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La Tragédie du Korosko

La Tragédie du Korosko

de Sir Arthur Conan Doyle

Chapitre 1

Le public se demandera peut-être pourquoi les journaux n’ont jamais raconté l’histoire des passagers du Korosko. À une époque comme la nôtre, où les agences de presse scrutent tout l’univers à la recherche du sensationnel, il paraît incroyable que le secret ait protégé si longtemps un incident international d’une telle importance. Bornons-nous à dire que cette discrétion reposait sur des motifs fort valables, à la fois politiques et d’ordre privé. D’ailleurs, un certain nombre de personnes étaient au courant des faits ; une version de ceux-ci parut même dans un journal de province, qui s’attira aussitôt un démenti. Les voici maintenant transcrits sous la forme d’un récit. Leur exactitude est garantie par les dépositions faites sous la foi du serment par le colonel Cochrane Cochrane, du club de l’Armée et de la Marine, par les lettres de Mademoiselle Adams, de Boston, Mass., ainsi que par le témoignage recueilli au cours de l’enquête secrète menée au Caire par le Gouvernement auprès du capitaine Archer, des méharistes égyptiens. Monsieur James Stephens a refusé de nous communiquer par écrit sa version de l’affaire ; mais comme les épreuves de ce livre lui ont été soumises, comme il n’y a apporté ni corrections ni suppressions,nous sommes en droit de supposer qu’il n’a relevé aucuneinexactitude matérielle, et que ses objections à notre publicationse fondaient surtout sur des scrupules personnels.

Le Korosko avait une carène encarapace de tortue, l’étrave renflée, la poupe arrondie, un tirantde quatre-vingt centimètres et le profil d’un fer à repasser. Le 13février 1895 il appareilla de Shellal, près de la premièrecataracte, à destination de Ouadi-Halfa. Je possède la liste despassagers de cette croisière ; la voici :

Colonel Cochrane Cochrane … … … … …… … … ..  Londres.

M. Cecil Brown … … … … … … … …… … … … … … … …  Londres.

John H. Headingly … … … … … … … … …… … … … …  Boston, U.S.A.

Mlle Adams … … … … … … …… … … … … … … … … … … ..  Boston, U.S.A.

Miss S. Adams … … … … … … … … … … …… … … … … ..  Worcester, Mass. U.S.A.

M. Fardet … … … … … … … … … … … … …… … … … … … .  Paris.

M. et Mme Belmont … … … …… … … … … … … … … …  Dublin.

James Stephens … … … … … … … … … …… … … … … ..  Manchester.

Rev. John Stuart … … … … … … … … …… … … … … … .  Birmingham.

Mme Shlesinger, la nurse

et un enfant       Florence.

Voilà quels étaient les touristes quipartirent de Shellal, avec l’intention de remonter les trois centtrente kilomètres du Nil nubien qui séparent la première cataractede la deuxième.

Pays étrange, cette Nubie ! Sa largeurvarie entre quelques kilomètres et quelques mètres, car son nom nes’applique qu’à la bande étroite de terres cultivables. Verte,mince et bordée de palmiers, elle s’étend de chaque côté du largefleuve couleur de café. Au-delà, sur la rive libyenne, commence ledésert sauvage qui se prolonge sur toute la largeur de l’Afrique.Sur l’autre rive, un paysage pareillement désolé s’étale jusqu’à lamer Rouge lointaine. Entre ces deux immensités arides, la Nubies’étire le long du fleuve comme un ver de terre tout vert. Parendroits elle s’interrompt : le Nil coule alors entre desmonts noirs et craquelés par le soleil ; des sables mouvantsorange décorent leurs vallées. Partout on décèle des vestiges deraces disparues et de civilisations submergées. Des tombeauxbizarres s’inscrivent sur le flanc des collines ou se découpentcontre l’horizon : pyramides, tumuli, rocs servant de pierrestombales ; mais partout, des tombeaux. De-ci de-là, quand lebateau contourne une pointe rocheuse, on aperçoit sur la hauteurune ville abandonnée, des maisons, des murailles, desremparts ; le soleil passe à travers les fenêtres ou lescréneaux carrés. On apprend que la ville a été édifiée par desRomains, ou par des Égyptiens ; à moins que son nom et sonorigine n’aient été irrémédiablement perdus. On restestupéfait ; on se demande pourquoi une race humaine, quellequ’elle ait été, a bâti dans une solitude aussi rude. On admetdifficilement la théorie selon laquelle ces constructions n’ont eud’autre but que de défendre l’accès de la plaine fertile contre lespillards et les sauvages du Sud. Mais en tout cas elles se dressentencore, ces cités silencieuses et rébarbatives ; et au sommetdes monts, on peut voir les tombeaux où sont ensevelis leurshabitants ; de loin elles ressemblent aux sabords d’uncuirassé. Telle est la région mystérieuse et morte que traversenten fumant, bavardant, flirtant, les touristes qui remontent vers lafrontière égyptienne.

Les passagers du Koroskos’entendaient bien entre eux ; ils avaient déjà fait presquetous ensemble le trajet du Caire à Assouan ; le Nil estcapable de faire fondre toutes les glaces, y compris la plusrésistante : l’anglo-saxonne. Ils avaient une chanceinouïe : leur groupe était exempt de LA personnedéplaisante qui, à bord d’un petit navire, suffit à gâcherl’agrément de tous. Sur un bateau à peine plus important qu’unegrande vedette, un raseur, un cynique, un grognon tiennent à leurmerci tous les passagers. Heureusement le Korosko n’avaitrien embarqué qui ressemblait à un gêneur. Le colonel CochraneCochrane était l’un de ces officiers que le gouvernementbritannique, conformément au règlement, déclare incapables deservice actif à un certain âge, et qui démontrent la valeur durèglement en consacrant le reste de leur existence à explorer leMaroc ou à chasser le lion dans la Somalie. Brun, se tenant trèsdroit, le colonel manifestait volontiers de la courtoisiedéférente, mais son regard avait la froideur d’une commissiond’enquête ; très soigné dans sa tenue vestimentaire, précisdans ses habitudes, il était gentleman jusqu’au bout des ongles.Pratiquant l’aversion des Anglo-Saxons pour les épanchements, il secantonnait dans une réserve qui pouvait passer à première vue pourde l’antipathie ; mais il avait parfois du mal à dissimuler lebon cœur et les sentiments humains qui influençaient ses actes. Àses compagnons, de voyage il inspirait plus de respect qued’affection : tous avaient en effet l’impression qu’il n’étaitpas homme à laisser s’épanouir en amitié une relation decroisière ; pourtant, une fois accordée, cette amitié devenaitpartie intégrante de lui-même. Sa moustache était grisonnante, trèsmilitaire ; mais il avait gardé des cheveux extraordinairementnoirs pour son âge. Dans la conversation il ne faisait jamaisallusion aux nombreuses campagnes où il s’était distingué ; ilexpliquait cette discrétion en disant qu’elles remontaient au débutde l’ère victorienne, et qu’il sacrifiait sa gloire militaire surl’autel de sa jeunesse immortelle.

Monsieur Cecil Brown (je prends les noms dansl’ordre de la liste) était un jeune diplomate qui appartenait à uneambassade sur le continent ; n’ayant pas tout à fait rompuavec le style d’Oxford, il péchait un peu par excès de subtilité,mais sa conversation était fort intéressante et témoignait d’uneculture certaine. Il avait un beau visage triste, une petitemoustache qu’il cirait soigneusement aux extrémités, une voixgrave, et une négligence d’attitude que compensait une charmantefaçon de sourire lorsqu’il se laissait aller à sa fantaisie. Ils’efforçait de contrôler par un scepticisme railleur sesenthousiasmes juvéniles bien naturels ; dans ce cas iltournait le dos à l’évidence pour exprimer des idées qui choquaientle premier venu. Pour le voyage il avait emporté des livres deWalter Pater, et il restait assis toute la journée sous la tenteavec un roman et son carnet de croquis à côté de lui sur untabouret. Sa dignité personnelle lui interdisait de faire desavances aux autres, mais si ses compagnons décidaient de venir luiparler, il se révélait aussi courtois qu’aimable.

Les Américains avaient constitué un groupe àpart. Originaire de la Nouvelle-Angleterre et diplômé de Harvard,John H. Headingly complétait son éducation par le tour du monde. Ilsymbolisait parfaitement le jeune Américain, vif, observateur,sérieux, assoiffé de savoir, et à peu près libre de préjugés ;animé d’un beau sentiment religieux, nullement sectaire, il gardaitla tête froide au sein des orages soudains de la jeunesse. Ilsemblait moins cultivé que le diplomate d’Oxford ; en réalitéil l’était davantage, car ses émotions plus profondescontrebalançaient des connaissances moins précises. MademoiselleAdams était la tante de Mademoiselle Sadie Adams : vieillefille de Boston, petite, énergique, ingrate de visage, ellecomprimait difficilement une grande tendresse inemployée ;c’était la première fois qu’elle quittait l’Amérique, et une tâcheentre toutes la passionnait : hisser l’Orient au niveau duMassachusetts. À peine débarquée en Égypte, elle avait trouvé quece pays avait besoin d’être éclairé ; elle s’en occupafébrilement. Les ânes au dos écorché, les chiens affamés, lesmouches collées autour des yeux des bébés, les enfants tout nus,les mendiants importuns, les femmes en haillons, tout semblaitdéfier sa conscience ; aussi se lança-t-elle avec courage dansune œuvre réformatrice. Comme toutefois elle ne parlait pas un motde la langue du pays, et comme elle était incapable de se fairecomprendre, sa remontée du Nil laissa l’Orient à peu près dansl’état où elle l’avait découvert, mais procura par contre à sescompagnons de voyage de nombreux sujets d’amusement. Sa nièceSadie, qui partageait avec Madame Belmont l’honneur d’être lapassagère la plus populaire du Korosko. N’était pas ladernière à s’en divertir. Très jeune, fraîche émoulue du SmithCollège, elle possédait encore la plupart des qualités et desdéfauts de l’enfance. Elle avait la franchise, la confiance un peunaïve, la droiture innocente, l’intrépidité, et aussi la loquacitéet l’irrespect de son âge. Mais ses défauts eux-mêmes plaisaient,d’autant plus que cette grande et belle fille paraissait plus âgéequ’elle ne l’était réellement, à cause des boucles basses quiourlaient ses oreilles et des formes pleines de son corps. Lefrou-frou de ses jupes, sa voix décidée et franche, son rireagréable étaient toujours bien accueillis à bord duKorosko. Le colonel lui manifestait de la gentillessebienveillante, et le diplomate d’Oxford cessait d’être artificielquand Mademoiselle Sadie Adams s’asseyait à côté de lui.

Nous parlerons plus brièvement des autrespassagers. Certains étaient plus intéressants que d’autres, maistous étaient corrects et de bonne éducation. Monsieur Fardet,Français accommodant bien que raisonneur, soutenait des opinionsarrêtées touchant les machinations politiques de la Grande-Bretagneet l’illégalité de sa situation en Égypte. Monsieur Belmont,robuste Irlandais aux cheveux gris, avait remporté presque tous lesconcours de tir au fusil de Wimbledon et de Bisley ; il étaitaccompagné de sa femme, pleine de charme et de grâce, trèsraffinée, et délicatement enjouée comme on l’est en Irlande. MadameShlesinger, veuve d’un âge moyen, paisible et douce, n’avait d’yeuxque pour son enfant qui avait six ans. Le Révérend John Stuartétait un pasteur non conformiste de Birmingham, presbytérien oucongrégationaliste ; doté par le Créateur d’une corpulenceconsidérable qu’accompagnait une lenteur léthargique, il possédaitaussi un fond d’humour simple qui avait fait de lui, d’après mesrenseignements, un prédicateur à succès et un orateur efficace bienqu’asthmatique, quand il parlait sur des estradesultra-radicales.

Il y avait enfin Monsieur James Stephens,avoué à Manchester (l’un des associés de la firme Hickson, Ward etStephens) qui voyageait pour dissiper les effets d’une mauvaisegrippe. Stephens s’était fait lui-même : il avait commencé parlaver les carreaux de la société avant de diriger l’affaire.Pendant trente années, il s’était adonné à un travail aride,technique, et il n’avait vécu que pour satisfaire de vieux clientset en attirer de nouveaux. Son esprit et son âme étaient imprégnésdu formalisme et de la rigueur des lois qu’il avait pour missiond’expliquer. Son tempérament ne manquait pourtant pas de noblesseet de sensibilité ; mais celles-là commençaient à s’étiolercomme s’étiolent, dans la City, toutes les vertus humaines. Iltravaillait par habitude, et, célibataire, il n’était intéressé parrien d’autre : son âme s’était cuirassée, pareille au corpsd’une religieuse du Moyen Âge. Quand il tomba maladeaccidentellement, la Nature l’avait houspillé, expulsé de sonrepaire, et expédié dans le vaste monde, loin de Manchester et desa bibliothèque remplie d’autorités reliées en veau. Au début, ill’avait vivement regretté. Puis, progressivement, ses yeuxs’étaient ouverts, et il s’était vaguement rendu compte que sontravail était bien banal à côté de cet univers merveilleux, divers,inexplicable, qu’il avait ignoré. Il en venait même à se demandersi cette pause dans sa carrière ne se révélerait pas plusimportante que sa carrière en soi. Des intérêts nouveaux lesubmergèrent, et ce juriste presque quinquagénaire sentit s’allumeren lui les derniers feux d’une jeunesse que trop de lecturesavaient étouffée. Il était trop têtu pour convenir que ses manièresavaient toujours été sèches et précises et qu’il usait d’un langagelégèrement pédant ; cependant il lut, réfléchit etobserva ; il soulignait et annotait son Baedeker, commeautrefois il avait souligné et annoté ses livres de droit. Il avaitembarqué au Caire, et il s’était lié avec Mademoiselle Adams et sanièce. Le franc-parler et la hardiesse de la jeune Américainel’amusaient : Sadie en échange lui vouait le composé derespect et de pitié dû à ses connaissances et à ses limites. Ainsidevinrent-ils bons amis, et on souriait en voyant la figure sombrede l’avoué et le clair visage de la jeune fille penchés sur le mêmeguide.

Le petit Korosko remontait le Nil enlançant des jets de fumée et d’écume ; il faisait plus debruit et d’embarras avec ses cinq nœuds à l’heure qu’untransatlantique à l’assaut d’un record. Sur le pont, sous la tenteépaisse, la petite famille de ses passagers était assise ;régulièrement au bout de quelques heures, le bateau accostait afinde leur permettre de visiter une nouvelle série de temples. Maisles ruines devenaient de moins en moins antiques, les touristes quis’étaient rassasiés à Gizeh et à Sakara en contemplant les plusvieux monuments construits par l’homme commencèrent à se lasser detemples qui dataient tout au plus du début de l’ère chrétienne. EnÉgypte, on remarque à peine des ruines qui en tout autre paysseraient l’objet d’une vénération émerveillée. Les touristesn’eurent donc que des regards languissants pour l’art semi-grec desbas-reliefs de la Nubie ; ils gravirent le mont de Koroskoafin d’assister au lever du soleil sur le sauvage désertoriental ; ils consentirent à admirer le grand templed’Abou-Simbel, parce qu’une vieille race avait creusé une montagnecomme un fromage ; enfin, au soir du quatrième jour de leurvoyage, ils arrivèrent à Ouadi-Halfa, la ville-frontière, avecquelques heures de retard provoquées par une légère défectuositédans les machines. Ouadi-Halfa était aussi une ville de garnison.Le lendemain matin, ils devaient se rendre en expédition sur lecélèbre roc d’Abousir, d’où l’on jouit d’une vue magnifique sur ladeuxième cataracte. À huit heures et demie, alors que les passagersétaient assis sur le pont après dîner, Mansoor l’interprète, unSyrien mâtiné de Copte, s’avança pour annoncer, comme chaque soir,le programme du lendemain.

– Mesdames et Messieurs, dit-il, demainn’oubliez pas de vous lever au premier coup de gong, afin quel’excursion soit terminée pour midi. Quand nous serons arrivés àl’endroit où des ânes nous attendent, nous les enfourcherons pournous enfoncer de huit kilomètres dans le désert ; nouspasserons devant un temple d’Ammon-Ra, qui date de la dix-huitièmedynastie, puis nous atteindrons le roc d’Abousir dont la célébritéest incomparable. Quand vous serez arrivés, vous comprendrez quevous êtes à la lisière de la civilisation ; d’ailleurs, enpoussant de quelques kilomètres plus loin, vous vous trouveriezdans le pays des derviches ; vous vous en rendrez compte quandvous serez au sommet. De là-haut, vous distinguerez la deuxièmecataracte dans un paysage qui comprend toutes les variétés dessauvages beautés naturelles. Toutes les célébrités du globe ontgravé leurs noms sur la pierre ; donc, vous ne faillirez pas àce rite…

Mansoor attendit un petit rire étouffé ;il s’inclina quand il l’entendit.

– … Vous rentrerez ensuite à Ouadi-Halfa, oùvous passerez deux heures au corps des méharistes ; vousassisterez au pansage des animaux, vous irez faire un tour aubazar. Je vous souhaite donc une très joyeuse et très bonnenuit.

Ses dents blanches brillèrent à la lumière dela lampe ; puis son long pantalon foncé, sa veste courteanglaise et son tarbouche rouge disparurent successivement au basde l’échelle. Le bourdonnement des conversations, qu’avaitinterrompu son arrivée, reprit de plus belle.

– Je me repose sur vous, Monsieur Stephens,déclara Sadie Adams, du soin de tout connaître d’Abousir. J’aimebien savoir ce que je regarde quand je le regarde, et non pas sixheures plus tard dans ma cabine. Par exemple, je n’ai pas retenugrand-chose d’Abou-Simbel et des peintures murales, bien que je lesai vues hier.

– Moi je n’espère jamais me tenir au courant,dit sa tante. Quand je serai de retour, saine et sauve, dansCommonwealth Avenue, et quand il n’y aura plus d’interprète pour mebousculer, j’aurai tout le temps de lire ; je pourrai alors mepassionner et désirer revenir par ici. Mais vous êtes vraiment tropaimable, Monsieur Stephens, d’essayer de nous documenter.

– J’ai pensé que vous souhaiteriez avoirquelques renseignements précis ; aussi vous ai-je préparé unpetit résumé, répondit Stephens en tendant une feuille de papier àSadie.

Elle y jeta un coup d’œil à la lumière de lalampe du pont et son rire jeune fusa en cascade.

– Re Abousir ! lut-elle. Voyons,qu’entendez-vous par Re, Monsieur Stephens ? Vousaviez déjà écrit « Re Ramsès II » sur le dernierpapier que vous m’avez remis !

– C’est une habitude que j’ai acquise,Mademoiselle Sadie, déclara Stephens. Une coutume dans laprofession que j’exerce quand on fait un mémo.

– Un quoi, Monsieur Stephens ?

– Un mémo… Un mémorandum, si vous préférez.Nous mettons Re Tel ou Tel, pour désigner de quoi nousparlons.

– Je veux croire que c’est une bonne méthode,dit Sadie ; mais elle me semble un peu étrange quand elles’applique à des paysages ou à des pharaons égyptiens. ReCheops… Vous ne trouvez pas cela drôle ?

– Non, je ne peux pas dire que je le trouvedrôle.

– Je me demande si les Anglais possèdent moinsd’humour que les Américains ou si c’est une autre forme d’humour…murmura la jeune fille.

Elle avait une manière paisible, abstraite des’exprimer, elle donnait l’impression de penser tout haut.

– … Je croyais qu’ils en possédaientmoins ; mais quand on réfléchit, Dickens, Thackeray, Barrie etquantité d’autres humoristes que nous admirons sont des Anglais.Par ailleurs, au théâtre, je n’ai jamais entendu un public rireplus fort que le public de Londres. Tenez : nous avionsderrière nous un spectateur qui, chaque fois qu’il riait,provoquait un tel courant d’air que ma tante se retournait pourvoir si une porte ne s’était pas ouverte. Mais vous usez decertaines expressions drôles, Monsieur Stephens !

– Qu’avez-vous trouvé encore de drôle,Mademoiselle Sadie ?

– Eh bien, quand vous m’avez envoyé le ticketdu temple et la petite carte, vous avez commencé votrelettre : « Ci-inclus, veuillez trouver… » Et, à lafin, entre parenthèses, vous aviez mis « Deux piècesjointes ».

– Formules courantes dans les affaires,Mademoiselle.

– Dans les affaires ! répéta Sadie avecune gravité feinte.

Un silence tomba.

– Il y a une chose que je désire !déclara Mademoiselle Adams de la voix dure et métallique quicamouflait son cœur tendre. C’est de voir le Parlement de ce payset de lui exposer un certain nombre de faits. Une loi imposantl’usage du collyre serait l’une de mes propositions ; uneautre serait l’abolition de ces sortes de voiles qui transformentles femmes en balles de coton trouées pour les yeux.

– Je ne pouvais pas comprendre pourquoi ellesportaient des voiles, dit Sadie. Jusqu’au jour où j’en ai vu unequi avait relevé le sien. Alors j’ai compris !

– Elles me fatiguent, ces femmes !s’écria Mademoiselle Adams irritée. Autant prêcher le devoir, ladécence et la propreté à un traversin ! Tenez, hier encore àAbou-Simbel, Monsieur Stephens, je passais devant l’une de leursmaisons (si vous pouvez appeler maison ce pâté de boue) ; j’aivu deux enfants sur le pas de la porte, avec l’habituelle croûte demouches autour de leurs yeux et de grands trous dans leurs pauvrespetites robes bleues ! Je suis descendue de mon âne ;j’ai relevé mes manches ; je leur ai lavé la figure avec monmouchoir ; j’ai recousu leurs robes… Dans ce pays, je feraismieux de débarquer avec ma boîte à ouvrage qu’avec une ombrelleblanche, Monsieur Stephens ! Bref, je me suis piquée au jeu,et je suis entrée dans la maison. Quelle maison ! J’ai faitsortir les gens qui s’y trouvaient et j’ai fait le ménage, commeune domestique. Je n’ai pas plus vu le temple d’Abou-Simbel que sije n’avais jamais quitté Boston. Par contre, j’ai vu plus depoussière et de crasse entassées dans une maison grande comme unecabine de bain de Newport que dans n’importe quel appartementd’Amérique. Entre le moment où j’ai retroussé mes manches et celuioù je suis repartie, avec le visage noir comme cette fumée, il nes’est pas écoulé plus d’une heure ; peut-être une heure etdemie, au maximum ! Mais j’ai laissé cette maison aussi nettequ’une boîte neuve. J’avais sur moi un exemplaire du New YorkHerald ; je l’ai étendu sur leur étagère. Eh bien.Monsieur Stephens, je suis allée me laver les mains au-dehors, etquand je me suis retournée, les enfants avaient encore les yeuxpleins de mouches et ils n’avaient pas changé, sauf qu’ils avaientchacun sur la tête un petit chapeau de gendarme fait avec monNew York Herald ; Mais dites-moi, Sadie, il va êtredix heures et l’excursion de demain commence tôt !

– C’est tellement beau, ce ciel de pourpre etces grandes étoiles d’argent ! murmura Sadie. Regardez ledésert silencieux, et les ombres noires des montagnes. C’estformidable ! Mais terrible aussi… Quand on pense que noussommes réellement, comme vient de le dire l’interprète, à lalisière de la civilisation, avec rien d’autre que de la sauvagerieet du sang répandu là où luit si joliment la Croix du Sud, eh bien,on a l’impression qu’on se tient en équilibre sur le bord d’unvolcan !

– Chut, Sadie ! Ne dites pas de bêtises,mon enfant ! s’écria sa tante. Vous risquez d’effrayer ceuxqui vous entendraient.

– Mais ne le sentez-vous pas vous-même, matante ? Regardez ce grand désert qui se perd dans lesténèbres. Écoutez le chuchotement triste du vent qui voleau-dessus ! Je n’ai jamais vu de spectacle plussolennel !

– Je suis ravie que nous ayons enfin trouvéquelque chose qui vous rende solennelle, ma chérie ! Parfoisj’ai pensé… Au nom des vivants, qu’est cela ?

De quelque part au milieu des ombres desmontagnes, de l’autre côté de l’eau, un cri aigu avaitjailli ; il monta dans le ciel étoilé, et finit par s’étoufferdans une sorte de plainte sinistre.

– Un chacal, tout simplement, MademoiselleAdams, expliqua Stephens. J’en avais déjà entendu un quand nousétions allés voir le Sphinx au clair de lune.

Mais l’Américaine s’était levée ; sonvisage trahissait un profond désarroi.

– Si c’était à refaire, dit-elle, je ne seraispas descendue au-delà d’Assouan. Je ne sais pas ce qui m’a prise devous emmener jusqu’ici, Sadie. Votre mère pensera que je suiscomplètement folle, et je n’oserais plus jamais la regarder en facesi un incident désagréable se produisait. J’ai vu de ce fleuve toutce que je voulais voir ; j’ai hâte de rentrer au Caire.

– Voyons, ma tante ! protesta Sadie. Celane vous ressemble guère d’être pusillanime !

– Je ne sais pas ce que j’ai, Sadie, sinon lesnerfs à fleur de peau, et cette bête miaulant là-bas était de trop.Je me console en pensant que demain nous ferons demi-tour aprèsavoir vu ce roc ou ce temple, je ne sais plus. Je suis écœurée derocs et de temples, Monsieur Stephens ! Je serais enchantée sije n’en voyais plus un seul de toute ma vie. Venez, Sadie !Bonne nuit !

– Bonne nuit ! Bonne nuit, MademoiselleAdams !

La tante et la nièce regagnèrent leurcabine.

Monsieur Fardet bavardait à voix basse avecHeadingly, le jeune diplômé de Harvard ; entre deux boufféesde cigarette, il se penchait pour lui faire ses confidences.

– Des derviches, Monsieur Headingly ?disait-il en excellent anglais mais en séparant les syllabes commela plupart des Français. Mais il n’y a pas de derviches. Lesderviches n’existent pas !

– Moi, je croyais que le désert en étaitrempli, répondit l’Américain.

Monsieur Fardet jeta un regard oblique versl’endroit où brillait dans les ténèbres le feu rouge du cigare ducolonel Cochrane.

– Vous êtes Américain, et vous n’aimez pas lesAnglais, murmura-t-il. Tout le monde sur le continent sait que lesAméricains sont hostiles aux Anglais.

– Ma foi, déclara Headingly de sa voix lenteet réfléchie, je ne nierai pas que nous avons nos petitsdésaccords, et que certains de mes compatriotes, spécialement ceuxde souche irlandaise, sont des anti-Anglais enragés ;cependant la grande majorité des Américains ne pense aucun mal dela mère patrie. Les Anglais peuvent parfois nous exaspérer, maisils sont de notre famille ; nous ne l’oublions jamais.

– Soit ! dit le Français. Du moinspuis-je m’exprimer avec vous comme je ne pourrais pas le faire avecles autres sans les offenser. Et je répète qu’il n’y a pas dederviches. Les derviches ont été inventés par Lord Cromer en1885.

– Vous ne parlez pas sérieusement !s’écria Headingly.

– C’est un fait bien connu à Paris ; il aété publié par La Patrie et d’autres journauxrenseignés.

– Mais c’est colossal ! Voudriez-vousdire par là, Monsieur Fardet, que le siège de Khartoum et la mortde Gordon et le reste ont fait partie d’un vaste bluff ?

– Je ne conteste pas qu’une émeute ait eulieu, mais c’était un incident local, comprenez-vous ? Unincident oublié depuis longtemps. Depuis, le Soudan a joui d’unepaix réelle.

– Mais j’ai entendu parler de razzias,Monsieur Fardet, et j’ai lu des comptes rendus de combats,également, quand les Arabes ont tenté d’envahir l’Égypte.Avant-hier nous avons dépassé Toski ; l’interprète nous aindiqué qu’une bataille y avait été livrée. Était-ce aussi dubluff ?

– Peuh, mon ami, vous ne connaissez pas lesAnglais ! Vous les regardez fumant la pipe et le visageépanoui, et vous dites : « Ce sont vraiment de bravesgens, des gens simples, qui ne feraient pas de mal à unemouche ! » Mais tout le temps ils réfléchissent, ilsguettent, ils font des projets. « Voici la faible Égypte,disent-ils. Allons-y ! » Et ils s’abattent sur elle commeune mouette sur une croûte de pain. « Vous n’avez aucun droitsur l’Égypte ! proteste le monde. Allez-vous en ! »Mais l’Angleterre a déjà commencé à mettre de l’ordre partout, toutcomme cette bonne Mademoiselle Adams quand elle envahit la maisond’un Arabe. « Allez-vous en ! » répète le monde.« Certainement, répond l’Angleterre. Attendez encore unepetite minute, pour que j’aie le temps de tout rendre propre etnet. » Le monde attend alors pendant un an ou deux, puis ilrépète à nouveau : « Allez-vous en ! » Etl’Angleterre réplique : « Patientez un peu : il y adu grabuge à Khartoum ; quand la tranquillité sera rétablie,je serai ravie de m’en aller. » Et le monde patiente. Mais lemonde, lorsque le grabuge de Khartoum est terminé, insiste pour quel’Angleterre s’en aille. « Comment pourrais-je partir, demandel’Angleterre, quand il y a encore des razzias et des batailles encours ? Si je m’en allais, l’Égypte serait la proie dessauvages ! » Et le monde s’étonne : « Mais iln’y a pas de razzias ni de batailles ! » Alorsl’Angleterre : « Ah, il n’y en a pas ? » Etdans la semaine qui suit, ses journaux regorgent de récits sur lesraids et les expéditions des derviches. Nous ne sommes pas tousaveugles, Monsieur Headingly ! Nous comprenons très biencomment on arrange les choses : quelques Bédouins, un petitbakhchich, des cartouches à blanc et, attention, unerazzia !

– Bien, bien ! fit l’Américain. Je suisheureux de connaître la vérité sur cette affaire, car elle m’asouvent intrigué. Mais qu’y gagne l’Angleterre ?

– Je vois. Vous voulez dire, par exemple,qu’il existe un tarif préférentiel pour les marchandisesanglaises ?

– Non, Monsieur. Le tarif est le même pourtous.

– Alors que les Anglais y obtiennent descontrats ?

– Exactement, Monsieur.

– Par exemple, la voie ferrée que l’onconstruit le long du fleuve et qui traverse le pays a été l’objetd’un contrat intéressant pour une société anglaise ?

Monsieur Fardet avait de l’imagination, maisil était honnête.

– C’est une compagnie française, Monsieur, quia obtenu le contrat pour la voie ferrée.

L’Américain s’étonna.

– Les Anglais ne paraissent pas avoir gagnégrand-chose, comparativement aux difficultés qu’ils ontrencontrées, dit-il. Mais enfin ils doivent bien bénéficier dequelques avantages indirects. Par exemple, l’Égypte payecertainement l’entretien de tous ces habits rouges auCaire ?

– L’Égypte, Monsieur ? Non, ils sontpayés par l’Angleterre.

– Eh bien, il ne m’appartient pas de dire auxAnglais comment gérer leurs intérêts, mais j’ai l’impression qu’ilsse donnent beaucoup de mal pour pas grand-chose ! S’il leurplaît de maintenir l’ordre et de garder la frontière au prix d’uneguerre incessante contre les derviches, je ne vois pas pourquoiquelqu’un y trouverait à redire. La prospérité du pays s’estconsidérablement accrue depuis leur arrivée : les statistiquessur le revenu le prouvent. On m’a également assuré que les pauvresgens se faisaient rendre justice à présent, ce qui ne leur étaitjamais arrivé.

– Mais enfin que font-ils par ici ?s’écria le Français en colère. Qu’ils retournent donc dans leurîle ! Nous ne pouvons pas tolérer qu’ils se répandent ainsipartout dans le monde.

– Évidemment nous Américains, qui vivons cheznous sur notre propre terre, nous avons du mal à admettre que vous,peuples européens, vous vous répandiez constamment dans d’autrespays qui vous sont parfaitement étrangers. Certes nous avons beaujeu de parler ainsi, car notre peuple dispose de plus de placequ’il ne lui en faut. Quand nous commencerons à être surpeuplés,nous devrons nous aussi procéder à des annexions. Mais pour l’heurevoici rien qu’en Afrique du Nord l’Italie en Abyssinie,l’Angleterre en Égypte, la France en Algérie…

– La France ! s’exclama Monsieur Fardet.Mais l’Algérie appartient à la France ! Vous riez,Monsieur ? J’ai bien l’honneur de vous souhaiter une trèsbonne nuit !

Dressé dans sa dignité patriotique offensée,il se leva pour regagner sa cabine.

Chapitre 2

 

Le jeune Américain hésita un moment ; ilavait envie de descendre à terre pour poster le compte rendu desimpressions de voyage qu’il adressait quotidiennement à sa sœur.Mais les cigares du colonel Cochrane et de Cecil Brown rougeoyaientencore à l’autre extrémité du pont, et il était toujours à l’affûtde renseignements et de nouvelles. Il ne savait pas très biencomment s’immiscer dans leur conversation, mais le colonel poussavers lui un tabouret et l’appela.

– Venez par ici, Headingly ! C’estl’endroit rêvé pour un antidote. Je suis sûr que Fardet vient devous parler politique.

– Je reconnais toujours sa façon d’aborder lahaute politique, rien qu’à le voir courber les épaules pour selancer dans des discussions confidentielles, dit l’élégantdiplomate. Mais quel sacrilège par une soirée comme celle-ci !Cette lune qui se lève sur le désert nous propose un étonnantnocturne en bleu et argent. Dans un morceau de Mendelssohn il y aun mouvement qui semble embrasser tout cela : un sentimentd’immensité, de répétition, le cri du vent au-dessus des espacesinfinis. La musique est l’art d’interpréter les émotions subtilesque les mots ne traduisent pas.

– Le paysage me paraît plus sauvage, plusfarouche cette nuit que jamais, fit observer l’Américain. Il medonne l’impression d’une force impitoyable, tout comme l’Atlantiquepar une journée froide et sombre de l’hiver. Peut-être cetteimpression provient-elle de ce que nous nous servons à la limiteextrême de toute loi et de toute civilisation… À votre avis,colonel Cochrane, à quelle distance sommes-nous desderviches ?

– Sur la rive arabe, répondit le colonel, nousavons le camp fortifié égyptien de Sarras à une soixantaine dekilomètres à notre sud. Au-delà s’étendent cent kilomètres deterres très désertes avant le poste derviche d’Akasheh. Mais surl’autre rive il n’existe rien entre eux et nous.

