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La Rue de Jérusalem – Les Habits Noirs – Tome III

La Rue de Jérusalem – Les Habits Noirs – Tome III

de Paul Féval (père)

ENVOI À MADAME LA R. DE C…

C’est vous, madame, qui m’avez fait connaître cette vivante mine d’anecdotes où j’ai puisé les deux premières séries des Habits Noirs. C’est vous encore qui m’avez raconté l’étonnement des maçons démolisseurs quand ils découvrirent, dans l’épaisseur d’une paroi de la tour Tardieu, au coin de l’ancienne rue de Jérusalem, un trou de forme sinistre – le moule d’un homme.

J’ai essayé de ne rien inventer dans cette histoire dont notre vieil ami a rassemblé les éléments. Il eût été facile de lui donner l’unité dramatique, mais j’aurais renoncé à l’écrire, s’il m’avait fallu supprimer l’épisode du roi Habit-Noir et de sa Maintenon-à-barbe.

Veuillez accepter ce livre où vous trouverez tant d’emprunts faits à nos causeries, et croyez à mes respectueux sentiments d’affection.

P.F.

Partie 1
Clampin dit Pistolet

Chapitre 1 Meurtre d’un chat

 

C’était un palier d’aspect misérable, mais assez spacieux, éclairé d’en haut par un tout petit carreau dormant que la poussière rendait presque opaque. Trois portes délabrées donnaient sur ce palier où l’on arrivait par un escalier tournant,vissé à pic et dont l’arbre médial suait l’humidité. Les trois portes étaient disposées semi-circulairement.

À droite et à gauche de l’escalier étroit, il y avait en outre deux recoins, contenant quelques débris de bois de démolition, des mottes et des fagots.

Le jour allait baissant. On entendait aux étages inférieurs qui étaient au nombre de trois, y compris le rez-de-chaussée, des bruits confus, où dominaient les cliquetis de verres et d’assiettes. Une violente odeur de cabaret montait l’escalier en spirale et n’avait point d’issue.

Sur le carré de ce dernier étage tout étaitrelativement silencieux. Par la porte de droite, sous laquelle il yavait une large fente, un murmure de discrète conversation sortaitavec une bonne odeur de soupe fraîche. Derrière la porte du milieu,c’était un silence absolu. Ce qu’on entendait derrière la porte degauche n’aurait point pu être défini, et même l’oreille la plussûre aurait hésité sur la question de savoir si le martèlementpériodique et sourd qui faisait vibrer la cage de l’escalier venaitde là ou de plus loin.

Il semblait venir de là, mais c’était commevoilé et comme affaibli par une large distance. Néanmoins, à chaquecoup, la cage de l’escalier subissait une profonde secousse.

Dans le recoin à main gauche de l’escalier, onne voyait rien, sinon l’amas confus des pauvres combustibles, jetéslà au hasard. Dans le recoin de gauche, un rayon pâle, pénétrant autravers des fagots, éclairait un superbe chat de gouttière,pelotonné, commodément occupé à se lisser le poil.

La première porte en montant à gauche portaitle n° 7 et c’était sa seule enseigne.

La porte du milieu, outre son n° 8, avait unecarte collée à l’aide de quatre pains à cacheter et sur laquelleétait un nom, écrit à la plume : Paul Labre.

La troisième porte, celle d’où semblait venirle bruit périodique et inexplicable, était marquée du n° 9.

En bas, un coucou sonna cinq heures ; ilse fit un imperceptible mouvement dans le recoin de gauche ; àdroite, le chat dressa l’oreille dans son nid, derrière lesfagots.

La conversation devint plus distincte àl’intérieur de la chambre n° 7 et le bruit des voix qui causaientse rapprocha.

La porte s’ouvrit, laissant échapper cettefranche odeur de soupe dont nous avons déjà parlé. La chambre étaitgrande et beaucoup plus vivement éclairée que le carré. On y voyaitune table ronde avec sa nappe mise, et, au fond, une cheminée,entourée d’ustensiles de cuisine, pendus à la muraille. Un homme etune femme qui continuaient une conversation commencée se montrèrentsur le seuil.

La femme, qui n’était plus jeune, portait uncostume d’ouvrière fort propre où se retrouvait je ne sais quelreflet d’habitudes et de goûts campagnards. Elle avait dû être trèsbelle, et l’expression de son visage inspirait la confiance. Il yavait en elle de la gravité et de la bonté.

Son compagnon était un homme de trente-cinq àquarante ans, petit, mais bien pris dans sa courte taille. Safigure énergique avait quelque chose de débonnaire et de méfiant àla fois, comme il peut arriver pour les gens dont la fonctioncontrarie le caractère. Sa joue rasée était bleue de barbe, sesyeux très noirs et abrités sous des sourcils touffus regardaientdroit, mais regardaient trop. Il avait le sourire honnête. Sesvêtements étaient ceux d’un petit-bourgeois.

– Comme ça, dit la femme, après avoirinterrogé le palier du regard et en parlant très bas, le généralest à Paris ? Ne me cachez rien, monsieur Badoît,ajouta-t-elle en voyant que son compagnon hésitait. Vous savez bienque je ne suis pas bavarde.

– Je sais que vous êtes la meilleure desbonnes, maman Soûlas, répondit M. Badoît, mais ça brûle,voyez-vous, et il y a là-dessous une manigance à faire dresser lescheveux ! Je sens Toulonnais-l’Amitié à une lieue à la ronde,moi.

– M. Lecoq ! Les Habits Noirs !murmura Thérèse Soûlas avec plus de curiosité encore que decrainte.

Elle ajouta doucement :

– Mou ! mou ! mou ! Ce minetdevient presque aussi mauvais sujet que M. Mégaigne. Viens,trésor !

Badoît lui tendit la main.

– À tout à l’heure, dit-il. Je serai là pourle potage, six heures tapant… C’est drôle tout de même que lesdames ont généralement des idées pour les mauvais sujets.

Il y avait là-dedans un reproche. ThérèseSoûlas se mit à rire bonnement et retint la main qu’on luidonnait.

– Savez-vous pour qui j’ai une idée ?murmura-t-elle, c’est pour le pauvre grand garçon qui est si pâle.J’ai… j’ai eu une fille qui aurait presque cet âge-là.

Elle regardait d’un air triste la porte dumilieu, marquée du n° 8.

– Ah ! Ah ! répliqua Badoît avecbonne humeur, je ne suis pas jaloux de M. Paul ! S’ilavait du goût pour l’éclat, celui-là, il irait loin. Son affaireavec le général l’avait planté du premier coup… mais ça se ronge dehonte et de préjugés. À vous revoir, madame Soûlas ; je suissur une piste, et j’ai un diable dans le corps !

Il descendit lentement l’escalier.Mme Soûlas resta un instant pensive sur le pas de saporte.

– Le général ! se dit-elle. Ma fille estheureuse dans sa maison. Je sais qu’il l’aime autant que son autrefille. C’est singulier ; moi, je ne connais pas son autreenfant, et je l’aime presque autant que ma fille !

Elle fit sa voix toute douce pour appelerencore :

– Mou, mou ! mou ! libertin !mou ! mou !

Mais l’obstiné matou se gobergeait sous sesfagots et faisait la sourde oreille.

Mme Soûlas rentra et referma sa porte.Pendant tout le temps qu’elle avait été sur le palier, le bruitrégulier et sourd avait cessé dans la chambre n° 9. Aussitôt queMme Soûlas eut disparu, le bruit recommença.

Elle était maintenant assise auprès de sacheminée, regardant fixement une grande marmite de cuivre, oùbouillait le pot-au-feu.

– Moi, pensait-elle, il ne sait plus quej’existe, et qu’importe ? Je ne lui ai jamais rien demandépour moi.

Elle avait pris sous le revers de son fichuune petite boîte qu’elle ouvrit. La boîte contenait le portraitd’un fort beau cavalier portant le costume de lancier et lesinsignes de chef d’escadron. Sous le portrait, on pouvait lire cesmots : « À Thérèse. »

Mme Soûlas le regarda. Il eût été malaiséde traduire l’émotion de son sourire. Ce n’était en aucune façon del’amour.

– Ils disent que les révolutions ont changé lemonde, murmura-t-elle. Un homme beau, riche, puissant, passe dansun pauvre pays ; il trouve une femme belle, il lui prend saconscience et son repos : il s’en va heureux, elle restemisérable. Quand mettront-ils autre chose à la place decela ?… Ah ! j’ai eu bien de la tendresse et bien de lacolère ! Mais je n’ai plus rien, sinon la pensée de ma fille.Ysole est heureuse chez lui ; tout ce que je pourrais fairepour lui, je le ferais de bon cœur.

La marmite bouillait copieusement, jetant àprofusion ces effluves qui offensent les estomacs rassasiés etravissent jusqu’à l’extase l’humble appétit du poète.

Mme Soûlas se leva pour mettre en ordrele couvert : une demi-douzaine d’assiettes dont chacune avaitsa bouteille coiffée d’une serviette en turban.

Nous sommes ici dans une table d’hôte.

On frappa : deux habitués entrèrent.M. Mégaigne, le mauvais sujet, et M. Chopand, un hommerangé.

Il faut bien arriver à vous le dire, depuis lecommencement de ce récit, vous n’avez encore vu que des agents depolice. Mme Soûlas tenait gargote pour messieurs lesinspecteurs. Badoît était un inspecteur ; M. Mégaigne, cebrillant viveur, était un inspecteur ; c’est un inspecteuraussi que ce Chopand, tournure de rentier, cœur de comptable.

Paul Labre lui-même, l’inconnu, l’unique brind’herbe par où nous puissions nous rattraper à la poésie,hélas !…

Ce palier mystérieux appartenait à une maisonhistorique, dont nous vous ferons bientôt la monographie. Noussommes rue de Jérusalem, en plein cœur de la sûreté publique. Lesbruits et les parfums de cabaret qui montaient par l’escalier à visappartenaient à l’établissement du père Boivin qui avait deuxmaisons et la tour du bord de l’eau, dite aussi la tour Tardieu oula tour du crime.

La chambre n° 9, d’où sortait ce bruiténigmatique qui se prolongeait patiemment et semblait venir de siloin, occupait précisément le dernier étage de la tour.

M. Mégaigne avait un habit bleu à boutonsnoirs. C’était don Juan avec un arrière-goût d’employé des pompesfunèbres ; M. Chopand portait une redingote demi-solde etpeu de linge ; il était petit, maigre, jaune-gris, ridé à secet brillait surtout par son flegme et sa voix de basse-taille.

– Belle dame, dit Mégaigne, en saluant de sonchapeau luisant, agité gracieusement à deux pieds au-dessus de satête, j’ignore pourquoi vous daignez vous intéresser au généralcomte de Champmas, mais j’ai l’avantage de vous annoncer qu’on l’aextrait du Mont-Saint-Michel pour l’amener à Paris où il doittémoigner dans une affaire de complot politique.

– Où il témoigne, rectifia Chopand. L’affairese juge en ce moment même.

– Le général a été bon pour ma famille, ditsimplement Mme Soûlas.

Elle ajouta :

– Qu’est-ce que c’est donc que cette fameusehistoire qui vous met tous en rumeur ?

– Bon ! s’écria Mégaigne, le Badoît aparlé ? Quel bavard ! Il n’y a pas d’affaire. Ce n’estqu’un mot qui n’a ni queue ni tête, et entendu par un gendarme,encore ! Les gendarmes entendent toujours de travers, c’est lerèglement.

Chopand se mit à rire. Entre gendarmes etinspecteurs la sainte amitié ne règne pas.

– Pendant le voyage du Mont-Saint-Michel àParis, reprit Mégaigne, à je ne sais plus quel relais, un homme apu s’approcher du général, un homme en blouse, et lui a dit quelquechose, dont le brave gendarme n’a attrapé qu’un petit morceau.« … Gautron à la craie jaune. »

– Devine, devinaille ! interrompitChopand. Voilà tous les finauds de la sûreté en quête !Gautron à la craie jaune ! hein ! qué rébus !

– Gautron à la craie jaune ! répétaM. Mégaigne en haussant les épaules. Est-ce uneenseigne ?

– Ou une manière d’accommoder Gautron ?risqua M. Chopand : comme qui dirait Gautron à lapurée ?

– Et là-dessus, poursuivit M. Mégaigne,voilà mon Badoît parti ! Il veut toujours mieux faire que lesautres ! Sa mouche, le petit Pistolet, qui tue les chats etva-t-en ville, a rôdé toute la matinée autour du Palais.Cherche ! moi, je dis : Gautron à la craie jaune ouGautron à la sauce blanche, on en donne au gouvernement pour sonargent, et c’est bête de gâter le métier. Pas de bile ! voilàmon opinion.

Quand six heures sonnèrent, cinq convivess’assirent autour de la table ; deux places restèrent vides,celle de M. Badoît et celle du voisin du n°8, Paul Labre,qu’on avait déjà appelé plusieurs fois.

En ce moment, et quoique le jour eût encorebaissé sur le palier, on aurait pu voir quelque chose d’informes’agiter dans le recoin, à droite de l’escalier ; dans le troude gauche, le chat cessa de lustrer son museau et prit une attitudeinquiète.

– Quoi ! dit une voix de ténor aigu, trèsenrouée, je ne peux pas en faire, moi, des matous, pas vrai ?Et M. Badoît ne me donnera rien pour avoir entendu cogner iciprès ou plus loin, car du diable si je sais où on pioche. Il n’estpas monté un seul minet et j’ai besoin de mes vingt sous :Mèche, mon Andalouse, m’attend à Bobino avec toutes cesdemoiselles ; faut que l’amour de maman Thérèse y passe !Je me rangerai quelque jour, c’est dit ; mais jusqu’à ce queje m’aie rangé en grand, c’est encore l’âge du plaisir et de lafolie !

Une forme humaine, grêle et dégingandée,sortit lentement du noir. Aux lueurs qui tombaient du jour desouffrance, on aurait pu distinguer des os pointus sous unbourgeron bleu déteint et une tête étroite, coiffée d’une énormetoison couleur de filasse.

Cela fit un pas et s’étira. C’était Clampin,dit Pistolet, jeune homme libre, mais non sans profession,puisqu’il travaillait pour M. Badoît, pour les gargotiers dela Cité et pour bien d’autres.

Le chat se renfonça sous les fagots ; ilsentait un ennemi.

Pistolet, qui semblait marcher pieds nus, tantson pas était muet, tourna la cage de l’escalier. Il avait à lamain un tout petit crochet de chiffonnier, véritable joujoud’enfant qu’il avait dû fabriquer lui-même avec un brin de fagot etun clou.

– Mou, mou, mou ! appela-t-il encontrefaisant bien doucement la voix de Mme Soûlas.

Les fagots bruirent par l’effort que faisaitle matou pour pénétrer plus avant sous le tas, à reculons.

– Innocent, lui dit Pistolet, ne fais donc pasde manières : tu ne t’en apercevras seulement pas. Et tu nepeux pas dire que je n’ai pas attendu. Maman Soûlas a boncœur ; s’il était venu le moindre lapin de gouttière… Maisnon, quoi ! Il y a des jours comme ça. Quand on arrive tard àBobino, tu sais, c’est la grêle… Bouge pas !

Les yeux du matou luisaient comme deuxcharbons et indiquaient exactement la place de sa tête. Il y a degrands chasseurs, et presque tous les grands chasseurs sont un peuchirurgiens. Clampin, dit Pistolet, visa avec soin et piqua. Lesdeux charbons s’éteignirent.

– Là ! fit-il, c’était donc la mer àboire !

Ce dernier mot n’était pas encore prononcé,qu’un grincement se fit entendre derrière la porte n° 9. Depuisquelques secondes, le bruit du martèlement avait cessé.

Pistolet se laissa choir sur les fagots sansrespect pour le cadavre tiède de sa victime, et demeuraimmobile.

La porte n° 9 s’ouvrit, et Pistolet vitquelque chose de singulier.

Il faisait jour encore à l’intérieur de lachambre. La porte qui s’ouvrait en dehors montra son revers. Elleétait doublée d’un matelas.

– Pour qu’on n’entende pas les coups depioche, pensa Pistolet. Pas bête !

Un homme de taille herculéenne, que la lumièreprenait à rebours, se montra sur le seuil. Il écouta et regarda.Puis il sortit et promena un morceau de craie sur les planches dela porte.

– Il met son nom, pensa Pistolet. On vavoir.

Ce fut tout. L’homme rentra et poussa leverrou de la porte en dedans, mais pour rentrer, il avait mis enlumière son profil perdu, et Pistolet murmura d’un ton de surpriseprofonde, où il y avait bien quelque frayeur :

– M. Coyatier ! lemarchef !

« Mais voyons voir l’étiquette qu’il acollée sur sa boutique ! ajouta-t-il.

Une allumette chimique grinça et fit feu.Pistolet l’approcha toute flambante de la porte du n° 9 et put lirece nom : Gautron.

Ce nom était tracé avec de la craie jaune.

Chapitre 2Un coin du vieux Paris

 

Clampin, dit Pistolet, souffla sur sonallumette chimique et se mit à réfléchir.

– Ça doit être crânement bon pourM. Badoît, cette histoire-là, pensa-t-il.

Le bruit sourd avait repris ; Pistoletsavait maintenant pourquoi les chocs répétés de la pioche ou dumarteau semblaient si lointains : il y avait le matelas.

Pistolet pensa encore :

– Il ne faut pas plaisanter avec le marchef.Il a une manière pour tuer le monde comme moi pour les chats, sansles faire miauler ; mais qu’est-ce qu’il peut fabriquer àcoups de pic ? La maison tremble. C’est drôle qu’on nel’entend pas ici dessous dans les cabinets de société. Après ça, onentend peut-être ; quand ils montent, une machine, ceux-là,c’est bien ajusté ! On aura mis des amis dans lescabinets.

Il avait attaché son petit crochet dechiffonnier à un lambeau de bretelle qui retenait son pantalon soussa blouse ; c’était un engin de chasse qui ne coûtait point deport d’armes.

Pistolet, cependant, restait songeur.

– Quant à me passer de Bobino, ce soir, et deMèche, mon Albanaise, bernique ! dit-il en prenant sous lesfagots le cadavre de l’infortuné matou. J’ai mes vingt sous assuréssur la planche. Il tâta le corps du délit en connaisseur etajouta :

– Vingt-cinq sous ! c’est un monument quece bijou-là… et tendre ! Au Lapin-Blanc ils le feront sauterpour les milords. Et il sera toujours bien temps de dire la chose àM. Badoît demain matin : la chose de M. Coyatier etdu nom qu’il a marqué sur la porte matelassée. C’est un nom…Voyons ! Ah ! la mémoire !… Goudron… Gautron !Du diable si je suis capable de garder ça jusqu’à demain. Mefaudrait un portefeuille avec crayon. Je m’en collerais un, s’ilsne coûtaient pas quarante centimes, sans boire ni manger, ni rienpayer à Mèche.

Ces vêtements du gamin de Paris, qui semblentsi élémentaires, ont toujours un nombre suffisant de poches. Dansces poches, il y a toutes sortes de choses dont la vente neproduirait pas de quoi prendre l’omnibus. Pistolet fouilla sespoches pour trouver un lambeau de papier ; par hasard, lepapier manquait, Pistolet chercha sur le carré ; pas lemoindre chiffon.

– J’avais pourtant mis la main sur une miettede charbon qui aurait fait un joli crayon, grommela-t-il ;tiens, je suis bête, la carte de M. Paul s’ennuie là, depuisle temps ; je vais la mener au spectacle.

De son pas furtif, qui ne produisait aucunbruit, il s’approcha de la porte du milieu et enleva la carte dePaul Labre, au dos de laquelle il écrivit à tâtons ce nom deGautron.

Tranquille désormais au sujet des tours quepourrait lui jouer sa mémoire, il dissimula le matou mort sous sablouse et descendit l’escalier.

L’heure du plaisir avait sonné. Pistolet,libéré de son bureau, allait dans la rue tête haute et nez auvent.

Quand il eut vendu minet au cours du jour àl’industriel honorable qui devait en faire une gibelotte, Pistoletacheta pour deux sous de pain et deux sous de couenne cuite à lapoêle qu’il mangea en gagnant le théâtre du Luxembourg. Sansappartenir à la jeunesse dorée, il avait quelque réputation aucontrôle comme effronté claqueur.

– Ma femme est-elle au paradis ?demanda-t-il : Mlle Mèche, s’entend ?

Sa femme était au paradis. Il y monta. Pendanttoute la soirée, il étonna la haute galerie par son faste, payanttour à tour de la bière à deux sous, de l’orgeat amidonné, despommes, de la galette et des noisettes.

Il avait pourtant dans sa poche de quoi sauverla vie d’un homme qui allait mourir, ce chevalier déguenillé deMlle Mèche. Mais il n’était pas encore rangé et ne songeaitqu’au plaisir.

Après son départ, le palier où le meurtreavait eu lieu était resté désert. Chez Mme Soûlas, on dînaitbien paisiblement ; tout se taisait dans la mansarde de PaulLabre ; le bruit produit par le travail mystérieux qui sefaisait dans la chambre n° 9 s’entendait seul et plusdistinctement.

Dans la nuit presque complète du carré, unrayon vif se dessina tout à coup en éventail, éclairant à la foisles deux recoins et la cage de l’escalier tournant.

C’était la porte du milieu qui s’ouvrait.

Paul Labre se montra debout sur le seuil. Ilécouta.

Le martèlement sourd prit fin aussitôt.

Il paraît que, malgré le matelas, disposé pouramortir le son, celui ou ceux qui travaillaient dans la chambre n°9 gardaient un moyen de savoir ce qui se passait au-dehors.

Un instant, la haute stature et la têteharmonieuse de Paul se découpèrent en silhouette sur la baiecintrée d’une fenêtre qui s’ouvrait au fond de sa chambre, juste enface de l’entrée. On ne pouvait distinguer ses traits parce que lalumière le frappait en plein dos et mettait son visage àcontre-jour, mais l’élégance flexible de sa taille et la pureté deses profils laissaient deviner un homme très jeune et trèsbeau.

Manifestement, c’était le bruit du marteau quil’avait appelé, car le silence parut l’étonner au plus hautpoint.

Manifestement aussi, le bruit l’avait arrachéà quelque occupation exigeant du calme. Un poète a cette poseinquiète, quand un son importun vient tout à coup troubler sonrecueillement.

Mais Paul Labre n’était pas un poète.

Il jeta d’abord un regard du côté de lachambre tranquille où les hôtes de Mme Soûlas prenaient leurordinaire ; ensuite, son œil interrogea la porte du n° 9 quirestait dans l’ombre, et où le nom tracé à la craie n’apparaissaitpoint.

Il murmura en se touchant le front :

– On n’est plus soi-même, à ces heures. Je mecroyais fort, mais j’ai la fièvre, c’est certain, puisque j’entendsdes bruits qui n’existent pas.

Il prêta l’oreille encore, attentivement, etajouta :

– Rien ! J’aurais juré qu’il y avait làdes maçons en train d’abattre un pan de muraille. Ma têtedéménage.

Il rentra.

La chambre où nous pénétrons avec lui étaitpetite et de forme irrégulière. Dans un plan d’architecte, elleaurait eu l’apparence d’une demi-lune légèrement écrasée. Lafenêtre à lucarne était au centre de l’arc de cercle. Il n’y avaitpoint de cheminée. Les deux angles étaient fermés en pans coupéspar deux étroites armoires d’attache dont la section aurait fourniune sorte de triangle.

La chambre était meublée d’un lit de sangles,de trois chaises, d’une commode et d’un secrétaire. Les chaisesétaient bonnes et semblaient venir d’un jardin public ou d’uneéglise, la commode tombait en ruine, le secrétaire en cerisier,noirci par l’âge et les malheurs, avait néanmoins, parmi toutecette pauvreté, une apparence luxueuse. La tablette éreintée etsoutenue par surcroît à l’aide d’une canne, plantée debout, commeles charretiers font pour empêcher leurs tombereaux de basculer,supportait quelques papiers, un petit verre à liqueurs pleind’encre et une plume.

Un chapeau noir était sur l’une des chaises.Sur le pied du lit, il y avait un pantalon noir assez neuf, ungilet noir et une redingote noire.

La fenêtre basse, cintrée et coiffée parl’avance du toit qui s’abaissait comme la visière d’une casquette,donnait sur un grand jardin, au-delà duquel diverses constructionsmonumentales se groupaient.

Paul Labre, au lieu de se rasseoir devant latablette du secrétaire qu’il venait évidemment de quitter, carl’encre de la page commencée brillait encore, marcha d’un pasincertain vers la fenêtre et regarda au-dehors. Outre ces corps debâtiments qui bordaient le jardin sur la droite, on voyait au fondune ligne de maisons régulièrement alignées et qui devaient formerle revers d’une rue tirée au cordeau.

Sur la gauche, le mur bordait le quai,laissant voir, de l’étage où se trouvait Paul, une échappée depaysage parisien : la Seine et au-delà, le quai des Augustinsterminé par la descente du Pont-Neuf, par-dessus lequel la Monnaiese profilait au-devant de l’Institut.

Une maison assez haute et d’aspect sévère àlaquelle s’appuyait le mur du jardin coupait ici le tableau commela ligne droite d’un cadre.

Nous en avons assez dit pour donner à peu prèsla situation topographique de cette lucarne, éclairant l’indigentgarni de Paul Labre. Elle s’ouvrait sur les derrières de la rue deJérusalem, à l’angle formé par le quai des Orfèvres ; lejardin qu’on voyait au-dessous était celui de la Préfecture, dontles bâtiments s’étendaient sur la droite, rejoignant laSainte-Chapelle.

La ligne des maisons régulières était lerevers de la rue Harlay-du-Palais. La chambre de Paul Labreelle-même était l’intérieur du tourjon accolé à la fameuse tourellequi faisait le coin de la rue de Jérusalem et du quai desOrfèvres : un des plus curieux du vieux Paris.

Tout cela est mort. Vous ne sauriez plus voirla bizarre physionomie de ce lieu que dans la collectionphotographique, tirée par ordre de M. Boittelle, et dont lesmeilleures épreuves sont conservées par le savant et très obligeantarchiviste de la Préfecture.

En 1834, époque à laquelle commence notrehistoire, la tour, le tourjon et la maison contiguë, portant le n°3 de la rue de Jérusalem, étaient possédés par le traiteur Boivin,nom qui n’est pas sans quelque célébrité parmi les sans-gêne de labasse vie parisienne.

Le père Boivin, sans être précisément unarchéologue, se montrait très fier de l’antiquité de sa tour,ouvrage avancé des anciennes fortifications du palais.

Il exhibait avec orgueil les traces d’unboulet bourguignon qui avait écorné sa muraille, il ne savait pastrop en quel siècle.

Ce qu’il savait très bien c’est queBoileau-Despréaux était né dans la maison voisine de lasienne : la maison du chanoine. « Boileau, Boivin,disait-il, ça rime ! »

Il savait aussi que l’enfance de Voltaires’était passée non loin de chez lui dans le bâtiment où estmaintenant le bureau de l’imprimerie. Que de poètes dans cette ruequi n’avait pas quinze toises de longueur !

Il savait surtout que sa propre tour avait étéhabitée par le lieutenant criminel Tardieu et sa femme, ces deuxavares, illustrés par une satire de ce même Boileau ; qu’ils yavaient été assassinés et que la tête de l’infortuné magistratavait pendu à la petite fenêtre du premier étage, donnant sur lequai. On disait encore à cause de cela : la Tour Tardieu ou laTour du crime.

Mais Boivin n’aimait pas beaucoup ces gensqui, comme le lieutenant criminel Tardieu, surveillent et gênentles bons drilles. « S’il avait bu son sac au lieu del’empailler, disait-il souvent, jamais on ne lui aurait fait duchagrin, même du temps de la Saint-Barthélémy ! »

Outre la maison du chanoine, oncle de Boileau,et l’hôtel des protecteurs de Voltaire, Boivin avait autour de luiplusieurs choses dont il tirait gloire : l’arcade de JeanGoujon, sa voisine, et surtout la Sainte-Chapelle donnaient, selonlui, bon air à son établissement. Il expliquait volontiers commequoi le nom de la rue de Jérusalem et le nom de la rue de Nazarethvenaient des pèlerins qui avaient coutume de s’assembler autour dela chapelle de saint Louis, en partant ou en revenant de laTerre-Sainte. Il ajoutait : « Ça avait soif, cesfainéants, rapport à l’aridité du désert ; ça demandait àrafraîchir. En foi de quoi, ma buvette date de lacroisade. »

Quant aux bâtiments de la Préfectureeux-mêmes, Boivin ne les respectait pas.

Ce sont des parvenus qui sortirent de terreaux environs de l’an 1610.

La maison Boivin était un cabaret assez vasteet fréquenté, comme vous pouvez le penser, par des genscomplètement étrangers à l’étiquette des cours. Sa principaleclientèle était composée de ces hommes hardis et chevaleresquesqui, dédaignant le travail manuel et les professions libérales,vivent de la protection qu’ils accordent aux belles. Ils nejouissent pas de l’estime publique.

À ce fonds, hélas ! considérable, sejoignaient quelques gendarmes, des inspecteurs, des garçons debureau, des pompiers et des rats de Palais, brûlés dansles autres gargotes de la Cité.

La tour, ou plutôt les tours, représentaientla partie galante de l’établissement.

J’ai le frisson en touchant à cela. Vénuspudique, dans les petits oratoires octogones qui formaient lesdivers étages de la tour principale, se serait voilé la facejusqu’aux genoux.

Néanmoins, il y venait des cuisinières demarchands d’ustensiles de pêche, pour fréquenter des gendarmes entout bien tout honneur.

Dans ces boîtes on tenait aisément deux preuxet deux demoiselles. Le père Boivin, ce faiseur de mots,disait : « En bourrant, on en met huit ! Et çatient ! »

Au 3e étage les« cabinets » s’arrêtaient. Les combles étaient loués engarni.

Le garni se composait en tout de troischambres : celles de Paul Labre, celle de Thérèse Soûlas, quicouronnait la maison n° 3, et celle de « Gautron, à la craiejaune », qui occupait le faîte de la Tour Tardieu.

Il n’est pas inutile de noter qu’en 1834, lamaison contiguë à la gargote Boivin et marquée du n° 5 venaitd’être louée par l’administration, qui y reconstituait le servicede sûreté, après la destitution du fameux Vidocq.

Le regard de Paul Labre, triste et chargé derêverie, se tourna vers l’échappée qui montrait un coin du grandpaysage de la Seine ; ainsi éclairé par les rayons ducouchant, son visage sortait, mâle et net comme un médaillon deDavid, hors de l’ombre qui était derrière lui. C’était un jeunehomme aux traits nobles et fiers. Dans l’expression de ses grandsyeux vous eussiez deviné je ne sais quelle hardiesse vaincue etl’éclair éteint d’une gaieté qui n’était plus.

Il avait dû souffrir cruellement et longtemps,après avoir joui avec passion de quelques jours heureux.

Il était très pâle. Son front, couronné decheveux bruns, court bouclés, avait de la distinction et aussi del’ampleur. Les lignes de sa bouche faisaient naître l’idée d’unefermeté douce, mais brisée par le malheur.

En somme, quiconque l’eût remarqué, vêtu qu’ilétait d’une blouse de laine grise, à la fenêtre de ce misérabletaudis, aurait pensé qu’il n’avait là ni son vrai costume, ni savraie place.

Le mur du jardin, donnant sur le quai,confinait à une série de maisons en retour, formant angle droitavec la cour du Harlay. Presque toutes ces maisons existent encore,excepté la première, la plus grande : celle qui, parconséquent, masquait les autres en ce temps-là.

Elle n’avait que deux étages, tous deux trèshaut, surmontés de mansardes semi-circulaires, perçant un toit àpic. Elle devait avoir été habitée noblement.

À chaque étage, une fenêtre à balcon ouvraitsur le jardin.

Ce jour-là, celle du premier étage s’abritaitderrière ses persiennes fermées, celle du second restaitentrouverte.

Un foulard de couleur rouge flottait au vent,noué à l’un des barreaux du balcon.

Ce fut vers la fenêtre fermée du premier étageque le regard de Paul Labre s’abaissa. Un sourire mélancolique vintà ses lèvres.

– Ysole ! murmura-t-il. Qu’y a-t-il doncdans un nom ? Je l’ai entrevue de loin ; d’en bas je l’aiadorée. Elle va être le dernier battement de mon cœur !

Sa main s’approcha de ses lèvres comme s’ileût voulu envoyer un baiser.

Mais sa main retomba. Ses yeux venaient derencontrer le foulard rouge qui flottait comme un drapeau au balconde l’étage supérieur.

Un éclair de curiosité s’alluma dans sonregard.

– Voilà trois fois, murmura-t-il, trois foisque je remarque pareille chose. Est-ce un signal ?

Il n’acheva point ; son œil s’éteignit,et ces quatre mots vinrent mourir sur ses lèvres :

– Désormais, que m’importe !

Chapitre 3La mansarde

 

Paul Labre laissa échapper un grand soupir, etson dernier regard fut pour les persiennes closes derrièrelesquelles était son rêve.

Il poussa les battants de la croisée, qui, ense fermant, firent presque la nuit dans la mansarde. Il alluma unepauvre petite lampe à bec qui était sur la commode, et revints’asseoir devant la tablette du secrétaire.

Non, ce n’était pas un poète. Du moins, il nefaisait pas de vers. Les lignes serrées qui couvraient à demi sonpapier étaient égales et allaient jusqu’au bout de la page.

– Ysole ! répéta-t-il, comme si lamusique de ce nom l’eût charmé. Heureuse fille ! charmantsourire ! M’a-t-elle jamais vu quand je m’arrêtais sur sonchemin ? Elle doit être bonne, j’en suis sûr, bonne comme lesanges. Si j’avais gardé le pauvre bien de mon père, j’aurais pum’approcher d’elle ; si j’étais un mendiant, elle me feraitl’aumône… Mais tout est bien. Si ma main avait seulement effleuréla sienne, je n’aurais pas le courage de mourir !

Un larifla, fla, fla, chanté faux et en chœurpar des accents alsacien et marseillais réunis monta des étagesinférieurs. On dînait dans les cabinets. Quelques jurons auvergnatsoù chaque R valait un tour entier de crécelle ponctuaient lamélodie. La cloison à droite en entrant laissa passer trois petitscoups frappés discrètement, et une voix douce cria :

– À la soupe, monsieur Paul, s’il vousplaît ! La vôtre est au chaud. M. Badoît arrive.

Paul Labre venait de tremper sa plume dansl’encre.

– Je n’ai pas faim, ma bonne madame Soûlas,répondit-il. Dînez sans moi.

– Qu’est-ce que c’est que toutes cesaffaires-là ! gronda la bonne grosse voix de Badoît ; cechérubin-là me fait de la peine. Je parie que nous allons le voirmalade !

– Allons, monsieur Paul, repritMme Soûlas, un peu de courage ! Vous savez bien quel’appétit vient en mangeant.

La plume de Paul courait déjà sur lepapier.

Nous avons dit « la cloison » enparlant du mur qui séparait Paul Labre de ses interlocuteurs.C’était, en effet, à cause de la conformation des lieux, un simplepan de briques, posées debout et fermant le côté droit de lachambre, à partir de l’endroit où la courbe cessait.

Au contraire, le pan opposé, légèrementrenflé, avait toute l’épaisseur des pierres de taille, bâtissant latour du coin.

Cependant, au moment où Paul Labre commençaità écrire, ce bruit sourd et continu que nous avons entendu tant defois et qui déjà l’avait arraché à son travail se fit ouïr denouveau.

Il semblait que des mineurs fussent occupés àpratiquer une sape de l’autre côté de la muraille, massive comme unrempart.

La plume de Paul resta un instant suspendue.Il écouta. Puis il murmura, comme il avait fait pour le foulardrouge :

– Que m’importe désormais ?

Et il se reprit à écrire.

Dans la chambre où était Mme Soûlas oncontinuait de causer tranquillement, et l’on causait de Paul, carson nom prononcé revenait à chaque instant. Mais il n’entendaitplus. Sa plume allait et traçait la suite d’une longue lettre.

Ce qu’il écrivait était ainsi :

« … J’arrive à l’aveu terrible et que jene pouvais te faire qu’au dernier moment. Ce M. Charles, chezqui M. Lecoq m’avait placé, s’appelait V… de son véritablenom. Je l’ignorais.

« Tu as bon cœur, Jean, tu n’accuseraspas notre mère qui avait sollicité elle-même l’appui de ce Lecoq,dont je t’ai déjà parlé, dont je te parlerai encore. La misèreétait dans la maison, la vraie misère, et ma mère continuait dejouer toujours.

« C’était pour moi qu’elle tentait ainsila fortune ; elle m’aimait bien.

« Tu n’étais plus là, toi qui l’auraisguidée. Mais je t’ai dit ces choses vingt fois déjà : ma mèreétait sans ressources, malade, et son état mental m’épouvantait.Pour lui donner, moi, son dernier morceau de pain, j’avais accompliun sacrifice dont la terrible portée m’était tout à faitinconnue.

« – Bientôt, je vous mettrai àl’épreuve.

« Ce soir-là, qui décida de ma vie et dema mort, le chef de la 2e division de la préfecture vintvoir M. V… dans son cabinet. Il lui donna un ordre, etM. V… qui obéissait quand il voulait, répondit :

« – Moi, je ne me charge pas decela ; je suis pour les voleurs. Dans la politique, on attrapedes coups de pistolet, et je n’aime pas ça. Mais j’ai un petitbonhomme qui a le diable au corps : un vraicasse-cou !

« – Va pour le petit bonhomme, répliquale fonctionnaire, pourvu que le général soit arrêté ce soir, sansbruit et proprement.

« Le petit bonhomme, c’était moi.

« Notre mère croyait, elle l’a crujusqu’à sa dernière heure, que j’avais un petit emploi dans unbureau de commerce.

« Et Dieu sait que j’avais fait de monmieux pour me placer ! Mais je savais tout ce qu’on apprendaux enfants riches ; j’ignorais, j’ignore encore tout ce qu’ilfaut connaître pour gagner honnêtement sa vie.

« Notre pauvre mère se croyait toujourssur le point de faire une immense fortune. La fièvre lui donnaitdes rêves ; la nuit, elle parlait tout haut ; elle disaitsouvent :

« – Voilà quarante-sept tirages que jenourris ce quaterne ! Il sortira. Dieu n’est pasméchant : pourquoi n’exaucerait-il pas un jour ou l’autre mesneuvaines ? M. Lecoq sait tout et voit tout ; ilguette pour moi une hausse sur les fonds espagnols, et si j’avaiseu le capital nécessaire pour pousser à bout sa grande martingale,nous roulerions sur l’or !

« C’était à moi qu’elle disait tout celad’un ton persuasif et doux, comme si elle eût répondu à desreproches que jamais, Dieu merci, je ne lui ai adressés.

« Le jeu n’était plus pour elle unepassion, mais bien sa vie même. Il n’y avait plus rien en elle quele jeu et la tendresse profonde dont elle m’entourait ; maiscette tendresse elle-même, égarée et empoisonnée par sa manie, lasollicitait à jouer.

« À son sens, j’étais fait pour être ungrand seigneur ; elle m’admirait par la pensée dans mon rôled’homme puissamment riche : cavalier accompli, homme du mondeéblouissant, chasseur sans rival, que sais-je ? Elle m’a ditune fois : « Ma première vraie larme fut quand on remitdes parements neufs à ton habit du dernier hiver. C’est là que jevis toute l’horreur de notre misère ! »

« Manger du pain sec n’était rien. Maisn’avoir pas un habit irréprochable et à la mode exacte du moment,moi le futur maître des salons parisiens !…

« Je ne sais pas pourquoi je te dis cela,Jean, mon frère. J’étais bien enfant quand tu quittas la France.Quand j’appelle ton souvenir, je vois un grand jeune homme souriantet hardi, avec des cheveux châtains bouclés. C’est tout. Les traitsde ton visage m’échappent et je ne t’ai retrouvé parfois qu’en meregardant dans une glace aux heures si rares de mes gaietésd’adolescent.

« Je voulais t’écrire seulement quelqueslignes : un testament, pour te dire avec une brève franchisecomment j’ai vécu et pourquoi je meurs.

« Et voilà déjà de longuespages !

« Je ne crois pas que ce soit frayeur dugrand moment : je ne cherche pas un prétexte pour retarderl’heure. Non. Notre père était un soldat ; notre mère estmorte en souriant ; nous sommes braves.

« J’ai prouvé que j’étais brave.

« Mais je ressens un indicible plaisir àcauser ainsi avec toi, mon frère, la dernière goutte de sang vivantqui reste de notre famille, mon unique ami, mon seul parent.

« Et qu’importe une heure de plus ou demoins, puisque ce sera la dernière ?

« J’en étais à te dire comme quoiM. Charles me proposa au chef de la deuxième division pourarrêter le général comte de Champmas, conspirateur d’espèceparticulière qui voulait réunir en un seul corps de bataille lesrépublicains, les carlistes et les bonapartistes. Paris ne parlaitque de barricades, les pavés de la rue Saint-Merri n’étaient pasencore remis en place ; il y avait dans toutes les classessociales une bruyante et ardente fermentation. Le pouvoir comptaitpeu d’amis.

« – Qu’est-ce que c’est que ce petitbonhomme ? demanda le fonctionnaire.

« – Un gentilhomme ruiné, réponditM. V…, le jeune Labre… un petit lion !

« – Qui lui donnerez-vous pour lesoutenir ?

« – Personne.

« – Et que fera-t-on pour lui, s’ilréussit, comme nous le voulons, sans scandale et sansbruit ?

« – Rien. C’est un instrument, ni plus nimoins, répliqua M. V… Quand je prête un instrument, je veuxbien qu’on s’en serve, mais je ne veux pas qu’on me le gâte.

« Cette conversation m’a été répétéetextuellement par le général que j’allai voir dans sa prison, etdont je suis devenu l’ami. Cela m’étonne, car tu sais déjà que jel’arrêtai et qu’il est encore prisonnier à cette heure. Soistranquille : je meurs homme de cœur et d’honneur.

« Il y avait juste cinq mois queM. V…, ou M. Charles, me comptait deux louis par semainepour ne rien faire. Je l’avais vu rarement.

« M. Lecoq, qui m’avait adressé àlui, et qui a exercé une si grande influence sur la destinée de mamère, m’était totalement inconnu. Notre mère étaitmystérieuse de caractère, et je crois qu’elle avaitvaguement conscience de ce fait que M. Lecoq était l’auteur desa ruine, mais elle se confiait à lui tout de même. Seulement, elleavait honte.

« Pour moi, M. Lecoq etM. Charles étaient deux « hommes d’affaires »,tenant chacun une agence de renseignements pour le commerce.

« Il m’est venu à l’idée, depuis, queM. Lecoq et M. V… étaient peut-être le même homme.

« Je n’aurai pas le temps de vérifier cesoupçon.

« M. V… me dit son nom, ce soir-là,et j’eus froid jusque dans la moelle de mes os. Tout ignorant quej’étais, j’avais dix-neuf ans, et les petits enfants, à Paris,savent quel est le métier de M. V…

« Il me fit appeler à dix heures dusoir.

« Il avait un habit de bal, une cravateblanche et plusieurs crachats d’ordres étrangers. Cette splendidetoilette avait été faite à mon intention. La question de savoircomment je le jugerais au lendemain de cette mascarade luiimportait peu ; il voulait m’éblouir, ce soir, et ilm’éblouit.

« J’ai été agent de police, mon frère, etc’est pour cela que je me tue. Je t’ai promis de te raconter l’acteunique, accompli par moi dans ces fonctions douloureuses et taxéesd’infamie. J’hésite.

« La mort de notre mère m’a déchargé dudevoir de vivre.

« La vue d’Ysole m’a enseigné la honte etle désespoir. J’ai compris qu’il fallait mourir seulement lorsquele souffle d’amour a éveillé mon cœur.

« Je me suis demandé : Puis-je êtreaimé ? Ma raison a répondu : Non, c’est impossible.

« Mon parti a été pris.

« Ysole ne saura jamais que le rêve d’unmalheureux tel que moi a outragé sa noble et souriantejeunesse.

« J’hésite. J’ai peur que tu ne mecomprennes point. Au premier aspect, le plan de M. V… pourm’amener à ses fins doit paraître puéril et absurde. Il l’était eneffet. Cet homme véritablement habile, ce jugeur de consciencesavait choisi une voie absurde parce que je ne savais rien du monde,et puérile, parce que j’étais un enfant.

« Il me dit : … »

Ici Paul Labre écrivit successivement unedouzaine de mots qu’il raya tour à tour. Quelque chose l’arrêtaitdans son récit qui était une plaidoirie. Il sentait la vérité siinvraisemblable qu’il n’osait l’exprimer.

Tous ceux qui ont écrit non pas seulement deslivres, mais des lettres importantes, savent cela.

Tant que la plume court, il est faciled’isoler sa pensée.

Aussitôt que la plume s’arrête, la voix deschoses extérieures est de nouveau entendue et redouble sesimportunités.

Le bruit du marteau de démolisseur revint auxoreilles de Paul et s’empara de lui tyranniquement. Il lui parutque la vieille masure tremblait sous ces chocs répétés.

Dans ce pauvre monde où vivait Paul, dans cecercle étroit d’humbles connaissances qui l’empêchait d’être tout àfait solitaire, on racontait souvent d’étranges et lugubres drames.La poésie de ces couches sociales n’est pas gaie, et les légendesdu coin du feu, là-bas, ont presque toujours odeur de sang.

La proximité de la Préfecture de policen’était pas, comme on pourrait le croire, un motif de sécurité. LesAnglais, qui sont portés par tempérament vers le calcul desprobables et le travail de déduction ont, les premiers, découvertque le crime, dans son éternel jeu de cache-cache, aime à serapprocher du regard qui l’observe. Au moral et au physique, on nevoit pas bien de trop près. L’œil de l’esprit et l’œil du corps ontleur point comme les lorgnettes.

Les environs immédiats de la préfecture, àParis, comme ceux du metropolitan-police, à Londres, nejouissent pas d’une bonne réputation.

Il y a des courants pour les sinistres voguesaussi bien que pour les succès d’art. Au temps dont nous parlons,la monstruosité à la mode était l’emmurement de la ruePierre Lescot, où un malheureux provincial venait d’être maçonnéderrière les lambris d’une Cythère de bas étage.

Le mot se disait : « emmuré ».La chose, renouvelée du Moyen Age, effrayait et divertissait lesimaginations, avides de brutal émoi.

Paul Labre se prit à écouter.

L’idée d’un homme emmuré dans lesépaisses parois de la tour voisine naquit en lui, malgré lui.

Aussitôt née, cette idée s’empara de soncerveau. Il se leva et courut vers la porte du carré qu’il ouvritpour la seconde fois. Sur le carré, les bruits de la gargotemontaient par l’escalier en colimaçon comme dans un entonnoiracoustique. Les cabinets particuliers de tous les étages envoyaientleur contingent de fracas confus, mêlés à de véhémentes odeurs devictuaille. Les couteaux et les fourchettes grinçaient, lesassiettes claquaient, les dames glapissaient ou hurlaient, leshommes riaient ou juraient : par-dessus le tout, des chantsrauques éclataient. L’établissement Boivin allait bien. C’étaitl’heure.

Impossible d’entendre autre chose quel’établissement Boivin.

Paul Labre jeta un regard à la porte dedroite : la porte de la tour. Elle ne laissait rien deviner.Tout semblait calme au-delà de ce seuil, où se dressait une minceraie lumineuse.

Il rentra. Dès qu’il fut dans sa chambre etque la porte en fut close, le bruit du marteau recommença. Paul sedirigea vers la croisée.

En l’ouvrant, sa main tremblait.

Comme il mettait la tête au-dehors, son regardse tourna malgré lui vers la maison à deux étages qui confinait aumur du jardin de la Préfecture et dont la façade donnait sur lequai des Orfèvres. La nuit était venue. Au second étage de cettemaison, une lumière, placée à l’intérieur, envoyait ses rayons surle balcon, précisément de manière à éclairer le foulard rouge quiflottait aux barreaux.

Les persiennes du premier étage avaient étéouvertes. Derrière les rideaux de mousseline, dans un salonfaiblement éclairé, on voyait la silhouette d’une jeune femmedebout et dont le regard semblait épier le quai, par-dessus laclôture du jardin.

– Ysole ! prononça encore Paul Labre.

Et tout le profond amour que grandissent lasouffrance et la solitude était dans ce seul nom, murmuréplaintivement.

Vous l’eussiez affirmée belle, cette jeunefemme dont on ne voyait point les traits. Sa pose avait la grâcehardie et souveraine de celles qui ont le droit d’être admirées. Lalumière brillantait en se jouant les contours de sa coiffure etdessinait d’un trait précis les élégances juvéniles de sataille ; elle attendait ou elle rêvait. Parfois, son front,qui brûlait peut-être, se collait à la fraîcheur des carreaux.

L’âme de Paul était dans ses yeux. Il nesavait plus pourquoi il avait quitté son travail.

Tout à coup, la belle jeune fille eut un grandtressaillement et se retourna. Elle bondit en avant comme si lajoie l’eût soulevée. Ses deux bras s’ouvrirent en un geste de folletendresse. À travers la mousseline, Paul, dont le cœur se brisait,crut distinguer l’ombre d’un homme.

Ce fut tout. La mousseline transparente cessade donner accès au regard. La nuit s’était faite dans le salon dupremier étage.

Mais, au même instant un homme parut au balcondu second. Une allumette phosphorique brilla, le temps de mettre lefeu à un cigare, puis l’homme se retira.

Le foulard rouge ne flottait plus auxbarreaux.

Paul voyait cela comme en un rêve.

À deux pieds de son oreille, un coup demarteau fut donné si violemment à l’intérieur de la tour, dont ilaurait pu toucher la paroi renflée en étendant la main, qu’unfragment de maçonnerie extérieure, arraché par le contrecoup, tombaavec bruit dans le jardin de la Préfecture.

Paul écouta machinalement, sans détacher sonregard de cette maison où était son cœur.

Ce violent choc était apparemment le dernier.L’intérieur de la tour devint silencieux.

Chapitre 4Ordinaire de MM. les inspecteurs

 

– Allons ! allons ! monsieurPaul ! cria encore Mme Soûlas, qui avait quitté la tablepour venir frapper à la cloison, ces messieurs sont au complet, ilne manque plus que vous. Venez causer, si vous ne voulez pasdîner ; ça vous tirera de vos idées noires.

Comme M. Paul ne répondait point,Mme Soûlas se découragea et vint reprendre sa place.

Sans la compter, il y avait maintenant sixconvives autour de la table : tous inspecteurs, tous gensmodestes et rangés, à l’exception du fameux M. Mégaigne, quiétait assez rangé, malgré sa qualité de mauvais sujet, mais quin’était pas modeste.

Sauf M. Mégaigne, aucun des habitués del’ordinaire tenu par maman Soûlas n’avait l’ambition depasser ministre de la police. Mégaigne était le personnageéblouissant de cet obscur cénacle. Il excitait des jalousies.Thérèse Soûlas était obligée de l’admirer en secret pour ne pointmécontenter le reste de ses pratiques.

M. Badoît avait du zèle et de l’acquis,M. Chopand connaissait les fortes traditions,M. Martineau flattait ses chefs, mais Mégaigne avait pour luiles femmes et il était de la nouvelle école.

Le dimanche, quand il mettait son chapeau« flamme d’enfer » sur l’oreille et qu’il nouait sacravate en chou, bien des gens, à Belleville et à Ménilmontant, leprenaient pour un artiste du théâtre Beaumarchais. Il portait, cesjours-là, une lévite, pincée à la taille militairement, une badineet des gants de filoselle. Les bals du Delta, desMontagnes-Françaises et de l’Île-d’Amour étaient pleins de sesvictimes.

Il était grand et lourdement bâti ; ilavait cette laideur noire, luisante et contente des méridionauxdodus. On prétend qu’elle vaut la beauté. Il était hardi, fluent deparoles et riche d’accent : en somme, un inspecteurremarquable.

Chopand ne l’aimait pas, mais il leconsidérait.

Je ne sais pas comment vous vous représentezun mess d’agents de police, mais chez Mme Soûlas,tout était calme et décent ; on n’y faisait jamais de bruit,et les rapports des habitués entre eux étaient d’une rigoureusepolitesse. C’est une chose bien remarquable : ces couchesexcentriques de notre société auxquelles la considération estrefusée vivent dans un continuel besoin de considération.

La passion de tenir son rang y survit à toutesles humiliations, y résiste à toutes les misères.

Il y a souvent un décavé de la grande roulettedu monde sous la redingote râpée de ces proscrits, et cela est sivrai que ceux qui ne sont pas réellement des vaincus se parent dedéfaites imaginaires.

La mode est ici d’avoir eu des« malheurs ».

Ce sont des pays peu connus, malgré l’énormecuriosité qu’ils inspirent et malgré les livres soi-disantrévélateurs qui glissent dans leur titre ce mot à la fois détestéet friand : Police. La portion calme de ce peuplesouterrain végète et n’a point l’idée d’écrire ses mémoires ;rien n’est difficile, au fond, comme de confesser ces naturesdéfiantes. Ceux qui prennent la plume sont généralement desrévoltés ; ils ont deux besoins : pêcher des lecteurs etse venger : aussi, plaident-ils sans cesse la cause de leurrancune.

Leurs pamphlets sont souvent intéressants,mais ils ne restent point aux étalages des librairies. Laprétention même qu’ils affichent de dévoiler certains secrets lesrend suspects, et on les supprime.

Moi, je le dis bien haut et tout d’abord, jene dévoile rien, pour la raison excellente que je n’ai jamais rienpu découvrir.

J’ai voyagé pendant de longues semaines dansces sombres latitudes, regardant, espionnant, quêtant ; j’aifait des bassesses auprès des employés, grands et petits ;j’ai nourri, j’ai abreuvé des transfuges qui me promettaient montset merveilles.

Néant. Les transfuges mentaient, les fidèlesgardaient le secret.

Mais, en définitive, je n’ai pas perdu montemps dans ces bizarres et giboyeuses contrées, puisqu’un jour jem’y suis trouvé face à face avec le même drame le plus curieux quime soit tombé sous la main depuis que je tiens une plume.

Revenons à ce drame, dont les comparses sonten scène, séparés du héros par une mince cloison de briques.

Mme Soûlas planta son couteau à découperdans le bon morceau de bœuf qui avait fait la soupe.

– Ce jeune homme-là m’inquiète, dit-elle avecune véritable tristesse. Il a du chagrin, bien sûr !

– Chagrin d’amour dure toute la vie… chantaMégaigne.

Cela ne fit pas rire, parce que Paul inspiraitde l’intérêt à tout le monde. M. Badoît reprit :

– Depuis qu’il a perdu sa défunte mère, il n’aplus goût à rien.

Thérèse ajouta en servant les tranches de bœufà la ronde :

– C’est tendre comme du poulet !

– Le petit Labre ? demandaM. Mégaigne. Non, le bouilli… ne vous fâchez pas, chère dame,quand on travaille de tête, on a besoin de plaisanter un peu pourse reposer. S’il faut donner un gage, voilà mon rond de serviette,et je rachète avec une nouvelle : on s’est encore adressé àM. Vidocq, pour l’affaire du marchef.

– Est-ce possible ! s’écriaM. Chopand ; ils le renvoient, ils le prennent ; çafait pitié de voir les chefs aller ainsi à tâtons.

– M. Vidocq est si adroit ! ditMme Soûlas.

Autour de la table, tout le monde haussa lesépaules. Mme Soûlas reprit :

– Sait-on au juste la chose dumarchef ?

– On la sait, répondit M. Mégaigne ;c’est moi qui l’ai trouvée du haut en bas, et je peux bien la dire,puisque mon rapport est déjà au bureau. Jean-François Coyatier, ditle marchef des Habits Noirs, était renvoyé devant la Cour d’assisesde la Seine pour assassinat suivi de vol. Les petits ruisseaux fontles grandes rivières : dans l’instruction on avait cueillitout un bouquet de crimes et délits, anciens, modernes etautres : de quoi faire condamner une douzaine de coquins. Lemarchef devait passer tout de suite après l’affaire politique où legénéral de Champmas est témoin… et, par parenthèse, on dit quel’audience d’aujourd’hui ne sera pas finie à minuit ; legénéral est au Palais, je l’ai vu…

– Est-il bien changé ? demanda ThérèseSoûlas, qui tâcha de mettre de l’indifférence dans son accent.

– Assez… Mais s’il s’évade, celui-là, il serasorcier ! Il est gardé à la papa, rapport à l’histoire de« Gautron à la craie jaune… ». Monsieur Badoît, Pistolet,votre chien basset, a-t-il été en chasse aujourd’hui ?

– Je dirai ce que je sais, répondit Badoît,puisque vous dites ce que vous savez. Allez…

– Et les autres ! interrogeaMégaigne.

Chopand, Martineau et le restant des convivesrépliquèrent :

– Nous dirons ce que nous savons.

Badoît ajouta :

– Il y a anguille sous roche, et ce ne serapas trop de nous mettre tous ensemble.

– Alors, cartes sur table ! poursuivitMégaigne. Ce serait drôle si le Vidocq avait un pied de nez !Je reprends mon histoire : Le marchef savait que son compteétait réglé d’avance. Il a annoncé des révélations, mais là àbouche que veux-tu. S’il avait pu faire mettre dans les journauxqu’il voulait vendre tout un paquet de mèches, il aurait payé pourça vingt-cinq sous la ligne. Il le disait aux gens de service, auxdétenus, aux gendarmes, et il finissait toujours par cesmots : Les coquins me laissent en souffrance ici, comme unbillet qu’on ne veut pas payer, c’est bon ; mais si je vasjusqu’à l’audience, je donne l’adresse du Père-à-tous ou grandHabit-Noir, je fournis les moyens de pincer Toulonnais-l’Amitié, etle prince, et les autres… Ah ! ah ! on en verra dedrôles !

– Compris ! dit Chopand. Il a parlé sihaut que la chose est arrivée jusqu’aux Habits Noirs.

– En deux temps. Ils ont partout des oreillesouvertes. Avant-hier, le marchef avait l’air tout content ; ila répondu au greffier qui lui demandait pour quand ses fameusesrévélations : « Il fera jour demain, maîtrePeuvrel… » et, le lendemain, l’oiseau était envolé.

– Et il ne s’évade jamais à la douce,celui-là, fit observer Chopand. Un guichetier sur le carreau etdeux gendarmes à l’hôpital !

– Qu’est-ce qui prend du café ? demandaici Mme Soûlas. On n’attrapera donc jamais ceToulonnais-l’Amitié !

– Tant qu’on s’adressera à M. Vidocq pourprendre Toulonnais-l’Amitié. … commença Badoît vivement.

Mais il n’acheva point sa phrase etdit :

– Je prends du café.

Tout le monde fit la même réponse. On mit lefeu aux pipes. C’était un conseil de guerre. Pendant queMme Soûlas soufflait les charbons sous la bouilloire, Badoîtreprit en baissant la voix :

– Pour quant à ça, qu’il y a quelque chose,c’est sûr ; et M. Vidocq n’a qu’une paire d’yeux commevous et moi. Je n’ai pas vu Pistolet ce soir, c’est grand dommage.Riez si vous voulez ; il vit avec les chats, capable deguetter la nuit, quand les autres n’y voient goutte. La veille dujour où Coyatier, le marchef, s’est évadé, Pistolet avait remarquéun foulard rouge…

– C’est vrai, interrompit Mégaigne, j’avaisoublié le foulard rouge. Il est dans mon rapport. Du cachot oùétait le marchef on pouvait voir le foulard rouge à une fenêtre dela rue Sainte-Anne-du-Palais. On pense que c’était un signal. Je meprésentai moi-même le lendemain soir pour visiter cette maison. Lachambre à laquelle appartenait la fenêtre où le foulard rouge avaitété signalé n’avait point de locataire.

– Eh bien ! dit Badoît, je suis entrétantôt chez Paul Labre. Je l’aime, moi, cet enfant-là. Vis-à-vis desa fenêtre, sur le quai, il y a une maison.

– Celle où habite la fille du général !l’interrompit-on de toutes parts à la fois.

– La fille du général, ou plutôt les filles,car on dit que la cadette est là aussi maintenant, demeurant aupremier. C’est au second, sur un balcon désert, que j’ai vu unfoulard rouge, flottant comme un drapeau…

– Et c’est tout ? interrogea Chopand.

– J’ai été commandé, répondit Badoît, pourfouiller le cabaret des Reines-de-Babylone, rue des Marmouzets, oùM. Vidocq pensait trouver Coyatier. En revenant desReines-de-Babylone, où nous n’avons rien trouvé, j’ai visité, pourmon compte, tous les garnis des environs. J’avais mon idée :je cherchais le nom de Gautron écrit à la craie jaune.

– Tiens ! tiens ! s’écrièrent lesconvives ; pas mal !

– Rien, et pourtant, le marchef ne doit pasêtre loin ! Je le flaire, je le sens.

– Demain matin, mes petits, dit Mégaigne, à lapremière heure, rendez-vous à la maison des filles du général. Jeme charge du mandat de perquisition. Nous la retournerons comme ungant, cette baraque-là. Est-ce dit ?

– C’est dit ! fut-il répondu àl’unanimité.

Mme Soûlas frappait pour la dixième foisà la cloison et criait :

– Pour le café, monsieur Paul ! Venezprendre au moins votre demi-tasse.

Un merci bref et impatient fut la seuleréponse du jeune homme.

Il était toujours assis à sa petite table, etsa plume courait sur le papier ; longtemps arrêtée par ladifficulté d’énoncer un fait pénible et d’exprimer une douloureusevérité, elle avait franchi enfin l’obstacle et courait maintenantsans hésitation.

« Mon frère, écrivait Paul, à quoi bonplaider une cause perdue ou choisir laborieusement le meilleurmoyen de présenter ma misérable histoire ? Je vais être vrai,cela suffit. Je suis content que tu sois mon juge.

« M. V… commença par me parler de mamère, de sa santé chancelante, de son âge et de la grande positionqu’elle regrettait. Il m’apprit qu’elle avait des dettes ; ilne me cacha point que les engagements souscrits par elle étaient del’espèce la plus dangereuse, et il ajouta :

« – C’est une excellente personne, trèsimpressionnable et qui a mal dirigé sa vie. Nous l’aimonstous ; je dirai plus, nous la respectons ; mais ses amisont fait tout le possible. C’est à vous maintenant, monsieur Paul,de donner un coup de collier.

« – Je suis prêt à tout, répondis-je.

« – À tout ? répéta-t-il en meregardant fixement.

« Puis il reprit :

« – C’est bien… D’autant qu’avec sapauvre tête, un malheur de l’espèce que je redoute la tuerait toutnet.

« – Quel malheur redoutez-vous, monsieur,au nom du ciel ! m’écriai-je.

« Il ouvrit la bouche pour merépondre ; mais au lieu de parler, il se mit à ranger despapiers sur son bureau.

« – Votre père était un vrai gentilhomme,dit-il brusquement. Êtes-vous carliste comme lui ?

« – Mes affections et mes croyancesimportent peu, répliquai-je. Aucun engagement ne m’empêche deservir le gouvernement du roi Louis-Philippe.

« – C’est bien, fit-il pour la secondefois, mais ce n’est pas assez. Avez-vous lu l’histoire de GeorgesCadoudal s’attaquant au Premier consul ?

« – Oui, monsieur.

« – Eh bien ! répondezfranchement : Georges Cadoudal est-il pour vous un héros ou unassassin ?

« Je ne m’attendais pas à cette question,qui me troubla. Encore à cette heure je n’y saurais point répondrepar un seul mot, parce que Cadoudal n’est pour moi ni un assassin,ni un héros. Je gardai le silence.

« – Auriez-vous défendu le Premier consulcontre Georges Cadoudal ? interrogea encore M. V…

« Cette fois, je répliquai sanshésiter :

« – Oui.

« – À la bonne heure ! s’écria-t-ilen me tendant sa main, dont le contact me donna unfrémissement.

« Il s’en aperçut, sourit etreprit :

« – Quand vous aurez plus d’âge, voussaurez que les gens utiles et forts sont presque toujourscalomniés. Les partisans du mal me détestent parce qu’ils meredoutent. Ils m’ont fait la réputation qu’ils ont voulu me faire,car le public se met invariablement du côté de ceux qui accusent.Du reste, il y avait bien des choses à dire sur moi : je nesuis pas un petit saint, et je fais le bien par des moyens que lescasuistes n’approuveraient pas. Je me moque des casuistes,hé ! l’enfant !

« Il eut un gros rire qui essayait d’êtrerond, mais qui était brutal.

« Tu as déjà deviné le vrai nom deM. V…, mon frère, ce nom qui arrête ma plume chaque fois quej’ai besoin de l’écrire. Tu as beau être loin de la France, lesjournaux te portent sa lugubre renommée. Peut-être, car le mondemarche et les pouvoirs se moralisent, peut-être est-il le dernierexemple de cet étrange compromis entre le bien et le mal, entre lasociété qui se défend et le crime qui l’attaque. Ce personnagepopulaire, presque légendaire, publie en ce moment ses Mémoires,qui sont lus par l’Europe entière. Il appartient au crime par sonpassé ; on dit que son présent n’est pas une expiation, maisune industrie, et que la société ne l’emploie qu’aux dépens de sonhonneur.

« C’est un loup, traître aux autresloups, qu’on a dressé à chasser ses frères.

« La méthode est vieille. Déjà deux foisle gouvernement a eu honte, et M. V… a été destitué. Maisquand il ne sert pas, il nuit, et l’administration, qui s’est liéles mains en acceptant deux fois son aide, le reprend par besoin oupar frayeur.

« – Eh bien ! mon jeune ami,poursuivit-il, voilà l’embarras où nous sommes : nous avons àParis un Georges Cadoudal, ennemi personnel du roi, qui veut tuerle roi.

« J’étais fort attentif et fort ému.L’idée de me mettre aux côtés d’un roi pour le défendre m’attiraitet me plaisait. Je croyais qu’on allait me proposer cela.

« – Je suis prêt, dis-je. Pour arriver auroi, il faudra me passer sur le corps !

« Il y eut un peu de commisération dansle bon gros rire de M. V…, qui grommela :

« – Bravo, champion du roi, chevauchant àla portière du carrosse avec une lance et un bouclier, prêt àdéfier tous les chevaliers félons qui voudraient le percer d’undard ou d’une javeline ! Mon cher monsieur Paul, cela ne sefait plus ainsi, depuis qu’on a inventé la poudre. Les chevaliersfélons ont des moyens diaboliques de tuer les rois. Il ne faut pasattendre leur rencontre. On va les trouver chez eux, on les ficellecomme des paquets et on les met au roulage pour quelque endroit oùsont les cages bonnes à garder de pareils oiseaux.

« – Monsieur, repartis-je vivement, je nevaux rien pour un pareil métier.

« – Savoir, mon jeune gars, savoir. On nese connaît pas soi-même. À votre place, moi, j’aimerais mieux faireun peu violence à mes goûts que de voir ma mère malade, arrêtée etconduite en prison.

« – En prison ! ma mère !m’écriai-je.

« – Point d’éclat, s’il vous plaît, merépondit M. V… Je vous ai choisi pour vous épargner une grandepeine. Nous allons causer tous deux… Allez, il faut bien que lesGeorges Cadoudal soient arrêtés par quelqu’un, et ce n’est pas lamer à boire. »

Chapitre 5Les mémoires de Paul

 

« M. V… consulta une très bellemontre que sa grosse main caressait avec complaisance.

« – J’ai dix minutes encore à vousdonner, reprit-il pendant que je gardais le silence. Après ça, jemonte en voiture pour aller à Neuilly, souper avec le roi – engarçons –, la reine est à Saint-Cloud. Ils me font rire avec leurmépris, voyez-vous, mon jeune coq, tous ces gens-là. Je suis l’amidu roi, voilà, ni plus, ni moins : est-ce que çadéshonore ? J’étais l’ami du duc d’Orléans avant 1830. Decazespourrait vous dire comment nous l’avons menée, cette comédie dequinze ans ! Il y avait bien Angles, Delavau et d’autres, maisquand je suis quelque part dans le troisième dessous, les préfetsde police n’y voient plus que du feu. Faut-il dire au roi, ce soir,que vous refusez de le servir ?

« Je n’avais pas dix-neuf ans, mon frère,et pourtant, cet argument ne me toucha point.

« – Il faut dire au roi ce que vousvoudrez, monsieur, répliquai-je. Je suis le fils d’un homme qui,après un pareil acte, m’aurait défendu de porter son nom !

« – Vous êtes le fils d’une femme, aussi,monsieur Paul, me dit M. V… froidement. Votre père est mort,de profundis, mais votre mère vit et souffre !

« Il choisit sur son bureau trois petitspapiers qu’il tint entre l’index et le pouce pour me les montrer.C’étaient trois lettres de change au bas desquelles je pus lire lasignature de ma mère.

« – Elles sont échues, me ditM. V… ; elles ont été présentées, elles n’ont pas étépayées ; on les a protestées ; il y a jugement – et prisede corps.

« Je n’avais pas dix-neuf ans ;l’image de notre mère qu’on emmenait en prison passa devant mesyeux, et je courbai la tête.

« – Mais pourquoi me choisir ?demandai-je pourtant, pendant que deux larmes roulaient sur majoue.

« – Ah ! voilà ! repartit M. V…d’un air bon enfant. Raison d’État, mon fils. Nous marchons sur descharbons ardents. Notre royauté à chapeau gris et à parapluie acessé d’être populaire. Les agents ordinaires ne nous vaudraientrien ! Un esclandre nous ferait un tort incalculable :nous n’avons pas l’ombre d’une preuve. Notre Cadoudal, voyez-vous,est un peu plus malin que l’autre…

« – Qui est-il ? demandai-je.

« – Le général comte de Champmas.

« – Cet homme bienfaisant…

« – Beau mérite ! Il est riche commeun puits.

« – Qu’aurai-je à faire ?

« Je murmurai cette dernière questiond’un air sombre. Je défaillais sous le poids du découragement.

« M. V… consulta sa montre.

« – Le roi va m’attendre !murmura-t-il. Bah ! Il attendra. Vous aurez à frapper, àentrer et à dire : Je viens chercher les dépêches de la partde M. Vital. M. Vital est un ami duCadoudal-Champmas.

« Je l’arrêtai d’un geste et monindignation glaça le rire sur ses lèvres.

« – Oh ! oh ! fit-il,allons-nous décidément bêtiser ?Il faut que la chosesoit dans le sac ce soir. Et après tout, monsieur Labre, vous avezreçu d’assez jolis appointements provisoires !

« – Étaient-ce les appointements d’unagent de police ? demandai-je, frémissant de tous mesmembres.

« – Hélas ! oui, mon fils,répliqua-t-il, en service extraordinaire, avec le bonispécial : ci : cent soixante francs par mois, car cesdignitaires ne sont pas si convenablement rétribués que lesreceveurs généraux des finances.

« – Monsieur, dis-je, s’il ne s’agit qued’arrêter loyalement le général comte de Champmas, je m’encharge.

« – Pour arrêter quelqu’un légalement,sinon loyalement, dit-il avec un ricanement sinistre, il faut unmandat et une carte.

« – Qu’on me donne une carte et unmandat ! m’écriai-je.

« Je sentais que mon cœur s’enallait.

« M. V… réfléchit un instant.

« – La carte, c’est possible, dit-il.J’ai la vôtre qui est signée depuis bien longtemps…

« Chacun de ces mots était désormais uncoup de poignard.

« Ma carte était signée – depuis bienlongtemps. Depuis bien longtemps mon nom, le nom de notre père, letien, Jean, ah ! pardonne-moi ! était inscrit au registrede la police de Paris !

« M. V… poursuivit :

« – Quant au mandat, c’est différent,nous n’avons pas de mandat. Notre intérêt est de donner à l’affaireun caractère tout fortuit. Résumons-nous. Je vous ai fourni lesmoyens d’accomplir votre devoir aisément. Le nom de Vital vousservira de passeport : Vital est tout bonnement le duc d’E…Vous me rapporterez les dépêches qu’on vous donnera, et tout seradit. Moi, en échange, je vous rendrai les signatures de la bonnedame et je vous ferai un gentil cadeau pour entretenir l’amitié quinous lie. Mais, en somme, des goûts et des couleurs, moi, je nedispute jamais. S’il vous plaît d’aller comme une corneille quiabat des noix et de procéder tout de suite à l’arrestation,marchez. On vous brûlera vraisemblablement la cervelle ; celamême nous donnera le droit de perquisition, et vous serez vengé,mon fils. Voici votre carte. L’adresse du général est rue desProuvaires, 11, M. Tuault… et je dis que c’est stupide devivre dans un trou pareil, quand on a le plus bel hôtel de lacapitale !

« Il m’avait tendu successivement unecarte d’inspecteur qui était, en effet, remplie d’avance, à monnom, et l’adresse du faux M. Tuault.

« Je sortis sans prononcer uneparole.

« J’avais la mort dans le cœur.

« En descendant l’escalier, j’entendisretentir la sonnette de M. V…

« Et comme je montais la rue de laMonnaie, après avoir franchi le Pont-Neuf, je crus m’apercevoir quej’étais suivi à distance.

« Ceux qui me suivaient s’arrêtèrent aucoin de la rue Saint-Honoré et j’entrai seul dans la rue desProuvaires.

« J’abordai d’un temps le n° 11, et jefrappai.

« C’était une porte bâtarde, donnant dansune allée très obscure, et contiguë à l’entrée d’un restaurant depauvre apparence. Au premier coup de marteau, elle s’ouvrit. Leconcierge demeurait à l’entresol. Quand je demandai M. Tuault,il dit, au lieu de me répondre :

« – Que fait-il, cemonsieur-là ?

« – Je n’en sais rien, répliquai-je, jeviens dans son intérêt.

« – De la part de quivenez-vous ?

« Le nom prononcé par M. V… merevint, et je repartis au hasard :

« – Je viens de la part deM. Vital.

« – Montez au premier à droite, me dit leconcierge, et sonnez fort.

« Je suivis son indication. Au troisièmeou quatrième coup de sonnette, la porte devant laquelle je metrouvais s’ouvrit. Je vis un homme de grande taille qui, dansl’obscurité de l’antichambre, me sembla vêtu d’une bloused’ouvrier.

« Je ne lui laissai pas le temps dem’interroger et je lui dis :

« – Je viens de la part deM. Vital.

« Il s’effaça, j’entrai. Dès que la portefut refermée sur moi, ce fut une nuit complète.

« – Avez-vous un message écrit ? medemanda l’homme en blouse.

« – Non, répondis-je, est-ce vous quiêtes le général comte de Champmas ?

« – Vous êtes ici chez M. Tuault,rentier, me fut-il répondu. Sortez, si vous vous êtes trompé deporte.

« J’étais profondément ému, mais nonpoint troublé.

« – Je ne me suis trompé ni de porte nide nom, répliquai-je ; je veux parler au général comte deChampmas.

« – De la part de M. Vital ?

« – De la part de M. Vital.

« – Alors, attendez.

« L’homme en blouse me laissa seul.L’instant d’après, un domestique entra avec une lampe qu’il déposasur la table et se retira aussitôt. J’étais en pleine lumière.J’entendis qu’on disait tout bas dans la pièce voisine :

« – Duc, regardez. Est-ce vous qui avezenvoyé ce jeune homme ?

« – Non, fut-il répondu. Je ne le connaispas.

« L’homme en blouse parut au seuil de lachambre où l’on avait parlé. C’était un militaire, on le voyait. Samine imposante et noble me frappa. Il me regarda un instant ;il avait l’air soucieux.

« – Je vous préviens que je suis armé, medit-il.

« – Moi aussi, répondis-je, mais je neferai pas usage de mes armes.

« M. V… avait, en effet, glissé deuxpistolets dans mes poches.

« L’homme en blouse reprit :

« – Je suis le général de Champmas, queme voulez-vous ?

« Il se fit un mouvement dans la chambrevoisine et une draperie de serge tomba au-devant de la porte.

« Je répondis :

« – Je viens vous arrêter, parce que vousvoulez assassiner le roi.

« Je répète textuellement les paroles queje prononçai et qui le firent sourire, malgré la gravité dumoment.

« Dans la chambre voisine, j’avaisentendu distinctement le bruit de plusieurs armes à feu dont onrelevait les batteries.

« Le sourire du général rayonnait labonté et l’honneur. M. V… m’avait menti. Cet homme-là nepouvait pas être un assassin.

« – Vous êtes bien jeune,murmura-t-il.

« – Et bien malheureux, ajoutai-je.

« Je pense que nos paroles n’étaient pasentendues dans la chambre voisine, où une voix s’éleva pourcommander :

« – Allez !

« Trois coups de feu retentirent, et jefus blessé trois fois.

« – Qu’avez-vous fait ! s’écria legénéral qui me reçut dans ses bras.

« – Maintenant, sauve-qui-peut !dit-on encore de l’autre côté de la portière de serge.

« Je me sentais faiblir, mais je restaisdebout. Je me souviens que mon premier mot fut :

« – Ma mère n’a plus que moi.

« Le général me serrait dans ses bras.J’ajoutai :

« – Les maisons où l’on conspire onttoujours plusieurs issues. Si vous voulez fuir, ne prenez pas parla rue des Prouvaires… et donnez-moi votre parole d’honneur quevous n’assassinerez pas le roi !

« Il essaya de me dépouiller de meshabits pour visiter mes blessures.

« En ce moment, il se fit un grand bruitdu côté de l’escalier. Le général demanda :

« – Y a-t-il encore quelqu’unici ?

« Il n’eut point de réponse. Jel’entendis murmurer avec dépit :

« – Quels soldats ! Ils ont perdu latête à la vue d’un enfant !

« On frappa à la porte au nom de laloi ; les trois sommations, faites précipitamment et coup surcoup, ne prirent pas la moitié d’une minute, et la porte, attaquéepar un levier, fut jetée en dedans.

« Ce fut une véritable cohue quientra : une demi-douzaine d’agents et autant de sergents deville en uniforme. Les mesures de M. V… étaient prises. Ilavait compté sur les pistolets glissés dans mes poches, sur majeunesse, sur mon trouble. Il lui fallait au moins un coup de feupour jeter bas la porte de cette maison qu’il n’osait fouiller sansprétexte. On lui en avait donné trois, mais je n’avais pas brûléune amorce.

« Je ne le vis point d’abord ; ilétait là, pourtant, derrière tous les autres, en habit de bal etavec de larges lunettes vertes sur les yeux. On se rua sur legénéral. Un inspecteur mit la main sous le revers de ma redingoteet trouva ma carte du premier coup.

« – On a tenté ici un meurtre, sur unagent de l’autorité, dit-il.

« – J’ordonne une perquisition, ajoutaM. V…, que je reconnus seulement alors.

« Ce furent les dernières paroles quej’entendis ; je perdais beaucoup de sang, une syncope m’enlevale sentiment.

« Mes mémoires n’ont que cette pauvrepage, Jean, mon frère bien-aimé ; je l’ai écrite pour toi. Tues jeune encore, tu vivras longtemps, je l’espère, tu reverras laFrance. J’ai voulu te laisser de quoi me défendre, quand onattaquera devant toi mon souvenir.

« Et si tu as besoin d’un témoin, vadroit au comte de Champmas, lui-même.

« Je n’ai plus que deux circonstances ànoter. On trouva dans la maison de la rue des Prouvaires ce qu’ilfallait de papiers pour donner un corps à la conspirationcarlo-républicaine (ce fut le nom qu’on lui appliqua) et le généralest au Mont-Saint-Michel.

« Quand je voulus, après ma guérison quine se fit pas attendre, rendre ma carte à M. V…, je ne latrouvai plus. On m’offrit de l’argent que je refusai. J’ai nourrima mère jusqu’à son dernier jour en copiant des expéditions dansles bureaux. Et pourtant, je suis resté jusqu’à présent lecommensal de quelques pauvres gens, employés dans la police active.La femme qui tient notre table d’hôte avait été bonne pour mamère.

« Ai-je tout dit ? Tu devines bienque non. Ma plume est là qui hésite avec une joie douloureuse.J’aurais aimé te parler d’elle et te dire que je la vis un soir –un soir de dimanche où mon désespoir m’avait poussé jusqu’au piedd’un autel.

« C’était le lendemain de la mort denotre mère.

« Si tu savais comme elle est belle etcomme un seul regard de ses grands yeux noirs éveilla moncœur !

« Ah ! ce furent de délicieux, deterribles rêves. J’ai bien souffert dans cette chambre, d’où jevois ses croisées : souffert jusqu’à vouloir mourir !

« Elle aime quelqu’un. T’ai-je ditqu’elle est la fille aînée du général de Champmas ? T’ai-jedit ?… Ah ! le rêve a pris fin ; je suiséveillé…

« Folie ! pauvrefolie !… »

Ici Paul Labre s’arrêta. La plume s’échappa deses doigts. Il appuya ses deux mains contre son cœur, et deuxlarmes roulèrent sur sa joue.

– Folie ! répéta-t-il d’une voix brisée.Mortelle folie ! Son nom, le nom d’Ysole, viendra le derniersur ma lèvre. Ma prière s’envolera vers elle, au lieu de monter auxpieds de Dieu !

Quand il reprit sa plume, ce fut pour effacerles dernières lignes de sa lettre, depuis les mots :« Ai-je tout dit ? »

À la place, il écrivit :

« J’ai tout dit ; adieu, mon frèrechéri, nous nous serions bien aimés tous deux. »

Et il signa : « Paul Labred’Arcis. »

Sur l’adresse il mit : « À monsieurJean Labre, baron d’Arcis, secrétaire du consul général de France,à Montevideo (Uruguay). »

Il cacheta et se leva. Son regard fit le tourde la chambre.

– Je n’oublie rien, dit-il avec un tristesourire.

Il sortit, tourna la clef en dehors et frappaà la porte de Mme Soûlas qui vint ouvrirelle-même.

Elle était seule ; tous les habitués dela table d’hôte, retirés depuis longtemps, étaient à leurs affairesou à leurs plaisirs.

– Venez-vous pour manger un morceau ?demanda la bonne dame.

– Non, répondit Paul, je n’ai pas faim.

Il mit dans la main de Mme Soûlas salettre et quelque monnaie.

– Pour affranchir demain matin, s’il vousplaît, dit-il.

– Tiens, s’écria Thérèse, j’en ai une pourvous, depuis tantôt, étourdie que je suis !

Paul prit la lettre et la mit dans sa pochesans la regarder.

– Vous n’êtes pas curieux, fitMme Soûlas.

– Je sais ce que c’est, murmura Paulmachinalement. J’ai besoin de faire un tour, ce soir. Au revoir,maman Soûlas.

Il ajouta et sa voix tremblait :

– Je ne vous ai jamais assez remerciée de ceque vous avez fait pour ma mère, savez-vous ?

– Bon ! dit Thérèse, encore cesidées ! Je donnerais mon petit doigt pour vous voir heureux etcontent, monsieur Paul.

– Cela viendra, maman Soûlas. À vousrevoir.

– À vous revoir… et ne nous faites pas fauxbond demain à déjeuner, dites donc ! c’est comme ça qu’ons’abîme l’estomac.

Paul descendait l’escalier tournant.

À la hauteur du premier étage, il se rencontraavec un homme qui montait. Cet homme portait sous le bras un objetassez volumineux qui heurta la poitrine de Paul.

– Ah ! dit l’homme, pardon ; il faitnoir comme dans un four, ici. Par hasard, ne seriez-vous pasM. Paul Labre ?

Le premier mouvement de Paul fut de répondreaffirmativement, mais il se ravisa.

– Je n’ai plus d’affaires avec personne,pensa-t-il.

Et il ajouta :

– Non, monsieur.

– Le connaissez-vous, au moins ?

– Non.

Et il continua de descendre. L’autre continuade monter.

Chapitre 6La chambre n° 9

 

L’homme que nous venons de rencontrer dansl’escalier quittait le cabaret du père Boivin où il était entrépour demander Paul Labre. Les habitués du père Boivin n’étaientpas, en général, des raffinés, sous le rapport de la politesse.

L’étranger était un fort beau garçon d’unetrentaine d’années, portant un élégant costume de voyageur. Ilavait une valise à main sous le bras.

Il arrivait rarement que des gens de cettesorte s’égarassent dans le rez-de-chaussée du père Boivin. On neles y aimait pas.

La partie la plus grossière de l’assembléeaccueillit sa question par des rires et des murmures ; lemoins brutal de la bande répondit :

– Mon prince, ici, nous n’appartenons pas à lachose de ce bureau-là. L’autorité a oublié de nous donner à garderl’oiseau en question.

Un garçon qui passait chargé de chopes et dedemi-setiers dit :

– Troisième étage, porte en face.

L’étranger n’avait aucune envie de prolongerson séjour dans l’établissement du père Boivin. Il remercia etsortit.

La rencontre de Paul dans le noir escalier encolimaçon et sa réponse brusque ne contribuèrent pas à donner auvoyageur une haute idée de la courtoisie qui régnait dans ceslatitudes.

– Il a fallu le besoin pour le pousser dans cequartier ! pensa-t-il. La pauvre mère aura tout perdu à laloterie.

Il se prit à la rampe et poursuivit sonascension.

Paul, en atteignant le bas des degrés, n’avaitdéjà plus conscience de s’être rencontré avec quelqu’un.

Et pourtant, comme il tournait l’angle de latour pour prendre le quai des Orfèvres, un vague ressouvenir luivint. Il se dit :

– C’est quelque camarade d’enfance. J’ai bienfait de m’enfuir. Il m’aurait demandé : Qu’es-tu devenu ?Que fais-tu ? Pourquoi vis-tu dans cet horrible trou ?…Je n’y vis pas, j’y meurs.

Il fit encore quelques pas etajouta :

– C’est singulier… cette voix-là me reste dansl’oreille ; je suis bien sûr de l’avoir entendueautrefois.

Ce fut tout.

L’étranger à la valise arrivait, en ce moment,sur le palier où notre histoire a jusqu’à présent élu sondomicile.

La lune était cachée sous les nuages, et c’està peine si une lueur insaisissable filtrait à travers la poussièrequi aveuglait le carreau du jour de souffrance. La nuit étaitcomplète. Mme Soûlas venait d’éteindre sa lampe en se mettantau lit. Il n’y avait rien d’allumé dans la chambrette dePaul : seule, la chambre n° 9, celle où un mystérieuxpersonnage avait écrit le nom de Gautron, à la craie jaune, gardaitune raie lumineuse sous les planches de sa porte.

L’étranger essaya de s’orienter. Son regardinterrogea tout autour de lui, et comme il arrive invariablementquand un point isolé luit dans l’obscurité, il se dit, au boutd’une seconde d’examen : ceci est le milieu.

Le point lumineux est toujours le milieu.

Or, on lui avait dit : porte dumilieu.

Il marcha droit à la porte n° 9 et y frappa àcoups de poing.

Aucun bruit, aucun mouvement ne suivirent cetappel. L’étranger redoubla, et il lui sembla entendre deschuchotements à l’intérieur.

– Morbleu ! dit-il, je suis las. J’aibesoin de manger et de dormir. Paul, mon frère, ouvre, c’estmoi !

La porte s’ouvrit en effet, mais,préalablement, la raie lumineuse avait cessé de briller au ras dusol.

– Eh bien ! petit frère, commença levoyageur, es-tu seul ? La mère ne demeure-t-elle pas avectoi ? Où es-tu, qu’on t’embrasse !…

Ce dernier mot ne fut pas achevé, et JeanLabre, car c’était lui, n’eut pas le temps de s’étonner du bizarresilence qui accueillait sa venue.

Dans la nuit, il avait cru voir une ombre seglisser entre la porte et lui. Au moment où il se retournait, ilreçut par-derrière un coup de couteau dans la région du cœur.

Il poussa un cri faible et tomba foudroyé.

– Ah çà ! dit une grosse voix, qu’est-cequ’il raconte avec son petit frère, sa mère et sesembrassades ! Allume, Landerneau, qu’on voie ce qu’on afait.

Une autre voix demanda :

– As-tu des phosphoriques, Coterie ?

Une allumette frémit et prit feu, éclairant unréduit rond, très bas d’étage et percé de deux fenêtres. Latradition affirme que c’est à l’une des croisées de ce réduit queles paysans virent pendre, un matin d’octobre, en l’an 1655, latête chauve du lieutenant criminel Tardieu, assassiné avec safemme, la nuit précédente. Ils étaient morts tous deux par avarice,et faute d’avoir voulu nourrir un chien ou un valet.

À droite de la fenêtre qui regardait lesud-ouest, un trou considérable s’ouvrait, pratiqué dans lamaçonnerie même de la tour, et encore entouré de ses déblais.

Auprès du monceau de pierres cassées et deplâtras, il y avait un fort pic de mineur, plus une auge à plâtre,des sacs de chaux, un seau d’eau et une truelle.

Sur l’appui même de la croisée, un panneau deboiserie, désarticulé avec soin et enlevé de la place où était letrou, semblait attendre qu’on le posât de nouveau en son lieu.

Près de la porte, quatre hommes étaientgroupés : trois debout, le quatrième étendu sans mouvement surle carreau.

Nous eussions reconnu du premier coup d’œil, àla pesante vigueur de sa carrure, celui qui paraissait être lechef : M. Coyatier, comme l’appelait Pistolet, l’hommequi avait tracé le nom de Gautron, au revers de la porte. Ildépassait les deux autres de la tête.

C’était un coquin à face énergique et brutale.Ses petits yeux disparaissaient presque sous l’épaisseur de sessourcils roux. Il avait un tic dans la bouche, dont les coinsrévoltés relevaient à chaque instant la lourde et pâle bouffissurede ses joues.

Le hasard donne parfois au crime ledéguisement de la beauté. Coyatier, dit le marchef, n’était pasbeau, mais il devait être terrible à la besogne. Landerneau, ditTrente-troisième, avait la tournure d’un ouvrier charpentier.

Coterie était un maçon.

Ils se penchaient tous les trois au-dessus deJean Labre, qui était mort sur le coup, foudroyé, et gardait lapose que lui avait donnée sa chute.

Ils tressaillirent tous les trois, parce quela porte de Mme Soûlas grinça de l’autre côté ducarré.

– Motus ! fit le marchef qui ôta sessouliers et alla soulever le matelas pour mettre son œil à unefente.

Thérèse, en déshabillé de nuit, était sur leseuil de sa chambre, une chandelle à la main :

– Mou ! mou ! mou !appela-t-elle doucement. Faudra-t-il que je rallume, maintenant,pour te chercher, mauvais sujet !

L’infortuné matou n’avait garde de répondre oude venir.

Mme Soûlas appela encore, puisflétrissant du nom de libertin la pauvre bête assassinée, ellereferma sa porte en lui promettant une correction.

Coyatier revint et remit ses souliers. Iln’avait rien perdu de son sang-froid obtus.

– Pour avoir été fait à tâtons, dit-iltranquillement, ça y est.

– Ça y est, répéta Coterie, dans lecinq-cents !

Mais Landerneau ajouta :

– Seulement, ce n’est pas le général.

– Bon ! fit Coterie, es-tu sûr ?

– Sûr et certain.

Coyatier pétrissait un énorme bout de tabacpour en faire une chique. Il resta un instant déconcerté.

– C’est sûr aussi que les finauds de là-bassont plus bêtes que des dindons avec tout leur esprit,dit-il ; à quoi ça sert d’écrire un nom sur une porte quand ilfait nuit ?

– On ne pouvait pas pendre une girandole surle carré de la gargote des inspecteurs ! ajouta Landerneau. Iln’y a pas de notre faute.

– Avec ça, conclut Coterie, que le général estpeut-être venu. Voilà plus d’une heure qu’on a rentré le foulardrouge.

– Et que nous croquons le marmot l’arme aubras ! gronda le marchef. L’ouvrage est fait, il faut leramasser. Il n’y a place que pour un là-dedans. On nous a dit qu’unhomme viendrait, l’homme est venu ; nous lui avons fait cequ’on nous avait dit de lui faire. Ceux qui ne seront pas contentsiront le dire au parquet. L’argent est gagné, nous allons passer aubureau. Donnez-moi un coup de main pour le ménage.

Tout fut bientôt en mouvement, et le« ménage » se fit avec une miraculeuse rapidité. Lemarchef s’occupa du cadavre qu’on plaça dans le trou. Coteriemaçonna, Landerneau menuisa.

Puis on lava le carreau et l’on inventoria lavalise.

Une demi-heure après, les trois malfaiteurs seglissaient hors de l’allée noire qui était l’entrée de la maisonBoivin.

Coterie et Landerneau entrèrent au cabaret,Coyatier prit le quai des Orfèvres en descendant vers le Pont-Neuf.Il avait déjeté sa robuste taille de façon à paraîtresouffreteux ; il marchait en boitant, et l’un de ses bras,tordu par la paralysie, pendait inerte le long de son flanc.

Il s’arrêta un peu avant l’angle de la rueHarlay-du-Palais, et après avoir regardé tout autour de lui, pourvoir s’il n’était point suivi, il souleva le marteau de la seuleporte bourgeoise qui s’ouvrait sur le quai.

Cette porte appartenait à la maison à deuxétages que nous avons observée déjà par la fenêtre de PaulLabre : la maison où nous avons vu le foulard rouge pendu aubalcon du second, et, au premier, à travers les carreaux d’unebelle et haute croisée, la gracieuse silhouette d’une jeune femmequi attendait.

La soirée avançait ; les cabinets del’établissement Boivin s’étaient vidés l’un après l’autre. Lerez-de-chaussée lui-même allait perdant peu à peu ses chalands.

Dix minutes après le départ de Coyatier et deses deux compagnons, au milieu du silence profond qui emplissaitmaintenant la cage de l’escalier tournant, un bruit de pasprécipités se fit entendre.

Deux hommes montaient en courant. Celui quiallait le premier portait une petite lanterne.

– Tu es sûr d’avoir reconnu Coyatier, lemarchef ? dit-il, essoufflé qu’il était en enfilant latroisième volée.

– Assez, répondit l’autre dont la respirationn’était nullement troublée.

Le gamin de Paris peut monter aux tours deNotre-Dame sans souffler ni suer.

– Et que faisais-tu là, sur le carré, à cetteheure ?

– J’étais à la chasse, monsieur Badoît :faut bien travailler.

– Misérable créature ! grondaM. Badoît qui sortait de son caractère. On ne fera jamais riende toi !

– En chassant, riposta Pistolet, je vousramasse des renseignements curieux, et vous vous fâchez ! Jevous donnerai congé, monsieur Badoît.

L’inspecteur haussa les épaules.

– Tu as bien lu le nom de Gautron ?demanda-t-il.

– Couramment.

– Et tu ne pouvais pas me prévenir ?

– Y a du temps que j’ai idée de me ranger,répliqua paisiblement Pistolet, mais ce n’est pas encore commencé,et, jusque-là, faut bien s’amuser, pas vrai ? J’avais ma femmeà Bobino ; vous savez, Mèche, la flambante des flambantes.C’est pas moi qui la ferais attendre, non !

– Quatre heures de perdues ! grommelaM. Badoît. Le marchef va vite en besogne. Qui sait ce qui a puarriver ?…

Clampin, dit Pistolet, ne répondit point. Ilsifflotait entre ses dents le plus joli des airs de vaudevillequ’il eût entendus, ce soir, au théâtre.

En atteignant le palier, M. Badoît alladroit à la porte n° 9 sur laquelle il promena l’âme de salanterne.

La porte avait été récemment lavée et restaithumide par places.

On ne distinguait plus rien des caractèreseffacés, mais des vestiges de craie jaune restaient visibles çà etlà.

– Le coup est fait ! pensa tout hautM. Badoît avec consternation. Pistolet, qui avait ses mainsdans ses poches jusqu’aux coudes, ajouta :

– Alors, c’est tout frais. On va flairer.

Il appliqua son oreille aux différentes fentesde la porte :

– Ça a l’air, en effet, dit-il, que lespierrots sont dénichés. Badoît le saisit au collet et le secoua,disant :

– Ce soir, méchant coquin, tu as peut-êtrecausé la mort d’un homme !

Pistolet se dégagea sans trop d’efforts etprit la pose noble du boxeur français.

– Ça passera encore une fois en conversation,monsieur Badoît, dit-il avec dignité, mais j’aime pas qu’onm’affronte, c’est mon caractère. Aussi vrai comme le soleil nouséclaire – pas ici, par exemple, mais sur la place de la Concorde,en plein midi, quand il fait beau –, si vous recommencez ces jeuxde vilain avec moi, je lève la jambe et je vous colle une tape àl’œil, premier numéro, cachet de l’affection et du respect.

L’inspecteur tourna le dos et se rapprocha dela porte du milieu, à laquelle il frappa :

– Paul Labre ! monsieur Paul Labre !appela-t-il.

Nous savons qu’il n’y avait là personne pourlui répondre. Il attendit un instant, puis murmura d’un aircontrarié :

– Je n’aurais pas été fâché d’être deux,ici.

– Pour ce qui est de ça, patron, nous sommesdeux, déclara Pistolet. Ça ne me démange pas beaucoup de m’aligneravec le marchef, qui est fort comme un bœuf et qui pique entraître, par-dessus le marché ; mais, s’il le faut, vous allezvoir qu’on est Parisien avec honneur, et qu’on va se comportergaiement à la danse !

M. Badoît dirigea sur lui l’âme de salanterne et le regarda.

– Va bien, Clampin ! dit-il. Tu as l’aird’un quelqu’un, ce soir… et j’ai ouï conter que, dans lesrévolutions, vous êtes de drôles de petites bêtes, vous autres. Ils’agit d’entrer là-dedans.

– Porte, s’il vous plaît ! cria aussitôtPistolet.

– Veux-tu bien te taire !… Tu n’as pasd’outils, toi ? Je te crois honnête…

– Pur et sans tache, interrompit le chasseurde minets, mais j’ai mon passe-partout. Voyons voir.

Il prit sous sa blouse le tout petit crochetde chiffonnier qui lui servait à massacrer les chats et enintroduisit la pointe recourbée dans la serrure du n° 9. Il y eutun grincement intérieur et la porte s’ouvrit.

À tout événement, Pistolet fit un saut de côtépour se mettre à l’abri derrière le battant.

M. Badoît exécuta pareillement unmouvement de retraite et glissa prestement sa main sous le reversde sa redingote.

Une minute se passa dans l’attente.

– S’il est là, il veut garder son avantage,dit Pistolet. Y va-t-on ?

– Tu as du cœur, petit ! murmura Badoît.Recule-toi, que je passe. Tu n’es pas de l’état ; moi, je faismon devoir.

Et avec une résolution triste, privée de cetélan qui vient en aide au courage du soldat sur le champ debataille, l’agent quitta son abri. Aussitôt qu’il eut dépassé leseuil, il lança la lumière de sa lanterne à l’intérieur. Pistolet,qui le suivait de très près, s’écria :

– Déménagés, les locataires !

Badoît eut un soupir de soulagement :mais, comme il reprenait son haleine, sa poitrine se serra et ilmurmura :

– On a tué ici ! ça sent le mort.

– Possible, répondit Pistolet, dont la figuremièvre et pâle avait une sorte de gravité. Ça sent.

Il s’agenouilla sur le carreau, à la placemême où Jean Labre était tombé, et dit :

– Approchez voir la lanterne.

La lueur oblique éclaira le sol qui,évidemment, venait d’être lavé. Une trace rougeâtre, qui courait enzigzag entre les jointures des tuiles, frappa en même temps lesyeux de l’inspecteur et du gamin.

– Qu’ont-ils fait du corps ? pensa touthaut M. Badoît.

– Les coups de pioche… murmura Pistolet.

Il n’y avait pas besoin d’autre explication.L’âme de la lanterne se promena lentement sur les parois de lachambre ronde.

Le panneau avait été replacé avec unemerveilleuse adresse. Aucun indice ne trahissait le lieu choisipour la sépulture de Jean Labre. Bien plus, certaines parties de laboiserie avaient des défauts ou des fissures qui éloignaient l’œilde la vraie cachette.

Pistolet, marchant à quatre pattes, interrogeales carreaux un à un.

Puis Badoît, monté sur une chaise, sonda leplafond bas, qui était à portée de la main.

Rien, nulle part.

Une dernière épreuve, consistant à éprouveravec la main chaque planche de la boiserie, donna un résultatégalement négatif. Tout ce vieux bois plaqué sur une maçonnerieépaisse donnait au toucher une sensation d’uniforme humidité.

– C’est tout de même joliment joué ! ditPistolet avec conviction. Rien dans la main, rien dans lespoches ! Ils ont escamoté la chose comme une muscade.

Badoît réfléchissait.

