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L’Abbé Jules

L’Abbé Jules

d’ Octave Mirbeau

À

PAUL HERVIEU

En témoignage de mon affection profonde

Ce livre est dédié

O.M.

Partie 1

 

Chapitre 1

 

Hormis les jours où mon père avait pratiqué une opération difficile, un accouchement important, et qu’il en expliquait, à table, par des termes techniques, souvent latins, les plus émouvantes phases, mes parents ne se parlaient presque jamais.Non qu’ils se boudassent ; ils s’aimaient beaucoup au contraire, s’entendaient, en toutes choses, le mieux du monde, et l’on ne pouvait rencontrer un ménage plus uni ; mais, habitués à penser la même pensée, à vivre les mêmes impressions, et n’étant point romanesques de leur nature, ils n’avaient rien à se dire. Ils n’avaient rien à me dire non plus, me trouvant ou trop grand pour m’amuser à des chansons, ou trop petit pour m’ennuyer à des questions sérieuses. Et puis, ils étaient très imprégnés de cette idée qu’un enfant bien élevé ne doit ouvrir la bouche que pour manger, réciter ses leçons, faire sa prière. S’il m’arrivait quelquefois de m’insurger contre ce système de pédagogie familiale,mon père, sévèrement, m’imposait silence par cet argument définitif :

– Eh bien ! qu’est-ce que c’est ?… Et les trappistes, est-ce qu’ils parlent,eux ?

À part cela, s’ils n’étaient pas toujours gais et affectueux comme je l’eusse souhaité, ils me chérissaient du mieux qu’ils pouvaient.

Pour qu’ils se crussent autorisés à desserrerles lèvres, il fallait, en dehors des aventures professionnelles etdu train-train de la vie, des occasions considérables, telles qu’undéplacement de fonctionnaire, un chevreuil tué à l’affût, dans lesbois de M. de Blandé, la mort d’un voisin, la nouvelle imprévued’un mariage. Les grossesses probables des clientes richesservaient aussi de thèmes à de brefs entretiens qui se résumaientde la sorte :

– Pourvu que je ne me trompe pas !disait mon père… pourvu qu’elle soit vraiment enceinte !

– Ah ! ce sera un belaccouchement !… affirmait ma mère… quatre par mois, commecelui-là, je n’en demande pas plus… nous pourrions nous acheter unpiano.

Et mon père faisait claquer sa langue.

– Quatre par mois !… Fichtre !…Tu es trop gourmande, aussi, mignonne !… Et puis, je suistoujours inquiet avec cette sacrée femme-là… Elle a le bassin siétroit !

Sans savoir d’une façon précise quelle partiemystérieuse du corps désignait ce mot : bassin,j’avais fini, dès l’âge de neuf ans, par connaître exactement lejaugeage et les facultés puerpérales des bassins de toutes lesfemmes de Viantais. Ce qui n’empêchait nullement mon père, aprèsces constatations scientifiques, après des énumérations d’utérus,de placentas, de cordons ombilicaux, de m’assurer que les enfantsnaissaient sous des choux. Je n’ignorais rien non plus de ce quiconstitue un cancer, une tumeur, un phlegmon ; mon espritdélaissé s’était peu à peu empli de l’horrible image des plaiesqu’on cache comme un déshonneur ; une lamentation d’hôpitalavait passé sur lui, glaçant le sourire confiant de la toute petiteenfance. Et à voir mon père sortir, chaque soir, sa trousse de sapoche, étaler, sur la table, les menus et redoutables instrumentsd’acier brillant, souffler dans les sondes, essuyer les bistouris,faire miroiter, à la lampe, les minces lames des lancettes, mes sibeaux rêves d’oiseaux bleus et de fées merveilleuses setransformaient en un cauchemar chirurgical, où le pus ruisselait,où s’entassaient les membres coupés, où se déroulaient les bandageset les charpies hideusement ensanglantés. Parfois aussi, ilemployait une soirée à nettoyer son forceps, qu’il oubliait, trèssouvent, dans la capote de son cabriolet. Il en astiquait lesbranches rouillées, avec de la poudre jaune, en fourbissait lescuillers, en huilait le pivot. Et quand l’instrument reluisait, ilprenait plaisir à le manœuvrer, faisait mine de l’introduire, endes hiatus chimériques, avec délicatesse. Le recouvrant ensuite deson enveloppe de serge verte, il disait :

– C’est égal !… Je n’aime pas meservir de cela… J’ai toujours peur d’un accident !… C’est sifragile, ces sacrés organes !

– Sans doute ! répondait ma mère…Mais tu oublies que, dans ces cas-là, tu prends le doubled’honoraires !…

Si ces choses m’instruisaient de ce que lesenfants ignorent habituellement, elles ne m’amusaient pas. En monexistence chétive, rien ne m’était plus pénible que ces heures derepas, si lentes à s’écouler. J’aurais voulu m’échapper, gambaderquelque part, dans l’escalier, dans le corridor, à la cuisine, prèsde la vieille Victoire qui, au risque d’encourir les reproches dema mère, me laissait barboter dans ses chaudrons, jouer avec lesrobinets du fourneau, remonter le tourne-broche, et, parfois, mecontait d’extraordinaires histoires de brigands qui meterrifiaient, délicieusement. Mais l’obéissance m’obligeait à memorfondre, sans bouger, sur ma chaise, dont le siège trop bas étaitexhaussé par deux in-folio, deux tomes dépareillés et très vieux dela Vie des Saints, et je ne devais quitter la table quelorsque ma mère donnait, en se levant, le signal du départ. L’été,je m’arrangeais pour ne pas trop souffrir de l’ennui. Le vol grenudes mouches, le ronflement des guêpes, au-dessus des assiettes defruits, les papillons et les insectes qui, avec la fraîche odeurdes fleurs arrosées, venaient s’abattre sur la nappe, suffisaient àdistraire mon esprit. Et puis, par la fenêtre ouverte, j’aimais àregarder le jardin, la vallée, là-bas, et, plus loin, les coteauxde Saint-Jacques, violets et brumeux, derrière lesquels se couchaitle soleil. Hélas ! l’hiver, il n’y avait plus de mouches, plusde guêpes, plus de papillons, plus de ciel, plus rien… plus rienque cette salle morne, et que mes parents, absorbés, chacun de soncôté, en des combinaisons inconnues, d’où je me sentais si absent,toujours.

 

Il avait plu toute la journée, je me souviens,et ce soir-là, un soir d’hiver particulièrement triste, mes parentsn’avaient pas prononcé une parole. Ils semblaient plus moroses quejamais. Mon père plia sa serviette, soigneusement, en forme decœur, comme il avait coutume de faire, chaque soir, le repasterminé, et, tout à coup, il se demanda :

– Mais qu’a-t-il pu fabriquer àParis ?… C’est inconcevable.

Par menues chiquenaudes, il chassa les miettesde pain tombées dans les plis de son gilet et de son pantalon,rapprocha sa chaise de la cheminée, où des tisons achevaient de seconsumer, et, le corps légèrement penché vers le feu, les coudesaux genoux, il se chauffa les mains qu’il frottait, de temps entemps, l’une contre l’autre, en faisant craquer les jointures.Victoire vint desservir, tournant autour de la table, les manchesde sa robe retroussées jusqu’au coude ; quand elle fut partie,mon père répéta, accentuant son interrogation :

– Mais, qu’a-t-il pu fabriquer àParis ?… pendant six ans… sans donner de ses nouvelles,jamais ?… Un prêtre !… C’est bien curieux !… Ça mechiffonne de le savoir.

Je compris qu’il s’agissait de mon oncle,l’abbé Jules. Le matin, mon père avait reçu une lettre de lui,annonçant son très prochain retour. La lettre était brève, necontenait aucune explication. On y eût vainement cherché uneémotion, une tendresse, une excuse de ses longs oublis. Il revenaità Viantais, et se bornait à en informer son frère, par une lettresemblable aux lettres d’avis que les fournisseurs envoient à leursclients. Mon père avait même remarqué que l’écriture en était plushargneuse que jamais.

Pour la troisième fois, il s’écria :

– Mais qu’a-t-il pu fabriquer àParis ?…

Ma mère, le buste droit devant la table,raide, les bras croisés, l’œil vague, hochait la tête. Elle avaitune expression de dureté conventuelle, qu’exagérait encore sa robede sergé noir, plate, sans un ornement, sans une blancheur delingerie au col et aux poignets.

– Un original de son espèce !fit-elle… Sûr que ça n’est pas très édifiant !

Et, après un silence, d’une voix sèche, elleajouta :

– Il aurait bien dû y rester, à Paris…Moi, je n’attends rien de bon de son retour.

Mon père approuva.

– Sans doute !… sans doute !…dit-il ; avec un caractère comme le sien, la vie ne sera pasheureuse, tous les jours !… Oh ! non, par exemple !…Pourtant…

Il réfléchit pendant quelques secondes etreprit :

– Pourtant, il y a un avantage, mignonne,à ce que l’abbé reste près de nous… un avantage considérable…considérable !

Ma mère riposta vivement, en haussant lesépaules :

– Un avantage !… Tu crois cela,toi !… D’abord, la famille, il s’en moque, autant que de diresa messe… A-t-il seulement une pauvre fois envoyé des étrennes aupetit, son filleul ?… Quand tu l’as soigné dans sa grandemaladie, passant les nuits, négligeant pour lui tes affaires,t’a-t-il seulement remercié ? Tu disais : « Il nousfera un beau cadeau. » Où est-il, son beau cadeau ?… Etles lapins, et les bécasses, et les grosses truites, et tout cedont on le gavait !… Ce que nous nous sommes privés de bonneschoses pour lui !… Il semblait, en vérité, que cela lui étaitdû…

– Dame ! voyons, interrompit monpère… on faisait pour le mieux…

– Non, vois-tu, nous avons été desimbéciles, avec lui… C’est un mauvais parent, un mauvais prêtre, unêtre indécrottable !… S’il revient à Viantais, c’est qu’il nepossède plus rien, qu’il a tout mangé, qu’il est a quia…Et nous l’aurons à notre charge !… Eh bien vrai ! il nenous manquait plus que ça !

– Allons, allons, mignonne, voilà encoreque tu exagères !… S’il revient, mon Dieu, c’est qu’il n’ajamais pu rester en place… C’est un diable !… Il quitte Paris,comme il a quitté l’évêché, où il serait arrivé à tout, comme il aquitté sa cure de Randonnai, où il était si tranquille, où il yavait tant de casuel… Il lui faut du changement, du nouveau… Il nese trouve à son aise nulle part !… Quant à sa fortune, hé, hé,je ne suis pas du tout de ton avis… Il était joliment avare,l’abbé, joliment pingre, souviens-toi ?

– D’être pingre, mon ami, cela n’empêchepoint de gaspiller son bien en de sottes manigances… Sait-onquelles lubies traversent des cervelles pareilles ?… Enfin, tuoublies qu’avant de partir pour Paris, l’abbé a vendu sa ferme,vendu ses deux prés, vendu le bois de la Faudière ?…Pourquoi ? Et tout cet argent, où est-il maintenant ?

– Ça, c’est vrai ! dit mon père,devenu subitement rêveur.

– Sans compter qu’il n’est pas aimé dansle pays… qu’il te nuira dans tes élections, peut-être même dans taclientèle… Ainsi les Bernard, que tu as tant de peine à maintenir,je ne serais pas étonnée qu’ils te lâchent… Dame ! ça sepeut !… Et puis, va donc chercher des gens qui soient aussisouvent malades, et qui paient aussi bien !

Mon père se renversa sur le dossier de sachaise, eut une grimace aux lèvres, se gratta la nuque.

– Oui, oui ! murmura-t-il, àplusieurs reprises… Tu as raison… Ça se peut !

La voix de ma mère prit un tonconfidentiel.

– Écoute, je n’ai jamais voulu te ledire, pour ne pas te tourmenter… Mais je tremblais toujoursd’apprendre un malheur… Tiens ! Verger, qui a tuél’archevêque, Verger était un prêtre aussi, un fou, un exalté,comme l’abbé Jules…

Mon père se retourna d’un mouvement brusque.Une épouvante était dans ses yeux. Il semblait que, tout d’un coup,son regard eût plongé dans un abîme plein d’horreur. Frissonnant,il balbutia :

– Verger !… qu’est-ce que tu dislà ?… Verger !… sacristi !

– Eh bien ! oui, j’ai souvent penséà cela… Jamais je n’ouvrais ton journal sans une angoisse au cœur…Est-ce qu’on sait ?… D’abord, dans ta famille, ils sont sioriginaux, tous !

La conversation cessa, et un grand silence denouveau s’établit.

Au dehors, le vent sifflait, secouait lesarbres, et la pluie s’était remise à tambouriner sur les vitres.Mon père, le visage bouleversé, regardait le feu mourir ; mamère, songeuse, plus pâle d’avoir tant parlé, avait les yeux perdusdans le vide familier. Et moi, dans cette salle à manger, à moitiébaignée d’ombre, dans cette salle, sans meubles, aux murs nus, auxfenêtres pleines de nuit, je me sentais bien seul, bien abandonné,bien triste. Du plafond, des murs, des yeux même de mes parents, unfroid tombait sur moi, qui m’enveloppait comme d’un manteau deglace, me pénétrait, me serrait le cœur. J’avais envie de pleurer.Je comparais notre intérieur claustral, renfrogné, avec celui desServière, des amis chez qui, toutes les semaines, le jeudi, nousallions dîner. Comme j’enviais l’intime et douce chaleur de cettemaison, ses tapis caressants, ses murs ornés de tenturesconsolatrices, ses portraits de famille dans des cadres ovales, sessouvenirs anciens pieusement gardés, tous ces jolis riens épars,qui étaient, chacun, un sourire, la joie constante du regard, larévélation d’une habitude chère ! Pourquoi ma mèren’était-elle pas, comme Mme Servière, gaie, vive, aimante, vêtue debelles étoffes, avec des dentelles et des fleurs à son corsage, etdes parfums dans ses cheveux roulés en torsades blondes ? Elleétait si charmante, Mme Servière, tout en elle m’attendrissaittellement, que j’aimais à m’asseoir sur les sièges qu’elle venaitde quitter, à respirer, à embrasser la place où son corps avaitreposé. Pourquoi ne faisais-je pas ainsi avec ma mère ?…Pourquoi n’étais-je pas comme Maxime et comme Jeanne, des enfantsde mon âge, qui pouvaient causer, courir, jouer dans les coins,être heureux, et qui avaient de grands livres dorés, dont le pèreexpliquait les images, au milieu des admirations et desrires ?…

Retenant des bâillements, je me tournais, meretournais sur cette exécrable Vie des Saints, qui meservait de siège, sans parvenir à trouver une position qui mecontentât. Afin d’intéresser mes oreilles à quelque bruit, mes yeuxà quelque spectacle, j’écoutais Victoire qui, derrière la porte,traînait ses sabots sur les dalles de la cuisine, remuait de lavaisselle, et je considérais le rond de lumière jaune quitremblotait, au plafond, au-dessus de la lampe.

Ce soir-là, mon père oublia d’inscrire sur sonagenda les visites et les courses qu’il avait faites, dans lajournée, chez des malades ; je remarquai aussi qu’il ne lutpoint son journal, deux choses que, dans l’ordinaire de la vie, ilaccomplissait avec une impitoyable régularité.

Pour me distraire un peu, je voulus penser àmon oncle l’abbé, dont le retour avait amené entre mes parents uneconversation d’une longueur, d’une vivacité inaccoutumées. J’étaisbien petit quand il avait quitté le pays : trois ans à peine,et pourtant je m’étonnais de ne le revoir dans mes souvenirs quecomme une chose très incertaine ; car, depuis cette époque, ilne se passait pas de jours qu’on me menaçât de mon oncle, ainsi qued’une sorte de diable noir, d’ogre terrible qui emporte les enfantsméchants. Ne m’avait-on pas raconté qu’une fois, jouant dans sonjardin de Randonnai, j’étais tombé au beau milieu d’une corbeillede tulipes et que mon oncle, furieux, m’avait cruellement fouetté,avec le martinet qui lui servait à battre ses soutanes. Etlorsqu’il s’agissait de dépeindre vigoureusement la laideurphysique ou la laideur morale de quelqu’un, mes parents nemanquaient jamais d’employer cette comparaison : « Il estlaid comme l’abbé Jules… sale comme l’abbé Jules… gourmand commel’abbé Jules… violent comme l’abbé Jules… menteur comme l’abbéJules. » Si je pleurais, ma mère, pour me faire honte,s’écriait : « Oh ! qu’il est vilain !… Ilressemble à l’abbé Jules ! » Si je commettais un acte dedésobéissance : « Continue, continue, mon garçon, tufiniras comme l’abbé Jules. » L’abbé Jules ! c’est-à-diretous les défauts, tous les vices, tous les crimes, toutes leshideurs, tout le mystère. Très souvent, le curé Sortais venait nousvoir, et, chaque fois, il demandait :

– Eh bien ? toujours pas denouvelles de l’abbé Jules ?

– Hélas ! non, monsieur le curé.

Le curé croisait alors ses mains courtes etpotelées sur son gros ventre, dodelinait de la tête d’un airnavré.

– Si c’est possible, des choses commeça !… Pourtant, hier, j’ai encore dit une messe pour lui.

– Il est peut-être mort, monsieur lecuré.

– Oh ! s’il était mort, ma petitedame, ça se saurait !…

– Ça vaudrait peut-être mieux, monsieurle curé.

– Peut-être bien, ma petite dame !La miséricorde de Dieu est si grande !… On ne sait pas !Mais c’est bien triste pour le clergé, bien triste… bien, bientriste !

– Et pour sa famille aussi, allez,monsieur le curé.

– Et pour le pays ! Et pour tout,pour tout… bien triste, pour tout !

Et le curé humait sa prise en reniflantfortement.

Je me souvenais aussi des histoires dejeunesse de l’abbé que, dans ses jours de bonne humeur, mon pèrem’avait dites, moitié scandalisé, moitié réjoui. Il les commençaitsur un ton sévère, promettait d’en tirer des morales biensenties, puis il se laissait gagner, peu à peu, par la gaîtésinistre de ces farces, et il achevait son récit, dans une quintede rires, en se tapant la cuisse. Une, entre autres, avait produitsur moi une vive impression. Quelquefois, lorsque je voyais levisage de mon père se dérider un peu, je demandais :

– Petit père, raconte mon oncle Jules etma tante Athalie.

– As-tu été bien sage, au moins ?As-tu bien appris tes leçons ?

– Oui, oui, petit père. Oh ! t’enprie, raconte.

Et mon père contait :

– Toute petite, ta pauvre tante Athalie,que nous avons perdue, hélas ! était très gourmande ; sigourmande qu’on ne pouvait laisser, à portée de sa main, aucunefriandise, qu’elle ne la dévorât. À l’office, elle chipait lesrestes des fricots ; dans les placards, elle découvrait lespots de confitures, et sauçait ses doigts dedans ; au jardin,elle mordait à même les pommes sur les espaliers, et le jardinierse désespérait, pensant que c’étaient les loirs et les autres bêtesmalfaisantes qui causaient ces ravages. Il multipliait les pièges,passait les nuits à l’affût, et ta tante se moquait de lui :« Eh bien, père François, et les loirs ? – Ah ! nem’en parlez point, mam’zelle, c’est des sorciers, ben sûr… Maisj’les pincerai, tout d’même. » Ce fut ta tante qu’il pinça. Onla punit sévèrement, parce que ce sont de vilains péchés que lagourmandise et la désobéissance. Quoiqu’elle fût espiègle – unvrai, petit diable – Athalie ne se portait pas bien. Elle toussaitbeaucoup, et l’on craignait pour sa poitrine… Afin de la guérir, tagrand’mère lui faisait boire, tous les matins, une cuilleréed’huile de foie de morue. Ça n’est pas bon, l’huile de foie demorue, et, je te l’ai dit, ta tante était gourmande. Pour ladécider, il fallait la croix et la bannière. Cependant, au bout dequelques mois, elle se trouva bien de ce régime ; les couleurslui étaient revenues, sa toux diminuait. Ce qui ne l’a pasempêchée, plus tard, de mourir d’une phtisie pulmonaire. Elle avaitdes cavernes… Quand on a des cavernes, vois-tu, il n’y a rien àfaire : il faut mourir un jour ou l’autre. Et les enfants quine sont pas sages, ont toujours des cavernes…

Pour donner sans doute à mon imagination letemps de peser ces paroles prophétiques, mon père avait l’habitudede s’arrêter un instant, à cet endroit de son récit. Il meregardait d’un air affirmatif, se mouchait longuement, et, tandisqu’un petit frisson me secouait le corps, à la pensée que moiaussi, comme ma tante Athalie, je pourrais bien avoir des cavernes,il poursuivait d’une voix joviale :

– Un matin, ton oncle Jules – il avaitdix ans, alors – entra, en chemise, chez sa sœur. D’une main, iltenait la bouteille d’huile de foie de morue, de l’autre, un sac depapier rempli de pastilles de chocolat, qu’il avait découvertes, jene sais où, au fond d’un tiroir. La pauvre petite dormait ;brutalement, il la réveilla. « Allons, bois tacuillerée ! » lui dit-il. Ta tante, d’abord,refusa : « Bois ta cuillerée, répéta Jules, et je tedonnerai une pastille de chocolat. » Il avait ouvert le sac,remuait les pastilles, en prenait des poignées qu’il lui montrait,en claquant de la langue : « C’est bon, lui disait-il,c’est fameusement bon… et il y a de la crème à la vanille… Allons,bois. » Athalie but, en faisant d’horribles grimaces.« Prends-en une autre, maintenant, dit Jules, et je tedonnerai deux pastilles, tu entends bien, deux bellespastilles. » Elle but une seconde cuillerée. « Tiens,encore celle-ci, et tu auras trois pastilles. » Elle but unetroisième cuillerée… Elle en but quatre, puis six, puis dix, puisquinze, elle but toute la bouteille… Alors ton oncle ne se tintplus de joie. Il dansa dans la chambre, agitant la bouteille vide,criant : « C’est une bonne farce… Ha ! ha !ha !… quelle bonne farce !… Et tu seras malade, etpendant deux jours, tu vomiras… Ah ! que jem’amuse ! » Ta tante Athalie pleurait, se sentait le cœurtout brouillé. Elle fut malade, en effet, très malade, faillitmourir. Pendant huit jours, elle eut la fièvre et des vomissements,et, deux semaines, elle garda le lit. Ton oncle, lui, futfouetté ; on le mit au cachot noir, mais il fut impossible delui arracher un mot de repentir. Au contraire, il ne cessait derépéter : « Elle a vomi, elle a vomi !… Ah !que je m’amuse ! »

Et mon père, éclatant de rire,concluait :

– Sacré Jules, va !

Ces particularités, incessamment renouvelées,auraient dû graver, pour toujours, les traits d’un tel oncle dansmon esprit d’enfant craintif. Mais non !… Il ne me restait delui qu’une vision confuse et changeante, à laquelle monimagination, surexcitée par les récits de ma famille, prêtait milleformes différentes et pénibles. Mon oncle l’abbé ! En merépétant ces mots, tout bas, je voyais se dresser devant moi unefigure de fantôme, hérissée, sabrée de grimaces, grotesque etterrible, tout ensemble, et je ne savais pas si je devais m’eneffrayer, ou bien en rire. Mon oncle l’abbé ! Je m’efforçaid’évoquer sa véritable physionomie, j’appelai à mon aide toutes lescirconstances graves de ma vie, desquelles elle pouvait surgir,éclatante et réelle. Ce fut en vain !… De toute la personne demon oncle, vague ainsi qu’un vieux pastel effacé, je ne retrouvaisqu’un long corps osseux, affaissé dans un fauteuil à oreillettes,avec des jambes croisées sous la soutane, des jambes maigres etsèches, aux chevilles pointues, qui se terminaient par des piedsénormes, carrés du bout, et chaussés de chaussons verts. Autour delui, des livres ; sur un mur gris, dans une chambre claire, untableau représentant des personnages à barbes rousses, penchésau-dessus d’une tête de mort. Puis, une voix, dont j’avais encoredans l’oreille le timbre désagréable, une voix sifflante depneumonique, toujours pleine de gronderies et de reproches irrités.« Polisson ! » par-ci, « polisson ! »par-là. Et c’était tout !

Je n’éprouvais pas un bien vif désir de lerevoir, comprenant, instinctivement, qu’il ne m’apporterait pas unélément nouveau d’affection ou d’amusement, certain aussi que jen’avais rien à attendre d’un mauvais parrain qui, lors de monbaptême, avait refusé de payer les dragées, d’offrir un cadeau à mamère, et ne me donnait jamais d’étrennes, à la nouvelle année, pasmême des oranges ! J’avais entendu dire également qu’il nem’aimait pas, qu’il n’aimait personne, qu’il ne respectait pas lebon Dieu, qu’il était toujours en colère ; et j’eus une serréeau cœur à l’idée qu’il me battrait peut-être, comme autrefois, avecson martinet. Cependant, je ne pouvais me défendre d’une certainecuriosité, qu’avivaient les exclamations de mon père :« Mais qu’a-t-il pu fabriquer à Paris, pendant sixans ? » Ce point d’interrogation me semblait renfermer unimpénétrable mystère ; il me faisait voir l’abbé Jules, dansun lointain obscur et grouillant, entouré de formes vagues, et selivrant à des pratiques défendues, dont je souffrais de ne pasconnaître le but… En effet, pourquoi était-il parti ?…Pourquoi ne savait-on rien de sa vie, là-bas ?… Pourquoirevenait-il ?… Quelle impression me causerait-il ? Soncorps osseux, ses jambes sèches, ses chaussons verts, la bouteilled’huile de foie de morue, les tulipes, le martinet, tout celadansait, dans ma tête, une éperdue sarabande. À la veille deretrouver cet oncle inquiétant, je ressentais la même peurattractive, qui me prenait les jours de foire, sur le seuil desménageries et des boutiques de saltimbanques. N’allais-je pas être,tout à coup, en présence d’un personnage prodigieux,incompréhensible, doué de facultés diaboliques, plus hallucinantmille fois que ce paillasse à perruque rouge, qui avalait dessabres et de l’étoupe enflammée, plus dangereux que ce nègre,mangeur d’enfants, qui montrait ses dents blanches dans un rired’ogre affamé ?… Tout le surnaturel que mon cerveau exaltéétait capable d’imaginer, je l’associai à la personne de l’abbéJules, qui, tour à tour, minuscule et géante, se dissimulait commeun insecte, entre les brins d’herbe, et soudain emplissait le ciel,plus massive, plus haute qu’une montagne… Je ne voulus pasréfléchir plus longtemps aux conséquences possibles del’installation, à Viantais, de l’abbé Jules, car la terreurs’emparait de moi, peu à peu, et mon oncle m’apparaissait,maintenant, avec un nez crochu, des yeux de braise ardente et deuxcornes effilées que son front dardait contre moi, férocement.

La lampe filait. Une âcre odeur d’huile brûléese répandait dans la salle. Mais, chose extraordinaire, personnen’y prenait garde. Mes parents étaient restés silencieux. Ma mère,immobile, les yeux vagues, le front sévère, continuait derêver ; mon père tisonnait avec rage, écrasait des charbons dubout de la pincette, fouillait la cendre, qui voletait, dans lefoyer, en flocons blanchâtres. Et le vent s’apaisait. Les arbresronflaient doucement, la pluie s’égouttait sur la terre, avec unbruit monotone. Tout à coup, dans le silence, la sonnette de lagrille sonna.

– Ce sont les Robin, dit ma mère… Montonsdans la chambre.

Elle se leva, prit la lampe, dont elle baissala mèche, et nous la suivîmes, moi heureux de me dégourdir lesjambes, mon père répétant à voix basse :

– Mais qu’a-t-il pu fabriquer àParis ?

Chapitre 2

 

 

Les maisons de Viantais sont bâties, auversant d’un petit coteau, de chaque côté de la route de Mortagne,qui débouche de la forêt, à un kilomètre de là, par une belletrouée dans la futaie, maisons propres et riantes, la plupart debriques, avec des toits hauts et des fenêtres gaiement ornées,l’été, de pots de fleurs et de plantes grimpantes. Quelques-unesattiennent à des jardins symétriquement disposés en plates-bandeset dont le mur qui les enclôt se couvre d’espaliers et s’encadre devignes. Des venelles, ouvrant de brusques horizons sur les champs,aboutissent à l’unique rue, qui, vers le milieu du bourg, s’élargiten une vaste place, au centre de laquelle une fontaine sedresse ; puis la rue continue de descendre jusqu’à la valléeet la grand’route, franchissant la rivière sur un pont de granitrose, reprend son cours paisible à travers les prés, les cultureset les boqueteaux. Dans le haut du pays, et reliée à lui par unevaste allée d’ormes – rendez-vous des gamins qui jouent à lamarelle – l’église apparaît, vieille, tassée, coiffée d’un clocherpointu, en forme de bonnet de coton. À droite, sont les écoles etnotre habitation ; à gauche, le presbytère, séparé ducimetière par un mur démoli, creusé en brèches, de-ci, de-là,au-dessus desquelles l’on voit les croix qui se démantibulent etles tombes qui verdissent. Au milieu de l’allée d’ormes, uncalvaire s’élève, dont le christ de bois peint, pourri parl’humidité, n’a plus qu’une jambe et qu’un bras, ce qui n’empêchepas les dévotes de venir s’agenouiller au pied de la croix, et demarmotter des oraisons, en égrenant leur chapelet.

À cette époque Viantais comptait deux millecinq cents habitants, et ne renfermait pas plus de vingt famillesbourgeoises et ménages de fonctionnaires. On s’y voyait très peu,même entre parents qui, presque tous, se trouvaient divisés pour deféroces et mesquines considérations de vanité, ou brouillés par desaffaires de succession. Nos relations, à nous, se bornaient auxServière, dont le luxe gênait mes parents, les inquiétait, lesmettait en méfiance ; au curé Sortais, vieillard excellent,charitable et compromettant, à cause de l’excessive candeur de sonâme, qui l’incitait à commettre sans cesse les plus lourdesbévues ; enfin, aux Robin, devenus tout de suite les intimesde la maison. Nous recevions bien, de loin en loin, la visite ducousin Debray, ancien capitaine d’infanterie, original fieffé, quipassait son temps, mangeait l’argent de sa retraite à empailler desbelettes et des putois dans des attitudes comiques etprétentieuses, mais on lui faisait mauvais accueil, parce qu’il nepouvait prononcer deux mots sans jurer, et qu’il « sentait labête morte », disait ma mère. Les Robin, dès leur arrivée –ils n’habitaient le pays que depuis quatre ans – s’étaientétroitement liés avec nous. À la première entrevue, nous nousétions reconnus pour des êtres de même race. Comme il n’existait,entre les Robin et ma famille, aucune rivalité d’intérêt oud’ambition, qu’ils avaient les mêmes instincts, les mêmes goûts,une compréhension pareille de la vie, l’amitié s’établitdurable ; amitié d’ailleurs restreinte à la facile observanced’un égoïsme cordial, qui n’eût point résisté aux plus légèressecousses du sacrifice et du dévouement.

M. Robin, ancien avoué de Bayeux, avait été,sa charge vendue, nommé juge de paix, à Viantais, grâce à laprotection d’un sénateur, dont il parlait sans cesse et à propos detout, avec enthousiasme. C’était un homme d’une cinquantained’années, vaniteux, solennel et stupide, irréparablement. Auphysique, il ressemblait à un singe, à cause de sa lèvresupérieure, un large morceau de peau, bombante et mal rasée, quimettait une distance anormale entre le nez aplati et la bouchefendue jusqu’aux oreilles. Pour le reste, petit, gras, la facejaune, dans un collier de barbe grisonnante, le ventre rond, lesmains poilues. Par une habitude de citadin, qui a beaucoup traîné,des dossiers sous le bras, dans les greffes et les tribunaux, il nese montrait qu’en chapeau de forme haute, en redingote de casimirnoir, en cravate blanche, et aussi en galoches, – la seuleconcession qu’il eût faite aux mœurs locales. Sans qu’on en connûtles raisons historiques, on le disait d’une incorruptibilitépresque farouche, – un vieux Romain – et cependant, à la veille desaudiences, on voyait entrer chez lui des paysans avec des paniersbondés de volaille et de gibier, qu’ils remportaient vides, à lasuite de quelque discussion juridique, sans doute. Ses adversairespolitiques eux-mêmes rendaient justice à son indépendance et à sadignité, bien qu’il les condamnât toujours et de parti pris, aumaximum de la peine, quand ils avaient le malheur de paraître à sabarre. Enfin, aucun professeur de droit n’était plus ferré que luisur le code civil, qu’il pouvait réciter de mémoire, tout entier,dans l’ordre inflexible des articles. Du moins, il aimait à sevanter de ce tour de force, et, quoique très prudent, proposait àqui voulait d’extravagants paris que personne, jusqu’ici, n’avaitosé relever, ce qui lui valait une réputation de jurisconsultephénomène dans tout le canton et au delà. Il savait aussi, de lamême manière, les arrêts de la Cour de cassation ; il savaittout. Mais il avait un curieux défaut d’articulation dans lalangue. Il prononçait les B comme les D, et les P comme les T.Aussi, c’étaient souvent des combinaisons de mots fort comiques,dont on s’étonnait à l’audience. Un jour, au père Provost, quis’embarrassait dans une explication, il dit :

– Mon tère Trovost, vous vousendrouillez, vous vous endrouillez.

À quoi le bonhomme avait répondu, toutrougissant :

– Quoi qu’m’chantez là, mossieul’juge ?… C’est-y des saloperies ?

Cela ne nuisait du reste en rien à sonprestige établi de magistrat considérable et d’homme du mondeaccompli. Il avait même, parmi les plaideurs mécontents, l’honneurd’un sobriquet : on l’appelait le juge Lendrouille.

Quelquefois, M. Robin venait me chercher pourl’accompagner en ses promenades. Et nous allions par les routes.Brusquement, il s’arrêtait, soufflait un instant, et, le busterenversé en arrière, la figure de trois quarts, le gestedominateur, il s’essayait à des éloquences futures.

– Et, Messieurs, clamait-il, que dire dece jeune homme, élevé chrétiennement tar une famille tieuse, et queles tassions dasses du tlaisir et de l’amdition, ont conduit,jusque sur ce danc d’infamie ?… Oui, Messieurs.

Il s’animait, invoquait la justice, adjuraitla loi, prenait Dieu à témoin. Ses bras tournaient sur le ciel,incohérents et rapides, comme des ailes de moulin à vent…

– Oui, Messieurs, la société moderne,dont les dases fondamentales…

Et tandis qu’il parlait, enflant la voix, lesoiseaux s’enfuyaient en poussant de petits cris ; les pieseffarées gagnaient les branches hautes des arbres. Au loin, leschiens aboyaient.

– Mais tleure donc, mâtin, tleuredonc ! me criait M. Robin qui, à bout de souffle, s’affaissaitsur la berge de la route et restait là, pendant dix minutes, às’éponger le front, dans une extase tribunitienne, où il voyaitBerryer lui sourire.

En rentrant, il me faisait desrecommandations.

– Tu travailleras ton droit, ou tamédecine ; tlus tard, tu iras à Taris… Eh dien !…rattelle-toi, mon ami, qu’il faut être économe… L’économie,vois-tu, tout est là… quand on a l’économie, on a toutes les autresvertus…

Pour la centième fois, il me citait l’exempled’un jeune homme de Bayeux, à qui son père, très riche industriel,allouait deux mille francs par mois pour vivre à Paris. Le jeunehomme se privait de tout, s’habillait et mangeait comme un pauvre,ne sortait jamais, dépensait à peine cent francs par mois, et avecses économies entassées dans un bas de laine, achetait des actionsde chemins de fer et des rentes sur l’État.

– C’est sudlime, ajoutait-il, en metapotant la joue… C’est sudlime une conduite comme ça… Soiséconome, mon garçon. Avec de l’économie, non seulement un sou c’estun sou, mais c’est deux sous, comme dit ma femme qui connaît touteschoses… Et tuis…

Mettant son chapeau sur l’oreille, en casseurd’assiettes, et traçant dans l’air, avec sa canne, de fantastiquesmoulinets, il concluait gaillardement :

– Et tuis… ça n’emtêche toint qu’ons’amuse, mâtin !… Il faut dien que jeunesse se tasse…

Il appelait cela m’apprendre la vie, et mepréparer aux luttes de l’avenir.

Un corps sec, anguleux, très long, un visagerouge où l’épiderme, par endroits, s’exfoliait, un nez en l’air,court, aux narines écartées ; les cheveux d’un blond verdâtre,plaqués en bandeaux minces sur les tempes meurtries, telle étaitMme Eustoquie Robin, qui « connaissait toutes choses ».Il était impossible de voir une femme plus disgracieuse. Sa laideurnaturelle se compliquait de toutes les manies ridicules dont on eûtdit qu’elle prenait plaisir à la souligner. Elle avait, en parlant,une façon aigre et sifflante de détacher chaque syllabe, entre deuxaspirations, qui agaçait les nerfs autant que le frottement d’undoigt sur du verre mouillé. Et c’étaient, à chaque mot, dessourires pincés, des trémoussements, des révérences, toute unesérie de gesticulations gauches et de poses prétentieuses, quidonnaient à son corps l’aspect d’un mannequin désajusté. Obsédée dudésir qu’on s’occupât d’elle sans cesse, sans cesse elle seplaignait d’une indisposition à la tête, au ventre, à la poitrine,soupirait, soufflait, et demandait finalement la permission dedélacer son corset.

– Ouf ! faisait-elle… Ce n’est pasqu’il me serre trop… Au contraire… Mais tous les soirs, à cetteheure-ci, je gonfle, je gonfle du double… C’est très inquiétant…Qu’en pensez-vous, monsieur Dervelle ?

– Un peu de dyspepsie, sans doute,professait mon père… Les fonctions sont bonnes…régulières ?

Et Mme Robin, baissant les yeux,minaudait :

– Mon Dieu, oui… à peu de choses près…C’est-à-dire… Enfin… Ah ! que les médecins ont donc desquestions qui dépoétisent, n’est-ce pas, chère madame ?…Vraiment, je n’aimerais pas être médecin… On doit en voir de toutesles couleurs… Et puis, j’ai horreur des malades… Ça me fait l’effetde bêtes !

Je la détestais, ayant eu à pâtir de sesméchancetés. Mme Robin avait deux fils : l’un, Robert, garçonde vingt-trois ans, soldat en Afrique, dont on évitait de parler,et qui jamais ne venait à Viantais ; l’autre, Georges, de deuxans moins âgé que moi, un pauvre être souffreteux et difforme, quesa mère montrait rarement, honteuse de son visage fripé, de sespetites jambes torses, de la faiblesse de ce corps d’enfant tardifet mal venu… Ma figure, qui passait pour jolie, ma santé robuste medonnaient, sur le pitoyable avorton, une supériorité qui m’eût faitl’aimer tendrement. Il était, d’ailleurs, doux et bon, et sirésigné ! J’eusse souhaité qu’il devînt le compagnon habituelde mes jeux, heureux de le protéger, de me servir de ma force enfaveur de sa débilité. Lui aussi le désirait, je le devinais à sonregard implorant, d’où partaient vers moi les élans de son âme,comprimée et plaintive, son regard de prisonnier, avide de soleilet de liberté, son regard nostalgique qui, au travers des fenêtrescloses, s’accrochait désespérément au vol des oiseaux, pour monter,porté sur leurs ailes, dans la lumière et dans l’infini… Mais MmeRobin mettait sans cesse entre nous son ombre jalouse, son ombrehaute et rêche, comme un mur de pierre. Elle nous séparait, nepermettant pas qu’on pût nous voir l’un à côté de l’autre, car jefaisais ressortir davantage la laideur de son fils. Frappée, à lafois, dans son orgueil de mère et dans son amour-propre de femme,elle en voulait à tout ce qui était jeune, beau et vivant ;elle m’en voulait surtout, à moi, de mes joues roses, de mesmembres solides, du sang pur et chaud qui coulait sous ma peau. Ilsemblait que j’avais volé cela à son fils et c’était à moi qu’elledemandait compte de ses déceptions et de ses souffrances. Parfois,elle me marchait sur les pieds, si fort que la douleur m’arrachaitdes larmes et elle s’excusait, ensuite, de sa maladresse, avecmille tendresses hypocrites. Lorsqu’elle me trouvait seul, elle mesouffletait, me bourrait de coups de pied et de coups depoing ; souvent, dans un coin, traîtreusement, elle me pinçaitle bras jusqu’au sang, disant d’une voix mielleuse :« Oh ! le chéri ! Oh ! comme il estjoli ! », tandis que sur ses lèvres, amincies etdesséchées par la haine, un horrible sourire grimaçait. Undimanche, à la promenade, comme nous longions un remblai trèsélevé, d’une poussée légère du coude, elle me fit rouler en bas dutalus, et l’on me releva, le poignet foulé, la figure déchirée parles ronces, le corps couvert de contusions. Je ne me plaignais pasà mes parents, retenu par la crainte de persécutions plus cruelleset puis, comme Mme Robin ne parlait de moi qu’en termes affectueuxet admiratifs, ma mère l’aimait davantage de me tant aimer.

– Allons, mon petit Albert, sois gentilavec Mme Robin… Elle est si bonne pour toi.

Cette recommandation, qui revenait à chaqueinstant, m’exaspérait, me révoltait dans tous mes sentiments dejustice. Mais que faire à cela ? On ne m’eût pas cru ; sij’avais parlé, on m’eût peut-être puni.

Tous les jours, sauf le jeudi, les Robinvenaient passer la soirée chez nous. Ma mère et Mme Robin selivraient à des travaux d’aiguille, causaient de leurs affaires deménage, se lamentaient sur la cherté croissante de la viande.

– Et le pain, qu’on ne taxe plus !…N’est-ce pas une indignité ?… Aussi est-ce étonnant de voirsur le dos de Mme Chaumier, la boulangère, des châles comme nousn’en portons pas, nous autres ?… Dame ! avec notreargent !

Ce mot : l’argent, tintait sur leurslèvres avec une persistance qui m’agaçait, qui me gênait, autantqu’un mot obscène.

Quant à M. Robin et à mon père, ils jouaientau piquet, très graves, méditatifs, préparant, dans un silencehostile, des capotes formidables et de prodigieuxquatre-vingt-dix. Parfois, ils s’entretenaient depolitique, tremblaient aux souvenirs sanglants de 1848,s’extasiaient sur les mérites de M. de la Guéronnière, comparaientJules Favre à Marat.

– Il est venu tlaider une fois, à Dayeux,disait M. Robin… Je l’ai vu… Ah ! mon ami ! quelleeffrayante figure il a ! Il fait teur, tositivement… Mais, tarexemtle, soyons justes, il tarle dien… Ce qu’il dit, tout de même,vous savez, c’est envoyé !…

Le dimanche, on organisait une partie de bog,avec le curé Sortais ; et, bien que les enjeux fussentreprésentés par de modestes haricots, Mme Robin se montrait d’uneâpreté farouche, dans le gain, exigeait, au moindre coup douteux,qu’on se référât à la règle écrite. En sa qualité d’homme habituéaux obscurités des exégèses juridiques, M. Robin était chargéd’expliquer, de commenter, de discuter, de juger.

– Le dog, affirmait-il, en prenant lapose auguste d’un président de cour d’assises, le dog n’est tointcomme le code… Cetendant, il est dien évident que les rattorts, lesrattrochements, et je dirai même, les analogies…

Finalement, il tranchait toujours lesdifficultés, en faveur de sa femme.

Sous prétexte qu’ils n’avaient rien trouvé deconvenable, pour s’installer avec leurs meubles, restés à Bayeux,sous la garde d’une tante, les Robin occupaient provisoirement lepremier étage d’une maison que leur louaient les demoisellesLejars, deux vieilles filles, riches et dévotes, grosses etroulantes, toutes deux vêtues de même façon, toutes deux pourvuesd’un goître monstrueux – une des curiosités de Viantais.L’appartement était triste, petit, réduit aux meublesindispensables. Les Robin n’avaient pas de domestiques et nerecevaient point.

– Comment voulez-vous, s’excusait MmeRobin, que nous forcions nos amis à venir dans un taudispareil ?… Mais quand nous aurons une maison, quand nous auronsnos meubles !… Alors !

Ses réticences, et le regard et le balancementde tête qui les accompagnaient, cachaient des promesses de fêtesinouïes, de dîners extraordinaires, insoupçonnés dans le pays. Il yavait, dans ce « quand nous aurons nos meubles »,prononcé sur un ton de voix mystérieux et revendicatif, tout unjaillissement de lumières versicolores, tout un éblouissementd’argenterie, de cristaux, de porcelaines ; on y voyaits’allumer la flamme rouge des vins rares, défiler des piècesparées, s’ériger des architectures odorantes de biscuits et denougats, se balancer des grappes de fruits dorés, ce qui faisaitdire à des gens de Viantais :

– Oh ! les Robin !… Il paraîtque personne ne sait recevoir comme eux… Vous verrez ça quand ilsauront leurs meubles.

On les consultait sur des questionsd’étiquette, sur « ce qui se fait » et sur « ce quine se fait pas », sur l’ordonnance symbolique du dessert,étude grave et passionnante. Chaque fois qu’ils acceptaient à dînerchez nous, M. Robin s’écriait :

– Oh ! nous vous en devons, desdîners !… nous vous en devons plus de cent !… C’esthonteux !… Mais quand nous aurons nos meudles…

On parlait alors de ces meubles fameux, pourqui les maisons de Viantais étaient ou trop grandes ou troppetites, ou trop sombres, ou trop claires, ou trop au soleil, outrop humides. Mme Robin racontait les splendeurs de sa chambre àcoucher, en reps bleu ; du salon, en damas jaune. Elle disaitsa lingerie, brodée de rouge ; sa verrerie relevée de filetsdorés ; son service à café, tout en chine, dont on ne seservait jamais, étant trop fragile, et qui ornait la vitrine de sonbuffet-bibliothèque en acajou. M. Robin, lui, s’étendait sur lamagnificence de sa cave à liqueurs, qui contenait « uncomtartiment tour les cigares » et de son bureau, « undureau en chêne sculpté et à secret ».

– Enfin, répétait-il, vous verrez toutça, quand nous aurons nos meudles !

La vérité, c’est que les Robin, confiants dansles promesses du sénateur, attendaient un avancement prochain, etne voulaient pas payer les frais de deux déménagements. Ilsattendirent douze ans, dans la maison des demoiselles Lejars et,durant ces douze années, ils ne cessèrent de s’excuser, à chaqueinvitation nouvelle.

– Oh ! nous vous en devons, desdîners !… C’est honteux vraiment !… Mais quand nousaurons nos meubles !…

 

Ma mère ne s’était pas trompée. C’étaient bienles Robin qui avaient sonné à la grille. Ils arrivèrent, lui,soufflant, sa figure enfouie dans le triple tour d’un cache-nez àcarreaux noirs et blancs ; elle, minaudant sous une capelinede laine rouge, qu’ornait un large ruban de velours noir.

– Quel temps ! mes amis, s’exclamaM. Robin, qui s’ébrouait ainsi qu’un vieux cheval, queltemps !… Et le daromètre daisse toujours.

Mme Robin arrondit la bouche, prit un airaffectueux et navré.

– Nous nous disions, tout à l’heure, monmari et moi, en dînant : « Pourvu que ce pauvre monsieurDervelle n’ait pas été obligé d’aller voir des malades, par untemps pareil !… » Pauvre monsieur !… Quel durmétier… la nuit… Il fait si noir !…

– Le fait est, déclara mon père, que çan’encourage pas, des temps comme ça !… Mais qu’est-ce que vousvoulez ?… Quand il faut, il faut !… Et pas toujours sûrd’être payé, voilà le triste ! D’abord, les pauvres… ce sontles plus exigeants !

– Tardleu ! lança M. Robin… ils neregardent toint à la détense des autres… hé ! hé !hé !

Ma mère aidait Mme Robin à se débarrasser desa capeline et de son manteau.

– Et votre petit Georges ?demanda-t-elle… vous ne l’avez pas encore amené ?

– D’un temps pareil, chère madame !…Et puis, il est un peu souffrant… il tousse beaucoup… Figurez-vousque je n’ai pas apporté mon ouvrage, non plus… ce vilain temps merend d’une paresse, d’une paresse !… J’ai les membres brisés,et la tête toute chose…

M’apercevant, elle s’avança vers moi, lesmains tendues.

– Le cher mignon, que je n’avais pasvu !… Toujours joli, donc… et toujours sage !…Embrassez-moi, mignon.

Et elle m’offrait à baiser ses lèvres, seshorribles lèvres pâles, qui m’étaient plus répugnantes que lagueule d’une bête féroce.

Tout le monde s’installa autour du guéridon,près de la cheminée, et mon père dit gravement :

– Mes amis, j’ai une grande nouvelle àvous annoncer.

Les Robin levèrent la tête, très intéressés etrecueillis.

– Eh bien ! voilà !… L’abbéJules revient à Viantais.

Le juge de paix tressauta sur sa chaise ;sa bouche s’ouvrit, démesurément élargie et resta, quelquessecondes, béante d’étonnement. Il s’écria :

– L’addé Jules !… qu’est-ce que vousme dites là ?

– Il nous a écrit ce matin, poursuivitmon père… Oh ! deux mots seulement !… Et nous l’attendonsd’un jour à l’autre !… Quant à ses intentions, il ne nous endit rien.

– Mais enfin, revient-il tour tout àfait ?… Ou dien n’est-ce qu’un tetit voyage, en tassant, tourvous voir ?

– Pour tout à fait !… Du moins nousavons compris cela, d’après sa lettre… Naturellement, de ce qu’il apu fabriquer à Paris, pas un mot… Est-il encore prêtre,seulement ?

Et mon père semblait chercher dans les yeux dujuge de paix, une opinion, un conseil, car toutes ses perplexitésle reprenaient et je suis sûr qu’à ce moment, la vision lui vint del’abbé Jules, avec une longue barbe laïque, sur une longueredingote de défroqué.

– Tiens, tiens, tiens ! fit M.Robin… nous allons donc le connaître, ce fameux addé !

– Nous aurons donc une messe de plus, ledimanche, déclara Mme Robin, avec satisfaction… Ah ! ce n’estpas malheureux !… Depuis que M. Desroches, le vicaire, estnommé chapelain de Blandé, le service, vraiment, est bieninsuffisant !…

S’adressant ensuite à ma mère, elledemanda :

– Monsieur le curé est-il averti ?…que dit-il ?… que pense-t-il ?

– Ah ! soupira ma mère, monsieur lecuré est enchanté… Mais il est enchanté de tout, vous le savez… Ilne voit le mal nulle part… pourtant, il devrait bien connaîtrel’abbé, lui !… Sans compter toutes les difficultés qu’ilsauront ensemble… Ça sera du joli !…

– Mais à quel titre M. l’abbés’établira-t-il ici ?

– Nous ne savons pas… Comme prêtrehabitué, sans doute !

Elle ajouta, d’une voix où l’on sentaits’aigrir toutes ses rancunes :

– Prêtre habitué !… Un homme quiaurait pu devenir évêque, s’il avait voulu, et faire tant de bien àsa famille… nous aurions poussé Albert dans la carrièreecclésiastique… Au lieu de cela, que va-t-il nousarriver ?

Mme Robin se tortillait sur sa chaise,balançait son buste maigre. Une moue surette pinçait seslèvres.

– Que voulez-vous, chère madame ?consola-t-elle… ce qui est fait est fait !… L’important, pourvous, c’est qu’il revienne… vous devez vous réjouir de sonretour…

Ma mère haussa légèrement les épaules.

– Dans un sens, oui ; dans un sens,non… Vous ne le connaissez pas.

– Je ne connais qu’une chose, riposta MmeRobin gravement… C’est un prêtre !… Ensuite, il est toujourspréférable d’avoir un parent près de soi… On le soigne, on lesurveille, on sait ce qu’il fait… et l’on est toujours à temps deprendre un parti, si les choses ne vont point comme il faut…

– Je sais bien, fit ma mère… c’est unavantage…

– Tandis que, de loin, dame ! onpeut s’attendre à tout, c’est-à-dire qu’on peut s’attendre à rien…Ce ne sont pas les intrigants qui manquent aujourd’hui… Et puis,écoutez donc, il ne faut rien préjuger à l’avance… Il est peut-êtretrès changé, M. l’abbé !… Et s’il revenait avec unefortune ?

Un éclair passa dans les yeux de ma mère, maisil s’éteignit vite. Secouant tristement la tête, ellesoupira :

– Ce serait bien à désirer pourlui ! Mais l’abbé Jules n’est pas un homme à ça !… S’ilest changé, il est changé en pire, voilà mon sentiment… Et,peut-être faudra-t-il que nous le nourrissions, par-dessus lemarché !… Paris, c’est si grand, si tentant !… Il s’ypasse tant de drôles de choses, et il y a de si vilainesgens !

– Le luxe !… le luxe !s’exclama M. Robin… À Taris c’est le luxe qui terd le monde !…On ne sait tlus quoi inventer tour faire détenser de l’argent…Ainsi, chez le sénateur, dans le vestidule, figurez-vous qu’il y adeux nègres en dronze trois fois grands comme moi, et qui tortentdes flamdeaux dorés !… C’est incroyadle !… Le soir, ças’allume !… J’ai vu cela, moi !

– Moi, risqua mon père, un soir, authéâtre, on m’a montré George Sand… Eh bien ! elle étaithabillée en homme !… Je crois que Jules devait, lui aussi,s’habiller en homme !… Il n’a pas dû user beaucoup desoutanes, allez !… Mais, pour ce qui est de George Sand, onvoyait très bien que c’était une femme… On le voyait même trop.

– L’horreur ! fit avec dégoût MmeRobin, qui détourna la tête et balança la main, comme si elle eûtchassé loin d’elle une mouche importune.

Mon père allait entrer dans des détailsdescriptifs et gaillards ; ma mère l’arrêta, en me désignantd’un coup d’œil bref, car, dès qu’il ne s’agissait plus demédecine, on était très sévère, devant moi, sur le choix desmots.

La conversation continua sur l’abbé Jules, etmon père dut raconter sa vie, depuis son enfance jusqu’à son départpour Paris. Ayant eu très fort sommeil ce soir-là, malgrél’excitation où me mettaient ces événements si considérables, etl’insupportable présence de Mme Robin, je n’ai pas retenugrand’chose de ce récit. Je n’ai guère retenu que les exclamationsscandalisées de nos amis, qui accompagnaient chaque épisode un peuvif.

– Est-il Dieu possible ?… Unprêtre !…

Je me souviens aussi qu’il fut fort questiond’une dame Boulmère, morte en couches, quelques jours auparavant,et je revois encore mon père expliquant la maladie…

– Vous comprenez… Tenez… l’utérus, ou lamatrice, si vous aimez mieux, c’est comme un ballon… La partierenflée est en haut, n’est-ce pas ?… Alors, ça pèse…

Puis l’on revint à l’abbé Jules. Il était dixheures et demie, lorsque les Robin partirent.

– Réfléchissez bien, chère madame, disaitl’horrible Mme Robin en remettant sa capeline… Ne brusquez rien… Onne sait jamais ce qui peut arriver… Et puis si vous avez besoin denous, ne vous gênez pas… Je vous aime tant… J’aime tant votre petitAlbert !…

Mon père et M. Robin causaient ensemble.

– Teut-être les femmes ?… disaitcelui-ci.

– Non… non !… répondait mon père… Ildoit y avoir autre chose !… Qu’a-t-il pu fabriquer àParis ?

Chapitre 3

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Avant de poursuivre mon récit, on me permettrade faire un retour dans le passé de l’abbé Jules, et d’évoquercette étrange figure, d’après les souvenirs personnels que j’en ai,d’après les recherches passionnées auxquelles je me livrai chez lespersonnes qui le connurent et dans les divers milieux qu’ilhabita.

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Ma grand’mère était certainement la femme laplus aimée, la plus respectée de toutes les femmes de Viantais. Jepuis dire, sans exagération, qu’on la vénérait comme une sainte.Elle se montrait d’une infinie douceur envers tout le monde&|160;;sa charité pour les pauvres était inépuisable. Fille de paysans,elle avait fidèlement conservé la tenue des paysannes, bien que sonmariage lui donnât un rang dans la bourgeoisie du pays. Maisc’était une nature modeste, d’une rare délicatesse de sentiments etd’un rare bon sens – un peu trop dévote, peut-être. Je la voisencore, assise dans son immense fauteuil à coussins de toile écrue,toute petite et tassée, et ridée sous son large bonnet de lingeblanc qui donnait, à son visage de vieille, des tons de ciredélicate. Elle tricotait, tricotait sans cesse des bas, des gilets,des jupons pour les malheureux. Comme elle était active et preste,malgré l’âge qui la courbait, et la maladie qui lui nouait lesdoigts&|160;! Tous les matins, j’allais la voir – ou plutôt, mabonne me conduisait près d’elle – et, avant que de l’embrasser, jeregardais, sur la cheminée, un petit chien de bois, sous la queueduquel je trouvais, chaque fois, une pièce de cinquante centimes.Elle faisait l’étonnée, riait, s’écriait en brandissant sonaiguille&|160;:

–&|160;Comment&|160;! il a encore crotté sapièce de dix sous, ce petit chien-là&|160;!… quel drôle de petitchien&|160;!

Quoiqu’elle fût triste dans le fond de soncœur, ayant toujours souffert, elle avait toujours sur les lèvresun sourire charmant qui attirait la confiance, l’adoration. Mais cesourire-là cachait bien des larmes, larmes d’enfant, larmes defemme, larmes de mère. Tendre naturellement et plus affinée desensibilité que ne le sont les filles de campagne, elle avait passéune enfance presque douloureuse, incessamment blessée par larudesse des êtres et la grossièreté des habitudes. Non qu’elleméprisât le milieu dans lequel elle était née, et qu’elle rêvât devivre en un monde plus relevé&|160;; elle aurait voulu autourd’elle plus de bonté, plus de retenue, plus de douceur. Et puiselle s’était mariée. Mon grand-père, que je n’ai pas connu, était,paraît-il, un homme très violent, despote, coureur de filles etgrandement ivrogne. Il la maltraitait, comme il maltraitait tout lemonde, sans raison et sans pitié. Éleveur de chevaux, obligé, parmétier, de suivre les foires lointaines, vivant la plupart du tempsdans les auberges, avec les maquignons, c’était là, sans doute,qu’il avait acquis ces déplorables façons. Il mourut d’un coup depied de cheval dans le ventre à la foire de Chassans, et magrand’mère, encore jeune, resta veuve avec trois enfants, mon père,ma tante Athalie, enlevée à dix-huit ans, d’un mal de poitrine, etmon oncle Jules.

Jamais on n’avait vu un enfant comme étaitJules&|160;; sournois, tracassier, cruel, il ne se plaisait quedans les méchants tours. Son frère et sa sœur avaient beaucoupsouffert de lui, et sa mère se désespérait, car elle avait beausupplier ou punir, réprimandes et prières ne faisaient quesurexciter son indomptable nature.

–&|160;C’est tout le portrait de son père, sedisait en pleurant la pauvre femme.

Et de fait, elle remarquait avec effroi, chezson fils, les mêmes gestes, les mêmes regards qu’avait son mari,quand celui-ci, après de longues absences, rentrait à la maison,braillant, sacrant, puant le vin de l’auberge et le crottind’écurie.

Au collège, où on le mit de très bonne heure,Jules battait ses camarades, les dénonçait, se révoltait contre sesprofesseurs. Mais il était très intelligent, travailleur même ettoujours le premier de la classe. C’est à cela qu’il dut de n’avoirpas été renvoyé plus de vingt fois. De retour à la maison, sesdéplorables instincts, nourris par une vie plus libre et oisive, sedéveloppèrent encore. Il donna le scandale dans le pays par saconduite libertine, fréquenta les cabarets, se rendit coupable denombreux vols domestiques. On ne pouvait lui adresser la moindreobservation qu’il ne s’emportât, menaçât de tout casser. Il avaitdes colères si terribles que tout le monde tremblait devant lui, etque lui-même, la crise passée, restait, pendant des heures, malade,le cerveau brisé, et tout pâle, semblable à un épileptique terrassépar son mal. Quand sa mère lui demandait à quelle carrière ilcomptait se préparer, il ne répondait rien, sifflotait un air etlui tournait le dos. Elle essaya de le mettre chez un avoué, àMortagne&|160;; mais, au bout de trois jours, il s’échappa, aprèsavoir sali de dessins obscènes une quantité considérable de papiertimbré. En même temps, il s’était pris d’une véritable passion pourla lecture&|160;; il lisait de tout&|160;: des romans, des vers,des livres de science, de philosophie, des journauxrévolutionnaires que lui prêtait le pharmacien, vieux républicainexalté et dément, qui ne rêvait que de guillotine et de bonheuruniversel. Tous les deux, ils travaillaient à de vaguescataclysmes, à des renversements prodigieux de l’ordre social. EtJules s’amusait, devant sa mère, à exprimer des opinionseffroyables qui arrachaient à l’infortunée veuve cette douloureuseexclamation&|160;:

–&|160;Mon Dieu&|160;! Est-il possible que cesoit là mon fils&|160;?