– Abousir est justement sur cette rive-là,n’est-ce pas ?

– Oui. C’est pourquoi l’excursion étaitinterdite l’année dernière. Mais maintenant le calme estrevenu.

– Qui pourrait empêcher les derviches dedéferler par ici ?

– Absolument rien ! répondit Cecil Brownd’une voix nonchalante.

– Rien, sauf la peur. Ils pourraient arriversans difficulté, bien sûr ! Mais le retour serait plusdangereux : leurs chameaux épuisés seraient une proie facilepour les montures fraîches de la garnison de Ouadi-Halfa. Ils lesavent aussi bien que nous : voilà pourquoi ils ne s’y sontjamais risqués.

– Il n’est pas raisonnable de spéculer sur unsentiment de peur de la part des derviches, déclara Brown. Nous nedevons jamais oublier qu’ils n’obéissent pas aux mêmes mobiles queles autres peuples. Ils sont nombreux à souhaiter mourir, etunanimes à croire aveuglément en la destinée. On peut lesconsidérer comme une reductio ad absurdum de toutes lessuperstitions ; et voilà bien la preuve que bigoterie etsuperstition conduisent tout droit à la barbarie !

– Croyez-vous que ce peuple représente uneréelle menace pour l’Égypte ? demanda l’Américain. J’aientendu des opinions divergentes à ce sujet. Monsieur Fardet, parexemple, ne pense pas que le danger soit bien pressant.

– Je ne suis pas riche, répondit le colonelCochrane après un bref silence, mais je suis disposé à parier toutce que je possède que dans les trois années qui suivraient ledépart des officiers britanniques les derviches parviendraient surla côte de la Méditerranée. Que deviendrait alors la civilisationégyptienne ? Que deviendraient les centaines de millions quiont été investis dans ce pays ? Et que deviendraient lesmonuments que le monde entier admire et vénère et qui sont les plusprécieux monuments du passé ?

– Allons, colonel ! protestaHeadingly en riant. Vous ne prétendez tout de même pasqu’ils démoliraient les Pyramides ?

– Impossible de prévoir ce qu’ilsferaient ! Il n’y a pas d’iconoclaste plus enragé qu’unmusulman fanatique. Au cours de leur dernière incursion en Égypte,les derviches ont brûlé la bibliothèque d’Alexandrie. Vous savezque le Coran interdit toute représentation d’un visage humain. Àleurs yeux, une statue est donc un objet irréligieux. Et cessauvages se soucient comme d’une guigne des sentiments del’Europe ! Au contraire : plus ils les outrageraient,plus ils seraient ravis. À bas serait jeté le Sphinx, à bas leColosse, à bas les statues d’Abou-Simbel ! Exactement comme enAngleterre, devant les soldats de Cromwell, les saints furent jetésà bas.

– Voyons un peu, dit Headingly avec sa lenteurréfléchie. Admettons que les derviches soient capables de conquérirl’Égypte et admettons aussi que vous, Anglais, les en empêchiez.Mais pour quelle raison dépensez-vous tous ces millions de dollarset sacrifiez-vous tant de vies anglaises ? Quel profittirez-vous de plus que la France, l’Allemagne ou n’importe quelpays qui ne court aucun risque et qui ne dépense pas uncent ?

– Beaucoup de bons Anglais se posent la mêmequestion, répondit Cecil Brown. À mon avis, il y a assez longtempsque nous sommes les policiers du monde : nous avons débarrasséles océans des pirates et des marchands d’esclaves ; à présentnous libérons la terre des derviches et de tous les brigands quimenacent la civilisation. Si les Kurdes perturbent l’ordre publicen Asie Mineure, le monde veut savoir pourquoi la Grande-Bretagnene les met pas à la raison. S’il se produit une mutinerie militaireen Égypte ou dans le Soudan, c’est encore à la Grande-Bretagnequ’il appartient de la mater. Et tout cela parmi un concert demalédictions, comme en entend le policeman lorsqu’il arrête unmalandrin dans un coupe-gorge. Nous ne recevons que de mauvaiscoups et pas le moindre remerciement : pourquoipersévérer ? Nous ferions mieux de laisser l’Europe accomplirelle-même ce travail ingrat.

– Ma foi, déclara le colonel Cochrane encroisant les jambes et en se penchant en avant avec l’air décidé dequelqu’un qui a une opinion bien arrêtée, je ne suis pas du toutd’accord avec vous, Brown ! Et j’estime que l’étroitesse devotre raisonnement s’accorde mal avec les impératifs del’Angleterre. Je pense que derrière les intérêts nationaux,derrière la diplomatie et tout le reste, il existe une grande forcedirectrice (une Providence, en fait) qui depuis toujours extrait lemeilleur de chaque peuple et s’en sert pour le bien de l’ensemble.Quand un peuple cesse de s’y soumettre, il est mûr pour quelquessiècles d’hôpital, comme l’Espagne ou la Grèce : c’est que laqualité l’a quitté. Un homme ou une nation ne sont pas placés surcette terre uniquement pour faire ce qui est agréable ou ce quirapporte. On nous demande souvent d’entreprendre ce qui est à lafois déplaisant et coûteux ; mais si l’entreprise est juste,nous devons marcher et ne pas nous dérober…

Headingly fit un signe de têteapprobateur.

– … À chacun sa propre mission !L’Allemagne excelle dans la pensée abstraite ; la France dansla littérature, les arts et la grâce. Mais vous et nous (car tousceux qui parlent anglais sont sur le même bateau) nous avons dansnotre élite une conception plus élevée du sens moral et du devoirpublic que dans n’importe quel autre peuple. Or, ce sont les deuxqualités qui sont nécessaires pour diriger une race plus faible.Vous ne pouvez pas aider des peuples faibles par de la penséeabstraite ou des arts d’agrément, mais seulement par ce sens moralqui tient en équilibre les plateaux de la justice et qui se gardepur de toute souillure. C’est ainsi que nous gouvernons les Indes.Nous sommes arrivés là-bas par l’effet d’une sorte de loinaturelle, tout comme l’air se précipite pour combler un vide.Partout dans le monde, contre notre intérêt direct et au mépris denos intentions délibérées, nous sommes poussés à faire la mêmechose. Cela vous arrivera à vous aussi : la pression de ladestinée vous obligera à administrer toute l’Amérique, du Mexiqueau cap Horn.

Headingly émit un sifflement.

– Nos chauvins seraient heureux de vousentendre, colonel Cochrane ! dit-il. Ils voteraient pour vousau Sénat et feraient de vous un membre de la Commission desAffaires Étrangères !

– Le monde est petit, et il se rapetissechaque jour. Il constitue un organisme unique : une gangrènelocale pourrait se propager et vicier tout l’ensemble. Il n’y a pasplace sur la terre pour des gouvernements malhonnêtes, manquant àleurs engagements, tyranniques, irresponsables. Leur existenceserait toujours une source de troubles et de dangers. Mais denombreuses races semblent être si incapables de progrès qu’il fautdésespérer de les voir un jour se donner un bon gouvernement. Quefaut-il donc faire ? La Providence autrefois résolvait leproblème par l’extermination : un Attila, un Tamerlanélaguaient les branches les plus faibles. Des règles moinsrigoureuses se sont substituées : les Khanates de l’AsieCentrale et les États protégés de l’Inde en sont le témoignage.Puisque cette œuvre doit être accomplie, et puisque nous sommes lesmieux outillés pour la réussir, je pense que nous récuser seraitune lâcheté et un crime.

– Mais qui tranche la question de savoir sivous êtes les mieux outillés pour intervenir ? objectal’Américain. N’importe quelle nation pirate pourrait utiliser ceprétexte pour s’annexer la terre entière.

– Ce sont les événements qui tranchent. Desévénements inexorables et inévitables. Prenez par exemple cetteaffaire d’Égypte. En 1881, personne ne songeait chez nous àintervenir en Égypte ; et pourtant en 1882 nous avons prispossession du pays. La succession des événements ne nous a paslaissé de choix. Un massacre dans les rues d’Alexandrie,l’installation de canons pour chasser notre flotte qui se trouvaitlà, vous le savez, afin de remplir les solennelles obligations d’untraité, ont précédé le bombardement. Le bombardement a précédé undébarquement destiné à sauver la ville de la destruction. Ledébarquement a entraîné une extension des opérations… Et nous voiciavec le pays sur les bras. Quand les troubles ont éclaté, nousavons supplié, imploré les Français et bien d’autres de venir nousaider à rétablir l’ordre : ils ont tous fait la sourdeoreille, mais ils sont déjà prêts à nous tirer dans les jambes.Quand nous avons essayé de sortir de ce guêpier, l’insurrection desderviches a éclaté, et nous avons dû nous cramponner plussolidement que jamais. Nous n’avons pas revendiqué cettetâche ; mais puisque nous sommes obligés de l’accomplir, aumoins faisons-la bien. Nous avons installé la justice, purifiél’administration, protégé les pauvres. L’Égypte a davantageprogressé au cours des douze dernières années que depuis l’invasionmusulmane au septième siècle. En dehors du traitement de deux centshommes, qui dépensent d’ailleurs leur argent dans le pays,l’Angleterre n’a pas retiré, directement ou indirectement, un seulshilling de toute l’opération. Je ne crois pas que vous trouviezdans l’histoire une œuvre mieux réussie et plus désintéressée.

Headingly tira sur sa cigarette enréfléchissant.

– À Boston il y a une maison près de la nôtre,dit-il, qui gâche toute la perspective sur la baie. De vieuxfauteuils sont éparpillés sur la terrasse ; les murscroulent ; le jardin est un roncier ; mais je ne pensepas que les voisins soient fondés à pénétrer de force, à s’yinstaller et à arranger les choses selon leur goût.

– Et si la maison brûlait ? demanda lecolonel.

Headingly se mit à rire et se leva.

– Ce cas n’est pas prévu par la doctrine deMonroë, colonel ! dit-il. Je commence à réaliser que l’Égyptemoderne est tout à fait aussi intéressante que l’antique, et queRamsès II n’a pas été le dernier homme vivant du pays.

Les deux Anglais se levèrent à leur tour.

– Oui, c’est une ironie du sort qui a désignéles habitants d’une petite île de l’Atlantique pour administrer laterre des Pharaons, fit observer Cecil Brown. Nous nous éteindronsà notre tour, et nous ne laisserons aucun souvenir particulier,entre les diverses races qui ont gouverné ce pays, car lesAnglo-Saxons n’ont pas l’habitude de graver leurs actions sur de lapierre. Les vestiges d’un système de drainage au Caire seront sansdoute les seules traces de notre passage ; encore sepourrait-il que dans mille ans d’ici des archéologues soutiennentque cet ouvrage a été réalisé par la dynastie des Hyksos. Maisvoici nos autres compagnons qui rentrent d’une promenade enville.

Au-dessous d’eux en effet ils entendirent ledoux accent irlandais de Madame Belmont et la voix grave de sonmari. Monsieur Stuart, le gros pasteur de Birmingham, discutait unproblème de piastres avec un ânier bavard ; avis et conseilsfusèrent de toutes parts. Puis l’accord se fit, le brouhaha décrut,les retardataires gravirent l’échelle, des « Bonnenuit ! » s’échangèrent, des portes claquèrent, et lepetit bateau redevint silencieux dans l’ombre de la haute rive.Au-delà de ce point extrême de civilisation et de conforts’étendait un désert illimité, sauvage, éternel, couleur de pailleau clair de lune, pommelé par les ombres noires des montagnes.

Chapitre 3

 

– Stop ! Arrière ! cria le piloteindigène au mécanicien européen.

L’avant renflé du bateau s’était aplati sur lavase lisse et brune, et le courant avait poussé le navireparallèlement à la rive. Une fois lancée la longue passerelle, sixgrands soldats de l’escorte soudanaise s’y engagèrent : dansla lumière claire du matin ils avaient belle allure, avec leuruniforme bleu clair bordé d’or et leur calot rouge et jaune. Sur lerivage, des ânes étaient rangés en ligne, et des gaminsremplissaient l’air de leurs clameurs. C’était à qui vanterait surle mode le plus perçant les qualités de sa monture et dénigreraitcelles du voisin.

Le colonel Cochrane et Monsieur Belmont setenaient tous deux sur l’avant ; ils portaient le largechapeau blanc avec voile du touriste. Mademoiselle Adams et sanièce s’appuyaient à côté d’eux sur le bastingage.

– Je regrette que votre femme ne nousaccompagne pas, Belmont, dit le colonel.

– Je crois qu’elle a attrapé hier une légèreinsolation ; elle a très mal à la tête.

Il avait la voix de sa silhouette : forteet grasse.

– Je serais volontiers restée pour lui tenircompagnie, Monsieur Belmont, déclara la vieille Américaine. Maisj’ai appris que Madame Shlesinger trouvait l’excursion trop longueet qu’elle avait diverses lettres à écrire pour les posteraujourd’hui. Ainsi Madame Belmont ne se sentira pas trop seule.

– Vous êtes très aimable, Mademoiselle Adams.Nous serons de retour, paraît-il, vers deux heures.

– Est-ce sûr ?

– Certain. Nous n’emportons pas notredéjeuner. Nous aurons une faim de loup !

– Oui, j’ai l’impression que nous nousprécipiterons sur un verre de vin du Rhin et de l’eau gazeuse,approuva le colonel. La poussière du désert nous ferait trouverdélectable le pire des vins !

– Maintenant, Mesdames et Messieurs !cria Mansoor l’interprète qui s’avançait (on aurait dit un prêtreavec sa robe qui volait au vent et son visage rasé). Il nous fautpartir de bonne heure afin d’éviter la chaleur méridienne…

Il parcourut d’un regard paternel le petitgroupe des touristes.

– Prenez vos lunettes teintées, MademoiselleAdams, car dans le désert la réverbération est très forte. Ah,Monsieur Stuart, je vous ai réservé un âne ! Un âne de valeur,Monsieur, que je réserve toujours au gentleman le plus fort.Inutile d’emporter vos tickets. Maintenant, Mesdames et Messieurs,s’il vous plaît !…

Les uns derrière les autres, lesexcursionnistes franchirent la passerelle. Monsieur Stephens allaiten tête ; maigre, sec, sérieux, coiffé d’un chapeau de paille,son Baedeker rouge sous le bras, il aida Mademoiselle Sadie et satante à grimper sur la berge, et le rire de la jeune fille sonnafrais et clair quand le Baedeker glissa et chut au bord de la vase.Monsieur Belmont et le colonel Cochrane suivaient : les bordsde leurs chapeaux se touchaient car ils discutaient entre eux desavantages respectifs du Mauser, du Lebel et du Lee-Metford.Derrière eux marchait Cecil Brown, distrait, le regard railleur,silencieux. Le gros pasteur prit son temps pour se hisser en hautdu talus, tout en pestant contre son embonpoint.

– Je fais partie de ces hommes qui portenttout devant eux, gémit-il en contemplant ses rondeurs d’un airmaussade.

Mais sa propre plaisanterie le dérida et ilétouffa un petit rire.

Headingly, grand et mince, légèrement voûté,et Fardet, le Parisien raisonneur, fermaient la marche.

– Vous voyez, aujourd’hui nous avons uneescorte ! murmura le Français à l’Américain.

– Oui, je l’ai remarqué.

– Peuh ! Pourquoi pas une escorte entreParis et Versailles ? Le décor fait partie de la pièce,Monsieur Headingly. Personne ne s’y laisse prendre, mais pour lapièce il faut ce décor. Hé, interprète, pourquoi emmenons-nous cesdrôles de militaires ?

Le rôle de l’interprète consistait à faireplaisir à tout le monde ; aussi regarda-t-il avec précautionautour de lui avant de répondre ; il voulait être sûr que lesAnglais ne l’entendraient pas.

– C’est ridicule, Monsieur ! Mais quevoulez-vous ? C’est l’ordre officiel des autoritéségyptiennes.

– Égyptiennes ? Anglaises, vous voulezdire ! Toujours ces Anglais ! s’écria le Français.

Pendant ce temps, les touristes avaient choisileurs montures et leurs silhouettes équestres se profilèrent contrele ciel bleu foncé. Belmont, solidement en équilibre sur un petitâne blanc, agitait son chapeau à l’adresse de sa femme qui étaitsortie sur le pont du Korosko. Cochrane se tenait trèsdroit, avec une assiette rigoureusement militaire, mains basses,tête haute, talons pointant vers le sol. À côté de lui, le jeunediplomate formé à Oxford inspectait le paysage d’un regard lourd etdédaigneux, comme s’il doutait de la respectabilité du désert enparticulier et de l’univers en général. Derrière, les autresexcursionnistes avançaient en file indienne le long du talus, plusou moins secoués, plus ou moins confortables. Chaque âne avait sonânier : des gamins aussi bruyants que bronzés. Sur le pont dubateau couleur de plomb, le mouchoir de Madame Belmont miroitaitencore. Le fleuve brun dessinait de larges boucles jusqu’à huitkilomètres de là : de blancs blockhaus carrés sur des montsnoirs et déchiquetés indiquaient la lisière de Ouadi-Halfa d’où lestouristes étaient partis le matin.

– N’est-ce pas merveilleux ? cria Sadiejoyeusement. J’ai un âne qui ne demande qu’à galoper, et regardezcomme ma selle est élégante ! Avez-vous déjà vu quelque chosede plus ingénieux que ces grains de chapelet et ces autres babiolesautour de son encolure ? Il faut que vous fassiez un mémo,re âne, Monsieur Stephens ! Ai-je employé le termejuridique correct ?

Stephens se tourna vers le joli visage animéqui l’observait sous le coquet chapeau de paille, et il aurait bienaimé lui dire que c’était surtout elle qui était merveilleuse. Maisil redoutait tellement de l’offenser et de mettre un terme à leurplaisante amitié que pour tout compliment il lui dédia unsourire.

– Vous paraissez très heureuse !dit-il.

– Voyons ! Qui pourrait ne pas se sentirheureux avec cet air sec et sain, ce ciel bleu, ce sable jaunecrissant, et un âne magnifique pour vous transporter ? J’aitout ce qu’il me faut pour me rendre heureuse !

– Tout ?

– Enfin, tout ce qu’il me faut maintenant.

– Je suppose que vous ne savez pas ce quec’est que d’être triste ?

– Oh, quand je me sens misérable, je le suistrop pour mettre mon chagrin en paroles ! Pendant des jours etdes jours je n’ai pas cessé de pleurer au Smith Collège ; lesautres filles se demandaient pourquoi je pleurais et pourquoi je nevoulais pas le leur dire ; la vraie raison était que je nesavais pas moi-même pourquoi je pleurais. Vous savez : parfoisune grande ombre noire vient planer au-dessus de vous ; vousignorez tout d’elle ; mais il ne vous reste plus qu’à vousreplier sur vous-même et a vous sentir misérable.

– Mais vous n’avez jamais eu un réel motif detristesse ?

– Non, Monsieur Stephens. Toute ma vie j’ai eutellement de bon temps que je ne crois pas, quand je regardederrière moi, que j’aie jamais eu un réel motif de tristesse.

– Hé bien, Mademoiselle Sadie, j’espère detout mon cœur que vous pourrez dire la même chose quand vous serezparvenue à l’âge de votre tante. Mais je l’entends qui nousappelle !

– Je voudrais, Monsieur Stephens, que vouscorrigiez mon ânier avec votre fouet s’il tape encore sur mamalheureuse bête ! s’écria Mademoiselle Adams a qui avait échuun grand âne qui n’avait que la peau et les os. Ho,interprète ! Dites à ce gamin que je ne tolérerai pas qu’ilmaltraite les animaux : il devrait avoir honte ! Oui,petit coquin, tu devrais avoir honte ! Il me fait des sourirescomme une publicité pour un dentifrice. Croyez-vous, MonsieurStephens, que si je tricotais pour ce soldat noir des chaussettesde laine, il serait autorisé à les porter ? Ce pauvre diablen’a que des bandes autour de ses jambes !

– Ce sont des bandes molletières, MademoiselleAdams, expliqua le colonel Cochrane en se retournant. Nous avonsconstaté aux Indes qu’il n’y avait rien de mieux pour faciliter lamarche. Des bandes molletières sont bien préférables à deschaussettes de laine pour un soldat.

– Alors, n’en parlons plus ! Mais ondirait un cheval blessé. Je nous trouve très impressionnants, aveccette escorte en armes. Mais Monsieur Fardet m’a affirmé que nousn’avions rien à craindre.

– C’est du moins mon opinion personnelle,Mademoiselle ! se hâta de préciser le Français. Il estpossible que le colonel Cochrane soit d’un avis différent.

– L’opinion de Monsieur Fardet est encontradiction avec celle des officiers qui ont la responsabilitéd’assurer la sécurité de la frontière, répondit froidement lecolonel. Mais nous serons tous d’accord, je pense, pour trouver quela présence de ces soldats ajoute au pittoresque du décor.

Sur leur droite le désert allongeait sesmolles ondulations de sable ; elles ressemblaient à des dunesbordant un vieil océan oublié. Quand les touristes lesescaladaient, ils apercevaient d’en haut les sommets noirsd’étranges monts volcaniques qui se dressaient sur la rivelibyenne. Les soldats avançaient d’un pas rapide, le fusil à lamain ; tantôt leurs silhouettes émergeaient sur les hauteurs,tantôt elles disparaissaient dans des creux.

– Où sont-ils recrutés ? interrogeaSadie. Ils ont la même couleur de peau que les liftiers auxÉtats-Unis.

– Je pensais bien que vous me poseriez unequestion à leur sujet, dit Monsieur Stephens qui n’était jamaisplus content que lorsqu’il réussissait à anticiper un désir de lajolie Américaine. J’ai fait ce matin quelques recherches dans labibliothèque du bateau. Voici… Re… Je veux dire : ausujet des soldats noirs. D’après mes notes, ils appartiennent audixième bataillon soudanais de l’armée égyptienne. Ils sontrecrutés chez les Dinkas et les Shilluks, deux tribus nègres quivivent au sud du pays des derviches, près de l’équateur.

– Comment les recrues peuvent-elles passer àtravers le pays des derviches ? questionna Headingly.

– Je pense qu’ils n’éprouvent pas trop dedifficultés, murmura Monsieur Fardet en décochant un clin d’œil àl’Américain.

– Les vétérans sont les survivants des vieuxbataillons de noirs. Certains ont servi sous les ordres de Gordon àKhartoum et ils y ont gagné une médaille. Les autres sont pour laplupart des déserteurs de l’armée du Mahdi.

– Ma foi, tant que nous n’avons pas besoin deleurs services, dit Mademoiselle Adams, ils sont assez sympathiquesdans cet uniforme bleu. Mais en cas d’ennuis, j’imagine que nousles souhaiterions moins décoratifs et un peu plus blancs !

– Je n’en suis pas sûr, Mademoiselle, réponditle colonel. J’ai vu ces hommes-là sur le champ de bataille ;on peut faire confiance à leur bonne tenue au feu.

– Eh bien, je préfère vous croire sur paroleplutôt que d’en faire l’expérience ! déclara MademoiselleAdams d’un ton qui fit sourire tout le monde.

La route s’étirait en bordure du Nil qui,agité par de profonds remous, coulait en force des cataractes enamont. Par endroit, l’élan du courant se trouvait brisé par uneroche noire luisante arrosée d’écume. Plus haut, les touristesdistinguaient le scintillement argenté des rapides. Les bergescommencèrent à se transformer en falaises abruptes. Bientôt apparutun rocher proéminent, de forme semi-circulaire. L’interprète n’eutpas besoin de préciser qu’il s’agissait du temple qui figurait auprogramme de leur excursion. Une route plate y conduisait ;les ânes s’y engagèrent au petit trot. Au milieu de rocs noirs surfond orange, des tronçons de colonnes pointaient vers le ciel,ainsi qu’un reste de muraille portant des inscriptions :d’après sa teinte grise et sa robustesse, elle semblait avoir étéfaçonnée par la Nature plutôt que par l’homme. Mansoor l’interprèteavait mis pied à terre et il attendit que les retardatairesl’eussent rejoint.

– Ce temple. Mesdames et Messieurs,s’écria-t-il avec l’air du commissaire-priseur se préparant à sadernière enchère, est un très bel exemple de l’art sous ladix-huitième dynastie. Voici le cartouche de Thotmès III !indiqua-t-il du manche de son fouet en montrant des hiéroglyphesprofondément taillés dans la pierre murale. Il vécut six cents ansavant le Christ, et cette inscription est destinée à commémorer sapromenade victorieuse en Mésopotamie. Sur ces bas-reliefs nousavons son histoire, depuis le temps où il vivait avec sa mèrejusqu’à son retour, avec ses prisonniers attachés à son char. Ici,vous le voyez couronné par la Basse-Égypte, et là par laHaute-Égypte offrant un sacrifice en l’honneur de sa victoire audieu Ammon-Ra. Ici, ses prisonniers se tiennent devant lui, et àchacun il coupe la main droite. Dans ce coin, vous voyez un petittas : rien que des mains droites.

– Mon Dieu, je n’aurais pas aimé me trouverici en ce temps-là ! dit Mademoiselle Adams.

– Bah, rien n’a changé ! fit observerCecil Brown. L’Orient est toujours l’Orient. Je ne doute pas qu’àcent cinquante kilomètres, ou peut-être moins, de l’endroit où vousvous tenez actuellement…

– Taisez-vous ! murmura le colonel.

Les touristes longèrent la muraille en levantla tête et en rejetant en arrière leurs grands chapeaux. Derrièreeux, le soleil donnait à cette vieille maçonnerie un éclat cuivréet projetait sur les pierres les ombres noires des promeneurs mêlésaux guerriers noirs. L’ombre imposante du Révérend John Stuart deBirmingham enveloppa à la fois le roi païen et le dieu qu’iladorait.

– Qu’est ceci ? demanda-t-il de sa voixpointue en étendant une canne jaune d’Assouan.

– Un hippopotame, répondit l’interprète.

Et tous les touristes réprimèrent un petitrire car l’animal en question avait quelque chose de MonsieurStuart.

– Mais il n’est pas plus gros qu’unporcelet ! protesta-t-il. Regardez : le roi l’embrochesur sa lance avec facilité.

– Il a été dessiné très petit pour bienmontrer que par rapport au roi il n’est qu’une petite chose,expliqua l’interprète. De même, vous pouvez voir que lesprisonniers atteignent tout juste ses genoux ; non pas parcequ’il était d’une taille gigantesque mais parce qu’il étaitbeaucoup plus puissant. Voyez encore : il est plus gros queson cheval, parce qu’il est roi et qu’un cheval n’est qu’un cheval.Autre exemple : ces petites bonnes femmes que vous distinguezici et là ce sont ses vulgaires épouses.

– Charmant ! s’écria avec indignationMademoiselle Adams. Si on avait sculpté l’âme de ce roi, il auraitfallu une loupe pour la voir. Est-il admissible qu’il ait permisque ses épouses soient représentées de cette façonridicule ?

– S’il vivait de nos jours, dit le Français,il se heurterait dans ce domaine à plus de difficultés qu’il n’enrencontra jamais en Mésopotamie. Mais le temps apporte desrevanches. Peut-être verrons-nous bientôt l’image d’une femme forteet de son vulgaire petit mari, hein ?

Cecil Brown et Headingly étaient demeurésderrière, car les commentaires spécieux de l’interprète et lebavardage futile des touristes choquaient leur sentiment desolennité. En silence ils regardaient défiler devant la vieillemuraille grise cette absurde procession de chapeaux de soleil et devoiles verts. Au-dessus de leurs têtes deux huppes voletaient ens’appelant parmi les ruines des pilastres.

– N’est-ce pas une profanation ? murmuraenfin l’homme d’Oxford.

– Eh bien, je suis content de votreimpression ! Elle correspond à la mienne, répondit Headingly.Je ne sais pas très bien comment on doit approcher ce genre dechoses, en admettant qu’on doive les approcher, mais ce n’estsûrement pas la manière. En somme, je préfère les ruines que jen’ai pas vues à celles que j’ai vues…

Le jeune diplomate lui lança un regard pleinde feu, sourit, mais reprit aussitôt son masque d’homme blasé.

– … Je possède une carte, poursuivitl’Américain. Parfois très loin de tout ce qui vit, en plein milieudu désert sans eau ni pistes, je lis « ruines » ou« restes d’un temple ». Le temple de Jupiter Ammon, parexemple, l’un des édifices religieux les plus considérables dumonde, se trouvait à des centaines de kilomètres de n’importe quoi.Ce sont les ruines solitaires, cachées, éternelles à travers lessiècles, qui fouettent l’imagination. Mais quand je présente unticket à la porte et quand j’entre comme j’entrerais dans le cirquede Barnum, tout romanesque, toute subtilité disparaît.

– Absolument ! répondit Cecil Brown enparcourant le désert d’un œil sombre et intolérant. Si l’on pouvaitvenir se promener ici tout seul, buter dessus par hasard, et setrouver dans une solitude complète devant ces grotesquesbas-reliefs, ce serait irrésistible. On aurait envie de seprosterner dans l’effroi et l’admiration. Mais quand Belmont tiresur sa grosse pipe, quand Stuart fait entendre sa voixd’asthmatique, quand Mademoiselle Sadie Adams se met à rire…

– Et quand ce geai d’interprète récite sonmorceau ! soupira Headingly. Je n’ai qu’un désir : metaire et réfléchir ; je n’ai jamais pu le satisfaire. J’ai étésur le point de commettre une tuerie lorsque je me trouvais devantla grande Pyramide et que je ne pouvais pas jouir d’un moment decalme parce qu’on m’assommait de publicité. J’ai flanqué à unmarchand un coup de pied qui aurait dû l’expédier sur lapointe ! Quand je pense que j’ai fait le voyage d’Amériquepour voir la pyramide, et que je n’ai rien trouvé de mieux, unefois devant elle, que de donner un coup de pied à unArabe !

L’ancien élève d’Oxford rit doucement.

– Les voilà qui repartent, dit-il.

Ils poussèrent alors leurs ânes en avant pourse placer en queue de la risible procession, qui s’engageait àprésent parmi de gros rochers, entre des collines pierreuses. Unsentier étroit et tortueux se faufilait entre les rocs. Derrièreles touristes, l’horizon était dissimulé par d’autres collines,noires et fantastiques comme les crassiers d’un puits de mine. Lesilence s’installa dans le petit groupe. Le visage ordinairementgai de Sadie, s’assombrit comme pour réfléchir la rudesse de laNature. L’escorte s’était rapprochée, avançait en serre-file. Lecolonel et Belmont chevauchaient encore en avant-garde.

– Savez-vous, Belmont ? dit le colonel àvoix basse. Vous allez peut-être me juger stupide, mais je n’aimepas cette petite excursion.

Belmont émit un petit rire bourru.

– Vu de la cabine du Korosko, toutsemblait parfait. Maintenant que nous sommes ici, nous sentonsvaguement quelque chose dans l’air, dit-il. Cependant, destouristes viennent ici chaque semaine, et il ne s’est jamaisproduit le moindre incident.

– Je prends volontiers mes risques quand jesuis sur le sentier de la guerre, répondit le colonel. La guerreest franche : on sait à quoi l’on s’expose avec elle. Maisquand on emmène des femmes, et quand on est gratifié d’unemisérable escorte comme celle-ci, c’est jouer avec le feu !Naturellement, il y a quatre-vingt-dix-neuf chances sur cent pourque tout se passe bien ; mais si le contraire se présentait…Mieux vaut n’y pas penser ! Ce qui est admirable, c’est qu’ilsne se rendent absolument pas compte que le pays est dangereux.

– Hé bien moi, j’aime assez les robesanglaises pour la marche, Monsieur Stephens ! disait Sadiederrière eux. Mais pour une robe d’après-midi, je crois que lescouturiers français ont plus de style que leurs confrères anglais.Vos modistes ont des goûts sévères, et elles savent moins bientirer profit des petits rubans et des nœuds.

Le colonel sourit.

– En tout cas, elle a l’esprit serein !dit-il à Belmont. Je ne répéterais à personne ce que je viens devous dire, et j’espère que mes appréhensions se révéleront malfondées.

– Comprenez, répondit Belmont, que j’imaginefort bien que des bandes de derviches maraudent en quête de quelqueproie. Mais il serait invraisemblable qu’elles nous attendent justele jour où nous passons par ici.

– Étant donné qu’une large publicité a étédonnée à nos déplacements, et que tout le monde connaît une semaineà l’avance les excursions prévues à notre programme, la coïncidencene serait pas extraordinaire !

– Une chance sur cent, vous l’avez dit !murmura Belmont qui, en lui-même, se réjouit de savoir sa femme ensécurité à bord du bateau.

Ils sortirent bientôt de la zone pierreuse quientravait lamarche des ânes : du sable ferme, jaune,s’étendait maintenant jusqu’à la base de la colline conique qui sedressait devant eux. « Ay-ah ! Ay-ah ! »crièrent les âniers en fouettant les flancs des animaux ;ceux-ci partirent au galop et s’élancèrent dans la plaine. Ils nes’arrêtèrent qu’au pied du sentier qui gravissait le mont, surl’injonction de l’interprète.

– Maintenant, Mesdames et Messieurs, noussommes arrivés au pied du célèbre roc d’Abousir. De son sommet,vous allez découvrir un panorama très divers. Mais d’abord vousremarquerez que sur la paroi rocheuse de grands hommes y ont gravéleurs noms : ceux qui sont passés là au cours de leursvoyages, parfois avant la naissance du Christ.

– Vous avez Moïse ? demanda MademoiselleAdams.

– Ma tante, vous m’étonnez ! s’écriaSadie.

– Pourquoi, ma chère ? Il était enÉgypte ; c’était un grand homme ; il aurait fort bien puse promener par ici.

– Le nom de Moïse s’y trouve probablement,ainsi que celui d’Hérodote, déclara gravement l’interprète. Maistous deux ont subi les injures du temps. Par contre là, sur cerocher brun, vous lirez le nom de Belzoni. Plus haut, celui deGordon. Il n’y a pas un personnage célèbre au Soudan dont vous nepuissiez trouver le nom pour peu que vous cherchiez. Et maintenant,avec votre permission, nous allons laisser là nos ânes pour grimperà pied par ce sentier ; du sommet vous verrez le fleuve et ledésert…

Après deux ou trois minutes d’escalade, lestouristes arrivèrent sur la plate-forme semi-circulaire quicouronnait le rocher. Au-dessous d’eux, sur un côté, une falaisenoire perpendiculaire qui avait bien cinquante mètres de hautplongeait dans les remous écumants du Nil. Le grondement assourdidu fleuve et le sifflement de l’eau déferlant parmi les rochersrésonnaient étrangement dans l’air chaud et immobile. Loin en amontou en aval, ils voyaient le cours du fleuve large de quatre centsmètres, puissant, profond et presque noir. De l’autre côtés’étalait une immensité désertique, parsemée de rocs noirs quiétaient les débris emportés par le Nil lorsqu’il sortait de sonlit. Nulle part il n’y avait trace de vie humaine.

