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L’Amérique mystérieuse – Todd Marvel Détective Milliardaire – Tome II

L’Amérique mystérieuse – Todd Marvel Détective Milliardaire – Tome II

de Gustave Le Rouge

Onzième épisode – L’ARBRE-VAMPIRE

CHAPITRE PREMIER – SUR LAGRAND-ROUTE

Deux tramps[1] de minable allure, et qui paraissaient près de succomber à la fatigue et à la chaleur de ce torride après-midi, suivaient lentement la grande route bordée de palmiers géants qui part d’Hollywood – la cité des cinémas à Los Angeles – et se dirige vers le sud. Tous deux étaient gris de poussière et leurs chaussures, qui avaient dû être d’élégantes bottines, semblaient sur le point de se détacher d’elles-mêmes de leurs pieds endoloris tant elles étaient crevassées, déchiquetées par les cailloux aigus des chemins.

– J’ai soif ! grommela tout à couple plus jeune des deux, un maigre gringalet au nez crochu, au menton de galoche, qui ressemblait à une vieille femme très laide.

Son camarade, un vigoureux quadragénaire, dont les façons gardaient, malgré ses loques, une certaine allure de gentleman, eut un geste d’impatience, et montrant d’un geste les champs de citronniers et d’orangers qui bordaient la route à perte de vue et qu’irriguaient de petits ruisseaux artificiels d’une eau limpide et bleue.

– Désaltère-toi, fit-il avec mauvaisehumeur.

Les deux tramps échangèrent un regard chargéde rancune, comme si chacun d’eux rendait l’autre responsable del’affligeante situation où ils se trouvaient. Ils se remirent enmarche silencieusement pendant que le plus jeune suçait goulûmentle jus de quelques fruits arrachés à un des orangers en bordure dela route.

– Je suis dégoûté des oranges, moi !reprit-il en lançant au loin, avec colère, le fruit dans lequel ilvenait de mordre. Il y a deux jours que je n’ai pas mangé autrechose !… J’en ai assez.

– Et moi donc ! repartit aigrementson compagnon. Je donnerais n’importe quoi pour une belle tranchede jambon fumé, ou même un simple rosbif entouré de pommes deterre. C’est de ta faute, aussi, si nous en sommes réduits là. Situ n’avais pas perdu au jeu nos dernières bank-notes…

– Si tu ne t’étais pas bêtement laissévoler le reste…

– Zut !…

– Tu m’embêtes ! j’ai envie de teplanter là !

– À ton aise, ce n’est pas moi qui yperdrai le plus.

– À savoir…

– Si tu me lâches, tu peux faire tondeuil de tes projets de réconciliation avec le docteur KlausKristian, et sans lui tu n’es pas capable de te tirer d’affaire. Tun’es qu’une épave, qu’un gibier de prison !

– Gibier toi-même ! Tu ne t’es pasregardé !

La discussion menaçait de s’envenimer quandles deux tramps s’arrêtèrent net à la vue d’une grandeaffiche rouge, collée sur le tronc d’un palmiercentenaire :

AVIS IMPORTANT

Une récompense de 5000 DOLLARS est offerte àquiconque pourra donner des renseignements sur deux dangereuxmalfaiteurs actuellement recherchés par la police de l’État deCalifornie, et inculpés de meurtre, de vols et de faux. Ce sont lesnommés : HAVELOCK DADDY, surnommé DADD ou PETITDADD, âgé de 18 ans, et TOBY GROGGAN, âgéde 40 ans.

Suivaient les signalements détaillés.

Les deux vagabonds se regardèrent avecinquiétude. Ils n’avaient plus aucune envie de se chamailler.

– Ils finiront par nous pincer, grommelaDadd. Il y en a partout de ces maudites affiches ! Je vaistoujours commencer par déchirer celle-ci. Ça en fera une demoins !

Et avec l’aide de Toby il se mit aussitôt endevoir d’arracher le compromettant placard, ce qui n’était pasaussi facile qu’ils l’auraient cru tout d’abord, à cause del’excellente qualité de la colle et du papier.

Ils étaient si absorbés par ce travail qu’ilsn’entendirent pas s’approcher d’eux un personnage aux formesathlétiques, qui, depuis quelques instants, les observait cachéderrière le tronc d’un palmier.

Au moment où il y pensait le moins, Daddsentit une lourde main s’abattre sur son épaule.

Le nouveau venu, à peu près vêtu comme uncow-boy, portait un chapeau de fibre de palmier à larges bords à lamode mexicaine, de hautes bottes montantes, et sa ceinture étaitornée d’un énorme browning. Sur ses talons venait un de cesformidables dogues de la Floride, appelés blood-hounds,dont la férocité est remarquable, et qui sont les descendants deceux que les Espagnols et plus tard les Anglais employaient à lapoursuite des esclaves marrons.

L’homme et le chien paraissaient d’ailleursavoir une vague ressemblance ; ils avaient les mêmes mâchoiresdémesurées, le même rictus découvrant des crocs acérés, de façonqu’on eût pu se demander si ce n’était pas l’homme qui montrait lesdents et le chien qui souriait.

En sentant sur son épaule le contact d’unemain étrangère, Dadd s’était dégagé d’un brusque mouvement et d’unbond était venu se ranger près de Toby. L’homme n’en parutnullement décontenancé. Il éclata d’un rire qui ressemblait à unaboiement et qui avait quelque chose de sinistre.

– Inutile de chercher à me faussercompagnie, déclara-t-il. Mon chien, Bramador, aurait vite fait devous rattraper. Écoutez-moi donc tranquillement, c’est ce que vousavez de mieux à faire.

Dadd et Toby échangèrent un coup d’œil. Ils necomprenaient que trop qu’ils étaient en état d’infériorité etd’autant moins capables de livrer bataille à cet insolent étrangerqu’ils n’avaient d’autres armes que leurs couteaux. Ils sedemandaient anxieusement où il voulait en venir.

– Je vous ai vus déchirer l’affiche,continua-t-il, et son cruel sourire s’accentua. Il n’est pasdifficile de deviner pourquoi. C’est vous deux, certainement, dontla capture est estimée cinq mille dollars… beaucoup trop cher à monavis.

– Naturellement, interrompit Dadd, dontles petits yeux jaunes étincelèrent, vous allez nous livrer pourgagner la prime ?

– Je n’ai pas encore décidé ce que jeferai à cet égard, fit l’homme avec un gros rire brutal. ByJove ! C’est une jolie somme que cinq mille dollars !

Il ajouta en soupesant, pour ainsi dire, d’unregard de mépris, les deux bandits, éreintés et désarmés.

– Ce n’est pas que ce me serait biendifficile. Je crois qu’à la rigueur Bramador s’en chargerait à luitout seul !

Il eut un nouvel éclat de rire, qui eut le dond’exaspérer prodigieusement Dadd et Toby. Ils comprenaient qu’ilsétaient entièrement à la merci de cet homme et qu’il s’amusait deleurs terreurs, comme le chat joue avec la souris.

– Enfin, s’écria Toby, impatienté, quevoulez-vous de nous ? Dites-le ! Si vous devez nouslivrer, vous n’avez qu’à le faire. Finissons-en ! Nous ironsen prison et tout sera dit.

– Nous en avons vu bien d’autres, ajoutaDadd qui avait reconquis tout son sang-froid.

L’homme cessa de rire et ne répondit pas toutd’abord, il réfléchissait, ses yeux gris, à demi cachés sousd’épais sourcils, allaient alternativement de l’un à l’autre desdeux bandits.

– Je ne vous livrerai pas, déclara-t-iltout à coup, d’un ton bourru, mais qui s’efforçait d’être cordial.Je ne suis pas homme à faire une chose pareille. Je vais aucontraire vous donner le moyen de vous sauver tout en gagnant del’argent, mais il faudra exécuter mes ordres, aveuglément.

– Et si nous refusons ? demanda Tobyqui avait compris instantanément que du moment qu’on avait besoind’eux, la situation changeait, ils avaient barre sur leuradversaire.

– Dans ce cas, je ferai ce qu’il fautpour toucher la prime.

– Mais si nous acceptons ? fit Daddà son tour.

– Vous aurez mille dollars tout de suiteet autant après.

Dadd et Toby se consultèrent du regard.

– Accepté, firent-ils d’une seulevoix.

– Même, s’il s’agit de supprimerquelqu’un ? reprit l’homme dont le regard cruel pesait sureux.

– Cela va de soi, repartit Dadd enhaussant les épaules avec insouciance. Dites-nous maintenant cequ’il faudra faire.

– Venez avec moi, je vous le dirai… Etd’abord, marchez devant moi. Je n’ai pas besoin de vous dire qu’ilest inutile d’essayer de fuir.

– Ce serait idiot de notre part, répliquaDadd avec beaucoup d’à-propos. Ce n’est pas notre intérêt.

Quittant la grande route, les trois banditss’étaient engagés dans un sentier qui séparait deux champsd’orangers et que bordaient des cactus aux épaisses feuilles rondeset grasses, garnies de milliers de piquants, plus fins que les plusfines aiguilles.

À cause de l’étroitesse du sentier, ilsavançaient en file indienne. Dadd en tête, puis Toby, enfin lesinistre inconnu et son blood-hound qui ne le quittait pas d’unesemelle.

Au bout d’une demi-heure de marche, lecaractère du paysage s’était modifié. Aux champs d’orangers et decitronniers avaient succédé des bois de lauriers, de chênes et deséquoias. Le terrain plus accidenté était coupé de vallons étroits,hérissé de gros rochers couverts d’une épaisse toison de moussecouleur d’or.

– Sommes-nous bientôt arrivés, demandatout à coup Toby, qui tenait à peine sur ses jambes.

– Dans trois quarts d’heure, réponditfroidement l’inconnu.

Après réflexion cependant, il tira d’un sac decuir une boîte de corned-beef, dont il fit cadeau à ses associés,qu’il gratifia également de quelques gorgées de whisky. Après celunch dont Toby et Dadd avaient le plus grand besoin, on se remiten marche plus allégrement.

Il faisait une chaleur accablante et quisemblait s’augmenter à mesure que les bandits descendaient la pented’un profond ravin, orienté au midi et bordé d’une falaise decalcaire dont les parois blanches, taillées à pic, réverbéraientd’aveuglante façon les rayons du soleil tropical : au fond duravin coulait une petite source qui, faute d’exutoire, formait unvéritable marécage d’où s’élevaient un fouillis de lianes, deplantes grasses et d’arbres entrelacés dans un désordreinextricable.

Des milliers de mouches et d’insectes auxvives couleurs bourdonnaient autour de ces végétaux, hérissés depiquants, chargés presque tous d’étranges fleurs, dont l’odeurétait si violente qu’elle avait quelque chose de répugnant et defétide. C’était comme si l’on eût combiné la puanteur de la chairpourrie au délicieux parfum du jasmin et du chypre.

À mesure qu’ils approchaient, Dadd et Toby sesentaient envahis par une pénible sensation et ils remarquèrent queBramador donnait, lui aussi, des signes d’inquiétude et n’avançaitqu’à regret derrière son maître.

Dadd n’avait jamais vu de tels végétaux.Quelques-uns avaient l’air de nids de serpents, avec des paquets delianes vertes armées de piquants que terminaient des fleurs, qu’ondevinait vénéneuses, avec des pétales qu’on eût cru barbouillés devert-de-gris ou de sang caillé. D’autres ressemblaient à un potironhérissé de dards acérés et ouvraient de larges corolles d’un jaunefiévreux tachées de pustules livides, comme atteintes de quelquelèpre végétale.

Dans l’eau noire du marais d’où montait unebuée malsaine, se jouaient des serpents d’eau et desgrenouilles-taureau, fort occupés à donner la chasse à des myriadesde grosses sangsues.

Dadd et Toby se regardèrent. Ils se sentaientaccablés par l’atmosphère d’horreur et de mort qui planaitvisiblement sur ce marécage maudit.

Ils se demandaient dans quel but on les avaitamenés là.

Alors ils virent quelque chose destupéfiant.

Presque au bord du fourré, il y avait un arbredont les larges feuilles grasses, d’un vert bleuâtre, trempaientdans l’eau du marais et ces feuilles, longues de plus d’un mètre,étaient réunies par paires et affectaient la forme d’une coqueallongée, réunie par une sorte de charnière à la feuille voisine,et l’intérieur en était hérissé de pointes aiguës.

Tout à coup, un joli lézard orangé qui jouaitau bord de l’eau, glissa dans l’intérieur d’une des feuilles etaussitôt avec une rapidité silencieuse, les deux coques serejoignirent, comme un livre qui se referme, et l’animal disparut.Dadd se sentit frissonner.

L’inconnu éclata de rire.

– Eh bien qu’est-ce que vous avez ?fit-il. On dirait que vous n’avez jamais rien vu.

– Que va devenir le lézard ? demandaToby.

– Il s’est laissé pincer, tant pis pourlui. Actuellement la feuille est en train de le dévorer toutdoucement. Quand elle l’aura complètement digéré, elle ouvrira denouveau ses deux battants en attendant une autre proie.

« On appelle cet arbre-làl’attrape-mouches[2] et tenez,voilà une grosse libellule rouge qui vient de se laisser prendre.Mais l’arbre n’est pas difficile à nourrir, il mange tout ce qu’onlui donne. Une fois j’ai vu un petit oiseau tomber dans le creuxd’une feuille, ça n’a pas été long. On l’a entendu crier uneminute, puis plus rien, la feuille l’avait avalé, sans en rienlaisser que les plumes.

Dadd et Toby écoutaient le cœur serré d’uneétrange angoisse. L’inconnu poursuivit, comme s’il eût pris un vraiplaisir à leur expliquer, par le menu, les mœurs de l’horriblevégétal.

– Celui qui s’occupait de ces arbresautrefois – maintenant il est mort – leur apportait tous les joursde la viande crue ; c’est lui qui à force de soins est arrivéà leur donner ce prodigieux développement.

« Et si je vous disais, ajouta-t-il,après un moment d’hésitation, qu’une fois, moi, j’ai trouvé entreces deux grosses feuilles quelque chose qui ressemblait à unsquelette.

– Ah ça, s’écria Dadd, haletant, commesous l’oppression d’un cauchemar, pourquoi nous racontez-vous toutcela ? Pourquoi nous avez-vous amenés dans cet endroit ?Qu’attendez-vous de nous ?

– Il fallait que vous ayez vu l’arbre.Cela était nécessaire pour la besogne dont je vais vouscharger.

– Quelle besogne ? balbutia Daddoppressé par l’angoisse.

– Venez par ici.

Ils contournèrent en silence les bords dumarais empoisonné et arrivèrent à l’autre extrémité du ravin d’oùils sortirent par une brèche étroite, une sorte de défilé, dû sansdoute à une convulsion volcanique. Là le panorama changeaitbrusquement, comme la toile de fond d’un décor remplacée par uneautre.

Au-delà des rochers qui l’entouraient commed’un rempart, un petit bois de lauriers, de cocotiers, de palmiers,de cèdres et de térébinthes s’étendait jusqu’aux murailles d’unparc, par-dessus lesquelles on entrevoyait les terrasses et lesmurailles brunies par le soleil d’une antique construction de styleespagnol, une ancienne mission sans doute, comme l’indiquait latour carrée du clocher en ruine qui s’élevait à l’une de sesextrémités ; plus loin, de florissantes cultures de froment,d’orge et de maïs roulaient leurs vagues dorées jusqu’au fond de laperspective.

– Nous n’irons pas plus loin, déclaral’inconnu. Vous attendrez ici qu’il fasse tout à fait nuit. Jesuppose que, pour des lascars de votre trempe, ce n’est pas uneaffaire que d’escalader un mur ?

Et sans attendre la réponse des deux trampsqui se taisaient, angoissés :

– Vous entrerez dans cette villa dont lapropriétaire a mis au monde un enfant il y a cinq ou six jours.C’est de cet enfant qu’il faut vous emparer.

– Ce sera fait, balbutia Dadd d’une voixétranglée.

– Inutile de prendre cet air ahuri,reprit brutalement l’inconnu, je suppose que vous n’êtes pas despoules mouillées ? D’ailleurs, vous ne courez pas grandrisque : la villa n’est guère habitée que par des femmes, lestravailleurs de la propriété logent plus loin, à l’hacienda, quiest située à plus d’un quart de mille de l’habitation desmaîtres.

« Vous attendrez que tout le monde soitendormi ; à cause de la chaleur, les fenêtres restent ouvertestoute la nuit ; il vous sera facile de pénétrer dans lachambre de la nourrice et de prendre le baby.

– Nous vous l’apporterons ? fitDadd.

– Ce n’est pas cela, répondit l’hommed’une voix lente et posée qui fit frissonner les deux tramps.

« Quand vous aurez le baby, vous irezle déposer dans le creux d’une des grandes feuilles que je vous aimontrées tout à l’heure. Il faut qu’on n’entende plus jamaisparler de ce baby, pas plus que s’il n’avait jamaisexisté !

Dadd et Toby étaient de sinistres gredins,pourtant ils se sentirent froid dans les moelles. Ni l’un nil’autre n’eut le courage de dire un mot.

L’inconnu parut prendre leur silence pour unacquiescement.

– Voici mille dollars continua-t-il, enremettant une bank-note à Dadd. Je vous en remettrai autant demainmatin, quand j’aurai eu la preuve que vous m’avez obéi. Je vousattendrai au lever du soleil à l’entrée du ravin.

– Quelle preuve ? fit Dadd sachant àpeine ce qu’il disait.

– Vous m’apporterez les langes del’enfant, puis j’irai voir par moi-même si la dionée a bienaccompli sa besogne.

« Une dernière recommandation. Qu’il nevous vienne pas à l’idée de vous enfuir, avant d’avoir rempli vosengagements. Je vous aurais promptement rattrapés, vous devez lecomprendre. Si une demi-heure après le lever du soleil vous n’êtespas au rendez-vous, j’organiserai une battue avec une vingtaine dedogues dans le genre de Bramador et j’aurai vite fait de vousretrouver.

En entendant son nom, le dogue avait grognésourdement.

– Vous voyez que Bramador me comprend, lafaçon dont il renifle de votre côté en retroussant ses babines esttout à fait significative… Pour mettre les points sur les i, jeveux bien encore vous expliquer que pour gagner la grande route, iln’y a que le sentier bordé de haies de cactus que nous avons suiviet que ce sentier sera surveillé.

« Maintenant, c’est tout ce que j’avais àvous dire. À demain et soyez exacts.

Stupides d’horreur, Dadd et Toby étaientencore immobiles et silencieux à la même place que Bramador et sonsinistre maître avaient déjà disparu, dans la direction dumarécage.

– Quel sanglant coquin ! s’écriaenfin Toby, que le diable m’étrangle si je lui obéis !

– J’ai bien peur que nous ne soyonsobligés d’en passer par là, murmura Dadd piteusement.

– C’est impossible ! Mon vieux, toiqui es si malin, invente quelque chose, trouve un truc !

– Je vais chercher mais ce n’est pascommode. Heureusement que nous avons quelques heures devantnous.

– Je me demande pourquoi il en veut à cebaby.

– Ce n’est pas difficile à deviner, il ya probablement là-dessous une question d’argent…

Le soleil déclinait au bas de l’horizon, lesdeux tramps s’installèrent au pied d’un gros arbre, aux racinesmoussues et se mirent à discuter à voix basse.

CHAPITRE II – LE RÊVE DE MARTHE

L’hacienda de San Iago est peut-être un desplus anciens monuments de toute l’Amérique ; elle remonte autemps de la domination espagnole, comme l’attestent l’immense courcarrée entourée d’un cloître à arcades et décorée à son centre d’unjet d’eau, enfin les sculptures de l’antique chapelle, dont la tourrenferme encore une cloche et qui a été transformée en magasin àfourrages.

C’est dans cette cour intérieure ou patio,merveilleusement adaptée aux exigences du climat que se déroulaitpresque toute l’existence paisible des rares habitants del’hacienda. C’est sous les arcades du cloître, protégée contrel’ardeur du soleil par un rideau de lianes fleuries, que la tableétait mise à l’heure des repas. C’est là qu’on lisait, qu’on jouaitou qu’on écrivait, là aussi qu’on faisait la sieste, et parfoismême qu’on dormait, par les chaudes nuits, dans des hamacssuspendus entre les colonnes de la galerie, au murmure berceur dujet d’eau.

C’est là que, depuis qu’il était né, le petitGeorges Grinnel était bercé, promené et allaité par sa nourriceMarianna, une belle mulâtresse aux grands yeux noirs, toute dévouéeà Mrs Grinnel dont elle était la sœur de lait.

Encore alitée à la suite de coucheslaborieuses, Mrs Grinnel, par la fenêtre de sa chambre quidonnait sur le patio, pouvait de son chevet surveiller la nourriceet l’enfant qu’elle ne perdait pour ainsi dire pas de vue.

Il ne s’écoulait pas un quart d’heure sans queMrs Grinnel n’appelât Marianna.

– Apporte-moi le petit Georges, luidisait-elle.

Et elle caressait précautionneusement le petitêtre fragile, s’oubliant parfois à contempler cette physionomie àpeine ébauchée où elle croyait déjà retrouver les traits d’un maripassionnément aimé, qu’une épidémie de fièvre jaune lui avait ravi,en plein bonheur, six mois auparavant.

Alors des larmes venaient aux yeux de la jeunemère et elle remettait en silence son enfant dans les bras deMarianna.

Mrs Grinnel était riche, très riche même,mais elle n’était pas heureuse. La mort de son mari avait brisé savie ; le chagrin avait failli la tuer, ce n’est que depuis lanaissance du petit Georges qu’elle avait repris goût à l’existence,en sentant tressaillir dans son cœur une fibre nouvelle.

D’origine française – elle s’appelait MartheNoirtier de son nom de jeune fille – Mrs Grinnel, à la mort deses parents, s’était trouvée presque sans ressources sur le pavé deSan Francisco. Elle avait dû donner des leçons de français, fairede la couture et finalement, elle était entrée comme dactylographedans une grande banque, la Mexican Mining bank.

C’est là qu’elle avait fait connaissance del’ingénieur Grinnel, un Anglais attaché à l’une des exploitationsminières que possédait la banque dans l’Arizona.

L’ingénieur, qu’un héritage venait de mettreen possession du magnifique domaine de San Iago, avait donné sadémission et avait épousé Marthe Noirtier, dont il appréciaitautant que la beauté de blonde menue et délicate, le courage, laloyauté et la douceur.

Marthe avait gardé à l’homme qui l’avaitarrachée à la médiocrité et aux labeurs ingrats, pour lui faire uneexistence heureuse et large, une infinie gratitude. La tendressepassionnée qu’elle éprouvait pour son mari se doublait de tout ceque la reconnaissance a de plus noble dans une âme généreuse etfière.

La mort de son mari avait porté à la jeunefemme un coup terrible, pendant longtemps, elle avait été incapablede s’occuper d’aucune affaire sérieuse. Elle était demeurée dessemaines entre la vie et la mort, et pendant qu’elle était ainsiterrassée par la maladie et le chagrin, elle avait failli êtredépouillée de la plus grande partie de ce qu’elle possédait.

Des collatéraux avides, entre autres uncertain Elihu Kraddock, lui avaient intenté un procès, profitant dece que la rapidité foudroyante du décès de l’ingénieur avaitempêché celui-ci de faire un testament en faveur de sa femme.

Marianna, très « débrouillarde »comme beaucoup de mulâtresses, avait été voir des sollicitors, desavocats, avait obtenu du tribunal de Los Angeles, un arrêtmaintenant Mrs Grinnel en possession de ses biens jusqu’à lafin de la grossesse.

La naissance de Georges, qui héritaitnaturellement de son père et demeurait confié à la tutelle de samère, avait fait rentrer les collatéraux dans le néant et mis fin àtoute espèce de procès.

Aussi Mrs Grinnel regardait Mariannapresque comme une parente et avait toute confiance dans sesjugements.

Marianna cependant avait ses faiblesses.L’année d’auparavant, une troupe de cinéma, partie de Los Angelesétait venue s’installer dans le voisinage de l’hacienda, lesopérateurs avaient tourné un film auquel le vieux monastère, avecson cloître et son clocher faisait un « plein air »idéal.

D’une complexion inflammable, comme toutes lesfemmes de sa race, la mulâtresse avait eu l’imprudence de prêterl’oreille aux galanteries d’un vague cabotin qui l’avait fascinéepar sa belle prestance, quand il arborait le col de dentelles, lepourpoint de velours, le feutre à grand plumage et les bottes àentonnoir d’un seigneur du temps de Louis XIII.

Quand le brillant mousquetaire était repartipour New York avec le reste de la troupe, Marianna était enceinte,et les lettres qu’elle écrivit à son séducteur demeurèrent sansréponse.

L’enfant qu’elle mit au monde ne vécut quequelques jours et Mrs Grinnel, indulgente, fut la première àconsoler Marianna de la trahison et de l’abandon dont elle étaitvictime.

La mulâtresse avait reporté sur le petitGeorges toute l’affection qu’elle eût eue pour son enfant à elle etavait voulu servir de nourrice au baby qui, à quelques semainesprès, aurait été du même âge que celui qu’elle avait perdu.

Marianna occupait une chambre contiguë à cellede Mrs Grinnel et les deux pièces, situées au premier étage,donnaient sur le patio.

L’ameublement de cette chambre était trèssimple, les murs étaient blanchis à la chaux et le lit de cuivreétait entouré d’une moustiquaire de gaze blanche, ainsi que leberceau du baby ; un guéridon supportant un alcarazas pleind’eau fraîche ; un rocking-chair de bambou et une table detoilette avec quelques flacons ; au plafond, un ventilateurélectrique, et c’était tout.

La chambre de Mrs Grinnel, plus vaste,offrait le luxe de vieux meubles aux sculptures prétentieusementcontournées, aux incrustations d’étain et d’ébène, achetés à lavente d’une vieille famille espagnole.

La jeune femme, offrait un fin visage, émacié,comme affiné par la maladie et le chagrin, un profil délicat devierge gothique, nimbé d’une opulente chevelure blond cendré,naturellement crêpelée.

Qui l’eût vue endormie derrière le rempart degaze, aux rayons de la lune qui entraient par la fenêtre grandeouverte, eût cru à l’apparition de quelque princesse de légendes,captive dans les filets d’une méchante fée.

Malgré la douceur de cette nuit, dont la briseattiédie était chargée du parfum des orangers en fleur, Marthedormait d’un mauvais sommeil.

Une expression d’angoisse se peignait sur sestraits, elle soupirait profondément, et des paroles confusess’échappaient de ses lèvres.

Elle était tourmentée par des cauchemarsabsurdes.

Elle rêva qu’elle était encore dactylographe àla banque, mais quelqu’un venait de lui voler sa machine à écrireet le voleur n’était autre qu’un cousin de son mari, celui quiavait montré le plus d’acharnement dans le procès, Elihu Kraddock,un vrai bandit.

Elle courait après lui, éperdument, quand elles’apercevait que ce n’était plus sa machine qu’il emportait, maisbien le berceau du petit Georges.

Elihu s’était fondu dans un brouillard,maintenant, le berceau flottait sur une mer agitée, chaque vaguel’éloignait un peu plus du rivage, et l’enfant semblait appeler samère à son secours en agitant ses petits bras.

Puis un étrange monstre, un requin vert,hérissé de piquants comme certains poissons épineux, ouvrit unegueule énorme pour avaler le berceau, et le requin avait le profilsinistre d’Elihu ; la mer s’était brusquement changée en unefoule où grouillaient des milliers de faces ricanantes, qui toutesressemblaient à Elihu.

Marthe s’éveilla, le cœur battant à grandscoups, le front baigné de sueur.

Le clair de lune inondait la chambre de salueur argentée et sereine et dans le profond silence de la nuit,s’élevaient seulement la plainte lointaine des feuillages agitéspar le vent et le murmure du jet d’eau.

– Quel vilain rêve, murmura la jeunefemme en frissonnant, j’ai la fièvre.

« Marianna ! appela-t-elle.

Pieds nus, la mulâtresse accourut l’instantd’après.

– Que veux-tu, petite Marthe ?demanda-t-elle à sa sœur de lait, en lui parlant avec lesinflexions câlines dont on se sert pour parler aux enfants.

– J’ai eu un cauchemar, j’ai soif,donne-moi un peu d’eau et de citron.

Marianna prépara le breuvage rafraîchissant etle fit boire elle-même à Mrs Grinnel avec une sollicitudetoute maternelle.

– Dors petite sœur, lui dit-elle, je vaisbaisser la jalousie pour que la lumière de la lune ne te réveillepas.

Doucement, Marthe ferma les yeux et serendormit, mais un quart d’heure ne s’était pas écoulé que denouveau elle se réveilla en sursaut. Il lui avait semblé entendretout près d’elle chuchoter des voix confuses.

– On dirait qu’on a marché sous lesgaleries du patio, murmura-t-elle. Il me semble que j’entends unbruit de pas qui s’éloignent dans la campagne. Ou bien est-ce lebruit des battements de mon cœur qui tinte à mon oreille ?J’ai peur, je vais appeler Marianna.

La fidèle mulâtresse, habituée aux capricesdes insomnies de sa chère malade, accourut aussitôt.

– Je ne sais ce que j’ai, dit Marthe àvoix basse, j’ai le cœur serré comme s’il allait m’arriver unmalheur. J’ai peur de tout. Écoute comme mon cœur bat…

– Tu es trop nerveuse, fit doucementMarianna, veux-tu que je te donne une cuillerée de la potioncalmante ?

– Non, je veux que tu restes près de moiet que tu me parles. Je veux entendre le son de ta voix. Pourtantil ne faudrait pas laisser Georges tout seul.

– Cela ne fait rien, s’il criait ou mêmes’il remuait je l’entendrais d’ici, mais il n’y a pas de danger, ildort comme un charme, il n’a pas bougé de la nuit.

– Alors reste près de moi jusqu’à ce queje me rendorme. Je suis si triste quand je suis toute seule et queje réfléchis. Oh ! mon Dieu, il me semble encore entendre despas et des bruits de voix, très loin, dans le parc !…

– Je t’assure que moi je n’ai rienentendu, dit la mulâtresse avec une inaltérable patience. Tu sais,il y a tant de bruits dans la nuit qui s’expliquent toutnaturellement. De qui aurais-tu peur ? Le pays est tranquille,nous sommes trop près de Los Angeles pour qu’il y ait desbandits.

– Tu as peut-être raison, je suisaffaiblie, j’ai les nerfs à fleur de peau. Je dois êtrehallucinée…

– Pourquoi n’as-tu pas voulu prendre tapotion ?

– Non, cela m’assoupit momentanément etje me réveille plus nerveuse encore ensuite ; oh cette fois,je suis sûre que j’ai entendu, un petit cri plaintif comme un crid’enfant ! Et toujours ces pas qui semblent galoper dans mapauvre cervelle !

– Tu es folle, petite sœur, c’est le crid’un oiseau de nuit, d’un chat sauvage ou de quelque autre bête quetu as entendu.

– Je sais bien que tu as raison, maisc’est plus fort que moi… Je vais essayer de dormir. Tiens, prendsma main, que je te sente près de moi.

Mrs Grinnel ferma les yeux et mit sa mainblanche dans la longue main brune de Marianna, mais le sommeil nevenait pas.

– Écoute, dit la jeune mère, si tum’apportais mon petit Georges. Je crois que quand je l’auraiembrassé, après je pourrai dormir.

– Non, par exemple ! déclara lamulâtresse, impétueusement, il dort d’un bon sommeil, ce serait malde le réveiller ! Une fois qu’il aurait les yeux ouverts, jene pourrais plus le rendormir. Dors toi-même, le soleil se lèveraque tu n’auras pas encore fermé les yeux !

Un nuage passait sur la lune ; une brisevenue de la mer, rendit tout à coup plus fraîche l’atmosphèreembrasée de la nuit. Marthe tout à coup s’endormit, et, cette fois,pour de bon.

Marianna attendit encore quelque temps, pourêtre bien sûre que sa sœur de lait n’allait pas se réveiller, puiselle retira doucement sa main que Marthe n’avait pas lâchée etrentra dans sa chambre. Elle n’avait pas fermé l’œil de la nuit,elle était brisée de fatigue ; elle se jeta sur son lit etpresque instantanément tomba dans un de ces sommeils profonds quiressemblent à la mort.

Les premiers rayons du soleil qui filtraientpar les interstices des jalousies mal closes l’arrachèrent à cerepos bienfaisant. Avec des mouvements d’une lente et félinesouplesse, elle se détira languissamment, rattacha d’une mainnégligente sa chevelure éparse et sauta en bas de son lit.

Comme chaque matin, aussitôt debout, ellecourut au berceau du petit Georges ; elle fut d’abord alarméeen voyant que la moustiquaire était ouverte.

Un coup d’œil lui révéla la terrible vérité.Le berceau était vide.

Stupide d’étonnement et de chagrin, Mariannas’était affaissée sur un siège, où elle demeura quelques instants,comme anéantie, incapable de réfléchir. Elle ne pouvait se faire àl’idée qu’on eût volé le petit Georges.

– C’est impossible… répétait-ellemachinalement.

Brusquement elle se releva.

– Suis-je donc sotte !murmura-t-elle. C’est Marthe qui s’est réveillée avant moi et quiest venue chercher son petit comme elle fait quelquefois… Elle m’ena donné une peur…

Presque rassurée, la mulâtresse passa dans lachambre de Mrs Grinnel, mais celle-ci était encoreprofondément endormie et l’enfant n’était pas auprès d’elle.

Marianna se sentit près de défaillir. Elletremblait de tout son corps.

– Sainte Vierge ! balbutia-t-elle.Que vais-je devenir ? que dirai-je à la pauvre Marthe quandelle s’éveillera ? que lui répondrai-je quand elle medemandera ce que j’ai fait de son enfant ? Mon Dieu ! jevoudrais être morte !

À cette minute d’abattement succéda bientôt unaccès de fiévreuse énergie.

– Ce n’est pas tout de me lamenter,murmura-t-elle, il faut que je le retrouve, que je le rapporte dansson berceau avant que Marthe soit levée ! Il ne peut pas êtrebien loin… Et dire que je n’ai rien vu, rien entendu… Je suisfolle, Marthe me tuera si on lui a pris son petit Georges.

Tout en prononçant ainsi ces phrasesincohérentes, Marianna avait quitté sa chambre et ses regardséperdus fouillaient les moindres recoins du patio ; puis ellese rendit à la cuisine où Deborah, une vieille négresse au servicede la famille depuis vingt ans, préparait le chocolat du premierlunch.

Elle n’osa pas questionner Deborah, ni luiapprendre la funeste nouvelle. Elle s’entêtait dans cette idée,qu’il fallait qu’elle retrouvât l’enfant, avant qu’on se fût aperçude sa disparition et qu’elle le retrouverait sûrement.

Haletante, affolée, elle parcourut et explorainutilement toutes les pièces de la vaste habitation. Sondésespoir, son angoisse allaient croissant de minute en minute.

Elle s’engagea dans le couloir voûté quifaisait communiquer le patio avec le jardin. La porte du jardinétait ouverte.

– C’est par là que sont venus ceux quiont emporté le pauvre petit, pensa-t-elle, on a dû oublier defermer cette porte hier soir, et ils en ont profité…

Elle s’élança par les allées, sachant à peinece qu’elle faisait. Il lui semblait que son cœur allait se rompredans sa poitrine, tant il palpitait violemment ; une buée devertige flottait devant ses yeux, elle dut s’appuyer quelquesinstants au tronc d’un cocotier.

À ce moment, ses regards s’arrêtèrent sur unejeune tige de bananier toute fraîchement rompue, plus loin, lesarbustes délicats d’un massif étaient saccagés, foulés comme par lepassage d’une bête fauve. La mulâtresse comprit qu’elle était surla trace des ravisseurs.

Mais de quel genre étaient-ils ? Mariannase rappela avec un tremblement une des histoires que lui contait lavieille négresse qui l’avait élevée et dont la mémoire étaitabondamment fournie de toute sorte d’anecdotes terrifiantes. LesNoirs de la région sont persuadés que les chats sauvages seglissent dans le berceau des nouveau-nés, leur entourent le cou deleurs pattes de velours et les étouffent ; ensuite ils lesemportent pour leur sucer le sang à loisir.

– C’est une de ces horribles bêtes, qui adévoré le petit Georges ! se dit la pauvre mulâtresse plusmorte que vive, voilà pourquoi je n’ai rien entendu.

Elle demeura quelque temps sous le coup decette affreuse supposition, enfin elle eut le courage de regarderde près les vestiges accusateurs.

Alors elle distingua sur les plates-bandes lesempreintes de pas très nettes qui la conduisirent jusqu’au murassez élevé séparant le jardin du parc. Là les traces d’uneeffraction étaient nettement visibles, les lianes qui couronnaientla crête du mur étaient arrachées, les branches d’un abricotierétaient cassées et les fruits piétinés jonchaient le sol.

Marianna fut une minute presque consolée, enpensant que le cher petit n’avait pas été la proie d’une bêtesauvage, mais presque aussitôt, une autre suggestion presque aussidésolante s’imposa à son esprit troublé. Elle venait brusquement dese rappeler que le browning placé au chevet de son lit avaitdisparu, ce à quoi, dans son trouble, elle n’avait pas d’abordprêté grande attention, et, en même temps, le procès intenté àMrs Grinnel par ses avides collatéraux lui revenait enmémoire.

– Ce sont eux qui ont fait le coup !bégaya-t-elle éperdue. La mort de Georges les mettrait enpossession de la propriété… Il y en a un surtout, Kraddock, ElihuKraddock, un vrai bandit, qui est capable de tout…

Avec la vivacité de sensations particulièreaux gens de couleur, la mulâtresse entrevit comme dans un éclair,Marthe pleurant son enfant assassiné et, par surcroît, ruinée,chassée de sa maison, réduite à chercher pour vivre quelque chétifemploi.

– Et tout cela par ma faute,s’écria-t-elle à haute voix, par ma damnée négligence. Si cela estvrai, je n’affronterai pas les reproches de Marthe, je metuerai ! Cela vaut mieux…

Comme rassérénée par cette faroucherésolution, Marianna ouvrit la petite porte qui donnait sur le parcet continua à suivre la trace des ravisseurs. Pendant quelquetemps, ce lui fut chose facile, le sol spongieux avait gardénettement les empreintes, mais un peu plus loin, les aiguillestombées des cèdres et des séquoias formaient une couche élastiqueet sèche où toute trace disparaissait.

Désespérée, Marianna continua à errer sous lesgrands arbres, tournant à droite et à gauche, fouillant lesbuissons, s’élançant brusquement pour revenir sur ses pas l’instantd’après.

Elle était parvenue à l’endroit le plus épaisdu bois quand un cri d’horreur et d’agonie, un hurlement quin’avait rien de la voix humaine s’éleva des profondeurs lointaineset parvint à ses oreilles.

Presque immédiatement, la terrifiante clameurs’était tue ; la campagne déserte était retombée dans lesilence.

Glacée d’épouvante, à bout de forces, lamulâtresse s’était instinctivement appuyée au tronc d’un arbre,puis avait glissé à terre, privée de sentiment.

CHAPITRE III – LE PRIX DU SANG

Le ciel commençait à peine à blanchir du côtéde l’orient, que Dadd et Toby, exacts au rendez-vous qui leur avaitété assigné, se trouvaient déjà au bord du marécage, au fond del’inquiétant ravin où ils devaient rencontrer l’homme au chiennoir.

Dans la pâleur du matin, le terrifique paysagebrillait de ce genre de beauté sinistre, qui fait admirer les vivescouleurs de certains serpents à la piqûre mortelle ; la roséecouvrait les feuilles charnues des plantes grasses d’un glacisd’argent ; à chacune de leurs pointes acérées, tremblait uneperle liquide ; partout de larges orchidées ouvraient leurcalice aux fantasques découpures, les grands nymphéas étalaientparesseusement sur l’eau noire leurs larges corolles couleur d’orou d’azur, et la brise du matin murmurait doucement avec des bruitsde soie froissée dans le feuillage des roseaux géants.

Une nuée vivante d’énormes moustiques, delibellules rouges ou bleues, de mouches et de coléoptères au refletmétallique, de papillons jaune soufre ou bleu de ciel,tourbillonnait au-dessus du marécage où s’agitait déjà tout unpeuple de hideux reptiles.

Les arbres vampires, comme affamés par unenuit de jeûne, happaient avec une rapidité silencieuse les insectesqui avaient l’imprudence de s’aventurer entre les coques hérisséesd’épines de leurs larges feuilles.

– Moi, ça me fiche la frousse de regarderça ! grommela Toby, c’est une vraie hallucination ! Quandje vois ces gueules vertes se refermer sans faire de bruit, quej’entends les insectes bourdonner encore dans l’estomac – si onpeut appeler ça un estomac – qui va les digérer, ça me donne lefrisson. Je ne puis pas m’empêcher d’avoir l’impression, que cetarbre-là est un être, qui me voit, qui m’entend, qui m’écoute et,vrai, j’en ai peur !…

Dadd se garda bien de répondre à cesobservations quelque peu simplistes ; armé d’un cailloutranchant, il était fort occupé à guetter un gros lézard gris etrose, qui, affalé sur une pierre plate, happait béatement desmoustiques d’une langue rose, longue et pointue comme uneflèche.

Brusquement le bras de Dadd se détendit, lecaillou alla frapper le lézard à la tête et le tua net. Quandl’animal ne remua plus, Dadd le prit délicatement par la queue etle déposa avec précaution dans le creux d’une des feuilles de ladionée, non sans avoir laissé tomber de nombreuses gouttes de sangsur les feuilles voisines.

Les mandibules vertes du monstre végétals’étaient refermées promptes et silencieuses sur le cadavre dulézard.

– Voilà ! fit Dadd en se frottantles mains.

– Écoute donc, murmura Toby, il me sembleque j’ai entendu comme un aboiement.

– Ce doit être ce maudit blood-hound, etson damné patron.

– Attention !

– Tu sais ce qui est convenu.

L’homme venait d’apparaître à l’entrée duravin ; il marchait à grands pas et paraissait inquiet. Ilalla droit aux deux bandits.

– Eh bien ? leur demanda-t-il d’unton menaçant, m’avez-vous obéi ?

– La chose est faite, répondit Dadd, enprenant une mine apeurée, ça n’a pas été sans peine.

– La preuve que tu ne mens pas ?

– Voilà.

Dadd tira de sa poche un médaillon en orauquel pendait un bout de ruban bleu et une minuscule chemise define toile, guère plus grande qu’un mouchoir de poche.

– Cela appartenait au baby, déclara-t-ilfroidement.

L’homme palpa et retourna la petite chemiseavec un sourire hideux puis la rendit à Dadd, ainsi que lemédaillon.

– Et qu’en as-tu fait ?demanda-t-il, après quelques secondes d’un pénible silence.

– Ce que vous avez dit qu’il fallait enfaire, répondit Dadd avec le plus grand calme. Le baby estlà !

Il montrait la feuille de la dionée,barbouillée de sang et repliée sur elle-même, entre les lames delaquelle avait été précipité le cadavre du lézard.

L’homme ne répondit pas. Puis, brusquement,devenu furieux sans cause apparente :

– C’est bon : cria-t-il, aux deuxbandits, maintenant, foutez-moi le camp plus vite que ça !Tâchez surtout que je ne vous voie jamais rôder de cecôté-ci !…

– Ce n’est pas ce qui a été convenu, fitDadd avec le même flegme. Vous nous devez mille dollars !

– Mille coups de pied dans le ventre, sivous ne détalez pas à l’instant même !…

Le reste de la phrase s’acheva en ungrognement indistinct. Avant que son adversaire eût pu devinercomment cela avait pu se faire, Dadd avait maintenant en main unsuperbe browning avec lequel il le mettait en joueméthodiquement.

– Je croyais que tu n’avais pas d’armes,balbutia le bandit pris au piège.

– Il faut croire que j’en ai trouvé,ricana Dadd goguenard, allons haut les mains, vieuxsacripant ! Tâche de ne pas bouger, si tu tiens à ta peau.Puis tu sais, pas de blagues avec le blood-hound, s’il remueseulement une patte, c’est sur toi que je tire…

Cette recommandation n’était pas inutile,Bramador grondait sourdement et n’attendait qu’un signe de sonmaître pour s’élancer les crocs en avant.

– Couchez ! Bramador, couchez…bégaya le bandit d’une voix à peine distincte.

« Vous voyez que je fais tout ce que vousvoulez, ajouta-t-il mourant de peur… On pourrait s’entendre… jevous promets…

– Ne promets rien, c’est inutile, je n’aipas confiance en toi, tu n’es pas un homme de parole. J’aime mieuxme servir moi-même. À toi, Toby, regarde un peu ce qu’il a dans sespoches.

Grinçant des dents, fou de rage etd’humiliation, le bandit dut se laisser dépouiller de son browning,de ses chargeurs et de son couteau, mais quand Toby voulut luiprendre son portefeuille il le saisit à la gorge et se faisant deson corps un bouclier, en même temps qu’il excitait son blood-houndcontre Dadd.

Une minute à peine s’écoula pendant laquellela lutte se déroula et prit fin avec des péripéties d’une poignanteatrocité.

N’obéissant qu’à l’instinct qui le portait àattaquer l’adversaire immédiat de son maître, Bramador s’était jetésur Toby, au lieu de s’en prendre à Dadd. Ce fut une grande chancepour ce dernier dont le formidable dogue n’eût fait qu’unebouchée.

Demeuré très maître de lui, Dadd logea uneballe, presque à bout portant, dans l’oreille du chien qui roula àterre, foudroyé.

Voyant son allié hors de combat et menacé parle browning de Dadd, l’homme lâcha Toby à moitié étranglé et dontles mollets avaient été entamés par les crocs de Bramador.

Pendant que Toby, furieux, reprenait haleineet pansait tant bien que mal sa blessure, Dadd, sans cesser detenir en joue l’ennemi vaincu, réfléchissait avec ce sang-froidqui, au cours de la lutte, avait sauvé la situation.

– Qu’est-ce qu’on va faire de cettebrute ? demanda-t-il distraitement, comme s’il se posait laquestion à lui-même.

L’homme eut un regard de fauve pris au piège,mais il ne bougea pas, il était devenu d’une pâleur livide, ilcomprenait qu’il avait perdu la partie et qu’il allait falloirpayer.

– Tu t’embarrasses de peu de chose,répliqua haineusement Toby ; tiens, voilà ce qu’il faut enfaire !

Et avant que Dadd eût pu deviner sesintentions, il avait foncé sur l’homme comme un taureau furieux et,d’un coup de tête dans le ventre, l’avait lancé dans lemarécage.

C’est alors que le misérable lacéré par lesaiguilles acérées des plantes mortelles, immergé dans les eauxfétides, pullulantes de sangsues et de reptiles, avait lancé cetappel déchirant que, malgré la distance, avait entenduMarianna.

Un instant, la face blême, fendue par unabominable rictus et dont les prunelles révulsées sortaient deleurs orbites, émergea au-dessus des eaux noires. Puis l’homme – ilétait sans doute devenu fou instantanément – éclata d’un rire aiguconvulsif qui fit frissonner d’horreur ses deux bourreaux. Il fitquelques faibles mouvements pour s’arracher à la vase quil’engluait et brusquement il s’enfonça et disparut.

Tout à coup, au milieu des cercles quiallaient en s’élargissant sur l’eau dormante, une main noire defange apparut, chercha éperdument à s’accrocher à quelque chose, sedéchira aux épines aiguës des dionées et retomba.

Une minute s’écoula, l’eau était redevenueunie comme un miroir entre les larges feuilles des nymphéasgéants.

Dadd et Toby se regardèrent, ils étaient d’unepâleur de mort ; nul des deux n’osait rompre le premier lesilence.

– Allons-nous-en, dit enfin Dadd, d’unevoix tremblante ; toute ma vie, j’aurai devant les yeux, cettehorrible gueule…

Toby ne répliqua rien et tous deux, sansprononcer une parole, s’éloignèrent précipitamment de ce paysaged’épouvante.

Ils ne retrouvèrent leur sang-froid quelorsqu’ils eurent atteint le bois qui s’étendait jusqu’auxmurailles du jardin. Ils couraient plutôt qu’ils ne marchaient, etd’instant en instant, ils cédaient à l’irrésistible besoin de seretourner, dans une crainte inavouée et confuse de voir surgirderrière eux l’homme assassiné et son chien noir.

– C’est tout de même une chance, ditenfin Dadd, que j’ai trouvé un browning dans la chambre de lanourrice. Sans ça…

– C’est probablement nous qui servirionsà l’heure qu’il est de pâture aux sangsues. Enfin tout est bien quifinit bien ; maintenant nous revoilà en fonds.

– C’est vrai, au fait, nous n’avonsseulement pas pensé à regarder ce qu’il y a dans leportefeuille.

Toby exhiba une solide pochette de cuir debœuf, comme en portent les cow-boys. Elle contenait deux milledollars, de la menue monnaie et divers papiers, au nom d’ElihuKraddock, prospecteur. Les deux bandits se débarrassèrent despapiers qui ne pouvaient que les compromettre et se partagèrentloyalement les bank-notes.

– Tout va bien, s’écria Dadd qui, petit àpetit, reprenait son entrain, il ne nous reste plus maintenant qu’àexécuter la seconde partie du programme, ou je ne suis qu’un âne,ou nous avons encore aujourd’hui à encaisser « des dividendesintéressants », comme on disait à la banque Rabington.

– Tu crois ? demanda Toby avechésitation.

– J’en suis sûr.

– Ne serait-il pas plus sage, puisquenous avons de l’argent, de prendre le train immédiatement ? Ilme tarde d’être loin de ce maudit pays.

– Quel chien de poltron tu fais, grommelaDadd en haussant les épaules. Je te dis que je réponds de tout.

Et sans plus se préoccuper de son compagnon,Dadd se mit à la recherche de certains arbres dont, quelques heuresauparavant, il avait entaillé les écorces et qui devaient luiservir à retrouver son chemin. Les entailles le conduisirentdirectement au pied d’un vieux chêne dont le feuillage dominait desa masse imposante les arbres avoisinants.

CHAPITRE IV – VERS LE MEXIQUE

L’évanouissement de Marianna avait été de peude durée, la fraîcheur du sous-bois, humide de rosée, l’avaitpromptement fait revenir à elle. Mais, en reprenant conscience desa navrante situation, la pauvre mulâtresse sentit renaître sesangoisses et son chagrin.

L’espoir qu’elle avait un instant caressé deretrouver l’enfant avant qu’on se fût aperçu de sa disparition,s’était évanoui. Le cœur gonflé d’amertume, elle se disait qu’il nelui restait plus qu’à aller apprendre à Marthe la terrible nouvelleet elle tremblait à la seule pensée de la scène qui allait seproduire. Puis, les travailleurs de la plantation battraient lepays dans toutes les directions et, peut-être retrouveraient-ils lepetit Georges.

Là-dessus d’ailleurs elle ne se faisait aucuneillusion : l’enfant était perdu pour toujours. Ceux quil’avaient enlevé, avaient dû machiner leur coup de longue date etprendre toutes les précautions pour s’assurer l’impunité.

Elle ne doutait pas que le coupable ne fûtElihu Kraddock, dont elle se rappelait la physionomie sinistre,pour l’avoir vu une ou deux fois au moment du procès et ellen’osait songer à ce que le bandit avait pu faire de l’innocent babytombé entre ses mains.

Torturée par les horribles images qui seprésentaient à son esprit, Marianna pleurait à chaudes larmes. Elleeût voulu mourir ; l’idée d’un suicide qui mettrait fin d’unseul coup aux tortures morales qu’elle endurait se précisait deplus en plus dans son esprit.

Lentement, comme à regret elle se dirigeaitvers la porte du jardin, et à mesure qu’elle s’en rapprochait, sadémarche devenait plus hésitante, elle poussait de profondssoupirs.

– Non, c’est impossible !bégaya-t-elle, je n’oserai jamais…

Elle fit encore quelques pas et se trouva toutà coup nez à nez avec un adolescent dépenaillé et d’une remarquablelaideur, dans lequel on a sans doute reconnu Petit Dadd qui, luiaussi, se dirigeait vers la porte du jardin.

En l’apercevant, Marianna avait eu unmouvement de recul. Dadd, dont le coup d’œil perçant avait tout desuite reconnu la femme dans la chambre de laquelle il s’étaitintroduit la nuit précédente, comprit qu’il fallait tout d’abord larassurer.

– Vous pleurez, lui dit-il de sa voix laplus douce, si vous êtes la personne que je pense, je suispeut-être en mesure de vous consoler.

– Que voulez-vous dire ? s’écria lamulâtresse, se raccrochant avidement au vague espoir que luisuggérait la phrase de l’inconnu.

– Figurez-vous, ajouta-t-il d’un tonpersuasif, qu’un de mes camarades et moi – nous sommes deux pauvresdiables de tramps – nous avons trouvé un petit enfant…

– Ah ! si vous pouviez dire vrai,fit Marianna en joignant les mains, je crois que je deviendraisfolle de joie !… Vous ne voulez pas vous moquer de moi, aumoins ? Répétez-moi que c’est bien vrai, que vous avez trouvéun enfant !…

– C’est tout ce qu’il y a de plus vrai,déclara Dadd solennellement, je vous en donne ma parole d’honneur.D’ailleurs vous allez le voir dans un instant, il est ici, à deuxpas.

– Où cela ? – non, je ne peux pascroire que c’est vrai ! – Je vous en suppliemontrez-le-moi ! Je meurs d’impatience…

– Calmez-vous, je vous répète qu’il estlà. Hé, Toby, apporte le baby !

« Mon camarade, ajouta-t-il, est resté unpeu en arrière, il marche très doucement pour ne pas réveiller lepetit.

La vérité, c’est que Dadd qui était en touteschoses d’une extrême prudence, s’était dit qu’en arrivant avecl’enfant dans les bras, il risquait tout d’abord d’être pris pourle voleur. De la façon dont il avait arrangé la chose, une méprise,même momentanée, n’était pas possible.

Toby ne tarda pas à paraître portant avecprécaution le petit Georges.

Avec la rapidité d’un vautour qui fond sur saproie, Marianna s’était jetée sur l’enfant, l’arrachant presque desbras de Toby, et elle le couvrait de baisers et de caresses, riantet pleurant à la fois.

Ainsi bousculé, le petit Georges se mit luiaussi à pleurer et la mulâtresse se souvint tout à coup qu’iln’avait pas bu depuis le milieu de la nuit.

– Pauvre chéri ! murmura-t-elle, ilmeurt de faim, et moi qui n’y pensais pas.

Elle dégrafa précipitamment son peignoir, elledonna le sein à l’enfant qui, aussitôt calmé, se mit à boireavidement.

Assise sur une grosse racine d’arbre etcouvant des yeux le cher bébé reconquis, Marianna demeuraitsilencieuse, toute à la joie immense qu’elle ressentait, le regardperdu dans un rêve. On eût dit que maintenant qu’elle le tenait, illui était égal de savoir comment il avait été volé, puisretrouvé.

En diplomate avisé, Dadd attendait patiemmentqu’elle le questionnât. Il tenait toute prête une histoiresuffisamment vraisemblable.

– Mon camarade et moi, raconta-t-il, nousavons passé la nuit dans les bois. Nous cherchions à regagner lagrande route, quand nous avons aperçu un homme qui marchait en seretournant fréquemment, comme quelqu’un qui vient de faire unmauvais coup. Il portait ce baby dans ses bras et était suivi d’ungrand chien noir.

– Un chien noir, interrompit Marianna,c’est certainement Elihu ! J’en étais sûre.

– Les allures de cet homme nous parurentsuspectes. Nous le suivîmes sans nous montrer pour voir ce qu’ilallait faire. Il s’arrêta au pied d’un chêne dont le tronc estentièrement creux et y cacha l’enfant après lui avoir arrangé unlit de mousse et avoir dissimulé la cavité avec des branchages.

Dadd aurait pu fournir des détails encore pluscirconstanciés, car c’était lui-même qui avait eu l’idée de lacachette et qui avait exécuté tout ce qu’il mettait sur le comptede l’homme au chien noir.

– Vous comprenez, conclut-il, que dès quele bandit a eu les talons tournés, nous nous sommes emparés dupetit avec l’intention de le rapporter à ses parents, si nousparvenions à les découvrir.

Dadd ajouta modestement :

– Nous n’avons fait que notre devoir,tous les honnêtes gens, à notre place, auraient agi de la mêmefaçon.

– Vous êtes de braves garçons, fitMarianna tout émue et moi qui ne vous ai pas seulement remerciés.Je ne sais pas où j’ai la tête, mais vous n’avez rien perdu pourattendre et, aujourd’hui, vous pourrez vous vanter d’avoir fait unebonne journée ! Grâce à Dieu, vous n’avez pas affaire à uneingrate !…

– Quand on a fait une bonne action, on afait une bonne journée, répliqua Dadd d’un petit air cafard, sanssoupçonner aucunement qu’il rééditait une pensée de l’empereurTitus.

– Venez avec moi, dit la mulâtresse, jevais commencer par vous servir un lunch solide et ensuite…

– Impossible, répliqua Dadd toujourscirconspect, il faut que nous prenions le train. J’ai une sœur trèsmalade qui m’attend et de plus on nous a promis du travail dans uneusine, à huit milles d’ici.

– Tant pis, lors attendez-moi là, je vaisrevenir dans cinq minutes, vous serez contents de moi, je vous lepromets.

Toute joyeuse, Marianna disparut avec l’enfantpar la porte du jardin qu’elle laissa entrebâillée.

 

Elle ne revint qu’au bout d’une demi-heure etles deux bandits commençaient à trouver le temps long, quand elleapparut, pliant sous le faix de toutes sortes d’objets.

C’était d’abord un sac de toile, gonflé depain, de jambon, de boîtes de conserve sans oublier une petitefiole de whisky, puis un paquet de vieux vêtements encore assezprésentables, parmi lesquels il y avait une robe de femme et uncorsage pour la prétendue sœur de Dadd, enfin une boîte quirenfermait du savon, du tabac, un peigne et un rasoir.

– Ce n’est pas tout, dit Marianna en leurprésentant une enveloppe. Mrs Grinnel vous remercie infinimentet vous prie d’accepter ce bank-note pour vous aider à sortird’affaire. Elle a été très contrariée que vous refusiez de passerquelques jours à l’hacienda.

Le bank-note était un billet de cinq centsdollars.

– Je suis confus de vos bontés, – s’écriaDadd, avec une émotion réelle, ou, tout au moins, fort bien jouée,– mistress, permettez-moi de vous embrasser.

Marianna s’exécuta de bonne grâce et dut aussisubir l’accolade de Toby qui tenait à se montrer à la hauteur deson compagnon.

Quand la porte du jardin se fut refermée surla généreuse mulâtresse, Dadd et Toby exécutèrent une véritablegigue, tellement ils étaient satisfaits de la tournure desévénements.

L’avenir leur apparaissait sous les plusriantes couleurs.

Tout d’abord ils se jetèrent sur lesprovisions comme des loups affamés, mangèrent comme des ogres et nelaissèrent pas une goutte de whisky. Ensuite Toby se rasa etrevêtit un complet assez propre trouvé dans un des paquets.

– Supprime donc ta moustache, luiconseilla Dadd, tu sais que ton signalement est affichépartout.

– Tu as raison, mais pourquoi nechanges-tu pas de vêtements ? Il y en a là un qui t’irait trèsbien.

– Moi, j’ai une autre idée, fit le jeunebandit, fort occupé à examiner le corsage et la robe destinés à sasœur.

– Qu’est-ce que tu vas faire.

– Tout simplement me camoufler en petitevieille, comme cela m’est déjà arrivé. Je suis assez laid pourcela. Quant à toi, je vais te passer au jus de tabac et tu feras unmulâtre superbe. Je parierais que la gare, située à deux millesd’ici, est infestée de policemen, il faut prendre sesprécautions.

*

**

Deux heures plus tard, en dépit du policemaninstallé en face du guichet de distribution des billets, Dadd etToby, grâce à leurs déguisements, purent prendre place sansencombre dans un train à destination du Texas.

Ils se rendaient à Mexico.

Douzième épisode – L’HALLUCINANTEPHOTOGRAPHIE

CHAPITRE PREMIER – UN MISANTHROPECONVAINCU

Un des quarante ascenseurs qui desservent lestrois mille chambres du Gigantic Hotel, Stade Street, àChicago, venait de s’arrêter au quinzième étage. Le Noir vêtud’écarlate et galonné d’or, préposé au service de l’appareil,ouvrit les portes grillagées et une jeune fille vêtue de deuil,s’élança impétueusement hors de la cage dorée.

Pendant que « l’élévateur »continuait son ascension vers les étages supérieurs, un Noir nonmoins galonné que le premier était accouru au-devant de lavisiteuse.

– Je voudrais voir Miss Elsie Godescal,demanda-t-elle impatiemment. Est-elle ici ?

– Miss Godescal est chez elle, réponditle Noir avec la déférence d’un serviteur bien stylé. Qui dois-jeannoncer ?

– Miss Gladys Barney.

Le Noir s’éclipsa : Miss Barney s’assitdans une bergère de la luxueuse antichambre dont la décoration, depur style Louis XVI, eût été irréprochable sans l’éclat trop neufdes dorures trop abondantes, et les tons un peu crus destapisseries à personnages.

Grande et mince, le nez aquilin un peu tropaccentué, la bouche un peu grande, Miss Gladys n’était pasprécisément jolie, mais ses grands yeux bruns avaient uneexpression de douceur captivante, son sourire était plein defranchise et son teint, d’un éclat éblouissant, ses dents trèsblanches et bien rangées, ses lèvres très rouges, une abondantechevelure châtain foncé, lui conféraient ce charme de fraîcheur etde santé, qui est commun à beaucoup d’Américaines. En ce moment,elle était toute rose d’impatience.

– Quelle idée, songeait-elle, a eue Elsiede venir se loger dans un pareil caravansérail ! Il y a unquart d’heure que je la cherche !…

Mais déjà le domestique noir était de retour.Silencieusement, il précéda la visiteuse jusqu’à un petit salondont il lui ouvrit la porte.

Miss Elsie, qui prenait le thé en compagnie dedeux gentlemen d’allure impeccable, avait couru à la rencontre deson amie. Les deux jeunes filles s’embrassèrentaffectueusement.

– Que je suis heureuse de te voir !s’écria Elsie. Nous allons tâcher de t’être utiles, nous sommesvenus exprès pour cela. Mais avant tout, il faut en finir avec lesprésentations : Mr Todd Marvel, mon fiancé, que tu as dûvoir chez mon tuteur ; Mr Floridor Quesnel, un ami de monfiancé.

Gladys Barney s’inclina gracieusement, toutheureuse de se trouver en présence de ce fameux détectivemilliardaire dont les exploits étaient passés à l’état delégende.

– Sur ma demande, déclara Elsie avec unsourire d’orgueilleuse tendresse, mon cher Todd veut bien mettreses talents à ta disposition. Il faudra que ton affaire soit bienembrouillée, s’il n’arrive pas à la rendre claire et limpide commedu cristal !

– N’exagérons rien, fit le détective,modestement. Il m’arrive, comme à tout le monde, d’entrer en lutteavec des adversaires plus forts et plus habiles que moi. Ainsi, cefameux docteur Klaus Kristian…

Elsie pâlit et frissonna.

– Je vous en prie, murmura-t-elle, neprononcez pas ce nom. Celui qui le porte m’inspire une horreur etune épouvante indicibles…

– Nous sommes débarrassés de lui,heureusement, répondit Todd Marvel en prenant doucement dans sesmains celles de la jeune fille, je vous promets que je n’enparlerai plus…

Puis se tournant vers Gladys.

– Miss Barney, ajouta-t-il, si vousvoulez bien m’exposer votre affaire, dans le plus grand détail, jevous dirai ce que nous pouvons en espérer.

– Les faits en eux-mêmes sont trèssimples. J’ai été dépouillée de plus de deux millions de dollars etje ne puis rien contre mes voleurs.

– En êtes-vous bien sûre ?

– Vous allez en juger : je suisl’unique héritière de ma tante Elspeth Barney, décédée il y a deuxmois, et qui, sans être milliardaire, possédait une des grossesfortunes de Chicago. Parmi les valeurs énumérées dans le testament,se trouvent deux millions de dollars d’actions, des puitspétrolifères du Wyoming, de la société Jack Randall.

– Excellentes valeurs, interrompit lemilliardaire, elles ont atteint ces jours derniers un cours trèsélevé.

– Ces actions, reprit Gladys Barneyétaient déposées chez Jack Randall, comme l’attestait un certificaten bonne forme, portant les numéros des titres, trouvé par moi dansle coffre-fort de ma tante, et remontant à deux ans.

« Je me suis rendue aux établissementsRandall avec mon certificat et là j’ai eu la désagréable surprised’apprendre que ma tante avait vendu ses actions un mois avant sondécès, on m’a mis sous les yeux des reçus signés d’elle etparfaitement en règle.

– Et vous croyez que ces reçus sont fauxet que Randall s’est approprié les actions ?

– J’en suis convaincue, mais je n’en puisapporter aucune preuve matérielle. Ma tante Elspeth était unepersonne très sérieuse et très ordonnée, elle gérait elle-même safortune, elle était absolument incapable de porter sur sontestament des valeurs qui ne lui appartenaient plus.

Todd Marvel et Floridor échangèrent un coupd’œil significatif.

– Voilà qui est étrange, déclara lemilliardaire. À quelle date a été écrit le testament ?

– Quinze jours environ avant la mort dema tante – alors qu’elle était en pleine possession de toutes sesfacultés intellectuelles – et par conséquent quinze jours après laprétendue vente des actions.

Todd Marvel réfléchit pendant quelquesinstants.

– Dites-moi maintenant, fit-il, quelle aété l’attitude de Jack Randall ? Qu’a-t-il répondu à vosréclamations ?

– Je n’ai pas vu Jack Randall lui-même,il est impossible de le voir – mais ceci est un autre mystère surlequel je reviendrai – son homme de confiance, Mr Ary Morlans’est montré plein de courtoisie ; il a même consenti àconfier à un homme d’affaires, qui les a fait expertiser, les reçussignés de ma tante et les experts ont reconnu la parfaiteauthenticité de la signature.

– De sorte que tout le monde vous a donnétort ?

– Absolument…

– Vous n’allez pas en faire autant ?j’espère, ajouta Gladys en souriant.

– Rassurez-vous. Cette affairem’intéresse passionnément. Laissez-moi maintenant vous poserquelques questions. Vous disiez à l’instant qu’il était impossiblede voir Mr Randall ?

– C’est du moins très difficile.Mr Randall est paraît-il atteint d’une noire misanthropie. Ilvit seul dans son magnifique hôtel, situé sur les bords du lacMichigan. Jamais il ne sort, jamais il ne reçoit, il a rompu avectoutes ses anciennes relations.

« Cette attitude, qu’il a prise – assezrécemment d’ailleurs, – me contrarie d’autant plus que ma feuetante le considérait comme un homme parfaitement intègre et lemettait au nombre de ses amis les meilleurs et les plus sûrs. C’està n’y rien comprendre !

– Parbleu, interrompit Floridor, il estévident pour moi que Mr Randall est séquestré.

Miss Barney protesta avec une certainevivacité.

– Mais non, fit-elle, il n’est passéquestré. On le voit, difficilement, il est vrai, mais on levoit ! Par exemple, on n’en est pas plus avancé. Il ne demeurejamais plus de quelques minutes avec ses visiteurs et il leur tienttoujours à peu près le même langage : « Si vous venezpour affaires, adressez-vous à Mr Ary Morlan ; si c’estpour toute autre raison, il m’est impossible de vous entendre, leplus grand service que vous puissiez me rendre est de respecter masolitude. »

– Une dernière question, fit lemilliardaire. Quel genre d’homme est-ce que cet AryMorlan ?

– Quoique en sa qualité d’Anglo-Indien,il ait le teint légèrement cuivré, c’est à tous égards un parfaitgentleman, de manières très distinguées. Très intelligent, trèsactif, il est estimé dans le monde des affaires. Sous sonimpulsion, la société des puits pétrolifères du Wyoming que dirigeJack Randall est entrée dans une ère de prospérité inouïe.

– Cela suffit ! s’écria Todd Marvelen se levant précipitamment, je vais à l’instant même rendre visiteà Mr Jack Randall, il faut à tout prix que j’aie la clef decet irritant mystère.

– Je vous souhaite de réussir, dit MissBarney, sans beaucoup de conviction.

– Il réussira, j’en suis sûre !déclara Elsie avec enthousiasme. Mon cher Todd a résolu avecbonheur des problèmes autrement épineux !

– Au revoir, chère Elsie, murmura lemilliardaire en effleurant d’un respectueux baiser le front de safiancée, au revoir Miss Gladys, je vous retrouverai ici dans uneheure, et si je n’ai pas remporté une victoire complète, j’espèredu moins ne pas revenir tout à fait bredouille.

– Dois-je vous accompagner ? demandaFloridor.

– Bien entendu. N’oublie ni ton browning,ni ton appareil photographique.

– Lequel ?

– Le « silencieux » celui dontle déclic ne fait pas de bruit, j’ai idée que cet appareil ne noussera pas inutile…

 

Après avoir louvoyé pendant longtemps dans lacohue des véhicules de tout genre qui encombraient Stade Street etles rues avoisinantes, la Rolls Royce de Todd Marvel, pilotée parFloridor, s’engagea dans Michigan Avenue, une luxueuse voieombragée par de beaux arbres et bordée d’un côté par le lac, del’autre par de véritables palais de style italien, mauresque,anglais ou espagnol, mais où le gothique dominait. Quelques minutesplus tard, la voiture stoppait en face d’une haute construction àtourelles et à créneaux, dont les murailles de granit étaientpercées d’étroites fenêtres ogivales. C’était la demeure dumilliardaire Jack Randall.

Après avoir franchi une grille de fer forgé etdoré, les deux visiteurs furent introduits dans un salon d’attentesévèrement meublé de bahuts d’ébène et de raides fauteuilsespagnols : un lustre flamand, aux lourdes boules de cuivre,pendait de la voûte : dès le seuil de la pièce on se sentaitétreint par une inexplicable sensation de tristesse et desolennité.

Une haute verrière d’une tonalité jaune etviolette, représentant le supplice de saint Barthélemy écorché vif,éclairait tous les objets d’une lumière fiévreuse et mélancolique.Mais l’attention de Todd Marvel fut surtout retenue par un grandportrait d’homme, en pied, de grandeur nature, qui se détachait deson cadre d’ébène avec un puissant relief, une saisissanteimpression de vie.

Il représentait un homme à la barbegrisonnante, entièrement vêtu de noir, énergique et grave ; saphysionomie portait la trace de fatigues et de chagrins sansnombre, mais on y lisait aussi un entêtement et une audaceformidables.

Sans s’en rendre compte, Todd Marvel se sentitpuissamment attiré par ce portrait, il ne pouvait en détacher sesregards.

– Cet homme a dû soutenir de terriblesluttes contre la mauvaise chance, dit-il à Floridor.

– Si c’est, comme je le suppose, JackRandall que représente ce tableau, vous êtes tout à fait dans levrai. Il paraît qu’il a fait fortune, comme simple prospecteur auMexique.

Cette conversation fut interrompue par leretour du domestique.

– Mr Randall regrette de ne pouvoirvous recevoir, déclara-t-il, mais si vous désirez voir Mr AryMorlan, il sera heureux de votre visite.

– C’est bien, dit le milliardaire, quis’attendait à cette réponse, je verrai Mr Ary Morlan.

L’homme de confiance de Jack Randall ne tardapas à paraître et Todd Marvel dut reconnaître que Miss Barneyn’avait nullement exagéré en le représentant comme un gentlemand’une rare distinction de manières.

Indien par sa mère, Anglais par son père, AryMorlan réunissait en lui les qualités des deux races, la volontétenace de l’Anglo-Saxon, l’intuitive pénétration et la finesse del’Hindou, l’obstination alliée à la souplesse du diplomate. Âgéd’environ trente-cinq ans, il était grand et robuste, avec uneaisance et une franchise d’allures qui le rendaient tout de suitesympathique.

De l’Anglais, il tenait ses poings solides,ses larges épaules, son front têtu, martelé de bosses volontaires,mais la régularité presque féminine de ses traits, son teintbronzé, ses yeux noirs d’un éclat presque inquiétant, décelaientl’Oriental.

Après avoir salué les visiteurs avec unecourtoisie parfaite, il aborda sans préambule le sujet qui lesintéressait.

– Vous vouliez voir Mr JackRandall ? dit-il d’une voix singulièrement musicale et bientimbrée, ce n’est malheureusement pas possible aujourd’hui. Il estd’une santé chancelante et, en ce moment surtout, extrêmementfatigué, puis vous n’ignorez sans doute pas qu’il a horreur detoute espèce de visites. Il est devenu peu à peu véritablementmisanthrope et je vous surprendrai peut-être en vous apprenant quec’est à peine s’il consent à me recevoir moi-même pendant le tempsnécessaire au règlement des affaires les plus urgentes.

– On m’avait déjà dit cela en effet,répondit Todd Marvel avec beaucoup de calme.

– Maintenant, reprit Mr Ary Morlan,avec un cordial sourire, s’il s’agit d’une affaire d’argent, quellequ’elle soit, j’ai pleins pouvoirs pour traiter et je seraipersonnellement heureux d’être agréable à Mr Todd Marvel queje n’avais pas le plaisir de connaître, mais dont j’ai souvententendu vanter les qualités d’homme d’affaires et… dedétective.

– Voici de quoi il s’agit, répondit ToddMarvel, sur le même ton de politesse et de cordialité que soninterlocuteur. Je viens au nom de Miss Gladys Barney, qui est uneamie d’enfance de ma fiancée…

Une ombre de contrariété passa sur les traitsde l’Anglo-Indien.

– Vraiment, répliqua-t-il avec une nuancede lassitude et d’énervement, je ne comprends rien à la conduite deMiss Barney. Tous les jours, elle m’envoie de nouveaux mandataires,qui, tous, me répètent la même histoire. Ce n’est pas ma faute sila tante de Miss Gladys a vendu ses actions au lieu de les garderpour son héritière. J’ai même consenti à laisser vérifier les reçuspar des experts. Je crois qu’on ne peut pas pousser la complaisanceplus loin. Beaucoup, à ma place, auraient envoyé promener MissBarney en lui disant de s’adresser à la justice, si elle se croitréellement lésée.

– Je suis au courant de tout cela,répondit le milliardaire, sans se laisser démonter par cetteattaque directe.