Il alla ouvrir la croisée qui donnait de biaissur le quai des Orfèvres dans la direction du sud-ouest.

La lune n’avait plus de voile.

La première chose qui frappa ses yeux fut lamaison à deux étages dont le balcon était éclairé vivement.

– C’est là qu’était le signal !murmura-t-il. Ceux qui étaient ici voyaient le foulard rouge… Ilétait pour eux, peut-être…

« Clampin ! s’interrompit-il,M. Chopand demeure rue de la Barillerie, 3 ;M. Mégaigne, rue de la Harpe, 7. Je me charge deM. Martineau : nous serons assez de quatre.

– J’en suis, si vous voulez, patron.

– Va d’abord me chercher M. Mégaigne etM. Chopand. Rendez-vous sur le Pont-Neuf, à la statue.

– Ils seront couchés.

– Ils se lèveront.

– S’ils ne veulent pas ?

– Tu leur diras que c’est une grande affaire,une affaire capitale : l’affaire Gautron à la craiejaune.

Chapitre 7Suavita

 

Nous rétrogradons de quelques heures pourpénétrer enfin dans cette mystérieuse maison à deux étages, dontnous n’avons pas encore franchi le seuil, mais qui a, sans nuldoute, piqué la curiosité du lecteur, ne fût-ce que par le foulardrouge flottant comme un drapeau à son balcon.

Ainsi en est-il dans ces récits de l’histoiredu crime, où l’écrivain n’a à dépenser ni beaucoup de talent, nibeaucoup d’imagination.

Les faits sont là qui se posent d’eux-mêmes enjalons ; les personnages existent ; il ne s’agit que deménager un peu l’intérêt contenu dans ces étrangesprocès-verbaux.

Au premier étage de cette maison du quai desOrfèvres, qui faisait face, à la fois à la lucarne de notre pauvreami Paul Labre et à la fenêtre sud-ouest de la tour du coin où JeanLabre venait d’être assassiné, habitait la famille du général comtede Champmas, prisonnier d’État.

La famille du général, veuf depuis plusieursannées, se composait seulement de deux filles.

Lors de sa condamnation, qui avait eu lieu àla suite des événements que nous avons rapportés, vers la fin de1833, le général n’avait pas eu à s’occuper de ses filles. Ellesrestaient tout naturellement à la garde de leur tante,Mlle Reine de Champmas, laquelle entourait son frère d’uneaffection telle que jamais elle n’avait voulu se marier.

Il n’avait fallu rien moins que cetteaffection véritablement profonde pour amener Mlle Reine àconserver la direction de la maison de son frère malgré l’intrusiond’une jeune fille étrangère qui vint s’établir à l’hôtel, peu demois après la mort de la comtesse, et que le général présenta toutd’abord comme étant Mlle de Champmas.

Suavita, la plus jeune fille du général, lafille unique de Mme la comtesse, avait alors onze ans. Sonpère l’adorait, mais elle avait eu une enfance souffrante etincessamment menacée ; le général était frappé de l’idée qu’illa perdrait.

L’autre, celle qui venait on ne savait d’où,fruit de quelque aventure de jeunesse, se nommait Ysole, et avaitalors quinze ans. Aux reproches de sa sœur, chagrine et presqueindignée de voir arriver cette étrangère qui allait partager lesdroits de l’enfant légitime, le général avait répondu :

– Dieu m’a pris ma femme qui était unange ; Suavita est un ange que Dieu me prendra. Laissez-moihabituer celle-ci à m’aimer pour que je ne reste pas seul sur laterre.

Il expliqua alors que feu la comtesse, loin,d’ignorer l’existence de cette enfant, déjà reconnue, lors de sonmariage, avait consenti à la légitimer par contrat secret, à lacondition qu’elle n’habiterait point la maison paternelle.

La bonne tante Reine, soumise et dévouée,n’avait pas résisté longtemps. Non seulement elle n’avait pointtenu rigueur à la fille naturelle de son frère bien-aimé, mais latendresse était venue peu à peu et dans les derniers mois de savie, elle s’était faite la complice du général pour assurercomplètement la position d’Ysole.

Il faut dire qu’Ysole était une jeune personneaccomplie : belle, douce, spirituelle, brillante, et poussantla séduction jusqu’au charme.

Du vivant de Mme la comtesse, et tout enla tenant éloignée de la maison, le général n’avait jamais négligéson éducation. Ysole avait été élevée dans un de ces couventsfashionable d’où sortent tant de jolies merveilles. Ellesavait tout ce qui se peut apprendre, et comme l’esprit, la grâce,l’élégance semblaient innés en elle, l’excellente sœur du généralse serait fait un scrupule de conscience de ne point la déclarerparfaite.

Nous avons dû constater déjà que la famille deChampmas était puissamment riche ; mais, à la suite de sonprocès politique, le général avait vu mettre ses biens personnelssous le séquestre. Il y avait déjà longtemps que ses filles et sasœur avaient abandonné l’hôtel de son nom pour vivre en province ouchez des parents.

Depuis six mois que la tante Reine étaitmorte, on avait séparé les deux jeunes filles.

Ysole demeurait chez une parente éloignée deM. de Champmas, qui avait nom Mme la comtesse deClare, et Suavita était, à son tour, au couvent.

Par le fait, le général n’avait plus demaison, quoiqu’un certain nombre de vieux serviteurs de la famillerestassent groupés autour d’Ysole.

Mme la comtesse de Clare, fort bellepersonne qui occupait une position nouvellement conquise et un peumystérieuse dans le monde légitimiste, avait été choisie par legénéral à l’exclusion de parents plus proches et d’amis plusintimes : on ne savait pas bien pourquoi. Ceux quis’intéressaient à la famille de Champmas caractérisaient lasituation par le mot « provisoire » qui était alors fortà la mode.

Évidemment les choses devaient changer, etpeut-être le plus naturellement du monde, car le procès, c’étaitl’avis public, avait été conduit avec une rigueur passionnée, etl’intérêt de l’autorité supérieure était d’aller vers laclémence.

Avant de poursuivre notre récit, un mot encoresur cette comtesse de Clare qui devait être, quelques années plustard, une des étoiles du firmament parisien. Son mari étaitvéritablement comte et de la meilleure noblesse : il avait nomChrétien Joulou du Bréhut. Nous avons raconté fort au longl’histoire de son mariage dans une de nos dernièrescompositions[1].

Ce brillant et chevaleresque nom de Clare,ajouté au nom un peu obscur et très bretonnant de Joulou du Bréhut,aurait certes pu donner matière à contestation. Mais le général ducde Clare, seul représentant de la maison quasi souveraine deFitz-Roy, loin de réclamer, avait noué des relations avec la bellecomtesse. Joulou du Bréhut et Fitz-Roy de Clare s’étaient alliésune fois vers 1700 et tant. Les titres produits parurent suffisantsà M. le duc.

Mme la comtesse avait d’autres bellesconnaissances et dans des camps fort divers. M. Schwartz, lebanquier à la mode, la portait aux nues ; elle était lafavorite du fameux colonel Bozzo, le saint de la rue Thérèse, quiachevait sa longue et pure carrière, entouré du respect detous.

Et pourtant, je ne sais quelles rumeursallaient et venaient. On s’étonnait que M. de Champmaseût confié ses filles à cette belle créature qui était née, enquelque sorte, le jour de sa première entrée dans un salon dufaubourg Saint-Germain, au bras du comte Joulou du Bréhut, et dontpersonne ne connaissait le passé.

Le premier étage de la maison du quai desOrfèvres était loué au nom du comte de Champmas et depuis un moisseulement. Nous ajouterons tout de suite que, le même jour,précisément, on avait loué le second étage au nom du vicomteAnnibal Gioja des marquis Pallante, jeune Italien fort bien reçuchez la belle comtesse.

Il était cinq heures du soir environ. Danscette chambre du premier étage, dont Paul Labre avait regardé sisouvent, ce soir, les persiennes fermées, une jeune fille, uneenfant plutôt, était couchée sur une chaise longue et semblaitsommeiller. Elle était pâle comme une vierge de cire. Ses cheveuxblonds éparpillaient leurs boucles sur le coussin et ses cilsbruns, demi-clos, laissaient glisser un paresseux rayon.

Elle paraissait avoir treize ou quatorze ans àpeine, quoiqu’elle eût la taille d’une femme. Sa beauté était d’unange – mais de ces anges qui n’ont fait qu’effleurer la terre etqui vont remonter au ciel.

C’était la plus jeune des filles deM. de Champmas, sa fille légitime. Sa mère amoureuse luiavait donné le nom de Suavita.

Auprès de la chaise longue une vieilleservante en deuil était assise et veillait.

– Je ne l’aime pas, dit tout à coup Suavitad’une voix languissante et douce.

Ses yeux étaient fermés. La vieille servante,qui crut à un rêve, demanda tout bas :

– Dormez-vous, chérie ?

– Non, répondit l’enfant, dont les longs cilsse relevèrent un peu. Je pense à la comtesse. Elle est pourtantfort belle.

– Et vous ne l’aimez pas ?

– Non. J’ai beau faire !

– Elle a été bonne pour vous, cependant.

– C’est vrai. Là-bas, au couvent, lesreligieuses sont bonnes aussi, et je les aime.

Un geste frileux dont la servante connaissaitbien la signification la fit lever. Elle ramena sur les pieds de lajeune malade la couverture de soie ouatée qui l’entourait.

– Merci, Jeannette, dit Suavita. J’ai toujoursfroid. Je ne souffre pas beaucoup, mais je crois que je suis bienmalade.

Jeannette essaya de sourire. Elle avait deslarmes plein les yeux.

– Quelle idée ! balbutia-t-elle, vousgrandissez, voilà tout. Vous êtes si grande que je n’ose plus voustutoyer. Et cela fatigue de grandir.

Les paupières de Suavita se fermèrent tout àfait, pendant qu’elle murmurait :

– Oui, cela fatigue. Je suis faible,faible…

– J’étais ainsi quand je grandissais, repritJeannette.

– Et tu es bien forte maintenant. Est-ce quema sœur Ysole a été aussi comme cela quand ellegrandissait ?

– Sans doute… commença la servante.

Elle interrompit ce pieux mensonge pourajouter en elle-même :

– Celles-là sont comme les branches d’en basqui mangent les arbres au pied et qui profitent ! La bâtarde apris toute la sève.

Rarement, les vieux serviteurs sont du partides intrus.

– Quand ma sœur Ysole aura l’âge, poursuivitSuavita doucement, c’est elle qui sera ma maîtresse.Mme de Clare s’en ira et nous serons bien heureuses.

« Mais, s’interrompit-elle avec un sijoyeux élan qu’un peu de sang rose revint à la pâleur de sa joue,père chéri nous sera revenu bien avant ce temps-là !

– Est-ce qu’il y a de bonnes nouvelles ?demanda vivement la servante.

– Je crois bien ! répondit Suavita avecune égale vivacité.

Elle s’arrêta pour ajouter :

– C’est un grand secret. Ysole me gronderaitsi je le disais.

– Mamselle Ysole ! grondermademoiselle ! prononça lentement Jeannette.

Et la manière dont nous écrivons diversementce même mot ne suffit point à rendre la différence emphatique queJeannette avait mise entre le premier mademoiselle et le secondmademoiselle.

Manifestement, et quoi qu’on pût faire, il n’yavait pour Jeannette qu’une seule demoiselle de Champmas.

– Comme tu dis cela ! reprit la jeunefille avec reproche. Tu m’aimes trop, vois-tu, et cela fait que tun’aimes pas assez ma sœur Ysole.

Un mot vint à la lèvre de la vieille servante,qui se retint et garda le silence. Suavita continuait :

– Moi, je l’aime bien ! oh ! maisbien, bien ! Celles qui n’ont pas de sœur me font pitié. Quandelle vient me voir au couvent, tout le monde dit : Comme elleest jolie ; alors, je suis heureuse…

« Ah ! fit-elle, car les idées nefaisaient que passer dans son pauvre esprit affaibli, j’étais fièreaussi de maman chérie. Et ma tante Reine, comme elle megâtait ! mon Dieu ! Toutes celles qu’on aime s’en vont.Si on me disait un jour : Tu ne reverras plus Ysole…

Elle frissonna de la tête aux pieds, tandisque Jeannette grommelait amèrement :

– Pas de danger que celle-là s’enaille !

– Eh bien ! dit la fillette, qui poussaun grand soupir en essayant de se retourner sur sa chaise longue,ces persiennes fermées empêchent le jour de me blesser les yeux,mais j’aimerais voir au-dehors.

– Ici, répliqua la servante, on ne voit pasgrand-chose par les fenêtres : des masures sales et desbureaux qui ressemblent à des prisons.

– Il y a un jardin… et de l’autre côté dujardin…

– Ah ! ah ! fit Jeannette, qu’est-ceque c’est auprès du jardin de l’hôtel de Champmas ! Voilà unparadis !

Suavita poursuivit comme si on ne l’eût pointinterrompue :

– Et de l’autre côté du jardin, une vieilletour… deux tours, en comptant la petite où est la fenêtre du jeunehomme.

Jeannette se prit à écouter, étonnée etinquiète.

– On dit que les enfants malades sont presquedes grandes personnes, pensa-t-elle.

Suavita continuait :

– Depuis que je suis ici, je n’avais jamais vuâme qui vive à la fenêtre de la grande tour, mais aujourd’hui…

Au lieu de poursuivre, elle mit sa mainau-devant de ses yeux – une pauvre main transparente et si blanchequ’on eût dit de l’albâtre. Cette main tremblait.

– Aujourd’hui ? répéta Jeannette,curieuse.

– Il y a des moments, dit l’enfant avecfatigue, où je ne sais plus bien si j’ai rêvé ou si j’ai vu… maisj’ai encore froid dans les veines en y pensant. Je ne me souvienspas d’avoir eu jamais si grand-peur… Approche-toi, je vais tedire.

Jeannette obéit.

– Plus près encore, et tiens mes mains dans tamain. Aujourd’hui, j’ai vu, j’en suis sûre, un homme… Oh ! siun homme pareil pouvait pénétrer jusqu’ici, je crois que jemourrais de frayeur !

Elle frissonnait de tous ses membres et sesyeux grands ouverts s’égaraient.

– Chérie ! chérie ! dit Jeannetteque l’effroi prenait, vous avez eu un cauchemar à l’heure de votreaccès…

– Non. Rassure-moi autrement : j’ai vu,je suis sûre d’avoir vu une figure terrible, des bras énormes, etl’homme regardait de ce côté ; dis-moi plutôt que nous sommesbien gardées. Est-ce qu’un homme semblable pourrait arriver jusqu’àmoi, Jeannette ?

– Assurément non, répondit la servante,convaincue, cette fois, que l’enfant disait la vérité. Ce n’estplus comme à l’hôtel de Champmas où nous étions quatorze gens deservice, mais il en reste encore quatre : Madeleine qui estaussi robuste qu’un garçon, Pierre et Baptiste qui sont solidestous deux. Et d’ailleurs, nous sommes si près de laPréfecture ! Chaque fois qu’on me montre un passant dans larue, on me dit : C’est un inspecteur. Et les sergents deville ! On n’aurait qu’à japper tout bas : À lagarde ! pour voir la maison pleine de secours.

En écoutant cela, Suavita, rassurée, se mit àsourire.

– Je suis folle, pensa-t-elle à haute voix.Pourquoi viendrait-il, d’ailleurs ? Il avait à la main unepioche comme les paysans, là-bas, au château. Mais je n’ai pasregardé longtemps, parce que le jeune homme qui demeure auprès dela tour est venu s’accouder à sa croisée. Ses yeux étaient tournésvers moi ; j’ai cru qu’il me voyait. Si tu savais comme il al’air triste !… Mon père est riche, n’est-ce pas,Jeannette ?

– Il l’était…

– Et il le sera encore. Oh ! tu ne saispas tout… et moi j’ai promis d’être bien discrète… Je dirai à monpère que ce jeune homme est malheureux… Mais peut-être nevoudrait-il pas d’argent, car il a de beaux yeux sifiers !

Jeannette, qui avait d’abord froncé lesourcil, baissa ses paupières mouillées. Elle se disait :

– Pauvre chère enfant ! sa fièvre vit derêves.

La porte s’ouvrit brusquement, et Suavitapoussa un petit cri de joie.

– Ysole ! dit-elle, ma sœur !

Une jeune fille de seize à dix-sept ans,admirablement belle et gracieuse, venait de franchir le seuil.

Elle traversa la chambre et vint mettre unbaiser caressant sur le front de Suavita ranimée.

Puis elle se tourna vers Jeannette qui avait,d’instinct, reculé son siège.

– Vous pouvez partir, ma fille, dit-ellefroidement, mais avec bonté.

– Demain matin… commença la servante.

– Non, ce serait un jour de perdu. J’ai prismes mesures, et c’est moi qui serai la gardienne de Suavita jusqu’àvotre retour.

– Quel bonheur ! s’écria la fillette enjoignant ses pauvres mains pâles.

Il y avait un vague soupçon dans les yeux deJeannette.

– Vous m’avez dit que votre frère, malade,désirait vous voir, reprit Ysole. Je vous donne vingt-quatreheures, c’est à prendre ou à laisser.

Jeannette murmura un « merci,mademoiselle », qui sembla lui écorcher la bouche au passage,puis elle porta jusqu’à ses lèvres les deux mains de Suavita etsortit.

Ysole la regarda s’éloigner, puis elle mit undoigt sur sa bouche souriante dont le frais incarnat éclatait commeune fleur.

Elle se pencha vers l’enfant qu’elle serratendrement dans ses bras en disant :

– Chut ! il fallait la renvoyer.Madeleine, Pierre et Baptiste sont aussi dehors. J’ai eu besoind’adresse pour faire tout cela moi seule.

L’enfant riait, confiante.

– Tu n’auras pas peur ? continuaYsole.

– Puisque tu me gardes…

Ysole la souleva et lui dit dans unbaiser :

– Écoute, c’est aujourd’hui le grand jour.Personne ne doit être dans notre secret. Ce soir, nous allonsembrasser notre père.

Chapitre 8Ysole

 

Elle était, cette belle Ysole, éblouissante deforce, de santé, de jeunesse ; non point du tout dans le sensvulgaire de ces mots qui impliquent je ne sais quoi d’offensantdans le langage commun, parce qu’ils servent à caractériser cettebanale prospérité de la vierge bien conditionnée qu’onappelle : « la beauté du diable ». C’était une forceélégante, une santé nerveuse qui se traduisait par l’admirablepâleur des passionnées ; c’était une jeunesse légère etsouple, hardie et fine où se devinait déjà la grâce de lafemme.

Ysole était brune. Ses splendides cheveuxnoirs auxquels la lumière arrachait un reflet fauve, s’ondulaientnaturellement sur un front plutôt bas, mais modelé selond’adorables lignes. Ses yeux, long fendus, noirs et rendus plusnoirs encore par l’ombre de ses sourcils veloutés, avaient uneexquise douceur, quand elle voulait. Quand elle voulait, leurregard fascinait ou domptait.

Son nez droit, à la moindre émotion, relevaiten frémissant ses ailes fières ; sa bouche était un sourireenchanté ou un impérieux commandement.

Elle était grande. Rien ne peut dire lesdélicieuses mollesses de sa ceinture. Chacun de ses mouvementsappelait et charmait.

Et certes, il y avait quelque chose de pénibleà voir la victorieuse et vivante perfection de ce chef-d’œuvreauprès de cette autre enfant, belle aussi, mais vaincue, maisfrappée, et qui s’en allait mourant, comme une pauvre fleur que lebaiser de la larve a touchée.

C’était un contraste insolent, d’autant plusque le triomphe de l’une rabaissait davantage la détresse del’autre.

Aux derniers mots d’Ysole : Ce soir, nousallons embrasser notre père, les joues de Suavita étaient devenuesplus pâles ; mais tout son sang remonta bien vite, et unsouriant éclair s’alluma dans ses grands yeux.

– Mon père ! dit-elle, mon bien-aimépère !

– Si tu savais comme tu es gentille ainsi,amour ! s’écria Ysole dans un sincère élan de tendresse.Oh ! que je te voudrais guérie, afin que notre père fûtheureux !

– Tu es bonne, murmura l’enfant ; il n’ya rien sur la terre de si bon que toi.

Ysole était peut-être bonne, en effet, mais ily avait en elle, à ce moment, une joie profonde qui la faisaitmeilleure. Et cette joie ne se rapportait pas tout entière à ladélivrance de son père.

Elle s’assit auprès du lit de repos, bienprès, et prit les mains de sa petite sœur entre les siennes.

– J’ai besoin de causer, dit-elle, je suisheureuse !

– Et moi donc ! s’écria Suavita. Il mesemble que je n’ai plus mal. Mon Dieu ! tu as raison, Ysole,tu es heureuse ! C’est toi qui as tout préparé pour le salutde notre père. Oh ! je ne suis pas jalouse de toi, ma sœur,mais ce doit être si bon de travailler pour ceux qu’onaime !

– Pour ceux qu’on aime ! répéta Ysoledont les grands yeux rêvaient.

– Dis-moi ce que tu as fait, reprit Suavita.C’est à peine si jusqu’ici tu m’as glissé quelques paroles enpassant. N’est-il pas temps de me mettre au fait ?

– C’est vrai ; tu as le droit de toutsavoir ; et désormais rien ne peut plus nous faire obstacle.J’ai bien travaillé depuis quelques semaines, mais j’ai été si bienaidée. Écoute… tu ne comprendras peut-être pas tout, ma pauvrepetite sœur, car ce sont des choses au-dessus de ton âge. Il y ades gens puissants qui s’intéressent à nous. Sais-tu ce que c’estque conspirer, Suavita ?

– Oui, répondit l’enfant, j’ai vu desconspirations dans l’histoire romaine.

– Catilina ! s’écria Ysole, un jeunehomme vaillant et brave qui joue avec des milliersd’existences ! Oui, c’est bien cela… Et c’est magnifique,n’est-ce pas ?

– Dans les conspirations, dit Suavita, jecrois qu’on court danger de perdre la vie.

– Certes ! toujours ! c’est le grandet terrible enjeu de ces parties. Eh bien ! notre pèreconspirait, et le prince conspire.

– Quel prince ? demanda l’enfant.

Au lieu de répondre, Ysole mit ses lèvres surle front de la petite malade et murmura d’une voix que l’émotionfaisait trembler :

– Serais-tu bien contente, si ta sœur devenaitprincesse ?

La fillette ouvrit de grands yeux étonnés.

– Si tu étais bien contente d’être princesse…commença-t-elle.

Ysole l’interrompit par une caresse nouvelleet reprit en riant :

– Quand je cause avec toi, je deviens aussienfant que toi. Ce n’est pas là ce que tu voulais savoir. Notrepère fut donc mis en prison pour avoir conspiré, et l’État lui pritses biens. Il a beaucoup d’amis dans le gouvernement, qui pensentque sa condamnation fut injuste. J’ai vu une lettre de lui quidisait : « Si j’étais en liberté, à l’étranger, je seraisbien assez riche encore des fonds que j’ai placés en Angleterre eten Allemagne ; les débats de mon affaire ont laissé uneimpression de doute dans tous les esprits : il ne se passeraitpas un an sans que j’obtinsse amnistie. »

– Cela veut dire qu’il aurait sa grâce ?demanda Suavita.

Ysole releva sa belle tête mutine.

– Ceux qui conspirent, dit-elle avec fierté,ne prononcent jamais ce mot-là.

– Alors, insista l’enfant, quand on leur faitgrâce, ils refusent ?

Ysole rougit, puis sourit.

– Tu es trop jeune, dit-elle, pour comprendreces choses…

« Mais songe donc, interrompit-elle,précipitamment, à ce que je serais devenue, si j’avais été touteseule ! Notre cousine de Clare a été charmante, oh !charmante. Tu l’aimeras, quand tu la connaîtras mieux. Elle m’a ditune fois : « Ma fille, vous avez un grand devoir àremplir ; vous êtes bien jeune, mais Dieu vous a donné laforce d’âme et l’intelligence. Moi, j’ai les mains liées par monmari à qui je dois obéissance… »

– Il a l’air de souffrir et ne commandejamais, dit Suavita.

– Qui ? Le comte de Clare ? leBreton Joulou du Bréhut ! un sauvage du Morbihan ! unhomme terrible quand on lui résiste ! Ah ! pauvre amour,tu ne connais pas les maris ! Notre cousine pleure biensouvent… Mais voilà tes jolis yeux qui battent, tu as sommeil.

– Je ne veux pas dormir ! s’écria lafillette, je veux attendre notre père !

– C’est que tu attendras longtemps, et ledocteur défend bien qu’on te fatigue. Sais-tu, quand notre pèreviendra, je te promets de t’éveiller.

Suavita secoua sa blonde tête.

– Quelle pauvre créature je suis !murmura-t-elle. Mes yeux sont las, ma tête est lourde, et cependantje ne pourrais dormir, si je ne prenais la potion qui m’assoupittous les soirs.

Ysole glissa un regard vers la pendule ;le jour allait baissant.

– Veux-tu prendre ta morphine ?demanda-t-elle.

– Pas encore… tu ne m’as rien dit. Raconte, jet’en prie.

Ysole désormais semblait préoccupée.

– Où en étais-je ? reprit-elle d’un tondistrait et déjà fatigué. Ah ! j’allais te dire que notrebonne cousine de Clare, ne pouvant rien par elle-même à cause deson mari, fit venir le prince. Il y a des secrets qu’on ne peutrévéler même à sa chère petite sœur. Le nom du prince dont je parleest un secret de cette sorte. Mais je peux bien te dire que c’estun prince comme il y en a peu, un prince de sang royal…

– Un fils du roi ! interrompit Suavita,dont la curiosité enfantine s’éveillait.

– Le fils d’un roi ! rectifia Ysole avecune singulière emphase.

Puis, s’animant malgré elle et cédant aucourant d’une mystérieuse émotion, elle poursuivit d’une voixaltérée :

– Dès la première fois que je le vis, jecompris que notre père était sauvé. Il est des hommes auxquels rienne résiste et qui prennent les cœurs avec une seule parole… avec unseul regard !

– Oh ! murmura l’enfant qui pensait touthaut, un seul regard, cela est bien vrai, ma sœur.

Encore une fois, ses paupières se fermèrent.Ysole, tout entière au souvenir évoqué, ne prit point garde à cettesingulière interruption et continua :

– Il est grand, il est noble, il est généreux.Mon âme s’élança vers lui et il me sembla voir un de ces héroschantés par les poètes. Ses yeux me parlèrent, sa voix me fitbattre le cœur…

Sous la couverture de soie, le sein de Suavitapalpitait.

– Tu sens bien, s’interrompit Ysole, que toutcela avait trait à la délivrance de notre excellent père. Dès cettepremière entrevue, le prince me promit son aide, et avec quellegrâce chevaleresque ! il écouta mes explications, il entraardemment dans mes espoirs ; on eût dit que, désormais, notrepère avait un fils dévoué… car il l’aime, ma sœur, oh ! si tusavais comme il l’aime !

Suavita eut un espiègle sourire etdit :

– C’est toi qu’il aime, va ! je devinebien.

La joue d’Ysole avait maintenant des tonspourpres d’un éclat admirable ; ses yeux rayonnaient.

– Que Dieu t’entende, chérie !murmura-t-elle avec la franchise des profonds entraînements. Cellequ’il aimera sera une femme heureuse et glorieuse.

Suavita lui tendit la main et l’attira verselle pour avoir un baiser. C’était un groupe charmant. Je ne saisquelle vie animait maintenant l’exquise gentillesse de l’enfant quirépéta :

– Raconte encore.

– Il fut convenu qu’on tenterait une évasiondu Mont-Saint-Michel. Le prince dispose de moyens considérables etqui tiennent de la féerie. Les préparatifs se faisaient déjàlorsque nous apprîmes que notre père serait appelé à Paris pourtémoigner dans l’affaire des officiers suisses, qui se rattache aucomplot de la duchesse de Berry et à la petite Vendée. Aussitôt,nos projets furent modifiés et le prince organisa un systèmed’évasion pour le jour même où notre père paraîtra en justice.C’est pour cela que nous sommes dans cette maison, tout près duPalais.

– S’il allait arriver malheur…, murmuraSuavita.

– Le prince répond de tout, dit Ysolepéremptoirement.

– Le prince ! répéta l’enfant ; cedoit être un grand bonheur que d’être prince et puissant pour aidercelle qu’on aime.

Ysole la regarda, étonnée. Suavita semblaitsommeiller déjà.

– Veux-tu ta morphine ? demanda Ysolequi, pour la seconde fois, tourna ses yeux impatients vers lapendule.

La fillette fit de la main un geste deconsentement. Ysole se leva et alla vers la table de nuit où étaitla potion.

Pendant qu’elle s’éloignait, Suavitaentrouvrit ses lèvres d’où tombèrent quelques paroles.

– Il n’est pas prince, lui ! disait-elle.Il souffre. Je voudrais être princesse, il ne souffrirait plus.

– Combien de gouttes ? demanda Ysole.

– Trois.

Ysole versa. Suavita poursuivait :

– Quand nous vînmes ici pour la première fois,il y a un mois, il s’accoudait à l’appui de sa pauvre croisée avecune femme en deuil, bien pâle, bien maigre, et qui semblait sifaible ! Comme il l’aimait et comme il la regrette !C’était sa mère ; elle est morte ; le voilà seulmaintenant. Personne ne me l’a dit, mais je le sais.

Ysole revenait avec le breuvage. Suavita butet lui tendit son front en disant :

– N’oublie pas de m’éveiller dès que notrepère va venir.

Sa tête charmante se renversa dans les bouclesde ses cheveux. Pendant quelques minutes, Ysole contempla sonsommeil léger, mais calme.

Sa pensée était ailleurs. La nuit se faisait.Ysole alluma elle-même une lampe et la posa sur la cheminée.

Puis elle alla ouvrir les persiennes pourjeter un long regard sur la ligne des quais. Ce fut à ce moment quePaul Labre la vit par la fenêtre de sa mansarde.

Un bruit se fit dans la chambre voisine.Ysole, le front rayonnant, les bras étendus, s’élança.

Et Paul, voyant cela de loin, ferma sa fenêtrepour reprendre tristement son suprême travail.

Dans la chambre voisine, un grand et beaujeune homme venait d’entrer. Quand la lueur de la lampe, passant àtravers la porte, vint éclairer son visage, vous eussiez étéfrappés au premier aspect par l’étrange ressemblance de ce visageaquilin, régulier mais un peu charnu, avec le type, plus populairealors qu’aujourd’hui, de la descendance bourbonienne.

C’était comme un portrait de Louis XV jeune,détaché de son cadre, l’illusion s’augmentait encore parl’arrangement étudié d’une riche chevelure dont les boucles d’unblond châtain tombaient jusque sur les épaules du nouvelarrivant.

Ceux qui se souviennent des modes de 1835 etdes perruquiers romantiques de cette époque pourront témoigner qu’àParis, les gamins blasés n’auraient point pris la peine de suivreun monsieur coiffé à la Louis XIV. Tout était permis, en fait detoisons.

Ysole, heureuse et toute palpitante, saisitles mains de ce demi-dieu, et voulut les porter à ses lèvres.

Il daigna l’arrêter très galamment et la baisaau front avec une souveraine noblesse.

– Mon prince ! monseigneur ! monLouis ! dit la jeune fille d’une voix contenue, où latendresse éclatait malgré elle, quand vous ne venez pas j’aitoujours peur de m’éveiller de mon beau rêve.

Comme il ouvrait la bouche pour répondre, ellemit un doigt sur ses lèvres et montra Suavita endormie.

– Ah ! fit le prince, la petite sœurmalade ! Laissons-la reposer, mon bel ange, et venez sur laterrasse, d’où nous pourrons voir le signal, rien qu’en levant lesyeux. Je n’ai pas besoin de vous dire que si je suis en retard,c’est que je m’occupais de vous.

Il lui offrit son bras où elle appuya ses deuxmains croisées pour le contempler avec une dévote admiration.

– C’est si bien, un rêve ! reprit-elle enextase, le petit-fils de Henri IV d’un côté, et de l’autre, moi…une pauvre fille !

– Souvenez-vous, répliqua le prince, que leBéarnais, mon vénéré aïeul, ne demandait pas mieux que d’épouser sabelle Gabrielle. Le général de Champmas vaut bien ce vieuxcanonnier d’Estrées, dont le château était un mauvais lieucampagnard. J’ai envie de jurer un peu ventre-saint-gris pour vousdire que jamais plus adorable front ne mérita une couronneroyale.

Il effleura cet adorable front d’un baiser decour et la beauté d’Ysole rayonna comme si un regard du soleill’eût touchée.

– Est-ce que vous avez quelque chose denouveau, mon prince ? demanda-t-elle : j’entends pourvous, pour vos droits ?

– Mes droits ? répondit-il en riant. Ceuxqui sont en exil et qu’on appelle la branche aînée de Bourbon lesont mis bien bas, mes droits… et les bourgeois de la branchecadette ne me paraissent pas décidés à lâcher les douceurs de laliste civile. Mes droits sont ridicules, chère bien-aimée. On s’enmoque au faubourg Saint-Germain comme aux Tuileries, maispatience ! Dois-je vous dévoiler mon égoïsme, charmanteYsole ? Mon amour eût, certes, suffi à me mettre à vos genoux,prêt à combattre des géants sur un signe de votre blanche main…Mais quand notre prisonnier va être libre, j’espère bien avoiracquis à ma cause un des meilleurs officiers généraux de l’arméefrançaise.

– Si le comte de Champmas n’était pas corps etâme à Votre Altesse royale, s’écria Ysole enthousiaste, je lerenierais pour mon père !

– Vous êtes une loyale sujette et je vousremercie, répliqua le prince toujours gaiement. Parlons affaires.Vous avez éloigné vos gens ?

– La maison est complètement vide.

– Je viens de voir une voiture stationnant aucoin de la rue du Harlay, je suppose que c’est la vôtre ?

– C’est la mienne.

– Nous n’en aurons pas pour longtemps et vousreviendrez ce soir veiller votre intéressante petite poitrinaire,quand le général sera en sûreté. C’est vous qui devez lesauver : je vous ai réservé cette joie.

– Oh ! prince ! s’écria Ysole,comment payer jamais ?…

– Un peu de votre amour, et je serai tropgénéreusement récompensé !

Il ferma vivement la bouche d’Ysole, quiallait répliquer.

– Regardez, dit-il.

Ils étaient sur la terrasse. La nuit étaittout à fait tombée. Le prince montra du doigt le balcon du deuxièmeétage, où une lueur s’alluma pour s’éteindre aussitôt.

– On a enlevé le foulard rouge, prononça-t-iltout bas, votre père est libre !

Les genoux d’Ysole fléchirent.

– Mon roi ! balbutia-t-elle, monDieu ! je suis à vous corps et âme ! Il la regardagalamment et dit :

– Votre voiture vous attend, chère adorée. Àdemain, et mille compliments au général !

Ysole s’élançait déjà au-dehors. Le princel’arrêta pour lui montrer Suavita endormie.

– Prenez la clef, dit-il en sortant lepremier.

Ysole obéit. Après avoir fermé la porte, ellemurmura en rougissant et comme pour s’excuser :

– Votre excellent cœur pense à tout…, moi, jesuis folle ; mais je n’ai pas d’inquiétude pour cette chèreenfant, dont le sommeil va durer jusqu’à demain… à moins que je nel’éveille pour lui dire : Suavita, voici notre père, que leplus noble des hommes nous a rendu !

Ses doigts charmants envoyèrent un baiser.Elle disparut.

Le prince descendit quelques marches derrièreelle comme si son dessein eût été de gagner la rue.

Mais quand le pas d’Ysole cessa de se faireentendre, il rebroussa chemin et monta lestement l’escalier quiconduisait au second étage.

Le palier du deuxième étage n’était paséclairé ; le prince frappa à la porte du milieu six coupsainsi espacés : trois, deux, un.

– Que voulez-vous ? lui demanda-t-on àtravers le battant fermé.

– Acheter du drap noir, répondit leprince.

La porte s’ouvrit et la voix, qui avait déjàparlé dit :

– Entrez avec le voile.

Chapitre 9Les Habits Noirs

 

Toutes choses avaient été ainsi convenues àl’avance entre Ysole et le prince libérateur.

Ysole aimait sincèrement son père à qui elledevait une double reconnaissance ; elle était follement éprisede cet invraisemblable héros de roman qui lui promettait unecouronne – et elle avait un rôle.

Il ne faut pas mépriser ce dernier point. Lesjeunes filles du genre d’Ysole et même quelques femmes d’un certainâge, foncièrement respectables, donneraient leur petit doigt pouravoir un rôle.

Un rôle pour les filles d’Ève, c’est lebonheur.

Ysole était heureuse, émue, ivre d’espoir etd’orgueil.

Son rôle consistait à occuper cette voiturequi l’attendait au coin de la rue Harlay-du-Palais, et à attendreson père, dirigé de ce côté par les instructions de ses mystérieuxsauveurs.

C’était là, du moins, ce qu’on avait dit àYsole. Nous verrons tout à l’heure si on lui avait dit lavérité.

Le général devait monter dans la voiture, dontle cocher avait ordre de prendre aussitôt le galop, au cas oùl’ombre d’un danger se présenterait. Dans le cas contraire, legénéral devait s’introduire dans la maison du quai des Orfèvres,embrasser la plus jeune de ses filles, cette chère petite maladequ’il avait si grand peur de perdre, et revêtir un déguisementcomplet. L’absence concertée de tous les gens de service assuraitle secret.

Si le lecteur trouve quelque chose dedéfectueux dans ce plan, nous confesserons qu’il n’avait pas lesens commun ; mais nous ajouterons que cela importaitpeu : le plan était uniquement destiné à tromper, pourquelques instants, notre belle Ysole. Un stratagème plus naïfencore l’eût pareillement satisfaite. Elle était subjuguée, etc’était elle-même qui serrait le bandeau sur ses yeux.

Et si le lecteur, devant cet aveu, juge notreYsole par trop crédule, nous le renverrons aux histoiresauthentiques d’imposture et d’amour. N’essayez jamais d’assignerune limite aux aveuglements d’une fille ambitieuse, aux crédulitésd’une femme qui aime.

Volontiers dirions-nous la même chose deshommes les plus mûrs et les plus sages, dès que la passion est enjeu.

Le prince d’Ysole n’était pas, d’ailleurs, lepremier venu. Au début du règne de Louis-Philippe, on croyaitencore et beaucoup, dans certains coins, à l’existence de LouisXVII.

Nous avons eu entre les mains des piècesvolumineuses et originales se rapportant à deux des quatrepersonnages qui, précisément, se firent passer pour Louis XVII.

Avec ces dossiers, nous comptons bien éleverquelque jour un monument à l’audace des charlatans et à l’éternellesplendeur de la bêtise humaine.

Ici, l’âge du comédien voulait qu’il fût, nonpoint Louis XVII lui-même, qui aurait été un homme de plus decinquante ans, mais son fils.

– Si les circonstances politiques y prêtentpar hasard, soyez certains que la race de ces hardis menteurs n’estpas éteinte. Vous verrez les petits-fils de Louis XVII et aussi sesarrière-petits-fils.

Nous laissons notre Ysole à la fiévreuseattente de « son rôle » et nous rentrons dans la maisondu quai des Orfèvres pour monter, comme le prince, l’escalier dusecond étage, non pas sur ses traces, mais une heure avant lui.

Il nous tarde de voir enfin ce qu’il y avaiten deçà de ce romanesque balcon, et quels étaient les personnagesque nous avons surpris, correspondant, à l’aide d’une lueurtélégraphique et du fameux foulard rouge, avec le charpentier, lemaçon et l’assassin, réunis au dernier étage de la tour Tardieu,dans la chambre n° 9.

C’était la pièce située immédiatementau-dessus de celle où la plus jeune des filles du générallanguissait sur sa chaise longue. Comme le jour baissait déjà etque les persiennes closes interceptaient la lumière, on avaitallumé deux lampes qui, coiffées de leurs abat-jour verts,répandaient dans l’appartement de parcimonieuses clartés.

Il y avait en fait de meubles un canapé,recouvert de drap brun, des fauteuils et des chaises de mêmenuance, le tout forme Empire, une grande pendule d’albâtre, àcolonnes, sur la cheminée, une table carrée, avec tapis de drap,pareillement brun, et une vaste armoire à coins de cuivre.

Sur la table, quelques papiers étaient épars,avec tout ce qu’il faut pour écrire.

Au centre de la table un vieillard était assisdans un fauteuil de bureau à dos circulaire et en cuir.

De l’autre côté de la table, quatre messieursd’apparence bourgeoise et cossue occupaient également desfauteuils. Sur le canapé une femme jeune encore, très élégante etremarquablement belle, prenait place à côté d’un homme à robustecarrure, dont le visage énergique exprimait une singulièreintelligence.

Le vieillard avait atteint les dernièreslimites de l’âge, on lui aurait donné cent ans. À dix pas, ilfaisait l’effet d’un ivoire magique.

C’était une figure calme et froide, immobilejusqu’à faire naître l’idée de la pétrification.

Ses traits avaient dû être beaux, maisl’aspect vitreux de ses prunelles faisait peur.

Il lisait, sans lunettes, d’une voix faible etplacide, un cahier ouvert devant lui et chargé de cette écriturelarge, ronde, évasée qui fait connaître les actes et contrats dudernier siècle.

Le cahier, cependant, ne datait pas de siloin. C’était la main de l’écrivain qui avait cent ans.

Les autres assistants écoutaient.

– Mes enfants, dit le vieillard, interrompantsa lecture au moment où il achevait le préambule de son acte, jevous prie de m’accorder une scrupuleuse attention. Les affairessont les affaires. Je suis fâché que l’héritier de l’infortuné filsde Louis XVI ne soit point ici, car il s’agit spécialement de sesintérêts, et le présent travail lui est dû en grande partie.

Avant que ces mots : « fils de LouisXVI », eussent été prononcés, un étranger, introduit parhasard dans ce pacifique conciliabule, aurait cru assister à uneséance commerciale ou industrielle. Cela ressemblait à quelqueconseil d’administration où cette belle personne du canapé se fûtégarée pour un motif quelconque.

J’ai vu des dames faire l’ornement de plusd’une assemblée générale.

Après que ces mots : « fils de LouisXVI », eurent été prononcés, l’intrus, changeant d’avis,aurait, certes, eu l’idée d’une de ces dévotes conspirations,organisées dans quelque trou, par des bourgeois moisis et desgentilshommes archimyopes, en faveur d’un faux prophète quelconque,Naundorf, Richemond, Pimprenelle ou Patouillet.

Les Louis XVII abondaient ; l’un d’euxpouvait bien avoir un héritier.

Et ici, la physionomie du vieillard présidentcadrait merveilleusement avec le caractère de la réunion, ainsi quela présence de cette charmante dame, gracieusement appuyée audossier du canapé.

Mais ces coquins de mots, précisément,amenèrent un sourire moqueur à toutes les lèvres, ce qui n’eûtpoint manqué de dérouter les conjectures de l’intrus.

Le vieillard parut mécontent de ces sourires,mais pas trop. Il ajouta débonnairement :

– Mes enfants, il ne faut pas se fâcher ;j’ai toujours remarqué qu’il est bon de jouer la comédie même entresoi : cela entretient. On ne saurait mettre trop de soin auxpetites choses. Les affaires sont les affaires. Du temps quej’avais le malheur de porter un déguisement, je couchais avec monfaux nez.

La belle dame montra ses dents perlées en unsourire de franche gaieté.

– Toi, Marguerite, reprit le vieil homme, tues une effrontée, mais tu me comprends, et il n’y a peut-être quetoi pour me bien comprendre, mon ange.

La belle dame hocha la tête et dit :

– Père, puisqu’il est bon de jouer la comédie,même en famille, pourquoi ne m’appelez-vous pas de mon nom dethéâtre ?

– Très bien ! madame la comtesse deClare ! Vous avez raison et vous irez loin, si votre comte nevous écrase pas la tête d’un coup de talon, en route.

– Je suis là ! murmura l’homme ducanapé.

– C’est juste, et tu es un rude coquin,Toulonnais, mon fils, dit le vieil homme, qui partagea un paternelsourire entre lui et la comtesse. Travaillez bien, amusez-vousbien, la vie n’a qu’un temps, et ce temps passe comme un éclair. Undes assistants, figure austère et amère, dit sèchement :

– S’il vous plaît, l’ordre du jour !

– Et faisons vite, ajouta un beau grandgarçon, vêtu avec élégance, dont les traits pâles accusaient unenuit de fatigue ou d’orgie.

Le vieillard répliqua, sans rien perdre de laplacidité de son accent :

– Monsieur l’abbé, nous sommes à voscommandements et toi, Corona, mon neveu, la paix ! Un de cesmatins, nous nous expliquerons au sujet de ma petite Fanchette, quetu ne rends pas heureuse, et qui t’étranglera quelque nuit dans tonlit. Ah ! ah ! neveu, gare à toi ! ce sera bienfait !

Celui qu’on appelait Corona haussa lesépaules, mais il devint plus pâle.

Mes lecteurs d’habitude et ceux qui, parfortune, auraient parcouru les deux premières séries[2] des Habits Noirs me pardonnerontici une explication courte et nécessaire.

Le présent récit, comme action, n’a point deconnexité avec les deux autres dont il n’est en aucune façon lasuite. Les seuls personnages communs aux trois drames sont lesHabits Noirs eux-mêmes.

Les gens rassemblés dans cette chambre, cevénérable et doux vieillard, cette femme élégante et souverainementdistinguée, son compagnon à l’énergique regard, M. l’abbé, lecomte Corona et les autres étaient les Habits Noirs ou du moinsl’état-major de cette criminelle association, organisée sifortement, conduite si habilement, qu’après avoir épouvanté deuxgrands pays pendant les trois quarts d’un siècle, elle n’a laissédans nos fastes judiciaires qu’une trace insignifiante.

L’affaire relatée dans les causes célèbres,sous ce titre : Les Habits Noirs, n’eut en effet pourhéros que les comparses d’une puissante affiliation, que lesgoujats d’une terrible armée.

Il y a à parier même que les Habits Noirs denos causes célèbres étaient des contrefacteurs. Rien dans le procèsne prouve qu’ils appartenaient à la redoutable frairie duscapulaire corse.

Si j’en parle si net, c’est que je sais. Ilfaut me pardonner : c’est tout ce qui m’est resté de mon longet triste voyage autour de la préfecture de police.

Là – au lieu même qui fait le titre de celivre –, dans la rue de Jérusalem, en une maison qu’il ne m’estpoint permis de désigner, car la maison a laissé des souvenirs etl’homme est presque célèbre, je rencontrai un homme, vivantrépertoire de ce qui touche aux Habits Noirs.

Un Corse, un serviteur de la maisonBozzo-Corona – un Habit-Noir.

Qu’on me pardonne ce que j’ai écrit et aussice que j’écrirai sans doute, car il y a dix romans encore dans lessouvenirs à moi laissés par cet homme.

Cela dit, je résume en peu de mots ce qu’ilfaut savoir pour comprendre.

Les Habits Noirs viennent d’Italie. LesVeste Nere (2e camorra de Naples et desAbruzzes) étaient connues dès le milieu du dernier siècle. Leurchef, Frère-Diable (Fra Diavolo) était immortel à la façon desPharaons d’Égypte. Les hommes tombaient, le nom restait debout. Letitre de Fra Diavolo était : Il Padre d’ogni(le Père-à-tous).

Le dernier Père-à-tous de la 2ecamorra, qui combattit longtemps, refoulé dans les Calabres,pendant les guerres de l’Empire, avait nom le colonel Bozzo. Il futexécuté à Naples, dit l’histoire, en 1806.

Mais les bonnes gens du pays de Sartène, enCorse, savent bien à quoi s’en tenir à cet égard. En 1807, lecolonel Bozzo, qui avait déjà les cheveux blancs, vint prendre sesquartiers dans les souterrains du fameux couvent de la Merci, oùles chefs des Camorre avaient fait tant de belles etbonnes orgies. On l’appelait Il Padre d’ogni etFra Diavolo comme devant.

Et il est avéré qu’en 1842, année où, pour ladernière fois, l’association donna signe de vie, le couvent de laMerci, sous Sartène, était encore le refuge des Habits Noirs deFrance et des Black Coats d’Angleterre.

Par quelle filière cependant et selon quellemétamorphose les sauvages bandits de l’Apennin étaient-ils devenuschez nous ces malfaiteurs cauteleux, ces diplomatiques coquins,liant une affaire avec des habiletés miraculeuses et faisant servirle Code lui-même à la réussite de leurs desseins ?

Les choses changent selon les lieux ; leshommes font comme les choses. La géographie a des lois absolues.Dans les sentiers ouverts de la montagne, la violence ; dansles rues encombrées des villes, l’adresse.

C’est ainsi, prétend un philosophe, que lesloups tombèrent au rang des chiens par l’éducation et laculture.

Mais dans le principe même de l’association,et lorsque les veste nere de la 2e camorran’étaient que de rudes brigands, leur dogme avait déjà quelquechose de raffiné. Ils disaient, et c’était le seul commandement deleur catéchisme : Payer la loi.

Payer la loi, c’était pour eux, semettre sous la sauvegarde du droit romain qui n’a jamais cesséd’être en vigueur au-delà des Alpes et qui régit encore la Francesous l’autorité du Code Napoléon.

Payer la loi, c’était se faire unbouclier de l’axiome vénérable : « Non bis inidem. » On ne peut pas punir deux coupables pour le mêmefait.

La loi tient ses comptes en partie doublecomme toute honnête personne qui a un doit et un avoir. Pour laloi, le problème se pose toujours ainsi, le lendemain ducrime : – Doit X, l’inconnu, à tel meurtre ou à tel vol.

Il s’agit de dégager X, de mettre la main surl’inconnu pour balancer la faute par le châtiment.

Le compte est alors réglé, le bilan a reprisson solennel équilibre : on n’y peut plus revenir.

Payer la loi, c’était fournir uncoupable à la justice pour chaque crime commis.

La justice avait son dû, et cela ne coûtaitaux Habits Noirs qu’un crime commis en plus. Tout le monde étaitcontent, sauf les morts.

Ceci étant dit ou rappelé, nous reprenonsnotre histoire.

Le vieil homme assis au fauteuil de laprésidence s’appelait le colonel Bozzo. Il était le Père-à-tous desHabits Noirs. Il avait été pendu à Naples.

L’homme assis sur le canapé était son anciensecrétaire, Toulonnais l’Amitié, un déterminé malfaiteur, qui avaitdans Paris une position et une célébrité, sous le nom deM. Lecoq de La Perrière, agent d’affaires.

Le beau cavalier un peu ruiné de santé à quile Père avait parlé de « sa petite Fanchette » était lecomte Bozzo-Corona, petit-gendre du colonel. Sa femme, lamalheureuse et belle comtesse Corona avec qui il avait engagé unduel à mort, était le seul côté humain par où pût être touché lecœur de caillou du vieux Maître.

Il y avait encore l’abbé X…, prêtrerenégat ; le docteur Samuel, grande science avilie dans levice ; et Jouan, le prêteur sur gages, qui n’avait jamais eula peine de déchoir.

Quant à la femme élégante et charmante assisesur le canapé auprès de M. Lecoq, elle a été l’héroïne denotre second récit (Cœur d’Acier).Il ne restait rien, enapparence du moins, à cette fière comtesse de Clare, de l’ancienneMarguerite de Bourgogne, amour de tous les Buridan du quartier desécoles.

Nous n’avons plus qu’un seul mot àajouter : quel que soit l’effet produit par les lignes quiprécèdent, le lecteur est ici en face des plus dangereux banditsqui aient effrayé jamais les veillées parisiennes.

Au moment où le vieillard reprenait soncahier, M. Lecoq éleva la voix :

– Je dois mentionner, dit-il, que Mme lacomtesse de Clare est ici pour une communication trèsimportante.

– Mes enfants, répondit le Père-à-tous, jevais vous lire mon rapport, et je vous prie d’en remarquer larédaction. J’y ai mis tous mes soins. Ce sera peut-être le dernier,vu mon grand âge. Quand j’aurai achevé, nous nous occuperons de lacommunication très importante de notre belle Marguerite. Jecommence, mes mignons ; taisez-vous.

« Le général comte de Champmas est unbrave militaire qui nous a été désigné, il y a un an, par notreexcellent collègue Nicolas, comme pouvant donner matière àspéculation. Il est très riche, et ce sont de bons biens qu’il a,au soleil. Sa famille se compose de deux filles : l’aînée,illégitime, mère inconnue ; la seconde, née dans le mariage.Mme la comtesse de Champmas est morte.

« La fille légitime est maladive et nevivra pas. Notre premier dessein à Nicolas et à moi était de porterle général à réaliser sa fortune, sous prétexte politique. Une foisses biens vendus et payés, on aurait saisi le moment pourliquider le général.

« La fillette ne comptait pas ;Toulonnais avait un jeune homme tout prêt pour payer laloi : le nommé Paul Labre qu’il a employé ultérieurementà un autre usage.

– Celui-là ne vaut plus rien, dit Lecoq ;je le donne à qui voudra le prendre. Il est brûlé.

– Sur ces entrefaites, reprit le vieillard, legénéral comte de Champmas ayant appelé près de lui sa fille aînée,l’idée d’une autre combinaison moins grossière naquit en nous.

« C’est l’exécution de ce plan, mis enœuvre avec le concours de l’association, que je vais avoirl’honneur de rapporter au conseil.

Chapitre 10Gautron à la craie jaune

 

Le colonel Bozzo avait tout un côté de sa viequ’il pouvait montrer et qu’il montrait, en effet, sans orgueil nifaste. Paris entier connaissait son hôtel de la rue Thérèse,véritable atelier de bienfaisance. Là, il n’y avait point de luxe,mais bien une sorte de grandeur austère. On y voyait souvent dehauts personnages.

En France et en Europe le colonel Bozzopossédait d’illustres amitiés. Sous le règne de Louis-Philippe, lesjournaux railleurs avaient jeté beaucoup de discrédit sur laprofession de philanthrope. Et il est de fait qu’on vit à cetteépoque des exemples assez curieux d’hypocrisie effrontée. Le motphilanthrope en était venu à être pris en mauvaise part : onl’appliquait presque comme une injure.

Mais le colonel restait en dehors et au-dessusde cette réaction. Personne n’eût osé soupçonner ou railler lecolonel. Il vivait de rien ; à quoi lui eût servi de spéculersur la part des pauvres ?

Sa fortune passait pour être immense. Tout undistrict de la Corse lui appartenait.

À lui tout seul, il relevait la philanthropiedégradée. Son existence était un noble modèle, offert à son siècle,et ceux qui citent volontiers les hémistiches célèbres nemanquaient pas de dire, en parlant de sa sereine vieillesse :« C’est le soir d’un beau jour ! »

Ceux-là, les faux apôtres, sont la ruine detout ce qui est bon.

Je ne sais pas quel supplice serait à lahauteur de leur crime.

Ils donnent défiance au vulgaire pourlongtemps, et quand viennent ensuite les vrais bienfaiteurs del’humanité, le vulgaire, honteux d’avoir été pris pour dupe, sedétourne d’eux avec défiance. Il doute, il raille, il calomnie.

Nous avons vu de nos jours une belle, unenoble existence de philanthrope, car il ne faut pas craindred’employer avec respect ces mots que le sarcasme myope essaya dedéshonorer. L’histoire de cet homme utile et puissant pour le bienest écrite dans ses actes. Tout ce qui touche aux lettres, tout cequi touche aux arts lui doit et lui rend une affectueusereconnaissance. Ce qu’il a fait pour ceux qui tiennent le ciseau,le pinceau, le burin, la plume suffirait à couronner dans l’avenirla mémoire de dix Mécènes.

Et Mécène était opulent. Celui dont je parle atrouvé toutes ses ressources dans sa vaillante intelligence, dansl’amour ardent du bien qui lui emplit le cœur.

J’hésite à tracer son nom : il ne me l’apoint permis ; mais il me semble que ce nom brillera d’unhonneur plus pur au milieu du chemin ténébreux où notre récitpasse, comme s’il s’engageait sous un noir tunnel.

Que le baron Taylor me pardonne si j’ai cédéau double désir de sanctifier cette page et de produire un frappantcontraste.

En dehors de lui, je pense que personne ne meblâmera d’avoir laissé, dans un coin de mon œuvre, une trace de maprofonde estime pour un ami sincèrement vénéré.

– Mes chers enfants, poursuivit le colonelBozzo de sa bonne vieille voix un peu cassée, le personnageintéressant de cette famille de Champmas était pour nous la sœuraînée, puisque la petite cadette n’est pas destinée à vivre.

« L’idée de mettre la politique en jeuétait bonne en principe ; nous ne l’abandonnâmes point ;au contraire, nous fîmes de la politique le point de départ même denotre opération.

« Toulonnais nous fut, à cet égard, trèsutile, et ce brave général, qui regrettait bien un peu le tempspassé, se laissa entraîner à quelques petites intrigues dont nousfîmes la conspiration carlo-républicaine.

« La chose n’avait pas de bon sens, elleeut du succès, et le général passa devant la haute cour.

« Notre ami et collègue Nicolas, fils deLouis, dauphin de France, et par conséquent héritier légitime de lacouronne de saint Louis, n’avait pas le sou. Je lui donnail’affaire pour son établissement.

« J’aime faire les mariages, mes mignons.Mlle Ysole de Champmas est, ma foi, une fort appétissantepersonne, mais nous ne la voulions pas pour ses beaux yeux. Il nes’agissait pas d’aller comme des corneilles qui abattent desnoix.

« Avant de fourrer le général dans unpétrin politique où ses droits civils devaient être entamés, ilfallait connaître à fond la situation de cette belle Ysole.

« Le prince alla aux renseignements etvoici ce qu’il apprit :

« Ysole de Champmas a été bien et dûmentlégitimée par contrat ; nous en avons la preuve.

« On pouvait donc marcher.

« Grâce à nous, le général eut sa chambreau Mont-Saint-Michel et notre cher prince fit la cour à lacharmante Ysole qui n’a aucune répugnance pour le métier de reine.Le problème était dès lors celui-ci : ouvrir la succession etfaire Ysole unique héritière…

– Et qu’est-ce que nous gagnons à cela ?interrompit ici Lecoq avec dédain.

– Nous faisons les affaires de Nicolas, ditCorona, tout uniment.

– La paix, mon neveu ! ordonna lecolonel. Je réponds à l’Amitié : 1° le conseil doit unétablissement à chacun de ses membres ; 2° le prince a signéentre mes mains une obligation de dix mille louis pour nos peineset soins.

Pour la seconde fois, M. Lecoq haussa lesépaules.

– Nous tombons dans les grappillages, au lieude vendanger, grommela-t-il. J’ai vu le temps où vous n’auriez pastué une mouche pour deux cent mille francs, papa.

– C’est-à-dire que je baisse, mongarçon ? riposta le colonel avec un peu d’aigreur. Ne te gênepas !

– Il y a des millions dans l’affaire que nousapporte Marguerite, dit Lecoq au lieu de répondre, beaucoup demillions.

Tous les yeux se tournèrent vers la comtessede Clare.

– Le tour de Marguerite viendra, mes enfants,prononça doucement le vieil homme. J’ai été sur le point dem’animer un peu, et mes médecins me défendent bien la colère.J’avais tort. Chacun a le droit de discuter, et personne, j’en suissûr, ne songe à empiéter sur mon paternel pouvoir… Eh !Eh ! l’Amitié, mon garçon, j’ai vu le temps, moi, où tu auraismis le feu aux quatre coins de la capitale pour deux cent millefrancs et même pour deux cents francs. Souvenez-vous tous que lespetits ruisseaux font les grandes rivières. Je continue. Mon plann’est pas un impromptu, comme vous l’allez voir ; je fais toutavec soin et à tête reposée : c’est le prince qui doitexécuter.

« Le général ayant été extrait duMont-Saint-Michel, pour venir témoigner à Paris, je pris la balleau bond. En route, il reçut communication d’un projet d’évasioncombiné par ses anciens amis, les carlo-républicains : c’étaitune idée de Nicolas ; il a du talent. Voici leprogramme :

« Moment choisi : sortie del’audience où le général doit témoigner.

« Moyens : bagarre, nous avons noshommes et ça ne nous coûtera rien ; bousculades ;mouvements dans la foule ; passage ouvert.

« Meneurs : Cocotte etPiquepuce.

« Réussite infaillible.

« Mais voilà ce qui est de moi, et vousallez voir si je baisse. Notez que j’improvise, à présent, jedédaigne de suivre mes notes.

« Aussitôt hors de prison, le généraldoit recevoir une redingote de voyage, une casquette et un sac denuit ; bon déguisement, hein ? Il se rend avec cela ruede Jérusalem, maison Boivin, monte trois étages et frappe à uneporte où il verra écrit à la craie jaune le nom deGautron…

– Qui est ce Gautron ? demanda Lecoq.

– Vous allez voir ! s’écria le vieillardtriomphant, car il savourait la curiosité enfin éveillée.

Il avait sa gloriole d’auteur. C’étaitCartouche tombé en enfance. Lecoq souriait d’un air narquois. Ils’enquit de l’heure où le général devait arriver rue de Jérusalem.Le Père répondit :

– Le foulard rouge est encore au balcon etnous ne voyons pas arriver le prince. Le moment doit approcher.

– Alors, papa, murmura méchamment Lecoq, vousqui songez à tout, vous aurez sans doute posté quelqu’un avec unechandelle allumée au troisième étage de la bicoque Boivin, pouréclairer ce nom de Gautron, écrit à la craie jaune sur laporte ?

Le vieil homme eut un frémissement et sescheveux blancs remuèrent comme si un souffle de vent eût passé dansleurs mèches rares.

– L’Amitié, tu as été mon valet !s’écria-t-il avec une fébrile colère. L’Amitié, tu as gardél’insolence des laquais ! j’ai le secret ! je suis seul àl’avoir. Si je voulais, après ma mort, vous resteriez aussi pauvresque des mendiants !

– Lecoq a eu tort ! décida, le premier,le docteur Samuel.

Et tous les autres répétèrent :

– Lecoq a eu tort !

Le Père-à-tous entrouvrit d’un geste vif songilet et sa chemise.

– Il n’y a rien là ! dit-il. Ah ! lescapulaire de la Merci, je ne le porte plus sur ma poitrine. Il estcaché, bien caché, ma petite Fanchette elle-même ne saurait pas oùle trouver ! le scapulaire qui vaut tous les diamants de lacouronne ! le scapulaire qui dit où est le trésor !Voyez ! vous pouvez me frapper, vous ne le trouverez pas dansl’appartement de mon corps ! J’ai défiance de vous. Vous êtesmes ennemis ! tous !

Il tremblait, et les mots bégayaient dans songosier.

– Là ! là ! fit Lecoq d’un ton debonhomie, je parie que le plan réussira tout de même. Il est un peuvieux style, mais ce sont encore les bons. Je me fais gloired’avoir été votre serviteur, et je ne vois ici personne qui puissevous aller seulement à la cheville. Eh ! vieux géant ! jedemande pardon à papa.

Ils se regardèrent l’espace de deux ou troissecondes. Le courroux du Père était déjà tombé.

Son visage d’ivoire jauni eut une expressioncauteleuse qui passa, rapide comme l’éclair, pour faire placeaussitôt à une placide indolence.

– Certes, dit-il, tu as de l’attachement pourmoi, l’Amitié, et tout le monde ici m’entoure d’une filialetendresse. Vous avez raison, mes pauvres enfants, et c’est moi quiai tort. On ne peut pas être et avoir été ; ce sera madernière affaire. Comment voulez-vous que le général lise ce nom deGautron et voie qu’il est tracé à la craie jaune, puisqu’il faitnuit sur le carré ? C’est révoltant d’absurdité !idiot ! idiot ! Je me fais honte ! À bas le vieuxfou !

Il eut un rire plus contempleur que celui deLecoq lui-même.

– Mais que voulez-vous ? reprit-ilrondement : l’Amitié l’a dit : la chose réussira tout demême. Tout m’a toujours réussi, malgré mon défaut de capacité…

– Papa ! fit Lecoq, en le menaçant dudoigt, vous avez de la rancune.

– Viens m’embrasser, toi ! s’écria lebonhomme qui essuya ses yeux secs. Ingrat ! tu ne saurasjamais comme on t’aime !

Il y eut une accolade attendrie.

– On a demandé, reprit le Père, qui était ceGautron ? Nous avions laissé ce pauvre brave Coyatier, lemarchef, en prison pour payer la loi. Il en sait plus longque je ne croyais. Il m’a fait dire par un ami commun qu’ilraconterait, au bon moment, une demi-douzaine de nos petiteshistoires, si je ne lui envoyais pas la clef des champs. C’est unhomme à ménager, jusqu’à ce qu’on le règle (le Père appuyasur ce mot), je lui ai envoyé la clef des champs, juste à tempspour utiliser son savoir-faire. C’est lui qui est Gautron. Leprince lui a expliqué ce qu’il avait à faire. Vous savez qu’il a dutalent…

En ce moment, on frappa discrètement à laporte. Les assistants déployèrent des cravates de soie noire,derrière lesquelles tous les visages disparurent.

– Entre, Piquepuce, entre, mon ami, dit levieillard.

Un homme à physionomie malheureuse et quiavait l’air d’un clerc d’huissier campagnard se montra sur leseuil.

– Le prisonnier s’est donné de l’air, dit-il.Ça s’est bien passé.

Le colonel sourit et répliqua :

– Bien, mon garçon. Rends-moi le serviced’allumer ton cigare ici, dehors, sur le balcon, et d’enlever lefoulard qui pend aux barreaux, et va te divertir ensuite. Piquepucepassa sur le balcon.

Le Père poursuivit :

– Je disais, en parlant de Coyatier :c’est lui qui est Gautron ; je rectifie : il est le tiersde Gautron, car notre Nicolas a pris aussi Coterie pour lemaçonnage et Landerneau pour la menuiserie. La muraille de la tourest épaisse, il y a bien où mettre un général.

En vérité, tous les yeux brillèrent, exceptéceux de cette belle Marguerite, dont la paupière resta baissée.Cela devenait intéressant. Le vieux se frotta les mains etreprit :

– La succession est donc ouverte. Reste lapetite malade d’en bas qui viendrait partager mal à propos. Ehbien ! le séjour de la capitale ne vaut rien pour ce pauvreCoyatier, et l’air de Corse est favorable aux jeunes poitrinaires.Coyatier et l’enfant vont partir ce soir pour Sartène, ce qui donnele problème exactement résolu : cette intéressante Ysole estunique héritière et devient princesse. J’ai dit. Pardonnez lesfautes de l’auteur.

Il y eut un murmure d’approbation. Chacuntenait à ce que le Père fût content.

– Merci, mes enfants, dit-il en repliant sesnotes. J’aurais fait mieux autrefois, c’est clair… quevoulez-vous ? En attendant que le marchef vienne à l’ordre,j’accorde la parole à notre adorable comtesse, qui va nous égrenerson petit chapelet.

– Auparavant, objecta Corona, je voudraisfaire observer que le prince en est quitte à trop bon marché.Doublons.

– Nous aurons besoin du prince pour monaffaire, dit Marguerite, absolument besoin.

– Voyons l’affaire de Marguerite ! décidaLecoq, dont le regard se fit rude en choquant celui du comteCorona. Marguerite a la parole.

– Ce ne sera pas long, répliqua la jeunefemme. Dernièrement, pendant que j’habitais le château de Champmas,en Normandie, pour tenir lieu de chaperon aux deux filles dugénéral, j’ai découvert un trésor ; c’est une paysanne avareet qui essaie de dissimuler sa fortune. Elle a fait mutiler, l’andernier, son fils unique, pour l’exemple de la conscription. À moiqui parle, elle m’a demandé deux sous pour acheter du tabac.

– Et réussit-elle à cacher ses mille écus derente au soleil ? demanda le vieux d’un air goguenard.Dis-nous ça, ma chérie.

– Elle est inscrite au rôle des contributionsfoncières du département de l’Orne, répondit Marguerite, pour unesomme de 22 876 francs.

– De revenus ! s’écria-t-on de tous côtésà la fois.

– D’impôts, rectifia la comtesse ; ellepaie en outre 14 000 francs dans les départements voisins.

– Sangodemi ! jura le Père. C’est unconte à dormir debout.

– De plus, continua Marguerite, chaquesemestre, le banquier d’Alençon touche 1 350 francs, somme égale àson 1% de commission, pour l’encaissement des rentes surl’État, inscrites au nom de ma bonne femme.

– Venez m’embrasser, charmante, s’écria levieux enthousiasmé.

Marguerite se prêta de bonne grâce à cettefantaisie d’autant mieux que cela lui donna l’occasion de murmurerà l’oreille du Père :

– Je ne donne pas l’affaire, je la vends, ettrès cher.

Pour la seconde fois, on frappa à la porte, etde la même manière. Les membres du conseil mirent leurs voiles denouveau.

– Qui est là ? demanda le vieux.

– C’est moi, répondit une grosse voixenrouée.

– Qui toi ?

– Gautron.

Il y eut une certaine émotion dansl’assistance, quand le père commanda :

– Entrez.

Chacun regarda les mains du bouledogue quipassait le seuil, comme si on se fût attendu à y voir du sang.

– Bonjour, marchef, fit le Père, commentvas-tu, mon bon cher garçon ?

– Tout doucement, répliqua l’assassin quiresta près de la porte ; merci.

– Quelles nouvelles nousapportes-tu ?

– C’est fait.

Le Père eut un sourire triomphant et soulevalégèrement son voile pour lancer à la ronde un regard content.

– Connaissais-tu le général ? demandaLecoq au marchef.

– Non, répondit celui-ci.

– Comment sais-tu si c’est lui que tu astué ? Coyatier répondit avec rudesse :

– Puisqu’il devait venir et qu’il estvenu.

Le Père se frotta les mains. Lecoq demandaencore :

– Comment était-il fait, le général ?

– Je ne l’ai vu qu’à terre, répondit lebandit.

– Comment était-il habillé ?

– En voyageur, avec une valise sous lebras.

Le Père tourna ses pouces et murmuramodestement :

– Tout m’a toujours réussi, quevoulez-vous ? Ce n’est pas le talent, c’est la veine… Hein,l’Amitié, qu’en dis-tu, mon bijou ?

– Papa, répliqua Lecoq, je baissepavillon : nous ne sommes pas dignes de dénouer les cordons devos souliers.

Chapitre 11L’affaire de la comtesse

 

Le Père était tout ragaillardi. Les ridesinnombrables de sa face s’agitaient et se mêlaient de façon àformer un jubilant sourire.

– J’avais parlé d’un sac de nuit, dit-il, ilparaît que c’était une valise : on peut se tromper decela.

Les membres du conseil approuvèrent du bonnet.Coyatier dit :

– Je voudrais de l’argent et m’en aller.

– Tu auras de l’argent, mon fils ; maisnous avons encore du drap noir à tailler. Il fait jourcette nuit.

C’était la locution sacramentelle parmi lesHabits Noirs, pour exprimer l’idée du service obligatoire.

La demande et la réponse de leur formule deralliement étaient ainsi :

– Fera-t-il jour demain ?

– De minuit à midi, et de midi à minuit,si c’est la volonté du Père.

Le marchef répliqua :

– Je suis las et j’ai déjà fait beaucoup debesogne.

– Tu te reposeras, mon ami, quand tu aurasfini ta journée : pas avant. Et il faut que je t’apprenne unechose, mon brave garçon, j’ai tout dit au conseil. Le conseil a étéfort mécontent de tes menaces. Si on n’avait pas eu besoin de toi,tu étais un homme mort.

– Fallait-il aller jusqu’à l’échafaud ?gronda le bandit.

– Oui, mon fils, répondit paternellement levieil homme. Il est sans exemple que nous ayons abandonné l’un desnôtres, mais nous voulons agir à notre manière et à notre heure. Tuas une mauvaise note désormais, marche droit.

Le sang monta aux joues de l’assassin, mais ilcourba la tête et grommela entre ses dents :

– On marchera droit.

– Chut ! fit tout à coup le vieux enprêtant l’oreille.

Sur le palier on frappa six coups espacésainsi : trois, deux, un. Puis quelques mots furent échangésdans le vestibule, et on gratta doucement à la porte. À la demandedu Père, le nouvel arrivant répondit :

– Frère de la Merci.

– C’est Son Altesse royale, dit le Père ;cela tombe bien. J’étais au bout de mon rouleau… Entrez avec levoile ! ajouta-t-il en élevant la voix.

– Prince, reprit le vieil homme, toujoursgaiement, car c’était bien le plus aimable caractère que l’on pûtvoir, soyez le bienvenu, mon très cher, nous avons besoin de vouspour diriger cet honnête garçon. Vos petites affaires vont assezbien, grâce à Dieu, mais je dois vous confesser que notreentreprise n’a pas été accueillie par nos excellents amis avec unecomplète faveur.

– Il me suffit d’avoir l’estime et l’affectiondu Père, répondit le prince qui salua et prit place.

– Bien parlé ! s’écria le vieillard.Comme il comprend la situation ! quoique, certes, chacun desmembres de ce conseil ait sa part d’influence… Ah ! comte, monneveu, si j’avais aussi bien donné ma Fanchette à celui-là, c’eûtété un joli ménage ! Povera ! j’ai fait unmalheur.

Le comte Corona haussa les épaules, suivant sacoutume, et s’étendit plus commodément dans son fauteuil.

– Voyons, Altesse, reprit le Père, où ensommes-nous avec la demoiselle ?

– Où nous en devons être, repartit le prince,elle n’a pas d’autre volonté que la mienne. Elle m’aimeéperdument.

– Parfait ; où est-elle ?

– À son poste. Elle attend son père, envoiture fermée, au coin de la rue Harlay-du-Palais.

– Son père ! répéta le vieux. Et c’esttoi qui viendras, mon gaillard ! Tout est au mieux. Lesdomestiques du premier étage ?

– Tous éloignés sous différents prétextes.

– Et la petite fille ?

– Endormie.

– Tu as la clef ?

– Non pas ! J’ai engagé moi-même Ysole àfermer la porte et à en prendre la clef.

– Mes trésors, dit le Père en s’adressant auconseil, on ne peut pas enlever tous les jours la réserve de laBanque de France. C’est une modeste affaire, peut-être, quoique lafortune du général soit très belle, mais, sangodemi ! je neprendrai pas votre avis pour dire que la chose a été supérieurementmenée : Nicolas a décidément du talent.

– Toi, marchef, reprit-il, attention. Tu astes outils, pas vrai ? Tu ouvres la porte de l’appartement dupremier ; tu entres, et tu fais comme chez toi : il n’y apersonne à la maison. Il ne sera pas mauvais que tu prennes ce quipourra être à ta convenance ; une armoire ou deux, brisées,seront bien ; tu peux aussi, avant de t’en aller, fausser unpeu la serrure de l’entrée, mais ne perds pas trop de temps, etsurtout ne prends pas une trop lourde charge. Voici leprincipal : dans la chambre située immédiatement au-dessous decelle où nous sommes, tu trouveras une fille endormie. C’est unemalade. Tu la bâillonneras légèrement et sans la faire souffrir,puis tu l’envelopperas dans sa couverture, et tu l’emporteras.As-tu compris ?

– Oui, répondit le marchef d’un air sombre,c’est mauvais pour moi, je dois avoir du monde à mes trousses, cesoir.

– Bah ! tu sais ton métier, garçon, jen’ai pas d’inquiétude.

– Où faudra-t-il porter le paquet ?

– L’Amitié ! fit le vieillard, soyons àla question !

M. Lecoq, qui était en conversation fortanimée avec la belle comtesse, répondit :

–Plaît-il, Père ?

– Avons-nous des gens en partance pour laMerci, au dépôt du chemin des Amoureux ?

– Cinq.

– Y a-t-il des femmes ?

– Deux.

– C’est parfait. Marchef, tu porteras tonpaquet, comme tu dis, au dépôt, derrière l’estaminet de L’Épi-Scié.Et si le cœur t’en dit, va jusqu’à Sartène, prendre un peu le vert.Tu en as besoin, mon bon.

– L’enfant vaut-elle beaucoup ? demandale bandit.

– Pourquoi cela ?

Le marchef hésita, puis repartit :

– Voyez-vous, j’ai méfiance. Il y a loin d’iciLa Galiote et L’Épi-Scié. Si je trouvais, en route, desembarras ?…

– Carte blanche ! répondit le Père, quiajouta cependant :

– Pourvu que ce soit bien fait, tum’entends ?

Le bandit respira et sortit endisant :

– J’ai idée que ça va être dur !

Aussitôt qu’il eut refermé la porte, lesvoiles tombèrent, et le Père, frottant l’une contre l’autre toutdoucement ses mains sèches comme des osselets, reprit avecempressement :

– Mes enfants, notre séance tire à sa fin, jen’aime pas veiller tard et je tiens à mon premier sommeil. Coulonsà fond l’affaire de la comtesse. À vue de pays c’est une mine d’orque cette Normande, payant 22 876, d’une part, et 14 000 francs del’autre en contributions foncières. Cela donne un revenucolossal ! Mais ce sont des terres, d’abord, en second lieuc’est une Normande, troisièmement, elle est paysanne. Cela doittenir ferme !

– Vous avez oublié les valeurs… commença lacomtesse.

– Non pas, non pas ! 1 850 francs decommission chez le banquier d’Alençon. Vous voyez que la mémoire nebaisse pas trop. C’est tout uniment féerique… et je suis sûrqu’elle mange du pain noir, cette bonne femme ?

– Pas tout à fait. Elle dépense une centainede mille francs par an, répondit Marguerite.

– Peste ! alors elle vit bien, laluronne.

– Attendez. Je dis 100 000 francs environ,dont 98 000 sont affectés à l’entretien de ses terres etmaisons.

– À la bonne heure ! Et par oùvoulez-vous prendre une pareille créature ?

– Si je ne le savais pas, il n’y aurait pasd’affaire, répondit la comtesse.

Tout le monde devint attentif et le vieuxremit sur la table ses papiers qu’il était au moment de serrer.

– Charmante ! charmante !murmura-t-il. L’Amitié, c’est un cadeau sans prix que tu nous asfait là… Parlez, mignonne.

– Je parlerai de moi d’abord, dit la comtesseavec sang-froid et netteté. Je suis entrée dans l’association,parce que j’avais un but. Pour atteindre ce but, il me faut desressources, et mon mari n’a que la fortune d’un hobereaubreton…

– Qu’il est, ma toute belle !l’interrompit le vieillard. Et honnête avec cela ! vous êtesmal mariée, voilà le mot. Le Joulou ne vaut pas cher au marché.

La belle dame soupira.

– Je veux qu’on me paye, dit-elle ; j’aibesoin de cent mille écus.

– Pour un renseignement ! se récria ledocteur, c’est absurde.

– Je vote non ! déclara le prince. Onruinerait l’association à ce jeu-là.

– Attendez, enfants, attendez ! dit lePère. L’Amitié, tu as la parole.

– J’ai qu’à répéter votre mot, papa ; ilest la sagesse même, comme tous ceux qui tombent de votrebouche : Attendez ! Marguerite n’a pas fini.

M. Lecoq, ayant ainsi parlé, fit un gestepour réclamer le silence et dit à la comtesse de Clare :

– Déboutonnons-nous. Hé ! bébelle !chacun est ici pour soi. Marche !

Marguerite reprit de ce même ton précis etfroid qui étonne toujours chez les femmes :

– Il n’y a qu’un instant, je soutenaisM. Nicolas absent ; et je disais pour motif : Ilnous servira dans mon affaire.

Le grand jeune homme au profil bourboniendressa l’oreille.

– Je vais m’expliquer d’un mot, poursuivitMarguerite : la bonne femme dont il est question croit à LouisXVII, et c’est là précisément ce qui a fait naître en moi l’idée dela mettre en rapport avec vous.

Il y eut un mouvement autour de la table. Tousceux qui étaient là savaient juger d’un coup d’œil le fort et lefaible d’une ténébreuse combinaison.

– Hé ! papa ! fit Lecoq, est-cejoli ? une serrure à combinaison dont on a le mot et laclef.

Le souffle du vieil homme enfla le creux deses joues. Ses yeux eurent un éclair.

– Au moment où nous venons de rendre unservice au prince, commença-t-il, j’ose espérer qu’il se montreracoulant.

– Je demande la parole, interrompitcelui-ci.

– Il va nous témoigner sareconnaissance ! s’écria le Père. Parle, mon ami.

– Bien obligé, dit le prince. D’abord, je votepour le projet de Mme la comtesse qui peut portertrès haut la fortune de l’association. Cent mille écus sont unemisère devant un pareil monceau d’or. En second lieu, j’offre detout cœur mon concours actif…

– Bravo ! fit-on autour de la table.

– Ah ! le gentil garçon ! enchéritle vieil homme. Quel esprit ! et quel cœur !

– Permettez ! fit Son Altesse royale.J’ai besoin de compléter ma pensée. En raison de ce concours, jeserai dispensé de payer à l’association les deux cent mille francsque je lui dois sur la dot de ma femme…

– Oh ! oh ! murmura-t-on. Excusez dupeu !

– Et, en outre, l’association m’allouera uneprime de cinq mille louis comptant.

– Allons donc ! s’écria Corona, vous êtesun Arabe, monseigneur.

– C’est à prendre ou à laisser, acheva leprince, qui salua à la ronde poliment.

Quelque chose comme une larme vint aux yeux duvieil homme.

– Ah ! si je lui avais donné ma petiteFanchette ! soupira-t-il avec un regret profond.

Puis il ajouta :

– Mes enfants, il n’y a rien de si beau sur laterre qu’un jeune homme sans préjugés, qui a de l’économie. Écoutezvotre Père : il est plein de jours et d’expérience ; ilne se souvient pas d’avoir joué jamais une pareille partie.Sangodemi ! avez-vous calculé le revenu que supposent desemblables cotes foncières, et avez-vous calculé le capital de cerevenu ? C’est gigantesque ! Et une paysanne ! quicroit à Louis XVII ! C’est-à-dire que la porte de ce trésordes Mille et Une Nuits est ouverte à deux battants. Je déclare quece sera ma dernière affaire… et je soumets au conseil lespropositions suivantes : trois cent mille francs serontalloués à notre bien-aimée comtesse, à la condition qu’ellefournira les preuves de son dire ; trois cent mille francssont alloués à notre cher prince, à la condition que, le caséchéant, il se mette à notre entière disposition, et cent millefrancs sont votés pour études, dépenses préliminaires et travauxd’art. Aux voix ! Je vote oui des deux mains. Qui m’aime mesuive !

Le triple vote fut enlevé à l’unanimité.

– Papa, dit Lecoq, vous êtes un amour.Marguerite, maintenant, va vous donner l’adresse de ses millions.Prenez note.

Marguerite dicta :

– Veuve Mathurine Hébrard, dite la Goret, auhameau des Nouettes-en-Mortefontaine, canton de La Ferté-Macé(Orne).

Le vieux écrivit cette adresse sur son calepinet leva la séance en ces termes :

– Mes enfants, je tiens à mon premiersommeil ; allons nous mettre au lit et réfléchissons à cegrand travail. J’ai dix ans de moins. Quel coup de filet ! Ilme semble que je suis encore dans la montagne, et que je commande àmes veste nere ; camarades ! rompez lesrangs ! Bonne nuit, mes tourtereaux !

– Qui soupe ? demanda Lecoq. La comtesseen est et je régale.

Seuls, le colonel Bozzo et le fils de LouisXVII résistèrent à cet appel.

Depuis des années cet homme qui entassait, aumoyen du crime passé à l’état de science professionnelle,d’incalculables trésors, vivait plus sobrement qu’un ermite. Iln’avait aucune des passions que l’or assouvit. Il n’était pascapable de dépenser pour lui-même les appointements d’un garçon debureau des ministères.

Et il n’aimait personne au monde, sauf cettepetite Fanchette – la comtesse Corona –, belle et ardente créaturequ’il avait livrée à un ignoble bandit !

Il y a ici-bas des choses étranges. Dans unautre ordre d’idées, on connaît ce financier dont l’aspect effraiecomme celui d’un mort sorti de sa tombe. Il ne peut ni manger, niboire, ni dormir ; l’argent est pour lui un signe sans valeur,puisque Dieu lui a enlevé tout moyen d’utiliser l’argent, et ilcontinue de courir après l’argent, avec enthousiasme, avec folie.Il se damne à gagner des millions, lui qui ne saurait savourer leplaisir enfantin qu’on achète, pour un sou !

C’est le châtiment du roi Midas. Et commeMidas se vengerait du sort s’il pouvait acheter un cœur et faire lebien éperdument, ainsi que, naguère, il spéculait avec folie sur lemal.

Mais notre financier-vampire n’a pas de cesidées-là.

Quant au prince, il était dans le cas deCoyatier : sa journée n’était pas finie.

Le Père et lui se séparèrent à la porte mêmede la maison.

Le Père prit un modeste fiacre le long du quaiet regagna son hôtel.

Le prince atteignit le coin de la rueHarlay-du-Palais, où une voiture stationnait. Il s’approcha de laportière qui s’ouvrit.

– C’est vous, Louis ? dit la voix altéréed’Ysole ; est-il donc arrivé malheur ?

– Non, répondit le prince, M. le comte deChampmas a passé par la rue de Nazareth. Dieu merci, aucun accidentn’est survenu. Donnez-moi votre main, Ysole ; le général adéjà embrassé sa plus jeune fille, je vais lui rendre l’autre.

Ysole tendit sa main et sentit celle de sonamant qui tremblait.

– Qu’avez-vous, monseigneur ?demanda-t-elle. Vous me cachez quelque chose !

– Sur ma parole, répondit le prince d’une voixqu’il faisait grave à plaisir, vous n’avez rien à craindre pourceux que vous aimez.

– Pour ceux que j’aime ! répétaMlle de Champmas. Et, attachant sur lui son regardinquiet, elle ajouta :

– Vous savez bien que je n’aime rien au mondeautant que vous !

Le prince, au lieu de l’attirer au-dehors, larepoussa doucement et entra avec elle dans la voiture.

– Pourquoi faites-vous cela ?balbutia-t-elle, pendant que ses beaux yeux humides souriaient.

– Parce que, lui fut-il répondu, je ne suisplus en sûreté à Paris.

Ysole garda le silence ; son sein battaitavec force.

– En voulant sauver autrui, poursuivit leprince, on se compromet soi-même…

– Oh ! l’interrompit la jeunefille ; c’est pour moi ! c’est pour mon père que vousvous êtes compromis !

Le prince dit encore :

– Je suis obligé de fuir.

– Je vous accompagnerai ! s’écriaYsole.

– Y pensez-vous ! On peut accepter ledévouement d’une femme… d’une fiancée…

Ysole se jeta dans ses bras.

– Je suis à vous, murmura-t-elle dans un longbaiser, rien qu’à vous. Je vous suivrais au bout del’univers !

Le prince se pencha à la portière etappela :

– Giovan-Battista !

Il ajouta quelques mots en italien, et lavoiture partit au grand galop.

Chapitre 12Maman Soûlas

 

Vers cette heure, à quelques pas de là, unescène assez curieuse avait lieu. Elle tient de trop près à notredrame pour que nous puissions nous dispenser de la mettre sous lesyeux du lecteur.

Il nous faut pour cela tourner de nouveau lecoin de la rue de Jérusalem, rentrer dans l’établissement du pèreBoivin, et monter une fois encore les trois étages du fameuxescalier en colimaçon.

Ce sordide palier, entouré de trois portesbâtardes, chasse réservée de Clampin, dit Pistolet, est décidémentnotre principal rendez-vous.

Mme Soûlas dormait depuis longtemps déjà.Elle fut éveillée par un bruit faible qui venait du carré. Elle semit sur son séant pour écouter.

– C’est M. Paul qui rentre, pensa-t-elle.On voudrait être quelque chose pour faire le bonheur d’un pareilamour de jeune homme.

Mais M. Paul, quand il rentrait de nuitpar hasard, allait droit à sa porte et l’ouvrait ; c’étaitl’affaire d’un instant. Il savait son chemin.

Ici, le bruit persistait. On eût dit un hommequi tâtonnait, ou peut-être un animal.

– Je suis bête, se dit Mme Soûlas, lesminets, c’est comme le monde : quand on les appelle, ça s’enva, mais dès qu’on ne les appelle plus, ça veut revenir.

Cette réflexion philosophique la fit sourire.Elle mit un pied hors de son lit, puis l’autre.

Les chats ont ce privilège d’inspirer destendresses presque maternelles.

– Quel vagabond ! reprit-elle. Il en adans le quartier, des minettes !

Elle chaussa ses pantoufles et traversa lachambre.

– Mou, mou, mou ! appela-t-elledoucement, pendant qu’elle tenait sa porte entrebâillée ; mou,mon minouchon, mou, mou !

Puis, changeant de ton tout à coup et tirant àsoi la porte pour s’en faire une défense, elle ajouta :

– Il y a quelqu’un là, que voulez-vous,l’homme, à l’heure qu’il est ?

À trois pas d’elle, juste sous le jour desouffrance qui laissait sourdre quelques rayons de lune, ellevenait de distinguer une grande ombre immobile.

– Madame, répondit l’ombre d’un ton qui nes’entendait pas souvent dans la maison Boivin, je ne connais pasles êtres ; c’est la première fois que je viens ici. Dansl’obscurité, toutes ces portes se ressemblent. Je cherche celle deM. Gautron. Son nom doit être écrit en dehors.

Mme Soûlas ne répondit point tout desuite. Il semblait qu’elle écoutât encore après que l’étranger eutfini de parler.

Sans qu’elle eût pu dire pourquoi, cette voixl’avait fortement frappée.

– Gautron ! murmura-t-elle enfin, connaispas… Mais attendez donc ! ces messieurs ont parlé de Gautrontoute la soirée. Il y a une affaire Gautron.

Elle rentra et alluma vivement sa chandelle enajoutant :

– C’est peut-être le nouveau locataire du n°9 ; nous allons voir. Avant de venir sur le carré, elle passaun jupon et une camisole.

– Il y a, songeait-elle, des voix qui vousretournent sens dessus dessous !

Elle sortit enfin, tenant son bougeoir à lamain et alla droit à la porte de la tour qu’elle éclaira.

– Rien, dit-elle. Pas un brind’écriture !

– Et l’autre ? demanda l’étranger.

– L’autre… commença Mme Soûlas :

Elle n’acheva point, parce que, machinalement,elle avait éclairé la porte de Paul Labre.

– Hein ! fit-elle. La carte est arrachée.Il veut nous quitter, bien sûr !

L’étranger, cependant, dit avec un accent detrouble qui allait presque au découragement :

– Madame, je vous remercie. Veuillez mepardonner de vous avoir dérangée.

Au son de cette voix qui la frappait pour laseconde fois, Mme Soûlas se retourna. Son regardtomba sur l’étranger. Elle recula, et son bougeoir faillit luiéchapper des mains.

L’étranger ne prit pas garde parce que, seravisant, il heurtait à la porte du n° 9 en appelant :

– Monsieur Gautron ! MonsieurGautron ! Il n’y eut point de réponse.

L’hôtesse lui toucha l’épaulepar-derrière.

– Il faut entrer chez moi, dit-elle d’unaccent qui força l’attention de l’étranger.

– Bonne dame, balbutia-t-il, est-ce que vousme connaissez ?

Thérèse répondit :

– Vous êtes le général comte de Champmas.

L’étranger se redressa.

– C’est vrai, dit-il, mais je ne me souvienspas de vous avoir jamais vue.

Un sourire amer essaya de naître sur la lèvrede Mme Soûlas, qui répéta :

– Il faut entrer chez moi ; les gens quise cachent ne sont pas bien ici. Passez, monsieur le comte.

Et comme le général hésitait, elleajouta :

– J’aime vos deux petites demoiselles.

Le général passa sur le seuil aussitôt.

Dès qu’il fut entré Mme Soûlas ferma laporte et mit le verrou.

– Asseyez-vous, dit-elle. Vous êtes chez unehonnête femme.

Le général s’assit.

L’hôtesse dit encore :

– Voulez-vous boire et manger ? C’est debon cœur que je vous l’offre.

– Je n’ai ni faim ni soif, répondit legénéral.

Alors l’hôtesse demanda :

– Puis-je vous rendre un service ?

– Peut-être, murmuraM. de Champmas.

Thérèse s’assit et répéta, comme si elle eûtparlé sans savoir :

– J’aime vos deux demoiselles : l’aînée,que je connais, et la cadette, que je n’ai jamais vue… On dit quec’est un pauvre ange du bon Dieu !

– Il y a bien longtemps, prononça le comte àvoix basse, que je n’ai embrassé mes filles.

– Ah ! fit Thérèse qui croisa ses mainssur ses genoux, je n’ai pas tout dit : je connaissais l’autreaussi, la sainte… celle qui est morte.

– Je n’ai jamais eu d’autre enfant… commençale général.

Thérèse l’interrompit et dit aveceffort :

– Je parle de Mme la comtesse deChampmas, votre femme.

Elle était très pâle et sa physionomieexprimait une profonde émotion.

– Qu’est-ce que vous veniez demander à ceGautron ? reprit-elle tout à coup.

– J’ai confiance en vous, madame, dit legénéral. Ceux qui ont préparé mon évasion, en quelque sorte sansmon aveu, m’ont fait savoir que ce Gautron me donnerait les moyensde quitter Paris et la France.

– Voilà tout ?

– Voilà tout.

Thérèse réfléchit un instant.

– À cette table où vous appuyez votre coude,dit-elle brusquement, six inspecteurs de police déjeunent et dînenttous les jours.

Le général ne sourcilla pas.

– Oh ! reprit-elle en souriant avectristesse, je sais bien que vous êtes brave ; c’est pour vousdire que vous pouvez rester ici longtemps.

Elle se leva et ouvrit son armoire, d’où elleretira un costume complet d’ouvrier aisé, plié avec un soinreligieux.

– Je suis veuve, dit-elle, et j’aimais monmari. Il le fallait bien ; il était si bon…, car il y a deshommes qui sont de nobles créatures, monsieur le comte. Mettezcela, je vais tourner le dos pendant que vous vous habillerez.

Elle tendit les vêtements au général, qui laconsidérait attentivement, désormais, comme si un vague souvenir sefût réveillé en lui.

Elle alla s’asseoir à l’autre bout de lachambre, mais elle ajouta :

– Oui, oui, j’aimais bien mon mari !pauvre cher homme.

– Pourquoi me parlez-vous ainsi, bonnedame ? demanda le général qui commençait sa toilette.

– Parce que je pense à défunte votre femme,répondit Thérèse. Mon mari était presque aussi bon que la comtessede Champmas.

– Ma bien-aimée femme vous avait-elle doncrendu un service ?

Thérèse hésita, puis elle répliqua avec unesorte de rudesse :

– Comme vous l’entendez, non… Avez-vousfini ?

Le général passait la redingote de grosdrap.

– J’ai fini, répondit-il.

Mme Soûlas lui mit une serviette blanchesur les épaules et prit une paire de ciseaux.

– Je vais couper vos cheveux et abattre votremoustache, dit-elle.

– J’allais vous le demander, répliqua lefugitif.

Quelques boucles de beaux cheveux bruns oùdéjà les fils d’argent abondaient tombèrent sur le carreau.

– Votre main tremble, bonne dame, dit legénéral.

– C’est ce que je me fais vieille à présent,répondit Thérèse.

Il n’y eut pas d’autres paroles échangées.

Thérèse mit une mante et un bonnet.

– De quel côté voulez-vous aller ?demanda-t-elle.

– Route de Normandie, réponditM. de Champmas. Si je peux atteindre Le Havre, jepasserai facilement en Angleterre.

– Venez donc. Vous êtes mon mari, et nousallons voir notre enfant malade à Saint-Germain, voilà toutel’histoire.

En disant ces mots sa voix trahissait uneétrange émotion.

Ils sortirent. Le général, dans la rue, luioffrit son bras qu’elle prit.

Ils passèrent la rivière et montèrent la ruede la Harpe jusqu’à la hauteur de la Sorbonne.

Là, Mme Soûlas s’arrêta devant une portecochère qui ressemblait à l’entrée d’une ferme et au-dessus delaquelle une lanterne presque éteinte montrait, en silhouette, unevoiture attelée d’un cheval, avec cette légende :

FLAMANT, LOUEUR ET MESSAGER

Elle frappa longtemps en vain.

Au bout d’un gros quart d’heure on vintouvrir.

– Que diable veut-on à pareille heure ?demanda une grosse voix endormie.

– Nous venons de la part de M. Badoît,répliqua Thérèse.

–Diable ! M. Badoît ?

Puis on ajouta :

–Va bien, M. Badoît ?

– Pas mal, merci. Je suis Mme Soûlas, lamaîtresse de l’ordinaire de ces messieurs, rue de Jérusalem.

– Ah ! ah ! maman Soûlas !Bonne soupe ! une renommée, quoi ! et après ?

– Mon mari et moi…

– Tiens, tiens ? fit la grosse voix, jela croyais veuve, Mme Soûlas.

– Voici mon mari avec moi, monsieur Flamant,dit Thérèse qui se força de rire.

– Va bien, le mari ? Tant mieux ! Etaprès ?

– Nous allons aller à Saint-Germain.

– Demain matin, c’est dit. Bonsoir, madameSoûlas, à l’avantage.

– Non, tout de suite. On nous mande parexprès, pour un enfant malade. Combien nousprendrez-vous ?

– Cinquante francs et les guides.

Thérèse se récria.

– Soit, cinquante francs et les guides, dit legénéral qui n’avait pas encore parlé.

– Fameux, papa Soûlas ! s’écriaM. Flamant. Il ne parle pas souvent, mais il parle d’or !Entrez voir tous deux. Bijou a ses mouches, Coco boite ; jevais vous atteler Marion. Ça n’a pas de mine, mais ça allonge commeune folle ! Bonne bête, madame Soûlas.

Le général et sa compagne s’assirent dansl’écurie pendant qu’on attelait. En passant, M. Flamant leurmit une fois sa lanterne sous le nez.

– Excusez ! fit-il. Papa Soûlas n’est pasencore trop déchiré ! Qu’est-ce qu’il a, le mioche ? Lefarcin court. Nous avons perdu deux poulains la semaine passée.

Au bout d’une grande demi-heure, un véhicule,appartenant au genre coucou, se trouva attelé. Le général etThérèse prirent place à l’intérieur. M. Flamant s’assit surl’un des brancards ; sa femme, en chemise et en bonnet decoton, ouvrit les battants branlants de la porte cochère.

– Hie ! Marion ! poison !cria-t-elle. Gagne ta vie !

La vieille jument trembla sur ses quatrepieds ; le pavé égratigné fit feu, et la carrioles’ébranla.

– À te revoir, maman Flamant, dit le loueur,attention à Bijou, mijote Coco. Tu conduiras, s’il vient du monde.Hie ! poison ! Ça ne ressemble à rien, ça allonge commeun serpent… La femme ! ne perds pas trop de temps à dorloterles petits, rapport aux bêtes.

La carriole descendait cahin-caha la rue de laHarpe. Il est certain que Marion n’avait pas d’apparence ;mais pour allonger, jamais !

Jusqu’à la barrière de Neuilly, la route futsilencieuse.

À la barrière, la double évasion de Coyatieret du général avait été signalée. On visita la voiture, etMme Soûlas de répéter sa fable.

Du reste, la vue seule de Marion témoignait dece fait qu’on n’entreprenait point un voyage de long cours.Aussitôt la barrière franchie, le général dit :

– Bonne dame, sans vous j’étais probablementperdu. Je ne voudrais point vous blesser, mais j’ai grand désir devous prouver ma reconnaissance. Aidez-moi. Que puis-je faire pourvous ?

– Rien, répliqua Thérèse.

– Êtes-vous heureuse ?

– Je ne suis ni heureuse ni malheureuse.

– Le métier que vous faites vousplaît-il ?

– Non, mais il ne me déplaît pas.

– Vous avez l’air d’avoir connu des tempsmeilleurs.

– Je suis une paysanne, et j’étais la femmed’un ouvrier.

Il y eut une pause. Le général reprit avec uncertain embarras :

– Il m’a semblé un instant que je vous avaisvue autrefois quelque part ?

– Vous vous êtes trompé, répondit Thérèse avecun singulier accent.

– Pourtant, vous me connaissiez ?

– Une femme comme moi peut connaître un hommecomme vous, sans être connue de lui.

Autre pause.

– Bonne dame, dit encore le général, j’avoueque je suis intrigué. Vous avez été envers moi compatissante,excellente, et pourtant, il semble qu’il y ait en vous contre moije ne sais quelle amertume.

Thérèse eut un rire sec.

– N’allez-vous pas croire que j’ai de larancune ? dit-elle.

