Le cycle des Habits Noirs comprend huit volumes :
* Les Habits Noirs
* Cœur d’Acier
* La rue de Jérusalem
* L’arme invisible
* Maman Léo
* L’avaleur de sabres
* Les compagnons du trésor
* La bande Cadet
Avant-propos
Le présent récit est tout à fait indépendant des quatre séries qui ont été précédemment publiées : Les Habits Noirs, Cœur d’Acier, L’Avaleur de sabres, La Rue de Jérusalem, et il n’est aucunement nécessaire de connaître l’un ou l’autre de ces ouvrages pour suivre l’action de notre drame.Néanmoins, nous jugeons utile de présenter ici en quelques mots la physionomie vraie de la redoutable association, défigurée aux yeux du public par le hasard d’une de ces rencontres judiciaires qu’on appelle des causes célèbres.
La contrefaçon se glisse partout, même dans le sombre commerce qui brave le bagne et l’échafaud. Quelques vulgaires coquins vinrent un jour s’asseoir sur les bancs de la cour d’assises, où ils avouèrent, non sans un naïf orgueil, qu’ils étaient les Habits Noirs. C’était là une vanterie : s’ils eussent été les Habits Noirs, la cour d’assises ne les aurait pas jugés.
En effet, la base même de l’association Fera-t-il jour demain était la sécurité presque merveilleuse dont jouissaient tous ses membres, au moyen du mécanisme savant qui, pour eux, « payait la loi ».Pendant les trois quarts d’un siècle, la justice et la police firent le siège de cette étrange forteresse sans jamais pouvoir y entrer ; une muraille magique semblait la ceindre, etn’eussent été les quelques filous à la tête desquels unvaudevilliste sans ouvrage vint jouer au Palais la dernière scènede sa piteuse comédie, on pourrait affirmer qu’aucune trace decette raison sociale, si tristement légendaire : les HabitsNoirs, n’existe dans les différents greffes de l’Europe.
Et pourtant, il est bien avéré que laconfrérie promenait son quartier général tantôt à Paris, tantôt àLondres. Sous la monarchie de Juillet, les capitales allemandes,Vienne, Berlin, Dresde, Munich, lui fournirent d’abondantesrécoltes. Du temps de la Restauration, Naples, qui était sonberceau, l’avait vu refleurir avec le fameux Beldemonio, maître descompagnons du Silence. Vingt ans auparavant, en Angleterre, unmultiple et mystérieux personnage, Thomas Brown (Jean Diable),avait ressuscité la Great Family des voleurs de Londres endonnant aux gentilshommes de la Nuit le nom nouveau de BlackCoats (Habits Noirs).
Pourquoi tous ces bandits, commandant à denombreuses armées, étaient-ils restés invisibles etinsaisissables ? Pourquoi l’égide qui semblait les protéger enface de la loi couvrait-elle aussi leurs lieutenants et jusqu’àleurs soldats ? c’est que, retournant la loi contre elle-même,un coquin de génie avait inventé pour eux l’assurance en cas decrime.
Lorsque je révélai pour la première fois cetrès curieux mystère, on m’accusa de jouer avec le feu, mais jerépondis la vérité même : le procédé était connu de tous lesmalfaiteurs, il ne restait déjà plus que les honnêtes gens àinstruire.
Nos temps modernes n’édictent plus de loisfondamentales. Ce sont les Romains qui ont bâti ces largesmonuments dont les pierres, solidement cimentées, ont résisté àl’injure des siècles. Sauf de rares exceptions, nos législateurs selogent dans des maisons toutes bâties.
Les vieux Romains, courts et carrés commeleurs glaives, parlaient par axiomes, coulant dans le même bronzel’erreur avec la vérité. Ce sont eux qui ont inventé le prodigieuxapophtegme : « L’exception confirme la règle », àl’aide duquel Tartufe dialecticien pourrait mettre la logiqueuniverselle dans sa poche. Ils pensaient ne tuer que l’exception,mais c’est la règle même qu’ils assassinaient par ce hardimensonge. Dans leurs lois ils partent souvent ainsi de tel faitcontestable érigé par eux en solennelle évidence.
Ces considérations, abstraites en apparence,ne nous éloignent pas de notre sujet. L’association des HabitsNoirs était fondée sur un des plus célèbres parmi les dictons de lajurisprudence romaine, Non bis in idem, qu’il fautparaphraser ainsi pour le rendre intelligible : « Nepunissez pas deux hommes pour un seul crime. »
Ce fut peut-être dans le principe une barrièreopposée à la gourmandise proverbiale de dame Thémis, mais on peutdire que jamais règle ne se confirma par de plus lamentablesexceptions.
Elle a deux torts : elle suppose enpremier lieu l’infaillibilité du juge (encore une règle que desexceptions terribles, les erreurs judiciaires, viennent tropsouvent confirmer) ; ensuite elle compte sur la naïveté desbandits, ce qui dépasse les bornes de l’enfantillage. Le crime estprudent et instruit ; il va à l’école. Depuis que cettelégende écrite sur la porte qui mène au supplice a, pour lapremière fois, crié aux docteurs es scélératesse : « Faispasser un autre à ta place et tout sera dit », combiend’innocents, poussés par la force ou entraînés par la ruse, ont-ilsfranchi le seuil fatal !
Une fois le seuil franchi, la loi payée biffele crime au droit et à l’avoir de son grand livre. Alors, Thémis,sereine, ayant balancé ses écritures, dort appuyée sur le glaivequi jamais ne peut se tromper.
Jamais ! la loi l’a dit, et les têtescoupées ne parlent pas. Il y a telles exceptions plus connues quele loup blanc, ainsi Lesurques, par exemple, qui dorment ainsi côteà côte avec la loi et qui semblent destinées à confirmer la règlejusqu’à la consommation des siècles !
L’Italie fut toujours la terre classique dubrigandage. Vers la fin du siècle dernier, le fameux Fra Diavoloréunit sous sa carabine les Camorredeuxième et troisième,composées des bandes calabraises et siciliennes, auxquels sejoignirent les proscrits, réfugiés sur le versant de l’Apennin quidescend vers la Capitanate. La terreur publique leur fit bientôtune renommée à cause de leur costume. Les gouvernements de Napleset de Rome mirent à prix la tête de leur chef, ce qui n’empêchapoint le cardinal Ruffo de les enrôler militairement et de leslancer contre nos soldats en 1799.
Les Veste Nere combattirent etpillèrent autour de Naples de 1799 à 1806, époque où Michel Pozza(d’autres disent Pozzo ou Bozzo), surnommé Fra Diavolo, périt surl’échafaud.
Les livres disent cela, mais dans l’Italie duSud, on écrit autrement l’histoire. Dès le lendemain del’exécution, Fra Diavolo traversait les Abruzzes et gravissait lessentiers de la montagne.
Il semble certain que plusieurs chefs, soitimposture, soit simple droit de succession, portèrent ce nom de FraDiavolo. Le dernier quitta le pays de Naples avant la chute du roiMurât et acquit dans l’île de Corse, à beaux deniers comptants, undomaine considérable, possédé jadis par les moines de la Merci. Lesmille gorges qui sillonnent la montagne, d’Ascoli jusqu’à Cozenza,n’en devinrent pas beaucoup plus sûres, car les bandits, adonnés autromblon et à la guitare, croissent là-bas en pleine terre avec uneeffrayante abondance, mais les Veste Nere avaientdisparu.
En revanche, on commença à parler des HabitsNoirs en France et des Black Coats en Angleterre. Habit Noir commeBlack Coat est la traduction littérale de VestaNera.
Cédant arma togœ ! L’associationmettait un terme à ses folies de jeunesse. Après Romulus, qui neconnaît que l’épée, vient toujours un pacifique Numa, dont le rôleest de remplacer la violence stérile par d’intelligents etprofitables efforts. Parvenue à cette période de maturité, laconfrérie des Habits Noirs garda son but en changeant ses moyens.Le crime était toujours l’objet unique de son commerce, mais nonplus le crime brutal, accompli aux risques et périls du malfaiteur.Le Maître, ou, pour parler la langue technique des VesteNere, le Père-à-tous (il Padre di ogni), hommeimpassible et rusé, noble de naissance, ruiné dès longtemps par lejeu, mais ayant toujours gardé de grands dehors, avait précisémentce qu’il fallait pour organiser la terrible cité du brigandageinternational.
Les circonstances le favorisèrent ; larestauration des Bourbons mit l’Europe en trouble juste au début deson entreprise, et fit de Paris une foire cosmopolite où les romansles plus audacieux pouvaient se nouer impunément.
Ce fut pendant cet âge d’or de la fraude où lecomte Pontis de Sainte-Hélène, forçat évadé, commandait une légionde la garde nationale parisienne et passait la revue du roi dans lacour des Tuileries, que s’organisa aisément, au milieu du tohu-bohupolitique, ce qu’on pourrait appeler la commandite générale dumeurtre et du vol.
L’histoire de cet étrange comptoir n’a pointde pièces justificatives, parce que le principe même de saformation élevait une barrière entre lui et les tribunaux. C’estpresque toujours l’instruction criminelle qui rassemble ou qui créeles matériaux écrits dont l’ensemble donne un cachet historique auxprouesses des malfaiteurs, mais ici, néant. Les Habits Noirsn’eurent jamais de procès, grâce à cette ingénieuse et redoutablecombinaison qui, pour chacun de leurs méfaits, jetait un coupableen pâture à la loi.
Ils tuaient deux fois : ils tuaientPierre, par exemple, pour avoir sa bourse, et jetaient Paul entreles jambes de la justice qui courait après le voleur de la boursede Pierre. Cela faisait un coup de hache qui raturait un coup decouteau.
Cependant, si les documents officiels fontdéfaut, les preuves légendaires abondent, et toute personne assezmalheureuse pour avoir passé la cinquantaine se souvient despaniques qui firent trembler Paris sous les règnes de Charles X etde Louis-Philippe.
Paris traduit à sa façon toute parole dont ilignore la véritable étymologie. Ces deux mots réunis, les HabitsNoirs, après avoir tenté sa curiosité, prirent pour lui unesignification menaçante. L’habit noir est l’uniforme des gens dumonde ; Paris supposa que la bande fashionables’était tirée ainsi pour bien établir la différence qui la séparaitdu commun des coquins, dont la toilette est généralement peusoignée. Son imagination s’échauffa et il fabriqua lui-même le typed’une société mystérieuse recrutant ses affiliés dans les classesles plus élevées de l’ordre social.
Paris ne se trompait pas tout à fait. Il yavait dans le conseils des Habits Noirs plusieurs gentilshommesdéclassés, une vraie comtesse et un prétendant (Louis XVII) quiopérait des pêches miraculeuses dans le faubourg Saint-Germain.
En outre, le Maître était un hommeconsidérable dont l’influence allait haut et loin. Il dépensaitnoblement de larges revenus et le respect public entourait savieillesse.
Le siège de la société n’était à proprementparler nulle part, et suivait le scapulaire, signe de maîtrisechoisi par le Père-à-tous en souvenir des moines de la Merci.L’ancien couvent de ces derniers, situé dans l’île de Corse, aupays de Sartène, servait de place forte à l’association. Le Maîtrey avait fondé un hospice, et c’était là que les soldats blessés oucompromis de la ténébreuse armée trouvaient un asile.
Cette page préliminaire résume lesexplications contenues dans les quatre romans qui ont pour sujetcommun les Habits Noirs ; le reste appartient à notredrame.
Un mot encore : mon ami et confrère EmileGaboriau a rendu célèbre le nom d’un de nos personnages, M.Lecoq.
Je ne prétends pas du tout qu’il m’ait pris cenom, mais comme je ne veux point être accusé de le lui avoiremprunté moi-même, je constate ici que L’Affaire Lerouge,où Gaboriau parle pour la première fois de son M. Lecoq, a paruplus de deux ans après Les Habits Noirs, où monM. Lecoq remplissait déjà un rôle principal.
Un soir de vendredi, vers la fin de septembre,en 1838, à la tombée de la nuit, le garçon du marchand revendeurétabli à l’angle des rues Dupuis et de Vendôme était en train defermer la boutique lorsqu’un élégant coupé s’arrêta devant laporte. Les échoppes du quartier du Temple reçoivent souvent d’aussibelles visites que les magasins à la mode ; le faubourgSaint-Germain et la Chaussée-d’Antin ont appris dès longtemps lechemin de cette foire et y viennent en tapinois, soit pour acheter,soit pour vendre.
Le garçon remit à terre le volet qu’il avaitdéjà soulevé à demi et attendit, pensant que la portière du coupéallait s’ouvrir.
Mais la portière ne s’ouvrit point et le storerouge qui défendait l’intérieur de la voiture contre les regardscurieux resta baissé. Le cocher, beau garçon au teint fleuri,planta son fouet dans la gaine comme s’il eût été arrivé au termede sa course et tira de sa poche une pipe qu’il bourrapaisiblement.
Le garçon, quoiqu’il fût d’Alsace, connaissaitassez bien son Paris, car il se demanda :
– Est-un monsieur qui attend une damelà-dedans ou une dame qui espère un monsieur ?
Et avant de reprendre son volet il tourna lecoin de la rue de Vendôme pour voir à quel sexe appartenait leretardataire ; mais il se trouva tout à coup en face d’un bongros père qui arrivait les mains dans ses manches et qui le saluad’un débonnaire sourire.
– Tiens ! tiens ! dit le garçon,c’est M. l’Amitié qui venait voir le patron ! Vous n’avez pasde chance, papa Kœnig et sa dame viennent de partir pour leur petitjardin de Saint-Mandé. Des propriétaires, quoi ! ça n’estheureux que dans leur campagne ; un carré de gazon large commeun mouchoir et douze manches à balai qui ont chacun trois feuillesmalades… faudra-t-il dire quelque chose au patron de votrepart ?
M. l’Amitié l’écarta du coude et continua saroute après lui avoir adressé un signe de tête amical.
C’était un homme jeune encore à ne regarderque ses yeux vifs et rieurs, mais il portait une barbe grisonnante,très mal peignée, qui trahissait l’approche de la cinquantaine.Sous les plis d’une houppelande délabrée et très large qui semblaitvenir en droite ligne de la Judengasse de Francfort, on pouvaitdeviner la remarquable carrure de ses épaules. Il marchait sansbruit dans une paire de ces doubles bottes fourrées que lesvoyageurs mettaient par-dessus leurs chaussures, au temps où il yavait des diligences.
En passant devant le cocher bien mieux habilléque lui, il secoua la tête doucement, puis il franchit le seuil dela boutique.
– Quand je vous dis que le patron est sorti…marmottait derrière lui le garçon alsacien.
M. l’Amitié, gardant toujours ses mains dansses manches, traversa le magasin encombré de débris misérables,parmi lesquels on eût découvert quelques meubles de prix et deriches étoffes. Parvenu à la porte du fond, il l’ouvrit en silenceet continua sa route.
– Ah çà ! ah çà ! s’écrial’Alsacien, êtes-vous sourd, l’homme ? Quand je vous dis…
Il n’acheva pas. M. l’Amitié s’était enfinarrêté. Sa main se posa sur l’épaule du garçon, qu’il regarda enface, il prononça tout bas ces trois mots :
– Il fait jour.
L’Alsacien recula de plusieurs pas et sonvisage naïf exprima la consternation la plus complète.
– Faut-il en avoir du guignon !grommela-t-il en crispant ses doigts dans ses cheveux : m’êtremis dans un pareil pétrin pour une fois que je me suis fait payer àboire ! À Paris, avant de parler avec quelqu’un, faudrait luidemander ses papiers.
M. l’Amitié approuva du bonnet et choisit unbon vieux fauteuil où il s’assit commodément.
– Tu parles comme un livre, Meyer, mon ami,dit-il d’un ton doux et jovial. Est-ce que tu as les clefs de lacave ?
Meyer haussa les épaules, et M. l’Amitiéreprit :
– Non ? le père Kœnig est un hommeprudent… Alors, va-t’en au cabaret me chercher une bouteille demâcon cachetée à vingt-cinq.
L’Alsacien se dirigeait vers la porte, M.l’Amitié l’arrêta.
– Attends, continua-t-il, je vais te donnertoutes tes instructions d’un seul coup. Tu viens toi-même deconstater le faible de ton maître pour les plaisirs deschamps ; en conséquence, nous n’avons nulle crainte d’êtredérangés. Jusqu’à voir, je suis ici chez moi…
– Comment, chez vous ! voulut interrompreMeyer.
– Tais-toi. Il va venir un brave jeune hommed’une trentaine d’années, un peu boiteux, et qui se sert enmarchant d’une grosse canne de jonc à pomme d’ivoire ; il tedemandera si M. Kœnig est à la maison, tu lui répondras oui.
L’Alsacien protesta par un geste énergique,mais il baissa les yeux sous le regard de M. l’Amitié, quipoursuivit :
– Et tu diras en t’adressant à moi :Patron, v’là quelqu’un qui voudrait vous parler. Je consentirai àrecevoir le visiteur en question, et comme il m’est envoyé par unami, je l’inviterai à prendre un verre de vin. Tu apporteras alors,comme si elle venait de la cave, la bouteille de mâcon cachetée àvingt-cinq. Est-ce compris ?
– Et pourquoi tout cela ? demandaMeyer.
– Est-ce compris ? répéta M.l’Amitié.
L’Alsacien laissa échapper un gested’impuissante colère.
– Et après ? demanda-t-il.
– Après, tu fermeras ta devanture et tu iraste promener.
– Mais vous ?
– Ne t’inquiète point de moi, répondit M.l’Amitié.
– Vous coucherez ici ?
– Il y a la petite porte de l’allée, monfils.
– Elle est fermée.
– Voici la clef.
Meyer resta bouche béante à regarder le loquetrouillé que son interlocuteur lui montrait.
– Est-ce que papa Kœnig enmange ? balbutia-t-il.
– Peut-être bien, répliqua l’Amitié, qui remitses mains dans ses manches. Meyer avait les joues rouges jusqu’auxoreilles.
– Écoutez, s’écria-t-il, tout ça a mauvaiseodeur et vous êtes capable de faire un méchant coup. Je suis unhonnête homme, vous allez prendre la porte et tout de suite, ouj’appelle la garde !
M. l’Amitié croisa l’une sur l’autre sesjambes chaudement chaussées et s’arrangea le plus commodément qu’ilput dans son fauteuil.
– Il y avait une fois, dit-il sans élever lavoix, un jeune garçon qui faisait semblant de dormir sur une tabledu cabaret de la Pomme de Pin, pendant qu’on assassinait lereceveur de la banque dans la salle voisine…
– Je dormais ! fit Meyer avec épouvante,je jure devant Dieu que je dormais ! j’étais ivre pour lapremière fois de ma vie.
– On cherche ce jeune garçon poursuivit M.l’Amitié… As-tu quelquefois vu des billets doux comme celui-là,bonhomme ?
Sa main se plongea sous les revers de sahouppelande et un papier frappé d’un large timbre vint tomber auxpieds de Meyer.
Le malheureux garçon se pencha pour mieuxvoir, puis ses genoux fléchirent comme s’il eût reçu un coup sur latête.
– Un mandat d’amener ! prononça-t-ild’une voix étranglée ; oui, je connais cela ; j’ai étédomestique au greffe de Colmar… et mon nom ! mon nom écrit entoutes lettres !… qui donc êtes-vous ?
– Peut-être un inspecteur dans l’exercice deses fonctions, répliqua M. l’Amitié, dont le sourire devint cruel.Parlons en français : je suis en train de pêcher aujourd’huiun plus gros poisson que toi. Si tu marches droit, je fermerai unœil et tu auras le temps d’aller te faire pendre ailleurs. Tiens,voilà un louis, va acheter le vin et garde la monnaie pour tonvoyage. Si tu m’en crois, tu coucheras cette nuit sur la routed’Allemagne.
Meyer sortit d’un pas chancelant ; sescheveux hérissés remuaient sur son crâne.
Un quart d’heure après, toujours dansl’arrière-boutique du papa Kœnig, revendeur de vieilleries etamateur de joies champêtres, M. l’Amitié était assis devant unguéridon soutenant une bouteille entamée, deux verres pleins et unechandelle de suif.
De l’autre côté de la table s’asseyait levisiteur mystérieux dont il avait donné le signalement à Meyer.
Meyer avait disparu.
– Je suis tout joyeux, disait M. l’Amitié, quiparlait maintenant avec un léger accent allemand, de faire laconnaissance d’un compatriote et d’un coreligionnaire. Comment vonttous nos bons amis de Carlsruhe, mon cher monsieur Hans ?
– Les uns bien, les autres mal, répondit levisiteur, dont le visage accusait énergiquement le typeisraélite.
L’Amitié frappa ses mains l’une contrel’autre.
– Voilà des réponses comme je les aime !s’écria-t-il. Passé le pont de Kehl, de ce côté-ci, on ne rencontreplus que des fous qui parlent droit, hé ! mon frère ?
Hans ne répondit que par un signe de têteapprobatif. C’était un jeune homme aux traits pointus, à l’airmaladif. Sa physionomie inquiète exprimait la dureté et laméfiance.
– Trinquons, reprit l’Amitié, qui affectait aucontraire une extrême rondeur : à la santé de Moïse, de Jacob,d’Issachar, de Jéroboam, de Nathan, de Salomon et des autres.
Les verres se choquèrent et l’Amitiéajouta :
– Comme cela, mon bon frère, vous voulez mevendre un petit tas de bric-à-brac. Ce ne sont pas des meubles, jepense, car le port serait cher du grand-duché jusqu’ici. Neserait-ce pas plutôt un lot d’étoffes ? Ah ! voussouriez, compère ? Je parie qu’il y a de la dentelle ! ilen passe à Bade tous les ans pour des millions et sur de joliesépaules encore. Mais vous devez être un homme sage, Hans Spiegel,vous laissez les épaules et vous ne vous occupez que desdentelles.
Hans Spiegel souriait peut-être en dedans,mais sa figure restait morne et chagrine.
– On m’a dit, prononça-t-il tout bas, aprèsavoir trempé ses lèvres dans son verre sans boire, que vous étiezhomme à traiter au comptant une affaire d’une certaineimportance.
– Au comptant, répéta l’Amitié au lieu derépondre, au comptant, cela dépend. L’argent a peur ; il secache. Qu’est-ce que vous appelez une affaire importante, frèreHans ?
Spiegel rougit imperceptiblement et répliquaen baissant la voix davantage :
– Une affaire dans les cent… deux cents…peut-être trois cent mille francs.
– Vive Dieu ! s’écria l’Amitié, lesjolies épaules étaient donc diantrement chargées ?
Spiegel toussa d’un air mécontent.
– D’ordinaire, dit-il avec sécheresse, lesgens de notre état et de notre religion ne plaisantent pas quandils parlent d’affaires.
L’Amitié répondit à son regard sévère par uncoup d’œil humide, mais narquois.
– Bon ! bon ! fit-il, vous n’aimezpas le mot pour rire, frère Hans ? Chacun son caractère. Moi,je ne suis jamais mélancolique quand il s’agit de gagnerhonnêtement de l’argent… Parlons donc sérieusement, bonhomme, etfaites-moi voir vos petites pierres.
Hans Spiegel s’agita sur son siège et regardala porte.
– Mon compagnon, reprit l’Amitié, je vous serssuivant votre envie, je parle net maintenant parce que vous l’avezdésiré. Souhaitez-vous qu’on mette tout à fait les pieds dans leplat ? Soit ! Frère Hans, vous ne venez pas de Carlsruhe.Si vous étiez de l’autre côté du Rhin, vous y resteriez et vousdonneriez bien la moitié du prix des diamants de la Bernetti àl’homme qui vous fournirait les moyens de passer la frontière.
De rouge qu’il était, Hans Spiegel devint trèspâle et murmura :
– Maître Kœnig, je ne sais pas ce que vousvoulez dire.
– Ces coquines-là, reprit l’Amitié sanss’arrêter à cette protestation, font maintenant un tort énorme auxduchesses. Je connais quelqu’un qui avait eu avant vous l’idée del’opération, mais vous êtes un jeune homme actif et plein detalent, monsieur Spiegel ; vous avez été plus vite que nous enbesogne. Combien demandez-vous des écrins de la Bernetti ?
La figure maladive du juif s’assombrissait.Son regard était celui du renard poltron qui devient brave à touteextrémité et fait fête aux chiens quand on l’accule.
L’Amitié le considérait du coin de l’œil. Ilse versa un verre de vin.
– Je suis bien forcé de boire tout seul,reprit-il, puisque vous n’avez pas soif.
Il ajouta en posant sur la table son verre,vidé d’un trait :
– Un joli jonc que vous avez là, moncamarade.
D’un mouvement instinctif, Spiegel serra entreses jambes sa canne à pomme d’ivoire.
Mais ce l’Amitié était beaucoup plus vif qu’iln’en avait l’air. Il jeta son corps en avant comme un tireurd’armes qui se fend à fond, et son bras allongé par-dessus la tableatteignit la canne, qui lui resta dans la main.
Alors eut lieu une scène muette et rapidecomme l’éclair. Un pistolet jaillit en quelque sorte de la poche deSpiegel, qui visa et tomba terrassé avant d’avoir pu presser ladétente.
L’Amitié, riant bonnement, désarma le pistoletet le jeta à l’autre bout de la chambre.
– Je n’ai plus vingt-cinq ans, murmura-t-il,mais ma poigne est restée solide. Allons relevez-vous, moncamarade, et si vous avez un autre joujou comme celui-là, gardez-lepour une meilleure occasion.
Tout en parlant, il dévissait la pommed’ivoire de la canne et la secouait au-dessus de la table comme ilaurait fait d’un étui. Un assez grand nombre de diamants démontésqui, pour la majeure partie, étaient d’une grosseur considérable,roulèrent et s’éparpillèrent sur le tapis en lambeaux.
Spiegel restait désormais immobile, etsemblait pétrifié.
L’Amitié prit au hasard trois ou quatrepierres et les examina d’un air indifférent.
– Avec cela, dit-il, un garçon comme vous quin’a pas de mauvaises habitudes peut rentrer dans son village,épouser Lischen ou Gretchen, acheter une ferme, voire même unmanoir et avoir sa place au conseil municipal, quand sa barbedevient grise. Mais il faut d’abord vendre cette marchandise qu’onne peut pas porter au marché ; il faut ensuite passer labarrière de Paris, où il y a des collets tendus ; il fautenfin franchir la frontière d’Allemagne, tout le long de laquellele télégraphe a envoyé des pièges à loup avec le signalement dufutur conseiller municipal… Je ne vous en veux pas pour votrefrasque, mon frère Hans, chacun défend son bien comme il l’entend,et ceci est votre bien puisque vous l’avez volé, mais vous ne savezpas ce que vous faites : sans moi vous étiez perdu.
Et comme le regard du juif exprimait unerancuneuse incrédulité, l’Amitié ajouta :
– Les oreilles ne vous ont donc pastinté ? Vers quatre heures, aujourd’hui, on a réglé votrehistoire au bureau de la Sûreté. Les diamants de Carlotta Bernettivenaient du levant et du couchant, du midi et du septentrion ;elle avait une parure appartenant à la famille des princes Bérézow,une rivière qui avait quitté pour elle l’antique écrin descomtesses Ratthianyi ; tel bracelet avait orné le poignetd’une pairesse d’Angleterre, telle broche avait brillé sur lapoitrine d’une grande d’Espagne. C’est une collectionneuse, etselon son propre calcul, sa pacotille vaut plus de la moitié d’unmillion.
– Au bas mot ! murmura Spiegel, quiretrouvait sa nature israélite.
– À la bonne heure ! s’écria l’Amitié,voilà que nous nous réveillons. Les demoiselles de l’espèce de laBernetti, quand elles se mettent à crier, ont des voix quis’entendent à trois lieues à la ronde comme les sifflets de cheminde fer ; autour de cet instrument principal et suraigu se sontgroupées des voix plus mâles, appartenant à M. le prince, à M. lecomte, à M. le président, à M. le maréchal et même à quelquemauvais petit agent de change. La Sûreté en a failli perdre latête. Résultat prévu : à cinq heures, on avait tout ce qu’ilfallait pour pincer votre canne et vous.
– Et c’est vous qui êtes chargé dem’arrêter ? demanda Spiegel avec assez de sang-froid.
L’Amitié éclata de rire.
– Mais pas du tout ! répliqua-t-il, jevous dis que je suis votre salut ! Je n’appartiens pas lemoins du monde à la police, mais la police m’appartient un peu,parce que je vais et je viens d’une fleur à l’autre comme lespapillons.
« Notre métier n’est pas facile, monsieurSpiegel, pour ceux qui ne veulent pas, comme vous, se mettre dansle pétrin du premier coup. Vous avez fait une grosse affaire, c’estvrai, mais, la belle avance, si elle vous rapporte en bénéfice netvingt ans de séjour à Brest ou à Toulon !
« Nous autres, car je ne me vante pas, jesuis tout bonnement membre d’une société qui jouit d’un certaincrédit sur la place, nous autres, nous agissons prudemment,regardant deux fois plutôt qu’une l’endroit où il s’agit de poserle pied. Nous n’improvisons rien ; nos combinaisons nes’exécutent qu’après avoir été fouillées avec un soin parfait.
« Moi qui vous parle, je verrais unmillion pendu à un arbre du bois de Boulogne, que j’en ferais douzefois le tour avant de le décrocher.
« Mais arrivons à ce qui vousconcerne : vous êtes entre mes mains, mon bon frère, jepourrais vous rançonner, je ne le veux pas ; l’habitude denotre maison est de se contenter d’un honnête bénéfice : jevous offre 50 000 francs et un passeport à l’étranger : est-cegentil ?
– Donnez ! s’écria Spiegel avecempressement, j’accepte.
M. l’Amitié eut encore son bon gros rire.
– Minute ! fit-il en remettant un à unles diamants dans la canne creuse, nous avons passé l’âge desétourderies. Moi, je ne me connais pas du tout à cesbrimborions-là, et vous pourriez tout aussi bien me donner, enéchange de mes 2500 louis, des petits morceaux de verre valant unetrentaine d’écus. Les affaires sont les affaires, monsieur Spiegel,vous allez reprendre tout cela, ce qui vous prouve bien que je n’aipoint envie de vous tromper, et cette nuit même, un employé de cheznous, qui est expert en joaillerie, se rendra à votre domicile,examinera les pierres et vous comptera l’argent.
Le juif resta un instant indécis.
– Ah ! ah ! fit l’Amitié, vousaimeriez mieux prendre tout de suite la clef des champs, jecomprends ça, mais soyez tranquille, on va vous donner l’ordre etla marche. Si vous suivez de point en point mes instructions, votrenuit sera bonne et vous voyagerez demain sur la route de notrechère patrie.
« En sortant d’ici, allez-vous-en dîneroù vous voudrez et restez longtemps à table. Vous concevez bien quece serait folie de rentrer chez vous en ce moment.
« Vers minuit, pas avant, rendez-vous ruede l’Oratoire-des-Champ-Élysées et demandez la chambre que le papaKœnig aura retenue pour vous dans la petite maison située au fondde la cour du n° 6. À deux heures du matin, je dis deux heuressonnantes, vous entendrez gratter à votre porte, vous demanderezqui est là, on vous répondra : Le bijoutier. Je n’aipas besoin de vous expliquer le reste. Quand vous aurez votreargent, vous dormirez la grasse matinée ou vous prendrez la poudred’escampette, à votre choix… Est-ce dit ?
Il tendait la canne à Spiegel qui la prit etrépliqua :
– C’est dit.
– Et bien dit ! appuya l’Amitié en leregardant dans les yeux. Ce qui est là-dedans vous brûle désormaisles doigts et je ne crains pas que vous nous faussiezcompagnie.
Il se leva et ouvrit la petite porte donnantsur l’allée.
– C’est que, murmura Spiegel d’un air honteux,pour exécuter vos instructions, il faudrait avoir de quoidîner.
– Ma parole ! s’écria l’Amitié, je medoutais de cela ! Vous avez jeûné, mon pauvre garçon, avec desdiamants plein vos poches ! Allons, allons, vous n’êtes pasfort ! Reprenez votre pistolet, voilà dix louis ; à vousrevoir ! je vous souhaite bonne chance.
Spiegel le quitta au bout de l’allée et sedirigea vers le marché du Temple. Il avait caché la fameuse cannesous sa redingote et marchait à grands pas, regardant tout autourde lui avec inquiétude.
M. l’Amitié, au contraire, tourna le coin dela rue de Vendôme, cheminant d’une allure paisible, avec les deuxmains dans ses manches.
Le cocher du coupé, qui semblait dormir, pritaussitôt son fouet, toucha son cheval et suivit au pas à quelquestoises de distance.
Il était environ huit heures du soir et leboulevard du Temple, ce rendez-vous des plaisirs populaires quireste dans la mémoire de tous les Parisiens, malgré le squarelugubre qu’on a mis à sa place, éclatait en mille bruits joyeux. Lafoule se pressait autour des théâtres dont l’enseigne promettait lerire ou les larmes, la foire des petits marchands allumait seslanternes et ceux-là mêmes qui n’avaient pas trois sous pour entrerchez le regretté Lazari trouvaient à passer leur soirée gratisdevant la baraque de quelque successeur de Bobèche.
Quand le singulier personnage qu’on nommait M.l’Amitié déboucha par la rue Charlot en quittant le logis du papaKœnig, le boulevard était à l’apogée de son allégressequotidienne ; mais ces joies, paraîtrait-il, n’étaient pasl’affaire de notre homme à la houppelande juive, car il n’accordapas même un regard aux fameuses illuminations de la foire, ettourna court dans la direction de la colonne de Juillet.
Le coupé aux stores fermés fit comme lui etlongea lentement le trottoir.
Le costume choisi par M. l’Amitié serencontrait alors plus souvent qu’aujourd’hui dans le quartier duTemple. Les choses caractéristiques tendent à s’effacer de plus enplus et les vieux vautours de la petite semaine s’habillentmaintenant comme des casse-noisettes ordinaires. Les jeunes ontparfois leur tailleur aux environs de l’Opéra.
M. l’Amitié pouvait donc continuer sapromenade sans exciter autrement l’attention des passants. Ilallait d’un pas doux comme la peau de mouton qui rembourrait sesbottes et chantait à demi-voix cet air qui n’eut jamais rien defactieux :
il pleut, il pleutbergère,
Ramenez vos moutons…
Mais tout en fredonnant, il songeait et sarêverie ne ressemblait point à sa chanson.
– Le colonel, pensait-il, m’a tracé mon cheminpouce par pouce et je fais comme à l’ordinaire le métier demarionnette. Voilà longtemps que ça dure. Au commencement jem’amusais à deviner ses manigances qui sont cousues de fil blanc,mais j’en ai trop deviné et le bonhomme m’ennuie. Il serait temps àla fin que le vieux fit un peu de place aux jeunes, d’autant queles jeunes comme moi commencent à mûrir. Qu’est-ce que c’est quetout cet argent qui reste là-bas enterré dans un trou, au fond dela Corse ? et pourquoi continuer les affaires quand onpourrait rouler carrosse ? c’est joli les combinaisons dubonhomme ; ça a trois, six, neuf compartiments comme les bauxde mon propriétaire, mais la liquidation ne vient pas et tant va lacruche à l’eau…
Il s’interrompit et descendit jusqu’au bord dutrottoir, cherchant une place propice pour traverser la chaussée.Un sergent de ville qui marchait derrière lui dit toutbas :
– Bonsoir, Monsieur Lecoq.
L’Amitié regarda tout autour de lui avant derépondre :
– Bonsoir, Bonhomme.
– On dit là-bas, à la préfecture, reprit lesergent, que vous chauffez une histoire pour cette nuit.
– Fais ton ouvrage, répliqua brusquementl’Amitié, qui se lança sur le pavé boueux.
– Ma parole, grommelait-il, il n’y a pasbavards comme ces hirondelles ! On risque à chaque pas de secompromettre avec eux. Le Père est bien tranquillement à faire sonwhist pendant qu’on s’éreinte. Il a juré ses grands dieux quel’affaire de M. Remy d’Arx, le juge d’instruction, serait sadernière affaire, mais voilà dix ans qu’il radote cela. Moi, jepatiente et j’obéis ; mais du diable si je comprends, cettefois, la mécanique du vieux, avec ses diamants et toutl’embrouillamini qu’il a imaginé à l’entour. Quand je l’aiinterrogé, il m’a répondu comme moi au sergent de ville : Faiston ouvrage.
Il s’arrêta de l’autre côté du boulevard, etconclut :
– On fera l’ouvrage, papa, mais tout a unefin, et une fois l’ouvrage faite, je connais quelqu’un quivous demandera son compte un peu bien !
Le bruit et le mouvement qui donnaientautrefois un aspect si particulier au vieux boulevard du Temple nes’étendaient pas très loin. Chacun peut se souvenir que leChâteau-d’Eau d’un côté, les environs de la Galiotte de l’autre,étaient relativement des lieux déserts.
On appelait la Galiotte la dernière maisonformant angle entre la rue des Fossés-du-Temple et le boulevard,parce que l’entreprise des bateaux-poste du canal de l’Ourcq tenaitlà ses bureaux.
Derrière la Galiotte et très près de l’endroitoù la façade du Cirque éclaire maintenant ce quartier jadis simisérable, s’ouvrait, au milieu de maisons décrépites et de masuresà physionomie campagnardes, une ruelle étroite qui s’en allaitrejoindre, après un long et tortueux parcours, la rue duFaubourg-Saint-Martin à la hauteur de la mairie actuelle.
Cette ruelle n’avait point de nom officiel,sinon au point où elle coupait le faubourg du Temple, derrière leschantiers de Malte. Là un écriteau l’intitulait rue duHaut-Moulin ; mais partout ailleurs on l’appelaitfamilièrement le Chemin-des-Amoureux.
La première maison du Chemin-des-Amoureux, enentrant par la rue des Fossés, était un café borgne qui portaitpour enseigne ce hardi calembour : Estaminet de L’Épi-Scié.Cet établissement, entouré d’une détestable renommée et dans lequella police faisait de fréquentes razzias, avait sa façade tournéevers le boulevard, à cause d’un coude brusque de la ruelle.
Du lieu où M. l’Amitié s’était arrêté, ilpouvait voir à travers les rideaux rouges de deux fenêtres leslueurs de la salle de billard. On y jouait la poule, selon lapromesse d’un petit écriteau, fabriqué à la main et placé sous lalanterne rouge qui disait aux passants du boulevard les prix dugloria et de la demi-tasse : 10 et 20 centimes.
Le billard, large comme une prairie, haut surjambes et recouvert d’un tapis abondamment graisseux, était placéau milieu d’une salle assez spacieuse, mais basse d’étage. Tout àl’entour, des tables de bois, soutenues par deux pieds seulement,s’appuyaient de l’autre côté sur une tringle appliquée contre lemur.
Vis-à-vis de la porte d’entrée il y avait uncomptoir de marchand de vins, où trônait une grosse mère à lafigure violette dont le bonnet, garni de vieux rubans rouges,laissait échapper des mèches de cheveux gris pommelé.
Son nom était Mme Lampion ;elle avait ruiné des porteurs d’eau dans sa jeunesse.
La poule, bien nourrie, comptait une douzainede joueurs dont les costumes étaient sensiblement disparates.Quelques-uns portaient des blouses, d’autres des paletots plus oumoins déguenillés ; d’autres, enfin, des habits de bon drap,presque propres et assez cossus.
La toilette semblait d’ailleurs être ici unélément de considération assez médiocre ; il y avait deshaillons qui parlaient haut et qui obtenaient le sourire des dames,tandis que certaine redingote tolérable gardait la timidité dusimple soldat, admis à la table des fourriers. Le lion, car il y apartout un favori qui fait la mode, était un jeune gars de vingt àvingt-cinq ans, avec une toute petite casquette posée de traverssur une forêt de cheveux blonds frisés.
Il jouait en bras de chemise. Il avait desbottes et son pantalon froncé sur les hanches le serrait à laceinture comme une robe de femme.
C’était lui qui « bloquait » le plusde billes et qui plaçait le plus de « mots ». Son succèsétait complet ; tous les hommes l’admiraient, toutes les damesle caressaient du regard. Cocotte, c’était le nom qu’on luidonnait, acceptait ces hommages comme une chose due et gagnaitgaiement les sous de ses partners en guenilles.
Deux personnes seulement, dans toutel’assemblée, paraissaient ne point s’occuper de lui. C’étaitd’abord Mme Lampion, qui, selon l’habitude, sommeillaitmajestueusement derrière son comptoir, et c’était ensuite un hommede taille herculéenne, dont la figure hâve et malheureuse secachait à demi sous ses cheveux en désordre. Cet homme occupait latable la plus éloignée du centre, à droite de la porte, et un largevide existait autour de lui, à droite comme à gauche. Il s’étaitfait servir un petit verre qui restait intact. Depuis son entrée,il demeurait immobile, la tête enfoncée entre ses deux robustesmains.
Les regards que les joueurs et la galeriejetaient à ce personnage étaient rares ; ils exprimaient à lafois de la répugnance et de la crainte. Cocotte seul lui avait ditlors de son entrée :
– Bonjour, marchef ; commentva ?
Encore avait-il ajouté à voix basse :
– Il y a du tabac, puisque voici leCoyatier ! Quand cet oiseau-là sort de son trou,méfiance ! Je parie que nous allons avoir du nouveau cettenuit.
Aussi quand la porte s’ouvrit pour donnerpassage à la judaïque figure de M. l’Amitié, il y eut uneffet produit, comme on dit au théâtre.
Les conversations se turent autour des tables,les billes s’arrêtèrent sur le billard, et, de groupe en groupe, onaurait pu entendre ce nom prononcé à voix basse :Toulonnais-l’Amitié.
– Qu’est-ce que je vous avais dit ?ajouta le jeune M. Cocotte en clignant de l’œil à la ronde,Tabac !
Le nouveau venu referma la porte et dit d’unebonne grosse voix toute ronde que nous n’aurions point reconnue,car il parlait sur un autre ton dans l’échoppe du pèreKœnig :
– Bonsoir, les petits vieux, ça va-t-il commevous voulez ? Je passais ici en me promenant, j’ai eu l’idéed’entrer pour savoir un peu ce que vous pensez du cours de laBourse et des affaires politiques.
Il y eut un éclat de rire un peu contraint, etquelques dames allèrent jusqu’à dire :
– Est-il farceur, ce M. l’Amitié !
L’homme à la taille d’athlète qui était toutseul dans son coin n’avait pas bougé, et Mme Lampiondormait toujours.
L’Amitié, en changeant de voix, avait changéaussi de tournure et de visage. Son allure était brusque, sonregard hardi et franc.
– Vous apportez de l’ouvrage, patron ?demanda Cocotte d’un air soumis et presque caressant.
– Savoir, bijou, savoir… Je ne vois pas tonami Piquepuce, hé ?
– Il n’est pas venu ce soir.
– Il viendra… nous avons à causer… Holà !amour, ajouta-t-il en secouant l’épaule massive de la limonadière,qui ouvrit en sursaut ses yeux frangés d’écarlate, je paye unetournée de vin chaud à tout ce joli monde-là pour boire à la santédu roi de Prusse et de son auguste famille.
On rit encore, mais au milieu du rire une voixlugubre se fit entendre.
C’était l’homme au bout de la salle qui avaitrelevé la tête et qui disait :
– Monsieur Lecoq, moi je ne suis pas ici pourm’amuser. On m’a ordonné de venir, et je suis venu. Dites-moi toutde suite ce qu’on veut de moi.
– Je n’en sais rien, répondit sèchementl’Amitié ; chacun son tour, tu auras le tien. Bois un verre devin chaud, marchef, si tu veux, et prends patience. Ce soir, il yen a d’autres que toi qui ne sont pas ici pour s’amuser.
L’athlète reprit son immobilité chagrine etrepoussa un verre plein que le garçon lui tendait.
– Amour, reprit l’Amitié, qui revint vers lagrosse dame de comptoir, fais allumer le confessionnal.
Et il ajouta en s’adressant àCocotte :
– Allons, petit, monte.
– C’est que, objecta le plus élégant desjoueurs de poule, ma bille vaut 1 franc 75.
– Je t’en donne 2 francs, repartit l’Amitié,et je l’offre à ce bon Coyatier.
– Nous ne jouons pas avec le marchef !dirent les autres d’une seule voix.
Celui-ci ne répondit point, mais ses yeuxs’ouvrirent tout grands et se fixèrent tour à tour sur chacun deceux qui avaient parlé.
Il n’y en eut pas un seul pour soutenir ceregard à la fois triste et terrible.
L’Amitié ricanait.
– Quand M. Piquepuce va revenir, ajouta-t-ilen se dirigeant vers un petit escalier en colimaçon, situé derrièrele comptoir, il faudra l’envoyer à confesse.
Cocotte le suivit.
Dès qu’ils furent éloignés, au lieu decontinuer la partie, joueurs et buveurs se massèrent en un seulgroupe où l’on se mit à parler tout bas. Le résumé de l’entretienaurait pu se traduire ainsi :
– Cocotte, Piquepuce et le marchef !c’est une mécanique à grand spectacle !
L’endroit que ce bon M. l’Amitié appelait sonconfessionnal était tout bonnement un cabinet particulier, situé aupremier étage. L’unique fenêtre de ce réduit, destiné à fêterl’amour en guenilles et Bacchus frelaté, donnait en face de laruelle et avait vue sur le boulevard. Une double porte toute neuveet bien rembourrée faisait contraste avec l’indigence malpropre del’ameublement. Ce luxe était dû à Toulonnais-l’Amitié, qui avaitfait de ce lieu une succursale de ses divers cabinetsd’affaires.
Car c’était un homme considérablementoccupé.
Au moment où Cocotte passait le seuil, unevoix cria du bas de l’escalier :
– Ne fermez pas, j’arrive à l’ordre !
L’instant d’après, Toulonnais était assis surle vieux divan entre ses deux acolytes.
M. Piquepuce avait une dizaine d’années deplus que le joli Cocotte, dont il était l’inséparable :Virgile, avant nous, avait mis cette différence d’âges entre Nisuset Euryale. L’apparence de M. Piquepuce était celle d’un rat dechicane prétentieux et romantique ; il portait de longscheveux, cachant le col d’un habit pelé.
– Cause, lui dit l’Amitié, le petit n’est pasde trop ; il est bon qu’il sache un bout de l’histoire.
– Eh bien ! commença Piquepuce d’un airimportant, notre jeune homme est à Paris.
– Parbleu ! fit Toulonnais, qui haussales épaules. Si tu veux, je vas te donner son adresse.
– Si vous en savez plus long que moi… voulutdire Piquepuce.
– Cela se pourrait bien, bonhomme, interrompitl’Amitié, mais tu es là pour répondre et non point pour te fâcher.As-tu vu la dompteuse ?
– Je la quitte. Elle a sa baraque placeValhubert, devant le Jardin des Plantes, et doit emballeraprès-demain pour la fête des Loges.
– Se souvient-elle de Fleurette ?
– Je le crois bien ! quand ce ne seraitque par jalousie !
– Ah ! ah ! fit l’Amitié avec unecertaine vivacité, voyons ça… Ce vieux Père a décidément de lacorde de pendu plein ses poches !
– J’ai donc payé le petit noir à la dompteuse,reprit Piquepuce, au café de la gare d’Orléans. C’est encore unefemme agréable, quoiqu’un peu puissante. Il paraît qu’elle entenait dans l’aile pour ce jeune Maurice et que ça lui est mêmeresté malgré la suite des temps. Vous savez, les dompteusesd’animaux féroces, c’est presque toujours des femmesromanesques ; il n’y a pas plus langoureuse que MmeSamayoux, quoiqu’elle ait mis jadis son mari à l’hôpital d’un coupde boulet ramé, en jouant et sans malice, dont il est mort au boutde cinq semaines de souffrances ! Elle fait des vers commepère et mère, sauf l’orthographe, et pince la guitare àl’espagnole…
L’Amitié frappa du pied.
– Il ne s’agit pas de Mme Samayoux,dit-il, mais de Maurice et de Fleurette.
– J’allais y arriver. Quand on vint chercherla petite à la baraque de la part de ses parents, pour la fairecomtesse ou autre, et MmeSamayoux dit que c’estencore là une drôle d’histoire, car l’enfant n’avait ni marque, nisigne, ni croix de sa mère, à l’aide desquels il est faciled’effectuer une reconnaissance dans les règles : quand donc onvint la réclamer, le jeune Maurice faillit devenir fou. Vous savezou vous ne savez pas qu’il était fils de parents comme il faut etqu’il s’était engagé chez la Samayoux pour le trapèze, la boule etla perche à cause de Fleurette, qu’il idolâtrait.
La petite était en ce temps-là somnambulelucide et manigançait la seconde vue. Ça a dû être un drôle de rêvetout de même quand elle a vu le carrosse qui venait la chercherpour la mener dans un hôtel des Champs-Élysées, où elle aprésentement des robes de soie et des cachemires… Ne vousimpatientez pas… Le jeune Maurice fit donc un coup de satête ; malgré que Mme Samayoux lui proposait del’épouser en lui laissant par contrat sa baraque, ses outils et sesbêtes, il s’engagea soldat et partit pour l’Afrique. Qui est-ce quipleura ? ce fut la dompteuse. Elle se serait même périe par lecharbon sans un musicien de son orchestre qui lui adoucitmomentanément sa douleur.
– Pour une chose racontée agréablement,murmura Cocotte, ça y est !
– Et la fillette ? demanda l’Amitié, nonsans donner de nouveaux signes d’impatience.
– J’allais y venir. Mme Samayouxfut cinq ou six mois sans entendre parler de la fillette ;elle ne savait pas même où elle était, car on lui avait compté unegentille somme pour avoir mademoiselle Fleurette, mais une foispartie, ni vu ni connu, tout s’était fait dans le plus grandmystère.
Un beau matin, à la foire de Saint-Cloud,Mme Samayoux, après avoir pris sa chopine de blanc,allait porter le déjeuner à ses bêtes, lorsqu’elle vit entrer dansla baraque une brassée de taffetas, de jais, de fleurs et dedentelles : c’était Fleurette qui se jeta à son cou en luidisant : « Où est-il ? j’en mourrai si vous nevoulez pas m’apprendre où il est ! »
– Je vous dis qu’il en a ! s’écrial’Amitié, qui claqua ses mains l’une contre l’autre, il en a toutun rouleau !
Piquepuce, interloqué, le regarda avecétonnement, mais Cocotte expliqua :
– Le patron entend de la corde de pendu… vatoujours.
– Ça lui importe donc, au vieux dont vous avezfait mention, poursuivit Piquepuce, que mademoiselle Fleurette etle jeune monsieur Maurice s’entradorent ? Alors tout va pourlui comme sur des roulettes, car la petite demoiselle est revenueplus de dix fois, au risque de se compromettre et rien que pourparler de lui. Il n’y a pas comme les dompteuses pour avoir de lasensibilité ; ça fendait l’âme de maman Samayoux de voirl’inclination mutuelle des deux jeunes gens, mais elles’intéressait à leurs amours comme si c’était une pièce de laGaieté, et elle a même fait là-dessus une romance qu’elle voulaitme chanter à toute force.
« C’est elle qui a écrit au jeune hommeen Afrique en lui disant : « Revenez, on vousattend », mais sans lui révéler les mystères de l’aventure,parce que mademoiselle Fleurette dit qu’il y a de grands dangersautour d’elle… et vous devez bien savoir si elle a tort ou raison,patron. Par quoi, il n’est pas toujours si facile de revenird’Afrique que d’y aller ; mais le jeune homme a fini partrouver la clef des champs, et Mme Samayoux était tantôtdans tous ses états, car c’est aujourd’hui même que monsieurMaurice doit venir la trouver pour savoir enfin ce que parler veutdire.
M. Piquepuce se tut et l’Amitié resta uninstant pensif.
– Voilà ! murmura-t-il ; j’essayedes carambolages absurdes et les trois billes du bonhommereviennent toujours dans le petit coin !
– À ton tour, Cocotte, ajouta-t-ilbrusquement. M. Piquepuce a fini et il peut aller voir en bas sinous y sommes.
Ce dernier obéit aussitôt, et dès que ladouble porte fut refermée, l’Amitié reprit :
– À nous deux, petit, ce n’est pas toi qui vasparler, c’est moi, et tâche d’écouter comme il faut. Ta besognen’est pas difficile, puisque tu as été dans la partie, mais il fautque la chose soit faite avec soin : c’est pour payer laloi Rue de l’Oratoire-du-Roule n° 6, tout auprès desChamps-Élysées, il y a un garni…
– Je vois ça, interrompit Cocotte, deux corpsde logis. J’ai connu une dame qui demeurait sur le derrière ;on montait une cour en pente pour arriver chez elle et sa fenêtreétait à cinq pieds du carreau parce que Mme la marquised’Ornans ne voulait pas qu’on regardât dans son jardin.
– C’est parfait, petit ; tant mieux si tuconnais les êtres. Il s’agit justement du second corps de logis oùdemeurait la dame ; il y a là deux chambres au second qui setouchent.
– Les n° 17 et 18, dit encore Cocotte.
