMlle Antoinette Miller, votre fiancée.

Agénor eut un cri de joie. Mlle Guépinpoursuivit :

– Seulement, monsieur, vous me permettrez de m’expliquersur votre captivité d’une semaine et sur les motifs qui ont animéma conduite et celle de mon père vis-à-vis de vous.

Et comme il la regardait avec défiance :

– Nous ne sommes les agents de personne, dit-elle.

Ce mot était de nature à plonger Agénor dans une nouvellestupéfaction. La belle brune continua avec un calmecynique :

– Mon père et moi nous avons fondé une industrie qu’onpourrait appeler le chantage à l’amour. Nous avons denombreux agents et nous faisons d’assez beaux bénéfices. On vousavait enlevé Mlle Antoinette ; nous avons misen chartre privée nous disant que le jour où nous saurions cequ’était devenue votre fiancée, vous seriez trop heureux de nousdonner cent mille francs.

Tandis qu’elle parlait, Agénor avait recouvré sa présenced’esprit.

– Vous êtes des misérables ! dit-il.

Elle se mit à sourire.

– Je ne vous chicanerai pas sur les mots. Nous n’en avonspas le temps.

– Et si je vous donne cent mille francs ! fit-il avecdédain.

– Je vous délierai les pieds et les mains.

– Et vous me laisserez sortir ?

– Sans doute.

– Et vous me direz où est Antoinette ?

– À coup sûr.

– Vous pensez bien que je n’ai pas cent mille francs dansma poche.

– Naturellement.

– Il faudra que j’aille chez moi…

– Tout est prévu, dit Mlle Guépin.

Il regarda une fois encore.

– Vous pensez bien, reprit-elle, que, si nous vousdisons : Allez-vous-en, vous trouverezMlle Antoinette à tel endroit, et vous nousenverrez cent mille francs, nous n’y comptons pas une minute.

– Je n’ai qu’une parole, dit Agénor.

– C’est possible, mais il vaut mieux tenir que courir.Quand nous aurons les cent mille francs, vous saurez où estAntoinette.

– Soit, dit le jeune homme.

– Mon père a un ami qui est un vigoureux gaillard. Lui etmoi nous monterons avec vous dans un fiacre, et nous irons chezvous rue de Surène, vous devez avoir là soit vos titres, soit desrécépissés de la banque.

– J’ai un coupon de six mille francs de rente dans untiroir de mon secrétaire.

– Vous nous le donnerez ? Ah ! je dois vousprévenir d’une chose.

– Laquelle ?

– C’est que l’ami de mon père vous planterait un couteaudans la poitrine, si durant le trajet vous faisiez mine d’avertirun sergent de ville.

– Déliez-moi, dit Agénor.

Mlle Guépin prit un couteau qu’elle avaitapporté pour couper les cordes qui liaient Agénor, lorsque soudainune détonation se fit entendre. Elle bondit, pâle et frémissante,vers la porte de la cave. Comme elle en franchissait le seuil, elleentendit un second coup de pistolet.

Chapitre 21

 

Pour donner l’explication de ces deux coups de pistolet quevenait d’entendre Mlle Guépin et qui l’avaient faitbondir tout effarée hors de la cave, il est nécessaire de nousreporter à l’époque de la délivrance d’Antoinette. On se souvientque Vanda avait laissé Marton auprès de Polyte, endormi et pris devin. Quand, le lendemain matin, après avoir mis Antoinette ensûreté et l’avoir réunie à Madeleine, Vanda revint rueMarie-Stuart, Polyte dormait toujours. La belle Marton n’avait pasquitté son poste. Les deux femmes se consultèrent. Vandadisait :

– Timoléon est parti. Ce Polyte n’est plus à craindre, caril n’était qu’un agent subalterne de Timoléon.

Mais la belle Marton répondit :

– À votre place, madame, je ne voudrais pas le perdre devue.

– Nous ne pouvons pas cependant rester ici.

– Non, mais si j’avais le chien…

– Quel chien ? fit Vanda étonnée.

– Ah ! c’est juste, reprit Marton, je ne vous aijamais parlé du chien.

– Qu’est-ce que c’est ?

– Mon père est cordonnier, dit humblement la pécheresse.C’est un pauvre savetier en échoppe, dans le faubourgSaint-Antoine, qui nous a tous élevés, et nous étions six enfants.En outre, il a nourri un caniche, qui est bien vieux maintenant,mais qui n’a pas son pareil pour l’intelligence.

– Eh bien ?

– Il faut croire – car c’était un chien perdu que noustrouvâmes un soir, ma sœur et moi, à moitié crevé de misère etrâlant sur un tas d’ordures –, il faut croire que c’était un chiende douanier, et qu’il avait déjà des dispositions à faire lapolice.

– Comment cela ?

– On vola un matin – il y avait un mois que nous avions lechien – une paire de souliers dans l’échoppe, tandis que mon pèreétait allé chercher un sou de tabac.

« Quand il revint, il s’aperçut du vol ; mais levoleur était parti. Le chien flaira partout, suivit une piste, laperdit, revint, repartit encore, passa la nuit dehors, et nous lecrûmes perdu. Le lendemain, en ouvrant son échoppe, mon père le vitet jeta un cri d’étonnement. Le chien avait rapporté les souliersvolés… Par exemple, nous n’avons jamais su où il les avaitretrouvés.

– Probablement à l’étalage de quelque confrère qui lesavait achetés au voleur, dit Vanda.

– Nous l’avons toujours pensé ; mais ce n’est pastout ; vous allez voir.

– J’écoute, dit Vanda.

– On croit généralement à Paris, poursuivit Marton, que laprison de Clichy n’est bâtie que pour les Hongrois et les fils defamille. C’est une erreur, il y a de tout à Clichy, des porteursd’eau et des maçons, des chaudronniers et des savetiers en vieux.Mon père devait trois cents francs à un marchand de cuir. Lemarchand le mit à Clichy. Ma sœur et moi, nous avions mal tournédéjà. Un de mes frères était allé trois fois encorrectionnelle ; les deux autres avaient tiré chacun de soncôté ; ma mère était morte. Il ne restait que notre petitesœur Rosine, qui avait neuf ans, et le chien. Quand les recorsemmenèrent mon pauvre père, il y en eut un qui prit pitié del’enfant, et il la prit avec lui. L’autre se chargea du chien.

Celui-là fit une bonne affaire. Le chien s’attacha d’autant plusfacilement à lui que tous les jours le recors allait à Clichy, etqu’il permettait au pauvre animal de voir son maître. Un moisaprès, il n’était bruit dans tout Paris que d’un chien merveilleuxqui procurait des arrestations aux gardes du commerce. Le soleilcouché n’était plus qu’un vain mot pour les débiteurs. Le recors sepromenait le soir ou s’embusquait dans le voisinage du domicile dumalheureux débiteur. Celui-ci venait, le soleil couché, embrassaitsa femme et ses enfants, attendait la nuit et se sauvait, rusantcomme un lièvre, tournant et retournant dans le même quartier, afinde dépister ses ennemis. Le recors s’en allait. Le débiteur étaitsûr de lui avoir fait perdre sa trace. Mais il n’avait pas vu, ensortant de chez lui, un chien au poil fangeux qui fouillait dans unamas de trognons de choux, de paperasses et de verre cassé. Lechien ne bougeait pas de là. Il se gardait bien de suivre l’homme.L’homme se croyait sauvé. Cependant, le matin, une heure avant lelever du soleil, le chien prenait la piste laissée par lui laveille, et la suivait. Le recors était derrière, et le débiteur netardait pas à être arrêté.

– Et ce chien vit encore ?

– Oui, madame, on a fait grâce à mon père d’une partie desa dette. Ma sœur et moi nous avons payé le reste.

« Le chien est retourné avec mon père.

– Eh bien ! dit encore Vanda, que veux-tu faire de cechien ?

– J’ai envie d’aller le chercher.

– Bon !

– Et de lui donner Polyte à garder.

– Je ne comprends pas très bien.

– Oh ! vous verrez. Polyte ne fera plus un pas, n’iraplus nulle part que nous ne le sachions.

Vanda se rendit à l’inspiration de Marton. Elle demeura auprèsde l’ivrogne qui continuait à ronfler, tandis que la pécheresserepentante descendait en toute hâte, se jetait dans un fiacre, etcourait au faubourg Saint-Antoine. Une heure après, elle était deretour avec le chien. Le chien, sur un signe de Marton, flairaPolyte en tous sens. Puis Marton dit :

– Allons-nous-en !

Toutes deux descendirent, le chien les suivit. Une fois dans larue, Marton dit au chien :

– Reste là.

Puis se servant de la phrase usitée sans doute jadis par lerecors, elle ajouta :

– Je te recommande monsieur.

À partir de ce jour, le chien ne bougea plus du quartier, neperdant jamais de vue la maison où était Polyte. Ce dernier futivre quarante-huit heures ; puis, dégrisé, il songea àAntoinette et s’en alla rue de Bellefond. Les portiers lui direntque Timoléon n’y était pas. Il frappa à la porte du pavillon, on nelui répondit pas. Il s’en alla et se regrisa de plus belle. Martonpassa dans la rue du Petit-Carreau et siffla le chien qui vivait decharité depuis deux jours, c’est-à-dire de ce qu’il trouvait sur lavoie publique et de quelques croûtes de pain que lui donnaient lesenfants du voisinage.

– Où est le monsieur ? lui demanda-t-elle.

Le chien la conduisit chez le marchand de vin.

Marton aperçut Polyte qui buvait dans un coin de la salle.

– C’est bien, dit-elle, surveille toujours le monsieur.

Et elle s’en alla. Or, lorsque Rocambole eut vainement cherchéAgénor et se fut convaincu qu’il n’avait point paru rue del’Université, chez son père, Vanda se souvint du chien. Marton luidit :

– Polyte doit savoir ce qu’est devenu M. Agénor.

En effet, Polyte, dégrisé pour la seconde fois, était retournérue de Bellefond. Là, les portiers inquiets de ne pas voir revenirTimoléon, s’étaient décidés à enfoncer la porte du pavillon etavaient trouvé le cadavre de la Chivotte. Alors Polyte effaré avaitrebroussé chemin et pris la fuite. Puis il avait songé à avertir leprétendu colonel et sa fille. On devine le reste : deux hommesétaient arrivés rue de Chaillot guidés par le chien. C’était justeau moment où Mlle Guépin proposait à Agénor laliberté en échange de cent mille francs. Les deux hommessonnèrent ; le colonel ouvrit. L’un d’eux lui dit :

– Je m’appelle Rocambole, et il faut me rendreM. Agénor de Morlux.

Le colonel remonta précipitamment, saisit deux pistolets et fitfeu. Rocambole esquiva le premier coup. Le second atteignit Milon àl’épaule et ne lui fit qu’une blessure légère. Milon bondit sur lecolonel et le terrassa. Quant à Polyte, le seul nom de Rocambolel’avait terrifié. Mlle Guépin, montant touteffarée, fut saisie par Rocambole, qui la prit dans ses mainsnerveuses, et la réduisit à l’impuissance, en lui disant :

– Il faudra, vous aussi, ma belle, faire connaissance avecSaint-Lazare.

Quelques minutes après, Agénor était délivré.

Chapitre 22

 

M. Karle de Morlux n’avait pas entendu parler de Vasilikadepuis trois jours. Du reste, pendant ces trois jours,M. de Morlux n’avait guère eu le temps de respirer. Cettefolie amoureuse qui s’était emparée de lui en Russie l’avaitreprise. Depuis trois jours, Madeleine était chez lui. Madeleinetremblante, émue, demandant Yvan Potenieff à tous les échos etfrissonnant au seul nom de Rocambole. M. de Morluxdonnait à ses gens le triste spectacle d’un vieillard amoureux. Ilparaissait traiter Madeleine comme sa nièce ; mais ses regardsdémentaient ses paroles et la violence de la passion perçait àchaque instant.

Madeleine, cependant, ne paraissait point s’en apercevoir.Madeleine parlait toujours d’Yvan, et son bon oncle, comme elleappelait le vicomte, lui promettait de le retrouver. Il l’avaitlogée dans le plus joli appartement de l’hôtel.

Depuis trois jours les couturières et les modistes assiégeaientsa demeure. Mais Madeleine ne voulait pas sortir.

– Non, disait-elle, je ne me montrerai qu’au brasd’Yvan.

M. de Morlux avait été souvent assailli par decoupables pensées ; mais Madeleine s’enfermait si bien chezelle, qu’il n’eût pu y pénétrer sans scandale. Et puis, cet hommevoulait être aimé… Et il fallait, pour cela, qu’il perdît Yvan auxyeux de Madeleine. Au bout de trois jours de cette lutte insenséeavec lui-même, il songea à son alliée la blonde Vasilika. Et il luiécrivit un mot. Une heure après, Vasilika arriva.

– Eh bien ! lui dit-elle avec son froid sourire,avez-vous songé à choisir ?

– Je n’ai songé à rien, dit M. de Morlux.

– Comment cela ?

– Je n’ai songé qu’à Madeleine.

– Vous l’avez donc revue ?

– Elle est ici.

– Ici ? dit Vasilika étonnée.

M. de Morlux lui raconta alors ce qui s’était passé.Mais Vasilika l’écouta d’un air de doute et lui dit :

– Êtes-vous bien sûr de n’être pas fou ?

– Fou !

– Ou de ne pas rêver ?

– Vous voyez bien que je suis éveillé.

– Alors, vous avez peut-être été mystifié…

– Hein ? fit M. de Morlux qui recula d’unpas.

– Est-ce bien Madeleine qui est chez vous ?

– Mais… sans doute…

– N’avez-vous point entendu parler d’une femme appeléeClorinde, celle-là même qu’Yvan, conduit à la maison de fous, apris pour Madeleine ?

M. de Morlux pâlit.

– Oh ! dit-il, c’est impossible !… deux femmes nese ressemblent pas si parfaitement.

– C’est que, dit la comtesse, une chose m’étonne…

– Laquelle ?

– Madeleine est chez vous depuis trois jours, n’est-cepas ?

– Oui.

– Elle vous a dit s’être sauvée de chez la comtesseArtoff.

– Oui.

– Et depuis trois jours ni Baccarat, ni Rocambole ne vousont donné de leurs nouvelles ?

– Non.

– Je voudrais bien la voir.

– Madeleine ?

– Oui.

Le vicomte sonna. Un valet parut.

– Voulez-vous, dit le vicomte, prier mademoiselle dedescendre ?

Le valet sortit, mais, au même instant, la cloche de l’hôtel sefit entendre. M. de Morlux s’approcha de la fenêtre etétouffa un cri.

– Qu’est-ce ? demanda Vasilika.

Un jeune homme traversait la cour et marchait droit auperron.

– Mon neveu ! exclama le vicomte avec un sentiment deterreur.

Et il courut au gland de sonnette et le secoua fortement.

– Priez mademoiselle de rester chez elle, dit-il au valet,qui revint en toute hâte. Je monterai tout à l’heure.

En même temps, il dit à Vasilika :

– Entrez là. Vous pourrez nous entendre ; mais il nefaut pas que mon neveu vous voie.

Et il souleva une portière et fit entrer la comtesse dans unfumoir attenant à son cabinet. Une minute après, Agénor entra commeune bombe. Il était pâle et paraissait bouleversé.M. de Morlux fit quelques pas en arrière. Agénor ferma laporte et dit à M. de Morlux en prenant unechaise :

– À vous, mon oncle.

M. de Morlux essaya de dominer son émotion et deretrouver ce sang-froid superbe qui jadis ne lui faisait jamaisdéfaut.

– Mais à qui en as-tu donc ? fit-il.

– À vous, mon oncle.

– Je le vois bien. Mais d’où viens-tu ?

– Je viens de passer huit jours pieds et poings liés dansune cave.

– Toi ?

– Vous le savez bien, puisque vous m’y avez fait mettre pardes gens de votre complice, l’infâme Timoléon.

M. de Morlux demeura impassible.

– Je crois que tu es fou, dit-il, je n’ai jamais entenduparler de ce nom-là.

– Mon oncle ! dit froidement Agénor, ne perdons pas,je vous prie, notre temps en divagations inutiles. Je saistout.

– Quoi tout ?

– Vos crimes, dit-il simplement. C’est vous qui avez faitmettre Antoinette à Saint-Lazare.

– Eh bien ! répondit M. de Morlux, quandcela serait ? Je voulais t’empêcher de faire un mauvaismariage.

– Ce n’est pas ça, mon oncle, vous vouliez empêcher lafille de votre sœur, de votre victime…

Cette fois M. de Morlux pâlit légèrement.

– Vous vouliez l’empêcher, reprit Agénor, de venir réclamerla fortune que vous avez volée à sa mère, à sa mère que vous avezempoisonnée.

– Tais-toi, malheureux !

– Ah ! vous avouez donc ?

– Tais-toi !

– Mon oncle, reprit Agénor, je vous donne à choisir de cestrois choses-là : ou vous vous brûlerez la cervelle tout àl’heure, et, comme je suis votre héritier, je restituerai pourvous ; ou vous restituerez de bonne grâce, et signerez à moncontrat de mariage, car j’épouse Antoinette dans huit jours ;ou j’irai, ce soir même, porter au parquet les preuves de votrecrime, et vous monterez sur l’échafaud.

Agénor parlait avec un calme terrible. M. de Morluxépouvanté répétait :

– Tais-toi ! tais-toi !

– Ce n’est pas tout encore, dit Agénor ; la sœurd’Antoinette, l’autre fille de votre victime, est chezvous ?

M. de Morlux étouffa un cri, en même temps que,derrière la draperie du fumoir, Vasilika tressaillait.

– Elle s’est sauvée comme une folle de la maison où on luiavait donné asile, poursuivit Agénor. Elle est venue se mettre sousvotre protection, la malheureuse ! sous la protection d’unassassin !… acheva-t-il avec une ironie douloureuse.

– Tais-toi !

– Il faut me rendre Madeleine…

M. de Morlux eut un élan de passionfurieuse :

– Jamais ! dit-il.

– Pourquoi ?

– Je l’aime, dit le vieillard.

– Vous êtes fou, mon oncle.

– Je l’aime et je veux l’épouser.

– Vous blasphémez ! vous, l’empoisonneur de samère !… M. de Morlux tomba à genoux :

– Et si je me repentais ?… dit-il.

Agénor haussa les épaules.

– Si je passais ce qui me reste de vie à racheter le sangde la mère par l’amour dont j’entourerais la fille…

Et il était peut-être sincère, en ce moment, car Agénor détournala tête.

– N’y a-t-il donc pas de pardon pour moi ? dit levieillard avec des larmes dans la voix.

Alors Agénor le regarda.

– Êtes-vous donc sincère ? fit-il.

M. de Morlux jeta un cri et crut que Madeleine était àlui et que tout était sauvé.

Chapitre 23

 

M. de Morlux, un moment courbé et frissonnant sous leregard de ce jeune homme sans tache qui portait son nom, se crutréhabilité alors. Ou plutôt sa nature perverse reprit le dessus, etil se dit :

– Allons ! j’en aurai facilement raison.

Agénor lui dit :

– Mon oncle, je ne sais pas si Madeleine vous aimerajamais. Tout ce que je sais, c’est qu’elle aime Yvan Potenieff.Encore un homme que vous avez fait disparaître.

– Moi ? continua M. de Morlux.

Et il sut donner à sa voix un tel accent de franchise que sonneveu parut ébranlé dans sa conviction.

– Cette fois, dit M. de Morlux, je crois que tuperds la tête. Tout le reste est vrai. Cela est faux.

– Êtes-vous bien certain de ce que vous avancez, mononcle ?

– Je suis certain d’une chose.

– Laquelle ?

– C’est que M. Yvan Potenieff aimait assez Madeleinepour en faire sa maîtresse.

– Mais… sa femme ?

– Non, dit le vicomte. Yvan est ambitieux et sa femme estruinée. Yvan veut épouser sa cousine.

– La comtesse Vasilika.

– Oui, dit M. de Morlux qui prit un air naïf. Etsi tu veux retrouver Yvan adresse-toi à elle.

Agénor se leva.

– Mon oncle, dit-il, je vous laisse vingt-quatre heures deréflexion et je ne démords pas de mes conditions. Je reviendraidemain à pareille heure.

Et fit un pas vers la porte. M. de Morlux le retintd’un geste. La cupidité se réveillait au fond de son cœur.

– Crois-tu donc que la fortune de ces deux jeunes fillessoit si considérable ?

– Trois ou quatre millions, qu’il vous faudra rendre, mononcle, répondit sèchement Agénor.

Et il s’en alla. Quand il fut parti, Vasilika souleva ladraperie et reparut aux yeux du vicomte.

– Eh bien ! fit-il, croirez-vous ?

– Quoi ?

– Que c’est Madeleine qui est ici ?

– Oui, je n’en peux douter. Mais…

Et elle sut donner à ce mot, qui était une restriction, uneinflexion particulière.

– Mais quoi ? demanda M. de Morlux.

– Je vous engage à vous méfier.

– De qui ?

– De Rocambole et de la comtesse Artoff.

– Si mon neveu est avec moi, je ne les crains plus, dit levicomte.

– Oui, mais votre neveu ne forcera point Madeleine à vousépouser.

M. de Morlux soupira.

– Et tant que Madeleine aimera Yvan…

M. de Morlux interrompit brusquement la comtesse.

– Trouveriez-vous donc le moyen que Madeleine ne l’aimâtplus ?

– Peut-être.

M. de Morlux regarda vivement Vasilika. Celle-ci eutun sourire railleur.

– J’ai cru un moment, à votre attitude conquérante, quevous n’aviez plus besoin de moi, dit-elle.

– Ah ! madame…

– Les hommes sont ainsi faits, reprit-elle, avec dédain…mais je vous pardonne. Notre alliance tient donc toujours.

– Mais sans doute.

– Eh bien ! dit Vasilika, écoutez-moi.

Et elle se plongea nonchalamment dans une chauffeuse et s’yarrondit comme une jolie chatte.

– Parlez, dit le vicomte.

– Supposons, reprit la comtesse, qu’Yvan voie Madeleinedans vos bras.

– Bon !

– Et que Madeleine paraisse vous aimer.

– Mais… c’est impossible !

– Tout est possible. Supposons-le donc.

– Bon ! après ?

– Yvan devient jaloux.

– Très bien.

– Yvan écrit à Madeleine une lettre irritée.

– Et puis ?…

– Il quitte la France en même temps, où il feint de laquitter, ce qui est exactement la même chose. Madeleine a un accèsde dépit, Yvan est perdu pour elle ; Madeleine a besoin deconsolation ; il lui faut un protecteur. Elle vous aimait déjàcomme un père ; elle consent à vous aimer comme un mari.

– Je ne sais pas, murmura le vicomte, mais il me semble quetout cela, si vraisemblable que ce puisse être, n’arriverajamais.

– C’est que vous êtes amoureux, dit-elle en riant, et queles amoureux sont comme les enfants, ils deviennent sceptiques àforce de désir.

– Mais que comptez-vous faire ? demandaM. de Morlux en regardant la comtesse.

– Vous le verrez.

La voix du vieillard, ferme et sonore d’ordinaire, se prit àtrembler.

– Comment voulez-vous lui faire croire que je suis aimé deMadeleine ?

– C’est bien simple.

– Comment ? fit-il, secouant toujours la tête.

– Supposons que vous vous promeniez dans le jardin de cethôtel, un soir, au clair de lune.

– Avec Madeleine ?

– Naturellement. Vous êtes son oncle, elle vous donne lebras.

– Après ?

– À un moment donné vous lui dites :

« – Madeleine, je t’annonce une visite.

« Elle tressaille et regarde. Vous ajoutez :

« – M. Yvan Potenieff va venir ce soir même medemander votre main.

« Madeleine jette un cri de joie et vous saute au cou.

– Eh bien ? fit M. de Morlux, qui necomprenait pas encore.

– Maintenant, reprit la comtesse, supposez encore que, àune distance assez grande, Yvan ait tout vu sans rien entendre…

– Oh ! fit M. de Morlux.

– Voilà ma combinaison. Quand il vous plaira de l’essayer,vous me le direz. Adieu, vicomte.

– Vous partez ?

– Oui, je vais prendre des nouvelles d’Yvan, dit-elle avecce sourire cruel qui reparaissait sur ses lèvres chaque foisqu’elle prononçait le nom de l’homme qui l’avait dédaignée.

Madame la comtesse Vasilika Wasserenoff n’entrait point chezM. de Morlux par la grand-porte de l’hôtel, mais bien parcette porte dérobée qui donnait sur le boulevard Haussmann :c’était là qu’elle laissait sa voiture. Une Victoria de granderemise, ce qu’on appelle une voiture au mois. Une femme qui a demystérieuses affaires comme en avait la comtesse ne tient pas àêtre remarquée en courant les rues de Paris. Les chevaux et lesvoitures de Vasilika n’étaient pas sortis depuis huit jours. Ellese fit conduire rue Cassette et dit à son cocher de l’allerattendre sur la place Saint-Sulpice. Ce fut Beruto, l’Italienfidèle, qui vint ouvrir à la comtesse la porte de ce vieil hôteldans lequel Yvan avait été enseveli tout vivant.

– As-tu quelque chose à m’apprendre ?demanda-t-elle.

En même temps elle entra dans cette salle où Yvan avait séjournéet dans laquelle il s’était endormi.

– Non, madame.

– Comment est-il ?

– Toujours furieux… Il parle de vous tuer.

– C’est ce que nous allons bien voir.

Beruto regarda la comtesse avec stupeur :

– Est-ce que vous oserez descendre auprès de lui ?fit-il avec un accent d’effroi.

– Oui.

– Mais il en est arrivé aux colères de la bête fauve.

– Cela doit être.

– Il est d’une force herculéenne.

– Je le sais.

– Il se jettera sur vous, madame, et vous étouffera.

– T’a-t-il jamais fait de mal, à toi ?

– Non, mais je n’entre pas, moi. Je lui fais passer àmanger à travers le guichet de la porte.

– Eh bien ! nous verrons, dit Vasilika. Peut-êtreserai-je prudente. Prends un flambeau.

Beruto obéit. Il alluma un candélabre à trois branches et passadevant la comtesse. Ils traversèrent le vestibule, au bout duquelon voyait les premières marches d’un escalier souterrain. Berutos’y engagea. La comtesse le suivit. Quand ils eurent descenduenviron trente marches, Beruto s’arrêta :

– Écoutez donc, madame, fit-il.

Vasilika prêta l’oreille.

Des hurlements sourds, pareils à ceux d’une bête fauve prise aupiège, montaient des profondeurs de cet escalier.

– L’entendez-vous ? dit Beruto avec une sorted’effroi.

– Oui, dit la comtesse.

Et elle continua à descendre, sans que le sourire abandonnât seslèvres roses. Les hurlements continuaient.

Chapitre 24

 

Il suffit qu’un homme soit accusé de folie pour que sa raisonéprouve un véritable choc. Yvan, depuis le jour où il s’était vuprisonnier du docteur Lambert, au milieu d’une maison de fous,avait été en proie à une véritable surexcitation. Sa cousine, lacomtesse Vasilika, était venue le chercher ; elle lui étaitapparue un moment comme une libératrice – mais pour le précipitertout vivant, ensuite, en une manière de sépulcre. En effet, commeon se le rappelle, Yvan, déjeunant tête à tête avec elle, s’étaitendormi. Alors une trappe avait joué, et le dormeur était descendulentement dans un abîme. Qu’était-ce que cet abîme ? C’est ceque nous allons voir en assistant au réveil d’Yvan. Quand notrehéros rouvrit les yeux, il se trouva dans une espèce de caveau dedix pieds de long, voûté, et sans issue apparente. Une lanterneétait suspendue à la voûte et projetait une lueur triste etdouteuse autour d’elle. Yvan crut tout d’abord être le jouet d’unrêve ; et le mot de cauchemar vint à ses lèvres. Mais, s’étantlevé, il s’aperçut bientôt que ses membres avaient conservé touteleur souplesse et que ses yeux étaient ouverts. Où était-il ?La transition était trop brusque pour qu’il pût s’en rendre comptetout de suite. Cependant il se souvint. Il se souvint de la maisonde fous, de sa tentative d’évasion avortée, puis de Vasilika et deM. de Morlux qui l’étaient venus chercher. Enfin, il serappela fort bien que tandis qu’il déjeunait avec sa cousine, ilavait été pris d’un invincible besoin de sommeil. C’en était assezpour que dans sa pensée s’ouvrit une large route dans le champ dessuppositions. À force de fixer ses regards sur la lanterne, il vittout à coup à la voûte une espèce de trappe dont il distingua lescharnières : c’était par là qu’il était descendu. Puis il fitle tour de sa prison et rencontra une porte. Une porte toutedoublée de fer, garnie de gonds solides, d’une triple serrure etd’un guichet grillé au milieu. Yvan appliqua son œil à ce guichetet essaya de voir à l’extérieur. Son regard ne rencontra qued’épaisses ténèbres. Continuant à tourner comme la bête fauve priseau piège qui fait le tour de la fosse dans laquelle elle esttombée, Yvan recula tout à coup et jeta un cri d’épouvante. Dans uncoin du caveau, debout contre le mur, une chaîne au cou, il venaitd’apercevoir un squelette, après lequel adhéraient encore quelqueslambeaux de vêtements. Ce squelette, cet homme avait dû mourir là,enchaîné à ce mur. Yvan, tout brave qu’il était, fut pris d’un siterrible effroi qu’il jeta de grands cris. Mais le cachot danslequel il était n’avait pas d’échos, et nulle voix ne répondit à lavoix du jeune Russe.

– Oh ! murmura-t-il, après avoir crié longtemps, aprèsavoir frappé des pieds et des mains à cette porte, après avoirensanglanté et brisé ses ongles aux barreaux du guichet, cesgens-là ont peut-être raison : je suis fou !…

Et le nom de Madeleine revint à ses lèvres. Puis, au nom deMadeleine, un autre succéda… celui de sa cousine, la comtesseVasilika. Et alors il se fit une grande lueur dans son esprit.Pourquoi Vasilika était-elle en France ? Pourquoi était-ellevenue le chercher chez le docteur Mardochée Lambert ? Pourquoilui avait-elle donné pour valet de chambre ce misérable Beruto quis’était prêté à son incarcération dans la maison de fous ? EtYvan comprit. Il comprit avec cette sagacité que possèdent lesRusses, ces petits-neveux des anciens Grecs, que tout ce qui luiarrivait devait être l’œuvre de Vasilika. Vasilika sevengeait ! Elle se vengeait de ses dédains, à lui Yvan quiavait l’audace d’aimer une autre femme. Et la nature sauvage duRusse reprit le dessus à cette pensée, et il se reprit à battre enbrèche des pieds et des mains cette porte ferrée qui ne remua pointet ne rendit aucun son. Tout à coup Yvan s’arrêta. Un bruit s’étaitfait au dehors. Un bruit de pas descendant un escalier ; puistout à coup un rayon lumineux passa au travers du guichet. AlorsYvan se tut et suspendit son haleine. Il vit un homme quidescendait un escalier tournant, à l’extrémité d’un corridor surlequel donnait le guichet. Cet homme portait un panier d’une mainet une lampe de l’autre. Yvan le reconnut. Cet homme, c’étaitl’Italien Beruto. Si Yvan avait pu douter encore, ses doutesdevaient maintenant s’évanouir. Tout ce qui lui arrivait étaitl’œuvre de Vasilika. De Vasilika dont Beruto était l’âme damnée.Yvan fit alors un calcul rapide. Le panier que portait Berutorenfermait sans doute ses aliments. On lui apportait à manger. Yvanse plaça donc derrière la porte, résolu, au moment où elletournerait sur ses gonds et où Beruto entrerait, à se jeter sur luiet à l’étouffer dans ses bras. Beruto s’approcha. Yvan, quiretenait son haleine, l’entendit murmurer :

– Le voilà bien tranquille maintenant ; est-ce qu’ilaurait une apoplexie ?…

Yvan ne bougea pas.

– Hé ! monsieur Yvan ? fit Beruto.