Un jour que, sérieusement, elle songeait àl’embarquer, ou à l’envoyer dans une maison de correction, Juleslui déclara qu’il voulait se faire prêtre. Elle poussa un cri, levales yeux au ciel, se couvrit le visage de ses mains, comme si ellevenait d’entendre un odieux blasphème.

–&|160;Sainte Vierge&|160;!… Prêtre,toi&|160;!… Un garnement comme toi&|160;!… Mais c’est offenser lebon Dieu que de dire des choses pareilles&|160;!…

–&|160;Je veux me faire prêtre, répéta Julesrésolument… Et puis voilà tout&|160;!

Il s’entêta, tempêta, s’encoléra, menaça.

–&|160;Je veux me faire prêtre, nom deDieu&|160;!… Prêtre, sacré nom de Dieu&|160;!

Et la mère s’évanouit, en disant&|160;:

–&|160;Ah&|160;! j’ai donné le jour àl’Antechrist&|160;!… Pardonnez-moi, Seigneur.

On consulta le curé, et le curé ne vit, danscette vocation extraordinaire et si extraordinairement exprimée,qu’une grâce soudaine du ciel, un miracle… Il en eut une joiedébordante.

–&|160;C’est un miracle&|160;!… un grandmiracle. Dimanche, au prône, je le ferai savoir à toute laparoisse&|160;!… Ah&|160;! quel miracle&|160;!

Mme Dervelle sanglotait.

–&|160;Mais il sacrait, monsieur le curé, ilsacrait comme un païen.

–&|160;Ta, ta, ta, ta&|160;!… il sacrait, ilsacrait&|160;!… C’est bien évident, qu’il sacrait… Mais c’estl’esprit du mal qui s’en allait, ma bonne petite dame… Jules veutse faire prêtre&|160;!… ah&|160;! remerciez bien le bonDieu&|160;!… Pour moi, voyez-vous, c’est un des plus éclatantstriomphes de la foi. Cela rappelle saint Augustin… Oui, votre filssera un second saint Augustin… Quel honneur pour vous, pour laparoisse, pour l’Église&|160;!… Ah&|160;! c’est un grandmiracle&|160;!…

–&|160;Monsieur le curé, monsieur le curé,gémissait la mère infortunée et tout en larmes, monsieur le curé,ne vous trompez-vous point&|160;?

–&|160;Na&|160;!… na&|160;!… remettez-vous, mabonne dame… na&|160;! non, je ne me trompe pas, allez&|160;!… c’estun immense miracle&|160;!… Je dirai demain une messe d’actions degrâce… na&|160;!… voyons… ne pleurez plus, remettez-vous,na&|160;!

Deux mois après, Jules entrait au grandséminaire de S…

À quel sentiment avait-il obéi, en prenantcette détermination si imprévue&|160;? S’était-il tracé, dans cemétier du prêtre, un plan d’existence à venir, en sommeindépendante et facile, au regard des autres métiers&|160;?… Nes’était-il laissé guider que par son goût des mystificationsexcessives et des sacrilèges bravades&|160;?… Peut-être n’était-ilpas aussi perverti qu’il aimait à le paraître&|160;?… Les idéescondamnables, affichées avec fanfaronnade, peut-êtren’existaient-elles qu’à la surface de sa nature, comme un masque,et peut-être gardait-il, au fond de son cœur, l’impérissable germedes éducations chrétiennes&|160;?

On ne le sut pas, car Jules demeura, toute savie, une indéchiffrable énigme.

Cependant, les années qu’il passa au séminairemarquèrent, dans son existence, une phase nouvelle d’énergiquesefforts vers le bien, et d’ardente lutte contre soi-même. Soitambition de parvenir à quelque haute dignité ecclésiastique, soitrepentance ou réflexion, il s’acharna à dompter sa nature révoltée,tenta de l’assouplir aux écœurements de la discipline, auxeffacements de l’humilité, non point par la prière, et la passiveobservance des pratiques pieuses, comme font les faibles, mais parun raidissement en quelque sorte musculaire de sa volonté, par unetension pour ainsi dire physique de toutes ses facultésintellectuelles. Hélas&|160;! en dépit de son courage, il avait deviolents retours au mal, une poussée de ses instincts mauvais, sisoudaine et si formidable, qu’elle culbutait, en une minute, tousles travaux de défense, lentement, durement édifiés par lui contrelui. Et c’était à recommencer. Ce combat persistant de l’esprit etdu corps, cette contraction nerveuse et morale qu’il s’imposait,empêchèrent Jules de se façonner aux manières ambiantes, d’acquérirce qu’on appelle l’air de la maison. Bien au contraire, sa grandecarcasse dégingandée accusa davantage ses angles brusques, sessaillies grimacières, et jamais elle ne connut l’onction des gesteslubrifiés, cette douceur aigre, ces caresses venimeuses, cettetortueuse souplesse, ce silence plein de chuchotements dessacristies et des confessionnaux.

Servi par une mémoire prodigieuse, et par unetrès vive compréhension des choses, il ne tarda pas à se faireremarquer de ses professeurs, et même à les inquiéter. L’audace deses idées, son penchant à la discussion hargneuse des dogmes, sestendances à mêler des ressouvenirs de vague science et dephilosophie condamnée, aux inflexibilités barbares des doctrinesthéologiques, la flamme d’éloquence passionnelle dont il incendiaitses compositions les plus abstraites et surtout sa répugnanceinvincible dans l’accomplissement des rites sacrés, qu’on faisaitrépéter aux élèves, ainsi qu’une comédie aux comédiens,tout cela, plus encore que les involontaires écarts de sa conduite,émut le supérieur qui crut devoir en signaler le danger à l’évêque.L’évêque, indulgent et doux vieillard, pensa, après réflexion, quec’était là exubérance de jeunesse, que les austérités de la règle,les endormements de la routine en auraient bien vite raison et,chose singulière chez un homme timoré, il se prit d’affection pourJules, s’intéressa à son avenir, parce qu’il ne ressemblait pas auxautres séminaristes. Plusieurs fois, il le fit sortir, l’admit à satable&|160;; loin de s’effrayer des allures hardies de son préféré,il se sentit attiré davantage vers cette intelligence curieuse,cette volonté bourrue, «&|160;qui le changeaient un peu&|160;» dece qu’il avait l’habitude de voir et d’entendre, autour de lui.Comme le grand vicaire exprimait, un jour, des doutes sur lesérieux de la vocation de Jules, et disait, en penchant la tête surses mains jointes&|160;: «&|160;Son âme bouillonne, Monseigneur…elle bouillonne horriblement… J’ai bien peur qu’elle ne resteconquise à l’infidélité et au péché&|160;», l’évêquerépondit&|160;:

–&|160;Nous la calmerons, monsieur l’abbé,nous la calmerons… Et vous verrez que ce gamin-là ira loin, trèsloin… Il honorera l’Église.

Puis, après un silence, d’une voix pleine deregrets, il ajouta&|160;:

–&|160;Quel dommage qu’il soit si laid, si malbâti&|160;!

Jules n’aimait point ses condisciples, fuyaitautant qu’il pouvait leurs entretiens et leurs jeux. Dans lescours, à la promenade, il restait à l’écart des groupes, ensauvage, marchant avec acharnement, poussant du pied de grossespierres, secouant les arbres, paraissant toujours emporté vers desbuts de destruction. Parmi les plus fervents et les plusintolérants de ses camarades, il avait flairé l’ordure des amitiéssuspectes, surpris d’étranges correspondances, et souvent ils’amusait à les poursuivre de plaisanteries cyniques et de salespropos, à les tenir sous l’incessante terreur d’une dénonciation,d’une honte publique, étalée devant les maîtres. Il dédaignait cesjeunes gens, joufflus et roses, à l’esprit esclave, à l’âmeignorante, qui apprenaient la foi, comme on apprend la cordonnerie,et cachaient, sous des dehors soumis et dévots, les appétitsgrossiers du cuistre, les viles convoitises du paysan réfractaire.Eux, renforçant leurs méfiances originelles de la haine toute neuvedu demi-bourgeois, contre quelqu’un qui n’était ni de leur racepsychique, ni de leur classe sociale, le détestaient. Ils leredoutaient aussi beaucoup, à cause de la protection«&|160;scandaleuse&|160;» dont l’évêque le couvrait, à cause de sescolères terribles et de ses cruelles moqueries, et voyaient en lui,avec épouvante, l’apôtre de l’hérésie future, un iconoclaste, unassermenté, «&|160;un Lamennais&|160;». Car Lamennais, dans lesrares instants où ils se permettaient de penser librement,représentait pour eux la dernière incarnation du diable. Julestermina, sans trop d’encombres, ses études religieuses, et, quandil sortit du séminaire, ce fut pour entrer à l’évêché, en qualitéde secrétaire de Monseigneur.

Ce jour-là, Mme Dervelle oublia les angoissespassées et goûta tout le délice de l’orgueil maternel. Elle serendit chez le curé, l’âme remuée par un bonheur si doux, qu’il luisemblait que des anges l’emportaient, en chantant des hymnes, versdes paradis de lumière.

–&|160;Eh bien&|160;! ma petite dame, s’écriale bon curé, qui serra avec effusion les mains de sa chèreparoissienne. Eh bien&|160;! que vous avais-je dit&|160;?… Est-ceun miracle, oui ou non&|160;?… Est-ce un miracle, nom d’un petitbonhomme&|160;?…

Elle ne trouva pas de mots assez grands, asseznobles pour exprimer sa reconnaissance. La gorge serrée parl’émotion, défaillante et ravie, elle ne pouvait quebalbutier&|160;:

–&|160;Oh&|160;! monsieur le curé&|160;!…monsieur le curé&|160;!

–&|160;Na&|160;! na&|160;!… Me croirez-vousune autre fois, dites, me croirez-vous, madame saint Thomas&|160;?Et ça n’est pas fini, allez&|160;!… Votre fils deviendra évêque, lecher enfant&|160;!… Évêque, vous entendez bien, aussi vrai que deuxet deux font quatre.

Évêque&|160;! Il s’agissait bien de cela,maintenant&|160;! Elle le voyait sous des coupoles vertigineuses,resplendissant d’or, portant la tiare aux trois couronnes,commander aux âmes des rois de la terre, prosternés à sespieds.

Suivant un usage touchant, ce fut dansl’église de Viantais que l’abbé Jules célébra sa première messe, aumilieu d’une pompe inaccoutumée, entouré de toute la population quil’avait connu enfant. Et il arriva, à cette occasion, une chosemémorable dont on parle encore, dans le pays, et dont on parleralongtemps. Le jeune prêtre monta en chaire, et là, devant tous, ilfit la confession générale de ses erreurs et de ses péchés. Dès lespremières paroles, tombées de ses lèvres, une stupeur envahit lafoule des fidèles.

–&|160;Mes très chers frères, s’écria-il,d’une voix sourde et tremblante, je suis un grand pécheur. À peinesi la vie commence pour moi, et, déjà, mon âme est plus lourde decrimes, plus chargée d’iniquités que celles des vieillards impurset des conquérants. C’est au milieu de vous que j’ai vécu cette viemauvaise, que j’ai grandi, dans le doute, dans la révolte et dansla luxure. C’est au milieu de vous, qui fûtes les témoins attristésde mes déplorables années, que je veux me frapper la poitrine. Auscandale public, il faut la publique humiliation. Cela est bon,cela est juste, cela est chrétien. Ce n’est point assez que lerepentir habite les solitudes muettes de la conscience.Écoutez-moi&|160;: J’ai renié Dieu, et j’ai blasphémé son saintnom&|160;; j’ai insulté aux douleurs du Christ, et j’ai outragé leventre radieux, neuf fois immaculé, de la vierge Marie. J’aiméprisé ma mère, la créature sacrée dont je suis né, et j’ai haïles hommes, mes frères douloureux. J’ai menti, j’ai volé, j’airepoussé du pied les infirmes et les pauvres, ces mélancoliquesélus du ciel. Rêvant de criminels attentats, et la chair brûlée deconcupiscences monstrueuses, sans remords, sans hésitation, je mesuis approché de la Sainte Table, et j’ai donné au doux corps duSauveur le lit fangeux d’une âme sacrilège… Enfin, j’ai désiré lafemme de mon prochain, j’ai soufflé la débauche au cœur des jeunesfilles, et, dans les champs, sous l’infini regard de Dieu, comme unbouc immonde, j’ai forniqué…

Il prononça ce dernier mot d’une voix forte etvibrante, et il se fit dans l’église un long chuchotement quedominèrent bientôt des bruits de chaises pudiquement remuées, des«&|160;hum&|160;! hum&|160;!&|160;» de toux effarées, se répondantd’un bout de la nef à l’autre. Le curé fut secoué au fond de sastalle, comme par la commotion d’une décharge électrique&|160;; etchose inexplicable, miraculeuse, l’orgue poussa un cri de détresse,qui parcourut la voûte, et vint mourir dans le chœur, au-dessus desdiacres et des chantres consternés.

–&|160;J’ai forniqué&|160;! répéta l’abbéJules, de toutes ses forces.

Et sa voix tonnait. Et il se frappait lapoitrine avec rage&|160;; et les manches de son surplis battaientautour de lui, ainsi que de grandes ailes affolées.

Alors, il reprit, une par une, ses fautespassées, les étala avec une impitoyable dureté, vida le fond de soncœur de toutes les pensées perverses, de toutes les secrètes hontesdont il s’était sali. Devant le spectacle de cet homme, qui, pareilaux anciens chercheurs de martyre, se flagellait, se déchirait,écartait, avec ses doigts, les plaies ruisselantes, éparpillait,sous la terreur des coups volontaires, les lambeaux de sa chair etles gouttes de son sang, les fidèles, d’abord étonnés, gênés par laviolence des mots et la crudité biblique des aveux, éprouvèrentensuite un singulier malaise qui les bouleversa. Une angoisse leurserrait la gorge, une souffrance inconnue leur brisaitl’estomac&|160;; ils avaient une sensation, atroce et nouvelle, lasensation qui vous saisit à regarder un gymnaste, évoluant, dans levide, sur un trapèze, au-dessus d’un abîme… Quelque chose comme lechoc en retour du vertige de la mort. Deux femmes, très pâles, sesoutenant péniblement aux barreaux des chaises, sortirent presquedéfaillantes&|160;; une autre cria en se bouchant lesoreilles&|160;:

–&|160;Assez&|160;!… Assez&|160;!

Et, de toutes les poitrines haletantes, unmême cri monta vers la chaire, formidable et douloureux&|160;:

–&|160;Oui&|160;!… Oui&|160;!… Assez&|160;!…Assez&|160;!

Il s’arrêta&|160;; le souffle lui manquait.Et, tandis qu’il essuyait son front, d’où la sueur coulaitabondamment, tandis qu’il ramenait sur ses bras les manches troplâches de son surplis, ô prodige&|160;!… un rayon de soleil,pénétrant par la rosace du vitrail, en face de la chaire, traversala nef et vint illuminer le visage du prédicateur d’une étrangelueur d’arc-en-ciel. Tous levèrent la tête simultanément, vers lalumière annonciatrice, et crurent voir un saint resplendir. Mais unnuage passa, voilant le soleil, et l’auréole disparut.

Maintenant, l’abbé était apaisé. Il poursuivitson sermon, scandant les mots avec lenteur. D’âpre et vengeresse,sa voix était devenue douce et suppliante. Des larmes intérieuresla faisaient trembler légèrement, et lui donnaient des accents detendresse ineffable. Les mains jointes, le regard projeté sur lavoûte, où flottaient encore de mourantes fumées d’encens, ildemandait pardon aux hommes, aux saints, à la Vierge, à Dieu, avecivresse, avec délire. Il invoquait même la pitié des choses.

–&|160;Et toi, aussi, Nature virginale etféconde, dont les ruts sont aimés de Dieu, et qui recouvres de viesplendide le corps délivré des justes&|160;; toi que, tant de fois,j’ai souillée, toi que j’ai profanée, pardonne-moi. Pardonne-moi,et donne-moi la souffrance, car la souffrance est bonne à celui quipécha. Quand j’aurai faim, sois-moi avare de ton pain et de tesfruits&|160;; quand j’aurai soif, refuse à mes lèvres l’eau pure detes sources&|160;; quand j’aurai froid, éloigne de mes membresglacés, ton soleil, tes abris et tes refuges. Fais que mes pieds sedéchirent aux épines de tes routes, que mes genoux saignent auflanc de tes rocs. Ô Nature, sois l’implacable et maternelletourmenteuse de ce corps chétif, impudique et révolté, et taille,dans le bois le plus dur et le plus lourd de tes forêts, la croixde rédemption, sous le fardeau de laquelle, ployé, je marcheraivers la clarté éternelle…

Une indicible émotion bridait les yeux desfidèles, contractait leurs visages, oppressait leurs poitrines.Pour ne point éclater, le curé faisait de violents efforts etd’affreuses grimaces. Les joues gonflées, la tonsure violette, ilse tournait, se retournait dans sa stalle avec agitation. Au bancd’œuvre, les marguilliers, trop graves, se tenaient le menton, àpleines mains. Et des sanglots encore étouffés fusaient, de-ci,de-là, répercutés d’une nef à l’autre… L’abbé Jules termina ainsi,sur un ton d’ardente prière&|160;:

–&|160;Mes très chers frères, et vous aussi,mes sœurs bien-aimées, si vous avez pitié de celui qui s’accuse etqui se repent, quand l’angélus, tintant au clocher, vous prosterne,le soir, sur la terre bénie, ou au pied des crucifix familiers,oh&|160;! je vous en prie, mêlez mon nom au nom des chers morts quevous pleurez, au nom des pauvres égarés que vous voulez ramener àDieu&|160;; et que le chant triste et consolateur de vos prièresunies porte, à celui qui juge et qui pardonne, l’amour reconquisd’un fils indigne, qui jure d’adorer son saint nom, et deglorifier, jusqu’à la mort, son indestructible Église…

Lorsqu’il redescendit, les sanglots, jusque-làcontenus, éclatèrent, emplissant l’église d’une extraordinaireconfusion de bruits humains, les uns sourds, les autres aigus,d’autres encore semblables à des gloussements, à des braiements, àdes hennissements de bêtes débandées. Sur le passage de l’abbé, lestêtes s’inclinaient, mouillées de larmes, comme sur le passage d’unsaint. L’enthousiasme débordait, exaltait les cervelles. Une mèrese précipita au-devant du jeune prêtre, le suppliant de bénir sonenfant, qu’elle lui tendait, paquet grimaçant, au bout des bras. Illa repoussa doucement.

–&|160;Je suis indigne, ma sœur, dit-il.

Quelques-unes se bousculèrent pour toucher lespans sacrés de son surplis&|160;; et le bedeau, et le suisse qui leprécédaient, effarés, oscillant sur leurs jambes, ainsi que desivrognes, criaient sans respect pour le saint lieu&|160;:

–&|160;Place donc&|160;!… Place, vous autres,sacrées femelles&|160;!

Tout à coup, l’orgue enfla sa voix sonore, etcouvrit le bruit de la foule, sous un chant de triomphaleallégresse… La messe continua…

Il y eut, au presbytère, un grand dîner,auquel avaient été conviés tous les prêtres et les personnagesmarquants du canton. Avant de passer dans la salle à manger, le boncuré Sortais, encore tout ému, s’approcha de l’abbé.

–&|160;Mon enfant, mon cher enfant&|160;!s’exclama-t-il… que c’était beau&|160;!… quel grand, quelmagnifique, quel sublime exemple vous avez donné&|160;!… Quec’était beau&|160;!… vous voyez, j’ai pleuré… je pleure encore,tenez&|160;!… Ah&|160;! que c’était beau&|160;!

Il voulut lui prendre les mains, l’attirer surson cœur.

–&|160;Je suis bien content, bien content,répéta-t-il.

Mais Jules se dégagea. Il avait retrouvé sonair méchant, son air de dure ironie qui glaça soudain lachaleureuse effusion du vieillard.

–&|160;C’est bon, c’est bon&|160;! fit-il… Iln’y a pas de quoi, allez, mon bonhomme&|160;!… Ha&|160;! ha&|160;!ha&|160;!… Hi&|160;! hi&|160;! hi&|160;!

Et il lui tourna le dos, en continuant dericaner.

Ma grand’mère a, plus tard, raconté que,durant la cérémonie qui eût dû cependant la réjouir plus qu’uneautre, il lui fut impossible de partager l’émotion générale. Àmesure que Jules s’élevait plus haut dans l’éloquence et dans lerepentir, par une de ces affinités mystérieuses que subissent lesâmes sans les comprendre, elle sentait un froid descendre en elle,lui serrer le cœur douloureusement. Et si elle pleura, ce fut depeur et sous le coup d’une indéfinissable tristesse. Chosesingulière, en dépit de ses efforts à chasser les harcelantesimages d’autrefois, elle revoyait son fils, non tel qu’il était ence moment avec son visage embrasé par la foi, mais tel qu’ils’était présenté, avec son rire effrayant de démon, le jour où illui avait annoncé son désir d’entrer au grand séminaire. Et, pardelà les paroles, humiliées et contrites, qui faisaient couler tantde larmes heureuses autour d’elle, elle entendait toujours son filséructer, comme un vomissement, ces mots impies&|160;:

–&|160;Je veux me faire prêtre, nom deDieu&|160;!… Prêtre, sacré nom de Dieu&|160;!

&|160;

Ça n’était pas fini, ainsi que l’avait préditle curé.

À l’évêché, l’abbé Jules conquit très vite unesorte d’omnipotence bizarre. Comme il fallait passer par lui pourarriver jusqu’à l’évêque, que l’évêque, de son côté, n’arrivait àses subordonnés que par l’entremise de son secrétaire intime, Julesprofita de cette situation pour terroriser les petits vicaires etles petits desservants, principalement ses anciens camarades duséminaire. Il s’amusa à bouleverser tous leurs plans, à anéantirleurs pauvres ambitions, à les entourer de persécutions siingénieuses et si raffinées que plusieurs d’entre eux, à bout depatience, quittèrent le diocèse, ou se défroquèrent.

–&|160;Tant mieux, tant mieux, disait l’abbé…c’est de la vermine de moins.

Il parvint à exercer, autour de lui, unetyrannie implacable qui n’allait pas sans une gaîté sinistre, etqui, souvent même, n’épargna point le vieux prélat, son protecteur.Sans y déployer la moindre ruse de diplomatie ecclésiastique, dufait seul de son effronterie, il avait, sinon tout à fait brouilléle grand vicaire avec l’évêque, du moins détruit complètement soninfluence et bridé son autorité. Non seulement, le grand vicaire necomptait plus, n’était plus consulté en rien, mais encoreMonseigneur lui avait retiré, au profit de Jules, quelques-unes deses plus précieuses attributions. Il en résulta des événementsgraves, inattendus, qui, durant plusieurs mois, comme on le verraplus loin, ébranlèrent le monde catholique et mirent en mouvementtoutes les chancelleries de l’Europe.

L’évêque était un homme très tolérant, trèsaccommodant en toutes choses, d’un libéralisme prudent et discretqui le faisait vivre en paix, avec le pouvoir civil et avec Rome.Il aimait les fleurs et les poètes latins, et quand il n’était pasdans son jardin, à écussonner ses rosiers, ou dépoter sesgéraniums, il travaillait dans sa bibliothèque, où il traduisaitVirgile, en vers démodés. Craignant le bruit, ayant horreur de toutce qui ressemble à une lutte, à un conflit, il savait, avec unerare adresse, ménager les partis et les coteries, se gardait d’uneinitiative quelle qu’elle fût, autant que d’une mauvaise action.Dans ses allocutions, ses lettres pastorales, ses mandements, ilesquivait soigneusement les questions irritantes, se bornait auxbanalités ambiguës, aux recommandations courantes du catéchisme. Ony eût vainement cherché quelque chose qui pût être considéré commeune opinion&|160;; toute son intelligence, il l’appliquait à n’enexprimer aucune. Aussi la rédaction des mandements à laquelled’habitude collaborait le grand vicaire, qui possédait unintarissable dictionnaire de mots insignifiants et fleuris,était-elle une grosse affaire. On s’y prenait trois mois àl’avance. Tous les jours, l’évêque les copiait, les recopiait sanscesse, il supprimait des paragraphes, raturait des phrases,s’arrêtait sur chaque mot, qu’il discutait, qu’il adoucissait, oùil croyait toujours découvrir un sens caché, susceptibled’interprétations malicieuses. À chaque minute, ildisait&|160;:

–&|160;Relisons, relisons, monsieur l’abbé…Et, je vous en prie, tâchons de ne pas nous compromettre… noussommes les missionnaires de la paix des âmes… Notre devoir est deconcilier, d’apaiser… ne l’oublions pas, monsieur l’abbé…

–&|160;Parfaitement, Monseigneur… Cependant,cette année, nous devons peut-être…

–&|160;Non&|160;! non&|160;! monsieur l’abbé…cette année, ni jamais&|160;!… nous ne devons rien… Notre-SeigneurJésus-Christ n’a-t-il pas dit&|160;: «&|160;Ne jugez point&|160;»…Relisons…

La nuit, dans ses rêves, il voyait les phrasesde son mandement, casquées de fer, hérissées d’armes terribles,rangées en bataille, se précipiter contre lui avec des hurlementssauvages. Alors, brusquement, il se réveillait, la sueur au front,et il demeurait de longues heures, très malheureux, tourmenté parla crainte qu’une virgule mal placée n’amenât des gloses, desquerelles, d’incalculables désastres. Peu à peu, son cerveaus’exaltait, la nuit glissait, dans son âme exacerbée, les effroisde l’ombre, les terreurs du silence. Tremblant, il rallumait salampe, descendait en chemise à sa bibliothèque, et remontait avecles épreuves du mandement qu’il relisait jusqu’à l’aube, nes’interrompant que pour adresser à Dieu de ferventes prières.

Il apportait les mêmes incertitudes, les mêmesexagérées faiblesses, dans l’administration du diocèse qu’il avaitfini par abandonner au caprice de tout le monde…

–&|160;Cela va mal, gémissait-il… Je le sais…Mais que faire&|160;?… Je ne suis rien… je ne puis rien… je suisdésarmé…

S’il eût osé, voici l’intime et presquedouloureuse excuse qu’il eût donnée de sa conduite.

Il avait hérité une petite fortune, d’une damepieuse, amie de sa mère. Cela remontait au début de sa carrièreecclésiastique. Les héritiers naturels, furieux d’être dépossédés,parlèrent de captation, de manœuvres honteuses, prodiguèrent lescandale dans les journaux locaux. Finalement, ils attaquèrent letestament. Au procès, l’avocat de la famille frustrée lança contrel’honorabilité du jeune prêtre les plus fausses accusations et lesplus dramatiques calomnies. Il fit frissonner l’auditoire, enreprésentant son adversaire comme «&|160;un de ces hommes noirs quise glissent dans la couche des vieilles femmes, pour leur volerleur fortune, l’amour sur la gorge&|160;». Malgré la beauté de cesmétaphores, la famille perdit son procès et par un jugement qui levengeait des outrages, le légataire fut mis en possession de lafortune contestée.

De cette aventure, il lui était resté unesorte d’effarement que les années, les succès, son élévation rapideà l’épiscopat, aggravèrent encore. De la timidité, son caractèretomba dans la faiblesse la plus condamnable. Pour se fairepardonner des torts qu’il n’avait point, il crut devoir être bonjusqu’à la duperie, indulgent jusqu’à la complicité, modestejusqu’à l’oubli total du moi. Il s’imaginait surprendredans tous les regards un reproche, dans tous les gestes un mépris,dans toutes les paroles une allusion pénible à ses amertumesanciennes. Afin d’amadouer des accusateurs chimériques, il forçaitsa vie à ne paraître plus qu’une longue humilité, une constantesupplication. Plus il vieillissait, et plus il se repentait den’avoir pas repoussé du pied, dédaigneusement, ce maudit argentdont il ne profitait pas d’ailleurs et qui ne lui servait qu’à desbonnes œuvres d’une utilité souvent contestable. Et des remords lehantaient, comme si, véritablement, il avait accompli quelqueaction déshonorante et basse. Aussi, quand il disait, en poussantun soupir de découragement&|160;: «&|160;Je ne suis rien… Je nepuis rien… je suis désarmé,&|160;» répondait-il aux secrètesrévoltes de sa conscience, plutôt qu’il ne se plaignait d’un manqued’autorité réelle. Cette étrange manie devint si forte qu’il nevoulut plus prononcer ni écrire certains mots, tels que«&|160;fortune… héritage… avocat… vieille femme&|160;», dans lacrainte de raviver des souvenirs cruels et de faire naître descommentaires désobligeants.

La chambre de l’abbé Jules s’ouvrait sur uneétroite terrasse dominant la rue de la hauteur de deux étages. Dela terrasse, l’œil embrassait une partie de la ville qui descendaitvers la vallée et, par delà la ville, un large espace de campagne,où les cultures et les prairies alternaient avec des bouquets debois. Quelquefois, le soir, l’abbé venait s’accouder à la rampe defer qui entourait la terrasse, et, longtemps, il restait là, àregarder l’horizon s’effacer sous les brumes, à suivre lesmétamorphoses pâlissantes du firmament. Son grand corps maigre etpointu, tout noir dans le crépuscule, faisait rêver les habitantsde fantômes et d’apparitions infernales. Penché au-dessus d’eux,ils s’attendaient à le voir, tout à coup, déployer d’immenses ailesmembraneuses et planer sur la ville, ainsi qu’une gigantesquechauve-souris. Cette chambre, dont l’unique fenêtre flamboyait trèstard dans la nuit, cette terrasse plus haute qu’un rempart decitadelle, étaient devenues, pour les promeneurs inquiets, deslieux de mystère et de terreur. C’est que, depuis que cette ombre yrôdait, l’évêché, ordinairement si calme, si muré de silence, étaiten complète révolution&|160;; une agitation inusitée grondaitderrière les épaisses murailles de pierre grise qui donnaient àl’épiscopale demeure l’aspect sombre et mort d’un vieux châteauabandonné&|160;; un vent soufflait de là qui passait, chargéd’aigres colères, sur le diocèse tout entier, et secouaitfurieusement les pauvres presbytères de village que la paixn’habitait plus. Partout, la dénonciation régnait ensouveraine&|160;; chacun se sentait menacé, espionné, trahi&|160;;et si, tout le jour, par les portes grinçantes de l’évêché, secroisaient des vols effarés de soutanes, l’on rencontrait aussi,dans les chemins, au long des haies, des dos tremblants et furtifsd’ecclésiastiques, de noires silhouettes soupçonneuses, qui avaientl’air de bêtes traquées. Comble de la stupéfaction, le portierlui-même, le portier connu pour ses manières patelines et samielleuse obséquiosité, le portier qui renseignait les visiteurs,aussi pieusement qu’il eût servi la messe, le portier avait prisdes allures hargneuses de chien de garde, et montrait lesdents.

–&|160;Fut&|160;!… Fut&|160;!… disait-il,grognant et revêche… Vous demandez M. l’abbé&|160;?… Il est occupé…Adressez-vous, fut&|160;! fut&|160;!… adressez-vous au valet dechambre… Suis-je portier, oui ou non, suis-je portier&|160;!…Hein&|160;?… quoi&|160;?… Eh bien, alors&|160;!… Fut&|160;!fut&|160;!

On avait même remarqué que sa calotte develours noir qu’il se campait maintenant sur l’oreille étaitsingulièrement tirebouchonnée et menaçante, et qu’en marchant, salongue redingote crasseuse s’enflait d’une façon hostile.

Entre gens d’église, depuis le sacristain leplus humble jusqu’au plus glorieux suisse, depuis le plusinsignifiant vicaire jusqu’au doyen le plus inamovible, on nes’abordait qu’avec une circonspection extrême&|160;; et le troubleétait tel qu’on se croyait revenu aux temps de la Terreur. Lesenfants de chœur ne buvaient plus le vin des burettes et, au retourdes enterrements, les charitons, ivres, ne s’abattaient plus dansles fossés de la route, la croix entre les jambes. Il y eut desdéplacements de très vieux curés, qui déterminèrent une véritableémotion publique, des exécutions sommaires injustifiées, desatteintes portées à d’antiques coutumes, qui furent considéréescomme des sacrilèges. Le curé de Viantais que son âge, ses vertus,les liens d’amitié qui l’unissaient à la famille Dervellesemblaient devoir protéger plus qu’aucun autre, ne fut pas épargné.Dans une lettre pleine d’impertinences et de duretés, il reçutl’ordre de renvoyer sa nièce, orpheline de dix-huit ans, bossue, àmoitié idiote, qu’il avait charitablement recueillie, et dont«&|160;la présence sous son toit, à sa table, était un continueloutrage aux bonnes mœurs, un sujet de démoralisation pour lesjeunes vicaires&|160;». Il dut, aussi, après injonction formelle,cesser les visites qu’il faisait aux sœurs de l’Éducationchrétienne, et borner ses relations avec le couvent aux brèvesnécessités de son ministère. Ce fut un coup terrible pourl’excellent homme. De pareils soupçons, à son âge&|160;! Qui doncaurait pu jamais imaginer cela&|160;! Pendant plusieurs semaines,il en demeura abasourdi, et, pour ainsi dire, idiotisé. Il nepouvait se résoudre à croire que cela fût vrai, il se persuadaitqu’il avait mal lu, qu’il avait rêvé&|160;; il reprenait la lettre,en étudiait chaque mot, et, à chaque mot, sa figure vénérable etcandide s’empourprait de honte, et il s’écriait, en levant au ciel,ses petits bras courts&|160;:

–&|160;À mon âge&|160;!… à mon âge&|160;!…Oh&|160;! oh&|160;! oh&|160;!

Puis il faisait le signe de la croix, et d’unevoix fervente, il ajoutait&|160;:

–&|160;Seigneur, mon Dieu&|160;! je vous offrece calice d’amertume, à vous qui savez combien mon âme estchaste&|160;!

Il ne pensa pas, un instant, à accuser l’abbéJules. Au contraire. Dans la naïveté infinie de son cœur, il netrouva rien de mieux que de lui écrire une longue lettre, absurdeet touchante, où il le suppliait d’intercéder pour lui, auprès deSa Grandeur. Naturellement, la lettre resta sans réponse.

La puissance de l’abbé s’affirma de jour enjour plus redoutée. Il eut bien à subir quelques tentatives derésistance&|160;; des conciliabules secrets s’organisèrent contrelui, sous l’inspiration de l’archiprêtre de Mortagne, gros hommevoluptueux et rancunier, qui voyait avec rage son influence surl’évêque lui échapper. On fit circuler des bruits fâcheux sur lamoralité du secrétaire intime, on discuta son orthodoxie, onrappela son sermon de Viantais, les mots inconvenants dont ils’était servi, l’invocation à la Nature, qui était l’œuvreabominable d’un panthéiste, d’un païen, d’un sauvage, adorateur delégumes et de lapins blancs. À son tour, il fut espionné, environnéd’embûches. Mais son audace, qui ne reculait devant aucuneextravagance, eut bien vite raison des intrigues et des intrigants.Les ruses de l’esprit ecclésiastique, les haines subtiles etretorses du prêtre, échouèrent piteusement devant les fantaisiesénormes et brutales du mystificateur. Un soir de grande réunion àl’évêché, il aborda l’archiprêtre, qui avait affecté de ne pas luiadresser la parole, et l’entraîna dans une embrasure defenêtre.

–&|160;Pourquoi me regardez-vous ainsi&|160;?lui demanda-t-il… Comment se peut-il que vous me regardiezainsi&|160;?

–&|160;Mais je ne vous regarde pas ainsi, moncher abbé, répondit le gros curé, qui prit un air railleur… Je… je…je ne vous regarde pas du tout.

–&|160;Eh bien&|160;! vous avez tort, affirmaJules… vous avez tort, je vous assure… parce que… parce que… jepourrais… je devrais… vous en conviendrez vous-même… je devrais,pour l’honneur de l’Église, pour ma conscience, pour mon plaisir…Ha&|160;! ha&|160;! ha&|160;!… Cela vous surprend, n’est-cepas&|160;?… Vous ne me regardez plus ainsi… vous meregardez, si je puis dire, vous me regardez tout à fait&|160;?…

L’archiprêtre haussa les épaules et dit d’unevoix traînante&|160;:

–&|160;Je vous regarde, je ne vous regardepas… Après&|160;?… Quel est ce galimatias&|160;?

–&|160;Ce galimatias&|160;?… vous allez voir,reprit Jules… J’ai les preuves, mon cher monsieur le curé, lespreuves… Elles sont dans un tiroir, cachées, à l’abri, et tous lesjours, je les étudie… Votre conduite est odieuse, amusante, et mêmeincroyable, quoiqu’elle ne soit pas rare… Ha&|160;! ha&|160;!…

–&|160;Allons, trêve de plaisanterie, fit lecuré dignement.

Pourtant, son visage exprimait la gêne&|160;;il était devenu très pâle. Jules planta son regard bien droit danscelui du curé.

–&|160;Plaisanterie&|160;! répéta-t-il… vousêtes étonnant, mon cher curé… Non, en vérité, vous me renversez…Voler la fabrique, débaucher les petits garçons, pouvez-vous direque ce soit là, logiquement, ce qu’on doive appeler, en proprestermes, une plaisanterie&|160;? Hé&|160;! qu’en pensez-vous,curé&|160;?

Celui-ci s’était troublé au point qu’il parut,un moment, défaillir. Tremblant, livide, une sueur froide au front,il se retint, pour ne point tomber, à l’espagnolette de la fenêtre.Il haletait, il suffoquait… Par un violent et trop visible effortde sa volonté, il tenta de reprendre possession de lui-même, et ilbégaya, en rajustant, à petits coups saccadés, son rabat que, dansun geste inconscient, il avait défait&|160;:

–&|160;Je… vous… Monseigneur saura… Je dirai…Et même dussé-je… oui, dussé-je… Je vous ferai chasser, comme,comme, comme… C’est une indignité, une indignité… une indigni…

Il ne put achever&|160;: les mots s’arrêtaientdans sa gorge… Et il y avait dans ses yeux, agrandis etbouleversés, un mélange de colère, d’égarement, de haine, deterreur, si irrésistiblement comique, que Jules éclata de rire.Alors, il lui tapa familièrement sur l’épaule.

–&|160;Remettez-vous, lui dit-il, toujoursriant, calmez-vous, curé… vos saletés ne me regardent pas, quoiqueen bonne justice, j’aie les preuves… Hein&|160;! vouscomprenez&|160;?… Elles ne me regardent pas&|160;; ellesm’intéressent, voilà tout&|160;!… Seulement – calmez-vous donc,curé – seulement…

D’un coup de doigt, preste et sec ainsi qu’unechiquenaude, il fit rentrer un coin du rabat qui dépassait lecollet de la soutane.

–&|160;Seulement, poursuivit-il, j’espère quevous allez me laisser tranquille, vous et votre séquelle, mefiche la paix, en un mot, saisissez-vous&|160;?…

Et il pirouetta sur ses talons, en continuantde rire, tandis que l’archiprêtre, ahuri et muet, s’épongeait lefront et s’efforçait de faire disparaître les traces de sontrouble.

L’abbé célébra son triomphe, par d’impudentesjoies et un redoublement de persécution. Lorsqu’il avait pris unemesure vexatoire, il affectait de se montrer en public, et, labouche insolente, les yeux emplis de défis, il arpentait les rues,à grandes enjambées, avec des hâtes mauvaises. La tournée deconfirmation où il accompagna l’évêque, son attitude provocante,l’humble soumission du prélat, causèrent, dans toutes lesparoisses, une émotion considérable.

–&|160;Avez-vous vu comme il mettait l’évêquedans sa poche&|160;? se disaient entre eux les curés perplexes… Ila le dessus, l’effrontée canaille.

–&|160;Et l’évêque&|160;! si vous croyez qu’ilvaut plus cher de se laisser mener par un païen, unhérétique&|160;!

–&|160;Tout de même… il vaudrait mieux être deson bord, tout à fait… le grand vicaire, le curé de Mortagne,qu’est-ce que ça nous rapporte&|160;?… et puis, il paraît qu’il lesa cogés, ce mâtin-là…

–&|160;C’est vrai&|160;!… avec ces histoires,on n’a même plus le cœur de mettre son vin en bouteille.

Comme tous les craintifs qu’éblouitl’apparence de la force et qui, par l’attraction éternelle descontrastes, vont, fatalement, vers les caractères violents et lestempéraments hardis, le pauvre évêque s’était laissé séduire auxallures volontaires et conquérantes de Jules, sans y démêler cequ’elles cachaient de cynique effronterie. Et, tout de suite, Julesl’avait dominé par la peur. Lorsqu’il comprit à quelles luttesinévitables, à quelles dangereuses responsabilités il seraitentraîné par ce casse-cou, il était trop tard, déjà, pour réagircontre le premier mouvement irraisonné de cette sympathie. Jules letenait dans son autorité, dans sa conscience, dans son esprit, dansson repos, et il ne devait point songer à s’échapper de ces rudesmains qui lui faisaient sentir, à chaque instant, la lourdeur deleur pesée. En se soumettant à cette tyrannie nouvelle, il ne luiresta plus qu’à s’étonner de la facilité avec laquelle il sel’était imposée, malgré le supérieur du séminaire, malgré le grandvicaire, et peut-être aussi, en réfléchissant bien, malgrélui-même, – ce qui lui parut inexplicable, mais surtoutregrettable.

–&|160;Pour une fois, se répétait-il souvent,que j’ai fait acte de libre volonté, – je ne sais encore nipourquoi ni comment – il faut avouer que j’ai été mal, très malinspiré… Décidément, je ne suis point né pour diriger quoi que cesoit, ni personne, ni moi-même… Hélas&|160;! vit-on jamais hommeplus malheureux&|160;?

Dès le premier jour de son entrée enfonctions, l’abbé Jules avait tranché du maître. Choses, bêtes etgens, il bouleversa tout, bouscula tout. À peine si l’évêque,timidement, osa lui adresser une observation, et il s’en repentitvite&|160;: le regard de Jules l’avait glacé&|160;; sa bouche,prête à toutes les imprécations, l’avait terrifié&|160;; et ilrésolut de se laisser conduire désormais par un seul, aussidocilement que jadis par tout le monde&|160;; à la longue, il enétait arrivé à trouver sa situation meilleure ainsi, car il neredoutait plus personne, sinon l’abbé, et il espérait que celui-ciconsentirait à le défendre, en se défendant lui-même. Et puis, ilcomptait bénéficier de la crainte que le nouveau secrétaireinspirait à son entourage. Du reste, il eût préféré braver lediocèse, l’Église, Dieu, plutôt que de mécontenter Jules. Il luiparlait comme un petit enfant respectueux et fautif&|160;; ilsemblait lui dire avec de désarmantes implorations dans lesyeux&|160;: «&|160;Je ne puis t’empêcher de faire les choses qui medésolent, fais-les&|160;; mais, du moins, épargne-moi, défends-moi,sois fort pour nous deux.&|160;» Tous les matins, il remettait àson secrétaire le courrier non encore décacheté – ainsi le voulaitJules – et le soir, il signait la correspondance, les piècesadministratives, sans avoir l’indiscrétion de les parcourir.

–&|160;Faut-il que j’aie confiance en vous,mon cher enfant&|160;! soupirait-il en les lui rendant.

–&|160;Eh bien&|160;! quoi&|160;? répondaitJules durement… Croyez-vous par hasard que je vous ferais signerdes lettres d’amour&|160;?… ou bien des traites&|160;?

–&|160;Voyons, voyons&|160;! calmait le prélatqui, détournant la conversation, et avec un air de s’apitoyer,murmurait&|160;:

–&|160;Que de paperasses&|160;! mon Dieu, quede paperasses&|160;!… Comme vous devez être accablé&|160;!… Rien degrave, du reste&|160;?… Rien de nouveau&|160;?

–&|160;Rien, répondait Jules… le courant.

–&|160;Bon, bon&|160;!… Et cette affaire…comment donc&|160;?… cette affaire du curé Legay, je crois, où enest-elle&|160;?

–&|160;Qui vous a parlé de cela&|160;?… Legrand vicaire, sans doute&|160;?… Il est venu encore se plaindre àvous, vous débiter ses mensonges habituels&|160;? Vous conspirezavec mes ennemis, avec les vôtres, contre moi&|160;?… Il estpropre, votre diocèse, il est joli&|160;!… Ah&|160;! vous pouvezvous vanter d’avoir un joli diocèse&|160;!

–&|160;Mon cher abbé, je vous en prie, ne vousfâchez pas… Je vous demandais cela, mon Dieu&|160;!… sans yattacher la moindre importance, la plus légère idée de blâme… Unsimple renseignement, je vous assure… une curiosité… voyons, biennaturelle.

Et Jules grommelait, en se retirant&|160;:

–&|160;Bien naturelle&|160;!… vous appelezcela&|160;: «&|160;bien naturelle&|160;!&|160;» Heu&|160;!heu&|160;!… l’affaire en est où elle doit en être, voilà tout.

Alors, l’évêque considérait d’un œil de martyrson Christ d’ivoire, dont le corps douloureux pendait sur une croixde peluche écarlate, et il gémissait&|160;:

–&|160;Un chien&|160;!… Un chien&|160;!… Je nesuis même pas un pauvre chien&|160;! Comme il me parle, monDieu&|160;!

Étrange et déroutante nature que celle deJules&|160;!… Qu’était-il donc&|160;?… Que cherchait-il&|160;?… Quevoulait-il&|160;?… Ses débuts avaient révélé un homme d’action, unpolitique ambitieux et adroit, malgré ses bravades, ses taquineriesexcessives, ses inutiles persécutions. Il ne lui avait fallu qu’uncoup d’œil pour se rendre compte de l’état moral du diocèse, durelâchement de la discipline, des vanités, des calculs, desappétits débridés par la faiblesse d’un chef qui, volontairement,avait abdiqué son autorité&|160;; brusquement, sans donner à cepetit monde le temps de se reconnaître, il s’était rué sur lui,avait forcé les uns à la soumission, remis les autres à leur place,pris, pour lui seul, le pouvoir anarchiquement disséminé aux mainsd’une multitude d’intrigants. Il avait même, par des procédésbizarres, il est vrai, rappelé les prêtres indolents et paresseux àune dignité plus consciente de leur caractère. Mais ce qui lepoussait à agir, ce n’était point l’ardeur d’une foi intolérante,la grandeur d’un but entrevu, le calcul d’un intérêt particulier,c’était un besoin grossier et pervers de se divertir en terrorisantles autres. Même, en accomplissant des choses qu’il savait utileset bonnes, il trouvait toujours le moyen de régaler ses instinctsmauvais d’un piquant ragoût de scélératesse. Entre ses conceptions,souvent fortes et justes, et leur réalisation, il y avait un trou,qu’il franchissait d’une grotesque culbute, comme un clown. Sesprojets les plus sérieux tournaient en farces amères, ses idées lesplus rares avaient une cruelle mystification pour aboutissement.Ses émotions elles-mêmes, ses enthousiasmes, fleurs généreuses etspontanées de son âme, ne tardaient pas à se tordre dans l’insulted’une grimace, à se flétrir sous la bave d’une colère. Aussi, avecde très brillantes qualités intellectuelles, il n’était rien&|160;;avec une activité incessante, il ne cherchait rien&|160;; avec uneénergie qui allait jusqu’à la férocité, il ne voulait rien. Sonéloquence, ses passions, ses facultés créatrices, ses sensibilités,ce qui remuait en lui de rêves grandioses et d’aspirationshautaines, autant de forces perdues&|160;; tout cela se consumaitdans la fièvre stérile du caprice, dans le délire de ses fantaisiesde déclassé. Être à rebours de lui-même, parodiste de sa proprepersonnalité, il vivait en un perpétuel déséquilibrement del’esprit et du cœur.

Quelquefois, devant le pauvre évêque, sitriste et si bon, qui le regardait de ses doux yeux d’enfant –d’enfant qui a peur d’être battu – il se sentait pour lui uneimmense pitié. Des remords lui venaient de ne pas le traiter plusdoucement, de ne pas l’aimer, de profiter lâchement de cettetouchante faiblesse de vieillard. Dans l’éclair d’une seconde, ilpassait d’une mauvaise parole à un acte de contrition exaltée, dela haine à la tendresse&|160;; il entrevoyait mille possibilités desacrifice et de dévouement&|160;; il aurait voulu, tant il l’aimaiten ces courts instants, que son cher évêque devînt aveugle,paralytique, lépreux, qu’il n’eût plus d’abri, plus rien, afin dele guider, de le soutenir, de lécher ses plaies, de le consoler.Et, tout à coup, il se jetait aux pieds du prélat, lui embrassaitles mains.

–&|160;Je suis une vermine, répétait-il.

–&|160;Mais non&|160;! mais non&|160;! nedites pas cela, mon cher enfant.

–&|160;Si&|160;! si… je suis une vermine… unesale vermine… une vermine de pourriture&|160;!… Moins que celaencore&|160;!… Je suis… Oh&|160;! je suis ce qu’il y a de plusdégoûtant dans la création… Je ne mérite même pas d’habiter laplace d’un mendiant&|160;!… Pourquoi ne me chassez-vous pas&|160;?…Ne m’écrasez-vous pas&|160;?… Chassez-moi, je vous en prie…chassez-moi, comme un rat, honteusement… car demain, Monseigneur,ce soir, peut-être, je recommencerai à vous haïr, à vous fairesouffrir&|160;!… L’esprit du mal est en moi&|160;; il me pousse àdes choses détestables… Chassez-moi… je suis une vermine&|160;!

C’étaient pour l’évêque de délicieux momentsque ceux où Jules avait ces accès de repentir. Il s’attendrissait,oubliait tout, s’imaginait, chaque fois, qu’une vie nouvelle, unevie de tranquillité, de concorde, d’amour, allait enfinrenaître.

–&|160;Vous chasser, mon enfant&|160;?…Eh&|160;! mon Dieu&|160;! pour quelques vivacités, pour quelquesardeurs de caractère, bien pardonnables, à votre âge&|160;!… Vousêtes vif, c’est-à-dire que vous êtes jeune… Allons, allons, nevoilà-t-il pas un grand crime&|160;?… Moi, je suis un vieillard,j’ai des manies, des lubies, et ce n’est pas toujours commode devivre avec les vieilles gens, je m’en rends compte&|160;!… Maisj’ai eu autrefois de grands chagrins, de grandes tristesses… Dieuseul connaît ces chagrins et ces tristesses&|160;!… Je serais siheureux qu’on m’aimât un peu&|160;!

Il s’abandonnait&|160;; sa voix se faisaitplus confiante.

–&|160;Vous me voyez souvent inquiet,distrait, un peu drôle, n’est-ce pas&|160;?… Oui… C’est que jecrains de ne pas être aimé, aimé de personne, de vous, surtout, moncher enfant&|160;!… Et cela me fait souffrir… D’ailleurs, pourquoim’aimerait-on&|160;?… Je suis vieux, triste… Je ne sais pas direune bonne parole à ceux qui m’entourent… Je sens que je gêne, queje glace tout le monde, moi qui voudrais tant que tout le monde eûtde la joie autour de moi&|160;!

–&|160;Vous êtes un saint&|160;! clamaitJules, dont l’exaltation se manifestait par une suite de gestesincohérents et d’affreuses grimaces.

–&|160;Non, non&|160;! se défendait l’évêque,un peu effrayé… Non, je ne suis pas un saint… Ne dites jamais queje suis un saint… Je ne suis rien… Pions, mon enfant, prions pourvous, pour moi, pour tous les pécheurs… Allons&|160;; un petitpater…

Faisant le signe de la croix, joignant ensuiteles mains, ils marmottaient d’une voix plus basse, tous lesdeux&|160;:

–&|160;Pater noster, qui es incœlis…

Rentré dans sa chambre, l’abbé ne tardait pasà se reprocher cette émotion&|160;; il s’irritait de s’être laisséentraîner à un mouvement d’attendrissement, inexplicable et trèsridicule… Heurtant les chaises, éparpillant avec colère lespapiers, sur son bureau, il bougonnait&|160;:

–&|160;Suis-je fou&|160;!… Et qu’est-ce quim’a pris de lui raconter toutes ces bêtises-là, au vieux&|160;? quem’importe qu’on l’aime, qu’on ne l’aime pas, qu’il pleure ou qu’ilchante&|160;?… Ses chagrins, je les connais ses chagrins… Ha&|160;!ha&|160;! ha&|160;!… C’est d’avoir chipé le testament&|160;!…

Il ne se calmait un peu que lorsqu’il avaitfini de se persuader que tout ça «&|160;c’était de laplaisanterie&|160;», et il songeait alors à inventer de nouvellesfarces.

&|160;

Un soir, ayant été, toute la journée, plusagacé, plus nerveux que jamais, il sortit. Cela lui arrivaitquelquefois, de faire de longues marches, après le dîner, seul. Ilgagnait les hauteurs, où l’air est plus vif, et plus lointainl’horizon, s’enfonçait dans la campagne, rentrait tard, sa soutanecrottée, les membres brisés de fatigues délicieuses… Et encore toutembaumé de nuit, il s’étendait sur son lit, à demi déshabillé,jouissant immensément à se sentir plus calme, apaisé, meilleur. Cesnocturnes escapades avaient d’abord été jugées imprudentes, puisinconvenantes pour un prêtre qui doit être retiré chez lui, auxderniers coups de l’Angelus. On en parlait, avec des airsentendus et des mines peu bienveillantes&|160;; on ne pouvaitadmettre que ce fût pour le plaisir seul de contempler les champs,sous la lune, que l’abbé vagabondait ainsi, aux heures tranquillesoù tout le monde se repose. Cela ressemblait fort à une criminelleaventure, à un rendez-vous défendu&|160;; il y avait certainement,quelque part, une femme qui l’attendait, sous la protection obscènede l’ombre, et si cette femme pouvait être la femme d’un impie,d’un républicain, quelle joie de le surprendre avec elle etd’ajouter au péché d’impureté, étalé et flagrant, le caractèred’une trahison, d’un pacte conclu avec les ennemis del’Église&|160;! Dans l’espérance d’un scandale, qui eût débarrasséle diocèse de son tyran, on l’avait suivi, observé, espionné. Maison n’avait rien découvert. Aucune trace de femme et, nulle part, lamoindre indication d’une intrigue. L’abbé marchait, se hâtant, ilest vrai, comme s’il avait un but, il marchait fiévreusement,furieusement, et c’était tout&|160;! Si l’herbe était foulée, là oùil avait passé, ce n’était que de la largeur de ses semellesferrées, qui résonnaient sur la terre, et tiraient des étincelles àla pointe heurtée des cailloux. On fut fort dépité de cettenouvelle déconvenue, et il fallut bien s’habituer à considérer lessorties de l’abbé comme une des mille inexplicables fantaisies deson existence.

Ce soir-là donc, il prit comme de coutume, parle haut de la ville, et, à deux kilomètres de là, il laissa lagrande route, s’engagea dans une sente qui monte, à travers champset friches, et conduit à la forêt de Blanche-Lande qui, au loin,devant lui, tassait ses sombres massifs, dans le soleil couchant.La nuit venait, odoriférante et superbe, encore tout illuminée dejour rose, sur les coteaux, sur les chemins, sur les écorchures dela terre, tandis que l’ombre vêtue de brumes roses aussi etlentement déployées, s’allongeait au creux des vallons. Ébloui,charmé, il marchait vite, aspirait avec délices la fraîcheur quis’épandait dans l’air, et il regardait le ciel, labouré d’or,éclaboussé de feu à l’horizon, et au-dessus de sa tête le ciel,encore, uni et tranquille, d’un bleu d’acier, d’un bleu profond, oùles étoiles allaient tout à l’heure paraître. Soudain, il se heurtaà un obstacle qui barrait la sente dans toute sa largeur&|160;; lesyeux et l’esprit perdus dans l’espace, il ne l’avait pas aperçu.C’était une brouette chargée de trèfle fraîchement coupé&|160;; unepaysanne était assise sur l’un des bras de la brouette ets’essuyait le front où la sueur coulait&|160;; au sommet du tasd’herbes, une faucille luisait comme un croissant de lune, tombé dufirmament. La paysanne, d’abord, sembla s’effrayer à la subitevision de ce fantôme, si noir, si grand, qu’assombrissait et quegrandissait encore le crépuscule. Mais ayant ensuite reconnu unprêtre, elle se rassura. D’ailleurs, l’abbé doucement luidit&|160;:

–&|160;N’ayez peur, petite… Je ne suis pointle diable.

Et s’appuyant contre le tas d’herbe, ilexamina la paysanne.

C’était une belle fille jeune et saine, auxmembres solides, aux vigoureuses hanches. L’indécise lumière quil’enveloppait toute donnait du mystère à ses yeux voilés, à sonvisage bruni, au milieu duquel des dents très blanches éclataient.Un petit bonnet d’indienne bleue d’où s’échappaient des mèches decheveux noirs collées sur son front, lui serrait la tête. Unepartie de ses jambes et ses pieds sortaient nus d’un court jupon debure, dont les plis lourds accentuaient la cambrure puissante desflancs. Sa poitrine n’était protégée que par une chemise degrossière toile, flottante, mal coulissée, qui laissait voir, parun large bâillement, la rose nudité d’un buste souple et fort etdeux seins énormes, plus splendides que ceux des déesses de marbre.Et de cette fille une odeur montait, âcre et grisante, une odeur defauve, une odeur de musc et d’étable, de fleur sauvage et de chairbattue par le travail et par le soleil.

L’abbé en fut, en quelque sorte, étourdi.

À respirer ce brutal parfum, il sentit undésir lui mordre le cœur violemment. Du feu s’alluma dans sesveines. Il frissonna. Et, les narines écartées, comme font lesétalons qui flairent, dans le vent, des odeurs de femelles, ilpoussa un soupir qui ressemblait à un hennissement. La prendre, larenverser dans la sente, la coucher sur l’herbe qu’elle venait decueillir, il y pensa. Pétrir avidement cette chair nue, et, vautrésur elle, l’obliger à se débattre sous l’étreinte de ses bras, àcrier sous la morsure de sa bouche, il l’aurait voulu. Mais siardente, si impérieuse que fût la tentation, il n’osa point. Uneinquiétude vague, mêlée à une inconsciente pudeur, le retenait. Etpuis, il ne savait que dire à cette fille, il ne savait commentl’aborder, il cherchait une parole, un geste, un moyen, et il neles trouvait pas. Ses doigts impatients se crispaient dansl’herbe&|160;; il en arrachait des poignées que, par un mouvementmachinal, il portait à sa bouche et qu’il mordillait ensuitebestialement. Enfin pour rompre un trop long silence qui le gênait,pour s’enhardir un peu, il demanda d’une voix tremblante,angoissée&|160;:

–&|160;Comment t’appelles-tu&|160;?

–&|160;Je m’appelle Mathurine, répondit lapaysanne, après un moment d’hésitation.

D’un regard farouche, l’abbé fouilla lacampagne autour de lui&|160;; l’ombre s’épaississait, les champsétaient déserts, aucune silhouette d’hommes ou de bêtes, sur leciel, n’apparaissait. Cela le rassura.

–&|160;Et où demeures-tu&|160;? reprit-il d’unton plus ferme.

La paysanne désigna, à trois cents mètres delà, sur la gauche, une masse d’ombre, au milieu de laquelle desmaisons se devinaient, vaguement, parmi des arbres.

–&|160;Là-bas&|160;! fit-elle.

L’abbé tendit l’oreille&|160;; pas un bruitn’arrivait jusqu’à eux&|160;; pas un, sinon le frémissement lent etcontinu de la nuit tombante.

Par la pensée, il dévêtit Mathurine, se lareprésenta impudique et toute nue, et déjà il vit, soulevant sesvoiles grossiers, l’ardente fleur de sa beauté sexuelle, s’offrir,lascive, effrénée, aux curiosités, aux emportements de sa luxure.Son cerveau s’exalta.