– Précisément. Tu vas prendre avec toi tatrousse, et tu ouvriras la porte du n° 17.
– Minute ! objecta le jeune bandit, leconcierge m’a vu vingt fois.
– Tu arrangeras ta tête, ça te regarde.
– Mais s’il y avait quelqu’un dans la chambren° 17…
– Il n’y aura personne. Quand un amoureuxrevient d’Afrique et trouve quelqu’un à qui parler de sa belle…
– Est-ce que ce serait ?… commençaCocotte.
– La paix ! fit M. l’Amitié d’un tonpéremptoire, et note sur ton calepin le nom que je vais tedire : M. Chopin. C’est un pauvre diable de musicastre quicourt le cachet. Si le concierge te laisse passer tu ne dirasrien ; s’il s’arrête, tu lui jetteras ce nom de Chopin ;il a une classe le soir. Est-ce fait ?
– C’est fait.
– À la bonne heure ! Te voilà donc entréau n° 17…
– En crochetant la porte ?
– Oui, mais à l’œuf ! et sans laisser detraces. Au milieu de la cloison de gauche, en entrant et toutauprès du lit, il y a une porte condamnée qui communique avec lachambre n° 18. Nous te payons cher, petit, parce que tu es un desplus habiles serruriers de Paris ; il faut que tu nous fassesici quelque chose de soigné. Tu dévisseras d’abord les deuxverrous, puis tu briseras la serrure.
– Sans laisser de trace encore ?
– Du tout ! au contraire ! Tu jouesdésormais le rôle d’un voleur novice ; tout doit être faitgrossièrement et les preuves d’effraction doivent sauter aux yeux.Seulement, et voilà où tu montreras ton talent, les choses doiventrester en place et paraître en bon état jusqu’à ce que quelqu’untouche la porte condamnée, s’y appuie, la pousse… Tum’entends ?
– Oui, répondit Cocotte qui souriait, je vousentends… et après ?
– Après, tu laisses un« monseigneur » sous une chaise, une pince dans la ruelledu lit ; tu refermes proprement la porte d’entrée et tu filesen te disant : Voilà une soirée qui m’a apporté un billet decinq cents francs… Roule ta bosse et fait monter le marchef.
Quand Coyatier entra, M. l’Amitié étaitdebout. Il devint un peu pâle, en voyant l’athlète refermersuccessivement les deux portes, et, certes, il y avait de quoi.
Mme Samayoux n’avait point dans saménagerie de bête féroce comparable à celle-là.
C’était un homme grand et gros dont lesmembres massifs semblaient posséder une puissanceextraordinaire ; sa tête, écrasée, s’enfonçait entre deuxépaules d’une largeur énorme.
Il était laid, il était triste ; ilfaisait peur.
Pourtant, à le bien regarder, il n’avait pointce qu’on appelle l’air méchant, et le brutal ensemble de ses traitsdégageait je ne sais quelle expression de douleur résignée.
Il avait été soldat, bon soldat, et mêmesous-officier, comme son sobriquet de marchef l’indiquait. Il neracontait son histoire à personne, mais on disait qu’il avait ététrompé par une femme, et qu’il l’avait tuée dans un transportd’amour jaloux. Il s’était enfui après ce meurtre, et on avaittrouvé son rival couché sur une grande route avec la têtebroyée.
Quand il eut refermé les portes, il restaimmobile auprès du seuil.
– Bonhomme, lui dit l’Amitié en essayant deprendre un ton léger, nous avons de la besogne : il va fairejour cette nuit.
Coyatier ne répondit point.
– Tu n’es pas plus bavard qu’à l’ordinaire,reprit l’Amitié, dont l’accent se raffermit, mais tu es un garçonde bon sens et tu sais bien que nous t’avons mis une corde au couune fois pour toutes. Tant que nous serons contents de toi, lajustice aura beau faire et beau dire, tu n’a rien à craindre ;mais le jour où tu désobéiras…
– J’attends ! interrompit le marchef avecrudesse.
– À la bonne heure, nous sommes d’accord.C’est rue de l’Oratoire-du-Roule, n° 6.
– Écrivez l’adresse sur un bout de papier, ditle marchef, je vas perdant la mémoire.
L’Amitié fit ce qu’on lui demandait etpoursuivit :
– Tu pars tout de suite, car la route estlongue ; en entrant là-bas, tu diras au concierge : M.Chopin pour la classe du soir.
– Écrivez cela, dit encore le marchef.
– Soit ! Tu traverseras la cour ; M.Chopin demeure au troisième étage sur le derrière. Tu monteras auquatrième, où sont les greniers, et tu te cacheras dans le bûcher,à droite de l’escalier.
– À droite de l’escalier, répéta le marchef,c’est bien.
– Là, tu attendras pas mal de temps, car laclasse de M. Chopin finit à dix heures et il faut arriver avant lasortie de ses élèves ; d’un autre côté, la besogne n’est quepour deux heures du matin.
– Deux heures du matin, répéta encoreCoyatier, bon !
– Il y a une horloge à l’hôtel d’Ornans, tul’entendras comme si elle sonnait dans ton bûcher. À deux heuresjuste, tu descendras deux étages et tu frapperas doucement à laporte, qui est à gauche, sur le carré du second.
– Au second, dit le marchef, porte à gauche,ça y est.
– On te demandera : Qui est là ? turépondras : Le bijoutier.
– Ah ! fit Coyatier, le bijoutier…bon !
– On t’ouvrira, et tu te trouveras en faced’un homme armé.
– Armé… bien !
– Pour entrer en matière, tu l’assommeras d’uncoup de poing, car si tu montrais ton couteau il te brûlerait lacervelle.
Coyatier fit un signe d’assentiment.
– Ensuite, poursuivit l’Amitié, tu l’achèverascomme tu voudras.
– Bien ; et que faudra-t-ilprendre ?
– Rien, sinon une canne à pomme d’ivoire quetu trouveras quelque part dans la chambre. Cherche vite, car il yaura quelqu’un dans la pièce voisine.
– Bien ! et quand j’aurai la canne àpomme d’ivoire ?
– Tu t’en iras.
– Par la porte ?
– Non, il y a une fenêtre qui donne sur lejardin de l’hôtel d’Ornans, et le mur est couvert d’un treillage duhaut en bas ; tu pourras descendre comme par une échelle. Unefois dans le jardin, tu prendras la première charmille à droite, aubout de laquelle est une porte qui te mettra dans les terrains deBeaujon.
– Il faudra la forcer ?
– Voici de quoi l’ouvrir.
Sans s’approcher du marchef, l’Amitié lui jetaune clef enveloppée dans un billet de banque. L’athlète attrapa letout à la volée. Il déplia le papier, regarda le chiffre du billetde banque et dit :
– Qu’y aura-t-il une fois la chose faite,monsieur Lecoq ?
– Le double, répondit l’Amitié.
Le marchef tourna le dos, rouvrit les deuxportes et se retira sans ajouter une parole. L’Amitié respirafortement.
– J’ai toujours l’idée, murmura-t-il, que cesanglier-là, quelque jour, me plantera son boutoir dans le ventre,mais à part cet inconvénient là, quel meuble ! On le feraitfaire sur commande que jamais on n’en obtiendrait unpareil !
Il redescendit l’escalier en colimaçon ettraversa de nouveau la salle basse de l’estaminet de L’Épi-Scié, oùla poule était en pleine activité.
– Bonsoir, amour, dit-il à la grosselimonadière, qu’est-ce que nous offririons bien à tous ces bravesenfants-là ? Une goutte de punch ? Allons ! va pourun punch, puisque le vin chaud est bu.
Il déposa un double louis sur le comptoir ets’éloigna au milieu d’une acclamation générale.
À quelques pas de là, au coin de La Galiote,le coupé aux stores baissés l’attendait fidèlement. Il y monta endisant au cocher :
– Hôtel d’Ornans, Giovan, et brûlons lepavé !
Quand le coupé, après avoir traversé toutParis au trot allongé de son cheval, eut franchi la porte cochèreélégante de l’hôtel, situé aux Champs-Élysées, à droite de la ruede l’Oratoire-qui-Roule, ce ne fut point le Juif à la houppelandesordide et aux vieilles bottes fourrées qui en sortit.
L’homme qui sauta sur le perron, propre etrasé de frais, était chaussé de bottes vernies et portait un habitnoir tout chamarré de décorations étrangères.
Il passa dans l’antichambre, la mine haute, enhabitué de la maison, et fut annoncé ainsi à la porte dusalon :
– Monsieur le baron de la Perrière !
Le cocher ne parut nullement surpris dumiracle qui s’était accompli dans sa voiture et alla prendre placeparmi les équipages rangés en ligne le long des trottoirs de lagrande allée de l’Étoile.
C’est un pays original et qui ne ressemblenullement aux autres quartiers de Paris.
D’abord les rues ne s’y appellent point commeailleurs : Louis-le-Grand, Bonaparte, aux Ours, de laChopinette, Chilpéric ou Oberkampf ; on a eu la bizarre idéede leur donner des noms de poètes, quoique ce soit très loin del’Odéon ; il y a la rue Balzac, la rue Chateaubriand, la rueLord-Byron.
C’est un drôle de coin où l’alignementdésormais nécessaire au bonheur des peuples et de M. le préfet dela Seine n’a pu encore pénétrer ; on y monte, et y descend, ony tourne, comme si la baguette d’une fée avait mis cette petitemontagne à l’abri des aplatissements universels.
Paris passe à droite et à gauche par leboulevard Haussmann et par la grande avenue des Champs-Élysées,mais on dirait qu’il n’entre pas là. On y respire la paisible odeurdes capitales étrangères. Tout le monde y est anglais, russe ouottoman ; les hommes qu’on y voit sont grooms, lesfemmes school mistresses ; on n’y vend rien en effet,sinon des chevaux de sang noble et la pâle éducation desboarding houses.
En 1838, on trouvait là de grands terrainsvagues ayant appartenu à la Folie-Beaujon ; il n’était pasencore question de l’avenue Friedland. À part quelques pensionscosmopolites, une célèbre maison d’accouchement et trois ou quatrehôtels perdus dans de magnifiques jardins, il n’y avait deconstructions importantes que sur les anciennes voies decommunication, telles que la rue de l’Oratoire et la grande avenuedes Champs-Élysées.
La principale de ces maisons était, sanscontredit, l’hôtel habité par Mme la marquise d’Ornans,veuve d’un ancien pair de France et sœur d’un ministre de laRestauration.
C’était une charmante maison de style italien,dont le principal corps de logis avait été bâti, dit-on, par lecélèbre financier qui a laissé son nom à tout le quartier. Elleétait beaucoup plus grande que le petit temple grec où mourutDelphine de Girardin, de l’autre côté de l’avenue, mais l’œilallait involontairement de l’une à l’autre, attiré par une vagueressemblance de style.
La blanche colonnade, élevée au-dessus d’unperron circulaire d’aspect monumental, était tout ce qu’onapercevait de l’hôtel d’Ornans. Des bosquets touffus, aidantl’inégalité des terrains, cachaient entièrement le surplus desconstructions, qui étaient considérables. Il y avait par-derrièreun jardin qui eût presque mérité le nom de parc ; unepasserelle entourée de lianes franchissant le chemin qui portemaintenant le nom de Balzac et prolongeait le gracieux domaine dela marquise à travers des pelouses veloutées, de grands massifssombres et des corbeilles de fleurs jusqu’au mur duBel-Respiro.
On démolit l’hôtel vers la fin du règne deLouis-Philippe, et ses dépendances furent morcelées.
Mme la marquise d’Ornans, née Juliede la Mothe-d’Andaye, avait déjà franchi, à l’époque où se passenotre histoire, les dernières limites de la jeunesse ; elle secoiffait en cheveux gris et ne détestait point qu’on lui donnât letitre de femme politique.
Elle avait aussi quelques prétentions au belesprit.
Sa politique, du reste, était plutôt unereligion, et rarement son chapeau sortait de l’étui dévot où ellele gardait au fond de son armoire.
Elle croyait à Louis XVII.
C’est un fait assez remarquable que l’allureuniformément paisible des divers personnages, imposteurs ou non,qui jouèrent le rôle de Louis XVII. On en vit beaucoup dans lapremière moitié de ce siècle : quelques collectionneurssoigneux en ont compté, je crois, jusqu’à une douzaine ; maistous ces prétendants, ainsi que leurs partisans, avaient, depuis lepremier jusqu’au dernier, des physionomies débonnaires.
Aucun d’eux, à ma connaissance, ne battit bienvivement le briquet pour allumer le flambeau de la guerrecivile.
On eût dit que leur ambition se bornait àréunir autour d’eux une petite église de gens riches et crédulesqui pussent les appeler tout bas « Votre Majesté », enleur assurant bonne table, bon logis et chaude garde-robe.
Ils furent pourtant, on doit le dire, malgréleur inertie, un des dissolvants les plus efficaces de ce grandparti royaliste qui, malade dès le temps de la Restauration,gardait encore sous Louis-Philippe une considérable vitalité. Aussila sagesse bourgeoise du gouvernement de Juillet se gardait-ellebien d’apporter la moindre entrave au commerce pacifique desprétendus héritiers du roi martyr ; le mot d’ordre était donnéd’un bout à l’autre de la France ; les Louis XVII pouvaient sepromener dans le faubourg Saint-Germain et en province sans êtreinquiétés le moins du monde.
Volontiers leur eût-on signé des feuilles deroute, avec secours, pour faire pièce à l’opposition légitimiste.Tout ce qu’on exigeait d’eux, c’était de garder l’oriflamme sousleur chemise et de ne se faire sacrer qu’à huis clos dans le salonfermé de quelque vieux manoir ou dans la salle à manger d’unpresbytère.
Mme la marquise d’Ornans possédaitune très belle fortune et nourrissait un Louis XVII qu’elleespérait bien un jour voir assis sur le trône de France, mais celasans verser préalablement des flots de sang, et grâce au seultravail de la Providence qui, tôt ou tard, dessille les yeux despeuples aveugles.
Pour aider tout doucement la Providence etfavoriser la restauration de son prince, Mme la marquised’Ornans donnait en son hôtel des Champs-Élysées de fort joliesfêtes où elle recevait le meilleur monde.
Nous ne saurions trop répéter que ses salonsn’avaient aucune couleur politique ; on y trouvait réunis despartisans du gouvernement et des orateurs de l’opposition, quelquesécrivains, quelques membres du clergé ; beaucoup de joliesfemmes et bon nombre d’hommes à la mode, parmi lesquels nous devonsciter un jeune magistrat de haut avenir, honoré de l’amitié dugarde des Sceaux et qui, certes, se fût éloigné de toutconciliabule suspect : le juge d’instruction Remy d’Arx.
Remy d’Arx, malgré ses travaux sérieux, et lesavances qui l’appelaient vers le monde officiel, était un fidèlehabitué de l’hôtel d’Ornans. La marquise et son cercle intimel’accueillaient avec le plus vif empressement.
Il était surtout le favori d’un hommevénérable qui trônait dans toute la force du terme, à l’hôteld’Ornans, et qui partageait avec le « prince » lesrespects religieux de la marquise. C’était un vieillard de trèsgrand âge, fort riche et de bonne maison, qui s’était fait de labienfaisance une occupation, on pourrait presque dire une carrière.Il avait servi autrefois dans les armées des Bourbons de Naples etportait de préférence son titre militaire. On l’appelait le colonelBozzo-Corona.
Au-dessous du prince et du colonel, untroisième personnage était admis fort avant dans la familiarité dela marquise : c’était un de ces gentilshommes dont il ne fautpoint fatiguer les parchemins, d’autant plus qu’il se livraitfranchement à la pratique des affaires ; il avait nom de laPerrière et ne se fâchait point quand on passait sous silence sontitre de baron. La marquise lui avait dès longtemps confié sesintérêts, qu’il administrait avec une minutieuse probité.
Nous ajouterons, mais c’est un grand secret,que M. de la Perrière, qui était un des hommes les plus répandus deFrance et de Navarre, avait mission, sans rien compromettre et enusant de la plus extrême prudence, de tâter les gens et derassembler autour du « prince » un noyau de partisansdiscrets.
On n’arrivait jamais tard chez la marquise,c’était la loi de la maison, et bien que dix heures vinssent àpeine de sonner, les salons commençaient à se remplir.
Au côté droit de la cheminée en marbre blancrehaussé d’or, se tenait un groupe composé de M. de Saint-Louis,comme on appelait le « prince », du colonel Bozzo et d’unvieux prêtre à cheveux blancs.
M. de Saint-Louis n’avaient rien en lui deprécisément remarquable, sinon sa personnalité même et l’intérêtqui ne peut manquer de s’attacher à une position romanesque. Ilétait gras et même un peu joufflu ; son nez aquilin, maischarnu et un peu court, avait précisément cette forme qu’on estconvenu d’appeler bourbonienne ; son habit bleu semblaittaillé sur le patron de celui que les gravures prêtent au comte deProvence de 1810 à 1815. Il portait les cheveux ramenés en arrièreet rattachés en une petite queue, qui laissait au collet une légèretrace de poudre.
Ce genre de coiffure ne courait assurémentplus les rues en 1838, mais vous en eussiez trouvé encore plus d’unspécimen dans les vieux hôtels du faubourg Saint-Germain.
Le prêtre était un chanoine de la cathédralede Paris qui occupait ses vieux jours à rassembler les matériauxd’un livre intitulé : Histoire miraculeuse du dauphin,fils de Louis XV.
Entre ces deux figures insignifiantes, la têtedu colonel énergique et fine, ressortait vivement.
C’était un homme de taille moyenne, maigre,vêtu avec la simplicité qui convient à son âge, mais portantmerveilleusement l’habit noir. Bien des gens croyaient qu’ilplaisantait lorsqu’il se vantait lui-même d’avoir plus dequatre-vingt-dix ans. Malgré ses rides, en effet, le dessin de sestraits restait net et harmonieux. Il avait dû être très beau, etavait dû garder longtemps sa beauté.
Maintenant encore je ne sais quel charmerestait autour de ce front d’ivoire, garni de rares cheveux blancs.Il y avait dans son sourire une spirituelle bienveillance, et sousses paupières, largement tombantes, ses yeux bleus, presquetoujours muets, comme ceux des magnétiseurs et des diplomates,retrouvaient parfois de pétulants éclairs.
De l’autre côté de la cheminée, Mmela marquise d’Ornans, ancienne jolie femme aux manières courtoiseset presque caressantes, présidait un petit cercle de damesauxquelles se mêlaient quelques invités.
Très loin de là, auprès du piano ouvert, il yavait un groupe de jeunes filles qui semblaient attendre l’heure desauter.
Car on dansait à l’hôtel d’Ornans, depuisqu’était revenue d’Italie la nièce de Mme la marquise,la belle, la délicieuse Valentine de Villanove.
Nous n’avons point parlé encore de celle-làqui était la vie, qui était la joie, mais qui était aussi un peu lemystère de la maison.
Un beau jour, Mme la marquise avaitdit à ses nombreux amis : « Ma nièce est arrivée »et huit jours après, Mme la marquise avait donné sonpremier bal pour présenter sa nièce, qui était bien la plusravissante créature du monde.
Il en vient comme cela d’Italie qui sontcharmantes à éblouir, et le nom de Mlle de Villanoveindiquait suffisamment son origine ; mais les connaisseurs,pourtant, ne trouvaient point en elle le type italien trèsnettement accusé. Il y avait de la joliesse française parmi sabeauté florentine, et sous l’admirable fierté de sa paupière, je nesais quelle espièglerie parisienne couvait.
Mme la marquise expliquait cela dureste fort naturellement : Valentine était la fille de sacousine germaine, une Lamothe-d’Andaye qui avait épousé en ItalieM. le comte de Villanove, dignitaire de la petite cour deModène.
Valentine était orpheline de père et demère.
Par un hasard heureux, ce comte de Villanovese trouvait être un assez proche parent de la famille Bozzo-Corona,et le colonel témoignait à Valentine une tendresse paternelle.
Voilà tout ce qu’on savait de sonhistoire ; on ne connaissait pas davantage sa position defortune, mais les arithméticiens de salon qui vont supputant lesprobabilités de dot cotaient la sienne dans les plus hautscours.
Mme la marquise, en effet, manquantd’héritiers directs, était maîtresse de sa fortune ; elletraitait Valentine comme une fille chérie, et d’un autre côté, ilétait facile de voir que ce noble Crésus, le colonel Bozzo,comptait, en cas de mariage, dorer abondamment la corbeille.
Rien ne pressait, Valentine n’avait pasdix-huit ans, et pourtant le nuage des prétendants commençait à sedétacher de l’horizon.
Il y avait de tout dans ce nuage qui couvraitdéjà la moitié du ciel : il y avait d’abord ce qu’on appelledes « partis » au faubourg Saint-Germain, un bataillon deces braves petits gentilshommes que leurs mamans poussent etcasent, le mariage étant une chose de règle comme la vaccine et laconscription ; il y avait ensuite de purs calculateurs, dejeunes diplomates qui voyaient l’affaire sous ses deuxfaces sérieuses, l’argent et l’influence ; il y avait enfindes amoureux, de vrais amoureux, car il en reste, quoi qu’ondise ; et n’en fût-il plus, Valentine, l’enchanteresse, avaittout ce qu’il fallait pour en ressusciter la race éteinte.
Elle semblait plutôt petite, comme toutescelles dont la taille a d’exquises proportions, mais sa démarche serelevait en de gracieuses et juvéniles fiertés. Tout en elle étaitcharme, et comment dire cela ? le charme variait de minute enminute, toujours attrayant et ne se ressemblant jamais àlui-même.
C’était dans toute la force du terme unenature abondante, variable, pleine d’imprévu et de surprises.
Elle avait tour à tour, et presque au mêmeinstant, la molle indolence de la jeune fille créole et cesexplosions de vivacité féminine qui éblouissent l’esprit, quiétonnent le cœur comme les paupières cherchent et fuient l’éclattrop brillant d’un feu d’artifice.
Elle était gaie, mais rêveuse ; il yavait d’étranges tristesses au milieu de ses joies d’enfant. Alors,l’éclair de ses prunelles se voilait et ses grands yeux bleus,limpides sous l’arc de ses sourcils noirs, semblaient chercher dansle vague quelque chose qu’elle seule voyait, quelque chose quiétait le secret de son âme à la fois candide et impénétrable.
Dès les premiers jours, ses compagnesnouvelles, qui pourtant s’étaient prises bien vite à l’aimer,l’avaient déclarée capricieuse ; plus tard, son histoire, quechacune espérait connaître avant les autres, étant restéeincomplète comme un livre auquel manqueraient de nombreuses pages,ces demoiselles avaient essayé loyalement d’en combler les lacunes,et il était arrivé que plusieurs d’entre elles, se rencontrant dansla même pensée, avaient mis à la place du mot caprice cetautre mot soucis.
Les romans vont et viennent dans notre mondequi pourtant a la prétention d’être positif, et quand on commence àvoir clair à travers les brumes de l’adolescence, que ne peut-onexpliquer par ces vagues échos du passé qu’on nomme dessouvenirs ?
Cette belle Valentine avait peut-être dessouvenirs. Pourquoi non ? Mais quand il arrivait à sescompagnes, trop curieuses, de poser leur doigt indiscret surquelque feuillet de sa rêverie, elles reculaient confuses oudéroutées devant un clair regard de la vierge, si un franc éclat derire ne les mettait pas en déroute.
Aussi, parmi ces demoiselles, y avait-il desimpatientes qui disaient déjà que Valentine était une énigme.
Il arrive parfois que le mot de cesravissantes énigmes est tout bonnement un nom.
Parmi ces demoiselles, quelques-unes n’étaientpas sans connaître le moyen de deviner les rébus.
Elles cherchèrent le nom, et il arriva un jourqu’elles crurent toutes à la fois avoir fait la grandedécouverte.
Le nom que ces demoiselles soupçonnaient depouvoir bien être le mot de l’énigme, appartenait à un jeunemagistrat dont nous avons déjà fait mention et qui se promenait ence moment dans la serre contiguë au salon avec la belle comtesseCorona, petite-fille du colonel Bozzo.
C’est ici le chapitre aux portraits ;nous ne ferons pas celui de Francesca Corona, noble et malheureusecréature dont nous avons dit ailleurs la bizarre histoire. Elle n’apoint de place dans ce drame ; mais il nous faut peindre aucontraire son cavalier, M. Remy d’Arx, qui est un de nos principauxpersonnages.
C’était un homme de trente ans, à la taillehaute, élégante, mais un peu roide. La gravité, dans la professionqui était celle de M. d’Arx, peut passer quelquefois pour un masqueou tout au moins pour un accessoire nécessaire à l’uniforme ;mais il suffisait de jeter un regard sur la belle figure de Remypour éloigner toute idée de parti pris théâtral.
Son caractère sautait aux yeux : c’étaitune intelligence laborieuse et forte, mariée à une âme sincèrejusqu’à la naïveté. Il était aimé généralement et universellementestimé, malgré les chances de grande fortune judiciaire quel’opinion publique lui accordait.
Il ne faut pas toujours juger l’importancespécifique d’un homme par le grade qu’il occupe. Tel général, qui aeu ses épaulettes comme les poires mûrissent, donne souvent desordres à de simples officiers qui ont leur valeur notée et qu’onmettra en lumière vienne le premier coup de canon. Les supérieursde Remy d’Arx n’ignoraient point que le ministre avait l’œil surlui et ils le traitaient en conséquence.
La ressource des envieux était de dire qu’ilappartenait à une puissante famille de robe, et qu’il arriverait endépit de tout par cette sorte de droit de succession qui,malheureusement, n’est pas sans influence sur les fortunesjudiciaires en France.
Il y avait du reste une circonstance quipermettait aux prophètes de prédire à coup sûr en donnant unegrande valeur aux titres que Remy d’Arx aurait pu faire valoir pourson avancement. Son père, procureur général près d’une des cours dumidi, était mort violemment dans l’exercice de ses fonctions et enquelque sorte sur la brèche.
C’était une très dramatique histoire.
Mais de tout cela on peut dire que le jeunejuge d’instruction s’inquiétait médiocrement.
Dans tout le tribunal de la Seine, il étaitpeut-être l’homme que la question d’avancement personnelpréoccupait le moins. Jamais il n’avait rien sollicité ; ilremplissait ses fonctions avec zèle, parce que sa vocation demagistrat était très fortement développée, il allait droit sonchemin, parce qu’il était l’honneur même ; mais loin dechercher les occasions de se pousser, il semblait fuir le mondeofficiel et employer les heures que ses fonctions laissaient libresà un travail opiniâtre dont nul ne connaissait bien la nature.
C’est encore là, dira-t-on, un moyen deparvenir. Tel ouvrage de doctrine ou de jurisprudence bien fait,bien appuyé et lancé à l’heure propice, est un outil excellent pourpercer le trou par où les réputations sérieuses jaillissent parfoishors de terre comme des champignons.
Mais le travail de Remy d’Arx, quel qu’il fût,ressemblait un peu à celui de Pénélope ; il se continuait sanscesse et ne s’achevait jamais.
À propos de ce travail, le meilleur ami deRemy d’Arx, l’excellent colonel Bozzo-Corona, laissait volontiersdeviner qu’il en savait un peu plus long que les autres. Quand onl’interrogeait à ce sujet, il souriait bonnement, caressait laboîte d’or émaillée sur laquelle l’empereur de Russie lui avaitdonné son portrait, et murmurait tout doucement :
– Il y avait longtemps que personne necherchait plus la pierre philosophale !
Mais il ajoutait tout de suite en prenant unair sérieux :
– Il ira loin, fiez-vous à moi ! et s’illa cherche, je ne connais au monde que lui pour être capable de latrouver.
Et, en vérité, ce beau Remy d’Arx, avec sestraits pâles, son regard inspiré, son grand front déjà dégarni decheveux sous lequel semblaient lutter silencieusement la passion etla pensée, avait un peu la physionomie que notre imagination prêteaux mystiques ouvriers du grand œuvre.
Malgré son apparente gravité, l’espritd’aventure n’était pas mort en lui ; il avait eu une jeunessetrès chaude ; on lui connaissait au moins un duel où il avaitpoussé la bravoure jusqu’à la folie ; il était doux comme unefemme, mais tous les chevaliers sont ainsi, et sous les plis de satoge peut-être y avait-il encore une épée.
Nous ajouterons qu’indépendamment despromesses de son avenir M. Remy d’Arx avait soixante mille livresde rentes.
Avant l’arrivée de Valentine, plus d’une parmiles belles dames qui fréquentaient l’hôtel d’Ornans avait tentépeut-être de nouer ses couleurs à l’épaule de ce magnifiqueberger ; plus d’une mère aussi l’avait montré à sa fille d’undoigt discret en prononçant ces paroles utiles qui ouvrent les yeuxde la vierge sans maculer l’entière blancheur de sa robe ;aucun résultat n’avait été obtenu, Remy passait doux et indifférentdans ce monde où l’attiraient la marquise elle-même, ancienne amiede sa mère, le colonel Bozzo, pour qui il professait un respectfilial, et cette charmante comtesse Corona, qu’il aimait comme unesœur.
Au premier moment, on put croire que laprésence de Mlle de Villanove ne modifierait point lasituation, du moins en ce qui concernait Remy d’Arx.
Aux yeux de ce petit monde dont il était lefavori, son seul défaut était un tantinet de sauvagerie. On cruts’apercevoir qu’il devenait un peu plus sauvage, mais ce futtout.
Le jour où l’une de ces demoiselles découvritque Valentine, pour employer la locution si prudente et siexpressive du bon monde, avait « remarqué » M. Remyd’Arx, la grande nouvelle fut naturellement publiée dans tous lespetits coins, et il y eut bien des sourires moqueurs échangés entapinois, car la froideur de Remy était chose notoire. On aurait pumême aller plus loin : ses visites à l’hôtel devenaient deplus en plus rares, et c’est à peine si, dans ces occasions, iladressait à Mlle de Villanove les paroles exigées par lasimple politesse.
Mais si clairvoyantes que soient généralementces demoiselles, quand il s’agit d’intrigues mignonnes et de petitsromans à la douzaine, elles sont sujettes à se tromper auxmanifestations inconnues de cette chose si rare : un grand, unpuissant amour.
Elles riaient auprès du piano, où l’onbabillait sur n’importe quoi. Autour du foyer, la conversationlanguissait un peu parce qu’on attendait la table de whist. Çà etlà, dans le reste du salon, les groupes ressassaient la chroniquedu jour.
Dans la serre, où l’on voyait paraître etdisparaître de rares promeneurs, l’entretien de Remy d’Arx et de lacomtesse Corona allait s’animant de plus en plus.
Le jeune juge d’instruction était très pâle etparlait avec une chaleur contenue ; la belle comtesses’arrêtait parfois pour l’écouter, tantôt riant aux éclats, tantôtémue et comme stupéfaite.
Soit par hasard, soit à dessein, Valentine,dont les doigts blancs se jouaient avec distraction sur les touchesdu piano, s’était placée de manière à ne rien perdre de ce qui sepassait derrière les châssis de la serre.
Ces demoiselles, de leur côté, ne perdait riende ce qui se passait sur les traits charmants de Valentine.
On pouvait dire ce qu’on voulait, les parolesne signifiaient rien, puisque l’intérêt de la comédie étaitailleurs : Valentine ne relevait-elle pas malgré elle sesgrands yeux qu’elle eût voulu tenir baissés ? une rougeurfugitive ne montait-elle pas tout à coup à sa joue ? etn’avait-on pas surpris le froncement de ses sourcilsdélicats ?
Marie de Tresme, un blond amour, conclut unediscussion musicale en disant :
– C’est égal, moi, j’aime mieux Schubert.Le Roi des Aulnes,voyez-vous, c’est un délice.
Elle ajouta du bout des lèvres :
– Mais comme M. Remy d’Arx a de l’esprit cesoir avec la comtesse !
Valentine ferma le piano et tourna le dos à laserre.
On entendit la voix un peu cassée deMme la marquise qui disait :
– Alors, nous avons encore une cause célèbrece mois-ci ?
– Un succès colossal, repartit Mmede Tresme, la mère de cette blonde Marie ; on ne parle plus nide Rachel, ni de Duprez, ni de Mario, ni de Grisi, tout est auxHabits Noirs !
Un gros homme, assis auprès de la marquise,ajouta :
– Nous nous en occupons aussi à Saumur.
– Et qu’est-ce que c’est donc que ces HabitsNoirs ? demanda d’un ton indolent M. de Saint-Louis de l’autrecôté de la cheminée.
Ce fut à ce moment que le valet annonça M. lebaron de la Perrière, qui fit son entrée rondement et en hommesuffisamment appris.
– Voici la vingtième fois pour le moins quej’entends faire cette question aujourd’hui, dit-il, après avoirsalué la marquise ; les Parisiens en deviendront fous, etjamais, depuis la girafe, on ne vit une vogue pareille !
Il y eut des groupes qui se rapprochèrent etle gracieux conciliabule réuni auprès du piano se mit àécouter.
– J’ai peine à croire, reprit le gros homme,qui était un cousin de la marquise, habitant la province ets’occupant d’améliorations agricoles, j’ai peine à croire que cesHabits Noirs aient l’importance de la bande Châtelain et surtoutdes Escarpes dont la Gazette des Tribunaux nous a racontéles méfaits à Saumur.
– Vous avez l’air très fort, à Saumur,monsieur de Champion, dit M. de la Perrière, qui lui offrit la mainen souriant, sur la Gazette des Tribunaux.
– La Bourse va bien, répondit le gros homme,mes bitumes ont monté de trois francs. C’est bon signe pour la paixde l’Europe.
Puis, prenant tout à coup cet accent oratoire,qui se gagne dans la pratique des comices agricoles, ilajouta :
– La Gazette des Tribunaux, monsieurle baron, répond à un besoin de notre époque. Je cherchais depuislongtemps pour ma fille un organe qui ne parlât ni politique, nireligion, ni morale, ni surtout littérature, car c’est la ruine desfamilles. La Gazette des Tribunaux remplit admirablementces diverses conditions.
– Elle a évidemment été fondée pour ledélassement des demoiselles, murmura M. de la Perrière en gardantson grand sérieux.
– Avant de m’abonner, continua le cousin deSaumur, j’ai fait prendre des renseignements par mon notaire, carj’avais été la victime de plusieurs publicistes qui avaient mis laclef sous la porte après avoir encaissé mon argent.
– On dit, interrompit encore M. de laPerrière, que les Habits Noirs avaient un journalofficiel !
– La Gazette des Tribunaux, repartittrès ingénument le gros homme, ne fait pas mention de cettecirconstance. Les renseignements fournis furent excellents, j’eusla preuve que l’entreprise était dans une situation florissante, etdepuis dix-huit mois nous recevons cette feuille véritablementintéressante dont Mlle de Champion nous lit les articlesaprès le dîner.
– Ce doit être une jeune personne instruite,fit observer Mme de Tresme avec son bienveillantsourire.
Le cousin de Saumur la regarda d’un air un peuinquiet.
– Il est bien entendu, madame, ajouta-t-il enbaissant la voix, que je marque au crayon, pour n’être point lus,les articles spécialement faits pour notre sexe, tels que lesaffaires d’infanticides et les attentats à la pudeur.
Le groupe du piano ne bougea pas plus que sil’on eût parlé latin. La marquise eut une quinte de toux etMme de Tresme joua de l’éventail.
– Vous autres, Parisiens, s’écria M. deChampion pendant qu’un rire discret faisait à bas bruit le tour dessalles, vous aimez mieux lire des romans, toujours inutiles quandils ne sont pas dangereux, ou dévorer les attaques incendiaires queles plumes de l’opposition dirigent contre le gouvernement. Chacunson goût ! À Saumur, nous respectons les mœurs et nous savonsapprécier les bienfaits de l’ordre public.
– Je suis entièrement de l’avis de M. deChampion, dit le fils méconnu de Louis XVI, à qui la marquiseoffrait une carte pour le whist. La province est le dernier espoirde notre civilisation malade.
La marquise revint au cousin de Saumur et luidit tout bas en lui présentant le jeu de cartes :
– Il est la sagesse même et vous voyez qu’ilpartage les opinions de Saumur.
M. de la Perrière s’était rapproché du colonelBozzo.
– Pas de whist ce soir, murmura-t-ilrapidement, soyez tout entier à votre mécanique : il faitjour.
Les longues paupières du vieillards’abaissèrent pour cacher l’étincelle qui s’allumait dans sesyeux.
– Monsieur l’abbé, dit-il de sa voix câline etdouce, soyez assez charitable pour me débarrasser de cette carte.L’habitude est une seconde nature ; quand on m’offre unepartie de whist, j’accepte toujours sans songer à ma vue, qui n’enveut plus. Prenez, c’est sans compliment, vous me rendrezservice.
Il s’appuya sur le bras du baron et l’entraînavers la serre.
Sur le passage, tout le monde causait de labande des Habits Noirs.
Il n’y a pas à établir de catégories entre lesdiverses classes de la société parisienne, quand il s’agit d’unecause célèbre ; cela intéresse et passionne tout le monde aumême degré. La conversation avait pris feu comme une traînée depoudre ; jolies filles, jeunes gens et personnages graves yallaient avec le même entrain.
Assurément le cousin de Saumur était beaucoupmoins naïf qu’il n’en avait l’air quand il disait que laGazette des Tribunaux répond à un besoin de notreépoque : nous sommes fous de crimes, et l’on connaîtl’histoire de cet éditeur qui disait à ses manœuvres littéraires.« Nous n’avons plus besoin de livres qui ait deux ou troisassassinats dans chaque chapitre. »
Il se trouvait que tout le monde avait uneprovision de ces renseignements qui se ramassent chez nous àpoignées dans les journaux, dans les cafés, dans les salons ;chacun savait les noms de ces misérables, obscurs la veille etqu’entourait aujourd’hui une sorte de gloire populaire.
On dit que dans leur geôle fermée, le bruit decette hideuse célébrité parvient toujours jusqu’à eux et que leursauvage orgueil s’en exalte jusqu’au délire.
– Est-ce vrai ? demanda cette blondeMarie, prononçant le nom du chef de la bande, comme si elle eûtparlé d’un vaillant soldat ou d’un poète à la mode, est-ce vrai queM. Mack Labussière est un joli homme ?
– Très joli, lui fut-il répondu ; il estdanois d’origine et de la meilleure noblesse. Il se faisaithabiller chez Haumann, il était habitué des coulisses de l’Opéra,et on prétend que deux de nos lionnes les plus à la mode se sontrencontrées à la porte de sa prison…
– Voyez ces curieuses ! ditMme de Tresme essayant de moraliser l’anecdote.
– Et monsieur Mayliand ?
– Oh ! celui-là allait à la cour, toutuniment !
– Bien plus, il collaborait avec M.Scribe !
– J’ai sa marchande de gants ; il enusait une douzaine et demie par semaine.
– Mme Mayliand se mettait àravir…
– Il y a donc une MmeMayliand ?
– Oui, très liée avec la femme d’un députéqu’on nomme.
– Et dame de charité.
– Hébert, celui qu’on appelle le comte deCastres, quand on l’a arrêté, était sur le point d’épouser quinzecent mille francs et des espérances.
– C’est M. Mayliand, demanda Marie, qui étaitconnu sous le sobriquet de Cancan ?
Elle s’arrêta, confuse parce queMme de Tresme la foudroyait du regard.
– Et qui le dansait ! s’écria un échappéde collège avec l’accent de l’enthousiasme ; je l’ai vul’année dernière au bal Musard…
– Comment ! monsieur Ernest, vous allezau bal Musard !
Au milieu de ce feu croisé, Valentine restaitsilencieuse.
Écoutait-elle ?
Ses lèvres avaient un pâle sourire, et à lavoir de loin, les yeux baissés à demi, la tête inclinée, vouseussiez dit une adorable statue. Elle tressaillit faiblement parcequ’une voix dit derrière elle :
– Quelqu’un qui en sait long sur tout cela,c’est M. Remy d’Arx.
Elle releva les yeux et vit fixés sur elleceux de la marquise, qui la regardait affectueusement.
– Soyons au jeu, madame, dit à cette dernièreM. de Saint-Louis, vous avez coupé mon sept de carreaux qui étaitroi.
La marquise s’excusa en souriant. Avant dequitter le salon le colonel lui avait parlé à l’oreille, et depuislors, elle restait toute rêveuse.
– Fillette, dit-elle de loin à Valentine,quand tu voudras, tu arrangeras une contredanse.
– À Saumur, fit observer le cousin, onn’oserait danser devant un membre du clergé. Il n’y a plus d’atout,et mes trèfles sont maîtres. Est-ce joué, monsieur lechanoine ?
Il étendit ses trois cartes sur la table.
– À Paris, pour ce qui regarde la danse,répondit le vieux prêtre, nous faisons comme nous pouvons. Maisvous n’avez pas bien compté les atouts, cher monsieur, ajouta-t-ilen coupant, et vous venez de perdre deux levées par votrefaute.
Valentine et Marie, assises au piano,attaquaient déjà un quadrille à quatre mains.
– C’est vrai, pourtant, dit Mlle deTresme pendant le prélude, M. d’Arx doit savoir bien des choses,car c’est lui qui avait commencé l’instruction. Mais c’est l’hommedu mystère, on n’en peut jamais rien tirer.
Dans la serre, il n’y avait plus que deuxcouples ; le colonel Bozzo et M. le baron de la Perrière,auprès de la porte d’entrée, Remy d’Arx et la comtesse Corona toutà l’autre bout et cachés derrière un massif de yucca.
M. le baron avait quitté cette apparence derespect qu’il gardait naguère vis-à-vis du vieillard, et luiparlait avec une familiarité presque effrontée.
Le colonel, lui, ne changeait jamais ;c’était toujours la même placidité discrète et douce.
– Voilà ! dit le baron, toutes voshistoires s’arrangent toujours avec la main ; vous avez unechance de possédé, papa !
– Monsieur Lecoq, répondit le colonel, leshistoires ne s’arrangent jamais d’elles-mêmes, on les arrange. Tesyeux ne sont pas mauvais, mais il te faudrait des lunettes que tun’as point pour voir où et comment j’attache les fils de ma trame.Dans ma jeunesse, je te ressemblais, j’allais comme une corneillequi abat des noix, mais vers l’âge de quarante ans, un matin, auCastel-Vecchio de Naples, où j’étais prisonnier, il m’arriva deregarder travailler une araignée. Ce sont des bêtes fortintelligentes, et crois-moi, quand elles attrapent une mouche, iln’y a ni bonne ni mauvaise chance, c’est du talent et voilàtout.
– Alors, s’écria Lecoq avec impatience, vousvoulez me faire croire que tout cela était arrangé delongueur ; le jeune homme d’Algérie, la jeune fille de lafoire et le reste, pour pincer de seconde main les diamants deCarlotta Bernetti !
Le colonel eut un rire silencieux.
– Quand je ne serai plus là, murmura-t-il,vous me regretterez. Je me moque des diamants de la Carlotta commed’une guigne ; s’il ne s’agissait que de faire une rafled’argent, Mme la marquise d’Ornans est mûre, on pourraitla cueillir d’aujourd’hui à demain ; mais nous n’en sommes paslà, mon bijou ; dans la partie qui est engagée, nous jouonsplus gros jeu que cela : c’est une question de vie ou de mort,non pas pour les autres, comme à l’ordinaire, mais pour nous-mêmes,cette fois. Me comprends-tu ?
– Pas encore, fit Lecoq.
La voix du vieillard s’était raffermie ;il parlait bas, mais net.
– Il y a un limier sur nos traces, dit-il, unfin limier. Ne cherche pas à deviner, celui-là n’est pas de tonmonde et tu ne l’as jamais rencontré dans les corridors de la ruede Jérusalem, M. de la Perrière.
– Ah bah ! fit Lecoq avec un vaniteuxsourire, je fréquente plus d’une sorte de monde, papa, et il nefaudrait pas croire non plus que vous êtes le seul pour voir plusloin que le bout de votre nez.
Le colonel le regarda par-dessous sespaupières demi-baissées.
– Tu as de la capacité, mon chéri,prononça-t-il tout bas, et d’un ton de caresse, beaucoup decapacité ; c’est toi que j’aime le mieux, tu le sais bien, etje te garde mon héritage. Voyons si tu as touché juste : oùprends-tu le limier dont je parle ?
– Parbleu ! fit Lecoq, le voilà qui causelà-bas avec Fanchette.
Son doigt tendu montrait M. Remy d’Arx, aubras de qui la belle Francesca Corona s’appuyait maintenant,sérieuse et attentive.
– Tiens ! tiens ! murmura levieillard du ton d’un maître que les progrès de son élèvesurprennent agréablement, j’ai toujours dit que tu étais un jolisujet, mon fils. Tu as mis dans le blanc du premier coup.
– Et si j’étais à votre place, interrompitLecoq, ce bel oiseau-là ne m’inquiéterait guère, c’est moi qui vousle dis.
Les sourcils du colonel étaient froncéslégèrement ; un sourire dédaigneux se jouait dans les rides desa bouche.
– Je suis bien vieux, dit-il avec lenteur,c’est quand je ne serai plus là qu’on saura ce que je valais. Cebel oiseau, comme tu l’appelles, est le plus terrible danger, leseul danger véritable, pour mieux dire, qui ait jamais menacél’association depuis que je l’ai fondée. Il a du sang corse dansles veines et il a juré la vendetta contre nous. Voilà dix ansqu’il travaille en silence. C’est un chercheur, c’est presque unsorcier. Si le hasard n’avait placé sur sa route un homme plus fortque lui (et cet homme-là c’est moi), nous serions tous morts àl’heure qu’il est.
Lecoq ouvrit ses yeux tout grands.
– Vous ne plaisanteriez pas avec moi sur unsujet pareil, papa, grommela-t-il ; pourquoi n’avez-vous pasprévenu le conseil ?
– Le conseil est convoqué pour demain. Ne medemande pas d’autres comptes : je veillais et je suis leMaître.
– Mais, de par tous les diables ! s’écriaLecoq, il en sait donc bien long ?
– Il en sait plus long que toi, il en saitpresque aussi long que moi, et si je n’avais pas été là, placécomme un obstacle au devant de ses yeux et trompant tous sescalculs par le respect qu’il me porte, il connaîtrait dès longtempsles hommes comme il connaît déjà les choses.
– Il suffirait donc d’un hasard ?…commença Lecoq, dont l’accent était inquiet.
– Il n’y a pas besoin de hasard interrompit lecolonel, la logique même de son travail rigoureux et implacabledoit le conduire à la vérité.
– Mais alors… dit Lecoq, qui regarda levieillard en face.
Il n’acheva pas : son geste brutalementexpressif traduisit sa pensée. Le colonel était assis et tournaitses pouces d’un air bénin.
– Voilà le hic ! murmura-t-il ensoupirant, on ne peut pas empêcher ces diables d’auteursdramatiques de faire leur état, mais ils ont quelquefois des idéesbien dangereuses. Il y a dans La Tour de Nesle,à l’acte dela prison, une invention tout à fait agaçante pour les personnesqui, comme nous, ont quelquefois besoin de se défaire de quelqu’un.La précaution de Buridan est simple et à la portée de tout lemonde, un enfant peut s’en servir : il a les mains liées, lefin matois, et le carcan autour du cou, on vient lui mettre lecouteau sous la gorge, ça semble aller tout seul, pas dutout ! il avait prévu le cas et déposé en lieu sûr une armequi partira si on le tue. Mon ami d’Arx ne s’est pas mis en fraisd’imagination, il a fait tout uniment comme Buridan et siaujourd’hui pour demain, il était supprimé par notre industriel, lamine qu’il a creusée éclaterait et nous sauterions comme un bouchonde Champagne. Voilà !
Pendant le silence qui suivit cettedéclaration faite d’un ton sec et péremptoire, on put entendre, àtravers le grêle feuillage des plantes tropicales, la voix de lacomtesse Corona qui disait :
– Mais c’est inimaginable ! je vousécoute comme on lirait un roman. Vous êtes plus extraordinairequ’un collégien et plus timide qu’une jeune fille !
Remy d’Arx répondit :
– Je l’aime comme jamais femme ne fut aimée.Tant que je n’ai pas parlé, mon espoir me reste, et il me sembleque si je perdais mon espoir, je mourrais.
Le colonel se frotta les mains tout doucement,pendant que sa tête battait la mesure du quadrille qu’on dansaitdans le salon voisin.
– Le capitaine Buridan, reprit-il avec sagaieté sénile et doucette, n’avait affaire qu’à Marguerite deBourgogne, une femme de bien mauvaise conduite. Le bon colonelBozzo n’était pas dans tout cela. Pour un habile prévôt d’armes, etj’étais un assez fin tireur dans le temps, il n’y a point de bottequi n’ait sa parade. Revenons à nos moutons, l’Amitié : tu asvisité toi-même les deux chambres contiguës ?
– C’est comme si on les avait faites exprès.Je les connaissais d’avance.
– Qui as-tu chargé du travail d’art pourl’effraction ?
– Cocotte.
– J’ai vu de son ouvrage, il va bien… et pourexécuter, qui as-tu choisi ?
– Le marchef.
Le colonel eut un petit frisson de femme etdit entre ses dents :
– Une bête brute qui me fait peur, mais qui nerate jamais la besogne !
– Et avec cela, demanda Lecoq, dont l’accentexprimait une curiosité mêlée de crainte, vous comptez arrêtervotre homme ?
– Qui ? le Buridan ? s’écriagaillardement le colonel ; tant que je suis là, mon trésor,n’aie jamais peur ; je suis fort sur la loi comme Thalberg surle piano. Nous mettons en branle, cette nuit, une petite mécaniqueà compartiments et à ressorts dont je t’expliquerai les détails uneautre fois. Avec ce système mignon, je suis sûr de fourrer leBuridan dans ma poche.
– Je comprends à moitié, dit Lecoq ; sila jeune fille accepte…
– Il est perdu, mon fils.
– Mais si elle refuse ?
– Mon fils, il est perdu !
Lecoq lui jeta un regard où il y avait del’envie et de l’admiration. Le colonel surprit ce coup d’œil et sonantique visage s’épanouit en une expression de naïfcontentement.
– Ce sera ma dernière affaire, dit-il, et jeveux que ce soit mon chef-d’œuvre !
Il s’interrompit pour consulter sa montre ets’écria :
– Onze heures ! Cocotte doit avoir achevéson travail préparatoire, et le marchef attend déjà dans sonbûcher ; il est temps que j’entame ma scène avec le Buridan.Rentrez au salon, monsieur de la Perrière, et, s’il vous plaît,dites à la marquise que le mariage de Mlle de Villanove…Non, dites-lui seulement que tout va comme sur des roulettes.
C’était un repos entre deux quadrilles, etquelques groupes rentraient dans la serre. Le colonel saisit aupassage Marie de Tresme et une autre jeune fille pour s’appuyerpaternellement sur leurs bras.
– La danse vous a-t-elle fait oublier lesHabits Noirs, demanda-t-il, chers enfants ?
– Mais pas du tout ! répliqua la blondeMarie, et nous venions rôder autour de M. Remy d’Arx pour tâcher desurprendre quelque intéressant secret… car, ajouta-t-ellemalicieusement, je suis bien sûre que, depuis le temps, ils causentHabits Noirs tous deux, lui et Mme lacomtesse !
Le colonel lui caressa la joue et dit enélevant la voix :
– Remy, mon enfant, voici deux charmantsdémons qui accusent la petite Fanchette du crimed’accaparement.
La belle comtesse se retourna aussitôt,souriante, mais Remy rougit comme si on lui eût adressé un reprochesérieux.
– N’est-ce pas, s’écria Mlle deTresme avec sa candeur effrontée, que vous causiez de MackLabussière, de Mayliand et du comte de Castres ?
– Non, répondit Francesca Corona sans perdreson sourire ; il s’agissait entre nous de choses beaucoup plusintéressantes, et je vous demande bien pardon, mes chères belles,si je vous enlève mon bon père, mais nous avons à lui confier ungrand secret.
– Allons ! dit Marie en quittant le brasdu colonel, nous n’en saurons rien. Ah ! que je voudrais êtrede Saumur !
– Pourquoi cela ? fit bonnement lecolonel.
– Parce que toutes les demoiselles de Saumuront la Gazette des Tribunaux sur leur table de nuit.
Elle ajouta pendant que tout le monderiait :
– Ou bien je voudrais être comme Valentine,que la curiosité ne démange jamais, parce qu’elle a autre chose entête.
Elle s’enfuit, décochant son regard entre lesdeux yeux de Remy d’Arx comme un trait de Parthe.
– Voyons ce grand secret, dit le colonel, quisemblait enchanté.
Il triomphait en lui-même pensant :
– Lecoq est le plus fort, mais il ne me va pasà la cheville. Il appelle cela jouer de bonheur ! moi, je disque c’est bien joué, voilà la différence !
Remy avait pris les deux mains de lacomtesse.
– Je vous en supplie, madame, murmura-t-ilavec une fatigue découragée ; j’ai mis à nu pour vous, quiêtes ma meilleure amie, le fond même de mon cœur ; j’avaisbesoin de me confesser un peu, mais cet effort m’a brisé et je sensqu’il ne faudrait point aujourd’hui toucher davantage à mablessure.