– Si je vous avais fait du mal, sans lesavoir… Elle l’interrompit par un second éclat de rire.

– Vous avez deviné, murmura-t-elle. Un jourque vous passiez dans votre belle voiture, j’étais sur le trottoir,et vous m’avez éclaboussée. Il y a des taches qui restent.

– Je donnerais beaucoup pour voir votre visageau moment où vous me parlez ainsi, pensa tout haut le général.

Thérèse répondit :

– Vous l’avez vu. Je n’ai pas changé depuistantôt.

– Avez-vous des enfants ? demanda legénéral.

– J’ai eu une fille, murmura Thérèse, dont lavoix s’altéra tout d’un coup.

– Vous êtes donc seule au monde ?

– Toute seule.

– Je vous disais, poursuivit le général aprèsun silence : je suis intrigué ; j’ajoute : je suisembarrassé. J’ai de la fortune…

– Tant mieux pour ceux que vous aimez !dit vivement Thérèse.

Le général la regarda fixement malgrél’obscurité.

– Voyons, fit-il avec bonhomie, n’y a-t-ilpour moi aucun moyen de reconnaître le service que vous m’avezrendu ?

– Si fait.

– Dites !

Thérèse réfléchit, puis ellemurmura :

– Vous me donnerez une lettre pourMlle Ysole de Champmas, et j’irai embrasser vos deux filles.C’est un caprice que j’ai.

– Je le ferai, chère dame ; mais… Si vousme disiez votre histoire, je suis sûr que mon embarras cesserait.Dès qu’on connaît bien une personne, il y a mille moyens des’acquitter envers elle.

Thérèse se renfonça dans son coin et réponditpéremptoirement :

– Je n’ai pas d’histoire.

Mais, se ravisant tout à coup, elle ajoutad’un accent profond :

– Si c’est pour passer le temps, j’en saisune… j’en sais une qui vous intéressera. Écoutez !

Chapitre 13Histoire d’une mère

 

On n’était encore qu’à Neuilly.

M. Flamant avait beau crier, de dix pasen dix pas :

– Hie ! Marion, poison !

Marion allongeait de moins en moins. Elletenait peut-être à honneur de mériter les injures du patron.

Quand le fouet se mettait de la partie, lacarcasse dégingandée de la pauvre bête essayait un effortconvulsif, puis ses oreilles se reprenaient à pendre et ses jambesde bois revenaient à leur allure habituelle.

– C’est l’histoire d’une amie à moi, ditThérèse après un silence, une vraie amie, ma seule amie : unepaysanne comme moi, du même village que moi. J’ai peut-être ététrop loin en annonçant qu’elle vous intéresserait, cette histoire,car vous êtes un militaire, et vous devez en savoir beaucoup desemblables.

« Elle s’appelait Madeleine. Elle étaitla fille d’un petit fermier qui ne roulait pas sur l’or,assurément, mais qui ne demandait rien à personne.

« Son père l’aimait bien. Il lui donnaittrop.

« Elle avait de beaux yeux rieurs, unetaille souple et forte, des cheveux qui auraient valu dix pistolesen foire… Ah ! on lui en offrit bien souvent trois ou quatrelouis d’or ! Mais, pour argent ni or, elle n’eût vendu sescheveux.

« À force de lui donner, son père l’avaitrendue coquette.

« C’était ici ou là, qu’importe le nom duvillage ? Le général comte de Champmas ne connaît guère que levillage dont il est le seigneur.

« Car, on a beau faire des révolutions,il y a toujours des seigneurs, et ceux qui passent riches etbrillants dans un pauvre pays emportent toujours le bonheur desfamilles avec eux quand ils s’en vont.

« À la foire, les charlatans ne prennentque les cheveux qui sont à vendre. Les cœurs, c’estdifférent ; d’autres charlatans savent les voler de nuit, etil n’y a point de loi pour châtier ceux qui s’en vont avecl’honneur et le bonheur des maisons.

« Dans notre village, qui n’était pasloin de la ville, on faisait l’élevage des chevaux. À cause decela, chaque ferme avait de grandes et belles écuries. Quand lestroupes passaient, on mettait les fantassins à la ville et lescavaliers chez nous.

– Quel nom a votre village ? demanda icile général.

– Saint-Yvon, Saint-Mesme ou Saint-Jacques,répondit Thérèse. Avez-vous de la curiosité pour si peu ?

– Et près de quelle ville est-ilsitué ?

– Auprès de Dijon, d’Orléans ou bien d’Arras.Je veux laisser un voile à ma pauvre amie Madeleine qui était sijoyeuse, et qui pleura tant de larmes de sang !

Le comte se tut. Thérèse poursuivit :

– Une fois, il vint dans mon village unrégiment si beau, si beau que tout le monde quitta les champs pourle voir passer sur la route.

« C’étaient des cavaliers.

« Ils avaient des vestes rouges quifuselaient la taille des jeunes officiers comme font les corsetspour les femmes.

« Pourquoi les soldats ont-ils le mêmegenre de coquetterie que les femmes ?

« Celui de Madeleine, car Madeleine aimaun soldat, la pauvre créature, mettait du noir sur sa moustache etde l’essence dans ses cheveux. Et il avait un corset plus étroitque la ceinture de Madeleine.

« Ils portaient des pantalons bleus avecde larges bandes d’argent. Leurs bottes éperonnées brillaient ausoleil. Sur leurs têtes, les chapskas étincelants s’inclinaient etle vent jouait avec les minces banderoles qui flottaient au bout deleurs lances…

Le général changea de position sur labanquette de la carriole, qui, à la vérité, était dureremarquablement.

– Hie ! Marion ! poison !ordonna M. Flamant en songe.

Il dormait, Marion aussi.

– Madeleine avait dix-huit ans, poursuivaitThérèse. Malgré sa coquetterie de fillette étourdie et vaine, jen’ai jamais rencontré de cœur plus candide que n’était le sien laveille du jour où vint ce beau régiment de lanciers.

« Le lendemain… Ah ! je vous l’aidit : vous en savez des centaines de ces pauvreshistoires ; le lendemain, Madeleine avait quelque chose àcacher à son père et au curé.

« On lui avait baisé les deux mains,là-bas, sous les châtaigniers.

« Elle n’aurait jamais cru qu’un hommepût être si beau ! ni murmurer de si douces paroles àl’oreille des jeunes filles.

« Celui-là était un officier. Il parla deParis, de robes transparentes, de perles, d’amour, quesais-je ? Madeleine ne m’a jamais dit s’il prononça le motmariage ; mais pour Madeleine, telle qu’elle était alors, iln’y avait point d’amour sans mariage.

« Avec ces pauvres enfants, pour tromper,on n’a même pas besoin de mentir.

« Ils restèrent trois jours, leslanciers. Pour Madeleine, c’était un fiancé qui partait. Il avaitdit comme ils font tous : Je reviendrai.

« Et voyez la folie de ces pauvresfilles ! Madeleine ne savait pas même le nom de son fiancé.Dans son cœur, elle l’appelait Charles. Que faut-il de plus pourpleurer ?

« Il ne revint pas. Est-ce qu’ilsreviennent jamais ?

« Quand Madeleine fut mère, elle eut pourla première fois la pensée de chercher le père de son enfant.

« Elle écrivit une lettre :

« Au moment de mettre l’adresse, elle sesentit défaillir.

« – À M. Charles, capitaine delanciers…

« Charles, qui ?…

« Elle déchira la lettre.

« Elle était alors à la ville et àl’hôpital.

« Il y avait beaucoup d’orgueil dans latendresse de son pauvre père qui lui donnait trop. Son déshonneurtuait l’orgueil de son père.

« On l’avait chassée.

« Un jour elle se trouva seule dans larue, avec son petit enfant sur ses bras. Elle ne savait pasbeaucoup travailler, elle n’aurait pas osé mendier si près de sonpère. Dieu est bon.

« Voilà que passe un beau régiment – deslanciers !

« – Charles ! oh ! monCharles !

« Madeleine faillit devenir folle dejoie.

« Le beau capitaine avait gagné unegrosse épaulette. Il rougit à la vue de Madeleine. Officiers etsoldats se mirent à rire, et nul ne s’arrêta.

« Madeleine s’assit sur une pierre.

« Elle crut s’être trompée, car elle nevoulait pas même penser que Charles n’avait pas de cœur.

« Elle avait raison, quoiqu’elle ne sefût point trompée, Charles avait du cœur comme ils en ont.

« La nuit tombait, le pavé sonna sous legalop précipité d’un cheval.

« – Madeleine ! où es-tu,Madeleine ?

« Elle lui tendit son front en pleurant.Il ne l’embrassa point : il avait grande honte.

« Mais n’était-ce pas beaucoup déjà qued’être revenu ?

« Il dit :

« – Vous ne manquerez jamais de rien,Madeleine, ni l’enfant non plus. Tenez, voici de l’argent…

« Il ne la tutoyait plus.

« Mais cette fois, il prononça son nom,son vrai nom. Oh ! c’était un honnête homme. Il ajouta biendoucement – et bien froidement :

« – Quand vous aurez besoin, écrivez-moi,adieu !

« Et le cheval galopa de nouveau.

« Madeleine embrassa sa petite fille.Elle souffrit beaucoup en sa vie ; mais, ce jour-là, elle eutsa plus grande souffrance.

« C’était un honnête homme. Elle nemanqua de rien, jamais, ni sa petite non plus. Mais elle étaitfrappée à l’âme et sa santé s’en alla…

« Une fois elle écrivit. Elle était àParis, à l’hospice Dubois où l’on payait sa chambre comme si elleavait été une dame.

« Elle écrivit : « J’ai peur demourir et de la laisser seule, venez. »

« Il vint, et de bien loin, il vint toutde suite. C’était un honnête homme.

« Madeleine ne pouvait plus parler. Elleavait une religieuse qui la gardait.

« Ce fut un colonel qui entra. Il étaittoujours jeune, toujours beau.

« La petite jouait dans un coin. Il laprit sur ses genoux et l’embrassa cent fois.

« Madeleine n’avait pas perdu lavue : elle vit cela.

« Quand il eut cent fois embrassél’enfant, il vint vers le lit et regarda la malade avec bonté. Illui prit même la main. Il y avait longtemps que le cœur deMadeleine n’avait battu si vite.

« – Ma sœur, dit-il à la religieuse(Madeleine n’avait pas perdu l’ouïe), je suis le père de cetenfant. Si la pauvre femme mourait, je reconnaîtrais ma fille.

« La petite, qui avait entendu, s’éloignade lui en pleurant.

« – Maman ne mourra pas ! je ne veuxpas que maman meure !…

– Hie ! Marion ! criaM. Flamant à sa bête qui s’était arrêtée court au beau milieudu pont de Nanterre. Hie ! carcan ! poison !guenon ! taupe ! chenille ! savoyarde !Hie ! carliste !

Sur cette dernière injure, accompagnée d’undéluge de coups de fouet, Marion s’éveilla en sursaut et reprit samarche cahotante. Le général prononça très bas :

– Madame, je suis maintenant un vieil homme.Vous avez touché une plaie qui jamais ne se fermera. La mèred’Ysole est-elle vivante ?

– Vous savez bien qu’elle est morte, réponditThérèse d’une voix sourde. Voulez-vous que je m’arrête ? Jen’ai pas l’intention de vous faire souffrir.

Le général, qui était immobile et droit sur sabanquette, répliqua d’une voix grave :

– Continuez, je vous prie. Je désire toutsavoir.

Thérèse poursuivit aussitôt :

– Vous savez bien qu’elle est morte, puisque,trois semaines après, vous reçûtes l’enfant habillée de deuil.

« Je l’ai dit et je le répète, général,vous êtes un honnête homme. La petite fille fut reconnue ;elle vécut près de vous et porta même votre nom jusqu’au jour devotre mariage.

« Seulement, sa mère l’appelait Charlotteet vous la nommâtes Ysole. Vous ne vouliez rien garder de samère.

« Ne vous défendez pas, monsieur lecomte, le monde est ainsi. Vous n’êtes pas fait autrement que lesautres ; il vous déplaisait de regarder si bas au-dessous devous la misérable créature dont vous aviez brisé l’existence…

Le général passa sa main sur son front etdit :

– N’a-t-elle rien pardonné pour tout l’amourdont j’ai entouré sa fille ?

– Elle a tout pardonné depuis bien longtemps,répliqua Mme Soulas, et si une voix parle pour vous aux piedsde Dieu, c’est la sienne…

« Vous alliez être officier général etvous alliez vous marier. Il y avait un obstacle : Ysole,l’enfant qu’on appelait Mlle de Champmas.

« On savait que vous n’étiez pasveuf.

« Monsieur le comte, vous avez perdu unesainte, mais vous ne connaissiez pas son cœur tout entier.Mme la comtesse de Champmas avait un secret pour vous.

« Oh ! ne craignez rien ! Sivous aviez eu le temps de visiter sa tombe avant de quitter Paris,vous y auriez trouvé des fleurs nouvelles.

« Une bien pauvre main vous a remplacédans ce soin pieux. Il m’est arrivé parfois d’intercéder auprès devotre femme défunte, comme je prie ma patronne, avec ce reste defoi que j’ai apporté du pays.

« Vous fûtes étonné, heureux,reconnaissant, quand la noble jeune fille dont vous sollicitiez lamain vous dit un jour :

« – Comte, vous êtes père… Ceux quim’aiment et qui me conseillent hésitent. Moi, je veux inaugurer monbonheur par un bienfait. Qu’il n’y ait point de pleurs dans notremaison. La mère d’Ysole n’est plus ; je consens à légitimerYsole par acte secret, annexé à notre contrat de mariage.

– Vous savez cela !… balbutia legénéral.

– Voici ce qui s’était passé, repritThérèse :

« La veille, une femme s’était présentéeà la demeure de votre fiancée, sous prétexte d’implorer une aumône.On pouvait toujours lui demander, comme il est permis à tous deprier les anges.

« Une fois introduite, au lieu de quêterla charité, l’étrangère raconta une pauvre histoire – l’histoire deMadeleine.

– C’était vous ? interrompit legénéral.

– C’était moi, et j’affirme que, dans cetteentrevue, il ne fut rien dit qui pût diminuer l’affection ni lerespect qu’une femme doit à son mari.

« Elle était d’un monde où, endéfinitive, l’idée ne doit même pas naître qu’un homme comme vousdoive épouser une fille comme Madeleine.

« Mais elle était saintement femme, et ladette contractée envers l’enfant lui apparut dans toute sarigueur.

« Elle avait un cœur d’or, et lesacrifice de la mère la remua jusqu’au fond de l’âme.

« Car je lui dis, monsieur le comte,l’entrevue de l’hospice Dubois. Elle vit la triste créature couchéesur son lit de douleur, la petite fille jouant près de la fenêtre,la religieuse froide et faisant le bien comme on accomplit unetâche ; elle vit le soldat, heureux et brillant, franchissantce seuil morne ; elle l’entendit qui disait, croyant peut-êtrebeaucoup dire :

« – Ma sœur, je suis le père de cetenfant. Si la pauvre femme mourait, je reconnaîtrais ma fille…

– J’ai donc dit cela ! murmura legénéral.

– Et j’ajoutai, poursuivit Thérèse, dont lavoix avait d’étranges émotions, j’ajoutai, parlant à celle quiallait être votre femme : mademoiselle, la mère entendit cesparoles si cruelles et si douces. Quelque chose se brisa au-dedansd’elle : quelque chose qui était le meilleur de son cœur, lelien, le lien sacré de la mère à l’enfant : l’ardent égoïsmede la passion maternelle ! La mère plana au-dessus desattaches mêmes de la nature ; elle déchira avec une angoissepleine de délices tout ce qui était le charme de sa misérablevie ; elle se jugea nuisible au bien de sa fille ; secondamna comme étant un obstacle au bonheur de son idole, elle setua…

– Elle se tua ! répéta le général enfrissonnant.

– Je parle moralement, dit Thérèse dontl’accent se voila. Il suffisait de la maladie, sans qu’il fûtbesoin de recourir au suicide…

« Monsieur le comte, votre fiancéem’écoutait en pleurant. Quand elle eut fini, elle me dit : Jepaierai la dette de M. de Champmas, je la paierai toutentière !

« Elle l’a payée. Plus tard, il est vrai,quand la jalousie maternelle naquit dans son cœur, elle exigeal’éloignement de l’étrangère ; mais le bienfait subsiste.Ysole est l’aînée des demoiselles de Champmas, et l’amour de leurpère se partage entre elles également désormais.

La carriole s’arrêta devant la porte d’uneauberge dans la rue du château, à Saint-Germain.

– Oh ! oh ! Marion, fitM. Flamant. Descendez voir, les bourgeois. La guenon n’aaffronté qu’une fois en route. Combien de temps allez-vous resterici ?

– Une heure, répondit Mme Soûlas, et jereviendrai seule.

– À votre volonté, maman. Ça allonge, pasvrai ? Quoique l’apparence n’y est pas, ça allonge comme untigre !

À quelque distance de l’auberge, unelanterne-enseigne brillait. C’était le bureau des diligences deRouen. Thérèse et le général se dirigèrent de ce côté.

– Et jamais vous n’avez essayé de vousrapprocher d’elle ? demanda le général très ému.

– Si la pauvre femme meurt, je reconnaîtrai mafille, prononça lentement Thérèse avant de répondre. Ces motsdictaient une conduite à la mère, et à celle qui devait remplacerla mère… Il vous fallait la fille d’une morte, vous l’avez eue.

Le général baissa la tête.

En arrivant à la porte du bureau, il ditencore :

– Au nom de Dieu, êtes-vousMadeleine ?

– Pour la troisième fois, je vous l’affirme.,répondit l’hôtesse d’un ton ferme : Madeleine est morte, bienmorte.

– Et ne voulez-vous rien accepter demoi ? Thérèse hésita.

– Si fait, répondit-elle enfin.

– Oh ! demandez ! s’écria legénéral.

Elle l’interrompit pour direfroidement :

– Ma demande est déjà faite. Depuis longtempsj’ai envie d’embrasser la fille de Madeleine… et aussi la fille deMme la comtesse de Champmas.

– Grand et digne cœur ! murmura le comteen lui tendant les mains.

– Si vous voulez me donner un bout de lettreavant que je m’en aille, poursuivit Mme Soûlas, cela me feraplaisir.

Les grelots de la diligence tintèrent àl’autre bout de la rue. Le général déchira une page de sestablettes et écrivit ces mots : « Ysole, Suavita, mesfilles chéries, aimez et respectez celle qui vous portera ce mot,comme vous m’aimez, comme vous me respectez moi-même. »

Pendant qu’il écrivait, Thérèse demandait auconducteur :

– Y a-t-il de la place pour Rouen ?

– Une seule : rotonde.

– Je la retiens.

« Adieu, Soûlas ! ajouta-t-elle ense tournant vers le général. Monte, mon homme, et bonvoyage !

Elle prit le papier qu’il lui tendait etmurmura :

– Je n’abuserai pas, monsieur le comte. Je neles embrasserai qu’une fois.

Chapitre 14Le marchef

 

En quittant le conseil des Habits Noirs,Coyatier, dit le marchef, descendit l’escalier d’un pasincertain.

Il n’allait pas de bon cœur à la besogne qu’onlui avait commandée.

C’était un rude scélérat habitué au sang, etqui même avait donné plus d’une fois des preuves de cruautéinutile ; ses complices le redoutaient ; mais ce n’étaitpas un scélérat de naissance.

Coyatier, comme son sobriquet de marchefl’indiquait, avait appartenu à l’armée. Tout le commencement de sacarrière avait été excellent, presque brillant. Après deuxcampagnes où il s’était fait vingt fois remarquer par sonintelligence et sa bravoure poussée jusqu’à la témérité, il avaitatteint le grade de maréchal des logis chef ou de marchefcomme le dit l’abréviation troupière, et déjà il était désigné pourl’épaulette, lorsqu’il devint amoureux d’une de ces folles etnuisibles créatures qui, sans être méchantes elles-mêmes, damnentles hommes et peuvent passer pour les plus puissantes machinespropres à labourer le champ du mal.

Nous les voyons toutes passer dans la vie ensouriant ; elles sont gaies, elles sont « drôles »pour employer le mot technique, elles nous amusent.

Nous ne leur donnons pas, à vrai dire, quandelles ne s’imposent pas à nous personnellement, beaucoup plusd’importance qu’à une levrette ou à un bouvreuil, et c’est justice,car elles n’ont ni cervelle, ni cœur, ni rien.

Mais si la statistique du crime était un jourétablie au point de vue de ces joyeux petits animaux, lacivilisation s’ébahirait, effrayée. C’est monstrueux.

Moi, j’ai regardé cela par passe-temps,n’étant pas un philosophe, et j’ai vu avec une certaine épouvanteque les cinq sixièmes des abus de confiance, dans le commercesurtout et dans l’administration, deux bons tiers des désastres deBourse, et une honnête moitié des meurtres étaient dus à cesinnocentes demoiselles.

On n’y peut rien ; elles ont droit devivre comme vous et moi.

À part leurs voix un peu criardes, leurparlage appris par cœur aux méchants théâtres, leurs chignonseffrontés et leur redoutable appétit, ce sont vraiment d’assezjolies petites bêtes.

Seulement, en conscience, elles ne valent pasla millième partie du bien qu’elles gaspillent : honneur,argent, bonheur.

Et si jamais le progrès des civilisationspermettait d’appliquer à leurs gueulettes roses une muselièrecompatible avec la liberté individuelle, ce serait un bienfaitpublic.

La petite bête du maréchal des logis Coyatieravait d’abord mis quelque embarras dans sa comptabilité :c’est la moindre des choses. Cela retarda l’épaulette etl’épaulette est parfois le salut.

Il faut le voir pour croire à quel pointl’épaulette transforme un homme.

L’épaulette ne venant pas, Coyatier épousa sapetite bête. Il était horriblement jaloux. Elle se moqua de lui. Illui fracassa le crâne d’un coup de crosse de pistolet.

Le reste n’a pas besoin d’être raconté.Coyatier, de chute en chute, était tombé aussi bas qu’on puissetomber.

Il lui restait seulement une certaine bravourebrutale et le sang-froid en face du danger, choses rares parmi sespareils, quoi qu’on dise.

Quand il eut descendu marche à marchel’escalier du conseil, il s’arrêta devant la porte du premierétage, et resta un instant indécis.

– J’ai quelque chose sur l’estomac, se dit-il,quoique je n’aie pas encore dîné. Ça me trotte dans la tête qu’ilva m’arriver malheur. C’est bête, mais voilà, je crois à ça.

Il tâta la serrure avec son« outil », mais il n’ouvrit point.

– Voilà ! répéta-t-il. L’autre était unbeau gars ; il est tombé sans dire seulement : ouf !Le coup était crânement envoyé ! mais il ne m’avait rien fait,et ça vous pèse jusqu’au lendemain matin. Tous ceux de la sûretédoivent être sur mes talons, c’est sûr, et ceux de M. Vidocqaussi… Aller courir la nuit avec un paquet de petite fille sous lebras, c’est tenter le diable !

Sa main lâcha la serrure, et ilpensa :

– Ce serait de prendre le Pont-Neuf au pasgymnastique et d’aller voir à Montrouge si j’y suis.

Il fit un pas vers l’escalier. Il n’en fitqu’un.

– Ces gens-là, gronda-t-il entre ses dentsserrées, vous tiennent par le cou ! Ils ont bonne poigne. Sije les laissais dans l’embarras, j’aurais beau me terrer comme unlapin, ils me trouveraient et j’aurais mon compte !

Son outil fit jouer le pêne sans bruit.L’habitude est une seconde nature. À son insu, Coyatier prenait lesprécautions voulues, comme s’il eût été de sang-froid.

Il referma la porte. La lueur des deux lampesqui éclairaient la chambre où dormait l’enfant lui montra lechemin.

– Crébleu ! dit-il en traversant lapremière pièce, il ne fait pourtant pas froid, et j’ai des frissonsdans le dos. Je n’ai pas peur, au moins. Jamais peur, lemarchef ! Mais je ne sais pas comment ça s’y prend, lesmaladies, pour entrer dans le corps ; je suis peut-êtremalade.

Au lieu d’aller droit à la chambre éclairée,il tâta les lambris pour trouver une armoire. Ils ont l’instinct deces choses. Au bout de trois secondes, il tournait un bouton etouvrait un placard.

– Des robes ! gronda-t-il avec unesoudaine colère, de la mousseline, de la soie, de la femme,quoi ! Ah ! la femme ! La vipère de femme !

Il referma le battant avec violence etajouta :

– Sans ça, je serais un lieutenant, peut-êtreun capitaine… Eh ! gros major Coyatier ! avec trente-sixmédailles et la croix d’honneur, oui ! car je sauvais les gensautrefois au lieu de les tuer.

Il essaya de rire, mais sa grosse main futobligée d’essuyer ses yeux, qui le brûlaient.

– Bon ! fit-il, est-ce qu’il y a del’échalote, ici ! Je pleure. C’est ça, je suis malade.Crébleu ! le gars à la valise ne m’avait rien fait. Il avaitl’air bon enfant. Écraser la tête d’une femme d’un coup de poing, àla bonne heure ! ça ravigote. Ce n’est pas péché de tuer lescouleuvres !

Il ouvrit un second placard, après avoirfranchi une porte, et du premier coup sa main rencontra del’argenterie.

– Ah ! ah ! s’écria-t-iljoyeusement, voilà mon affaire, c’est le buffet, on va trouverl’eau-de-vie !

Au lieu de commencer par mettre cuillers etfourchettes en lieu sûr, il continua de tâter. Il disaitvrai : il était malade.

Après une ou deux minutes de recherches, samain rencontra une cave à liqueurs. Il mit le goulot d’un flacondans sa bouche et lampa avec avidité.

– Pouah ! fit-il, du doux, ça sent lafemme !

Il essaya tour à tour les trois autresflacons.

– Toujours du doux ! Ah ! lescoquines de femmes !

Sa voix exprimait en ce moment une terriblecolère.

– J’en étranglerais une, deux, trois !grommela-t-il. Je les étranglerais toutes ! Pas d’eau-de-viedans la maison ! Tiens ! ça sent le poulet ; si jemangeais un morceau pour me réchauffer le cœur ?

Il ne se pressait point, et il ne faudrait pasle taxer d’imprudence. Jamais, en toute sa vie, il n’avait étémoins porté qu’aujourd’hui vers la témérité. Il réfléchissait encausant avec lui-même.

Au-dehors, il flairait la meute des agents depolice.

Dans cette maison, au contraire, où on avaitfait le vide pour favoriser un crime, il était relativement ensûreté.

Bien plus, la surveillance se lasse. Il fautqu’un inspecteur dorme comme un simple mortel. Chaque minute passéeétait bonne, parce qu’elle augmentait cette chance que les agents,fatigués d’attendre à l’affût, finiraient par regagner leurtaudis.

Le marchef prit le plat où était la volaillefroide. Il tâtonna pour trouver une table et mit tranquillement soncouvert. Il s’assit devant un souper qui, certes, devait luiparaître confortable. Il avait découvert une couple de bonnesbouteilles de vin.

Si vous l’eussiez interrogé, il vous auraitrépondu qu’il allait manger comme un ogre, vu que son déjeunerétait dans la semelle de ses bottes.

Pourtant, à la première bouchée, son estomacse souleva, révolté.

Il voulut boire, et le vin lui semblaamer.

Une sorte d’épouvante le prit.

– Je suis malade ! dit-il en défilant unedemi-douzaine de jurons. Crébleu ! j’ai pensé aux femmes. Jeparie un franc, je parie cent sous qu’on va me coller l’épervieravant que j’aie tourné le coin de la Barillerie ! Les femmes,ça porte malheur.

Il mit sa tête entre ses mains, et vousl’eussiez entendu balbutier :

– Était-elle assez jolie, la coquine !était-elle assez jolie, le jour où je fis sa fin !

Ses doigts se crispaient dans ses cheveux. Ileut comme un sanglot. Il se leva brusquement et alla vers lafenêtre.

– Pleine lune ! pensa-t-il. Sur la granderoute on irait gaiement ; mais il y a Paris, avant la granderoute.

Une voix douce et plaintive s’éleva dans lesilence, elle disait :

– Ysole ! où es-tu ? Notre pèreest-il venu ?… Ysole, est-ce toi que j’entends ?

Une seule pièce séparait maintenant le banditde la chambre éclairée. Il dressa l’oreille et attendit un secondappel qui ne vint pas.

– On dirait des anges du bon Dieu !pensa-t-il, et c’est le diable !

Il revint vers le buffet, secouant ses membresen chemin et cambra sa robuste taille. Il reprit un à un tous lesflacons de la cave à liqueurs et les vida pour sa santé, parcequ’il avait fait le raisonnement suivant :

– Il y a toujours bien un peu de trois-six aufond de tout cela.

Après quoi, par habitude, il mit dans sa pochel’argenterie. Mais il se l’avouait à lui-même, le cœur n’y étaitpas.

– Faudra finir par la fin, je suppose !dit-il en poussant un large soupir. À quoi que ça te sert demarchander, bonhomme ! Ferme les yeux, et vas-y !

La pièce voisine fut traversée d’un pas ferme,mais il s’arrêta encore au seuil de la dernière chambre.

– L’Habit-Noir a dit : carteblanche ! murmura-t-il. Il l’a dit en répondant à cettequestion : Que faudrait-il faire de la petiote, s’il survenaitdes embarras ? Bien sûr qu’il n’aurait pas répondu ça, si elleleur était bonne à quelque chose. Au contraire, pour leursmanigances, ils ont besoin qu’on l’enterre… Eh bien ! moi,j’aimerais mieux l’enterrer ici qu’ailleurs : c’est monidée.

Il se gratta le front et chercha près de luiun siège, car ses jambes ne valaient rien ce soir. Il s’assit.

– Sortir d’ici avec un pareil colis,poursuivit-il, ça me met dans la position de quelqu’un qui diraitaux hirondelles : faites-moi l’amitié de venir voir ce que jedéménage à cette heure de nuit. Ça saute aux yeux. Tandis que si jefile à la douce, rien dans les mains, rien dans les poches ;eh bien ! en cas de mauvaise rencontre, on peut travailler…C’est dit, Bibi. Escadron ! à gauche en bataille ! autrot !

Il se mit sur ses pieds et entra. La petioteétait condamnée.

La chambre restait exactement telle que nousl’avons laissée.

Une des lampes reposait sur la console,l’autre sur la cheminée.

Suavita avait le dos tourné. On ne voyait quela forme grêle de son pauvre petit corps, sous les plis légers dela couverture de soie, et les belles masses de ses cheveux blondsqui baignaient toute la largeur du coussin où sa tête étaitappuyée.

Le marchef ne jeta de ce côté qu’un regarddistrait. Il chercha l’heure à la pendule. Ce faisant, ses yeuxrencontrèrent son propre visage dans la glace.

La lampe de la cheminée éclairait ses traitsen plein.

Il recula comme si quelqu’un l’eût pris auxcheveux par-derrière.

Jamais il ne s’était vu pâle. – Et il étaitpâle comme un mort.

– Est-ce que c’est moi, ça ?grommela-t-il ; crébleu ! je suis bien malade !

« Après ? fit-il en se redressant deson haut comme pour défier ce blême visage qui le provoquait. Onn’avale sa langue qu’une fois. Au galop !

Un mouvement brusque le porta jusqu’au lit dejour et ses deux mains se crispèrent, tandis qu’il regardaitl’enfant à la gorge.

Certes, il n’avait pas besoin d’armes pouraccomplir sa sinistre besogne.

Suavita s’était retournée en dormant. Lesrayons de la lampe glissaient sur les lignes un peu grêles, maisdélicieusement mignonnes de son profil perdu. Autour de ses lèvrespâlies, un vague sourire errait.

Le marchef se mit à la contemplerfroidement.

– Ça deviendrait une femme !murmura-t-il. C’est de la graine de femme !

Et pour lui, dans ces mots, il y avait unarrêt impitoyable. Il fit encore un pas. Ses deux mains seportèrent ensemble à son front où la sueur ruisselait.

– Crébleu ! gronda-t-il, j’ai vu noirpendant un petit moment. Ça m’a passé comme un nuage. J’ai vu rougesouvent, ah ! souvent ! mais ce brouillard…

Il ajouta, réagissant contre l’angoisseinconnue qui le tenait :

– Jamais peur, Coyatier ! C’est le coud’un poulet à tordre, quoi donc !

Ses deux mains se rapprochèrent de la gorge del’enfant – lentement. Elles semblaient énormes auprès de cettechère petite poitrine. Elles frémissaient.

Le sourire se dessina plus vivant sur leslèvres de Suavita, qui s’entrouvrirent et laissèrent tomber cemot :

– Mon père !

Le marchef chancela et ses paupièresbattirent, mais il dit :

– Oui, va, appelle papa, bouture defemelle !

Il ne voulait pas croire lui-même à quel pointl’émotion le garrottait.

Les dix doigts de ses mains vibraient commeceux d’une femmelette qui a une attaque de nerfs.

Ses dents grincèrent et craquèrent.

Il montra le poing à un invisible fantôme.

– Ah ! la coquine ! lacoquine ! fit-il d’un accent où il y avait des plaintes, c’estencore elle qui va tuer cet ange-là !

Ses mains se rapprochaient toujours. Ellestranchèrent bientôt, rugueuses et brunes, sur le cou blanc deSuavita.

C’en était fait. Pour la première fois,l’assassin allait tuer avec horreur ; mais il allaittuer : c’était sa loi.

Machinalement, avant de serrer l’écroupuissant de ses doigts autour de cette gorge si frêle, il retira samain droite pour essuyer ses yeux, aveuglés par la sueur.

Sa main gauche toucha le cou de Suavita dontles paupières paresseuses s’ouvrirent à demi.

D’instinct, la main droite du bandit revintvivement à son devoir.

Suavita leva ses deux petits bras faibles, etles noua autour de la nuque du marchef stupéfait. Puis, pesant surcet appui, elle parvint à soulever sa tête de façon à lui mettre aufront un doux et charmant baiser.

– Mon père, dit-elle en même temps, je rêvaisde toi, mon bien-aimé père !

L’assassin resta immobile sous cette caressequi le navrait, mais réveillait au fond de son âme des fibresparalysées.

Il ne répondit pas. Il n’osait plus bouger.Son cœur battait horriblement.

– Tu ne dis rien ! fit Suavita souriante,et tu ne m’embrasses point… Es-tu fâché contre moi ?

Saurait-on dire pourquoi ? L’assassinarrondit ses lèvres qui effleurèrent la joue satinée del’enfant.

Elle lâcha prise, disant :

– Comme ta barbe est rude, père !

Puis, ses sens s’éveillant, elle eutdoute ; ses narines délicates perçurent avec dégoût ceshorribles effluves qu’épandent à profusion le sordide séjour desprisons et des bouges, la misère, le vice, le crime.

Elle ouvrit les yeux tout à fait.

Elle vit cette tête énorme, crépue, hideuse,qui pendait sur elle comme un impur cauchemar.

Une épouvante indicible la saisit.

Elle poussa un cri rauque, et retomba sur sonlit, évanouie.

Chapitre 15Chasse de nuit

 

Coyatier fut une longue minute avant de seretrouver. Sa première parole fut celle-ci :

– Crébleu ! c’est bête tout plein, maisje ne pourrais pas lui faire du mal, à présent que je l’aiembrassée !

Il prit les deux petites mains de l’enfant etsouffla dedans, essayant de maladroits secours.

– Dis donc, poulette, murmura-t-il sans savoirqu’il parlait, dis donc, mon pauvre petit bichonneau. Hé !là-bas ! ne va pas te laisser glisser ! Je ne suis pasbeau à voir, c’est bien sûr. Tu as eu peur, et il y avait de quoi.Ah ! crébleu, tout de même, ça a tenu à un fild’araignée ; et dire que si j’avais eu une bonne femme, aulieu de la coquine… Imbécile ! Est-ce qu’il y en a, des bonnesfemmes !

« C’est égal, s’interrompit-il, car laréflexion venait, j’ai eu crânement tort de l’embrasser : çava me mettre des bâtons dans mes roues… Eh ! petit pigeon,va-t-on rouvrir ses beaux yeux !… Si on ne dirait pas quec’est mort ! Et il n’y a pas à dire, c’est joli comme l’amour,quoique trop mièvre et pas de couleur assez… Ma parole sacrée, çam’a fait du bien à ma maladie, comme si j’avais sifflé un verre dedur !

Il cessa tout à coup de taper dans les mainsde la fillette et reprit d’un air soucieux :

– Ce n’est pas le tout : il s’agitd’emporter la minette, à présent. Bonhomme, tu as l’idée que tujoues ta peau à pair ou non pour cet oiseau-là, pas vrai ! Çay est. Tu l’as embrassée, c’est ta faute, et tu essayes de larepiquer : c’est un tort. Les pâmoisons, ça n’a jamais gênéles femmes. On la ficelle comme elle est là, elle ne bougepas : c’est déjà avantageux ; elle ne crie pas :c’est énorme, et on l’emporte, ni vu ni connu. Il n’y a que lepoids…

Il la soupesa doucement :

– Ma parole, acheva-t-il, ça ne vaut pas lapeine d’en parler : c’est de la plume.

Avec des précautions infinies, il ramena lesquatre coins de la couverture de soie et en fit un paquet. Cela nele contenta point ; l’enfant lui semblait avoir là-dedans uneposition pénible : il dénoua la soie, roula la couverture etla ferma en ayant soin de laisser un peu d’air à l’endroit de labouche.

– Escadron ! à droite en bataille !se commanda-t-il à lui-même en prenant la fillette inanimée dansses bras ; au galop !

Et il partit.

En passant devant la cheminée, la glace luirenvoya pour la seconde fois son image.

Ce n’était pas le même homme. Il s’adressa unbienveillant signe de tête et dit :

– Marchef, mon vieux, quand vous êtes entréici, vous n’aviez pas figure humaine. Va bien. Tenez-vous droit, etau petit bonheur !

Il prit la lampe à la main pour traverser leschambres qui le séparaient de l’entrée ; il avait crainted’endommager son précieux fardeau.

J’ai dit le mot précieux. Le marchefl’entendait ainsi désormais.

Sur la table de la salle à manger, il regardad’un œil d’envie le poulet froid qu’il avait dédaigné naguère.

Va bien ! il eût mangé ce qui restaitavec plaisir.

Mais l’enfant pouvait reprendreconnaissance : c’était désormais un danger sérieux. Coyatiervoulait dépasser au moins les environs de la préfecture avant leréveil de la fillette.

Il descendit l’escalier lestement, après avoirlaissé son « outil » dans la serrure comme cela lui avaitété ordonné.

La porte de la rue était grande ouverte ;il examina du mieux qu’il put la perspective du quai, à droite et àgauche, et prit sa course vers la rue de la Barillerie.

C’était son chemin direct pour gagner cecabaret suspect, l’estaminet de L’Épi-Scié, situé au bout du chemindes Amoureux, dans les terrains vagues qui abondaient alors entrela rue d’Angoulême et le faubourg du Temple.

Il eut d’abord espoir. Le quai, en apparence,était complètement désert ; et comme Paris, en ce temps,économisait l’huile de ses réverbères les nuits de lune, il avaitquelque raison de croire qu’il pourrait croiser, au besoin, unagent attardé, sans être reconnu.

Il marchait au beau milieu de la voie,lentement et d’un pas solide, pour ne pas exciter les soupçons.

Comme il longeait le mur des jardins de lapréfecture, lequel, nous le savons, rejoignait la maison qu’ilvenait de quitter aux derrières de l’établissement Boivin, ilentendit un léger bruit à sa gauche et leva vivement la tête.

Le faîte du mur, nivelé au cordeau d’un bout àl’autre, avait une sorte de rugosité à son centre.

Cela semblait gros comme une tête d’enfant oucomme un chat.

Coyatier passa, mais son cœur commençait àbattre.

À peine avait-il fait dix pas qu’il y eut unmiaulement derrière lui.

– Pistolet ! grommela le marchef.M. Badoît n’est pas loin. Tonnerre !

Il voulut presser sa marche, mais une têted’homme sortit de l’ombre au coin de la rue de Jérusalem.

– Tiens ! tiens ! ditM. Badoît, car c’était bien lui, voilà un commissionnaire quitravaille au clair de lune. C’est suspect. Causons, nous deux,l’homme.

Il avança en même temps pour barrer lepassage.

Le marchef prit chasse du premier coup etfranchement, parce qu’il supposa que Badoît et sa mouche, comme onappelait Pistolet, étaient seuls.

Il rebroussa chemin dans la direction duPont-Neuf. Le chat n’était plus au haut du mur.

Mais il était en bas, car le marchef trébucha,pris aux jambes par deux mains maigres qui travaillaient enconscience.

Le marchef saisit la bête aux cheveux, et,sans s’arrêter, il lança le pauvre Pistolet à la volée contre lemur en disant :

– Toi, tu ne vendras plus de matous,grenouille !

La force du marchef était connue. Il y avaitde quoi écraser un bœuf. Le gamin s’aplatit littéralement contre lemur et ne bougea plus…

Quand Badoît passa l’instant d’après encourant, il se pencha pour le secourir. Le gamin lui dittranquillement :

– Laissez voir, patron, je fais le mort. Jesuis tombé déjà trois fois des gouttières sans m’endommager. Allezferme et ouvrez l’œil : nous ne le tenons pas encore.

Le fugitif, cependant, détalait à toutesjambes ; mais quelque chose de son premier trouble lereprenait, et il disait :

– C’est drôle que j’en avais l’idée ! çane va pas finir comme il faut !

Ces gens-là sont diminués de moitié, dèsqu’ils sont mordus par un pressentiment.

En arrivant à la rue Harlay-du-Palais,Coyatier se tint prêt à s’y jeter, si rien de suspect ne frappaitsa vue, et prêt aussi à suivre la ligne du quai, en casd’embuscade.

La rue Harlay semblait solitaire, et cependantle bandit passa franc.

Il fit bien.

Deux ombres se détachèrent de la muraille, dèsqu’il eut disparu et vinrent au pas de course rejoindreM. Badoît.

C’étaient Martineau et un autre habitué del’ordinaire Soûlas.

La convocation faite par Badoît avait produitson effet. Toute la table d’hôte était là.

Coyatier avait des yeux derrière la tête. Ilvit le renfort qui arrivait à Badoît, et fut à l’instant fixé sursa situation. Les mesures étaient prises en grand ; désormais,il en était sûr : il allait rencontrer des affûtiers à droite,à gauche, devant, derrière, partout où il porterait ses pas.

Il mit sa main sous sa chemise, et la retiraarmée d’un long couteau de boucher.

C’était l’instrument qui lui avait servi àtuer Jean Labre, au dernier étage de la tour.

Sa main gauche continuait de maintenir lafillette contre sa poitrine.

Il courait avec une rapiditéextraordinaire : son fardeau ne semblait pas lui peser plusqu’un fétu de paille.

À la hauteur du Pont-Neuf, un peu au-delà ducentre et sur le même plan que la statue de Henri IV, deux hommesétaient placés en évidence au beau milieu de la voie. Ils tenaientde forts gourdins en arrêt.

Coyatier pensa :

– C’est ici la fin de la souricière. Si jeleur passais sur le ventre, j’aurais de l’air !

Son raisonnement était bien simple : siceux-là se montraient, c’est qu’on voulait le forcer à tourner surla droite, par le quai de l’Horloge, ou sur la gauche, le long dupont, vers le faubourg Saint-Germain.

Mais l’audacieux bandit n’était pluscomplètement lui-même. Il hésita et se dit :

– C’est drôle, je n’aimerais pas faireattraper un mauvais coup à la petiote.

Son instinct le poussait vers le quai del’Horloge, qui était sa vraie route ; mais c’était affronterde nouveau les abords de la préfecture, et l’autre voie, trois foisplus large, lui donnait espoir.

Au bout du Pont-Neuf, d’ailleurs, il aurait àchoisir entre trois directions, sans compter la petite rue deNevers ; et, en définitive, ce ne pouvait être une armée quicourait cette nuit sur sa piste.

Il était sûr de ses jambes.

Peu lui importait la longueur de la route,pourvu qu’il sortît libre du réseau humain dont il se sentaitentouré.

Il se lança à gauche sur le Pont-Neuf oùpersonne ne paraissait.

Les deux hommes qui gardaient le pont à droitese replièrent immédiatement, rejoignant M. Badoît et sescompagnons, lesquels s’arrêtèrent à l’angle du pont.

Il y eut un cordon de formé : cinq hommeset Pistolet qui se tâtait les reins en grondant :

– Brutal, je te revaudrai ça !… tu m’asappelé grenouille !

Il ajouta :

– Qui donc guette au quai del’Horloge ?

– Le père Moreau, répondit Badoît.

Pistolet mit ses deux mains en visièreau-dessus de ses yeux.

– Le voilà couché, là-bas sur le trottoir,dit-il. Si le marchef avait pris par là, nous le manquions… Quigarde la rive gauche ?

– M. Chopand, M. Mégaigne et lereste.

– Nous le tenons ! s’écria le gamin, àmoins qu’il soit le diable ; mais, quoique ça, je voudraisbien savoir ce qu’il déménage sous son bras… Attention !

Au lieu des niches espacées maintenant le longdes deux trottoirs du Pont-Neuf, il y avait alors des pavillonsloués à de petites industries.

Le dernier pavillon, à droite, était occupépar un marchand de briquets phosphoriques du nom de Fumade ;dans le pavillon de gauche, on vendait des brosses, des onguents etdu cirage. Il s’y trouvait en outre un homme de l’art pour tondreles chiens, couper les chats et aller en ville.

Coyatier parvint jusqu’à dix pas de ces deuxpavillons sans être inquiété. Cela ne lui donnait point uneconfiance exagérée.

Au contraire, il se disait :

– Ils sont en force puisqu’ils me laissentgagner. Va bien, tout de même ; pas moyen de reculer ;s’ils ne sont pas plus de trois en avant de moi, je fonce et jepasse !

Sa main droite se crispait autour du manche deson couteau.

Mais ils étaient plus de trois.

Chopand, avec deux acolytes, sortitbrusquement de l’ombre du pavillon Fumade. Comme le marchefinclinait vers la gauche, M. Mégaigne et un autre, brandissantleurs cannes plombées, sautèrent sur la voie.

En même temps, un groupe noir se montra dansl’axe de la rue Dauphine, marchant en bon ordre vers le pont.

– Bloqué ! dit Coyatier qui se rejeta enarrière. J’ai manœuvré comme un dindon, quoi ! j’en avaisl’idée ! La petite demoiselle m’a rudement gêné, pauvrecœur !

Il fit volte-face, non plus déjà pour chercherune issue, car il savait ce qu’il avait sur ses talons, mais commela bête fauve tourne et rôde avant de s’acculer.

La lune était sous les nuées, mais ses rayonstamisés faisaient la nuit claire.

Coyatier vit derrière lui un cordon immobilequi barrait toute l’étendue du pont, en largeur.

– Bloqué ! répéta-t-il. Je ne l’ai pasvolé. Me voilà pris entre deux portes.

« Crébleu ! ajouta-t-il en jetantl’enfant sous son bras, sans précaution, cette fois, et comme unpaquet ; ça m’a coûté cher de l’avoir embrassée, lapetiote !

Les agents échelonnés du côté de la rueDauphine marchaient sur lui avec lenteur, les autres restaientimmobiles.

Il y avait encore un large espace entre lesdeux troupes.

Les choses se faisaient gravement, sansfanfaronnades ni bavardages, parce que, dans les deux troupeschacun savait bien que, selon toute apparence, il y aurait bientôtdu sang sur le pavé.

Le marchef avait une terrible renommée.

Il était acculé, mais le sanglier aux aboisdécoud parfois un tiers de meute avant de tomber.

– Holà ! mes vieux, cria tout à coupCoyatier qui acceptait la bataille, nous allons donc rire ensembleun petit peu ? Comptez-vous, pendant que vous avez encore letemps, pour voir après combien il en manquera à l’appel.

Il y eut des veines qui eurent froid, c’estvrai ; le courage de ces gens-là n’est pas brillant commecelui des soldats. Ils n’ont ni l’ivresse de la poudre nil’enthousiasme de la gloire.

Leur vaillance, et on en cite de prodigieuxexemples, loin de les mettre sur un pavois, ne parvient pas même àles réhabiliter.

Chaque acte de bravoure les avilit un peuplus.

Ils restent les parias de notre civilisationqu’ils protègent d’en bas.

On les déteste, on les méprise. L’écrivain quidit un mot en leur faveur risque sa popularité comme s’il caressaitdes Prussiens ou des Cosaques.

Et cependant, la plupart du temps, ilscombattent l’ennemi de tous : le malfaiteur.

Et ils le combattent sans armes.

Quand ils ont des armes, on leur ditd’avance : Ne tuez pas !

Je vous l’affirme : sans le discréditfatal qui pèse sur ces humbles champions de la sécurité générale,sans la rancune bizarre que le sentiment public, en France, gardecontre ceux qui font notre vie abritée et notre sommeil tranquille,vous seriez forcés de les mettre parfois au rang des héros.

J’ai dit : en France, car il est des paysqui se laissent garder sans mépriser leurs défenseurs.

Mais nous, les Français, les spirituels parexcellence, nous, le peuple exquis, charmant, incomparable,écoutez, cela est certain, nous avons un faible pour lesvoleurs.

Dans nos romans, dans nos drames, dans nosopéras-comiques, dès qu’un voleur paraît, il est intéressant.L’auteur sait où est le succès. Il ne s’inquiète guère de corrigerles mœurs, le principal est de plaire.

Le voleur plaît ; l’assassin ne déplaîtpas.

On leur donne du brio, de l’esprit,de la générosité, des bottes molles, des habits brodés, de lapoésie, toutes les séductions, et des chapeaux à larges bords,ornés d’une plume.

On les fait ténors ou pour le besoinbarytons ; la basse, peu agréable aux dames, est pour lemagistrat, être tout naturellement odieux et impropre à chatouillerles jolis rêves.

Quant aux gendarmes, quelle horreur !

Et ne prononcez pas même le nom des sergentsde ville, c’est shocking.

Aller contre cela, ce serait se briser contrele caractère même de toute une nation. Nous sommes avides de crimeset gourmands de coquins.

Mais je m’étonne qu’il se trouve encore desgens assez dédaigneux de la faveur publique pour mettre, au milieud’un concert de huées, leur main sacrilège au collet des bandits –nos amours.

D’où sortent-ils, ces sacrifiés ?

Et quelles sommes folles prodigue-t-on à leurdévouement, qui n’a point de récompense morale possible ?…

Le marchef avait pris son parti. En troisbonds, il gagna le trottoir occidental du Pont-Neuf, celui quiregarde l’Institut de travers.

Il déposa son paquet sur le parapet et ramassason vigoureux torse dans une attitude de défense.

– Arrivez ! dit-il, j’en veux manger unedemi-douzaine avant de boire à la grande tasse, car vous ne m’aurezpas en vie, vous savez bien ça, chiens galeux !Arrivez !

Chapitre 16Exploits de Pistolet

 

En ce moment, comme si le hasard eût vouluéclairer la bataille, la nuée se déchira, laissant voir le disqueéclatant de la pleine lune.

Les deux troupes d’agents sortirent del’ombre ; maintenant que le bandit s’était arrêté, après avoirchoisi son poste de combat, elles marchaient toutes deux,silencieuses et noires.

Les agents étaient au moins douze contreun ; c’est l’ordinaire ; ils sont souvent les plusnombreux, quoique dans une proportion généralement moindre quecelle-ci.

Mais, je le répète ; il y a un fait quirétablit terriblement l’égalité de la lutte.

Le malfaiteur essaye de tuer. L’agent del’autorité fait effort pour ne pas tuer.

Lectrices aimables, ne vous fâchez pas contremoi ; je m’arrête, ajoutant seulement que les malheureux quitombent dans ces luttes, dont tout le bénéfice est à vous, laissentderrière eux des veuves et des orphelins.

J’irais jusqu’à vous permettre vos voleursbien-aimés s’ils étaient tous en Italie, où M. Scribe lesmettait si volontiers :

Voyez sur cette roche

Ce brave à l’œil fier et hardi,

Son mousquet est auprès de lui,

C’est son meilleur ami.

Vous fûtes formées par ces chants magnanimes,je ne vous blâme pas.

Mais qu’il vous semblerait beau et pareil auxdieux immortels, le pauvre sergent de ville qui paraîtrait à laporte au moment où le parquet de votre chambre à coucher crieraitsous les pieds éperonnés de Zampa !…

Le marchef, droit, immobile, campé comme unestatue antique, s’adossait au parapet sur lequel il avait déposél’enfant, et montrait en pleine lumière la robuste carrure de sontorse herculéen.

Il tenait à la main son coutelas et, libredésormais de son fardeau, il pliait les jarrets, prêt à bondir.

Les deux troupes d’agents achevant d’accomplirleurs manœuvres lentes, se rejoignirent et continuèrent de marchersur lui en formant le demi-cercle.

– Rendez-vous, Coyatier, mon garçon, ditM. Badoît, dont la voix était grave et ferme ; vous voyezbien que vous ne pouvez pas nous échapper.

– À moins de vous lancer à l’eau, ajoutaM. Mégaigne, comme s’il eût voulu lui suggérer unexpédient.

M. Mégaigne n’avait pas la réputationd’être aussi brave que le chevalier Bayard.

– Venez-y voir, méchants pékinsd’assommeurs ! répondit le marchef dont les dents grinçaient.On va vous servir, arrivez, à qui le tour !

Martineau et deux autres agents étaient un peuen avant de la ligne. Coyatier, se tournant brusquement, appuya sesdeux poignets au parapet et lança une double ruade.

Les deux agents tombèrent ; l’un d’euxavait eu la tête fracassée par le talon ferré du bandit.

Martineau s’était lancé sur lui ; maisCoyatier, prompt à la parade, lui donna de son coutelas dans lapoitrine et passa d’un seul élan au travers du cercle.

Il aurait pu fuir, si Chopand ne lui eûtdéchargé un coup de sa canne plombée sur le crâne.

Le bandit chancela et poussa un hurlement.

Il se retourna par l’instinct de vengeance quiprend la bête, et planta son front, comme un bélier, dans le creuxde l’estomac de Chopand, qui tomba foudroyé.

– Tiens ! tu as la vie dure, toi,Pierrot ! dit-il en reconnaissant Pistolet qui cherchait à leprendre aux jambes. Attrape et ne t’en vante jamais !

Il voulut le saisir aux cheveux, mais le gaminglissant comme un reptile, s’échappa en laissant quelques poilsjaunes entre ses doigts, et Coyatier, entouré de près, avait trop àfaire pour le suivre.

– Rendez-vous, Coyatier, dit encoreBadoît ; nous sommes tous armés, et dès qu’il y a du sangrépandu, nous avons le droit de faire usage de nos armes.

– Montrez-les donc vos outils, répondit lemarchef qui venait d’abattre deux agents à coups de couteau et quiétait ivre de sa force ; on va t’en répandre du sang, à seauxet à flots ! Ça va faire monter la Seine à l’échelle duPont-Royal !

– Ah ! faillis chiens, reprit-il enrâlant de rage, vous seriez vingt-quatre au lieu de douze, etquarante-huit aussi, et quatre-vingt-seize, que vous ne pourriezrien contre un homme ! Allume, Badoît, vieux bourgeois !as-tu fait la guerre en Afrique ?… Toi, Mégaigne de malheur,je vas te couper en deux, regarde voir !

Il avait reçu un coup de pointe de l’épée queMégaigne avait dans sa canne. Il lui porta une retroussis àéventrer un bœuf.

Mégaigne était un tireur. Il para et redoubla.Le marchef, touché, hurla.

En même temps, Badoît, qui n’avait pas encorefrappé, se jeta sur lui et le ceintura, comme disent leslutteurs.

– Tenez ferme, monsieur Badoît, cria Chopandqui se relevait. Nous l’avons !

Coyatier les savait toutes.

– Puisqu’on lutte à mains plates, luttons,dit-il.

Et donnant un violent temps de hanche, il fitbasculer Badoît dont les pieds souffletèrent ses amis à laronde.

Coyatier profita du mouvement de recul pourregagner son poste auprès du parapet.

Il avait mis cinq des assaillants complètementhors de combat. Il se croyait désormais sûr de la victoire.

– Un vrai d’Afrique vaut dix Bédouins,dit-il : vous êtes douze ; mais chaque Bédouin en vautbien quatre comme vous ! J’ai parlé : m’en faut six, aveccette chenille de Pistolet par-dessus le marché. Garez-vous bien,je vais foncer !

Le mouvement suivit de près la parole, maistrois ou quatre lames le frappèrent à la fois.

Il recula violemment comme il avait chargé, etson coude, rencontrant par hasard le paquet de soie, qui étaittoujours sur le parapet, le poussa en dehors.

Il y eut un cri faible.

– Un enfant ! dit Badoît stupéfait.C’était un enfant !

– Et qui m’a gêné, faut voir ! répliquale marchef en arrachant la canne à épée des mains de Mégaigne. Jel’avais embrassée, quoi !… mais vous n’êtes pas à la portée decomprendre des choses comme ça, vous, bassets… Comme quoi, j’avaisdix six : complet !

Il assomma Mégaigne d’un coup de manche, aprèslui avoir porté le coutelas à l’estomac, et s’appuyant de nouveaude deux mains au parapet, il donna deux ou trois ruades qui firentle cercle.

– En conséquence, dit-il, lançant un derniercoup qui abattit un homme, voilà pour le treizain. Vous finiriezpar m’avoir avec vos lames. Bonsoir, les voisins ! Je veuxvoir un peu ce qu’est devenue ma petiote. Les chiens enragés, çan’aime pas l’eau. Bien des choses chez vous : àl’avantage !

D’un saut il se mit debout sur leparapet ; puis, joignant les mains en avant, il piqua une têtedans la rivière.

Au moment où les agents, stupéfaits, restaientà s’entre-regarder, une voix grêle s’éleva, disant :

– À toi ! à moi ! on vagigoter ! Combat naval ! Descendez le long des deuxrives, monsieur Badoît, et les autres, sans vous commander. Àl’eau, j’en mangerais trois et demi comme lui. Vous allez voirquelque chose d’agréable… il m’a appelé grenouille ! c’estbon !

Une seconde forme humaine parut, debout sur leparapet, mais bien différente de l’athlétique prestance du bandit.C’était Clampin, dit Pistolet, qui ajouta :

– Pas peur ! tout l’été, j’en fais autantsur le canal, pour cinquante centimes, en faveur des Anglais etbadauds qui espèrent que je vais me noyer. Suivez les berges :on va vous rattraper l’objet perdu !… après ça, je merangerai.

Il piqua, lui aussi, une tête, mais non pointcomme le marchef, à la façon des profanes. Tournant le dos aufleuve, il ramena les coudes en avant et fit le saut périlleux enarrière comme un vrai phoque des bains à quatre sous qu’ilétait.

Ceux qui, parmi les spectateurs, restaientvalides ou à peu près se séparèrent en deux groupes, laissantM. Mégaigne à la garde des blessés.

Badoît prit en toute hâte la berge du faubourgSaint-Germain, et Chopand celle de la rive droite.

Entre ces deux berges, il y a une pointe, lalangue de terre qui soutient le pont et à laquelle s’amarrent lesbains Henri IV.

Sur cette pointe, en ce moment même, une autreaventure avait lieu, que nous raconterons tout à l’heure.

Chaque chose a son temps.

Suivons d’abord le marchef.

Au risque de passer, nous aussi, pour unflatteur de crime, nous dirons la vérité. La première préoccupationde Coyatier, qui se croyait bien sûr de n’être point poursuivi, aumoins par eau, fut de chercher la petite demoiselle.

Dans sa croyance, il existait je ne sais quelpacte naïf entre lui et l’enfant : il l’avait embrassée.

C’était un puissant nageur.

Il éleva la tête à deux pieds au-dessus del’eau pour examiner le cours de la Seine. Il vit à deux ou troiscents pas en avant de lui un objet blanc qui flottait.

– La soie a bouffé, se dit-il. Ça ne prend pasl’eau tout de suite, je vas la repêcher.

Mais au moment où il commençait à nager versl’objet blanc qui suivait le courant en obliquant vers la porte dela Cité, il entendit derrière lui le bruit d’un corps plongeantdans la rivière.

Un nageur ne se trompe jamais à cela.

Le bruit d’un homme qui se jette à l’eau n’estpas du tout le même que celui d’un homme qui tombe à l’eau.

L’un est net mais sourd, perçant la masseliquide comme un pieu ; l’autre est confus et à la foiséclatant : il éclabousse.

Le marchef regarda derrière lui et ne vitrien, parce que l’ombre du pont laissait tous les objets dans lenoir.

– Oh ! oh ! se dit-il, on a doncengagé des terre-neuve à la sûreté ! C’est piqué dans l’œilcette tête-là ! Ça n’a pas soulevé une chopine d’eau ! onva avoir à causer, c’est sûr. En tout cas, j’ai toujours bien letemps de mettre la fillette dans l’Île.

Il se retourna, mais l’objet blanc ne flottaitplus sur la rivière. Il eut le cœur serré et pensa :

– Je ne dirais pas ça tout haut, crainte desgouailleurs ; mais j’ai idée que cette enfant-là, c’était machance !

Un bruit de pas se fit entendre dansl’escalier descendant la berge, sous les bâtiments de laMonnaie ; Coyatier dressa l’oreille.

– Crébleu ! gronda-t-il, mauvaisenuit ! Ils vont me donner la chasse comme ça jusqu’aux filetsde Saint-Cloud, et quand le jour viendra, si je ne les égare pas,bloqué !

Il resta sans mouvement pour écouter. L’eauétait complètement silencieuse.

– Égarons-les ! conclut-il. Ça serarevenir de loin !

Et il plongea, se dirigeant vers les bateauxqui bordent la rive droite dans le voisinage des machines àdécharger du quai.

En cet endroit, le cours de la Seine étaitlibre alors. Il n’y avait ni écluse ni gare entre la Monnaie et lapointe de la Cité.

Le port s’étendait jusqu’à la hauteur de larue Guénégaud.

Quand le marchef, après avoir nagé entre deuxeaux, tant qu’il eut du souffle, remit sa bouche à la surface, ilse trouvait déjà tout près du dernier bateau qui enfonçait etcoulait presque sous une charge de pierres de taille.

C’était une de ces vilaines barques de rivièreobèses et ventrues qui donnent des nausées aux marins, mais quifont comme il faut leur métier de camions flottants.

Le bord dépassait à peine le niveau du fleuve,et au-dessus du bord, on ne voyait qu’une ligne blanche, toutecomposée de larges cubes de pierres de bille.

Le marchef leva la tête avec précaution enaspirant une lampée d’air.

Il regarda tout autour de lui.

Rien ne se montrait sur la Seine. Le long dela berge, trois hommes couraient.

– M. Badoît ! se dit Coyatier. Ilm’a tout de même sommé trois fois avant de taper. Ça fait de tempsen temps son état en conscience. Mais chacun pour soi, pasvrai ? S’ils restent là, sur le bord, à jouer des jambes, ilsne m’auront pas !

Il plongea de nouveau.

À l’endroit même où la disparition de sa têtelaissait un petit tourbillon, une autre tête parut dans leremous : une pauvre tête mièvre que vous n’auriez pasreconnue, tant l’aplatissement de ses cheveux jaunes ébourifféschangeait la physionomie de notre ami Clampin, dit Pistolet.

Il siffla doucement ; les agentss’arrêtèrent à ce bruit.

– Entrez voir dans le bateau à charbon,monsieur Badoît, dit-il, si vous pouvez. Vous serez aux premièresloges pour voir l’intermède comique…

– Stop ! s’interrompit-il. Ne bougezplus. Voilà la baleine qui va souffler.

L’eau eut, en effet, une ondulation à vingtpas de là, et la tête du marchef reparut au moment même où celle dePistolet se cachait de nouveau.

Le marchef était maintenant à l’ombre dusecond bateau, chargé de planches.

Il regarda, il écouta. Tout semblait désormaistranquille.

– Je n’aime pas ça ! fit-il entre sesdents. Doit y avoir une manigance.

Il plongea, et tout aussitôt, Clampin, semouchant avec ses doigts, comme font les plus parfaitsgentilshommes quand ils ont le caleçon de bain, dit entre haut etbas :

– Passez, monsieur Badoît, c’est l’instant,c’est le moment : la représentation va commencer !

Le troisième bateau en ligne, au quai,contenait du charbon de l’Yonne, arrimé en haute pyramide avec desaménagements intérieurs qui formaient voûte. On pouvait habiterlà-dedans.

Il n’y avait qu’une planche à traverser.M. Badoît et les deux agents passèrent.

– Stop ! fit encore Pistolet au moment oùils mettaient le pied sur le bateau.

Et le jeu de bascule, précédemment décrit, eutlieu : une tête sortit de l’eau, l’autre y rentra.

Quand le marchef reprit haleine, pour laquatrième fois, il était en face du bateau de charbon et les troisagents, accoudés sur le plat-bord, le regardaient.

Coyatier vit ces trois têtes et ne puts’empêcher de rire, car il était foncièrement fanfaron.

– Holà ! hé ! monsieur Badoît,dit-il, et les autres, vous n’êtes pas maladroits,savez-vous ? Vous voilà dans une bonne barque, bien à votreaise ; allez-vous la manœuvrer à la voile ou à la rame pourvenir me chercher ?

– Premier exercice ! prononça une voixtout auprès de son oreille. Attention, monsieur Badoît !

Le marchef se retourna en jurant uncrébleu sonore, mais il ne l’acheva pas ; sa têtedescendit sous l’eau qui s’agita longtemps, comme si ellerecouvrait une lutte.

Pistolet reparut le premier et fit la planche,disant :

– Explication du premier exercice : lemarchef pincé par le pied droit et tâchant de m’empoigner, au fond…mais cherche ! Il a dû boire un coup d’une chopine etdemie.

– Méfiance ! cria Badoît.

– Pas peur ! On a joué à cacher labaguette avec les poules d’eau de l’étang de Ville-d’Avray, et on agagné !… Bonsoir, monsieur Coyatier, pas mal et vous ?Qu’est-ce qu’il y avait donc dans votre paquet ?

Le marchef arrivait sur lui impétueusement.C’était un beau nageur. Chacun de ses élans gagnait deuxbrasses.

– Tiens ! tiens ! fit Pistolet quil’évita par une culbute à fleur d’eau, vous avez votre couteau dansles dents, marchef, ça doit gêner pour respirer. Moi, je n’ai rien…Second exercice. Eh ! là-bas, monsieur Badoît, regardezvoir !

Coyatier plongea pour l’éviter.

– Attention ! dit Pistolet qui coula àson tour.

Le second exercice fut long. Coyatier reparutessoufflé, vomissant des jurons entrecoupés.

– Explication du second exercice, dit le gamindont le souffle était paisible et net : le marchefcontre-pincé par le pied gauche. Pas content. A voulu m’étranglersous l’eau, mais minute ! A desserré les dents et lâché soncouteau que j’ai rattrapé au vol avant qu’il arrive au fond.Êtes-vous prêt pour la troisième et dernière passe, monsieurCoyatier, hé ?

– Je vais te déchirer en morceaux ! hurlale bandit.

– Tâche ! Attention, monsieur Badoît.

Pendant qu’il parlait encore, Coyatier,mettant la moitié de son torse hors de l’eau, tailla une coupefurieuse, et après deux élans qui furent de véritables bonds, samain tomba d’aplomb sur la tête du gamin.

Les trois agents ne purent retenir un cri deterreur. Pistolet et le marchef avaient disparu ensemble. Cettefois leur station sous l’eau fut si terriblement longue queM. Badoît commença à se déshabiller.

– Il l’a mangé ! dit-il.

Et certes, malgré les deux premières victoiresde Pistolet, ce n’était pas du marchef que M. Badoîts’inquiétait.

Au moment où il mettait le pied sur le bord dubateau pour plonger, le gamin reparut seul. Il secoua ses cheveuxcomme un caniche mouillé, sa voix s’étouffait un peu quand ildit :

– Explication du troisième exercice… Ah !diable, il faut souffler un peu.

Il nagea vers le bateau, dont il était séparémaintenant par une vingtaine de brasses, et reprit à moitiéchemin :

– Des fois, j’ai vu des pêcheurs, qui ont letruc, prendre des brochets de douze livres avec une ligne àgoujons. Ça dure longtemps, mais la bête finit par venir et ilsappellent ça : noyer le poisson. J’ai noyé le poisson, et jel’amène, attaché avec deux liards de ficelle.

Il éleva sa main jusqu’au bord du bateau etajouta :

– Prenez voir le bout de la ligne, monsieurBadoît.

Badoît obéit. Le gamin se hissa à bord et lesefforts réunis des trois agents parvinrent à embarquer une lourdemasse complètement inerte. C’était le marchef qui avait un bout deficelle attaché autour du cou.

– Maintenant, dit Pistolet, en me séchant, carje n’ai pas de rechange, je casserai une croûte avec plaisir chezle père Niquet, ouvert à la vertu jusqu’au lever du soleil.

On fit un brancard de planches pour le corpsdu marchef. Au moment où ses vainqueurs retendaient sur ce lit demisère, le bandit s’éveilla en un puissant éternuement.

– Où est la mouche ? demanda-t-il d’unevoix étouffée.

– Quant à ça, dit le gamin, en terre ferme,M. Coyatier est plus fort que moi. Tenez-le bien.

M. Badoît était déjà en train de lui lierles poignets.

– Viens ça ! reprit le bandit quin’essayait même pas de résister. Pas de rancune. Je suis bloqué,quoi ! ça peut arriver à tout le monde. As-tu des nouvelles demon paquet, hanneton ?

– Qu’y avait-il dans votre paquet, monsieurCoyatier ? demanda curieusement le gamin.

– Une fillette… Crébleu ! c’est drôle queça m’occupe. Si tu me la rattrapais, dis donc, petit, à maprochaine évasion je te paierais quelque chose de bon. J’ytiens.

Sans répondre, Pistolet fit la roue par-dessusle bord du bateau et se mit à tirer sa coupe dans le sens ducourant. Il allait aussi vite qu’un cheval au trot. En quelquessecondes, on le perdit de vue.

Chapitre 17Le passé de Paul

 

Antoine Labre, baron d’Arcis, père de Jean etde Paul, était un gentilhomme poitevin, de moyenne noblesse et demédiocre fortune qui, après avoir combattu la république en Vendéeet en Bretagne, jusqu’à la capitulation de la Mabilaie, avait passéen Angleterre, puis gagné les Antilles.

Il avait belle tournure, et se comportaitdignement.

Les Labre d’Arcis, en Poitou, passaient pourune race de patriarches.

Vers le milieu de l’Empire, Antoine Labre, parles qualités de son cœur et aussi pour un joli talent qu’il avaitcomme valseur, obtint l’affection d’une jeune créole de bonnemaison, très belle, très riche, très indolente, très charitable etignorante jusqu’au miracle des choses que nos sœurs et nos fillesapprennent en France tout naturellement.

C’est le terroir, paraîtrait-il.

J’ai connu des créoles délicieuses quiseraient mortes de faim, s’il leur avait fallu apprendre àmanger.

D’autres, il est vrai, sont étonnamment âpresà l’école, dès qu’il s’agit de cette terrible éducation qui perditnotre mère Ève.

Ce sont d’adorables femmes.

Le ménage d’Antoine Labre fut heureux tantqu’il valsa au gré de sa femme et que vécut son beau-père ; unplanteur de beaucoup de bon sens, qui faisait admirablement sesaffaires.

Quand ce brave homme de planteur fut mort, lediable entra dans la maison, sous forme d’avocats, d’avoués,d’huissiers et de notaires.

Le planteur laissait trois filles, ce quidonnait trois gendres.

Aux colonies, les hommes de loi n’y vont pasde main morte.

Le partage coûta cinquante pour cent et laissade très beaux germes de procès.

Vous savez comme toute graine pousse sous cegénéreux soleil tropical ; mais aucune autre graine ne granditsi vite et si bien que la semence de procès.

Vous diriez une féerie.

Avec un avocat, un notaire, un avoué, lesplantations fondent comme du sucre dans de l’eau.

Antoine Labre avait un fils ; il eutpeur, voyant arriver la ruine, et la pensée lui prit de regagner laFrance où venaient de rentrer les Bourbons. Sa femme, enceinte d’unsecond enfant, n’y mit aucun obstacle. Elle était vraiment bonne etcharmante ; elle ne tenait à rien, pas même à ses amis.

Une fois, pourtant, son mari lui ayantconseillé de ne point passer des nuits entières à jouer, avecquelques jeunes femmes de sa connaissance, un jeu créole où l’ongagnait quelque argent, mais où l’on en perdait beaucoup, la joliebaronne se fâcha et pleura bien plus fort qu’à la mort du planteur,son père.

Je voudrais savoir ce jeu créole pourl’apprendre à quelques chères amies qui s’acharnent au lansquenet,tressé de baccara. Cela varierait leurs plaisirs.

Il est certain que ce jeu créole était pourquelque chose dans le désir qu’Antoine Labre avait de quitter laMartinique.

Ce jeu avait aidé beaucoup à l’œuvre deshommes de loi.

Antoine Labre pouvait avoir raison defuir ; seulement, il se pressa trop.

Aux colonies, il ne faut jamais rien laisserquand on part ; c’est la règle : non pas du tout que lesgens y soient plus malhonnêtes qu’ailleurs, mais parce que la merest large.

Aussitôt qu’on a laissé quelque chose auxcolonies, le rôle des hommes d’affaires commence à prendre deredoutables proportions. Il faut que tout le monde vive.

Que Dieu me préserve de blesser les gensd’affaires des colonies. Parmi eux il peut y avoir des saints.

Mais depuis que j’existe j’entends toujoursconter la même sinistre légende : la légende du colon dévorépar son homme de confiance.

À Saint-Domingue les hommes de confiancetuèrent plus de Blancs que les Noirs eux-mêmes.

Antoine Labre avait tant de hâte de revoir sonpays qu’après avoir réuni deux cent mille francs, pour une partempruntés, il donna la régie de ses établissements à un personnageaussi habile que sûr et s’embarqua.

Sa femme accoucha de Paul pendant latraversée.

Un fait singulier eut lieu : la naissancede Paul sembla développer ou plutôt faire naître en elle lesentiment maternel.

Elle avait aimé Jean, qui était alors un jolibambin d’une dizaine d’années, dans la mesure de sa paressemorale ; elle adora Paul.

Son mari, étonné et charmé, crut qu’il allaitavoir enfin une femme, au lieu de cette gracieuse végétation quifleurissait dans un coin de sa maison.

Ils arrivèrent à Paris aux premiers jours dela seconde Restauration. Antoine Labre était un digne caractère. Ilcrut devoir abandonner les bienfaits de la cour à ceux qui enavaient plus besoin que lui et se tint à l’écart de ce fameuxgâteau de l’indemnité, dont les partis exagérèrent si adroitementl’importance. Son seul désir fut d’entrer dans l’armée où il obtintun grade honorable.

Et, vraiment, les commencements de sa vie enFrance furent remarquablement heureux.

Il reçut une fois deux mille louis de sonhomme de confiance, avec prière, il est vrai, de ne pas oublier lesintérêts des sommes empruntées là-bas.

D’un autre côté, ses deux enfantsprospéraient : le petit Paul devenait joli comme un amour etcette charmante baronne, trop éloignée désormais des amies créolesqui jouaient avec elle ce jeu dont j’ai oublié le nom, prenait deshabitudes d’intérieur et passait ses journées entières auprès duberceau de son dernier né.

Il ne faut pas allonger une histoire de cegenre ; le fond en est par trop connu ; chacun a purencontrer en sa vie au moins un colon réintégré et radotant lesmérites de son homme de confiance.

Chacun aussi sait bien que ce colon finit partrouver en France un personnage secourable qui prend en main sesintérêts : les colonies n’ont pas le monopole de la vertu.

Alors, c’est entre les deux mandataireshabiles et sûrs un duel régulier dont tous les coups passent autravers du corps de leur victime commune.

Le personnage secourable, rencontré parAntoine Labre, fut un jeune praticien, alors fort à la mode etnommé M. Lecoq.

Ce n’était pas un avocat, c’était mieux quecela : un sorcier.

Sa boutique ne désemplissait pas et lemeilleur monde parisien s’adressait à lui dans les circonstancesdélicates.

Ce M. Lecoq en savait long, et bien desgens parlaient de lui avec respect.

Il avait, d’ailleurs, la brusquerie decertains médecins en vogue. Quand un bourgeois s’impose aux gens dequalité, rien ne lui fait une si bonne tenue que son air communréuni à un quantum sufficit de sans-gêne brutal.

Antoine Labre eut le bonheur de rencontrerM. Lecoq vers 1825, au lendemain d’une grande déception.

Son mandataire colonial venait de lui envoyerun compte définitif très bien fait, selon lequel, lui, AntoineLabre, loin d’avoir quelque chose à réclamer, restait débiteurd’une somme considérable.

En dix années, les peines et soins de l’hommehabile et sûr, les procès et les intérêts d’une soixantaine demille francs avaient produit, grâce à une culture assidue, undéficit d’un demi-million.

M. Lecoq était à ses débuts, il nedédaignait pas encore les petites affaires ; il aimaitd’ailleurs à s’introduire chez les gens titrés et, tout en donnantd’excellents conseils au baron, il devint fort assidu auprès de labaronne, laquelle tout doucement avait trouvé à remplacer ce diablede jeu créole, dont j’ai oublié le nom, par d’autres jeux plusconnus en France.

Elle n’était plus déjà la bonne dame, de lapremière jeunesse, et l’avenir de son petit Paul l’occupait. Elleétait joueuse jusqu’au bout des ongles, comme beaucoup de naturesendormies.

Le jeu est la passion des indolents.

Comme la fortune ne s’était jamais montréeprodigue de caresses envers elle, une idée fixe la tenait :elle se figurait que la veine retardée jaillirait enfin quelquejour avec une miraculeuse abondance.

Et elle jouait tant qu’elle pouvait, à tout etpartout ; elle jouait au reversis, au boston de Fontainebleau,au whist, au nain jaune, à l’écarté, à la bouillotte ; ellemettait à la loterie ; elle avait, elle aussi, un homme deconfiance qui jouait pour elle à Frascati ; pour elle,M. Lecoq avait la bonté de piquer la carte à la bourse.

Antoine Labre n’était pas aveugle ;néanmoins il ignorait à quelles profondeurs la folie, en apparencepaisible, de sa femme avait déjà creusé le précipice.

Quand il l’apprit, il était à la veilled’entreprendre un voyage à la Martinique pour avoir raison de sonintendant colonial.

M. Lecoq avait conseillé ce voyage.

Encore une fois, c’est de parti pris que nousabrégeons cette histoire.

Elle est à la fois trop ancienne et tropmoderne.

Elle était banale déjà sous laRestauration ; hier, elle emplissait les colonnes desjournaux.

Il ne faut jamais aller demander des comptesaux hommes habiles et sûrs qu’on a laissés là-bas.

Dans ce cas spécial on assassine volontiersaux colonies.

Antoine Labre ne revint pas de son voyage.

La pauvre baronne aimait son mari ; elleavait besoin de son mari ; on ne sait où peut aller une femmesemblable, privée de guide et de soutien. Si elle se fût misefranchement sous la tutelle de Jean, son fils aîné, qui atteignaitl’âge d’homme, tout aurait pu encore être sauvé ; mais,vis-à-vis de Jean, elle était jalouse de son autorité, à cause dePaul, son vrai, son seul amour.

Elles ont des raisonnements bizarres.

La baronne se dit que tant de malheursdevaient user la mauvaise chance. La veine allait être d’autantplus riche qu’on l’avait cruellement attendue.

La baronne vendit, pour jouer, d’abord, sonindigent superflu, ensuite ce qui était pour elle et ses enfants lestrict nécessaire.

Dieu eut pitié de Jean qui fut nommé élèveconsul et partit pour une lointaine résidence. Jean aimait sonjeune frère Paul tendrement, malgré les maladroites préférences deleur mère. La meilleure part de ses appointements passa en France,dès qu’il eut acquis une petite position.

Cela servit à nourrir des ternes et àengraisser des martingales.

M. Lecoq, cependant, qui grandissait àmesure que tombait la misérable maison Labre, et qui, certes, nepouvait tirer de la baronne aucun profit important, nel’abandonnait point ; il lui restait fidèle et flattaitcomplaisamment sa passion.

Pourquoi ?

Nous n’avons pas à recommencer son portraitque nous avons peint en pied dans Les Habits Noirs. Il nefera que glisser dans ce récit. C’était un philosophe.

Une fois, il avait mis un billet de millefrancs dans la main d’un pauvre diable, tout exprès pour troublerune conscience hésitante, se créer un complice involontaire etacheter, à cent mille pour cent de rabais, l’influence qui devaitle rendre maître d’un des plus clairs esprits de la financemoderne.

Ces mille francs, semés, devaient fleurir enune gerbe de millions illustres, sous la raison sociale :baron J.-B. Schwartz et compagnie.

Chaque action de Lecoq avait un but. Ici, lebut de Lecoq nous échappe en partie, sans doute parce qu’il futmanqué. Encore pouvons-nous deviner.

La baronne cachait Lecoq à son fils :elle avait honte.

Paul Labre a dit dans sa lettre à son frèrequ’il ne connaissait pas Lecoq.

Mais Lecoq le connaissait.

Lecoq connaissait tout le monde.

Cet étrange travailleur du mal, populaire dansles bas-fonds de la vie parisienne sous son nom deToulonnais-l’Amitié, notable parmi les classes aisées sous l’espècede M. Lecoq de La Perrière, avait encore d’autres noms.

La source où je puise donne à entendre qu’illaissa une trace profonde dans l’organisation mixte, tentée par lapolice du règne de Louis-Philippe.

On essaya, sous ce roi, de dresser des loups àla chasse pour battre la forêt de Paris.

Entre ces loups, il en est un dont le nom estlégendaire.

Avec un peu de bonne volonté, il nous seraitfacile de croire que M. Lecoq était ce loup.

Paul Labre nous l’a dit dans sa dernièreconfession :

Pour lui, son mystérieux patron,M. Charles, et M. Lecoq étaient le même homme. Or,M. Charles, de son vrai nom, s’appelait V…

Quoi qu’il en soit, les faits prouvent queM. Lecoq avait cru découvrir en Paul Labre une natureénergique et audacieuse, puisqu’il avait fait effort pourl’engrener dans sa mécanique en qualité de rouage.

Autant que possible, dans toutes les classesde la société, il glissait ainsi un organe appartenant à samachine. Si Paul Labre avait voulu, il serait devenu un personnageimportant à la préfecture.

Mais Paul Labre n’avait pas voulu.

Quoiqu’on lui eût appris peu de choses dansson enfance, et que, dès sa petite jeunesse, il se fût éloignévolontairement du monde pour n’entendre point parler de sa mère, ilavait trouvé une sauvegarde dans sa fière nature.

On l’avait tué pour le dehors ; onn’avait pas pu le déshonorer dans son propre cœur.

Nous avons rapporté ici toutes ces chosesparce que Paul Labre les pensait, ce soir, en suivant la ligne desquais tristement, après avoir dit adieu à Thérèse Soûlas.

Il ne songeait certes plus à l’homme qu’ilavait croisé dans l’ombre à la descente de l’escalier tournant. Cethomme lui avait dit :

– Par hasard, ne seriez-vous par M. PaulLabre ? Et Paul avait répondu : Non.

Ajoutant en lui-même :

– À quoi bon ? Je n’ai plus affaire àpersonne…

Certes, tandis qu’il marchait tête baissée, iln’avait déjà plus aucun souvenir de cette rencontre. Il allait,perdu dans la suprême rêverie des gens qui veulent mourir.

Le passé renaissait pour lui dans ses moindresdétails.

Il faisait l’inventaire de sa vie, qui avaitcommencé brillante pour se ternir peu à peu et descendre –descendre toujours.

Il voyait ce qu’il n’avait pas vu depuis bienlongtemps, peut-être : la mélancolie noble de son père.

Il cherchait un sourire sur ce pâle visage desoldat. Il n’en trouvait point et murmurait :

– C’est vrai, jamais mon père ne souriait. Lemalheur est bien vieux chez nous.

Et son frère ? C’était un souvenirconfus. Il se disait :

– Jean est heureux. Que Dieu le bénisse.

Mais sa mère. Oh ! sa mère lui emplissaitle cœur !

Elle avait été sa ruine, mais elle l’aimait sibien !

Le vice honteux et tout près d’être grotesquequi l’avait perdue disparaissait pour Paul.

Il voyait cette douce figure qui s’animait àson aspect, reflétant un cœur qui n’adorait que lui.

Quand il était tout petit, on appelait sa mère« madame la baronne ». Elle allait en voiture ; elleavait des valets ; elle était élégante et belle.

Puis la voiture disparut, les valetsaussi ; on ne disait plus que « madame d’Arcis »dans ce petit appartement du faubourg Saint-Germain, d’où son pèreétait parti pour le dernier voyage.

Puis on loua un « logement ». On fut« madame Labre » tout court.

Puis enfin, on monta à cette mansarde d’unemaison mal famée de la rue de Jérusalem, et il y avait des gens quidisaient « la mère Labre ».

Dieu merci ! Elle était morte, et Paulallait mourir.

C’était une belle nuit, un peu nuageuse. Lalune, souvent cachée, se montrait tout à coup par intervalles etvoguait, paisible, dans des lacs d’azur.

La ville vivait et bruissait encore tout àl’entour ; mais le long des quais il y avait déjà un grandsilence.

Le croiriez-vous ? Paul Labre revint partrois fois à cette maison qui touchait par ses derrières à la rueHarlay-du-Palais, la maison à deux étages du quai des Orfèvres, oùil avait vu cette silhouette de jeune fille : Ysole.

Quelque chose l’attirait là. Il se laissaitaller.

Il n’avait ni peur, ni hâte de mourir.

Il était sûr de lui-même ; il savaitqu’il ne faiblirait point au dernier moment.

Il aimait, et il y avait autre chose quecela : c’était son amour pour Ysole qui lui avait dit :« Tu ne peux plus vivre. »

La troisième fois qu’il s’approcha de cettemaison où était sa suprême pensée, il vit des ombres le long duquai et dans la rue du Harlay.

Il s’éloigna et ne revint plus.

La vue de ces hommes qui étaient évidemment làen embuscade n’avait, du reste, rien éveillé en lui.

Rien ne lui importait plus.

Il fuyait les hommes.

Il déboucha sur le Pont-Neuf et alla vers leparapet sur lequel il s’assit.

Il regarda l’eau, brillantée par les rayons dela lune.

Il resta là un quart d’heure.

C’était à peu près le moment où Pistoletgrimpait sur le mur du jardin de la préfecture pour guetter lemarchef.

Paul Labre quitta le parapet et traversa leterre-plein.

Il enjamba la clôture fermée qui défendait, denuit, l’entrée de l’escalier conduisant aux bains Henri IV.

Il descendit.

Pendant une demi-heure, il se promenalentement sous les arbres de l’île, Puis, à un moment où la lune sevoilait, il se dit :

– C’est assez. Finissons.

Et il se mit à l’eau froidement, comme unbaigneur.

Il pensait toujours. Le nom d’Ysole lui vintaux lèvres.

Sur la pente douce, il ne perdait paspied.

Au moment où l’eau lui arrivait aux aisselles,il crut ouïr une rumeur confuse sur le Pont-Neuf et tourna la têtemachinalement.

Il ne vit rien ; il était tout à fait àla pointe de l’atterrissement.

Mais il entendit un bruit flasque et doux,comme si un objet enveloppé d’ouate fût tombé à l’eau de la hauteurdu parapet.

Il fit deux pas de plus et l’eau toucha sabouche.

– Adieu ! dit-il.

À qui allait cet adieu ?

Ses lèvres avaient un sourire.

Il perdit plante et ne nagea pas.

Chapitre 18Raisons de vivre

 

Paul Labre mourait comme on s’endort, parfatigue pure, sans regrets ni colère.

Quand il revint à la surface, comme fait toutcorps humain avant de prendre sa position définitive entre deuxeaux, il respira et ouvrit les yeux, laissant ses bras inertes lelong de ses flancs.

La lune resplendissait au ciel.

Un bruit de chute, tout différent de celuiqu’il venait d’entendre, se fit au même endroit, sous lePont-Neuf.

Et presque immédiatement, ce second bruit futsuivi d’un troisième.

C’étaient le marchef et Pistolet quicommençaient leur pleine eau.

Malgré lui, Paul fit un mouvement de nageurqui mit sa tête au-dessus du niveau.

Comme la première fois, il n’aperçut rien,parce que l’ombre formait une large bande tout le long dupont ; mais presque aussitôt après, un objet blanc se détachadu noir et flotta, immobile, en suivant le courant.

Paul hésita.

Son parti n’était pas pris à demi :« Il n’avait plus affaire à personne. »

Et néanmoins, son bon cœur se serra à l’idéede laisser périr une créature humaine qu’il pouvait sauver siaisément.

– La nuit est longue encore, se dit-il, jemettrai la pauvre créature à la rive, et j’aurai encore tout letemps d’en finir.

Pour lui, l’objet blanc était une femme,soutenue par sa robe bouffante.

Seulement, il s’étonnait de ne l’entendrepoint crier.

Il s’allongea sur l’eau et se mit à nager encontrariant le courant qui l’avait porté déjà à cent pas de lapointe de l’île.

L’objet blanc flottait toujours, mais ilallait évidemment en diminuant et semblait s’enfoncer aveclenteur.

Comme presque tous les enfants de Paris, Paulétait un nageur. Au lieu de l’effort indifférent et paresseux qu’ilavait fait naguère, il tendit ses muscles, donna du jeu à sonmouvement et surmonta, par une coupe puissante, la dérive quil’entraînait.

Au bout de dix minutes d’efforts il atteignit,à la pointe même de l’île, l’objet blanc, qui allait sombrant etqui ne laissait plus au-dessus de l’eau qu’un rond étroit,semblable à un ballon gonflé d’air.

Paul le saisit ; au premier contact, ilvit qu’il ne s’était point trompé. C’était une femme – ou unenfant.

Mais si c’était une femme, elle n’avait pasété soutenue par le ballonnement de sa robe.

Il y avait là un crime.

On l’avait jetée à l’eau littéralementempaquetée, et, comme l’enveloppe était de soie, c’était le paquetlui-même qui avait fait ballon, perdant son air avec lenteur, maisenfonçant toujours de plus en plus.

Il n’eût pas fallu trois minutes désormaispour que son contenu devînt le cadavre d’une noyée.

Paul aborda à la pointe de l’île et dénouavivement le paquet.

Les rayons de la lune frappèrent le pauvredoux visage de Suavita qui avait les yeux fermés et ressemblait àune gracieuse statue de vierge décédée.

– Une petite fille ! murmura Paul quifrissonnait sous ses vêtements mouillés et ne s’en apercevaitpoint. Quel pauvre joli ange ! et ils ont eu le cœur del’assassiner !

Comme nous le savons, Suavita avait été prisepar le marchef sur son lit de repos ; elle était à peinevêtue. Paul, en découvrant sa frêle poitrine, fut pris d’un immensesentiment de pitié.

Puis tout son sang eut froid, parce qu’il lacrut morte.

Il tâta ses mains et ne put juger parce qu’ilétait glacé lui-même. Néanmoins, ces mains si déliées et si douceslui semblèrent inanimées.

Il la pressa contre son sein, afin de laréchauffer ; son cœur à lui battait, mais celui de l’enfantrestait immobile.

– Au secours ! cria-t-il sourdement etsans savoir.

L’île était déserte à cette heure de nuit.

Pour réponse, il n’eut que le morneclapotement de l’eau qui murmurait en frôlant la rive.

Il éprouva un moment d’indicible angoisse àl’idée de son ignorance et de son impuissance. Il ne savait quefaire. Deux grosses larmes jaillirent de ses yeux.

Puis, tout à coup, il poussa un cri de joie,souleva l’enfant dans ses bras, et se mit à courir de toute saforce en la tenant toujours serrée contre sa poitrine.

– Maman Soûlas ! disait-il, je n’avaispas pensé à maman Soûlas !

Celle-là était un brave et digne cœur. Ellesaurait bien trouver ce qu’il fallait pour secourir la jeunefille.

En une minute, il eut traversé toute l’île etgagné l’escalier qui monte au terre-plein de Henri IV.

La clôture l’arrêta un instant : il avaitsi grand-peur de blesser sa fillette !

Car elle était à lui, et Dieu sait qu’il vouseût malmené si vous lui aviez parlé de mourir maintenant.

La mort est bonne pour ceux qui n’ontaffaire à personne.

Pour ceux qui n’ont rien à défendre ni àaimer.

Il avait cette enfant, lui, Paul, qui s’étaitrésigné à ce que vous savez pour soulager la détresse de samère ! Paul, qui était tout dévouement et tout amour. Il avaitcette enfant ; elle lui venait de Dieu.

Aussitôt qu’il eut franchi la clôture, ilreprit sa course à travers le pont, puis le long du quai desOrfèvres.

Il ne touchait pas terre.

L’escalier tournant de la rue de Jérusalem futfranchi quatre à quatre et il arriva, haletant, à la porte deMme Soûlas.

C’était là qu’était le salut.

Paul ne prit pas même le temps d’appuyer samain contre sa poitrine révoltée et dans laquelle il sentait unfeu. Il frappa à grands coups de poing à la porte de Thérèse encriant :

– Madame Soûlas ! ma bonne mamanSoûlas !

Mme Soûlas était en ce moment, sur laroute de Saint-Germain, emportée par le trot cahotant de Marion(poison !) qui n’avait pas de mine mais qui allongeait commeune reine.

Paul Labre frappa de nouveau et plus fort.

L’idée ne lui venait pas que Mme Soûlaspût être hors de chez elle à cette heure.

Il s’étonnait de n’avoir point deréponse ; la bonne femme connaissait si bien sa voix. Après samère, c’était elle qui l’avait le mieux aimé.

Quand il comprit enfin que frapper étaitinutile, les bras lui tombèrent, et il fut saisi par une sorte deterreur.

– C’est maintenant qu’elle est morte !pensa-t-il tout haut. Moi, je ne sais rien, je ne peux rien.

– Vous voulez donc la tuer, à la fin, mamanSoûlas ! s’écria-t-il avec un désespoir naïf, qui eût faitrire certaines gens, mais qui aurait mis des larmes dans les yeuxde bien d’autres.

Toujours le même silence.

Paul prit sa propre clef et entra dans sachambre.

Il n’avait plus de courage. Ce n’était pas enlui-même qu’il avait espéré.

Il déposa l’enfant sur son lit et alluma unflambeau. Il fut longtemps à faire cela. Ses mains maladroites luirefusaient service.

Il hésita avant de porter la lumière sur lestraits de la fillette.

– Si maman Soûlas avait été là, murmurait-il,je n’aurais pas peur de la voir si pâle, car elle l’auraitsauvée.

Il avait raison de craindre ; son premierregard rencontra une morte.

La pâleur de la pauvre Suavita avait des tonsbleuâtres ; ses chairs, touchées par la lumière, semblaienttransparentes.

Partout où le marchef, puis Paul lui-mêmel’avaient étreinte tour à tour pour la porter, sa peau délicatemontrait de larges meurtrissures, non point rouges maislivides.

Ses cheveux blonds mouillés, collés à sestempes si frêles, n’en cachaient point entièrement les marbruressinistres.

Elle avait les yeux demi-ouverts, on n’yvoyait plus de prunelles.

Paul rendit un grand soupir.

Il eut le courage de toucher après avoirvu.

La rapidité de sa course l’avait réchaufféjusqu’à la fièvre. Au contact de ce corps humide et froid, ilchancela sur ses jambes tremblantes.

– J’ai voulu me tuer, dit-il, Dieu mepunit.

Il s’accroupit sur le carreau et restaimmobile, tenant toujours son flambeau à la main.

– Pourquoi n’est-elle pas là !murmurait-il comme un pauvre fou. Jamais elle ne s’absente !Où peut-elle être ? Et que faire ! que faire !

Son regard éperdu parcourut la chambre,cherchant il ne savait quoi. Dans la chambre il n’y avait rien, pasmême un peu d’eau.

Il avait l’habitude de tout prendre chez sabonne voisine.

Que faire ?

Il se traîna jusqu’au lit, et mit sa main surle cœur de l’enfant.

Quelque chose battait là, mais sifaiblement.

C’en fut assez, il se leva.

Il reprit Suavita dans ses bras, il laréchauffa comme sa mère aurait fait.

Il passait de la terreur à l’espoir, sanscause ; puis l’épouvante revenait en lui plus terrible.

– Froide ! toujours froide ! dit-ilavec une soudaine colère. Il me faut quelqu’un ! J’auraiquelqu’un !

Il la déposa sur le lit et s’élançaau-dehors.

Ces gens du n° 9, il ne les connaissait pas.Qu’importe ? Il frappa à tour de bras au n° 9.

La maison était donc abandonnée ! Pointde réponse non plus de ce côté.

Paul lança un coup de pied dans la porte quis’ouvrit aussitôt, parce que M. Badoît, en sortant, ne l’avaitpas fermée à clef.

Paul entra.

Dans cette chambre triste et vide, il ne vitrien de ce que les autres avaient vu, mais il aperçut du premiercoup d’œil une bouteille posée à terre, près de l’endroit où lepanneau replacé cachait le trou.

Il prit la bouteille qui était vide mais qui,renversée, laissa tomber dans le creux de sa main quelques gouttesd’eau-de-vie.

Ces gouttes, il les apporta précieusement danssa chambre et en frotta le visage de Suavita, dont les lèvresblanches donnèrent passage à un léger souffle.

Alors, vous ne l’auriez pas reconnu, ce vaincude naguère. Il se redressa comme un pauvre qui aurait gagné le groslot de cent mille francs et prit sa tête entre ses mains pourréfléchir, car une joie désordonnée lui faisait bondir le cœur.

Il se sentait devenir fou d’une autremanière ; un transport d’allégresse montait à son cerveau.

Elle vivait ! elle allait parler !elle allait sourire !

Le résultat de ses réflexions ne se fit pasattendre.

Il sortit pour la seconde fois sur le palieret y prit à pleines brassées du bois et du charbon qu’il empiladans sa petite cheminée.

Il y avait de quoi mettre le feu dix fois à lamaison.

Il introduisit la lumière sous un tas decopeaux qu’il avait amoncelés par-devant, et bientôt une flammebrillante pétilla.

Alors, Paul arracha les draps de son lit etles approcha du foyer au risque de les flamber. Ses mains n’avaientplus de maladresse ; il travaillait bien ; il allaitvite.

Ce fut avec un sentiment de respect pieux,mais aussi avec cette volupté dont frissonnent les doigts de lajeune mère, « changeant » l’enfant bien-aimé, qu’ildépouilla ce pauvre petit corps glacé de ses vêtements encorehumides pour l’envelopper doucement dans le premier drap chaud.

Il sentait, cette fois, le bien qu’il allaitproduire, il éprouvait ce bien en lui-même ; son cœur étaitréchauffé en même temps que ces membres frêles et gracieux où lachaleur allait ramener la vie.

Suavita, en effet, au bout de quelquesminutes, poussa un second soupir, bien faible encore, puis sespaupières battirent imperceptiblement.

Paul qui la contemplait en extase crut voir unpeu de rose sous la peau diaphane de ses joues.

Il étendit le second drap sur le lit, et,développant sa chère enfant, sa fille, on peut le dire, avecprécaution, il la coucha toute moite d’une douce chaleur entre lesdeux toiles tièdes.

Puis il arrangea la couverture, et avec quelsoin ! il drapa le bord du lit, il disposa l’oreiller. Ilétait heureux plus qu’un roi.

Et il avait déjà des fantaisies d’hommeheureux. L’ambition le prenait.

Il se surprit à dire :

– Je donnerais n’importe quoi pour savoir sonnom. N’importe quoi ! voyez ce faste ! n’avait-il pasassez de la voir vivre et de la sentir respirer ?

Elle ouvrit les yeux cependant, et son regardvague se fixa devant elle.

Ses lèvres remuèrent, sans laisser échapperaucun son.

Paul écoutait passionnément, attendant uneparole qui ne devait pas venir.

Il hésitait à parler lui-même.

– Vous sentez-vous mieux ? demanda-t-ilenfin d’une voix mal assurée.

Il eût mieux fait de ne point oser.

Suavita tressaillit de tous ses membres et uneindicible terreur se peignit sur son visage contracté.

Ses lèvres s’agitèrent encore ; on eûtdit qu’elle voulait pousser un cri : un appel.

Aucun son ne sortit.

– Je vous en prie, murmura Paul désolé, nevous effrayez pas…

Elle ferma les yeux, sa pâleur de morte étaitrevenue.