– … Là-bas, indiqua l’interprète en désignantl’est, c’est la voie militaire qui va de Ouadi-Halfa à Sarras.Sarras est situé au sud, sous cette montagne noire. Les deuxmontagnes bleues que vous voyez à l’horizon sont situées dans leDongola, à plus de cent kilomètres de Sarras. La voie ferrée asoixante-cinq kilomètres de long, mais elle a beaucoup souffert desderviches, qui sont ravis de transformer les rails en lances. Ilsapprécient également beaucoup les fils du télégraphe. Maintenant,si vous voulez avoir l’obligeance de vous retourner, je vousexpliquerai ce que vous pourrez voir de l’autre côté…

C’était un panorama qu’on ne pouvait guèreoublier après l’avoir vu une fois. Cette étendue de désert sauvageet ininterrompu appartenait-elle à une planète consumée etrefroidie ou à notre terre généreuse ? Elle se prolongeaitjusqu’à une légère brume violette qui semblait l’extrémité dumonde. Au premier plan le sable était d’un beau jaune doré que lesoleil rendait éblouissant. Les six fidèles soldats noirs s’étaientarrêtés en bas ; ils s’appuyaient immobiles sur leursfusils ; chacun projetait une ombre qui paraissait aussisolide que l’homme lui-même. Au-delà de cette plaine dorée denouveaux crassiers noirs s’alignaient, séparés par des vallées desable ocre. Ces crassiers étaient dominés par des collines plushautes et plus fantastiques d’aspect, qui s’étageaient ets’épaulaient jusqu’à se fondre dans la lointaine brume violette.Aucune de ces collines n’avait une altitude considérable ; laplus haute pouvait avoir cent cinquante ou deux cents mètres ;mais leurs crêtes en dents de scie, leurs parois abruptes depierres cuites par le soleil leur donnaient un aspect farouche,effrayant.

– … Le désert de Libye, annonça l’interprèteen étendant le bras avec fierté. Le plus grand désert du monde.Supposez que vous partiez d’ici vers l’ouest, et que vous nebifurquiez ni vers le nord ni vers le sud, les premières maisonsque vous verriez seraient celles de l’Amérique. Cette suppositionvous donne le mal du pays, je crois, Mademoiselle Adams ?

Mais la vieille fille d’Amérique ne l’écoutaitplus ; Sadie lui avait pris le bras, et de l’autre main ellelui montrait quelque chose dans le désert.

– Oh, voici le comble du pittoresque !s’écria-t-elle toute rouge d’excitation. Regardez, MonsieurStephens ! Il ne manquait qu’une chose pour que ce spectaclefût parfait ! Regardez les hommes à dos de chameau quiémergent des collines !

Ils aperçurent tous alors une longue file decavaliers à turban rouge qui poussaient leurs chameaux hors d’unravin. Un silence tomba, intense au point qu’ils entendirentdistinctement les mouches bourdonner. Le colonel Cochrane, quiavait frotté une allumette, s’immobilisa sans songer à allumer sacigarette et la flamme lui brûla les doigts. Belmont siffla entreses dents. L’interprète demeura bouche bée ; ses lèvresgrasses et rouges devinrent grises. Les autres se regardèrent, malà l’aise devant ce supplément imprévu au programme. Le colonelrompit le silence.

– Par saint George, Belmont, je crois quec’est la centième chance qui se présente ! dit-il.

Chapitre 4

 

– Que signifie ceci, Mansoor ? s’écriaBelmont d’une voix rude. Qui sont ces gens, et pourquoidemeurez-vous les yeux écarquillés comme si vous étiez changé enstatue de sel ?

L’interprète, avant de répondre, passa salangue sur ses lèvres sèches.

– Je ne sais pas qui ils sont,balbutia-t-il.

– Qui ils sont ? s’exclama le Français.Vous n’avez qu’à regarder. Ce sont des hommes armés sur deschameaux : des Bédouins comme en emploie le gouvernement surla frontière.

– Par saint George, il a peut-être raison,Cochrane ! dit Belmont en se tournant vers le colonel.Pourquoi ces gens-là ne seraient-ils pas des amis ?

– Nous n’avons pas d’amis sur cette rive duNil, répondit d’un ton péremptoire le colonel. J’en suis absolumentcertain. Nous aurions tort de nous leurrer. Nous devons nouspréparer au pire.

En dépit de ces paroles, les touristesrestèrent immobiles, serrés les uns contre les autres et observantla plaine. Ce choc inattendu les avait assommés ; ils vivaientun rêve impersonnel, confus, irréel. Les cavaliers étaient sortisd’un ravin situé à quinze cents mètres environ du chemin qu’ilsvenaient de parcourir ; ils leur coupaient donc touteretraite. D’après la poussière soulevée et la longueur dudétachement, on aurait dit que toute une armée surgissait descollines. Il est vrai que soixante-dix hommes montés à dos dechameau couvrent une grande étendue de terrain. Dès qu’ils eurentatteint la plaine de sable, ils se mirent en ligne et, sur unesonnerie aigre de trompette, s’élancèrent au trot de front ;leurs silhouettes bigarrées oscillaient sur leurs selles ; lesable se soulevait en un nuage jaune roulant sous les pattes deschameaux. Ce que voyant, les six soldats noirs se replièrent et secamouflèrent sur le flanc de la colline derrière des rochers, commedes soldats rompus à l’exercice. Les blocs de culasse claquèrenttous ensemble quand leur caporal leur donna l’ordre de chargerleurs fusils.

La première stupeur des touristes fit alorsplace à un grand déploiement d’énergie, frénétique autantqu’impuissante. Ils se mirent tous à courir sur la plate-forme dansune précipitation sans but ; ils ressemblaient à des volaillesépouvantées dans une basse-cour. Ils ne pouvaient pas se décider àadmettre qu’ils n’avaient aucun moyen de s’échapper. À plusieursreprises ils se penchèrent par-dessus le bord de la grande falaisequi plongeait dans le Nil, mais le plus jeune et le plus audacieuxde leur groupe n’aurait jamais pu descendre le long de cette paroilisse. Les deux femmes s’accrochaient aux bras de Mansoor quitremblait, comme si elles le jugeaient officiellement responsablede leur sécurité. Stephens, l’avoué, ne quittait pas Sadie Adams etmurmurait comme un phonographe : « Ne vousinquiétez pas, Mademoiselle Sadie ! Ne vous inquiétezpas ! » Ce qui ne l’empêchait pas de trembler lui-même detous ses membres. Monsieur Fardet tapait du pied, roulait les« r » en marmonnant des phrasesincompréhensibles, et jetait des regards irrités à sescompagnons ; il se trouvait plus ou moins trahi par eux. Legros pasteur se tenait bien droit sous son ombrelle et ses grosyeux effrayés observaient les mouvements des cavaliers. Cecil Brownfrisait sa petite moustache ; il était pâle, mais dédaigneux.Le colonel, Belmont, et le jeune diplômé de Harvard avaient gardéleur sang-froid ; c’étaient des hommes de ressources.

– Mieux vaut rester ensemble, dit le colonel.Il n’y a aucun moyen de leur échapper ; il est donc préférableque nous ne nous quittions pas.

– Ils ont fait halte, annonça Belmont.

– Parce qu’ils nous observent. Ils savent trèsbien que nous sommes à leur merci : ils prennent donc leurtemps. Je ne vois pas ce que nous pourrions faire.

– Si nous cachions les femmes ? proposaHeadingly. Ils ne savent certainement pas combien nous sommes.Quand ils nous auront capturés, les femmes pourront sortir de leurcachette et revenir vers le bateau.

– Admirable ! s’écria le colonel. Parici, s’il vous plaît, Mademoiselle Adams. Faites venir les damespar ici, Mansoor ! Il n’y a pas un instant à perdre.

Une partie de la plate-forme était invisibled’en bas ; fébrilement les hommes construisirent un petit abrien pierres. Les morceaux de rocher ne manquaient pas ; il nefallut pas longtemps pour appuyer de biais le plus gros contre unroc et aménager ainsi une sorte d’appentis, puis de bloquer lescôtés par deux autres pierres de la même couleur que le roc ;à première vue, la cachette n’était pas trop visible. Les deuxfemmes s’y faufilèrent, s’accroupirent ; Sadie entoura satante de ses bras. Une fois l’abri édifié, les hommes allèrent voird’un cœur plus léger ce qui se passait dans la plaine. Enapprochant du bord de la plate-forme, ils entendirent les premierscoups de feu ; c’était leur escorte qui tirait ; mais cescoups isolés furent vite noyés dans un sourd grondement ; etl’air s’emplit du sifflement des balles. Tous les touristess’aplatirent derrière les rochers, à l’exception du Français quicontinua à taper du pied tout en donnant de grands coups de poing àson chapeau de paille. Belmont et Cochrane descendirent en rampantvers l’endroit d’où tiraient calmement, méthodiquement, lesSoudanais qui avaient calé leurs fusils sur des pierres.

Les Arabes s’étaient arrêtés à cinq centsmètres ; la désinvolture de leurs mouvements prouvait qu’ilsconnaissaient la situation désespérée des touristes. Ils n’avaientfait halte que pour les compter avant de se lancer à l’assaut. Laplupart tiraient assis sur la croupe de leurs chameaux, maisquelques-uns avaient mis pied à terre et s’étaient agenouillés.Leurs petites taches tremblotantes, blanches, se dessinaientnettement sur les ors de l’arrière-plan. Ils tiraient tantôtisolément, tantôt en salves. La colline bourdonnait telle uneruche ; les balles rebondissaient sur le roc avec un bruitsec.

– Il ne sert à rien de vous exposer, ditBelmont.

Il tira le colonel derrière une grosse rochedéchiquetée qui abritait déjà trois Soudanais.

– Une balle est ce que nous pouvons espérer demieux, répondit Cochrane avec un sourire sinistre. Quel crétin,j’ai été, Belmont, en ne m’opposant pas plus énergiquement à cetteexcursion ridicule ! Je mérite largement ce qui m’arrive, maisquand je pense à ces pauvres gens qui ne soupçonnaient pas lemoindre danger…

– Je suppose que nous ne pouvons pas espérerde secours ?

– Pas le moindre.

– Pensez-vous que cette fusillade puissedonner l’idée aux troupes de Ouadi-Halfa de venir parici ?

– Elles ne l’entendront pas. Il y a bien dixkilomètres d’ici au bateau. Et du bateau à Ouadi-Halfa, huitautres.

– Eh bien, si nous ne rentrons pas, le bateaudonnera l’alerte !

– Et pendant ce temps-là, oùserons-nous ?

– Ma pauvre Norah ! Pauvre petiteNorah !… murmura Belmont derrière sa moustachegrisonnante.

Après un silence il demanda :

– … À votre avis, Cochrane, que vont-ils fairede nous ?

– Nous trancher la gorge, ou nous emmener àKhartoum comme esclaves. Je ne sais pas ce qui serait préférable.Voici l’un des nôtres dont les ennuis sont finis, en toutcas !

Le soldat qui tirait à côté d’eux venait detomber assis, et sa tête plongea entre ses genoux. Il venait d’êtreatteint d’une balle en plein crâne. Il ne s’agita pas. Il ne poussaaucun gémissement. Ses camarades se penchèrent au-dessus de soncorps puis, haussant les épaules, tournèrent à nouveau leurs têtesvers les Arabes. Belmont ramassa le fusil du mort ainsi que sacartouchière.

– Plus que trois cartouches, Cochrane !dit-il en disposant les petits cylindres de cuivre sur la paume desa main. Nous les avons laissés tirer trop tôt et trop souvent.Nous aurions dû attendre que les derviches se lancent àl’assaut.

– Vous avez la réputation d’un tireur d’élite,Belmont, murmura le colonel. Ne croyez-vous pas que vous pourriezabattre leur chef ?

– Lequel est-ce ?

– Je pense que c’est celui qui est sur lechameau blanc, à droite. Celui qui regarde dans notre direction ens’abritant les yeux de ses deux mains.

Belmont chargea son fusil et modifia lamire.

– La lumière est bien mauvaise pour évaluerles distances, dit-il. Bah, je vais essayer à cinq centsmètres !…

Il tira, mais rien ne bougea : ni lechameau blanc ni son cavalier.

– … Avez-vous vu du sable voler ?

– Non. Je n’ai rien vu.

– Je parie que j’ai tiré trop long.

– Essayez encore une fois.

Belmont visa avec une assurance parfaite, maisle chameau et le chef ne bronchèrent pas. Le troisième coup dutpasser plus près, car la bête esquissa plusieurs pas vers la droitecomme s’il voulait se déplacer. Belmont jeta son fusil vide enpoussant une exclamation de dégoût.

– C’est cette maudite lumière !s’écria-t-il rouge de vexation. Dire que j’ai gaspillé troiscartouches ! À Bisley, j’aurais fait tomber son turban ;mais cette maudite réverbération… Que se passe-t-il avec leFrançais ?

Monsieur Fardet trépignait sur le plateau avecles gestes d’un homme qui vient d’être piqué par une guêpe.

– Sacré nom ! vociférait-il. Sacrénom !

Ses dents blanches étincelaient sous samoustache noire. Il se tordit violemment la main droite, et du sangcoula le long de ses doigts. Une balle lui avait éraflé le poignet.Headingly s’élança hors de l’abri derrière lequel il sedissimulait ; il avait évidemment l’intention d’obliger leFrançais à se coucher sur le sol ; mais il n’avait pas faittrois pas qu’une balle l’atteignit dans les reins ; ils’écroula parmi les pierres. Il voulut se relever, vacilla, puisretomba au même endroit ; il ruait des quatre membres comme uncheval qui se serait rompu le dos.

– Ils m’ont eu ! balbutia-t-il.

Le colonel courut à son secours ; maisHeadingly ne bougeait plus ; ses joues blanches reposaient surles pierres noires. Quand, une année plus tôt, il se promenait sousles ormes de Cambridge, il n’avait jamais pensé que sa vieterrestre serait fauchée dans le désert de Libye par la balle d’unmusulman fanatique.

Le feu de l’escorte avait cessé : leshommes avaient épuisé leurs cartouches. Un deuxième soldat avaitété tué, et un troisième, celui qui faisait fonction de caporal,avait reçu une balle dans la cuisse ; il s’était assis sur unepierre et il bandait sa blessure avec l’air grave, préoccupé, d’unevieille femme essayant de recoller les morceaux d’une assiettecassée. Les trois autres mirent la baïonnette au canon : ilsétaient résolus à vendre leur vie le plus chèrement possible.

– Ils arrivent ! cria Belmont quiobservait la plaine.

– Eh bien, qu’ils viennent ! répondit lecolonel en mettant ses mains dans ses poches. Oh, lescanailles ! Les maudites canailles !

C’était le sort des pauvres âniers qui avaitfait perdre son calme au vieux soldat. Pendant l’échange de coupsde feu, les gamins étaient restés tassés les uns contre les autres,formant un petit groupe pitoyable au milieu des rocs, au pied de lacolline. Quand ils virent charger les derviches, ils s’aperçurentqu’ils risquaient d’en être les premières victimes ; alors ilsavaient bondi sur leurs ânes en hurlant de peur, et ils avaientcherché à s’enfuir à travers la plaine. Mais huit ou dix cavalierspostés en flancs-gardes s’étaient avancés pendant lafusillade ; ils se ruèrent aussitôt sur les âniers et lestaillèrent en pièces avec une férocité froide. Un gamin échappaquelque temps à ses poursuivants ; grâce à leur longue foulée,les chameaux rattrapèrent néanmoins son âne qui n’était plus de lapremière jeunesse, et un Arabe enfonça sa lance en plein milieu dudos courbé. Les petits cadavres vêtus de blanc ressemblaient à untroupeau de moutons paissant dans le désert.

Mais les touristes n’eurent pas le temps des’apitoyer sur le sort des âniers. Le colonel lui-même, aprèsl’explosion de son indignation, les oublia. Les cavaliers del’avant-garde avaient fait trotter leurs chameaux jusqu’au pied dela colline ; là ils avaient sauté à terre et, laissant leursmontures s’agenouiller tranquillement, ils s’étaient engagés sur lesentier qui menait à la plate-forme. Ils étaient cinquante à bondirde pierre en pierre. Sans un coup de feu, sans ralentir, ilsdébordèrent les trois soldats noirs, en tuèrent un et piétinèrentles deux autres, puis ils émergèrent sur la plate-forme où unerésistance imprévue les stoppa quelques instants.

Les touristes, serrés les uns contre lesautres, avaient attendu, chacun dans une attitude différente,l’arrivée des Arabes. Le colonel, mains aux poches, essayait desiffloter malgré ses lèvres sèches. Belmont avait croisé les braset s’appuyait contre un rocher ; tête basse, il fronçait lessourcils d’un air maussade. L’esprit humain est ainsi fait quel’Irlandais se trouvait plus troublé par ses trois balles perdueset par cet accroc à sa réputation de tireur d’élite que par ledestin qui l’attendait. Cecil Brown se tenait droit, rigide, ettirait nerveusement sur les pointes de sa petite moustache.Monsieur Fardet grognait en considérant son poignet ensanglanté.Monsieur Stephens hochait la tête en réfléchissant à sonimpuissance pénible et symbolisait assez bien l’ordre et la loibafoués. Monsieur Stuart, toujours abrité par son ombrelle, avaitune physionomie inexpressive et le regard fixe. Headingly gisaitsur le rocher : son chapeau était tombé ; il semblaittout jeune avec ses cheveux blonds ébouriffés et ses traits biendessinés. L’interprète était assis sur une pierre et se tordaitnerveusement les mains. Voilà comment les Arabes les trouvèrent surla plate-forme quand ils débouchèrent.

Et puis, au moment où les premiers assaillantsse précipitaient pour se saisir de leurs victimes, un incident toutà fait inattendu les arrêta. Depuis qu’il avait aperçu lesderviches, le corpulent pasteur de Birmingham avait donnél’impression d’un homme tombé en catalepsie. Il n’avait pas bougé.Il n’avait pas ouvert la bouche. Mais tout à coup il bondit avecune énergie aussi vigoureuse qu’héroïque. Fut-il poussé par unesorte de démence inspirée par la peur ? Le sang d’un ancêtres’éveilla-t-il brusquement dans ses veines ? Le fait est qu’ilpoussa un cri sauvage, s’empara d’une canne et se mit à frapper lesArabes avec une fureur encore plus enragée que la leur. L’un destémoins de cette scène m’a affirmé que, de toutes les images quiont embrasé sa mémoire, aucune n’était restée plus nette que cellede ce gros homme, suant et dansant avec une agilité incroyable,tapant à tour de bras sur les Arabes qui reculèrent en grondant.Puis de derrière un rocher une lance vola de bas en haut et lepasteur tomba à genoux ; la horde des assaillants se déversaalors par-dessus son corps pour s’emparer des touristes. Descouteaux brillèrent, des mains rudes les saisirent par les poignetset par le cou ; ils furent bousculés et poussés violemment surle sentier au bas duquel les chameaux attendaient.

– Vive le Khalife ! Vive le Mahdi !cria le Français en agitant sa main intacte.

Un coup de crosse dans les reins lui imposasilence.

À présent le petit groupe d’excursionnistes setenait au pied du roc d’Abousir ; si les Arabes n’avaient pasbrandi leurs fusils, ils auraient pu se croire tombés aux mains desauvages du septième siècle ; rien en effet ne distinguaitleurs ravisseurs des guerriers du désert qui les premiers avaientporté l’emblème du croissant hors de l’Arabie. L’Orient estimmuable. Les pillards derviches n’étaient pas moins braves, moinscruels, moins fanatiques que leurs ancêtres. Ils formaient lecercle, appuyés sur leurs fusils ou leurs lances, et considéraientleurs captifs avec des yeux triomphants. Ils portaient une sorted’uniforme : un turban rouge noué autour du cou et autour dela tête, si bien que leurs regards farouches semblaient jaillird’un cadre écarlate ; des souliers jaunes non tannés ;une tunique blanche avec des pièces rapportées brunes et carrées.Tous étaient armés de fusils ; l’un d’eux avait une trompetteen bandoulière. Une moitié était composée de nègres : de beauxhommes musclés, de véritables Hercules noirs. Des Arabes bagarrasconstituaient l’autre moitié : petits, bruns, secs, nerveux,avec des yeux méchants et des lèvres minces. Le chef était aussi unbagarra, mais il était plus grand que ses compatriotes, et unelongue barbe noire descendait sur sa poitrine ; sous d’épaissourcils sombres ses yeux froids et durs brillaient comme du verreen passant l’inspection de ses prisonniers. Monsieur Stuart avaitété transporté en bas ; il avait perdu son chapeau, il avaitencore le visage rouge de colère, et à un endroit son pantaloncollait à sa jambe. Les deux soldats soudanais survivants, dont leshabits bleus étaient tachés de sang, se tenaient debout, immobileset attentifs, à côté de ce groupe d’épaves humaines.

Le chef les dévisagea à tour de rôle tout ense caressant la barbe. Ensuite il prononça quelques mots d’une voixrauque, impérieuse, et Mansoor s’avança, le dos ployé et les paumessuppliantes. Il y avait toujours eu quelque chose de comique danssa jupe qui claquait au vent et dans l’espèce de pèlerine quirecouvrait ses épaules ; mais maintenant, sous l’éclat dusoleil de midi, au milieu du cercle des visages féroces, sasilhouette ajouta à la scène un complément d’horreur grotesque.L’interprète salua et resalua comme une poupée mécanique avant detomber subitement à terre, la figure contre le sol, sur une courtephrase du chef. Il enfouit son front et ses mains dans lesable.

– Que signifie cela, Cochrane ?interrogea Belmont. Pourquoi se donne-t-il ainsi enspectacle ?

– D’après ce que je comprends, répondit lecolonel, tout est terminé pour nous.

– Mais c’est absurde ! s’écria leFrançais tout excité. Pourquoi ces gens-là me feraient-ils lemoindre mal ? Je ne leur ai jamais nui. Au contraire, j’aitoujours été leur ami. Si je pouvais leur parler, je me feraiscomprendre. Holà, interprète ! Mansoor !…

Les gestes passionnés de Monsieur Fardetattirèrent l’attention du chef bagarra. Celui-ci posa à nouveau unequestion brève ; Mansoor, agenouillé à ses pieds, luirépondit.

– … Dites-lui que je suis Français,interprète ! Dites-lui que je suis un ami du Khalife.Dites-lui que mes compatriotes n’ont jamais eu de querelles aveclui, mais que ses ennemis sont aussi les nôtres !

– Le chef demande quelle est votre religion,dit Mansoor. Il dit que le Khalife n’a nullement besoin de l’amitiédes infidèles et des incroyants.

– Expliquez-lui qu’en France nous considéronstoutes les religions comme bonnes.

– Le chef dit qu’il n’y a qu’un chienblasphémant et le fils d’un chien pour affirmer que toutes lesreligions sont aussi bonnes les unes que les autres. Il dit que sivous êtes vraiment l’ami du Khalife, vous accepterez le Coran etdeviendrez ici même un véritable croyant. Dans ce cas, il vousenverra sain et sauf à Khartoum.

– Et sinon ?

– Sinon, vous partagerez le sort desautres.

– Alors présentez mes compliments à Monsieurle chef, et dites-lui que les Français n’ont pas pour habitude dechanger de religion sous la contrainte.

Le chef prononça quelques mots, puis sedétourna pour conférer avec un Arabe trapu qui se trouvait à côtéde lui.

– Il dit, Monsieur Fardet, poursuivitl’interprète, que si vous parlez encore, il fera de vous une pâtéequ’il donnera aux chiens. N’ajoutez rien qui le mette en colère,Monsieur, car il est en train de décider de notre sort.

– Qui est-ce ? demanda le colonel.

– Ali Wad Ibrahim. Le même qui a fait l’andernier une expédition sur le village nubien et qui a exterminétous ses habitants.

– J’ai entendu parler de lui, dit le colonel.Il a la réputation d’être l’un des chefs derviches les plusaudacieux et les plus fanatiques. Rendons grâces à Dieu que lesfemmes ne soient pas entre ses mains !

Les deux Arabes avaient échangé quelquesphrases avec cette réserve austère qui surprend dans une raceméridionale. Ils se tournèrent vers l’interprète qui était toujoursagenouillé sur le sable. Ils lui posèrent diverses questions surles prisonniers en les désignant les uns après les autres. Ilsconférèrent encore une fois, et finalement lancèrent quelques motsà Mansoor, en les accompagnant d’un geste méprisant de la main pourindiquer qu’il pouvait les traduire aux touristes.

– Remercions le Ciel, Messieurs, car je croisque nous sommes sauvés pour l’instant ! murmura Mansoor enessuyant son front tout barbouillé de sable. Ali Wad Ibrahim a ditqu’un incroyant ne méritait que le tranchant du sabre de la partd’un fils du Prophète, mais que le beit-el-mal d’Omdurman setrouverait mieux d’avoir l’or que paieraient pour vous vosfamilles. Jusqu’au versement de cette rançon, vous pourreztravailler comme esclaves du Khalife, à moins qu’il ne décide devous mettre à mort. Vous monterez à dos de chameau et vous partirezavec le détachement.

Ayant attendu la fin de la traduction, le chefdonna un ordre bref ; un nègre fit un pas en avant et leva unlong sabre recourbé. L’interprète se recroquevilla comme un lapinqui voit un furet et se prosterna à nouveau sur le sable.

– Que se passe-t-il, Cochrane ? demandaCecil Brown.

Le colonel avait en effet servi en Orient, etil était le seul des touristes à avoir quelques notionsd’arabe.

– Pour autant que je comprenne, il dit qu’ilest inutile d’épargner l’interprète, puisque personne ne sesoucierait de payer une rançon pour lui, et qu’il est trop graspour faire un bon esclave.

– Pauvre diable ! s’écria Brown. Allons,Cochrane, dites-leur de l’épargner. Nous n’allons pas le laissermassacrer sous nos yeux ? Prévenez-les que nous réunironsl’argent entre nous. Je souscris pour n’importe quelle sommeraisonnable.

– Je m’associe jusqu’à la limite de mespossibilités, cria Belmont.

– Nous allons signer une caution, dit l’avoué.Si j’avais un papier et un crayon, je rédigerais l’acte en unmoment, et ce chef pourrait se fier à sa validité.

Mais l’arabe du colonel était insuffisant, etMansoor lui-même trop épouvanté pour comprendre l’offre dont ilétait l’objet. Le nègre interrogea son chef du regard, puis sonlong bras noir se détendit. Mais l’interprète hurla une phrase quiarrêta le coup ; le chef et son lieutenant se rapprochèrent delui. Les autres formèrent le cercle autour de l’homme prosterné quiimplorait pitié.

Le colonel n’avait pas compris le motif de cechangement subit, mais un instinct avertit Stephens qui pâlitd’horreur.

– Oh, scélérat ! s’écria-t-il tout blême.Tenez votre langue, misérable ! Taisez-vous ! Mieux vautmourir… Oui, mourir mille fois !

Il était trop tard. Les touristes devinèrentpar quel vil procédé le lâche espérait sauver sa propre vie :il allait trahir les femmes. Ils virent le chef, dont laphysionomie traduisait le mépris d’un brave, faire un signed’assentiment hautain ; alors Mansoor parla à toute hâte endésignant le sommet du roc. Sur un ordre du bagarra, une douzainede guerriers escaladèrent le sentier et revinrent sur laplate-forme ; là les touristes les perdirent de vue ; ilsentendirent un cri aigu, un hurlement prolongé de surprise et deterreur ; quelques instants plus tard les sauvagesreparurent ; ils encadraient les deux femmes. Sadie, qui avaitles jambes lestes, dévalait la côte avec les hommes de tête etencourageait sa tante en se retournant vers elle. La vieille fillese débattait parmi les guerriers vêtus de blanc ; elle avaitl’air d’un poussin tiré d’une poussinière.

Les yeux noirs du chef, indifférents auspectacle de Mademoiselle Adams, s’enflammèrent quand il vit lajeune fille. Sur son ordre, les prisonniers furent emmenés vers leschameaux agenouillés. Ils avaient déjà été fouillés ; lecontenu de leurs poches fut jeté dans un sac qu’Ali Wad Ibrahimficela de ses propres mains.

– Dites, Cochrane, chuchota Belmont, ils n’ontpas découvert un petit revolver que je porte toujours sur moi. Sij’abattais ce maudit interprète pour avoir dénoncé lesfemmes ?

Le colonel secoua la tête.

– Vous feriez mieux de le conserver,répondit-il d’une voix sombre. Les femmes pourraient bien en avoirbesoin avant la fin de tout cela !

Chapitre 5

 

Blancs ou marron, les chameaux étaientagenouillés en ligne ; leurs mâchoires en mouvementmastiquaient en cadence et leurs têtes gracieuses se tournaientd’un air minaudier à droite ou à gauche. C’était pour la plupartdes animaux magnifiques ; véritables trotteurs d’Arabie, ilsavaient les membres minces et l’encolure fine qui attestent larace. Mais ils étaient accompagnés aussi de quelques bêtes pluslentes, plus lourdes, mal entretenues et sur la peau desquelles sevoyaient encore les balafres noires de vieux combats. À l’allerelles avaient transporté les vivres et les outres d’eau despillards ; délestées de leurs charges qui furent bientôtréparties sur les trotteurs, elles accueillirent placidement lesprisonniers. Seul Monsieur Stuart eut les mains liées : lesArabes avaient compris que c’était un ecclésiastique et, habitués àassocier la religion à la violence, ils avaient trouvé son accès defureur tout à fait normal ; ils le considéraient néanmoinscomme le plus dangereux et le plus audacieux de leurs captifs. Lesautres, par contre, ne furent l’objet d’aucune mesure deprécaution : au surplus la lenteur de leurs montures leuraurait interdit tout espoir d’évasion. Sous les vociférations desArabes, les chameaux se relevèrent et le long cortèges’ébranla ; tournant le dos au fleuve hospitalier, il sedirigea vers la brume violette scintillante qui encerclait cedésert aussi terrible que beau, bariolé comme une peau de tigre denoir et d’or.

Le colonel Cochrane était le seul destouristes à avoir déjà goûté du transport à dos de chameau. Sescompagnons se trouvaient hissés bien haut au-dessus du sol, et lebizarre balancement de l’animal, joint à l’équilibre instable de laselle, leur soulevait le cœur et les effrayait. Mais cet inconfortphysique était bien peu de choses auprès du tourbillon de leurspensées. Un gouffre venait de se creuser entre leur passé et leprésent. Si rapidement, si inopinément ! Moins d’une heureplus tôt ils étaient encore sur le sommet du roc d’Abousir, riant,bavardant ou pestant contre la chaleur ou les mouches. Headinglyavait âprement critiqué les couleurs outrées de la Nature ;comment pourraient-ils jamais oublier la pâleur de ses joues quandil gisait frappé à mort sur le roc noir ? Sadie avait discourusur les robes et les chiffons ; à présent elle se cramponnaitau pommeau de sa selle de bois, à moitié folle, avec pour toutespoir l’étoile rouge du suicide qui se levait dans sa jeunecervelle. D’humanité, de logique, d’argumentation, il n’était plusquestion : seule la brutale humiliation de la force restait.Pendant ce temps, leur bateau situé derrière la deuxième pointerocheuse, là-bas, les attendait : leur bateau, leurs cabines,le linge immaculé, les verres étincelants, le dernier roman à lamode, les journaux de Londres. Il ne leur fallait pas un groseffort d’imagination pour se représenter la tente blanche, MadameShlesinger sous son chapeau jaune, et Madame Belmont allongée surla chaise-longue ! Oui, elle se trouvait presque dans leurchamp visuel, cette petite parcelle flottante de leur patrie, etchaque foulée inégale, silencieuse, des chameaux les en éloignaitdésespérément. Le matin même, comme la Providence leur avait parubienveillante ! Et la vie, combien agréable ! Un peubanale, peut-être, mais si relaxante, si apaisante. Tandis quemaintenant…

Le turban rouge, les vestes avec leurs piècesrapportées, les souliers jaunes avaient déjà appris au colonel queces hommes ne constituaient pas une bande de pillards nomades, maisqu’ils appartenaient à l’armée régulière du Khalife. À mesurequ’ils s’enfonçaient dans le désert, ils montraient qu’ilspossédaient la rude discipline nécessaire à leur tâche. À quinzecents mètres en avant et sur chaque flanc, leurs éclaireursplongeaient et réapparaissaient au milieu des dunes dorées. Ali WadIbrahim avait pris la tête de la caravane, son lieutenantcommandait l’arrière-garde. La procession s’étirait sur deux centsmètres, avec le petit groupe de captifs au milieu. Comme les Arabesne cherchaient pas à les isoler les uns des autres, MonsieurStephens parvint à glisser son chameau entre ceux des deuxdemoiselles.

– Ne vous découragez pas, MademoiselleAdams ! dit-il. C’est évidemment un outrage inexcusable, maisil est hors de doute que des mesures appropriées seront prises pourarranger l’affaire. Je suis persuadé que nous ne subirons rien deplus grave que quelques ennuis provisoires. Sans ce bandit deMansoor, personne ne vous aurait découvertes !

En une heure de temps, la vieille fille deBoston avait changé d’une façon pitoyable : elle était devenueune dame très âgée. Ses joues brunies s’étaient creusées ; sesyeux brillaient farouchement et ne cessaient de se poser sur Sadieavec effroi. Les désastres provoquent toujours des miracles dedésintéressement : tous ces gens du monde qui marchaient versleur destin avaient déjà rejeté toute frivolité, toutégoïsme : chacun ne pensait qu’à autrui. Sadie pensait à satante ; celle-ci pensait à Sadie ; les hommes pensaientaux femmes ; Belmont pensait à Madame Belmont, mais il pensaaussi à autre chose, car il amena son chameau à hauteur de celui deMademoiselle Adams.

– J’ai quelque chose pour vous, chuchota-t-il.Nous risquons d’être bientôt séparés ; aussi est-il préférableque nous fassions nos arrangements sans perdre de temps.

– Séparés ! gémit Mademoiselle Adams.