Même silence. Beruto tira de sa poche une clé que le jeune Russeentendit tourner dans une serrure. Son cœur battait violemment. SiBeruto entrait dans le cachot, Beruto était un homme mort. Yvan,doué d’une force herculéenne, le mettrait en pièces. Mais Berutoétait prudent. Ce ne fut pas la porte qu’il ouvrit. Ce fut leguichet. Le guichet était un panneau de fer grillé qui pouvaitavoir un pied de large en tous sens. Le panier y pouvait passer.Beruto le poussa, et le panier tomba dans le cachot. En même tempsle guichet se referma. Yvan poussa un cri de rage.

– Tiens ! dit Beruto qui appliqua son visage moqueuraux barreaux du guichet, Votre Seigneurerie n’est donc pasmorte ?

Yvan bondit vers le guichet.

– Bonjour, seigneur, reprit Beruto.

– Misérable ! hurla Yvan.

– Si vous me dites des sottises, je m’en vais.

Yvan se sentit alors en proie à un sentiment de curiositéardente qui triompha un moment de sa colère.

– Beruto ? fit-il.

– Que désire Votre Excellence ? demanda l’Italien d’unton respectueux.

– Savoir où je suis.

– Rien de plus facile. Vous êtes, monseigneur, dans unecave de l’hôtel dans lequel vous avez déjeuné hier matin.

– Comment, hier matin ?

– Oui. Le narcotique absorbé par vous vous a fait dormirtrente-six heures.

– Et pourquoi suis-je ici ?

– Par ordre de la comtesse Vasilika. Yvan eut un cri derage :

– Que veut-elle donc, cette femme ?

– Elle veut que vous restiez ici.

– Longtemps ?

– Mais, dit froidement Beruto, probablement jusqu’à votremort…

Et il s’en alla.

Et quatre jours s’écoulèrent. Quatre jours de fureur, dedésespoir et d’abattement tour à tour. D’abord Yvan ne voulut pasmanger. Il craignait que ce qu’on lui apportait ne fût empoisonné.Puis la faim triompha. Il mangea et ne mourut point. Mais unepensée affreuse vint ajouter à ses terreurs et à sesempoisonnements. Puisque Vasilika le poursuivait ainsi, lui, quisait si elle ne persécuterait pas Madeleine ? Et à partir dumoment où cette idée lui vint, Yvan se métamorphosa en bête fauvequi fait d’impuissants efforts pour recouvrer la liberté et ne selasse jamais. Il essaya d’enfoncer la porte, de battre les murs enbrèche ; il cria et hurla sans relâche, jusqu’à ce que,meurtri, sanglant, épuisé, il tombât sur le sol. Quelques heures desommeil le remettaient et il recommençait. Enfin, le quatrième jourde sa captivité, cette lueur qui pénétrait tout à coup au traversdu guichet et annonçait la venue de Beruto, brilla dans lecorridor. Yvan colla son visage au guichet et cessa de vociférer.Tout à coup, il vit apparaître non point seulement Beruto, mais unefemme derrière lui. C’était la comtesse Vasilika. Et Yvan sentit, àcette vue, un ouragan de colère lui traverser la gorge et monter deson cœur à sa tête.

– Ah ! si elle pouvait entrer ! se dit-il.

Chapitre 25

 

– Madame, répéta Beruto, n’entrez pas.

– Bah ! dit la comtesse avec calme, nous allonsvoir.

Et elle s’approcha du guichet.

– Hé ! cousin ? fit-elle.

Yvan répondit :

– Que voulez-vous ? venez-vous contempler votre œuvre,madame ?

– Non, je viens vous voir et causer avec vous.

La voix de Vasilika était fort calme ; elle avait même unelégère inflexion railleuse. En même temps elle dit àBeruto :

– Ouvre-moi donc. On cause mal à travers un guichet.

Yvan fut pris d’un accès de rage folle :

– Oh ! prenez garde ! dit-il. Si vous supprimezcette porte qu’il y a entre vous et moi…

– Eh bien ? fit-elle.

– Eh bien ! je me jetterai sur vous… et…

– Et, dit-elle froidement, vous trouverez les six canons dece revolver. En même temps elle prit à sa ceinture un mignonpistolet à crosse d’ivoire, un chef-d’œuvre du colonelKolt[1] , l’habile arquebusier américain. Puiselle ajouta, se tournant vers Beruto :

– Mais ouvre donc !

L’Italien obéit.

– Reculez un peu, mon cousin, dit Vasilika.

Et elle allongea le poignet. Yvan n’avait pas peur de lamort ; mais mourir ainsi, sans explication, par ce seul faitqu’il essaierait de se jeter sur cette femme au pouvoir de laquelleil était tombé, lui parut bête. Il recula donc jusqu’au mur quifaisait face à la porte, et alla se heurter au squelette.

– Voilà, dit Vasilika d’un ton moqueur, une chose desinistre augure. Et elle demeura sur le seuil du cachot. Elle étaitséparée d’Yvan par une distance de huit ou dix pieds. Distance quipouvait être comblée par les six coups de revolver. Cette armemignonne tenait Yvan en respect.

– Madame, dit-il, est-ce une explication que vousm’apportez ?

– Peut-être, dit-elle.

– Alors, parlez… Pourquoi suis-je ici ?

– Mais, dit Vasilika, parce que vous m’avez humiliée etblessée au cœur. Je me venge !

Yvan tressaillit.

– Vous m’aimiez donc ? fit-il.

– Autant que je vous hais maintenant.

– Et vous vous vengez ?

– Regardez ce squelette, dit-elle.

– Me réservez-vous donc le même sort ? demanda Yvanavec ironie.

– Non, ce bonhomme est mort de faim, paraît-il ; etjusqu’à présent on vous a apporté à manger.

– Vous êtes trop bonne, ricana Yvan.

– Et puis, dit Vasilika, rassurez-vous, votre captivité nesera pas éternelle.

– Ah ! vraiment ?

– Seulement, reprit Vasilika, si vous étiez libre en cemoment, vous me gêneriez peut-être beaucoup.

– En vérité !

Et Yvan avait remplacé sa colère par une froide ironie.

– Vous savez que je me marie ? reprit Vasilika.

– Bah ! avec qui ?

– Avec le comte Kouroff.

Yvan eut un rire dédaigneux et s’appuya au mur avec une attitudeinsolente :

– Ne croyez-vous pas, dit-il, que je pourrais m’yopposer ? Ah ! chère comtesse, dit-il, vous pouvez melaisser sortir tout de suite. Soyez tranquille…

Et il riait à se tordre. Mais Vasilika, d’un mot, souffla sur sagaieté :

– Je sais bien, dit-elle, que vous n’empêcheriez pas monmariage.

– Oh ! non, certes.

– Mais vous feriez tous vos efforts pour en empêcher unautre.

– Lequel ? demanda-t-il en tressaillant.

– Celui de Madeleine.

Yvan jeta un cri et fit un pas vers la comtesse.

– Gare au revolver ! dit-elle.

Yvan s’arrêta.

– Madeleine ! dit-il, Madeleine se marie ?

– Sans doute.

– Vous mentez !

– Mais non… et vous êtes un homme sans éducation de meparler ainsi, fit-elle avec hauteur. Madeleine se marie dans huitjours, et c’est pour vous annoncer son mariage que je suis ici.

Yvan était devenu très pâle ; sa colère était tombée ainsique son ironie. Il leva sur la comtesse un œil hagard et semblaitse demander si cette femme ne mentait pas. Vasilikareprit :

– Mon cher cousin, Madeleine ne se marie peut-être pas degaieté de cœur…

Ces mots lui arrachèrent un cri de joie :

– Ah ! dit-il, vous l’avez fait tomber dans quelqueguet-apens infâme !

– Mais non, je vous jure !

– Madeleine m’aime…

– Elle vous aimait un peu, du moins.

Yvan demanda d’une voix sourde :

– Oseriez-vous donc prétendre qu’elle ne m’aimeplus ?

– Elle cherche à vous oublier, du moins.

– Pourquoi ? quel est mon crime ?

– Votre crime est bien simple, dit Vasilika avec calme.Vous êtes russe, et tous les Russes, aux yeux des Français et desFrançaises, sont fabuleusement riches.

– Eh bien ?

– Une petite maîtresse de français comme Madeleine bercéede vous épouser, rêvant d’une grande situation de fortune etd’aristocratie, pouvait-elle ne pas vous aimer ?

– Après ? après ? fit Yvan avec anxiété.

– En arrivant à Paris, Madeleine a appris la vérité ;c’est-à-dire que votre famille est aux trois quarts ruinée… Et ellea réfléchi.

– Oh ! s’écria Yvan indigné, Madeleine est incapablede faire de tels calculs !

– Vous croyez ?

– J’en suis sûr.

– Eh bien ! je vous annonce pourtant son mariage.

– Avec qui ?

– Avec le vicomte Karle de Morlux.

– Le misérable ! s’écria Yvan qui comprit tout, ou dumoins, crut tout comprendre.

Vasilika eut un sourire railleur :

– Cousin, dit-elle, voulez-vous voir Madeleine une dernièrefois, avant qu’elle s’appelle la vicomtesse de Morlux ?

Yvan eut un cri de joie :

– Ah ! si je la revois, dit-il, je saurai bienempêcher ce mariage.

– Ceci est votre affaire et non la mienne.

Et Vasilika continua à rire.

– Comtesse, dit Yvan, vous êtes une vraie femme du Nord.Vous dégustez la vengeance comme on déguste du vieux vin.

– Peut-être…

– Mais si vous étiez généreuse…

– Eh bien ?

– Vous me tueriez tout de suite, dit Yvan.

– Non, dit Vasilika, je veux que vous revoyiezMadeleine.

– Dites-vous vrai ?

– Mais sans doute.

– Où est-elle donc ?

– À l’hôtel de Morlux.

– Chez lui !

– Mais sans doute.

– Et vous me laisserez sortir d’ici ?

– Foi de Vasilika Wasserenoff.

– Quand ?

– Ah ! dit la comtesse, il faut que vous sortiez d’icicomme vous y êtes entré.

– Je ne comprends pas.

– Vous y êtes entré endormi.

– Eh bien ?

– Vous sortirez de même plongé dans un sommeilléthargique.

En même temps, elle fit un signe à Beruto, témoin muet de cetentretien. Beruto s’en alla.

– Comtesse, dit Yvan, ne voulez-vous pas plutôtm’empoisonner ?

– Au nom de ma famille qui est la vôtre, je vous jure lecontraire, dit-elle.

Beruto revint. Il portait un plateau sur lequel était un gobeletde bohème rempli d’un vin jaune comme de l’ambre.

– Offrez cela à M. Potenieff, Beruto, dit lacomtesse.

Yvan hésitait encore.

– Mon cousin, dit Vasilika, si vous ne faites cela, vous nereverrez jamais Madeleine.

Yvan tendit une main fiévreuse vers le plateau, prit le verre etle vida d’un trait. Mais il n’eut pas le temps de le rendre àBeruto. Le verre lui échappa des mains et se brisa. En même temps,Yvan tomba foudroyé.

– Maintenant, dit froidement la comtesse, il s’agit detrouver un maçon.

Et elle sortit du caveau, dans lequel gisait Yvan, froid etinanimé.

Chapitre 26

 

Après avoir retrouvé Agénor, Rocambole s’était mis à larecherche d’Yvan. Les traces d’Yvan avaient été suivies depuis lamaison de fous jusqu’à la Croix-Rouge. Là, on s’en souvient, Noëldit Cocorico avait perdu de vue la Victoria deM. de Morlux. Puis, une heure après, il l’avait retrouvéedans la rue du Vieux-Colombier. Seulement, Yvan n’y était plus. Onavait donc laissé le jeune homme dans une maison des environs de laplace Saint-Sulpice. C’était là qu’il fallait se livrer auxinvestigations les plus minutieuses. Rocambole eut une inspiration.Le chien de Marton avait aidé à suivre Polyte et avait faitdécouvrir la retraite du colonel Guépin ; ce même chienpouvait être employé à retrouver Yvan. La comtesse Wasserenoffs’était installée aux Champs-Élysées, avenue Marbeuf, dans un petithôtel entre cour et jardin, le lendemain même de sa rupture avec lacomtesse Artoff : mais Vasilika sortait peu. Depuis troisjours, les gens apostés par Rocambole dans les environs de l’hôtelne l’avaient aperçue autrement que remontant ou descendant l’avenuedes Champs-Élysées à pied, une ombrelle à la main et ne tardant pasà rentrer. Vasilika était sur ses gardes. Évidemment, ellecraignait d’être suivie. Cependant, au bout de trois jours,M. de Morlux lui ayant écrit, Vasilika se décida àsortir. Au rond-point des Champs-Élysées elle regarda de tous côtéspour s’assurer qu’elle n’était pas suivie. Le rond-point etl’avenue, en montant et en descendant, étaient veufs de cavalierset de voitures. Le temps était gris et il tombait un légerbrouillard qui se résolvait en pluie fine et serrée. Aucun fiacrene stationnait à droite ni à gauche. Vasilika ne vit rien desuspect. Elle monta à pied, comme une petite bourgeoise, vers labarrière de l’Étoile, et ne fit aucune attention à deux ouvriersmaçons qui s’étaient abrités sous une porte et déjeunaient d’unmorceau de pain et d’un peu de charcuterie, tandis qu’un chiencaniche, gravement assis devant eux, semblait attendre sa part àcette maigre pitance. Vasilika était montée jusqu’à la station desvoitures de place. Là, une Victoria de grande remise l’attendaitchaque jour et l’avait conduite au boulevard Haussmann sur lequelouvrait la petite porte de l’hôtel de Morlux. Plus d’une heureaprès, les deux ouvriers maçons avaient dit au chien :

– Cherche donc cette dame !

Le chien s’était mis à flairer le sol, puis il avait retrouvé lapiste de Vasilika et l’avait suivie au petit galop. Les deux maçonsvenaient par derrière. En haut des Champs-Élysées, le chien avaithésité. Il y avait solution de continuité – ce qu’en terme dechasse on nomme un défaut. Heureusement le sol était détrempé etgardait l’empreinte des quatre roues d’une voiture et des huit pasde ses deux chevaux. L’un des maçons dit :

– La voiture attendait là depuis longtemps.

Et il dit au chien :

– Il faut suivre cette voiture.

Le chien docile descendit le boulevard Haussmann et s’arrêta àla porte de l’hôtel de Morlux. Là, il flaira de nouveau le sol ettémoigna par deux ou trois grognements que la personne étaitdescendue de voiture et avait dû franchir le seuil de cetteporte.

– Bon ! dit l’un des deux maçons qui n’était autre queRocambole, elle est chez M. de Morlux. Pourvu qu’elle nes’y rencontre pas avec Agénor ?

Puis il dit à Noël, car c’était l’autre maçon :

– Tu vas t’en aller boire un coup au café de la rue de laPépinière qui est en face de la caserne. Tu reviendras ici dans uneheure.

– Et vous, maître ?

– Moi, je m’en vais. Je ne veux pas m’exposer à me trouvernez à nez avec la comtesse Vasilika. J’ai beau être barbouillé deplâtre, elle pourrait me reconnaître.

Et Rocambole s’en alla. Noël emmena le chien et se rendit aucafé où se réunissaient les domestiques et les ouvriers duquartier, et où Timoléon, quelques semaines auparavant, avaitrencontré Auguste, le messager de Saint-Lazare. Au bout d’uneheure, fidèle à la consigne qu’il avait reçue, le faux maçonrevint, toujours suivi du chien, à la petite porte de l’hôtel deMorlux. Mais le chien, en deux coups de nez, fut fixé. Vasilikan’était plus à l’hôtel de Morlux. Noël suivit le chien. Le chiendescendit le boulevard Haussmann et prit le boulevard Malesherbes.Là, Noël remarqua des traces identiques à celles qu’il avait vuesen haut de la barrière de l’Étoile. La voiture de Vasilika avait dûstationner là et l’attendre. Le chien leva sur Noël son œilintelligent. Noël lui dit :

– Allons ! il faut suivre cette voiture.

Le chien partit comme un trait. Noël venait derrière luiallongeant le pas. La voiture avait gagné la Madeleine, longé larue Royale, traversé la place de la Concorde et passé sur le pontdu même nom. Puis, côtoyant le palais Bourbon, elle avait pris larue de l’Université, la rue Bonaparte, traversé la rue Taranne ets’était dirigée vers le carrefour de la Croix-Rouge.

– Cette fois, s’était dit Noël, je crois bien que noussommes sur les traces de M. Yvan Potenieff.

En effet, le chien entra dans la rue du Vieux-Colombier. Mais làil hésita et se remit à flairer le sol. Vasilika avait dû descendrede voiture.

– Voyons ! dit Noël encourageant le chien, où estcette dame ?

Le chien, après quelques recherches, entra dans la rue Cassette.Noël le suivit. Dix secondes après, le chien s’arrêtait à la portede ce vieil hôtel, dans les caves duquel Yvan était prisonnier.

– Elle est là, n’est-ce pas ? fit Noël.

Le chien grogna d’une façon affirmative.

– Alors, dit Noël, étendant la main, il faut aller chercherle maître.

Le maître, c’était Rocambole. Le chien comprit et partit augalop. Noël demeura dans la rue Cassette, se promenant de long enlarge et ne perdant pas de vue l’hôtel dans lequel devait êtreVasilika. Il avait un marteau sur l’épaule et avait l’air d’unouvrier qui regagne son chantier. Comme il passait pour la dixièmefois au moins devant l’hôtel, la porte s’ouvrit. Un homme sortit eteut un geste de satisfaction et de surprise. Cet homme étaitBeruto. Noël allongea le pas dans la direction du Luxembourg. MaisBeruto l’appela :

– Hé ! compagnon ! lui dit-il.

Noël se retourna et prit l’air hébété d’un bon Limousin. Berutoétait en petite livrée de domestique de grande maison.

– C’est-y à moi que vous parlez ? demanda Noël.

– Oui, compagnon.

– Qu’est-ce que vous voulez ?

– Te donner de l’ouvrage, si tu en manques.

– Mais non, dit Noël. Je vais au chantier.

– Eh bien ! tu manqueras ta journée, voilà tout. C’estaujourd’hui lundi.

– Je ne fais pas le lundi, moi.

– Si on te paye bien, pourtant.

– Hein ! fit Noël, qui prit un air plus naïfencore.

– Veux-tu gagner vingt francs ?

– Fouchtra ! dit le Limousin, vous vous moquez de moi,mon bourgeois.

Et Beruto mit vingt francs dans la main de Noël qui parutébloui, ajoutant :

– Il y a deux fois autant si on est content de tabesogne.

– Mais qu’est-ce qu’il faut donc faire ?

– Tu le verras.

Et il le poussa dans la cour et referma la porte. Alors Noël setrouva seul avec Beruto. Celui-ci cligna de l’œil.

– Tu penses bien, mon garçon, dit-il, qu’on ne paye pas unsimple ravalement trois louis. On a besoin de toi pour une autrebesogne.

En même temps l’Italien tira un foulard de sa poche.

– Que faites-vous donc ? lui demanda le fauxLimousin.

– Tu le vois, je vais te bander les yeux.

– Mais…

– Si ça ne te convient pas, rends-moi mes vingt francs etva-t’en.

– Faites ce que vous voudrez, répondit Noël. Et il selaissa bander les yeux.

Quand ce fut fait, Beruto le prit par la main.

– Viens ! dit-il.

Chapitre 27

 

Pourquoi Vasilika avait-elle besoin d’un maçon ? C’est ceque nous allons voir par les quelques mots qu’elle échangea avecl’Italien Beruto.

– Madame, demanda le valet de chambre, est-ce que vousvoulez faire murer la porte de ce caveau ?

– Non, dit la comtesse.

– Excusez-moi, je l’avais cru…

– Au contraire, reprit Vasilika, j’y veux faire percer unefenêtre.

Beruto regarda la belle Russe avec un étonnement croissant, etil sembla même se demander si elle n’avait pas perdu l’esprit.Vasilika poursuivit :

– Tu vois cette voûte ?

– Oui, madame.

– En quelques coups de marteau, un maçon en détachera deuxpierres.

– Mais, madame, nous sommes à plus de trente pieds sousterre, reprit Beruto.

– Eh bien ?

– Sur quoi donc prendra jour la fenêtre que vous voulezpercer ?

Vasilika ne répondit pas. Seulement elle eut un geste impérieuxet dit :

– Va me chercher un maçon.

Beruto reprit la lampe qui se trouvait placée dans un coin ducaveau.

– Non, dit Vasilika, laisse-la ici.

– Est-ce que madame va rester ?

– Oui, j’attends le maçon. Donne-lui ce qu’il voudra.Seulement, il est inutile qu’il connaisse le chemin exact de cecaveau.

– Je lui banderai les yeux.

– J’allais te l’enjoindre. Va !

Et Vasilika s’assit sur une espèce de banc, sur lequel setrouvait placée la lampe. Beruto remonta à tâtons l’escalier dusouterrain. L’Italien avait coutume de ne pas discuter les volontéssouvent étranges de sa maîtresse. Cependant, cette fois, il étaitsi fort intrigué, que Vasilika l’entendit qui murmurait en s’enallant :

– Je crois que madame a un grain de folie.

Un sourire vint aux lèvres de Vasilika. Puis elle se prit àcontempler Yvan, couché dans un coin du caveau et gardantl’immobilité de la mort.

– Ah ! murmura-t-elle après un long silence, c’est unepassion bien voluptueuse, la vengeance, puisqu’elle donne tantd’imagination…

Un quart d’heure s’écoula. Beruto revint. Il avait été servi àsouhait. Il avait rencontré Noël, bayant aux corneilles dans la rueCassette et nous savons comment il l’avait embauché. Noël avait unbandeau sur les yeux. Mais dans l’escalier souterrain, peut-êtrel’avait-il un peu dérangé. Vasilika dégrafa un long manteau qui luicouvrait les épaules. En même temps, elle fit un signe à Beruto.Celui-ci prit le corps d’Yvan, le traîna dans cet angle obscur oùse trouvait le squelette, et la comtesse le couvrit du manteau. Enmême temps, sur un autre signe d’elle, l’Italien se plaça devant lesquelette. Alors Vasilika détacha elle-même le bandeau qui couvraitle visage du faux maçon. Celui-ci sut se faire une mine hébétée etcraintive, et regarda la belle Russe avec une sorte de stupeur etd’effroi.

– Mon ami, lui dit Vasilika, rassurez-vous.

Sa voix avait retrouvé son timbre enchanteur et pleind’harmonie. Noël répondit :

– Qu’est-ce que vous voulez donc que je fasse,madame ?

– Rien que de fort simple : montez sur ce banc etprenez votre marteau. En même temps, elle poussa le banc vers lemur, ajoutant :

– Faites-moi un trou là-dedans.

– Mais, dit Noël, c’est de la pierre de taille, ça.

– Non, pas partout.

Et Vasilika monta sur le banc auprès de lui.

– Tenez, là, dit-elle, c’est du plâtre. On a figuré desjoints de pierre, mais c’est une simple cloison.

Noël prit un marteau et frappa. Le mur rendit un son creux. Ilfrappa plus fort ; quelques fragments de plâtre sedétachèrent. Cependant il lui fallut travailler une grande heurepour percer un trou. Ce trou percé, Beruto, qui suivait la besogneavec une curiosité croissante, vit quelque chose de noir derrière.La cloison qu’on venait de percer séparait le caveau d’un autre.Voilà tout. L’autre caveau était pareillement plongé dans lesténèbres. Le trou percé était assez grand pour laisser passer lecorps d’un homme. Noël se tourna vers la comtesse et parut attendrede nouveaux ordres. Mais Vasilika lui dit :

– C’est bien, mon garçon, nous n’avons plus besoin detoi.

Et comme un nouvel étonnement se peignait sur le visage du fauxmaçon :

– Qu’as-tu promis à ce brave homme ? dit-elle àBeruto.

– Deux louis.

– En voilà cinq, dit la comtesse qui mit un billet debanque dans la main de Noël.

Celui-ci joua un ébahissement si profond, il eut une joie sicomplète, que la belle Russe ne put s’empêcher de sourire.

– À présent, dit-elle, tu peux t’en aller.

Noël se laissa rajuster le bandeau de bonne grâce et Beruto leprit de nouveau par la main, lui disant :

– Viens, mon garçon.

Cependant Rocambole, en quittant Noël une heure auparavant, nes’était pas éloigné. Il était simplement allé s’établir dans cettechambre d’hôtel garni où nous l’avons déjà vu, lorsqu’il s’occupaitde tirer Antoinette de Saint-Lazare, au coin du faubourgSaint-Honoré et de la rue de la Pépinière. Il avait été convenuavec Noël que si ce dernier avait besoin de lui, il l’enverraitchercher par le caniche, ce singulier messager. En effet, lecaniche, une heure après, grimpa lestement l’escalier et gratta àla porte. Rocambole sortit et regarda l’intelligent animal. Lechien remuait la queue et faisait mine de redescendrel’escalier.

– C’est bien, dit Rocambole ; je te suis.

Une fois dans la rue, le chien piqua tout droit vers le faubourgSaint-Germain. Rocambole comprit que Noël était sur la traced’Yvan.

Trois quarts d’heure après, toujours guidé par le chien, ilarrivait rue Cassette. Mais Noël n’y était pas. Noël était encoreoccupé à la mystérieuse besogne que lui avait donnée Vasilika.Seulement, sur un signe de Rocambole, le chien prit sa piste ets’arrêta à la porte du vieil hôtel. Rocambole regarda cette maisonvermoulue, puis un souvenir rapide traversa son cerveau.

– Hé ! hé ! dit-il, je connais cela.

Il alla faire le guet à l’autre extrémité de la rue, dans lerenfoncement d’une porte. Un quart d’heure après Noël reparut.Beruto s’était contenté de lui ôter son bandeau et de luientrebâiller la porte de l’hôtel. Mais il n’était pas sorti dans larue. Rocambole siffla, Noël se dirigea sur lui.

– Eh bien ! fit le maître.

– Je viens de voir des choses auxquelles je ne comprendsrien.

– Voyons ?

– Un homme est sorti de cette maison, est venu à moi et m’adit qu’il avait besoin d’un maçon.

Et Noël raconta que dans l’escalier, il s’était heurtévolontairement au mur, ce qui avait un peu déplacé son bandeau etlui avait permis de voir, d’abord Vasilika qu’il avait fort bienreconnue, puis un homme endormi et comme frappé de léthargie, qu’onavait poussé dans un coin sur lequel la comtesse avait jeté sonmanteau. Enfin le squelette devant lequel Beruto s’était placé.

– Et, lui dit Rocambole, tu ne sais pas pourquoi tu aspercé ce mur ?

– Non.

– Qu’y a-t-il derrière ?

– Je ne sais pas.

– Tu n’as pas reconnu cette maison dans laquelle tu esentré ?

– Non, dit encore Noël.

Rocambole fit appel à ses souvenirs.

– Après ça, dit-il, je crois que tu n’étais pas encore dansla bande des Valets de cœur.

– Quand ?

– Lorsque le baronnet sir Williams et moi, nous fîmes unedescente dans ce vieil hôtel.

Et Rocambole prenant Noël par le bras :

– Viens, dit-il, entrons dans ce bouchon qui est là, rue duVieux-Colombier. Nous verrons entrer et sortir les gens de cettemaison, et je te conterai une bien étrange histoire.

Noël le suivit.

Chapitre 28

 

Comme Rocambole et Noël étaient tous deux vêtus en maçons,personne ne fit attention à eux dans le cabaret où ils entraient.Rocambole demanda du vin et alla s’asseoir dans le coin le plusobscur de la salle.

– Tu dis donc, fit-il, qu’il y avait un squelette contre lemur ?

– Oui, répondit Noël.

– Et un homme qui paraissait dormir, couché parterre ?

– Oui, maître.

– Es-tu bien sûr qu’il ne fût pas mort ?

– Je l’ai cru un moment ; un moment j’ai cru qu’on neme faisait creuser ce trou que pour l’enterrer. Mais…

– Mais quoi ?

– Puisqu’on ne me l’a pas fait reboucher, c’est que cethomme n’est qu’endormi.

– Je le pense comme toi, dit Rocambole, cet homme doit êtrele jeune Russe que nous cherchons.

– Je le pense aussi.

– Vasilika n’est pas femme à l’avoir tué. Ces femmes duNord ont la vengeance plus raffinée.

– Alors, maître, dites-moi cette histoire dont vous meparlez.

– Voici, dit Rocambole.

Et il se mit à parler provençal, langue que Noël et lui avaientapprise durant leur long séjour à Toulon.

– La maison dans laquelle tu es entré, dit-il, a étépendant fort longtemps inhabitée. Elle a même joui pendant trèslongtemps d’une réputation mystérieuse, et je vois qu’elle n’a paschangé de réputation.

– À qui appartenait-elle ?

– À une vieille dame qui habitait la province et n’étaitpas revenue à Paris depuis la révolution de Juillet en 1830.

– Mais elle a été louée depuis ?

– Pas avant 1840. Elle est demeurée dix ans inhabitée.

« La vieille dame est morte sans doute et ses héritiers ontdû en tirer parti, la vendre ou la louer. La vieille dame avait étéjeune, elle avait été belle, elle avait eu un mari. Un mari jaloux,acariâtre, insupportable. Ceci se passait au commencement del’Empire vers 1805. Le mari était officier. À cette époque, commebien tu penses, un militaire avait rarement le temps d’être auprèsde sa femme. Celui-ci était en Allemagne, à la suite de je ne saisquelle armée victorieuse, lorsqu’il reçut une lettre anonyme quil’avertissait charitablement de son malheur. Le colonel – il avaitce grade – revint à Paris comme la foudre. Puis au lieu de rentrerchez lui, il se logea dans les environs et épia sa femme. La belleavait un galant qui se glissait chaque soir dans l’hôtel. Un soir,madame la baronne X… l’attendit en vain. Le lendemain, mêmeattente. Les jours suivants, il en fut de même. L’amant mystérieuxavait disparu. Les années passèrent, l’Empire fit place à laRestauration. Le colonel, devenu général, obtint un commandement àParis. Jamais il ne fit un reproche à sa femme ; jamais un motne lui échappa qui pût lui faire supposer qu’il savait sa faute. Labaronne, frappée au cœur, était devenue une pauvre femme amaigrie,brisée et demandant la mort tout bas. Vainement elle avait cherchéà savoir ce qu’était devenu l’homme qu’elle avait aimé. Était-ilmort ou vivant ? Ce fut pour elle un long mystère. En 1830, legénéral fut tué dans les rues de Paris. Alors la baronne, devenuevieille, quitta son hôtel de la rue Cassette et se réfugia dans unchâteau qu’elle possédait en Touraine. Elle y est morte sansdoute.

– Sans rien savoir, demanda Noël.

– Probablement.

– Mais, que s’était-il passé ?

– Une chose effroyablement simple. Le colonel avait undomestique qui lui était dévoué. À eux deux, ils s’étaient emparésde l’amant comme il se glissait dans l’hôtel, avaient étouffé sescris, l’avaient bâillonné et garrotté. Puis, ils l’avaient descendudans le caveau d’où tu reviens, et ils l’avaient enchaîné par lecou et les pieds.

– C’est donc le squelette de cet homme que j’aivu ?

– Oui.

– Et il est mort là ?

– Sans doute ; mais ce n’est pas tout encore.

– Ah !

– Tu vas voir. Et, dit Rocambole, voici où se placent messouvenirs du club des Valets de cœur. Sir Williams, mon patron,avait toujours été frappé par l’aspect solitaire et mystérieux decette maison. Il me dit un jour :

« – Il n’y a là qu’un vieux domestique qui ne sort jamais.Si tu veux, nous tenterons un bon coup. Cette maison doit renfermerdes trésors.

« – Cela me va, répondis-je.

« Une nuit, nous pénétrâmes dans l’hôtel, à l’aide defausses clés, et nous trouvâmes le vieillard dans une chambre durez-de-chaussée. Un filet de lumière passait sous sa porte. Nousétions entrés sans bruit. Sir Williams s’approcha doucement etcolla son œil au trou de la serrure. Le vieillard n’était pascouché ; il s’était mis à genoux devant un crucifix et priaità haute voix.