– Somme toute, que voulez-vous ? Unenouvelle expertise des reçus signés par Mrs ElspethBarney ? Je veux bien y consentir pour vous être agréable,quoique vraiment…

– Non, déclara Todd Marvel avec fermeté,je désire voir Mr Jack Randall, il était l’ami et le conseilde Mrs Elspeth, et il suffirait peut-être d’un mot de lui pourdissiper tout ce mystère.

Au grand étonnement du milliardaire,Mr Ary Morlan ne s’insurgea pas contre la demande qui luiétait faite.

– Écoutez, dit-il, du ton le plusconciliant, j’ai à cœur de vous faire plaisir et je tiens aussi àen finir, une fois pour toutes, avec les réclamations injustifiéesde Miss Gladys : je vais tâcher de décider Mr JackRandall à vous recevoir.

– Je suis très sensible à l’obligeance devotre procédé, répondit Todd Marvel à demi convaincu, il estpossible, après tout, que Miss Barney se soit trompée.

– Voulez-vous m’attendre quelquesinstants ? Je vais user de persuasion pour faire consentirMr Randall à une entrevue.

Ary Morlan disparut par une porte latérale.Todd Marvel et le Canadien demeurèrent seuls.

– Je ne sais pas trop que penser, murmurale milliardaire, quelle est ton impression ?

– Je commence à craindre que Miss Barneyne soit dans son tort. Je serais bien étonné si ce Mr Morlan,qui me paraît un aimable gentleman n’était pas d’une parfaiteloyauté.

– Ne te hâte pas de conclure, répliqua lemilliardaire assez perplexe. Quoi qu’il en soit, si Mr JackRandall nous reçoit, arrange-toi de façon à prendre de lui un oudeux clichés, et cela, naturellement, sans être vu desintéressés.

– Je crois pouvoir y réussir…

Le milliardaire mit un doigt sur seslèvres ; Ary Morlan revenait, la physionomie souriante.

– Soyez satisfait, fit-il. J’ai puconvaincre mon directeur plus facilement que je ne pensais. Il seraici dans un instant. Et tenez, le voilà !

Jack Randall, très reconnaissable grâce à lafrappante ressemblance du portrait à l’huile, venait d’entrer dansla pièce par la porte du fond. Il salua d’un léger signe de têteles deux visiteurs.

– Sirs, je connais le but de votredémarche, fit-il, d’une voix assourdie et tremblotante, je n’airien à ajouter à ce que vous a dit Mr Ary Morlan, Miss Barneyest dans l’erreur la plus complète.

« Vous avez désiré me voir, vous devezêtre satisfaits. Excusez-moi de ne pas rester plus longtemps. J’aipour habitude de ne jamais entrer en conversation suivie avec quique ce soit. C’est une règle formelle que je me suis imposée etdont je ne me dépars jamais. »

Avant que Todd Marvel fût revenu de sasurprise, Jack Randall avait salué légèrement de la même façonqu’en entrant et s’était retiré.

Il y eut une minute d’un silence embarrassant,Todd Marvel et Floridor avaient l’impression qu’en dépit del’évidence apparente des faits ils se heurtaient à un étrangemystère.

– J’espère, dit enfin Ary Morlan, quevous ne conservez plus aucun doute. Mr Jack Randall a étéparfaitement explicite.

– C’est évident, balbutia le milliardairemachinalement.

– S’il n’est pas entré dans des détailsplus circonstanciés, c’est qu’il a horreur des explications, lesrares entrevues qu’il accorde ne sont jamais plus longues.

Todd Marvel avait eu le temps de seressaisir ; ce fut très aimablement qu’il répondit.

– Il me reste maintenant, Mr Morlan,à vous remercier de votre obligeance en vous priant d’excuser notrevisite importune.

– J’espère que vous ferez comprendre àMiss Barney qu’elle a tort de s’obstiner dans des prétentions querien ne justifie.

– Je n’y manquerai pas.

– Si j’avais un conseil à lui donner, ceserait de faire certaines recherches dans les banques. Il se peutfort bien que la défunte ait déposé les deux millions de dollarsdans un établissement financier et qu’elle ait égaré le reçu.

– Non, répondit le milliardaire d’un tontrès calme, car le testament mentionne les actions avec leursnuméros, je croirais plutôt à une de ces crises d’amnésie sifréquentes chez les malades. Mrs Elspeth a oublié qu’elleavait vendu ses titres.

– Ma foi, je crois que vous avez raison,c’est la seule explication possible…

Mr Ary Morlan insista pour reconduire sesvisiteurs jusqu’à leur auto et ne se retira qu’après avoir échangéavec eux de vigoureux shake-hand.

Pendant qu’ils franchissaient en quatrièmevitesse la distance qui sépare la Michigan Avenue du GiganticHotel, Todd Marvel et Floridor n’échangèrent pas une parole.Tous deux demeuraient plongés dans leurs réflexions.

– J’ai pu prendre deux clichés, ditseulement le Canadien.

– C’est bien, sitôt rentré, tu iras aulaboratoire photographique de l’hôtel en faire tirer quelquesépreuves que tu m’apporteras immédiatement.

Le premier soin du milliardaire fut de serendre au petit salon de thé du quinzième étage où l’attendaientGladys et Elsie et de les mettre au courant de sa visite.

Elles l’écoutèrent sans l’interrompre, mais àmesure qu’il avançait dans son récit, Miss Barney donnait dessignes de nervosité et d’impatience.

– Alors, dit-elle, non sans une certaineamertume, vous aussi allez donner raison à mes spoliateurs ?On dira bientôt que c’est moi qui ai tous les torts !…

– Non, répondit-il gravement, je suis sûrde la légitimité de vos réclamations. Il y a dans toute cetteaffaire un mystère que je veux arriver à percer, mais je crains quece ne soit pas sans peine.

– Avez-vous quelque indice, si faiblesoit-il ? demanda Miss Elsie.

– Pas le moindre jusqu’ici. J’avoue quetoutes les vraisemblances sont du côté de nos adversaires. Tout ceque j’ai pu, c’est de faire prendre par Floridor une photographiede monsieur Jack Randall.

– À quoi cela nousavancera-t-il ?

– Peut-être à rien, mais cela peut avoiraussi une grande importance. Si Jack Randall est mort ou séquestré,nous le découvrirons tout de suite. Je sais où me procurerd’anciennes photographies de lui. Nous ferons la comparaison aprèsagrandissement et mensuration anthropométrique… Mais voiciprécisément Floridor qui revient avec des épreuves.

Le Canadien pénétra en coup de vent dans lepetit salon ; il paraissait absolument bouleversé, hors delui.

– Que t’arrive-t-il ? demanda ToddMarvel.

– Par exemple, s’écria Floridor dont lestraits exprimaient la stupeur la plus profonde, je n’aurais jamaissoupçonné chose pareille ! Ce qui m’arrive estextraordinaire ! Je me demande si je ne deviens pasfou !

– Qu’y a-t-il donc ? interrogeaimpatiemment le milliardaire. Les clichés…

– Eh ! bien, sur les clichés il n’ya rien du tout, vous m’entendez ? Rien, pas la moindre tracede Mr Jack Randall.

– Tu déraisonnes, s’écria Todd Marvel, ens’emparant avec vivacité des épreuves que Floridor tenait à lamain.

À leur tour, le milliardaire et les deuxjeunes filles jetèrent un cri de surprise.

– C’est à n’y pas croire, s’exclama ToddMarvel, littéralement abasourdi. Ce Randall n’est pourtant pas unspectre, un pur esprit ; je l’ai vu de mes yeux, pendant queFloridor le photographiait ! Je l’ai entendu parler et il n’ya aucun vestige de sa présence sur le cliché.

– Je ne sais comment vous expliquer cephénomène déconcertant, déclara Miss Gladys, mais il me donneraison.

– Tâchons de réfléchir avec sang-froid,répondit Todd Marvel. Je ne crois pas, vous le supposez bien, quenous nous trouvions en présence d’un fait surnaturel. Nous avonstous deux vu et entendu Mr Randall dans le décor même quereproduit la photographie. Il y a certainement à ce mystère uneexplication logique et scientifique. C’est cette explication qu’ils’agit de trouver.

– J’en ai bien découvert une, déclaraFloridor. Je vous la donne pour ce qu’elle vaut. J’ai vu danscertains théâtres des apparitions produites, à ce que l’on m’a dit,à l’aide d’une glace sans tain placée dans les sous-sols etpuissamment éclairée.

Todd Marvel secoua la tête.

– Ta solution est mauvaise, fit-il. Il nepeut être question ici de ces fantômes que font apparaître lesprestidigitateurs. Ces illusions ne sont possibles que sur unescène, placée assez loin du spectateur et plongée dans uneobscurité complète. Nous n’étions qu’à quelques pas deMr Randall. Si ç’avait été un spectre, comme tu te le figures,nous aurions vu tout le détail de la machinerie. Enfin, lesapparitions de ce genre ne parlent pas.

– D’ailleurs, ajouta Miss Elsie, ilfaisait grand jour ; l’hypothèse de Mr Floridor n’estdonc pas admissible.

Pendant une discussion qui dura près de deuxheures on chercha vainement à résoudre cette troublante énigme. Ondut y renoncer. Pour la première fois, peut-être, Todd Marvel setrouvait en présence d’un mystère véritablement impénétrable.

CHAPITRE II – UNE ÉNIGME EXPLIQUÉE

Pendant trois jours, Miss Elsie et son amie nevirent paraître à la salle à manger du Gigantic Hotel, quileur était exclusivement réservée, ni Todd Marvel ni leCanadien.

Bien que le milliardaire eût prévenu safiancée qu’il ferait une courte absence, Elsie, d’un tempéramenttrès impressionnable, commençait à être inquiète, Gladys aucontraire était pleine d’espoir.

– Je suis sûre, chère amie,répéta-t-elle, que Mr Todd Marvel et son collaborateur sont entrain de faire d’excellente besogne.

– Mr Marvel est si brave, sitéméraire même, répondait Elsie, que je tremble toujours pour lui.Je lui souhaiterais un peu plus de prudence.

– Rassurez-vous, dit tout à coup ToddMarvel, lui-même, en pénétrant brusquement dans le salon de thé oùavait lieu cette conversation, non seulement je n’ai couru aucundanger, mais j’ai découvert, beaucoup plus aisément que je ne lepensais, l’explication de la mystérieuse photographie.

– Comment avez-vous pu arriver à unpareil résultat ? demanda Miss Elsie émerveillée.

– De la façon la plus simple. Je me suissouvenu qu’Ary Morlan était d’origine indienne, de là à supposerque j’avais été victime d’un des tours de passe-passe, familiersaux jongleurs de son pays, il n’y avait qu’un pas. Au consulatd’Angleterre, un attaché, qui a longtemps habité Calcutta, m’afourni les précisions les plus complètes sur ces sortes demiracles.

– Donnez l’explication ! s’écriaMiss Gladys, le visage rose d’impatience et de curiosité.

– Je vais prendre un exemple pour mefaire mieux comprendre. Vous avez sans doute lu – comme tout lemonde – dans les relations de voyage, le récit des prodiges opéréspar les fakirs, yogis, derviches ? appelez-les comme il vousplaira…

Les deux jeunes filles, attentives, firent unsigne de tête affirmatif.

– Ces prodiges, continua Todd Marvel, enaffectant un certain ton doctoral, peuvent se diviser en troisclasses : ceux qui sont du domaine de la simpleprestidigitation et sur lesquels je n’insisterai pas ; ceuxqui sont de véritables miracles que la science moderne n’a pu nireproduire ni expliquer de façon satisfaisante, tels que le fakirenterré vivant et ressuscité au bout de trois semaines ; enfinceux où la suggestion hypnotique joue le principal rôle…

– Bravo, interrompit Elsie enapplaudissant avec malice, vous parlez comme un professeur ducollège d’Harvard.

Todd Marvel continua sans se déconcerter.

– L’apparition – c’est à desseinque je me sers de ce mot – de Mr Jack Randall appartient à cedernier ordre de faits :

« Voici un prodige, ou si vous voulez, untour, que réalisent couramment les fakirs hindous : lethaumaturge, de préférence par un temps couvert, emmène avec luideux personnes de bonne foi – jamais plus de deux – dans un endroitsolitaire, en pleine campagne. Il tire d’un panier une longue cordequ’il lance en l’air et c’est là où le miracle commence, la cordene retombe pas et demeure verticale au sol, sans que rien lasoutienne.

« Alors paraît un enfant de huit à dixans qui se met en devoir d’escalader la corde, celle-ci s’allonge àmesure que l’enfant monte, et finalement la corde et l’enfantdisparaissent tout à fait et le spectateur se retire stupéfait, ense demandant ce qu’ils ont pu devenir.

– Je me le demande également, murmuraGladys, très intéressée par ce récit.

– Cet escamotage inexplicable surexcitaau plus haut point la curiosité de savants de tous les pays etpersonne n’avait pu deviner par quels moyens on parvenait à laproduire, quand un officier anglais eut l’idée de photographier lacorde et l’enfant. Ni l’un ni l’autre n’impressionnèrent laplaque : il se produisit exactement la même chose lorsqueFloridor a voulu photographier Mr Jack Randall.

– Pourquoi ? demandèrent, d’une mêmevoix, les deux jeunes filles stupéfaites.

– Pour la bonne raison que le JackRandall que j’ai cru voir n’existait pas, pas plus quen’existe l’enfant que fait apparaître le jongleur.

« L’aimable gentleman Ary Morlan – unredoutable bandit en réalité – nous a suggéré l’image deJack Randall, il nous a ordonné de le voir et nous l’avons vu.

Elsie et Gladys demeuraient muettes destupeur.

– Remarquez, continua le milliardaire,que de même que les fakirs, Ary Morlan n’a jamais admis plus dedeux personnes à la fois à visiter le prétendu misanthrope. Leportrait en pied placé dans le salon d’attente, et que l’on estforcé de regarder, pendant le temps, toujours assez long,que le domestique met à donner une réponse, a son utilité danscette jonglerie. Il facilite le travail mystérieux du cerveausoumis à la suggestion, il évite à l’hypnotiseur un pénible travailde création du personnage à évoquer.

« Le Jack Randall que je me suis imaginévoir, avait exactement les mêmes traits et était vêtu de la mêmefaçon que celui du tableau…

– Tout cela ne tient pas debout !s’écria brusquement Miss Barney. Si Jack Randall n’était qu’unspectre, une vision suggérée par Ary Morlan, il n’aurait pas puvous adresser la parole !

– J’avais prévu cette objection, répliquaTodd Marvel, sans se démonter, les quelques phrases que j’aientendues ont été prononcées par l’Anglo-Indien, qui, commebeaucoup de ses compatriotes est un ventriloque ou, pour être plusexact, un laryngiloque de première force. Je m’en serais aperçu dupremier coup si j’avais fait plus attention à cette voix assourdieet chevrotante, qui donnait l’impression de venir de très loin.

« Cela vous explique que l’imaginaireJack Randall, sous prétexte de misanthropie, se montre si peuloquace, et ne se risque jamais dans une conversation suivie.

– Je n’ai rien à répondre, murmura Gladystoute confuse, mais vraiment, quelle incroyablefantasmagorie ! Cet Ary Morlan a quelque chose de surnaturelet je me repens d’être entrée en lutte avec lui…

– Ce n’est pas le moment dereculer ; maintenant que nous sommes au courant des procédésde ce bandit de grande envergure, la partie est déjà à moitiégagnée. Il faudra bien qu’il vous rende vos deux millions dedollars et qu’il dise ce qu’il a fait de Mr Jack Randall.

– Croyez-vous qu’il l’aitassassiné ?

– C’est, malheureusement, trèsvraisemblable. Espérons qu’il se sera contenté de le séquestrer.D’ailleurs je vais, d’ici peu, être fixé sur ce point. Depuis quevous ne m’avez vu, ni Floridor ni moi ne sommes demeurésinactifs.

« J’ai déjà acquis une certitude, c’estque Jack Randall ne se trouve pas dans l’hôtel de Michigan Avenue.Ce n’est pas sans mal, d’ailleurs, que je suis arrivé à cerésultat. Les domestiques sont tous des Hindous, ils sontgénéreusement rétribués, très peu d’entre eux parlentl’anglais.

« Ma tâche était d’autant plus difficileque je risquais d’éveiller les soupçons de ceux auxquels jem’adressais et de voir mes tentatives signalées à Ary Morlan.

« Je découvris heureusement qu’un desHindous, un cuisinier, fumeur d’opium invétéré, souffrait beaucoupde ne pouvoir s’en procurer aussi souvent qu’il l’eût voulu. Grâceau cadeau que je lui fis de quelques pains d’excellent opium deSmyrne, nous devînmes les meilleurs amis du monde. Je pus ainsipénétrer subrepticement dans l’hôtel et le visiter de la cave augrenier.

« J’ai constaté que l’appartementautrefois habité par Jack Randall était vide. Personne ne l’a vudepuis un an, sauf les rares visiteurs auxquels Ary Morlan le faitapparaître, lorsqu’il s’y croit forcé.

– Il faut prévenir tout de suite lapolice ! s’écria Gladys très émue.

– Je n’en ferai rien, répondit ToddMarvel avec calme, ce serait tout compromettre. Notre adversaire asu se ménager dans le clan des hauts fonctionnaires de la police,de puissantes amitiés, et, qui sait ? peut-être descomplicités. L’enquête que j’ai commencée et qui, je l’avoue,m’intéresse passionnément n’a de chances d’aboutir qu’à conditiond’être poursuivie dans le plus grand secret.

La sonnerie du téléphone interrompit cesexplications. Le milliardaire saisit le récepteur, puis leraccrocha presque aussitôt.

– C’est Floridor qui me demande, dit-ilen se levant. Veuillez m’excuser Misses, mais je suis obligé devous quitter.

– Est-il indiscret, demanda curieusementElsie, de vous demander ce que devient dans cette ténébreuseaffaire votre brave Canadien ?

– C’est très indiscret, répondit en riantle milliardaire, mais je vais pour une fois violer le secretprofessionnel ; depuis trois jours Floridor est employé despostes.

Laissant les deux jeunes filles fort étonnéesde cette révélation, Todd Marvel courut à l’ascenseur et se hâta deregagner le petit appartement qu’il occupait au seizième étage etqu’il payait à raison de cinq cents dollars par jour.

Floridor l’y attendait avec impatience.

– J’ai trié minutieusement tout lecourrier d’Ary Morlan, déclara-t-il, il n’y avait que des lettresd’affaires tapées à la machine et des prospectus sans intérêt, sauf– comme hier et avant-hier – une enveloppe cachetée à la cire ettimbrée d’Harrisburg, dans l’État de Wyoming.

– Tu l’as ?

– La voici, mais nous n’avons pas plusd’un quart d’heure devant nous, il faut que cette lettre arrive àson destinataire en même temps que les autres. Tout à l’heurej’irai la porter moi-même à Michigan Avenue et je la jetterai dansla boîte de l’hôtel.

Todd Marvel alla pousser le verrou puiss’installant en face de son bureau, il examina soigneusementl’enveloppe, scellée d’un cachet de cire verte et affranchie avecquatre timbres d’un cent. Il remarqua tout de suite qu’en lafermant on avait laissé subsister un léger interstice à l’un desangles.

– Il n’y aura pas besoin d’enlever lecachet, murmura-t-il.

Il prit dans un tiroir un gros fil de ferterminé à une de ses extrémités par un crochet et le glissa parl’entrebâillement, puis en tournant doucement il arriva à enroulerla lettre autour du fil de fer en lui donnant le volume d’un crayonordinaire. Il put ainsi l’extraire de l’enveloppe, sans avoir briséle cachet et sans avoir endommagé la bande de colle de lafermeture.

Le milliardaire lut d’un coup d’œil la lettrequi ne renfermait que quelques lignes et la rejeta presque aussitôtavec dépit.

– Rien d’intéressant, grommela-t-il.

– C’est, rajouta Floridor, en lisant àson tour, à peu près le même texte que dans les lettres d’hier etd’avant-hier. Il y est question de moutons de Dishley, de porcs deYorkshire, de bœufs de Durham, de taureaux de races Polled Angus etRoyal Hereford. Somme toute, ce qu’écrit un fermier à unpropriétaire de ranch.

– Pourtant, murmura le milliardaireabsorbé dans de profondes réflexions, je ne sais quel instinct medit que cette lettre est plus importante qu’elle n’en a l’air.D’abord la signature Benazy est celle, anglicisée, d’un Oriental,arabe ou hindou, par conséquent d’un compatriote, d’un compliced’Ary Morlan et dont le nom doit s’écrire en réalité Ben-Azis. Puisun fermier n’écrit pas tous les jours, à son propriétaire, sansavoir rien d’intéressant à lui annoncer, sans qu’il y ait à celaune raison secrète. Je suis persuadé que c’est à Harrisburg quenous trouverons Jack Randall, si, toutefois, il est encorevivant.

– Peut-être s’est-on servi d’une encresympathique et qu’en approchant le papier de la flamme…

– Essayons.

Le Canadien alluma une lampe à alcool et fitconsciencieusement chauffer toute la surface de la feuille, maisaucun caractère n’apparut.

– Ce n’est pas comme cela que noustrouverons quelque chose, murmura Todd Marvel avec impatience,remets cette lettre à sa place !

Floridor enroula la feuille autour du fil defer et fort adroitement la fit rentrer dans l’enveloppe en usant dumême procédé qui avait servi à l’en faire sortir.

Il avait à peine terminé cette opérationdélicate que Todd Marvel lui arrachait la lettre des mains.

– Les trois lettres que nous avonsouvertes, déclara-t-il triomphalement, sont affranchies avec destimbres divisionnaires qui couvrent un bon tiers de la surface del’enveloppe. Il doit y avoir une raison à cela ! Et cetteraison je viens de la trouver. Il y a quelque chose d’écritsous les timbres !

Le Canadien était enthousiasmé. Il s’élançavers la pièce voisine et en revint avec une bouilloire de voyagequ’il remplit et plaça sur la lampe à alcool ; Todd Marvell’arrêta d’un geste.

– N’essayons pas de décoller les timbresavec la vapeur d’eau, expliqua-t-il, nous ne serions pas capablesde remettre les choses en état sans brouiller les caractères del’écriture.

– Si nous pouvions lire en regardant lepapier par transparence ?

– Il est trop épais.

– Qu’allez-vous faire ?

– Tant pis, il faut sacrifierl’enveloppe, cours m’en chercher d’à peu près pareilles à celle-ci,rapporte aussi des timbres et un morceau de liège.

Floridor ne fut absent que quelques minutes,il avait trouvé dans l’hôtel même tout ce dont il avait besoin.Quand il revint, Todd Marvel qui, après réflexion, en était revenuà la vapeur d’eau, avait terminé l’opération du décollage.

– Nous n’aurons pas besoin de refairel’enveloppe, dit-il gaiement, l’écriture est intacte. Tu vois queje ne m’étais pas trompé.

Floridor lut à la place qu’avaient occupée lestimbres cette seule phrase : Faut-il faire venir unmédecin ?

– Qu’est-ce que cela veut dire ?demanda le Canadien abasourdi.

– Comment, tu ne comprends pas ?C’est pourtant parfaitement clair. Quand on a besoin d’un médecin,c’est qu’il y a un malade, et ce malade ne peut être que JackRandall, dont l’homme qui signe Benazy est certainement legeôlier. Y es-tu maintenant ?

– Je vous admire ! fit naïvement leCanadien, dont la loyale physionomie reflétaitl’émerveillement.

– Les auteurs de cette séquestration, quise rendent compte de la gravité de leur acte, ne se fient ni autélégraphe, ni au téléphone, ni aux cachets de cire, ils ont trouvéce subterfuge d’une ruse tout orientale, écrire sous les timbres.Ma foi ! je suis content d’avoir deviné cela !

– Qu’allons-nous faire ? demandaFloridor, à peine remis de sa surprise.

– Notre plan est tout tracé. Une fois quetu auras porté à son adresse cette lettre, à laquelle je vaisrendre, en un tour de main, son aspect primitif, il faut t’arrangerde façon à intercepter la réponse qu’Ary Morlan ne manquera pas d’yfaire. Cette réponse tu me l’apporteras, ensuite nous verrons.

Le Canadien ne revint qu’au bout de deuxlongues heures. Depuis trois jours, grâce à la recommandation deTodd Marvel, il était employé comme trieur dans un bureau de postesitué à proximité de Michigan Avenue. C’est de cette façon qu’ilavait pu contrôler de très près la correspondance d’Ary Morlan.

– Voici la réponse, dit-iltriomphalement, mais je commence à en avoir assez de trier lesprospectus et les correspondances. C’est ennuyeux et fatigant endiable !

– Rassure-toi, répondit le milliardaire,ta carrière de trieur a pris fin. Ce soir, nous prenons le trainpour Harrisburg.

Tout en parlant, le milliardaire s’était misen devoir d’enlever les quatre timbres, qui affranchissaient lalettre adressée à Mr Benazy, au ranch du Poteau, Harrisburg(Wyoming).

Les timbres une fois décollés, il put lirecette phrase : Pas de médecin, jeviendrai.

– Hum, grommela le Canadien, voilà quiest ennuyeux.

– Il s’agit d’arriver avant lui, et defaire vite, voilà tout, répliqua le milliardaire qui semblait cesoir-là, d’excellente humeur. Donne-moi les enveloppes que tu asachetées tantôt, elles vont nous servir, je vais faire appel à mestalents de faussaire amateur.

Après avoir gâché une demi-douzained’enveloppes Todd Marvel refit l’adresse, en imitant l’écritured’Ary Morlan, avec une exactitude stupéfiante, puis, à l’endroitqu’allaient recouvrir les timbres, il écrivit : Monmédecin se présentera demain à six heures.

– Et le médecin, bien entendu,ajouta-t-il, ce sera moi. Espérons que nous arriverons lespremiers, c’est tout ce que je souhaite. Le malheureux Jack Randalldoit être dans un état lamentable. Pourvu que nous arrivions àtemps…

Les timbres une fois collés, l’enveloppeparaissait absolument semblable à celle à laquelle elle avait étési habilement substituée.

Floridor descendit porter lui-même la lettreau bureau de poste installé dans l’hôtel même, puis il remontaaider Todd Marvel dans ses préparatifs de départ.

Il avait été convenu que les deux détectivesdîneraient ce soir-là, en compagnie de Miss Elsie et de MissBarney, et prendraient ensuite un des trains de nuit, de façon àarriver de bonne heure à Harrisburg.

CHAPITRE III – LE RANCH DU POTEAU

L’État de Wyoming n’est pas seulement larégion des gisements pétrolifères, c’est aussi, par excellence, unpays d’élevage. Sur ses hauts plateaux, dans ses vallées, poussentdes herbes incomparables pour la nourriture et l’engraissement dubétail, entre autres l’alfalfa, ce foin naturel, à tige bleue, quisurpasse en qualité les célèbres fourrages du Kentucky. À l’époquedes Indiens, les bisons y pullulaient à l’état sauvage ;actuellement, on y trouve d’immenses troupeaux de bœufs et demoutons, bêtes de race, soigneusement sélectionnées par lesranchmen et qui toutes prennent le chemin de Chicago, où elles fontprime sur les marchés.

Propriétaire de quatre puits à pétrole,Mr Jack Randall possédait aussi plusieurs fermes en pleineprospérité, dans ce verdoyant pays de Wyoming, ombragé d’épaissesforêts, arrosé par des milliers de ruisseaux. Le ranch du Poteau, àtrois milles de Harrisburg, était une de ces propriétés. D’uneétendue de cinq cents hectares, entièrement clos de haies et depalissades, il était cité dans les environs comme un établissementmodèle.

Floridor apprit tous ces détails en prenant unmodeste lunch, dans un restaurant situé près de la gared’Harrisburg et fréquenté surtout par les cow-boys et les marchandsde bétail.

D’après un plan concerté d’avance, Todd Marvelet le Canadien s’étaient séparés en descendant du train. Tous deuxétaient partis, chacun dans une direction différente.

Le milliardaire auquel d’énormes lunettesjaunes à monture de corne, un pardessus noir et un col haut etrigide, donnaient un aspect suffisamment médical, s’était dirigévers l’Hôtel de Washington – le meilleur de la ville – oùil comptait se renseigner, en attendant qu’il allât visiter lemystérieux Benazy.

Coiffé d’un feutre à larges bords, chaussé debottes à gros clous, Floridor avec son pantalon renforcé de cuir etsoutenu par une ceinture rouge, offrait à s’y méprendre le type,très commun dans la région de ces robustes « meneurs deviande » employés à la conduite et à l’embarquement destroupeaux qui sont incessamment dirigés des prairies de l’Ouest,vers les abattoirs de Chicago.

Tout de suite les clients du restaurant où ilétait en train d’absorber des sandwiches arrosés de thé, lereconnurent pour un des leurs. Le hasard, en cette occasion, leservit mieux qu’il n’eût pu l’espérer.

Un vieillard au visage tanné par le soleil,aux mains robustes, couvertes de poils gris, l’interpella tout àcoup.

– Est-ce que tu travailles dans le paysmon garçon ? lui demanda-t-il.

– Non ! répondit le Canadien, jen’ai pas de place pour l’instant, j’étais employé aux étables, chezArmour, mais j’ai quitté, on n’est pas très bien payé et le travailest dur. Puis, à vrai dire, j’aime ma liberté, quand on a vécu dansla prairie, on ne peut pas s’accoutumer aux villes.

– Tu adores le grand air, je vois ça, fitle vieillard en riant.

– Puis je n’aime pas qu’on m’embête,répondit le Canadien sur le même ton.

La franchise d’allures de Floridor avaitdécidément gagné les sympathies de son interlocuteur.

– Écoute un peu, mon garçon, reprit-il,il y aurait peut-être moyen de s’arranger. Qu’est-ce que tu saisfaire ?

– Je sais très bien soigner les bêtes. Jeconnais les maladies des bœufs et des moutons, les pâtures, et jen’ai pas peur d’un cheval sauvage ou d’un taureau furieux quand ilfaut le marquer au fer rouge.

En cela, le Canadien disait l’exacte vérité,né dans une ferme des bords du lac de Winnipeg, il connaissait àfond la question de l’élevage.

– Tu es mon homme, reprit le vieillard,si deux cents dollars par mois te conviennent, c’est une affairefaite.

– Je ne chicanerai pas sur le prix, maisje ne veux pas entrer dans une petite exploitation. Je n’ai paspeur de la fatigue, mais il me faut de l’air et de l’espace.

– Tu en tiens décidément pour le grandair. Tu seras satisfait. Le ranch du Poteau est très vaste, avecdes bois, des prairies et des rivières et le travail n’est paspénible.

En entendant nommer le ranch du Poteau,Floridor n’avait pu réprimer un tressaillement. Il allait donc setrouver, du premier coup au cœur de la place ennemie.

– C’est entendu, dit-il vivement. C’estvous le patron ?

– Non, mais c’est tout comme. Il y avingt ans que je suis au ranch. J’ai la confiance deMr Benazy, comme j’avais celle de Mr Randall, quand ils’occupait de sa propriété, mais il y a plus d’un an que nous nel’avons vu. Moi je suis Ned Hopkins, un des plus anciens du pays.J’ai vu bâtir la ville d’Harrisburg.

Après une courte discussion, dans laquelleFloridor se montra très arrangeant, il fut définitivement embauchéet reçut séance tenante cinquante dollars à titre d’arrhes, puis,il prit place dans une charrette attelée d’un poney, aux côtésd’Hopkins et tous deux se dirigèrent vers le ranch du Poteau où leCanadien devait entrer immédiatement en fonction.

Sans avoir dans son enquête autant de chanceque Floridor, Todd Marvel, de son côté, avait recueilli quelquesrenseignements sur l’homme auquel il allait avoir affaire.

Malheureusement, ces renseignements étaientassez vagues : Mr Benazy, que les uns disaient Syrien,d’autres, Hindou d’origine, était âgé d’une quarantaine d’années etmarié à une femme de sa race. Il n’y avait guère plus d’un an,qu’il dirigeait l’exploitation et il y réussissait d’ailleursmerveilleusement. Il sortait peu, ne fréquentait personne, maispassait pour très généreux et très bon envers son personnel ;il était estimé dans le pays, enfin personne n’avait entendu direqu’il eût avec lui un parent âgé ou malade.

À l’Hôtel Washington, le milliardaires’était fait inscrire sous le nom du Dr Jarvis, voyageant pour sesaffaires. Il venait de finir de déjeuner, quand on lui remit à cenom, un billet que le Canadien avait jeté à la poste, avant dequitter les environs de la gare. Il ne contenait que cettephrasé : Tout va bien. Floridor avait donc réussi àpénétrer dans le ranch, c’était là un premier succès ;maintenant c’était au tour de Todd Marvel d’agir.

Après avoir étudié son itinéraire sur unecarte de la région, le milliardaire se mit en route, sans prévenirpersonne de la visite qu’il allait faire. Comme le temps étaitbeau, il résolut de faire la route à pied ; de cette façon, ilne mettrait aucun voiturier dans sa confidence.

Le paysage était très pittoresque et rappelaitcertains cantons de l’Écosse. Des bois de noirs sapins alternaientavec des collines couvertes de gazon, dans les vallons, arrosés parde nombreux petits ruisseaux, bordés de peupliers, de superbestroupeaux de bœufs et de moutons paissaient tranquillement. Lesroutes, empierrées avec un soin qu’on trouve rarement en Amérique,étaient séparées des prés et des champs par des haies bienentretenues et de solides palissades. Tout respirait l’ordre, lecalme et la prospérité.

Entourée d’un bois de chênes, la maisond’habitation du ranch était une spacieuse et confortable bâtisse àdeux étages, avec une terrasse à l’italienne. Elle s’élevait à unecertaine distance de la route dont elle était séparée par une hautemuraille couronnée de lierre d’Irlande à larges feuilles.

Todd Marvel eut un moment l’illusion de setrouver dans quelque paisible campagne du Vieux Monde.

Il sonna à une petite porte, un domestiquenoir vint lui ouvrir et lui demanda avec beaucoup de politesse cequ’il désirait.

– Je voudrais parler à Mr Benazy,répondit le milliardaire.

– Il est là, il vient justement derentrer, qui dois-je annoncer ?

– Dites-lui simplement que c’est ledocteur. Il m’attend.

– Je vais le prévenir. Veuillez vousdonner la peine d’entrer.

À la suite du Noir, Todd Marvel traversa unparterre orné de corbeilles de fleurs, que séparaient des alléessablées, ratissées avec soin. Blanchie à la chaux, la façade de lamaison disparaissait à moitié sous le feuillage des glycines et desclématites qui encadraient coquettement les fenêtres. Dans un coin,un jardinier à la physionomie débonnaire taillait des rosiers ensifflotant.

De ce décor de luxe rustique, il émanait uneatmosphère de sécurité, de bien-être et de gaieté tranquille quifit réfléchir le détective.

– Si je n’étais aussi sûr de mon fait, jecroirais m’être lourdement trompé. Ce n’est certes pas là un de cessinistres repaires où l’on séquestre les gens…

Il était entré dans un vestibule dallé demosaïque et décoré de statues japonaises, en bronze, de grandevaleur, où il dut attendre quelques minutes. Le Noir s’étaitéclipsé. Il revint bientôt, la mine souriante.

– Mr Benazy va vous recevoir,annonça-t-il, je vais vous conduire.

S’effaçant respectueusement, il ouvrit laporte d’un ascenseur dissimulé dans un renfoncement du vestibule, yfit monter Todd Marvel à côté duquel il prit place. L’appareils’arrêta au deuxième étage sur un palier où donnaient plusieursportes. Avec les mêmes façons obséquieuses, le Noir en ouvrit unequi accédait à un petit salon richement meublé.

– Mr Benazy sera ici dans uneminute.

Todd Marvel, machinalement, entra, s’assit surun divan et jeta un coup d’œil distrait sur l’ameublement. Ilétait, comme celui du vestibule, de style oriental. Les mursétaient tendus de soie écarlate, brodée de dragons d’or et defleurs chimériques ; les meubles d’ébène fleuris de nacreétaient de style japonais et, dans chaque angle, des armuresd’écaille aux masques hideux étaient dressées sur des piédestaux.Sur un guéridon, un plateau de laque du Coromandel supportait toutun attirail de fumeur d’opium, la pipe, la lampe et les longuesaiguilles d’argent. Près de la haute fenêtre qui éclairait lapièce, une bibliothèque renfermait une centaine de volumes anglaisou français richement reliés.

Enfin – ce qu’il était assez étonnant detrouver dans un salon – un buffet vitré était rempli de vaisselleet un vaste lit divan montrait que la pièce pouvait, à volonté, setransformer en chambre à coucher.

Todd Marvel venait de se faire cetteréflexion, lorsque tout à coup d’épais volets de fer intérieurementmatelassés se rabattirent automatiquement et la pièce se trouvaplongée dans les ténèbres.

D’un mouvement instinctif, le détective seprécipita vers la porte ; il la trouva fermée, et, au contactglacé du métal, il reconnut qu’elle était en fer ou en acier.

Il était pris au piège, dans lequel il étaitentré si imprudemment.

Une minute s’écoula pendant laquelle il erraen tâtonnant au hasard, se cognant à tous les meubles, puis lelustre électrique du plafond s’alluma. Le détective aperçut alors,avec une indicible satisfaction, un appareil téléphonique, placébien en vue, au centre de la pièce, sur un guéridon.

– Si habiles que soient mes adversaires,se dit-il avec un sang-froid parfait, ils ont commis une lourdefaute.

Sans plus attendre, il décrocha le récepteurde l’appareil, avec l’intention bien arrêtée d’aviser de sa bizarresituation le chef de la police d’Harrisburg.

– Allô !

– Allô ! Mr Todd Marvel,répondit dans l’appareil la voix d’Ary Morlan.

– Je suis Todd Marvel, répondit ledétective, en s’efforçant de dissimuler le dépit qu’ilressentait.

– Vous êtes vexé, reprit Ary Morlan avecbeaucoup de calme, c’est aisé à deviner, aussi pourquoi vousêtes-vous mêlé de mes affaires ? Maintenant, vous êtes à monentière discrétion.

– Ne croyez pas cela. J’ai des amis quisavent où je suis allé, et qui agiront, s’ils ne me voient pasrevenir.

– Ne comptez pas sur vos amis. VotreCanadien, qui a cru faire un coup de maître en s’introduisant dansle ranch, n’y a réussi que parce que je l’ai bien voulu. C’est parmon ordre, qu’on est allé le cueillir à la gare, dès son arrivée,vous m’entendez bien ? À l’heure qu’il est, bien qu’il ne s’endoute pas, il est, comme vous, entièrement en mon pouvoir.

– Que voulez-vous de moi ? demandaTodd Marvel exaspéré.

– Voici mes conditions : d’abordvous signerez pour trois millions de dollars de valeurs à mon ordre– il y a des traites en blanc sur le bureau – vous êtes très riche,c’est là une somme insignifiante pour vous. Ce n’est pas tout, vousprendrez l’engagement d’honneur de ne pas me dénoncer et de ne plusjamais vous mêler de ce qui me concerne. Je vous connais assez poursavoir que vous êtes homme à tenir votre parole, même donnée dansces conditions.

– Et si je refuse ? bégaya lemilliardaire, bouillant d’indignation.

– Ce sera tant pis pour vous, et aussipour deux jeunes misses auxquelles vous portez un grandintérêt.

Cette menace porta à son comble l’exaspérationde Todd Marvel.

– Je n’accepte pas vos conditions !s’écria-t-il d’une voix tonnante. Faites ce qu’il vousplaira ! Je ne m’abaisserai jamais devant un bandit tel quevous !

– Il suffit. Vous pourrez me téléphonerquand le jeûne et la solitude auront suffisamment modifié votremanière de voir. Je vous préviens seulement qu’alors, je seraidevenu beaucoup plus exigeant.

Ary Morlan avait raccroché le récepteur.Presque aussitôt, le lustre s’éteignit et Todd Marvel se trouvaplongé dans d’épaisses ténèbres.

 

Floridor avait du premier coup gagné lasympathie du vieil Hopkins. Celui-ci avait tenu à le mettrelui-même au courant de la besogne et avait reconnu avec plaisirqu’ils avaient tous deux les mêmes idées sur la façon de soigner lebétail. En parcourant à cheval toutes les parties de l’immensepropriété, ils avaient longuement causé ; c’est ainsi queFloridor fut mis au courant d’un fait qui lui donna fort àpenser.

– C’est curieux, dit le vieillard, qui nepouvait deviner la portée de ses paroles, on eût dit queMr Benazy pensait à toi, quand il m’a envoyé à la gare, pourembaucher le serviteur qui nous manquait. Il a déclaré qu’ilvoulait un Canadien jeune, robuste, enfin tout ton portrait.

– C’est singulier !

– N’est-ce pas ? Et le plus drôle,c’est que lorsqu’en rentrant je suis allé lui rendre compte de mamission, il était déjà renseigné.

– Quelqu’un nous aura entendus et le luiaura dit, murmura Floridor pris d’une vague inquiétude.

« Est-ce que j’aurais été déjà reconnu etsignalé ? se demanda-t-il.

En y réfléchissant, il pensa qu’il n’y avaitlà qu’un simple hasard et n’y songea plus. Il eut d’ailleursd’autres préoccupations.

Il avait espéré pouvoir s’échapper pourassister à l’arrivée de Todd Marvel afin de pouvoir lui prêtermain-forte au besoin, mais Hopkins l’emmena à l’autre extrémité dudomaine, très loin de la maison d’habitation. Ils ne rentrèrentqu’au coucher du soleil.

Assez mécontent, le Canadien partagea pourtantde bon appétit le repas des hommes du ranch, servi dans une longuesalle blanchie à la chaux, située au-dessous des greniers ; cerepas se composait uniquement d’une énorme tranche de bœuf rôti,entourée de pommes de terre bouillies et arrosée de petite bière.Ensuite, on montra au Canadien la chambre qui lui était destinée,une sorte de cellule aux murs nus, mais éclairée à l’électricité etmunie d’un appareil à douches.

– Je vais me coucher, déclara Hopkins quitombait de sommeil, mais tu peux aller faire un tour en ville. Ici,liberté complète, pourvu qu’on ait fait sa besogne.

Floridor ne se le fit pas dire deux fois ets’éclipsa, mais au lieu de prendre le chemin d’Harrisburg, il seglissa derrière les bâtiments d’exploitation et longea l’épaissehaie qui clôturait le bois de chênes, derrière lequel s’élevait lamaison d’habitation. Après avoir fait une centaine de pas, ilprofita d’une brèche pour franchir la haie et se trouva dans lebois.

Grâce au clair de lune, il y voyait assez pours’orienter. Il marcha droit à la maison dont la masse blanche luiapparaissait de loin par-dessus la cime des arbres.

Brusquement, il s’arrêta et tendit l’oreille.Les feuilles sèches du sentier bruissaient sous un pas alourdi,quelqu’un allait venir. Le Canadien se tapit derrière un gros troncet retint son souffle.

Dans la pénombre, il distingua la silhouetted’une femme chargée d’un lourd panier. Après une minuted’hésitation, il la suivit.

Elle s’arrêta bientôt à la porte d’une petiteconstruction, qui devait être une maison de garde, posa son panierà terre et tira une clef de sa poche.

Floridor put alors constater que le panierrenfermait un pain, des bouteilles, tous les éléments d’un soliderepas.

La femme pénétra dans la maisonnette enrefermant soigneusement la porte derrière elle. Elle ressortit cinqminutes plus tard. Le Canadien bondit sur elle, et, avant qu’elleeût eu le temps de jeter un cri, lui serra la gorge àl’étrangler.

L’inconnue se débattait avec une force queFloridor n’eût pas soupçonnée ; mais elle n’était pas de forceà lutter avec un tel colosse. Après une courte lutte, il réussit àla bâillonner avec son mouchoir de poche, puis, il lui lia lespieds et les mains. Alors, il ramassa la clef qui était tombée àterre et pénétra à son tour dans la maisonnette.

Là, un spectacle lamentable s’offrit à sesregards. Un vieillard aux traits creusés par la maladie, à la barbeinculte, était assis dans un fauteuil délabré, enveloppé dans unevieille pelisse de fourrure, en dépit de laquelle il semblaitgrelotter. À la vue du Canadien, le vieillard avait eu un gesteépouvanté.

– Ne me tuez pas ! bégaya-t-il.

– Mais non, dit Floridor, ému de pitié,ne craignez rien. Vous êtes Mr Jack Randall ?

– Hélas ! murmura le malheureux.

– Je suis venu pour vous délivrer…

– Vous ne me trompez pas, au moins ?Ce n’est pas un nouveau piège qui m’est tendu ? Si vraiment,vous êtes venu dans de bonnes intentions, dites-moi où je suis.

– Comment, répondit le Canadienstupéfait, mais vous ne le savez donc pas ? Vous êtes dansvotre ranch du Poteau.

– C’est que je suis venu ici, sans savoircomment… Il y a plus d’un an qu’on ne m’a laissé sortir. Et si voussaviez ce que j’ai souffert ! Ils m’ont torturé, empoisonnélentement. Ici je n’ai le droit de manger qu’après avoir signé sansles lire tous les papiers qu’on me présente… Hopkins est-iltoujours là ?

La réponse affirmative de Floridor amena unfaible sourire sur son visage flétri.

– Hopkins m’est très dévoué, fit-il, ilignorait que j’étais là, sûrement…

– Alors, hâtons-nous de le rejoindre, carnous ne sommes pas en sûreté, ici. Pouvez-vous marcher ?

Le vieillard voulut se lever, mais il était sifaible qu’il retomba dans son fauteuil.

– Cela ne fait rien, dit Floridor,sincèrement apitoyé. Je vais vous porter.

Et il prit Jack Randall dans ses bras sans lemoindre effort. Le malheureux d’une maigreur de squelette ne pesaitpas plus qu’un enfant.

En sortant de la maisonnette, le Canadien eutla surprise de ne plus retrouver sa prisonnière. Elle avait trouvémoyen de se débarrasser de ses liens et de prendre la fuite. Benazyallait être prévenu, il n’y avait pas un instant à perdre.

Malgré son fardeau, Floridor regagna encourant la brèche par laquelle il s’était introduit dans le bois.Des aboiements et des coups de feu qu’il entendait du côté de lamaison d’habitation lui firent encore hâter sa marche, jusqu’à cequ’il fût arrivé à la grande salle où quelques-uns des hommes duranch étaient demeurés à jouer aux cartes. Brisé par tantd’émotions, Jack Randall s’était évanoui, il fut confié aux soinsd’Hopkins qui, réveillé en sursaut, venait de descendre etdemeurait muet de stupeur et d’indignation en voyant dans quelpitoyable état se trouvait son vieux maître.

Un Noir – le même qui avait introduit ToddMarvel – avait assisté à cette scène, immobile dans un coin de lasalle ; quand il vit la tournure que prenaient les événements,il chercha à se faufiler du côté de la porte. Floridor, qui s’étaitaperçu de son manège, lui barra le passage.

– Où vas-tu ? lui demanda-t-il. Etd’abord que faisais-tu là ?

– Mr Benazy m’avait envoyé chercherle Canadien, qui est arrivé de ce matin. J’attendais qu’il soitrentré.

– Eh bien, le Canadien c’est moi. Tu asbien fait de rester. J’ai des questions à te poser. Est-il venuquelqu’un voir ton patron cet après-midi ?

– Non.

– Tu mens, reprit Floridor, en empoignantle Noir par une de ses larges oreilles. Allons parle, ou je prendsmon browning.

– Il est venu un médecin, balbutia leNoir consterné.

– Et il est reparti ? Tu ne répondspas ?

Floridor avait tiré de sa poche un browning degros calibre.

– Il n’est pas reparti, articula leNoir.

– Tu vas me conduire immédiatement où ilest, sans cela, gare à ta vilaine peau !

Sur l’ordre d’Hopkins, quatre solides cow-boysse joignirent au Canadien qui tenait toujours son Noir parl’oreille et la petite troupe coupant au plus court par le bois sedirigea vers l’habitation.

Ils ne rencontrèrent personne dans le bois,personne dans la maison dont les portes étaient grandes ouvertes.L’auto n’était plus sous le hangar, tout annonçait une fuiteprécipitée.

Le Noir indiqua sans se faire prier la chambreoù Todd Marvel était prisonnier et donna la clef qui ouvrait laporte de fer.

Ses sauveurs durent réveiller le milliardaire.Étendu sur le divan-lit, il dormait d’un profond sommeil.

Treizième épisode – LE MIROIRÉLECTRIQUE

CHAPITRE PREMIER – UN DÉPARTPRÉCIPITÉ

Dans un coin du vaste hall du GiganticHotel, à Chicago, un Noir superbement galonné et qui n’étaitautre que Mr Washington, chef des ouvreurs d’huîtres (oysterschief) était en grande conversation avec un autre Noir, un peumoins éblouissant dans sa mise, Peter David, chauffeur etdomestique de confiance du milliardaire Todd Marvel.

Les deux Noirs s’étaient autrefois connus enLouisiane et avaient été heureux de se retrouver.

Avec une condescendance charmante,Mr Washington – véritable personnage qui commandait à dixemployés et gagnait cinq cents dollars par mois – expliquait à sonami les merveilles de l’immense caravansérail et Peter David qui,jusqu’alors, avait plus fréquenté les rizières et les savanes queles grandes cités, l’écoutait avec une déférente admiration.

– Notre recette, déclaraMr Washington avec une gravité nuancée d’orgueil, atteintquotidiennement 200 000 dollars. Notre réserve de tabacrenferme pour 500 000 dollars de cigares et decigarettes : nous salissons par jour 6 000 draps et15 000 serviettes de table ou de toilette !…

– Houf ! s’écria Peter avec uneadmiration naïve, on doit manger beaucoup ici, dans unejournée ?

– Vous allez en juger, continua le chefde l’Huîtrerie, avec autant d’orgueilleuse modestie que s’il eûtété lui-même le propriétaire du Gigantic.

« On abat pour nous, chaque jour,quarante bœufs, une soixantaine d’agneaux, cinquante porcs, sanscompter deux cents dindons, cinquante douzaines de pigeons, vingtdouzaines de canards, trente de poulets, deux cents perdreaux… Auseul déjeuner du matin, il se consomme 12 000 petits pains etpour 200 dollars de lait frais…[3]

– Assez ! murmura Peter, commeécrasé sous cette avalanche de victuailles.

Sans tenir compte de cette interruptionMr Washington continua, inflexible.

– L’argenterie qui comprend plusieursservices complets en or massif est évaluée à 5 000 000 dedollars ; nous achetons chaque mois pour 10 000 dollarsde vaisselle et de verrerie.

« Dans les cinq étages du sous-sol, nousproduisons nous-mêmes l’électricité nécessaire à l’éclairage, auchauffage, à la ventilation et au blanchissage de l’hôtel.

« Nous fabriquons aussi la glacenécessaire aux cinquante salles frigorifiques où se conservent lepoisson, les légumes, les fruits et la viande !

Peter David, émerveillé, ouvrait des yeuxénormes, mais ne se hasardait plus à interrompre son enthousiastecicérone.

– Enfin, conclut ce dernier, à bout desouffle, la desserte et les ordures ménagères déposées chaque jourau quatrième sous-sol, dans des caisses de nickel hermétiquementcloses sont cédées à un entrepreneur, à raison de 10 000 dollarspar an !…

– Prodigieux ! s’écria poliment lechauffeur.

Puis changeant brusquement de ton et clignantde l’œil avec un sourire facétieux.

– Quel malheur, ajouta-t-il, que dans unétablissement aussi merveilleux, il n’y ait pas moyen de seprocurer une pauvre goutte de whisky.

– Hum ! fit Mr Washington, ensouriant à son tour, après avoir esquissé une sorte de gambade, ily aurait peut-être moyen tout de même. Venez avec moi !

Les deux Noirs se glissèrent mystérieusementdans la cage d’un petit ascenseur qui conduisait aux sous-sols. Ilsreparurent une demi-heure plus tard avec une mine épanouie etguillerette qu’ils n’avaient pas auparavant.

– Il en est du whisky comme de toutes lesbonnes choses, déclara sentencieusement Mr Washington, l’abusen est pernicieux, mais l’usage en est excellent.

– Excellent ! répéta Peter David,énergiquement.

Les deux amis se trouvaient en ce moment enface du bureau de renseignements installé sous une des arcades quifont communiquer le grand hall avec la rue.

Un chauffeur vêtu d’une pelisse de renard noiret tenant une lettre à la main était en train de parlementer avecl’employé du bureau.

– Donnez votre lettre, disait cedernier.

– Non, répondait l’homme, je dois laremettre en main propre.

– Alors adressez-vous au boy del’ascenseur ; il vous conduira. Miss Elsie Godescal, c’est au17e étage.

L’homme remercia d’un signe de tête et sedirigea vers « l’élévateur ».

Peter David le suivit. En entendant le nom deMiss Elsie, il avait rapidement pris congé de Mr Washington ets’était installé dans la cage de l’appareil, en même temps que leporteur de la lettre.

– C’est peut-être une lettre deMr Todd Marvel, se disait le brave Noir et il se peut qu’ellecontienne des ordres qui me concernent.

Peter David en cela se trompait. Il n’étaitnullement question de lui dans la lettre.

Quand Miss Elsie qui se trouvait précisémenten compagnie de son amie Gladys Barney dans le petit salon de thé,eut pris l’enveloppe, elle reconnut tout de suite l’écriture del’adresse.

– C’est de mon cher Todd !s’écria-t-elle joyeusement, nous allons avoir desnouvelles !

– Y a-t-il une réponse ? demanda lechauffeur qui paraissait un serviteur bien stylé.

– Je vous le dirai dans un instant,répondit la jeune fille, attendez quelques minutes dansl’antichambre.

Le chauffeur quitta le petit salon et allas’asseoir sur une banquette qu’occupait déjà Peter David.

Celui-ci remarqua que son collègue inconnuavait le teint basané, les yeux très noirs et les traits d’unerégularité de dessin assez rare en Amérique. Il paraissaitd’ailleurs grave et taciturne.

Les deux hommes échangèrent un coup d’œildéfiant ; mais ni l’un ni l’autre n’essayèrent de lierconversation.

Pendant ce temps, Miss Elsie avait brisé lecachet et prenait impatiemment connaissance de la missive.

– Les nouvelles sont-elles bonnes ?demanda Miss Barney.

– Oui de toute façon ! Tu asvraiment de la chance, regarde, les millions de ta tante Elspethsont retrouvés.

Elsie tendait à son amie, quatre chèques,signés de Jack Randall, qu’elle venait d’extraire del’enveloppe.

– C’est inouï ! murmura la jeunefille. Mr Todd Marvel est vraiment un homme extraordinaire.Que de reconnaissance je lui dois ! Et c’est grâce à toi,chère petite Elsie…

Les deux jeunes filles s’embrassèrent aveceffusion.

– Et comment cela s’est-il fait ? etsi vite ? demanda Gladys. Tu sais que je suis curieuse.

– La lettre ne renferme pas beaucoup dedétails, mais voici l’essentiel. Mr Jack Randall, qui étaitséquestré depuis un an, a recouvré la liberté, Ary Morlan est enfuite.

– Mais ce Benazy, qui dirigeait le ranchdu Poteau, et qui, d’après ce que j’ai compris, était le geôlier deMr Randall, qu’est-il devenu ?

– En fuite, lui aussi, avec tous sescomplices. Aussitôt que l’endroit où ils tenaient prisonnierMr Randall, a été découvert, ils sont tous partis en auto,pour une destination inconnue.

– Bon voyage ! dit gaiement MissBarney.

– Ce n’est pas tout, Todd nous invite àvenir passer deux ou trois jours à Harrisburg. Nous chasserons,nous monterons des chevaux à demi sauvages, nous pêcherons destruites, qui sont, paraît-il, d’une grosseur et d’une finesse sansrivale, dans les petits cours d’eau de la propriété.

« Ce sera très amusant ! PuisMr Randall veut absolument nous voir.

– Bien entendu, j’accepte, quandpartons-nous ?

– À l’instant même si tu le veux. L’hommequi a apporté la lettre et qui est au service de Mr Randall aordre de nous emmener si nous le désirons.

« Nous pouvons être rendus à Harrisburgbien avant la nuit.

– Ai-je le temps de toucher meschèques ?

– Certainement, mais pourquoi te montrersi pressée ?

– J’ai cru si longtemps cet argent perduque je me promets une vraie joie, rien qu’à palper ces bank-notes,sur lesquelles je ne comptais plus.

« C’est un plaisir que je ne veux pasdifférer…

– Tu es folle ? Alors dépêche-toi defaire tes préparatifs.

– Ils sont tous faits. Tu me prêteras unpare-poussière, c’est tout ce que je demande. S’il nous manquequelque chose, nous le trouverons à Harrisburg.

– Tu as raison, pas de bagageencombrant ! De cette façon, notre voyage aura tout le charmed’une véritable escapade. Je n’emmènerai même pas Betty…

Gladys battit des mains et les deux jeunesfilles procédèrent en hâte à leur toilette, sans même appeler lafidèle chamber-maid qui n’eût pas manqué d’insister poursuivre sa maîtresse.

Elles gagnèrent l’antichambre, munies d’unsimple sac à main, et annoncèrent au chauffeur de Jack Randallqu’elles étaient prêtes à le suivre.

– Miss, me permettez-vous de vousaccompagner ? demanda Peter David, qui dissimulait àgrand-peine son mécontentement.

– C’est inutile, répondit Elsie, monabsence ne sera pas de longue durée, tu resteras à tenir compagnieà Betty.

Avant que Peter fût revenu de sa surprise,Elsie et Gladys avaient disparu dans la cage dorée del’élévateur.

Le Noir suivit d’un regard soupçonneux soncollègue inconnu, qui, toujours obséquieux et impassible, gagnaitl’ascenseur réservé aux gens de service.

Les deux jeunes filles le retrouvèrent àl’entrée du grand hall, où il les aida respectueusement à monterdans une soixante HP, aménagée avec le confort le plusrecherché.

La voiture démarra.

– Vous passerez d’abord par la PacificBank, cria Gladys dans le tuyau acoustique.

– Tu tiens décidément à toucher teschèques aujourd’hui ?

– Oui et j’ai pour cela de sérieusesraisons.

– Lesquelles ?

– Je te les dirai tout à l’heure, quandj’aurai touché.

Cinq minutes plus tard, Elsie et Gladys seprésentaient aux guichets de la Pacific Bank, où, après une assezlongue attente, on leur remit une épaisse liasse de bank-notes.

Elles s’en trouvèrent d’abord fortembarrassées et durent se faire donner par un employé quatre fortesenveloppes doublées de toile.

– Sais-tu, dit en riant Gladys à sonamie, que tu es très encombrante avec tes bank-notes ?

– Le voilà bien, l’embarras desrichesses !

– Me diras-tu maintenant pourquoi tu asvoulu entrer séance tenante en possession de ton argent. Tu auraisfort bien pu attendre.

Gladys avait pris une mine sérieuse.

– Tu vas me trouver bien méfiante,expliqua-t-elle, mais quand j’ai vu ce chauffeur inconnu arrivantbrusquement pour nous emmener – pour nous enlever presque –, j’aisoupçonné quelque piège d’un des nombreux et puissants ennemis deton fiancé.

« Alors j’ai fait ce raisonnement. Si lechèque est valable et si la banque me paye, c’est que nous n’avonsrien à craindre et que le chauffeur nous est réellement adressé parMr Todd Marvel.

– Admirable logique !

– Plaisante tant que tu voudras, mais, àprésent, je suis tranquille.

– D’accord, mais maintenant, il te vafalloir aller déposer cet argent dans les coffres-forts duGigantic et nous allons perdre du temps.

– Je n’en vois pas la nécessité.

– Voyager avec une pareille somme !Tu n’y penses pas ? C’est à mon tour de te taxerd’imprudence.

Gladys haussa les épaules en riant de boncœur.

– Je ne te savais pas si peureuse. Quelrisque veux-tu que nous courions ? Nous serons arrivées danstrois heures et la partie de l’Illinois et du Wyoming que nousallons traverser ne ressemble ni au Texas ni à la Sonora. Lesroutes sont magnifiques, les villes très rapprochées, et il n’yexiste ni bandits ni coureurs de frontière.

– Tu as peut-être raison, mais je t’avoueque, pour mon compte, je ne suis pas si rassurée.

Gladys rit de plus belle.

– Bah ! fit-elle, si nous étionscapturées par des bandits, nous aurions toujours de quoi payernotre rançon.

Pendant cette conversation, l’auto s’étaitengagée dans Michigan Avenue et filait à toute allure sous lecouvert des beaux arbres plantés en bordure du lac.

Elsie et Gladys prirent plaisir à contemplerl’immense perspective des eaux calmes et bleues sur lesquellesévoluaient des centaines d’embarcations, elles admirèrent lesbosquets verdoyants de Lincoln Park que l’auto traversalentement.

On s’était engagé dans un faubourg populeux,hérissé d’usines colossales, coupé à chaque instant par les railsdes voies de chemin de fer qu’aucune barrière ne séparait de larue.

Par trois fois, l’auto dut stationner pendantque défilaient d’interminables trains chargés de bœufsmugissants.

L’air était empuanti d’une odeur écœurante etfade qui rappelait à la fois l’étable et la boucherie etqu’aggravaient encore des relents de pourriture et de nauséeusesfumées d’usine d’une métallique âcreté.

Miss Elsie dut avoir recours à son flacon desels.

– Cela vient des abattoirs, « desStockyards », expliqua Gladys.

Heureusement la cité du sang fut bientôtdépassée, les hautes cheminées des usines décrurent dansl’éloignement, et des prairies semées de bouquets d’arbres sedéployèrent à perte de vue. L’auto glissait aisément en quatrièmevitesse, sur une route admirablement goudronnée, où les rencontresétaient rares.

Le soleil brillait dans un ciel d’un azurlimpide.

L’excursion s’annonçait sous les plusfavorables auspices.

Quand on eut dépassé les frontières de l’Étatde Wyoming, le caractère du paysage se modifia, mais n’en devintque plus pittoresque.

Aux collines ombragées de chênes, succédèrentde vraies montagnes, dont les pentes étaient couvertes de sapins etd’où descendaient de nombreux ruisseaux d’eau vive.

De temps en temps, on traversait en coup devent un village construit en bois, abrité dans un creux verdoyant,ou tassé autour de la charpente de fer qui sert de superstructureaux puits à pétrole.

Puis la région se fit plus âpre et plussauvage. La route moins bien entretenue, côtoyait des falaisesschisteuses, serpentait au flanc de montagnes désertes, ous’insinuait dans de profonds ravins.

Les deux jeunes filles étaiententhousiasmées.

– C’est une vraie Suisse américaine, ditElsie, je suis enchantée d’être venue !

– Je te suis très reconnaissante dem’avoir invitée. On se croirait dans les Alpes. Voilà un sommettout couvert de neige !

La voiture, d’une allure un peu ralentie,venait de pénétrer sous les voûtes d’une forêt de sapinscentenaires. Les arbres étaient si élevés et si rapprochés qu’ilfaisait presque noir sous l’ombrage de leurs voûtes.

De temps en temps, un renard ou un lièvretraversait la route avec la vitesse de l’éclair et le silence decette solitude n’était troublé que par le lointain croassement d’uncorbeau.

Brusquement l’auto quitta la grande route pours’engager dans une avenue de sapins et de bouleaux qui allaittoujours en montant et à l’extrémité de laquelle les deux jeunesfilles aperçurent des constructions aux toits aigus qui leursemblèrent importantes.

Les pneus roulaient sans bruit sur le soltapissé d’aiguilles de pin.

L’auto qui, depuis quelque temps, n’avançaitplus que lentement stoppa tout à coup en face d’une portecharretière, percée dans une haute et solide muraille.

Le chauffeur fit retentir sa trompe, la portes’ouvrit pour livrer passage à la voiture puis se refermapresqu’aussitôt.

Elsie et Gladys aperçurent une vaste courentourée de bâtiments.

– Ces demoiselles sont arrivées àdestination, dit le chauffeur avec un étrange sourire.

Et, respectueusement, il leur ouvrit laportière.

Les deux jeunes filles descendirent, mais sansqu’elles pussent s’en expliquer la raison, elles se trouvaient enproie à une indéfinissable émotion. Une inquiétude vagues’éveillait en elles. Cette forêt sinistre, ce pays désert,était-ce bien là les environs d’Harrisburg que Todd Marvel leuravait décrits comme une région riante et fertile ?

Une étrange appréhension qu’elles n’osaient secommuniquer l’une à l’autre les avait envahies. La cour qu’ellestraversèrent à la suite du chauffeur était encombrée de ferrailles,de vieux tonneaux ; tout sentait le désordre et l’abandon.

Elsie et Gladys avaient beau se dire que leranch du Poteau était situé à une certaine distance de la ville,leurs craintes se précisaient d’instant en instant.

– Nous allons voir Mr ToddMarvel ? demanda tout à coup Elsie, d’une voix anxieuse.

– C’est probable, fit l’homme avec lemême singulier sourire.

Il avait ouvert une porte qui donnait accès àun vestibule aux murailles nues, au fond duquel aboutissait unescalier de bois de structure massive, aux planches à peinerabotées.

– Si vous voulez prendre la peine demonter, dit l’homme, c’est au troisième. Vous trouverez sur lepalier quelqu’un qui vous renseignera.

Et sans attendre la réponse des deux jeunesfilles, il disparut, et elles l’entendirent refermer soigneusementla porte à double tour derrière lui.

CHAPITRE II – LE PNEU QUADRILLÉ

Une demi-heure s’était écoulée depuis ledépart de Miss Elsie et de son amie, et Peter David était encore àla même place, affalé sur une banquette de l’antichambre.

Le brave Noir était la fois furieux etinquiet.

Il était très vexé dans son amour-propre deserviteur de confiance que sa jeune maîtresse n’eût pas voulul’emmener, de plus les allures taciturnes et tant soit peumystérieuses de l’homme à la pelisse de renard ne lui inspiraientpas confiance.

Mr Todd Marvel, sans nul doute, blâmeraitsa fiancée de s’être aventurée ainsi à la légère. Pourtantl’existence de la lettre était un fait rassurant.

Si du moins Miss Elsie avait eu la bonne idéede téléphoner à Harrisburg avant de partir, la plus élémentaireprudence le commandait.

Il se dit tout à coup que ce qu’elle n’avaitpas fait, rien ne l’empêchait de le faire. Que n’y avait-il paspensé plus tôt.

Il décrocha le récepteur de l’appareil placédans l’antichambre et demanda Harrisburg.

– Harrisburg n’a pas le téléphone avecChicago, lui expliqua courtoisement l’employé, la ligne est enconstruction, mais si vous voulez envoyer un télégramme…

De plus en plus mécontent, le Noir raccrochale récepteur, et en désespoir de cause il se disposait à allerrejoindre son ami Washington, le chef de l’huîtrerie, quand un desboys de l’étage lui remit une carte postale pour Miss Elsie.

Il jeta les yeux sur la signature, c’étaitcelle de Todd Marvel.

– Lisons cela, se dit le brave Noir aprèsavoir hésité une seconde, en l’absence de Miss, c’est presque mondevoir…

La carte ne contenait que ces quelques lignesgriffonnées en hâte :

Chère Elsie, j’ai réussi de façon trèscomplète, Jack Randall est retrouvé et votre amie rentrera enpossession de ses actions, mais je suis obligé de demeurer encoreun jour à Harrisburg.

Jusqu’à mon retour, soyez très prudente,ne recevez aucune visite, sortez le moins possible et jamais sansêtre accompagnée par Betty et David. J’ai des raisons de craindrequ’Ary Morlan ne s’en prenne à vous de la défaite qu’il a essuyée,Je n’ai pas besoin d’insister sur l’importance de marecommandation.

Votre très affectueux et dévoué,Todd…

– Quel malheur ! balbutia le Noiravec accablement, la première lettre était fausse c’est sûr… Voilàles deux misses enlevées par des bandits !… Que va me direMr Todd Marvel ? Car c’est un peu de ma faute, j’auraisdû empêcher Miss Elsie de partir.

Affolé à l’idée de la responsabilité qu’ilcroyait avoir encourue, Peter David courut trouver sa femmeMrs Betty et la mit au courant.

La dévouée chamber-maid se montra tout aussialarmée que son mari auquel elle ne ménagea pas les reproches.

– Tu es d’une négligence impardonnable,lui dit-elle sévèrement, il fallait insister pour qu’ont’emmène ! Il fallait, au moins, me prévenir. Et Miss Elsiequi ne m’a rien dit, qui est partie sans crier gare !

– Nous allons tâcher de la retrouver,murmura piteusement l’époux, ainsi pris à partie.

– Et comment ? répliquaMrs David avec aigreur. Elle est loin maintenant !Vraiment je ne sais pas pourquoi j’ai épousé un homme aussi peudébrouillard, aussi incapable !

Quand la colère de la dame fut un peu calmée,les deux époux tinrent conseil.

– D’abord, je t’accompagne, déclara Bettypéremptoirement, quand tu es seul, tu ne fais que des sottises. Ilfaut retrouver les deux misses coûte que coûte. Commence pardescendre au hall et tâche de savoir quelle direction a prise lavoiture. Je te rejoins dans une minute. Surtout n’oublie pas tonbrowning.

– Je vais d’abord interroger les boys del’étage, ils ont peut-être entendu Miss Elsie parler de l’endroitoù elle allait.

– Les boys ne t’apprendront rien.Naturellement Miss Elsie croit aller à Harrisburg, mais ceux quiont si habilement fabriqué la fausse lettre l’ont probablementemmenée dans une direction tout à fait différente.

Malgré cette objection, le Noir, très têtu deson naturel, suivit sa première idée. Bien lui en prit, car le boyde l’ascenseur affirma avoir entendu Miss Gladys déclarer qu’ellese rendait à la Pacific Bank. Il y avait même eu une discussion àce sujet entre les deux amies.

Peter David, on le sait, avait successivementexercé les métiers de prospecteur, de cow-boy et même de bandit, etde cette existence aventureuse en Louisiane et dans le Colorado, ilavait rapporté certains talents, qui, pour n’être pas trèsfréquemment utilisables, n’en offraient pas moins quelquesavantages.

À l’école de ces rastréros mexicains, capablesde suivre un homme à la piste sur n’importe quel terrain, le Noiravait appris à reconnaître les traces presque imperceptibles quelaisse un fugitif en marchant sur un gazon épais, sur la mousse,sur le roc, ou même sur des dalles de marbre ou de granitparfaitement polies.

Cette singulière faculté que les non-initiésprendraient pour de la divination, il allait essayer de la mettre àprofit pour retrouver les deux misses.

Il savait déjà que l’auto dont s’étaientservis les ravisseurs était une 60 H. P., de grand luxe, dont lacarrosserie était peinte en rouge cerise, il avait le signalementdu chauffeur ; enfin il avait appris qu’en quittant leGigantic Hotel Miss Elsie s’était rendue à la PacificBank.

C’était là qu’il fallait commencer par serendre, mais auparavant, le Noir étudia avec une attentionextraordinaire, l’endroit où avait stationné l’auto rouge. Lestraces laissées par les roues étaient encore assez nettes pourqu’on pût distinguer le quadrillage des pneus qui, d’une marquetrès récente, ne ressemblaient à aucun autre.

Ce ne fut qu’après avoir bien fixé dans samémoire le dessin de ce quadrillé, que Peter David alla dans lesremises du Gigantic Hotel chercher la voiture de ToddMarvel, il en vérifia soigneusement le réservoir à essence, lespneus et le coffre à outils avant de mettre le moteur enmarche.

Il venait de prendre place sur le siège etpestait déjà contre la lenteur de Betty lorsqu’il la vitparaître.

– Tu as été longtemps, grommela-t-il.

– Parce que j’ai heureusement un peu plusde tête que toi. Tu avais oublié le principal.

– Quoi donc ?

– Et parbleu ! Ne fallait-il pasprévenir Mr Todd Marvel ?

– C’est vrai !

– J’y ai pensé heureusement. Je viens delui expédier au bureau de l’hôtel un long télégramme.

– Tu as bien fait.

– Tu trouves ? Seulement, sans moi,tu oubliais la chose essentielle.

Le Noir courba la tête sous ce reprochependant que Betty s’installait tranquillement sur les confortablescoussins pneumatiques de la Rolls-Royce.

À la banque où Miss Gladys Barney était trèsconnue, Peter David put apprendre que la jeune fille avait encaisséune somme considérable ; elle était ensuite remontée avec sonamie dans une grande auto rouge qui s’était dirigée vers l’ouest dela ville.

Le renseignement ne fit qu’augmenter lescraintes des deux époux.

Il leur paraissait clair qu’on avait attiréMiss Gladys dans un traquenard pour la voler.

En face de la banque, la trace des pneus seretrouvait parfaitement visible. C’était cette trace qu’ils’agissait de suivre à travers la ville, et de discerner parmil’écheveau embrouillé des empreintes laissées par les roues desvéhicules de tout genre.

Ce tour de force n’était pas en réalité pourPeter David aussi difficile à réaliser qu’il le paraissait de primeabord.

Malgré son luxe, malgré ses maisons à vingt outrente étages, la ville de Chicago renferme encore beaucoup de ruesdont le sol même constitue tout le pavage. Là, les empreintesétaient très nettes.

En outre, l’encombrement même des véhiculesavait à plusieurs reprises forcé l’auto rouge à stationner. Làencore, si peu plastique que fût le pavage, Peter David arrivait ày discerner les empreintes du fameux quadrillé.

Enfin le Noir avait, dans l’écartement desroues – soigneusement mesuré par lui –, un autre point de repèretrès précieux.

En dépit de ces indices presque imperceptiblespour d’autres yeux que les siens, Peter David dut s’arrêter vingtfois pour ne pas perdre la bonne piste ; encore faillit-il laperdre à deux reprises différentes, et dût-il revenir sur ses paset sacrifier un temps précieux avant de la retrouver.

Pourtant, il ne se décourageait pas. Il savaitbien, qu’à mesure qu’il s’éloignait du centre de la ville et qu’ilse rapprochait des faubourgs, ses chances de succèsaugmentaient.

Chicago est le point d’aboutissement de vingtlignes ferrées, Peter approchait de la zone où les rails des voies,brutalement jetés en travers des rues, imposent des arrêts à touteespèce de véhicules.

Comme il l’avait prévu, il retrouva, cettefois très nettement imprimées sur le sol boueux les empreinteslaissées par l’auto rouge.