– Parlez bas, car cet infernal Mansoor peutnous trahir encore une fois. J’espère que nous ne serons passéparés, mais c’est une éventualité. Il faut nous préparer au pire.Par exemple, ils pourraient décider de se débarrasser des hommes etde vous garder.

Mademoiselle Adams frissonna.

– Que dois-je faire ? Pour l’amour deDieu, dites-moi ce que je dois faire, Monsieur Belmont ! Jesuis une vieille femme. J’ai vécu. Je pourrais tout supporter sij’étais seule en cause. Mais Sadie ! Je suis complètementfolle quand je pense à elle. Sa mère l’attend à la maison, etmoi…

Elle joignit ses petites mains maigres dansune angoisse indicible.

– Glissez une main sous votre cache-poussière,dit Belmont en collant son chameau contre celui de la vieilleAméricaine. Ne le laissez pas tomber. Là ! Maintenantcachez-le dans votre robe. Vous aurez toujours une clef qui vousouvrira n’importe quelle porte.

Mademoiselle Adams tâta ce qu’il lui avaitremis, et elle le regarda d’abord avec stupéfaction. Puis elle semordit les lèvres et secoua avec désapprobation sa tête austère.Finalement elle enfouit le petit revolver sous sa robe, et ellecontinua d’avancer, l’esprit dans un tourbillon. S’agissait-il biend’elle, d’Eliza Adams de Boston, qui avait passé une vie étroitemais heureuse entre sa maison confortable de Commonwealth Avenue etl’église presbytérienne de Tremont ? Voilà qu’elle se trouvaitjuchée sur un chameau, la main fermée sur une crosse de pistolet,et pesant dans sa tête la justification d’un meurtre ! Oh vie,vie traîtresse, comment te faire confiance ? Quand tu nousmontres tes pires aspects, nous pouvons y faire face ; maisc’est quand tu te fais plus douce et plus lisse que nous avons à teredouter davantage.

– Au pis, Mademoiselle Sadie, ce ne seraqu’une question de rançon, déclara Stephens en exprimant lecontraire de ce qu’il pensait vraiment. En outre, nous sommesencore tout près de l’Égypte et loin du pays des derviches. Vouspouvez être sûre que la poursuite sera énergiquement menée. Il fautque vous essayiez de ne pas perdre courage, et d’espérer que toutse passera au mieux !

– Non, je n’ai pas peur, MonsieurStephens ! répondit Sadie en tournant vers lui un visage toutblanc qui démentait ses paroles. Nous sommes entre les mains deDieu, et certainement Il ne nous sera pas cruel. On assurefacilement qu’on Lui fait confiance quand les choses vont bien,mais maintenant l’épreuve décisive approche. S’Il est là-haut,derrière ce ciel bleu…

– Il est là-haut ! répondit une voixderrière eux.

C’était le pasteur de Birmingham qui avaitrejoint le groupe. Ses mains ligotées s’agrippaient à sa selle, etil balançait son obésité à chaque foulée de son chameau. Le sangsuintait de sa jambe blessée, et les mouches s’yagglutinaient ; le soleil brûlant du désert lui tapait sur latête car dans la bagarre il avait perdu son chapeau et sonombrelle. Un début de fièvre donnait un peu de couleur à sesgrosses joues blêmes ; ses yeux brillaient ; il avaittoujours paru un peu vulgaire à ses compagnons de voyage. À présentil était transformé : purifié, spiritualisé, exalté. Il étaitdevenu si étrangement fort qu’à le regarder les autres se sentaientplus forts. Il parla de la vie et de la mort, du présent, et deleurs espoirs pour l’avenir ; le nuage noir de leur misèrecommença à se déchirer et à laisser filtrer un rayon de clarté.Cecil Brown haussait les épaules, car ce n’était pas en une heurequ’il modifierait les convictions de sa vie ; mais le reste dupetit groupe, y compris Fardet, se sentit ému et revigoré. Tous sedécouvrirent quand il pria. Le colonel fabriqua un turban avec sonfoulard de soie rouge, et insista pour que Monsieur Stuart s’encoiffât. Avec son costume d’ecclésiastique et ce couvre-chefcriard, il ressemblait à un homme grave qui se serait déguisé pouramuser des enfants.

Et puis le tourment insupportable de la soifvint s’ajouter aux nausées que provoquait le pas des chameaux. Lesoleil brûlait ; son éclat se réfléchissait sur le sablejaune ; la grande plaine scintillait de telle sorte qu’ilsavaient l’impression de chevaucher sur une nappe de métal enfusion. Ils avaient les lèvres sèches, grillées, et la langue commeune lanière de cuir. Quand ils parlaient entre eux, ils zézayaientbizarrement, car ils n’exprimaient sans effort que les voyelles.Mademoiselle Adams baissait la tête ; son grand chapeaudissimulait son visage.

– Ma tante va s’évanouir si on ne lui donnepas à boire, dit Sadie. Oh, Monsieur Stephens, n’y a-t-il rien quenous puissions faire ?

Les derviches qui se trouvaient à proximitéétaient tous des bagarras, à l’exception d’un nègre dont la figureportait les traces d’une récente variole. Il avait l’air moinsméchant que ses camarades arabes ; aussi Stephens sehasarda-t-il à lui toucher le coude et à lui désignersuccessivement une outre d’eau et la vieille demoiselle. Le nègresecoua négativement la tête, mais il lança un coup d’œilsignificatif aux Arabes comme pour dire que, s’ils n’étaient paslà, il se conduirait différemment. Puis il posa son index noir sursa poitrine.

– Tippy Tilly, dit-il.

– Qu’est-ce ? demanda le colonelCochrane.

– Tippy Tilly, répéta le nègre en baissant lavoix comme s’il ne voulait pas être entendu de ses camarades.

Le colonel hocha la tête.

– Mon arabe est décidément insuffisant. Je necomprends pas ce qu’il veut dire, bougonna-t-il.

– Tippy Tilly. Hicks Pacha, répéta lenègre.

– Je crois qu’il ne nous veut pas de mal, maisje ne comprends pas un traître mot de son langage, dit le colonel àBelmont. Ne croyez-vous pas qu’il veut dire qu’il s’appelle TippyTilly et qu’il a tué Hicks Pacha ?

Le nègre exhiba ses grandes dents blanchesquand il entendit répéter les mots qu’il avait employés.

– Aiwa ! dit-il. Tippy Tilly… BimbashiMormer… Boum !

– Ça y est ! J’ai compris ! s’écriaBelmont. Il essaie de parler anglais. Tippy Tilly, c’estapproximativement Egyptian Artillery, l’artillerie égyptienne. Il aservi dans l’artillerie égyptienne sous le bimbashi Mortimer. Il aété fait prisonnier quand Hicks Pacha a été anéanti, et il estdevenu derviche pour sauver sa peau. Demandez-lui si je metrompe !

Le colonel dit quelques mots et reçut uneréponse ; mais deux Arabes se rapprochèrent ; le nègre setut et accéléra l’allure.

– Vous aviez raison, dit le colonel. Ce nègrene nous veut aucun mal, et il préférerait combattre pour le Khédiveque pour le Khalife. Je ne vois pas comment il pourrait nous aider,mais je me suis trouvé dans des situations pires que celle-ci, etje m’en suis néanmoins sorti. Après tout, nous ne sommes pas horsd’atteinte, et des poursuivants peuvent nous rattraper pendantencore quarante-huit heures.

Belmont fit des calculs avec sa précisionhabituelle.

– Il était à peu près midi quand nous étionssur le roc, dit-il. On aura commencé à s’inquiéter à bord en voyantque nous n’étions pas rentrés à deux heures.

– Oui, interrompit le colonel. Nous devionsdéjeuner à deux heures. Je me rappelle avoir dit qu’en rentrant jeboirais… Oh, mon Dieu, mieux vaut n’y point penser !

– Le commandant est un vieil endormi, repritBelmont. Mais j’ai une confiance absolue dans la promptitude etdans l’esprit de décision de ma femme. Elle insistera pour quel’alerte soit donnée. Supposez qu’ils se soient mis en route à deuxheures et demie ; ils seront arrivés à Ouadi-Halfa à troisheures, puisqu’ils descendent le courant. Combien de temps faut-ilpour que s’ébranle le corps des méharistes ?

– Comptons une heure.

– Plus une heure pour qu’ils franchissent lefleuve. Ils arriveront au roc d’Abousir vers six heures, et ilstrouveront tout de suite la piste. La course-poursuite commenceraalors. Nous n’avons que quatre heures d’avance, et quelques-uns deces chameaux sont fourbus. Nous pouvons encore être sauvés,Cochrane !

– Certains d’entre nous, oui, peut-être. Maisje ne pense pas que le pasteur soit encore en vie demain matin, nonplus que Mademoiselle Adams. Ils ne sont pas faits pour ce genred’aventures. Par ailleurs, n’oublions pas que ces gens-là ontl’habitude d’assassiner leurs prisonniers quand ceux-ci risquent deleur échapper. Dites, Belmont, pour le cas où vous vous en tireriezet pas moi, j’ai une question d’hypothèque que je vous demanderaisde régler à ma place.

Ils se rapprochèrent pour mieux parler desdétails de l’affaire.

Le nègre qui s’était baptisé Tippy Tillys’arrangea pour glisser un morceau d’étoffe tout imbibé d’eau dansla main de Monsieur Stephens, et Mademoiselle Adams put s’humecterles lèvres. Ces quelques gouttes lui donnèrent une forcenouvelle ; une fois passé le premier choc, sa nature nerveuse,élastique, reprit le dessus.

– Ces gens-là n’ont pas l’air de vouloir nousfaire du mal, Monsieur Stephens, remarqua-t-elle. Ils doivent avoirune religion tout comme nous ; sans doute trouvent-ils mauvaisce que nous trouvons mauvais…

Stephens hocha la tête sans répondre. Il avaitassisté au massacre des âniers, que n’avait pas vu la vieilleAméricaine.

– … Peut-être, reprit-elle, leur sommes-nousenvoyés pour les guider sur une meilleure voie. Peut-êtresommes-nous désignés pour accomplir une bonne œuvre chez eux.

Si sa nièce n’avait pas été là, sontempérament énergique et entreprenant aurait trouvé du réconfortdans la possibilité d’une glorieuse évangélisation de Khartoum, oude la transformation d’Omdurman en une petite réplique d’une villede la Nouvelle-Angleterre aux larges avenues.

– Savez-vous à quoi je ne cesse depenser ? demanda Sadie. Vous rappelez-vous ce temple que nousavons vu… quand était-ce ? Eh bien, c’était cematin !

Tous trois poussèrent une exclamation desurprise. Oui, ils l’avaient vu le matin même ; et cependantle souvenir semblait surgir d’un passé lointain, confus, tant lechangement intervenu dans leur vie avait été brusque et profond,tant leurs pensées avaient pris un cours différent. Ilschevauchèrent en silence, jusqu’à ce que Stephens rappelât à Sadiequ’elle n’avait pas terminé sa phrase.

– Oh oui ! Je voulais parler dubas-relief sur le temple. Vous rappelez-vous la pauvre cohorte decaptifs traînés aux pieds du grand Roi ? Et comme ilssemblaient abattus au milieu des guerriers qui lesconduisaient ? Qui aurait pu penser que moins de trois heuresplus tard nous connaîtrions le même destin ! Et MonsieurHeadingly…

Elle se cacha le visage et se mit pleurer.

– Ne vous désolez pas ainsi, Sadie !murmura sa tante. Souvenez-vous de ce qu’a dit le pasteur :nous sommes tous dans le creux de la main divine. Où croyez-vousqu’ils nous mènent, Monsieur Stephens ?

La tranche rouge de son Baedeker dépassaitencore de la poche de l’avoué, car les sauvages ne l’avaient pasjugé digne d’intérêt. Il le caressa d’un regard.

– S’ils me le laissent jusqu’à notre prochainarrêt, je vous montrerai quelques pages. En attendant j’ai unenotion générale du pays, car j’ai dessiné avant-hier une petitecarte. Le Nil coule du sud au nord ; nous devons donc avancerplein ouest. Je suppose qu’en longeant de trop près la rive dufleuve, ils redouteraient d’être poursuivis. Il y a une piste pourcaravanes, je m’en souviens, qui est parallèle au Nil, à unecentaine de kilomètres à l’intérieur des terres. Si nous continuonsdans cette direction encore un jour, nous devrions la rejoindre.Elle traverse une ligne de puits, qui part d’Assiout, si je ne metrompe pas, du côté égyptien, pour aboutir de l’autre côté enterritoire derviche ; aussi, peut-être…

Il fut interrompu par une voix aiguë quidéversa tout à coup un torrent de mots sans suite ni sens. Lesjoues de Monsieur Stuart étaient devenues écarlates, ses yeux videsétincelaient, et tout en chevauchant il s’était lancé dans unbredouillis incompréhensible. Bonne mère Nature ! Elle nelaisse pas ses enfants subir trop de mauvais traitements. « Envoilà assez ! dit-elle. Cette jambe blessée, ces croûtes surles lèvres, cette angoisse, cette lassitude… Allons, sors unmoment, jusqu’à ce que ton corps soit redevenuhabitable ! » Et elle entraîne l’esprit dans le Nirvanadu délire, pendant que les cellules bricolent et rafistolentl’intérieur afin que tout soit en meilleur état pour son retour.Quand vous voyez le voile de cruauté qu’arbore la Nature, essayezde le soulever : vous aurez alors la surprise de découvrir unefigure aimable et très bonne.

Les Arabes observèrent avec méfiance cettecrise imprévue du pasteur : elle confinait en effet à lafolie : or pour eux la folie est chose surnaturelle etredoutable. L’un d’entre eux se détacha pour aller prendre lesordres de l’émir. Quand il revint, il parla à ses camarades ;deux Arabes encadrèrent alors de près le chameau du pasteur pourque celui-ci ne tombe pas. Le bon nègre se glissa à côté du colonelet lui chuchota à l’oreille deux ou trois phrases.

– Nous allons faire halte bientôt, Belmont,annonça Cochrane.

– Dieu merci ! Ils nous donneront àboire. Nous ne pouvons pas continuer ainsi !

– J’ai dit à Tippy Tilly que, s’il nousaidait, nous ferions de lui un bimbashi quand nous le ramènerons enÉgypte. Je crois qu’il ne demande pas mieux ; encorefaudra-t-il qu’il ait le pouvoir. Oh, Belmont, retournez-vous etregardez le fleuve !

Leur route avait jusqu’ici traversé uneétendue sablonneuse parsemée de khors aux arêtes noires etdéchiquetées ; elle débouchait maintenant sur une plaine rude,vallonnée, recouverte de galets arrondis ; les ondulations duterrain se prolongeaient jusqu’aux collines violettes àl’horizon ; elles étaient si régulières, si longues, sibrunes, qu’on aurait pu les prendre pour les lames sombres d’unegigantesque houle solidifiée. Parfois une petite touffe verted’herbe à chameau surgissait entre les pierres. Devant lesprisonniers, rien d’autre que cette plaine brune et ces collinesviolettes. Derrière eux, d’abord les rocs noirs déchiquetés qu’ilsvenaient de dépasser avec les vallonnements de sable orange ;mais plus loin, bien plus loin, une mince ligne verte marquait lelit du Nil. Comme ce vert leur sembla frais et magnifique à côté decette monotonie sauvage ! Ils reconnurent aussi le haut rocd’Abousir, roc maudit qui avait causé leur perte. Au-delà, lefleuve dessinait ses méandres lumineux. Oh, ce liquideétincelant ! Oh, ces instincts grossiers, primitifs, qui seréveillèrent aussitôt en leur âme ! Ils avaient perdu leursfamilles, leur patrie, la liberté, mais ils oublièrent tout pour neplus penser qu’à cette eau. Dans son délire Monsieur Stuartréclamait à grands cris des oranges ; c’était affreux del’entendre. Seul le rude Irlandais se haussa au-dessus de labête : la partie du fleuve qu’il contemplait devait se trouverprès de Ouadi-Halfa, et sa femme était sans doute là-bas. Ilrabattit son chapeau sur ses yeux et mordilla sa moustachegrise.

Le soleil déclinait avec lenteur versl’ouest ; leurs ombres s’allongèrent sur la piste. Il faisaitplus frais ; le vent du désert s’était levé et bruissaitau-dessus de la plaine. L’émir appela son lieutenant ; tousdeux scrutèrent les environs, s’abritant les yeux derrière leursmains ; ils cherchaient évidemment un repère. Puis, poussantun grognement de satisfaction, le chameau du chef s’affala sur lesgenoux, ensuite sur les jarrets, et posa son estomac sur le sol.Tous les chameaux arrivant à sa hauteur l’imitèrent, et secouchèrent sur une même ligne horizontale. Les cavaliers mirentpied à terre et disposèrent devant leurs montures de quoi manger,mais sur des morceaux d’étoffe car un chameau de bonne race nemange jamais à même le sol. Dans les yeux doux des animaux, dansleur manière tranquille de s’alimenter, dans leur allurecondescendante, il y avait quelque chose de gentil et deféminin : ils évoquaient irrésistiblement un pique-nique devieilles demoiselles au cœur du désert de Libye.

Les prisonniers furent laissés libres de leursmouvements : comment pouvaient-ils songer à fuir au centre decette plaine immense ? L’émir s’approcha, les considéra de sesyeux noirs sinistres tout en peignant sa barbe sombre avec sesdoigts. En frissonnant, Mademoiselle Adams découvrit que le regarddu chef revenait se poser constamment sur Sadie. Puis, se rendantcompte de leur condition physique, il lança un ordre ; unnègre apporta une outre d’eau et leur versa à chacun la moitié d’ungobelet. L’eau était chaude, boueuse ; elle avait le goût ducuir ; mais comme elle parut délicieuse à leurs palaisdesséchés ! L’émir dit quelques mots secs à l’interprète et seretira.

– Mesdames, Messieurs !… commençaMansoor.

Il aurait volontiers repris son aird’importance, mais devant une certaine lueur dans les yeux ducolonel il entama un long plaidoyer pour sa conduite.

–… Comment aurais-je pu agir autrement, avecle sabre sur la gorge ? gémit-il.

– Si un jour nous revoyons l’Égypte, je vouspromets une corde autour du cou ! grommela férocement lecolonel. En attendant…

– Très bien, colonel ! interrompitBelmont. Mais dans notre propre intérêt, il nous faut savoir cequ’a dit le chef.

– Pour ma part, je ne veux plus avoir affaireà cette canaille !

– C’est, je pense, aller trop loin. Nous nepouvons pas nous permettre d’ignorer ce qu’a dit le chef.

Cochrane haussa les épaules. Les privations lerendaient irritable. Il dut se mordre les lèvres pour retenir uneréponse acide. Il s’éloigna lentement.

– Qu’a dit le chef ? interrogea Belmontdont la férocité du regard ne le cédait en rien à celle ducolonel.

– Il me paraît un peu mieux disposé qu’avant.Il a dit que tant qu’il aurait de l’eau, vous auriez votrepart ; mais il n’en a pas beaucoup. Il a dit aussi que demainnous arriverions aux puits de Selimah, et que tout le monde auraitlargement de quoi boire, y compris les chameaux.

– Ne vous a-t-il pas précisé combien de tempsnous resterions ici ?

– Un très court repos, m’a-t-il dit ; etpuis après, en avant ! Oh, Monsieur Belmont !…

– Silence ! aboya l’Irlandais.

Belmont recommença à calculer les délais etles distances. Si tout s’était passé comme prévu, si sa femme avaitsecoué l’indolence du commandant afin que l’alerte fût donnée àOuadi-Halfa, alors les poursuivants devaient être déjà lancés surleurs traces. Le corps des méharistes ou la cavalerie égyptienne sedéplacerait mieux et plus vite au clair de lune qu’à la lumière dusoleil. Il savait qu’à Ouadi-Halfa la coutume était de tenirconstamment en alerte au moins un demi-escadron. Il avait dîné aumess la veille au soir, et les officiers lui avaient expliquécomment ce demi-escadron était capable de foncer immédiatement encas d’urgence. Ils lui avaient montré les réservoirs à eau, lanourriture prête à côté de chacun des animaux, et il avait admiréle soin qui présidait à tous ces préparatifs sans penser un instantqu’il pourrait en avoir besoin. Pour que la garnison tout entièrefût à même de s’ébranler, il fallait compter une bonne heure. Lelendemain matin peut-être…

Ses réflexions se trouvèrent dramatiquementinterrompues. Se débattant comme un dément, le colonel apparut surla crête de la dune la plus proche, avec un Arabe suspendu à chacunde ses poignets. Il avait la figure rouge de fureur et dechagrin.

– Maudits assassins ! criait-il. Belmont,ils ont tué Cecil Brown !

Voici ce qui était arrivé. Aux prises avec samauvaise humeur, le colonel avait marché jusqu’à la colline la plusproche ; dans le vallon il avait aperçu un groupe de chameauxet plusieurs hommes en colère qui parlaient fort. Brown se tenaitau centre des guerriers : il était pâle, il avait le regardlourd, mais il tortillait toujours sa moustache et il affectait unepose négligente. Il avait déjà été fouillé ; mais à présentils semblaient résolus à lui arracher tous ses habits dans l’espoirde découvrir quelque chose qu’il aurait dissimulé. Un nègre hideux,avec des anneaux aux oreilles, grimaçait furieusement devant levisage impassible du jeune diplomate. Dans son for intérieur, lecolonel qualifia d’inhumain et d’héroïque ce calme imperturbable.L’habit de Cecil Brown était déboutonné ; la grosse patte dunègre vola vers son cou et déchira sa chemise jusqu’à la taille. Aubruit de cette déchirure et sous le contact de ces doigtsgrossiers, ce citadin, ce produit fini du XIXe sièclerompit d’un coup avec ses principes : il devint un sauvage enface d’un autre sauvage. Il rougit, ses lèvres se retroussèrent, ilgrinça des dents, ses yeux s’injectèrent de sang. Il se jeta sur lenègre et le frappa plusieurs fois au visage. Il frappait comme unefille, le bras arrondi et la paume ouverte. D’abord effrayé par cesubit accès de rage, le nègre recula ; puis il poussa unesorte de ricanement d’impatience, tira un couteau de sa longuemanche bouffante et frappa de bas en haut sous le bras quitourbillonnait. Brown tomba assis et se mit à tousser. Il toussaitcomme un homme qui s’étrangle au cours d’un dîner, sans pouvoirs’arrêter, quinte après quinte. Ses joues que l’indignation avaitcolorées se recouvrirent peu à peu de la pâleur de la mort ;sa gorge fit entendre quelques gargouillements ; il plaqua unemain contre sa bouche, et roula sur le côté. Le nègre émit ungrognement de mépris et rangea son couteau dans sa manche, tandisque le colonel, fou de colère impuissante, se faisait empoigner parles spectateurs qui le ramenèrent vers ses compagnons consternés.On lui lia les mains et il s’assit auprès du pasteurnon-conformiste qui délirait toujours.

Ainsi Headingly était mort ; et CecilBrown était mort. Les survivants se dévisagèrent avec des yeuxhagards, comme pour essayer de sonder les décrets du destin et dedeviner lequel d’entre eux serait la prochaine victime. Sur dixtouristes, deux morts et un fou. Leurs vacances se terminaientdécidément très mal.

Fardet, le Français, était assis toutseul ; il avait posé le menton sur ses mains et les coudes surses genoux ; il contemplait le désert. Soudain Belmont le vitsursauter et dresser l’oreille comme un chien qui entend le pasd’un inconnu. Puis, joignant les doigts, Fardet se pencha en avantet dévora des, yeux les noires collines de l’est qu’ils venaient defranchir. Belmont suivit la direction de son regard et… Oui,oui ! Quelque chose bougeait par là ! Du métal scintilla,un vêtement blanc voletait. Une vedette derviche en faction sur leflanc du campement fit tourner deux fois son chameau en signald’alerte, puis déchargea son fusil en l’air. L’écho du coup de feus’était à peine étouffé que tous les Arabes et tous les nègresavaient sauté en selle et fait lever leurs chameaux ; ils sedirigèrent lentement vers l’endroit d’où l’alerte avait été donnée.Plusieurs hommes armés entourèrent les prisonniers, non sansglisser des cartouches dans leurs remingtons pour les inviter à setenir tranquilles.

– Par le Ciel, ce sont des hommes montés à dosde chameau ! s’écria Cochrane dont tous les souciss’effacèrent. Sans doute des gens de chez nous !

Dans la confusion générale, il s’était libéréles mains.

– Je ne les aurais pas crus aussi rapides,murmura Belmont dont les yeux flamboyaient. Je ne les attendais pasavant deux ou trois heures au moins. Hurrah, Monsieur Fardet !Ça va mieux, n’est-ce pas ?

– Hurrah ! Hurrah ! Merveilleusementmieux ! Vivent les Anglais ! Vivent les Anglais !cria le Français tout excité.

Une colonne de chameaux débouchait desrochers.

– Dites-moi, Belmont ! cria le colonel.Ces bandits voudront sûrement nous abattre si leurs affairestournent mal. Je connais leurs mœurs, et nous devons nous tenirparés. Voudrez-vous sauter sur le borgne ? Moi, je prendrai legros nègre, si mes bras peuvent faire le tour de son corps.Stephens, vous ferez ce que vous pourrez. Vous, Fardet, vous m’avezcompris ? Il faut absolument mettre ces brigands hors d’étatde nuire avant qu’ils puissent nous faire du mal. Vous, interprète,prévenez les deux soldats soudanais… Mais, mais…

Sa voix sombra. Il avala sa salive.

– … Ce sont des Arabes, dit-il.

Et personne ne reconnut sa voix.

De toute cette affreuse journée, ce fut lemoment le plus affreux. Le joyeux Monsieur Stuart était étendu surles galets, adossé contre les côtes de son chameau, et il étouffaitde petits rires chaque fois que ses cellules intérieuress’affairaient gaiement à remettre de l’ordre dans son corps. Sonvisage poupin respirait la béatitude. Mais pour les autres, queldésespoir ! Les femmes éclatèrent en sanglots. Les hommes seréfugièrent dans un silence au-delà des larmes. Monsieur Fardet,secoué de hoquets nerveux, s’écroula le visage contre terre.

Les Arabes tirèrent en l’air pour souhaiter labienvenue à leurs amis ; ceux-ci, trottant sur la plainedécouverte, leur répondirent par des salves et agitèrent leurslances. Cette nouvelle bande était moins nombreuse que lapremière ; elle ne comptait guère plus de trente cavaliers,qui arboraient le même turban rouge et les vestes à piècesrapportées. L’un d’entre eux portait une petite bannière blancheornée d’un texte brodé en rouge. Mais l’attention des touristes futsoudain captivée par autre chose. La même peur empoigna leurscœurs ; la même impulsion commanda le silence. Entre lesguerriers du désert une silhouette blanche oscillait sur unchameau.

– Qui ont-ils avec eux ? cria enfinStephens. Regardez, Mademoiselle Adams ! On dirait unefemme !

Une forme humaine semblait bien en effet poséesur un chameau ; mais il était difficile de lui donner un nom.Quand les deux bandes se rencontrèrent, les cavaliers rompirentleurs rangs. Alors les prisonniers comprirent.

– C’est une femme blanche !

– Le bateau a été pris d’assaut ! Belmontpoussa un cri qui déchira la nuit.

– Norah, ma chérie ! hurla-t-il. Neperdez pas courage ! Je suis ici, et tout est bien !

Chapitre 6

 

Ainsi le Korosko avait été prisd’assaut ; par conséquent les chances de sauvetage qu’ilsescomptaient (tous ces calculs compliqués d’heures et de distances)se révélaient aussi immatérielles qu’un mirage. L’alerte ne seraitpas donnée à Ouadi-Halfa avant que les autorités s’aperçussent quele bateau n’était pas rentré dans la soirée. Donc à cette heure ducrépuscule, alors que le Nil n’était plus qu’une mince bande vertetrès loin derrière eux, la poursuite n’avait sans doute pascommencé. Et cent cinquante kilomètres seulement, peut-être moins,les séparaient du pays des derviches. Il ne fallait presque plusespérer que les forces égyptiennes les rejoignissent à temps. Undécouragement silencieux, morose, s’empara alors des prisonniers, àl’exception de Belmont que les Arabes durent maîtriser parce qu’ilvoulait courir au secours de sa femme.

Les deux détachements avaient fusionné ;les Arabes, gravement et dignement, échangeaient saluts etcompliments, tandis que les nègres riaient, criaient, bavardaientavec cette bonne humeur insouciante que le Coran avait étéimpuissant à transformer. Le chef des nouveaux venus était unvieillard au grand nez crochu et à la barbe grise, maigre,ascétique, brusque, farouche d’aspect, très militaire d’allure.L’interprète gémit quand il le reconnut ; il leva les bras enl’air et hocha la tête : visiblement il avait découvert touteune nouvelle perspective d’ennuis.

– C’est l’émir Abderrahman, dit-il. Maintenantj’ai bien peur que nous n’arrivions pas vivants àKhartoum !

Le colonel Cochrane seul le connaissait deréputation : il passait pour un monstre de cruauté et defanatisme, pour un musulman forcené, pour un prédicateur et uncombattant qui n’hésitait jamais à appliquer les féroces doctrinesdu Coran jusqu’à leur conclusion. Il commença par s’entretenir avecl’émir Wad Ibrahim ; leurs chameaux se touchaient ; labarbe noire se confondait avec la barbe grise. Puis ils setournèrent tous deux vers le misérable troupeau des captifs ;le cadet fournit d’amples explications à son aîné qui écoutait,impassible et grave.

– Qui est le vieux gentleman à barbeblanche ? interrogea Mademoiselle Adams qui avait été lapremière à se remettre de sa déception. Il a l’air trèsdistingué.

– C’est le nouveau chef, réponditCochrane.

– Vous ne voulez pas dire qu’il est d’un gradesupérieur à l’autre ?

– Si, Mademoiselle, dit l’interprète. Il est àprésent le chef suprême.

– Eh bien, tant mieux ! Il me rappelle levieux Mathews de l’église presbytérienne au temps du ministreScott. Ce chef à barbe noire et au regard de braise ne me dit rienqui vaille. Sadie, ma chérie, vous vous sentez mieux avec lafraîcheur, n’est-ce pas ?

– Oui, ma tante. Ne vous tracassez pas à monsujet. Comment vous sentez-vous vous-même ?

– Ma foi, plus en confiance que tout àl’heure. Je vous ai donné un bien mauvais exemple, Sadie :j’étais complètement abasourdie par la soudaineté de toute cetteaventure, et puis je pensais à votre mère : elle vous avaitconfiée à moi, et je me demandais ce qu’elle penserait en nousvoyant toutes les deux. Ma parole, il y aura quelques manchetteslà-dessus dans le Boston Herald ! Et je parie bienque quelqu’un devra rendre des comptes !

– Pauvre Monsieur Stuart ! s’exclamaSadie en entendant à nouveau le délire monotone du pasteur. Venez,ma tante ! Voyons si nous ne pouvons pas faire quelque chosepour lui.

– Je suis inquiet au sujet de MadameShlesinger et de son enfant, dit le colonel Cochrane. Je vois bienvotre femme, Belmont, mais personne d’autre.

– Ils l’amènent par ici ! cria Belmont.Merci, mon Dieu ! Nous allons tout apprendre. Ils ne vous ontpas fait de mal, Norah, j’espère ?…

Il courut vers elle, et baisa la main qu’ellelui tendait pour qu’il l’aidât à descendre de chameau.

Les bons yeux gris et le doux visage calme del’Irlandaise apportèrent un peu de soulagement et d’espérance auxprisonniers. C’était une catholique fervente ; or la religionde l’Église Romaine est un excellent soutien à l’heure du danger.Pour elle, pour le colonel qui était anglican, pour le pasteur nonconformiste, pour les Américaines presbytériennes, et même pour lesdeux Soudanais païens, la religion sous ses divers aspectsremplissait le même office : elle rappelait sans cesse que lepire que pût commettre le monde était bien peu de chose, et que,nonobstant la dureté apparente des voies de la Providence, nousn’avions rien de mieux ni de plus sage à faire que de nous laisserconduire par la Grande Main. Ces compagnons du malheur n’avaientpas un dogme commun ; mais ils possédaient le courage profondet le fatalisme paisible, essentiel, qui forment le cadre antiquede la religion ; les dogmes nouveaux ont poussé comme dulichen éphémère sur sa surface de granit.

– Pauvres amis ! s’écria l’Irlandaise. Jem’aperçois que vous avez beaucoup plus souffert que moi. Non,réellement, John mon chéri, je suis tout à fait bien ! Je n’aimême pas soif, car notre bande a rempli ses outres d’eau dans leNil, et j’ai eu à boire autant que je le désirais. Mais je ne voispas Monsieur Headingly, ni Monsieur Brown. Et le pauvre MonsieurStuart ! Dans quel état se trouve-t-il !

– Headingly et Brown ne connaissent plus desoucis, répondit son mari. Vous ne savez pas combien de foisaujourd’hui nous avons rendu grâce à Dieu, Norah, de ce que vousn’étiez pas avec nous ! Et vous voici quand même !

– Où serais-je mieux qu’à côté de monmari ? Je préfère cent fois, mille fois, être ici qu’ensécurité à Ouadi-Halfa.

– La ville est-elle alertée ? demanda lecolonel.

– Un canot a réussi à fuir. Madame Shlesinger,son enfant et la nurse y avaient pris place. J’étais en bas lorsqueles Arabes nous ont attaqués. Ceux qui étaient sur le pont ont eule temps de sauter dans le canot. Je ne sais pas s’ils ont étéblessés, car pendant un bon moment les Arabes ont tiré dessus.

– C’est vrai ? s’écria Belmont. Alors, lagarnison a dû entendre la fusillade. Qu’en pensez-vous,Cochrane ? Depuis quatre heures ils doivent être lancés surnotre piste ! D’une minute à l’autre nous pouvons espérer voirapparaître sur cette crête le casque d’un officieranglais !

Mais des déceptions successives avaient rendule colonel sceptique.

– S’ils ne viennent pas en force, répondit-il,mieux vaut qu’ils ne viennent pas du tout. Ces pillards sont dessoldats d’élite avec de bons chefs, et, sur leur propre terrain,ils se défendront avec acharnement…

Il s’arrêta tout à coup et regarda du côté desArabes.

– … Par saint George ! murmura-t-il. Cespectacle valait la peine d’être vu !