–&|160;Et tes amoureux&|160;?… Tu as desamoureux, dis&|160;?… Qu’est-ce qu’ils te font&|160;?… Tu couchesavec ton père, avec ton frère, dis&|160;?… Qu’est-ce qu’ils tefont&|160;?… As-tu jamais rêvé aux caresses d’un bouc, d’untaureau&|160;?… Je serai ce bouc, je serai ce taureau… Veux-tu queje m’asseye près de toi, et que je te confesse&|160;?… Nousinsulterons le bon Dieu… Veux-tu&|160;?… Réponds-moi…

La fille ne répondit pas. Elle ne comprenaitrien à ce langage de fou, à ces mots qui désolaient le silence.Mais, effrayée par la mimique désordonnée du prêtre, elle voulut selever.

–&|160;Non&|160;! commanda-t-il… non&|160;!…ne te lève pas… ne t’en va pas… Reste… Tu es belle… l’odeur de tapeau me grise… Et il fait nuit… Personne ne peut nous entendre…Pourquoi as-tu peur&|160;?… Réponds-moi.

La fille ne répondit pas.

Il pensa&|160;:

–&|160;Elle va résister, appeler peut-être… Jelui donnerai vingt sous et elle se taira… Mais setaira-t-elle&|160;?

Il tâta la poche de sa soutane, s’assura qu’iln’avait pas oublié son porte-monnaie.

–&|160;Et s’il le faut, se promit-il encore,je lui donnerai davantage… je lui donnerai tout… Ou bien, je luienfoncerai du foin dans la bouche…

–&|160;Viens ici&|160;! dit-il.

La fille ne bougea pas.

–&|160;Viens donc ici&|160;! répétal’abbé.

Sa voix haletait, devenait rauque&|160;; uneétrange fureur de passion lui poussait les bras en avant, tordaitses mains, précipitait toute sa chair vers il ne savait quel crimeabsurde et fatal. La faucille luisait sur l’herbe, près delui&|160;; il eut l’idée de s’en saisir, de frapper. Ce qui luirestait de raison s’en allait dans le vertige. Il n’eût pu dire àquelle incœrcible folie il obéissait, lequel était en lui, dumeurtre ou de l’amour. Quelques nuées, de formes bizarres etchangeantes, flottaient au ciel, rouges des suprêmes lueurs ducouchant, et il lui sembla que c’étaient des sexes monstrueux quise cherchaient, s’accouplaient, se déchiraient dans du sang. Pourla troisième fois, il répéta, les lèvres sifflantes demenace&|160;:

–&|160;Viens donc ici&|160;!

La fille ne bougea pas. Stupide, les yeuxhébétés, elle considérait cet homme grand, ce prêtre hideux, cediable tout noir devant elle.

Et, brusquement, comme une bête qui fonce surune proie, il se rua sur elle. Au risque de l’étrangler, d’un tourde bras, il lui serra le col et, de la main restée libre, il luiempoigna les seins, qu’il labourait, qu’il tenaillait, qu’ilécrasait avec rage dans une atroce et sauvage étreinte. Un moment,il sentit remuer sous ses doigts un scapulaire, des croix, desmédailles bénites que la malheureuse portait sur la peau, pendus aubout d’une chaînette d’acier, et il éprouva une joie horrible, unejoie sacrilège, à les tordre, à les briser, à les enfoncer surcette chair de femme, à les mêler aux caresses profanatrices dontil la meurtrissait. En même temps, il éructait des mots orduriers,épouvantables, des mots sans suite, des blasphèmes, coupés dehoquets et de halètements.

–&|160;Ne dis rien… Viens ici, plus près, plusnue… Je te paierai… Oui, je te… Écoute… Tais-toi… Sur l’herbe, là…te tuer sur l’herbe… t’étouffer… Tais-toi…

Mais la fille avait pu se relever. D’un coupde reins, elle se dégagea&|160;; d’un coup de poing, elle repoussal’abbé qui fit plusieurs pas en arrière et, chancelant, faillittomber à la renverse.

–&|160;Espèce de grand brutal&|160;! fit-ellesimplement, en rajustant sa chemise entièrement découlissée, et enrenouant sur ses hanches ses jupons arrachés… Quoi qu’y vous prenddonc&|160;?… Ah ben&|160;!… En v’là un salaud d’curé&|160;!

Elle se réattela à la brouette, et, lentement,reprit sa route, se retournant de temps en temps pour voir si leprêtre la suivait. Celui-ci demeurait immobile et comme pétrifié.La soutane déboutonnée, la tête nue, les bras pendant au long ducorps, il n’avait même pas pensé à ramasser son chapeau qui, lorsde la courte lutte, avait roulé à terre. Il regardait, sans lavoir, la silhouette de la paysanne qui s’abaissa, se noya, seconfondit toute avec le sombre du terrain, et il écoutait, sansl’entendre, la brouette qui dansa sur les ressauts de la sente, etfit, en s’éloignant, un bruit lointain de tambour. Et ce fut lesilence, tout autour de lui, et ce fut la nuit, une inquiétantenuit, profonde et sans lune, une nuit qui entrait dans son âme etqui renvoyait, sur la pâle lumière du ciel occidental, avec lemystère grandissant de ses ténèbres, à elle, les grimaçantes etvengeresses images de ses remords à lui et de ses terreurs. Enproie à une immense horreur de soi-même, l’abbé joignit les mainscomme pour une prière, se laissa tomber sur le sol, dans un grandgeste d’accablement, et, longtemps, longtemps, il pleura.

Pendant plus d’une heure il resta là, sansbouger, sans penser, la tête lourde, les membres rompus, les idéesen déroute, si complètement anéanti qu’il ne se rappelait pas, avecnetteté, ce qui s’était passé. De ce moment de folie, de cetteminute de crime, il ne gardait que la sensation d’un vague etpénible dégoût, d’un écrasement de tout son être physique et moral.Il était ainsi que dans un rêve de fièvre, où les choses sesuccèdent, incohérentes, ironiques et douloureuses. Malgré lui,l’impure obsession de la femme revenait, s’associait à sa honte,et, avec un involontaire tressaillement de ses muscles, avec unevibration suprême de ses moelles, il la retrouvait en lui, autourdu lui, jusque dans l’opacité de l’ombre, jusque dans le symbolismeerrant du ciel, où les nuages évoquaient d’impossibles nudités,d’impossibles enlacements, une multitude de figures onaniques ettordues, semblables aux gravures démesurément agrandies d’un livreobscène, qu’il avait eu jadis, au collège. Et, au-dessous de ceciel pollué, la forêt dressant ses masses confuses, énormes etlointaines, amplifiant ses terrasses, ses colonnades, sesescaliers, ses temples, lui faisait l’effet de quelque architectureformidable, de quelque noire Sodome, bâtie en l’honneur de laDébauche éternelle et triomphale. Une torpeur l’envahissait&|160;;il se sentait un besoin irrésistible de sommeil, éprouvait unesorte de narcotique volupté à se laisser glisser dans le vague,dans l’oubli, dans le néant. Il ne tenta pas de s’arracher à cetengourdissement qu’il préférait au réveil brutal de sa raison.Ah&|160;! s’il avait pu descendre toujours au fond de ce noir, nejamais remonter&|160;! Et, s’allongeant, sur la terre humide derosée, comme un vagabond, il s’endormit profondément.

Quand l’abbé rentra dans la ville, il devaitêtre très tard. Tout dormait&|160;; aucune lumière ne luisait entreles volets clos des maisons, et les réverbères, au haut de leurmorne potence, étaient depuis longtemps éteints. Près d’uneauberge, sous une voiture de marchand forain, un chien grogna.Quoiqu’il eût les membres raidis par l’humidité, il pressa le pas,gagna la petite porte dérobée du jardin, dont il gardait toujoursla clé sur lui, et, vite, il monta à sa chambre. Il avait hâte dese trouver entre des murs protecteurs, environné d’objetsfamiliers, loin de cet effrayant ciel et de ces horizons maudits.Et puis ses jambes tremblaient, la force abandonnait son corps. Ils’assit sur le lit en poussant un soupir de délivrance. Maisl’obscurité, bientôt, lui parut terrible, peuplée des mêmes imageset des mêmes fantômes que là-bas. Ayant allumé la lampe, il eutl’idée de se considérer dans une glace, et il fut épouvanté de cequ’elle lui renvoya&|160;: un visage bouleversé, des brins d’herbedans les cheveux, une soutane boueuse, poissée de saletés puantes.En vain il chercha son rabat, qu’il avait sans doute perdu dans lasente en se colletant avec la paysanne.

–&|160;Abjection de la chair&|160;!s’écria-t-il. Indomptable pourriture&|160;! Cochon&|160;!Cochon&|160;! Cochon&|160;!

Il eût voulu se battre, se supplicier, rêva decilices, de tourments, de lanières qui font voler, au sifflement deleurs pointes d’acier, le sang des saints et la chair des martyrs.Il parlait tout haut&|160;:

–&|160;Mais quelle ordure est en moi&|160;? Mamère m’a-t-elle donc allaité avec des excréments&|160;?

Se prenant à la gorge, il hurlait&|160;:

–&|160;Je n’aurai donc jamais raison de toi,carcasse ignoble&|160;!

Ensuite il se frappait la poitrine à grandscoups de poing.

–&|160;Je ne te crèverai donc point, cœur deboue, outre d’immondices&|160;!

Il revenait à son rabat égaré.

–&|160;Et ton rabat, misérable&|160;?Quelqu’un demain le trouvera et dira&|160;: «&|160;C’est là qu’ils’est vautré.&|160;» Hé&|160;! tant mieux, qu’on le dise&|160;;qu’on aille, courant dans les rues et clamant&|160;: «&|160;Ils’est vautré là&|160;!&|160;» Au moins, ma honte sera complète, etl’on me poursuivra peut-être à coups de bâton, comme l’on fait pourles chiens accouplés.

Il avait un tel écœurement de sa vie passée,de sa vie présente, un tel effroi de sa vie à venir, qu’il ouvritla fenêtre, se pencha sur la rampe de la terrasse, mesura le videau-dessous de lui.

–&|160;Non, fit-il en reculant… Il y apeut-être un Dieu&|160;!

Et malgré son exaltation, il ne put s’empêcherde sourire à cette idée&|160;: le suicide d’un prêtre, qui luiparut bizarre et comique. Cela détendit un peu ses nerfs&|160;;plus calme, il se laissa entraîner vers d’autres pensées. Dans leurdéroulement rapide, il se promettait de dures expiations,entreprenait des pèlerinages extravagants et nouveaux, les piedsnus, la corde au cou, se dévouait à d’absurdes apostolats. Oui, ilirait à travers le monde, évangélisant les adultères et lesprostituées, prêchant la continence aux débauchés. Mais,auparavant, il voulait demander pardon à sa mère, au bon curéSortais, au grand vicaire, à l’archiprêtre, à tous ceux qu’il avaitpersécutés. Puis, au bout d’un chemin planté de calvaires, semé decouronnes d’épines et de ronces, il entrevoyait, comme un refuge delumière, la Trappe, la paix de ses longs couloirs silencieux, lestravaux champêtres, les courts et paisibles sommeils sur lesplanches nues, les interminables nuits de prières, et ce petitcimetière sans arbres, avec ses croix blanches si fraternellementrapprochées l’une de l’autre, et ce grand étang, où les roseauxchantent, et où il avait autrefois, gamin maraudeur, pêché desgardons à la barbe des moines… À ces projets, à ces visions, à cessouvenirs, qui lui coulaient dans l’âme une douceur, l’abbés’attendrissait&|160;; et s’attendrissant, il se trouvait le plusmalheureux des hommes. Ce qui le désolait surtout, c’était d’êtreseul, en la détresse infinie de son cœur. Il eût souhaité quequelqu’un fût là, près de lui, quelqu’un comme François d’Assise,et que ce quelqu’un lui parlât doucement, tendrement, d’une voix desaint, avec des mots sublimes et consolants, qui ouvrent leparadis. Il songea à son évêque, et son évêque lui sembla une sortede providence, un être merveilleux dont les mains sont pleines debénédictions&|160;; il fut ému en évoquant son visage triste et sondos de martyr. Pourquoi n’irait-il pas se jeter à ses pieds&|160;?Il lui avouerait tout&|160;; il lui dirait toute sa vie, avec desaccents déchirants de repentir qui le feraient pleurer. Et l’évêquelui parlerait, le bercerait, l’endormirait. Dans ces moments,l’abbé Jules retrouvait la naïveté, la confiance, la promptitude derésolution d’un petit enfant&|160;; il croyait à la bonté, à lacharité universelles. Il prit la lampe, plus léger, descenditl’escalier, radieux, frappa à la porte de l’évêque, enthousiaste.Celui-ci dormait sans doute et n’avait rien entendu, il ne réponditpas. Alors l’abbé ouvrit la porte brutalement, en faisant grincerla serrure, et il pénétra dans la chambre.

–&|160;Qui est là&|160;? cria l’évêque.

Réveillé en sursaut, ébloui par la brusqueinvasion de la lumière, il s’était dressé à demi, hors des draps,la bouche béante, le crâne ébouriffé de mèches grises qui dardaientleurs pointes en tous sens&|160;; un effarement, entre sespaupières bouffies de sommeil, qui clignotaient. Et, de ses brastendus en arrière, contre le bois du lit, il arc-boutait son corpsmal assuré et tremblant.

–&|160;Qui est là&|160;? répéta l’évêque.

L’abbé traversa la pièce, posa la lampe surune table, et vint se jeter au pied du lit.

–&|160;Ne craignez rien, Monseigneur, dit-ild’une voix humble. C’est moi, moi, votre fils indigne… Si j’osefranchir cette porte et troubler votre sommeil, c’est que jesouffre trop… C’est qu’il faut que je vous parle… que je vous disetout, tout&|160;!… Cela m’étouffe… Je ne puis plus attendre… je nepuis plus…

Le vieillard se frottait les yeux. Ilconsidérait de coin, d’un air ahuri, cette chose noire, agenouilléeprès de lui, qui rendait des sons et gesticulait.

–&|160;Cette nuit, débita l’abbé, très vite,en hachant ses mots, il n’y a qu’un instant… là-bas… j’ai rencontréune paysanne… assise sur une brouette&|160;; elle se reposait… Etalors, ce qui s’est passé en moi, je l’ignore… J’ai été fou… je mesuis rué sur elle… Quelque chose me grisait, me poussait… L’ai-jeviolée&|160;? l’ai-je tuée&|160;?… Je ne me rappelle plus… Ce queje voulais d’elle, non, je ne le sais pas. De la volupté,peut-être… peut-être du sang&|160;!… J’aurais eu un couteau, oui,je l’aurais frappée… Elle était jeune, vigoureuse, se débattait… Etj’ai souillé mes mains à l’impureté de sa chair… Je suis un grandpécheur, un criminel… je suis… Regardez mon visage, mes vêtements…Ne vous fais-je pas horreur&|160;?… Regardez-moi…

–&|160;Comment&|160;?… interrompit le prélatqui n’avait pas écouté une seule parole de cet étrange récit,comment&|160;?… c’est vous, mon cher abbé&|160;?… Oh&|160;! quevous m’avez fait peur quand vous êtes entré… Je rêvais… j’ai cru…et alors… Comment, c’est vous&|160;?… Mais oui&|160;!… Quelle heureest-il donc&|160;?

–&|160;Je l’ignore… Et pourquoil’heure&|160;?… Et qu’importe l’heure&|160;?… À l’affamé quidemande du pain, au désespéré qui cherche une consolation, aumourant qui implore une prière, répond-on&|160;: «&|160;Quelleheure est-il&|160;?&|160;» Y a-t-il donc une heure pour lasouffrance humaine&|160;?… Je suis cet affamé, ce désespéré, cemourant… Je viens à vous… Parlez-moi.

La physionomie de l’évêque s’ahurissait deplus en plus. Le pauvre homme faisait des efforts prodigieux pourcomprendre, et il ne comprenait pas. Surpris dans ce déshabilléintime, et dans cette ridicule posture, il manquait vraiment deprestige, était même souverainement comique. Mais Jules ne songeaitpoint à rire. Il joignait les mains.

–&|160;Oh&|160;! parlez-moi,Monseigneur&|160;!

L’évêque se frotta les yeux de nouveau,dodelina de la tête, et lentement, il bégaya&|160;:

–&|160;Que je vous parle, mon cherabbé&|160;?… Oui, oui&|160;!… que je vous parle, c’est cela&|160;?…Mais sont-ce des choses raisonnables que vous me dites là&|160;?…Êtes-vous bien sûr&|160;?… Que je vous parle&|160;?… Je veux bien,mon enfant, mais quoi&|160;?… Et pourquoi&|160;!…

La voix de Jules s’impatienta.

–&|160;Parlez-moi donc&|160;! Dites un mot quime console… qui me relève… ou qui me châtie… est-ce que je sais,moi&|160;?… Un mot, comme Jésus en tirait du fond de sa divinepitié, pour les malheureux et les pécheurs repentants,comprenez-vous&|160;?… Hein&|160;! comprenez-vous&|160;?

–&|160;Comme Jésus&|160;!… répétait l’évêque,dans un long bâillement… Comme Jésus&|160;!… Oui&|160;!oui&|160;!

Et il ajouta&|160;:

–&|160;Mais ce n’est guère le moment, il mesemble… Demain, plutôt… demain matin, vous me rappellerez… vous meferez penser…

L’abbé Jules s’était levé… Il fixa sur levieillard un regard mauvais, eut un haussement d’épaules, et, sansprononcer une parole, reprit la lampe, se dirigea vers la porte…Très raide, il ne répondit rien au prélat qui lui disait, en serecoulant sous les couvertures&|160;:

–&|160;C’est cela… demain&|160;! C’estentendu, n’est-ce pas&|160;?… Demain matin vous me rappellerez,vous me ferez penser… vous… et même… dormez bien…

Jules referma la porte avec colère.

–&|160;Quelle brute&|160;! songeait-il&|160;!tandis qu’il remontait l’escalier… Et c’est ça qui conduit desâmes, ça qui dort et qu’un cri de détresse ne réveille pas&|160;?…Et dire que nos grands saints étaient peut-être pareils àça&|160;?… Ah&|160;! je voudrais les voir, les connaître&|160;; lesFrançois d’Assise, les Vincent de Paul, et les autres, et toute lacéleste engeance&|160;!… Peut-être qu’on le canonisera aussi,celui-là&|160;?… Il aura sa statue, dans des niches, entre deuxvases de fleurs en papier… Il fécondera les femmes stériles quiviendront, un cierge à la main, baiser son orteil de pierre… Etl’on établira des fêtes commémoratives en son honneur&|160;!… Etl’on bâtira des cathédrales qui porteront son nom&|160;!… Et il sepavanera dans le calendrier… Non, mais c’est comique… Aussi, dansla vie, personne n’aime personne, personne ne secourt personne,personne ne comprend personne&|160;!… Chacun est seul, tout seul,parmi les millions d’êtres qui l’entourent&|160;!… Lorsqu’ondemande à quelqu’un un peu de sa pitié, de sa charité, de soncourage, il dort&|160;!… On peut pleurer, se casser la tête contreles murs, mourir, ils dorment, ils dorment tous&|160;!… Et le bonDieu, qu’est-ce qu’il fait au milieu de tous ces endormis&|160;?…Est-ce qu’il ronfle, lui aussi, dans son nuage&|160;!… Et répond-ilà tous les misérables qui tendent vers lui leurs suppliantesmains&|160;: «&|160;Laissez-moi dormir, canailles…Demain&|160;?&|160;»

Au moment de se mettre au lit, tous sesprojets, tous ses repentirs, tous ses remords s’en étaient allés.Il s’étonna de se retrouver la conscience calme, le cœur soulagé,presque gai même. Il s’amusa de la mine effarée de l’évêque, et sesentit très fier de lui avoir fait peur… D’ailleurs, quel malavait-il commis&|160;? N’était-il pas un homme, après tout&|160;?…N’avait-il pas obéi à une impulsion naturelle de ses sens&|160;!…Avec cela que les autres curés se privaient de ce divertissement,témoin cette crapule d’archiprêtre qui, lui, finirait en courd’assises, quelque jour, et ce grand vicaire qui, malgré ses façonspuritaines, recevait chez lui un tas de vieilles dévoteshystériques… Et il ne parlait pas des autres, qui installaient desconcubines dans leurs presbytères, sous le nom de nièces, decousines, de servantes… Il avait désiré une femme&|160;; il avaitvoulu la prendre&|160;?… Mais s’était-il adressé à l’ombre complicedes confessionnaux où le souffle des prêtres se mêle au souffle despénitentes, où des lèvres rapprochées s’échappent des questions quiénervent et des aveux qui brûlent&|160;!… Il était vraiment tropbête, aussi, de toujours exagérer les choses, de les dénaturer, des’emballer, de perdre la tête, pour un oui, pour un non&|160;!… EtMathurine se représenta à lui, telle qu’elle lui était apparued’abord dans le soleil couchant, avec ses membres robustes et sonodeur puissante de jeune fauve&|160;; non seulement il ne tentapas, cette fois, d’écarter l’image revenue, mais il s’efforça aucontraire de la retenir, de la fixer, de la compléter, de larendre, en quelque sorte, tangible, d’y rechercher le troubleexquis et furieux, par quoi il avait été si étrangement secoué… Ilesquissa un geste impudique, et faisant craquer le lit, sous uneviolente pesée de son corps, il dit, dans un ricanement&|160;:

–&|160;Toi, gredine, je terepincerai&|160;!

Le lendemain, à l’heure habituelle, l’abbéJules, un peu pâle, entra dans le cabinet de Monseigneur. Celui-cilui remit le courrier, et lui dit, d’une voix très douce, hésitanteet qui tremblait&|160;:

–&|160;Eh bien&|160;!… Je suis à vous, moncher enfant… Que vouliez-vous me dire&|160;?

–&|160;Moi&|160;? fit l’abbé d’un air surpris…Rien, Monseigneur…

–&|160;Mais si&|160;!… vous vouliez me direquelque chose… quand vous êtes venu, cette nuit… dans machambre.

L’abbé regarda l’évêque fixement,effrontément.

–&|160;Moi&|160;?… Je suis venu, cette nuit,dans votre chambre&|160;?… Moi&|160;?

–&|160;Mais oui… voyons… vous ne vous souvenezpas&|160;?… Cette nuit&|160;?…

L’abbé secoua la tête, et d’un tonbref&|160;:

–&|160;Je ne suis pas venu cette nuit dansvotre chambre… Vous avez rêvé.

L’hiver qui suivit n’amena pas de grandsévénements à l’évêché, et les mois passèrent, monotones et calmes,sans une seule secousse. Toute l’agitation de l’abbé semblait avoirdisparu. Du moins, il se manifestait peu au dehors, négligeait sonservice, se désintéressait même des affaires du diocèse qu’ilbâclait à la hâte, comme un devoir ennuyeux. À l’exception desheures d’offices et de repas, il restait presque toujours enfermédans sa chambre, refusant obstinément de s’occuper des choses quin’étaient pas dans ses attributions. L’évêque, qui redoutaitextrêmement l’activité pleine d’imprévu de son secrétaire, redoutaplus encore son inaction, car le poids de l’administrationretombait sur lui et il s’en trouvait tout écrasé. De crainted’irriter Jules et d’amener des scènes, il ne voulait point, dansles cas difficiles, recourir au grand vicaire&|160;; d’un autrecôté, il ne pouvait, seul, se décider à prendre une résolutionquelconque. Alors, il se lamentait, perdait la tête devantl’accumulation grandissante des dossiers, des lettres à écrire, nerecevait personne et ne faisait rien&|160;: «&|160;Je suisdésarmé&|160;! absolument désarmé&|160;!&|160;» se répétait-ilsouvent, pour essayer d’étouffer la voix intérieure qui montait dufond de sa conscience, troublée de reproches. Lui aussi, il seconfina davantage dans sa bibliothèque et, croyant échapper de lasorte aux embarras du présent, aux responsabilités de l’avenir, ilse mit à retraduire Virgile, en vers de huit pieds, avecacharnement. Un instant, la palais épiscopal retrouva son aspectmorne, son silence de maison abandonnée, silence interrompu vers lesoir par des sonneries suraiguës, d’étranges et cacophoniquesroulades d’instruments de cuivre qui tombaient sur la ville, enaverses de fausses notes et de couacs, précipitant pêle-mêle desrefrains de chansonnettes et du plain-chant, des airs militaires etdes cantiques, des polkas sautillantes et de graves TeDeum. C’était l’abbé qui jouait du cornet à pistons, pour sereposer des bizarres travaux auxquels il consacrait toutes sesjournées.

Car l’abbé s’était pris d’une passioninattendue&|160;: les livres&|160;; passion exclusive ettyrannique, qui mettait en lui l’obsession d’une manie et la fureurd’une rage. Il avait rêvé, subitement, de se monter unebibliothèque prodigieuse et comme personne n’en aurait jamais vu.D’un coup, il eût voulu posséder, depuis les énormes incunablesjusqu’aux élégantes éditions modernes, tous les ouvrages rares,curieux et inutiles, rangés, par catégories, dans des salleshautes, sur des rayons indéfiniment superposés et reliés entre euxpar des escaliers, des galeries à balustres, des échellesroulantes. Dès le matin, sa messe dite, il pointait nerveusementdes catalogues, piochait des journaux de bibliophilie, auxquels ils’était abonné, correspondait avec des libraires de Paris, dressaitdes listes interminables de volumes, établissait des budgetsfantaisistes et toujours insuffisants. Et la bibliothèquen’avançait guère. Jusqu’alors elle tenait toute en trois petitesmalles, qu’il ouvrait sans cesse et qu’il refermait avec ungrondement d’impatience, après avoir constaté la pauvreté de sesacquisitions. Mais que faire&|160;? Son traitement étaitmaigre&|160;; maigre aussi la pension mensuelle que lui servait samère. Il avait converti en espèces les menus objets personnelsqu’il possédait, se privait des choses les plus nécessaires,refusait de renouveler ses soutanes trouées, mangées de graisse,ses chapeaux pelés, ses souliers qui bâillaient comme des museauxde carpes. Hélas&|160;! ses ressources, ses économies totalisées neparvenaient pas à faire de grosses sommes. Et puis, il s’endettaitde plus en plus chaque jour&|160;: en achetant des livres àtempérament, en souscrivant à de nombreuses publications quidévoraient à l’avance l’argent de ses mois. Ce qui l’irritaitsurtout, c’était de voir autour de lui des prêtres bourrés deriches cadeaux, gorgés d’argent par les dévotes de la ville. Il nepouvait penser sans de sauvages jalousies, au grand vicaire à quiles dames pieuses brodaient des étoles, des chapes, des coussins,des services de table, à qui, délicatement, le jour de certainsanniversaires, elles glissaient de grasses offrandes pour despauvres chimériques et des œuvres de vague bienfaisance. Lui seuln’avait jamais rien reçu, pas même une boîte d’allumettes, pas mêmedeux sous. Et sec comme un squelette et sale comme un mendiant, ilassistait, la haine au cœur, au fleurissement de ces joues quisuaient la paresse et la gourmandise, à l’épanouissement de cesventres heureux, voluptueusement tendus sous des soutanes chaudeset des douillettes neuves. Après avoir lassé la patience de samère, qu’il accablait de demandes répétées sous prétexte que, lavie étant très luxueuse à l’évêché, il fallait y tenir un hautrang, après avoir tiré de l’évêque quelques menues sommes sous lecouvert de charités discrètes, il en était arrivé à s’accrocher àla possibilité d’expédients malhonnêtes, et il combinait des plansdans lesquels le romanesque s’alliait au vol et à la simonie. Ilentrevoyait des héritages de vieilles femmes très riches, desamours mystiques et productives avec de très belles châtelaines. Leplus naturellement du monde, il songeait à vendre son influence etsa protection… mais à qui&|160;?… à trafiquer des sacrements, àtenir boutique des choses saintes… mais comment&|160;?… Élargissantses rêves, il travaillait à inventer des pèlerinages perfectionnés,à exhumer des saints miraculeux, à découvrir chez la Vierge desvertus inédites et sûrement exploitables… Mais tout cela était faitdepuis longtemps&|160;!… «&|160;La Vierge est tondue,archi-tondue&|160;!&|160;» se disait-il en laissant retomber sesmains sur le bureau avec un geste découragé. Ces idées, qui luiparaissaient simples d’abord, au moment où elles naissaient,devenaient, à la réflexion, pleines de difficultés et d’uneimpraticable réalisation. Il y renonçait en se rejetant surd’autres, plus compliquées encore, plus extravagantes et quiaboutissaient au même négatif résultat. C’est alors que le soir,dégoûté, irrité, il jouait rageusement du cornet à pistons, commeil eût fendu du bois, comme il eût cherché querelle à quelqu’undans la rue, afin de détendre ses nerfs et d’oublier, une minute,la tristesse de son âme.

Un jour qu’il se trouvait seul, dans lecabinet de l’évêque, il aperçut, sur la cheminée, quelques piècesd’or parmi quelques pièces d’argent. Instinctivement, sans qu’ileût une intention précise, il s’assura du regard que les portesétaient bien closes, qu’il était bien seul, que personne ne pouvaitle voir. Puis, marchant sur la pointe du pied, il s’approcha de lacheminée. Jaunes et blanches, elles luisaient là, tout près, àportée de sa main, étalées pêle-mêle, en pièces qui viennent d’êtreretirées d’une poche, négligemment. Les narines dilatées, les yeuxbrillant de convoitise, plusieurs fois il les compta&|160;: onzelouis d’or. Avec délicatesse, évitant de déranger les autres, ilprit un louis, et, tandis qu’il l’enfouissait dans la poche de sasoutane, sous son mouchoir, il se sentit au bout des doigts unpetit frisson et comme un léger chatouillement à la racine descheveux. En même temps, son cœur battit plus vite, mais d’unmouvement régulier, agréable, qui lui donna l’impression d’unejouissance physique, très douce. Il ne se demanda pas s’ilcommettait une bassesse, un acte honteux, il ne se demanda rien.«&|160;Ça lui fera un compte rond,&|160;» se dit-il, simplement, ensongeant à l’évêque. Et considérant, de nouveau, le tas d’or qui neparaissait pas diminué par ce larcin, il ajouta jovialement&|160;:«&|160;Trop rond même&|160;!&|160;» Il en prit un second. Untroisième avait glissé, rendant, sur le marbre, un son clair demétal. L’abbé hésita, perplexe&|160;; ne devait-il point sel’approprier aussi, celui-là&|160;?… Il réfléchit que cela severrait peut-être, et il le remit en place, d’un air de regret.D’ailleurs, il se promit de revenir plus souvent, dans ce cabinet,aux heures où il avait chance de n’y point rencontrer Monseigneur,et d’inspecter les meubles, avec plus de soin que jadis. Certes, iln’espérait pas mettre jamais la main sur des millions, mais unlouis par-ci, deux louis par-là, ça finirait tout de même par faireune somme respectable. Très calme, il s’allongea sur un fauteuil,et se perdit en de vagues et innocentes méditations. L’évêquerentré, Jules ne montra aucune gêne, s’entretint avec lui sur leton de la plus libre, de la plus franche affection. Il futcharmant. Et cette affection n’avait rien de joué&|160;; elle étaitsincère et profonde. À cette minute, il éprouvait réellement, pourle vieux prélat, un respect filial, une reconnaissance tranquilledégagée de tous remords, et comme, dans ses brusques sautes de lahaine à la tendresse, il ne l’avait point encore éprouvée,jusqu’ici. Son âme s’amollissait, se fondait à la chaleur dessentiments généreux et des généreuses pensées qui remuaient en luidélicieusement. Le vol le rendait meilleur. Il s’attarda, heureuxd’être auprès de son évêque, de le combler de prévenances&|160;; ilsut trouver de ces mots caressants et attendris, qu’ont les femmesavec l’homme qu’elles viennent de tromper, de ces mots réchauffantsqui fixent la confiance dans les cœurs. L’évêque goûta quelquesinstants de joie véritable, et quand l’abbé fut parti, il se dit,le visage rasséréné&|160;: «&|160;Un peu vif, parfois… un peudiable… Eh&|160;! mon Dieu&|160;!… Mais le fond est bon.&|160;»

Jules déposa, dans un tiroir de sonsecrétaire, les deux louis dérobés, et jetant un coup d’œilmélancolique, sur les trois malles qui contenaient, transformés envolumes, toutes ses économies, toutes ses privations, toutes sesturpitudes, tous ses mensonges de plusieurs mois, ilsoupira&|160;:

–&|160;Deux louis&|160;!… Quelle pitié&|160;!Ce n’est pas encore avec ça que je me paierai lesBollandistes&|160;?

Le lendemain, au réveil, il eut une idée quilui parut admirable. Il se leva, prit à peine le temps des’habiller, descendit à la chapelle, dépêcha sa messe, en toutehâte, et sortit. L’air était froid, la pluie tombait fine et drue,un vent aigre chassait, dans le ciel, de gros nuages sales et commelavés d’encre. Mais il ne sentait ni le froid, ni la pluie, ni levent. «&|160;Cette fois-ci, se disait-il tout en marchant d’un pasallongé, rapide&|160;; cette fois-ci, je tiens ma bibliothèque. Jela tiens, ou le diable m’emporte&|160;!… Comment se fait-il que jen’aie pas songé à cela, plus tôt&|160;?&|160;» Une heure après,soufflant, trempé de sueur et de pluie, il arrivait devant l’entréede l’abbaye du Réno.

Deux énormes piliers, découronnés, sans grilleni porte, s’ouvraient à vide, sur une ancienne avenue défoncée,embroussaillée, veuve de ses arbres depuis longtemps abattus. Àl’extrémité de l’avenue, dont on ne retrouvait le tracé, au milieudes terrains incultes, qui la bordaient, que par la double rangéeparallèle des troncs coupés, presque au ras du sol, s’apercevaientd’étranges bâtiments sombres, des profils de murs croulants, destoitures effondrées, raidissant sur le ciel morose la carcassenoire des charpentes. Et, tout autour de ces ruines, un espace nu,désolé, s’étendait sans un arbre, sans une plante, sans une verdureautre que la morne verdure des ronces qui poussaient là, libres ettouffues, dévorant chaque jour davantage ce coin de terre délaissé.Au moment où il s’engageait dans l’avenue, l’abbé croisa unevieille femme, qui tenait à la main une sordide écuelle debois.

–&|160;Le Révérend Père Pamphile est-il aucouvent&|160;? demanda-t-il.

–&|160;Oui dame&|160;! monsieur le curé,répondit la vieille… il y est…

Et désignant l’écuelle que marbraient destaches de graisse figée, elle expliqua&|160;:

–&|160;Même que j’viens d’lui porter sa soupe…Vous le trouverez auprès de son église, en train d’remuer d’lapierre… Oh&|160;! il en remue, il en remue&|160;! allez&|160;!… Bonsang, qu’il en remue&|160;!

Devant cette tristesse épandue, ce cielmaussade, cette misère navrante des choses que, dans la fièvre dela route, il n’avait pas encore constatés, l’abbé regretta toutd’un coup d’être venu. Son enthousiasme était tombé&|160;; il necroyait plus à la réussite de son idée. Pourquoi désirait-il unebibliothèque&|160;? Était-il même bien sûr de la désirer et dedésirer quoi que ce soit&|160;? En vérité, il n’en savait rien.N’était-ce point une mystification qu’il se jouait à lui-même, unede ces farces lugubres comme il en inventait pour tromper l’immenseennui de son existence&|160;? Et il eut un dégoût de la vilaineaction qu’il avait commise la veille, une crainte de celle qu’ilallait commettre tout à l’heure.

–&|160;Bah&|160;! fit-il, voyons toujours.

La pluie redoublait. Il voulut hâter le pas,mais il fut contraint de ralentir son allure, à cause des roncesqui se glissaient sous sa soutane, s’accrochaient à ses jambes,entravaient sa marche de leurs enlacements de reptiles douloureuxet continus. Obligé de trousser sa robe comme une femme, furieuxcontre lui-même, et contre les lianes qui s’obstinaient etmanquaient de le jeter par terre, à chaque instant, il avançaitpéniblement. Enfin, bougonnant, jurant, tirant la patte, il parvintà franchir le passage difficile, trouva un sentier qui filait,droit, entre les touffes de ronces, et bientôt, il ne fut plusqu’une tache sombre, au loin, pas plus grosse qu’un corbeau rasantles hautes herbes.

&|160;

L’abbaye du Réno datait du XIIIe siècle&|160;;elle avait été bâtie par saint Jean de Matha et saint Félix deValois, fondateurs de l’Ordre des Trinitaires, autrement dit de laRédemption, ordre admirable et puissant qui envoyait ses religieuxdélivrer les chrétiens captifs chez les infidèles. D’abordresserrée dans un étroit pourpris, composé de jardins potagers,d’un petit bois, de quelques prairies, l’abbaye étendit peu à peuses possessions, englobant champs et forêts, étangs et villages,tout le pays, à perte de vue, autour d’elle. Au XVIIe siècle, quisemble, d’après les ruines encore debout, lui avoir le plus laisséson empreinte d’architecture sévère et grandiose, elle possédait,dit-on, dix mille hectares de forêts, quinze mille hectares deterres arables, sans compter les vastes étangs d’Andennes, deVaujours, de Culoiseau, célèbres par leurs fabuleuses carpes, etleurs grands moulins qui broyaient le blé récolté à plus de dixlieues à la ronde. Aussi, des humbles constructions primitives,agrandies, remplacées, monumentalisées de siècle en siècle, il nerestait déjà, à cette époque, d’autres vestiges qu’une petitefontaine, aux sculptures naïves, aujourd’hui à moitié effacées parle temps, à demi rongées par les mousses, et au bord de laquelle lalégende veut que soit apparu à Jean de Matha, le cerf sacré,portant entre ses cornes d’or la croix rouge et bleue, signedistinctif de l’Ordre. La Révolution vint, qui chassa les moines duRéno, s’appropria leurs biens, démolit l’abbaye, commit le crimeabominable de jeter bas la chapelle, un des plus purs, un des plusexquis chefs-d’œuvre de la Renaissance, dont il ne subsista quequelques piliers et quelques pans de murs, marquant funèbrement, dedistance en distance, l’emplacement où elle fut élevée. Lesreligieux laissèrent souffler sur la France la tempêterévolutionnaire et impériale, et ils ne rentrèrent qu’en 1817, dansleur couvent du Réno devenu un prodigieux entassement de décombres,et réduit au modeste pourpris de la création. Ils commencèrent pardéblayer les ruines et réparer tant bien que mal les bâtiments lesmoins endommagés. Et cela fait, ils ne surent plus que faire. LaRédemption, au moins dans l’esprit de l’œuvre, avait perdu saraison d’être. Il ne s’agissait plus, en effet, de reprendre leschrétiens aux corsaires barbaresques&|160;; il fallait trouverautre chose. Dépouillés de leurs terres, ils ne pouvaient songer àsa transformer en agriculteurs, comme les trappistes&|160;; n’ayantpas un personnel spécial de professeurs, ils ne pouvaient se livrerà l’enseignement, comme les jésuites. Deux essais qu’ils firent, lepremier d’un orphelinat de jeunes garçons, le second, d’une écoleprofessionnelle, ne réussirent point. Alors, en 1823, découragés,ils prirent le parti de s’en aller, ceux-ci émigrant vers lescouvents d’Espagne, ceux-là se réfugiant à Rome, auprès de leurgénéral. Et l’abbaye, abandonnée, demeura confiée, sur sa demande,à la garde de l’un d’entre eux, le Révérend Père Pamphile, quiconservait une foi entêtée dans le retour de l’Ordre aux traditionsanciennes et qui passait, étant très bavard et Méridional, pour unorganisateur de première force.

Dès qu’il se trouva seul, la première choseque fit le Révérend Père Pamphile fut de congédier le jardinier, lecharretier, l’homme de basse-cour, et de vendre les deux chevaux,les quatre vaches et les poules qui restaient. Puis, il s’arrangeaavec une voisine, dont le mari, autrefois, travaillait à lajournée, pour le compte du couvent, afin que celle-ci lui apportât,moyennant six sous, une bolée de soupe tous les matins, tous lessoirs un morceau de pain bis, et que son homme lui servît la messepar-dessus le marché. Après quoi, délivré des soucis du ménage, dela nourriture, de l’administration, il se promena au milieu desruines muettes, très grave et songeant. Durant six mois, de l’aubeà la nuit, il déambula ainsi, de plus en plus absorbé, rétrécissantchaque jour le cercle de ses promenades, pour le limiter,finalement, à l’enceinte de la chapelle détruite. Chose singulière,il ne souffrait pas, lui si bavard d’ordinaire, du mutisme presqueabsolu auquel il s’était volontairement condamné, et déjà, sur saphysionomie de moine jovial, passait, par instants, cetteexpression d’abrutissement grandiose, traversé de folie, qu’on voitaux masques hagards des vieux solitaires. À vivre sur lui-même etde lui-même, loin de tout contact intellectuel, hanté d’une penséeunique, dans cette solitude morte, dans ce silence que seulstroublaient des chutes soudaines de murailles, et les craquementssourds des poutres ébranlées, il advint qu’un étrange travail decristallisation s’opéra dans le cerveau du Père Pamphile. Après deshésitations, des doutes aussitôt combattus, des objections d’autantplus vite réfutées qu’il était seul à les discuter, le PèrePamphile s’était convaincu irrémissiblement qu’il y avait encoredes captifs chez les infidèles. L’imagination nourrie des légendesdu passé, n’ayant sur le fonctionnement de la vie humaine d’autresnotions que celles acquises dans les vieux livres latins, célébrantl’histoire miraculeuse de son Ordre, il croyait que les captifsétaient un nécessaire et permanent produit de la nature, et qu’il ya des captifs, comme il y a des arbres, du blé, des oiseaux&|160;:«&|160;Et non seulement il y a des captifs, se disait-il tout haut,pour donner à cette conviction une autorité définitive, mais il yen a dix fois plus, depuis que nous avons cessé de lesracheter&|160;; cela saute aux yeux… Et nos supérieurs ne voientpas cela&|160;!… Quel aveuglement&|160;!&|160;» Alors se développaen lui l’extravagante idée qu’il avait une mission à remplir,mission inévitable et glorieuse&|160;: reconstituer l’Ordre desTrinitaires, tel que l’avaient établi ses saints fondateurs, Jeande Matha et Félix de Valois.

–&|160;Et je le reconstituerai&|160;!s’écriait-il, avec une foi ardente de prophète, en décrivant, deson bras étendu, un geste qui embrassait le monde.

Mais, par une complication de sa naturesuperstitieuse, qui ramenait toutes choses à la volonté de Dieu, ilétait persuadé que le Très-Haut ne lui prêterait la forced’accomplir ce grand œuvre, que s’il relevait auparavant, dans samagnificence ancienne, la chapelle abattue par l’impie. Il résumadonc la situation par ces simples mots.

–&|160;La chapelle d’abord, l’Ordre ensuite…Allons, c’est bien&|160;!

Quand il dut examiner les moyens pratiques àemployer, le Père Pamphile se trouva d’abord très décontenancé. Ileut un moment de stupeur, de désespoir. Dans ses méditationsacharnées, jamais il n’avait songé aux difficultés matériellesd’une pareille entreprise. S’imaginait-il donc que les églises sebâtissent toutes seules, et qu’il ne faut qu’un peu de foi pourque, des profondeurs du sol, elles montent dans le soleil,vibrantes du chant des orgues&|160;? Hélas&|160;! il ne s’imaginaitrien, le pauvre brave homme. Il revoyait cette chapelle aimée, oùchaque pierre disait le souvenir des ancêtres, les héros, lessaints, les martyrs&|160;; il la revoyait telle qu’elle étaitdécrite, reproduite en toutes ses parties, dans un très vieux livrequ’il avait appris par cœur et qu’il relisait tous les jours&|160;;il la revoyait avec la pureté de ses lignes, la fierté de sesflèches, la beauté de son portail qui contenait, sculptée sur legranit, l’histoire immortelle de la Rédemption&|160;; il marchaitsous ses voûtes sonores entre ses hauts piliers qui profilaient lemerveilleux poème des frises et des architraves&|160;; ils’agenouillait sur ses dalles de marbre polychrome, extasié parl’angélique pâleur des fresques et l’or flambant de l’autel et leprisme irradiant des vitraux, et il ne se demandait pas ce quecela, qui lui semblait si beau, si simple à regarder, représentaitaujourd’hui, d’art perdu, de lutte impossible, et de millionsintrouvés… Le premier moment de surprise passé, le Père Pamphile semit à l’œuvre, avec cette confiance aveugle que donne à tous lapoursuite du mélancolique Idéal.

D’abord, il vendit tout ce qui étaitsusceptible d’être vendu, depuis les démolitions qui encombraientles cours, jusqu’aux ornements de la petite chapelle que les Pères,à leur rentrée, avaient improvisée dans un ancien réfectoire.Qu’avait-il besoin d’une chapelle pour lui seul&|160;? Il iraitbien célébrer la messe à la paroisse voisine. Il vendit lemobilier, ne gardant qu’une couchette en planches, pour dormir, unetable, une chaise, quelques livres de piété, un crucifix et uneimage coloriée, portrait de saint Jean de Matha. Dans sa rage devendre, il vendit les vieux gonds des portes charretières qu’ildescella lui-même, les vieilles ferrures, les vieilles plaques decheminée, les outils de jardinage, les tuyaux crevés desgouttières, il vendit tout. Chaque fois qu’il découvrait un bout defer, un morceau de cuivre, il exultait, clamant&|160;:

–&|160;Je la bâtirai&|160;!

Et de même qu’il avait tout vendu, il abattittout. Il abattit les arbres de l’avenue, énormes chênes, quiavaient abrité, de leur ombre vénérable, vingt générations dereligieux, ses aînés&|160;; il abattit le petit bois de sapins etde marronniers qui faisait au couvent comme un rempart de verdure,et où les allées, les troncs, chaque mousse évoquaient un souvenirfidèle&|160;; il abattit la charmille au fond de laquelle était uncalvaire, dont les marches usées montraient l’empreinte des genouxde ceux-là, qui étaient venus prier&|160;; il abattit les arbresfruitiers du jardin&|160;; il abattit les cyprès, gardiens destombes du cimetière&|160;! Et, tête nue, parmi les bûcherons, sarobe blanche troussée jusqu’aux reins, il les excitait au travail,et il enfonçait, à toute volée, la lourde cognée au cœur rouge desvieux arbres, ahanant d’une voix sauvage&|160;:

–&|160;Je la bâtirai&|160;!

Du haut d’une tourelle qui dominait lecouvent, il voulut s’offrir l’immense et douloureuse joie decontempler le spectacle de cette destruction. Tout autour, lesarbres gisaient, pêle-mêle, affreusement mutilés, les uns couchés,tordus et saignant par de larges blessures, les autres, les troncsen l’air, râlant, appuyés sur leurs branches écrasées, comme surdes moignons. Un seul restait debout, à l’entrée du jardin, uncerisier chétif, mangé de gomme, étonné d’être si seul sur cetteterre, veuve de ses hardis nourrissons, et toute rase. Chassés deleurs abris, les oiseaux volaient dans le ciel, effarés, poussantdes plaintes.

Mais le Père Pamphile ne regardait déjà plusce champ de bataille, où se mouraient les géants tombés&|160;; ilvoyait son église sortir peu à peu, de toutes ces ruines, de toutesces morts, prendre une forme, monter, monter toujours, balancée surles épaules d’une armée d’ouvriers&|160;; il se voyait aussi,s’accrochant aux flancs de la nouvelle basilique, grimper de pierreen pierre, et planter, au sommet de la flèche, la croix d’orreconquise et triomphante.

De ces arbres, il fit deux parts, l’une qu’ilvendit, l’autre qu’il garda, en vue des constructions prochaines,et, lorsqu’il n’eut plus rien à vendre et rien à abattre, il serendit chez l’architecte diocésain. Solennellement, il déroula leplan de la chapelle, expliqua, une à une, les gravures du livre,parla longtemps, s’embrouilla en d’incompréhensibles histoires.

–&|160;Voilà ce que je veux refaire&|160;!dit-il. Tout ça&|160;!… Tout ça&|160;!… vous comprenez&|160;?… Etcombien croyez-vous que cela coûtera dans l’ensemble&|160;?

–&|160;Je ne sais pas&|160;! réponditl’architecte ahuri… Comment voulez-vous que je sache&|160;?

–&|160;À peu près&|160;!… voyons, à quelquechose près.

–&|160;Je ne sais pas, moi&|160;!… Trois…quatre… cinq millions&|160;! Cela dépend.

–&|160;Cinq millions&|160;! fit le moine, ense levant… C’est bien, je les trouverai.

Et le Père Pamphile s’en alla quêter.

Il alla de village en village, de ferme enferme, de château en château, de porte en porte, tendant la main,courbant le dos, mangeant, sur les routes, le pain de deux sousauquel il avait réduit sa nourriture, et, le soir, lorsqu’il étaittrop éloigné du Réno, demandant asile aux presbytères quil’accueillaient, parfois, avec méfiance. Il alla sous les soleilsaffolants, par les froids meurtriers, sans s’arrêter jamais, sansjamais se reposer, précédé de la lumineuse image qui semblait leconduire et le protéger. Mal reçu ici, insulté là, poursuivi dansles rues, par les gamins qui se moquaient de sa barbe sale, de sarobe blanche rapiécée de morceaux noirs, de sa douillette noirerapiécée de morceaux blancs, il connut toutes les amertumes, subittoutes les hontes de ce triste état de mendiant&|160;; et, s’ilsouffrit, il ne se rebuta pas. D’abord gauche et timide, il netarda point à s’enhardir et, bientôt, avec une facilité quiétonnera chez une âme si loyale, si naïve, si complètementignorante des malpropretés de la vie, il s’assimila les ruses dumétier, au point que pas une de ses mille roueries, qui ne sont aufond que des abus de confiance déguisés, ne lui demeura étrangère.Il sut comment il faut faire pour spéculer sur la vanité et lesmauvaises passions des hommes, et il ne recula point devant lesboniments de comédien, les mensonges, les complaisances louches,les espionnages policiers, les mises en scène savantes. Au début,il s’était sévèrement reproché ces écarts de conscience, oùs’oubliaient sa dignité d’homme et son caractère de prêtre&|160;;il finit par les excuser à cause de la grandeur du but, et même, ily puisa un redoublement d’ardeur. Quelquefois, après les mauvaisesjournées, devant les recettes maigres, d’obscures révoltesgrondaient en lui&|160;; mêlant à ses pensées confuses leressouvenir des histoires de pirates dont sa mémoire de trinitaireétait remplie, il se surprenait à rêver de hardis coups de main, devols grandioses, de bandes armées à la tête desquelles ilrançonnerait des peuples. En peu d’années, le Père Pamphile devintun mendiant accompli. Sous l’ivresse du sacrifice, sousl’irresponsabilité de la folie, ses scrupules s’effacèrent de plusen plus, son sens moral s’abolit. Soit habitude, soit esprit derenoncement, il se cuirassa contre les outrages, accepta lesmauvais traitements comme une des nécessités de sa condition. Et ileut le dos servile, l’échine craintive, l’œil oblique, la mainmolle, douteuse et crochue des virtuoses de la mendicité.

On racontait sur lui de sales aventures, dontse gaussait le populaire. Mais les âmes clairvoyantes auraient pufacilement y deviner un héroïsme supérieur, dans sa dégradantesublimité, aux conventions de fausse vertu, de faux courage, defaux honneur avec lesquelles se fabrique le carton des fiertéshumaines… Une matinée, le Père Pamphile passait devant la propriétéd’un ancien boucher, terroriste farouche, devenu riche parl’acquisition de nombreux biens nationaux. Ivrogne, grossier, duraux pauvres gens, le sieur Lebreton – ainsi se nommait lepersonnage – se faisait surtout remarquer par son impiété cyniqueet sa haine enragée des prêtres. Dans le pays, on le détestait eton le craignait. Le Père Pamphile n’ignorait aucun de ces détails.Mais il en avait vu d’autres, plus terribles que ce Lebreton, quis’étaient adoucis, à sa parole. Il avait même observé que les plusféroces, en apparence, se montraient souvent, soit par orgueil,soit par boutade, les plus généreux. Au risque d’un refus injurieux– ce qui ne comptait déjà plus pour lui – il franchit la grille etse présenta au château.

–&|160;Qu’est-ce qui m’a foutu un sale carmecomme ça&|160;? s’écria Lebreton… Eh bien&|160;! vous avez dutoupet de venir traîner vos sales pieds chez moi&|160;?… Qu’est-ceque vous voulez&|160;?

Le pauvre moine s’humiliait. Effaçant sesépaules, presque suppliant&|160;:

–&|160;Bon monsieur Lebreton, balbutia-t-il…je…

Il fut aussitôt interrompu par un juron.

–&|160;Pas de simagrées, hein&|160;?…Qu’est-ce que vous voulez&|160;?… C’est de l’argent que vousvoulez, de l’argent, hein&|160;! sale mendiant&|160;!… Attends, jevais t’en foutre, moi, de l’argent&|160;!

Le misérable allait le pousser à la porte,quand, se ravisant, à l’idée de se divertir aux dépens du moine, ilreprit d’un ton goguenard&|160;:

–&|160;Écoute, mon vieux carme… Je veux bient’en donner, de l’argent… mais à une condition&|160;: c’est que tuviendras le prendre là, où je le mettrai… Et je parie que tu n’yviendras pas&|160;!

–&|160;Je parie que si&|160;! fit le PèrePamphile d’une voix ferme et grave.

–&|160;Eh bien, mâtin&|160;!… nous allons voirça&|160;!… D’abord, fais-moi le plaisir d’aller au fond de lasalle&|160;; mets-toi, à quatre pattes, comme un chien, ton salemuseau en face de cette fenêtre… et attends.

Tandis que le religieux obéissait tristement,Lebreton se dirigea vers la fenêtre, mettant toute la longueur dela salle entre sa victime et lui. Il retira de sa poche une poignéed’or qu’il déposa sur le plancher, fit tomber sa culotte,s’agenouilla, et troussant sa chemise, d’un gesteignoble&|160;:

–&|160;Je parie que tu n’y viendras pas, grandlâche&|160;! cria-t-il.

Le Père Pamphile avait pâli. Le cou tendu, ledos arqué, les yeux stupides, en arrêt sur cette offensante chairétalée, il hésitait. Pourtant, d’une voix redevenue tremblante,d’une voix où passait le gémissement d’un sanglot, il répondit.

–&|160;Je parie que si.

Alors, Lebreton ricana, prit une pièce devingt francs, l’inséra dans la fente de ses fesses rapprochées.

–&|160;Eh bien&|160;! viens-y donc&|160;!dit-il. Et tu sais, pas avec les mains… avec les dents, nom deDieu&|160;!

Le Père Pamphile s’ébranla, mais tout soncorps frissonnait&|160;; une faiblesse ployait ses jarrets,amollissait ses bras. Il avançait lentement, avec des balancementsd’ours.

–&|160;Allons, viens-tu&|160;! grommelaLebreton, qui s’impatientait… Je m’enrhume.

Deux fois, il tomba, et deux fois il sereleva. Enfin, il se raidit dans un dernier effort, colla sa facecontre le derrière de l’homme, et, fouillant, de son nez, lesfesses qui se contractaient, il happa la pièce d’un coup dedent.

–&|160;Bougre de saligaud&|160;! hurlaLebreton qui se retourna et vit l’or briller sur les lèvres dumoine… Eh bien&|160;! mâtin… il faut que toutes y passent&|160;! ilfaut que j’en claque, ou que tu en claques&|160;!… Allons, à taplace&|160;!

Dix fois, le Père Pamphile subit ce hideuxsupplice. Ce fut l’ancien boucher, qui, le premier, y mit un terme.Il se releva, la figure très rouge, grognant&|160;:

–&|160;En voilà assez&|160;!… Mais ilm’avalerait tout mon argent, ce salaud de carme-là&|160;!

Malgré la colère où il était d’avoir perdu dixbeaux louis d’or, il ne put maîtriser son admiration&|160;; et iltapa sur le ventre du moine.

–&|160;Tu es un rude saligaud, conclut-il…C’est égal, tu es un bougre tout de même… Nous allons trinquer.

Le Père Pamphile refusa d’un geste doux, saluaet sortit.

À un kilomètre de là, sur la route, était uncalvaire. Il s’agenouilla, pria avec ferveur. Puis, il continua sonchemin, les yeux levés au ciel, des yeux ivres qui semblaientpoursuivre, parmi les nuées, une souriante et radieuse image&|160;;et d’une voix raffermie par la foi&|160;:

–&|160;Je la bâtirai&|160;! dit-il.

À la suite de ses tournées, il rentrait aucouvent, où il avait toujours à constater de nouveaux dégâts.Pendant son absence, un toit s’était encore affaissé&|160;; deslézardes fraîches dessinaient, sur les grosses maçonneries, desfigures d’arbres bizarres&|160;; les lambourdes des planchersfléchissaient. Et les ronces, et les orties et les chiendents, àl’étroit dans les cours, gagnaient les ouvertures, bouchaient lesportes d’un hérissement de hallier. Le vent qui charrie lessemences égarées, fécondait les pierres&|160;; toute une végétationarborescente issait des murs, s’échevelait en touffes folles,élargissant les crevasses qui craquaient sous la poussée impétueusede la sève. Chassé de pièce en pièce, de bâtiment en bâtiment, parla menace d’un plafond crevé, ou d’une cloison prête à s’éboulersur lui, le Père Pamphile s’était réfugié au premier étage d’unpetit pavillon, auquel il ne pouvait atteindre qu’au moyen d’uneéchelle, car le rez-de-chaussée qui servait de hangar manquaitd’escalier. Il avait transporté là sa couchette en planches, satable, sa chaise, son crucifix et le portrait de saint Jean deMatha&|160;; c’est là qu’il continuait de manger sa bolée de soupe,une ignoble et puante lavure de créton, dont les chiens n’eussentpoint voulu. Là aussi, la bise s’engouffrait par les fenêtres sansvitres, la pluie s’égouttait par le toit troué comme un tamis. Maisles murs étaient solides, et cela suffisait. D’ailleurs, le prêtrene prêtait à ces choses qu’une médiocre attention, absorbé qu’ilétait de plus en plus par l’idée fixe&|160;: son église.

Son église&|160;! Durant ces haltes aucouvent, entre deux quêtes, il dépensait une activitéextraordinaire et ruineuse, autour de la chapelle, dontl’emplacement, envahi par les hautes herbes, ne se voyait mêmeplus. Avant qu’il songeât à donner le premier coup de pioche dansles fondations, il achetait de la pierre de taille, de la chaux, duciment&|160;; les cours en étaient pleines, et prenaient desaspects blanchâtres de chantier. Quand les voitures arrivaient, ilse précipitait à la tête des chevaux&|160;:

–&|160;Par ici&|160;!… par ici&|160;!… Nousallons décharger ici&|160;!… Hue&|160;! dia&|160;!… Ah&|160;! labelle pierre&|160;!… Ah&|160;! la bonne chaux&|160;!… Ah&|160;! lefameux ciment&|160;!… Hue&|160;! dia&|160;!

Et il pesait sur les leviers, remontait lescrics, vidait la chaux dans les fosses qu’il avait creusées,remuait des sacs de ciment, criant avec une joie navranted’enfant&|160;: «&|160;Ça marche&|160;!… Ça marche&|160;!&|160;» Etil s’adressait aux charretiers&|160;: «&|160;Ah&|160;! mesamis&|160;!… C’est bien&|160;!… Vous aurez contribué àl’édification de la chapelle&|160;!… Vous êtes de bravesgens&|160;! Dieu vous bénira&|160;!…&|160;» Naturellement, de mêmeque le bois avait pourri, les pierres gelèrent, la chaux, délayéepar la pluie, coula, le ciment durcit dans les sacs. Des quelquesmatériaux intacts, la plupart disparurent, emportés, la nuit, pardes maraudeurs. Ces pertes ne ralentissaient pas son courage, cesmalheurs ne diminuaient pas sa confiance. Il se contentait de diregaîment&|160;: «&|160;Nous remplacerons ça&|160;!&|160;» C’étaientaussi de longues conférences avec des architectes et desentrepreneurs qui, s’étant rendu compte, à la première minute, dela folie du Père Pamphile, et désireux de l’exploiter, luiproposaient les plans les plus baroques, l’excitaient à desdépenses inutiles, s’acharnaient à le voler à qui mieux mieux.Métrant, cubant, déroulant de grands papiers jaunis où étaienttracées des figures géométriques, ils allaient, entre les blocs depierre, ou bien à travers les ronces, affairés, poudreux etgéniaux. D’un geste large, ils ébauchaient, en l’air, des projetsd’architectures babyloniennes, faisaient tourner des cathédrales aubout de leur doigt. Et le Père Pamphile, son livre à la main,donnait des explications historiques.