Quand il eut dépassé les faubourgs, il eut lacertitude que le ravisseur des deux jeunes filles n’avait puprendre qu’une seule direction, celle de l’Ouest, et que parconséquent il s’était rendu dans l’État de Wyoming. Maintenantqu’il tenait une piste sérieuse, il allait pouvoir regagner letemps perdu…

Il mit son moteur en quatrième vitesse et nes’occupa plus de vérifier les empreintes des roues.

À mesure qu’il avançait sa tâche devenait deplus en plus facile. Les routes carrossables très nombreuses auxapproches des villes sont rares et mal entretenues sitôt qu’on s’enéloigne.

Deux ou trois fois, à l’entrée d’un village oud’un ranch, Peter David fit halte pour questionner les gens dupays. Leurs réponses lui prouvèrent qu’il ne s’était pastrompé.

Deux heures auparavant, en effet, on avait vupasser une grande et luxueuse automobile dont la carrosserie étaitpeinte en rouge cerise et qui renfermait deux jeunes filles vêtuesavec élégance.

Malheureusement la nuit venait à grands pas.Lorsque le Noir atteignit la forêt de sapins que nous avonsdécrite, l’obscurité était complète et rendue encore plus épaissepar le feuillage des arbres.

Force fut au Noir de ralentir. Pour ne pasdonner l’éveil à ceux qu’il poursuivait, il n’osait allumer lespuissants phares électriques de la voiture, dont l’éclat auraitimmédiatement décelé sa présence.

Il avait cependant bon espoir ; dans lelointain, il distinguait une faible lumière et un secretpressentiment lui disait que les deux jeunes filles n’avaient pasdû aller plus loin.

En sortant de la forêt, il se trouva dans uneavenue parfaitement droite à l’extrémité de laquelle la lumièrequ’il avait entrevue lui apparut de nouveau plus distincte et plusrapprochée.

Il augmenta un peu sa vitesse. Il voyaitmaintenant à un quart de mille de lui se profiler de hautsbâtiments, dont les fenêtres étaient vivement éclairées.

Tout à coup, un choc très violent seproduisit. La voiture venait de heurter une grosse corde tendue entravers de la route, et avait été brutalement projetée contre untronc d’arbre.

Peter David gisait à terre le crânefendu ; Betty, presque aussi grièvement blessée, avait uneépaule démise et elle s’était coupée à la joue et au front avec deséclats de verre provenant d’une des glaces brisées.

Le feu avait pris au réservoir d’essence etles deux blessés toujours évanouis couraient grand risque d’êtrebrûlés vifs, lorsque plusieurs hommes, les mêmes qui avaient tendula corde, sortirent d’un taillis où ils s’étaient tenus cachés.

– En voilà deux qui ne nous dérangerontplus, fit un des hommes.

– Aussi, ajouta un autre, de quoi semêlent-ils ? Ça leur apprendra à s’occuper de ce qui ne lesregarde pas.

– Que faut-il en faire ? Ils doiventêtre en piteux état.

– Nous allons voir cela !

Le plus âgé des hommes, un maigre vieillard auteint basané avait tiré de sa poche une lampe électrique. Ilexamina successivement Betty et David et s’assura qu’ils étaientencore vivants.

– Ils sont blessés, déclara-t-il, maispas mortellement. Il faut les transporter dans la chambre qui donnesur la cour, puis Mr Ary Morlan nous dira ce qu’il faut enfaire.

Deux brancards furent improvisés à l’aide debranches d’arbres et les deux blessés furent emportés dansl’intérieur du bâtiment qu’on apercevait à l’extrémité del’avenue.

Auparavant, les bandits avaient éteint lecommencement d’incendie du réservoir d’essence.

Ils revinrent bientôt et, non sans peine,transportèrent les débris de l’auto dans la cour intérieure.

Un quart d’heure après, il ne restait plustrace de l’accident provoqué par les bandits.

CHAPITRE III – LE MIROIR ÉLECTRIQUE

Todd Marvel avait vainement essayé de savoirce qu’étaient devenus Benazy et ses complices.

Ils avaient disparu avec une soudaineté quiprouvait que, depuis longtemps, ils avaient envisagé l’éventualitéd’une fuite précipitée.

L’auto ne se trouvait plus sous la remise.Très peu de temps après la délivrance de Jack Randall, la voitureavait traversé à une allure désordonnée les rues d’Harrisburg.

– Il est certain, dit le lendemain ToddMarvel à Floridor, que Benazy a dû gagner quelque autre propriétéappartenant à Ary Morlan.

– Je crois que nous aurons grand-peine àles retrouver.

– Je suis de ton avis, mais il fautcependant faire tout ce que nous pourrons pour mettre la main surcet habile coquin et surtout sur Ary Morlan. Il est en possessionde sommes considérables, au moins d’une bonne moitié de l’immensefortune de Jack Randall.

« À ce propos, n’as-tu pas été surpriscomme moi de la singulière attitude de « notreclient » ?

– Oui, je crois que cette longueséquestration a quelque peu dérangé ses facultés mentales.

– Tu n’y es pas, murmura Todd Marvel, enhochant la tête ; j’ignore pour quelle raison, mais JackRandall a l’air de redouter ma présence. On dirait qu’il me craint.La première fois que nous nous sommes trouvés ensemble, il amanifesté une violente émotion. Il ne me quittait pas des yeux etsa physionomie exprimait un étonnement mêlé de terreur. Depuis, ilsemble m’éviter…

– Pourquoi donc aurait-il peur devous ! surtout après l’immense service que vous venez de luirendre ?

– Précisément c’est ce que je cherchevainement à m’expliquer. Il y a là-dessous quelque mystère.

– Je persiste dans ma première opinion.On ne m’ôtera pas de l’idée que sa longue séquestration lui aquelque peu dérangé la cervelle.

– Ce n’est pas mon avis. Bien qu’il l’eûtprivé de la liberté, Ary Morlan a eu pour lui certains égards. Lachambre où j’ai été moi-même enfermé est confortable et mêmeluxueuse.

« Jack Randall y a constamment séjourné,sauf pendant les quelques jours où il a été détenu dans lamaisonnette du parc.

– Pourquoi l’avait-il transportélà ?

– Tout simplement pour que je puisseprendre sa place dans la chambre aux volets capitonnés. JackRandall a si peu l’esprit dérangé que, depuis qu’il a recouvré laliberté, il a pris les mesures les plus judicieuses et les plusénergiques pour qu’Ary Morlan ne puisse rien toucher des sommesdéposées dans les banques et pour qu’il soit mis en étatd’arrestation, s’il essaie de le faire.

À la suite de cette conversation Floridor serendit à Harrisburg et employa une partie de la journée à envoyerdans toutes les directions le signalement exact d’Ary Morlan, deBenazy et de leurs complices.

Pendant ce temps, ainsi qu’il avait étéconvenu avec Jack Randall, Todd Marvel téléphonait aux directeursdes principales banques de Chicago et de New York et aux agencesdes grandes compagnies de navigation.

Accompagné de Floridor, le détective venait derentrer au ranch du Poteau quand un des domestiques lui remit unedépêche qui venait d’arriver à son adresse.

Il la décacheta d’un geste machinal, mais dèsqu’il y eut jeté un coup d’œil, il changea de couleur.

– Regarde, balbutia-t-il, en tendant ladépêche au Canadien. C’est Betty qui me télégraphie. Attirées parune fausse lettre de moi, Elsie et Miss Barney ont disparu.

– Ce ne peut être qu’Ary Morlan qui afait le coup.

– C’est évident, murmura Todd Marvel,avec amertume. Le bandit a pris sa revanche, et cela grâce à monimprudence. J’aurais bien dû supposer que le misérable essayeraitde se venger ! Il m’en avait menacé, d’ailleurs… Je n’auraispas dû laisser les deux jeunes filles seules et sans protection auGigantic Hotel.

– Que faire ? murmura le Canadienconsterné.

– Je n’en sais rien encore. Peut-êtredevrions-nous retourner à Chicago.

Cette conversation fut brusquementinterrompue. Un des domestiques du ranch vint prévenir Todd Marvelqu’on l’appelait au téléphone, précisément dans la mystérieusechambre où Jack Randall avait été retenu prisonnier pendant plusd’une année.

Le milliardaire eut tout de suite unpressentiment.

– Je parierai, murmura-t-il, que c’estAry Morlan qui me fait appeler.

– Je le crois aussi. Maintenant qu’il ades otages en son pouvoir, il va vous dicter ses conditions.

– Et le plus ennuyeux, c’est que je seraiforcé de les accepter, s’écria Todd Marvel avec colère.

Tout en parlant, ils étaient montés dansl’ascenseur qui les déposa à la porte même de la chambre.

Todd Marvel saisit un des récepteurs del’appareil et Floridor s’empara de l’autre.

– Allô !Allô !

– Ici, Mr. Todd Marvel.

– Ici, Mr. Ary Morlan.

– Je sais, dit le détective en contenantà grand-peine son indignation, que vous avez attiré dans unguet-apens Miss Elsie et Miss Barney. Je suppose que vous allez mefaire connaître à quelles conditions vous allez leur rendre laliberté.

– Très exact ! Je vois que vous êtesdéjà au courant. Rappelez-vous ce que je vous disais hier quand jevous ai téléphoné dans cette même chambre orientale où vous étiezalors mon prisonnier.

« Je vous ai prévenu que si vousn’acceptiez pas du premier coup mes conditions, je me montreraisbeaucoup plus exigeant une seconde fois.

– Que voulez-vous ? demanda ToddMarvel en frémissant de colère.

– Juste le double de ce que je demandaisprimitivement, soit six millions de dollars. J’estime que la sommen’est pas excessive, étant donné l’intérêt que vous portez à mesdeux charmantes prisonnières.

Todd Marvel ne répondit pas. Il étaitimpressionné malgré lui par le sang-froid tranquille du bandit.

Celui-ci continua du même ton calme etposé.

– Vous me signerez douze chèques auporteur d’une valeur de chacun cinq cent mille dollars, et vous lesferez parvenir à la banque Walker à Chicago qui se chargera de meles transmettre.

« Il est bien entendu, que votre fiancéeet son amie ne seront délivrées que lorsque je serai entré enpossession de la somme. Enfin, toute tentative de votre part pourfaire arrêter les personnes que je chargerai d’encaisser l’argentserait punie par des représailles sévères, envers les deux jeunesfilles. Dans une tractation de ce genre, il importe que tout soitparfaitement clair.

– À quelles représailles faites-vousallusion ?

– Vous devez bien le deviner. Vousagissez avec moi en ennemi. Aujourd’hui même vous avez envoyé monsignalement dans toutes les directions. Je n’ai donc aucune raisonde vous ménager. Sachez seulement que si vous refusez d’accepter maproposition, vous mettez en péril l’existence de votre fiancée etcelle de son amie.

– Je suis bien obligé d’accepter,répliqua Todd Marvel exaspéré, mais rien ne m’empêchera de vousdire que vous êtes un infâme bandit, digne du plus profondmépris.

– Vous pourriez peut-être vous tromper,répliqua l’Anglo-Indien d’une voix légèrement altérée. Grâce à vosmilliards et à votre intelligence, vous n’avez jusqu’ici rencontréguère d’obstacles. Vous avez pris l’habitude de vous tenirvous-même en haute estime. Vous êtes encore très jeune, maisl’expérience de la vie vous apprendra que des actes qui vousparaissent infâmes ont parfois des motifs beaucoup plus nobles etbeaucoup plus désintéressés que vous ne pouvez l’imaginer.

– Je ne vous comprends pas, répliqua ToddMarvel avec surprise.

– Il est très exact que je me suisapproprié la plus grande partie de la fortune de Mr. Jack Randall.Aujourd’hui même, j’ai pris à Miss Gladys Barney deux millions dedollars que j’aurais été fort embarrassé d’encaisser si elle ne s’yfût prêtée, sans s’en douter. Enfin, vous-même, allez aujourd’huiou demain, au plus tard, verser à ma caisse une somme qui est loind’être négligeable…

– Vous êtes un bandit de grandeenvergure, interrompit le détective milliardaire, agacé par le tonde forfanterie de son interlocuteur. Mais vous êtes tout de même unbandit.

– Pas beaucoup plus que vous-même. Jevais plus loin, écraser à l’aide d’un trust, des concurrentsdésarmés et impuissants et cela sans risques, me semble beaucoupmoins noble que d’arracher audacieusement et au péril de ma vie etde ma liberté quelques millions de dollars à des gens qui, commevous et comme Jack Randall, en possèdent beaucoup trop.

– Je ne vous suivrai pas sur le terrainoù vous portez la discussion. Je me contenterai de vous répondreque je ne fais, moi, partie d’aucun trust. Si j’ai agrandi mafortune, c’est honnêtement, grâce à mon intelligence et à mascience des affaires.

– Soit, mais vous avez toujours agi dansun but égoïste, pour votre seul avantage personnel. Je puisdéclarer hautement que mon but à moi est absolumentdésintéressé.

« Celui que vous croyez êtrel’Anglo-Indien, Ary Morlan, est le Radjah Ary Singh, fils d’unsouverain dépossédé par les Anglais. Je ne garde rien pour moi desmillions que je prends, comme j’estime avoir le droit de le faire.Tout cet argent est envoyé aux Indes où il sert à soulager lamisère de mes anciens sujets, affamés par la rapacité anglaise, ouencore à susciter ces révoltes que notre ennemi héréditaire, endépit des plus sanglants massacres, n’a jamais pu domptercomplètement. Vous me voyez maintenant sous mon vrai jour. Je n’aiplus d’ailleurs aucune raison de dissimuler.

– Je suis charmé de connaître un banditpatriote et philanthrope, cela manquait à ma collection, répliquaTodd Marvel, non sans ironie. Demain, la banque Walker sera enpossession des valeurs que vous réclamez. Mais qui me dit qu’unefois nanti de mes bank-notes vous tiendrez votrepromesse ?

– Je vous en donne ma parole, et il fautque vous vous contentiez de cette garantie.

– Elle n’est pas sérieuse.

– Tant pis, je n’en ai pas d’autre à vousoffrir.

Et l’Indien ajouta d’une voixmenaçante :

– N’essayez pas de me tendre quelquepiège. Souvenez-vous que la vie de mes deux prisonnières, comme lavie de n’importe quel Anglo-Saxon, n’a pas plus de valeur à mesyeux que la cendre de mon cigare ou un grain de poussière sur mamanche.

– Ce sont là des menaces biensuperflues.

– Il y a des choses qui doivent êtredites.

– Je suis obligé d’avouer que je n’ai pasla moindre confiance en vous, reprit Todd Marvel incapable de sedominer plus longtemps. Qui me dit qu’en ce moment même les deuxjeunes filles que vous avez fait enlever sont encore saines etsauves.

– J’ai ma loyauté à moi, répliqual’Hindou blessé au vif par le mépris non dissimulé que luitémoignait son interlocuteur. Tenez l’engagement que vous venez deprendre, et je tiendrai le mien scrupuleusement. Quelques heuresaprès que je serai entré en possession des fonds, les deux missesseront ramenées au Gigantic Hotel sans avoir éprouvé lemoindre dommage. Je puis d’ailleurs vous prouver à l’instant mêmequ’elles sont en parfaite santé.

– Je ne demande pas mieux.

– Regardez en face de vous entre les deuxbibliothèques, il y a un grand rideau de velours rouge ;soulevez ce rideau.

– Je vois une glace dont la bordured’ébène est hérissée de fils électriques.

– Vous commencez à comprendre. Tournez lamanette d’ivoire qui se trouve à gauche et en dessous de la glace.Maintenant, regardez !

Des formes vagues et imprécises commençaient às’agiter dans l’eau terne du miroir qui ne reflétait plus lesobjets qui l’entouraient comme si ses profondeurs eussent étéanimées d’une vie mystérieuse.

Todd Marvel, bien qu’il possédât lui-même àSan Francisco un des merveilleux miroirs téléphotes, réalisés grâceaux découvertes du savant français Branly, ne put s’empêcher dejeter un cri de surprise.

À deux pas de lui, il apercevait Elsie etGladys. Assises l’une près de l’autre, sur un sofa délabré, lesdeux jeunes filles paraissaient inquiètes et mortellementtristes.

La pièce où elles se trouvaient était meubléeavec un certain luxe, mais paraissait avoir été laissée depuislongtemps à l’abandon. Les rideaux de soie qui garnissaient unehaute fenêtre étaient élimés et poussiéreux, un vieux lit d’acajou,en forme de bateau, était piqué de nombreux trous de vers. Enfin,des brocs pleins d’eau, des serviettes blanches, un guéridon, surlequel se trouvaient des assiettes et des couverts, montrait qu’onavait fait en hâte quelques préparatifs pour rendre la chambreaussi confortable que possible.

Tout à coup, Miss Elsie se leva et tira d’unpetit sac à main une jumelle de théâtre, puis elle ouvrit toutegrande la fenêtre qui se trouvait au fond de la chambre, et quiaccédait à une sorte de balcon.

Todd Marvel put voir qu’au-dessus de ce balconune tige de fer rouillé supportait un animal de bois peint enrouge, qui lui parut être un chien ou un taureau. Sans doutel’enseigne d’une auberge.

En effet, il put lire en caractères, autrefoisdorés, mais presque effacés par la pluie les mots : At theRed Bull (au Taureau Rouge).

Du balcon, les deux jeunes filles découvraientune immense forêt de sapins, qui s’étendait jusqu’au fond del’horizon, et que barrait une route blanche que l’éloignementfaisait paraître aussi étroite qu’un ruban.

Armée de la jumelle, Elsie semblait regarderavec beaucoup d’intérêt quelque chose que Todd Marvel ne pouvaitapercevoir, puis Gladys regarda à son tour. Les deux jeunes fillesparaissaient très émues.

Le milliardaire pensa que cette émotion devaitavoir une autre cause que la contemplation du coucher du soleil quitout là-bas, derrière les sapins disparaissait dans un nuagecouleur de sang.

Très absorbées par le spectacle qui attiraitleur attention, les deux jeunes filles ne virent pas entrer AryMorlan qui sans doute avait ouvert la porte sans faire debruit.

L’Hindou eut un geste de colère en voyant lesdeux jeunes filles installées sur le balcon.

Avec une brutalité de geste, qui indignaprofondément Todd Marvel, il prit Elsie par le bras, et la força derentrer dans l’intérieur de la chambre, il en fit autant pourGladys, puis il referma la fenêtre avec un geste menaçant.

Presque aussitôt, la vision disparut, lemiroir se brouilla, et bientôt ne refléta plus que les meubles dela chambre orientale.

 

Todd Marvel et le Canadien encore sousl’impression de la merveilleuse apparition qu’ils venaient d’avoir,demeurèrent silencieux pendant une longue minute, puis tout à coup,Todd Marvel se leva.

– Floridor, dit-il à son ami, il n’y apas une minute à perdre. Tu vas mettre la plus robuste et la plusrapide des autos en état de partir.

« Hopkins et un de ses hommes nousaccompagneront.

– Et nous allons ?

– D’abord à Harrisburg.

– Et ensuite ?

– Je n’en sais rien ; probablementrejoindre Miss Elsie.

– Mais nous ne savons pas où aller.

– Ne t’inquiète pas de cela, c’estjustement ce que je vais tâcher de découvrir.

CHAPITRE IV – L’AUBERGE DU TAUREAUROUGE

En arrivant à Harrisburg, l’auto de ToddMarvel conduite par Floridor avait stoppé juste en face d’un petitbâtiment carré situé sur la grande place et que les habitants de laville appelaient orgueilleusement le musée.

Ce musée ne renfermait d’ailleurs ni tableauxni statues, mais on y admirait un bison et un ours gris empaillés,une collection très complète d’échantillons minéralogiques, desherbiers renfermant des spécimens de toutes les plantes et de tousles arbres du Wyoming, enfin des photographies de tous les sites dela région.

Quoiqu’il fît déjà nuit, Todd Marvel ne se fitaucun scrupule d’aller relancer chez lui le conservateur du musée,un ancien cow-boy qu’il intéressa tout de suite à ses projets etauquel il décrivit minutieusement la grande forêt de sapins etl’Auberge du Taureau Rouge.

– Je sais, dit le milliardaire, que vousconnaissez admirablement la région. Il faut que vous me disiez oùse trouvent cette auberge et cette forêt.

« Ce ne doit pas être loin d’ici. Si j’enjuge par le peu de temps qu’ont mis les bandits à transporter lesdeux prisonnières de Chicago jusqu’à leur repaire.

– C’est bien volontiers que je vousaiderai, répondit le vieillard. Ici tout le monde est indigné desagissements de ce bandit d’Ary Morlan. Laissez-moi chercher dansmes souvenirs et je vous dirai peut-être où se trouve l’Aubergedu Taureau Rouge.

« Je puis déjà vous apprendre une chose,c’est qu’elle est certainement située dans cette partie de Wyomingque l’on appelle la réserve, et où le gouvernement a défendud’abattre les arbres.

– Je n’en suis pas beaucoup plus avancé.La réserve couvre un territoire très étendu.

– Attendez, nous allons aller au muséeexaminer les albums de photographies. Ce sera bien le diable sinous ne retrouvons pas l’auberge et la forêt de sapins.

Le conservateur prit ses clefs et conduisitTodd Marvel dans la salle du musée. Tous les objets y étaientrecouverts d’une épaisse poussière qui attestait éloquemment lapénurie de visiteurs et l’abandon à peu près complet dans lequelétait laissé cet édifice public.

Les albums furent tirés de leurs casiers, et,au bout d’un quart d’heure de recherches, le milliardaire eut lasatisfaction de découvrir une vue du bois de sapins et del’auberge, telle qu’elle lui était apparue dans le miroirélectrique.

Le conservateur connaissait parfaitementl’endroit.

– C’est un véritable désert,expliqua-t-il. Il y a une dizaine d’années, on avait découvert dece côté un gisement de pétrole. C’est alors que fut construitel’auberge et le grand bâtiment qui y est annexé et qui était alorshabité par l’ingénieur et ses employés.

« La poche pétrolifère fut épuisée en sixmois ; les mineurs s’en allèrent, l’auberge ferma ses portes,faute de clients, et la région retourna à sa solitude. L’endroitest on ne peut mieux choisi pour servir de repaire à des voleurs degrand chemin.

– Est-ce loin d’ici ? demanda ToddMarvel impatiemment.

– À une trentaine de milles. Je vais vousprêter ma carte forestière ; de cette façon vous n’aurezbesoin de demander aucun renseignement à personne.

Cette offre fut acceptée avec empressement etle milliardaire remonta dans l’auto où se trouvaient déjà Floridor,le vieil Hopkins et un robuste cow-boy.

Pour diverses raisons, dont la principaleétait de ne pas perdre de temps, le milliardaire avait jugé inutilede prévenir la police. Il supposait d’ailleurs, avec assez devraisemblance, que les complices de l’Hindou, ne devaient pas êtrenombreux. Enfin, il comptait beaucoup sur la surprise que causeraitaux bandits son arrivée inattendue.

L’expédition commençait sous les plus heureuxauspices. La route qui part de Harrisburg avait été récemmentgoudronnée. Floridor, qui, en tant que chauffeur était un véritablevirtuose, menait la voiture d’un train d’enfer. Les trente millesqui séparaient l’Auberge du Taureau Rouge de la villefurent franchies en quatrième vitesse, sans ralentissement.

Les rares véhicules que l’on rencontrait serangeaient précipitamment devant ce bolide aux phareséblouissants.

On filait vertigineusement sous les arceaux dela grande forêt lorsque tout à coup les phares s’éteignirent. On setrouva en pleines ténèbres. En même temps la vitesse de l’auto seralentit.

– Que se passe-t-il donc, demanda ToddMarvel.

– Nous sommes arrivés.

– Déjà ?

– Mais oui ! Vous pouvez voir d’iciles fenêtres de l’auberge presque toutes éclairées. Je viens deconsulter ma carte forestière, il n’y a pas d’erreur possible. Noussommes parvenus au but de notre voyage.

La voiture fut cachée dans un épaisfourré ; puis l’on tint conseil.

– Voilà ce que je propose, dit Floridor.Je vais aller hardiment demander l’hospitalité à nos ennemis, enoffrant de payer, bien entendu. Nous verrons bien ce qu’ils feront.S’ils refusent de me recevoir nous essayerons d’autre chose…

– Admettons qu’ils t’acceptent, dit ToddMarvel.

– Dans ce cas c’est bien simple. Je melaisserai conduire dans la chambre qui me sera désignée et dès quej’y aurai pénétré, je vous ferai connaître par un signal en quelendroit je me trouve.

« J’ai ma lampe électrique, jel’entourerai de ma ceinture de flanelle rouge ce qui produira unéclairage facile à distinguer, des autres lumières de lamaison.

– Et alors ?

– Quand vous saurez où je suis – jetâcherai que ce soit autant que possible au premier étage, – vousvous approcherez avec précaution et quand la maison sera plongéedans le sommeil je vous jetterai ma ceinture pour vous permettred’escalader l’appui de la fenêtre.

– Je ne suis pas en état d’exécuter desacrobaties pareilles, grommela le vieil Hopkins d’un airmécontent.

– Alors vous resterez en observation, enbas de la fenêtre.

– Le plan de notre ami Floridor, dit ToddMarvel, n’est pas plus mauvais qu’un autre. Je n’y ferai qu’uneseule objection : si les bandits d’Ary Morlan se jettent surlui dès qu’il aura franchi le seuil de la porte, commentpourrons-nous venir à son secours ?

– Cette éventualité n’est pas à craindre,répondit le Canadien avec un grand sang-froid. Quand un homme qui ales poings aussi solides que moi entre dans n’importe quel endroit,avec un bon browning à la ceinture, le premier sentiment qu’ilinspire est généralement un certain respect.

« D’ailleurs, je connais les Hindous. Ilsn’aiment pas agir ouvertement. Leur esprit est tout naturellementtourné vers les choses compliquées.

« Je parierai tout ce qu’on voudra qu’ilsme feront bon accueil, quitte à m’attaquer dans le courant de lanuit, quand ils me croiront endormi.

– Eh bien, soit, décida le milliardaire,agis à ta guise, d’ailleurs nous ne serons pas loin. Si les chosesne marchaient pas comme tu l’espères n’hésite pas à nousappeler.

Floridor se dirigea vers l’auberge pendant queses compagnons le suivaient de loin, en étouffant le bruit de leurspas.

D’ailleurs le programme du Canadien se réalisade point en point, au moins dans sa première partie.

Il pénétra sans obstacles dans la salle durez-de-chaussée qui de ce côté du bâtiment, était de plain-piedavec la route. La pièce nue et vide n’était éclairée que par unelampe à pétrole qui jetait une lumière fumeuse et terne ; deuxhommes au teint basané étaient assis près de la cheminée et sechauffaient à un feu de pommes de pin. Soit par calcul, soit parindifférence, ils se dérangèrent à peine en voyant entrerFloridor.

Le Canadien raconta qu’il s’était égaré, qu’ilavait faim, qu’il était fatigué, en ajoutant qu’il paierait un prixraisonnable si on voulait lui accorder l’hospitalité.

– Ce n’est pas ici un restaurant,répondit un des hommes. En guise de souper, je n’ai pas autre choseà vous offrir qu’un gobelet de whisky. Mais il y a une chambrelibre au premier étage, je vais vous y conduire.

– J’accepte, combien meprendrez-vous ?

– Rien, murmura l’homme qui semblaitavoir ses raisons pour ne pas entrer en conversation avec cet hôteinconnu.

La chambre où celui-ci fut conduit, était unepièce étroite et haute, bâtie comme le restant de la maison, avecdes troncs d’arbres à peine équarris ; elle était meublée d’unvieux lit de bois et d’une table vermoulue, et elle devait êtreinhabitée depuis longtemps à en juger par la poussière qui couvraitle sol et par les nombreuses toiles d’araignées qui se trouvaientdans les angles de la pièce.

Quand son hôte se fut retiré, après lui avoirsouhaité le bonsoir, Floridor l’entendit qui refermaitsoigneusement la porte à clef.

Il n’attacha pas une grande importance à cedétail.

Il était naturel que dans une contrée déserteet infestée de voleurs de grand chemin, on prît quelquesprécautions contre un inconnu.

D’ailleurs il se dit que la porte n’était pasassez solide pour résister à un coup d’épaule, il en serait quittepour l’enfoncer quand il lui plairait de sortir.

Resté seul, il détacha la longue ceinture delaine rouge qu’il portait autour des reins, puis il l’accrochadevant la fenêtre. Ensuite il alluma sa lampe électrique, commecela avait été convenu.

Auparavant il avait eu soin de s’assurer, ense penchant en dehors de la fenêtre, que son signal ne pourraitêtre vu d’aucun des habitants de l’auberge, dont la façade, de cecôté, était plongée dans les ténèbres.

Après avoir laissé sa lampe allumée un tempssuffisant, pour que sa lueur pût être aperçue par ses amis, ill’éteignit, ouvrit la fenêtre, en détacha la ceinture qu’il nouasolidement par une de ses extrémités à la barre d’appui.

Un certain temps s’était écoulé lorsque àl’extérieur, la clef grinça dans la serrure. Un homme entra.

Rapidement, Floridor, ne sachant à qui ilavait affaire, s’était glissé sous le lit, et avait pris en mainson revolver pour être prêt à tout événement.

À sa grande surprise, il constata que lenouveau venu s’avançait en titubant, comme s’il eût étécomplètement ivre et se cognait aux murailles et aux meubles dansl’obscurité.

Finalement, il se hissa sur le lit avec depénibles efforts et y demeura étendu.

Le Canadien se préparait à sortir de sacachette lorsqu’il entendit de nouveau fourrager dans la serrure,et un second inconnu se glissa dans la chambre. D’ailleurs,celui-là n’avait aucune des façons du précédent, il s’avançait sansbruit en étouffant soigneusement le bruit de ses pas.

Il s’approcha du lit, se pencha vers l’hommeendormi, dont la respiration égale dénotait un profond sommeil, ettout d’un coup il leva sur lui un long poignard et se mit à lefrapper avec rage.

Le Canadien jugea qu’il était de son devoird’intervenir, il rampa tout doucement hors de sa cachette, puis aumoment où l’assassin s’y attendait le moins, il le saisit par lespieds et le renversa.

Une lutte terrible s’engagea dans lesténèbres.

Floridor était de beaucoup le plus vigoureux,mais il était moins agile que son adversaire qui glissait entre sesdoigts comme une couleuvre, tout en le lardant de coups decouteau.

Ce qui donnait à ce corps à corps en pleinesténèbres un caractère d’atrocité et d’horreur c’est qu’aucun desdeux adversaires n’avait prononcé une parole. Ils se battaientsauvagement dans le plus profond silence.

Finalement, le Canadien glissa dans une marede sang tiède qui avait coulé du lit où reposait l’homme assassinéet son adversaire lui mit un genou sur la poitrine.

Il se débattait désespérément, mais son ennemipesait sur lui de tout son poids et cherchait à quel endroit il lefrapperait avec le khandjar, à lame courbée, qu’il brandissaitau-dessus de lui.

À ce moment la lune se dégagea d’entre lesnuages et un de ses rayons vint frapper le visage de l’homme quiavait terrassé Floridor.

Celui-ci reconnut Ary Morlan.

Le visage de l’Hindou dont les prunellescouleur d’or luisaient dans la pénombre était contracté par uneeffroyable expression de haine et de mépris.

Il murmura quelques mots que Floridor necomprit pas, et il leva son arme pour le frapper.

Mais avant que la lame eût eu le temps des’abaisser, une poigne de fer avait saisi le bras d’Ary Morlan etl’avait forcé de lâcher son khandjar qui roula à terre.

C’était Todd Marvel qui, se hissant à l’aidede la ceinture de Floridor, venait de faire irruption dans lapièce. En un clin d’œil, l’Hindou fut mis hors d’état de nuire. Lalueur de la lampe électrique que le milliardaire avait aussitôtallumée, éclaira une scène de carnage, montrant sur le lit lecadavre de Benazy lardé de plus de vingt coups de poignard.

Comme on le sut plus tard, le misérable quiavait l’habitude de fumer de l’opium ne s’était plus souvenu dansson ivresse que la chambre du premier étage avait été donnée àFloridor, et Ary Morlan avait assassiné son complice le plusdévoué, en croyant tuer le Canadien. Sans plus s’occuper del’Hindou, qui avait été solidement garrotté, Todd Marvel, etFloridor, qui n’était que légèrement blessé, fouillèrent l’aubergede la cave au grenier.

Il importait de retrouver les deux jeunesfilles avant que les complices d’Ary Morlan n’eussent eu l’idée dese livrer à quelque violence sur leur personne.

Ces craintes heureusement étaient vaines. MissElsie et Miss Gladys furent retrouvées saines et sauves dans lachambre du troisième étage, où était installé le miroirélectrique.

On découvrit également dans une cave jonchéede paille à demi pourrie, le chauffeur Peter David et la fidèleBetty, dont les blessures n’étaient heureusement pas trèsgraves.

L’Auberge du Taureau Rouge, achetéepar Ary Morlan l’année d’auparavant, était pour ainsi dire lequartier général de ce bandit patriote.

On déterra dans les caves un coffre-fort quirenfermait la plupart des sommes dérobées à Mr. Jack Randall, enmême temps que le montant du chèque, touché par Miss Gladys à laPacific Bank, et dont Ary Morlan s’était emparé.

Todd Marvel voulait interroger l’Hindou, maisquand il retourna dans la chambre du premier étage où on l’avaitlaissé, Ary Morlan était mort, son visage était livide et sestraits déformés par les affres de l’agonie.

On supposa, que se voyant perdu, il avaittrouvé moyen d’absorber un de ces poisons foudroyants que l’ontrouve dans les Indes et qui sont encore mal connus des savantseuropéens.

Quatorzième épisode – LES ÉCUMEURS DESCHAMPS D’OR

CHAPITRE PREMIER – UN BANK-NOTE DE MILLEDOLLARS

Deux voyageurs, à peu près vêtus à la façondes cow-boys, et qui tous deux paraissaient épuisés de fatigue,descendaient lentement les pentes d’une vallée déserte de laCordillère, à une trentaine de milles de Mexico. Leurs vêtementsétaient couverts de poussière, la sueur ruisselait de leurs frontset ils pliaient presque sous le poids de deux sacs de toile remplisd’ustensiles et d’outils.

Tous deux répondaient au type de voyageurs quel’on rencontre dans cette partie du Mexique, où abondent lesprospecteurs, les mineurs sans travail, les aventuriers et lesbandits de toute espèce.

– Un peu de courage, Dadd, dit le plusâgé des deux hommes, qui paraissait avoir une quarantaine d’annéeset dont les façons, en dépit de sa barbe inculte et des loques dontil était vêtu, gardaient une certaine allure de gentleman. Un peude courage ! dans une demi-heure nous serons arrivés !Regarde, tout là-bas au fond de la vallée, on peut déjà distinguerles échafaudages, le « derrick » du puits à pétrole etles hangars de la mine allemande.

– Il est grand temps que nous arrivions,répondit le second voyageur, un maigre adolescent, au nez crochu,au menton de galoche, qui ressemblait à une vieille dame trèslaide, mais dont la physionomie était néanmoins sympathique etmalicieuse.

D’un geste accablé, il remonta une desbretelles qui soutenaient son sac, et continua à suivre en silencele sentier rocailleux.

– Je suis à bout de forces, mon vieuxToby, s’écria tout à coup l’adolescent en se débarrassant de sonsac, qu’il jeta violemment à terre.

« Il est midi et nous marchons depuis lelever du soleil. Te reste-t-il encore quelquesprovisions ?

– Un peu de lard fumé et une galette demaïs, et peut-être au fond de ma gourde, une gorgée d’eau-de-vie decanne.

Sans attendre la réponse de Dadd, Tobys’était, lui aussi, débarrassé de son sac, dont il tira la galettede maïs qui était à la fois gluante et dure, le morceau de lardfumé, à peine plus gros qu’une boîte d’allumettes ordinaire. Ilpartagea fraternellement le tout avec son camarade.

Les deux vagabonds s’étaient installés àl’ombre d’un rocher, sous lequel un peu d’herbe avait poussé, etreposaient leurs membres endoloris.

Ils ne se relevèrent que quand il ne restaplus un seul atome des provisions, plus une seule goutted’eau-de-vie au fond de la gourde.

– Cela va mieux, s’écria Dadd, avec unsourire qui ressemblait à une grimace, mais je crois bien que, sanscette petite collation, j’aurais été tout à fait incapabled’atteindre les établissements de la Deutsche Natrona,dont nous ne sommes plus guère qu’à un demi-mille.

– Heureusement que là, nous allons nousdédommager de nos privations.

– J’en ai la ferme conviction. Où qu’ilse trouve, le docteur Kristian aime à mener une existence trèslarge. De plus, je vais lui apprendre bien des choses qu’il ne serapas fâché de connaître.

– Et tu vas me réconcilier aveclui ?

– C’est promis ! Dépêchons-nousmaintenant, il me tarde d’être arrivé.

– Tu ne parlais pas de cette façon, il ya un instant.

– Maintenant cela va tout à fait bien,puis nous touchons au but de notre voyage, et c’est toujours unechose agréable.

Ils continuèrent d’avancer malgré la chaleur,accablante à cette heure de la journée. Le soleil frappait la terrepresque perpendiculairement, les arbres et les rochers neprojetaient plus aucune ombre ; une vapeur violette ou bleues’élevait des montagnes lointaines comme si, sous cette ardeurdévorante, la terre eût exhalé les dernières traces de l’humiditéqu’elle pouvait renfermer.

– Sale pays ! grommela Toby.

– Il est certain que ce n’est pas aussiopulent que les belles cultures d’orangers qui environnent LosAngeles. Ce pays a pourtant certains avantages ; ici la policen’est pas contrariante, comme dans le Nord.

– Il n’y a pas de bonheur complet en cebas monde, conclut Toby avec une résignation toutephilosophique.

Tout en parlant, ils étaient arrivés en faced’une solide palissade derrière laquelle s’élevaient les bâtimentsde l’exploitation minière.

Dadd tira la corde d’une cloche ; desaboiements se firent entendre de l’intérieur, et un gros hommequ’escortaient deux dogues d’Ulm parut de l’autre côté de labarrière à claire-voie.

Ce personnage, petit et chargé d’embonpoint,était complètement rasé, et il y avait dans l’expression de saphysionomie une certaine bonhomie pédantesque qu’accentuaientencore un menton à triple étage et de vastes lunettes à branchesd’or.

Vêtu de toile écrue, il était coiffé d’unchapeau pointu de forme tyrolienne, orné d’une plume et quisemblait beaucoup trop petit pour le vaste crâne sur lequel ilétait posé comme une toiture sur une chaumière.

– Que voulez-vous ? demanda-t-ild’un ton autoritaire à ses deux minables visiteurs, en employant lalangue espagnole, mais avec un fort accent allemand.

– Je voudrais parler au Señor ingénieur,fit Dadd en se découvrant respectueusement.

– C’est moi l’ingénieur, Ludwig vonHagenbach, docteur de l’université d’Iéna, conseiller privé, pourle moment directeur de la Deutsche Natrona.

Le directeur avait énuméré ses titres avec unecomplaisance et une solennité dont Dadd se garda bien desourire.

– Il y a erreur, fit-il, c’est au HerrDoktor Kristian que je désire parler.

Ces simples paroles amenèrent dans laphysionomie de l’Allemand un changement aussi subitqu’extraordinaire. Sa face rose devint écarlate, ses mains furentagitées d’un tremblement.

– Vous êtes des amis du docteurKristian ? demanda-t-il en se contenant à grand-peine.

– De ses amis intimes, répliqua Dadd ense rengorgeant.

D’écarlate, le docteur était devenu violet, età la grande surprise de Dadd, il s’écria en poussant de véritableshurlements auxquels les dogues firent chorus.

– Voulez-vous fiche le camp, tas debandits ! et plus vite que ça ou je vous fais manger par meschiens ! Ah, vous êtes les complices de cet infâme gredin quia disparu il y a huit jours en emportant trois milliards de marks,qui est en relations avec tous les coquins du pays et qui nous avendu des mines qui n’existaient pas !

Le gros homme était dans un état de fureur quitouchait à l’apoplexie, mais ni Dadd ni Toby ne restèrent là pourvoir si oui ou non il serait foudroyé par une congestion.

Ils détalèrent de toute la vitesse de leursjambes en adressant au Herr Doktor toutes les injures de leurvocabulaire en anglais, en français, en espagnol et surtout danscet argot des malfaiteurs qu’on appelle le « slang ».

Lorsqu’ils furent arrivés à une certainedistance des bâtiments de la Deutsche Natrona, Dadd fit haltebrusquement. Il était exaspéré.

– Tu te figures peut-être, dit-il à soncompagnon, que la chose va se passer comme cela ? Que nousallons continuer à traîner la savate sur les grandes routes – siencore elles étaient bien entretenues ! – Quand ce ne sont pasdes fondrières ce sont d’anciens lits de torrents dont les caillouxaigus vous déchirent les pieds.

– Tu as une idée ?

– Bien sûr ! et mon idée c’est toutd’abord de tirer vengeance de ce gros Allemand qui nous a jetés àla porte avec tant d’arrogance. Je comprends que le docteurKristian lui ait volé sa caisse. Il ne pouvait pas moins faire. Enle faisant, il a joué certainement un rôle providentiel. Saconduite nous indique celle que nous avons à suivre.

– Je pense que tu n’as pas l’idéed’attaquer le Herr Professor dans son camp retranché où il possèdetoutes sortes de moyens de défense, des armes de précision, deschiens féroces…

– Il ne s’agit pas de cela. Nous allonstout simplement attendre qu’il sorte. Il serait bien extraordinairequ’il n’eût pas sur lui une somme suffisante pour nous permettre deregagner Mexico où nous tâcherons de retrouver la piste du docteurKristian. Il faut absolument que nous sachions ce qu’il estdevenu.

Dadd avait une véritable autorité sur Toby.Celui-ci accepta donc de se ranger à son idée et tous deux, enattendant que la grosse chaleur fût un peu tombée, s’installèrent àl’ombre d’un rocher pour faire la sieste.

Ils savaient qu’à cette heure du jour, et parcette chaleur, aucun Européen ne peut sortir, sous peine des’exposer à une insolation, et l’endroit où ils s’étaient installésétait situé en bordure de l’unique sentier qui aboutissait à lafactorerie.

Les deux vagabonds étaient accablés defatigue, aussi leur sieste se prolongea-t-elle beaucoup pluslongtemps qu’ils ne se l’étaient proposé. Le soleil déclinaitderrière les pics déchiquetés de la Cordillère lorsqu’ils seréveillèrent enfin. Ils étaient parfaitement reposés, mais ilsmouraient de faim.

– Où allons-nous ? demanda Toby,dont le sommeil avait embrouillé les idées.

– Tu sais bien, répliqua Dadd que nousattendons Ludwig von Hagenbach.

– Singulière idée que tu as eue là,grommela Toby tourmenté par une faim dévorante, et si ce grosAllemand ne sort de sa forteresse que d’ici huit jours, nousfaudra-t-il mourir d’inanition en attendant son bonplaisir ?

Dadd, qui de même que son compagnon étaittorturé par de cruels tiraillements d’estomac, était de fortméchante humeur.

– Me prends-tu pour un imbécile ?riposta-t-il avec aigreur. Nous occupons le seul sentier par lequelpuissent passer les gens de la factorerie. De toute façon, ilfaudra bien qu’ils sortent.

– Et s’ils ne sortent pas ?

– Tais-toi donc ! Est-ce que tu net’es pas toujours bien trouvé de mes conseils ?

– Cela dépend ! grommela Toby avecun haussement d’épaules.

La discussion menaçait de s’envenimer quanddes aboiements retentirent dans la direction des hangars.

Dadd et Toby se glissèrent précipitammentderrière un rocher.

La barrière venait de s’ouvrir et le professorLudwig von Hagenbach en sortit, pour aller respirer le frais dansla montagne, après sa sieste.

Ce savant personnage voulait sans douteprofiter des dernières heures du jour, pour se livrer à sa passionpour les sciences naturelles, car il était muni de tout un attirailcompliqué. Il portait en bandoulière une longue boîte vertedestinée à recueillir les plantes, un filet à papillons reposaitsur son épaule, sa ceinture était garnie d’un lourd marteau degéologue, qui faisait pendant à un revolver presque aussi grosqu’une mitrailleuse ; enfin sa canne qui renfermaitintérieurement un parasol se terminait par une petite bêche pointuearrondie en forme de cœur qui, suivant le cas, pouvait êtreemployée comme outil d’herborisation ou comme arme défensive. Nousallions oublier une lunette d’approche de gros calibre et unemusette remplie de provisions qui se faisaient équilibre de chaquecôté de sa bedaine.

Le professeur s’avançait gravement, s’arrêtantà chaque instant pour regarder le paysage ou se penchant pourétudier le sol, en homme pour qui une promenade est une occupationsérieuse et bien rétribuée. Il mit presque un quart d’heure àfranchir la courte distance qu’il y avait entre l’établissement,dont il était directeur, et l’endroit où ses deux ennemis s’étaientmis en embuscade.

Il venait d’y parvenir lorsqu’il aperçut àterre une petite plante grasse, à fleur jaune, qui sans doutemanquait à ses collections car il se baissa rapidement pour lacueillir en poussant un cri de joie.

Il n’eut pas le temps de se relever.

Petit Dadd, agile comme un singe, lui avaitsauté sur les épaules, pendant que Toby le gratifiait d’un croc enjambe qui le fit s’étaler tout de son long, le nez sur la plantequ’il s’apprêtait à cueillir.

Embarrassé par l’attirail dont il étaitchargé, le pauvre docteur n’opposa qu’une faible résistance auxdeux gredins.

En un clin d’œil, il se vit dépouillé de sonrevolver-mitrailleuse, de son sac à provisions et de tout ce qu’ilportait. Pour l’empêcher d’appeler au secours, Dadd lui avaitenfoncé dans la bouche un vieux mouchoir de poche horriblementsale. Von Hagenbach était à demi asphyxié, et de plus, il s’étaitcruellement meurtri dans sa chute.

Les deux bandits lui enlevèrent son gilet etson veston dans les poches duquel ils trouvèrent quatre piastresmexicaines, de la menue monnaie, et un portefeuille que Dadd fitdisparaître avec l’agilité d’un prestidigitateur de profession, ense réservant de l’examiner plus tard tout à loisir.

Le docteur fut aussi dépouillé de sa chemise,de ses lunettes à branches d’or qui allèrent rejoindre le filet àpapillons et le marteau géologique.

– J’aime assez l’histoire naturelle, fitDadd qui s’était passé en sautoir la boîte verted’herborisation.

Puis après avoir fait une grimace à savictime, qui se débattait désespérément, tel un veau marin échouésur un banc de sable.

– Est-ce qu’on lui enlève saculotte ? dit gravement Toby.

Le docteur, malgré le bâillon qui l’étouffait,poussa un grognement de désespoir. Il tourna vers Toby des regardssi suppliants que celui-ci qui, au fond, n’avait pas une mauvaisenature, se laissa presque attendrir.

– Bah ! fit-il, laisse-lui saculotte ; comme dit un proverbe français « Il ne faut pastuer tout ce qui est gras ». Puis ce coutil n’a pas l’air detrès bonne qualité, ce doit être un « ersatz », uneespèce de culotte en papier si tu préfères.

Le malheureux docteur ne bougeait plus depuisqu’il avait entendu dire qu’il ne faut pas tuer tout ce qui estgras – lui qui était d’une corpulence énorme – il se demandait s’iln’allait pas être immolé immédiatement.

– Laissons-lui sa culotte, fit Dadd avecbeaucoup de magnanimité. Elle serait beaucoup trop grande pour moi,d’ailleurs. Puis, ce n’est peut-être pas la peine de rester troplongtemps dans ces parages. Attache-moi solidement cet honnêtesavant, nous allons filer.

Toby s’empressa d’exécuter cet ordre ; ilgarrotta solidement le prisonnier et eut même la pensée délicated’arranger le bâillon de façon à ne pas trop le faire souffrir.

Petit Dadd, qui ne se départait pas un instantde son caractère jovial, adressa à sa victime un profond salutavant de l’abandonner à son malheureux sort.

– Au revoir, Herr Doktor, lui dit-il,bien des choses de ma part à l’université d’Iéna. Je vous autoriseà écrire à votre consul à Mexico que vous avez été victime d’uneagression de la part de von Toby et, de von Petit Dadd.

« À part cela, ajouta-t-il d’un tonmenaçant, si jamais vous avez la mauvaise idée de porter plaintecontre nous, je reviens pour vous couper les oreilles.

– Et pour vous enlever votre culotte,ajouta Toby, qui trouvait excellente cette mauvaiseplaisanterie.

– Je vais lui laisser son filet àpapillons, déclara gravement Petit Dadd, je suis trop bon, on m’atoujours dit que c’est cela qui me perdrait.

Après s’être copieusement divertis aux dépensde leur victime, Toby et Petit Dadd la laissèrent assez peuconfortablement installée à l’ombre du rocher.

– Maintenant, déclara Dadd, qui pliaitsous le poids du butin dérobé au docteur, il faut comme disent lesgens de sport, « faire de la vitesse ». Il ne serait pasintéressant du tout que les péons de la factorerie nous tombent surle dos, avec leurs chiens.

– Tu es bon, toi, grommela Toby, moi j’aiune faim atroce.

– Ma foi, tu as raison, on ne va pas bienloin quand on n’a rien dans le ventre. Nous allons donner un coupd’œil aux provisions du Herr Doktor. J’ai toujours entendu dire queles Allemands faisaient un dieu de leur ventre.

– Je souhaite qu’on ait dit vrai.

Petit Dadd ouvrit la musette et en retira avecune mine extasiée une grosse tranche de jambon, des tartinesbeurrées, une paire de saucisses, la moitié d’un petit pain rond etune importante bouteille de kirsch.

Petit Dadd était à la fois émerveillé etstupéfait.

– Parle-moi de ces gens-là, s’écria-t-il,ça c’est épatant ! S’il ne mange que cela pour son lunch,qu’est-ce que ça doit être à son dîner ? J’en ai uneindigestion, rien que d’y songer.

– Tu penses, fit gravement Toby, que cen’est pas en mangeant de la ficelle qu’il a attrapé une bedainepareille.

Avec une rapidité surprenante, le pain, lejambon et les saucisses disparurent. Il en fut de même d’une petiteboîte de harengs de la Baltique que Dadd avait découverte dans lapoche du veston du docteur.

Après ce festin, les deux bandits donnèrentune forte accolade à la bouteille de kirsch.

Ils se sentaient maintenant tout à faitragaillardis, heureux de vivre, ils envisageaient l’avenir avecconfiance et ils n’avaient pas assez de plaisanteries pour semoquer du docteur dont ils venaient d’absorber les provisions debouche.

– Si on retournait chercher le filet àpapillons et la culotte, proposait Toby.

– Vraiment cela m’étonne de toi, répliquaDadd sévèrement, tu n’es pas un gentleman !

« Je vais voir plutôt ce qu’il y a dansson portefeuille.

Toby était devenu silencieux, Dadd exhibad’abord divers passeports ornés de cachets multicolores, un diplômesur parchemin, délivré par la fameuse université d’Iéna et quelquesautres pièces d’identité.

Enfin il tira d’un compartiment secret unbank-note de mille dollars qu’il étala complaisamment aux yeux deToby.

Le bandit le regarda quelque temps avecattention, le froissa et le replia plusieurs fois, en examina lesnuméros, puis tout à coup, il se leva avec un geste de colère.

– Nous allons retourner sur nos pas,dit-il avec emportement, et que le diable m’emporte si je ne coupepas les oreilles au docteur.

– Hein ? fit Dadd abasourdi.

– Dame ! Il n’aurait que ce qu’ilmérite, c’est un abominable filou. Il nous a « refilé »un bank-note faux.

– Tu es sûr ? murmura Daddaccablé.

– Tu penses que je suis compétent dans lamatière. J’en ai fabriqué. Regarde d’un peu près, tu verras que latête de l’aigle n’est pas nette ; le papier est trop épais, etles numéros ne concordent pas.

– Décidément, fit Dadd, avec le plusgrand sérieux, ce boche est un sale voleur.

– Est-ce qu’on retourne lui couper lesoreilles ?

– Eh bien, non ! répondit Dadd aprèsun instant de réflexion. Nous allons gagner au plus vite la stationqui n’est qu’à un mille d’ici.

– Je ne te reconnais plus, mais alors, etle bank-note ?

– Je vais le passer, c’est ce que nousavons de mieux à faire.

– Personne n’en voudra.

– Tu crois ?

– Mais comment t’y prendras-tu ?

– Mon vieux, fit Dadd en clignant del’œil, cela me regarde. Je ne sais pas encore comment je ferai,mais je suis bien sûr d’une chose, c’est que je réussirai. Tout ceque je te demande, c’est de me laisser faire.

– Je sais que tu es un malin, murmuraToby un peu vexé, chacun a ses qualités spéciales…

Dadd n’entendit pas la dernière moitié decette phrase, il avait pris un pas tellement accéléré, qu’il avaitdéjà laissé Toby très en arrière ; celui-ci se hâta de lerejoindre, et après une demi-heure d’une course folle, tous deuxarrivèrent à la station de l’Estanzillo, où ils réussirent à monterdans le train sans autre aventure.

CHAPITRE II – PETIT DADD DEVIENTPSYCHOLOGUE

Le bar de l’Alliance, dans la petite ville dePalmarejo, était dirigé, depuis plusieurs années, par l’honorableWalker Clapton, un ancien ouvrier brasseur d’origine anglaise, quiétait en train de faire une grosse fortune avec les travailleursdes mines d’argent qui appréciaient tout particulièrement sonwhisky et son gin des meilleures marques anglaises etaméricaines.

Mr Clapton était un gros hommeathlétique, la face congestionnée et apoplectique. Il étaiténorme ; ses joues arrivaient presque à cacher son nez, sesyeux très petits et assez vifs disparaissaient sous la graisseenvahissante. Son front était très peu développé, en revanche ilavait quatre mentons et ses lèvres lippues, d’une riche couleurvermeille encadraient des dents d’une blancheur éclatante.

Le ventre de Mr Clapton avait pris unetelle importance, que son propriétaire – ainsi qu’il en convenaitlui-même avec un bon rire – était dans l’impossibilité, quand ilbaissait les yeux, d’apercevoir ses pieds, pourtant très développéset chaussés de solides brodequins presque aussi vastes que deschaloupes.

Mr Clapton était fier de sa santé etaussi de son appétit. Après avoir déjeuné copieusement, ilabsorbait une douzaine de grogs, tout en jouant au bridge avec sesclients. Vers quatre heures, il mangeait une demi-livre de jambonavec des tartines beurrées pour se faire bonne bouche, en attendantle repas du soir.

Cette collation était suivie de quelquesverres de porto et de vin d’ananas dont Mr Clapton se montraitparticulièrement friand.

Nous n’essayerons pas de décrire le dîner decet ogre qui engloutissait nonchalamment des gigots entiers, desmontagnes de boîtes de conserve, des corbeilles de fruits etgénéralement toutes les choses mangeables qui tombaient sous samain à cette heure de la journée.

Une fois, à la suite d’un pari, il avaitdévoré un veau entier accommodé à différentes sauces, et il n’avaitpas eu d’indigestion. En cette occasion, il avait même eu lacoquetterie de réclamer des desserts quand la dernière escalopeavait disparu dans sa panse gargantuesque.

Il n’est pas besoin de dire qu’un tel hommeétait extrêmement populaire. Il était adoré des mineurs. C’était àqui viendrait lui taper sur le ventre et lui offrir un grog. Lestapes et le grog, Mr Clapton les acceptait avec unebienveillance dédaigneuse.

D’ailleurs il n’avait pas son pareil pourlancer à une grande distance sur le pavé les ivrognes et lesmauvais payeurs. Ses biceps étaient justement redoutés.

– Moi, déclarait-il, je ne comprends pasun barman qui est obligé d’avoir un browning ou d’autres engins dece genre. S’il est forcé d’avoir recours à de pareils outils, onpeut être sûr que c’est un pauvre sire qui ne réussira jamais dansla partie. Voilà avec quoi il faut sortir le client !

Et il étalait fièrement ses poings énormes,aussi vastes, aussi dodus et aussi roses que des épaules demouton.

Très violent, très coléreux, le patron du barde l’Alliance, n’était pas un méchant homme. Il faisait facilementcrédit à ceux qui savaient lui adresser à propos quelquescompliments sur sa force musculaire. Mais s’il s’apercevait qu’onessayait de le rouler, il devenait terrible, mieux eût valu avoiraffaire à un lion ou à un taureau furieux.

Le bar de l’Alliance était relativementluxueux, c’était le plus beau de la ville. En face du comptoird’étain, si bien frotté qu’il étincelait comme de l’argent,s’alignaient de hauts tabourets d’acajou, sur lesquels se hissaientles consommateurs de marque, les clients sérieux, les vieuxhabitués de l’établissement.

À l’extrémité de ce comptoir se dressait unegrande urne de cristal où nageaient des poissons rouges. C’étaitune pièce monumentale. Clapton, quand il était un peu gris,affirmait que son urne avait été volée dans un musée français etqu’autrefois elle servait à donner à boire au cheval du roi. Dequel roi ? il eût été bien embarrassé de le dire.

Quand il était à jeun, il affirmait – plusmodestement – que le fameux bocal avait figuré à l’exposition deChicago où il l’avait payé cinquante dollars…

Quoi qu’il en soit, l’urne était une desgloires du bar de l’Alliance ; un soir, à l’occasion del’anniversaire de l’indépendance du Mexique, Clapton avait faitfrire les poissons rouges et rempli son urne de whisky-soda et toutle monde, pendant une heure, avait eu le droit de s’abreuver,gratuitement.

Cette magnificence l’avait d’ailleurs rendufameux dans le voisinage et augmenté d’autant sa clientèle.

Il était près de minuit. Mrs Clapton,aussi maigre et aussi pâle que son mari était sanguin etventripotent, aussi effacée et silencieuse, qu’il était loquace etbruyant, était en train d’essuyer le fameux comptoir d’étain, quandplusieurs mineurs en goguette entrèrent dans l’établissement.

Le patron leur exprima sa sympathie, en leurbroyant les doigts comme aurait pu le faire avec ses pinces unhomard de forte taille, si jamais les homards s’étaient avisés dedonner des shake-hand à leurs camarades.

Les mineurs, en revanche, tapèrent en cadencesur la bedaine de Mr Clapton. C’était une plaisanteriepermise. Le barman eût été désolé que personne ne constatât d’unefaçon palpable son magnifique embonpoint.

Les mineurs prirent un ou deux gobelets dewhisky assez sagement. Le patron paya une seconde tournée, on parlades affaires du pays.

Pendant cette conversation, un drôle de petitjeune homme, assez mal habillé, entra tout doucement et s’assitdans un coin en commandant à la patronne un verre de gin, avec unpetit sourire qui lui gagna du premier coup le cœur de l’excellentedame.

– Vous avez l’air bien faible pour letravail des mines ? dit-elle avec un certain intérêt.

– Je ne suis pas un simple mineur,répondit l’adolescent avec un peu de fatuité. Il ne faut pas jugerles gens sur la « mine ». J’ai quelques milliers dedollars à la banque de Mexico.

« Et, ajouta-t-il en baissant la voix, sije viens ici, c’est pour acquérir des terrains argentifères dont onm’a dit merveille.

– Mon pauvre monsieur, répliquaMrs Clapton dont la physionomie exprima une pitié sincère,vous ne pouvez pas vous imaginer combien on est volé auMexique !

– Moi, on ne me roule pas ! fit lejeune homme en se plaçant les deux mains sur les hanches, d’un airde défi.

– Vous m’avez l’air d’un brave gentleman,dit Mrs Clapton après avoir regardé prudemment autourd’elle.

« Voulez-vous que je vous donne un bonconseil ? N’achetez rien dans ce maudit pays. Les mines quiproduisent quelque chose sont depuis longtemps vendues à desmilliardaires américains. Ce qui reste en fait de concession nevaut pas la peine qu’on s’en occupe.

Mrs Clapton devenait presque maternelle.« Si vous m’en croyez, ajouta-t-elle en baissant la voix,reprenez le train pour Mexico. Si vous saviez ce que j’en ai vu deces pauvres jeunes gens qui arrivaient ici pour faire fortune etqui repartaient sans sou ni maille, avec les fièvres ou une jambecassée !

– Je vous parie bien qu’à moi celan’arrivera pas ! murmura l’adolescent avec une réelleconviction.

– Je vous le souhaite, mais je nel’espère pas beaucoup. Voulez-vous que je vous dise, il n’y a qu’unseul commerce qui réussit par ici.

– Et lequel ?

– Celui de mon mari, dit Mrs Claptonen baissant la voix.

Le jeune homme eut un geste de surprise etd’admiration.

– Je crois vraiment, dit-il d’un tonconvaincu, que vous êtes une brave et excellente dame, et je vouspromets de suivre vos conseils. Donnez-moi un autre verre de ginand soda, celui-ci était délicieux.

Pendant que Mrs Clapton s’empressait deservir ce jeune client si raisonnable et si sympathique, un autrepersonnage entrait à grand fracas dans le bar. Il paraissait àmoitié ivre. Ce fut avec une peine inouïe qu’il se percha sur undes hauts tabourets qui se trouvaient en face du comptoir.

– Maintenant ça va bien, beugla-t-il.Patron, donnez-moi ce que vous avez de meilleur dans votre boîte.Une bouteille de vrai champagne, par exemple !

– Mon garçon, répondit prudemmentMr Clapton, une bouteille de champagne, ça vaut son prix.

– Je m’en fiche, ça m’est égal.

– Tu as de l’argent ? demandaClapton, auquel le costume plus que négligé du nouveau venun’inspirait qu’une médiocre confiance.

– Bien sûr, que j’en ai, allonsdépêchez-vous de me servir. Puis en y réfléchissant, je ne prendraipas de champagne. Donnez-moi un whisky, tout ce que vous avez demeilleur.

Le whisky fut apporté et vidé d’un trait parl’ivrogne qui devenait d’instant en instant plus exigeant et plustapageur.

L’urne aux poissons rouges parut attirervivement son attention. À la grande indignation de Mr et deMrs Clapton, il offrit de parier cinq dollars qu’ilatteindrait un des poissons rouges à vingt-cinq pas, et il tira desa poche un browning d’un énorme calibre dans lequel nos lecteurseussent reconnu la mitrailleuse du Herr Doktor von Hagenbach.

– Pas de blagues, hein ! s’écriaClapton alarmé. Je te défends de tirer sur mes poissons !Rentre ton revolver ou je te tords le cou.

– Et si ça m’amuse, moi ? repartitl’ivrogne avec un rire stupide.

Avant que le barman eût pu s’y opposer, ilavait envoyé une balle au centre même du fameux vase.

Il y eut un fracas de verre cassé. Lespoissons rouges se débattaient à terre au milieu des débris del’urne.

Devant ce lamentable spectacle, Clapton futfrappé d’un tel saisissement qu’il demeura incapable pendantquelques secondes de prononcer une seule parole.

Un silence gros de catastrophes planait dansl’enceinte du bar. L’ivrogne, sans doute dégrisé par la réalisationmême de son exploit, regardait piteusement à terre.

À la surprise avait succédé chez Clapton uneeffroyable colère. Les yeux lui sortaient de la tête et son visages’était violacé.

Il saisit au collet l’auteur du désastre et lesecoua brutalement.

– Tu ne sais pas, coquin, hurla-t-il, quetu viens de casser un vase qui vaut plus de cinquantedollars ! Il n’y en avait pas un aussi beau dans le pays à dixmilles à la ronde ! Tu vas commencer par me le payer.

– Je n’ai pas d’argent, fit l’homme d’unair navré.

– Ah tu n’as pas d’argent, répéta letavernier d’un ton menaçant. Va-nu-pieds, escroc, bandit ! Jevais te rompre les os !

– Il vaudrait mieux aller chercher lapolice, conseilla un des mineurs.

Le jeune consommateur qui buvait un verre degin, seul à une table, s’était levé brusquement et s’étaitrapproché du groupe dont Clapton et son bizarre client occupaientle centre.

– Il n’y a pas besoin d’aller chercher lapolice, fit-il. À votre place, je commencerais par le fouiller.

– Parbleu ! le conseil estbon ! s’écria Clapton, je n’y avais pas pensé.

Tournant et retournant l’ivrogne entre sesgrosses pattes, à peu près de la même façon qu’un chat retourne unesouris, il explora les haillons du malheureux, et il en tiratriomphalement un portefeuille.

– Ah ! l’escroc, vous voyez bienqu’il voulait me voler, il en a de l’argent ! et il brandit unbank-note de mille dollars qu’il venait d’extraire d’un descompartiments.

Cette découverte avait un peu calmé la fureurdu tavernier.

– Moi je ne suis pas un malhonnête homme,déclara-t-il. Je vais prendre sur ce billet juste ce qui m’est dûet envoyer ce triste sire se faire pendre ailleurs.

– Vous avez vraiment trop de bonté, ditle jeune homme qui avait donné le conseil de fouiller ledélinquant.

– Je suis comme je suis, je vous garantisque l’affaire va être vivement liquidée. Je compte cinquantedollars pour l’urne, cinq dollars pour les poissons et lewhisky.

« Voilà par conséquent, neuf centquarante-cinq dollars, ajouta-t-il, en fourrant la somme qu’ilvenait de prendre dans son tiroir-caisse dans le portefeuille, d’oùil avait retiré le bank-note.

« Maintenant, si j’ai un conseil à tedonner, c’est de ne jamais remettre les pieds chez moi !

Après cette recommandation, il conduisit sonvoleur jusqu’à la porte, qu’il ouvrit toute grande et le poussarudement dans la rue, non sans l’avoir gratifié, en guise d’adieu,d’un vigoureux coup de pied dans la partie postérieure de sonindividu.

Mr Clapton exultait, chacun le félicitahautement de sa sagesse, de sa prudence et de la modération qu’ilavait montrées en châtiant ce mauvais drôle, qui avait laprétention de boire sans payer et qui démolissait les œuvres d’artà coups de browning, comme aux époques les plus néfastes desrévolutions mexicaines.

L’honnête tavernier eût été fort surpris, s’ileût pu voir que son ivrogne, sitôt qu’il avait été dans la rue,avait brusquement recouvré son équilibre et son sang-froid ets’était mis à courir à toutes jambes comme s’il eût eu hâte demettre la plus grande distance possible entre lui et le bar del’Alliance.

Le triste individu, dans lequel on a sansdoute reconnu Toby Groggan, courut d’une haleine jusqu’à la garequi était située à une certaine distance de la ville. Il y futbientôt rejoint par Petit Dadd, qui avait joué avec tant d’à-proposle rôle de donneur de bons conseils.

Les deux coquins s’égayèrent sans vergogne auxdépens de l’infortuné Clapton.

– Il est capable d’avoir un coup de sangquand il constatera que le billet ne vaut rien, déclara Petit Daddavec cynisme.

– J’ai reçu un coup de pied quelque part,grommela Toby, mais je ne le regrette pas. J’en recevrais encore undeuxième et même un troisième au même prix.

– Nous voilà en fonds, c’est l’essentielmais je crois qu’il ne serait pas prudent de moisir ici.

– Tu as raison, je suis sûr que sij’avais le malheur de retomber entre les grosses pattes deMr Clapton, il me tordrait le cou sans miséricorde.

– Dame, mets-toi à sa place. Notre petitecombinaison était assez ingénieuse, mais avoue qu’elle n’était pashonnête.

Après une courte discussion, Dadd et Tobyjugèrent qu’il serait plus prudent de ne pas prendre le train à lastation, mais de s’éloigner pédestrement de la ville en longeant lavoie du chemin de fer.

Le temps était doux, ils étaient contents deleur journée. Ils envisageaient l’avenir sans inquiétude et danscet état d’esprit, une petite promenade au clair de lune n’avaitrien pour leur déplaire.

CHAPITRE III – LES CHASSEURS D’OR

Trois semaines s’étaient écoulées, depuis lesévénements que nous venons de raconter. Toby et Petit Dadd, campésdans un vallon abrupt des montagnes de la Sierra Madre, non loindes frontières de l’Arizona, étaient occupés à faire cuire leurdéjeuner qui se composait d’un plat de ces délicieux haricotsmexicains, qu’on appelle des frigeoles, et d’un morceau de lardfumé.

Ils ne ressemblaient plus en rien aux deuxvagabonds de grand chemin qui demandaient la bourse ou la vie auxvoyageurs. Grâce à l’argent de Mr Clapton, ils avaient revêtul’aspect d’honnêtes prospecteurs.

De solides souliers ferrés, de largespantalons, doublés de cuir, et d’immenses sombreros, les rendaientpareils de tout point à ces nombreux aventuriers, qui munis deconnaissances géologiques élémentaires, s’adonnent à la recherchedes filons de métaux précieux, dans ces régions désolées sans eauet sans arbres que l’on a si bien dénommées « no man’sland », les terres qui ne sont pas faites pour l’homme et oùil ne peut pas vivre.

Dadd et Toby s’étaient d’ailleurs pourvus detout l’attirail indispensable à ces sortes de recherches. Ilsavaient emmené deux mulets, dont l’un était chargé de vivres,farine, conserves, tasajo, viande séchée, sans oublier des bidonsde caña ; l’autre portait les outils, le lourd marteau, lapelle, le pic, les fleurets, les leviers de fer, et une petiteprovision de cartouches de dynamite.

Les deux bandits devenus prospecteurs étaientd’ailleurs en excellente santé, en dépit de privations de toutgenre, qu’ils avaient eu à essuyer ; le soleil de l’équateuravait bronzé leur teint, les longues marches dans la Sierra et letravail en plein air leur avaient élargi les poumons, durci lesmuscles, jamais ils ne s’étaient aussi bien portés.

Enfin, ils avaient été pris au charme de cettefièvre de la recherche que connaissent tous les prospecteurs. Ilsavaient connu les joies du mineur qui découvre dans le sable noirdu torrent, près des rocs de quartz ferrugineux, les premièrespaillettes, les premières couleurs qui ne l’amènerontpeut-être qu’à une poche insignifiante, ne contenant quequelques grammes d’or, mais qui peut-être aussi le conduiront àquelque gisement d’une richesse incalculable, capable de changer enun Vander-bilt ou en un Carnegie, le pauvre coureur du désert.

Dans ce vallon sauvage, bordé de falaisesabruptes, couronné de madronos, de lavandes et de grands yuccas auxhampes majestueuses, chargés de clochettes blanches, il ne poussaitque quelques maigres arbrisseaux, les mulets, faute d’une meilleurenourriture rongeaient des raquettes épineuses. De temps en temps,ils allaient se désaltérer aux minces filets d’eau qui suintaientdu sommet du roc et allaient un peu plus loin se perdre dans lessables noirs, bus par le soleil torride, avant d’avoir pu allerplus loin.

Pendant que Toby entretenait avec desbrindilles et des plantes desséchées le brasier allumé sous lamarmite où cuisaient les frigeoles, Petit Dadd, accroupi au bord duruisseau qui en hiver devait être un vrai torrent, se livrait aulavage des alluvions.

Armé de ce plat de fer, que les prospecteursappellent la « battée », et qu’il avait rempli de sableet d’eau, il l’agitait doucement, enlevant avec précaution lescailloux, puis rajoutant de l’eau qui peu à peu entraînait la terreet les parties les moins lourdes du sable. Au bout d’un certaintemps, il ne restait plus dans la battée qu’une couche noired’alluvions dans laquelle brillaient quelques poussières jaunes quiétaient des particules d’or infiniment petites.

– Des couleurs ! s’écriaDadd avec enthousiasme. Il y a certainement un filon à peu dedistance d’ici !

– Je donnerais quelque chose pour levoir, murmura Toby beaucoup plus sceptique. Tu viensmanger ?

– Non ! Je veux laver encore unebattée. Les couleurs deviennent plus nombreuses, je crois que nousallons trouver quelque chose.

– Fais ce que tu voudras, moi jemange ; hier on n’a déjà pas eu le temps de dîner.

Dadd finit par se laisser convaincre, maistout en dévorant goulûment sa portion, il consultait un petitbouquin crasseux qu’il avait tiré de sa poche et qui s’intitulait« Le manuel-guide du parfait prospecteur ».

En quelques minutes Dadd et Toby avaientabsorbé tout le contenu de la marmite ; ils se remirent autravail avec acharnement.

– Je vais faire ce que dit le livre,s’écria Dadd avec exaltation, il faut continuer à laver le sable enamont et en aval de l’endroit où nous avons déjà trouvé quelquechose. Sais-tu que depuis hier nous avons déjà ramassé pour près dedeux dollars d’or.

– C’est peu !

– Mais, animal, ce n’est qu’uneindication ! qui te dit qu’avant la fin de la journée nousn’allons pas mettre la main sur une pépite grosse comme matête.

– Moi je ne demande pas mieux, murmuraToby qui peu à peu se sentait gagné à son tour par la contagieusefièvre de l’or.

Ils travaillèrent trois heures avec une hâtefurieuse. Ils ne se parlaient pas, échangeant seulement de loin enloin quelques rares paroles. Aux couleurs avaient succédéde véritables paillettes, puis aux paillettes, de gros grains demétal.

Dans ces trois heures ils avaient entassé dansla boîte de fer-blanc, où ils déposaient leurs trouvailles, unpetit tas de poudre qui pouvait valoir une cinquantaine dedollars.

Ils étaient ivres de joie.

Ce fut bien autre chose quand Dadd, enremontant le ruisseau, atteignit un endroit où la roche étincelaitde points brillants. Il courut chercher la pioche.

Le quartz désagrégé par les pluies, cédait pargros morceaux qui, tous, paraissaient incrustés d’or, comme si onse fût amusé à enfoncer des clous d’or pur dans le cristalferrugineux, couleur de rouille.

Dadd et Toby tapaient à qui mieux mieux, commes’ils eussent voulu éventrer la montagne.

Sans plus attendre, Dadd voulait faire sauterà la dynamite tout un pan de rocher. Toby eut grand-peine à luifaire comprendre qu’il était plus sage de mettre d’abord en sûretétout l’or qui se trouvait à portée de leurs mains à la surface. Cen’était pas la peine d’attirer par le bruit d’une détonation lesgambusinos et les rôdeurs de frontières qui pouvaient se trouverdans le voisinage.

Comme pour montrer la justesse de cetteobservation, Toby finissait à peine de parler qu’une explosion sefit entendre dans le lointain. Cette explosion fut suivie d’uneseconde, d’une troisième, puis d’une quatrième et d’une infinitéd’autres.