Dans le regard du colonel il y avait unepetite pointe de sarcasme, émoussée par un attendrissement bienmarqué.
– Voilà un grave magistrat, prononça-t-ilentre haut et bas, voilà le plus savant et le plus clairvoyant denos jeunes jurisconsultes. Je voudrais gager qu’il sera conseillerdans un an, et que, vers sa quarantième année, il s’éveillera unmatin garde des Sceaux. Mais ! sangodémi ! quand il nes’agit plus du Code civil ou des Pandectes, il perd la têtevolontiers, et c’est bien l’amoureux le plus poltron que j’aierencontré de ma vie !
– Bon père ! fit la comtesse avecreproche.
– Vous ne savez pas… commença Remy d’Arx.
– Je sais, interrompit le colonel, que je neveux rien savoir. Je n’aime pas forcer la confiance de mes amis ettoutes ces histoires-là ne sont plus guère de mon âge.
« Parlons d’autre chose, s’il vousplaît ; Remy, mon cher enfant, j’ai lu d’un bout à l’autre leremarquable travail que vous m’avez confié.
« Pour moi, qui connais le pays de Corseet qui ai pour ainsi dire été le témoin des faits présentés parvous, je suis très vivement frappé de votre discussion et de vosconclusions ; mais si je me mets au point de vue du ministreet même du public, faut-il l’avouer ? j’ai peur que l’ensembledes faits ne soit pas pris au sérieux à cause de je ne sais quellecouleur romanesque…
La comtesse fit un geste de francheimpatience.
– Bon père, dit-elle, je te jure que leministre et le public nous importent bien peu en ce moment.
– Laisse, mon enfant, répliqua le colonelpresque sévèrement, tu vois bien que M. Remy d’Arx écoute.
Le jeune juge d’instruction écoutait, eneffet ; il avait les yeux baissés et un rouge vif remplaçaitla pâleur habituelle de sa joue.
– Je vous remercie, mon excellent et cher ami,répondit-il ; j’ai voulu avoir sur ce travail les conseils devotre expérience. Les faits sont d’une exactitude rigoureuse ;ils empruntent au procès qui va se juger devant la cour d’assisesde la Seine un intérêt d’actualité. Je suis déterminé à soumettremon mémoire à qui de droit ; ne fût-ce que pour empêcher lajustice de s’égarer dans une fausse voie. Il n’y a pas un seulHabit-Noir dans la bande qui porte ce nom, et voulez-voussavoir ? la grande, la terrible association de malfaiteurs queje me suis donné la mission de poursuivre profitera certainement dece quiproquo judiciaire.
– Si vous craignez cela, repartit vivement lecolonel, pourquoi n’avez-vous pas retenu l’instruction qui vousavait été confiée ?
– J’ai eu tort, peut-être, dit Remy d’un airpensif, mais je ne trouvais rien là de ce que cherchais. C’est unebande peu nombreuse de coquins vulgaires qui ne connaît ni lesstatuts, ni le mot d’ordre des frères de la Merci. Je sens que jesuis sur la piste, et que chaque pas me rapproche d’un butardemment poursuivi, je n’ai pas voulu me détourner de maroute.
– Avez-vous quelque fait nouveau ?demanda plus tranquillement le colonel, depuis que vous m’avezremis votre mémoire ?
– J’ai reçu les lettres attendues de Sartènes,répondit le jeune juge d’instruction ; je ferai le voyage, etdussé-je m’introduire moi-même dans cette caverne…
Le colonel hocha la tête.
– De deux choses l’une, fit-il avec froideur,ou il y a là-bas un repaire de loups, ou il n’y en a pas ;s’il n’y en a pas, rien à faire ; s’il y en a, le plus mauvaismoyen de prendre les loups est de se fourrer dans leur gueule.
– Je n’ai pas tout dit, ajouta Remyd’Arx ; demain, je dois recevoir la visite d’unrévélateur.
– Au sujet des bandits de la Corse ?
– Au sujet des bandits de Paris.
Un observateur très attentif eût peut-êtreremarqué un certain mouvement de révolte parmi les mille rides quise croisaient sur le visage du colonel, mais ce fut l’affaire d’uneseconde et il répéta d’une voix parfaitement calme :
– Demain ! ah ! ah !demain ! voici qui prend une tournure, Croyez-moi, cherenfant, ne négligez aucune précaution et soyez bien armé lors decette entrevue. Pour ce qui regarde votre travail, je vous prie deme le laisser encore un jour ou deux ; j’ai déjà pris quelquesnotes qui pourront vous êtes utiles ; ma connaissance complètedu pays donnera une certaine valeur à mon témoignage, surtoutauprès de Son Excellence, qui était inspecteur des prisons sous lerègne de Charles X et qui, lors de sa dernière tournée, voulut bienaccepter ma modeste hospitalité au château de Bozzo. À mon âge,vous le savez, les souvenirs ne se présentent plus en foule. Ilsreviennent un à un et je les écris à mesure.
Remy ouvrait la bouche pour rendre grâce denouveau en acceptant volontiers le délai proposé lorsque lacomtesse Corona, dont les ongles roses battaient la générale surles vitres de la serre, se retourna et dit avec une véritableexplosion de colère :
– Ah ça ! quel jeu jouons-nous ici ?M. d’Arx s’est-il moqué de moi quand il m’a parlé pendant deuxheures… deux heures d’horloge ! de son martyre, de sescraintes, de ses espoirs, de son amour enfin qui s’exhalait enparoles embaumées, douces et pures comme un chant derossignol ?
– Au nom du ciel !… balbutia le jeunemagistrat.
– Il n’y a pas de ciel qui tienne ! ouplutôt le ciel est bleu comme votre flamme, et il faut que j’en aiele cœur net. Vous seriez capable de recommencer demain et je neveux pas faire tous les jours pareille dépense de tendre pitié.
– Ne vous insurgez pas, bon père,ajouta-t-elle en tendant son front au baiser du colonel, vous avezdit le vrai mot : ce grand homme est poltron comme un lièvre.Il a saisi aux cheveux votre conversation d’Habits Noirs, debandits, de cavernes, de mémoire à consulter, tout exprès pourm’empêcher d’entrer en matière, mais on ne nous donne pas le changeainsi, et je crois avoir mérité suffisamment un premier prix depatience. Je vous déclare donc, bon père, que notre bel ami iciprésent, se meurt du mal d’amour, qu’il n’y a pas besoin des HabitsNoirs pour l’exterminer, et que, si vous refusez de lui venir enaide, nous n’avons plus qu’à porter son deuil.
Remy d’Arx avait baissé la tête et gardait lesilence ; il était facile de voir combien cette façon légèrede parler lui était blessante et douloureuse.
– Voyons, voyons, dit le colonel, tu n’as pasl’habitude d’être cruelle ainsi, Fanchette.
– Je suis cruelle, repartit la comtesse, parceque je veux être cruelle ; il ne faut pas qu’un médecin aitl’âme trop sensible. Nous avons un malade qu’il faut guérir à toutprix ; tout ce que je peux faire, c’est d’abréger l’opération,en vous disant du premier coup que Remy aime éperdumentMlle de Villanove, et que, si vous ne la lui donnez pas,il compte bel et bien mourir de chagrin.
– Valentine ! murmura le vieillard, quijouait l’étonnement au naturel ; comment ! il s’agit deValentine et notre ami ne m’a rien dit ?
Remy d’Arx leva sur lui un regard de détresse,pendant que Francesca reprenait haleine.
– Il ne vous dira rien, continua-t-elle ensaisissant les deux mains du jeune magistrat, qu’elle serraaffectueusement entre les siennes ; il tremble defièvre ; il fait pitié.
– Ah ! c’est un grand amour, mon père,continua-t-elle d’une voix changée ; j’aurais voulu que vouspussiez l’entendre tout à l’heure, la passion s’épandait hors deson âme comme un flot d’éloquence et de poésie. Il était si beauque je pleurais, si ridicule que je riais comme unefolle !
Une larme roula sur sa joue tandis qu’ellepoursuivait :
– Un homme fort ! le plus fort peut-êtrede ceux que j’ai rencontrés et admirés. Je viens de le voir timideplus qu’une jeune fille, irrésolu plus qu’un enfant et radotantparmi de sublimes élans le fade cantique de Céladon. Deuxheures ! je vous le dis, deux heures ! Il me semblait queje ne l’avais jamais vu : il était beau comme unarchange ; sa voix avait des vibrations de harpe. Quelpoète ! et quel collégien monté en graine !… ami, biencher ami, pardonnez-moi, je me venge d’avoir été trop puissammentémue.
Elle se tourna vers le colonel et acheva encontenant un profond soupir :
– Il y en a qui sont heureuses ! notreValentine sera bien aimée.
Personne n’était là pour souligner le côtécomique de la situation. Le colonel calculait son jeu froidement,tout en se donnant l’air de gagner l’émotion contagieuse quisoulevait le sein de Francesca ; Remy tournait vers eux et àla dérobée un regard timide et déjà reconnaissant. Le colonelrompit le premier le silence.
– Ah ! pauvre bichette, dit-il enatteignant son mouchoir pour essuyer ses yeux secs, tu n’as pas eubeaucoup de bonheur en ménage, c’est vrai. Si, aussi bien, jet’avais donné une perle comme ce cher Remy !… Mais voyons,voyons, nous n’avons pas le sens commun, mes trésors. Ce n’est pasen pleurnichant qu’on arrange les affaires ; Moi, d’abord, cemariage-là m’enchanterait : Remy et Valentine ! les deuxchers enfants gagneraient tous deux, du même coup, un gros lot à laloterie de l’avenir. Quel joli couple et quelle bonne maison aussi,car ils sont riches tous les deux ; je connais, à l’égard deValentine, les intentions de Mme d’Ornans et d’une autrepersonne, qu’il est inutile de nommer… Parlons peu et parlonsbien : notre bon Remy s’est-il déclaré vis-à-vis de la jeunepersonne ?
– Oh ! fit le jeune magistrat,jamais !
– Mais regardez-le donc ! s’écria lacomtesse, et ne lui faites pas semblable question ! c’est àmoi qu’il adresse ses déclarations : des paroles qui brûlentet qui attendriraient une tigresse.
– C’est que, fit le colonel, ce n’est pas lamême chose. A-t-il au moins quelque donnée sur l’état du cœur denotre Valentine ?
– Si j’avais eu la moindre espérance… commençaRemy d’un ton désolé.
– C’est la peine du talion, interrompitFrancesca ; pauvre M. d’Arx ! vous avez tenu en votre vietant de gens sur la sellette ; voilà qu’on vous fait subir àvotre tour un interrogatoire.
– C’est moi qu’il faut interroger, père, sereprit-elle, je vais prêter serment, si on veut, pour dire qu’enmon âme et conscience, devant Dieu et devant les hommes, il neserait pas impossible que la chère enfant eût tourné ses beaux yeuxdu côté de l’accusé.
– Par pitié, madame, ne raillez pas, suppliaRemy, dont la détresse était au comble.
– Vous n’avez pas la parole, repartit gaiementFrancesca. Père, je me suis aperçue plus d’une fois que vous aviezla vue admirablement perçante…
– Pour mon âge, rectifia le colonel, il estvrai que je me passe encore de lunettes.
– Interrogez vos souvenirs, n’avez-vous pasremarqué souvent que Valentine devenait toute rêveuse quand M. Remyd’Arx tient au salon le dé de la conversation ?
Le colonel eut son petit rire débonnaire.
– Pauvre Minette, dit-il, voilà où ma vuefaiblit. Quoi que tu en dises, je n’ai plus les yeux qu’il fautpour voir ces choses-là, et je suis en vérité fort embarrassé, carje me trouve entre deux opinions contraires : tu vois tout enrose, le pauvre Remy voit tout en noir, il faut un tiers arbitrepour vous départager ; choisissons-le. Que diriez-vous de lamarquise ou de Valentine elle-même ?
La comtesse se jeta à son cou et lui donna unretentissant baiser.
– Il n’y a rien au monde de si charmant quetoi, père, bon père, s’écria-t-elle. Puisque tu es avec nous, labataille est gagnée. À genoux, Remy, et remerciez votresauveur !
– Folle que tu es ! dit le colonel ;tu est seule à te réjouir ; tu vois bien que Remy garde lesilence.
Un instant ils restèrent muets tous lestrois ; puis la comtesse reprit, essayant en vain de garder sagaieté :
– Il n’y a pas dans l’univers entier deuxhommes comme celui-là. Il aime tant que sa torture même lui estchère, et qu’il a peur de regretter le tourment de sonincertitude.
– Tout cela est fort joli, déclara le colonel,et j’ai peut-être été ainsi il y a soixante-dix ans ; maisj’avoue que je ne m’en souviens plus. Je demande purement etsimplement à M. d’Arx s’il lui convient que je porte la parole ensa faveur.
– Colonel, répliqua Remy d’Arx, qui seredressa et dont la voix se raffermit, je connais votre amitiédévouée, j’en suis profondément reconnaissant ; je sais dureste que je ne pourrais choisir un meilleur avocat que vous ;faites donc pour le mieux et recevez mes remerciements à l’avance.Vous m’accusez à bon droit de lâcheté ; j’aurais voulu, je leconfesse, retarder ce moment où mon arrêt va être prononcé, l’arrêtde ma vie ou de ma mort. Quoi qu’il arrive, ne me trompez point, jevous prie, et que la réponse de Mlle de Villanove mesoit transmise dans les termes mêmes où elle aura été prononcée.J’attendrai ici ; je désire être seul.
La comtesse ainsi congédiée prit le bras deson grand-père et l’entraîna vers le salon.
Elle tourna encore un regard vers Remy d’Arx,qui s’était assis derrière la touffe de yucca, la tête entre sesmains, et ce fut avec une ardente, une jalouse admiration qu’ellemurmura :
– On peut donc être aimée ainsi !
Le colonel était de ces comédiens qui nes’oublient jamais en scène et jouent jusque dans la coulisse.
– Que va dire la marquise ? murmura-t-il,comme s’il se fût parlé à lui-même.
– Oh ! père, s’écria Francesca, lamarquise est préparée, la marquise va être enchantée ; danstoute cette affaire-là, il n’y a que toi de surpris.
– Et tu sais, ajouta-t-elle, c’est bien vrai,ce que je disais tout à l’heure : cette chère Valentine estsuspendue aux lèvres de M. d’Arx dès qu’il cause. Quand il parlaitl’autre soir de cette mystérieuse association, qui me fait peurparce qu’elle ressemble à des choses vagues dont je me souviens ouque j’ai rêvées au temps où nous habitions en Corse, elle dévoraitses moindres mots. Je ne suis pas la seule pour m’être aperçue decela : ces demoiselles en chuchotent et en rient.
– Ah ! fit le colonel d’un air distrait,ces demoiselles ! voilà qui est grave. Quelle singulière choseque l’âge ! moi je n’ai rien vu du tout.
Le salon était rempli et le petit bals’agitait gaiement.
Valentine, animée par la danse, resplendissaitde beauté.
La marquise venait de gagner trois robs auwhist ; elle céda ses cartes au cousin de Saumur parce que lecolonel lui avait dit à l’oreille :
– Madame, je désirerais vous parler enparticulier sur-le-champ.
Le colonel lui offrit son bras, et ils sedirigèrent vers le boudoir, dont la porte s’ouvrait vis-à-vis de laserre.
– Est-ce qu’il s’est déclaré ? demanda lamarquise.
– Formellement.
– Alors, nous parlerons à la chère petite dèsdemain.
– Nous lui parlerons dès ce soir.
– Comment ! ce soir, s’écriaMme d’Ornans.
– Chère madame, répondit le colonel Bozzo, quis’était assis dans son attitude favorite, les jambes croisées l’unesur l’autre, et qui tournait déjà ses pouces, vous n’avez pas idéede cette passion-là ; le feu est à la maison.
– En vérité ! fit la marquise en riant,le superbe Hippolyte a trouvé son Aricie ?
– Qu’y a-t-il donc ? demanda Valentine enpassant le seuil du boudoir. Francesca m’a enlevé mon cavalier aumoment où nous allions entamer un cotillon ; elle m’a dit quej’étais attendue ici pour une communication importante.
Elle souligna ce mot et vint s’asseoir sur untabouret, entre la marquise et le colonel.
Ceux-ci souriaient tous les deux. Ce fut lamarquise qui prit la parole.
– Tu es une charmante enfant, dit-elle, ont’adore ; mais ceux qui t’aiment le mieux ne savent pastoujours sur quel pied danser avec toi. Le mieux est de te diretout uniment qu’il s’agit de te marier.
– Bravo ! murmura le colonel, voilà de ladiplomatie !
Valentine resta un peu interdite, puis elledit :
– Déjà, belle maman ? Je pensais bien quecela viendrait un jour où l’autre, mais je croyais avoir encore dutemps devant moi.
Puis elle ajouta avec une pétulance pleine decâlinerie :
– Est-ce que vous voulez me faire du chagrin àvous deux, voyons ! Je suis heureuse ici, ma chère tante estpour moi la meilleure des mères…
Elle prit une des mains de la marquise,qu’elle baisa, et demanda, certaine de sa réponse :
– Est-ce que vous ne voulez plus de moi, bellemaman ?
Le colonel atteignit sa petite boîte d’or eten tapota le couvercle d’un air pensif.
– Voici cette bonne marquise qui a déjà lalarme à l’œil, dit-il. Après le jeune chat, la jeune fille estl’animal le plus gracieux de la création. Alors, minette, tu neveux pas te marier ?
– Moi, dit Valentine, je n’ai pas beaucoupréfléchi à cela. Quel est celui de vos petits gentilshommes qui m’afait l’honneur de demander ma main ? car, en définitive, onpeut accepter l’un et refuser l’autre.
– C’est trop juste, dit la marquise, dont lesyeux mouillés riaient. Tu raisonnes comme un ange ! Il y en adonc au moins un parmi eux que tu accepterais sansrépugnance ?
– Pour danser, répliqua Valentine, j’enconnais trois ou quatre qui ne sont pas maladroits, mais pourépouser…
Elle s’arrêta et son regard, qui allait toutpétillant d’espièglerie du colonel à la marquise, se voilasoudain.
– Il y en a un qui ne danse pas,commença-t-elle à voix basse. Celui-là…
Elle s’interrompit encore et resta touterêveuse. La marquise se pencha et attira le front de la charmanteenfant jusqu’à ses lèvres.
– Si c’était M. Remy d’Arx ? lui dit-elledans un baiser.
Valentine éprouva comme un choc. Ses jouesdevinrent plus pâles que la bastide brodée de sa collerette.
Elle garda un instant le silence ; sesyeux baissés restaient cloués au sol.
– Eh bien ! fit le colonel, tu ne répondspas, minette ?
La marquise, déjà triomphante,murmura :
– Comme nous avions bien deviné !
Le sein de Valentine bondit, malgré le visibleet violent effort qu’elle faisait pour en contenir lesbattements ; elle releva sur la marquise ses yeux hardis oùbrillait un éclat sombre.
– Qu’est-ce que vous aviez deviné mamère ? demanda-t-elle presque rudement.
La marquise se tut, étonnée et offensée. Lecolonel ouvrit sa boîte d’or et grommela entre ses dents :
– Drôle de fillette ! drôle defillette !
Valentine attendit un instant, puis, d’un tonsérieux et rassis :
– Il faut me pardonner, madame, dit-elle, jen’ai point voulu vous manquer de respect. Vous savez bien que jevous aime comme si vous étiez véritablement ma mère.
Pour la seconde fois, la marquise l’attiracontre son cœur, pendant que le colonel humait quelques grains detabac d’un air songeur.
– Ils s’aimeront trop, dit-il enricanant ; dans ce petit ménage-là les baisers auront desdents et les caresses des griffes.
Valentine eut un froncement de sourcil qui setermina en sourire. Elle retrouva l’exquise douceur de sa voix pourdire tout bas :
– Bon ami, si vous pouviez voir le fond de monâme, vous ne vous moqueriez pas de moi.
Puis elle ajouta plus bas encore :
– Est-ce bien vrai ? M. Remy d’Arx a-t-ilréellement demandé ma main ?
– C’est bien vrai, chérie, répliqua lamarquise ; as-tu pu croire qu’il fût possible de plaisantersur un pareil sujet ? Veux-tu réfléchir, te consulter ?Veux-tu un jour, deux jours ?
– Non, dit Valentine, qui se leva toutedroite, je n’ai pas à me consulter, je suis décidée.
Ces mots furent prononcés d’un tel accent queMme d’Ornans regarda le colonel avec inquiétude.Celui-ci n’avait jamais été plus calme.
– Eh bien ! trésor, dit-il, si tu esdécidée, donne-nous ta réponse, pour que nous puissions latransmettre à ce cher ami, qui attend.
– Ah ! fit Valentine, dont uneinexplicable émotion étouffait la voix, M. Remy d’Arx attend maréponse ?
Elle hésita, puis elle partit comme un trait,disant :
– Je vais la lui porter moi-même.
La marquise resta littéralement abasourdie etla voix lui manqua pour rappeler Mlle de Villanove, quitraversait déjà le salon en se dirigeant vers la serre où Remyd’Arx était seul.
– Mais courez donc ! s’écria la bonnedame, dès qu’elle se retrouva elle-même ; moi, je suis toutesaisie ! cette enfant me rendra folle. Valentine !Valentine ! Voyez, si elle m’entendra !
– Drôle de fillette, dit le colonel, qui nebougea pas.
La marquise parvint à se mettre sur sespieds ; elle chancelait et tremblait.
– J’admire votre tranquillité, dit-elle avecdépit, mais il m’est impossible de la partager.
– Marquise, répondit le colonel, moi, je n’aijamais eu de nerfs ; si j’en avais eu autrefois, ils seraientfondus, depuis le temps.
– Mais c’est inconvenant ! s’écriaMme d’Ornans, au comble de l’agitation ; je ne suispas collet monté, mais ceci passe les bornes… Une jeune fille deson âge !
– Ce sera une femme dans trois semaines, bonneamie.
– Que va-t-elle faire ?
– Je n’en sais rien.
– Il faut courir.
– Gardez-vous-en bien. Je ne demande pas mieuxque de vous offrir mon bras, car vous voilà dans un état pitoyable,mais ce sera pour regagner votre table de whist. Je suis un peumédecin, vous savez, et je connais votre tempérament sur le bout dudoigt. Je vous ordonne un rob et une tasse de thé au lait.
Tout en parlant, il s’était levé à son tour etprésentait son bras galamment à la vieille dame, qui le regardaitd’un air courroucé.
– Bonne amie, reprit-il, parlons un peuraison. Nous ne pouvons pas la refaire, n’est-ce pas ? elleest élégante, fine, spirituelle ; elle a, je l’espère, unexcellent petit cœur ; elle portera, en un mot, fortdignement, c’est moi qui vous en réponds, le nom du mari que vouslui donnerez ; mais vous savez où nous l’avonsprise !
« J’ai connu une charmante enfant quiavait eu la danse de Saint-Guy, vers l’âge où on l’a ; elle seguérit, mais elle ne fut jamais comme tout le monde.
« L’événement romanesque qui a tenu notreValentine éloignée si longtemps du monde où elle devait vivre vautdeux ou trois douzaines de danses de Saint-Guy. Loin de nousplaindre, en définitive, nous devons remercier la Providence qui,au lieu d’une de ces filles grossières, peuplant les lieux oùValentine a passé sa jeunesse, nous a fait retrouver une ravissantecréature, originale, c’est vrai, mais où est le grand mal ?volontaire, mais tant mieux ! elle sera la maîtresse dans sonménage ; bonne, enfin, pas plus ignorante qu’une autredemoiselle de son âge ; se tenant bien quand elle veut,éblouissante d’esprit quand elle daigne être en belle humeur, ethonnête avec cela comme toute une congrégation de petitespuritaines !
– Certes, certes, fit la marquise consolée parun mouvement d’orgueil, elle a bien gagné depuis qu’elle est avecmoi, et, dans notre cercle, je ne vois aucune jeune personne quipuisse lui être comparée. Mais cette imagination d’aller chercherun tête-à-tête avec M. d’Arx, est d’une force !…
– Comme tout ce qu’elle fait, chère amie, niplus ni moins. Elle va droit devant elle à la manière des sauvages,et c’est le plus court chemin si on en croit la géométrie.
« Ce qui vous semble une énormité ne serapas même remarqué, pour peu que vous laissiez aller les choses.
« Vous demandiez tout à l’heure :« Que va-t-elle faire ? » et moi je vousrépondais : « Je n’en sais rien » ; c’estl’exacte vérité, mais voulez-vous m’en croire ? Il n’y a riende tel que ces petites luronnes pour conduire leur barque dans despassages difficiles.
« Ne vous inquiétez de rien et préparezla corbeille en attendant.
Ils avaient regagné le salon. Le coloneltoucha du doigt l’épaule trapue du cousin de Saumur, qui avait dansson jeu six atouts, dont trois honneurs.
La marquise reprit la place qui luiappartenait légalement et gagna le trick, quoiqu’elle pûtentrevoir, à travers les châssis de la serre, Remy et Valentine engrande conférence derrière le yucca.
Aussitôt que le colonel fut libre, M. le baronde la Perrière, qui semblait l’attendre, vint à sa rencontre.
– Eh bien ! fit-il après l’avoirrespectueusement salué, tout va-t-il comme vous voulez,papa ?
– Tu sais, répondit le vieillard d’un air fat,je suis né coiffé, j’ai une chance de possédé et de la corde dependu dans toutes mes poches. Nous allons encore gagner cettepartie-là, haut la main, et ce sera ma dernière affaire.
– Dans cinquante ans, papa, répliqua Lecoq,nous parlerons de votre retraite. Ne me gardez pas rancune pour unmot ; les vrais maîtres de billard sont ceux qui jouent bienet qui réussissent pardessus le marché. Voilà qu’il se fait plus deminuit, avez-vous des ordres à me donner ?
– Après moi, l’Amitié, répondit le colonel ens’appuyant familièrement sur son épaule, tu es celui qui fait leplus de carambolages ; aussi tu me succéderas, je l’ai promis,je l’ai juré, je te le signerai quand tu voudras. J’ai oublié de tedemander qui tu avais choisi pour soigner le flagrant délit au n°6.
– Je me suis choisi moi-même, patron, répliquaLecoq ; quand il s’agit de vous seconder, je ne m’en fie qu’àmoi. Je vais de ce pas me mettre au lit, ici près, dans ma chambre,au troisième étage du n° 6, porte à porte avec M. Chopin, leprofesseur de musique, qui a une voix à réveiller tout le quartier.Comptez sur moi, au premier cri de M. Chopin toute la maison seradebout.
Le colonel lui prit la main et la serra.
– Mon bon chéri, lui dit-il avec émotion, tune sers pas un ingrat, et quand le moment sera venu, tu verras biensi ton vieux maître t’aimait d’une tendresse sincère.
Ils se séparèrent et Lecoq quitta l’hôteld’Ornans en se disant :
– Si on ne connaissait pas le vieux vampire,il serait capable de vous faire voir des étoiles en pleinmidi !
Valentine était entrée dans la serre d’un pasvif et résolu, elle avait marché droit à Remy d’Arx ; mais ilarrive souvent aux enfants de se monter la tête, de courirétourdiment à l’assaut d’une situation, sûrs qu’ils croient êtred’eux-mêmes, puis de s’arrêter tout à coup, manquant de paroles oude force.
Valentine était une enfant ; à la vue dujeune magistrat qui s’était levé à son approche et qui fixait surelle son regard profondément troublé, elle s’arrêta interdite etconfuse.
Il y avait de la fièvre dans les yeux deRemy ; on y lisait l’angoisse de sa longue attente, mais cequ’ils exprimaient surtout, c’était un indicible étonnement.
Ce fut cet étonnement même qui glaça letéméraire courage de Valentine.
Les mots qu’elle comptait prononcer ne luivenaient plus, et ils restèrent un instant vis-à-vis l’un del’autre, lui intrigué jusqu’à la détresse, elle cherchant en vainsa présence d’esprit qui la fuyait.
– J’aurais mieux fait de ne pas venir,dit-elle enfin ; vous allez me juger sévèrement,peut-être.
– Moi ! balbutia Remy, tandis que sesmains se joignaient malgré lui.
Il y avait un si profond amour dans ce gesteet dans cette simple parole que Valentine eut le cœur serré.
Elle tendit la main à Remy enmurmurant :
– J’avais tant de choses à vous dire !…je croyais que vous me méprisiez.
– Moi ! dit encore Remy d’une voix àpeine intelligible.
– Vous ne m’adressiez jamais la parole, il mesemblait que vous m’évitiez…
Remy fit un grand effort etrépondit :
– Vous ne vous trompiez pas,mademoiselle ; j’ai combattu tant que j’ai pu, avec énergie,avec désespoir !
– Pourquoi ? demanda-t-elledoucement.
Un délicieux regard se glissait entre sespaupières demi-closes. Remy répondit encore :
– Parce que, dès le premier moment, j’aideviné que le malheur de ma vie était là.
– Mais pourquoi ? répéta Valentine avecpétulance.
– Quelque chose me disait : Tu ne seraspas aimé.
– Et il n’y avait que cela ? murmuraValentine, qui eut presque un sourire. Parlez franc, n’y avait-ilque cela ?
Comme la réponse du jeune homme se faisaitattendre, elle ajouta impatiemment :
– Alors, vous ne m’aviez pasreconnue ?
Remy la considéra stupéfait.
– Je suis bien sûr de ne vous avoir jamaisvue, dit-il, avant ce soir où Mme la marquise d’Ornansme présenta à vous.
– Avant ! répéta Mlle deVillanove d’un accent étrange.
Puis, après un silence, elle ajouta toutbas :
– Mais depuis ?
Remy interrogeait laborieusement sessouvenirs.
– Quand on ne devine pas du premier coup,reprit-elle, d’un ton libéré, il faut renoncer. Je vais vous aider,monsieur d’Arx, d’autant que ce sera une occasion de payer madette : une jeune fille seule, la nuit, dans un quartierdésert…
– Sur le quai du Jardin des Plantes ! fitRemy, qui croyait rêver. Serait-il possible !
– Oui, sur le quai, le long du jardin. Lajeune fille portait un voile que les étudiants en goguettevoulaient lui arracher ; elle cherchait à rejoindre sa voiturequi l’attendait à quelques pas de là, mais les jeunes fous luibarraient le chemin. Un passant entendit ses cris par bonheur… etpar un plus grand bonheur, le passant était de ceux qui peuventêtre timides vis-à-vis d’une femme, mais qui deviennent des lionsen face du danger. Il tomba sur les insulteurs comme la foudre, etc’est à peine si la jeune inconnue, reconduite à sa voiture avecrespect, eut le temps de balbutier quelques mots dereconnaissance.
– Dois-je donc croire que c’était vous ?prononça tout bas Remy.
– Vous devez le croire, monsieur d’Arx,puisque du fond du cœur je vous remercie en vous donnant le droitde me demander pourquoi moi, Mlle de Villanove, j’ai eubesoin de votre secours, à cette heure et en ce lieu.
Remy porta la main qu’il tenait à seslèvres.
– Je douterais de moi-même, dit-il avant devous soupçonner. Rien ne vous forçait de faire allusion à unévénement qui était si loin de ma pensée.
– Vous vous trompez, repartit Valentine, dontla voix devint grave ; à mes yeux, la recherche d’un homme telque vous est un très grand honneur et un très grand bonheur. J’aivoulu vous apporter ma réponse moi-même pour vous dire nonseulement quel prix j’attacherais à votre amitié, mais encore pourvous expliquer les raisons d’un refus nécessaire qui me laisse dansl’âme un véritable regret.
Une pâleur mortelle couvrit le visage de Remy,qui porta la main à sa poitrine et dit :
– J’avais le pressentiment de monmalheur !
Il se laissa tomber sur un siège et Valentines’assit près de lui en ajoutant :
– Monsieur d’Arx, il m’est défendu d’êtrevotre femme.
Ceci fut dit d’un tel accent que le jeunemagistrat frémit en relevant sur elle des yeux épouvantés.
Mais le regard qu’elle lui rendit étaitlimpide comme ceux des anges.
– Oh ! fit-elle sans orgueil et avec unbon sourire, ce n’est pas cela ; je suis une honnête fille etje puis bien répondre que je serai un honnête femme, mais à partces deux points qui ne dépendent que de moi-même, tout ce qui meconcerne est problème et incertitude. Allez ! ne me regrettezpas ; mon passé, que vous connaîtrez, je le veux, aurait dequoi effrayer un homme dans votre position et tuerait peut-être sacarrière, son avenir…
– Un mot, un seul mot ! interrompit Remyavec une ferveur passionné, avez-vous dans le cœur un autreamour ?
– Oui, répondit Valentine.
Elle ajouta étourdiment :
– Sans cela je crois bien que je vous auraisaimé.
Remy courba la tête ; elle le regardad’un air triste, puis elle demanda :
– Voulez-vous que je sois votresœur ?
– Au nom de Dieu ! fit le jeune magistratd’une voix brisée, laissez-moi ! Ne voyez-vous pas comme jesouffre !
– Si fait, répliqua-t-elle, et je ressenscruellement votre blessure, mais il n’est pas en notre pouvoir denous séparer ainsi, monsieur d’Arx ; un lien que je ne sauraisdéfinir nous unit. Vous me connaîtrez demain, je vous l’aidit : je le veux. Moi, je vous connais à votre insu ; jesais à quelle œuvre de mystérieuse vengeance vous avez dépensévotre jeunesse : vous poursuivez les assassins de votrepère…
– Ah ! s’interrompit-elle, vous vouséveillez enfin : vous avez tressailli !
Leurs yeux se rencontrèrent encore unefois ; jamais Remy d’Arx ne l’avait admirée plus belle. Ellecontinua :
– Vous êtes un grand cœur, vous êtes unevaillante intelligence ; vous avez bien cherché, mais ilssavent fuir comme les Indiens sauvages en cachant la trace de leurspas. Qui sait ? Si pour vous je ne puis être l’amour,peut-être que je serais la vengeance.
Remy la contemplait ardemment.
– Les connaissez-vous donc ceux que jecherche ? demanda-t-il.
Elle répondit :
– J’en connais au moins un.
– Son nom ! s’écria le jeunemagistrat.
Elle mit un doigt sur ses lèvres.
– Pas ici, prononça-t-elle en baissant la voixjusqu’au murmure, nous en avons déjà trop dit dans cette maison oùles murailles écoutent. Il faut que je vous revoie demain ;voulez-vous m’accorder cette entrevue ?
– En quel lieu ? demanda Remy.
– Chez vous.
– Chez moi ! répéta le jeunemagistrat.
– Nous serons seuls, reprit Mlle deVillanove d’un ton résolu. À dater de six heures du soir, vousdéfendez votre porte.
– Vous le voyez, monsieur Remy d’Arx,ajouta-t-elle en se levant, tandis que son beau sourires’imprégnait de mélancolie ; je suis une étrange fille, etvous ne me regretterez pas longtemps. À demain soir ! jeserais chez vous à six heures.
Voici une histoire qui rappelle vaguementcelle de la grande Catherine de Russie :
Jean-Paul Samayoux, premier dompteur de lareine de Portugal et inventeur de la poudre insectivore pour lesmessieurs, les dames et les animaux, se trouvait avec sa ménageriedans la ville de Saint-Brieuc, chef-lieu du département desCôtes-du-Nord.
Il avait perdu depuis peu sa compagne, quiétait femme à barbe, incombustible, nécromancienne et sauvage.
Saint-Brieuc est une ville grise et muette,entourée d’un océan de petits choux : ses habitants sont douxet frais comme le légume qui les fait vivre, mais ils dédaignent labagatelle et ne vont jamais au spectacle.
C’était en vain que les animaux féroces deJean-Paul Samayoux rugissaient dans leur baraque, établie sur laplace du Marché ; c’était en vain que Jean-Paul lui-mêmeénumérait dans son porte-voix les preuves d’admiration et d’amitiéque lui avaient décernées les différents souverains del’Europe ; les bancs graisseux de sa petite salle restaientvides, et au bout de trois jours il n’avait pas encore vendu unseul paquet de sa poudre insectivore.
Un malheur ne vient jamais seul. Comme ilpliait tristement bagage pour aller à la recherche de rivages plushospitaliers, l’essieu de sa voiture se rompit.
Il s’agissait de relever à la force des reinsle fond de la carriole pour passer dessous un nouveau moyeu.
Jean-Paul Samayoux essaya, mais il étaitamolli par les chagrins du veuvage et la mauvaise fortune ; unsoldat de bonne volonté ne fut pas plus heureux, un portefaixéchoua de même.
Une jeune fille traversait la place portantsur sa tête les fleurs du pays : une corbeille de choux sihaute et si large que cela ressemblait à une montagne quimarche.
La jeune fille s’arrêta pour voir le motif durassemblement ; après avoir regardé d’un air de pitié lemilitaire, le portefaix et même Jean-Paul Samayoux, elle déposa sonfardeau, passa entre les deux roues et d’un seul tour de reinsreleva les planches faussées de la carriole, qu’elle soutint toutle temps qu’il fallut pour remonter un autre essieu.
Samayoux aurait pu lui donner de l’or, enfaible quantité, il est vrai, car sa caisse était basse ; ilpréféra lui offrir sa main et son cœur.
Sans cet événement, la jeune fille, qui avaitnom Bastienne, aurait vécu et serait morte dans les choux.
Au lieu de cela, Jean-Paul, après l’avoirépousée devant Dieu et sur la grande route de Saint-Brieuc àRennes, la baptisa Léocadie, lui conféra le casaquin pailleté de ladéfunte et la nomma première dompteuse des principales cours del’Europe.
Ce fut un ménage modèle ; Léocadie, quiétait une belle personne, malgré sa vigueur extraordinaire, ramenadans la maison roulante la bonne chance avec la gaieté.
Elle rendit ce brave Jean-Paul si heureux,qu’à la fête de Louis-Philippe, en 1832, il put remplir en foire lerôle de l’homme colosse et offrir au public le spectacle toujoursattrayant de 150 kilogrammes de graisse bourrés dans une peauhumaine. Quant à Léocadie, elle luttait à main plate avec son ourset portait son tigre comme un veau sur ses épaules.
Elle aimait à s’exercer aux heures derécréation, et Samayoux, pour sa santé, lui donnait volontiers laréplique.
C’étaient alors entre eux de joyeux tournois,où les coups, amicalement échangés, mais appliqués de main demaître, augmentaient l’estime mutuelle que se portaient les deuxépoux.
Un soir qu’ils folâtraient ainsi après souper,Samayoux eut l’idée de jouer un peu avec les boulets ramés de 64qui servaient aux exercices de force.
On s’amusait comme des bienheureux etLéocadie, riant à gorge déployée, lança un dernier coup si biendirigé que Jean-Paul tomba avec un gémissement de bœuf.
Ce fut la fin de la partie. Jean-Paul Samayouxne se releva point.
Il était bel et bien assommé.
Léocadie, comme elle le dit elle-même à tousses camarades de la foire, fut plus contrariée que lui, car elle nel’avait pas fait exprès. Elle dépensa les yeux de la tête pourl’enterrement, et la justice ne se mêla pas même de l’aventure,tant il était avéré que ce pauvre Samayoux avait eu la tête écraséepour rire.
Au bout d’un mois, Léocadie composa surl’événement une complainte tragi-comique qu’elle chantait elle-mêmedans la baraque en s’accompagnant de la guitare, car elle avaittous les talents. Au bout de six semaines, elle disait avec unecertaine amertume :
– Jeu de mains, jeu de vilains ; ilaurait pu m’en faire autant. C’est bête !
Elle était déjà consolée et de la même manièreque la grande Catherine, dont nous avons parlé, non sans raison.Douée d’une rare sensibilité, elle laissa errer son cœur au gré deses inclinations naturelles et ne voulut point lier son sort àcelui d’un autre époux.
– Il pourrait arriver un accident,disait-elle, et ça donne trop d’embarras.
Par suite de cette impériale détermination,elle eut tour à tour une foule de premiers ministres qui nes’appelaient, il est vrai, ni Poniatowski, ni Orloff, ni Potemkin,mais qui, jouant à peu près le même rôle, arrivaient et passaientselon le caprice de son excellent cœur.
L’empire prospérait, cependant, et au mois deseptembre 1838, nous retrouvons Mme veuve Samayouxinstallée avec sa ménagerie, toujours la première de l’Europe, dansles terrains voisins de la place Valhubert où l’on allait bâtir lagare du chemin de fer d’Orléans.
Son établissement, nouvellement réchampi,semblait un palais au milieu des baraques voisines, et portait, auxdeux côtés de la galerie où se faisait la parade, deux énormesaffiches qui déclaraient hardiment que les animaux du Jardin desPlantes n’étaient que du petit bétail à côté des bêtes féroces etcurieuses de Mme veuve Samayoux, première dompteuse,première somnambule et première chanteuse des cours de Portugal etdu Nord réunies.
Il était environ neuf heures du soir.
Quelques pauvres diables de saltimbanquesessayaient de battre la caisse et de monter un boniment pour lepublic rebelle qui ne venait pas dans ce quartier perdu.
La baraque de Mme Samayoux, aucontraire, fermait fièrement ses portes à l’abri d’un écriteauannonçant qu’il y aurait le lendemain, jeudi, grande représentationà l’usage des habitants de Paris, des voyageurs étrangers et de MM.les élèves des collèges.
L’intérieur de la baraque lui-même étaitsolitaire et silencieux ; toute la troupe avait congé, àl’exception des gardiens de la ménagerie, qui dormaient au-devantdes cages.
Une lumière brillait cependant à la croisée dela maison montée sur roues qui attenait à la baraque, et on auraitpu voir du dehors la forme véritablement athlétique de Léocadiepasser et repasser derrière les carreaux.
L’endroit où elle se démenait ainsi étaitd’aspect assez original pour mériter une courte description.
Cela ressemblait assez, par le peu de hauteurdu plafond et par l’exiguïté des proportions, aux cabines desgrands bateaux qui naviguent en Seine et dans lesquelles il n’estpas rare de voir une nombreuse famille manger, dormir, faire sonménage en un lieu où le moins exigeant des ouvriers parisiensrefuserait de coucher tout seul, par crainte d’asphyxie.
C’était un peu plus large pourtant et beaucoupplus caractéristique : il y avait là de la prétention au luxeet une sorte de vaniteux étalage que contrariait un désordre sansnom.
C’était un salon, car deux fauteuils en acajouflanquaient un petit canapé de bois peint, recouvert d’unemagnifique housse de perse à ramages.
C’était aussi une cuisine, comme le témoignaitun fourneau rivé à la cloison et sur lequel chantait une casserolemunie de son couvercle.
C’était encore une chambre à coucher : onvoyait l’alcôve avec son petit lit qui semblait incapable decontenir la maîtresse de céans, les robes plus ou moins fatiguéesqui pendaient dans la ruelle et la table de nuit avec sesaccessoires effrontément démasqués.
C’était enfin une salle à manger, puisque latable était dressée pour deux convives.
Et c’était, par-dessus le marché, un cabinetde toilette, comme l’affirmaient le pot à l’eau, la cuvette, lespeignes, les brosses et d’autres ustensiles plus intimesencore.
Comme si tout cela n’eût point suffi pourencombrer un espace si exigu, un filet régnant au-dessous duplafond soutenait du linge, des paquets de guenilles pailletées,des légumes, des fruits, des bouteilles, des bottes, des chaussuresde femme, une guitare et un vieux parapluie.
Léocadie Samayoux, vaste comme une tour, maisleste et alerte, semblait fort à son aise au milieu de cetohu-bohu. C’était maintenant une femme de trente-cinq àquarante-deux ans, dont la figure trop virile gardait des restes debeauté.
Son teint éclatait de fraîcheur, quoiqu’il eûtpeut-être des nuances écarlates trop foncées, et ses petits yeuxavenants riaient avec une franchise tout à fait communicative.
Quoiqu’elle fit en ce moment office de femmede chambre et de cuisinière, son costume n’était pas dépourvu d’unecertaine élégance : elle avait un jupon de laine rougeretroussé abondamment qui craquait autour de ses hanchesrobustes ; une basquine de velours noir frangée de paillettesemprisonnait les surprenants trésors de son torse, et dans sescheveux, qui étaient noirs et très beaux, un collier de perlesfausses s’enroulait.
Deux personnages, qui tenaient à la véritétrès peu de place, étaient avec elle dans la chambre et semblaientflairer avec gourmandise la fumée de la casserole. Tous deuxavaient à peu près le même âge, une quarantaine d’années, et lemême aspect d’indigence ; mais là s’arrêtait lasimilitude.
L’un d’eux, en effet, debout auprès de laporte, souriait d’un air avantageux en ramenant sur ses tempes deuxmèches de cheveux jaunâtres, qu’on eût dit graissées à l’aide d’unbout de chandelle.
Il avait une redingote vert pomme veuve de sesboutons, un pantalon écossais percé aux deux genoux et des bottessans talons dont les bouts se relevaient à la poulaine.
Sa main gauche, aux ongles longs et noirs,tenait un chapeau gris tirant sur le roux, dont les bords casséstombaient en parapluie.
C’était avec une fierté naïve qu’il portaitces débris, de même que sa figure plate et laide exprimait unefatuité enfantine.
Il cambrait orgueilleusement ses jambes, quiétaient bien musclées, et le sourire qu’il adressait àMme Samayoux n’aurait point été déplacé sur les lèvresde don Juan.
L’autre, au contraire, dissimulait ses jambes,vêtues d’un pauvre pantalon noir luisant, et montrait sa vigoureusepoitrine, qui ressortait sous un gilet à manches égalementnoires.
Un tablier à bretelles comme celui que portentles infirmiers complétait son costume.
Celui-là était assis humblement sur une chaisede cuisine et avait déposé à terre auprès de lui une gibecière quisemblait contenir un objet assez volumineux.
– Je suis dans mon coup de feu, disaitLéocadie qui allait de son fourneau à sa table ; j’attendsquelqu’un dont je ne donnerais pas la visite pour la moitié deParis. Chacun a ses idées, pas vrai ?
– Ça c’est certain, répliqua l’élégant auchapeau gris.
Et l’homme humble à tournure d’infirmierajouta doucement :
– Comme de juste.
– En plus, reprit Léocadie, ça ne me paraîtpas que nous pourrons faire affaire ensemble, parce que ma troupeest au complet pour le travail et pour la musique. Avec ça qu’on negagne pas des mille et des cents au jour d’aujourd’hui, mais j’aile respect des artistes et je ne vous ai pas fermé la porte à cettefin qu’on ne puisse pas dire que la veuve Samayoux a renvoyé commecela n’importe qui sans avoir vu ce que les personnes ont dansl’œil. Comment vous appelez-vous et quel emploitenez-vous ?
– Parle le premier, Amédée, dit modestementl’homme à la gibecière.
Le dandy passa sa manche sur le feutre chauvede son chapeau gris et répondit :
– Mon nom est Similor, assez connu dans Paris,mon prénom Amédée, comme le vieux l’a spécifié. Je suis pour ladanse des salons avec tous mes brevets en règle, pour la canne, lebâton et les caractères, poses plastiques, tableaux vivants, grossecaisse si on veut et jeune premier dans la comédie.
– J’ai de l’œil, j’attire les dames et je faisdes avant-scènes. Léocadie avait lâché la queue de la casserolepour le regarder bouche béante.
– Drôle de tête, dit-elle avec son gros rirebienveillant et franc. Ah ! tu fais des avant-scènes, toi,l’enflé ? il n’y en a pas chez nous.
– Chez vous, repartit Similor avec uneimperturbable confiance, j’amorcerais les petites bourgeoises encivil et les bonnes d’enfants sous l’habit militaire.
– Comme de juste, approuva l’homme modeste,qui tourna la tête pour se moucher discrètement dans le coin de sontablier.
Il y avait de l’admiration dans la gaieté deMme Samayoux.
– J’en ai vu de bien cocasses en foire,murmura-t-elle, mais ceux-là sont de première qualité. À ton tour,pharmacien ; cause, ma poule.
– Vous croyez plaisanter, patronne, répliqual’humble compagnon de Similor, eh bien ! vous avez mis dans lecinq cents : j’ai pratiqué avec succès la pharmacie dont jegarde l’uniforme, n’ayant pas eu depuis le temps l’opportunité dechanger ma garde-robe.
« Moins célèbre qu’Amédée, qui plaît parses manières brillantes, je suis plus sérieux que lui et j’ai aussima réputation dans la capitale.
« C’est la chance qui manque.
« J’ai essayé de tout, depuis l’agencedes affaires jusqu’au bureau de placement et le commerce descontremarques. Si vous aviez quelquefois besoin de celui qui reçoitles gifles à la porte et les coups de pieds en bas, j’accepteraisla chose pour commencer : j’ai besoin de gagner pour moi et mafamille.
– Ah ! fit Mme Samayoux, quiétait retournée à ses fourneaux, tu as de la famille ?
Échalot soupira et répondit :
– Pour laquelle, comme de juste, je me feraissaigner aux quatre membres dans l’intérêt de sa subsistance et deson avenir. Allez, je vous serais joliment utile dans votreménagerie, avec mes études spéciales, si quelqu’une de vos bêtestombait malade…
– La remplacerais-tu ?
– Tout de même, pour vous être agréable.
– Tu as l’air d’un bon garçon, toi ditMme Samayoux, qui tira de sa poche une grosse montred’argent, mais je n’ai besoin de personne, et voici l’heure de monrendez-vous.
Échalot étendit la main pour reprendre sagibecière, mais Similor lui dit d’un ton de commandement :
– Attaque la chose du lion marin, etvivement.
Échalot obéissant, murmura :
– S’il n’y a pas d’autre ouvrage, la patronne,je prendrais sans répugnance la peau du phoque et je descendraisdans le baquet, quoique votre dernier poisson n’a pas durélongtemps, à ce qu’on dit.
– Ça, ma vieille, répliqua MmeSamayoux, qui était désormais impatiente et prêtait l’oreille àtous les bruits du dehors, je n’en veux plus, rapport à la police,qui dit que c’est immoral de tenir un homme dans l’eau du matin ausoir à manger de la limande crue. Le fait est que mon ancien lionmarin est mort perclus à force de rhumes de cerveau. J’y ai doncrenoncé au nom de l’humanité, quoique ce soit un spectacle agréablequi plaît aux deux sexes et qui rapporte un joli bénéfice à ladirection.
Elle écarta sans façon Similor pour ouvrir laporte et regarder sur la place.
Similor s’approcha vivement d’Échalot.
– Enlève-moi ça, lui dit-il, c’est un emploisédentaire et où on n’est pas foulé d’ouvrage. La grosse a envied’un lion marin pour corser son affiche, ça se voit ; dis-luique tu manges du poisson faisandé avec plaisir et que de resterassis dans l’eau toute la journée ça fait partie de tontempérament… et demande quarante sous d’arrhes.
À ces dernières paroles, les yeux du pauvreÉchalot brillèrent :
– Patronne, s’écria-t-il, je sollicitel’emploi nonobstant ses dangers !
– Le chérubin se fait diantrement attendre,grommela Mme Samayoux, qui rentrait, sa grosse montre àla main.
– Tout dépend de la nature, ajouta Échalotavec chaleur ; ma vocation c’est l’amphibie !
– Et même, renchérit Similor, ça lui estrecommandé par son docteur !
Léocadie n’écoutait plus guère ; elledonna un coup d’œil distrait à son fourneau et se planta devant unquart de miroir suspendu à la cloison pour rétablir sa coiffure unpeu affaissée par les soins du ménage.
En ce moment et sans que personne y prîtgarde, Similor détacha un petit coup de pied à la gibecière, il ensortit aussitôt un cri rauque, suivi de vagissements.
– Qu’est-ce que c’est que ça ? s’écriaLéocadie.
Échalot tira de sa poche une bouteille dans lebouchon de laquelle était inséré un tuyau de plume.
– Pardon, excuse, dit-il en ouvrantprécipitamment la gibecière, c’est la famille en question pourlaquelle j’accepte la position de veau marin auprès de vous, dansvotre administration.
– Un petit enfant ! fit la dompteuse déjàattendrie. Similor avait croisé les bras sur sa poitrine.
– On espérait qu’il serait sage, dit-ilhypocritement, et qu’il ne nous obligerait pas à montrer toutel’horreur de nos infortunes privées.
Échalot tirait cependant du cabas unemisérable petite créature maigre, laide et pâlotte, à qui il fourrale tuyau de plume dans la bouche.
– Ça lui remplace le sein de sa pauvre mère,dit-il les larmes aux yeux.
Il n’en fallait pas tant pour faire battre lecœur herculéen de Léocadie.
– Dire que je n’ai jamais pu avoir un oiseaumignon comme ça ! fit-elle sincèrement émue, ni avec Samayouxni par la suite… Il n’a plus donc plus de mère ?
– Elle est au ciel ! réponditÉchalot.
– Et c’est vous le père ?