–&|160;Voyons, Messieurs, nous ne créons pas…nous reconstituons… C’est bien différent… Tenez, là, était lemaître autel… en pierre sculptée… trente-deux figures&|160;!… Etquelles figures&|160;!… Un chef-d’œuvre&|160;! Là, le retable…moins ancien et très riche… en porphyre… un don de Louis XIV.

–&|160;Du porphyre&|160;! disaitl’entrepreneur. Justement, j’en ai un lot qui ferait joliment votreaffaire… Et du beau, et du bon marché&|160;!

–&|160;C’est ça&|160;!… Envoyez-le… Je leprends… Là, les stalles capitulaires… des merveilles… enchêne&|160;!

Il acceptait tout, retrouvant, lorsqu’il nemendiait plus, sa candeur inconcevable de bonne dupe.

Et puis il repartait.

Successivement, il parcourut la France,l’Espagne, l’Italie, l’Autriche, l’Asie Mineure. Partout ils’entourait de relations puissantes, se créait des influencespolitiques et des protections mondaines, qu’il savait exploiteravec la plus surprenante adresse. Un jour, reçu dans le palais d’uncardinal romain, qui le chargeait d’une mission secrète&|160;; unautre jour, roulant sur un paquebot, en compagnie d’une bande decomédiens nomades, avec lesquels il organisait, à bord, desreprésentations, dont il empochait la recette&|160;; ou bienencore, capturé par des brigands qui le forcèrent à les accompagnerau sac d’un couvent de religieuses, et le renvoyèrent, avec sa partde butin gagné&|160;; tantôt reître, tantôt pitre, tantôt espion,tantôt missionnaire, et toujours mendiant, le Père Pamphile,pendant trente-cinq années, incarna le type de l’aventurierromantique, habile à toutes les métamorphoses, prêt à toutes lesbesognes, pourvu qu’elles fussent largement payées. À force desouplesse, d’avilissement, de courage et de folie, il écuma, surles grandes routes de l’Europe, où traîna sa robe,l’invraisemblable somme de cinq cent mille francs.

De ces frottements salissants, de sessuccessives déchéances, de ces glissades de plus en plus rapides,dans la boue des métiers honteux, le moine ne gardait ni unremords, ni un dégoût, ni l’impression d’une souillure quelconque.Il n’en gardait qu’un souvenir changé en haine féroce, le souvenird’un capucin, rencontré en Espagne, et qui quêtait comme lui, auxmêmes endroits que lui. À part ce souvenir qui le faisaits’emporter furieusement contre les capucins et aussi contre tousles ordres mendiants, il parlait de ses plus répugnantes aventures,ainsi que d’une chose naturelle, avec une inconscience pénible. Etl’on sentait, à l’entendre, que ce doux homme serait allé jusqu’aucrime, comme les prostituées vont à l’amour, sans savoir. En cetteimpudente vie de vagabond, si bien faite, cependant, pour détruireson rêve, il n’avait rien vu, rien compris, rien éprouvé en deçà etau delà de ce rêve. Un fait s’accomplissait qui dominait tout, unfait supérieur aux conventions humaines&|160;: la chapelle. Pourlui, il n’y avait plus ni peuples, ni individus, ni justice, nidevoir, ni rien&|160;; il n’y avait que la chapelle. Le point dedépart de sa folie&|160;: l’Ordre de la Rédemption à reconstituer,il n’y songeait plus. Les corsaires, les trinitaires, les captifs,saint Jean de Matha, autant d’ombres lointaines qui allaients’évanouissant. Et la chapelle emplissait la terre, emplissait leciel. Le ciel était sa voûte, les montagnes ses autels, les forêtsses colonnes, l’Océan ses baptistères, le soleil son ostensoir, etle vent ses orgues. Pendant le temps qu’il rêvait ainsi, sur lesroutes étrangères, le Réno, abandonné, servait de refuge auxvagabonds sans gîte et aux amoureux, et les chats sauvages, s’ypoursuivant de pierre en pierre, s’accouplaient sur les ruines,plus mortes sous la pâleur tragique de la lune.

Maintenant le Père Pamphile avaitsoixante-quinze ans. Malgré ce grand âge, et bien que son corps,amaigri et noueux, se courbât vers la terre, il demeurait robusteet plein de vie&|160;; la même foi illuminait ses yeux, auxpaupières tombantes&|160;; le même enthousiasme poussait sesmembres raidis vers les conquêtes chimériques. Il souriait comme unpetit enfant. Une année, au Réno, où il travaillait plus qu’unmanœuvre, du matin au soir&|160;; l’année d’après, à l’étranger, oùil quêtait, jamais il ne prenait un seul instant de repos. Lesterrassements, pour les fondations de la chapelle, avaient étéenfin commencés, puis abandonnés, faute d’argent. Des cinq centmille francs, tout avait passé en plans d’architecte, en mémoirespréparatoires d’entrepreneurs, en achats de matériaux etd’outillage, sans cesse perdus ou volés, sans cesse renouvelés.Mais le vieillard ne désespérait pas. Lorsqu’il revenait de seslongues tournées, la poche garnie, il achetait encore&|160;; encoreil conférait avec les architectes et les entrepreneurs&|160;; etc’étaient les mêmes stations, les mêmes comédies. On métrait, oncubait, on déroulait les mêmes papiers jaunis, on s’exaltait auxmêmes projets&|160;; le Père Pamphile, son livre à la main,recommençait les mêmes explications&|160;:

–&|160;Pardon, Messieurs… nous ne créons pas…nous reconstituons… Là était le maître autel…

Il n’avait rien changé à son régime&|160;; onlui apportait sa soupe le matin, et le soir son morceau depain&|160;; puis, la nuit venue, il montait à la chambre du petitpavillon, devenu un taudis immonde, tapissé d’ordures, planchéié defumier. Après une prière devant le crucifix, il s’étendait sur sacouchette de bois, et tandis que le vent soulevait sa barbe d’unfrémissement glacé, les chats-huants, qui ne s’effrayaient plus,perchés sur les poutres, dans l’angle du toit, le regardaientdormir de leurs grands yeux fixes, et le couvraient de leursfientes.

&|160;

L’abbé Jules connaissait le Père Pamphile quiétait en rapports fréquents avec l’évêché et, comme tout le monde,il le prenait «&|160;pour une vieille canaille&|160;», conscientdes bassesses qu’il commettait. Avec la facilité, que possèdenttous les optimistes, d’improviser des plans hardis et scélératssans se donner la peine de les approfondir, l’abbé, ce matin-là, enpensant au Père Pamphile, avait, dans l’espace d’une minute,ébauché vaguement des projets de chantage admirables que sonautorité reconnue, la terreur qu’il inspirait ne pouvaient quemener à bien. Aussi était-il parti à la hâte pour le Réno, sesidées encore incertaines et brouillées, mais s’en remettant auhasard, du soin de les débrouiller, le moment venu.

Après avoir longé des constructions basses,tellement en ruine qu’il eût été impossible d’en préciser lanature&|160;; après avoir traversé deux petites cours où sevoyaient encore les arcades brisées d’un cloître, où le terraindétrempé par la pluie, gâché par les charrois, n’était qu’une marede boue à la surface de laquelle nageaient des gravats, des débrisde toute sorte&|160;; après avoir passé sous un porche qu’étayaientdes madriers pourrissants, l’abbé déboucha dans une cour immense,fermée par des bâtiments en quadrilatère, inégaux de hauteur,bizarrement déchiquetés sur le ciel, les uns éventrés et pareils àdes éboulements de rocs, les autres tapissés de mousses, sicouverts de végétations emmêlées et verdissantes, qu’on eût ditplutôt un coin de forêt sauvage. D’abord, il ne vit rien qu’unchaos de pierres de taille, de bois en grume, de poutres à peineéquarries, d’outils épars, et au-dessus de ce chaos, l’armaturecommencée d’un échafaudage, deux grues, qui profilaient sur le fondcrayeux de la cour, leurs longs cous de bête décharnée&|160;; toutela détresse immobile et navrante d’un chantier abandonné en pleintravail. Puis, il crut entendre un bruit sourd, comme le bruitd’une pioche creusant la terre. Guidé par le bruit, il aperçut àquelques mètres de l’échafaudage, dans un espace libre, de formehexagonale, et fraîchement terrassé, il aperçut la pioche quisortait du sol et qui y rentrait, par courts intervalles réguliers,sans qu’il lui fût possible de distinguer les bras qui lamouvaient. Il se dirigea vers cet endroit, se perdant dans ledédale des tas de moellons et des blocs de pierre, franchissant deslacs de chaux, enjambant des troncs d’arbre, et il finit pardécouvrir, au fond d’une tranchée, le Père Pamphile qui, les piedsdans l’eau, le visage ruisselant et très rouge, s’acharnait àpiocher.

–&|160;Bonjour, mon Père&|160;! ditl’abbé.

le Père Pamphile leva la tête et reconnaissantl’abbé&|160;:

–&|160;Ah&|160;! c’est vous, monsieurl’abbé&|160;! fit-il joyeux et surpris… Vous venez visiter mestravaux&|160;!… C’est très gentil… vous le voyez, çamarche&|160;!

–&|160;Et qu’est-ce que vous faites là, monPère, avec votre pioche&|160;?

–&|160;Je creuse, monsieur l’abbé, je creuseles fondations… Mais le temps est bien mauvais&|160;!

Le Père Pamphile lâcha la pioche, essuya salongue barbe, étoilée de boue, et rabattit sur ses jambes la robequ’il avait nouée autour de ses reins.

–&|160;Bien mauvais&|160;! répéta-t-il… Etc’est cette eau qui me gagne&|160;!… Donnez-moi donc la main, queje remonte… Ah&|160;! c’est très gentil à vous, d’être venu&|160;!…Seulement, je ne puis vous recevoir dans ma chambre… Figurez-vousqu’hier, on m’a volé mon échelle… Et Monseigneur, commentva-t-il&|160;?

Tout en parlant, aidé de l’abbé, il avaitquitté son trou et sauté, d’un mouvement leste, sur la cour. Aprèsles politesses échangées, l’abbé demanda&|160;:

–&|160;Alors, c’est votre église,ça&|160;?

Le vieillard eut un rengorgement de fierté.Et, désignant l’espace hexagonal, autrefois couvert de ronces,aujourd’hui couvert de terres remuées, et qu’entourait un mincecordeau, tendu sur des piquets, il répondit&|160;:

–&|160;Tout ça, c’est mon église&|160;!… Oui,mon cher monsieur l’abbé, tout ça&|160;!… Et qu’est-ce qui auraitdit que je l’eusse rebâtie, hein&|160;?

–&|160;Rebâtie&|160;!… rebâtie&|160;!… fitJules qui s’imagina que le trinitaire voulait se moquer de lui…Dites donc, voilà quarante ans que vous la bâtissez… et il n’y arien&|160;!

–&|160;Rien&|160;?… s’écria le Père Pamphileembrassant, d’un geste grandiose et furibond, toute la courencombrée de matériaux… Eh bien&|160;! et ça&|160;?… Et toutça&|160;?… Qu’est-ce que c’est, alors&|160;?… C’est-à-dire que leplus difficile est fait… Maintenant, je n’ai qu’àconstruire&|160;!… Mais si nous allions à l’abri quelquepart&|160;?

Jules refusa et s’assit sur un bloc degranit&|160;; sans insister davantage, le moine s’accroupit sur unmonceau de cailloux, en face de lui. Et, tous les deux, ils seregardèrent. Le vent soufflait plus fort, accélérait la pluie quihachait le ciel de raies obliques et fouettantes. De temps entemps, des pierres détachées des murailles, tombaient sur le sol,avec un bruit mou, et des éclats d’ardoise volaient dans l’air.

–&|160;Êtes-vous en fonds&|160;? demandabrusquement l’abbé.

–&|160;Je suis toujours en fonds&|160;!répondit le Père Pamphile… Justement, il y a huit jours, je suisrevenu de Hongrie. Le voyage a été bon… À Gran… ah&|160;! c’esttrès drôle… figurez-vous que j’étais descendu chez le Primat… unhomme très gai, très farceur, et très généreux&|160;!… Il medisait&|160;: «&|160;Mon Père, chantez-moi laMarseillaise, et je vous donnerai centflorins&|160;!&|160;» Je chantais la Marseillaise, commeun perdu, et, à chaque coup, le Primat me donnait cent florins… Jel’ai chantée douze fois&|160;!

Et il fredonna&|160;:

–&|160;Nous entrerons dans lacarrière…

–&|160;Vous savez donc laMarseillaise&|160;? interrogea l’abbé qui ne put réprimerun sourire.

–&|160;Qu’est-ce que vous voulez&|160;?repartit le bonhomme en hochant la tête, d’un air résigné… Dansnotre métier, il faut savoir un peu de tout&|160;!… On a souventaffaire à des gens si originaux&|160;!… Ainsi, tenez, l’annéeprochaine, je retourne en Orient… C’est une autre histoire… Dans cepays-là, ils se moquent de la Marseillaise… Ce qu’ilsveulent, c’est qu’on leur dise comment on s’habille… la dernièremode de Paris… Eh bien&|160;! je leur dis, à peu près, comme ça mevient… Et ils sont contents.

L’abbé n’écoutait plus et réfléchissait.

Depuis qu’il se trouvait en face de l’obstacleà vaincre, toute son ardeur, toute sa fièvre d’impatience lui étaitrevenues. Ce n’est plus qu’il mêlât encore à la réussite de sonentreprise, l’idée initiale de la bibliothèque&|160;; il n’yassociait désormais aucun projet&|160;; il n’avait en vue lasatisfaction d’aucune passion nouvelle&|160;; il agissait,maintenant, pour le plaisir. Même, au milieu des impressions qui sesuccédaient, rapides et contraires, en son cerveau de sensitif, etqui exaspéraient ses nerfs, il n’était pas loin de croire qu’ilétait un instrument de la justice humaine et de la colère divinecontre un homme bravant les lois sociales et outrageant la dignitéde l’Église. Ce qui, dans le principe, n’avait été qu’un calculhonteux, un chantage ignoble, se transformait en dilettantisme, etle dilettantisme lui-même s’élargissait jusqu’à la foi,s’ennoblissait jusqu’à la mission. Jules pensa qu’il fallait coupercourt aux bavardages du moine, en arriver au fait, brutalement, aulieu de se perdre en des finasseries qui avaient chance de ne pasréussir avec un vieux rôdeur de routes, comme était le PèrePamphile. Mieux valait l’étonner, l’étourdir d’un coup de massue,frappé fort et à la bonne place. Il prit un air sévère etdit&|160;:

–&|160;Je ne suis point ici pour écouter vosbalivernes, mon Révérend Père, et je vous prie de m’accorder deuxminutes d’attention… J’ai une œuvre, une grande œuvre, pourlaquelle il me faut beaucoup d’argent… Je tiens d’abord à rassurervotre conscience… Il ne s’agit point d’aller faire la noce àl’étranger sous prétexte de bâtir une église… non&|160;!… Il s’agitd’autre chose, de quelque chose de très beau, de très grand, detrès chrétien… Si je vous disais de quoi il s’agit, il est probableque vous ne comprendriez point&|160;!… Je vous le répète, il mefaut de l’argent… Vous en avez… Donnez-m’en&|160;!

–&|160;Je ne peux pas&|160;! réponditsimplement le Père Pamphile, dont la physionomie avait passé del’insouciante gaîté du bohème, à la gravité rêveuse del’apôtre.

L’abbé se leva, poussé par une soudainecolère. Il avait compté sur une stupéfaction, une secousse, unécrasement, sur il ne savait quoi de formidable&|160;! Et voilà quele bonhomme demeurait calme et qu’il avait dit&|160;: «&|160;Je nepeux pas&|160;», d’un ton tranquille, inflexible, où l’on sentaitune résolution définitive&|160;! Il se contint et regarda le moine.Quelques cailloux avaient glissé sous ses reins. Il se recaladoucement, les jambes plus hautes. Et des gouttes d’eau tremblaientaux poils de sa barbe.

–&|160;Vous ne pouvez pas&|160;? grommelal’abbé.

–&|160;Non&|160;!

–&|160;Faites bien attention… Vous ne pouvezpas&|160;?

–&|160;Non&|160;!… Si vous avez une œuvreaimée de Dieu, faites comme moi… Les routes sont libres.

Jules s’exalta&|160;:

–&|160;Croyez-vous donc que je sois unvagabond, un détrousseur de bourses, un rat de bordels&|160;?

–&|160;Vous êtes ce que vous êtes&|160;; jesuis ce que je suis… Pourquoi vous fâchez-vous&|160;?

–&|160;Encore une fois, vous ne pouvezpas&|160;?

–&|160;Je ne peux pas&|160;!

L’abbé brandit son poing dans le vide.

–&|160;Eh bien&|160;!… je vous interdirai demendier dans le diocèse… les gendarmes vous mettront la main aucollet et vous jetteront en prison…

–&|160;Oh&|160;! fit le Père Pamphile, ensecouant la tête mélancoliquement… dans le diocèse, je suis brûlé…on ne me donne plus rien… Quant à la prison, de méchantes gensm’ayant arrêté, bien des fois, j’y ai dormi… Et mieux vaut dormirdans une prison que sur les berges humides des chemins.

–&|160;Eh bien&|160;! j’écrirai à Rome… jevous ferai chasser d’ici… je vous dénoncerai à votre général, aupape… Je dirai qui vous êtes, toutes vos histoires, toutes vossaletés, tous vos crimes… Je vous dénoncerai, entendez-vous, vieuxva-nu-pieds&|160;!

–&|160;Le général me connaît… le pape meconnaît… Et puis, il y a quelqu’un de plus grand qui me connaîtmieux encore…

L’index levé, il montra le ciel etajouta&|160;:

–&|160;C’est Dieu&|160;!… Je n’ai pointpeur…

–&|160;Il faudra que vous rendiez compte detout l’argent que vous avez gaspillé, que vous avez volé… ilfaudra, il faudra… il faudra…

L’abbé écumait. Ses yeux agrandis, torduscomme dans une attaque d’épilepsie, découvraient le blanc de leursglobes, striés de veines pourpres. Sur ses lèvres se pressaient, seprécipitaient, se crispaient des jurons, des mots inarticulés quise perdaient dans un sifflement, dans un gargouillement de salive.Enfin, il fut pris d’une quinte de toux qui lui brisa la gorge etlui déchira la poitrine. Plié en deux, la face violette, les veinestendues, à se rompre, sur le col étiré, il semblait vomir la viedans un épouvantable hoquet.

La crise calmée, le moine lui dit, sans bougerde sa place, d’une voix très douce.

–&|160;Pourquoi vous faire mal ainsi&|160;?…Et que me reprochez-vous&|160;?… De ne point vous donner l’argentde mes quêtes, de mes prières, de mes souffrances&|160;? mais je nepeux pas&|160;!… Tenez, souvent des pauvres qui étaient nus et quiavaient faim, de lamentables créatures de Dieu, m’ont supplié àgenoux… Les yeux pleins de larmes, je les ai repoussés… Je ne peuxpas&|160;!… Cet argent n’est pas à moi&|160;; il est à Elle, àElle, la radieuse, la sublime épouse de mon cœur&|160;!… Je n’enpuis rien distraire… Même pour sauver quelqu’un de la mort, del’enfer, non, je ne le ferais pas.

La pluie chantait sur les flaques d’eau&|160;;le vent hurlait, tout autour sur les ruines ébranlées, et dansl’air triste et mouillé, l’échafaudage balançait sa grêlesilhouette, toute grise. Le trinitaire poursuivit&|160;:

–&|160;Vous m’avez insulté, tout à l’heure…Hé, mon Dieu&|160;! comme tant de gens l’ont fait qui ne savaientpas… Je vous pardonne… Si j’ai deux sous pour manger, un pan de murpour m’abriter, une planche pour dormir, un peu de sang chaud dansces vieilles veines, un peu de muscles robustes sur ces vieux os,je suis content… Croyez-vous donc que je tienne à l’argent&|160;?…Écoutez, mon cher abbé, le jour où mon église sera bâtie, revenez,et ce que vous me demanderez, je vous le donnerai… sur le repos demon âme, je vous le jure… mais d’ici là, non, non&|160;!… Je nepeux pas&|160;!

Jules restait abasourdi devant le moine. Etvéritablement, il ne comprenait plus. Était-ce un démentsincère&|160;? Se moquait-il de lui&|160;?… Il l’ignorait. Danstous les cas, il n’avait pas prévu cette inconcevable folie, oucette ironie audacieuse&|160;; il en était tout déconcerté. Qu’yavait-il donc derrière ce masque ravagé, qu’il avait vu, par deuxfois, se transfigurer, s’immatérialiser presque, sous lerayonnement d’une beauté inconnue et mystérieuse&|160;? Malgré lacolère qui grondait encore en lui, le moine l’intimidait&|160;; etil ne savait ce qu’il éprouvait&|160;: de la pitié, de l’admirationou du mépris. Du fond de son être, une voix lui disait&|160;:«&|160;Agenouille-toi&|160;; c’est un saint.&|160;» Une autre voixlui disait&|160;: «&|160;Mais non, insulte-le… c’est unbandit.&|160;» Un obscur instinct l’avertissait que la premièrevoix avait raison. Pourtant ce fut à l’autre qu’il obéit, et,frappant la terre du pied, il s’écria&|160;:

–&|160;Tout ça, c’est des mots, des mots… vousme prenez donc pour un imbécile&|160;?… Vous savez très bien quevotre église, c’est de la blague… et que vous ne la bâtirezjamais&|160;!

Mais le Père Pamphile s’était dressé toutdroit, une flamme dans ses yeux, si grand, si beau, si terrible,que l’abbé recula, dompté par ce regard dont il ne pouvait soutenirl’extraordinaire et surhumaine clarté. Il crut qu’un archangemarchait vers lui, le Dieu farouche des solitudes mortes&|160;; etil allait tomber à genoux, demander grâce, quand le moine,s’approchant de lui, le secoua rudement par les épaules.

–&|160;Homme incrédule, dit-il, mauvaisprêtre&|160;!… Ne blasphème pas… regarde, et entends-moi… Quand jedevrais, tout seul, tailler ces blocs et les porter sur ma vieilleéchine, quand je devrais hisser ces poutres, forger ces fers,soulever, à bout de bras, ces voûtes… quand je devrais, tout seul…oui, tout seul, l’étreindre contre ma poitrine, l’enlever de terre,et la planter droit, là… tu entends bien, pauvre fou… là,là&|160;!… je la bâtirai&|160;! Adieu&|160;!

Le Père Pamphile fit quelques pas, s’arrêta aubord du trou qu’il était en train de creuser lorsque Jules étaitvenu le surprendre, et, retroussant sa robe, il se laissa glisserau fond.

Pendant quelques minutes, l’abbé demeura, lespieds dans la boue, immobile et songeur&|160;: «&|160;Ce n’est pasun bandit, se dit-il… C’est quelqu’un de pire… unpoète&|160;!&|160;» tandis que la pioche reprenait son mouvementrythmique, apparaissait au-dessus du sol et disparaissait,fouillant la terre.

En proie à un malaise vague, il aurait vouluretourner auprès du Père Pamphile, lui parler, s’humilier&|160;;une sorte de bas orgueil, et la timidité qui est au fond de presquetoutes les natures violentes, l’en empêchèrent&|160;; trèsimpressionné, il partit. De nouveau, il s’engagea dans le dédaledes matériaux, retraversa les deux cours boueuses, longea lesruines, et tout cela lui parut plein de majesté. Les choses, enharmonie avec l’état de son âme, revêtaient, sous leur tristesseinfinie, des aspects de mystère physique et de grandeur morale quile troublaient étrangement. Une vie qu’il ne connaissait pas, etdevant laquelle il se sentait si petit, si laid, si misérablementlâche, si complètement indigne, une vie à laquelle il n’atteindraitjamais, ouvrait par les fentes des murailles, de larges horizonsinsoupçonnés, des espaces fleuris de fleurs de rêve, de bellesfleurs au-dessus desquelles voltigeaient des âmes, des âmesd’enfant, des âmes de vieillard, des âmes de pauvres, de bellesfleurs qui berçaient de toutes petites âmes mortes, au fond deleurs calices parfumés… Durant la route, une multitude d’idéesconfuses, sans lien direct avec ce qu’il avait vu et entendu, auRéno, se heurtèrent dans sa tête. Mais, toutes, elles le ramenaientobstinément au Père Pamphile, et du Père Pamphile au miracle desreligions d’amour qui mettent tant de joies dans la souffrance,tant de sagesse dans la folie, tant de grandeur dansl’avilissement&|160;; elles le ramenaient aussi à la douloureuseconstatation de sa propre déchéance… Il avait beau chercher, danssa vie, depuis le jour où la conscience s’était éveillée en lui, ilne retrouvait que des viletés et des hontes, avec de courteséchappées, de fugitives aspirations vers le bien, dont le seulrésultat était de rendre ses rechutes plus lourdes et plusirréparables. Aucune foi, aucun amour, aucune passion même&|160;;des instincts furieux de bête, des manies de déformationintellectuelle, et, avec tout cela, la sensation d’un videintraversable, l’immense dégoût de vivre, l’immense effroi demourir… Oh&|160;! oui, de mourir&|160;!… Car l’éducation chrétiennede son enfance, les accoutumances de son sacerdoce, plus fortes queses doutes et ses impiétés, lui faisaient considérer le terribleau-delà, comme une éternité de tortures et d’épouvantements…

L’abbé marchait lentement, le dos incliné sousle poids d’un invisible fardeau, le regard baissé vers le sol, oùdes flaques enfonçaient, en la reflétant, la changeante image desnuées ralenties. Le vent s’était calmé, la pluie n’était plusqu’une bruine légère qui allait se dissipant&|160;; et, dans leciel, éclairé d’une lumière plus blanche à l’horizon, les nuagesdéchirés laissaient apercevoir, de-ci, de-là, par d’étroitsinterstices, quelques morceaux de sombre azur. Peu à peu, lacampagne, plus verte, sortait des brumes célestes qui noyaient lescontours et les ondulations du terrain, sous une enveloppe de buéebleuissante&|160;; et, sur le fond des coteaux, d’un violet sourd,réveillé par les taches claires des maisons éparses, les aulnes desprairies, et les peupliers haut ébranchés, montaient, semblables àde menues et tremblantes colonnes de fumée rose. Au sommet de lacôte, d’où l’on voit brusquement la ville et ses trois clochers,l’abbé pressa le pas. C’était un samedi, et les cloches tintaient,se répondaient d’un clocher à l’autre, annonçant la venue du joursacré. Elles avaient leurs voix de fêtes, leurs voix joyeuses,celles qui chantent le repos béni du travailleur, et le bourdon dela cathédrale, dominant de sa grosse voix les autres voix plusgrêles, allait porter la bonne nouvelle, jusque dans les lointainsde la vallée. À les écouter qui lui arrivaient assourdies parl’espace, et si douces, Jules éprouva une émotion délicieuse, dontil eût été incapable d’expliquer la nature et la cause. Ses nerfsse détendirent, son cœur se fondit dans un attendrissement, et,sans secousse, sans souffrance, les larmes jaillirent de ses yeux.Les cloches tintaient, tintaient, et Jules pleurait, pleurait. Ettandis qu’il pleurait et que tintaient les cloches, près de luipassa une pauvre femme, hâve, décharnée, à la face couleur depierre. Vêtue de haillons sordides, les pieds nus, elle tirait unevoiture, où deux enfants, dans la paille, dormaient, livides etflétris.

–&|160;La charité&|160;! monsieur l’abbé,dit-elle.

De son porte-monnaie, l’abbé tira deux louisd’or qu’il mit dans la main de la pauvresse.

–&|160;Tenez&|160;! fit-il… Mais ce n’est pasmoi qui vous donne… C’est monseigneur l’évêque… Priez pour lui…Priez pour moi… Et soyez heureuse quelques jours…

Les cloches s’étaient tues, lorsqu’il franchitla porte de l’évêché&|160;; mais il en gardait encore la vibrationdouce dans ses oreilles et dans son cœur. Rentré dans sa chambre,il se prosterna devant une image du Christ, et, se frappant lapoitrine, il implora&|160;:

–&|160;Mon Dieu, ayez pitié de moi…Pardonnez-moi… Secourez-moi&|160;!

Les mains jointes, les yeux levés versl’image, il demeura en prières, jusqu’au soir.

&|160;

Le carême approchait. Jules ne songeait plus àsa bibliothèque, ni au Père Pamphile, ni à la mort, ni à la vertu.Les émotions ressenties à son retour du Réno, s’étaient viteenvolées, et, plus fantaisiste, plus tyrannique que jamais, ilavait repris la direction des affaires du diocèse. On revit sonombre noire et tourmentée rôder sur la terrasse, aux heures ducrépuscule&|160;; les prêtres qui, peu à peu, en l’absence du chiende garde, s’étaient remis à danser, la soutane en l’air, heureuxd’une liberté qu’ils croyaient éternelle, recommencèrent àtrembler, à s’observer, à se fuir&|160;; autour des petits clochersde village, la terreur de nouveau régna. Quant à l’évêque, il était«&|160;dans les transes&|160;»&|160;; non point à cause de larentrée bruyante de son secrétaire, qui le débarrassait plutôt d’untrop lourd fardeau, mais l’échéance arrivait, l’échéance fatale dumandement. Or, il n’avait rien à dire, ne voulait rien dire, nepouvait rien dire. Cependant, il fallait s’exécuter coûte quecoûte. Où trouver des phrases assez insignifiantes, des mots assezeffacés pour que les pages qu’il allait écrire, équivalussent à despages blanches et que tout le monde fût content. C’était biendifficile, aujourd’hui que les journaux avaient la manie de toutéplucher et de donner aux mots les plus simples, aux phrases lesplus ternes, des sens terribles, des interprétations hardies qu’ilsn’avaient point.

–&|160;Voilà, se disait-il, après de longueset pénibles réflexions… voilà ce que je puis faire… Je vaisrecommander aux fidèles de se bien conduire… de… de… de… d’aller àla messe, à confesse, d’observer strictement le jeûne, d’être en unmot de bons catholiques, afin que Dieu écarte d’eux le péché, lagrêle, l’incendie, la maladie… Ensuite, je montrerai que, par lafoi… non, je ne montrerai rien… il ne faut rien montrer… Et jeterminerai soit par la paraphrase d’un évangile quelconque… soitpar une invocation à Celui de qui nous viennent toutes choses, quinous accorde le pain, le vin, et caetera… et caetera… etla force de supporter les douleurs de la vie… Cela ne me paraît pasexagéré… Je ne parlerai ni de Sa Sainteté, parce qu’on mereprocherait d’être ultramontain, ni de l’Empereur, car onm’accuserait d’être libéral…

Parti de cette idée, il avait déjà, d’uneécriture sans cesse raturée, noirci plus de cinquante feuilles depapier. À mesure qu’il les relisait, chaque mot lui faisait dresserl’oreille, et il déchirait l’un après l’autre les feuilletscommencés. Et le pauvre prélat suait, soufflait, soupirait, sedésolait.

Justement, un matin, l’abbé Jules, très disposet de bonne humeur, demanda à l’évêque&|160;:

–&|160;Pensez-vous à votre mandement,Monseigneur&|160;?… Voici le carême.

–&|160;J’y pense, certainement, j’y pense,répondit le vieillard, avec une mine effrayée… Ah&|160;! quelleterrible chose&|160;!

–&|160;Pourquoi terrible&|160;? interrogeal’abbé.

–&|160;Mais, mon cher enfant, terrible à causedes responsabilités, des ménagements… Dans la situation quej’occupe… une situation de paix, de concorde, de réconciliation… ilfaut tant de prudence… ne froisser personne… Tout cela est d’unedélicatesse&|160;!…

L’abbé sembla prendre un vif intérêt auxembarras de son évêque.

–&|160;Sans doute, fit-il, c’est très délicat…Voulez-vous que nous en causions un peu&|160;?…

–&|160;Je ne demande pas mieux, balbutial’évêque qui ne put dissimuler une grande inquiétude… Mais vousêtes… vous êtes bien ardent, mon cher abbé… Les jeunes gens nevoient pas les choses comme les vieillards… Ils vont, ils vont… etpuis… tandis que… voilà…

Il balançait la tête, d’un air grave&|160;;son front se plissait&|160;; ses lèvres, collées l’une contrel’autre, laissaient échapper des petits claquements brefs etclairs. L’abbé répondit d’une voie onctueuse, en s’inclinantrespectueusement&|160;:

–&|160;Aussi, Monseigneur, ne me permettrai-jepas de vous donner un conseil… Je tiens seulement à vous répéter cequi se dit de vous, dans le monde catholique…

L’évêque eut un soubresaut. Ses yeux étaientdevenus tout ronds, effarés.

–&|160;On dit quelque chose de moi dans lemonde catholique&|160;?… Et que dit-on&|160;?

–&|160;D’abord, il n’y a qu’une voix pourapprouver la façon dont vous administrez le diocèse… On fait devotre piété, de votre charité, de votre justice, les plus grandséloges… seulement on se plaint que, dans certaines occasionsgraves, vous ne vous affirmiez pas assez… On trouve, par exemple,vos mandements un peu gris… un peu fuyants… Ce n’est pas enfin cequ’on attend de Votre Grandeur…

L’évêque s’agitait nerveusement, sur sonfauteuil.

–&|160;Ce qu’on attend de Ma Grandeur&|160;?…Ce qu’on attend&|160;!… Je ne puis cependant mettre tout à feu et àsang, voyons… Ce n’est pas dans mon rôle… Je ne suis pas unspadassin&|160;!

–&|160;Mais, Monseigneur, on ne vous demanderien de pareil, reprit l’abbé, qui fit un geste de douceprotestation&|160;; on voudrait une plus grande fermeté, uneautorité plus hautaine dans vos actes publics, plus de caractère,plus de flamme… C’est bien différent.

S’exaltant peu à peu et se prenant lui-mêmecomme un comédien, au propre piège de sa mystification, il continuasur un ton enthousiaste, auquel l’émotion d’une chose véritablementressentie donnait des accents de sincérité&|160;:

–&|160;On voudrait qu’en face de laphilosophie athée qui monte, déborde, s’installe dans les chairesofficielles, ouvertement protégée, payée par le gouvernement, enface des attaques furieuses, multipliées contre l’Église sainte, onvoudrait qu’une voix s’élevât, vengeresse et consolatrice, toutensemble… le cri de révolte et d’espérance d’un grand chrétien… Lestemps sont mauvais, Monseigneur… De toutes parts, la sociétécraque, la religion s’effondre, tout se désagrège et pourrit… Enhaut, sur le trône, l’orgie étalée effrontément, l’orgie légale… Enbas, la bête affamée qui hurle, impatiente de sang… Partout, ladéroute, l’affolement, le vertige du sauve-qui-peut&|160;!… Desgénérations abominables se préparent qui, si l’on n’y met bonordre, iront déclouer, sur les calvaires, le corps du Christ, ettransformeront en banques, ou bien en lieux de débauche, noséglises découronnées du symbole rédempteur… Vous avez charged’âmes… Et les âmes ont besoin d’être soutenues dans la foi,encouragées dans la lutte, rassurées dans le danger… Il n’est pasbon qu’on se désintéresse de leur destinée morale… Et c’est unedésertion, dont Dieu vous demandera compte, que de parler de paixet de concorde, quand la guerre est déclarée, que l’ennemi est surnous et qu’il nous harcèle&|160;!… Voilà ce qu’on dit dans le mondecatholique&|160;!… On dit encore…

–&|160;Mais, sapristi&|160;! je ne vois pas çadu tout&|160;! interrompit l’évêque qui avait écouté, bouche béanted’étonnement, la violente sortie de l’abbé… Ces gens-là sontfous&|160;!… De tout temps, il y a eu des braves gens et desmauvaises gens… Il en sera toujours ainsi… Que puis-je faire àcela&|160;?… Ce n’est pas moi qui ai créé le monde… Voyons,dites-moi, ai-je créé le monde&|160;?…

Jules poursuivit d’une voix plus âpre etmordante.

–&|160;Je ne juge pas, Monseigneur, je répète…On dit encore que cela peut être agréable de vivre dans un palais,d’y être bien nourri, bien vêtu, bien au chaud, de cultiver desfleurs, de rimer des vers badins, de recevoir des hommages et debénir des passants&|160;; on dit que c’est facile d’écarter avecsoin toutes les responsabilités qui menacent le repos, troublentles digestions et les sommeils, de fermer les yeux pour ne rienvoir de ce qui chagrine, de se boucher les oreilles pour ne rienentendre de ce qui supplie… Mais on dit aussi que cela n’est nibeau, ni honnête, ni chrétien, que cela ressemble fort à latrahison d’un chef qui, le jour de la bataille, abandonnerait sessoldats, et les laisserait mourir, sans leur porter secours… On ditencore que pour agir ainsi, il faut avoir des raisons secrètes… Ondit encore…

–&|160;On dit&|160;!… on dit… on dit desbêtises&|160;!… s’écria l’évêque qui, très pâle, le visage égaré,se leva de son siège, et, tournant le dos à l’abbé, marcha dans lecabinet, avec agitation…

Mais, bientôt, il craignit de s’être montrétrop vif. Il ne voulut pas rester sur ce mot et sur cet audacieuxgeste, susceptibles de déchaîner, chez l’abbé, une de ces terriblescolères, comme il en avait tant essuyé… Et calmé, tout d’un coup,il revint près de lui…

–&|160;Voyons, mon cher enfant, réfléchissez,vous me parlez de l’Empereur… qu’est-ce que l’Empereur a de communavec un mandement de carême&|160;?

–&|160;Tout le mal dont nous souffrons vientde lui&|160;; toute l’impiété, toute la pourriture dont nousmourons viennent de lui… Sous ses apparences hypocrites d’ami del’Église, sous l’insultante protection, dont il fait semblant denous couvrir, il est le grand agent de destruction, le…

–&|160;Ta, ta, ta, ta&|160;!… Qu’ensavez-vous&|160;?

–&|160;Je le sais&|160;! fit l’abbé d’un tonnet, tranchant, qui n’admettait pas de réplique.

Alors, le prélat, découragé, se laissa tomberdans son fauteuil. Tout l’effort dont il était capable, il l’avaitdonné, sa résistance faiblissait. Il sentait qu’il ne lui était paspossible d’aller au delà. Les paroles de Jules le troublaient aussidans sa conscience&|160;; il comprenait la justice de cesreproches, dont il n’était pas en état de discerner l’exagérationsous la sonorité des phrases prud’hommesques et déclamatoires.Pourtant, il ne se rendit point, tenta de lutter encore.

–&|160;Mon cher enfant&|160;! gémit-il… voyezdonc dans quelle fausse situation l’on me mettrait&|160;!…L’Empereur&|160;!… mais c’est lui qui m’a nommé&|160;!… Et puis… etpuis… j’illumine au 15 août&|160;!

–&|160;Oh&|160;! Monseigneur&|160;!Monseigneur&|160;! soupira Jules, tristement… Les grands saints,les grands martyrs, ceux-là mêmes que vous honorez, ceux dont vousrelisez, chaque jour, la sublime histoire, ne parlaient pas commevous faites… C’est sur les marches souillées des trônes qu’ilsallaient porter la parole de vérité… C’est au milieu des fouleshostiles qu’ils confessaient leur foi&|160;!… C’est à la face destyrans qu’ils poussaient le cri d’anathème&|160;!

L’évêque pensa&|160;: «&|160;C’étaient desinsurgés que vos saints&|160;», mais il n’osa point exprimer cetteirrespectueuse opinion, et il regarda l’abbé, de coin, qui setaisait. Celui-ci, debout, la tête haute, les yeux noyés d’extase,la bouche encore frémissante d’imprécations, ressemblait à unprophète. Et véritablement, à cette minute précise, oubliant lacomédie qu’il était venu jouer à l’évêque, c’était un prophète.Tout un monde mystique et visionnaire remuait en lui. Comme Isaïe,il se fût fait scier en deux, le sourire aux lèvres&|160;; il eûtmarché au martyre avec ivresse. Il se retira lentement, laissant ungrand trouble dans l’âme du prélat.

Sans se lasser jamais, Jules revint à lacharge. Il avait conservé son masque inspiré, mais ce n’était plusqu’un masque couvrant le ricanement du mystificateur. Chaque jour,il apportait de nouveaux arguments, lançait de nouvelles menaces,et l’évêque, obsédé, tyrannisé, mis à la torture par cetimpitoyable bourreau, cédait peu à peu sur tous les points, pourvuqu’il ne fût pas question de l’Empereur dans le mandement. Il nevoulait point qu’on touchât à l’Empereur, il ne le voulait point.Ses dernières forces se concentraient sur ce but unique&|160;; sanscesse il répétait&|160;:

–&|160;Cela&|160;!… non&|160;!… jamais&|160;!…Il m’a nommé&|160;!… Et puis, il y a des ordonnancesinflexibles&|160;!… Je veux rester dans la loi&|160;!

Le pauvre homme ne mangeait plus, ne dormaitplus, vivait dans une affreuse et constante angoisse. Le moindrebruit, tant sa susceptibilité était exaspérée, lui causait dessursauts pénibles. Éveillé, il était la proie des cauchemars. Mêmeen disant sa messe, en récitant son bréviaire, son imagination luireprésentait des scènes atroces de martyre, des cirques rouges, desbûchers… Pas une minute, il ne pouvait chasser ces suppliciantesimages, goûter un peu de calme repos. Il eût souhaité être malade,mourir. Comme il avait abandonné le reste, il finit par abandonnerl’Empereur.

–&|160;Eh bien, soit&|160;!… Mais, je vous enprie, ne prononçons pas son nom, n’écrivons pas&|160;:l’Empereur, ni l’Empire, ni rien de semblable…Mettons le potentat… non&|160;!… le tyran&|160;!… non, non&|160;!…Mettons on… On, cela dit tout, et cela ménage tout,aussi&|160;! Cela peut s’appliquer à n’importe qui&|160;!… Et,cependant, personne ne s’y méprendra&|160;!… mon Dieu&|160;!… monDieu&|160;!… que va-t-il nous arriver&|160;?… Et le préfet&|160;!…Et le ministre&|160;!… Et le Conseil d’État&|160;!… quelscandale&|160;!… nous nous ferons interdire, monsieur l’abbé… nousnous ferons condamner à des peines honteuses.

Jules gravement répondait&|160;:

–&|160;Jésus a été crucifié, Monseigneur…s’est-il plaint&|160;?

Enfin, le mandement, un beau dimanche, éclata,comme une bombe, dans les paroisses. Quelques curés, mieux avisésque les autres, se refusèrent à en donner lecture.

Ce fut de la stupéfaction, de laconsternation, de l’indignation… On crut que l’évêque était devenufou. Il y avait en cet étrange document de littératureecclésiastique, rédigé, tout entier, de la main de Jules, parphrases brèves, rapides, sifflantes, un accent de pamphlétaire siâpre, des attaques si directes contre les pouvoirs publics et,par-dessus tout cela, une telle revendication haineuse des droitsde l’Église, un si ardent appel à la guerre religieuse, que lesplus intolérants, parmi les diocésains, sentant la causeimpopulaire et peu soucieux de la défendre, se mirent à crier commeles autres, et à demander justice. L’effervescence fut telle que,le soir même, des groupes d’ouvriers, de gamins et de petitsbourgeois, brandissant des drapeaux tricolores, et chantant lachanson de la reine Hortense, vinrent hurler autour de l’évêché,dont ils brisèrent les vitres, à coups de pierres. De province,l’affaire eut vite gagné Paris&|160;; de Paris, la France. Enquelques jours, le mandement de l’abbé Jules avait pris lesproportions d’un gros événement européen. Il mettait toutes leschancelleries en branle, tendait tous les regards vers Rome,mystérieuse et muette, déchaînait la presse. Et le pauvre évêque,si ennemi du bruit, occupait l’attention universelle.

Dès la première minute de l’extraordinairenouvelle – car les formalités légales de dépôt n’avaient pas étéremplies – le préfet était parti pour Paris. Le ministre des cultesavait mandé l’évêque. Entre la France et le Saint-Siège, c’était unéchange fiévreux de correspondances, d’explications, de rapports,une allée et venue continuelle de courriers de cabinet. Et leConseil d’État, solennellement, délibérait. Dans les cafés, dansles cercles, dans les salons, chacun commentait la grave questiondu jour. On surprenait, le soir, des bouts de conversations, entreles promeneurs, sur les boulevards.

–&|160;C’est peut-être la guerre&|160;!

–&|160;Il paraît que c’est un enragé, cetévêque-là&|160;!…

–&|160;Et Rome&|160;?… que dit Rome&|160;?

Des feuilles sérieuses et bien renseignéesétablirent l’affiliation de l’évêque à des sociétés occultes,expliquèrent le fonctionnement du carbonarisme catholique, dont ilétait un des plus dangereux chefs, et qui menaçait la liberté desconsciences et la paix du monde. Autour de son nom, de ses actes,se bâtirent les plus absurdes légendes&|160;; on fouilla dans savie privée, avec acharnement&|160;; on rappela son procès, à grandrenfort de commentaires insultants&|160;; et les journauxsatiriques illustrés livrèrent à l’horreur des foules sacaricature, coiffée de la sombre cagoule de Torquemada. Aucune voixne s’éleva en sa faveur. Il fut désavoué hautement, durement, parla presse cléricale. Et, tandis que le vieux bonhomme, étourdi,affolé, tout seul, là-bas, dans une chambre d’hôtel, sentait sonâme ployer, s’écraser sous le poids d’une souffrance infinie etd’une irréparable honte, Jules, exultant, triomphait. Il savourait,avec une complète joie, le résultat inespéré et prodigieux de samystification, et fier de tout le bruit qu’il avait déchaîné, ilagitait en l’air les feuillets du mandement, comme autrefois,gamin, la bouteille d’huile de foie de morue de sa sœurAthalie&|160;; et il dansait, et il criait&|160;:

–&|160;Non&|160;!… C’est une bonnefarce&|160;!… Ha&|160;! Ha&|160;! Ha&|160;! C’est une bonnefarce&|160;!… Et tra la la&|160;!… Et tra la la&|160;! MonDieu&|160;! que je m’amuse&|160;!

Après un mois d’absence, un soir, enfin,l’évêque, furtivement, rentra chez lui. Blâmé par le ministère,blâmé par Rome, il n’avait tenu de conserver son poste qu’àl’ingénuité de sa défense, et aux accents touchants de sonrepentir&|160;; il avait même dû écrire une lettre, renduepublique, où il regrettait ses erreurs, s’humiliait, demandaitpardon… Quand il eut congédié le grand vicaire et le personnel del’évêché, venus pour saluer son retour, il dit à Jules, simplement,d’une voix très douce&|160;:

–&|160;Il faudra, monsieur l’abbé, que noussoyons plus sages, à l’avenir… beaucoup plus sages&|160;!… Je l’aipromis.

Mais quand il vit le vieillard si courbé, siamaigri, si méconnaissable, qui ne lui adressait aucun reproche, etdont les yeux semblaient porter vers lui la douceur triste d’uneprière, l’abbé éprouva, au cœur, un serrement violent. Et, toutd’un coup, il se jeta à ses pieds, sanglotant&|160;:

–&|160;Pardon&|160;!… C’est moi&|160;!…Monseigneur… moi&|160;!…

–&|160;Allons, allons&|160;! mon cher enfant,consola l’évêque, sur la joue pâle duquel roulaient deux grosseslarmes. Allons, c’est fini, maintenant… Ne pleurez pas&|160;!…C’est passé&|160;!…

&|160;

Six mois s’écoulèrent. Il n’était plusquestion du mandement. L’évêché avait retrouvé son calme et Julessemblait s’amender. L’opinion lui revenait, de jour en jour, plusfavorable. Il avait obtenu un véritable succès en «&|160;prêchantle mois de Marie&|160;» avec un très grand charme de parole, unepoésie d’amour mystique voilé de tendresses humaines, qui luiavaient conquis le cœur des femmes. Une transformation physiques’opérait en lui. Il se soignait davantage, perdait ses habitudesde prêtre bohème, portait des soutanes presque élégantes, et desboucles d’argent à ses souliers plus fins. On commençait de lerecevoir dans quelques châteaux d’alentour, avec plaisir. Sous sonapparence, rude encore, et sous ses gestes toujours cassants, ilétonnait par la variété, par l’intérêt délicat et nouveau de sesconversations, coupées parfois d’une hardiesse de mot ou de pensée,qui n’était pas pour déplaire même aux plus dévotes. Dans le hasarddes lectures nombreuses, il avait appris énormément de choses, etdes plus différentes&|160;; et si ces connaissances, rapidementacquises, n’étaient point classées en son esprit, avec méthode, ilsavait s’en servir adroitement, et les mettre, sans pédantisme, auton d’une causerie familière. Sa laideur elle-même disparaissait,la maladresse de son long corps anguleux et dégingandé ne choquaitplus autant&|160;; ce qui le rendait autrefois ridicule, luiconstituait maintenant une sorte d’originalité, plutôt agréable, etbien faite pour le distinguer de la lourde, de la massive banalitépaysanne de ses confrères… Et, plus tard, au milieu d’une épidémiede petite vérole qui décima un des faubourgs de la ville, ils’était montré brave et dévoué. Prodiguant son temps, lesconsolations de son ministère aux malades pauvres, ensevelissantles morts, il avait donné, à la population consternée et prise depanique, l’exemple d’un beau courage. Ses rapports avec l’évêqueétaient aussi devenus excellents, bien que, çà et là, troublés depetits nuages, vite dissipés.

Depuis sa triste aventure, l’évêque avaitbeaucoup vieilli&|160;; sa santé se faisait plus délicate, sesfacultés baissaient. Quoiqu’il ne parlât jamais de cette affreusehistoire, on sentait qu’il en souffrait toujours, que la blessureen demeurait non guérie et saignante. Jules s’ingéniait à lui faireoublier ces mauvais souvenirs, en flattant les douces manies duvieillard. Il avait même étudié la culture des géraniums et despélargoniums, afin d’en pouvoir causer avec lui. Tous les deux, ilsdisputaient sur les poètes latins. L’évêque soutenaitVirgile&|160;; Jules défendait Lucrèce.

–&|160;Mais c’est un athée, votreLucrèce&|160;! s’écriait l’évêque.

–&|160;Et votre Virgile qui croyait auxdivinités carnavalesques de l’Olympe&|160;?… À cet imbécile deJupiter&|160;? à Junon&|160;?

–&|160;Enfin, il croyait à quelquechose&|160;!… Que voulez-vous&|160;? de son temps, il n’y avait pasd’autres Dieux… Et puis il n’y croyait pas tant que ça&|160;!… Ilavait deviné le christianisme…

–&|160;Mais Lucrèce a tout vu, tout senti,tout exprimé de ce qui est la nature, de ce qui est l’âme humaine.Et combien magnifiquement&|160;!… Aujourd’hui encore, il nousdomine… Tout découle de lui, systèmes et poésies. Et plus nousallons, plus son œuvre lumineuse grandit et bouleverse&|160;!… Sanslui, nous en serions encore à adorer Minerve et son casque, etcette brute de Vulcain&|160;!… Et puis Virgile, ses beaux vers, sesbeaux rythmes, il les a volés à Lucrèce.

–&|160;Ne dites pas cela, mon cher enfant,protestait le prélat… Virgile est la source, croyez-moi, la sourceunique. C’est à lui qu’il nous faudra revenir, toujours,toujours…

–&|160;A-t-il seulement poussé ce cri desouffrance&|160;: Pacata posse omnia mente tueri&|160;!…Oh&|160;! pouvoir contempler toutes choses, d’une âmepacifiée&|160;!… Sans Lucrèce, Monseigneur, nous n’aurions niPascal, ni Victor Hugo&|160;!

–&|160;Victor Hugo&|160;! mon cherenfant&|160;!… C’est un monstre&|160;!

À la suite de ces causeries, l’évêque sesentait très heureux… Et il disait à Jules&|160;:

–&|160;Mon cher abbé, je n’ai que vous…Aimez-moi toujours comme ça&|160;!

–&|160;Oui, oui&|160;! Monseigneur… Je vous aicausé tant de chagrins.

–&|160;Mais non&|160;! mais non&|160;!… C’estmoi qui suis ainsi… c’est mon caractère&|160;!… Enfin, je n’ai quevous.

Il s’en fallait que l’abbé fût toujours aussicalme qu’il paraissait l’être, et bien que son désir du mal n’eûtpas alors de but déterminé, ses mauvais instincts le harcelaientsans cesse, le poussaient à de vagues rechutes, et, il était obligéde se livrer, contre eux, à de rudes combats. Pourtant quelquechose le soutenait qui lui avait fait défaut jusqu’ici&|160;: unintérêt, une ambition. Que de temps gaspillé à de criminelles etinutiles fantaisies, que de forces perdues dans de stérilescaprices, où il s’étonnait que n’eût point sombré tout son avenir.Maintenant, il entrevoyait une vie nouvelle qui pouvait êtrebrillante et féconde. Au lieu de traîner éternellement des soutanesgraisseuses dans les petits métiers de la basse cléricature, il luiétait permis encore d’élever ses rêves plus haut. Il se savaitéloquent, et d’une éloquence qui plaisait, car elle allait plus àla sensibilité qu’au raisonnement&|160;; il savait aussi que,malgré sa disgrâce physique qu’on oubliait devant le charme réel ettrès vif de ses agréments intellectuels, il ne lui était pasinterdit d’espérer des succès dans le monde et d’intéresser lesfemmes à son ambition. De tout cela, il avait eu la perception trèsnette, le jour où ses prédications lui avaient valu des sympathiesnon équivoques, et changé brusquement son méprisable état de pariaen une condition enviée de prêtre à la mode. Mais sa naturel’effrayait&|160;; il sentait gronder et bouillonner, au fondd’elle, des laves terribles, et il en redoutait l’explosion fataleet prochaine. Il subissait tellement l’attraction du mal que,souvent, à la minute où il raisonnait, avec le plus declairvoyance, sur la folie des inconséquences de son passé, ilavait envie de s’y abandonner. Une force invincible l’entraînait,qui lui donnait le vertige de l’abîme. Et il comprenait qu’un jour,il s’y laisserait glisser d’un coup, comme ça, pour rien…

Depuis qu’il était en contacts plus fréquentsavec les femmes, son esprit redevenait l’esclave de la chair. Iléchappa, d’abord, aux tentations par le travail obstiné, par unâpre surmenage du cerveau. Mais le travail bientôt ne suffit plus.L’immobilité pesante le condamnait à la défaite. L’amour ne seprésentait à lui que sous la forme d’une débauche compliquée etpénible. Des images impures, impossibles à chasser, dansaientdevant ses yeux, l’arrachaient au livre, à la pensée, pour leplonger dans une suite de rêves obscènes où il trouvaitd’involontaires assouvissements, et d’où il sortait, hébété, lecœur plein de dégoût. La prière, non plus, ne le calma point&|160;;agenouillé aux pieds du crucifix, il voyait, peu à peu, comme en untableau célèbre, le corps du Christ osciller sur ses cloussanglants, quitter la croix, se pencher, tomber dans le vide, et àla place du Dieu disparu, la Femme triomphante et toute nue, laprostituée éternelle qui offrait sa bouche, son sexe, tendait toutson corps aux baisers infâmes. Alors, pour étouffer le monstre, ilreprit ses courses furieuses à travers la campagne&|160;; il tentade dompter, à force de fatigues physiques, la révolte charnelle deses sens déchaînés.

Toutes ces luttes intérieures, tous ces dramesd’une âme en détresse, Jules, avec une volonté qui ne manquait pasd’héroïsme, les comprima silencieusement au fond de son être moral,et personne, autour de lui, n’en ressentit le contre-coup. C’estmême au plus fort de ses affres, c’est au plus douloureux de sestentations, que, par une ironie pitoyable qui donne à la vertu lanostalgie du vice, au vice la nostalgie de la vertu, il éprouva uneintense et presque enivrante joie à chanter en ses sermons l’hymnedes voluptés impossédées, l’ineffable douceur de l’amour mystique,de l’amour introublé d’un rêve de la terre pour un rêve duciel.

Tous les ans, on célébrait la fête de l’évêquepar des exercices pieux, des réjouissances littéraires, et unsupplément de chocolat, au repas du matin, dans les petit et grandséminaires. Après la messe solennellement chantée en musique, lesélèves venaient complimenter Monseigneur, ceux-ci en vers latins,ceux-là en vers français, quelques-uns – les plus forts – en versgrecs, et se livraient ensuite à une joute académique, où ilsélucidaient un point obscur de l’histoire religieuse, ou bienfixaient un dogme attaqué par les philosophes. Et la musique jouaitdes marches, dans l’intervalle des discours. À cette occasion, leprélat donnait un dîner auquel étaient conviés les principalesautorités ecclésiastiques, le meilleur élève de chaque classe, etquelques amis laïques. Comme d’habitude, Jules fut chargéd’organiser la fête, laquelle, d’ailleurs, ne variait jamais.

Ce jour-là, il était nerveux, plus agité quede coutume. Il avait eu, le matin, à propos de la décoration dumaître-autel, une dispute avec le grand vicaire qui l’avait irrité.Cela l’amena à observer que, depuis la réserve de sa conduite etses succès du mois de Marie, le grand vicaire semblait le prendrede plus haut avec lui, et ne dissimulait plus son hostilité.Cependant, les choses allèrent à merveille. L’évêque subitconsciencieusement l’averse des louanges polyglottes, et y réponditde son mieux. Au dîner, l’abbé remarqua que le grand vicaire avait,à plusieurs reprises, en le regardant de ses yeux obliques, ricanéavec son voisin, un gros curé dont le nez trop court disparaissaitdans la bouffissure des joues&|160;: «&|160;Sans doute il se moquede moi, cette canaille-là&|160;», se dit-il. Ce ricanementl’exaspérait. Du reste, tout, autour de lui, l’exaspérait. Iléprouvait un insurmontable dégoût à se trouver en ce milieu qui nelui avait jamais paru aussi répugnant. Ces lourdes et vulgairesfaces de prêtres, aperçues, entre la rangée des candélabres et descorbeilles de fleurs, les contentements hideux de ces ventres, cesprofils maigres des séminaristes déjà verdis de fiel, balançant surde longs cous d’oiseau, des airs candides que démentaient desmâchoires de carnassier et des yeux fuyants de bêtes de proie, ceque cela dégageait pour Jules de gaîté grossière, de cyniqueinsouciance, d’égoïsme féroce, d’appétits vils, d’ignorance abjecteet de basse intellectualité&|160;; ces deux curés, près de lui, quise contaient à voix basse, en retenant leurs rires baveux desauces, de puantes histoires scatologiques, tout ce qu’il voyait,tout ce qu’il entendait le mettait hors de lui&|160;; et il avaitdes envies furieuses de se lever, de lancer sa soutane à la tête detous ces gens.

L’usage voulait qu’au dessert, le grandvicaire, parlant au nom des diocésains, adressât une petiteallocution à l’évêque. Il était sentimental et prétentieux, neménageait pas l’éloge et savait pleurer aux endroits convenables.Le moment venu, il quitta sa chaise, se tamponna les lèvres avecson mouchoir, toussa trois fois, ainsi qu’il faut faire, et lesconvives attentifs tournèrent vers lui leurs regards luisants. Ilcommença dans un silence auguste&|160;:

«&|160;Monseigneur,

«&|160;Dans ce jour béni entre tous, où lesenfants de la sainte Église catholique, apostolique et romaine, cesenfants que vous guidez, avec une si paternelle sollicitude, avecun dévouement si admirable, dans les voies sacrées de la religion,dont Bossuet a pu dire…&|160;»

Mais il fut soudainement interrompu. L’abbés’était dressé, debout, le corps penché au-dessus de la table, ettendant son poing vers le grand vicaire&|160;:

–&|160;Taisez-vous&|160;! cria-t-il… Pourquoiparlez-vous&|160;?… De quel droit&|160;?… Au nom de qui&|160;?

Le grand vicaire resta pétrifié dans la posequ’il avait prise, et dans le geste commencé. L’évêque, très pâle,s’affaissa sur son siège. Un des assistants, s’étant violemmentretourné, fit choir une bouteille de vin qui se brisa sur leparquet. Et tous tordaient leurs mentons grimaçants vers l’abbéqui, d’une voix vibrante, répéta&|160;:

–&|160;Taisez-vous&|160;!… que parlez-vous dereligion… d’Église&|160;?… Vous n’êtes rien… rien… rien&|160;!…Vous êtes le mensonge, la convoitise, la haine… Taisez-vous… Vousmentez&|160;!