Les deux prospecteurs se regardèrenteffarés ; ils étaient à la fois très inquiets et trèsmécontents.

– Qu’est-ce que cela veut dire ? fitDadd. S’il y a près d’ici un camp de mineurs nous sommesflambés !

– Ce ne serait pas drôle. Vois-tu quel’endroit où nous avons fait nos découvertes appartienne déjà àquelque société ?… J’ai eu du flair en te défendant de teservir de la dynamite.

– Je n’entends pas me laisservoler ! Nous allons commencer par arracher autant d’or quenous pourrons…

– Oui, mais s’ils nous surprennent enplein travail ?

– Je crois qu’avant tout il faut savoir àqui nous avons affaire. Allons en reconnaissance, et cela tout desuite.

Et comme les coups de feu continuaient à sefaire entendre de loin en loin, et arrivaient très nettement auxoreilles des deux amis, répercutés par les échos de lamontagne :

– Tu entends, fit Toby, je parie qu’ilsne sont pas à plus d’un demi-mille. Le plus curieux, c’est que cene sont pas des coups de mine, on dirait qu’on se sert d’un fusilde très gros calibre.

– Ceux qui s’en servent ne sont pasnombreux, répondit Dadd qui était un observateur très perspicace.Les coups sont espacés, comme s’il n’y avait qu’un seul homme etqu’un seul fusil.

– Tu as raison, je me demande ce que celapeut bien signifier. Si nous allions voir ?

– Allons-y !

Guidés par le bruit des détonations quicontinuaient à crépiter, Dadd et Toby franchirent une muraille derochers et se trouvèrent dans une vallée encore plus désolée etstérile que celle qu’ils venaient de quitter. Des blocs de granit,de quartz et de porphyre formaient des amoncellements chaotiquesque n’égayait aucune végétation. Le vallon s’ouvrait sur un vasteespace désertique qui, sans doute, se prolongeait jusqu’à l’OcéanPacifique et où poussaient seulement des cierges épineux et derares cactus. Mais les deux amis ne prêtèrent pas tout d’abordgrande attention au paysage.

Le spectacle qu’ils aperçurent en atteignantle sommet du défilé, qui commandait la vallée, était assezintéressant pour exciter leur étonnement.

Le visage en sueur, un gros homme vêtu decoutil blanc, était armé d’un de ces antiques tromblons fortemployés autrefois par les bandits espagnols et qu’on ne voit plusguère aujourd’hui que dans les musées. Le canon évasé en formed’entonnoir, pouvait recevoir toute une poignée de balles, et lacrosse assez courte permettait de résister plus aisément auformidable recul que produisait une pareille arme.

C’étaient les détonations du tromblon que Daddet Toby avaient entendues, mais le plus singulier, c’est que celuiqui en était armé continuait à fusiller consciencieusement lafaçade du rocher placé en face de lui, rechargeant aussitôt qu’ilavait tiré, et si absorbé par cette occupation, qu’il ne s’aperçutpas qu’il avait été vu.

Il était fort occupé à bourrer son arme avecune poudre brillante qu’il tirait d’un sac de cuir pendu à saceinture, lorsque Dadd poussa une exclamation de surprise.

– Mais c’est le docteur KlausKristian ! s’exclama-t-il. Lui que nous avons si longtemps etsi vainement cherché !…

En entendant prononcer son nom, le docteuravait lâché son tromblon et l’avait prestement remplacé par unbrowning.

– Haut les mains ! cria-t-il enmettant en joue Petit Dadd qui marchait le premier.

– Pas de blagues ! docteur, s’écriacelui-ci. Ne tuez pas votre plus dévoué collaborateur. Je suis doncbien changé que vous ne me reconnaissiez pas ?

– Ah ! c’est toi, fit KlausKristian, dont la physionomie se dérida un instant. Et quel estl’homme qui t’accompagne ?

– C’est encore une vieille connaissance.Ce pauvre Toby à qui il est arrivé une foule de malheurs et qui afait le voyage tout exprès pour se réconcilier avec vous.

– C’est bon, murmura le docteur avec unmauvais regard à l’adresse de Toby. Je veux bien lui pardonnerencore cette fois, pour t’être agréable, mais à l’avenir il faudraqu’il marche droit.

– Vous n’aurez qu’à vous louer de sondévouement.

– Mais comment as-tu pu faire pour meretrouver ? J’espérais pourtant n’avoir été suivi depersonne.

– Un simple hasard ! Vous savez quenous sommes prospecteurs, nous aussi. Puis j’avais eu de vosnouvelles à la Deutsche Natrona et je savais aussi par votrecorrespondant de Mexico que vous étiez en voyage du côté de larégion minière.

– Je suis très heureux de te rencontrer,je vais avoir besoin de toi, jamais mes opérations n’ont été siprospères. J’ai déjà pris des mesures pour me retirer au Brésil. Jecommence à être trop connu dans ce pays-ci. Je n’y suis pas trèsbien vu et ce sera encore pis dans quelque temps.

– Puis-je savoir pourquoi ?

– Sais-tu ce que j’étais en train defaire ?

– Non !

– Je suis en train d’exécuter uneopération que l’on appelle en termes techniques, saler oufusiller une mine. Ce rocher ne contient pas une parcellede minerai, alors, c’est bien simple j’y en mets. Ce tromblon estchargé de belle et bonne poudre d’or que j’incruste à la surface durocher.

« Dans quelque temps d’ici, desingénieurs officiels viendront, dresseront un rapport favorable surla quantité et la qualité du minerai, et une société à laquelle jevendrai ce terrain fort cher viendra installer dans ce désert sesbatteries de pilons, ses perforatrices, et ses cuves decyanuration.

– Mais on reconnaîtra bien vite lavérité.

– Cela n’a pas d’importance, j’auraiquitté le pays depuis longtemps. La société d’ailleurs n’y perdrarien ; elle se gardera bien de dire à ses actionnaires qu’iln’existe ici d’autre poudre d’or que la mienne. Elle revendra lesactions à une société anglaise ou française qui, elle-même, lesécoulera à de petits rentiers, à des policemen en retraite, à descurés de campagne, enfin à des gens ignorant le premier mot de laquestion.

Dadd eut un moment d’hésitation. Il sedemandait s’il devait révéler à Klaus Kristian la découverte dugisement bien réel qu’il venait de faire ; le dévouement etl’admiration qu’il avait pour le diabolique docteurl’emportèrent ; à la grande stupeur de celui-ci, il le mit aucourant de ses récents exploits de prospecteur, sans essayer derien lui cacher.

– Tu as bien fait de parler, réponditKlaus Kristian, car je suis précisément propriétaire de la mine quetu as trouvée. J’ai acheté tout dernièrement et payé augouvernement mexicain trois milles carrés de ce désert.

Et comme Dadd et Toby en entendant cettedéclaration avaient allongé la mine d’une façon significative.

– Rassurez-vous, d’ailleurs,ajouta-t-il ; je n’ai pas l’intention de vous faire dutort ; je suis riche, beaucoup plus riche que vous ne pouvezl’imaginer, et je gagnerai probablement beaucoup plus de dollars,avec mon placer qui n’existe pas, que vous avec le vôtre…

Après une discussion assez animée, on finitpar décider que le docteur, en qualité de propriétaire, seraitassocié pour un tiers aux bénéfices, et que dès le lendemain tousles trois se mettraient au travail et ne quitteraient l’endroit quequand les plus belles pépites seraient en sûreté à la banque de laville la plus voisine.

Cet arrangement fut du goût de tout le monde,et ce qu’il y a de surprenant, c’est qu’il fut fidèlement exécutéde part et d’autre.

Le gisement découvert par Dadd n’étaitd’ailleurs qu’une simple poche qui, tout en renfermant quelquesbeaux échantillons, ne pouvait être regardée comme un véritableplacer.

Néanmoins, après un dur travail qui seprolongea pendant trois semaines, chacun des associés se vit à latête d’une somme de cinquante mille dollars, ce qui pour Toby etpour Dadd représentait une véritable fortune.

Quand cette affaire fut réglée à lasatisfaction de tous, Dadd prit le train pour New York, où ledocteur l’envoyait en mission confidentielle.

Le jeune vagabond n’était plus reconnaissable,vêtu d’un habit de bonne coupe, le plastron de sa chemise orné degrosses perles, il avait une bague au doigt et brandissaitnonchalamment un jonc à pomme d’or. Il avait même fait la folie des’acheter un monocle. On l’eût pris pour un véritable petitmaître.

CHAPITRE IV – LE MIROIR OVALE

Dadd avait quitté Mexico enchanté de sonvoyage à New York. Il était installé dans un compartiment de luxe,il fumait un cigare exquis, enfin il se trouvait dans l’excellentétat d’esprit de l’homme qui pour la première fois de sa viepossède un carnet de chèques, et, chose extraordinaire pour Dadd,en dépôt dans une banque, de l’argent à peu près honnêtementgagné.

Aussi le jeune bandit, qui était d’uncaractère très sociable, liait conversation avec les premiers venuset donnait son avis avec un aplomb superbe sur les questions demines et de finances dans lesquelles, d’après ce qu’il avait retenudu docteur Klaus Kristian, il se croyait une véritable compétence.Il se montrait aimable et poli avec tout le monde, pleind’obligeance envers les dames, et il ne manquait pas d’arborer sonmonocle à toutes les stations un peu importantes.

Mais à mesure qu’on se rapprochait de New Yorkses idées prenaient un autre tour. Son voyage cessait de luiparaître une partie de plaisir. Il ne se dissimulait pas que lamission de confiance dont le docteur l’avait chargé présentait desérieuses difficultés.

Voici en substance ce que lui avait dit KlausKristian.

– D’après mes renseignements, mon ennemipersonnel, mon plus redoutable adversaire, le détectivemilliardaire Todd Marvel, se rend en France avec Miss Elsie, safiancée, pour y mener à bien une délicate enquête qui a pour lui laplus grande importance.

« Cette enquête, il ne faut pas qu’elleréussisse.

« Il m’importe beaucoup qu’ellen’aboutisse pas. Todd Marvel a déjà réuni des documentsintéressants sur cette affaire.

« Ce sont ces documents qu’il faut que tutrouves moyen de te procurer. Ils se trouvent, j’en suis certain,dans le palais de Todd Marvel à New York, un des plus beaux de laCinquième Avenue, et pour faciliter encore ta tâche, j’ajouteraique s’ils n’ont pas été déposés dans le coffre-fort du cabinet detravail, ils ne peuvent être que dans les appartements de MissElsie.

« Maintenant, c’est à toi de tedébrouiller, il me faut absolument ces papiers. »

Le lendemain de son arrivée à New York, Daddalla faire un tour du côté de la Cinquième Avenue, mais il n’osatrop approcher du palais, car il n’ignorait pas que Todd Marvel etson secrétaire Floridor le connaissaient parfaitement et seseraient empressés de le faire arrêter.

Finalement, il pensa que le plus sûr moyend’arriver à son but était d’adopter un déguisement, et après mûreréflexion il s’habilla en Chinois. Le visage jauni par unedécoction de safran, les yeux protégés par d’épaisses lunettesnoires, les pieds chaussés de bottines à semelles de feutre, il sedrapa dans une blouse de soie noire tout usagée et s’arma d’unparasol.

Ainsi accoutré il ressemblait trait pour traità ces étudiants pauvres qui sont très nombreux dans le quartierchinois ; puis il était sûr de n’être pas reconnu. Grâce à cecamouflage, il put se promener pendant toute une matinée, enflâneur, dans la Cinquième Avenue, sans attirer l’attention.

Il cherchait vainement une bonne idée, lorsqueses regards tombèrent sur un grand camion automobile qui descendaitl’avenue chargé de luxueux tapis dont quelques-uns étaient deschefs-d’œuvre des Gobelins ou de la Savonnerie.

Ces tapis étaient enroulés sur eux-mêmes et deplus protégés par une enveloppe de toile qui portait l’adresse deleur destinataire, Mr Todd Marvel.

Dadd avait enfin trouvé l’occasion espérée. Lavoiture était encore à trois cents mètres de la demeure dumilliardaire, le jeune bandit profita d’un encombrement pour sehisser avec son agilité habituelle sur le camion, puis il se glissadans l’espèce de tube formé par l’enroulement d’un des plus grandstapis. Là, il attendit tranquillement.

Dix minutes plus tard, il sentit que des brasrobustes enlevaient le tube d’étoffe dans lequel il était caché etprocédaient au déchargement du camion. Puis Dadd constata que sontapis et lui se mettaient en marche suivant une ligne verticale.Alors il y eut un nouvel arrêt.

En effet, les tapis avaient été placés sur unmonte-charge, et hissés jusqu’à une pièce du troisième étage où lesréparations qu’ils venaient de subir chez un spécialiste devaientêtre examinées avant qu’ils reprissent leur place dans les salonsdu milliardaire. Rassuré par le silence et par l’immobilité, Dadd,au bout d’un quart d’heure, se décida à sortir de son tube, enrampant avec précaution.

Il se trouvait dans une vaste resserre oùétaient empilés des meubles de toute espèce. Il résolut de passerlà le restant de la journée et d’attendre la nuit en étudiant,autant par distraction que par nécessité, le plan détaillé dupalais qui lui avait été remis par le docteur.

Ce plan lui apprit que l’appartement de MissElsie se trouvait juste au-dessous de la pièce où il s’étaitintroduit. Il fit une seconde remarque intéressante ; lepalais de Todd Marvel est de style Renaissance, à chaque étage, ily a des balcons superbement sculptés.

Il en conclut qu’à la nuit close rien ne luiserait plus aisé que de descendre à l’aide d’une corde du balcon dela resserre jusqu’à celui de l’appartement de la jeune fille. Pourpeu qu’on eût laissé quelque fenêtre entrouverte, il serait au cœurde la place et il avait eu soin de se munir d’une scie à métaux,d’une pince-monseigneur, qui se démontait en trois parties et netenait presque pas de place dans ses poches, enfin de quelquesautres outils des cambrioleurs de profession.

Restait à trouver une corde. Les solidesficelles qui liaient les tapis faisaient précisément l’affaire.Dadd choisit la plus forte et eut le loisir de la doubler pour larendre plus solide et d’y faire des nœuds, de place en place, pourfaciliter la descente.

La nuit vint sans que personne se fût avisé dele déranger.

Quand il fut onze heures, que le palais toutentier fut plongé dans le silence, et que les lumières eurentdisparu à la plupart des fenêtres, Dadd se servit de sa corde pourdescendre, mais il eut soin de l’attirer à lui, afin de ne paslaisser de traces de son passage, sitôt qu’il eut atteint sansaccident le balcon d’une des pièces occupées par Miss Elsie.

Tout le favorisait, la pièce était obscure etla fenêtre entrebâillée.

Il entra et reconnut qu’il se trouvait dans unpetit salon élégamment meublé dans lequel se trouvait un grandbureau en bois de rose, orné de cuivres ciselés qui attira tout desuite son attention, non que Dadd fût antiquaire, mais il supposaitavec vraisemblance que le document qu’il était chargé de volerpouvait fort bien se trouver là.

Il s’avançait déjà vers le meuble quand tout àcoup les lustres du plafond s’allumèrent inondant toute la pièced’une vive clarté. Miss Elsie rentrait.

Dadd n’eut que le temps de se fourrerprécipitamment sous un rideau de soie dans l’embrasure de lafenêtre, retenant son souffle et se faisant aussi petit quepossible.

La jeune fille ne s’était aperçue de rien,mais Dadd tremblait qu’elle n’eût la fâcheuse idée de fermer lafenêtre, car alors elle le découvrirait forcément. Pour le momentdu moins Miss Elsie semblait avoir d’autres préoccupations. Elleavait pris sur un meuble une glace ovale, au manche d’ivoirecurieusement ciselé, et elle se regardait moins par coquetterie quepour vérifier si son visage avait autant maigri que le lui avaitaffirmé le soir même une de ses amies, Gladys Barney.

Elle tournait le dos à Dadd ; sansméfiance, celui-ci allongea un peu la tête hors de sa cachette.

Mais il avait compté sans le miroir, quimontra à Miss Elsie les traits d’un hideux petit Chinois àlunettes, caché sous ses rideaux. La jeune fille jeta un cri ets’évanouit. Dadd comprit que la partie était perdue pour cette foiset qu’il était inutile d’insister.

Avec un rare sang-froid, il noua rapidement aubalcon du second étage la cordelette qu’il avait prudemmentconservée, se laissa glisser dans la rue et prit la fuite à toutesjambes.

Un des détectives spécialement chargés de lasurveillance du palais se lança à sa poursuite, mais Dadd eut vitefait de le distancer et arriva dans une rue déserte. Il sedébarrassa de ses lunettes et de son attirail de Chinois et rentratranquillement à son hôtel.

Au cri qu’avait poussé Miss Elsie, sacamériste Betty était accourue.

Elle imbiba les tempes de la jeune fille devinaigre aromatique, lui fit respirer des sels et parvint aisémentà la faire revenir à elle.

Betty était habituée à ces alertes ; d’untempérament très émotif, un peu cardiaque même, Miss Elsie étaitfréquemment sujette à ces syncopes, et les médecins avaientrecommandé de lui éviter toute émotion violente.

Lorsque la jeune fille ouvrit les yeux, etqu’elle vit la dévouée Betty penchée vers elle, son visage serasséréna immédiatement.

– Si tu savais comme j’ai eu peur,murmura-t-elle d’une voix faible.

« Est-il parti au moins ?…

– Qui cela ? je n’ai vupersonne.

– Un horrible petit Chinois. Il était là,il y a un instant, dissimulé dans l’embrasure de la fenêtre, ets’apprêtant peut-être à me poignarder. Pourvu qu’il ne soit pasresté dans quelque coin !…

Betty se demandait avec inquiétude si samaîtresse ne déraisonnait pas.

– Il serait bien surprenant qu’unmalfaiteur ait réussi à se glisser dans le palais,répondit-elle ; cependant, je vais m’en rendre compte.

Bien persuadée qu’elle n’allait riendécouvrir, elle fureta par toute la pièce, soulevant les rideaux etse penchant pour regarder sous les meubles.

– La fenêtre est restée grande ouverte,s’écria Miss Elsie avec impatience, c’est par là qu’il a dûs’enfuir.

Betty s’avança sur le balcon et tout de suitedécouvrit la corde, que, dans sa fuite précipitée, Dadd avaitlaissée attachée à la balustrade de pierre.

– Miss avait raison, dit-elle un peueffrayée, la corde grâce à laquelle le malfaiteur a pu se laisserglisser à terre, est encore là. Il faut que Mr Todd Marvelsoit mis au courant.

Le milliardaire, plus alarmé qu’il ne voulaitle laisser paraître, se livra à une rapide enquête. Les traces dela corde, qui avait laissé sa marque sur le balcon de l’étagesupérieur, le rouleau de tapis, privé de son emballage, eurent vitefait de lui révéler la vérité. Le rapport du détective qui avaitinutilement poursuivi le jeune bandit, le confirma dans sesappréhensions.

– C’est probablement Dadd, réfléchit-il,Dadd que je croyais parti pour le Mexique. Il ne peut être envoyéque par Klaus Kristian, et ce n’est certainement pas, sans un motifgrave, qu’il a trouvé moyen de pénétrer chez moi. Il faudraitdécidément, qu’avant mon voyage pour l’Europe, je me débarrasse unefois pour toutes de cette encombrante petite fripouille.

Et sans attendre au lendemain, Todd Marvel sehâta de téléphoner à l’inspecteur Herbert, un des plus habilespoliciers de New York avec lequel il était resté en relationsdepuis l’arrestation de Klaus Kristian dans la maison deMrs Plitch.

Quinzième épisode – LES DRAMES DE LAT. S. F.

CHAPITRE PREMIER – LE PIANO À QUEUE

Le cabaret tenu par Mrs Plitch àl’enseigne du Hollandais Volant était un des plussinistres bouges du quartier de Bowery, le plus ancien, mais aussile plus mal famé de New York. La clientèle se composait presqueexclusivement de tramps, de matelots sans engagement, de dockers,d’émigrants, au résumé, la plus étrange écume sociale que l’on pûtimaginer.

Il n’était pas un des clients deMrs Plitch qui n’eût quelque crime sur la conscience, et ontrouvait parmi eux des spécimens de toutes les races humaines et detoutes les positions sociales. Les rixes à coups de couteau et derevolver y étaient fréquentes, si fréquentes que les policemen nese dérangeaient même pas quand ils entendaient crier au meurtredans la direction du Hollandais Volant. C’était là unechose courante.

Par une exception assez extraordinaire, à larigueur des lois contre l’alcool, cette taverne de fâcheuseréputation était un des rares établissements de New York où l’onservît à peu près ouvertement des spiritueux à ceux qui endésiraient.

À quoi pouvait-on attribuer cetteanomalie ?

Les uns disaient tout simplement queMrs Plitch, condamnée cinq ou six fois comme directrice d’unefence[4] avait fini par passer du côté de lapolice à laquelle elle fournissait des renseignements sur sesanciens complices ; d’autres qui la défendaientchaleureusement, affirmaient qu’elle était incapable d’une trahisonet que des sommes assez importantes adroitement offertes à certainshauts fonctionnaires, lui assuraient l’immunité dont ellejouissait.

Quoi qu’il en soit, le fait était là, patent,indéniable : l’alcool coulait à flots chez Mrs Plitch etjamais il ne lui avait été dressé le moindre procès-verbal. Lapolice y opérait bien de temps en temps quelques rafles, mais pasplus souvent qu’ailleurs. Mrs Plitch était en train de fairefortune ; c’était une maîtresse femme, robuste etventripotente, le teint fortement coloré par l’abus des spiritueux,elle avait le menton de galoche, les oreilles vastes et pointues etses yeux jaunes semblaient distiller le venin de l’astuce et de laméchanceté ; en outre, elle était assez robuste pour jeterelle-même à la porte, en cas de besoin, les ivrognes récalcitrants,et comme elle se plaisait à le dire, elle n’avait peur depersonne.

Parmi ses clients, les plus lettrés – et ils’en trouvait – la comparaient aux sorcières de Macbeth, ou à laCanidie du poète Horace.

Cette redoutable matrone siégeait, comme unereine sur son trône, dans un vieux comptoir en forme de tonneau quidevait remonter à la déclaration de l’indépendance desÉtats-Unis ; ce meuble vénérable était orné extérieurementd’une quantité de pièces en plomb, confisquées pour l’exemple auxgens indélicats qui avaient essayé de les passer, et clouées defaçon à former des arabesques. C’était une des curiosités dulieu.

Des cruches et des gobelets d’étain, desjambons entamés, des assiettes contenant des piles de sandwichs,complétaient ce décor, que les fenêtres étroites aux petites vitresbrouillées de toiles d’araignées, rendaient sinistre.

Du haut de son comptoir, placé près de laporte d’entrée, Mrs Plitch dominait une longue salle, basse deplafond, et meublée d’un double rang de petites tables, séparéespar des cloisons comme les boxes d’une écurie de course.

Dès six heures du soir, cette salle regorgeaitde monde, la foule des buveurs refluait jusque sur le trottoir,mais à cette heure de la journée – on était au milieu del’après-midi – les boxes étaient vides, sauf un seul.

Deux consommateurs d’allure disparate venaientde s’y asseoir et après avoir amicalement serré la main de lapatronne s’étaient commandé deux grogs « maigres ».

Le premier d’entre eux, un gringalet au nezcrochu, aux petits yeux verts remplis de malice, et si jaune, silaid qu’on ne savait si on devait lui attribuer dix-sept ans ousoixante, était vêtu avec une élégance qui faisait tache dans cemauvais lieu. Des boutons de diamant étincelaient à son plastron,des bagues brillaient à ses doigts, et une grosse chaîne d’orsortait d’une des poches de son gilet, enfin, de temps en temps, ilarborait un monocle et regardait autour de lui d’un air de défi etd’insolence qu’il se figurait sans doute être le comble du bonton.

Son compagnon modestement vêtu d’unecombinaison en toile goudronnée, comme en portent les mécanicienset les dockers, était un véritable athlète, aux vastes épaules, auxpoings noueux, mais dont la physionomie, en dépit du proverbe, nemanquait ni d’intelligence, ni de finesse.

Tous deux étaient engagés dans une discussiontrès animée, bien qu’ils parlassent à voix basse.

– Mr Daddy, répétait l’homme avecobstination, je dis ce que je dis. Je ne demande pas mieux que devous être agréable ; j’ai besoin de gagner de l’argent commetout le monde, mais je ne vous le cache pas, ce que vous medemandez là est tout à fait suspect.

– Je vous offre mille dollars, mon vieuxRobinson, il me semble que c’est une somme. Ce que je vous demandede faire n’est pas si difficile.

– Justement, c’est ce qui me donne de laméfiance, vous prépareriez un mauvais coup que cela ne m’étonneraitpas.

Mr Daddy assujettit son monocle et seleva d’un air indigné et fit mine de se retirer.

– Ne vous fâchez pas, reprittranquillement Robinson, il vaut mieux parler franchement, pasvrai ?

– Oui, sans doute, mais vous devezcomprendre, mon brave, qu’il n’est guère agréable à un homme de monrang d’être l’objet de pareils soupçons. Le but de ma propositionn’a rien que de très honnête.

– J’en suis persuadé, pour moi ce n’estpas clair. Vous voudriez vous introduire à bord du yacht deMr Todd Marvel pour le cambrioler que vous n’agiriez pasautrement !

Cette fois Mr Daddy, tout à faitexaspéré, se leva pour de bon.

– Décidément, Robinson, fit-il d’un airméprisant, vous êtes un âne et de plus un malappris !… Jeretire la proposition que je vous ai faite. Tant pis pour vous,vous êtes par trop bête, adieu !

Mr Daddy avait franchi la moitié de ladistance qui le séparait de la porte, quand Robinson le rattrapa enlui mettant sa lourde patte sur l’épaule.

– Allons, lui dit-il, ne vous fâchez pas,on a tout de même bien le droit de discuter une affaire avant des’y engager, que diable ! Pourquoi refusez-vous de me mettreau courant de ce que vous voulez faire. Vous n’avez donc pasconfiance en moi ?

Mr Daddy s’était laissé ramener à saplace, et s’était rassis en face de son grog « maigre »avec la mine de quelqu’un qui est en proie à de grandeshésitations.

– Allons, murmura-t-il, comme à regret,je vois bien qu’il va falloir que je vous confie mon secret,puisqu’il n’y a pas d’autre moyen de vous convaincre.

Gravement, il avait tiré son portefeuille desa poche, puis il fit un geste pour le remettre en place, commetravaillé par une dernière inquiétude.

– Au moins serez-vous discret ?soupira-t-il. Vous pourriez me faire perdre ma place.

– Quelle place ?

– Regardez !

Mr Daddy sortit mystérieusement duportefeuille une carte d’identité, ornée d’une photographie qu’ilmit un instant sous les yeux de son interlocuteur.

– Well ! murmura ce dernieren s’inclinant avec une certaine déférence. Vous êtes reporter auNew York Herald ?

– Mais oui ! comprenez-vousmaintenant ?

– Ma foi, non !

– Vous avez la tête dure, je vois qu’ilfaut vous mettre les points sur les i. Suivez-moi bien.Vous êtes chargé avec vos hommes de l’embarquement des bagages deMr Todd Marvel ; dans ces bagages il y a un superbe pianoà queue, qui ne doit être déballé qu’en arrivant en Europe. Moi, jevous remets la veille du départ une caisse tout à fait semblable àcelle qui contient le piano. Vous substituez une caisse à l’autre,ce n’est pas bien malin.

– Oui, fit le brave Robinson, en segrattant la tête, mais on m’accusera. Que répondrai-je ? Jesuis depuis dix ans l’homme de confiance de la maison Gardiner, lacélèbre agence de déménagements, je ne tiens pas à être flanqué àla porte !

– Mais on ne vous dira rien. On n’aurapas de reproches à vous adresser. Ce sera une erreur comme il enarrive souvent. Vous rapporterez le piano à queue chez Mr ToddMarvel. Vous ne l’aurez pas volé, on ne pourra rien vous dire.

– C’est pourtant vrai ! Maisqu’est-ce que tout cela peut avoir affaire avec le New YorkHerald ?

– Comment vous ne devinez pas ? Maisvous êtes bouché, mon garçon ! Je serai installé moi dans lacaisse qui sera embarquée à bord du yacht.

– Dans la caisse ? s’écria Robinsonavec stupeur.

– Parfaitement ! dans la caisse avecdes vivres, du papier, de l’encre, et même une lampe électrique, etpendant tout le voyage, je continuerai mon métier de reporter. Lepublic est avide de tout ce qui touche au fameux milliardaire.

« Grâce à moi, les lecteurs de monjournal seront renseignés jour par jour, sur les faits et gestes dufameux Todd Marvel.

– Jour par jour ?

– Eh bien, oui ! LaT. S. F. n’est pas faite pour les chiens ! Il y acertainement un poste à bord du Desdemona ; jedonnerai un bon pourboire au télégraphiste, et pendant la nuit,j’enverrai des nouvelles toutes fraîches au New YorkHerald.

« Et ce qu’il y a de plus fort, c’est queMr Todd Marvel – tous ces types-là adorent la réclame – seraenchanté de moi, et me donnera une belle gratification. Yêtes-vous, vieux zinc ?

L’honnête Robinson était passé de la stupeur àl’émerveillement.

– Il n’y a pas à dire, murmura-t-il, vousêtes un type épatant, Mr Daddy.

– Alors, c’est entendu ?

– Bien sûr ! Mais pourquoi nem’avez-vous pas dit cela tout de suite ?

– Parce que je ne tiens pas à ce qu’on meprenne mon idée. Si quelque confrère jaloux pouvait se douter de ceque je vais faire, il essayerait de m’imiter, ou même de m’empêcherde partir. Aussi je vous le répète, mon vieux Robinson, pas un motlà-dessus.

– C’est juré !

– Voulez-vous de l’argent tout desuite ?

– Comme il vous plaira.

– Eh bien, voilà, d’abord cinq centsdollars, vous recevrez le reste le jour où j’entrerai dans macaisse.

Robinson fourra dans sa poche le bank-note quelui tendait Mr Daddy ; l’on but une dernière tournée, etle reporter et le déménageur sortirent du HollandaisVolant bras dessus, bras dessous, comme de vieux amis.

Pendant la dernière partie de leurconversation, Robinson et Mr Daddy, avaient, sans s’enapercevoir, élevé le ton de leur voix. Ils parlaient tout bas encommençant, ils criaient presque en terminant. Mrs Plitch aufond du comptoir en forme de tonneau, où elle somnolait vaguementle nez sur un vieux journal, ses yeux de chouette, abrités derrièrede vastes besicles, avait à un certain moment dressé l’oreille.

Puis tout à coup, mise en éveil par certainsmots, elle avait écouté avec la plus grande attention.

Quand les deux étranges consommateurs sefurent retirés, Mrs Plitch décrocha le récepteur du téléphoneplacé à ses côtés.

– Allô ! fit-elle.

– Allô !Mrs Plitch ?

– C’est moi, Mr Herbert.

– Il y a du nouveau ?

– Pas grand-chose, mais cela peut vousintéresser.

– Je passerai ce soir.

– Entendu ! Au revoir !…

La tavernière accrocha le récepteur, et sereplongea dans sa lecture. Mais elle pliait et repliaitmachinalement la feuille, elle semblait regarder dans le vide, lesyeux absents, un méchant sourire errait sur ses lèvres, visiblementson esprit était ailleurs.

CHAPITRE II – IMPRESSIONS DE VOYAGE DEPETIT DADD

« Voilà quarante-huit mortelles heuresque je suis enfermé dans cette caisse comme un mort dans uncercueil et vraiment je commence à avoir le « cafard ».Si j’avais su, j’aurais emporté des livres.

« Heureusement que j’ai du papier et unbon stylo, je vais en profiter pour noter mes impressions. Ce nesera pas déjà si banal, et puis surtout, cela me fera paraître letemps moins long.

« Le Desdemona, le yacht deMr Todd Marvel, a levé l’ancre ce matin à six heures. Cen’était pas trop tôt. Il y avait déjà une journée et demie que jeme morfondais dans ma caisse qui est elle-même ensevelie sous unmonceau de bagages de toute espèce et je commençais à trouver letemps long.

« C’est avec un vrai bonheur que j’aisenti les premières trépidations de l’hélice et le frémissement dela coque. Enfin, nous voilà partis.

« J’attends avec impatience que la soiréesoit assez avancée pour aller prendre l’air sur le pont. Malgrétous les petits trous dont ma caisse est percée, on respire trèsmal ici. Puis il vient des machines une atroce odeur d’huile et decharbon qui me soulève le cœur. Heureusement que je ne suis passujet au mal de mer, ce serait complet.

« Je garde un charmant souvenir de cebrave Robinson, grâce auquel j’ai pu mener à bien mon embarquement.C’est un digne garçon que je reverrai avec plaisir.

« Le jour de mon départ, nous avons faitensemble un excellent dîner chez la mère Plitch ; la vieillesorcière s’est montrée fort aimable. Mais bien qu’elle prétendeconnaître admirablement le docteur Klaus Kristian, elle a une têtequi ne me revient pas, et je n’ai pas la moindre confiance enelle.

« Après avoir bu, plus que de raison, monami Robinson est venu m’accompagner jusqu’à la caisse de piano, quipour quelques jours, doit être ma demeure. Il en a admirél’aménagement.

« Ce n’est pas haut de plafond, mais ilest certain que j’ai utilisé le plus adroitement possible le peud’espace dont je disposais.

« Il y a un matelas pneumatique qui tientpeu de place et que je n’ai qu’à gonfler, si j’ai envie de dormir,une toute petite table, un tout petit escabeau, une lampeélectrique dont le courant est fourni par deux piles sèches, enfindes provisions de bouche en quantité raisonnable. Quelquesbouteilles de liqueur, des cigares, des cigarettes, sans oublierles outils qui vont m’être nécessaires, si je suis obligé defracturer quelque cabine ou d’ouvrir un coffre-fort pour trouverces fameux documents auxquels le docteur attache tantd’importance.

« Mon attirail est des pluscomplets : pince-monseigneur, ciseaux, vrilles, leviers,fausses clefs, ouistitis, sans oublier l’indispensable flacon dechloroforme, rien ne me manque. J’aurais vraiment de la guigne sije ne réussis pas.

« Ce qui augmente mes chances de succès,c’est qu’une fois en pleine mer, la surveillance serelâchera ; c’est beaucoup dans une pareille affaire d’être làquand personne ne soupçonne votre présence.

« Enfin, nous verrons bien…

« J’ai éprouvé une sensation très péniblequand la caisse qui me sert de domicile, entourée d’abord de forteschaînes a été enlevée dans les airs par une grue à vapeur.Sensation presque aussi pénible quand elle est descendue dans lesprofondeurs de la cale.

« Il m’a semblé que j’étais enterrévivant, et cette pénible impression s’est encore accentuée quand,avec un vacarme formidable, on a entassé au-dessus de ma tête, uneavalanche de malles, de caisses, de tonneaux de toute espèce.

« Jamais je ne pourrai sortir delà-dessous, je vais être obligé de creuser un tunnel à travers lesbagages.

« Cette cale est pleine de bruitsinquiétants, si j’étais nerveux je deviendrais facilementneurasthénique dans un pareil endroit. Tantôt c’est le trottinementdes rats que j’entends galoper au-dessus de ma caisse, puis il y ades bruits sourds et plaintifs qui ressemblent à des soupirs, à desmurmures douloureux, à des geignements.

« Quoique je sache bien que tous cesbruits sont dus au sourd travail du bois, aux frottements causéspar le roulis, ils ont parfois une expression presque humaine quim’impressionne plus qu’il ne me conviendrait.

« Ce matin, j’ai essayé de fumer uncigare. Déplorable idée ! l’air se renouvelle si difficilementdans mon réduit que j’ai failli être asphyxié par la fumée. Aprèsavoir tiré quelques bouffées, j’ai été obligé d’éteindre.

« Vers midi – heureusement que j’ai unemontre – j’ai déjeuné d’un morceau de saucisson, de quelquesgâteaux secs et d’un petit verre de cognac. J’ai mangé sansappétit. Je n’ai pas faim. Je ne sais ce que je deviendrais, s’ilfallait que je fasse un long séjour dans cette espèce de boîte àdominos.

« Il est maintenant dix heures et, depuisquelque temps, il se produit à bord du Desdemona une sériede bruits qui m’intriguent sincèrement. On trépigne, on danse, onchante, on pousse des cris, au son d’une musique endiablée, qui nepeut être qu’un des plus enragés jazz-bands que j’aie jamaisentendus.

« Je veux être pendu s’ils n’ont paslà-haut deux grosses caisses, une demi-douzaine de trompes d’auto,de cymbales, des banjos et des trombones en quantitésinimaginables.

« Et l’on prétend que les milliardairessont mélancoliques et qu’ils n’aiment pas à s’amuser ! Jevoudrais tenir là dans un coin, celui qui le premier a dit unepareille sottise.

« Non mais, décidément, ils sontenragés ! ils vont démolir le navire. Ils se divertissentcomme de simples matelots en goguette… Et ce Todd Marvel, sisolennel, si sérieux, si rangé, je n’aurais jamais cru cela delui !

« C’est comme cette Miss Elsie, avec sonsourire angélique, et ses yeux baissés, moi qui la croyais si« collet monté » !

« Décidément tous ces gens-là sont deshypocrites ; maintenant qu’ils sont en pleine mer et qu’ilscroient qu’il n’y a plus personne pour les surveiller…

D’un air dégoûté, Petit Dadd posa la plume,avec la mine d’un philosophe sincèrement affligé de l’immoralitédes classes dirigeantes. Il prêtait l’oreille au vacarme, qui deminute en minute devenait plus intense.

Les grosses caisses grondaient comme lafoudre, les trompes hurlaient, les trombones poussaient desbeuglements sinistres, quant aux banjos, ils miaulaient comme deschats en furie, et du fond de sa cachette, Dadd se sentait letympan déchiré par l’éclat des cymbales.

À cette musique charivarique se mêlèrentbientôt de sourdes détonations.

Cette fois Dadd se leva, et si brusquement,qu’il alla cogner de la tête le plafond de sa cellule.

– Zut !… grommela-t-il, je me suisfait une bosse !… Ah ça ! ils sont fous ; voilàmaintenant qu’ils tirent des coups de revolver et qu’ils débouchentdes bouteilles de champagne ! C’est une véritable orgie !Décidément, il faut que j’aille voir ça ! Le moment estpeut-être propice…

Dadd rabattit intérieurement la planche quilui tenait lieu de porte et, à sa grande joie, il découvrit qu’ilexistait un étroit passage entre sa caisse et une gigantesque mallede Saratoga. Ce passage aboutissait à un couloir d’où il devaitêtre facile de gagner les étages supérieurs du navire. Charmé decette constatation, Dadd pensa qu’il ne serait peut-être pasmauvais de faire un bout de toilette. Il rentra donc chez lui, sebrossa, se peigna, changea de col et de manchettes, et glissa dansla poche de son gilet son fameux monocle. Puis il éteignit salumière, ferma sa porte, et sortit tranquillement.

Il gravit deux étages d’escaliers sans avoirrencontré personne, mais à mesure qu’il montait, le vacarme dujazz-band devenait plus assourdissant.

Le jeune bandit était d’ordinaire trèsprudent, mais soit par distraction, soit qu’il se sentît en pleinesécurité, il déboucha brusquement dans une coursive brillammentéclairée, que huit ou dix domestiques noirs traversaient en hâte enportant des plateaux chargés de fruits, de gâteaux, de sandwicheset de bouteilles de champagne et de rhum.

Mais si pressés qu’ils fussent, ces Noirsdiligents trouvaient encore le temps de s’arrêter un instant pourexécuter quelques gambades frénétiques en se livrant à desacrobaties variées, avec les plats dont ils étaient porteurs.

Personne d’ailleurs n’avait fait attention àDadd et il comprit tout de suite qu’en prenant quelques précautionssa présence passerait complètement inaperçue.

– Je suppose, se dit-il, que Todd Marveldonne une grande fête, sans doute pour célébrer ses fiançailles.Tant mieux, ils ont sans doute autre chose à faire que de s’occuperde moi.

Il pénétra au hasard dans un salon remplid’invités, qui, tous aussi, sautaient en cadence au son de lamusique, mais ce qui le surprit au dernier point, c’est que tousces invités étaient noirs, et vêtus des couleurs éclatantes quisont chères à leur race.

Dadd ouvrit de grands yeux.

– Que diable Todd Marvel peut-il faire detous ces nègres ? se demanda-t-il. Sans doute que les invitésblancs sont sur le pont.

Pendant qu’il se livrait à ces réflexions, saprésence avait été remarquée.

Un jeune Noir, en complet vert pomme, lemontra du doigt à sa danseuse, une charmante jeune fille aux yeuxlangoureux, dont la tête était parée d’un gros turban orangé etrose vif. Les deux Noirs jetaient sur Dadd un regard mécontent etle désignaient à leurs voisins.

Un murmure de mécontentement grandit autour delui. Sans chercher à deviner d’où pouvaient provenir ces sentimentsde malveillance, il jugea plus prudent de s’éclipser, et regagna enhâte sa caisse de piano. Mais sa curiosité était vivement excitée.Il en venait à se demander si Todd Marvel ne se livrait pas à latraite des Noirs. Cette hypothèse d’ailleurs ne paraissait guèreadmissible, car tous les Noirs qu’il venait de voir étaient misavec une certaine richesse et semblaient beaucoup trop joyeux pourêtre des esclaves.

Décidé à savoir le fin mot de cette énigme,Dadd eut une inspiration géniale. Dans l’attirail qu’il avaitapporté avec lui, il y avait une boîte de cirage.

Il n’hésita pas ; en cinq minutes, il futtransformé en un Noir de la teinte la plus riche.

Enchanté de la bonne idée qu’il avait eue, ilremonta tranquillement vers les régions supérieures, et cette foissa présence ne fut remarquée de personne.

Il atteignit le pont sans avoir rencontré unseul visage blanc. Son étonnement allait croissant, la seuleexplication logique qu’il trouvât à ce qu’il voyait, c’est que ToddMarvel donnait un bal costumé, où il était de rigueur de seprésenter déguisé en nègre.

D’ailleurs tous les invités, quels qu’ilsfussent, étaient en proie au démon de la danse. Les domestiqueseux-mêmes finissaient par lâcher plateaux et bouteilles, pourexécuter les entrechats les plus bizarres.

Sur le pont, brillamment illuminé de lanternesde couleur, hommes et femmes bondissaient avec une véritable furie,certains sautaient à une telle hauteur, qu’il était à craindrequ’ils n’allassent tomber dans la mer ; d’autres, épuisés ethaletants, absorbaient coup sur coup de grands verres de champagneet, sitôt rafraîchis, se remettaient à trépigner comme de vraisdiables.

Dadd ne manquait pas d’aplomb ;cependant, il se trouvait très embarrassé pour se procurer quelquesrenseignements sur cette étrange fête.

À la fin, il s’approcha d’une petitenégrillonne assez gracieuse qui buvait une citronnade au buffetinstallé à l’arrière, et il lui offrit galamment la main, en seprésentant lui-même sans cérémonies.

– Mr Daddy, rédacteur auNew York Herald.

– Miss Virginia, répondit la jeune filleavec un sourire modeste.

– Je suis envoyé par mon journal pourassister à la fête.

Miss Virginia eut un geste d’étonnement.

– Vous venez donc avec nous jusqu’enAfrique, demanda-t-elle.

– Moi ? dit Dadd, pris au dépourvumalgré tout son sang-froid.

– Dame, oui ! le vapeur ne fera pasescale avant d’arriver à Monrovia.

Dadd tombait de surprise en surprise. Il jetaun coup d’œil autour de lui, et il constata que le pont du navirene ressemblait nullement à celui d’un yacht de plaisance. C’étaitun assez grand paquebot, construit pour porter mille à quinze centspassagers et dont les aménagements étaient médiocrementluxueux.

L’infortuné Dadd se sentit devenir fou.L’infernal tapage du jazz-band achevait de lui faire perdrecomplètement le fil de ses idées.

– Ah ça ! dit-il tout haut, est-ceque je perds la tête ? Alors je ne suis pas à bord duDesdemona !

– Mais non, monsieur, répondit MissVirginia à son tour. Vous êtes à bord du BookerWashington.

– Et vous dites que vous allez àMonrovia ? demanda-t-il complètement désemparé. Je me suistrompé… Je suis victime d’une erreur…

Il allait dire d’une erreur judiciaire, ilbafouillait. Miss Virginia eut pitié de son trouble.

– Oui, répondit-elle avec bonté. LaSociété Amicale des Bons Noirs a acheté là-bas de vastes terrainsoù nous allons fonder, avec l’autorisation du gouvernementaméricain, une colonie exclusivement réservée aux gens de couleur.Nous allons montrer aux Blancs de quoi nous sommes capables.

Au cours de son existence mouvementée, PetitDadd s’était trouvé dans tant de situations extraordinaires, qu’ileut vite fait de recouvrer son aplomb et de prendre son parti de lamésaventure qui lui advenait.

– Évidemment, se dit-il, une erreur s’estproduite au moment de l’embarquement. Ce brave Robinson avait dûboire un coup de trop… Je ne vois pas d’autre moyen d’expliquer cequi m’arrive.

Tout en se livrant à ces réflexions Petit Daddexaminait avec attention Miss Virginia et il la trouvait charmante.Bien qu’elle eût les lèvres un peu fortes, et les cheveux un peucrépus, la jeune fille était des plus gracieuses. Ses grands yeuxnoirs avaient à certains instants une expression de tendressepassionnée, et son sourire qui découvrait des dents d’une blancheuréclatante, était plein de franchise et de gaieté.

Comme la plupart des passagers du BookerWashington Miss Virginia sortait de l’école normale deTuskegee, où elle avait reçu une instruction très complète. Ellesavait jouer du piano, faire de la dentelle au crochet, et même del’aquarelle. Sauf un léger zézaiement, qui donnait à sesconversations un charme enfantin, elle parlait l’anglais avec unecorrection parfaite.

Dadd apprit tous ces détails en savourant avecson interlocutrice une coupe de champagne qui fut suivie d’uneseconde, puis d’une troisième. De son côté, il raconta effrontémentqu’il était un des principaux rédacteurs du New YorkHerald et que ses appointements de trois mille dollars parmois, allaient prochainement être augmentés.

Comme par hasard, il ajouta qu’il avait depuislongtemps le désir de se marier d’une façon convenable, digne durang qu’il occupait dans la presse américaine. Malheureusement, iln’avait jamais rencontré la compagne idéale, l’âme sœur de sesrêves.

En terminant cette explication il poussa unprofond soupir et prit dans les siennes, une des mains de MissVirginia, qui, toute confuse, baissa les yeux.

– Soyez sage, murmura-t-elle d’un ton quin’avait rien de sévère.

– Ce n’est guère facile quand on setrouve à vos côtés, répondit-il galamment.

À ce moment le jazz-band qui avait arrêtépendant quelques minutes son tohu-bohu infernal, pour permettre auxmusiciens de se rafraîchir, reprit avec la violence d’unouragan.

Trouvant sans doute que l’orchestre n’étaitpas assez bruyant, quelques amateurs venaient de s’y joindre armésdes casseroles en cuivre de la cambuse sur lesquelles ils tapaientfrénétiquement.

Un vent de folie passait sur le pont dusteamer. Dadd lui-même se sentait léger comme un oiseau. Il luisemblait qu’il avait des ailes aux talons. Sans hésiter il saisitpar la taille Miss Virginia qui ne lui opposa qu’une faiblerésistance, et tous deux disparurent dans le tourbillon.

CHAPITRE III – LE SECRET DU PASSÉ

Le yacht de Todd Marvel, le Desdemonaavait quitté le port de New York quelques heures avant leBooker Washington près duquel il était amarré.

Le milliardaire n’emmenait avec lui dans cettetraversée que sa fiancée Miss Elsie, le tuteur de celle-ci, lebanquier Rabington, et le Canadien Floridor.

À bord du Desdemona qui jaugeaittrois mille tonneaux, et aurait pu recevoir des centaines depassagers, tout avait été sacrifié au luxe et à la rapidité.

Les machines qui actionnaient les hélicesétaient chauffées au pétrole et le yacht battant tous les records,mettait moins de quatre jours à franchir la distance de New York auHavre. L’aménagement intérieur était cité comme une véritablemerveille. Le Desdemona avait comme les grands paquebotstransatlantiques, des salles de bains, une piscine, uneserre-jardin, une salle de tennis, une galerie de tableaux et unebibliothèque des plus complètes.

Enfin, les étables, la basse-cour et lesviviers installés à l’avant et renfermant des élèves de choix,permettaient d’offrir aux passagers des menus aussi délicats queceux du Martin, du Delmonico ou du HollandHouse, les restaurants de New York les plus célèbres par letalent de leurs chefs.

Todd Marvel et Miss Elsie avaient éprouvé unvéritable bonheur à quitter cette terre d’Amérique où ils avaienteu tant à combattre et où ils se sentaient entourés d’invisiblesennemis.

Quand les côtes et la silhouette fatidique dela statue de la Liberté eurent disparu dans le lointain, les deuxfiancés éprouvèrent un sentiment de sécurité et de bonheur qu’ilsn’avaient pas ressenti depuis longtemps.

La journée passa comme un rêve. Sur les eauxd’un bleu profond, aussi calme – suivant l’expression des marins –que l’écluse d’un moulin, le yacht filait à la prodigieuse vitessede quarante nœuds à l’heure.

Par un accord tacite ni Miss Elsie ni ToddMarvel n’avaient parlé jusque-là du but très sérieux de ce voyageen Europe. Tous deux s’amusaient des mille féeries de l’océan dontle décor se trouve incessamment renouvelé.

Tantôt ils se plaisaient à contempler le jeud’une bande de marsouins qui s’ébattaient dans le sillage dunavire ; puis ce furent des nuées de poissons volants quiretinrent leur attention.

– Ces animaux, déclara Todd Marvel, sontles premiers aviateurs, je m’étonne qu’aucun savant n’ait eu l’idéed’étudier la manière dont ils arrivent avec leurs ailes-nageoiresrudimentaires, à se soutenir pendant quelques instants dans lesairs.

– Ces pauvres poissons, expliqua lebanquier Rabington, qui se piquait de certaines connaissancesscientifiques, sont les êtres les plus malheureux de la création.Ils s’échappent de l’eau pour éviter les bonites et les squales quileur font une chasse active, et la plupart du temps c’est pour êtredévorés par des oiseaux des mers auxquels ils offrent une proiefacile.

Doucement balancé dans un rocking-chair, unexcellent « regalia » entre les dents, le banquierprenait un ton doctoral et cette attitude lui était d’autant plusfacile, que Miss Elsie et son fiancé se gardaient bien de lecontredire, tout heureux de se sentir l’un près de l’autre et de sechuchoter à l’oreille de temps en temps quelques doucesparoles.

Après le dîner où Mr Rabington fit preuvesuivant sa coutume d’un appétit remarquable, le banquier se retiradans sa cabine pour y étudier à loisir quelques dépêchesfinancières transmises par l’appareil de T. S. F. duDesdemona. Elsie et Todd restèrent à flâner sur lepont.

Ils s’assirent sur un banc installé àl’arrière, et d’où le regard pouvait embrasser le vaste cercle del’horizon.

Le soleil disparaissait du côté de cette terred’Amérique qu’ils avaient quittée le matin et qui leur semblaitmaintenant aussi lointaine que le pôle Sud ou le Japon.

Les derniers rayons teignaient des plusdélicates nuances du rose vif, de l’écarlate, de la pourpre et del’émeraude le rideau mouvant des brumes. Légères d’abord, puis plusdenses, elles montaient de la mer calme et grise comme de grandesfumées. À un moment donné, l’avant du Desdemona s’effaçacomme empaqueté dans des voiles de gaze blanche.

Le soleil avait tout à fait disparu ; leciel bloqué de ses nuages pommelés, que les marins appellent des« balles de coton », semblait s’être abaissé comme unplafond sur le navire. La pomme du grand mât s’était fondue dansles nuages.

Elsie avait assisté silencieusement à toutesles phases de ce spectacle que le murmure solennel des vaguesrendait grandiose.

D’un geste instinctif, elle s’étaitpeureusement serrée contre son fiancé.

– Quand le soleil disparaît,murmura-t-elle, avec un frisson de peur où elle trouvait pourtantun certain plaisir, il me semble que c’est un ami qui nousquitte…

« Heureusement que vous me restez,ajouta-t-elle, avec une inflexion de voix d’une tendresse infinie…J’ai en vous la plus haute confiance, et je suis sûr que malgrétout, nous triompherons !

– Comme je suis heureux de vous entendreparler ainsi ! Vous voilà donc délivrée de vosinquiétudes ?

– Eh bien, non ! voulez-vous que jesois franche ? Je ne suis pas encore remise de l’émotion quem’a causée ce hideux Chinois qui s’était caché sous les rideaux dema fenêtre, et, ici même, il me semble que nous allons le voirsurgir de quelque coin ténébreux, au moment où nous nous yattendrons le moins.

– Chère petite Elsie, votre imagination aété vivement frappée, votre tempérament est très impressionnable,mais je puis vous affirmer moi, qu’il n’y a aucun individu suspectà bord du Desdemona. Le navire a été méticuleusementvisité dans ses moindres compartiments, le bassin où il a étéamarré a été gardé à vue.

À la grande surprise d’Elsie, Todd Marvels’interrompit pour rire aux éclats.

– Chère Elsie, reprit-il maintenant quenous sommes en pleine mer, il y a un secret que je puis vousrévéler. J’ai réussi à identifier le prétendu Chinois qui vous afait si grand-peur.

– Eh bien ?

– Ce n’était pas un Chinois du tout,c’était bel et bien un des agents de Klaus Kristian, ce jeunecoquin qu’on appelle Petit Dadd et qui nous a donné tant de fil àretordre à San Francisco.

– Pourvu qu’il n’ait pas réussi às’introduire à bord du yacht !

– Pour cela, dit Todd Marvel en riant debon cœur, vous pouvez être tout à fait rassurée. J’ai joué à PetitDadd un tour de ma façon.

– Pourquoi ne l’avez-vous pas faitarrêter ? demanda Miss Elsie avec étonnement.

– Ce que j’ai fait est beaucoup mieux. Ence moment ce jeune coquin est en route pour Monrovia dans l’AfriqueÉquatoriale d’où il aura, j’en suis sûr, la plus grande peine àrevenir. Nous serons probablement de retour de notre voyage enFrance qu’il ne sera pas encore revenu à New York.

– Comment avez-vous fait ?

– C’est une histoire très amusante. CePetit Dadd qui est bien la plus curieuse petite fripouille quej’aie jamais connue, n’avait rien trouvé de mieux pour s’introduireà bord du yacht, et sans doute pour me voler mes papiers, que de secacher dans une caisse de piano.

« Il avait trouvé un complice bénévole enla personne d’un des principaux employés de la grande agence dedéménagements Gardiner et C°.

« Le petit drôle avait réussi à fairecroire à ce brave homme qu’il était reporter au New YorkHerald et que c’était simplement pour mettre le public aucourant de mes faits et gestes qu’il consentait à s’enfermer dansce domicile peu confortable.

– Comment avez-vous appris toutcela ? demanda Miss Elsie.

– Je sais bien des choses, répondit lemilliardaire en souriant, mais j’avoue que dans cette occasion lehasard m’a servi.

« Dadd a eu l’imprudence d’exposer sonprojet à la taverne du Hollandais Volant dont la patronne– toute dévouée à la police – est une de vos vieillesconnaissances.

– Une connaissance à moi ?

– Ne soyez pas si surprise.Mrs Plitch dirigeait naguère un family house aun° 287 de Columbus Avenue à New York. C’est chez elle que futarrêté Klaus Kristian alors qu’il se faisait appeler le pasteurJérémias Bott et qu’il vous retenait prisonnière.

Miss Elsie frissonna. Son cœur battait àgrands coups.

– Comment, balbutia-t-elle, c’est cettehorrible sorcière ?

– Excusez-moi, chère petite Elsie,d’avoir ravivé chez vous de pénibles souvenirs ; mais cettesorcière, comme vous dites si bien, a réussi à obtenir sa grâce desnombreuses années de prison qu’elle avait encourues et elle estdevenue l’auxiliaire la plus zélée de la police.

– Rien ne m’étonne de cette hideusevieille, balbutia Miss Elsie en se rapprochant peureusement de sonfiancé.

– C’est elle qui a informé l’inspecteurHerbert des projets de Petit Dadd, qui n’agit certainement que parordre du docteur Klaus Kristian.

« J’aurais pu le faire arrêter, mais celan’eût pas servi à grand-chose. Il a la spécialité des évasions.Huit jours après, ç’aurait été à recommencer. J’ai trouvémieux.

« Grâce à l’inspecteur Herbert la caissequi sert actuellement de domicile à Petit Dadd, a été hissée à borddu Booker Washington qui emporte des colons noirs enAfrique Équatoriale.

« Je serais curieux de savoir la mine quefera ce vilain singe quand il se verra emmené si loin de son centred’opérations ordinaire.

Miss Elsie eut un faible sourire.

– C’est ingénieux, fit-elle, et pas trèsméchant. Je suis bien aise que vous m’ayez dit cela. Maintenant jerespire. Je dormirai tranquillement cette nuit sans avoir lapréoccupation de trouver un cambrioleur plié en forme de Z et cachédans une des armoires de ma cabine.

La soirée était d’une exquise douceur ;dans le grand silence de la nuit on n’entendait que le ronronnementdes hélices et le bruit léger des vagues. Les mouvements du rouliset du tangage étaient à peine sensibles. La lune se dégageant petità petit du brouillard apparaissait maintenant dans l’interstice degros nuages d’une blancheur de velours.

– Il faut pourtant, dit Todd Marvel aprèsun long silence, que nous parlions sérieusement. Il est des chosesnécessaires qu’il faut que je vous dise.

– Est-ce vraimentindispensable ?

« N’avez-vous pas toute ma confiance ettout mon amour ? Pourquoi faire sortir de leur tombeau lesfantômes du passé ?

– Il faut pourtant que vous sachiez,déclara-t-il. Celle qui doit être ma femme ne doit rienignorer.

– Vous avez raison, répondit gravementMiss Elsie. Il est juste que je partage le fardeau de vos chagrinset de vos ennuis, quels qu’ils soient.

Todd Marvel eut un geste énergique.

– Les chagrins, déclara-t-il, je n’ypense jamais quand je suis auprès de vous, les ennuis et lesdifficultés nous en triompherons.

– Je vous écoute, murmura la jeune filled’une voix à peine perceptible.

« Vous savez, ajouta-t-elle, que je suisvaillante quand il le faut.

– J’abrégerai cette terrible histoire,qui malheureusement est la mienne.

– La nôtre, répondit Miss Elsie avecdouceur.

– Je n’ai pas besoin de revenir sur ceque vous connaissez déjà. Vous savez, et les journaux même ontraconté comment mon père Mr Dick Marvel – il y aura dansquelques jours vingt-deux ans – fut assassiné dans descirconstances demeurées mystérieuses, au cours d’un voyage qu’ilavait fait en France, avec ma mère. Je n’avais alors que dix ans,et j’étais resté en Amérique pendant que le drame, qui me rendaitorphelin, se déroulait de l’autre côté de l’Atlantique.

– Le meurtrier n’a jamais pu êtreretrouvé ?

– Il a disparu, et ce n’est que très tardque j’ai, moi-même, été mis au courant de ces événements, encore mesuis-je heurté près de tous ceux que j’ai interrogés à un partipris de discrétion, sinon à un mauvais vouloir évident.

« Le vol a été certainement le mobile ducrime ; peu de temps avant son départ pour l’Europe, mon pèreavait réalisé la majeure partie de son énorme fortune. Je ne saisau juste quelle était la somme, mais on a parlé de dizaines demillions. On n’a rien retrouvé.

– Vous n’êtes pourtant pas pauvre ?fit observer la jeune fille.

– Je devrais être deux fois plus riche,car je n’ai hérité que des débris de la fortune paternelle et de ceque m’a laissé ma mère.

Et pour aller au-devant d’une question qu’illisait dans le regard de sa fiancée, Todd Marvel ajouta :

– Ma mère ne revint jamais en Amérique,et je ne me souviens d’elle que très vaguement. En apprenant lecrime qui avait causé la mort de son mari, et qui s’était accomplidans des circonstances particulièrement tragiques, elle devintfolle. Confiée à un aliéniste américain de grande réputation, elledemeura pendant plusieurs années dans un château où sa famillel’avait installée, en Bretagne. Puis elle disparut.

La voix de Todd Marvel s’était altérée, unepoignante souffrance se lisait sur ses traits et ce fut avec effortqu’il continua.

– Et l’on n’a jamais pu savoir ce qu’elleétait devenue, pas plus d’ailleurs que le médecin qui l’avaitsoignée. Il quitta le pays peu de temps après la fuite de la maladequi lui avait été confiée et personne depuis, ni en Amérique, ni enEurope, n’a jamais eu de ses nouvelles.

– Je ne savais pas, murmurait la jeunefille. Voilà bien la plus effrayante histoire que j’aie jamaisentendue !

« Il est étonnant, ajouta-t-elle après unmoment de réflexion, que dans ces conditions, vous ayez pu être misen possession de votre fortune ?

– Je ne l’ai dû qu’à l’énergie d’un demes oncles maternels, qui était en même temps mon tuteur ;mais, ce qui vous montrera que toute mon existence est dominée parune étrange fatalité, c’est que cet oncle, qui, certainement, étaitau courant de toute la vérité, périt lui-même, dans un accident dechemin de fer, quelques jours après que je fus entré en possessionde mes revenus.

« J’avais été élevé à l’universitéd’Harvard et l’on m’avait caché soigneusement tout ce drame defamille. Je savais seulement que j’étais orphelin, que je seraisriche ; j’avais l’insouciance de la jeunesse, et, de plus,j’étais doué pour les sciences, d’aptitudes tout à fait spéciales.J’avais au plus haut degré la curiosité de savoir. J’approfondistrès rapidement l’étude des mathématiques, de la chimie et de lamédecine.

« Je crois, fit-il en souriant, que si jevenais d’un jour à l’autre à être ruiné, je trouverais facilement àvivre de mon travail.

« J’avais une telle fièvre d’apprendreque les journées me semblaient trop courtes, les mois et les annéess’écoulaient pour moi avec une rapidité vertigineuse.

« Un jour vint pourtant où je dusrenoncer à mes études pour gérer la vaste fortune qui tombait entremes mains, et qui, pendant les dix années qui s’étaient écoulées,avait été plus que doublée par les prudentes spéculations de montuteur.

« Je fis mes débuts dans la haute sociéténew-yorkaise ; je fus admis dans le monde des« Cinq-cents » qui ne comprend que des milliardaires etdes multimillionnaires. Je connus les Astors, les Gould, lesVanderbilt, les Grant, les Carnegie et les Rockfeller, tous cesremueurs d’or, qui sont véritablement des rois et dont l’existencesemble un rêve…

« J’ai toujours été admirablementaccueilli par eux, mais je ne tardai pas à remarquer que, dans lafaçon dont on me parlait, il y avait certaines allusions, certainesréticences, parfois une froideur inexplicable, qui me donnaientbeaucoup à penser. Ma curiosité fut éveillée, et grâce à quelquesindiscrétions, à des enquêtes habilement menées, je finis par avoirvent de la légende qui courait sur la mort de mon père, DickMarvel.

« Les renseignements recueillis par moiétaient assez vagues ; je voulus avoir des précisions.Impossible. Je me heurtais à une véritable conspiration de silence,ou, ce qui est vraisemblable, peut-être ceux auxquels jem’adressais n’en savaient-ils pas plus que ce qu’ils m’avaient déjàappris.

« Mais plus les ténèbres semblaients’épaissir, plus je prenais à cœur de les dissiper…

– Et moi qui croyais que cette maniepolicière n’était chez vous qu’un caprice !

– Le caprice avait un but sérieux, et ilm’a permis en bien des occasions de punir des coquins et de rendreservice à d’honnêtes gens.

– Je brûle de savoir si, dans votrepropre cause, vous avez obtenu un succès complet ?

– J’ai bien obtenu déjà quelquesrésultats, murmura le jeune homme en secouant la tête, mais je suisencore loin du but que je m’étais proposé. Ma présence en Franceest nécessaire.

– La raison qui vous a fait retardernotre mariage est tout à votre honneur et je l’approuveentièrement. Vous ne voulez pas m’épouser avant d’avoir vengél’assassinat de votre père…

– Et surtout avant d’avoir retrouvé mamère. Cependant j’ai réfléchi.

– Que voulez-vous dire ? demanda lajeune fille, très émue.

– Les recherches auxquelles je me livrepeuvent durer encore longtemps. Il me semble que je n’ai pas ledroit de vous imposer un retard qui n’a déjà que trop duré. Si doncvous n’y voyez pas d’obstacle, notre mariage aura lieu dès notrearrivée en France. Il me semble, qu’encouragé par votre présence àmes côtés, je poursuivrai plus efficacement mon œuvre.

– Il sera fait suivant votre désir,murmura Miss Elsie en rougissant.

– Cela ne vous contrarie pas trop ?demanda-t-il en souriant.

Pour toute réponse, Elsie tendit son front àson fiancé, qui l’effleura d’un baiser.

Tous deux demeurèrent immobiles, la main dansla main, étroitement serrés l’un contre l’autre.

Cette enivrante minute se fût peut-êtreprolongée très longtemps, quand Mr Rabington apparut tout àcoup à l’extrémité du couloir qui reliait les cabines.

Il paraissait en proie à une violenteémotion.

– Savez-vous ce qui se passe ?s’écria-t-il. Le poste de T. S. F. vient d’enregistrer unmessage !…

– Eh bien ! demanda Todd Marvel trèscalme.

– À moins de vingt milles il y a unpaquebot en train de brûler, avec au moins douze cents passagers.Les malheureux nous demandent du secours !

– Nous y allons, s’écria Miss Elsie,espérons que nous arriverons à temps ! avec ce calme nousparviendrons peut-être à sauver tout le monde.

– Je vais donner l’ordre au capitaine deforcer les feux, de fermer les soupapes.

– On pourrait sauter, grommela lebanquier.

– Nous sauterons ou nous arriverons àtemps. Dans ces conditions, avec ses machines neuves, leDesdemona peut, à l’extrême rigueur, abattre sesquarante-quatre nœuds dans une heure…

Quelques minutes plus tard le yacht virait debord dans la direction du Sud. Les ordres de Todd Marvel avaientété exécutés sans la moindre objection de la part du capitaine etdu chef mécanicien.

Tout à coup la membrure du Desdemonacraqua dans ses moindres boulons. Le yacht bondit pour ainsi direau-dessus des vagues ; les hélices tournèrent à une vitessefolle ; le navire volait au-dessus de l’océan comme un floconde fumée emporté par la tempête ; les cheminées laissaientéchapper des torrents d’étincelles.

Floridor qui était venu rejoindre Todd Marvelse frottait les mains.

– Nous arriverons ! s’écria-t-il,nous arriverons !

– Ou nous coulerons, grommela le banquierRabington d’un air mécontent.

– Nous verrons bien, fit Miss Elsie avecson radieux sourire.

Les machines du Desdemona donnaienten ce moment tout le rendement dont elles étaient capables. Sousl’impulsion de ses hélices, la coque de nickel-d’acier du yachtfrémissait dans ses moindres jointures. Le navire fila à travers lebrouillard comme une fusée, laissa derrière lui des gerbes de feuqui le rendaient pareil à quelque météore. On eût dit qu’il étaitemporté par le souffle d’un ouragan.

Trois quarts d’heure s’étaient écoulés lorsquele capitaine qui se tenait à l’avant, armé d’une forte lunetteprismatique, signala une tache rouge dans la brume.

La tache grandit et les passagers du« Desdemona » purent apercevoir un grand steamer quibrûlait.

C’était le Booker Washington.

CHAPITRE IV – LA PROVIDENCEINTERVIENT

Habitué des bals populaires de San Francisco,Petit Dadd était un danseur de premier ordre. Il n’ignorait riendes danses les plus en vogue dans les cinq parties du monde. MissVirginia, qui, pour sa part, était une danseuse émérite, futvéritablement charmée par la maestria avec laquelle son cavalierexécuta le shimmy, le passionnant tango, le paso-doble, cher auxArgentins, sans oublier le classique cake-walk qui a toujoursconservé la faveur des Noirs.

Entre chaque danse on allait boire des coupesde champagne au buffet, littéralement mis au pillage par lesinvités, et on échangeait mille tendres propos.

Après le second shimmy, Virginia permit à sonadorateur de lui prendre un baiser, qu’elle lui rendit d’ailleursde fort bonne grâce.

Après le tango, elle jura à Dadd un amouréternel.

Jamais de sa vie il n’avait été à pareillefête. Dans la fièvre exquise de cette heure bénie, il eût vouluépouser tout de suite sa chère Virginia. Les deux amoureux,légèrement exaltés par le champagne se mirent à la recherche d’unministre, car il y en avait un à bord ; ils finirent par ledécouvrir, mais le Révérend Jérémias Mormaston – ainsi s’appelaitce digne homme – était beaucoup trop occupé pour prêter la moindreattention à la requête du jeune couple.

Il était pour son propre compte en traind’exécuter des entrechats qui excitaient les applaudissements de lagalerie. Sa partenaire, une robuste mulâtresse, magnifiquementparée d’un corsage jaune et d’une robe lilas, faisait preuve, elleaussi, de la verve la plus remarquable, scandant chaque figure dela danse par de petits cris aigus accompagnés d’un sourire et d’unerévérence.

– Est-ce qu’on ne pourrait pas se passerdu ministre ? proposa Dadd. Il serait toujours temps d’allerle voir demain.

– Ça ne serait pas très correct, murmuraMiss Virginia, en baissant pudiquement les yeux. Vous n’y songezpas, Mr Daddy ?

– J’y songe très bien, reprit-il avec uneéloquence entraînante. L’essentiel dans le mariage, c’est l’uniondes âmes. Qu’est-ce à côté de cela qu’une vaine formalité. Élevonsnos cœurs vers le Tout-Puissant. Dans sa bonté infinie il nousabsoudra d’une petite irrégularité dont il ne saurait nous garderrancune, lui qui voit la pureté de nos intentions, la sincérité denotre affection.

Il est bon de dire que Dadd avait passéplusieurs années dans une maison de correction et que faute d’unemeilleure distraction, il avait appris par cœur quelques-unes deshomélies qu’un brave homme de ministre venait trois fois parsemaine réciter aux jeunes vauriens pour tâcher d’améliorer leurmoralité.

– Vraiment, murmura la jeune fille ensouriant, je ne sais comment vous répondre. Vous avez une façon depersuader à laquelle il est impossible de résister… Certainement,vous m’êtes très sympathique et j’ai pour vous une sincèreaffection…

– Eh bien, répliqua Dadd avec autorité,qu’est-ce que vous attendez pour me la prouver votreaffection ?

Il avait parlé d’un ton qui ne permettait pasde réplique, en même temps qu’il décochait à travers son monocle unregard impérieux à la petite négresse.

– Je crains que vous ne m’entraîniez dansune mauvaise voie, soupira-t-elle. Pauvres femmes, quels êtresfragiles nous faisons ! Nous sommes sans force devantl’amour.

– C’est comme cela qu’il faut que celasoit, déclara Dadd d’un ton catégorique, c’est le Seigneur qui l’avoulu.

Fascinée par les astucieux arguments de cetamoureux, qui lui était pour ainsi dire tombé du ciel, la tendreVirginia n’opposait presque plus d’objections aux spécieuxraisonnements de son adorateur.

Déjà il l’avait saisie par la taille, et commeun vautour emporte dans ses serres une timide colombe, ilentraînait Virginia vers les cabines situées à l’arrière. Mais laProvidence que Dadd venait de tourner en dérision, veillait sur lavertu de la petite négresse.

Dans la crise d’enthousiasme et d’admirationqui l’avait porté à déclarer sa flamme à Miss Virginia, Daddn’avait oublié qu’un point ; c’est qu’il n’était qu’un nègrede contrebande. La couche de cirage, pourtant d’une marque célèbre,qu’il avait passée sur son visage, n’avait pu tenir longtempscontre la transpiration due à ses prouesses de danseur.

La sueur avait coulé de son front en creusantdes rigoles profondes sur ses joues. Il était hideux.

Tant qu’elle avait été sous le charme desparoles de son vainqueur, Miss Virginia ne l’avait pas vu,au sens réel du mot, mais pendant qu’il l’entraînaitsilencieusement, la lueur d’une puissante lampe à arc éclaira enplein cette figure bariolée.

Miss Virginia poussa un cri de douleur etd’épouvante. On avait pris les plus minutieuses précautions pourque l’équipage et les passagers du Booker Washington nefussent que des Noirs.

Au moment où le navire levait l’ancre lecapitaine avait juré solennellement sur la Bible, qu’il n’y avaitaucun Blanc à bord.

Et Virginia se trouvait en face d’un Blanc quis’était honteusement déguisé pour surprendre les secrets de lacolonie noire, pour séduire lâchement une jeune fille sansdéfense.

Désespérée, les larmes aux yeux, elle appelaau secours. Personne ne lui répondit. Les rugissements du jazz-bandétouffèrent sa voix. Les Noirs, d’ailleurs, depuis le capitainejusqu’au dernier des mousses, étaient tellement absorbés par leurpropre plaisir, qu’ils n’eurent garde d’intervenir.

À la fois indignée et désolée, furieuse contrele misérable qui avait essayé de la séduire, Miss Virginias’enferma dans sa cabine, dont elle poussa les verrous.

Elle avait autant de haine contre Dadd qu’elleavait eu d’amour pour lui quelques minutes auparavant. Ah !elle s’en souviendrait de ce Blanc perfide qui l’avait presquepersuadée que le saint sacrement du mariage étaitinutile !

Une fois seule, Miss Virginia ouvrit la Bibleplacée près du chevet de son lit, dans l’intention d’y chercher uneexcuse, une leçon ou une inspiration.

Elle tomba sur les premières lignes duchapitre trois de la Genèse.

« Or, le serpent était leplus fin de tous les animaux des champs que Dieu avaitfaits. »

– Je remercie Dieu, murmura-t-elle, enjoignant les mains, de ce qu’il m’ait éclairée à temps, et qu’ilm’ait évité une faute dont j’aurais eu du remords jusqu’à la fin demes jours.

« Ce Monsieur Daddy est certainement uneincarnation de l’ennemi du genre humain, d’ailleurs, quand j’yréfléchis, il a vraiment une tête de serpent !…

La pauvre Virginia, dans son innocence, sesentait une part de responsabilité dans les événements qui venaientde se dérouler.