« – Mon colonel, disait-il, on dit que les morts reviennentparfois ; si cela est vrai, revenez et déliez-moi du sermentque je vous ai fait. Déliez-moi pour que les ossements de cemalheureux reçoivent enfin la sépulture.

« Ces mots nous intriguèrent. D’un coup d’épaule, sirWilliams fit sauter la porte. Le vieillard jeta un criperçant ; mais sir Williams bondit sur lui, un poignard à lamain, et lui dit :

« – Si tu cries, je le tue !

« Alors, sous cette menace de mort, le vieux domestiquenous raconta cette lugubre histoire. Il nous conduisit dans lecaveau et nous montra le squelette encore attaché au mur. Puis ilfrappa de son poing sur le mur et nous dit :

« – Il y a là un autre caveau.

« Mon maître avait fait faire un trou, et dans ce deuxièmecaveau il y avait un jeu de glaces habilement combiné quireflétait, au fond du cachot où cet homme a vécu dix ans, tout cequi se passait dans le jardin de l’hôtel. Quand il est mort – caril a vécu près de dix ans –, j’ai fait murer le trou.

– Mais, interrompit Noël, je ne comprends pas, maître.

– Écoute bien, reprit Rocambole.

– Voyons ?

– Ce second caveau, celui que tu viens de découvrir enperçant le mur que le vieux domestique avait fait reboucher, avaitun soupirail qui donnait à fleur de terre sur le jardin. Cesoupirail avait été fermé par une glace sans tain d’une très forteépaisseur. En face, dans l’intérieur du caveau, on avait placé uneautre glace étamée, un peu inclinée, dans laquelle le jardin toutentier se reflétait. De l’endroit où il se trouvait enchaîné, lemalheureux pouvait voir cette glace, et, par conséquent, presquechaque jour celle qu’il aimait, et qui le pleurait comme mort, sepromener triste et silencieuse. Pendant dix années il avait eu cespectacle, vengeance raffinée s’il en fut. On lui apportait àmanger chaque nuit, diminuant graduellement sa ration, de tellefaçon qu’il avait mis dix années à mourir de faim. C’était le vieuxdomestique qui s’était chargé de cette besogne.

– Mais, c’est épouvantable cela, dit Noël.

– Oui, répondit Rocambole. Et Vasilika a dû surprendre cesecret. Que compte-t-elle faire ? Comment se servira-t-elle decette découverte ? C’est ce que je ne sais pas, c’est ce queje veux savoir.

– Mais le vieux domestique ? demanda encore Noël.

– Sir Williams l’envoya rejoindre son colonel d’un coup depoignard, après lui avoir promis toutefois de faire enterrer lesquelette ; mais nous avions, ma foi ! bien autre chose àfaire. Nous dévalisâmes sa maison : il n’y avait pasgrand-chose, du reste.

Comme Rocambole achevait son récit, la porte du vieil hôtel dela rue Cassette s’ouvrit, et Vasilika en sortit.

– Bon, dit Rocambole, nous allons savoir ce qu’elle comptefaire de sa découverte…

Vasilika sortit à pied, tourna l’angle de la rue et se dirigeavers la place Saint-Sulpice. Noël la suivit, tandis que Rocamboledemeurait dans le cabaret. Noël, qui cheminait à distance, vit lacomtesse Vasilika remonter en voiture. Il l’entendit indiquer aucocher les Champs-Élysées et il se dit :

– Elle rentre chez elle.

Puis il vint rapporter tout cela à Rocambole.

– Eh bien ! dit celui-ci, si tu veux, nous allonsfaire une petite visite domiciliaire dans cette maisonmystérieuse.

Chapitre 29

 

Noël et Rocambole avaient calculé – ce qui était fort simple, dureste – que la comtesse Vasilika mettrait bien une heure pour alleraux Champs-Élysées et en revenir, en admettant qu’elle revînt. Uneheure, c’était plus qu’il ne leur en fallait. Ils allèrent doncsonner à la porte de l’hôtel. Mais au premier coup de sonnette, laporte ne s’ouvrit point. Noël sonna une seconde fois ; mêmesilence. Puis une troisième. Cette fois, ce fut un guichet quis’ouvrit dans le panneau de la porte. Beruto montra son visage defouine :

– Qu’est-ce que c’est ? dit-il.

Il ne vit d’abord que la face brute et niaise du fauxLimousin.

– Ah ! c’est toi, mon garçon ? dit-il. « Queveux-tu ?

Rocambole s’était effacé derrière Noël.

– Monsieur, dit celui-ci, excusez-moi si je reviens. Maisc’est qu’il m’est arrivé un grand malheur.

– Plaît-il ?

– Votre dame m’a donné un billet de banque, n’est-cepas ?

– Oui, mon garçon.

– Eh bien ! figurez-vous que je l’ai perdu.

– Où donc cela ?

– Je crois bien que c’est dans l’escalier ou dans votrecour.

– Repasse dans une heure. Je vais le chercher, si je letrouve, je te le rendrai.

Et Beruto referma le guichet. Mais cela ne faisait pas l’affairede Noël. Il regarda Rocambole. Rocambole fronçait le sourcil etparaissait évoquer un souvenir lointain. Il entraîna Noël àquelques pas.

– Est-ce là, dit-il, l’homme qui t’a bandé lesyeux ?

– Oui, maître.

– Par conséquent, c’est le serviteur de Vasilika ?

– Naturellement.

– Un homme petit, aux épaules larges, avec des cheveuxnoirs et une barbe noire ?

– C’est bien ça.

– Je l’ai reconnu à la voix.

– Vous le connaissez ?

– Oui, dit Rocambole.

Et il prit Noël par le bras.

– Allons-nous-en ! dit-il.

– Comment ! vous renoncez à pénétrer dans lamaison ?

– Tu vois bien qu’il ne veut pas ouvrir.

– Si je sonnais encore ?

– Non, il t’a dit de revenir dans une heure.

– Je reviendrai ?

– Oui, avec moi.

Tandis que Noël et Rocambole s’éloignaient, Beruto se trouvaitderrière le guichet. L’Italien était tout pâle et le retour subitdu maçon l’avait fortement ému. Beruto était certain d’avoir vuNoël serrer le billet de banque dans un coin de son mouchoir,auquel il avait fait un nœud et qu’il avait remis dans sa poche.Pourquoi donc était-il revenu ? Beruto était hardi avec lesfaibles, mais il était lâche aussitôt qu’il flairait un ennemi. EtBeruto avait entendu parler d’un homme qui, dit-on, était terribleet qui recherchait Yvan Potenieff. Cet homme, c’était Rocambole. Lapeur s’était donc emparée de Beruto. Il s’était réfugié dans lefond de l’hôtel après quelques minutes d’hésitation et s’y étaitbarricadé. Mais sa précipitation avait été si grande, et il avaitrepoussé le guichet si vivement, que le pêne n’avait pas mordu dansla gâche et que le guichet, mal refermé, se rouvrit quand il futparti. Beruto se dit :

– Madame a un passe-partout. Je n’attends personne qu’elle.Si le maçon dont je commence à me méfier revient, il pourra biensonner jusqu’à demain.

En effet, le maçon revint, c’est-à-dire Noël, et avec NoëlRocambole. Noël allait tirer de nouveau la chaînette quicorrespondait à la sonnette. Rocambole le retint. Il venaitd’apercevoir le guichet entrouvert. Or, à quelque heure du jour quece soit, nous l’avons dit déjà, la rue Cassette est déserte commeune de ces allées dans lesquelles on ne rencontre par-ci par-làqu’un fossoyeur ou quelque parent qui vient prier sur une tombefraîche. Si MM. les voleurs ne se donnent pas le plaisir d’ycrocheter les portes en plein jour, c’est par pure délicatesse.Personne ne s’y opposerait. Rocambole poussa donc le guichet. Puisil passa son bras au travers et saisit l’espagnolette, qui servaità manœuvrer la barre de fer maîtresse qui maintenait les deuxbattants de la porte cochère. La barre tourna, les deux battants sedisjoignirent, et la porte s’ouvrit sans bruit.

– Voilà qui est beaucoup plus commode, dit Rocambole.

Et il poussa Noël, et tous deux entrèrent. La rue Cassettecontinuait à jouir du calme le plus complet. Une fois entrés, ilsrefermèrent la porte et le guichet. Beruto, qui s’était barricadédans la salle basse où Vasilika avait déjeuné avec Yvan, n’entenditrien. Mais il avait laissé ouverte la porte du vestibule.

– C’est incroyable ! dit Rocambole, comme je mereconnais. Attends !…

Et il entra. Beruto entendit seulement alors le bruit de leurspas. Il crut que c’était Vasilika qui revenait, courut à la portede la salle basse, l’ouvrit et se trouva face à face avec Noël.Noël était armé de son marteau de maçon. Beruto jeta un cri.

– Au secours ! au voleur ! dit-il.

Mais Rocambole écartant Noël le saisit à la gorge et luidit :

– Tais-toi !

En même temps, il le traîna vers la partie du vestibule qui setrouvait en pleine lumière :

– Regarde-moi bien, lui dit-il ; mereconnais-tu ?

Beruto jeta un nouveau cri.

– Cent dix-sept ! dit-il.

– Parbleu ! oui, c’est moi, dit Rocambole en lelâchant. Tu ne pouvais faire moins pour ton ancien compagnon dechaîne, au bagne de Toulon, que le reconnaître.

Et se retournant vers Noël :

– Tu ne le reconnaissais donc pas, toi ?

– Ma foi ! non, répondit Noël. Je suis même sûr de nel’avoir jamais vu.

– Oh ! c’est juste, dit Rocambole. Tu n’es venu àToulon qu’un an après que j’y suis rentré. Ce gaillard-là finissaitson temps et il était parti quand tu es arrivé.

« Nous avons été accouplés six mois. Beruto était touttremblant.

– Mon bonhomme, lui dit le maître, c’est moi qu’onnomme Rocambole.

– Vous !

– Et je te donne à choisir : ou devenir mon esclave,ou servir de fourreau à ce joli outil.

En même temps, il fit briller un poignard aux yeux deBeruto.

– Je vous obéirai, murmura l’ancien forçat.

Un coup de sonnette se fit entendre.

– Ciel ! dit l’Italien, c’est madame !

– La comtesse Vasilika ?

– Oui.

– Il faut que tu nous caches, dit vivement Rocambole.

Un trait de lumière éclaira l’esprit de Beruto.

– Tenez, dit-il, mettez-vous là.

Et il fit entrer Rocambole et Noël dans la salle basse et lesplaça l’un à côté de l’autre, sur cette portion du plancher quiétait mobile. Puis il courut au mur et pressa un ressort. Leplancher bascula et Rocambole et Noël disparurent subitement.

Chapitre 30

 

Quarante-huit heures s’étaient écoulées. M. de Morluxavait eu de fréquents entretiens avec Vasilika, tantôt chez lui,tantôt chez elle. Le vieillard paraissait transformé. Il n’avaitplus le visage inquiet et sombre ni ces mouvements nerveux quitrahissaient le bouleversement de son âme. Depuis deux jours,M. de Morlux était calme. Agénor avait fait la paix aveclui et ne s’opposait plus à ce qu’il épousât Madeleine, siMadeleine y consentait. Madeleine, tout en l’appelant toujours« mon bon oncle », parlait beaucoup moins d’Yvan.M. de Morlux en concluait que l’abandon où le jeune Russesemblait la laisser, la blessait profondément, et il comptait surle dépit comme sur un puissant auxiliaire. Enfin, Vasilika luiavait dit :

– Je vous jure que vous épouserez Madeleine. EtM. de Morlux croyait à Vasilika.

Tout pour lui tournait donc à merveille, et le vicomte n’étaitpas homme à avoir des remords du passé. Cependant, la comtesse vintjeter quelques gouttes d’absinthe dans son miel. Elle arriva unmatin et lui dit :

– Tout est prêt là-bas.

– Ah ! fit-il avec joie.

– Le vieil hôtel est devenu un vrai nid d’amoureux. Si nousparvenons à y conduire Madeleine…

– Oh, elle m’y suivra, j’en suis sûr.

– Tout ira bien, dit Vasilika. Cependant…

Elle fronça légèrement le sourcil.

– Eh bien ? fit de Morlux.

– Je crains Rocambole.

– Toujours ?

– Et la comtesse Artoff. Antoinette est toujours chezelle.

– Bah ! fit le vicomte. Agénor me répond de tout.

– C’est égal, dit Vasilika, si vous m’en croyez, voussongerez à ce que je vous ai dit…

– Quoi donc ? fit M. de Morlux, qui perdaitla tête depuis qu’il était amoureux.

– Pour paralyser Rocambole, lequel fait le mort depuisquelques jours…

– Que faut-il faire ?

– Il faut le frapper dans son unique émotion.

M. de Morlux tressaillit.

– Oui, vous m’avez dit cela déjà, fit-il, mais… je vousavouerai que je crois inutile…

– Mon cher, dit froidement la comtesse, songez àceci : il y a des navires qui font naufrage au port.

– Vous avez raison, madame. Voyons, qui faut-il frapper, dupère ou de l’enfant ?

– J’aimerais assez enlever l’enfant, dit Vasilika. Pendantque Rocambole le chercherait, j’aurais tout le temps de me vengerd’Yvan.

– Ah !

– Et vous épouseriez, vous, fort tranquillement Madeleine,ajouta Vasilika, qui eut un sourire dédaigneux et cruel.

M. de Morlux fit un signe d’assentiment.

– Je vous obéirai, dit-il.

– Oh ! fit Vasilika qui eut un sourire moqueur, nousne nous entendons pas, mon cher vicomte.

– Plaît-il ?

– Je vous donne un conseil et non des ordres. Ma vengeanceà moi est assurée. Ce que je vous dis est donc pure charité de mapart.

Le vicomte se mordit les lèvres. Vasilika reprit :

– Qu’est-ce que je veux, moi ? torturer moralement lemisérable idiot qui a refusé mon amour, le torturer avant de letuer, car je lui réserve un genre de mort épouvantable. Or, l’heurede ma vengeance va sonner.

– Tandis que moi ?…

Et le vicomte fit cette question d’une voix timide.

– Vous, dit Vasilika, vous êtes peu en marche vers le butque vous vous êtes assigné…

– Et je puis être arrêté en chemin ?

– Oui, par Rocambole.

Ce nom causait toujours à M. de Morlux un légerfrisson.

– Écoutez, reprit Vasilika, j’ai entendu votre neveu ici,il y a deux jours, vous dire que Madeleine s’était sauvée de chezla comtesse Artoff et s’était réfugiée chez vous.

– Eh bien ?

– Eh bien ! je n’ose y croire. L’histoire de cettefemme qui ressemble à Madeleine me trotte par la tête… Je n’ai vuni l’une ni l’autre, mais il me semble que je saurais bien àpremière vue…

– Cette fois, interrompit M. de Morlux avec unsourire, vous me permettrez d’éclaircir vos soupçons.

Et il sonna.

– Priez mademoiselle de descendre, dit-il au valet qui seprésenta.

Deux minutes après, Madeleine entra. Elle était vêtue fortsimplement, comme une jeune fille habituée à une vie modeste et àun rang subalterne.

La comtesse en fut frappée.

– Mon enfant, dit M. de Morlux qui reprit sonrôle d’oncle et son ton paternel, j’ai voulu vous présenter à lacomtesse Wasserenoff, qui a beaucoup connu la famillePotenieff.

Madeleine jeta un cri de joie qui impressionna Vasilika.

– Je vous dirai même mieux que cela, mademoiselle, dit lacomtesse.

Madeleine la regarda. Et elle regarda Vasilika avec un effroi sinaturel, que M. de Morlux partagea cette terreurmomentanée. Évidemment Vasilika, puisqu’elle aimait encore Yvan,devait haïr Madeleine.

– Rassurez-vous, dit la comtesse toujours impassible, j’airenoncé à Yvan.

– Madame, dit alors Madeleine, puisque vous vous montrezgénéreuse, soyez-le jusqu’au bout.

Et sa voix eut un accent de prière.

– Vous devez savoir où est Yvan ?

Un sourire vint aux lèvres de Vasilika. Madeleine joignit lesmains :

– Oh ! dites-le moi, fit-elle.

– Vous l’aimez donc bien ?

– Oh ! de toute mon âme…

Vasilika continuait à sourire :

– Eh bien ! dit-elle, je vais vous faire unepromesse.

– Ah ! parlez…

– Venez me voir demain dans mon hôtel de la rueCassette.

– Avec mon oncle ?

– Sans doute. Et je vous donnerai des nouvelles d’Yvan.Madeleine eut un nouveau cri de joie.

La comtesse lui tendit la main :

– Je serai une bonne cousine, dit-elle.

Puis elle se leva et fit un signe imperceptible àM. de Morlux. Celui-ci lui offrit son bras. Les deuxfemmes se saluèrent et la comtesse prit le chemin du jardin, carc’était toujours par là qu’elle s’en allait.

– Eh bien ? fit M. de Morlux quand ilsfurent seuls, douterez-vous encore ?

– Oui, dit-elle.

Le vicomte recula.

– Écoutez, dit Vasilika : si cette femme n’est pasMadeleine, la ressemblance est si parfaite, et elle joue si bienson rôle, que c’est à n’y rien comprendre.

– Vous ne l’avez donc pas vue rougir et trembler ;vous n’avez donc pas entendu ce cri de l’âme qu’elle a jeté au seulnom d’Yvan ? fit l’amoureux vicomte.

– Oui, mais…

– Mais quoi ?

– Mon cœur n’a pas bondi, répliqua Vasilika, et je n’ai paséprouvé cet irrésistible élan de haine que donne la vue d’unerivale.

– Oh !

– Du reste, ajouta la comtesse, à demain…

– Et demain ?…

– Demain, je vous dirai bien si c’est la vraieMadeleine.

– Comment le saurez-vous ?

– C’est mon secret. Adieu…

Et Vasilika laissa M. de Morlux tout pensif. Celui-cise disait en rentrant dans son cabinet :

– Oui, c’est bien Madeleine… Et cependant, il me semble quelà-bas… en Russie… elle n’avait pas la même voix… Mystère.

Chapitre 31

 

Les Russes sont familiers avec les poisons et les narcotiques.Cela tient à ce que la plupart des grandes familles moscovites ontdes esclaves géorgiens et circassiens, peuples essentiellementinitiés à la vie et aux habitudes de l’Orient. Vasilika avait eupour nourrice une Géorgienne. Cette femme, longtemps esclave enTurquie, savait préparer des poisons subtils, des narcotiquesfoudroyants et leurs antidotes. Quand elle mourut, Vasilika avaithérité de ses secrets. Le verre qu’Yvan Potenieff avait pris desmains de l’Italien Beruto et qu’il avait vidé d’un trait, contenaitun breuvage dont nous avons vu l’effet instantané. Yvan était tombécomme foudroyé. Cependant la vie ne l’avait point abandonné. Yvann’était point mort. Yvan avait été frappé d’une catalepsieidentique à celle qui avait permis à Antoinette de quitterSaint-Lazare. Rocambole et Vasilika possédaient le même narcotique.Le premier l’avait employé en pilules. L’autre s’en était servi àl’état liquide. Pendant trois jours consécutifs, Yvan avait étécomme mort ; pendant ces trois jours bien des choses s’étaientpassées sans doute dans le caveau où il était gisant. Enfin, leseffets de la catalepsie se dissipèrent peu à peu ; les senss’éveillèrent ; l’ouïe d’abord, puis l’odorat, puis enfin lavue. Yvan ouvrit les yeux. La lanterne suspendue à la voûte ducaveau brûlait toujours, projetant sa lueur sinistre autour d’elle.Le squelette était toujours là debout contre le mur, son carcan defer au cou. Mais Yvan, qui ne pouvait encore remuer ses membresraidis, aperçut quelque chose de nouveau. Il vit un trou noirau-dessus de sa tête. Qui donc avait creusé ce trou ? Était-ceune issue ? La porte du caveau était refermée, mais ce troului permettrait peut-être de se sauver. Et, songeant à sa liberté,Yvan se souvint. Il se souvint que Vasilika lui avait promis qu’ilsortirait, ajoutant :

– Mais il faut que vous sortiez d’ici comme vous y êtesentré, en dormant.

Et Yvan s’éveillait, et il était encore dans le caveau.

Vasilika avait donc menti ! Le jeune homme fut pris d’unaccès de rage ; et il fit de tels efforts qu’en moins de deuxheures il fut sur pieds et libre de ses mouvements. La catalepsies’était tout à fait dissipée. Alors il approcha le banc qui setrouvait dans le caveau, de ce trou, dont il ignorait ladestination et la profondeur. Mais comme il montait sur le banc, laporte du caveau s’ouvrit et Vasilika entra. Elle était seule, unflambeau à la main. Yvan ne la vit point armée de ce revolver aveclequel elle l’avait tenu à distance. De plus, elle était sourianteet calme.

– Bonjour, mon cousin, dit-elle.

Il la regarda avec colère.

– Est-ce ainsi que vous tenez vos promesses ?dit-il.

– Je viens les tenir.

– Ah ! je vais donc sortir d’ici ?

– Non.

Et elle ferma tranquillement la porte du caveau.

– Alors, dit Yvan avec emportement, que signifient cebreuvage que vous m’avez fait prendre… et ce trou quevoilà ?

– Ce breuvage, dit Vasilika, était nécessaire.

– Pourquoi ?

– Pour qu’on pût percer ce trou durant le sommeil qu’ilvous a procuré.

– Et ce trou ?

– Et ce trou va vous permettre de voir Madeleine.Regardez !

Et comme si une main invisible eût obéi à la parole de Vasilika,le trou noir devint tout à coup lumineux : on avait tiré unrideau. Ce rideau, qui couvrait sans doute l’épaisse glace sanstain qui séparait, à fleur de terre, le deuxième caveau du jardin,ce rideau tiré, la glace inclinée fit son office. Et Yvan,stupéfié, vit le jardin tout entier se refléter dans cette glace.Et dans le jardin, qu’inondait un joyeux rayon de soleil, Yvan vitun homme et une femme qui se promenaient au bras l’un de l’autre.Cet homme, il le reconnut à un battement précipité de son cœur.C’était M. de Morlux. La femme, il la reconnut aussi.C’était Madeleine. Et Yvan, livide de rage, sans voix, sanshaleine, continua à les regarder. Madeleine souriait ; elleparaissait heureuse. M. de Morlux lui pressait doucementla main, et ils paraissaient s’abandonner à une causerie charmante.Puis il vint un moment où M. de Morlux annonça sans douteune bonne nouvelle à Madeleine… Car Madeleine sauta au cou deM. de Morlux et l’embrassa. Yvan jeta un cri de rage.Mais tout aussitôt, la main invisible qui avait soulevé le rideaule laissa retomber. Le jardin disparut, la glace éteignit sesreflets, le trou redevint tout noir. Le spectacle fantasmagoriquedisparut.

– Eh bien ! dit Vasilika avec un sourire de triomphe,vous avais-je menti, mon cousin ?

– Je veux la tuer, dit Yvan.

– Non, répondit Vasilika. On ne se venge pas des gens quine vous aiment plus.

– Vous vous vengez bien de moi, vous ?

Vasilika se mit à rire.

– Vous vous trompez, dit-elle ; j’ai voulu vous donnerune leçon, voilà tout.

– Comment ?…

– Et vous prouver que lorsqu’un homme de votre rangs’amourache d’une petite maîtresse de français, il peut lui arriverles aventures les plus désagréables. Donnez-moi la main, mon cherYvan, et pardonnez-moi comme je vous pardonne.

– Mais… ma cousine…

– Vous êtes libre, Yvan, dit-elle encore. Mais à unecondition.

– Laquelle ?

– C’est que vous ne chercherez pas à revoir cette petitefille qui vous a oublié, et qui va devenir comtesse de Morlux.

– Je veux au moins lui écrire.

– Pour quoi faire ?

– Pour lui dire le mépris qu’elle m’inspire.

– À votre aise, répondit Vasilika avec indifférence.

Puis elle le prit par la main et lui dit :

– Venez !

Elle rouvrit la porte du caveau, et tenant toujours Yvan d’unemain et son flambeau de l’autre, elle le conduisit à l’escalier quimenait des caves de l’hôtel au vestibule. Yvan était en proie à unetelle surexcitation, à un tel désespoir, qu’il la suivait avec ladocilité d’un enfant. Une fois dans le vestibule, Vasilika ouvritune porte et Yvan se trouva de nouveau au seuil de cette sallebasse dans laquelle il avait déjeuné quelques jours auparavant. Latable était toujours au milieu. Seulement, au lieu d’être couverted’une nappe et d’un déjeuner, elle supportait des plumes et del’encre.

– Écrivez, dit Vasilika.

Yvan s’assit, prit une plume d’une main fiévreuse, et traça cesmots :

« Madeleine,

« Je vous hais et je vous méprise ! Ne cherchez jamaisà me revoir. Je quitte Paris à l’instant.

« YVAN. »

Puis il tendit la lettre ouverte à Vasilika. Celle-ci la prit,toujours souriante. En même temps elle courut au mur et pressa leressort. Le plancher joua, et Yvan, éveillé et les yeux ouvertscette fois, fut précipité de nouveau dans cet abîme mystérieux quil’avait englouti.

– Cette fois, murmura Vasilika superbe de haine et blanchede colère, tu n’en sortiras pas, et je viens de te plonger vivantdans ta tombe.

Chapitre 32

 

Cette fois, Yvan comprit qu’il était pris, et il n’eut que letemps de pousser un cri. Le plancher s’était abaissé et il étaittombé d’une hauteur de quelques pieds, lentement, sur une surfacemolle qui s’affaissa sous lui. Comme il avait été subitement plongédans une obscurité profonde, il ne put définir sur-le-champ où ilétait et ce qui venait de se passer. Il n’avait vu qu’une chose,c’est que le plancher s’effondrait sous lui. Et dans cette rapidetransition de la lumière à l’obscurité, une pensée plus rapideencore s’était emparée de lui. Yvan croyait tomber dans quelqueabîme, où il se broierait sur des rochers aigus ou sur des pointesde fer. Rien de tout cela n’était arrivé. Le plancher, enbasculant, l’avait laisser choir sur une couche presque moelleuse.En même temps il étendit les mains et rencontra les parois d’unesorte de corbeille. On eût dit une benne de mineur descendant de lasurface du sol au fond d’un puits. En même temps, il éprouva cebalancement et cette légère oppression qu’occasionne une descenterapide. Puis un bruit se fit, puis un jet de lumière et la bennes’arrêta. Alors Yvan étourdi leva la tête et regarda : Ilétait dans le caveau où il avait passé tant d’heures d’angoisses.Au-dessus de sa tête brillait la lanterne. Devant lui, à unecertaine élévation, était le trou noir qui s’était éclairé tout àl’heure et par lequel il avait aperçu Madeleine, se promenant aubras de M. de Morlux, dans le jardin. Que signifiait toutcela ? Yvan n’eut pas besoin de se mettre l’esprit à latorture. Il courut à la porte du caveau. La porte était fermée.Mais le guichet était ouvert. Il eut un moment d’illusion :Puisqu’il était tombé si doucement, c’est que Vasilika ne voulaitpoint sa mort. Et alors, était-ce une dernière mystification ?Ou bien sa captivité continuait-elle ? Et il se mit àcrier :

– Comtesse ! ma cousine ! Vasilika !

Comme si elle eût attendu cet appel, Vasilika parut au bas del’escalier, à l’extrémité de ce corridor sur lequel donnait leguichet.

La comtesse n’était plus seule, cette fois. Beruto, riant d’unmauvais rire, l’accompagnait. Vasilika vint jusqu’au guichet.

– Cousin, dit-elle, je vous vais dire une histoire, avantde vous dire un éternel adieu.

Elle avait un rire cruel et bruyant aux lèvres et son regardétait farouche. Cette fois, Yvan comprit et ne douta plus. Vasilikaavait résolu sa mort. Mais quelle mort ? Elle allait le luidire, sans doute ; et, si brave qu’il fût, il sentit sescheveux se hérisser.

– Cousin, répéta-t-elle, vous voyez un squelette là,n’est-ce pas ?

– Que m’importe ! fit-il avec dédain. Je ne crains pasla mort. D’ailleurs, n’ai-je pas le cœur brisé, grâce àvous ?

– Grâce à moi est la vérité, cousin.

– Ah ! vous en convenez ? dit-il avec une ironiepleine de fureur.

– C’est moi qui ai décidé Madeleine à épouser le vicomteKarle de Morlux.

– Misérable !

– Attendez encore, mon beau cousin, reprit Vasilika, dontla voix sifflait comme une vipère.

– Que voulez-vous ?

– Je veux vous dire l’histoire du squelette.

– Je ne veux pas la savoir, moi.

– Bah ! elle vous intéresse.

Yvan s’était éloigné de la porte ; il se rapprocha.Vasilika poursuivit :

– Ce vieil hôtel était habité, il y a quarante ans, par unefemme qui trompait son mari.

– Vraiment ? ricana Yvan ivre de rage.

– Le mari s’empara de l’amant, et il en fit le squeletteque voilà. C’est à lui qu’on doit cet ingénieux appareil des glacesque vous voyez.

En même temps Vasilika frappa trois fois dans sa main. Le trounoir s’éclaira aussitôt, les glaces reprirent leurs fonctions. EtYvan dont le front était inondé de sueur, put voir Madeleine assisesur un banc de verdure, auprès de M. de Morlux, qui luitenait la main et fixait sur elle un regard de convoitise.

– L’amant, poursuivit Vasilika, put voir la femme qu’ilaimait et qui le pleurait comme mort, car elle ne savait ce qu’ilétait devenu, jusqu’à sa dernière heure.

– Horreur ! murmura Yvan.

– Mon cher cousin, reprit Vasilika toujours implacable etrailleuse, une femme comme moi ne se venge pas à demi. L’hôtel estpassé en d’autres mains. Il appartient à présent àM. de Morlux. C’est la demeure de Madeleine. Vous laverrez tous les jours, c’est-à-dire, acheva la comtesse, tant quevous vivrez.

Elle eut un rire diabolique et ajouta :

– Mais, rassurez-vous, je suis moins cruelle que le maritrompé. Je ne prolongerai pas votre supplice : vous mourrez defaim… Adieu…

Et Vasilika fit un pas de retraite. Yvan l’entendit qui disait àBeruto :

– Quelque somme que t’offre cet homme pour un morceau depain, prends bien garde ! il y va de ta vie. Du reste, jeviendrai tous les jours… et je m’assurerai que tu m’obéisfidèlement.

– Madame la comtesse peut compter sur moi, dit Beruto.

Et tous deux s’en allèrent. Yvan fut en proie alors à une sortede fièvre délirante. Madeleine était perdue pour lui. Et Yvanallait mourir. Il eut un accès de rage, puis une protestationprofonde, et il se laissa tomber sur le sol humide. Un Françaisespère jusqu’à la dernière minute. Un Russe n’espère pas. Yvansavait maintenant que Vasilika serait sans merci. Il avait vu seslèvres frangées de cette écume verdâtre qui trahit chez les peuplesdu Nord ce qu’on appelle la colère blanche. Yvan était prisonnier…Il le serait jusqu’à la mort, et jusqu’à la mort il pourraitapercevoir Madeleine… Madeleine qui ne l’aimait plus, Madeleine quil’avait trahi… Madeleine, à qui il avait écrit qu’il la méprisait…Madeleine, qu’il aimait encore ! Une heure s’écoula. Yvan seheurta la tête et voulut se la briser aux murs du caveau. Mais, dèsla première tentative, un phénomène inattendu se passa. La lanternequi éclairait le caveau s’éteignit. On ne se tue pas dansl’obscurité. Une horreur nouvelle s’empara d’Yvan, et il demeuraimmobile et tout tremblant. Le trou était redevenu tout noir ;les glaces étaient masquées de nouveau. Vasilika voulait sans doutelui ménager tous les raffinements du supplice. Mais soudain unbruit se fit au-dessus de la tête du prisonnier. Et il leva lesyeux. La voûte s’était entrouverte à la place même où étaitsuspendue la lanterne. En même temps une lumière y brillait. Cettelumière éclairait cette même benne, dans laquelle il étaitdescendu, et qui était remontée aussitôt qu’il avait touché le sol.Deux hommes étaient dedans, se tenant debout. L’un d’eux avait à lamain une lampe. C’était la clarté qui avait fixé les regards d’Yvanstupéfait. La benne descendit lentement et toucha le sol. Les deuxhommes sautèrent à terre. Yvan ne les reconnaissait ni l’un nil’autre.