Au milieu d’un silence profond, que netroublait pas un souffle, de ce silence de mort qui succède auxcataclysmes, l’abbé continua&|160;:

–&|160;Vous mentez tous&|160;!… Depuis uneheure, je vous regarde… Et, à le voir porté par vous, je rougis del’habit que je porte, moi… moi qui suis un prêtre infâme, qui aivolé, et qui vaux mieux que vous, pourtant&|160;!… Je vous connais,allez, prêtres indignes, réfractaires au devoir social, déserteursde la patrie, qui n’êtes ici que parce que vous vous sentiez tropbêtes, ou trop lâches, pour être des hommes, pour accepter lessacrifices de la vie des petits&|160;!… Et, c’est vous à qui lesâmes sont confiées, qui devez les pétrir, les façonner, vous dontles mains sont encore mal essuyées de l’ordure de vos étables… Desâmes, des âmes de femme, des âmes d’enfant, à vous qui n’avezjamais conduit que des cochons&|160;!… Et c’est vous quireprésentez le christianisme, avec vos mufles de bêtes à l’engrais,vous qui ne pouvez rien comprendre à son œuvre sublime derédemption humaine, ni à sa grande mission d’amour… Cela fait rireet cela fait pleurer aussi&|160;!… Une âme naît, et c’est dixfrancs… une âme meurt, et c’est dix francs encore… Et le Christn’est mort que pour vous permettre, n’est-ce pas, de creuser lafente d’une tirelire dans le mystère de son tabernacle et dechanger le ciboire en sébile de mendiant… Mais, quand je vousentends parler de la Vierge, il me semble que j’assiste au viold’une jeune fille par un bouc…

De sourdes rumeurs s’enflant peu à peu,devenues bientôt des cris de colère, des protestations furieuses,des vociférations indignées, couvrirent sa voix. Beaucoup étaientdebout, la face congestionnée, qui brandissaient, en l’air, desserviettes, des couteaux, et gesticulaient tumultueusement. Pardelà la clameur grandissante, on entendait des bruits clairsd’argenterie, de vaisselle remuée&|160;; le parquet craquait&|160;;et sur les murs ébranlés, les faïences résonnaient, secouées aubout de leurs attaches. Jules se débattait, écumait, hurlait dansle vacarme, en projetant, l’un après l’autre, d’un mouvementalternatif, ses deux poings crispés&|160;:

–&|160;Allez-vous-en&|160;!… Retournez aupurin… au crottin… Je vous chasse&|160;!… Je vouschasse&|160;!…

Alors, l’évêque, plus pâle qu’un cadavre, fitsigne qu’il voulait parler, et le silence se rétablitinstantanément. Ses lèvres tremblaient, exsangues&|160;; ilclaquait des dents… Et d’une voix si faible qu’à peine onl’entendit, d’une voix entrecoupée d’efforts douloureux, commecelle d’un agonisant, il dit&|160;:

–&|160;Monsieur l’abbé… C’est moi… c’est moiqui vous chasse&|160;!… vous avez…

–&|160;Vous&|160;?… cria Jules, dans les yeuxduquel passa la lueur d’une folie sanglante… vous&|160;?…

Il faisait le geste de rudoyer un personnageimaginaire.

–&|160;Vous&|160;?… vous n’avez pas le droit,vous&|160;!… vous avez volé le testament&|160;!… Une mitre àvous&|160;?… Ce qu’il vous faut, le savez-vous&|160;?… Quatre piedsde chaîne et un boulet&|160;!

L’évêque poussa un cri, ouvrit la bouche et,battant l’air de ses mains glacées, il retomba sur son siège, latête roulante, les bras inertes, évanoui.

&|160;

Le lendemain, à pointe d’aube, Jules sortit.Il avait préparé ses malles, et comptait partir, le soir même. Maisoù&|160;? Il n’en savait rien. Dans le malheur, c’est vers lamaison paternelle que vont les premiers regards de celui quicherche à être consolé. Jules n’aimait point son pays&|160;; aucundoux souvenir ne l’y attachait, aucune joie de jeunesse. L’idée deretourner à Viantais lui était insupportable&|160;; il faudrait ydonner des explications, subir des reproches, ne voir que desvisages tristes ou courroucés, n’entendre que des soupirs et deslamentations. Cela ne le tentait point. Il eût désiré se cacherquelque part, très loin, dans un endroit où personne ne l’auraitconnu. Paris aussi l’attirait, par son mystère, par toutes lesespérances vagues de crime ou de relèvement qu’il souffle auxobscurs déclassés. Il n’avait point d’argent. Et d’ailleurs qu’yferait-il&|160;? Enfin, il verrait, il réfléchirait… En attendantd’avoir pris une résolution, il ne voulait pas rester à l’évêché,dans la crainte d’y rencontrer Monseigneur, ou quelque autre témoinde sa stupide aventure. Et il allait préoccupé, mal à l’aise,incertain, chassant, devant lui, des cailloux, du bout de sessouliers.

Comme il se trouvait sur la route du Réno, lapensée lui vint de passer cette journée avec le Père Pamphile. Desa visite ancienne, il lui était resté un grand remords, une grandeimpression, et, bien des fois, il s’était promis de revoir cedément sublime, et de se réconcilier avec lui. Même une folie luitraversa la cervelle. Pourquoi ne vivrait-il pas au Réno, nes’arrangerait-il pas avec le vieux trinitaire&|160;?… Il creuseraitdes trous, remuerait des arbres, quêterait… Non, c’étaitabsurde&|160;!… Se défroquer&|160;?… quelle misère&|160;?… La tareen demeurait ineffaçable sur les épaules de l’homme, habitué àporter la soutane. Du mépris, de la suspicion, voilà ce quil’attendrait partout&|160;!… Alors, il chercha. Un poste sacrifiédans une mission lointaine&|160;?… Voudrait-on de lui,seulement&|160;!… Le couvent&|160;?… On ne l’y recevraitpoint&|160;!… Il chercha encore, ne trouva rien, se sentit perdu.Et il eut peur. Inquiet, comme une bête que les chiens poursuivent,il marchait le dos courbé, l’oreille aux écoutes, la mort dansl’âme.

Le matin, vêtu d’azur limpide, souriait dansles arbres réveillés&|160;; et des vapeurs parfumées montaient dela terre, toute frissonnante sous les baisers du jeune soleil.

À quelques pas de l’avenue, Jules rencontraune vieille femme, celle qu’il avait vue déjà, portant au moine sabolée de soupe. Comme autrefois, il lui demanda&|160;:

–&|160;Le Père Pamphile est-il aucouvent&|160;?

–&|160;V’là quasiment pus d’quinze jours, ànuit, que je l’ons vu, mossieu l’curé, répondit la vieille… Unjour, y était cor, et pis l’lend’main, y n’y était pus…

–&|160;Ah&|160;!

–&|160;Y sera, ben sûr, reparti en queuquepays… il est si enragé&|160;!

Ce départ causa à Jules une véritabledéception. Il hésita pour savoir s’il devait poursuivre son chemin,ou revenir en arrière…

–&|160;Bah&|160;! se dit-il, passer ma journéelà, ou bien ailleurs&|160;!

Et il s’engagea dans les ronciers del’avenue.

Longtemps, il erra à travers les ruines.L’hiver qui venait de s’écouler avait été rude au pauvreRéno&|160;; les dégels et les tempêtes y avaient accumulé denouveaux et nombreux dégâts. L’abbé revit ce qu’il avait vu jadis,tout cela un peu plus affaissé, tout cela un peu plus tombé, toutcela un peu plus désolé, et la vue de ces édifices découronnés, deces murailles penchées et branlantes, de ces choses dévastées,mortes, éparses dans le chaos des successifs écroulements et descontinuelles chutes, lui fut d’une tristesse amère et poignante. Ilretrouvait, en tout cela qui était à jamais détruit, l’image de sonpropre cœur, le symbole de sa propre vie. Il revit le trou qu’avaitcreusé le Père Pamphile, et qu’un glissement du terrain comblaitpresque aujourd’hui&|160;; un autre, plus loin, s’ouvrait de lalongueur d’un homme, étroit et profond comme une fosse decimetière. Et il pensa qu’il ferait bon s’allonger là, se recouvrirde nuit et dormir. La pioche était piquée dans le sol, au bord dutrou, la pioche, illusoire et grossier instrument des rêves dumoine. Jules la souleva, la pesa, la regarda avec attendrissement.Le fer en était ébréché, le manche tordu, et pourtant elle luiparut plus resplendissante que l’épée des conquérants, cettemisérable pioche qui, jamais, n’avait fouillé que des nuées… Etlongtemps encore, il marcha, au milieu de cette désolation infinie,en proie à des rêves funèbres qui achevèrent de navrer son âme.Tout lui parlait de la mort. Il la voyait s’accroupir derrièrechaque bloc de pierres, s’embusquer derrière chaque crevasse,plonger dans l’ombre des fenêtres, béantes ainsi que desabîmes&|160;; et sur les vieux murs, encore debout, les lichens etles mousses dessinaient sa forme d’effrayant squelette. Pouréchapper à l’obsession, il évoquait la barbe du trinitaire, sesyeux si terriblement beaux, quand il s’écriait&|160;: «&|160;Je labâtirai&|160;!&|160;», si doucement naïfs, quand il contaitl’histoire de la Marseillaise.

–&|160;LaMarseillaise&|160;! se disait Jules, avec pitié… Pauvrevieux bonhomme&|160;!

Il regrettait qu’il ne fût point là, en cettesi mélancolique journée. Assis à côté de lui, il eût partagé sonpain noir, écouté ses enthousiasmes, et cela lui eût fait dubien&|160;!… Mais le vieillard rôdait sur quelque route lointaine,sans doute, à la poursuite de sa chimère.

Comme il se sentait la tête lourde, l’estomacbrisé, que ses membres las réclamaient un peu de repos, il s’assitsur une poutre abattue, non loin du pavillon qu’habitait le PèrePamphile, et il continua de rêver. En face de lui, était un tas degravats éboulés récemment, car les fragments de brique qui lesparsemaient, montraient, à leur cassure, un rouge plus vif etbrillant. Des solives écrasées, des planches rompues, dardaiententre les moellons, les briques et les pierres, de longues pointeséchardées. Jules ne prêta d’abord à ces débris d’autre attentionque celle, très attristée, d’ailleurs, qu’il accordait à tous lesdébris de ce genre dont les cours du couvent étaient pleines&|160;;et, malgré ses désirs de mort, jugeant l’endroit dangereux, ilallait chercher un refuge loin des bâtiments. Mais bientôt, ilremarqua, dépassant les gravats d’une vingtaine de centimètres, unsabot. Et ce sabot se dressait en l’air, immobile au bout d’unechose ronde, noire, gonflée, luisante d’exsudations verdâtres.Autour du sabot voletaient des mouches, des myriades de mouches,dont le ronflement sonore emplit les oreilles de l’abbé d’un bruitd’orgues, monotone et prolongé. En même temps, une puanteur luiarriva aux narines, la puanteur âcre et fade qui s’exhale deschairs corrompues, et des bêtes crevées.

–&|160;Mais, c’est le Père Pamphile&|160;!s’écria-t-il.

Et, se relevant d’un bond, il appela comme siquelqu’un pouvait l’entendre en cette solitude morne.

–&|160;Au secours&|160;!… Au secours&|160;!…Par ici&|160;!… Au secours&|160;!

Puis il se tut, très découragé. Du reste,aucune voix ne répondit au cri de détresse, et le silence sefit.

La première surprise de l’horreur passée,l’abbé réfléchit que le secours qu’il demandait était bien inutile.Le malheur datait de quinze jours, au moins, du jour où l’onn’avait pas revu le vieux moine, qu’on croyait reparti et qui étaitmort, tué par ces ruines aimées.

Tout frissonnant, il s’approcha del’amoncellement des pierres, les yeux fascinés par le sabot,au-dessus duquel les mouches bourdonnaient, et dont la rigidité luiglaçait le cœur d’une intraduisible épouvante. C’était bien le PèrePamphile&|160;!… Dans l’interstice des gravats, Jules avait aperçudes pans de robe blanche, maculés de sang noir.

–&|160;Allons&|160;! pensa-t-il, c’est Dieuqui m’a conduit ici&|160;!… Un autre l’eût sans doute découvert…Des gens de justice, des gens d’église, ravisseurs de cadavres,seraient venus le prendre…

Et, parlant tout haut, il dit&|160;:

–&|160;Sois tranquille, pauvre vieillecarcasse, aucun ne t’arrachera à la paix de ces lieux que tuchérissais… Tu dormiras dans ton rêve, doux rêveur&|160;; tudormiras dans cette chapelle que tu voulais si impossiblementmagnifique, et dont tu auras pu faire, au moins, ta sépulture… Etpersonne ne saura plus rien de toi, jamais, jamais, charognesublime&|160;!

Résolument, il retroussa ses manches, sepencha au-dessus des décombres, et il commença de les déblayer. Lesmouches, autour de lui, tourbillonnaient&|160;; l’odeur depourriture montait à chaque minute, plus suffocante. Mais l’abbé nevoyait pas les mouches aux piqûres mortelles&|160;; il ne sentaitplus l’infecte odeur. Pas un instant, il n’interrompit la funèbrebesogne. Il arrachait parfois des lambeaux de peau écharnée quis’agglutinaient aux éclats de bois, se poissaient aux morceaux debriques&|160;; parfois, il retirait des bouts de drapssanguinolents, des poignées de barbe et des tronçons de musclesfilamenteux et décomposés. Enfin ce qui avait été le Père Pamphileapparut&|160;; restes horribles, où ne se reconnaissaient même plusla place des membres ni la forme du squelette, amas de chairs,d’os, d’étoffes broyés pêle-mêle, boue gluante de sanie jaune et desang noirâtre, boue mouvante que des millions de vers gonflaientd’une monstrueuse vie. De la face écrasée, entre un quartier ducrâne et la bosse d’une pommette, il ne demeurait d’intact que laronde cavité de l’œil, dont la prunelle liquéfiée coulait enpurulentes larmes.

Alors, Jules s’arrêta, indécis, la sueur aufront.

Cent mètres le séparaient du trou, près del’église, du trou qu’il avait choisi pour inhumer le Père Pamphile.Il ne pouvait transporter dans ses bras ces restes mous etdésagrégés&|160;; son courage n’allait pas jusqu’à serrer contre sapoitrine ces immondes débris d’un homme. Il chercha une brouette,un panier, quelque chose qui l’aidât à véhiculer le cadavre vers lafosse&|160;; n’en trouvant pas, il dénoua sa ceinture, l’enroulaautour du corps, comme les bandelettes, une momie. Ainsi maintenu,il se mit à le traîner doucement, évitant avec précaution lesheurts trop durs, et les brusques ressauts sur les inégalités duterrain. Les mouches le poursuivaient de leur vol assourdissant, etle sabot, au haut de la jambe raidie, vibrait.

La cérémonie ne fut pas longue, Julesdescendit le cadavre dans la fosse qu’il combla de terre jusqu’auniveau du sol. Quand ce fut fini&|160;:

–&|160;Je te devais bien cela, dit-il, douxconquérant d’étoiles, naïf tisseur de fumées… Dors et rêve…maintenant le rêve est sans fin… aucun ne t’en réveillera… Tu esheureux.

Il prit la pioche, qu’il orna d’une couronnede ronces, et l’enfonçant par le manche, au milieu de la tombe, illa planta debout, comme une croix.

Puis il se laissa glisser à terre, presquedéfaillant.

Mais une révolte soudaine le fit bientôt serelever, la bouche crispée, le regard mauvais. Et tandis que sonregard allait du carré de terre, au fond duquel gisait le PèrePamphile, à l’emplacement de l’église parsemé de ronces, et couvertde poussière, il songea&|160;:

–&|160;Ainsi, c’est donc ça, l’idéal&|160;?…L’amour… le sacrifice… la souffrance… Dieu… tout ce vers quoi noustendons les bras, tout ce vers quoi s’élancent nos âmes, c’estça&|160;!… Un peu de poussière… de la boue… et des ronces&|160;! Etc’est avec ça qu’on nous abrutit, dès la petite enfance, qu’on nousarrache à la vie de vérité qui est la haine et la lutte sans merci,qu’on nous fait la proie du rêve féroce et de l’insatiableamour&|160;!… Ce misérable moine, il a eu le rêve, il a eul’amour&|160;!… Et l’amour et le rêve, après l’avoir dégradé,avili, sali de toutes les hontes, le tuent ignoblement… Le voilàmaintenant&|160;!… Une charogne puante, dans un tas de boue&|160;!…Sur quelle déformation de la nature reposent donc les religions etles sociétés, ces mensonges&|160;?… De quelle fiction sont doncsortis le juge et le prêtre, ces deux monstruosités morales, lejuge qui veut imposer à la nature, on ne sait quelle irréellejustice, démentie par la fatalité des instincts, le prêtre, on nesait quelle pitié baroque, devant la loi éternelle du Meurtre… Lanature, ce n’est pas de rêver… c’est de vivre… Et la vie ce n’estpas d’aimer… c’est de prendre… L’idéal… L’idéal… Ils avaient raisonces gros porcs que j’insultais hier… Et moi, j’avais tort.

L’abbé haussa les épaules.

–&|160;L’idéal&|160;! reprit-il touthaut&|160;!… attends, attends&|160;!… Je vais t’en donner del’idéal&|160;!

Il reboutonna ses manches, secoua sa soutane,et sifflant l’air d’une chanson obscène de sa jeunesse, il partit,sans donner un dernier regard au petit coin de terre, où il venaitpieusement d’ensevelir le Père Pamphile.

Jules ne voulut point rentrer dans la villeavant la fin du jour. Il s’imaginait que tout le monde connaissaitle scandale de la veille, le commentait&|160;; et il lui déplaisaits’offrir aux curiosités cancanières qui ne manqueraient pointd’accompagner son passage dans les rues. Attendant impatiemment latombée de la nuit, il rôda dans les chemins d’alentour, descenditjusqu’à la rivière, et, tout vague, un peu hébété, il restalongtemps sous un saule, à regarder tourner la roue d’un moulin àtan. La faim, les incertitudes, l’angoisse d’un avenir très sombre,avaient ramené son esprit vers des spéculations moinsphilosophiques, et plus terre à terre. D’abord, il remit aulendemain le départ qu’il avait, avec trop de précipitation, fixéau soir même. Quoi qu’il pût advenir de lui plus tard, il nepouvait quitter l’évêché, sans prendre congé de l’évêque, sansmanifester un regret, un repentir… Mais où irait-il&|160;? Enadmettant que sa faute pût s’oublier quelque jour, il prévoyait delongs mois, des années peut-être, à passer, en état de pénitence,éloigné de toute fonction. De plus, il était bien décidé à refuserun exil possible dans la vicairie d’un petit village. Et ce mot devicairie, lui rappelant le grand vicaire, il sentit la haine luimordre le cœur.

–&|160;C’est à cette canaille-là que je doistout ce qui m’arrive&|160;! se dit-il… Il m’a agacé… et alors, jeme suis encore emballé&|160;!… canaille&|160;!…canaille&|160;!…

En ce moment, il n’en voulait plus à lasociété, à la religion, à l’idéal, ni à personne&|160;; il n’envoulait qu’au grand vicaire, cause de son malheur. Et il rêva devengeances terribles, raffinées.

Les impressions les plus différentesnaissaient, se succédaient, allaient d’un pôle de sa sensibilité àl’autre, se heurtant. Il pensait à ses sermons du mois de Marie, àl’accueil flatteur qu’il recevait dans le monde&|160;; il serappelait la foule charmée, domptée par sa parole… puis unequestion se dressait, grosse de perplexités&|160;: «&|160;Non… pasà Viantais&|160;!… Mais où&|160;?… Nulle part, je n’aid’amis&|160;!&|160;» À se savoir si seul, son cœur s’enflait, tropplein de tristesses… Et il revenait au grand vicaire&|160;; ill’injuriait&|160;: «&|160;Canaille&|160;! ah&|160;! la salecanaille&|160;!&|160;»… Brusquement avec un soupir&|160;: «&|160;Cepauvre bougre d’évêque&|160;!… eh bien&|160;! il va être heureux,avec une sale canaille comme ça.&|160;» Presque content&|160;:«&|160;Est-ce curieux que je ne puisse rien dire, ni rien faire,sans qu’une catastrophe ne s’ensuive… C’est vrai pourtant… jesouffle dans un chalumeau, et c’est les trompettes de Jéricho quirésonnent&|160;!… Je n’ai qu’à cracher dans cette rivière, et jesuis sûr qu’elle va déborder&|160;!&|160;»

De l’endroit où il était placé, par uneéchappée entre les peupliers de la vallée, il aperçut un coin de laville, des maisons grimpant les unes sur les autres, un fouillisd’ombres bleues et de taches claires, barré de fumées rousses,enveloppé de la brume légère du soir qui commençait. Il chercha desyeux le palais épiscopal, la terrasse où il ne rôderait plus, auxheures du crépuscule. Un énorme bouquet d’aulnes les masquait. Maisla tour de la cathédrale dominait la ville, plantait dans le ciel,couleur de pâle violette, sa masse carrée et toute sombre. Cettevision du pays qu’il allait quitter, chassé comme un mauvaisserviteur, l’attendrit et le révolta, tout ensemble. Moitiépleurant, moitié bougonnant, il abandonna son saule.

–&|160;Viantais&|160;!… Viantais&|160;?…pensait-il… J’y crèverai d’ennui&|160;!… c’est impossible&|160;!…Mais où&|160;?…

Tandis qu’il remontait vers la ville, le jourdécrut, la nuit tomba.

Évitant les rues trop larges, trop éclairées,il s’engagea par les venelles tortueuses d’un sale faubourg&|160;:des murs noirs, faisant coude brusquement, des chaussées étroitescoupées dans leur longueur par un ruisseau charriant des ordures,où, de place en place, stagnait le reflet d’un réverbère. À mesurequ’il avançait, Jules était de plus en plus angoissé, incertains’il devait poursuivre sa route, ou bien s’enfuir. Il songeait.«&|160;Revoir l’évêque&|160;?… ça va être encore desembêtements&|160;!&|160;» Des ouvriers rentraient avec des bruitslourds de sabots&|160;; des femmes le frôlaient de leursjupes&|160;; peu à peu, les murs se trouaient de lumières. Et, toutà coup, à sa gauche, au-dessus d’une porte mi-ouverte, unelanterne, portant, sur ses verres dépolis, un énorme8, s’alluma&|160;; et dans l’ombre de la porte, ilvit une femme, grosse, dépeignée, en camisole blanche. Il ralentitsa marche et se dit&|160;: «&|160;Si j’entrais&|160;?… si jepassais la nuit là&|160;?… si, demain, en plein jour, devant tous,je ressortais de ce bouge ignoble&|160;?… si je creusais, d’uncoup, cet abîme entre ma vie d’hier et ma vie de demain&|160;?…si…&|160;» Un «&|160;psst&|160;» parti de la porte lui cingla lesreins comme d’un coup de fouet. Il tressaillit, et, courbant ledos, il passa.

–&|160;Monseigneur a fait demander monsieurl’abbé toute la journée, dit le portier, d’un air digne, lorsqueJules pénétra dans la cour de l’évêché… Monseigneur attend monsieurl’abbé dans son cabinet… je suis chargé de dire à monsieurl’abbé…

–&|160;C’est bien, interrompit Jules, d’un tonbref.

Il gagna sa chambre, se trempa la figure dansl’eau, changea de soutane, et se présenta chez l’évêque. Celui-ci,en effet, l’attendait.

–&|160;J’ai craint que vous ne fussiez parti,dit-il.

Et désignant un siège&|160;:

–&|160;Asseyez-vous, monsieur l’abbé.

Le vieux prélat n’était ni solennel, nicolère&|160;; il semblait plutôt embarrassé. Après s’être retournéplusieurs fois sur son siège, il prononça d’une voix douce.

–&|160;Monsieur l’abbé… je ne veux pas descandale dans mon diocèse… je n’en veux pas… et l’on m’a promisqu’il n’y en aurait pas… on me l’a promis formellement… De votrecôté…

Il croisa ses bras, sur les accoudoirs dufauteuil, branla la tête.

–&|160;De votre côté, reprit-il, vouscomprendrez que vous ne devez point, que vous ne pouvez pointrester ici, après l’événement…

–&|160;Monseigneur&|160;! balbutia Jules,profondément remué… ç’a été un moment de folie… de… de… de…

Il cherchait ses mots et ne les trouvaitpoint. Devant ce pauvre vieux bonhomme si faible, si incapable dese défendre, si lâchement et tant de fois martyrisé par lui, Juleséprouvait une indéfinissable sensation de stupeur, de remords aigu,et d’accablante pitié. L’évêque lui faisait l’effet d’un tout petitoiseau, d’un tout petit roitelet qui serait venu, confiant, seposer sur son épaule, et qu’il aurait pris dans ses mains, et qu’ilaurait, lentement, étouffé… L’évêque poursuivit avecefforts&|160;:

–&|160;Nous avons une cure vacante… la cure deRandonnai… C’est une bonne cure… J’ai pensé à vous la réserver, carje ne veux pas de scandale. Il y aura, peut-être, des difficultés,mais je m’arrangerai… Retournez chez votre mère… je lui ai écritque vous aviez besoin de repos… Elle vous attend… Faites une pieuseretraite… et priez, priez beaucoup, monsieur l’abbé… priezénormément.

Jules défaillait sous l’émotion. Il auraitvoulu exprimer ce qu’il ressentait d’infiniment doux etd’infiniment cruel aussi. Il ne le pouvait pas. Quelque chosed’inconnu encore paralysait son cerveau, son cœur, sa langue, et,devenu stupide, il continuait de bégayer&|160;:

–&|160;Monseigneur&|160;!… Ç’a été un momentde folie… de de… de… folie&|160;!

–&|160;Moi aussi, je prierai pour vous,monsieur l’abbé, fit l’évêque, dont la voix s’altéra.

Et se levant&|160;:

–&|160;Adieu&|160;!… Remontez dans votrechambre… J’ai donné l’ordre qu’on vous y serve à dîner.

Le soir, dans son lit, Jules, qui ne pouvaits’endormir, songeait, en pensant au Père Pamphile et àl’évêque&|160;:

–&|160;Sont-ce des saints&|160;?… Sont-ce desimbéciles&|160;?… Comment se peut-il qu’il y ait des âmes commeça&|160;?… Cela m’épouvante…

&|160;

Deux mois après, Jules était nommé curé deRandonnai.

Il arriva, un samedi matin, très maussade,juste à temps pour enterrer le notaire du pays. L’enterrement futmagnifique et de première classe. Cela dérida un peu le nouveaucuré qui, en balançant l’aspergeoir autour du catafalque, sedit&|160;: «&|160;Je débute bien… Pourvu que celacontinue&|160;!&|160;» L’église lui parut misérable, triste etsombre, avec sa voûte basse, écrasée, et ses massifs piliers quisupportaient des arcs d’un dessin vulgaire. «&|160;Une vraiecaverne&|160;! pensa-t-il. Le bon Dieu doit joliment s’embêter làdedans.&|160;» Puis, il examina les prêtres, venus des paroissesvoisines, pour assister à la cérémonie, lesquels l’examinaientaussi, d’un coup d’œil furtif, sournoisement glissé, derrière lepsautier. Et il pensa, en réprimant une grimace, et en couvrantd’encens et de prières le défunt&|160;: «&|160;Et c’est avec çaqu’il faudra que je vive&|160;!… Ça va être gai&|160;!… Où doncai-je vu toutes ces vilaines faces&|160;?&|160;» Il en remarqua un,aux cheveux luisants de pommade, dont la figure grassouillette ettrès rose lui semblait particulièrement connue&|160;:«&|160;Parbleu&|160;! se rappela-t-il… Je crois bien… C’est lelapin du séminaire&|160;!&|160;»

Au cimetière, tandis qu’il chantonnait desversets latins, il aperçut, près de la fosse, une botte de paille.S’interrompant tout à coup&|160;:

–&|160;Qu’est-ce cela&|160;? demanda-t-il,derrière lui, à un gros chantre, à face bourgeonnée d’ivrogne, etqui puait le vin.

Et le chantre, d’une voix grasse&|160;:

–&|160;C’est de la paille, monsieur lecuré.

–&|160;Je le vois bien que c’est de la paille…Et pourquoi cette paille&|160;?

–&|160;C’est censément par égard pour lesparents… On la met sur le cercueil, et ça fait que ça empêche lebruit de la terre, qui tombe dessus…

–&|160;Enlevez cette paille&|160;! commanda lecuré… Je ne veux pas de cette paille ici…

–&|160;Mais toutes les familles en veulent,monsieur le curé… c’est l’habitude.

–&|160;On en changera… Enlevez cette paille,je vous dis… Et vous, je vous engage à ne vous saouler, dorénavant,qu’après les offices.

Et il reprit les versets latins, sans faireattention aux chuchotements, aux murmures qui s’éparpillèrent dansla foule.

Le lendemain, à la première messe, montant enchaire, il s’expliqua ainsi, devant ses paroissiens&|160;:

«&|160;Mes frères,

«&|160;En arrivant, hier, parmi vous, j’aiconstaté, avec tristesse, que vous aviez des habitudes déplorables,auxquelles je vous prie, et je vous ordonne, au besoin, derenoncer, car je vous avertis que je ne les tolérerai pas. Quesignifie cette paille, étalée sur les cercueils&|160;? La mort estun mystère auguste que je veux qu’on respecte, par-dessus tous lesautres… Est-ce donc la respecter, que de lui donner une honteuselitière, comme à vos bestiaux&|160;? On me dit que c’est par égardpour les vivants et pour leur épargner le bruit que font lespelletées de terre, jetées sur les planches nues descercueils&|160;!… Lâches cœurs qui ne savez pas même pleurer et quirepoussez la souffrance que Dieu vous donne… Eh bien&|160;! moi, jeveux qu’on ait de l’égard pour les morts. Je veux qu’un étrangerqui assisterait, par hasard, à des obsèques, dans ma paroisse, nepuisse pas se dire, en voyant apporter de la paille, sur lesfosses&|160;: «&|160;Quel est donc le cochon qu’on va grillerlà&|160;?&|160;»

Puis, se signant d’un geste large etbredouillant&|160;: «&|160;Au nom du Père, du Fils, et duSaint-Esprit. Ainsi soit-il&|160;!&|160;», il commença de réciterle prône et paraphrasa l’évangile du jour.

Longtemps dans le pays de Randonnai, on parlade ce début oratoire du nouveau curé, qui fit une profondeimpression sur les âmes.

Le presbytère était situé à l’extrémité dubourg. Protégé contre l’espionnage des habitations voisines par uneépaisse charmille, et quelques hauts sapins, il n’avait devant luique l’espace libre des champs vallonnés. Il plut à Jules à cause deson isolement et de son silence. La maison était propre, gaie,nouvellement recrépie à blanc, avec des volets verts, et un petitperron à double escalier, que décorait la fantaisie luxuriante desglycines emmêlées. Le perron descendait au jardin très vaste, bienpercé d’allées sablées qui, toutes, aboutissaient autour d’unesorte de rond-point, occupé, en son milieu, par une statue de laVierge, à l’abri sous un laurier sauce. Un courtil, planté depommiers, attenait au jardin. Rien ne manquait pour rendre leséjour agréable, ni les communs bien aménagés, ni la basse-cour,parfaitement disposée pour l’élève des volailles et des lapins.Jules n’avait pas, non plus, à subir de côte-à-côte, souventgênant, avec son vicaire&|160;; celui-ci habitait un petitpavillon, à l’entrée des communs, et, très discret, ne se montraitqu’aux heures des repas.

Pourtant, ses visites terminées, il s’ennuya.Partout où il s’était présenté, il avait reçu un très froid accueilqu’il attribua à la fâcheuse aventure de l’évêché, sans réfléchirque son premier sermon suffisait à justifier l’attitude gourmée deses paroissiens. Il ne s’en émut pas, d’ailleurs&|160;: «&|160;Euxchez eux&|160;; moi chez moi, j’aime mieux ça&|160;!&|160;» Et cefut tout.

Loin de trouver un apaisement en cette calmeretraite où nul bruit n’arrivait, ses nerfs se tendirent plusencore, au point qu’à la maladie morale vint s’ajouter une réellesouffrance physique. Il ne dormait plus&|160;; une exaspération detous ses membres le jetait hors du lit, et il passait ses nuits àmarcher dans sa chambre, le cœur gonflé d’il ne savait quelle noiretristesse. Cela inquiéta vivement sa mère.

Mme Dervelle était venue à Randonnai pour yinstaller son fils. Elle avait mis à l’arrangement du presbytèretoute son adresse de maîtresse de maison économe et délicate,soigneuse des plus menus détails, toute sa piété de mère tendre.Elle-même avait choisi la cuisinière, ni trop vieille, ni tropjeune, le jardinier pouvant servir à toutes besognes&|160;; elleavait réglé les dépenses journalières, donné aux gens et aux chosesla direction d’une ménagère accomplie. Un soir, après le dîner, latable desservie, Mme Dervelle tricotait&|160;; Jules, le frontsoucieux, rêvait. Depuis que le vicaire était parti, tous deuxn’avaient pas échangé une parole.

–&|160;Eh bien&|160;! mon enfant&|160;?

–&|160;Quoi&|160;?

–&|160;À quoi penses-tu&|160;?

–&|160;À rien&|160;!

–&|160;Seras-tu plus sage, plus tranquille,maintenant&|160;?

–&|160;Oui, maman.

Et Jules se leva, marcha dans la salle,fébrile, nerveux, déplaçant les chaises.

–&|160;Tu dis oui, soupira Mme Dervelle, d’unton qui ne me rassure guère, mon pauvre Jules… Et puis, je te voistoujours agité, préoccupé… On ne peut te dire un mot, sansqu’aussitôt, brrrout&|160;!… tu ne partes, tu ne partes&|160;!…Souffres-tu&|160;?

–&|160;Non&|160;!

–&|160;Alors qu’est-ce que tu as&|160;?

–&|160;Je n’ai rien&|160;!…

Et tout d’un coup, s’arrêtant de marcher, ils’écria&|160;:

–&|160;C’est vrai aussi&|160;! qu’est-ce quetu veux que je fasse dans ce pays perdu, au milieu de tous cesimbéciles&|160;? Est-ce que c’est une position pour moi&|160;?…Non, là, franchement, est-ce une position&|160;?

Mme Dervelle laissa tomber son tricot sur sesgenoux, découragée.

–&|160;Comment&|160;! tu as une cureexcellente… ton presbytère est charmant… Tu peux y vivre le plusheureux des hommes… mais, qu’est-ce qu’il te faut, grandDieu&|160;?

Jules recommença de marcher, frappant dupied.

–&|160;Ce qu’il me faut&|160;?… Lesais-je&|160;?… Autre chose, voilà tout&|160;!… Je sens qu’il y aen moi des choses… des choses… des choses refoulées et quim’étouffent, et qui ne peuvent sortir dans l’absurde existence decuré de village, à laquelle je suis éternellement condamné… Enfin,j’ai un cerveau, j’ai un cœur&|160;!… j’ai des pensées, desaspirations qui ne demandent qu’à prendre des ailes, et às’envoler, loin, loin… Me battre, chanter, conquérir des peuplesenfants à la foi chrétienne… je ne sais pas… mais curé devillage&|160;!…

Il poussa un long soupir, suivi aussitôt d’ungrognement de colère.

–&|160;Curé de village, ou paître des oies, lelong des routes, c’est tout un&|160;!… Te souviens-tu du gros abbéGibory&|160;!

–&|160;Qui était si drôle&|160;? interrompitma grand’mère, croyant ramener un peu de gaîté dans les yeux de sonfils… Ah&|160;! si je m’en souviens&|160;!… Il nous a tant faitrire autrefois.

–&|160;Tant fait rire&|160;! reprit Jules quis’irrita davantage… c’est bien ça… Un gros porc qui ne racontaitjamais que des histoires de caca&|160;!… C’est ton idéal,hein&|160;! de voir les prêtres se barbouiller de leurordure&|160;?… Eh bien&|160;! sois tranquille, dans quelquesannées, je serai comme l’abbé Gibory… moi aussi, je dirai, enimitant le bruit des coliques débondées&|160;: «&|160;Fiâ… Fiâ… Fiâsur les abricots&|160;!&|160;»

–&|160;Allons&|160;! allons, supplia sa mère…calme-toi, méchant enfant… Aie seulement un peu de patience, un peude courage, et tu seras tout ce que tu voudras… L’évêque le ditbien… mais c’est ta tête qui te perd…

–&|160;L’évêque&|160;?… Beuh&|160;!… qu’ensait-il, l’évêque&|160;?… et pourquoi m’a-t-il envoyé ici,l’évêque&|160;?… D’abord, c’est de ta faute, si je suisprêtre&|160;!

La pauvre femme tressauta sur sa chaise et fitun geste de protestation étonnée.

–&|160;De ma faute&|160;?… gémit-elle…Ah&|160;! Seigneur Jésus&|160;!… que dis-tu là&|160;?… Maisrappelle-toi… rappelle-toi.

–&|160;Oui, c’est de ta faute… de tafaute…

Il s’emporta&|160;:

–&|160;Et ça me dégoûte à la fin d’êtreprêtre&|160;; j’en ai assez de porter cette ridicule robe… de fairedes simagrées plus ridicules encore que ma robe, de vivre comme unesclave et comme un castrat…

Sa voix était devenue sourde, voilée… les motss’arrachaient de sa gorge, avec des efforts violents…

–&|160;Je voudrais… je voudrais être Pierrel’Ermite… Jules II… Robespierre… Bossuet… Napoléon… Lamartine… Jevoudrais me marier&|160;!

Ma pauvre grand’mère poussa un cri&|160;; et,sans force contre les larmes qu’elle contenait depuis le début decette scène, elle sanglota&|160;:

–&|160;Mon Dieu&|160;!… mon Dieu&|160;!… maistu es donc le diable&|160;!

–&|160;Bien&|160;! fit Jules durement… voilàque tu pleures&|160;?… Je m’en vais… Bonsoir.

Et il sortit en claquant la porte.

Après le départ de sa mère, le presbytère luisembla bien vide. Il s’était accoutumé à la voir près de lui, sidouce, si prévenante, si active, rôdant sans cesse dans la maisonoù elle mettait un peu de la vie sereine, de la clarté apaisante deson âme. Il y avait des moments où cela lui faisait du bien deposer ses yeux sur ce bonnet blanc, blanc comme sont blanches lesailes d’un ange gardien, et sur ce petit châle noir, attendrissantet modeste, sous lequel se cachaient tant de courage simple et tantde bonté. Et maintenant, depuis qu’elle n’était plus là, toujoursla même immobilité glacée des choses, toujours le même jardin,toujours le même horizon, toujours le même vicaire aux cheveuxblondasses, au visage tavelé, souriant et muet. Quand il seretrouva en tête à tête avec son vicaire dont le mutisme l’agaçait,et dont il sentait que la conversation l’eût agacé plus encore, lepoids de sa solitude lui fut si lourd, qu’il comprit qu’il nepourrait point le supporter. Pourtant, il s’y enferma davantage,résolu à ne voir personne, à borner ses relations, avec sesconfrères, aux obligations strictes de son sacerdoce. Il ne lesreçut pas à sa table, refusa leurs invitations, ce qui désespéraitle vicaire habitué aux agapes joyeuses, où il ne disait jamais unmot, et où il prenait un plaisir énorme et silencieux. Quant auxconférences, il négligea de s’y montrer et trouva des excusesdédaigneuses, pour qu’elles n’eussent pas lieu chez lui. Une foisque le curé doyen lui reprochait cette abstention, Julesrépondit&|160;:

–&|160;Je paie ma cotisation, et je vouslaisse ma part du dîner. Que désirez-vous encore&|160;?… Je n’aipoint le goût ni l’estomac de ces petites pocharderiescanoniques… Quand j’ai des saletés à faire, je les fais tout seulet je me cache.

Au fond, l’important était qu’il payât lacotisation. Il fut convenu, à l’un de ces dîners, qu’on lelaisserait tranquille.

–&|160;Il est si aimable&|160;!

–&|160;C’est un ours mal léché.

–&|160;Un ours&|160;!… dites un bâton mèrede Dieu.

Cette plaisanterie obtint un succès sicolossal qu’on n’appela plus Jules, dans les presbytères, que lecuré mère de Dieu.

Tel il avait été à l’évêché, tel il fut danssa paroisse qu’il ne tarda pas à désorganiser de fond en comble.Pour vaincre l’ennui, il s’amusa à révoquer les chantres, lebedeau, le suisse, le sacriste. Jusques aux enfants de chœur, ilrenouvela tout le personnel de l’église, bouleversa le conseil defabrique, par un accaparement abusif de l’autorité, et se mit enlutte ouverte, acharnée, contre le maire et le conseil municipal.Bientôt, en haine du curé, l’esprit d’irréligion souffla sur cepetit coin de terre, autrefois si tranquille et si soumis&|160;; etl’on vit ce qui ne s’était jamais vu encore&|160;: un enterrementcivil. Le dimanche, aux heures des offices, l’église resta presquevide de fidèles, à l’exception de quelques dévotes obstinées qui necomptaient pas, faisant pour ainsi dire partie du mobilierecclésiastique. Et les choses en vinrent à une telle intensitéd’excitation que le maire et le curé, s’étant rencontrés, unematinée, derrière le cimetière, dans un chemin, se prirent dequerelle et se battirent comme des portefaix. Dans une dénonciationanonyme adressée à l’évêque, on lisait ceci&|160;: «&|160;… Enfin,Monseigneur, depuis l’arrivée du curé Dervelle, le nombre descabarets qui n’était que de dix-huit sur une population de millecinquante-trois âmes, s’est accru dans une proportion scandaleuse.Il est actuellement de quarante-six. C’est la ruine morale de laparoisse.&|160;»

Ces distractions ne suffisaient pas à remplirles journées de Jules. Tout en continuant d’exaspérer sesparoissiens par d’incessantes vexations, il eut alors desfantaisies, des caprices, auxquels il se livrait avec emportementet qui ne duraient pas et que remplaçaient d’autres caprices etd’autres fantaisies, vite abandonnés. Tour à tour, il cultiva lestulipes, apprit l’anglais, éleva des faisans, collectionna desminéraux, commença un ouvrage de philosophie religieuse, qui devaitrégénérer le monde&|160;: Les Semences de vie&|160;; œuvretrès vague et très symbolique, où il faisait parler des Christsathées et babyloniens, dans des paysages de rêve. La tête en feu,il traçait des gestes énormes, qui résumaient des pensées et desdécors grandioses, disant tout à coup&|160;:

–&|160;Çà et là, des pylônes&|160;!… Et Jésuss’avance parmi des foules… Une femme vient vers lui, hideuse,aveugle, avec des pieds en forme de griffes&|160;: «&|160;Qui donces-tu&|160;? – Je suis la Justice humaine.&|160;» Jésus larepousse, et lui dit&|160;: «&|160;Tu ne jugeras point.&|160;»

«&|160;… Une autre femme apparaît, souriante,avec un corps et des regards d’enfant&|160;: «&|160;Qui donces-tu&|160;? – Je suis la Folie&|160;!&|160;» Et Jésusl’embrasse&|160;: «&|160;Va, ma fille, et soismaternelle…&|160;»

Les difficultés de composition l’arrêtèrent,dès le second chapitre, et il se consacra à un livre depolémique&|160;: Le Recrutement du Clergé, ou la Réforme del’Enseignement religieux, dont il n’écrivit que quelquesfeuillets, faute de documents, ce qui l’amena à se passionner, denouveau, pour sa bibliothèque. Ensuite, il se jeta dans lespiritisme. Le soir, entre le vicaire silencieux et troublé, et lejardinier, ahuri et sommeillant, il s’asseyait autour d’un guéridonet, jusqu’à minuit, il évoquait Salomon, Caligula, Isabeau deBavière, les rois formidables de Ninive, la Sulamite etMarie-Antoinette. Puis, redescendant les hauteurs des spéculationsmagiques, un jour, il s’installa à la cuisine. Il surveillait lesfricots, goûtait aux sauces, inventait des plats compliqués,mangeait avec des goinfreries insatiables, qui donnèrent à sa chairdes réveils terribles, douloureux, épuisants.

Pendant dix années, il vécut ainsi, effaré,haletant, sans une minute de répit contre les autres et contrelui-même, toujours ballotté du plus grossier désir, au rêve le plusinexauçable, précipité des cimes que hantent les aigles seuls,jusque dans l’auge immonde où les porcs se vautrent. Cette périodede sa vie fut une longue torture, et je m’étonne encore aujourd’huiqu’il n’ait pas tenté de s’y arracher par le suicide. Il avait dità sa mère, et il se disait souvent&|160;:

–&|160;Je sens qu’il y a en moi des choses quim’étouffent, et qui ne peuvent sortir.

Et je me suis demandé quelquefois, quel hommeaurait été mon oncle, si ce bouillonnement de laves, laves depensées, laves de passion, dont tout son être était dévoré, avaitpu trouver une issue à son expansion&|160;! Peut-être un grandsaint, peut-être un grand artiste, peut-être un grandcriminel&|160;!

Loin d’être engourdie par le narcotique del’habitude, sa nature s’exaspéra de jour en jour. La colère pritchez lui une forme de véritable folie furieuse. C’était un navrantspectacle que de voir cet homme éloquent en arriver à ne pouvoirplus achever une phrase, et à ne se servir que de mots grossiers,vite noyés dans une broue d’épileptique. Son opinion sur leshommes, il la résumait, dans ce bruit, pareil à unéternûment&|160;:

–&|160;T’z’imbéé…ciles&|160;!

Quand on lui parlait des prêtres, il semblaitque ses yeux, empourprés par un subit afflux de sang, voulussents’élancer hors de leurs orbites.

–&|160;T’z’imbéé…ciles&|160;!… des… des… des…t’z’imbéé…ciles&|160;!…

Il se négligea et devint d’une saletérépugnante. On le rencontrait avec des soutanes sordides ettrouées, des sabots dont les brides claquaient, des barbes de huitjours. Sur son passage, aucun ne se découvrait, et les petitsenfants, effrayés à son approche, s’enfuyaient en poussant descris.

Parfois aussi, on eût pu le voir qui marchait,à travers les champs, en quelque sorte soulevé de terre, parl’envolée de ses grands gestes. Il pensait à l’idée interrompue desSemences de vie.

–&|160;Çà et là, des Océans… au-dessus, leCiel… Et Jésus est debout entre les flots immobiles du ciel, et lesflots tourmentés des mers… Il dit à l’Espace&|160;: «&|160;Tugonfleras les orgues où chante l’âme du poète.&|160;» Il dit àl’Infini&|160;: «&|160;Tu habiteras le regard des femmes, desidiots, des pauvres et des nouveau-nés&|160;»…

Ce désordre intellectuel, cette désorientationmorale furent aggravés encore par une fièvre typhoïde, dont ilfaillit mourir. Mon père quitta sa clientèle, s’installa au chevetde Jules, et le soigna avec un admirable dévouement. Il m’a, plustard, raconté ce détail particulier. Le délire eut chez l’abbé uncaractère érotique si scandalisant que la sœur, qui le veillait,partit. Dans ses accès de fièvre, il prononçait des motsépouvantables, et se livrait à des actes d’une effarouchanteinconvenance. Il fallut lui attacher les mains. La convalescencefut longue, contrariée par le tempérament irritable du malade quine cessait d’injurier mon père.

–&|160;T’z’imbéé…cile&|160;!… va-t’en… C’esttoi qui me donnes la fièvre&|160;!… Est-ce que tu sais quelquechose, toi&|160;?… T’z’imbéé…cile&|160;!

Il ne se releva que pour enterrer ma pauvregrand’mère qu’on trouva morte, un matin, dans son lit, foudroyéepar la rupture d’un anévrisme. Jules pleura sincèrement.

–&|160;C’est le chagrin qui l’a tuée&|160;!s’écriait-il… Je suis un misérable… Elle si bonne, si sainte, sisacrée… je l’ai tuée&|160;!

Avec mon père et ma mère, il veilla la morte,voulut l’ensevelir lui-même.

–&|160;Tu es faible encore, disait mon père…Repose-toi, tu te feras du mal.

Mais Jules répétait&|160;:

–&|160;Non&|160;!… Non&|160;!… Je l’ai tuée…C’est moi&|160;!… Pourquoi m’as-tu guéri&|160;?… Et pourquoiest-elle morte, elle&|160;?…

Au cimetière, quand la fosse fut comblée, ettandis que la foule défilait, se disputant l’aspergeoir, ils’agenouilla sur la terre humide, se frappant la poitrine, avec desgestes extravagants.

–&|160;Messieurs, gémissait-il… Mesdames… jel’ai tuée… Pardon&|160;!… pardon&|160;!…

On dut l’emporter défaillant. Ce soir-là, iln’admit point qu’on lui parlât du testament qu’avait laissé magrand’mère, et dans lequel elle faisait le partage de sa fortune,entre ses deux fils.

–&|160;Qu’on ne me dise rien de cela&|160;!…Je ne veux pas d’argent… je donne tout aux pauvres…

Mais, le lendemain, ayant pris connaissance dutestament, il oublia sa douleur, s’encoléra&|160;:

–&|160;Ah&|160;! mais non&|160;!… Ah&|160;!mais non&|160;!… je n’accepte pas&|160;!… Je suis volé&|160;!… Jeplaiderai…

Plus tard, il se montra d’une âpreté farouchedans le partage du mobilier, menaça d’envoyer l’huissier à monpère, pour un torchon, pour une casserole…

Enfin, les affaires réglées, et mis enpossession de l’héritage, il vendit tout ce qu’il possédait etpartit pour Paris.

Durant six ans, il ne donna aucun signe devie. Était-il mort ou vivant&|160;? Que faisait-il&|160;? Mon pèretenta mais vainement de recueillir quelques renseignements. Onapprit que Jules avait abandonné sa cure sans autorisation, et cefut tout. Lorsque M. Bizieux, un marchand de nouveautés deViantais, allait à Paris, pour faire ses achats, mon père luirecommandait de s’informer, de voir, de regarder dans les rues… Quisait&|160;?… Un hasard&|160;!… M. Bizieux revenait&|160;:

–&|160;Ah&|160;! j’en ai pourtant vu, dumonde&|160;!… C’est pas l’embarras… Mais point de monsieurl’abbé.

Une fois, rue Greneta, il avait croiséquelqu’un qui lui ressemblait diablement. Ça n’était pas monsieurl’abbé… Une autre fois, dans un café…

–&|160;Dans un café&|160;! disait ma mère… çadoit être lui…

Alors, mon père crut avoir trouvé unmoyen&|160;: il écrivit des lettres, avec cettesuscription&|160;:

ÀMonseigneur l’Archevêque de Paris

pour remettre à M. l’abbé Jules Dervelle

curé de Randonnai

Paris

Les lettres restèrent sans réponse. Les jourss’écoulaient, les mois, les années. Et gardant, malgré tout, unfonds de tendresse pour ce mauvais frère qu’il avait sauvé de lamort, mon père se demandait, de temps en temps, intrigué et touttriste&|160;:

–&|160;Mais que peut-il fabriquer àParis&|160;?

Chapitre 4

 

 

– Eh bien ! il arrive… s’écria monpère qui, très essoufflé et agitant une lettre, entra dans lachambre, où ma mère achevait de m’habiller… Il arrive demain… parle train de trois heures.

– Demain ! fit ma mère, d’un airrésigné… Allons !…

Et elle ajouta, car c’était une femme ordonnéeet prévoyante :

– Pense à commander la grande voiture… Ilaura sans doute beaucoup de bagages… Moi, je vais aller à laboucherie…

– C’est ça !… Dis donc,mignonne ?

– Quoi ?

– Si nous invitions à dîner, pour demain,les Robin et le bon curé ?… Hein ?… c’est uneoccasion…

– Comme tu voudras !… Quelle chambrefaudra-t-il lui donner ?

– Dame !… la chambre bleue, à cequ’il me semble.

Ma mère eut une moue demécontentement :

– Voilà !… Pour lui, tout ce qu’il ya de meilleur !… Et quoi encore ?… Lui bassiner sonlit ?

– Voyons, voyons, calma mon père… On nepeut pourtant pas le mettre dans le petit cabinet… Quand le diabley serait, c’est mon frère !…

– Ah ! oui, c’est ton frère !…Et il y paraît, que c’est ton frère !… Enfin tu y tiens, jen’ai rien à dire… Dieu veuille que tu n’aies pas à t’enrepentir !

Ceci se passait huit jours après la soirée oùles Robin et ma famille avaient tant causé de mon oncleJules ; un mardi, je me rappelle. J’attendis le lendemain,dans une fièvre d’impatience, dans une anxiété de quelque chosed’énorme, d’anormal, qui allait rompre la monotonie de notreexistence. Toute la journée, mon père fut surexcité, plus que decoutume, presque joyeux. Ma mère, très grave, songea. Au dîner,elle ne desserra les lèvres que pour demander, avec une pointed’ironie dans la voix.

– Sais-tu ce qu’il prend, le matin, aprèssa messe, ton frère ?… Peut-être qu’il faudra préparer deschoses à part, pour lui !

– Je voudrais bien voir ça !répondit bravement mon père… Il fera comme nous, il mangera de lasoupe…

Ma mère balança la tête, d’un air dedoute.

– C’est qu’à Paris, il aura dû enprendre, des habitudes !… Enfin nous ne sommes pasmillionnaires.

Je dormis très mal, cette nuit-là, en proie àdes rêves pénibles où passait et repassait la grimaçante figure demon oncle.

Viantais qui, à cette époque, n’avait pasencore de chemin de fer, était desservi par la station deCoulanges, située à dix kilomètres, de l’autre côté du bourg. C’estlà que nous devions recevoir l’abbé. Le curé Sortais avait eu,d’abord, l’intention de se joindre à nous ; mais le tempsétait froid, le vieux curé souffrait de ses rhumatismes ; ilpréféra se réserver pour le dîner. Les Robin étaient venus àplusieurs reprises, très affairés, très agités, offrant leursservices, comme si nous étions menacés d’un danger. Ils eussentbien voulu nous accompagner à la gare de Coulanges, mais neconnaissant pas l’abbé, cela eût paru extraordinaire.

– Nous ne pouvons pas, discuta Mme Robin,très ferrée sur l’étiquette… Cela ne serait pas régulier… Enfin,vous passerez vers les quatre heures… Nous vous regarderons par lafenêtre !…

– Moi ! prononça le juge de paix, duton d’un général qui donne un rendez-vous à ses soldats, sur lechamp de bataille, moi je serai sur la place !…

– C’est ça !… c’est ça !… Etpuis, à ce soir… venez de bonne heure.

– À ce soir !

La grande voiture arriva enfin, devant notregrille, dans un bruit de grelots. C’était une très vieille calèche,vénérable et disloquée, que mon père louait à l’hôtel desTrois-Rois, pour des circonstances mémorables. Je l’aimaisbeaucoup, car elle ne me rappelait que des souvenirs de gaiespromenades et de fêtes. Et puis, il me semblait que de m’asseoirsur ses coussins de perse grise, ma petite personnalité prenait,tout de suite, plus d’importance, et que je devais attirerl’admiration des gens, à être ainsi traîné par deux chevaux, surquatre roues, comme M. de Blandé lui-même. Ce fut avec unevéritable émotion, doublée d’un léger gonflement d’orgueil, que jem’assis dans l’antique véhicule, sur la banquette de devant, enface de mes parents qui occupaient le fond, très graves et flattésaussi. Nous traversâmes le bourg, triomphalement. Aux portes, lesgens me souriaient… Et j’étais heureux, quoique m’efforçant deconserver une attitude digne.

– On est très bien, ma foi, dans cettecalèche, dit mon père, qui, à la sortie du pays, remonta la glacede la portière, et ramena sur les genoux de ma mère, et sur lessiens, une vieille courtepointe ouatée qui nous servait decouverture de voyage.

La calèche roulait, faisant résonner sesferrailles, cahotant sur les empierrements de la route, et mesparents demeuraient silencieux, plus préoccupés, plus méditatifs, àmesure que nous approchions de Coulanges. Moi, le cœur me battaittrès fort, et je regardais par la vitre fermée, que dépolissait lavapeur de nos haleines, fuir des choses vagues, des silhouettesd’arbres, des bouts de ciel terni…

Comme nous traversions le passage à niveau, mamère qui, jusque-là, n’avait point bougé de son coin, se penchatout à coup vers la vitre dont elle essuya la buée avec sonmanchon, et nos trois regards, simultanément, suivirent ladirection de la voie, franchirent la gare, et se perdirent, plusloin, en ce mystérieux espace, sombre et brouillé, par où l’abbéJules allait, tout à l’heure, apparaître dans un vomissement defumée. Elle étira sa voilette, arrangea les brides froissées de sonchapeau, et rectifiant le nœud de ma cravate :

– Écoute-moi, mon petit Albert, medit-elle… Il va falloir être très gentil pour ton oncle, ne pasprendre cet air maussade que tu as si souvent avec les étrangers…Après tout, c’est ton oncle !… Tu iras l’embrasser et tu luidiras… rappelle-toi bien… tu lui diras : « Mon cherparrain, je suis très, très content de votre retour. » Voyons,ça n’est pas difficile !… répète ton petit compliment…

D’une voix tremblante, je répétai :

– Mon cher parrain, je suis…

Mais l’émotion, la peur, me coupèrent laparole. Au moment où je prononçais ces mots, il me sembla qu’uneatroce, qu’une diabolique image se dressait devant moi, l’imagemenaçante de mon oncle !… Et je restai bouche bée.

– Allons ! fit mon père… secoue-toiun peu… Et n’aie pas cette mine d’enterrement… sapristi !… Ilne te mangera pas… Est-ce que j’ai peur, moi ?… Est-ce que tamère a peur ?… Eh bien ! alors…

En dépit de mon trouble, je remarquai, à lavoix légèrement altérée de mon père, qu’il n’était point aussirassuré qu’il voulait le paraître…

Nous avions une demi-heure d’avance. Bien quel’air fût très vif et glacé, nous nous promenâmes sur le quai de lagare, ne quittant pas des yeux l’horloge dont les aiguillesmarchaient lentement, si lentement ! Un train s’arrêta etrepartit, ne laissant qu’un pauvre soldat qui rôda quelque temps,tout bête, autour de nous, disparut en traînant la jambe.

– Encore dix-sept minutes ! soupiramon père… L’abbé est à Bueil en ce moment.

Le silence de cette petite gare, que rompaientseuls la sonnerie du télégraphe et le bruit des grelots quefaisaient en s’ébrouant, de l’autre côté de la barrière, leschevaux de notre voiture, m’impressionnait, redoublait mesterreurs. En ce silence, les choses revêtaient des aspectsd’immobilité inquiétante, d’immobilité animale, presque sinistre.L’espace, au loin, vers Paris, s’enfonçait plein de menaces, commeces grands ciels cuivreux d’où tombe la foudre. Éperdu, jen’écoutais pas ma mère qui me disait :

– Fais bien attention à ce que je t’aidit… Tâche de sourire… ne sois pas comme une momie.

Et je suivais, d’un œil incertain, ledéroulement des rails qui rampaient sur le sol jaune, pareils à delongs serpents.

Quelques voyageurs, des paysans, sortirent dela salle d’attente ; le chef de gare se montra, très affairé,des hommes d’équipe passèrent, roulant des paquets et descolis.

– Voilà le train ! dit mon père…reculez-vous…

J’entendis aussitôt un coup de sifflet d’abordlointain, puis se rapprochant, un coup de sifflet qui m’entra dansle cœur comme un coup de couteau. Le beuglement d’un cor répondit.Et ce fut un grondement de bête furieuse, le roulement formidabled’une avalanche qui se précipitait sur nous. Je crus que tout cevacarme, que toute cette secousse dont le ciel et la terre étaientébranlés, je crus que tout cela qui haletait, qui sifflait, quimugissait, qui crachait de la flamme et vomissait de la fumée, jecrus que tout cela était mon oncle, et je fermai les yeux. Alors,pendant quelques secondes, je me sentis entraîné, tiraillé danstous les sens, bousculé contre des gens, contre des paquets.