– Je crois vraiment, se dit-elle, quej’ai perdu la tête pendant quelque temps. Ce Mr Daddy était siéloquent, si insinuant. Je n’aurais pas dû avoir la faiblesse de melaisser embrasser par lui et de répondre à ses baisers ; j’ensuis honteuse quand j’y pense…

« J’espère qu’à l’avenir le Tout-Puissantme protégera contre ces tentations.

Tout en se livrant à ces pieuses réflexions,Miss Virginia, qui sans y prendre garde avait au cours de la soiréeabsorbé beaucoup de coupes de champagne, sentit ses yeux sefermer ; elle éprouvait dans ses membres une singulièrepesanteur. Elle n’eût que le temps de se jeter tout habillée surson lit, et bientôt elle tomba dans un profond sommeil.

Dadd pendant ce temps réfléchissait amèrementsur la vicissitude des bonnes fortunes.

– Il y a cinq minutes, disait-il, j’enaurais fait tout ce que j’aurais voulu de cette petite noiraude etmaintenant, va te faire fiche ! elle me déteste ! Voilàce que c’est que les femmes. Il faut être bien fou pour avoirconfiance en elles.

Dadd était profondément mélancolique.Tristement il se dirigea du côté du buffet, d’où les barmen avaienttous disparu pour entrer en danse. Les bouteilles vides, les verrescassés jonchaient le sol comme si les étagères eussent été visitéespar un cyclone. Tristement, Petit Dadd se servit un verre de RyeBourbon whisky et quand il l’eut vidé jusqu’à la dernière goutte,il poussa un cri.

– Je suis un misérable, songea-t-il. Jesuis le dernier des coquins ! je trahis la confiance que ledocteur a mise en moi. Est-ce que je suis ici pour faire la couraux négresses ? À l’heure qu’il est, je devrais être à bord duDesdemona. Il s’agit maintenant de rattraper le tempsperdu.

Sous l’influence du champagne et du whisky,Dadd se sentait envahi par une foule d’idées neuves etoriginales.

– Il faut aller droit au but ; cequ’il y a de plus simple, c’est ce qu’il y a de meilleur.

Sans une minute d’hésitation Dadd se dirigeavers le poste du T. S. F. Il n’y trouva personne. Le Noir qui enétait responsable était en ce moment occupé à faire un vis-à-visdes plus brillants avec le pasteur Jérémias Mormaston, et sescabrioles mettaient en joie l’assistance.

Dadd s’installa devant les appareils et seprit la tête dans les mains comme un homme bien décidé à trouverune inspiration géniale.

– Suis-je bête, se dit-il, leDesdemona a quitté New York en même temps que nous. Il nedoit pas être bien loin. D’ailleurs le relevé de la route parcourueest pointé sur la carte dans la cabine du capitaine… Allons-yd’abord pour connaître la situation du navire…

En sa qualité d’ancien télégraphiste, Daddconnaissait parfaitement la manipulation, d’ailleurs si simple, desappareils de la T. S. F.

– Qu’est-ce que je leur dirais bien pourles faire venir ? se demandait-il en se grattant la tête.

« Bah, je vais leur raconter que lenavire est en train de brûler ; je crois que c’est ce qu’il ya de mieux dans le genre…

Il se mit à manœuvrer fiévreusementl’appareil. À sa grande satisfaction il reçut presque immédiatementune réponse.

« Message reçu par le Desdemona,serons ici dans une heure. Ne perdez pas courage.

TODD MARVEL.

Dadd se frotta les mains.

– Tout va bien ! s’écria-t-il, iln’y a qu’une chose qui m’ennuie. J’ai dit qu’il y avait un incendieà bord. Eh bien ! il faut être logique. Puisque j’ai annoncéqu’il y avait un incendie, il faut qu’il y en ait un.

« Mais je me garderai bien de l’allumeravant que le Desdemona soit à proximité. Je ne tiens pas àêtre grillé tout vif.

« Allons boire un verre au buffet.

Le pont présentait maintenant un spectaclelamentable. La plupart des danseurs et des danseuses tombés sur lecarreau, gisaient dans des poses plus ou moins plastiques. Lejazz-band lui-même ne lançait plus que de faibles beuglements.

Au-dessus de ces désastres, tel Marius assissur les ruines de Carthage, Petit Dadd but philosophiquement ungrog, puis un autre. Il constatait avec plaisir que jamais iln’avait aussi bien possédé son sang-froid et sa lucidité. Ilconsulta sa montre.

– Le Desdemona sera ici dans unquart d’heure, murmura-t-il, il est temps !

Avec un calme parfait, il descendit du côtédes machines, il avait aperçu un tas de chiffons imprégnés degraisse et de pétrole, il y déposa une allumette de cire bienenflammée.

Il se rendit ensuite à l’avant où étaitentassée une provision de câbles et de barils de goudron, et ilrenouvela la même manœuvre sans avoir été vu de personne.

Alors il remonta tranquillement sur le pont.Il était content de lui.

– Il faut tout de même avoir de l’estomacpour accomplir ce que je viens de faire, se dit-il avec orgueil.Si, des fois, le Desdemona n’allait pas venir, ce seraitune sale affaire pour Bibi !…

Dix minutes plus tard le BookerWashington flambait comme un brasier. De la cale, des cabines,et de l’entrepont, des Noirs affolés s’élançaient en poussant descris sinistres.

Le feu était à bord !

Seizième épisode – UNE PISTEPASSIONNANTE

CHAPITRE PREMIER – UN SAUVETAGE

En apprenant, grâce à un message deT. S. F., qu’un paquebot chargé de passagers était entrain de brûler, le capitaine et propriétaire du yacht leDesdemona avait aussitôt fait route à toute vapeur vers lebâtiment sinistré.

Le yacht à l’aide de ses puissantes machines,dont les mécaniciens tiraient le rendement le plus élevé possible,se rapprochait du théâtre de la catastrophe avec une rapidité, pourainsi dire, foudroyante.

Une demi-heure ne s’était pas écoulée, qu’onse trouvait en vue du paquebot, immobile au clair de lune sur lamer parfaitement calme, pendant que, de ses flancs, s’élançaientdes flammes d’un rouge sombre et des torrents de fumée noire.

Pendant que l’équipage du Desdemonamettait à la mer un canot à vapeur, chargé d’une pompe électriquede grande puissance, Todd Marvel, Miss Elsie et le CanadienFloridor examinaient avec émotion le spectacle terrible qu’offraitle pont du paquebot.

Des silhouettes noires se démenaient au milieudes flammes, et en guise de sirène, on entendait les beuglements dedeux trompes d’automobiles, d’un trombone et d’une grosse caisse cequi produisait la plus étrange impression.

C’étaient quelques-uns des musiciens dujazz-band qui continuaient héroïquement à faire tapage en dépit dela fumée qui les asphyxiait, n’ayant pas trouvé de meilleur moyend’appeler au secours que celui-là.

– Voilà qui est curieux ! s’écriatout à coup Todd Marvel. Je ne vois que des Noirs.

– Ils doivent être devenus fous de peur,fit observer Miss Elsie. Écoutez quel horrible tapage.

– Des Noirs, murmura brusquementFloridor, en se frappant le front, le navire est certainement leBooker Washington et cela m’explique bien deschoses !

– Que veux-tu dire ?

– Avez-vous donc oublié que c’est à bordde ce navire que l’inspecteur Herbert a fait embarquer, pour nousdébarrasser de lui, ce rusé coquin qui se nomme Petit Dadd.

– Je n’avais pas songé à cela, murmura lemilliardaire. Il est fort probable que c’est Petit Dadd qui a misle feu au paquebot.

– Mais dans quel but ? demanda lajeune fille.

– C’est un drôle tellement astucieux,qu’il a dû combiner tout un plan pour ne pas être emmené en Afriqueet sans doute pour nous rejoindre.

« Je ne serais pas surpris le moins dumonde que ce soit lui qui, sachant que nous nous trouvions àproximité, ait manœuvré l’appareil de T. S. F. aprèsavoir mis le feu.

– Il en est bien capable, grommela leCanadien.

– On ne peut cependant pas laissergriller vifs tous ces Noirs ! Mais il faut donner les ordresles plus stricts pour que Dadd ne puisse s’introduire à bord duDesdemona.

Floridor se hâta d’aller prévenir lecapitaine, pendant que Todd Marvel qui suivait avec la plus grandeattention les progrès du fléau, se tenait prêt à payer de sapersonne, si cela devenait nécessaire.

Cependant, les pompes électriques avaientcommencé à lancer des torrents d’eau sur le pont et dans les agrèsdu Booker Washington.

Ce secours inespéré rendit courage auxpassagers qui essayaient déjà de mettre à la mer les chaloupes dubord.

Ils cessèrent de pousser des cris et se mirentà manœuvrer courageusement les pompes du paquebot.

D’autres avaient découvert un dépôt de cesgrenades extinctives qui sont souvent employées dans lesincendies.

Ils en projetaient dans tous les endroitsmenacés.

À la grande surprise des passagers du yacht,l’incendie du paquebot, qui de loin à cause des tourbillons defumée, paraissait considérable, se trouva éteint avec une rapiditétout à fait déconcertante.

Il y avait à cela une raison que l’on finitpar connaître, mais beaucoup plus tard.

En mettant le feu, Dadd, toujours prudent,s’était bien gardé de disposer ses foyers d’incendie dans lesendroits qui auraient pu trop rapidement amener un embrasementgénéral.

Les chiffons huilés et le goudron qu’il avaitemployés, étaient destinés bien plutôt à fournir en abondance unefumée épaisse et nauséabonde, que des aliments trop rapides à laflamme.

Quand les Noirs et leurs danseuses, trempésjusqu’aux os par l’eau des pompes, après avoir été roussis par lafumée, reprirent un peu de sang-froid, ils constatèrent avec joiequ’ils avaient eu plus de peur que de mal.

Quelques cloisons des aménagements extérieurs,enfin la tente et les portières de velours qui décoraient le ponttransformé en salle de danse avaient été brûlées, mais leBooker Washington n’avait pas été atteint dans ses œuvresvives.

Sa coque d’acier, ses machines, la plupart descabines étaient intactes.

Après les terreurs folles qu’ils venaientd’éprouver, les Noirs s’abandonnèrent à une joie inconsidérée.

Peu s’en fallut qu’ils ne se remissent àdanser pour célébrer leur sauvetage.

Mais les plus âgés et les plus sérieux quitremblaient encore en songeant à la responsabilité qu’ils avaientencourue, décidèrent que chacun se retirerait dans sa cabine pourréparer le désordre de sa toilette, puis qu’on ferait l’appel pourvoir si la noyade ou l’asphyxie n’avaient pas fait de victimes aucours du sinistre.

Pendant ce temps, une délégation despersonnages les plus notoires se rendrait à bord duDesdemona pour remercier Todd Marvel au nom de la« Société des Bons Noirs » et, en même temps, pouroffrir, suivant l’usage, une importante gratification à l’équipagedu yacht.

Quant à l’auteur responsable du sinistre, ilavait passé pendant ces trois quarts d’heure, par toute sorted’émotions.

Tapi dans un coin sombre, le plus loinpossible du feu, il regardait son œuvre avec orgueil.

Mais quand les premières cloisons commencèrentà brûler, il cessa de sourire.

Il ne se serait jamais imaginé qu’un incendieprenait si vite, et il se demanda anxieusement si le yacht auraitle temps d’arriver avant que le fléau eût consommé son œuvredestructive.

Plus il réfléchissait, moins sa position luisemblait sûre.

– Ce n’est certainement pas par unesimple erreur que la caisse qui me sert de logis a été embarquéesur le Booker Washington, Todd Marvel doit être avisé dema présence…

« Il va me faire chercher, puis qui saits’il ne devinera pas mes projets.

Un tourbillon d’âcre fumée lui arriva en cemoment en plein visage et le fit éternuer.

– Ce qui serait encore moins drôle,grommela-t-il, c’est, si tous les moricauds et moi-même, avionsfini de griller quand le milliardaire arrivera.

Dadd en était là de ses pénibles réflexions,quand le Desdemona filant comme un nuage à la surface deseaux, apparut tous fanaux allumés, ses projecteurs électriquesfouillant l’horizon, comme s’il eût jailli instantanément du fonddes ténèbres.

Il avançait si rapidement que sa coque et sesagrès devenaient de minute en minute plus visibles dans tous leursdétails.

Ce spectacle consolant rendit à Dadd toute sabelle humeur et toute son audace.

Il prit ses dispositions pour se jeter à lamer à la faveur du désordre et pour gagner le yacht, avant quepersonne n’eût songé à s’occuper de lui.

Il se rappela alors qu’il avait laissé dans sacaisse divers objets, qui lui étaient indispensables, pouraccomplir ce qu’il avait projeté une fois à bord du yacht.

Il redescendit vers les profondeurs de lacale, où il eut la chance de trouver une voie qui n’était pasrendue impraticable par la fumée.

Cette anomalie s’expliquait par le fait que,dès qu’on s’était aperçu de l’incendie, quelques Noirs avaient eula bonne idée de fermer les portes des cloisons étanches.

Mais en passant en face de la cabine de MissVirginia, ses idées prirent une autre direction. Il gardait rancuneà la jeune fille de la façon dont elle l’avait éconduit, après luiavoir montré d’abord tant d’amabilité.

– Quelle sotte petite négresse !murmura-t-il.

Puis sa curiosité s’étant réveillée :

– Que fait-elle ? se demanda-t-il.Elle doit être encore chez elle.

« Elle avait bu hier si confortablement,que je serais bien étonné si elle ne ronflait pas encore, à poingsfermés.

Sans plus de cérémonies Dadd crocheta laserrure avec un de ses outils et entra tranquillement.

Miss Virginia, plongée dans un sommeil profondcomme celui de la mort, ne fit pas un mouvement.

Toujours vêtue de sa blouse orange, et de sajupe vert tendre, elle souriait de toutes ses dents blanches, sansdoute à quelque rêve d’amour.

Dadd la contempla quelque temps en silence,puis sa physionomie rusée s’éclaira d’un sourire qui le rendaitencore plus laid, et ses petits yeux jaunes pétillèrent demalice.

– Virginia ! murmura-t-il avec ungeste théâtral, mais sans cependant élever la voix. Tu m’astrahi ! mais ta punition sera terrible.

« Tu n’iras pas à Monrovia avec lesautres moricauds.

« Tu seras désormais attachée à madestinée mystérieuse !

Dadd regarda avec précaution par la porteentrebâillée, si le couloir était vide et ne voyant personne,rentra dans la cabine.

– Voilà, murmura-t-il, une belle occasionde faire usage de mon chloroforme !

Il tira de sa poche un petit flacon, qu’ildéboucha, et le tint pendant quelques secondes sous les narines dela jeune fille.

– Maintenant, fit-il, elle en a pour deuxou trois heures.

« On pourrait la couper en petitsmorceaux qu’elle ne bougerait pas.

Avec une vigueur dont on ne l’eût guère crucapable, Dadd chargea la pauvre Virginia sur ses épaules etdisparut avec son fardeau dans les profondeurs de la cale.

Un quart d’heure plus tard, il reparaissaitseul sur le pont et y arrivait au moment où le bateau-pompe ydéversait de véritables trombes d’eau.

– Voilà l’instant, songea-t-il. Il nefaut pas attendre que le feu soit complètement éteint.

Se laissant glisser le long d’une manœuvre, ilatteignit la calme surface de l’océan et se mit à faire le tour dupaquebot en nageant, évitant avec grand soin les endroitséclairés.

Après avoir décrit un circuit assez vaste,Dadd se trouva derrière le Desdemona. Personne neregardait de son côté.

L’attention des quelques hommes demeurés àbord était tout entière dirigée vers le paquebot dont les dernierstisons s’éteignaient en sifflant dans des tourbillons devapeur.

Cependant, le jeune bandit ne se hasarda pas àmonter sur le pont.

Il jugea qu’il agirait d’une façon plus aviséeen se glissant par un des hublots qui tenaient lieu de fenêtres auxcabines.

Sa taille mince lui permettait de passer assezaisément par l’étroite ouverture.

Il se hissa donc en faisant le moins de bruitpossible jusqu’à l’un des hublots et s’introduisit sans autreaventure dans une pièce qui lui parut assez vaste.

Après une seconde d’hésitation, il se hasardaà se servir de la lampe de poche et il constata avec satisfactionqu’il se trouvait dans une cabine vide.

Les tiroirs des meubles étaient ouverts et surla couchette, plus vaste et plus luxueuse que celle des paquebots,il n’y avait qu’un matelas et deux oreillers, mais sans draps nicouvertures.

Évidemment la cabine était inhabitée, ce quicausa à Dadd une réelle satisfaction.

Il se rappela alors que le Desdemonaconstruit pour porter des centaines de passagers devait renfermerbeaucoup de locaux inoccupés comme celui où il se trouvait et où sabonne chance l’avait conduit.

Autour de lui régnait le silence le plusprofond.

– Je suis en sûreté du moins pour lemoment, se disait-il, me voilà dans la place.

« Maintenant, il faut que je ne soisguère malin pour ne pas accomplir avec succès la mission qui m’aété confiée, en donnant, par la même occasion, une petite leçon aufameux détective milliardaire.

Tout en se livrant à ces idées orgueilleuses,Dadd s’aperçut qu’il était trempé des pieds à la tête.

Il s’épongea de son mieux, essuyant ensuitesoigneusement avec une poignée de laine tirée du matelas, lestraces humides qu’il avait laissées sur le parquet, puis trèsfatigué par cette nuit d’émotions et d’acrobaties de tout genre, ilse consulta pour se demander s’il serait prudent de se laisseraller au sommeil dans cette superbe cabine qui semblaitabandonnée.

– Bah ! conclut-il, après une minutede réflexion, qui aura l’idée de venir me chercher là ?

« J’ai besoin de repos, et comme dit unproverbe : « Demain il fera jour ! »

Mû par un dernier scrupule de prudence, ilprit cependant la peine d’étudier la serrure de la porte et ilessaya de l’ouvrir avec un de ses outils, mais il constata avecdésappointement, qu’elle était fermée extérieurement par un solidecadenas.

– Tant pis, murmura-t-il, je vais mecoucher !

« J’ai besoin de réparer mes forces pourtout ce qui me reste à accomplir demain.

Il se glissa précautionneusement entre lacloison et le matelas, et bien que ses vêtements fussent loind’être secs, il ferma les yeux presqu’aussitôt et s’endormit.

En même temps, il lui sembla que la vitesse duyacht augmentait et qu’il était emporté vers l’inconnu avec unerapidité dont aucun paquebot n’avait pu jusqu’ici lui donnerl’idée.

Combien de temps demeura-t-il plongé dans cesommeil plein de charmes ? Il ne put jamais s’en rendre compteexactement.

Il fut soudainement arraché aux délices d’unsommeil, bien gagné par les fatigantes aventures de la journéeprécédente, par le bruit d’une clef que l’on introduisait dans laserrure du cadenas.

Petit Dadd avait l’oreille très fine.

Ce bruit si léger suffit à le réveillercomplètement et à lui rendre conscience en quelques secondes detout le péril de sa situation.

– Ils me cherchent, se dit-il !… Ilsdoivent savoir que j’ai trouvé moyen de gagner leDesdemona…

« Je n’ai que le temps de me« débiner ». Mais comment vais-je faire ?

Petit Dadd regardait autour de lui d’un airdésespéré et ne découvrit aucune cachette, aucune issue. Pendant cetemps-là, la clef continuait à grincer dans la serrure ducadenas.

– Elle a l’air d’être sérieusementrouillée, cette serrure, murmura-t-il.

« Ce doit être l’air de la mer…

Il venait de cesser d’entendre le grincementde la clef. De deux choses l’une ; ou les ennemis de Daddétaient en train de verser de l’huile dans la serrurerécalcitrante, ou ils allaient enfoncer la porte.

Il n’attendit pas la conclusion de ce dilemme,et puisque toute autre voie de salut lui était fermée, il seprécipita éperdument par le hublot qui lui avait donné accès, puiss’accrochant des deux mains à la moulure extérieure il demeura là,collé contre les flancs du yacht, s’en remettant à sa bonnechance.

Toute cette scène n’avait duré que quelquessecondes.

Dadd venait à peine de franchir l’étroiteouverture, que la porte s’ouvrait en grinçant.

Il reconnut parfaitement la voix de son ancienpatron, le banquier Rabington et celles du Canadien Floridor et deTodd Marvel.

– Il n’y a personne là, déclara leCanadien. Vous avez vu quel mal j’ai eu à ouvrir la porte.

– Je suis de votre avis, répliqua lemilliardaire, mais jetons tout de même un coup d’œil.

– Tiens, fit le banquier, on dirait quele parquet a été mouillé.

– Cela ne prouve rien, répliqua Floridorqui tenait à son opinion.

« Une vague a dû jeter un paquet de merpar le hublot, cela arrive souvent.

– C’est possible, après tout, murmura lemilliardaire.

« Je crois comme Floridor, que nousn’avons rien à chercher ici.

L’instant d’après, Dadd entendit la porte serefermer.

Il poussa un profond soupir de soulagement,car dans la gênante position où il se trouvait, ses doigtscommençaient à s’engourdir et il entrevoyait le moment où il allaitêtre obligé de lâcher prise.

Ce fut avec un ouf ! satisfaction, qu’ilréintégra l’intérieur de la cabine, où cette fois, sûr de n’êtreplus dérangé, il s’endormit à poings fermés.

CHAPITRE II – AUTRE SURPRISE

Après le sauvetage du BookerWashington, Todd Marvel, malgré le peu d’enthousiasme qu’iléprouvait pour ce genre de cérémonies, fut obligé de donneraudience aux trois membres de la délégation noire qui tenaient àlui adresser des remerciements solennels.

Ces trois personnages dont l’un était médecin,le second avocat, et le troisième professeur, étaient en réalitéles véritables chefs de la colonie qui allait s’installer àMonrovia.

Tous trois étaient fort honnêtes et trèsinstruits, mais c’étaient des bavards intarissables.

La peur qu’ils avaient eue, se joignant à lagratitude réelle qu’ils éprouvaient pour le milliardaire, stimulaitencore leur faconde habituelle.

Dans un style pompeux, mais pourtant naïf, ilsexpliquèrent que lorsque le Booker Washington avait quittéNew York, il y avait eu une formidable explosion de joie etd’enthousiasme parmi cette belle jeunesse noire, qui, pareille auxHébreux chassés d’Égypte, regagnait l’Afrique, la terre natale,pour y fonder une nouvelle patrie.

Il n’eût pas fallu essayer de les empêcherd’organiser une fête.

– Et vous savez, conclut l’avocat avec unsourire d’orgueil, combien notre race est sensible aux plaisirs dela musique et de la danse ! Combien elle est sentimentale etimpressionnable !

Aussi, cette fête qui avait commencé d’unefaçon très calme, a-t-elle un peu dépassé les limites de lasagesse !

– C’était une vraie bacchanale, murmurale médecin.

– Il faut bien que la jeunesse s’amuse,déclara Todd Marvel qui se mourait d’envie de rire.

– Enfin, reprit l’avocat, avec sonsourire indulgent, tous nos jeunes gens ont un peu fait lesfous ! Pas de mal à ça !

– Il n’y a pas eu d’accident depersonnes ? demanda Miss Elsie, gagnée à son tour par un rireirrésistible.

Les trois délégués noirs échangèrent un regardoù se peignait la consternation et ne répondirent pas toutd’abord.

– Hélas ! dit enfin le docteur, ilest arrivé un malheur, qu’il vaudrait peut-être mieux cacher.

« Quand l’appel a été terminé, on aconstaté avec chagrin qu’une de nos plus brillantes élèves, MissVirginia, une jeune fille qu’attendait le plus bel avenir, avaitdisparu.

« On craint qu’affolée par la vue desflammes, elle ne se soit précipitée dans la mer.

– Et cependant, objecta l’avocat, je nem’explique pas cela, de même que toutes nos bachelières, MissVirginia, nourrie dans la pratique des sports, nageait comme unpoisson.

– Comme une sirène, Monsieur !rectifia le professeur, choqué par une comparaison aussivulgaire.

Et il continua.

« Pauvre Virginia, comme le héros dupoète latin, elle est tombée, expirante, avant de toucher le rivagenatal.

Todd Marvel eut grand-peine à imposer silenceau professeur, qui ne demandait qu’à faire l’oraison funèbre deVirginia en l’entremêlant d’une foule de citations classiques.

– Vous ne connaissez encore pas,interrompit tout à coup le milliardaire, les causes dusinistre ?

« Je suppose qu’il est purementaccidentel ?

Les trois délégués noirs secouèrent la têteavec tristesse.

– Quoi qu’il nous en coûte de le dire,fit le docteur en baissant la voix, il est presque certain quel’incendie est dû à la malveillance.

« Notre première enquête a établi lesfaits d’une façon indéniable.

« Cela n’a rien de surprenant d’ailleurs,l’œuvre de la régénération des Noirs, cette magnifique tentative,jusqu’ici couronnée de tant de succès, avait excité bien desjalousies et suscité bien des haines.

« Nous sommes certains qu’un Blanc, unagent de nos ennemis, avait réussi à se cacher à bord au moment dudépart et que c’est lui qui a mis le feu.

– Comment savez-vous cela ? demandaprécipitamment Todd Marvel.

– Quand nous avons quitté le port de NewYork, il n’y avait pas un seul Blanc à bord, et cependant, despassagers et des matelots ont aperçu à diverses reprises un jeunehomme de race blanche, de physionomie très laide, qui errait dansles couloirs du paquebot comme quelqu’un qui n’a pas la consciencetranquille.

« À la vue d’un groupe de danseurs il apris la fuite, et malgré toutes nos recherches, il a été impossiblede le retrouver.

Todd Marvel réfléchissait.

– Avez-vous bien cherché ?demanda-t-il avec insistance.

– Le navire a été fouillé de haut en bas,et, en ce moment même, les perquisitions continuent avec l’aided’un de vos amis, Mr Floridor, qui a bien voulu se mettre ànotre disposition.

– Du moment que Floridor est avec vous,l’incendiaire sera capturé, je vous en réponds.

« Mon secrétaire et ami est un desdétectives les plus sagaces qui existent.

Après une foule de compliments réciproques,Todd Marvel fit apporter quelques bouteilles d’un champagne trèssec, et les trois délégués malgré la réserve diplomatique àlaquelle ils étaient tenus, ne purent réprimer un large sourire àla vue du plateau qui supportait les coupes et les flacons casquésd’or.

La conversation devint beaucoup plus bruyanteet beaucoup moins cérémonieuse qu’au début.

Tous étaient unanimes pour attribuer latentative dont ils venaient d’être victimes, à la célèbre sociétésecrète qui dans le Sud des États-Unis s’est déclarée ennemie desNoirs et qui s’intitule le Ku Klux Klan ou les Night’s Knights(Chevaliers de la Nuit).

Cette conversation fut tout à coup interrompuepar un choc formidable et presque aussitôt Floridor entra en coupde vent dans le salon du yacht.

– Que se passe-t-il donc ? demandale millionnaire.

– Rien de grave, répondit le Canadien. Aucours de nos perquisitions, nous avons découvert dans la cale unegrande caisse qui vous est adressée et qui doit renfermer unpiano.

– Tu es bien sûr que c’est àmoi ?

– Il n’y a pas d’erreur possible. Elleporte votre nom, estampé au fer rouge dans le bois, et celui del’agence de déménagement que vous employez.

« C’est un piano à queue.

– En effet, murmura le milliardaire,devinant les intentions du Canadien, il me manquait un piano qui adû être égaré.

– Le capitaine a insisté pour que cecolis qui est votre propriété, soit immédiatement transporté à borddu Desdemona.

« On l’a hissé à l’aide de palans etc’est le bruit qu’on a fait en le descendant sur le pont que vousvenez d’entendre.

« D’ailleurs, on n’a trouvé aucune tracede l’incendiaire.

« Il se peut après tout qu’il ait été unedes premières victimes du sinistre qu’il avait provoqué.

– Alors tout est pour le mieux.

De nouvelles congratulations et de nouveauxtoasts furent encore échangés et les trois délégués charmés del’accueil qui leur avait été fait se décidèrent à regagner lepaquebot.

Ils avaient à peine pris place dans leurcanot, que le Desdemona virait de bord et forçait devitesse pour rattraper le temps perdu.

Miss Elsie et Mr Rabington, très fatiguéstous les deux, avaient regagné leurs cabines. Todd Marvel etFloridor se trouvaient seuls sur la plage arrière du yacht.

– Pourquoi diable, demandait lemilliardaire, as-tu jugé nécessaire de nous encombrer de cettecaisse ?

– D’abord, parce que je n’ai pas pu faireautrement, en voyant votre nom sur l’adresse, les Noirs ont déclaréqu’il fallait absolument que vous rentriez dans votre bien.

« Ils n’ont voulu rien entendre.

« Peut-être aussi ont-ils craint d’avoirà payer les frais de retour du piano de Monrovia à Paris, ce quidoit coûter cher.

« Enfin, je suis persuadé que Dadd estencore caché dans la boîte.

– Cela ne me paraît pas trèsvraisemblable.

– J’en suis pourtant certain. On ne l’atrouvé dans aucun coin du Booker Washington.

« Il faut bien qu’il soit quelquepart.

« Je suppose qu’affolé, voyant l’incendieéteint, il s’est réfugié là, ne trouvant pas de meilleur asile.

– Es-tu bien sûr qu’il ne soit pas montéà bord du Desdemona, ce qui ne me plairait guère.

– C’est impossible. Comme vous l’aviezordonné, on a placé des sentinelles qui ont veillé à ce quepersonne ne s’embarque subrepticement.

– Admettons que tu dises vrai. Necrois-tu pas qu’il eût été préférable que ce jeune gredin restâtavec les Noirs ?

– Pauvres gens ! Voyez déjà tout lemal qu’il leur a causé.

« Il est malicieux comme lediable !

– Pourtant n’est-ce pas toi qui as eul’idée de le faire embarquer sur le paquebot ?

– Oui ! mais j’ai complètementchangé d’avis. Je crois qu’il vaut mieux que nous ayons ce drôlesous la main.

« Maintenant qu’il va être à notrediscrétion en plein océan, nous serons sûrs qu’il ne commettra plusde nouveaux méfaits.

« Puis il faudra bien qu’il parle.

« Que ce soit de bonne grâce ou parforce, il faudra qu’il nous mette au courant de ce qu’il sait desprojets du Dr Klaus Kristian.

– Tu as peut-être raison, murmura lemilliardaire, devenu soucieux. Mais je t’avoue, qu’après ce que tuviens de me dire, je meurs d’envie d’ouvrir la caisse tout desuite.

– Il ne faut pas attendre, sinon Daddtrouverait encore le moyen de nous jouer quelque mauvais tour.

– Alors, finissons-en le plus vitepossible, car je ne serais pas fâché d’aller dormir.

« Ces Noirs nous ont véritablement faitpasser une nuit blanche…

Aussitôt Floridor alla chercher un marteau etun ciseau à froid et il commença lentement l’opération dudéclouage.

Armé d’un browning, Todd Marvel se tenait prêtà mettre en joue le malandrin dès qu’il se risquerait à montrer lebout du nez.

Mais, aussitôt qu’il eut donné trois ou quatrecoups de marteau, Floridor obtint un résultat tout à faitinattendu.

De l’intérieur de la caisse partirent des crissauvages, de véritables hurlements.

Floridor s’arrêta plein d’hésitation et desurprise.

– Qu’est-ce que cela veut dire ?grommela-t-il. Ce n’est pas Dadd qui hurle de cettefaçon !

– C’est une voix de femme !

– Singulière histoire !

– Ouvre toujours !Dépêche-toi ! Nous allons être fixés !

Sans plus se soucier des cris qui redoublaientd’intensité, Floridor continua à déclouer.

Quelques coups de marteau lui suffirent àrabattre un des panneaux qui fermaient latéralement la caisse.

Puis il braqua résolument sa lampe électriquedans les ténèbres de la boîte mystérieuse.

Il se recula aussitôt avec effarement.

Todd Marvel, qui avait regardé à son tour, nefut pas moins surpris.

– Il y a une négresse là-dedans !s’écria-t-il. Qu’est-ce que signifie encore cettehistoire ?

– Il faut la faire sortir.Mademoiselle !… Mademoiselle !…

Et comme ces paroles ne recevaient pas deréponse, et que l’habitante de la caisse, depuis qu’elle avaitcessé de crier, se rencoignait dans l’angle le plus éloigné del’ouverture :

– Mademoiselle ! reprit le Canadien,sortez vite ou je referme !

Cette menace eut un effet immédiat.

Une jeune fille tout ébouriffée, et dont lechapeau rose était posé tout de travers, se glissa péniblement àquatre pattes hors de sa cachette.

Floridor lui tendit galamment la main, pourl’aider à se mettre debout.

On vit alors une adolescente, au teintd’ébène, assez jolie, mais dont la toilette aux vives couleurs –une blouse orangée, une jupe vert pomme et des souliers rouges –paraissait singulièrement fripée.

La pauvrette ne criait plus, mais desruisseaux de larmes s’échappaient de ses yeux, et elle paraissaiten proie à un sombre désespoir.

En se trouvant à bord d’un navire inconnu,entre les mains de deux hommes blancs, elle était devenuesubitement à moitié folle de peur.

– Grâce ! grâce !s’écria-t-elle, en se jetant aux genoux du Canadien.

« Je suis Virginia, diplômée de l’ÉcoleNormale de Tuskegee.

– Du moment que vous êtes diplômée,déclara Floridor d’un ton jovial très rassurant, je vous fais grâcede la vie, à condition que vous répondiez sincèrement à mesquestions.

– Oui, sir,… balbutiait-elle, plus morteque vive.

– Comment vous êtes-vous introduite àbord du navire ?

C’en était trop.

En entendant porter contre elle cetteincroyable accusation la petite négresse, déjà terrorisée,complètement démoralisée par les étranges événements qui venaientd’avoir lieu, ferma les yeux et s’évanouit.

Floridor n’eut que le temps de la recevoirdans ses bras.

CHAPITRE III – LES EMBARRAS DE PETITDADD

Lorsque Dadd, après un de ces profondssommeils, qui sont un véritable bienfait pour l’organisme, ouvritles yeux à la lumière, il faisait grand jour.

Le soleil était déjà très haut sur l’horizonet la brise marine qui pénétrait par le hublot resté ouvert,répandait dans la cabine une fraîcheur délicieuse.

Dadd se frotta les yeux, bâilla et s’étira,comme un chat troublé dans son repos.

Il regarda ensuite autour de lui avecébahissement.

Ses idées n’étaient pas encore très nettes. Ilse croyait toujours dans sa caisse à piano et il s’étonnait de latrouver si grande.

Puis, tout à coup, le souvenir de ce quis’était passé la veille, lui revint en mémoire, et il se mit à rirede bon cœur des aventures assez bizarres dans lesquelles il s’étaitlancé, sous l’influence du champagne sec.

Puis assis sur son lit, et malgré le violentmal de tête qu’il ressentait, il essaya de réfléchirsérieusement.

– Jusqu’ici, murmura-t-il, en se grattantle bout du nez par un tic qui lui était habituel, tout va bien,mais comment les choses vont-elles se passer lorsque nousarriverons en France ?…

« Puis il y a ces sacrés documents, je nevois pas trop comment je pourrai mettre la main dessus.

« Et Virginia, qu’est-elledevenue ?

Il avait murmuré cette dernière phrase ensouriant, mais presque aussitôt ses traits prirent une expressionmélancolique.

« Pauvre fille ! soupira-t-il.Qu’est-ce qu’ils ont bien pu en faire.

« Vraiment, on dira ce qu’on voudra, maisje n’ai pas agi tout à fait en gentleman.

Une autre constatation vint encore augmentersa tristesse.

Il ressentait d’affreux tiraillementsd’estomac, encore aggravés par ses libations de la nuitprécédente.

Il eût été homme à ronger jusqu’à l’os unjambon de mouton entouré d’une livre ou deux de belles pommes deterre, en l’arrosant de quelques bouteilles d’ale.

– Sale affaire ! se dit-il. Je suisplein de ressources quand j’ai bien dîné. Mais si on me prend parla famine, je deviens complètement idiot…

« Je vois d’ici la tête que feraient ToddMarvel et les autres si, quand va sonner la cloche du lunch,j’allais tranquillement m’asseoir dans la salle à manger endemandant cérémonieusement à Miss Elsie si elle a passé une bonnenuit !…

Le cœur navré, Dadd s’approcha du robinet dulavabo et, faute de mieux, absorba une forte prise d’eau douce.

Ce rafraîchissement lui procura d’ailleurs uncertain soulagement.

Il s’occupa ensuite de réparer tant bien quemal le désordre de sa toilette.

Un morceau de savon qu’il trouva dans untiroir lui permit d’effacer complètement les traces de cirage quile rendaient hideux.

Il se trempa ensuite dans l’eau fraîche, etdonna quelques soins à son complet qui imbibé d’eau de mer et àdemi séché était devenu une véritable loque.

Enfin, il inspecta ses outils, et constataavec plaisir qu’ils étaient en excellent état, à peine un peutachés de rouille.

Il était occupé à ces petits soinsd’intérieur, lorsque de l’autre côté de la cloison, il entendit unsanglot déchirant.

Dadd avait une foule de défauts, mais il avaitl’émotion facile.

S’il eût vécu au XVIIIe siècle, onl’aurait infailliblement rangé dans la catégorie des « âmessensibles ».

– Ce sont les sanglots d’une femme,murmura-t-il. Certes, je ne suis pas parfait, mais quand j’entendscela, je me sens le cœur déchiré… Il faut voir de quoi ilretourne !

Il choisit dans sa trousse une excellentevrille et se mit en devoir de percer un trou dans la cloison.

Cinq minutes plus tard, et grâce au silencequi régnait dans cette partie du yacht, il pouvait entendre tout cequi se disait dans la cabine voisine.

Il eut un tressaillement en reconnaissant àtravers ces sanglots, la voix de l’inoubliable Virginia.

Une autre personne, qui parlait avec beaucoupde douceur – Dadd supposa que c’était Miss Elsie – essayait deconsoler l’infortunée négresse.

Dadd eut un sourire d’orgueil.

– Eh bien ! se dit-il, ce n’étaittout de même pas si bête que ça mon idée de la caisse à piano.

« Ça a marché épatamment.

« Ah ! si Virginia savait que jesuis là, elle en attraperait la colique !

Tout en s’abandonnant à ces vaniteusespensées, Dadd ne perdait pas un mot de la conversation.

Miss Virginia parlait de sa situation perdue,des difficultés qu’elle aurait à regagner Libéria, où, peut-êtreles chefs de la colonie ne voudraient plus d’elle, l’accuseraientde s’être enfuie avec un Blanc.

– N’ayez aucune crainte, lui dit MissElsie avec bonté. Demain au point du jour, comme vient de mel’expliquer Mr Todd Marvel, le Desdemona passe aularge des îles Açores.

« Le yacht stoppera à peu de distance dela ville de Madère, juste assez de temps pour qu’une embarcationaille vous déposer à terre.

Cette déclaration, au lieu d’apaiser Virginia,ne fit qu’amener un redoublement de sanglots et de larmes.

– Et moi, quéque deviendrai dans paysinconnu ? bégaya la pauvre bachelière, qui dans son émoioubliait toute sa science, et se remettait à employer le patois deson enfance. Mistress veut abandonner pauvre petite négresse !Je vois bien, ah ! je vois bien !…

– Mais non, mon enfant, répondit MissElsie, à la fois apitoyée et amusée.

« Je ne veux pas du tout me débarrasserde vous, comme vous avez l’air de le croire.

« Si vous voulez rester avec nous, j’enserai enchantée…

Virginia était décidément difficile àconsoler.

– Non, non ! s’écria-t-elle, je veuxpas rester, je veux aller à Libéria !…

– Le meilleur moyen d’y arriver, dit MissElsie avec beaucoup de patience, c’est de faire ce que je vousdis.

« Vous descendrez à Madère, là il y a unservice de bateaux, très régulier.

« Vous prendrez un billet pour Monrovia,où vous serez presque aussi tôt arrivée que vos amis du BookerWashington.

Virginia semblait à demi convaincue. Elleessuya ses larmes, et resta silencieuse une longue minute.

– Oui, dit-elle enfin sur un ton dereproche, mais pas d’argent pour le passage !

– Ne vous inquiétez pas de cela.

« Voici un petit portefeuille quicontient trois mille dollars.

– Pour moi ! fit Virginiaextasiée.

– Oui ! c’est pour vous. Il y a unpeu plus que le prix du passage, mais vous garderez le reste ensouvenir de vos amis du Desdemona.

« Maintenant, faites un bout de toiletteet vous allez venir déjeuner avec nous à la salle à manger dubord.

« Il faut prendre des forces pourcontinuer le voyage !

Et elle ajouta, d’un ton dereproche :

– Comment ! vous n’avez pas touchéau chocolat, aux tartines, aux œufs à la coque que je vous avaisfait envoyer ? C’est fort mal !

Pour toute réponse Virginia dans un élan degratitude se jeta aux genoux de sa bienfaitrice, et dans un gesteplein de douceur et d’humilité, lui embrassa la main avec uneferveur passionnée.

Dadd avait entendu la porte de la cabine serefermer, le bruit avait cessé.

– Elles sont parties« becqueter », dit-il dans l’affreux argot qu’ilemployait. Je ne serais pas fâché d’en faire autant.

L’idée qu’il y avait de l’autre côté de lacloison un excellent petit déjeuner, lui mettait l’eau à la boucheet stimulait son imagination inventive.

Il pensa d’abord à sortir par le hublot de sacabine et à pénétrer dans celle de Virginia de la même manière.

Mais cette acrobatie qu’il avait exécutée enpleine nuit, et sous l’empire de la surexcitation causée par lechampagne, lui paraissait imprudente, sinon impossible en pleinjour.

Il avait heureusement d’excellents outils, ilne fallait pas, comme disent les Français, « chercher midi àquatorze heures ».

Il tira de sa sacoche trois bouts de métallongs chacun comme la main, et un peu plus gros que le pouce.

Il les vissa soigneusement les uns au bout desautres.

Quand il eut terminé cette opération, il avaiten mains une superbe pince, de celles que les cambrioleursappellent « pince monseigneur » et que lui dénommaitfacétieusement « un sucre de pomme ».

Avec l’extrémité aplatie du levier, il n’eutqu’à donner une légère pesée pour faire sauter le cadenas.

Méthodiquement, il démonta son outil, le remiten place, entrebâilla la porte, et après avoir constaté que lecouloir était désert, replaça le cadenas de telle sorte qu’àpremière vue, il paraissait intact.

Virginia n’avait pas pris la peine de fermerla porte de sa cabine.

Dadd entra et tout d’abord il engloutit lapile de « tostes » grillés beurrés et salés à point, quiétaient déposés sur un plateau de vermeil.

On eût dit un loup affamé.

Il goba ensuite les œufs qu’il déclara depremière fraîcheur, et termina par le chocolat qu’il s’assura àlui-même être le meilleur qu’il eût jamais goûté.

Après ce lunch il se sentait un tout autrehomme. Sa verve, sa belle humeur, et sa philosophie optimiste, luiétaient revenues.

Il se disposait à regagner sa cabine, quand ileut une autre idée.

– Je suis fort bien ici, se dit-il,pourquoi m’en irai-je ?

« Personne n’aura l’idée d’aller mechercher chez Virginia.

« Je suis plus en sûreté chez elle, quepartout ailleurs.

Cette réflexion faite, il se glissa sous lelit, sans crainte de surprise, et se mit, comme il disait, à« tirer des plans ».

CHAPITRE IV – UNE ESCALE

Après avoir déjeuné dans la salle à manger duyacht, en compagnie de tous les passagers, Virginia se trouvacomplètement rassurée.

Par quelques prévenances, quelques parolesencourageantes, Miss Elsie avait du premier coup trouvé le moyend’apprivoiser la petite négresse.

Todd Marvel et ses amis eurent grand plaisir àentendre le récit de ses aventures qu’elle accompagnait d’unemimique expressive.

Au portrait qu’elle leur en fit, ilsreconnurent que, sans aucun doute, c’était à Petit Dadd qu’elleavait eu affaire, et ils ne purent s’empêcher d’admirerl’ingéniosité et la malice du jeune bandit.

Floridor seul, ne partageait pas la gaietégénérale.

– Avec tout cela, grommela-t-il, nous nesavons pas encore où il est.

« Je ne suis pas tranquille à la penséequ’il pourrait s’être installé à bord !

– C’est impossible, répondit lemilliardaire.

« Les matelots que j’avais placés ensentinelle l’auraient vu ; enfin, nous avons fouilléminutieusement le bâtiment tout entier et nous n’avons rientrouvé.

« Si malin qu’il soit, il n’aurait pas punous échapper ou du moins il aurait laissé quelques traces de sonpassage.

Le Canadien n’était qu’à demi convaincu.

– Je puis me tromper, répliqua-t-il enhochant la tête, mais si vous le permettez, je vais visiter uneseconde fois la cale, l’entrepont, les cabines et même le logementde l’équipage.

« Avec un pareil drôle, on ne sauraitêtre trop prudent ! »

– Fais ce qu’il te plaira, répondit ToddMarvel en riant, mais je crois bien que tu perds ton temps.

« Si tu fais quelque découvertesensationnelle, tu viendras nous le dire.

– Je n’y manquerai pas !

Le Canadien, entêté dans son idée, disparutpar un des escaliers qui aboutissait à la cale pour commencer saronde.

Cette occupation l’absorba pendant une bonnepartie de l’après-midi.

Consciencieusement il explora le bâtiment dansses moindres recoins, sans oublier la chaufferie, les soutes, où setrouvaient les agrès de rechange, et jusqu’au parc, situé àl’avant, où étaient enfermés les animaux vivants destinés à laconsommation du bord.

Un des rares endroits qu’il n’eut pas l’idéede visiter, fut, on le devine, la cabine occupée par MissVirginia.

Il ne lui vint pas un seul instant à la penséeque Dadd pouvait s’y être caché.

Pendant que le Canadien se livrait à cesperquisitions, Virginia s’était assise en compagnie de Miss Elsie,sous une tente dressée à l’arrière, et les deux jeunes fillesprenaient plaisir à suivre les évolutions d’une bande de poissonsvolants que l’on voyait effleurer la crête des lames.

Puis ce furent des paquets de grandes algueschargées de fruits étranges et que les marins appellent« raisins du tropique ».

Virginia dont les inquiétudes s’étaientdissipées, ne s’ennuya pas une minute pendant cette après-midi, etquand la cloche du bord appela les passagers au dîner, elle futtout étonnée de voir qu’il était si tard.

Après le repas, on fit de la musique, oncausa, et il était près d’onze heures quand Virginia tout émue ditadieu aux hôtes qui l’avaient si aimablement accueillie et qu’ellene devait plus revoir.

D’un tempérament très émotif, la jeune fillese sentait le cœur gros à la pensée de les quitter.

Il lui semblait qu’elle ne retrouverait plusjamais dans l’existence des protecteurs pareils à ceux qu’elleallait laisser derrière elle.

Elle versa quelques pleurs, et après avoirdemandé et obtenu la permission d’embrasser Miss Elsie, elle laquitta en lui promettant solennellement de lui donner souvent deses nouvelles.

– J’enverrai à Miss, promit-elle, debeaux plumages pour ses chapeaux.

« Il y a à Libéria des aigrettes, despoules de Numidie et toutes sortes de beaux oiseaux.

– Eh bien, c’est cela ! dit MissElsie, vous m’enverrez des curiosités de votre nouvelle patrie etcela me fera le plus grand plaisir.

Tout heureuse de la permission qui lui étaitaccordée d’envoyer des cadeaux à sa protectrice d’un jour, Virginiase retira un peu moins triste.

En la reconduisant jusqu’à la porte de sacabine, le Canadien lui répéta une dernière fois lesrecommandations qu’il lui avait déjà faites.

– Demain matin, vers quatre heures, luidit-il, le Desdemona passe au large des Îles Açores.

« Un matelot viendra vous réveiller etune embarcation vous déposera sur les quais de Madère.

« Surtout faites bien attention, neperdez pas les bank-notes qui vous serviront à payer votre passagede Madère à Libéria.

– Pas de danger, Monsieur Floridor,répliqua Virginia, je suis très sérieuse.

– Alors adieu, Miss, je ne vous reverraisans doute pas, car lorsque vous partirez personne ne sera levé àbord du yacht.

Virginia serra une dernière fois la main duCanadien et rentra dans sa cabine, dont elle poussa le verrouintérieur, puis elle tourna le commutateur ; une vive clartéillumina la pièce.

Virginia qui se sentait assez fatiguée selaissa tomber dans un fauteuil en poussant un soupir desatisfaction.

– Je suis bien contente… murmura-t-elle àmi-voix.

Un atroce ricanement lui répondit ; elletourna la tête, Dadd, son diabolique persécuteur était deboutderrière elle, plus laid que jamais, mais cette fois complètementblanc.

Cette apparition avait quelque chose defantastique et de surnaturel, qui eût troublé une imagination plusrobuste que celle de l’impressionnable Virginia.

Elle poussa un petit cri, et tombaévanouie.

Bien loin d’aider sa victime à reprendre sessens, Petit Dadd profita de son immobilité pour la dépouiller de sarobe, de son corsage et de son manteau, puis il lui lia solidementles pieds et les mains, la bâillonna, lui banda les yeux et ensuitela fit disparaître sous le lit comme un objet encombrant.

Cela fait, Dadd revêtit les vêtements del’infortunée Virginia.

Il se noircit le visage et les mains, à l’aided’un flacon de teinture qu’il avait trouvé sur la table detoilette.

Puis il se coiffa du chapeau de la jeunefille, ajusta soigneusement la voilette qui devait dissimuler sestraits, et après s’être longuement étudié devant l’armoire à glace,se trouva très satisfait de son déguisement.

– Cela pourra marcher, murmura-t-il. LeCanadien a dit tout à l’heure que le départ était pour quatreheures.

« À ce moment-là, il ne fait pas encoretrès clair, puis les matelots ne connaissent pas Virginia…

Sur cette réflexion, Dadd ferma prudemment lecommutateur et se jeta sur le lit, sans plus se préoccuper de lapauvre négresse que si elle n’eût jamais existé.

 

Dadd fut arraché aux douceurs du sommeil pardes coups violents frappés à la porte de la cabine.

– Je viens à l’instant, cria-t-il d’unepetite voix de fausset destinée à faire illusion aux marins quivenaient le chercher.

Il donna un dernier coup d’œil à sonaccoutrement, mit sous son bras un gros paquet enveloppé de papiergris et ouvrit la porte.

– Dépêchez-vous, Miss, fit le matelot, onn’attend plus que vous, et le Desdemona ne doit passtationner plus d’une demi-heure.

Sitôt qu’il fut remonté sur le pont désert,Dadd aperçut en effet la yole, déjà mise à flot et où se tenaientquatre rameurs.

Il prit place à l’arrière de la petiteembarcation, qui presque aussitôt s’éloigna du bord, et se dirigearapidement vers la ville dont les maisons blanches se dessinaientdans la pénombre.

Le temps était couvert. La nuit, quoique assezclaire sous cette latitude, ne permettait pas de distinguernettement les objets.

Les rameurs pressés de déposer à terre leurpassagère pour regagner le yacht au plus vite, n’eurent pas lemoindre soupçon de la vérité.

Comment eussent-ils pu se douter que cettepetite négresse immobile et silencieuse, dans sa jupe verte et sablouse orangée, n’était pas la véritable Virginia ?

Ne venait-on pas d’ailleurs de la chercherdans sa cabine ?

Dadd ne se sentait pas de joie à mesure qu’ilvoyait se rapprocher les maisons de la ville de Madère, dont lesjardins plantés d’orangers, de palmiers et de citronniersexhalaient à une grande distance leur souffle embaumé.

– Tout de même, songea-t-il, je puis direque j’ai de la veine !

« C’est Todd Marvel qui va faire unetête.

Dadd s’était trop hâté de se réjouir.

Une minute ne s’était pas écoulée, qu’unefaible détonation se fit entendre du côté du yacht, d’où s’éleva ensifflant une fusée qui alla s’épanouir là-haut, dans les nuages, enune poignée de petites étoiles rouges et vertes.

D’un même geste, les quatre rameurs avaientrelevé leurs avirons.

– C’est le signal ! déclara le plusâgé, il faut retourner au yacht sans perdre une minute.

– Mais non, dit un autre, il fautauparavant que nous ayons déposé la négresse sur le rivage.

À ce moment une seconde fusée monta vers lesnuages.

À sa lueur fugitive, Dadd put constater queles gens du Desdemona mettaient à la mer une secondeembarcation.

Dadd n’en attendit pas davantage.

Avant que les rameurs eussent eu le temps del’en empêcher, il piqua une tête dans la mer, en emportant lepaquet gris qui semblait avoir pour lui une grande importance.

Surpris et désappointés, hésitants sur cequ’ils avaient à faire, les matelots donnèrent au fugitif le tempsde prendre une avance de cinq minutes.

Quand ils se lancèrent à sa poursuite, ilétait trop tard ; ils ne réussirent qu’à s’emparer de la robevert pomme et de la blouse orange, dont Dadd avait réussi à sedébarrasser tant bien que mal.

La seconde embarcation, dans laquelle setrouvait Floridor arrivait à force de rames.

Bientôt elle rejoignit la yole sur le théâtredu drame.

Le Canadien était exaspéré.

– Vous l’avez laissé échapper !cria-t-il aux matelots.

« Ce n’est guère intelligent de votrepart.

– Qui, la négresse ?

– Il n’y a pas de négresse, tasd’idiots : c’est Petit Dadd, le bandit.

« La vraie négresse, je viens de latrouver ficelée sous son lit, à moitié morte.

« Tenez, il se moque pas mal devous !

« Le voilà, là-bas, qui vient de prendreterre ; il faut le rejoindre à tout prix.

« Vous ne savez pas qu’il a dévaliséMr Todd Marvel ?

Le milliardaire était très aimé de tous ceuxqui étaient placés sous ses ordres ; les deux embarcationsvolèrent à la surface des eaux tranquilles et atteignirent lerivage, dix minutes à peine après Dadd.

– Il y aura une forte prime à qui mettrala main dessus, déclara Floridor.

– Il n’est pas loin, dit un matelot, ilvient de tourner le coin de la petite rue là-bas.

« Il n’a pas cent mètres d’avance surnous.

Les marins, dont quelques-uns étaientd’excellents coureurs, s’élancèrent à la poursuite du fuyard.

Quelques douaniers espagnols se joignirent àeux.

De tous côtés les fenêtres s’ouvraient,habitants et habitantes apparaissaient aux fenêtres en légerscostumes.

Tout le monde se demandait de quel drame lapaisible ville était le théâtre.

Bientôt il fit grand jour, les boutiquescommençaient à s’ouvrir, et des groupes nombreux discutaient avecanimation sur le seuil des portes ou au centre des carrefours.

Mais après deux heures de poursuites inutiles,douaniers et matelots revinrent bredouilles.

Dadd avait gagné la campagne et là on l’avaitperdu de vue.

On supposa qu’il avait trouvé un asile dansquelque plantation et on remit à plus tard de nouvellesrecherches.

La nuit précédente Floridor qui souffraitd’une insomnie avait eu l’idée de se lever pour veiller lui-même audépart de Virginia.

Il était arrivé dix minutes trop tard, mais enpénétrant dans la cabine de la petite négresse, son attention avaitété attirée par des gémissements inarticulés qui semblaient partirde dessous du lit.

Il avait découvert Virginia à demi asphyxiéeet presque folle de peur, et il l’avait délivrée.

Le Canadien avait tout compris.

– C’est moi qui avais raison, avait-ilpensé. Dadd était à bord et pour qu’il nous fausse ainsi compagnie,c’est qu’il a trouvé moyen de voler quelque chose.

Après avoir donné quelques soins à Virginia,Floridor très inquiet était allé réveiller Todd Marvel.

C’est alors qu’ils avaient constaté que letiroir du bureau où le milliardaire renfermait certains papiers,avait été ouvert à l’aide d’une fausse clef, sans doute pendant queles passagers se trouvaient réunis dans la salle à manger. Letiroir était vide.

– Heureusement, déclara le milliardaire,assez ému, les documents les plus importants sont en sûreté dans lecoffre-fort.

« Ce qu’on m’a volé n’a qu’une valeursecondaire ; ce sont surtout des lettres, des coupures dejournaux et des brochures.

« Cela m’ennuie pourtant que ces papierstombent entre les mains du docteur Klaus Kristian…

C’est alors que Floridor s’était lancé à lapoursuite du voleur.

Rien ne fut négligé d’ailleurs pour s’emparerde ce dernier.

Des battues furent organisées dans toute lacampagne, des primes furent promises, mais tout fut inutile.

Dadd semblait s’être littéralementévaporé.

 

L’île de Madère est, par excellence, un paysde luxe.

Les touristes millionnaires, qui trouvent lasociété trop mêlée dans la Riviera, à Naples ou au Caire, serendent à Madère. C’est là, a dit un romancier anglais, queviennent mourir tous les riches tuberculeux.

L’atmosphère de ces îles éternellementcouvertes de fleurs et de fruits, et où jamais ne souffle detempête, possède des propriétés à la fois apaisantes etengourdissantes ; sous ce beau climat, il est très difficiled’être énergique. Le seul fait de respirer, de vivre et de dormir,suffit au bonheur.

C’est un des rares endroits du monde où il n’yait pas besoin de travailler. La paresse est à l’ordre du jour.Tout le monde y est naturellement porté à la fainéantise et àl’insouciance, depuis les travailleurs de la terre, jusqu’auxdomestiques des hôtels.

Dans ces fertiles campagnes, où un Yankee eûtinstallé des charrues électriques, des machines perfectionnées pourl’irrigation, le paysan se contente simplement de laisser pousserses orangers, et la perspective du bénéfice le plus énorme ne leferait pas renoncer à une heure de sa sieste ou de sa flâneriequotidienne.

Les affiches que Todd Marvel avait faitapposer en promettant une prime à qui capturerait Petit Dadd,excitèrent d’abord vivement l’attention.

Elles firent d’abord le sujet de toutes lesconversations ; on en parla beaucoup mais personne ne sedérangea.

Enfin, le vieil orgueil espagnol était blessépar les prétentions de cet Américain, qui, parce qu’il avait desdollars, se figurait que rien ne devait résister à sa volonté.

– Eh bien ! disaient les gens del’île en s’abordant, est-ce que vous allez essayer de gagner laprime ?

Généralement l’interpellé se reculait d’unpas, avec un geste indigné.

– C’est l’affaire de la police,cela ! Señor ! répondit-il. Grâce à Dieu, je ne suis pasun mouchard.

– C’est ce que je me suis ditmoi-même !

Quant aux policiers de profession, ils nemontraient guère plus de zèle.

– C’est une affaire entre Américains,disaient-ils, qu’ils se débrouillent ensemble, cela ne nous regardepas !

« Ces milliardaires se figurent qu’ilsn’ont qu’à parler. Ce n’est pas moi qui me priverai de ma siestepour aller au grand soleil, donner la chasse à un bandit dont on nepeut recevoir que de mauvais coups. »

Petit Dadd avait bénéficié de cette inertiegénérale, et grâce à son ingéniosité naturelle, il avait eu vitefait de découvrir une retraite à peu près sûre.

Il avait remarqué que parmi ces magnifiquesvillas, dont beaucoup pourraient être appelées des palais, un grandnombre étaient fermées, leurs propriétaires ne venant passer àMadère que deux ou trois mois, et il s’était dit qu’il ne ferait detort à personne en s’installant dans une de ces somptueusesdemeures momentanément abandonnées.

Avec sa sagacité habituelle il avait choisiune villa tout à fait isolée et située au milieu d’un grandparc.

Avec ses fausses clefs, il s’y était introduitsans peine, et y avait élu domicile ; les lits étaientexcellents, la cave bien fournie, et le jardin immense abondait enfruits de toute espèce.

Petit Dadd passa là trois semaines tout à faitheureuses. L’arrivée des propriétaires de la villa le força, parmalheur, à déguerpir précipitamment. Ils survinrent au milieu de lanuit, en automobile, avec toute une escorte de cuisiniers, dedomestiques et de femmes de chambre.

Arraché aux douceurs de son premier sommeil,Dadd n’eut que le temps de sauter par la fenêtre et de s’enfuir àtoutes jambes.

Il se retrouvait maintenant en pleinecampagne, obligé de se cacher pendant le jour et de voler sanourriture dans les jardins, comme aux époques les plus troubléesde sa jeunesse.

Il déploya d’ailleurs tant de prudence, quemalgré l’activité dont firent preuve le milliardaire et ses amis,le fugitif échappa à toutes les recherches.

Floridor ne décolérait pas.

– C’est inimaginable, s’écria-t-il, cesgens-là sont d’une nonchalance dont on ne peut se faireidée !

« Ils sont fainéants comme descouleuvres !

– Jamais, en effet sauf dans certainesrégions de l’Équateur, répondait Todd Marvel, je ne me suis heurtéà une pareille torpeur.

« On dirait qu’ils n’ont même pas enviede gagner de l’argent.

Le milliardaire et son secrétaire passaientune partie de leur journée à visiter les autorités de l’île, pourtâcher de stimuler leur zèle.

Partout ils étaient admirablement reçus.

On les accueillait avec le pompeux cérémonialde l’antique politesse castillane ; on leur offraitd’excellents cigares, on leur faisait déguster le merveilleux vinque produisent les quelques vignes qui existent encore dansl’île.

Enfin on ne les congédiait jamais, sans leuravoir promis, en termes choisis, que l’on ferait l’impossible pourdonner satisfaction aux nobles señors.

D’ailleurs personne ne bougeait, et les chosesdemeuraient toujours au même point.

Le temps passait, Dadd restait toujoursintrouvable.

Cependant Todd Marvel ne pouvait prolongerplus longtemps son séjour dans l’île de Madère.

Il dut se contenter de laisser une certainesomme à la police locale pour que les départs des navires fussentsurveillés d’une façon spéciale.

Il espérait bien que le hasard, jusqu’alors sifavorable à Petit Dadd, finirait un jour par se tourner contrelui.

Quant à Virginia, elle se trouvait si maladequ’on dut renoncer à l’envoyer à terre.

Il fut décidé qu’elle accompagnerait MissElsie jusqu’au Havre, où elle pourrait s’embarquer directement surun des grands paquebots qui font le service de la côte occidentaled’Afrique.

Il semblait qu’une inexorable fatalités’acharnât à empêcher la pauvre négresse de regagner la patrie deses ancêtres.

Dix-septième épisode – UN DRAMED’AMOUR

CHAPITRE PREMIER – UNE RENCONTREINATTENDUE

Par suite d’une avarie à ses machines, lesteamer transatlantique l’Olympia avait été forcé des’arrêter pendant quelques jours en rade de Madère.

Les passagers qui, partis de New York serendaient presque tous en France et en Angleterre – carl’Olympia qui appartenait à une grande compagnie anglaise,devait faire escale au Havre avant d’arriver à Londres –profitèrent de cette occasion, pour admirer les merveilleuxpaysages de ces îles, que les anciens avaient appelées les îlesFortunées.

Parmi ces passagers, deux d’entre eux, quioccupaient des cabines de première classe, n’avaient pas été desderniers à profiter de cette permission.

L’un était l’ingénieur Lyx Hardan, unGermano-Américain, qui traitait, paraît-il, de grosses affaires demines, et l’autre son secrétaire et fondé de pouvoir,Mr Brooks, un Anglais.

L’ingénieur offrait cette physionomie un peudure, ce parler bref, et ces façons sèches et tranchantes, quefinissent par prendre la plupart des hommes d’affaires, endurcis etbronzés par l’égoïsme, dans les grandes batailles de l’or.

C’était un gros homme, d’aspect peusympathique, fort et trapu, la mâchoire lourde, et les poingsénormes.

Sa face carrée, ombragée de cheveux roux,exprimait la brutalité, et ses petits yeux, aux sourcils pâles,reflétaient la ruse. Il pouvait avoir une cinquantained’années.

Son secrétaire, âgé de dix ans de moins,semblait plus aimable.

À l’aisance de ses manières, à la correctiontoujours impeccable de sa tenue, il était facile de reconnaître ungentleman d’une excellente éducation.

On n’eût pu en dire autant de l’ingénieur, quisemblait prendre à tâche de se montrer aussi maussade, aussirenfrogné, et aussi désagréable que possible.

La veille du jour où l’Olympia devaitlever l’ancre, Mr Lyx Hardan et son secrétaire, après avoirfait un excellent déjeuner à l’Hôtel d’Espagne, résolurentd’employer le reste de l’après-midi à une excursion dans lacampagne.

L’atmosphère était d’une idéale douceur ;la brise de la mer soufflait juste assez fort pour rendre lachaleur supportable, et, dès qu’ils furent arrivés à une certainedistance de la ville, les deux promeneurs se trouvèrent abrités dusoleil sous l’ombrage de grands arbres, que la hache ne semblaitjamais avoir touchés.

De loin en loin, ils rencontraient de blanchesvillas, enfouies sous la verdure des platanes, des eucalyptus etdes palmiers.

Puis c’étaient des champs d’orangers et decitronniers, aux troncs énormes, dont les fruits et les fleursembaumaient l’air.

En présence de ce paysage enchanté, où letravail, la pauvreté et la misère humaine ne semblaient pas avoirde place, un Français se fût souvenu de la phrase deFlaubert : « L’air est si doux qu’il empêche demourir. »

L’ingénieur et son secrétaire venaientd’entrer sous le couvert d’un petit bois que traversaient desruisseaux, bordés d’iris et de jacinthes.

Des dragonniers, trapus et hissés sur leursmultiples racines, se mélangeaient aux fougères géantes, auxbruyères hautes de douze à quinze mètres, aux ilex, aux cocotierset aux bananiers, chargés de pesants régimes couleur d’or.

– Ici, murmura tout à coup l’ingénieur,comme s’il se fût parlé à lui-même, on se croirait en Océanie.

« Je connais dans des îles du Pacifique,des coins de forêt qui ressemblent tout à fait à ceux-ci.

Mr Brooks, qui paraissait avoir beaucoupde respect et même une certaine crainte pour son directeur, nereleva pas cette réflexion.

Tous deux continuèrent à marcher sous lesfraîches voûtes de feuillage, mettant en fuite sous leurs pas, degros lézards verts ou des papillons éclatants.

Ils avaient atteint un endroit, où le sentierbarré de lianes, bordé de plantes épineuses, devenait presqueimpraticable, lorsque, dans un buisson, s’entendit un bruit debranches cassées, comme si un animal de forte taille se fût enfuidans le sous-bois.

Du même geste rapide, l’ingénieur et sonsecrétaire avaient mis le revolver au poing, et ils écoutaient avecattention.

Une minute s’écoula.

La forêt était redevenue silencieuse.

Ils continuèrent leur chemin, mais ils avaientla sensation inquiétante d’être épiés et d’être suivis, et de loinen loin, tantôt à droite, tantôt à gauche du sentier, parfois même,leur semblait-il, au sommet des arbres, des craquements, des bruitsde feuillage froissé, leur décelaient une présence invisible.

Ils marchèrent pendant une demi-heure encore,et peu à peu, leur appréhension se dissipa.

Les bruits qu’ils avaient entendus nepouvaient évidemment être causés que par quelque bête sauvage.

L’ingénieur commençait à ressentir unecertaine fatigue.

Bien que vêtu de coutil blanc, et coiffé d’unléger panama, il suait à grosses gouttes.

Ils venaient d’arriver au pied d’un mur derocher, dans lequel s’ouvrait une sorte de caverne, d’où sortait,en bouillonnant, un limpide ruisseau.

– Nous allons nous reposer ici, pendantquelque temps, déclara l’ingénieur. Puis nous reviendronstranquillement à Madère.

Ils se glissèrent en baissant la tête par uneentrée assez étroite, et se trouvèrent bientôt dans une grottespacieuse, qu’une ouverture pratiquée au point le plus élevé de lavoûte, éclairait d’une manière fantastique, ne laissant pénétrerdans les ténèbres qu’un mince pinceau de lumière. On eût cru setrouver sous les arcades d’une église gothique.

Des formes indécises, qui ressemblaient à desstatues drapées de longs voiles, ou à des monstres chimériques,ajoutaient encore à l’illusion.

– Reposons-nous là, le temps de fumer uncigare, proposa Lyx Hardan, et il se laissa tomber avec une réellesatisfaction sur une banquette de mousse, épaisse et verdoyante,qui avait poussé en bordure du ruisseau.

« On est vraiment bien ici, ajouta-t-il,après un instant.

Il tira d’une boîte d’or un havane, qu’il fitcraquer pour s’assurer qu’il était bien sec, l’alluma avec un soinméticuleux, puis en offrit un autre à Mr Brooks.

La fumée aromatique commença à s’élever enlongues spirales bleues vers la cheminée, située au sommet de lavoûte, et toute la grotte se remplit d’un pénétrant parfum.

L’ingénieur et son secrétaire, perdus dansleurs pensées, gardaient un profond silence, et savouraient cetteheure exquise.

Tout à coup, un bruit sourd se produisit àl’entrée de la grotte, comme si la muraille de rocher se fûtéboulée et, en même temps, l’ouverture qui leur avait servi deporte, disparut.

L’ingénieur s’était levé, très ému.

– Nous sommes pris au piège,grommela-t-il.

« Aussi quelle idée stupide ai-je eued’entrer là ?

– Je crois à un simple accident, déclaraMr Brooks, avec beaucoup de sang-froid.

– Ce n’est pas un accident, ditMr Hardan, d’un ton péremptoire.

« Il ne faut pas songer à grimperjusqu’au trou qui sert de fenêtre à cette tanière.

– Je vais toujours voir si l’entrée estsérieusement obstruée.

– Je suis sûr que tous nos efforts poursortir seront inutiles.

– Qui vous fait croire cela ?

– L’auteur de l’éboulement ne peut êtreque l’homme qui nous suivait à travers bois et que nous avonssottement pris pour une bête sauvage.

La discussion se poursuivait sur un tond’aigreur, quand une face grimaçante apparut dans l’ouverture, quiservait à la fois de fenêtre et de cheminée à la grotte ; enmême temps, un rire strident se fit entendre, longuement répercutépar l’écho des voûtes.

– Il me semble que je connais ce rire-là,murmura Mr Brooks.

« Ah ! si je tenais celui qui semoque de notre ridicule situation !

– Elle est plus tragique encore queridicule, répliqua gravement l’ingénieur. Car, si le gredin quinous a faits prisonniers, et qui présentement s’amuse à nos dépenss’avisait de boucher l’unique trou par où il nous arrive un peud’air et de lumière, nous serions littéralement ensevelisvivants.

– Pourvu, murmura Mr Brooks, que cene soit pas là un traquenard dans lequel nous ait attirés ToddMarvel.

– J’y pensais…

Il y eut un silence, pendant lequel leurennemi inconnu continua à faire retentir la caverne de son riredésagréable.

Puis les deux captifs virent descendre du hautde la voûte, à l’aide d’une longue ficelle, une petite corbeillefaite de branches entrelacées.

– Gentlemen, cria alors une voix, dontl’accent fit tressaillir les deux captifs, vous êtes en monpouvoir.

« Je vous invite à déposer le plus vitepossible, dans cette corbeille, tous les objets de valeur dont vousêtes porteurs.

« Je vous préviens, que si dans cinqminutes vous ne vous êtes pas exécutés, je bouche lesoupirail !

Mr Lyx Hardan écumait de rage.

– Tu te figures que je vaist’obéir ? s’écria-t-il, comme si je ne savais pas, qu’une foisque j’aurai donné mon argent, tu t’empresseras d’obstruer lesoupirail. Mais tu n’auras rien ! tu entends, vilcoquin ?

– À votre aise, répondit flegmatiquementla voix d’en haut.

« Je vous accorde cinq minutes deréflexion et en même temps, je vais vous donner un aperçu de votresituation.

Instantanément, l’obscurité la plus profondes’était faite dans la caverne.

C’était comme si une douche de ténèbres fûttout à coup tombée sur la colère de Lyx Hardan.

– C’est stupide ! bégaya-t-ilmélancoliquement, nous sommes à la merci de ce drôle, qui une foisnanti de nos valeurs, se gardera bien de nous délivrer !

« Je sais ce que je ferais, si j’étais àsa place !

– Et le steamer qui lève l’ancre demain,au petit jour ; nous serons morts avant qu’on ait l’idée de semettre à notre recherche !…

– Si nous essayions de désobstruerl’entrée ?

– Tout à l’heure vous disiez que c’étaitinutile !

– Oui, mais maintenant !…

La discussion fut brusquementinterrompue ; le soupirail venait de s’ouvrir de nouveau, etil semblait aux deux prisonniers, qu’une bouffée d’air pur arrivaità leurs poumons, avec le rayon de soleil qui s’enfonçait comme uneflèche dans l’épaisseur des ombres.

– Vous avez réfléchi ? demanda lavoix d’en haut, d’un air goguenard.

Mr Brooks venait de se lever, en proie àune émotion extraordinaire.

– Je savais bien que j’avais déjà entenducette voix, s’écria-t-il, c’est celle de Petit Dadd !

« Mon vieux Dadd, reconnais tesamis !

« Nous sommes victimes d’une épouvantableméprise !

« Le docteur Klaus Kristian est là, tuveux donc ensevelir vivant ton vieux maître et ami ?

Mais, soit que les échos de la cavernerendissent la voix méconnaissable, soit par une malice de Dadd,celui-ci parut ne tenir aucun compte de cette adjuration.

– C’est facile de dire « mon vieuxDadd », répliqua-t-il, et de se donner pour un de mes amis,mais tout le monde, depuis un mois, connaît mon nom et monsignalement dans l’île.

« Personne n’ignore que je suis l’ami dudocteur !

« Je ne me laisse pas prendre à une ruseaussi grossière.

« Donnez d’abord vos bank-notes ; sivous êtes vraiment des amis, ça se connaîtra plus tard.

« Si vous ne voulez pas les« lâcher » je vais boucler le ventilateur !

L’ingénieur, aussi bien que son secrétaire,était atterré.

Ainsi, Dadd refusait de les reconnaître ;ils se demandaient avec angoisse s’il n’avait pas formé le projetde se débarrasser d’eux.

Cette seule idée leur faisait froid dans ledos.

– Mon vieux Dadd, cria encore le prétenduBrooks, avec l’énergie du désespoir.