Paul, désormais, retenait son souffle. Ilpensait :

– Malheureux que je suis ! c’estl’épouvante qui l’a tuée, et moi, je vais renouveler sesfrayeurs !

Pendant plus d’une minute, il resta immobileet silencieux.

Par degrés, Suavita se calmait.

Après une autre minute écoulée, une nuancerose, moins fugitive, monta aux pommettes de l’enfant, qui leva sesdeux bras à la fois et appuya ses mains sur son front dans uneattitude pensive.

Les pauvres êtres qui ont perdu la raison fontsouvent ce geste qui trompe. Il est cruel à voir.

Chez Suavita, il était empreint d’uneinimitable grâce.

Elle ouvrit les yeux lentement, et lentementelle les tourna vers Paul dont le cœur cessa de battre tantl’émotion le domptait.

C’étaient de grands yeux d’un bleu obscur.

Leur morne prunelle, en se fixant, donnait unesensation de froid.

Paul eut peine d’abord à soutenir ce regard defolle.

Mais bientôt ce regard changea d’expression.Si ce n’eût été là une chose insensée, Paul aurait juré que lafillette le reconnaissait, car il y eut sous les longs cils de sapaupière immobile un rayonnement doux et recueilli.

Une nuance d’étonnement passa parmi cetteémotion inexplicable.

Puis l’enfant eut comme un vague sourire.

Ses longs cils retombèrent, la tête pesadavantage sur l’oreiller ; le souffle s’égalisa et devint plusbruyant, tandis que la transpiration amenait des perles de moiteursur le front ravivé.

Suavita s’était endormie, toujours tournéevers Paul, récompensé au centuple par son dernier regard.

La nuit était désormais fort avancée.

La première fois que Paul écouta l’heure, cinqcoups tintèrent à l’horloge de la Sainte-Chapelle.

Au-dehors, les bruits de Paris naissaient.

Paul ouvrit sa fenêtre, parce qu’une odeur delinge brûlé emplissait la chambre. Le feu avait gagné les copeauxjetés tout autour du foyer, puis la chemise de l’enfant que Paulavait mise à sécher sur les chenets.

Il ne donna pas grande attention à l’accident.On pouvait pardonner au feu cette fredaine ; il avait faittant de bien.

Paul revint s’agenouiller près du lit et n’enbougea plus. Il n’avait pas changé de vêtements.

À vrai dire, depuis son retour, sa pensée nes’était pas tournée un seul instant vers lui-même. Son linge et seshabits avaient séché sur son corps.

Une heure se passa, puis deux ; le grandjour inondait la chambre de Paul, et Mme Soûlas, sa voisine,n’était pas encore rentrée.

Paul songeait à elle quelquefois ; car labonne dame avait part à ses calculs, c’était sur elle qu’ilcomptait pour donner à sa protégée ces soins qui n’appartiennentqu’aux femmes.

Mais il songeait surtout à l’enfant.

Dans sa pensée et en attendant qu’elle pûtdire son nom, il l’appelait Blondette – depuis que le premier rayondu matin avait fait resplendir l’or de ses admirables cheveux.

Blondette dormait toujours. Elle dormait bien.Son sommeil était calme, presque souriant.

Depuis quelques instants, Paul souriaitaussi : il souriait à un rêve.

Au-dessus de cette tête enfantine et blonde,une autre tête se penchait, brune et tout autrement belle.

Le cœur de Paul éprouvait un trouble où il yavait du plaisir et de la souffrance. C’était la première fois quela pensée d’Ysole venait le visiter, depuis qu’il avait voulumourir, et la pensée d’Ysole amenait toujours en lui cette doublesensation d’angoisse et de volupté.

Il murmura :

– Ce pauvre ange serait-il de trop entre nousdeux ? Puis il rougit, songeant avec amertume :

– Que lui importe ce qui se passe dans legrenier d’un inconnu ? Elle aime.

Il eut froid ; de toute la nuit iln’avait pas ressenti ce frisson qui lui perçait les osmaintenant.

Il tâta ses vêtements qui étaient secs. Entouchant le côté droit de sa poitrine, sa main rencontra, à traversl’étoffe de sa redingote, un papier dans sa poche.

Il le retira sans empressement. C’était lalettre à lui donnée, la veille au soir, par Mme Soûlas, etqu’il n’avait pas même regardée, à cette heure où il n’avait plusaffaire à personne.

Il poussa un cri aussitôt que ses yeux eurenteffleuré l’adresse.

– De mon frère ! s’écria-t-il, de monbien-aimé Jean !

Le cachet sauta et Paul poursuivit, le rougede la joie au front :

– Embarqué pour la France ! Ilarrive.

Il se leva tout droit en ajoutant :

– Il est arrivé ! arrivé d’hiersoir !

Chapitre 19Maman Soûlas

 

Paris a bien changé depuis 1835. Marion estmorte, la pauvre bête, incessamment insultée. M. Flamant, sonmaître, fit son oraison funèbre vers l’an quarante en cestermes :

– Elle n’avait pas de mine ; mais elleallongeait comme une divinité, la guenon !

M. Flamant est mort aussi. Le Pays latina maintenant des calèches comme père et mère.

Les guenons vont dedans, dit l’histoire.

Le Pays latin a des boulevards magnifiques,des cafés fastueux. À peine reste-t-il un bout de la rue de laHarpe, comme une traînée de boue oubliée par les balayeuses au beaumilieu d’une route impériale bien tenue.

Marion ne s’y reconnaîtrait plus, etM. Flamant, redivivus,s’y refuserait à lui-même uneplace de garçon d’écurie.

Mais étant donné, M. Flamant et sonattelage, tous deux appartenant au quartier de la Sorbonne en 1835,nous ne surprendrons personne en constatant que Mme Soûlas,revenant de Saint-Germain, descendit au coin du quai des Orfèvreset de la rue de Jérusalem vers neuf heures du matin.

Il avait fallu le tour entier du cadran pourfaire le voyage.

Mme Soûlas ne rentra pas tout de suitedans l’établissement du père Boivin, son propriétaire ; elleavait bien autre chose en tête.

Tout le long de la route, ou du moins, depuisque le jour était venu, l’hôtesse de MM. les inspecteurs avaitpassé son temps à lire et à relire les deux lignes tracées par legénéral comte de Champmas au moment du départ :

« Ysole, Suavita, mes filles chéries,aimez et respectez celle qui vous portera ce mot, comme vousm’aimez, comme vous me respectez moi-même. »

Bien des fois ses yeux s’étaient mouillés.

– Ysole ! s’était-elle dit, radotant àsatiété ce mot délicieux qui jamais ne lasse les mères : mafille ! Elle était haute comme mon genou la dernière fois queje l’ai embrassée. Ah ! je ne sais pas si j’ai bien fait, maisj’ai bravement souffert pour cette enfant-là… souffert, souffert,souffert !

Elle riait des larmes.

– Mlle de Champmas n’en saura jamaisrien, poursuivait-elle. Tant mieux ! Elle doit avoir boncœur ; ça lui mettrait du triste dans sa richesse et dans sanoblesse.

Le croiriez-vous ? il y avait un graind’amertume en ceci.

Vous ne pratiquerez jamais aucune amputationsans faire saigner et crier.

Thérèse Soûlas s’était opérée elle-même,héroïquement, mais la plaie énorme n’était pas guérie.

Il restait une blessure vive, incurable, à laplace où était son bonheur de mère, avant l’amputation.

– Et l’autre enfant, reprenait-elle (maisalors, son bon sourire renaissait tout entier), la fille de lasainte femme ! Y a-t-il assez longtemps que j’ai envie de lavoir ! Lui ressemble-t-elle ? Ah ! celle-là étaitbelle sur son visage comme dans son âme !

Et le billet était relu encore, relu centfois !

– « Celle qui vous portera cemot… », c’est moi. Il me semble que si on m’avait montrémaman, la pauvre chère femme, sans que je la connusse, mon cœuraurait sauté à son cou. Mais bien des gens disent que ce sont desfolies. Me devinera-t-elle ?… « Aimez-la ! »Oh ! oui, aimez-la ; elle a fait de son mieux…« Respectez-la », respecter maman Soûlas qui cuit lasoupe des chiens de garde ! C’est fort ! Mais elles nesauront pas cela plus que le reste… Hue donc, Marion ! tu n’espas heureuse non plus, pauvre bête !

Aussitôt qu’elle eut mis pied à terre, au lieude tourner par la rue de Jérusalem, elle suivit le quai au pas decourse et arriva en quelques secondes à la porte de la maison àdeux étages.

Son cœur battait, elle se sentait toutefaible.

– C’est le besoin, se dit-elle ; je n’airien pris depuis hier cinq heures, et j’aurais mieux fait detremper une croûte de pain dans un verre de vin avant devenir ; mais c’est que j’avais tant de hâte !

Elle s’arrêta pour se demander :

– Ah çà ! qu’est-ce que je vais leur direen commençant ? D’ordinaire, la porte de la rue était toujoursfermée.

Mme Soûlas savait bien cela, parcequ’elle passait devant la maison le plus souvent qu’ellepouvait.

Il n’y avait point de concierge, et lerez-de-chaussée était habité par les domestiques du général.

Aujourd’hui, la porte de la rue étaitentrebâillée.

Sans autrement s’étonner, Thérèse la poussa etse trouva en face de M. Badoît, qui avait le bras en écharpe,une bande de taffetas noir sur la joue, et qui semblait être là ensentinelle.

Mme Soûlas recula à sa vue.

– Tiens, tiens ! fit l’inspecteur d’unair un peu contraint, ce n’était pas vous que j’attendaislà !

Une seconde de réflexion suffit à Thérèse pourse remettre. Selon toute apparence, la police était sur pied àcause de l’évasion du général.

– Comme vous voilà arrangé, monsieur Badoît,dit-elle.

L’agent retint une parole qui était sur salèvre et répondit :

– Après ça, vous êtes libre de vos pas etdémarches, madame Soûlas. On a travaillé cette nuit, rapport àl’arrestation du marchef.

– Ah ! fit Thérèse, il est arrêté lemarchef ?

– Vous sauriez ça depuis un bout de temps,madame Soûlas, prononça gravement l’inspecteur, si vous aviez étéprésente à votre domicile, quand les habitués de votre ordinairesont venus vous demander, sans vous commander, car ce n’était pasdû, un morceau à manger après la besogne faite. C’est drôle qu’unefemme de mœurs comme vous découche, madame Soûlas.

– Chacun a ses devoirs à remplir, monsieurBadoît, repartit Thérèse doucement. Feu Soûlas était un brave hommeet disait : Foin de ceux qui jugent leurs amis !

M. Badoît lui tendit la main et dit avecémotion :

– Celle-là irait au feu comme quoi vous n’êtespas coupable, madame Soûlas.

– Coupable ! répéta Thérèse en riant,comme vous y allez ! mais ça gênerait-il le service de vousdemander ce que vous faites ici ?

– Avec vous jamais d’affront, belledame ! répondit l’agent. Vous êtes de la partie par la bonnesoupe que vous lui communiquez et votre discrétion à l’épreuve del’eau et du feu. Souricière ! Par quoi nous en avons installéune ici de l’autorité privée du commis principal, les chefs etsous-chefs étant absents, vu l’heure indue où elle a commencé… cinqheures du matin !

– Et pourquoi la souricière ?

– Pour contre-pincer les Habits Noirs.

Tant de gens avisés et instruits ont faitl’éducation des lecteurs à l’endroit de la langue savante desbagnes que nous jugeons complètement inutile d’expliquer le mot« souricière ».

Autant vaudrait recommencer l’histoirenaturelle des pieuvres et des trichines, ces deux bêtes« pourries de gloire ».

– Les Habits Noirs ! répétaMme Soûlas, vous êtes donc sur leurs traces, monsieurBadoît ?

– On a des motifs majeurs de le supposer. Maislaissez-moi pousser la porte tout contre, pour ne pas nous montrerà ceux du dehors. Voilà la chose en succinct : ma mouche, lejeune Clampin, dit Pistolet, et je vous engage à bien veiller survotre minet, belle dame, est du bois dont on les fait dans lahaute : sang-froid, langue dorée et astuce infernale ;mais pas de prestance physique jusqu’à présent. Il nous a rabattule Coyatier cette nuit, de dessus le mur où il s’était perché àcalifourchon, commodément, partisan de ses aises… je vous diraisbien l’affaire de Gautron à la craie jaune, que mon Clampin agâchée par ses passions de Bobino, mais ça n’en finiraitplus ; d’autant que j’ai à vous parler du premier étage, icidessus, où on a dévalisé le pied-à-terre du général et enlevé sesdeux demoiselles.

Mme Soûlas s’appuya au mur. Ces derniersmots la frappèrent comme un coup de foudre.

– Je sais, je sais, poursuivit l’inspecteurd’un ton dégagé, les dames, c’est sensible à ce genre particulierde sinistres. Si vous leur mentionnez un vol avec circonstances, oule meurtre d’un homme établi, ça les amuse ; mais dès que vousarrivez à un enlèvement de jeunesses, elles partent dans la voie deleur sensibilité impressionnable. Il y a donc qu’à l’étage dudessus, les Habits Noirs se sont réunis en propre original, pasplus tard qu’hier soir.

– Mais ces enfants ! monsieur Badoît, fitThérèse en un cri d’angoisse.

– Une enfant et une qui ne l’est plus,rectifia l’agent. Comme quoi on présoupçonne que l’aînée s’estenfuie avec son chacun, garnement de la belle espèce, et qu’elles’est arrangée de manière à mettre l’autre dans l’embarras.

Mme Soûlas appuya ses deux mains contreson cœur.

– Ysole ! murmura-t-elle ; c’est unmensonge !

– C’est effectivement le nom de laparticulière, poursuivit M. Badoît, et je me suis laissé direque cette jolie fille-là c’est toute une histoire. Elle appartientau général, si on veut. Le général a connu jadis, au temps desbamboches et cabrioles du jeune âge, dans le militaire, unevillageoise qui en savait long. En conséquence de quoi, elle lui acollé Mlle Ysole, sous prétexte de paternité, qu’elle étaitvraisemblablement le fruit d’un facteur de la poste ou d’un porteurd’eau du pays. Connu.

Mme Soûlas laissa échapper ungémissement.

– C’est comme j’ai l’honneur, continua cetimperturbable Badoît, et de fil en aiguille, il arrive toujoursmalheur quand on introduit comme ça des petits en fraude dans lesfamilles respectables.

– Monsieur Badoît, dit Thérèse, qui faisaiteffort pour parler, vous calomniez Mlle Ysole deChampmas !

L’agent la regarda en face, puis saluacourtoisement.

– Dès l’instant que vous vous y intéressez,murmura-t-il, elle est blanche comme la neige aux yeux de mon cœur.Je vous ai fait le rapport de ce qui se dit, mais l’inspecteur peutse tromper comme le vulgaire, et ce n’est peut-être pas l’aînée quis’est occupée de la cadette, quoique les insectes, introduits commeça en contrebande dans les familles… mais je l’ai déjàmentionné ; et quoique, aussi, la disparition de la petioteaugmente juste de moitié la succession de cette mademoiselle Ysole,qui est peut-être une vertu de premier numéro, puisque vous enrépondez.

– Mais, objecta Mme Soûlas dont letrouble était à son comble, pourquoi parlez-vous desuccession ? Le général est bien portant, ce me semble.

– Nous sommes tous mortels, repartit Badoît,le général a eu le malheur d’être assassiné hier soir par le mêmeCoyatier, dit le marchef, la porte en face de chez vous. Dernièresnouvelles.

Badoît eut ici de sérieux motifs pours’endurcir dans sa religion à l’endroit de la sensibilité desdames, car l’annonce du meurtre de M. de Champmas ne fitpas sourciller Thérèse.

– J’avais toujours cru, murmura-t-il,désappointé, que vous aviez des mystères et des attaches de cecôté-là ; mais va te faire fiche ! sonder l’âme del’autre sexe, c’est la pierre philosophale !

Comme Thérèse, littéralement anéantie dans sesréflexions, gardait le silence, M. Badoît ajouta :

– Je dois spécifier à la décharge de lademoiselle Ysole, car l’équité avant tout, qu’il y a eu fausseclef, petite effraction de rien du tout et un vol partiel, de quoion peut inférer un malfaiteur mâle. Mais le Coyatier…

– Monsieur Badoît, s’écria ici Thérèse, au nomdu ciel, laissez-moi pénétrer dans l’appartement du général. Lesfemmes trouvent parfois des indices qui échappent aux yeux deshommes.

– Exact, interrompit l’inspecteur, mais paspossible. M. Mégaigne est au premier, et quant aux indices,c’est superflu : on est fixé. Les oiseaux sont envolés :voilà l’axiome ! Envolés au premier, envolés au second, car ildevait y avoir des accointances entre les deux étages, j’en signemon billet à quatre-vingt-dix jours ! Les oiseaux envolés, çane revient pas. Nous gobons ici le marmot, tenant la maison du hauten bas, pour le roi de Prusse. Nous ne reverrons ni les jeunesfilles ni les Habits Noirs. Par quoi, madame Soûlas, si vous allieznous en tremper une toute prête pour l’heure de onze heures, j’yserais particulièrement sensible, ayant trimé exceptionnellementdepuis la dernière fois que j’ai eu l’avantage de la manger chezvous.

Thérèse se retira sans répondre.

Dans la rue, elle sentait sa têtetourner : elle était ivre.

Ivre de terreur et de douleur, carl’accusation portée contre sa fille répondait à un cri de sa propreconscience.

Non point qu’elle se reconnût coupableelle-même dans le sens ordinaire du mot, mais une parole deM. Badoît l’avait violemment frappée.

M. Badoît avait dit :

« Les enfants étrangers qu’on fait entrerainsi dans les familles portent malheur. »

Cette pensée préexistait-elle dans l’esprithonnête et droit de Mme Soûlas ?

Était-ce pour cela qu’elle aimait, sans laconnaître, à l’égal de sa propre fille, la fille de feu la comtessede Champmas qu’elle appelait la sainte femme ?

Quand elle eut monté les trois étages del’escalier tournant, elle vit la porte de Paul Labre grandeouverte. Celui-ci la guettait et l’appela.

– Il y a eu bien du nouveau cette nuit, mamanSoûlas, lui dit-il. Je n’ai pas à me mêler de vos affaires, maisj’aurais donné un doigt de ma main pour vous avoir.

Thérèse lui répondit tout autrement qu’ellen’avait fait à M. Badoît.

– J’ai accompli une besogne dont je ne merepens pas, monsieur Paul, dit-elle. Ça n’empêche pas que je suisbien fâchée de n’avoir pas été là, puisque vous avez eu besoin demoi.

Son regard se fixait sur la petite table où ily avait du pain, du vin, et un reste de fromage de Brie dans unlambeau de journal. Paul était en train de manger.

– Ce n’est pas pour le déjeuner que j’ai eubesoin de vous, reprit-il. Quand la Renaud est venue pour fairevotre ménage, je l’ai envoyée me chercher cela, car je ne pouvaispas sortir, maman Soûlas. J’ai quelqu’un à garder ici.

Je ne sais pas pourquoi la pensée d’Ysoletraversa l’esprit de Thérèse.

Ce ne fut pas frayeur qu’elle eut, mais bienespoir.

Expliquons-nous clairement et d’un mot :Mme Soûlas, ayant à choisir entre deux malheurs, aurait mieuxaimé trouver en sa fille une victime qu’un fléau.

Elle regarda Paul et dit, craignantd’interroger :

– Il y a quelque chose de changé en vous,monsieur Labre. Ce matin, vous n’êtes plus le même homme.

– C’est que l’idée de me tuer m’a passé, mamanSoûlas, repartit simplement le jeune homme.

– Vous tuer ! répéta Thérèse étonnée.Vous vouliez vous tuer !

– Quand je vous ai embrassée hier au soir, jecroyais bien que c’était pour la dernière fois. Mais comme je m’enallais mourir, Dieu m’a envoyé plus d’une raison de vivre.

Il se leva et découvrit le lit sur lequel ilavait jeté la courte pointe de soie pour garder le visage deSuavita contre les rayons du soleil. Mme Soûlas poussa ungrand cri à la vue de l’enfant.

– Est-ce que vous la connaissez ? demandaPaul vivement.

– Moi ? répondit Thérèse comme si onl’eût accusée.

Puis elle ajouta :

– Non, sur ma conscience, monsieur Paul,jamais je ne l’ai vue !

Il y eut un vague soupçon dans le regard dujeune homme : Thérèse aussi était absente, cette nuit.

Mais ce fut l’affaire d’un instant, et ildit :

– Vous êtes la meilleure femme que j’aiejamais rencontrée, madame Soûlas.

Celle-ci avait les yeux fixés sur Suavita,dont maintenant le sommeil était paisible. Elle pensait :

– C’est elle ! je jurerais que c’estelle !

– Étaient-elles deux ? demanda-t-ellebrusquement.

– Comment, deux ! fit Paul étonné.

– Quand vous l’avez sauvée ?

– Qui donc vous a dit que je l’avais sauvée,maman Soûlas ? demanda Paul presque sévèrement.

Elle releva les yeux sur lui comme unepersonne qui s’éveille, et il vit deux grosses larmes roulerlentement sur sa joue.

– Monsieur Paul, dit-elle, au nom de votremère, ne croyez jamais du mal de moi. Il y a quelqu’un ici-bas quej’aime plus que moi-même, oh ! cent fois ! et mille foisaussi ! j’ai bien souffert pour elle ; je souffriraipeut-être davantage encore. Dites-moi ce qui vous est arrivé, jevous en prie, sans rien omettre, sans rien cacher. Dieu m’esttémoin que je lui crois un bon cœur, à celle que j’aime et à quij’ai donné plus que mon sang. Elle ne peut être que malheureuse. Sije la croyais coupable, je mourrais.

Paul Labre lui prit les deux mains.

– Vous parlez comme les paraboles, maman,murmura-t-il : c’est égal, je l’ai dit et je le répète :je ne sais point au monde une meilleure femme que vous. Je ne vousdemande pas vos secrets, et je vais vous dire les miens.

– Ah ! fit Thérèse souriant dans seslarmes, vous êtes un cœur, vous ! J’ai pensé à cela biensouvent. J’aurais mieux fait… J’aurais mieux fait ! Deuxjeunes mariés autour de moi. Le bonheur dans ma pauvre maison…

Elle s’interrompit brusquement et essuya sesyeux mouillés d’un revers de main.

– Quel ange d’enfant ! murmura-t-elle enregardant Suavita.

Puis elle dit :

– Ne me croyez pas folle, monsieur Labre.Voilà qui est fini. Parlez, je vous écoute.

Chapitre 20Papier à fromage

 

Paul Labre raconta tout ce qui lui étaitarrivé, sans rien cacher, sans rien omettre ; Thérèse Soûlasl’écoutait avec une avidité étrange.

Évidemment, elle voyait dans son récit deschoses que lui-même n’y découvrait point.

Plusieurs fois, pendant que Paul disait lessoins donnés par lui à l’enfant, Thérèse se pencha sur le sommeilde Suavita, effleurant son front d’un baiser de mère.

Son regard aussi était d’une mère, mais d’unemère inquiète.

Il y avait dans sa pensée autre chose que leprésent. Elle songeait laborieusement.

Paul Labre glissa sur l’incident relatif à lalettre de son frère qu’il avait trouvée et lue vers six heures dumatin.

Il la mentionna pourtant et promit d’yrevenir.

– Je lui ai donc donné ce nom de Blondette,poursuivit-il, en attendant que je sache son vrai nom, car je lesaurai, fallût-il retourner Paris comme un gant ! Et n’est-cepas que ça lui va bien, Blondette ? Vers sept heures, septheures et demie, elle s’est éveillée, mais là, tout à fait. Sonpremier regard a encore été bien effrayé ; mais tout de suiteaprès, elle m’a souri.

« Je ne sais pas comment vous dire cela,maman, vous le verrez bientôt vous-même, son sourire fait mal. Il ya dedans quelque chose de vague et de troublé. On croirait qu’ellecherche sa raison perdue, et j’ai peur…

Paul n’acheva point, mais son doigt toucha sonfront.

Thérèse le regardait fixement.

Au lieu de répondre, elle pensait :

– Je n’ai jamais ouï-dire que la petitedemoiselle de Champmas fût une innocente ou une folle. Le généralm’aurait parlé de cela. Et ne lui a-t-il pas adressé la lettre, malettre, comme à sa sœur ? On n’écrit pas, quand il y a unefolle : « Ysole, Suavita, mes filles chéries. »

Ce nom de Suavita, prononcé en elle-même, lafit tressaillir. Son regard semblait demander à l’enfant :Es-tu Suavita ? Mais sa pensée poursuivait :

– Ce n’est pas elle ! je suis sûre que cen’est pas elle !

– À quoi songez-vous, maman ? demandaPaul.

– À elle, répondit Thérèse. Pauvrefillette.

– C’est bien triste, n’est-ce pas ? Maisil y a quelque chose de plus triste encore. Quand la Renaud estvenue, j’ai demandé à Blondette si elle voulait manger. Elle m’afait signe que non. Je lui ai demandé si elle voulait boire, elle arépondu oui, toujours par signe. Cela ne m’a pas étonné, car ellen’avait pas encore donné de pareilles marques d’intelligence.

« C’était un progrès, et je guettaischèrement le réveil complet de ses facultés.

« Avec du vin, du sucre et de l’eau, jelui ai composé un breuvage qu’elle a bu à longs traits jusqu’à ladernière goutte. Après avoir bu, elle m’a jeté un clair regard oùil y avait presque un sourire ; puis ses lèvres se sontentrouvertes et j’ai cru, cette fois, qu’elle allait parler.

« J’étais heureux d’entendre enfin savoix ; mais je devais éprouver ici une déception cruelle. Ellea fait un effort qui a contracté tous les muscles de sonvisage ; ses yeux se sont égarés et, au lieu de la paroleespérée, sa gorge n’a rendu qu’un son rauque…

– Elle est muette ! s’écriaMme Soûlas. Paul la regarda stupéfait.

C’était une sorte de triomphe qu’il y avaitdans cette exclamation.

– Elle est muette, répéta-t-ildouloureusement.

– Pauvre, pauvre enfant ! murmuraThérèse, qui mit ses lèvres sur la petite main de Blondette.

Elle pensait :

– Cela se dit ! cela ne peut manquer dese dire. J’ai parlé d’elle si souvent : on m’auraitrépondu : Elle est muette. Et le général ! quand il m’adonné la lettre, il m’aurait dit : Suavita est muette !…Ce n’est pas elle, ce n’est pas Suavita !

– Vous êtes bonne, maman, reprit Paul quisuivait les caresses de Mme Soûlas d’un œil attendri, maisvous avez quelque chose, ce matin. Quand vous avez dit : Elleest muette, on aurait juré que vous étiez contente.

– Moi ! s’écria Thérèse, la chère petitecréature ! Vous ne pouvez pas soigner cet ange-là comme ilfaut, monsieur Paul. C’est moi qui lui servirai de mère.

– J’y compte bien, dit Paul en lui serrant lamain, d’autant que je vais être obligé de travailler, maintenant.Depuis qu’elle est là, l’idée m’est venue que je peux louer mesbras dans un atelier ou une fabrique, comme tant d’autres.

– Vous ! monsieur Paul, fit Thérèse,travailler de vos mains !

Paul se mit à rire.

– À moins qu’un héritage ne me tombe desnues ! dit-il gaiement. Mais voyons, maman, parlons un peu demoi. Je vous ai dit que j’avais désormais plus d’une raison pourvivre ; je ne serai peut-être pas forcé de me faire ouvriertout à fait ; je vais avoir un appui, un mentor ; monfrère Jean est arrivé.

– Bravo ! s’écria Mme Soûlas ;voilà une vraie nouvelle ! Quand le verra-t-on, ce beauM. Jean ? C’est un baron, savez-vous ?

Paul regardait avec distraction l’adresse dela lettre.

– Il m’étonne de ne l’avoir pas encore vu,répondit-il. Certes, je n’ai pas d’inquiétude ; du Havre àParis on ne rencontre pas de sauvages ; mais, enfin, sa lettreétait datée d’avant-hier, et il m’y disait : « Demainsoir je t’embrasserai. »

– Demain, c’était hier, fit l’hôtesse. Il estpeut-être venu.

– Peut-être… prononça Paul d’un airpensif.

– En tout cas, il reviendra.

– Oh ! certes. Voulez-vous que je vouslise sa lettre, maman Soulas ?

– Je crois bien ! répliqua la bonnefemme, je suis tout oreilles. Paul déplia la lettre dont le papiermouillé, puis séché, criait sous sa main.

Grâce au bain prolongé de cette nuit, l’encreavait pâli. Cela ressemblait à quelque vieille missive à demieffacée par le temps.

Et l’apparence des choses frappe, car Pauldit :

– Je ne saurais exprimer nettement ce quej’éprouve ; je sais d’où cela vient et de quand c’est écrit.C’est tout près et c’était hier. Mais hier me fait l’effet delongtemps, et Le Havre me paraît comme le bout du monde. Ce n’estpas triste, cependant, voyez plutôt.

Il commença :

« Mon vieux Paul, quand tu vas recevoir« la présente », comme on dit dans le noble style desconscrits et des millionnaires, voici ce que tu penseras en voyantle timbre.

« Tu penseras : Maître Jean est ungarçon économe et rangé. Pour ne pas payer la poste de Montevideo,il a confié ce message à un monsieur partant de l’Uruguay pour laSyrie ou pour Pontoise, et il lui a dit : Mon cher monsieur,au nom de la patrie, rendez-moi le service de jeter ce pli à laboîte au Havre-de-Grâce, situé à l’embouchure de la Seine ; jevous en garderai une reconnaissance éternelle.

« Les Parisiens sont comme cela. Ilsdevinent tout à l’envers. Ce sont des sorciers brevetés pour setromper douze fois sur dix.

« Caramba ! mon fils, je séchais deregret, là-bas, à ne plus entendre leurs adorablesbalourdises ; il n’y a qu’un Paris, vois-tu, qui est bêtecomme tout le reste de l’univers ensemble. Là-bas, en Amérique, onmanque de sornettes ; les gens parlent raison, c’est sinistre.Je n’ai pas pu me passer plus longtemps de Paris. Des nigauderiesou la mort ! C’est moi qui suis au Havre, c’est moi qui metsma lettre à la poste ; moi, moi-même, moi seul… »

– Il est drôle, le frère Jean ! ditMme Soûlas, Mais ces choses-là, quand ça vient de plus loinque la barrière, ça sent le ranci.

– Il a de l’esprit comme quatre, commençaPaul.

– Je ne dis pas, mais…

– Et vous avez raison, maman Soûlas ; cen’est plus ça, quoi ! Je continue :

« Plaisanterie à part, car je ne suis pasrevenu pour m’amuser, petit frère, voici déjà du temps que je visinquiet, là-bas. Ma bonne mère ne m’écrit qu’une ligne à la fin dechacune de tes lettres, et tes lettres elles-mêmes ne me disentrien de ce que je voudrais savoir. Le soir, en me couchant, je mesuis demandé pendant deux ans : Que font-ils là-bas ?Quelle est la situation vraie de ma mère ? A-t-elle renoncé àla passion qui fit son malheur ? Surveille-t-elle dignement lajeunesse de Paul ? La mort de quelque parent lui a-t-elle faitdes ressources ?… »

– Ah çà ! interrompit encore Thérèse, ilne sait donc pas que la pauvre Mme Labre est morte ?

– Ma lettre et lui se sont croisés, réponditPaul. Il ne sait pas, il ne peut pas savoir.

– Savez-vous qu’il parle comme un livre,monsieur Paul ?

– C’est un digne et cher cœur. Jereprends :

« Certes, bon petit frère, je ne vais pasjusqu’à t’accuser de manquer de franchise ; mais qu’est-ce quec’est que cette place dont vous vivez et que tu ne désignespas ? À ton âge, on ne peut avoir encore de bien grosappointements. Moi, j’ai toujours fait ce que j’ai pu vis-à-vis devous, mais je pouvais si peu !

« Je reviens pour savoir et pour voir.Nous sommes les Labre d’Arcis, après tout, et je n’ai rien connu desi haut que la conscience de mon père.

« Je veux voir et savoir ; j’aidroit : voir votre vie, savoir vos affaires. Tu me diraspeut-être ce que tu n’as pas voulu – ou osé m’écrire.

« Faut-il l’avouer ? le quartier oùvous êtes me fait peur. La rue de Jérusalem…

« Du reste, tout me fait peur.

« Assurément, je ne suppose pas que lefils d’Antoine Labre se soit fait agent de police, mais… Enfin, tuvois bien que je devenais fou.

« Un matin, je me suis embarqué. J’ai dûbien faire, puisque depuis ce matin-là, j’ai le cœur léger.

« Je n’apporte pas beaucoup d’argent,petit frère, mais j’apporte beaucoup de tendresse et un courage àtoute épreuve, qui ne reculera devant rien. Si je vous trouveheureux, tant mieux ! je redeviendrai libre de faire à mafantaisie. Si je vous trouve malheureux, comme je le crains, jesuis jeune encore, te voilà devenu un homme, morbleu ! ceserait bien le diable si, à nous deux, nous ne nous tirions pasd’affaire !

« Tu m’as compris. Prépare notre mère. Jevais me coucher ; demain, à quatre heures du matin, je seraidans la malle-poste. Demain, sur les huit à neuf heures du soir, jefrapperai à votre porte.

« Je t’embrasse,

« JEAN »

Il y eut un silence après la lecture de cettelettre. Mme Soûlas le rompit la première et dit :

– Voilà déjà treize heures de retard.

– Avant de m’en aller dans l’autre monde,murmura Paul au lieu de répondre, je lui avais écrit, moi aussi. Iln’aura pas ma lettre. Ce sera plus dur à dire qu’à écrire.

« Mais, après tout, s’interrompit-il enrelevant la tête, si j’ai de la peine, je n’ai pas de remords.

– Treize heures ! répéta Thérèse ; àvotre place, moi, je m’informerais.

Disant cela, elle avança la main vers lepapier où était le fromage et ajouta :

– La tête me tourne, j’ai besoin, voulez-vousme donner à déjeuner, ce matin, monsieur Paul ?

Paul lui tendit du pain ; mais, au lieude manger, elle s’écria :

– Tiens, tiens ! voilà votre nom, imprimésur ce chiffon !

– Je n’en ai jamais tant vu, dit le jeunehomme en riant. Mon nom imprimé !

– Et celui de votre frère aussi !continua Thérèse, qui enlevait le fromage avec son couteau pourmieux lire.

– Mon frère ! répétait Paul, dontl’inquiétude, vaguement excitée, n’avait besoin que d’un prétextepour se faire jour. Est-ce qu’il lui serait arrivé,malheur ?

– Pas depuis son retour en France, toujours,repartit l’hôtesse, car ceci a l’air d’un bien vieux journal.Tenez ! voyez au dos : « Bourse du 23décembre… » et nous sommes à la fin avril.

Elle acheva d’enlever le fromage. Paulcontinuait :

– Vous trouvez que je ne m’occupe pas assez dece retard, maman Soûlas ? Treize heures ! c’est long, eneffet ; mais j’ai mon idée. Hier soir, en descendant, j’aicroisé un homme dans l’escalier. L’homme m’a demandé si je n’étaispoint Paul Labre.

– Bien sûr que c’était lui ! s’écriaThérèse ; mais comment n’a-t-il pas frappé à maporte ?

Elle s’interrompit pour dire encore :

– Tiens, tiens !

Chose singulière, tout en examinant le papieravec une sincère surprise, elle regardait du coin de l’œil lafillette endormie. Son attention était pour le moins partagée.

– Montrez, fit Paul. Est-ce uneinjure ?

Car il venait de songer à son aventure avec legénéral. En ce temps-là, les journaux parlaient de tout et neménageaient point les hommes de police.

– C’est une fortune peut-être, réponditMme Soûlas.

En même temps, elle se mit à déchiffrer lelambeau de journal, rendu transparent par l’humidité.

« Les sieurs Labre (Jean) et Labre(Paul), tous deux fils du sieur Labre d’Arcis (Antoine), sontinvités à se présenter immédiatement en l’étude de maître Hébert,notaire, rue Vieille-du-Temple, 22, pour affaire qui lesintéresse. »

Elle passa le chiffon de papier à Paul, quiessaya de railler.

– Je ne me connais pas d’oncle en Amérique,dit-il.

Il lut à son tour et ne réussit pascomplètement à cacher son trouble.

Entre toutes les choses qui peuvent exciterchez un homme l’espoir ou la crainte, il faut placer au premierrang les communications du genre de celle-ci.

Elles ne disent rien, et c’est pour celaqu’elles émeuvent.

Ce peut être un coup douloureux, ce peut êtreune aubaine inespérée.

Paul avait honte des battements de son cœur.Il dit :

– Du 23 décembre à la fin d’avril, il y a dela marge. Puisque le notaire a bien attendu quatre mois, il peutattendre encore.

S’il ne disait pas sa pensée franchement etcomplètement, Thérèse, au contraire, exagéra la sienne, de partipris, en répondant :

– Monsieur Labre, vous allez me faire leplaisir de prendre tout de suite une voiture et de courir au n° 22de la rue Vieille-du-Temple. J’ai idée que vous voilàriche !

Son regard glissa encore vers le lit oùdormait la jeune fille.

Il eût été malaisé d’analyser l’expression dece regard.

Le fait qui eût été deviné aisément par unobservateur était celui-ci : pour une raison ou pour uneautre, Thérèse avait désir d’éloigner Paul Labre.

Et ce désir augmentait à chaque instant.

Paul hésita.

– Ce n’est pas que je craigne de la laisserseule avec vous, maman. … commença-t-il.

– Il ne manquerait plus que cela !interrompit-elle.

Puis, elle ajouta gaiement :

– Eh ! grand enfant, tout ce que je vousen dis, c’est justement à cause d’elle ! Maintenant que vousavez cette charge-là sur les bras, il vous faut des ressources.Cette petiote, quand nous l’aurons remise sur pied, ne vivra pas del’air du temps.

Paul prit son chapeau vivement.

– C’est juste ! fit-il. Je mereprocherais de n’avoir pas fait le nécessaire.

Il sortit.

Mme Soûlas resta un instant immobile,écoutant le bruit de ses pas qui descendaient l’escaliertournant.

Quand elle n’entendit plus rien, elle allavivement vers le lit où était l’enfant. Ses sourcils étaientfroncés, et une mate pâleur couvrait sa joue.

– Ysole ! murmura-t-elle. Ysole ne peutavoir rien fait de mal ! Elle se pencha au-dessus du lit etregarda attentivement le visage de la fillette.

– J’ai beau regarder, je ne sais pas !pensa-t-elle tout haut ; je ne vois pas ! Quand on a lecœur bouleversé comme je l’ai, on trouve des ressemblances partout.Et pourtant, c’est bien sûr : elle n’a ni les traits dugénéral ni ceux de la comtesse. C’est sûr, sûr !

Elle approcha sa main de celle del’enfant ; sa main tremblait violemment.

– Je veux tenter l’épreuve ! fit-elle.Mais, auparavant, je veux l’embrasser.

Ses lèvres, blêmies par une indicible frayeur,effleurèrent le front de la fillette endormie.

Il y avait dans ce baiser une tendressepassionnée, mais pleine d’angoisse.

L’enfant eut un tressaillement faible.

Mme Soûlas lui donna une seconde caressequi l’éveilla doucement. En voyant ses paupières s’entrouvrir,Mme Soûlas chancela ; mais elle dit tout bas, penchéequ’elle était sur l’oreiller :

– Suavita !

L’enfant lui jeta un regard farouche, etsembla chercher dans la chambre, un protecteur absent.

– Suavita, ma chérie, reprit Thérèse, j’ai unelettre de votre bon père qui vous dit d’avoir confiance en moi etde m’aimer. La voici, lisez.

Les traits de la fillette se contractèrent, etsa bouche rendit ce son rauque que nous avons décrit.

En même temps, ses yeux se refermèrent.

Mme Soûlas tomba sur ses deux genoux etjoignit ses mains avec ferveur.

– Non, non, mon Dieu, dit-elle, celle-là n’estpas Mlle de Champmas, et je peux chercher ceux quil’aiment !… ceux qui la pleurent sans doute… sans trouver surma route le crime de ma propre fille !

Chapitre 21Étude de notaire

 

Les appartements sont vastes, rueVieille-du-Temple. C’était une grande pièce, haute d’étage ettapissée de vert sombre. On y respirait une véhémente odeur depapier renfermé.

Entre toutes les méchantes odeurs, celle-làest la plus haïssable.

Il y avait trois tables, disposéesrégulièrement et tenant presque toute la longueur de la pièce.

Chacune de ses tables portait à son centre undouble casier, ce qui faisait six bureaux alignés.

Une seconde chambre, plus petite, montrait parsa porte ouverte un septième bureau.

Toutes les tables étaient occupées, exceptél’un des bureaux de celle qui touchait à la porte d’entrée de lagrande chambre.

Nous avons pu voir des études de notaires quiétaient des salons ou des cabinets ministériels. Les chosesmarchent. Mais nous sommes ici au Marais en 1835.

Sur la porte ouverte de la seconde chambre, onlisait au milieu d’une plaque de cuivre :Maître-clerc.

Sur une autre porte, située à l’autre bout dela principale chambre et qui était fermée, on lisait :Cabinet.

Dans ce dernier sanctuaire respiraithabituellement maître Hébert de l’Étang des Bois (Marie-Pierre),successeur de Maître Souëf (Isidore), trésorier de la Chambre,sous-lieutenant dans l’artillerie de la garde nationale, et membrede plusieurs sociétés chantantes.

C’était un homme important, bien posé, ayantdes opinions politiques et doué d’un grand estomac.

M. Souëf (Constance), neveu du précédenttitulaire et premier clerc, était un jeune homme d’avenir, portantlunettes et garde-vue vert. Il avait des fausses manches enlustrine jaune qui lui allaient bien et louchait des deux yeux.

Le second clerc Mahoudeau frisait laquarantaine. Il avait du ventre et une figure à pipe ; faussesmanches vertes, avenir nul.

Le troisième clerc, Dieulafoy, suivait lesmodes de l’an passé avec orgueil. Il se pommadait et séparait sescheveux sur le front : demi-avenir, non garanti.

Trois autres clercs dont l’histoire ingraten’a point gardé les noms, tous ornés de fausses manches et dont lesappointements réunis n’auraient pas nourri un cheval sobre,complétaient les cadres de cette pacifique armée, où un seul graderestait inoccupé, celui de petit clerc ou saute-ruisseau, dont laplace restait vide auprès de la porte.

Il était onze heures du matin.

L’étude déjeunait, moitié aux frais du patronqui fournissait du bon pain et du mauvais vin, moitié aux frais desdivers employés qui contentaient leur appétit selon leursressources.

Souëf (Constance) avait une fine côtelette,Mahoudeau dévorait du veau froid, apporté dans son foulard,Dieulafoy broutait déjà de la charcuterie, les autres seréduisaient au gruyère.

– Quel âge a-t-elle bien, cetteblonde-là ? demanda le maître-clerc du fond de son réduit.

– Heu ! heu ! répondit Mahoudeau,l’âge des grâces, plus une fraction.

– Et jolie ? interrogea Dieulafoy.

– Pas tant que les lithographies deGrevedon ; mais assez pour que la patronne mette le feu à lamaison, si elle la rencontre dans le petit escalier du patron.

– Quand je serai en titre, dit Souëf, le petitescalier sera essentiellement privatif. Est-ce que ce M. Labrea dit qu’il reviendrait ?

– Entre onze heures et midi, oui, répliquaMahoudeau.

– C’est drôle, fit observer le premier clerc,qu’il ait attendu quatre mois pour donner signe de vie. Cinquième,voulez-vous me faire l’amitié de porter cela au n° 14 ?

– Sainte-Croix-de-la-Bretonnerie, magasin demodes, ajouta Mahoudeau. A-t-on dépassé lespréliminaires ?

Souëf (Constance) ne daigna pas répondre. Ildit seulement au « cinquième » en lui donnant une assezjolie lettre qui sentait bon :

– J’espère que nous aurons bientôt un petitclerc qui vous évitera ces courses.

Le cinquième répliqua d’un tonaigre-doux :

– Je l’espère aussi, monsieur Souëf.

Quand il fut parti, Souëf murmura :

– En voilà un qui ne pourrira pas à l’étude.Il raisonne.

– Il est venu un petit clerc ce matin, ditMahoudeau.

– Comment fait ?

– Affreux et coiffé de chiendent… commeDieulafoy sans pommade.

– C’est tout au plus si vous êtes agréable,monsieur Mahoudeau, dit Dieulafoy, le troisième.

– Quel nom ? demanda encore Souëf(Constance).

– Clampin.

– Beau nom de saute-ruisseau !

– Il reviendra. À notre besogne, messieurs,s’il vous plaît, j’entends le patron dans son cabinet.

Presque au même instant, la porte du cabinets’ouvrit, donnant passage à un homme rubicond, rond, propre jusqu’àêtre luisant, et portant la cravate blanche d’uniforme avecconviction.

– Et dire que ce gros poupard-là a trouvé deuxcent cinquante mille francs de femme pour payer son étude !grommela Souëf (Constance) Serviteur, patron. Rien denouveau ?

– À l’horizon politique, des points noirs,répondit le notaire en titre d’une voix d’orateur ; au sein dela nature, le printemps et les fleurs.

– Sans compter les navets, pensa Mahoudeau.T’es trop bête ; ça dépasse la moyenne, ô mon âme !

Le patron traversa l’étude d’un pas grave etpresque majestueux ; il entra chez le maître-clerc et ferma laporte.

– Affaire privée ! dit Dieulafoy. On vaparler de la blonde, à fond.

– Mon cher monsieur Souëf, dit M. Hébertde l’Étang des Bois très amicalement, il me faudrait, aujourd’huiou demain, une centaine de louis pour « le dehors ». Deschoses tout à fait imprévues mais avouables au premier chef. Vousconnaissez mes mœurs…

Et sans attendre la réponse, ilajouta :

– J’ai peur que nous ayons ici une méchantehistoire. Cette affaire Labre me trotte dans la tête.

– Il est venu, dit Souëf (Constance).

– Comment ? Qui ? Je croyais êtreseul à l’avoir vu ! s’écria M. Hébert, étonné.

– Le nommé Paul Labre.

– Ah ! Paul ! C’est Jean que j’aireçu, moi. À quelle heure est-il venu ?

– Dix heures ; dix heures et demie. Ildoit revenir entre onze heures et midi.

Le patron était tout pensif.

– Il faudra prévenir le commissaire de police,murmura-t-il enfin. L’homme que j’ai vu m’a fait l’effet… mais là,j’en ai encore la migraine ! Et c’est si étonnant, mon chermonsieur Souëf, qu’après quatre mois de silence, on entende parlerd’eux le même jour… et séparément.

Il posa sur la table, sans affectation, unetrès belle tabatière d’or, auprès de la boîte de buis dontConstance Souëf se servait, malgré son jeune âge.

Constance recula sa boîte et repartitsèchement :

– On a vu des choses comme ça. Tous leshéritiers des successions ouvertes à l’étude ne sont pas forcésd’avoir le don de vous plaire, monsieur Hébert.

Le patron ne se fâcha pas et chantonnarondement :

Moi, j’aime les bons enfants,

Les bons vivants,

Bien mangeants,

Bien buvants :

La faridondaine !

Et j’entends :

La faridondon !

Quand viendra mon temps :

Qu’on mette sur ma bière

Ma bouteille et mon verre

Avec un gras chapon

La faridondon

Mahoudeau frappa à la porte et dit sansouvrir :

– C’est le gamin qui vient pour êtresaute-ruisseau.

– Trop tard, répondit le patron ; laplace est donnée depuis ce matin à un protégé de Mme laduchesse.

– As-tu entendu ? demanda Mahoudeau ànotre ami Pistolet qui restait debout près de la ported’entrée.

Pistolet avait fait un bout de toilette, etson bain nocturne n’était pas sans avoir un peu nettoyé seshabits.

– J’entends que je n’ai pas de chance,répondit-il avec un gros soupir. J’avais idée de me ranger, mais ilparaît que c’est difficile à Paris.

– On fait la connaissance d’une duchesse,insinua Dieulafoy, et on attrape ainsi une place de trentefrancs : quinze francs de chaussures à défalquer.

Pistolet le salua sans rancune.

– Enfin, dit-il en prenant la porte, bien desremerciements. J’essaierai de me ranger tout de même. Serviteur, lacompagnie.

Dans le bureau du maître-clerc, M. Hébertreprit les derniers vers de son refrain et laissa ensuite échappercet aveu :

– Le couplet ci-dessus est un peu de moi, maisj’en fais mystère : ne me vendez pas !

– M. Paul Labre ! cria Mahoudeau àtravers la porte.

– Très bien, répondit le notaire, faitesentrer M. Paul Labre.

Il ajouta confidentiellement :

– Si celui-là ressemble à l’autre, je ne suispas fâché d’avoir quelqu’un près de moi…

– Mais non, s’interrompit-il au moment où laporte s’ouvrit, celui-là ne ressemble pas du tout à l’autre !C’est même étonnant que deux frères puissent être si différents…Monsieur, prenez donc la peine de vous asseoir. C’est à monsieurLabre (Paul) que j’ai l’avantage de parler ?

– Oui, monsieur, répondit le nouvelarrivant.

– Très bien. Vous ne vous formaliserez pas,monsieur, si je vous dis que vous avez montré peu d’empressement àvous occuper d’une affaire qui…

– Je ne lis jamais les journaux, interrompitPaul, et je suis pressé. Veuillez me dire ce dont il s’agit.

– Monsieur Labre, prononça sentencieusement lepatron, moi aussi, je suis pressé. Le notariat n’est pas unesinécure. Avez-vous vos papiers ?

– Je n’ai aucun papier, monsieur.

– Monsieur, c’est fâcheux.

– Mais, reprit Paul, en cas de besoin, je puisvous les présenter avant une demi-heure.

– Très bien ! Alors, monsieur Labre, vousêtes venu chercher un simple renseignement ?

– En venant, je réponds à votreinvitation.

– Très bien, très bien ! Vousformaliserez-vous, monsieur Labre, si je vous demandais quelledifférence d’âge il y a entre vous et monsieur votrefrère ?

– Dix ans.

– Parfait… j’ai eu l’avantage de voir ce matinmonsieur votre frère.

– Déjà ! s’écria Paul.

Le notaire et son maître-clerc échangèrent unregard.

– Ce n’était pourtant pas trop tôt ! ditSouëf (Constance).

– Dans ma bouche, répliqua Paul, ce mot« déjà » n’a pas la signification que vous luidonnez.

– Oh ! s’empressa de dire le patron, nevous reprenez pas, monsieur Labre, ce n’est pas ici uninterrogatoire judiciaire.

Paul releva sur lui un regard étonné.

– Je me hâte d’ajouter, poursuivitM. Hébert de l’Étang des Bois, que vous avez l’air d’un forthonnête jeune homme. Voilà, car il faut parler net, monsieur, votrefrère que j’ai eu l’avantage de voir ce matin, a pour le moinsvingt ans de plus que vous. Il n’est pas dans la même position quevous ; il a ses papiers, tous ses papiers, parfaitement enrègle… et je vous le répète que je ne suis pas un juged’instruction, monsieur Labre, je crains les machines criminellescomme le feu. Si vous vous êtes un peu trop avancé, l’imprudenceest de votre âge. Eh bien ! retirez-vous purement etsimplement ; ce sera comme si je ne vous avais jamais vu. Vouscomprenez ?

Au lieu d’obéir à cette insinuation où, endéfinitive, il y avait quelque apparence charitable, Paul se laissatomber sur une chaise qui était auprès de lui.

Ses jambes défaillaient, et il appuya ses deuxmains contre sa poitrine. M. Hébert, qui se méprit, voulutdire :

– N’ayez pas peur…

Paul l’interrompit d’un geste nerveux etmurmura :

– J’ai peur… J’ai horriblement peur !J’attends mon frère depuis hier au soir. Répondez-moi : monfrère est grand, beau, bien fait, brun. Comment estl’autre ?

– Blond, tirant sur le roux, répondit lenotaire ; petit, gros, laid… et, s’il faut dire la vérité,l’air d’un coquin depuis les pieds jusqu’à la tête.

Paul se dressa sur ses jambeschancelantes.

– Si cet homme-là a les papiers de mon frère,dit-il d’une voix rauque, c’est que mon frère a été assassiné.

– Ou volé, monsieur Labre, ou volé, rectifiale notaire. Je vous prie d’être persuadé que je prends bien part àvotre situation douloureuse.

Paul recouvrait déjà son calme. Ildemanda :

– L’homme qui s’est présenté vous a-t-illaissé son adresse ?

– Naturellement, répliqua le patron quifeuilleta son carnet ; M. Jean Labre, baron d’Arcis, ruedu Pont-de-Lodi, 3.

Paul se dirigea vers la porte.

– Du sang-froid, monsieur Labre, lui dit lenotaire en le suivant. Quand vous aurez vos papiers bien en règle,j’aurai l’avantage de vous communiquer le testament deMme veuve de Grandlieu, née Labre, décédée sans enfant àMortefontaine, canton de La Ferté-Macé (Orne), et qui vous laisse,indivis entre monsieur votre frère et vous, douze bonnes millelivres de rentes en terres, plus dix-sept mille francs d’argentcomptant. Le mobilier n’est pas mauvais et la succession n’a pas unsou de dette. C’est gentil.

Paul n’écoutait plus. Le notaire ajouta en sepenchant sur la rampe de l’escalier :

– Pour l’affaire criminelle, si vous vousportez partie civile, comme je le pense, j’ai mon beau-frère,M. Bellamy, avoué, rue Saint-Honoré, 212. Vous serez contentde lui… j’ai l’avantage de vous saluer, monsieur Labre. Vous direzà Bellamy que c’est moi…

Paul s’élança dans sa voiture et se fitconduire au n° 3 de la rue du Pont-de-Lodi.

C’était une maison en reconstruction, où iln’y avait pas un seul locataire.

– À la poste ! ordonna-t-il à soncocher.

Il avait sur lui quatre ou cinq louis et samontre ; tout ce qu’il possédait.

Une demi-heure après, et sans même avoir prisle temps de revenir à sa maison, il galopait sur la route duHavre.

Chapitre 22Pistolet commence à se ranger

 

Le trois-mâts le Robert-Surcouf, deSaint-Malo, capitaine Legoff, arrivé depuis quatre jours seulement,était en partance dans le port du Havre.

Il venait du Rio de la Plata avec despassagers pour la France et un tiers de fret à mêmedestination ; deux tiers de fret pour Liverpool, où il devaiteffectuer son chargement de retour.

Le capitaine Legoff, large petit Breton, biencampé sur ses jambes courtes, trapu, barbu, fort comme un de cesbœufs nains du Morbihan, dont les aloyaux sont célèbres dansl’univers entier, allait et venait sur son pont, les pieds dans desespadrilles et les mains dans ses poches jusqu’au coude. Il portaitun pantalon de peluche et un norouâs à longs poilsroussâtres qui en avait vu de rudes.

Il fumait sa pipe en attendant la marée.

Le norouâs, ainsi nommé à Saint-Maloet aussi en Normandie parce que sa solide étoffe combat assez bienles froides rafales des vents de nord-ouest, est un vêtement dugenre paletot qui donnerait l’apparence d’un ours au dandy le mieuxefflanqué.

Le capitaine Legoff avait l’air d’un ours,même quand il mettait bas son norouâs.

Beau temps, bonne brise de l’est, joliemer ; on allait sortir de cette terrible passe du Havre en sebaladant. Le capitaine Legoff était de joyeuse humeur.

– Sans vous commander, marinier, dit àl’arrière une voix grêle et à la fois enrouée, je voudrais parleren particulier au patron de ces lieux.

L’aide timonier à qui s’adressait ce discoursse pencha vivement sur le plat-bord.

Évidemment, il avait hâte de contempler labête curieuse qui pouvait entasser dans une seule phrase tant dehardis solécismes contre la grammaire matelotesque.

Il vit dans l’embarcation amarrée à la traîneun petit homme maigre et nu comme un ver, qui était en train dedénouer un paquet où étaient ses habits.

Tout son corps ruisselait, mais les cheveuxjaunes et crépus qui se hérissaient sur son crâne étaientparfaitement secs.

– Un vilain oiseau tout de même, pensa lematelot.

– Qu’est-ce que tu veux au capitaine,moucheron ? ajouta-t-il tout haut.

Le petit homme maigre passait lestement sonpantalon.

– Moucheron, répondit-il, n’est pas un termequ’on s’entre-colle dans la conversation des gens comme il faut. Ceque j’ai à dire au capitaine, c’est des secrets d’importance del’autorité.

Le matelot se mit à rire. Le petit hommechaussa ses souliers éculés à l’aide de son doigt en guise decorne, puis il revêtit sa blouse.

Sa toilette était achevée.

Les chaussettes, la chemise et le chapeauavaient peut-être existé autrefois.

– Là ! fit-il. Me voilà en grande tenueet prêt à parler au capitaine.

– Qui est-ce qui bavarde dansl’embarcation ? demanda justement celui-ci.

Le matelot toucha une mèche de ses cheveux etrépondit :

– C’est un petit ouistiti de pâlot d’enfant detroupe ou pas grand-chose qui veut vous causer de la part descommissaires, à ce qu’il dit.

M. Legoff se pencha sur la balustrade àson tour. L’apparence du petit bonhomme ne lui inspira aucuneconfiance.

– Comment es-tu venu dans mon embarcation,failli merle ? demanda-t-il brusquement.

– Par mer, mon commandant, répliqua l’autre,avec mes effets sur ma tête, n’ayant pas les moyens de payer unbateau à volonté.

– Et que fais-tu là ?

– J’attends qu’on me dise : Montez un peuvoir, qu’on cause !

– Est-ce que tu saurais monter ?

– J’ai idée que oui, mon capitaine.

– Essaye voir !

Ces mots furent prononcés d’un ton de défimoqueur.

L’arrière du trois-mâts était carré etdépourvu de toute saillie qui pût faciliter l’ascension. Le petithomme se prit au gouvernail et grimpa le long de sa tige. Dès qu’ilput mettre la main sur la base du couronnement, ses bras seraccourcirent, ses reins donnèrent, et par un temps de gymnastiquequ’un clown du cirque n’aurait point désavoué, il se trouva assisen équilibre sur la balustrade.

M. Legoff ôta sa pipe de sa bouche.

– Je n’ai vu faire ça qu’au Parisien deM. Surcouf, dit-il avec admiration.

– Commandant, repartit le petit homme avecfierté, j’ai pareillement l’honneur d’en être indigène de cettemême capitale de l’Europe et de l’univers !

– Comment t’appelles-tu ?

– Clampin, dit Pistolet.

– Et tu viens de Paris ?

– En malle-poste.

M. Legoff fronça ses gros sourcils.

– C’est-à-dire, répliqua le gamin sans rienperdre de son aisance, derrière la malle-poste, que j’ai eubeaucoup de peine à m’y maintenir pendant cinquante-trois lieues etun kilomètre, malgré l’entêtement du conducteur et de sonfouet.

– Que faisais-tu à Paris ?

– Je chassais.

– À Paris, tu chassais ?

– Des matous pour les restaurants qu’ont larenommée des gibelottes, oui, commandant, c’est un étatnuméroté.

Ici, M. Legoff montra tout le chapelet deses bonnes dents jaunies par la pipe, en un vaste éclat derire.

– Et que veux-tu faire ?demanda-t-il.

– Me ranger et faire la fin de ma jeunesse,perdue dans les plaisirs de l’amour.

Encore une fois le front de M. Legoff serembrunit.

– À bord, on ne plaisante pas, méchant singe,dit-il.

– Commandant, répondit Pistolet, je lève lamain comme quoi je ne plaisanterai plus jamais.

– Accoste à bâbord ! cria une voix dansla lune de misaine.

– Capitaine, dit un maître le chapeau à lamain, c’est un bourgeois d’âge et bien mis qui vous demande.

– Mets-moi ce capelan-là à fauberder ici oulà, ordonna Legoff en montrant Pistolet. C’est mon mousse.

Pendant que le capitaine s’éloignait, lemaître regarda Pistolet à son tour.

– Pour avoir une touche de vermine,déclara-t-il, ça y est.

Le gamin se mit debout et le saluarespectueusement.

– C’est la première fois, dit-il, que je viensdans un port de mer. Quand on revient au rivage, a-t-on la facultéde communiquer une tripotée aux supérieurs qui ont manqué à lapolitesse envers moi ?

– Quand on n’a pas eu les reins cassés enchemin, mon bonhomme, repartit le maître. Tu es peut-être un bonpetit tout de même, malgré ta physionomie. Va droit, travailleproprement, et on te parlera comme à un chrétien qu’est pas causede son physique désavantageux.

M. Legoff venait de rejoindre au pied dugrand mât un visiteur d’aspect distingué et vraiment respectablequi l’aborda en lui disant :

– Permettez que nous causions dans votrecabine.

Legoff lui en montra aussitôt le chemin.

Pistolet passait, le long de l’autre bord,suivant le maître qui allait l’installer dans ses fonctions.

Les yeux gris de Pistolet ne perdaient jamaisrien. Il aperçut l’étranger et ses maigres joues s’enflèrent,tandis qu’il murmurait :

– Ah ! bah ! Je ne me trompepas ! Qui donc ont-ils tué, alors, chez Gautron à la craiejaune ?

L’étranger et le capitaine avaient déjàdisparu.

Ils restèrent ensemble environ dixminutes.

M. Legoff ressortit seul. Sur le pas dela cabine, il dit à demi-voix :

– Ces affaires-là sont dangereuses, je me metsen contravention, mais vous m’allez, quoi ! Ne vous montrezpas avant d’avoir doublé la Hève.

« Encore ! s’écria-t-il en répondantà un matelot qui lui annonçait la visite d’un étranger. C’est doncune procession, aujourd’hui, à la fin !

– C’est le frère de M. Labre, dit lematelot.

Pour le coup, la bonne figure de Legoff sedérida en grand.

– Cara ! s’écria-t-il, le frère deM. Jean Labre ! La perle des messagers ! Ce doitêtre un joyeux camarade ou que le diable m’emporte !

Paul venait à lui lentement ; il était sipâle et si défait qu’on eût dit un malade sortant de son lit.

– Beau gars ! grommela Legoff en leregardant s’approcher, mais pour joyeux, fichtre non !

Il tendit la main à Paul qui resta un instantmuet devant lui. Sans savoir pourquoi encore, Legoff partageabientôt cette émotion, et ce fut d’un ton tout troublé qu’ildemanda :

– Eh bien ! monsieur Labre ! lefrère a dû être bien heureux de vous embrasser. Avons-nous assezparlé et reparlé de vous, depuis le Rio de la Plata ! J’espèreque monsieur Jean a fait un bon voyage de Paris ?

Pour répondre, Paul fit un grand effort. Il neput prononcer que ces mots :

– Il est donc bien vraiment parti pourParis !

Si Legoff ne l’avait point soutenu, il seraittombé à la renverse. Il ajouta, pendant qu’on l’asseyait sur unbanc :

– C’était mon dernier espoir. Il était bienfaible ; mais je me disais : Peut-être mon pauvre Jeanaura-t-il eu un empêchement, après m’avoir écrit sa lettre ;peut-être le retrouverai-je encore au Havre !

Legoff comprenait à demi ; il voulut toutsavoir. D’une voix entrecoupée, Paul lui raconta sa visite aunotaire de la rue Vieille-du-Temple.

– Ah çà ! s’écria le capitaine, je croisrêver, moi, voyez-vous, monsieur Labre ! Il n’y a pas depreuves de mort, après tout, et vous auriez grand tort de jeter lemanche après la poignée. Et pourtant, ces papiers qu’on lui avolés… Ah çà ! ah çà ! en France, à Paris, en 1835, il ya donc des endroits plus dangereux que les pampas de l’Amérique duSud ! Cara ! j’ai navigué dans toutes ces eaux pleines depirates et de crocodiles, j’ai traversé toutes ces savanes où lesdiables rouges rôdent la nuit et le jour, et je ne suis pas mort,tonnerre de Brest ! Si je n’étais pas forcé de repartir,j’irais avec vous et je promets bien que nous le retrouverions. Lesecond du navire vint, le chapeau à la main, et dit :

– Onze heures trente-neuf minutes. Le bon del’eau, capitaine ! Toutes les manœuvres étaient préparéesdepuis longtemps pour attendre la marée étale.

Legoff prit son porte-voix.

Avant de lancer son premier commandement, ilpressa Paul contre sa poitrine.

Tous les matelots du Robert-Surcoufétaient déjà au cabestan et dans les agrès, quand Paul Labre revintà l’embarcation qui l’avait amené. Comme il descendait l’échelle àreculons, une tête crépue mit ses cheveux jaunâtres à la hauteur dubastingage, et il entendit une voix qui disait :

– Monsieur Paul, si je ne me plais pas dans lamarine, je sais des choses que je vous conterai entrequatre-z-yeux. Mme Soûlas est une brave femme ; je vousrevaudrai son matou quelque jour, vous pouvez lui assurer ça.

Le bruit de l’appareillage étouffa lesdernières paroles. Paul Labre ne savait pas ce qu’il avait entendu.Il s’assit, accablé, à l’arrière de son bateau et mit sa tête entreses mains. Pistolet continua de parler pour lui tout seul,disant :

– Si ça consiste à balayer, l’art du marin, çane me va pas ! v’là trois soirées que je n’ai pas mis lespieds à Bobino. Mèche a dû pleurer toutes les larmes de son corpssur la chose de mon absence.

Si ça n’avait pas été l’ambition de me ranger,jamais je ne l’aurais quittée. C’est égal, ça me ferait plaisir derendre service à M. Paul !

Le Robert-Surcouf, portant à fleurd’eau ses ancres dégagées, glissait lentement avec le jusant versla tour de François Ier qu’il dépassa. On hissa lesbasses voiles, aussitôt qu’il entra en Seine. Un quart d’heureaprès, il courait vent largue et couvert de toile sous la falaisede la Hève.

L’étranger sortit alors de la cabine ducapitaine et vint s’accouder tout rêveur au bastingage pourregarder les côtes de France qui déjà fuyaient au sud-est.

Il tressaillit et se retourna parce qu’unevoix disait derrière lui :

– Ça va bien, général, et vous ?

L’étranger, qui était en effet le généralcomte de Champmas, ne se souvint point d’avoir vu jamais le visagemièvre et bizarrement effronté que ses yeux rencontrèrent. Sonpremier mouvement fut de chercher sa bourse.

Pistolet s’arrêta d’un geste plein dedignité.

– Ce n’est pas que j’en regorge de monnaie,dit-il, au contraire ; mais je suis en train de me ranger, pasde bêtise ! C’est tout bonnement à la cour d’assises que j’aieu l’honneur de vous contempler, général ; je vous dis ça pourque vous ne vous cassiez pas la tête à vous demander : Où doncai-je rencontré ce paroissien-là ? Et discret comme la tombe,vous savez, incapable d’abuser d’un secret que la Providence m’aconfié par hasard. En résumé, manquant d’argent et n’en voulantpas, j’accepterai volontiers çà et là un peu de tabac ou des boutsde cigares qui peuvent passer pour un cadeau d’amitié loin de lapatrie.

– Au faubert, moucheron ! ordonna lemaître. Avec de l’instruction, du zèle et de la capacité, tudeviendras un matelot comme père et mère. Marche !

Les blanches falaises de la Normandies’affaissaient déjà dans le lointain.

Ce même jour et vers cette même heure, dans lesalon austère et simplement meublé de son hôtel de la rue Thérèse,le vieux patriarche des Habits Noirs – le colonel – était enconférence intime avec ce jeune homme au teint blanc, aux cheveuxbouclés, au profil aquilin, que la pauvre Ysole appelait« monseigneur », et vers qui son cœur, tendre en mêmetemps qu’ambitieux, s’était élancé si ardemment.

Le Père-à-tous, assis dans une bergère, avaittoujours cet aspect vénérable qui trompait parfois jusqu’à sesassociés eux-mêmes. À chacun d’eux, en effet, il avait promis sonhéritage, à l’exclusion de tous les autres, et chacun d’eux lecroyait.

C’était là le secret de leur obéissance.

Aujourd’hui les rides de son front secreusaient profondément ; il avait l’air soucieux.

– Une affaire si bien combinée !disait-il, un rapport si joliment fait. Mais qui donc ont-ils tué àla place du général ?

– Qu’importe cela ? répondit sèchement leprince. Le général est vivant, voilà le fait. Ma belle Ysole n’estplus qu’une demoiselle riche, qui peut attendre vingt ans sonhéritage.

– Qu’as-tu fait d’elle, mon fils ?Ah ! comme tu calcules !

– Je l’ai laissée endormie dans une chambred’hôtel, et me voici.

– Et dire, soupira le colonel, que j’ai donnéma petite Fanchette à ce Corona ! et qu’il la rendmalheureuse ! Quel gendre tu aurais été !

– Père, cela ne me donne pas de rentes !Il est temps.

– Ingrat ! je n’aime que toi ! je nem’occupe que de toi. Voyons, écoute ! veux-tu essayer un coupénorme ? Ce sera ma dernière affaire. Veux-tu épouser cettepaysanne du département de l’Orne qui est plus riche qu’unereine ?

Le prince fit la grimace.

– Une vieille femme ! dit-il.

– Les vieilles femmes, prononça doucement lecolonel en humant trois ou quatre grains de tabac sur le bout deson pouce étique, selon la loi de nature, sont sujettes à desaccidents mortels.

Paul Labre revint dans sa mansarde aprèsquatre jours d’absence. Il y trouva Mme Soûlas, veillant auchevet de la pauvre enfant qu’il appelait Blondette. Il était sichangé que Thérèse eut peine à le reconnaître.

– Maman, dit-il après avoir embrasséBlondette, je comptais donner à ce petit ange ma vie, toute ma vie,mais j’ai un autre devoir, maintenant. Mon frère est mortassassiné : je veux le venger. C’est à vous que je confie lesoin de chercher les parents de Blondette. Moi, dussé-je me faireagent de police, cette fois volontairement, je fouillerai Paris, laFrance, le monde entier, jusqu’à ce que j’aie trouvé l’assassin demon frère !

Partie 2
Les demoiselles de Champmas

Chapitre 1Une rencontre

 

Par une chaude matinée de septembre, enl’année 1838, un chiffonnier et un gamin de Paris jouaient aubouchon commodément et bien à l’ombre, sous la voûte monumentalequi rattachait la rue de Jérusalem à la rue de Nazareth.

Il vient là quelquefois des curieux visiterles sculptures murales qu’on attribue à Jean Goujon, mais ni legamin ni le chiffonnier ne paraissaient tourmentés par la passiondes arts.

Ils se souciaient de Jean Goujon un peu moinsque du roi de Prusse.

Le chiffonnier avait la barbe épaisse et sescheveux incultes lui tombaient jusque sur les yeux.

Sa hotte, adossée à la paroi de la voûte,était plus haute et plus large que l’habitude ne le comporte.

Le gamin, qui, à le regarder de plus près,avait atteint l’âge d’homme depuis longtemps, gardait cette figureglabre et pâlotte qui fait de certains sauvages parisiens une raceaussi nettement caractérisée que les Peaux-Rouges d’Amérique ou lesTziganes d’Europe.

On a remarqué que l’influence de climatsétrangers est presque nulle sur ces peaux dures et neutres à lafois qui sont une provenance spéciale des bas quartiers de Paris.Le soleil africain les respecte, et ils pourraient garder les tonsfades de leur cuir au milieu des Noirs de l’Équateur.

Le chiffonnier et le gamin jouaient bien tousles deux, et avec une animation égale : il y avait une hautepile de sous sur le bouchon et une demi-douzaine de vagabondssuivaient avidement la partie.

C’était un match. On pariait comme auchamp de courses.

Nous l’avons dit et nous le répétons : enaucun lieu de Paris vous ne trouverez tant d’oiseaux du violonqu’aux alentours de la Préfecture de police. Ce serait à croire quece monument où se fabrique la glu qui doit les prendre un jour oul’autre a pour eux un irrésistible attrait.

Le gamin, comme presque tous les Parisiens,était un coupeurhardi et précis. Son décime en métalblanc, portant d’un côté la tête de Louis XVI, de l’autre unfaisceau, surmonté du bonnet phrygien, était arrondi aux arêtes etsemblait avoir subi le poli de l’émeri. C’était une merveilleusepièce de coupage, glissant dans la poussière, droit etroide, comme un galet sur l’eau.

Un amateur en aurait donné cinq sous, haut lamain.

Le chiffonnier, au contraire, avait le jeuprudent des galochiersde l’Ouest. Il piquait etabattait en piquant, de sorte que son gros sou de la République,épaissi à la tranche par le marteau et limé en scie par-dessus lemarché, restait toujours en place, fidèle gardien des sous quipouvaient tomber du bouchon.

Le gamin, dont l’adresse évidemment supérieureétait vaincue par la prudence calme de son adversaire, se vengeaitpar des quolibets.

– Dis donc, Landerneau de ton pays,demanda-t-il au moment où le chiffonnier enlevait proprement unebelle pile de douze sous, pourquoi donc que tu as une si grandehotte ?

– Je fais les enterrements, répliqua l’autre,dont l’œil sournois n’annonçait rien de bon. Quand tu l’aurasavalée, ta langue, je t’emporterai à l’amphithéâtre, en premièreclasse, et ça ne te coûtera pas cher pour être disséqué.

La galerie fut pour Landerneau. Le gaminenrageait.

– Chargeons, dit-il, douze sous chaque,veux-tu ?

– Va ; si tu manques, ils sont dans lesac.

La pièce blanchâtre du gamin prit le bouchonau milieu et le lança à dix pas. Les vingt-quatre sous tombèrent siparfaitement d’aplomb que la pile resta debout.

La galerie applaudit. Le gamin triomphants’écria :

– Dis donc, Landerneau, pourquoi donc qu’ont’appelle comme ça : Trente-troisième de ton sobriquet depetit nom ?

– Ça, c’est des mystères, répondit lechiffonnier gravement. Relève et tais ton bec !

À l’angle de la rue de Jérusalem, un homme encostume bourgeois, propre et cossu, s’était arrêté, juste au momentoù le gamin ramassait son gain.

La casquette du gamin avait glissé, montrantune tête crépue, où se hérissait une véritable forêt de cheveuxjaunâtres.

L’homme en costume bourgeois s’approcha toutdoucement. Il avait la figure d’une bonne personne qui va faire uneniche à un ami.

Comme le gamin se penchait pour relever lebouchon, l’homme le saisit par l’oreille.

La moitié au moins des membres composant lagalerie fila à droite et à gauche. Le chiffonnier endossaprécipitamment sa grande hotte.

Le gamin, lui, se redressa vivement, endisant :

– Qu’est-ce que c’est ? Faut-il allumerle gaz ?

Et avant même d’avoir regardé le mauvaisplaisant, il lui passa la jambe avec une inimitable prestesse.

Ce fut comme le coup qui avait fait sauter lebouchon, sans déranger la pile de sous. Le bourgeois s’assit, maissi rudement que son séant rendit un son de coussins qu’onfouette.

Le restant de la galerie s’éparpilla en riantde tout son cœur.

Le chiffonnier avait déjà disparu.

– En a-t-on assez ? demanda le gamin. Ousouhaite-t-on la suite au prochain numéro ?

Mais il s’interrompit pour dire avec uneexpression de sincère regret :

– Tiens ! c’est M. Badoît que j’airissolé ! pas possible !

Et il tendit ses deux mains avec empressementpour relever son ancien patron.

M. Badoît, remis sur ses pieds, frottasans rancune la place meurtrie et dit :

– Tous ces temps-ci, j’aurais donné gros pourte rencontrer, Pistolet, ma vieille. Je n’ai jamais retrouvéd’insecte pareil à toi, malgré tes défauts et ton tempéramentdissolu. Tu n’as pas changé du tout depuis trois ans,sais-tu ?

– Trois ans et quatre mois, patron, repartitPistolet, qui contemplait son ancien chef avec un sincère plaisir.C’était fin avril 35 que je fis la fugue en question pour un bonmotif de me ranger et d’acquérir une position dans le monde par monassiduité et mon travail de n’importe quel genre. Vous, je voustrouve encore embelli et gras comme une loche… Ah ! dame, çame fait quelque chose de vous revoir, par exemple ! Payez àdéjeuner, voulez-vous ? J’accepterai sans rancune.

– Et à dîner aussi, Clampin, ma vieille. J’aibesoin de toi.

– Je vous appartiens, patron. Un poulet sauté,hé ? champignons ?

– Marengo, si tu veux. Ah çà ! où diableétais-tu donc passé depuis le temps ?

– Partout, patron. J’ai fréquenté les diversesparties du globe, en me promenant ou pour affaires. J’en ai vu, despays ! Et mon expérience actuelle est le fruit de cesdifférents voyages autour de l’univers.

Ils avaient traversé la rue et se trouvaientdevant la porte du père Boivin.

– Est-ce que nous allons entrer là ?demanda Pistolet non sans dédain.

– Oui ; pourquoi pas ?

– Un inspecteur comme vous, fi donc !M. Badoît l’interrompit.

– Je ne fais plus partie du gouvernement,dit-il. Je suis dans une entreprise particulière et bien payée.

Pistolet fit la grimace.

– Chez M. Vidocq ? grommela-t-il.Oh ! patron !…

– Plutôt mourir ! s’écria Badoît.L’honneur avant tout ! Tu connais bien celui qui m’emploie,petiot, et tu honores son caractère. Entre. Nous allons prendre lecabinet de la tour, au second étage, et nous causerons tout à notreaise en tête à tête.

Pistolet passa le premier, longea l’alléeétroite et noire, et s’engagea dans l’escalier tournant.

– Est-ce que Mme Thérèse Soûlas demeuretoujours ici, monsieur Badoît ? interrogea-t-il d’un ton oùperçait un vague remords.

– Non, répondit l’agent. Pourquoi ?

– Pour rien. Vous souvenez-vous du minetqu’elle aimait tant ?… Mou ! mou ! mou !

– C’est toi l’auteur de sa catastrophe,gredin ! fit Badoît en riant.

– Hélas oui ! je le piquai le dernierjour… avant de me ranger… et c’est en le guettant que je reconnusle marchef qui écrivait ce nom de Gautron, sur la porte du n° 9,avec de la craie jaune. C’est drôle ! toutes ces choses-làm’avaient passé, depuis trois ans, et maintenant que je suis ici,voilà qu’elles me reviennent en grand !

– Il faut qu’elles te reviennent, prononçatout bas M. Badoît. Nous sommes dans ces affaires-là jusqu’aucou, présentement.

– Ah bah ! fit le gamin. Est-ce qu’ils’agit encore du marchef ?

– Un peu.

– Et de l’homme assassiné en haut ?

– Beaucoup.

– Eh bien ! dit Pistolet en mettant lamain sur le bouton de la porte, pour parler de la chose, on serabien là, aux premières loges, c’est sûr ! Mais pour déjeuner…Après ça, il y a si longtemps ! et le père Boivin cuisine pasmal. Seulement, pas de gibelotte, rapport au matou de mamanSoûlas ! Je l’entends toujours, la pauvre femme : Mou,mou, mou ! Elle avait une polissonne de voix si douce !La gibelotte me ferait mal à l’estomac, ayant conservé toute masensibilité d’autrefois.

Il entra et son regard fit le tour desmurailles.

– En haut, c’est boisé, dit-il. Êtes-vousquelquefois retourné en haut, monsieur Badoît ?

– Jamais, répondit l’ancien inspecteur, quiétait pâle.

– Et le marchef n’a rien eu pour cettechose-là ?

– Rien.

– Et pour le reste ?

– Évadé entre les deux sessions. Jamaisrepris. C’était un fort.

Pistolet s’assit.

– On lui avait pourtant fait voir le tour,dit-il. Il nageait assez joliment, c’est vrai, mais je le tiraistoujours par les pieds : ça l’agaçait. Quant au paquet de soieblanche où il avait mis une petite fille, j’allai jusqu’au pont dela Concorde en suivant le courant. Pas plus de paquet que dans monœil. J’y ai pensé longtemps.

– Un autre avait trouvé le paquet, dit Badoîtqui s’assit à son tour.

– Contez-moi donc ça, patron ! s’écriavivement le gamin. Badoît répondit :

– Plus tard.

Pistolet retourna son verre et frappa dessusavec son couteau.

– Il y a des histoires, vois-tu, repritBadoît, en veux-tu, en voilà ! J’ai prodigué des pas et desdémarches depuis trois ans, ça fait frémir. Mais on a affaire à despremiers sujets qui savent jouer à cache-cache ; on diraitqu’ils m’ont jeté un sort, et depuis que je travaille pourM. le baron d’Arcis…

– Qu’est-ce que c’est que ce baron-là ?interrompit Clampin.

– Un vrai baron, et un vrai homme :l’ancien Paul Labre.

Clampin souffla dans ses joues.

– Ça s’éclaircit ! dit-il. J’étais auHavre, sur le Robert-Surcouf,un joli trois-mâts, capitaineLegoff, quand M. Paul Labre vint voir si son frère… Ah !Dieu de Dieu ! c’est ce matin-là qu’il était blême !

Un garçon entra :

– Poulet marengo ! commanda Pistolet,c’est promis ; pieds à la rémoulade et omelette au lard :l’appétit viendra. Joigny première et de l’oignon dans la salade.Apportez le pain, le vin et le saucisson : le reste toutensemble. On est des personnes qui n’aiment pas être dérangées dansleur conversation secrète et particulière.

– Patron, reprit-il quand le garçon fut sorti,dans le temps, il y avait quelque petite chose entre vous et mamanThérèse, en tout bien tout honneur, s’entend.

– Ça fait intégralement partie de l’histoire,répondit Badoît avec un gros soupir. Une affaire de délicatesse etde sentiment ; elle avait des restes agréables. Ça n’a pasréussi, rapport à son changement de position, mais on continue des’entre-estimer.

– Elle est remariée ?

– Elle a refusé pareillement M. Chopandet M. Mégaigne, par suite d’un souvenir ou autre. Elle estdans du coton à présent, heureuse et bien casée, en province,maison du général de Champmas.

– Ah ! ah ! fit Pistolet. Celui quidevait y passer là-haut, à la place de M. Jean Labre ?Encore un que j’ai rencontré à bord du Robert-Surcouf. Bontabac. Est-il revenu ?

– Après qu’il a eu sa grâce, oui ; mais àla condition de vivre comme un ermite à sa campagne, dans ledépartement de l’Orne, Normandie.

– Et c’est là qu’est maman Thérèse ? Àquoi faire ?

– C’est là. À rien faire.

Pistolet parut réfléchir. Cela ne lui arrivaitpas souvent. Le garçon rentra et servit.

– À ta santé, Clampin, ma vieille, ditM. Badoît en versant le premier verre. Quand on te regardebien, on voit tout de même que la barbe aurait pu te pousser sielle avait voulu. Quel âge as-tu, au vrai ?

– L’âge des amours, patron. À la vôtre !et chiquons ! Il reprit, la bouche déjà pleine :

– Ça n’est pas pour cacher ma vétusté ;au contraire, je m’en fais gloire. Tout le monde a de la barbe. Lesdames savent qu’on peut me respirer sans danger, comme les fleurs.Quoi donc ! je les aime depuis longtemps, en ma qualité desinge Cupidon. Succès partout, jamais de cruelles. Je parieraispour moi contre don Juan.

– Tu as donc été au Théâtre-Français, toi,Clampin ?

– Le plus souvent ! J’ai vu DonJuan à Bobino. Est-ce qu’on en parle aussi dans les autresthéâtres ? Mais, dites donc ! savez-vous avec qui jejouais tout à l’heure à la pigoche[3], monsieurBadoît ?

– Non ; dis-le.

– Un curieux lapin ! ce qui me faitpenser à lui c’est l’idée que je n’ai jamais tiré à laconscription. Trop jeune, depuis quinze ou vingt ans ! lui, leLanderneau, dit Trente-troisième, eut l’honneur de faire maconnaissance, le jour de son conseil de révision. Il avait eu le n°1. Sonnez, clairons ! J’étais alors la récréation de laservante à tout faire d’un herboriste et je donnais desconsultations gratuites dans le quartier, moyennant vingt-cinqcentimes de pourboire. J’en ai sauvé des chevaux decitadines ! Landerneau vint me demander combien lui coûteraitune maladie d’yeux incurable. Je demandai à la bonne, qui demanda àson marchand de fleurs de tilleul, et mon Landerneau eut samaladie : à preuve qu’il est resté deux ans aveugle. Le soirdu matou, il était avec Coyatier, vous savez ?

– Ici ? dit M. Badoît entressaillant.

Pistolet regarda le plafond etrépéta :

–Ici.

– Et tu sais où le retrouver ?

– À peu près. Il est riche et fait semblant deramasser des chiffons. Je connais Mme Choufleur, son épouseactuelle, qui voiture les quatre-saisons.

Il s’interrompit pour crier d’une voix derogomme :

– À deux sous, le gros tas, à deux sous.

Puis il reprit gravement :

– Un amour de femme !

Badoît lui versa à boire avecenthousiasme.

– Tu vaux ton pesant d’or !s’écria-t-il.

– Garçon ! des balances ! fitPistolet qui but après avoir salué.

Il reprit encore :

– Et je connais aussi le frère de sa premièrefemme, Coterie, dit le Réveil de Pantin-la-Galette, anciencompagnon maçon qu’on a chassé du Devoir et qui balaie en chef à laChambre des pairs.

– Pourquoi me parles-tu de celui-là ?

– Parce qu’il était aussi avecM. Coyatier, le soir du matou – là-haut.

– Ah çà ! fit Badoît, ils étaient doncune douzaine ?

– Ils étaient trois, répliqua Pistolet :Coyatier, Coterie qui était maçon, et Landerneau qui étaitmenuisier. Coyatier avait un pic d’ouvrier terrassier, Coterieavait un marteau, sa truelle et son auge, Landerneau avait sa boîted’état. Quand ils sortirent, Landerneau portait une valise.

Badoît le regarda en face.

– Alors tu sais ce qui s’est passé icidessus ? prononça-t-il à voix basse.

– Vous aussi, patron.

– J’entends : tu sais lesdétails ?

– Non, mais je les saurai quand jevoudrai.

Badoît baissa encore la voix.

– Lequel des trois, demanda-t-il, est allé, lelendemain, chez le notaire de la rue Vieille-du-Temple ?

– Quant à ça, répondit Pistolet, ni vu niconnu ! j’ignorais ce détail, quoique j’y suis allé, moiaussi, le lendemain du fameux soir, dans cette même boutique dunotaire de la rue Vieille-du-Temple, et que ça m’étonna d’entendreles clercs qui parlaient de M. Labre. Moi, j’étais là pour meranger. Mais nous ne mangeons plus, patron ! Au diable lesHabits Noirs, jusqu’après le café ! Une idée ! je vasvous raconter mes voyages, et nous reprendrons votre commerce audessert.

Chapitre 2Aventures de Pistolet

 

M. Badoît regardait son ancienne moucheavec une admiration croissante. Il murmura :

– Dire que nous avons cherché pendant troisans !

– Et quatre mois, patron ! C’est que jen’étais pas là. Et pendant ces trois ans et quatre mois j’aicherché aussi quelque chose que je n’ai pas trouvé : uneposition sociale pour me ranger ; mais là, à fond, avec femmelégitime, enfants, table ouverte, rentes sur l’État, décoration etautres. À Paris, je m’étais déjà coupé en quatre, à votre insu,j’avais remué ciel et terre. Néant. Ma dernière visite fut pour lenotaire de la rue Vieille-du-Temple qui ne voulut pas de moi poursaute-ruisseau. La machine de la veille m’avait un peu fatigué, etles dames que je fréquentais à Bobino n’aimaient pas la police.

« Voyez-vous, patron, dans le monde, jen’ai jamais avoué que je tenais à la préfecture par un petit boutde bricole. Ça m’aurait ravalé. J’avais dit à Mèche… Vous savez,Mèche, Mme Pistolet ? Je ne l’ai pas retrouvée à Paris.Je lui avais dit, et aux autres aussi, que j’étais employé dans lesHabits Noirs, pour me faire un peu mousser avantageusement.

– On aime donc mieux les voleurs que lesarchers, dans ton monde, Clampin ? demanda Badoît.

– Parbleu ! répliqua le gamin. Mèche meregardait avec respect. Elle aurait bien voulu que je la présenteaux Habits Noirs, et les autres aussi, ça plaît aux dames. Alorsdonc, ayant honte de l’état, je me dis : Faut senettoyer !

« Faut être par exemple officier demarine, remarquable par l’uniforme, la bravoure et l’instruction.J’allai donc attendre la malle-poste du Havre hors barrière, et j’ymontai par-derrière.

« En route, je mangeai ma chemise et meschaussettes : pas gras.

« Au Havre, je tombai justement sur unnavire en partance : celui qui avait amené d’Amérique le frèrede M. Paul, et celui qui emmenait le général de Champmas enAngleterre. Est-ce curieux ?

– Alors ! fit M. Badoît, tu dois ensavoir long, petit !

– Je sais que le général avait du bon tabac,et qu’il n’était pas fier. Je sais que le Bas-Breton de capitaineLegoff n’avait jamais vu, disait-il, un si joli passager queM. Jean Labre.

« Je ne restai pas longtemps dans lamarine, voyez-vous, patron. Il y avait un polisson de maître quim’aimait comme ses yeux, et qui voulait faire mon éducation. Je luipassai la jambe, un jour qu’il m’avait allongé un coup defilin.

« Dans la marine, faut jamais plaisanter.Au bloc !

« On m’avait dit que je serais obligéd’attendre cent sept ans avant d’être nommé amiral, et je n’avaismis que trois jours à me faire flanquer au cachot. Vousconcevez ? J’étais venu à bord du Robert-Surcoufà lanage, à la nage je m’en allai, entre deux eaux, bien gentiment, etj’abordai à Liverpool, où je m’engageai comme déchargeur decharbon, à trois shillings la journée.

« Ça paraît bon : 3 francs 15 sous,mais dans ce pays-là, la soupe coûte aussi cher qu’ici le pâté defoie gras : en plus que j’eus des raisons avec un camaradequ’était boxeur de son état.

« Il avait dit que Wellington avait plusde jugeote que Bonaparte. Moi, au fond, ça m’est inférieur, mais ya la patrie, pas vrai ? Je répondis : Des choux !Votre Wellington, c’est deux sous le tas, à Paris, dans la saisondes primeurs. Il me fit cadeau d’un coup de poing à tuer lerhinocéros du Jardin des Plantes. Je l’éborgnai d’un coup detalon.

« – ‘Tis to be sold-out, boys !regular fun indeed !Qui veut dire en français :« Garçons, faut y aller ! invitez vosdames ! »

« On nous entoura. Ils avaient tous uneenvie rouge de voir comment le boxeur allait m’assommer.Tâche ! C’était son œil droit et mon talon gauche qu’avaienttravaillé ; je lui fourrai mon talon droit dans son œil gaucheet ça fut fini.

« En France, on m’aurait mis au violon.Voilà la supériorité des Anglais. Je fus porté en triomphe et onm’offrit vingt-cinq guinées, qui fait six cent vingt-cinq francs,pour aveugler un boxeur noir qu’arrivait de Londres enreprésentations. Ça me dégoûta dans ma fierté. Je voyais pour meranger, pas vrai, et que non point pour servir de pâture auxspectacles publics de l’ennemi.

« En conséquence de quoi, j’entrai dansle commerce des cotons, où je mis le feu en m’y endormant dessusavec ma pipe.

« C’est la chance qui manque.

« Heureusement, c’était assuré à unecompagnie qui voulut me faire pendre. Je m’y opposai par la fuite.En chemin, je plus à une demoiselle anglaise qui buvait cent sousde madère à son déjeuner. Elles n’aiment pas la barbe chez notresexe. J’étais son fait, mais je fus chassé pour avoir dit le nom demon pantalon, sans ajouter révérence parler et me voilà jouant latragédie française à Manchester.

« J’apportais les lettres, en vers, surla scène.

« L’acteur à mille francs par soiréem’appela imbécile et je l’assis sur les planches au milieu du rôled’Hippolyte qui causait d’amour avec Aricie. Ça déplut. On me logeaau pénitencier : vous voyez, je ne me rangeais toujourspas.

« Dans la prison, on me demanda si jevoulais aller voir l’Inde et les bayadères. Avec plaisir. C’est pasl’embarras, en route, j’essayai le chausson habituel, mais on medonna la cale qui fait drôlement le caractère de la marineanglaise !

« Les bayadères, c’est la pluie : çadanse dans un sac avec des dents noires comme du café.

« Ah ! par exemple, j’eus du bontemps quand je fus pirate, là-bas, sur les brasses duBengale ; mais j’ai le naturel trop doux, la vue du sangm’incommode, et puis on ne se range pas dans cet état-là.

« J’entrai donc au service d’un lord quivoulait grimper au sommet de l’Himalaya ; je le lâchai àmi-côte pour suivre des marchands d’opium.

« Parole, si je voulais retrouver tousles chemins par où j’ai passé, je m’égarerais !

« La Chine n’est pas mal. Un mandarin etsa femme se battirent pour moi dans la banlieue de Canton. J’auraispu rapporter bien des bagatelles.

« Mais ce qui est long, c’est la routeroyale de Pékin à Saint-Pétersbourg. Et pas d’auberges ! Jevivais à Moscou en vendant des cigarettes. Il y fait froid ;les fiacres n’ont pas de roues. Je sus m’y concilier comme partoutla faveur des dames, mais j’avais l’idée de me ranger, ça m’aperdu.

« L’Allemagne n’est pas un vilain payspour la bière et les Tyroliennes. Mais concevez, monsieur Badoît,le temps se passait et je me disais : Tu n’as plus qu’un moyende te ranger, c’est la gloire militaire. Dans ton pays, le soldat aun bâton de maréchal au fond de son sac.

« J’abrège, pas vrai, ça m’étouffe.

« Je tombe donc en Alger où j’obtins legrade de fantassin. Quinze jours après, je passe, au choix, dansune compagnie de discipline. Oui, monsieur Badoît, j’ai le droit demettre sur mes cartes de visite : Ancien zéphyr.

« Ça ne dura pas tout à fait troissemaines. Je n’avais jamais eu de sabre ; le mien medémangeait. Mon sous-lieutenant me regarda de travers un jour qu’ilfaisait chaud. Je lui dis qu’il avait le nez plein de lait. Il tirason épée, je le désarmai, et puis…

« N’ayez pas peur, monsieur Badoît.Toujours la douceur ! Je lâchai mon coupe-choux quand il n’eutplus rien dans la main, et je me bornai à le piétiner, j’entendsmon sous-lieutenant… un petit peu trop, car le conseil de guerre mecondamna à mort.

« Va te faire fiche ! cette façon-làde me ranger ne m’allait pas. J’entrai Bédouin dans la trouped’Abd-el-Kader, qui voulut me couper la tête, parce que j’avais bula part de mon chameau.

« C’est des vilaines bêtes, mais fidèlesà l’amitié et qui gardent une poire pour la soif dans l’intérieurde leur tempérament… Est-ce que vous dormez, papa Badoît ?Hé ! là-bas ! Mon narré n’est pas de votre goût,peut-être ?

– Quand tu auras fini tes menteries, petiot,nous causerons, répondit l’ancien inspecteur paisiblement. Jeconnais les couleurs.

Pistolet le regarda avec indignation.

– Patron, dit-il, ma parole d’honneur la plussacrée, j’ai passé sous silence 75 pour 100 de mes malheurs lesplus romanesques. C’est pas vous que je voudrais teindre jamais. Etalors, je revins à Alger avec une caravane et je sus obtenirpassage pour ma patrie comme marchand de nougat rouge, dont j’aifait effectivement le commerce dans une boutique à louer duboulevard, avec l’accent du pays, un burnous, et un turband’occase.

« On pouvait s’y ranger, quoique çamanque de stabilité, étant impossible d’avoir un bail sans payersix mois d’avance. Mais Paris m’a monté tout d’un coup à la têteavec ses voluptés brillantes et ses entraînements pour toutes nospassions.

« La première fois que j’ai vu uneaffiche de Bobino, j’ai été perdu.

« J’ai mis mon turc au mont-de-piété pouracheter le vrai costume du jeune Parisien populaire, et je me suisélancé vers mon théâtre ! Ah ! patron ! Mèche étaitpartie, et bien d’autres, mais c’est égal, celles qui restaientm’ont toutes reconnu. Les anciennes avaient parlé de moi auxnouvelles. On m’a fait une rentrée… un triomphe ! et je mesuis replongé dans ma vie d’artiste, composée du jeu, du vin, desbelles, avec quoi je la passe douce, piquant les matous qui se sontreproduits à foison dans le quartier, car mon absence a valu uneloi sur la chasse, et racontant mes malheurs périodiques avecplaisir aux amis.

Pistolet se tut et avala une bonne lampée deJoigny. Badoît lui dit :

– As-tu fini ?

– Pour le moment, oui, patron.

– Veux-tu parler sérieusement ?

– Si ça vous va, j’y consens. Faites monter lecafé… quoique j’en ai humé de meilleur qu’ici dans l’Arabieheureuse, capitale Moka-Corcelet.

Quand le café fuma dans les demi-tasses,M. Badoît se leva et ferma la porte au verrou. Après quoi, ilreprit sa place et mit ses deux pouces sur la table.

– Petiot, dit-il, tu as une grande capacité etbeaucoup de défauts ; on te prend comme tu es. Ne rions plus.Tu avais quelque chose dans le temps pour M. Labre ?

– M. Paul ! s’écria Pistolet. Unbrave jeune homme ! Je me mettrais au feu pour lui, si j’étaisl’homme incombustible !

– Voilà qui est bien, mais M. Paul estcomme toi, il a ses défauts, et il est difficile à servir.

– Pourquoi cela ?

– Parce qu’il ne dit pas tout ce qu’il sait.Tu comprends qu’il m’a fallu des obstacles de plus d’une sorte pourm’empêcher, pendant trois ans, de trouver ce que je cherchais.

– Dites ce que vous cherchez, patron.

– La question a l’air bien simple, repartitBadoît qui semblait soucieux, et pourtant on n’y peut répondre d’unmot. Quand Mme Soûlas m’a embauché pour le service deM. le baron, car c’est elle qui m’a fait quitter ma placed’inspecteur, c’était droit comme un I. M. le baron, quivenait de faire un bon héritage, n’était pas millionnaire, mais ilavait de quoi payer.

– Quand les choses me gantent, fit observerPistolet, je me moque pas mal d’être payé, moi.

– Moi, continua l’ancien agent doucement, jevis de pain et de viande. J’ai besoin d’un fixe pour solder leboucher et le boulanger.

– Est-ce que M. Paul ou M. le barondemande du crédit ? questionna Pistolet.

– Jamais. Ne me coupe pas le fil, petit.M. le baron paie recta ; mais ce que j’ai à te dire n’estpas déjà si facile à détailler. Fais le mort. J’en étais à tespécifier qu’au début tout ça était clair comme de l’eau de roche.Mme Soûlas, pour qui tu connais mes sentiments affectueux, medisait de marcher, je marchais. Depuis, Mme Soûlas achangé pas mal.

– Ah ! ah ! fit le gamin.Mme Soûlas est-elle maintenant contre M. Paul ?

– Ni pour, ni contre, mon bonhomme.Mme Soûlas a un chagrin, un secret, je ne sais pas quoi. J’aicessé de la comprendre, il y a déjà du temps.

– On tâchera de vous le déchiffrer,patron.

– M. le baron a changé d’avis.

– Et vous ne le comprenez plus ?

– Pas si bien qu’autrefois.

– Présent. Nous essuierons vos lunettes.

– Au début, il voulait deux choses :trouver les parents d’une jeunesse qu’il a autant dire adoptée, etmettre la main sur les assassins de son frère.

– Et au jour d’aujourd’hui ?

– Aujourd’hui, on ne parle plus de la jeunepersonne.

– Pourquoi ?

– C’est là le hic. Pourquoi ?

– Est-ce sa maîtresse, patron ?

M. Badoît rougit, tant il était éloignéde cette idée, qui fit naître en lui une sorte d’indignation.

– On te dit : C’est sa fille d’adoption,répliqua-t-il. M. le baron est un honnête homme des pieds à latête. Et d’ailleurs…

– Et d’ailleurs ?

– M. le baron est amoureux fou deMlle Ysole de Champmas.

– Ah ! bigre ; une belle fille,celle-là ! fit Pistolet d’un ton de connaisseur ; jeparle de trois ans. Si Mèche n’avait pas rempli mon âme toutentière à l’époque…

– Depuis trois ans, elle a embelli,interrompit M. Badoît.