– Je viens vous sauver, dit celui qui tenait la lampe.

– Qui donc êtes-vous ? s’écria Yvan avec un accentintraduisible.

– Un homme que vous ne connaissez pas et dont vous ignorezpeut-être le nom. Je m’appelle Rocambole.

Chapitre 33

 

Yvan, en effet, n’avait jamais entendu prononcer ce nom.Rocambole lui dit :

– Je suis l’ami de la femme que vous aimez.

– Madeleine ! exclama Yvan.

– Oui.

Yvan secoua la tête.

– Je n’aime plus Madeleine, dit-il, ou du moins…

– C’est elle qui ne vous aime plus, n’est-ce pas ?

Yvan prit son front à deux mains avec un geste dedésespoir :

– Vous venez me sauver, dit-il, à quoi bon ? vivresans Madeleine est pour moi impossible.

Un sourire vint aux lèvres de Rocambole.

– Monsieur, dit-il, essayez de vous calmer, de devenirraisonnable et de m’écouter attentivement.

Rocambole employait avec Yvan cet accent sympathique etcaressant et le regard fascinateur qui faisaient une moitié de sasingulière puissance.

– Que pouvez-vous donc me dire pour me consoler ?demanda le jeune Russe avec angoisse.

– M. de Morlux vous a fait passer pour fou,n’est-ce pas ?

– Oui.

– Il vous a confié à un prétendu notaire qui n’était autrequ’un médecin aliéniste ?

– Oui.

– Et le notaire vous a emmené dans sa voiture à travers lesChamps-Élysées ?

– C’est parfaitement vrai.

– Eh bien ! pendant le trajet, n’avez-vous pasrencontré une femme qui ressemblait si merveilleusement àMadeleine, que vous avez couru à elle…

Yvan jeta un cri. Un voile se déchira dans son esprit.

– Oh ! dit-il, comme suffoqué.

– Cette femme, répondit Rocambole, c’est celle-là…

– Mon Dieu ! que dites-vous ?

Pour toute réponse, Rocambole approcha le banc du trou percédans le mur. Puis il cria :

– Hé ! Beruto ! le rideau !

Le trou s’éclaira, Madeleine reparut dans la glace.

– Examinez-la bien… attentivement… froidement…encore !… Voyons, ne voyez-vous entre la vraie et la fausseMadeleine aucune différence ?

– Il n’y a que la voix, dit Yvan d’une voix tremblante, etcette voix, je ne puis l’entendre.

– Vous l’entendrez tout à l’heure…

– Ah !

– Pour le moment, dit Rocambole, il faut sortir d’ici, etau plus vite.

– Mais où allez-vous me conduire ?

– Auprès de la vraie Madeleine.

Cette fois Yvan joignit les mains, et deux grosses larmescoulèrent de ses yeux.

– Oh ! dit-il, vous êtes donc le bon Dieu ?

– Hélas ! non, répliqua Rocambole, mais je sers bienles gens que j’aime.

– Comment pouvez-vous m’aimer ? demanda naïvement YvanPotenieff. Je ne vous ai jamais vu.

– Moi non plus.

– Vous connaissez donc Madeleine ?

– Je la connais depuis huit jours. Mais je suis l’ami d’unhomme dont elle a dû vous parler.

– Milon ! s’écria Yvan.

– C’est moi, dit l’homme qui était descendu dans la benneavec Rocambole.

Yvan regarda alors le vieux colosse. Celui-ci lui prit vivementles mains.

– Vous la rendrez heureuse, n’est-ce pas ? dit-ild’une voix émue.

– Je l’aime tant ! répondit naïvement Yvan.

– Allons ! mon vieux Milon, dit Rocambole, habit bas.Comme Rocambole, Milon était couvert d’une blouse de maçon.

– Que faites-vous ? demanda Yvan.

– Il va changer d’habits avec vous.

– Pourquoi ?

– Mais parce qu’il a besoin de rester ici provisoirement àvotre place.

– À ma place ?

– Sans doute. Vous pensez bien que Vasilika n’est pas femmeà se priver du spectacle de votre agonie.

– Mais je ne veux pas d’un pareil sacrifice, s’écria Yvan.Rocambole eut un sourire.

– Oh ! soyez tranquille, dit-il. Milon sait son rôle àmerveille : il est de votre taille, il se tiendra courbé, levisage contre le mur, et il aura l’air de lutter contre lestortures et la faim. Mais rassurez-vous, on lui apportera àmanger.

– Qui donc ?

– Beruto.

– Ce misérable ?

– Oui ; le serviteur fidèle de Vasilika jusqu’àl’heure où il s’est trouvé en face de moi.

Et Rocambole ajouta avec fierté :

– On ne me trahit pas, moi, car on sait ce que je peux.

– Ça n’empêche pas, dit le bon Milon, que Noël a eu bienpeur, hier, quand vous avez fait la bascule.

– Je n’ai pas eu peur, moi, dit Rocambole. Allons !hâtons-nous.

Ce fut l’affaire de quelques minutes. Yvan changea de vêtementsavec Milon, et celui-ci se coucha dans un coin du caveau.

– Tu ne te retourneras pas, au moins ? ditRocambole.

– Jamais.

– Et tu pousseras des gémissements et des cris inarticulésquand un bruit de pas dans le corridor t’avertira de la présence deVasilika.

– Oui, maître.

– Mais, dit Yvan, il peut se faire que Vasilika entre dansle caveau.

– Alors, tant pis pour elle.

Yvan regarda Rocambole :

– Écoutez, dit celui-ci, j’ai fait le serment de ne verserde sang qu’à la dernière extrémité. Tant mieux pour la comtesse sielle se trompe pendant les cinq ou six jours qui me sontnécessaires pour mettre Madeleine et vous à l’abri de sa haine.

« Tant pis si elle reconnaît l’erreur.

– Que voulez-vous dire ?

– Beruto a ordre de la poignarder.

Yvan frissonna.

– À moins que je ne l’étrangle, moi, dit Milon.

– Filons ! dit Rocambole.

Il fit monter Yvan dans la benne et tendit la main à Milon.

– Adieu, mon vieux, dit-il, on te délivrera dans sixjours.

– Le jour du mariage ?

– Oui.

Yvan tressaillit d’espérance, Rocambole frappa trois coups dansla main, et la benne remonta.

Deux secondes après, Rocambole et Yvan se trouvaient dans unesalle basse d’où l’on voyait dans le jardin. Les fenêtres étaientouvertes, mais les persiennes tirées.

– Ne faites pas de bruit, dit Rocambole.

Et il l’entraîna vers l’une des croisées. Dans le jardin, onentendait la voix de M. de Morlux toujours assis sous unberceau de verdure avec celle qu’il croyait être Madeleine.

– Oh ! dit-il, ce n’est pas sa voix.

– Non, dit Rocambole, c’est celle de Clorinde, la filleperdue. Venez. Il jeta un manteau sur les épaules du jeûne Russe etl’entraîna hors de la salle basse, lui fit traverser la cour,ouvrit la porte de la rue, et tous deux s’éloignèrent rapidement.Au coin de la rue de Vaugirard et de la rue Cassette, un fiacreattendait stores baissés.

– Ne vous évanouissez pas de bonheur, dit Rocambole.

Et il ouvrit la portière.

Deux bras l’enlacèrent, une bouche vermeille s’appuya sur sonfront, et une voix enchanteresse murmura :

– Ah ! je te revois enfin !…

Yvan retrouvait la vraie Madeleine, et Rocambole, montant à côtédu cocher, lui dit :

– Rue de la Pépinière, chez la comtesse Artoff !

Chapitre 34

 

M. de Morlux avait donc conduit la fausse Madeleine àl’hôtel de la rue Cassette. Sous quel prétexte ? Cet hôtel,disait-il, il devait le lui donner, le jour où elle épouseraitYvan. Comme elle savait d’avance ce qui devait arriver, Clorindeavait joué son rôle à ravir. Elle avait embrasséM. de Morlux avec enthousiasme, en l’appelant « mononcle » ; elle s’était montrée très impatiente del’arrivée de la comtesse Vasilika. Celle-ci, on s’en souvient, luiavait promis des nouvelles d’Yvan. Mais une partie de la journées’écoula et la comtesse ne vint pas. Vers le soir,M. de Morlux, qui attendait toujours rue Cassette, reçutun billet que lui apporta Beruto.

La comtesse écrivait :

« Mon cher vicomte,

« Vous ne me verrez pas aujourd’hui. Je n’ai rien de bon àannoncer à votre chère Madeleine. Néanmoins, j’espère encoreramener Yvan à de meilleurs sentiments.

« Votre amie,

« VASILIKA. »

M. de Morlux eut un frémissement de joie par tout lecorps. Vasilika tenait ses promesses. La fausse Madeleine ditvivement :

– Mon oncle, qu’est-ce que c’est ?

– Rien, dit M. de Morlux, affectant un vifembarras.

– Vous pâlissez…

Et d’un geste plein de mutinerie, elle arracha la lettre desmains de M. de Morlux, qui ne se défendit que faiblement.Puis elle lut et pâlit à son tour.

– Ah ! dit-elle d’une voix étouffée, j’en avais lepressentiment.

– Je ne comprends rien à cette lettre, ditM. de Morlux.

– Et moi, je comprends tout !

– Que veux-tu dire ?

La fausse Madeleine se leva.

– Mon oncle, dit-elle, rentrons chez vous, quittons cettemaison maudite.

– Mais, mon enfant…

– Allons-nous-en !… vous dis-je.

Elle avait trouvé un accent impérieux qui dominaM. de Morlux. Beruto alla chercher la voiture du vicomtequi attendait place Saint-Sulpice. La fausse Madeleine y monta, et,jusqu’à la rue de la Pépinière, elle ne prononça pas une seuleparole. Là, seulement, lorsqu’elle fut remontée dans sa chambre,elle dit à M. de Morlux :

– Vous ne comprenez rien, mon oncle, et moi je comprendstout.

– Explique-toi…

– La comtesse aime toujours Yvan.

– Oh ! par exemple !…

– Elle m’aura calomniée… vous verrez…

Et la fausse Madeleine se mit à pleurer, et suppliaM. de Morlux de la laisser seule. Celui-ci n’insista pas.Dans l’aveuglement de sa passion, tout semblait devoir le servir.Il descendit dans son cabinet en se frottant les mains et sedisant :

– Cette chère comtesse est habile !

Son valet de chambre entra avec une lettre.

– Monsieur, dit-il, tandis que vous étiez absent, un hommeest venu, apportant cette lettre pour mademoiselle. Il m’a misvingt francs dans la main, en me recommandant bien instamment de laremettre quand mademoiselle serait seule. J’ai pensé que je nedevais pas le faire.

M. de Morlux s’empara de la lettre et la décachetasans façon. La lettre n’était pas signée et ne contenait que deuxlignes :

« Si vous voulez revoir Yvan, qui n’a cessé de vous aimer,fuyez au plus vite de la maison où vous êtes. »

– Ah ! ah ! murmura le vicomte, c’est Rocambolequi fait des siennes… Vasilika a raison : il faut leparalyser.

 

Madeleine, ou plutôt celle qui en jouait si bien le rôle, nevoulut pas sortir de sa chambre de toute la soirée, et elle nerevit pas M. de Morlux. Le lendemain matin, ce dernierreçut un mot de Vasilika. Vasilika lui annonçait que la lettreécrite par Yvan avait été mise à la poste. Elle engageaitM. de Morlux à préparer le coup de théâtre qui suivraitl’arrivée de cette lettre, et elle lui annonçait sa visite pour lesoir. La fausse Madeleine était toujours enfermée dans sa chambreet en avait refusé la porte à son oncle. M. de Morluxattendait la lettre avec impatience. Enfin, vers dix heures, lefacteur arriva. M. de Morlux était dans la cour del’hôtel ; il leva la tête et vit Madeleine à sa fenêtre.

– Pour Mlle Madeleine Miller, dit lefacteur.

M. de Morlux entendit la fausse Madeleine jeter un cride joie. Quelques secondes après elle arrivait dans la cour ets’emparait vivement de la lettre.

– C’est d’Yvan ! s’écria-t-elle, je reconnaisl’écriture.

– Comme elle l’aime ! murmura M. de Morluxpâlissant.

Elle ouvrit la lettre, la parcourut des yeux, jeta un nouveaucri et dit d’une voix étouffée :

– Oh ! j’en mourrai.

Puis, la lettre lui échappa des mains, tandis queM. de Morlux la prenait dans ses bras et la soutenait.Clorinde était une habile comédienne. Elle sut avoir tour à tourles cris de douleur les plus violents, puis le regard morne etdésolé de ceux qui ont perdu tout espoir. Elle eut des alternativesde crises nerveuses terribles et d’effrayantes prostrations. Elleparla de se tuer – et M. de Morlux, qui se retrouvait uncœur de vingt ans sous la neige de ses cheveux, se prit àfrissonner de tous ses membres, tandis que son amour grandissait etmarchait à pas de géant. L’état de la fausse Madeleine lui parutmême si alarmant, qu’il envoya chercher un médecin. Clorinde, qu’onavait mise au lit, prononçait le nom d’Yvan à toute minute. Puiselle parlait aussi de Vasilika. Et, par moment, elle prenait lamain de M. de Morlux, le regardait fixement et luidisait :

– Mon oncle ! c’est une femme qui a tout fait.

Comme elle renouvelait cette accusation pour la vingtième fois,Vasilika parut à son chevet. La fausse Madeleine jeta sur elle unœil irrité.

– Mon enfant, dit la comtesse, vous m’accusez et vous aveztort. Yvan est aussi bien perdu pour moi que pour vous.

Clorinde la regarda et attendit.

– Aussi bien, pourquoi un forçat du nom de Rocamboles’est-il fait votre protecteur ?

Clorinde jeta un cri :

– Ah ! dit-elle, je comprends tout.

Et elle tendit la main à Vasilika.

– Pardonnez-moi !

Vasilika fronça légèrement le sourcil.

Clorinde, qui lui tenait toujours la main, dit encore :

– Je serai forte… dites-moi la vérité… où est-il ?

– Parti, répondit Vasilika.

– Pour Pétersbourg ?

– Oui.

À partir de ce moment, la fausse Madeleine garda un silencefarouche, et témoigna par un geste le désir de rester seule.M. de Morlux et Vasilika sortirent.M. de Morlux était tout tremblant.

– Savez-vous, dit-il d’une voix émue, que j’aipeur ?

– De quoi donc ? fit Vasilika.

– Mais, dit-il, j’ai peur que la douleur ne la tue.

Vasilika attacha sur lui un regard de pitié.

– Mon pauvre ami, dit-elle, vous n’êtes pas amoureux… Vousêtes cristallisé !…

Il essaya de sourire.

– Alors vous l’épouserez ?…

– Oh ! si elle le veut, fit-il avec un accent pleind’angoisse.

– Elle le voudra, soyez tranquille, répondit Vasilika avecune pointe d’ironie dans la voix et le sourire. Adieu… àdemain…

Elle quitta le vicomte et regagna sa voiture dans laquellel’attendait Beruto.

– Sais-tu, dit-elle, en riant, que ce pauvre Morlux estroulé comme un enfant. Ce n’est pas la vraie Madeleine, c’est lafausse…

– Que dites-vous, madame ?

– C’est Clorinde. Ah ! ce Rocambole joue un joli jeu.Aussi, écoute-moi donc.

Beruto regarda sa maîtresse.

– J’abrège l’agonie d’Yvan. Tu ne lui donneras plus rien àmanger. Rocambole finirait par le trouver.

– Alors, dit froidement Beruto, c’est l’affaire de troisjours.

– Et dans cinq, nous aurons quitté Paris, dit Vasilika.Tant pis pour Morlux.

Elle ne vit pas un sourire qui passa sur les lèvres de Beruto,et qui aurait pu se traduire ainsi :

– M. de Morlux n’est pas le seul à être joué.

Chapitre 35

 

Deux jours s’étaient écoulés. Un matin, M. le vicomte Karlede Morlux sortit à pied de chez lui et se dirigea vers le faubourgSaint-Germain. Le vicomte paraissait avoir cent ans, tant il avaitvieilli depuis quelques jours. Le hardi coquin, le meurtrier,l’empoisonneur, l’homme aux combinaisons machiavéliques, auxentreprises audacieuses, avait fait place à une sorte de vieillardhébété dont la lèvre s’arquait perpétuellement sous l’effort d’unrire idiot. C’est que, depuis deux jours, M. de Morluxavait souffert comme il est impossible de souffrir plus. La fausseMadeleine avait joué de l’amour de ce vieillard en comédienneconsommée. Tantôt résignée, tantôt désespérée, elle avait torturéM. de Morlux en le faisant passer tour à tour del’espérance à la crainte, et de l’angoisse à l’apaisement momentanéde cette tempête qui grondait dans son cœur. L’âpre voleurd’héritage ne tenait plus à l’argent. L’empoisonneur n’avait plusqu’un but ; posséder Madeleine. Ce matin-là, la fausseMadeleine, qui avait passé deux jours au lit, s’était levée etétait entrée brusquement dans la chambre du vicomte.M. de Morlux avait jeté un cri de joie. La fausseMadeleine était pâle, triste, mais calme.

– Mon oncle, avait-elle dit, je veux avoir avec vous unentretien solennel.

M. de Morlux s’était senti trembler.

– Écoutez, mon oncle, avait poursuivi la fausse Madeleine,ce que m’ont dit ces gens-là est vrai. Vous avez empoisonné mamère, et vous nous avez volé notre fortune à ma sœur Antoinette età moi.

Et comme M. de Morlux reculait les cheveux hérissés,tremblant non de l’accusation, mais de son amour compromis, lafausse Madeleine avait ajouté :

– Je vous pardonne, mon oncle, au nom de ma mère morte, aunom de ma sœur et au mien. Mais il faut que vous rendiez cettefortune…

Ces derniers mots avaient jeté quelque lueur dans l’esprittroublé de M. de Morlux. L’amour de l’argent était unmoment revenu. La fausse Madeleine avait poursuivi :

– Mon oncle, j’ai le cœur brisé, et je sens que je mourraibientôt. L’abandon et le mépris d’Yvan m’ont tuée. Mais je voudraisavant de mourir, assurer le bonheur de ma sœur et celui de l’hommequ’elle aime, c’est-à-dire votre neveu, mon cousin Agénor.

– Mais… mon enfant… balbutia M. de Morluxéperdu.

– Je vous le répète, mon oncle, je suis frappée au cœur. Jen’ai pas trois mois de vie. Je puis donc me résigner à un derniersacrifice. Ce sacrifice, le voici : il y a des hommes quipossèdent les terribles secrets de notre famille. Vous savez de quije veux parler, et je veux vous mettre à l’abri de leursaccusations, mon oncle.

Il la regarda éperdu et ne comprenant point encore. La fausseMadeleine lui dit résolument :

– Mon oncle, voulez-vous m’épouser ?

M. de Morlux avait jeté un cri. Puis il était tombé àgenoux. La fausse Madeleine avait ajouté :

– Comment voulez-vous, mon oncle, quand je serai votrefemme, qu’on puisse vous accuser d’être le meurtrier de mamère ?

De grosses larmes coulaient sur le visage ridé deM. de Morlux.

– Oh ! tu es un ange, balbutia-t-il.

La fausse Madeleine reprit :

– Mais, mon oncle, il faut que vous méritiez ce pardon quema sœur et moi nous vous accordons.

– Oh ! parle ! dit-il, parle ! qu’exiges-tude moi ?

– Une restitution complète.

– À toi ?

– À moi et à ma sœur. Allez voir mon oncle Philippe.Dressez avec lui nos deux contrats de mariage, celui d’Antoinetteet le mien.

– Je te donne tout ce que j’ai… dit-il…

Et il ajouta d’une voix sourde, au fond de laquelle, peut-être,perçait le remords.

– Tout ce que je t’ai volé !

– Non, ce n’est point cela, dit Madeleine. Moi, je vaismourir, et je n’ai pas besoin d’argent.

– Mourir ! s’écria-t-il en la prenant dans sesbras : mourir à vingt ans !… Tu es folle !

– Si je vis, je veux être pauvre – et je veux que vous lesoyez aussi, mon oncle…

– Mais à qui veux-tu donc que je rende cette fortune,alors ?

– À ma sœur.

Et la fausse Madeleine tendit la main à M. de Morluxet ajouta :

– À ce prix, je vous épouserai. Allez…

Et le vieillard amoureux avait obéi et il se dirigeaitmaintenant vers la rue de l’Université où demeurait, on s’ensouvient, le baron Philippe de Morlux. Si le vicomte Karle avaitvieilli prodigieusement depuis quelques jours il n’était pas leseul. Depuis un mois, le baron Philippe était devenu une pénible etvivante énigme pour ses gens. Il ne sortait plus et ne voulait voirpersonne.

– Ah ! monsieur le vicomte, dit un vieux valet dechambre qui accourut à lui en le voyant entrer, venez vite.

– Qu’y a-t-il ? demanda M. de Morlux.

– Vous ne reconnaîtrez pas monsieur le baron, tant il estchangé !

– Il est donc malade ?

– Je crois qu’il devient fou, murmura le domestique. Il nedort plus, il ne mange plus… Il fait des rêves horribles… il neveut plus recevoir personne… il a défendu sa porte à tout le monde,excepté à monsieur Agénor… mais monsieur Agénor ne vient pas… iln’est jamais venu depuis un mois.

M. Karle de Morlux, suivit du valet de chambre, s’arrêtastupéfait sur le seuil de la chambre où se trouvait son frèrePhilippe. Le baron avait les cheveux tout blancs. En voyant entrerson frère, il se retourna et lui dit tristement :

– Ah ! c’est vous, Karle.

– Oui, c’est moi, dit le vicomte en lui tendant lamain.

– Vous êtes-vous repenti ? demanda le baron.

À cette question, Karle tressaillit.

– Mon ami, reprit le baron, la main de Dieu est surnous.

– Que voulez-vous dire, mon frère ?

– Mon fils me fuit et me méprise…

Karle s’assit auprès de son frère et lui dit :

– Dieu allait vous châtier. Les anges ont arrêté sonbras.

Et comme le baron levait sur lui un regard étonné :

– Moi aussi, dit-il, je me suis repenti.

– Ah !

– Et je viens vous demander votre appui.

– Pourquoi ?

– Pour réparer nos torts et effacer nos crimes.

– Dites-vous vrai ?

– Il faut restituer à ces deux enfants la fortune que nousleur avons volée.

– Enfin ! s’écria le baron joyeux, vous yconsentez !

– L’une, poursuivit le vicomte, aime votre fils et ellesera sa femme.

– Mon fils ! murmura le baron d’une voix sourde.

– L’autre…

Ici la voix de Karle de Morlux se prit à trembler.

– L’autre ?… Achevez !… fit le baron.

– L’autre consent…

Il hésitait encore.

– Eh bien ? demanda Philippe.

– L’autre consent à m’épouser…

– Oh ! fit le baron.

Et il regarda son frère d’un air effaré. M. de Morluxbaissa la tête :

– Ah ! dit-il, si vous saviez quel amour insensé ellem’a inspiré… si vous saviez…

– Mais, malheureux…

– Envoyez chercher votre notaire, mon frère, dit Karle.Avant tout, il faut restituer.

– Mon Dieu ! murmura le baron Philippe de Morlux,passant la main sur son front, il me semble que je rêve…

– Non, dit une voix au seuil de la chambre, non, vous nerêvez pas, mon père…

M. de Morlux jeta un cri.

– Mon fils !

– Votre fils qui vous apporte le pardon des deuxorphelines, répondit Agénor.

Et le jeune homme prit son père dans ses bras.

Chapitre 36

 

Quand le tigre est repu, il lèche ses babines, se retire en laroche creuse qui lui sert de repaire et achève en paix sadigestion. Ainsi avait fait Vasilika, cette tigresse aux onglesroses. Yvan était à sa merci, Yvan allait mourir… Vasilikajouissait de son triomphe à la façon de ces tyrans orientaux qui,nonchalamment étendus sur de moelleux tapis, se faisaient apportertous les matins les têtes coupées de leurs ennemis, ouvrant à peineles yeux pour les voir, et n’interrompant par aucun mouvementbrusque, aucun geste malencontreux la béatitude et la quiétude deleur repos. Pendant trois jours, Vasilika était demeurée chez elle.Paris lui importait peu. M. de Morlux moinsencore !

– L’imbécile ! s’était-elle dit. Rocambole le joue.Que m’importe ! l’essentiel est qu’il ne me joue pas,moi !

Et Vasilika, étendue sur une peau d’ours, en un délicieuxboudoir arrangé à la circassienne, le tuyau d’un houka aux lèvres,les yeux mi-clos, les membres allongés et repliés tour à tour commeceux d’une véritable tigresse, Vasilika savourait sa vengeance.Beruto venait deux fois par jour lui apporter le bulletin dessouffrances d’Yvan. Il avait de l’imagination, cet Italien. Ilsavait mettre un art infini à décrire d’une façon tout à faitpalpitante les tortures morales et physiques de son prisonnier. Lesgradations de la fureur à la prostration étaient habilementménagées dans son récit. Il arrivait à l’effet, comme on dit authéâtre. Il contait avec un art sans pareil les premières torturesde la faim, étouffées par les angoisses et les terribles colères dela jalousie. Vasilika l’écoutait. Elle l’écoutait, public blasé,comme un vieux viveur éreinté assiste à un mélodrame de cet hommede talent qu’on appelle d’Ennery[2] . Mais ellene pleurait pas – et c’était là que la comparaison cessait d’êtrejuste ; car le vieux viveur eût pleuré. Froide, calme, unsourire de dédain sur les lèvres, elle dit un soir àBeruto :

– Depuis combien d’heures est-il là ?

– Soixante-douze, madame.

– Depuis combien de temps n’a-t-il pas mangé ?

– Il y en a près de quatre-vingts.

– Alors il est mort…

Beruto se mordit les lèvres pour ne pas répondre :

– Oui, madame, il est mort.

Mais Beruto était un homme prudent, et comme on va le voir, laprudence a ses mécomptes. Beruto eut peur.

Il eut peur qu’en apprenant la mort de cet homme qu’elle avaittant haï après l’avoir aimé, Vasilika ne fût tentée de savoir, parcela même, s’il est vrai que la vue d’un ennemi mort fait toujoursplaisir. Et Beruto répondit :

– Non, madame, il n’est point mort encore, mais il est àl’agonie.

À peine avait-il prononcé ces derniers mots que les paupièresabaissées de Vasilika s’ouvrirent toutes grandes, que son œil,atone tout à l’heure, s’emplit d’éclairs, que sa lèvre se crispa,frangée subitement d’une légère écume.

– Ah ! dit-elle, il râle sa dernière heure… Eh !mais ce doit être un beau spectacle, Beruto ?

– Madame… balbutia le valet.

– Je veux voir cela, dit-elle encore.

Et la femme redevint tigresse, et elle bondit et se trouvadebout, l’œil enflammé et disant :

– Allons voir cela !

Beruto s’était mis à trembler. Mais il la connaissait cettefemme qu’il avait trahie ; il savait que tout pliait devantelle et que ce qu’elle voulait devait s’accomplir. Aussi n’osa-t-ilrien répliquer. Vasilika sonna. Ses femmes accoururent. Elle se fitjeter une ample pelisse sur les épaules et demanda sa voiture.

– Viens, Beruto ! dit-elle.

Et elle partit. Vingt minutes après elle entrait dans ce vieilhôtel de la rue Cassette, où elle avait creusé le tombeau d’Yvan.Beruto semblait comme une feuille aux premières bises d’automne, etil était fort pâle. Mais Vasilika, toute à sa vengeance, n’y pritgarde.

Quand elle fut dans le vestibule, elle lui dit :

– Allume un flambeau, ouvre l’escalier des caves etguide-moi.

Beruto obéit. Seulement alors, Vasilika s’aperçut que sa maintremblait en frottant une allumette contre le mur. Cependant, leflambeau allumé, il se dirigea vers l’escalier, dont il ouvrit laporte. Mais sa démarche avait quelque chose de chancelant quifrappa la comtesse.

– Serais-je trahie ? se dit-elle.

Vasilika était comme Rocambole et comme tous ceux qui veulent sefaire justice eux-mêmes ; elle était toujours armée. En robede bal ou en costume de voyage ; dans les salons de Paris ousur les routes neigeuses de Russie, Vasilika avait toujours unmignon stylet dissimulé dans les plis de son corsage. Sa petitemain blanche, tandis qu’elle descendait l’escalier, se glissa sousles plis de sa parure et caressa le manche d’ivoire du stylet.

– Allons ! se dit-elle, nous verrons bien.

Et elle continua à suivre Beruto. Aucun bruit ne montait desprofondeurs du souterrain. Ceci parut singulier à Vasilika. Yvanétait-il déjà mort ? Mais comme elle atteignait la dernièremarche et que la clarté du flambeau pénétrait dans le corridor quimenait au caveau d’Yvan, un gémissement, un rugissement plutôt sefit entendre. Vasilika prêta l’oreille ; et Vasilika étaitfemme, et les femmes ont une finesse d’ouïe merveilleuse. Cegémissement, ce rugissement si l’on veut, n’accusait pas l’agonie.Beruto continuait à avancer. Vasilika caressait toujours le manchede son stylet. À mesure que Beruto s’approchait de la porte ducaveau, sa démarche s’écartait de la ligne droite et dégénérait enzigzags. Arrivé à la porte, il s’arrêta. On n’entendait plus riendans le caveau. Le rugissement avait cessé. Beruto seretourna ; il était livide.

– Je crois bien qu’il vient de rendre l’âme, dit-il.

– Tu crois ? fit Vasilika.

– Dame ! on n’entend plus rien.

– Ouvre le guichet.

– Mais, madame…

– Ouvre !

Le ton de Vasilika n’admettait pas de réplique. Beruto ouvrit.Alors, Vasilika, de sa main gauche – car la droite était toujourscachée sous sa pelisse – lui prit le flambeau, passa le bras autravers du guichet, de façon à éclairer le caveau, et regarda. Lefaux Yvan, c’est-à-dire Milon, était couché le long du mur, la têtedans ses mains, et il ne bougeait pas plus qu’un cadavre. En cemoment, Beruto trembla plus fort, et se dit :

– Je devrais bien obéir au maître, sauter à lagorge de cette femme et l’étrangler.

Mais en ce moment aussi, Vasilika se retourna en jetant uneexclamation :

– Trahie !

Et tandis que le flambeau lui échappait et s’éteignait, elleenfonça son poignard jusqu’au manche dans la gorge de Beruto.

Chapitre 37

 

Beruto tomba en poussant un cri.

– À moi, Milon !

Milon était déjà debout. Seulement il était dansl’obscurité ; mais il se précipita du côté où la voix s’étaitfait entendre. Comme on le pense bien, il y avait eu depuis troisjours, entre Beruto et son prisonnier, une entente parfaite, etMilon avait joui d’une foule de privilèges. Le soir, quand Berutoétait bien certain que Vasilika ne viendrait pas, il allait ouvrirà Milon, et Milon montait se coucher dans un bon lit. La porte ducaveau n’était plus fermée à double tour : un simple verrousuffisait à la maintenir.