« Tu renies donc Toby, ton dévouécamarade ?

« Veux-tu que je te raconte des chosesque nous sommes tous les deux seuls à savoir ?

« Veux-tu que je dépose un échantillon demon écriture dans la corbeille ?

Un vaste éclat de rire répondit à cetteéloquente apostrophe.

– Ah ! c’est toi, mon braveToby ! cria Dadd. Pourquoi ne m’as-tu pas expliqué cela plustôt ?

Soit qu’il eût réellement fini d’identifier lavoix de son compagnon d’aventures, soit qu’il jugeât que laplaisanterie avait assez duré, le jeune bandit, que cette histoiresemblait amuser fort, se montra aussi complaisant, qu’il s’étaitmontré terrible, quelques minutes auparavant.

– Un petit moment de patience, cria-t-il,je vais vous ouvrir la porte, si on peut appeler cela uneporte.

Très peu de temps après, en effet, les deuxprisonniers virent disparaître l’obstacle qui les séparait de laliberté.

Une fois sortis de la caverne, ils admirèrentl’ingéniosité de Dadd.

La manière dont il avait compris la fermeturede l’entrée, lui valut les éloges de Toby.

Il s’était simplement servi d’une grandepierre plate, assez facile à remuer, et que maintenait un pieu,fiché dans un trou, creusé d’avance.

– Et moi, dit Toby, qui me croyaisenterré derrière un gros bloc de rocher.

– J’ai fait assez de bruit, pour vousfaire croire à un éboulement sérieux.

« Sais-tu que ce piège m’a donné beaucoupde mal à installer ? mais je savais bien, qu’un jour oul’autre un des riches passagers des navires qui font escale àMadère finirait par y tomber.

– Et si nous avions donné notreargent ? demanda le docteur Klaus Kristian, tu aurais referméle soupirail ?

– Parbleu ! il me semble que c’étaittout indiqué.

« Vous pouvez dire que vous avez eu de laveine !

Petit Dadd était peut-être la seule personneau monde qui eût le pouvoir d’amuser et d’intéresser le sinistredocteur.

– Je n’ai pas le courage de t’en vouloir,fit-il avec un sourire indulgent.

« Seulement, une autre fois, fais un peuplus attention à ceux auxquels tu t’adresses !

– Bah ! vous ne couriez pas grandrisque, répondit Dadd avec effronterie ; sitôt en possessionde vos papiers, j’aurais eu vite fait de reconnaître lequiproquo.

Dadd avait retiré de dessous les haillons,dont il était vêtu, un paquet enveloppé de papier gris, etsolidement ficelé.

– Vous allez voir, déclara-t-il avec unecertaine fierté, que je n’ai pas oublié la mission dont vousm’aviez chargé.

« Voici les documents que j’ai pu enleverà Todd Marvel.

Le docteur ouvrit fiévreusement le paquet etexamina d’un rapide coup d’œil, les papiers qu’il renfermait.

D’abord, il fronça le sourcil d’un airmécontent, puis sa physionomie se dérida.

– Ce n’est pas précisément ce que jevoulais, murmura-t-il, mais, cela est très important quand même,pour moi.

« Je sais maintenant, que nos ennemisn’ont rien trouvé, ou presque rien, et en sont toujours à peu prèsau même point de leur enquête…

Puis s’interrompant brusquement :

– Mais comment, diable, te trouves-tuici ? Et dans quel état !

Le docteur regardait avec étonnement lesguenilles dont Dadd était vêtu.

Dans sa fuite à travers les bois, son completde bon faiseur s’était déchiré aux épines des halliers ; lescailloux aigus de la route avaient eu promptement raison de sesbottines, et de son pantalon, il ne restait que quelques lambeaux àpeine suffisants pour sauvegarder la pudeur.

De son élégance d’antan, il ne subsistait queson monocle et sa chemise, qui par extraordinaire, étaitblanche.

– Cela vous étonne, expliqua-t-il, maisdepuis un mois que je vis à la belle étoile, sans oser m’approcherdes maisons, je fais ma lessive moi-même.

« Je lave ma chemise dans les ruisseauxet je la sèche au soleil.

– Il faut aviser au plus pressé, déclarale docteur, quand Dadd eut terminé le récit de ses aventures.

« D’abord, Toby va courir jusqu’à laville, d’où il rapportera des vivres et des vêtements de rechange,et cette nuit, nous trouverons moyen de faire embarquer ce mauvaisdrôle à bord de l’Olympia.

– C’est que, fit Dadd, cela ne me paraîtpas commode, et je ne tiens pas à être rencontré en ville, où uneprime considérable est offerte à ceux qui me captureront.

– Rassure-toi, j’ai un plan excellent. Unpeu après minuit, tu gagneras l’Olympia à la nage, etpendant que Toby occupera l’attention des hommes de quart, tu tehisseras sur le pont et je te cacherai dans ma cabine.

« Après, nous verrons !

Pendant que le docteur et son fidèle séidecombinaient ensemble les détails de ce projet, Toby était partipour Madère. Il en revint, une heure après, chargé de paquets et deprovisions.

Le reste du plan fut exécuté de point enpoint, et le lendemain, quand l’Olympia sortit de la rade,Dadd ronflait, confortablement étendu sur une des couchettes de lacabine qu’occupaient ensemble Lyx Hardan et son secrétaireMr Brooks.

CHAPITRE II – UNE MATINÉE DEPRINTEMPS

Le couvert était mis pour quatre personnesdans la salle à manger d’une des plus luxueuses villas deVille-d’Avray.

Par la fenêtre grande ouverte on apercevait lejardin qu’égayait un clair soleil de printemps, et qu’embaumaientdes massifs de lilas blancs ; les acacias et lesboules-de-neige commençaient à fleurir, les pâquerettes, lesprimevères, les crocus et les violettes entrouvraient leurscorolles, sous l’herbe touffue des pelouses, et l’horizon étaitbordé de toutes parts, par les masses profondes des bois deSaint-Cloud, de Sèvres et de Chaville, déjà parés d’une tendreverdure.

Au milieu d’une allée, une jeune fille,simplement vêtue d’une robe de linon blanc, s’amusait à jeter desgraines à toutes sortes de petits oiseaux, si familiers avec elle,que quelques-uns se perchaient sur son épaule.

Une cloche tinta.

Moineaux et ramiers s’envolèrent dans unfroufroutement d’ailes, en même temps qu’un jeune homme aux allurespleines de distinction, criait gaiement de la fenêtre.

– À table Elsie ! On n’attend plusque vous.

La jeune fille jeta d’un seul coup la poignéede graines qui lui restait encore, et courut, en riant, vers lasalle à manger étincelante de cristaux de mille couleurs, et paréede tant de bouquets de fleurs, que l’on eût dit un reposoir.

Miss Elsie prit place à côté de son fiancé,Mr Todd Marvel, pendant que le tuteur de la jeune fille, lebanquier Rabington, s’asseyait à sa droite et que le CanadienFloridor s’installait à sa gauche.

– Je crois, ma chère Elsie, dit tout àcoup le banquier, que votre séjour en France vous a fait le plusgrand bien.

« Jamais je ne vous ai vu d’aussifraîches couleurs, et des yeux aussi brillants.

– Vous savez que je n’aime pas lesflatteries, murmura la jeune fille en rougissant.

– Ce n’est pas une flatterie, répliquaTodd Marvel, il faut bien dire la vérité.

La jeune fille eut pour son fiancé un regard àla fois tendre et timide.

– Mon cher Todd, reprit-elle, je vousserai toujours reconnaissante de m’avoir trouvé ce coin verdoyantet paisible, où j’ai pu, enfin, recouvrer complètement lasanté.

« Jamais je ne me suis sentie si heureuseet si tranquille.

« La seule pensée de me trouver àquelques milliers de lieues des usines et des palais, des banditset des détectives, me procure un véritable bonheur.

– Restons ici pour toujours, ditgravement le milliardaire.

– Ce n’est pas possible, hélas !vous êtes trop riche.

« Vous vous lasseriez bien vite de cettepaisible existence de rentier français, sans grandes ambitions,mais aussi sans angoisses, et sans soucis.

« Ce qu’il vous faut à vous, ce sont lesentreprises grandioses et difficiles, les batailles implacablescontre la nature et contre les hommes.

– Je ne sais si ce que vous dites estvrai, murmura Todd Marvel, devenu pensif.

« Jusqu’ici j’ai beaucoup lutté, beaucouptravaillé, beaucoup peiné. Mais le bonheur paisible que vousdépeignez si bien est vraiment fait pour me tenter.

« C’est vous qui avez raison, et je feraice que vous voudrez.

Elsie remercia son fiancé par le plus doux deses sourires, et lui pressa furtivement la main, sans êtreremarquée des deux autres convives, tout occupés à se servir desuperbes truites que le Noir Peter David venait d’apporter.

– Quelle journée radieuse ! s’écriaà son tour le Canadien, en montrant dans le fond du parc uneantique fontaine que soutenaient deux Tritons de pierre, à la barbemoussue.

« Ces belles eaux jaillissantes, ce cield’un bleu si tendre à peine pommelé de petits nuages blancs, toutcela donne envie de vivre !

– Dans sa simplicité, dit à son tour lebanquier, ce menu lui-même, est tout un poème printanier.

« Après ces belles truites tachetées derose, qui font penser aux torrents écumeux des montagnes, j’attendsles asperges nouvelles, les côtelettes d’agneau, escortées depetits pois, sans préjudice de l’omelette aux œufs de faisan,délicatement truffée.

« Enfin, je crois qu’au dessert, nousaurons des fraises, les premières.

« Je ne dis rien de ces jolis vins deTouraine et de Bourgogne qui n’arrivent plus, hélas ! enAmérique.

Ici le banquier poussa un gros soupir, et seversa un grand verre de Beaune.

Floridor ne disait rien, mais il opinait dubonnet, mangeait comme un tigre affamé, et buvait d’autant.

On était arrivé au dessert. Mr Rabington,si vaste que fût son appétit, était enfin rassasié.

– Avez-vous du nouveau pour votreaffaire ? demanda-t-il brusquement.

Elsie et Todd Marvel échangèrent un regard decontrariété.

Le visage du milliardaire se rembrunit.

– Je n’ai jusqu’ici rien de bienconcluant, répondit-il avec hésitation, mais je dois précisémentpasser cet après-midi chez mon homme d’affaires, et j’auraipeut-être ce soir, de nouveaux renseignements.

– Je crois qu’on se moque de nous,grommela le Canadien d’un ton bourru.

La question du banquier avait jeté unfroid ; le beau visage d’Elsie elle-même était devenu grave,et le repas commencé si gaiement, menaçait de se terminer presqued’une façon morose.

Chacun des convives songeait à part soi àcette enquête, si importante pour Todd Marvel, et qui, malgré tousles efforts de celui-ci, depuis un mois qu’il était en France,n’avait encore abouti à rien.

Cependant, d’un commun accord, chacun écartace sujet de conversation, et lorsque le Noir Peter David apporta lecafé, la causerie était redevenue aussi brillante, aussi animée,aussi insouciante, en apparence, qu’au commencement dudéjeuner.

– Je suis, vous le savez, obligé d’allerà Paris, dit le milliardaire en se levant de table, et vous, Elsie,qu’allez-vous faire, cet après-midi ?

– J’ai vu dans le bois de très jolis iriset des jacinthes, qui sont prêtes à fleurir.

« J’ai vu aussi des fougères.

« Je compte emmener avec moi mon tuteuret Betty, pour m’aider à déterrer toutes ces plantes et à lesrepiquer dans notre jardin.

– Je vous accompagnerai, si cela vousfait plaisir, grommela le banquier. Mais vous en auriez biendavantage pour quelques sous, et de plus belles.

– Ce ne seraient pas les mêmes.

« Il y a une grande différence pour moi,entre les fleurs qu’on peut avoir pour de l’argent, et celles qu’ona plantées soi-même.

Un quart d’heure plus tard, Elsie, coifféed’un vaste chapeau de paille qui la rendait encore plus jolie,partait en expédition, accompagnée de Betty qui portait une petitebêche et du banquier qui, faisant contre mauvaise fortune bon cœur,s’était armé d’un panier, destiné à contenir les précieusesracines.

Ils venaient à peine de franchir les grillesdu parc, lorsqu’ils furent rejoints par Virginia, qui accouraittout essoufflée, en brandissant un sécateur, destiné, dans l’idéede la petite négresse, à couper les lianes, comme elle l’avait vufaire, étant enfant, dans les forêts de la Louisiane.

Elle avait appris que Miss Elsie allait à lapromenade, et elle avait pris tout juste le temps de revêtir uncostume tailleur du plus beau rouge, et de se coiffer d’un grandchapeau vert pour accompagner sa bienfaitrice.

Virginia n’avait pas encore pu prendre passagepour Libéria.

Le paquebot qui s’y rendait directement nepartait que dans un mois.

Puis, avant de s’embarquer, la petitenégresse, qui n’était nullement rassurée sur les conséquences de safugue involontaire, avait cru devoir écrire une longue lettre, danslaquelle elle faisait le récit de ses aventures aux fondateurs dela colonie.

– S’ils ne veulent plus de vous, luiavait dit Elsie, vous resterez avec moi.

Cette perspective n’était pas pour déplaire àVirginia, qui n’avait jamais été aussi heureuse, que depuis qu’elleétait demoiselle de compagnie d’une milliardaire.

De plus, elle s’était prise pour Elsie d’unsincère attachement, et elle n’envisageait qu’avec répugnance lemoment où il lui faudrait quitter la jeune fille qui lui avaitmontré tant de bonté, et rejoindre la colonie noire.

CHAPITRE III – PREMIÈRES DIFFICULTÉS

Pendant ce temps, Todd Marvel et Floridoravaient pris place dans l’auto que pilotait le Noir, et filaientvers Paris.

La voiture ne s’arrêta que devant un somptueuximmeuble du quartier des Invalides, à la porte duquel on lisait enlettres d’or, sur une plaque de marbre noir :

POLICE PRIVÉE

Vols, Mariages, Surveillance,

Recherches dans l’intérêt des Familles,

Protection contre le Chantage, etc.

Les bureaux de l’agence étaient installés aupremier étage, auquel on accédait par un escalier de marbre àdouble révolution, orné de cariatides et de vases remplisd’arbustes rares.

Todd Marvel et Floridor pénétrèrent dansl’antichambre tendue d’une étoffe couleur carmélite d’un tonsévère, et demandèrent le directeur, M. Roguin.

Ce personnage les reçut dans un cabinet detravail, dont le luxe de bon goût ne sentait en rien la misère deslouches officines.

Grave, toujours vêtu de noir, le visage rasé,les cheveux grisonnants, M. Roguin faisait tout ce qu’ilpouvait pour ressembler à un notaire, ou à un banquier.

Des boutons de diamants scintillaient à sesmanchettes et un diamant, plus gros, ornait la bague qu’il portaità son doigt.

Ce fut avec les plus vives démonstrations decourtoisie, et même d’affabilité, qu’il pria son riche client, etle secrétaire de celui-ci, de prendre place dans de moelleuxfauteuils, placés en face de son bureau.

Aux premières questions de Todd Marvel, ilhocha la tête, et sa physionomie sévère exprima une sincèrecontrariété.

– Je suis désolé, murmura-t-il, malgrétout le zèle qu’ont déployé mes meilleurs agents, je suis obligé devous avouer que l’affaire n’a pas avancé d’un pas.

– Très regrettable, dit le milliardaireavec beaucoup de calme.

« Peut-être désirez-vous que je vousfasse une nouvelle avance de fonds ?

Todd Marvel s’attendait à une réponseaffirmative.

À sa grande surprise, M. Roguin eut unhochement de tête négatif, et se redressant sur son fauteuil, lespouces dans les poches de son gilet, il répondit d’un ton qu’ilessayait de rendre aussi solennel que possible.

– J’ai pour principe d’être envers mesclients d’une franchise absolue, et quelquefois brutale.

« J’aime mieux vous dire tout de suiteque tout l’argent que vous pourriez me donner serait dépensé enpure perte.

« C’est de ma part une question deprobité ; d’autres à ma place s’arrangeraient de façon à vouslaisser quelque espoir de succès, pour gonfler d’autant la note deshonoraires.

« Il n’est pas dans mes habitudes d’agirde la sorte.

« Je préfère vous déclarer, toutsimplement, que l’affaire est trop ancienne – tous les témoinsintéressants sont morts ou disparus – pour qu’il soit possibled’arriver à un résultat. Il n’y a rien, absolument rien àfaire.

« Grâce à ma grande expérience de cessortes d’enquêtes, je puis vous affirmer que, dussiez-vous dépenserdes millions, vous n’arriverez à rien.

– C’est votre dernier mot ? demandaTodd Marvel.

– Absolument !

– C’est bien, je n’insiste pas. Vousdois-je encore quelque chose ?

– Rien du tout. J’ajouterai que je vousprie d’agréer mes remerciements pour la façon libérale dont vousavez réglé mes honoraires, et ceux de mes agents.

Le milliardaire était demeuré impassible.

– Vos scrupules vous font honneur, fit-ilen se levant pour prendre congé. J’espère que si vous appreniezquelque chose de nouveau, vous m’en feriez part.

– Je m’empresserais de vous prévenir.

Et M. Roguin se leva, et reconduisitcérémonieusement ses clients, jusque sur le palier.

Todd Marvel et Floridor avaient repris placedans l’auto.

– Où faut-il vous conduire ? demandale Noir Peter David.

– À la préfecture de police.

L’auto démarra.

– Ce M. Roguin a l’air d’un honnêtehomme, déclara le Canadien après un silence de quelquesminutes.

Todd Marvel eut un sourire pleind’indulgence.

– Mon pauvre Floridor, dit-il, tu serasdonc toujours aussi naïf, vraiment tu es par trophonnête !

« Ce Roguin est un fourbe de la pireespèce ; sa physionomie sue la fausseté et l’hypocrisie.

– Bah ! murmura Floridor stupéfait,il aurait pu cependant encore nous demander de l’argent ?

– Il n’aurait pas manqué de le faire siç’avait été possible.

« Sais-tu ce que j’ai conclu de laconversation que nous venons d’avoir avec lui ?

– Ma foi, non !

– Tout simplement ceci : c’est queKlaus Kristian est à Paris, qu’il nous espionne et que, de façon oud’autre, il a trouvé moyen d’empêcher M. Roguin de continuerses recherches.

– Je n’avais pas pensé à cela, grommelale Canadien abasourdi.

« Quand même il y a dans toute cetteaffaire quelque chose d’obscur.

« Que diable ! quand on a la chanced’avoir pour client un véritable milliardaire, on ne le quitte passans raison !…

L’auto venait de stopper en face des grillesdorées du Palais de Justice. Todd Marvel et Floridor traversèrentle boulevard et pénétrèrent dans la grande cour d’honneur surlaquelle donnent les appartements du préfet de police.

Après avoir gravi d’étroits escaliers, s’êtreégarés dans un labyrinthe de couloirs, ils pénétrèrent dans uneantichambre, tendue de vert, où un huissier septuagénaire, auximmenses favoris blancs, reçut leur carte.

Presque aussitôt, ils furent introduits dansle cabinet d’un secrétaire, tout ému et plein d’empressement, ensongeant qu’il recevait ce fameux Todd Marvel, dont la réputationétait venue jusqu’en Europe et sur lequel couraient millelégendes.

Avec une bonne volonté presque obséquieuse, ilse mit à la disposition de son illustre visiteur.

Successivement, il téléphona à la policejudiciaire, aux archives, au service des recherches, et même à unvieux juge d’instruction, M. Gourin, qui, dans quelques mois,allait prendre sa retraite, c’était lui qui, quelque vingt ansauparavant, avait été chargé de l’enquête sur le mystérieux dramede Ville-d’Avray.

Il y eut des allées et venues d’agents,d’inspecteurs, de chefs de service, des coups de téléphoneinnombrables.

Todd Marvel et Floridor attendaientpatiemment.

Leur déconvenue fut amère quand le secrétairetrès ennuyé dut leur avouer avec toutes sortes de circonlocutionsqu’on n’avait rien trouvé, absolument rien, sur l’affaire deVille-d’Avray.

– Au moment de la Grande Guerre,expliqua-t-il, avec un visible embarras, on a détruit un grandnombre de dossiers qui devenaient encombrants, et qui paraissaientne plus offrir d’intérêt.

« Il est probable, que dans les journauxdu temps, et en employant des détectives privés, vous pourrezreconstituer assez facilement le drame qui vous intéresse.

– Je vous remercie infiniment, dit ToddMarvel avec le plus grand calme. Excusez-moi de vous avoirdérangé.

– Croyez que je suis désolé, balbutia lesecrétaire, mais je me trouve ici en présence d’un cas de forcemajeure… C’est tellement loin cette histoire !…

Todd Marvel avait déjà franchi le seuil dubureau, lorsque le secrétaire qui était évidemment animé desmeilleures intentions, le rappela.

– Permettez-moi de vous donner unconseil, dit-il. Adressez-vous à une agence. Quelquefois, là où lapolice officielle ne peut intervenir, les détectives privésréussissent.

Todd Marvel ne put s’empêcher desourire :

– Je prends bonne note de votre idée,murmura-t-il, quoique je craigne bien que cela ne me serve àgrand-chose…

« J’avais oublié une chose importante. Yaurait-il quelque inconvénient à ce que je consulte la liste desAméricains arrivés à Paris depuis un mois ?

– À votre service ; je vais vousconduire moi-même au bureau des passeports.

La liste des Américains récemment arrivés àParis était très courte.

Elle ne comprenait que quelques noms.

Plusieurs étaient ceux de gens d’affaires, debanquiers que Todd Marvel connaissait personnellement.

Trois seulement lui parurent suspects. Ceux deMr Lyx Hardan, ingénieur, de son secrétaire, Mr Brooks,et du sous-ingénieur, Jok Turnip.

Le milliardaire demanda à voir la photographiede ces trois personnages, et l’on s’empressa d’accéder à sondésir.

L’ingénieur Lyx Hardan, la face ensevelie sousune barbe envahissante, les yeux protégés par de grosses lunettesd’écaille ressemblait à n’importe quel Germano-Américain.

Todd Marvel prit la seconde photographie, maiscette fois, il s’arma d’une forte loupe, qu’il portait toujoursdans la poche intérieure de son veston.

Son examen dura longtemps, mais quand il l’eutterminé, son visage était rayonnant de satisfaction.

– Regarde, dit-il, en passant la loupe àFloridor.

« Ce personnage s’est fait une têted’Américain du Sud, avec des favoris et des moustaches noires commede l’encre.

« Ne tiens pas compte de ce détail, etdis-moi à qui il ressemble !

– On dirait Toby Groggan, murmura leCanadien, au bout d’une minute.

– Tu ne t’es pas trompé, et maintenantque je l’ai identifié, il ne m’est pas difficile de reconnaîtreKlaus Kristian, sous la barbiche ondoyante de l’ingénieur LyxHardan.

– Alors, le sous-ingénieur Jok Turnip estcertainement notre vieille connaissance, Petit Dadd.

– C’est sûr : nous allons vérifierla chose tout de suite.

Bien que Dadd, avant de se fairephotographier, eût jugé bon d’agrémenter sa physionomie d’unepetite barbiche en pointe, et de moustaches à la Charlot – sansoublier le fameux monocle –, Todd Marvel et Floridor lereconnurent, grâce à son nez énorme, et d’une forme tout à faitcaractéristique.

– Que t’ai-je dit, s’écria triomphalementle milliardaire. Toute la bande est à Paris et lancée sur notrepiste. Je m’explique maintenant la façon d’agir deM. Roguin ! Qui sait même si cet infernal docteur nepossède pas certaines influences à la Préfecture depolice ?

L’ingénieur Hardan et ses acolytes étaientdescendus au Ritz Palace.

Todd Marvel prit rapidement congé de l’aimablefonctionnaire qui avait fait son possible pour le renseigner, etremonta en auto.

Dix minutes plus tard, la voiture s’arrêtaitplace Vendôme, en face du Ritz.

Au bureau de l’hôtel, on répondit auxquestions de Todd Marvel que l’ingénieur et ses deux aides, étaientpartis la veille au soir, pour l’Auvergne, où ils comptaientacheter des terrains pétrolifères. Il n’avait laissé aucuneadresse.

– Nous sommes roulés, déclaraFloridor ; je suis certain que la bande n’a pas quittéParis.

« À l’heure qu’il est, tous ont dûchanger de tête, de costume, et d’état civil, et nous auronscertainement beaucoup de mal à les retrouver.

Todd Marvel ne répondit pas. Il était trèsmécontent de sa journée.

Chaque fois qu’il avait tenté une démarche quiaurait pu être efficace, il s’était trouvé arrêté par d’invisiblesobstacles.

On reprit le chemin de Ville-d’Avray.

La moitié de la distance fut franchie sans quele milliardaire eût prononcé un mot.

– Pourquoi n’allez-vous pas voir notrepropriétaire, qui est en même temps notre voisin ? dit tout àcoup Floridor. Il sait tout, lui !

– Cette visite m’ennuie…

« Je me suis déjà présenté trois foischez M. Garsonnet, sans pouvoir être reçu par lui.

« Il passe pour un vieux maniaque, tout àfait inabordable, et je doute fort qu’il en sache plus long que lesautres.

– Cependant !… La villa qu’il habiteet qui est contiguë à la nôtre est bâtie sur les ruines mêmes de lamaison qui fut incendiée après l’assassinat de votre père.

– Eh bien, soit !allons-y !

La villa de M. Garsonnet, beaucoup moinssomptueuse que celle qu’il louait à Todd Marvel, n’était séparée decette dernière, que par une épaisse haie d’acacias et d’épinesroses, en ce moment en pleine floraison.

La maison élevée d’un seul étage, et entouréed’un jardin en friche offrait un aspect de tristesse et d’abandondont Todd Marvel fut frappé.

Des rideaux déchirés pendaient aux fenêtres,et les vitres couvertes de poussière semblaient ne pas avoir étélavées depuis longtemps.

Comme les hommes, les édifices ont leurphysionomie, leur personnalité, et peut-être leur âme.

Floridor avait eu la même impression.

– Ce n’est pas ici la maison d’un hommeheureux, murmura-t-il, en franchissant la grille, dont la peintureécaillée par la pluie et le soleil, laissait apparaître des tachesde rouille.

– Pourtant on le dit très riche…

– Ce n’est pas toujours une raison.

Une bonne d’une vingtaine d’années, aux jouesroses et rebondies, aux grands yeux noirs, accourait au-devant desvisiteurs, mais elle semblait inquiète ; il y avait quelquechose d’effaré et de craintif dans son allure.

– Je voudrais voir M. Garsonnet, ditle milliardaire.

– De la part de qui ?

– De Mr Joe Johnson, sonlocataire.

En s’adressant au propriétaire de la maisonmême, où avait eu lieu le drame de la Ville-d’Avray, lemilliardaire s’était trouvé dans l’obligation de dissimuler savéritable personnalité.

Il avait dû prendre un pseudonyme.

C’était d’ailleurs, sans doute, le seul moyend’apprendre quelque chose.

M. Marius Garsonnet, retraité comme chefde bureau d’un ministère, était un petit vieillard d’unesoixantaine d’années, au regard vif et pétillant, à la moustacheblanche, et à la mine encore jeune, malgré la calvitie qui avaitdépouillé son crâne, luisant comme une bille d’ivoire.

Il reçut Todd Marvel avec la politesse quel’on doit à un locataire qui paie sans discussion trois ou quatrefois le prix ordinaire, et le fit pénétrer dans un petit salon,dont le meuble d’acajou, de style démodé, était couvert depoussière.

Des fleurs desséchées pourrissaient dans desvases et, sous son globe, la pendule Empire, arrêtée, n’avait pasdû marcher depuis de longues années.

Le milliardaire observa que M. MariusGarsonnet, dont la physionomie avait dû être autrefois très gaie,paraissait amaigri par quelque chagrin secret ; il y avaitdans ses traits une expression douloureuse et distraite.

Il était visible qu’il faisait un grand effortpour recevoir convenablement ses hôtes.

– Y a-t-il quelque chose qui ne marchepas à la villa ? demanda-t-il avec une affectation decordialité, certainement factice. Vous voudriez peut-être desréparations ?

– Il n’est pas question de cela, réponditTodd Marvel, dont la voix était devenue grave.

« Je vous ai loué cette villa sous le nomde Joe Johnson.

« Ce nom n’est pas le mien…

– Vous êtes Mr Todd Marvel,interrompit le petit vieillard, sans le moindre étonnement.

– Qui a pu vous dire ?

Le vieillard imposa silence à soninterlocuteur, d’un geste plein de fatigue.

– Écoutez, dit-il. Le jour même de votrearrivée j’ai reçu des lettres anonymes, des lettres menaçantes, oùon me révélait votre véritable personnalité, et où on me défendait,sous peine de mort, de vous fournir le moindre renseignement sur ledrame dont cette villa a été le théâtre.

« D’ailleurs, ajouta-t-ilmélancoliquement, je ne vous apprendrais pas grand-chose, et vousen savez sans doute autant que moi.

M. Garsonnet avait parlé d’un tel ton queson interlocuteur comprit qu’il serait inutile d’insister.

Silencieusement, il se leva, et reconduisitses visiteurs jusqu’à la grille.

– Croyez bien, ajouta-t-il en lesquittant, que je ne vous dirais rien d’intéressant.

« Ce n’est pas que les lettres de menacesm’aient intimidé, mais j’ai pour mon propre compte de si gravesennuis, que je ne peux pas – véritablement pas – compliquer encorema vie… Puis je ne sais rien !…

Il y avait dans la gravité et dans latristesse avec laquelle ces paroles avaient été prononcées quelquechose d’impressionnant.

Todd Marvel et Floridor se retirèrent ensilence.

– Nous ne tirerons jamais rien de cebonhomme, dit le Canadien, lorsqu’ils furent arrivés à quelquedistance de la villa.

– J’en ai peur, murmura Todd Marvel.

Comme il pénétrait dans le jardin de sa villa,le milliardaire fut tout à coup arraché à ses préoccupations, etdevant le spectacle qu’il aperçut, tous ses soucis furentmomentanément oubliés et s’envolèrent comme une nuée de papillonsnoirs.

Sur la pelouse située en face du perron, MissElsie accompagnée de Betty, du banquier Rabington et de MissVirginia, était en train d’étaler les trésors botaniques qu’elleavait rapportés de sa promenade.

– Nous avons fait des trouvaillesmerveilleuses, s’écria-t-elle, en battant des mains.

« J’ai de jolies jacinthes dont lesclochettes bleues vont s’ouvrir dans quelques jours, j’ai dumuguet, et une belle plante aux fleurettes blanches qui luiressemble, et qu’on m’a dit s’appeler le sceau de Salomon ; etvoici des iris de toute beauté, que nous planterons au bord de lapièce d’eau où ils ne tarderont pas à fleurir.

Le banquier venait de déposer à terre unpanier rempli de petits marronniers d’Inde, de petits sapins et depetits platanes, qui au dire de Virginia, feraient une superbeavenue avant une dizaine d’années.

La petite négresse, couronnée de clématitessauvages, et chargée d’un véritable fagot d’aubépine en fleurs,ressemblait à une divinité champêtre.

Elle avait rapporté jusqu’à de grands morceauxde mousse, verts comme de l’émeraude, et plus doux au toucher quedu velours.

Tout le monde était enchanté de cettepromenade dans les bois, sauf cependant le banquier qui suait sanget eau, et avait hâte d’aller prendre quelque boisson glacée.

On prit place à la table installée sous unbosquet de lilas, et Miss Elsie contre son ordinaire, y fit preuvedu plus bel appétit.

Après un instant de découragement, lemilliardaire avait repris confiance dans l’avenir ; il étaitde ceux dont les échecs ne peuvent entamer la volonté, et tout ens’entretenant gaiement avec sa fiancée, et ses amis, il esquissaitdéjà, dans sa pensée, un nouveau plan qui cette fois devaitl’amener à la découverte de la vérité.

CHAPITRE IV – CAPTURE INTÉRESSANTE

Cette nuit-là, Todd Marvel ne dormit quequelques heures, et son sommeil fut troublé par des cauchemars, dussans doute à ses préoccupations.

Bien avant qu’il fît jour, n’arrivant pas à serendormir, il se décida à se lever ; une promenade dans lesbois, humides de rosée, calmerait ses nerfs fatigués, et peut-être,dans le silence des profondes avenues, dont le feuillage bruissantsemble parler, on ne sait quel vague et mélancolique langage d’untemps oublié, trouverait-il la bonne idée qu’il cherchait.

Après une douche glacée, il se sentitparfaitement dispos.

Il avait d’abord songé à réveiller Floridorpour l’emmener avec lui, mais il réfléchit qu’il serait crueld’arracher le brave Canadien aux douceurs du sommeil ; ilrésolut de sortir seul.

Il ferait une longue promenade par lessentiers qui conduisent à Garches et à Marnes-la-Coquette, et ilserait de retour pour le petit déjeuner.

Il venait de descendre les marches du perron,en faisant le moins de bruit possible pour ne réveiller aucun deshôtes de la villa, et il s’avançait vers la grille, déjà sous lecharme de cette tiède nuit de printemps, toute parfumée de la bonneodeur des jeunes feuillages et de la terre humide, lorsqu’il crutvoir une silhouette suspecte se détacher du fond ténébreux desmassifs.

Le milliardaire se dissimula derrière le troncd’un vieil orme, et regarda.

Au moment où il l’avait découvert, lemalfaiteur inconnu tournait le dos à la villa et – par-dessus lahaie qui séparait les deux propriétés – il semblait s’entretenir àdemi-voix avec une personne assise à la fenêtre du premier étage dela maison de M. Garsonnet.

Cette personne était une femme, et à la clartéindécise d’une veilleuse, Todd Marvel crut reconnaître la bonnerougeaude et méfiante, qui la veille l’avait introduit chez sonpropriétaire.

Le milliardaire était très intrigué.

– Que la bonne de M. Garsonnetprofite de cette belle nuit pour écouter les doux propos d’unamoureux, cela est tout naturel ; mais pourquoi donc son Roméoa-t-il jugé à propos de pénétrer chez moi par escalade au lieud’entrer directement chez sa belle ?

Pendant que Todd Marvel se posait cettequestion, il avait fait un mouvement involontaire, le sable avaitcrissé sous son pas.

C’en fut assez pour donner l’alarme aux deuxamoureux.

– Il y a quelqu’un qui nous espionne,balbutia une voix apeurée.

« Attention !

Instantanément, la lumière de la veilleuses’éteignit à la fenêtre du premier, et la silhouette fémininedisparut.

En même temps l’homme s’élançait avec agilitédans la direction du vieux mur couvert de lierre, qu’il avait sansdoute dû franchir pour pénétrer dans le parc.

Mais il avait compté sans Todd Marvel. Enquelques bonds celui-ci l’eût rattrapé et rudement saisi aucollet.

– Que faites-vous chez moi ? luidemanda-t-il sévèrement.

« Vous savez que je suis en droit de vousloger une balle dans la tête !

L’homme – un tout jeune homme, presque unadolescent – ne faisait pas la moindre résistance, ne se débattaitmême pas. Il semblait à demi mort de frayeur.

– Ah ça ! que faisiez-vousici ? répéta le milliardaire impatienté.

« Qui êtes-vous d’abord ?

« Tâchez de me répondre, ousinon !…

Le jeune homme se mit à sangloter.

– Heu ! heu ! balbutia-t-il, jene suis pas un malfaiteur… je n’avais pas de mauvaisesintentions !

– C’est ce que nous allonsvoir !

« Vous ne sortirez pas d’ici avant dem’avoir fourni des explications absolument nettes. Je verraiensuite s’il y a lieu d’envoyer chercher la police.

Le prisonnier ne répondit à ces menaces quepar un redoublement de larmes et de sanglots.

La perspective d’être livré à la justicesemblait l’avoir terrifié. Il avait perdu le peu de sang-froid quilui restait, et ne prononçait plus que des parolesincohérentes.

Il faisait pitié. Todd Marvel pensa qu’iln’avait certainement pas affaire à un malfaiteur de profession.

– Venez avec moi, lui dit-il, d’un tonplus doux.

Le prenant par le bras, il le conduisit sansqu’il fît la moindre résistance, jusqu’à un des petits salonssitués au rez-de-chaussée de la villa.

En entrant, Todd Marvel tourna le commutateuret put examiner en pleine lumière son prisonnier, qui affalé dansun fauteuil, paraissait plus mort que vif.

C’était un jeune homme d’une vingtained’années, à la mine honnête et naïve, aux vêtements propres,quoique un peu râpés, et qui paraissait être un employé de bureauou un commis de magasin.

Todd Marvel ne put s’empêcher de sourire.

Le bandit qu’il avait capturé ne paraissaitpas très redoutable.

– N’ayez pas peur, lui dit-il, avecbonté, si vous n’êtes pas un malfaiteur, je vous donne ma paroleque je vous laisserai partir d’ici tranquillement, mais je veuxsavoir qui vous êtes et ce que vous faisiez chez moi.

« Il me semble que c’est assez naturelaprès tout.

Et il ajouta :

– Vous faites la cour à la bonne deM. Garsonnet, vous avez trouvé commode d’escalader mon murpour lui parler.

« C’est du sans-gêne et del’indiscrétion, mais ce n’est pas un crime.

Un peu rassuré, le prisonnier avait essuyé seslarmes, et tout en paraissant très humilié de la situation où il setrouvait, il avait repris un peu de sang-froid.

– Je vous dirai tout, balbutia-t-il. Maisne m’envoyez pas en prison, ma mère mourrait de chagrin.

– Pourquoi n’avez-vous pas pénétrédirectement chez mon voisin au lieu de pénétrer chez moi ?

– Vous ne savez pas queM. Garsonnet, dont la chambre est heureusement située trèsloin de celle de Rosalie et donne sur l’autre façade de la villa,ne dort presque jamais.

« Il saute à bas de son lit au moindrebruit suspect, de plus, il a muni sa porte et les murailles de sonjardin de tout un système de fils de fer et de sonnettesélectriques qui font qu’on ne peut ni ouvrir une porte, ni sauterle mur, sans qu’il en soit averti par un carillon infernal.

« Voilà pourquoi je me suis permis depénétrer chez vous.

– Je comprends. Mais qui est-ceRosalie ? La bonne, sans doute.

« C’est votre petite amie ?

– Non, Monsieur, répondit le jeune homme,légèrement vexé.

« Rosalie est une brave fille, mais cen’est que la bonne de ma fiancée, Mlle SimoneGarsonnet.

– Je ne comprends plus !

« Rosalie fait sans doute voscommissions, porte vos billets doux à MademoiselleSimone ?

Le jeune homme eut un geste de surprise.

Il paraissait troublé, comme s’il eût hésité àcontinuer ses aveux.

– Mais, monsieur, dit-il enfin, et commeà contrecœur, vous n’êtes donc pas au courant ?

« Vous n’avez donc pas lu les journauxd’il y a un mois ? Il y a pourtant des confidences qu’il n’estguère dans mon rôle de vous faire !…

– Je ne suis au courant de rien, murmuraTodd Marvel, assez étonné.

– Vous n’avez pas appris le malheur qui afrappé M. Garsonnet ?

« Non vraiment, je ne puis pas vousraconter cela. Cela me crève le cœur !

– Ayez confiance ! répondit ToddMarvel, qui depuis quelques instants se sentait entraîné vers sonprisonnier par une secrète sympathie.

« À quoi bon ne pas montrer envers moiune entière franchise. Ne venez-vous pas de me dire que le fait adéjà paru dans les journaux ?

Le jeune homme baissa la tête avecaccablement.

– C’est vrai, après tout, murmura-t-il.Vous connaîtrez la vérité demain, si vous voulez.

« Je suis même tout à fait surpris quepersonne ne vous en ait parlé !

« Au fait, il vaut peut-être mieux que cesoit moi qui vous renseigne, qu’un indifférent qui serait sansdoute mal intentionné.

Il ajouta, comme faisant effort surlui-même :

– Ma fiancée est en prison ; elleest injustement accusée d’avoir empoisonné son oncle, et son pèreest en train de mourir du chagrin que lui a causé cet horribledrame.

« Le pauvre homme ne veut voir personne,et je suis obligé d’avoir recours à la brave Rosalie qui adore samaîtresse et qui veut bien consentir à me renseigner.

« Comprenez-vous maintenant pourquoi jeme suis introduit dans votre parc comme un voleur ? Moi,Michel Poliveau, dont le père est un commerçant parfaitementhonorable et qui vais passer dans un mois, avec d’excellentesnotes, mon troisième examen de pharmacie ! »

Le jeune homme avait parlé avec un tel accentde sincérité, dans un tel élan de chagrin et d’indignation, qu’ilne resta plus à Todd Marvel aucun doute sur son innocence.

Le milliardaire demeura quelque tempssilencieux.

Tout un travail se faisait dans son cerveau,il commençait à entrevoir, comme une lueur fugitive, cette« bonne idée » qu’il avait si longtemps et si vainementcherchée.

– Vous savez qui je suis ?demanda-t-il brusquement à Michel Poliveau.

– Mr Joe Johnson, le locataire deM. Garsonnet, je suppose ?

– Je pense que vous êtes discret, et queje puis vous faire connaître ma véritable personnalité ?

« Je me nomme Todd Marvel.

– Le célèbremilliardaire-détective ? balbutia Michel Poliveau, avec unestupeur respectueuse.

– C’est moi-même !

– Ah ! si vous vouliez vous occuperdu procès de la pauvre Simone !…

– C’est précisément là où je voulais envenir.

« Je suis tout disposé à prouverl’innocence de votre fiancée, mais c’est à une condition.

– Si cela dépend de moi !…

– Cela ne dépend malheureusement pas devous, mais bien de Monsieur Garsonnet.

– Oh ! si vous arrivez à établir queSimone n’a pas trempé dans le crime – et cela doit être facile pourvous – son père fera tout ce que vous voudrez !

– Avant tout, il faut que je vous poseune question. Répondez-moi en toute franchise : MademoiselleGarsonnet est-elle véritablement innocente du crime dont onl’accuse ?

Michel Poliveau s’était redressé, rouged’indignation.

– Si elle est innocente ?s’écria-t-il, mais je vous le jure sur ce que j’ai de plus sacré.D’ailleurs quand vous l’aurez vue et que vous serez au courant del’affaire…

– Je vous crois : je tâcherai deréussir.

– Oh ! alors le père de Simone seraentièrement à votre dévotion.

– Je ne lui demanderai riend’impossible.

« Tout ce que je désire, c’est qu’il medonne tous les renseignements qu’il possède sur l’incendie qui adétruit, il y a plus de vingt ans la villa qu’il habite.

– Vous ne vous êtes pas adressé àlui ?

– Il n’a rien voulu me dire !

– Cependant, il connaît l’affaire dansses moindres détails. Il nous en a parlé maintes fois.

– Je ne comprends guère la cause de sonsilence.

– Depuis l’emprisonnement de Simone, soncaractère a complètement changé, il est devenu méfiant,mélancolique, misanthrope, presque maniaque.

– Vous me conseillez d’aller letrouver ?

– Je suis sûr d’avance du succès. Ilacceptera votre proposition avec enthousiasme.

– Étant donné surtout, dit gravement ToddMarvel, que je ne lui demanderai rien avant que Mademoiselle Simonen’ait été mise en liberté.

Michel Poliveau exultait.

– Vous allez être notre sauveur !s’écria-t-il.

« Je commence à croire que c’est uneinspiration providentielle qui m’a poussé à escalader le mur declôture de votre parc !

« Pour ce qui est de moi, je me metsentièrement à votre disposition.

« Employez-moi comme vousl’entendrez.

« Tout à l’heure je vous ai peut-êtrefait l’effet d’un poltron, mais vous verrez que je sais être brave,quand il le faut…

Quand eut pris fin cette longue conversationentre le détective-milliardaire et le fiancé de Simone, il faisaitgrand jour.

Todd Marvel sonna pour avoir du thé et destartines, et força son nouvel ami, tout confus d’un pareil honneur,à prendre part à ce lunch.

Deux heures plus tard, Todd Marvel sonnait denouveau à la porte de M. Garsonnet.

Il resta enfermé avec le vieillard une grandepartie de la matinée.

Quand il sortit, il paraissait à la fois trèssatisfait et très ému.

Il monta aussitôt à la chambre qu’occupaitMiss Elsie, et la mit au courant des événements de la nuit.

Enfin, il tira de sa poche une petiteminiature, représentant le portrait d’une jeune femme d’une grandebeauté, et entouré d’un cercle d’or, rougi et noirci par l’actiondu feu.

– Voici tout ce que M. Garsonnet atrouvé dans les ruines, murmura-t-il d’une voix tremblanted’émotion.

« C’est le portrait de ma mère.

« C’est à vous que je le confie, ma chèreElsie.

Et comme la jeune fille, très troublée, elleaussi, demeurait silencieuse, et contemplait avec recueillement lestraits de la mystérieuse disparue.

– Soyez heureuse, Elsie, ajouta-t-il,d’ici peu, je le pressens, nous aurons fait un grand pas vers ladécouverte de la vérité.

– Je le souhaite de tout mon cœur,murmura la jeune fille, avec une certaine mélancolie.

« Je l’ai compris depuis longtemps, nousne pourrons être heureux que lorsque cette sanglante énigme auraété complètement éclaircie.

– Je le pense comme vous. Lapréoccupation de ce drame mystérieux, qui m’a privé de mes parents,a pesé comme un nuage menaçant sur toute ma jeunesse…

« Ç’a été pour moi une véritable hantise,et je sens que je n’aurai ni repos, ni bonheur, tant que je neserai pas débarrassé de ce cauchemar…

Le milliardaire reprit après un silence.

– Il y a dans cette affaire des côtésterriblement troublants. Il me semble que plus j’avance dans monenquête, plus le problème s’embrouille. Pourquoi, par exemple, desbandits comme Klaus Kristian et sa bande semblent-ils avoir unpuissant intérêt à ce que je demeure dans l’ignorance ? Enquoi cette affaire vieille de vingt ans peut-elle lesintéresser ?

– Que ne puis-je vous aider, vous êtreutile, balbutia Miss Elsie.

– Votre présence m’est infinimentprécieuse, reprit Todd Marvel, n’est-ce pas votre sourire qui meréconforte quand je me laisse aller au découragement ? etn’est-ce pas pour vous, pour que rien ne vienne plus tard troublernotre amour, que je me donne tant de soucis ?

Elsie ne répondit à son fiancé qu’en luitendant son front qu’il effleura d’un baiser.

Dix-huitième épisode – MEURTRE OU DUEL ÀMORT ?

CHAPITRE PREMIER – UNE CONSULTATION

Quoique encore jeune, MeMontrousseau était arrivé à une situation qu’atteignent rarementses confrères du barreau de Paris. Il gagnait chaque année de centà cent cinquante mille francs, et, très honnête, trèsconsciencieux, il était universellement respecté. On ne luiconnaissait pas d’ennemis.

Il occupait, au premier étage d’un superbeimmeuble du boulevard Haussmann, un appartement meublé avec un luxesévère.

Son seul cabinet de travail comprenait troisgrandes pièces, où plusieurs jeunes et charmantes dactylographes etdeux secrétaires à la mine grave s’absorbaient dans un labeurincessant.

Le cabinet proprement dit, celui oùMe Montrousseau recevait ses clients – et il ne recevaitque ceux qui en valaient la peine, abandonnant le menu fretin à sessecrétaires –, était encombré de tableaux, de bronzes précieux,d’objets d’art de tout genre, dont un certain nombre était dû à lagratitude des clients qu’il avait arrachés à la prison, ou même àl’échafaud, ou dont il avait sauvé la fortune.

Presque entièrement chauve, légèrement obèse,comme tous les travailleurs sédentaires, Me Montrousseaumontrait un visage au teint blême, aux rides nombreuses, quiportait la trace du labeur acharné auquel il devait son succès.

Ses yeux rougis par les veilles, et protégéspar de vastes lunettes à monture d’écaille, offraient ce regardterne et sans chaleur, qui caractérise, dit-on, les gens habitués àréfléchir longtemps avant d’agir.

Ses lèvres pendantes et décolorées exprimaientune immense satiété, et dans le calme et la lenteur de ses moindresgestes, on eût deviné l’état d’esprit d’un homme qui n’espère plusêtre étonné de quoi que ce soit, et qu’il n’est guère possibled’émouvoir.

L’avocat était honnête, indulgent et bon,autant par tempérament que parce qu’il avait reconnu de bonne heureque la probité et l’indulgence sont pour arriver la plus sûre deshabiletés.

Ce matin-là, avant de se rendre au palais dejustice où il devait plaider, pour une grande compagnied’assurances, il s’était plongé dans l’examen d’un énorme dossier,en recommandant qu’on ne le dérangeât sous aucun prétexte.

Il fut donc à la fois surpris et mécontentquand un de ses secrétaires, un avocat stagiaire, nomméMe Lambert, pénétra en coup de vent dans son cabinet, enbrandissant une carte de visite.

– Je vous avais prié de ne pas medéranger, dit le maître du barreau avec une certaine aigreur.

– C’est que, balbutia le jeune homme, ils’agit d’un visiteur tout à fait exceptionnel, et j’ai cru de mondevoir…

Me Montrousseau jeta un coup d’œilsur la carte que Me Lambert venait de déposer sur lebureau, et lut :

TODD MARVEL

CinquièmeAvenue

New York

– Fichtre ! s’écria l’avocat, en selevant avec une animation tout à fait surprenante de sa part, vousavez parfaitement bien fait de me prévenir !

Et il ajouta avec une gesticulationmouvementée, due à l’habitude du prétoire :

– Vous ferez entrer ce monsieur sans lefaire attendre, et aussitôt après, vous irez au palais. Vous verrezle greffier et l’huissier audiencier, et vous leur direz que jesuis souffrant et que je demande une remise à huitaine pourl’affaire que j’ai à plaider.

– Mais que pensera-t-on à laCompagnie ? demanda timidement le stagiaire.

– Cela m’est parfaitement égal ! LaCompagnie attendra.

« Ce n’est pas tous les jours qu’on a lachance d’avoir un milliardaire pour client.

– Un milliardaire ? murmura le jeuneavocat d’un ton d’admiration et de déférence.

– C’est comme je vous le dis. Allez,Me Lambert, et ne perdez pas de temps !

La minute d’après, Todd Marvel et Floridorétaient introduits dans le cabinet de travail, et d’un geste pleinde dignité, mais que tempérait un affable sourire, MeMontrousseau leur désignait ses deux meilleurs fauteuils.

Avec la netteté et la brièveté habituelles àses compatriotes, Todd Marvel expliqua en quelques mots, le but desa visite : Il avait appris que Me Montrousseauétait l’avocat de Mlle Simone Garsonnet,injustement accusée d’avoir assassiné son oncle ; ils’intéressait à cette jeune fille, qu’il savait innocente, etferait tous les sacrifices de temps et d’argent qui seraientnécessaires, pour découvrir le meurtrier.

L’avocat secoua la tête.

– Je ne voudrais pas vous décourager,murmura-t-il, mais je dois vous parler avec sincérité. Nousn’avons, pour ainsi dire, aucune chance de succès.

– Vous ne croyez pas à l’innocence de maprotégée ?

– Eh bien, non ! Les preuvesrecueillies par l’instruction sont écrasantes. Si par hasard ellen’était pas coupable, il faudrait croire à un enchaînement defatalités invraisemblables. Puis l’attitude même de la prévenuevient confirmer toutes les conclusions du juge d’instruction.

– Elle a donc avoué ?

– Non, pas précisément, mais c’est toutcomme. Elle ne trouve rien à répondre, aux pressantes questions quilui sont faites. Enfin, elle se défend en racontant des histoiresabsurdes, des choses qui n’ont pas le sens commun.

– Pourriez-vous me mettre au courant del’affaire ?

– Très volontiers, mais je suis persuadéque quand vous aurez feuilleté le dossier, vous partagerezentièrement ma manière de voir.

– Je vous écoute.

– La victime, M. Baudreuil, était unancien colonial. Il avait passé la plus grande partie de sa vie auCongo Belge, où il faisait le commerce de l’ivoire, de la cire, despeaux, et du caoutchouc, très rémunérateur à l’époque où il s’ylivrait.

« Il avait amassé une fortune que l’on aévaluée à plus d’un million et dont il ne reste, pour ainsi dire,plus trace ; très défiant et très avare, M. Baudreuil nerecevait personne et vivait d’une façon très modeste dans unepropriété qu’il avait acquise dans la banlieue parisienne àChâtenay. Il n’avait pas d’autre domestique qu’une vieille bonne àmoitié sourde, et il n’allait guère à Paris qu’une fois ou deux parsemaine.

– En somme, c’était un original,interrompit Todd Marvel.

– Vous pourriez dire un vrai maniaque.D’un caractère très bourru, il était en mauvais termes avec tousses voisins et il ne parlait jamais de ses affaires à personne. Onne lui connaissait pas de famille, sauf son beau-frèreM. Garsonnet, avec lequel il était brouillé depuis denombreuses années.

« Cependant, il continuait à recevoirfréquemment la visite de la fille de ce dernier, pour laquelle ilavait une réelle affection. Il avait fait un testament en safaveur, et Mlle Simone – le seul être au mondeenvers lequel le vieillard montrât quelque amabilité – allaitsouvent passer chez son oncle de Châtenay, des périodes de tempsqui variaient d’une semaine à un mois.

« C’est au cours d’un de ces séjours quele crime fut commis.

« Un matin, Dorothée, la vieille bonne deM. Baudreuil, trouva son maître mort dans son lit ; lecoffre-fort était ouvert et vide, et Simone Garsonnet avait pris lafuite pendant la nuit.

« Le médecin, appelé pour constater ledécès, conclut à un empoisonnement, par l’acide cyanhydrique.Précisément, deux jours avant le crime, l’inculpée avait acheté,sous prétexte de photographie, un flacon de cette substancetoxique.

« Le flacon fut retrouvé dans sachambre ; c’était là une preuve presque flagrante.Mlle Garsonnet, qui s’était retirée chez son père,à Ville-d’Avray, fut mise en état d’arrestation.

Todd Marvel réfléchissait.

– Si Mademoiselle Simone étaitl’héritière de son oncle, objecta-t-il, elle n’avait aucun intérêtà l’assassiner et à le voler.

– Peut-être trouvait-elle qu’il vivaittrop longtemps ? D’ailleurs, on a retrouvé le testamentintact.

– C’est singulier !

– Tout est bizarre dans cette affaire,surtout l’attitude de la prévenue, qui ne peut, ou ne veut fourniraucune explication.

« Croiriez-vous qu’à moi-même, sonavocat, reprit MeMontrousseau, en s’échauffant, elle n’avoulu donner aucun renseignement capable de m’aider dans matâche ? Elle n’a répondu à mes questions que par des phrasesinsignifiantes et vagues.

« On dirait qu’elle est presque résignéeà se laisser condamner. Avouez que tout cela ne milite guère enfaveur de son innocence.

Todd Marvel demeura silencieux une longueminute.

– Pour mon compte, dit-il enfin, je suisde moins en moins convaincu de la culpabilité deMlle Simone.

– Les faits sont là, pourtant, répliqual’avocat avec surprise.

– Permettez-moi de vous poser quelquesquestions. Savez-vous quelles étaient les personnes quifréquentaient chez M. Baudreuil ?

– Je vais vous dire leurs noms, réponditMe Montrousseau en prenant une note dans le dossier.Mais je crois bien que cela ne vous avancera pas à grand-chose.D’ailleurs, je vous ai dit que la victime ne voyait à peu prèspersonne.

« À part le jardinier, quelquesfournisseurs, elle ne recevait que le notaire et le banquier quis’occupaient de ses affaires. Je ne crois pas que ce soit de cecôté qu’il faille chercher une piste sérieuse.

– Permettez-moi de prendre les noms dubanquier et du notaire.

– Le notaire est Me Bardinet,rue Royale à Paris, le banquier, M. Brysgaloff, rue duQuatre-Septembre, tous deux honorablement connus.

– Pouvez-vous me donner quelquesrenseignements sur Mlle Simone ?

L’avocat tira du dossier unportrait-carte.

– Voici une de ses dernièresphotographies, dit-il, jamais on ne soupçonnerait que cette jeunefille à l’air modeste, à la mine timide, et un peu insignifiante, apu commettre un pareil crime ; mais vous savez qu’il ne fautpas se fier aux apparences.

« Jusqu’alors, la conduite de l’accuséeavait été exemplaire. Laborieuse, instruite, réservée et même unpeu taciturne, elle réalisait le type de la véritable femmed’intérieur. Couturière habile, elle confectionnait elle-même sestoilettes et ses chapeaux et était excellente cuisinière. Ellen’allait que très rarement au théâtre ou au cinéma et toujours encompagnie de son père ou de son oncle.

Todd Marvel ne put s’empêcher de sourire.

– Le portrait que vous venez de metracer, cher maître, est celui d’une ménagère accomplie et non pasd’une criminelle.

– Je dis ce que je sais, impartialement,répliqua MeMontrousseau un peu piqué. Puis, ces naturespaisibles et silencieuses cachent souvent un fonds effrayant desournoiserie et de perversité.

Le milliardaire contempla quelque temps ensilence la photographie. C’était celle d’une jeune fille d’unevingtaine d’années à la physionomie timide et souriante, et commel’avait fort bien dit l’avocat « insignifiante » etplutôt craintive. Ses cheveux blonds étaient modestement peignés« à la vierge ». Son visage très régulier avait uneexpression paisible, reposée et loyale, qui ne concordait guèreavec la terrible accusation qui pesait sur elle.

– On ne me persuadera jamais que cetteenfant a commis un meurtre, murmura le milliardaire.

– Je le souhaite, repartit l’avocat avecaigreur, croyez que je le souhaite de tout mon cœur !Malheureusement les preuves sont là !… Tout ce que je puisvous promettre – comme je l’ai déjà promis au père de cettemalheureuse – c’est de faire l’impossible pour obtenir descirconstances atténuantes.

– Je pense que nous n’aurons pas besoinde cela, déclara Todd Marvel, avec une assurance et un sang-froidqui stupéfièrent MeMontrousseau.

Le milliardaire s’était levé et avait tiré desa poche une large enveloppe, qu’il déposa sur le bureau.

– Mon cher maître, fit-il, voici quelquessubsides, à titre de provision, n’épargnez pas l’argent pourarriver à la découverte de la vérité. Quand cette somme seradépensée, n’hésitez pas à faire appel à ma caisse.

« Je vous recommande seulement de nefaire connaître à personne, ni ma présence à Paris, ni monintervention dans cette affaire.

– Où vous écrirai-je ?

– À M. Joë Johnson, àVille-d’Avray.

« De mon côté, je vais commencer monenquête personnelle.

– Vous ? s’écria l’avocatstupéfait.

– Moi-même ; ne savez-vous pas qu’enAmérique, on m’appelle le détective milliardaire ?

– J’ignorais que vous agissiez parvous-même. Au moins, permettez-moi de mettre, à votre disposition,quelques habiles policiers.

– Je vous suis reconnaissant de cetteoffre, mais je n’ai besoin de personne. Je fais tout par moi-même,avec la collaboration de mon fidèle secrétaire Floridor.

Todd Marvel prit congé, laissant MeMontrousseau très surpris, et un peu ébranlé dans sa croyance à laculpabilité de Simone.

Sitôt qu’il se trouva seul, l’avocat se hâtad’ouvrir l’enveloppe qui venait de lui être remise.

Elle contenait cent billets de millefrancs.

CHAPITRE II – DOROTHÉE

Todd Marvel, qui n’était accompagné cematin-là que de son chauffeur noir, le fidèle Peter David, quiconduisait une petite auto de promenade, avait traversé à uneallure modérée la riante campagne qui s’étend entre Sceaux etChâtenay.

Le milliardaire contemplait avec un véritableravissement ce paysage fleuri comme une estampe japonaise, où lespêchers aux corolles d’un rose éclatant, se mélangeaientharmonieusement aux pruniers et aux poiriers, parés d’un blanc pur,aux pommiers dont les pétales délicats font penser à de la neigequi serait un peu rose. Les avenues de vieux ormes, les longueslignes de peupliers d’un vert tendre qui caractérisent les paysagesde l’Île-de-France, séparaient les unes des autres de florissantescultures.

En certains endroits il y avait desplantations de lauriers, d’ifs, de camélias et de rhododendrons quidonnaient au site quelque chose de la noblesse des paysages de laGrèce antique, tels que nous les voyons à travers l’imagination despoètes.

Il n’y avait pas une maisonnette, si humblefût-elle, dont la façade ne fût parée de rosiers grimpants, dechèvrefeuilles ou de glycines, pas un coin de terre, qui ne fûtamoureusement soigné, couvert de fleurs et de feuillage.

Un parfum de calme, de repos et d’harmoniesemblait s’exhaler de cette terre cultivée comme un immense jardin.Todd Marvel qui avait admiré naguère les perspectives grandioses etd’une sublime horreur, des déserts de la Sonora et des précipicesde la Cordillère, qui avait exploré les marécages empoisonnés etles forêts vierges, aux exhalaisons mortelles des régionséquatoriales, se sentait comme rafraîchi par cette apaisanteatmosphère de calme, de bien-être et de tranquillité.

– Les gens qui habitent ces maisonnettes,songea-t-il, sont peut-être plus heureux que moi, avec mesmilliards. Le bonheur le moins décevant consisterait peut-être àcultiver un beau jardin.

« … Pourvu cependant qu’Elsie y fût avecmoi.

Mais il domina bientôt cette tentation d’unevie sans luttes, facile et médiocre.

« Cette existence-là, se dit-il,poursuivant le cours de ses pensées, peut être bonne pour ceux quine sont pas armés aussi formidablement que moi pour la grandebataille humaine. Mes milliards et mon intelligence me font undevoir de combattre. La lutte est ma raison d’être, et je n’ai étéinvesti d’une aussi terrible puissance qu’à condition, sans doute,d’en faire usage pour le bien… »

Dans l’âme anglo-saxonne, si brutalementréaliste et pratique en apparence, il y a toujours un coin demysticisme et de rêverie, et il y avait des jours où le financiergénial, le logicien aux impitoyables déductions, se croyait – envertu des surprenantes facultés dont il était doué – investi d’unemission providentielle.

Ces réflexions l’avaient ramené toutnaturellement au but de son voyage, et il s’aperçut que l’autoarrivait aux premières maisons d’une jolie bourgade que dominait leclocher rustique d’une vieille église.

– Nous sommes à Châtenay, dit lemilliardaire à David.

L’auto stoppa. On descendit et la voiture futremisée dans la cour d’une ferme, pendant que Todd Marvel et sonchauffeur se rendaient pédestrement à « la Chouetterie ».C’était le nom de la maison – située en pleine campagne – qu’avaithabitée M. Baudreuil.

Après s’être égarés dans un dédale de cheminscreux, aux talus tapissés de gazon, émaillés de primevères, deviolettes et de liserons, ils côtoyèrent quelque temps une hautemuraille de pierre grise dont la crête, garnie de tessons debouteille, était couronnée de valérianes, de mufliers, depariétaires et d’autres végétations des ruines.

– C’est là ! » dit Todd Marvelen faisant halte devant une porte épaisse et garnie de grosclous.

Le Noir tira une chaîne rouillée, le sonlointain d’une cloche se fit entendre mais personne ne vint. LeNoir sonna de nouveau, à plusieurs reprises, mais, sans plus desuccès.

– Est-ce que la maison seraitinhabitée ? grommela-t-il avec mauvaise humeur.

– Non, expliqua le milliardaire, mais ilparaît que la bonne est sourde. Sonne plus fort !

Peter David se pendit à la chaîne rouillée etcarillonna désespérément ; après dix minutes d’effort, laporte cria sur ses gonds, mais, maintenue intérieurement par unechaîne de sûreté, s’entrouvrit juste assez, pour laisser voir lenez pointu et les yeux obliques d’une vieille femme, coiffée d’unbonnet de linge, à longues barbes, comme on en porte encore danscertaines campagnes reculées.

C’était absolument une tête de rat ; desmoustaches grisonnantes complétaient l’illusion. On eût cru voirune de ces bêtes costumées dont le dessinateur J. -J. Granville aillustré les fables de La Fontaine.

À la vue de cette apparition falote, le Noiréclata d’un rire sonore, Todd Marvel eut beaucoup de peine à ne pasen faire autant.

Il essaya d’expliquer le but de sa visite, lavieille femme, irrémédiablement sourde, répondait tout detravers.

– Je viens pour tâcher d’élucider…commença-t-il.

– Il n’y a personne ! clama lavieille, qui, comme tous les sourds, parlait très haut.

– J’aurais été heureux de visiter…

– M. Baudreuil était un bien dignehomme.

– Ce n’est pas cela que je vousdemande ! cria Todd Marvel, exaspéré, en se faisant unporte-voix de ses deux mains.

Cette fois la sourde avait compris.

– Alors, qu’est-ce que vousvoulez ? » grommela-t-elle, d’un air défiant.

Le milliardaire fit appel à toute sa patience,mais après s’être époumoné pendant un quart d’heure, il n’était pasbeaucoup plus avancé qu’au début de ce bizarre colloque, et lasourde, à laquelle la face noire et luisante de Peter Davidinspirait une certaine inquiétude, avait, par deux fois, fait minede refermer la porte.

À la fin, Todd Marvel eut l’idée de mettresous les yeux de la méfiante gardienne une carte de visite dupréfet de police qu’il avait par hasard dans sa poche.

Le résultat de cette initiative ne se fit pasattendre. La vieille bonne avait le respect – la terreur même – detout ce qui touchait à la police.

Instantanément, elle ouvrit la porte toutegrande, mais en même temps, elle porta à ses oreilles, ses mainssquelettiques et brunes comme celles d’une momie, sans doute pourfaire comprendre qu’il lui serait bien difficile d’entamer uneconversation suivie avec « ces messieurs ».

Avec une agilité qu’on n’eût pas attendue decette maigre petite personne – si vieille qu’on n’eût pu dire sielle avait soixante ans ou quatre-vingt-dix – elle guida lesvisiteurs, à travers une cour pavée, jusqu’à la maison, couverte detuiles rousses rongées de lichen et de mousse, et bâtie en bellespierres de taille.

C’est alors que Todd Marvel eut uneinspiration véritablement géniale.

Il tira de sa poche un disque de métal, à peuprès de la dimension d’une pièce de cinq francs – le puissantmicrophone qu’il portait toujours sur lui – [5] et fitsigne à la vieille de l’approcher de son oreille droite.

– Mademoiselle Dorothée, dit-il ensuite,et, sans forcer aucunement sa voix, m’entendez-vous ?

La sourde poussa un cri délirant, un cri telque dut en pousser le docteur Faust, après avoir bu l’élixir dudiable, quand il vit son torse décharné se redresser sousl’influence du mystérieux liquide, se revêtir des muscles puissantsde la virilité, se gonfler de tous les sucs de la pubescence.

– J’entends ! hurla-t-elle, ivre dejoie, son torse maigre agité de convulsions frénétiques quifaisaient craindre qu’elle ne se mît à danser.

Son visage parcheminé était devenu rosed’émotion ; un sourire de gratitude béatifique découvrait sespetites dents blanches et aiguës dont pas une ne manquait.

Tout à coup, elle redevint grave.

– Je ne suis ben riche, fit-elle avec unaccent de terroir normand qui égaya fort le milliardaire, jepossède quèques petiotes économies, mais combien que çà coûteraitpour avoir une affaire comme çà ?

Et elle pressait le microphone sur soncœur.

– Je vous en fais cadeau, dit ToddMarvel, royalement.

La pauvre vieille devint de toutes lescouleurs de l’arc-en-ciel. Elle soupira. Todd Marvel comprit qu’ily ait des gens qui meurent de joie.

Elle demeura oppressée et silencieuse deuxlongues minutes.

– C’est-y Dieu possible !balbutia-t-elle, enfin. J’ai la tête perdue… Quèque vous voulez queje vous dise ?…

Todd Marvel contemplait Dorothée, il ne luitrouvait plus du tout une tête de rat. Le bonheur avait faitépanouir en elle une physionomie « autre ». Il ne voyaitplus devant lui qu’une brave vieille femme, un peu ridicule, maispleine de bon vouloir, un peu rusée, parce que les faibles sontobligés de devenir rusés pour se défendre contre les forts.

Dorothée avait porté le microphone à sonoreille, comme pour bien se convaincre que le miracle de saguérison n’était pas un prestige. Le milliardaire lui dit avec unsourire rassurant.

– Je suis un ami deMlle Simone, je sais qu’elle est innocente.Êtes-vous pour ou contre elle ?

– Ah ! moi je suis pour ! C’estune ben brave et honnête jeune fille.

Elle ajouta avec un sourire deravissement.

– J’entends ! J’entends !…C’est sûrement pas elle qui a assassiné le pauvreM. Baudreuil.

– Je vous demande seulement de meconduire à la chambre où votre défunt maître a été trouvé mort, deme faire voir le jardin, la maison.

– Vous n’avez point l’air d’un mauvaishomme, fit-elle en fixant le milliardaire de ses petits yeux gris.J’donnerais ben tout c’qu’y a dans mon sac de toile grise pour quemademoiselle soit reconnue innocente. V’nez avec moi !…

Allégrement, Dorothée grimpait déjà lesmarches de l’escalier à la monumentale rampe de chêne massif, dontles balustres élégants devaient dater du commencement duXVIIIe siècle. On eût dit d’ailleurs que, dans lavieille maison, miraculeusement conservée, rien n’avait bougédepuis deux cents ans.

Sur le palier, une horloge au ventre bombé,aux délicates incrustations de cuivre et d’ébène, sonnait lesheures avec un timbre si discret, si effacé, si frêle aussi que lesilence de la vieille demeure ne paraissait pas en être entamé.Puis il y avait un peu partout des ornements, des moulures auxarabesques contournés, aux coquilles élégantes, d’où émanait,malgré la poussière dont elles étaient couvertes, une grâcemystérieuse et subtile.

La chambre de l’assassiné était tout autre. Lecolonial, le trafiquant de l’Afrique barbare, s’y révélait.

Des idoles, de bois inconnus, grimaçaientaccroupies dans les coins, des flamants roses empaillés, descalebasses peintes, des défenses d’éléphant, des colliers decoquillages, de curieux vases d’argile encombraient la cheminée etles meubles. Sur les murs, il y avait des peaux de crocodile, destrophées, des casse-têtes, des flèches barbelées, des haches àtrois dents, tout le bric-à-brac de l’Extrême-Afrique.

Sur une paroi, nette d’autres bibelots, il yavait un clairon, vert-de-grisé, de taille énorme et de formevétuste et au-dessous un sabre de cavalerie, affilé comme unrasoir. Cette panoplie était presque au chevet du vieux lit àcolonnes. Celui qui y dormait n’avait qu’à allonger la main poursaisir le sabre.

Tout heureuse de comprendre, de répondre, depouvoir « causer », ce qui ne lui était pas arrivé depuisdix longues années, Dorothée expliqua que le clairon et le sabreétaient là en mémoire d’un roi nègre, un anthropophage terrible queM. Baudreuil avait connu.

Le roi noir couchait dans une case isolée,défendue par un double rang de palissades. À la moindre alarme, ilsonnait le « réveil », la seule sonnerie qu’il connût etil empoignait son sabre. Au coup de clairon, deux cents Noirs – lagarde du roi – accouraient armés de javelots, d’arcs et de flèchesempoisonnées et même de quelques mauvais fusils… !

 

Dorothée, naguère si taciturne et sihargneuse, s’abandonnait à un intarissable bavardage : et lemilliardaire la laissait parler, très satisfait d’apprendre, sansavoir besoin de poser des questions, une quantité de détails quil’intéressaient.

La vieille femme lui raconta ainsi une fouled’anecdotes sur le séjour de son défunt maître au pays des Noirs.Il en résultait que feu M. Baudreuil, avait été de son vivantun aventurier, brave et intelligent, mais ni plus ni moinsscrupuleux que la plupart des trafiquants, ses confrères.

« Voici son portrait, conclut Dorothée,en tendant une photographie à Todd Marvel. C’était un bien brave etdigne homme.

Le milliardaire ne put s’empêcher de sourire.Dorothée, depuis qu’elle était guérie de sa surdité, l’amusaitbeaucoup et lui était devenue tout à fait sympathique.

Il examina la photographie ; c’étaitcelle d’un vieillard aux sourcils en broussaille, au nez en becd’aigle, aux lèvres minces, qui, en dépit de sa longue barbeblanche, n’avait rien de patriarcal ; son front barré derides, ses yeux noirs, profondément enfoncés dans les orbites,exprimaient une résolution extraordinaire.

– C’est Mlle Simone,expliqua la vieille, qui a fait elle-même cette photographie, laveille même de son départ, et de la mort de mon pauvre maître.

– C’est une très bonne photographied’amateur.

– Ça n’est pas étonnant, mademoiselleavait été à Paris tout exprès pour chercher des plaques et desproduits de première qualité, et ce jour-là, elle a fait sept ouhuit photographies, celle de la maison, celle d’un petit bois quise trouve derrière, et même la mienne.

Cette explication fut un trait de lumière pourTodd Marvel. C’était précisément avec l’acide cyanhydrique desproduits photographiques que Simone était accusée d’avoir accomplil’empoisonnement, et le milliardaire se souvint d’avoir lu dans lesnotes de l’avocat que le flacon d’acide conservé parmi les pièces àconviction était à peine entamé.

Ce qui en manquait avait très bien pu serviraux photographies et si faible qu’elle fût, c’était déjà là unechance de faire reconnaître l’innocence de la jeune fille.

Todd Marvel commençait à entrevoir la vérité,encore indécise, comme une faible et lointaine clarté dans lanuit.

Une hypothèse se présentait à sonesprit : l’assassin prévenu de ce fait que Simone avait dupoison en sa possession avait dû mettre cette circonstance àprofit, pour commettre le crime sans être vu, et en faire retombertoute la responsabilité sur la nièce de la victime.

– Parlez-moi en toute sincérité, dit-ilbrusquement à la vieille bonne. Croyez-vous queMlle Simone soit innocente ?

– Pour ça, j’en suis bien sûre !répliqua Dorothée avec une singulière vivacité. La pauvredemoiselle était bien incapable de faire du mal à qui que ce soit,et surtout à son oncle qu’elle adorait !

– Dites-moi tout ce que vous savez ducrime.

– Ça n’est point très agréable pour moi,soupira la vieille, et puis, je ne sais point grand-chose. J’aitrouvé mon maître étendu sur son lit, la figure toute violette, lesyeux retournés, et déjà froid. Il était encore tout habillé.