– Bravo ! Mais quand vous avez dit pourla première fois : d’ailleurs, ce n’était pas deMlle Ysole de Champmas que vous vouliez parler, patron.

– C’est vrai, petiot. On ne peut rien tecacher. Je voulais parler de Blondette.

– Blondette, c’est la filled’adoption ?

– Blondette, c’est le mystère ! Jevoulais ajouter : d’ailleurs, quoiqu’elle soit plus jolie queles anges, Blondette ne peut pas inspirer d’amour à M. lebaron, ni à personne.

– Trop jeune ?

– Quinze à seize ans.

– Hé ! hé ! s’il n’y a que cetteraison-là…

– Il y a une autre raison bien triste :Blondette est, à ce qu’il paraît, un malheureux être privéd’intelligence, et, de plus, elle est muette.

Pistolet garda un instant le silence.

– Vous la connaissez, patron ? reprit-ilensuite.

– Jamais je ne l’ai vue.

– Alors, qui vous a dit qu’elle était idioteet muette ?

– Mme Soûlas.

Pour la seconde fois, Pistolet resta uninstant sans parler.

– Celle-là était une bonne personne autrefois,murmura-t-il. Je veux vous conter un détail, pendant que j’y pense,patron. Le lendemain du grand jour, car, en définitive, pour nous,tout part de ce jour-là, je rencontrai Mme Soûlas, vers lesdix heures du matin, sur le quai des Orfèvres. Elle avait l’aird’une folle. Vis-à-vis de la maison au foulard rouge, vous savezbien ce que je veux vous dire, elle rencontra une autrefolle : la vieille Jeannette, servante des demoiselles deChampmas…

– Jeannette sortait de me parler, interrompitici Badoît, et je venais lui dire que la fille cadette du généralavait disparu. Elle s’était écriée, je m’en souviens comme si j’yétais encore : C’est la fille naturelle qui a faitcela !

– Possible. Voici mon anecdote.Mme Soûlas accosta Jeannette et lui demanda :

« – Est-ce que Mlle Suavita deChampmas était ?…

« Elle n’acheva pas, mais elle planta sondoigt au milieu de son front.

« Jeannette l’écarta violemment et commesi elle eût voulu repousser une insulte adressée à la fille de sonmaître.

« Mais Mme Soûlas s’attacha à sesvêtements et lui demanda encore :

« – Est-ce que Mlle Suavita deChampmas était muette ?

« La vieille Jeannette déchira sa robe enl’arrachant de ses mains, et s’éloigna d’elle avec horreur.

« Mme Soûlas, et c’est ce qui mefrappa, murmura en passant près de moi :

« – Non, non ! ce n’est paselle !

M. Badoît secoua la tête et dit avecdécouragement :

– J’ai cherché assez de ce côté.Mme Soûlas avait raison : Blondette ne peut pas être lafille du général. M. le baron habite à quelques lieues duchâteau de Champmas, là-bas, dans l’Orne. D’ailleurs, pourquoi lacacherait-il ?… Non. Il y a là un mystère, et je sais bien queMme Soûlas pourrait le dire. Ce que j’ai pensé, levoici : les Habits Noirs ont essayé d’assassiner cetteenfant-là, c’est un fait. Quelle qu’elle soit, ils ont un intérêt àcela. Le baron la cache pour la soustraire à quelque danger dont ilconnaît mieux que nous la nature.

– Ainsi soit-il, dit Pistolet. Alors, cetteBlondette est bien mon petit paquet de soie blanche ?

– Il y a des motifs pour le croire.

– Après ?

– La chose certaine, c’est que le baron semblene plus chercher les parents. De deux choses l’une : ou il lesa trouvés, ou il désespère de les trouver. Désormais, ma besogneunique auprès de lui est d’éventer la piste des assassins de sonfrère.

– Et vous voulez m’embaucher, patron, pourcourir sus à Coyatier, à Landerneau et à Coterie ?

M. Badoît semblait rêver.

– Quant au marchef, reprit Pistolet, je l’aiassez malmené pour une fois. Landerneau est un pauvre diable,Coterie ne vaut pas la corde pourrie qui le pendrait. Vrai, ça neme va pas. C’est trop facile. J’aime mieux me ranger.

– Petiot, reprit Badoît, moi je me plains quec’est trop difficile. Coterie, Landerneau et le marchef n’ont étéque les instruments du crime.

– Bravo ! fit le gamin. Montons ! çava devenir intéressant. Causez.

– Landerneau, Coterie et le marchef doiventnous servir seulement à trouver le véritable auteur du crime :la tête qui a mis en mouvement ces trois paires de bras.

– Les Habits Noirs, parbleu ! s’écriaPistolet, pourquoi mâcher les mots ! Ils ne me font pas peur.Mon tic est de me batailler avec ceux qui sont plus forts que moi.Va comme je te pousse ! L’affaire me plaît d’autant plus queje n’aurai pas besoin de quitter Paris, mes amours.

Badoît l’arrêta ici.

– C’est ce qui te trompe, petiot,murmura-t-il. Ta première expédition aura lieu à la campagne.

– Parce que ?

– Parce que si le fretin est à Paris, le grosgibier voyage en ce moment. Regarde-moi ça.

Il avait tiré de sa poche un papier écrit aucrayon.

C’était un extrait des talons du bureau despasseports. Le gamin lut : « 21 septembre1838… »

– C’est aujourd’hui, dit-il.

– Oui, c’est aujourd’hui, va toujours.

« … Le colonel Bozzo… M. Lecoq de LaPerrière… Mme la comtesse de Clare… » connais pascelle-là.

– Si fait, répliqua M. Badoît ;l’ancienne Marguerite de Bourgogne de la rue del’École-de-Médecine : Mme Joulou du Bréhut.

– Oh ! oh ! s’écria Pistolet, laparticulière à Lecoq ! Ça se dessine. Ils sont partisensemble ?

– Tous les trois, ce matin.

– Et ils vont ?

– Au Château-Neuf-Goret, en Mortefontaine, parLa Ferté-Macé, département de l’Orne.

– Qui est-ce qui demeure là ?

– Un homme qui envoie chaque mois troismandats de 100 francs sur la poste de Paris : un à Maclou,chiffonnier…

– C’est le faux nom de Landerneau, interrompitle gamin.

– Un au nommé Boitard…

– C’est Coterie !

– Un troisième à Joseph Moynet, cabaretier,passage Saint-Roch.

– Ce doit être le marchef ! s’écriaPistolet. Je m’amuse comme un cœur ! Je parie que l’homme duchâteau est…

– Si je savais cela aujourd’hui, nouspartirions ce soir, dit M. Badoît.

Pistolet se mit sur ses pieds.

– Zéphyr ! à la baïonnette ! secommanda-t-il à lui-même : Chargez !

Il sortit en courant sans dire gare.

Chapitre 3Zéphyr ! à la baïonnette !

 

Un quart d’heure après, on aurait purencontrer Pistolet flânant, le nez au vent, dans la rue de laMonnaie et regardant les dames à travers la fumée de son cigare àpaille.

Il pensait :

– L’homme a sa destinée, selon la croyance descontrées fatalistes où j’ai voyagé en Musulmanie. Me voilà encorelancé malgré moi dans une affaire de surveillance et dedécouvrez-moi-ça. C’est drôle que j’y vas avec plaisir, malgré macrainte du déshonneur, auprès des femmes, qui ne peuvent passouffrir la police. Mèche, ma Calabraise, l’abominait… et dans toutle sexe qui passe aux alentours on n’en trouverait pas une qui aitde l’œil comme Mèche ! Elle me coûtait bon, avalant des six etdix sous de bière et gâteaux par soirée, mais je ne la remplaceraipas pour la séduction et l’atout. Qué gale ! c’était le chicdes chics ce monstre-là, y a pas à dire, je l’idoleencore !

– À deux sous le gros tas, à deux sous !cria en avant de lui une voix éraillée.

– Domino ! fit Pistolet qui cambraaussitôt avec plus d’élégance encore sa taille dégingandée. VoilàMme Choufleur ! je ne serai pas obligé d’aller jusqu’à lahalle !

Mme Choufleur, qui s’appelait de son nomClémentine, était une bonne grosse marchande des quatre-saisons,jeune encore, mais ne portant déjà plus d’âge sur sa figurebronzée. Elle traînait sa charrette lourdement, jetant son crid’une voix rauque et laissant échapper de son madras posé à ladiable des cheveux qui ressemblaient à une broussaille.

Chose singulière, ce Pistolet, malgré sonincontestable laideur, plaisait réellement aux dames. Aussitôt queChoufleur l’aperçut, elle donna un coup de main à son madras, lissases cheveux révoltés et rétablit de son mieux les plis terriblementdésordonnés de son corsage.

Ce fut d’une voix presque douce qu’ellechanta :

– À deux sous le gros tas, à deuxsous !

– Bonjour, mame Landerneau, lui dit Pistolet,qui se découvrit avec galanterie ; comment vous vaaujourd’hui ? Je vous cherchais justement dans lequartier.

Choufleur devint rouge comme une pivoine etmontra les dents saines et assez blanches qu’elle avait, en unénorme sourire.

– Vraiment, monsieur Clampin ?répondit-elle. Vous n’en manquez pas, de personnes à fréquenter,pourtant, dans tous les quartiers.

– Je vas vous dire, mame Landerneau, c’est desbêtises. Un jeune homme n’est pas né pour courir, ou du moins fautune liaison pour l’âme. J’avais Mèche…

– Ah ! oui, la grande, marquée de lavérette[4] ?

– Pas beaucoup, mame Landerneau, et del’œil ! approchant comme vous.

La marchande baissa les yeux avec coquetterieen murmurant :

– Vous êtes bien honnête tout de même,monsieur Clampin.

– Enfin, je l’avais, reprit Pistolet, et jeveux voir à la remplacer pour me fixer fidèlement jusqu’à lamort.

– Quoi qu’elle est donc devenue, au fait, c’tegrande Mèche ? demanda Choufleur, qui oubliait désormaisd’offrir ses légumes aux passants.

Pistolet minauda d’un air modeste.

– M’ayant absenté pour un voyage de longcours, répondit-il, on présuppose qu’elle en est périenaturellement ou suicidée. Sa tendresse pour son amant neconnaissait pas de bornes.

– Pauvre fille ! soupira Choufleur, dontles paupières sensibles se mouillèrent. Est-ce que vous accepteriezn’importe quoi sur le comptoir, monsieur Clampin ?

– Je paye pour les dames, répondit noblementle gamin ; c’est mon caractère, Clémentine.

Il offrit en même temps son bras.

– Attendez voir ! dit la marchande, quiempoigna vigoureusement les deux bras de sa charrette et la poussasous une porte cochère. Les sergents de ville, ça ne pense qu’àfaire de la peine au monde.

Le couple entra chez le marchand de vinvoisin : Pistolet un peu honteux, Clémentine heureuse etfière.

On prit une prune et on causa.

Pistolet, dès qu’il lui était permis decauser, apprenait bien vite ce qu’il voulait savoir ; mais ilse trouva que Clémentine, la pauvre femme, qu’elle fût ou nonlégitimement mariée à Landerneau, ignorait la principale industriede ce dernier.

Elle ne connaissait ni Coterie, niCoyatier.

Un instant, le gamin resta déconcerté, maisson imagination fertile aidant, il improvisa un autre plan.

– Je vas vous dire, Clémentine, murmura-t-il àl’oreille de la marchande en trinquant pour la troisième fois, moninclination vous a choisie, quoi donc, on reparlera de ça dans lemystère, cabinet et tout ; mais il s’agit présentement d’unedélicatesse. Soyez muette comme la tombe avec vot’époux. C’est toutce qu’il y a de plus affaire de confiance. Voilà l’histoire ensuccinct : Un jeune homme, enlevé à sa famille éplorée…passage Saint-Roch : pas les parents de la victime, mais bienle tyran qui l’opprime, rapport à ce qu’il est payé par les onclesqui comptent hériter du père. Je ne dirais pas ça à monnotaire ! Vous seule au monde en avez le secret. Et que c’estdangereux pour moi de me montrer aux alentours de l’établissementparce qu’on m’y connaît… Alors, dans le besoin pressant que j’aid’y jeter un coup d’œil, j’ai songé à vous.

– À moi ! répéta la marchandeétonnée.

Pistolet se compromit jusqu’à lui toucher lementon.

– Farceuse de petite mère ! dit-il, vousl’avez encore plus coquin que Mèche : j’entends l’œil !M’aimera-t-on un petit peu, Clémentine ?

Clémentine éclatait d’orgueil et de joie.

– Alors, en route ! commanda le gamin.Zéphyr ! Pas accéléré ! On va vous expliquer la chose àla maison.

– Chez vous, monsieur Clampin ?

– Chez vous, mame Landerneau. Vous y possédezles moyens de me tirer d’embarras en sauvant la jeune victime,duquel la famille vous en aura une reconnaissance éternelle.

Clémentine reprit ses brancards et roula versla rue Aubry-le-Boucher où était son domicile. Tout le long de laroute, dans son triomphe sentimental, elle rebutait lesacheteurs.

– Vous repasserez, ma poule,disait-elle ; une autre fois, mon bijou ! Au jourd’aujourd’hui je n’arrête pas, le feu est à la maison.

L’établissement de Mme Landerneau secomposait d’une chambre sous les toits, et, au rez-de-chaussée,d’un hangar couvert où elle remisait sa voiture.

Pistolet la rejoignit à la porte du hangar etlui dit :

– Entrons, la petite mère, c’est ici qu’on vavous révéler le secret des secrets.

Mme Landerneau entra, laissant la voitureà la porte. Pistolet ajouta :

– La voiture aussi ! Elle fait partieintégrante des mystères. Allez-y, Clémentine.

Clémentine, modèle d’obéissance, y alla etintroduisit la charrette au milieu des légumes amoncelés.

– Les salades y auront part aussi, au secret,dit Pistolet, et les carottes. On va monter une mécanique qu’auraitdu succès au théâtre. Courez me chercher une vrille et unpaillasson, amour que vous êtes, pendant que je vas décharger toutça. En avez-vous des attraits, bijou de femme !

Clémentine resta un instant indécise.

– Une vrille ! murmura-t-elle. Unpaillasson ?…

– Demain, répliqua Pistolet, on échangera lesserments de s’aimer jusqu’à l’éternité aux Barreaux-Verts.Aujourd’hui, c’est l’ouvrage du dévouement. Allez-y, idole deClémentine ! C’est pour le malheureux jeune homme, ravi à sesparents !

– Faut faire tout ce qu’il veut, cedémon-là ! grommela la marchande.

Pistolet déchargeait déjà la charrette. QuandMme Landerneau revint, la charrette était vide.

Pistolet prit la vrille et pratiqua cinq ousix trous à la paroi gauche, après s’être couché au fond biencommodément et avoir pris la mesure de l’endroit où portait satête.

La marchande le regardait faire et demandaitde temps en temps avec une curiosité croissante :

– Quoi que vous allez brocanter, monsieurClampin ? C’est trop drôle !

– Pas de secrets pour vous, la petite mère,répondit Pistolet. Vous en êtes une moitié de moi-même, quoi !C’est le commencement de l’opération. Est-ce qu’on voit les trousen dehors ?

– Pas beaucoup.

– Virez un petit peu l’embarcation, qu’on jugel’effet.

Quand les trous, pratiqués à la vrille, setrouvèrent en face de la porte, Pistolet commanda halte, et yappliqua ses yeux en dedans.

– On sera là en loge grillée, dit-iljoyeusement. Au paillasson, maintenant !

– C’est pour mettre sous vous, le paillasson,monsieur Clampin ?

– Non, idole, c’est pour mettre sur moi.

– Et pour quoi faire, monsieurClampin ?

– Pour empêcher les différents légumes dem’étouffer à la fleur de mon âge, ma compagne.

– Des légumes ! fit Clémentine. Ahçà ! ah çà ! expliquez-vous ! je suis sur le gril,moi, dites donc !

– Mame Landerneau, prononça gravement legamin, vous allez participer à une anecdote curieuse, et ça vousfera plaisir, plus tard, de vous rappeler ces instants. Lescommencements de notre connaissance que nous allons nouer ensembleindélébile se mélangent à un travail honorable. Ça portera bonheurà not’félicité. Voilà l’ordre et la marche du secret : ayez labonté d’écouter attentivement.

La marchande était tout oreilles. Pistoletreprit en lui envoyant un baiser :

– Moi, dessous, pas vrai ! Dessus, lepaillasson ; et encore pardessus, les légumes. Est-ceclair ?

– Et après ?

– Après, vous prenez vos brancards et la rueSaint-Honoré jusqu’au passage Saint-Roch, dont il a été mention,vous entrez dans le passage et vous stationnez devant la porte dela Grande-Bouteille, qu’est un cabaret, tenu par un citoyen nomméJoseph Moynet, en ayant soin que le côté gauche de votre voituresoit tourné vers l’entrée du marchand de vins, à cette fin, quemoi, dans mon confessionnal, je puisse y jeter, à l’intérieur, lecoup d’œil de l’amitié… comprenez-vous ?

– Oui, répondit la marchande.

– Et qu’en dites-vous ?

– Que vous êtes rudement malin, mais…

Clémentine hésitait.

– Mais, quoi ? demanda Pistolet.

– C’est que… on dit comme ça que vous flânezpas mal autour de la rue de Jérusalem, monsieur Clampin.

Le gamin sauta hors de la voiture et croisases bras sur sa poitrine.

– Clémentine, dit-il avec une noble tristesse,adieu pour toujours ! Ma tendresse au vis-à-vis de vouségalait vos attraits : je m’en prive, prêt à tout, exceptéd’être insulté dans mon honneur par les femmes !

Il se dirigea vers la porte.

Mme Landerneau se lança sur lui etl’entoura de ses robustes bras.

– Je n’y ai pas cru, monsieur Clampin !s’écria-t-elle. C’est les mauvaises langues. On fera tout ce quevous voudrez !

Pistolet résista un instant, mais enfinl’émotion l’emporta et il remonta dans la charrette endisant :

– Vous l’emportez, idole, mais souvenez-vousque je préférerais la mort à être méprisé par celle qu’onaime !

Il se coucha ; Clémentine, repentante etzélée, lui étendit le paillasson sur le dos. Au moment où leslégumes amoncelés cachaient déjà le paillasson, une voix avinéecria dans la cour :

– Mame Landerneau ! oh hé !

– Tiens ! fit Pistolet, voiciTrente-troisième. Je lui ai gagné dix-huit sous au bouchon, cematin. Amour, dites-lui qu’il se donne la peine d’entrer.

– Je vais me coucher, femme, dit lechiffonnier à la porte du hangar. Tu sais, le Pistolet enest, décidément ; je l’ai surpris, ce matin. Fais-luibonne mine, on lui jettera une boulette, un soir, au clair de lalune.

– C’est bon, gronda la marchande. N’y a queles voleurs qu’en veulent aux gendarmes.

– Ayez pas peur, monsieur Clampin,ajouta-t-elle quand le chiffonnier eut disparu, Je ne veux plus decet homme-là ; il me fait peur… et si vous en étiez,après ? Je m’y mettrais, quoi ! jusqu’au cou, pour pas meséparer d’un jeune homme, que je me sens capable de le suivrepartout, comme Orphée aux Enfers !

– Pas besoin, répondit le gamin à travers sestrous de vrille. Allons sauver la victime du tyran ! Enroute !

Clémentine, entièrement subjuguée, s’attela etl’équipage partit.

Il s’arrêta, selon les instructions dePistolet, juste devant la porte du cabaret de la Grande-Bouteille,et Clémentine se mit à ranger ses choux en criant :

– À deux sous les gros tas d’escarole !navets, poireaux, carottes !

Pistolet était à son poste.

Il pouvait voir l’intérieur du cabaret, sombreet sale où trois ou quatre couples de joueurs battaient des cartesnoirâtres en buvant du vin violet.

Au comptoir, il y avait une femme de mauvaisemine qui ravaudait une paire de chaussettes en loques.

Sans faire semblant de rien, Clémentineregardait aussi de tous ses yeux.

Jusqu’à présent, elle n’apercevait ni le tyranni la victime.

Il régnait dans le cabaret une sorte decrépuscule, incessamment assombri encore par la fumée des pipes.Au-dessous de la fenêtre principale, un soupirail vitré laissaitsourdre une lueur.

L’attention de Pistolet fut attirée tout desuite par cette lueur.

À force de regarder, il distingua à traversles vitres enfumées du soupirail des ombres qui se mouvaient.

La véritable industrie du maître de la maisondevait être là et non point dans la salle du rez-de-chaussée à demivide.

Pistolet se demandait déjà comment il pourraitpénétrer dans cet antre. Son imagination travaillait.

Il fut distrait par l’entrée en scène d’unpersonnage qui sortit lentement de l’ombre au fond de la sallecommune et se dirigea vers la porte.

Tout d’abord, Pistolet se dit :

– C’est le marchef.

Mais, à mesure que le personnage avançait, ledoute venait et Pistolet pensa :

– Si c’est le marchef, il est rudementchangé.

Quand le personnage atteignit le seuil etparut en pleine lumière, Pistolet affirma :

– Ce n’est pas le marchef.

C’était un vieillard, non pas chétif, maisvoûté, cassé et marchant avec une peine extrême. Il portait deslunettes vertes, habillées de soie sur le côté, et un largegarde-vue de la même couleur.

Les lunettes garnies et la visière pouvaientêtre un déguisement, mais il était bien difficile de feindre cettedécrépitude.

Le vieillard descendit les deux marches quiétaient au-devant de la porte et s’approcha de la charrette pourtâter les salades.

Pistolet cessa de le voir parce que,désormais, il était trop près.

Mais il l’entendit qui disait à une femmeentrant dans le cabaret :

– Bonjour madame Mahuzé, vous êtes en retardaujourd’hui.

Ce n’était pas la voix du marchef.

Mme Mahuzé avait cette tournureindéfinissable et souverainement malheureuse de la femme qui boit.C’est assez rare dans nos mœurs ; du moins, cela passe pourêtre assez rare.

La femme qui boit n’est pas la femelle del’ivrogne. C’est un être à part, maussade, solitaire, lugubre.

Mme Mahuzé sauta aux yeux de Pistoletcomme une révélation. Il se souvint d’avoir vu passer, depuis dixminutes qu’il était là, deux ou trois autres femmes, marquées aumême cachet, odieux et navrant.

La destination de la salle souterraine,éclairée par le soupirail vitré, ne fut plus un mystère pour lui,et il se dit :

– C’est une licherie pour dames.

En ce moment le vieillard marchandait deslaitues d’une voix faible et cassée qui, certes, ne pouvaitappartenir à ce robuste coquin, Coyatier, dit le marchef.

Chapitre 4La « licherie »

 

Ceci n’est pas un mot d’argot ; nous noussommes promis à nous-même de n’en pas introduire un seul dans cespages : c’est une expression technique, désignant à la fois unvice d’espèce particulière et une industrie protégée par laloi.

Il y a quelques années, un haut fonctionnaireobtint un succès de vogue dans Paris en introduisant dans la langueofficielle le mot caboulot.Caboulot est un mot d’argot. Letemps viendra peut-être où ce langage passera dans la poésiebureaucratique.

Mais licherie est tout uniment unelocution populaire.

Licher, dans nos faubourgs, veutdire : être gourmand. Ce verbe s’applique surtout aux femmes.L’adjectif licheuse est éminemment parisien et désignesouvent, parmi les ouvriers, une jeune personne prédisposée à nepoint assez mouiller son vin.

Employé euphémiquement, il stigmatise cellesqui, allant déjà plus loin, ont été surprises en flagrant délit degaieté trop violente.

Il est d’usage d’affirmer que Paris reste àl’abri de cette grande honte, l’ivrognerie des femmes. Je nevoudrais pas contredire une si consolante affirmation.

Cependant, je connais dans Paris plusieurslicheries (licherie étant pris dans son sens technique quidésigne un cabaret spécial aux femmes) dont les maîtres font unchiffre d’affaires fort important.

La mode de l’absinthe a donné un élan à ceteffrayant commerce.

Naguère encore, dans la rue du Rempart,détruite par le dégagement du Théâtre-Français, il existait unelicherie où l’on faisait fortune en quatre ans, régulièrement,comme au bureau de tabac de la Civette.

Et je déclare que l’intérieur de cettelicherie offrait un des spectacles les plus curieux et les plusnavrants qu’il soit donné à un observateur de surprendre.

Il y avait là des lâcheuses sombresqui s’enivraient résolument chaque jour, buvant en dix minutes cequ’il leur fallait – et qu’on n’avait jamais entendu prononcer uneparole.

Chez la femme, cette passion a presquetoujours couleur de folie et ressemble parfois à la manie dusuicide.

Je ne sais pas si Pistolet avait à l’égard decette lèpre, endémique à Londres et que Paris nous paraît gagnerlentement, des idées particulièrement philosophiques, mais il fitgrande attention à ces trois ou quatre femmes qui venaient depasser le seuil du cabaret.

Il connaissait son Paris sur le bout du doigt.Ces trois ou quatre femmes portaient le même cachet de tristesse etde dégradation : une tristesse à part, une dégradation suigeneris.

Le plan de Pistolet était tracé, avant mêmeque le vieillard au garde-vue eût conclu son marché de salade.

Ce n’était pas du dehors qu’il fallait voircette maison muette et noire, il s’agissait d’en franchir le seuilà tout prix.

Le bonhomme marchandait toujours ;Pistolet, impatient, l’envoyait au diable de bon cœur lorsqu’ilcrut entendre sa voix chevrotante se raffermir tout à coup dans unaccès de colère.

– Ma grosse, disait le vieillard à lamarchande, il y en a de plus huppées que toi qui fréquentent monétablissement.

– De quoi ! de quoi ! vieuxRodrigue, ripostait la vaillante Clémentine, faut-il appeler unsergent de ville pour qu’on fouille ta caverne ? Où as-tu misle fils de ce monsieur et de cette dame que tu as détourné ?Si tu ne vas pas te cacher, je fais une émeute à ta porte, voleurd’enfants ! traître ! tyran ! vampire !

Elle repoussa en même temps le bonhomme quirecula d’un pas et se trouva en face des trous de vrille.

La visière verte de son garde-vue s’était unpeu dérangée ; le regard de Pistolet glissa dessous.

Il oublia sa position et fit un tel soubresautque l’échafaudage de légumes chancela comme une maison tourmentéepar un tremblement de terre.

Clémentine se mit à rire bruyamment et repritses brancards en disant :

– Vieux coquin ! tu entendras parler denous… deux sous, le gros tas !

Le vieillard, tout confus, avait repassé leseuil de sa porte. Dès que la voiture eut tourné le coin dupassage, Pistolet commanda :

– À la maison ! et vite, çabrûle !

– Est-ce votre ogre, monsieur Clampin ?demanda Clémentine quand on fut sous le hangar.

– Idole, répondit le gamin en sortant de sacachette, j’étais mal là-dessous. C’est un moyen hardi, maisgênant, et vous avez failli tout gâter par votre bavardage.

– Ne voulait-il pas m’embaucher licheuse,s’écria la marchande indignée, moi qui n’en prends jamais qu’ensociété, par occasion ! Ces chrétiennes-là, voyez-vous, c’estdes monstres. Oh ! le coquin !

– Montons, trésor, interrompit Pistolet. Y ade l’ouvrage.

– Mais Landerneau est à la maison, objectaClémentine.

– Il dort, amour ; c’est son heure,puisqu’il travaille la nuit.

– S’il allait s’éveiller ! il estméchant !

– On lui dirait : Tu rêves !Montons.

Comme Mme Landerneau n’était pasconvaincue, Pistolet lui ravit un baiser en guise de suprêmeargument et conclut :

– On m’aime ou on ne m’aime pas, la jolie desjolies ! montons.

– On vous aime, monsieur Clampin, soupira lamarchande, mais on aurait préféré les Barreaux-Verts, Ramponneau oules Mille-Colonnes.

Elle monta et ouvrit la porte de sa mansardebien doucement. Landerneau ronflait comme un juste, couché touthabillé sur son lit.

C’était son heure. Avant d’entrer, Pistoletdit :

– Pour l’affaire de l’enfant arraché à latendresse de ses proches, j’éprouve la nécessité de m’habiller enfemme. À demain les plaisirs. Prêtez-moi une de vos robes et lereste. La famille éplorée vous bénira.

– Et vous allez faire votre toilette ici,monsieur Clampin ? demanda Clémentine, effrayée pour lecoup.

– Vous vous mettrez devant le lit, trésor.J’en ai bravé bien d’autres dangers extravagants dans mes voyagesau long cours. J’ai l’adresse et l’audace du Barbier deSéville.

– Quel démon ! murmura Clémentine, folled’admiration.

– S’il bouge, d’abord, je l’étrangle !ajouta-t-elle en jetant un mauvais regard du côté deLanderneau.

– C’est ça ! fit Pistolet, je m’amuse.Tournez-vous, je commence.

La toilette ne fut pas longue. Le gamin, amides dames, semblait familiarisé avec tous les détails du harnaisféminin. Il s’habilla plus vite que n’eût fait la marchandeelle-même.

– Vous pouvez regarder, idole, dit-il bientôt,la morale le permet désormais.

– Est-il assez mignon ! soupiraClémentine avec langueur.

L’amour est aveugle. Pistolet étaitaffreux.

Mais voici une terrible alerte.

Tout à coup, on frappa rudement à la porte, etLanderneau s’éveilla en sursaut.

Le gamin avait eu le temps de lancer seshardes sur le haut de l’armoire.

– Qui est là ? demanda Landerneau.

– C’est moi, Coterie, fut-il répondu, ouvrevite.

– On n’entre pas, dit Clémentine, qui avaitdélacé précipitamment son corsage. Je suis en train dem’habiller ; on me laissera finir, je suppose !

– Tiens ! tu es revenue, toi ?gronda le chiffonnier en frottant ses yeux gros de sommeil… Dis ceque tu veux, Coterie.

Pistolet était collé à la muraille, derrièrel’armoire. Coterie répondit à travers la porte :

– Rendez-vous, dans une heure, passageSaint-Roch, à la Grande-Bouteille.

– On y sera. Ça suffit. Va devant.

Landerneau se retourna sur son lit.

Clémentine entrebâilla la porte, et Pistoletse glissa dehors comme un serpent. En descendant, il sedisait :

– Je parviendrais à tout, si je voulais, àl’aide des dames ! Il s’agit maintenant d’enlever la fin.Méfiance ! on risque sa peau !

Il avait choisi dans le trousseau de lamarchande une robe des dimanches très voyante et qui n’était pasd’une entière fraîcheur, un châle tapis, venant du Temple, et unbonnet tout panaché de fleurs fanées.

Il était laid à faire plaisir.

Dès ses premiers pas dans la rue, un porteurd’eau l’appela ma chatte et lui offrit son âme.

Cela le flatta, mais il n’avait pas le tempsde s’attarder aux aventures.

Il gagna les halles, puis la rue Saint-Honoré,étudiant sa démarche et se regardant aux miroirs des boutiques. Ilne se trouvait pas mal du tout.

– Si je rencontrais un roquet errant,pensait-il, je le prendrais dans mes bras. Ça complète la touche…quoique tous les hommes me font de l’œil et que l’illusion… passezvotre chemin, malhonnête ! as-tu fini !… et quel’illusion est poussée jusqu’au délire, chez le sexe auquelj’appartiens, en ma faveur.

Il s’interrompit pour dire à un vieuxmonsieur :

– À votre âge, bon papa ! Je vais appelerla garde !

En arrivant dans le passage Saint-Roch, ilalourdit son pas, baissa le nez et prit une physionomie triste.C’était un observateur, et il connaissait le monde.

Dans le rôle qu’il jouait, la gaieté n’estjamais de mise.

Il entra à la Grande-Bouteille et marcha droitau comptoir.

– Une personne très comme il faut, dit-il d’unaccent morne et sans flûter sa voix, m’a assuré qu’il y avait iciun salon pour dames.

– Sûr que ça doit être une personne de bienbon genre, répondit la femme du comptoir, au milieu des rires deshabitués.

– Ohé ! La Tanche ! fit un homme àblouse, viens t’asseoir ici, je te paye un demi-setier au poivrelong.

– Madame, reprit Pistolet avec dignité, vousne m’avez pas fait l’honneur de me répondre et vous êtes causequ’on me manque de respect.

C’était bien dit. Ces misérables créaturesn’ont qu’un vice. Il est énorme et tue les autres.

– Descendez par là, dit la femme du comptoiren montrant l’escalier de la cave, une autre fois vous prendrezl’allée. Celles qui vont en bas n’entrent pas ici.

– Madame, répliqua Pistolet, qui fit une raiderévérence, j’ai l’honneur de vous remercier.

– Pas de quoi !… Va échauder ton bec,vieille pie, cria la blouse. C’est crispant, quoi !

– Ohé ! La Tanche ! ohé ! à lacave !

Pistolet passa digne et fier. Ayant dedescendre l’escalier, il dit :

– Si vous connaissiez les positions socialesque j’ai occupées, vous sauriez qu’on peut chercher l’oubli de sesmalheurs !

En bas de l’escalier, c’était ce cellier, dontle soupirail jetait une lueur terne au-dehors.

Il y faisait presque nuit, malgré une lampefumeuse qui était censée l’éclairer.

Au comptoir, le vieillard à lunettes garnieset à visière verte s’asseyait.

Il faut avoir vu ces choses pour les dire.

Quand on les a vues, il faut les peindretelles qu’elles sont, sans ménagement ni exagération.

Le vieillard était là seul de son sexe. Ellesont des mœurs.

En voyage, elles prennent le wagon réservé auxdames.

On se tromperait si on les confondait avec cesluronnes qui boivent et fument à Asnières, en compagnie des joyeuxcanotiers. Elles ne fument pas ; elles détestent l’orgie quichante et rit ; elles craignent les hommes ; elles serespectent.

Elles forment, à n’en pas douter, une classe àpart, une classe d’aliénées : la plus sinistre de toutes.

Elles se divisent en deux catégories :celles qui boivent ensemble ou deux à deux, et celles qui boiventseules.

Les premières sont les moins nombreuses, lesmoins curieuses aussi, puisqu’elles vivent en buvant et peuvent seranger parmi les esclaves d’un vice connu.

Celles qui boivent seules sont les vraies« Anglaises », les « tanches solitaires », lespratiques de fond de la licherie : les mortes.

Celles-là ont un type singulièrementaccusé : elles se ressemblent toutes, portant l’ivresse avecgravité, et tombant, comme les soldats russes, avant d’avoirchancelé.

Elles sont d’une politesse affectée, réclamantà tout propos la considération due à leur sexe ; elles ont desprétentions aux belles manières ; on ne sait jamais d’où ellesviennent, mais elles disent toutes venir de haut.

C’est quelque chose de froid et de résolu,qu’on prendrait pour une mortelle médication. Elles entonnent laruine alcoolique comme les baigneuses, dans les villes d’eaux,affrontent les rudes émanations de la piscine – ou mieux encorecomme les Chinois fument l’opium.

Leur ivresse est sépulcrale, mais elle n’apeut-être pas les dégradations de l’autre ivresse. Elles savent oùelles vont. Et qui pourrait dire quelles souffrances elles essayentde tuer ainsi dans l’abrutissement !

J’ai plus réfléchi et plus rêvé à l’aspect deces terribles femmes qu’en visitant les asiles de l’Angleterre,cette morne patrie de la démence furieuse.

Parmi les deuils mystérieux, cachés sous lemanteau bariolé de notre civilisation, celui-ci est le plus étrangepeut-être, et assurément le plus noir.

Pistolet connaissait tout cela et Pistolet nes’étonnait jamais de rien. Son premier coup d’œil traça le plan dela cave et trouva le second escalier qui devait communiquer avecl’allée, entrée ordinaire de cet enfer.

Au-delà de l’escalier, il y avait une petiteporte à laquelle Pistolet jeta une rapide œillade. Cette porteétait fermée.

La cave contenait une douzaine de femmes, dontquatre étaient groupées et causaient en prenant du punch.

Deux autres jouaient aux dominos le prix d’uncarafon de rhum.

Les six restantes étaient assises assez loinles unes des autres, dans un complet mutisme.

L’une d’elles lisait un livre abondammentsouillé et qui portait l’estampille du cabinet de lecture.

Deux autres dormaient, la tête appuyée surleurs mains, auprès de leurs carafons vides.

Une quatrième, vêtue de haillons, comptait dessous dans un sac de toile.

L’avant-dernière était une femme encore jeuneet belle qui pleurait.

La dernière avait une figure osseuse et sèche,dont le profil parlait de noblesse. Elle portait une vieille robede soie noire très propre et ses cheveux gris étaient lissés avecsoin sous un antique chapeau de velours.

Joseph Moynet, le cabaretier, l’appelaitMme la marquise, et cela faisait sourire parfois tous cesêtres qui ne souriaient plus.

Pistolet alla s’asseoir à une table vide entrela marquise et l’escalier.

On le regarda passer.

Les quatre commères dirent :

– C’est une nouvelle.

– Un demi-litre de marc, dit Pistolet ens’asseyant.

Il y eut un mouvement, un effet, comme on ditau théâtre. Une des joueuses de dominos grommela :

– Paraît qu’elle a du fond, la nouvelle :un demi-litre du premier coup !

Le cabaretier servit et tendit la main. Onpayait d’avance.

Pistolet lui donna le prix juste del’eau-de-vie de marc, après quoi, il but coup sur coup troisverres, sans se presser, avec méthode.

– Elle fait par trois, dit encore la joueuse.C’est déjà joli. Néanmoins, il y en a qui « font parsix ».

Pistolet se renversa, le dos contre le mur, etferma les yeux.

Au bout de quelques minutes, il avala troisautres verres – dont le contenu passa fort adroitement dans lecorsage de la robe de Clémentine.

Un pas se fit entendre dans l’escalier.Pistolet ne bougea pas. Le nouvel arrivant était un homme quin’entra même pas dans la licherie.Il poussa la petiteporte du fond et disparut, après avoir échangé un signe avec JosephMoynet.

– Coterie ! pensa Pistolet qui entonna,par son corsage, une troisième tournée de trois verres.

Quelques minutes après, second bruit de pasdans l’escalier. La petite porte fut poussée de nouveau, et lecorsage de Pistolet but trois coups.

Joseph Moynet quitta le comptoir et se dirigeavers la petite porte en disant :

– Mesdames, si quelqu’un vient, je suis là, onpeut appeler.

Et il disparut à son tour.

Pistolet versa le dernier petit verre de sondemi-litre et le siffla. Immédiatement après, il chancela sur sabanquette.

– Paraît que c’est sa mesure, dit la joueuse.Complet !

Pistolet glissa de la banquette par terre. Lamarquise releva sa vieille robe de soie par crainte d’accident, etce fut tout. Personne ne s’occupa plus de Pistolet, qui restacouché devant la dernière marche de l’escalier.

Il ronflait, le coquin, mais, tout enronflant, il rampait vers la porte que sa tête entrouvrit d’uneffort insensible.

Il put voir et il put écouter.

Le soir, quand il retourna près deM. Badoît, il lui dit :

– Au rapport, patron ! J’ai parvenu à lavérité par le canal de l’amour : premièrement, que lessusnommés Coyatier, Coterie et Landerneau sont retirés des affaireset vivent honorablement d’un tas de vilenies, en plus de la pensionde cent francs par mois qu’on leur sert pour payer leur silence…Quand je pense que la pauvre Clémentine m’attendra demain ! Enai-je fait poser dans ma vie ! La parenthèse n’est pas pourvous, patron… Deuxièmement, que l’oiseau qui sert ces cent francsmensuels demeure bien au Château-Neuf-Goret, là-bas, de l’autrecôté de La Ferté-Macé : ils l’appellent M. Nicolas, etquelquefois « le prince ». Troisièmement, que le colonelet Toulonnais-l’Amitié sont partis ce matin pour une monstrissimeaffaire de milliasses de millions, en conséquence de laquelleCoyatier et les deux autres veulent avoir chacun dix mille francscomptant, sous peine de vendre la mèche. Quatrièmement, qu’on vaexpédier cette nuit, au même Château-Neuf, un gaillard du nom deLouveau, dit Troubadour, qui travaille dans le rouge… Cinquième etdernièrement, que le Nicolas, fils de roi, va épouser une bergèrede soixante-neuf ans, propriétaire des millions de milliasses. Moi,ça m’amuse. Quand partons-nous !

M. Badoît appela un fiacre qui passait,et dit :

– Aux Messageries !

Chapitre 5La fermière de Carabas

 

Nous arrivons à l’histoire du fils du roi quivoulait épouser la vieille bergère normande et ses millions.

Ceci n’est point un conte de fées, et JulesSandeau, dans son admirable comédie : Mademoiselle de LaSeiglière, a eu bien raison de placer ce paysan chevaleresquequi se dévoue si simplement, mais si magnifiquement, à sauvegarderl’héritage de son maître.

Le fait est vrai, il y a eu nombre de faits dumême genre qu’il est bon de livrer à la publicité pour réhabiliterl’honneur campagnard, un peu compromis par les révélations desobservateurs modernes, qui semblent avoir regardé l’homme deschamps de très près et à un autre point de vue.

Je suis bien sûr qu’il y eut jadis une Arcadieoù les bergers paresseux se renvoyaient, au flageolet, lesadorables distiques du poète. Ces bergers, vivant de châtaignes etde lait, avaient des mœurs blanches comme un fromage à lacrème.

J’ai vu de mes yeux les choses que je vaisdire, sans intention aucune d’insulter l’Arcadie ni d’amoindrir lesmérites du généreux villageois de Jules Sandeau.

Mathurine Hébrard, née Goret, et qu’onappelait dans le pays « la Goret », était une paysanne duhameau des Nouettes, en la paroisse de Mortefontaine, quipossédait, en 1838, environ deux millions cinq cent mille francs derevenus, en terres au soleil, sans compter une masse véritablementénorme de valeurs mobilières.

Elle savait lire sa messe et signer son nom àpeu près.

Il y avait à peine cinq ou six ans que sesplus proches voisins avaient deviné, non pas sa fortuneinvraisemblable, mais une humble aisance dont elle avait laissésourdre les symptômes après le décès de son mari.

Son mari était mort dans une misère noire. Ilramassait habituellement du crottin sur les grandes routes etfaisait à pied le chemin de La Ferté pour y vendre des hottées dedix sous.

Les gens du voisinage lui envoyaient dubouillon et du pain ; jamais on ne l’avait vu rien dépenser,même au cabaret, et pourtant, certains disaient qu’on l’avaittrouvé ivre plus d’une fois dans les bas chemins qui entouraient saloge.

La Goret aussi était de temps en temps« gaie de boire », ou, du moins, elle en avait lamine.

Leur loge, perdue au fond d’un trou,présentait l’image de la plus parfaite détresse.

Et pourtant, dès cette époque, ils auraient puacheter la moitié du canton et la payer comptant, haut la main.

Ils étaient laids à voir tous les deux, pourne pas dire repoussants ; la femme, qui se trouvait être debeaucoup la plus forte, battait l’homme cruellement.

Ils avaient l’air alors de deux terriblesamoureux.

Ceux qui les avaient écoutés, par hasard,derrière les haies, riaient bien en racontant qu’ils parlaientargent, les deux mendiants sordides, et or aussi, par cent millefrancs… par millions !

Leur fils, ils avaient un fils, qui était leplus vilain gars à dix lieues à la ronde, avait été exempté de laconscription pour cause de mutilation. Un commencement de procédureavait établi que le père et la mère l’avaient estropié de partipris avec un merlin à fendre le bois, pour éluder la loi.

L’instruction s’était arrêtée par pitié ;ils étaient si misérables !

Pour ces sortes de crimes, les paysans ne sontpas sévères entre eux. On n’en regardait les Goret ni mieux ni plusmal.

Le mari mourut vers 1831, faute d’une potionde quelques sous que le médecin des pauvres avait ordonnée et quesa femme ne voulut point lui acheter.

Il fut enterré par charité.

Quelques jours après son décès, Mathurine futtrouvée ivre au pied d’une borne de la route. À ceux qui lui firentdes reproches, elle répondit qu’elle était assez grande pour seconduire et que, si elle voulait, elle aurait quarante sous àdépenser tous les jours, et cinquante aussi, et un écu de troisfrancs, et…

On la crut folle.

Le lendemain, elle demanda ostensiblementl’aumône aux portes des maisons.

Sa fortune, ou, si mieux vous aimez, la véritéau sujet de sa fortune, éclata violemment comme un canon tropbourré qui crève.

En 1833, il y eut un travail commandé dans lesdépartements par le ministre des Finances. À peine avons-nousbesoin de dire que la conversion des rentes n’est pas une idéenouvelle. Dès le temps dont nous parlons, plusieurs États avaientconsolidé leur dette publique, à la grande édification deleurs créanciers battus.

Admirons, en passant, la politesse exquise dece mot « consolider une dette ».

Le travail commandé par le ministre était à lafois statistique et politique. Les agents financiers dugouvernement avaient mission de dénombrer les porteurs et des’assurer – en cas de besoin – le concours des rentiers principauxpour la conversion.

Il fut trouvé deux cent trente-troisinscriptions diverses, au nom de Mathurine Hébrard, formantensemble près de quatre cent mille livres de rentes !

Qui était cette Mathurine Hébrard ? Onvint aux informations. Il n’y avait qu’une Mathurine Hébrard.

Mais comme on s’amusa, les premiers jours, desquatre cent mille livres de rentes de la bonne femme !

La bonne femme qui avait laissé son mari alleren terre, faute d’une médecine de quinze sous ! La bonne femmequi avait haché la main droite de son petit gars pour qu’il restâtà lui biner son étroit carré de pommes de terre.

Ah ! c’était trop drôle aussi, les garset les filles en riaient tout le long des chemins en se tapantmutuellement dans le dos à grands coups de poing pour se témoignerleur tendresse.

C’était bien elle, pourtant, madegoy !c’était bien Mathurine qui était la rentière de ces rentes.

On mit huit jours à se fourrer cela dans latête.

Une fois que cela fut dans les têtes, leschoses changèrent comme par enchantement. Il ne s’agit pas deplaisanter avec l’argent. Le pays s’agenouilla devantMathurine.

Et Mathurine se redressa du même coup.

Ceci et cela tout naturellement, sans bassessed’un côté, sans faste de l’autre.

L’argent est Dieu. Les choses de la religiongardent toujours une certaine tournure simple et grande.

Mathurine s’habilla de neuf des pieds à latête et donna des souliers à son vilain gars qui fuma du tabac dela régie dans une pipe à couvercle de cuivre, comme les huppés dela foire. Ce fut pour lui le bon temps.

Mathurine abandonna son trou pour venirhabiter une ferme qui se trouva être à elle, comme beaucoupd’autres aux environs.

Elle prit un banc à l’église et donna un grossou à la quête.

Du passé, personne ne parla : au moinstout haut.

Il y avait autour d’elle un vague rempart derespect. Elle faisait peur et admiration comme ces incroyableshistoires qu’on ressasse aux veillées.

Mais elle était longue, l’histoire deMathurine : elle ne finissait pas en une fois.

Pendant des mois et des années, ce fut chaquejour quelque surprise nouvelle ; on apprenait, on apprenaitsans cesse. Mathurine était bien riche, la veille ; lelendemain, elle était toujours plus riche encore. Ceux qui aimentrire l’appelaient tout bas la marquise de Carabas, mais ce n’étaitpoint pour se moquer.

Dieu du ciel ! qui donc serait assezimpie pour se moquer du saint argent !

Seulement, à force d’apprendre, il y avait desgens qui redevenaient incrédules. Peut-on posséder tant quecela ? Il y a des richesses impossibles !

Elle traversait, la Goret, d’un pas majestueuxet calme, ces admirations et ces doutes. Du moment qu’elle avaitlaissé voir sa fortune, elle sentait qu’elle avait droit à lapublique dévotion. Son genre de vie était à peu près le mêmequ’autrefois, sauf qu’elle mangeait abondamment et buvait sans segêner.

Au presbytère et à la mairie on commençait àdire qu’elle « faisait beaucoup de bien ».

Et certes, cela ne lui coûtait pas cher.

Quant aux paysans, ses anciens bienfaiteurs,elle leur disait bonjour, quand elle était en belle humeur, etmême, elle leur tendait parfois sa boîte d’argent qui avait laforme des tabatières en corne du pays.

Pensez-vous qu’il en faille beaucoup davantagepour conquérir une solide popularité ?

Autour de la tête brutale et vulgaire quisurmontait le gros corps de la Goret, il y avait des rayons d’or.Elle était adorée, à la façon des divinités qu’on déteste.

Les jalousies respectueuses quil’environnaient s’élevaient à la hauteur de Pélion, entassé surOssa.

Mais comment s’était faite et agglomérée cettefortune prodigieuse dont nul ne connaissait bien le chiffre et àlaquelle les poètes du canton prêtaient des proportionsextravagantes ?

C’est simple et c’est éternel : aussisimple que la fondation de n’importe quel empire ou de n’importequel comptoir monumental.

Il faut d’abord un conquérant, un homme degénie, qui de rien fasse quelque chose : Romulus ou le premierRothschild.

Il faut ensuite des successeurs prudents etâpres à la besogne : non point Charles le Chauve ou Louis leDébonnaire ; c’est trop descendre, mais non plus des hommesd’initiative.

Tibère n’est pas mauvais, quand César a biencommencé et Auguste pompeusement achevé.

Le conquérant avait nom Mathau Goret.

Il était valet du chenil chez M. Gobertdes Nouettes, ancien fermier des sels, retiré aux environs de LaFerté avec de belles rentes.

Nous parlons ici des commencements de laRévolution française.

En 92, M. Gobert des Nouettes émigra.

Pour émigrer, il monta, avec sa famille ;dans cette fameuse berline, derrière laquelle on ficelait la mallequi contenait tant de louis d’or ! Quelleimprudence !

Mathau Goret était avec la malle. Il avait uncouteau de six liards. Les cordes étaient bonnes, et il eut bien dela peine à les couper, le pauvre garçon.

Mais enfin, il les coupa.

Et avec le quart des louis d’or que contenaitla malle, il acheta tous les domaines de son maître devenus biensnationaux.

Un tel point de départ donne tout d’abord lemotif de cette préoccupation de mystère qui tint pendant quaranteans la famille Goret à la gorge.

Il y a différents caractères : nous avonsconnu de ces conquérants qui ne se cachaient pas.

Les Goret se cachaient ; chez le pèreGoret qui étaient déjà vieux à l’époque de la conquête, chez GoretII, son fils et successeur, et chez « la Goret », femmeHébrard, notre héroïne, il y eut pendant près d’un demi-siècle lavague terreur d’être lapidé.

Je songe toujours à Jules Sandeau, monillustre ami, en écrivant ces lignes, et voici un détail que jenote spécialement pour lui.

En 1815, le fils Gobert des Nouettes revint ettrouva close la porte de l’ancienne maison de son père. Goret II,un juif normand, Tibère, moins Caprée, qui avait déjà des millionset qui pourrissait dans une indescriptible crasse, le rencontra aufond d’un bas chemin et lui demanda un sou pour acheter dupain.

Le fils Gobert lui en donna deux.

C’est comme cela qu’on dissimule son jeu, et,en outre, il y a les deux sous qui sont bénéfice.

Et plus on cache son jeu, notez bien, plus ongagne. Tout est gain, absolument tout.

On ne dépense rien ; bien mieux : onne peut rien dépenser. Les revenus s’accumulent, enflantdémesurément le capital.

Il y a ici une véritable fatalité qui gonflela fortune.

Seulement, le difficile est d’enfouir cemonstrueux amas de richesses. Il ne faut point hésiter à ledire : les successeurs ont besoin d’un talent plus grand quele fondateur lui-même. L’esprit s’étonne à compter la multitudeinsensée des actes à double face ; des fidéicommis[5], des contre-lettres et autreséchappatoires de chicane que doit produire un pareil travail.

Et tout cela solide, bien établi, maçonné à lanormande et défiant la mauvaise foi des dépositaires !

On admire, on s’effraie. Ces trois générationsde Goret ne savaient pas lire.

Mais ils avaient le sens inné de laruse ; ils savaient se faire servir, et payer au besoingrassement leurs serviteurs, eux qui se refusaient le nécessaire.Ils achetaient au loin de préférence. Du fond de leur ignorance,ils connaissaient par une intuition particulière aux juifs detoutes les religions le fort et le faible des valeurs.

Ils faisaient l’usure à Paris, à travers unedemi-douzaine d’intermédiaires.

Chacun des louis d’or volés par GoretIer valait une métairie maintenant.

Il faudrait ce qu’on appelle des nombres deraison pour chiffrer les produits possibles d’une pareillemécanique dans le cours d’un autre demi-siècle.

Et la mémoire de la Goret, réglée comme unlivre de commerce aux mille pages, multipliées, chacune, par dixcolonnes, contenait tout, ne mêlait rien. Elle refusait les piècesde deux sous faussés, même quand elle était ivre.

En 1835, au mois de juin, un homme vint dansle pays : un gros gaillard de bonne humeur qui achetait lesécus de six livres vingt sous les douze.

C’était un bénéfice d’autant plus clair que,dans le commerce, les mêmes pièces de six livres ne passaient quemoyennant quatre sous d’appoint.

On parlait de les démonétiser. L’hommes’appelait M. Lecoq. Il faisait pour la maison de banque J.-B.Schwartz et Cie, de Paris.

Les gens comme Mathurine Goret n’existent qu’àla condition de brocanter toujours et sur tout. Aussitôt qu’elleentendit parler de M. Lecoq et de son trafic, elle prit lesdevants et rassembla une quantité considérable de pièces de sixlivres qu’elle lui offrit sous main à quarante sous les douze.

M. Lecoq arriva, marchanda, causa. On butensemble, on jura de compte à demi, on fit affaire, et, trois joursaprès, M. Lecoq tapait sur le ventre de la Goret qu’ilappelait par son petit nom.

C’était en vérité un bon vivant, et ilapportait toujours une bouteille de quelque chose.

Le dimanche suivant, autour de l’église, dansle cimetière de Mortefontaine, les paysans disaient que si ceM. Lecoq n’avait pas été si jeune, Mathurine aurait peut-êtrebien fait la bêtise de l’épouser.

Ce M. Lecoq pouvait avoir quaranteans.

Au bout d’une semaine, il amena trèsmystérieusement chez la richarde un jeune homme d’une trentained’années qui coucha à la ferme, et, le lendemain, une des dames lesplus huppées du pays, Mme la comtesse du Bréhut de Clare, vintrendre visite à ce même jeune homme, chez Mathurine.

Le fils Goret, qu’on traitait à la maison unpeu moins doucement qu’un chien, dit dans le hameau que le jeunehomme avait reçu la dame couché sur son lit, et que la dame luiavait baisé la main.

Or, nous allions omettre de le mentionner, ily avait dans la famille Goret une histoire romanesque et mêmeinvraisemblable : une fois en quarante-deux ans, les Goretavaient fait l’aumône.

C’était du temps de Goret Ier, leconquérant.

Un homme et un enfant étaient venus de nuitfrapper à la porte de son taudis.

L’homme s’était donné pour un duc et pairfugitif ; l’enfant était le dauphin, fils de Louis XVI,échappé de la tour du Temple miraculeusement.

Je ne sais pas si Goret I eût secouru unesincère infortune, mais l’idée qu’il était en face d’un fils de roile frappa. Il se dit :

– J’aurai bon, s’il remonte jamais sur sontrône.

Et il alla marauder une poule dans levoisinage pour lui faire à souper. Bien plus, quand Louis XVII s’enalla, le lendemain matin, Goret Ier lui prêta une piècede 30 sous.

Goret II avait transmis cette légende à laGoret, qui ne connaissait pas de plus étonnant trait demunificence.

Le jeune homme, amené par M. Lecoq, restatrois jours à la ferme.

Chaque matin, Mme la comtesse de Clarevint le visiter et lui baiser la main.

Il était beau garçon, blanc de teint, châtainde cheveux et coiffé comme les têtes de Louis XV sur les monnaiesde 24 livres (on en voyait encore alors). Le fils Goret disait quesa mère et M. Lecoq s’étaient amusés tout un soir à comparerla figure du jeune homme avec l’empreinte d’un de ces louis de 24francs.

La Goret, qui avait bu beaucoup de cassis,s’était mise à genoux devant le jeune homme et lui avait donné sonchapelet à toucher, comme s’il eût eu pouvoir de le bénir.

Il s’appelait M. Nicolas, et quand ilparlait de son père qu’il nommait tantôt Saint-Louis, tantôtNaundorff, il faisait le signe de la croix.

Il partit après les trois jours écoulés,mystérieusement, comme il était venu.

Le fils Goret raconta que sa mère lui avaitoffert une bourse pleine d’or, au moment du départ, et qu’il s’enétait allé, de nuit, dans la voiture de Mme la comtesse deClare, escorté par quatre messieurs à cheval ; quis’appelaient entre eux monsieur le colonel, monsieur le comte etmonseigneur l’archevêque.

Chapitre 6Maintenon normande

 

Mathurine Goret fit blanchir à la chauxl’intérieur de sa petite ferme ; elle mit Vincent Goret, sonfils unique, valet de charrue, pour le pain, à cinq lieues de là,et le menaça de lui casser les deux bras s’il ne se coupait pas lalangue au ras de la gorge.

On la vit à la messe de Mortefontaine avec unegrosse bague d’or où il y avait des fleurs de lys ; elle avaitune tabatière toute neuve, ornée d’un portrait. Quand elle buvait,elle s’enfermait pour ne point parler trop.

Elle n’était plus reconnaissable : ellealla une fois jusqu’à se laver les mains devant la misérableservante qui mourait de faim chez elle. Une autre fois, elle fitvenir le maréchal qui lui arracha, avec ses tenailles, de grospoils de barbe grise qu’elle avait au menton.

Elle devenait coquette à vue d’œil, MathurineGoret.

Et prodigue aussi, car elle fit dire desneuvaines à la paroisse ; on ne sut jamais pour qui ni pourquoi.

Dieu sait qu’on s’occupait de cela auxalentours, depuis le matin jusqu’au soir.

Mais l’étonnement public devait avoir bientôtde bien autres aliments.

La ferme de la Goret, située au fond d’unegorge où roulait le Husseau, petit affluent de la Mayenne, étaitdominée par une montagne rocheuse d’un aspect véritablement sauvageet que les gens du pays montraient volontiers aux touristes deParis.

La gorge elle-même avait de curieux aspectsavec ses grands plans de pierres rougeâtres, tranchant dans laverdure et sa croupe large, couverte de moissons, qui remontaientvers la forêt de La Ferté.

La Goret accosta un soir le curé deMortefontaine qui lisait son bréviaire par les chemins, et luidemanda combien il en coûterait pour avoir un chapelain.

– Avez-vous donc une chapelle où le mettre,bonne femme ? interrogea le prêtre.

Mathurine était orgueilleuse outre mesure,comme tous les êtres de sa sorte.

– J’en aurai une quand je voudrai,monsieur recteur, répondit-elle, et deux aussi, et vingt,et si l’idée me prenait d’avoir une cathédrale, faudrait que j’enaie une, ou pas de bon Dieu !

– Ne jurez pas, bonne femme, dit paisiblementle curé. Mathurine fit aussitôt le signe de la croix et croisa sesmains sur sa poitrine. Ces gens ont la religion de Louis XI, quiétait un roi normand.

– Pas moins, reprit-elle, je voudrais savoirce qu’il m’en coûterait pour avoir mon monsieur prêtre àmoi toute seule, censément, puisque c’est mon plaisir.

Mathurine mit ses deux poings sur seshanches.

– Une douzaine de cents francs, bonnefemme.

– Pas de bon Dieu ! s’écria-t-elle encolère. Aussi cher qu’un maître jardinier à la ville ! Alors,j’en ferai venir un de Saint-Maurice-du-Désert, monsieur recteur,et je l’aurai à six cents francs, sans pourboire !

Quelques jours après, on vit arriver toute unearmée de maçons étrangers au pays. Un quidam à bottes pointues, lechapeau en pain de sucre, avec de larges bords, et portant toujoursun grand carton sous le bras, les accompagnait. On dessina sur lacroupe de la colline, juste au-dessus de la ferme, une enceinteassez grande pour contenir une forteresse.

Le quidam à barbe pointue fumait des pipes enquantité.

Les maçons mirent à mal quelques pâtourettesdu voisinage.

Et une grande vilaine bête de maison s’éleva,qui avait la prétention de ressembler à un château Renaissance.

Le quidam à chapeau en pain de sucre latrouvait supérieurement belle.

À l’angle nord de la maison, une autre maisonplus petite et pareillement hideuse sortit de terre.

C’était la chapelle.

La chapelle, le château et leurs dépendancesfurent bâtis en trois ans, après quoi, le quidam au grand cartonalla fumer sa pipe ailleurs.

Il avait conscience de ressusciter l’art desjolis siècles. C’était un romantique de deux sous :précisément un de ceux qui ont tué le romantisme, cette bellechose, sous le poids écrasant de leur immense stupidité.

Mais pendant ces trois ans, que d’événementsavaient eu lieu !

La Goret n’avait plus de barbe au menton, pasun poil : elle se rasait. Elle lavait ses mains jusqu’à destrois et quatre fois par semaine, bien qu’il n’y parût point. Elleportait des coiffes à broderies et des jupes de mérinos ; elleavait des souliers, elle s’enivrait avec du vin de Madère qu’ellemélangeait avec de l’anisette pour le rendre encore meilleur.

Dans sa ferme où les maçons avaient fait desréparations, il y avait un lit d’acajou plaqué.

On avait bouché le trou punais oùmûrissait le fumier.

Deux paires de persiennes, peintes en bleuperruquier, ornaient sa chambre à coucher. C’était splendide. GoretI et Goret II se seraient pendus à voir cela.

Feu Hébrard, décédé faute de quinze sous, enaurait eu une seconde attaque de mort subite.

Et les mystères ! Il y en avait àboisseaux !

Des allées, des venues ! M. Lecoq,qui paraissait être décidément un important personnage, malgré sondéguisement de commis voyageur ; M. Lecoq de La Perrière,s’il vous plaît ! Un vieillard de cent ans, vénérable commeune relique et qu’on appelait le colonel, un docteur célèbre àParis, qui avait fait passer la sciatique de Mathurine, de la jambegauche dans la jambe droite, un comte, décoré sur toutes lescoutures, voilà les gens qui venaient voir la Goret,maintenant !

Et ils lui parlaient chapeau bas.

Car la conspiration marchait… chut !

Nous n’avons rien dit encore de laconspiration. En province, les choses les plus bouffonnes prennentparfois de grands airs sérieux. La conspiration était, s’il estpossible, encore plus drôle et plus invraisemblable que la fortuneGoret.

Mais elle ne la valait pas, à beaucoupprès.

Avant d’arriver à la conspiration, nous avonsbesoin de donner au lecteur quelques détails sur le pays où vontavoir lieu deux ou trois scènes de notre drame.

Les environs immédiats de La Ferté-Macé sontriches à l’égal des meilleures zones de la riche Normandie, mais enredescendant vers le sud et l’ouest, on trouve un quartier assezvaste qui semble avoir porté autrefois ce nom générique : leDésert. En effet, dans le parcours des deux forêts d’Andaine et deLa Ferté, nombre de villages ont conservé ce nom :Saint-Maurice-du-Désert, Saint-Patrice-du-Désert et autres.

L’aspect de la contrée est pittoresque et trèsmouvementé.

Il y a tel vallon, comme celui où se sontétablis les bains de Bagnoles, qui forme une petite Suisse enminiature, et les gorges d’Antoigny auraient une considérableréputation si elles étaient seulement situées dans le Tyrol.

C’est déjà l’Ouest ; les hobereaux nemanquent pas ; ils disputent le haut bout à quelquesindustriels. Aucune haine bien tranchée ne sépare les deux camps.La politique n’arrive pas là, comme en Bretagne, à l’état defléau.

Il ne serait pas facile d’y trouver leséléments d’une chouannerie. Là, l’idée des dévouements à quoi quece soit n’existe pas.

C’est la Normandie qui économise, maquignonneet pelote.

La féodalité a dû mourir là cent ans avant sonheure.

Mais une conspiration où, par impossible, il yaurait de l’argent à gagner, y pourrait trouver des recrues.

Les deux maisons nobles les plus considérées,c’est-à-dire les plus riches du pays, étaient le château de Clare,situé vers Antoigny, et le château de Champmas, appartenant augénéral comte du même nom.

Ce dernier manoir avait été inhabité pendantdes années.

Le château de Clare était en plein dans laconspiration. On affectait de compter aussi sur le château deChampmas, dont le maître autrefois avait subi une condamnationpolitique ; seulement le général était absent.

À défaut du général, on avait le directeur deshauts fourneaux de Cuzay, ancien élève de l’école Polytechnique,qui avait commandé une barricade à Paris en 1830, et sescinquante-deux ouvriers – des lapins ! au dire du chevalier LeCamus de La Prunelaye, pêcheur de truites à la mouche.

Après la révolution faite, le chevalier de LaPrunelaye devait être préfet de l’Orne, et M. Lefébure,l’ancien élève de l’école, avait bien voulu accepter le ministèredes Travaux publics.

Les deux fils Portier de La Grille et le neveudu Molard y étaient jusqu’au cou, ainsi que la vieille demoiselleDes Anges, qui souhaitait cinq bureaux de tabac, pour les affermertrès cher.

Deux beaux gars, ces Portier de LaGrille ! Louches tous deux, mais non pas du même œil.

Ils en voulaient au gouvernement à cause d’uncantonnier qui ne leur tirait pas son chapeau.

Le neveu du Molard désirait du vin àdiscrétion et le droit de braconner dans la forêt d’Andaine.

Poulain, l’affûteur, faisait aussi larévolution expressément contre les gendarmes et les gardeschampêtres. Il n’était pas méchant quoiqu’on l’accusât d’avoir tuésa femme d’une ruade.

Les dénombrements sont bons dans les poèmesépiques. Il nous faudrait des pages entières rien que pour inscrireles noms des conjurés.

Leur plan était bien simple : s’emparerde La Ferté-Macé où l’on devait proclamer le nouveaugouvernement.

Le chevalier de La Prunelaye avait promis quetout irait comme une lettre à la poste.

Et il y avait les cinquante-deux lapins deM. Lefébure !

Vous souriez. – Avez-vous bien regardé l’œufd’où sort une révolution ?

Si quelque lecteur objectait que lesrévolutions se font à Paris d’ordinaire, et que la paroisse deMortefontaine n’est pas précisément le cœur de la France, nousrépondrions que la routine tend à disparaître. Paris est unpréjugé. Nous décentralisons, en province, tant que nouspouvons.

D’ailleurs on n’avait point négligé Paris.

Le colonel travaillait Paris. M. Lecoqaussi, ainsi que deux jeunes gens pleins d’avenir,MM. de Cocotte et de Piquepuce.

Le chevalier Le Camus de La Prunelaye évaluaità cent cinquante mille combattants les ébénistes qu’on aurait puarmer du jour au lendemain, dans le faubourg Saint-Antoine, si onavait eu des fusils, et, s’ils avaient voulu les prendre.

M. Lefébure tenait l’armée par l’écolePolytechnique dont les anciens élèves forment un faisceauextrêmement dangereux.

On avait le vicaire de Mortefontaine pour leclergé. Les deux fils Portier de La Grille répondaient d’ungendarme retraité, à Domfront, et le neveu du Molard pesait sur lamaîtresse de poste d’Argentan.

Quant à Poulain, il allait déjeuner tous leslundis chez l’adjoint de Couterne.

Vous voyez que le fils de saint Louis étaitbien près de remonter sur le trône de ses aïeux.

Il y avait déjà des mois que ces chosescomiques s’agitaient aux environs de La Ferté-Macé, et, sous ceschoses comiques, un gros drame bien noir rampait à pas de loup.

Le drame était mené par des gens qui savaientleur monde et qui ne prenaient point, pour jouer la comédie engrange, l’accent qui conviendrait au Théâtre-Français.

Ils taillaient en plein dans le grotesque,bien sûrs qu’ils étaient de ne pouvoir aller trop loin sur cetteroute.

La conspiration, du reste, était le côtégrossier de leur trame.

Une autre pièce se jouait auprès de celle-là,qui avait au moins le mérite de l’originalité.

La chapelle était achevée, elle avait sonchapelain.

Une aile entière du grand vilain châteauRenaissance avait été rendue habitable pendant qu’on installaitdans le corps de logis et dans l’autre aile de somptueuxappartements.

Cette aile habitable avait un hôte,M. Nicolas.

Dès qu’on avait franchi le seuil de sonantichambre, M. Nicolas changeait de nom : il s’appelait« le Roi ».

Pas davantage.

Et soit que le secret le plus absolu eût étégardé par toutes les queues-rouges ayant des rôles subalternes danscette farce, soit que l’autorité fermât les yeux, le roi vivaitpaisiblement, entouré de ce qu’il fallait de mystère pour rendre lamomerie intéressante.

Le roi mangeait bien, buvait mieux etdirigeait de très haut la conspiration, dont les membres indigènesn’étaient point admis à contempler sa personne sacrée tous lesjours.

Il avait sans cesse avec lui quelqu’un desgens de Paris qui semblaient non seulement le servir avec beaucoupde respect, mais encore le surveiller d’assez près.

La Goret, outre les frais de construction etd’aménagement du château, avait déjà fourni de très grosses sommespour le bien de la conspiration. On l’avait prise par sesfaibles : l’ignorance et l’égoïsme.

La Goret donnait de l’argent pour être reinede France.

Inutile d’insister : le mot est dit danssa sincère énormité.

Ceux qui ne connaissent pas les paysanshausseront les épaules ; ceux qui connaissent les paysansseront à peine étonnés.

Singulier peuple, près de qui l’éloquence mêmeperd sa peine quand elle n’a qu’une vérité grande, claire,profitable à enseigner, mais à qui vous ferez croire, si vousfaites l’imposture bien absurde et bien grossière dans sonexpression, n’importe quelle bourde monstrueuse.

L’imposture, ici, avait été savammentcalculée ; on l’avait entourée d’une mise en scène enfantine.La Goret était dans le piège jusqu’au cou.

Elle demeurait toujours à la ferme, mais onlui avait donné « une maison » parce que, en attendantmieux, elle avait déjà rang de « duchesse àtabouret ».

Ces mots, qu’ils ne comprennent pas, ont surles paysans un inexprimable pouvoir.

M. Nicolas, le fils de saint Louis, enrécompense de ce qu’elle avait fait pour sa royale personne, luiavait donné le choix entre ces deux positions : reine mère oufemme du roi, de la main gauche, commeMme de Maintenon.

Bien entendu que cette dernière situationserait toute provisoire, M. Nicolas ne pouvant épouserpubliquement avant d’être proclamé roi, parce que cela lui ôteraitl’alliance de tous les souverains étrangers, qui n’auraient plusl’espoir de lui donner leurs filles en mariage.

La Goret avait compris cela merveilleusement.Néanmoins, elle avait choisi l’état de femme du roi, stipulantqu’aussitôt après la conquête de Paris, on ferait publier les bansà la cathédrale.

La « maison » de la Goret, duchesseprovisoire, était composée de Mme la comtesse Corona,petite-fille du colonel, de Mme la comtesse du Bréhut de Clareet de deux jeunes dames de Paris.

Elle avait pour chevalier d’honneur le vicomteAnnibal Gioja, des marquis Pallante, et pour écuyersMM. de Cocotte et de Piquepuce.

Les deux jeunes dames de Paris, Cocotte etPiquepuce, avec qui elle s’arrangeait au mieux, lui racontaient àla journée et à leur manière l’histoire deMme de Maintenon ; elle préférait les aventures deChristine de Suède, et surtout la biographie de la Grande Catherineque ces dames et ces messieurs contaient aussi fort bien.

Les mœurs de Catherine l’émerveillaientd’autant qu’on lui disait que rien n’est péché pour une reine. Ellesemait son argent de bon cœur. Malgré son âge, les passions detoute sorte s’éveillaient avec une violence étrange dans cettenature brutale et presque virile.

Elle rêvait la parodie de la grande virago duNord et y faisait même des embellissements.

Tout allait bien. On avait pris époque pour lefameux mariage de la main gauche, lorsque l’arrivée de deuxpersonnages nouveaux vint jeter un certain trouble dans le conseilprivé de M. Nicolas, fils de saint Louis.

Le général comte de Champmas revenait habiterson château avec sa fille aînée, Mlle Ysole de Champmas.

Et un jeune homme étranger au pays, le baronPaul Labre d’Arcis prenait possession d’une maison sise au bourgmême de Mortefontaine.

À dater de ce moment, le fils de saint Louisdevint invisible, même pour ses plus fidèles adhérents.

La conspiration pour rire continuait cependantd’affoler les hobereaux du pays ; le drame noir marchait dansl’ombre et l’audacieuse comédie des noces royales se poursuivait àhuis clos, entre les quatre murs du Château-Neuf.

Chapitre 7Blondette

 

Il y avait deux mois environ que le généralcomte de Champmas, avec sa fille Ysole, d’un côté, et Paul Labre,de l’autre, étaient venus habiter les environs de La Ferté.

Le général vivait fort solitaire à son châteaude Champmas. Nous n’avons pas besoin de dire qu’il restaittotalement étranger à ce jeu de gobe-mouches campagnards : laconspiration.

Sa fille, la belle Ysole, se tenait à l’écartde la « société » des environs, qui l’avait proclaméetout d’abord fière, pimbêche, faiseuse d’embarras, et qui bientôtl’accusa sourdement « d’avoir eu une histoire ».

Paul Labre, ou M. le baron d’Arcis, commeon l’appelait maintenant, était, s’il est possible, plus sauvageencore que le général et sa fille.

Au moins, cette belle Ysole se promenaitsouvent à cheval en costume d’amazone, et rendait même quelquesvisites à la comtesse de Clare qui avait été un instant sonchaperon, lors de la captivité du général.

M. le baron d’Arcis, lui, ne voyaitabsolument personne et semblait fuir toute rencontre.

Il vivait dans la propriété que sa tante luiavait laissée par testament déposé chez maître Hébert, notaire, rueVieille-du-Temple, et membre du Caveau ; cet héritageconvenait admirablement à son amour de la solitude.

La maison était, en effet, située au centred’un grand jardin. On ne la voyait de nulle part. Une porte del’enclos donnait, il est vrai, dans le bouris même deMortefontaine, non loin de l’église, mais deux autres portess’ouvraient sur la forêt.

Pour « la société » du voisinage, lebaron d’Arcis avait une histoire, tout aussi bien que labelle Ysole de Champmas, et nous savons bien qu’au fond, la sociéténe se trompait ni pour lui ni pour l’autre.

Seulement, la société ne connaissait pas mieuxl’histoire de Paul Labre que celle d’Ysole.

La chose certaine, c’est que M. le barond’Arcis gardait chez lui une jeune femme ou une jeune fille qui nesortait jamais et que nul n’avait jamais vue, pas même à laparoisse, le dimanche.

Notez bien cela comme un fait inouï, d’autantplus inouï que le baron d’Arcis avait son banc à l’église et qu’ilne manquait jamais d’y venir entendre la grand-messe.

Le général comte de Champmas faisait demême.

Le baron d’Arcis et lui se connaissaient àtout le moins un peu, car la première fois qu’ils s’étaientrencontré à l’église, le baron avait adressé au général unrespectueux salut que celui-ci avait rendu avec une bienveillancemarquée, mais empreinte, comme toutes ses actions, d’une froideurprofondément triste.

Le général était, en effet, d’une tristessemortelle.

Il portait le grand deuil, qu’il n’avait pointquitté, disait-on, depuis la mort de sa fille cadette, survenuetrois ans auparavant.

D’ordinaire, la perte d’un enfant resserre lesliens entre le père et les enfants qui survivent. Il n’en était pasainsi chez le général.

Sa froideur découragée s’étendait jusqu’à labelle Ysole, qui était désormais sa fille unique.

Lors de cette première rencontre, le général,en sortant de l’église, avait tendu la main au baron d’Arcis.Quelques paroles brèves avaient été échangées entre eux.

Elles ne contenaient, de part ni d’autre,aucune invitation.

Mademoiselle Ysole ne s’était point mêlée àl’entretien, à la suite duquel la société, réunie en tribunal,avait décidé que le baron d’Arcis et la belle Ysole ne seconnaissaient point, ou faisaient semblant de ne se pointconnaître.

Cette dernière opinion finit par prévaloir,attendu que le baron d’Arcis fut rencontré peu de temps après,rôdant autour de Champmas, dans les bois. Le monstre courait laprétentaine, tout en claquemurant sa pauvre petite femme.

Car cette jeune personne qu’il tenaitprisonnière à la maison devait être sa femme ou sa maîtresse.

Mais les cancans ne connurent plus de frein,quand on vit s’établir chez le général une femme déjà âgée, qui senommait Mme Soûlas, et qui fut surprise, par lessoins de la société, faisant de courtes et mystérieuses visites àla maison du baron d’Arcis.

Désormais le scandale éclatait.

Le 15 septembre 1838, trois jours après lecélèbre déjeuner offert par M. Badoît à Clampin, dit Pistolet,dans le cabinet particulier du cabaret de la rue de Jérusalem, PaulLabre et sa « petite femme » se promenaient, le longd’une ombreuse allée de tilleuls, dans l’enclos qui entourait lamaison.

C’était une admirable matinée, chaude, maispleine d’air vif et parfumé.

Paul Labre, jeune homme de vingt-quatre ans,pâle et grave, paraissait un peu plus que son âge, à cause de lagrande tristesse qui pesait évidemment sur lui.

Il était beau comme autrefois ; son noblevisage avait pris une expression méditative, quoique l’éclair deses yeux témoignât de la juvénile ardeur qui couvait sous cetteapparence de calme.

Il rêvait, mais la présence de Blondette quijoignait ses deux petites mains sur son bras, auquel elles’appuyait, gracieuse comme une fée, mettait à ses lèvres unsourire doux et distrait.

Ainsi songent parfois les jeunes pères qui ontperdu la femme aimée et à qui ne suffit déjà plus l’austère paix dela maison en deuil.

C’était une fleur, cette Blondette, uneadorable et chère fleur. Elle avait ses seize ans. Elle étaitgrande, svelte, un peu grêle comme autrefois, mais son aspectn’éveillait plus l’idée de maladie.

Il y avait dans ses mouvements une souplesseconfiante et en quelque sorte voluptueuse.

C’était une fleur qui allait s’épanouissant ausouffle d’une mystérieuse félicité.

Son sourire avait des enchantements ; leregard de ses grands yeux bleus pénétrait l’âme comme un parfum.Quand elle marchait et que les anneaux de ses cheveux blondsjouaient autour des flexibilités de son cou, c’était comme unrayonnement d’amour enfantin et charmant qui éblouissait lecœur.

Elle était heureuse, ainsi pendue à ce brasami ; elle s’abandonnait à sa joie ; il y avait desinstants où sa prunelle pétillait comme un feu.

Mais le feu s’éteignait, hélas ! et je nesais quel nuage vague tombait sur tout cet éclat virginal, surtoute cette florissante jeunesse.

On avait peur et on souffrait à voir cela. Lesbeaux yeux de l’enfant se troublaient, tout à coup ;l’intelligence se voilait sur ce front, plein de spirituellespromesses. C’était comme un deuil lourd et froid qui glaçait lapensée.

Sous ce rapport, Suavita de Champmas étaitrestée telle que nous la laissâmes sur le pauvre lit de Paul Labre,dans la mansarde de la rue de Jérusalem.

Suavita n’avait point recouvré entièrementl’usage de sa raison.

Et Suavita était muette toujours.

Mais comme elle parlait bien, pourtant, quandson cœur étincelait dans ses yeux ! Comme elle pensait !comme elle aimait peut-être !

Le passé seul était en elle complètement mortou endormi. Elle avait perdu le souvenir avec le pouvoir deparler.

Elle était née en quelque sorte à cette vieinsuffisante et tristement diminuée, à l’heure même où son pauvrepetit corps malade recevait le choc mortel de l’eau.

L’excès de la terreur l’avait tuéemoralement.

Et depuis, la santé physique était revenue.Elle revivait au contact bienfaisant de l’être que son cœurd’enfant avait choisi dès longtemps et à son insu pour l’aimer.

La présence de Paul la réchauffait comme unbaiser de soleil, au matin, relève la plante affaissée sous legivre ; elle était forte, elle pouvait courir, bondir ;son sein battait, le rose montait à sa joue, le sourire à seslèvres…

Mon Dieu ! qu’eût-il fallu pour luirendre l’autre moitié de son existence ! la grandemoitié : la parole, l’esprit, le cœur ?…

Comme ils marchaient tous deux, lui rêvant,elle souriant à ce vague plaisir qui l’épanouissait comme une rose,elle pesa doucement, de ses deux mains nouées, sur le bras dePaul.

Paul venait de passer en bandoulière le fusilde chasse qu’il portait tout à l’heure à la main. Il ne prit pasgarde ; Blondette pesa plus fort.

Paul se retourna pour la regarder ; leursyeux se choquèrent.

– Que tu es donc belle ! murmura-t-ilavec admiration.

Elle l’enveloppait de son regard quiparlait.

Et, chose étrange, Paul comprenait ce regardcomme un langage : mot à mot, avec les nuances et jusqu’auxinflexions que la voix aurait eues.

– Pas si belle que l’autre ! disait leregard à la fois suppliant et menaçant.

– Quelle autre ? fit Paul malgré lui.

Le regard brûla, puis se baissa. Paul ditentre ses dents :

– Je suis plus fou que toi !

Blondette pesa de nouveau sur son bras.

– Qu’est-ce encore ? demanda Paul enriant.

Il y avait une larme, suspendue comme uneperle aux longs cils de Blondette.

– Ah ! mademoiselle, gronda Paul, si vouspleurez, nous allons nous fâcher !

Elle lui tendit son front que Paul baisa.

– À la bonne heure, reprit-il, traduisant leregard, vous allez être bien sage ?

Le regard esclave répondit :

– Oh ! bien sage.

Mais les mains jointes pesèrent sur le braspour la troisième fois. Paul fronça le sourcil, bien qu’il eûtenvie de rire. C’étaient de si ravissantes mains !

– Mademoiselle, dit-il, ne laissant pas auregard le temps d’achever sa phrase, vous voudriez venir avec moivous promener dans la campagne, je connais cela. On vous a ditqu’il y avait de belles forêts, des montagnes, des étangs, desprairies.

Le grand œil bleu interrompit à son tour,disant :

– Peu importe tout cela. Je voudrais allerpartout où tu vas.

– Pauvre petit ange chéri ! pensa Paultout haut.

Blondette lui lâcha le bras brusquement etsaisit sa main qu’elle baisa.

– Mademoiselle ! fit Paul sévèrement.

Mais il l’attira sur son cœur et l’y tint uninstant embrassée.

Vous la voyez d’ici folle de joie, cetteBlondette caressante et soumise comme un chien mignon aux pieds deson maître. Détrompez-vous bien vite et consultez les grands yeuxbleus qui mouillèrent leur sourire.

Les grands yeux bleus disaient :

– Oh ! Paul ! que tu voudrais bienpouvoir m’aimer !

Et c’était si vrai, cela, qu’une larme vint àla paupière de Paul.

– Sois raisonnable, Blondinette, reprit-il. Tues prisonnière pour ton bien. Je t’ai raconté cela cent fois. Il ya des gens méchants qui te veulent du mal. Je te cache pour t’avoirtoujours près de moi. Tu sais bien que je mourrais, si on meprenait ma petite Blondette bien-aimée !

Les yeux bleus interrogèrent, charmés, maisdéfiants.

– C’est bien vrai, cela ?demandèrent-ils.

– Bien vrai, bien vrai, répondit Paul, quil’enleva dans ses bras.

Elle pâlit et se dégagea.

Paul, étonné, la regarda.

Elle fit effort pour sourire, et son souriredisait :

– Tu es bien bon, tu as pitié de moi.

Ils arrivaient au bout de l’avenue destilleuls qui se divisait en deux sentiers.

Le premier conduisait au verger, dont lesfruits mûrs envoyaient déjà leurs enivrantes senteurs :l’autre menait à l’une des portes qui donnaient entrée enforêt.

Blondette tira vers le premier sentier ;Paul prit l’autre en touchant du doigt la crosse de son fusil dechasse.

Alors, à ce muet mensonge, les deux mains del’enfant se desserrèrent et ses jolis bras tombèrent dans les plisde sa robe blanche.

Elle marcha fière et digne aux côtés de Paulembarrassé.

Elle ne supplia point. L’heure des reprochesétait passée.

Paul l’interrogea du coin de l’œil.

Le regard de Blondette ne parlait plus.

Il était plus muet que la bouche de Blondetteelle-même.

– Vous êtes une méchante, dit alors Paul.

Elle releva sur lui ses grands yeux étonnés,innocents, mais malins. Ses grands yeux demandaient :

– Pourquoi suis-je une méchante ?

– Une jalouse, au moins ! répliqua Paulavec colère.

Ses grands yeux lancèrent un éclair si beauque Paul s’arrêta court à la contempler.

Elle sourit et continua sa route, disant avecsa prunelle qui brillait de vengeance :

– Allons ! allons ! vous êtesattendu ailleurs. Partez ! Et voilà justement ce qui n’étaitpas vrai.

Paul fit comme Blondette, cette fois ; cefurent ses yeux qui parlèrent, exprimant le dépit, la honte et lechagrin.

Elle s’arrêta à son tour. Sa tailleharmonieuse s’était redressée de toute sa hauteur. Ses yeux direntsi énergiquement sa pensée que la parole elle-même fût restéeau-dessous de leur subtil reproche :

– Ah ! Paul, on ne vous attend mêmepas !

Il y avait là-dedans toute la plaintepassionnée d’un grand amour méconnu, toute la protestation d’unnoble et doux orgueil, toute la douleur d’une immense défaite.Blondette était une femme à cette heure.

En conscience, Paul ne pouvait traduire à lafois tout cela. Il pensa, et c’était déjà beaucoup :

– Comme elle m’aimerait !

Puis il répéta tout haut, pour garder unecontenance :

– Jalouse ! petite jalouse !

Les yeux de la fillette s’éteignirent, et ellebaissa la tête comme pour dire :

– C’est vrai, je suis jalouse ; cela mefait souffrir. Il ne faut pas m’en vouloir.

Ce fut elle-même qui mit la main sur le verrouformant la fermeture de la porte.

Paul voulut l’arrêter, elle ouvrit malgré lui.Son joli doigt tendu lui montra la campagne, tandis qu’elle serangeait elle-même prudemment à l’abri du mur, comme si elle eûtvoulu lui dire à la fois :

– Vous ne voulez pas qu’on me voie, je mecache.

Et, en outre :

– Allez, je ne vous retiens plus. Je vouspromets d’être bien sage et de ne pas trop pleurer.

Paul hésita, mais il sortit endisant :

– Tu vas pousser le verrou, chérie.

Il crut entendre Blondette qui remettait leverrou derrière lui.

– À bientôt ! cria-t-il.

Et il se mit à marcher à grands pas.

Blondette n’avait garde de pousser leverrou ; elle voulait le voir le plus longtemps possible. Elleentrouvrit la porte pour glisser un regard par la fente. Elle lesuivit tant que les pleurs n’aveuglèrent pas ses paupières.

Puis elle revint sur ses pas, parcourant aveclenteur cette longue route qu’ils avaient faite à deux.

Quand elle eut retrouvé l’ombre des tilleuls,elle s’agenouilla. Ses pauvres grands yeux bleus ne pouvaient plusparler qu’à Dieu.

Elle pria longtemps, puis elle s’assit ;les larmes endorment les enfants.

Comme Blondette venait de s’endormir, deuxmains écartèrent les branches d’un buisson ; la tête pâlie etmaigre de Thérèse Soûlas se montra entre les feuilles.

Elle s’agenouilla, elle aussi, près del’enfant, et souleva avec précaution une de ses mains pour y mettreses lèvres.

– Nous t’avons tout pris, pauvre ange,dit-elle avec une amertume pleine de remords, tout, jusqu’au cœurde celui qui t’aurait si bien aimée !

Chapitre 8 Àl’ombre des tilleuls

 

Thérèse Soûlas était bien changée. Ces troisannées avaient pesé sur elle comme dix ans de fatigue et desouffrance.

Et pourtant, elle avait passé la majeurepartie de ces trois ans auprès de sa fille : le grand,l’unique amour de son cœur.

En réalité, c’était une torture de tous lesinstants.

En quittant le général comte de Champmas àSaint-Germain, et pour se payer du service qu’elle venait derendre, Mme Soûlas n’avait demandé qu’une seule chose,embrasser les deux enfants.

C’était là, en apparence, du moins, uneimmense joie.

C’était trop. Il y a des sacrifices quidoivent être absolus.

Nous savons qu’au retour elle avait trouvédéserte la maison du général. Ysole était enlevée, et nul n’avaitsu dire le sort probable de Suavita.

Mme Soûlas croyait partager l’ignorancecommune, ou plutôt elle s’efforçait de le croire, car, dès lapremière minute, ses pressentiments avaient donné un nom à lafillette inconnue sauvée par Paul Labre.

En vain avait-elle voulu se tromperelle-même ; en vain avait-elle cherché et trouvé abondammentla preuve de ce fait que Suavita de Champmas possédait toute saraison et n’était point muette.

Cette enfant privée de raison et muette étaitSuavita de Champmas.

Il y avait un crime.

L’intervention seule de Paul Labre avaitempêché un meurtre.

La pensée d’Ysole était venue comme uneangoisse navrante à l’esprit de Thérèse Soûlas. Elle vivait dans unmonde qui discute le crime pertinemment et qui le connaît à fond,tel qu’il est.

Ysole, ou mieux, l’homme qui avait perduYsole, avait un intérêt manifeste à faire disparaître Suavita.

Toutes ces choses se classèrent dans lesréflexions de Thérèse, pendant le voyage que Paul Labre fit auHavre pour acquérir la preuve de la mort de Jean, son frère.

Thérèse fut quatre jours toute seule avecSuavita dans la mansarde de Paul Labre.

Il y avait en elle pour l’enfant une sorted’adoration.

Mais ses cheveux blanchissaient d’heure enheure et les rides de son front se creusaient.

Thérèse se sentait parfois devenir folle etl’enfant, alors, n’était pas en sûreté auprès d’elle.

D’autres fois, elle raisonnait froidement.

Elle acceptait la chute d’Ysole comme unefatalité. Cela ne l’étonnait point, cela devait être ainsi. Dansces classes déshéritées, une étrange croyance existe à laprédestination du malheur.

La misère et la faute se transmettent, quoiqu’on fasse, selon une mystérieuse loi d’héritage.

Mais la pauvre femme, misérable et tombée,n’eût pardonné que la chute et la misère.

Elle avait horreur du crime.

Certes, ses espoirs, autrefois, avaient étééblouissants ; elle avait rêvé sa fille pure en même temps quenoble et riche. La richesse et la noblesse sont des sauvegardes.Ses espoirs évanouis la laissaient résignée.

Mais le crime la révoltait.

Elle voulut à tout prix savoir.

Ysole revint après quelques jours et entra aucouvent comme pensionnaire.

Le changement que trois années de doutes et dechagrins devaient produire chez Thérèse Soûlas s’était opéré pourYsole en quelques jours.

Ce n’était plus la même jeune fille, ou plutôtce n’était plus une jeune fille.

Mme Soûlas se présenta au couvent avec lalettre du général. Elle fut reçue froidement, mais bien. Ysole luidemanda d’elle-même à la garder près d’elle.

Les mères sont des devineresses. Au point dedépart de son dévouement maternel, Thérèse Soûlas avait éclairéd’un seul regard un des plus subtils mystères de nos sociétéscivilisées : elle avait compris que l’enfant d’une morte avaitchance de trouver appui chez un père généreux et puissant, qui eûtrepoussé la fille d’une vivante.

La mère gêne dans ce monde auquel rien ne larattache.

Le père a honte et s’abstient.

La mort de la mère relève la fille.

Thérèse s’était faite morte.

Un jour, elle crut possible de pactiser avecson dévouement, d’en reprendre une part et d’en conserver pourtanttout le bénéfice à sa fille.

Le général lui-même ne lui avait-il pas ouvertla voie ?

Elle se dit : Je serai près de ma fille,et ma fille ne me connaîtra pas.

Et je saurai !

Elle sut, plus vite et mieux qu’elle nepensait.

Cette Ysole était une étrange fille.

Aussitôt qu’elle connut l’adresse de son pèreen Angleterre, elle lui écrivit une longue lettre qui était lerécit rigoureusement exact des événements racontés par nous :son séjour à la maison du quai des Orfèvres, son amour pour« le prince » et l’heure de folie où elle avait désertéle chevet de sa sœur malade pour suivre son amant.

Dans cette lettre, dont Mme Soûlas trouvale brouillon, Ysole s’accusait froidement et sans réserve.

Elle n’essayait pas même de mettre en avantl’excuse tirée des mesures à prendre pour l’évasion de son père,excuse vraie, pourtant.

La mère fut heureuse et presque fière de cettevaillance.

Ysole était coupable, mais non point commeelle l’avait un instant redouté.

Ysole aimait sa sœur.

Et Ysole donnait une telle preuve d’audacieusefranchise qu’il n’était point permis de mettre en doute saparole.

Madame Soûlas ne parvint point à surprendre laréponse du général. Elle put constater seulement chez Ysole unredoublement de morne tristesse.

Et une fois Ysole, qui s’était prise pour ellede confiance et d’affection, lui dit :

– J’ai perdu le cœur de mon père. Vous qui leconnaissez, vous savez s’il est bon : ce n’est que justice, etje n’ai pas le droit de me plaindre.

Comme Thérèse essayait de la consoler enappuyant précisément sur la noble bonté du général, Ysoleajouta :

– Il m’aimait plus que ma pauvre petite sœur.J’étais sa joie et son orgueil. J’ai tué sa joie et j’ai humiliéson orgueil. Si ma pauvre petite Suavita, – et que Dieu leveuille ! – était retrouvée, mon père me chasserait, je lesais… j’en suis sûre !

Ces paroles ne tombèrent point à terre, et levrai supplice de Thérèse Soûlas commença.

Un supplice sourd, une torture de toutes lesminutes, car, désormais, c’était sa propre conscience qui étaitentamée.

Et sa conscience, jusqu’alors, était restéedroite, si profondes qu’eussent été les misères de sa vie.

Au moment où Ysole prononça ces mots quidevaient influer si gravement sur la conduite de sa mère, ThérèseSoûlas, à bout de combats et de sophismes, se rendait à l’évidence,au sujet de Blondette, que Paul Labre gardait toujours chezlui.

Après avoir fait tout au monde pour égarer lessuppositions de Paul et l’éloigner de la vérité qu’elle fuyaitelle-même, elle était sur le point d’avouer son erreur, non point àPaul, mais à Ysole.

Il lui semblait qu’Ysole, en se faisant lamessagère de cette grande joie, en disant au général : Suavitaest retrouvée ! allait racheter tout d’un coup la tendresse deson père. Quant à la question de savoir comment Ysole accueilleraitla nouvelle de l’existence de sa sœur, Thérèse n’avait aucun doute.Elle la voyait d’avance s’élancer vers le logis de Paul Labre etrapporter Suavita dans ses bras.

Mais Ysole avait dit : « Mon père mechasserait, j’en suis sûre. »

Pour la seconde fois, à son insu, comme lapremière, elle venait de prononcer l’arrêt de la pauvreSuavita.

Thérèse, placée entre sa conscience et safille, allait devenir coupable, et, cette fois, de parti pris.

Elle ne voulait pas que sa fille fûtchassée.

Elle se rendit chez Paul Labre, occupé déjà dela grande guerre qu’il déclarait aux assassins de son frère, etreprit avec vivacité un thème que, naguère encore, elle soutenaitde bonne foi : le crime manqué pouvait être tenté de nouveau.La seule protection efficace dont on pût couvrir cette pauvre chèreenfant, c’était un absolu secret, une sévère retraite.

Paul venait d’entrer en possession del’héritage de la tante. Blondette, qui ne se levait pas encore,n’avait besoin que de repos. Un logement fut loué très loin duquartier de la Préfecture, et Paul continua d’organiser savengeance.

Blondette resta cachée même aux agents quePaul choisissait pour composer sa petite armée.

Nous avons vu que M. Badoît ne laconnaissait pas.

La punition de Thérèse était de voir Suavitaqu’elle venait visiter chaque jour. L’enfant reprenait rapidementsa force, et aussi une sorte d’intelligence gracieuse et vive quisemblait ne s’appliquer qu’aux choses du présent. Elle avait lagentillesse d’un ange. À chaque instant, Mme Soûlas, effrayée,croyait deviner sur ses lèvres le nom de sa famille qu’elle allaitprononcer au premier réveil de sa pensée.

Elle l’aimait de tout le mal qu’elle avaitconscience de lui faire, mais elle la craignait jusqu’à souhaitersa mort.

Parfois, quand elle contemplait le sommeil del’enfant, elle avait une vision : elle voyait l’image de lacomtesse décédée, celle qu’elle nommait « la sainte », sedresser devant elle dans une attitude de protection.

La sainte semblait lui dire :

– Ne tuez pas ma fille !

Le général comte de Champmas rentra en Francepar suite d’une de ces demi-mesures qu’on prenait volontiers dutemps de Louis-Philippe. Il n’était pas gracié ; on lui avaitgaranti tolérance.

Sa première entrevue avec Ysole fut clémenteet douce, mais froide.

Il repoussa toute explication et défenditqu’il fût parlé du passé.

Thérèse Soûlas n’osait pas se montrer. Il lafit venir et lui témoigna une sorte de déférence respectueuse.

– Vous n’avez pas le secret de Mlle Ysolede Champmas, lui dit-il avec une tristesse résignée, elle n’a pointle vôtre : c’est bien ainsi. N’allez pas au-delà, et vivez enpaix près de nous, je le veux.

Ce fut, pour Ysole, un intérieur bienautrement morne et glacé que la vie même du couvent…

Le général semblait frappé au cœur.

Il ne parlait jamais de Suavita ; maisquand la famille se fut installée au château de Champmas, legénéral ne laissa que deux portraits dans sa chambre à coucher,celui de Suavita et celui de la mère de Suavita.

Ysole sortait tous les jours à cheval, etfaisait de longues promenades solitaires. Nul ne contrôlait sesactions.

Elle ne voyait personne. Elle avait faitseulement, depuis son arrivée, deux ou trois visites à la comtessede Clare.

Un jour elle dit à Thérèse Soûlas :

– Il y a un jeune homme qui me suit. Je metrouve mal dans la maison de mon père. Si un ouvrier ou un paysanvoulait de moi pour femme, j’essaierais d’être une bonneménagère…

Elle acheva en baissant la tête et en parlantpour elle seule :

– Mais cela ne se peut pas être.

Le jeune homme était Paul Labre.

Thérèse Soûlas, depuis bien des semaines,voyait avec admiration l’effet produit sur la pauvre petiteBlondette par la présence de Paul. C’était la vie même qui rentraitdans les pores de la chère enfant. Elle tressaillait au son de lavoix de Paul ; elle le suivait comme un chien suit sonmaître ; quand Paul la regardait en souriant, ses grands yeuxbleus se voilaient, alanguis par l’extase.

Hélas ! Ysole en était à souhaiter larude misère de ceux qui souffrent !

Tout ce qu’avait fait Thérèse, tout cesilencieux et amer dévouement, toute cette longue torture avaientabouti à ceci : Ysole ambitionnait le sort même qui eût étéson partage sans le dur travail de sa mère.

Ysole était plus cruellement vaincue et plusdécouragée que les pauvres filles des champs – même celles qui ontété trompées.

Ysole était plus malheureuse que n’avait étésa mère !

Elle n’avait rien gardé de ce que sa mèreavait acheté pour elle à sa sœur infortunée, rien ne lui avaitprofité.

Rien !

Et voilà que le dernier bien, laissé par laProvidence à la pauvre Suavita, son ami, son protecteur, son Dieu,Ysole allait encore le lui prendre.

Thérèse, révoltée, demanda :

– L’aimez-vous ?

– Je ne sais, répondit Ysole avec distraction.Pourquoi l’aimerais-je ?

Puis elle ajouta :

– Je puis haïr encore. Je hais de toutes lesforces de mon âme. Je crois que je ne saurais plus aimer.

Thérèse joignit les mains. Une parole s’élançade son cœur endolori à ses lèvres qui pâlissaient et tremblaient.Elle voulut dire :

– Alors, ayez pitié ! Alors laissez cejeune homme inconnu à celle dont il est l’espoir de lavie !…

Mais elle se tut.

Une autre pensée venait de naître enelle ; une de ces pensées qui semblent tout concilier et quifaussent les consciences.