– Dans l’ordre de la nature, non, c’est Amédéeici présent, mais j’en ai quelques-uns des droits pour l’avoirnourri de mon propre lait, toujours à mes frais, dans lescirconstances de la plus extrême débine. Je ressentais une attacheplatonique pour la mère, mais jamais de jalousie envers Similorplus heureux que moi. Elle avait un bon état : elle allaitrire avec les invalides sur l’esplanade ; un seuldéfaut : la boisson ; ça l’a tuée. J’espère que du hautdes Champs-Élysées elle voit ce que je fais en faveur de sonorphelin, resté seul sur la terre ici-bas.
– Ça a beau être vilain comme tout, ditLéocadie, qui regardait boire l’enfant ça intéresse… Ça, deviendrapeut-être un gaillard !
Échalot embrassa le petit avec une tendressede mère et dit en le berçant :
– Comme de juste, il a de qui tenir ! Onle destine, Amédée et moi, à la carrière de théâtre, mais fautsubvenir à sa frêle existence, et si vous vouliez m’accorderl’emploi fixe de votre poisson…
– Avec la bonté que vous auriez, interrompitSimilor, de nous procurer une faible avance, non pas pour nous,mais pour la nourrice de l’innocent.
Mme Samayoux, qui s’était baissée,se redressa tout à coup sur ses fortes jambes, et du bond qu’ellefit, toute la baraque trembla. Elle s’élança impétueusement vers laporte.
– C’est l’Amour ! s’écria-t-elleradieuse, j’ai reconnu son pas après deux ans d’absence.
– Vous autres, ajouta-t-elle en courant versle fourneau, si mon fricandeau a brûlé, que le diable vous emporteavec votre singe !… Non, le ragoût embaume… Allons ! vousêtes de braves garçons, et le mioche est gentil.
Elle fouilla dans la poche où était sa montreavec quantité d’autres objets, et en retira une pleine poignée degros sous.
– Tenez, reprit-elle, je suis contente, ilfaut que tout le monde en ait sa part. L’artiste est comme ça, lecœur sur la main. Vous reviendrez me voir, on vous casera si onpeut ; mais pour le moment, place nette ! Voilà le bijou,filez !
Joignant le geste à la parole, elle les poussadehors si énergiquement que Similor dégringola un peu sur les reinsl’escalier en planche de la galerie.
Au même instant montait un beau jeune hommequi portait l’uniforme des officiers du spahis.
Léocadie descendit à sa rencontre, le saisitpar la taille et l’enleva dans ses bras jusqu’au milieu de lacabine en disant avec une tendresse folle :
– Maurice ! mon chéri de Maurice !mon fils, mon Dieu mon tout ! ça fait mal d’avoir trop dejoie. Je lève encore cent livres à bout de bras, sais-tu, ehbien ! mes jambes tremblent, mon cœur s’en va, et je pensebien qu’on est comme ça, quand on va s’évanouir sansconnaissance.
Nous avons déjà entendu ce nom de Maurice, àl’estaminet de L’Épi-Scié, cabinet de l’entresol, dans la bouche dubandit Piquepuce, rendant ses comptes à Toulonnais-l’Amitié.
C’était vraiment un beau soldat que ceMaurice, et son uniforme de spahis lui allait à ravir.
Il pouvait avoir vingt-cinq ans, sa figureriante et hardie portait les traces du soleil africain sans avoirperdu pour cela sa délicatesse native : son teint avait brunijusqu’à prendre une nuance complètement bistrée, mais il n’avaitpoint grossi, et ces tons de cuivre mat allaient bien à la virilefinesse de ses traits.
Il avait le front haut sous ses cheveuxblonds, coupés ras ; son nez aquilin taillé selon de vives ettranchantes arêtes relevait ses narines à la moindre émotion ;sa bouche était ferme, nette, singulièrement douce dans le sourire,mais sévère aussi à l’occasion, et en quelque sorte rembrunie parla courbe énergique de son menton.
Ses yeux noirs brillaient et brûlaient,protégés par des cils soyeux comme ceux d’une femme, et c’est àpeine si le duvet de sa moustache naissante ombrageait suffisammentsa lèvre supérieure.
Il était grand, avec cela ; gracieux danssa taille souple et bien prise, dont les moindres mouvementsannonçaient une remarquable agilité.
– Je vous préviens, maman Léo, dit-il enrendant de bon cœur l’accolade de la dompteuse, que si vous meserrez comme cela, je reprends ma démission pour retourner enAfrique. Heureusement que les Arabes n’ont pas le poignet si bienattaché que vous, sans quoi je n’aurais pas le plaisir de vousrevoir.
– Car tu les as frottés de près, n’est-ce pas,mon Maurice ? s’écria la bonne femme, dont la voix était doucecomme un solo de clarinette ; j’ai lu tout ça sur lesjournaux. Et figure-toi, je ne te reconnaissais pas dans lespremiers temps : tu nous avais caché ton nom, méchant que tues !
– Dame ! fit Maurice, pour entrer dans lacage du tigre et gigoter sur le trapèze américain…
– Ah oui ! tu méprises bien l’étatmaintenant !
– Pas trop, puisque me voici chez vous, magrosse maman.
– C’est vrai. Mais ajouta-t-elle en soupirant,ce n’est pas pour moi que tu est chez moi, et tu voudrais déjà queje te parle d’elle, sans cœur !
Le jeune officier l’embrassa encore endisant :
– Vous êtes bonne comme du bon pain. Oui,pourquoi vous le cacherais-je, puisque vous le savez si bien ?je viens vous parler d’elle, je ne songe qu’à elle ; jel’aimais bien autrefois, n’est-ce pas ?
– Tu ne l’aimais que trop, fit Léocadie, dontla poitrine se souleva en un vaste soupir.
– Je l’aime cent fois plus maintenant ;je l’aime mille fois plus, et je viens à vous sans crainte, car moncœur me dit qu’elle ne m’a pas oubliée.
Mme Samayoux le regarda avecsurprise.
– Ton cœur ! répéta-t-elle ; tu n’asdonc pas reçu ma lettre ?
– Je n’ai rien reçu, répondit Maurice, je nesais rien d’elle, sinon ce que je savais lorsque j’ai quitté votremaison pour m’engager soldat, parce que je me trouvais séparéd’elle, parce que, et comme j’en avais le pressentiment, au lieud’appartenir à une pauvre famille, elle était l’enfant de parentsnobles et riches qui l’avaient recherchée, qui l’avaient retrouvéeet qui étaient venus la réclamer.
– Te voilà tout pâle, murmura Léocadie, rienqu’en pensant à elle. Comme tu l’aimes, Maurice ! Sans elle,dis, m’aurais-tu aimée un petit peu ?
– Maman Léo, répliqua gaiement le jeuneofficier, vous n’avez que ce défaut-là, mais il est gros. Voussavez bien que je vous aime comme un fils.
– Ne dis pas cela ! interrompit-elle enlui mettant la main sur la bouche, ça me vieillit,trésor !
– Comme un neveu…
– Avec ça que les neveux sont tendres !Non, comme un petit frère chéri, c’est réglé. As-tu faim ? tesouviens-tu de mes fricandeaux à l’oseille ? Moi, je n’ai pasoublié tes goûts, et dès que j’ai su que tu allais venir, je t’aimijoté une rouelle qui serait digne des dieux de la fable ;avec ça une jolie salade, du raisin de Fontainebleau, du fromage deBrie et ce petit Mâcon vieux, tu sais ?
– J’aurai peut-être faim, maman Léo, ditMaurice, car ne j’ai pas bien vécu depuis quelques jours, maisauparavant j’ai besoin de savoir. Ne me faites pas languir, je nevous en demande pas long, dites-moi ce qu’elle est, où elle est etsi elle m’aime encore.
Léocadie prit sa casserole et en vida lecontenu dans un plat.
– Nous allons donc pouvoir souper tout desuite, répondit-elle d’un air malin, car il ne me faudra pasbeaucoup de temps pour répondre à tes questions.
« Ce qu’elle est, elle est grandedemoiselle, nièce de duchesse ou marquise, je ne pourrais pas ledire au juste.
« Où elle est, je n’en sais rien, maiselle te l’apprendra elle-même.
« Si elle t’aime encore, oui, à la folie,car c’est de la folie dans la position où elle est que de quitterl’hôtel de sa tante, le soir, en fiacre, pour venir chezMme veuve Samayoux, tout exprès pour causer du maréchaldes logis Maurice Pagès.
– Elle a fait cela ! s’écria le jeuneofficier, qui se jeta à son cou.
– Oui, mon lieutenant, j’ai dit maréchal deslogis parce que la dernière fois qu’elle est venue, ni elle ni moinous ne savions que vous aviez l’épaulette. Peut-onservir ?
Maurice essuya la sueur de son front et dit enappuyant la main sur son cœur :
– Servez, maman Léo ; ceux qui prétendentque la joie coupe l’appétit sont des menteurs. À table ! jevais manger comme un de vos tigres !
En un clin d’œil le souper fut servi, etLéocadie, qui, une fois assise, tenait tout un côté de la table,commença prestement à découper.
– Voilà, fit-elle, c’est le morceau de gaucheque tu préfères. Chaque fois que je m’en servais une tranche, jepensais à toi et je me disais : Il n’en a peut-être pas de sibien rissolé là-bas, au fond des déserts. Le trouves-tubon ?
– Délicieux, repartit Maurice la bouchepleine.
– Eh bien ! pendant que tu manges, monchéri, tu me laisseras bien parler un peu de ce qui est le cadet detes soucis, c’est-à-dire de toi-même. Pourquoi as-tu donné tadémission, puisque tu n’avais pas reçu ma lettre qui te disait derevenir au galop ?
– Parce que je n’avais pas besoin de lettrepour avoir le diable au corps, maman ; je voulais la revoir àtout prix, je serais devenu enragé là-bas.
– C’est comme ça que j’ai toujours rêvé d’êtreidolâtrée ! soupira Mme Samayoux. Combien de tempsas-tu été officier ?
– Trois jours. Je n’avais tant travaillé quepour avoir mon grade, et je ne désirais mon grade que pour gagnerle droit de donner ma démission. Mes chefs m’en ont assez dit, etde sévères, mais j’aurais passé par-dessus le corps du maréchalpour revenir à Paris.
Léocadie lui versa un grand verre de vin.
– C’est étonnant, dit-elle, ça me fait plaisiret peine de t’entendre parler de même ! Et pourtant, je meraisonne, va ! Je suis un peu puissante pour toi, en plus del’âge qu’il y a de trop, tandis qu’avec la Fleurette vous ferez unevraie paire de jolis cœurs. Mais comme c’est ça, hein ? Donnersa démission au bout de trois jours, après avoir gagné son grade endeux ans ! sais-tu que pareille chose ne s’est jamaisvue ? Il n’y avait que Lamoricière pour être mis si souventque toi dans les rapports et dans les journaux ! Quand on semarie de même c’est bien plus court que de passer par l’École deSaumur. Ça te va un peu crânement, dis donc, cette tape de soleilque tu as sur les joues ! Moi, d’abord, les officiers blondsqui se basanent à Alger, j’en croquerais !
– Une autre tranche, maman, interrompitMaurice.
– Ah Cupidon ! va, s’écria-t-elle avec unfougueux élan d’enthousiasme, c’est une déesse de l’Olympe qu’ilfaudrait pour être digne de toi ! et j’en ai composé assez destrophes en vers sur l’ivresse de la tendresse d’amour au point dujour que je ne pouvais pas m’en guérir le cœur en ta faveur. Je vast’en chanter une petite, veux-tu ? Qu’est-ce que ça te fait,puisque tu manges ? On reparlera d’elle après, soistranquille.
Elle se leva impétueusement et prit dans lefilet qui servait de grenier la vieille guitare placée entre lespommes de terre et le parapluie. Pendant qu’elle en resserrait lescordes lâchées, Maurice dit sur un ton de la clémence :
– Chantez, maman, vous avez une fièrementjolie voix.
Ce fut comme un tonnerre langoureux qui éclatadans la petite cabine. Les yeux au ciel et le sein agité par unorage, Léocadie se mit à rugir, sur l’air fade d’une romance passéede mode, la poésie suivante, qui était due à sa propreinspiration :
Les lions et les tigres sont plus facilesà dompter
Que le jeune militaire dont mon âme ensoupire ;
Il est séduisant par toutes sesqualités,
Mais ça lui est égal que je souffre lemartyre.
– Bravo ! s’écria Maurice, c’eststylé !
– Tu ris, sans cœur ! réponditLéocadie ; n’empêche qu’il y a des gens qui s’y connaissent etqui m’ont dit qu’on aurait bien pu la faire imprimer chez lesmarchands de musique.
Elle reprit avec moins de vigueur, mais plusde sensibilité :
Ah ! puissent mes bêtes féroces unjour me dévorer
Plutôt que de continuer dans un pareilsupplice !
On ne souffre pas longtemps à êtremangé,
Et c’est pour toujours que mon bourreauest Maurice !
– Bravo ! bravo ! fit de nouveau lejeune officier, mais c’est assez pour une fois, maman : encoreune tranche.
– Je voudrais être à la place du fricandeau,puisqu’il a su te plaire, murmura Léocadie en mettant la main auplat, mais je ne veux pas me rendre à charge par mes plaintesmélancoliques. Assez de guitare, quoiqu’il y ait encore dix-neufcouplets, tous aussi soignés les uns que les autres, Je te disaisdonc, bibi, que dans les premiers temps je ne te reconnaissais passur les journaux à cause que tu nous avais dissimulé le nom de tafamille, mais tous ceux qui s’appellent Maurice me tirentl’œil ; quand je lus dans le Journal du Commerce lapremière diablerie du spahi Maurice Pagès, ça m’émoustilla ;quelques semaines après, nouveau tour de force ; le caporalMaurice Pagès avait ramené à lui tout seul un demi-quarteron deBéni Zoug-Zoug ; après ça fut une équipée du brigadier MauricePagès ! et des gibelottes d’Arabes, et des mirotons deKabyles ; tous fricassés par le même Maurice Pagès ! çam’agaçait, à la fin, mazette ! je me disais : siseulement mon petit agneau de Maurice… Jusqu’au moment où je reçusta première lettre signée Maurice Pagès, brigadier. Ah ! nomd’un chien ! j’ai nourri trois numéros à la loterie pendantquatorze ans, mais je n’aurais pas été si contente quand onm’aurait annoncé la sortie de mon terne !
Le jeune lieutenant lui tendit son verre videen disant :
– Puisque vous êtes la crème des femmes, mamanLéo !
– C’est bon ! La lettre ne parlait guèrede moi, mais elle bavardait beaucoup d’elle, et je ne pouvais pasrépondre à tes questions, puisqu’en ce temps-là je n’en savais pasplus long que toi.
– Et maintenant ?
– Maintenant, ça a changé. En es-tu aucafé ?
Maurice repoussa son assiette et mit sescoudes sur la table.
– Oui, maman, mais en double, s’il vous plaît.Ce que je veux, c’est mon vrai dessert.
Léocadie soupira bien un peu, mais elle allaitse résignant, car elle dit en posant devant lui la demi-tasse deporcelaine épaisse et le petit verre :
– On va te le donner, ton dessert, et on n’enmourra qu’à sa dernière heure, sais-tu ? C’est le caillou quel’âme de ce garçon-là, pour tout ce qui me concernepersonnellement.
– Et pourtant, continua-t-elle en laissantcouler par-dessus les bords de la tasse un abondant bain de pied,il y en a d’autres qui ne me trouvent pas encore trop déchirée etje ne parle pas du premier venu, non ! Ça m’est permis dechoisir, si je veux, entre un pompier gradé, un savant du Jardindes Plantes qu’est gardien des bêtes et un petit de l’entrepôt àlunettes vertes, dans les trois-six.
« Tout le monde ne méprise pasMme Samayoux, monseigneur, faut que vous sachiez ça.
« Cherche voir un brin d’étoupe sous soncorset et tous ses cheveux tiennent sur sa tête, ah mais ! etses couleurs ne sont pas au fond du pot au rouge !
« Quant à ses moyens de ressource,vois-tu, la baraque est toute neuve, la renommée est vieille ;le grand tableau vient d’être repiqué, le tigre va comme un charmeà la suite de ce qu’on lui a percé un cautère, et depuis ton départle lion n’a perdu que trois dents.
« J’ai une autruche mâle qui faitl’admiration des amateurs, et mon ours blanc des mers polairesexcite la jalousie du gouvernement.
« As-tu confiance dans les fonds publics,toi ? Moi, pas. J’aime mieux mon saint-frusquin dans mapaillasse. Mais, jour de Dieu ! quand je voudrai j’aurai desrentes. Je te dis tout cela, mon mignon, parce qu’il vaut mieuxfaire envie que pitié.
« On ne t’offrait pas des lambris dorés,c’est vrai ; on n’a pas des équipages tout reluisants, desdiamants, des perles ni des cachemires, mais…
Elle s’interrompit brusquement et donna unmaître coup de poing sur la table.
– Mais tu ne m’écoutes seulement pas !reprit-elle, et je ne suis qu’une imbécile. C’est drôle, comme leschoses du sentiment ça se cheville dans votre cœur ! N-i ni,c’est fini ; tu as humé ton café, fait ta risette, amour, onva te donner le sucre de la fin.
Elle lampa d’une seule gorgée son verre à vinà demi plein d’eau-de-vie et continua plustranquillement :
– Voilà l’histoire : c’était trois ouquatre jours après ta première lettre ; j’étais toute seuledans ma chambre, quoiqu’il ne manque pas de gens pour me tenircompagnie : – Toc ! toc ! – Entrez ! Qu’est-cequi entra ?
« Tu t’en doutes bien : une robe detaffetas noir, un chapeau de velours noir, un voile de dentellenoire, mais là, plein la main et si épais de broderie qu’on nevoyait pas la frimousse.
« – Qu’est-ce que c’est ?
« – C’est moi, répondit une petite voixdouce qui me fit penser à toi tout de suite, car je lui gardaisrancune à cette enfant-là, c’est sûr. Mais va-t’en voir si c’estpossible de ne pas l’aimer !
« – Vous qui ? que je demandaipourtant.
« Elle se jeta à mon cou et m’embrassacomme pour du pain. – Ma bonne madame Samayoux ! –Fleurette ! – Où est-il ? que fait-il ? m’a-t-iloubliée ?…
Maurice, immobile, retenait son souffle.
– Juste les mêmes questions que toi, continuaMme Samayoux, et si tu savais comme tu as l’air innocentà écouter tout cela ! Un jocrisse, quoi !
– Allez ! maman, vengez-vous, ditMaurice, qui avait les yeux humides, mais parlez, je vous enconjure, parlez !
– Parlez, bonne Léocadie, parlez ! répétaMme Samayoux en flûtant sa voix autant que cela étaitpossible à la puissance de ses poumons : la minette disaitcela aussi, car vous êtes aussi nigauds l’un que l’autre.
« Je parlais, parbleu ! je savaisque j’allais lui faire deuil, et ça rend méchant la jalousie.
« Elle ne connaissait rien de rien, ellete croyait encore à la baraque. Au premier mot, la voilà partie àpleurer comme une Madeleine. Oh ! mais elle pleurait, ellesanglotait ! si bien que je la pris dans mes bras, ni plus nimoins qu’un petit enfant, et que je la calmai à force de baisers,en lui disant : Allons, allons, l’Alger n’est pas au bout dumonde.
« – Et si on me le tuait !s’écria-t-elle.
« – Dame, que je répondis, ne pouvant paspartager entièrement tous ces enfantillages-là, ça fait partie deson état pour le quart d’heure, mais jusqu’à présent ce n’est paslui qu’on tue, c’est lui qui massacre les autres.
« – Il est donc bien brave, Maurice, monpauvre Maurice !… et un tas de bêtises pareilles, quoi !nous sommes toutes les mêmes, celles qui pèsent 50 kilos, comme tadonzelle, et celles qu’ont du poids comme moi, marquant 237 livresà la dernière de Saint-Cloud. Est-ce que tu fumerais quelque choseavec plaisir ?
– Mais ça ne peut pas être tout ! s’écriaMaurice. Maman Léo, ma bonne Léo, ne me cachez rien, je vous enprie !
– Il n’y a pas égoïstes comme leshommes ! gronda la dompteuse. Tu bois du lait doux, toi,gourmand, et tu ne t’aperçois seulement pas que ça se change pourmoi en vinaigre. Eh bien ! le reste, parbleu ! ça sedevine assez, à savoir qu’elle est là-bas comme un bijou dans ducoton, mais que les aises de l’opulence ne suffisent pas aubonheur. Faut que l’âme ait ce que son cœur désire. Et qu’elle n’ypouvait plus résister, et que, bravant tous les périls, elle avaitquitté le domicile de sa duchesse ou baronne pour monter dans unsapin et venir à la découverte…
– Mais a-t-elle bien dit qu’ellem’aimait ? insista le jeune lieutenant.
– Jusqu’à la mort ! répondit noblementMme Samayoux, et que ça ne se terminerait qu’à sondernier soupir !
– Quel ange vous faites, maman ! murmuraMaurice. Mais, voyons, elle n’a pas été sans vous donner quelquesrenseignements sur elle-même ?
– J’ai assez demandé, bibi, ça me tenait desavoir les détails, car je n’avais plus entendu parler de riendepuis que le vieux monsieur était venu, tu te souviens, celuiqu’on appelait le colonel et qui avait l’air d’une momie d’Egypte àressorts. Je n’ai pas à me plaindre de lui, bien sûr ; enemmenant Fleurette, dont il avait tous les papiers dans sa poche,il me fit un mignon cadeau, mais ça, c’est de l’histoire ancienne.Je vas te dire en bref tout ce que la petite m’a dit, et tu serasaussi savant que moi : elle s’appelle maintenant Valentine deson petit nom…
– Valentine ! répéta Maurice, dont lavoix était une caresse.
– Ça te plaît, c’est bon, Fanfan. Elle estheureuse ; si elle voulait, elle n’aurait qu’à choisir, pourle bon motif, parmi un tas de jeunes marquis, tous avec tilburys,chevaux de courses, maison à la ville et à la campagne. Sa duchesseest riche comme un puits, son colonel ne compte que par millions,et elle m’a parlé d’un prince, qui est son parrain ou approchant,destiné à remplacer Louis-Philippe en cas que les événements s’ymontrent favorables. Ah ! pour bavarde, elle est bavarde, lapetite, et agitée, ne tenant pas en place, et ayant toujours l’airde penser à je ne sais quoi ; tantôt les yeux allumés commedes lampions, tantôt l’air abattu, la mine fatiguée, qu’on diraitqu’il vient de lui arriver un grand malheur d’accident… Mais tevoilà aussi tout défait, amour ! qu’est-ce qui techiffonne ?
– Si elle est si riche que cela… murmuraMaurice.
– Ah ! ah ! voilà le hic,pas vrai ? tout n’ira pas sur des roulettes.
Maurice resta un instant silencieux, puis ilreprit :
– Vous m’aviez parlé d’une lettre ?
– Elle est en route pour Oran, répliquaMme Samayoux, ta dernière résidence, et si ça peut teremettre du cœur au ventre, je vas te dire que la petite ne doutede rien ; c’est elle qui m’avait dicté la lettre où je tedonnais avis qu’il fallait revenir tout de suite, au grand galop.Elle était encore plus détraquée qu’à l’ordinaire, ce jour-là, lapetite ; jamais je ne l’avais vue si pâle, et j’aurais juréqu’elle avait peur.
– Peur de quoi ? demanda vivementMaurice.
– Elle ne m’a pas fait sa confession,bijou ; mais je ne suis pas plus bête qu’un autre, pasvrai ? J’ai vu une pièce au théâtre de l’Ambigu, dans lestemps, pleine de dangers et de mystères. Il s’en passe de drôles,dans ce Paris. Après tout, nous ne sommes pas ici au greffe avec unpropre à rien qui prend des notes pour vous faire du tort par lasuite : ça m’a semblé qu’en t’écrivant de revenir, elle avaitenvie d’avoir quelqu’un pour la défendre.
Un monde de pensées se pressait dans lacervelle du jeune lieutenant ; la connaissance qu’il pouvaitavoir de la vie parisienne ne s’étendait pas très loin, mais ilavait du bon sens et il demanda :
– À quel genre de péril peut être exposée unejeune fille dans sa position ?
– Cherche ! répliqua Léocadie. Je nepouvais pas lui arracher les paroles avec des tenailles, disdonc ! Tu en sauras plus long si elle se déboutonne avec toi,mais c’est déjà bien assez drôle l’histoire de ces gens qui sontvenus la chercher ici. Est-ce que tu te souviens d’un flâneur quirôdait autour de la baraque, voici deux ans à peu près, versl’époque, justement, où la petite nous quitta : quelque chosecomme un vieil étudiant ou clerc d’huissier sans ouvrage, qui avaitun drôle de nom : Piquepuce ?
– Oui, répondit Maurice, je me le rappellevaguement, mais que nous importe celui-là ?
– Ce n’est peut-être rien, fit la dompteuse,qui songeait, mais j’ai martel en tête, et jour de Dieu ! jene voudrais pas qu’il t’arrivât malheur.
« Ce Piquepuce est revenuaujourd’hui ; je n’y ai pas vu de malice sur le moment, etj’ai trouvé tout simple qu’il m’invite à prendre le petit noir. Ons’était connus, pas vrai, en société, et le particulier a la paroleagréable. Des compliments par-ci, des politesses par-là. Mais ça merevient à présent parce que je te vois : c’est sûr qu’il étaitlà pour me tirer les vers du nez.
« Il m’a parlé du temps, et c’était lebon temps, où Fleurette et toi vous ameniez à la baraque lameilleure compagnie de la capitale. Et qu’est-il devenu, lepetit ? et qu’est-elle devenue, la petite ? et ci etlà.
« Moi, je croyais que c’était pourcauser, mais maintenant que j’y pense, l’idée me passe que j’aitrop causé. Quand je lui ai dit à la bonne franquette votrehistoire à tous les deux, depuis tes victoires et conquêtes enAlgérie, jusqu’aux escapades de la fillette qui court en fiacrependant qu’on la croit dans son lit, ses yeux brillaient comme deschandelles.
– Je ne crois pas, repartit Maurice, qui nepartageait à aucun degré les inquiétudes de la veuve Samayoux, jene crois pas que le nommé Piquepuce fréquente de très près le mondeoù vit maintenant notre Fleurette ; d’ailleurs, vous n’avez pului dire son vrai nom puisque vous ne le savez pas.
– C’est bon, grommela Léocadie, tant mieux sije me trompe, mais chacun a sa manière de voir ; j’auraismieux fait de me couper la langue avant de lui dire que tu étaisrevenu, que la fillette raffole de toi et que je t’attendais cesoir.
De tout cela Maurice n’écouta qu’une seulephrase. Il se leva triomphant et s’écria :
– Elle raffole de moi ! voilà tout ce quim’intéresse ! Il se fait tard, maman Léo, et je demeure aubout du monde. Avant que je vous dise au revoir, vous avez encoreun renseignement à me donner, le plus important de tous : oùpourrais-je la rencontrer ?
– Ici, répondit la dompteuse d’un airdistrait.
– Quand ? Léocadie resta muette.
Elle se versa de l’eau-de-vie, mais ellerepoussa son verre sans le boire.
– Quand elle viendra, parbleu !répondit-elle enfin avec mauvaise humeur.
– Vient-elle souvent ? demanda Mauricequi souriait, car il attribuait cette petite colère à un accès dejalousie.
– Oui, oui, répliqua Mme Samayouxdu même ton, elle est encore venue hier, disant qu’elle allaitt’écrire elle-même puisque tu ne répondais pas.
– Et elle reviendra ?
– Demain.
– Alors, s’écria le jeune lieutenantjoyeusement, c’est demain que je la reverrai.
Mme Samayoux réponditsèchement :
– Non, pas demain.
– Pourquoi ? fit Maurice toujoursgaiement.
Mais il perdit son sourire au premier mot dela dompteuse qui dit avec brusquerie :
– Parce qu’elle ne serait pas prévenue. Moi,petit, je t’ai parlé franc, je t’ai dit qu’elle t’aimait, je lecrois, j’en suis sûre, mais nous autres femmes, vois-tu, depuis letemps de la mère Eve…
Elle s’interrompit et ajouta :
– En un mot, comme en mille, la Fleurettevient demain, c’est vrai, mais elle ne vient pas pour toi.
Maurice devint si pâle que Léocadie s’élançapour le soutenir.
– Eh bien ! eh bien ! fit-elle, pasde mauvaise plaisanterie, garçon ! vas-tu avoir une attaque denerfs ou une syncope d’évanouissement ? Si j’avais su que lessoldats d’Afrique étaient des demoiselles, j’aurais acheté unflacon d’alcali. J’ai dit la vérité, mais il n’y a peut-être pas dequoi fouetter un chat dans tout cela ; il faut voir.
Elle aida Maurice à s’asseoir sur le petitdivan.
– Si c’est un coup de boutoir, maman Léo,murmura-t-il d’une voix changée, vous avez frappé trop fort ;si, au contraire, votre accusation est sérieuse…
– Je n’ai accusé personne, d’abord,interrompit la veuve Samayoux.
– Ce rendez-vous dont vous avez parlé…
– Je n’ai pas parlé de rendez-vous. Ce n’estpas chez moi qu’elle donnerait des rendez-vous, et si elle endonne, je n’en sais rien, garçon. J’ai dit une seule chose et je nem’en dédis pas : demain elle ne vient pas ici pour toi.
– De la manière dont vous l’aviez dit, maman,soupira Maurice prompt à se rassurer, j’avais compris qu’ellevenait pour un autre que moi.
– Et tu avais bien compris, dit la veuve d’unaccent ferme ; mais doux ; sois homme un petit peu.Fleurette vient ici demain pour un autre que toi.
– Mais alors ?
– Mais alors c’est tout. Il y a cela et pasautre chose : mademoiselle Valentine a des secrets pour moitout en se servant de moi. En aura-t-elle pour toi, je n’en saisrien, c’est ton affaire. Tu me reproches d’avoir parlé ;peut-être que tu as raison, mais je suis femme, après tout, et jeme connais. Ne te fâche pas si je me compare à celle que tuaimes ; les femmes comme moi ne sont pas les plus mauvaisesdes femmes : ça ne les gêne pas de se jeter à l’eau ou dans lefeu quand il s’agit de prouver leur dévouement. Essaye et tu verrassi je dis vrai.
« Mais c’est égal, petit, se reprit-elleen changeant de ton, justement parce que je me connais, je n’ai pasconfiance dans les femmes.
Maurice la regardait d’un air épouvanté ;il demanda tout bas :
– Vous l’avez vu ?
– Qui ?
– L’autre.
– Jamais.
– Elle vous a parlé de lui ?
– Beaucoup.
– Ayez pitié de moi, je vous en prie,dites-moi tout…
– C’est ce que je fais, mais tu t’évanouis àla première bredouille.
– Est-il jeune ? demanda encoreMaurice.
– Assez, répondit la dompteuse, et beau commeApollon à ce qu’il paraît.
– Mais vous voulez donc me fairemourir !
– Le plus souvent ! au contraire. Vousêtes deux, je t’aime mieux qu’elle, si vous devez jouer ensemble àcertain jeu que je sais bien, je veux te mettre en main les bonnescartes, voilà tout.
Maurice inclina sa tête sur sa main dans uneattitude d’accablement.
– Sois homme un petit peu, répéta ladompteuse ; dans ce monde-ci, on n’a rien sans combattre, etmademoiselle Valentine vaut bien une bataille, c’est mon avis.
– S’il ne s’agit que de le tuer… s’écriaMaurice en se redressant.
– Je ne sais pas, répondit la dompteuse,faudra voir. Si elle a quelque chose pour lui, et je le crois, cen’est certainement pas ce qu’elle a pour toi, j’en suis sûre. Maisje te l’ai dit : il y a là-dedans des mystères et des dangers,ça saute aux yeux. Je suppose bien que cet homme-là est dans lesmystères, je crois deviner qu’il partage le danger. Elle cherche undéfenseur, pourquoi n’étais-tu pas là ?
– J’y suis, fit le jeune lieutenant ;allez toujours.
– À la bonne heure ! tu te retrouves. Onva pouvoir causer. Les hommes qui s’évanouissent, vois-tu, moi, çame fait mal. Est-ce bien fini ?
– Oui, c’est bien fini.
– Alors, je commence : on ne vient pascomme cela, le soir, toute seule, derrière le Jardin des Plantessans risquer d’avoir quelque aventure. Ce n’est plus laChaussée-d’Antin, dis donc ; passé neuf heures, le quai,depuis l’hôtel-Dieu jusqu’ici, ne sert pas de rendez-vous aux gantsjaunes, ah ! mais non ! J’aimerais mieux traverser laforêt de Bondy. Il y a donc qu’elle prenait ce chemin-là et qu’ellelaissait son fiacre de l’autre côté de la place Valhubert, rapportau cocher qui ne devait point savoir où elle allait. Tu n’as pastrop à te plaindre, en définitive, puisque c’est pour toi qu’ellevenait. Eh bien ! elle a eu son aventure, pas bien grosse à cequ’il paraît, la moindre des choses : cinq ou six morveux quivoulaient l’affronter. Mais ça suffit pour poser un homme en jeunepremier rôle.
Maurice ferma les poings.
– Attends qu’il soit là pour prendre la gardedu boxeur français, bibi, dit la dompteuse en riant. Aurais-tumieux aimé qu’on la laissât se débattre avec cetteracaille ?
– Et c’est l’homme en question qui ladéfendit ? murmura Maurice.
– Crânement, oui, et qui mit en fuite lesrôdeurs comme une volée d’étourneaux. Ça fait toujours bien dansune histoire.
– C’était un inconnu pour elle ?
– Mais non, voilà le curieux. Quand je larevis, deux ou trois jours après, elle me dit : « Monsecret n’est plus à moi ». Et après m’avoir racontél’anecdote, elle ajouta : « Il est impossible que M. Remyd’Arx ne m’ait pas reconnue. »
– Remy d’Arx ! répéta Maurice ; jen’oublierai pas ce nom-là.
– Tu auras raison, Fanfan, répliqua Léocadie,quand ce ne serait que pour le remercier de sa politesse àl’occasion, car il ne dit pas un mot plus haut que l’autre à lapetite. C’est comme cela qu’il faut s’y prendre, vois-tu : illa reconduisit jusqu’à sa voiture, lui fit un grand salut et s’enalla.
– Et elle l’a revu ?
– Puisque c’est un des habitués du salon de saduchesse.
– Il n’a pas manqué de faire allusion à cetterencontre ?
– Tu reviens de chez les Arabes, toi ! Iln’a pas seulement soufflé mot. Fleurette me le disait encorehier : « Avant la bagarre, il ne me parlait pas beaucoup,mais depuis il ne me parle plus du tout. Il s’éloigne de moi avecun soin qui m’inquiète ; on dirait qu’il a peur de me fairerougir. »
– Et plus il fait semblant de l’éviter, pluselle s’occupe de lui, pensa tout haut le jeune lieutenant.
– Naturellement, c’est l’ordre et la marche denotre sexe.
– Mais si les choses sont ainsi, commentexpliquer l’entrevue qu’ils doivent avoir demain ?
– T’ai-je dit que cette entrevue dût avoirlieu entre Fleurette et M. Remy d’Arx ?
– Ne me cachez rien, maman Léo, je vous enprie !
– Je ne te cache rien, Fanfan, mon pauvreamour, et j’en suis à regretter d’avoir eu la langue trop longue,car tu as la figure comme si tu sortais de l’hôpital ; mais jene peux pas t’en apprendre plus long que je n’en sais moi-même.
« J’ai deviné bien ou mal, voilàtout.
« Une fois il est échappé à Fleurette dedire devant moi : « Pourquoi était-il en ce lieu à cetteheure ? »
« Une autre fois, je crus comprendre quece Remy d’Arx, qui est procureur du roi ou quelque chose commecela, laissant de côté ses mouchards et ses gendarmes, faisait seuldans la forêt de Paris une de ces parties de chasse où l’on peutlaisser sa peau. Tu me diras que M. Vidocq est pour ces battues-làet qu’il faut laisser à chacun son métier, mais le Remy d’Arx estpiqué au jeu, et il paraît qu’avec son air sévère il est plus hardiqu’un zouave. Je ne sais pas le nom de l’homme qui doit venirdemain et qui est déjà venu, il a mauvaise mine et travaille pourde l’argent : j’ai vu Fleurette lui donner un billet debanque ; ce dont il est question dans leurs entrevues, jel’ignore, ou m’éloigne, mais j’ai surpris un mot, un nom :Coyatier.
Ceci fut prononcé à voix basse et avec unesorte d’effroi.
La pensée du jeune lieutenant avaittourné ; sa jalousie restait en éveil, mais un vif sentimentde curiosité le prenait à son insu et soulageait d’autant sablessure.
À mesure que le débit de la bonne femme,devenait, malgré elle, plus confidentiel, Maurice écoutait plusavidement.
Il avait attendu surtout avec une sorted’anxiété le nom prononcé par le mystérieux visiteur à quiFleurette donnait des billets de banque.
En écoutant ce nom, il éprouva un pur etsimple désappointement.
– Ce nom de Coyatier ne me dit rien, fit-ilavec indifférence.
– Ça va te faire un autre effet tout àl’heure, répondit la dompteuse, qui entrouvrit la porte et jeta uncoup d’œil sur la galerie, comme si elle eût craint les oreillesindiscrètes.
– Ça n’est jamais bien sûr, ajouta-t-elle enrepoussant le battant, de parler trop haut quand il s’agit de cesgens-là. Assieds-toi un petit peu ; il y en a pour cinqminutes. Quand je t’aurai dit pourquoi le nom de Coyatier seprononce tout bas, tu en sauras juste aussi long que moi sur tousces rébus qui me font jeter ma langue aux chiens, et tu iras tecoucher si tu veux.
Elle donna l’exemple en prenant place dans unfauteuil que son poids fit frémir.
– Voilà ! reprit-elle ; la foire estun drôle de monde qui ressemble un peu à ma ménagerie ; il y ade tout chez nous, excepté pourtant des pairs de France et desbanquiers millionnaires. J’y connais des honnêtes gens, paroled’honneur, mais on y bavarde beaucoup des machines de la courd’assises.
« Ça occupe, ça amuse, on dirait quec’est du sucre.
« Chaque fois qu’il y a une histoire devoleurs, tout le monde ouvre l’oreille, si bien qu’on raconte touthaut derrière les baraques des faits divers qui écarquilleraientles yeux de la police. Si le nom de Coyatier ne te dit rien, celuides Habits Noirs est-il dans le même cas, bijou ?
– Ils sont en prison, voulut interrompreMaurice, j’ai vu cela dans les journaux.
– Bon, bon, fit la veuve Samayoux, lesjournaux disent ce qu’ils peuvent, et la préfecture laisse dire cequi lui est avantageux. Là-bas, au camp de la Loupe de la barrièred’Italie, il y a un chiffonnier qui ne boit que de l’eau, les joursoù il n’avale pas ce qu’il faut d’eau-de-vie pour enivrer sixhommes : c’est Coyatier. Attention ! il fait peur à voiravec sa tête hérissée comme une hure de sanglier ; il ne parleà personne, jamais, et tout le monde l’évite, même ceux qui ontquelque chose sur la conscience.
« Moi, je ne l’ai vu qu’une fois, c’estun rude homme.
« Il y avait, ce jour-là, un gamin quipleurait parce qu’il avait cassé la bouteille dans laquelle ilrapportait le vin de ses parents ; les passants l’appelaientimbécile pour le consoler ; Coyatier lui mit une pièce blanchedans la main et voulut le caresser, mais l’enfant se sauva avec lesvingt sous.
« Comprends-tu ça ?
« Voici un an, au brun de nuit, unepauvre minette se noyait sous le pont, ici près ; c’était unefille trompée et abandonnée qui s’en allait parce qu’elle n’avaitplus de quoi nourrir son petit enfant. Coyatier la retira de l’eauet l’emmena chez lui, où il la soigna pendant un mois sans riendire à personne, excepté au médecin dont il payait les visites.
« Tu penses bien que la minette etl’enfant l’aimaient comme on adore le bon Dieu.
– C’est tout simple, pas vrai ?
– Mais la minette se rétablit, elle alla unjour s’asseoir sur un banc au bout du boulevard de l’Hôpital ;là, les gens lui parlèrent de l’homme à qui elle devait tout. Ellerentra, prit ses nippes et se sauva sans attendre Coyatier pour luidire merci ni au revoir.
« Qu’en penses-tu ?
« Je ne veux pas te faire languir,Fanfan, cet homme-là n’a pas la lèpre, mais il est toutcomme : il gagne l’argent qu’il dépense avec son couteau.
– Et cela se dit tout haut ! s’écriaMaurice stupéfait.
– Non, répliqua Léocadie, cela se dit toutbas. Dans ce pays-ci on connaît les argousins comme on connaît ceuxqu’ils cherchent. Rien ne sort, primo d’abord parce qu’on détestela police, et secondement parce que chacun sait bien ce qu’il encoûterait pour causer. Il y en a qui passaient pour trop bavards etqu’on ne voit plus. À bon entendeur, salut ; les autres saventqu’on en meurt, dame ! et ils se taisent.
Elle se leva la première et tendit la main àMaurice comme pour lui donner congé.
– Où demeures-tu ? demanda-t-elle enarrivant au seuil.
– Rue de l’Oratoire, Champs-Elysées, n° 6,répondit Maurice.
– Est-ce à l’hôtel ?
– Non, l’Afrique n’est pas laCalifornie ; mes fonds sont très bas et j’étais assezembarrassé en arrivant…
– Bête que je suis ! s’écria Léocadieavec une cordiale effusion, je n’avais pas songé à cela ! tum’as fait pourtant gagner assez d’argent autrefois, enveux-tu ?
– Merci, répliqua le jeune lieutenant, j’aiassez pour attendre jusqu’à demain, et peut-être que demain jereprendrai ma feuille de route pour Marseille. Je voulais dire queje suis forcé d’économiser parce qu’il me faut un costume civil,n’ayant plus le droit de porter l’uniforme de lieutenant.
– Et si tu t’en retournais là-bas, queserais-tu ?
– Soldat. Le bonheur a voulu que j’aierencontré une ancienne connaissance. Vous devez vous souvenir de cegai vivant qui venait autrefois à la baraque, et qu’on appelait lecommis voyageur ?
– M. Lecoq ! s’écria la dompteuse, queljoyeux luron !
– Il m’a procuré une petite chambre garnie paschère, dans une maison qui n’est pas belle, mais qui a l’air bientranquille.
– Tout est donc pour le mieux, amour, ditMme Samayoux. La nuit porte conseil, réfléchis, et pasde coup de tête.
Maurice fit un pas pour sortir, mais ellen’avait point lâché sa main, elle le retint d’autorité.
– Mon lieutenant, dit-elle, tu as refusél’argent de maman Léo. Tu lui en veux, tu te figures qu’elle aessayé de te mettre dans l’esprit de mauvaises idées. Elle n’estpas capable de ça, mon fils, elle a voulu tout uniment couler unpeu de plomb dans ta cervelle de linotte. L’appétit vient enmangeant, c’est certain ; elle t’en a dit peut-être un peuplus long qu’elle ne l’avait résolu, mais elle ne t’en a pas tropdit. Résumé du président : la jeune fille t’aime ; maisil y a un valet de carreau, et le neuf de pique sur enjeu.Conclusion générale : veille au grain et tiens bien tescartes, ou tu seras obligé, comme tu l’as dit sans y croire, dereprendre, soit demain, soit plus tard, ta feuille de route pourMarseille. Embrasse-moi et dis merci !
Elle lui secoua la main avec une vigueur toutevirile et l’attira presque de force dans ses bras.
– Merci, maman, dit Maurice, qui essaya desourire.
La dompteuse murmura dans un baiservéritablement maternel :
– Que comptes-tu faire ?
Au lieu de répondre, le jeune officierdemanda :
– À quelle heure cet inconnu et Valentinedoivent-ils se rencontrer chez vous ?
– À quatre heures de l’après-midi.
– C’est bien, répliqua Maurice, je vaisréfléchir comme vous me le conseillez. Je ne sais pas encore si jeverrai Fleurette, si je lui parlerai, mais je sais que, le caséchéant, elle n’aura pas besoin d’un défenseur de hasard : jeserai là pour veiller sur elle.
Ce beau Maurice n’était point précisément unprince déguisé, bien que sa naissance et son éducation ne l’eussentpas destiné à la carrière artistique suivie avec tant d’éclat chezMme veuve Samayoux.
Il avait pour père un honnête bourgeois,ancien notaire à Angoulême, qui s’était retiré avec une certaineaisance, mais qui restait chargé de famille.
Maurice ne comptait pas moins de cinq frèresdont il était l’aîné ; entre chaque frère, une petite sœurs’était glissée : cela faisait dix enfants.
Dieu bénit les nombreuses familles : lapreuve, c’est qu’il avait octroyé au père Pagès une remarquablefaculté de prévoyance et un talent réel pour calculer les chancesde l’avenir.
Le père Pagès, dès le bas âge de ses garçons,avait établi, à son point de vue, dans la ville d’Angoulême, unestatistique professionnelle, avec l’âge des titulaires et des notesraisonnées sur leur santé.
On eût dit qu’il avait assuré chacun d’eux surla vie ou qu’il était leur héritier en cas de mort.
Cette dernière hypothèse se rapprochait un peude la vérité : non point que le père Pagès eût des prétentionssur leur patrimoine, mais bien parce que son regard d’aiglelorgnait toutes les clientèles et en faisait, un jour venant, lepain quotidien de ses garçons.
Il se trouva que des trois médecins les plusdemandés par la ville, l’un avait une mauvaise toux, l’autre descouleurs trop accentuées, et que le troisième enfin était affligéd’une fistule.
Le père Pagès était incapable de souhaiter lamort de quelqu’un, mais confiant dans la Providence, il envoya sonfils à l’École de Médecine de Paris en se disant :
– Voici l’affaire de ce gaillard-là réglée, etce serait bien le diable s’il ne dotait pas une de ses sœurs.
Et il recommença ses calculs pour réglerl’affaire de son second garçon, l’aîné étant désormaissolidement établi.
Maurice avait un peu plus de vingt ans quandil arriva dans le quartier des écoles.
Il aimait les chevaux, le bruit, la chasse,les plaisirs ; il était passé maître à tous les exercices ducorps et n’avait jamais gagné que des prix de gymnastique aucollège.
Du reste, c’était un beau petit homme, bongarçon jusqu’à la faiblesse, un peu plus étourdi que ceux de sonâge et innocent comme une demoiselle.
Le père Pagès lui avait dit lors de sondépart :
– J’ai deviné ton goût pour les étudesmédicales ; c’est la première de toutes les professions quandelle est honorablement remplie. Va, mon ami, je ne suis pas homme àcontrarier ta vocation, travaille beaucoup, dépense peu, etsouviens-toi que ta fortune est entre tes mains.
Maurice ne prit point la peine de contrôlercette vocation, qui jusqu’alors ne l’avait pas considérablementdémangé.
L’idée de voir Paris, de vivre à Paris,enchante et entraîne tous les enfants.
Dans ces études inconnues qu’il n’avait pointsouhaitées, mais qu’il ne craignait pas non plus, Maurice ne vitpas autre chose que la vie de Paris, dont les plus ignorants ontsavouré l’avant-goût au fond de leur province.
Il paya ses premières inscriptions, suivit lescours avec une assiduité modérée, fit des amis et apprit toutnaturellement une foule de choses qui n’étaient pas indispensablespour recueillir la succession des trois docteurs d’Angoulême.
Au bout de six mois, il écrivit au père Pagèsque son ambition la plus chère était d’être officier dehussards.
Le père Pagès lui répondit poste pour posteque l’aveuglement des adolescents passe pour être une choseproverbiale, que les parents seuls connaissent bien ce qu’il faut àleurs enfants, et que s’il n’était pas reçu à son premier examen,lui, le père Pagès, n’enverrait plus rien à son fils indigne, pasmême sa malédiction.
Il y a des révoltés de naissance, Mauricen’était aucunement de ce caractère-là ; il n’eût pas mieuxdemandé que d’obéir, mais il avait une tête légère, un cœur ardentet un invincible dégoût pour l’amphithéâtre.
Un délai de trois mois lui restait jusqu’auxexamens.
Il prit du bon temps sans faire trop defolies, et s’endormit plutôt qu’il ne s’enivra.
Son parti était arrêté, son régimentchoisi ; le dernier jour du mois où se passent les examens, ildevait aller voir le colonel des hussards, en garnison àVersailles.
Donc, le 30 août 1835, Maurice Pagès, relapsde la Faculté de médecine, ayant dans son gousset la dernière piècede cent sous qui dût lui arriver d’Angoulême gagna lesChamps-Élysées et prit place dans un coucou, frété pour la villebâtie par Louis XIV.
Justement, ce jour-là, un des trois docteursd’Angoulême marqués d’une croix par la sollicitude du père Pagèspassait de vie à trépas.
C’était la fistule.
Les deux autres battaient de l’aile.
Maurice alla tout droit chez son colonel, quiétait absent.
C’était la fête de Versailles.
Pour tuer le temps, notre futur hussard serendit sur la grande place, où les saltimbanques avaient plantéleurs tentes.
Nous avons dit que Maurice était fort habile àtous les exercices du corps.
Chacun va où son attrait l’appelle.
S’étant arrêté par hasard devant la baraque deMme Samayoux, Maurice y entra, non point pour laménagerie dont le tableau présentait d’effrayants spécimens, nonpoint même pour la jeune fille cataleptique qui, sur le tableauencore, accomplissait ce tour merveilleux de la suspensionhorizontale, mais bien pour un gaillard en maillot couleur de chairqui, toujours sur le même tableau, voltigeait à trente pieds du solautour de la barre d’un trapèze.
Il se trouva que Maurice fut trompé dans sonattente ; le gymnaste si pompeusement annoncé était un pauvrediable maladroit et poltron, essayant timidement les tours que lesenfants font dans les collèges.
Vous verrez que cette circonstance ne fut passans influer sur la destinée de notre lieutenant.
Il se trouva au contraire que la jeune fillecataleptique l’intéressa considérablement, non pas tant pour lemiracle de la suspension aérienne que par les grâces de sa personneelle-même.
Nous n’avons pas ici de portrait àfaire : cette jeune fille était Valentine de Villanove à l’âgede quinze ans.
Dans sa vie d’étudiant, Maurice avait eu des« connaissances, » comme on disait alors au Quartierlatin.
Nombre de jeunes filles lui avaient plu, maisil n’avait jamais aimé.
À l’aspect de Valentine, qui portait en foirele nom de Fleurette, il fut frappé violemment et resta d’abord toutétourdi du trouble qui s’empara de son être.
Bien des gens ont nié ces foudroyantessympathies en les reléguant avec mépris dans le domaine duroman.
Grand bien leur fasse !
L’évidence est là qui raille les railleurs, etpour le dire en passant, je ne sache rien au monde qui soit si prèsdes réalités de la vie que le roman bien conçu et bien étudié.
En sortant du théâtre, Maurice ressemblait àun homme ivre.
Sa pensée le fuyait.
Il marchait en rêve.
Il alla ainsi longtemps dans une de cesimmenses avenues qui rayonnent du palais vers la campagne.
Quand la nuit vint, il allait encore, brisé defatigue physique, ému jusqu’à l’angoisse et n’ayant pas pu joindrebout à bout deux idées qui eussent l’apparence d’un desseinformé.
Machinalement pourtant, il prit le chemin dela maison du colonel, mais il passa deux fois devant la porte sanssoulever le marteau.
C’était une nature soudaine en sesrésolutions ; il y avait en lui de l’enfant, mais aussi del’aventurier.
Sans savoir encore assurément ce qu’ilcomptait faire, il suivit son instinct qui l’attirait de nouveauvers le lieu où il avait ressenti la première, la seule grandeémotion de sa jeunesse.
Tout en songeant, il fit le tour de laménagerie ambulante.
Sur la porte de derrière, il y avait un petitécriteau collé.
Maurice s’étant approché, y lut ces motsécrits par une main qui dédaignait à la fois la calligraphie etl’orthographe : On demande un homme fort pour la perche etle trapèze.
Il eut de la sueur aux tempes, car la digne etbrave figure du père Pagès passa devant ses yeux ; mais uneautre image exquise, délicieuse, vint se mettre entre lui et lebonhomme : il vit les quinze ans de Fleurette, et la porte futpoussée.
Mon Dieu, oui, le sort de Maurice était depasser un engagement, ce jour-là ; au lieu de contracter avecle colonel des hussards, ce fut avec Mme veuve Samayouxqu’il s’arrangea.
Nous savons le reste, ou du moins le lecteur adû le deviner : Maurice, conservant un atome de prudence, nedonna que son nom de baptême, de sorte que l’ancien notaired’Angoulême évita cette suprême avanie de s’entendre demander parses amis et voisins des nouvelles de son fils le Parisien quifaisait parler de lui dans toutes les foires de France et deNavarre, non seulement en qualité de trapéziste, mais encore commehomme à la perche, homme à la boule, etc.