– Mais tiens-toi donc ! disait mamère… Voyons, mon petit Albert, fais bien attention…

Subitement, je m’étais arrêté. En rouvrant lesyeux, devant moi, je vis une chose noire, longue, anguleuse, quidescendait à reculons d’un wagon, une chose que terminait, par lebas, un énorme pied, tâtant le vide et cherchant un point d’appui.Nous étions tous les trois, derrière cette chose aux flancs delaquelle battait un sac de nuit, rayé de bandes rouges et vertes,nous étions tous les trois rangés militairement, sur une seuleligne, anxieux et pâles. Et aucun de nous, immobilisés parl’émotion, ne bougeait. La chose se retourna, et parmi les angles,et parmi le noir, sous l’ombre d’un large chapeau, deux regardsétranges, colères, deux regards entre lesquels pointait un nezvorace et quêteur comme celui d’un chien, deux regardsinsoutenables s’abattirent sur nous. C’était mon oncle.

– Bonjour !… Bonjour !…Bonjour !… grommela-t-il, en adressant à chacun de nous unpetit salut, sec et dur, ainsi qu’une chiquenaude.

Mon père se précipita pour l’embrasser. Maisl’abbé, tendant son sac de nuit d’un geste impérieux, coupa courtaux effusions.

– C’est bon !… Oui, plustard !… As-tu une voiture ?… Eh bien ! allons…Qu’est-ce que tu attends ?

– Et vos bagages ? demanda mamère.

– Ne vous occupez pas de mes bagages…allons.

Et bougonnant, il se dirigea vers la sortie.Comme il ne retrouvait point son billet, il eut une dispute avecl’employé.

– Tenez ! le voilà mon billet… Ettâchez d’être poli… t’z’imbécile !

Mon père était consterné, ma mère eut unhaussement d’épaules qui signifiait : « Pardi !…n’avais-je pas raison ?… Il est pire que jamais !… »Quant à moi, dans la déroute de cette arrivée, j’avais oublié monpetit compliment.

Nous remontâmes en voiture. Ma mère et mononcle prirent place dans le fond ; mon père et moi nous nousassîmes sur la banquette de devant. Je n’osais lever les yeux dansla crainte de rencontrer ceux de mon oncle. Celui-ci se tassait,croisant les pans de sa douillette sur ses genoux. Alors, ma mèrelui tendit un bout de la courtepointe. Il l’examina à l’envers,puis à l’endroit, parut étonné, et s’en enveloppa, sans prononcerune parole de remercîment. Et la voiture routa de nouveau. Ma mèreavait repris son visage impassible et dur ; mon père étaittrès gêné, ne savait que dire. Pourtant, il s’enhardit :

– Tu as fait un bon voyage ?demanda-t-il timidement.

– Oui, grogna l’abbé.

Il y eut un silence pénible, que personnen’était disposé à rompre. L’abbé cherchait à voir la campagne parl’étroit carreau de la portière, mais la buée brouillait les objetsau dehors. Il rabaissa la glace, d’un geste si brusque, qu’elle sebrisa, et que mille petits morceaux de verre tombèrent surnous.

– Ça ne fait rien !… ça ne faitrien !… déclara mon père, qui croyait sans doute amadouer leterrible Jules par sa magnanimité.

Et il ajouta en souriant :

– D’abord, le verre cassé, ça portebonheur !

Mon oncle ne répondit pas. Le corps légèrementincliné en avant, il regardait la campagne.

De Coulanges à Viantais, la route estcharmante. Durant tout le parcours, elle côtoie la vallée, un largeespace de verdures nuancées, où coule la Cloche, rivière sinueusequ’égaient, çà et là, de vieux moulins. Débordée ce jour-là, ellecouvrait des parties de prairies qui ressemblaient à des lacsbizarres, où des carrés de saules défeuillés, des rangées depeupliers émergeaient, végétation lacustre, que l’eau reflétait,immobile et dormante. Parallèlement à la vallée, et l’enserrantcomme les clôtures d’un cirque immense, les coteaux montent, avecdes villages sur leur flanc ; et, parfois, entre la ligne descontours rabaissés, s’aperçoivent de très lointains horizons, toutun infini de pays, aussi léger que des nuées. Et sur tout cela,l’exquise lumière hivernale qui poudre les arbres de laqueagonisée, tous les tons fins, tous les gris vaporisés qui donnentaux masses opaques des fluidités d’onde et des transparences deciel.

L’abbé paraissait absorbé par la contemplationdes choses, et l’expression de sa physionomie s’adoucissait ;un peu de cette lumière apaisante avait passé dans ses yeux. Monpère en profita pour lui taper amicalement sur les genoux.

– Dis donc !… fit-il, en surmontantenfin la peine que l’accueil de Jules lui causait… Ça fait jolimentplaisir de se revoir… Depuis le temps !… Voilà plus de sixans, sapristi !… Je me disais quelquefois :« Bah ! nous ne le reverrons plus ! » Ah !nous avons pensé à toi, va, mon pauvre Jules !…

Il n’entendait pas, et continuait de regarder,devant lui… Tout à coup, il s’écria :

– Mais c’est un très beaupays !…

Mon oncle avait dit cela, d’une voix moinsrêche, presque émue.

– Très beau !… très beau !…

Et de fait, il le voyait pour la premièrefois, ce pays où il était né, où il avait vécu toute sa jeunesse.La nature ne dit rien à l’enfant ni au jeune homme. Pour encomprendre l’infinie beauté, il faut la regarder avec des yeux déjàvieillis, avec un cœur qui a aimé, qui a souffert.

Jules répéta :

– Très beau !… oui… Ces maisons etce petit clocher… n’est-ce pas Brolles ?

– Mais oui ! répondit mon père,joyeux de voir son frère se détendre… C’est Brolles !… Tureconnais tout ça, hein ?… Et ça, là-bas, au pied du petitbois ?

– C’est la maison du père Flamand… Est-cequ’il vit toujours ?

– Toujours, figure-toi… mais le pauvrehomme est aveugle… Dame ! il a quatre-vingts ans passés… Tun’iras plus prendre de truites avec lui…

Et, comme l’abbé eut un accès de toux, ils’inquiéta :

– Tu devrais changer de place… J’ai peurque tu n’aies froid, avec ce carreau ouvert…

– Non ! non !… laisse… Je suiscontent !…

J’examinai alors, tout à loisir, mon oncleretombé dans ses rêveries. Ses traits reprenaient leur place en mamémoire, qui n’avait gardé, de lui, qu’un pastel effacé. Je mesouvenais maintenant de l’avoir connu ; je retrouvais toutesles particularités de ce visage étrange et si laid, de ce corpstordu, auxquels la flamme de deux yeux vifs et rêveurs, inquiets etféroces, enthousiastes et tristes, donnait une vie extraordinaireet déconcertante. Mais combien vieilli ! Il était voûté commeun octogénaire ; sa poitrine étroite et rentrée respirait avecefforts, et parfois, un sifflement de phtisie s’en échappait ;des rides sabraient, dans tous les sens, son masque verdâtre etmaigre, et des peaux flasques, pendaient sous son menton. De cettephysionomie ravagée, il ne restait de jeune, avec les yeux, que lenez, un nez d’une mobilité surprenante et dont les narinesfrémissaient comme celles des jeunes étalons.

– Est-ce que tu souffres ?… Est-ceque tu es malade ?… interrogea mon père.

– Non !… Pourquoi me dis-tuça ?… Tu me trouves changé…

– Changé ! changé !… ce n’estpas le mot… Dame ! écoute donc, c’est comme moi… Les années çane rajeunit pas !…

– Sans doute ! approuva ma mère, quijusqu’ici n’avait pas ouvert la bouche.

Et d’une voix sèche, elle ajouta :

– Et puis Paris… c’est si malsain !…Mais c’est égal !… Viantais est bien calme, bien triste, quandon est habitué à Paris. On n’y trouve pas des distractions comme àParis.

Elle appuyait sur ce mot : Paris, avecune sourde rancune contre la ville qui lui renvoyait, ruiné sansdoute et malade, un parent qu’il faudrait nourrir et soigner pourrien.

Mon oncle glissa vers ma mère un regardoblique et mauvais, un regard chargé de haine, se rencogna au fondde la voiture, et il demeura silencieux sous le grand chapeau quienveloppait son visage d’un voile d’ombre.

Nous avions dépassé le village desQuatre-Vents. Le soir arrivait. Une brume dense montait desprairies comme un rêve, noyait les coteaux et les arbres, dont lescimes dépouillées s’effilochaient dans l’atmosphère laiteuse. Quandnous rentrâmes à Viantais, quelques lumières rougeâtress’allumaient aux fenêtres des maisons. Sur la place, j’aperçus uneombre, l’ombre de M. Robin, qui gesticulait dans le brouillard, etsaluait la voiture à grands coups de son chapeau de hauteforme ! Et je me sentais le cœur bien gros. Durant tout letrajet, mon oncle n’avait pas une seule fois posé ses yeux sur moi.Pourtant, il ne me faisait plus peur, malgré ses façons bourrues etses inconvenantes brutalités. Une obscure divination d’enfantm’avertissait que c’était une pauvre âme inquiète etsouffrante ; et je suis sûr qu’à ce moment s’il m’avaitadressé une parole douce, s’il m’avait embrassé, si, seulement, ilm’avait souri, comme il avait souri tout à l’heure à la natureretrouvée, je l’aurais aimé.

Conduit par mon père, qui portait le sac denuit, il gagna péniblement la chambre bleue, préparée pour lui.L’ascension de l’escalier l’avait époumoné et rendu tout haletant.De plus, il était très surexcité. Depuis qu’il avait franchi leseuil de notre maison – la maison de famille que ma grand’mère nousavait attribuée en ses partages, et que nous habitions depuis samort – un bouleversement s’opérait dans les manières de l’abbé.Chaque objet reconnu lui était une cause visible de chagrin etd’irritation. Regrettait-il qu’elle ne fût point à lui ?… Oubien les souvenirs du passé qu’elle lui rappelait luimontraient-ils, plus durement, le vide irrémédiable de savie ?… Il furetait dans la chambre, impatient, remuant, aufond de son âme, de vieilles rancunes, et ne prêtait aucuneattention aux recommandations de son frère qui disait :

– Nous t’avons mis là… parce que lachambre est au midi, et que tu as une très belle vue surSaint-Jacques… Tiens… ici, tu as un placard… tu vois, là est lecabinet de toilette… J’ai fait remettre à neuf un peu toute lamaison… Ah ! c’est bon de se revoir, hein ?… As-tu besoind’eau chaude ?

– Non ! répondit l’abbé.

Un « non » qui claqua comme unegifle. Mon père continua cependant :

– La sonnette est là, dans l’alcôve…Tu…

Il fut vite interrompu :

– Laisse-moi tranquille… Tu m’agaces avectoutes tes explications… Et ta femme ?… Elle m’agace aussi, tafemme !… Suis-je ici pour subir des interrogatoires, êtreespionné ?… Mais soyez tranquilles, je ne vous ennuierai paslongtemps…

– Nous ennuyer ?… tu plaisantes,voyons ?… Comment, tu veux déjà repartir ?

– Que je parte, que je reste : celane te regarde pas… je n’aime pas qu’on m’embête !… Alors,tais-toi…

– Voyons, Jules, ne te fâche pas !…J’espérais que tu resterais toujours avec nous.

– Avec vous ?… ricana l’abbé… Non,mais c’est une idée ridicule !… Avec vous ?

Il levait les bras au plafond, indigné,étonné.

– Avec vous ?… Et qu’est-ce que jeferais avec vous, bon Dieu ?… Mais tu perds latête !…

À son tour, mon père s’impatienta :

– C’est bon ! dit-il… Tu feras ceque tu voudras… On dîne à six heures… Ce soir nous avons le curé etla famille Robin, des amis.

Un prêtre qui, en ouvrant le tabernacle,aurait, tout d’un coup, aperçu un crapaud au fond du saint ciboire,n’aurait pas été plus stupéfait, que ne le fut mon oncle, à cettenouvelle. Il en demeura d’abord anéanti. Puis, ses yeuxs’arrondirent énormes, fulgurants ; peu à peu, son visage sevoila de plaques rouges, s’agita en musculaires grimacesd’épileptique, et d’une voix rauque, cassée par la colère, ilbredouilla :

– Canaille !… Crétin !…T’z’imbécile !… Ainsi, j’arrive, et vite, tu convies tesamis !… Tu me prends donc pour une bête curieuse ?… Je tesers de spectacle à toi et à tes amis… Tu leur as dit :« L’abbé Jules… un fou, un original, un prêtresacrilège !… vous verrez ça !… Et vous pourrez le tâter…vous rendre compte que ce n’est point une farce, mais bien uneréalité vivante »… Tu espérais te payer le petit plaisir de memontrer comme un ours de ménagerie, une monstruosité de la foire,un mouton à cinq pattes !… Et tu crois que je vais rester uneseconde de plus dans ta baraque, avec un imbécile comme toi, unemijaurée comme ta femme ?… Tu le crois ?… Je vais àl’hôtel… à l’hôtel… tu entends… à l’hôtel !…

Il endossa sa douillette qu’il avait quittée,referma son sac de nuit qu’il avait ouvert, et :

– Je vais à l’hôtel ! grommela-t-il…Bonsoir !

L’abbé passa devant mon père ahuri, descenditl’escalier, et s’en alla. On entendit la grille qui se referma surlui, furieusement.

Le dîner fut morne et silencieux. Le curéSortais ne mangea point, l’estomac déconcerté par cette incroyableaventure. De temps en temps, il demandait :

– Alors, il est parti, comme ça ?…comme ça ?

Et sur un mouvement de tête affirmatif de monpère :

– Mais, c’est impossible !gémissait-il… c’est impossible !

Deux fois, dans le silence, le juge de paixlança ces mots qui résumaient ses réflexions importantes :

– Taris !… Taris !… c’est dienévident !… Voilà !…

Mme Robin, très raide, conserva une dignité defemme blessée par le départ inconvenant de l’abbé. Elle serepentait d’avoir revêtu, pour lui, sa robe de moire antique, sarobe des fêtes solennelles, étalé ses bijoux, étrenné une coiffurequi cachait, sous une botte de fleurs, les places dénudées de sonhorrible crâne eczémateux. Elle ne prononça pas un mot, la tête detrois quarts, et secoua sa longue chaîne d’or entre le pouce etl’index, avec des gestes de guitariste.

Tandis que les trois hommes, muets et graves,se chauffaient assis, devant la cheminée du salon, oubliant leurcafé servi et fumant, Mme Robin attira ma mère dans l’embrasure dela fenêtre, et tout bas, avec des réticences dans la voix et de lacomplicité dans le regard.

– Et vous ne savez rien ?…questionna-t-elle… rien ?

Ma mère haussa les épaules et dit :

– Il n’avait même pas de bagages !…Un méchant sac de nuit !… Ah ! je m’en doutais bien,allez !

Partie 2

 

Chapitre 1

 

 

Deux ans s’étaient écoulés. Le curé Sortaisétait mort d’une embolie au cœur, et son successeur, l’abbéBlanchard, ancien premier vicaire de Viantais, lequel me donnait,et continua de me donner des répétitions de latin, avait, cheznous, repris sa place, aux dîners de famille et au bog du dimanche.Il arriva même que le bog fut parfois agrémenté de musique, car lenouveau curé possédait un très joli talent sur la flûte, et ilaimait, étant bon vivant, à nous régaler de quelques morceaux de sacomposition. Ces soirs-là, ma mère offrait le thé avec des tranchesde gâteau sablé que le curé dévorait avidement, disant dans un grosrire, et se frictionnant l’estomac :

– Ce qui vient de la flûte, retourne autambour.

Quant aux Robin, ils attendaient toujoursleurs meubles dans la maison des demoiselles Lejars, dont lesgoîtres grossissaient et remuaient sous leur menton, comme desventres d’enfant. Lente, sans cesse pareille, s’en allait la vie.Repas silencieux, de temps à autre coupés par les explicationschirurgicales de mon père, et ses commentaires sur l’abbéJules ; mornes soirées avec les Robin où la femme du juge etma mère ravaudaient les mêmes bas que jadis, causaient des mêmeschoses, exhalaient les mêmes plaintes, tandis que M. Robin et monpère jouaient la même partie de piquet. Un seul événementconsidérable s’était produit : nous n’allions plus, le jeudi,dîner chez les Servières. D’abord refroidies à cause de l’abbéJules, devenu le favori de la maison, nos relations avec euxs’étaient brusquement rompues, à la suite d’un incendie où M.Servières, maire, ne s’était pas conduit au gré de mon père,adjoint. Celui-ci avait très vertement critiqué les mesures priseset dégagé, devant toute la population, sa responsabilité. De ceci,il résulta un échange d’explications très vives, dont ils sortirentbrouillés, définitivement. Je regrettai cette maison où mon cœur seréchauffait à la tiédeur parfumée qui montait des tapis ets’évaporait des tentures ; je regrettai surtout Mme Servières,si blonde, dont la peau était si rose, si douce au baiser, et dontle regard mettait dans ma vie, sevrée de sourires et de caresses,une petite lumière de rêve. Puis, quelques mois enfuis, je n’ypensai plus.

Depuis l’inoubliable aventure du départ, nousn’avions pas revu l’abbé, hormis dans la rue, et il ne nous avaitpas salués. Deux tentatives de réconciliation entreprises par levieux curé n’avaient point abouti. Celui-ci s’était heurté à unerésolution implacable et définitive. Il n’avait pu tirer de Julesque ces mots :

– T’zimbéé…ciles !… J’ai toujoursvécu avec des t’z’imbéciles !… qu’ils me fichent lapaix !

Le raisonnement et les prières ne réussissantpas, le curé s’était décidé à employer la menace.

– Écoutez, monsieur l’abbé, lui avait-ildit, en essayant de donner à sa voix une intonation terrible… Vousvoulez vous installer ici, comme prêtre habitué… Vous ne pouvez lefaire sans mon assentiment… Or j’y veux une condition… C’est devous remettre avec votre famille.

Jules grommelait toujours :

– T’z’imbéé…ciles !… qu’ils mefichent la paix !

– Faites bien attention, monsieur l’abbé…Votre situation, je ne la connais pas, mais je la soupçonne den’être pas régulière… Ne me poussez pas à bout… Je me plaindrai àl’évêque.

– Plaignez-vous au diable !…Allez-vous-en !… Qu’ils me fichent la paix !…T’z’imbéé…ciles !

Là-dessus, le curé était mort. Le nouveau, quiaimait sa tranquillité, ne chercha pas à approfondir les choses.D’ailleurs l’abbé était venu lui rendre visite, aussitôt après soninstallation… Tout s’était passé de la meilleure grâce du monde. Onavait arrêté l’heure des offices, discuté les menues obligationsauxquelles sont astreints, dans une paroisse, les prêtres habitués,sans que Jules élevât la moindre objection. Cet acte de soumissionétonna.

– Il a été très convenable, trèspoli ! résuma le curé Blanchard qui vint aussitôt nousraconter l’entrevue… Savez-vous qu’il parle bien… C’est même uncauseur… eh ! eh !… un orateur !

Mon père questionna :

– Lui avez-vous demandé ce qu’il a fait àParis, pendant six ans ?… Enfin, c’est à savoir !

– Oui… C’est-à-dire que j’ai amené laconversation sur ce sujet… mais, au mot de Paris, l’abbé s’est missur la défensive… Et puis il est parti…

– Alors, on ne sait rienencore ?

– Rien !

– On ne saura peut-être jamaisrien ! dit mon père, en poussant un soupir dedésappointement.

Et, soudain, pris d’un orgueil de famille,oubliant tous les torts de Jules envers lui, il serengorgea :

– Il cause bien le mâtin, n’est-cepas ?… Ah ! dame ! c’est loin d’être unebête !

On apprit, coup sur coup, deux nouvellesénormes. L’abbé avait acheté et payé comptant la propriété desCapucins… Puis des meubles étaient venus et soixante grossescaisses pleines de livres. Ma mère haussa les épaules, se refusantà y croire.

– C’est impossible ! fit-elle… Iln’avait qu’un sac de nuit.

Cependant il fallut se rendre à l’évidence.Alors, elle s’indigna :

– C’était pour nous tromper !… Ilétait riche !… Mais où a-t-il pu voler tout cetargent ?

Elle, d’habitude si calme, si maîtressed’elle-même, perdait la tête, entrevoyait une série de crimescertains, de dénonciations possibles, et nerveuse, toute remuée pardes désirs de vengeance :

– Il faut savoir, cria-t-elle, ce qu’il afait à Paris… il faut le savoir, tout de suite !…

Le soir, M. Robin émit cette idée :

– Il a teut-être joué à laDourse !

Pendant ce temps, l’abbé s’installait auxCapucins.

On appelait ainsi une propriété située à deuxcents mètres du bourg, et tout le monde ignorait l’origine de cettedénomination : les Capucins. Jamais personne, pas même lenotaire, qui connaissait exactement l’histoire locale, n’avaitentendu dire qu’il y eût là autrefois un couvent de capucins ou demoines quelconques. Elle n’en avait d’ailleurs nullement l’aspect,et ressemblait plutôt à un ancien refuge de galant mystère. C’étaitune petite maison de style Louis XV, jolie de lignes, mais vieilleet fort délabrée. Elle n’avait qu’un rez-de-chaussée, avec desfenêtres hautes et larges, pareille à une orangerie. Une étroiteallée de lauriers – presque un sentier, – partant de la route, yaccédait. Devant la façade principale, s’étendait une cour ronde,herbue, limitée par des murs bas le long desquels croissaient desrosiers, redevenus sauvages, et des arbustes extravagants. Sous leperron de forme élégante et simple, des marches s’enfonçaient versle sous-sol, presque entièrement cachées par deux touffes énormesd’hortensias. Derrière, les jardins vastes étageaient leurs troisterrasses, bordées, chacune, d’une rangée de houx, taillés en cône,descendaient à une prairie, profonde comme le lit desséché d’unétang. Tout autour de la prairie, montaient, surélevés en coteau,des bois de hêtres, fermant le court horizon de verduresmoutonnantes, et ne laissant, juste dans l’axe de la maison, qu’unefissure, par où se développaient, en éventail, des pays lointains,vaporeux et charmants. Les jardins, depuis longtemps incultes,étaient pleins d’oiseaux que l’homme n’effarouchait plus. L’herbe,les fleurs sauvages s’y multipliaient, libres, folles, ivres deleurs parfums, couvrant les plates-bandes de fantaisies édéniques,les vieux murs d’exquises décorations qui se mêlaient aux mosaïquesdélicates des pierres, aux broderies balancées des vignes ;reliés, l’un à l’autre, par des guirlandes de volubilis silvestres,les arbres fruitiers, autrefois déformés par le sécateur,étendaient sans crainte leurs branches noueuses, couleur de bronze,chargées de ramilles nouvelles, toutes roses, où nichaient lesoiseaux. Et une paix était en ce lieu, si grande, qu’on eût dit queles siècles n’avaient point osé franchir la porte de ce paradis. Siprès de l’homme et pourtant si loin de lui, on n’y sentait vivreque la nature divine, l’éternelle jeunesse, l’immémoriale beautédes choses que ne salit plus le regard humain. Dans un coin de cesilence, un cadran solaire marquait, de son mince trait d’ombre, lafuite ralentie des heures.

Pendant quelques jours, la pensée de mesparents ne quitta plus les Capucins, non pour en goûter le charmede poésie si austère, mais pour y suivre l’abbé. Un désir decuriosité s’était emparé d’eux ; ils voulaient savoir. Dumatin à la nuit, je n’entendais que des exclamations, desquestions, des suppositions. Que faisait-il ? quedisait-il ? Pourquoi se cachait-il ? Ah ! il devaitse passer aux Capucins des choses extraordinaires ! Est-cequ’il n’aurait pas pu, comme tout le monde, habiter une maison dela ville, s’il n’avait pas eu des intentions inavouables !Avec cette tendance qu’ont les honnêtes femmes de province à prêterd’inquiétantes apparences de péché à de simples habitudes, qui neleur sont pas familières ; avec cette facilité degrossissement qu’elles mettent dans la représentation physique desvices, ma mère associait certainement à l’idée de Jules l’idée dedébauches monstrueuses et confuses. Dans son émoi, elle s’oubliamême jusqu’à dire en ma présence :

– Quand il aurait ramené une créature deParis, cela ne m’étonnerait pas !

Mon père, lui, très impressionné parl’histoire de l’assassin Verger et des bombes Orsini, n’était pasloin de se figurer l’abbé, travaillant à de sombres attentats, etcombinant des machines infernales, au milieu de poudres et defulminates.

L’abbé disait sa messe, le matin, à septheures. Trois petits coups de cloche ; quelques marmottements,le geste de bénir ; quelques génuflexions, le geste deboire ; quelques marmottements encore, et c’était fini.Lorsque les dévotes essoufflées arrivaient, l’officiant quittaitdéjà l’autel et gagnait la sacristie, balançant sous le voile brodéle calice vide du sang d’un Dieu. Et il rentrait aux Capucins.

Dans l’espérance vague de savoir quelquechose, et peut-être aussi dans le désir inavoué d’un rapprochement,ma mère se mit à suivre ses messes avec régularité.

– C’est plus commode pour les provisions,à cause de l’heure, disait-elle.

Plusieurs fois, elle y communia. L’abbé,posait rapidement, d’un brusque coup de pouce, sur sa langue, leblanc disque de l’hostie, et ne paraissait pas la voir. Elle eutl’idée de le prendre pour confesseur, et elle y renonça vite.

– Merci, réfléchit-elle… Pour qu’il ailleraconter partout mes péchés.

C’est alors que je fus chargé d’une missionimportante. Sauf les jours où il venait rendre visite auxServières, on rencontrait très peu mon oncle dans la ville. Mais,chaque après-midi, il faisait une promenade d’une heure, sur laroute, avec, sous le bras, son bréviaire qu’il n’ouvraitjamais.

– Écoute, me dit ma mère, un matin. Cen’est pas une raison, parce que nous sommes fâchés avec ton oncle,pour que tu le sois aussi, toi, son filleul. Retiens bien ce que jevais te dire… C’est très sérieux… Tous les jours ton oncle sepromène entre les Capucins et le carrefour des Trois-Fétus, de uneheure à deux heures, n’est-ce pas ?

– Oui, maman !

– Eh bien ! tous les jours, tu iraste promener aussi, de une heure à deux heures, entre les Capucinset le carrefour des Trois-Fétus…

– Oui, maman…

– Naturellement, tu rencontreras tononcle…

– Oui, maman.

– N’aie pas peur, surtout.

– Non, maman…

– Tu le salueras… Retiens bien, monenfant… S’il te répond, tu lui demanderas des nouvelles de sasanté… S’il t’aborde, tu causeras avec lui… Je te recommande d’êtrebien gentil, bien affectueux, bien respectueux… Montre-moi commenttu t’y prendras.

Il fallut faire une répétition de la scèneprobable, entre mon oncle et moi. Ma mère se chargea du rôle del’abbé.

– Allons ! approuva-t-elle. Ce n’estpas mal… Tâche d’être aussi gentil tantôt.

La promenade ne me déplaisait point, d’autantplus qu’elle coïncidait avec une répétition de latin. Cependant,j’eusse préféré que mon oncle ne fût point sur la route. L’idée del’aborder m’effrayait. Et puis, j’éprouvais une sorte de honte àjouer cette comédie ; en même temps qu’un sentiment pénible seglissait, dans mon cœur, quelque chose comme une diminution derespect et de tendresse envers ma mère. Durant la leçon, elle avaiteu, dans ses yeux, cette expression dure, avide, ce regardmétallique et froid qui me gênait, lorsqu’elle parlait avec MmeRobin de questions d’argent.

Un peu tremblant, je suivis la berge de laroute, regardant devant moi. Sous le soleil qui la frappaitd’aplomb, la route était blanche, d’un blanc de crème, et lesarbres, dont l’été décolorait les verdures empoussiérées,dentelaient, sur les bords, de courtes ombres bleues, criblées degouttes de lumière. De chaque côté, entre les haies, les champsdévalaient jaunes et roussis. Je marchais lentement, hébété par lacrainte et par la chaleur qui tombait du ciel, où un seul nuageerrait, perdu dans l’immense azur, comme un gros oiseau rose. Laroute faisait de brusques courbes, disparaissait, réapparaissait. Àmesure que j’avançais, les ombres s’allongeaient, s’effilaient,dessinant des mufles de bêtes étranges. Et, tout d’un coup,j’aperçus la terrible soutane, noire sur la blancheur éclatante,avec une petite ombre qui la suivait, et frétillait à ses pieds,semblable à un petit chien. Je m’arrêtai court, mon oncle s’enallait à pas menus, courbé, les omoplates creusées, les jointuresraidies. Sa soutane, qui m’avait paru si noire, luisait dans lesoleil autant qu’une cuirasse. Voyant qu’il ne se retournait pas,je me remis à marcher. Il obliqua vers la berge, se pencha sur letalus de la haie, cueillit une herbe, puis une autre, qu’il examinaavec attention. Je profitai de ce moment pour accélérer le pas, etlorsque je me trouvai en face de lui, séparé de toute la largeur dela route, je passai plus vite, en saluant. Mon oncle leva la tête,me regarda un instant, et rabaissant ses yeux sur une loupe qu’iltenait à la main, il continua d’examiner son brin d’herbe.

Le lendemain, je ne fus pas plus heureux. Lesurlendemain, je le trouvai assis sur une borne kilométrique. Ilm’attendait.

– Viens ici, petit, me dit-il d’une voixpresque douce.

J’approchai, très ému. Il me considéraquelques secondes, avec pitié, – du moins il me le sembla.

– Ce sont tes parents qui t’envoient,hein ?… Ne mens pas…

En même temps, il me menaçait de son indexlevé.

– Oui, mon oncle, balbutiai-je… Mamère…

– Tu ne sais pas pourquoi elle t’envoie,ta mère ?

– Non, mon oncle, répondis-je, le cœurgros et prêt à pleurer.

– Je le sais, moi… C’est une honnêtefemme, ta mère… Ton père aussi est un honnête homme… Eh bien, cesont tout de même de tristes canailles, petit… comme tous leshonnêtes gens… On ne t’apprend pas cela, à l’école ?… Ont’apprend le catéchisme, à l’école ? Tu vas àl’école ?

– C’est le curé qui me donne des leçons…sanglotai-je…

– Le curé ?… reprit mon oncle… C’estun honnête homme aussi… Toi aussi, tu seras un honnête homme,pauvre enfant.

Et me tapant sur la joue, il ajouta :

– C’est dommage !… Maintenant,va-t’en…

Ma mère fut très vexée de ce résultat. Si sahaine contre l’abbé s’accrut, elle me tint aussi rigueur de moninsuccès, et m’accabla de reproches.

– Tu n’as pas su t’y prendre… Tu n’es bonà rien… On ne fera jamais rien de toi !…

Elle ne s’en acharna pas moins dans sa volontéde savoir.

Comme elle s’était servie de moi, elle seservit de Victoire, notre cuisinière, l’excitant à des furetages, àdes espionnages quotidiens, chez les fournisseurs de mon oncle, quin’amenèrent que d’insignifiantes découvertes. Sur son ordre etd’après ses indications, Victoire pratiqua le siège de Madeleine,la vieille domestique de l’abbé. Toutes les deux s’attardaient aumarché, à la boucherie, chez l’épicier, causant, s’interrogeant,s’exclamant. À la suite de ces entrevues des deux commères, onapprenait des choses intéressantes et mystérieuses qui avivaientencore, sans la satisfaire, la curiosité insatiable de mesparents.

On sut ainsi que, pendant son installation,l’abbé s’était montré colère, bousculant tout, injuriant lesouvriers, se livrant à de telles fureurs, qu’aucun ne voulait plustravailler pour lui. Depuis, il s’était bien apaisé, ne s’emportaitplus, ne se plaignait point. Il semblait plutôt triste. Madeleine,d’ailleurs, ne le voyait guère qu’aux heures des repas, et lematin, au retour de sa messe, alors qu’il se promenait dans sonjardin, qu’il avait laissé inculte, en son désordre charmant denature. De la maison, l’abbé n’avait meublé que trois pièces – ettrès simplement – la chambre à coucher, la salle à manger, labibliothèque. C’est dans cette dernière qu’il se tenait tout lejour, et jusqu’à minuit, heure à laquelle il se mettait au lit.Quelquefois, il écrivait ; le plus souvent, il lisait. Illisait dans de grands livres, à tranches rouges, si grands, silourds, qu’il avait peine à les porter tout seul. Sur la porte desa bibliothèque, il avait écrit en grosses lettres :Défense d’entrer. Et personne, jusque-là, n’en avaitfranchi le seuil. Il l’avait rangée, sans le secours d’aucunouvrier ; lui-même, tous les samedis, il l’époussetait, labalayait. Lorsqu’il sortait, il avait toujours le soin de la fermerà double tour et de garder la clef avec lui. Et c’était effrayantde considérer cela par le trou de la serrure ! Ah ! il yen avait, des livres, des grands, des moyens, des tout petits, detoutes les formes et de toutes les couleurs, des livres qui, de laplinthe à la corniche, garnissaient les quatre murs, quis’empilaient sur la cheminée, sur des tables, qui couvraient leplancher même !… Il était également défendu d’entrer dans unepièce, toujours fermée, dont la porte faisait face, de l’autre côtédu couloir, à celle de la bibliothèque. Pourtant cette pièce necontenait qu’une malle et qu’une chaise. L’abbé s’y enfermait à peuprès une fois par semaine, durant des heures ! Que sepassait-il ?… On n’en savait rien… mais il devait s’y passerdes choses qui n’étaient point naturelles, car souvent ladomestique avait entendu son maître marcher avec rage, frapper dupied, pousser des cris sauvages. Un jour, attirée par le vacarme,et croyant que l’abbé se disputait avec des voleurs, elle étaitvenue écouter à la porte, et elle avait nettement perçu cesmots : « Cochon !… cochon !… abjectcochon !… Pourriture ! » À qui s’adressait-ilainsi ? Le certain, c’est qu’il ne se trouvait, dans la pièce,que l’abbé, la malle et la chaise !… Lorsqu’il ressortait delà, il était à faire frémir ; les cheveux de travers, les yeuxterribles et sombres, la figure bouleversée, pâle comme un linge,et soufflant, soufflant !… Alors, il se jetait sur son lit,dans sa chambre, et s’endormait. C’était sûrement la malle, lacause de tous ces micmacs. Cependant, Madeleine l’avait vue ;elle avait vu aussi la chaise… La chaise était en paille, avec desmontants en merisier, comme toutes les chaises ; la malleétait en bois peint, très vieille, avec des garnitures de peau detruie sur le couvercle bombé, comme toutes les malles… Ce quin’empêchait pas Madeleine d’avoir très peur, et de se demanderparfois, si elle ne ferait pas bien de prévenir les gendarmes.

Et Victoire toute frissonnante de terreur, sonimagination de cuisinière hantée de choses surnaturelles et derécits merveilleux, s’interrompait de raconter, et demandait à mamère :

– Enfin, Madame, à votre idée, quoi qu’ypeut y avoir dans c’te malle-là ?… C’est-y point lediable ?… C’est-y point des bêtes comme il n’en existe plus,depuis Notre Seigneur Jésus-Christ ?… Ainsi, Madame, moi quivous parle, quand j’étais petite, un jour, mon père, dans un bois,vit une bête… Oh ! mais une bête extraordinaire !… Elleavait un museau long, long comme une broche, une queue comme unplumeau, et des jambes, bonté divine ! des jambes comme despelles à feu !… Mon père n’a point bougé et la bête estpartie… Mais si mon père avait bougé, la bête l’aurait mangé… Ehben ! moi, je crois que c’est une bête comme ça, qu’est dansla malle…

– Allons, allons ! faisait ma mère,en riant du bout de ses lèvres amincies… Vous dites des bêtises,Victoire…

– Des bêtises ! ma chère dame !s’exclamait la bonne, scandalisée du scepticisme de sa maîtresse…non, on ne m’ôtera pas de l’idée qu’il y a des diableries auxCapucins… Ainsi, l’autre jour, la sonnette de la porte… une grossesonnette… est tombée sur la tête de Madeleine… Eh bien ! machère dame, Madeleine n’a rien eu à la tête, et c’est la sonnettequi n’a plus sonné… V’là comment qu’ça se passe, chez votrebeau-frère.

Au fond, Victoire trouvait tous ces phénomènesjustes et normaux, et elle ne s’en étonnait pas, sachant, par sonamie, qu’il n’y avait pas, dans toute la maison, un seul objet desainteté. On y eût vainement cherché un crucifix, une image de laVierge, un bénitier, une médaille, un rameau de buis. Et jamais onn’avait vu l’abbé dire le Benedicite, avant le repas, nifaire le signe de la croix, jamais.

L’histoire de la malle grandit, courut le paysde porte en porte, remuant violemment les cervelles. Les plusincrédules eux-mêmes, les esprits forts de cabaret qui répudiaienthautement le surnaturel dans les manifestations de la vie, engardèrent une inquiétude. On ne longeait plus la route, devantl’étroite allée de lauriers qui conduisait aux Capucins, sans êtreobsédé de pensées pénibles, parfois d’effrayantes visions. Si, toutd’un coup, l’abbé lâchait sur la campagne la monstrueuse bête, cetinconnu horrifique qui grondait au fond de la malle !… Déjà,il semblait que les arbres d’alentour, revêtaient des formesinsolites, que les champs se soulevaient en ondulations menaçantes,et que les oiseaux, sur les branches, envoyaient aux passants, avecdes regards cyniques de bossus, d’étranges chansons infernales. Labibliothèque, aussi, prenait, dans l’imagination populaire, affoléepar les racontars des deux bonnes, des proportions et un caractèredémoniaques. On se représentait mon oncle, vêtu ainsi qu’unsorcier, évoquer des sortilèges, tandis que ses livres, s’animantd’une vie sabbatique, glissaient comme des rats, miaulaient commedes chouettes, sautaient comme des crapauds, autour de lui.

Chez nous, les choses n’apparaissaient pasavec cette poésie magique. Toutefois, la malle déroutait.Évidemment, il y avait là un mystère, puisque véritablement il yavait une malle. Mais lequel ? Et que contenait cettemalle ? On se livrait, à propos de la malle, à descommentaires prodigieux, à de tragiques suppositions qui necontentaient point la raison. Quant à la bibliothèque, elleexcitait vivement la curiosité, dans un autre sens.

– Ça doit valoir cher, une bibliothèquecomme ça ? disait ma mère.

Et mon père, d’un air entendu, surenchérissaitencore.

– Une bibliothèque comme ça ?… on nesait pas ce que cela vaut !… Peut-être vingt millefrancs :

Alors ma mère soupirait :

– Et dire qu’il ne la laissera même pas àson filleul !

Mais bientôt la vie, que troublaient tous cesévénements, reprit son train-train accoutumé. Il était visible quema mère songeait aux Capucins, et qu’elle combinait des plans danssa tête ; néanmoins, elle ne parlait plus aussi souvent del’abbé. Elle avait avec Victoire des conférences secrètes, de longsentretiens qui ne franchissaient plus la porte de la cuisine. Quantà mon père, il finit par se consoler de sa fâcherie avec son frère,en se disant presque gaîment :

– Bah !… Ç’a toujours été comme ça,avec Jules… Ça peut bien continuer… Nous n’en sommes pas, Dieumerci ! à attendre après son argent !

Du reste, deux accouchements importants, dontil fut fort question à table, vinrent le distraire de sespréoccupations de famille, et mirent dans la maison un peu de cettejoie spéciale que je connaissais si bien. Moi, chaque après-midi,je me rendais au presbytère, mélancoliquement, mes livres sous lebras. Au cours de la répétition, le curé Blanchard me demandaitquelquefois :

– Tu n’as pas revu ton oncle ?… Queldrôle de corps tout de même !…

Et, comme je paraissais triste à sa lourdegaîté de prêtre gras et bon vivant, il imagina de m’apprendre laflûte, en même temps que le De viris.

– C’est un bel instrument !disait-il… Et ça te remontera le moral.

C’était sans doute aussi pour me remonter lemoral que, le jeudi, lorsque j’avais été sage, mon père m’emmenaitavec lui, dans son cabriolet. Je l’accompagnais en ses tournées demalades. Et nous roulions tous les deux, sans échanger une parole,tous les deux secoués sur les ornières des chemins creux, comme surune barque que soulève la houle. Dans les villages, devant lesmaisons, où gémissaient les pauvres diables, nous descendions devoiture ; mon père attachait la longe du cheval aux barreauxde la fenêtre, et tandis qu’il pénétrait dans les tristes logis,moi, resté sur le pas de la porte, j’apercevais, à travers l’ombredes pièces enfumées et misérables, j’apercevais des visagesdouloureux et jaunes, des mentons levés, des dents serrées et desyeux fixes, profonds, les yeux des êtres qui vont mourir. Le cœurgros, épeuré par ces images de mort, je pensais aux petitsServières, dont l’existence n’était faite que de spectaclesconsolants et joyeux, avec des parents dont la tendresse étaitcomme une lumière, avec de belles choses, qui leur apprenaient lebonheur ; et je pensais aussi à mon oncle, qui m’avait ditd’un air triste et doux : « C’estdommage ! »

L’abbé se montrait moins que jamais, et seconfinait davantage dans sa bibliothèque. Il paraît que sa santéétait mauvaise, qu’il toussait beaucoup, qu’il éprouvait souventdes étourdissements. Il ne disait plus sa messe qu’un jour surtrois. Lors de la translation à Viantais des reliques de saintRemy, patron de la paroisse, – une fête qui amena dans le paystrois évêques et plus de cent ecclésiastiques, – mon oncle avaitrefusé de figurer au cortège, ce qui fut fâcheusement interprétécontre lui, bien qu’il eût donné sa maladie pour excuse. Mais l’onsentait qu’il y avait d’autres raisons, et, parmi elles, unerépugnance, à peine dissimulée, de tout ce qui était le devoir duculte religieux. On le rencontrait aussi plus rarement sur laroute ; son jardin était devenu le lieu préféré de sespromenades ; par les beaux jours de soleil, il aimait às’asseoir parmi l’herbe, sous un acacia-boule, et il restait là, àregarder passer le vol farceur des geais, à suivre, dans le ciel,l’ascension des grands éperviers. Était-ce le calme endormeur de lasolitude, était-ce la souffrance, était-ce l’engourdissement del’homme qui se sent à jamais vaincu ? Mais, au dire deMadeleine, le caractère de son maître changeait beaucoup. Sescrises de colère s’espaçaient de plus en plus ; il avaitdevant des plantes, devant des insectes, des attendrissements, desextases ; et les oiseaux, à qui il jetait des miettes de painet des grains de blé, le suivaient parfois, en tourbillonnantautour de lui. Ne le voyant presque plus dans le pays, on s’habituaà penser aux Capucins sans trop de frayeur, bien que labibliothèque et la malle hantassent parfois les conversations desbonnes gens, le soir, à la veillée.

Les incidents que je viens de rapporteravaient renforcé notre amitié avec le juge de paix et sa femme d’unplus intime lien. Ma mère croyait sans doute trouver là un sérieuxappui moral et – qui sait ? – en cas de procès dans l’avenir,un sérieux appui matériel. Mme Robin, elle, était naturellementheureuse de jouer son rôle de confidente, dans une comédie dontelle n’avait pas à souffrir, et qui régalait, au contraire, saméchanceté d’une suite de complications imprévues etbouleversantes. Elle ne pouvait, non plus, pardonner à mon oncleson refus d’assister à un dîner, pour lequel elle s’était mise enfrais de coquetterie. Après deux ans, elle gardait encore, trèsvive, la rancune de cette impolitesse. Ces deux dames se voyaientdonc plus souvent que jamais. Pour un oui, pour un non, ma mèreallait chez son amie ; de son côté, Mme Robin, pour un non,pour un oui, accourait chez nous, l’air important et mystérieux.Toutes les deux, elles ressentaient le besoin de se consulter, àpropos de la moindre vétille, même en dehors des petits ou grosévénements, dont les Capucins étaient l’inépuisable source.

Un jour que nous passions devant la maison desdemoiselles Lejars :

– Tiens ! fit ma mère… Il faut queje demande un renseignement à Mme Robin.

Les demoiselles Lejars habitaient lerez-de-chaussée ; le premier, l’unique étage, était occupé parles Robin. En levant les yeux vers cette maison que je détestais,j’aperçus, derrière l’une des fenêtres, le maigre profil deGeorges, penché sur un travail de couture. Les mains de l’enfantallaient et venaient, tirant l’aiguille.

– Au moins, lui, il est utile à quelquechose ! observa ma mère, d’un ton de reproche, tandis que nousnous engagions dans un couloir obscur, carrelé de rouge, au fondduquel un escalier sans rampe, droit, presque une échelle,conduisait à l’appartement des Robin.

Depuis quelque temps, Mme Robin avaitinterrompu l’éducation de son fils. Difforme, maladif comme étaitle petit Georges, elle avait jugé qu’il ne fallait pas compter surson avenir, que toute carrière lui serait interdite, plus tard.Alors, à quoi bon dépenser de l’argent en instruction qui ne devaitservir à rien ? Vivrait-il seulement ? Elle en doutait.En attendant, sa mère songea à l’employer dans le ménage, à enfaire, en quelque sorte, sa domestique. Elle le chargea desbesognes répugnantes et sales, ce qui lui évita de prendre unefemme à la demi-journée ; il dut aussi laver la vaisselle,récurer les chaudrons, balayer, cirer les chaussures. Et puis,toute la journée, il cousait. Il raccommodait les torchons, le groslinge, ravaudait les vieux bas, ou bien il tricotait des caleçonspour son père. Assis derrière la même fenêtre, toujours courbé, levisage terreux, son pauvre corps de temps en temps secoué par latoux, il piquait la toile, s’interrompant quelquefois, pourregarder les gamins qui jouaient à la marelle sur les dalles dumarché au blé, pour suivre le vol familier des pigeons, et lescharrettes qui s’en allaient vers les grandes routes, dans lesverdures et dans le soleil.

Mme Robin vint nous ouvrir. Elle était encamisole flottante ; un tablier de cotonnade bleue préservaitson jupon, un jupon de dessous, noir, mal attaché, qui découvraitle bas de ses jambes et ses pieds chaussés de pantoufles entapisserie. Dès qu’elle nous eut reconnus elle se cacha vivement,derrière la porte, honteuse d’être surprise en ce déshabillé quicomplétait sa laideur et faisait ressortir davantage la couperosede son teint.

– Je ne puis pas vous recevoir comme ça,cria-t-elle… Je suis à la cuisine en train de hacher un pâté…Laissez-moi passer une robe, au moins…

– Mais non, mais non, insista ma mère…Nous ne voulons pas vous déranger, ma chère amie… J’irai avec vousdans la cuisine… Albert causera avec Georges… J’ai du nouveau…

Mme Robin montra sa tête intriguée, etminaudant :

– Ce n’est guère convenable tout de même…Vraiment, si j’avais su que vous viendriez !…

Elle se défendit encore, mais ma mèrel’entraîna dans la cuisine, tandis que je me dirigeais vers lachambre où était Georges.

Un lit d’acajou s’avançait au milieu de lachambre, drapé de rideaux blancs. Les feuilles déchirées d’unparavent séparaient ce lit conjugal d’une couchette en fer, dont latête reposait contre l’angle du mur, la couchette de Georges. Unecommode de noyer à dessus de marbre gris, un fauteuil Voltaire enreps grenat, une toilette Empire en forme de trépied, et, sur lacheminée, sous un globe, une pendule de zinc doré, représentantMarie Stuart, composaient le reste de l’ameublement. Çà et là, descrucifix, un bénitier, des lithographies pieuses, jaunissant dansdes cadres de bois. Près de la fenêtre sans rideaux, en face d’unepile de torchons et d’une corbeille d’osier pleine de pelotes defil, d’étuis à aiguilles, de chiffons, Georges cousait, extrêmementvoûté, le visage assombri par une ombre bleuâtre et plate quecontournait un trait de lumière vive. Le petit infirme tendit versmoi, puis vers la porte, un regard craintif, et me voyant seul, ilme sourit.

– Mère n’est pas là ? medemanda-t-il à voix très basse.

– Non !

Il laissa son ouvrage, et se levantpéniblement, il vint à ma rencontre. Ses jambes trop faibles pourson corps, si débile pourtant, s’arquaient à chaque pas, comme sousle poids d’un roitelet les scions frêles d’un arbrisseau.

Je n’avais pas eu souvent l’occasion de metrouver seul avec lui. Presque jamais le pauvre être nesortait ; et chez lui, ou bien à la maison, toujourss’interposait entre nous l’ombre glaçante de la mère. Nous ne nousparlions pas, mais nos yeux parlaient à défaut de nos bouches, etles siens m’avaient longuement raconté ses douleurs.

– Assieds-toi là, près de moi, me dit-ilen m’apportant un tabouret.

S’aidant de mon épaule, il se rassit à saplace, et me considéra, sans prononcer une parole. Moi non plus, jene disais rien. Un peu gêné, un peu attristé même, comme devant unhomme qu’on sait supérieur à soi, je l’examinais. Il avait lescheveux blonds et mats, de cette matité qu’ont les fourrures desbêtes malades ; son visage exsangue, flétri, se teintait d’unelégère tache rosée aux pommettes trop saillantes. L’on sentaitqu’une ossature étiolée, que des membres rabougris, flottaient sousla blouse d’indienne qui l’enveloppait jusqu’à mi-jambes. Ses mainsétonnaient, à cause de leur longueur et de leur sécheresse, desmains comme jamais je n’en vis à aucun enfant. Et ses yeux auxprunelles d’un bleu sombre inquiétaient aussi par l’étrangeprofondeur du regard et la précocité des pensées qu’ellesrévélaient.

Le regard de Georges toujours fixé par moi, medevint intolérable ; il me donnait sur le crâne l’impressiond’une chose trop pesante. Tout à coup, il me dit :

– Jamais tu n’as songé à t’en aller,toi !… à t’en aller loin… bien loin ?…

– Non ! répondis-je… Pourquoi medemandes-tu ça, Georges ?

Il se tourna du côté de la fenêtre, et agitantsa main longue et sèche :

– Parce que ça doit être beau, les pays…là-bas… au-dessus des toits… les pays, plus loin, au-dessus desforêts… Hier soir, pendant que mes parents étaient chez toi, j’aipensé à m’en aller… plus loin que tout ça encore… Je me suis levé,je me suis habillé… Mais la porte était fermée… Alors, je me suisrecouché, et j’ai rêvé à des choses… C’est-y loin, l’Amérique,dis ?

– Pourquoi me demandes-tu ça,Georges ? répétai-je.

– Parce que l’année dernière, j’ai lu unlivre… C’étaient des enfants… Ils habitaient des plaines, desplaines, des bois, des bois… Ils couraient au milieu de bellesfleurs, après de belles bêtes… Sur les arbres, il y avait desperroquets, et des oiseaux de paradis, et des paons sauvages… Etils n’avaient pas de père, pas de mère !… Ça se passait enAmérique… C’est-y loin ?

– Je ne sais pas ! dis-je, le cœurvague.

– Tu ne sais pas ?… Voilà, jevoudrais aller en Amérique… ou bien autre part… Quelquefois, j’aivu des enfants, sur les routes, qui gardaient des vaches… Lesvaches broutaient… Eux cueillaient des coucous et faisaient debelles pelotes jaunes avec… Ou bien, ils mangeaient des mûres dansles haies… Ça doit être gentil de garder les vaches… Est-ce que lesenfants qui gardent les vaches ont des parents, dis,sais-tu ?

– Je ne sais pas.

Georges eut un air contrarié.

– Oh ! tu ne sais rien !soupira-t-il.

Et brusquement, il reprit :

– Quelquefois, sur la place, je regardepasser des voitures de saltimbanques… des grandes voitures jaunes,rouges, avec des petites fenêtres, et un petit tuyau qui fume… Etj’ai envie de partir avec elles… Sais-tu où elles vont ?

– Elles vont dans les villes… loin…

– Elles vont peut-être enAmérique ?

– Peut-être !

Il réfléchit un instant ; puis ilm’attira près de lui, m’embrassa.

– Tu ne le diras pas… Eh bien !voilà… quand il passera une voiture, je descendrai et je lasuivrai… Et puis, je demanderai aux saltimbanques de me prendreavec eux…

S’interrompant :

– Ainsi, toi, jamais tu n’as pensé à t’enaller ?

Les paroles de Georges me faisaient mal, mebouleversaient dans toutes mes croyances sacrées d’enfant, dans cetattachement d’animal qui vous rive même à la maison où l’on a étémalheureux, même à la famille qui vous éloigne de sa tendresse. Et,très ému, je lui parlai ainsi :

– Écoute, Georges, ce n’est pas bien, ceque tu dis là… C’est un péché ! et Dieu t’en punira… Tun’aimes donc pas ton père ni ta mère, que tu veux lesquitter ?

Le pâle enfant s’agita sur sa chaise. Uneflamme sombre traversa ses prunelles, devenues presque terriblespour une si fragile créature. Et crispant les poings, il cria d’unevoix rauque :

– Non !… non, je ne les aime pas…Non !

– Pourquoi ? balbutiai-je… Parcequ’ils te battent, parce qu’ils te renferment ?

– Non… autrefois, j’ai été battu ;autrefois, j’ai été renfermé… Et je les aimais.

– Alors pourquoi ne les aimes-tu plusaujourd’hui ?…

Georges laissa tomber sa tête dans ses mains,et il sanglota :

– Parce qu’ils font des saletés… dessaletés… des saletés !…

Ses larmes tournant soudain enfureur :

– Des saletés ! répéta-t-il… Lanuit, ils s’imaginent que je dors… Et je les entends !…D’abord, j’ai cru qu’ils se battaient, qu’ils s’égorgeaient… Le litcraquait… ma mère hurlait… la voix étouffée, la voix étranglée…Mais non ! une fois, j’ai vu… c’étaient dessaletés !…

Une toux sèche l’arrêta. J’avais détourné mesyeux des siens, troublé par quelque chose que je ne comprenais pas,mais que je sentais effroyable et honteux… Le petit infirmepoursuivit :

– Comment veux-tu que je les aime ?…Est-ce que cela est possible ?… Qu’ils me rouent decoups ; qu’ils me jettent, jour et nuit, dans le trou aucharbon… c’est bien, je les aimerai tout de même !… Maisça !… Je n’ose plus les regarder en face… Rien que de sentirpasser la robe de ma mère, près de moi, je rougis… Car je ne lesvois plus tels qu’ils sont, lorsque je les vois… Je les voistoujours, comme la nuit… C’est pour cela que je veux aller loin…bien loin !… dans les pays où les enfants n’ont pas deparents… où il y a sur les arbres de beaux oiseaux qui chantent…comme en Amérique…

Un bruit de voix, immédiatement suivi d’unbruit de pas, se fit entendre derrière la porte. Georges reprit sonouvrage, se pencha pour dissimuler son trouble, et ma mère et MmeRobin entrèrent dans la chambre.

En nous voyant assis l’un près l’autre, etsilencieux, elle dit, tandis que Mme Robin, par-dessus l’épaule dema mère, me lançait un regard de haine :

– Allons ! je vois que vous avez étébien sages…

Elle s’approcha de Georges pour l’embrasser.Mais, soudain, très pâle, elle étendit le bras dans la direction dela fenêtre et poussa cette exclamation :

– Ah ! c’est trop fort !… c’esttrop fort !… Voyez donc.

L’abbé Jules remontait la place au bras ducousin Debray. Ils marchaient avec lenteur, causant comme de bonsamis ; le cousin, raide et gesticulant, l’abbé s’appuyant àson bras d’un air de contentement. Au coin de l’hôtel desTrois-Rois, ils disparurent.

Ma mère restait atterrée ; et Mme Robin,très grave, regardait ma mère.

– Il ne vous manquait plus quecela ! fit-elle… C’est que le capitaine Debray est un fameuxintrigant !…

Quant à moi, je ne pensais ni à l’oncle Jules,ni au cousin Debray. Encore sous l’impression des paroles deGeorges, je sentais se dévoiler devant moi des choses confuses,redoutables ; et mes yeux allaient de Mme Robin, qui mesemblait moins laide, au lit d’acajou, au-dessus duquel un mystèreplanait, sous les draperies blanches.

Chapitre 2

 

 

Le cousin Debray, à l’exception de ses vieuxsouvenirs de caserne et de sa connaissance plastique des mœurs duputois, n’avait pas beaucoup d’idées dans la tête. Depuis qu’ilavait quitté le régiment, il n’en avait eu qu’une, et encore dut-ily renoncer. Le brave cousin s’était imaginé de doter le pays d’unecompagnie de sapeurs-pompiers, dont il eût été le commandant ;il avait écrit, à ce propos, rapports sur rapports, mémoires surmémoires, dressé des plans, des statistiques d’incendie, établid’admirables règlements. Mais il s’était heurté sans cesse àl’obstination du conseil municipal qui refusa de charger la communedéjà obérée d’un surcroît de dépenses. Le capitaine en conçut unvif ressentiment et, bien que bonapartiste enragé, il se jeta dansl’opposition, – opposition, je m’empresse de le dire, qui serestreignait à des « nom de Dieu ! » poussés contreles autorités locales. Grâce à sa qualité d’ancien capitaine, iloccupait à Viantais une situation en vue. D’abord, il figurait engrand uniforme dans les cortèges officiels, et puis, il rendait denombreux services aux mères de famille qui avaient des fils àl’armée. S’agissait-il d’obtenir un congé, une exemption, unefaveur quelconque, c’est au capitaine Debray qu’ons’adressait ; il indiquait la marche à suivre, rédigeait lessuppliques en termes du métier, accablait les bureaux derecrutement et le ministère de la guerre de ses recommandations.Très obligeant, il jouissait donc d’une petite popularité et ilfinit par se consoler de n’être pas pompier en empaillant avec rageet conviction tous les putois et belettes tués dans les taillisd’alentour. Chaque famille possédait au moins un spécimen du talentde notre cousin, et l’on ne pouvait entrer à cette époque dans unemaison sans y voir à la place d’honneur un de ces animaux assis surune planchette de bois et se livrant à des gesticulations badines,généralement empruntées à la mimique des écureuils. Par unetendance vers l’idéal qu’ont généralement les vieux militairesretraités, le cousin corrigeait, dans la zoologie des bêtescarnassières, ce que celles-ci ont de trop répugnant et de tropféroce. Il vivait très retiré avec sa domestique, Mélanie, unegrosse femme de quarante-cinq ans, qu’il appelaitfamilièrement : « Ma poule. » Les intimes relationsdu maître et de la servante étaient connues de tous. Ils ne s’encachaient ni l’un ni l’autre, et un jour qu’ils s’étaient disputéstous les deux devant plusieurs personnes, le capitaine avaitdit : « Crie, crie, ma poule… Tu sais bien que l’oreillerraccommode tout. » C’était clair. Aussi, dans la sociétébourgeoise on ne pouvait pas le recevoir, à cause de « lapoule » ; mais on continuait de l’estimer à cause desputois dont il était si facilement prodigue.

Après l’incident de la place, ma mère jugeaqu’il ne fallait point se faire un ennemi du cousin Debray. Ilétait préférable de l’amadouer, de l’inciter discrètement à despensées, à des actions généreuses, de s’en servir comme d’un moyeninconscient de communication entre l’abbé et nous, et, plus tard,comme d’un instrument de réconciliation. On revit donc plus souventle capitaine à la maison, on l’invita même à dîner. Sans trops’étonner de ce revirement subit et n’ayant point coutume dechercher la raison des choses, il accepta. Alors, on le gava debonne chère et du meilleur vin de la cave. Ce fut une amèredéception. Le cousin buvait, mangeait et il disait :« Ah ! ce Jules, c’est un nom de Dieu degaillard ! » Le vocabulaire de ses enthousiasmes, lacuriosité de ses observations s’arrêtaient là. Ce « nom deDieu de gaillard ! » en marquait la hauteur suprême. Ilfut impossible d’en tirer autre chose. Non qu’il y mît de lamalice, il était sincère, comme une brute, le bon capitaine. Et ilrevenait à ce « nom de Dieu de gaillard ! » à proposde tout, modifiant le ton de cette exclamation suivant qu’iléprouvait plus ou moins d’enthousiasme, mais n’en changeant jamaisla forme. Ma mère avait beau lui suggérer des idées, lui tracer desréponses, il n’entendait rien, ne comprenait rien, il s’obstinait àce « nom de Dieu de gaillard ». Elle soupirait, demandantà son regard une complicité :

– Ah ! quelle tristesse que lesfamilles divisées !… Ce serait si bon d’être réunis et des’aimer… Et lui, si seul avec une santé si délicate… On lesoignerait si tendrement !… Nous sommes aussi de bien petitesgens, pour lui qui est si savant, si éloquent. Dame ! quand ona son intelligence… quand on a été à Paris !… Nous autres,nous n’avons que notre cœur…

Et sa voix, sa pose, ses gestes semblaientcrier :

– Mais répète-lui ça, imbécile.