Elle s’était dit :

– Si mon Ysole épousait Paul Labre – etc’était mon rêve autrefois –, elle abandonnerait le général, etcette position qui n’est pas à nous, et cette fortune dont nous nevoulons plus. Alors rien ne m’empêcherait de prendre par la mainSuavita, ce pauvre ange, et de la reconduire à son père. On luirendrait tout ce qu’on lui a pris ; elle seraitMlle de Champmas, la seule ! Et la sainte qui doitme voir d’en haut me pardonnerait, me bénirait…

Comme si tout en elle, et toujours, devaitcombattre contre cette douce victime qu’elle aimait ! tout,jusqu’à son honnêteté, tout, jusqu’à son affection !

Elle n’eut pas même besoin d’agir. L’amour dePaul pour Ysole était né dès longtemps. C’était le premier éveil desa jeunesse, et il avait failli en mourir.

Les devoirs nouveaux, imposés par l’adoptionde Blondette, et surtout le serment de vengeance qu’il avait juréen lui-même contre les meurtriers de son frère, avaient couvert cefeu et ne l’avaient point éteint.

Quand Paul rencontra loin de Paris celle qui,la première, avait fait battre son cœur, bien changée, mais plusbelle à ses yeux, sa passion se réveilla, timide comme lui-même,ardente et violente.

Ysole n’était jamais seule, dans ses longuescourses en forêt. Sous le couvert, il y avait un œil avide quiincessamment la suivait.

Thérèse savait cela, et chaque fois que Paulabandonnait la pauvre Blondette pour courir après son rêve, Thérèsevenait, secourable et impitoyable à la fois, consoler l’enfant quisouffrait.

Aujourd’hui, elle resta longtemps agenouilléeauprès de Suavita endormie.

Toutes les choses que nous avons dites, elleles pensait, rappelant tour à tour à sa mémoire les tristesses deces trois dernières années, ressassant ses tourments, ses craintes,peut-être ses remords.

Elle parlait à Suavita, qui ne pouvaitl’entendre ; elle lui demandait pardon.

D’autres fois, elle se confessait à elle, luidisant ses espoirs et plaidant la cause de cette fatalité qui,malgré elle, l’avait faite bourreau.

Elle s’absorbait si profondément en sa penséeque les choses extérieures ne la frappaient point.

L’ombre s’épaississait dans le bosquet parceque de grandes nuées orageuses voyageaient au ciel.

Suavita dormait toujours, la tête appuyée surson bras que baignaient ses doux cheveux.

Thérèse tressaillit enfin à un bruit de pasrapides qui semblaient s’éloigner.

Elle regarda dans la direction du bruit etaperçut deux hommes qui fuyaient à travers les arbres.

Ce fait lui sembla si étrange, dans lapropriété toujours sévèrement close de Paul Labre, qu’elle sereleva en sursaut pour courir ou appeler.

Mais en ce moment une voix de femme enrouéetomba du haut de l’arbre même qui abritait le sommeil deSuavita.

– Ne vous donnez pas la peine, maman Soûlas,disait cette voix. La porte est restée ouverte, là-bas, et ils ontdéjà la clef des champs, ces deux braves !

Elle regarda en l’air et vit notre amiClampin, dit Pistolet, tout de neuf habillé, qui dégringolait lelong du tronc lestement.

– Bonsoir, maman Soûlas, dit-il en touchant lesol. Est-ce que vous causez souvent comme ça, toute seule ?c’est dangereux. Tiens ! voilà la petite deM. Paul ! Elle est mignonnette. Vous ne me remettez pas,on dirait ! C’est moi qui ai fait la fin de votre minet ;pauvre bête… mou, mou, mou… c’était l’effet des passions, mais jeme range. Voilà l’histoire : je guettais ces deux-là qui sontentrés par la porte du bout, que la petiote a laissée ouverte.Avez-vous des ennemis, maman ? Ils vous ont regardée, mais là…dans l’œil ! Ils vous ont écoutée. J’en connais un des deux,M. Cocotte, qui ne vous assassinera pas ; c’est pas sonétat… mais l’autre, dame ! je crois qu’il est engagé pour ça,et il a une polissonne de mine !

Chapitre 9Menaces

 

Clampin, dit Pistolet, prononça ce discoursavec élégance, et d’un air bienveillant.

Comme apparence générale, il ne gagnait pas àavoir quitté son costume de gamin de Paris.

Son habit bourgeois, acheté parM. Badoît, à la Belle-Jardinière, le gênait aux entournures etportait déjà la marque des gymnastiques violentes auxquellesPistolet se livrait par état et par tempérament.

La redingote était décousue au deux coudes, lepantalon éraillé aux deux genoux et le chapeau contusionné avaitdéjà besoin d’une médication énergique.

Mais nous verrons que ces diversesdéfaillances de toilette n’étaient pas un mal pour le rôle quePistolet avait choisi.

Mme Soûlas restait tout étonnée à leregarder.

– Pourquoi vous êtes-vous introduit ici ?demanda-t-elle.

– C’est drôle, répliqua le gamin, vous ne meremettez pas du tout, et moi-même j’ai eu pas mal de peine à vousreconnaître. Vous avez joliment descendu la garde depuis trois ans,savez-vous ? Au temps où vous me donniez des restes de soupe,et elle était bonne, la soupe de MM. les inspecteurs, vousaviez encore des débris d’agrément, au physique. M. Badoît entenait pour vous, à l’œuf, dites donc, et le Chopand aussi, et mêmeM. Mégaigne, la laide bête ! Pour vous raviver lamémoire, je demeurais sur le même carré de M. Paul ; dansle trou au bois, et c’est là que je fis la fin de minet, un soir…Mou, mou, mou… Parbleu ! tenez, le fameux soir où vous eûtesl’idée de découcher. Pas d’affront ! ça ne me regarde pas. Et,ce soir-là, d’ailleurs, il y en eut tant et tant d’histoires etd’aventures à péripéties, qu’une de plus, une de moins… Où enétait-on ? ah ! que vous me demandiez le pourquoi de mongrimpement au haut de l’arbre ? Réponse : Pour monplaisir et mes affaires. Est-ce que vous êtes assez bien dansl’établissement pour m’avoir un coup à boire ? J’étrangle avectout ce que j’ai fait d’utile et d’important depuis ce matin.

Thérèse, qui s’était remise, luidit :

– Vous étiez avec M. Badoît, dans letemps ?

– Juste ! Et à cette époque-là, on seserait confessé à vous sans répugnance, c’est sûr. Mais il paraîtque vous avez été à gauche un petit peu. Pas d’affront ! Ça neme concerne pas. C’est boire que je voudrais.

« La minette est jolie comme un cœur,dites donc ! s’interrompit-il en jetant à Blondette un regardd’amateur. Est-ce que c’était elle, le petit paquet blanc que j’aicouru après, dans la rivière, jusqu’au pont de la Concorde, lesoir… Parbleu ! toujours le même soir que vous avez pris lapeine de découcher !

Thérèse répondit froidement ;

– Je ne sais pas ce que vous voulez dire. Jene suis pas ici chez moi, et je ne peux vous procurer à boire.

– On sucera une petite pierre, dit Pistoletavec résignation en mettant un caillou dans sa bouche. On a éprouvébien des privations plus cruelles au sein de l’Arabie Pétrée,chapitre de mes voyages hors frontières et douanes.

Il regarda tout à coup Mme Soûlas en faceet ajouta :

– Maman, vous avez plus de chagrin que demalice. Méfiez-vous quand vous allez toute seule par les champs.Cette affaire-là, c’est la bouteille au noir. Vous vous êtesmélangée là-dedans je ne sais ni comment ni pourquoi ; c’estpérilleux. Il y a un nid dans le pays, un nid d’animaux que je vousferais trembler et la chair de poule, si je vous murmurais leurvrai nom. Les deux qui viennent de filer par la porte ouverten’étaient pas ici pour des prunes… et quoique M. Badoît m’aitdéfendu de vous mettre au fait. Il y a des choses que vous savezd’ancien. Exemple : ce qu’on fit au frère de M. Paul dansla chambre n° 9, ce soir… Toujours le même soir, parbleu !

Thérèse eut un sourire triste.

– Je n’ai pas peur de mourir, dit-elle. Etpourquoi me tuerait-on ?

– That’s the question, comme ilsbaragouinaient pendant mon séjour en Angleterre, répondit Pistolet.Vous le savez mieux que personne : c’est des gaillards qu’ilfaut être fort et adroit pour deviner leur jeu, et moi j’ai idéeque M. Badoît a tort de se méfier de vous, ditesdonc ?

Thérèse fit un geste de fatigue. Pistolet, quila regardait toujours entre les deux yeux, continua, suivant àtravers son bavardage en apparence étourdi, le fil de son excursiondiplomatique.

– Vous avez quelque chose sur la conscience,ça ne fait pas de doute, maman, hé ! là-bas ?

Mme Soûlas ne put s’empêcher detressaillir.

– Mais ce quelque chose-là, continua le gamin,ne peut pas être contre M. Paul, que vous aimiez comme unfils, autrefois.

– Je suis dévouée à monsieur le baron, ditvivement Thérèse, autant et plus que M. Badoît.

– C’est mon idée, pensa tout haut Pistolet.Mais alors, qu’est-ce que la pauvre petiote a pu vousfaire ?

– Elle ! la chère enfant ! s’écriaThérèse.

– Stop ! interrompit le gamin.C’est de l’anglais appris dans mes voyages. Nous avons à causernous deux. Tant pis si M. Badoît n’est pas content !Attendez voir que je fasse ma ronde.

Il traversa le bosquet sans se presser et avecprécaution. Il gagna la porte de l’enclos dont il poussa le verrou.Après quoi, d’un seul bond, il s’accrocha d’une main au faîte dumur et s’éleva à la force des poignets.

Son pantalon neuf en dut souffrir. Il restaune minute entière à examiner soigneusement la campagne.

Thérèse suivait malgré elle, avec intérêt,toute cette mise en scène.

En revenant, le gamin la regarda du coin del’œil et se dit :

– Elle est piquée dans sa curiosité,l’ancienne, on va savoir.

Il s’assit sur l’herbe à une vingtaine de pasde Suavita endormie et fit signe à Thérèse d’approcher. Celle-ciobéit.

– Rapport à ce qu’il ne faut pas que lamignonne écoute, murmura-t-il, si quelquefois elle faisait semblantde dormir. Ça s’est vu. Mettez-vous là. Vous savez mieux que moi oùest M. Paul à cette heure. Comme il s’y trouve bien, il yreste, et ce n’est pas lui qui viendra nous déranger.Allons-y ! Le hic, le voici de but en blanc et sansbaragouiner : la fille aînée du général n’est plus unedemoiselle, hein ?

Thérèse frissonna si visiblement que Pistolets’arrêta.

– Ça vous fait quelque chose ?demanda-t-il naïvement.

– C’est une calomnie ! prononça Thérèseentre ses dents serrées.

– Non, répliqua le gamin d’un ton paisible. Leséducteur est un Habit-Noir, assassin, voleur et tout. J’en lève lamain !

Les bras de Thérèse tombèrent.

– Vous ne saviez pas ça ? repritPistolet. Moi, pas d’affront ! la chose ne me concerne pas.Seulement, ils croient que vous le savez, et c’est mauvais pourvous. Les bêtes venimeuses, dont je vous ai parlé, qui ont leur nidpar ici sont les Habits Noirs, les vrais, de l’île de Corse et duFera-t-il jour demain. Pas davantage.

Thérèse était toute blême.

Elle avait passé des années dans un milieu oùce nom sinistre faisait effet comme celui du choléra ou de lapeste.

– Pourquoi me dites-vous cela ?demanda-t-elle.

– Parce qu’ils sont venus ici… et qu’ils neviennent jamais pour rien.

– Quoi ! s’écria Thérèse, ces deux hommesque j’ai vus s’enfuir ?…

– C’est pas des gros, déclara sentencieusementle gamin, mais c’en est. Veillez sur vous et sur ceux que vousaimez.

– Ysole… commença la malheureuse femme.

– Ah ! fit le gamin, c’est donc celle-làqui vous tient le plus au cœur ?

Il l’interrompit pour ajouter :

– Moi, je ne sais rien de rien, hors ce quej’ai vu. C’est vrai que j’ai vu pas mal de choses déjà, parce queje me suis levé matin, ayant oublié de me coucher hier au soir. LesHabits Noirs sont diablement malins ; mais on n’est pas malorganisé de notre côté aussi, M. Badoît a une centained’hommes en campagne.

– Cent hommes ! répéta Thérèsestupéfaite.

– Une armée, quoi ! poursuivit le gaminen riant. Nous ne sommes pas de la police, vous savez. Moi, jetravaille pour l’honneur ; j’aime ça. Nous servons toutuniment la vengeance du frère de la victime, comme dans les drames.C’est un emploi honorable. Ça vous incommoderait-il que j’en allumeune pour tromper ma soif ?

Thérèse permit du geste, et Pistolet battit lebriquet après avoir bourré sa pipe.

– Ça me fit de la peine pour le matou,reprit-il en tirant les premières bouffées. J’ai bon cœur et mêmede la sensibilité, à l’état de nature ; mais les passions dela jeunesse ! Fallait aller à mes succès à Bobino ; vousn’avez pas connu Mèche ? Je comprends les fautes comme ça,qu’ont l’entraînement pour objet ; le calcul, jamais ! ildégrade. Voilà donc l’ordre et la marche, espérant que, si vouspouvez me communiquer des renseignements utiles, vous vous fendrez,en faveur de M. Paul ou le baron dont nous sommes à sasolde ; moi, par l’intermédiaire de M. Badoît et lesquatre-vingt-dix-neuf autres directement. M Badoît m’ayantembauché, je suis parti avec lui en rotonde de diligence pourAlençon, où il m’a dit : Je reste ici, étant connu des HabitsNoirs, pour la plupart, en ma qualité d’ancien agent, car ilsflânent habituellement autour de la Préfecture, et il y en a mêmequi ne se gênent pas pour entrer à l’intérieur du monument, sousforme d’amis particuliers des principaux chefs.

« Toi, qu’il a ajouté, en me parlantfamilièrement par amitié, ils t’ignorent par le double motif que tun’étais pas encore célèbre, à l’époque, ailleurs qu’à Bobino, etque tu as passé le surplus de ton existence dans les voyages àLondres et autres contrées étrangères. Ce qui est vrai,maman : j’en ai vu du pays ! Et les différentes mœurs despopulations nomades !

« Alors, en conformité des ordres du mêmeM. Badoît, j’ai pris les devants par la patache de LaFerté-Macé, côte à côte avec un chrétien qui sentait le bagne àfaire pitié, chiquant, chinoisant jaspin, tatouage sur lesmains : des cœurs, des ancres, des poignards en bleu et desdevises : « Pas de chance à la maison ! »« Troubadour-Sans-Quartier, dit la Faveur-des-Belles. »« À bas Chamoiseau ! »

« Fidèle jusqu’au trépas. » etautres : que c’est une vraie bizarrerie de voir ces gens-là semarquer comme du linge, pour pas qu’on les perde dans lafoule !

« Il a montré son passeport aux gendarmesdevers Saint-Martin-des-Landes. Le gendarme n’y a vu que du feu,comme de juste. Mais moi, toisé ! Je connais la fabrique et larenommée de ces outils-là. N’empêche que je n’ai pas pu luidesserrer les dents, ce qui fait que je n’ai pas menti tout àl’heure en vous disant : Connais pas ! Mais, d’un autrecôté, son passeport était au nom de Louveau, et comme j’ai entendumentionner ce nom-là à la Grande-Bouteille…

– C’était un des deux hommes de tout àl’heure ? interrompit Thérèse.

– Oui, maman… Et l’autre, le jeuneM. Cocotte, n’étant pas pour jouer des mains, mène presquetoujours avec lui un gredin à tout faire.

« Or, le troubadour Sans-Quartier, dit laFaveur-des-Belles, me semblait gentil à surveiller : endescendant de voiture à La Ferté-Macé, je l’ai suivi de loin et ilm’a conduit tout droit au pot aux roses… Motus : c’est dessecrets : j’ai vu là de ces figures qui me suffisent poursavoir où mener ma barque.

« Mais les principes avant tout, pasvrai ? La première chose est d’inspecter le logis de l’hommequi paie. Y a toujours quelque bon renseignement à prendre à laPréfecture. C’est ici la Préfecture ; je m’y suis introduitpar escalade et j’ai revu mon troubadour ; ma tête travaille…Ah ! çà ! on dirait que la petiote veut s’éveiller,hé ?

Le sommeil de Suavita devenait inquiet. Ellese retourna vivement, ses mains s’agitèrent.

– Elle va parler, dit Pistolet.

Thérèse secoua la tête d’une façon tellementsignificative que le gamin s’écria :

– Muette ? Pauvre chou ! C’est unevraie petite demoiselle, ça se voit ; elle doit savoir écrire,au moins.

Thérèse toucha du doigt le centre de sonfront.

– Idiote aussi ! fit le gamin tout ému.Ma parole, je m’y intéresse, moi !

Il ajouta avec une sorte de gravité :

– Eh bien ! ça ne me déplaît pas auvis-à-vis de M. Paul, parce que çà explique radicalement commequoi il a pu ne pas la rendre à sa famille éplorée, sans manquer àl’honneur, si elle a le sifflet coupé et plus rien dans lacervelle, pas moyen de savoir son nom et son adresse ; çam’incommoderait de soupçonner M. Paul… Et vous aussi, maman…Je ne suis pas fâché d’estimer de fond en comble ceux pour qui jerisque mon cou. Chacun ses opinions, pas vrai ?

Il fit le geste de prendre dans son goussetvide une montre, objet de sa constante ambition, mais que jamais iln’avait pu conquérir. Il regarda sérieusement le creux de sa mainet dit :

– Arrêtée l’horloge ! je changerai mongenevois… Maman, voyez voir à la vôtre !

– Il est onze heures, répondit Thérèse aprèsavoir consulté sa montre.

– Je déjeunerai une autre fois, soupiraPistolet. Ce district n’offre pas au voyageur toutes les commoditésde la vie. Maman, ouvrez les deux oreilles ; je vous ai ditdes choses authentiques et des balivernes : les balivernes,c’est le détachement de cent hommes, quoique ça soit vrai, dans unsens, puisque nous sommes deux dont le premier en vaut bienquatre : c’est M. Badoît, mon patron, et dont le secondqu’est moi, formé au grand complet par mes voyages, remplaceavantageusement les quatre-vingt-seize autres. Les chosesauthentiques, c’est l’idée qu’on vous chauffe un bouillon, iciprès, et à M. le baron aussi. Il changea de ton pourajouter :

– Ramenez cette enfant-là à la maison, et quela maison soit bien fermée. Ce qu’ils veulent, je n’en sais rien,j’ai été mis trop tard dans l’affaire, je vais encore auhasard ; mais ils ont une opération en train, c’est sûr, etquand ils sont en campagne, vous savez cela comme moi, malheur àceux qui les gênent ! En plus qu’ils trouvent moyen de fairecoup double : le couteau pour l’un, la guillotine pourl’autre, si bien que Jacques est égorgé des fois, rien que pouramener Pierre en cour d’assises. Ah ! c’est organisé à lapapa ! et si je n’avais pas de l’ouvrage, ce matin, j’auraisflâné tout à l’entour de vous, pour vous garder d’abord, ensuitepour les voir venir… Mais voilà ! nous avons assembléed’actionnaires, au nid de la société, ici près, et pour peu qu’onne me casse pas les reins avant la fin de la séance, je donne bienma parole sacrée que, cette fois, je saurai quelquechose !

Il se leva, et secoua les cendres de sapipe.

Thérèse le regardait indécise. Cette craintevague et personnelle qui venait la frapper au milieu depréoccupations d’un genre si différent impressionnait son instinct,mais avait peine à s’asseoir dans son esprit.

Pistolet n’était pas né pour fairetrembler.

Dans sa bouche la menace la plus terriblesuait le comique.

Néanmoins, quand il lui tendit la main d’unair courtois et galant, Mme Soûlas donna la sienne etdemanda :

– Ai-je quelque chose à faire ?

– Vous avez, répondit le gamin, à trouverM. le baron et à lui dire que je suis désolé de ne pas avoireu l’honneur de le rencontrer. Je reviendrai à l’heure de sondîner, car il faut vivre. J’ai déjà mentionné les précautions àprendre pour la petiote. Vous avez, en outre, à toucher deux mots àvotre mademoiselle Ysole de ses longues courses en forêt ;elle ferait mieux de rester à la maison aujourd’hui et demain…Après ça, qui sait ? Elle nous en remontrerait peut-être,cette belle fille-là : elle doit en savoir long ! Etquant à vous, prenez un domestique pour vous reconduire au châteaude Champmas. Demain, je me chargerai moi-même de veiller sur vous.À vous revoir, maman. Vous ne me gardez pas rancune pour l’histoiredu minet ? Ah ! les passions de la jeunesse ! Mou,mou, mou ! Elles vont rire sans moi ce soir, à Bobino. Jedonnerais l’Odéon pour une chope de quatre sous et savoir où estMèche. À l’avantage !

Tout en parlant, il avait noué autour de sesreins un petit cholet à carreaux qu’il avait dans sa poche.

Il marcha en se dandinant vers le mur dujardin et passa pardessus en trois temps gymnastiques,admirablement détachés.

Thérèse, restée seule, éveilla Blondette quilui sourit et la suivit docilement vers la maison.

Elle embrassa l’enfant avec tendresse avant dela quitter pour retourner au château deM. de Champmas.

Au moment de sortir dans la campagne, Thérèseeut un frisson, mais elle se fit honte à elle-même de safrayeur.

Elle pensa :

– Ces enfants de Paris s’amusent de tout.C’est pure moquerie. Il a parlé au hasard. Comment saurait-il lesecret de ma fille ? Et pourtant ces deux hommes que j’ai vusfuir !… Il y a quelque chose, et je veux du moins avertirM. Paul, qui est notre dernière espérance. Le Parisien araison, je sais où le trouver.

Elle pressa le pas, suivant le sentier quientrait en forêt et descendait vers les sauvages couléesd’Andaine.

La route était déserte.

De gros nuages orageux mettaient le ciel endeuil.

Chapitre 10La Belle-Vue-du-Foux

 

C’est forêt partout, au sud et à l’ouest deMortefontaine.

Les bois de La Ferté-Macé rejoignent de cecôté les bois d’Andaine, au quartier dit la Belle-Vue-du-Foux où secroisent trois chemins vicinaux, tellement piétines par les bêtesfauves, – surtout les sangliers – que j’y ai vu souvent, au matin,les traces de chevaux et de voitures complètement effacées par lespas du gibier.

Au temps de la moisson, les paysans duvoisinage passent la nuit dans leurs champs avec des tambours etdes chaudrons pour éloigner les troupes de joyeux et friandsmarcassins, et, non loin, il y a un garde-chasse qui veille, nonpoint sur les récoltes, mais sur les ravageurs.

La loi protège le sanglier.

Une fois passée l’étoile du Foux, le terrains’abat brusquement d’un côté et remonte de l’autre pour atteindreun plateau sablonneux, mais boisé, qui domine dix lieues depays.

Au-dessus encore de ce plateau, il y a uneroche, entourée de hêtres admirables qui contrastent par leuréternelle fraîcheur avec l’aridité de la lande environnante ;car la forêt n’est ici qu’une lande où essaie de croître unmisérable taillis de bouleaux.

Au sommet de la roche, il y a une fontaine oùje n’ai jamais vu d’eau, et c’est dommage, car cette eau, dit-on,guérit une foule de maladies.

La fontaine est gardée par une petite niche,creusée dans la pierre et ornée d’une image de Notre-Dame-du-Foux,en faïence peinte.

Le tout est surmonté d’une plate-forme devingt pieds carrés, qui dépasse les plus hautes cimes deshêtres.

C’est, spécialement ici, la Belle-Vue-du-Foux,à laquelle tout le quartier doit son nom.

De la Belle-Vue on aperçoit plusieurs villes,vingt clochers de bourgs pour le moins, et d’innombrablesvillages ; on voit six rivières, trois étangs et troisforêts ; la Normandie ne contient pas de panorama plus variéni plus large.

Paul Labre venait là presque tous les jours,non point pour admirer le paysage, mais pour savoir où diriger sacourse. Ysole de Champmas courait à cheval dans toutes lesdirections ; à la Belle-Vue-du-Foux, Paul Labre était sûrd’apercevoir, après quelques minutes d’attente, dans les sentiersgrimpeurs de la montagne ou sur les routes sinueuses de la plaine,son voile vert, flottant au vent de sa course, et la robe fleur depêcher de son charmant cheval.

Quand il l’avait aperçue, il choisissait sonchemin, calculant le temps et la distance ; il savait laretrouver, fallût-il faire plusieurs lieues sous le soleil – et ilsavait choisir, pour la rencontrer, l’endroit ombreux et biencouvert d’où, sans être deviné, il pouvait l’adorer un instant aupassage.

Pauvre joie, pensera-t-on. Paul était ainsifait.

Il n’avait point vécu.

Ces trois ans écoulés n’avaient pas changé enlui le jeune homme solitaire et timide à l’excès.

Son passé de misère pesait sur lui dans laprospérité.

Nous ne parlons pas même de l’idée fixe qui letenait : le châtiment des assassins de son frère.

Paul croyait à cette idée fixe et, certes, ileût donné de son sang pour accomplir le serment qu’il avaitfait.

Mais nous voulons avant tout la vérité.L’énergie de Paul Labre était d’espèce particulière.

Il eût tout osé, tout, pourvu que le dangervînt à lui.

Chacun de vous connaît de ces hommes, bravesjusqu’à la témérité, mais à qui manque le besoin d’agir. Ils ont laplus poétique moitié de la vaillance : le mépris absolu de lamort ; mais ils s’endorment parfois sur le chemin qui mène àla bataille.

L’idée fixe de Paul, la vraie, c’était sonamour pour Ysole de Champmas : amour de tête et de poète,passion fougueuse et froide à la fois ; adoration romanesquequi vivait surtout d’obstacles.

C’était toujours ce rêve de l’adolescent,contemplant, par la croisée de sa mansarde, le bonheurimpossible.

Paul Labre n’avait pas vieilli.

Chose singulière, il aimait tant son rêvequ’il éprouvait une sorte de frayeur à l’idée d’échanger quelquesparoles avec Ysole.

Il l’adorait telle qu’il la voyait de loin,telle qu’il l’avait faite, pourrait-on dire.

Et depuis quelque temps, depuis très peu detemps, il éprouvait un remords à l’adorer ainsi.

L’enfant qui restait à la maison, la pauvrepetite Blondette, grandissait à son insu dans son affection.

Il lui reconnaissait des droits ; ilplaidait pour elle contre lui-même.

Comme tous les fous, car cette belle Ysoleétait pour lui une folie, il avait ses heures lucides.

À ses heures lucides, Paul était à la fois unesprit subtil et un cœur d’or.

Bienfait oblige. Il s’était engagé beaucoupenvers cette enfant dont il était désormais toute la famille. Loinde se dissimuler les obligations contractées, il se les exagéraitavec l’ardente générosité de sa nature.

Sa paresse n’était que pour l’action, ouplutôt sa paresse était tout entière dans ce mal d’amour où il secomplaisait obstinément.

Il aurait donné une part de sa vie pour aimerBlondette comme il aimait Ysole. Que de bonheur alors ! Car ilvoyait clairement et bien le cher travail qui s’opérait chezl’enfant. Rien n’était perdu en elle ; tout y vivait à l’étatde sommeil. Elle aimait, il le savait. Que pourrait le choc d’unegrande joie sur cette sensitive endormie ?

Quand Paul Labre avait quitté Blondette, cematin, il éprouvait ce remords à un degré plus haut qued’habitude.

Cette gentille intelligence qui ne demandaitqu’à naître et à fleurir l’avait frappé aujourd’hui très vivement.Il était triste. Il se reprochait de ne point aider à cet admirabletravail de guérison.

Bien plus : de l’entraver peut-être.

Car il avait nettement conscience de sonpouvoir sur l’enfant.

Il traversa lentement les terres labourablesqui le séparaient de la lisière de la forêt.

L’air était lourd, le soleil chaud. Dix fois,il fut sur le point de retourner sur ses pas.

Quelque chose le rappelait en arrière etdisait au fond de son cœur :

– C’est ici une heure solennelle. Tu as undevoir à remplir.

Mais il allait. Les arbres de la forêtépandirent bientôt leur ombre sur sa tête.

Il pressa le pas.

Le souci le suivit, plus mordant et pluscruel.

Pourquoi avait-il écouté les suggestions deThérèse Soûlas ? Ses craintes au sujet de malfaiteursmystérieux, intéressés à faire disparaître Blondette, n’étaient-cepas pure fantasmagorie ? Il fallait chercher les parents del’enfant, au lieu de la cacher ; à défaut du bonheur qu’on nepouvait lui donner, il fallait au moins lui rendre sa famille.

Les remords vont en troupe. Paul vint à songerà son frère.

À cet égard, il avait fait de son mieux.Était-ce assez ?

Était-ce ainsi et froidement qu’il avaitcompris, à la première heure, cette grande tâche de lavengeance ?

Il avait cherché, certes, il avait dépensé del’argent, des efforts et du temps, mais il s’était reposé surautrui.

Et les assassins de son frère restaient encoreimpunis après trois années !

Oh ! cet amour, cette extase, cettedémence !

Ysole, sa pensée de tous les instants, sonbonheur et son malheur !

Il y avait une demi-lieue environ, deMortefontaine au carrefour du Foux. Quand Paul arriva à l’étoile,le ciel, tout à l’heure si bleu, commençait à se couvrir de nuageslégers, mais laiteux et confus, – de ces nuages qui précèdent,comme une avant-garde, les grands amas de vapeurs électrisées.

Paul se dit :

– À quoi bon monter ? Je ne monteraipas.

Et il monta.

Parvenu au sommet de la Belle-Vue, au lieu dejeter comme il le faisait chaque jour, tout de suite et avidement,un regard circulaire à l’horizon, il s’assit sur la pierre, déposason fusil contre le tronc d’un arbre et mit sa tête entre sesmains.

– Je ne regarderai pas ! pensa-t-il,essayant une dernière fois sa puérile révolte.

Mais il regarda.

Et au milieu des mille détails du paysage,parmi tant de collines et tant de plaines, tant de bois et tant deprairies, son œil tomba, du premier coup, sur une bruyère rocheusequi ressortait en rose, auprès de ce noir paquet de verdure :le paradis d’Antoigny.

Sur cette bruyère il y avait un objet mouvantque ni vous ni moi n’aurions distingué.

Était-ce une fleur balancée à la brise, unoiseau, une femme ?

Paul appuya ses deux mains contre son cœur, etsa poitrine rendit un gémissement.

C’était elle, c’était Ysole de Champmas, avecson voile vert que le vent déployait en se jouant.

Paul se mit sur ses pieds comme si une mainplus forte que sa volonté l’eût soulevé.

Puis il se rassit, disant :

– Non, je n’irai pas ! Je ne veux pasaller !

Et, en effet, il resta immobile.

Mais savez-vous pourquoi ?

C’est que la tête du joli cheval fleur depêcher n’était point tournée vers la gorge d’Antoigny.

C’est qu’Ysole se dirigeait du côté de laBelle-Vue-du-Foux…

Paul n’allait pas à elle parce qu’elle venaità lui.

Elle était bien loin encore, certes, et nul nepouvait deviner quel capricieux détour la belle fille pourraitprendre.

Mais elle venait.

Paul plaça de nouveau sa tête entre sesmains.

Malgré lui, sa mémoire parlait ; dessouvenirs qu’il n’évoquait point passaient en foule devant ses yeuxfermés.

Il n’y avait, dans sa vie qui lui semblait silongue parce qu’elle était si triste, il n’y avait, depuis la mortde sa mère, qu’un jour souriant, une heure, au moins, une heurebonne et chère qui payait presque les années de découragement.

C’est quand il avait vu se rouvrir lespaupières de la pauvre petite Blondette, après l’avoir cruemorte.

Bienheureuse idée du drap de lit chauffé, quienveloppa les membre : frêles et tout glacés del’enfant !

Comme ses yeux bleus étaient doux etbeaux !

Mais l’heure qui suivit fut un deuil terrible,Paul apprit la mort de son frère assassiné, à deux pas de lui, danscette chambre n° 9.

Ces bruits sinistres qui avaient troublé sonrecueillement, pendant qu’il écrivait à son frère, si près demourir, cette lettre où il disait : Je meurs – ces bruitsétranges, ce choc sourd qui avait détaché un fragment de pierre àla corniche de la tour, – lequel fragment avait brisé un châssis entombant dans le jardin de la préfecture –, ces bruits, il croyaitles entendre encore.

Paul frissonnait, et la sueur froide coulaitentre ses doigts crispés.

Paul savait-il où était le corps de sonfrère ?…

Il écarta ses mains de son visage comme onchasse un fantôme. Il interrogea de nouveau l’horizon.

Ysole galopait dans la plaine.

Il essaya de penser à Ysole et de baigner sonangoisse dans une extase d’amour.

Mais aujourd’hui, la pensée d’Ysole lui serrale cœur.

Cette gracieuse forme qui fuyait là-bas dansla foudroyante lumière de midi était comme une menace.

Ysole, cependant, gagnait la lisière descoupes.

Une dernière fois les plis du voile vertéclatèrent au soleil, puis disparurent sous la feuillée.

Paul sentit une larme qui brûlait sapaupière.

– Je n’irai pas ! je n’irai plus !murmura-t-il, plus jamais !

Le temps s’écoulait et Paul, qui voulaitchasser loin de lui la pensée d’Ysole, la voyait sans cesse et nevoyait qu’elle.

Il se disait :

– Elle est ici, elle est là ; elletraverse cette coulée où je l’ai contemplée si souvent, cachéderrière le grand chêne – elle entre chez le pauvre bûcheron quis’agenouille sur le pas de sa porte, quand elle s’éloigne, pour labénir.

« Que m’importe tout cela ? Je neveux plus l’aimer… Oh ! je l’aime ! Jamais je ne l’aitant aimée ! J’aurais mieux fait de mourir. Blondette seraitun ange au ciel.

Au moment où le combat qui se livrait en luidevenait intolérable comme un supplice, il tourna la tête, parcequ’un bruit de pas se faisait sous les hêtres.

Il ne vit rien, et cependant les feuillesbruissaient.

Il saisit son fusil d’instinct et se leva pourregarder mieux. L’horizon s’assombrissait vers l’ouest. De grandsnuages d’un gris de plomb montaient, bordés de frangesargentées.

Il ne faisait pas un souffle d’air.

Au moment où Paul cherchait en vain sous lesarbres l’être humain ou l’animal qui avait remué les feuilles, sonattention fut tout à coup détournée par le roulement d’une voiturequi tournait l’angle de la route de Mortefontaine.

C’était la calèche deM. de Champmas.

Comme Paul était debout, le général l’aperçuten traversant le carrefour et le salua selon sa coutume.

Paul rougit comme si on l’eût surpriscommettant un acte coupable, et se découvrit avec un respectembarrassé.

Ce fut tout.

En se retournant, il crut apercevoir au plusépais du fourré de hêtres, là où les feuilles bruissaient naguère,un homme de forte taille et de méchante mine.

Cet homme tenait comme lui, à la main, unfusil de chasse, dont le canon, touché par la lumière, jeta unelueur.

Les braconniers ne sont pas rares dans lepays. Paul aurait à peine remarqué celui-ci, sans le soin extrêmequ’il semblait prendre à dissimuler sa marche.

Du reste, ce fut rapide comme une vision. Lesecond regard de Paul ne trouva plus sous les hêtres que l’ombre etla solitude.

Il appela, personne ne répondit.

Mais, l’instant d’après, le galop d’un chevalsonna sur le gravier de la route qui descendait au bas pays.

Le cœur de Paul se prit à battre, et l’hommeau fusil, vision ou réalité, fut oublié profondément.

À la place même où, tout à l’heure, la calèchedu général venait de passer, Ysole de Champmas, échevelée par levent de sa course, se montra, splendidement éclairée par le dernierrayon du soleil qui allait se noyer sous les nuages.

Il y avait en elle une animationextraordinaire, ses yeux brillaient, sa joue, sous les reflets deson voile, montrait d’étranges et ardentes pâleurs ; sescheveux magnifiques ondoyaient, caressés amoureusement par lalumière.

Elle était belle jusqu’au miracle.

Paul se retira derrière l’angle de la roche,tout haletant d’admiration. Ysole arrêta son cheval court, aumilieu de l’étoile.

Son regard franc et résolu interrogea lapetite plate-forme.

Paul, tremblant plus qu’un enfant, sedemanda :

– M’a-t-elle donc aperçu ?

Il avait peur, mais peur au point de chercherdéjà une issue par où fuir.

Il se trompait : Ysole de Champmas nel’avait point vu.

Elle cherchait quelqu’un sur la petiteplate-forme, évidemment, car ses sourcils se froncèrent avecdépit.

Un instant, elle resta indécise ; puis sacravache mignonne se leva comme si elle allait reprendre sacourse.

Mais se ravisant brusquement, elle sauta àterre, et se tournant vers la plate-forme, elle dit à hautevoix :

– N’êtes-vous point là, monsieur le barond’Arcis ?

Paul, plus stupéfait que si la pierreelle-même eût parlé, ne trouva point de mots pour répondre.

Seulement éperonné par la conscience du côtéridicule de sa situation – et c’est le côté sensible pour ceux quisont timides et qui aiment –, il rassembla son courage et fit unpas en avant.

D’un geste automatique, sa main souleva sonchapeau.

Ysole sourit et le salua d’un signe de têtegracieux.

– Restez, dit-elle ; je vais aller voustrouver. J’ai besoin de causer avec vous.

Paul resta en effet, et vous eussiez dit qu’ilétait changé en statue.

Chapitre 11L’affût de midi

 

L’homme au fusil n’était pas une vision, etcertes il aurait mérité de fixer l’attention de Paul Labre, s’ileût été possible à celui-ci de songer à quoi que ce soit au monde,quand la présence d’Ysole venait lui éblouir le cœur.

L’homme au fusil était un fort gaillard à têtedéprimée comme celle d’un batracien et conformée de façon à ce quele derrière du crâne emportât complètement le devant.

Au dire de Gall et de ses disciples qui, enceci du moins, sont d’accord, cette forme de la boîte osseuseaccuse la prédominance de tous les instincts mauvais.

Louveau, surnommé Troubadour et laFaveur-des-Belles, n’avait aucune prétention au titre debienfaiteur de l’humanité ; c’était une bête sauvage deshalliers parisiens, un animal féroce de la plus répugnanteespèce : un chien enragé tel qu’on en trouve encorequelques-uns dans la forêt de Paris et dans les marais deLondres.

Les Habits Noirs faisaient une chasse active àces fauves ; ils les prenaient vivants et les dressaient àobéir.

L’association leur mettait un collier de ferautour du cou.

Une fois tombés dans le piège à loup qu’onleur avait tendu, ils tiraient comme des chevaux de fiacre pouréviter la guillotine.

Louveau, dit Troubadour, était un Coyatier dedixième ordre.

On l’avait amené là pour tenir l’affût ettirer un coup de fusil.

Le gibier devait passer sous laBelle-Vue-du-Foux, par la route conduisant de Mortefontaine auchâteau de Champmas.

Ce n’était pas tout. Louveau avait en outrepour mission de s’assurer qu’un jeune homme, dont on lui avaitdonné le signalement, et qui était Paul Labre, se trouvait ou étaitvenu à tout le moins à la Belle-Vue, ce jour-là.

De plus, il lui fallait savoir si quelquepassant, paysan ou autre, pourrait constater la présence ou lepassage de Paul Labre au lieu désigné.

Pour toutes ces diverses choses on devait luidonner de quoi s’empoisonner d’eau-de-vie pendant une semaine.

Méchant état ! Mais ceux qui payaientLouveau si maigrement ne lui laissaient point la liberté duchoix.

Son collier de dogue esclave le serrait à lagorge.

Quant au gibier à abattre, Louveau leconnaissait. On l’avait introduit dans un enclos, là-bas, àMortefontaine, tout exprès pour qu’il le pût bien voir.

Louveau était un des deux intrus que ThérèseSoûlas avait vus fuir au moment où Pistolet descendait de sonarbre, dans l’enclos de Paul Labre.

L’affût devait commencer à midi.

Tous les jours, de midi à deux heures, legibier désigné au fusil de Louveau prenait la même route pour allerde la maison de Paul Labre au château du général.

Louveau, dit Troubadour, reconnut aisémentPaul Labre à la description qui lui en avait été faite.

C’était un premier point.

En l’espace de cinq minutes, il put constateren outre que deux personnes au moins avaient aperçu Paul Labre surla plate-forme de la Belle-Vue-du-Foux, le monsieur de la calècheet cette belle demoiselle qui galopait sur un cheval fleur depêcher.

Louveau ne faisait pas de zèle, cela luisuffit et il rentra sous bois, cherchant désormais une placecommode pour son affût, une place où le tir fût aisé et la retraiteassurée.

Ce n’était pas la partie difficile de sabesogne. L’endroit était merveilleusement propre à dresser uneembuscade. La rampe qui descendait de la plate-forme à la route deMortefontaine allait s’élargissant, à mesure qu’on s’éloignait del’étoile. Elle était couverte d’un taillis de châtaigniers trèsépais qui cachait le sol tout semé de grosses pierres.

À deux cents pas de la Belle-Vue, Louveautrouva un quartier de meulière qui surplombait presque la route, etderrière lequel une sente de chevreuils rejoignait tortueusement laforêt.

C’était son affaire. Il ne chercha pasmieux.

– Tiens ! se dit-il, entendant vaguementla voix d’Ysole qui adressait à Paul Labre le bizarre appel quiavait si fort étonné ce dernier, la demoiselle cause : c’estun joli brin ! Ce serait dommage s’ils me disaient une fois dela mirer, celle-là. Faudrait le faire tout de même.

Il fourra une chique dans sa bouche, s’assitcommodément et mit son fusil en travers sur ses genoux après enavoir examiné l’amorce.

En ce moment, Mlle Ysole de Champmaspassait à son bras la bride de son cheval et montait le sentierescarpé qui conduisait à la Belle-Vue.

Paul était resté à la même place, toujoursimmobile et le chapeau à la main.

Quand Ysole arriva près de lui, elle avait auxjoues une belle teinte rosée.

C’était peut-être du trouble – peut-êtreétait-ce la fatigue de la montée.

– Je vous prie, dit-elle, d’attacher moncheval. Il se peut que nous restions longtemps ici.

Paul Labre, le pauvre amoureux, et je neserais pas surpris que certaines jolies paires de lèvres,impatientes, l’eussent déjà nommé : « l’amoureuxtransi », Paul Labre ne connaissait pas encore la voix decelle qu’il aimait.

Il y avait dans son passé ce qu’il fallaitpour faire de sa timidité native une maladie cruelle etincurable.

La voix d’Ysole, grave et douce, lui pénétrale cœur comme un chant ; mais son étonnement dépassait debeaucoup son émotion.

L’aventure commençait pour lui comme un rêvedélicieux, mais extravagant.

Il avait peur de s’éveiller et peur aussi detrop croire.

Quand il eut attaché le cheval d’une mainmaladroite et qu’il se retourna, il vit Ysole assise au bord de lafontaine.

Elle lui fit signe d’approcher, il obéit.

– Asseyez-vous près de moi, lui dit-elle.

Il s’assit. Elle reprit :

– Je crois que vous m’aimez, monsieur PaulLabre.

Elle avait les yeux sur lui.

Il releva les siens et, sous son noble regard,les paupières d’Ysole se baissèrent.

– Depuis que mon cœur bat, répondit-il à voixbasse, je n’ai jamais aimé que vous, mademoiselle.

Elle voulut sourire. Paul lui toucha lebras.

– Ne vous moquez pas ! prononça-t-il d’unaccent où il y avait à la fois une supplication et un ordre. Il y abien longtemps, j’ai voulu mourir pour vous.

– Bien longtemps ! répétaMlle de Champmas.

Puis, retirant son bras avec une tardiveréserve, elle ajouta :

– Vous avez deviné, je le vois, monsieur lebaron, qu’il s’agit entre nous d’une chose grave.

Paul répondit :

– Je ne sais pas ce dont il s’agit. Disposezde moi, je vous appartiens.

– Thérèse Soûlas vous connaît, reprit Ysolequi semblait suivre une pensée nouvelle, venue à la traverse de safantaisie. Je l’ai interrogée sur vous : jamais elle n’a voulume répondre. Est-ce à Paris que vous avez commencé dem’aimer ?

– C’est à Paris et j’avais vingt ans, répliquaPaul.

– Ah ! fit Mlle de Champmasdont le beau front se couvrit d’un nuage. J’avais seize ans alors,j’étais heureuse, j’étais…

Elle n’acheva point et poursuivit :

– Que pensez-vous de Thérèse Soûlas ?

– C’est une digne et bonne femme.

– Je voudrais croire cela, pensa tout hautYsole.

Elle reprit en regardant Paulfixement :

– Lui avez-vous parlé depuis qu’elle est auchâteau de mon père ?

– Elle vient chez moi chaque jour, réponditPaul.

Ysole murmura :

– Quel motif a-t-elle de se cacher de moi pourune chose si simple ?

Puis, posant à son tour sa belle main sur lebras de Paul qui tressaillit douloureusement, elledemanda :

– Qui est cette jeune fille que vous avez chezvous, jeune fille ou jeune femme ?

Paul ouvrait la bouche pour répondre ;elle l’interrompit, disant avec une conviction froide :

– Que m’importe ! Je ne veux pas lesavoir. Si c’est votre sœur, je l’aimerai ; si c’est votremaîtresse, on la chassera.

La physionomie de Paul Labre, mobile etexpressive comme celle des enfants, laissa voir à ces mots,« votre maîtresse », une surprise pénible.

Rien n’est sévère comme l’admiration desamants.

Ysole comprit et sourit avec tristesse.

– Est-ce que Thérèse Soûlas ne vous a jamaisparlé de moi ? interrogea-t-elle brusquement.

– Moi, répliqua Paul Labre, sans cesse je luiparle de vous.

– Elle a gardé mon secret, ditMlle de Champmas en baissant la voix encore une fois,comme elle a gardé le vôtre. Il semble que mes paroles vous fontsouffrir.

– C’est vrai, avoua Paul. Je vous croyaisheureuse.

– Heureuse ne dit pas toute votrepensée, monsieur le baron.

– Si fait, répondit celui-ci d’un ton ferme,et comme s’il eût voulu arrêter un aveu, toute ma pensée.

Leurs regards se croisèrent pour la secondefois.

Paul Labre n’était plus timide.

Il prenait son rang par la fierté même qu’ilimposait à Mlle de Champmas.

Mais celle-ci refusa orgueilleusement lerespect délicat et profond que la générosité de Paul luioffrait.

– Notre entretien s’égarerait, monsieur lebaron, prononça-t-elle d’un ton bref et précis. Laissez-moi, jevous prie, le conduire moi-même.

Paul s’inclina ; ellepoursuivit :

– Vous avez un secret comme moi, et votresecret pèse sur toute votre vie… encore comme moi.

Les mains de Paul se joignirent malgrélui.

– J’ai un secret, murmura-t-il, un deuil… ungrand deuil… mais au nom de Dieu, Ysole, je tuerais celui qui meparlerait de vous comme vous le faites vous-même !

– Cela me plaît que vous m’appeliez par monnom, dit Mlle de Champmas.

Paul Labre rougit.

Il avait prononcé ce nom à son insu et malgrélui. Il y eut un silence. Le sourire d’Ysole prenait une amertumedouloureuse.

– Personne ne vous parlera de moi comme je lefais, murmura-t-elle si bas que Paul eut peine à l’entendre,personne… excepté un homme. Et celui-là, si vous m’aimez, vous leréduirez au silence… pour toujours.

Elle s’était redressée dans toute la richesseadorable de sa taille. Ses cheveux rejetés en arrière découvraientson beau front, où le courroux creusait une ride menaçante. Sesyeux brûlaient.

– Ne parlez plus, dit-elle, sinon pour mepromettre d’obéir. Êtes-vous brave ?

Paul n’eut pas même ce sourire qu’une pareillequestion, tombant de la bouche d’une femme, provoque invariablementchez les gens de cœur.

– Vous êtes brave, poursuivitMlle de Champmas. J’avais deviné votre bravoure commevotre amour. Je vous connais si bien pour trop généreux que j’aipeur de vous demander l’aumône.

Paul resta encore muet.

Ysole reprit, troublée à son tour par cesilence et essayant de railler au hasard :

– Je vous remercie de ne m’avoir pasrépondu : Demandez-moi ma vie. C’est du bon goût et del’esprit.

Cela sonnait si faux dans cet entretien, quiallait évidemment à une conclusion tragique, qu’elle se mordit lalèvre et tourna la tête en ajoutant :

– Monsieur le baron, il ne faudrait pourtantpas faire de moi un personnage de comédie. Vous ne m’écoutez pas. Àquoi songez-vous, s’il vous plaît ?

– Je songe, répliqua Paul avec son inaltérablesimplicité, que ma vie est acquise à une tâche bien sacrée, et que,pour ce bonheur de vous regarder de loin, j’ai déjà commis plusd’une lâcheté.

Elle lui tendit la main d’un geste brusque etsincèrement ému, cette fois.

– Paul, dit-elle d’une voix contenue maisdistincte, je vous jure que je vous aimerai.

Paul était pâle comme pour mourir.

– Celui qui vous a offensée, balbutia-t-il,l’aimez-vous encore ?

– Je le hais.

– Je suis jaloux, dit Paul qui retira sa main,jaloux de votre haine !

– Et pourquoi ne vous aimerais-je pas ?s’écria-t-elle avec une soudaine violence. Vous êtes beau, vousêtes la beauté même ; jamais je n’ai vu d’homme si beau quevous. Vous êtes bon, vous êtes noble ; il y a en vous desdélicatesses qui me rabaissent et que j’admire.

La pensée de Paul l’interrompit en s’échappantmalgré lui de ses lèvres.

– Pourquoi me parlez-vous ainsi ?murmura-t-il.

Elle saisit sa main qu’elle porta jusqu’à sabouche en un mouvement de folie.

– Je vous adorerai ! fit-elle au lieu derépondre, ou je me tuerai !

Le cœur de Paul se gonflait dans sapoitrine.

Des larmes lui vinrent aux yeux.

– Écoutez, reprit-elle, emportée par unirrésistible élan, je l’ai souvent pensé et je l’ai dit souventdans l’amertume de mon désespoir : je ne puis pas être lafemme d’un honnête homme. Un honnête homme n’est qu’un homme. Maisvotre femme à vous, Paul, oh ! je l’oserais ! Il n’estrien que ne puisse relever et sanctifier le contact de votre belleâme !

Paul se laissa glisser à deux genoux.

– Si vous m’aimez, dit-il en couvrant sesmains de baisers, nous serons sauvés tous les deux. Mais pourquoitenterais-je d’exprimer avec des paroles ce qui se passe enmoi ? Mon cœur est un livre où vous lisez. Vous voyez àtravers ma poitrine cette joie du ciel qui me noie et quim’enivre ; vous sentez la fièvre profonde qui me fait vivretoute une existence dans la minute présente. Ysole, je n’ai jamaisété heureux ; Ysole, chaque fibre de mon être tressaille auchoc d’une volupté inconnue. Un souffle m’abattait, et il me sembleque je vaincrais dix hommes ! Je vous vois plus belle que lesanges, et mon allégresse va jusqu’à la souffrance. Y a-t-il desprédestinés pour trouver la mort dans cet océan de délices ?Ysole aimée ! Ysole adorée !…

La bouche de Mlle de Champmass’abaissa jusqu’à ses lèvres blêmies.

– Je suis à toi, dit-elle dans un baiser, jeveux être à toi !

Puis, anéantissant elle-même l’extase qu’elleavait fait naître :

– Levez-vous, monsieur le baron, reprit-elle.Vous êtes à moi puisque je vous appartiens. J’étais une enfant, uneheureuse et pure enfant. Mon père m’aimait, Dieu me souriait, jeregardais sans crainte au fond de ma conscience. Cet homme vint. Jene sais pas si je l’aimais, je le crois, je m’en accuse ; maisce que j’aimais en lui, ce n’était pas lui. Mes yeux crédulesfurent éblouis : l’enfance écoute les contes de fées, il mepromit que je serais reine…

– Reine ! répéta Paul étonné.

– Il était roi, ou du moins, fils de roi. Jele voyais travailler à la délivrance de mon père, prisonnier.Pourrais-je dire quelle ambition folle aveugla ma raison ? Jefus coupable. Et savez-vous ce que voulait cet homme, ce roi, celâche et impitoyable malfaiteur ? Il voulait la fortune de monpère. Pour l’avoir, cette fortune, il s’était d’abord assuré demoi ; ensuite, il devait tuer mon père, et il a assassiné masœur !

La voix d’Ysole s’étranglait dans sagorge ; elle râlait.

– Où est cet homme ? demanda Paul à quil’excès de l’émotion rendait comme toujours sa froideapparence.

Ysole répondit :

– Pendant trois ans, je l’ai cherché. Voilàquatre semaines que je l’ai trouvé. C’était un soir, dans le salonde Mme la comtesse de Clare, notre voisine et ma parente. Jesuis sûre de l’avoir reconnu, bien qu’il portât un déguisement.Depuis quatre semaines, mes courses en forêt ont eu un but. Je saisoù est sa demeure. Et je sais aussi qu’il joue encore dans ce paysquelque lugubre et sanglante comédie.

– Les actes d’un pareil homme sont du ressortde la justice… commença Paul.

Mlle de Champmas le rendit muet d’unregard.

– Les jeunes filles sont imprudentes,murmura-t-elle. J’ai écrit. Si cet homme va devant un tribunal, jemourrai déshonorée !

Paul se leva et reprit son fusil qu’il jetasur son épaule.

– Il n’ira pas en justice, dit-il.

Ysole l’entoura de ses bras.

– On ne se bat pas avec un scélérat !murmura-t-elle. Vous m’avez comprise.

Paul Labre demanda pour la secondefois :

– Où est cet homme ?

– Venez, répondit Mlle de Champmas.Vous êtes aimé…

Elle n’acheva pas. Un coup de feu retentit àdeux cents pas de la Belle-Vue-du-Foux, sous le couvert.

Ysole et Paul prêtèrent l’oreille etentendirent au-dessous d’eux un bruit confus de feuilles et debranches froissées, comme si un sanglier eût percé droit devant soiau travers du fourré.

Chapitre 12Lettre anonyme

 

L’idée ne vint même pas à Paul Labre et àMlle de Champmas qu’un crime pouvait avoir été commisauprès d’eux.

La route de Mortefontaine se cachait derrièreles taillis de châtaigniers, à partir de l’étoile même. De laplate-forme on n’apercevait point la partie du chemin dominée parla roche au pied de laquelle Louveau, dit Troubadour, s’était postéen embuscade.

Aucun cri, aucune plainte n’avait suivi lecoup de feu, et le bruit bien connu du sanglier perçant le fourrééloignait toute supposition ne se rapportant point aubraconnage.

– J’ai vu le gaillard qui tient ainsi l’affûten plein midi, murmura Paul. Il n’est pas du pays et n’a pas bonnemine.

Ysole avait le pied à l’étrier ; elleécoutait encore d’un air indécis et inquiet.

– Ne serait-ce point sur nous qu’on atiré ? pensa-t-elle tout haut. Et avant que Paul Labre pûtrépondre, elle ajouta :

– Monsieur le baron, le fait seul d’avoir étévu avec moi vous créerait de mortels ennemis.

– Mademoiselle, répliqua Paul, non point àcause de moi, mais à cause de vous, nous devons nous séparer ici.Vous m’avez confié votre vengeance et aussi le soin de votresûreté, car il ressort de vos paroles qu’une menace pèse sur vous.J’espère que votre confiance ira jusqu’à me laisser le choix desmoyens à prendre pour vous faire libre et vengée.

– Soyez prudent, ditMlle de Champmas, qui mit son doigt sur sa bouchesouriante, songez que vous ne vous appartenez plus !

– Je songe que je ne saurais payer à trop hautprix les seuls instants de vraie joie que j’aie eus en ma vie. Vousm’en avez assez dit pour qu’il soit superflu de m’indiquer maroute. Il s’agit de l’homme qui dirige « laconspiration » ?

– Il s’agit du maître du Château-Neuf, eneffet. Vous êtes seul, et il est entouré d’une année.

– Retournez chez votre père, Ysole. J’ai hâtede vous dire mon secret comme vous m’avez donné le vôtre. Demain, àcette même heure, revenez au lieu où nous sommes, je vous yapporterai votre vengeance et votre liberté.

– Que comptez-vous faire ? demandaMlle de Champmas, qui se mit en selle. Dites-le-moi, jevous en prie.

– Je ne suis pas un bien grand seigneur,répondit Paul, mais mon père était soldat et gentilhomme. Il n’y apas deux façons de tuer un homme.

Il baisa la main d’Ysole et s’éloigna à grandspas en perçant à travers bois. Ysole resta un instant pensive àécouter le bruit de sa marche.

– Il est beau, il est bon, dit-elle enfin. Etcomme il m’aime !

Sa cravache effleura le garrot de son jolicheval qui se mit à descendre au pas la pente escarpée.

– Oh ! reprit-elle, je l’aimerai…Hop ! Amour !… Je veux l’aimer ! je leveux !

Amour dansa sur place et ne voulut point selancer. Il avait ce joli nom, le cheval fleur de pêcher deMlle de Champmas.

– Et pourtant, pensa encore Ysole, ce n’étaitpas un chevalier errant que je cherchais, mais bien un séide. J’aipeur de sa perfection ; il est sans défaut comme le pieuxÉnée… J’aurais préféré… Oh ! l’autre me fait trembler.

Amour prit le petit galop, parce qu’onarrivait au bas de la montée.

Ysole avait du rouge aux joues.

Elle fit volter son cheval pour enfiler laroute de Mortefontaine et se dit :

– Il n’est pas permis d’être fille d’Ève à cepoint-là. Je veux l’aimer, je l’aimerai… Nous irons loin d’ici,bien loin, et je naîtrai à une nouvelle vie…

Ce dernier mot finit en un petit cri desurprise.

Sur la route de Mortefontaine, un homme venaità pied, la tête penchée sur une lettre qu’il paraissait lireattentivement.

D’un coup d’œil, Ysole avait reconnu legénéral de Champmas, son père. Elle fit voiler une seconde foisAmour et se lança à pleine course dans une allée qui conduisaitsous bois.

Au bout de deux minutes et au premier détourde l’allée, Amour se cabra, effrayé par un homme qui était assispar terre au bord du chemin, essuyant avec un soin minutieux lacheminée de son fusil et l’intérieur du canon.

– Est-ce vous qui avez tiré ici près,l’ami ? demanda Ysole en s’arrêtant.

– Ici près, où ? questionna l’homme aulieu de répondre.

Mlle de Champmas regardait de côtésa méchante mine et ses bras velus, tout chargés de tatouages, carc’était bien Louveau, dit Troubadour, marqué comme un mouchoir,« pour pas qu’on le perde », selon l’expression de notreami Pistolet.

– Sous la Belle-Vue-du-Foux, expliquaYsole.

– Non fait, repartit l’homme. Est-ce qu’on atiré de ce côté-là ? Je n’ai pas entendu : je suis durd’oreilles.

– Et qu’avez-vous tué ?

– Bredouille, ma belle jeune dame. À cesheures-ci, les bêtes se méfient. La femme et les enfants aurontbeau crier la faim, ce soir, à la maison.

Ysole lui jeta une pièce d’argent etpassa.

Troubadour empocha l’aumône et continua denettoyer le fusil qui venait de tuer la mère d’Ysole.

À cinq cents pas de là, commençait le parc duChâteau-Neuf-Goret.

Ysole ralentit le pas de sa monture.

En approchant d’une ouverture à claire-voiequi regardait la campagne, elle dit :

– Doucement, Amour !

– Présent, bébelle, fit une voix derrière lagrille. Avons-nous enfin armé notre chevalier ?

– Il va le provoquer en duel, répondit Ysolesans s’arrêter.

– L’imbécile ! Je l’ai vu grimper laroute qui mène au château. Il faut que j’assiste à cette scène-là…et que je vous revoie avant ce soir, bébelle.

– Je reviendrai, ditMlle de Champmas. J’ai besoin de vous parler : jel’aime.

Un large éclat de rire se fit entendrederrière la claire-voie.

Les gaietés de M. Lecoq étaient toujoursbruyantes.

Thérèse Soûlas était couchée en travers de laroute de Mortefontaine, juste sous la roche où Louveau avait tenul’affût. Celui-ci, tirant à une vingtaine de pas tout au plus,l’avait littéralement foudroyée.

Elle était tombée dans la poussière, sanspousser un seul cri.

Le général de Champmas, qui montait la route àpas lents, se dirigeant vers l’étoile, n’aurait eu désormais qu’àlever la tête pour la voir.

Il n’était pas séparé d’elle par une distancede plus de trente toises. Mais le général était complètementabsorbé par la lecture d’une lettre qu’il tenait à la main.

Cette lettre, il l’avait trouvée au château enrevenant de la promenade.

Elle était datée de Paris et portait le timbredu bureau de poste de la préfecture.

Elle n’avait point de signature.

D’ordinaire, les gens de sens droit et de boncœur, comme était le général de Champmas, méprisent les lettresanonymes.

Mais celle-ci, paraîtrait-il, était une lettreanonyme d’espèce particulière, car c’était bien la dixième fois quele général la lisait.

La première fois qu’il l’avait lue, c’étaitdans sa chambre à coucher.

Au lieu de se débotter, il était sortiprécipitamment pour gagner l’appartement de Thérèse Soûlas.

Thérèse Soûlas n’était point chez elle.

Le général avait demandéMlle de Champmas, qui était également absente.

Il avait alors quitté le château et pris lacampagne, en donnant l’ordre aux domestiques de prierMme Soûlas de l’attendre si elle rentrait avant lui.

Tout en marchant, il relut la lettre qui étaitainsi conçue :

« Une personne qui a beaucoup connu etfréquenté le général comte de Champmas, à Paris, lors de l’affairedu complot carlo-républicain, a l’avantage de le prévenir qu’il aété à cette époque, lui, M. de Champmas, la dupe et lavictime d’une audacieuse machine de police.

« Ce qu’il y a de plus curieux, c’estque, dans toute cette histoire, la police était jouée sous jambe,aussi bien que M. de Champmas lui-même, par uneassociation de malfaiteurs, assez avantageusement connue dans lacapitale.

« La police manœuvrait dans l’intérêt dequelques personnages haut placés, qui avaient besoin d’une petitepanique, mais, en réalité, elle tirait les marrons du feu pourmessieurs les H. N., qui avaient envie d’être les héritiers dugénéral.

« Un agent de Vidocq, qui donna dès sondébut des preuves de singulier sang-froid, le nommé P. L. (il portemaintenant un titre de baron et le général le connaît du reste),fut chargé du principal rôle dans cette intrigue. On ne fait mêmepas allusion ici à l’arrestation du général, opérée par ce même P.L., qui était ici dans l’exercice de ses fonctions.

« On parle surtout de l’évasion favoriséepar les H. N., et dont le résultat devait être le meurtre dugénéral, lequel ne dut son salut qu’au hasard, aidé par ledévouement de la femme T. S., qui avait ses raisons pour se montrerdévouée.

« Trois assassins attendaient le généralderrière la porte, où le nom de Gautron était tracé à la craiejaune.

« Voilà l’histoire ancienne, à laquelleon ne veut ajouter qu’un détail. P. L. était l’amant de la fille deT. S., qui devenait l’héritière unique du général par ladisparition de sa jeune sœur.

« Le général, ici, doit comprendre àdemi-mot.

« La moitié seulement du plan réussit. Legénéral évita le piège, mais sa plus jeune fille, sa fillelégitime, fut enlevée. Par qui ? Par P. L., bien entendu.

« Voici maintenant l’histoiremoderne.

« La femme T. S. fut chargée de garder lajeune Suavita, devenue muette et presque idiote, à la suite de lafrayeur qu’elle éprouva, la nuit de l’enlèvement. Ces deuxcirconstances expliqueront au général comment on a pu isoler lapauvre enfant. Personne ne s’étonne en voyant séquestrer lesinfirmes ou les fous. Elle est infirme et folle.

« La femme T. S. n’a jamais maltraitéSuavita de Champmas, mais l’intérêt de sa fille faisait d’elle unesévère sentinelle.

« Aucun étranger ne pénètre chez P. L.qui habite maintenant la maison de feu sa tante, àMortefontaine.

« Les gens qui s’y connaissent prétendentqu’il faut toujours cacher un objet le plus près possible de celuiqui le cherche. Le général comte de Champmas demeure à une lieue desa fille, de sa vraie fille, de sa seule fille, car le généralsemble n’avoir plus rien dans le cœur pour l’autre, si digne de samère et si indigne de lui.

« La personne qui prend la peined’adresser ce billet au général le fait dans une bonne intentiond’abord, et ensuite pour rendre à P. L. la monnaie de sa pièce. LesH. N. sont aussi loin du général que P. L. en est rapproché. C’estau général qu’il appartient d’agir.

« Le général aura des renseignementsprécis et complets auprès de la femme T. S. ; voicipourquoi : P. L. joue ici double jeu, comme toujours. Pensantavec raison que la fille légitime, à l’usé, sera meilleurteint que la fille légitimée, il a abandonné Ysole pour cettepauvre petite Suavita.

« Il est temps, P. L., se défie déjà dela femme T. S. Or, quand quelqu’un le gêne, à bon entendeur,salut ! »

Il y avait un post-scriptum ainsiconçu :

« Il est temps, je le répète. Étant donnéle caractère de P. L., les heures de la femme T. S. sontcomptées. »

Le général, à la lecture de cette lettre,avait été frappé vivement et profondément.

Cependant il ne croyait pas.

Il n’osait pas croire à ce bonheurinespéré : l’existence de sa plus jeune fille, perdue depuistrois ans.

La lettre disait vrai : tout ce qu’il yavait d’amour paternel en son cœur s’était reporté surSuavita : Ysole lui inspirait un sentiment malaisé à définiroù des restes de tendresse passionnée ne pouvaient vaincre uneinstinctive et plus forte répulsion.

Il ne pouvait pas croire non plus auxaccusations violentes portées contre Paul Labre. Il se souvenaitavec une sorte d’admiration de cet adolescent intrépide et si fortau-dessus de son douloureux état qui, autrefois, avait dédaignél’usage de ses armes dans la maison de la rue des Prouvaires.

Tout cela devait être une fable inventée àplaisir ou une manœuvre dont l’auteur de la lettre n’avait pas mêmepris soin de dissimuler la source.

On y parlait en effet clairement des HabitsNoirs.

Et le général savait depuis longtemps que lesconjurés de la rue des Prouvaires avaient été le jouet des HabitsNoirs, lesquels s’étaient emparés du complot pour le vendre etpréparer en même temps cette fameuse évasion qui devait ouvrir sapropre succession à lui, M. de Champmas.

La lettre, en somme, était parsemée de chosesvraies, et toute la partie de la lettre qui dénonçait la conduitehésitante de Thérèse Soûlas était vraisemblable.

Si impure que fût l’origine de cesrenseignements et si douteux qu’ils pussent paraître, ils valaientassurément la peine d’être éclaircis.

C’était pour les éclaircir que le généralcomte de Champmas se dirigeait vers Mortefontaine en étudiantchaque phrase du message anonyme.

Et son travail mental arrivait toujours àcette conclusion :

– Il faut interroger Thérèse ; Thérèseseule peut me donner le mot de cette énigme. Je la croisreconnaissante et bonne, mais eût-elle toutes les duplicités de sonsexe, je saurai bien lui arracher la vérité !

Et il allait reprenant sa laborieuselecture.

Une large goutte d’eau, la première del’orage, tomba bruyamment sur le papier déplié, tandis qu’unerafale soulevait en tourbillons la poussière du chemin.

Le général leva les yeux, mais son regardn’alla point jusqu’aux nuées menaçantes qui déjà roulaientau-dessus de sa tête.

Son regard s’arrêta à quelques pas devant lui,sur un objet dont l’aspect le changea en statue.

– Thérèse ! prononça-t-il d’une voixrauque.

La pensée d’un assassinat avait traversé sonesprit. Et il eut cette vision : Paul Labre, debout, avec sonfusil en bandoulière, au sommet de la plate-forme. Il l’avaitvu.

Depuis lors, une heure à peine s’étaitécoulée. Il froissa la lettre.

– C’est impossible ! dit-il, révoltécontre le soupçon qui grandissait malgré lui. C’est impossible etinsensé !

– Thérèse ! appela-t-il encore. Ilavança.

La mère d’Ysole était tombée à la renverse etl’arrière de sa tête avait fait un trou dans le sable.

La pluie d’orage, fouettant déjà à torrents,faisait ruisseler ses cheveux gris le long de ses tempesdécolorées.

M. de Champmas lui tâta le cœur,mais sa main tremblait trop.

Sa main rencontra, en se retirant, un bouchonde papier noirci et demi-brûlé, une bourre. On avait dû tirer deprès.

Le trou de la balle était non loin de labourre, au côté gauche de la poitrine.

Il n’épandait point de sang.

Le général saisit Thérèse dans ses bras etl’emporta, sous l’ouragan qui faisait rage, jusqu’à une cabane debûcheron située à un quart de lieue de Mortefontaine, vers lalisière de la forêt.

Quand il déposa son fardeau sur le pauvre lit,il crut entendre un soupir. Les nuages accumulés faisaient presquela nuit dans la cabane.

Un homme était assis au coin du foyer, le dostourné à la lumière.

– Thérèse ! dit le général,m’entendez-vous ?

L’homme allumait sa pipe à l’aide d’uncharbon. Le charbon tomba.

Dans l’ombre, une main froide touchafaiblement la main du général.

– Le nom de votre assassin, Thérèse !s’écria celui-ci.

– Tâche ! grommela l’homme qui ramassason charbon tranquillement.

La main glacée de Thérèse attiraM. de Champmas qui mit son oreille tout contre la bouchede la mourante. Elle fit un suprême effort pour parler. Le généraldistingua un mot et un nom :

– Pardon… Suavita !…

Puis, dans un déchirant soupir, un autre nomqui s’exhala comme une prière :

– Ysole !

– Paul Labre ! interrompit le général. Aunom de Dieu, dites-moi la vérité. Est-ce Paul Labre ?

L’homme écoutait curieusement, l’homme dufoyer.

La main de Thérèse eut une courte convulsion,puis se détendit.

Thérèse était morte.

Le général, agenouillé, écarta ses cheveuxgris et la baisa au front, disant :

– Quoi que vous ayez fait, je vouspardonne.

Puis il se releva et s’élança au-dehors.L’homme quitta le foyer.

C’était Louveau, dit Troubadour, qui gagna laporte en grommelant :

– Paraît que c’est ce M. Paul Labre quiest pour payer la loi. Moi, je ne lui en voulais pas àc’te femme-là, mais j’aime mieux me mouiller que de rester seulavec elle. On n’est pas maître de ça.

En quelques minutes, le général eut atteint lamaison de M. le baron d’Arcis. Il sonna. Le domestique luirépondit que le baron était absent.

Le général, montrant ses vêtements trempés parl’averse, réclama l’hospitalité que nul ne refuse.

Le domestique, honteux et sentant le besoind’une explication, dit :

– M. le baron est bon comme le bon paintout de même, quoi ! mais il mène son logis comme il veut.Quand on a quelque chose à garder, on se ferme.

Et il poussa la porte.

Le général se dirigea vers la mairie et fit sadéclaration au sujet du meurtre de Thérèse Soûlas.

Vingt fois le nom de Paul Labre vint à seslèvres ; il ne le prononça point.

Il entra à l’église du village. Il pria etrêva longtemps, seul dans la pauvre nef. Il pensait :

– J’entrerai dans cette maison murée.Contient-elle le bonheur de ma vie ou mon dernier deuil ?… Etce jeune homme ! Les preuves s’amoncellent contre lui :c’est l’évidence. Pourquoi y a-t-il en moi une voix qui mecrie : Celui-là ne peut pas être un criminel !

Chapitre 13Petit lever de la reine

 

Ce que nous venons de raconter se passait aucommencement de l’après-midi.

Nous laissons un instant de côté le drame noirpour une scène d’audacieuse comédie, et nous rétrogradons jusqu’aumatin de ce même jour.

Nous sommes chez Mathurine Goret, la mendiantemillionnaire.

C’était une salle de ferme assez grande etdont les murailles rugueuses avaient la blancheur blafarde de lachaux fraîchement étendue.

On y marchait sur la terre battue, mais devantle lit en forme d’armoire qui s’appuyait d’un côté à la hautecheminée, de l’autre au bahut de bois vermoulu où étaient lesassiettes de grosse faïence à fleurs, un beau tapis couvrait lesol.

Un secrétaire en acajou se dressait au-delà dubahut et jurait singulièrement avec le reste du mobilier. Une huchede chêne brut servait de montoir au lit. La table, noired’humidité, n’aurait point déparé le cabaret le plus sordide ;mais, par un contraste inattendu, elle s’entourait d’unedemi-douzaine de fauteuils capitonnés et habillés de damas jauneclair.

Le lit avait aussi des rideaux de damas,tandis qu’une serpillière en lambeaux pendait au-devant de l’uniquefenêtre et laissait passer par sa plus large déchirure un rayon desoleil matinier.

Un seul, car la ferme était dans un fond etentièrement entourée de verdure.

Tel était le séjour où respirait MathurineGoret, fiancée du fils de saint Louis et future reine deFrance.

Elle respirait fortement, ou plutôt elleronflait avec un tel tapage que le bruit de son nez dominait laconversation très animée des gens qui l’entouraient.

Le rayon de soleil, oblique et glissant entreles rideaux, permettait de contempler son auguste personne.

Elle dormait, vêtue d’une camisole d’indiennerouge et coiffée d’un bonnet de coton que maintenait un ruban delaine bleue ; son profil hommasse se découpait dans le noir del’alcôve avec une vigueur étrange.

Catherine-le-Grand ne pouvait être plus virileque cela.

Son nez aquilin et busqué retombait enéteignoir sur une bouche brutale où croissait une moustachehérissée ; elle avait barbe au menton dans toute la force duterme, et quoi qu’on y pût faire, sa joue, labourée de rides, étaittannée comme le cuir d’un vieux soldat.

Le reste de son visage consistait en un frontétroit et bas, demi-caché par les mèches de cheveux gris quis’échappaient du bonnet de coton et en une paire de petits yeuxrougeâtres, cachés maintenant par des paupières boursouflées.

Le nez ressortait en violet vif sur toutcela.

C’était une repoussante créature, mais quidevait avoir sa force. L’épaisse brutalité de cette physionomie aurepos n’excluait point l’intelligence.

Les lits des paysans ressemblent un peu auxlits des rois. Ils ont une ruelle.

Dans la ruelle de la Goret, il y avait unbénitier, une bouteille d’eau-de-vie, du lard et du pain ;elle s’en donnait, depuis que, suivant son expression, « elleétait pour être reine ».

Le contraste offert par les objets matérielsdans le taudis de la Maintenon normande se reproduisait ens’exagérant si l’on passait des choses aux personnes.

Tout près du lit, deux femmes admirablementbelles et dont les toilettes simples, mais marquées au cachet d’ungoût irréprochable, accusaient une position mondaine d’un rangsupérieur, se tenaient debout et semblaient attendre le réveil dela monstrueuse créature : leur souveraine.

C’était d’abord la comtesse Corona,petite-fille du colonel Bozzo, qui fut pendant quelques années unedes plus brillantes femmes de Paris, et c’était ensuite la comtessedu Bréhut de Clare.

Celle-ci, bien qu’elle eût passé déjà leslimites de la jeunesse, allait devenir la coqueluche du faubourgSaint-Germain.

Toutes deux se trouvaient ici en dehors dudrame de leur vie et jouaient, par ordre du Père-à-tous, des rôlesde comparses.

Auprès de Mme de Clare unéblouissant jeune homme, noir de cheveux, blanc de peau, tout jaiset tout ivoire, parlait bas.

On le nommait le vicomte Annibal Gioja, desmarquis Pallante.

Il venait de Naples, et savait les métiersd’Italie. Mme de Clare l’avait prêté pour être lechevalier d’honneur de la princesse Goret.

À la droite du vicomte, il y avait unprêtre.

Venaient ensuite les « demoiselles deParis », lesquelles avaient bien l’air qu’il fallait ets’entretenaient avec deux gentilshommes improvisés, les nommésCocotte et Piquepuce, honorablement connus au parquet de lacapitale.

Les « demoiselles de Paris »,titrées aussi filles d’honneur, appartenaient naturellement à lapremière noblesse du royaume. On les appelait Clorinde de Biron etJoséphine de Noirmoutiers, mais, de leur vrai nom, c’étaientMlle Pruneau, piqueuse de bretelles, et Mlle Mèche,ancienne figurante au théâtre Bobino, actuellement sansprofession.

Mèche était une drôle de petite bête,chiffonnée, éveillée, effrontée, qui méritait bien les hommages denotre ami Pistolet.

Mèche et sa compagne avaient des toilettes decour et des bijoux, chacune pour plusieurs milliers de louis.

On en aurait eu cent sous au Temple.

L’affaire était réellement montée sur uncertain pied.

Pour vous convaincre que l’affaire en valaitla peine, il vous eût suffi de passer le seuil et de vous asseoir,à droite de la porte, en dehors, sur un banc de bois qui était làboitant.

Deux personnes s’y reposaient déjà etfeuilletaient un monumental dossier, lequel contenait les extraitsdes titres de propriété composant la fortune immobilière deMathurine Goret, femme Hébrard.

Nous l’avons bien nommée : la fermière deCarabas ; en terres, métairies, forêts, moulins, prés,chènevières, landes, lopins de labours, etc., elle possédait unedemi-province.

Les contrats étaient au nombre de plus demille et passés aux noms de divers mandataires.

Ils portaient au dos la contre-lettre attachéeavec une épingle.

M. Lecoq tenait le dossier à deux mains,et ce bon petit vieillard, le colonel, toujours souriant etguilleret, le parcourait sans lunettes.

Il répétait de temps en temps :

– Prodigieux ! parole d’honneur !Deux paysans et une paysanne ! Des gens illettrés ! Quiont passé par les griffes de tant de prête-noms ! Qui ontemployé toute une armée d’hommes d’affaires ! Mon fils, notreassociation n’est jamais arrivée à un pareil résultat. J’ai hontepour les Habits Noirs.

Lecoq réfléchissait.

– Les petits moyens, murmura-t-il, le travaildes taupes… Et pas d’administration, pas dereprésentation !

– Explique cela comme tu voudras, mon fils,c’est miraculeux. On est saisi de respect au moment d’écraser unepareille sangsue !

– Il reste encore les prêts hypothécaires etles valeurs, dit Lecoq.

– Colossal ! Je jure bien que ce sera madernière affaire !

Lecoq secoua la tête et grommela entre sesdents :

– Papa, votre dernière affaire n’est pasencore dans le sac. Le prince est un imbécile. C’est un mauvaischoix. Je n’ai pas confiance.

– Un garçon si rangé ! Vous êtes un peucontre lui, mes enfants ; moi, je l’aime comme je vous aimetous : fidèlement. Mais tu sais, pour le bien commun, je lelâcherais tout de même au besoin.

Lecoq se mit à rire.

– Il faudra peut-être faire mieux que lelâcher, papa, dit-il. Nous recauserons de cela. Vous êtes unange !

Le vieux posa sa main sèche sur le robustebras de Lecoq.

– Il n’y a que toi, l’Amitié, dit-il, que jen’abandonnerai jamais !

Lecoq rit plus fort et répondit :

– Papa, je pleure d’attendrissement chaquefois que je pense à l’affection qui nous lie.

– Embrasse-moi ! s’écria lecolonel ; je te nomme mon successeur !

Il reprit en essuyant une larme :

– Saurais-tu dire combien, jusqu’à ce jour, ona déjà soutiré à la fermière ?

– De seize à dix-huit cent mille francs,répliqua Lecoq, en comptant le Château-Neuf.

– C’est joli. Et combien notre caisse a-t-ellereçu ?

– Rien. La mise en train a coûté cher, etNicolas tire la couverture.

– Notre administration nous ruine !soupira le vieux. Il n’y a pas de bonne maison qui puisse tenir àce train-là ! Un coulage effrayant ! Ça abrège monexistence.

– Bah ! fit Lecoq, ce sont des bouts dechandelle. Si la chose réussit, nous encaisserons une somme folletout d’un coup.

Le vieillard demanda :

– S’est-on occupé du fils, pour leparricide ?

Il prononça ce mot effrayant comme oncaresse.

– Le fils doit venir ce matin, répondit Lecoq.Je m’en suis mêlé, heureusement.

– Qu’est-ce que c’est que cegarçon-là ?

– Une brute. Je connais les paysans :laissez-moi mener la chose.

La réponse du vieillard fut coupée par unbruit qui s’éleva à l’intérieur de la ferme.

– Retirons-nous, dit vivement Lecoq, nous nesommes pas de ce tableau-là.

Pendant qu’ils s’éloignaient, montant lesentier qui menait au Château-Neuf, ils purent entendre la voix derogomme de la fermière disant :

– Bonjour à tous et la compagnie. Ça me faitplaisir de vous voir comme ça à mon réveil. Comment va mon promis,là-haut, à ce matin ?

– Le fils de saint Louis, répondit la comtessede Clare, envoie ses compliments affectueux à celle qu’il a daignéchoisir pour compagne.

– Pas de bon Dieu ! fit la reine, pouravoir la langue bien pendue, toi, ma comtesse, ça y est tout demême ! Je te donnerai de l’avancement. L’abbé, un petit boutde patenôtre, pas vrai, et puis on va manger la soupe.

Le chapelain, qui était un pauvre diable,donnait en plein dans « la conspiration », et prenait ausérieux ces momeries, au moins autant que Mathurine elle-même. Ils’approcha du lit et s’agenouilla devant le crucifix. Tous lesfidèles sujets de Mathurine l’imitèrent. Celle-ci prit son chapeletet ajouta :

– Faisons vite, Fanfan. Courte et bonne, lapatenôtre ! Aussitôt que la prière fut achevée, Mathurinetendit sa grosse main vers la bouteille d’eau-de-vie qui était dansla ruelle. Le reluisant vicomte Annibal Gioja s’élança pour laprévenir.

– Salut ! bel homme, lui dit MathurineGoret, es-tu assez propre, toi ! Ça embaume, tes pattesblanches. À votre santé, les comtesses, les filles d’honneur et lereste. J’ai besoin du poil de la bête, le matin, pour me remettreen goût. Et je peux boire à ma soif, dites-donc ! j’ai de quoipayer le marchand pour sûr et pour vrai !

Elle eut un gros sourire ; tout le mondes’inclina respectueusement. Le chapelain, dont le rôle se trouvaitd’autant mieux joué que le pauvre homme était dupe des pieds à latête, saisit ce moment pour porter à ses lèvres la rude main de lapataude.

– J’ai, dit-il, une bonne nouvelle à annoncerà Votre Altesse royale.

– Mon Altesse royale ! se récria laGoret. Je ne suis encore que duchesse, Fanfan. Pas debêtises ! L’étiquette avant tout !

– J’ai bien dit : Votre Altesse royale,répéta le chapelain. Les casuistes ne sont pas d’accord sur lavertu de ces mariages morganatiques. …

– Qu’est-ce qu’il dit ? s’écriaimpétueusement Mathurine. Comment qu’il appelle mon mariage !Fais attention à toi, Fanfan. Il y a de la prison pour ceux qui neme plaisent pas. Je mettrais le pape au violon, moi,vois-tu !

– Je parle, reprit l’abbé avec douceur, de cesunions de la main gauche, dont l’histoire offre malheureusementplus d’un exemple, mais qui ne laissent pas que d’effrayer maconscience…

– Bel homme, hurla Mathurine, en s’adressantau vicomte Annibal, je veux que tu aies une épée au côté ! çat’ira bien. Et un uniforme comme les bedeaux ! On paiera cequ’il faudra, sacredienne ! J’en dépense assez de cet argent,mais mon saint-frusquin ne doit rien à personne. En attendant, metscelui-là à la porte (elle montrait le chapelain de son doigttremblant). Il a été malhonnête avec Ma Majesté !

Elle s’arrêta au milieu du juron qui ponctuaitcette phrase. La colère la suffoquait déjà. Le chapelain ditprécipitamment :

– Votre Altesse royale ne m’a pas compris. Endeux mots, j’ai fait partager mes scrupules à monseigneur, et ilconsent à vous épouser selon la loi ordinaire de l’Église.

– Et à la mairie aussi ? balbutia laGoret émue jusqu’au transport.

– Et à la mairie aussi, répéta lechapelain.

Ceci était une modification au premier plandes Habits Noirs qui s’étaient aperçus bien vite des difficultésprésentées par la vente simultanée d’une si grande masse depropriétés. Renonçant à l’idée impossible de se faire livrer, de lamain à la main, les biens de la Goret, ils avaient résolu d’obtenirle même résultat à l’aide d’un contrat de mariage contenantdonation mutuelle et entière au dernier vivant des deux époux.

Pour cela, il fallait un mariage civil, et, endéfinitive, l’héritier de tant de rois s’appelant de son vrai nomLouis-Joseph-Nicolas, rien n’empêchait de faire de la Goret uneMme Nicolas devant la municipalité.

Elle était, Dieu merci, toute portée àregarder ce nom comme un leurre jeté à la police de soncompétiteur, Louis-Philippe, soi-disant roi des Français.

On ne pouvait pas, évidemment, sans risquerl’exil et peut-être la mort, inscrire sur un registre de mairiecette redoutable mention : « Louis-Joseph de Bourbon,fils du Dauphin de France. » Il y a des choses qui sautent auxyeux.

Quant à la formule de donation au derniervivant des deux époux, nous allons voir tout à l’heure comment lesHabits Noirs l’entendaient. C’était le côté fort de lacombinaison.

Comme ces admirables mécaniques qui nonseulement marchent toutes seules, mais encore se règlent, sechauffent, se dirigent et se corrigent d’elles-mêmes, lacombinaison inventée par le colonel (c’était sa dernière affaire)tuait la Goret, ouvrait sa succession et payait la loi dumême temps.

Les Américains n’ont rien fait de mieux depuislors.

Pour le coup, Mathurine fut contente.

– Fanfan, dit-elle à l’abbé, je te permets debaiser la main de Mon Altesse royale. Les deux mains si tu veux, tues une bonne bête, sais-tu ? Pas de bon Dieu ! Je nedisais rien pour ne pas vexer monseigneur qu’a bien déjà assez decailloux dans ses chaussettes, mais ça me chiffonnait, ce mariagemor… morga… morga quoi, Fanfan ? Enfin, n’importe !J’aime mieux être princesse que duchesse, pas vrai ? Le gradeest plus calé. Verse un peu à boire, bel homme. Je suis bien aise,sacredienne ! À la santé de la compagnie !

Elle siffla son verre, et sauta hors du litsans crier gare : les reines peuvent se montrer comme descorps saints, et pendant que les demoiselles de Paris lui mettaientses gros bas de laine, elle écorcha un couplet gaillard à fairedresser les cheveux.

– Appelez-moi tous ensemble : Mon Altesseroyale ! s’écria-t-elle en lançant son bonnet de coton auplafond. Hein ! les comtesses ! ça vous met bienbas ! Bel homme, viens çà et réponds droit. Y a desmanigances, je sais ça. Est-ce qu’un roi qu’a monté sur son trônepourrait renvoyer sa reine, mariée devant le maire et qu’auraitavec ça un bon contrat de mariage en règle ?

– Non, certes, répondit le vicomteAnnibal.

– Je veux deux notaires, quatre notaires, unedouzaine de notaires à mon contrat, pour que ça tienne plusdur ! On paiera ce qu’il faut.

Ici, elle repoussa avec énergie le bassin àlaver que la comtesse Corona lui présentait.

– Toi, gimblette, lui dit-elle fièrement, tusauras que les reines, c’est jamais malpropre. Lave-toi si tu veux,ma fille, tu n’es qu’une simple noble.

Elle rayonnait d’allégresse et d’orgueil. Salaideur avait une auréole. Elle atteignait à un excès de comiquequi faisait peur.

– Allons ! allons ! s’écria-t-elletout à coup, je vas mettre une jupe neuve et ma camisole dudimanche ! tout à cuire et à bouillir, quoi ! Simonseigneur est pressé, j’irai avec lui au château avant l’égliseet avant la mairie. Coupe ta langue, Fanfan, et ne dis pas quec’est péché. Tu n’entends goutte aux affaires. Les princesses, çan’a pas de loi… quoiqu’elles ne peuvent pas boire une bouteille deplus que leur soif, et c’est bête. En avant, ceux qu’ont des sous àdemander. J’en ai vendu déjà des lopins de bonne terre, mais quandn’y en a plus y en a encore. Et, jarnigodichon, nom d’une pipe à labroche ! mes domestiques que vous êtes, j’ai assez quêtaillépar les routes avant d’être la chacune d’un monarque ! Je neveux plus rien devoir à personne. Arrivez ! À qui letour ?

La comtesse de Clare, Annibal et Piquepuces’approchèrent d’elle à la fois. Chacun d’eux avait un papier à lamain. Mathurine prit ces papiers l’un après l’autre et y cherchadeux choses : la somme totale et le cachet de son royalfiancé. Bien qu’elle ne sût point lire l’écriture, elle ne setrompait jamais aux chiffres.

La note de la comtesse était pour laconspiration, celle du cavalier Gioja pour les affairespersonnelles du fils de saint Louis, celle de Piquepuce pour lechâteau et les dépenses des « gens de Paris ».

– C’est cher, dit la Goret gaiement, nousallons bien ! mais après moi la fin du monde ! nousn’avons que nous à penser !

Elle prit sous son traversin une grosse clefrouillée et ouvrit la huche qui servait de montoir à son lit.

C’était un coffre épais et doublé de fer àl’intérieur.

Il contenait de hautes piles de pièces de cinqfrancs en argent, et même des écus de six livres. L’or était dansun coin ; il y avait aussi plusieurs fortes liasses de billetsde banque.

Ce fut aux billets de banque que la Gorets’adressa, après avoir caressé du regard les piles de pièces decent sous.

– Voilà huit jours, dit-elle, tout ça était dela bonne terre, avec du bon bois dessus, oui !

Elle soupira. – Mais elle donna un grand coupde poing dans les piles d’or et se prit à remuer le tout à largespoignées comme on brasse la pâte pour faire le pain.

– À la boulange ! à la boulange !fit-elle le sang au front et l’ivresse par tout le corps, c’estdoux aux mains, ça chante. Si je voulais, je remplirais de piècesblanches et jaunes un coffre haut comme la maison ! Et nom denom de nom ! je le ferai quand je serai reine, ou pas de bonDieu !

La comtesse Corona lui toucha le bras.

– Voici un jeune homme, dit-elle, qui demandeà parler à Son Altesse royale.

La Goret se retourna.

Sur le seuil, il y avait un misérable garçonvêtu de haillons, qui regardait le coffre d’un air stupide.D’écarlate qu’elle était, la Goret devint toute blême.

– Que viens-tu faire ici, gredin ?demanda-t-elle en un cri qui s’étrangla dans son gosierapoplectique.

– Ma m’man, répondit le pauvre diable enbaissant ses yeux mouillés, j’ai grand-faim et j’ai grand-soif. Ilsm’ont mis dehors chez les Mathieu pour trente-cinq sous que je leurdois de vaisselle cassée.

– Mes domestiques ! cria Mathurine,secouée de la tête aux pieds par sa colère folle ;battez-le ! chassez-le ! c’est un coquin qui meruine ! Ah ! vilain ! ah ! vagabond !Trente-cinq sous ! Va-t’en ! je te maudis ! je terenie ! je te condamne à mort !

Chapitre 14Le couteau du parricide

 

Les jeunes messieurs de Cocotte et dePiquepuce, serviteurs zélés, s’empressaient déjà à exécuter l’ordrede leur souveraine et prenaient le fils unique de la Goret par lesépaules pour le jeter dehors. Le vicomte Annibal les arrêta dugeste et dit tout bas à Mme de Clare dont le regardl’interrogeait :

– Il fait jour !

Ces trois mots valaient toute une longueexplication.

Ils signifiaient que le malheureux garçondebout sur le seuil de la porte, soit qu’il agît de plein gré, soitqu’il fût poussé à son insu, avait un rôle dans la comédie desHabits Noirs.

Mathurine écumait.

Les trente-cinq sous étaient bien pour quelquechose dans son extravagante indignation, car nulle créature humainene dépouille entièrement son instinct, et Harpagon reste rogneur deliards, quand même il prodigue des monceaux d’or ; mais larage de Mathurine avait un motif autre et plus puissant.

On peut se faire une idée de l’importancequ’elle attachait à sa dignité princière par le prix qu’elle ymettait, elle, l’avare émérite et acharnée ; on peut deviner àquel point elle tenait à sa gloire si chèrement achetée ;c’était la démence de l’orgueil paysan.

Or, au plus haut faîte de cette gloire, ellese heurtait contre une humiliation inattendue.

Ce pataud en guenilles l’avait appelée« Ma m’man » devant tous ses domestiques, les comtesses,le vicomte, les dames de Paris, etc. Nous sommes dans la foliejusqu’au cou, ne l’oublions pas : folie grotesque et triste àla fois, mais surtout folie vraie : d’une vérité absolue.

Folie de femme, forte à sa manière, qui avaitdépensé, les pieds dans la fange, à grossir sa montagne d’or, desprodiges d’astucieuse diplomatie.

Elle n’avait pas honte d’elle-même ; soitqu’elle ignorât sa repoussante laideur, ses ridicules odieux, toutce qui la faisait haïssablement burlesque, soit qu’elle se sentîtde force à imposer tout cela, elle allait droit son chemin, et têtehaute. Elle ne riait pas. Elle n’eût pas fait crédit à ces bellesdames et à ces nobles valets d’un seul hommage, payé comptant. Elleappuyait de parti pris son lourd sabot sur toutes ces têtes quiétaient pour elle le nec plus ultra de l’élégance et de ladistinction.

Elle avait assez d’esprit, la monstrueusevieille, pour jouir du contraste.

Ses mains sordides reluisaient d’or, ellesavait bien cela, et se laissait effrontément adorer dans sacrasse, comme ces dégradantes idoles qui font peur aux Chinoisagenouillés.

Mais elle avait honte de son fils, ce pauvremalheureux, innocent, battu depuis l’enfance, mal bâti, maigre,boiteux, déguenillé, affamé.

Elle avait horriblement honte.

Il n’était de rien à tout cet or. Son aspectfaisait dégoût et pitié. On ne l’avait pas initié : il secroyait pauvre. Sa présence seule maculait le triomphe de Mathurinecomme une insulte et un opprobre.

Elle laissa retomber le couvercle de son bahutbrusquement ; elle se redressa de toute sa hauteur. Sescheveux gris, frémissants, se hérissaient sur son crâne.

– Oh ! oh ! dit-elle d’une voix quisortait rauque par l’effort qu’elle faisait pour la contenir, vousne voulez pas chasser mon fieu, vous autres ! Vous avezraison : il serait votre maître, si c’était mon idée !alors, sortez vous-mêmes, et plus vite que ça ! On n’a plusbesoin de vous ! on sait faire ses affaires toute seule. Toi,éclopé, tire tes sabots et entre. Pas de bon Dieu ! on vavoir !

Le jeune gars, d’un côté, les Parisiens, del’autre, obéirent en silence.

Le malheureux enfant fit quelques pas àl’intérieur en boitant. Il avait la tête nue et tenait ses sabotsdans sa main mutilée.

– Ferme la porte, Vincent Goret ! luiordonna Mathurine, dès que les autres furent sortis.

Il poussa le lourd battant en tremblant detous ses membres.

Au-dehors, derrière ce battant, lesphysionomies avaient subitement changé. La comtesse de Claresouriait au vicomte Annibal, qui lui dit :

– Bien-aimée, cet empereur Vespasien étaitenrhumé du cerveau, le jour où il fit son célèbre mot :L’argent n’a pas d’odeur. Qu’avons-nous ce matin ?

– Nous faisons les fonds pour payer laloi, répliqua l’ancienne Marguerite de Bourgogne avecindifférence.

Annibal respira un flacon de femme qu’il avaità la main.

– Bien ! bien ! murmura-t-il sansperdre son éblouissant sourire. Un parricide, je crois ? Nousn’y allons pas par quatre chemins, mon cœur !

Marguerite appela du doigt Cocotte etPiquepuce qui marivaudaient avec les demoiselles d’honneur.

– Il nous faudra trois ou quatre paysans,dit-elle, des témoins.

– Bien ! bien ! répéta Annibal, jecomprends. Mes amis, mettez la demi-douzaine. Et revenez vite, caron commence à se disputer là-dedans ; on va bientôt sebattre.

– Moi, dit Cocotte, j’ai déjà été ce matinjusqu’à Mortefontaine montrer la Thérèse Soûlas à Troubadour. Il yen a de l’ouvrage en train !

Piquepuce et lui prirent la campagne.

La comtesse Corona n’était nullement mêlée àtout cela. Elle s’éloignait, triste et courbée sous une profondefatigue, sans même avoir échangé un salut avec sacollègue, Mme de Clare.

– Celle-là, dit Marguerite, qui la montra dubout de son éventail, aurait fait une assez jolie sainte, sans lepéché originel.

Annibal lui baisa la main en radotant unefadeur d’Italie, et ce fut tout. Le pauvre diable de prêtre s’enallait d’un autre côté, continuant son bréviaire.

Dans la salle basse, la mère et le filsétaient en présence.

Tout le monde sait comment sont éclairées lesfermes normandes : c’est la porte ouverte qui donne la plusgrande somme de lumière ; la porte fermée y fait lecrépuscule.

La Goret s’appuyait toujours au couvercle deson coffre. Le malheureux Vincent poussait de gros soupirs entourmentant la bride de ses sabots.

C’était, dans toute la force du terme, unemisérable créature. D’un coup de son gros poing velu, Mathurinel’eût écrasé.

– Comme ça, dit-elle, tu as fait trente-cinqsous de casse, fiot ?

– Oui, ma m’man, par le malheur que j’aieu.

– Et tu viens me les demander, hé fiot, lestrente-cinq sous ?

– Oui, ma m’man, avec un peu à manger et àboire.

La Goret allongea le bras au-dessus du lit etprit sa bouteille.

– C’est des remèdes, grommela-t-elle en formed’apologie. Ça te ferait du mal, innocent. À moi pas.

Et elle but une bonne lampée à même.

Sa colère était un peu tombée.

Elle n’avait pas été trop méchante envers songars, quand il était petit. On ne le battait que les jours où ilvolait du pain noir, et sauf les doigts coupés pour un bon motif,on ne lui avait jamais rien cassé qu’une jambe.

Nous n’exagérons pas : Mathurine avait dubon. Si elle avait rencontré l’éclopé dans un chemin creux, toutuniment, elle l’aurait embrassé, c’est certain ; peut-êtremême lui aurait-elle donné un mauvais sou refusé au débit detabac.

Mais venir montrer ses guenilles aux gens quidisaient à Mathurine : Votre Altesse royale !

Enfin, n’importe. La tempête se calmait.Mathurine en était à se demander comment elle ferait pour luidonner à boire, à manger et ses trente-cinq sous, sans passer pourêtre trop riche.

– Fiot, dit-elle d’un ton notablement radouci,je réfléchis dur et profond, sans que ça paraisse. Je cherche où jepourrais prendre tout d’un coup tant d’argent.

Nous savons déjà que l’éclopé n’était pas làde lui-même. On l’avait endoctriné. Qui ? Ce n’était pas à luiqu’il aurait fallu le demander.

Il haussa les épaules pour son malheur etrépondit :

– Oh ! là là ! ma m’man ; cen’est point beaucoup d’argent pour vous, trente-cinq sous !qu’on dit que vous avez des mille et des cents de rente, à vous,tout partout appartenant.

La main de la Goret se crispa de nouveau.

– Qui dit cela ? interrogea-t-elle avectoute sa colère déjà revenue.

– Le monde, donc !

– Le monde, fiot ? fit-elle avec unefeinte douceur. Va, mon poulet, raconte comme le monde cause.

– Sans compter, poursuivit le gars, que j’aivu le dedans de votre bahut. Ah ! là là ! y en a assezdedans, ma m’man, des sous, des francs, des écus…

– Ah ! gronda Mathurine, tu as vu lededans de mon bahut ? C’est du bien qui appartient aux beauxmessieurs et aux belles dames de tantôt, mon petit fiot.