Le grand soleil rouge avait déjà glissé lamoitié de son disque derrière la brume violette de l’horizon.C’était l’heure de la prière arabe. Une civilisation plus ancienneet plus savante se serait tournée vers cet horizon magnifique etl’aurait adoré. Mais les sauvages enfants du désert étaient d’uneessence plus noble que les Perses raffinés : ils plaçaientl’idéal plus haut que la matière ; aussi firent-ils leurprière en tournant le dos au soleil et en dirigeant leurs visagesvers le temple central de leur religion. Comme ils priaient, cesfanatiques ! Profondément absorbés, avec des yeux brillants etle visage illuminé, ils se levaient, se prosternaient, touchaientde leur front le tapis de prière. En contemplant une pareilledévotion, qui aurait pu douter de l’existence d’une grandepuissance mondiale, réactionnaire mais formidable, disposant demillions de fils entre le cap Juby et les confins de laChine ? Si un jour le même souffle les embrase, si un grandsoldat ou un grand administrateur se lève pour les organiser, neseront-ils pas l’instrument avec lequel la Providence balaiera lesud de l’Europe, décadent, pourri, égoïste, sans cœur, comme celas’est produit il y a douze cents ans, afin de faire place nettepour une race meilleure ?

Lorsqu’ils se furent relevés, une sonnerie detrompette retentit ; les prisonniers comprirent alors qu’aprèsavoir voyagé tout le jour, ils allaient devoir voyager toute lanuit. Belmont grogna, car il avait espéré que leurs sauveteurs lesaurait rattrapés avant le lever du camp. Mais les autres n’étaientdéjà que trop enclins à se soumettre à l’inévitable. Ils avaientreçu un pain plat arabe par personne, puis, comble de volupté, undeuxième gobelet d’eau tirée des outres du deuxième détachement. Sile corps obéissait à l’âme aussi facilement que l’âme obéit aucorps, la terre serait un paradis ! Une fois leurs besoinsphysiques satisfaits, ils reprirent courage et regrimpèrent surleurs chameaux en acceptant de meilleure grâce le côté romanesquede leur terrible aventure. Monsieur Stuart poursuivait sur le sableson bavardage puéril ; les Arabes n’essayèrent même pas de leremettre en selle. Dans l’obscurité qui tombait, sa grosse figuretournée vers le ciel faisait une tache blanche.

– Interprète ! cria le colonel.Dites-leur qu’ils oublient Monsieur Stuart !

– Inutile, Monsieur ! répondit Mansoor.Ils disent qu’il est trop gras, et qu’ils ne l’emmèneront pas plusloin. Il va mourir, déclarent-ils ; alors à quoi bon s’occuperde lui ?

– Ne pas l’emmener ! explosa Cochrane.Comment ! Mais cet homme va périr de faim et de soif ! Oùest l’émir ?…

Il appela l’Arabe à barbe noire sur le tonqu’il aurait pris pour tancer un ânier en retard. Le chef ne daignapas lui répondre, mais il dit deux ou trois mots à l’un desguerriers qui asséna dans les côtes du colonel un coup de crosse defusil. Le vieux soldat tomba en avant, puis fut hissé, àdemi-inanimé, sur sa selle. Les femmes recommencèrent àpleurer ; les hommes marmonnèrent des jurons et serrèrent lespoings ; que pouvaient-ils faire dans cet enfer d’injustice etde mauvais traitements ? Belmont chercha son petit revolvermais il se rappela qu’il l’avait confié à Mademoiselle Adams. S’ill’avait conservé, l’émir aurait été abattu, mais tous les touristesauraient été massacrés.

En se remettant en marche, ils aperçurent faceà eux l’un des phénomènes les plus singuliers du désertégyptien ; il est vrai que les circonstances ne les mettaientpas d’humeur à en apprécier la beauté. Quand le soleil avaitdisparu, l’horizon avait conservé une teinte violette, ardoisée.Mais maintenant voilà que cette brume devenait de plus en plusclaire : une pseudo-aurore s’épanouissait ; ils auraientjuré qu’un soleil vacillant remontait dans le ciel en empruntant lavoie qu’il avait descendue. Un voile rose en suspension au-dessusde l’ouest décora sa bordure supérieure de reflets d’un vert tendreet délicat. Mais lentement ces couleurs se fondirent dans un gristerne qui précéda la nuit. Vingt-quatre heures plus tôt, assis surleurs chaises-longues ou des tabourets, ils discutaient politique àla lumière des étoiles sur le pont du Korosko. Douzeheures plus tôt, ils prenaient leur petit déjeuner avant de partirpour leur dernière excursion. Depuis, ils avaient découvert tout unmonde d’impressions neuves. Avec quelle brutalité ils avaient étéprécipités du haut de leur suffisance ! C’était les mêmesétoiles d’argent, le même croissant de lune, mais quel abîme entrele passé et le présent !

Les chameaux se déplaçaient aussisilencieusement que des fantômes. Devant les prisonniers, derrièreeux, les Arabes ne faisaient pas plus de bruit que leurs montures.Nulle part un bruit. Pas le moindre bruit. Et puis brusquement trèsloin derrière, une voix humaine s’éleva dans le désert : unevoix forte, bourdonnante, peu musicale ; peu à peu un refrainse dégagea dans ce chant lointain ; les prisonniers purent endistinguer les mots :

« La nuit nous plantons notre tente mouvante,

Une journée de moins avant notre retour… »

Monsieur Stuart avait-il recouvré ses esprits,ou bien était-ce par une coïncidence de son délire qu’il avaitchoisi ce chant ? Les larmes aux yeux, ses amis seretournèrent ; ils savaient bien que ce voyageur était toutprès du retour… Graduellement la voix baissa de ton ; ellefinit par s’ensevelir dans le silence tout-puissant du désert.

– Cher vieil ami, j’espère que vous n’êtes pasblessé ? interrogea Belmont en posant une main sur le genou ducolonel.

Cochrane s’était redressé, mais il étaitencore essoufflé.

– Je suis tout à fait remis. Voudriez-vousavoir l’obligeance de me montrer l’homme qui m’a frappé ?

– Le brigand devant vous ; celui dont lechameau est à la hauteur de celui de Fardet.

– Le jeune, avec une moustache… Je ne ledistingue pas très bien avec cette lumière, mais je crois que je lereconnaîtrai au jour. Merci, Belmont !

– J’ai cru qu’il vous avait défoncé descôtes.

– Non ; il m’a coupé le souffle, voilàtout.

– Vous devez être en fer ! C’était uncoup terrible. Comment avez-vous pu récupérer si vite ?

Le colonel se gratta la gorge et bafouilla unpeu en répondant :

– Le fait est, mon cher Belmont… Je suis sûrque ceci restera entre nous… Surtout ne le répétez pas auxdames !… Mais je suis légèrement plus âgé que je ne l’avoue,et plutôt que de perdre l’allure martiale qui m’a toujours étéchère, je…

– Vous portez un corset, par saintGeorge ! s’écria l’Irlandais.

– Ma foi, un léger support artificiel !dit sèchement le colonel qui fit dévier la conversation sur leschances du lendemain.

Les survivants revoient encore dans leursrêves cette longue nuit de marche dans le désert. Tout étaitd’ailleurs une sorte de rêve : le silence qu’ils trouvaientsur les pattes élastiques des chameaux, et les silhouettesimprécises, mobiles, qui oscillaient sur leur gauche et sur leurdroite. L’univers semblait suspendu devant eux comme un énormecadran du temps. Une étoile scintillait juste à l’extrémité de leurroute. Le temps qu’ils ferment les yeux, et les ouvrent à nouveau,une autre étoile s’allumait au-dessous de la première. D’heure enheure le large flot stellaire s’écoulait avec lenteur sur ce fondbleu de nuit ; des mondes et des systèmes dérivaientmajestueusement au-dessus de leurs têtes pour emplir la voûtecéleste dont la somptuosité consolait vaguement les captifs, tantleur destin personnel et leur individualité propre semblaientminimes auprès d’un pareil déploiement de forces. Pour défiler dansle ciel, le grand cortège des astres commençait par l’escalader,puis stationnait presque immobile à la verticale, et enfindescendait sans hâte jusqu’à ce que vers l’est apparût la premièrelueur froide, et que les prisonniers fussent bouleversés par cequ’elle leur révélait de leurs visages.

Le jour les avait torturés par lachaleur ; la nuit leur apporta un froid encore plusintolérable. Les Arabes s’enveloppèrent dans leurs couvertures ets’en couvrirent la tête. Les prisonniers grelottaient, battaientdes mains pour se réchauffer. Mademoiselle Adams était la pluséprouvée en raison de sa maigreur et de la mauvaise circulationsanguine due à son âge. Stephens retira sa veste de tweed et laposa sur ses épaules. Il cheminait à côté de Sadie, sifflotait etchantonnait pour lui faire croire que sa tante le soulageait enacceptant de se charger de sa veste, mais il faisait trop de bruitpour être convaincant. Il était vrai pourtant qu’il sentait moinsle froid que les autres, car le vieux, vieux feu consumait soncœur, et une étrange allégresse se mêlait confusément à sesmalheurs : il aurait été incapable de dire si cette aventureétait le pire des maux ou la plus grande bénédiction de sonexistence. À bord du bateau, la jeunesse de Sadie, sa beauté, sonintelligence et son caractère ne lui avaient pas permis d’espérermieux qu’une indulgence charitable à son égard. Mais maintenant iléprouvait le sentiment qu’il ne lui était pas inutile ; il serendait compte que chaque heure nouvelle l’incitait davantage às’adresser à lui comme à son protecteur naturel ; et surtout(surtout !) il avait eu la révélation de sa proprepersonnalité ; il commençait à comprendre que, derrière toutesles routines du droit qui lui avaient édifié une natureartificielle, un homme fort et tout à fait digne de confianceexistait vraiment. Une petite étincelle d’estime personnelle luiréchauffait le sang. Jeune, il avait raté sa jeunesse ; maiselle s’épanouissait à présent comme une fleur attardée.

– C’est à croire que vous vous amusezbeaucoup, Monsieur Stephens ! lui dit Sadie d’une voixacide.

– Je n’irai pas jusqu’à affirmer que jem’amuse, répondit-il. Mais je suis tout à fait certain que je nevoudrais pas vous quitter ici.

Il n’avait jamais été aussi tendre enparoles ; étonnée, la jeune fille le regarda.

– Je pense que j’ai été jusqu’ici une trèsméchante fille, dit-elle après un silence. Parce que j’étaisheureuse moi-même, je ne pensais jamais aux malheureux. Cetteaventure me fait voir les choses sous un autre jour. Si je m’ensors, je serai meilleure dans l’avenir : plus sérieuse, plusréfléchie.

– Et moi aussi je serai meilleur. Je supposeque c’est justement pour cela que nous vivons cette aventure.Considérez comme elle a mis en relief les qualités de tous nosamis. Prenez le pauvre Monsieur Stuart, par exemple :aurions-nous jamais soupçonné le cœur noble et loyal qu’ilavait ? Et regardez Belmont et sa femme, là devant nous :ils avancent la main dans la main, sans crainte, chacun ne pensantqu’à l’autre. Et Cochrane, qui à bord donnait constammentl’impression d’avoir un esprit étroit, mesquin ! Réfléchissezà son courage et à son indignation désintéressée lorsque l’un denous est maltraité. Fardet aussi est brave comme un lion. Je croisque le malheur nous a fait du bien à tous.

Sadie soupira.

– Oui. Si tout se terminait bien, vous auriezraison. Mais si nous devons subir des semaines ou des mois demisère avec la mort au bout, je ne sais pas où nous glanerons leprofit de nos progrès. Supposez que vous vous en tiriez : queferez-vous ?

L’avoué hésita ; mais ses instinctsprofessionnels étaient encore puissants.

– Je verrai si une action judiciaire estpossible, et contre qui. Probablement contre les organisateurs quinous ont conduits au roc d’Abousir. À moins que ce ne soit contrele gouvernement égyptien qui n’assure pas la sécurité de sesfrontières. Voilà un joli problème de droit ! Et vous, queferez-vous, Sadie ?

Pour la première fois il avait laissé tomberle « Mademoiselle » devant le prénom de la jeunefille ; mais celle-ci était trop préoccupée pour leremarquer.

– Je serai plus tendre pour autrui, dit-elle.J’essaierai de rendre quelqu’un heureux en souvenir des misères quej’ai subies.

– Dans votre vie vous n’avez rien fait d’autreque de rendre heureux. Vous ne pouvez pas vous en empêcher…

L’obscurité l’aidait à sortir de la réservequi lui était habituelle.

– … Moins que quiconque vous aviez besoin decette rude épreuve. Comment votre caractère pourrait-ils’améliorer ?

– Comme vous me connaissez peu ! J’ai ététrès étourdie, très égoïste.

– Du moins n’aviez-vous pas besoin de toutesces émotions fortes : vous étiez suffisamment vivante. Pourmoi, c’est différent.

– Pourquoi aviez-vous besoin d’émotions, vous,Monsieur Stephens ?

– Parce que tout est préférable à lastagnation. La souffrance même vaut mieux que la stagnation. Jeviens de commencer à vivre. Jusqu’ici j’avais été une machine surla surface de la terre. Je n’avais qu’une idée en tête, et un hommequi n’a qu’une idée en tête ne vit point. Voilà ce que je commenceà comprendre. Pendant toutes ces années je n’ai jamais étéému ; jamais le vrai souffle d’une émotion humaine ne m’aeffleuré. Je n’avais pas le temps d’être ému. J’avais noté desémotions chez autrui, et je m’étais vaguement demandé s’il n’yavait pas en moi une lacune qui m’empêchât de partager l’expériencede mes compagnons de vie. Mais ces tout derniers jours m’ont apprisque je peux vivre réellement, que je suis capable de chauds espoirset de terreurs mortelles, que je peux haïr et que je peux… Bref,que je peux éprouver n’importe quel sentiment fort. Je suis né à lavie. Je serai peut-être demain au bord du tombeau, mais du moinspourrai-je me dire que j’ai vécu.

– Et pourquoi meniez-vous cette existence enAngleterre ?

– J’étais ambitieux. Je voulais arriver. Etpuis je devais songer à ma mère et à mes sœurs. Dieu merci, voicile matin. Votre tante et vous cesserez bientôt de sentir lefroid.

– Et vous qui n’avez pas de veste !

– Oh, ma circulation est excellente ! Jeme trouve très bien en manches de chemise.

La longue nuit froide, épuisante, touchait àsa fin. Le ciel bleu foncé avait viré au mauve violet ; lesplus grosses étoiles continuaient d’y luire. Derrière elles, laligne grise de l’aube avait commencé à grignoter le ciel tout en separant d’un rose délicat où tremblaient déjà les rayons du soleilinvisible. Tout à coup ils sentirent sa chaleur dans leurs dos et,sur le sable, des ombres longues les précédèrent. Les dervichesrejetèrent leurs couvertures et se mirent à bavarder gaiement entreeux. Les prisonniers commencèrent aussi à se dégeler et mangèrentavidement les dattes qu’on leur distribua en guise de petitdéjeuner. La caravane fit halte ; ils eurent droit à ungobelet d’eau chacun.

– Puis-je vous parler, colonel Cochrane ?demanda l’interprète.

– Non ! aboya le colonel.

– Mais c’est très important ! Notre saluten dépend peut-être.

Le colonel fronça les sourcils, tira sur samoustache.

– Eh bien, de quoi s’agit-il ? dit-ilenfin.

– Vous devriez me faire confiance, car jetiens autant que vous à retourner en Égypte ! Ma femme, mamaison, mes enfants d’un côté ; de l’autre une existenced’esclave. Vous n’avez aucune raison de douter de moi.

– Allez-y !

– Vous connaissez le nègre qui vous aparlé ? Celui qui s’est trouvé avec Hicks ?

– Et alors ?

– Il m’a parlé pendant la nuit. J’ai eu aveclui une longue conversation. Il m’a expliqué que vous ne pouviezpas très bien le comprendre, et qu’il vous comprenait mal ;voilà pourquoi il est venu me trouver.

– Que vous a-t-il dit ?

– Il m’a dit qu’il y avait parmi les Arabeshuit soldats égyptiens : six noirs et deux fellahs. Il m’a ditqu’il voulait avoir votre promesse d’une très bonne récompenses’ils vous aidaient à vous échapper.

– Ils l’auront, bien entendu !

– Ils m’ont demandé cent livres égyptiennespour chacun.

– Ils les auront !

– Je lui ai dit que je vous poserais laquestion, mais que d’avance je répondais de votre accord.

– Qu’ont-ils l’intention de faire ?

– Ils n’ont rien pu me promettre encore, maisils pensaient rapprocher leurs chameaux de votre groupe, de façon àsaisir la première chance qui se présenterait.

– Eh bien, retournez le voir et promettez-luideux cents livres pour chacun s’ils nous aident efficacement. Nepensez-vous pas que nous pourrions acheter quelquesArabes ?

Mansoor hocha la tête.

– Essayer serait trop dangereux, répondit-il.Si l’on essaie et si l’on échoue, ce sera la fin pour nous tous. Jevais lui transmettre votre réponse.

Les émirs avaient prévu une halte d’unedemi-heure au maximum ; mais les chameaux de bât qui portaientles prisonniers étaient tellement fatigués qu’il fut impossible deles remettre en route après un repos aussi bref. Ils avaientallongé leurs grands cous sur le sable, ce qui est chez eux ledernier symptôme de la fatigue. Les deux chefs les examinèrent,hochèrent la tête, et le terrible vieillard tourna du côté desprisonniers son visage émacié. Il s’adressa à Mansoor. L’interprètepâlit en l’écoutant.

– L’émir Abderrahman dit que si vous ne vousconvertissez pas à l’islam, il ne prendra pas la peine de retarderla marche de toute la caravane uniquement à cause de vous. Il ditque sans vous nous pourrions aller deux fois plus vite. Il désiredonc savoir, une fois pour toutes, si vous accepterez le Coran…

Puis, sur le même ton, comme s’il continuait àtraduire, il ajouta :

– … Vous feriez beaucoup mieux de répondreoui, car si vous refusez il vous exterminera certainement tous.

Les infortunés prisonniers se regardèrent. Lesdeux émirs les observaient avec gravité.

– Pour ma part, dit Cochrane, j’aime autantmourir ici qu’être esclave à Khartoum.

– Que dites-vous, Norah ?

– Si nous mourons ensemble, John, je pense queje n’aurai pas peur.

– Il est absurde que je meure pour quelquechose en quoi je n’ai jamais cru, déclara Fardet. Et cependantl’honneur d’un Français lui interdit de se convertir de cettemanière…

Il se redressa de toute sa taille, et mit sonpoignet blessé devant son gilet.

– … Je suis chrétien. Je le reste !cria-t-il. Chacune de ces deux phrases était un courageuxmensonge.

– Et vous, Monsieur Stephens ? demandaMansoor d’une voix suppliante. Si l’un de vous se convertissait,ils seraient peut-être dans de meilleures dispositions. Je vousadjure de faire ce qu’ils réclament.

– Non, impossible ! répondit paisiblementl’avoué.

– Alors, et vous, Mademoiselle Sadie ?Vous, Mademoiselle Adams ? Vous n’avez qu’à dire oui tout desuite, et vous serez sauvées.

– Oh, ma tante, pensez-vous que nous pouvonsdire oui ? balbutia la jeune fille. Est-ce que ce serait trèsmal si nous le disions ?

La vieille fille l’entoura de ses bras.

– Non, non, ma chère petite Sadie !chuchota-t-elle. Vous serez forte ! Vous vous haïriez tropensuite ! Gardez votre main sur moi, ma chérie, et priez sivous sentez que la force vous abandonne. N’oubliez pas que votrevieille tante Eliza vous tiendra tout le temps par la main.

Ils ne manquaient pas de crânerie, cesamateurs de plaisirs ! Tous regardaient la mort en face, etplus ils la voyaient approcher, moins ils en avaient peur. Ilséprouvaient plutôt un vague sentiment de curiosité, ainsi que cepicotement des nerfs du patient qui va s’asseoir dans le fauteuildu dentiste. L’interprète secoua ses bras et ses épaules : ilavait essayé ; il avait échoué. L’émir Abderrahman donna unordre à un nègre qui s’éloigna en courant.

– Pourquoi réclame-t-il des ciseaux ?interrogea le colonel.

– Il va torturer les femmes, répondit Mansooren esquissant le même geste d’impuissance.

L’horreur les glaça. La mort dans l’abstraitétait une chose, mais des détails trop concrets en étaient uneautre. Ils auraient tous accepté d’endurer n’importe quoi, chacundans sa propre chair, mais ils s’attendrissaient encore les uns surles autres. Les femmes ne dirent rien ; les hommes se mirent àcrier ensemble.

– Le revolver, Mademoiselle Adams !disait Belmont. Donnez-le moi ! Nous ne supporterons pas quevous soyez torturées !

– Offrez-leur de l’argent, Mansoor !Offrez-leur tout ce qu’ils veulent ! s’exclamait Stephens.Tenez, je me convertirai à l’islam s’ils promettent de ne pastoucher aux femmes. Après, tout, une obligation sous la contraintene fait pas force de loi. Mais je ne veux pas voir torturer lesfemmes !

– Non, attendez un peu, Stephens ! dit lecolonel. Ne perdons pas la tête. Je crois que j’entrevois une portede sortie. Écoutez-moi, interprète : vous allez dire à cevieux diable à barbe blanche que nous ignorons tout de sa religionde pacotille. Traduisez cela en douceur. Dites-lui qu’il ne peutpas attendre de nous que nous nous convertissions avant de savoirde quelle charlatanerie il s’agit. Dites-lui que s’il consent ànous instruire, nous accepterons volontiers d’écouter sonenseignement. Et vous pourrez ajouter qu’une religion qui engendredes canailles comme lui ou comme cet autre démon à barbe noire,mérite certainement notre attention…

À grand renfort de courbettes et de gesteslarges, l’interprète expliqua que les chrétiens étaient déjàsceptiques, au bord de l’apostasie, et qu’il ne leur faudrait guèreplus que quelques lueurs nouvelles pour les décider à l’abjuration.Les deux émirs se grattèrent la barbe d’un air soupçonneux. PuisAbderrahman prononça quelques mots, et tous deux s’éloignèrent. Uninstant plus tard la trompette invitait la caravane à se remettreen marche.

– Voici ce qu’il a dit, expliqua Mansoor auxprisonniers. Nous atteindrons les puits vers midi, et nous feronshalte. Son propre moulah, qui est très bon et très savant, viendravous donner une heure d’instruction religieuse. Après quoi vousvous prononcerez. Une fois fait votre choix, les émirs jugeront sivous irez à Khartoum ou si vous serez mis à mort. Tel a été sondernier mot.

– Ils n’accepteraient pas de rançon ?

– Wad Ibrahim aurait sans doute accepté, maisl’émir Abderrahman est terrible. Je vous conseille de luicéder.

– Qu’avez-vous fait vous-même ? Vous êteschrétien, vous aussi.

Mansoor rougit.

– Je l’étais hier matin. Peut-être leredeviendrai-je demain matin. Je sers le Seigneur aussi longtempsque ce qu’il me demande me paraît raisonnable ; mais ceci esttrès différent.

Il poussa son chameau avec une liberté demanières qui prouvait que sa conversion lui avait valu un rang àpart parmi les prisonniers.

Ils bénéficiaient donc d’un répit de quelquesheures ; et cependant l’ombre noire de la mort se refermaitsur eux. Qu’y a-t-il donc dans la vie pour que nous tenions tant àelle ? Pas les plaisirs, puisque les êtres dont l’existence aété une longue suite de souffrances reculent en pleurant lorsque lamort miséricordieuse leur tend ses bras apaisants. Pas la société,puisque nous transformons complètement nos relations au fur et àmesure que nous avançons sur la large route que doit suivre chaquefils, chaque fille d’homme. Est-ce la peur de perdre notre moi, cecher moi intime que nous croyons connaître si bien alors qu’il faitconstamment des choses qui nous surprennent ? Pourquoi lecandidat au suicide se raccroche-t-il désespérément au pilier dupont quand la rivière le submerge ? Est-ce parce que la Natureredoute que ses artisans lassés ne jettent leurs outils et ne semettent en grève, qu’elle a inventé cette façon de les conserver àleur tâche présente ? Les touristes du Korosko entout cas avaient beau être harassés et humiliés : ils seréjouirent d’avoir à vivre quelques nouvelles heures desouffrance.

Chapitre 7

 

Au fur et à mesure qu’ils avançaient, rien neprouvait aux prisonniers qu’ils n’étaient pas revenus sur les lieuxqu’ils avaient traversés la veille au soir au coucher du soleil.Depuis longtemps les collines noires et le sable orange quibordaient le fleuve avaient disparu ; ils se retrouvaient aumilieu d’une plaine brune ondulée à galets arrondis, parsemée detouffes d’herbe à chameau, et qui s’étendait jusqu’à une rangée decollines violettes, loin devant eux. Le soleil n’était pas encoreassez haut pour provoquer des chatoiements tropicaux et le paysageimmense se détachait avec une netteté absolue dans la lumière pure.La longue caravane suivait la cadence traînante des chameaux debât. Sur ses flancs, des vedettes s’arrêtaient sur chaque éminence,et inspectaient l’horizon de l’est en s’abritant les yeux.

– À quelle distance sommes-nous du Nil, àvotre avis ? demanda le colonel.

Il se retournait constamment pour sonder luiaussi l’immensité du désert.

– Quatre-vingts kilomètres, au moins !répondit Belmont.

– Pas tant ! protesta le colonel. Nousn’avons pas marché plus de quinze ou seize heures, et un chameaun’avance pas à plus de quatre kilomètres à l’heure s’il n’est pasau trot. Ce qui réduirait la distance à soixante ou soixante-cinqkilomètres : trop considérable néanmoins, je le crains, pourque nous soyons sauvés. Je ne pense pas que le délai qui nous a étéaccordé nous serve à grand-chose. Qu’avons-nous à espérer ?Rien d’autre que la médecine qui nous attend !

– Ne jetez jamais le manche après lacognée ! s’écria l’Irlandais. Midi n’a pas encore sonné, ils’en faut. Hamilton et Hedley, du corps des méharistes, sont debraves garçons qui doivent foncer sur nos traces. Eux n’ont pas dechameaux de bât pour les retarder, je vous en donne maparole ! Quand hier soir je dînais avec eux au mess et quandils m’expliquaient comment ils ripostaient à une razzia, je nepensais guère que notre vie allait dépendre d’eux.

– Soit, nous jouerons le jeu jusqu’aubout ! dit Cochrane. Mais je n’ai pas beaucoup d’espoir.Naturellement, nous ferons bon visage devant les femmes. Jeconstate que Tippy Tilly est un homme de parole, car ces cinqnègres et ces deux Arabes bronzés doivent être les camarades dontil nous a parlé. Ils ne se quittent pas, demeurent à notre hauteur,mais je me demande ce qu’ils pourraient faire pour nous aider.

– J’ai repris mon revolver… chuchotaBelmont.

Il serra les dents et crispa ses mâchoiresavant de poursuivre :

– … S’ils se risquent à jouer avec les femmes,je suis décidé à les abattre toutes les trois de ma propremain ; après quoi nous mourrons l’esprit plus tranquille.

– Vous êtes un chic type ! murmura lecolonel.

Ils se turent. Personne d’ailleurs ne parlaitbeaucoup. Un sentiment indéfinissable, nébuleux, les envahissaittous, comme s’ils avaient avalé un narcotique. La Nature procuretoujours un calmant quand une crise aiguë a trop agacé les nerfs.Ils étaient habités par la paisible sérénité du désespoir.

– C’est diablement beau ! soupiraCochrane en regardant autour de lui. J’avais toujours pensé quej’aimerais mourir dans un bon vrai brouillard jaune de Londres.Mais nous aurions pu trouver pire.

– Moi j’aurais aimé mourir en dormant, ditSadie. Ce doit être merveilleux de s’éveiller et de se trouver dansl’autre monde ! Au collège, Hetty Smith nous répétaittoujours : « Ne me dites pas bonne nuit, maissouhaitez-moi un bon matin dans un monde meilleur. »

Sa tante puritaine hocha la tête.

– Se présenter sans préparation devant leCréateur, Sadie, c’est terrible !

– C’est la solitude de la mort qui estterrible, dit Madame Belmont. Si nous mourions en même temps quetous ceux que nous aimons, nous envisagerions la mort simplementcomme un changement de demeure.

– Si le pis survient, nous ne serons passeuls, rectifia son mari. Nous partirons tous ensemble, et noustrouverons de l’autre côté Brown, Headingly et Stuart qui nousattendent.

Le Français haussa les épaules. Il ne croyaitpas dans une autre vie après la mort, mais il enviait aux deuxcatholiques la sérénité de leur foi. Il sourit intérieurement enpensant à ce que diraient ses amis du café Cubat s’ils apprenaientqu’il avait sacrifié sa vie sur l’autel de la foi chrétienne.Tantôt cette idée l’amusait, tantôt elle l’exaspérait ; ce quine l’empêchait de soigner son poignet blessé tout comme une mèreaurait emmailloté son bébé malade.

En travers du désert pierreux, un long etmince sillon jaune orienté nord-sud avait fait son apparition.C’était une bande de sable qui n’avait pas plus de quelquescentaines de mètres de largeur et dont les renflements nedépassaient pas trois mètres de hauteur. Les prisonnierss’étonnèrent de voir les Arabes la considérer avec un visageextrêmement soucieux : quand ils arrivèrent devant sa bordure,ils firent halte comme s’ils se trouvaient sur la berge d’unerivière non guéable. Ce sable était très léger, poussiéreux ;chaque souffle de brise faisait voler en l’air comme un nuage demoucherons. L’émir Abderrahman essaya de pousser dedans sonchameau ; mais l’animal, au bout de deux ou trois pas,s’immobilisa en frémissant d’épouvante. Les deux chefs conférèrentun moment, puis la caravane prit la direction du nord en laissantla bande de sable sur sa gauche.

– Qu’est-ce donc ? demanda Belmont àl’interprète. Pourquoi ne continuons-nous pas tout droit versl’ouest ?

– Du sable mouvant, répondit Mansoor. De tempsà autre, le vent l’apporte en une longue traînée comme celle-là.Demain, si le vent se lève, peut-être n’en restera-t-il plus ungrain, mais tout ce sable voyagera par air. Il arrive qu’un Arabesoit obligé de faire un crochet de quatre-vingts ou de centkilomètres pour contourner une bande de sable mouvant. S’il tentaitde la franchir, son chameau se romprait les pattes, et lui-mêmeserait aspiré et englouti.

– Quelle est la longueur de cettebande-ci ?

– Personne n’en sait rien.

– Eh bien, Cochrane, voilà qui nous estfavorable ! Plus la poursuite sera longue, plus les chameauxfrais auront de chances.

Pour la centième fois, Belmont se retournapour scruter l’horizon derrière eux : le grand désert étaittoujours brun et morne mais dépourvu du moindre scintillementd’acier, de tout miroitement d’un casque blanc.

Bientôt ils arrivèrent au bout de l’obstaclequi avait contrarié leur progression vers l’ouest. La bande desable allait en se rétrécissant ; quand elle devintsuffisamment étroite pour être franchie d’un saut, les Arabespréférèrent cependant la longer pendant plusieurs centaines demètres encore plutôt que de la traverser. Mais quand les chameauxse retrouvèrent avec du bon terrain dur devant eux, ils furentpoussés au trot et les prisonniers se trouvèrent ballottés dans unesorte de tangage et de roulis combinés. D’abord ils ensourirent ; mais le jeu ne tarda pas à dégénérer en tragédiequand l’affreux « mal du chameau » les secoua par lataille et la colonne vertébrale.

– Je n’en peux plus, Sadie ! s’écriaMademoiselle Adams. J’ai fait ce que je pouvais. Je vaistomber.

– Non, ma tante, non ! Si vous vouslaissez tomber, vous vous romprez les os. Tenez encore unpeu ; ils s’arrêteront peut-être bientôt !

– Appuyez-vous en arrière, dit le colonel, ettenez votre selle par derrière. Là. Cette position soulage…

Il retira le voile de son chapeau, en noua lesextrémités et le fixa au pommeau avant de la selle.

– … Passez votre pied dans la boucle, comme sic’était un étrier…

Le soulagement fut immédiat : Stephensfit la même chose pour Sadie. Mais peu après l’un des chameauxs’effondra de fatigue dans un craquement sec, les pattes en étoilecomme s’il avait été écartelé ; la caravane dut reprendre uneallure plus modérée.

– …Ne serait-ce pas une autre bande de sablemouvant là-bas ? demanda le colonel.

– Non, c’est une bande blanche, réponditBelmont. Holà, Mansoor, qu’y a-t-il en face de nous ?

L’interprète secoua la tête.

– Je n’en sais rien, Monsieur. Je n’ai jamaisvu ça.

Du nord au sud, s’étirait une ligne blanche,aussi droite et aussi nette que si elle avait été tracée à lacraie. Elle était très mince, mais elle s’étendait d’un horizon àl’autre. Tippy Tilly renseigna Mansoor.

– C’est la grande route des caravanes,expliqua l’interprète.

– Qu’est-ce qui la rend blanche,alors ?

– Les ossements.

Incroyable, mais vrai ! Au fur et àmesure qu’ils s’en rapprochaient, ils constatèrent qu’il s’agissaiten effet d’une piste à travers le désert, creusée par lepiétinement des bêtes et des hommes, et si copieusement jalonnéed’ossements qu’elle donnait l’impression d’un ruban blancininterrompu. Des bêtes allongées, sinistres, jalonnaient la routetandis que par endroits des rangées de côtes se succédaient de siprès qu’on aurait dit la carcasse d’un monstrueux serpent. La pisteblanche luisait sous le soleil comme si elle avait été pavéed’ivoire. Depuis des millénaires elle avait été le grand passage àtravers le désert et tous les animaux des innombrables caravanesqui y étaient morts avaient été conservés par l’air sec etantiseptique. Il ne fallait donc pas s’étonner qu’il fût impossiblede la fouler sans fouler leurs squelettes en même temps.

– Ce doit être la route dont je vous ai parlé,dit Stephens. Je me rappelle l’avoir mentionnée sur la carte quej’avais dressée pour vous, Mademoiselle Adams. Le Baedeker ditqu’elle est inutilisée depuis que le soulèvement des derviches ainterrompu tout commerce, mais qu’elle était la piste principalequi permettait aux peaux et à la gomme du Darfour de descendrejusqu’en Basse-Égypte.

