NICIAS.
Pour moi, Lysimaque et Mélésias, j’approuve fort votre
résolution, et suis tout prêt à me joindre à vous; Lachès
n’y sera pas, je pense, moins disposé que moi.
LACHÈS.
Tu as raison, Nicias, tout ce que Lysimaque vient de
dire de son père et de celui de Mélésias, me paraît
parfaitement juste, et s’applique non-seulement à eux,
mais aussi à nous et à tous ceux qui se mêlent des
affaires publiques; à presque tous, il nous arrive, comme
il disait, de négliger l’éducation de nos enfants et tous
les soins domestiques; tout cela, Lysimaque, est très
bien, mais ce qui m’étonne, c’est que tu nous appelles
pour prendre conseil de nous sur l’éducation de ces
jeunes gens, et que tu n’appelles pas Socrate;
d’abord il est du même dème que toi, et, de plus, il
s’occupe sans cesse de découvrir ce que tu cherches, je
veux dire les études et les exercices qui conviennent le
mieux aux jeunes gens.
LYSIMAQUE.
Que dis-tu, Lachès? Socrate s’occuperait-il de ces
matières?
LACHÈS.
Assurément, Lysimaque.
NICIAS.
Je puis te l’assurer aussi bien que Lachès; car encore
dernièrement il m’a procuré un maître de musique pour
mon fils; c’est Damon, élève d’Agathocle, un
homme non-seulement très distingué dans son art, mais,
sous tous les rapports, fort capable de donner
d’excellentes leçons à des jeunes gens.
LYSIMAQUE.
Il faut le dire, Socrate, et vous Nicias et Lachès, les
hommes de mon âge ne connaissent guère ceux qui sont
plus jeunes, car nous ne sortons presque pas à cause de
notre vieillesse; mais toi, ô fils de Sophronisque! si tu as
quelque bon conseil à donner à un homme qui est du
même dème que toi, ne me le refuse pas: je puis
dire que tu me le dois, car le souvenir de ton père est un
lien d’amitié entre nous. Lui et moi, nous avons été de
tout temps bons camarades et amis, et il est mort avant
que nous ayons eu un démêlé. Et puis il me revient à la
mémoire, que j’ai souvent entendu ces enfants, causant
entre eux à la maison, répéter à tout moment le nom de
Socrate; ils en disent tout le bien possible: je ne me suis
jamais avisé de leur demander s’ils parlaient du fils
de Sophronisque; mais dites-moi, mes enfants, est-ce là
ce Socrate dont vous parlez si souvent?
LES ENFANTS.
Oui, mon père, c’est lui-même.
LYSIMAQUE.
Par Junon! Socrate, je te félicite de faire ainsi honneur à
ton père, cet excellent homme; j’en suis satisfait pour
plusieurs raisons, et parce que, devenant amis, ce qui
t’appartient me devient propre, comme à toi ce qui est à
nous.
LACHÈS.
Oui, vraiment, Lysimaque, ne le laisse pas aller; car,
pour moi, je l’ai vu en d’autres occasions faire honneur,
non-seulement à son père, mais à sa patrie. A la
fuite de Délium, il se retira avec moi, et je t’assure que si
tous avaient fait leur devoir comme lui, la république eût
sauvé sa gloire, et n’aurait pas essuyé une défaite si
honteuse.
LYSIMAQUE.
Tu reçois là, Socrate, un magnifique éloge de gens
dignes de foi pour toute chose et particulièrement pour
le cas dont il s’agit. Crois que j’ai du plaisir à apprendre
que tu jouis déjà d’une si bonne réputation, et mets-moi
au nombre de ceux qui te veulent le plus de bien;
déjà tu aurais dû de toi-même nous venir voir souvent,
et nous compter parmi tes amis; mais au moins
commence dès aujourd’hui, puisque nous avons lié
connaissance; attache-toi à nous et à ces enfants, pour
que notre amitié se conserve en vous. Tu ne t’y refuseras
pas, je pense, et de notre côté nous ne te permettrons
pas de l’oublier. Mais, pour revenir à notre sujet, qu’en
dites-vous? que vous en semble? cet exercice de
combattre tout armé mérite-t-il d’être appris par les
jeunes gens?
SOCRATE.
Je tâcherai, Lysimaque, de te donner, même sur cela, le
meilleur conseil dont je serai capable, et je suis prêt à
faire tout ce que tu demanderas; mais comme je suis le
plus jeune, et que j’ai le moins d’expérience, il me
semble plus juste que j’écoute auparavant ce que diront
tes deux amis; après les avoir entendus, je dirai aussi
mon avis, si j’ai d’autres idées que les leurs, et j’essaierai
de l’appuyer de raisons capables de vous le faire goûter.
Ainsi, Nicias, que ne commences-tu le premier?
NICIAS.
Je ne m’y refuse pas, Socrate. Il me semble, pour
moi, que cet exercice est très utile aux jeunes gens pour
plusieurs motifs. D’abord il les éloigne des autres
amusements qu’ils cherchent d’ordinaire quand ils ont du
loisir; ensuite il les rend nécessairement plus vigoureux
et plus robustes. Il n’y en a pas un meilleur ni qui
demande plus d’adresse et plus de force. Cet
exercice et celui de monter à cheval conviennent mieux
que tout autre à un homme libre; car on ne peut
s’exercer aux combats sérieux auxquels notre devoir de
citoyen nous appelle, qu’avec les armes qui servent à la
guerre. On en doit tirer encore un grand secours pour
combattre en ligne serrée dans la bataille; mais c’est
alors surtout qu’on en sent le prix, quand les rangs sont
rompus et qu’il faut se battre seul à seul, soit qu’on
poursuive l’ennemi qui fait face et résiste, ou que
dans une retraite on ait à se défendre contre un homme
qui vous presse l’épée dans les reins. Celui qui est
accoutumé à ces exercices, ne craindra jamais un
homme seul, ni même plusieurs ensemble, et il
l’emportera toujours. D’ailleurs ils inspirent du goût pour
un des arts les plus nobles. Quand on saura se battre
tout armé, on voudra connaître la tactique et les
manœuvres qui ont des rapports avec l’escrime; et arrivé
là, l’ambition s’en mêle, et l’on se jette dans toutes
les études stratégiques qui conviennent à un général. Or,
il est certain qu’il est beau et utile d’apprendre tout ce
qui regarde le métier de la guerre, et d’acquérir les
connaissances auxquelles ces exercices servent de
préludes. A tous ces avantages, nous en ajouterons un
qui n’est pas à dédaigner; c’est que cette science rend
les hommes plus vaillants et plus hardis dans les
combats; et je ne craindrai pas non plus de lui faire
encore un mérite, quelque peu considérable qu’il
paraisse, de donner à l’homme une meilleure
tenue, pour les poser à l’ennemi et l’intimider. Je suis
donc d’avis, Lysimaque, qu’il faut faire apprendre aux
jeunes gens ces exercices, et j’en ai dit les raisons. Si
Lachès est d’un autre sentiment, je serai bien aise de
l’entendre.