– Il est tout de même bien extraordinaireque vous n’ayez rien entendu ?

– Dame, Monsieur, ma chambre est située àl’autre extrémité du bâtiment. Dès que j’ai servi le dîner, etmangé ma soupe, je monte me coucher. Il est bien rare que je nesois pas dans mon lit à huit heures ou huit heures et demie, et,une fois que je dors, on pourrait tirer le canon que jen’entendrais rien !

« Ce pauvre M. Baudreuil le savaitsi bien qu’il avait fait poser une sonnette dans sa chambre, avecun fil qui aboutissait à la porte d’entrée. Comme ça, s’il seprésentait quelque visiteur, une fois que j’étais montée, c’étaitlui-même qui se dérangeait pour aller ouvrir.

– C’est très important ; celaexpliquerait comment l’assassin a pu pénétrer près deM. Baudreuil, sans être vu de personne.

Cette conversation avait lieu dans la chambreà coucher du défunt, Todd Marvel se mit à examiner avec uneattention scrupuleuse le plafond, les murs, et le parquet de lapièce et à fouiller dans les tiroirs des meubles d’où les hommes dejustice avaient enlevé tout ce qui pouvait présenter un intérêt ouune valeur quelconque.

« J’ai bien peur que vous ne trouviezpoint grand-chose, grommela Dorothée en hochant la tête.

– C’est ce qui vous trompe, répliqua-t-ilau bout d’un assez long temps. Je viens de faire deux découvertesqui n’ont peut-être pas grande importance, mais qui ont tout demême échappé à la vigilance des policiers et des juges.

Il montrait un petit bouton de nacre, pareil àceux de certains gants.

– Ceci, déclara-t-il, au bout d’uneminute d’examen, a été arraché ou est tombé d’un de ces gants trèssolides – généralement en peau de phoque, ou en peau de chien – queportent les hommes de cheval, et les chauffeurs élégants.

La seconde chose découverte par Todd Marvel,c’était un trou rond, dans la muraille, couverte d’un papier detenture à fleurs. Le trou, de la même dimension que celui quepourrait faire la balle d’un revolver de gros calibre, occupait siexactement le centre d’une des fleurs, qu’à moins d’un examen trèsattentif, il passait inaperçu.

Le milliardaire prit dans sa poche une petitepince et sans beaucoup de peine, retira du mur une balle de plomb,de la grosseur du petit doigt, qu’une pierre de taille avaitarrêtée dans son trajet, tout en l’aplatissant légèrement.

Dorothée l’avait regardé faire avecstupéfaction.

« M. Baudreuil, possédait-il unrevolver, lui demanda-t-il.

– Oui, bien sûr ! un gros !… Ildisait que c’était un vieux système, et que c’était bien plussolide que ce qu’on fait maintenant.

– Apportez-moi ce revolver !

– C’est que je ne l’ai point… Depuis lamort de monsieur, on ne l’a point revu, mais il reste encore en basdes cartouches dans le tiroir de la cuisine.

– Allez me les chercher ! »

Trottinant comme le rat du fabuliste, dontelle avait toutes les allures, Dorothée apporta une boîte à demipleine de cartouches de grosse dimension, mais qui ne pouvaientêtre utilisées que dans un de ces gros revolvers à barillet, queles brownings et les coups de poing électriques n’ont pas encoreentièrement détrônés.

Les balles étaient exactement du même calibreque celle que Todd Marvel venait d’extraire de la muraille.

Le détective milliardaire commençait àposséder quelques précisions sur la façon dont le crime avait étécommis.

– Et il n’a pas disparu autre chose quece revolver ? demanda-t-il.

– Parbleu, si ! ricana la vieille.Tout l’argent de monsieur, même qu’on a retrouvé le coffre-fortouvert, et les clefs sur la serrure.

– Et pas autre chose ? réfléchissezbien.

Dorothée se gratta la tête, et demeurasilencieuse une minute.

– Ma foi, si… dit-elle enfin, mais ce n’apas grande importance.

– Dites toujours !

– Eh bien ! moi qui suis ici depuisvingt ans, et qui connais les plus petits objets qu’il y a dans lamaison, je n’ai jamais pu retrouver les pantoufles en tapisserieque mon pauvre maître mettait chaque fois pour aller secoucher.

– Mais c’est très important cela !Pourquoi n’avez-vous pas signalé à la justice la disparition durevolver et des pantoufles ?

– Je ne m’en suis aperçue que bienlongtemps après ; quand les juges m’ont questionnée, j’étaiscomme folle, puis tous ces messieurs, les juges, la police, n’ontpas seulement fait mine d’écouter ce que je disais ; ils secroyaient tellement sûrs de leur fait, qu’ils me regardaientquasiment comme une vieille bête.

– Encore un point à préciser. Vousrappelez-vous, si le matin du crime, la porte extérieure, celle quidonne sur la route, était ouverte ou fermée ?

– Elle était fermée intérieurement, àclef et au verrou, c’est moi qui l’ai ouverte, je m’en souviensparfaitement.

Todd Marvel exultait.

– Il est clair, réfléchit-il, quel’assassin, pour des raisons que j’ignore encore, a jugé prudent dene pas sortir du côté de la route.

« Il a dû avoir le sang-froid, une foisson crime commis, d’aller refermer la porte, et de quitter lamaison par une autre issue.

– Alors ce serait par la petite porte dujardin, qui donne sur une ruelle déserte. En passant par ce chemin,pour se rendre à la gare, on gagne au moins dix minutes !

– Je m’explique pourquoi, reprit lemilliardaire avec une logique imperturbable, l’assassin s’estemparé des vieilles pantoufles de M. Baudreuil ; il les achaussées par-dessus ses bottines, afin de ne laisser aucune tracede son pied à lui, dans la terre molle du jardin. Maintenant,Dorothée, savez-vous qui avait la clef de cette porte, que,paraît-il, on a retrouvée fermée ?

La vieille femme secoua tristement latête.

– Hélas, mon brave monsieur,soupira-t-elle, il n’y avait qu’une seule personne qui possédât ledouble de cette clef, et c’était Mlle Simone. On aretrouvé la clef dans sa poche… Il n’y a pas à dire, tout estcontre cette pauvre demoiselle…

– Cette clef n’a peut-être pas tantd’importance que vous le croyez, ajouta le détective, un peudépité.

« Dites-moi, maintenant, quand et dansquelles circonstances vous avez vu Mlle Simone pourla dernière fois ?

– Dans la soirée même de l’assassinat, àsix heures, ils ont dîné ensemble de bon appétit dans la salle àmanger, même qu’ils se sont un peu chamaillés.

– Cela arrivait souvent ?

– Assez souvent ! M. Baudreuilavait la manie de vouloir trouver un mari à sa nièce, mais ellerefusait tous les partis qu’il lui proposait ; alors monsieurse mettait en colère, il menaçait sa nièce de la déshériter, etelle qui est très vive, lui répliquait qu’elle se moquait pas malde son argent et qu’elle ne reviendrait plus le voir.

« Plusieurs fois, à ma connaissance,après une discussion de ce genre, elle est partie en claquant laporte, mais la fâcherie ne durait jamais longtemps entre l’oncle etla nièce, qui avaient beaucoup d’affection l’un pour l’autre.

« Tantôt, c’était elle qui revenait deson propre mouvement, tantôt c’était lui qui s’empressait d’écrirepour mettre fin à la brouille.

« Le soir du crime,Mlle Simone a dû aller prendre son train à la suited’une discussion comme celle-là.

– Et naturellement elle passa par lapetite porte pour se rendre à la gare ?

– Bien entendu !

– M. Baudreuil ne recevait jamais depersonnes suspectes ?

– Ma foi, non ! Il ne venait ici quele notaire et l’homme d’affaires tous deux des gens bien honnêtes,bien gentils, qui connaissaient monsieur depuis des années et quime donnaient un bon pourboire à chaque fois qu’ils venaient.

– Et des vagabonds, desmendiants ?

– Il en venait assez souvent, maismonsieur qui était assez ladre sous d’autres rapports, leur donnaità chacun un morceau de pain, une chopine et une pièce de quarantesous.

« Ils s’en allaient tous contents ;il n’y en a qu’un – c’était huit jours avant le crime, – un grand,avec une barbe rouge qui voulait absolument qu’on lui donnecinquante francs, et qui a cherché à intimiderM. Baudreuil.

« Il tombait mal, monsieur qui n’étaitpas poltron, lui a mis son revolver sous le nez et lui a dit depasser son chemin plus vite que ça, et l’autre ne se l’est pas faitdire deux fois… »

Tout en écoutant les intéressantes révélationsde Dorothée, Todd Marvel avait continué ses recherches dans lesmeubles de la chambre du mort.

Il venait d’examiner minutieusement lescompartiments d’un vieux bureau à cylindre, quand il se rappelaavoir vu dans un meuble de même fabrication un tiroir secrethabilement dissimulé dans l’épaisseur du bois.

La cachette existait bien, il n’eut qu’àpousser une petite planchette d’acajou, pour la découvrir, maiselle ne contenait pas autre chose qu’une grande feuille de papier,toute jaunie, que recouvraient presque entièrement des colonnes dechiffres, précédés ou suivis d’une ou de deux lettresmajuscules.

Il fit subtilement disparaître le papier danssa poche, sans que Dorothée s’en fût aperçue.

– Si c’est un document secret, uncryptogramme, se dit-il, je viendrai bien à bout de le déchiffrer.C’est peut-être ce chiffon de papier qui me donnera la clef del’énigme ? »

L’après-midi touchait à sa fin, lorsque ledétective milliardaire, très satisfait de ce qu’il avait appris, sesépara de la vieille Dorothée, plus satisfaite encore que lui ducadeau magique qu’elle avait reçu.

Elle tint à reconduire le visiteur jusqu’à lapetite porte qui s’ouvrait à l’autre extrémité de l’immense jardin.Chemin faisant, il admira les magnifiques arbres fruitiers, lesmassifs de plantes rares, les corbeilles de fleurs artistementdisposées qui expliquaient que M. Baudreuil, qui avait lapassion du jardinage, se fût trouvé parfaitement heureux dans laverdoyante solitude qu’il s’était créée.

En passant près d’un bosquet de noisetiers,aux feuilles pourpres, dont la variété est assez rare, Todd Marvelaperçut un vieux puits, dont la margelle festonnée de lierre, étaitsurmontée d’une potence en fer forgé, qui soutenait encore unepoulie avec une chaîne et un seau, le tout considérablementendommagé par la rouille et paraissant n’avoir pas servi depuislongtemps.

– Est-ce qu’il est profond, cepuits ? demanda-t-il à Dorothée.

– Pas trop ! Une dizaine depieds.

– La chaîne est solide ?

– Oui ! mais pourquoi medemandez-vous ça ?

– Tout simplement parce que je vais ydescendre. »

Et avant que Dorothée, stupéfaite, eût pus’opposer à cette fantaisie, le milliardaire avait déroulé lachaîne, et s’était mis à descendre le long des anneaux rouillés,avec une agilité, dont la vieille femme fut effarée.

Il fut absent un bon quart d’heure, etDorothée commençait à être inquiète lorsque la chaîne rouilléegrinça de nouveau ; bientôt la physionomie souriante dumilliardaire se montra au niveau de la margelle, et il sautalégèrement sur le sable de l’allée, comme si l’exploit qu’il venaitd’accomplir eût été une chose toute naturelle.

Dorothée était muette de stupeur. Todd Marveltrempé des pieds à la tête, couvert jusqu’aux genoux d’une bouenoire, paraissait enchanté de son expédition.

« Tenez, dit-il, triomphalement, enbrandissant un objet couvert de rouille, je savais bien, moi, qu’ilfallait que le revolver de M. Baudreuil fût quelquepart !

« C’est là que les assassins l’avaientjeté en se retirant.

La vieille femme levait les bras au ciel, avecune admiration où se mêlait une certaine dose de stupeur, et mêmed’épouvante. Elle n’était pas éloignée de regarder l’étrangevisiteur, comme un être surnaturel.

– C’est-y Dieu possible !balbutia-t-elle.

Au cours de son audacieuse plongée, ledétective avait encore découvert deux autres objets qu’il jugeapour le moment inutile de faire voir à Dorothée.

L’un était un morceau de cuir à demi pourri,et de couleur rougeâtre, l’autre un petit flacon bouché à l’émeri,qu’il avait soigneusement placé dans la poche latérale de sonveston, et qu’il se proposait d’examiner plus tard, tout àloisir.

Après avoir pris congé de Dorothée, auquel ilglissa discrètement deux billets de banque, en souvenir de savisite, le milliardaire examina soigneusement la venelle où il setrouvait, et qui, quelques pas plus loin, se terminait encul-de-sac.

– Je ne trouverai probablement aucunvestige, songeait-il, trop de temps s’est écoulé depuis le crime.Il aurait fallu venir le lendemain…

Par un dernier scrupule, il examina cependantle sol, formé d’une espèce de pierre très dure, sur laquellel’herbe ne poussait pas, et au bout de quelques minutes, il eut lasatisfaction de découvrir une flaque d’un vert-brun, qui n’étaitpas encore complètement desséchée. Il y trempa son doigt, et leflaira.

– De l’essence, s’écria-t-il. Il y a eulà une flaque d’essence comme on en trouve auprès de toutes lesstations de taxi. Une auto a donc stationné longtemps dans cettevenelle qui n’a d’autre aboutissement que la porte du jardin deM. Baudreuil.

« C’est l’auto qui a emmené l’assassin etqui l’a ramené, une fois son crime accompli.

« Il s’agit maintenant de trouver cetassassin ! »

CHAPITRE III – À SAINT-LAZARE

Dans le parloir de l’antique prison, SimoneGarsonnet était en conférence avec Me Montrousseau, etun jeune homme de haute stature et de fière mine que le maître dubarreau avait présenté comme son secrétaire.

Ce prétendu secrétaire n’était autre que ToddMarvel.

Le milliardaire regardait avec une sincèrepitié cette jeune fille, vêtue de noir, et dont le visage amaigripar les soucis et les tortures de tout genre qu’elle avait enduréspendant son emprisonnement, exprimait une résignation et unetristesse infinies.

Ses mains étaient diaphanes comme de lacire ; à ses regards éteints, à son douloureux sourire, leplus indifférent aurait compris que la jeune fille avait perdu toutespoir.

Aux premières paroles d’encouragement queprononça l’avocat, elle secoua la tête mélancoliquement.

– Je vous suis reconnaissante de votrebienveillance, murmura-t-elle, de la pitié que vous me témoignez,tout en me croyant coupable, mais que puis-je espérer ?

– La situation est quelque peu changée,mademoiselle, répondit l’avocat d’un ton plus cordial, que lors deses précédentes visites. Vous avez, depuis quelques jours, unpuissant allié qui s’est juré de faire éclater votre innocence.

Une lueur d’émotion passa dans les beaux yeuxde la prévenue.

– Moi-même, ajouta Todd Marvel, undétective américain, qui sans fausse modestie, a en maintesoccasions débrouillé des énigmes plus compliquées que celle de lamort de votre oncle.

– M. Todd Marvel, le célèbredétective milliardaire ! murmura l’avocat avec un profondrespect.

– Je crains, monsieur, répondit Simone ens’inclinant, que vous vous soyez imposé là une tâche bien ardue. Jesuis infiniment touchée de votre initiative, mais je vous avoue queje me demande ce qui a pu vous donner l’idée de vous intéresser àune pauvre fille comme moi.

– Je suis un ami de votre père, répondittranquillement le détective, et je puis vous dire que, dèsmaintenant, j’ai découvert certains faits qui peuvent faire prendreà l’instruction une tout autre allure.

– C’est l’exacte vérité, fitMe Montrousseau d’un air admiratif ; aussi je vousconseille, mademoiselle, de ne rien nous cacher de ce qui pourraitfaciliter notre tâche.

– Voulez-vous me permettre de vous poserquelques questions ? demanda Todd Marvel de cette voixprofondément persuasive et prenante qui était un des dons de sonmerveilleux tempérament.

– Je tâcherai, balbutia Simone enrougissant, mais je n’ai pas grand-chose à ajouter à ce que voussavez déjà.

« J’ai quitté mon malheureux oncle versneuf heures et quart à la suite d’une discussion ; je suissortie par la petite porte du parc, et de là j’ai gagné à pied lagare où j’ai pris le train de dix heures pour Paris.

– Vous n’avez rencontré personne en vousrendant à la gare ?

– Personne ! À dix minutes de lamaison de mon oncle, j’ai failli être écrasée par une auto quioccupait presque toute la largeur du chemin creux, et qui avançaità grande allure, tous phares éteints.

« Cette auto semblait venir de Paris, etse diriger vers la maison de mon oncle.

– Vous n’avez pas vu de façon à pouvoirles reconnaître les gens qui étaient dans la voiture, ni lechauffeur qui la conduisait ?

– J’étais bien trop occupée à me garer,tout ce que je puis dire, c’est que le chauffeur était un homme dehaute taille, avec une barbe d’un rouge ardent.

– Voilà qui est intéressant, dit ToddMarvel, en prenant une note. Puis-je savoir maintenant quel étaitle sujet de cette violente discussion qui a motivé votredépart.

– Il serait inutile d’en faire mystère.Mon pauvre oncle et moi nous ne nous sommes jamais chicanés quepour la même raison ; il voulait me donner un mari ! Ilm’a d’abord proposé un riche propriétaire de Châtenay, puis sonpropre notaire, puis le premier clerc de celui-ci ; enfin, cesderniers temps, son banquier, M. Brysgaloff.

« Je dois d’ailleurs déclarer que tousces prétendants se sont montrés parfaitement corrects, et que jen’ai absolument rien à dire contre eux. M. Brysgaloff, enparticulier, était rempli de prévenances et j’ai dû presque mefâcher pour l’empêcher de me combler de cadeaux.

– Vous n’avez de soupçons contre aucund’entre eux ?

– Aucun !

– Un des grands arguments du juged’instruction, c’est que vous n’êtes rentrée chez votre père quepar le dernier train de nuit, c’est-à-dire vers une heure et demiedu matin. Vous dites être sortie de chez votre oncle à neuf heureset quart. Vous auriez pu regagner la maison paternelle deux heuresplus tôt.

« Qu’avez-vous fait pendant ces deuxheures ?

« La mort de M. Baudreuil d’aprèsles médecins aurait eu lieu vers dix heures trente. Le juge émetl’hypothèse que vous auriez pu sortir de la gare après avoir prisun billet ou descendre à la station d’après Châtenay et dans lesdeux cas revenir sur vos pas pour commettre le crime, mettre votrebutin en sûreté, et reprendre ensuite à Châtenay le train d’onzeheures dix.

– Oui ! reprit l’avocat avecinsistance, dites-nous ce que vous avez fait pendant ces deuxheures, et toute l’accusation s’écroule !

Le visage de Simone s’empourpra, mais ellerépondit d’une voix ferme :

– Il m’est impossible de vous ledire !

« D’ailleurs, ajouta-t-elle, pourquoiaurais-je attenté à la vie de mon pauvre oncle ? N’étais-jepas son unique héritière ? On a retrouvé le testament.

– Le juge dit, reprit l’avocat, que votreoncle allait en faire un autre, que vous craigniez même qu’il n’eneût fait un autre…

Simone demeura silencieuse, et il futimpossible de la tirer de son mutisme. Todd Marvel s’était levépour prendre congé.

– Au revoir, mademoiselle, dit-il avec unénigmatique sourire. Je crois que nous vous sauverons quand même,et malgré vous…

En regagnant son auto, qu’il avait laissée àquelque distance de la prison, Todd Marvel eut la surprise de voirFloridor attablé dans un bar d’aspect assez louche, en compagnied’un individu, auquel sa casquette posée sur le coin de l’oreille,ses moustaches noires prétentieusement frisées, et les nombreusesbagues qui ornaient ses doigts, donnaient une allure des pluséquivoques.

– Voilà, se dit le milliardaire, monbrave Canadien en grande conférence avec un souteneur de la pireespèce ; ce n’est pas le moment de le déranger, il fait sansdoute d’utile besogne.

Et il remonta dans sa voiture en compagnie deson avocat, laissant Floridor poursuivre avec son nouvel ami unentretien qui paraissait confidentiel.

CHAPITRE IV – À L’INSTRUCTION

Dans son cabinet du palais de justice,M. Mauguin, le magistrat chargé d’instruire « l’affaireBaudreuil » venait de recevoir les dernières dépositions dunotaire et du banquier de la victime.

– Messieurs, leur dit-il courtoisement,je ne vous retiendrai plus que le temps nécessaire à la lecture devos dépositions, et vous ne serez plus convoqués avant les assises.Mon opinion est faite, ce soir j’enverrai le dossier à la chambredes mises en accusation.

– Vous croyez donc décidément à laculpabilité de Mlle Simone Garsonnet ? demandale banquier.

– Si j’y crois ! répliqua le jugeavec animation, mais c’est l’évidence absolue ! Les faitsparlent d’eux-mêmes. L’achat du poison, la fuite précipitée, lerefus d’expliquer l’emploi du temps… Il me semble que c’estprobant.

– On ne m’ôtera pas de l’idée que cettejeune fille est innocente, reprit le banquier, d’un ton sincèrementapitoyé. Elle a l’air si doux. Je croirai plutôt – excusez-moi devous donner ici une opinion personnelle – que le meurtrier est unde ces vagabonds qui venaient si souvent frapper à la porte de montrop charitable client !

Un garde républicain venait d’entrer ; ilremit au juge d’instruction une large enveloppe et un petitpaquet.

« Vous permettez, messieurs », ditle magistrat en ouvrant l’enveloppe, d’où s’échappèrent diverspapiers parmi lesquels une feuille jaunie presque entièrementcouverte de chiffres.

M. Mauguin commença la lecture de lalettre jointe aux documents, mais à mesure qu’il lisait, ilrougissait et pâlissait tour à tour. Brusquement, il donna un ordreà voix basse à l’un des garçons et ce dernier sortit aussitôtprécipitamment.

– Monsieur, dit-il tout à coup au notaire– d’une voix qui n’était plus celle de l’homme du monde, mais la« voix vraie » du magistrat dans l’exercice de sesfonctions – vous pouvez vous retirer, je n’ai plus besoin devous.

– Et moi ? demanda le banquier avecsurprise.

– Pour vous, M. Brysgaloff, c’estdifférent, votre présence m’est indispensable.

– Je croyais…

– Moi aussi, je croyais, il y a uninstant, en avoir fini avec vous. Je me trompais.

Le notaire était parti. M. Brysgaloffsous les regards du juge, qui, tout en continuant sa lecture jetaitde temps à autre sur lui, un coup d’œil perçant, se sentait envahipar un étrange malaise. Le banquier dont les yeux légèrement bridésoffraient une expression d’astuce et d’hypocrisie, boutonnaitnerveusement ses gants, croisait et décroisait ses jambes, comme unhomme en proie à toutes les nervosités de l’impatience. À la fin iln’y tint plus.

– Monsieur le juge d’instruction, dit-ilavec un sourire obséquieux, si je dois demeurer longtemps dansvotre cabinet, voulez-vous me permettre de faire avertir monchauffeur, qu’il ne m’attende pas…

– Votre chauffeur est prévenu, répliquaM. Mauguin d’un ton très sec.

« Il est prévenu qu’on ne vous attendepas chez vous ce soir.

– Puis-je vous demander ?… balbutiale banquier qui devint livide.

– Pour la bonne raison que, trèsprobablement, vous coucherez ce soir au dépôt.

– Alors, c’est unearrestation ?…

Le juge ne répondit pas, mais il coupa lesficelles du petit paquet qu’on avait apporté avec l’enveloppe et ilen tira divers objets qu’il étala sur son bureau ; c’était ungros revolver rongé par la rouille, une balle de plomb, un vieuxgant noirci et déchiré et un petit flacon bouché à l’émeri quicontenait encore quelques gouttes d’un liquide brun.

– Vous comprenez maintenant, n’est-ce pasBrysgaloff ? dit M. Mauguin. Inutile de nier n’est-cepas ?

– Je proteste contre cette effroyableerreur ! balbutia le banquier avec effort. Je ne comprendspas !…

– Je vois qu’il faut vous mettre lespoints sur les i. Je sais maintenant comment vous avez assassinéM. Baudreuil. Je suis en mesure de vous donner les plusgrandes précisions.

Brysgaloff, la sueur de l’angoisse au front,n’avait même plus la force de protester, il écoutait atterré, lesmains agitées d’un tremblement nerveux.

– Vous vous donnez comme banquier, repritâprement le juge – qui, furieux de l’erreur qu’il avait commise,n’était peut-être pas fâché de faire passer sa mauvaise humeur surle vrai coupable – vous êtes en réalité ce qu’en argot de Bourse,on appelle un contre partiste.

« Vous appartenez à ce clan de financiersvéreux, qui, grâce à d’habiles démarcheurs, à des nuées deprospectus alléchants, se font confier des fonds par de petitsrentiers auxquels ils promettent d’énormes bénéfices, par des gainsà la Bourse. Le naïf capitaliste est loin de se douter que celuiqui joue contre lui, c’est celui-là même à qui il a confié sonargent et qui, ayant toute liberté d’opérer à sa guise, manœuvre aunom du déposant dans le sens où celui-ci a le plus de chances deperdre…

– Monsieur le juge d’instruction, s’écriaBrysgaloff, qui faisait d’incroyables efforts pour reprendre un peud’aplomb et de sang-froid, je vous jure que vous voustrompez !

« D’ailleurs, même si vous aviez raison,cela ne prouverait pas que je suis un assassin !

– Patience, nous y arrivons !

« M. Baudreuil, que vous aviezalléché au début par de petits gains, a perdu chez vous des sommesconsidérables. Vous ne vous donniez même plus la peine de jouer,vous gardiez son argent en lui adressant des bordereaux defantaisie. Un léger bénéfice, venait, de loin en loin, lui rendreespoir quand il commençait à se lasser.

« Finalement il était devenu prudent etne risquait plus que de faibles sommes, bien qu’il eût encore unegrande confiance en vous.

– C’était mon ami ! Je devaisépouser sa nièce.

– Dites que vous avez commencé àcourtiser la nièce quand vous avez vu que c’était le seul moyen demettre la main sur le million de l’oncle.

« Mais j’arrive au crime. Vous étiezdécidé à le commettre, au cas où Mlle Simonepersisterait dans son refus. Vous guettiez une occasion. La preuvec’est que vous n’alliez jamais à Châtenay que le soir à la nuitclose, dans une auto qui n’était pas la vôtre et que conduisait unchauffeur de louche réputation, Pommadin, dit La Cosse, repris dejustice dangereux que vous avez connu autrefois à la légionétrangère – car vous n’avez pas toujours été banquier – et qui,depuis le crime, auquel il n’a d’ailleurs pas participé, vousfaisait chanter.

Brysgaloff se taisait, la gorge serrée,incapable de protester.

– Ce soir-là, M. Baudreuil vousreçoit seul dans sa chambre, vous apprend le refus catégorique desa nièce et le départ de celle-ci.

« Furieux vous vous jetez sur levieillard qui tire, sans vous atteindre, un coup de revolver. C’estun combat à mort entre vous deux. Finalement vous avez le dessus etvous mettez le genou sur la poitrine du malheureux en le forçantd’avaler le contenu du flacon que voici sur mon bureau.

« Le meurtre commis, vous portez lecadavre sur le lit, vous trouvez le coffre-fort fermé d’un simpletour de clef. Vous vous emparez des valeurs qu’il contient.

– Ce n’est pas vrai ! balbutial’assassin.

– Taisez-vous, – j’ai en main la listedes valeurs, sur cette feuille heureusement retrouvée, et j’ai lenom des banquiers chez qui vous les avez négociées – et vous songezalors à faire disparaître toute trace du crime en faisant tomberles soupçons sur l’innocente Simone.

« Vous saviez qu’elle avait achetéquelques jours auparavant des produits photographiques, vous saviezqu’elle était sortie par la petite porte du jardin et que lavieille bonne Dorothée dormait depuis longtemps. Tout vousfavorisait.

– C’est faux ! hurla Brysgaloffdevenu subitement furieux. C’est un roman qui ne tient pasdebout ! Je prouverai…

– Veuillez me laisser parler, ditsévèrement M. Mauguin… en passant près du puits, vous y jetezle revolver, le flacon d’acide cyanhydrique et un de vos gants, etvous sortez par la petite porte, dont vous possédiez une fausseclef.

« Ce gant le voici, remarquez que lepouce est percé de plusieurs trous : maintenant, montrez-moile pouce de votre main droite.

– Je refuse ! Je ne comprends rien àtoute cette histoire.

– Allons, montrez votre pouce, au pointoù en sont les choses, inutile de nier.

La mine aussi terreuse, aussi décomposée qu’uncondamné avant la guillotine, Brysgaloff se déganta. Il portait aupouce plusieurs petites cicatrices, de blessures à peine guéries,qui correspondaient aux trous du vieux gant.

– Dans sa lutte désespérée,M. Baudreuil vous a mordu au pouce. Après cette preuveformelle, je crois que ce n’est pas la peine d’insister.

L’assassin ne répondit pas. M. Mauguin setourna vers le greffier qui avait assisté, impassible en apparence,à cette scène émouvante.

– Monsieur Bertin, lui dit-il,voulez-vous me remplir un mandat de dépôt.

Brysgaloff baissait la tête, accablé ; ileut pourtant un dernier sursaut de révolte, quand il vit entrer lesgardes qui allaient l’emmener.

– Vous étiez cependant bien convaincu dela culpabilité de la nièce ! s’écria-t-il, écumant derage.

– Je m’étais trompé, répondit gravementle magistrat, je le reconnais.

– Qui vous dit que vous ne vous trompezpas une seconde fois ?

– Je ne me trompe pas.

– Enfin, cette fille n’a pasexpliqué l’emploi de sa soirée ?

– Je sais maintenant comment elle l’aemployée. »

L’assassin cette fois ne répliqua rien, et,sur un signe du juge d’instruction, les gardes l’entraînèrent.

Une heure après, Simone reconnue innocente,grâce à la mystérieuse intervention de Todd Marvel, était mise enliberté.

Elle se jeta en pleurant dans les bras de sonfiancé, le brave Michel Poliveau, que le milliardaire avait eu ladélicate pensée d’amener. Tous deux montèrent en compagnie de leursauveur dans la luxueuse auto qui partit aussitôt dans la directionde Ville-d’Avray.

Chemin faisant, Todd Marvel ne put s’empêcherde demander à la jeune fille pourquoi elle s’était refusée siobstinément à donner l’emploi de sa soirée.

Simone rougissant et souriant à travers seslarmes, répondit après s’être fait quelque peu prier.

– Je puis l’avouer maintenant. J’ai passéune heure dans la pharmacie située près de la gare Montparnasse oùMichel est employé. Il était de garde, ce soir-là, tout seul. Notreconversation nous a menés, sans que nous nous en apercevions,jusqu’à l’heure du dernier train pour Ville-d’Avray.

– Pourquoi ne l’avoir pas dit ?

– J’avais une peur atroce de compromettremon fiancé. On m’accusait de m’être servie d’acide cyanhydriquepour tuer mon pauvre oncle. En sa qualité de pharmacien, onl’aurait immédiatement regardé comme complice.

– C’est exact, fit le jeune homme, etelle m’avait fait jurer de me taire, mais j’étais bien décidé à meprésenter aux assises et à dire toute la vérité.

– Je savais où vous aviez passé lasoirée, dit en souriant le milliardaire, et j’ai pris sur moi d’enaviser M. Mauguin, mais je ne savais pas quel noble mobilevous faisait agir. Toutes mes félicitations, mademoiselle.

Simone ne répondit qu’en jetant ses brasautour du cou de son cher Michel.

Dix-neuvième épisode – SOUS PEINE DEMORT

CHAPITRE PREMIER – UN DRAME EN UNESECONDE

Vêtu d’un élégant complet de sport en flanellebleue, le milliardaire Todd Marvel, suivait d’un pas allègre, lagrande route qui va de Saint-Cloud à Ville-d’Avray, après unelongue promenade matinale dans les bois, il regagnait la villa oùil était installé depuis déjà deux mois et qui se trouve à peu dedistance de la fameuse propriété des Jardies, autrefois habitée parBalzac, puis par Gambetta.

Absorbé dans ses pensées, le milliardaireavançait de la même allure égale et presque automatique sur letrottoir gazonné qui borde la route.

Il allait atteindre les premières maisons deVille-d’Avray quand une grande auto – une auto de course, peinte engris foncé, à l’avant effilé comme un obus – arriva du fond del’horizon avec la vitesse d’un bolide. Ni voiture, ni tramways,n’occupaient en ce moment la large chaussée.

Todd Marvel qui suivait le trottoir gazonné,ne se dérangea même pas.

Sans méfiance, il demeurait immobile lorsque,tout à coup, de façon parfaitement intentionnelle de la part duchauffeur, l’énorme masse fonça sur lui.

En une seconde il se vit perdu.

En ce bref instant, il comprit, comme dans unéclair, qu’il n’aurait pas le temps de se garer, que,cette fois, ses ennemis triomphaient et que c’en était fait delui.

Mais dans cette même seconde, à l’instantprécis où l’énorme masse arrivait sur lui, une poigne d’acier lerejeta brutalement sur le talus. Il était sauvé.

Le formidable engin disparaissait déjà du côtéde Saint-Cloud dans une brume de poussière.

Le milliardaire, malgré toute sa bravoure, futune longue minute avant de recouvrer son sang-froid, il croyaitencore sentir le contact du monstre d’acier qui l’avait frôlé dansun souffle d’ouragan.

Ce ne fut que petit à petit que Todd Marvel seremit de l’effroyable secousse, qui, dans la même seconde, l’avait,pour ainsi dire, tué et ramené à la vie, assassiné etressuscité.

Son cœur battait à coups précipités, iléprouvait cette soif ardente, cette siccité de la bouche et del’arrière-gorge qui est la conséquence des grandes frayeurs.

D’ailleurs la puissante volonté du détectivemilliardaire eut vite fait de dompter cette passagèrefaiblesse.

– J’ai eu peur, s’avoua-t-il, à lui-mêmeloyalement.

« Sans cet inconnu qui s’est trouvé làfort à propos…

« Mais il faut avant tout que je remercieet que je récompense celui qui m’a sauvé.

L’homme dont le geste vigoureux et rapideavait arraché Todd Marvel à la mort se tenait à quelques pas de là,dans une attitude respectueuse, et semblait attendre que le rescapélui adressât le premier la parole.

Todd Marvel observa que son sauveur – unpersonnage corpulent, au teint très coloré, qui paraissait âgéd’une trentaine d’années – semblait très intimidé.

Sa physionomie dénotait un mélange de maliceet de bonhomie qui fit sourire le milliardaire.

D’ailleurs l’inconnu était vêtu – sansélégance – d’un vieux complet gris à carreaux, chaussé de grossouliers de fatigue et coiffé d’une casquette, taillée dans la mêmeétoffe que le complet.

Todd Marvel – comme nous avons eu déjàl’occasion de le dire – parlait le français sans le plus légeraccent.

Il s’avança vers l’homme, la main tendue.

– Monsieur, lui dit-il, je ne saiscomment vous exprimer ma reconnaissance pour votre courage et votreprésence d’esprit.

« Sans vous, je n’existeraisplus !… »

L’inconnu avait salué très bas, en même temps,qu’il faisait disparaître dans sa poche une pipe de merisier qu’ilétait en train de bourrer.

– Trop heureux, balbutia-t-il, enchantéde vous avoir rendu ce petit service…

Sa face joufflue et rose se fendit jusqu’à sesvastes oreilles, d’un sourire qui voulait être modeste, en mêmetemps qu’il baissait les yeux.

– À quel diable d’individu ai-jeaffaire ? se demanda Todd Marvel très intéressé.

« Mon cher monsieur, reprit-il à hautevoix, croyez que ma gratitude se manifestera envers vous de façonplus efficace que par de vains compliments.

– Vous ne me devez absolument rien,répondit l’homme, en tournant, d’un air embarrassé, sa casquette àcarreaux entre ses gros doigts noueux.

« J’étais en service, puis, c’esttellement naturel d’empêcher quelqu’un de se faire écraser.

– En service ? Que voulez-vousdire ?

– Dame oui.

« Vous êtes bien le fameux milliardaireTodd Marvel ?

– C’est exact, murmura celui-ci, assezmécontent de voir son incognito deviné. Et vous quiêtes-vous ?

– Auguste Poutinard, ancien artistelyrique, pour le moment inspecteur de la Sûreté.

– Et sans doute chargé dem’espionner ? s’écria Todd Marvel, avec une violence qu’il luifut impossible de réprimer.

– Vous n’y êtes pas ! répliqual’inspecteur avec son bon sourire, mais, là, pas du tout !

« Je suis simplement chargé par« L’Administration » de veiller sur votre précieusepersonne et de faire en sorte qu’il ne vous arrive rien de fâcheux,tant que vous serez en France.

Le milliardaire se repentit du mouvement decolère et d’impatience qu’il avait eu.

– Je viens d’avoir la preuve,répondit-il, que votre administration a fait un excellentchoix.

« Permettez-moi de vous faire unequestion.

« Y a-t-il longtemps que vous jouezainsi, près de ma personne, le rôle d’ange gardien ?

– Depuis avant-hier.

Todd Marvel réfléchissait.

– Je me demande, murmura-t-il, pourquelle raison, l’administration française fait preuve à mon égardd’une telle sollicitude.

– Je n’en sais absolument rien. Je nefais qu’exécuter les ordres que l’on me donne.

– Mais, votre opinionpersonnelle ?

– Est-ce que je sais ? fit le jovialpolicier, avec un léger haussement d’épaules. C’est peut-êtrel’ambassade des États-Unis qui est intervenue.

« Peut-être aussi des amis à vous, desamis qui ne veulent pas se faire connaître.

« Quoi qu’il en soit, je toucherai unejolie prime, le jour où vous reprendrez le bateau, sain et sauf,pour retourner en Amérique.

– Je crois qu’il ne me sera pas difficilede découvrir mes protecteurs inconnus…

Auguste Poutinard avait pris une mineeffrayée.

– N’en faites rien, supplia-t-il ;vous m’exposeriez à perdre ma place, si on apprenait en haut lieuque je vous ai fait connaître le rôle occulte que je suis chargé dejouer auprès de vous.

« J’ai réfléchi que, pour éviter toutmalentendu, il valait mieux que vous soyez informé de ma véritablequalité, mais, c’est à la condition que vous me garderez lesecret.

– Soyez assuré de mon silence.

« Je vous ai trop de reconnaissance, pourne pas faire preuve de la plus entière discrétion. »

Pendant cette conversation, Todd Marvel et sonnouvel ami s’étaient engagés dans un sentier du bois où ilspourraient causer sans crainte d’être espionnés.

Le milliardaire, à qui l’inspecteur Poutinardétait devenu tout de suite sympathique, prenait un réel plaisir àle questionner sur les menus détails de sa vie privée.

– Tel que vous me voyez, expliqua lepolicier, avec la mélancolie d’un souverain détrôné, j’ai eu degros succès au café-concert.

« Mon nom a figuré en vedette surl’affiche des Ambass, de l’Eldo, de Ba-Ta-Clan et d’autres grandesscènes parisiennes !

« Oui, Monsieur, continua-t-il, uneflamme d’orgueil dans les yeux, j’ai connu la gloire !

« Ah ! si vous m’aviez vu dans monrépertoire !

« Je brûlais les planches !

« La salle croulait sous lesapplaudissements… Ah ! en ai-je reçu des bouquets et desbillets doux, et des invitations flatteuses !…

L’ex-cabotin soupira.

– Pourquoi donc, lui demanda Todd Marvel,qui tenait à grand-peine son sérieux, n’avez-vous pas poursuivi unecarrière aussi brillamment commencée ?

– La maladie, monsieur, une fluxion depoitrine compliquée d’une laryngite.

« Après six mois d’hôpital, je me suistrouvé sur le pavé, sans le sou et j’avais perdu ma voix.

« J’avais maigri, on ne me trouvait plusdrôle.

« Le public m’avait oublié ;d’autres avaient pris ma place… je n’avais plus d’engagements.

« Finalement, j’ai été trop heureuxd’entrer dans « l’administration » où je ne suis pas tropmalheureux.

Le milliardaire avait tiré de sa poche un étuid’or curieusement incrusté d’émeraudes.

– Voulez-vous accepter un cigare,monsieur Auguste ? demanda-t-il.

– Merci beaucoup, mais si ça vous estégal, je préfère ma vieille pipe de merisier. La pipe, voyez-vous,il n’y a encore que ça de vrai.

– Comme il vous plaira, dit Todd Marvelen allumant avec une soigneuse lenteur, un blond régalia, baguéd’or.

Il tendit ensuite au policier le briquet dontil s’était servi, un bijou, taillé dans une seule améthyste etrempli d’une essence parfumée.

Auguste Poutinard venait de tirer de sa pipeune première bouffée et tenait encore le briquet lorsqu’unsifflement bizarre se fit entendre.

Auguste jeta un cri de surprise autant que defrayeur ; pipe et briquet venaient de lui être brutalementarrachés.

Effleurant l’épaule de Todd Marvel, unprojectile silencieux avait réduit le briquet en miettes[6] et coupé le tuyau de la pipe de merisierpresqu’au ras des lèvres de son propriétaire consterné.

Celui-ci demeurait à la même place, en proie àune indicible stupeur.

– Ah ! ça, bégaya-t-il, qu’est-ceque ça veut dire ?

Todd Marvel s’était jeté à terre.

– Faites comme moi, dit-il au policier,ou vous êtes un homme mort !

Auguste se hâta d’obéir et s’étendit à platventre sur les feuilles sèches.

Bien lui en prit.

À la place qu’il occupait une secondeauparavant, les feuilles et les menues branches pleuvaient,fauchées à hauteur d’homme par la silencieuse mitraille.

Todd Marvel avait rampé jusqu’aux racines d’ungros châtaignier, puis se relevant rapidement s’était glisséderrière le tronc de l’arbre.

Ainsi abrité, il s’arma du browning de groscalibre qui ne le quittait jamais et se mit à diriger un feunourri, dans la direction d’où partait le bizarre sifflement quiprécédait chaque projectile.

Promptement remis de sa surprise, le policiersuivit cet exemple.

Une minute s’écoula.

Leur invisible ennemi avait cessé le feu.

Dans l’épaisseur d’un fourré, il y eut unbruit de branches cassées.

– Il est là ! cria Todd Marvel, jecrois que nous l’avons touché !

« Il faut le prendre mort ou vif.

Ils s’élancèrent, insoucieux du danger, et ilsdistinguèrent bientôt la maigre silhouette d’un homme de petitetaille qui fuyait à travers les taillis.

– Nous l’aurons ! répétait lemilliardaire, qui, très animé par cette chasse à l’homme, nes’arrêtait que pour tirer sur le fuyard, chaque fois qu’il croyaitcelui-ci à bonne portée.

De minute en minute, l’homme perdait duterrain, lorsque, arrivé à la lisière du bois, il sauta sur unebicyclette qu’il avait cachée dans le fossé en bordure de la granderoute, et se mit à pédaler avec une énergie désespérée.

– Je l’ai reconnu, murmura lemilliardaire avec dépit, c’est Petit Dadd, un redoutable bandit et,cette fois encore il me glisse entre les doigts !

– Ce n’est pas encore certain… je vaistéléphoner à Saint-Cloud, à Sèvres, donner son signalement.

– Vous prendriez une peine inutile,regardez !

À cinq cents mètres de là, Petit Daddabandonnant sa bicyclette était en train de monter dans une autoqui semblait l’attendre.

La voiture se remit aussitôt en marche etdisparut bientôt en quatrième vitesse.

Todd Marvel et l’inspecteur assez vexés de cetéchec rentrèrent dans le bois et refirent en sens inverse le cheminqu’ils venaient de parcourir.

Tous deux examinaient avec attention lesbuissons et les halliers.

– Vous avez remarqué, dit tout à coupl’inspecteur, que l’auto que nous venons de voir, n’est pas la mêmeque celle qui a failli vous écraser ?

– Parbleu, fit le milliardaire, l’une estune superbe voiture de course, l’autre une auto très légère, quipeut aisément passer dans les chemins de traverse.

« Il est tout à fait inutile de chercherà savoir ce qu’elles sont devenues.

– Ce n’est pas mon avis…

« Si, par exemple, l’une d’entre ellesavait eu une panne ?

Todd Marvel eut un haussement d’épaules.

– Je vois, monsieur Auguste, répondit-il,que vous ne vous faites aucune idée du genre d’ennemis auxquelsj’ai affaire. Pour éviter d’être poursuivis, ils abandonneront sanshésitation une voiture qui a pu leur coûter vingt ou trente milledollars.

– Ils sont donc bien riches ?s’écria l’inspecteur avec étonnement.

– Très riches – de ce qu’ils volent –, jeles connais d’ailleurs parfaitement et je vous fournirai sur leurcompte tous les renseignements possibles.

– Permettez-moi de vous faire unequestion.

« Pourquoi vous en veulent-ils ?

– Précisément, c’est ce que je n’aijamais pu savoir. Ils ont à coup sûr une raison majeure, un intérêtcapital à me faire disparaître ou, tout au moins, à entraver mesrecherches.

– J’essayerai…

– Je doute fort que vous réussissiez, fitle milliardaire un peu sèchement.

– Cela dépend, répliqua l’ex-cabotin avecaplomb.

« Comme on dit chez nous, je ne suispeut-être pas si bête que je suis mal habillé !

Todd Marvel ne put s’empêcher de sourire.

Cette bonhomie, un peu triviale, leréjouissait infiniment.

– Je vois, répondit-il, en prenant unemine sérieuse, que vous avez une certaine confiance en vous.

« Nous allons voir si vraiment vous êtesun fin détective.

« Je vais vous mettre à l’épreuve.

– Ça va !

– Pourriez-vous me dire, par exemple, dequelle arme s’est servi Petit Dadd, tout à l’heure, dans le bois,pour tirer sur nous ?

Auguste Poutinard se gratta le front.

– J’ai idée, fit-il au bout d’un instant,que ce pourrait bien être une fronde.

« Je ne suis pas un érudit, mais j’ai luquelque part, que, dans les armées romaines, il y avait desfrondeurs baléares qui lançaient des projectiles de plomb, en formed’olive, qui pesaient à peu près un kilogramme.

« Vous pensez, quand on recevait ça surle crâne !…

– Vous êtes un savant, monsieur Auguste,et votre explication n’est pas mauvaise…

– Elle n’est pas mauvaise, mais ce n’estpas la vôtre, c’est-à-dire la bonne !

– Je crois, moi, que Petit Dadd a employéun fusil à vent – c’est une arme dont la crosse est munie d’unepompe qui sert à comprimer l’air qui chasse ensuite la balle – siç’avait été avec une fronde les projectiles auraient été de plusgros calibre ; puis il y a ce sifflement caractéristique.

– Je ne connais pas ça, murmura Auguste,un peu vexé.

– Les fusils à vent sont trèsanciens.

« Ils furent perfectionnés vers dix-huitcent vingt, par un abbé italien et les sociétés secrètes de Napleset de Sicile en firent grand usage à cette époque…

– Je crois que nous allons être fixés,interrompit tout à coup le policier, en se jetant à quatre pattessous un buisson.

« Voilà la chose !

Il se releva l’instant d’après en brandissantune sorte de carabine d’aspect bizarre qui, de l’extrémité de lacrosse à celle du canon, était recouverte d’une gaine de feutregrisâtre.

Le canon épais et court était renflé à sapartie inférieure en forme d’œuf. Il n’y avait aucune apparence duchien, ni de gâchette.

Ce ne fut qu’après cinq minutes d’un examenattentif que Todd Marvel découvrit un bouton d’ivoire, à peinevisible, qui devait commander la détente.

L’étrange carabine, en dépit de sa cuirasse defeutre, était si froide au toucher que le milliardaire dut ladéposer contre un tronc d’arbre. Il se sentait les doigtsgelés.

Cette circonstance fut pour lui un trait delumière.

– Je me suis trompé aussi bien que vous,dit-il à Auguste, ébahi, cette arme – une des plus dangereuses quisoient – est un modèle perfectionné du fusil à air liquide qu’uningénieur suisse – Raoul Pictet, je crois – offrit de vendre à laFrance, il y a une vingtaine d’années.

« L’air liquide produit un froid terribleen dépit de l’enveloppe de feutre, intérieurement doublée de cuir,on ne peut se servir de cette arme qu’à l’aide de gantsspéciaux.

– Comment ça fonctionne-t-il ?demanda Auguste, respectueusement.

– C’est tout simple, l’air liquéfié, enrevenant à son état naturel, produit un volume de gaz assezconsidérable pour chasser hors du canon un projectile, avec autantde violence que le ferait la déflagration de la poudre ordinaire,et cela, sans l’inconvénient du bruit de la détonation.

– Il y a pourtant lesifflement ?

– C’est peu de chose, mais il est presqueimpossible aux constructeurs d’éviter le bruit que fait la rentréede l’air, une fois le projectile sorti du canon.

Todd Marvel consulta son chronomètre.

– Midi et demi, murmura-t-il, il esttemps de rentrer.

« J’ai horreur d’être inexact.

« C’est une souffrance réelle pour moi,d’attendre et de faire attendre les autres.

Le milliardaire avait pris le fusil à airliquide, qu’il se proposait de démonter, pour l’étudier en détail,dans son laboratoire.

Auguste Poutinard, la casquette à la main,l’air assez embarrassé, se préparait à prendre congé.

– En voilà une affaire !murmura-t-il. Ça ne va pas être commode de faire un rapport…

– Vous ne ferez pas de rapport, déclaraTodd Marvel, très nettement.

– Mais c’est impossible, je ne puis pasagir autrement…

« C’est mon devoir, c’est monbusiness, comme on dit chez vous…

– Votre rapport, c’est moi qui l’écrirai,reprit Todd Marvel avec autorité.

– Pas moyen ! Vous me feriez perdrema situation !…

– Monsieur Poutinard, je vais vous parleren toute franchise. Je vous crois un très honnête homme et j’ai envous toute confiance.

Sensible au moindre éloge, l’ex-cabotin serengorgea la casquette sur le coin de l’oreille.

Todd Marvel continua.

– J’ai des raisons de croire que, dansvotre administration, mes ennemis ont des complices, ou, sinon, descomplaisants, chèrement payés, un rapport de vous renseignerait mesassassins, de façon plus ou moins directe.

– Je n’avais pas pensé à ça, fit Augustenaïvement, c’est entendu, c’est vous qui ferez le rapport, mais…vous me le montrerez ?

– Naturellement, puisque c’est vous quil’adresserez à qui de droit, s’il y a quelque chose qui vousdéplaise, vous le changerez.

– Alors, ça ira comme ça !

Tout en parlant, le milliardaire et son« ange gardien » étaient arrivés en face de la grille dela villa.

Monsieur Auguste salua de nouveau, d’une façonqu’il jugeait à la fois distinguée et gracieuse, comme il saluaitson public, naguère, au caf-conc’, quand les applaudissementsavaient été particulièrement nourris.

Todd Marvel souriait ; il venait d’ouvrirla grille.

– Entrez donc, monsieur Auguste, dit-ilau policier.

« Vous comprenez que nous ne pouvons pasnous séparer comme cela. Il n’y a d’ailleurs aucune raison pour quevous me quittiez.

– C’est que…

– Vous êtes chargé de veiller surmoi ?

– Bien sûr.

– Le meilleur moyen d’y réussir, c’est derester à la villa, vous aurez d’ailleurs toute liberté de me suivrequand je sortirai.

Et comme Auguste paraissait à la fois indéciset stupéfait.

– Vous allez tout bonnement annoncer àvos chefs, que, grâce à des prodiges d’habileté et de diplomatie,vous avez réussi à entrer à mon service, sous un déguisement de… dece que vous voudrez, jardinier, maître d’hôtel, aide decuisine.

– La cuisine, ça me va, je ne dis pas lagrande cuisine, comme vous autres mylords de la haute êtes habituésà en déguster, mais les plats de famille ça me connaît, le ragoûtde mouton, la matelote, le pot-au-feu. Ah ! je vous feraisavourer un de ces pot-au-feu comme vous n’en avez certainementjamais goûté en Amérique !

– Eh bien, c’est entendu, répliqua ToddMarvel qui, depuis bien longtemps, n’avait ri de si bon cœur.

« Vous voilà promu sous-chef.

« Nous verrons ce que vous savezfaire.

Et appelant d’un geste le noir Peter David,qui sortait de l’aile de la villa où se trouvaient lescommuns :

– Peter, fit-il, je te recommande toutspécialement monsieur Auguste, un cuisinier français qui consent ànous accorder sa collaboration pour quelque temps.

« Veille à ce qu’il soit confortablementinstallé.

Puis se tournant vers le policier.

– Venez me trouver à quatre heures,ajouta-t-il à voix basse, si vous voulez remplir de façon efficacela mission dont vous êtes chargé, il faut que nous causionslonguement et il est indispensable que je vous donne tous lesrenseignements possibles sur les ennemis qui s’acharnent aprèsmoi.

Et comme Auguste se retirait, enchanté de latournure que prenaient les événements :

– Encore un mot, s’il vous plaît, dit-ilau policier, nous avons un compte à régler, il est de toute équitéque je vous indemnise de la perte de votre excellente pipe enmerisier.

La face illuminée d’un sourire béat, monsieurAuguste s’attendait à recevoir quelque princière gratification, unbillet de cinq cents francs par exemple, ou peut-être même demille.

Il fut un peu décontenancé lorsqu’il vit ToddMarvel tirer de sa poche un minuscule carnet, dont il déchira unepage après y avoir griffonné quelques mots avec un stylographe.

– Voilà, monsieur Auguste, lui ditgaiement le milliardaire en lui tendant le papier plié en deux,déjeunez de bon appétit et ne manquez pas de venir me voir tantôtcomme c’est convenu.

Todd Marvel avait disparu dans l’intérieur dela villa que l’inspecteur demeurait encore à la même place, sonchèque à la main, littéralement stupéfié de la bonne fortune quilui survenait.

Curieux comme tous les Noirs, Peter David jetaun coup d’œil sur le chèque.

– By Jove ! s’écria-t-il, vingtmille dollars, cela fait une somme, et, avec le change…

– Combien ? demanda Auguste en proieà une émotion qui le faisait tour à tour pâlir et rougir.

– Cela fait, en monnaie française, à peuprès trois cent mille francs[7].

L’énonciation de ce chiffre eut le pouvoird’arracher Auguste à sa stupeur.

Brusquement, il se mit à exécuter une série degambades de la plus haute fantaisie, il lançait sa casquette enl’air et la rattrapait au grand amusement du Noir, enfin il secalma.

– Auguste Poutinard n’est pas un mufle,déclara-t-il solennellement ; sous prétexte que je lui aisauvé la vie, M. Todd Marvel vient d’assurer la tranquillitéde ma vieillesse, je ne me montrerai pas ingrat. Désormais c’est,entre lui et moi, à la vie et à la mort !

« Aujourd’hui même, je donne ma démissionde « la boîte » et je consacre ma vie à défendre monbienfaiteur !

« Je jure de ne le quitter que quand jel’aurai débarrassé de tous ses ennemis !

« On verra de quoi je suiscapable !…

– Après de pareilles émotions,interrompit Peter David, vous devez avoir besoin d’un cordial, quediriez-vous d’une coupe de vieux porto ?

Auguste accepta sans se faire prier et lesdeux nouveaux camarades se dirigèrent bras dessus bras dessous ducôté de l’office.

Todd Marvel venait de gagner à sa cause un amidévoué, qui devait, par la suite, devenir pour lui un puissantauxiliaire.

CHAPITRE II – LES FANTÔMES DU PASSÉ

Depuis que l’innocence de sa fille Simone –injustement accusée de l’assassinat de son oncle, M. Baudreuil– avait été victorieusement reconnue, M. Garsonnet étaitdevenu un tout autre homme.

Il n’était plus ni hargneux, nineurasthénique.

Sa misanthropie, son humeur atrabilaireavaient, d’un jour à l’autre, fait place à la plus cordialebienveillance, à un optimisme qui s’étendait à tout ce quil’entourait.

Il entrevoyait pour l’avenir, aux côtés de safille et de son futur gendre, une vieillesse heureuse, allégée detous les soucis qui avaient lourdement pesé jusque-là sur sonexistence.

On eût dit que le bonheur l’avaitmiraculeusement rajeuni.

Sa petite taille s’était redressée, sesregards étaient plus vifs et sa moustache blanche soigneusementfrisée prenait des allures conquérantes.

La villa même s’était complètementtransformée, sous l’active impulsion de Simone, assistée de lafidèle Rosalie.

Les fenêtres, débarrassées de la taiepoussiéreuse qui obstruait leurs vitres, arboraient des rideaux decouleur claire.

Les vieux meubles, avec leurs cuivresreluisants, étaient d’une propreté éblouissante, et, dans toutesles pièces, de grands vases, remplis de fleurs fraîchement coupées,jetaient une note de jeunesse et de gaieté épanouie, dans cetintérieur, naguère si morose.

Ce jour-là, après avoir déjeuné d’excellentappétit, sous une tonnelle du jardin en compagnie de Simone,M. Garsonnet avait regagné son cabinet de travail, situé aupremier.

Pourvue d’un appareil téléphonique, décorée dequelques beaux bronzes, cette pièce avait, comme le reste de lamaison, perdu son aspect mélancolique ; les illustrés du jour,quelques livres nouveaux, s’étalaient sur un guéridon et un rayonde soleil caressait les dorures des vieux volumes dans labibliothèque.

Une fois seul, le vieillard prit dans untiroir de son bureau un dossier assez volumineux et il se plongeadans la lecture des pièces qu’il renfermait et qui paraissaientpuissamment l’intéresser.

Il était tellement absorbé que Rosalie dutfrapper plusieurs fois à la porte du cabinet avant de réussir à sefaire entendre.

Enfin, M. Garsonnet lui cria d’entrerd’un ton plein d’impatience.

– C’est le locataire de la villa, lemilliardaire américain, qui demande à vous voir, dit la jeunefille.

– Très bien, je l’attendais, faites-leentrer immédiatement.

M. Garsonnet referma son dossier et seleva pour aller au devant de Todd Marvel qu’il accueillit de façonbeaucoup plus chaleureuse et beaucoup plus cordiale que lors de sesprécédentes visites.

– Ma fille et moi demeureronséternellement vos obligés, déclara le vieillard d’une voix quel’émotion rendait tremblante, jamais nous ne pourrons nousacquitter envers vous !

– N’exagérons pas, répondit courtoisementle milliardaire, je n’ai fait – dans la mesure de mes moyens – qued’aider à faire reconnaître une chose parfaitement évidente,l’innocence de Mlle Simone.

– N’essayez pas de diminuer le mérite devotre généreuse intervention ! Sans vous, ma pauvre enfantétait victime de la plus épouvantable des erreurs judiciaires.

« Ma seule façon de m’acquitter enversvous est de vous faire connaître – comme j’en ai pris l’engagementd’honneur – tout ce que je sais sur la mystérieuse tragédie quivous préoccupe.

« Je vous l’ai dit, au cours d’une de nosprécédentes conversations, je ne vous apprendrai peut-être pasgrand-chose que vous ne sachiez déjà, mais il se peut qu’un détailauquel je n’ai pas, pour mon compte, attaché d’importance, vousmette sur la voie de la vérité… Quant aux menaces qui m’ont étéadressées…

Todd Marvel et son hôte se regardèrent uninstant les yeux dans les yeux, tous deux agités d’une secrèteangoisse.

– Depuis longtemps, reprit le vieillardaprès un silence, je n’ai reçu aucune nouvelle lettre anonyme.

« Nulle menace, croyez-le bien, nem’empêchera de remplir mon devoir à votre égard, de m’acquitter dece que je regarde comme une dette sacrée.

– Il faudrait que je puisse savoir,murmura le milliardaire pensif, quels liens peuvent exister entreles bandits qui me persécutent – qui, ce matin même ont, par deuxfois, failli me tuer – et l’auteur ou les auteurs du crime.

« Je sens que c’est là le nœud del’énigme.

– Je vais d’abord vous révéler tout ceque je sais.

– Je vous écoute, dit Todd Marvel, enproie à une émotion qu’il essayait vainement de dominer, et necraignez pas de me dire les choses telles qu’elles sont…

– Il y a maintenant plus de vingt ans,lorsque votre père M. Dick Julius Marvel vint en France, lesaffaires de ma famille étaient très embarrassées.

« Mon père, un architecte connu, venaitde mourir, laissant de nombreuses dettes.

« J’avais été tout heureux de trouver unmodeste emploi dans un ministère.

« Mon frère, joueur acharné, avait dûdonner sa démission d’officier de marine et me causait, pour sonavenir, les plus grandes inquiétudes.

« La situation était loin d’êtrebrillante.

« Nous ne possédions pour toute fortuneque les deux villas.

« Celle que vous habitez actuellementétait demeurée inachevée et les fonds nous manquaient pour laterminer.

« L’autre – celle qui fut le théâtre dudrame et dont cette maison, celle où nous nous trouvons en cemoment même occupe l’emplacement – était grevée d’hypothèques etaucun locataire ne se présentait pour l’occuper.

– J’ignorais ces détails, balbutia lemilliardaire.

– J’ai tenu à n’en omettre aucun, parcequ’ils auront certainement pour vous leur importance.

« Mais je continue, repritM. Garsonnet, après avoir rapidement consulté le dossier placédevant lui.

« Au cercle qu’il fréquentait, mon frèrefit la connaissance d’un riche Américain qui, sur parole, luiavança une somme considérable, et l’empêcha de subir la honted’être « affiché ». Cet Américain se nommait NevilRutland.

Todd Marvel, s’était levé, frémissant.

– Nevil Rutland, balbutia-t-il,l’assassin de mon père !

– Du moins, celui qui a toujours passépour tel, reprit M. Garsonnet avec une certaine vivacité.

« Ce fut lui qui me fit connaîtreM. Julius Marvel, qui, précisément, cherchait à louer unevilla dans la banlieue parisienne. Nevil Rutland et votre pèreétaient intimes amis, associés dans diverses affaires et, tous deuxmilliardaires.

« La location de la villa avait été payéed’avance pour un an, mais un mois s’était écoulé qu’elle n’étaitpas encore habitée.

« Ce temps avait été employé à remettretout à neuf, à meubler somptueusement toutes les pièces, à yinstaller le téléphone, un calorifère, des salles de bains, quesais-je ?

« C’est alors que se produisit l’horribledrame, l’inexplicable drame.

Une nuit d’hiver, le feu se déclara dans cettemaison déserte avec une soudaineté, une violence, qui ne permirentpas d’arriver assez à temps pour enrayer les progrès del’incendie.

« Tout le monde croyait la maisoninhabitée, et personne n’eût supposé que le fléau avait pu fairedes victimes.

« Ce ne fut qu’en fouillant lesdécombres, qu’à côté d’ossements carbonisés, on découvrit desbijoux à demi fondus, des fragments d’étoffes, grâce auxquels onput identifier le cadavre de M. Julius Marvel.

« C’est en explorant moi-même, beaucoupplus tard, ces décombres que j’ai trouvé ce médaillon que j’ai ététrop heureux de vous offrir.

D’une pâleur mortelle, le milliardaire setaisait, faisant appel à tout son courage pour avoir la forced’entendre la fin de ces tragiques révélations.

Après une hésitation qui prouvait combien luiétait pénible, à lui-même, la tâche qu’il s’était imposée,M. Garsonnet continua.

– Le plus extraordinaire, c’est queM. Julius Marvel, le mois précédent, avait réalisé une moitiéde son immense fortune.

« Dans quel but ?

« On a parlé de deux milliards.

– Et je sais qu’on n’a pas retrouvé lamoindre trace de ces valeurs.

– Ce que vous ignorez peut-être, c’estque l’assassin présumé, Nevil Rutland, avait, luiaussi, réalisé la majeure partie de son avoir,une somme presque égale.

« L’enquête, menée avec la plus grandediscrétion, à cause des personnalités mises en cause, a établi quele meurtrier n’avait aucun embarras d’argent.

« De plus, il était généralementestimé.

« Tous ceux qui le connaissaient ontrefusé de croire à sa culpabilité.

« Très gai, très loyal, très généreux, ilne se connaissait pas d’ennemis.

– Pas plus que mon père, murmuramélancoliquement Todd Marvel.

« Plus j’avance dans mon enquête, plustout ce qui se rattache à cette affaire me semble illogique etincompréhensible !

« Mais, somme toute, a-t-on des preuvesde la culpabilité de Nevil Rutland ?

– Des preuves accablantes, réponditM. Garsonnet avec un peu d’hésitation, on retrouva dans lesdécombres un revolver dont la crosse de nacre portait les initialesN. R. et que ses domestiques reconnurent pour avoir appartenuà Nevil Rutland.

« Enfin sa fuite, sa disparition,aussitôt le crime commis, la précaution qu’il avait prise deréaliser la plus grande partie de sa fortune, ce sont là descharges terribles !

– Cependant, objecta Todd Marvel, cédantà son habitude de la logique, la victime avait pris cette mêmeprécaution ?

– C’est là justement que gît le mystère,mais il y a encore d’autres preuves convaincantes.

« Les employés de la gare deVille-d’Avray ont parfaitement reconnu à son signalement NevilRutland qui est arrivé de Paris par un des trains du soir et quiest reparti, par la même gare, vers minuit au moment même où lamaison était en flammes.

« Enfin un homme de peine a trouvé sur lequai de la gare, un bouton de manchette en platine, aux initialesdu meurtrier et encore souillé de sang.

« Il en a été du bouton de manchettecomme du revolver, les domestiques de Rutland l’ont parfaitementreconnu comme appartenant à leur maître.

« Ce n’est pas tout, un maraîcher qui serendait aux halles a vu un malfaiteur escalader la grille de lavilla.

« Je n’ai pas voulu intervenir, a déclaréle témoin. Je n’avais pas d’armes, je craignais que les malfaiteursne fussent en nombre et d’ailleurs j’étais en retard ; dansune occasion pareille, le plus sage est souvent de passer sonchemin ».

« Pourtant je me rappelle parfaitementque le cambrioleur – il faisait très froid cette nuit-là – étaitvêtu d’un superbe pardessus de fourrure, coiffé d’un feutre gris etportait des gants de couleur rougeâtre ».

« Ces détails de costume correspondaientexactement au signalement fourni par les domestiques dumeurtrier.

« Il me semble qu’après de pareillespreuves…

– Je vous étonnerai peut-être,interrompit brusquement Todd Marvel, en vous disant que, moi, jesuis de moins en moins convaincu de la culpabilité de Rutland.

Après l’émotion qu’il avait éprouvée, au débutdes révélations de M. Garsonnet, le milliardaire redevenaitdétective.

Son instinct de logicien le poussait à lacontradiction, et, comme son interlocuteur le regardait avec uneréelle surprise :

– Précisément, continua-t-il, c’est parceque je me trouve en présence de trop de preuves que je suis troublédans la conviction que je m’étais faite, tout d’abord, d’aprèsvous.

« On dirait que le criminel a accumulé,comme à plaisir, tous les gestes, tous les actes qui pouvaientprouver qu’il était coupable.

« Rien n’y manque, même pas le classiquebouton de manchette perdu par le meurtrier.

« J’ai trop l’habitude de ces sortesd’affaires, pour ne pas être mis en défiance par cette série detémoignages, tous favorables à la thèse de l’accusation.

« Tous les renseignements que j’airecueillis sur Nevil Rutland me le montrent comme un homme trèsintelligent, et s’il avait commis un crime, je ne crois pas qu’ileût agi aussi maladroitement.

– J’ai longtemps partagé cette façon devoir, répliqua le vieillard d’un ton grave ; à cause duservice rendu à mon frère, j’estimais Rutland et j’aurais voulu letrouver innocent.

« Malheureusement…

– Il y a dans tout ceci, interrompit lemilliardaire, dont le front se barrait de rides sous l’effort de laréflexion, un fait qui n’est pas clair.

« Est-il absolument certain que le corpstrouvé dans les ruines fût celui de mon père ?

– Là-dessus, il n’y a aucun doute àconserver.

« En sortant de chez lui – il habitait unhôtel des Champs-Élysées – M. Julius Marvel avait eu soin dedire à ses domestiques, qu’il se rendait à Ville-d’Avray,qu’il y avait rendez-vous avec son ami Rutland et qu’ilrentrerait sans doute très tard.

– Je ne comprends plus. Une rencontreentre ces deux hommes, en pleine campagne dans une maison déserte,ne s’expliquerait que d’une seule façon, par un duel à mort entreeux.

– Vous avez peut-être raison, balbutiaM. Garsonnet, dont les hésitations devenaient plus marquées àmesure qu’il approchait de la fin de son récit.

« Un détail que j’allais oublier :deux jours après le crime, le juge d’instruction chargé del’enquête reçut une lettre anonyme, datée de Douvres, par laquelleon lui annonçait que l’assassin, muni de faux papiers, avait réussià gagner l’Angleterre par Boulogne et qu’il se trouvait à Douvres,où il attendait le départ d’un paquebot pour l’Amérique.

« Des dépêches furent expédiées àBoulogne et à Douvres, on trouva bien sur le registre de police dedivers hôtels le faux nom sous lequel, d’après les indications dela lettre anonyme, devait se cacher le meurtrier, mais toutes lesrecherches faites pour le découvrir demeurèrent sans résultat.

« Nevil Rutland et l’énorme capital dontil était porteur – près de quatre milliards, si l’on totalise lessommes réalisées le mois précédent par l’assassin et sa victime –avaient disparu, sans laisser de traces, comme s’ils se fussentévanouis en fumée !

« On n’a jamais su ce qu’était devenuRutland.

« C’est en vain que l’argent a étédépensé à profusion, que des primes considérables ont été offertes,que les plus habiles détectives du monde entier ont été lancés surla piste du meurtrier.

« Le résultat a été complètementnégatif.

« Le mystère demeure entier.

« On n’a rien découvert, rien, absolumentrien !

– Il est évident que la lettre anonyme,qui indiquait si soigneusement le faux nom pris par l’assassin, etles ports où il s’était embarqué, avait été écrite par lui, pourdépister les recherches.

– Cela ne me paraît pas douteux.

Todd Marvel s’était levé et arpentait de longen large le cabinet de travail, en proie à une agitationfébrile.

– Il y a certainement dans cette affaire,murmura-t-il à demi-voix, comme se parlant à lui-même, des élémentsdont l’enquête n’a pas tenu compte.

« Il est impossible que les choses sesoient passées comme on le raconte !

« J’ai la sensation très nette qu’un ouplusieurs complices, assez habiles pour n’éveiller aucun soupçonont, tout en demeurant prudemment dans l’ombre, tenu dans leursmains tous les fils de l’intrigue de cette terribletragédie !

Le milliardaire se tourna versM. Garsonnet, dont l’attitude embarrassée montrait clairementavec quel soulagement il verrait arriver la fin de l’entrevue.

– Vous avez parlé de milliards, luidemanda-t-il, n’a-t-on pas exagéré ?

« On m’a dit à moi que les sommesdisparues n’étaient pas aussi considérables.

– Ceux qui vous ont dit cela avaient unintérêt quelconque à vous tromper.

« Les chiffres que je vous ai donnés sontrigoureusement exacts, je les tiens du juge d’instruction et j’aieu sous les yeux le bordereau des valeurs disparues.

– Est-ce là tout ce que vous savez ?demanda Todd Marvel, impérieusement, car, derrière l’apparentefranchise de M. Garsonnet, il avait cru deviner certainesréticences.

– C’est à peu près tout, répliqua levieillard très gêné de cette mise en demeure catégorique, il y acependant quelques détails dont j’aimerais mieux ne pas vousparler, si vous les connaissez déjà.

– Vous faites sans doute allusion à cequi concerne ma mère, Mrs Alicia Marvel ? murmura lemilliardaire, non sans émotion.

M. Garsonnet hocha la têteaffirmativement.

– Je n’avais que dix ans à l’époque dudrame et je ne me rappelle de ma mère que très vaguement, repritTodd Marvel, dont la voix s’était altérée et dont les traitsexprimaient une profonde tristesse.

« Tout ce que je sais, c’est qu’enapprenant le crime qui avait causé la mort de mon père, elle perditla raison.

« Le soin de sa guérison – si toutefoisune guérison était possible – fut confié à un ami de mon père, unjeune aliéniste américain de grand savoir.

« Elle demeura quelque temps dans unchâteau situé en Bretagne et où la famille l’avait installée, puiselle disparut.

« On suppose qu’elle se noya dans l’étangqui se trouvait au centre de la propriété.

« Quant au médecin, il quitta le pays peude temps après la disparition de sa cliente et depuis, ni enAmérique ni en Europe, personne n’a jamais eu de ses nouvelles…

– L’énigme, d’un bout à l’autre, estindéchiffrable.

« Je n’ai rien à ajouter auxrenseignements que vous possédez.

Todd Marvel regarda son interlocuteur bien enface, à l’expression contrainte de sa physionomie, il devinait quecelui-ci ne lui disait pas toute la vérité.

– Vous me cachez quelque chose, monsieurGarsonnet ? lui dit-il presque sévèrement.

– C’est vrai, balbutia le vieillardéperdu, incapable de dissimuler plus longtemps, mais c’est unechose que je ne puis pas vous dire, qu’il vaut mieux que vous nesachiez pas !…

– Et pourquoi ?

– Cela vous irriterait et vousaffligerait, et cela ne vous avancerait pas à grand-chose dansvotre enquête.

« Non vraiment, je ne puis pas…

« C’est plus fort que moi…

– Vous vous êtes engagé d’honneur à ne merien cacher, reprit gravement le milliardaire.

« Parlez.

« Je suis prêt à tout entendre !

– Même s’il s’agit d’un fait injurieuxpour la mémoire de votre mère ?

« Vous ne me pardonneriez jamais de vousavoir dit cela !

– Une injure à la mémoire de ma mère nepeut être qu’une calomnie, répondit Todd Marvel, avec une dignitéet une simplicité qui firent impression sur le vieuxbureaucrate.

« Parlez. Je vous écoute.

– Au cours de l’enquête, réponditM. Garsonnet, d’une voix basse et tremblante, on découvritdans les papiers de Nevil Rutland, une lettre par laquelleMrs Alicia lui donnait rendez-vous dans la maison deVille-d’Avray, à l’heure même où le crime a été commis…

Todd Marvel était devenu livide.

– C’est une infamie ! balbutia-t-ild’une voix étranglée. Ça ne peut pas être vrai !…

« Taisez-vous, je ne veux pas en entendredavantage !