Ils la regardèrent avec indifférence :leur propre destin les préoccupait suffisamment. La caravane pritalors la direction du sud en suivant la vieille piste. Cetteroute-Golgotha était tout à fait celle qui convenait au calvairequi les attendait.

Le moment critique approchait : leur sortallait se jouer. Épouvanté par les terribles perspectives qu’ilentrevoyait pour les femmes, le colonel Cochrane fit taire sonorgueil et sollicita les conseils de l’interprète renégat. Mansoorétait un scélérat et un lâche, mais en tant qu’Oriental ilcomprenait le point de vue des Arabes. Sa conversion avait facilitéses relations avec les derviches, et il les avait fait bavarder. Letempérament rigide et aristocratique de Cochrane se révoltait àl’idée de demander conseil à un individu pareil ; quand enfinil s’y décida, il le fit de sa voix la plus bourrue et la moinsconciliante.

– Vous connaissez ces bandits, et vous avez lamême façon de considérer les événements, dit-il. Notre objectif estde prolonger l’état des choses pendant vingt-quatre heures encore.Une fois ce délai écoulé, peu nous chaut ce qui nous arrivera, carnous ne pourrons plus espérer être libérés. Comment donc grignoterun autre jour ?

– Vous savez ce que j’en pense, réponditl’interprète. Je vous l’ai déjà dit. Si vous faites comme moi, vousarriverez sûrement sains et saufs à Khartoum. Sinon, vous nequitterez pas vivants le lieu de notre prochaine halte.

Le nez busqué du colonel se redressa, et sesjoues maigres se colorèrent. Il avança en silence pendant quelquetemps, car son temps de service aux Indes lui avait donné uncaractère de crevette au cari, et ses récentes aventures l’avaientpimenté en supplément d’un peu de cayenne. Il attendit d’être enmesure de parler calmement.

– Mettons de côté cette suggestion, dit-ilenfin. Il y a des choses qui sont possibles, et d’autres qui ne lesont pas. Cela n’est pas possible.

– Vous n’avez qu’à faire semblant de vousconvertir.

– En voilà assez !

Mansoor haussa les épaules.

– À quoi bon me demander mon avis, si vousvous fâchez quand je vous le donne ? Si vous ne voulez pasagir comme je vous le conseille, alors débrouillez-vous comme bonvous semblera. Au moins vous ne pourrez pas dire que je n’ai pastout fait pour vous sauver.

– Je ne me fâche pas, répondit le coloneld’une voix moins sèche. Mais ce serait nous abaisser plus que nousn’y tenons. J’envisageais autre chose. Peut-être consentiriez-vousà laisser entendre à ce prêtre, à ce moulah, que vraiment nouscommençons à fléchir. Je ne pense pas, étant donné le trou où noussommes enfoncés, qu’il trouverait cela anormal. Et puis, quand ilviendra nous faire la leçon, nous pourrions jouer la comédie denous intéresser à ses discours, lui demander de parfaire notreéducation et prolonger ainsi l’affaire pendant vingt-quatre ouquarante-huit heures. Ne croyez-vous pas que ce serait la meilleureidée ?

– Vous ferez ce que vous voudrez, dit Mansoor.Je vous ai donné mon avis une fois pour toutes. Si vous désirez queje parle au moulah, je lui parlerai. C’est le petit bonhomme toutrond, avec une barbiche grise, qui est monté sur le chameau marron.Je puis vous assurer qu’il s’est acquis la réputation d’un grandconvertisseur d’infidèles, que sa réputation est sa fierté, etqu’il préférerait sans doute vous voir épargnés s’il pensait avoirquelque chance de vous convertir à l’islam.

– Dites-lui que nous avons l’esprit ouvert etdisponible pour la bonne semence, insista le colonel. Je ne pensepas que le pasteur aurait été jusque-là, mais puisqu’il est mortnous pouvons faire cette concession. Allez le trouver, Mansoor, etsi vous œuvrez bien, nous oublierons ce qui s’est passé. À propos,Tippy Tilly vous a-t-il dit quelque chose ?

– Non, Monsieur. Il a réuni ses hommes autourde lui, mais il n’a pas encore découvert le moyen de vousaider.

– Moi non plus. Allez voir le moulah, pendantque je mettrai les autres au courant de notre projet.

Tous les prisonniers approuvèrent le plan ducolonel a l’exception de la vieille fille de la Nouvelle-Angleterrequi refusa formellement de feindre un intérêt quelconque pour lareligion musulmane.

– Je pense que je suis trop vieille pourm’agenouiller devant Baal ! dit-elle.

Devant les instances du colonel, elle finitpar promettre qu’elle ne manifesterait pas son opposition à ce queses compagnons pourraient dire ou faire.

– Et qui va argumenter avec ce moulah ?interrogea Fardet. Il importe grandement que la discussion sedéroule avec le plus de naturel possible, car s’il supposait quenous ne faisions qu’essayer de gagner du temps, il refuserait denous endoctriner davantage.

– Il me semble que Cochrane devrait s’encharger, puisque la proposition émane de lui, dit Belmont.

– Excusez-moi ! s’écria le Français. Jene voudrais rien dire contre notre ami le colonel, mais il n’estpas possible que le même homme excelle en tout. S’il s’en charge,c’est aller délibérément au-devant d’un échec : le moulah liradans le jeu du colonel à livre ouvert.

– Vous croyez ? demanda le colonel avecdignité.

– Oui, mon ami, il lira en vous ! Commela plupart de vos compatriotes, vous manquez totalement desympathie pour les idées des autres peuples, et c’est d’ailleurs legrand défaut que je reproche à votre nation.

– Oh, laissez tomber la politique !s’impatienta Belmont.

– Je ne parle pas politique. Je parlepratique. Comment le colonel Cochrane pourrait-il faire croire aumoulah qu’il s’intéresse réellement à sa religion, alors que pourlui il n’existe pas d’autre religion au monde que celle que lui ainculquée la petite secte qui l’a élevé ? J’ajoute pour lecolonel que je suis sûr que n’ayant rien d’un hypocrite, il nepourrait jamais jouer assez bien la comédie pour abuser cetArabe !

Le colonel avait le dos raide et le visagefermé de l’homme qui se demande s’il doit se considérer commeinsulté ou félicité.

– Chargez-vous donc de la discussion si vousen avez envie, dit-il enfin. Je serai ravi d’être libéré de cettecorvée.

– Je pense en effet que je suis le plus apte àcette tâche, puisque toutes les religions m’intéressent également.Quand je cherche à m’informer, c’est en vérité parce que jesouhaite être informé, et non pas pour tenir un rôle.

– La meilleure des choses serait assurémentque Monsieur Fardet s’en charge, déclara Madame Belmont d’un tondécidé qui rallia l’unanimité.

Le soleil était maintenant haut, et iléblouissait de clarté les ossements blancs qui jalonnaient laroute. À nouveau le supplice de la soif tortura lesprisonniers ; pendant qu’ils cheminaient, une vision de lacabine du Korosko dansa comme un mirage devant leursyeux ; ils virent les nappes et les serviettes blanches, lacarte des vins, les longs cols des bouteilles, les bouteilles d’eaugazeuse. Sadie, qui s’était bien comportée jusqu’ici, piqua tout àcoup une véritable crise d’hystérie, et ses rires aigus sans motifexaspérèrent horriblement ses compagnons. Sa tante et MonsieurStephens firent de leur mieux pour la calmer, et au bout d’uncertain temps lajeune fille épuisée, hypertendue, sombra dans unétat à mi-chemin entre le sommeil et l’évanouissement ; ne seretenant plus que mollement au pommeau de sa selle, elle seraitcertainement tombée si elle n’avait pas été encadrée comme ellel’était. Les animaux de bât étaient aussi las que leurscavaliers ; ceux-ci devaient constamment tirer sur la cordeattachée à la muselière pour les empêcher de s’agenouiller. D’unhorizon à l’autre s’étalait la voûte immense d’un ciel bleu sanstache ; inexorable, le soleil rampait le long de sa concavitéformidable.

Ils longeaient toujours la vieille piste, maisils progressaient très lentement. Plusieurs fois, les deux émirsvinrent examiner les chameaux qui portaient les prisonniers, et ilshochèrent la tête. Le plus lambin des animaux était monté par unsoldat soudanais blessé : il boitait bas, et il ne semaintenait au rang des autres qu’à grand renfort de coups debaguette. L’émir Wad Ibrahim leva son fusil, épaula et lui tira uneballe dans la tête. Le soldat blessé tomba à côté de sa monture.Ses compagnons d’infortune se retournèrent et le virent se releveren titubant. Au même moment, un baggara sauta à bas de son chameau,un sabre à la main.

– Ne regardez pas ! cria Belmont auxfemmes.

Ils tournèrent tous la tête vers le sud. Ilsn’entendirent aucun bruit ; mais quelques instants plus tard,le baggara les rattrapa ; nettoyant son sabre sur les poils del’encolure de son chameau, il leur adressa au passage un souriremalicieux de toutes ses dents blanches. Mais les êtres qui sont auplus bas degré de la misère humaine ont au moins une assurance surl’avenir : ce sourire abominable les aurait fait frémirvingt-quatre heures plus tôt ; à présent il n’éveilla en euxqu’une méprisante insouciance.

S’ils avaient été en état d’observer lavieille piste commerciale avec des yeux d’excursionnistes, ilsauraient remarqué bien des choses dignes d’intérêt. Ici et làsubsistaient les ruines croulantes d’anciens édifices, si vieuxqu’ils défiaient l’histoire, mais qui avaient été bâtis au coursd’une civilisation très éloignée dans le but de procurer auxvoyageurs un abri contre le soleil et un refuge contre lespillards. Les briques de boue qui avaient servi à leur constructionprouvaient que les matériaux avaient été transportés depuis le Nil.Une fois, au sommet d’une petite éminence de terrain, ils virent letronçon brisé d’une colonne de granit rouge d’Assouan ; elleétait ornée du symbole ailé du dieu égyptien avec le cartouche deRamsès II. Après trois mille ans, pas moyen de se soustraire auxempreintes ineffaçables du roi guerrier ! Pour lesprisonniers, ce cartouche fut un symbole d’espérance, le signequ’ils n’avaient pas quitté la sphère d’influence desÉgyptiens.

– Ils ont laissé jadis leur carte de visite,dit Belmont. Pourquoi ne viendraient-ils pas la déposer encore unefois ?

Et tous s’efforcèrent de sourire.

Mais ils allaient arriver devant un spectaclebien satisfaisant pour l’œil. Çà et là, dans des dépressions, surles deux côtés de la piste, ils avaient remarqué quelques brinsd’herbe ; cette présence signifiait que l’eau n’était pas loinde la surface du sol. Tout à coup la piste s’enfonça dans unegrande cuvette dont le fond était constitué par un ravissantbosquet de palmiers et une magnifique pelouse de verdure. Le soleiléclairait en plein cette tache de couleur claire etreposante ; il la faisait briller comme une pure émeraudesertie dans du cuivre poli. Mais la beauté de l’oasis ne faisaitpas oublier les promesses qu’elle renfermait : de l’eau, del’ombre, tout ce que pouvaient désirer des voyageurs épuisés. Sadieelle-même revint à la vie quand elle aperçut ce paysage defélicité ; les chameaux fourbus se redressèrent et se mirent àtrotter en humant l’air. Après la sévérité impitoyable du désert,les prisonniers ne pouvaient rien voir de plus beau. Ilscontemplaient la pelouse où s’étendaient les ombres noires despalmes, puis ils levaient les yeux sur les grandes feuilles vertesqui se découpaient dans le bleu du ciel, et ils oubliaient leurmort imminente devant la beauté de cette Nature au sein de laquelleils allaient retourner.

Les puits au centre du bosquet étaient aunombre de sept ; il fallait y ajouter deux petites cavitésremplies d’une eau couleur de tourbe. Les chameaux et les hommes seprécipitèrent pour boire goulûment. Les Arabes attachèrent ensuiteles animaux et disposèrent à l’ombre leurs nattes pour dormir. Lesprisonniers reçurent une ration de dattes et de galettes ; ilsfurent informés qu’ils pouvaient faire ce qu’ils voudraient pendantla chaleur du jour, et que le moulah viendrait les visiter avant lecoucher du soleil. Les femmes bénéficièrent de l’ombre plus épaissed’un acacia ; les hommes s’allongèrent sous les palmiers. Lesfeuilles vertes bruissaient lentement au-dessus de leurstêtes ; ils entendaient le bourdonnement sourd des voixarabes, le piétinement des chameaux ; et puis, par l’effetd’un miracle mystérieux et incompréhensible, l’un se trouva dansune verte vallée d’Irlande, un autre vit la longue perspective deCommonwealth Avenue, un troisième dînait à une petite table en facedu buste de Nelson au club de l’Armée et de la Marine, et lefrou-frou des feuilles devint le bruit des voitures circulant dansPall Mall. Ainsi leurs esprits déambulaient-ils chacun de son côtésur la voie des souvenirs personnels, tandis que leurs tristescorps gisaient rassemblés sous les palmiers d’une oasis du désertlibyen.

Chapitre 8

 

Le colonel Cochrane fut tiré de son sommeilpar quelqu’un qui le secouait par l’épaule. Ses yeux s’ouvrirenttout près du visage noir, anxieux, de Tippy Tilly. L’ancienartilleur égyptien avait posé un doigt crochu sur ses lèvresépaisses, et il ne cessait de regarder à droite et à gauche.

– Restez tranquille ! Ne bougezpas ! chuchota-t-il en arabe. Je vais m’étendre à côté devous ; on ne me distinguera pas des autres. Pouvez-vouscomprendre ce que je vous dis ?

– Oui, si vous parlez lentement.

– Bien. Je n’ai pas grande confiance en ceMansoor. J’ai préféré parler directement au miralai.

– Qu’avez-vous à me dire ?

– J’ai attendu longtemps, jusqu’à ce qu’ilssoient tous endormis ; dans une heure nous ferons la prière dusoir. D’abord voici un revolver ; vous ne pourrez pas dire quevous êtes désarmé.

C’était un vieux modèle, mais le colonels’aperçut tout de suite qu’il était chargé. Il le glissa dans lapoche intérieure de sa veste.

– Merci. Parlez bien lentement, afin que jevous comprenne.

– Nous sommes huit qui voulons rentrer enÉgypte. Dans votre groupe vous êtes quatre hommes. L’un d’entrenous, Mehemet Ali, a attaché ensemble douze chameaux ; ce sontles plus rapides avec les montures des deux émirs. Il y a desgardes en faction, mais ils sont éparpillés dans toutes lesdirections. Les douze chameaux sont tout près de nous :derrière l’acacia. Si nous les enfourchons et partons, je croisqu’il n’y en aurait pas beaucoup qui pourraient nousrattraper ; d’ailleurs nos fusils nous débarrasseraient d’eux.Les gardes ne sont pas assez nombreux pour nous arrêter à douze.Les outres d’eau sont pleines ; nous pourrions revoir le Nildemain soir.

Le colonel ne saisit pas tout, mais il encomprit assez pour que l’espoir se réveillât dans son cœur. Ladernière journée avait terriblement marqué son visage livide ;ses cheveux étaient devenus tout gris. Il aurait pu être le père del’officier bien conservé qui arpentait de son pas militaire le pontdu Korosko.

– Fort bien ! dit-il. Mais les troisfemmes ? Le soldat noir haussa les épaules.

– Tant pis pour elles, dit-il. L’une estvieille, et de toute façon si nous rentrons en Égypte, nous nemanquerons pas de femmes. Quant à celles-ci, il ne leur arriverarien de grave : elles seront envoyées au harem du Khalife.

– Vous dites des absurdités, déclarasévèrement le colonel. Ou nous prendrons les femmes avec nous, ounous ne partirons pas du tout.

Le soldat noir fut vexé.

– Je pense que c’est plutôt vous qui dites desabsurdités ! s’exclama-t-il. Comment pouvez-vous me demander,à moi et à mes camarades, de risquer une aventure qui se solderaiten fin de compte par un échec ? Voilà des années que nousattendons notre chance ; aujourd’hui où elle se présente, vousnous demandez de la repousser à cause des femmes !

– Que vous avons-nous promis si nous rentronsen Égypte ? interrogea Cochrane.

– Deux cents livres égyptiennes et del’avancement dans l’armée. Le tout sur la parole d’un Anglais.

– Très bien. Vous recevrez trois cents livreschacun, si vous mettez sur pied un autre plan qui nous permettraitd’emmener les femmes.

Tippy Tilly gratta avec perplexité sa têtelaineuse.

– Évidemment nous pourrions inventer unprétexte quelconque pour conduire ici trois autres chameauxrapides. Pour dire vrai, il en reste trois qui sont encore trèsbons parmi ceux qui sont attachés près du feu. Mais comment fairemonter les femmes ? Et même, en admettant que nous leshissions dessus, nous savons fort bien qu’elles tomberont dès queles bêtes se mettront à galoper. J’ai déjà peur que vous, leshommes, vous ne tombiez, car il n’est pas facile de conserver sonéquilibre sur un chameau qui galope. Les femmes, n’en parlonspas ! Non, nous laisserons les femmes ici, et si vous nevoulez pas les abandonner, alors nous vous abandonnerons tous, etnous partirons tout seuls.

– Très bien ! Partez ! dit sèchementle colonel.

Et Cochrane se recoucha pour se rendormir. Ilsavait qu’avec les Orientaux, c’est celui qui se tait qui parvientà ses fins.

Le noir s’éloigna et rampa vers celui de sescamarades, Mehemet Ali, qui s’était occupé des chameaux. Tous deuxdiscutèrent un moment, car enfin on ne renonce pas à la légère àtrois cents pièces d’or. Le noir revint, toujours en rampant, versle colonel.

– Mehemet Ali est d’accord, dit-il. Il estparti chercher les trois autres chameaux. Mais c’est de la folie,et nous courons tous à la mort. Venez avec moi ; il fautréveiller les femmes et les mettre au courant.

Le colonel secoua ses compagnons et leurchuchota le plan de Tippy Tilly. Belmont et Fardet étaient prêts àassumer n’importe quel risque. Stephens, qui envisageait assezfroidement la perspective d’une mort passive, fut épouvanté par laproposition d’un exercice actif pour l’éviter ; il frémit detous ses membres ; il sortit son Baedeker et se mit en devoirde rédiger son testament sur la page de garde, mais sa maintremblait tellement que son écriture était illisible. Par unecurieuse gymnastique d’un esprit juridique, la mort, mêmeaccompagnée de violences mais acceptée calmement, avait sa placedans l’ordre établi des choses, tandis qu’une mort frappant unhomme galopant frénétiquement à travers le désert lui paraissaitabsolument irrégulière, anarchique. Il ne redoutait pas dedisparaître du monde des vivants ; il avait peur del’humiliation et de l’angoisse qu’engendrerait une lutte stérile etvaine contre la mort.

Le colonel Cochrane et Tippy Tilly avaientrampé ensemble vers l’ombre du grand acacia où les femmes étaientétendues. Sadie et sa tante dormaient dans les bras l’une del’autre ; la tête de la jeune fille reposait sur la poitrinede la vieille Américaine. Madame Belmont était réveillée ;elle accepta d’emblée.

– Mais il faut que vous me laissiez !protesta Mademoiselle Adams. Quelle importance à mon âge,voyons ?

– Non, tante Eliza ! Je ne partirai passans vous ! N’allez pas imaginer que je vousabandonnerais ! s’écria la jeune fille. Ou vous venez avecnous, ou nous resterons ici toutes les deux !

– Allons, Mademoiselle, allons ! Ce n’estpas l’heure de discuter, intervint rudement le colonel. Notre viedépend d’un effort de votre part. Vous comprenez bien que nous nepouvons pas vous abandonner aux mains de ces brigands !

– Mais je tomberai !

– Je vous attacherai avec mon voile.Maintenant, Tippy, je pense que nous pouvons passer àl’exécution.

Mais depuis un moment le soldat noir observaitle désert avec une figure consternée ; il se retourna enpoussant un juron.

– Là ! dit-il d’une voix maussade. Vousvoyez le résultat de tous vos bavardages ! Vous avez ruiné noschances et les vôtres !

Une demi-douzaine d’hommes à dos de chameauavaient brusquement fait leur apparition sur le bord de lacuvette ; leurs silhouettes se profilaient nettement sur leciel du soir. Ils galopaient rapidement et brandissaient leursfusils. Quelques secondes plus tard, la trompette sonnait l’alerte,et le camp bourdonna comme une ruche à l’envers. Le colonel courutrejoindre ses compagnons, et Tippy Tilly son chameau. Stephensavait l’air soulagé, Belmont maussade, Monsieur Fardet furieux.

– Sacré nom d’un chien ! cria-t-il. N’enverrons-nous jamais la fin ? Ne sortirons-nous jamais desmains de ces maudits derviches ?

– Oh, ce sont réellement des derviches,n’est-ce pas ? dit le colonel d’une voix acidulée. Il mesemble que vous avez changé d’avis. Je croyais que les dervichesétaient une invention du gouvernement britannique ?

Les pauvres diables étaient à bout de nerfs.Le ricanement du colonel fut l’allumette dans la poudrière :le Français se jeta sur lui en déversant un torrentd’injures ; il empoigna Cochrane à la gorge avant que Belmontet Stephens eussent pu intervenir et les séparer.

– Si vous n’aviez pas des cheveux blancs…s’écria-t-il.

– Que le diable vous emporte ! vociférale colonel.

– Si nous devons mourir, mourons en gentlemenet non pas comme des gamins mal élevés, dit Belmont avecdignité.

– J’ai simplement déclaré que j’étais heureuxque Monsieur Fardet eût appris quelque chose au cours de sesaventures, répliqua le colonel, toujours ricanant.

– Fermez-la, Cochrane ! s’écrial’Irlandais. Pourquoi voulez-vous le pousser à bout ?

– Ma parole, vous vous oubliez, Belmont !Je ne permets à personne de me parler sur ce ton.

– Alors surveillez vos propos !

– Messieurs, Messieurs, voici les dames !plaida Stephens.

Tendus dans leur colère, les trois hommes seturent et firent les cent pas en tirant violemment sur leurmoustache. La mauvaise humeur doit être une chose éminemmentcontagieuse, car Stephens lui-même commença à grogner quand sescompagnons passaient et repassaient devant lui. Ils affrontaient laplus grande crise de leur vie, l’ombre de la mort planait au-dessusde leurs têtes, et cependant ils se laissaient entraîner dans desquerelles personnelles dont l’objet était si mince qu’ils auraienteu du mal à le traduire en mots. Le malheur peut transporterl’esprit humain sur des cimes mais le balancier n’en cesse pas defonctionner pour autant.

Bientôt toutefois des problèmes d’un autreordre accaparèrent leur attention. À côté des puits se tenait unconseil de guerre ; les deux émirs impassibles écoutaient lerapport que leur faisait avec volubilité le chef de patrouille. Lesprisonniers observèrent qu’à deux ou trois reprises le plus jeunechef promena nerveusement ses doigts dans la longue barbenoire.

– Je crois que les méharistes sont partis enchasse, dit Belmont. Et même qu’ils ne sont pas très loin d’ici, àen juger par cette agitation.

– C’est vraisemblable ; quelque chose lesalarme.

– Voici qu’il donne des ordres.Lesquels ? Holà, Mansoor, de quoi s’agit-il ?

L’interprète arriva au pas de course ;une lueur d’espoir éclairait son visage.

– Je crois qu’ils ont aperçu quelque chose quiles a effrayés. Les soldats égyptiens doivent être à leurpoursuite. Ils ont donné l’ordre de remplir les outres et d’êtreprêts à partir à la tombée de la nuit. Mais il faut aussi que jevous rassemble, car le moulah va venir pour vous catéchiser ;je lui ai déjà dit que vous étiez déjà bien disposés enversl’islam.

Jusqu’à quel point Mansoor avait-il tenu lelangage dont il se targuait ? On ne le saura jamais. En toutcas, le prédicateur musulman s’avança vers les prisonniers avec lesourire de quelqu’un qui se prépare à une tâche facile. Il étaitborgne et gras ; mais il avait dû être jadis beaucoup plusgras, car il avait le visage tout plissé de graisse ; ilportait un collier de barbe grise et sur la tête le turban vert despèlerins de La Mecque. D’une main il tenait un petit tapis marron,de l’autre un exemplaire en parchemin du Coran. Il étendit sontapis sur le sol et invita Mansoor à prendre place à soncôté ; puis il esquissa du bras un geste circulaire pour queles prisonniers formassent le cercle autour de lui ; enfin illeur fit signe de s’asseoir. Son œil unique les dévisageait à tourde rôle pendant qu’il exposait les principes de sa foi plusnouvelle, plus rude, plus passionnée. Ils écoutèrent avec attentionet ils hochaient affirmativement la tête au fur et à mesure queMansoor traduisait l’exhortation ; à chaque signed’acquiescement, les manières du moulah devenaient plus aimables,et son discours plus affectueux.

– … Car pourquoi iriez-vous mourir, mes douxagneaux, alors que tout ce qui vous est demandé est de rejeter cequi vous conduirait au feu éternel, et d’accepter la loi d’Allahtelle qu’elle a été écrite par son prophète ; cette loi vousapportera assurément des joies inimaginables, ainsi qu’il estpromis dans le Livre du Chameau ! Car que ditl’élu ?…

Il leur lut alors l’un de ces textesdogmatiques qui, dans toutes les religions, passent pour autantd’arguments.

– … D’ailleurs n’est-il pas évident que Dieuest avec nous, puisque depuis le commencement, quand nous n’avionsque des bâtons à opposer aux fusils des Turcs, la victoire nous aconstamment souri ? N’avons-nous pas pris El Obeid, prisKhartoum, détruit Hicks, tué Gordon, prévalu contre tous ceux quise sont frottés à nous ? Comment dans ces conditionsoserait-on douter que la bénédiction est sur nous ?

Pendant que le moulah les sermonnait ainsi, lecolonel avait remarqué que les derviches nettoyaient leurs fusils,comptaient leurs cartouches, et se livraient à tous les préparatifsd’une bataille. Les deux émirs conféraient d’un air grave ; lechef de la patrouille leur désignait la direction de l’Égypte. Detoute évidence une chance de sauvetage s’offrait, à condition queles choses pussent traîner encore quelques heures. Les chameauxn’avaient pas récupéré leur longue course ; si les méharistesétaient vraiment sur leur piste, ils les rattraperaient à coupsûr.

– Pour l’amour de Dieu, Fardet, essayez deprolonger le jeu ! dit-il. Je crois que nous avons une chancesi le ballon roule encore pendant une heure.

Mais la dignité blessée d’un Français nes’apaise pas facilement. Adossé contre le palmier, Monsieur Fardetfronça ses sourcils noirs. Il ne dit rien, mais il continua detirer sur sa forte moustache.

– Allez-y, Fardet ! Notre sort dépend devous, dit Belmont.

– Cochrane n’a qu’à le faire, répondit Fardetavec hargne. Il en prend beaucoup trop à son aise, ce colonelCochrane !

– Là ! Là ! fit Belmont comme s’ilcherchait à dérider un enfant boudeur. Je suis tout à fait sûr quele colonel vous exprimera ses regrets pour l’incident de tout àl’heure, et qu’il reconnaîtra ses torts…

– Je n’en ferai rien du tout ! aboya lecolonel.

– D’ailleurs, votre querelle vous regardeexclusivement, poursuivit Belmont. C’est pour le bien de tout notregroupe que nous voudrions que vous parliez au moulah, parce quenous sentons tous que vous êtes le mieux qualifié pour cetteaffaire.

Mais le Français se contenta de hausser lesépaules.

Le moulah les regarda successivement, et sonexpression aimable commença à s’assombrir ; les plis de sabouche s’affaissèrent.

– Ces infidèles nous auraient-ils joué lacomédie ? demanda-t-il à l’interprète. Pourquoi parlent-ilsentre eux et n’ont-ils rien à me dire, à moi ?

– Il s’impatiente ! soupira Cochrane.Peut-être ferais-je mieux de me dévouer, puisque ce sacré Françaisnous laisse en plan.

Mais l’esprit prompt d’une femme sauva lasituation.

– Je suis sûre, Monsieur Fardet, dit MadameBelmont, que vous, un Français, par conséquent un homme galant etchevaleresque, ne supporteriez pas qu’une offense à vos sentimentss’oppose à l’exécution de votre promesse et à l’accomplissement devos devoirs envers trois femmes malheureuses ?

Fardet bondit sur ses pieds ; il plaçaune main sur son cœur.

– Vous comprenez bien ma nature. Madame !s’écria-t-il. Je suis incapable d’abandonner une dame. Je feraitout mon possible. Maintenant, Mansoor, voulez-vous dire à ce sainthomme que je voudrais discuter avec lui des problèmes supérieurs desa religion.

Et il le fit avec une subtilité qui stupéfiases compagnons. Il prit le ton de l’homme qui se sent fortementattiré, mais qu’un suprême petit doute retient encore. Et puis, unefois ce petit doute balayé par le moulah, il avança diversesobjections mineures qui le retenaient encore. Dans tous les détoursde son argumentation, il n’oubliait pas de combler de complimentsle prédicateur musulman : il alla même jusqu’à se féliciterque leur groupe eût eu la chance de tomber sur un homme si sage,sur un théologien si érudit ; les poches que le moulah avaitsous les yeux se mirent à frémir de satisfaction ; il selaissa entraîner d’une réfutation à une autre, puis à unetroisième, puis à d’autres encore ; pendant ce temps, le bleudu ciel virait au violet, les feuilles vertes devenaientnoires ; enfin les étoiles apparurent entre les palmes.

– Pour ce qui est de la science dont vous mefélicitez, mon agneau, déclara le moulah en réponse à un argumentde Fardet, j’ai étudié à l’université d’El Azaz au Caire, et jesais à quoi vous faites allusion. Mais la science du croyant neressemble pas à celle de l’incroyant, et il ne sied pas que noussondions trop profondément les voies d’Allah. Des astres sontpourvus d’une queue, ô mon doux agneau, et d’autres n’en ontpas ; mais à quoi bon savoir lesquels ? Dieu les a touscréés, et ils sont en sécurité entre Ses mains. Par conséquent, monami, ne vous embarrassez plus de la science absurde de l’Occident,et comprenez bien qu’il n’existe qu’une sagesse : celle quiconsiste à suivre la volonté d’Allah telle que Son prophète élu l’aétablie dans ce livre. Maintenant mes agneaux, je vois que vousêtes prêts à venir à l’islam ; il est temps, car la trompetteindique que nous allons nous remettre en route, et l’éminent émirAbderrahman avait ordonné que votre décision fût prise avant quenous quittions les puits.

– Cependant, mon père, il existe encored’autres points à propos desquels je recevrais volontiers uncomplément d’instruction, déclara le Français. En vérité c’est unplaisir d’entendre la netteté de votre langage, après les résumésnébuleux que nous avons entendus chez d’autres professeurs.

Mais le moulah s’était levé, et une lueur desoupçon s’alluma dans son œil unique.

– Un tel complément d’instruction vous seradonné par la suite, dit-il, puisque nous voyagerons ensemblejusqu’à Khartoum. Ce sera pour moi une joie de vous voir croîtresur la route en sagesse et en vertu…

Il se dirigea vers le feu, se baissa avec lalenteur majestueuse d’un homme corpulent, revint avec deux bâtons àdemi carbonisés qu’il posa en croix sur le sol. Les derviches serassemblèrent tout autour pour assister à l’admission des nouveauxconvertis dans le bercail de l’islam ; au-dessus d’eux, leslongs cous et les têtes dédaigneuses des chameaux se balançaientpaisiblement.

– … Maintenant, reprit le moulah dont la voixavait perdu son timbre conciliant et persuasif, l’heure est venue.Ici sur le sol j’ai fait de ces deux bâtons le symbole absurde etsuperstitieux de votre ancienne religion. Vous allez les piétiner,en signe que vous abjurez ; vous baiserez le Coran, en signeque vous l’acceptez ; et tout complément d’instruction dontvous auriez besoin vous sera donné par la suite.

Les prisonniers s’étaient levés : cesquatre hommes et ces trois femmes se trouvaient à l’heure décisivede leur destinée. Seules peut-être entre tous, Mademoiselle Adamset Madame Belmont avaient de fortes convictions religieuses. Ilsétaient tous les sept des enfants de ce monde, et quelques-unsdésapprouvaient tout ce que représentait ce symbole disposé sur lesol. Mais la fierté européenne, la fierté de la race blanchebouillonna en eux et les maintint dans la foi de leurscompatriotes. Mobile humain ? Mobile coupable ? Mobilenon chrétien ? N’importe : il les transformerait enmartyrs publics de la foi chrétienne. Dans le silence, dans latension de leurs nerfs, un faible son résonna tout à coup à leursoreilles. Le bruissement des feuilles de palmier au-dessus de leurstêtes ne les empêcha pas d’entendre au loin le galop rapide d’unchameau.

– Voici quelque chose qui arrive, murmuraCochrane. Essayez de grignoter encore cinq minutes, Fardet.

Le Français avança d’un pas en saluantcourtoisement de son bras blessé ; il avait l’air d’être apteà n’importe quoi.

– Vous allez dire à ce saint homme que je suisparfaitement prêt à m’incliner devant son enseignement, et jeréponds aussi de mes amis, dit-il à l’interprète. Mais il y a unechose que je voudrais lui voir faire pour éliminer toute ombre dedoute qui pourrait subsister dans nos cœurs. Chaque vraie religionse prouve par les miracles que ses adeptes peuvent susciter. Mêmemoi, qui ne suis qu’un humble chrétien, je peux en accomplirquelques-uns par la vertu de ma religion. Vous donc, puisque votrereligion estsupérieure, vous pouvez sans doute en accomplirbeaucoup plus, et je vous demande de nous manifester par un signeque la religion de l’islam est la plus puissante.

Les Arabes ont beau se montrer dignes etréservés, ils n’en sont pas moins curieux. Le silence qui tomba surceux qui écoutaient prouva que les paroles de Fardet traduites parMansoor les avaient impressionnés.

– De telles choses sont entre les mainsd’Allah, répondit le prédicateur. Il ne nous appartient pas d’allercontre Ses lois. Mais si vous possédez vous-même les pouvoirs quevous vous arrogez, nous en serons volontiers les témoins.