Douze mois passèrent comme un éclair.
Maurice ne s’inquiétait ni de sa famille ni dureste du monde.
Il était heureux, plus qu’un roi ; ilavait dans le cœur un grand amour et la certitude d’être aimé.
Au bout d’un an, à cette même fête deVersailles qui lui avait ouvert le paradis, Maurice reçut un coupde massue.
La dompteuse lui dit un matin :« Fleurette est partie, ses parents sont venus lachercher. »
Combien de fois Maurice avait songé àcela ! combien de fois avait-il pensé que Fleuretten’appartenait point à ce monde où le hasard l’avaitjetée !
Elle avait des fiertés, des délicatesses quisemblaient appartenir à une autre caste.
Elle s’était instruite elle-même : elleparlait bien, d’une voix douce et distinguée, enfin sa sagessen’était pas seulement celle d’une pauvre fille, c’était l’honneurfier et calme de celles à qui le respect est dû.
Maurice ne prononça qu’un mot :
– Je le craignais !
Et son dessein de l’année précédente futexécuté sur l’heure.
Il se fit soldat ; seulement, comme ilvoulait se faire tuer, il s’engagea dans un régiment d’Afrique.
Ce soir, en quittant la cabine de ladompteuse, après deux ans d’absence, Maurice était ivre et sentaitson esprit chanceler comme au premier jour où il avait adoréFleurette.
Son entrevue avec Léocadie ne lui laissa quedes impressions confuses et contradictoires.
Deux notions surtout se heurtaient dans soncerveau et y faisaient la nuit.
Fleurette l’aimait encore, elle l’avait prouvéen visitant la baraque à ses risques et périls.
Mais un autre homme occupait la pensée deFleurette, et ses visites à la baraque n’étaient pas pour Mauricetout seul.
Que croire ?
Le côté mystérieux des renseignements fournispar Léocadie, les Habits Noirs, les dangers, l’histoire tronquée dece bandit sanguinaire et charitable, le chiffonnier Coyatier, toutcela papillonnait devant les yeux troublés de Maurice.
Il n’y comprenait rien et se demandait siLéocadie y comprenait quelque chose elle-même.
Un seul point clair et net faisait tache danssa nuit comme une lame d’acier brille sourdement dans lesténèbres ; c’était un nom qui sans cesse résonnait, malgrélui, à son oreille : Remy d’Arx.
Il détestait jusqu’à la folie l’homme inconnuqui portait ce nom ; il eût donné une moitié de son sang pourvoir cet homme en face de lui, l’épée à la main.
La route est interminable du Jardin desPlantes jusqu’aux environs de l’Arc de l’Étoile ; c’est Paristout entier qu’il faut traverser dans sa plus grande longueur.
Le chemin sembla court à Maurice et le passagedes heures lui parut singulièrement rapide ; il fut toutétonné d’entendre une heure du matin sonner à l’horloge de l’Elyséecomme il franchissait le rond-point, entre la rue Montaigne etl’allée des Veuves.
– Je le verrai, se disait-il, résumant ledécousu de ses rêveries : il faut que je la voie, c’est leprincipal. Tant mieux, s’il y a du péril, je la protégerai. Quelest mon espoir, cependant ? Sa famille me chassera. Ehbien ! mon espoir, c’est le sien. Il faut que je la voie poursavoir ce qu’elle espère. Si elle m’aimait assez pour jeter de côtétoute cette noblesse, toute cette fortune… Elle a un projet,puisqu’elle est venue.
Il s’arrêta au milieu de l’avenue desChamps-Élysées et s’assit sur un banc pour mettre sa tête brûlantedans ses mains, qui étaient de glace.
– Mais ce Remy d’Arx ! murmura-t-il d’unevoix étouffée. Il est riche, lui, sans doute, il est de ceux qu’onépouse sans fuir sa famille, sans renoncer au monde…
Un instant il resta muet dans le grand silencede la promenade déserte, mais il se leva brusquement et dit enreprenant sa route à pas précipités :
– Je suis fou ! Cette pauvre femme lajuge selon elle-même. Est-ce qu’il y a une comparaison possibleentre elles deux ? Elle m’aime, puisqu’elle me le dit etpuisqu’il n’y a rien sur la terre de si vrai, de si loyalqu’elle ! Il faut que je la voie, au premier mot tout seraéclairci, et quelle joie quand elle tendra son beau front à monpremier baiser ! Si M. Remy d’Arx… Eh bien ! les Arabesont encore des balles dans leurs fusils et cette fois je neprendrai pas la peine de me défendre.
Au coin de la rue de l’Oratoire, il vit lafile des équipages qui stationnaient devant le portail d’un richehôtel.
Il allait passer franc, car tout ce quisentait l’opulence et le bonheur lui inspirait, cette nuit, unesombre jalousie, mais il s’arrêta court parce qu’un valet, ouvrantle portail et faisant quelques pas sur le trottoir, cria d’une voixhaute :
– La voiture de M. Remy d’Arx…avancez !
À ce nom que le hasard lui jetait comme unécho de sa haine, Maurice resta immobile.
Il sembla qu’une force inconnue clouait sespieds au sol.
À l’appel du valet, un élégant coupé quitta lafile des équipages et monta le chemin pavé qui traversait letrottoir pour entrer dans la cour de l’hôtel.
Un instant encore, Maurice demeura immobile,puis il pensa :
– Je suis trop éloigné, je ne le verrai pas.Et d’un bond il gagna la porte cochère.
Le coupé, après avoir pris son maître auperron, redescendait la pente au petit pas. Les deux portièresétaient fermées, car la nuit se faisait froide à cette heurematinale.
– Gare, dit le cocher à Maurice, qui barraitla route. Maurice s’écarta aussitôt, mais si peu que la roue lefrôla en passant. Il tendit la tête avidement et son regard seheurta contre la glace de la portière, troublée par l’humidité dela nuit.
Sans savoir ce qu’il faisait peut-être, ilsuivit la voiture, dont son coude effleurait le panneau.
– Gare ! dit encore le cocher au momentde tourner pour prendre la chaussée.
Il enleva ses chevaux.
Maurice se mit à courir en redescendantl’avenue, puis il fut pris de honte et revint sur ses pas.
– Je suis fou ! pensa-t-il.
L’équipage roulait vers la place de laConcorde. Maurice s’arrêta rue de l’Oratoire devant la porte dunuméro 6. Ses tempes étaient baignées de sueur et son cœur révoltél’étouffait à force de battre. Il se disait :
– Non, je ne suis pas fou, je donnerai de monsang pour l’avoir vu, et pour le reconnaître entre mille, fût-ce aubout du monde !
Il frappa.
Le portier vint le regarder à travers un petitguichet grillé.
– Ah ! fit-il, voici lecommencement ! c’est l’officier d’Afrique qui a pris le numéro17, au second sur le derrière, et ce sera comme ça tous lesjours !
Il tira le cordon.
– Les locataires de M. Chopin ! dit-il,les élèves de M. Chopin ! de l’ouvrage en masse ! maispour des profits, cherche ! Est-ce que c’est votre habitude derentrer à ces heures-là, mon officier ?
Maurice, qui ne l’entendait même pas, passasans répondre.
– Bon ! continua le concierge, au moinsen voici un qui est poli ! un va-nu-pieds de zéphir quiamènera on ne sait pas qui dans la maison ! Avec ça quel’autre, son voisin de carré, a une mine de revenant deBrest ! Et deux nouveaux élèves, ce soir, pour M.Chopin : un furet qui s’est glissé… où donc que j’ai vu cettefigure-là ? et une manière d’ours que je n’ai pas oséseulement lui dire qu’il n’avait pas une tournure à apprendre lamusique !… Je ne l’ai pas vu ressortir, l’ours mal léché…n’empêche que j’en ai par-dessus les oreilles de M. Chopin et deses chalands ; je le dirai au propriétaire. Il n’y aurait riend’étonnant qu’avec un va-et-vient de camarades comme ça, un malheurarriverait dans la maison.
Il se retourna vivement au moment d’entrerdans sa loge, parce qu’une voix se faisait entendre du côté de lacour.
C’était Maurice qui se promenait de long enlarge, les bras croisés, la tête baissée, et qui disait :
– Il est riche, il est beau, je le hais,oh ! je le hais !
– Après qui donc que vous en avez ?demanda le concierge, qui avait entendu seulement ces derniersmots.
Maurice disparut dans l’allée du second corpsde logis et le concierge referma sa loge en murmurant :
– Des sauvages, je vous dis ! faudraqu’on fasse maison nette ou bien il arrivera quelque chose.
Maurice avait monté précipitamment les deuxétages qui menaient à sa chambre. Il voulut mettre la clef dans laserrure, mais sa main tremblait et il ne pouvait trouver letrou.
Le carré, qui n’avait point de fenêtres, étaittrès obscur ; une lueur passait entre le seuil et la porte duvoisin.
Maurice y gratta et demanda :
– Puisque vous êtes encore éveillé,voulez-vous me donner de la lumière ?
Il n’eut point de réponse.
Il crut entendre le bruit d’une bougie qu’onsouffle et la lueur disparut.
À force de tâtonner, il finit par trouver laserrure, et comme il était harassé de fatigue, il se jeta touthabillé sur son lit, sans même allumer sa lampe.
La lassitude de son corps n’était rien auprèsde celle de son esprit.
Chaque fois qu’il voulait réfléchir, sa penséele fuyait douloureusement et son intelligence était commemeurtrie.
Aussitôt étendu sur sa couche, il tomba dansun sommeil pénible, coupé par de fréquents et brusques réveils.
Quand il ouvrait les yeux ainsi, il voyait unrayon de lune découpant sur la muraille qui lui faisait face lesfeuilles tremblantes d’un arbre à moitié dépouillé.
Quand il refermait les yeux, une figuresurgissait dans la nuit, toujours la même : le visage de cethomme qu’il n’avait jamais vu, mais que son imagination luimontrait fier et beau, de cet homme dont il avait appris le nomdepuis quelques heures et qui était son ennemi mortel.
Une fois, il se releva sur le coude enfrottant ses paupières.
La lueur qu’il avait remarquée, en arrivantsous la porte du voisin inhospitalier, brillait maintenant àtravers les planches mal jointes de la cloison de droite, verslaquelle le rayon de lune inclinait lentement.
Le numéro 18 avait rallumé sa bougie.
Maurice, dont la tête était de plus en plusfaible, eut une fantaisie d’enfant ; il souhaita de voir àtravers les planches qui était cet homme et ce qu’il faisait.
Mais il aurait fallu quitter son lit, où sonanéantissement le clouait.
Sa nuque lourde retomba sur le traversin et ils’endormit cette fois, pour tout de bon.
Il eut un rêve fiévreux et absurde. Des voixpassaient autour de ses oreilles qui chuchotaient le nom de Remyd’Arx.
Dans une chambre aux somptueuses tentures,Fleurette était toute seule, le front dans ses mains ; ellepleurait.
Puis c’était un long corridor qui menait àcette chambre et dans lequel un homme marchait à pas de loup.
Maurice entendait le craquement du parquet etFleurette l’entendait aussi, car elle tournait vers la porte unregard épouvanté.
Deux coups sonnèrent à une horloge. Mauricesavait bien que c’était deux heures de la nuit.
Et il se disait : Je ne rêve pas puisquej’ai entendu une heure dans les Champs-Élysées.
Le plancher cessa de craquer, mais le bruit detrois petits coups frappés à la porte vint distinctement àl’oreille de Maurice.
Fleurette se levait, tremblante, pour allerouvrir, quand le rêve tourna tout à coup.
Une voix d’homme inquiète et contenuedemanda :
– Qui est là ?
Et une autre voix réponditau-dehors :
– C’est moi, le bijoutier.
Les gens qui dorment avec la fièvre jugentleurs songes et cherchent presque toujours à repousser loin d’euxces extravagantes illusions.
Maurice se retourna sur son lit aveccolère.
Mais le rêve s’obstinait.
Une clef grinça dans une serrure et les gondsd’une porte qui s’ouvrait crièrent.
Il n’y eut aucune parole échangée entre celuiqui ouvrait ainsi sa porte et le nouveau venu ; pourtantMaurice, galvanisé, se mit sur son séant et tendit avidementl’oreille.
Il ne dormait plus.
Une plainte sourde et dont il connaissait bienla lugubre intonation avait mis un frisson d’horreur dans sesveines.
Plus d’une fois, en Afrique, il avait entenduce râle court et rauque de l’homme qui tombe pour ne plus serelever.
Etait-ce encore le rêve ?
Maurice écoutait, haletant. La lueur brillaittoujours à travers les planches de la cloison.
Un pas lourd et qui semblait ne point sepresser traversa la chambre du voisin ; une fenêtre futouverte. Maurice se glissa hors de son lit et demanda :
– Voisin, qu’avez-vous donc ?
On ne répondit pas.
Mais un bruit de feuillages froissés se fitau-dehors, tandis qu’une seconde plainte plus faible dressait lescheveux sur la tête de Maurice.
La lune avait marché.
Le rayon éclairait maintenant une porte decommunication située au centre de la cloison de droite du lit queMaurice venait de quitter.
Il y eut de l’autre côté de cette porte ungrand soupir, puis tout se tut, sauf un bruit de pas qui montait dujardin.
Maurice s’élança vers la porte decommunication et en toucha la serrure, dans laquelle un morceau defer se trouvait engagé.
En même temps ses pieds rencontrèrent sur lecarreau un autre objet qui le fit trébucher.
Quant à la serrure, on ne peut pas direqu’elle s’ouvrit, ce serait trop peu : elle tombalittéralement désemparée et disloquée, laissant la porte ouverte àdemi.
En foire, on connaît beaucoup de choses, etMaurice avait été pendant deux ans de la foire.
L’objet contre lequel son pied venait deheurter était une pince en acier.
Maurice pouvait donner un nom technique à latige de fer engagée dans la serrure : c’était ce que lesvoleurs nomment un « monseigneur ».
Une idée rapide comme l’éclair lui traversa lecerveau ; il se demanda :
– Est-ce que tous ces préparatifs étaient pourmoi, et l’assassin s’est-il trompé de victime ?
Car sans avoir vu encore l’intérieur de lachambre voisine, il savait être à deux pas d’un hommeassassiné.
Ce n’était pas l’heure des réflexions ;il poussa la porte et se trouva en présence du malheureux HansSpiegel, le juif allemand qui était venu, la veille au soir, dansl’arrière-boutique de la rue Dupuis, proposer au faux revendeurKœnig les diamants de Carlotta Bernetti, cachés dans une canne àpomme d’ivoire.
Hans Spiegel avait encore à la main unpistolet à deux coups tout armé.
Une trace bleuâtre qu’il portait autour dupoignet disait pourquoi il n’avait pas pu s’en servir. Il étaitcouché de tout son long, la nuque sur le carreau, les deux brasétendus ; il avait au nœud de la gorge une effrayanteblessure, large de quatre doigts, et qui avait rendu déjà une marede sang.
On l’avait tué comme on égorge un bœuf, et ilétait mort en poussant le gémissement unique du bœuf qu’on égorge.Le couteau du boucher était encore là.
La lutte avait été si courte et si décisiveque la chambre ne présentait aucune trace de désordre. La canne àpomme d’ivoire manquait, mais Maurice en ignorait l’existence.
La plupart des officiers qui n’ont pas gagnéleur grade à courir les villes de garnison savent juger et mêmepanser une blessure.
Maurice avait vu d’un seul regard que le coupporté par le malfaiteur inconnu était mortel ; mais il est unsentiment souverainement humain qui entraîne l’homme de cœur àtenter l’impossible et à essayer les secours lors même que lessecours sont devenus inutiles.
On peut se tromper, d’ailleurs, et lesmédecins eux-mêmes ne se dispensent point de ce suprême effort, quiest l’acquit de la conscience.
Maurice s’agenouilla auprès du blessé, ou,pour mieux dire, du cadavre et se mit en devoir de bander laplaie.
Il n’en eut pas le temps. Des pas quisemblaient nombreux et précipités se firent entendre dansl’escalier, puis dans le corridor.
La première impression de Maurice fut unesorte de soulagement, car c’était de l’aide qui lui venait ou toutau moins une décharge pour sa responsabilité ; mais comme ilse levait pour ouvrir la porte extérieure et introduire lui-mêmeles nouveaux arrivants, il s’arrêta stupéfait, comme si la foudrefût tombée à ses pieds.
Une voix effarée disait sur lecarré :
– Comment n’avez-vous pas entendu ? lepauvre juif a crié plus de dix fois au secours avant detomber ; il disait : « Grâce, lieutenant ! quevous ai-je fait ? »
– Le juif avait donc de l’argent ?demanda une autre voix.
Et un troisième dit :
– Le portier ne l’a pas mâché, il s’est écriétout de suite : « Ça ne m’étonne pas ! J’avais biendit qu’il y aurait un malheur dans la maison ! Quandl’Africain est rentré cette nuit, il avait l’air de tout ce qu’onvoudra. Je lui ai parlé, il ne m’a pas seulement répondu, et ilétait là dans la cour qui gesticulait comme un fou et quiradotait : « Je le hais, ainsi je le hais ! c’estplus fort que moi, faut que je fasse la fin de cethomme-là ! »
C’était faux, mais il y avait quelque chose devrai.
Encore une fois le pâle visage de Remy d’Arxpassa devant les yeux de Maurice, et vaguement il se souvintd’avoir pensé tout haut bien des fois cette nuit : « Quene suis-je en face de lui l’épée à la main ! je le hais,oh ! je le hais ! »
Mais le reste, mais ces prétendus cris ausecours poussés par un homme qui était tombé en laissant échapper àpeine un gémissement, et ces paroles à coup sûr inventées :« Lieutenant, que vous ai-je fait ? ayez pitié demoi ! »
Maurice était sorti d’un rêve insensé pourentrer dans un cauchemar plus épouvantable et plus fou.
Sa raison chancelait ; il y avait commeune paralysie sur ses membres et sur son intelligence. Pourtant,une idée essayait de se faire jour en lui, l’idée d’un complotinouï, dirigé par des gens qu’il ne connaissait pas contre saliberté, contre sa vie peut-être.
Ces choses sont longues à raconter, mais ellesse succédaient plus rapides que l’éclair.
Deux minutes ne s’étaient pas écoulées depuisle réveil de Maurice, et ce qui va suivre dura à peine quelquessecondes.
La première voix qui avait parlé dans lecorridor reprit :
– Moi, je ne dormais pas, j’ai entendu lecommencement. L’officier du numéro 17 a d’abord forcé la porte decommunication et brisé la serrure. Au premier cri j’ai éveillé M.Chopin. Quand nous sommes descendus chez le concierge, ça devaitêtre fini.
– Oui, dit une honnête voix qui devaitappartenir au maître de musique, on n’entendait plus rien.
– Le portier est parti dare-dare pour lebureau de police, et les trois garçons du boulanger qui étaientencore après le four font faction dans les terrains, là-bas, devantla petite porte du jardin de l’hôtel d’Ornans. Il est pincé commeun rat dans une ratière, le lieutenant !
Maurice appuya ses deux mains contre sonfront.
Il avait donné en sa vie des preuves debravoure indomptable.
Au milieu de cette armée d’Afrique, basée surles prodiges d’intrépidité, il passait pour un des plusintrépides ; on l’avait vu courir à la mort en riant, et nuln’avait poussé plus loin que lui cette furie française qui s’exalteaux ardentes ivresses de l’épée.
Il avait peur aujourd’hui, horriblementpeur ; une sueur glacée inondait ses tempes et ses jambeschancelantes grelottaient sous lui.
Chaque parole prononcée était désormais uncoup de massue.
On disait vrai de l’autre côté de laporte : il se sentait pris au piège et restait comme écrasésous la conscience de sa perte certaine.
L’idée lui était bien venue de s’élancerau-dehors et de crier : « Mensonge ! c’est un autrequi a tué ; moi je suis venu pour porter secours. »
Mais son trouble, remarqué par le concierge,mais ces paroles échappées à sa colère, mais cette porte fracturée,cette serrure forcée !.…
Et par-dessus tout, l’ensemble des précautionsprises par ses ennemis invisibles : la pince d’acier, lafausse clef : l’évidence d’une conspiration tramée contrelui !
Tout l’écrasait, tout lui manquait ; iln’avait plus ni paroles, ni force, et ses mains frémissantes qui sepromenaient sur son crâne faisaient bruire ses cheveuxhérissés.
– Le commissaire ! cria-t-on dansl’escalier, voilà le commissaire !
Maurice jeta tout autour de lui un regard dedétresse. Plusieurs voix dirent à la fois :
– Monsieur le commissaire, on n’a pas vouluouvrir avant votre arrivée.
La main de Maurice, qui tremblait comme celled’un centenaire, poussa doucement le verrou à l’intérieur de lachambre de Spiegel.
Il respira, content de cette frêle barrièremise entre lui et ses persécuteurs.
Des pas nouveaux retentirent sur le carré etl’on frappa.
– Ouvrez, au nom de la loi ! fut-ildit.
Maurice recula de plusieurs pas. Deux larmesvinrent à sa paupière. Il regarda son uniforme où il y avait dusang, car il avait essayé de relever le cadavre.
La sommation légale fut répétée pour laseconde fois, et en même temps on attaqua du dehors, non seulementla serrure du numéro 18, mais encore celle du numéro 17 : sapropre chambre à lui, Maurice.
Il se souvint de l’avoir fermée, par hasard,en rentrant.
Dans la position où il était, éloigné le pluspossible de la porte, un vent froid tombait sur son crâne. Il seretourna et leva les yeux ; la fenêtre ouverte était au-dessusde lui.
Toutes les voix parlaient ensemble sur lecarré parce qu’on donnait des détails au commissaire.
– Fuir, c’est avouer ! pensa Maurice.
– Nous avons un juge d’instruction, dit lecommissaire, qui mène les choses un peu à rebrousse-poil. Oncroirait qu’il cherche des innocents au lieu de faire la chasse auxcoupables. Mais si votre Africain est là comme vous le dites, jeconstaterai tout uniment le flagrant délit, et du diable si lebourreau ne s’en mêle pas, cette fois !
Maurice se redressa de son haut. On avait faitla troisième sommation, et la porte du numéro 17, cédant à unepesée, s’ouvrait avec bruit.
D’un saut Maurice atteignit l’appui de lacroisée, qui était très élevé au-dessus du sol, et disparut.
En ce moment même les gens du corridorfaisaient irruption dans les deux chambres, dont la première étaitvide ; la seconde ne contenait que le cadavre du juifassassiné.
Les petites fêtes de l’hôtel d’Ornans seterminaient d’habitude par un souper intime où n’étaient admis queles amis très particuliers et les joueurs de whist de lamarquise.
C’étaient tous gens de l’autre siècle :Louis XVII avait date certaine et le bon colonel Bozzo se vantaitd’avoir marivaudé dans sa jeunesse avec Mme dePompadour, qui était, à son dire, une très aimable femme.
Mme d’Ornans, elle-même, beaucoupmoins âgée, aimait les modes de jadis.
Ces petits soupers, assurément, neressemblaient point à ceux de la régence, mais on y causaitlibrement, surtout quand Valentine prenait la fuite pour aller seretirer dans sa chambre.
On se couchait alors au jour pour se leverDieu sait à quelle heure.
La marquise, femme de vie discrète etparfaitement régulière, confessait qu’elle n’avait point entendusonner midi depuis sa plus tendre jeunesse.
Le colonel, au contraire, entendait sonnertoutes les heures de la journée et de la nuit.
Il avait un côté fantastique, ce charmant etdoux vieillard : il passait pour ne jamais se mettre aulit.
Quarante minutes après que son coupé modesteavait quitté la cour de l’hôtel d’Ornans, vous l’eussiez trouvé enrobe de chambre assis à son austère bureau, dans sa maison de larue Thérèse, qu’il avait transformée en établissement debienfaisance.
Cette nuit-là, les invités de la marquiseavaient pris congé de bonne heure, peut-être parce Mllede Villanove, qui était l’âme de ces petites fêtes, s’était retiréechez elle tout de suite après son entrevue avec M. Remy d’Arx.
La danse avait langui ; cette bellecomtesse Corona n’était pas la femme qu’il fallait pour faire leshonneurs d’une réunion de jeunes filles : elle était triste,dès qu’un intérêt vif et actuel ne la distrayait point de sespeines, et le drame de sa vie la préoccupait trop passionnémentpour qu’elle pût prendre part à des amusements presqueenfantins.
À l’heure du souper Mme la marquisese mit à table d’assez mauvaise humeur ; elle n’avaitaujourd’hui, par hasard, qu’un seul fidèle, le colonel Bozzo,agréable causeur, mais médiocre convive, parce qu’il mangeait moinsencore qu’il ne dormait.
Une alouette eût jeûné si on l’eût condamnée àson régime.
Il s’assit néanmoins gaillardement vis-à-visde sa vieille amie et déclara qu’il était en disposition de faireune petite débauche cette nuit.
– Que vous a dit M. d’Arx ? demanda lamarquise en lui servant un blanc de poulet mince comme une feuillede papier à lettre.
– Rien, répondit le colonel, le cher garçonn’y était plus du tout ; il avait l’air d’un homme qui vientde tomber d’un troisième étage.
– Mais enfin vous avez pu deviner ?…
– D’excellentes choses, oui, marquise. Il m’ajeté un regard effaré et s’est sauvé plus vite que si le diable eûtété à ses trousses.
– Et cela vous fait supposer ?…
– Une réussite complète. Je le connais :il a le bonheur sauvage et l’allégresse mélancolique.
Il se prit à rire tout doucement et tendit sonverre par-dessus son épaule en disant au domestique quiservait :
– Une véritable orgie, Germain ! je mesens gai comme un pinson et je veux boire un demi-doigt de vinpur.
– Moi, je ne suis pas gaie, bon ami, reprit lamarquise avec impatience ; il y a des moments où toutes cescharades me fatiguent. Je suis fort mécontente de Mllede Villanove.
– Merci, Germain, dit le colonel audomestique.
Puis il ajouta en approchant le verre de seslèvres :
– Drôle de fillette !
Il but une gorgée.
– Quand vous avez lâché ce mot-là, murmura lamarquise, il semblerait que vous avez tout dit.
– Eh ! eh ! eh ! fit lecolonel ; savez-vous à quoi elle s’occupemaintenant !
– Je pense qu’elle est couchée.
– Non, elle fait tout uniment sacorrespondance.
La marquise faillit avaler de travers, car ilfaut bien avouer que l’excellente dame, malgré l’agacement de sesnerfs, ne perdait pas une bouchée.
– À qui peut-elle écrire ainsi ?demanda-t-elle avec une véritable colère.
– Bonne amie, répondit paisiblement lecolonel, je n’ai pas pu lire sa lettre par le trou de laserrure.
– Comment ! vous avez regardé par le troude la serrure !
La manière dont ces mots furent accentuésdonnait une certaine âpreté au reproche qu’ils contenaient.
Le colonel se frotta les mains etrépondit :
– Vous ne sauriez croire combien jem’intéresse à cette enfant-là. Vous n’êtes pas seule à être maladede curiosité, bonne amie ; je suis allé là-haut pendant qu’ondansait encore, la porte était fermée en dedans, j’ai glissé unregard d’aïeul… non, de bisaïeul, car elle pourrait être aisémentmon arrière-petite-fille, et croyez-moi, marquise, ce regard-làvaut celui d’une mère.
– Vous arrangez tout avec votre excellentcœur, dit Mme d’Ornans.
– Je n’ai pas de nerfs, voilà tout, réponditmalicieusement le vieil homme. Vous demandiez à qui elle peutécrire ? pensez-vous qu’il soit possible de supprimer sa viepassée ? Seize ans sur dix-huit ! huit cents pour cent,comme dirait notre financier, M. de la Perrière. La chère enfant atrès probablement ses petits secrets.
Il s’interrompit et repoussa son assiette.
– Là ! fit-il, on peut dire que j’aisoupe comme un chasseur… Si j’allais faire de nouveau ma ronde,peut-être que j’apporterais des nouvelles.
– Vous voulez me laisser seule ! s’écriala marquise. Elle eut comme un léger frisson.
– Est-ce que vous avez peur ? dit lecolonel en riant.
Il mit en même temps les deux mains sur lesbras de son fauteuil pour se lever avec lenteur et précaution.
– Mon Dieu, repartit Mme d’Ornans,je ne sais, il y a longtemps que je n’avais passé une soirée aussimaussade. Toutes ces histoires de voleurs… Avez-vous entendu ce queracontait M. Champion : l’habileté incroyable avec laquelleles Habits Noirs s’introduisaient dans les maisonsisolées ?
Le colonel, qui était debout, appela Germainet lui dit :
– Prends une pique, toi, et monte la gardeautour de Mmela marquise, pendant que je vaisopérer une sortie pour reconnaître l’ennemi.
Le valet resta bouche béante à le regarder, etMme d’Ornans dit d’un ton offensé :
– Voici vraiment la première fois que je vousentends risquer une plaisanterie de mauvais goût, bon ami.
Le colonel fit le tour de la table et luibaisa la main avec un redoublement de gaieté en disant :
– Que voulez-vous ! les suites d’unedébauche ! j’ai le vin tapageur.… Reste ici, Germain, je vaisrevenir.
Il traversa la salle à manger d’un pas tardifet lourd, mais aussitôt qu’il fut dans l’escalier, il en gravit lesmarches avec l’agilité d’un vieux chat.
Ses pieds, tout à l’heure si pesants, neproduisirent aucune espèce de bruit en foulant le parquet dudeuxième étage.
La porte de l’appartement de Mllede Villanove était la première dans le corridor ; le colonels’en approcha sans en avoir fait crier une seule planche, et mitaussitôt son œil au trou de la serrure.
– La lettre est longue, pensa-t-il. Oui, oui,je veille sur toi, ma jolie fille, me sollicitude égale celle d’unemère ; je te guette et j’ai mes raisons pour cela !
Il s’éloigna de la porte et descendit mêmedeux ou trois marches de l’escalier, qu’il remonta en mettant decôté toute précaution, puis il revint vers l’appartement deValentine en laissant sonner chacun de ses pas.
– Est-ce que vous êtes couchée,mignonne ? demanda-t-il.
– Non, répondit la jeune fille.
– Ne venez-vous point à table ?
– Je n’ai pas faim.
– Alors, ouvre-moi, petite, car je suis bienvieux pour qu’une gamine de ton âge me laisse sur le carré.
Deux ou trois secondes s’écoulèrent, puis laporte s’ouvrit.
– J’aurais désiré être seule, dit Valentine,dont la voix était froide et presque rude ; que mevoulez-vous ?
– On ne peut pas lancer quelqu’un dehors plusnettement, murmura le colonel, qui ajouta en la baisant aufront : « Drôle de fillette ! »
Il entra et referma la porte.
Son regard s’était dirigé tout de suite versle gentil bureau où Mlle de Villanove était naguèreoccupée à écrire.
Le bureau était fermé et la chaise oùs’asseyait Valentine avait été remise contre la boiserie.
– Qu’est-ce que tu faisais-là ? demandale colonel, dont l’accent était plein de paternelles caresses.
– Je pensais, répondit Valentine.
– À qui ? à ce beau Remy d’Arx ?
– Oui, répliqua encore Valentine.
– Et tu ne pensais qu’à lui ?
Elle garda le silence. Le vieillard s’assit enmurmurant :
– Il y a vingt-deux marches de la salle àmanger jusqu’ici, songe donc, je suis las.
Les sourcils délicats de Mlle deVillanove étaient froncés.
– Je vous ai demandé ce qu’on me voulait,dit-elle.
– Prête à faire des barricades si ce qu’onveut ne te convient pas, hein ? Et voilà la chose curieuse,les mauvaises têtes comme toi sont toujours adorées. Mignonne, tuas grand tort de te révolter, car ceux qui devraient te commandert’obéissent ; tu es la reine ici, on ne veut rien sinon savoirta fantaisie pour s’y conformer humblement. Tu as refusé ce pauvreRemy ?
– Est-ce lui qui vous a appris cela ?demanda Valentine.
– Non ! c’est moi qui l’ai deviné, commeje devine tout ce qui te concerne… à l’exception d’une chosepourtant : je ne devine pas pourquoi tu as refusé l’homme quetu aimes.
Pour la seconde fois, Mlle deVillanove resta muette.
Le colonel lui prit la main, la força des’asseoir auprès de lui et poursuivit d’un ton savamment calculéqui alliait une nuance de sévérité à l’affection la plustendre :
– Tranquillisez-vous, mignonne ; je n’enai pas pour longtemps, et comme je vous dispense de me répondre,cela abrégera encore notre entretien. Le cœur des jeunes filles estsujet à se tromper, interrogez le vôtre avec soin, écoutez bien cequ’il vous répondra. Mme la marquise a pour vous latendresse d’une mère, moi je ne vous dis même pas comme je vousaime. Si le jeune homme à qui vous écriviez tout à l’heure… nefrémis pas, va, petite, il n’y a pas de sorcellerie dans mon fait…si le jeune homme à qui tu as gardé ton petit cœur est digne detoi, compte sur moi. M’entends-tu bien ? Je suis avant tout duparti de ton bonheur.
Il pressa la main de Valentine qui restaitfroide entre les siennes et l’attira jusque sur son cœur.
– Voilà ce qu’on te voulait, ajouta-t-il dansun baiser ; on voulait te dire que tu n’as rien à craindre,que tes désirs sont des lois et qu’on se charge d’amener lamarquise à trouver bon, convenable, parfait, tout ce que tu aurasrésolu dans ta sagesse. Et là-dessus, mademoiselle de Villanove,reprit-il en quittant son siège, on vous souhaite la bonne nuit envous demandant bien pardon de vous avoir dérangée.
Le sein de Valentine battait violemment ;deux larmes jaillirent de ses yeux ; elle se jeta au cou duvieillard entraînée par un irrésistible élan.
Le colonel, malgré toute sa prudencediplomatique, ne put défendre à son regard d’exprimer unespoir.
Mais l’espoir fut déçu ; Valentine neparla point ou plutôt elle ne dit que ces seuls mots, prononcésavec une inexplicable froideur :
– Bon ami, je vous remercie.
Elle reconduisit le colonel jusqu’à la porteet la referma derrière lui.
En descendant l’escalier, le colonelfredonnait entre ses dents une petite ariette d’Italie.
– Eh bien ? demanda la marquise aprèsavoir renvoyé Germain, son garde du corps, allez-vous me dire autrechose que : Drôle de fillette ?
– J’avais le mot sur les lèvres, répliqua lecolonel. Sangodémi ! belle dame, plus drôle encore que vous nele croyez !
– Qu’y a-t-il donc de nouveau ? vousm’inquiétez…
– Il y a une simple bagatelle : je saispour qui était la lettre.
– Pour Remy ?
– Non, pour Maurice.
La marquise bondit sur sa chaise.
– Qu’est-ce que c’est que Maurice ?s’écria-t-elle.
– C’est un lieutenant de cavalerie.
– Un lieutenant ! répéta Mmed’Ornans avec une véritable horreur.
Le colonel consulta sa montre, qui marquaitdeux heures moins un quart.
– Et vous ne voulez pas, reprit-il avec unsingulier sourire qu’il avait dans les grandes circonstances, vousne voulez pas que je dise : drôle de fillette !
– Elle aime ce jeune homme ? balbutia lamarquise.
– Ma foi, c’est supposable, belle dame, nousavons tous un cœur. Mais, s’il vous plaît, mettons de côté cesdétails, l’important c’est de presser l’achat de la corbeille.
– Comment ! voulut interrompre lamarquise stupéfaite.
– Parce que, poursuivit le vieillard avec sonimperturbable tranquillité, grâce au lieutenant de cavalerie, lemariage de notre bon Remy avec Mlle de Villanove se ferapeut-être plus vite que nous ne le pensions tous les deux.
C’était une chambre de belle étendue, ornéesuivant le style des premières années du règne de Louis XVI.
On sentait là le château encore plus que lamaison parisienne : les meubles étaient du temps et n’avaientpoint été changés depuis la création de l’hôtel.
Les boiseries sculptées ménageaient de largespanneaux, remplis par des tapisseries des Gobelins, représentantdes sujets de chasses traités dans le goût mythologique et qui serapportaient aux motifs de la frise, où des chiens et des cerfscouraient tout autour du plafond.
Les sièges, également en gobelins, avaient desmédaillons empruntés à la vénerie moderne.
C’avait été l’appartement du fils unique de lamarquise d’Ornans, qui était mort justement, disait-on, d’unaccident de chasse.
Les deux fenêtres, maintenant fermées,donnaient sur le jardin, dont la lune éclairait les magnifiquesbosquets.
Il y avait un grand cabinet, fermé seulementpar une draperie, et dont la croisée ouverte laissait passer lebruit des feuillages doucement agités par le vent.
Mlle de Villanove était assiseauprès d’un meuble de Boule, formant bureau : celui-là mêmedont elle avait rabattu la tablette lors de l’arrivée ducolonel.
On voyait à l’autre bout de la chambre, entreles rideaux relevés de l’alcôve, le lit, dont la couverture étaitfaite.
Valentine elle-même avait sa toilette de nuitsous le peignoir brodé qui recouvrait ses épaules, et sesadmirables cheveux noirs dénoués tombaient en désordre autourd’elle.
Le colonel Bozzo venait de partir ;Valentine avait le coude appuyé sur un cahier de papier à lettredont la première page était aux trois quarts couverte d’écriture,et sa main soutenait son front.
La lumière de la lampe éclairait vivement sonvisage très pâle, mais marqué, vers les pommettes, de deux tachesde vermillon.
Un cercle de bistre entourait ses beaux yeux,qui avaient la fièvre.
Un peintre aurait cherché longtemps avant detrouver un modèle plus exquis pour reproduire les gracieuses etdélicates splendeurs de la dix-huitième année, mais un poète eûthésité, ne sachant s’il devait dire en parlant d’elle : jeunefille charmante ou adorable jeune femme.
Elle resta quelque temps ainsi, pensive ouplutôt absorbée.
C’est l’heure où Paris se tait.
On entendait encore dans le lointain ce bruitvague et profond qui ressemble à la voix de la mer, mais cette voixallait s’éteignant et mourait par intervalles.
Quelquefois un souffle de brise agitaitbrusquement les feuilles, que septembre faisait déjà sonores.
D’autres fois, Valentine écoutait les sonsmystérieux de la nuit et un frémissement léger agitait son beaucorps sous la mousseline de son peignoir.
Au bout de quelques minutes, ses lèvress’entrouvrirent.
– Remy d’Arx ! murmura-t-elle sans savoirpeut-être qu’elle parlait ; Maurice…
Elle releva la tête ; ses traitsexprimaient une souffrance indéfinissable.
Elle voulut relire le commencement de salettre, mais avant d’avoir achevé la première ligne, elle saisit saplume d’un mouvement violent et la trempa dans l’encre.
Elle écrivit :
« Je suis seule. Il y a en moi quelquechose qui me dit : Tu es perdue. Pourquoi suis-je seule àl’heure du danger ? Pourquoi n’es-tu pas là ? J’aurais dûte rappeler plus vite. J’ai eu peur du monde ; on m’a apprisles lois, les convenances du monde ; il m’a semblé un instantque je devais leur obéir.
« Que m’importe tout cela ! tuserais venu, j’en suis bien sûre, et tu me dirais :Courage !
« Courage ! contre qui ? dequoi suis-je menacée ? ils m’entourent et ils m’aiment, jen’ai pas le temps de concevoir un désir.
« Mais je me souviens, il y a des chosesque je n’ai pas dites, même à toi ; j’essaie souvent de mepersuader que j’ai fait un rêve terrible quand j’étais tout enfant…oh ! terrible !
« Ceux qui s’intéressent à une jeunefille la surveillent, n’est-ce pas ? Il me surveille, il en ale droit, il veut me donner une partie de sa fortune ; il estle meilleur ami de celle qui me tient lieu de mère.
« Il vient de venir à l’improviste, commeil fait toutes choses. Il voit à travers les murailles, on ne peutlui cacher aucun secret. Il m’a parlé avec bonté, avec tendresse,et je reste brisée comme si j’avais lutté contre un implacableennemi !
« Peut-on respecter ainsi un hommepresque à l’égal d’un père, et le craindre plus qu’undémon ?…
« Vois, ma main tremble ; pourras-tume lire ?… J’ai froid jusque dans mon sang, et pourtant il mefaut cette croisée ouverte, ce vent de la nuit qui rafraîchit labrûlure de mon front.
« Sous la fenêtre, c’est un beau jardin,tout plein de fleurs, et dont mon jeune cousin, Albert d’Ornans,qui est mort, franchissait, dit-on, les murailles pour aller à sesamours et à ses plaisirs.
« Je ne l’ai pas connu, mais j’habite sachambre et quelque chose de lui est autour de moi. Son portrait estdans le salon ; c’était un beau jeune homme, hardi et rieurcomme toi.
« Une fois, de son château de Sologne, ilécrivit à sa mère une lettre qui disait à peu près ceci :Es-tu bien sûre de ceux qui t’entourent ? Je sais deschoses graves que je ne veux point confier au papier. Invite àdîner Remy d’Arx pour le jour de mon arrivée…
« Remy d’Arx est un juge. Maurice, tu merendrais heureuse si tu devenais son ami.
« Mais à quel propos te dis-jecela ? oh ! ma pauvre tête !
« Il ne se leva jamais, le jour del’arrivée, pour le jeune marquis d’Ornans, mon cousin. Quelquesjours après on reçut la nouvelle de sa mort. Un coup de fusil tirésous bois. On ne lui connaissait pas d’ennemis et ces accidentssurviennent si souvent à la chasse…
« Mais qu’aurait-il dit à sa mère et àRemy d’Arx, s’il était revenu ?
« Tu dois me croire folle, je ne t’ai pasencore parlé de toi. J’ai peur. Il y a de grands terrains désertsau-delà du jardin, dont les murs sont forts élevés, mais puisquemon cousin les franchissait, d’autres pourraient faire commelui.
« Moi aussi je me crois folle, il mesemble à chaque instant que j’entends des pas. Tiens ! en cemoment même je jurerais… c’est que, toute la soirée, au salon, ilsont parlé de voleurs et d’assassins.… des Habits Noirs. Ce nom seulme fait frissonner, et si tu savais pourquoi ! J’ai peur commeles enfants qui se mettent au lit, l’esprit plein de brigands et defantômes.
« Moi qui étais si brave autrefois, tesouviens-tu ? Mais ce sont des idées de fièvre, car j’ai lafièvre. Je voudrais n’avoir pas d’autres frayeurs que celle-là. Levrai danger n’est pas sous mes fenêtres.
« Maurice, il faut venir à mon secours.Maurice, Maurice chéri, j’ai besoin de toi et je t’aime !Oh ! ne doute jamais de mon cœur, quoi qu’il arrive : jet’aime ; je suis sûre de t’aimer !
« Aujourd’hui même on m’a demandée enmariage, et c’est lui… Écoute ! je te le jure devant Dieu, jen’aime que toi. Remy d’Arx est mon ami, mon allié naturel, il mefaut son aide, il lui faut aussi la mienne. Comment t’expliquercela dans une lettre ? Si tu étais là, tu verrais mon âme dansmes yeux, je te dirais la différence qu’il y a entre l’ardentetendresse que j’ai pour toi et l’affection tranquille qui m’attirevers M. d’Arx. Toi, tu es mon cœur tout entier, tu es mon mari, jeveux que tu sois mon mari ; lui, j’ai refusé sa main sanshésitation, sans regret… »
Sa plume s’arrêta après avoir tracé ce mot etresta un moment suspendue.
Son sein battait ; une larme perla sousces belles paupières baissées.
– Mon Dieu, murmura-t-elle, je vous prends àtémoin, c’est la vérité ce que je dis : je n’aime queMaurice !
Elle déposa la plume pour échauffer sa mainglacée contre l’ardeur de son front.
– Et pourtant, reprit-elle avec une sorte dedésolation, la pensée de M. d’Arx est aussi en moi tenace,obstinée… mais ce n’est pas la même chose et je peux dire la mainsur ma conscience : M. d’Arx et le reste du monde fussent-ilsd’un côté et Maurice tout seul de l’autre, c’est Maurice quiemporterait la balance !
Deux heures venaient de sonner à l’horloge del’hôtel.
Dans le silence de la nuit, devenu pluscomplet, un bruit s’était fait vers la partie orientale du jardin,du côté de la rue de l’Oratoire, mais Valentine était dominée sifortement par sa rêverie qu’elle ne l’avait point entendu.
Sa plume courait de nouveau sur lepapier :
« … Mon Maurice bien-aimé, je suisdescendue en moi-même, j’ai regardé jusqu’au fond de mon âme, je neveux que toi, je suis toute à toi.
« Écoute bien, quand tu vas revenir,notre première entrevue aura lieu chez la bonne Léocadie, mais nousn’aurons qu’une entrevue de cette sorte. Ma détermination est bienprise, rien ne pourrait la changer, je te ramènerai avec moi àl’hôtel, ouvertement, en triomphe, devrais-je dire, car je suisfière de toi, je suis fière de t’aimer. Je te prendrai par la main,nous monterons ensemble chez Mme la marquise ; tantmieux si le colonel Bozzo est là ! elle et lui sont les deuxseules personnes qui aient des droits sur moi.
« Avec toute autre jeune fille, ce qui vasuivre aurait l’air d’un enfantillage ou d’un roman, mais maposition n’est pas celle des autres jeunes filles : crois-moisur parole, j’ai beaucoup réfléchi et je te parle sérieusement.
« Je dirai à Mme la marquiseet au colonel que tu peux regarder l’une comme ma mère d’adoption,l’autre comme mon tuteur ; je leur dirai : « VoiciMaurice ; il n’est ni riche ni noble, mais je l’aime et jeveux être sa femme. » S’ils acceptent, que Dieu soitbéni ! nous serons leurs enfants et ne t’inquiète pas dumonde : le monde nous applaudira puisque nous seronsriches ; s’ils refusent, je redeviens Fleurette. C’estFleurette que tu aimais et non pas Mlle deVillanove ; nous sommes jeunes tous les deux et nous pouvonsfaire d’autres métiers que celui de saltimbanque, noustravaillerons, nous serons heureux. N’aie pas peur qu’avec toi jeregrette jamais le somptueux hôtel où j’ai passé deux années ;ce sera dans mon souvenir comme un rêve brillant, il est vrai, maistrop souvent douloureux.… »
Elle s’interrompit tout à coup et prêtal’oreille.
On eût dit que la petite porte du jardin quidonnait sur les terrains de l’ancienne villa Beaujon venait des’ouvrir et de se refermer.
Elle regarda sa pendule, qui marquait dixminutes au-delà de deux heures.
– Il est temps de reposer, se dit-elle, cettelettre ne partira que demain.
Elle sera en route pour l’Algérie quand jeverrai M. d’Arx.
Elle écrivit encore :
« Au revoir donc, cher, bien cherMaurice. Désormais je vais compter les jours. Peut-être es-tu déjàen route, puisque tu as dû recevoir la lettre de Léocadie, maisj’ai craint que tu n’eusses pas confiance et j’ai voulu t’envoyerma propre parole, signée de mon vrai nom. Je t’attends, je t’aime,et quelque chose me dit que nous aurons du bonheur. »
Elle signa et rejeta sa plume avec une sortede colère.
– Est-ce bien vrai cela, pensa-t-elle, dubonheur ? Non, mes pressentiments sont douloureux, maispourquoi lui faire partager ces craintes que rien nejustifie ?
Par la fenêtre ouverte du cabinet, un crifaible et lointain se fit entendre, suivi d’un bruit dont Valentinen’aurait point su expliquer la nature.
Elle était brave, elle nous l’a dit elle-même,et les faiblesses qui la tourmentaient, cette nuit, n’appartenaientpoint à son caractère.
Elle passa dans le cabinet pour interroger ledehors.
C’était une belle nuit, la brise agitaitdoucement les arbres, et la lune, à travers les feuillages,glissait de blanches échappées de lumière.
Le bruit ne venait pas du jardin, qui étaitsolitaire et tranquille.
Mais il y avait un mouvement inusité dans lamaison située à droite des bosquets, en retour sur la rue del’Oratoire.
Valentine vit des lumières courir au troisièmeétage de cette maison, etc, dans l’escalier, au second, il y avaitune fenêtre éclairée.
En même temps un murmure de voix parvintjusqu’à elle.
– Quelque pauvre malade, pensa-t-elle engagnant son lit.
Elle s’agenouilla pour faire sa prière, carelle n’y manquait jamais, et le premier mot de Léocadie, lorsque lecolonel était venu à la baraque pour réclamer Fleurette, avait étécelui-ci : « J’avais toujours eu l’idée que l’enfantn’était pas née sous un chou ; ça n’accepte jamais un verre den’importe quoi et c’est pieux comme une petitedemoiselle. »
Mais, ce soir, la prière de Valentine étaitdistraite.
À peine fut-elle agenouillée que sa frayeurvague la reprit.
Elle regretta de n’avoir pas fermé lafenêtre.
Les bruits qui, tout à l’heure, lui semblaientnaturels et dont elle avait trouvé elle-même l’explication probablelui semblaient maintenant tout autres.
La peur est faite ainsi et Valentine avaitpeur.
Elle voulut s’obstiner, cherchant les parolesde sa prière, mais tendant l’oreille et retenant son souffle.
Des voix venaient, non plus de la rue del’Oratoire, mais des terrains de Beaujon, et il lui sembladistinguer un mot qui mit de la glace dans ses veines :« Assassin. »
Le fait assuré, c’est que le bruitaugmentait.
Il y avait un haut treillage qui soutenait desplantes grimpantes destinées à cacher le mur du numéro 6 de la ruede l’Oratoire.
Illusion ou réalité, les lattes de cetreillage craquèrent.
Ceci était distinct et le craquement serenouvela plusieurs fois.
Or, le treillage touchait à un grand tilleuldont le sommet dépassait de beaucoup la toiture de l’hôtel et dontles branches venaient caresser la première croisée de la chambre deValentine.
De cette croisée à celle du cabinet un balconrégnait, reliant ainsi les trois fenêtres.
Valentine n’essaya plus de prier ; ellese mit sur ses pieds toute tremblante, étonnée et irritée de laterreur sans nom qui paralysait ses mouvements, car sa volontéétait de courir au cabinet pour barricader la fenêtre, et sesjambes chancelantes refusaient de faire un pas.
Il n’y avait plus à douter, quelque chosed’extraordinaire se passait auprès d’elle ; les craquements dutreillage avaient cessé, mais les branches du tilleul remuaient,secouées par un effort qui n’était pas celui du vent.
Et les voix éclataient de tous côtés, et lapetite porte du jardin s’ouvrait avec fracas, et l’on marchait, etl’on courait dans les allées.
– Il doit être là, disait-on, le brigand,l’assassin ! il a dû grimper dans l’arbre.
– Il est capable de passer par-dessus laterrasse et de gagner les Champs-Elysées…
– Dressez l’échelle ! nous l’aurons si onpeut atteindre ce balcon.
À ce moment, des coups redoublés retentirentfrappés à la porte cochère, et bientôt un grand mouvement se fit àl’intérieur de l’hôtel.
Valentine écoutait, haletante.
Tout cela était clair comme une histoireracontée de point en point.
Un meurtrier essayait de fuir ; il étaitlà, dans l’arbre, et c’était son poids qui secouait lesbranches.
À l’instant où le bout de l’échelle dresséesonnait contre la rampe du balcon, les branches cessèrent de semouvoir et le bruit d’une chute eut lieu sur le balcon même, à côtéde la première croisée.
Tout de suite après, une ombre glissa derrièreles carreaux.
Valentine, éperdue, s’élança dans le cabinetet saisit les deux battants de la croisée pour la fermer ;mais il était trop tard, l’ombre se dressa devant elle et fitobstacle à son effort.
– Au nom de Dieu, dit une voix suppliante, jesuis innocent, ayez pitié de moi !
Valentine n’entendit pas, peut-être ;elle était folle.
Valentine ne vit rien, sinon ce que sonimagination en délire lui montra : un être hideux, souillé dusang de son semblable ; un assassin.
Elle poussa un cri terrible qui fit croire auxgens du dehors qu’un second meurtre avait été commis, et marcha àreculons jusqu’à la porte du corridor, que son dos heurtaviolemment.
Mue par son instinct, car elle n’avait plus depensée, elle ouvrit cette porte en criant :
– Au secours ! au secours ! il estlà !
Le corridor était vivement éclairé.Mlle de Villanove se trouva en présence de tous les gensde l’hôtel, qui arrivaient précédés par le colonel Bozzo, lequeltenait un flambeau à la main.
Auprès du colonel il y avait un personnageportant l’écharpe tricolore et dont la mine froide contrastait avecl’émotion générale.
C’était le commissaire de police.
Ce fut lui qui entra le premier, au moment oùles gens du jardin qui avaient grimpé au moyen de l’échellesautaient en tumulte sur le balcon.
– Où est-il ? demanda le commissaire.
Le doigt convulsivement tendu de Valentinemontra le cabinet.
Il n’était pas besoin de cela.