Ce qui fait que Milon s’était rué sur la porte, la fit sauterd’un vigoureux coup d’épaule et tomba sur Vasilika, dont les yeuxétincelaient à travers les ténèbres. Milon était vigoureux autantqu’il était grand, et il étreignit Vasilika si fort qu’elle jeta uncri de douleur. Mais elle se dégagea lestement et frappa au hasard,car elle avait toujours son stylet au poing. Milon répondit par uncri. Vasilika se sauva. Milon blessé la poursuivit. Elle montal’escalier des caves en courant ; Milon le gravit derrièreelle. Comme elle en atteignait la dernière marche, le colosse lasaisit :

– Ah ! misérable ! dit-il.

Elle se retourna et frappa encore. Et comme une couleuvre, ellelui glissa des mains une seconde fois et s’élança dans levestibule. Là, il faisait jour. Là, s’appuyant au mur etbrandissant son poignard, elle put voir Milon tout sanglant – carpar deux fois elle l’avait frappé, à l’épaule d’abord, au brasensuite –, Milon, qui s’était arrêté et allait de nouveau se ruersur elle avec une brutale impétuosité.

– Si je ne le frappe au cœur, se dit Vasilika, si je ne letue pas d’un seul coup, je suis perdue : il m’étranglera.

En effet, Milon, aveuglé par la fureur, en proie à une douleurviolente, s’élança de nouveau sur elle en disant :

– Le maître m’a commandé de te tuer.

Vasilika bondit avec la souplesse d’une panthère ; sonstylet brilla. Milon jeta un cri encore. Mais il demeura debout etses bras de fer s’arrondirent comme un étau autour de la taillemince et nerveuse de la belle Russe. Le stylet, dirigé vers lecœur, avait glissé entre les côtes, déchirant les chairs, mais nepénétrant pas. Et, cette fois, Vasilika, serrée contre la poitrinede Milon, à demi étouffée, laissa échapper son arme meurtrière. Enmême temps, le géant la saisit et la renversa sous lui. Puis, luiposant son lourd genou sur la poitrine, il étendit la main, ramassale stylet, et Vasilika le vit briller au-dessus de sa tête. Le sangde Milon l’inondait.

– Tu vas mourir, lui dit le géant.

Si Vasilika eût perdu la tête en ce moment terrible, elle étaitmorte. Mais Vasilika demeura maîtresse d’elle-même.

– Tue-moi, dit-elle, mais tu ne sauras rien.

Le bras levé de Milon retomba sans frapper. Puis le colosse laregarda d’un œil hébété. Vasilika lui dit :

– Il n’y a personne dans cet hôtel ; j’ai tué Beruto.Je suis en ton pouvoir ; et la seule chance de salut quej’avais m’échappe, puisque ce poignard est passé de mes mains dansles tiennes.

– Ma petite dame, dit Milon, si vous voulez faire uneprière je ne m’y oppose pas ; mais je vous jure qu’après jevais vous tuer. Le maître l’a dit.

– Celui que tu appelles le maître, c’est Rocambole,n’est-ce pas ?

– Oui.

– Eh bien ! dit Vasilika, tu peux me tuer, ma mortsera vengée.

Le naïf Milon éprouva une si vive émotion de ces paroles que songenou cessa de peser sur la poitrine de Vasilika et qu’il se levatout effaré. Vasilika se leva pareillement. Mais Milon avait lestylet à la main et il était toujours le maître de la vie deVasilika. La Russe lui dit :

– C’est toi qu’on appelle Milon ?

– Oui.

– Tu es dévoué à Rocambole ?

– Jusqu’à la mort.

– Eh bien ! tue-moi, et Rocambole mourra du même coupde poignard.

Milon secoua la tête.

– Oh ! vous voulez m’enjôler, dit-il, mais je ne vouscrois pas.

– Peu importe ! Frappe…

Et elle offrit sa poitrine, avec une telle résolution que Milonhésita.

– Écoute-moi bien, poursuivit-elle, et puis tu feras ce quetu voudras.

Milon saignait par ses trois blessures comme un bœuf échappé del’abattoir ; mais ses forces ne le trahissaient pointencore.

– Parlez, dit-il.

– Je ne hais pas Rocambole, moi, reprit Vasilika ;mais je hais Yvan.

– Nous l’avons sauvé, répondit Milon.

– Je le sais. Mais en le sauvant, Rocambole s’estperdu.

– Mais non, dit Milon, qui était logique. Non, parce que jevais le sauver.

Vasilika avait une imagination d’enfer ; elle combinait etexécutait en quelques secondes tout un plan de bataille.

– Tu vas voir, dit-elle, que tu te trompescomplètement.

Le sang-froid de cette femme, sa beauté, sa voix qui savaitdevenir harmonieuse et caressante, tout cela troublait Milon et luiamollissait le cœur en dépit de la douleur physique qu’iléprouvait. Vasilika poursuivit :

– Je te vends la vie de Rocambole en échange de la miennequi t’appartient en ce moment.

Milon de plus en plus naïf s’écria :

– Mais la vie du maître est donc en danger ?

– Si je meurs, il mourra…

– Oh !

– Écoute, reprit-elle : je me doutais de la trahison.Je suis venue ici pour la constater. Un homme qui m’aime est auprèsde Rocambole. Si cet homme ne m’a pas revue dans une heure, il lepoignardera.

Milon eut peur.

– Qui sait si vous ne mentez pas ? dit-il.

– Veux-tu la preuve que je te dis la vérité ?

– Oui.

– Cherche une corde, bâillonne-moi et garrotte-moi. Puissors, va chercher un fiacre. Tu y monteras avec moi, je teconduirai là où Rocambole est en péril.

Milon donna dans le piège.

– Je n’ai pas besoin de vous attacher, dit-il. Venez avecmoi. J’ai été au bagne, je ne crains pas d’y retourner. Vousmarcherez devant moi. Si vous faites mine de vous échapper, je vousplante le poignard entre les deux épaules.

– Soit, dit Vasilika.

Elle entra dans cette salle du rez-de-chaussée où était lafameuse trappe, se regarda dans une glace, et en un tour de mainrajusta sa coiffure et fit disparaître le désordre de sa toilette,occasionné par la lutte qu’elle venait de soutenir. Puis, regardantMilon :

– Tu as l’air d’un boucher, dit-elle.

Et du doigt elle lui montra un grand manteau qui avait appartenuà Beruto et que celui-ci avait laissé sur un meuble. Milon le pritet s’en enveloppa pour cacher le sang qui le couvrait. Puis il sedirigea d’un pas chancelant vers la porte de la cour. Vasilika lesuivait. En route, Milon se dit :

– Je pourrais bien être blessé à mort. Il me semble quetout mon sang s’en va. Mais je suis fort, et j’aurai bien le tempsd’arriver.

Il ouvrit la porte et dit à Vasilika :

– Donnez-moi le bras. Je ne veux pas que vous m’échappiez.Vasilika obéit et sentit qu’il chancelait en marchant. Alors ellepressa le pas. Comme ils franchissaient le seuil du vieil hôtel, unfiacre – chose rare ! – passait à vide dans la rue Cassette.Milon fit un signe au cocher qui s’arrêta. Tous deux ymontèrent.

– Aux Champs-Élysées ! dit Vasilika.

Le fiacre partit. Milon éprouva un étourdissement et sentit queson sang coulait à flots. Vasilika le regardait pâlir. Mais Milon,de sa main crispée, serrait toujours le poignard.

Chapitre 38

 

– Où me conduisez-vous ? demanda Milon.

– Aux Champs-Élysées.

– Mais le maître n’y est pas ?

– Des Champs-Élysées, continua Vasilika, nous irons aufaubourg Saint-Honoré.

Vasilika disait tout cela pour gagner du temps. Mais Milon s’ytrompa. Il crut que Vasilika connaissait l’une des deux retraitesmystérieuses qu’avait Rocambole, l’une à l’angle du faubourgSaint-Honoré et de la rue de la Pépinière, l’autre rue deSurène.

– Allons ! dit-il.

Vasilika ne le quittait pas des yeux. À mesure que la voitureroulait sur le pavé – et celui de la rue du Vieux-Colombier et dela rue Bonaparte sillonné à toute heure par de lourds omnibus estinégal et occasionne de nombreux cahots –, le sang du vieux Miloncoulait plus fort. La secousse favorisait l’hémorragie. Miloncontinuait à pâlir ; il éprouvait un léger bourdonnement dansles oreilles. Quelques gouttes de sueur mouillaient ses tempes.Vasilika prit son air le plus caressant et lui dit :

– Vous êtes donc bien dévoué à ce Rocambole ?

– Certainement, dit Milon.

– Pourquoi ?

– Mais parce qu’il est mon ami, mon dieu, mon père,répondit Milon avec enthousiasme.

– Et vous haïssez tout ce qu’il hait ?

– Oh !

– Et ceux qui le haïssent ?

– Je les exterminerais tous.

Elle eut un sourire charmant.

– Mais je ne le hais pas, moi, dit-elle ; j’ai mêmeune extrême admiration pour lui.

– Vous ? fit Milon.

– Sans doute.

– Alors, pourquoi ?…

– Oui, je sais ce que vous allez me dire, fit-elle. Puisqueje ne hais pas Rocambole, pourquoi me suis-je liguée avec sesennemis ?

– Oui, dit Milon.

– Pourquoi protège-t-il Yvan, que je hais ?

– Et pourquoi haïssez-vous Yvan ? demanda Milon.

– Mais, dit Vasilika qui sut mettre subitement des larmesdans sa voix, parce qu’Yvan était mon fiancé et qu’il m’a trahie…Ah ! si vous saviez comme je l’aimais !

Le bon Milon soupira. Il ne savait que répondre à ce véritableargument ad hominem. Vasilika poursuivit :

– Je sais bien que Rocambole et vous protégez cette femmequ’il aime.

– Oh ! dit Milon, si vous la connaissiez… Elle est sibelle ! Vasilika crut devoir verser une larme. La tigresseétait devenue chatte et la chatte devenait femme. Milon futattendri. Vasilika poussa un profond soupir.

– J’ai lutté, dit-elle, je suis vaincue ; je pardonneà Yvan.

– Vous lui pardonnez ?

– Oui.

Et elle versa deux autres larmes. Le bon Milon ne songeait plusà lui, à son sang qui coulait et à ses membres quis’engourdissaient peu à peu. Milon voyait pleurer Vasilika, etVasilika était fort belle dans les larmes. Ellepoursuivit :

– Je quitterai Paris ce soir même, je m’en retournerai enRussie. Si je pardonne à Yvan, du moins je ne veux pas êtrespectatrice de son bonheur.

Milon porta la main à son front.

– Qu’avez-vous ? lui dit vivement Vasilika.

– Ma tête tourne… mes yeux se ferment… il me semble que jevais mourir… murmura Milon.

Et, en effet, il ferma les yeux et s’évanouit dans les bras deVasilika. Alors le sourire reparut sur les lèvres de latigresse.

– J’avais prévu l’événement, se dit-elle, et me voilàlibre.

En même temps elle baissa une des glaces et appela le cocher quise tourna.

– Arrêtez ! lui dit Vasilika.

Et elle sauta lestement à terre. Le fiacre était sur le quaid’Orsay, un peu avant le palais Bourbon. Cet endroit est désert lematin et le soir, surtout les jours de mauvais temps… Et ce jour-làle ciel était gris et le vent froid. Vasilika avait vivement baissétous les stores avant de descendre. La portière refermée, elle ditau cocher :

– Mon ami, voilà vingt francs ; vous allez reconduirecet homme, qui est mon domestique, à l’hôtel. Je m’appelle lacomtesse Artoff et je demeure rue de la Pépinière.

Le cocher était trop haut perché sur son siège, pours’apercevoir que Milon était évanoui.

– Ah ! un moment, dit Vasilika.

Elle ouvrit vivement la portière et ramassa son poignard, quiétait tombé de la main de Milon sur le tapis du fiacre. Puis ellefit mine de sonner à la porte cochère de l’ambassade d’Espagne. Uncocher de fiacre à qui on donne vingt francs croit tout ce qu’onlui raconte et fait tout ce qu’on lui dit. Celui-là enveloppa doncses deux chevaux d’un coup de fouet, et continua son chemin sanss’inquiéter davantage de la prétendue comtesse Artoff. Vasilika leregarda s’éloigner et ne se remit en marche que lorsqu’elle le vits’engager sur la place de la Concorde.

– Si cet imbécile ne meurt pas pendant le trajet,murmura-t-elle, songeant à Milon, les belles mains de la comtesseArtoff lui feront la charpie.

Un éclair passa dans ses yeux :

– À nous deux maintenant, mon Rocambole ! dit-elleavec un accent de rage sourde, à nous deux ! ce n’est plus lavie d’Yvan qu’il me faut, c’est la tienne !… Tu viensd’hériter de toute la haine que je lui portais.

 

Vingt minutes après, les rares cavaliers qui descendaient oumontaient l’avenue des Champs-Élysées, voyant cette femme élégantequi suivait à petits pas la contre-allée qui borde le Cirque et lethéâtre des Folies-Marigny, se seraient fort peu doutés qu’ellevenait tout à l’heure de donner trois coups de poignard à une sortede géant. Vasilika était calme. La tigresse avait rentré sesgriffes. Comme elle allait traverser l’avenue, elle fut obligée des’arrêter pour laisser passer un phaéton attelé de deux grandstrotteurs. Elle leva la tête et tressaillit. Un homme, jeuneencore, d’une rare élégance, conduisait, ayant à côté de lui unravissant bébé de quatre à cinq ans ; Vasilika le reconnut.C’était Fabien d’Asmolles, le mari de Blanche de Chamery, cettefemme qui avait cru si longtemps que Rocambole était son frère. Lebébé, c’était cet enfant que Vasilika avait désigné au génieinfernal de M. de Morlux. Et Vasilika, tandis que lephaéton s’éloignait dans un nuage de poussière, abaissa vivementson voile, tandis qu’un mauvais sourire passait sur ses lèvres.

– C’est là qu’est ma vengeance ! pensa-t-elle.

Elle pressa le pas, et regagna son petit hôtel de l’avenueMontaigne. Là, il n’y avait plus qu’un homme sur qui elle pûtcompter. Cet homme, c’était Pierre le moujik. Pierre le faux Yvanque la comtesse Artoff avait fait bâtonner et à qui Vasilika avaitrefusé justice. Mais la Russe lui avait dit ensuite :

– Patience ! tu seras vengé !

Et Pierre le moujik avait des tempêtes dans le cœur. Vasilika,rentrée chez elle, le fit appeler :

– Veux-tu toujours te venger ? dit-elle.

– Oh ! oui, fit-il.

– Que faut-il faire ?

– Selle un cheval, monte l’avenue au galop, descends auBois, cours d’une allée à l’autre, jusqu’à ce que tu aies rattrapéun grand phaéton à trois, brun, attelé de deux chevaux noirs, etdans lequel tu verras un homme et un petit garçon.

– Bien, maîtresse. Après ?

– Après, tu suivras le phaéton, tu observeras et tuviendras me dire ce que tu auras vu et observé.

Pierre sortit pour obéir.

Chapitre 39

 

Trois personnes étaient réunies dans le boudoir de la comtesseArtoff : Yvan, Rocambole et Baccarat. On avait raconté aujeune Russe tout ce qui s’était passé depuis un mois, et quelsliens unissaient le fiancé d’Antoinette, sa future belle-sœur, aupersécuteur de la véritable Madeleine. Cet entretien avait lieu àpeu près à la même heure où Vasilika, ivre de rage en constatant lasubstitution de Milon à Yvan, poignardait Beruto. Yvandisait :

– Mais enfin quel châtiment réservez-vous àM. de Morlux ? Un sourire vint aux lèvres deRocambole.

– Son châtiment, dit-il, commencera le jour où il verra lavraie Madeleine revenir de l’autel à votre bras.

– Mais quel sera-t-il ?

– Il mourra de rage.

Et comme Yvan secouait la tête d’un air incrédule, Baccarat pritla parole :

– L’amour qu’il a pour Madeleine, dit-elle, est quelquechose d’insensé et de sauvage qui a étouffé chez lui tout autresentiment.

« Cet homme couvert de sang, cet empoisonneur, cemeurtrier, qu’une seule passion dominait, la cupidité, a fait, surun signe de celle qu’il croit Madeleine, l’abandon de sa fortunetout entière. Il ne se réserve que vingt mille livres de rente. Sinous l’eussions voulu, il eût tout donné.

– Mais comment a-t-il fait cette donation ?

– Par acte authentique devant notaire. Il donne à son neveudeux millions, à Mlle Madeleine quinze cent millefrancs.

– Mais, lorsqu’il saura la vérité…

– Oh ! dit Rocambole en souriant, il l’apprendra detelle manière qu’il ne songera pas à appeler son notaire… Vousverrez…

Comme Rocambole disait cela, la porte s’ouvrit et on annonçaM. Agénor de Morlux. Agénor était un peu pâle, mais le bonheurbrillait dans ses yeux.

– C’est fait, dit-il.

– Quoi donc ? demanda Yvan.

Agénor tira de sa poche un volumineux portefeuille et en vida lecontenu sur une table.

– Ah ! dit-il, regardez… l’amour lui tient au cœur, àmon oncle. Il a tout restitué. Voyez plutôt. Voici un coupon decent vingt mille livres de rente, puis une donation au nom deMadeleine Miller, puis les titres de propriété de ses terres deBohême et de Hongrie, c’est-à-dire des terres volées à la mère dedeux pauvres orphelines.

Yvan fixait sur tout cela un œil ébloui. Baccarat dit àAgénor :

– Tout est-il prêt pour votre mariage ?

– Oui. J’ai obtenu que mon oncle ne se marierait que huitjours après moi. C’est mon père qui a insisté.

– Mon Dieu ! murmura-t-il, il me semble que je rêve.Antoinette est donc à moi, enfin !

Baccarat dit à Yvan :

– Je suis allée à l’ambassade russe, j’ai obtenu pour vousles dispenses de publication. Vous serez marié avant que personneen ait rien su.

– Et quand ?… demanda Yvan tout frémissant.

– Demain à l’ambassade. Après-demain à l’église russe dufaubourg Saint-Honoré.

– Et nous partirons sur-le-champ ?

– Sans doute.

Puis la comtesse ajouta avec un sourire :

– Où irez-vous ?

– Mais je ne sais pas… où Madeleine voudra…

– Pourquoi ne resteriez-vous pas à Paris ?

Rocambole fronça le sourcil :

– Non, dit-il, je ne le lui conseille pas.

– Pourquoi ?

– Vasilika… murmura Rocambole, qui ne prononçait jamais cenom sans une certaine émotion.

Yvan eut un sourire de dédain.

– Je ne la crains plus, dit-il.

– Non, dit Baccarat ; je suis là, moi aussi : etpuis, qui sait ?…

Et elle devint pensive ; puis, après un moment de silence,elle reprit :

– D’ailleurs, qui nous dit que cette femme ne touche pas àsa dernière heure ?

Yvan tressaillit et regarda la comtesse Artoff.

– Un homme a pris votre place dans le caveau, poursuivitBaccarat. Si Vasilika ose y descendre, cet homme a ordre del’étrangler.

Yvan frissonna.

– Que voulez-vous ? fit Baccarat avec calme, il fautbien une justice mystérieuse et terrible pour ceux qui se sontjoués perpétuellement de la vraie justice. Mais comme elle disaitcela, un domestique entra tout effaré en disant :

– Madame… madame… un grand malheur…

– Qu’est-ce donc ? demanda vivement la comtesse.

– Un fiacre est là-bas dans la cour, et dans ce fiacre il ya un vieil homme à cheveux blancs évanoui et couvert de sang.

Le cocher de fiacre se désole et se tort les mains, en disantqu’il a été poignardé par une femme, il a peur d’être accusé decomplicité. Baccarat s’élança hors de son boudoir. Les trois hommesla suivirent. Rocambole arriva au fiacre le premier et reconnutMilon. Milon paraissait mort. Rocambole le prit dans ses bras et lesortit du fiacre ; en même temps, et tandis qu’il le chargeaitsur ses épaules, il dit à Baccarat :

– Il est inutile, n’est-ce pas, de chercher quelle est lapersonne qui l’a poignardé ? Décidément, madame, Vasilika estplus forte que nous…

 

Cependant aucune des blessures de Milon n’était mortelle. Lecocher, mis en belle humeur par la pièce de vingt francs, avaitmené ses chevaux si rondement, que l’hémorragie n’avait pas eu letemps de se développer. Rocambole était aux trois quartschirurgien. Il porta Milon sur un lit, déchira ses vêtements et sachemise, mit les blessures à découvert et constata qu’aucunen’était mortelle. Pendant ce temps-là, Baccarat donnait une poignéede louis au cocher et le renvoyait en lui recommandant le silence.Un cordial ranima Milon.

– Où suis-je ? murmura-t-il.

– Au milieu de tes enfants, lui répondit une voixcaressante.

Le pauvre vieux ouvrit les yeux et vit penchées sur lui, sesdeux chères petites, Antoinette et Madeleine. Puis derrière elles,leurs fiancés, et ensuite la comtesse Artoff… Et enfinRocambole !

– Maître, s’écria-t-il, je puis mourir puisque vous êtessauvé !

– Sauvé ! exclama Rocambole avec étonnement.

– Oui, d’une mort presque inévitable, murmura Milon.

– Tu as eu le délire, mon pauvre vieux.

– Mais non… maître… Vasilika me l’a bien dit.

– Que t’a-t-elle dit ?

– Si je la tuais, je vous tuais du même coup.

– Et comment t’a-t-elle expliqué cela ? ricanaRocambole qui ne pouvait se défendre d’une légère émotion.

– Mais elle m’a dit que vous étiez au pouvoir de sesgens.

– Moi !

– Et que si on ne la revoyait pas…

– Je serais assassiné, n’est-ce pas ?

– Oui, maître.

– Mais enfin, dis-nous, reprit Rocambole, ce qui t’estarrivé avec elle.

– Oh ! c’est bien simple, allez ; elle s’est bienaperçue que je n’étais pas monsieur.

Et Milon désignait Yvan.

– Et elle s’est ruée sur toi comme une tigresse ?

– Non, pas tout de suite. Elle a poignardé l’Italiend’abord.

« Puis ç’a été mon tour. Mais je l’ai prise àbras-le-corps, je l’ai renversée et je me suis emparé dupoignard.

– Et tu ne le lui as pas planté dans la gorge ?

– J’allais le faire lorsque…

– Lorsqu’elle t’a dit que j’étais en péril demort ?

– Oui, dit Milon ; ce n’était donc pas vrai ?

– Il n’y a de vrai qu’une chose, dit Rocambole, c’est quetu seras toujours un imbécile.

Milon eut un gémissement.

– Maître, dit-il, pardonnez-moi…

Rocambole haussa les épaules ; et se tourna versBaccarat :

– Tout est peut-être à recommencer, dit-il.

La comtesse Artoff était devenue grave et pensive et ne réponditpas tout d’abord. Mais Rocambole eut un éclair dans le regard.

– Eh bien ! dit-il, à nous deux !…

Et il sortit précipitamment.

Chapitre 40

 

Il était nuit. Pierre le moujik rendait ainsi compte de samission :

– Madame, je suis descendu jusqu’au lac du bois deBoulogne. Là, j’ai retrouvé le phaéton et j’ai bien reconnu leschevaux, le monsieur et l’enfant, tels que vous me les aviezdécrits.

– Après ? fit Vasilika.

– Le phaéton a fait le tour du lac, puis il est venu par lagrande allée de Longchamp, s’arrêter un moment à Armenonville. Làle père et le fils ont mis pied à terre. Le père a bu un verre demadère, l’enfant a mangé un gâteau et tous deux sont remontés envoiture, regagnant l’avenue de l’Impératrice. Mais le phaéton atourné à droite avant le rond-point de l’Étoile ; il a pris larue de Presbourg, qui conduit à l’ancienne avenue de Neuilly,aujourd’hui l’avenue de la Grande-Armée, et il s’est arrêté devantLelorieux, le carrossier en renom. Là seulement j’ai mis pied àterre à mon tour, et prié un commissionnaire de tenir mon cheval.Puis, comme j’étais en petite tenue de livrée, je suis entré dansles magasins du carrossier, me tenant à distance, ma casquette à lamain.

« – Monsieur le vicomte, disait le carrossier, qui, commebien vous pensez, n’a pas fait grande attention à moi, la calèchede madame la vicomtesse est à peu près terminée, mais il me seraitimpossible de vous la montrer ; elle est dans mes ateliers deCourcelles.

« – Quand rentrera-t-elle ? a demandé le monsieur.

« – Demain.

« – Nous viendrons avec madame, en ce cas.

« Et, le vicomte ayant fait un pas de retraite,M. Lelorieux m’aperçut.

« – Que voulez-vous, mon garçon ? me dit-il.

« Le vicomte leva pareillement les yeux sur moi.

« – Je suis russe, ai-je répondu, et cocher de mon état. Enattendant une meilleure condition, je monte des chevaux pour lecompte de plusieurs marchands ; si c’était un effet de votrebonté de penser à moi. Je suis persuadé, ai-je ajouté avechumilité, que, dans votre nombreuse clientèle, vous me trouveriezfacilement une place.

« – Revenez me voir demain, m’a dit M. Lelorieux.

« Puis, comme je faisais mine de m’éloigner, le monsieurm’a rappelé et m’a dit :

« – Êtes-vous bon cocher ?

« – J’ai conduit un troïka à Pétersbourg.

« – Sauriez-vous dresser des chevaux ?

« J’ai eu un sourire suffisant qui lui a donnéconfiance.

« – Présentez-vous à mon hôtel, m’a-t-il dit, demain dansla matinée. Je suis le vicomte Fabien d’Asmolles et je demeure ruede la Ville-l’Évêque. Je vous prendrai peut-être.

« M. Lelorieux m’a dit aussi :

« – Si vous entrez chez le vicomte, mon garçon, vousn’aurez pas à vous plaindre d’être venu ici. Mais je vous préviens,madame la vicomtesse veut de bons cochers.

« À quoi j’ai répondu :

« – Je n’ai jamais fait que deux métiers en ma vie.

« – Deux métiers, fit le vicomte, c’est beaucoup.

« – Pas pour un Russe, monsieur. Presque tous les gens dema condition en ont quatre ou cinq.

« – Alors vous avez été cocher ?

« – Et forgeron. J’étais même assez habile dans cemétier-là, et j’ai été longtemps contremaître chez Yvanoff.

« À ce nom d’Yvanoff, M. Lelorieux eut un geste demépris.

« Madame la comtesse sait bien qu’Yvanoff est notreinimitable carrossier de Moscou ?

« – Oui, fit Vasilika d’un signe.

« – M. Lelorieux regarda alors M. d’Asmolles etlui dit :

« – Il y a des hasards assez étranges, comme vous allezvoir. La princesse Molochine m’a envoyé au printemps dernier sontraîneau. Vous avez pu le voir l’hiver dernier, qui a étérigoureux, faire l’admiration des patineurs.

« Cette voiture est un chef-d’œuvre – un chef-d’œuvreavarié dans la dernière course et que je suis chargé de réparer. Onl’a envoyé tour à tour chez dix de mes confrères, tous y ontrenoncé, et j’y eusse renoncé moi-même, si je n’avais pas eu lapensée de faire venir un ouvrier Russe. Les boulons, les autresferrures et les ressorts de ce traîneau sont inimitables. On aessayé de faire pareil, on n’a pas réussi. Sur ces derniers mots jeme suis écrié :

« – Le traîneau de la princesse Molochine, je connais ça.C’est Yvanoff qui l’a construit.

« – Eh bien ! viens le voir, mon garçon, m’a ditM. Lelorieux.

« Le vicomte paraissait s’intéresser au traîneau. Noussommes montés dans les vastes magasins du premier étage, danslequel on hisse les voitures au moyen d’un treuil. Le traîneau aété versé et jeté, par son attelage emporté, contre un mur. Un desbrancards est brisé, deux feuilles du ressort ont été tordues. Onrefera bien les pièces semblables, mais ce que les ouvriersfrançais ne sauront pas fabriquer, ce sont nos vis de rappel tellesqu’on les forge et les trempe à Moscou. Je me suis chargé de labesogne. Ce qui fait, madame, acheva Pierre le moujik souriant, queje puis, à la fois, entrer chez M. Lelorieux le carrossier,comme forgeron, et chez le vicomte d’Asmolles comme cocher.

– C’est bien, dit Vasilika.

– Qu’ordonne madame la comtesse ?

– C’est demain que madame d’Asmolles va voir une nouvellecalèche ?

– Oui.

– Eh bien ! tu entreras chez le carrossier, dès lematin. Du reste, je te donnerai demain matin de nouvellesinstructions.

Pierre s’inclina. Puis, comme il se retirait, Vasilika lerappela.

– Tu es un garçon trop intelligent, dit-elle, pour qu’on tefasse de longs mystères. Écoute.

Pierre attendit.

– Tu hais la comtesse Artoff ?

– Avec fureur.

– Ce n’est pas elle seulement qu’il faut haïr, c’est lemajor Avatar. Il a été le provocateur de ton supplice.

– Faut-il le tuer ?

– Non, pas encore.

Pierre attendait toujours.

– Mais il faut voler l’enfant que tu as vu aujourd’hui.

– Ah ! bien ! l’enfant deM. d’Asmolles ?

– Précisément. Cet enfant disparu, nous ferons de lacomtesse Artoff et du major Avatar ce que nous voudrons.

– J’ai compris, dit le moujik.

Et il sortit. Vasilika se recoucha sur la peau d’ours quicouvrait le coussin à la turque de son divan, puis, d’une mainnonchalante, elle attira le tuyau d’un narguileh et l’approcha deses lèvres. Perdue en une sorte de contemplation, entourée de cebrouillard parfumé qui passait du narguileh dans sa bouche rose etse répandait ensuite autour d’elle, Vasilika demeura longtempsainsi, rêvant à sa vengeance. Elle ne s’était montrée qu’à demi. Sielle haïssait toujours Yvan, elle le haïssait moins, depuis qu’elleavait reporté sur Rocambole une partie de sa haine. Cette haine senuançait même d’une sorte de jalousie. Le génie infernal de cethomme lui portait ombrage. Longtemps assoupie, la tigressetressaillit et bondit tout à coup. Un bruit s’était fait derrièreelle. Le bruit d’une porte qu’on ouvre et qui se referme. EtVasilika, se retournant, se trouva face à face avec un homme quitenait un poignard à la main. Cet homme, c’était Rocambole. Par oùétait-il venu ? comment l’avait-on laissé monter ?Mystère ! Rocambole posa un doigt sur ses lèvres.

– Madame, dit-il, vous devez assez me connaître pour savoirque je ne recule devant rien. Je suis venu parce que je voulaisvous parler. Si vous m’écoutez, je vous jure de me retirer sans quevous couriez le moindre danger. Mais si vous appelez à votre aide,si vous sonnez vos gens, ils arriveront trop tard : je voustue !

L’imprudente Vasilika avait déposé, en rentrant le fameuxstylet, encore rouge du sang de Milon, sur la tablette de lacheminée, et Rocambole, faisant un pas, s’en empara et le mittranquillement dans sa poche. Vasilika lui jeta un regard devipère ; elle s’apprêta à soutenir la lutte, si inégalequ’elle parût devoir être.

– Que voulez-vous ? dit-elle.

– Deux choses, répondit-il.

Et il s’assit familièrement auprès d’elle. Elle eut un gestehautain et voulut s’éloigner.

– Bah ! dit-il en lui prenant la main, la hainerapproche.

– La haine ! fit-elle, qui donchaïssez-vous ?

– Ce n’est pas vous, dit Rocambole.

– Qui donc, alors ?

Il eut un rire étrange, le rire dont l’ancien Rocambole avaithérité de l’infernal sir Williams, son premier maître.

– Vous me le demandez ? fit-il.

– Mais… sans doute…

– Voyons, madame, fit-il riant toujours, comment avez-vouspu songer un moment que la réconciliation de Rocambole avec laBaccarat pouvait être sincère ?

Vasilika jeta un cri et regarda cet homme avec stupeur.

Chapitre 41

 

Rocambole était fort élégamment vêtu et il réalisait assez bienle type d’un brigand d’opéra-comique chéri des dames.