Le Français s’avança, leva une main et tira dela barbe du moulah une grosse datte luisante. Il avala cette datteet aussitôt après en tira une autre de son coude gauche. Il avaitsouvent pratiqué cette petite exhibition à bord duKorosko, et ses compagnons de voyage avaient souvent ri àses dépens, car il n’était pas assez adroit pour abuser l’espritcritique des Européens. Mais à présent ils se demandèrent si cetour d’escamotage n’allait pas être l’élément capital dontdépendrait leur sort à tous. Un murmure de surprise s’éleva ducercle des Arabes, et il redoubla quand le Français tira une autredatte de la narine d’un chameau et la lança en l’air d’où elle neredescendit pas, apparemment du moins. Sa manche béante était fortvisible pour ses compagnons, mais la lumière du crépusculefavorisait son talent de société. L’assistance était si passionnée,si enchantée qu’elle n’accorda que peu d’attention à un cavalierdont le chameau galopait parmi les palmiers. Tout se seraitpeut-être bien terminé si Fardet, emporté par son succès, n’avaitpas voulu recommencer son tour. Hélas ! La datte lui échappades mains, et la tromperie devint flagrante. Il voulut aussitôtpasser à un autre tour ; mais le moulah prononça quelquesmots, et un Arabe frappa Fardet entre les épaules d’un coup demanche de lance.

– Assez de puérilités ! gronda le moulahen colère. Sommes-nous des hommes, ou des bébés, pour que vousessayiez de nous en faire accroire de cette manière ? Voici lacroix et le Coran. Que décidez-vous ?

Fardet regarda autour de lui d’un airdésespéré.

– Je ne peux rien faire de plus. Vous m’avezdemandé cinq minutes, vous les avez eues, dit-il au colonelCochrane.

– Et peut-être suffiront-elles, répondit lecolonel. Voici les émirs.

Le cavalier qu’ils avaient entendu de loins’était dirigé vers les deux chefs arabes pour leur faire un brefrapport en indiquant de la main la direction d’où il venait. Lesémirs échangèrent quelques phrases, puis se dirigèrent vers lesderviches qui entouraient les prisonniers. Le féroce vieillard levaune main et prononça une courte allocution d’une voixbrutale ; les Arabes lui répondirent par une sorted’aboiement ; ils ressemblaient à une meute devant le piqueur.Le feu qui étincelait dans ses yeux arrogants se communiqua à ceuxqui le regardaient. C’est alors que se révélèrent à la fois laforce et le danger du mouvement par ces figures convulsées par lapassion, par ces armes brandies à bout de bras, par ces âmes defanatiques ; ils ne demandaient rien d’autre qu’une mortsanglante, à condition que leurs propres mains fussentpréalablement souillées de sang.

– Les prisonniers ont-ils embrassé la vraiefoi ? interrogea l’émir Abderrahman en dardant sur eux sesyeux cruels.

Le moulah avait sa réputation àpréserver ; il ne tenait guère à avouer un échec.

– Ils allaient se convertir, quand…

– Laissons l’affaire en suspens, ômoulah !…

Il lança un ordre ; tous les Arabessautèrent sur leurs chameaux. L’émir Wad Ibrahim s’éloigna aussitôtavec la moitié de sa troupe. Les autres demeurèrent montés, lefusil à la main.

– Qu’est-il arrivé ? demanda Belmont.

– Nos actions remontent ! s’écria lecolonel. Par saint George, je pense que nous allons nous en tirer.Les méharistes de Ouadi-Halfa foncent sur nos traces.

– Comment le savez-vous ?

– Que voulez-vous qui les ait alertésainsi ?

– Oh, colonel, croyez-vous vraiment que nousallons être sauvés ? sanglota Sadie.

Leur plongée dans le malheur avait tellementengourdi leurs nerfs qu’ils avaient semblé incapables d’éprouverune sensation forte, mais ce brusque retour de l’espoir leurapporta la souffrance et l’anxiété. Belmont lui-même débordait dedoutes, d’appréhensions. Il avait espéré contre touteespérance ; à présent l’approche de la réalisation de ses vœuxle faisait trembler.

– J’espère qu’ils vont venir en force,s’écria-t-il. Sapristi, si le commandant n’a envoyé qu’un faiblepeloton, il faudra qu’il passe en conseil de guerre !

– De toute façon nous sommes entre les mainsde Dieu, dit sa femme avec calme. Agenouillez-vous avec moi, John,mon chéri ; c’est peut-être la dernière fois ; et prionspour que, au ciel ou sur la terre, nous ne soyons pas séparés.

– Non ! Ne vous mettez pas àgenoux ! cria le colonel angoissé qui avait vu que le moulahles regardait.

C’était trop tard : les deux catholiquesromains étaient tombés à genoux et avaient fait le signe de croix.La fureur empourpra le visage du prédicateur musulman quand il vitle témoignage public de son échec. Il se détourna et s’adressa àl’émir.

– Debout ! Relevez-vous ! criaMansoor. Il demande la permission de vous tuer !

– Qu’il fasse ce qui lui plaira !répondit l’Irlandais têtu. Nous nous relèverons quand nos prièresseront terminées, pas avant !

L’émir écouta le moulah tout en accablant deson regard sinistre les deux silhouettes agenouillées. Il lança desordres. Quatre chameaux furent avancés. Les chameaux de bât quileur avaient servi de montures demeurèrent non sellés là où ilsavaient été attachés.

– Ne soyez pas idiot, Belmont ! cria lecolonel. Tout dépend de l’humeur que nous leur donnerons.Relevez-vous, Madame Belmont ! Vous ne faites que les dressercontre nous !

Le Français haussa les épaules.

– Mon Dieu ! s’exclama-t-il. Y a-t-iljamais eu un peuple aussi intraitable ? Voilà !…

Les deux Américaines étaient tombées à genouxà côté de Madame Belmont.

– … Ils sont comme les chameaux : un àterre, tous à terre ! Quelle absurdité !

Mais Monsieur Stephens s’était agenouillé àcôté de Sadie et il avait enfoui son visage hagard entre ses mainslongues et maigres. Seuls restaient debout le colonel et MonsieurFardet. Cochrane lança un regard interrogateur au Français.

– Après tout, dit-il, il serait stupide deprier toute sa vie, et de ne pas prier au moment où l’on n’a riend’autre à espérer que la bonté de la Providence.

Il se laissa tomber sur ses genoux, le dosdroit comme un soldat, mais le menton sur la poitrine. Le Françaisconsidéra ses compagnons en prière, puis ses yeux se reportèrentvers les visages irrités de l’émir et du moulah.

– Nom d’un chien ! grogna-t-il.Supposeraient-ils qu’un Français puisse avoir peur ?

Alors, en se signant ostensiblement, il pritplace à genoux à côté de ses compagnons. Sales, en lambeaux,misérables, les sept prisonniers attendaient dans cette humbleposture sous l’ombre noire des palmiers que leur destin fûtdécidé.

L’émir se tourna vers le moulah avec unsourire ironique pour lui montrer le résultat de son ministère.Puis il donna un nouvel ordre. Aussitôt les quatre hommes furentempoignés par les derviches et ligotés aux poignets. Fardet poussaun hurlement, car la corde lui tailladait sa plaie. Les autressubirent la loi du plus fort avec la dignité du désespoir.

– Vous avez tout anéanti ! Je crois quevous m’avez assassiné moi aussi ! cria Mansoor en se tordantles mains. Les femmes vont monter sur ces trois chameaux.

– Jamais ! protesta Belmont. Nous ne nouslaisserons pas séparer !

Il s’élança comme un fou, mais les privationsl’avaient affaibli, et deux Arabes robustes le retinrent par lebras.

– Ne vous tracassez pas, John, cria sa femmependant qu’on la poussait vers le chameau. Aucun mal nem’atteindra. Ne luttez pas ! Sinon ils vous tueront, monchéri !’

Les quatre hommes frissonnèrent quand ilsvirent les femmes qui s’éloignaient. Toutes leurs angoissesn’avaient rien été à côté de celle-ci. Sadie et sa tante semblaientà demi évanouies de frayeur. Seule Madame Belmont gardait un visagerésolu. Une fois hissées sur leurs montures, elles furent conduitessous l’arbre derrière lequel les quatre hommes se tenaientdebout.

– J’ai un revolver dans ma poche, dit Belmontà sa femme. Je vendrais mon âme pour pouvoir vous lepasser !

– Gardez-le, John. Il peut encore servir. Jene crains rien. Depuis que nous avons prié, j’ai l’impression quenos anges gardiens nous protègent de leurs ailes.

Elle ressemblait elle-même à un ange gardien,car elle se tourna vers la tremblante Sadie et lui chuchotaquelques paroles d’espoir et de réconfort.

Le petit Arabe trapu qui avait commandél’arrière-garde de Wad Ibrahim avait rejoint l’émir et lemoulah ; tous trois conférèrent ensemble en jetant des regardsobliques vers les prisonniers. Puis l’émir parla à Mansoor.

– Le chef veut savoir lequel d’entre vous estle plus riche ? dit l’interprète.

Ses doigts étaient agités d’une nervositéfébrile et il s’épongeait constamment le front.

– Pourquoi veut-il savoir ? demanda lecolonel.

– Je l’ignore.

– Mais c’est évident ! cria MonsieurFardet. Il veut savoir qui est le plus riche pour le garder en vued’une rançon !

– Je pense que nous devons examiner cettequestion ensemble, dit le colonel. C’est à vous de vous déclarer,Stephens, car vous êtes certainement le plus fortuné d’entrenous.

– C’est possible, répondit l’avoué. Mais enaucun cas je ne souhaite être placé sur un plan à part.

L’émir reprit la parole d’une voix âpre.

– Il dit, traduisit Mansoor, que les chameauxde bât sont fourbus, et qu’il ne reste plus qu’un seul animal quipuisse poursuivre la route. Il le met à la disposition de l’un devous, et il vous laisse le choix. Le plus riche d’entre vous aurala préférence.

– Répondez-lui que nous sommes tous égalementriches.

– Dans ce cas, il dit que vous devez choisirimmédiatement celui qui aura le chameau.

– Et les autres ? L’interprète haussa lesépaules.

– Bien, dit le colonel, Si un seul d’entrenous doit en réchapper, je pense, mes amis, que vous serez d’accordavec moi pour que ce soit Belmont, puisqu’il est marié.

– Oui, oui ! Que ce soit MonsieurBelmont ! s’écria Fardet.

– Je le pense aussi, dit Stephens. Maisl’Irlandais ne voulut rien entendre.

– Non, partage égal ! cria-t-il. Noussombrerons tous ou nous serons tous sauvés, et que le diableemporte qui flanchera !

Un beau match de désintéressement se disputa.Quelqu’un ayant dit que le colonel devrait partir parce qu’il étaitle plus vieux, Cochrane devint furieux.

– On pourrait croire que je suisoctogénaire ! protesta-t-il. Cette remarque est tout à faitdéplacée.

– Hé bien, dit Belmont, refusons tous departir !

– Ce n’est pas très sage ! s’écria leFrançais. Voyons, mes amis ! Les dames vont-elles donc resterseules ? Il vaudrait infiniment mieux que l’un de nousdemeurât auprès d’elles pour les conseiller.

Ils se regardèrent perplexes. Fardet avaitévidemment raison ; mais comment l’un d’eux pourrait-ilabandonner ses camarades ? L’émir intervint pour proposer unesolution.

– Le chef dit, répéta Mansoor, que si vousêtes incapables de vous décider, il n’y a qu’à abandonner ladécision à Allah et à tirer au sort.

– Je ne vois pas de meilleure solution,répondit le colonel.

Ses trois compagnons l’approuvèrent. Le moulahleur tendit alors quatre morceaux d’écorce de palmier dont uneextrémité passait entre ses doigts.

– Il dit que celui qui tirera le plus longaura le chameau, traduisit Mansoor.

– Nous convenons solennellement de nous entenir à cela ? demanda Cochrane à ses camarades.

Ils promirent.

Les derviches avaient formé un demi-cercledevant eux. Le feu de camp projetait sa lumière rouge sur lesacteurs du drame et sur les spectateurs. L’émir ne quittait pas lesprisonniers des yeux. Derrière les quatre hommes se tenait un rangde gardes ; derrière ces gardes, les trois femmes qui du hautde leurs chameaux contemplaient la scène. Avec un souriremalicieux, le gros moulah s’approcha de Belmont. L’Irlandais ne puts’empêcher de pousser un gémissement auquel répondit celui de safemme, car le morceau d’écorce qu’il avait tiré était minuscule. LeFrançais en tira un à peine plus long. Le colonel tira un morceaudeux fois plus long que les deux autres réunis. Celui de Stephensétait de la taille de celui de Belmont. Le colonel Cochrane sortaitvainqueur de cette terrible loterie.

– Je vous cède ma place de grand cœur,Belmont, murmura-t-il. Je n’ai ni femme ni enfant, à peine quelquesamis. Partez avec votre femme ; je resterai.

– Absolument pas ! Une convention est uneconvention ! Tout a été loyal.

– L’émir ordonne que vous montiez tout desuite, dit Mansoor.

Un Arabe mena le colonel dont les mainsétaient toujours ligotées vers le chameau qui attendait.

– Il demeurera avec l’arrière-garde, ditl’émir à son lieutenant. Vous garderez aussi les femmes avecvous.

– Et ce chien d’interprète ?

– Avec les autres !

– Et les autres ?

– À mort !

Chapitre 9

 

Comme aucun des trois condamnés ne comprenaitl’arabe, l’ordre de l’émir leur serait resté inintelligible sans lecomportement de Mansoor. Le malheureux interprète, après sestrahisons, ses courbettes et son apostasie, constatait que sespires appréhensions allaient se réaliser. En poussant un hurlementde panique, le misérable se jeta le visage contre terre et secramponna aux pans de la robe de l’émir. Celui-ci, ayant du mal àse défaire de son étreinte convulsive, lui donna un violent coup depied. Le haut tarbouche rouge de l’interprète vola en l’air, etMansoor resta gémissant et prostré à l’endroit même où le coup depied de l’Arabe l’avait projeté.

Le campement s’emplit alors d’une agitationfébrile ; le vieil émir grimpa sur son chameau ; quelqueshommes de son détachement s’élancèrent sans plus attendre pourrejoindre leurs compagnons. Le petit lieutenant trapu, le moulah etune douzaine de derviches entourèrent les prisonniers. Ils étaientencore à pied, puisqu’ils avaient reçu l’ordre d’exécuter les troisprisonniers. En les regardant, Belmont, Stephens et Monsieur Fardetcomprirent qu’ils n’avaient plus que quelques instants à vivre. Ilsavaient encore les mains liées, mais leurs gardes avaient cessé deles tenir par le bras. Ils se retournèrent donc, tous les trois,pour faire leurs adieux aux femmes.

– Tout est fini maintenant, Norah ! ditBelmont. Nous n’avons pas de chance, car l’espoir était toutproche. Tant pis ! Nous avons fait de notre mieux…

Pour la première fois, sa femme défaillit.Elle sanglota, cacha son visage dans ses mains.

– … Ne pleurez pas, ma chérie ! Nousavons été heureux ensemble. Vous transmettrez toute mon affection ànos amis. Rappelez-moi au bon souvenir d’Amy McCarthy et desBlessington. Vous aurez largement de quoi vivre, mais je voudraisque vous preniez conseil de Rodger pour vos placements. Nel’oubliez pas !

– Oh John, je ne vivrai pas sansvous !

Le chagrin qu’éprouva le robuste Irlandais deson chagrin à elle eut raison de lui ; il baissa la tête et laposa contre le flanc poilu du chameau. Les deux époux se mirent àsangloter ensemble.

Pendant ce temps Stephens s’était rapproché deSadie. Dans la demi-obscurité du crépuscule elle vit se lever versle sien son visage émacié et grave.

– N’ayez peur ni pour votre tante ni pourvous, dit-il. Je suis sûr que vous serez sauvées ; le colonelCochrane veillera sur vous deux. Les Égyptiens ne peuvent pas êtreloin derrière. J’espère que vous pourrez boire avant de quitter lespuits. Je voudrais bien donner ma veste à votre tante, car il ferafroid ce soir. Mais avec ces liens je crois que je ne pourrai pasl’ôter. Qu’elle garde un peu de pain en réserve, afin de manger debonne heure demain matin.

Il parlait très calmement ; on aurait ditun homme arrangeant les détails d’un pique-nique. Un sentimentsubit d’admiration pour la logique tranquille de cet homme quiallait mourir envahit le cœur impulsif de Sadie.

– Comme vous êtes bon ! s’écria-t-elle.Je n’ai jamais rencontré quelqu’un comme vous ! On parle dessaints ; mais vous voici sur le seuil même de la mort, et vousne pensez qu’à nous !

– Je voudrais vous dire un dernier mot, Sadie,s’il vous plaît. Je mourrais tellement plus heureux ! J’aisouvent voulu vous parler, mais je pensais que peut-être vous meririez au nez, car vous n’avez jamais pris les choses trop ausérieux, n’est-ce pas ? Avec votre gaieté c’était biennaturel ; mais pour moi, c’était très grave. Maintenant jesuis déjà un homme mort ; alors ce que je dis n’a pas beaucoupd’importance.

– Oh si, Monsieur Stephens !

– Je me tairai, si m’écouter doit vous êtrepénible. Comme je vous l’ai dit, je mourrais plus heureux, mais jene veux pas me montrer égoïste. Si je pensais que mes parolesassombriraient plus tard votre existence, ou seraient pour vous unmauvais souvenir, je ne dirais plus un mot.

– Que désiriez-vous me dire ?

– Simplement combien je vous aimais. Je vousai toujours aimée. Depuis le début, je me suis senti un autre hommequand j’étais avec vous. Mais c’était absurde, bien sûr ! Jele savais bien. Je n’ai rien dit, et j’ai essayé de ne pas merendre ridicule. Mais je désire que vous le sachiez, maintenant quecela n’a plus d’importance. Vous comprendrez que je vous aimevraiment quand je vous aurai dit que, si ce n’était que je vousvoyais malheureuse et inquiète, ces deux derniers jours pendantlesquels nous ne nous sommes pas quittés auraient été les jours lesplus heureux de ma vie…

La jeune fille demeura pâle, silencieuse,regardant avec des yeux étonnés ce visage tourné vers le sien. Ellene savait pas quoi faire, quoi dire, en présence de cet amour quijetait son feu si clair à l’ombre de la mort. Pour son cœurd’enfant, tout cela était incompréhensible ; et pourtant elleen éprouvait la douceur et la beauté.

– … Je ne vous dirai rien d’autre, repritStephens. Je m’aperçois que vous êtes troublée. Mais je voulais quevous sachiez ; maintenant, vous savez ; tout est bien.Merci pour m’avoir écouté si gentiment et avec tant de patience. Aurevoir, petite Sadie ! Je ne peux lever ma main ;pouvez-vous baisser la vôtre ?

Elle lui tendit une main ; Stephens yposa ses lèvres. Puis il se détourna et revint prendre place entreBelmont et Fardet. Dans toute son existence de lutte et de succès,il n’avait jamais ressenti une joie aussi tranquille qu’en cetinstant où il allait mourir. Il n’y a pas à discuter sur l’amour.Il est l’élément le plus intime de la vie : celui qui éclipseet transforme tous les autres, le seul qui soit absolument complet.La douleur devient un plaisir, le dénuement un réconfort, la morttoute douceur quand cette brume dorée nimbe un cœur. En face de sesmeurtriers Stephens aurait pu chanter de joie. Il n’avait vraimentpas le temps de penser à eux. L’important, la chose merveilleuse etdélicieuse, c’était qu’elle ne pourrait plus le considérer commeune relation de hasard. Toute sa vie elle penserait à lui. Ellesaurait.

Le chameau du colonel Cochrane étaitlégèrement de côté, et le vieil officier dont les poignets avaientété libérés avait contemplé la scène en se demandant avec sonobstination accoutumée s’il fallait vraiment renoncer à toutespoir. Il était certain que les Arabes groupés autour des victimesresteraient derrière, tandis que les autres, déjà montés sur leursanimaux, serviraient de gardiens aux trois femmes et à lui-même. Ilne pouvait pas comprendre pourquoi ses compagnons n’avaient pasencore eu la gorge tranchée ; par un raffinement oriental decruauté l’arrière-garde attendait-elle que les Égyptiens fussenttout proches ? Les corps encore chauds des victimes seraientune insulte à leurs poursuivants. Oui, certainement cetteexplication était la bonne. Le colonel avait déjà entendu parler deprocédés analogues.

Mais dans ce cas il n’y aurait pas plus dedouze Arabes avec les prisonniers. Parmi eux, ne s’en trouvait-ilaucun qui pût devenir un allié ? Si Tippy Tilly et six de seshommes étaient là, et si Belmont pouvait libérer ses bras etempoigner son revolver, ils en réchapperaient peut-être. Le colonelse tordit le cou mais grogna de déception : la lueur du feului avait montré les têtes des gardes ; ceux-ci étaient tousdes Arabes baggaras dont il était vain d’espérer de la pitié ouqu’ils se laisseraient corrompre. Tippy Tilly et les autres avaientdû partir dans le groupe de tête. Pour la première fois, le vieilofficier abandonna tout espoir.

– Au revoir, mes amis ! Que Dieu vousbénisse ! cria-t-il.

Un nègre venait de tirer sur la muselière deson chameau. Les femmes avancèrent derrière lui, trop malheureusespour parler. Pour les trois hommes qui restaient, leur départ futun soulagement.

– Je suis heureux qu’elles s’en aillent !dit Stephens du fond du cœur.

– Oui, cela vaut mieux ! s’écria Fardet.Mais combien de temps allons-nous devoir attendre encore ?

– Plus très longtemps ! répondit Belmontd’une voix sinistre.

Les Arabes fermèrent le cercle autourd’eux.

Le colonel et les trois femmes, à la lisièrede l’oasis, se retournèrent. Entre les troncs des palmiers, ilsvirent le feu qui achevait de se consumer ; au-dessus dugroupe des Arabes ils distinguèrent trois chapeaux blancs. Leurschameaux se mirent alors au trot. Quand ils jetèrent derrière euxun ultime regard, le bosquet de palmiers n’était plus qu’une massesombre avec, en son centre, un vague scintillement de lumière.Tandis qu’ils contemplaient avec des yeux suppliants ce point rougedans l’obscurité, ils franchirent le bord de la cuvette ;aussitôt l’immense désert, éclairé par la lune, les enveloppa deson silence et l’oasis disparut de leur champ visuel. De chaquecôté le ciel d’un bleu de velours, constellé d’étoiles, descendaitvers la vaste plaine fauve. Le ciel et la terre se confondaient àl’horizon.

Désespérées, les femmes n’avaient plus lecourage de parler. Le colonel se taisait lui aussi : quepouvait-il dire ?

Soudain tous les quatre sursautèrent sur leursselles, et Sadie étouffa un cri de détresse. Dans la nuit un coupde fusil avait claqué derrière eux. Il y en eut un autre, puisplusieurs autres, et, finalement, les détonations cessèrent.

– Ce sont peut-être les Égyptiens, nossauveurs ! cria Madame Belmont. Colonel Cochrane, vous necroyez pas que ce sont les Égyptiens ?

– Si, si ! balbutia Sadie. Ce doit êtreles Égyptiens. Le colonel avait écouté attentivement, mais toutétait redevenu silencieux. Alors, d’un geste solennel, il sedécouvrit.

– Il serait vain de nous abuser, MadameBelmont, dit-il. Nous devons accepter la vérité. Nos amis nous ontquittés, mais ils sont morts en braves.

– Mais pourquoi auraient-ils tiré ? Ilsavaient… Ils avaient leurs lances !

Elle frissonna de tout son être.

– C’est exact, dit le colonel. Pour rien aumonde je ne voudrais vous retirer un espoir réel ; maisd’autre part, il vaut mieux ne pas nous préparer une cruelledéception. Si nous avions entendu une attaque, nous aurions dûentendre aussi une riposte. En outre, si les Égyptiens avaientattaqué, ils auraient attaqué en force. Certes, il est un peubizarre, comme vous l’avez dit, qu’ils aient gaspillé descartouches… Mon Dieu, regardez !

Il allongea le bras vers l’est. Deuxsilhouettes se déplaçaient sur le désert ; leurs deux ombresfurtives, rapides, se détachaient sur le sol plus clair. Ils lesvirent escalader et dévaler les ondulations du terrain ; ellesdisparaissaient et apparaissaient ensuite à la lumière incertaine.Elles fuyaient les Arabes. Et puis elles s’arrêtèrent sur le sommetd’une colline de sable ; les prisonniers les distinguèrentalors nettement : c’étaient deux hommes à dos dechameau ; mais ils étaient assis à califourchon, comme uncavalier sur son cheval.

– Les méharistes égyptiens ! cria lecolonel.

– Ils ne sont que deux ! murmura d’unevoix dolente Mademoiselle Adams.

– Il ne s’agit que d’éclaireurs,Mademoiselle ! Ils ont lancé des patrouilles sur toute lalargeur du désert, et en voici une ! Le gros des forces n’estpas à plus de quinze kilomètres ! Ils vont donnerl’alerte ! Braves vieux méharistes !

Le colonel si réservé, si méthodique, pouvaità peine articuler tant il était énervé. Un éclair rouge brilla surle sommet de la colline, puis un deuxième ; le claquement desfusils suivit. Les deux silhouettes s’évanouirent, aussisilencieusement et aussi rapidement que deux truites dans untorrent.

Les Arabes avaient fait halte ; ilshésitaient à interrompre leur voyage pour se lancer à la poursuitede ces deux silhouettes. Mais ils n’avaient maintenant plus rien àpoursuivre, car parmi les ondulations des sables, les éclaireursavaient pu prendre n’importe quelle direction. L’émir revint augalop, lança des ordres. Les chameaux accélérèrent l’allure ;les espérances des prisonniers se trouvèrent alors diluées dans lessecousses affreuses qu’ils subissaient. Les femmes se cramponnaientcomme elles le pouvaient au pommeau de la selle ; le colonelétait presque aussi épuisé qu’elles, mais il guettait toujoursavidement le moindre signe des poursuivants.

– Je crois… Je crois, cria Madame Belmont, queje vois quelque chose qui bouge devant nous.

Le colonel se redressa sur sa selle etprotégea ses yeux de la lumière de la lune.

– Par saint George, vous avez raison,Madame ! Il y a des hommes là-bas.

Ils les distinguaient bien maintenant :au loin devant eux une rangée de cavaliers s’étirait sur ledésert.

– Ils vont dans la même direction quenous ! cria Madame Belmont qui avait de meilleurs yeux que lecolonel.

Cochrane étouffa un juron dans samoustache.

– Regardez les traces au sol, dit-il. Ils’agit sûrement de notre avant-garde qui a quitté l’oasis avantnous. Le chef nous impose cette allure infernale pour que nous lesrattrapions.

Au fur et à mesure qu’ils se rapprochaient,ils virent qu’il s’agissait en effet de l’autre détachementarabe : bientôt l’émir Wad Ibrahim rejoignit l’émirAbderrahman. Ils désignèrent la direction où étaient apparus leséclaireurs, et hochèrent la tête ; visiblement ils avaient degraves préoccupations et de mauvais pressentiments. Les guerriersdu désert se formèrent en une seule colonne qui s’ébranla vers laCroix du Sud, juste devant eux à l’horizon. Pendant plusieursheures ce trot terrible continua ; les femmes au bord del’évanouissement n’étaient plus que des pantins désarticulés ;fourbu, mais indomptable, le colonel les encourageait à semaintenir, et il se retournait constamment pour apercevoir lesméharistes. Le sang battait à ses tempes ; il cria qu’ilentendait un roulement de tambour ; dans son délire il voyaitdes nuées de méharistes égyptiens sur leurs talons. Tout au long decette nuit interminable il lança de bonnes nouvelles tôt démentiespar les faits. Le soleil, quand il se leva, ne révéla rien qui pûtréconforter les malheureux.

Les femmes furent épouvantées par l’aspect deleur compagnon. Il n’était certes plus le brillant officier qui lesaccompagnait depuis le Caire ! L’âge semblait avoir fondu surlui tout d’un coup. Ses cheveux étaient devenus blancs comme neige.Une barbe de trois jours, blanche aussi, brouillait la ligne fermeet nette de son menton. Les veines de sa figure étaientgonflées ; de lourdes rides s’étaient creusées. Il avait ledos voûté, la tête basse, mais dans son délire, malgré sonépuisement, au seuil de la mort, il conservait son airchevaleresque et protecteur quand il se tournait vers les troisfemmes ; il leur lançait de brèves paroles qui étaient desencouragements ou des conseils ; constamment il regardaitderrière lui dans l’espoir d’apercevoir ce secours qui n’arrivaitjamais.

Une heure après le lever du soleil, lacaravane fit halte : il y eut distribution générale de vivreset d’eau ; après quoi, elle repartit vers le sud-est, mais àune allure plus modérée ; elle s’étirait sur quatre centsmètres de désert. À en juger par leur insouciance apparente etleurs bavardages, les Arabes croyaient sans doute avoir semé leurspoursuivants. Ils avaient l’intention de rejoindre le Nil aprèsleur long détour, à un endroit situé bien au-dessus desavant-postes égyptiens. Le paysage se transformait peu à peu ;les galets cédèrent bientôt la place à ces rocs fantastiques noirset à ce sable orange que les prisonniers avaient déjà vus au débutde leur lamentable randonnée. À leur droite et à leur gauche descollines coniques, des khors aux bords déchiquetés se dressaientau-dessus des vallées de sable. Les chameaux avançaient en fileindienne, contournaient les grosses roches ou grimpaient avec leurspattes souples, adhésives sur des pierres qui auraient rebuté uncheval. La caravane s’engagea silencieusement et lentement dans unesorte de défilé encadré par les rocs noirs et le sable jaune ;le ciel dessinait une arche étroite au-dessus du ravin.

Mademoiselle Adams, que la longue nuit froideavait pratiquement congelée, commença à se dégourdir sous lachaleur du soleil. Elle regarda autour d’elle et se frotta lesmains l’une contre l’autre.

– Hé bien, Sadie, dit-elle, j’ai cru vousavoir entendue cette nuit, ma chérie, et maintenant je vois quevous avez pleuré.

– Je réfléchissais, ma tante.

– Voyons, nous devons nous efforcer de penseraux autres, ma chérie, et non pas à nous-mêmes.

– Je ne pensais pas à moi, ma tante.

– Ne vous faites aucun souci pour moi,Sadie.

– Non, ma tante, je ne pensais pas à vous.

– Était-ce à quelqu’un enparticulier ?

– À Monsieur Stephens, ma tante. Comme ilétait gentil, et brave ! Quand je pense qu’au milieu de tousces assassins il arrangeait nos petits détails pour nous, qu’ilessayait de retirer sa veste ! Tenez, il est mon saint et monhéros pour la vie entière !

– Ma foi, il en a fini avec les soucis !dit Mademoiselle Adams avec la brusquerie de son âge.

– Alors je voudrais être morte moi aussi.

– Je ne vois pas en quoi cela pourraitl’aider.

– Je pense qu’il pourrait se sentir moinsseul, dit Sadie en laissant retomber son gracieux petit menton.

Dans le silence revenu, le colonel se frappale front avec un geste de consternation.

– Mon Dieu ! s’écria-t-il. Je deviensfou !…

Pendant la nuit ses compagnes s’étaient bienaperçues qu’il délirait, mais depuis l’aube il semblait avoirrecouvré son bon sens. Bouleversées par cette crise soudaine, ellesessayèrent de le calmer par de bonnes paroles.

– … Fou, je vous dis ! Complètementfou ! leur cria-t-il. Savez-vous ce que je viens devoir ?

– Ne vous inquiétez pas ! répondit MadameBelmont en rapprochant sa monture pour poser doucement une main surla sienne. Il n’y a rien d’étonnant à ce que vous soyez fatigué.Vous n’avez cessé de penser et d’œuvrer pour nous tous ! Nousallons nous arrêter bientôt ; quelques heures de sommeil vousrétabliront tout à fait.

Mais le colonel regarda à nouveau en l’air, età nouveau il poussa un cri de surprise.

– Je n’ai jamais rien vu de plus net dans mavie ! grogna-t-il. Là sur la pointe rocheuse à notre droite,le pauvre Stuart avec mon foulard rouge autour de la tête,exactement tel que nous l’avions quitté…

Les trois femmes levèrent les yeux versl’endroit que leur désignait le colonel, et elles poussèrent lemême cri de stupéfaction.

Sur le côté droit du terrible khorqu’escaladaient les chameaux il y avait une arête noire, quifaisait saillie comme un balcon. En un point elle se relevait pourdessiner une sorte de petit pic. Et sur ce pic une silhouettesolitaire, immobile, entièrement vêtue de noir mais coiffée derouge s’était dressée. Dans le désert de Libye il ne pouvait pasévidemment exister deux silhouettes aussi corpulentes et aussitrapues, deux grosses figures aussi blêmes ! L’homme étaitpenché en avant, et il observait avec une vive attention le fond dudéfilé. On aurait dit une caricature de Napoléon !

– Se peut-il que ce soit lui ? balbutiale colonel.

– C’est lui ! C’est lui !confirmèrent les femmes. Voyez, il regarde de notre côté et il nousfait signe.

– Grands dieux ! Ils vont le tuer !Baissez-vous, espèce de fou, sinon vous allez vous fairedescendre ! tenta de rugir le colonel qui avait la gorge tropsèche pour émettre autre chose qu’un croassementinintelligible.

Plusieurs derviches avaient vu comme eux cettesingulière apparition sur le pic ; déjà ils empoignaient leursfusils, mais un long bras se leva soudain derrière le pasteur deBirmingham, une main brune le saisit par le pantalon, et ildisparut comme dans une trappe. Juste au-dessous, l’émirAbderrahman, qui avait sauté sur une grosse pierre, se mit à crieret à agiter les bras, mais ses vociférations se noyèrent dans unelongue salve de coups de feu, tirés des deux côtés du khor. Lerocher en forme de bastion se garnit de canons de fusils ; destarbouches rouges se penchèrent au-dessus des gâchettes. Du fond dudéfilé également, et de face, jaillirent des jets de flammesaccompagnés de claquements secs. Mitraillés par devant et sur lescôtés, les pillards étaient tombés dans une embuscade. L’émirs’écroula ; il se releva difficilement ; une tache desang maculait sa longue barbe. Il ne cessait de gesticuler et demultiplier des injonctions, mais ses hommes éparpillés ne luiobéissaient pas. Les uns redescendaient le ravin pour éviter d’êtrepris comme cible ; d’autres au contraire étaient poussés enavant par les derniers de la caravane. Quelques-uns mirent pied àterre et tentèrent de gravir les rocs, sabre au clair, pour prendred’assaut le bastion, mais leurs corps touchés à mort dégringolèrentde pierre en pierre jusqu’au bas du défilé. Le tir n’était pas trèsprécis. Un nègre put se frayer un chemin jusqu’en haut sans êtretouché, mais un coup de crosse lui fracassa la tête. L’émir avaitchu de son rocher et il gisait sur le sol comme un tas de chiffonsblancs et marron. Quand la moitié des Arabes fut mise hors decombat, les plus fanatiques durent bien admettre qu’il ne leurrestait pas d’autre solution que de sortir au plus vite de ce ravinde la mort et de regagner le désert. Ils firent donc demi-tour ets’élancèrent dans le défilé au grand galop. C’est une choseeffrayante qu’un chameau qui galope sur un terrain accidenté :la terreur qui s’empare de l’animal, ses quatre pattes qui volentdans l’air en même temps, ses cris horribles qui accompagnent leshurlements de son cavalier qui rebondit au-dessus de sa selle, toutcela se combine pour former une image que n’oublient pas facilementceux qui l’ont vue une fois. Quand le torrent des chameaux affolésdéferla devant elles, les femmes crurent leur dernière heurearrivée, mais le colonel poussa son chameau et les leurs parmi desrochers, au large des Arabes en retraite. Les balles sifflaientdans l’air, sifflaient sur les pierres autour d’eux.