– Brin, brin, not’m’man, répliqua le gamin ensouriant d’un air finaud. Vous les avez appelés comme ça vosdomestiques, ceux-là !

C’était bien vrai, mais il ne faut pas avoirraison contre les rois.

La Goret n’avait jamais été patiente, sinonvis-à-vis de plus fort qu’elle. Depuis son avènement au trône, ellene savait plus supporter l’ombre d’une contradiction.

Elle se jeta sur son fils, qui en était encoreà rire niaisement de l’à-propos de sa riposte et, lui arrachant desmains ses sabots, elle se mit à cogner de tout son cœur, à tour debras.

L’éclopé n’opposa d’abord aucune résistance.Les coups de sabot pleuvaient comme grêle sur son dos, sur sa tête,et même sur sa figure ; il essayait de parer avec ses mainsmaladroites et disait :

– Ma m’man, vous tapez trop dur ! mam’man, vous me faites du mal ! ma m’man, est-ce que vousauriez le cœur de me périr assassiné, moi qu’est vot’enfant, de vospropres mains !

Mathurine n’entendait plus et tapait toujours,aveuglément, follement. Et, en frappant, elle grondait :

– Il n’y a rien ici à moi ! On mepilerait dans l’auge qu’on n’aurait pas de moi trente-cinqsous ! À manger, coquin ! À boire, voleur ! N’as-tupas l’âge de gagner ta vie ! N’est-ce pas toi qui devraisdonner le boire et le manger à ta vieille mère faible etinfirme !

Les coups sonnaient, le sang coulait. Le garsVincent commençait à crier misère, mais rien ne bougeaitau-dehors.

En voyant le sang, la Goret devint furieuse.C’était une femelle de taureau, elle eut la fièvre rouge. À lavolée, elle jeta les sabots qui brisèrent une vitre et saisit ungrand pieu à planter les choux qui se trouvait à portée de samain.

En même temps, selon l’instinct étrange detoutes les femmes qui appellent du secours, même quand ellesassomment l’autre sexe, leur maître, elle se mit àhurler :

– À la garde ! à la force ! auvoleur ! à l’assassin ! on m’égorge !

Et elle lança un coup de bout à l’éclopé quipara en tombant à plat ventre.

Le pauvre diable, aux abois, cherchantmachinalement une arme pour se défendre, plongea sa main dans sapoche et en retira son couteau.

Si vous saviez quel misérable couteau !un eustache de six liards qui se retournait sens devant derrière etbranlait entre les deux lattes de son manche de bois blanc, uncouteau qui n’aurait pas saigné un poulet, un couteau qui n’auraitpas même pelé une pomme.

Cependant c’était un couteau. Le nom fait lachose.

Au bruit du carreau qui éclatait, on avaitentendu une rumeur au-dehors. La porte s’ouvrit avec violence,juste au moment où la Goret déchargeait à deux mains un terriblecoup de pieu sur le crâne du malheureux gars, qui lâcha soncouteau, et s’affaissa inanimé.

La porte ouverte donna passage à un petitgroupe de paysans des deux sexes.

Au-devant d’eux marchait un personnageremarquable, évidemment étranger à la contrée : mineeffrontée, cheveux d’un jaune poussiéreux, chapeau Jeune-France,costume élégant du prix de 45 francs (complet), à laBelle-Jardinière.

En deux sauts, Clampin, dit Pistolet – c’étaitlui dans l’exercice de ses fonctions –, traversa la chambre ettomba sur le petit couteau qu’il éleva triomphalement entre l’indexet le pouce.

– Voilà la preuve du délit !prononça-t-il avec emphase. Villageois, vous êtes témoins. Ce n’estpas moi qui ai inventé cette arme meurtrière. La respectable mèrede famille qui est devant vos yeux a failli devenir victime d’unparricide !

Les paysans regardaient tour à tour d’un airincertain l’enfant écrasé qui gisait à terre et la Goret qui venaitde s’asseoir sur la table, écarlate et prête à crever d’un coup desang.

– C’est pourtant vrai, dit un valet decharrue, que le gars avait son couteau.

– Sûr ! ajouta un pâtour, et que la Goreta de l’argent à voler plein sa paillasse.

– Tu mens, toi ! s’écria Mathurine,maniant avec peine sa langue épaisse.

– Et dans ses armoires aussi, reprit le valet,et dans sa cave.

– Et dans tout ! fit le chœur desassistants. Elle a de l’or gros comme la paroisse !

– Vous mentez ! répéta Mathurine. Monfiot a voulu faire la fin de moi, pour trente-cinq sous de cassequ’il a eue chez ses maîtres les Mathieu… et décampez,racaille ! Je n’aime point voir les gens chez moi !

Personne ne bougea.

Personne non plus n’eut l’idée de secourirl’éclopé.

Cinq ou six gars et deux filles restaient làchômés, comme ils parlent, c’est-à-dire debout, les jambesécartées, la tête pendante et les bras ballants.

Évidemment nul d’entre eux n’était jamaisentré dans le logis de Mathurine, car ils regardaient avec unsournois étonnement le luxe disparate des fauteuils, des tapis etdes rideaux.

Il y avait là de quoi causer pour longtempsaux champs et à la veillée.

Aucun des « gens de Paris » ne semontrait en ce moment.

Pistolet était ici chez lui comme partout, ilprit une écuelle, puisa de l’eau à la cruche et vint offrir cesimple breuvage à la Goret, qui le repoussa énergiquement.

Pistolet porta l’écuelle à l’éclopé quireprenait ses sens et qui but avec avidité.

– Monstre ! lui dit le gamin du haut deson indignation, tu n’as pas même la conscience de toncrime !

Les paysans s’étaient groupés etchuchotaient.

– Y a bien des vilenies dans c’te maison-là,disait l’un.

– Et des cache-cache ! répondaitl’autre.

– Et quand la justice y descendra, on en verrades péchés ! Mathurine se remit sur ses pieds et prit sonplantoir.

Les paysans reculèrent.

– Villageois ! dit Pistolet, qui enétonna au moins deux par la force qu’il mit à les saisir sous lesépaules, vous êtes priés d’aller chacun chez vous. Soyez discrets.La divulgation de pareils attentats ne peut être que nuisible auxmœurs. Mais si ce malheureux usait une seconde fois de violence,vous avez vu, vous sauriez éclairer la justice, en qualité detémoins véridiques et sincères.

– Ah çà ! quoi que vous êtes, vous ?demanda le valet de charrue en essayant de résister.

Pistolet le jeta dehors avec son camarade enrépondant :

– Je suis un bourgeois de Paris, lagrand-ville, et je voudrais avoir votre vigoureuse santé, simpleshabitants des campagnes.

Il en lança deux autres à la porte, embrassales deux filles et reprit :

– Bonsoir, villageois, portez-vous bien, mesamis.

Dès que la salle fut vide, la porte opposée,donnant dans l’étable et de là dans la cour, s’ouvrit brusquement.Le vicomte Annibal, Cocotte et Piquepuce parurent sur le seuil.

Tous trois étaient armés.

Pistolet croisa ses bras sur sa poitrine dansune attitude dramatique.

– Pas de bêtise, dit-il. Vous pouvez meregarder dans les yeux : Il fait jour.

– Tu as trop bien joué, l’ami, répliqua levicomte. Qui t’a mis au fait ?

– Celui-ci, riposta le gamin, en montrant dudoigt Piquepuce.

– Je n’ai prononcé qu’un mot, prononça cedernier. Il a tout compris.

– Qui es-tu ? demanda Annibal avecmenace ; d’où viens-tu ?

Pistolet mit un doigt sur sa bouche et glissaun regard vers la Goret qui fourrait le goulot de la bouteille auremède entre ses dents.

– Si vous m’aviez demandé : Quefais-tu ? prononça-t-il tout bas, j’aurais répondu : Jejoue la poule.

– Je te conseille de ne pasplaisanter !…

– Compagnon, cherchez plus sérieux quemoi ! Si vous m’aviez demandé où ça que je joue la poule, jevous aurais ajouté : à l’estaminet de L’Épi-Scié.

Annibal, à ce nom, hésita. Il tendit la main àPistolet et lui dit tout bas :

– Faites le signe.

Mais le gamin poussa un grand cri de joie ets’élança vers la porte du fond, où se montrait le minois curieux deMlle Joséphine de Noirmoutiers.

– Mèche !

– Clampin !

Ce fut une reconnaissance en règle : ilstombèrent dans les bras l’un de l’autre, et Pistolet triomphants’écria :

– Demandez à madame depuis combien de tempsqu’on en consomme du crime !

– C’est vrai qu’il en mangeait avant moi,répondit Mèche, ayant toujours de quoi payer des douceurs, sansprofession avouée. C’est pour le retrouver que je me suis engagéedans la chose.

– Service de M. Trois-Pattes duPlat-d’Étain, dit Pistolet avec dignité en se retournant versAnnibal. S’il faut passer un examen, allons-y, maître !

Il lâcha la main de la fille d’honneur quivenait de lui figurer le signe, et répéta le même attouchement sousles doigts d’Annibal. Celui-ci, parlant à la cantonade, ditaussitôt :

– Entrez, madame la comtesse. Cet homme n’estpas de trop.

La comtesse de Clare passa le seuil.

– Altesse, dit-elle à la Goret, monseigneur,informé de l’horrible attentat, envoie chercher de vosnouvelles.

– Chut ! fit Annibal, en montrantVincent, l’éclopé, qui ouvrait de grands yeux.

– Je me charge de lui, dit Pistolet. Il ensait trop long, ce brave-là !

À ce mot : « Altesse »,Pistolet avait légèrement tressailli et ses dernières parolesétaient principalement destinées à cacher sa propre surprise. LaGoret ôta sa bouteille de sa bouche.

– Pas de bon Dieu ! gronda-t-elle, c’estgênant d’être princesse. En voilà des histoires ! Je n’ai doncplus le droit de taper sur mon fieu sans qu’on l’accuse de ci et deça ! Il n’a pas voulu me périr, et son couteau ne tuerait pasun lapin. Allons ! allons ! innocent, vient baiser m’man.Ces messieurs et ces dames vont me prêter quarante sous pour tacasse et ton déjeuner. Ne dis pas ce que tu as vu ou on t’assomme,c’te fois-là pour de bon. File !

– Mais… voulut objecter Annibal.

– Tais ton bec, bel homme, et donne lesquarante sous… pas de réplique !

Annibal obéit, parce que Pistolet lui dit àl’oreille :

– Il est pour payer la loi, c’estsacré. On va vous l’empailler proprement.

Pendant que l’éclopé sortait par la porteprincipale, Pistolet se glissa dans l’étable, et de là dans la courqui avait une issue au-dehors.

En passant, il avait lancé un coup d’œil àMèche, qui le suivit.

Chapitre 15Pistolet cherche

 

Nous savons que Clampin, dit Pistolet, enfantde Paris et par conséquent diplomate de naissance, voyageur autourdu monde, ancien zéphyr, etc., avait été engagé par M. Badoîtpour chercher les assassins de Jean Labre, frère du baron Pauld’Arcis, en concurrence avec la police ordinaire, dont tous lesefforts étaient restés vains.

Nous savons que ce même Pistolet était ami desdames, appartenait à la jeunesse dorée qui fréquente les troisièmesgaleries du théâtre Bobino et cédait à la passion du jeu jusqu’àrisquer des piles de sous au sort si dangereux du bouchon, qu’onappelle le godet à Bruxelles, la galoche enNormandie, la pigoche en Anjou, et la dru enBretagne.

Je suppose que, dans d’autres pays, on doit seservir encore d’autres noms.

C’était sa passion pour le jeu, jointe à lapeur de passer pour un homme de police, qui l’avait conduit à cefameux estaminet de L’Épi-Scié, situé derrière La Galiote, auboulevard du Temple. Ne pouvant avouer, près des dames, ni sonemploi officiel de mouche, chez M. Badoît, ni sa professionlibérale de tueur de chats, il s’était fait Habit-Noir inpartibus et bandit honoraire. Cette position n’est pas si rarequ’on le pense, et il y avait de bien bizarres orgueils ; maisétant donné le tact extraordinaire, l’expérience prématurée etl’œil pénétrant de notre héros, car Pistolet est notre héros, ileût été difficile que son passage dans ce pandémonium ne luirévélât pas quelque chose.

À l’estaminet de L’Épi-Scié, nous l’avonsmentionné ailleurs, se tenaient les basses assises de cetteténébreuse association que la justice ne put jamais atteindrequ’une fois et par son extrémité la plus infime.

La tourbe qui servait d’armée à l’état-majordes Frères de la Merci, réuni autour de l’Habit-Noir ouPère-à-tous, s’assemblait à l’estaminet de L’Épi-Scié, dont lasituation exceptionnelle, une porte sur la ville, une porte sur leschamps, se prêtait admirablement à de semblables réunions.

Pistolet avait rencontré là, entre autrescurieuses physionomies, le messager cul-de-jatte du Plat-d’Étain,connu sous le nom de Trois-Pattes, et qui devait mettre un terme àl’aventureuse carrière du bandit Lecoq, dit Toulonnais-l’Amitié,dans les bureaux de M. J.-B. Schwartz, banquier desprinces.

Trois-Pattes, dont nous n’avons pas à refaireici l’histoire, avait une influence considérable parmi les membresde l’association et Pistolet savait bien ce qu’il faisait naguère àla ferme de la Goret en jetant le nom de Trois-Pattes commegarantie.

Trois-Pattes, dont le vrai nom était AndréaMaynotti, usant d’un déguisement hardi, s’était glissé au milieumême des Habits Noirs pour assurer sa terrible vengeance. Ilpossédait la confiance du colonel Bozzo ; il avait inspiré uneromanesque affection à la petite-fille du Père-à-tous, la belle etinfortunée comtesse Corona.

Grâce à ses relations avec Trois-Pattes,Pistolet avait pu entrevoir plus d’une fois le vieux colonel et labelle comtesse.

Mais il est temps de mettre sous les yeux dulecteur les faits et gestes de Pistolet entre le moment où il avaitquitté M. Badoît à Alençon et l’heure où nous le retrouvâmesdans l’enclos de M. le baron d’Arcis.

Passant par-dessus le voyage en patache, dontnous avons dit un mot et qu’il avait fait en compagnie de Louveau,dit Troubadour, nous arriverons au Château-Neuf où l’avait conduit,quelques heures auparavant, la piste de ce même malfaiteur.

Il y avait autour de l’homme qui habitait leChâteau-Neuf deux sortes de mystères : un mystère de comédieet un mystère sérieux.

Le premier, dont il s’entourait en qualitéd’héritier prétendu d’un trône et de chef d’une conspiration, étaitfactice et tout théâtral ; le second, que l’arrivée de PaulLabre et de Mlle Ysole de Champmas dans le pays avait renduplus rigoureux, était de tout point nécessaire.

Le fils de saint Louis, en thèse générale,n’était pas de ceux qui peuvent se montrer impunément à leursanciennes connaissances. Il avait un passé délicat.

Par cette dernière raison surtout, la porte duChâteau-Neuf était strictement fermée à tous ceux qui n’avaientpoint le mot de passe.

Pistolet, ignorant ce que nous savons, etpréoccupé de choses totalement étrangères au métier actuel dumaître de céans, eut beau escalader les murailles et rôder, selonson habitude, il ne découvrit rien.

Il fut même trompé par l’apparence extérieurede cette maison murée, mais sourdement pleine d’activité et debruits.

Ce qui transpirait hors de ces murs c’était la« conspiration ».

Nous ne saurions trop répéter que le métier decette conspiration était de faire du bruit et de paraître. Elleétait purement et simplement un leurre.

La petite noblesse du pays, enrégimentée dansce complot voleur, travaillait sans le savoir au profit des HabitsNoirs.

Mais nulle contrée n’est assez sauvage pouréchapper complètement à l’œil de l’autorité. Nos lecteurs sedemanderont sans doute comment l’autorité pouvait rester aveugle enface de ces conciliabules notoires jusqu’à l’effronterie.

La réponse à cette question est nette etfacile : elle appartient à l’histoire même des différentsimposteurs qui jouèrent successivement ou ensemble ce rôle de filsde Louis XVI.

Les écrits laissés par Naundorff et MathurinBruneau, les documents publiés par le duc de Normandie ne laissentaucun doute sur le système adopté par le gouvernement deLouis-Philippe à leur égard. Il fut toujours et partout lemême.

Le gouvernement de Louis-Philippe favorisaitindistinctement et jusqu’à un certain point compatible avec laprudence d’État, tous les Louis XVII – parce que son principaladversaire était le parti légitimiste, et que l’existence d’un filsde Louis XVI une fois admise, le principe même de la loilégitimiste tombait en ruine.

Pistolet vit donc la conspiration et fut surle point de faire une marque à la porte de cette maison qui,évidemment, ne contenait pas ce qu’il cherchait.

Mais, avant de sortir du parc, il aperçut,dans une ombreuse allée, un vieillard au sourire doux qui semblaitavoir plus de cent ans.

Ce vieillard s’appuyait au bras d’une jeunefemme merveilleusement belle, en qui Pistolet reconnut la comtesseCorona.

Il se dit :

– Puisque voici les amis de mon amiTrois-Pattes, c’est là : je reviendrai.

Nous l’avons trouvé revenu après sa visite àla maison de Paul Labre.

Certes, cette visite l’avait rejeté bien loinde la comédie entrevue par lui au Château-Neuf. Aucun écho de laconspiration n’arrivait jusqu’à la demeure de Paul Labre, etpourtant, l’instinct détectif était si étrangementdéveloppé chez notre gamin qu’au premier indice rencontré sur saroute, il flaira la piste.

Voici quel fut cet indice :

En sortant du logis de Paul Labre, Pistolet,qui suivait la marge des champs, entendit dans un chemin creux unjeune gars qui pleurait et un homme qui le consolait,disant :

– Tu es bête ! à ta place, moi, j’auraisbientôt de quoi.

Le jeune gars était Vincent Goret, l’éclopé,chassé pour ses trente-cinq sous de casse.

L’homme était de Paris et Pistolet se souvintde l’avoir vu jouer la poule à l’estaminet de L’Épi-Scié.

C’était plus qu’il n’en fallait pour éveillerson attention.

Pistolet se coucha le long de la haie pourécouter mieux.

– C’est d’aller chez ta mère, reprenaitl’homme. Elle a de l’argent plus gros qu’elle. Tu demandes centfrancs du premier coup, pas vrai ?

– Cent francs ! répéta l’innocent,épouvanté à l’idée d’un pareil trésor.

– Deux cents si tu veux… et je te prêterai moncouteau pour si la vieille se rebiffe maladroitement.

L’éclopé s’éloigna de lui.

– Je n’ai point d’affaires avec vous,l’homme ! dit-il. Si ma m’man ne veut pas me donner mestrente-cinq sous, y a la rivière. Je n’ai point de bonheur à êtreen vie.

Et il partit, ses sabots à la main.

Presque aussitôt après et au moment où ilallait monter la route conduisant au Château-Neuf, Pistoletentendit des cris du côté du hameau des Nouettes.

C’étaient Cocotte et Piquepuce quiaccomplissaient la besogne commandée par Annibal.

– Venez, mes amis ! disaient-ils, venez,bons chrétiens ! Le fils de Mathurine Goret va faire unmalheur sur sa propre mère !

Et les paysans curieux de courir.

Pistolet ne fit ni une ni deux, il s’élança àla tête des paysans en criant :

– Villageois ! qui m’aime me suive !La morale avant tout !

Personne ne l’aimait ; mais chacun lesuivit parce qu’il prenait le chemin de tout le monde.

Dès le premier moment sa tournure et sonaspect avaient éveillé les soupçons de Piquepuce et de Cocotte quiavaient reconnu en lui un sans-gêne de Paris.

Le vicomte Annibal fut prévenu. Une fois jouéela farce du pauvre petit couteau que le gars avait tiré de sa pochecomme le noyé se retient à un brin d’herbe pour effrayer et arrêterla mégère, on aurait certainement fait un mauvais parti à Pistolets’il n’avait payé d’audace.

Heureusement pour lui, dans cette armée quiassiégeait le coffre-fort de la Goret, il y avait plusieursgénéraux, dont l’entente était loin d’être parfaite. Chacun d’euxpouvait avoir ses soldats.

Heureusement encore, le témoignage de Mèchevint à l’appui de ce nom de Trois-Pattes, lancé par notre gaminavec tant d’à-propos.

Après la bagarre, Pistolet, comme nous l’avonsvu, sortit derrière l’éclopé, faisant du zèle et se donnant àlui-même mission de conserver ce précieux otage.

Il attendit Mèche dans l’étable et luidit :

– Ça t’étonnerait-il que nous aurions, l’anprochain, un carrosse à nous deux et un cordon bleu dans unecuisine à nous ? Veille dur, dis-moi tout et file si tu voisdes gendarmes.

Il l’enleva en un temps de polka ; puis,la quittant brusquement, il exécuta une culbute et disparut pourcourir après le pauvre Vincent.

Il le rejoignit au détour du chemin et luidit, entrant résolument dans son nouveau rôle :

– Garçon, si tu retournes chez les Mathieu, tues perdu de bout en bout !

Le fils Goret le regarda avec défiance.

– Je vas payer ma casse et tout sera fini,répondit-il. C’est du bon monde, les Mathieu.

– Tout sera fini, jusqu’à demain que viendrontles gendarmes pour te prendre, poursuivit Pistolet.

L’innocent s’arrêta court.

– Je n’ai point d’affaires avec vous, l’homme…commença-t-il, selon sa coutume.

Mais les larmes lui vinrent aux yeux et ils’écria :

– Oh ! là là ! les gendarmes !y en a-t-il de quoi me mener jusqu’à l’échafaud, pour ce que j’aitiré l’eustache de ma pochette contre ma prop’mère ?

– On ne sait pas, répliqua Pistolet d’un airimportant. Le monde est méchant dans ce pays-ci. Moi, jem’intéresse à toi, bancroche. Il y a là-haut un brave monsieur quite prendra chez lui, si je veux, et qui te protégera contre lesgendarmes.

– Le monsieur du Château-Neuf ? demandal’éclopé.

– Juste. Un fameux monsieur.

– On dit qu’il est sorcier, et qu’il a jeté unsort à ma m’man.

Pistolet haussa les épaules.

– Aimes-tu mieux les gendarmes ?demanda-t-il.

C’est tout au plus si le fils Goret avaitenvie de faire un choix.

– Y a la rivière, gronda-t-il d’un air sombre.À vivre je ne suis point heureux.

– Bêta ! fit Pistolet qui croyait n’êtrepoint compris, tu n’as qu’à attendre un petit peu pour êtreriche !

Les yeux du gars étincelèrent.

– On m’a déjà dit ça, oui ! prononça-t-iltout bas. Et que toutes les filles me suivraient comme si j’avaisun charme ! Et que je boirais à même la bouteille au remèdecomme ma m’man. L’homme, si j’étais riche, je mangerais la soupe dumatin au soir, car j’ai faim toute la journée !

Ceci fut lancé avec une telle énergie quePistolet, nature littéraire, comme tous les sauvages de Paris, semit à rire et pensa :

– Cet animal-là gagnerait deux francs par jourà jouer les imbéciles à Bobino !

– En route ! ajouta-t-il, on va te fairevivre et te mettre à l’abri des gendarmes.

Il tourna brusquement le coude du chemin pourmonter vers le château.

Vincent le suivit la tête basse.

Tous deux entrèrent dans une brèche du mur enconstruction et s’engagèrent dans les fourrés du parc.

Pistolet marchait maintenant avec lenteur etprécaution ; il semblait laborieusement réfléchir.

– Vois-tu, dit-il en s’arrêtant à deux outrois portées de fusil du mur, je cherche la manière de m’enservir ; ça n’ira peut-être pas tout seul.

– C’est soif que j’ai, répondit l’innocent,retombé au fond de son apathie.

Pistolet tressaillit et lui planta sa main surla bouche en murmurant :

– Fais le mort !

Comme le gars étonné essayait une résistancemachinale, Pistolet, usant de son grand moyen, lui « passa lajambe » et l’étendit à terre sans bruit aucun.

– Fais le mort ! répéta-t-il avec unaccent de véritable menace, ou tu ne seras jamais riche ! Jene suis pas ici pour toi, ma vieille ; si tu me gênes, tantpis pour ta peau !

L’innocent n’avait garde de se révolter.

Il resta étendu dans l’herbe et ne bougeaplus. Pistolet s’éloigna de quelques pas et prêta l’oreille. Unbruit venait des massifs voisins.

– C’est tout de même taquinant de ne pas bienconnaître les localités, pensa le gamin qui hésitait. On ne voitpas le château d’ici et je ne sais pas à qui j’ai affaire.

Il se retourna vers l’éclopé qui le regardaitavec ses gros yeux étonnés, et son doigt levé lui ordonnaimpérieusement le silence. Puis il se coucha tout de son long,disant :

– On va tâcher de savoir !

Et il se prit à ramper dans l’herbe,clairsemée sous les arbres, avec une telle adresse que les Indiensde Cooper lui auraient certainement fait compliment, s’ilsl’avaient vu.

À mesure qu’il avançait, le bruit des voixdevenait plus distinct.

Il y avait là évidemment plusieurs personnesqui s’entretenaient. Le sens de leur conversation échappait encoreà notre gamin.

Le premier mot qu’il entendit fut le nom dePaul Labre.

Il s’arrêta tout ému.

À travers une autre machination qu’ilcommençait à entrevoir, mais dont il ne détaillait pas encore bienles rouages, il se trouvait tout à coup porté au centre même de sabesogne.

C’était pour Paul Labre qu’il était ici et ilne l’avait point oublié.

Il avança de nouveau, retenant sonsouffle.

Pendant qu’il rampait, le frôlement des herbesl’empêchait d’entendre, et il regrettait amèrement chaque motperdu.

Au bout d’une trentaine de pas, les branchesdu fourré s’éclaircirent, puis laissèrent pénétrer une largelueur.

Trente pas encore, il aperçut le blanc profildu Château-Neuf qui tranchait dans la verdure.

En même temps, son regard, fixé droit devantlui, distingua entre les feuilles plusieurs costumes sombres, parmilesquels se détachait le clair vêtement d’une femme.

Il fit un dernier effort, tourna un gros troncd’arbre et se trouva, caché qu’il était dans un buisson, en faced’une sorte d’assemblée, gravement assise autour d’une tablerustique qui supportait les restes d’un premier déjeuner.

Il y avait là quatre hommes, dont faisaitpartie le centenaire au paisible sourire, et la charmante personneque Pistolet avait déjà vue appuyée à son bras : le colonelBozzo et la comtesse Corona.

Ce ne fut point sur eux que s’arrêtèrent lesyeux du Parisien, mais bien sur celui qui parlait en ce moment.

Sa voix, facile à reconnaître, était celle quiavait prononcé le nom de Paul Labre.

Cet homme avait une belle taille un peu tropchargée d’embonpoint, un teint très blanc et une abondantechevelure bouclée, châtain foncé. Son profil aquilin rappelaitvaguement les portraits et médailles des princes de la maison deBourbon.

Il parlait avec lenteur et affectait dans sapose une sorte de majesté. Il semblait se défendre contre uneaccusation.

Voici ce qu’il disait au moment où Pistoletput prêter l’oreille à ses paroles :

– Dans l’affaire du général de Champmas,j’agissais pour l’association et avec l’agrément del’association ; dans l’affaire présente, et grâce à moi,l’association va doubler d’un seul coup son capital. Mes mesuressont prises : je suis prêt à les soumettre au conseil.

– Va promener dans les parterres, Fanchette,ma mignonne chérie, dit tendrement le vieillard.

Il attira vers ses lèvres desséchées le frontcharmant de la comtesse Corona, qui s’éloigna d’un pas nonchalantet gracieux.

Quand elle fut partie, un des assistants, quePistolet reconnut pour être le fameux M. Lecoq de La Perrière,prit la parole et dit sèchement :

– Mon beau Nicolas, on t’avait mis entre lesmains un joli coup de commerce. Papa et moi, nous venons deparcourir les titres de propriété ; c’est superbe. Mais tun’es pas de force, mon bonhomme. Ton passé te bat dans les jambes.On a vu M. Badoît hier à Alençon, ce matin à La Ferté-Macé.M. Badoît ne peut pas être seul. En outre,Mlle de Champmas et Paul Labre se rencontreront bienquelque jour, hé ! bonhomme ?

On doit penser si Pistolet était toutoreilles.

Le beau Nicolas répondit avec un majestueuxdédain :

– Vous oubliez deux pierres d’achoppement surma route, mon maître : le général et la femme Thérèse Soûlas.Si vous êtes habile, je ne suis pas manchot. J’espère queMlle de Champmas et Paul Labre se seront rencontrés cematin.

– Oh ! oh ! fit le vieillard enprenant une pose plus attentive. Écoute, l’Amitié, avant dejuger ; c’est un garçon qui a de l’économie et de lacapacité.

– Procédons par ordre, reprit le fils de saintLouis : pour l’affaire présente, la combinaison est mûre. J’aice qu’il faut pour payer la loi, dès que Mathurine Goretsera morte.

– Très bien, approuva paternellement le vieux.Nous savons cela.

– Pour l’affaire Labre, poursuivit le royaljeune homme, c’est plus compliqué, et maître Lecoq pourra voirqu’on s’entend jusqu’à un certain point à balancer uneopération…

Il fut interrompu par l’écho lointain d’uncoup de feu.

– Est-ce déjà le tonnerre ? fit lecolonel qui jeta un regard craintif vers le ciel chargé de lourdesnuées. Je n’aime pas l’orage, il m’agite.

– On a tiré vers les coulées du Foux, ditLecoq en s’orientant.

Le fils de saint Louis resta impassible.

– C’est bien cela, murmura-t-il avec uneintention marquée : vers les coulées du Foux.

Puis il ajouta de sa voix lente et froide qui,cette fois, mit un frisson dans les veines de Pistolet :

– Ne vous occupez plus de M. Paul Labre.Il ne vivra pas vieux. Sa note vient d’être acquittée !

Chapitre 16Grand lever du roi

 

Pistolet n’avait peut-être pas parlé à PaulLabre dix fois en sa vie, et encore, il y avait bien longtemps decela. Le caractère réservé et triste de Paul n’appelait point lafamiliarité, mais il était beau et bon : Pistolet l’avaittoujours admiré.

Le gamin de Paris cherche volontiers destermes de comparaison au théâtre. Le théâtre est sa passion etaussi son éducation. Si vous le trouvez lamentablement éduqué,prenez-vous en au théâtre !

Pistolet, au temps où il était simple chasseurde chats, dans le quartier de la préfecture, voyait Paul Labre autravers de ses meilleurs souvenirs dramatiques.

Paul était pour lui le Gauthier d’Aulnay deLa Tour de Nesle,le Ravenswood de La Fiancée deLammermoor, le Millier d’Angèle, le Gennaro deLucrèce Borgia. Pistolet ne l’apercevait jamais sans sedire : Je donnerais dix sous pour lui mettre un costume àM. Mélingue.

Ce sont de singulières créatures.

Pistolet aimait M. Badoît, mais iladorait Paul comme « l’inconnu » d’un mélodrame à grandspectacle.

Les dernières paroles du fils de saint Louislui donnèrent froid jusqu’au cœur.

Il n’ignorait pas qu’il avait là devant luides bandits déterminés.

Il crut à un meurtre.

Certes, il ne songeait plus guère à ce pauvreVincent Goret, l’héritier de tant de millions qui n’avait pasdéjeuné et qui l’attendait à la lisière du parc. Sa pensée allaitdroit à Paul Labre, et il se demandait si cette métaphorelugubre : « Sa note vient d’être acquittée »,n’annonçait pas qu’il n’était déjà plus temps de prévenir unassassinat.

À cet égard, ses doutes ne furent pas delongue durée : le beau Nicolas était ici pour s’expliquer, etil s’expliqua. Pistolet put voir tout de suite que la concorde nerégnait pas dans cette respectable assemblée.

Le fils de saint Louis avait à défendre sesfaits et gestes contre une très vive opposition, à la tête delaquelle était M. Lecoq.

Nous ne répéterons pas ce que le lecteur saitdéjà, nous dirons seulement qu’on parlait ici la bouche ouverte, etque Pistolet, curieux comme un singe, n’aurait pas donné pour laplus intéressante de toutes les parties de galoche l’heure qu’ilpassa aux écoutes.

Il était admis inopinément à visiter lesficelles d’un théâtre bien autrement important que Bobino ; ilavait envahi les coulisses mêmes de cette scène fantastiquementmachinée et dont les trucs inconnus avaient tant de fois occupé sonimagination.

Il voyait les Habits Noirs à la répétition etderrière la toile.

Selon l’expression de son triomphe mental, lesHabits Noirs « se déboutonnaient » devant lui !

Le fils de saint Louis, répondant auxobjections de son ennemi Lecoq, déduisait avec une netteté complèteson double plan d’attaque et de défense : attaque contre lesmillions de la Goret, défense contre la vengeance Paul Labre.

Et Pistolet comprenait tout, devinant lessous-entendus, rétablissant les lacunes, et se disant du meilleurde son cœur :

– Je m’amuse, pour le coup ! Jamais je neme suis tant amusé de ma vie.

Ce qu’il était venu chercher lui sautait auxyeux tout d’abord : il avait devant lui l’assassin de JeanLabre. Mais la bonne chère rend difficile et Pistolet n’en étaitdéjà plus à se contenter de cela. On lui en servait, Dieu merci, àtire-larigot et il ne refusait rien. Tout se classait dans sonexcellente mémoire, il était seulement désolé de n’avoir pas detémoin.

– Il faut voir tout ça pour le croire !pensait-il.

Le réseau de fils grossiers qui servait àtisser la nasse où les Habits Noirs avaient pris ce gros poissond’or, la Goret, lui inspirait une admiration d’amateur.

Il était homme à comprendre qu’il faut mesurerle piège à l’instinct de la proie.

La Goret eût brisé d’un seul coup de son lourdtalon une trame plus délicatement tendue.

Et c’était en vérité comique et à la foisfrappant d’entendre ce coquin de Nicolas étaler sur table sadiplomatie de bas lieu pour conclure froidement ainsi :

– Mariage immédiat, mort subite, loipayée généreusement, par un parricide, ce qui ne s’étaitjamais fait jusqu’ici !

Quant à l’autre mécanique, celle qui devaitacquitter la note de Paul Labre, elle était plus simple encore ets’appelait guillotine.

Mais Pistolet n’était pas au bout de sesétonnements et de ses plaisirs. Le spectacle devait varier sesscènes et arriver à des effets encore plus divertissants.

On allait avoir la partie comique.

Au moment où le beau Nicolas terminait sonexposé et triomphait sur toute la ligne, une manière de valetlourdaud, descendant l’allée qui conduisait au château, demanda deloin :

– On peut-il approcher pour parler avec vous,monseigneur ?

– Laissez entrer tous mes nobles et loyauxamis, Jérôme, répondit le prince en changeant de ton.

Il fit en même temps un signe aux membres duconseil, qui amendèrent leur tenue et prirent des posessolennelles. M. Lecoq dit à son voisin :

– Trop de froissement dans les rouages decette mécanique. C’est compliqué ; ça cassera.

Il se faisait un grand bruit de pas dansl’allée aboutissant au salon de verdure.

– Ramenez Fanchette, ordonna doucement lecolonel. La pauvre biche n’a pas beaucoup de distractions dans cepays-ci… L’Amitié, ajouta-t-il, tu n’es pas impartial. C’estjoliment mené ; Nicolas a du talent.

M. Lecoq mit ses deux mains dans lesentournures de son gilet et élargit sa poitrine enrépondant :

– La chose traîne ; une attaqued’apoplexie vous ruinerait tout net : moi, j’aurais déjà desmillions, et la bonne femme serait en terre. Voilà, papa !

Il se leva, coupa le bout d’un cigare ets’éloigna dans la direction des massifs, en disant :

– Je vais revenir.

Jérôme annonça avec un fort accentnormand :

– V’là M. le chevalier Le Camus de LaPrunelaye, monseigneur, avec sa dame !

Le pêcheur de truites à la mouche, futurpréfet de l’Orne, fit son entrée en tendant le jarret et entraînant à son bras une grosse chevalière essoufflée. Il étaitgrand, maigre, et avait une figure d’oiseau.

– Mon gars, déclara-t-il à Jérôme en passant,tu diras bientôt : « Votre Majesté », au lieu de« monseigneur ». Nous avons des nouvelles de premierordre !

Il dessina un salut de cour, à l’adresse duprince, tandis que sa chevalière exécutait une révérence qui étaitcomme les nouvelles : de premier ordre.

Le beau Nicolas daigna tendre la main que lechevalier baisa en ajoutant :

– Prince, selon mes informationsparticulières, puisées aux sources les plus sérieuses, Paris ne batque d’une aile.

– Je n’ai pas vu plus joli que ça dans mesvoyages autour du monde ! pensa Pistolet. Je voudrais queMèche y soit pour voir ce drôle de citoyen et sa chacune. Mais oùdiable est allé M. Lecoq ?

– V’là M. Lefébure, sa sœur et soncontremaître, monseigneur ! cria Jérôme.

L’ancien élève de l’École, homme d’opinionsavancées, court, replet, sanguin et planté de barbe jusqu’aux yeux,avait son franc-parler ; il représentait la France libérale,et n’acceptait le passé que sous certaines réserves.

Le beau Nicolas lui avait promis d’améliorerla Charte-Vérité.

– Monseigneur, dit Lefébure, voici moncontremaître, l’homme du peuple qui tient dans sa main mescinquante-deux lapins, vous savez ? Il a voulu voir ce quec’est que la cour et un grand lever royal.

Le contremaître foulait son chapeau entre sesdoigts et regardait le beau Nicolas avec une certaine défiance.

– Voilà ce que c’est qu’un roi, Trinquet,ajouta M. Lefébure, pas davantage, et le grand lever c’estquand le roi a pris son café au lait. Salue.

Le roi accueillit l’homme du peuple avec bontéet lui demanda des nouvelles de son ménage.

Il y avait, pendant cela, des poignées de mainéchangées entre les gens de Paris et les fidèles Normands.

Par les autres allées, les dames de la courarrivaient : la comtesse Corona, la comtesse de Clare et lesdeux filles d’honneur de la reine. Les gens de Paris représentaienttout naturellement la maison de Sa Majesté.

– Tout de même, se disait Pistolet, ça nemanque pas de chic, tout ça, et Mèche brillerait pas mal autourd’un vrai trône. Se manie-t-elle agréablement, cet ange-là !c’est un sucre !

– V’là les jeunes messieurs Portier de LaGrille, monseigneur, continuait Jérôme, huissier du palais, v’là leneveu du Molard, v’là M. Poulain, v’là M. levicaire !

C’était imposant, en vérité ! ce beauNicolas vous avait un sourire historique et quatorze siècles degloire couronnaient son front archi-légitime.

On s’était assis. Le « grand lever »empruntait une solennité inaccoutumée à la présence des gens deParis.

Le chevalier Le Camus de La Prunelaye avaitreçu une note de son tailleur, ancien électeur de La Ferté, établirue des Minimes au Marais.

Au bas de la facture, le tailleur avait écritquelques lignes, déparées par de nombreuses fautes d’orthographe,où il mentionnait que les affaires n’allaient pas et que lacapitale était mécontente.

M. Lefébure établit de son côté queLe Charivari et Le Corsaire se moquaientcruellement du parapluie de Louis-Philippe.

– En France, ajouta la chevalière, le ridiculetue.

Une des fils Portier de La Grille dit qu’ilavait acheté des rasoirs anglais d’un voyageur de commerce,connaissant Londres comme sa poche. L’Angleterre, éternelle ennemiede la France, ne demanderait pas mieux, selon le marchand derasoirs, que de favoriser une révolution.

– Tout concorde ! s’écria le chevalier.Les prophéties sont positives. Nous entrons dans la cinq centcinquante et unième lune depuis la mort de M. Cazotte. C’estsignificatif. Cazotte avait prédit la mort de Robespierre,Sire.

Le beau Nicolas parut pénétré de ce fait dontla gravité ne pouvait échapper à personne. Aucun des gens de Parisn’avait encore parlé ; le colonel cessa de tourner ses pouces,et eut une petite toux sèche qui commanda aussitôt un grandsilence. Chacun était pressé d’entendre un homme si vénérable.

– Mes enfants, dit-il de sa bonne voixtremblotante, je ne vous réponds pas corps pour corps de la Russie,c’est loin et on s’y est bien mal conduit envers lesPolonais ; mais que diriez-vous d’une flotte espagnoleremontant la Seine ? Voilà M. Lecoq de La Perrière quitient entre ses mains…

– Chut ! fit Lecoq qui revenait de causeravec la belle Ysole, à travers la claire-voix, les négociationssont pendantes. C’est délicat comme l’honneur d’une demoiselle.

À propos d’Espagne, la sœur deM. Lefébure spécifia qu’elle faisait venir son chocolat deBayonne.

– Soit, reprit le colonel, le plus profondsilence sur la péninsule ! La maison d’Autriche est puissante,mais elle a des épines dans le pied. Je suis autorisé à déclarerque l’empereur actuel fera une diversion en notre faveur, avec leconcours moral de notre Saint-Père le pape. La Suède sera neutre,c’est un pays prudent, depuis le décès du roi Charles XII, mais leroi de Sardaigne est à nous, et la Suisse, patrie héroïque deGuillaume Tell, nous louera trois mille montagnards à un soul’heure. Des hommes d’acier fondu !

– Un sou l’heure ! répéta le chevalier.C’est cher.

– C’est le prix. Quant au reste del’Europe…

– J’ai une idée ! interrompitimpétueusement le chevalier. Les sables de l’Arabie renferment despopulations incalculables et belliqueuses. Assurons-nousd’Abd-el-Kader !

– C’est fait, dit Lecoq, en se rasseyantfroidement.

Le fils de saint Louis agita sa mainroyale.

– Confiance ! prononça-t-il d’un airinspiré. Les temps sont mûrs. Le nerf de la guerre nous manquait,je l’achète au moyen d’un mésalliance sublime ! Messieurs etchers amis, les hésitations, les scrupules ont pris fin. La reinevous sera présentée ce soir. C’est une simple villageoise, maisqu’était Jeanne d’Arc ? Une fille du peuple !

– D’ailleurs, dit le chevalier de LaPrunelaye, le coq anoblit la poule. Je regrette seulement que sonphysique ne soit pas plus avantageux.

– Vos respects lui tiendront lieu de jeunesse,de beauté et d’ancêtres, déclama le beau Nicolas. Tout est prêt. Jevous permets de crier, quand elle apparaîtra, ce soir :Vive la reine !

En ce moment, Pistolet se sentit toucher lebras et, presque au même instant, la voix criarde de Jérôme,l’huissier de la cour, demanda à un nouvel arrivant qu’on ne voyaitpoint encore :

– Comment que vous dites ? Répétez votrenom, vous ! Pistolet se retourna et vit auprès de lui VincentGoret, qui le regardait d’un air piteux en disant :

– Vous aviez promis comme ça que vous medonneriez à manger et à boire.

Par bonheur, il y avait une certaine émotiondans le salon de verdure. On n’entendit point Vincent, parce queles conspirateurs s’agitaient, attendant avec inquiétude la réponsedu visiteur inconnu.

– Avez-vous seulement le mot ? demandaencore Jérôme à ce dernier. Moi, je ne vous connais point et je meméfie de vous.

Il y eut des conjurés qui tirèrent despoignards de leurs poches. Pistolet, furieux d’être dérangé ainsiau bon moment, saisit l’éclopé à la gorge.

– Si tu te tais pas, je t’étrangle !dit-il.

Vincent Goret put balbutier encore :

– C’est à boire et à manger que jevoudrais.

Pistolet serra plus ferme parce que la voix duvisiteur invisible s’élevait de nouveau dans l’allée. C’était unevoix sonore et hardie. Elle parla ainsi :

– Je n’ai pas le mot. Je veux voirM. Nicolas et je le verrai. Écoute bien mon nom pour lerépéter comme il faut. Je m’appelle Paul Labre, barond’Arcis !

Du coup, notre gamin resta littéralementabasourdi.

– Monsieur Paul ! murmura-t-il. En voilàde l’ouvrage ! J’ai peur que ce soit fini de rire. Que diablevient-il faire ici ?

Chapitre 17Provocation

 

L’effet produit par le nom de Paul Labre,ainsi lancé à l’improviste, ne pouvait pas être le même sur tousceux qui assistaient au grand lever de M. Nicolas.

Pour les simples membres de la conspiration,pour les hobereaux englués et enchantés de l’être, dans cetteparodie de complot, M. le baron d’Arcis n’était qu’un voisin,étranger à leurs travaux et à leurs espoirs : un profane.

Et cependant, l’accent de sa réponse àl’huissier campagnard portait en soi un tel caractère de menace quele chevalier de La Prunelaye dit à sa chevalière :

– Tu sais que, le cas échéant, nous serionsjugés par une cour prévôtale, bobonne.

Pour les gens de Paris, au contraire, etsurtout pour le beau Nicolas lui-même, le nom de Paul Labre avaitune tout autre importance.

Paul Labre était l’ennemi.

La police des Habits Noirs, très bien faite,d’autant mieux faite qu’elle tenait par des liens mystérieux àcette bizarre et adultère administration que le gouvernement deLouis-Philippe eut le tort de laisser fonctionner quasiofficiellement, la police des Habits Noirs, disons-nous, avaitsignalé dès longtemps et contre-miné les efforts de Paul Labre.

Nous savons qu’on avait déjà entamé contre luicette terrible guerre de l’assassinat juridique. Le piège ordinairede l’association avait été tendu. Un être humain était mortaujourd’hui même, tout exprès pour constituer Paul Labre débiteurde la loi.

Les témoins étaient prêts pour constater lasanglante créance. Le meurtrier de Thérèse Soûlas avait fait coupdouble.

Il ne restait plus qu’à procéder régulièrementet à suivre les errements habituels de la confrérie.

C’était simple, facile et sûr.

Mais voilà que Paul Labre prenait lesdevants.

Pourquoi venait-il ?

C’était un garçon intrépide. Son affaire avecle général de Champmas avait fait grand bruit autrefois dans lemonde des agents et des malfaiteurs. Le nom de Paul Labre étaitresté célèbre.

En outre, il avait cet avantage – ou cemalheur – d’appartenir à une redoutable école.

Ce n’était pas un « bourgeois »comme celui-ci ou celui-là.

Il avait vécu dans un milieu quienseigne : il sortait de la rue de Jérusalem.

C’était un profès, et il en donnait la preuve,puisque, au lieu de laisser tout le soin de sa vengeance à lapolice ordinaire, il s’était fait une brigade à lui, nombreuse ounon, peu importait.

Les Habits Noirs n’en étaient pas à regretterle meurtre de Jean Labre, meurtre inutile à l’association et quilui avait suscité ce dangereux ennemi : le frère de lavictime. C’était ce meurtre surtout que M. Lecoq reprochait aufils de saint Louis, comme un crime de lèse-confrérie.

Pourquoi Paul Labre venait-il ? Était-cedéjà le coup de feu de la Belle-Vue-du-Foux qui l’amenait ?Avait-il trouvé la trace des assassins de son frère ? Était-ilseul ? Arrivait-il avec l’appui de la forcepublique ?

C’étaient là, il faut le reconnaître, pour unepartie des personnes présentes, des questions de vie et demort.

Pour le faux prince, en particulier, c’étaitune épée nue, plantée entre ses deux yeux.

Car la grande loge des frères de la Merci,désignée sous le nom de « les Habits Noirs », outre sonfameux axiome : payer la loi, avait un autre principetout aussi usuel, tout aussi rigoureux : Couper labranche malade.

On soutenait vaillamment, héroïquementquelquefois, les membres de l’association ; mais quandl’intérêt commun l’exigeait, on coupait la branche sanspitié, pour sauver l’arbre.

Le faux prince savait cela ; il avaitsans doute lui-même coupé ou fait couper plus d’une brancheattaquée.

Il savait en outre de quelles inimitiés ilétait entouré dans le sein même du conseil.

C’était son visage que les regards de tous sesassociés interrogeaient.

On le vit pâlir, et Lecoq eut un sourirecruel.

Mais on le vit aussi se redresser.

– Père, dit-il au colonel, suis-je le Maître,ici ?

– Certes, certes, mon bon enfant, répondit levieillard. Marche droit, je te le conseille. Tu es le Maître, ici,tant qu’il fera jour.

« Il fait jour !ajouta-t-il en mettant sa main sèche sur le bras de Lecoq. J’aiidée qu’il a du talent, moi, ce grand chérubin-là. Hé !l’Amitié ? Nous allons voir.

Lecoq répondit froidement :

– Nous allons bien voir, en effet. Ça chauffe.Tout à l’heure, il fera peut-être nuit.

– Qu’on introduise M. le barond’Arcis ! prononça le fils de saint Louis à voix basse.

Paul tournait en ce moment le coude del’allée.

– Comment ! comment ! s’écrièrentles hobereaux, jouant à la rigueur leur rôle de prud’hommesfactieux. Y pensez-vous, monseigneur ? C’est contre toutes lesrègles.

– Messieurs, répliqua le prince, on demandeici M. Nicolas et non point le fils du malheureux dauphin deFrance. Soyez prudents. L’illustre sang qui coule dans mes veines ades ennemis implacables. Vous êtes ici des voisins chez unvoisin ; nous sommes une réunion de campagne, mettez de côtétoute marque de respect, je le veux.

Ceci était encore un rôle. Les hobereaux, toutheureux de le jouer, prirent aussitôt des postures sans gêne.

C’étaient de forts comédiens.

Paul Labre, cependant, avançait lentement.

Comme tout le monde, il avait eu vent de laconspiration à laquelle les conjurés de bonne foi donnaient unesuffisante publicité par leurs vanteries ; néanmoins, unenuance d’étonnement se refléta sur son visage grave quand il vitcette nombreuse assemblée.

Il regarda les gens de Paris et salua lesdames avec courtoisie.

Il n’était point dans son caractère derailler.

Quelqu’un qui ouvrait des yeux larges commedes portes cochères, c’était Pistolet, oppresseur du filsGoret.

Il bâillonnait ce dernier avec un redoublementd’énergie, et pensait :

– M. Paul a changé ; mais, c’estégal, n’y a pas plus beau mâle dans Paris ! Quel jeune premierça ferait à la Porte-Saint-Martin ! Bobino ne serait pas dignede lui.

– Monsieur le baron, dit en ce momentM. Nicolas, parlant avec simplicité, comme un hommed’excellent ton, je suis heureux de vous voir chez moi.

Paul s’était arrêté à cinq ou six pas delui.

Il n’hésita pas, mais ses sourcils sefroncèrent légèrement comme si, pour la première fois, il eûtcompris le côté pénible de l’acte qu’il allait accomplir.

Ce fut le moment de fièvre pour les gens deParis. Ils avaient peine à cacher leur profonde anxiété.

Seul, le maître de la maison gardait sonsourire.

– Mais oui qu’il a du talent, cecanard-là ! se dit Pistolet. C’est un beau traître ! Etde la tenue !

– Monsieur, répliqua enfin Paul Labre, j’ai àvous communiquer des choses qui seraient peut-être mal placéesdevant des dames.

– Souhaitez-vous un entretienparticulier ? demanda M. Nicolas avec une parfaiteaisance.

– Non, répondit Paul, ce n’est pas cela.

Puis, avec un mouvement d’impatience, ilajouta :

– J’ai besoin de ces messieurs, mais je crainsde mécontenter ces dames.

Le prince baissa la voix pour répondre et sonaccent prit une véritable dignité.

– Monsieur le baron, dit-il, je n’ai pasl’honneur de vous connaître ; et je serais sincèrement fâchés’il y avait un sentiment d’hostilité caché sous vos paroles.

Les gens de Paris, placés tout près de lui,restaient silencieux et immobiles.

Un observateur aurait pu voir déjà que leurinquiétude avait beaucoup diminué. Quoi qu’il dût arriverdésormais, ce n’était pas ainsi que pouvait se présenter un hommeayant à demander compte du sang de son frère.

Le prince lui-même éprouvait pour un peu cesentiment ; il se disait en outre que Paul Labre, calme etfroid comme il se montrait, ne pouvait connaître encore le meurtrede Thérèse Soûlas, et cependant il avait besoin de toute sa forcepour garder une contenance tranquille.

Ce qui l’épouvantait, c’était l’inconnu, et ledogme de la branche coupée.

Il avait deviné Lecoq.

Les hobereaux, au contraire, s’agitaient.

On est sur la hanche dans le département del’Orne. Les oreilles y sont chaudes, généralement.

– J’ai envie d’éternuer, grommela un desfrères Portier de La Grille. Tonnerre !

– C’est comme moi, fit l’autre, la moutarde memonte.

– Parler ainsi à l’héritier de… !

– Chut ! siffla M. Lefébure, prudentcomme les mathématiques appliquées à l’industrie.

Mais le chevalier de La Prunelaye demanda avectoute l’autorité d’un préfet du lendemain :

– Ah çà ! est-ce que ce bon jeunehomme-là cherche ici querelle à quelqu’un ?

– Non pas à vous, repartit sèchement PaulLabre.

– À qui ? s’écrièrent quatre ou cinq voixde conspirateurs échauffés.

Paul montra du doigt le prince etrepartit :

– À lui.

Il fut aussitôt entouré.

Poulain et le neveu du Molard levèrent la mainsur lui.

– Messieurs ! Messieurs ! voulutdire le prince.

Il paraît que Paul était très vigoureux, caril écarta sans effort apparent ceux qui l’approchaient de tropprès.

– À lui, répéta-t-il, quand il eut fait lecercle, et je préviens la question qui pourrait m’êtreadressée : Pourquoi ? Je ne veux pas, je ne peux pas direpourquoi. Il s’agit d’une femme. Peu m’importe que cet homme soitun imposteur ; je n’ai pas mission de venger les dupes qu’iltrompe et qu’il dépouille. Il me suffit que cet homme ait agi unefois en sa vie comme un misérable et comme un lâche.

– De par Dieu ! s’écria l’aîné desPortier de La Grille, il est permis de museler un chienenragé !

Il s’élança bravement ; mais Paul letoucha et il revint tomber au milieu de la conspirationdéconcertée. Paul franchit la distance qui le séparait du prince.Celui-ci l’arrêta d’un geste hautain et dit sans perdre sonsourire :

– Je me tiens pour suffisamment averti,monsieur le baron.

Il ajouta tout bas :

– Demain, six heures du matin, carrefour duFoux, au pistolet.

– On ne se bat pas sans témoins ! s’écriale chevalier suffoquant de colère, et je défie ce monsieur detrouver un seul témoin dans le pays !

– Mes témoins, reprit le fils de saint Louis,sont le colonel Bozzo et M. Lecoq de La Perlière. Les vôtres,monsieur le baron, s’il vous plaît ?

– Je vous ferai savoir leurs noms, répliquaPaul qui salua de nouveau les femmes et sortit lentement.

Dès qu’il eut disparu, le zèle de laconspiration éclata comme un pétard. Un tel combat étaitimpossible, criminel, dénaturé, sacrilège !

Les têtes couronnées ne s’exposent pas dans unduel.

Chacun voulait se battre pour le prince, etcette déclaration s’élança d’une demi-douzaine de bouches aumoins :

– Monseigneur ! tout mon sang est àvous !

Ces bouches n’appartenaient point aux gens deParis.

Le fils de saint Louis remercia avec cettegrandeur sereine qui va bien aux pasteurs des peuples. Il avait unfaux air d’Henri IV sur le Pont-Neuf quand il fit cette réponseremarquable :

– Messieurs, avant d’être Bourbon, je suisFrançais et gentilhomme. Pour s’abriter derrière une couronne, ilfaut la porter. La mienne est sur la tête d’un usurpateur, et c’esten imitant mes ancêtres, les monarques chevaliers, que j’arriveraià régner sur la France, et par droit de conquête et par droit denaissance.

Il n’y eut pas un hobereau qui ne frémîtd’admiration. L’ancien élève de l’école lui-même, sceptique parétat, laissa jaillir ce mot :

– Nous aurons un grand roi,messieurs !

Ce bon vieux colonel disait cependant cela àM. Lecoq :

– L’Amitié, mon bibi, tu vois qu’il a de lacapacité !

Lecoq haussa les épaules enrépondant :

– Il nous sent derrière lui.Patience !

– Hé ! hé ! mon bien-aimé, fit levieillard, quand tu es derrière quelqu’un il n’y a pas de quoi serassurer. On ne sait jamais si tu donneras un coup d’épaule ou uncoup de pied.

– Toujours le mot pour rire, papa !grommela Lecoq. Mais chut ! voici le Nicolas qui vientrecevoir nos félicitations.

– Messieurs, disait en effet le prince, etvous surtout, belles dames, je vous demande la permission deconférer un instant avec mes amis de Paris.

Chacun s’écarta respectueusement.

Le prince et les gens de Paris se groupèrentsi près du bosquet que Pistolet recula en rampant et en bâillonnantplus énergiquement son protégé Goret.

– Eh bien ! Sire, dit Lecoq, nousattendons les ordres sacrés de Votre Majesté.

Nicolas lui jeta un regard de défiance, siperçant et si menaçant que Lecoq baissa les yeux.

– On plaisante, murmura-t-il, eh !bonhomme ! tu as été gentil tout à fait.

– Je ne veux plus qu’on plaisante, prononça lefaux prince d’une voix ferme. Chacun est ici pour sa peau. Suis-jele Maître de l’affaire, oui ou non ?

– Tu es le Maître, mon cœur, répliqua lecolonel. Et l’Amitié me disait tout à l’heure encore :Décidément, c’est un gaillard ! Il t’adore, au fond.

Le prince avait toujours les yeux surLecoq.

– Toulonnais ! prononça-t-il à voixbasse, veux-tu que nous prenions chacun un couteau pour enfinir ?

– Non ! répondit Lecoq ; j’aimemieux te donner la main franchement.

– Bravo ! applaudit le colonel.Embrassez-vous, mes chers amours !

Le prince prit la main que Lecoq luitendait.

Il était pensif et murmura :

– Cette nuit, as-tu entendu marcher dans tachambre, au château de Clare ?

Lecoq tressaillit et devint pâle.

Le prince lui serra fortement la main etcontinua, comme si tout eût été dit :

– Quoi qu’il arrive, nous ne pouvons resterdans le pays. L’affaire de la succession Goret doit désormais seterminer ailleurs. Je me charge d’emmener Mathurine jusqu’en Corse,et là, nous ferons tout ce que nous voudrons. C’était le vraijeu ; il est encore temps de le jouer. Quant à l’autrehistoire, elle nous livre ce Paul Labre. Il faut qu’il soit arrêtéà l’heure même du duel et sur le terrain, pour le meurtre de laSoûlas. Comme tout peut manquer, même les choses les mieuxcalculées, je désire que Louveau soit demain matin dans le taillisde la Belle-Vue, avec son fusil…

– Mon homme, tu es un mâle ! interrompitLecoq. C’est très joli.

Le colonel était tout attendri.

– Louveau tirera en même temps que moi,poursuivit le prince. Mort ou vivant, M. le baron paierala loi Pour l’autre dette, s’est-on assuré du fils de laGoret ?

Avant que ce dernier mot fut prononcé,Pistolet, lâchant la bouche de Vincent, lui avait brusquementbouché les deux oreilles.

– C’est le moment de faire son entréedramatique et opportune, pensa-t-il. En avant deux !

Et, en effet, élevant la voix tout à coup, ildit à l’éclopé :

– Bancroche, j’entends qu’on parle ici contre.Tu vas avoir à boire et à manger.

Il n’avait pas achevé qu’il était entouré.Lecoq le saisit à la gorge. Vincent, qui essayait de s’enfuir, futterrassé par Nicolas.

– Pas de bêtise ! fit Pistolet avec sonsang-froid imperturbable, on en pince, dites donc ! Etdur ! depuis l’âge de nourrice ! Comme quoi je vousapporte l’innocent ci-joint, destiné à ce que vous savez, pour laloi, et son petit couteau, qu’a été vu par le nombre voulu detémoins à charge. Il a faim, il a soif, et moi, semblablement, jecasserais une croûte avec plaisir.

Chapitre 18Avant le duel

 

Ce Pistolet avait si merveilleusement et sinaturellement l’air, la physionomie, le langage d’un habitué aiséde l’estaminet de L’Épi-Scié que M. Lecoq, célèbre, cependant,pour la justesse de son coup d’œil, eut vaguement l’idée de l’avoirvu à l’œuvre un jour ou l’autre.

Ce n’était pas l’heure des longsinterrogatoires ni des examens détaillés ; un bon ouvrier deplus ne pouvait être indifférent dans les circonstancesprésentes : Pistolet passa ici comme à la ferme, et mieuxmieux, car, sans affronter le danger de paraître trop savant, il seservit de ce qu’il avait appris aux écoutes et conquit du premiercoup une position de confiance.

Le fils Goret fut remis entièrement à sagarde ; il en répondit corps pour corps. Il eut ordre, enoutre, de se tenir à la disposition du conseil jour et nuit.

Ceci réglé, il put conduire le parricide àl’office. C’était une bonne et secourable nature. Il bourra sonprisonnier comme un canon.

Le fils Goret avait vu aujourd’hui desquantités de choses, mais il n’avait rien compris à ce qu’il avaitvu.

Une seule idée le travaillait : c’étaitl’espoir d’être riche et de dîner du matin au soir.

Pistolet prêtait une oreille indulgente auxrêves de ce naïf appétit, mais cela ne l’empêchait pas deréfléchir. Il avait, Dieu merci, des sujets de méditationpar-dessus la tête.

Que diriez-vous d’un chasseur paisible qui apris son fusil, un matin, pour abattre un lièvre ou deux et qui setrouve tout à coup au milieu d’une ménagerie de bêtesféroces ? Les Gérard et les Bombonnel sont rares. Pistolets’avouait qu’il avait bien du fil à retordre.

On l’avait mit sur la piste d’un crime ancien.Dans cette voie, il ne s’agissait pas d’autre chose que de livrerun ou plusieurs malfaiteurs à la justice. Et voilà que, dès lepremier pas, il rencontrait tout un ensemble de crimes nouveaux quienjambaient l’un sur l’autre, qui se croisaient, qui sebrouillaient : l’un, à tout le moins, commis déjà : lesautres préparés et sur le point d’arriver à exécution.

Thérèse Soûlas ! il l’avait quittéedepuis quelques heures à peine, avec un pressentiment, avec unscrupule – et il venait d’entendre l’écho lointain du coup de feuqui la jetait morte sous la feuillée.

Car, au contraire du fils Goret, Pistoletcomprenait tout.

Il savait à fond l’affaire de la reineMathurine, comme si on la lui avait expliquée par le menu ; ilsavait mieux encore le sort destiné au pauvre éclopé.

Quant aux menaces suspendues sur la tête dePaul Labre, il en eût au besoin fait un rapport, lucide comme ceuxde ce bon vieux colonel au conseil des Habits Noirs.

Auquel entendre, cependant ? Oùaller ? Ces gens marchaient vite, et il fallait les gagner devitesse.

Cette hideuse vieille, la Goret, était unecréature humaine, après tout. Était-il sage de l’avertir ?Elle ne croirait pas : on l’avait affolée.

D’ailleurs, ici, le danger n’était pasimminent. On ne pouvait la liquider qu’après lemariage.

Dénoncer le tout au parquet ?

Pistolet était un gamin de Paris. Sa confiancedans les tribunaux ne dépassait pas un certain niveau ; saconfiance en lui-même n’avait point de bornes.

Et le plus pressé, sans contredit, était PaulLabre. Sac à papier ! le bel amoureux ! et presque unevoix de basse-taille ! Mais que diable était-il venu faireparmi ces vils coquins ? Ces jolis garçons-là ne devraientjamais bouger : autant de pas, autant de sottises !

La première idée de Pistolet fut de se rendrechez M. le baron pour prendre langue et surtout pour luiintimer l’ordre de rester tranquille. Cela lui semblait trèssimple : il avait une conscience si nette de sasupériorité !

Mais cette justice même qu’il se rendait luidonna à réfléchir. Parler à Paul Labre, c’était déjà compter aveclui. Paul Labre allait peut-être lui faire des objections ou bienlui donner des ordres.

– Le monde renversé, quoi ! s’écria-t-ilsans savoir qu’il parlait.

L’éclopé lui répondit la bouchepleine :

– Quand j’aurai l’argent de ma m’man, je vouspaierai à boire pour que vous m’entriez dans les auberges. Moi, jene suis point assez hardi.

– Tais-toi, bancroche ! et avale, ordonnaPistolet.

Non ! il ne fallait pas aller chez PaulLabre. Rien qu’à se montrer ainsi, on compromet satoute-puissance.

Voyez si, dans les drames, l’homme qui sauvene se tient pas toujours dans son nuage.

Il fallait sauver Paul Labre en dehors de luiet malgré lui.

– Pas vrai, bancroche ? fit le gamin,content de son idée. Si tu veux retirer un quelqu’un de l’eau, tucommences par l’étourdir un petit peu, sans le blesserdangereusement, pour pas qu’il te gêne.

– Vous osez bien entrer dans les auberges,vous ? demanda Vincent.

– La paix ! je te formerai en grand,quand j’aurai fini avec M. Labre.

On ne peut pas protéger tout le monde à lafois. Nous irons dans la capitale, où je t’apprendrai l’art demanger des millions, à Bobino, avec des dames, en se rangeant.

– Y a beaucoup d’auberges d’ici à Paris, pasvrai ? demanda l’innocent.

– Autant que de crins sur ta caboche, abruti.Coupe ta langue, je combine.

Vincent Goret, plein de cidre et denourriture, avait ce songe voluptueux : il voyait une granderoute sans fin, toute bordée d’auberges, et il n’en passait pasune.

Il entrait dans chaque, il buvait, ildévorait, et son estomac, prodigieux comme son rêve, n’avait plusde bornes.

Il avalait tout le poiré, tout le lard ettoutes les pommes de terre du globe sans en éprouver la moindreincommodité.

– Voilà, dit tout à coup Pistolet qui prit unton professoral. Le jeune homme du peuple parisien ne connaît pasles chevaux comme l’Arabe du désert. Chaque contrée, chaquetruc : le Chinois est pour la porcelaine, l’Américain pour lestabatières-parapluies, qui servent aussi à griller les côteletteset à ramer les pois verts ; l’Italien pour la fumisterie etchanter des tyroliennes. Sais-tu mener un cheval, bêta ?

– Oh ! dame, oui, répliqua Vincent.

– Et sais-tu où trouver deuxchevaux ?

– Tout de même, dans les prés du bas.

– Lève-toi et file !

– Y a encore des patates ! fit Vincent.Ne faut point les laisser.

– Disparais ! Nous allons chevaucher. Jem’en suis donné, une fois, du bœuf à la mode sur leslocati du bois de Vincennes, avec Mèche. Garçon !

Un domestique du château vint à l’ordre.

– Si on vous demande, lui dit Pistolet, où estle jeune fashionablearrivé de Paris – moi, s’entend –,vous répondrez qu’il promène un peu le parricide pour sa santé.Allume, bancroche !

Il poussa devant lui Vincent et sortit.

Un quart d’heure après, ils couraient tousdeux, à poil, sur des chevaux pris à la pâture. Pistolet avaitdit :

– Route de La Ferté-Macé. Je veux te présenterà M. Badoît, qu’aime les adolescents propres et instruitscomme toi. J’ai mon plan ; nous allons faire l’effet duquatrième acte, huitième tableau, décor du ravin du Val-Sinistre,avec gendarmes, force armée, mousqueterie et la garniture. Le bœufà la mode se mitonne ici dessous. Zéphyr, à la noce ! Jem’amuse !

Au Château-Neuf, il y avait grande parade,gala général et présentation de Mathurine Goret, reine de France etde Navarre, à la noblesse des environs.

Le vrai peut quelquefois n’être pasvraisemblable. Paris et la province ont des folies d’un genre trèsdifférent : Paris ne croirait pas aux splendeurs grotesquesqui marquèrent cette cérémonie.

La reine Goret surtout y dépassa tellement leslimites du comique possible que la chevalière Le Camus de LaPrunelaye quitta la table avant le dessert.

Le chevalier resta comme fonctionnairepublic.

Entre la poire et le fromage, le beau Nicolas,usant des privilèges de sa race, eut la générosité de guérirplusieurs personnes affligées d’écrouelles.

Ce fut un beau jour. Bien des projetssurgirent, pendant qu’on prenait le café. La reine daigna écouterl’ancien élève de l’école qui lui signalait les dangers d’un retourtrop brusque au système de la féodalité.

Elle lui lança même un coup de poing dans ledos, en demandant combien de temps il lui faudrait garder chacun deses favoris.

Elle se plaignit plusieurs fois de lacolique.

Tout pour le bonheur de la France ! telétait le thème du chevalier, préfet de l’avenir, qui tomba enfinsous la table.

Le neveu du Molard en était venu à exigervingt-huit bureaux de tabac. Poulain stipulait qu’on promèneraitdes têtes de gardes champêtres dans les chemins vicinaux, au boutd’une pique.

L’important fut que Mathurine, enthousiasméede son succès et tout heureuse de voir combien il est facile degouverner un État de premier ordre, consentit à quitter laNormandie pour visiter la capitale.

Elle ne mit pas d’autre condition à cedéplacement, sinon que son mariage serait célébré par l’archevêquede Paris dans sa cathédrale.

– Ce départ pour Paris était un gros problèmerésolu, au point de vue de l’affaire. La route de Paris, pour unefemme comme Mathurine, ressemble à la route de Corse et la questionde passer la mer n’était rien. Une fois la richardeentreles mains des frères de la Merci, à Sartène, ses millions au soleildevenaient des fruits mûrs qu’il ne s’agirait plus que decueillir.

Aussi, M. Lecoq de La Perrière, qui avaitété absent presque toute la journée depuis sa réconciliation sifranche avec le fils de saint Louis, reçut-il d’un visage riant lebouquet des bonnes nouvelles.

Il en apportait d’excellentes aussi :tout était prêt pour le duel du lendemain.

La mort de la Soûlas faisait déjà grand bruitdans le pays.

La note de Paul Labre étaitdécidément acquittée.

Le chevalier-préfet ne s’était point trompé.Paul Labre avait passé la journée à chercher des témoins et n’enavait point trouvé. Parmi les gentilshommes et propriétaires desenvirons, ceux qui ne donnaient pas dans la conspiration en avaientpeur.

Paul Labre était rentré chez lui vers huitheures du soir, triste et fatigué. Il avait essayé en vain dejoindre Ysole. En traversant le bourg de Mortefontaine, il futsurpris de voir avec quel soin les passants l’évitaient.

Derrière lui, on chuchotait et on sedisait : « Il a encore le fusil… »

Son domestique normand lui demanda d’un tonque Paul trouva étrange s’il n’avait point monté, ce jour-là,jusqu’à la Belle-Vue-du-Foux.

Le souvenir de sa rencontre avec Ysole amenale rouge à son front.

Le valet l’observait.

– Non, répondit Paul par un sentiment dediscrétion qui se rapportait à Mlle de Champmas.

Le valet secoua la tête et s’éloigna enmurmurant :

– Tant mieux pour vous, notremonsieur !

La servante vint lui offrir à dîner ; ilrefusa, et la servante dit :

– J’ai bien pensé que vous n’auriez point lecœur à l’appétit. De même que le valet, la servante ne fit nullemention de la tentative du général pour entrer dans la maison.

Tout à l’heure, nous connaîtrons le motif dece silence.

Neuf heures venaient de sonner à la pendule dePaul. Il était seul dans sa chambre et songeait. Nul de sesserviteurs n’était venu allumer sa lampe ; la pièce n’étaitéclairée que par un rayon de lune, tombant à travers la mousselinedes rideaux.

Depuis bien des jours, Paul n’avait pointsenti si lourdement le poids qui pesait sur son cœur.

C’était une chose inexplicable : quelquesheures à peine le séparaient du plus vif bonheur qu’il eût éprouvéen sa vie, et rien ne lui restait de cet instant d’allégressepassionnée, sinon un sentiment d’amertume et de vague douleur.

Il avait l’âme, si l’on peut ainsi dire, plusmeurtrie et plus découragée que jamais.

L’amour n’a pas besoin de paroles et lesparoles ne font rien à l’amour. Dans le souvenir, sensible commeune plaie, que lui laissait son entrevue avec Ysole, il s’étonnaitde ne point trouver d’amour.

Elle était venue, pourtant, d’elle-même ;d’elle-même elle avait choisi Paul. Pouvait-on croire qu’ellen’avait eu d’autre mobile que sa haine ?

Elle avait dit : J’aimerai.

Elle avait presque dit :J’aime !

Mais vous avez remarqué combien l’ouïe dusouvenir est plus subtile et plus sûre que l’oreille la plusdélicate.

C’est en se souvenant qu’on trie les nuances,qu’on reconnaît les demi-teintes.

De toutes nos facultés, la mémoire estassurément celle qui servit davantage le génie observateur despoètes et le talent espion des diplomates.

Paul écoutait de nouveau, en lui-même, la voixgrave et douce de cette belle Ysole.

Tout son être tressaillait à ce ressentimentd’une volupté unique en sa vie.

Mais il ne retrouvait plus dans cette adorablevoix la vibration émue qui l’avait fait tressaillir.

Tout se calmait à distance et tout seneutralisait : à ce point que la haine elle-même disparaissaitcomme l’amour !

La haine d’Ysole ! la belle et profondehaine de la vierge outragée ! La colère qui avait mis de simagnifiques éclairs dans ses grands yeux !

Cela brillait faux maintenant et cela nesonnait pas juste. La haine semblait factice comme l’amour.

Pourquoi, cependant, et à quoi bon cettelaborieuse comédie, jouée vis-à-vis d’un étranger ?

Paul rêvait ainsi, et il souffrait de cetteangoisse confuse qui fait ressembler certains regrets à despressentiments.

La lune s’était voilée sous un nuage, faisantla nuit complète à l’intérieur de la chambre.

Dans cette obscurité profonde, Paul entenditun mouvement léger.

Le nommerai-je fluidique, ce lien mystérieux,ou le ferai-je, comme c’est plus vraisemblable et moinsmatérialiste, complètement étranger au corps ?

Les spirites amoncellent beaucoup de mensongesautour d’une vérité qu’ils n’ont point inventée : lacommunication entre les âmes.

On ne sait comment cela est, mais celaest : les âmes se touchent à l’aide d’organes inconnus.

Ce bruit si faible, ce mouvement presqueimperceptible fit tourner la rêverie de Paul et appela vers lui lapensée de Suavita.

Il la repoussa d’abord, car elle venait,distraction importune, troubler sa méditation douloureuse etbien-aimée à la fois.

Puis il fit comme les bons cœurs qui écoutentmalgré eux la tendre pitié, comme Jésus qui laissait venir à luiles petits enfants : il ne se défendit plus contre cette doucediversion.

Il lui sembla qu’elle soulageait sa peine.

Il se le dit, car ces solitaires parlentsouvent tout haut. Il prononça le nom de Blondette, comme il avaitrépété tant de fois le nom d’Ysole, ce soir.

Un soupir sortit de l’ombre.

– Est-ce que tu es là, fillette ? demandaPaul malgré lui.

Et certes, il n’attendait point deréponse.

Mais un pas furtif effleura le parquet, et lalune, qui émergeait hors de la nuée, éclaira la forme gracieuse dela pauvre petite muette.

– Petite folle ! murmura Paul. Je n’aipas le cœur à jouer. Voulais-tu me faire une niche ou mesurprendre ?

Blondette continua d’avancer.

Paul l’attira contre lui, et, selon sacoutume, essaya de lire sa réponse dans ses yeux.

– Tu ris, dit-il, espiègle !

La lumière de la lune est trompeuse. Blondettene riait pas. Paul sentait son sein battre violemment. Il crutentendre un sanglot.

– Qu’as-tu donc, chérie ? interrogea-t-iltout inquiet déjà.

Blondette appuya sa tête contre sapoitrine.

Paul, effrayé, prit une allumette etl’enflamma. En approchant le feu de la bougie, il put voir lecharmant visage de Suavita rouge à force de pleurer et encore toutinondé de larmes.

Chapitre 19Langage muet

 

Paul aimait cette pauvre chère enfant mieuxqu’un frère aîné : comme un père.

Il croyait cela, du moins.

Il ne savait pas que l’amour qui l’entraînaitvers Ysole et dont il souffrait était une maladie.

Il ne savait pas que ces maladies d’amour seguérissent par l’amour.

Il eût donné beaucoup pour le savoir, ce digneet grave cœur, attardé dans des ignorances enfantines ; car,s’il ne se connaissait pas lui-même, il avait deviné les premiersbattements du sein de Suavita.

Et il désirait si passionnément la faireheureuse !

C’était la parole qu’il lui rendait enallumant la bougie, car Suavita n’était vraiment muette que dansl’obscurité. Dès que ses grands yeux étaient éclairés, ils semettaient à parler.

Paul interrogea ces beaux yeux éloquents où illisait si couramment d’ordinaire ; les yeux de Suavitaparlèrent, en effet, mais ils parlèrent un langage inquiet, confus,que Paul, étonné, ne sut point déchiffrer aujourd’hui.

C’est que cette langue chère qui leur servaità converser ensemble avait bien peu de mots, et tous les motsqu’elle savait se rapportaient à leur mutuelle situation.

Ils savaient dire, ces mots, combien l’enfantaimait chaque jour davantage et mieux ; comme elle étaitheureuse quand son ami revenait, triste quand il partait. Ilssavaient exprimer aussi, depuis quelques semaines, cette douce,cette adorable jalousie de la vierge qui souffre en tâchant desourire.

C’étaient des mots charmants, mais qui nepouvaient pas tout dire.

En face d’une idée nouvelle ou complexe,Suavita redevenait muette, ou plutôt elle avait beau parler, Paulrestait impuissant à la comprendre, comme si, en tournant la paged’un livre favori, il fût tombé tout à coup sur des lignes écritesen langue étrangère.

Tel était ici le cas. Du premier coup d’œil,Paul Labre vit que sa petite amie avait à lui dire des choses quisortaient de la gamme habituelle de leurs entretiens.

Leur silencieux vocabulaire ne contenait pointles signes qu’il fallait pour exprimer ces idées.

Et ces choses étaient graves ; car, pourla première fois, Blondette, dans son impatience d’être comprise,fit un effort visible et douloureux, pour articuler des sons.

Sa gorge se contracta, les lignes gracieusesde sa bouche rompirent leur harmonie, puis elle porta ses deuxmains à son front avec découragement.

– Mais qu’est-ce donc ? mais qu’est-cedonc, chérie ? demanda Paul en l’attirant contre sa poitrine.Tu as donc beaucoup de chagrin ?

Les yeux bleus dirent oui, et exprimèrent unespoir joyeux.

– Interroge-moi, semblait demanderl’enfant ; cherche, essaie !

Ceci était dans le dictionnaire de leurscauseries. Paul comprit et obéit aussitôt :

– Quelqu’un t’a-t-il fait du mal,chérie ?

Le doigt de Suavita toucha la poitrine de Paulqui fronça légèrement le sourcil.

Mais elle secoua aussitôt sa tête blonde avecpétulance comme si elle eût voulu dire :

– Non, non ! il ne s’agit pas de majalousie qui t’impatiente !

Et ses yeux bleus, levés vers le ciel,ajoutèrent :

– Plût à Dieu qu’il ne s’agît que decela !

– As-tu vu quelqu’un ? demanda Paul.

Les paupières de Suavita s’étaient séchéessous l’effort du grand travail qu’elle faisait pour exprimer sapensée. Une nouvelle larme vint se balancer à ses cils.

– Mais tu me fais mourir, fillette !s’écria Paul.

Elle serra sa main si fortement sur cemot : mourir, que Paul la regarda, effrayé.

Il y avait dans la prunelle de Suavita un feusombre qui soulignait énergiquement et volontairement ce mot :mourir.

– Quelqu’un est mort ? reprit Paul Labre.Oui ! Quelqu’un que tu connaissais ? Oui ! Que tuaimais ?…

Toujours oui.

Paul avança la main pour prendre lasonnette.

– Le plus court est d’interroger lesdomestiques, pensa-t-il tout haut.

Mais Suavita secoua la tête vivement.

– Tu ne veux pas ? reprit Paul. Pourquoine veux-tu pas ?

Pour la seconde fois, le doigt de l’enfanttoucha sa poitrine comme pour le désigner lui-même.

– Ma foi, Blondette bien-aimée, dit Paul,c’est de l’hébreu pour moi.

Elle fit encore un grand effort qui amena lesang à ses joues.

On eût dit que les paroles allaient enfinjaillir de ses lèvres.

– Je ne t’ai jamais vue ainsi, reprit PaulLabre. Ta raison est tout à fait revenue.

Suavita l’interrompit d’un geste péremptoirequi signifiait : « tout à fait ».

Il voulut l’embrasser, elle s’arracha à sonétreinte et gagna en deux bonds la table où étaient la plume etl’écritoire.

Elle saisit la plume.

C’était si extraordinaire et si nouveau quePaul Labre demeurait stupéfait. Savait-elle écrire ?

Mais la plume, trempée dans l’encrerésolument, hésita entre les jolis doigts de la fillette qui mit satête dans ses mains en pleurant.

– Tu as oublié, pauvre amour ! dit PaulLabre qui tâcha de sourire.

L’émotion le prenait.

Il ajouta pour la cacher :

– Tu ne devais pas être encore biensavante !

Suavita sanglotait.

Elle se leva soudain d’un mouvement violent etcourut dans l’embrasure où Paul avait déposé son fusil dechasse.

Elle le lui montra d’un geste raide et qui eûtfait peur à toute une salle de théâtre.

– Eh bien ! fit Paul dont la voixs’altéra.

Elle mit le fusil en joue.

– On a tué quelqu’un ?… commençaPaul.

Elle rejeta brusquement le fusil et croisa sesbras sur sa poitrine. Puis, échevelée, tragique, elle revint versPaul et lui toucha le bras.

– Moi ? fit-il au hasard.

Et il s’arrêta, ébahi, parce que les yeux del’enfant répondaient oui.

– Est-ce la folie qui vient, la vraiefolie ? balbutia-t-il avec un serrement de cœur.

Elle secoua son bras fortement, et son regard,aussi net qu’une parole, affirma :

– Non ! je ne suis pas folle !

Mais elle ne put aller au-delà, et ses bellespetites mains se tordirent avec désespoir.

– Voyons, reprit Paul, qui avait de la sueuraux tempes. Calme-toi. Tu sais bien que nous nous comprenonstoujours à la fin. Je n’ai pas été tué, est-ce moi qui aitué ?

La tête de Suavita tomba sur son sein.

– Oui ? interrogea Paul.

Les beaux yeux humides de l’enfant répondirentaffirmativement.

– Et tu crois cela, toi ?…

Il n’acheva pas parce que les deux bras deSuavita se pendirent à son cou.

Par un mouvement plus rapide que la pensée,elle colla ses lèvres à celles de Paul.

Ses lèvres brûlaient.

Puis elle s’enfuit à l’autre bout de lachambre.

Paul resta tout tremblant sous le choc de cebaiser virginal et ardent.

Son premier pas le porta vers l’enfant quifrémissait loin de lui, mais il s’arrêta à la contempler simerveilleusement gracieuse et jolie.

On eût dit une étude de la Pudeur adolescente,échappée à la fantaisie d’un maître du pinceau.

Elle était fière, mais douce. Elle serepentait, mais par l’instinct seulement. Elle naissait femme, etil semblait qu’il y eût autour de son sourire farouche un refletd’immaculée volupté.

En ce moment, peut-être, Paul entrevit le fondde son propre cœur.

Mais tout cela passa comme un éclair.

Suavita, par un geste admirable d’expressionet de dignité, mit fin à cet épisode imprévu ; puis, commePaul fixait toujours sur elle son regard interrogateur, elle revintvers lui, tenant à la main un petit médaillon de cristal quipendait à son cou.

La peur nous tient que le lecteur ne prenne cepetit médaillon pour un meuble de mélodrame, d’autant qu’ilcontenait une mèche des cheveux de feu Mme la comtesse deChampmas.

Sans mépriser le génie des écrivains habilesqui se servent de pareils bijoux pour amener d’importantespéripéties, nous croyons n’avoir jamais abusé de « la croix dema mère ».

Le lecteur peut compter sur nous.

Le médaillon était tout uniment un cadeau dela pauvre Thérèse : une demi-dévotion, une délicatessetronquée : comme tous les actes de cette malheureusefemme.

Thérèse, qui gardait un culte fidèle, maisstérile, à la sainte, avait attaché au cou de sa fille cetterelique, sans lui dire que les cheveux, coupés par elle-même,avaient appartenu à Mme de Champmas.

Impossible de produire avec ce médaillon aucuneffet capable d’attendrir, pendant cent représentations, Clampin,dit Pistolet, et les lettrés de sa force.

Suavita reprenait sa pantomime au point oùelle avait été interrompue.

Si elle apportait le médaillon, c’était pourforcer Paul à prononcer le nom de Thérèse Soûlas.

Ceci rentrait dans leurs façons deconverser.

Paul, en effet, qui savait d’où venait lemédaillon, nomma Thérèse Soûlas. Suavita n’attendait quecela ; elle montra de la main le fusil d’abord, puis Paullui-même, et ce double geste fut si terriblement significatif quePaul s’écria :

– Thérèse est morte assassinée et on m’accusede ce crime !

Suavita joignit les mains et les posa sur soncœur.

– Pas moi ! criait ce mouvement pleind’une confiante adoration.

Puis ses yeux supplièrent.

Puis encore, elle montra la porte.

– Fuir ! dit Paul avec indignation.

Elle s’agenouilla suppliante et prit sa mainqu’elle porta jusqu’à sa bouche.

Paul restait pensif. Il songeait à cetteréunion qu’il avait vue au Château-Neuf-Goret. Malgré lui et sansavoir aucun motif pour cela, il reliait ces hommes au meurtre deThérèse et à ce fait qu’il était lui-même accusé.

Mais sa raison se révolta bientôt contre cescapricieuses hypothèses.

C’était d’aujourd’hui seulement que ces hommespouvaient le regarder comme un ennemi. Et, quant à Thérèse Soûlas,quel ombrage cette pauvre femme pouvait-elle leur porter ?Pour tuer, il faut haïr ou craindre.

– J’aimais Thérèse, dit-il enfin ; jefaisais mieux que l’aimer : j’avais pour elle de lareconnaissance. Ma mère est morte dans ses bras, et elle fut bienbonne pour vous, ma fille, au temps où je ne pouvais voussoigner.

Suavita répondit avec son regard profond ettriste :

– J’ai prié pour elle et je l’ai pleurée.

– Mais, est-ce vrai ? s’écria Paul. Quivous a dit cela ? Qui avez-vous vu ?

Il sentit son bras serré, comme toujours,quand la fillette voulait marquer une de ses questions.

Il ne manquait guère de prendre garde à cegeste, qui était un de leurs plus sûrs moyens des’entre-comprendre ; mais, cette fois, une pensée subitel’emporta : il songea tout d’un coup aux gens qui disaientderrière lui dans le village :

– Il a encore le fusil !

Il songea à l’air que son domestique normandavait en lui demandant s’il n’était point monté ce jour-là à laBelle-Vue-du-Foux.

À la Belle-Vue-du-Foux ! La figure de cesauvage braconnier qu’il avait aperçu un instant entre les brancheslui revint.

Et le coup de feu entendu à la fin de saconversation avec Ysole !

Et ce mot de sa vieille servante :

– J’ai bien pensé que vous n’auriez point lecœur à l’appétit !

Pendant qu’il réfléchissait, Suavita dégageason bras doucement et retourna vers la table où elle prit la plumede nouveau.

Paul ne faisait plus attention à elle.

Il se perdait en un dédale de pensées où nulfil ne pouvait le guider. Suavita, encore une fois, mouilla saplume d’encre. Sa main molle et indécise, comme celle d’un enfantqui ébauche son premier essai d’écriture, balbutia lentement sur lepapier. Elle fit plusieurs tentatives et déchira plusieursfeuilles, mais, enfin, elle bondit sur ses pieds et s’élança versPaul en agitant le lambeau de papier qu’elle tenait à la main.

Paul le prit et lut avec peine, tracés encaractères mal formés, ces deux seuls mots : « monpère ».

Il ne comprit point.

Il crut que la fillette l’appelait son père,et cela fit naître en lui une singulière émotion, où il y avait dela joie et du regret. Il tendit les bras à Suavita qui le repoussaavec colère.

Le regard de l’enfant transperçait sa penséeet devinait son erreur.

Ce ne furent plus ses yeux seuls, ce fut toutson être qui protesta, disant, criant en quelque sorte, tant lamimique fut véhémente :

– Pas vous ! pas vous !

– Tâche de t’expliquer, chérie, dit Paul.Voyons, essaie !

C’était difficile. Les signes, ici, nesuffisaient point. Les signes ne racontent pas, quand, au point dedépart de la pantomime, il n’y a pas un fait acquis, servant delien entre les deux intelligences.

Et il fallait ici raconter.

La pauvre fille avait mis trop de temps àtracer ce mot : « mon père », qui était la réponsedirecte à la dernière interrogation de Paul : Qui vous a ditcela ? Qui avez-vous vu ?

Paul avait été distrait depuis lors pard’autres pensées ; il ne se souvenait plus de sa question.

Suavita essaya de raconter. Elle entrepritavec une fougue inouïe d’expliquer ce qui n’était pasexplicable : l’entrée d’un étranger dans la maison, sasurprise, sa joie à la vue de son père, la douleur terrible qui luiavait brisé l’âme en apprenant que Paul était accusé du meurtre deThérèse Soûlas… Je vous le dis : l’impossible !

Et pendant qu’elle s’efforçait, Paul, éblouipar la multiplicité de ses gestes intraduisibles, par l’éloquencede ses yeux, par la passion qui jaillissait hors d’elle, admiraitcette transformation.

Tout renaissait chez Suavita, la vie,l’intelligence, la force, tout, excepté le pouvoir de parler.

Et encore il y avait un symptôme étrange.

Depuis le jour où Paul l’avait couchée pour lapremière fois sur le pauvre lit de sa mansarde, dans la rue deJérusalem, Paul ne se souvenait point d’avoir jamais vu la fillettefaire effort pour parler.

Et maintenant ces efforts se renouvelaient, serapprochaient. Dans l’impatience, dans la douleur qu’elle avait den’être point comprise, Suavita montrait sa bouche avecdésespoir.

Il semblait qu’un lien allait se briser, uneparole s’élancer… Le domestique normand ouvrit la porte etdit :

– Il y a une dame qui attend dehors. Elle estvenue à cheval.

Ce fut comme un souffle de tempête qui balayala tendre émotion de Paul.

Suavita l’entoura de ses bras, et ses grandsyeux si éloquents supplièrent :

– Ne va pas ! Oh ! ne va pas, jet’en prie !

Il se dégagea doucement et sortit endisant :

– Attends-moi, je vais revenir.

Son cœur bondissait dans sa poitrine et le nomd’Ysole montait jusqu’à ses lèvres.

Chapitre 20« Broken heart »

 

Les Anglais disent : « Mourir d’uncœur brisé » (broken heart), comme s’ils parlaient dela phtisie ou du typhus. Ils croient à l’amour mieux que nous,païens en fait de sentiment, qui expliquons tout par la ruptured’un anévrisme.

Suavita se laissa choir sur un siège.

Elle était si pâle qu’on eût dit une morte,une pauvre morte du cœur brisé.

Elle ne savait pas le nom de sa rivale ;jamais elle ne l’avait vue ; mais elle savait qu’elle avaitune rivale.

Une rivale aimée.

Et elle savait que sa rivale était là.

Bien souvent, elle se l’était représentée,brillante et belle, trop belle, hélas ! puisque Paull’adorait.

Bien souvent aussi elle s’était demandé :Peut-elle l’aimer comme je l’aime ?

C’était une âme douce et tendre ; sonamour avait la sainte ardeur d’une religion ; elle vivait parcet amour comme les fleurs vivent de rayons et de rosée.

Cette transformation que Paul admirait naguèreétait son propre ouvrage. Rien qu’à l’aimer, rien qu’à le lui dire,Paul aurait eu le pouvoir de rompre le lien qui garrottait lapensée de Suavita. Elle était de celles qui ressuscitent sous lapremière caresse.

Elle resta longtemps immobile et comme écraséesous le poids de son angoisse. Elle ne pleurait point, ses grandsyeux éteints regardaient le vide.

Elle écoutait pourtant ; et il semblaitqu’elle eût peur d’entendre.

Un bruit de portes ouvertes et fermées vint del’intérieur de la maison ; Suavita tressaillit faiblement. Sonregard se tourna vers la place occupée naguère par Paul, auprèsd’elle.

Tout ce qu’un cœur d’enfant peut contenir dedouleur naïve et profonde était dans ce regard.

Ses belles petites mains blanches secroisèrent sur ses genoux et sa tête s’inclina davantage, laissantpendre les boucles affaissées de ses doux cheveux.

Ses larmes jaillirent seulement quand un sonde voix de femme, perçant les cloisons, rompit le silence quirégnait dans la chambre à coucher.

Dans la ruelle du lit de Paul, pendait unpetit crucifix qui lui venait de sa mère.

Suavita quitta sa chaise d’un pas pénible etalla vers le lit où elle s’agenouilla.

Mais elle ne put pas prier.

Elle gagna lentement la porte par où Paulétait sorti.

Au-delà de cette porte il y avait uneantichambre, puis c’était le salon.

Les voix venaient du salon.

La voix de Paul et l’autre voix…

Paul était en effet dans le salon, debout, enface de Mlle Ysole de Champmas qui se tenait assise sur lecanapé.

Il y avait deux lampes allumées sur lacheminée qui suffisaient à peine à éclairer cette grande pièced’aspect sombre et meublée parcimonieusement ; mais leursrayons tombaient sur la fière beauté d’Ysole qui semblait ressortirplus frappante dans ce cadre et que Paul Labre couvrait d’un regardébloui.

Où était la tendre émotion qui naguère luifaisait battre si doucement le cœur ? Où était la pensée de sapauvre petite Blondette ?

Il contemplait Ysole ; dans l’universentier, il n’y avait pour lui qu’Ysole.

Ysole avait les yeux baissés. La ligne hardiede ses sourcils se contractait.

– Monsieur le baron, dit-elle, je cherche mesparoles. Je sais ce que vous avez fait pour moi, et il me seraitcruel de vous causer un chagrin désormais.

Paul comprenait, puisque son cœur oppressé luifaisait mal, mais il tentait un effort désespéré pour repousser lalumière.

Il pensait : Elle se reproche d’êtrevenue. Cette glaciale froideur est la revanche de sa fierté.

– Je suis venue, reprit Mlle Champmas,comme si elle eût voulu répondre à ces mots qui n’avaient point étéprononcés, parce que mon devoir était de venir. Je n’ai pas agiloyalement envers vous, monsieur le baron. Je vous ai confessé lafaute qui pèse sur ma vie, je vous ai avoué qu’il ne m’était paspermis de prétendre à la main d’un galant homme… Je vous prie de nepoint m’interrompre ; j’ai de la peine à exprimer ma pensée…Mais je vous ai trompé en ajoutant que je pourrais vous aimer unjour à venir.

Paul Labre ouvrit la bouche ; elle luiimposa silence d’un geste.

– Je vous ai trompé encore, poursuivit-elle,en vous cachant qu’un lien nouveau et actuel m’attachait à un autreque vous.

– Vous aimez ! s’écria Paul.

– Je ne sais si j’aime, répliqua Ysole d’unton morne, et qu’importe cela ? Il y a bien longtemps, celuiqui pervertit mon intelligence et mon cœur – l’homme vers qui jevous ai envoyé pour le tuer – entama la tranquillité de mon âme enm’apprenant que j’occupais une place, non pas usurpée, mais facticedans la maison de mon père. J’étais orgueilleuse, je devinsambitieuse. Ma perte fut de vouloir m’élever en dehors de cettefamille où j’étais entrée par la charité d’une sainte. J’ignorepourquoi je vous dis ces choses qui ne vous regardent point. Ilsemble que j’aie besoin d’expliquer aux autres comme à moi-même lesmotifs de ma chute et d’expliquer aussi pourquoi le froid pardon demon père ne m’a pas arrêtée sur la pente de ma profondeperdition.

– Mais vous n’êtes pas perdue ! s’écriaPaul, plus respectueux en face de cette confession volontaire quilui semblait partir d’un grand cœur. Ysole… mademoiselle… Votrerepentir vous relève…

– Je ne me repens pas, interrompit-elle d’unevoix sèche et brève qui sonna comme si elle fût tombée d’une bouchede marbre. J’aime et je respecte mon père ; le séjour de samaison me fait horreur. J’y entrai par l’aumône de l’épouselégitime, j’y reste par le pardon qui vient de la pitié. Je hais lepardon et l’aumône.

Elle prononça ces derniers mots avec unesourde énergie. Ses yeux brûlaient à travers la frange recourbée deses cils. Elle était miraculeusement belle. Paul devenait ivre à laregarder.

– Je suis venue, reprit-elle, parce que j’aiappris aujourd’hui des choses qui vous concernent et que j’ignoraislors de notre première entrevue. Dans ma pensée, je ne devais plusvous revoir.

– Quoi ! balbutia Paul.

– Je souffre, dit-elle, épargnez-moi. J’ai eucompassion de votre jeunesse, de votre bravoure, de votre loyauté.J’éprouve pour vous un sentiment qui m’était inconnu : je vousadmire en ayant pitié de vous.

– Oh ! vous m’aimerez, mademoiselle…commença Paul.

– Jamais ! prononça-t-elle d’un accentferme et calme.

Son geste impérieux défendit touteréplique.

Elle passa la main sur son front etpoursuivit :

– Ceci n’est pas une conversation. Répondre mefatigue. Je suis venue pour parler, j’exige qu’on m’écoute.

Du doigt elle montra un siège à Paul, quis’assit.

– J’ai un amant, dit-elle, comme si elle eûtpris plaisir à tuer, par la brutalité des mots, la chevaleresquetendresse qu’elle avait inspirée. J’ai été la maîtresse d’unimposteur, et je ne sais pas si celui à qui j’appartiens est unhonnête homme.

Paul se redressa :

– Assez, mademoiselle, murmura-t-il bien bas,tant il avait honte. Il n’est pas besoin de ces cruels mensongespour me prouver le désir que vous avez de m’écarter de votreroute.

Elle sourit tristement et lui prit la mainqu’il retirait.

– Je ne veux pas que vous m’aimiez, dit-elle,c’est vrai, mais je n’ai pas menti. L’homme dont je vous parle estmon maître et c’est ma haine qui m’a donnée à lui. Nous partageonsla même haine, et quand il m’a dit : « Le baron d’Arcisvous aime comme les chevaliers de l’ancien temps, allez vers lui,désignez-lui celui qu’il faut frapper, il frappera », je suisvenue.

Cette fois Paul demeura muet. Son sang avaitfroid dans ses veines.

– Et je vous ai dit : Frappez !poursuivit Mlle de Champmas dont la voix devenait plusmorne à mesure qu’elle parlait. Vous avez agi selon votre naturequi est la générosité même ; vous avez provoqué le prince aumilieu même de la cour que rassemble autour de lui sa nouvelleimposture. En faisant cela, vous avez mis votre vie en danger, nonpas par l’épée, mais par la loi : je ne veux pas de cela.

« Je l’ai dit à celui qui m’avait envoyéevers vous. Il ne le veut pas non plus, parce que vous lui êtesindifférent, et qu’il déteste votre adversaire.

« Il m’a répondu : Retournez auprèsde M. le baron d’Arcis et apprenez-lui que le locataire duChâteau-Neuf-Goret, celui qu’on appelle M. Nicolas, le prince,le fils de saint Louis, etc., et qui a beaucoup d’autres nomsencore est l’assassin de Jean Labre.

– Mon frère ! s’écria Paul qui se levadroit sur ses pieds à cette révélation inopinée.

– Et, pour preuve de cette assertion, continuaMlle de Champmas sans s’animer, dites-lui (c’est toujoursl’ennemi du prince qui parle), dites-lui qu’on a tendu tout autourde lui des filets auxquels il n’eût point échappé sans l’avis quevous lui donnez. Nicolas avait eu vent des efforts que le barond’Arcis fait pour trouver le meurtrier de son frère. Il sedéfend ; je ne verrais pas de mal à cela, s’il ne me gênait.Nous nous sommes réconciliés aujourd’hui, c’est le bon moment defrapper. Voici son plan de défense : il a fait assassineraujourd’hui même la femme Thérèse Soûlas (ici la voix d’Ysoletrembla légèrement) et le baron d’Arcis sera accusé de cemeurtre.