À quoi le cousin Debray, la bouche pleine,l’œil luisant, répondait :

– Oh ! ce Jules ! c’est un nomde Dieu de gaillard !… Quelquefois, en causant avec lui, je nepuis m’empêcher de lui dire : « Jules, tu es un nom deDieu de gaillard ! »

– Et quand vous causez avec lui,reprenait ma mère en s’accrochant désespérément aux rares motsautres que les jurons du capitaine… Que dit-il ?… Seplaint-il ?… Parle-t-il de Paris ?… De nous ?…

– Lui !… Ah ! bougre, macousine !… C’est un nom de Dieu de gaillard, allez !

Enfin, une fois, il expliqua qu’il était entrédans la bibliothèque. Il ajouta même qu’il avait vu des livres,qu’il les avait palpés, que Jules lui avait montré des ouvragestrès rares, très chers… Et il conclut en balançant latête :

– Mes enfants, c’est une nom de Dieu debibliothèque.

Ainsi, seul de la famille, il était reçu chezl’abbé ! Et non seulement il y était reçu, mais voilà qu’ilentrait dans la bibliothèque !… Dans cette bibliothèque sur laporte de laquelle étaient écrits ces mots : « Défensed’entrer !… » Dans cette bibliothèque où personnejusqu’ici n’avait posé le pied, pas même les Servières… Et nonseulement il y était entré, mais mon oncle lui avait, de sespropres mains, montré des livres en insistant sur le prix, sur larareté.

– Et la malle ? interrogea ma mèreconsternée… Avez-vous vu aussi la malle ?

– Non ! fit le cousin Debray, qui,jusqu’à dix heures, égrena le chapelet de ses jurons.

Mes parents ne l’écoutaient plus, songeaient,et le cousin jurait dans le vide, en caressant sa moustache grise,plus grise sur sa face que la digestion violaçait.

Quand il fut parti :

– Tu vois ! s’exclama ma mère… Tuvois !

Mon père articula, en mettant une pause entrechaque syllabe :

– C’est extraordinaire !… qui auraitjamais deviné ?

– Et tu comprends bien, n’est-cepas ? pour que l’abbé ait introduit ce grossier personnagedans la bibliothèque, pour qu’il se soit donné la peine de lui enfaire les honneurs, tu comprends qu’il a des vues sur lui…

– J’en ai peur !

– Et le cousin héritera detout !…

– C’est possible !… c’est probablemême… Parce que, sans ça, l’abbé ne l’aurait pas mené dans labibliothèque… L’abbé le connaît bien.

– Parbleu, s’il le connaît !… sontestament est peut-être fait déjà !… Enfin, quelle est safortune, au juste ?

Mon père eut un geste évasif, et s’étant livréà un calcul mental, il répondit :

– Voilà ce qu’il faudrait savoir !…Il a payé les Capucins douze mille francs, sans les frais d’acteset d’enregistrement… De la succession de ma mère, il a eu six millelivres de rentes… Maintenant… A-t-il plus ?… A-t-ilmoins ? Ce sont ces six années à Paris, dont on ne connaîtrien, qui me chiffonnent !… Qu’est-ce qu’il a fabriqué àParis ?

– Et la bibliothèque dont tu ne parlespas ?… Et la malle ?

– Oui !… Mais Paris, Paris,vois-tu !… C’est ça qui est l’ennuyeux !… Qu’est-ce qu’ila fabriqué à Paris !

Il se leva, et se promena dans la chambre, lesmains dans ses poches, préoccupé. Ma mère, distraitement, agitaitun trousseau de clefs qui, sous ses doigts, rendait un son clair demétal, comme un joli son de grelots, dans le lointain. Aprèsquelques secondes de silence, mon père dit, ne s’adressant àpersonne :

– Et puis nous sommes là àcompter !… Heu !… heu !… À quoi cela noussert-il ?…

Ma mère secoua plus fort son trousseau declefs, et haussa les épaules :

– Un homme qui vit en concubinage !…qui n’a pas d’enfants !… C’est honteux !…

– Eh bien ! oui, conclut mon père…Voilà la justice de ce monde !… qu’est-ce que tuveux ?

L’heure de me coucher était depuis longtempspassée. Tout à leurs réflexions, mes parents m’oubliaient, ne mevoyaient pas. Je n’avais garde, d’ailleurs, d’appeler l’attentionsur moi, et je me faisais tout petit, au fond de ma chaise, dans lecoin d’ombre où j’avais eu la prudence de me cacher. J’étaisprodigieusement intéressé, non par les calculs de la fortune del’abbé, qui eussent suffi à m’endormir, mais par ce qui se disaitdu cousin Debray ; j’attendais des révélations sur sa vie, sur« la poule », surtout, dont il avait été beaucoupquestion ces jours-là ; car, sous l’empire de ces événements,mes parents se relâchaient, devant moi, dans la tenue de leurlangage et l’austérité de leurs observations ; je rapprochais« la poule » et le cousin, de M. et Mme Robin. Depuis lesconfidences de Georges, un monde nouveau m’apparaissait encoreindécis ; j’éprouvais, en tout mon être, des sensationsinconnues, vertigineuses, qui me donnaient l’effroi et l’attractiondes choses défendues, d’un mal abominable et charmant, que jelisais maintenant, sans le déchiffrer, aux yeux des femmes. Toutcela était brouillé, très incertain, et j’espérais que, par un mot,par une phrase, « sur le cousin et la poule », mesparents allaient dissiper les brumes qui couvraient le mystère,désiré et redouté.

Mon père remonta la lampe qui charbonnait etvint se rasseoir. Il avait sans doute réfléchi, car, voyant safemme toujours songeuse et inquiète, il tapa tendrement sur sesgenoux.

– Allons ! mignonne. Ne te casse pasla tête, va !… Et prenons notre parti de ce qui arrive… Dieumerci ! nous ne manquons de rien… Et j’en serai quitte pourtravailler un peu plus vieux, voilà tout !…

Gaîment, il ajouta, en manière deplaisanterie :

– Si seulement nous avions une bonneépidémie, de temps en temps !

Mais ma mère se révolta. D’une voix dure,accompagnée d’un geste résolu :

– Non !… décida-t-elle… Il ne serapas dit qu’on se sera moqué de nous ainsi… Je suis déterminée à medéfendre ! D’abord… D’abord, il faut que tu ailles auxCapucins !…

– Moi ! fit mon père, qui tressautasur son siège… moi !… Ah ! mais non !… Ah !mais non !

– Attends donc avant de dire non… MonDieu ! que tu es bien de ta famille !

Et, parlant plus vite, elle reprit :

– Il faut que tu ailles aux Capucins…Comprends-moi… Tu verras ton frère… Sans t’humilier, sanspleurnicher, sans implorer une réconciliation, tu lui demanderas dese charger de l’instruction d’Albert… Albert est son filleul,sapristi !…

– Et le curé ? interrompit mon père…il se froissera.

– Le curé, je m’en charge !… Unefois le petit dans la place, tu comprends que cela arrange jolimentnos affaires… C’est à nous à manœuvrer habilement !… Sanscompter qu’il peut le mener jusqu’à la seconde… une économie dequatre ans de collège, du même coup.

– Il ne me recevra pas ! objecta monpère.

– Qu’en sais-tu ?

– Cela va être des histoires !

– Quelles histoires ?… Où vois-tudes histoires ?… Quoi de plus naturel qu’un oncle donnant desleçons à son neveu ?… D’ailleurs, il s’ennuie… Ça ladistraira…

– Et s’il refuse ?

– Eh bien ! tu t’en reviendras… Etles choses iront comme par le passé… Au moins nous aurons laconscience tranquille ; nous aurons tenté quelque chose.

Mon père sa grattait la tête afin d’en fairejaillir des répliques triomphantes. Il était à boutd’arguments ; aucune objection ne se présentait plus à sonesprit. Très ennuyé, il consentit.

– Allons, soit ! soupira-t-il avecefforts… J’irai un de ces jours…

– Pourquoi attendre ?… Avec unesanté comme la sienne, il peut mourir d’un moment à l’autre… Est-ceque l’on sait ?… Non, tu iras demain !

– Allons, soit !… J’irai demain.

Le lendemain matin, mon père rôda dans lamaison, l’air tout vague. Il cherchait des prétextes pour retarderson départ, s’ingéniait à se trouver tout d’un coup des occupationspressées, des courses urgentes, qui eussent éloigné de quelquesheures la redoutable entrevue. Jamais il n’oserait proposer à sonfrère cette idée absurde… Alors que lui dirait-il ? Rien,évidemment.

– Si j’emmenais Albert ? sedemandait-il.

Il sentait le besoin de n’être pas seul, pouraffronter le terrible abbé. De m’avoir auprès de lui, il luisemblait que cela lui donnerait plus d’autorité, plus d’assurance.Il pensait aussi que, devant moi, Jules se contiendrait davantage…Et il allait ainsi de la cuisine à son cabinet, du cabinet dans lesalon, remettant les chaises en place, tâtant ses poches afin de serendre compte s’il n’avait rien oublié. Ma mère le poussait à laporte :

– Mais va donc !… Quecherches-tu ?… De quoi as-tu peur ?

– Si j’emmenais le petit ? Ce seraitpeut-être plus convenable.

– C’est de la folie !… Vadonc !… Et tâche qu’il te reçoive dans labibliothèque !

L’absence de mon père dura une heure à peine.Quand il revint, il était tout joyeux. Son pas sonnait sur la terrebattue de la cour comme un pas de victoire.

– Eh bien ? interrogea ma mère émueet pâle.

– C’est fait !… Il consent… À partirde demain, Albert peut aller chez lui.

– Na, vois-tu ?… Je le savaisbien !…

Elle se jeta dans les bras de son mari etl’embrassa.

– Avais-je raison, dis ?… Et commentles choses se sont-elles passées ?

Il fallut raconter l’entrevue. L’abbé avaitété très froid, mais convenable. Il se promenait dans son jardin,vêtu d’une espèce de houppelande verte qui n’avait ni la formed’une soutane ni la coupe d’un pardessus. Un vrai fouillisd’herbes, que ce jardin, où les allées même disparaissaient. Dèsles premiers mots, Jules avait souri d’une manière drôle,puis : « C’est bon, avait-il dit. Je le prends, il peutvenir. » Après quoi, il avait adressé deux ou trois questionsau sujet de son élève. Où en était-il ?… Qu’avait-ilappris ?… En reconduisant son frère jusqu’à l’entrée del’avenue, il s’était expliqué de la sorte : « Je tiens àt’avertir que je ne changerai rien à nos relations que je trouveparfaites ainsi… Je ne veux pas vous voir, ni toi, ni tafemme. » Et l’on s’était séparé.

– Alors tu n’as rien vu de lamaison ?… de la bibliothèque ?

– Rien. Il ne m’a pas priéd’entrer !

– Et lui, comment est-il ?

Mon père hocha la tête d’un air triste.

– Il vieillit diablement, le pauvregarçon… Je ne serais pas étonné qu’il eût une maladie de cœur…

J’étais bien ému lorsque je m’engageai, à montour, dans l’étroite allée de lauriers qui conduisait auxCapucins ; et je ne songeais pas à regarder les merles qui,près de moi, s’envolaient des touffes de verdure ni lesrouges-gorges agiles qui se glissaient par terre, entre lesramilles basses, avec des farfouillements de souris. En quittantbrusquement une branche de sapin, un geai cria si fort que j’euspeur, et que mes livres tombèrent sur le sol. Je les ramassai, eten me relevant, j’aperçus, à vingt pas devant moi, mon oncle, toutdroit, tout noir, dans l’allée.

– Ah ! te voilà ! medit-il.

– Oui, mon oncle.

Je tremblais : mes jambes sous mon corpsse dérobaient, molles et glacées…

Il se dirigea vers le perron au pied duquels’étalaient les touffes d’hortensias et s’assit sur une marche.

– Assieds-toi, mon garçon, fit-il.

– Oui, mon oncle…

– Et tu apprends la flûte ? à ce quem’a dit ton père ?

– Oui, mon oncle.

– Et le latin ?…

– Oui, mon oncle.

– Qu’est-ce que tu as là, sous lebras ?

– Ce sont mes livres.

Il les prit, les examina rapidement et leslança dans l’espace, l’un après l’autre. Je les entendis retomberlourdement derrière le petit mur qui entourait la cour.

– Sais-tu encore quelque autre chose, medemanda-t-il.

– Non, mon oncle…

– Eh bien ! mon garçon, va dans lejardin… Tu y trouveras une bêche… Bêche la terre… Quand tu serasfatigué, couche-toi dans l’herbe… Va !

Ce fut ma première leçon.

Chapitre 3

 

 

– Qu’est-ce que tu dois chercher dans lavie ?… Le bonheur… Et tu ne peux l’obtenir qu’en exerçant toncorps, ce qui donne la santé, et en te fourrant dans la cervelle lemoins d’idées possible, car les idées troublent le repos et vousincitent à des actions inutiles toujours, toujours douloureuses, etsouvent criminelles… Ne pas sentir ton moi, être une choseinsaisissable, fondue dans la nature, comme se fond dans la mer unegoutte d’eau qui tombe du nuage, tel sera le but de tes efforts… Jet’avertis que ce n’est point facile d’y atteindre, et l’on arriveplus aisément à fabriquer un Jésus-Christ, un Mahomet, un Napoléon,qu’un Rien… Écoute-moi donc… Tu réduiras tes connaissances dufonctionnement de l’humanité au strict nécessaire : 1° L’hommeest une bête méchante et stupide ; 2° La justice est uneinfamie ; 3° L’amour est une cochonnerie ; 4° Dieu estune chimère… Tu aimeras la nature ; tu l’adoreras même, sicela te plaît, non point à la façon des artistes ou des savants quiont l’audace imbécile de chercher à l’exprimer avec des rythmes, oude l’expliquer avec des formules ; tu l’adoreras d’uneadoration de brute, comme les dévotes, le Dieu qu’elles nediscutent point. S’il te prend la fantaisie orgueilleuse d’envouloir pénétrer l’indévoilable secret, d’en sonder l’insondablemystère… adieu le bonheur ! Tu seras la proie sans cessetorturée du doute et de l’inassouvi… Malheureusement, tu vis dansune société, sous la menace de lois oppressives, parmi desinstitutions abominables, qui sont le renversement de la nature, etde la raison primitive. Cela te crée des obligations multiples,obligations envers le pouvoir, envers la patrie, envers tonsemblable – obligations qui, toutes, engendrent les vices, lescrimes, les hontes, les sauvageries qu’on t’apprend à respecter,sous le nom de vertus et de devoirs… Je te conseillerais bien det’y soustraire… mais il y a le gendarme, les tribunaux, la prison,la guillotine… Le mieux est donc de diminuer le mal, en diminuantle nombre des obligations sociales et particulières, en t’éloignantle plus possible des hommes, en te rapprochant des bêtes, desplantes, des fleurs ; en vivant, comme elles, de la viesplendide, qu’elles puisent aux sources mêmes de la nature,c’est-à-dire de la Beauté… Et puis, ayant vécu sans les remords quiattristent, sans les passions d’amour ou d’argent qui salissent,sans les inquiétudes intellectuelles qui tuent, tu mourras sanssecousse… Et tout le monde, ignorant ta vie, ignorera ta mort… Tuseras pareil à ces jolis animaux des forêts, dont on ne retrouvejamais la carcasse, et qui disparaissent, volatilisés dans leschoses !… Vois-tu, mon garçon, si j’avais connu autrefois cesvérités, je n’en serais pas où j’en suis aujourd’hui. Car je suisune canaille, un être malfaisant, l’abject esclave de salespassions… Enfin, je te dirai peut-être cela plus tard… Et sais-tupourquoi ? Parce que, dès que j’ai pu articuler un son, on m’abourré le cerveau d’idées absurdes, le cœur de sentimentssurhumains. J’avais des organes, et l’on m’a fait comprendre engrec, en latin, en français, qu’il est honteux de s’en servir… On adéformé les fonctions de mon intelligence, comme celles de moncorps, et, à la place de l’homme naturel, instinctif, gonflé devie, on a substitué l’artificiel fantoche, la mécanique poupée decivilisation, soufflée d’idéal… l’idéal d’où sont nés lesbanquiers, les prêtres, les escrocs, les débauchés, les assassinset les malheureux… Tiens, tout à l’heure, je te disais que Dieuétait une chimère… Eh bien ! je ne sais pas… je ne sais rien…car la conséquence de notre éducation et le résultat de nos étudessont de nous apprendre à ne rien savoir, et à douter de tout… Il ya peut-être un Dieu… il y en a peut-être plusieurs… Je ne sais pas…Maintenant, va courir !… Non, attends !… Ce matin, j’aiencore trouvé un lacet, tendu aux merles… Je te défends de chasserles oiseaux… La vie des oiseaux est respectable… Sais-tu ce que tudétruis en eux ?… Tu détruis une musique, un frémissement, dela vie, enfin, qui vaut mieux que la tienne… As-tu regardé l’œildes oiseaux ?… Non… Eh bien ! regarde-le… et tu ne tueraspoint… Maintenant, va jouer… Monte aux arbres… Rue des pierres…Va !…

C’est par ces tirades d’un anarchisme vague etsentimental que mon oncle me préparait au baccalauréat futur,ambition de mes parents.

D’ordinaire, les leçons se bornaient à descourses dans le jardin, à des exercices de toute sorte, violents etcontinus. Une fois par semaine, au plus, sous l’acacia-boule,l’abbé, coiffé d’un chapeau de paille, en forme de cloche, et vêtude sa houppelande verte, qui jaunissait à l’air, m’initiait auxsecrets de sa philosophie, laquelle m’effrayait bien un peu, maisque je ne comprenais pas du tout. Je le voyais rarement ; desjours entiers se passaient sans qu’il se montrât : iltravaillait dans sa bibliothèque, ou bien il s’enfermait dans lamystérieuse chambre, avec la malle… Madeleine et moi, nousl’entendions parfois trépigner, crier, et la servantesoupirait :

– Allons, bon !… Le v’là cor avec labête !… Ben sûr que ça finira mal !

Ces jours-là, Madeleine m’employait à tirer del’eau du puits, à tasser le bois dans le bûcher. J’en vins bientôtà éplucher ses carottes, à faire une partie de sa grossebesogne.

Depuis un an que je suivais les bizarres coursde l’abbé Jules et de Madeleine, j’avais complètement oublié le peude latin que m’avait enseigné le curé Blanchard. L’orthographe,l’arithmétique, l’histoire de France, n’étaient plus que dessouvenirs déjà vieux, effacés. Je grandissais en force et enmuscles.

– Comment dit-on feu enlatin ? me demandait mon oncle, lorsque je rentrais dans lamaison, suant, soufflant, tout embaumé de fraîches odeursd’herbes.

– Je ne sais pas, mon oncle.

– Très bien ! faisait l’abbé, en sefrottant les mains avec satisfaction… Parfait !… Et commentécrirais-tu hasard ?

Je réfléchissais un instant, et épelant lemot :

– H… a… Ha… z…

– Z… z !… à la bonne heure !…Madeleine ! Madeleine !… Donnez une tartine de confituresà M. Albert…

De loin en loin, il m’emmenait à la promenade.Souvent, à propos de la moindre chose, d’une plante cueillie dansle fossé de la route, d’un dos de paysan entrevu sous un pommier,d’un mouton, d’un nuage, d’une spire de poussière formée par levent, il partait en des théories de vie sociale, hachées deréflexions comme celle-ci :

– Je ne sais pas pourquoi je te dis toutcela… Tu ferais peut-être mieux d’être notaire ?

Il était rare qu’il ne nous arrivât pointquelque extraordinaire aventure. Nous avions, une après-midi,rencontré une petite mendiante. Elle cheminait, près de nous,tendant la main.

– Pauvre petite ! gémit mon oncle,tout attendri… Regarde-la, gentiment, cette pauvre petite… Il fautêtre bon avec les petits et les souffrants.

Et s’adressant à la pauvresse :

– Viens, pauvre petite… viens jusque chezmoi… Je te donnerai de l’argent… Serais-tu contente d’avoir dixfrancs ?

Étonnée, heureuse, la mendiante se mit à noussuivre discrètement.

Auprès des Capucins, mon oncle se retourna, etvoyant la petite guenilleuse qu’il avait oubliée.

– Qu’est-ce que tu veux ?s’écria-t-il… Pourquoi nous suis-tu, voleuse ?

Interdite, ouvrant de grands yeux, elle nerépondit pas.

– Mais c’est vous, mon oncle,hasardai-je, c’est vous qui lui avez dit de venir…

– Comment, c’est moi ?… Tuplaisantes… Est-ce que je la connais ?… Une coureuse decabaret… de la chair à roulier !… allons, va-t’en !

Enfin, de même que le cousin Debray, j’entraidans la bibliothèque. Cet événement considérable arriva un jour depluie. En m’introduisant dans le sanctuaire redoutable, mon oncleme tint ce discours :

– Tu vois !… Ce sont deslivres !… Et ces livres contiennent tout le génie humain… Lesphilosophies, les systèmes, les religions, les sciences, les artssont là… Eh bien ! mon garçon, tout ça ce sont des mensonges,des sottises, ou des crimes… Et rappelle-toi bien ceci… l’émotionnaïve qu’une toute petite fleur inspire au cœur des simples vautmieux que la lourde ivresse et le sot orgueil qu’on puise à cessources empoisonnées… Et sais-tu pourquoi ?… Parce que le cœursimple comprend ce que dit la toute petite fleur, et que tous lessavants, avec tous les philosophes, avec tous les poètes, enignoreront toujours le premier mot… Les savants… les philosophes…les poètes !… Peuh !… Ils ne servent qu’à salir la naturede leurs découvertes et de leurs mots, absolument comme si, toi, tuallais barbouiller un lys ou une églantine avec ton caca !…Attends, attends, mon garçon, je vais te dégoûter de la lecture… Etça ne sera pas long !

Il monta sur un escabeau appliqué contre lesbas rayons de la bibliothèque, et prit un livre, au hasard.

– L’Éthique, de Spinosa. Voilàton affaire.

Étant redescendu, il me remit le volume, nonsans avoir tapé sur les plats, à plusieurs reprises, de la paume desa main.

– Assieds-toi, près de la petite table,là-bas… et lis, à haute voix, à la page que tu voudras.

Mon oncle s’enfonça dans son fauteuil, croisases longues jambes l’une sur l’autre, ses longues jambes maigres etpointues, dont les genoux atteignaient l’axe du menton. Et la têterenversée en arrière, le bras droit posé sur l’accoudoir, le gauchependant, il ordonna :

– Commence !

D’une voix incertaine, ânonnante, je commençaila lecture de l’Éthique. Ne comprenant rien à ce que jelisais, je bredouillais, commettais à chaque ligne des fautesgrossières… Mon oncle ricana d’abord ; peu à peu, ils’impatienta :

– Fais donc attention, animal… Tu n’asdonc jamais appris à lire… Reprends cette phrase…

Et le voilà qui se passionnait. Ilm’interrompait, tout à coup, pour émettre une réflexion, jeter uncri de colère. Le corps en avant, les deux poings crispés sur lesbras du fauteuil, les yeux brillants et farouches, tels que je lesavais vus, à son arrivée à Coulanges, il semblait menacer le livre,la table, et moi-même. Et il se levait, tapant du pied,vociférant :

– Il trouve que nous n’avons pas assezd’un Dieu !… Il faut qu’il en fourre partout !…T’z’imbéé…cile !

Lorsque le temps était mauvais au dehors, quele froid ou la pluie me condamnaient à chercher un abri à lacuisine, mon oncle m’appelait. Je m’asseyais devant la petitetable, et je lisais à haute voix. Je lisais, depuisl’Ecclésiaste jusqu’à Stuart Mill, depuis saint Augustinjusqu’à Auguste Comte. Chaque fois, mon oncle s’emportait contreles opinions, comme jadis contre les hommes, avec les mêmes gestes,avec les mêmes mots. Il traitait les idées ainsi que des personnesvivantes, leur montrait le poing, et jetait à leur incorporelleimage l’écume de sa fureur, dans cette insulte :

– T’z’imbéé…ciles !

Mes parents étaient consternés de la façondont l’abbé Jules entendait l’instruction ; ils ne goûtaientpoint ce système de pédagogie, et s’inquiétaient fort de l’avenirqu’il me réservait. Ils ne songèrent point, pour cela, un seulinstant, à m’arracher des mains de cet étrange professeur, encoremoins à lui adresser la plus légère observation. « J’étaisdans la place, » avait dit ma mère, je veillais au trésor, jecontre-balançais l’influence du cousin Debray. Et puis, moi aussi,j’entrais dans la bibliothèque. Ces avantages compensaient cetinconvénient. On verrait plus tard à réparer le mal. Loin deparaître fâchés, ils s’acharnaient, au contraire, par des phrasesinsidieuses qu’ils me faisaient apprendre et que j’étais chargé derépéter, par une suite de petites attentions délicates etdétournées, à la conquête de l’abbé. Bien souvent, les clients demon père nous offraient des cadeaux ; c’étaient de bellesvolailles grasses, des lièvres, des bécasses, des truites. Je lesportais aux Capucins, les déposais à la cuisine, avecdiscrétion ; mais mon oncle ne me remerciait pas, ne m’enparlait jamais, et les mangeait d’un air satisfait. Même, lorsqu’enallant à « mes leçons », je le rencontrais, soit dansl’allée, soit dans la cour, son premier coup d’œil était pour mesmains : « M’apportes-tu quelque chose ? »semblait-il me demander.

Ma mère, elle, était vexée de ce silence. Et,tout en me remettant un petit panier, qui contenait quatre pots deconfitures de fraises, dont mon oncle était très friand :

– C’est égal ! bougonnait-elle… Ilpourrait remercier, l’impoli !

Mais l’abbé n’avait garde d’y songer, s’étantfait une dédaigneuse loi de ne jamais prononcer le nom de mesparents. Aux délicates allusions des phrases que je devais luioffrir en même temps que les bécasses et les confitures, ilrépondait en sifflotant un air. Aucune des mises en scène préparéespar ma famille ne réussissait.

– Pardon, mon oncle, si j’arrive enretard… C’est que petite mère est bien malade ! disais-je, nepouvant m’empêcher de rougir.

Alors, il pirouettait sur ses talons, ets’éloignait, les mains derrière le dos. Il semblait que mes parentsn’existaient pas pour lui ; il ne leur accordait même plusl’outrageant honneur d’un :« T’z’imbéé…ciles ! »

Malgré les privautés exceptionnelles dont jecontinuais de jouir aux Capucins, cette obstinée réserve ne laissapas, à la fin, d’inquiéter grandement ma mère. Elle y vit, non plusde la haine ; elle y vit quelque chose de pire : del’ironie. Et cette ironie silencieuse d’aujourd’hui l’effrayadavantage que la haine tonnante d’autrefois, car elle y devinaitl’implacable froideur d’un calcul, mêlé au désir d’unemystification d’outre-tombe. Après le dîner, en attendant la venuedes Robin, elle demeurait longtemps méditative, en proie à desréflexions pénibles qui mettaient la crispation d’une souffrancesur son visage plus pâle, son visage de bourgeoise tragique. Sansdoute des combats se livraient au fond de son âme, entre son amourmaternel et sa cupidité de femme ; des remords, aussi, nés del’incertitude, l’assiégeaient, rompant, d’une légère secousse, laraide immobilité de son corps. Je l’entendis, un jour, qui demanda,d’une voix basse, à mon père, en train de faire reluire,tristement, un bistouri :

– Le crois-tu si, si malade ?

– Je ne l’ai point ausculté, mignonne,répondit-il.

Et s’adressant à moi, il interrogea :

– As-tu remarqué que les jambes de tononcle enflaient ?…

– Non, papa !…

– Ça ne fait rien, reprit-il… Pour moi,il a une maladie du cœur, peut-être du foie… Mais, heureusement, jepeux me tromper dans mon diagnostic…

Il approcha de ses lèvres la lame del’instrument qui se ternit, à son haleine.

– Je peux me tromper !… répéta-t-il,hochant la tête…

Avec la peau d’un vieux gant, il astiqual’acier, délicatement l’essuya.

– Alors, tu crois qu’il pourrait aller,comme ça, des mois, des années ?

– Mon Dieu ! il peut allerlongtemps… Il peut mourir aussi d’un moment à l’autre… Çadépend !

Ayant planté le bistouri dans le rayonnementde la lampe, il le fit tourner entre ses doigts, en examina lessurfaces polies qui miroitaient, et il répéta :

– Ça dépend !

Puis, il le glissa dans la gaine de latrousse, tandis que ma mère les yeux très vagues, un pli dur aufront, murmurait :

– Et si nous avions inutilement sacrifiél’éducation d’Albert ?…

– Ah ! dame !… Te l’ai-je assezdit ?… Eh bien ! il faut l’envoyer au collège !

Elle réfléchit quelques minutes.

– Attendons encore ! fit-elle.

Mon père déplia son journal, se cala fortementau fond de son siège.

– Attendons ! fit-il.

Un silence descendit sur nous, atroce, pesantcomme un couvercle de sépulcre. De l’ombre qui planait au plafond,qui frissonnait aux murs, semblait tomber l’épouvante duMeurtre.

 

Mon oncle était réellement malade, déclinaitchaque jour, un peu plus. Il avait des battements de cœur, desétouffements qui le forçaient à rester, des nuits entières, à lafenêtre ouverte de sa chambre, les flancs haletants, la gorgeétranglée. Pour éloigner de sa pensée l’image de la mort, il nevoulait point consulter un médecin, ni rien changer à son régime, àses habitudes. Il allait, venait, travaillait dans sa bibliothèque,s’enfermait plus fréquemment dans la chambre avec la malle ;ses yeux gardaient leur éclat étrange, et son corps, bosseléd’exostoses par un amaigrissement continu, se cassait en deux. Laseule concession qu’il fit à la maladie, ce fut de ne célébrer samesse qu’une fois par semaine, le dimanche. Et encore, plusieursdimanches, l’attendit-on vainement ; les cloches sonnèrent etl’abbé ne parut point. Le curé Blanchard s’émut. Jugeant que lamaladie n’était qu’un prétexte, puisqu’il n’avait point abandonnéses promenades quotidiennes, il s’en expliqua avec lui.

– Je fais ce qui me plaît ! déclaramon oncle, si je suis assez malade pour ne pas dire ma messe, si jene le suis pas assez pour me promener, c’est un phénomènepathologique qui ne regarde que moi… Occupez-vous de vosvicaires…

Le curé prit un air de foudroyanteautorité.

– Monsieur l’abbé ! si je vous ailaissé tranquille jusqu’ici, c’est que vous appartenez à l’une desmeilleures familles du pays, une famille pieuse que j’aime, quej’estime, que je vénère.

– Eh bien ! c’est cela !interrompit l’abbé, vénérez-la, tout à votre aise… Jouez-lui de laflûte… C’est une brave famille… Vous êtes un brave homme, je suisune canaille. C’est entendu !… Pourtant !… je possèdetrois mille francs de rentes, une petite maison, un grand jardin…je suis brouillé avec ma famille, je n’ai pas d’héritiers quim’intéressent…

Il tapa sur l’épaule du curé.

– Si je vous donnais tout cela, partestament ?… Hein ! qu’en dites-vous ?

Regardant l’abbé avec des yeux troubles, oùpassait la lueur d’une convoitise, le curé Blanchardbalbutia :

– Oh ! monsieur l’abbé !…Oh ! cher monsieur l’abbé !… Je ne mérite pas… je…je…

– Et vous savez que je suis malade, queje n’en ai pas pour longtemps !…

– Oh ! protesta le curé… Dieu nevoudra pas… mais en vérité ! je… je…

Un « T’z’imbéé…cile » goguenard etsifflant lui coupa la parole, et il se sentit poussé vers la portepar Jules qui disait dans un ricanement :

– Allez-vous-en !… Vous aviezcru ?… Ha ! ha !… Allez-vous-en !

Cette anecdote amusa beaucoup le cousinDebray, qui s’imaginait avoir lu Voltaire, jadis, et qui trouva queJules était, plus que jamais, un nom de Dieu de gaillard !Souvent il venait aux Capucins, braillant, crachant, sacrant,cherchant dans la cour et sous l’herbe des allées, des piquets deputois, des traces de belette. Pour flatter l’amour-propre de mononcle, le capitaine s’extasiait sur tout, vantait, avec uneconcision et une délicatesse militaires, les arbres de lapropriété, les murs, la bonté du sol, la grâce de la girouette, lahauteur des plafonds, et il s’écriait, chaque fois, en désignant laprairie et le cirque d’arbres qui l’entourait :

– Tout de même, tu as une nom de Dieu devue !… C’est d’un nom de Dieu de calme, ici !…Bougre ! on serait rudement à son aise, ici, pour empaillerdes putois !…

Plus rarement l’abbé recevait la visite desServières. Auprès de la jolie Mme Servières, ses angless’arrondissaient, sa conversation prenait un tour enjoué, un charmede galanterie spirituelle qui étonnait, chez un homme aussiextravagant et bourru, dont les actions et les paroles allaient,sans cesse, de l’excessif enthousiasme à l’excessive fureur. Maisses yeux démentaient le calme apparent de ses manières, des yeuxétrangement lubriques, lorsqu’ils se posaient sur la nuque de lajeune femme, sur son corsage aux courbes souples et vivantes, surles plis de sa robe qu’ils semblaient soulever, fouiller, déchirer,avec la brutalité de mains violatrices. Et ses narines s’ouvraient,frémissantes, à la sensualité des odeurs qui s’évaporaient d’elleet montaient dans l’air chargées d’amour. Mme Servières s’enamusait, heureuse au fond, de cet hommage qui la déshabillait, quila livrait à l’imagination obscène d’un faune en soutane noire.

Je revois dans ses détails les plus menus, lesplus insignifiants, je revois la terrible scène qui suivit l’une deces visites.

Mon oncle est assis sous l’acacia-boule, ledos appuyé contre le tronc, les jambes dans l’herbe. Il estsurexcité, un peu haletant, très sombre, comme à l’approche d’unecrise. Et cependant, sa tête pend et roule sur sa poitrine commeune boule trop pesante. La sueur dégoutte de son visage. Il arrachedes brins de chiendent qu’il mâchonne et rejette ensuite. Moi, nonloin de lui, je rue des pierres, essayant d’atteindre le mur quisépare la prairie du jardin. Tout à l’heure, Mme Servières étaitlà, toute blanche, dans la verdure : une robe blanche àreflets doux, un chapeau couvert de dentelles blanches quifrissonnaient, une ombrelle blanche, et ses bras, au travers de lamince étoffe blanche, étaient roses. Elle a trempé ses lèvres dansun verre de vin de Malaga, grignoté un gâteau… M. Servières, lui, afumé une cigarette et parlé d’élections. Mon oncle a été charmant,il a dit des choses exquises qui faisaient une singulière mine danssa bouche. Cueillant un coquelicot double, dont les pétales fanés,et pareils à de la soie, retombaient les uns sur les autres, en unjoli chiffonnage, il l’a offert à Mme Servières :« Regardez cette fleur ! C’est délicieux… N’est-ce pasqu’elle ressemble à une petite robe Louis XV ?… Toutel’émotion, toute la tendresse, toute la grâce, tout l’esprit d’unemode, d’une époque, tout cela vient de cette petite fleur, dont unefemme, un jour, en passant, aura envié la parure… Les cathédralesgothiques sont nées du regard d’amour qu’un homme, en cheminant, ajeté sur les grandes allées de nos forêts… Je me demande pourquoiles danseuses n’étudient pas le mouvement des bêtes, le vol desoiseaux, le balancement des branches… – Vous avez donc vu desdanseuses ! » interroge en riant, Mme Servières… « –J’en ai vu, répond mon oncle, elles dansent très mal. » Et lesServières sont partis ; et mon oncle est sous l’acacia-boule,et je continue de ruer des pierres. Des oiseaux passent, desoiseaux chantent.

– Albert !

C’est mon oncle qui m’appelle. Sans doute ilveut me donner une leçon ; je prévois un cours de moraleanarchique sur Dieu, sur la vertu, sur la justice.

– Aide-moi !

Son regard m’effraie. Je ne sais pourquoi, jepense que les assassins doivent regarder ainsi quand ils tuent.

– Aide-moi donc !

Il s’empare de ma main, s’appuie sur monépaule, et péniblement se relève. Au haut d’un poirier voisin, unbouvreuil s’égosille.

– Quel âge as-tu ? me demande mononcle.

– Treize ans !

– Treize ans !… c’est bien…Allons !

Sans dire un mot, nous nous dirigeons vers labibliothèque. Je m’installe à ma place ordinaire, devant la petitetable, où j’ai lu toute la philosophie, à treize ans ! Avecdes gestes précipités, impatients, mon oncle furette derrière unerangée de grands livres. Il cherche peut-être un philosophe que jene connais pas encore. Et j’éprouve, à être là, une peur vague. Ledos de mon oncle a je ne sais quoi d’inaccoutumé quim’impressionne ; ses mains véritablement m’inquiètent ;elles viennent, disparaissent, reviennent, poussées par des hâtesmauvaises. Enfin, il a trouvé. C’est un volume, plus petit que lesautres, dont la couverture est rouge, sale, déchirée, dont lesfeuilles décousues ne tiennent plus. On voit qu’il a beaucoupservi… Mon oncle tourne les pages vite, vite, s’arrêtant uneseconde, puis se remettant à les tourner, plus vite, plus vite…Cela fait un sifflement, que couvrirait le bruit d’un mince filetd’eau tombant sur des cailloux.

– Voilà !… C’est cela !…

Et lissant, de sa main étendue, la page où ils’est arrêté, il s’approche, dépose sur la table le livre grandouvert, marque d’un trait d’ongle l’endroit qu’il faut lire.

– Lentement ! Tu liras lentement…Quand je te dirai, tu commenceras !…

Pendant qu’il s’assied dans son fauteuil, lesjambes en avant, toutes droites et raides, je regarde le titre duvolume, et je vois : Indiana, par GEORGE SAND… GeorgeSand !… Alors je me souviens que mon père parle souvent deGeorge Sand… Il l’a vue au théâtre. C’est une méchante femme quis’habille toujours en homme, et qui fume la pipe… GeorgeSand !… Je cherche à retrouver des particularités d’elle, dansles récits de mon père. Mais ma mère interrompt sans cessel’anecdote qui commence. Ce nom seul la scandalise et scandaliseaussi Mme Robin… Évidemment Indiana est ce que dans mafamille on appelle un roman, c’est-à-dire quelque chose de défendu,d’épouvantable, et je considère le volume, étalé devant moi, avecune curiosité mêlée de terreur…

– Va !… dit mon oncle… lentement,surtout…

Je jette un coup d’œil sur lui. Il a fermé lesyeux… ses bras pendent hors des accoudoirs… sa poitrine s’affaisseet se gonfle comme un soufflet… Je commence :

« Noun était suffoquée de larmes ;elle avait arraché les fleurs de son front, ses longs cheveuxtombaient épars sur ses épaules larges et éblouissantes. Si MmeDelmare n’eût eu, pour l’embellir, son esclavage et sessouffrances, Noun l’eût infiniment surpassée en beauté dans cetinstant ; elle était splendide de douleur etd’amour. »

– Moins vite ! dit mon oncle, trèsbas… Et ne te remue pas ainsi sur ta chaise.

« Raymond vaincu l’attira dans ses bras,la fit asseoir près de lui, sur le sofa, et approcha le guéridon,chargé de carafes, pour lui verser quelques gouttes d’eau de fleurd’oranger dans une coupe de vermeil. Soulagée de cette marqued’intérêt, plus que du breuvage calmant, Noun essuya ses pleurs,et, se jetant aux pieds de Raymond :

« – Aime-moi donc encore, lui dit-elle,en embrassant ses genoux avec passion ; dis-moi encore que tum’aimes, et je serai guérie, je serai sauvée. Embrasse-moi commeautrefois, et je ne regretterai plus de m’être perdue, pour tedonner quelques jours de plaisir. »

– Arrête ! dit mon oncle, d’une voixbasse et sourde, pareille à un râle d’enfant… Arrête.

Je subis d’étranges sensations, et j’ai commeune lourdeur à la tête. Ces mots : l’amour, le plaisir ;le sofa, la coupe de vermeil, Raymond, Noun, ces baisers, cesépaules éblouissantes, tout cela me trouble. Il me semble que leslettres du volume revêtent des formes inquiétantes, des images dechoses connues, de choses rêvées, de choses devinées, qu’elless’agitent et grimacent. Le mouvement de mon cœur s’accélère ;mes tempes battent, un feu nouveau circule dans mes veines…J’entends mon oncle, dont la respiration s’enrauque, s’exhale ensoupirs entrecoupés… Pourquoi ?… Je me hasarde à l’examiner decoin… ses yeux sont clos toujours, toujours ses bras pendent, etson corps est secoué de temps en temps d’un frisson nerveux…Dort-il ? J’ai peur… Je voudrais m’enfuir…

– Continue.

Et je reprends la lecture d’une voix quitremble…

« Elle l’entourait de ses bras frais etbruns, elle le couvrait de ses longs cheveux, ses grands yeux noirslui jetaient une langueur brûlante et cette ardeur du sang, cettevolupté tout orientale qui sait triompher de tous les efforts de lavolonté, de toutes les délicatesses de la pensée. Raymond oubliatout, et ses résolutions, et son nouvel amour, et le lieu où ilétait. Il rendit à Noun ses caresses délirantes. Il trempa seslèvres dans la même coupe, et les vins capiteux qui se trouvaientsous leur main achevèrent d’égarer leur raison… »

Il me semble que mon oncle a parlé… Jem’arrête… D’ailleurs j’ai besoin de reprendre haleine. Ma gorge seserre, mes cheveux tout moites se collent à mon crâne, et jeressens une douleur aiguë au bas de la nuque.

– Va ! mais va donc !

Faisant un effort sur moi-même, tâchant deretenir ma raison qui s’ébranle, de rassembler mes idées quis’égarent, je continue :

« Les deux panneaux de glace qui serenvoyaient l’un à l’autre l’image de Noun jusqu’à l’infinisemblaient se peupler de mille fantômes… »

Je les vois, ces fantômes. Ils passent,s’évanouissent, reparaissent, incomplets, prodigieux, avec deschevelures pendantes, des gorges renversées, des gestes quienlacent… Et je lis, je lis… les lignes se dérobent sous mes yeux,elles sortent du livre, glissent de la table, bondissent,remplissent la pièce tout autour de moi… Je lis toujours… Étourdi,haletant, je reconnais parmi les hallucinantes images, je reconnaisles Robin, la Poule, le cousin Debray, Mme Servières, qui étalentdes nudités infâmes, multiplient des postures ignorées… Tous messouvenirs prennent un corps et viennent s’ajouter à cette infernaleronde !… Et je lis :

« C’était elle qui l’appelait et qui luisouriait derrière ces blancs rideaux de mousseline ; ce futelle encore qu’il rêva sur cette couche, lorsque, succombant sousl’amour et le vin, il entraîna sa créole échevelée. »

Brusquement, je me suis tu. Sous un afflux desang mes yeux sont aveuglés. Mes oreilles bourdonnent, mon cœurdéfaille, noyé dans un flot soudain de puberté… Je ne distinguerien, je n’entends plus rien… Je voudrais crier, appeler, car jecrois que je vais mourir…

Cependant, le silence de la bibliothèquem’étonne. Je ne perçois même plus la respiration de mon oncle, etje n’ose le regarder. Une minute, une lente minute s’écoule. Pas unsouffle ne m’arrive, pas le plus léger craquement du fauteuil où ilest étendu… Que fait-il ?… Très bas, je l’appelle.

– Mon oncle !

Il ne me répond pas.

– Mon oncle !…

Il n’a pas remué… J’écoute. Il n’a pasrespiré.

Alors un affreux soupçon me traverse l’esprit.Je me souviens de ce qu’a dit mon père, l’autre soir, en nettoyantson bistouri : « Il peut mourir d’un instant àl’autre. »

– Mon oncle !

Cette fois, j’ai crié de toutes mes forces,éperdu. Rien.

Je me lève, frissonnant, claquant des dents.Il est là, étendu, presque couché, dans la pose qu’il avait tout àl’heure. Mais sa figure est très pâle. Cette question de mon pèreme revient encore à la mémoire : « As-tu remarqué que sesjambes enflaient ? » Oui, elles me paraissent énormes… Etil ne bouge pas !… Une mouche circule sur son front, court surses paupières, descend le long du nez, remonte. Il ne bouge pas. Jesaisis sa main : elle est froide… Une écume blanche borde seslèvres refermées.

– Mon oncle !… Mon oncle !

Mais voici que ses doigts s’agitent ; àtravers l’écume qu’un souffle d’air soulève, ses lèvres,faiblement, laissent échapper une plainte, puis une autre, puis uneautre encore. Peu à peu les muscles de la face, raidis, sedétendent ; sa mâchoire oscille et craque, sa poitrine segonfle, respire, ses yeux s’entr’ouvrent ; et de la bouche quicherche, toute grande, à se remplir de vie, sortent un long soupir,un long gémissement.

– Mon oncle !… mon oncle !…

Ce n’est plus le cri de détresse ; c’estle cri de joie… Il est vivant !

Mon oncle a posé ses yeux sur moi, des yeuxdont le regard semble revenir de l’abîme, de l’enfer. Il ne saitpas encore où il est… il ne sait pas encore qui je suis… Et ceregard se ranime, s’étonne… Sans cesse il va de moi à la petitetable, où le livre est resté… il cherche, il interroge, ils’humilie, il implore. En une minute, il traduit toutes lessensations que lui apportent la pensée revenue, la mémoireretrouvée.

– Albert ! c’est toi !

– Oui, mon oncle… C’est moi…

Et avec une expression douloureuse, avec unepitié d’une infinie tristesse, que jamais je ne pourrai oublier,mon oncle balbutie :

– Pauvre petit !… Va-t’en, petit…Pauvre petit !…

– Non, mon oncle, vous êtes malade… jevous soignerai.

– Va-t’en… mon pauvre enfant !…C’est passé… Va t’en… Je le veux !

 

Le lendemain, je trouvai mon oncle, dans lacour, assis devant un fagot qui flambait ; près de lui étaitune pile de livres. Il les prenait, un à un, les déchirait et lesjetait dans le brasier.

– Tu vois, me dit-il. Je les brûle…

Il mit sa main sur sa poitrine, et il ajoutaavec un air de profond dégoût :

– Mais c’est cet affreux livre, qu’ilfaudrait détruire, cet affreux livre de mon cœur !…

Je regardais la fumée qui montait dans l’air,en spirales bleuâtres, s’évanouissait, et je suivais les petitsmorceaux de papier brûlé, qui voletaient, chassés par le vent,comme des feuilles mortes.

Chapitre 4

 

 

Le soir allait venir ; c’était la find’une douce journée d’avril. Mon oncle et moi, accoudés à lafenêtre de sa chambre, nous regardions. Il faisait grand jourencore, mais une lumière plus fine, plus décolorée, plus éteintes’épandait sur la terre. Derrière le bois, léger, poudré de cendreverte, le soleil descendait ; et le ciel était sans un nuage,calme comme une mer d’été, d’une pâleur charmante qui s’avivait derose au couchant. La vie renaissait, gonflait les branches debourgeons prêts à éclater. Les arbres semblaient heureux d’étendreleurs ramures fécondées. Déjà un gainier étalait le rouge décor deses fleurettes ; un marronnier, plus loin, poussait ses largesfeuilles d’un vert attendri. Une senteur forte de germes montait dusol en travail d’amour ; sur un poirier, en face de nous, deuxmoineaux se poursuivaient, s’accouplaient, plumes emmêlées, ailespalpitantes.

– Sais-tu ce qu’ils font ?… medemanda mon oncle, tout à coup.

– Non, mon oncle, je ne sais pas.

– Eh bien ! ils font l’amour… Celate paraît simple, court et gentil, n’est-ce pas ?… C’est queles bêtes sont de braves êtres honnêtement organisés, et qui saventla valeur des choses, n’ayant jamais eu ni philosophes, ni savantspour la leur expliquer… Tiens, les voilà partis !… Ils n’ontpas de remords, eux !…

Et s’arrêtant à chaque phrase, afin derespirer – car il soufflait beaucoup, en ce moment – il medit :

– Nous, qui ne sommes pas des bêtes, parmalheur, nous faisons l’amour autrement… Au lieu de conserver àl’amour le caractère qu’il doit avoir dans la nature, le caractèred’un acte régulier, tranquille et noble… le caractère d’unefonction organique, enfin… nous y avons introduit le rêve… le rêvenous a apporté l’inassouvi… et l’inassouvi, la débauche. Car ladébauche, ce n’est pas autre chose que la déformation de l’amournaturel, par l’idéal… Les religions – la religion catholique,surtout – se sont faites les grandes entremetteuses de l’amour…Sous prétexte d’en adoucir le côté brutal – qui est le seulhéroïque – elles en ont développé le côté pervers et malsain, parla sensualité des musiques et des parfums, par le mysticisme desprières et l’onanisme moral des adorations… comprends-tu ?…Elles savaient ce qu’elles faisaient, va, ces courtisanes !elles savaient que c’était le meilleur et le plus sûr moyend’abrutir l’homme, et de l’enchaîner… Alors les poètes n’ont chantéque l’amour, les arts n’ont exalté que l’amour… Et l’amour a dominéla vie, comme le fouet domine le dos de l’esclave qu’il déchire,comme le couteau du meurtre, la poitrine qu’il troue !… Dureste, Dieu !… Dieu, ce n’est qu’une forme de la débauched’amour !… C’est la suprême jouissance inexorable, verslaquelle nous tendons tous nos désirs surmenés, et que nousn’atteignons jamais… Autrefois, j’ai cru à l’amour, j’ai cru àDieu !… J’y crois encore souvent, car de ce poison on neguérit pas complètement… Dans les églises, au jour des fêtessolennelles, étourdi par le chant des orgues, énervé par lesgriseries de l’encens, vaincu par la poésie merveilleuse despsaumes, je sens mon âme qui s’exalte… Elle frémit, remuée en tousses vagues enthousiasmes, en toutes ses aspirations informulées,comme ma chair frémit, secouée en toutes ses moelles devant unefemme nue, ou seulement devant son image rêvée… As-tucompris ?

– Non, mon oncle ! répondis-jetimidement.

Il parut étonné, haussa les épaules.

– Alors, qu’est-ce que tucomprends ?… fit-il.

– C’est vrai, aussi, hasardai-je… vous medites toujours, mon oncle, des choses qui me font peur !

L’abbé s’exclama :

– Qui te font peur !… Qui te fontpeur !… Parce que tu es un imbécile… parce que tes parents,qui sont des imbéciles, t’ont donné une éducationdéplorable !…

Il s’arrêta encore, la gorge étranglée,suffoquant… Sur son visage des gouttes de sueur roulaient… Ouvrantla bouche toute grande, il but l’air frais du jardin, en unelongue, douloureuse aspiration.

– Qui te font peur !… reprit-il…C’est évident… Les pères et les mères sont de grands coupables,mets-toi bien cela dans la tête, mon garçon… Au lieu de cacher àl’enfant ce que c’est que l’amour, au lieu de lui fausser l’esprit,de lui troubler le cœur, en le lui montrant comme un mystèreredoutable ou comme un ignoble péché, s’ils avaient l’intelligencede le lui expliquer carrément, de le lui apprendre, comme on luiapprend à marcher, à manger ; s’ils lui en assuraient le libreexercice, à l’époque des pubertés décisives… Eh bien ! lemonde ne serait pas ce qu’il est… Et les jeunes gens n’arriveraientpas à la femme, l’imagination déjà pourrie, après avoir épuisé,dans le rêve dégradant, toutes les curiosités abominables… Ettoi-même ?… Je parie…

Mon oncle me regarda fixement ; et, sousce regard, je me sentis rougir, sans que j’eusse pu direpourquoi…

– Je parie, continua-t-il, que tu asrêvé, à des choses… à des choses… Réponds !

– Mais non, mon oncle, balbutiai-je, enrougissant davantage.

– Allons, ne mens pas !…Réponds…

Je ne répondis pas.

– Pourquoi rougis-tu ?… Tu voisbien, petite canaille !

En ce moment, Madeleine, qui ne nous avait pasentendus rentrer, appelait, en courant dans le jardin…

– Monsieur l’abbé !… Hé !monsieur l’abbé !…

– Qu’est-ce que c’est ?… demanda mononcle…

– Faut que vous alliez, tout de suite,porter le bon Dieu et puis les saintes huiles… Y a un homme quivous attend dans la cuisine…

– Un homme !… se récria mon oncle…Est-ce qu’il se moque de moi ? Est-ce que cela meregarde ?… Est-ce que je suis curé ?

– L’homme dit comme ça, expliquaMadeleine, que M. le curé n’est point au presbytère… M. Desrochesest malade, et puis l’autre vicaire est en congé !… C’est pourune jeune fille qui est plus d’aux trois quarts morte…

– C’est bon !… Je vais voir cethomme…

Et il grommela en quittant lachambre :

– Heu ! heu !… D’abord, je suismalade.

Le bois se fonçait par masses d’un bleu etd’un rouge sombres, çà et là trouées de brillantes lumièresorangées. Ce n’était pas encore la nuit ; mais, déjà, sous leciel crépusculaire, les verdures se décoloraient, les chosesprenaient des aspects indécis, aux contours fuyants, dans l’airplus dense. Un mystère noyait la prairie dont le vert argenté seconfondait avec la brume pulvérulente ; et sur le fond d’orpâlissant des murailles, les arbres du jardin tordaient leurssilhouettes tourmentées, plus dures. Les oiseaux s’étaient tus. Etje pensai tristement qu’une jeune fille allait mourir.

Mon oncle rentra mécontent, soufflant plusfort. Il dut s’asseoir, quelques minutes, pour reprendre haleine.Et il grogna :

– À cette heure-ci !… C’est de lafolie !… Et puis, je suis malade !…

Sa poitrine sifflait, haletait avec desgrondements de locomotive ; ses flancs battaient, ses côtes,parfois, dessinaient, sous la soutane, leurs cercles évidés…

– L’extrême-onction !… murmura-t-il,est-ce que je sais comment cela se pratique ?…Petit !…

– Mon oncle !

– Tu vas venir avec moi… Tu ferasl’enfant de chœur… Frélotte !… Tu connais ça, toi, le villagede Frélotte !

– Oui, mon oncle.

– C’est à une lieue deViantais ?

– Oui, mon oncle.

– Une lieue !… Mais je ne pourraijamais arriver jusque-là !… Et mon rituel !… Où est monrituel ?…

Il fallut chercher le rituel qu’on finit partrouver, au fond d’un tiroir, parmi des bouts de bougie et de vieuxclous rouillés. Tandis qu’il parcourait vivement les pages quitraitent de l’extrême-onction, il bougonna :

– Et le curé !… Il est sans doute às’empiffrer à quelque dîner de conférence !… Heu !…heu !… ad manus… ad pedes… ce symbolisme estridicule. Et quand je l’aurai barbouillée… ad lumbos, lapauvre fille en sera-t-elle plus blanche !… que le diableemporte le curé !… ad aures… On ne peut donc pas leslaisser mourir tranquilles, les morts !…

L’abbé referma son rituel, le mit dans lapoche de sa soutane.

– Allons !… partons !dit-il.

En marchant, il répétait sans cesse :

– Ad pedes ?… ad manus… Unelieue !… Dieu ! que j’étouffe !

Une lueur blafarde et sans rayonnement, lalueur du pâle ciel nocturne qui entrait par les larges baiesvitrées, rompait de sa clarté avare et douteuse les ténèbres desbas-côtés de l’église. Nos pas résonnèrent sur les dalles, et lebruit monta vers la voûte, se perdit dans l’enfoncement obscur deschapelles et de la nef, où des piliers, des arcs incertains, desblancheurs sourdes se devinaient très vagues, ombres dans del’ombre. Et la virgule de lumière que l’invisible lampe du chœursuspendait dans l’espace, était aussi triste qu’une solitaireétoile, égarée en un firmament voilé de nuées noires et sanslune.

Le bedeau, prévenu, nous attendait à lasacristie. Des restes de cierges, brûlant dans de hauts chandeliersde cuivre jaune, éclairaient d’une lueur de catafalque la piècedallée de carreaux noirs et blancs, la rangée des luisantesarmoires et, dans le fond, le petit confessionnal dont les mouluresbrillaient, entre les deux rideaux de serge verte. Une odeur âcrede cire fondue, mêlée au parfum de l’encens, nous prit à lagorge.

– Dépêchons-nous, dit mon oncle aubedeau, qui s’inclinait respectueusement.

Celui-ci était un petit homme, pâle, rond,très propre, aux longs cheveux plats collés sur les tempes, à lamine affable et sournoise qu’ont les frères lais des couvents. Ilétait pâtissier de son état, adjudicataire des boues de la ville,de l’octroi du marché et des chaises de l’église. Dans les grandesoccasions, il servait à table, chez le curé. Ponctuel, méticuleux,connaissant à merveille tous les rites des sacrements, BaptisteCoudray était un bedeau distingué, si distingué qu’on l’honoraitpresque autant qu’un vicaire. Il parlait très bas, très lentement,en termes toujours choisis et bienveillants… Il avait déjà préparésa boîte, allumé la lanterne rouge à long manche, que je devaisporter.

– J’ai cru devoir mettre une nappe decommunion dans la boîte, expliqua-t-il… Ces gens-là n’en ontpeut-être pas de convenable pour le saint viatique.

– Mettez ce que vous voudrez !…Dépêchons-nous ! répondit mon oncle.

Et pendant qu’aidé par le bedeau, il revêtaitle surplis, puis l’étole :

– Où donc est le curé ?demanda-t-il.

– Monsieur le curé est àSaint-Cyr-la-Rosière, en conférence.

– Et le vicaire ?

– On m’a dit que monsieur le vicairemariait sa sœur aujourd’hui, aux confins du département.

Le bedeau tendit à mon oncle son camail, etd’un air d’intérêt et de protection, tout ensemble, ilajouta :

– Je remarque que monsieur l’abbé paraîtbien souffrant… mais Frélotte, c’est une promenade.

Mon oncle grogna :

– Une promenade !… Vous oubliez lemanipule, Baptiste.

– En ces circonstances, l’officiant nerevêt jamais le manipule… Monsieur l’abbé peut vérifier dans sonrituel.

Après avoir dit cela d’un ton de reproche unpeu scandalisé, il s’esquiva pour allumer les cierges del’autel.

Mon oncle ne s’attarda point devant letabernacle, abrégea autant que possible les oremus et lesgénuflexions, puis, ayant recouvert le ciboire de son pavillon àfranges dorées, il redescendit. Nous partîmes.

Le bedeau marchait devant, tenant, d’une main,la boîte aux saintes huiles, de l’autre, une tintenelle ; jevenais ensuite, portant la lanterne ; mon oncle nous suivait,haletant, souffrant, très embarrassé du ciboire qu’il levait,baissait, inclinait à droite, puis à gauche, cherchant une positioncommode, qui lui permît de mieux respirer.

– Pas si vite ! cria-t-il, lorsquenous débouchâmes sur l’allée d’ormes qui reliait l’église aupays !…

Tous les vingt pas le bedeau agitait satintenelle qui faisait derrrlin !… derrrlin !Les gens se montraient aux portes, se penchaient aux fenêtres, sedécouvraient, se signaient ; dans la rue, des femmess’agenouillaient, front baissé, mains jointes. Un petit cortège seforma derrière mon oncle, se grossit à tous les carrefours, devintune véritable procession. Et la tintenelle faisait derrlin…derrlin ! à intervalles réguliers. J’étais fier de monrôle, et chaque fois que nous passions sous un réverbère, jem’amusais à regarder mon ombre et l’ombre de la lanterne, grandir,s’allonger sur la chaussée, sur les trottoirs, sur les façadesblanches des maisons avec, au bout, le reflet dansant de la lumièrerouge… Derr… lin… derr… lin !… À la sortie du bourg,mon oncle s’arrêta, le souffle lui manquait.

– J’étouffe ! me dit-il… Je suis ennage… Et ça, ça… ça, qui me gêne horriblement !… Tiens.

Il me tendit le ciboire, essuya avec un pan dusurplis son visage baigné de sueur, et durant quelques secondes, ilaspira des gorgées d’air, avidement, et nous repartîmes.