Dans le cabinet, il y avait déjà lutte, et aubout de quelques secondes un groupe confus, formé par l’assassin etceux qui l’assaillaient, fut poussé dans la chambre à coucher.
C’était l’assassin lui-même qui entraînait sesadversaires.
Aussitôt qu’il eut passé le seuil, il fit uneffort puissant et se dégagea de leur étreinte.
On le vit seul un instant, quoique entouré detous côtés.
Il n’essaya point de fuir ; il croisa sesbras sur sa poitrine, éclairé qu’il était par la lueur de dixflambeaux.
– Lieutenant Maurice Pagès, dit le commissaireen faisant un pas vers lui, je vous arrête au nom de la loi.
On n’entendit pas la fin de la formule ;elle fut coupée par un cri déchirant.
Mlle de Villanove, qui avait appuyésa tête contre le sein du colonel, venait de rouvrir les yeux etson regard s’était fixé sur le pâle jeune homme debout au milieu dela chambre.
– Maurice ! prononça-t-elle en setraînant vers lui la face livide et les yeux égarés.
Sa voix s’étranglait dans sa gorge.
La tête du jeune lieutenant, tout à l’heure sihaute, s’inclina sur sa poitrine tandis qu’il murmurait :
– Fleurette !
Elle arriva jusqu’à lui et se pendit à soncou, disant :
– Tu es innocent ! oh ! tu esinnocent !
– Oui, je te le jure, répondit Maurice dans unbaiser : je suis innocent.
Le commissaire appela :
– Monsieur Mégaigne, monsieurBadoît !
Deux hommes, de ceux qui avaient escaladé lebalcon, s’avancèrent, démasquant ainsi la figure de M. Lecoq, quise replongea précipitamment dans l’ombre du cabinet.
Les bras de Valentine lâchèrent prise, elletomba agenouillée.
– Entendez-vous, fit-elle en se tordant lesmains, il est innocent ! Il l’a juré, je le jureaussi !
Les deux agents s’emparaient déjà deMaurice.
– Et c’est moi, dit Valentine dans leparoxysme de son désespoir, c’est moi qui l’ai trahi… qui l’ailivré… qui l’ai tué !
Maurice détourna la tête parce que les larmesl’aveuglaient.
Valentine voulut se relever, pour le défendrepeut-être, car les agents l’entraînaient.
Elle étendit vers lui ses pauvres brastremblants, puis elle s’affaissa sur elle-même et sa tête rebonditcontre le plancher, où elle resta comme morte.
Le jour naissait. C’était encore dans lachambre de Mlle de Villanove, qu’on avait portée sur sonlit.
Valentine n’avait point encore recouvré sessens.
Le Dr Samuel, un très habile médecin que lecolonel avait introduit depuis peu à l’hôtel d’Ornans, avaitdéclaré tout de suite que la crise pouvait être longue.
Autour du lit de Valentine, dont la tête pâlese renversait dans les masses de ses grands cheveux, le colonel, ledocteur et Mmela marquise étaient réunis.
Le docteur, debout auprès du chevet,accomplissait les devoirs de sa profession ; le colonel et lamarquise, assis un peu à l’écart, causaient tout bas.
La bonne dame semblait arrivée au dernierdegré de l’agitation, tandis que le colonel, modérément ému,regardait le portrait de l’empereur de Russie sur le couvercle desa boîte d’or.
– Voilà plus de quatre heures qu’elle est sansconnaissance, disait Mme d’Ornans. Un évanouissement decette durée ne peut manquer d’être dangereux.
– Vous êtes bien la meilleure des femmes,répondit le colonel.
– Oh ! cela ne m’empêche pas d’être encolère, ou plutôt désolée, car le passé de la pauvre petite donnaità craindre quelque aventure de ce genre-là – j’entends pour lacondition du jeune homme, petit officier, commis ou autre. Maiscomment croire !… Tenez, mon ami, dès qu’elle va reprendre sessens, je me mettrai au lit pour vingt-quatre heures, pour huitjours peut-être, car je me connais, après un pareil ébranlement jevais être très malade.
– Cela regarde notre ami Samuel, répliqua lecolonel.
– Et vous n’en donnez que cela, mon cherBozzo ? Vous devenez un tantinet égoïste.
– Je l’ai toujours été, belle dame, seulementje m’arrange de manière à ce que mes amis ne s’en aperçoivent pastrop.
La marquise lui tendit une main encoreblanchette qu’il approcha galamment de ses lèvres.
– Eh bien ! docteur, reprit-elle, quedites-vous ?
– C’est une syncope nerveuse d’une certainegravité, repartit le médecin ; le rapprochement tétanique desmâchoires n’a pas permis l’ingestion d’une quantité suffisante demédicament. Néanmoins l’antispasmodique que j’ai distribué commenceà produire son effet ; le pouls est toujours extrêmementfaible ; mais les intermittences s’amoindrissent. Il y a dumoins mal.
– Et vous ne voyez pas de danger ?
– Aucun danger, à moins que les mêmes causes,amenant un effet analogue…
– En résumé, interrompit le colonel, ilfaudrait du calme, n’est-ce pas ?
– Beaucoup de calme.
– Et comment procurer du calme à la pauvreenfant ! dit la marquise avec soupir. Cela ne se vend pas dansles pharmacies.
Le colonel mit un doigt sur sa bouche etmurmura :
– Belle dame, le docteur ne sait rien, sinonce qu’il m’a plu de lui dire ; il est inutile de le mettre aufait, d’autant que M. Remy d’Arx est aussi son client.
– Est-ce que vous espérez encore quelque chosede ce côté-là ? demanda Mme d’Ornans.
– Comment ! si j’espère ! ne vousai-je pas recommandé la corbeille ?
– Mais, après ce qui s’est passé ?…
Le colonel entrouvrit sa boîte d’or et lareferma sans y rien prendre, ce qu’il faisait souvent, ennemi qu’ilétait de tout excès.
– Je suis un singulier égoïste,murmura-t-il ; je n’ai jamais très bien fait mes propresaffaires, mais quand il s’agit des affaires des autres, j’avoue quej’y mets une certaine coquetterie.
– Mlle de Villanove, disait en cemoment le docteur insistant sur la question du calme nécessaire,n’est pas exposée à éprouver souvent des émotions semblables àcelle de cette nuit : on n’arrête pas tous les jours desassassins à l’hôtel d’Ornans.
– C’est vrai, c’est vrai, fit la marquise,Dieu merci !
Puis elle ajouta pour le colonel :
– Mlle de Villanove ! la fillede ma sœur ! un assassin ! J’ai beau faire, il m’arrive àchaque instant de croire que tout cela est un rêve. Je fais la partdes circonstances et du terrible malheur qui transplanta sajeunesse si loin du lieu de sa naissance, si loin du cercle où sesprotecteurs naturels auraient pu veiller sur elle. Nous avions àcraindre, je ne le nie pas, des chagrins de plus d’une sorte ;j’ai tremblé quelquefois, quand j’étais toute seule et que jeréfléchissais, de voir arriver un beau matin quelque brave garçontournant son chapeau entre ses doigts et demandant, d’un airtimide, après mademoiselle Fleurette…
– Les grandes dames ont une manière charmantede dire ces horreurs-là, murmura le colonel, qui croisa ses jambesmaigres l’une sur l’autre pour se renverser dans son fauteuil.
– Horreurs, en effet ! répéta lamarquise. Mais alors, comment caractériser ce qui nousarrive ? C’est tellement en dehors des accidents, descatastrophes même qui se peuvent prévoir…
– Cela rentre dans l’impossible, belle dame,interrompit le colonel, et voilà précisément ce qui nous sauve.
Le regard de la marquise l’interrogea.
– C’est vous-même qui m’avez dit…commença-t-elle.
– Certes, certes, interrompit pour la secondefois le vieillard, je vous ai dit la vérité, comme toujours, lapure vérité. J’avais été témoin, et la pauvre enfant, c’estcertain, à la vue du personnage, n’a caché ni son désespoir ni sonamour ; mais je le répète, il y a des choses impossibles. Unpetit employé du commerce, un ouvrier, un saltimbanque même, étantdonné le caractère résolu de votre chère nièce, nous aurait misdans un embarras inextricable, mais celui-ci…
– Mon Dieu ! mon Dieu ! fitMme d’Ornans qui eut un frémissement nerveux, unassassin !
– Il n’y a pas à dire, fit le colonel encomprimant un bâillement léger, c’est épouvantable, mais celatranche la question, et la loi va se charger elle-même de supprimernotre embarras.
La marquise poussa un gros soupir.
– Et que pensera le monde ? dit-elled’une voix gémissante ; le prince, qui avait la bonté de luiporter tant d’intérêt, va savoir cela, et tous nos amis, et toutParis…
– Ta, ta, ta ! fit le colonel avec unemauvaise humeur non dissimulée ; n’exagérons rien.L’invraisemblance d’un pareil roman, le mariage avec un hommehonorable, vont donner un éclatant démenti à des rumeurs que lamalveillance seule peut colporter.
La main de la marquise lui coupa la parole ense posant sur son bras.
– Un homme honorable ! répéta-t-elle toutbas.
– Douteriez-vous de M. d’Arx ?
– Non, au contraire, mais à cause de l’estimesingulière que je fais de lui, je me demande s’il nous est permisen conscience de l’engager dans une semblable union.
Pour le coup, les jambes du colonel sedécroisèrent.
– Ah çà, chère madame, s’écria-t-il avec unecolère admirablement jouée, allez-vous plaider contre votre proprenièce ? et vais-je être soupçonné, moi, d’attirer mon meilleurami dans un piège ? Jusqu’à présent vous m’aviez faitl’honneur d’avoir quelque confiance en moi, vous m’accordiez enoutre une certaine sagacité et je vous ai entendu dire souvent quemoi seul au monde je connaissais bien Mlle deVillanove.
– Ma confiance n’a pas diminué, voulut dire lamarquise, mais…
– Permettez ! il y a un raisonnement biensimple que vous auriez dû faire, chère madame. Vous auriez pu vousdire, puisque vous me faites la grâce de me regarder comme ungalant homme, que si je persiste à marier votre nièce avec ce jeunehomme, non seulement honorable, mais respectable, qui est pour moiun fils, un fils bien-aimé, c’est qu’il y a en moi je ne dirai pasl’espérance, mais la certitude de faire son bonheur au moyen decette union.
En toute occasion, Mme d’Ornanssubissait énergiquement l’empire de cette intelligence trèssupérieure à la sienne.
– Que Dieu vous entende ! dit-ellepourtant ; je suis habituée à vous croire, mais ne meserait-il pas possible d’interroger cette enfant quand elle varevenir à elle ? Je voudrais savoir le fond même de sapensée.
– C’est tout naturel, chère madame ;répliqua le colonel, qui se leva et prit son chapeau ; mais,en ce cas, je vous offre ma démission et j’ai bien l’honneur devous saluer.
– Mais pourquoi ? fit la marquise,étonnée ; quelle mouche vous pique !
– Je travaille seul, bonne amie, réponditdélibérément le vieillard, ou je ne travaille pas du tout. Je medéclare trop vieux pour traîner votre voiture si vous vous amusezvous-même à mettre des bâtons dans les roues. Vous connaissez lemoyen préconisé par La Cuisinière bourgeoise pour faire uncivet : il faut d’abord un lièvre ; eh bien ! pourfaire un mariage, il faut une épousée. Le docteur, qui ne trouvepeut-être pas très poli notre aparté prolongé, vient de nous direque le salut de Mlle de Villanove était au prix d’uncalme absolu, et votre première idée est de l’interroger, de latourmenter plutôt. Quelque bonté, quelque délicatesse que vousmettiez dans votre interrogatoire, ne voyez-vous pas d’icil’émotion revenue, le trouble, le choc des souvenirs imprudemmentréveillés !…
Il avait élevé la voix et tourné furtivementson regard vers le Dr Samuel.
Celui-ci était homme sans doute à comprendrela signification d’un coup d’œil, car il agita les mains d’un aireffrayé et dit :
– Pas si haut, je vous en prie ! nousarrivons à l’instant critique.
– Vous voyez, madame, reprit le colonel, quibaissa aussitôt la voix jusqu’au murmure.
Il ajouta en prenant la main de lamarquise :
– Nous ne nous brouillons pas pour cela, maisvoici mon dernier mot : lequel de nous deux va seretirer ? Je ne veux de vous sous aucun prétexte au chevet deValentine en ce moment dangereux où elle reprendra ses sens.
– Je m’en vais, dit précipitammentMme d’Ornans, gardez-nous tout votre intérêt, bien cherami, nous en avons grand besoin.
Il lui offrit son bras et la reconduisitjusqu’à la porte.
– Et mettez vos inquiétudes de côté, chèremadame, dit-il en arrivant au seuil : puisque j’ai carteblanche, je réponds de tout. Voyons, vous aviez l’intention de vousreposer un peu, je vous accorde quatre heures de bon sommeil,jusqu’à midi ; mais après votre déjeuner qu’on attelle etvoyagez tout l’après-midi pour la corbeille.
– Parlez-vous donc sérieusement ? demandala marquise, incrédule et triste.
Le colonel lui baisa la main enrépétant :
– La corbeille ! Toutes affairescessantes, la corbeille, la corbeille !
Il rentra et referma la porte.
Le Dr Samuel, quittant le lit de Valentine,vint à lui aussitôt.
C’était un homme de cinquante ans à peu près,très pâle, le nez busqué, la bouche rentrée, l’œil terne, le crâneravagé.
Les veilles laborieuses produisent parfois lemême résultat physique que l’inconduite.
Il y a des savants usés par le travail quiressemblent aux invalides de l’orgueil.
Le docteur devait sa clientèle noble aucolonel, qui avait eu d’abord de la peine à l’ancrer dans uncertain monde ; mais désormais sa réputation était bienétablie, et la confiance que lui témoignait M. de Saint-Louis avaitconsacré son succès.
– On l’éveillera quand on voudra, dit-il trèsbas, mais s’il valait mieux qu’elle ne s’éveillât point, tout sepasserait le plus naturellement du monde.
Le colonel haussa les épaules etdemanda :
– Est-ce vrai que dans l’état où elle est onpeut entendre et comprendre ?
– On cite des cas variés qui établiraient lepour et le contre, répondit le médecin, mais vous voyez que jeparle très bas. S’éveillera-t-elle ou faut-il qu’elle dormetoujours ?
– Ma parole, fit le colonel, on dirait quenous passons notre vie à rêver plaies et bosses ! Nous net’avons pourtant pas encore acheté beaucoup de mort aux rats, vieuxSamuel !
– Comme elle est héritière de la marquise…commença le docteur.
– Vous êtes tous de bons petits enfants,interrompit le colonel, mais vous n’avez pas inventé lapoudre : pas plus Lecoq que les autres, avec ses grands airs,et quand il me faudra choisir mon successeur, c’est toi que jeprendrai, mon fils, tu peux compter là-dessus. Soigne bien cettejeune personne-là, entends-tu ; elle vaut pour nous trois ouquatre fois l’héritage de la marquise.
– Un joli denier, alors, fit le docteur.
– Dix fois, vingt fois l’héritage de lamarquise ! poursuivit le colonel.
Il atteignit sa montre.
– Voilà huit heures qui vont sonner ;continua-t-il ; à dix heures juste, le conseil se réunira chezmoi. Ne manque pas d’y venir ; tu apprendras des chosescurieuses. Et maintenant, éveille-moi cette enfant-là avecprécaution ; tu sais que tu me réponds d’elle !
Valentine était toujours immobile comme unebelle statue couchée.
Le docteur se rapprocha d’elle, mais au lieude lui donner le médicament qu’il avait administré jusqu’ici, iltira de sa poche un flacon et versa quelques gouttes de son contenudans une petite cuiller.
D’un geste familier à ceux de sa profession,deux de ses doigts pesèrent sur les joues de la malade, dont labouche s’entrouvit.
Ses dents, plus blanches que l’ivoire, étaientserrées ; une légère pression opérée sur les narines leur fitfaire un mouvement dont le docteur profita pour passer le bout dela cuiller.
Cela fait, il remit toutes choses en place etattendit.
Le colonel l’imita.
Il s’était assis de nouveau, mais plus près dulit, et son œil placide regardait la charmante malade, tandis queses pouces tournaient.
Après trois ou quatre minutes écoulées, ledocteur se pencha jusque sur le visage de Valentine ; ildéboucha de nouveau son flacon et le lui fit respirer.
– Voilà ! dit-il en se relevant.
Presque au même instant, un soupir faiblepassa entre les lèvres de la jeune fille, puis la couverture montaet redescendit parce que son sein commençait à battre.
Le docteur regarda le colonel.
– Est-il nécessaire que vous restiezici ? demanda ce dernier.
– Je vous l’ai dit, répliqua Samuel, uneémotion nouvelle pourrait déterminer un nouvel accident. Je puisattendre dans une pièce voisine.
Le colonel lui montra la porte, mais il ne lelaissa pas sortir sans ajouter :
– À dix heures, rue Thérèse, soyez exact. Cesera curieux, très curieux.
La porte s’ouvrit et se referma.
Le colonel était seul avec Mlle deVillanove, qui reprenait lentement ses sens. Il rapprocha sonfauteuil du chevet et s’établit en homme qui veut avoir toutes sesaises.
Les yeux de la jeune fille s’ouvrirent, maisils semblaient privés de la faculté de voir.
– Au théâtre, pensa le colonel, dans de bonnesoccasions comme celle-ci, elles disent généralement :« Où suis-je ? Que s’est-il passé ? » et autresfaridondaines. Je voudrais abréger les préliminaires.Voyons !
Il eut une petite toux sèche qui fixa sur luiles regards de Mlle de Villanove ; elle fitaussitôt un effort pour se dresser sur son séant, mais elle neput.
– Comment vous trouvez-vous, ma bonnechérie ? demanda le colonel du ton le plus affectueux.
Valentine jeta ses yeux égarés tout autour dela chambre.
– Oui, oui, prononça doucement le bonhomme, iln’y a pas à dire, c’est une mauvaise affaire.
– Là ! murmura Valentine, dont le doigtconvulsif se tendit, c’est là !
Elle montrait l’endroit où naguère Maurices’était tenu debout les bras croisés sur sa poitrine.
– C’est là, en effet, répéta le colonel, c’estlà qu’il a dit : « Fleurette ! » et que vousavez répondu : « Maurice ! » en ajoutantd’autres paroles également imprudentes dans votre situation.
Valentine se couvrit le visage de sesmains.
– Malheureusement, reprit le colonel, il yavait des témoins. Mais vos amis sont riches, ma belle petite, etavec de l’argent on étouffe bien des cancans.
– Je n’ai rien à cacher ! s’écriaMlle de Villanove, qui montra son visage fier et presqueprovocant.
– Certes, certes, on dit ces choses-là dans lepremier moment, mais en fin de compte…
Valentine l’interrompit et demanda :
– Monsieur, êtes-vous chargé dem’interroger ? Ce ne sera pas long : je l’aime et jel’aimerai toujours.
– Pour ce qui me regarde, répliqua le coloneltrès doucement, il ne me déplaît pas de vous entendre parlerainsi ; c’est du cœur, de la générosité ; je ne détestepas ces défauts-là. Mais, voyez-vous bonne petite, le cœur, lagénérosité, la folie même, ne servent à rien quand il s’agit d’unhomme placé dans la position de ce pauvre diable.
– Il est innocent ! s’écriaimpétueusement Valentine.
– Pourquoi vous fâcher, mon ange ?repartit le colonel ; moi je ne demande pas mieux qu’il soitinnocent, c’est un joli jeune homme, mais voilà ! lesapparences lui tournent diantrement le dos : un gaillard,pauvre comme Job, car on n’a pas trouvé tout à fait la monnaie d’unlouis dans sa poche, amoureux d’une jeune personne qui passe à tortou à raison pour être millionnaire, un homme assassiné, non pas lepremier venu, mais un receleur ou un voleur qui avait en sapossession les diamants de la fameuse Carlotta Bernetti : jolicoup de filet ! je ne sais plus combien de centaines de millefrancs ! Flagrant délit avec cela, ou quelque chose qui yressemble comme deux gouttes d’eau, car on a suivi le meurtrier àla trace, on l’a arrêté sans l’avoir perdu de vue et n’ayant pasencore eu le temps de laver ses habits ni ses mains, où il y avaitdu sang.
La tête de Valentine retomba surl’oreiller.
– Ça va être encore une cause célèbre,poursuivit le colonel ; il en pleut et je crois…
Il s’arrêta et glissa entre ses paupièresdemi-closes un regard vers Valentine.
– Oui, continua-t-il, ce sera le côté vraimentromanesque de ce procès. Je crois que notre ami, M. d’Arx, serachargé de l’instruction.
Valentine était redevenue aussi pâle qu’avantde reprendre ses sens.
– En thèse générale, poursuivit le colonel,paisible comme si de rien n’eût été, je n’aime pas les mariagesforcés ; j’en ai eu dans ma famille un bien funesteexemple : ma fille, qui était pourtant une digne créature,pesa un peu sur notre pauvre chère Fanchette, ma petite-fille, lorsde son union avec son cousin le comte Corona… Certes, avec lamarquise, nous n’avons rien à craindre de semblable, et d’ailleurscomment comparer Remy d’Arx à un mauvais sujet comme mon neveuCorona ; Remy d’Arx est la perle des hommes, et je ne saispoint de dévouements dont il ne soit capable.
Il s’arrêta de nouveau. Valentine étaitimmobile, et muette, et froide comme une statue.
– Mon Dieu, poursuivit encore le vieillard,j’ai vu en ma vie des aventures plus extraordinaires. Il y a biendes orages menaçants qui n’éclatent pas. Il faut que je retourneauprès de la marquise, presque aussi bouleversée, presque aussimalheureuse que vous, ma pauvre enfant. Je n’ai pas besoin de vousdire quel coup terrible elle a reçu, mais en vous quittant, jevoudrais vous laisser dans une situation d’esprit plus calme.
Il se leva et prit la main de Mllede Villanove, qui eut à ce contact un sourd frémissement.
– Il y a une chose certaine et consolante pourvous, dit-il avec un accent de bienveillante onction, c’est quevous êtes entourée de bons cœurs, de cœurs dévoués. À votre âge, onse met parfois dans l’esprit des idées de révolte. Réfléchissez,pensez à ceux qui vous aiment, à ceux que votre malheur réduiraitau désespoir.
Il s’inclina sur le front de Valentine, qu’ilbaisa. C’était un front de marbre. La jeune fille ne fit pas unmouvement, ne prononça pas une parole. En gagnant la porte à paslents, le colonel se disait :
– Drôle de fillette ! je suis sûr qu’ellea déjà son idée.
Avant de franchir le seul, il lui envoyaencore un baiser avec ces mots :
– Du calme ! on veille sur vous et onvous aime.
Dans le corridor, il y avait une soubrette quis’éloignait précipitamment et qui avait tout l’air d’avoir écouté àla porte.
– Suzon ! appela le colonel à voix basse,Sidonie ! viens çà, Marion !
La soubrette revint sur ses pas endisant :
– Victoire, s’il vous plaît, monsieur lecolonel.
– Victoire, soit ! Dis-moi, et ne menspas, est-ce toi qui vas chercher le fiacre, les soirs oùMlle de Villanove sort par la petite porte dujardin ?
Victoire joignit les mains et voulut serécrier.
– Bon, fit le colonel, c’est toi, je m’endoutais. Eh bien, ma fille, si Mlle de Villanove envoiepar hasard chercher une voiture ce soir…
– Dans l’état où elle est, y pensez-vous,grand Dieu !
– Oui, dans l’état où elle est.
– Je me garderais bien… commença Victoire.
– De refuser, interrompit le colonel ; tuaurais raison, il faut obéir à ses maîtres.
Il lui glissa une couple de louis dans lamain, et comme Victoire le regardait, stupéfaite, ilajouta :
– Hélas ! ma fille, à l’âge que j’ai, ona tout vu, et l’on ne sait plus être sévère.
– Est-ce possible, s’écria la soubrette, qu’ily ait des gens si bons que cela ? Qu’est-ce que vousm’ordonnez, monsieur le colonel ?
– D’amener une voiture à notre belle chérie,mais non pas la première venue. Je protège un certain cocher donttu trouveras le fiacre ici près, un peu en dehors de la station.Pour être bien sûre de ne pas te tromper, tu lui diras… Car tuparles un peu italien, n’est-ce pas ?
– Mademoiselle ne m’aurait pas prise sanscela.
– Tu diras au cocher :« Giovan-Battista. » C’est son nom.
– Et il me répondra ?
– Le tien, qui est charmant comme toi :« Vittoria. »
Il lui caressa doucement le menton et ilsrestèrent un instant à se regarder en souriant.
– Maintenant, reprit le colonel, va délivrerle DrSamuel, qui attend ici près ; dis-luiqu’il fasse une petite visite à notre belle chérie et surtout, tuentends bien, dis-lui de ne pas manquer au rendez-vous qu’il saitbien : dix heures sonnant. Ce sera curieux. Dis-lui que cesera très curieux.
C’était une grande chambre très haute d’étageet dont les boiseries sombres avaient quelque chose de claustral.L’hôtel du colonel Bozzo, situé rue Thérèse, était du reste uneancienne maison religieuse, bâtie pour servir de succursale auxdames de Port-Royal, sur un terrain donné par la maison deChoiseul.
La chambre où nous entrons se trouvait aupremier étage, sur le derrière, et regardait par trois fenêtresgrillées un jardin petit, mais planté de vieux arbres.
Pour meubles, il y avait des chaisesrecouvertes de cuir noir, avec deux canapés pareils placés des deuxcôtés de la vaste cheminée.
Au centre se voyait une table oblongue avec untapis de drap vert, comme on en trouve dans tous les lieux où seréunissent des comités ou des conseils d’administration.
Rien ne manquait de ce qui garnithabituellement ces tables consacrées, ni l’écritoire, ni les deuxsébiles rondes contenant l’une des pains à cacheter, l’autre lapoudre, ni même la sonnette présidentielle, destinée à maintenirl’ordre dans les délibérations.
C’était bien plutôt, néanmoins, un conseil defamille qui entourait ce tapis vert, car le colonel Bozzo, assis aufauteuil, avait aux pieds de bonnes pantoufles fourrées ets’emmitouflait dans une chaude robe de chambre à ramages.
En le comptant, l’assemblée se composait dehuit personnages, qui siégeaient pour la plupart autour de la tableet dont deux seulement se tenaient à l’écart.
Nous eussions retrouvés là quelques-unes denos connaissances, entre autres M. Lecoq et le Dr Samuel, assis àdroite et à gauche du président ; mais il nous aurait fallu uncertain travail d’intelligence pour reconnaître le Louis XVII del’hôtel d’Ornans dans la personne d’un fort gaillard de trente-cinqà quarante ans qui s’accoudait sur la table en face du colonel.
On ne rencontre pas tous les jours des acteursqui aient naturellement et complètement le physique de leurrôle ; la ténébreuse commandite dont le colonel Bozzo était legérant avait usé déjà plusieurs Louis XVII à Paris, en province etdans les diverses capitales de l’Europe.
M. de Saint-Louis était un martyr d’occasion,et il lui fallait se grimer quand il entrait en scène.
Nous n’avons pas encore vu les autres membresdu conseil, à savoir un homme très pâle, aux traits coupants, aufront chauve, entouré de rares cheveux blondâtres, qu’on désignaitsous le nom de l’abbé, et un gros réjoui portant un costume sansgêne qu’on nommait « le docteur en droit ».
À gauche de la cheminée, un assez beau garçon,jeune encore mais portant énergiquement sur son visage ravagé lestraces que laisse après soi l’habitude de l’orgie, était vautréplutôt qu’assis sur un des canapés : c’était le comte Corona,petit gendre du colonel et mari de la belle Francesca.
Sur l’autre canapé se tenait une femme vêtueavec une parfaite élégance et dont la figure se cachait derrière unvoile. Cette femme n’était pas, comme le lecteur s’y attendpeut-être, la comtesse Corona.
Damnée en quelque sorte par le funeste hasardde sa naissance, Francesca n’avait pas échappé sans doute auxfatalités du péché originel, mais son cœur généreux et bon n’eûtpoint subi volontairement certaines complicités.
On se défiait d’elle avec raison, et vivant aumilieu du mal, elle ignorait profondément le mystère d’iniquité quipesait sur elle et qui précipitait le drame de sa jeunesse vers undénouement tragique.
La belle dame assise sur le canapé pouvaitpasser au contraire pour une des mains les plus actives del’association.
Elle s’appelait Marguerite Soûlas, mais elleétait comtesse de Clare par légitime mariage. Nous avons racontéailleurs[1] l’étrange histoire de cette femme quioccupa un instant une position de premier ordre dans la haute vieparisienne.
Le colonel avait l’air tout guilleret ;les rides de sa face souriaient et il y avait en vérité des teintesroses au parchemin de ses joues.
Il se frottait les mains tout doucement enregardant du coin de l’œil les papiers rangés devant lui, parmilesquels se trouvait un assez volumineux cahier.
Juste au moment où la pendule marquait dixheures, il agita sa sonnette et dit :
– Mes petits enfants, mettons un terme auxconversations particulières. La séance est ouverte, je vous prometsqu’elle sera intéressante, et comme elle peut se prolonger,donnez-moi, je vous prie, toute votre attention.
Son regard fit le tour de la chambre avecbienveillance et bonne humeur.
– Je remercie tous et chacun, reprit-il, del’exactitude qu’on a bien voulu mettre à répondre à mon appel.Notre chère comtesse ases petites affaires privées quifatigueraient trois grandes coquettes, deux notaires et unedemi-douzaine d’avocats ; mon neveu Corona, qui se tientlà-bas dans une posture peu convenable, n’a pas l’air d’être ivreplus qu’à moitié ; le bon Samuel a quitté ses clients ;Lecoq nous a sacrifié son bureau ou plutôt ses bureaux, car il sepousse, le gaillard, et nous le verrons bientôt hommed’importance ; enfin l’abbé et notre savant professeur dedroit criminel ont fait relâche à leurs travaux, sans parler duprince qui a brusqué son absinthe, son bifteck et ses côtelettes.Vous êtes tous gentils à croquer, et je me fais une fête de vousservir une mignonne surprise qui récompensera votre peine.
Ce discours d’ouverture fut accueilli avec unecertaine froideur.
Les gouvernements qui durent n’inspirent plusd’enthousiasme et le gouvernement de ce brave homme avait duré plusd’un demi-siècle.
Il reprit en clignant de l’œil d’une façontout espiègle :
– Nous sommes tièdes, je m’y attendais ;il y a toujours un peu de jalousie autour de moi parce que leproverbe : « Tant va la cruche à l’eau, etc. » nem’est pas applicable. J’allais à l’eau déjà du temps du maréchal deSaxe, et je n’ai pas encore une fêlure. Une chance de possédé,n’est-ce pas, mes trésors ? et douze ou quinze brasses decorde de pendu !
Il fit signe à l’abbé, qui s’approcha, et luidit à l’oreille :
– J’ai à te parler après la séance. Tu saisque je n’ai confiance qu’en toi ; celui qui est destiné à mesuccéder doit en savoir plus long que les autres.
– Je vais, reprit-il tout haut, donner laparole à l’Amitié, qui dans toute cette histoire s’est comportécomme un ange.
Sa main sèche caressa l’oreille de Lecoq commefont les maîtres de pensions aux écoliers qui donnent de joliesétrennes et il acheva :
– Le cher garçon va vous exposer le côtématériel et historique de l’affaire, après quoi je vous fourniraipersonnellement quelques explications qui, je l’espère, auront ledon de vous intéresser. Tu as la parole, mon ami ; sois bref,mais clair, et point de fausse modestie.
M. Lecoq de la Perrière, espèce de Protée quipoussait jusqu’à l’héroïsme le talent de changer sa figure et sonallure, se montrait ici tel que Dieu l’avait fait.
C’était un robuste luron, assez bel homme audemeurant, mais commun, vulgaire dans sa rondeur et gai avecfracas.
Il appartenait très nettement à la catégoriedes forts d’estaminet et réalisait le type du commis voyageur telque l’ont dépeint les écrivains du règne de Louis-Philippe.
Il avait, ce matin, le costume de son choix,celui qu’il affectionnait et portait dès qu’une missionparticulière ne l’obligeait pas à prendre un déguisement :jaquette de velours bleu, froncée sur les hanches, gilet de veloursécossais quadrillé des plus fraîches, des plus vives couleurs,pantalon flamme-d’enfer, coupé à la hussarde et ne laissant voirque la pointe de la botte.
Son chapeau était de la forme ditebouzingo : haut, pointu, largement bordé, et l’on n’aurait paspu faire le nœud de sa cravate avec une serviette.
Avec cela il aurait dû tenir à la main quelquecanne triomphante, gourdin de malcontent ou badine à sculpturesimpossibles mais ce détail manquait à sa toilette.
La canne qu’il avait entre les jambes auraitpu servir à un rentier du Marais ; c’était un bon gros joncsurmonté d’une pomme d’ivoire.
Il prit la parole qu’on lui donnait, et selonla recommandation du président, il raconta brièvement, mais avecune précision remarquable, la singulière histoire de voleurs quisert de thème aux premiers chapitres de ce récit.
L’opération ainsi détaillée, depuis les moyenspris pour amener Hans Spiegel, l’homme qui avait volé les diamantsde la Bernetti dans l’échoppe du prétendu revendeur Kœnig, jusqu’aupassage sanglant du marchef (le bijoutier), dans la chambre numéro18, ressemblait à une mécanique construite savamment, dont on eûtdémonté un à un les rouages multipliés.
Tout était prévu, pesé, ajusté ; rienn’était donné au hasard, et pour que la victime marquée eût échappéà son sort il aurait fallu un miracle.
Le conseil écoutait Lecoq avec intérêt, maissans surprise.
L’attention qu’on lui accordait pourrait êtrecomparée à celle que les membres de nos académies donnent à lalecture d’un rapport bien fait et traitant des matières qui nelaissent pas que d’être curieuses.
C’était tout.
Si nos académies sont blasées sur lescuriosités de la science ou de l’art ; si chacun de leursmembres, froid pour ses collègues, s’échauffe seulement quand sapropre personnalité est en jeu, on peut dire que nous sommes ici enprésence de gens plus rassasiés de méfaits choisis que lesacadémiciens eux-mêmes ne le sont de découvertes et dechefs-d’œuvre ; on peut dire, en outre, sans manquer aurespect dû aux académies, que nous pénétrons ce matin dans le girond’une académie sui generis relativement plus forte etmieux triée que tout autre institut portant ce nom glorieux.
Seulement, au lieu d’avoir pour but le bien oule beau, le ténébreux institut dont nous avons franchi le seuilappliquait un savoir considérable, une grande somme d’intelligenceet tout un faisceau de volontés résolues à perfectionner la sciencede mal faire.
Ils étaient là tous virtuoses du crime,lauréats du vol et du meurtre ; nous ne croyons pas qu’il fûtpossible de trouver dans l’univers entier une réunion de scélératsmieux cuirassés, une société de bandits plus redoutables.
Quand Lecoq eut achevé son exposé, il dévissala pomme d’ivoire de la canne qui avait appartenu au malheureuxSpiegel et en versa le contenu sur le tapis vert : chacunalors s’approcha pour examiner les diamants de la Bernetti.
– Ce n’est pas mal, dit le docteur en droit,mais il faut convenir que l’imbécile qui va payer la loi a fait deson mieux pour s’enferrer lui-même. Sa fuite est tout bonnement uneânerie.
– Savant professeur, répliqua le colonel, vousconnaissez mieux le code que le cœur humain. Il n’y a point d’hommepris au piège qui ne commette quelque ânerie ; c’est là notreforce : le premier coup de massue les étourdit et les prive deleur sang-froid, sans cela, si bien tendus que soient nos collets,quelque pièce de gibier nous échapperait de temps en temps. Or, ilne nous en échappe aucune.
– Voici un brillant qui a un crapaud,fit observer l’abbé employant un terme technique de lapidaire.
Mme la comtesse de Clare s’étaitlevée comme les autres pour examiner le butin.
– En vérité, dit-elle du bout des lèvres, cescréatures sont étonnantes ! La Bernetti n’est pas jeune, j’enconnais de plus jolies qu’elle…
– Toi, par exemple, n’est-ce pasminette ? interrompit le président.
La comtesse répondit avec hauteur :
– Je suppose que vous ne me comparez pas àcette fille… J’allais dire tout uniment que moi, Mme deClare, je n’ai pas de diamants pareils.
– C’est criant ! dit le colonel sansrire.
Le comte Corona demanda, en rejetant sur letapis une poignée de brillants qu’il avait examinés :
– Combien cela peut-il valoir enmasse ?
– Dans la plainte de la Bernetti, réponditLecoq, l’importance du vol est évalué à 400 000 francs.
– Quatre cent mille francs ! répétaMme de Clare, une Bernetti !
– Et à quoi cela nous sert-il, demanda encorele comte Corona, qui cherchait évidemment l’occasion de manifesterune colère à grand-peine contenue, d’avoir 400 000 francs de plus àajouter aux millions que le Père garde dans un trou.
Cette question eut de l’écho parmi les membresde l’assemblée.
– Le fait est, dit la comtesse de Clare, quenous sommes bien pauvres avec toute notre richesse. Aucun de nousne sait où est le trésor, et si un malheur arrivait au Père…
Le colonel agita sa sonnette avecfièvre ; l’indignation faisait trembler sa main.
– Il ne m’arrivera pas de malheur !s’écria-t-il parlant comme un enfant irrité. Je me porte bien, jesuis fort comme un Turc et je vous enterrerai tous…
« Viens çà ! fit-il ens’interrompant.
De la main il appelait le docteur en droit,auquel il dit tout précipitamment :
– Tu sais, ça te regarde, mes dispositionssont prises : tu es mon seul héritier.
En même temps il toucha le genou de Lecoq etlui glissa à l’oreille :
– Défends ton patrimoine, mon fils, tu es monlégataire universel ! Son œil demi-fermé partagea un regardsignificatif entre M. de Saint-Louis et le Dr Samuel.
– Veut-on que je me retire ?continua-t-il tout haut ; trouve-t-on que j’ai vécu troplongtemps ? où est le parricide qui portera la main sur mescheveux blancs ? Sangodémi ! vous seriez bien avancés,mes chéris ! Le traître qui me percerait le sein croit-il doncqu’il trouverait le scapulaire sur ma poitrine ? rayez cela devos papiers ; il y a longtemps que je mets le scapulaire enlieu sûr quand je viens présider nos assemblées. Ah !ah ! il y a parmi vous des révoltés ! Ceux-là oublientque j’ai fait la fortune de la confrérie, ceux-là ne songent pasque je suis seul à posséder le secret, et que mes entraillesouvertes ne leur diraient pas la route qui conduit au trésor.
« Je t’ordonne de te taire !ajouta-t-il en montrant au doigt Marguerite qui ouvrait la bouche,tu n’as pas la parole ! Quand tu vins à nous, ce n’étaient pasdes diamants que tu demandais, c’était des souliers pour mettre àtes pieds nus. Qui t’a fait comtesse de Clare, sinon moi ? Tuétais une Bernetti, mais au lieu de cachemires, tu portais deshaillons. Toi, Corona, je t’ai donné ma petite Fanchette, monpauvre ange ; sais-tu bien que si je voulais dire en cemoment, et malgré le soleil qui nous éclaire : ilfait nuit ! tu ne passerais pas le seuil de cettechambre ?
Corona était pâle, mais la comtessesouriait.
Lecoq mit sa main sur le bras du vieillard,qui s’arrêta aussitôt et regarda tout autour de lui comme un hommequi s’éveille.
Samuel, le docteur en droit, l’abbé et leprince l’entouraient, immobiles comme des statues.
Lecoq dit :
– Le Père est le Père. Corona a mal parlé,comme toujours, et Marguerite regrette son impudence.
Les quatre membres dont nous venons de citerles noms s’inclinèrent gravement.
C’était un vote.
Corona retourna sur son canapé en grondant, etMme de Clare, relevant son voile, vint offrir sa main aucolonel.
– Le Père sait combien nous l’aimons,murmura-t-elle.
– Le Père est bien vieux, dit celui-ci, dontla voix, perdant le diapason de la colère, exprima tout à coup unelarmoyante émotion : il a les faiblesses de son âge. Tout àl’heure, il disait, fanfaron comme ceux qui n’ont plus deforce : « Je vous enterrerai tous !… »Ah ! mes pauvres enfants, les jours qui me restent à vivresont comptés. Croyez-moi, pour attendre, il ne vous faudra pasgrande patience. Marguerite, tu es belle, tu es jeune, tu as raisond’être ambitieuse ; tu souhaites de l’or, beaucoup d’or, tu enauras ; tu veux être duchesse, tu le seras.
Il l’attira jusqu’à lui et ajouta dans unbaiser :
– Folle que tu es ! ne sais-tu pas que jet’ai instituée mon unique héritière ?
– Mes enfants, mes chers enfants, reprit-iltout haut, pardonnez à celui qui vous aime comme si vous étiez safamille. Que Corona lui-même oublie une parole peut-être tropsévère ; sa conduite envers ma pauvre petite Fanchette melaisse bien de l’amertume dans le cœur. Ah ! si j’avais donnéce cher ange à l’Amitié, ou bien au prince, ou bien au bon Samuel,ou bien à notre digne professeur !… mais ce qui est fait estfait, et en définitive Corona est mon neveu ; vivons enpaix.
« Et ne perdons pas notre temps,continua-t-il en changeant de ton tout à coup ; je ne suis pasencore aveugle, j’ai bien vu que les paroles de cette chèrerévoltée répondaient à un désir unanime. Soyez tranquilles, ceciest décidément ma dernière affaire.
Sa main s’étendit à plat sur les papiers quiétaient devant lui et y resta.
– Il y a donc autre chose ? demandèrentplusieurs voix.
– Vous allez bien le voir, répondit levieillard, qui avait repris cette physionomie du patriarche,heureux de faire une surprise à son entourage bien-aimé : lesdiamants de la Bernetti ne sont qu’un tout petit épisode de notrehistoire, c’est le prologue en quelque sorte, et la pièce vacommencer. Voyons, de bonne foi, avez-vous pu croire que jevoudrais finir par une broutille de 400 000 francs ? J’aidit : c’est ma dernière affaire, et j’ai dit vrai ; ilfaut que ma dernière affaire en vaille la peine, mes trésors, et sivous voulez l’évaluer vous-mêmes, je vais vous fournir leséléments. Combien estimez-vous les têtes que nous avons sur nosépaules, ici, tous tant que nous sommes ?
Les membres du conseil se regardèrent les unsles autres ; le colonel était un grand comédien, mais il avaitabusé des coups de théâtre.
On hésitait, bien que l’inquiétude fûtéveillée.
Lecoq dit à demi-voix :
– Écoutez ! il s’agit vraiment de vie etde mort.
Le colonel leva la main, qu’il laissa retomberlourdement sur les papiers.
– Elles sont là, vos têtes, prononça-t-il aveclenteur, la mienne aussi. Je ne suis qu’un pauvre homme, tout prêtà revenir à l’état d’enfance, mais si la mort me prenaitaujourd’hui, je vous le dis, vous seriez bien malades ! Ellessont là, vos têtes, elles ne tiennent qu’à un fil, et le fil estdans ma main. Ma dernière affaire sera de vous les rendre saines etsauves avec le trésor que vous m’avez confié. Quand il aura faitcela, le père de famille rassemblera encore une fois ses enfants etleur dira : Ma tâche est accomplie, j’ai gagné le droit de mereposer, puisque je vous ai sauvé du péril suprême.
Il prit le cahier de papier, sur lequel tousles yeux étaient fixés avec une terreur croissante, et le tendit àLecoq en ajoutant :
– Lis, l’Amitié, afin que chacun mesure lagrandeur du péril. Quand ils connaîtront bien le mal, nous verronslequel d’entre nous tous apportera le meilleur remède.
Lecoq prit le cahier et lut :
« Rapport à Son Excellence M. le gardedes Sceaux.
« Monsieur le ministre,
« Votre Excellence voudra bien m’excusersi je prends la liberté de lui soumettre une œuvre encoreinachevée : il y a urgence, le procès pendant devant la courd’assises de la Seine et que la voix publique désigne déjà sous letitre : Les Habits Noirs, me paraît de nature àégarer l’opinion et, ce qui est beaucoup plus grave, la justiceelle-même :
« J’ai abandonné l’instruction de cettecause qui m’était confiée et qui n’est qu’une ombre, pourm’attacher à la réalité.
« Les faits que je vais avoir l’honneurde porter à la connaissance du ministre, chef de la magistrature demon pays, sont considérables et j’ose réclamer toute son attention.Il s’agit des Habits Noirs, non point de ceux qui sont actuellementsous la main de la loi, mais des vrais Habits Noirs, c’est-à-dire,selon moi, de la plus dangereuse association de malfaiteurs qui aitexisté jamais.
« Votre Excellence ne vit pas dans lecercle où cette appellation est déjà populaire, etl’administration, qui serait à même de soulever le voile, sembleportée à penser qu’il s’agit d’une légende de faubourg, d’unehistoire à faire peur, comme il s’en fabrique dans les bas-fonds dela vie parisienne. M. le préfet de police, à qui je me suis adressétout d’abord, n’a certes pas transgressé à mon égard les règles dela courtoisie, mais son aide m’a manqué complètement, et j’ai crudeviner qu’il me prenait pour un rêveur.
« La raison de cette erreur estsimple ; et je la constate tout de suite, afin que VotreExcellence ne puisse tomber dans le même piège : les HabitsNoirs n’existent pas pour la justice ; ils n’ont jamaiscomparu devant elle ; la base même de leur organisation lesmet à l’abri du glaive de la loi.
« Voilà précisément ce qui paraîtinvraisemblable et ce que j’expliquerai avec clarté dans le coursdu présent travail.
« Une seule fois, à ma connaissance, etj’ai la prétention de connaître à peu près tout en cette matièrequi a occupé mes jours et mes nuits depuis que j’ai l’âge d’homme,une seule fois, le mystère de l’association courut un risquesérieux parce que trois de ses membres comparurent devant untribunal ; je fais allusion à l’affaire Quattrocavalli etconsorts, qui coûta la vie à mon père.
« Je place ici un court exposéhistorique :
« Le 30 août 1816, M. Mathieu d’Arx futnommé procureur général près de la cour royale d’Ajaccio ; aumois d’octobre de la même année, il porta la parole dans un procèsimportant où certains personnages haut placés dans l’arrondissementde Sartène se trouvaient impliqués.
« Le maire d’un chef-lieu de canton étaitaccusé de complicité dans un assassinat commis par les frèresQuattrocavalli, notoirement connus pour faire partie de la bandedes Veste Nere… »
Ici Lecoq s’interrompit et demanda :
– Que signifient ces marques au crayonrouge ?
– Cela veut dire : « Passe, »mon fils, répondit le colonel ; c’est la partie scientifiquedu travail. Nous savons tous notre histoire ancienne, et j’aimarqué les paragraphes que tu dois sauter ; sans cela nousresterions en séance jusqu’à demain.
Le rapport de Remy d’Arx donnait, en effet,des détails circonstanciés sur les Camorre de l’Italie dusud et sur l’origine des premiers Habits Noirs. Ces détails setrouvent consignés dans l’avant-propos de notre récit.
Lecoq tourna deux ou trois pages etcontinua :
« … Il y eut acquittement devant lespremiers juges. Sur l’appel du ministère public, la cause vintdevant la cour d’Ajaccio, où les frères Quattrocavalli furentacquittés pour la seconde fois, malgré un ensemble de preuves queVotre Excellence trouverait sans doute accablantes. Je tiens lespièces à sa disposition.
« Dans toute cette affaire, M. Mathieud’Arx s’était trouvé aux prises avec des difficultés d’une natureinexplicable.
« Deux jeunes gens de la ville deSartène, évidemment innocents à ses yeux, avaient été jetés dans lacause pour donner le change à l’instruction, et les preuvesfabriquées contre eux témoignaient d’une prodigieuse habileté.
« Le jury donnait à pleine course danscette fausse voie et l’opinion de la ville était sourdementtravaillée dans le même sens. On sentait là l’effort d’uneinfluence occulte, puis puissante, qui ne put manquer de faire surl’esprit de M. d’Arx une vive et durable impression.
« On ne peut dire qu’il devina dèsl’abord la vérité dans ses détails étranges et invraisemblables,mais il avait senti l’effet, il chercha la cause, et j’ai retrouvédans ses papiers des notes incomplètes qui semblaient être leséléments d’un rapport analogue à celui que j’ai l’honneur deprésenter aujourd’hui.
« Les notes dont je parle et que jepossède encore sont rares et tronquées ; je n’ai pu en effetque glaner après la moisson faite ; car, lors de lacatastrophe qui termina sa vie, le secrétaire de mon père fut violéet ses papiers, en grande partie, furent détruits.
« Quant au rapport lui-même, je doutequ’il soit parvenu jamais au garde des Sceaux de cetteépoque ; du moins n’en reste-t-il aucune trace auxarchives.
« Du mois de décembre 1816 au moisd’avril 1820, trois tentatives d’assassinat eurent lieu sur lapersonne de mon père, et le 22 juin de la même année, le plancherde son cabinet s’effondra pendant qu’il était assis à sonbureau.
« Il demanda et obtint son changement,non point pour fuir sa destinée ; car tous ceux de ma famillesavent que mon père était résigné à la mort violente qui bientôtdevait le frapper, mais au contraire pour suivre la guerre engagéeénergiquement, obstinément.
« Il pensait qu’une fois hors du pays deCorse, ses mouvements deviendraient plus libres et qu’il netrouverait plus les mêmes obstacles élevés entre lui et l’autoritécentrale.
« Dans le voyage qu’il fit de Marseille àToulouse, où il devait diriger le parquet, un coup de feu, tiréderrière une haie, brisa en plein jour la portière de sa chaise deposte.
« J’étais là, bien jeune encore, ainsique ma mère et ma sœur au berceau.
« Je fus mis au collège royal deToulouse. Aux vacances de 1822, je trouvai mon père vieilli devingt ans. Ma mère me dit, en pleurant, qu’à la suite d’un repasofficiel à la préfecture, mon père avait failli mourir et que,depuis lors, sa santé était perdue… »
La lecture du rapport fut interrompue ici parun petit rire sec qui venait du fauteuil de la présidence.
Le colonel tournait ses pouces ; il ditavec gaieté :
– Je m’en souviens de ce dîner, j’y étais.
Et il ajouta :
– Ah ! ah ! ce vieux Mathieu d’Arxavait la vie bien dure !
Lecoq poursuivit :
« … Le 14 juillet 1823, à neuf heures dumatin, on vint me chercher au collège. Le domestique qui m’emmenaitn’osa pas me dire quel affreux malheur était arrivé à la maison. Jetrouvai ma mère assise dans la salle à manger ; elle meregarda, mais elle ne me reconnut pas : elle était folle. Monpère avait été étouffé dans son lit, auprès duquel couchait mapetite sœur, qui avait alors trois ans et demi.
« Les assassins n’avaient pas vu d’abordl’enfant, qui s’était réveillée peut-être pendant la perpétrationdu crime et qui avait crié.
« Ils l’avaient enlevée – ou tuée.
« Je fus le premier à entrer dans lecabinet de mon père.
« Le bureau, le secrétaire, les casiers,tout était ravagé ; on avait aussi volé de l’argent, quoiquel’épargne bien modeste de l’austère magistrat ne pût être le butd’un semblable crime. Ma fortune actuelle m’est venue longtempsaprès et par la famille de ma mère.
« J’ai raconté en deux mots, monsieur leministre, ce dernier épisode d’une lugubre histoire, parce que lefait vous est connu ; il émut douloureusement la magistratureentière, et bien des gens prétendent que ce grand malheur est pourbeaucoup dans la bienveillance que me témoigne le pouvoir.
« Un pauvre homme, un ancien serviteur denotre famille, fut accusé, jugé, condamné et porta sa tête surl’échafaud. J’affirme sur l’honneur que ce pauvre homme étaitinnocent… »
– Ah çà ! s’écria rudement Corona, est-cepour entendre cette histoire, vieille comme le déluge, qu’on nous afait venir ici ?
– Le fait est, ajouta la comtesse de Clare,que cela ne nous regarde en rien.
Les autres semblaient partager cet avis. Lalecture de ce rapport annoncé comme si terrible laissaitl’auditoire indifférent et presque somnolent.
Le colonel promena à la ronde son regard félinoù brillait une petite pointe de causticité.
– Patience donc ! mes chers amours,dit-il ; l’aventure en elle-même vous est étrangère, car il nereste plus personne de ce temps-là, sauf l’Amitié, qui était monpetit domestique et qui a bien grandi depuis. Tout passe exceptémoi, et comme j’en ai usé de ces bons amis ! Patience !l’auteur du présent rapport a du sang corse dans les veines par samère, qui était une Adriani. Ceci est tout uniment une bonne petitevendetta. Moi, je ne le trouve pas trop mal stylé le rapport ;un peu sec peut-être, mais il fallait de la place pour ce qui vasuivre. J’espère que cela aura le don de vous plaire davantage.Nous allons bien le voir. Marche, l’Amitié, tu lis comme unange !