– Du calme ! Ils vont nous oublier !chuchota le colonel qui était redevenu lui-même maintenant qu’avaitsonné l’heure de l’action. Je voudrais bien voir Tippy Tilly ouquelques-uns de ses camarades : ils pourraient nous donner unfameux coup de main !

Mais parmi les fuyards qui passaient au galopdevant eux, il n’aperçut pas l’ancien artilleur égyptien.

Tout portait à croire, heureusement, que lesderviches, dans leur hâte de quitter le ravin, ne songeaient plus àleurs prisonniers. Le gros de la caravane était déjà loin ;seuls quelques traînards essuyaient encore les salves tirées d’enhaut. Le dernier était un jeune baggara à moustache noire et àbarbe en pointe ; il leva la tête en passant et il brandit sonsabre, dans un geste de colère impuissante, à l’adresse desÉgyptiens. Au même instant, une balle atteignit son chameau, etl’animal s’écroula sur le sol. L’Arabe sauta à bas de sa selle,empoigna la muselière et tapa sauvagement du plat de son sabre surle flanc du chameau pour le faire lever. Mais les yeux ternes del’animal l’avertirent qu’il était frappé à mort ; or, audésert, la mort d’un chameau précède de peu la mort de soncavalier. Le baggara lança autour de lui les regards étincelants dulion aux abois ; deux taches rouges s’étalèrent sur sa peaubronzée, mais il ne sourcilla pas. Apercevant les prisonniers, ilpoussa un cri de joie féroce, et s’élança vers eux en brandissantson sabre au-dessus de sa tête. Mademoiselle Adams se trouvait êtrela plus proche de lui ; quand elle le vit se précipiter, ellese jeta à bas de son chameau dont elle se fit un rempart. L’Arabebondit sur un rocher et voulut décocher un terrible coup de pointeà Madame Belmont, mais le colonel pointa son pistolet et lui fitsauter la cervelle. Dans sa rage folle, plus forte que l’agonie dela mort, l’Arabe tombé à terre continua quelque temps à se débattreet à distribuer dans l’air des coups de sabre.

– N’ayez plus peur, Mesdames ! cria lecolonel. Il est bien mort, je vous en donne ma parole. Je suisdésolé d’avoir procédé devant vous à son exécution, mais ce démonétait dangereux. J’avais d’ailleurs un petit compte à solder aveclui, car il avait voulu l’autre jour me défoncer les côtes avec sonremington. J’espère que vous ne vous êtes pas blessée, MademoiselleAdams ? Un instant ; je descends !

La vieille demoiselle de Boston n’avait aucunmal, car elle n’était pas tombée de bien haut. Sadie, MadameBelmont et le colonel Cochrane se laissèrent glisser sur lesrochers ; Mademoiselle Adams, debout, agitait triomphalementles restes de sa voilette verte.

– Hurrah, Sadie ! Hurrah, machérie ! criait-elle. Nous sommes sauvées, mon enfant !Nous sommes sauvées malgré tout !

– Par saint George, oui, nous sommessauvés ! s’exclama le colonel.

Mais Sadie avait appris à penser aux autrespendant ces journées terribles. Elle enlaça Madame Belmont, et posasa joue contre la sienne.

– Cher ange de douceur ! s’écria-t-elle.Comment pourrions-nous avoir le cœur de nous réjouir alors quevous… vous…

– Mais je n’en crois rien ! lui réponditla courageuse Irlandaise. Non, je n’en croirai rien tant que jen’aurai pas vu le corps de John. Mais si je le vois, alors je nevoudrai plus rien voir d’autre de la vie !

Le khor était maintenant débarrassé desderniers derviches. Au-dessus de leurs têtes, sur les deux crêtesdu défilé, ils aperçurent les Égyptiens : grands, minces, avecdes épaules carrées, ils se profilaient sur le ciel bleu, etressemblaient tout à fait aux guerriers sculptés des anciensbas-reliefs. Ils avaient attaché leurs méhara dans le fond du ravinet se hâtaient de les rejoindre. Quelques soldats commençaient déjàà déboucher dans le défilé ; leurs yeux brillaient sousl’excitation de la victoire et de la poursuite. Un tout petitAnglais, avec une moustache couleur de chaume et un air blasé,chevauchait à leur tête. Il arrêta son méhari à la hauteur desex-prisonniers et salua les dames. Il portait des bottes brunes etun baudrier fauve avec des agrafes d’acier sur son uniformekaki.

– On les a eus cette fois, et on les a bieneus ! dit-il. Très heureux, naturellement, d’avoir pu vousaider. J’espère que vous ne vous en êtes pas trop mal tirés ?Ce n’est pas un sport très agréable pour les dames.

– Vous êtes de Ouadi-Halfa, je suppose ?demanda le colonel.

– Non. Nous faisons partie de l’autre troupe.Nous sommes la garnison de Sarras. Nous les avons rencontrés dansle désert, nous les avons tournés par devant, et ceux deOuadi-Halfa les attendent derrière. Du gâteau, je vous dis !Grimpez sur les rochers, et vous verrez la suite des événements.Cette fois, ce sera le knock-out en un seul round.

– Nous avons laissé aux puits une partie denotre groupe. Nous sommes très inquiets à son sujet Vous n’avezaucune nouvelle de ce côté ? interrogea Cochrane.

Le jeune officier devint grave et hocha latête.

– Sale affaire ! dit-il. Quand vousacculez ces gens-là dans un angle, ils deviennent venimeux.Laissez-moi vous dire que nous ne pensions absolument pas vousretrouver vivants. Tout ce que nous espérions, c’était vousvenger.

– Il n’y a pas d’autres Anglais avecvous ?

– Archer commande le détachement qui étaitlà-haut. Il devra passer par ici, car je ne crois pas qu’il y aitun autre chemin pour descendre. Nous avons ramassé l’un de voscamarades : un drôle d’oiseau, avec un chapeau rouge. Je vousverrai plus tard, j’espère ! Au revoir, Mesdames !

Il toucha son casque, enleva son chameau etpartit au trot pour rejoindre ses hommes.

– Nous n’avons rien de mieux à faire qued’attendre que tous soient passés, dit le colonel.

En effet les soldats qui s’étaient embusquéssur les crêtes du ravin étaient obligés d’emprunter à leur tour ledéfilé pour sortir. En file indienne ils s’avancèrent, noirs oubruns, Soudanais et Égyptiens, mais ils avaient tous belle allure,car le corps des méharistes est le corps d’élite de l’arméeégyptienne. Ils portaient une large cartouchière en écharpe sur lapoitrine, et le fusil en travers des cuisses. Un homme de grandetaille, avec une grosse moustache noire tombante, tenait desjumelles à la main et chevauchait en serre-file.

– Hello, Archer !… appela le colonel.

L’officier le dévisagea d’un regard froid,vide, comme si le colonel lui était complètement inconnu.

– … Je suis Cochrane, voyons ! Nous avonsvoyagé ensemble.

– Excusez-moi, Monsieur, répondit l’officier.Je connais un colonel Cochrane, mais ce n’est pas vous. Il avaitdix centimètres de plus que vous, des cheveux noirs, et…

– Très juste ! s’écria le colonel nonsans irritation. Passez quelques jours avec les derviches, et vousverrez si vos amis vous reconnaîtront ensuite !

– Grands dieux, Cochrane, est-ce bienvous ? Jamais je ne l’aurais cru ! Seigneur, quel a dûêtre votre calvaire ! J’avais déjà entendu dire que des genspouvaient blanchir en une nuit, mais…

– Soit ! coupa le colonel tout rouge.Permettez-moi de vous suggérer ceci, Archer : si vous pouviezfournir à ces dames de quoi manger et de quoi boire, au lieu dediscuter de mon physique personnel, vous prouveriez que vous nemanquez pas d’esprit pratique !

– Très bien, acquiesça le capitaine Archer.Votre ami Stuart sait que vous êtes ici, et il va vous apporterquelques provisions. La chère sera maigre, Mesdames, mais nous nepouvons vous offrir rien de mieux. Vous êtes un vieux militaire,Cochrane. Grimpez sur les rochers, car vous verrez un beauspectacle. Je n’ai pas le temps de m’arrêter, car nous serons enpleine action dans cinq minutes. Puis-je faire pour vous autrechose avant de partir ?

– Vous n’auriez rien qui ressemble à uncigare ? demanda le colonel.

Archer tira de son étui un épais partaga et lelui tendit avec quelques allumettes, puis il s’éloigna pourrejoindre ses hommes. Cochrane, adossé à une pierre, tiravoluptueusement sur son cigare. C’est dans des moments pareils queles nerfs hypertendus apprécient toutes les vertus du tabac, cetaimable calmant qui revigore et apaise en même temps. Il contemplales anneaux bleus qui tournoyaient lentement autour de lui ;une agréable langueur envahit son corps harassé. Les trois femmess’étaient assises sur un rocher plat.

– Mon Dieu, Sadie, de quoi avez-vousl’air ! s’exclama Mademoiselle Adams qui était redevenue toutà fait elle-même. Que dirait votre mère si elle vous voyait ?Vous avez les cheveux pleins de paille et votre robe est d’unesaleté repoussante !

– Je crois que nous avons toutes besoin d’unpeu de toilette, dit Sadie d’une voix que la douceur rendaitméconnaissable. Madame Belmont, vous êtes toujours trèsjolie ; mais avec votre permission, je vais arranger votrerobe.

Le regard de Madame Belmont était perdu auloin ; tristement elle secoua la tête et repoussa la main deSadie.

– Peu m’importe de quoi j’ai l’air ; jen’y pense pas, dit-elle. Pourriez-vous vous préoccuper de votrerobe, si vous aviez laissé derrière vous l’homme que vous aimez,comme j’ai laissé le mien ?

– Je commence… Je commence à croire que j’ailaissé le mien ! sanglota la pauvre Sadie.

Et elle cacha son visage brûlant dans le seinmaternel de Madame Belmont.

Chapitre 10

 

Tout le corps des méharistes avait défilé dansle khor à la poursuite des derviches en retraite ; pendantquelques minutes les rescapés demeurèrent seuls. Mais bientôt unevoix joyeuse les héla ; un turban rouge dansa parmi les rocs,et la grosse tête blanche du pasteur non-conformiste apparut. Ils’appuyait sur une lance à cause de sa jambe blessée, et cettebéquille militaire combinée à son costume pacifique lui donnait unaspect incongru : qu’on imagine un mouton à qui auraient toutà coup poussé des griffes formidables. Deux nègres qui le suivaientportaient un panier et une outre d’eau.

– Pas un mot ! leur cria-t-il ensautillant vers eux. Je sais exactement ce que vous ressentez. J’aiété moi-même dans votre cas. Apportez l’eau, Ali ! Seulementun demi-gobelet, Mademoiselle Adams ; vous pourrez vousresservir tout à l’heure. À votre tour, Madame Belmont ! MonDieu, mon Dieu, pauvres âmes, comme mon cœur saigne pourvous ! Dans le panier il y a du pain et de la viande, mais ilfaut que vous soyez raisonnables au début…

Il gloussait de joie, il battait des mains enles regardant manger et boire.

– … Mais les autres ? demanda-t-il avectoute sa gravité revenue.

Le colonel hocha la tête.

– Nous les avons laissés aux puits. J’ai peurque tout ne soit fini pour eux.

– Tut, tut ! cria le pasteur d’une voixtonitruante qui voulait faire oublier la consternation répandue surson visage. Vous aviez cru aussi, naturellement, que tout étaitfini pour moi ; et pourtant me voici. Ne perdez pas courage,Madame Belmont ! Le sort de votre mari n’était certainementpas plus désespéré que le mien.

– Quand je vous ai vu debout sur ce roc, j’aicru que je délirais, déclara le colonel. Si les dames ne vousavaient pas reconnu comme moi, je n’aurais jamais osé en croire mesyeux.

– Je pense que je me suis fort mal conduit. Lecapitaine Archer m’a déclaré que j’avais failli gâcher tous leursplans, que je mériterais d’être traduit en conseil de guerre etfusillé. Le fait est que, lorsque j’ai entendu les Arabes passerau-dessous de moi, je n’ai pu résister à l’envie de savoir si mesanciens camarades se trouvaient avec eux.

– Je suis tout surpris que vous n’ayez pas étéfusillé en dehors de tout conseil de guerre, dit le colonel.Comment diable êtes-vous arrivé ici ?

– Les méharistes de Ouadi-Halfa étaient déjàlancés sur notre piste quand j’ai été abandonné, et ils m’ontramassé dans le désert. Je suppose que je devais avoir le délire,car ils m’ont dit qu’ils m’avaient entendu de très loin : jechantais à tue-tête, paraît-il, des hymnes et des psaumes ;c’est ma voix, avec le concours de la Providence divine, qui les aguidés jusqu’à moi. Ils avaient une ambulance sur un méhari ;le lendemain j’étais rétabli. Nous avons fait la liaison avec lagarnison de Sarras, et je suis reparti avec elle, parce qu’unmédecin l’accompagnait. Ma blessure n’est rien du tout. Le médecinm’a affirmé que je me porterais beaucoup mieux après cette saignée.Et maintenant, mes amis…

Ses gros yeux bruns perdirent de leur maliceet se firent solennels, respectueux.

– … Nous nous sommes tous trouvés sur le seuilde la mort, et nos chers compagnons s’y trouvent peut-être en cemoment même. La Puissance qui nous a sauvés peut les sauverégalement. Prions ensemble pour qu’il en soit ainsi. Maisrappelons-nous toujours que si, en dépit de nos prières, il n’enétait pas ainsi, nous devrions accepter la réalité comme lameilleure et la plus sage des décisions d’en-haut.

Au milieu des rochers noirs ilss’agenouillèrent tous les cinq, et ils prièrent comme certainsd’entre eux ne l’avaient jamais fait auparavant. Certes il avaitété très intéressant de discuter de la prière avec légèreté et entoute philosophie sur le pont du Korosko. Et il n’avaitpas été difficile de se sentir fort et plein de confiance en soidans un fauteuil confortable, pendant qu’un Arabe offrait à laronde le café et les liqueurs. Mais projetés soudain hors ducourant placide de l’existence, ils s’étaient meurtris aux faitshorribles, épouvantables, de la vie. Rompus de fatigue et dechagrin, ils avaient besoin de se raccrocher à quelque chose.Croire en une destinée aveugle et inexorable était affreux. Unepuissance de douceur, œuvrant avec intelligence en vue d’un but,une puissance vivante, efficace, les arrachant de leurs routines depensée, détruisant leurs petites habitudes sectaires, lesconduisant dans une voie meilleure, voilà ce qu’ils avaient apprisà connaître pendant ces journées d’horreurs. De grandes mainss’étaient refermées sur eux, leur avaient façonné de nouvellesformes, les avaient préparés à une vie différente. Cette puissancepourrait-elle ne pas se laisser fléchir par des supplicationshumaines ? Elle était la suprême cour d’appel à laquellepouvait s’adresser l’humanité endolorie. Voilà pourquoi ilsprièrent tous ensemble, de même qu’un amoureux aime ou qu’un poèteécrit, avec le plus profond de leurs âmes. Quand ils se relevèrent,ils éprouvèrent cette impression singulière, illogique, de paixintérieure et de satisfaction que la prière seule confère.

– Silence ! dit Cochrane.Écoutez !

L’écho d’une salve se propagea dans le khorétroit ; elle fut suivie d’une autre, de plusieurs autres. Lecolonel piaffait comme le vieux cheval qui entend la trompe dechasse et les jappements de la meute.

– D’où pouvons-nous voir ce qui sepasse ?

– Venez par ici ! Par ici, s’il vousplaît ! Un sentier grimpe vers le sommet. Si les dames veulentbien me suivre, je leur épargnerai un spectacle douloureux.

Le pasteur les conduisit de façon qu’elles nevissent pas les cadavres qui jonchaient le fond du ravin. Du hautdes rochers, le panorama était extraordinaire. À leurs piedss’étendait le désert avec ses ondulations ; mais au premierplan se déroulait une scène qu’aucun n’oubliera sans doute jamais.Dans cette lumière claire et sèche, sur un fond de couleur fauve,les silhouettes se détachaient aussi nettement que des soldats deplomb sur une table.

Les derviches, ou plutôt ce qui en restait, seretiraient lentement en une masse confuse. Ils n’avaient nullementl’air de vaincus ; leurs mouvements étaient calculés ;mais ils modifiaient sans cesse leur formation comme s’ilshésitaient sur la tactique à suivre. Leur embarras était biennormal, puisque leurs chameaux étaient fourbus, et qu’ils setrouvaient dans une situation quasi-désespérée. Quant aux hommes deSarras, ils avaient émergé du khor, mis pied à terre et attachéleurs méhara quatre par quatre ; les fusiliers se déployèrenten une longue ligne bordée d’une frange de fumée ; ilsdécochaient salve sur salve. Les Arabes ripostaient d’une manièredécousue. Mais les spectateurs ne s’intéressèrent pas longtemps auxderviches ni aux fusiliers de Sarras. Au loin sur le désert, troisescadrons du corps des méharistes de Ouadi-Halfa s’avançaient enune colonne dense qui s’ouvrit bientôt pour esquisser un largedemi-cercle. Les Arabes se trouvaient pris entre deux feux.

– Par saint George ! cria le colonel.Regardez-moi ça !

Simultanément, les chameaux des dervichess’étaient agenouillés, et leurs cavaliers avaient sauté à terre. Aupremier rang se dressait la silhouette majestueuse de l’émir WadIbrahim. Il se mit à genoux un instant pour prier. Puis il sereleva, retira quelque chose de sa selle, le posa soigneusement surle sable et se plaça dessus, très droit.

– Un brave ! s’exclama le colonel. Il setient debout sur sa peau de mouton.

– Qu’entendez-vous par là ? demandaStuart.

– Tous les Arabes ont une peau de mouton surleur selle. Quand un Arabe constate que sa situation estcomplètement désespérée, et quand néanmoins il est résolu àcombattre jusqu’à la mort, il retire sa peau de mouton et se tientdessus jusqu’à ce qu’il meure. Voyez, ils sont tous sur leurs peauxde mouton. Pas de quartier d’un côté ou de l’autre,maintenant !

Le drame approchait rapidement de sondénouement. Un anneau de fumée et de flammes cerna les derviches àgenoux ; ils ripostèrent comme ils purent. L’étreinte seresserra. Les Arabes avaient déjà perdu beaucoup de monde ; lereste continua à tirer avec un courage indomptable. Une douzaine decadavres en kaki attestèrent que les Égyptiens devraient payer leprix de leur victoire. Une sonnerie de trompettes s’éleva chez lessoldats de Sarras ; une autre lui répondit chez les méharistesde Ouadi-Halfa. Ceux-ci avaient mis pied à terre et s’étaientformés en ligne. Après une dernière salve, ils partirent au pas decharge en poussant les cris barbares que les noirs ont exportés dessauvages immensités de l’Afrique. Pendant une minute un véritabletourbillon entremêla lances et crosses de fusils au milieu d’unnuage de poussière. Puis les trompettes sonnèrent à nouveau. LesÉgyptiens se retirèrent aussitôt pour se reformer avec la promptedécision d’une troupe disciplinée ; au centre du champ debataille gisaient, chacun sur sa peau de mouton, les pillards etleur chef. Le dix-neuvième siècle avait vengé le septième.

Les trois femmes avaient contemplé la scèneavec des yeux fascinés, horrifiés. Sadie et sa tante pleuraient àchaudes larmes. Le colonel se tourna vers elles pour leur adresserquelques mots de réconfort, mais il se tut devant le visage deMadame Belmont, qui était aussi blanc, aussi tendu que s’il avaitété sculpté dans de l’ivoire ; elle avait le regard fixe commesi elle était en extase.

– Grands dieux, Madame Belmont,qu’avez-vous ? cria le colonel.

Pour toute réponse, elle désigna un point surle désert. Au loin, à plusieurs kilomètres au-delà du lieu ducombat, un petit groupe de cavaliers s’avançait.

– Pardieu oui ! Voici du monde quiarrive. Qui est-ce donc ?…

Ils observaient de tous leurs yeux, mais ladistance était trop considérable ; ils ne savaient qu’unechose : c’était une douzaine d’hommes à dos de chameau.

– … Ce sont les démons qui étaient demeurés àl’oasis, dit Cochrane. Il ne peut s’agir de personne d’autre. Notreseule consolation est qu’ils ne peuvent échapper au sort qui lesattend. Ils se jettent dans la gueule du loup.

Mais Madame Belmont continuait à regarder avecla même intensité et le même visage d’ivoire. Soudain elle poussaun cri de joie et brandit les deux mains.

– Ce sont eux ! Ils sont sauvés ! Cesont eux, colonel, ce sont eux ! Oh, Mademoiselle Adams, cesont eux !

Elle gambadait sur le sommet de lacolline ; ses yeux brillaient comme ceux d’un enfantexcité.

Ses compagnons ne voulaient pas la croire, carils ne distinguaient rien de précis ; mais en certainesoccasions nos sens deviennent d’une acuité extraordinaire ; ondirait que l’âme et le cœur leur confèrent toute leur exaltation.Déjà Madame Belmont dévalait le sentier rocailleux pour grimper surson chameau, mais ses compagnons n’avaient pas encore aperçu ce quilui avait apporté son message de bonheur. Ils finirent néanmoinspar distinguer dans le groupe qui avançait trois points blancsscintillants sous le soleil : ces points blancs ne pouvaientêtre que les trois chapeaux des Européens. À leur tour le colonel,Mademoiselle Adams et Sadie se précipitèrent : ils reconnurentBelmont, Fardet, Stephens, l’interprète Mansoor et le soldatsoudanais blessé. L’escorte qui les accompagnait était composée deTippy Tilly et d’autres anciens soldats égyptiens. Belmont tombadans les bras de sa femme ; Fardet saisit la main ducolonel.

– Vive la France ! Vivent lesAnglais ! criait-il. Tout va bien, n’est-ce pas,colonel ? Ah, les canailles ! Vivent la croix et leschrétiens !

L’allégresse le rendait parfaitementincohérent.

Le colonel était aussi débordantd’enthousiasme que le lui permettait sa nature d’Anglo-Saxon. Il nepouvait pas gesticuler ; mais il se mit à rire sur le modecrépitant qui était l’indice de son émotion maxima.

– Mon cher ami, je suis rudement content devous revoir tous. Je vous avais considérés comme perdus !Jamais je n’ai été aussi heureux ! Comment avez-vous pu vouséchapper ?

– C’est vous qui aviez tout fait !

– Moi ?

– Oui, mon ami, et quand je pense que je mesuis disputé avec vous ! Misérable ingrat que jesuis !

– Mais comment vous ai-je sauvé ?

– Vous aviez tout combiné avec ce brave TippyTilly, en lui promettant de l’argent s’il nous ramenait vivants enÉgypte. À la faveur de l’obscurité, ses camarades et lui se sontglissés dans le bosquet de palmiers et ils s’y sont cachés. Quandvous êtes partis, ils ont rampé avec leurs fusils et ils ont abattules hommes qui allaient nous exterminer. Ce maudit moulah, jeregrette qu’ils l’aient tué ! Je crois que j’aurais pu leconvertir au christianisme. Et maintenant, avec votre permission,je cours embrasser Mademoiselle Adams, car Belmont a sa femme.Stephens a Sadie ; aussi m’apparaît-il évident que lasympathie de Mademoiselle Adams m’est réservée.

Quinze jours plus tard, le bateau qui avaitété spécialement frété pour les rescapés voguait au nord d’Assiout.Le lendemain matin ils devaient arriver à Beliani, d’où partaitl’express pour le Caire. C’était donc leur dernière soirée commune.Madame Shlesinger et son enfant, qui avaient échappé aux balles desArabes, avaient déjà été dirigées sur la frontière. MademoiselleAdams avait été gravement malade à la suite de ses privations, etc’était la première fois qu’elle était autorisée à venir sur lepont après le dîner. Elle était assise sur une chaise-longue, plusmaigre, plus austère, plus aimable que jamais ; Sadie, deboutà côté d’elle, disposait une couverture sur ses épaules. MonsieurStephens apporta le café et le plaça sur une petite table. Del’autre côté du pont, Belmont et sa femme étaient assis, silencieuxet heureux. Monsieur Fardet, adossé au bastingage, déplorait lanégligence du gouvernement britannique dans le contrôle de lafrontière égyptienne ; le colonel se tenait en face de lui,très droit, et le bout allumé d’un cigare flamboyait sous samoustache.

Mais qu’était-il arrivé au colonel ?Quiconque aurait vu ce vieil homme brisé dans le désert de Libye nel’aurait pas reconnu. La moustache grisonnait certes, mais sescheveux avaient retrouvé ce noir lustré qui avait fait l’admirationde tous au cours du voyage aller. À son retour à Ouadi-Halfa, ilavait reçu avec un visage de pierre et une grande froideur quantitéde condoléances relatives aux effets de son séjour chez lesderviches. Puis il avait couru s’enfermer dans sa cabine. Une heureaprès il en était ressorti exactement pareil à ce qu’il était avantd’avoir été coupé des multiples ressources de la civilisation. Etil avait regardé tous ceux qui le dévisageaient d’une telle manièreque personne ne se serait permis de formuler la moindre observationsur ce miracle moderne. On remarqua seulement depuis lors que, sile colonel devait parcourir ne fût-ce que cent mètres dans ledésert, il emportait toujours dans la poche intérieure de sonveston une petite bouteille noire pourvue d’une étiquette rose.Mais ceux qui l’avaient connu dans des circonstances où un homme serévèle tout entier disaient que le vieil officier ayant le cœur etl’esprit jeunes, il était bien naturel qu’il tînt à conserver descouleurs jeunes !

Quel calme, quel repos sur le pont ! Pasd’autre bruit que le clapotis de l’eau contre les flancs du vapeur.Les derniers reflets rouges du soleil couchant se reflétaient dansle fleuve. Les rescapés apercevaient des hérons dressés sur unepatte au bord des rives sablonneuses ; plus loin, des palmierss’alignaient en une majestueuse procession. Les étoiles d’argentscintillaient encore : ces mêmes étoiles claires, placides,impitoyables vers lesquelles ils avaient si souvent levé les yeuxpendant les longues nuits de leur calvaire.

– Où descendrez-vous au Caire, MademoiselleAdams ? demanda Madame Belmont.

– Au Shepheard’s, je pense.

– Et vous, Monsieur Stephens ?

– Oh, au Shepheard’s, certainement !

– Nous descendrons au Continental. J’espèreque nous ne nous perdrons pas de vue.

– Je ne vous oublierai jamais, MadameBelmont ! s’écria Sadie. Oh, il faudra que vous veniez auxÉtats-Unis ! Nous vous arrangerons un séjourdélicieux !

Madame Belmont se mit à rire avec sagentillesse habituelle.

– Nous avons des devoirs en Irlande, et nousles avons négligés depuis quelque temps. Mon mari a ses affaires,moi j’ai ma maison, et tout va à vau-l’eau. D’autre part,ajouta-t-elle d’une voix espiègle, si nous allions aux États-Unisnous pourrions bien ne pas vous y rencontrer.

– Il faudra que nous nous rencontrions tous ànouveau, dit Belmont, ne serait-ce que pour reparler un peu de nosaventures. Ce sera plus facile dans un ou deux ans. Elles sontencore trop proches.

– Et pourtant comme elles me paraissentloin ! Elles me font l’effet d’un mauvais rêve, observa safemme. La Providence est bien bonne d’adoucir les souvenirsdésagréables ! J’ai l’impression d’avoir vécu tout cela dansune existence antérieure.

Fardet leva son bras dont le poignet étaitencore entouré d’un pansement.

– Le corps n’oublie pas aussi vite quel’esprit, dit-il. Ceci n’a rien d’un mauvais rêve, MadameBelmont !

– Comme c’est dommage que quelques-uns aientété sauvés, et d’autres pas ! s’écria Sadie. Si seulementMonsieur Brown et Monsieur Headingly étaient là avec nous, je neregretterais plus rien ! Pourquoi ont-ils été tués, et pasnous ?

Monsieur Stuart était arrivé en boitillant surle pont ; il tenait à la main un gros livre ouvert.

– Pourquoi le fruit mûr est-il cueilli, et lefruit vert délaissé ? dit-il en réponse à l’exclamation de lajeune fille. Nous ne savons rien de la condition spirituelle de cesdeux pauvres chers disparus, mais le grand Jardinier cueille Sesfruits selon Sa propre science. Je voudrais vous lire cepassage…

Une lampe était posée sur la table ; ils’assit à côté d’elle. La lumière jaune éclaira ses joues massiveset les tranches rouges du livre. Sa voix forte, calme, domina lebruissement de l’eau.

– … « Qu’ils rendent grâces, ceux que leSeigneur a rachetés et libérés de l’ennemi, et rassemblés de l’est,de l’ouest, du nord et du sud. Ils s’étaient égarés dans le désertet ils n’y avaient pas trouvé de demeure. Ayant faim et soif, ilsavaient perdu courage et leurs âmes avaient défailli en eux. Aussiils ont imploré le Seigneur, et Il les a délivrés de leur détresse.Il les a menés sur le bon chemin, afin qu’ils puissent retrouver lacité où ils demeuraient. Oh, puissent ces hommes louer le Seigneurpour Sa bonté, et publier les merveilles qu’il accomplit pour lesenfants des hommes !… »

Le pasteur referma le livre.

– … Il semble que ces phrases ont été écritespour nous ; et cependant elles ont été écrites il y a deuxmille ans. À n’importe quelle époque, l’homme est obligé dereconnaître la main qui le guide. Pour ma part je ne crois pas quel’inspiration se soit arrêtée il y a deux mille ans. Quand Tennysonécrivait avec tant de ferveur et de conviction :

« Oh, nous croyons encore que le bien

Sera malgré tout le but final du mal ! »

il répétait le message qui lui avait ététransmis, tout comme Ézéchiel, quand le monde était plus jeune,répétait un message plus élémentaire et plus rude.

– Tout cela est très beau, MonsieurStuart ! dit le Français. Vous me demandez de louer Dieu pourm’avoir fait sortir du danger et de la souffrance ; mais ceque je voudrais bien savoir, c’est pourquoi, puisqu’il gouvernetoute chose, Il m’a mis au sein de la souffrance et du danger. Àmon avis, j’ai plus de prétextes à blâmer qu’à louer. Vous ne meremercieriez pas de vous tirer du fleuve si auparavant je vousavais poussé dedans ! Le moins que vous puissiez exiger devotre Providence est qu’elle soigne les maux que sa propre mainvous a infligés.

– Je ne nie pas la difficulté, réponditlentement le pasteur. Celui qui ne cherche pas à s’abuser nesaurait nier la difficulté. Voyez comme Tennyson l’affrontehardiment dans ce même poème, le plus grand, le plus profond etcertainement le plus inspiré de toute la littérature anglaise.Rappelez-vous l’effet qu’elle lui suggérait :

« Je trébuche là où je marchaisfermement ;

Et je tombe avec mon fardeau desoucis

Sur les marches du grand autel de cemonde

Qui s’élève des ténèbres jusqu’àDieu ;

J’étends mes mains malhabiles dans la foi,je tâtonne,

Je ramasse de la poussière et de lapaille, et j’en appelle

À celui que je sens Dieu de tout

Et j’espère faiblement en une plus grandeespérance. »

C’est le mystère central des mystères :le problème du péché et de la souffrance, la seule difficultécolossale que doit résoudre le logicien s’il veut justifier laconduite de Dieu envers l’homme. Mais prenez notre propre cas enexemple. Pour ne parler que de moi, je sais ce que j’ai gagné decette aventure. Je le dis en toute humilité, mais je discerne mieuxqu’auparavant mes devoirs. Elle m’a appris à être moins négligentpour dire ce que je tiens pour la vérité, moins indolent à faire ceque je sens être bien.

– Et moi, s’écria Sadie, elle m’a enseignéplus de choses que toute ma vie passée. J’ai appris beaucoup, etdésappris autant. Je suis devenue différente.

– Je n’avais jamais compris jusqu’ici mapropre nature, déclara Stephens. Je peux d’ailleurs à peine direque j’avais une nature à comprendre. Je vivais pour ce qui étaitsans importance, et je négligeais ce qui était vital.

– Oh, une bonne secousse ne fait jamais demal ! dit le colonel. Un lit de plumes et quatre repas parjour, ça ne vaut rien ni pour un homme ni pour une femme.

– Mon sentiment profond, intervint MadameBelmont, est que tous, nous nous sommes élevés plus haut au coursde ces journées dans le désert que nous ne l’avions jamais fait ouque nous le ferons demain. Quand nos péchés seront jugés, il noussera beaucoup pardonné pour l’amour que nous nous sommestémoigné.

Ils demeurèrent silencieux pendant que lesombres grises s’obscurcissaient et que du gibier d’eau traçait degrands V au-dessus de la surface métallique du large fleuve. Unvent froid s’était levé de l’est ; Stephens se pencha versSadie.

– Vous rappelez-vous ce que vous avez promisquand vous étiez dans le désert ? chuchota-t-il.

– Quoi donc ?

– Vous avez dit que si vous en réchappiez vousessaieriez dans l’avenir de rendre quelqu’un heureux.

– Alors je dois le faire.

– C’est fait, dit-il.

Et leurs mains se rejoignirent sous latable.

FIN

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