La nuit était profonde, silencieuse, troubléeseulement par nos pas, et par le rauque sifflement qui s’échappaitde la poitrine de mon oncle. Le bedeau n’agitait sa tintenelle quelorsqu’il entendait, au loin, des voix humaines, ou des cahots decharrette. Et nous marchions, sous le ciel terne et bas, que desnuées livides envahissaient maintenant, nous marchions entre lesgrandes nappes d’ombre qui couvraient la campagne, entre lesgrandes ombres qui couraient au-dessus de l’horizon rapproché, lesombres tordues, échevelées des diaboliques pommiers. C’étaient,parfois, sur les talus de la route, les effrayantes silhouettes destrognes de chêne, courtes, rases, ébranchées, pareilles, dans lanuit lugubre, à une fuite de monstres embryonnaires, à une galopéede grosses larves bossues, sortant du néant. C’était parfois, sansun arbre, sans une silhouette, sans un talus, la montée de laroute, plus pâle entre l’abîme des ténèbres uniformes, et tombantsur elle un haut mur de ciel blafard, sans espace, sans lointain,sans profondeur, qui l’enfermait de sa masse plombée, limiteextrême de la terre et du firmament… J’avais peur ; et lebedeau lui-même toussait avec ostentation, pour se rassurer unpeu.

Affaibli par la transpiration, épuisé par lasouffrance, mon oncle dut encore s’arrêter. Comme ses jambestremblaient, refusaient de porter son corps, il s’assit sur unmètre de pierre, et longtemps il resta là, affaissé, le ciboireentre les genoux, la tête dans les mains. Et c’était sinistre, danscette morne nuit, de l’entendre hoqueter, râler, happer la vie auxbouffées du vent qui passait.

– Encore dix minutes, monsieur l’abbé,encouragea le bedeau. J’aperçois, là-bas, les lumières deFrélotte.

– Dix minutes !… Jamais jen’arriverai !… J’étouffe… Je vais mourir…

Il voulut se relever, mais il retomba, et leciboire roula sur le sol, glissa dans le fossé, en tintant.

– Sainte Vierge ! cria lebedeau !… Le corps de Notre Sauveur dans le fossé… Le bon Dieuqui est peut-être perdu !

Un caillou blanc luisait dans l’ombre, sur laberge. Il crut que c’était l’hostie qui étincelait.

– Je la vois, balbutia-t-il… Ellebrille !…

– Eh bien ! ramassez-la, Baptiste,ordonna mon oncle d’une voix étranglée.

Baptiste fut saisi d’épouvante.

– Moi ? monsieur l’abbé… moi ?…Toucher au bon Dieu, avec des mains impures, et quand mon âme estpleine de péchés ?… Non, non, jamais !… Je seraisfoudroyé !

– Imbécile ! jura l’abbé Jules…Aide-moi, petit.

Il parvint à se mettre debout. Et nouscherchâmes le ciboire. Le bedeau avait posé par terre sa boîte, satintenelle, et, tout pâle, les yeux dilatés, il promenait lalanterne inclinée au ras du sol, près du fossé. Bientôt, à la lueurrougissante qui courait sur l’herbe, nous aperçûmes le ciboireintact, encore recouvert de son pavillon. Je le ramassai, non sansun frissonnement. Le couvercle n’avait pas bougé. Mon oncle lesouleva légèrement, et voyant l’hostie au fond du vasesacré :

– Allons ! fit-il… il n’y a pas demal… En route…

On distinguait, en effet, à notre droite, lecontour sombre de plusieurs maisons ; et quelques lumièrespiquaient l’obscurité. Mon oncle râlait moins fort, marchait d’unpas plus affermi. Toujours terrifié par la scène du ciboire qu’ilse représentait comme une profanation, comme un sacrilège, lebedeau marmottait des prières à voix basse. De temps en temps, ilse détournait, la face blême, l’œil craintif, effaré de ce qu’unprêtre traitât le bon Dieu aussi cavalièrement. À l’entrée duvillage, il agita sa tintenelle : derr… lin !… derr…lin ! On entendit des claquements de porte, des bruits desabots. Des ombres passèrent, des visages apparurent dans lerectangle des fenêtres allumées… Derr… lin !… derr…lin ! Deux chiens longuement aboyèrent, d’autres chiensrépondirent… Et la tintenelle faisait derr… lin ! derr…lin ! Nous traversions des cours, longions des meules,des clôtures basses au-dessus desquelles des tignasses d’arbress’échevelaient… Et la tintenelle faisait derr… lin !…derr… lin !

Devant la maison de la malade, un cabrioletstationnait, et je reconnus, éclairé par un paysan, mon père quidénouait la longe de son cheval. Il rangea la voiture, pour laisserle passage libre, et je l’entendis qui disait d’une voixétonnée.

– Tiens, mais c’est Albert !… Tiens,mais c’est Jules !

Puis il vint se mêler à la foule des passantset des personnes, accourus aux derr lin de latintenelle.

Sur un haut lit drapé d’indienne, parmi desblancheurs de linge, où vacillaient des reflets de lumière, lamalade reposait, immobile, le visage couleur de cire, les dentsserrées. Ses mains, maigres et jaunes, ne remuaient pas, sur ledrap où elles étaient étendues. Les narines pincées, les paupièresfixes, elle semblait morte. Près du lit, une femme sanglotait,courbée, la tête dans son tablier. Et, depuis la porte jusqu’à lafunèbre couche, des voisines agenouillées priaient, des voisinsdebout, le front baissé, tournaient tristement leurs casquettesdans leurs mains. Entre la cheminée, où brûlaient des racinesd’ajoncs, et le lit, contre le mur enfumé, une petite table avaitété préparée. Au milieu de cette table, recouverte d’un lingeblanc, un crucifix campagnard, flanqué de deux bougies, un vaseplein d’eau bénite où trempait un aspergeoir fait de brindilles debouleau ; une assiette contenant de l’étoupe roulée, de la miede pain, et près de l’assiette un bol rempli d’eau, pour lesablutions du prêtre. Tout l’éclairage de la pièce se concentraitvers le lit, vers le visage de la mourante, et l’ombre se tassait,au-dessus, dans les draperies d’indienne…

Mon oncle s’arrêta sur le seuil de la porte,et devant le spectacle de la mort, devant le spectacle de laprière, son visage, tout à coup, se transfigura. Une douloureusepitié mouilla sa bouche qui, tout à l’heure, blasphémait ; unesérénité presque auguste passa dans ses yeux, que, tout à l’heure,la colère bridait atrocement. Par un rude et puissant effort de savolonté, il fit taire la souffrance qui lui tenaillait la poitrine,qui lui déchirait la gorge, et ce fut en étendant la main d’ungeste noble, tranquille et bon, qu’il s’avança dans la chambremisérable.

– Pax huic domui, dit-il d’unevoix douce et compatissante.

Le bedeau répondit :

– Et omnibus habitantibus inea.

Ayant déposé le ciboire sur la table, aspergéd’eau bénite l’assistance, il dit encore :

– Dominus vobiscum !

Le bedeau répondit :

– Et cum spiritu tuo.

L’abbé prit le crucifix, l’approcha des lèvresde la mourante, mais les lèvres restèrent inertes au contact duDieu. Elle ne voyait plus, n’entendait plus, ne sentait plus. Sesyeux regardaient déjà dans l’infini. Alors il se pencha sur elle,tendrement. Un souffle faible et doux comme l’haleine suprême d’unefleur qui tombe, épuisée et flétrie, s’exhalait de ses dentsserrées. Le drap, sur sa poitrine, n’était pas même soulevé. Etl’enfant, sous le pâle masque de la mort, gardait un air dejeunesse et d’attendrissante beauté.

– C’est Dieu qui vient vers vous, dit mononcle… Ne l’entendez-vous point ?

La jeune fille demeura immobile.

Alors l’abbé se tourna vers les assistants,vers les femmes agenouillées dont la lumière rasait les coiffesblanches, vers les hommes debout, qui tendaient, dans l’ombre,leurs visages bruns.

– Elle meurt ! dit-il.

Et désignant le ciboire qui brillait sur latable, et les saintes huiles dans leur burette d’argent, ilajouta :

– À quoi bon ?… ne la troublons pas…Et priez, vous qui l’aimiez.

Il s’agenouilla auprès du lit, et d’une voixémue qui chantait le triste épithalame de la mort :

– Pauvre enfant !… Tu es venue unjour, et le lendemain tu t’en vas… De la vie tu n’as connu que lespremiers sourires, et tu t’endors à l’heure de l’inévitablesouffrance… Va dans la clarté ! et dans le repos, petite âme,sœur de l’âme parfumée des fleurs, sœur de l’âme musicienne desoiseaux… Demain, dans mon jardin, je respirerai ton parfum auparfum de mes fleurs, et je t’écouterai chanter aux branches de mesarbres… Tu seras la gardienne de mon cœur et le charme invisible demes pensées…

Il se releva, mit un baiser au front de lamorte, et de nouveau, étendant la main sur l’assistance hébétée decette oraison inaccoutumée :

– Dominus vobiscum !dit-il.

Mais le bedeau ne répondit pas. Ahuri,pétrifié, il ne comprenait rien à ce qui venait de se passer. Nonseulement il ne comprenait pas, mais il ne savait plus s’il vivait,si cette maison, les femmes, le ciboire sur cette table, cettemorte, si tout cela qui l’entourait n’était point un rêve. Dans sontrouble, dans son bouleversement, il ne suivit pas l’abbé quigagnait la porte, et il demeura, dans la chambre, au milieu desgens, les yeux fous, les bras ballants, la bouche grandeouverte.

Mon père nous attendait au dehors.

– Bonsoir, Jules, dit-il en s’avançantvers son frère, la main tendue.

– Bonsoir !… C’est toi ?

– Oui !… Je sortais de la maison… Jet’ai reconnu… Il est tard… tu es souffrant… Veux-tu que je teramène en voiture ?

– Je veux bien ! fit mon oncle…

– Et le ciboire ?… Tu avais leviatique, tout à l’heure, il me semble !

– Ah ! oui ! Tiens… Je l’ailaissé !… Tant pis, Baptiste s’en arrangera…

Nous nous tassâmes, tous les trois, dans lecabriolet… Mais bientôt mon oncle commença de haleter.

– Tu souffres ?… lui demanda monpère.

– Oui !… oui !…J’étouffe !… là… J’étouffe !… Je suis en nage… et puis jegrelotte.

Mon père l’enveloppa de sa couverture, tira desa poche une petite bouteille d’alcali qu’il lui fit respirer.

– Pourquoi ne veux-tu pas merecevoir ? dit-il avec un tendre reproche… Je te soigneraisbien… Je te guérirais… Voyons, Jules, je suis ton frère, quediable !… Et je ne t’ai rien fait, jamais !…

Alors, mon oncle répondit entre des hoquetsdouloureux :

– Je veux bien… Viens… que ta femmevienne aussi… J’étouffe !…

Le lendemain, mon père et ma mère vinrent auxCapucins. Ils trouvèrent l’abbé, dans son lit, en proie à de lafièvre. Il avait voulu se lever, le matin, à son heure habituelle,mais il avait eu une syncope, suivie de vomissements ; aprèsquoi, étourdi, la tête prise de vertiges, le corps secoué defrissons, il avait dû se recoucher. Mon père l’ausculta, l’examinaavec le plus grand soin, et, devant la gravité du mal, il ne putdissimuler son inquiétude.

– Ce ne sera rien !… dit-il… Mais,est-ce que cela te ferait quelque chose, si j’appelais un confrèreen consultation ?… Tu sais, je suis une patraque, moi… Et puison ne se rend jamais compte des choses, quand il s’agit d’unepersonne de sa famille.

Mon oncle répondit d’un air résigné :

– À quoi bon ?… Je sens que tout enmoi se détraque… que je n’ai plus de longs jours à vivre… Ce que jevoudrais, c’est qu’on me laissât mourir en paix à ma fantaisie… Sije souffre trop, tâche de me soulager un peu. Voilà tout ce que jedemande…

Avec une mélancolie douloureuse, ilajouta :

– Ma mort, ça n’a pas d’importance… C’esttoujours triste de voir tomber les vieilles maisons, les vieuxarbres, les vieux clochers… Mais moi !… Je n’ai abritépersonne… à personne je n’ai donné des fruits… rien en moi n’achanté, jamais, d’une belle croyance, d’un bel amour… Si je meursbien, si je m’en vais, calme, sans regrets, sans haine, ma mortaura été la seule bonté de ma vie… et, peut-être, son seulpardon !…

S’interrompant, car l’oppression de sapoitrine le faisait haleter, il reprit quelques instantsaprès :

– Ce que je voudrais aussi, c’est qu’ontransportât mon lit en face de la fenêtre… J’aime mon jardin,j’aime mes arbres, j’aime ce ciel, ce grand ciel…

Mon père était très ému… ma mère regardait lejardin, impassible et dure. Elle dit dans un sourirefroid :

– En effet… c’est un si joli coupd’œil !

L’abbé réprima une grimace, éteignit unemauvaise lueur qui commençait de briller dans ses yeux, et ilsoupira :

– Oh ! j’aime cela, pour des chosesque vous ne voyez pas, que vous ne sentez pas, que vous necomprenez pas, ma sœur.

Il retourna la tête contre le mur, le regardfixé sur les pâles fleurettes du papier et ne parla plus.

Je passai une grande partie de la journée dansle jardin, sans jouer, sans courir. Je n’avais plus l’entraind’autrefois. Tout me semblait morne, attristé ; les verduress’endeuillaient ; les oiseaux eux-mêmes étaient moroses,l’acacia-boule me faisait l’effet de ces sombres arbustes qu’onplante sur les tombes. Pourtant, je m’y arrêtai, à la place même oùmon oncle aimait à s’asseoir, ses longues jambes dans l’herbe…J’évoquai sa houppelande verte, son chapeau de paille, son allurecassée, ses étranges discours qui m’effrayaient, et qui maintenantm’effrayaient moins, car ils me donnaient, à cette minute, lasensation confuse d’une douleur morale, qu’une tendresse peut-êtreeût calmée… Et je l’aimais, oui, je l’aimais véritablement, j’aipensé que lui, si colère toujours, n’avait jamais eu contre moi unmouvement d’impatience… Une angoisse me ramenait sans cesse à lamaison, j’interrogeais Madeleine, cherchant à me rassurer auprèsd’elle ; ou bien doucement, sur la pointe du pied, jem’approchais de la porte de la chambre, et je restais là, delongues minutes, à écouter le bruit que faisaient la respiration demon oncle, et le glissement des pas de ma mère, sur le parquet.

Vers le soir, le cousin Debray arriva.

– Eh bien ! quoi donc ?cria-t-il… Un nom de Dieu de gaillard comme toi ?…

Il fut étonné de trouver mon père et ma mère,installés avant lui, auprès du chevet du malade, et il regarda lestables, les tiroirs, avec une curiosité inquiète d’héritier.

Nous quittâmes la chambre ; l’heure dudîner approchait.

– Eh bien ? interrogea ma mère.

– Il est perdu ! dit mon père… Et cen’est pas seulement sa maladie de cœur !… c’est safièvre !… Pauvre Jules !

Durant toute la soirée, tandis que mon père,retourné aux Capucins, veillait sur le malade, ma mère passa enrevue tous nos vêtements noirs, avec le soin calme et méticuleuxd’une bonne ménagère.

Chapitre 5

 

 

Ma mère, installée depuis trois jours auchevet de l’abbé, venait de sortir. Elle allait à Viantais où elleavait, disait-elle, des commissions à faire. Et je restai seul,dans la chambre, avec mon oncle. La maladie avait encore ravagé sonvisage, creusé, de ses impitoyables griffes, des rigoles nouvellessur la peau écharnée et toute sèche. La fièvre tachait sespommettes saillantes de deux plaques pourprées, et ses yeuxagrandis brillaient, au milieu d’un grand cerne bleuâtre, d’unéclat déjà surhumain. De temps en temps, de sa main tremblante,nouée d’exostoses, il portait à ses lèvres une tasse pleine d’unbreuvage rafraîchissant, et sa langue empâtée faisait contre sonpalais un bruit pénible et continu ; il respiraitdifficilement. Sur la marbre de la commode, des fioles,symétriquement rangées, dégageaient des odeurs pharmaceutiques, etla bouilloire chantait, posée dans les cendres chaudes de lacheminée.

– Petit, me dit mon oncle, ferme laporte, afin que personne n’entre… et viens ici, près de moi… J’ai àte parler, à toi seul, à toi tout seul… Car, tu es le seul être quim’ait réellement aimé.

La douceur triste avec laquelle il m’avait ditcela m’émut, au point que je ne pus retenir mes larmes. Et,brusquement, j’éclatai en sanglots.

– Allons, allons, consola le maladetendrement. Ne pleure pas, mon enfant, et fais ce que je t’aidit.

Je verrouillai la porte et je m’approchai dulit. Mon oncle me sourit, se recueillit pendant quelquesinstants.

Au dehors, dans le jardin, le cousin Debraymarchait, crachait. Lui aussi, s’était installé aux Capucins, n’enbougeait plus, surveillant mes parents avec inquiétude. Sa présenceétait pour mon oncle un sujet d’agacement, bien que celui-ci,parfois, plaisantât le capitaine. « Vous savez, mon cousin,lui disait-il, quand je serai mort vous m’empaillerez, vous memettrez debout sur une planchette de sapin, avec une noix dans lespattes, comme vos putois. » À quoi le capitainerépondait : « Est-il farceur, ce Jules… Je n’ai jamais vuun nom de Dieu de malade comme toi ! » On avait cependantobtenu du cousin qu’il pénétrât dans la chambre le plus rarementpossible. Il partageait ses journées en promenades autour de lamaison, ou bien en longues stations dans la bibliothèque, cherchantà retrouver les volumes très chers et rares que l’abbé lui avaitmontrés autrefois. Puis il rôdait à travers les pièces ayant l’aird’inventorier les objets, et glissant partout des regardsfureteurs.

Mon oncle essuya sa bouche encrassée par lafièvre, but encore une gorgée de tisane, et d’une voix entrecoupéed’efforts douloureux, il commença ainsi :

– Mon cher enfant, j’ai fait montestament, il y a déjà plusieurs mois… Je ne te donne rien, ni àtoi ni à ta famille… Ta mère sera furieuse, mais toi, tu es dansl’âge où l’on n’attache aucune importance aux questions d’argent.J’espère que tu ne m’en voudras pas plus tard… M’envoudras-tu ?

– Non, mon oncle ! balbutiai-je, unpeu gêné et rougissant.

Il me remercia d’un signe de tête, et ilreprit :

– Si je te déshérite, ne va pas enconclure au moins que je ne t’aime pas… Tu auras assez de fortunesans que la mienne vienne encore s’ajouter à celle que telaisseront tes parents… J’avais depuis longtemps une idée qui estcurieuse, une expérience de psychologie à tenter que tu connaîtrasle lendemain de ma mort… Donc tu ne m’en veux pas !… Bienvrai ?

– Bien vrai, mon oncle, répondis-je.

– Maintenant, écoute-moi. Comme tous ceuxqui ont mal vécu, j’ai longtemps redouté la mort… Mais j’aibeaucoup réfléchi depuis, je me suis habitué à la regarder en face,à l’interroger… Elle ne m’effraye plus. La nuit dernière, ensommeillant, j’ai rêvé qu’elle était comme un lac immense, sanshorizon, sans limites… un lac sur lequel je me sentais doucementtraîné parmi des blancheurs d’onde, des blancheurs de ciel, desblancheurs infinies… En ce moment, je la vois pareille à ce grandciel, qui est là, devant moi… Elle a des clartés admirables etprofondes.

L’abbé souleva sa tête de dessus l’oreiller,et le cou tendu vers la fenêtre, une ivresse dans ses yeux, illaissa errer son regard dans l’espace.

Des nuages d’une incandescence d’argentvaguaient obliquement à travers l’azur lavé de rose par endroits,et par endroits glacé d’un verdissement pâle de cristal… Ilsmontaient au-dessus du bois, s’amoncelaient, s’épandaient, sedispersaient à travers le firmamental infini.

– Oui, répéta-t-il, la mort est pareilleà ce grand ciel…

Il resta un moment silencieux, suivant avecextase la lente, la lumineuse ascension des nuées au-dessus dubois ; puis, de nouveau, il renversa la tête sur son oreiller,s’allongea dans le lit, et, d’une voix mélancolique, ilcontinua :

– J’ai manqué ma vie, mon petit Albert…Je l’ai manquée, parce que jamais je n’ai pu dompter complètementles sales passions qui étaient en moi, passions comprimées deprêtre, passions héréditaires, nées du mysticisme de ma mère, del’alcoolisme de mon père. J’ai lutté pourtant, va !… Ellesm’ont vaincu… Je meurs de cette lutte et de cette défaite. Lorsquej’ai pensé à revenir ici dans ce calme, dans cette solitude, jem’étais promis d’oublier le passé, de vivre heureux, de travailler,car j’avais de vastes projets. Je n’ai pas pu… Ici comme partout,je me suis retrouvé face à face avec le monstre… J’ai subid’affreuses tortures… Il est donc bon que je meure… Mais si j’aivécu dans la hâte mauvaise, dans la fièvre, dans cette perpétuelledisproportion entre les rêves de mon intelligence et les appétitsde ma chair, je veux mourir dans la sérénité ; je veux, nefût-ce qu’un jour, goûter à cette volupté que je n’ai pasconnue : la plénitude du repos de mon cerveau, de mon cœur, demes sens…

Le malade soupira longuement ; et,broyant d’un geste fébrile le mouchoir qu’il avait dans les mains,il demeura quelques secondes encore, sans dire une parole. Ilpoursuivit d’un ton plus bref, tandis qu’une grimace tordait sabouche :

– Je sais où est ta mère. Je le devine dumoins. Ta mère est chez le curé… Cela devait être… Elle désire quele curé me voie, qu’il m’apporte ce qu’on appelle les consolationsde la religion… Elle le désire non pour moi, dont elle se moque,mais pour elle, pour ton père, pour le renom de piété de lafamille… Or, je ne veux pas que le curé mette les pieds chez moi…Je ne le veux pas… Ce qu’il me dirait, je le sais aussi bien quelui… Et la visite de ce gros imbécile m’agacerait, m’irriterait,compromettrait le repos de mes dernières heures… Si Dieu existe, tupenses que ce n’est pas l’image grossière de ce lourdaud, de cetignorant qu’il revêtira pour se manifester à moi… Si je veux prier,je n’ai besoin de personne… Qu’on me laisse mourir comme jel’entends. Je te fais le gardien de mon repos… Promets-moi que sile curé tente de forcer ma porte, promets-moi que tu l’éloigneras…Tu lui expliqueras que je refuse de le recevoir, que je ne veux nidu mensonge de ses prières, ni de la triste farce de sesexhortations, ni de cette ridicule et sinistre comédie qui se joueautour du lit des moribonds. Veux-tu me promettre que tu ferascela ?… Veux-tu me promettre que tu me défendras, contre tousles violateurs d’agonie, même contre ta mère ?…

Il me prit les mains, me regarda presquesuppliant.

– Veux-tu ?

– Je vous le promets, mon oncle !…dis-je, dans un déchirement de toute mon âme.

– C’est bien, mon enfant !… Je teremercie…

Puis, se parlant à lui-même, il murmura d’unevoix plus basse :

– Est-ce curieux ce qui se passe enmoi ?… Plus mon âme s’apaise, et plus l’idée de Dieu s’effacede ma raison… Je ne le comprends plus… Dieu !… Dieu !…Quand je vivais mal, je croyais à Dieu, il m’effrayait…Aujourd’hui, en vain je le cherche… Je ne le retrouve plus :il est parti… Ne serait-ce donc que l’idéale entité d’unremords ?…

Après avoir rêvé quelques minutes, il setourna vers moi…

– Et maintenant, ne sois plus triste, monenfant… lorsque je poserai mes yeux sur ta petite tête, que je n’yvoie pas couler des larmes… Souris-moi… Il ne faut pas pleurerparce que quelqu’un meurt qu’on a aimé… C’est la religioncatholique qui a fait de la mort un sombre épouvantement, tandisqu’elle n’est que la délivrance de l’homme, le retour du prisonnierde la vie à sa véritable patrie, au néant bienfaisant et doux…Ah ! je voudrais qu’au lieu de larmes et de deuils, il n’y eûtdans les chambres des mourants que des musiques et que desjoies !… Je voudrais… je voudrais.

Il s’arrêta, sembla chercher des mots, despensées qui lui échappaient…

– Je ne sais plus ce que je voudraisencore, balbutia-t-il… je ne sais plus… Si je te parle ainsi, c’estque je sens que je suis près de ma fin… il y a des moments où lavie s’égoutte de mes membres, se tarit dans mon cœur, où ma tête seperd, s’embrouille, se confond avec l’espace, où il me semble queje flotte déjà sur le lac immense, le lac qui ne finit pas et quiest sans fond… Avant de partir, avant de disparaître dans lesblancheurs radieuses, je voudrais te donner quelque chose qui vautmieux que de l’argent… le secret du bonheur… J’y ai pensé beaucoup,beaucoup… Aime la nature, mon enfant, et tu seras un brave homme,et tu seras heureux… Toutes les joies terrestres sont en cet amour,toutes les vertus aussi… Ce qui s’écarte de la nature est uneperversion et ne laisse que des douleurs inguérissables et desremords salissants… Je voudrais encore autre chose… je voudrais quetu me lises Pascal… va me chercher Pascal… tu le trouveras dans labibliothèque, sur le troisième rayon à gauche, près de la cheminée…c’est un petit livre rouge, à tranches dorées… Va !…

Je revins avec le Pascal, et durant plus d’uneheure, je fis la lecture à mon oncle. Il s’endormait parfois ;sa respiration s’accourcissait en plaintes plus faibles etrépétées, alors je fermais le livre et me taisais. Mais lui, nem’entendant plus, se réveillait en sursaut, me regardait comme s’ileût cherché à me reconnaître, à se souvenir. Ilmurmurait :

– Ah ! oui… c’est toi !…Continue, mon enfant… ta voix me berce… J’écoute ce que tu lis… Lesmots, les idées m’arrivent très doux, très vagues, parés de songesdélicieux. Ils viennent à moi, ainsi que des êtres féeriques, ilsviennent à travers des brumes roses qui flottent sur des merséblouissantes ; ils m’arrivent en habits chamarrés, en longuestraînes de soie, couverts de bijoux et de parfums… Quelle magie queles pensées entrevues dans la fièvre !… Comme elles s’animent,se colorent dans les splendeurs de la mort !… Il faudraitmourir toujours, toujours… Lis, mon enfant… Si je m’assoupis, net’arrête pas…

Parfois aussi, tout à coup, l’œil hagard, ilm’interrompait :

– Tu sais ce que tu m’as promis !…Le curé… ta mère… Dieu !… Arrête-toi… Cela me fatigue… Lesmots maintenant ont d’étranges grimaces ; les pensées passent,noires, disloquées comme des ombres… Et cette trompette qui sonne,sans cesse, là-bas, ah ! qu’elle me fatigue… Fais-la taire,petit, je t’en prie !… Et cette cloche, fais taire aussi cettecloche… C’est le curé qui fait ce vacarme… Il bourdonne à mesoreilles, pareil à un vol de grands frelons… Chasse-le… Je voudraisdormir…

Quand ma mère rentra, l’abbé était très agité.Il se remuait dans son lit, se découvrait jusqu’au ventre,prononçant souvent des mots incohérents… ma mère s’étant approchéede lui :

– Ne me dites rien ! s’écria-t-il…Je ne veux pas que le curé vienne… je ne veux pas de son Dieu… jene veux pas !… Je veux mourir comme je l’entends… Pourquoi metorturez-vous ainsi ?…

Elle ramena les draps sur sa poitrine, luiparla doucement.

– Le curé passait sur la route, mon cherfrère, expliqua-t-elle… vous sachant souffrant, il est venu… Il estdans le jardin !…

Mon oncle se dressa sur son séant, trèseffrayé.

– Non ! non ! répéta-t-il… Jene veux pas… Laissez-moi mourir tranquille…

Ma mère insista, avec des mots tendres, descaresses dans sa voix, des supplications dans son regard…

– Il ne restera qu’une seule minute, monfrère… une minute, voyons !…

Mais l’abbé poussa un cri de fureur.

– Laissez-moi, vous !… laissez-moi,laissez-moi !…

Et empoignant la main de ma mère, il la morditau pouce, cruellement.

– Que ne suis-je enragé, vilainefemme ? vociféra-t-il… J’aurais plaisir à vous tuer, vieilleharpie, à vous tuer de cette mort atroce !…

Pendant ce temps, le curé Blanchard avaitentre-bâillé la porte, montrait sa tête rouge et luisante. Mononcle l’aperçut, se retourna contre le mur et ne bougea plus. Ilfut impossible de lui arracher une seule parole. Aux questions ducuré, il ne répondit rien, et les dents serrées, les pommetteséclaboussées d’un rouge plus vif, les yeux fixés sur un point vaguede la cloison, il demeura immobile et sombre. Seuls, ses doigts secrispaient sur les plis du drap, qu’ils tordaient. J’entendais soncœur battre, par coups précipités dans sa poitrine, et ses dentsgrincer les unes contre les autres. Le curé leva vers le plafondses bras découragés, et, reconduit par ma mère, il finit par sortirde la chambre en chuchotant des mots scandalisés.

– Voulez-vous que je reprenne la lecture,mon oncle ? demandai-je, un peu honteux de n’avoir pas tenu mapromesse, et croyant faire une diversion à cette scène pénible.

Le malade ne remua pas. Et je l’entendis qui,d’une voix basse et tremblée, chantonna :

Le curé lui d’manda

Lari ra

Le curé lui d’manda :

Qu’as-tu sous ton jupon,

Lari ron

Qu’as-tu sous ton jupon ?

– Mon oncle !… mon oncle !implorai-je… parlez-moi, regardez-moi…

Il continua, plus faiblement, sans bouger,tandis que sa main hachait la toile, ainsi qu’une patte decrabe :

C’que j’ai sous mon jupon

Lari ron

C’que j’ai sous mon jupon,

C’est un p’tit chat tout rond

Lari ron

C’est un p’tit chat tout rond.

Puis, il s’endormit d’un sommeil douloureux,coupé de réveils brusques et de sanglots.

En proie à une surexcitation extraordinaire,il passa une nuit mauvaise. La fièvre redoubla. Son cœur battaitainsi qu’une horloge dont le ressort se détraque ; il semblaitque la vie se dévidait en un bruit de sonnerie affolée. Le déliremettait en son regard une démence terrible, en ses gestes unehallucination de meurtre. Mon père qui le veillait, aidé deMadeleine, eut beaucoup de difficultés à le contenir. Il voulait selever, poussait des cris sauvages, tentait de se ruer contre unêtre imaginaire qu’il voyait et dont il suivait les mouvementsdésordonnés, avec une fureur croissante, de minute en minute. Ilcroyait que c’était le curé Blanchard.

– Tu guettes mon âme, bandit, hurlait-il…tu ne veux pas qu’elle s’éparpille dans les choses, voleur… qu’ellesoit heureuse… Mais tu ne l’auras point… Elle est là (il montraitsa gorge serrée par un étranglement) ; elle est là… Elle mefait mal, elle m’étouffe… Pourtant, je ne la cracherai pas…Va-t’en… va-t’en !…

Et comme mon père, se penchant au-dessus delui, essayait de le calmer.

– Chasse-le donc ! ordonnait-il…maintenant il s’accroche à la corniche, ses ailes étendues, toutesnoires… Ah ! le voilà qui vole… qui vole… le voilà quibourdonne… le voilà !… tue-le… Ah ! tue-le donc !…Tiens… il se cache sous mon lit, il le soulève, il l’emporte…Ah ! tue-le donc !… tue l’infâme curé.

Dans un autre moment, il pleurait, et, toutépeuré il se blottissait sous les draps, en un coin du lit, commeun petit enfant.

Vers le matin, il s’apaisa. Aux agitations dela nuit succédèrent un morne abattement, une prostration lourde deson cerveau et de son corps. Pendant trois heures, il sommeilla,secoué de soubresauts nerveux, sa pauvre tête hantée de cauchemarseffrayants qui lui arrachaient des cris d’épouvante. En se posantsur nous, dans les interruptions de l’assoupissement, ses prunellesavaient des profondeurs d’abîme, et cette inquiétante, effarante,accablante fixité du mystérieux regard des bêtes qui viennent demourir. Elles ne reflétaient plus rien de vivant sur leur convexitévitreuse, plus rien de la vie ambiante, plus rien de la vieintérieure. Et les paupières agrandissaient démesurément, autour deces prunelles mortes, vides de lumière, leur orbe inerte et pâle.Un instant, il parut me reconnaître ; mais ce ne fut qu’unelueur passagère qui s’éteignit aussitôt…

– Mon oncle ! dis-je, mon oncle, jesuis Albert… votre petit Albert… ne me voyez-vous pas ?…

Il continua de me regarder fixement et d’unevoix douloureuse, sans articuler les paroles qui tombaient de seslèvres, ainsi que des sanglots, il chantonna :

C’que j’ai sous mon jupon

Lari ron

C’que j’ai sous mon jupon…

À partir de ce moment, le cousin Debray ne sepromena plus dans le jardin. Il restait dans la bibliothèque,l’oreille aux écoutes, apparaissant dans le couloir, au moindrebruit venu de la chambre. Chaque fois que mon père ou que ma mèresortaient, il était là, toujours devant eux, en face de la porte,les paupières bouffies, l’œil soupçonneux :

– Eh bien ?… Ça va toujours plusmal ?

– Plus mal, oui !

– Ah !… vous savez, il faudra mettreles scellés partout !

Chaque matin, la Poule lui apportait unebouteille de cidre, un pain de trois livres, des tranches de viandefroide. Il mangeait dans la bibliothèque ; il y dormait aussi,la nuit, allongé dans le grand fauteuil de mon oncle, se réveillanttoutes les heures, pour venir écouter à la porte, et se rendrecompte des progrès de la maladie. Un soir, il eut avec ma mère unedispute qui commença très bas, s’éleva peu à peu, au ton violent dela colère et de la menace. Le capitaine disait :

– Vous savez… Il faudra mettre desscellés partout !

Et ma mère, impatientée de cette phrase quirevenait à tout propos, répondait :

– Qu’est-ce que cela vous regarde ?…D’abord, pourquoi êtes-vous ici, vous ?

– Pourquoi ! nom de Dieu ?…Pourquoi ?… Pour vous empêcher de voler, d’emporter lesaffaires chez vous.

– Moi ?… moi ?… criait ma mère…c’est vous qui fouillez dans les tiroirs !… c’est vous quiêtes un voleur… Que faites-vous ici ? vous n’êtes que soncousin !…

– Il manque de la vaisselle, del’argenterie… Je vais prévenir le commissaire de police.

– Moi, je vous ferai jeter dehors par lesgendarmes.

Il fallut que mon père vînt imposer silence aucapitaine, qui se disposait à épuiser la série de ses jurons.

À mesure que l’état de mon oncle s’aggravait,le cousin Debray se faisait plus insolent, il était d’une méfiancehargneuse de garde-chiourme. Il surveillait mes parents, descendaitaux plus bas espionnages, ne dissimulait point ses espérancescyniques. Toujours il grognait :

– Faudra qu’on mette les scellés, nom deDieu !… Je suis sur le testament… Vous n’y êtes pas, vousautres… L’abbé se foutait de vous, nom de Dieu !

Il jugea même que la bibliothèque était tropéloignée de la chambre du moribond. Il installa le grand fauteuildans le couloir, et c’est là qu’il passa, désormais, ses journéeset ses nuits, en faction, l’âme réjouie par les plaintes, par lesrâles, par les halètements qui lui arrivaient du lit de douleur oùmon oncle agonisait d’une épouvantable, hallucinante agonie. Nousl’entendions marcher, cracher, et jurer :

– Nom de Dieu ! faudra qu’on metteles scellés !

Un dimanche matin, je me rappelle, mon père etma mère s’étaient absentés pour aller à la première messe deViantais. Madeleine et moi nous veillions mon oncle. Depuis huitjours, il n’avait retrouvé sa raison que deux ou trois fois, – unéclair vite disparu. Et dans les courtes haltes de sonintelligence, battue par toutes les suppliciantes folies de lafièvre, rien n’était plus douloureux que de l’entendredire :

– Je suis content… je suis content demourir si tranquille !… Quelle douceur de descendre ainsibercé sur le grand lac de lumière… Pourquoi ne me fais-tu plus lalecture, mon petit Albert ?… Quand je dors, cela me charme…cela chasse la fièvre… Lis-moi un peu de Lucrèce !…

Son délire, durant les nuits mauvaises, avaiteu, à plusieurs reprises, un caractère d’érotisme, d’exaltationsexuelle d’une surprenante et gênante intensité. Comme à l’époquede sa fièvre typhoïde, il avait prononcé des mots abominables,s’était livré à des actes obscènes. En ces moments-là, ma mèren’osait plus s’approcher du lit, dans la crainte d’une attaqueimprévue, d’une brusque étreinte impudique, dont elle avait eu unefois beaucoup de peine à se dégager. L’abbé l’avait prise à lataille, l’avait attirée brutalement vers lui, et elle avait sentisur les lèvres l’haleine empestée et brûlante du fiévreux. Cedimanche-là, il n’y avait pas une demi-heure que nous étions seuls,dans la chambre, Madeleine et moi, quand l’abbé, rejetant loin delui draps et couvertures, se dressa devant nous, tout à coup, enune posture infâme ; puis, avant qu’il nous eût été possiblede l’en empêcher, il quitta le lit, et, trébuchant sur ses longuesjambes décharnées, la chemise levée, le ventre nu, il alla seblottir en un coin de la pièce. Ce fut une scène atroce,intraduisible en son épouvantante horreur… Ses désirs charnels,tantôt comprimés et vaincus, tantôt exacerbés et décuplés par lesphantasmes d’une cérébralité jamais assouvie, jaillissaient de toutson être, vidaient ses veines, ses moelles, de leurs lavesaccumulées. C’était comme le vomissement de la passion dont soncorps avait été torturé, toujours… La tête contre le mur, lesgenoux ployés, les flancs secoués de ruts, il ouvrait et refermaitses mains, comme sur des nudités impures vautrées sous lui :des croupes levées, des seins tendus, des ventres pollués… Poussantdes cris rauques, des rugissements d’affreuse volupté, il simulaitd’effroyables fornications, d’effroyables luxures, où l’idée del’amour se mêlait à l’idée du sang ; où la fureur del’étreinte se doublait de la fureur du meurtre. Il se croyaitTibère, Néron, Caligula.

– Qu’on les fouette !… qu’on lesdéchire ! hurlait-il.

De ses doigts recourbés en forme de griffes,il déchirait le vide, s’imaginant qu’il déchirait de vivanteschairs de femme ; ses lèvres s’avançaient en monstrueuxbaisers, suçant le sang aux plaies ruisselantes et rouges. Etc’était horrible, en cette frénésie paroxyste d’une chairmoribonde, de voir ces deux yeux vides, fixes, sans un reflet delumière et de pensée, ces deux yeux déjà morts qui s’élargissaientdans le cercle des paupières raidies. Enfin il tomba durement surle parquet, et ses mains, autour de lui bondissantes ettâtonnantes, cherchèrent des proies d’amour.

Pétrifié d’abord par la terreur, je ne remuaipoint. Les idées en déroute, les membres rompus, avec cettesensation que je venais de descendre subitement dans un coin del’enfer, j’aurais voulu m’enfuir. Une pesanteur douloureuse meretenait là, devant ce damné, lamentable et hideux. Cependant,lorsque je vis tomber mon oncle, je poussai un cri, appelai àl’aide le cousin Debray qui montait sa faction dans le couloir.L’abbé se laissa prendre sans résistance.

– C’est cela ! dit-il… Je vaisdormir !…

Recouché, il eut de petits sanglots, depetites plaintes, au milieu desquels je distinguai l’air de lachanson qui revenait, dans son délire, comme une ironique etmélancolique obsession :

C’que j’ai sous mon jupon

Lari ron

C’que j’ai sous mon jupon.

C’est un p’tit chat tout rond

Lari ron

C’est un p’tit chat tout rond.

Dès lors, il me fut interdit de rester dans lachambre. Je m’installai, moi aussi, dans le couloir, avec le cousinDebray qui ne m’adressa pas une seule fois la parole. Le cousinrôdait d’un bout à l’autre du couloir, les mains derrière le dos,l’air préoccupé, mécontent, trouvant sans doute que l’agonie seprolongeait au delà de toute convenance. Il était fatigué et sale.Lui, si propre d’habitude, avait ses vêtements couverts depoussière, la barbe trop longue, un foulard noir noué en cordeautour de son cou. Quelquefois il entrait dans la bibliothèque, oùje l’entendais taper sur des livres, puis il s’en revenaits’asseoir sur le grand fauteuil, maugréait, mâchonnait sous samoustache des mots que je ne comprenais pas.

Dans la chambre, les accès sa succédèrentrapides… terribles. À travers la cloison m’arrivaient des crisforcenés, des cris étouffés, des râles, des gémissements ;c’étaient aussi des bruits de lutte, des craquements de sommier,des vacillations de meubles, quelque chose de vague et d’angoissantqui me donnait l’impression d’un assassinat. De temps en temps, lavoix de mon père suppliait :

– Voyons, Jules, mon ami,calme-toi !

De temps en temps, la voix de Juleshurlait :

– Viens ici !… Ah ! laputain !… qu’on la fouette !

Le curé Blanchard accourut, resta unedemi-heure, et ressortit accompagné par ma mère. Ilschuchotaient :

– C’est affreux !… c’estaffreux !… Il ne reconnaît plus personne, disait ma mère.

– Heureusement, répondait le curé… Sanscela, il n’aurait pas voulu… Enfin, ça y est… Les gens n’ont pasbesoin de savoir le fond des choses.

Et ce fut toute la journée, au milieu desallées et venues, un effarement, une hâte, une folie quigrandissaient. Le capitaine rétrécit l’espace de sa faction, lesyeux fixés sans cesse sur la porte, par où une pauvre âme mauditeallait s’envoler, disparaître.

L’agonie se prolongea deux jours encore, deuxjours atroces qui me firent l’effet de deux siècles. Comment je nesuis pas devenu fou, en vérité, je l’ignore. Je vivais en unecontinuelle horreur, ma raison s’égarait, prise de vertigesinsoupçonnés ; les perceptions de mes sens, ébranlés par dessecousses trop violentes, s’altéraient ; les objets les plusordinaires revêtaient des aspects menaçants, anormaux,extra-terrestres. Il me semblait que mon père, que ma mère, quandils traversaient le couloir, glissaient, eux aussi, emportés en unefuite d’ombres, comme des êtres inexistants de cauchemar, qu’ilsavaient en eux quelque chose de la folie effarante de l’abbé. Lecuré, qui revint plusieurs fois, me paraissait un songe extravagantet prodigieux, échappé du cerveau d’un fiévreux. De même que mononcle, je le voyais vire-volter avec d’étranges ailes noires,pareil à un gros oiseau sinistre et carnassier. Bien que je nefusse pas entré dans la chambre, durant ces jours abominables, ilm’était impossible d’écarter la terrifiante vision de mon oncleJules, hideux de luxure. Au contraire, elle m’obsédait, semultipliait, s’amplifiait en des images de débauche spectrale.Chaque rugissement, chaque étranglement, chaque convulsion, chaquehoquet que, distinctement, j’entendais à travers le mur, sereprésentaient physiquement à mon imagination, affectaient desformes visibles et tangibles, des formes de rêve incohérent, desmouvements de vie paradoxale et monstrueuse, dont l’effroi macabreallait se développant. J’aurais voulu m’enfuir, et je ne le pouvaispas. Je restais là, écoutant cette voix qui vomissait, avec lessuprêmes souffles de la vie, les blasphèmes et les impuretés ;je restais là, écoutant les révoltes dernières de ce cerveaumaudit, les derniers spasmes de ce sexe damné. Et je me rappelaisces déchirantes paroles de mon oncle : « Quelle douceurde s’en aller, ainsi bercé, sur le grand lac delumière !… » Il y avait des heures où je me croyais mort,où je sentais tomber sur moi les étouffantes ténèbres de l’éternelChâtiment.

Vers la fin de ce deuxième jour, le bruitcessa, la voix se tut. Une heure, peut-être, se passa ainsi, dansle silence. La nuit se fit ; une clarté jaune brilla dans lesfentes de la porte. J’étais tout seul. Le cousin Debray s’étaitenfermé dans la bibliothèque. Mon père sortit, m’appela.

– Va dire adieu à ton oncle, mon enfant,murmura-t-il, à voix basse. Deux grosses larmes roulaient sur sesjoues pâlies.

J’entrai dans la chambre. Mon oncle reposait,la tête renversée sur l’oreiller. Le visage convulsé, affreusementjaune, le corps immobile, on eût dit qu’il dormait. De temps entemps, un spasme secouait ses mâchoires, et ses mains posées à platsur les draps ; de sa bouche à peine ouverte, un petit bruits’échappait doux et chantant comme le bruit d’une bouteille qu’onvide. La barbe poussée mettait des ombres dures sur la peau quis’orangeait dans les saillies des os, qui se plombait dansl’évidement des muscles étirés. Au pied du lit, ma mère agenouilléepriait. Priait-elle ?…

Je m’approchai : le cœur défaillant, jedéposai un baiser sur le front de mon oncle. Et dans cette brèveseconde, où mes lèvres touchèrent sa peau insensible, me revint àl’esprit, avec une extraordinaire netteté, toute la vie de cepauvre être ; depuis le jour où, prenant mes livres de classe,il les avait lancés par-dessus le mur, d’un geste drôle, jusqu’aumoment où il s’était blotti, obscène et si épouvantant dans l’anglede la chambre. J’éclatai en sanglots. Ma mère se releva, croisa lesmains du mourant sur sa poitrine, inséra entre ses doigts un petitcrucifix de cuivre, qu’elle avait apporté ; puis elle se remiten prières.

Moi, malgré ma douleur, j’avais dans l’oreillel’air de la chanson ; cet air revenait dans tous lesbruits ; il était dans le chuchotement des lèvres de mamère ; il était dans le râle, plus faible, plus léger, quidisait, en se dévidant ainsi qu’un doux ronron de chatte :

Qu’as-tu sous ton jupon ?

Lari ron

Qu’as-tu sous ton jupon ?

Et je répondais en dedans de moi-même,suffoqué par les larmes :

C’est un p’tit chat tout rond

Lari ron

C’est un p’tit chat tout rond.

Lorsque j’entrai dans la bibliothèque, lecousin Debray, debout sur l’escabeau, une bougie d’une main,passait l’inspection des livres. Depuis longtemps il cherchait àretrouver les volumes très chers et très rares que l’abbé, un jour,lui avait montrés.

– Eh bien ? demanda-t-il… EtJules ?… On ne l’entend plus gueuler.

– Il est mort, dis-je, pris d’un nouvelaccès de larmes.

Le capitaine faillit tomber à la renverse etfut obligé de se raccrocher au montant d’un rayon.

– Nom de Dieu ! jura-t-il.

Il descendit bien vite de l’escabeau, empoignasa casquette en peau de putois, qu’il avait laissée sur la table,et sortit, criant :

– Faut qu’on mette lesscellés !…

Chapitre 6

 

 

La famille Dervelle était réunie dans lecabinet du notaire, pour la lecture du testament de mon oncle. Lenotaire montra d’abord et fit circuler une grande enveloppe jaune,carrée, fermée de cinq cachets très larges de cire verdâtre surlaquelle étaient écrits ces mots : « Ceci est montestament. » Puis il observa que les cachets étaient intacts,les rompit, et retirant de l’enveloppe une feuille de papiertimbré, pliée en deux, il lut, d’une voix lente et solennelle,l’étrange document suivant :

 

Les Capucins, le 27 septembre 1868.

Je n’ai jamais cru à la sincérité de lavocation des prêtres campagnards, et j’ai toujours pensé qu’ilsétaient prêtres parce qu’ils étaient pauvres. Le métier de prêtreattire surtout les paresseux qui rêvent une vie de jouissancesgrossières, sans labeurs, sans sacrifices, les vaniteux et lesmauvais fils que la blouse dégoûte et qui renient leurs pères auxdos courbés, aux doigts calleux ; pour eux, le sacerdoce c’estle confortable bourgeois du presbytère, la table servie, l’orgueild’être salués très bas par les passants. Si la plupart de cestristes êtres, paysans révoltés et envieux étaient nés riches, ilsn’auraient pas songé une seule minute à entrer dans les ordres, etsi la fortune leur arrivait, tout d’un coup, presque touss’empresseraient d’en sortir. J’en veux faire l’éclatante etpublique démonstration.

 

Ceci donc est mon testament, et montestament est cette démonstration.

 

Au premier prêtre du diocèse qui sedéfroquera, à partir du jour de ma mort, je lègue, en toutepropriété, mes biens meubles et immeubles, composés ainsi qu’ilsuit :

1° Ma maison des Capucins, avec sesdépendances et tous les objets mobiliers qui la garnissent, de lacave au grenier, à l’exception toutefois de ma bibliothèque, dontje dispose ci-après.

2° Trois mille cinq cents francs derentes, en valeurs diverses, dont les titres, tous nominatifs, sontdéposés chez le notaire de Viantais.

3° L’argent monnayé, coupons, créances,etc… qui pourraient se trouver chez moi, à l’époque de mondécès.

Je ne doute pas que, ces dispositionsétant connues, un grand nombre de prêtres ne se défroquent et neviennent réclamer âprement ma maison, mes rentes, mon argent, mesmeubles. C’est pourquoi je charge mon exécuteur testamentaire deveiller à ce que la qualité de « premier défroqué » soitbien et dûment établie, – ce qui sera une source de haines, dejalousies féroces, de mensonges impudents, de faux témoignages, depassions hideuses qui montreront ce que c’est que l’âme d’unprêtre. S’il arrivait que vingt, cinquante, deux cents prêtres, sefussent défroqués, le même jour, à la même minute, le sort devradécider auquel de ces co-défroqués appartiendra le legs que je faisici, librement et joyeusement, de ma fortune. Ils la joueront, soità la courte paille, soit à pile ou face, sous la surveillance demon exécuteur testamentaire.

Ce légataire inconnu et indigne devragarder Madeleine Couraquin ma servante, lui payer cent vingt francsde gages annuels ou lui servir, à son choix, jusqu’à sa mort,quatre cents francs de rentes.

Je prie M. Servières, propriétaire àViantais, mon ami, de vouloir bien remplir ces fonctionsd’exécuteur testamentaire ; je le prie aussi, en souvenir desbonnes relations que nous avons eues, en dédommagement des ennuisque je lui cause, d’accepter le legs que je lui fais de mabibliothèque, telle qu’elle se composera le jour de ma mort. Etj’appelle toute sa sollicitude sur le paragraphe suivant.

M. Servières trouvera, dans la chambre quifait face à la bibliothèque, une malle très vieille, peinte ennoir, et dont le couvercle est garni de bandes en peau de truie. Jecharge M. Servières, le quatrième jour qui suivra ma mort, debrûler cette malle dans la cour des Capucins, et ce, en présence dujuge de paix, du notaire et du commissaire de police.

Je désire enfin que mon enterrement soitsimple et très court ; qu’il ne soit célébré aucune messe,qu’il ne soit brûlé aucun cierge durant le service religieux,lequel sera celui des pauvres. D’ailleurs, comme je déclaren’affecter aucune somme d’argent à la célébration de mes obsèques,je me repose, de ce soin, sur la déconvenue de M. le curéBlanchard.

JULES-PIERRE-MARIE DERVELLE,

Prêtre.

 

Le notaire avait fini la lecture. Hochant latête, il retourna plusieurs fois la feuille de papier timbré,l’examina avec une attention contrite.

– C’est tout ! dit-il, en faisant dela main un geste évasif… C’est bien tout.

Et il se leva en demandant :

– Désirez-vous que je vous en fasse faireune copie ?

Sur un signe affirmatif de mon père, lenotaire entra dans l’étude avec le testament.

Ce fut de l’écrasement, de l’anéantissement.Le cousin Debray n’avait point bougé ; le regard fixé sur leparquet, il semblait un bloc de pierre, tant son immobilité étaitcomplète, tant la stupeur pesait lourdement sur son corps, letassait en boule inerte. Pourtant, au bout de quelques minutes, ilse leva, à son tour, souffla très fort :

– Ah ! le nom de Dieu desaligaud ! cria-t-il d’une voix sourde.

Et, sans regarder personne, il partit poussantd’effroyables jurons.

Quant à mon père, certes, il avait toujoursredouté quelque « farce » suprême de l’abbé, mais cetestament, il ne l’aurait jamais prévu ! Ce testamentdépassait sa raison de bourgeois peureux de toute la terriblehauteur d’un sacrilège irréparable ; ce testament perpétuaitjusque dans la mort cette vie d’impiété, d’ingratitude, de désordreet de mystification qui avait été celle de son frère ; cetestament était le dernier hoquet de cette âme impénitente, ledernier rictus de ce démoniaque esprit, rictus qu’il reverrait,hoquet qu’il entendrait, sans cesse, désormais. Et ce quil’affligeait cruellement aussi, c’était cette outrageanteindifférence de mon oncle envers une famille qui l’avait soigné,qui s’était dévouée, dans l’enfer de son agonie. Mon pères’attendrissait sur lui-même, sur moi ; il se répétait le cœurgros, les yeux humides :

– Pas un mot pour moi !… Pas unsouvenir pour Albert !… Ma femme, je comprends encore… Maismoi !… mais le petit !…

Quand le notaire rentra, apportant la copie,mon père éprouva le besoin de s’épancher un peu, et, doucement,tristement :

– C’est dur, tout de même, une chosecomme ça ! dit-il. Mon Dieu ! ce n’est pas tant safortune… Il était libre d’en disposer, quoique, en vérité, cetestament soit une infamie… Enfin… Mais c’est le procédé ! Pasun souvenir pour Albert, qui est son filleul, le pauvreenfant !… Tenez ! il ne lui aurait laissé que sabibliothèque… Ça n’était pas grand’chose, n’est-ce pas ?… Ehbien ! il n’y aurait rien eu à dire !… Et cependantautrefois, à Randonnai, hier encore, aux Capucins, j’ai abandonné,pour lui, mes clients ! Ah ! les gens vont en faire desgorges chaudes !…

Le notaire approuvait, réglait ses expressionsde physionomie et ses gestes sur ceux de mon père.

– Oui, oui ! disait-il… trèscontrariant !… très contrariant… Ce n’est pas un conseil queje vous donne, mais il me paraît attaquable, tout ce qu’il y a deplus attaquable. Je ne sais pas jusqu’à quel point… Enfin, vousferez ce que vous voudrez !…

– Un procès ! gémissait mon père…Ah ! ma foi, non !… Et puis la blessure n’en serait pasmoins là…

Cependant, il serra la copie dans sonportefeuille et revint bien vite à la maison, où M. et Mme Robinl’attendaient.

En entendant la lecture du testament, ma mèreeut peine à se contenir ; Mme Robin poussa des cris derévolte ; M. Robin s’exclama :

– Il est nul, nul, nul !… C’est unautel à l’impiété, à l’immoralité… Il est nul !… Et commentdélivrer ce legs au premier défroqué !… Il est nul.

Durant trois heures, il cita des commentairesdu Code civil, des arrêts de la Cour de cassation. Dans les yeux dema mère était une effrayante et sombre lueur de haine. Mon père,doucement, se plaignait !…

– Pas un souvenir pour le petit !…Et si vous saviez comme nous l’avons soigné !… Le petit luifaisait la lecture… Son filleul, madame Robin, est-cecroyable !… Ah ! il doit rire de nous, Servières !…La bibliothèque à Servières ? Je vous demande unpeu ?

 

L’enterrement fut simple et court, ainsi quemon oncle le désirait. Il fut même presque gai. Pas un prêtre nevint des paroisses voisines. Comme pour les pauvres gens, aucunedraperie ne décora le portail de l’église, ni le maître autel, etl’orgue resta muet, Mais derrière le cercueil, la foule étaiténorme, une foule chuchotante et gouailleuse, qui commentait letestament de l’abbé… Les réflexions plaisantes, irrespectueuses,s’échangeaient d’un groupe à l’autre ; l’histoire de la mallecirculait de bouche en bouche. Et cela faisait, tout le long ducortège, un concert de rires étouffés, de rires ironiques querythmaient le derrlin, derrlin de la tintenelle, et, deminute en minute, la voix graillonnante d’un chantre. Au cimetière,la foule grossie, se précipita, se bouscula autour de la fosse.Elle s’attendait peut-être à ce que mon oncle allait soulever toutà coup le couvercle de la bière, montrer sa figure grimaçante,exécuter une dernière pirouette, dans un dernier blasphème. Quandle trou fut comblé, l’assistance se retira lentement, déconcertéede n’avoir rien vu de surnaturel et de comique. Personne ne vintjeter un peu d’eau bénite sur la terre nue, où pas une couronne,pas une fleur ne fut déposée.

Le quatrième jour qui suivit la mort de mononcle, nous nous acheminions, mon père et moi, vers les Capucins.M. Robin, qui devait assister à l’incinération de la malle, avaittenu à nous emmener avec lui. Déjà le notaire, M. Servières, lecommissaire de police étaient arrivés. Au milieu de la cour, unesorte de petit bûcher était préparé, un bûcher fait de trois fagotstrès secs, et de margotins qui devaient alimenter le feu. M. Robinétait venu poser les scellés, partout, aux Capucins. On constataque les cachets qui fermaient la malle avaient été respectés, puisM. Servières et le commissaire de police apportèrent la malle dansla cour, et la calèrent, avec précaution, sur les fagots. Ce fut unmoment d’émotion vive, et presque de terreur. Le mystère qui gisaitau fond de cette malle inquiétait. Et il allait se dissiper enfumée ! On le redoutait, mais on aurait voulu le connaître. Ettous, nous avions les yeux tendus sur la malle, des yeux pointusqui s’efforçaient de traverser les planches, les affreuses planchesvermoulues et gondolées, lesquelles nous dérobaient… quoi ?…Le juge de paix se rapprocha de mon père, et très pâle, ildit :

– Si c’était plein de matièresexplosibles !

Mon père le rassura.

– Si ç’avait été comme ça, fit-il, c’estmoi qu’il aurait chargé de mettre le feu à la malle.

M. Servières inséra des bouchons de pailleflambante dans l’entrelacement des fagots. D’abord, d’épaissescolonnes de fumée montèrent dans l’air tranquille, à peineinclinées par une légère brise de l’est. Peu à peu, le feu couva,pétilla, la flamme grandit, tordant les branches sèches, une flammejaune et bleuâtre qui bientôt vint lécher les flancs de lamalle ! Et la malle s’alluma, glissant, s’affaissant dans lebrasier. Les côtés, vermoulus et très vieux, s’écartèrent,s’ouvrirent brusquement ; un flot de papiers, de gravuresétranges, de dessins monstrueux s’échappèrent, et nous vîmes,tordus par la flamme, d’énormes croupes de femmes, des imagesphalliques, des nudités prodigieuses, des seins, des ventres, desjambes en l’air, des cuisses enlacées, tout un fouillis de corpsemmêlés, de ruts sataniques, de pédérasties extravagantes, auxquelsle feu, qui les recroquevillait, donnait des mouvementsextraordinaires. Tous nous nous étions rapprochés, les prunellesdilatées par ce spectacle imprévu.

– Va-t’en !… va-t’en,petit !

C’était mon père qui m’avait pris par le bras,et me renvoyait, loin du bûcher.

– Va-t’en !… va-t’en, petit.

Je me retirai, l’esprit très troublé, et mepostai à l’entrée de l’allée de lauriers. Durant un quart d’heure,tous les cinq, ils restèrent là penchés au-dessus de la flamme,balançant, au bout de leur col étiré, des têtes curieuses et desregards voraces.

Le feu s’éteignit, la fumée se dispersa. Ettoujours ils regardaient le tas de cendre qui se refroidissait.

Le retour à Viantais fut silencieux. Sur laplace, au moment de quitter M. Robin, je levai les yeux sur lamaison des demoiselles Lejars. Derrière sa fenêtre, le petitGeorges cousait, plus courbé, plus terreux, plus anguleux quejamais. Ses mains allaient et venaient, tirant l’aiguille.

– À ce soir ! dit mon père au jugede paix.

– À ce soir ! répondit M. Robin.

Le soir, la vie recommença comme par le passé.À plusieurs reprises, mon père s’écria :

– Mais qu’a-t-il pu fabriquer àParis ?

Et il me sembla que j’entendais un ricanementlui répondre, un ricanement lointain, étouffé, qui sortait, là-bas,de dessous la terre.

 

Kérisper. Juillet 1887, janvier l888.

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