Au moment où Lecoq ouvrait la bouche pourobéir, le colonel l’arrêta.
– Un mot encore, mes bons chéris, dit-il, pourbien établir vis-à-vis de nous la situation de ce garçon-là :M. Remy d’Arx, qui est jeune et ardent, qui tient la loi dans samain comme un soldat brandit son épée, qui a du talent, desprotections et par-dessus le marché de l’argent. Nous avons tué sonpère et il le sait, sa mère est morte folle ; quant à sa sœur,ma foi ! ce détail m’échappe un peu, mais je crois qu’elledoit être bien loin si elle court toujours depuis le temps. Levoilà donc seul, nous lui avons pris tout ce qu’il aimait : nevous étonnez pas s’il a le diable au corps. J’ai dit.
Il fit signe à Lecoq, qui poursuivit aussitôtla lecture. « … Monsieur le ministre, je n’ajouterai rien aurécit de cette catastrophe. Mon adolescence fut triste ; jecherchai une consolation dans le travail ; j’achevai mesétudes, je fis mon droit et je fus reçu avocat en 1828.
« Je passai les vacances de cette annéedans une terre, à nous appartenant, aux environs d’Arcachon.C’était là que j’avais vu pour la dernière fois ma mère ; ellen’avait jamais recouvré la raison, mais dans sa folie, qui étaittranquille, elle s’était occupée à rassembler tout ce qui restaitdes papiers et livres de mon père.
« Je souffrais d’une maladie de langueur,les médecins m’avaient condamné, et je voyais arriver avec unesecrète joie le terme de mon existence. Les heures de ma solitudese passaient dans la bibliothèque, où ma mère avait amassé sonpieux trésor. Je me souviens que, par les fenêtres, je regardaisl’océan lointain par-dessus la jeune forêt des sapins qu’on avaitplantés pour assainir la lagune.
« Le choix d’une carrière à suivre merestait indifférent, ou plutôt je ne voulais point de carrière. Jelisais çà et là quelques ouvrages de droit, plus volontiers ceuxqui traitaient de matières criminelles, et surtout, VotreExcellence comprendra cet instinct, les passages qui touchaient auxerreurs judiciaires.
« En ce genre, la collection faite par mamère était riche, car Mathieu d’Arx, par des motifs analogues auxmiens, avait subi le même entraînement.
« Un soir que je parcourais le recueildes mémoires relatifs à la révision du procès Lesurques, j’arrivaià la fameuse consultation signée par Berryer le père, le professeurToullier, Pardessus et Dupin l’aîné. À la page qui contenait lanomenclature et l’étrange entassement des preuves accumulées par lehasard contre le prétendu assassin du courrier de Lyon, je cessaitout à coup de suivre le texte, parce que plusieurs lignes tracéesen marge par la main de mon père attirèrent violemment monattention.
« La note était ainsi conçue :
« À part le fait entièrement fortuit dela ressemblance entre l’innocent et le coupable, il y a ici unensemble de circonstances qui devait dérouter le juge. Je vois danscette cause le point de départ du système inventé par les VesteNere. Ce qui est ici l’œuvre du hasard tout seul fut reproduitvolontairement et avec intelligence dans l’affaire Quattrocavalli.Les Habits Noirs ont évidemment trouvé le moyen de CRÉER l’erreurjudiciaire, mais quelqu’un a désormais leur secret et Dieuveille… »
La voix de Lecoq s’était ralentie en lisant cepassage.
– Cela commence à chauffer, dit le colonel, etnotre Marguerite a ouvert ses beaux yeux.
– Dieu n’a pas bien veillé, répliqua lacomtesse de Clare, puisque l’homme est mort.
– Il a un héritier. Marchons, Toulonnais,marchons, mon fils.
« … Les médecins, continuait le mémoirede Remy d’Arx, avaient bien fait sans doute de me condamner, carils ne pouvaient prévoir la réaction extraordinaire que produisiten moi la lecture de ces lignes. Il me sembla qu’un bandeau tombaitde mes yeux et ce n’est pas assez dire : un sang nouveauvenait de se transfuser dans mes veines ; j’avais un but, jevoulais vivre, je vivais !
« Le soleil en se levant, le lendemainmatin, me trouva feuilletant les livres favoris de mon père.
« On avait bien détruit sacorrespondance, ses notes, ses manuscrits, mais on ne s’était pasdéfié des volumes de sa bibliothèque.
« Je passai trois jours et trois nuits àun travail ingrat, mais fiévreux ; je ne rassemblai paspeut-être la valeur de deux pages, mais c’en fut assez :j’avais l’héritage de mon père, et la pensée qui couvait en moi àl’état latent se formulait, je voulais non seulement venger monpère, mais poursuivre, mais traquer, mais écraser la monstrueuseassociation qui, faisant du crime une science exacte, le multipliepar lui-même, crée systématiquement l’erreur judiciaire et braveimpunément la loi en tenant magasin de sang innocent, toujours prêtà payer le sang de ses victimes. »
Le colonel hocha la tête et murmura enchatouillant le portrait de l’empereur de Russie sur sa boîted’or :
– Voilà une maîtresse phrase ! legaillard a de l’acquit et de la capacité. J’ai un peu collaboré,sans que ça paraisse. Va, l’Amitié.
« … Après dix ans d’un travail noninterrompu, je ne puis pas encore dire à Votre Excellence que jesois arrivé à un résultat décisif quant aux personnes, mais quantaux choses, je déclare connaître le secret des Habits Noirs commeles Habits Noirs eux-mêmes.
« J’ai été les chercher à leur point dedépart, en Corse ; j’ai suivi leur piste dans les diversescontrées de l’Europe, et je suis arrivé à cette certitude que leurmeilleure sauvegarde est l’invraisemblable même de leurmachiavélique combinaison.
« Nul ne veut croire à un pareil excès deperversité, et ils peuvent étendre sans cesse le cercle de leurhideuse industrie, abrités qu’ils sont derrière l’incrédulité mêmedes intelligents et des puissants…
« … Pour eux, la conception de tout crimeest double : Outre le courrier de Lyon qu’on dépouille etqu’on tue, il faut Lesurques pour payer la dette de l’échafaud.
« À l’instant même où Dubose a frappé enpleine sécurité, car sa fuite est préparée, Lesurques arrivefatalement sur le théâtre du crime.
« Il devait passer là, il ne pouvaitpasser ailleurs : un fil mystérieux l’a conduit, et dixtémoins, j’entends des témoins honorables, viendront affirmer aubesoin qu’il a quitté une affaire ou un plaisir pour se glisservers cet endroit maudit.
« Car la force des Habits Noirs n’est passeulement en eux-mêmes, et c’est un génie véritablement infernalqui tissa le voile dont ils se couvrent : leurs meilleurscomplices sont ceux qui ne les connaissent pas et qui auraienthorreur de leurs sanguinaires manœuvres.
« Ces complices d’un jour, d’une heure,d’une minute, c’est mon voisin, c’est mon ami, c’est moi, etveuillez me pardonner, monsieur le ministre, c’est vous peut-être,car ils se glissent partout, en haut et en bas, et nul ne peut direqu’il n’a jamais touché la main de l’un d’eux… »
Le colonel eut une petite explosion degaieté.
– Excusez-moi, mes amours, dit-il, cela mefait rire parce que la première fois que j’ai lu ce passage, jerevenais justement de dîner chez le ministre.
« … Voici donc Lesurques à son poste,continuait le rapport ; j’ai dit Lesurques pour biencaractériser le malheureux qu’on va jeter en proie à la vindictepublique. Lesurques ne sait pas sur quel terrain il marche, ilignore le piège tendu devant ses pas, il est au lieu précis où ilfaut être et cela suffit pour le perdre.
« On arrive, on le fouille, il a sur lui,à son insu, quelques papiers compromettants ; le pistoletfumant ou le couteau qui saigne encore sont à ses pieds ; laveille, il a fait quelque chose d’insignifiant qui tourne tout àcoup à mal : il s’est plaint de quelqu’un dans un instant demauvaise humeur, il a murmuré quelques menaces, ou bien encore il alaissé paraître un besoin d’argent, une inquiétude au sujet d’uneéchéance.
« Tout cela se groupe, tout celas’échafaude, tout cela l’entoure et le presse ; lavraisemblance naît, grandit, se change en certitude ; il estperdu, il le sent ; il est si victorieusement déguisé encoupable que, dans sa conscience épouvantée, il se dit : Sij’étais magistrat, si j’avais à juger un homme dans la position oùje suis, je le condamnerais !
« C’est là ce qu’ils appellent dans leurlangage l’arme invisible. Elle frappe coup pourcoup, autant de fois que l’arme de l’assassin ; elle blessed’une façon sûre, et par une combinaison qui est le comble dusacrilège, c’est la loi, toujours la loi qui achève ceux qu’elle ablessés.
« Mais l’arme invisible peuttuer aussi pour elle-même et remplacer les autres armes émousséesou insuffisantes.
« Il y a des gens cuirassés :Achille, l’invulnérable, ou Mithridate qui se joue des poisons.Contre eux les moyens matériels ne peuvent rien, il faut dégainerl’arme invisible qui passe à travers les mailles du plusdur acier. Les eaux du Styx elles-mêmes ne détournent pas sesatteintes, et Mithridate chercherait en vain un antidote au poisondiabolique qui l’a trempée.
« Celle-là c’est la parole, ou la penséeplus subtile encore, le soupçon, l’envie, l’ambition, la terreur,l’amour, que sais-je ? Ceux qui manient cette arme terrible etinévitable sont nombreux, ils ont de l’or, et le monde aveuglé sefait leur complice…
« … Ils ont l’ancienne organisation desCamorre qui rappelaient elles-mêmes les SaintesVehme et les associations secrètes de la Lombardie. Le grandmaître ou Père est entouré d’un sénat dont les membres s’appellentMaîtres ou frères de la Merci. Au-dessous de cet état-major, vientun corps d’officiers admis dans une certaine mesure àl’initiation : ce sont des voleurs actifs et intelligentsqu’on peut appeler au conseil quand les circonstancesl’exigent.
« Les maîtres portent alors le voilenoir ; excepté le Père et les membres du conseil, nul ne voitjamais leur visage.
« Au-dessous encore, il y a les soldatsou « simples », qui obéissent comme des machines,reçoivent le prix de leur sinistre ouvrage et ne connaissent aucunsecret.
« La loge centrale est à Paris ;elle peut se déplacer ; elle était à Londres lors de latentative hardie qui faillit ruiner les réserves de la Banqued’Angleterre.
« Quant un vol retentissant a été commiset qu’il faut laisser à l’émotion publique le temps de se calmer,la loge centrale disparaît et prend ses quartiers de repos enCorse. C’est en Corse peut-être que j’obtiendrai la suprêmeindication qui mettra enfin les Habits Noirs sous la main de lajustice.
« La loge centrale, pour le présent, oudu moins à la date de mes derniers renseignements, se compose duPère et de dix Maîtres. Je ne sais pas leurs noms ; lesaffiliés de qui j’ai acheté ou obtenu des révélations ne sont pasMaîtres et n’ont pu voir les Maîtres que sous le voile ; d’unautre côté, les employés supérieurs de la police, tout en neperdant jamais le respect dû à ma robe, se sont obstinés dans leurscepticisme et ne m’ont prêté qu’un secours illusoire.
« Mais si je n’ai pu conquérir ni lesportraits ni les noms des principaux Habits Noirs, lesrenseignements touchant leurs personnes ne me manquent pas tout àfait, et je sais du moins à peu près ce qu’ils sont.
« Le Père est un vieillard du plus grandâge, puissamment riche, faufilé dans le monde de la cour aussi bienque dans les salons du faubourg Saint-Germain. L’associationl’entoure d’un respect superstitieux. Son habileté tient de lasorcellerie ; on ferait un gros volume avec la sérieinterminable des crimes qu’il a ordonnés ou commis, tout enconservant au-dehors une renommée d’inattaquable honneur et presquede sainteté… »
– Mon article est assez flatteur, comme vousvoyez, mes enfants, dit benoîtement le colonel ; ne vous enétonnez pas trop, je l’ai retouché légèrement et j’espère que lesvôtres pourront aussi vous satisfaire. Je n’ai plus besoin de vousengager à écouter désormais, vous êtes, Dieu merci ! toutoreilles.
« … Un homme dont la vénération publiquecouronne les dernières années, reprenait le rapport, un ancien amide mon père, qui possède d’immenses propriétés en Corse, dans ledistrict même où les Habits Noirs ont eu très certainement et ontpeut-être encore leur lieu de refuge, le colonel Bozzo-Corona, abien voulu faire appel à ses souvenirs et me communiquer un certainnombre de légendes. Le chef des Habits Noirs ne serait autre que leplus célèbre des bandits italiens, devenu vieux. Au lieu de sefaire ermite, le diable des Calabres aurait au contraire agrandi lecercle de ses méfaits et abandonné le mousquet désormais trop lourdpour prendre l’arme infernale dont je parlais tout à l’heure.
« Auprès de lui est un coquin d’espècesecondaire, mais tout particulièrement dangereux, un échappé debagne, ancien domestique, ancien commis voyageur, actuellementagent d’affaires à Paris… »
Lecoq s’interrompit de lui-même et demandabrusquement :
– Est-ce que vous avez collaboré aussi à manotice, papa ?
– Non, répondit le colonel, j’ai laissé telquel ton article et celui de nos chers amis. Au jeu de cache-cachequ’il joue contre nous, Remy d’Arx est bien près de gagner :il brûle, et j’ai voulu que vous vissiez cela par vous-mêmes.
Lecoq continua sa lecture : il étaitpâle, et ses sourcils se fronçaient.
« … Je ne serais pas éloigné de croireque ce misérable touche à la police par quelque côté ; je n’aipoint à donner mon avis sur certaines alliances adultères, mais lerefus de concours de l’administration doit avoir une cause, et ilm’est arrivé parfois de la chercher. Je crains de l’avoir trouvée.J’espère aussi, car si j’ai deviné juste, avant huit jours j’auraiarraché le masque de cet homme… »
Après avoir lu cette dernière ligne, Lecoqdéposa le manuscrit sur la table et regarda le colonel en face.
– Papa, murmura-t-il, pour mon compte, je n’aipas besoin d’en voir davantage. Les autres liront, s’ils veulent,ce qui les concerne, moi j’ai mon affaire et j’attends vosexplications.
Le colonel lui adressa un petit signe de têtesouriant et prit à son tour le manuscrit.
– Autrefois, dit-il, je vous aurais lu undrame en cinq actes sans reprendre haleine, car j’ai joué lacomédie dans mon temps, et j’ai même chanté les ténors ; maismaintenant je m’enroue si vite ! On ne peut pas être et avoirété. L’article de l’Amitié vous semble-t-il bien touché, mestrésors ?
Les membres du conseil avaient changé de tenueet de physionomie ; tous étaient attentifs et Corona lui-mêmeécoutait avec une visible anxiété.
– Lecoq est percé à jour, dit lacomtesse ; évidemment ce Remy d’Arx n’a plus qu’à étendre lamain pour le saisir.
– Eh bien, chérie, répliqua le vieillard, tanotice est encore plus complète que celle de ce bon l’Amitié ;c’est une véritable photographie. L’abbé est peint en pied, ungendarme le reconnaîtrait ; le portrait de Corona est parlant,et quant à l’excellent Samuel, je lui conseille de se faireremplacer par un confrère si jamais Remy d’Arx le demande, car onl’a fait en vérité ressemblant comme les poires qui sont sur lesmurailles avec les favoris et le toupet de Louis-Philippe !mais le chef-d’œuvre c’est notre éminent professeur en droit, celuiqui nous taille des outils dans les cinq codes, celui qui, pour lapremière fois, nous a dit : « Il faut savoir jouer de laloi comme Paganini joue du violon ; quand on connaît lamanière de s’en servir, la loi est un instrument qui vole et quiassassine. »
– Et moi ? fit le prince, dont la voixtremblait. Mon coquin de rôle est un écriteau que j’ai audos : je suis le plus facile de tous à reconnaître.
– Aussi, répliqua le colonel, quand Remy d’Arxa eu la bonne idée de me confier son manuscrit, c’est à ton articleque j’ai couru le premier. Tu as du bonheur, mon fils, et nous demême ; car, depuis deux mois, tous les soirs, notre beau juged’instruction nous a vus ensemble à l’hôtel d’Ornans. Le moindresoupçon jeté sur toi lui donnait la clef de tout le reste, maisl’homme qui lui a fourni ses renseignements se trouve en retardd’une demi-année. À l’article Louis XVII, il n’y a qu’un seulmot : Mort.
– Nos bons amis, reprit-il sur un ton dejoyeuse humeur qui contrastait avec le trouble général, serontpeut-être bien aises de voir par eux-mêmes. Fais passer lemanuscrit, l’Amitié, afin que chacun lise son propre éloge.
Le mémoire alla de main en main. Un silence detriste augure régnait autour du tapis vert. Seul, le colonelgardait son air content ; il avait trempé sa plume dansl’encre et dessinait sur le papier blanc qui était devant lui desbonshommes très drôles, avec de petits corps et de grossestêtes.
Quand le mémoire eut fait le tour du cercle,il déposa sa plume.
– Eh bien, mes très bons, dit-il avec unetranquillité si provocante qu’un éclair d’irritation s’alluma danstous les yeux, je vous avais annoncé une séance curieuse, vous mem’accuserez pas de vous avoir manqué de parole. Que pensez-vous detout cela ?
– Nous sommes trahis, répondit le docteur endroit, c’est clair.
– Cet homme, ajouta la comtesse de Clare, estdésormais si près de nous qu’il pourrait nous toucher rien qu’enétendant la main.
– D’autant mieux, chérie, appuya le colonel,qu’il a le bras long. La préfecture de police le gêne bien un peuparce qu’elle n’aime pas les gens qui vont sur ses brisées ;elle est comme l’Académie qui refuse d’admettre tout ce qu’elle n’apas inventé ; mais le présent mémoire a précisément pour butde mettre au pas la préfecture.
Il prit le manuscrit et le retourna pourarriver d’un coup à la dernière page.
– En voici les conclusions, reprit-il ;elles sont logiques, précises, et il me paraît bien difficile quele ministre les repousse. Écoutez-moi cela :
« … Je demande donc à Votre Excellencel’aide directe du gouvernement. Il me faut des agents del’administration mais il me faut en même temps une liberté d’allurecomplète et une indépendance absolue, surtout en ce qui regarde lapréfecture de police.
« Je mets volontiers dans la balance monavenir professionnel tout entier ; si j’ai fait fausse route,je suis un impudent et un fou, je me condamne moi-même à laretraite.
« Si au contraire j’ai bien vu, je nesollicite rien, parce que je n’aurais rien fait qui ne soit dudevoir d’un magistrat.
« Que Votre Excellence m’accorde troischoses : un titre pour agir, le choix de mes agents, carteblanche vis-à-vis de la préfecture, et sous quinze jours, à daterd’aujourd’hui, je m’engage à mettre les clefs des Habits Noirs sousla main de la justice… »
– Il y a le marchef ! s’écriaCorona ; on nous menace de nous noyer dans un verre d’eau.Frappons les premiers et tout sera dit.
Le colonel feuilleta rapidement le cahier.
– Certes, certes, fit-il, c’est la premièreidée qui vient. Notre juge d’instruction n’est ni Achille niMithridate ; mais il y a un petit passage qui répond à cela…vous permettez ? J’ai vraiment un petit passage qui répond àcela… vous permettez ? J’ai vraiment peur d’abuser de votrecomplaisance : ce sera ma dernière citation.
Il lut :
« … Les Habits Noirs me connaissent, ilsm’entourent, je le sais et surtout je le sens ; c’est de monplein gré que je joue ainsi avec le feu. L’homme qui m’a fourni lesindications les plus sûres est un meurtrier, l’exécuteur deshautes-œuvres, l’assassin juré du grand conseil des HabitsNoirs… »
Il y eut un murmure de stupéfaction et le nomde Coyatier vint à toutes les lèvres.
Le colonel cligna de l’œil avec malice.
– À qui se fier ! murmura-t-il. Mon Dieu,oui, la plus lourde brute que j’ai rencontrée en ma vie, lemarchef, a eu une idée, peut-être deux : l’idée de s’amenderet celle de faire fortune, car ce diable de Remy sème l’argentcomme s’il avait les mines du Pérou dans sa poche. Mais laissez-moiachever.
« … D’un jour à l’autre je puis subir lesort de mon père ; seulement, moi, ils ne m’auront pas toutentier. J’ai pris mes précautions, mon œuvre me survivra. Leprésent mémoire est en effet copié à trois exemplaires, lesquelssont déposés en trois mains différentes et pareillement sûres. Aucas où il m’arriverait malheur, mes trois dépositaires se sontengagés à ne point laisser mourir mon entreprise, et leur premieracte devrait, être de faire tenir cet écrit auquel la mortdonnerait une gravité solennelle, d’abord à vous, monsieur leministre, en second lieu au duc d’Orléans, héritier de la couronne,en troisième lieu au roi lui-même… »
Le colonel ferma le cahier, le déposa sur latable et dit, en ramenant les revers de sa douillette sur sapoitrine frileuse :
– Vous le voyez, mes mignons, c’est simplecomme bonjour, un petit enfant comprendrait cela : tuer lecher garçon dans les circonstances où nous sommes, ce serait toutuniment mettre le feu à un baril de poudre.
Il se tut. Tous les membres du conseil avaientla tête basse. Lecoq, qui semblait le moins inquiet, dit :
– Voyons, papa, on n’est jamais perdu quand ona un maître tel que vous. Ne nous faites pas languir, soyez comme àl’ordinaire notre Providence : vous devez garder quelque bontour dans votre sac à malice.
– Pauvre sac et pauvre malice ! réponditle vieillard avec une modestie exagérée ; je compte bienplutôt sur vous, mes chers enfants, vous êtes dans la force del’âge, vous avez du talent, de la hardiesse, tout ce qu’il fautpour combattre, tandis que moi je baisse… vous me l’avez bien faitsentir quelquefois… et je n’avais pas besoin de vos avertissementspour voir que mon rôle était fini sur cette terre.
– Debout tout le monde ! ordonna Lecoq,du ton des officiers qui commandent l’exercice. Garde à vous !deux pas en avant ! genoux terre ! nous sommes enprésence de notre Dieu, il faut l’adorer !
– Railles-tu, Toulonnais ? demanda levieillard en lui lançant un regard si raide et si aigu, que lesyeux de Lecoq se baissèrent.
– Non, sur ma foi, balbutia-t-il ; etvoyez plutôt, vous êtes entouré de mains jointes.
– Père, ajouta humblement là comtesse deClare, vous aviez raison, nos têtes sont là, nous chancelons aubord d’un abîme, vous seul êtes capable de nous sauver,sauvez-nous !
Le colonel Bozzo se redressa et un instant soncrâne, poli comme un ivoire, domina tous les fronts inclinés.
– Ah ! ah ! fit-il, et sa voixretrouva des vibrations sonores, on a besoin de moi et de la cordede pendu que j’ai plein mes poches ? Il paraît que petitbonhomme vit encore. Du moment que le feu est à la maison, vousrevenez à moi, toujours à moi, parce que je suis toujours le plusfort à l’heure même où mon souffle va s’éteindre. Vous faites bien,vous feriez mieux de ne jamais oublier qui je suis et qui vousêtes. Je ne sais plus les noms de ceux qui s’asseyaient à votreplace voici dix ans ; vingt fois, le conseil s’est renouveléautour de moi ; les autres meurent, je vis !Jesuis l’âme et vous êtes les corps. Vous ne savez rien et je saistout. Vous aviez aux lèvres le sourire de l’ignorance incrédule enécoutant la lecture de cette page qui parle d’armeinvisible et de gens invulnérables ; pourtant nous voicien présence d’un homme que ni le fer ni le poison ne peuventattaquer. Contre celui-là il faut l’arme invisible :où est-elle ? qui de vous la connaît ? qui d’entre voussaurait l’aiguiser et la brandir ?
– Il n’y a que vous, père, répondit lacomtesse avec conviction.
Les autres ajoutèrent :
– Maître, il n’y a que vous.
Le vieillard sembla jouir un instant de sontriomphe, puis le feu de ses yeux s’éteignit et ses longuespaupières retombèrent comme un voile.
– Mes amis, poursuivit-il en reprenant sonaccent bénin, vous en saurez bientôt autant que moi ; il mereste si peu de jours ! C’est ma dernière affaire. Il n’y apoint de famille unie comme la nôtre ; vous êtes mes enfants,mes héritiers bien-aimés, et pensez-vous que j’aie attendu votreprière pour vous défendre ? non, je veillais sur vous et survotre fortune. Ce qui forme l’égide de votre ennemi, ce sont lestrois exemplaires de sa dénonciation, j’en possède un, j’aurai lesdeux autres ; mais d’ici là, soyez sans crainte. L’armeinvisible est sortie du fourreau ; elle a déjà touché lapoitrine de Remy d’Arx ; il vivra, puisque sa mort tropprompte vous tuerait ; mais il vivra enchaîné : je lui aigarrotté le cœur !
Les juges d’instruction, en 1838, étaientencore plus mal logés qu’aujourd’hui.
On n’avait pas entamé les restaurations duPalais de Justice, et le cabinet de Remy d’Arx, situé tout au boutdu long corridor qui règne au-dessus de la Conciergerie, présentaitun aspect assez triste.
C’était une pièce de large étendue, maiscarrelée comme une mansarde, et qui ne participait en aucune façonaux magnificences sévères de la maison de Saint-Louis.
Le fenêtre, étroite et haute, donnait sur lacour de la Sainte-Chapelle, alors encombrée de pierres detaille.
Le plafond s’écaillait, les lambrisdemandaient une lessive et l’apparence de l’ensemble allait presquejusqu’au délabrement.
Au centre de la pièce il y avait une tablecarrée, posée sur une natte et couverte de papiers endésordre : vous eussiez dit la table d’un poète.
Une autre table en bois noir, portant pupitreet écritoire, se plaçait en travers de la première comme la barred’un T.
La muraille qui faisait face à la fenêtreétait cachée par des casiers contenant des cartons étiquetés ;la tablette de la cheminée supportait un buste de Louis-Philippe,et l’on voyait des deux côtés de la porte principale, à droite unevieille pendule, à gauche un baromètre à cadran.
Tout château à ses communs ; c’étaientici les communs du château de Thémis.
Remy d’Arx était seul, debout, le chapeau surla tête, devant la croisée, dont ses doigts distraits battaient lescarreaux étroits et brouillés.
Il regardait sans le voir un vieil orme auxbranches à demi dépouillées qui s’en allait mourant parmi lesdécombres et les moellons entassés dans la cour de laSainte-Chapelle.
Cet orme avait sa renommée.
Il était un des trois arbres célébrés sous laRestauration par M. de Jouy comme servant d’hôtellerie aux moineauxparisiens.
L’un d’eux, le plus illustre, qui avait grandidans la rue Coq-Héron, vivait encore l’année dernière ;l’autre est mort en 1860, tué par les démolitions du quai de laGrève.
Six heures du soir venaient de sonner à latour de l’horloge.
Il n’y a point de bourgeois rangé qui soit siexact qu’un moineau pour le moment de la couchée.
Des milliers d’oisillons arrivaient envoletant de tous les points du ciel.
Pendant quelques minutes, ce fut dans l’arbrehospitalier un bruyant remue-ménage : on s’agitait enpiaulant, on s’embrassait peut-être en échangeant les souhaits debonne nuit, peut-être on disputait, à coups de becs ou d’ailes, lesmeilleures places du perchoir.
Mais graduellement, les mouvements désordonnésse calmèrent, le caquetage aigu baissa d’un ton, puis se tut ;au bout d’un quart d’heure, les vingt mille hôtes de l’aubergeaérienne dormaient comme d’honnêtes pierrots.
Remy d’Arx n’avait pas bougé depuislongtemps ; il sembla s’éveille à ce silence et découvrit sonfront pour y passer sa main.
À ces heures crépusculaires du matin et dusoir, quand le jour vient et qu’il s’en va, les objets changent deformes et surtout de couleurs : c’était peut-être la brune quicreusait ces rides profondes entre les sourcils du jeune juged’instruction et qui mettait à ses joues cette mortelle pâleur.
Il se retourna lentement, déposa son chapeausur un meuble et fit dans la chambre quelques pas chancelants.
Quand il s’arrêta, ce fut pour déployer unpapier froissé qu’il tenait à la main.
– Je ne l’ai dit à personne,murmura-t-il ; hier, j’aurais pu affirmer que je ne me l’étaispas dit à moi-même. L’idée d’un si grand bonheur n’a jamais puentrer en moi ; je n’espérais pas, j’étais sûr d’être vaincuavant même d’entamer la bataille. Il a fallu les conseils deFrancesca, l’obsession, devrais-je dire, et l’augure favorableporté par le colonel Bozzo pour combattre à la fois mespressentiments trop fondés, et mes craintes, qui devaient seréaliser si vite !
Il s’approcha de la table et s’assit, déposantle papier froissé auprès de deux autres lettres dont les enveloppesétaient, à terre.
– Qui peut m’écrire ainsi ? reprit-il, etpourquoi m’écrit-on comme si ce mariage était une chose possible,publique, certaine ? Les gens qui m’adressent ces calomnies,savent et ne savent pas ; ils ont pénétré le secret de monamour, que je n’aurais pas confié à mon meilleur ami ; maisils croient que mon amour est heureux, ils essayent d’empoisonnerma joie avec du fiel…
Il prit à la main les trois lettres, que sonregard, chargé d’une immense fatigue, parcourut tour à tour.
– Ma joie ! répéta-t-il avec une amertumequi allait jusqu’à l’angoisse. Ah ! s’il était vrai, siValentine m’avait laissé un espoir, je les défierais bien detroubler mon triomphe ! Ne sais-je pas aussi bien qu’eux qu’ily a un mystère dans sa vie ? Ne me l’a-t-elle pas ditelle-même, et ne s’est-elle pas offerte à me le révéler ?
Il s’interrompit, lisant à demi-voix et sanssavoir peut-être quelques lignes de la première lettre :
« Vous êtes trompé, votre passion vousaveugle, cette jeune fille est de celles à qui un galant homme nepeut pas donner son nom… »
« … Prenez garde, disait une autrelettre, votre mission ici-bas est grave et sacrée. Souvenez-vous deceux qui sont morts et ne mettez pas cette honteuse aventure entrevous et votre vengeance. Celle que vous allez épouser sera unobstacle au-devant de vos pas, ceux que vous poursuivez sontpuissants et manient des armes inconnues ; l’amour est unpoison : prenez garde… »
La troisième lettre disait :
« Mme Samayoux, saltimbanqueet propriétaire d’une ménagerie foraine, a sa baraque, en cemoment, sur la place Valhubert. Allez lui demander des nouvelles deFleurette et vous saurez ce qu’est Mlle deVillanove. »
Les doigts du jeune magistrat se crispèrent,et d’un geste violent il jeta les trois lettres dans le foyer.
– Arme inconnue ! pensa-t-il tout haut,arme invisible ! Tout cela sort de leur mystérieuxarsenal ? sont-ils autour de moi déjà ? essayent-ils detuer mon âme, parce que j’ai mis la vie de mon corps à l’abri deleurs atteintes ?
Sa tête tomba entre ses mains et sa poitrinerendit un sanglot.
– Oh ! Valentine ! Valentine !murmura-t-il, que m’importe tout cela ! Désormais, y a-t-il aumonde pour moi une autre pensée que la tienne ? Ce n’est pasleur haine qui me brise, et ils n’ont pas forgé l’arme dont lablessure me fait mourir. Une de ces lettres au moins disaitvrai : si je n’ai pas encore déserté ma tâche commencée, jesuis sans force et sans ardeur pour l’achever. Valentine !Elle est là, toujours, devant mes yeux, enivrante comme l’amour quime dévore ; je suis son regard divin qui va vers un autre etla jalousie me torture. Puis je me reprends à vivre, éclairé parles lueurs de son sourire. Elle devait venir chez moi, car il y aen elle une étrange clémence : on dirait qu’elle souffre dumal qu’elle me fait. Chez moi, elle ne trouvera personne ;j’ai pris la fuite et j’ai bien fait, je ne veux pas la voir. Quem’apprendrait-elle ? est-il au monde une révélation qui puisseguérir la maladie de mon cœur ?
Ses deux mains glissèrent le long de sesjoues, découvrant son visage défait, où il y avait des larmes.
– Je le sens bien, dit-il encore d’une voixbrisée, j’ai honte, mais je ne combats plus parce que la lutte estimpossible : je l’aime malgré et en dépit de moi-même !je l’aimerai quand un autre sera son maître ! Si elle étaitcoupable, je l’aimerais encore, et s’ils venaient me dire ici, ceuxqui peuvent tout : Pour la conquérir, il faut commettre uncrime…
Il n’acheva pas et tout son sang révolté vintrougir sa joue, pendant que son front découragé s’inclinait denouveau.
Trois petits coups furent frappés au-dehors,et un homme du palais, entrouvant la porte, demanda :
– Monsieur le juge d’instruction veut-ilinterroger l’accusé ?
Remy regarda cet homme avec hébétement. Il nesavait plus ce dont on lui parlait.
– Quel accusé ? balbutia-t-il.
– L’assassin de la rue de l’Oratoire, réponditl’employé. Les pièces sont sur le bureau de monsieur le juge depuismidi, et il paraît qu’on veut presser l’instruction de cetteaffaire-là.
Remy jeta les yeux sur un dossier qui étaitauprès de lui et dont la chemise portait deux noms : HansSpiegel, Maurice Pagès.
Le nom du mort et celui du meurtrier.
Il eut conscience alors seulement d’avoir étéavisé dès le matin que l’instruction de cette affaire lui étaitattribuée.
– J’ai encore quelques notes à prendre,dit-il, dans une demi-heure je serai prêt.
L’employé repassa la porte ; Remy attiraà lui le dossier et l’ouvrit.
Le dossier contenait quatre piècesprincipales, le procès-verbal du commissaire de police, le rapportde l’inspecteur Badoît, celui de l’inspecteur Mégaigne et unedouble feuille volante non signée qui portait le timbre de lapréfecture, 2e division.
Remy d’Arx étala ces divers documents sur sonbureau ; il essaya de lire le procès-verbal, mais aussitôtqu’il eut dépassé les formules connues qui, dans les actes de cettesorte, précèdent toujours l’exposé des faits, l’écriture dansadevant ses yeux.
C’est à peine s’il y prit garde, car il étaitretombé déjà au plus profond de son rêve.
Il croyait travailler, et sa penséel’emportait vers la soirée de la veille ; il se voyait au brasde la comtesse Corona épanchant pour la première fois le trop-pleinde son cœur ; il s’écoutait lui-même confessant les ardeurs,les timidités, les douleurs et les joies de cet immense amour quiétait entré malgré lui dans sa vie, et qui désormais était sa vietout entière.
Tout lui revenait : les étonnements deFrancesca, l’intérêt si vif et si franc qu’elle avait pris à sapeine, et jusqu’à ses gaietés de femme du monde pleine d’admirationet de pitié.
– Depuis le déluge, avait dit la comtesse, onn’a rien vu de pareil ! Et c’était bien vrai, du moins Remy lecroyait ainsi.
Ce qu’il avait vu, ce qu’il avait lu ne luifournissait aucun point de comparaison ; rien ne ressemblait àla chère, à la brûlante tyrannie exercée sur tout son être par cetamour dont la puissance lui apparaissait invincible.
C’était une maladie, une fièvre, un délire quiexaltait au même degré les sens, l’imagination et l’âme.
L’image évoquée de Valentine le plongeait dansune extase sans nom où il se sentait mourir à force de tropvivre ; il la voyait belle comme les éblouissements de sonmartyre enchanté, il écoutait au loin les harmonies pénétrantes desa voix et buvait à longs traits le philtre magnétique quijaillissait de ses prunelles.
Ceux dont la jeunesse fut austère sontincendiés parfois ainsi par la foudre qui frappe tardivement.
Les joyeux jours du printemps, les souriantesannées que d’autres dépensent en folles amourettes, Remy d’Arx lesavaient données tout entières au sombre travail qui avait été silongtemps le but unique de son existence.
Son adolescence n’avait rien prodiguéau-dehors ; tout ce qui brûle chez l’homme s’était amassé enlui silencieusement et la première étincelle d’amour venant à letoucher avait allumé un volcan.
C’était la violence inouïe et la naïveté sanségale de sa passion qui avaient si fort étonné, la veille,Francesca Corona.
Il aimait à la fois comme un enfant et commeun vieillard, avec les effervescences du premier âge, avec l’ardeurstérile et désespérée des derniers jours.
Rien ne restait en lui, sinon cette flammetriste et souveraine, combattue en vain par l’impuissante volontéde continuer son œuvre.
Tout lui parlait de Valentine, mais Valentineelle-même, entrant à l’improviste dans son ancienne vie et luiapportant une aide inespérée, n’avait pu réveiller en lui le feuéteint de la vengeance.
Valentine, parlant des assassins de Mathieud’Arx, de ces Habits Noirs que Remy poursuivait depuis tantd’années, Valentine, promettant d’apporter la lumière dans la nuitque tant d’efforts n’avaient pu dissiper, avait été à peineécoutée.
De Valentine, Remy ne voulait qu’elle-même, etla révélation promise l’indignait, parce qu’il y voyait l’offred’un dérisoire dédommagement.
Il lisait tout cela, c’est-à-dire la confusionde ses souvenirs et l’angoisse de sa pensée, à travers les lignestortueuses que le commissaire de police avait déposées sur lepapier timbré.
Le temps passait, sa distraction de plus enplus tyrannique achevait de voiler dans son esprit le vague remordsd’avoir négligé son devoir de juge, lorsqu’un bruit de pas lourdsse fit entendre dans le corridor.
La demi-heure était écoulée et l’escorte duprisonnier approchait.
Cette fois, Remy d’Arx s’éveilla ensursaut.
Avec cette sûreté de coup d’œil que donnel’habitude, il parcourut en quelque sorte du même regard lespapiers étalés devant lui.
Le procès-verbal du commissaire de police etles rapports des deux inspecteurs concordaient entièrement ;ils étaient clairs et courts ; ils équivalaient presque, tantles circonstances du crime ressortaient frappantes, à uneconstatation de flagrant délit.
Au moment où la porte s’ouvrait, les yeux dujeune magistrat tombaient sur la quatrième pièce, qui n’avait pointde signature.
Cette pièce, qui tenait toute une largefeuille, remplie d’une écriture fine et serrée, se terminaitainsi :
« Observation importante : on n’arien trouvé chez l’accusé en fait d’argent, et il portait seulementsur lui une somme insignifiante. On prouvera qu’il avait conçu leromanesque espoir d’épouser une jeune fille noble dont la dotprobable s’élève à plus d’un million. »
La fonction domine l’homme et le relève.
Pour un instant, Remy d’Arx avait recouvrétoute la lucidité de sa pensée parce qu’il s’était éveilléjuge.
Son œil demeura fixé sur cette page quiapportait à l’évidence le surcroît inutile d’une présomption.
Un doute de nature particulière lui traversal’esprit, un doute qui ne pouvait appartenir qu’à lui et qui serapportait à la série habituelle de ses recherches.
Il pensa :
– Une note analogue était dans le dossier dumalheureux qui « paya la loi » après le meurtre de monpère.
Vous ne l’eussiez pas reconnu lorsqu’il relevases yeux brillants et clairs sur l’accusé qui venait d’entrer,laissant ses deux gardiens en dehors de la porte.
Il y avait dans le regard du jeune magistratune curiosité très vive et quelque chose qui ressemblait à de lasympathie.
Le greffier, sortant d’une pièce voisine,s’était glissé vers sa petite table et frottait déjà sa plumecontre l’éponge de son écritoire.
L’accusé s’arrêta à trois pas de la tableprincipale et resta debout, les bras tombants, la tête haute, maissans affectation de forfanterie.
Il avait les mains libres et ne portait ducostume des prisons que la veste, sous laquelle on voyait sonpantalon d’uniforme.
Il était pâle et très défait ; néanmoinsson regard mâle ne laissait paraître aucune faiblesse.
Au moment où ce regard, qui était dans toutela force du terme celui d’un honnête homme, se croisa pour lapremière fois avec celui de Remy d’Arx, les sourcils du jeunemagistrat se froncèrent malgré lui et la paupière de Maurice sebaissa.
L’interrogatoire commença aussitôt.
Sur la demande du juge, Maurice donna ses nom,prénoms et qualités.
Le greffier, petit homme maigre, à pince-nezprétentieux, écrivait en songeant à ses affaires.
Sur le terrain de l’instruction, il se croyaitbien plus avancé que Remy lui-même, et rassasié qu’il était descancans du palais, il regardait déjà comme une très vieillehistoire ce meurtre qui ne datait que de quelques heures.
Son opinion était formée solidement ; ilavait en lui-même condamné Maurice à l’échafaud ou tout au moins aubagne, pour le cas où les jurés auraient la faiblesse d’admettredes circonstances atténuantes.
Maurice fut quelque temps avant de répondre àla première question qui aborda le fait.
Le greffier eut tout le loisir de l’examinerpar-dessus son pince-nez et de s’avouer à lui-même qu’il devinaittrès bien les mauvais instincts de ce beau garçon-là, à travers sonmasque de douceur et de franchise.
Maurice dit enfin à voix basse :
– Je sais bien que je suis perdu, à quoi bontout cela ?
– Est-ce un aveu ? demanda Remy, dont lavoix grave prenait à son insu l’accent de la compassion.
– Non, repartit Maurice vivement, je juredevant Dieu que je suis innocent ; mais qu’importe, puisquevous ne pouvez pas me croire ?
Le jeune magistrat dit avec lenteur :
– Je ne sais rien, je ne crois rien, je suisici pour découvrir la vérité. Votre vie passée plaide le pour et lecontre : vous avez quitté les études qui vous préparaient àune carrière honorable pour suivre une troupe de saltimbanques,mais depuis lors, vous avez porté l’uniforme et votre conduite enAlgérie a été celle d’un vaillant soldat. Regardez-moi en face etparlez librement. Si vous êtes tombé dans un piège, dites-le, jevous écoute.
Pour la seconde fois, les yeux de Mauricerencontrèrent ceux de Remy d’Arx et il murmura :
– Monsieur, que Dieu vous récompense ; jen’espérais pas trouver tant de bonté en vous, mais je n’ai plusd’espoir.
Le greffier avait mis sa plume derrièrel’oreille et se disait :
– C’est donc comme ça qu’on interrogemaintenant ? excusez !
Maurice poursuivit :
– Depuis douze heures que je suis seul dans maprison, j’ai bien réfléchi ; tout ce qui s’est passé merevenait à l’esprit de point en point, et il me semblait quej’étais mon propre juge. Mon malheur est grand ; j’ai souffertcruellement pendant cette journée, mais je n’ai point perdu la têteet je possède toute ma raison. Vous connaissez la pauvre histoirede ma jeunesse, monsieur le juge ; moi, je ne vous connais paset j’ignore jusqu’à votre nom ; mais si une lueur d’espoirpouvait naître en moi, elle me viendrait de vous. La loi vousdéfend-elle de m’entendre en particulier ?
– La loi exige que l’interrogatoire soitrecueilli par le greffier, répondit Remy d’Arx, et c’est lagarantie de l’accusé, mais la loi ne pose aucune limite au librearbitre du juge choisissant les moyens d’éclairer saconscience.
Il s’interrompit et ajouta en s’adressant augreffier :
– Laissez-nous, monsieur Préault, mais ne vouséloignez pas ; je vous rappellerai quand il me plaira dereprendre l’interrogatoire légal.
M. Préault rangea ses papiers, déposa sa plumeet gagna la porte en répétant :
– Excusez ! ça prépare des jolis moyensde cassation.
La porte fut bruyamment refermée, car M.Préault était de méchante humeur.
– Lieutenant Pagès, reprit le juge en selevant, personne ne nous écoute ; vous êtes ici en présence duseul homme qui puisse vous comprendre ; j’ai des raisons pourvous croire innocent.
– Serait-il vrai ?… s’écria Mauricestupéfait.
Remy lui tendit la main en ajoutant :
– Il se peut que je me trompe, c’est vous quiallez m’éclairer. Si j’ai deviné juste, je suis votre ami,lieutenant Pagès, parce que nous avons les mêmes ennemis.
Remy d’Arx et Maurice étaient assis maintenanten face l’un de l’autre. Maurice parlait ; Remy, penché surles pièces éparses du dossier, écoutait attentivement et prenaitdes notes.
Ce n’était plus l’homme de tout àl’heure ; quelque chose de son ancienne passion se réveillaiten lui, et, pour un instant, il redevenait lui-même.
Sur son ordre, Maurice avait commencé le récitdétaillé de sa vie depuis son départ d’Angoulême jusqu’à son retourd’Afrique.
Tout en l’écoutant, Remy consultait les piècesde l’instruction et semblait comparer les dires du jeune lieutenantaux renseignements recueillis par la police.
Elle était profonde et peut-être mortelle, lablessure que lui avait faite l’arme invisible, la main quiavait porté le coup était exercée : elle avait frappé en pleincœur. Mais les plaies de l’âme sont comme celles du corps, et telremède qui n’a pas la puissance de guérir peut du moins calmer lafièvre et produire une trêve.
Ainsi en était-il de Remy d’Arx qui oubliaitun moment son angoisse et se redressait, ravivé par une diversioninattendue.
Le lévrier mourant bondit encore si on luimontre la trace du cerf ; Remy venait de tomber à l’improvistesur la piste de ceux qui avaient tué son père.
Les Habits Noirs étaient là, il lesentait ; le sang corse, rallumé tout à coup, bouillonnaitdans ses veines comme aux jours de sa jeunesse.
Ses narines dilatées tremblaient, son œilbrûlait.
Quand Maurice aborda cet épisode de sonhistoire où, se trompant de porte, il était entré dans une baraquede saltimbanques au lieu d’aller coucher à la caserne, Remyl’arrêta du geste et prit à la main celui des trois rapports quin’avait pas de signature.
– Voici un travail admirablement fait,murmura-t-il, trop bien fait ; cela tient du miracle. Le crimea été commis ce matin, et ce soir nous avons au dossier quelquechose qui pourrait être intitulé : « Les mémoires del’accusé ». J’y trouve tout ce que vous me dites, lieutenantPagès, avec des détails encore plus intimes sur MmeVeuve Samayoux, votre patronne, et sur cette jeune fille quiportait le nom de Fleurette. On a dû interroger un de vos amis, unami pour qui vous n’aviez rien de caché.
– Je me connais de bons camarades au régiment,répliqua Maurice, mais je n’ai jamais confié mes affaires àpersonne.
– Alors, demanda le juge, qui avait aux lèvresun sourire presque triomphant, comment expliquer cettemerveille ? La police mérite rarement qu’on l’accuse d’êtretrop habile. En quelques heures, il a fallu rassembler lesrenseignements que voici, et qui, en vérité, semblent avoir étédonnés, par vous-même, tant leur exactitude est complète ; ila fallu, en outre, rédiger ce rapport, le mettre au net et ledéposer à la préfecture, qui l’a fait parvenir ici avant monarrivée. Il y a des sortes d’encres qui sèchent très vite, je lesais, mais l’écriture de ce document ne semble pas toutefraîche ; on dirait que la nuit a passé sur cette copie.
Pendant qu’il parlait, Maurice le regardaitavec étonnement.
– Monsieur le juge, dit-il d’une voix trèsémue, cherchez-vous donc vraiment à me trouver innocent ?
– Je cherche les coupables, répliqua Remyd’Arx, qui fixa sur lui ses yeux perçants ; vous ne lesconnaissez pas encore, et pourtant vous allez m’aider à lestrouver. Monsieur Pagès, cette pièce était fabriquée d’avance.
– Vous croiriez !… s’écria le jeunelieutenant stupéfait.
– J’en suis sûr. Ils sont arrivés à ce pointd’habileté qu’ils dépassent quelquefois le but, et la perfection deleur œuvre devient une signature. Je reconnais, moi qui vous parle,tout ce qui sort de cette terrible fabrique.
Les yeux de Maurice interrogeaient etlaissaient percer une vague inquiétude.
– Soyez tranquille, dit Remy, répondant à ceregard, j’ai tout mon sang-froid, et vous comprendrez bientôt lesens de mes paroles. Tout était préparé, je vous le répète ;on rédigeait ce rapport à l’heure même où un autre acteur, jouantdans la même comédie, profitait de votre absence pour briser chezvous une serrure et laisser dans votre chambre deux de ces outilsqui n’appartiennent qu’aux voleurs de profession.
La bouche de Maurice resta béante un instant,puis il balbutia :
– Je ne vous ai rien dit de tout cela ;comment le savez-vous ?
Le juge d’instruction sourit encore etpoursuivit au lieu de répondre :
– Qui a pu fournir ces renseignements survotre vie passée ? Cherchez bien, il est impossible que vousne trouviez pas un moyen de me mettre sur la trace.
– Je n’ai pas besoin de chercher, répliquaMaurice, frappé soudain d’un trait de lumière ; hier au soir,j’ai vu la veuve Samayoux, mon ancienne patronne.
Évidemment, interrompit Remy, ce doit êtreelle. Maurice secoua la tête.
– Vous vous trompez, monsieur le juge,dit-il : celle-là est le plus honnête cœur qui soit au monde.Sa tête, par exemple, n’est pas de si bonne qualité ; elle m’aavoué elle-même qu’on était venu, qu’on avait tourné autour d’elleet qu’on l’avait fait causer à mon sujet.
– Depuis peu ?
– Hier, dans la matinée.
– Vous voyez bien ! s’écria le magistrat,qui battit des mains comme pour applaudir. Vous a-t-elle dit le nomde celui qui a tourné autour d’elle ?
– Elle a prononcé deux noms, repartit Maurice,et je ne sais plus lequel des deux se rapporte à ce détail :Piquepuce et Lecoq.
Remy ouvrit avec vivacité sa redingote et pritdans sa poche un carnet, qu’il consulta en répétant :
– Piquepuce… Lecoq !
Il tira brusquement le cordon de la sonnettequi pendait au-dessus de son bureau.
– Lecoq ! dit-il tout bas pour lapremière fois.
Il ajouta, en s’adressant au garçon quiaccourait, appelé par son coup de sonnette :
– Passez sur-le-champ à la préfecture et ditesau chef de la 2e division que j’ai besoin de l’agent Lecoq. Vousentendez : sur-le-champ !
Le garçon partit ; Remy resta pensif.
Maurice croyait bien faire un de ces rêvestroublés où les incidents bizarres se mêlent et s’entassent pourfatiguer le sommeil des fiévreux.
Les corridors du Palais communiquent avec ceuxde la préfecture ; le garçon envoyé en exprès revint au boutde quelques minutes et dit :
– Monsieur le chef de la 2e division demandeun ordre écrit.
Remy haussa les épaules avec colère, et saplume grinça sur le papier.
– Sur-le-champ ! répéta-t-il encore enremettant un pli au garçon ; le refus de M. le chef dedivision serait à ses risques et périls.
Il se leva, et en attendant le retour de sonenvoyé, il arpenta la chambre à grands pas.
Maurice, qui n’osait l’interroger, l’entendaitmurmurer :
– L’administration… la plaie ! L’obstacleéternel !
Remy d’Arx s’arrêta devant la porte pourécouter les pas de son messager dans le corridor et reçut des mainsdu garçon un pli pareil au sien.
Le contenu de ce pli était ainsi :
« Il n’y a ni dans mon service général,ni dans le service de la sûreté, aucun agent du nom deLecoq. »
Remy froissa la lettre violemment et lajeta ; mais, se ravisant aussitôt, la reprit pour la serrerdans son carnet, qu’il remit dans sa poche.
Puis il s’assit de nouveau devant sa table etdit à Maurice :
– Vous n’avez plus rien à m’apprendre. Lerapport de ce Lecoq est exact et je l’ai lu. Vous quittâtes laFrance à une heure de désespoir ; vous emportiez avec vous uncher souvenir. En Afrique, vous avez joué follement votre vie pourgagner l’épaule, et vous ne souhaitiez l’épaulette que pour avoirle droit de donner votre démission. Vous êtes revenu ; celleque vous aimez est noble et riche, je n’ai pas besoin de savoirquelle était votre espérance : vous êtes aimé, cela suffitpour justifier votre retour. Mon opinion est fixée. Je vaisrappeler mon greffier pour que mes demandes et vos réponses soientconsignées selon le vœu de la loi, c’est désormais une simpleformalité. Vous êtes innocent, lieutenant Pagès, j’en ai lacertitude absolue, et vous n’avez plus rien à craindre.
Maurice voulut remercier, mais le juge luiimposa silence en montrant la porte qui s’ouvrait.