– Madame, dit-il à Vasilika, vous plaît-il de m’écouter unmoment.

Sa voix avait retrouvé ce timbre caressant qui charmait etn’était pas pour peu de chose dans ce pouvoir de fascination quetant de gens avaient subi autour de lui.

– Parlez, lui dit Vasilika.

Et comme si elle se fût trouvée en présence d’un homme du vraimonde, elle lui indiqua un siège. Mais Rocambole refusa en souriantet demeura debout.

– Un soir, madame, reprit-il, chez la comtesse Artoff onvous a dit mon histoire ; je n’ai donc rien à vousapprendre.

– Absolument rien, dit Vasilika.

– Les circonstances m’ont jeté sur votre route et nous ontfait ennemis. Mais je puis me justifier d’un mot. Au bagne, où j’ailongtemps souffert, j’ai trouvé un ami…

Vasilika l’interrompit d’un geste.

– Je sais le reste, dit-elle. Cet ami se nomme Milon… ilaime Madeleine comme son enfant. Vous aimez Milon, et vous avezassuré le bonheur de Madeleine.

– J’ai fait mon possible, du moins.

Puis Rocambole ajouta :

– Je viens vous proposer la paix.

– À moi ?

Et Vasilika eut un rire moqueur.

– À vous, madame.

– À quelles conditions, mon Dieu !

Il parut hésiter un moment, puis faire un violent effort surlui-même.

– Croyez-vous, dit-il, que dix années de bagne puissentjamais s’oublier ? Eh bien ! c’est la comtesse Artoff,c’est la Baccarat qui m’a envoyé au bagne !

– Et vous la haïssez ?

– De toute mon âme.

– Et vous pensez que je pourrais bien la haïraussi ?

– Peut-être…

Vasilika regardait attentivement Rocambole, et son regardsemblait vouloir plonger jusqu’au fond de son âme au travers de cemasque impassible.

– Eh bien ! troc pour troc, dit-elle. Si vous voulezde mon alliance, livrez-moi Yvan.

Rocambole secoua la tête.

– Impossible ! dit-il.

– Pourquoi ?

Et elle le regarda plus fixement encore, ajoutant :

– Votre affection pour Milon est donc plus grande que votrehaine ?

– Non.

– Vous craignez donc de briser le cœur de cette chèreMadeleine ?

Rocambole ne sourcilla pas :

– Non, dit-il, sans que sa voix s’altérât.

– Alors, reprit Vasilika, expliquez-vous.

Et elle continua à lui sourire. Cette fois Rocambole s’assit.Non plus dans le fauteuil que Vasilika lui avait indiqué d’ungeste, mais sur le bord du divan à la turque sur lequel Vasilikaétait à demi couchée. La belle Russe ne se fâcha point ; ellene protesta ni par un geste ni par un mouvement de ses sourcilsolympiens contre l’audace de cet homme qui avait porté la livrée dubagne. Elle demeura même souriante et calme, semblable à lapanthère qui se chauffe au soleil, étend voluptueusement sesmembres flexibles et les yeux à demi fermés contemple la proie surlaquelle elle va bondir.

– Vous me demandez pourquoi je ne veux pas vous livrerYvan ? reprit-il.

– Oui, puisque le bonheur ou le malheur de Madeleine vousest indifférent.

– Parce que vous l’aimez peut-être encore…

– Bah ? que vous importe ?

– Savez-vous, dit-il, que la perversité attire laperversité, qu’une nature effroyablement et splendidement mauvaisecomme la vôtre attire une nature comme la mienne.

– Vraiment ? dit-elle.

Et le sourire n’abandonna point ses lèvres.

– Oui, continua Rocambole, on ne peut pas lutter impunémentavec une femme comme vous.

Il osa lui prendre la main. Elle ne la retira pas.

– Vous êtes assez grande dame, poursuivit-il, pour toutcomprendre. En vous haïssant, je vous eu aimée… Ce matin, j’aiordonné à Milon de vous tuer, et quand on me l’a rapporté à demimort et que j’ai su que vous étiez vivante, j’ai faillim’évanouir…

Vasilika ne répondit pas.

– Je vous aime, poursuivit Rocambole, en vertu de cette loifatale qui veut que le mal attire le mal. Je vous aime parce quevous avez un cœur de démon dans le corps d’un ange ; parce quevous êtes perverse, parce que vous êtes belle… parce que noussommes faits pour nous comprendre…

Et Rocambole, alors, se mit à parler le langage vertigineux dela passion. Et il se mit aux genoux de la comtesse et lui baisa lesmains avec transport. Et elle continua à sourire et se laissaganter de baisers. Cet homme qui avait joué tant de rôles en savie, n’avait peut-être jamais été meilleur comédien. Il eut descris du cœur, des élans de passion, des tendresses infinies, dessourires à damner une sainte. Il fut splendide d’audace et de grâceingénue tour à tour. Et Vasilika l’écoutait toujours, et elle luidit :

– Savez-vous que vous êtes vraiment beau ?

– Je vous aime… répondit-il.

Puis, se levant tout à coup et la prenant dans sesbras :

– Sais-tu, dit-il, que j’ai tout préparé pour notrefuite ?… Nous partons ce soir, tout à l’heure… Je t’enlève, ôma reine !… Une chaise de poste nous attend…

– Pourquoi partir ? dit-elle d’un ton de reproche. Nepouvons-nous donc nous aimer ici ?

– Ici ?… oh ! non… Plus tard, nous reviendrons…Mais je veux être seul avec toi… je veux t’arracher au mondeentier… je veux…

– Ce que tu veux, je le veux, dit-elle.

Rocambole jeta un cri de joie.

– Prends un châle, un manteau de voyage, dit-il, etpartons…

Mais un éclat de rire lui répondit, et il recula d’un pas.Vasilika s’était échappée de ses bras.

– Mon doux seigneur, lui dit-elle, vous parlez d’amourcomme don Juan lui-même, mais je ne vous crois pas.

– Pourquoi donc ne me crois-tu pas ? dit-il.

– Parce que ce n’est pas moi que tu aimes, mon beauséducteur.

Et sa voix devint railleuse et sifflante. On eût dit la lameflexible d’une épée battant l’air.

– Oh ! fit-il encore.

– La femme que tu aimes, je vais te dire son nom, continuaVasilika.

Il crut qu’elle faisait allusion à Vanda.

– Celle-là, dit-il, je ne l’aime plus.

– Je ne parle pas de Vanda, dit-elle.

Rocambole tressaillit.

– Et de qui donc ? dit-il.

– De Madeleine, répondit-elle ; et cet amour c’est tonchâtiment ; c’est la moitié de ma vengeance.

Une pâleur livide se répandit sur le visage de Rocambole.Vasilika lui dit encore :

– Seulement, tu avais besoin de me tromper encore, et tu esvenu me parler d’amour, à moi que tu redoutes… à moi qui tehais !…

Rocambole répliqua froidement :

– Vous êtes plus forte que je ne croyais, madame, maisvotre force devient votre faiblesse.

– Tu crois ?

– Oui, parce que je vais être obligé de vous tuer.

Et il se rua sur elle, et Vasilika vit briller la lame d’unpoignard qu’il tenait à la main.

– Grâce ! dit-elle.

Cette fois, sa voix trahissait son épouvante. Elle avait lu sonarrêt de mort dans les yeux de Rocambole.

– Grâce ! fit-il en ricanant. Vous ne le pensez pas…Je ne suis pas Milon, moi…

Mais les dents de Vasilika claquaient. Elle était tombée àgenoux ; elle joignait les mains, elle demandait la vie,balbutiant :

– Je renonce à me venger… je partirai… ce soir… tout desuite… mais grâce !…

– Non, dit Rocambole.

Elle se traîna à ses genoux.

– Je ne veux pas que vous mourriez sans vous repentir,dit-il. Je vous donne cinq minutes pour prier… Mais ne criez pas,ou je frappe tout de suite.

Tout à coup une pensée rapide éclaira son cerveau.

– Le sang me répugne, dit-il ; voulez-vousvivre ?

Elle était à genoux ; elle se releva d’un bond.

– Vivre ! dit-elle ; vivre !… Que faut-ilfaire ?

– Il faut être morte pour cinq jours.

Et comme elle le regardait avec égarement.

– Dans cinq jours, poursuivit-il, Yvan et Madeleine serontmariés, heureux, et ils auront quitté Paris. Ils ne vous craindrontplus. Il faut donc que pendant cinq jours vous soyez supprimée dece monde.

– Je ne comprends pas, balbutia-t-elle.

Il avait une bague au doigt. Il en dévissa le chaton :

– Puisque vous savez mon histoire, dit-il, vous devezsavoir comment j’ai sauvé Antoinette de Saint-Lazare.

– Oui.

– Eh bien ! avalez ce grain noirâtre… là…sur-le-champ… ou je fais de votre sein le fourreau de cepoignard.

– Démon ! murmura Vasilika, tu le ferais comme tu ledis.

Et elle avala le grain noirâtre que lui tendit Rocambole ;et soudain elle tomba à la renverse. Elle paraissait foudroyée…Rocambole respira alors et murmura :

– Elle ne me gênera plus.

Puis il ouvrit la croisée de son boudoir, sauta dans le jardinet disparut.

Chapitre 42

 

Le café Marignan est un coquet petit établissement situé auxChamps-Élysées, à l’angle de la rue Marbeuf, un peu au-dessus durond-point. Sa clientèle se renouvelle d’heure en heure. Le matin,entre sept et neuf en été, entre dix heures et midi en hiver, lajeunesse élégante qui va au bois en poney-chaise ou à cheval, yprend un verre de madère sans descendre de voiture ou sans quitterla selle. À quatre heures, le maquignonnage l’envahit à sontour ; on y vend pas mal de chevaux, avec ou sans garantie.Mais le soir, le Parisien attardé dans les Champs-Élysées y trouvede la bière fraîche, d’excellentes glaces, et autour des tables dedomino, une honorable population de négociants, de rentiers etquelques artistes qui n’ont pas craint d’abandonner les hauteurs duquartier Saint-Georges pour venir chercher un atelier rue deChaillot ou rue de Ponthieu. Un des habitués du soir du caféMarignan était un jeune peintre dont on racontait tout bas laromanesque histoire. Il avait du talent, il était joli garçon, ilmontait bien à cheval. Pendant longtemps, il avait été l’homme leplus heureux du monde. Insouciant et gai, amoureux de toutes lesfemmes et ne s’attachant à aucune, rêvant la gloire et travaillantbeaucoup. Un jour, le bel inconstant s’était laissé prendre dans unfilet doré dont il avait en vain essayé de briser les mailles. Ilétait devenu l’amant de Clorinde. Clorinde avait tout abandonnépour lui ; Clorinde était devenue folle d’amour. Le peintredisparut. On ne le vit plus le soir au café Marignan émerveiller lagalerie par son jeu de billard savant et prestigieux. À peine, lematin, monté sur un alezan superbe, s’y arrêtait-il cinq minutespour boire un verre de madère.

Il passait – mais il avait le bonheur dans les yeux –, et leshabitués disaient :

– C’est l’homme pour qui Clorinde a quitté lord Galwy.

Un soir, le peintre revint. Il était morne, il était pâle ;il avait de grosses larmes dans les yeux. On s’empressa autour delui ; on le questionna. Il ne voulut répondre autre chose queces mots :

– Je veux me tuer.

– Pourquoi ?

Il ne le dit point. Mais on ne se tue pas à vingt-huit ans.C’est l’âge où le désespoir se reprend à espérer. Le peintre ne setua pas. Seulement, il ne quitta plus le café, ne parlant àpersonne, lisant les journaux, fumant, buvant et manifestant tousles symptômes d’un malade aux prises avec une terrible maladiemorale. Que lui était-il arrivé ? Clorinde l’avait-ellequitté ? Ce n’était pas vraisemblable, car Clorinde n’avaitpas reparu dans le monde élégant. On ne l’avait vue ni à La Marche,ni au bord du lac, ni aux premières du Vaudeville et duPalais-Royal. À sept heures du matin, le peintre arrivait,s’installait devant une table, à la porte, demandait les journauxet un verre de fine champagne, et ceux qui avaient affaire à luiétaient sûrs de le trouver jusqu’au soir. Mais notre héros n’avaitplus affaire à personne. Cependant, un matin, vers neuf heures, undogcart à deux roues s’arrêta devant le café Marignan. Un homme detrente-six ans environ, mis avec une simplicité qui sentait songentilhomme, descendit et jeta les rênes à un groom de trois piedsde haut. Puis il s’approcha du café. Le peintre leva la tête,regarda le nouveau venu avec indifférence, et reprit la lecture deson journal. Mais le gentleman s’approcha le salua et luidit :

– Excusez-moi, monsieur, je voudrais vous entretenir unmoment.

– Je n’ai pas l’honneur de vous connaître, répondit lepeintre.

– Je viens de la part de Clorinde et je me nomme le majorAvatar.

Au nom de Clorinde, le peintre étouffa un cri.

– Monsieur, reprit le major, vous avez cru Clorindeinfidèle.

– C’est une misérable ! dit le peintre.

– Vous vous trompez… Clorinde vous aime toujours…

– Monsieur !

– Savez-vous où elle est ?

– Hélas ! répondit l’artiste, je vais chaque matin etchaque soir heurter à sa porte, et on me répond qu’elle est envoyage on ne sait où.

– On vous trompe.

– Où est-elle donc ?

– À Paris.

– Oh ! fit le peintre en serrant les poings.

– Voulez-vous la voir aujourd’hui ?

– Monsieur… balbutia le jeune homme, ne raillez point… j’aifailli mourir…

– Je ne raille point, dit le major ; non seulementvous verrez Clorinde aujourd’hui, mais elle vous sera rendue pourtoujours.

Le peintre s’était levé, mais il chancelait sur ses jambes commeun homme ivre. Le major lui prit le bras :

– Venez avec moi, dit-il.

– Mais où me conduisez-vous ? demanda l’artiste, quiétait pâle d’émotion.

– Venez toujours, dit le major.

Et il le fit monter à côté de lui dans le dogcart. Puis ilrendit la main à son trotteur et le fringant attelage montarapidement les Champs-Élysées.

 

Le dogcart était encore en vue dans les Champs-Élysées que deuxcavaliers, dont l’un allait au Bois et l’autre en revenait, secroisèrent devant le café Marignan et échangèrent une poignée demain. Le premier était un homme encore jeune, bien que son visagesillonné de rides profondes et sa calvitie prématurée annonçassentles ravages du plaisir mené à outrance. L’autre était un homme déjàmûr, à la lèvre austère, au front pensif.

– Bonjour, docteur, dit le premier.

– Bonjour, cher baron, répondit l’homme mûr. D’oùvenez-vous ?

– Je sors de chez moi et vais faire un temps de galop auBois.

– J’en viens et je vais chez un malade.

Le baron se prit à sourire :

– Pauvre homme, dit-il d’un ton de commisération.

– Ce n’est pas un homme, c’est une femme.

– Pauvre femme !

– Railleur, dit le médecin. Si vous saviez le singulier casque je traite, vous m’accableriez de questions.

– Bah !

– Je traite une fort jolie femme, qui est tombée encatalepsie. C’est une Russe, la comtesse Wasserenoff. Elle estcomme pétrifiée. Ses membres ont la raideur de la pierre, ses yeuxsont fermés.

– Mais, docteur, elle est morte. Vous l’aurez tuée… raillale baron.

– Nullement. Elle parle. Elle a les yeux clos, son cœur batà peine, il lui est impossible de faire un mouvement ; mais, àtravers ses lèvres serrées, elle parle, faiblement il est vrai,mais en approchant l’oreille de sa bouche, on entend.

– Des mots incohérents, sans doute ?

– Non, des paroles raisonnables.

– Et depuis quand est-elle dans cet état ?

– Depuis quatre jours.

– Espérez-vous lui rendre le mouvement et la vie ?

– Oui… mais ce sera long peut-être…

– Mais enfin, comment est-elle tombée en cetétat ?

– Voilà ce que je ne puis dire. J’ai appelé deux de mesillustres confrères en consultation, ils sont aussi embarrassés quemoi.

– Mais… puisqu’elle parle…

– Elle ne sait pas… du moins elle prétend s’être endormieainsi tout à coup.

– Bizarre ! murmura le plus jeune des deuxcavaliers.

Et ils se séparèrent en échangeant une cordiale poignée demain.

Chapitre 43

 

C’était le jour du mariage d’Agénor et d’Antoinette.M. Karle de Morlux et Madeleine, sa femme future, y devaientassister. Le vicomte Karle de Morlux était devenu, en quelquesjours, un petit vieillard aux trois quarts hébété qui n’avait plusqu’un but, une idée fixe, une marotte, épouser Madeleine.Madeleine !

C’est-à-dire Clorinde, qu’il prenait pour elle…

La vraie Madeleine, la belle et chaste sœur d’Antoinette, n’eûtpas su jouer ce rôle étrange que Clorinde, soufflée par Rocambole,avait si bien tenu. Elle n’eût pas eu des pudeurs exagérées et desréticences pleines de désirs, et de ces poses chastes où mord lavolupté la plus cynique. Madeleine, la vraie, celle qui aimaitYvan, aurait eu horreur de ce vieillard, et elle l’eût repousséavec indignation. Clorinde, courtisane rusée, s’était fait un jeude l’amour qui venait d’éclater sous ces cheveux blancs, comme lecratère d’un volcan s’entrouvre tout à coup sous la neige. Elles’était fait un jeu cruel de le voir à ses pieds, essayant de luifaire oublier cet Yvan qu’elle ne connaissait pas. Peu à peu, elleavait feint de se consoler de l’abandon du jeune Russe, elle avaitlaissé ses deux mains dans les mains ridées du vieillard… elle luiavait quelquefois sauté au cou avec élan, lui disant :

– Ah ! vous êtes bon, mon oncle… et je sens que jefinirai par vous aimer.

Et cet amour insensé continuait son œuvre de lente destructionet prenait le vieillard dans tout son être et par tous les pores.Il aurait fallu les voir courir Paris tous deux, en voiture fermée,car il était jaloux avant de la posséder, pour acheter unecorbeille de mariage qu’eût enviée une princesse. Et comme il avaitsigné tout ce qu’elle avait voulu ! comme il s’étaitdépouillé, lui l’avare, l’âpre voleur de successions, au profit dela vraie Madeleine Miller ! Il ne s’était rien réservé. Etpuis, comme il faisait maintenant tout ce qu’elle voulait, Clorindelui avait dit qu’elle ne voulait se marier qu’après Agénor etAntoinette, et il y avait consenti. Donc, ce jour-là, c’était lejour du premier mariage.

– Mon bon oncle, dit la fausse Madeleine, en entrant dansla chambre de son oncle, es-tu prêt ?

Elle le tutoyait maintenant. Karle de Morlux était vêtu de noirdes pieds à la tête. La fausse Madeleine s’était fait une toilettedélicieuse de simplicité.

– Oui, mon enfant, répondit-il.

– Eh bien ! partons… Tu sais qu’il y a loin de la ruede la Pépinière à Saint-Thomas-d’Aquin.

C’était à Saint-Thomas-d’Aquin que se mariait Agénor. Tous deuxmontèrent en voiture découverte et traversèrent Paris comme unéclair. Le printemps était venu, les Champs-Élysées étaient verts.Les marronniers des Tuileries en fleurs, un gai soleil brillaitdans l’azur. M. de Morlux, durant cette course rapide,soupirait comme un jouvenceau.

– Qu’as-tu donc, mon oncle ? demanda la fausseMadeleine.

– Je voudrais être plus vieux de huit jours.

Elle lui jeta un sourire à damner un saint.

– Tu es donc bien pressé, dit-elle, de me voir ta petitefemme ?

Ils entrèrent dans l’église. Agénor avait voulu se marier sansbruit et sans pompe. Une vingtaine de personnes, tout au plus,assistaient au mariage. Agénor de Morlux aperçut son père,agenouillé et pleurant, dans le chœur. Deux femmes du peuple, lamère Philippe et la belle Marton, s’étaient placées dans l’ombred’un pilier. Toutes deux pleuraient aussi, mais c’était debonheur.

Agénor avait pour témoins le marquis de B… et son amiM. de Marigny. Deux hommes que M. de Morlux neconnaissait pas, étaient les témoins de la mariée. Karle etClorinde entrèrent dans l’église, mais, chose étrange ! nul nefit attention à eux. La cérémonie fut courte. Moins d’une heureaprès, Agénor et Antoinette passèrent au bras l’un de l’autre etsortirent de l’église. À la porte était un briska de voyage atteléen poste. C’était la voiture des jeunes époux. Oùallaient-ils ? C’était le secret de leur bonheur. Agénor sejeta dans les bras de son père qui fondait en larmes. Mais il fitun pas en arrière lorsque Karle de Morlux s’approcha.

– Adieu, mon oncle, dit-il froidement.

Le vicomte ne remarqua pas qu’Antoinette et la fausse Madeleinen’échangeaient qu’un salut glacé. Le vicomte était pétrifié.

– Viens, mon oncle, lui dit Clorinde.

Et elle l’entraîna vers sa calèche qui l’attendait au coin de larue du Bac. Le vicomte monta en voiture, regardant toujours lafausse Madeleine avec cette admiration hébétée qu’elle avait sibien développée en lui.

– Où allons-nous ? balbutia-t-il.

– À l’église russe, répondit-elle.

– Hein ! pourquoi ?… fit-il étonné.

– Nous allons assister à un autre mariage…

– Lequel ?

– Tu verras… viens…

– Mais qui donc se marie ?…

– Yvan Potenieff, dit Clorinde.

M. de Morlux était aux trois quarts idiot déjà ;sans cela, il eût peut-être deviné toute la vérité.

– Ventre à terre ! dit Clorinde au valet de pied quiferma la portière.

La calèche passa les ponts, traversa la place de la Concorde,monta les Champs-Élysées, et quelques minutes après elle arrivait àce bijou d’architecture orientale, de ce temple à la coupole doréequ’on appelle l’église russe. Là il y avait foule de fringantséquipages et de carrosses armoriés. L’église était pleine.

– Viens, mon oncle, viens ! dit Clorinde.

Le vicomte avait reconnu dans les voitures qui étaient à laporte, les équipages de toute la haute société russe, entre autresla Victoria de la comtesse Artoff. Il entra dans l’église, etsoudain il tressaillit des pieds à la tête. Clorinde le tenaittoujours par la main.

– Viens ! répétait-elle, viens donc, mononcle !

Le chœur de l’église était vide encore pourtant, le prêtren’était pas à l’autel ; les futurs époux n’étaient pointagenouillés encore sur le coussin de velours où ils allaientéchanger leurs anneaux. Mais ce qui avait fait tressaillirM. Karle de Morlux, c’étaient trois personnes qui setrouvaient à la porte de l’église, tout près du bénitier, deuxhommes et une femme. Le premier de ces deux hommes était Milon, levieux serviteur qu’il avait fait envoyer au bagne. L’autre était lemajor Avatar. C’est-à-dire Rocambole. Et quant à la femme,M. de Morlux, les cheveux hérissés, l’avait reconnueaussi. C’était Vanda, la compagne fidèle de Rocambole, la femmeintrépide qui lui avait arraché Madeleine une première fois. Quidonc mariait-on dans cette église, que ces trois personnages s’ytrouvaient ? Mais tout à coup la porte de la sacristies’ouvrit et les futurs époux entrèrent dans le sanctuaire.M. de Morlux jeta un cri terrible, un cri qui fitretentir les voûtes de la chapelle et causa une immense rumeurparmi la foule. Yvan Potenieff et la vraie Madeleine venaient des’agenouiller devant le prêtre. Et M. de Morlux, seretournant, vit Clorinde qui riait, comme rit une fille perdue quijette le masque. Et de sa voix éraillée, avec un regard cyniqueelle lui dit :

– Tu la trouves mauvaise, n’est-ce pas, mononcle ?…

M. de Morlux, foudroyé, tomba sur les genoux et fermales yeux.

– Il est frappé à mort, murmura Rocambole à l’oreille deVanda.

On emporta M. de Morlux évanoui hors de l’église.Clorinde suivait.

En ce moment, un homme s’approcha d’elle, c’était lepeintre.

– Viens-tu ? lui dit-il.

Elle regarda Rocambole qui était sorti de l’église russe.Rocambole dit au jeune homme :

– Je vous demande quarante-huit heures encore,monsieur.

Le peintre savait tout sans doute, car il s’inclina d’un airrésigné. Et Clorinde reconduisit à son hôtel M. de Morluxévanoui.

 

Quand, une heure après, les jeunes époux sortirent de l’église,Vanda, qui tenait dans ses mains la main de Rocambole, sentit cettemain trembler, puis devenir froide comme si elle eût été glacée parla mort.

– Maître, dit-elle, ce n’est pas l’homme que tu viens defrapper, ce n’est pas M. de Morlux qui souffre comme undamné, c’est toi.

– Tais-toi ! dit Rocambole d’une voix brisée.

Puis il osa lever un dernier regard sur Madeleine qui partait aubras de son cher Yvan, une larme jaillit de ses yeux et ilmurmura :

– Mon Dieu ! votre justice est inexorable et lechâtiment est sans bornes…

– Viens, maître, viens, mon ami, mon époux, mon Dieu !s’écria Vanda avec enthousiasme. Je serai ton esclave, je teservirai à genoux… viens !

Et tous deux se perdirent dans la foule. Mais Milon, le visageinondé de larmes, courut après eux.

– Maître, dit-il, mes enfants sont heureux et n’ont plusbesoin de moi.

« À présent, je vous appartiens !

Et comme les deux forçats et la femme perdue cherchaient à sedérober à tous les regards, une autre femme à qui Dieu avaitpardonné depuis longtemps, fendit la foule, s’approcha deRocambole, lui prit la main et prononça un mot unique :

– Rédemption.

Partie 2
La Vengeance de Vasilika

Chapitre 1

 

Elle était toujours en léthargie, la fille sauvage des steppes,dont Saint-Pétersbourg et la civilisation européenne n’avaient puadoucir l’indomptable énergie et les cruels instincts. Commel’avait dit le médecin que nous avons entrevu aux Champs-Élysées,un matin, la catalepsie de la comtesse Vasilika Wasserenoff offraitun caractère étrange. Elle était purement physique. Le corps étaitplongé dans un sommeil, un sommeil qui ressemblait à la mort –l’esprit veillait et avait toute sa lucidité. Pendant deux joursont eût juré qu’elle était réellement trépassée. Aucun indice,aucun signe extérieur n’accusait chez elle l’existence de la vie.Pierre le moujik, épouvanté, était allé chercher un médecin. Lemédecin, celui que nous avons vu, après une longue et minutieuseconsultation, avait découvert un battement de cœur, mais si faible,qu’il ne pouvait préciser si c’était la vie qui revenait ou lesderniers tressaillements qui précèdent la mort. Enfin, le troisièmejour, un phénomène s’était produit. La comtesse avait entrouvertles lèvres, et un souffle de voix s’était fait entendre :

– Je vis ! disait-elle.

Pierre le moujik jeta un cri de joie.

– J’entends tout ce qui se dit et se fait autour de moi,ajouta Vasilika.

Le médecin qui entendit ces paroles put alors préciser la naturede cette léthargie bizarre.

– Madame, dit-il, vous avez dû prendre quelque poisonindien.

Vasilika ne répondit pas.

– Madame, dit encore le docteur, si je savais quelle droguevous avez absorbée, je vous guérirais sur-le-champ.

Vasilika répondit :

– Je ne sais pas.

Quand le médecin fut parti, la comtesse dit :

– Pierre, sommes-nous seuls ?

– Oui, madame.

– Alors, écoute mes instructions. Je serai dans l’état oùtu me vois pendant cinq ou six jours. Mais tu agiras pour moi.

Et elle donna ses ordres à Pierre, nature intelligente etperverse, qui était bien digne de comprendre une femme commeVasilika. Or, trois jours après – c’était le cinquième de saléthargie –, Pierre rendait compte à sa maîtresse de ce qui s’étaitpassé.

– Madame, disait-il, Yvan et Madeleine se sont mariéshier.

– Après ? dit Vasilika, toujours immobile et raide surson lit, et ne pouvant, quelque effort qu’elle fît, parvenir àouvrir les yeux.

– Ils sont partis aussitôt. M. Agénor de Morlux et safemme, mariés à la même heure, sont partis également. Où vont-ils,je ne sais pas ; mais je sais que les deux couples doivent serejoindre et faire de compagnie leur voyage de lune de miel.

– Et le vicomte Karle ?

– Il est tombé foudroyé en sortant de l’église.

– Mais il n’est pas mort ?

– Clorinde l’a fait transporter chez lui et s’y estinstallée de nouveau. Quand il a repris connaissance, il a eu unaccès de rage, puis un accès d’amour furieux. Maintenant, c’estClorinde qu’il aime, Clorinde qu’il veut épouser, Clorinde qui neveut pas de lui.

– Il en mourra, dit Vasilika.

– Cela se pourrait bien, répondit le moujik d’un airindifférent.

– Et Rocambole ?

– Il fait ses préparatifs de départ. Vanda la Russel’accompagne, ainsi que Milon.

– Voilà ce qu’il faut empêcher à tout prix.

– En volant l’enfant.

– Oui.

– Je l’eusse déjà fait, mais j’attendais les ordres demadame.

– Es-tu toujours chez le carrossier Lelorieux ?

– Oui. Je travaille au traîneau, lentement, de façon àgagner du temps.

– Madame d’Asmolles est-elle venue voir sacalèche ?

– Deux fois.

– Avec son fils ?

– Oui, madame. Une fantaisie singulière s’est, du reste,emparée de l’esprit de M. d’Asmolles.

– Laquelle ?

– Il veut faire construire une troïka de poste et l’attelerensuite à la russe. La troïka, avec mes conseils et son habileté,Lelorieux la construira certainement. Mais ce sont les chevaux quine sont pas faciles à trouver.

– Il faut prendre les miens. Ils sont tout dressés.

– Madame la comtesse oublie que M. d’Asmolles connaîtla comtesse Artoff.

– Non, mais je t’indiquerai le moyen de faire acheter leschevaux à M. d’Asmolles sans qu’il sache qu’ils viennent demoi.

– Je serai le cocher, alors, et rien ne sera plus facileque de voler l’enfant.

Vasilika dit encore :

– J’entends bien sonner la pendule et je compte lesheures ; mais je me suis embrouillée dans mes calculs, etcomme je ne puis ouvrir les yeux, je ne sais pas quand il fait jouret quand il fait nuit, de telle sorte que je ne sais au justedepuis combien de temps je suis dans cet état.

– Depuis six jours, madame.

– Rocambole m’avait dit que je recouvrerais l’usage completde mes sens et de mes mouvements au bout de cinq jours.

– Il s’est trompé, dit le moujik ; mais j’ai entenduce matin une conversation du docteur avec son collègue qui m’afrappé.

– Que disaient-ils ?

– C’était le docteur qui parlait.

« – Ces cas de catalepsie sont si rares en Europe,disait-il, que la science est obligée d’hésiter. Lecurare, poison indien, amène quelquefois des résultatssemblables à celui que nous avons sous les yeux. Si la comtesseVasilika avait absorbé du curare, je la guérirais à l’instantmême ; mais si cette catalepsie a une tout autre cause, leremède que j’emploierais contre les effets du curare latuerait.

– Ah ! il a dit cela ? dit Vasilika.

– Oui.

– Et a-t-il parlé de ce remède ?

– Un coup de lancette dont la pointe aurait été trempéedans de la strychnine.

Vasilika garda un moment le silence. Puis elle ditenfin :

– On peut bien risquer sa vie quand il s’agit de se venger.Pierre, tu seras mon médecin.

– Moi, madame ?

– Il faut que tu te procures de la strychnine et unelancette.

– Mais… madame…

– Et à l’instant même, ajouta Vasilika. Quand doit venir lemédecin ?

– Ce soir.

– Quelle heure est-il ?

– Midi.

– Va ! ordonna Vasilika.