– On me l’a déjà dit ! murmura PaulLabre, qui se mit à marcher lentement.

Il essayait d’établir un ordre dans ses idées,mais c’était en vain : sa pensée le fuyait.

En marchant, il répétait au-dedans de lui-mêmele nom de son frère, et le courroux appelé ne venait pas. Son cœurrestait inerte comme son esprit. Il n’y avait qu’un point sensibledans tout son être, c’était son amour, obstiné, victorieux, mortel.Comme autrefois, la passion de se tuer lui vint, mais le couragelui manquait maintenant.

Elle était là, il la voyait, il était emportévers elle par une irrésistible folie.

Ysole avait penché sa tête sur sa main.

Quand Paul, parvenu à l’autre bout de lachambre, se retourna, heureux de l’envelopper une fois encore d’unregard avide et ardent, il s’arrêta.

C’était la pose favorite de Blondette qu’Ysoleavait prise par hasard.

On ne peut dire que l’image de l’enfant passadevant les yeux de Paul ; ce fut Ysole elle-même qui la luirappela : elles se ressemblaient vaguement, comme il arrivepresque toujours entre deux sœurs.

Depuis quelques secondes, Mlle Ysole deChampmas se taisait ; en ce moment, elle murmura :

– Thérèse Soûlas ! Je ne lui ai pas mêmedit, non, je ne lui ai pas dit une seule fois : je crois quevous êtes ma mère. S’il y a un Dieu, le châtiment doit êtreterrible pour celles qui n’ont pas de cœur.

Paul, appuyé à l’angle de la cheminée etséparé d’elle par toute la longueur de la salle, éleva ses mainsjointes convulsivement et dit avec désespoir :

– Oh ! je vous aime. Je vous aime commeun damné !

Sa voix parut éveillerMlle de Champmas, qui se redressa à demi.

– Monsieur le baron, demanda-t-elle d’unaccent indifférent, pourquoi cachiez-vous ma sœur chez vous ?Je veux le savoir.

– Votre sœur ! répéta Paul dont l’espritharassé ne cherchait même pas à comprendre.

– Voilà trois ans et plusieurs mois, repritYsole, que vous avez chez vous Suavita de Champmas.

Les yeux seuls de Paul Labre exprimèrent sonétonnement.

– Je l’ai bien cherchée, poursuivit Ysoleparlant pour elle-même, mais voilà longtemps que je ne la cherchaisplus. Je l’ai bien aimée, mais je n’aime plus rien. Si je vousparle d’elle, c’est que l’homme qui veut vous perdre vous a dénoncéce soir même au général, disant : le baron d’Arcis a tuéThérèse Soûlas, parce que Thérèse Soûlas avait découvert le raptcommis par lui sur la personne de la plus jeune des demoiselles deChampmas.

– Thérèse connaissait-elle votre sœur ?demanda Paul.

Et avant qu’Ysole pût répondre ilajouta :

– Depuis ces trois ans et ces quelques mois,Thérèse voyait l’enfant tous les jours. C’est Thérèse qui me disaitsans cesse : N’ouvrez votre maison à personne ! Ceux quiont intérêt à faire disparaître cette pauvre enfant doivent lachercher. Veillez sur elle, puisque vous l’avez sauvée !

– On avait donc voulu l’assassiner ?demanda Ysole à voix basse. Paul fit en quelques paroles le récitde ce qui s’était passé sous la pointe de la Cité, cette nuit où ilavait résolu d’en finir avec la vie. Ysole l’écouta d’un airdistrait.

– J’avais dit une fois à Thérèse,pensa-t-elle, tout haut : « Si ma sœur revenait, jeserais chassée. » Thérèse m’aimait trop ! Cette parolel’a perdue.

Elle se leva.

– J’ai fait ce que je devais ici,prononça-t-elle avec ce calme étrange qui ne l’avait pas une seulefois abandonnée. Adieu.

Paul s’élança entre elle et la porte et se mità genoux.

– Quoi ! fit-elle, d’un ton oùl’indignation, cette fois, perçait : après tout ce que je vousai dit !

– Est-ce que je vous crois ! s’écria Paulen lui saisissant les deux mains ; est-ce que je ne vois pasce qu’il y a en vous de noblesse et de fierté !

Elle sourit avec une amertume si poignante quePaul recula.

– J’aurais été bonne fille chez ma mère,dit-elle, raillant douloureusement ; j’aurais écouté sa pauvrehistoire en pleurant et je me serais défiée de ceux qui flattentles filles. Chez mon père, j’ai été mauvaise, parce qu’une voix m’ydisait : Tu viens de loin et d’en bas. Je retourne d’où jesuis venue, mais plus loin… et plus bas !

Elle fit un pas ; Paul se traîna sur sesgenoux.

– Restez ! supplia-t-il d’une voix quirâlait dans sa gorge. Est-ce que vous espérez me fuir ? Oùvous irez, j’irai…

– Vous ! dit-elle.

Il y avait dans ce seul mot tout un horribledésespoir. Paul se tordait les mains et se roulait à ses pieds.

– Restez, dit-il encore, laissant parler sondélire. Je comprends votre mère et je la remercie de m’avoir faitpasser pour un criminel. Il faut penser à vous seulement, et il nefaut aimer que vous ! L’enfant ira chez son père, et Dieu saitqu’elle rentrera pure comme les anges dans la maison d’un honnêtehomme ! Vous, Ysole, vous, la plus belle, la seule belle,l’adorée, qui donc oserait murmurer la centième partie de ce quevous avez dit tout haut ? Je suis brave : ce sont vosparoles ; entre vous et l’outrage, il y aura mon cœur :ceci, au-dehors ; au-dedans, votre maison sera un temple, lesanctuaire où je vous aimerai, prosterné ! Ysole ! jesens que Dieu me dit de vous idolâtrer ainsi ; votre salut etle mien sont dans cet amour qui m’enivre, qui me rend mes espoirsde la terre et du ciel ! Soyez à moi, Ysole soyez ma femme…Oh ! bien-aimée ! il y a des larmes dans vos yeux. Ayezpitié ! ayez pitié !

Il baisait le bas de sa robe en pleurant.

Ysole l’avait écouté, glacée d’abord, puis unsoupir avait gonflé les belles lignes de sa poitrine. Quand il setut, affaissé sur lui-même et pantelant, les paupières d’Ysoleétaient, en effet, humides.

Deux larmes roulèrent lentement surl’admirable pâleur de sa joue. Elle se pencha jusqu’à lui et de seslèvres froides elle lui effleura le front en murmurant :

– Jamais !

Au moment même où Paul Labre recevait cedouloureux baiser, il tressaillait à l’accent d’une voix qui luiétait inconnue, et qui dit en un cri d’angoissedéchirante :

– C’est Ysole ! c’est ma sœur !

La porte qui conduisait à la chambre de Paulvenait de s’ouvrir. C’était Suavita qui parlait.

Derrière elle, la tête grave et triste dugénéral comte de Champmas se montra.

Chapitre 21Le dernier mot d’Ysole

 

Il n’est pas besoin d’expliquer désormais lesens des deux mots : « Mon père », tracés avec tantd’efforts par la pauvre muette pendant son entretien avec Paul.

Elle avait voulu dire à Paul :« J’ai vu mon père. »

Elle l’avait voulu malgré la défense expressedu général.

Suavita serait morte pour son père ; pourPaul elle eût donné bien plus que sa vie.

C’était un grand et profond amour, une de cespassions instinctives qui semblent marquées par le sort. Pourcelles qui aiment ainsi, rien n’existe en dehors de l’hommeaimé.

Elles vivent par lui, elles meurent enlui.

Le général avait pénétré dans la maison dePaul Labre non point en corrompant les domestiques, mais en seservant de l’effroi causé par le meurtre de Thérèse Soûlas. Les« gens de Paris » avaient pris la peine de propager lanouvelle de ce meurtre dans tous les environs, et, bien entendu,ils avaient dirigé les soupçons vers le baron d’Arcis, qui devaitpayer la loi.

Le général, profitant du trouble excité parcette accusation, rapidement propagée, avait pesé de tout le poidsde son nom et de son âge sur le valet normand et la servante.

Là-bas, on n’a pas confiance : telle estla règle. Défiance et Normandie riment sans en avoir l’air. Lesimputations les plus absurdes, dirigées contre le plus saint deshommes, ne passent jamais, dans ces campagnes prudentes, sanstrouver des personnes de foi pour y croire.

Le général, lui, n’y croyait pas, nous lesavons. Dans sa droite conscience quelque chose se révoltait contreles assertions de la lettre anonyme, reçue si à propos et dont lerédacteur semblait si minutieusement versé dans tous les détails decette sombre affaire.

Le général avait mis en usage l’épouvante desdomestiques de Paul comme on emploie un moyen extrême. Il en avaitle droit, puisqu’il s’agissait pour lui de retrouver sa fille.

Nous avons vu que le valet et la servanteavaient obéi à ses injonctions en laissant croire à Paul Labre quepersonne n’était venu en son absence.

Une fois introduit dans la maison, le généralavait commencé et poursuivi son enquête privée avec résolution etsang-froid. Les domestiques n’avaient pu lui cacher longtemps laprésence de Suavita, qui l’avait reconnu tout de suite et s’étaitpâmée de joie dans ses bras.

Au premier moment, au jet de flamme qui avaitilluminé les yeux de l’enfant, quand il avait prononcé le nom dePaul, le général se sentit le cœur serré. Il crut, à tout le moins,à une partie des accusations de la lettre anonyme ; mais il ya dans l’innocence du cœur, encore plus que dans la virginité ducorps, un éclat qui témoigne hautement et qui éblouit commel’évidence.

Suavita, cette pure enfant, ne pouvaitdéfendre Paul Labre qu’elle ne savait pas encore accusé ; maisla limpidité immaculée de son regard valait tous les plaidoyers dumonde.

Ce jeune, ce doux regard parla, quand elleconnut l’accusation portée contre son ami.

Ce fut une scène étrange et qui seraitcurieuse à raconter que l’interrogatoire de Blondette, heureused’abord entre les bras de son père retrouvé, puis indignée etrévoltée, puis hautaine et dédaignant presque de répondre auxquestions qui lui semblaient offenser Paul.

Bien que le général ne fût point, comme cedernier, habitué à traduire les signes de la fillette, il y avaitdans ses grands yeux une éloquence tellement irrésistible, une sivive expression dans ses gestes que cette explication muette avaitfait déjà tomber bien des doutes.

Après une heure de pantomime, entrecoupée decolères et de caresses, le général sut une grande partie de cequ’il voulait savoir.

Blondette, en quelque sorte, lui raconta sonhistoire.

Le comte de Champmas vit successivement, dansce récit figuré, sa chère petite fille bâillonnée, empaquetée,lancée à l’eau d’un endroit fort élevé, gelée par le froid,paralysée par la terreur, sauvée, réchauffée, soignée…

Les yeux de Suavita ajoutaient ici : Parun ange !

Le général vit encore l’enfant couchée sur celit étranger : une pauvre petite morte qui renaissait, maisprivée de la raison et n’ayant plus de paroles pour dire au moinsle nom de sa famille.

Ceci le frappa, car il se demandait déjàcomment Paul Labre, son voisin, n’avait point couronné le bienfaiten lui rendant sa fille.

Paul Labre n’avait pu parler, puisqu’il nesavait pas.

À la fin de l’entrevue, bien des chosespourtant restaient inexplicables.

Ce fut le général qui, au retour de Paul,envoya Suavita près de lui.

Il avait droit de savoir. Il épia, il étudiace tête-à-tête qui lui montra à nu le cœur de sa fille : sonbien unique désormais et la dernière joie de sa vie.

Il étudia et il épia cet autre tête-à-tête, sidifférent du premier qui avait lieu au salon, entre Ysole etPaul.

C’était encore sa fille, cette créature sibelle et si terriblement condamnée : il avait droit desavoir.

Au moment où il entrait au salon derrièreSuavita, il savait tout, jusqu’au rôle douteux joué par cetteinfortunée femme, Thérèse Soûlas.

Suavita avait épié aussi, bien qu’elle n’eûtpas droit.

Elle s’était laissée souffrir longtemps dansla chambre à coucher ; elle était si doucement esclave !Mais, à la fin, l’écho de ces deux voix émues lui avait monté aucerveau : elle était devenue folle.

Malgré elle, sa main tremblante avait ouvertla porte de la chambre à coucher.

L’antichambre n’était pas éclairée, et sonpère, qui n’avait pas quitté ce poste depuis le commencement del’entrevue, s’était rangé pour lui donner passage.

Le pas de Suavita était pénible et bienchancelant, tandis qu’elle gagnait la porte du salon.

Paul parlait. Hélas ! Jamais Suavita nel’avait entendu parler ainsi.

Sa voix était changée, il semblait que ce fûtune autre voix.

Suavita écoutait avec une navrante angoisseces paroles passionnées, inconnues, dont chacune lui perçait lecœur comme un coup de poignard.

Elle se sentit mourir.

Et, avant de tomber, elle voulut voir – voiren face – sa rivale heureuse et détestée.

La chaîne qui la faisait muette se brisa auchoc de sa douleur indicible ; elle parla – mais elle tombafoudroyée.

Paul, stupéfait, et Ysole qui ne voyait pointencore son père, s’élancèrent en même temps pour la relever.

Ysole recula devant le visage sévère dugénéral.

Paul seul approcha.

Le général ne le repoussa point, mais ilreleva Suavita sans lui.

Et quand il l’eut entre ses bras, il regardaYsole et montra de son doigt tendu la porte de sortie.

Le rouge monta au front de Paul, Ysole luidit :

– Je vous défends de parler pour moi.

Puis elle resta un instant les yeux fixés surle comte de Champmas. Il n’y avait dans ce regard ni humilité, niforfanterie.

– Monsieur, dit-elle, je suis votre fille, etje vous respecte ; je vous aimais davantage avant le mal queje vous ai fait sans le vouloir. J’aime cette enfant dont j’ai étéle malheur et je lui rends son héritage. Ne soyez pas impitoyableenvers moi ; ma mère est morte misérablement et je vis commeelle est morte. Ce n’est pas ma mère qui alla vous chercher dansvotre château, c’est vous qui vîntes la prendre dans sa chaumière.Moi, je n’avais pas demandé ce nom de Champmas que je vousrends ; je n’avais pas sollicité, dans votre maison noble, laplace que je n’y ai point su tenir.

« Avant de savoir, monsieur, que Thérèseétait ma mère, je l’ai entendue plus d’une fois qui se disait àelle-même : « Il ne faut point toucher à lafamille. » J’ai été bien longtemps à la comprendre ;quand je l’ai comprise, j’ai trouvé avec étonnement la même penséeen moi. Toucher à l’arche porte malheur ; vous y avez touché,je suis punie. Il y a eu mensonge écrit sur le livre où tout doitêtre vérité : vous êtes puni. Dieu a pardonné seulement àcelle qui fut complice saintement, sans intérêt et au prix d’unsacrifice. Dieu a pardonné à ma mère.

Elle s’arrêta. Le général avait déposé Suavitasur le canapé.

Paul Labre restait fasciné devant Ysole quireprit :

– Monsieur, vous ne me chasserez point ;il n’est pas besoin : je vais m’exiler moi-même. Monsieur,souvenez-vous que sans vous j’aurais connu ma mère. La maison del’honneur elle-même ne vaut rien pour les filles qui n’ont pas demère. Je ne vous maudis pas. Adieu !

– Aidez-moi, prononça tout bas le comte deChampmas.

Il montrait Suavita.

Ysole s’agenouilla près du divan et fitrespirer à sa sœur son flacon de sels.

– Voulez-vous me permettre de l’embrasseravant qu’elle s’éveille ? dit-elle de cette voix profonde etdouce qui remuait le cœur de Paul Labre dans ses fibres les mieuxcachées.

Le général fit un signe affirmatif. Ysolebaisa les deux joues de Suavita.

– Qu’elle soit heureuse !murmura-t-elle ; qu’elle soit aimée et qu’elle aime !

Ces mots s’exhalèrent de sa bouche, pieuxcomme une prière. Paul appuya ses deux mains contre sapoitrine.

– Elle a respiré, dit Ysole, qui mit sur lefront de l’enfant un troisième baiser.

Elle se releva et ajouta en regardant denouveau son père tête levée :

– Monsieur, quoique je ne sois pas coupableenvers vous, je vous demande pardon. Mme la comtesse de Clare,qui m’a perdue, n’était pas la parente de Thérèse Soûlas, mais biencelle du général comte de Champmas.

Un rouge de sang remplaça la pâleur quicouvrait les joues du général.

– Et ce fut sous le prétexte de vous sauver,monsieur, continua Ysole, que le faux Louis de Bourbon, votrecomplice, entra dans cette maison du quai des Orfèvres, d’où vosdeux filles sortirent, l’une avec un bâillon sur la bouche, l’autreavec un poison dans le cœur.

Elle fit un pas vers le général.

– Monsieur, acheva-t-elle, j’ai dit.Accordez-moi votre pardon et donnez-moi le baiser d’adieu. Vous neme reverrez jamais.

Le général hésita, puis ses deux brass’ouvrirent. Il la tint un instant serrée contre sa poitrine. Cefut elle qui se dégagea.

– Elle va s’éveiller, dit-elle en montrantSuavita. Pourquoi ne pas lui dire qu’elle a fait un rêvecruel ? Adieu.

Elle se dirigea vers la porte d’un pas fermeet, comme Paul faisait un mouvement pour la rejoindre, elle luidit :

– Je vous défends de me suivre.

Le général, en même temps, saisit le bras dePaul.

– Restez ! ordonna-t-il.

Avant de passer le seuil, Ysole se retourna.Elle avait aux lèvres son éblouissant sourire. Paul fléchit lesgenoux.

– Un rêve ! répéta Ysole. Mon père, vousn’avez qu’une fille qui va bientôt vous sourire ; Suavita n’ajamais eu de sœur. Il n’y a qu’une Champmas, monsieur Paul Labre,qui vous doit la vie et à qui vous devez le bonheur.

La porte retomba sur elle. Suavita s’éveilla,disant :

– Paul ! oh ! comme je demandais àDieu de pouvoir prononcer un jour votre nom.

Ysole de Champmas ne rentra même pas auchâteau de son père. Sa destinée était accomplie : elle avaitchoisi la voie du désespoir.

Le lecteur a deviné le nom de l’homme quiavait complété sa perte.

Cet homme a joué dans notre drame actuel unrôle en apparence secondaire, quoiqu’il en tînt tous les fils danssa main et qu’il en préparât dès longtemps en silence le dénouementinattendu.

C’était le bandit Toulonnais-l’Amitié, l’Ajaxdes Habits Noirs : M. Lecoq de La Perrière, ce terribledon Juan qui détestait les femmes et qui les prenait par ledédain.

Toute femme, entre ses mains, était uninstrument ou une arme. Il avait juré la perte de son associé etcomplice le faux prince, fils de Louis XVII, parce que l’influencede celui-ci menaçait la sienne. Il s’empara d’Ysole, qui avait uneinjure à venger, tout exprès pour lancer Paul Labre contre l’ennemicommun.

Ce fut une liaison bizarre. Lecoq n’aimait pasYsole qui le haïssait d’instinct. Il y eut une heure où ellel’admira dans sa perversité ; elle se vendit pour achetercette intelligence, organisée pour le mal, qui tuait sansrémission, comme un poignard empoisonné.

Suavita dormait, couchée sur le canapé dusalon.

Les premières lueurs de l’aube se montrèrentaux fenêtres. Le général comte de Champmas et Paul Labre étaientassis auprès de la table, causant tout bas.

Ils avaient veillé toute la nuit ensemble.

– Monsieur le baron, dit le général, votrepère était mon ami et mon compagnon d’armes ; vous avez sauvéma fille, je suis la cause innocente de la mort de votre frère,puisque le coup qui l’a frappé m’était destiné. Je connais la mainqui vous attaque : on ne se bat pas contre de pareilsadversaires. Vous ne vous battrez pas.

– Je ne me battrai pas, monsieur le comte,répliqua Paul, je punirai, et ensuite tout sera fini pour moi, carma vie est brisée.

Le général lui tendit la main.

– J’aurais été votre témoin dans un duel,monsieur le baron, dit-il encore. Quoi que vous jugiez convenablede faire aujourd’hui, je vous accompagnerai et je vousservirai.

Chapitre 22À bas Chamoiseau !

 

La Ferté-Macé est une ville de cinq à sixmille âmes, chef-lieu de canton, fabriquant des coutils, descotonnades, du trois-six, des tabatières et des casse-noisettes enbuis.

Tout le monde y est riche.

Pour ceux qui aiment à faire longue etplantureuse ripaille, ses auberges sont célèbres à vingt lieues àla ronde.

Les filles y sont jolies et les gars avisés,bien qu’ils se disent, entre sexes différents à l’heure duberger : « Je t’éaîme », en pur normandnormandant.

M. Badoît, le digne homme, dont nous neparlons pas souvent parce qu’il ne fait pas grand-chose, avait prisses quartiers à l’hôtel du Cygne-de-la-Croix et faisait honneur àla table d’hôte : il jouissait du sincère appétit qui est lefruit d’une bonne conscience.

Sans vouloir en rien nuire aux personneshonorables qui pratiquent la détection privée après avoirpris leurs degrés à la grande vénerie de la préfecture de police,nous engageons tous ceux qui ont une aiguille à chercher dans unecharretée de foin à mettre des lunettes sur leur propre nez pourfaire eux-mêmes leur besogne.

Ce genre de chasse est métier d’artiste, aprèstout ; il exige une somme considérable d’initiative, unegrande spontanéité et quelque vocation à couper dans lessentiers téméraires : toutes choses que les habitudesadministratives émoussent ou tuent.

Les boutiques mystérieuses où ces chercheursnon brevetés, plus nombreux à Paris qu’on ne pense, vendent leursorcellerie, sont pour nous aussi fantastiques que la cavernecapitonnée où Mme Oracle, assistée de son diplômé, distribuedes consultations somnambuliques.

Du haut des cieux, en vérité, les charlatansdu Moyen Age doivent rire en voyant les atroces plaisanteries quiremplacent leurs naïvetés, mises au rebut !

S’il vous faut absolument quelqu’un, prenez unchien libre, un animal sauvage, Clampin, dit Pistolet, par exemple,pourvu qu’il ne soit pas encore parvenu à se ranger.

M. Badoît était rangé, archirangé. Ilcherchait avec mesure et méthode, selon la règle qui est de nepoint trouver.

M. Badoît avait néanmoins sur sescollègues un grand avantage : il admirait Pistolet. C’étaitbeaucoup. D’ordinaire, tous les savants qui n’ont pas inventé lavapeur la nient.

Quand Pistolet arriva à l’auberge duCygne-de-la-Croix avec son protégé Vincent Goret, qui lui avaitservi d’écuyer et de guide, il ne produisit pas un énorme effet surles gros marchands de toile. On lui trouva méchante mine devoyou, et c’était justice. Il n’en dîna pas moinsloyalement, prenant ses aises ici comme partout, et trouvant mêmeoccasion de faire quelques allusions à la haute vie qu’il avaitmenée dans l’intimité de Bobino, l’un des premiers théâtres de lacapitale.

Aux questions de Badoît, il se bornait àrépondre :

– J’ai retrouvé Mèche, toujours agréable etfidèle, au milieu des sociétés huppées dont elle est désormaisl’ornement. Ça a été pour nous le signal du bonheur. On va causerdans le particulier après dîner. Tout est enlevé, et j’en apporteun échantillon dans la personne du petit bêta, ici présent, qu’estle plus joli de l’histoire !

M. Badoît, impatient, voulait quitter latable ; mais Pistolet, approuvé en ceci par Vincent Goret, nefit pas grâce d’un seul plat.

– Voilà ! dit-il enfin en buvant ladernière goutte de son gloria. Montons chez vous, patron, pour ydéposer le bancroche, qui vaut je ne sais plus combien de millemillions. Il est trop mal tenu pour le mener à la gendarmerie.

– À la gendarmerie ! répéta Badoîtétonné.

– On vous dit que ça s’avance vers ledénouement, repartit le gamin. Ça finira par la scène du duel, oùle traître a placé un affidé avec une carabine chargée, dans leshalliers du ravin de la montagne, pleins de ronces et d’épines,pour démolir M. Paul Labre, censé, en feignant que ça soit leshasards d’un combat singulier.

– M. le baron se bat en duel !s’écria l’ancien inspecteur.

– Ne m’en parlez pas ! Faut que ça gênele travail, les gens comme lui, vous savez bien, toujours dans lesjambes et à la traverse. Les Habits Noirs sont les témoins del’assassin de son frère, comme de juste. Ça fera tout de même uncrâne tableau. Vous ai-je dit qu’ils avaient fait passer le goût dupain à maman Soûlas ?

Badoît pâlit et murmura :

– Madame Thérèse est morte !

– Pauvre Minet ! dit le gamin. Mou, mou,mou… Avait-elle une voix douce pour son âge, c’te femme-là !Je sentais qu’on allait la victimer, mais je croyais avoir letemps… Ah ! patron ! ça marche vite !

« Toi, s’interrompit-il en s’adressant àVincent qu’il venait de pousser dans la chambre de l’ancieninspecteur, couche-toi par terre et dors ; si tu bouges, unetrempée ! Quand tu auras hérité de ta maman, on te parleraavec plus de politesse pour ton argent, si tu en es prodigue.

Il passa son bras sous celui de M. Badoîtet poursuivit en redescendant l’escalier :

– Ce n’est pas un vain songe, patron, c’estpour la maman de cet animal-là que toute la clique et reclique desFera-t-il-jour-demain empoisonne le pays. Elle a de quoiacheter Paris et la banlieue avec la moitié de ses économies…Attention, je commence : primo, d’abord, c’est M. Labrequi doit payer la loi pour la chose que maman Soûlas a étéassassinée…

À dater de cet instant, l’ancien inspecteurn’interrompit plus. Pistolet lui raconta à sa manière, mais avecune lucidité parfaite, tout ce qu’il avait vu, tout ce qu’il avaitdeviné, tout ce qu’il avait surpris.

M. Badoît perdait pied littéralement danscet océan d’intrigues. Il était de Paris ; il avait juste lasomme d’imagination qui distingue le pur indigène des bas quartiersparisiens : le vrai provincial de Paris.

Le côté excentrique et campagnard del’histoire lui parut invraisemblable comme une féerie. Les HabitsNoirs étaient des malfaiteurs sérieux.À son sens, ils nepouvaient user les immenses ressources de leur association à depareilles folies.

– Patron, lui dit le gamin, vous êtes un hommede bonnes mœurs et juste ce qu’il faut pour réussir dansl’administration ; mais vous n’avez pas voyagé, ça vousdéforme. En Esquimotie, j’ai trouvé un mari qui m’a donné un petitverre d’eau-de-vie de baleine, deux pipes de tabac, une oreilled’ours et un bonnet de nuit en arêtes de poisson pour que j’accordemes faveurs à sa dame ; son honneur en dépendait. Chaque pays,chaque toquade. Les Habits Noirs ont mis leur mécanique à la portéede la localité. Rue Saint-Denis, chez nous, ils auraient changé leLouis XVII en milord anglais, voilà tout. Quant aux milliasses dela bonne femme à barbe, garantis première qualité, toutlaine !

On arrivait à la porte de cet édifice quiporte, sous le drapeau tricolore, dans toutes les petites villes,la solennelle légende : Gendarmerie départementale.

Pistolet était d’opinion qu’on se servît, pourmettre la force armée en mouvement, de la simple déclaration dumeurtre commis sur la personne de Thérèse Soûlas.

Il se trouva que l’autorité, déjà informée,avait fait le nécessaire.

La tête de M. Badoît n’était ni assezlarge ni assez forte pour contenir tout ce que lui avait dit legamin. Il parla, en un moment où celui-ci faisait de la diplomatieavec le brigadier.

Il parla de M. Nicolas, des gens deParis, de la conspiration et des étranges batteries dirigées contrele coffre-fort de la Goret.

La prudence des sénateurs de La Ferté-Macén’avait pas été mise à une pareille épreuve depuis la fondation dela ville.

Il y eut conseil, et, dès l’abord,M. Badoît fut en butte à de violents soupçons. La tournure deson aide de camp Pistolet ne contribua pas peu à ce résultat.

Après une délibération longue et un peuconfuse, le juge de paix, le commissaire de police et le derniergendarme disponible, commandé par le brigadier, durent prendre laroute de Mortefontaine, pour arrêter le baron d’Arcis, contre quis’élevaient des préventions formidables, et ramener probablement enfourgon cet officieux M. Badoît, avec son aide, porteur d’unesi méchante mine.

Tel était l’avis général, parmi lesreprésentants de l’autorité, à La Ferté-Macé.

Les magistrats partirent en charrette, lesdeux gendarmes allèrent à cheval, ainsi que M. Badoît etPistolet, qu’on gardait positivement à vue.

Vincent Goret fut laissé à l’hôtel.

Il pouvait être quatre heures du matin, quandla caravane se mit en marche.

M. Badoît était agité de fâcheuxpressentiments. Il n’y a pas au monde, auprès des petitsfonctionnaires, une plus mauvaise recommandation que le titred’ancien agent. On ne quitte pas cette place, si misérable qu’ellepuisse paraître, sans y être forcé.

Jusqu’à plus ample informé, un ancien agentest pour tous ceux qui s’y connaissent un agent destitué.

Ajoutez à cela l’antagonisme desfonctionnaires de province contre les bureaux de Paris et vouscomprendrez la mélancolie de ce malheureux Badoît, combattant seulet sans secours en pays ennemi.

Il voulut causer avec Pistolet. Pistolet luitourna le dos en disant :

– Patron, tout le monde ne peut pas inventerla poudre. L’atout vous manque, quoi ! Dans ces cas-là, fautpas jouer de son jeu. Boudez.

Et il poussa son bidet de façon à se mettresur la même ligne que le grand cheval du brigadier.

– Il y a du temps assez que je connais le nomde Chamoiseau, commença-t-il d’un ton insinuant. Je ne m’attendaispas à avoir l’avantage de faire la connaissance du militaire qui leporte avec honneur.

Dans la cour de la gendarmerie, Pistolet avaitentendu qu’on appelait le brigadier : M. Chamoiseau.Celui-ci répondit :

– Le bavardage est un inconvénient dans mongrade. Filez à gauche !

Pistolet murmura :

– Parler n’est pas bavarder et le tempsapproche où vous en occuperez un plus haut, de grade, s’il y a unejustice dans le gouvernement.

Le brigadier se tint plus droit sur soncheval.

– On vous observe de filer en douceur, dit-ilgravement ; nous n’avons ni le même âge, ni la même tenue, nila même position dans la société.

Le gamin se dit :

– Ça serait drôle de passer la jambe augendarme. Heureusement, je suis dans la cavalerie.

Soulagé par cette réflexion, il reprit avechumilité.

– Vous êtes grand et je suis petit, ça, c’estvrai, brigadier ; mais n’empêche que j’ai fait partie commevous de l’armée française. À la suite d’importants voyages autourdu monde, entrepris pour me ranger en perfectionnant mon éducationet la langue maternelle, j’ai servi zéphir à Alger, tel que vous mevoyez.

Le brigadier resta un instant silencieux, puisil laissa tomber ces méprisantes paroles :

– Le gendarme est le choix du militaire, lescompagnies de discipline en sont l’écume. Je vous réitère de filerau large et de plus en plus péremptoirement.

La patience n’était pas le fort de Pistolet.Il interrogeait déjà sa téméraire imagination pour savoir commenton pourrait bien se passer des gendarmes et de l’autorité de LaFerté-Macé qui, évidemment, étaient mal disposés, lorsqu’il eutl’idée de jeter ce dernier mot :

– On en fréquente de plus huppés que vous,brigadier, nourrissant des rapports avec l’administration centrale,d’où se répandent sur toute l’étendue de la patrie les avancements,faveurs et gratifications. On n’avait qu’un but, c’était de savoirpourquoi le nommé Louveau, dit Troubadour, a le bras gauche décoréde cette devise : À bas Chamoiseau !

Le brigadier avait écouté les premiers motsavec une superbe indifférence ; mais au nom de Louveau, ditTroubadour, il tressaillit comme si sa selle d’ordonnance se fûthérissée d’aiguilles.

Tant il est vrai que les cœurs les plushautement cuirassés contre l’émotion ont leur endroit sensible.

Pistolet voyait tout. Le mouvement du bravehomme n’avait pu lui échapper. Il se hâta d’ajouter en faisantdemi-tour à gauche :

– Conséquemment, puisque ma conversation a ledon de vous déplaire, à l’avantage.

– Jeune homme, dit le brigadier d’un tonradouci, faites-moi l’amitié de rester. J’ai à vous interroger.J’ai connu ce Louveau dans les temps. Êtes-vous camaradesensemble ?

La loyauté de la gendarmerie est proverbiale,mais il n’y a point de guerre possible sans stratagème. Lebrigadier tendait ici un piège.

Pistolet répliqua ingénument :

– À peu près comme le loup est le camarade del’agneau dans Les Fables de La Fontaine, qu’est une piècede Bobino, représentée avec succès en 34.

– Où avez-vous vu le particulier, jeunehomme ?

– Ici, dans le pays, où j’ai passél’inspection de ses bras, tatoués du haut en bas, pendant qu’ildormait, en patache.

– Y a-t-il longtemps ?

– C’était hier… six ou huit heures avant lachose que la veuve Thérèse Soûlas ait été victimée à laBelle-Vue-du-Foux.

Certes, Pistolet avait mauvaise mine, mais sonstyle élevé allait au cœur du brigadier. La gendarmerie est folledu beau langage.

– Jeune homme, dit Chamoiseau, qui ralentit lepas de son coursier, si le zéphir n’a pas de conduite, c’est lafaute à sa jeunesse orageuse. On en cite des traits de bravouredans tous les journaux. Vous m’inspirez de l’intérêt, malgré votredégaine qui laisse trop à désirer.

– Ah ! fit Pistolet, à qui ledites-vous ? Ma carrure élégante a fait mon malheur. Je ladois à la fréquentation des jeunes artistes dramatiques à la modedans Paris. Est-ce que vous ne seriez pas partisan de contre-pincerLouveau, dit Troubadour, brigadier ?

Le ton de celui-ci devint tout à faitamical.

– Si vous m’en communiquez l’occasion,jeunesse, répliqua-t-il en baissant la voix, je vous ferai lapolitesse d’un déjeuner bourgeois à l’auberge.

– Tope ! s’écria le gamin.

À dater de ce moment, Chamoiseau et lui furentune paire d’amis. Chamoiseau expliqua comme quoi le Troubadour luiavait déjà passé deux fois par les mains.

– À la troisième, on fera une croix,conclut-il, et j’aurai l’honneur qu’il ne s’écrira plus sur lecorps d’autres invectives contre ma personne. Je l’ai déjà flanquéà Brest et à Toulon ; reste Rochefort ou la guillotine. C’estdes jeux de la destinée qui divertissent le gendarme, sans prouverqu’il a un mauvais cœur.

Quand les premières lueurs du jour semontrèrent, Pistolet et son brigadier chevauchaient à plus de centpas en avant de la caravane.

Le brigadier était incapable de trahir lessecrets de l’autorité, mais Clampin l’avait vidé comme une noix decoco.

Il savait que le faux prince avait pris lesdevants avec résolution et habileté, qu’on avait pour lui beaucoupde respect dans le petit monde officiel de La Ferté-Macé et qu’ilétait en outre protégé par des instructions venues de Paris.

Clampin savait, de plus, qu’au contraire,toutes les autorités normandes regardaient déjà la culpabilité dePaul Labre comme probable.

Au moment où on arrivait en vue deMortefontaine, cinq heures sonnaient à la petite église.

Pistolet quitta son compagnon endisant :

– Brigadier, je suis de votre avis. C’est descontes à dormir debout qu’on fait sur les Habits Noirs, etM. Nicolas est un honnête propriétaire, mais Louveau, ditTroubadour, par exemple…

– Celui-là, c’est mon affaire, jeunehomme !

– Brigadier, dans trois quarts d’heure, à lalisière du taillis qui est à droite de la Belle-Vue-du-Foux –ouvrez l’œil !

Pistolet rejoignit le gros de la caravane ettoucha le bras de M. Badoît en murmurant :

– Vous, patron, c’est de ne rien faire. Vousentendez : rien, rien, rien !

La gaule qu’il tenait à la main souffleta lesoreilles de son bidet, et il partit au grand galop.

Dix minutes après, il sonnait à la porte duChâteau-Neuf-Goret et exigeait impérieusement d’être introduitauprès de M. Lecoq de La Perrière.

En entrant dans la chambre de ce dernier ildit :

– Maître, je ne veux pas que vousm’interrogiez. Ce que je vais vous apprendre, je le sais par unefemme : vous m’écraseriez avant de m’arracher son nom. Entrevous et le prince, c’est désormais à qui frappera le premier. Sivous ne tuez pas, il vous tuera, vous voilà averti ; je nedemande rien pour ça. Serviteur de tout mon cœur.

Ayant ainsi parlé, Pistolet fit mine desortir ; mais M. Lecoq était déjà entre lui et laporte.

Le gamin se laissa barrer le passage. QuandM. Lecoq poussa le verrou, il dit seulement :

– Causons vite et bien, j’ai de l’ouvrage.

M. Lecoq et lui causèrent. En se quittantils avaient l’air d’être une paire d’amis.

À la suite de cette entrevue, Pistolet remontaà cheval et s’en alla au rendez-vous de son brigadier, pensant àpar lui :

– On n’a toujours pas épargné son bœuf à lamode ! Mazette. Le tableau du duel va chauffer.

Chapitre 23Il fait nuit

 

Six heures sonnant, deux voitures débouchèrentau carrefour du Foux, sous la Belle-Vue.

L’une, venant du Château-Neuf-Goret, contenaitle fils de saint Louis, M. Lecoq de La Perrière et levénérable colonel Bozzo, qui avait froid de si bon matin et sepelotonnait dans sa douillette ; l’autre n’avait que deuxhôtes, M. le baron d’Arcis et le général comte deChampmas.

Les routes aboutissant à l’étoile, lecarrefour, la plate-forme, la forêt, tout semblait parfaitementdésert, et certes, c’était là un lieu bien choisi pour un duel,car, de tous côtés, autour de la rencontre des chemins, en marchantdeux ou trois cents pas, il était facile de trouver, sous bois, desterrains propices.

Dans chacune des voitures il y avait une boîtede combat.

Le général et Paul Labre descendirent lespremiers.

La voiture des « gens de Paris »s’était arrêtée à une cinquantaine de pas de l’étoile, sur la routequi descendait des Nouettes.

Le prince et ses deux compagnons mirent pied àterre.

Lecoq avait la main dans celle duprince ; ils semblaient être les meilleurs amis du monde.

– Tout cela, dit Lecoq, est admirablementarrangé. Vous avez tout réglé, tout prévu, le diable lui-même netrouverait pas à mordre dans votre plan. Où est Louveau ?…Tiens ! tiens ! le Paul Labre a trouvé un second :le général !

Le doigt du prince désigna furtivement letaillis, à droite de la plate-forme, en réponse à cettequestion : Où est Louveau ?

– Bonne portée ! approuva Lecoq. Et vousêtes sûr de la gendarmerie ?

– Le mot d’ordre est venu de Paris, réponditle beau Nicolas ; on me ménage à outrance. Et, après tout, legénéral n’est que toléré.

M. Lecoq lui serra encore la main.

– En vérité, fit-il, c’est dommage de n’avoirpas de spectateurs pour une comédie si bien montée !

Le fils de saint Louis répliqua :

– Nous aurons pour spectateurs tous nos amis,car je les ai suppliés de venir.

Lecoq sourit.

Le colonel murmura avec une tendreémotion :

– Moi, j’ai toujours soutenu que notre Nicolasavait du talent, beaucoup de talent. L’union fait la force ;aimez-vous comme des frères. Et en besogne, mes chéris ! Aprèsla séance, je déjeunerai avec bien du plaisir.

Les deux groupes se rencontrèrent au centre durond-point. Le général de Champmas salua le colonel Bozzo avec unerespectueuse courtoisie. Le colonel lui dit :

– Un bien joli temps, ce matin, général. Je nevoulais pas croire que ce fût vous.

– J’éprouve le même étonnement à vous voirici, répondit M. de Champmas.

– Messieurs, déclara Lecoq avec importance, jevous prie de ne point motiver votre surprise réciproque. Sur leterrain, chacun doit s’abstenir de toute parole pouvant blesserl’un ou l’autre des deux adversaires. Il vous avait, en vérité,l’air d’un raffiné d’honneur.

– Attendez-vous quelqu’un, monsieur lebaron ? ajouta-t-il. La présence d’un seul témoin ne me paraîtpas régulière.

– Un seul témoin suffit pour faire unedéclaration, repartit M. de Champmas.

– Ah ! ah ! fit Lecoq, il ne s’agitque d’une déclaration ? Alors, s’il vous plaît, pourquoi cetobjet ?

Il désigna d’un geste moqueur la boîte decombat que le général tenait à la main.

– Pour vous, si vous êtes un honnête homme,monsieur, répliqua gravement M. de Champmas. Je suishabitué à estimer, à vénérer le colonel Bozzo, que j’ai rencontréautrefois dans des circonstances qui l’honorent et dans un mondeque je respecte. Vous, je ne vous connais pas ; mais jeconnais celui-ci, ajouta-t-il en se tournant tout d’une pièce versle prince : on ne se bat pas avec un homme de sa sorte.

La « scène du duel », comme l’avaitdésignée d’avance notre ami Pistolet, ne se dessinait pas d’unefaçon ordinaire.

Paul Labre avait les yeux sur le beau Nicolasqui affectait un air de superbe indifférence.

– Connaissez-vous la véritable positionsociale de l’homme que vous outragez, monsieur ? demanda Lecoqavec emphase.

– Oui, répondit le général, je la connais.

– Auriez-vous vraiment quelque sérieuseobjection ?… commença encore Lecoq.

Le général l’interrompit, disant d’une voixnettement accentuée :

– Cet homme est un imposteur, cet homme estaffilié à une association de malfaiteurs dont il est peut-être lechef et qui porte un nom redouté : les Habits Noirs ; cethomme a essayé de m’assassiner ; cet homme a assassiné JeanLabre, frère de M. le baron d’Arcis.

Le colonel joignit ses mains maigres ettremblantes.

– Les Habits Noirs ! répéta-t-il avec unesainte horreur. Ah ! grand Dieu !

M. Lecoq le calma du geste ; leprince souriait avec dédain.

– Ce n’est pas encore commencé, dit une voixchuchotant derrière la haie d’un champ voisin. Arrivez !

C’était le neveu du Molard, appelant lechevalier et la chevalière Le Camus de La Prunelaye qui se hâtaientmaritalement à travers les blés coupés.

Le neveu du Molard et le chevalier étaientarmés en guerre.

Dans le sentier qui descendait la rampe, onput voir les deux jeunes messieurs Portier de La Grille, munischacun d’un fusil et de deux pistolets, qui se glissaient à pas deloup.

En même temps, au sommet du belvédère, lasilhouette de l’ancien élève de l’école, M. Lefébure, futurministre des Travaux publics, se dessina. Il avait un sabre et unelorgnette de spectacle.

Partout, sur les six routes, on voyaitmaintenant un mouvement de gens à pied, à cheval et en voiture. Laconspiration venait au secours de son chef.

– Parfait ! dit Lecoq à l’oreille duprince. Ah ! mon gaillard, c’est mené !

– Il a du talent comme un ange ! murmurale colonel, qui ajouta en serrant le bras de Lecoq :

– Toi, l’Amitié, je n’aime pas ton air. Tumontes un coup.

– Allons donc ! fit M. Lecoq. Voiciles gendarmes. Il était radieux.

Et, en effet, une escouade de gendarmerie àcheval sortait du bois en ce moment. Le brigadier qui commandaitn’était pas Chamoiseau.

À quelques pas de l’escouade, les autorités deLa Ferté-Macé marchaient en bon ordre.

– Superbe ! dit Lecoq, magnifique !complet !

– Mes chers messieurs, reprit-il ens’adressant à Paul Labre et au général, j’ai ouï causer vaguementde ces Habits Noirs. Ce sont d’adroits coquins, à ce qu’il paraît,car on ne les voit pas souvent en cour d’assises. Parlons net,maintenant que nous ne sommes plus seuls, car je ne vous cache pasque l’idée d’un duel nous paraissait aussi absurde qu’à vous, et lachose singulière, c’est que nous avions les mêmes motifs pour cela.Vous avez prononcé les premiers le mot « assassinat »,nous le répétons après vous ; mais il ne s’agit plus del’honorable comte de Champmas, dont la santé me paraît parfaite, nide feu M. Jean Labre, de qui M. le baron d’Arcis a bel etbien hérité, il s’agit d’un meurtre malheureusement certain etactuel, du meurtre de Thérèse Soûlas. Et je voudrais exprimer mapensée sans blesser le général ; mais nous ne nous serions pasattendus à le voir du côté du meurtrier.

Sur le visage de Paul il y avait une pâleurmortelle. Il voyait le piège ouvert sous ses pas : il sentaitla main irrésistible qui l’y poussait.

Il n’avait pas encore prononcé uneparole ; il dit :

– Ces hommes sont-ils donc vraiment plus fortsque la vérité et que la loi !

– Ils font ce qu’ils peuvent, murmura le vieuxcolonel à l’oreille du prince dont il s’était rapproché. C’est unejolie aventure. As-tu vu, mon bon chéri, comme l’Amitié a été defranc-jeu ? Il t’adore !

– Sur Dieu, sur la mémoire de son père, surtout ce qui est sacré, s’écria en ce moment Paul Labre, révoltécontre le mensonge qui l’écrasait, je jure que cet homme a tuéThérèse Soûlas comme il a tué mon bien-aimé frère !

Il y eut autour de lui un grand murmure, carla foule s’était formée.

Les gendarmes, immobiles maintenant, avaientlaissé passer l’autorité, à savoir : M. le juge de paix,son greffier et le commissaire de police.

Ces trois fonctionnaires avaient salué le filsde saint Louis avec une sorte de dévotion.

– Moi, je jure, dit M. Lecoq, qu’àl’heure où le coup de fusil a été tiré, et nous l’avons tousparfaitement entendu, M. Nicolas était au milieu de nous, enson château, sis au lieu des Nouettes, et je somme nos amis etvoisins de porter témoignage.

Ce fut un cri général, une formidable clameurfaite de toutes les réponses croisées. La conspiration entièretémoigna d’une seule voix, les hommes, les femmes et l’ancien élèvede l’école.

– J’y étais, dit le chevalier de La Prunelaye.Son Altesse… j’entends M. Nicolas, venait de finir son café aulait. Je le jure !

– C’était l’heure du grand lever, je lejure ! ajouta Poulain l’affûteur. Qu’on me donne à empoignercet oiseau-là. On n’a pas besoin de ces frileux de gendarmes.

– Quand le coup de fusil est parti, cria unPortier de La Grille, le prince tournait ses pouces. Je lejure !

Mme Le Camus de La Prunelayedit :

– Et comme Son Altesse royale tourne bien sespouces ! Du Molard, le neveu, ajouta :

– Je le jure !

– Je le jure ! répéta ce bon vieuxcolonel, qui ajouta en pinçant, comme un espiègle qu’il était, lamain du fils de saint Louis :

– Comme ce l’Amitié y va, bibi, c’est uncœur !

Lecoq y allait supérieurement, en effet.C’était lui qui menait l’affaire.

Successivement, cependant, la plupart des gensde Paris étaient arrivés.

Il y avait évidemment convocation, et personnen’avait cru au duel, en dehors des naïfs de la conspiration.

Mme la comtesse de Clare descendit de sonéquipage, accompagnée par son fidèle Annibal Gioja, chevalierd’honneur de la reine Goret ; on voyait dans les groupes ledocteur Samuel, l’abbé X…, Cocotte, Piquepuce, mesdemoisellesPruneau et Mèche.

Mme la comtesse de Clare se plaça à côtédu prince.

Quand elle passa devant Lecoq, celui-ci luidemanda tout bas :

– La poste est-elle arrivée ?

La comtesse répondit affirmativement. Lecoqdemanda encore :

– Avons-nous la chose ?

La comtesse de Clare montra du doigt Annibal,qui salua en souriant.

– Messieurs, dit Lefébure (de l’école) auxautorités, je n’ai pas de conseil à vous donner, mais il est tempsde faire cesser ce scandale. Vous êtes fixés, agissez. S’il lefaut, j’ajoute mon témoignage à ceux que vous possédez déjà :il a la valeur de mon caractère. Je le jure !

Simple maître de forges, ce Lefébure avait lamajesté d’une table de logarithmes.

Il eût décoré un ministère.

L’autorité s’ébranla à sa voix, bien que lesdivers fonctionnaires chargés des destinées du canton ne fussentpas sans éprouver quelque hésitation. Le juge de paix risqua cetteopinion que M. le commissaire de police n’avait pas droitd’arrêter un citoyen sans mandat, hors du cas de flagrantdélit.

La conspiration s’impatientait et parlaitd’empoigner le général avec Paul Labre. On songeait à faire un coupd’État.

– Avancez, brigadier ! cria en ce momentune voix retentissante sous le fourré, à droite de la plate-forme.Pour le coup, je m’amuse ! Je vous avais dit que je vousdénicherais votre Troubadour. Ai-je menti ? En cherchant bien,on en trouverait d’autres !

– Qu’est cela ? demanda M. Lecoqd’un air sincèrement étonné, encore des gendarmes ! Il enpleut, aujourd’hui !

Chamoiseau sortait du bois, à pied, tenantd’une main la bride de son cheval, de l’autre une forte corde quiserrait le cou de Louveau, dit Troubadour, lequel se laissaittraîner la tête basse et les mains dans ses poches.

Les autorités, il faut l’avouer, furent bienaises de cette diversion qui donnait du temps et qui promettait dedessiner la situation.

Mais le prince pâlit, et ce bon colonelregarda M. Lecoq d’un air inquiet.

Derrière le brigadier Chamoiseau, son gendarmevenait à cheval, et derrière encore M. Badoît, précédantPistolet qui avait ses mains dans ses poches aussi, mais la têtehaute, le chapeau sur l’oreille, le nez au vent, un vraivainqueur !

– Messieurs et dames, dit-il, on patauge icidrôlement, sans vouloir affronter les fonctionnaires. VoilàLouveau, dit Troubadour, le coupable de la veuve Soûlas, pauvrefemme ! que j’ai l’honneur de vous présenter en récidive deforçat libéré et autres. Il n’est pas beau, mais on ne se fait pas,et M. Chamoiseau l’a contre-pincé, comme il dit, par moncanal, embusqué là, sous l’ombrage, avec son fusil chargé, amorcéet armé, dans l’intention de conférer une balle à M. le barond’Arcis, au cas où on se serait battu en duel, ce matin.

Il prit le fusil des mains du gendarme et vintl’apporter au centre du cercle formé par les assistants.

– Voilà l’objet, ajouta-t-il en posant l’armeà terre. Badoît s’était approché de Paul Labre.

Il lui dit tout bas :

– Faudra donner une mâle de gratification à cepetit-là, monsieur le baron.

– Bonjour, général ! cria de loinPistolet, qui salua militairement ; vous en aviez de crânescigares à bord du Robert-Surcouf,au début de mes voyages.Bien content de vous voir en bonne santé. On va s’amuser.

Les membres de la conspiration écoutaient etregardaient sans comprendre.

Les gens de Paris s’étaient groupés autour duprince, qui conservait son attitude dédaigneuse, bien qu’untremblement léger agitât par intervalles les coins de seslèvres.

Le brigadier Chamoiseau, droit sur ses jambesbottées et campé fièrement, avait lâché le licou qui retenaitLouveau pour le saisir par le bras.

À l’endroit où sa robuste main meurtrissaitles muscles du bandit, on pouvait lire, sur sa peau gonflée :« À bas Chamoiseau ! »

Le hasard a de ces jeux.

– L’enfant dit vrai, prononça-t-il avecgravité, malgré qu’il possède l’extérieur d’un méchant galopin.C’est la troisième fois que je plonge cet animal-là dans les fers.Mon aspect bien connu a été pour lui la tête de Méduse : il aexhalé un grognement de sauvage dans quoi on a discerné l’aveuqu’il était là pour tricher dans un duel à l’arme à feu…

– Je ne souffrirai pas qu’on insulte SonAltesse royale ! s’écria le chevalier de La Prunelaye. Ce sontévidemment des manœuvres de la quasi-légitimité !

Le prince lui imposa silence d’un gestemagistral. Mais l’autorité avait entendu.

– Monsieur le chevalier, dit le juge de paix,le gouvernement peut avoir pitié de certaines folies, quand ellesrestent douces. Soyez prudent, s’il vous plaît !

La chevalière fut obligée d’entourer de sesbras le futur préfet de l’Orne pour l’empêcher de saisir sespistolets. Toute la conspiration frémissait. Les deux fils Portierde La Grille eurent un instant la pensée de crier aux armes et dedestituer Louis-Philippe sur place, séance tenante.

Quelque chose de plus sérieux se passait entrecet excellent colonel et M. Lecoq.

Le premier avait mis ses lunettes à cheval surson nez. Il dit, après avoir examiné curieusementPistolet :

– L’Amitié, tu joues gros jeu. C’est le petitd’hier. Songe qu’il y a des millions derrière notre amiNicolas.

Lecoq haussa les épaules etrépondit :

– Derrière Nicolas, il n’y a rien du tout. LaGoret avait le cou trop court. Gare aux attaques ! D’ailleurs,ajouta-t-il, je prends tout sur moi. L’association est enpéril ; je la sauve.

Le vieillard remit ses lunettes dans leurétui, et se rapprocha du prince qui lui dit tout bas :

– Je savais que Toulonnais trahissait :il est perdu. Je l’ai condamné.

Le colonel, au lieu de répondre, interrogead’un regard aigu les visages des Habits Noirs. Tous étaientimpassibles. Pendant cela, le commissaire de police demandait àPistolet :

– Qui êtes-vous, l’ami ?

– Un jeune homme de Paris, répondit notregamin, formé par de nombreux voyages à l’étranger, sans positionofficielle, mais ayant été plusieurs fois mélangé à l’autorité paroccasion. N’ayant pas sur moi de passeport, je ne demande pas mieuxque d’aller au violon, pourvu qu’on procède régulièrement et qu’onarrête aussi Troubadour et son cornac, M. Nicolas, à cette finque la cause se présente devant une justice plus centrale et moinsvillageoise que vous.

– Assurez-vous de cet homme, ordonna lecommissaire qui fit en même temps à Chamoiseau signe d’approcheravec son prisonnier.

Pistolet alla de lui-même se mettre entre deuxgendarmes.

Le commissaire de police, s’adressant àLouveau qui tenait les yeux baissés d’un air stupide, lui enjoignitde renouveler ses aveux.

Louveau garda le silence.

En ce moment, une voix sourde que chacun putentendre, sans que personne sût d’où elle partait, prononça sesétranges paroles :

– Il fait nuit !

Les assistants se regardèrent étonnés, car lesoleil du matin inondait le paysage.

Le prince était devenu plus pâle qu’unmort.

Les gens de Paris, d’un mouvement instinctif,s’éloignèrent de lui, à l’exception de M. Lecoq, qui, seul, aumilieu de tous ces visages inquiets, gardait une contenancetranquille.

Chapitre 24« Coupez la branche »

 

Nous savons qu’il faisait jourparfois à minuit pour les Habits Noirs. Il faisait jour chaque foisque la ténébreuse association appelait ses membres à l’œuvre.

Il faisait nuit, au contraire, dèsque la retraite était sonnée.

Et quand ce commandement sinistre était lancé,comme aujourd’hui, au beau milieu d’une dangereuse opération, ilsignifiait, la plupart du temps, que l’association abandonnait unou plusieurs de ses membres à la grâce du hasard et à leurs propresressources.

Ainsi voit-on parfois, en temps de guerre, laraison supérieure du salut de tous forcer un vaillant générald’armée à laisser sans secours des bataillons entourés parl’ennemi.

C’est souvent la douloureuse condamnation deces témérités, dont le succès eût fait des actes d’héroïsmeimmortel.

Il fait nuit, dans la languesacramentelle des Frères de la Merci et de leur successeurs, lesHabits Noirs, impliquait aussi expressément la condamnation destroupes trop engagées.

C’était la peine passive, infligée, au nom del’intérêt général, à l’imprudence ou au malheur.

La peine active, celle qui nécessitait unexécuteur des hautes œuvres de la confrérie, s’exprimait par uneautre locution métaphorique dont nous avons parlé déjà.

On disait, en ce cas : Coupez labranche.

Cette explication suffit pour donner à penserau lecteur combien étaient différentes les impressions de ceux quiavaient entendu prononcer les bizarres paroles : Ilfait nuit.

Il y avait parmi les fonctionnaires unétonnement sans arrière-pensée, les membres de la conspiration sedemandaient la signification de ce mystérieux mot d’ordre, les gensde Paris, sachant qu’ils étaient tout près d’une solennellepéripétie, attendaient, inquiets et frappés.

C’était une heure solennelle et dangereusepour tous.

Les plus haut placés dans le conseil nesavaient pas bien eux-mêmes le secret de la puissance cachée quimenait la confrérie.

Le colonel était le chef nominal, maisd’autres influences dominaient la sienne. Lecoq et Nicolas, jeunestous deux et tous deux forts, avaient tour à tour emporté labalance, et l’opulente affaire, à la tête de laquelle setrouvait en ce moment Nicolas, lui donnait un réel avantage dans lacirconstance actuelle.

Mais, d’un autre côté, jusqu’à présent, tousceux qui avaient fait ombrage à Lecoq étaient morts.

Le trouble du prince fut profond, maisvivement réprimé.

Il ne s’attendait pas à ce coup en même tempsperfide et audacieux qui établissait un duel privé sur le terrainmême où se livrait une bataille générale.

Il promena un regard assuré sur l’assemblée etdit, essayant de faire tomber sur autrui l’anathèmemystérieux :

– Je ne connais pas cet homme et je demandeque justice soit faite.

Sa main étendue montrait Louveau.

Le regard de celui-ci glissa entre sespaupières demi-fermées.

– Messieurs, prononça Lecoq froidement et ens’adressant aux gens de Paris, le colonel et moi, nous sommes lestémoins de M. Nicolas. L’accusation dont il semble devenirl’objet est tellement inattendue…

– Tellement invraisemblable ! interrompitle colonel.

– Tellement invraisemblable, répéta Lecoq, etnous sommes si intéressés à la voir tomber devant la vérité quej’adjure monsieur le commissaire de police de continuerpubliquement l’interrogatoire. Pour ma part, je ne puis croire quenotre ami ait des relations avec un pareil homme.

– À la bonne heure ! fit le chevalier.Moi, j’en mettrais ma main au feu.

Le commissaire intima de nouveau au prisonnierl’ordre de répéter ses aveux.

– Quoi donc ! répliqua cette foisTroubadour, la chance n’y est pas. Si j’avais trouvéM. Chamoiseau dans la forêt, entre quatre z’yeux, j’aurais eusa peau, pas vrai ? Mais il y a le petit bonhomme avec quij’ai voyagé dans la patache d’Alençon, et ce petit-là est un malinsinge. – S’il fait nuit, c’est bon, allumez lachandelle ! Quoi donc, le prince ! c’est prince commemoi, et duc comme ma savate ! Ça paie mal. Je n’ai eu presquerien pour la femme Soûlas, hier, et aujourd’hui je n’aurais pas eudavantage pour M. le baron, là-bas. Mais il me tenait par lecou, et il me disait : Travaille ou je t’attache un boulet àla patte ! Je m’en moque, maintenant, c’est fini de rire. J’enai pour la perpétuité ou pour mieux que ça. Bonsoir, les voisins,tant pis pour moi, tant mieux pour ce gueux de Chamoiseau !Hé ! Nicolas ! M. le baron l’a échappé belle, maiste voilà dégommé !

– Je m’amuse ! ponctua Pistolet. Vous enfaut-il un quarteron de plus, monsieur le commissaire ?Demandez, on va vous servir.

Son regard espiègle caressaitM. Lecoq.

– Messieurs, prononça lentement le beauNicolas, personne ici n’ignore ni ma position ni mes infortunes. Lamalédiction semble poursuivre en moi la dernière goutte d’un sangillustre. Je ne m’abaisserai pas à prononcer un seul mot pourrepousser une pareille accusation. Que m’importait cettemalheureuse femme, Thérèse Soulas ? Qu’avais-je besoind’accepter le cartel de M. le baron ? Quoi de communentre moi et ce rebut de l’humanité que mes cruels ennemis ontlâché contre moi comme un chien féroce ? Je remercie ceux quim’ont aimé, je pardonne à ceux qui me persécutent. Puisque laFrance n’a plus de toit où je puisse abriter ma tête je m’exilerai…C’est ce qu’on veut sans doute.

– C’est ce qu’on veut ! s’écria lefougueux chevalier, c’est tout ce qu’on veut ! Ah ! legouvernement est habile.

– Résistons ! opina le neveu du Molard,par les armes !

– Sachons mourir ! clamèrent les Portierde La Grille.

Les dames de la conspiration pleuraient àchaudes larmes. L’ancien élève de l’école opéra sa retraite endisant avec dignité :

– Malheureux roi ! malheureuseFrance !

Le général de Champmas semblait, depuisquelques instants, faire effort pour contenir Paul Labre.

– Colonel Bozzo, dit-il enfin, je croissincèrement que vous avez été trompé comme beaucoup d’autres parcet homme. Votre erreur doit avoir cessé. Je ne puis, posé comme jele suis en adversaire du gouvernement, exercer aucune influence surses employés. Je vous adjure de vous prononcer.

– Général ! ah ! général !répliqua le vieillard en gémissant, je suis navré… écrasé ! Neme demandez rien, vous parlez à un mort ! Je suis sûr que jene m’en relèverai pas !

Paul Labre se dégagea de l’étreinte deM. de Champmas, et fit un pas vers lesfonctionnaires.

– Messieurs, dit-il, tous ceux qui ont étéaccusés ici doivent rester sous la main de la justice. J’offre deme constituer prisonnier sur l’heure.

– Pourvu qu’on coffre Son Altesse royale, bienentendu, acheva Pistolet.

L’embarras des autorités était au comble.Elles se consultaient et se disputaient.

Le commissaire de police mit fin au débat endéclarant sèchement au juge de paix :

– Vous n’y entendez rien, et j’ai mesinstructions formelles ! Les intrigues des Habits Noirsétaient bâties à chaux et à sable.

Nul ne saurait dire où s’arrêtaient leursaboutissants. M. Lecoq lui-même avait puissamment contribué àdresser autour de « l’affaire » le rempart qu’il luiplaisait de saper maintenant, au prix d’une perte immense.

M. Lecoq était un terrible assiégeant,mais son effort s’émoussait contre son propre ouvrage : lesinstructions venues de haut et de loin.

Les gens de Paris, qui avaient attentivementinterrogé la physionomie des fonctionnaires, marquèrent un point aufils de saint Louis. L’abbé X… et le docteur Samuel serapprochèrent de lui, disant tout bas :

– Nous sommes avec vous ; prince, tenezferme.

Il y avait, en faveur de Nicolas, les millionsde Mathurine Goret.

En même temps, la conspiration, dont lesmembres étaient tous armés et s’enhardissaient jusqu’à l’héroïsme,à voir l’attitude gênée de l’autorité, prenait corps et se massaitautour de son roi comme une garde fidèle.

Le colonel restait entre deux, fort abattu enapparence, mais gardant parmi les rides de ses vieilles joues sonsourire sceptique et matois.

Il s’ébranla pourtant quand il vit Lecoqlui-même aller vers le prince et lui dire, avec sa brusquerondeur :

– Prince, il n’est plus besoin de cacher votretitre, puisque c’est ici le secret de la comédie. Mon avis estqu’un gouvernement s’honore en donnant à ses agents ces consignesde noble et large tolérance. Personne ici ne vous soupçonne ;d’ailleurs on connaît votre demeure. Ceux qui voudront vous trouvervous trouveront ; éloignons-nous.

– C’est cela ! s’écria le bon vieuxcolonel. Nous n’avons plus rien à faire ici. Venez, mes bons petitsenfants.

Les Habits Noirs étaient groupés comme audébut de la scène. Lecoq tenait le centre du groupe.

Il ajouta très bas, mais d’un accent qui mitdu froid dans toutes les veines :

– Papa ! laissez-moi conduire la chose.Que personne ne bouge : Il fait toujoursnuit !

Son regard et celui du prince se choquèrent.Ce dernier gronda entre ses dents serrées :

– Ne me pousse pas à bout,Toulonnais-l’Amitié !

Lecoq se mit à rire, et son rire déchiraitcomme une morsure.

– Parce que tu vaux des millions, pour nous,n’est-ce pas ? dit-il. Nicolas, pauvre Nicolas, tu ne vauxplus une pièce de six liards ni pour toi ni pour nous ; hé,bonhomme ! Tes millions sont à tous les diables. MathurineGoret est tombée d’apoplexie ce matin.

– Et morte ? firent ensemble tous lesHabits Noirs.

– Et morte, répéta Lecoq. C’est pour celaqu’il fait nuitpour toi en plein midi, Nicolas.

Le prince avait reculé comme s’il eût senti lefroid d’une vipère à ses pieds.

– Il fait nuit, dit-il à son tour,d’un ton de résolution désespérée. À Dieu vat ! Coupez labranche !

Il porta son mouchoir blanc à son front commepour en essuyer la sueur.

Un coup de feu éclata aussitôt sous bois.

Lecoq chancela en étouffant un cri dedouleur.

– Je savais bien qu’il y avait plus d’un loupdans le fourré, dit Pistolet. Allons, Chamoiseau ! à nousdeux ! en chasse !

– Que personne ne bouge ! cria Lecoqimpérieusement. C’est une égratignure.

Une ligne sanglante balafrait sa joue que laballe avait effleurée.

Il avait fait un signe au vicomte AnnibalGioja qui s’inclina jusqu’à terre en présentant un pli ouvert àPaul Labre.

Paul jeta les yeux sur le contenu du pli etchangea de couleur.

Sans prononcer une parole, il marcha vers legroupe des Habits Noirs.

Nicolas, en le voyant approcher, se prit àtrembler.

Comme les gens de Paris s’écartaient, aucommandement de Lecoq, pour laisser passer Paul Labre, le fauxprince recula jusqu’au milieu des membres de la conspiration enbalbutiant :

– Défendez-moi, on en veut à ma vie !

Les hobereaux se formèrent bravement en ligneet les gendarmes, en vérité, arrivèrent à la rescousse, soutenuspar l’autorité. Les instructions étaient bonnes.

Paul était sans armes.

Il ne leva même pas la main, et pourtant ilpassa entre les deux fils Portier de La Grille, écartés à droite età gauche comme si le choc d’un bélier les eût séparés.

Il saisit le prince au collet, au moment mêmeoù celui-ci mettait le pistolet à la main, et dit :

– Moi, Paul Labre, baron d’Arcis, inspecteurde police, je vous arrête au nom du roi !

Et se tournant vers les gendarmes quiapprochaient, précédant l’autorité, il ajouta :

– Voici ma carte d’agent. Je vous somme deprêter main-forte à la loi.

Après quoi il chancela et tomba entre les brasdu général comte de Champmas qui l’avait suivi. En tombant, ilmurmura :

– J’avais juré de mourir avant d’en revenirlà. Mais j’avais juré aussi que, s’il le fallait, j’irais jusque-làpour venger mon frère. Je n’ai pas menti, j’en mourrai !

La carte portait les signatures voulues et letimbre de la sûreté. Elle déléguait P. Labre, « inspecteur depolice », pour exercer dans le département de l’Orne.

C’était « la chose » apportée par lecourrier du matin, et dont M. Lecoq s’était enquis auprès deMme la comtesse de Clare.

On dit que là-bas, dans les jungles de l’Inde,les bêtes féroces se livrent entre elles d’effrayants etmagnifiques combats. Sans cela, les brahmanes l’affirment, il n’yaurait plus une créature humaine entre l’Indus et le Gange.

En Europe, nous n’avons pas de tigres, et jesais un proverbe qui déclare que les loups ne se mangent pas entreeux.

Il ne faut pas croire aveuglément auxproverbes : cette sagesse des nations est sujette à radoterquelquefois.

Les chacals de nos savanes civilisées semordent, Dieu merci, souvent, se déchirent et s’étouffent. Les gensbien informés prétendent que les meilleurs ennemis de nos loupssont des loups.

M. Lecoq était vainqueur.

La mort subite de Mathurine Goret, quianéantissait tout d’un coup le crédit du beau Nicolas, arrivaittrop bien à point pour ne pas exciter les soupçons des HabitsNoirs ; mais, dans cette terrible boutique de crime, toutpoint marqué compte. C’est là que règne surtout la religion du faitaccompli.

À quoi bon aller au fond des choses quand lerésultat tient lieu de loi ?

En réalité, personne ne prit la peined’éclaircir par une enquête la question de savoir si l’apoplexiefoudroyante de la reine Goret était de bon aloi ou non. À partl’opportunité un peu exagérée de la catastrophe, il est certain quel’ancienne mendiante buvait de l’eau-de-vie deux fois plus qu’iln’en fallait pour crever comme une chienne brûlée.

On trouva dans la ruelle de son lit troisbouteilles de « remède » au lieu d’une ; ellesétaient vides.

On ne trouva absolument rien dans le bahut quilui servait de coffre-fort.

Elle eut l’enterrement des pauvres. Personnen’y assista, sinon ce pauvre bon garçon de vicaire qu’elle appelaitFanfan.

On parla un peu dans les champs et autour dufoyer du méchant petit couteau de l’éclopé Vincent, mais on segaussa surtout, pendant toute une semaine, de cette richessefantasmagorique qui avait un instant ému tout le pays.

Les gens de Paris partirent lelendemain ; ils emportaient, par le fait, un butinrespectable. Le Château-Neuf fut mis en vente.

Mais tout n’était pas fini.

Un mois après, une véritable nuée de gens deloi s’abattit sur le pays.

Gars, filles, métayers et métayères furentbien forcés de croire à l’invraisemblable opulence de l’anciennemendiante.

Malgré la brèche faite par les Habits Noirs,malgré le ravage des hommes d’affaires, malgré la mauvaise foi desprête-noms et la trahison de la plupart des fidéicommissaires,malgré les frais de toute sorte, le pillage judiciaire et le sacprocédurier, une fortune territoriale sortit de là, haute, large,solide, monumentale, on peut le dire, une fortune qui est encore, àl’heure où nous sommes, la plus considérable de toute la France del’Ouest.

Le maître de ces richesses était VincentGoret, le mutilé aux trente-cinq sous de casse.

Pas n’est besoin d’ajouter que, depuis lors,de très illustres rats sont entrés dans ce fromage.

On l’a timbré d’un titre ducal. – Et ainsi vale monde.

En même temps que les Habits Noirs roulaientvers Paris, en poste, dans une bonne berline, dont l’intérieurprésentait le modèle de la plus parfaite concorde, le malheureuxfils de saint Louis était dirigé sur la prison d’Alençon, encompagnie de Paul Labre et de Clampin, dit Pistolet.

Louveau avait été remis à la garde deChamoiseau, son destin.

Paul, usant de sa carte seulement pour forcerl’arrestation du prince, s’était volontairement constituéprisonnier.

À moitié chemin d’Alençon, Pistolet lui dittout bas :

– Monsieur le baron, les affaires avant tout,pas vrai ? J’ai fait un héritage dans la personne d’unbancroche millionnaire qui m’attend, laissé en gage à l’auberge deLa Ferté-Macé. Faut surveiller ça. Au prochain relais, je vas voustirer ma révérence, à cette fin que mon autre protégé ait quelqu’unqui sait la manière de s’en servir dans les conjectures délicatesoù va le plonger son quine à la loterie. Il y a des années que jesuis porté vers vous par ma sympathie, avec le regret de n’avoirpas eu plus d’occasions de vous fréquenter. Ça va se présenterdorénavant, à cause de l’héritage du bancroche, déjà cité, noncontent que l’entrée des premiers salons de la capitale en découle.On ne peut pas vous garder en prison, c’est clair ; mais leNicolas n’aurait qu’à se réconcilier avec son Lecoq, hein ? Envoilà un troisième rôle pour le théâtre de la Gaîté !…M. Badoît, que j’estime, quoique supérieur à lui parl’intelligence, vous dira que j’ai tous les aboutissants del’épisode Gautron à la craie jaune. Quand ça sera mûr, faites-moisigne, par ce même Badoît qui saura mon adresse, et je perdraiencore volontiers un jour ou deux pour faire un cinquième acte à cedrame-là et astiquer le dénouement imprévu du dernier tableau.

La carriole qui contenait les prisonnierss’arrêta. On changea de chevaux.

Deux heures après, Pistolet éveillait VincentGoret, à l’auberge du Cygne-de-la-Croix et disait, après lui avoirannoncé la mort de sa mère :

– Bêta, si tu veux me nommer ton tuteur,jure-moi obéissance. Je te donnerai tout à cuire et à bouillir,pris sur ta légitime, et de l’éducation, lavage en grand, lingepropre, souliers cirés, cinq repas par jour, avec le gloria. C’està toi d’accepter ton bonheur, sans quoi, je t’abandonne, incapablede dépenser plus de 75 centimes par jour, à l’état naturel de tonignorance.

Chapitre 25Dernier tableau, scène première

 

Trois mois se sont écoulés, nous sommes aumois de décembre de cette même année 1838 et nous trouvons Parisfort occupé, comme il l’est souvent, d’une affaire de courd’assises.

Une cause appétissante, une causecélèbre ; « l’emmurement » de la rue deJérusalem.

L’accusé était par lui-même un personnagesuffisamment romanesque ; un beau jeune homme, doué demanières douces et distinguées, qui avait eu, pendant assezlongtemps, accès dans un monde difficile et qui, dans ce monde,avait produit une certaine sensation.

Un prince, un prétendant, un imposteur sansdoute ; mais, en France, le faux Démétrius sera toujoursbeaucoup plus intéressant que le vrai.

Outre ce crime d’espèce hyperdramatique,l’assassinat de M. Jean Labre, emmuré dans la vieille tourfaisant le coin du quai des Orfèvres et de la rue de Jérusalem, ily avait à la charge de Louis-Joseph-Nicolas, dit le prince ou leduc de Bourbon, plusieurs autres méfaits, parmi lesquels ondistinguait le meurtre de la veuve Thérèse Soûlas, si bien connuedans le quartier de la préfecture.

Ce meurtre avait eu lieu au loin, enNormandie, où le prétendu fils de Louis XVII avait été le hérosd’un roman très original.

Nous avons dû le dire déjà : MathurineGoret et sa légende ne sont pas à la portée des imaginationsparisiennes. Les cancans badauds avaient transformé la sordideMaintenon de l’Orne en une intrigante à trois poils, jolie,spirituelle, ambitieuse : une manière de Diana Vernon normandequi ne faisait pas mal du tout dans l’histoire.

Les uns lui donnaient vingt ans, les autresquarante ; c’était une ingénue ou une grande coquette ;l’ingénue était morte d’amour, la grande coquette avait étépoignardée.

Dans l’une et l’autre version, la conspirationvenait admirablement.

Mais ce qui émoustillait surtout les amateurs,ce que nous avons gardé pour la bonne bouche, c’est que l’assassinde Jean Labre et de Thérèse Soûlas passait pour être affilié à cegroupe de mystérieux malfaiteurs qui jamais n’avaient satisfait lacuriosité publique en s’asseyant sur les bancs de la courd’assises : les Habits Noirs.

On disait que le faux prince était unHabit-Noir, un maître ; peut-être même était-cel’Habit-Noir, le grand chef des Frères de la Merci.

L’attente générale, du reste, ne devait paslanguir longtemps. La session était commencée et l’affaire du fauxprince arrivait une des premières au rôle.

Le 11 décembre, veille du jour où l’assassinde Jean Labre devait comparaître devant ses juges, on payait cinqlouis les places réservées, chez le brave Chavot, marchand de« faveurs d’audience », qui demeurait alors au coin de larue de Glatigny, à quinze pieds sous terre.

Il était poli avec les dames.

Voici ce qui arriva vers neuf heures du soirpar un temps sombre et froid qui mettait le nez des passants sousleurs manteaux.

Un fiacre s’arrêta au coin de la rueHarlay-du-Palais, sur le quai des Orfèvres.

Deux hommes en descendirent.

L’un d’eux paya le fiacre, qui s’en alla.

Les deux hommes attendirent quelquesminutes ; il y en avait un grand et un petit ; le grand,bien campé, était boutonné dans un gros paletot ; le petittremblait de froid sous une douillette de soie noire ouatée qui lefaisait ressembler à un vieux prêtre.

Ils marchèrent ensemble vers la rue deJérusalem.

Le grand fredonnait, le petit grelottait,disant :

– Que veux-tu, l’Amitié, j’avais un faiblepour ce garçon-là. Il avait de l’économie. Je lui aurais donné mapetite Fanchette avec plaisir. Est-ce bien décidé ?Voyons !

– Un imbécile ! gronda le grand.L’affaire Champmas manquée ; manquée, l’affaire Goret !Est-ce qu’il fallait attendre l’apoplexie ? Papa, c’estréglé : on le liquide.

Le petit laissa échapper un gros soupir.

Ils tournèrent le coin de la rue deJérusalem.

Quand ils passèrent sous le réverbère, vousn’eussiez certes point reconnu cet excellent colonel Bozzo, nonplus que son compagnon, M. Lecoq de La Perrière.

Tous deux étaient grimés mieux que descomédiens.

Lecoq demanda à un garçon du père Boivin lachambre n° 9.

– Prise, répondit le garçon. Il y a le 7 et le8.

– Deux litres au 8, deux jambons et deuxbries.

Le n° 8 était l’ancienne chambre de PaulLabre, le n° 7 l’ancienne gargote de maman Soûlas, le n° 9 lachambre de Gautron à la craie jaune.

Le père Boivin, redoutant désormais les soupesrivales, avait, depuis le départ de Thérèse Soûlas, transformé toutle dernier étage de son immeuble en cabinets particuliers.

Lecoq aida le vieux colonel à monter.

– C’est une drôle d’histoire, papa, dit-ilquand on fut dans la mansarde. Le frère cadet était ici où noussommes, le frère aîné entra là, porte à côté. Le hasard !C’était cet idiot de Nicolas qui vous avait mis en tête la maniedes grands plans, combinés comme des mélodrames à compartiments. Legénéral qu’on devait tuer se porte bien, je l’ai vu hier avec sapetite fille. Corbiche ! elle est mignonne à croquer, malgréle plongeon, là-bas, sous le Pont-Neuf. Moi, je ne combine pas deplans, mais vous allez voir comme l’opération va rouler.

Le garçon entra avec les objets demandés. Onlui ordonna de ne point revenir. M. Lecoq ferma la porte etdit :

– Papa, j’aime les marrons tout tirés du feu.M. Paul Labre va encore nous servir. Il est là, au n° 9, quifait ses affaires et les miennes… Un joli garçon, hé ? Voilàdu temps que nous nous connaissons tous deux et sa carted’inspecteur est de vieille date.

Il revint s’asseoir auprès du colonel et tirasa montre.

– Dans une demi-heure, reprit-il, ce seranotre tour. Attendons. De l’autre côté de la cloison, dans cettechambre sinistre où Jean Labre avait été égorgé, il y avait quatrehommes réunis.

Les trois premiers portaient de misérablescostumes ; le quatrième avait une toilette tout battantneuve : redingote-propriétaire d’un drap noisette superfin,pantalon écossais à carreaux, bottes vernies et chapeau de soie,luisant comme du jais.

Il était jeune, les trois autres avaient del’âge ; il était fier, souriant, radieux, les trois autresavaient la tête basse, l’œil triste et craintif, le dos voûté, lesjambes tremblantes. Ils se ressemblaient tous les trois par leurabattement profond : ils avaient l’air de trois oiseaux denuit qu’on eût arrachés de leur trou et portés tout à coup enpleine lumière.

Nous avons vu, une fois déjà, ces trois hommesau même lieu, accomplissant l’acte qui faisait maintenant leurtrouble et leur épouvante.

Ils avaient nom Coyatier, dit le marchef,Landerneau, dit Trente-troisième, et Lambert, dit Coterie.

Comme l’autre fois, ils étaient munisd’instruments ; les mêmes : Coyatier avait son pic,Coterie ses ustensiles de maçon, Landerneau ses outils demenuisier.

Le jeune homme élégant était notre amiPistolet. Son riche costume ne lui allait peut-être pas àmerveille, sa redingote le gênait aux entournures. La vilaine peaude sa joue glabre regrettait un peu le voisinage du col bleu de sablouse et le drap de sa casquette pelée, mais il était content delui-même au plus haut point, et, à la place du berger Parislaissant les trois déesses ex aequo, il eût certainementgardé pour lui seul le prix de la beauté.

– L’aspect de la localité vous incommode,dit-il aux trois autres après un silence et d’un ton véritablementoratoire, je conçois ça : j’ai aussi un tantinet letrac, comme elles disaient à Bobino, quoique n’y ayant pasparticipé à la sanglante péripétie du soir que je fis la fin dumatou à maman Soûlas. J’avais les passions de cet âge-là, lesfemmes et la limonade, ça aurait pu me mener loin ; mais,minute ! je m’ai extirpé Mèche, malgré la force de moninclination.

Il soupira et poursuivit :

– Faut savoir se couper un cor ; m’étantrangé par l’héritage du bancroche et ma position de son seultuteur, pour plus d’un milliard de rentes dont nous jouirons tousdeux dans la haute société. Soyez calmes, on pourrait vous faire duchagrin, c’est sûr, mais j’ai déjà assez taquiné le marchef, lelong du bateau à charbon, par mes têtes et renfoncements qu’il n’yvoyait que du feu, sous l’eau. Je ne lui en veux plus.

– Vous êtes un bon petit jeune homme, monsieurClampin, gronda le marchef avec une feinte humilité. Aussi, vousvoyez qu’on est venu à votre invitation.

– Pas si gaiement qu’à la noce, ditesdonc ! Vous êtes tous trois retirés du commerce. Ça vousdémange, l’envie de rentrer dans le sein de vos familles…Attention ! je vous ai relancés pour obliger M. PaulLabre.

À ce nom, les trois misérables eurent le mêmefrisson. Pistolet continua en se posant :

– C’est un jeune baron de mes amis, moinsfortuné que nous deux le bancroche, mais bon enfant, comme quoi,j’ai consenti à délaisser pour un instant mon pupille dont je faisson éducation de fond en comble avec tout premiers maîtres pour luiapprendre les sciences et à lire. J’ai dit : Puisque j’aicommencé cette affaire-là sous M. Badoît, je laperfectionnerai, M. le baron consentant à ce que les troisgredins aillent se faire pendre ailleurs, pourvu qu’ils mettent saconscience en repos en lui nommant le vrai coupable de lamalheureuse catastrophe de son frère aîné…

– Ça ne se peut pas ! interrompitCoyatier d’un air sombre.

– On est tenu par le cou ! ajoutaCoterie.

Et Landerneau s’écria :

– Autant se jeter par la fenêtre, la tête surle pavé !

– Et aussi, poursuivit paisiblement Pistolet,en mettant le même Paul Labre à proximité de recueillir les restesmortels de son même frère, pour lui rendre enfin les derniersdevoirs des pompes funèbres, marbrier et concession à perpétuité auPère-Lachaise : nous savons que le corps n’est pas sortid’ici.

Les trois bandits se regardèrent.

– Sans quoi, conclut Pistolet, rendez-vousgénéral au procureur du roi. J’ai tout dit. On vous donne troisminutes pour réfléchir mûrement.

Le marchef releva la tête, et sa prunellerendit un fauve éclat.

– Bon ! fit le gamin, tu as encore dusang dans les yeux, malgré ta profession paisible de faire téter dupoison aux vieilles femmes ! Je la connais, talicherie. Sois calme. M. Badoît est en bas. À labesogne !

Les trois misérables hésitèrent encore uninstant, puis le marchef dit :

– Allons ! faut passer par là. Avant queToulonnais sache la chose, on aura peut-être le temps de filer enAngleterre.

Landerneau, sans prononcer une parole, attaquala boiserie.

Le panneau situé auprès de la fenêtre, du côtéde l’ancienne mansarde de Paul Labre, fut désarticulé en un clind’œil.

Pendant cela, Coterie versait de l’eau dansson auge et tenait le plâtre prêt.

Coyatier donna le premier coup de pic dans lamuraille nue qui sonna creux.

En ce moment, on frappa à la porte du carré.Les trois bandits s’arrêtèrent et firent front comme des animauxféroces qu’on viendrait relancer dans leur cage.

Coyatier se ramassa sur ses vigoureux jarretset gronda :

– Petit, si tu nous as vendus, ton compte estfait !

Pistolet se prit à rire et alla ouvrir laporte en disant :

– J’achète et je ne vends pas, butors que vousêtes. À bas les mains ! c’est le frère de la victime qui vousaccorde la permission d’aller vous faire guillotiner plus loin, àcause qu’il vous méprise comme de vils instruments, et moyennantdes aveux complets, nécessaires à la punition du grand coupable enchef.

Il ouvrit. Paul Labre entra, suivi de Badoîtqui portait une boîte de forme oblongue.

La chambre était si petite qu’une fois laporte refermée, les nouveaux arrivants touchaient presque lesbandits.

La première fois que Coyatier avait attaqué lemur, trois ans auparavant, il avait eu à faire une besogne longueet difficile. Aujourd’hui, ce fut bien différent. Quelques coups depic brisèrent la mince couche de plâtre et mirent à nu desossements rongés par la chaux vive : ce n’était déjà plus unsquelette.

Paul Labre, le front pâle et couvert d’unesueur froide, commença son interrogatoire.

À ses questions, les trois assassinsrépondirent nettement et avec une sorte de respect.

Le résumé de leurs déclarations se peut faireainsi :

On attendait le général comte deChampmas ; un homme vint qui fut égorgé à sa place. L’hommes’appelait Jean Labre ; on avait appris cela par les papierstrouvés dans sa valise. Le lendemain, à l’aide de ces papiers,Landerneau, dit Trente-troisième, avait eu l’audace de se présenterchez maître Hébert, notaire rue Vieille-du-Temple, pour se fairedélivrer un legs appartenant à la victime.

Le partage des valeurs contenues dans lavalise avait permis aux trois bandits de se cacher et de pratiquerdiverses industries.

Ils affirmaient avec conviction qu’ils étaientdevenus « honnêtes gens ».

Néanmoins, ils avouaient avoir levémensuellement un tribut sur le véritable entrepreneur ducrime, M. Nicolas, dit le prince, ou le duc de Bourbon.

C’était une scène étrange, car, pendant qu’ilsparlaient, M. Badoît et Pistolet recueillaient avec soin lesdébris humains entassés dans le trou et les plaçaient dans la boîteoblongue.

Quand cette tâche fut terminée, Paul Labreprit lui-même la boîte et sortit sans prononcer une parole,M. Badoît le suivit.

Pistolet, avant de les imiter, dit :

– J’ai déjà fait pincer une fois le marchef,c’est assez, n’ayant jamais appartenu au gouvernement. J’aifréquenté Mme Landerneau, honorablement, elle est belle femme.M. le baron n’irait peut-être pas jusqu’à se gêner de vouscueillir, si on avait besoin de votre témoignage en justice. C’estde vendre vos frusques et d’aller vers d’autres rivages, voir si leprintemps s’avance. Je vas souper à trente francs par tête dans uncabinet particulier avec le bancroche et des dames de la premièrenoblesse. J’ai besoin de ça pour me remettre, n’étant plus habituéà vos odeurs du peuple. Bonsoir. Si vous me rencontrez dans la rue,prière de ne pas me saluer.

Les trois assassins restèrent seuls et commeabasourdis. Le marchef se remit le premier ; il redressa sataille d’athlète, racornie par la terreur, et s’écria :

– Sont-ils bêtes !

Coterie et Landerneau échangèrent une pousséeen témoignage de leur allégresse.

– En besogne ! ordonna Coyatier, leBadoît pourrait revenir. Bouchons ça en deux temps, et à labaraque !

Le plâtre frémit aussitôt dans l’auge deCoterie, tandis que Coyatier et Landerneau préparaient lepanneau.

Ils travaillaient déjà avec un entrainadmirable, lorsque la porte s’ouvrit pour la troisième fois,donnant passage à deux hommes, un grand et un petit.

– Un instant, mes agneaux, dit le plus granddes deux hommes, dont le large visage disparaissait presque sousles bords de son feutre mou. Il fait jour !

Ce fut comme si la foudre fût tombée au milieudes trois assassins.

– Toulonnais ! firent-ils tous à la foisavec un accent d’indicible terreur.

– Bonsoir, mes enfants, bonsoir, dit à sontour le plus petit des nouveaux arrivants.

– Le Père-à-tous ! murmurèrent lesbandits tremblants.

Ils avaient conscience de leur trahison, ilssavaient que jamais le châtiment ne se faisait attendre.M. Lecoq ajouta :

– N’ayez pas peur. Vous allez trop vite àl’ouvrage, voilà tout. Puisque nous avons ici une armoire vide,nous allons y mettre quelque chose avant de la fermer, hé, pasvrai, papa ?

Chapitre 26Dernière scène du dernier tableau

 

En quittant la rue de Jérusalem, la voiture dePaul Labre se dirigea le long des quais vers le faubourgSaint-Honoré où était situé l’hôtel du général comte deChampmas.

Depuis quelques semaines, le général avaitobtenu l’autorisation de résider à Paris.

Quant à Paul lui-même, son arrestation avaitété suivie d’une mise en liberté immédiate.

L’intrigue si laborieusement ourdie contre luise dénouait d’elle-même, parce que la main qui avait tendu le pièges’était retirée. Le fils de saint Louis, prisonnier, ne pouvaitplus rien.

Et les anciens complices de cet homme avaientintérêt à détruire son œuvre.

Il était environ dix heures du soir quand Paulse fit annoncer chez le général.

Il fut introduit sur-le-champ.

– Comme vous êtes pâle, ami, lui ditM. de Champmas en lui tendant la main.

– Monsieur le comte, répliqua Paul, je viensvous faire mes adieux. J’ai rempli aujourd’hui le dernier devoirqui put encore me retenir à Paris. Demain, je pars.

– Et où allez-vous, baron ?

Tout en faisant cette question, le général,pesant sur la main de Paul, l’attirait vers le canapé placé au coinde la cheminée. Ils s’assirent tous les deux.

Paul Labre répondit :

– Je ne sais… loin, très loin.

– Et pour ne jamais revenir ? prononça legénéral à voix basse.

Paul répéta d’une voix triste :

– Pour ne jamais revenir.

M. de Champmas lui serra la main denouveau et se borna à dire :

– Baron ! vous laissez ici de bonsamis.

Il y eut un silence. Paul Labre avait les yeuxbaissés. Le général l’examinait à la dérobée.

– Voulez-vous me dire quel devoir vous avezaccompli, baron ? demanda tout à coupM. de Champmas.

Paul tressaillit comme si on l’eût arraché àun rêve.

Quand il prit la parole pour raconter ce quivenait de se passer dans la maison de la rue de Jérusalem, un peude rouge monta à sa joue.

– J’avais besoin, dit-il en terminant,d’acquérir une certitude au sujet de la culpabilité de cet homme.C’est moi qui l’ai arrêté. Je suis vis-à-vis de lui comme unjuré : son innocence m’eût condamné.

Pendant qu’il parlait, le général le regardaittoujours.

– Paul, dit-il, mon pauvre Paul, vous êtes unmalade d’esprit et de cœur.

Et comme le jeune homme relevait les yeux surlui, il ajouta :

– J’ai bien un peu le droit de me mêler decette affaire, puisque c’était moi que ces coquins voulaientfrapper. Vous êtes allé chercher la vérité au fin fond de l’enfer,votre âme est digne et bonne… mais laisser vivre un assassin, c’estse rendre complice des meurtres qu’il peut commettre dansl’avenir.

Paul resta froid et murmura :

– Il se peut. Cette idée-là m’est venue.

– Et pensez-vous, poursuivitM. de Champmas, que le témoignage des trois instrumentsdu crime ne soit point nécessaire au châtiment du vraicoupable ?

Paul baissa la tête et ne répondit point.

– Vous partez, continua encoreM. de Champmas, avant même de savoir si votre frère seravengé.

Les deux mains de Paul couvrirent sonvisage.

– Je n’ai pas besoin qu’on me le dise,prononça-t-il d’une voix très altérée. J’ai souvent eu peur d’êtrefou. Mon frère me voit, sans doute ; il aura pitié de moi. Levoilà qui va dormir en terre sainte, et moi, j’irai si loin, siloin…

– Cela s’appelle fuir, monsieur le baron,interrompit brusquement le général, et fuir est d’unlâche !

Le sourire de Paul exprima une mélancolieprofondément découragée.

– Oh ! fit-il, vous ne pouvez pas meblesser. Vous dites vrai : toute ma vie j’ai fui ; lejour où j’ai sauvé Suavita, j’essayais de fuir jusque dans lamort !

– Et Suavita vous sauva, murmuraM. de Champmas.

Le regard de Paul sembla chercher quelquechose au lambris.

Il y avait eu jadis trois portraits dans lesalon de l’hôtel de Champmas : celui de feu la comtesse etceux des deux sœurs, Ysole et Suavita.

La boiserie gardait une marque carrée quiindiquait la place où le portrait d’Ysole n’était plus. Les yeux dePaul se remplirent de larmes.

Le général fronça le sourcil.

Paul n’y prit point garde etmurmura :

– Où est-elle, à présent ? Quefait-elle ?

C’était une très grande pièce, meublée develours sombre. Le portrait de la mère et celui de la fille sefaisaient face. Toutes les portes étaient closes, excepté une quis’ouvrait vis-à-vis de la cheminée.

Le silence qui suivit laissa entendre un bruitau-delà de cette porte.

C’était comme la respiration d’un enfantendormi.

– Paul, dit le général, si vous aimez encorecelle qui n’est pas digne de votre amour, je ne vous retiens plus.Adieu.

Il se leva dans un mouvement de colère. Paull’imita.

– Adieu, murmura-t-il à son tour.

Et, tandis qu’il s’éloignait lentement, ilajouta :

– Soyez bien heureux… elle surtout, la chère,la douce enfant qui me rattacha un jour à la vie !

Paul avait la main sur le bouton de laporte.

Dans la chambre voisine, il y eut un crifaible et douloureux. Le général s’élança et disparut.

Paul ne lâcha point le bouton, mais il se prità écouter.

On aurait pu entendre les battements de soncœur dans sa poitrine.

– Qu’as-tu, chérie ? demanda le généraldans la pièce voisine.

– Père, répondit une voix qui était mélodieusecomme un chant, tu as bien fait de mettre ainsi mon lit près detoi, et tu fais bien de ne me quitter jamais. Dès que je m’endors,j’ai ce rêve, ce rêve cruel : je les vois tous deux…

– Tais-toi ! interrompit tout basM. de Champmas.

La main de Paul quitta le bouton, et il fit unpas dans l’intérieur du salon.

– Pourquoi me taire ? murmura la doucevoix. Je me suis tue longtemps, bien longtemps… Et peut-être qu’ilm’aimerait, si j’avais pu lui dire comme je l’aime !

Son père lui ferma la bouche d’un baiser. Paulétreignait son cœur à deux mains. Il entendit l’enfant qui disaitencore :

– Père, écoute mon rêve ; ce n’était pascelui de tous les jours : je rêvais qu’il partait et quej’étais encore muette. J’offrais à Dieu ma vie pour une parole.Tout à coup, il s’est élevé une voix en moi, une voix qui n’avaitpas besoin de mes lèvres et qui lui disait tout au fond de moncœur : J’ai vécu par vous, est-ce par vous que je vaismourir ?

Paul, sans se rendre compte de son action,avait traversé le salon. Il était debout sur le seuil de la chambreà coucher.

– Sortez, monsieur ! lui cria legénéral.

Au lieu d’obéir, Paul continua de marcher etvint s’agenouiller près du lit.

Suavita se pencha vers lui, souriante, et luidonna son front à baiser.

Il n’y eut pas une parole prononcée, mais legénéral les réunit tous deux, pressés sur sa poitrine.

Vers ce même moment, le brillant et courtoisvicomte Annibal Gioja des marquis Pallante courait les rues deParis dans un simple fiacre dont le cocher était notre ancienneconnaissance, Piquepuce, un des écuyers de la pauvre reineGoret.

Le charmant vicomte avait un compagnon quisemblait en proie à une allégresse folle.

Il y avait de quoi, en vérité ; lecompagnon était un noyé, sauvé de l’eau au moment où il perdait lesouffle, un damné sorti de l’enfer : le beau Nicolas, arrachéà sa cellule de la Conciergerie par une de ces miraculeusesévasions dont les Habits Noirs seuls avaient le secret.

– Mon cher garçon, disait-il, hier, quand j’aientendu le surveillant murmurer à mon oreille ces bienheureuxmots : Il fera jour demain, je me suis dittout de suite : Lecoq est mort ; on a dû couper labranche. Est-ce le bon colonel qui a fait cela ?

– Le colonel est fin comme l’ambre, réponditGioja.

Ce Lecoq tournait au tyran.

– Comment l’a-t-on supprimé ? Annibalrépondit :

– Mme la comtesse avait envoyé des cèpesde la forêt d’Andaine : ils se sont trouvés vénéneux.

– Cette chère Marguerite ! s’écriaNicolas en riant. J’avais déjà songé aux champignons là-bas :Lecoq les aimait… Mais allons-nous faire dix lieues dans Paris,vicomte ?

Les stores du fiacre étaient baissés. Annibalrépliqua :

– On ne saurait prendre trop deprécautions.

La voiture s’arrêta presque aussitôtaprès.

La portière fut ouverte par Cocotte qui étaitlà en sentinelle et qui dit :

– Rabattez votre chapeau, relevez voscollets : il ne faut pas échouer au port.

Le beau Nicolas était prudent par nature. Ilsortit du fiacre, tout occupé à cacher son visage et sans regarderni à droite ni à gauche.

On le poussa dans une allée noire et humidequi avait vaguement odeur de cabaret.

Au bout de l’allée était un escaliertournant.

– Où diable suis-je ici ?demanda-t-il.

– Rue Mauconseil, chez l’abbé, lui fut-ilrépondu.

– L’abbé est bien mal logé. Montons.

On monta trois étages, une porte fut pousséeet le faux prince se trouva dans une chambre de forme octogone,très petite, où il y avait cinq hommes et un large trou pratiquédans le mur.

Sur les cinq hommes, trois étaient armés decouteaux.

Les deux autres avaient des cravates noiressur la figure.

À la vue du prince, ceux qui étaient armés decouteaux reculèrent terrifiés et Coyatier dit :

– M. Nicolas ! unHabit-Noir !

D’un mouvement pareil, le prince avait voulufaire aussi un pas en arrière, mais la porte par où il venaitd’entrer s’était refermée. L’un des deux hommes masquésdit :

– Il fait nuit ! Coupez labranche !

– Lecoq ! balbutia le princeterrifié.

– Bonhomme, répondit le terribleToulonnais-l’Amitié, c’est toi qui avais inventé le tour. Tu auraisparlé demain à l’audience, nous t’épargnons la cour d’assises.Allons, marche !

Quand onze heures sonnèrent à l’horloge duPalais, la chambre n° 9 était en ordre et sa boiserie intacte neprésentait aucun indice révélateur.

Longtemps après, en l’année 1843, le baronLabre d’Arcis et sa femme, Suavita de Champmas, reçurent une lettrede faire-part, datée de Saint-Pétersbourg, qui leur annonçait lemariage de Mlle Ysole Soûlas avec le prince Woronslow, aide decamp de S.M. l’empereur de toutes les Russies.

Cinq ans après encore, quelques mois avant larévolution de 1848, Paul et Suavita firent un voyage à LaFerté-Macé pour visiter la tombe du général comte de Champmas, mortl’automne précédent.

Il y avait une sœur de charité accoudée sur lemarbre.

Elle serra Suavita sur sa poitrine, tendit lamain à Paul et s’éloigna sans prononcer une seule parole.

C’était Ysole, toujours belle, mais morne,jusque dans le repentir.

Suavita fut distraite en priant pour sonpère.

Mais, le soir, Paul la mena par la main sur lapelouse du château de Champmas où trois beaux enfants blondsaccoururent vers eux en secouant leurs chevelures bouclées.

Et pendant que la jeune mère, car Suavitan’avait pas encore vingt-six ans, s’enivrait de baisers et decaresses, Paul lui dit avec le beau sourire des heureux :

– Que Dieu lui donne la paix comme il m’adonné le bonheur !

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