Son interlocuteur, sincèrement apitoyé, leregardait en hochant la tête.

– Je vous avais prévenu, lui dit-ildoucement, vous m’avez forcé à vous dire la vérité.

« Je regrette maintenant d’avoirparlé.

Mais déjà Todd Marvel s’était ressaisi.

– La vérité, si cruelle qu’elle soit, estpréférable à l’incertitude ! s’écria-t-il farouchement.

« Laissez-moi vous faire encore unequestion, puisque j’ai entrepris d’élucider cet effroyable mystère,j’irai jusqu’au bout !

« Ma mère est-elle allée à cerendez-vous ?

« Aurait-elle assisté au crime ?

« En aurait-elle été complice ?

« Il faut que je sache tout !…

– Vous allez trop loin, répondit levieillard, qui, depuis qu’il avait été jusqu’au bout de sesrévélations, avait recouvré tout son calme.

« Mrs Alicia a passé toute cettenuit tragique en son hôtel des Champs-Élysées.

« Elle n’est pas sortie de lasoirée ; de nombreux témoins l’ont attesté.

Todd Marvel se sentit allégé d’un poidsénorme.

– Vous voyez bien ! s’écria-t-il, cen’est pas elle qui avait écrit la lettre. J’en suis sûr !

Maintenant, le milliardaire demeuraitsilencieux. Le corps ployé en deux, les poings aux tempes, il étaitplongé dans un abîme de réflexions. Cinq longues minutess’écoulèrent sans qu’il prononçât une parole.

M. Garsonnet, que cette attitudeinquiétait déjà, fut le premier à renouer l’entretien.

– J’ai oublié, dit-il, un fait trèsimportant et que je n’ai connu, d’ailleurs, que longtemps après laclôture de l’enquête officielle.

« Des gens du pays, des personnes dignesde foi, m’ont affirmé avoir vu une auto stationner une partie de lasoirée dans un chemin creux à quelque distance de la maison ducrime, et cette auto n’est repartie – d’ailleurs à une vitessefolle – que lorsque le feu commençait à flamber de façon à nepouvoir être éteint.

– Pourquoi donc, demanda Todd Marvel avecimpatience, les témoins dont vous me parlez n’ont-ils pas été faireleur déposition, au magistrat enquêteur ?

M. Garsonnet eut un faible sourire.

– Les gens de la campagne, expliqua-t-il,et même ceux de la banlieue, ont une peur effroyable de lajustice.

« L’idée d’aller perdre à Paris unejournée ou deux, d’être torturés par les questions captieuses d’unjuge d’instruction – si malin qu’il fait parfois avouer auxgens des crimes qu’ils n’ont pas commis – ne leur souritd’aucune manière, surtout quand il s’agit d’une affaire qui ne lesregarde pas, où leur intérêt direct n’est pas en jeu.

« J’ajoute que dans le cas qui nousoccupe, le coupable était découvert, l’affaire parfaitement netteaux yeux de la justice. Pourquoi auraient-ils essayé de compliquerles choses, en apportant un témoignage, à leurs yeux dénué de touteimportance, parfaitement oiseux…

M. Garsonnet s’interrompit brusquement,la sonnerie du téléphone placé sur le bureau se faisaitentendre.

– Vous permettez ? dit-ilcourtoisement au milliardaire.

« Une seconde et je suis à vous.

Il avait déjà saisi le récepteur et criaitdans le cornet d’ébonite.

– Allô ! Allô ! IciM. Garsonnet… qui êtes-vous ?

Ce fut tout ce que Todd Marvel entendit de lacommunication.

Les récepteurs collés aux oreilles, le vieuxbureaucrate, écoutait avec une intensité d’attention quiressemblait à de l’anxiété, mais, bientôt, une expressiond’épouvante se refléta dans ses yeux ternes, contracta sa faceamaigrie ; ses mains, aussi sèches que celles d’une momiefurent agitées d’un tremblement.

Tout à coup, il jeta un cri pareil à un râle,en lâchant les récepteurs qui retombèrent bruyamment sur lebureau ; ses bras battirent l’air dans un geste d’agonie et ils’affala comme une masse inerte, évanoui, peut-être mort, sur lespaperasses placées en face de lui.

Le cœur serré par l’angoisse, Todd Marvel dontl’esprit intuitif avait deviné une part de la vérité, s’étaitélancé vers le téléphone et s’en était emparé.

Il eut beau écouter, rappeler, le mystérieuxcorrespondant de M. Garsonnet ayant sans doute compris que sacommunication avait eu sur le vieillard tout l’effet qu’il enattendait, s’était empressé de raccrocher le récepteur.

Quelques secondes avaient suffi aumilliardaire pour s’en apercevoir.

Il se reprochait déjà, comme un acte d’unmonstrueux égoïsme, de n’avoir pas tout d’abord volé au secours duvieillard, et ce fut avec une profonde satisfaction qu’il constataque celui-ci était simplement évanoui.

Todd Marvel approcha des narines du malade leflacon de lavender-salts qui ne le quittait jamais, et, l’énergiquerévulsif eut pour effet immédiat de ranimer M. Garsonnet.

Il ouvrit les yeux mais en reconnaissant ToddMarvel, il les referma presque aussitôt avec la même expressiond’épouvante qu’il avait eue avant de perdre connaissance.

Le milliardaire qui s’expliquait le secret decette subite répulsion, que le vieux bureaucrate semblait éprouverpour lui, s’empressa de sonner, d’appeler.

Simone et la fidèle Rosalie accoururent.

En quelques mots, elles furent mises aucourant du tragique incident.

Elles transportèrent le vieillard dans sachambre à coucher, retendirent sur son lit et lui prodiguèrent tousles soins usités en pareil cas.

Douloureusement affecté, Todd Marvel étaitdemeuré dans le cabinet de travail. Simone ne tarda pas à venir l’yrejoindre ; elle paraissait très calme, très rassurée, presquesouriante.

Son visage, aux traits réguliers, mais, aupremier aspect, un peu quelconques, malgré les bandeaux d’uneopulente chevelure d’un blond pâle qui l’encadraient, apparaissaiten ce moment comme illuminé par une énergie passionnée.

Simone dans cette minute n’était plus« insignifiante » comme l’avait dit son avocat, elleétait admirablement belle.

Ses yeux couleur d’azur de la nuance pâlie desfleurs du lin, brillaient d’un généreux enthousiasme.

Elle semblait transfigurée.

– J’ai craint un instant, dit-elle, quemon père n’eût été frappé d’une attaque d’apoplexie, il n’en estrien heureusement. Il s’agit d’une simple syncope et maintenant ilva tout à fait bien.

– Vous me délivrez d’un remords.

« Je suis sûr que je suis pour beaucoupde raisons, la cause de cette subite indisposition ?

– Vous ne vous trompez pas, murmura lajeune fille à voix basse, d’une voix à peine perceptible, àl’oreille du milliardaire…

« Vos ennemis – nos ennemis communs –qui, peut-être – je ne sais comment – ont surpris une partie devotre conversation, ont fait à mon père de telles menaces qu’il nevous dira, sans doute, plus rien… Il faut croire que c’étaitterrible puisqu’il s’est évanoui.

« Il vous a, d’ailleurs, appris tout cequ’il savait, ajouta-t-elle après un moment de silence.

– Je ne sais pas trop, répondit lemilliardaire, parlant lui aussi tout bas.

« Il hésitait…

« Il avait commencé une phrase qu’il n’apu terminer…

Simone mit un doigt sur ses lèvres ; elleentraîna rapidement le milliardaire hors de la pièce.

Ils descendirent, sortirent de la villa. D’ungeste plein d’autorité, elle lui avait pris le bras, elle leconduisit jusqu’au fond du jardin, sous un bosquet de sureaux et desorbiers, complètement isolé et où nul ne pouvait les entendre.

– On cherche à intimider mon père,dit-elle, non sans avoir inspecté les alentours avec méfiance, vousavez affaire à des adversaires redoutables qui en veulent à votrevie.

« Ils connaissent heure par heure toutesvos démarches.

– Je le sais, mais je ne voudrais que,pour rien au monde, il vous arrivât malheur, à vous ou à votrepère, parce que vous avez essayé de m’être utiles.

« Ne vous occupez pas de moi.

« Je suis de taille à me défendre.

– Je n’abandonnerai votre cause d’aucunefaçon, s’écria Simone avec une vivacité et une chaleur dont lemilliardaire fut profondément touché.

« Vous m’avez arraché au déshonneur etpeut-être à l’échafaud.

« Je suis toute à vous, quels que soientles ennemis qui vous menacent.

– Vous ne pouvez malheureusement pasgrand-chose, murmura le milliardaire, en prenant avec émotion lamain de la jeune fille.

– Plus que vous ne croyez.

« Mon père, autrefois, nous a tellementparlé de cette affaire qui était pour lui une sorte de cauchemar –et qu’il croyait bien oubliée – que je puis, peut-être, compléterles renseignements qu’il vous a donnés.

Todd Marvel regardait la vaillante jeune filleavec admiration.

– Quel dommage, grommela-t-il, que vousne soyez pas américaine.

– Ça ne fait rien, reprit-elle ensouriant, les Américaines sont très bien, mais il faut tout de mêmetenir un peu compte des Françaises…

Le milliardaire s’inclina avec un salut dehaut style.

– J’ai hâte d’en finir, reprit Simone enjetant un regard anxieux du côté de la villa, il me tarde derejoindre mon père.

« Nos ennemis communs lui ont adressé detelles menaces qu’il a perdu connaissance, et, j’ai des raisons decroire – d’après les quelques mots qu’il a balbutiés en seréveillant – que ces menaces s’adressaient spécialement à moi.

– Je ne comprends plus.

– Vous allez comprendre, on sait que monpère, arrivé au seuil de la vieillesse, désenchanté de la vie, netient plus à grand-chose – sauf à sa fille.

« C’est par l’intense désir de me savoirheureuse avant de disparaître qu’il est encore vivant.

« Un de vos grands poètes américainsn’a-t-il pas dit : « Nous ne succombons à la mort quepar l’infirmité de notre pauvre volonté. »

– Vous connaissez Edgar Poe ?demanda Todd Marvel avec une certaine surprise.

– Comme tout le monde, il y en a destraductions à dix sous ; nous avons en France tous les défautsque l’on voudra, mais nous aimons la belle littérature, à quelquepays qu’elle appartienne.

Todd Marvel, tout à fait charmé, écoutait lajeune fille avec un véritable ravissement.

– Revenons aux choses sérieuses,reprit-elle – et ses regards se tournaient anxieusement vers lesfenêtres de la villa – ce que mon père n’a pas eu le temps de vousdire, ce qu’il n’osera peut-être plus maintenant jamais vous dire,c’est que la personne qui détient une partie du grandsecret est l’ancienne femme de chambre de Mrs AliciaMarvel.

– Elle se nomme ? demanda ToddMarvel, pantelant d’angoisse et de curiosité.

– Mme Justine Huvon.

« Voici son adresse à Saint-Mandé, rue duLac, 207, c’est en bordure du bois…

« Je vous quitte. Vous savez l’essentiel,au moins tout ce que je connais.

Avant que Todd Marvel eût eu le temps de luiposer d’autres questions, Simone avait disparu.

Le milliardaire rentra lentement chez lui, ilse trouvait en présence d’une énigme plus complexe que toutescelles qu’il lui avait été donné de résoudre.

Vingtième épisode – UNE EXÉCUTION DANS LEMÉTRO

CHAPITRE PREMIER – LE « TRUC »DU MÉTRO

La Rolls Royce du milliardaire Todd Marvel,une magnifique 150 H. P., venait d’entrer dans Paris par la portede Saint-Cloud.

Trois personnes se trouvaient dans l’intérieurde la luxueuse voiture, Todd Marvel, le Canadien Floridor etl’inspecteur de la sûreté, Auguste Poutinard qui, le matin même,avait envoyé sa démission au Préfet de police pour entrer auservice du milliardaire.

À la hauteur du pont Mirabeau, le Canadien seretourna pour regarder par la vitre placée au fond de lavoiture.

– L’auto grise que je vous ai signalée,quand nous avons traversé Saint-Cloud, nous suit toujours,grommela-t-il d’un air mécontent.

– Es-tu bien sûr de ne pas tetromper ? demanda Todd Marvel.

– Il n’y a pas d’erreur possible, noussommes filés bien certainement, l’auto grise accélère sa vitessequand nous augmentons la nôtre, elle ralentit, quand nousralentissons, de façon à toujours garder sa distance.

– De plus, fit Auguste, après avoirregardé à son tour par le carreau, cette auto grise ressemble commedeux gouttes d’eau à celle qui a failli vous écraser sur la routede Ville-d’Avray.

– Ce misérable Klaus Kristian, murmura lemilliardaire avec une sourde irritation, est d’une audace et d’uneimpudence vraiment stupéfiantes. On dirait qu’il ne cherche mêmeplus à se cacher.

– Il nous brave, il nous défie, s’écriaFloridor, il joue son va-tout !

« Jamais, M. Todd, vous n’avez couruautant de dangers que depuis que nous sommes en France.

– Il ne réussira pas à m’intimider,déclara le milliardaire avec fermeté.

« Ses menaces, ses tentativesd’assassinat n’ont eu jusqu’ici pour résultat que de me fairecomprendre qu’il a un intérêt puissant à ce que l’enquête que jepoursuis n’aboutisse pas.

« A-t-il joué un rôle actif dans leterrible drame dont le souvenir a jeté sur toute ma vie son ombresanglante ? En a-t-il seulement connu les acteurs ?Est-il lui-même le détenteur des énormes sommes si mystérieusementdisparues ? C’est ce que je finirai bien par savoir.

– Si vous ne tombez pas sous les coupsdes bandits qui sont à sa solde ! répliqua Floridor avecvivacité. Voulez-vous me permettre de vous dire franchement mafaçon de penser ?

– Certainement, reprit le milliardaire ensouriant. Est-ce que tu n’as pas toujours eu ton franc parler avecmoi ?

– Je crois, moi, que vous jouez unepartie trop dangereuse et dont votre vie est l’enjeu. Je suis sûrque si vous renonciez à cette maudite enquête – qui, en cas desuccès, vous apprendra des choses, que vous auriez peut-êtrepréféré ne jamais savoir – Klaus Kristian disparaîtrait et vouslaisserait tranquille.

– Ce n’est nullement certain, mais,est-ce que par hasard tu aurais peur ?

– Oui, j’ai peur pour vous !

Todd Marvel eut un geste d’impatience.

– Comment ! s’écria-t-il d’une voixfrémissante, c’est toi qui me conseilles de pactiser lâchement avecdes misérables comme le docteur Klaus Kristian et sesbandits ?

– Et s’ils vous tuent ?

– Eh bien, ils me tueront, mais j’auraiaccompli, jusqu’au bout, ce que j’estime être mon devoir ! Jesais que je joue une partie périlleuse, et je me rends compte,après tout, que je n’ai pas le droit de t’exposer aux dangers queje cours.

« Laisse-moi continuer la lutte à moiseul… Je ne t’en voudrai pas pour cela. Retourne au Canada…

Le visage de Floridor s’était empourpré.

– Je n’aurais jamais cru, fit-ilrudement, que vous me feriez un pareil affront ! Ne suis-jepas tout à vous, corps et âme ? Je vous le disais à l’instant,si j’ai peur, c’est pour vous ! pour vous seul…

« Vous savez bien que je ferais lesacrifice de ma vie, pour sauver la vôtre, ou seulement pour êtresûr que vous êtes heureux…

Après le mouvement de colère qui l’avaitemporté, le pauvre Canadien avait les larmes aux yeux.

– Vraiment je n’aurais jamais cru cela devous, ajouta-t-il, vous voulez donc vous débarrasser demoi ?

Todd Marvel était violemment ému. Il pritaffectueusement dans ses mains, la main de Floridor.

– Mon cher ami, lui dit-il, pardonne-moi,mes paroles ont été au-delà de ma pensée.

« Je n’ai jamais douté de ton grand cœuret de ton dévouement. Je n’ai pas eu l’intention de blesser tonamour-propre… Je sais que tu m’es tout acquis…

« Si j’ai parlé comme je l’ai fait, c’estque vraiment, je le répète, je ne me reconnais pas le droit dedisposer – pour une affaire qui m’est toute personnelle – del’existence d’un brave homme comme toi.

« Tu ne m’en veux plusj’espère ?

– Non, répondit le Canadien avec un bonsourire, seulement ne parlez plus jamais de me renvoyer au Canada,au moins tant qu’il y aura du danger à courir.

– Eh bien c’est entendu, il ne sera plusjamais question de cela.

Et le milliardaire ajouta gaiement.

– Tant pis pour toi si tu t’obstines àsuivre ma mauvaise fortune.

Puis changeant brusquement de ton :

– J’ai vu ce matinMlle Simone, c’est une jeune fille véritablementhéroïque. Elle m’a affirmé qu’aucune menace ne l’empêcherait dedemeurer fidèle à notre cause…

– Oui, interrompit Auguste, mais jeparierais qu’elle n’a pu vous donner aucun renseignement sur lemystérieux correspondant, qui, au téléphone, a fait si grand-peur àM. Garsonnet !

– C’est exact, le vieillard se renfermedans un mutisme absolu.

« Je ne sais pas quelles menaces on a pului faire, mais il est tellement épouvanté qu’il a décidé dequitter sa maison de Ville-d’Avray et de se réfugier à Châtenay,dans la villa de M. Baudreuil, qui est maintenant devenue lapropriété de Simone.

« Celle-ci m’a d’ailleurs promis de metenir au courant de tout ce qu’elle pourrait apprendre qui pût nousintéresser.

– Je crois que vous pouvez compter surelle de façon absolue, murmura le Canadien. Le seul fait de vousavoir donné l’adresse de l’ancienne femme de chambre deMrs Alicia est la preuve d’un grand courage…

– Vous savez, interrompit Auguste, aprèsavoir regardé à la vitre, que l’auto grise nous suit toujours.

– Pourtant, dit Todd Marvel, il ne fautpas que nos ennemis sachent où nous nous rendons.

« Si nous quittions l’auto ?

– C’est une bonne idée, réponditAuguste ; en ma qualité d’ancien policier, je vais vousapprendre un petit truc – tout ce qu’il y a de plus simple – grâceauquel on peut « semer » les indiscrets qui se sont misen tête de nous prendre en filature.

– Comment vous y prendrez-vous ?

– Vous allez voir, c’est bête comme tout,seulement il fallait y penser. D’abord nous allons prendre lemétro. Où sommes-nous ?

– Avenue des Champs-Élysées.

– Dites à Peter David de nous déposer àla station du métro de la Concorde.

Floridor s’empara du cornet acoustique etdonna ses instructions au chauffeur.

Une minute après, la Rolls Royce stoppait àl’angle de la rue de Rivoli et de la place.

L’auto grise s’était engagée dans la rueRoyale et s’était arrêtée en face de l’entrée du ministère de lamarine.

Auguste en vit descendre deux personnagesvêtus de noir, d’une allure parfaitement correcte et qui, sans sepresser se dirigèrent, eux aussi vers la station du métro.

– Ils nous suivent à la piste, dit lepolicier, ils vont nous rejoindre, laissons-les faire, tout àl’heure, ils seront bien attrapés.

– Si j’étais sûr que ce soit KlausKristian lui-même qui nous file, murmura Todd Marvel, en cherchant,d’un geste instinctif, son browning dans la poche de côté de sonveston, je n’hésiterais pas à l’abattre comme une bête enragée. Ons’expliquerait ensuite au prochain commissariat.

Auguste sourit.

– Vous n’aurez pas cette peine, fit-il,les deux individus qui nous suivent ne répondent ni au signalementdu docteur, ni à celui de Dadd, pas davantage à celui de TobyGroggan. D’ailleurs les voici.

Deux gentlemen aux façons impeccables, auxrobustes épaules, venaient de s’approcher du guichet et demandaientdes premières. En passant près du milliardaire, ils ne levèrentmême pas les yeux.

– Ce sont sûrement des détectivesanglais, dit Auguste, des gens très forts ; vous avezremarqué, ils ont passé à côté de nous sans même faire mine de nousapercevoir.

Todd Marvel et ses amis descendirent sur lequai, où les deux gentlemen qui les avaient précédés de quelquesinstants, faisaient gravement les cent pas, si absorbés, enapparence, par leur conversation, qu’ils ne tournèrent même pas latête lorsque ceux qu’ils filaient vinrent s’arrêter à quelques pasd’eux.

Le train, à destination de la porte deVincennes, entrait en gare.

Les deux gentlemen s’installèrent sans sepresser dans un compartiment de première.

Todd Marvel et ses amis montèrent dans lecompartiment voisin, mais au moment où le convoi se mettait enmarche, tous trois sautèrent lestement sur le quai.

Un des détectives essaya de les imiter mais aumoment où il ouvrait la portière, Floridor la referma d’un coup depoing si brutal que l’homme eut un doigt écrasé.

Il laissa échapper un cri de douleur, maisdéjà le train avait disparu sous la voûte du tunnel. Toute cettescène n’avait duré que quelques secondes.

– Enfoncés, les agents du docteur !s’écria Auguste triomphalement. Maintenant dépêchons-nous, il n’y apas une minute à perdre.

Et il entraînait le milliardaire et Floridordu côté de la sortie.

– Mais, s’écria le Canadien, je supposeque maintenant que nous avons « semé » nos espions, rienne nous empêche plus de prendre le train suivant ?

– Jamais de la vie, répliqua lepolicier.

« Il ne faut pas être malin pour devinerque les deux détectives vont descendre à la station suivante, auxTuileries où ils attendraient que nous passions ; ils sontd’autant plus furieux que l’un d’eux a eu le doigt écrasé. Ça, cesont les petits bénéfices du métier.

« Pendant qu’ils se morfondront enguettant les voyageurs des trains et en essayant de nousreconnaître dans la foule, nous allons remonter en auto et filervers Saint-Mandé en quatrième vitesse.

– Le plan n’est pas mauvais, dit ToddMarvel, à condition que l’auto grise ne continue pas à noussuivre.

– C’est à voir, répliqua le policier,mais, regardez ! l’auto grise n’est plus là. Rien à craindrede ce côté.

Tous trois remontèrent dans la Rolls Royce,qui stationnait en face de la grille des Tuileries, et qui, filantpar les quais pour éviter les encombrements, se dirigea versSaint-Mandé avec la vitesse d’un météore.

– Vous avez eu là une heureuse idée,monsieur Auguste, dit Todd Marvel.

– Rien de génial, mon prince, réponditl’ex-cabotin, dans ce langage pittoresque dont il avait le secret,comme on dit chez nous, ça ne renverse pas les meubles, le truc dumétro, c’est vieux comme le Pont-Neuf, et c’est toujours bon, onn’a encore rien trouvé de mieux.

La Rolls Royce était sortie de Paris par laporte Dorée. Entre les massifs verdoyants du bois de Vincennes etla ligne des fortifications, apparaissaient de maigres jardinets,semés de baraques en planches et en carreaux de plâtre, couvertesen carton goudronné, ou en plaques de tôle rouillée.

– Nous serons arrivés dans cinq minutes,dit Auguste, quelles sont vos instructions ?

– J’entrerai seul, chezMme Huvon ; je crois que pour ce que j’ai àlui dire il vaut mieux qu’il n’y ait pas de témoins.

« Vous m’attendrez avec Floridor, et voussurveillerez les environs de façon à ce que je ne sois pasdérangé.

« Vous savez de quelle importance estpour moi cet entretien. La femme Huvon est peut-être la seulepersonne qui ait pris une part directe au drame que j’essaye dereconstituer, ou, elle y a assisté d’assez près pour que son aideme soit efficace.

L’auto qui venait de traverser dans un soufflede tempête les paisibles avenues de Saint-Mandé s’arrêta à l’entréedu bois.

Todd Marvel et ses deux gardes du corps endescendirent, non sans avoir jeté sur le paysage désert un regardprécautionneux.

Pendant que le milliardaire se dirigeaitlentement vers la maison de Justine Huvon, Auguste et Floridor lesuivirent à distance avec la ferme résolution de faire bonnegarde.

CHAPITRE II – UNE AMIE DES ANIMAUX

Todd Marvel avait fait halte en face d’unegrille aux lances dorées que décoraient agréablement des festons delierre et de chèvrefeuille.

La maison de médiocre dimension et d’aspecttrès gai, avec sa façade blanche et ses volets verts, étaitprécédée d’un jardin assez vaste, dont les plates bandes garnies defleurs étaient séparées par des allées soigneusement sablées,bordées de buis verdoyants.

Le milliardaire sonna.

Une bonne d’aspect souriant et propret,presque coquette, malgré ses cinquante ans bien sonnés, accourut autintement de la sonnette et fit entrer le visiteur dans lejardin.

– Monsieur désire ?

– Je serais heureux d’être reçu parMme Huvon.

– Si Monsieur veut me donner son nom.

– Mon nom n’apprendrait rien à votremaîtresse, répondit le milliardaire, qui comptait beaucoup sur lasurprise que sa visite produirait, pour faire parler l’anciennefemme de chambre de Mrs Alicia.

– Vous venez peut-être de la part de laSociété des Amis des Animaux ?

– Non, pas du tout, il s’agit d’unecommunication toute personnelle.

La vieille bonne eut un instantd’hésitation ; elle examina Todd Marvel de la tête aux pieds,comme pour se demander, s’il était prudent de faire entrer dans lamaison un visiteur aussi mystérieux.

La parfaite correction du milliardaire, ladistinction de son allure triomphèrent des scrupules de la fidèleservante.

– Ce monsieur n’a pas l’air d’unmalfaiteur, se dit-elle. Ce doit être le président d’une de cessociétés, en faveur des bêtes dont madame fait partie.

Et elle ajouta à haute voix.

– Si Monsieur veut bien prendre la peinede me suivre…

« Madame est occupée pour le moment, maisje crois qu’elle n’en a pas pour bien longtemps.

Todd Marvel acquiesça d’un signe de tête etsuivit la vieille femme qui marchait beaucoup plus lentement que nel’eût fait supposer sa vivacité de gestes et d’allure.

Le milliardaire ne tarda pas à comprendre laraison de cette prudente lenteur.

En dépit de sa modeste étendue, ce jardin luiapparut comme une véritable succursale du paradis terrestre. Desanimaux de toute espèce y prenaient leurs ébats, avec la liberté demouvement que donne une longue sécurité.

Des tortues déambulaient gravement par lesallées, des hérissons couraient dans les plates-bandes et de grandslézards verts faisaient aux insectes une chasse des plus actives aubord des massifs.

Todd Marvel vit même un gros crapaud auxprunelles couleur d’or qui sautelait dans les joncs d’une petitepièce d’eau.

Dans le feuillage des pruniers et descerisiers, des merles, des grives, des chardonnerets et de superbesramiers étaient perchés indolemment et se dérangeaient à peine aupassage du visiteur.

D’un coup d’aile nonchalant, ils s’élevaient àune faible hauteur pour aller s’abattre un peu plus loin.

Aucun des animaux de ce jardin ne manifestaitla moindre crainte.

Sur un banc de pierre à côté de la maison, unedizaine de chats de toutes les races et de toutes les couleurs, laplupart vieux et fatigués, se chauffaient placidement ausoleil.

Ils étaient d’une extraordinaire diversité,Todd Marvel reconnut à côté du chat sans queue de l’île de Man, lesangoras à longs poils soyeux de la Turquie d’Asie, les chats dePerse aux reflets bleuâtres, les chats de Siam d’une délicatenuance café au lait. Un peu plus loin, un groupe de vieux chiens,décrépits et souffreteux, faisaient cercle autour d’une vaste jatteremplie de soupe et absorbaient mélancoliquement leur pâture.

– Madame adore les bêtes, expliqua labonne avec un sourire indulgent. C’est à ça que passe presque toutson argent.

– Elle est donc riche ? demanda ToddMarvel.

– Dame, il faut bien croire, réponditsèchement la vieille reprise de méfiance.

« Si vous voulez entrer dans le salon,vous verrez Madame d’ici dix minutes.

Le milliardaire fut introduit dans une petitepièce, meublée avec une élégance bourgeoise et dont le principalornement était une grande volière dorée, placée sur un guéridon etremplie de toutes sortes d’oiseaux : serins hollandais,perruches, veuves du Malabar, loriots bleus, sénégalis.

Tous faisaient un vacarme assourdissant,quelques-uns, pour éviter les batailles à coups de bec entre cesprécieux pensionnaires, occupaient des compartiments séparés.

Demeuré seul, Todd Marvel se complut àregarder les jeux de ces jolis oiseaux qu’il connaissait presquetous, pour les avoir déjà admirés, en pleine liberté dans lesforêts vierges du Nouveau Monde.

Dans la pièce voisine, à travers la porte decommunication, il entendait le bruit d’une conversation animée.

De temps en temps, le murmure des voixdevenait très fort, puis s’apaisait brusquement et le milliardairequi, ce jour-là, avait oublié de se munir du puissant microphonequ’il portait habituellement, n’arrivait à distinguer le sensprécis d’aucune phrase.

Cependant un secret instinct lui disait que laconversation qui avait lieu dans la pièce voisine était importanteet qu’il y était plus ou moins directement intéressé lui-même.

Brusquement, la porte s’ouvrit ; unevieille Romanichelle, vêtue d’oripeaux de couleur voyante, la têteenveloppée d’un foulard de soie rouge, traversa la pièce en coup devent.

Il sembla à Todd Marvel que cette horriblesorcière, au nez crochu, au menton de galoche, au teint recuit etcomme tanné par le soleil, ne lui était pas inconnue.

– Où donc ai-je pu voir cette affreusevieille ? se demanda-t-il, en faisant un violent effort demémoire. Je suis sûr que je l’ai rencontrée quelque part, mais où,en quel endroit ?

« La preuve que je ne me trompe pas,c’est que la gitane, en passant, m’a dévisagé de ses prunellesaiguës avec une bizarre attention et il me semble qu’elle a répriméun geste de surprise en me reconnaissant…

Le milliardaire était encore entièrementdominé par cette préoccupation lorsque la bonne vint lui annoncerque Mme Huvon était prête à le recevoir.

Todd Marvel fut introduit dans une pièce plusvaste et plus luxueusement meublée que le salon d’attente. Àcertains détails, il comprit que c’était là queMme Huvon se tenait de préférence ; desjournaux illustrés traînaient sur les meubles et dans un coin sonregard perçant remarqua un paquet de ces tarots illustrés degravures bizarrement symboliques dont les bohémiens se servent pourdire la bonne ferte.

Mme Huvon, souriante étaitvenue à sa rencontre.

Il eut la surprise de constater que saphysionomie et sa personne ne répondaient en rien à l’idée qu’ils’en était faite par avance. Il s’était imaginé quelque type desoubrette sournoise et vicieuse, il voyait devant lui unequadragénaire calme et grave, toute vêtue de noir mais encorefraîche et souriante et dont la physionomie, un peu naïve, n’étaitnullement antipathique.

– Monsieur, commença-t-elle, sans avoirregardé le visiteur avec attention, vous venez sans doute au nomd’une société…

Elle s’interrompit brusquement au milieu de saphrase et ses traits exprimèrent une indicible terreur.

Todd Marvel ressemblait beaucoup à son père,et, en le considérant plus attentivement, Justine Huvon avait cruse trouver en face du milliardaire disparu.

– Les morts sortent-ils donc de leurtombeau ! balbutia-t-elle en claquant des dents.

– Je ne suis pas une apparitiond’outre-tombe, répondit-il gravement, je suis Todd Marvel, le filsde Dick Julius Marvel.

L’ancienne femme de chambre de Mrs Aliciase tordait les mains avec désespoir, et sa physionomie reflétaitune profonde consternation.

– Que voulez-vous que je vous dise ?répétait-elle, je ne sais rien… rien du tout…

– Si cela était vrai, reprit lemilliardaire avec sévérité, ma visite ne devrait vous causer aucuneémotion.

« Vous avez été au service de ma mère, etje sais qu’elle a toujours agi envers vous de la façon la plusgénéreuse.

Le visage de Justine Huvon était devenu d’unepâleur mortelle.

– Je ne sais rien, je ne puis rien dire,répéta-t-elle avec obstination, mais, cette fois, d’une voix àpeine distincte.

Elle ajouta haletante d’émotion :

– Je savais bien qu’il m’arriveraitmalheur ! La prédiction de la bohémienne est en train de seréaliser ! Il n’y a pas cinq minutes, cette femme m’a préditque j’allais courir un grand danger, que ma vie était en péril etque je n’échapperai au danger qui me menaçait qu’en ne répondant àaucune des questions qui me seraient posées. Un mot de vous, m’adit cette femme, peut être la cause de votre mort… Les puissancesinfernales sont liguées contre vous. »

Cette phrase fut pour Todd Marvel un trait delumière.

Soudainement, il eut la certitude que laphysionomie de la gitane en haillons, qu’il se figurait avoir déjàvue et qu’il n’avait pu identifier du premier coup, ne pouvait êtreque celle de Petit Dadd, dont il connaissait l’habileté à sedéguiser.

Il était clair que Klaus Kristian, dont lediabolique génie ne négligeait aucun détail, avait prévu la visitedu milliardaire à l’ancienne camériste que, sans nul doute, iln’avait pas cessé de surveiller.

La crédulité superstitieuse de Justine Huvonlui avait fourni un moyen facile d’empêcher de sa part touterévélation compromettante.

Ces réflexions qu’il venait de faire et quilui montraient de quelle importance pouvaient être pour lui lesaveux ou les confidences de l’ancienne femme de chambre,fortifièrent Todd Marvel dans la résolution qu’il avait prise de lafaire parler à tout prix.

– Madame, reprit-il avec fermeté, vousn’avez aucun danger à courir en me disant la vérité, mais, cettevérité, je veux la connaître d’un bout à l’autre, quellequ’elle soit !

Et comme Justine Huvon, plus morte que vive,continuait à garder le silence.

– Je suis résolu, continua-t-il, à mettreen œuvre tous les moyens possibles pour obtenir de vous larévélation des faits qui ont pour moi une importance vitale. Si jedois recourir à la justice, je n’hésiterai pas à le faire, etcroyez-le, vous n’aurez rien à y gagner.

« Je suis déjà, d’ailleurs, en grandepartie, renseigné sur vos agissements. Je sais que des faux ont étécommis, que des lettres signées de Mrs Alicia, et, danslesquelles sa signature avait été habilement imitée, ont étéécrites…

Cette phrase que Todd Marvel avait prononcéeun peu au hasard, puisque les faits qu’il alléguait ne reposaient,somme toute pour lui, que sur des hypothèses, eut un effetinattendu sur son interlocutrice.

Elle poussa un profond soupir, sa tête serenversa en arrière, ses paupières se fermèrent et elles’évanouit.

Un moment surpris, le milliardaire, qui jugeainutile d’appeler la bonne, s’empressa de faire respirer des sels àla malade.

Il comprenait de quelle importance, il étaitpour lui de profiter du désordre et de la surprise où elle setrouvait.

– Pour qu’une simple phrase de moi ait euun résultat si foudroyant, se disait-il, il faut que j’aie devinéjuste. Cette femme a été certainement complice du crime.

« Peut-être n’a-t-elle joué dans le dramequ’un rôle secondaire, n’est-elle qu’une simple comparse ;mais elle connaît tout !

Mme Huvon, ranimée parl’action énergique du révulsif, venait d’ouvrir les yeux, mais elleles referma presque aussitôt, à la vue du milliardaire assis à sescôtés. Celui-ci comprit qu’il fallait à tout prix la rassurer.

– N’ayez aucune crainte, lui dit-ildoucement. Je vous donne ma parole de gentleman de ne vous nuire enaucune façon pourvu que vous fassiez preuve d’une entièrefranchise.

« Ce n’est pas à vous que j’en veux.

« Je sais que vous n’avez été coupableque de faiblesse et de légèreté.

« Vous avez cédé à la tentation sans vousrendre compte de la gravité de vos actes et des conséquences qu’ilspouvaient avoir. N’est-ce pas cela ?

Et sans attendre la réponse de soninterlocutrice qui revenait lentement à elle.

– Je vous promets un pardon entier, unoubli complet du passé, mais c’est à condition que vous ne mecachiez rien.

« Vous avez dû vous rendre compted’ailleurs qu’il ne me reste pas grand-chose à apprendre.

L’ex-camériste était vaincue, elle avait perdutoute velléité de résistance.

– Je vous dirai tout ce que je sais,murmura-t-elle en baissant la tête, mais jurez-moi que vous nechercherez pas à m’inquiéter. J’ai, hélas, bien des reproches àm’adresser…

– Ne vous ai-je pas donné, ma parole degentleman, répondit Todd Marvel d’un ton grave. Au cours de monexistence, il ne m’est jamais arrivé d’y manquer.

« Je vous écoute, Madame.

Après s’être recueillie quelques instants,Justine Huvon commença d’une voix mal assurée le récit siimpatiemment attendu par le milliardaire, mais que la confusion etla honte qu’elle ressentait lui firent interrompre à plusieursreprises.

– Je suis restée six mois au service deMrs Alicia, dit-elle en rougissant, j’étais entrée chez elle,munie d’excellents certificats, et, pendant tout le temps que j’ysuis restée, on n’a eu aucun reproche à m’adresser. Madame s’estd’ailleurs toujours montrée d’une grande bonté pour moi.

« M. et Mme Marvelrecevaient peu et, seulement à d’assez longs intervalles, quelquesmembres de la colonie américaine de Paris.

« L’hôtel des Champs-Élysées n’étaitfréquenté assidûment que par deux intimes, un jeune milliardaire,camarade d’enfance de M. Marvel, un gentleman très distinguéet sympathique, M. Nevil Rutland ; l’autre était un jeunemédecin, que l’on disait très savant et qui depuis deux ans, étaitspécialement attaché à la personne de M. et deMme Marvel ; il se nommait le docteur ReubenDacre.

« On disait qu’autrefois M. Nevil etM. Marvel avaient tous deux fait la cour, avec des chancespresque égales à Miss Alicia ; celle-ci avait choisi pourépoux M. Marvel, et la bonne entente entre les deux amisd’enfance n’avait pas été troublée par ce choix.

« M. Nevil Rutland venait presquequotidiennement à l’hôtel des Champs-Élysées et y était fréquemmentinvité.

« Quant au docteur Dacre, très taciturne,très original, on ne le voyait presque jamais. On savait seulementqu’il travaillait dans sa chambre toute la journée et parfoisjusqu’à une heure avancée de la nuit.

– Je crois me rappeler de Nevil Rutland,murmura pensivement Todd Marvel. Sa physionomie se dessine encoretrès nettement dans ma mémoire…

– J’ai tenu à vous donner tous cesdétails, reprit Mme Huvon, parce qu’ils sontindispensables à la clarté de ce qui va suivre.

« Au bout de quelque temps, je crusremarquer une certaine froideur, dont je ne m’expliquais pas lacause entre M. Marvel et M. Nevil Rutland. Ce dernierfaisait des visites moins fréquentes et il y avait dans son langageet dans ses façons une sorte de gêne dont je fus vivementfrappée.

« Puis il me parut que la brouille entreles deux amis était finie. Leurs relations se continuaient avec lamême cordialité que par le passé.

« J’étais très heureuse dans le somptueuxhôtel qu’habitaient vos parents ; la besogne n’était pasfatigante, j’étais admirablement payée, comblée de cadeaux et jecroyais posséder entièrement la confiance de Mrs. Alicia.

« Un matin, sans que rien eût pu me faireprévoir un pareil changement, Mrs Alicia me fit appeler et medit à brûle-pourpoint, en me mettant dans la main un petitportefeuille qui renfermait plusieurs banknotes.

« Ma chère enfant, je suis obligée de meséparer de vous. Nous quittons Paris pour nous rendre dans unchâteau que mon mari vient d’acheter en Bretagne, en attendant quesa maison de Ville-d’Avray soit complètement meublée, je me voisforcée de me priver de vos services.

« Les larmes me vinrent aux yeux en mevoyant ainsi brusquement congédiée.

« Est-ce que Madame serait mécontente demoi, demandai-je tout émue.

« Nullement, mais je ne puis vousgarder.

« Et elle ajouta en poussant unsoupir :

« Mon mari a exprimé le désir que jen’aie plus à mon service que des femmes de chambre américaines.J’espère que vous garderez un bon souvenir de moi. Si jamais vousvous trouviez dans la gêne, n’hésitez pas à vous adresser àmoi.

« Je me retirai sincèrement peinée, carj’avais pris Mrs Alicia en affection, mais j’étais quand mêmeconsolée en pensant à la jolie liasse de billets bleus que j’avaistrouvée dans le petit portefeuille et qui allaient me donner toutle temps nécessaire pour trouver une autre condition aussiavantageuse.

« Je fis charger mes malles sur un fiacre– il y avait encore des fiacres à cette époque – et je dis aucocher de me conduire à la gare de l’Est. J’avais prévenu une demes sœurs qui habitait la grande banlieue que j’allais passerquelques jours chez elle.

« Quand j’arrivai à la gare, il faisaitpresque nuit. Je venais de faire enregistrer mes bagages et je medirigeais vers le guichet pour prendre mon billet, lorsque j’eus lasurprise de me trouver en face de M. Marvel.

« J’ai à vous parler, me dit-ilbrusquement. Pouvez-vous m’accorder une demi-heure. Il s’agit d’unechose sérieuse.

« J’étais au comble de l’étonnement.

« Sans trop savoir ce que je faisais, jeconsultai l’horaire, j’avais un train dans quarante minutes.

« Je suivis mon ex-patronsilencieusement, très intriguée de ce qu’il pouvait avoir à medire.

« Il me conduisit dans l’arrière-salle,en ce moment tout à fait déserte, d’un café situé aux environs dela gare, puis, après avoir regardé avec précaution dans la piècevoisine pour voir si personne n’écoutait notreconversation :

« Justine, me demanda-t-il, d’un tonbizarre qui ne lui était pas habituel, avez-vous beaucoupd’économies ?

« Je me demandais où il voulait en veniret sa question me paraissait blessante. Enfin, je n’oubliais pasque c’est à lui que je devais mon renvoi d’une excellenteplace.

« Je n’en ai guère, répondis-je avecaigreur. Si j’étais riche ou seulement à mon aise, je ne serais pasobligée de servir les autres.

« M. Marvel ne parut nullementoffusqué du ton de ma réponse, ce qui était assez surprenant de lapart d’un homme aussi autoritaire.

« Avez-vous un fiancé ?reprit-il.

« Je fus sur le point de lui répliquerque cela ne le regardait pas, mais je me contins, je voulais savoirce qu’il y avait au bout de toutes ces questions.

« Oui, je suis fiancée, répondis-je.

« Et que fait votre fiancé ?

« Il est employé dans un grand restaurantcomme maître d’hôtel : nous comptons nous établir sitôt quenous en aurons les moyens.

« Il ne tient qu’à vous d’être à la têted’une petite fortune et cela, tout de suite, avant un mois.

« Vous n’aurez pour cela qu’à faire ceque je vous dirai.

« Il vit une certaine méfiance dans mesregards, et il répondit d’avance à l’objection que j’allais luifaire.

« Je ne vous demanderai rien qui puissevous attirer des ennuis, répliqua-t-il. Vous n’aurez qu’à porterquelques lettres et à me remettre les réponses qu’on vousdonnera…

Todd Marvel s’était levé. Il devinaitmaintenant de quel complot Mrs Alicia avait été victime, et ileut besoin de faire sur lui-même de surhumains efforts pour ne pascrier à la face de l’ancienne femme de chambre de sa mère toutel’indignation qu’il ressentait.

– Et, demanda-t-il, d’une voix étranglée,vous avez accepté ?

– Oui, bégaya Mme Huvon,dont le visage s’empourpra, je n’eus pas la force de résister à latentation… Ah ! si j’avais pu prévoir tout ce qui enrésulterait !

« D’ailleurs, M. Marvel eut soin deme rassurer en m’affirmant qu’il ne s’agissait que d’uneplaisanterie qui n’aurait de conséquences fâcheuses pourpersonne.

« Séance tenante, il me remit une sommeassez importante en même temps qu’une lettre adressée àM. Nevil Rutland et pour laquelle il y avait une réponse.

« Cette réponse, je la remis àM. Marvel comme il était convenu.

– Vous n’avez jamais eu l’idée dedécacheter aucune de ces lettres pour les lire ?

– Je ne me le serais pas permis.

« Je portai ainsi deux ou trois lettreset autant de réponses, puis un soir M. Marvel m’annonça qu’ilne me donnerait plus d’autres commissions à faire et en même temps,il me remit cinquante mille francs – c’était la somme qu’il m’avaitpromise.

– Vous voyez que je suis homme de parole,me dit-il, ce que je vous ai demandé n’était pas bien difficile,n’est-ce pas ? Vous ne me reverrez sans doute jamais. Je vaisretourner en Amérique. Pourtant je vous conseille de ne jamaisraconter à qui que ce soit, la façon dont vous avez gagné votreargent !

« Il avait prononcé la dernière phrase,d’un ton menaçant, qu’il n’avait jamais employé en me parlant.

« J’en restai toute saisie, cependantj’eus le courage de lui demander :

« Pourquoi donc m’avez-vous faitcongédier par Mrs Alicia ?

« Il me jeta un mauvais regard, je visque ma question l’ennuyait.

– Parce que, me répondit-il avecbrusquerie, vous étiez trop attachée à votre maîtresse. Vous auriezfini par la mettre au courant des commissions dont je vous aichargée. Vous n’auriez pas su tenir votre langue et cela auraitrenversé tous mes plans.

Justine Huvon reprit, après un momentd’hésitation, sans essayer de dissimuler le trouble qu’elleressentait.

– L’adresse des lettres écrites àM. Nevil Rutland était de l’écriture à Mrs Alicia… Vousl’avez sans doute deviné…

« Quand je fus rentrée chez ma sœur avecl’argent que m’avait donné M. Marvel, je fus tourmentée parles remords de ce que j’avais fait. Je ne pus fermer l’œil de lanuit.

Je comprenais maintenant qu’on ne m’avait paspayée aussi cher pour mener à bien une simple mystification ;puis la façon dont M. Marvel m’avait parlé, lors de notredernière entrevue, n’avait rien de rassurant.

« Après une nuit d’anxiété et decauchemars, je résolus d’aller tout raconter à Mrs Alicia,quelles que dussent en être les conséquences.

« Il était déjà trop tard.

« Le lendemain matin, comme je medisposais à prendre le train pour Paris, ma sœur m’apporta unjournal qui contenait déjà le compte rendu du mystérieux drame deVille-d’Avray.

Todd Marvel s’était écroulé sur un siège, enproie à une horrible angoisse ; la pensée que son père avaitpu soupçonner la vertu de Mrs Alicia et tendre un piège aussilâche à celui qu’il soupçonnait d’être son amant lui causait uneintolérable souffrance.

Puis, après les révélations de Justine Huvon,le mystère demeurait intact, l’affaire tout aussi inexplicable, etpeut-être encore plus embrouillée.

– Vous ne savez rien de plus ?demanda-t-il d’une voix brisée.

– Rien ! je vous le jure. Commej’avais quitté la maison bien avant le crime, je ne fus même pasinterrogée par les gens de justice.

« Je me mariai. Le pauvre Huvon ne sutjamais de quelle façon j’avais gagné ma dot. Je lui fis croire quej’avais fait un héritage et il mourut sans connaître la vérité.

« D’ailleurs, cet argent ne m’a pas portébonheur. Au bout de cinq ans, j’étais veuve. Je n’ai pas voulu meremarier, je vis toute seule avec mes bêtes…

– Madame, interrompit brusquement ToddMarvel, il faut que je vous pose encore une question. Je voussupplie d’y répondre avec la même sincérité dont vous avez faitpreuve jusqu’ici.

« Dites-moi, reprit-il d’une voixtremblante, croyez-vous que de coupables relations aient jamaisexisté entre Mrs Alicia et Nevil Rutland ?

– Jamais, je vous le jure sur ce que j’aide plus sacré ! Je ne quittais Mrs Alicia à aucun instantde la journée, je l’accompagnais dans toutes ses courses. Je puisattester qu’elle était irréprochable à tous égards… Elle adoraitson mari et elle en était adorée !

Le milliardaire poussa un profond soupir.

La déclaration qu’il venait d’entendre etqu’il sentait sincère le soulageait d’un poids immense.

Il demeura quelques minutes perdu dans sespensées. À ce moment il eût donné toute sa fortune pour connaîtrele secret du sanglant mystère que chaque renseignement nouveauqu’il recueillait semblait rendre plus obscur et plusindéchiffrable.

– Si on pouvait connaître l’auteur desfausses lettres ? murmura Todd Marvel, s’oubliant à pensertout haut.

– Je le connais, moi, répliquaMme Huvon, je ne le connais que trop ! Àdiverses reprises il m’a extorqué de l’argent ! Il a su, je nesais comment, quel rôle j’avais joué dans cette lamentable affaireet il m’a fait chanter.

– Vous savez comment il se nomme ?où il demeure ? demanda le milliardaire ardemment.

– C’est un certain Mac Lellan, unAméricain qui a dû fuir son pays à la suite de nombreux méfaits. Ila le pouvoir d’imiter à première vue et de façon surprenantel’écriture de n’importe quelle personne.

« C’est d’ailleurs un malfaiteur deprofession, alcoolique invétéré, adonné à tous les vices, condamnéplusieurs fois en France, il s’est réfugié dans l’île de Jersey, etdepuis plusieurs années, je n’ai pas entendu parler de lui.

Mme Huvon avait tiré d’unportefeuille un carré de papier qu’elle tendit au milliardaire.

– Voici sa dernière adresse, dit-elle.Jersey. Montorgueil. Martello-Tower.

Distraitement, Todd Marvel glissa le papierdans la poche de son gilet ; il voulait encore questionnerl’ancienne camériste.

– Ce Mac Lellan ne vous a rien dit ?fit-il.

– Pas un mot. Il est bien trop prudent.Il est discret comme tous les coquins. D’ailleurs il était l’ami dudocteur Reuben Dacre et on ne m’ôtera pas de l’idée que celui-là,avec son regard faux et sa physionomie sinistre, a été pour quelquechose dans le crime.

Todd Marvel s’était levé d’un bond, en proie àune vive agitation.

La vérité venait de lui apparaître, comme cespaysages plongés dans les ténèbres qu’un éclair illumine uneseconde jusque dans leurs plus lointaines profondeurs.

– Que ne m’avez-vous dit cela !s’écria-t-il. Pourquoi n’ai-je pas pensé plus tôt à ce ReubenDacre ?

« Votre dernière phrase a été pour moi untrait de lumière…

« Le reconnaîtriez-vous ?

– J’en suis sûre.

– Eh bien regardez !

Le milliardaire avait tiré de sa poche unportrait carte, qui n’était autre que la photographie de KlausKristian.

Justine Huvon n’y jeta qu’un coup d’œil.

– C’est bien lui, s’exclama-t-elle, avecune réelle stupeur, mais il était plus jeune. Pourtant il n’est pastrès changé…

Todd Marvel était retombé dans le silence. Ilcomprenait qu’il touchait au but.

Resté dans l’ombre, c’était certainement lediabolique docteur qui avait tout fait. C’était lui qui avaitexcité – sans doute grâce à d’autres faux – les soupçons de JuliusMarvel contre Mrs Alicia. C’était lui qui avait sans douteaidé à attirer Nevil Rutland dans un piège et qui peut-êtres’était emparé de l’énorme somme que portaient les deux rivaux,après les avoir tous les deux assassinés.

Todd Marvel demeurait confondu.

Il n’était pas encore sûr que la suppositionqu’il venait de faire fût exacte, mais elle était vraisemblable. Uninstinct, une intuition qu’il n’essayait pas de raisonner, luicriait que l’ombre formidable du génial criminel qu’était ledocteur planait au-dessus du drame de Ville-d’Avray.

Tout devenait presque clair avec cettehypothèse.

Le milliardaire s’expliquait maintenant lesraisons de l’acharnement que Klaus Kristian – ou Reuben Dacre, lenom importait peu – avait déployé contre lui. Le bandit n’eût pasdéployé une aussi destructive activité au sujet d’une affaire silointaine s’il n’y eût eu un intérêt capital.

Et Todd Marvel demeura persuadé que KlausKristian, en essayant de paralyser ses recherches, défendaitl’énorme butin que lui avait apporté son crime et qu’il avaitdû mettre en sûreté.

Puis le milliardaire trembla en songeant quele bandit avec lequel il était entré en lutte était peut-être lemeurtrier de Mrs Alicia, si mystérieusement disparue, elleaussi.

Il entrevoyait dans le passé du diaboliquedocteur d’effrayantes perspectives, d’insondables abîmes d’horreuret de perversité.

Mme Huvon, qui suivaitanxieusement sur la physionomie de son hôte le travail intérieur dela pensée, éprouva une sorte de satisfaction en le voyant peu à peuse rasséréner, recouvrer son calme habituel.

– Je vous sais gré de votre franchise,Madame, lui dit-il tout à coup. Grâce à vous je commence àentrevoir quelque clarté dans ces ténèbres sanglantes, que j’aicraint un moment de ne voir jamais se dissiper, et je me suis juréd’aller jusqu’au bout de la tâche que je me suis imposée !

« Plus que jamais, je suis décidé àdécouvrir les coupables et à les châtier.

– Monsieur, proposa timidementl’ex-camériste, je vous y aiderai de toute ma bonne volonté, si,toutefois, je puis vous être utile.

Todd Marvel réfléchit.

– Je désire que vous rédigiez, sous formede lettre, sans omettre aucun détail, tout ce que vous venez de medire.

Et comme Mme Huvon paraissaithésiter.

– Vous n’avez rien à craindre,expliqua-t-il. Au point de vue de la loi, vous n’avez commis aucuncrime, aucun délit.

« Vous avez remis à leur destinationquelques lettres dont vous avait chargée votre ancien maître. Vousêtes censée ne pas savoir ce qu’elles contenaient. Vous ne les avezpas ouvertes. Au point de vue légal, vous n’êtes nullementrépréhensible. Si vous avez des reproches à vous adresser, c’estaffaire entre vous et votre conscience.

– Cependant, n’ai-je pas remis àM. Marvel, les lettres qui m’avaient été confiées parM. Nevil et qui étaient adressées à Mrs Alicia ?

– Vous pouviez supposer que le mari lesdonnerait à sa femme, puisque lui-même vous confiait les lettres decelle-ci destinées à M. Rutland. Je vous le répète, personnene peut vous accuser.

– C’est bien, murmuraMme Huvon, au bout de quelques instants, je vaisfaire ce que vous me demandez aujourd’hui même, vous aurez demainmatin, au premier courrier, la déclaration détaillée et signée demoi.

Lorsque le milliardaire se retira, il étaitentièrement satisfait. Bien que, somme toute, il n’eût rien apprisde positif, il considérait comme terminée la partie la plusdifficile de sa tâche.

Le fait seul que le docteur Reuben Dacre et lebandit Klaus Kristian n’étaient qu’une seule et même personne, luidonnait, pensait-il, la clef de l’énigme.

Todd Marvel fut reconduit jusqu’à la porte dela rue par l’ex-femme de chambre, qui paraissait allégée d’unpesant souci, presque joyeuse, depuis qu’elle avait fait au fils deson ancienne maîtresse l’aveu de ses fautes passées.

CHAPITRE III – UN ACCIDENT MORTEL

Le milliardaire en regagnant son auto retrouvaFloridor et le fidèle Auguste qui l’attendaient impatiemment.

– Nous avons été très inquiets pendantvotre absence, expliqua le Canadien, nous avons vu sortir de lamaison où vous veniez d’entrer, une vieille gitane, d’allure trèssuspecte. Après avoir jeté sur nous un coup d’œil méfiant, elle apris sa course à travers le bois et Auguste, qui s’était élancé àsa poursuite, n’a pu la rejoindre.

« En revenant, il a découvert sous unbuisson les haillons de couleur voyante dont était vêtue laprétendue bohémienne.

« Je ne serais nullement surpris que nousayons eu affaire à Dadd lui-même.

– Tu ne t’es pas trompé, répondit ToddMarvel. J’ai reconnu, moi aussi le jeune bandit, qui, précisément,est doué du génie des déguisements, mais il était trop tard pour lerattraper.

– Nous étions très alarmés, dit Auguste àson tour, quand nous avons vu cette hideuse vieille sortir de lamaison où vous vous trouviez. Si votre absence s’était prolongéedix minutes de plus, nous serions entrés pour voir ce que vousétiez devenu.

– Rassurez-vous, il ne m’est rien advenude fâcheux, bien au contraire. J’ai appris beaucoup de chosesintéressantes et je crois que nous ne sommes pas loin de toucher aubut.

Et pendant que l’auto roulait lentement sousles beaux ombrages du bois de Vincennes, le milliardaire mit sesdeux dévoués collaborateurs au courant des révélations qui venaientde lui être faites.

– Gardons-nous l’auto jusqu’àVille-d’Avray ? demanda le Canadien.

– Non, répondit Todd Marvel après unmoment de réflexion. J’ai des raisons pour prendre le métro, commenous l’avons fait en venant. L’auto nous reprendra à la station desTuileries.

Tous trois quittèrent la voiture à la porte deVincennes et prirent place dans un compartiment de première.

À la station de la Nation, ils descendirent,et attendirent le train suivant, afin de dépister les espions,d’après la méthode ingénieuse préconisée par Auguste.

À la Bastille, une foule énorme se précipitadans les compartiments, c’était l’heure de la sortie des atelierset les wagons étaient littéralement pris d’assaut. Des groupesd’hommes, les poings crispés, se suspendaient désespérément endehors des portières aux rampes de cuivre.

– Quelle effroyable cohue ! murmurale milliardaire, je m’étonne, que dans cette foule, si brutalementempilée dans un étroit espace, il ne se produise pas plusd’accidents.

Comme pour donner raison à Todd Marvel, unevéritable bagarre eut lieu dans la voiture de seconde qui précédaitcelle où se trouvaient le milliardaire et ses deux amis.

Quelques voyageurs robustes et brutaux sefaisaient place sauvagement aux dépens des plus faibles. Il y eutdes jurons, de petits cris de femmes et d’enfants, à demi écraséspar la terrible poussée. La mêlée petit à petit était devenuegénérale et les employés étaient complètement impuissants à ramenerle calme.

Le train n’était qu’à peu de distance de lastation de Saint-Paul, quand un effroyable hurlement domina uninstant tous les bruits du tunnel.

Sous la poussée des voyageurs empilés àl’intérieur, un des hommes cramponnés aux barres de cuivre, venaitde lâcher prise et avait roulé sur les rails.

Le malheureux dans la même minute fut broyépar un autre train qui arrivait en sens inverse.

Un cri d’horreur s’échappa des mille poitrinesde la foule des voyageurs, subitement devenus immobiles, figésd’épouvante.

Le convoi entrait en gare.

Pendant que des hommes d’équipe se hâtaientd’emporter sur un brancard recouvert d’une bâche les débrissanglants, et de faire disparaître les traces du terrible accident…Todd Marvel s’était empressé de descendre.

Il avait besoin de respirer le grand air, etde marcher, de dissiper l’atroce sensation qui venait de lui briserles nerfs.

Quelques heures plus tard, en ouvrant unjournal du soir, il eut la surprise de lire l’entrefiletsuivant :

« Un voyageur a été écrasé hieraprès-midi, vers seize heures, entre les stations de la Bastille etSaint-Paul. Bien que le corps fût horriblement mutilé, il a pu êtreidentifié, grâce aux papiers trouvés dans les vêtements et grâceaussi à certains témoignages.

« Le défunt n’est autre qu’un célèbrebandit américain, le fameux docteur Klaus Kristian, dont le nom del’autre côté de l’Atlantique est presque légendaire.

« Auteur de vols audacieux, richedisait-on de dix millions de dollars, plusieurs fois condamné àmort, Klaus Kristian avait toujours réussi à s’évader. Il meurtvictime d’un accident banal au moment où il se disposait sans douteà exercer aux dépens des Parisiens ses criminels talents.

« Klaus Kristian a été formellementreconnu par divers membres de la colonie américaine.

« Nous apprenons en dernière heure, que,d’après certains on-dit, la mort de Klaus Kristian ne serait paspurement accidentelle.

« Affilié à plusieurs sociétés secrètesaméricaines qui lui avaient confié des sommes considérables, ilaurait pris la fuite avec l’argent et c’est en châtiment de cetteindélicatesse qu’il aurait été immolé par quelques affiliés de laMain Rouge ou du Ku Klux Klan.

Après cette lecture, Todd Marvel, demeuralongtemps absorbé dans ses pensées. Une main plus puissante que lasienne s’était chargée de châtier le criminel. Lui disparu, lescomparses auxquels il communiquait la flamme de son génieredevenaient de quelconques malfaiteurs et ne tarderaient pas àtomber dans les mains de la police.

Quelques jours plus tard, le même journal, quiavait raconté dans les termes que nous venons de reproduire,l’horrible fin du bandit, annonçait en bonne place, le trèsprochain mariage du célèbre détective milliardaire Todd Marvel etd’une jeune héritière californienne, Miss Elsie Godescal, aussiopulente que belle.

CHAPITRE IV – AU PALAIS D’ALADIN

Deux gentlemen d’une tenue parfaitementcorrecte étaient assis à la terrasse d’un grand café du boulevardde la Madeleine. Un Brummel ou un Chevalier d’Orsay eussent trouvéleur mise irréprochable, sauf cependant sur un point : la tropgrande quantité de bijoux voyants qu’ils étalaient avec unecomplaisance évidente.

Ils avaient des bagues à tous les doigts,leurs boutons de manchettes étaient larges comme des dollars et ungros brillant ornait leur épingle de cravate. Il n’était pasjusqu’à la pomme de leur canne et leurs fume-cigares qui ne fussentenrichis de pierres précieuses. Tous deux étaient littéralementrutilants.

En dépit de cette splendeur, qui leur valaitla déférence des garçons et du gérant de l’établissement, ilsparaissaient assez mélancoliques.

Tout en sirotant à l’aide de longues pailles,un savoureux cocktail, ils échangeaient des réflexions assezpessimistes…

– Depuis que le docteur est mort, dit leplus âgé des deux, je n’ai plus de courage à rien.

– Moi non plus, mon vieux Toby, jedeviens neurasthénique. Je n’ai pas d’idée, je suis complètementdérouté.

– En perdant le docteur Klaus Kristian,nous avons tout perdu. Celui-là, c’était un homme !

– Mon cher Dadd, il ne faut pas selaisser aller au découragement. Somme toute notre situationpourrait être plus fâcheuse. Nous avons un portefeuille bien garni,de l’argent en banque…

– Tout ça m’est bien égal ! répliquaDadd avec amertume. Je t’assure que je regrette bien sincèrement letemps où je courais les grandes routes, vêtu de guenilles comme unsimple tramp, et où j’aidais le docteur à réaliser ses génialesconceptions.

« Maintenant, je n’ai plus de but dansl’existence…

– Sois sérieux, reprit Toby Grogan, avecfermeté. Le docteur est mort, c’est un grand malheur, mais nous n’ypouvons rien. Cela appartient déjà au passé. Il faut que noussongions à nous, que nous prenions une résolution !

– Bah ! murmura Dadd en haussant lesépaules, on a bien le temps.

– Je ne suis pas de ton avis. Tu telaisses vivre avec une insouciance magnifique. Tu oublies unechose, c’est que le docteur – c’était un homme de génie dont jerespecte la mémoire bien que je n’aie pas toujours eu à meféliciter de sa façon d’agir envers moi –, le docteur n’est plus làpour nous tirer d’affaire.

– Eh bien ?

– Il ne faut pas être sorcier pourdeviner que Todd Marvel, qui a de sérieuses raisons de nous envouloir, va tenter l’impossible pour nous faire arrêter.

– Je ne partage pas ta manière de voir,répliqua Dadd avec un sang-froid imperturbable.

« Je crois, au contraire, que maintenantTodd Marvel est débarrassé de son ennemi personnel, il va nouslaisser parfaitement tranquilles. Pour lui que sommes-nous ?Des comparses, des sous-ordres, pas autre chose. Je suis sûr qu’ilne pense déjà plus à nous. D’ailleurs, il se marie et…

Toby Groggan, d’ordinaire très pondéré, eut ungeste si brusque qu’il renversa le gobelet de cristal placé devantlui.

– Tu es stupide ! s’écria-t-il, tudevrais savoir par expérience, que Todd Marvel est un homme d’uneterrible ténacité. Il ne nous lâchera pas. Il aura notre peau,comme il a eu celle de ce pauvre docteur !…

– Où veux-tu en venir ? demandaPetit Dadd, agacé par cette insistance.

– À ceci tout simplement, déclara Tobyavec véhémence, c’est que nous ne sommes plus en sûreté à Paris, etque moi, je n’y reste pas. Je vais retourner en Amérique où l’on adû m’oublier et tu feras sagement de m’imiter !

– Tu as toujours été un froussard,grommela Dadd avec une nuance de mépris dans la voix. Et quandpars-tu ?

– Pas plus tard que demain matin. Hieraprès-midi, j’ai été retirer mon argent de la banque. J’ai pris àl’agence un billet pour le train transatlantique Paris-Cherbourg.Demain soir, je serai confortablement installé dans une cabine depremière et je voguerai vers New York.

– Tu es fou ! s’écria Dadd aveccolère. Va-t’en, si tu veux ! moi je reste !

– À ton aise, murmura Toby, horriblementvexé. Après tout, chacun est libre de faire ce qui lui plaît.

Après une discussion qui faillit dégénérer endispute, les deux bandits se séparèrent froidement. Tous deuxétaient furieux et s’accusaient réciproquement d’égoïsme etd’imprudence.

Lorsque Toby eut disparu à l’angle de la rueDuphot, Petit Dadd poussa un soupir de satisfaction.

– Quel poltron ! quel idiot !grommela-t-il. Je suis bien aise d’être débarrassé de lui. J’ai euvraiment du flair en ne le mettant pas au courant de mesprojets.

« Je n’ai pas la moindre envie de revoirl’Amérique. Je vais me faire naturaliser et je compte bien finirdans la peau d’un bon bourgeois français.

Petit Dadd eut un sourire plein de fatuité. Ilpaya le garçon auquel il laissa un royal pourboire, alluma uncigare et se dirigea sans se presser vers un grand restaurant dontle chef était célèbre par ses canards à la rouennaise, sescoquilles Saint-Jacques à la royale et ses homards à laDouglas.

Après avoir mangé de grand appétit un repasexquis, arrosé d’une bouteille de Beaune des hospices, Dadd prit untaxi et se fit conduire place Pigalle.

Il était neuf heures. Jusqu’au fond del’horizon, les façades flamboyantes des music-halls, des petitsthéâtres et de cabarets déployaient leurs gerbes de lumièrespolycolores, leurs gerbes de fleurs de feu comme dans un jardinenchanté.

– C’est tout de même un peu plus gai qu’àChicago, murmura Dadd avec un sourire satisfait.

Après avoir flâné pendant un long quartd’heure, le long des terrasses fleuries de jolies femmes en clairestoilettes de printemps, après avoir parcouru, en vrai badaud, lesaffiches bariolées des cinémas, il se décida à franchir le portiqueaux énormes arabesques d’or – d’un style hispano-arabe de hautefantaisie – d’un établissement qui s’intitulait pompeusement« le Palais d’Aladin ».

Dadd était honorablement connu dans le célèbredancing. Le portier aux moustaches importantes, dont le thoraxbombé était orné d’une double rangée de décorations, eut pour luiun sourire déférent. Le contrôleur, un véritable homme du monde, auplastron éblouissant et qui portait l’habit avec l’aisance d’undiplomate de carrière, l’honora d’une poignée de main, enfin leschasseurs, sanglés dans un invraisemblable uniforme orange etviolet, le saluèrent avec respect.

– Madame est-elle arrivée ? demandanégligemment Dadd à l’un de ces moutchachous qui répondait au nomde Bébert.

– Elle est à sa place habituelle, j’ai eugrand soin de lui garder sa table. Si Monsieur veut se donner lapeine d’entrer dans la salle.

Dadd mit une pièce blanche dans la main del’enfant et souleva la portière de velours vert, rutilante debroderies d’or qui séparait le grand hall du vestibule.

Sous les hautes voûtes, soutenues par descariatides, représentant les génies et les sultanes du conteoriental, une cohue affolée tourbillonnait dans une brumelumineuse, aux sons d’un jazz-band, mené par sept Noirs installésau fond de la salle sur une estrade recouverte d’un dais.

Tous les sept soufflaient dans leursinstruments avec une sorte de rage qui imprimait au shimmy desallures vertigineuses. Les couples en sueur tournaient etvirevoltaient avec une véritable frénésie.

– Ces gens sont fous, songea Petit Daddavec une sérénité philosophique.

Et il gagna prudemment les bas-côtés où depetites tables nichées dans un fouillis de verdure permettaient auxcouples de se restaurer et de se rafraîchir et aussi d’échangerleurs confidences loin des oreilles indiscrètes.

À une de ces tables, située un peu à l’écart,se tenait une dame assez corpulente, vêtue d’une élégante robe desoie bleue et d’un corsage à peine décolleté. En dépit d’uneopulente chevelure, d’un blond ardent, et d’un maquillage savant,la dame accusait la quarantaine bien sonnée.

– Chère amie, s’écria Dadd en s’inclinantavec respect pour baiser la main qu’on lui tendait. Je suis désoléde vous avoir fait attendre, vous me pardonnez ; je suistellement bousculé, surmené… J’espère au moins qu’il n’y a pas troplongtemps que vous êtes là ?

– J’arrive à l’instant, répondit la dameen baissant pudiquement sa voilette, mais je vous avoue que votreexactitude me fait grand plaisir. Je n’aime pas à me trouver seuledans un endroit comme celui-ci. Je vous l’ai dit très franchement,je ne suis pas une mondaine, moi, je suis une bonne bourgeoise, unpeu « pot-au-feu », comme nous disons en France. Je ne meplais que chez moi, dans mon intérieur, pourvu, toutefois qu’uneaffection sérieuse et sincère, crée autour de moi cette atmosphèrede tendresse, sans laquelle je ne saurais vivre.

« Je suis une sentimentale ; quevoulez-vous monsieur Dadd, j’ai besoin d’être aimée… C’est unefaiblesse de ma nature, je suis trop sensible, trop tendre et,comme je vous le disais, trop sentimentale.

Dadd avait arboré son monocle et subjuguait savictime d’un regard fascinateur.

– Vous pouvez dire, chère amie,répliqua-t-il avec le plus grand sang-froid, que vous avez unevraie chance, vous êtes née sous l’étoile du Bonheur. Nous étionsfaits pour nous rencontrer. Moi aussi, je suis un sentimental. Iln’y a pas un homme au monde, comme moi pour comprendre le cœurd’une femme. Vous entendez madame Bernadet, et je vous le prouveraiavant qu’il soit longtemps !

Mme Bernadet eut un chastesourire.

– Je ne demande pas mieux,balbutia-t-elle rougissante. Mais soyons pratiques. Vous tenezdécidément à ce mariage ?

– Si j’y tiens ? s’écria Petit Daddavec une conviction farouche.

– Oh ! je sais bien que pour lesquestions de sentiment, d’idéal, d’affection pure, il n’y aura pasde querelles entre nous. Mais voyons les réalités, je suisrelativement pauvre, je n’ai guère que cinquante mille francs derente… et vous un milliardaire !…

– Ne remuons pas ces vilaines questionsd’argent, déclara Petit Dadd avec une moue, je suis riche pourdeux ; l’argent, Dieu merci, n’a rien à voir dans les chosesdu sentiment !

Après cette noble déclaration, Dadd essaya deravir un baiser à sa vieille fiancée ; il croyait cetteformalité indispensable pour achever la conquête de l’opulenteveuve. À sa grande surprise, il fut vertement repoussé.

– Monsieur Dadd, lui ditMme Bernadet avec une dignité hautaine, je suispeut-être un peu bourgeoise, un peu vieille France, un peu vieuxjeu, si vous voulez, mais j’ai des principes dont je ne medépartirai pas, dussé-je vous paraître ridicule. Il y a certainesfamiliarités que je n’admettrai jamais, surtout dans un lieupublic.

– Allons chez vous, fit Daddnaïvement.

Mme Bernadet rougit et baissales yeux.

– Je vois qu’il faut que je fasse tout ceque vous voulez, soupira-t-elle. Mon auto est à la porte. Je vousemmène, je crois qu’il reste à l’office un chaud-froid de faisan,un peu de homard à l’américaine, une ou deux bouteilles dechampagne « pavillon américain ». Nous ferons ladînette…

Dadd jeta orgueilleusement sur la table unbillet de banque de cent francs, et ne prit pas la peine d’attendrequ’on lui rendît la monnaie.

Une minute après, il était installé aux côtésde sa fiancée, sur les coussins d’une confortable limousine.

– Au Palais, criaMme Bernadet dans le tube acoustique.

– Un palais ! s’écria Dadd avec unvéritable respect.

– Un palais, répliqua la veuve avec unesecrète ironie, le mot est excessif, l’architecture n’est pas mal,mais nous sommes plusieurs locataires. D’ailleurs, on y est trèsbien, pour réfléchir et pour travailler.

– On travaillera, murmura Dadd avec unevague inquiétude.

Le trajet s’accomplit avec une célérité quitenait du prodige. L’auto traversa la Seine, longea les quais, puiss’engouffra sous une haute voûte et stoppa au milieu d’une courd’aspect sinistre.

– Nous sommes arrivés, déclaraMme Bernadet, d’une voix rude et qui n’avait plusrien de féminin.

Elle descendit, Dadd l’imita, mais au momentoù il mettait pied à terre, le chauffeur qui lui aussi étaitdescendu lui mit la main sur l’épaule.

– Vous êtes bien le nommé Havelock Daddy,citoyen américain, surnommé Petit Dadd ?

Et sans attendre la réponse del’interpellé :

– Au nom de la loi je vous arrête.

– Où suis-je ? balbutia Daddéperdu.

– Dans la cour du Dépôt, répliqua laprétendue Mme Bernadet, qui, débarrassée de saperruque blonde et de son déguisement féminin, montrait la facehilare de l’ex-cabotin Auguste Poutinard.

Et comme Dadd se taisait, atterré.

– Ne vous faites pas de bile, ajoutaaimablement le policier, vous allez retrouver votre copain, lesieur Toby Groggan, qui a été pincé à son hôtel, il y a uneheure.

Dadd s’était écroulé comme une masse :des agents survinrent et l’entraînèrent dans l’intérieur du sombrebâtiment.

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