Pierre le moujik sortit. Une heure s’écoula. Pendant cetteheure, Vasilika acheva de ruminer ses projets de vengeance. Elleparlait et elle entendait. Tout le reste de son corps était endormicomme dans la mort. Elle entendit donc au bout d’une heure la portedu boudoir se rouvrir.

– Est-ce toi ? demanda-t-elle.

– C’est moi, répondit Pierre.

– As-tu la lancette ?

– Oui, maîtresse, ainsi qu’un flacon de strychnine.

– Alors, à l’œuvre !

– Mais, madame, je puis vous tuer…

– Obéis, esclave !

– J’obéirai, murmura Pierre.

– Retrousse les manches de ma robe, mets mon bras à nu,ordonna encore Vasilika. Est-ce fait ?

– Oui, madame.

– Pique une de mes veines.

Pierre hésita une seconde encore. Puis il trempa la lancettedans le flacon de strychnine et piqua la veine indiquée parVasilika. Le même phénomène qui s’était produit lors de larésurrection d’Antoinette se reproduisit alors mais rapide,instantané, foudroyant !… Vasilika rouvrit brusquement lesyeux. Puis son corps fut en proie à un brusquetressaillement ; ses membres raidis retrouvèrent leursouplesse, le cœur battit précipitamment, le visage pâle se colora,et un quart d’heure après Vasilika se dressait sur son lit, et deson lit, sautait sur le parquet pleine de vie et de force, l’œilétincelant et son indomptable énergie au cœur. Vasilika avaitretrouvé son corps. Vasilika sortait de ce long sommeil avec unevigueur nouvelle, et Vasilika venait de condamner Rocambole.

Chapitre 2

 

La forge est ardente comme une fournaise ; les marteaux sesuccèdent sur l’enclume, l’acier coule dans les bassins, lesoufflet fait entendre sa respiration gigantesque. Une douzained’hommes aux visages noircis et aux mains noires vont et viennent,travaillent sans relâche. Les uns cerclent les roues, les autresforgent des boulons, d’autres aplatissent et façonnent sous lemarteau des feuilles de ressorts. Tout le monde travaille ;les ordres se croisent, les limes grincent, le fer bat le fer. Noussommes dans les ateliers de construction de Lelorieux, le grandcarrossier. On fabrique là vingt voitures à la fois, de modèles etde noms divers. Voici le grand coupé à huit ressorts, et le phaétonde maître, et le poney-chaise à un cheval, et le coupéClarence du banquier, le duc à vaste garde-crotte, lebreack, et le dogcar, le tilbury à télégraphe, et le grandmail qui figurera aux courses prochaines de La Marche etde Chantilly avec ses quatre trotteurs irlandais, conduits àgrandes guides par un parfait gentleman. Mais au milieu même del’atelier est l’œuvre capitale, un chef-d’œuvre, si on peut parlerainsi. C’est la troïka construite pour M. d’Asmolles sur lemodèle du traîneau de la princesse russe. En trois semaines, lavoiture a été construite sous la direction du moujik Pierre, devenuchef d’atelier de Lelorieux. Elle a été exposée huit jours auxChamps-Élysées, mais elle va être attelée pour la première fois.Pierre est redevenu cocher pour un jour. C’est lui qui a faitacheter à M. Fabien d’Asmolles les trois chevaux russes toutdressés, qui doivent faire leur apparition pour la première foisautour du lac. Il est une heure et demie. M. d’Asmolles estarrivé depuis dix minutes avec son fils. L’enfant a déjà le goûtdes chevaux. On a pu le voir le matin, montant à côté de son pèreun poney d’Irlande, gros comme un chien de Terre-Neuve. Depuis huitjours, il rêve de la troïka et des trois chevaux russes ; etil en parle sans cesse. Sa mère frémit, son père se prend àsourire. Blanche a peur, son mari la rassure, et il a emmenél’enfant avec lui. On a sorti la troïka et on attend l’attelage.Pierre paraît, conduisant à pied et à longueur de guides les troischevaux garnis de clochettes. Celui du milieu, attelé auxbrancards, est un vigoureux carrossier. Il doit trotter la tête auvent. Les deux autres galoperont, l’un à gauche, l’autre à droite,la tête tournée en dehors et maintenue dans cette situation par unecourroie appelée italienne. Les guides du carrossier passerontau-dessus d’un large cerceau. C’est le collier russe. Pierre abientôt attelé ses trois chevaux, aidé dans cette besogne par lesdeux grooms de M. d’Asmolles. Puis il monte sur le siège,rassemble ses quatre rênes et la main gauche et prend le fouet.L’enfant a voulu s’asseoir auprès de lui. M. d’Asmolles estdans la troïka. Les forgerons ont déserté l’atelier pour la voirpartir. Le soufflet s’est tu, muettes sont les enclumes, la cendrerecouvre la braise ardente de la forge. Il y eut un moment desilence solennel. Alors Pierre le moujik fait entendre un coup desifflet. Les trois chevaux partent comme l’éclair. Pierre est unmerveilleux cocher ; il guide le fringant attelage à traversles rues du petit village de Courcelles, tourne et retourne,rendant la main et précipitant la vitesse de l’attelage ouralentissant son allure ; tout cela sans peine et sans effort.L’enfant émerveillé bat des mains. La troïka a pris l’ancienboulevard extérieur, elle longe le parc Monceau, monte l’avenue deWagram, arrive au rond-point de l’Étoile, et descend l’avenue del’Impératrice, au milieu des voitures qui l’encombrent. Les chevauxrusses sont merveilleusement dressés ; rien ne les effraye, etils font l’admiration générale. À la grille du bois, une calèchedécouverte attend. C’est madame d’Asmolles qui veut voir passer latroïka. Sur un signe de M. d’Asmolles, Pierre s’arrête. Lepère est rassuré, maintenant ; il peut laisser son fils à côtéde Pierre. Et il quitte la troïka pour monter dans la calèche de safemme. Pierre reprend sa course et la calèche le suit. De temps entemps, l’enfant se retourne et envoie des baisers à sa mère. Maismadame d’Asmolles est triste.

– Qu’avez-vous donc, mon amie ? demanda Fabien.

– J’ai peur, répond la mère.

– Peur de quoi ?

– De vagues pressentiments ne cessent de m’assaillir depuishier.

– Folle ! dit M. d’Asmolles regardant sa femmeavec amour.

– Oh ! si tu savais, murmura Blanche de Chamery, lesyeux toujours fixés sur son fils.

– Mais, quoi donc, mon Dieu ?

– J’ai vu une tête pâle, une tête étrange… qui fixait surmoi ses yeux pleins de larmes…

M. d’Asmolles tressaille à ces mots, et il oublie un momentson fils et la troïka qui continue à passer rapidement à traversles voitures, et que la calèche a peine à suivre. Blanche serre lamain de son mari avec une émotion subite.

– Écoute, Fabien, dit-elle, j’ai longtemps pleuré, j’ailongtemps souffert sans que ni toi, ni tous nos amis devinassent ladouleur qui me torturait.

– Que veux-tu dire ?

– Je savais tout.

Fabien a pâli à son tour et fixe sur sa femme un regardéperdu.

– L’homme qui m’écrit des Indes, où il est depuis dix ans,avec sa femme, l’homme qui est mon frère, ce n’est paslui, ce n’est pas celui que j’ai aimé, celui quim’appelait sa sœur et que ma mère a béni en mourant.

– Mon Dieu ! tais-toi…

– Non, je sais tout, continua Blanche de Chamery. Celui-là,c’était un imposteur, un misérable, un assassin ; tout ce quevous voudrez. La comtesse Artoff et toi, et tous les autres, vousm’avez fait un pieux mensonge ; mais ce mensonge étaitinutile… je sais qui il est. Il se nomme Rocambole.

– Tais-toi !

– Et je l’ai vu, il y a une heure, à une fenêtre qui donnesur le jardin de notre hôtel ; il s’était oublié à mecontempler et il pleurait…

– Blanche… Blanche… tais-toi !…

Mais madame d’Asmolles n’a pas le temps de répondre. Elle a jetéun cri terrible, un cri que répètent mille voix. La troïka fuit,emportée au triple galop de ses trois chevaux épouvantés.Qu’ont-ils vu, qu’ont-ils entendu ? Nul ne le sait. MaisPierre n’est plus le maître de l’attelage qui passe à travers lesvoitures, qui se rangent précipitamment, avec une rapiditévertigineuse. L’enfant pousse des cris de détresse. Pierre semblevouloir calmer ses chevaux et ne le peut. Vont-ils se jeter dans lelac ? On l’a craint un moment ; mais les chevaux ontcontinué leur course ; ils longent le petit lac, ils montentla côte qui sépare le chalet de la grille de Boulogne.

– Ventre à terre ! crie M. d’Asmolles au cocherde la calèche.

Mais les efforts de ce dernier sont vains ; il a bientôtperdu de vue la troïka. Madame d’Asmolles jette des cris,M. d’Asmolles lui-même est effrayé. Les chevaux de la troïkan’iront-ils pas se heurter à la grille de Boulogne et y briser levéhicule ? La calèche monte la côte au grand trot ;M. d’Asmolles espère revoir la troïka de l’autre côté. Vainespoir ! La troïka a disparu. A-t-elle pris à gauche ou àdroite ? Les allées du bois se croisent et s’entrecroisent. Encet endroit, il est presque désert. Où est la troïka ?Mystère !

Chapitre 3

 

Qu’est devenue la troïka ? Comme on a pu le deviner, leschevaux russes ont été dressés de longue main à cet emportementsubit. Pierre le moujik a donné un coup de sifflet et les chevauxont précipité leur course avec une telle furie qu’on eût dit qu’ilsétaient réellement emballés. Le Russe jette des cris, il asu devenir pâle et se montrer effrayé. L’enfant se cramponne à lui.Les chevaux ont monté la côte avec la vitesse de l’éclair. Mais làils ont obéi à leur conducteur. Au lieu de descendre vers la grillede Boulogne, ils se sont jetés brusquement à gauche, ont pris uneallée couverte qui se dirige vers Auteuil, et qui n’est d’ordinairefréquentée que par de rares piétons. L’enfant s’est retournéplusieurs fois pour voir si son père et sa mère le suivaient.Pierre lui dit :

– Tenez-vous bien, mon jeune monsieur, je finirai par lesarrêter.

La troïka descend vers la grille d’Auteuil, passe sous le pontdu chemin de fer, vole comme une flèche le long de la grande rue,tourne la fontaine, descend la rue Boileau, arrive au quai et coupeaudacieusement l’omnibus américain. Un pont est devant eux, leschevaux russes le franchissent. Ils étaient à Auteuil, les voilàsur le territoire de Grenelle. Pierre est d’une habileté sansexemple. Il s’est jeté dans une rue qui se termine en cul-de-sacque bordent quelques masures et de grandes usines. Ce n’est pointdans ce quartier qu’on viendra les chercher. Au bout de la rue estun monceau de gravats et de boue séchée au soleil. La troïka heurtecet obstacle et verse, un des chevaux s’abat. L’enfant estprécipité du haut du siège. C’était ce que Pierre voulait. Au mêmeinstant, on entend des cris perçants. Un coupé de maître quicroisait la troïka s’est arrêté, une dame en est sortieprécipitamment. En même temps, quelques femmes du peuple, assisesau seuil de leurs masures, se sont élancées pour relever le pauvrepetit qui est tombé sur la tête et s’est fait une blessure aufront. Le sang coule ; l’enfant a fermé les yeux en murmurantle nom de sa mère. La dame du coupé est élégante et jeune. Elleparle avec l’autorité que donne la fortune et la grâce émue quisied à la beauté. Tandis que Pierre se lève et rajuste ses chevauxqu’il a fini par maîtriser, la dame, qui paraît ne point leconnaître, fait transporter l’enfant dans sa voiture. Puis elledemande au moujik quel est son nom, celui du père et sademeure ; et, devant l’attroupement qui s’est fait autour dela troïka brisée, elle dit bien haut :

– Je vais ramener cet enfant à sa mère !

Et la foule bat des mains en voyant la jeune femme essuyer avecson mouchoir le sang qui inonde le front de l’enfant. Puis le coupépart. Vasilika est arrivée à son but, et le fils deM. d’Asmolles est en son pouvoir. Mais ce n’est pas auxChamps-Élysées, comme on pourrait le croire, qu’elle a faittransporter l’enfant évanoui. Entre le Champ-de-Mars et l’esplanadedes Invalides, un nouveau quartier s’élève sur les ruines d’unecertaine quantité de constructions misérables. Là où il y avaitautrefois des marchands de vin et des logis de chiffonnierscommencent à surgir de coquets hôtels ou de belles maisons àlocataires. L’avenue de Latour-Maubourg a été prolongée jusqu’à laSeine. Mais ce quartier est désert encore. C’est là que Vasilika acherché une retraite. La belle Russe est partie, aux yeux du mondeentier ; elle a quitté Paris en plein jour, il y a troissemaines environ. Tout le monde a pu voir l’hôtel qu’elle occupaitaux Champs-Élysées mis en vente. Tout le monde, ceux qui étaientintéressés surtout à ce départ, Rocambole, la comtesse Artoff, parexemple, savent que Vasilika Wasserenoff a quitté Paris un matin,par le train express de Cologne, et qu’elle se rend à Pétersbourg.Mais Vasilika est revenue. Elle est rentrée dans Paris, lelendemain même, par un train de nuit, et c’est dans une petitemaison de l’avenue de Latour-Maubourg, à l’angle du quai, qu’elleest venue guetter sa proie. Maintenant l’enfant est en son pouvoir.Maintenant elle murmure :

– Rocambole, je te tiens !

L’enfant évanoui a été placé sur un lit. Vasilika lui donne dessoins. D’ailleurs la blessure est légère et ne saurait avoir desuites fâcheuses. Enfin l’enfant revient à lui s’écrie :

– Où suis-je ? Où est maman ?

Et il regarde Vasilika avec de grands yeux étonnés.

– Mon petit ami, répondit Vasilika, remerciez le bon Dieu,car vous avez failli mourir.

L’enfant se souvient et murmure :

– Les chevaux qui galopent… la troïka… Pierre… j’ai eu bienpeur.

– Et votre mère aussi, sans doute, mon petit ami.

Et Vasilika l’embrasse avec une feinte effusion.

– Où est-elle donc, maman ? demande encorel’enfant.

– Elle viendra vous chercher ce soir.

Il regarda encore Vasilika et lui dit :

– Mais qui es-tu donc, toi, madame ?

– Une amie de ta mère, mon enfant.

– Mais, je ne t’ai jamais vue…

– C’est que tu ne me reconnais pas.

Il porte la main à son front :

– Oh ! j’ai bien mal, dit-il.

Vasilika lui a entouré la tête d’une bandelette imbibéed’arnica ; elle l’a pansé avec l’adresse d’un chirurgien et lasollicitude d’une mère.

– Ce ne sera rien, lui dit-elle, demain, tu serasguéri.

– Mais je suis donc chez toi, madame ?

– Oui, mon ami.

– Pourquoi maman n’est-elle pas là ?

– Parce qu’il ne faut pas qu’elle te voie ainsi meurtri, ilfaut qu’elle te retrouve avec ton joli visage, mon petit ami.

Ce raisonnement paraît fort sage à l’enfant :

– Tu as raison, madame, dit-il. Mais quand serai-jeguéri ?

– Demain.

– Bien vrai ?

– Je te le promets.

Et l’enfant, que la fatigue, l’émotion et la douleur ont brisé,finit par s’endormir.

 

La nuit est venue. Un homme se présente à la maison de l’avenuede Latour-Maubourg. C’est Pierre.

– Eh bien ? lui demanda Vasilika.

– Tout s’est passé comme nous l’avions précisé, ditPierre ; je suis resté plus d’une heure à l’endroit où j’avaisversé la troïka : ce qui a permis à M. d’Asmolles deretrouver nos traces.

« Il avait perdu beaucoup de temps, mais à force de serenseigner à tout le monde, il avait fini par me rejoindre. Madamed’Asmolles était à demi morte de terreur.

« – Où est mon enfant ? disait-elle.

« Les bonnes femmes du quartier l’ont rassurée en luidisant qu’une élégante dame l’avait pris dans sa voiture pour leramener chez ses parents. M. d’Asmolles et sa femme sontrepartis à toute vitesse avec l’espoir de retrouver le petit garçonà l’hôtel. Comme bien vous pensez, j’ai ramené les chevaux où jeles avais pris, la troïka chez Lelorieux, et je me suis sauvé.Lelorieux perd son contremaître et M. d’Asmolles soncocher.

Vasilika, tout en écoutant le récit du moujik, avait passé dansun cabinet de toilette attenant à son boudoir. Quelques minutesaprès, elle en ressortit habillée en homme. Sa haute taille, sesformes délicates et nerveuses se prêtaient à merveille à sondéguisement. On eût dit un adolescent qui prend sa premièreinscription de droit.

– Va me chercher un fiacre ! dit-elle au moujik, etsouviens-toi qu’en mon absence, tu me réponds de cet enfant sur tatête.

Mais Pierre ne bougeait pas et semblait se demander pourquoi samaîtresse s’habillait en homme.

– Sais-tu où je vais ? dit-elle en souriant.

– Non, maîtresse.

– Je vais rue des Martyrs, au gymnase Paz, prendre uneleçon d’armes.

– Une leçon ?

– Eh ! sans doute. Crois-tu que je veux poignarderlâchement Rocambole ? Non, non ! il vaut mieux que cela.Je veux le tuer d’un coup d’épée… loyalement… après qu’il se seradéfendu… Je veux que son châtiment suprême consiste à mourir de lamain d’une femme !

Pierre sortit pour obéir.

Chapitre 4

 

Il est un personnage de cette histoire que nous avons depuislongtemps perdu de vue, le docteur Vincent. L’homme qui jadiss’était fait l’instrument du crime de M. de Morluxcontinuait sa vie de travail, de remords et de repentir. Il n’avaitpoint quitté la maison de la rue Serpente, dont la mère de Noëlétait concierge. Il couchait toujours en haut sur ce lit de sangleconfident de ses insomnies et de ses cauchemars, dans cettemansarde désolée où le major Avatar et Milon s’étaient vus pour lapremière fois. Un matin, bien avant le jour, le docteur venait dese mettre à la fenêtre, exposant au vent froid sa tête brûlante,lorsque la porte de son cabinet s’ouvrit. Le major Avatarentra.

– Vous ! fit le docteur Vincent en tressaillant.

– Monsieur, répondit Rocambole, je viens vous chercher pourdonner des soins à un homme qui va mourir.

– Et… cet homme ?

– C’est lui, dit Rocambole… Venez !…

Quelques minutes après, le docteur et son guide couraient Parisdans un coupé qui allait comme le vent et se rendait rue de laPépinière.

– De quoi se meurt-il donc ? demanda le docteur, commeils approchaient.

– D’un mal étrange que vous qualifierez scientifiquement,vous, mais que j’appellerai, moi, la folie furieuse de l’amour.

– À son âge ! exclama le docteur.

– Oui. Vous verrez.

– Mais quel âge a-t-il donc ?

– Il avait cinquante-cinq ans, il y a trois mois ;aujourd’hui, il a cent ans.

Le cocher demanda la porte et le coupé traversant la cour vints’arrêter au bas du perron. Il y avait sous la marquise undomestique que le docteur reconnut. C’était Noël. Noël dit àRocambole :

– J’ai cru tout à l’heure qu’il allait mourir de rage.

Rocambole traversa le vestibule, entraînant le docteur.

Noël le précédait, un flambeau à la main. Mais il ne prit pointle grand escalier comme on aurait pu le croire. Il ouvrit une porteau fond du vestibule. Cette porte masquait un escalier en coquilleque Rocambole et le docteur gravirent sur les pas de Noël. Cedernier, arrivé au premier étage, leur fit prendre un corridorassez étroit à l’extrémité duquel un filet de lumière passait sousune porte. Le docteur Vincent s’arrêta tout à coup,frissonnant.

– Quel est ce bruit ? dit-il.

En effet, des cris sourds qui n’avaient rien d’humain etressemblaient aux hurlements d’une bête fauve prise au piègearrivaient à son oreille. Noël poussa la porte qui se trouvait aufond du corridor. Alors les hurlements et les cris devinrent plusdistincts. Le docteur sentait ses cheveux se hérisser. Il était surle seuil d’une sorte de cabinet de toilette assez vaste, tendud’une étoffe de couleur sombre. Cette pièce était déserte.Rocambole fit un signe à Noël qui s’en alla, et le docteur et luidemeurèrent dans l’obscurité. Alors Rocambole s’approcha du mur etsouleva la draperie qui le couvrait. Soudain, le docteur fut frappéen plein visage par un jet de lumière, et il vit un vasistashabilement dissimulé dans la cloison qui séparait le cabinet detoilette de la chambre de M. de Morlux. Le vicomte Karle,à demi nu, était accroupi sur le parquet au milieu de la pièce.Rocambole n’avait point menti ; on eût dit qu’il avait centans. Ses cheveux étaient tombés ; il avait laissé pousser sabarbe, ses traits étaient devenus anguleux et son visage avaitcette couleur jaune et luisante qui est particulière au vieuxparchemin. Ses yeux, brillants de folie et de fièvre, ressemblaientà deux charbons ardents. Le vieillard se tordait les mains dedésespoir ; il hurlait plutôt qu’il ne criait.

– Écoutez-le ! dit tout bas Rocambole au docteur.

Karle de Morlux disait :

– Clorinde… Madeleine… qui que tu sois… je t’aime… Pourquoies-tu partie ?… pourquoi m’avoir fui ?… Je te donneraitout ce qui me reste… Je te couvrirai d’or… Mais il faut que tusois ma femme… il le faut !… Ne me trouves-tu pas assezcriminel pour mériter ton amour ?… Ô fille perdue… ô démon quijouait si bien le rôle de l’ange !… Eh bien ! quel crimeveux-tu que je commette encore ?… Qui faut-ilempoisonner ?… Qui faut-il tuer ?… Clorinde…reviens !… Ce n’est pas Madeleine que j’ai vue… c’esttoi !… Clorinde !… Clorinde !…

Et comme il se tordait les mains, comme il s’était mis à genoux,comme une bave sanglante bordait ses lèvres, tandis que ses yeuxpleins de fureur semblaient vouloir jaillir hors de leur orbite,une porte s’ouvrit, et Clorinde entra…

– Ah ! te voilà, te voilà !… dit-il. Je savaisbien que tu reviendrais. Elle le repoussa avec un éclat derire.

– Pauvre vieux ! dit-elle.

Il se jeta à genoux, il voulut lui prendre les mains ; ellele repoussa encore.

– ! Vieux ! dit-elle de sa voix éraillée, à bas lespattes, mon petit !… Qu’est-ce que tu veux ?

– Je t’aime !… hurla le vieillard.

– Merci ! tu n’es pas dégoûté, mon oncle.

Et elle continuait à rire de ce rire révoltant et cynique qu’onentend parfois la nuit s’échapper des cabinets de restaurant.

– Que veux-tu que je fasse ? je le ferai… reprit levieillard. Veux-tu ma fortune ?

– Imbécile ! tu es ruiné. Tu as tout rendu à ces deuxjeunes filles et à ton neveu.

– Je leur reprendrai tout… Je les assassinerai si tuveux.

– Allons donc !

– Mais tu m’aimeras, n’est-ce pas ? répéta-t-il setraînant autour d’elle sur les pieds et sur les mains, comme unchien tourne autour d’un maître irrité et demande son pardon.

Elle riait à se tordre.

– Moi t’aimer !… disait-elle… moi t’aimer !… Tues fou, tu es idiot !… tu deviens gâteux, mon bonhomme…

Il se redressa furibond, l’œil en feu, les lèvres écumantes.

– Il faut que tu m’aimes ! dit-il.

Et il voulut se jeter sur elle, mais elle le repoussaencore.

– Et Philippe, dit-elle, mon Philippe adoré…

Karle de Morlux hurlait de rage.

– Et si je te tuais ? dit-il encore.

– Avec ma permission, papa, dit une voix railleuse sur leseuil de cette porte que Clorinde avait laissée ouverte.

M. de Morlux vit entrer le peintre. Ce derniers’approcha de Clorinde et lui dit :

– Allons, viens donc, ma petite, et laisse ce vieux-làtranquille !

– Tu as raison, dit-elle. Adieu, papa.

M. de Morlux se précipita vers elle, mais le peintrele saisit par le bras et l’envoya rouler à l’autre bout de lachambre.

– Adieu, mon oncle, ricana Clorinde.

Et elle sortit. M. de Morlux qui s’était relevé,pirouetta un moment sur lui-même comme un tronc d’arbre déracinépar la foudre. M. de Morlux s’affaissa en poussant undernier cri. C’était le coup de grâce !… Cependant, son agoniefut longue. Pendant près de deux heures, immobiles, muets, derrièrela draperie du lit, Rocambole et le docteur Vincent virent un hommese débattre contre la mort, hurler, frissonner, essayer de serelever, tomber, se relever de nouveau pour retomber encore… Puisil eut un dernier cri, une dernière convulsion, il vomit un dernierblasphème, ses yeux devinrent fixes, son corps, plié en deux,s’allongea et demeura immobile, au milieu de cette bave sanglantequi n’avait cessé de couler de ses lèvres. M. de Morluxétait mort !… Mort de rage, mort sans repentir !…

– Mon Dieu ! murmura le docteur Vincent épouvanté,vous êtes donc inexorable !…

– Pas pour tous, lui dit Rocambole en l’entraînant.

– Que dites-vous ? s’écria-t-il frémissant.

– Que Dieu pardonne quelquefois, répondit Rocambole d’unevoix grave.

– Il ne me pardonnera pas, à moi !

Et le docteur eut un accent de désespoir sans limites.

– Vous vous trompez, il vous a pardonné.

– À moi !

– Il a cédé aux supplications de deux de ses anges, achevaRocambole.

Et comme Noël revenait avec un flambeau, Rocambole mit unelettre sous les yeux du docteur. Une lettre qui ne contenait qu’uneligne, mais une ligne sublime.

« Au nom de notre mère qui est au ciel, nous vouspardonnons !

« ANTOINETTE,MADELEINE. »

Le docteur Vincent tomba à genoux et leva sur Rocambole des yeuxpleins de larmes.

– Allez, monsieur, lui dit celui-ci, allez en paix. Lesorphelines ont prié pour vous.

Chapitre 5

 

Il était huit heures du soir. Rocambole était seul. Il étaitseul dans cette mansarde qu’il occupait rue de Surène, et de lafenêtre de laquelle son regard plongeait dans le vaste jardin deM. d’Asmolles. C’était dans cette chambrette qu’il avait passéde longues heures, le soir et le matin, abrité derrière lespersiennes et contemplant d’un œil humide tantôt l’enfant quijouait sous les grands arbres, tantôt la jeune mère qui prenaitl’enfant dans ses bras. Une lampe était sur la table, et Rocamboleécrivait la lettre qu’on va lire :

À madame la comtesseArtoff.

« Madame,

« Mon œuvre est accomplie, ma mission terminée. Lesorphelines ont retrouvé le bonheur et la fortune ;M. de Morlux a subi son châtiment. Il est mort cematin.

« Rocambole n’a plus rien à faire en ce monde.

« Pardonnez-moi de le quitter.

« J’avais fait jadis le serment de mourir au bagne.

« Ce serment, je ne l’ai pas tenu.

« Savez-vous pourquoi ?

« C’est que je me suis dit un jour, que peut-être jepouvais racheter une partie de mes fautes.

« Un homme est venu qui m’a dit la touchante histoire deces deux enfants persécutées ; et moi le maudit, l’homme desheures néfastes, Rocambole l’assassin, j’ai senti que le repentiret le remords n’habitaient point seuls en mon cœur. Semblable àcette étoile qui tombe au fond d’un puits par les splendidessoirées d’été, ma raison était tombée dans mon cœur impur.

« Je voulais redevenir honnête, je voulais mettre auservice du bien cette intelligence et ce courage que j’avais si malemployés jadis.

« Oui, madame, j’eus en ce moment comme un instinctchevaleresque qui s’éveillait en moi.

« Vous savez si j’ai accompli mon devoir.

« C’est fini, le damné à qui le remords avait fait trêve unmoment, courbe de nouveau la tête sous le châtiment suprême.

« La Providence n’a pas voulu que Rocambole pût avoir uneheure de paix et de repos, son œuvre accomplie.

« Elle lui a mis au cœur une passion terrible et fatale,l’amour d’un démon pour un ange.

« Ah ! ce que j’ai souffert depuis qu’elle est partie,heureuse et triomphante, au bras de son Yvan, cet époux que je luiai donné !…

« J’ai soutenu une lutte effroyable avec moi-même.

« Le Rocambole d’autrefois s’est réveillé souventrugissant, féroce, ivre de jalousie et prêt au meurtre.

« Souvent, la nuit, un cauchemar terrible m’étreignait. Jerêvais que j’étais toujours l’élève de sir Williams, le chef desValets de cœur, le meurtrier impie, l’ambitieux éhonté, affublé dutitre et du nom du marquis de Chamery.

« Sir Williams n’était pas mort.

« Il était assis sur le pied de mon lit et medisait :

« – Tu aimes Madeleine ? Mais rien n’est plussimple. Elle est riche, elle a deux millions… tu es encore jeune,tu es beau… elle t’aimera. Yvan te gêne ? Bah ! avec uncoup de poignard on tourne si facilement une difficulté !

« Je m’éveillais en jetant un cri.

« J’étais seul, assis sur mon lit, demi nu, frissonnant… etalors je m’agenouillais et je demandais pardon à Dieu et le mauvaissonge s’en allait !

« Tant que ma tâche n’a pas été accomplie, madame, j’ailutté, j’ai résisté, j’ai vaillamment combattu avec cet ennemimortel que j’appellerai la lassitude de moi-même.

« Maintenant, personne n’a plus besoin de moi.

« Le bagne lui-même, grâce à vous, ne me réclamera pas.

« Laissez-moi m’endormir dans la mort, le repos suprêmepeut-être, à coup sûr la justice absolue.

« Dieu mesurera mes crimes à mes souffrances, mes fautes àmon repentir. J’ai foi en lui.

« Adieu donc, madame !

« Quand cette lettre vous parviendra, il ne restera deRocambole qu’un cadavre déjà froid, peut-être même endécomposition, car je veux me tuer sans bruit, et n’ai mis personnedans ma confidence.

« L’arme que j’ai choisie est un poignard.

« Je me frapperai au cœur. Hélas ! vous le savez, j’aila main sûre.

« Milon et Vanda, ces deux êtres qui s’étaient dévoués àmoi, sont partis ce soir. Ils vont m’attendre à Lyon, où je doisles rejoindre.

« Dieu me pardonnera ce dernier mensonge.

« Mademoiselle Miller, c’est-à-dire madame de Morlux, etmadame Potenieff ont assuré le sort de Milon et celui de Noël, quim’a fidèlement servi.

« Je vous recommande Vanda.

« Je vous recommande aussi ce malheureux qu’on a renvoyé aubagne, et que nous appelions le Bonnet vert.

« Vous êtes assez puissante pour lui faire obtenir un jourune commutation de peine, et je suis certain que vousl’obtiendrez.

« Adieu, madame. Adieu, Baccarat !

« Vous, la femme réhabilitée, vous, la Madeleine repentieet sanctifiée, priez pour moi.

« ROCAMBOLE. »

Quand il eut écrit cette lettre, Rocambole la plia et lacacheta. Puis il ouvrit son paletot et en tira de la poche de côtéun long stylet à deux tranchants. C’était son instrument de mort.Il se leva et s’approcha de la fenêtre.

– Mon Dieu ! murmura-t-il, je voudrais bien la voirune fois encore… pauvre et bien-aimée Blanche… toi que j’ai appeléema sœur…

Chose étrange ! Le jardin était silencieux… le jardinparaissait désert. Aucune lumière ne brillait derrière lespersiennes. Où donc étaient la vicomtesse d’Asmolles, et son mari,et son enfant ?

– Ils dînent en ville, sans doute, murmura Rocambole avecun soupir. Dieu ne veut pas que ma main faiblisse. Allons !adieu, adieu pour toujours… je ne les verrai plus.

Et il retourna vers la table et prit le poignard. Mais soudainla porte s’ouvrit. Rocambole jeta un cri et recula. Une femme étaitsur le seuil – Vanda !

– Toi ! toi ! toi ! exclama Rocambole.

– Moi ! dit-elle.

Elle se jeta sur lui et lui arracha son poignard. En même temps,derrière Vanda apparut Milon. Milon qui pleurait etdisait :

– Vanda avait bien raison d’avoir de sinistrespressentiments et de ne pas vouloir partir. Maître, maître, vousn’avez pas le droit de vous tuer.

Rocambole eut un éclair de colère dans les yeux.

– Sortez ! dit-il, sortez tous deux, je vous chasse,car vous avez osé me désobéir.

– Et nous te désobéirons encore, dit Vanda avec fermeté. Tun’as pas le droit de te tuer.

– Sortez !

– Dieu défend d’abandonner la vie, reprit Milon.

– Sortez ! répéta Rocambole.

Vanda se mit à genoux.

– Maître, dit-elle, je sais pourquoi tu veux mourir… Jesais quelle passion terrible te mord le cœur… Eh bien !accepte ce châtiment suprême comme la dernière épreuve… Ton pardonest au bout… Après les hommes qui t’ont fait grâce, Dieu te feragrâce aussi… Milon et moi nous resterons auprès de toi… Nous seronstes esclaves… nous te servirons à genoux… nous te parleronsd’elle…

– Tais-toi ! s’écria Rocambole, ne blasphème pas.

Milon, lui aussi, s’était mis à genoux :

– Maître, dit-il, mes enfants sont heureuses à cette heure,mais qui peut répondre de l’avenir ?

– Leurs maris les protégeront.

– Maître, vous ne pouvez vous tuer…

– Et si je le veux, moi !

Et Rocambole, en ce moment, fut superbe de domination. Vanda etMilon se courbèrent sous son regard étincelant.

– Qui donc a besoin de moi, maintenant ? fit-il. Quidonc peut me dire : Vous n’avez pas le droit de chercher lerepos dans la mort ?

– Moi, dit une voix de femme au seuil de la chambre.

Rocambole recula, pâlit, chancela et d’une voixétouffée :

– Ah ! je me sens mourir…

La femme qui venait d’entrer, la femme qui fit un pas versRocambole frissonnant, était une pauvre mère en pleurs. C’étaitBlanche de Chamery, c’était madame la vicomtesse Fabiend’Asmolles.

– Vous ! vous ! fit-il en tombant à genoux.

Elle posa sa main sur son épaule et lui dit d’une voixbrisée :

– Je sais tout, et je sais que vous n’êtes pas mon frère…Mais je sais aussi que vous m’aimiez comme si j’étais votre sœur…et je viens vous dire : Non, vous n’avez pas le droit de voustuer, car on m’a volé mon enfant !

Rocambole jeta un cri terrible et se redressa rugissant et l’œilen feu. Le lion se réveillait !

Chapitre 6

 

Il y avait trois jours que Rocambole s’était remis à l’œuvre etfouillait Paris pour retrouver le fils de Blanche de Chamery. Unhomme comme lui ne pouvait prendre le change. Dès le jour même, ilfut fixé sur ceux qui avaient enlevé l’enfant. Le coup partait dela main de Vasilika. Et ce coup n’était pas destiné à un autre qu’àlui. Avec cette logique merveilleuse qu’il possédait au plus hautdegré, Rocambole se dit : « Vasilika a quittéParis ; mais elle y est revenue presque aussitôt. Vasilika areporté sur moi toute la haine qu’elle avait vouée à Yvan, etVasilika ne fait pas l’abandon de ses haines. Or,M. d’Asmolles et sa femme lui sont parfaitement indifférents,et elle n’a à tirer d’eux aucune vengeance. C’est donc moi qu’elleveut frapper dans ma seule affection, dans ce sentiment presquesaint qui a éclairé d’un reflet céleste ma vie souillée. C’est doncentre Vasilika et moi une superbe et dernière lutte. »Rocambole avait été en quelques heures sur la trace des événementset des faits qui avaient précédé et suivi l’enlèvement du fils deBlanche. Le Russe, cherchant une condition en entrant chezLelorieux juste au moment où M. d’Asmolles s’y trouvait ;cet homme se faisant admettre comme chef d’atelier dans lesateliers du carrossier à la mode, puis travaillant laborieusement àla construction de la troïka ; ensuite, procurant àM. d’Asmolles l’acquisition des trois chevaux russes, toutcela s’enchaînait merveilleusement. Rocambole voulut parcourir lechemin fait par l’attelage emporté. Il le suivit comme à la trace,bien qu’à vingt-quatre heures de distance, depuis les bords du lac,à travers Passy et Auteuil, jusqu’à ce quartier désert et tortueuxqui sépare le Gros-Caillou de Grenelle. Pour lui, il était unechose qui ne pouvait faire un doute, c’est que des chevauxréellement emportés n’auraient pu parcourir ce méandre de petitesrues sans briser vingt fois la troïka et se tuer eux-mêmes. Rien detout cela n’était arrivé. Enfin, au portrait qu’on lui en avaitfait, Rocambole avait reconnu Vasilika dans cette dame blonde quipassait là tout exprès quand la voiture versait, et que l’enfanttombait du siège sur le pavé. Quant au cocher russe, il avaitramené ses chevaux à l’écurie, était sorti sous un prétexte etn’avait plus reparu. Où était allé le coupé ? Qu’était devenuela dame blonde ? Où était l’enfant ? Ces trois questionsparaissaient insolubles. Rocambole, Milon, Vanda, Noël, avaientremué Paris, et Paris interrogé demeurait muet. L’enfant ne seretrouvait pas. Cependant Rocambole avait une idée fixe. Il étaitpersuadé que l’enfant n’était pas loin de l’endroit où Vasilikal’avait enlevé. Tandis que Milon et les autres battaient Paris,Rocambole revenait sans cesse à ce quartier du Gros-Caillou où latroïka avait versé. Il y venait sous tous les costumes et à toutesles heures. Tantôt habillé en maçon ou en serrurier, il entraitdans les cabarets borgnes et les bouchons alimentés par leschantiers de constructions voisins. Tantôt, fringant cavalier, il ypassait à cheval, le lorgnon dans l’œil et le stick à la main. Ilavait fini, au bout de trois jours, par connaître chaque maison,chaque coin de rue et presque chaque pierre. Le soir du troisièmejour, il dit à Milon :

– Viens avec moi.

– Où donc ? demanda le vieux colosse.

– Toujours là-bas…

– Mais, maître, dit Milon, vous devez pourtant bien penserque ce n’est pas là que la dame russe s’est cachée.

– Viens toujours.

Vanda, qui assistait à cet entretien, dit à son tour :

– J’y vais aussi.

– Ah ! tu crois, toi ? fit Rocambole.

– Oui, maître.

Ils partirent. Milon avait l’air d’un gros intendant de grandemaison, avec sa redingote de drap marron, boutonnée jusqu’en haut.Rocambole était redevenu le major Avatar. Vanda, pour être pluslibre, avait adopté le costume masculin. Sa blonde cheveluredisparaissait dans les profondeurs d’une casquette ronde. Uneredingote ajustée emprisonnait sa taille élégante. On eût dit unadolescent. Tous trois étaient armés. Ils descendaient auGros-Caillou comme dix heures du soir venaient de sonner. Il avaitplu toute la journée ; il tombait même encore un brouillardhumide qui pénétrait jusqu’à la moelle des os. Les jours de pluie,le quartier du Gros-Caillou et du Petit-Grenelle est désert. Celatient à une chose fort simple. Les chantiers ont été désertés dansla journée. Le soir, les cabarets font relâche.

– On ne m’ôtera jamais de l’idée, dit Rocambole, en entrantdans cette même rue où la troïka avait versé, que le cocher russeest dans les environs.

– Pourquoi donc ça ? demanda Milon.

– Et que ce cocher russe n’est autre que le moujik à qui lacomtesse Artoff a fait appliquer le knout par ses gens.

– Ceci est assez vraisemblable, murmura Vanda. Maispourquoi serait-il par ici ?

– Je ne sais pas… C’est un pressentiment.

Et Rocambole continua à marcher en avant. Comme il tournaitl’angle de la rue, un homme se heurta à lui et laissa échapper unjuron dans une langue inconnue. Rocambole tressaillit. Mais l’hommeétait déjà loin. La nuit était noire. Néanmoins Rocambole suivitdes yeux cette silhouette qui se perdait dans le brouillard. Puisil se mit à courir. La silhouette arriva tout à coup dans un cerclede lumière. Elle venait de passer sous un bec de gaz. Rocamboleallongea le pas. Milon et Vanda le suivirent. Cent pas plus loin,on apercevait une boutique faiblement éclairée. Comme la lumièreétait trouble, il était facile de voir qu’elle passait à traversles vitres sales et les rideaux rouges d’un marchand de vin. Lasilhouette, qui avait pris des formes accusées sous le bec de gaz,était redevenue indécise au-delà, s’affirma nettement de nouveau encet endroit. Puis elle disparut. L’homme était entré dans lecabaret. Rocambole se tourna vers ses deux compagnons.

– Silence ! dit-il.

– Mais où allons-nous ? demanda Milon qui necomprenait jamais.

– Tu le verras.

Et Rocambole avançait toujours.

Quand il fut à dix pas du cabaret, il s’arrêta :

– Je crois que c’est lui, dit-il à Vanda.

– Qui, lui ?

– Le moujik.

Vanda caressa, sous sa redingote, le manche de ce poignard qui,en Russie, avait fait connaissance avec les épaules et la poitrinede M. de Morlux.

– Si c’est lui, je l’étrangle ! murmura Milon.

– Imbécile ! dit Rocambole.

Et le maître haussa les épaules. Puis il alla jusqu’au cabaretet colla son visage à la devanture. C’était bien là qu’était entrél’homme qui avait heurté Rocambole et proféré un juron dans unelangue qui n’était pas la langue française. Cet homme s’était assisà une table. Le marchand de vin lui avait apporté de l’eau-de-vie.Rocambole le vit boire coup sur coup, et le reconnut aussitôt.C’était Pierre le moujik. Pierre vida le carafon d’eau-de-vie, fumaun cigare, jeta vingt sous sur la table et sortit, flageolant surses jambes comme un homme ivre. Mais à peine avait-il fait troispas hors du cabaret qu’une main vigoureuse le prit à la gorge. Enmême temps un stylet s’appuya sur sa poitrine et Rocambole luidit :

– Enfin, je te tiens donc, misérable !

– Grâce ! murmura le moujik, je vous dirai où estl’enfant.

Chapitre 7

 

Il n’y avait personne dans le cabaret d’où sortait Pierre lemoujik.

La nuit était sombre, aucun passant dans la rue, personne auxfenêtres.

Rocambole dit à Pierre :

– Ne t’avise pas de crier. Avant qu’on ne soit venu à tonaide, tu es un homme mort.

Pierre répondit :

– Je ne crierai pas, et si vous me payez aussi bien que lacomtesse Vasilika, ma maîtresse, je vous servirai comme je l’aiservie.

En même temps, un rire hideux et bruyant passa à travers seslèvres. Ce rire disait toute la bassesse de cette âme vénale. Dumoins Rocambole s’y trompa. Vasilika avait payé cher ; elleavait été bien servie. Si Rocambole payait plus cher, il seraitservi mieux encore. Aussi répondit-il au moujik :

– Les parents de l’enfant que nous cherchons sont plusriches que la comtesse Vasilika. Parle, combien tefaut-il ?

– Je veux cent mille francs, dit le moujik.

– Tu les auras.

– Quand ?

– Demain.

– Je ne crois aux paroles données que lorsqu’elles seréalisent tout de suite, répliqua le moujik avec cynisme.

– Mais si tu ne veux pas parler, je vais te tuer !

– Je le sais bien.

Et Pierre croisa ses bras sur sa poitrine avec l’indifférenced’un homme qui ne craint pas la mort.

– Je suis un pauvre serf, dit-il, la misère a présidé à monberceau ; j’ai été battu comme une bête de somme pendant toutema vie ; je ne tiens à l’existence qu’à la condition d’êtreriche. J’allais l’être quand une mauvaise étoile m’a jeté sur votrechemin. Vasilika n’a plus besoin de moi ; elle allait me payeret je partais demain. Je vous rencontre et je sais bien que vousallez me tuer, si je ne parle pas. Mais, dans tous les cas,maintenant, Vasilika ne me donnera pas l’argent qu’elle m’a promis.Par conséquent, frappez !…

– Et si je te donne les cent mille francs que tu medemandes ? fit Rocambole que cet entêtement surprenaitétrangement et qui, pour la première fois peut-être, rencontraitune volonté aussi énergique que la sienne.

– Si vous me les donnez, je vous conduirai là où estl’enfant.

– Il est vivant, au moins ?

Et en faisant cette question, Rocambole ne put se défendre d’unevive émotion.

– Il l’est encore, dit le moujik ; mais le sera-t-ildemain ?

Rocambole frissonna.

– Ah ! reprit le moujik, si vous saviez quelle femmeest cette Vasilika !

– Marchons ! dit Rocambole.

Milon et Vanda avaient assisté muets à ce colloque. Rocamboleprit le moujik par le bras et le fit marcher rapidement vers laSeine. Au bout d’un quart d’heure, ils arrivèrent à cet endroit oùle quai de la rive gauche finit et n’est plus qu’un chemin dehalage. Là, Rocambole dit à Pierre :

– Pour te donner les cent mille francs, il faut passerl’eau et aller chez la comtesse Artoff. Dans quel quartier estVasilika ?

– Dans celui-ci.

– Et l’enfant ?

– Avec elle. Elle ne le quitte ni jour ni nuit.

– Alors, nous allons attendre ici. En même temps, il dit àVanda :

– Passe le pont ; tu trouveras bien une voiture del’autre côté de l’eau. Cours rue de la Pépinière, chez la comtesseArtoff et demande lui les cent mille francs. Elle est assez richepour avoir cette somme chez elle.

– J’y vais, dit simplement Vanda.

– Et hâte-toi, murmura Rocambole, car quelque chose me ditque nous n’avons pas de temps à perdre.

Vanda était déjà loin, et le moujik restait aux mains deRocambole et de Milon. Le moujik reprit :

– Savez-vous ce que Vasilika veut faire del’enfant ?

– Non.

– Elle veut le faire mourir de faim.

Les cheveux de Rocambole se hérissèrent.

– C’est sa vengeance, reprit le moujik, car elle sait bienque l’enfant mort, sa mère en deviendra folle et en mourrapeut-être…

– Oh ! murmura Rocambole en frissonnant.

– Et ce double coup vous tuera…

– Oui, c’est bien cela… elle a tout deviné.

– Mais elle n’accomplira pas son dessein, s’écria Milon.Nous sommes là, nous.

Le moujik parut se raviser tout à coup.

– Mais, dit-il, qui m’assure que lorsque je vous aurai ditoù est l’enfant…

– Eh bien ?

– Et que vous m’aurez donné les cent mille francs, que vousne me les reprendrez pas ?…

– Comment ?

– Vous êtes deux et je suis seul, vous avez des armes, jen’en ai pas…

– Regarde-moi bien en face, dit Rocambole ; quand jepromets, je tiens.

Le moujik vit briller dans l’ombre les yeux de celui que Milonappelait le maître.

– C’est bien, dit-il, je vous crois.

Une heure s’écoula. Puis on entendit un bruit de voiture sur lepont. C’était Vanda qui revenait.

– J’ai les cent mille francs, dit-elle en sautant lestementà terre.

– C’est bien. Renvoie la voiture.

En même temps, il prit un portefeuille que Vanda lui tendit, etil le remit au moujik.

– Voilà le prix de ta trahison, dit-il. À présent,parle.

– Venez, répondit Pierre. Nous sommes tout près.

Et il leur fit suivre le quai jusqu’à l’avenue deLatour-Maubourg. Puis, étendant la main et leur montrant une maisonisolée :

– C’est là.

– Là ? fit Rocambole.

– Voyez-vous ce jardin ?

– Oui.

– Et cette lumière qui brille à travers lesarbres ?

– C’est là ?

– C’est le cabinet de Vasilika. Elle est seule avecl’enfant. Elle m’attend. Mais prenez garde… il faut entrer sansbruit… et seul…

– Pourquoi seul ?

– Parce que, si elle vous entend marcher, elle croira quec’est moi.

En même temps, il leur fit tourner la maison, dont la porteétait dans la rue, tandis que le jardin donnait sur le quai. Puisil donna une clé à Rocambole et lui dit :

– Entrez ! moi, je me sauve…

– Oh ! non pas ! dit Rocambole, je veux être sûrde ne pas être trompé.

En même temps, il s’adressa à Milon et à Vanda :

– Je vous confie cet homme, dit-il, ne le lâchez pasjusqu’à ce que je reparaisse.

– J’en réponds, dit Milon.

– Maître, murmura Vanda, veux-tu que j’aille avectoi ?

– C’est inutile.

– Maître… j’ai peur… peur pour toi.

Rocambole haussa les épaules. La maison était un petit hôtel àdeux étages, bâti à l’anglaise, comme on dit. Rocambole mit la clédans la serrure, prit son poignard et entra. Milon et Vandademeurèrent en dehors, Milon tenant le moujik au collet. Vandafrissonnante et assaillie par de sinistres pressentiments. La portes’était refermée. Alors l’œil du moujik brilla d’un feu sombre.L’heure de la vengeance allait-elle donc sonner pour lui ? Onn’entendait plus aucun bruit, et Rocambole pénétrait seul dans lamaison de son ennemie.

Chapitre 8

 

Vasilika était seule. Seule dans une pièce assez sombre quidonnait sur le jardin. Dans un coin on avait dressé un lit, et surce lit était l’enfant. L’enfant, le front toujours enveloppé debandelettes, avait la fièvre et délirait. Il y avait trois joursqu’il était en cet état – trois jours qu’il n’avait pris aucunenourriture. D’abord, Vasilika, tigresse adoucie et rentrant sesongles, l’avait accablé de caresses en lui disant :

– Ta mère va venir !…

Et l’enfant avait attendu. Puis les heures avaient succédé auxheures, et la mère n’était point venue. L’enfant s’était mis àpleurer… Vasilika l’avait enfermé et laissé seul. La peur avaitchangé les pleurs de l’enfant en cris aigus. Vasilika l’avaitlaissé crier. Puis, comme les cris continuaient et commençaient àlui agacer les nerfs, Vasilika était revenue, armée d’un fouet, lafemme sauvage qu’elle était, habituée à faire périr sous la lanièreaiguë du knout les serfs attachés à sa terre. L’enfant avait eupeur. Vasilika avait frappé, frappé plusieurs fois, frappé encore.Et l’enfant, fou de douleur et d’épouvante, s’était tu subitement.Vasilika s’en était allée en disant :

– Maintenant, si tu cries, je recommencerai.

L’enfant se l’était tenu pour dit.

Il avait pleuré silencieusement, se tordant contre les torturesde la faim, murmurant tout bas le nom de sa mère, mais n’osant lerépéter tout haut, tant il redoutait le terrible fouet. Le sommeilvint en aide au pauvre enfant. Le lendemain, il s’éveilla avec ledélire. De temps en temps, Vasilika apparaissait avec son fouet, etl’enfant, pris de vertige, se taisait. La faim commença alors, dèsla fin du second jour, cette œuvre de destruction enfiévrée etlente qu’aucune plume ne saurait traduire. Il cria et n’eut pluspeur du fouet ; puis, les cris s’apaisèrent, ses yeuxdevinrent secs, un rire nerveux passa sur ses lèvres et leshallucinations commencèrent. Tantôt il croyait voir sa mère et illui tendait les bras en souriant. Tantôt il joignait les mains avecépouvante et disait :

– Grâce ! madame, grâce ! je serai bien sage… neme fouettez pas !…

Tantôt, enfin, il se revoyait dans sa troïka, avec les chevauxemportés, et il disait au moujik :

– Laisse-moi descendre… laisse-moi, je t’enprie !…

Et Vasilika, la froide et cruelle tigresse, suivait de l’œil lesprogrès de cette agonie et murmurait :

– Ah ! pourvu que Rocambole arrive avant que l’enfantne soit mort !…

« Je veux qu’il assiste à son agonie, je veux les couchertous deux sur le même lit funèbre…

Vasilika avait quitté ses vêtements féminins. Elle s’étaithabillée en homme. Ce soir-là, assise auprès de l’enfant qui allaits’affaiblissant de plus en plus – il ne prononçait plus que desmots incohérents –, Vasilika souriante murmurait :

– Pierre le moujik a pourtant dû exécuter mesordres, et il est impossible qu’il ne se soit pas trouvésur le chemin de Rocambole. Jusqu’à présent, les gens qui m’ontservie ne m’ont servie que pour de l’argent… et ils me servaientmal… l’argent ne donne pas de zèle… Mais celui-là, il me sert pourse venger, et la vengeance donne des forces, du courage, del’intelligence, du génie. Je crois en cet homme ! Oh !fit-elle encore avec un rire de damné, Rocambole tombera dans lepiège… il y tombera… j’en suis certaine. Il aura pris Pierre à lagorge ; il lui aura intimé l’ordre, le poignard à la main, dele conduire où était l’enfant… Pierre aura demandé de l’argent… Oncroit toujours un homme qui demande de l’argent… On le paye… et ons’imagine qu’il est acheté… Ah ! ah ! ah ! Et commeelle riait ainsi, elle entendit du bruit. La pièce où elle étaitdonnait à la fois sur le jardin et sur la cour. Vasilika vit unhomme qui la traversait. La nuit était noire pourtant, mais ce quela nuit personne n’eût vu, ce que, pendant le jour personnepeut-être n’aurait remarqué, Vasilika le vit. Elle vit que l’hommequi traversait la cour traînait légèrement la jambe. Celui qui,pendant dix ans, a eu une chaîne au pied, peut faire un effortsuprême, en plein jour et en pleine rue, quand il sent peser surlui le regard de ses semblables. Mais quand il est seul, quand uneviolente préoccupation le domine, cet homme s’oublie, et la jambequi a été cerclée et qui a traîné les maillons, reprend son allurefatiguée. L’homme qui marchait ainsi – c’était Rocambole !

– Allons ! murmura Vasilika, Pierre est intelligentjusqu’au bout… et ma victime est dans le piège…

En même temps, elle se jeta derrière une draperie.

 

Rocambole était entré. Il avait refermé la porte ; ilmarchait avec précaution. Rocambole était toujours, théoriquementdu moins, de l’école des vrais bandits. Sir Williams, son premiermaître, celui qui, vingt années auparavant, lui avait dit unjour :

– Rappelle-toi bien, mon garçon, que le malfaiteur qui sesert d’un pistolet est un imbécile ! Le pistolet fait dubruit, il tremble dans la main, il arrive rarement à sonbut. Quand il l’atteint, c’est aux dépens de celui qui s’en estservi. Le poignard est l’arme de ceux qui veulent frappersûrement.

Rocambole, on le sait, n’était plus un bandit. Rocambole s’étaitrepenti, il était devenu honnête ; mais à cette heure suprême,il s’était souvenu de la recommandation de sir Williams. Ilpénétrait donc dans cette maison, qui lui était inconnue, unpoignard à la main. Après la cour était un vestibule, dont la porteétait ouverte. Rocambole y entra. Le vestibule était dansl’obscurité ; mais à l’extrémité, une bande de lumière léchaitle sol. C’était la clarté d’une lampe passant sous une porte.Rocambole alla droit à cette porte, et, comme elle résistait, il lajeta bas d’un coup d’épaule. Alors il se trouva au seuil de cettevaste pièce, au fond de laquelle était l’enfant qu’il désirait.Vasilika avait disparu. Au bruit, l’enfant se dressa et cria :Maman ! Rocambole jeta un autre cri et ne fit qu’un bond. Ilprit l’enfant dans ses bras. On eût dit une lionne retrouvant sonlionceau volé par des chasseurs. Mais, comme il se retournait ets’apprêtait à l’emporter, il s’arrêtait muet et presque terrifié.Vasilika venait d’apparaître sur le seuil de cette porte enfoncéepar Rocambole. D’une main elle tenait une paire d’épées, de l’autreelle avait un pistolet. Un pistolet qu’elle braqua sur l’enfant,disant :

– Si tu fais un pas, je le tue dans tes bras !

Chapitre 9

 

– Place ! cria Rocambole.

Et brandissant son poignard, il fit un pas en avant.

– Si tu bouges, je fais feu, répondit Vasilika.

Rocambole rejeta l’enfant sur le lit. Puis il se rua surVasilika, couvrant ainsi l’enfant de son corps. Mais Vasilika avaitlaissé tomber une des épées et relevé l’autre. Rocambole enrencontra la pointe et fut obligé de s’arrêter.

– Ah ! ricana Vasilika, tu sais bien qu’un poignardn’a jamais eu la longueur d’une épée…

Et elle posa le pistolet derrière elle, sur un guéridon. En mêmetemps, du pied, elle poussa l’épée qui gisait sur le sol, jusquedans les jambes de Rocambole.

– Forçat ! lui dit-elle, j’ai rêvé pour toi une bellemort… tu seras tué en duel, noblement, loyalement, mais de la maind’une femme !…

– Place ! répéta Rocambole avec rage.

– Forçat ! reprit Vasilika, écoute-moi bien. Je n’aiqu’à étendre la main, à ressaisir ce pistolet et à te brûler lacervelle ! Puis, avec le poignard que tu tiens, ou avec une deces épées, j’achèverai l’enfant de ta bien-aimée sœur, et tout seradit… je serai vengée… Eh bien ! non, ce n’est pas ce que jeveux… Je veux te la prendre malgré toi… tu es un criminel, le crimeme plaît… j’ai pour lui des égards… je t’eusse aimé peut-être, situ ne t’étais mis en travers de ma route… je te hais maintenant… etil me faut ton sang… mais je veux le verser goutte à goutte… et nonbrutalement… je ne veux pas t’assassiner… je veux te tuer,comprends-tu ?… Je veux que Rocambole le terrible, l’hommedevant qui tout tremblait, meure de la main d’une femme. C’est mavengeance ! Allons ! ramasse cette épée, et engarde !

Rocambole rugissait comme une bête fauve prise au piège. Etcependant il ne ramassait pas l’épée que Vasilika avait poussée deson pied.

– Je te donne deux minutes de réflexion, reprit-elle. Aubout de ces deux minutes, je reprendrai ce pistolet et je casseraila tête de l’enfant… Tu venais le sauver, tu seras la cause de samort.

Ces derniers mots coupèrent court aux hésitations deRocambole.

– Le sang d’une femme me répugne, dit-il ; mais tun’es pas une femme, toi ; tu es une hyène échappée aux forêtsde ton pays ; il faut t’écraser, monstre, si on ne veut êtredévoré par toi…

Rocambole se baissa et ramassa l’épée. Vasilika était tombée engarde avec la netteté et la souplesse d’un tireur consommé.Rocambole, on s’en souvient, avait été un spadassin habile. Vingtfois, au temps des Valets de cœur, il avait couché son adversairesur le carreau. L’escrime n’avait pas de secrets pour lui et ilavait jadis étudié la fameuse botte du portier de la rueRochechouart. En se retournant le fer à la main, il reconquit sonmerveilleux sang-froid et sa prodigieuse audace. Il crut même qu’ilaurait bon marché de cette femme, qu’il arracherait facilement sonépée à cette main trop frêle et qu’il la désarmerait. Rocambole setrompait, et l’ombre du chevalier de Saint-Georges en duttressaillir. Vasilika jouait avec l’épée, qui tenait à peine en samain, comme une Andalouse avec son éventail. La lame triangulairefendait l’air, sifflait et se tordait, arrachant aux bougies quiéclairaient la salle des myriades d’étincelles. Rocambole étaitébloui, fasciné, épouvanté par ce jeu solide, extravagant etterrible. Et elle riait avec cela, et elle parlait de son tonrailleur, et sa langue sifflait comme sifflait son épée :

– Tu as donc donné dans le piège ? disait-elle. Tu ascru que Pierre était vénal. Si tu l’as rencontré, c’est moi quil’ai voulu… Rocambole, tu n’es qu’un sot.

Et comme elle disait cela, elle se fendit à fond, profitant d’unmoment où Rocambole s’était à moitié découvert ; elle sefendit et se baissa comme l’Arabe qui va poignarder le cheval deson ennemi sous le ventre, et son épée disparut tout entière dansla poitrine de Rocambole. Rocambole jeta un cri, l’épée échappa àsa main droite et tomba sur le parquet. Mais Rocambole ne tombapoint. De cette main désarmée, il saisit l’épée dont Vasilikatenait encore la poignée ; puis, il étendit instinctivement lamain gauche, qui n’avait pas lâché son poignard. Et Vasilika,atteinte à la gorge, tomba en vomissant un flot de sang. AlorsRocambole jeta un cri de triomphe, arracha l’épée qu’il avait àtravers du corps, se précipita vers le lit où l’enfant étaitévanoui, le reprit dans ses bras, et, ouvrant la fenêtre, il sautadans le jardin, laissant derrière lui une longue traînée desang.

 

Cependant Milon et Vanda attendaient toujours à la porte de larue. Il s’était écoulé près d’une heure et Rocambole nereparaissait pas. Vanda s’écria :

– Que se passe-t-il donc ?

Pierre le moujik eut un éclat de rire.

– Vous êtes des niais, dit-il. Voulez-vous maintenantsavoir ce qui s’est passé, car ce doit être fini maintenant ?Rocambole est mort, et nous sommes vengés !…

Milon se rua sur la porte. Rien ne résistait au vieux colosse.La porte tomba comme une planche pourrie par les pluies d’automne.Milon et Vanda se précipitèrent dans la maison. Pierre les suivaiten riant. Il voulait se repaître de la vue de son ennemi mort…Milon et Vanda arrivèrent au seuil de cette salle où avait eu lieule combat. Vasilika se tordait dans les convulsions de l’agonie.Cependant, en voyant Vanda, elle se dressa à demi et luidit :

– Il n’ira pas loin. Il a mon épée dans la poitrine.

Vanda aperçut le pistolet tout armé sur le guéridon et s’enempara.

– Il ira plus loin que toi ! rugit-elle.

Et, se baissant, elle appuya le canon du pistolet sur la tempede Vasilika, et lui fit sauter la cervelle. Les traces de sang, lafenêtre ouverte, disaient assez éloquemment la route qu’avaitsuivie Rocambole.

– Ah ! il est mort ! s’écria Milon d’une voixentrecoupée de sanglots. La lune brillait au ciel et éclairait laterre comme les rayons de l’aube.

Vanda et Milon sautèrent dans le jardin. Les traces de sangcontinuaient. Au bout du jardin il y avait une porte. Là, le sangétait plus abondant. Rocambole s’était arrêté pour ouvrir la porte,et la porte était demeurée entrebâillée. Le quai était désert… Lestraces de sang continuaient. Au bout de vingt pas, Milon jeta uncri. Il venait de se heurter à l’enfant étendu évanoui sur le sol.Et tandis qu’il le relevait, Vanda continuait à suivre Rocambole,grâce à cette trace sanglante qu’il avait laissée derrière lui.Milon, l’enfant dans ses bras, la suivait. Les traces de sang secontinuaient jusqu’à l’escalier qui descendait du quai au bord del’eau. Puis elles en jaspaient les marches. Vanda les suivit etdescendit l’escalier. Elles continuaient sur la berge… Vanda etMilon marchaient toujours. Puis, tout à coup, elles cessèrent…Elles cessèrent au bord du fleuve… Et le fleuve coulait muet etsinistre, paraissant vouloir garder un secret.

– Ah ! s’écria Milon, une fois encore, il estmort ! Mais Vanda se redressa, écumante, terrible, l’œil enfeu :

– Non, dit-elle, non, cela n’est pas possible, non, Dieu nel’a pas voulu…

« Non, ROCAMBOLE N’EST PAS MORT ! »

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