M. Préault reprit sa place à la petitetable ; il était manifestement de très mauvaise humeur.
L’interrogatoire de Maurice ne contenait rienqui ne soit déjà connu de nous, M. Préault, qui était un vieux ratde Palais, ne cacha point, en transcrivant les réponses de Maurice,la complète incrédulité qu’elles faisaient naître en lui.
Quand le jeune lieutenant parla del’effraction pratiquée à l’avance, du monseigneur et de la pinceintroduits chez lui à son insu, le greffier ne put réprimer unpetit accès de ricanement.
Maurice poursuivit :
– Ce fut justement la réunion de toutes cescirconstances qui me donna ou plutôt qui m’imposa la pensée defuir. Je sentais le piège tendu, je voyais la trappe qui allaitretomber sur ma tête ; les paroles que j’entendais au-dehorsétaient accablantes, elles m’ôtaient jusqu’à la volonté de medéfendre. On disait : « L’assassin est là ! »et j’y étais, et comme j’avais essayé de secourir mon malheureuxvoisin, son sang couvrait mes mains et mes habits. Le concierge dela maison allait répétant une phrase terrible, réellement prononcéepar moi et qui se rapportait à un tout autre ordre d’idées, maiselle venait en aide à l’échafaudage des indices qu’on avaitentassés autour de moi et semblait compléter l’évidence.
« J’aurais dû rester, je le sais, etattendre le danger de pied ferme ; c’est mon métier de soldat.Fuir, c’est crier : je suis coupable ; mais j’avais étéfrappé à l’improviste, nul éclair n’avait précédé ce coup defoudre. Une seule chose m’occupait, je dois le dire : c’étaitla conscience de mon apparente culpabilité. Mes jambes tremblaient,mon regard se voila, et j’entendis autour de mes oreilles unmurmure horrible qui était le bruit de la foule rassemblée autourde l’échafaud.
« J’eus peur jusqu’à perdre la raison. Aumoment où ceux du corridor entraient à la fois par la porte dunuméro 17, qui était ma chambre, et par la porte du numéro 18, oùle cadavre gisait, j’étais fou. Je sautai sur l’appui de la fenêtresans dessein arrêté ; je pense que mon envie était de melaisser tomber dans le jardin, mais mon pied rencontra les barreauxd’un treillage où des plantes grimpantes s’enlaçaient.
« Rompu comme je le suis à tous lesexercices gymnastiques, je n’eus aucune peine à suivre ce cheminaérien, et en quelques secondes j’atteignis un grand arbre, oùj’essayai d’abord de me cacher.
« Mais il y avait déjà du monde dans lejardin. Par où ces gens étaient-ils entrés ? Quefaisaient-ils ? Le drame où je venais d’être acteur avaitpassé, rapide comme la pensée ; j’affirme que dix minutes nes’étaient pas écoulées entre le premier cri de la victime et lemoment présent. Ces gens étaient donc là d’avance ; le piègeavait donc été tendu au-dehors comme au-dedans.
– Notez bien cela, monsieur Préault, n’oubliezrien, dit le juge, qui venait de prendre dans le dossier un planfiguratif et qui le déployait devant lui sur la table.
– Où est l’arbre ? demanda-t-il ens’adressant à Maurice.
– Ici, répondit le jeune lieutenant, qui posason doigt sur le papier. De là, je voyais ceux qui couraient dansle jardin et ceux qui se pressaient déjà aux fenêtres. On m’avaitaperçu aux rayons de la lune, car tous criaient à la fois :« Regardez ! le voici ! nous letenons ! »
Maurice passa la main sur son front oùperlaient des gouttes de sueur froide.
Les yeux de Remy, qui s’étaient fixés d’abordsur la partie du plan indiquant le chemin suivi par l’accusé,embrassaient en ce moment l’ensemble du dessin.
Le plan formait un angle droit dont un descôtés portait pour légende : Rue de l’Oratoire ;l’autre : Avenue des Champs-Élysées.
– Mais, murmura Remy d’Arx avec étonnement,c’est l’hôtel d’Ornans qui est là.
– Parbleu ! fit le greffier.
Il ajouta à part lui :
– Voilà comme on étudie les pièces ! Letraitement de ces gaillards-là n’est pas difficile à gagner.
Une curiosité nouvelle semblait s’éveillerchez le juge, et il écoutait désormais avec un redoublementd’attention.
– Fuir ! continua Maurice, il n’y avaitplus en moi que la misérable idée de fuir ! J’étais entouré detrois côtés, mon regard se tourna vers le quatrième et je vis unegrande maison tout auprès de moi. Deux croisées restaient éclairéesau milieu de la façade sombre ; à travers la mousseline desrideaux, je distinguais la forme d’une femme agenouillée quipriait.
« À la suite des deux fenêtres éclairéeset sur le même balcon, une troisième croisée restaitentrouverte…
– L’appartement de Valentine ! pensa lejuge.
Le greffier se disait :
– Ça a l’air de l’amuser. À la place del’accusé, je demanderais un verre d’eau sucrée.
– Ce que j’espérais, poursuivit Maurice, je nesaurais le dire. Les femmes ont parfois pitié ; j’avais unechance sur mille de trouver passage au travers de cette maison etde gagner les Champs-Elysées. Je choisis la branche qui serapprochait le plus de la maison, je la suivis avec précaution, etje me laissai tomber sur le balcon à la vue de tous ceux quiétaient en bas.
« Je les entendais ; ilsdisaient : « Frappez à la porte du grand salon !qu’on fasse le tour par la rue de l’Oratoire pour aller prévenir leconcierge ! une échelle ! ce sera plus tôtfait. »
« Je poussai la fenêtre entrouverte, quiétait celle d’un cabinet, juste au moment où la jeune femme quej’avais vue agenouillée s’élançait hors de sa chambre, effrayée parle bruit. Elle avait entendu sans doute répéter bien des foisau-dehors le mot assassin ; à ma vue, elle se rejeta dans lachambre en poussant un grand cri.
« Certes, ceux du jardin n’avaient pas eule temps de faire le tour par les Champs-Elysées, et pourtant uneporte s’ouvrit donnant passage à des gens qui disaient aussi :« L’assassin, l’assassin ! »
« Elle me montra du doigt, celle en quij’espérais ; elle s’écria : « Le voici ! »et je fus entouré, car on avait trouvé une échelle, et les gens dujardin entraient par le cabinet.
« Je regardai alors cette jeune fille quim’avait livré et mon cœur cessa de battre ; je ne prononçaiqu’un mot : Fleurette !
– Fleurette ! répéta le juge qui retenaitson souffle et dont le visage était devenu livide.
– Elle me reconnut aussi, poursuivit Mauriced’une voix altérée, car elle prononça mon nom et vint tomber dansmes bras.
– Dans vos bras ! répéta encore Remyd’Arx.
Ses yeux étaient baissés, ses lèvrescontractées. Maurice ne prenait point garde au changement de saphysionomie, car l’émotion l’aveuglait.
– Quelle position, demanda le juge avecégarement, cette fleurette occupe-t-elle à l’hôtel d’Ornans ?est-elle au service de la marquise ou au service de Mllede Villanove ?
Maurice répondit :
– Cette fleurette est MlleValentine de Villanove elle-même.
Il y eut un grand silence. Le greffier regardatour à tour les deux interlocuteurs et s’écria :
– Monsieur le juge se trouve mal !
Remy d’Arx avait, en effet, chancelé sur sonsiège.
– Ce n’est rien, dit-il.
Et faisant sur lui-même un effort terrible, ilajouta :
– Lieutenant Pagès, avez-vous toutdit ?
– Tout, répliqua Maurice absorbé enlui-même.
– Alors, monsieur le greffier, prononçapéniblement Remy, donnez à l’accusé lecture de soninterrogatoire.
Tout en rassemblant ses feuilles et enassurant ses lunettes, M. Préault se demandait :
– Que diable y a-t-il donc ?
Il commença :
« Le vendredi, 22 septembre 1838, enprésence de M. le juge d’instruction Remy d’Arx, acomparu… »
Mais il n’acheva pas, parce que, à ce nom deRemy d’Arx, Maurice s’était levé tout debout.
D’un mouvement pareil qui ne dépendait pointde sa volonté, le jeune magistrat repoussa son siège et se dressade sa hauteur.
Il y eut entre leurs regards un chocsinistre.
Pas une parole ne fut prononcée.
Maurice se rassit le premier ; Remy d’Arxl’imita, disant :
– Greffier, poursuivez votre lecture.
Ce soir-là, le greffier Préault dînait à lagoguette des Enfants d’Apollon, presque entièrement composéed’artistes judiciaires, auxquels se joignaient pourtant quelquesadministrateurs des pompes funèbres.
Ce peuple lugubre est tout particulièrementfolâtre dans ses joies ; les messieurs noirs et décorés quimarchent à la tête des convois font des chansons à mourir de rire,et telle pièce du Palais-Royal dont les coq-à-l’âne nous ontprocuré une gaieté spasmodique est arrivée au théâtre en sortant ducimetière.
Quand Maurice, après la lecture de soninterrogatoire, eut quitté le parquet pour rentrer en prison, legreffier alla faire un bout de toilette dans son bureau et dit soncommis ;
– M. d’Arx a un coup de marteau, un bon !Je viens de voir une scène qui ferait de l’effet à l’Ambigu. Jen’ai pas compris tout à fait, mais il y a une dame dans l’histoireet ça promet d’être raide. J’ai mes couplets à faire d’ici labarrière du Maine, ne vous en allez pas sans prendre les ordres deM. d’Arx.
Aussitôt après le départ de son chef, lecommis brossa le collet de sa redingote, mit un faux col et lustrason chapeau.
– Bernard, dit-il au garçon du greffe, j’aiune affaire de famille du côté de Mme Saqui, ne sortezpas sans prendre les ordres de M. d’Arx.
Je ne sais pas où Bernard était attendu, maisdès que le commis eut tourné les talons, il décrocha sa casquetteet ferma le bureau.
Quelque chose de semblable se passait dansl’antichambre du cabinet ; on ne veille pas tard au Palais dejustice et les mœurs y sont patriarcales.
Remy d’Arx ne s’apercevait pas du silence quise faisait graduellement autour de lui.
Depuis longtemps aucun bruit de porte ouverteou fermée ne s’entendait, aucun pas ne résonnait dans lescorridors.
L’horloge du palais tinta neuf heures.
Remy était assis à la place même où nousl’avons laissé, sa tête reposait dans sa main, la lumière de lalampe tombait sur son front où se creusaient des ridesprofondes ; ses yeux grands ouverts et mornes regardaient levide.
Il n’avait pas bougé depuis le départ deMaurice et le travail de sa pensée était si intense que les musclesde sa face semblaient pétrifiés.
Quand pour la première fois ses lèvresremuèrent, il prononça ces mots :
– C’est lui qu’elle aime !
Et il ajouta presque aussitôt après :
– Sans lui, elle m’aimerait !
Sa paupière se baissa et ses doigts secrispèrent dans ses cheveux.
– Elle me l’a dit, poursuivit-il parlant à soninsu et laissant entre chaque phrase de longs intervalles ; ily a un lien entre nous, quelque chose la pousse vers moi et ledanger de la lutte où je me suis jeté tête baissée l’épouvante.Pourquoi ? Je lui ai rendu un service grave, mais avant leservice rendu, elle s’occupait déjà de moi :pourquoi ?
Le dossier de Maurice restait ouvert devantlui ; il l’écarta d’un geste fatigué et répéta d’une voix oùil y avait des larmes :
– C’est lui qu’elle aime !
Une angoisse plus aiguë lui traversa le cœur,car la pâleur de sa joue s’empourpra tout à coup et il porta lamain à sa poitrine.
– Il est bien jeune, murmura-t-il ; quem’a-t-il fait ? Savait-il seulement que j’existais ? Quede bonheur un mot écrit de ma main pourrait lui rendre ! Maispourquoi écrivais-je ce mot ? Mon bonheur à moi, tout monbonheur, il me l’a pris ! Et sans moi ne serait-il pascondamné ? Il y a évidence, sinon flagrant délit ;donnez-lui n’importe quel juge, hormis moi, c’est un hommemort.
Un sourire amer releva sa lèvre pendant qu’ilpoursuivait :
– Je n’ai même pas besoin de dire : Ilest coupable ; je n’ai qu’à abandonner l’instruction, un autreprendra ma tâche inachevée et…
Il s’arrêta.
– Et je l’aurai tué ! prononça-t-il toutbas en frémissant.
Ses doigts convulsifs ramenèrent le dossier,dont il éparpilla les pièces pour trouver celle qui n’avait pointde signature ; il la déplia et lut à demi-voix la dernièrephrase :
« On prouvera qu’il avait conçu leromanesque espoir d’épouser une jeune fille noble dont la dotprobable s’élève à plus d’un million. »
– Leur main est là, dit-il après unsilence ; je les reconnais ! Vais-je me faire le complicede ceux qui ont assassiné mon père ?
Il se leva brusquement et resta un instantimmobile.
– C’est un tout jeune homme, pensa-t-ilpendant que ses mains pressaient son front douloureusement ;son regard loyal reste devant mes yeux. Il y a des gens dont lescœurs sont frères et que la destinée force à se haïr… Ma main atouché sa main, je lui ai promis de le sauver !
Il marcha d’un pas lent vers la fenêtre quidonnait sur la cour de la Sainte-Chapelle.
Une lanterne fumeuse, placée au-dessus de laporte des bâtiments voisins de la préfecture, allongeait l’ombredes matériaux épars sur le pavé ; l’arbre se dressait noir aumilieu des décombres blanchâtres.
Au ciel les nuages orageux couraient,découvrant parfois la lune qui nageait dans un lac d’azur.
Il n’y avait plus de lumières auxfenêtres ; la journée des ouvriers de la justice étaitfinie.
Le Palais dormait.
Remy n’aurait rien vu de tout cela si unmouvement ne s’était fait parmi les pierres.
Une femme, une ombre plutôt, glissa derrièreles décombres et traversa la cour.
Remy se frotta les yeux et s’éloigna de lafenêtre en disant :
– Je la vois partout ! c’est de lui queje parle, mais c’est à elle que je pense. J’aurais beau lutter,j’aurais beau combattre, cet amour est plus fort que moi, ilm’entraîne, je mourrai fou et peut-être criminel !
Au profond abattement qui l’accablait naguère,l’agitation succédait ; il parcourait la chambre d’un pasrapide, tandis que des paroles entrecoupées tombaient de seslèvres.
Il murmurait :
– Si j’étais fou déjà ? Qu’est-ce que lafolie, sinon une façon de voir entièrement opposée à l’opinion detous ? Que je vienne dire : Il est innocent, devant untribunal, les juges, les jurés, le public me répondront : Ilest coupable ! Cela saute aux yeux, la raison le crie, il n’ya qu’un fou pour prétendre le contraire.
– Et pourtant, mon Dieu, mon Dieu !dit-il en se laissant tomber sur son siège, il est innocent, je lesais, et sa vie est entre mes mains parce que je suis seul à lesavoir. Je cherche en vain à me tromper moi-même ; jedonnerais ma fortune, je donnerais tout mon sang pour trouver enmoi un doute, il n’y en a pas ! Et Valentine l’aime ! Etplutôt que de renoncer à Valentine, je mettrais sous mes pieds maconscience et mon honneur !
Ces derniers mots s’échappèrent de sa poitrinecomme un râle et sa tête, où les cheveux se dressaient, s’affaissalourdement.
Il resta ainsi longtemps, le front contre sesbras croisés sur la table et pareil à un homme que l’ivresse auraitvaincu.
Parfois, tout son corps frissonnait, secouépar un tressaillement douloureux ; parfois aussi le nom deValentine s’exhalait de ses lèvres.
Un bruit se fit à la porte du corridor, il nel’entendit pas ; une main froide toucha la sienne, il crutrêver et ne bougea pas.
Mais une voix douce et grave dit auprès delui :
– C’est moi, monsieur d’Arx, je vous avaispromis de venir. Il releva les yeux et se prit à trembler.
Mlle de Villanove était devantlui.
– On dirait que je vous fais peur ?murmura-t-elle avec un triste sourire.
Et en effet le regard de Remy exprimait unétrange épouvante. Son premier mot trahit sa pensée.
– J’ai parlé ! balbutia-t-il, vous m’avezentendu…
– Je n’ai rien entendu, monsieur d’Arx,répondit Valentine doucement, vous n’avez point parlé ; maisvous serait-il possible de prononcer des paroles que je ne dois pasentendre ?
Les paupières du juge se baissèrent, et sonvisage prit une expression farouche.
– Comment êtes-vous entrée jusqu’ici ?demanda-t-il.
Remy d’Arx était homme du monde dans lameilleure acception du mot, et sa courtoisie élégante avait passéen proverbe dans le cercle où vivait Valentine.
Pourtant, elle ne parut ni étonnée nioffensée ; on eût dit qu’elle s’attendait à la rudesse de cetaccueil.
– J’ai eu bien de la peine, répliqua-t-elleavec une sorte d’humilité, je suis allée chez vous d’abord, commec’était convenu. Germain, votre domestique, ne voulait pas mepermettre d’attendre, mais j’étais si pâle qu’il a eu pitié demoi.
– C’est vrai, pensa tout haut Remy, vous êtestrès pâle, mademoiselle de Villanove, et, depuis ce matin, vousdevez cruellement souffrir.
– Je n’en suis pas morte, dit Valentine, avecune expression si navrante que Remy tourna la tête pour cacher unelarme.
Elle continua :
– J’ai attendu deux heures et votre valet dechambre m’a dit : « Je crois bien qu’il est au Palaispour cette affaire de la rue de l’Oratoire. »
La voix de Valentine chevrotait comme si lefroid l’eût tout à coup saisie. Les yeux de Remy se séchèrent.
– Je me suis fait conduire au Palais, repritla jeune fille qui parlait désormais avec une fatigue extrême, etj’ai demandé à être introduite auprès de vous, mais cela ne sepouvait pas, monsieur d’Arx, vous étiez occupé, vous interrogiezl’accusé.
Elle chancela, le juge n’eut que le temps dela soutenir. Un instant, il l’eut dans ses bras et il tremblaitplus fort qu’elle. Il l’assit dans son propre fauteuil ; sesgenoux plièrent et il tomba prosterné.
Il la regardait les mains jointes, mais sansparler.
– Asseyez-vous, monsieur d’Arx, lui dit-elleen lui montrant un siège. Je suis encore bien faible, j’ai faillimourir ce matin.
Le juge recula comme si on l’eût frappé. Lesimpressions contraires se succédaient en lui avec un terriblerapidité.
– Il faut m’écouter patiemment, continuaValentine, j’ai beaucoup de choses à vous dire et je voudrais avoirla force d’aller jusqu’au bout. J’ai attendu la fin del’interrogatoire dans ma voiture ; un homme du Palais étaitchargé de me prévenir, il n’est pas venu, la grille s’est fermée,et quand je me suis présentée au guichet, j’ai reçu pourréponse : « On n’entre plus. » Moi, je disais :« Au nom du ciel ! laissez-moi passer, il faut que je levoie ! » Les gens me regardaient, il y avait déjà unattroupement sur le trottoir ; mon cocher, que je ne connaispas, a eu pitié de moi comme votre domestique ; il m’aentraînée vers le fiacre en disant : « Signora, je vaisvous tirer de peine. »
C’est un Italien. Je ne sais comment il avaitdeviné que moi aussi je viens d’Italie.
Le fiacre me conduisit sur le quai à une portequ’on me dit être celle de la préfecture de police ; moncocher donna son cheval à garder et m’introduisit sous lavoûte.
Nous traversâmes plusieurs corridors :mon guide appela un homme et lui parla. L’homme répondit :« Je risque ma place : c’est dix louis. » Je donnaisma bourse, et je me trouvai dans la cour de la Sainte-Chapelle oùl’on me montra une fenêtre éclairée en me disant : C’estlà.
Remy n’écoutait plus, ses yeux étaient clouésau sol, il dit :
– Vous venez me demander sa vie.
– Je viens vous dire, répliqua Valentine dontla voix se raffermit : Il est innocent et vous le savez.
– Je le sais ! interrompit Remy d’Arxavec une colère soudaine, moi qui ai les pièces sous lesyeux ! moi qui viens de lire l’ensemble accablant destémoignages !
– Vous le savez ! interrompit Valentine àson tour.
Et ce mot fut prononcé avec une autorité sigrande que le juge garda le silence.
Valentine se taisait aussi.
Dans un duel à mort, le moment le plussolennel est celui où les deux adversaires se reposent appuyés surleurs épées sanglantes.
Ce fut Valentine qui renoua l’entretien lapremière.
Par un effort puissant de volonté, elle avaitrappelé à ses lèvres le souffle résigné qui la faisait belle commeune sainte.
– Que la soirée d’hier est loin de nous,monsieur d’Arx ! dit-elle. Hier, vous m’avez demandé ma mainet je vous ai répondu par un refus, en ajoutant que je voulais vousexpliquer mes motifs et me confesser à vous en quelque sorte, parceque personne au monde ne m’a inspiré au même degré que vous unecomplète estime, une sérieuse sympathie.
« Depuis hier, la foudre est tombée entrenous.
« Monsieur d’Arx, Maurice est accuséd’assassinat et vous êtes le juge de Maurice.
« Vous l’avez interrogé, il a dû vousrépondre franchement, car jamais un mensonge n’a passé entre seslèvres ; vous devez savoir au moins une partie de ce que jevoulais vous apprendre, et la romanesque histoire de Fleuretten’aura plus pour vous l’attrait de la nouveauté.
« Je vous avais annoncé aussi desrévélations d’un autre genre ; le hasard a mis sous mes yeuxle travail confié par vous au colonel Bozzo, et c’est en faisantallusion à la bataille que vous livrez, monsieur d’Arx, que je vousavais dit : Je suis comme vous la victime de cette redoutableassociation ; de vous à moi il existe une attachemystérieuse…
« Eh bien ! la même attache vous liemaintenant à Maurice Pagès ; refuserez-vous de le défendrecontre ceux qui ont tué votre père ?
Remy n’osa pas la regarder en répondant d’unton glacé :
– J’ai cru à ces choses, mademoiselle, mais jen’y crois plus.
– Ne mentez pas ! s’écria Valentinesévèrement ; vous y croyez encore, vous y croirez jusqu’audernier jour de votre vie !
Elle prit la main de Remy, qui essayait de laretirer.
– Ayez compassion de vous-même, lui dit-elleen le suppliant du regard, un cruel malheur est sur Maurice et surmoi, mais c’est vous que je plains, et je n’accuse que la fatalité.J’ai tué deux fois celui que j’aime en le livrant à la justice eten vous inspirant ce funeste amour qui aveugle votreconscience.
Remy retenait la main qu’on lui avaittendue ; elle le brûlait ; il la pressa passionnémentcontre son cœur.
– Je suis dans l’enfer, murmura-t-il, et c’estle paradis ! Chacune de vos paroles m’enivre en me torturant.Je vous aime, oh ! je vous aime comme jamais créature humainene fut adorée ! Vous êtes venue apporter un aliment nouveau aufeu qui me dévore, je suis seul avec vous, j’ai votre main dans lesmiennes, savez-vous ce que peut le délire d’une pareillefièvre ?
Il la repoussa avec violence et recula sonsiège.
– Oh ! pourquoi êtes-vous venue ?ajouta-t-il en un gémissement.
– Je suis venue, répondit Valentine, qui lecouvrait de son regard calme et clair, parce que je veux le sauveret parce que je veux me venger.
– Vous l’aimez donc, vous aussi, jusqu’à lafolie ! balbutia Remy, dont un sarcasme crispait la lèvre.
– Je l’aime bien, répondit simplementValentine.
– Car c’est de la folie, continua le juge, qued’espérer en moi après ce que je viens de vous dire. Voulez-vousdavantage ? Ce que je viens de vous dire n’explique pas lamillième partie des misères de mon âme ; je me l’avouais àmoi-même tout à l’heure, pourquoi vous le cacherais-je ? Plusde feinte ! Cet homme est innocent, mais il est l’obstacle quime sépare de vous, il mourra. Dites que c’est un crime lâche etfroidement conçu. Le magistrat est un prêtre, c’est un sacrilège.Voilà comme je vous aime, il mourra !
Ses deux mains étreignaient les bras de sonfauteuil, et sa voix haletait, épuisée.
Le regard de Mlle de Villanoveétait plus triste, mais il n’avait rien perdu de sa douceur.
– Non, fit-elle comme si elle se fut parlé àelle-même, je ne l’aime pas comme cela et il ne voudrait pas d’unpareil amour. Vous avez prononcé un mot, monsieur d’Arx, qui merassure et qui vous excuse. Le délire s’est emparé de vous, c’estle délire qui parle, je ne crois pas ce qu’il dit. Je suis calme,vous le voyez, écoutez-moi froidement d’abord. Maurice n’est pas unobstacle entre vous et moi.
Les yeux du juge devinrent fixes, il crutavoir mal entendu.
– Comprenez-moi bien, reprit Valentine, jevous ai dit : Je veux le sauver et je veux me venger. C’estprécis et c’est net : Je le veux ! Vous êtesmaître de sa vie, je suis maîtresse de ma main, je vous offre mamain pour sa vie.
Il y avait de l’égarement dans les yeux deRemy.
– Il ne faudrait point, poursuivit Valentine,donner à mes paroles d’hier un sens qu’elles n’avaient pas ;je vous ai dit que je ne pouvais pas être à vous et j’ai opposé àvotre recherche mon passé comme une barrière ; une partie del’énigme vous a été révélée : j’ai été Fleurette lasaltimbanque avant de m’appeler Mlle de Villanove, maisje vous l’ai dit aussi : Fleurette était une honnête fille,Mlle de Villanove sera une honnête femme.
– Je ne rêve donc pas, balbutia Remyd’Arx.
Valentine prit sous sa mantille un rouleau depapier et le déposa près de lui.
– Il faut, dit-elle, que vous connaissiezcomplètement celle qui portera votre nom. Voici ma vie toutentière, et j’affirme devant Dieu que ces pages contiennentl’exacte vérité. Vous y trouverez une révélation qui vous est due,je vous l’avais promise, Dans cet écrit, vous verrez que nosennemis sont les mêmes. Votre haine est ancienne déjà, et je laservais avant que la mienne fût née. Pourquoi allais-je versvous ? Je ne sais. Peut-être était-ce mon destin. Maismaintenant il me faut, à moi aussi, ma vengeance ; elle entredans mon pacte : vous punirez ces hommes qui m’ont pris monbonheur.
– Votre bonheur !… répéta Remy d’une voixoppressée.
– Oh ! dit Valentine, l’accent tranquilleet la tête haute, nous parlons franchement, monsieur d’Arx ;c’est un marché que je vous offre, je vous en ai posé lesconditions, répondez franchement aussi :l’acceptez-vous ?
Il n’y avait pas la moindre nuance de méprisdans l’accent de Valentine ; elle disait vrai dans toute laforce du terme, c’était un marché qu’elle proposait.
Elle agissait de bonne foi, sans scrupule nifausse honte ; d’autres auraient certainement tourné laquestion de façon à la rendre plus acceptable, mais Valentineagissait selon sa nature, qui était de marcher tout droit.
C’était une singulière fille et son âme avaitl’héroïque beauté de son visage.
Quelle que fût sa naissance, car aucunecertitude n’existait à cet égard et nous verrons qu’elle doutaitelle-même de son droit à porter le nom de Villanove, ce devait êtreun sang froid et fier qui coulait dans ses veines.
Au fond des campagnes, il y a de ces sérénitésque rien n’arrête ni ne détourne ; il y en a aussi dans lesvilles.
Les flatteurs du peuple affirment que lesmansardes en sont pleines les flatteurs des puissants n’osent pasprétendre qu’elles encombrent les boudoirs.
Elles existent, voilà le vrai ; on en avu, mais elles sont rares en bas comme en haut.
Valentine n’était à proprement parler ni duboudoir ni de la mansarde.
Le milieu misérable où son enfance et sajeunesse s’étaient passées ne participe en effet ni de l’un ni del’autre.
Cette population de la foire dont elle faisaitpartie autrefois sans lui ressembler en rien l’avait admirée etentourée.
Le monde noble où elle était entrée en sortantde là, Sans transition aucune, l’avait examinée en vain de sonregard le plus sévère et le plus perçant : rien ne restait enelle qui décelât le long voyage qu’elle avait fait dans le pays dessaltimbanques.
Elle ne ressemblait pas plus, il est vrai, àses charmantes compagnes de salon qu’elle n’avait ressemblé à sespauvres amies de la baraque, mais elle restait si digne et sidécente dans sa libre originalité, que le grand monde de l’hôteld’Ornans, comme le petit monde de la foire, l’entourait etl’admirait.
Elle était elle-même, elle agissait suivantson impulsion propre, elle ne demandait conseil qu’à son goûtexquis pour les choses frivoles, pour les choses sérieuses qu’à saconscience.
Dans la conjoncture bizarre où elle setrouvait aujourd’hui, étant donné le but qu’elle voulait atteindre,peut-être eût-il mieux valu s’y prendre autrement, mais elle nesavait qu’une route, elle la suivait.
Remy d’Arx était aussi un solitaire et sa voies’écartait pareillement des sentiers battus : néanmoins ilcôtoyait de trop près la vie commune pour n’être point surpris etoffensé par la brutalité apparente de cette offre, qui, au fond,exauçait son plus ardent, son unique désir.
Nous l’avons dit, il n’y avait aucun méprisdans l’accent de Valentine ; mais sa proposition mêmeimpliquait un mépris si terrible que Remy d’Arx resta commepétrifié.
Sa passion, qui était sa vie même, subissaitune sorte d’écrasement.
À l’heure où, par un miracle, l’abîme quirendait pour lui l’espoir impossible se comblait tout à coup, ladernière lueur d’espoir s’éteignait en lui.
Son orgueil, humilié profondément, essayait dese révolter contre cet amour qui n’était plus rien sinon unemortelle angoisse, mais qui grandissait par la douleur même et quile tenait terrassé comme la main d’un géant.
Dans la vaillance naïve de son sacrifice,Valentine répéta sa question.
Sa voix n’avait rien perdu de son inflexionsonore et tranquille.
Le sang monta aux joues de Remy d’Arx, il fiteffort pour parler ; ses yeux s’injectèrent.
En ce moment un fougueux élan de haine passaau travers de son amour.
La beauté de Valentine prenait pour lui desrayonnements surhumains qui insultaient à son supplice, quienvenimaient son martyre.
Une immense colère bouillonnait en lui ;ce fut une pensée de vengeance qui rompit son mutisme et cetteparole s’étrangla dans sa gorge :
– J’accepte !
Valentine pâlit, mais elle sourit.
– C’est bien, murmura-t-elle, vous avezconfiance en moi et je vous remercie.
– À quand la noce ? demanda brusquementRemy.
Son accent essayait d’être sarcastique.
– Quand vous voudrez, monsieur d’Arx, réponditValentine, dont les yeux se baissèrent pour la première fois.
– Le plus tôt sera le mieux, n’est-cepas ? murmura le juge entre ses dents serrées.
Valentine répliqua :
– Je vous ai peut-être fâché : vous ditescela comme on raille ou comme on menace.
Remy essuya la sueur de son front.
– Railler ! dit-il en se parlant àlui-même, je puis bien me railler, c’est la dernièreressource ; mais menacer, fi donc ! je suis esclave etvous êtes reine.
Son regard devint suppliant, et ilajouta :
– Écoutez ! l’excès de la souffrance rendméchant, j’ai senti cela tout à l’heure ; j’aurais voulu vousfaire un peu de mal, tant mon cœur était atrocement broyé.
Le regard de Valentine s’attrista, mais ellegarda le silence.
– Répondez, continua Remy d’Arx, vous qui nesavez pas mentir, dites-moi quelle arrière-pensée est en vous.
– Je n’ai pas d’arrière-pensée, prononça toutbas Mlle de Villanove ; quand j’aurai sauvé l’hommeque j’aime et quand je l’aurai vengé, tout sera dit entre lui etmoi. J’ai pesé ma tâche et je l’accomplirai. Je suis sûre demoi-même.
– Et l’homme qui aura accepté votre sacrifice,prononça timidement Remy, que lui donnerez-vous ?
– Pour le présent, je lui donne ma foi ;pour l’avenir… Elle hésita.
– Pour l’avenir, répéta Remy.
Et comme elle tardait à répondre, ils’agenouilla devant elle, disant toute sa passionrevenue :
– Oh ! Valentine, Valentine ! vousn’êtes pas comme les autres femmes, et qu’ai-je de commun avec lesautres hommes ? Si le monde était pris pour juge, il mecondamnerait à refuser ; mais savent-ils, ceux du monde, ceque c’est qu’un grand, un irrésistible amour ? Je suisentraîné par une force qui me subjugue, j’ai essayé decombattre ; chacun de mes efforts attise le feu qui meconsume. Je vous aime à un point que nul ne saurait dire ;vous êtes ma conscience, vous êtes mon honneur ; hors de vous,dans cette vie comme dans l’autre, il n’y a rien pour moi. Je senssi bien que mon existence entière serait consacrée à votrebonheur ! Vous avez parlé d’avenir, Valentine, je sens si bienque je vous rendrais la plus heureuse des femmes, si vous m’aimiezdans l’avenir, et que je vous donnerais le ciel sur la terre !Ce n’est pas un rêve, non, l’amour appelle l’amour ; à forcede vous adorer, je fléchirai votre cœur. Jusque-là, je vous lejure, Valentine, et voilà comment j’accepte, je resterai près devous respectant vos regrets, consolant vos douleurs comme un frère…et je mourrai ainsi, je vous le jure encore, patient, résigné, sile jour ne vient pas où vos lèvres, d’elles-mêmes, s’abaisserontvers celles de votre mari prosterné.
Une larme tremblait aux cils deValentine ; elle dit pour la première fois :
– Monsieur d’Arx, je vous remercie.
Puis, changeant de ton et rappelant son beausourire, elle ajouta :
– Nous sommes des fiancés ; je vais vousdemander mon cadeau de noces.
– Parlez ! s’écria Remy, dussiez-voussouhaiter l’impossible !…
Elle le prit par la main et le releva.
– Monsieur d’Arx, dit-elle, je veux voirMaurice pour la dernière fois. Ce fut comme un poids de glace quitomba sur le cœur du juge.
– Ah ! fit-il amèrement, j’aurais dûm’attendre à cela ! vous répondez à mon défi, vous me demandezl’impossible !
Elle répéta sans rien perdre de sa douceur,mais avec fermeté :
– Il faut que je voie Maurice.
Remy ne pouvait plus pâlir, mais ses traits sedécomposèrent.
– Vous savez bien, dit-il très bas, car sacolère contenue lui taisait peur à lui-même, vous savez bien que jene puis vous refuser. Plus tard… demain…
– Aujourd’hui, interrompit Valentine, cesoir.
– À cette heure de nuit ! se récria Remy,je ne connais pas d’exemple…
Elle l’interrompit encore et dit :
– Monsieur d’Arx, vous êtes juged’instruction ; à l’égard de l’accusé que la loi vous livre,votre pouvoir n’a point de bornes.
Remy courba la tête ; le souffles’embarrassait dans sa poitrine. Après un instant, il saisitbrusquement la lampe et dit :
– Vous le voulez, suivez-moi.
Il prit le chemin de la porte. Valentinemarchait derrière lui. Comme il atteignait le seuil, deux motstombèrent de ses lèvres, peut-être à son insu :
– L’arme invisible !prononça-t-il.
Valentine l’avait rejoint, elle prit sonbras.
– Vous chancelez, monsieur d’Arx,dit-elle ; appuyez-vous sur moi. Oui, l’arme invisible vous afrappé comme elle me frappa. Il semblerait que, même avant labénédiction qui doit nous unir, Dieu avait créé entre nous un lienfatal.
– J’ai lu, continua-t-elle, répondant àl’interrogation muette de Remy, ces pages où se résume le travailde toute votre vie, vous avez bien fait d’en tirer troisexemplaires. Sait-on à qui se fier ici-bas ? Je vous aiapporté moi aussi ma confession, lisez-la. Chacun de nous, vous leverrez, connaît une moitié du sombre secret ; c’est pour celaque nous partageons les coups de l’arme invisible.
Remy ne demandait pas mieux que de trouver unobstacle sur la route où il marchait malgré lui ; il s’étaitarrêté.
– Vous trouverez dans l’écrit qui est là survotre table, poursuivit Valentine, l’explication de mes paroles.Désormais, la source dangereuse où vous puisiez vos renseignementsest tarie. J’ai eu peur pour vous, monsieur Remy d’Arx, à dater decette rencontre nocturne qui me fit votre obligée. Je savais tropbien quelle était la puissance de l’association à laquelles’attaquait votre courage, j’ai voulu voir celui qu’ils appellentle marchef.
– Vous avez vu Coyatier, s’écria le juge,vous !
– Je l’ai vu et vous ne le verrez plus. Cettenuit, le sang a été répandu…
– Ce serait lui !… balbutia Remy.
– Oh ! dit Mlle de Villanove,sans la précaution que vous avez prise de mettre en trois mainsdifférentes les exemplaires de votre mémoire, on n’aurait pas eubesoin contre vous de l’arme invisible. Coyatier aurait suffi… Carvous êtes riche, monsieur d’Arx, mais Coyatier a une chaîne autourdu cou, et si prodigue que vous ayez été, les Habits Noirs auraientpu centupler votre enchère.
– Expliquez-vous… voulut dire Remy.
– Marchons, répliqua la jeune fille, tout cecin’ajoute rien à la certitude que vous avez de l’innocence deMaurice : Coyatier a disparu après la besogne faite, mais nele regrettez pas, il vous avait tout dit. Les choses qu’il nepouvait vous apprendre parce qu’il ne les savait pas, l’écrit quiest là vous les révélera.
Elle se retourna et son doigt tendu montra latable où était le rouleau de papier.
Puis elle entraîna Remy vers le corridor.
Au moment où la porte de l’antichambre serefermait sur eux, l’autre porte, celle par où le greffier Préaultétait sorti après l’interrogatoire, s’ouvrit sans bruit.
Le cabinet du juge d’instruction n’était pluséclairé que par une vague lueur venant de la lanterne qui brûlaitdans la cour.
Deux hommes entrèrent à pas de loup.
– Drôle de fillette ! dit l’un d’eux,elle le retourne comme un goujon dans la poêle. Il faudra donnerune gratification à Giovan-Battista, sais-tu ?
– Nous jouons avec le feu, papa, réponditl’autre homme, on n’est pas bien ici pour causer, ça sent la courd’assises.
Tout en parlant, sa main tâtait la table etfinit par trouver le rouleau de papier déposé par Valentine.
– Voilà l’objet, dit-il, filons… Mais, de partous les diables, que faites-vous là papa ?
Celui qui avait parlé le premier s’étaitinstallé dans le fauteuil de Remy d’Arx. Il dit avec ce petit riresénile que nous avons entendu si souvent :
– Une coquinette comme cela vaut deux ou troisdouzaines de Coyatier, hé ! l’Amitié ?… Et alors ce cherRemy t’a fait demander à la 2e division ?
– Il faudrait avoir trente-six noms, réponditLecoq en haussant les épaules ; la veuve Samayoux aurabavardé. Vous vous tirerez peut-être encore de cette affaire-là etnous aussi, patron ; mais la corde est bien tendue désormais,et je crois que le meilleur serait de liquider, puisque nous sommesriches.
Le colonel se leva.
– Mon fils, répondit-il, nous avons du tempsdevant nous ; quand on fait des équipées comme celles-ci, onn’a que trente ans. Sangodémi ! je suis tout aise d’avoirpénétré dans le sanctuaire de la justice. Allons-nous-en par oùnous sommes venus ; la préfecture est aussi un bien joliséjour, et il fait bon avoir des amis partout.
Ils sortirent. On aurait pu entendre cesderniers mots prononcés par le colonel pendant qu’ils traversaientle bureau du greffier :
– Drôle de fillette !… Ah !j’oubliais de te dire une chose qui a son importance : Je suissur la trace des deux exemplaires du fameux mémoire. Il fautquelquefois aider un peu l’arme invisible. Eh ! l’Amitié, àqui servira la corbeille de noces ? on ne pourra pas dire queje n’ai pas mené rondement ma dernière affaire !
Remy d’Arx et Valentine suivaient lescorridors solitaires ; ils ne rencontrèrent pas une âme depuisle parquet jusqu’à l’escalier descendant à la Conciergerie. Laroute était courte, elle leur parut bien longue ; Remy allaitd’un pas pénible, et plus d’une fois il fut obligé des’arrêter.
Désormais ils gardaient tous les deux lesilence.
Le premier guichetier qu’ils rencontrèrentvint à eux vivement, mais il se détourna en portant la main à sacasquette quand il reconnut le juge.
À la pistole, Remy ordonna qu’on lui ouvrît lacellule du lieutenant Pagès. Cet ordre fut reçu avec étonnement,mais ne souleva aucune objection : les magistrats chargésd’instruire les affaires criminelles exercent là-bas, enconcurrence avec le ministère public, un pouvoir absolu ; leurresponsabilité dégage de plein droit celle des employés del’administration, quel que soit le grade de ces derniers.
C’était la présence de Valentine qui excitaitl’étonnement, c’était aussi la détresse visible qui se lisait surles traits du juge.
Quand le porte-clefs fit jouer la serrure,Valentine fut obligée de soutenir Remy, qui semblait prêt à setrouver mal.
– Courage, monsieur d’Arx, lui dit-elle, voussouffrez ; mais pour cet instant de souffrance, moi, je vousdonne toute ma vie.
Ils entrèrent.
Au bruit que fit la porte, Maurice, qui étaitcouché sur son lit, releva la tête indolemment.
Il bondit à la vue de Valentine et s’élançavers elle, mais l’aspect de Remy l’arrêta stupéfait.
– Ensemble ! murmura-t-il.
Remy était resté près du seuil et s’appuyait àla porte refermée.
Valentine aurait voulu se retenirpeut-être ; elle ne put, son cœur l’entraîna ; ellecourut à la rencontre de Maurice et lui jeta ses deux bras autourdu cou en sanglotant.
Ils se tinrent ainsi embrassés pendant touteune minute qui fut pour Remy plus longue qu’un siècle.
Le transport de sa jalousie furieuse maisimpuissante lui montait au cerveau ; il avait passé sous lerevers de son habit, pour s’empêcher de rugir, sa main quiensanglantait sa poitrine.
En même temps, son oreille se tendaitavidement pour saisir la moindre parole prononcée ; mais il nesurprit que ces mots qui restèrent sans réponse :
– Maurice, M. d’Arx connaît toninnocence ; il a promis de te sauver.
Valentine, il est vrai, avait ajouté toutbas :
– Je t’aime, ne me juge pas ; je suis àtoi, je ne serai qu’à toi.
Il y eut entre eux une dernière étreinteéchangée, et leurs bouches se rencontrèrent en un baiser rapidecomme l’éclair. Puis Valentine se dégagea et revint vers le juge endisant :
– Sortons, je souffre plus que vous.
Elle repassa le seuil la première.
Remy, au lieu de la suivre, fit un pas vers leprisonnier.
– Lieutenant Pagès, lui dit-il d’une voixlente et qui allait se brisant à chaque mot, vous êtes innocent, jele crois ; vous serez sauvé, je le promets ;Mme Remy d’Arx ne vous a point trompé.
– Mme Remy d’Arx ! répétaMaurice, qui recula comme si la foudre l’eût frappé.
Les lèvres blêmes du juge eurent un sourire.Au fond de son agonie, il triomphait.
– Elle m’appartient, dit-il encore ; jel’ai achetée, je vous épargne l’échafaud, mais c’est pour avoir lechoix des armes, et vous ne me devez rien. Le lendemain du jour oùvous serez libre, je vous tuerai.
Il était deux heures du matin. Le colonelBozzo venait de se mettre au lit, et la belle comtesse Corona,empressée autour de lui, bordait sa couverture, comme on fait auxenfants, après avoir noué l’espèce de béguin qui lui emmitouflaitla figure.
Le vieillard grelottait un peu saisi par lefroid des draps, et sa coiffe tuyautée lui donnait l’air d’unevieille femme frileuse.
La chambre à coucher était simple jusqu’àl’austérité. Certes, ceux qui savaient que ce tremblant débrisétait le général en chef d’une armée d’assassins devaient sedemander quelle bizarre, quelle inexplicable manie le poussait àrépandre le sang pour conquérir de l’or.
De l’or ! il n’en pouvait rien faire,tout ce que l’or achète lui était superflu ; depuis bienlongtemps, les passions qu’on assouvit avec de l’or étaient mortesen lui. Il ne dépensait rien et les gages de son dernier domestiqueauraient suffi trois fois à son entretien.
– Mets du bois dans le feu, chérie, dit-il àla comtesse, c’est étonnant ce que je gaspille en chauffage, etnous ne sommes encore qu’au mois de septembre ! Y avait-ilbeaucoup de monde chez la marquise, cette nuit ?
– Comme à l’ordinaire, répondit Francesca,sauf Remy d’Arx, qui n’est pas venu. On l’attendait avec impatienceà cause de l’aventure d’hier matin.
– Hein ! fit le bonhomme, qui ramena sesdraps jusque sur son nez, voilà une histoire ! et dans unquartier ordinairement si tranquille.
– On vous regrettait bien aussi, bon père,continua Francesca. Il paraît que vous étiez présent àl’arrestation de ce malheureux.
– J’en suis encore tout ébranlé, répliqua lecolonel, et c’est pour cela que j’ai gardé la chambreaujourd’hui.
– On dit, reprit Francesca, que c’est un beaujeune homme.
– Grand et fort, oui, mais l’air tropeffronté.
– On dit que Valentine l’a reconnu ?
– Que veux-tu ? soupira le colonel, ilfaudra bien que le monde sache enfin le roman de sa jeunesse. C’estdésagréable, mais ça explique tout. Ce jeune malfaiteur a étésaltimbanque avec elle chez la dompteuse d’animaux féroces… Commentl’appelles-tu, celle-là ?
– Mme veuve Samayoux, père.
– C’est ça, Heureusement que notre Valentineest pourvue, maintenant. La marquise a-t-elle annoncé lemariage ?
– Oui, et tout le monde a fait de grandscompliments mais on en revenait toujours à l’assassinat de la ruede l’Oratoire. C’est très singulier, l’homme qu’on a tué était unvoleur et il avait dans une canne à pomme d’ivoire les diamants decette fille dont on parle tant, Carlotta Bernetti.
– Vraiment ! fit le colonel, les journauxen auront pour longtemps à radoter… Et que disait notreValentine ?
– Elle n’est venue que très tard.
– À quelle heure ?
– Entre onze heures et minuit.
– Et quelle air avait-elle ?
– Son air de tous les jours… un peu fatiguéepeut-être… Elle a été parfaite avec ceux qui lui faisaientcompliment sur son mariage. Sais-tu, père, elle a bien meilleurefaçon que toutes ces demoiselles qui n’ont pourtant pas été enpension chez la veuve Samayoux ?
– C’est une drôle de fillette, répliqua lecolonel. Va te coucher, mon ange ; j’ai sommeil.
La comtesse vint aussitôt l’embrasser et seretira en lui souhaitant la bonne nuit.
À peine avait-elle passé le seuil de la porteprincipale, qu’on gratta doucement au-dehors, derrière la tête dulit.
– Entre, l’Amitié, dit le colonel.
Une petite porte masquée s’ouvrit, et M. Lecoqparut.
– Dernières nouvelles ! s’écria-t-il enentrant, la grande scène du cachot à la Conciergerie a eu lieu,mais à trois personnages. Le Remy d’Arx en était ! Voyez-vouscela d’ici ? Cette Valentine est décidément une créature trèsoriginale. La scène n’a pas duré longtemps, mais elle a été sidramatique qu’en sortant notre beau juge d’instruction est tombéles quatre fers en l’air !
– Que s’est-il donc passé ? demanda lecolonel en mettant sa tête curieuse hors des couvertures.Raconte.
– Nous saurons cela plus tard, papa ; jevous répète seulement ce que j’ai ouï dire à la Conciergerie. On arelevé M. Remy d’Arx évanoui et Mlle de Villanove l’afait porter à bras jusqu’à sa voiture ; c’est doncGiovan-Battista qui a eu l’honneur de conduire les futurs époux aulogis du juge d’instruction. Celui-ci avait recouvré sessens ; quand on est arrivé, Mlle de Villanove n’apoint voulu qu’il eût d’autre bras que le sien pour monter chezlui ; elle l’a mis sur une chaise longue et ne s’estdéterminée à le quitter qu’après l’arrivée du médecin. Il étaitprès de onze heures quand elle a ordonné à Giovan-Battista deprendre le galop pour regagner l’hôtel d’Ornans.
– Et vers onze heures et demie, dit lecolonel, elle entrait en grande toilette dans le salon de lamarquise pour recevoir avec un calme éblouissant les compliments ausujet de son mariage. Une pareille enfant, dressée par moi dans letemps où j’avais encore du sang plein les veines, aurait fait unfameux sujet, sais-tu l’Amitié ?
– Oui, répondit Lecoq, elle a du chien, pasmal, mais maintenant que nous avons tout dit, papa, puisque vousvoilà couché, je vais aller, moi aussi, faire un petit somme.
– Non pas ! s’écria le vieillard, qui sesouleva sur le coude, nous n’avons pas tout dit, tu as oublié lerésultat de notre expédition d’hier soir, au greffe.
Il prit sous son traversin le rouleau depapier que Valentine avait remis à M. d’Arx. Lecoq fit lagrimace.
– Ce sera long, grommela-t-il, et ça ne pressepas.
– Ce sera l’affaire d’une demi-heure, tout auplus, répliqua le colonel, et ça presse beaucoup. J’ai idée quenous savons les trois quarts de ce qui est là-dedans, mais lequatrième quart peut être de la plus haute importance.
Il avait déroulé le cahier, qu’il tendait àLecoq.
– Je vais me mettre sur mon séant,poursuivit-il, tu vas relever un peu mes oreillers et bienm’arranger, comme autrefois, quand tu me faisais la lecture…Eh ! eh ! coquinet, tu as allongé depuis cetemps-là ! le petit domestique est devenu maître ; je nedonnerais pas ta part dans notre patrimoine pour la dot queLouis-Philippe a payée en mariant sa fille à un roi.
– Je le crois bien, fit Lecoq avec mépris, unmisérable million !
– Sans compter, acheva le colonel, que tu esmon seul héritier. Voyons, me voilà campé bien commodément, tu peuxcommencer, nous sauterons les choses inutiles.
Il se frotta les mains pendant que ses ridessouriaient fantastiquement entre les barbes de sa coiffe. Lecoq,assis au chevet du lit, se mit à feuilleter le cahier.
– Ça a l’air d’une confession générale,dit-il ; la demoiselle prend les choses de loin ; voyezsi cela vous amuse :
« Mon premier souvenir me montre àmoi-même tout enfant et bien triste dans la campagne de Rome, aumilieu d’une troupe de musiciens ambulants.
« J’entends mon premier souvenir précis,car j’en ai eu d’autres, depuis lors, qui remontaient au-delà decette époque…, »
– Tiens, tiens ! fit le colonel.
– Faut-il continuer ? demanda Lecoq.
– Parle-t-elle de cette seconde sorte desouvenirs ?
– Non, elle raconte sa vie parmi lespifferari.
– Alors, saute.
Lecoq tourna quelques feuillets avec unplaisir évident.
« … Mon nouveau maître, reprit-il encontinuant sa lecture, était un danseur de corde qui, dégoûté del’Italie, où il avait peine à gagner du pain noir, résolut depasser en France… »
– Saute le voyage, interrompit le colonel.
Même jeu de la part de Lecoq qui continua,lisant toujours : « … Je venais d’avoir treize ans, et lephysicien Sartorius m’avait dressée à feindre le sommeilmagnétique. J’avais aussi le don de seconde vue, et je m’essayais àla suspension aérienne. J’entendais dire autour de moi que jedevenais jolie ; mais on continuait à me battre… »
– Saute, cabri !
« … Une fois j’éprouvai une impressionsingulière : notre baraque était sur une grande place, nonloin du tribunal ; j’avais fini mes exercices et je mereposais à la fenêtre de notre maison roulante,
quand je vis sortir d’un hôtel une bonne quitenait par la main une petite fille de deux ou trois ans. C’esttout, mais je le répète, c’est très singulier : l’hôtel mesauta aux yeux en quelque sorte, il me sembla que je leconnaissais ; bien plus, il me sembla que cette petite fillec’était moi-même à une autre époque. J’essuyai, tout en colère, mesyeux qui s’étaient mouillés par suite d’une incompréhensibleémotion… »
– Tiens, tiens ! fit la seconde fois lecolonel.
– Est-ce qu’il faut continuer cebavardage ? demanda Lecoq en bâillant.
– Oui, répondit le colonel, si elle parleencore de la bonne et de la petite fille.
– La bonne tourne le coin de la place, ditLecoq, et mademoiselle Fleurette songe à autre chose.
– Alors, saute !
Lecoq feuilleta largement, et, tout enfeuilletant, il disait :
– La voilà qui est délivrée de Sartorius, sonphysicien ; elle entre chez la veuve Samayoux. Éloge assezlong bien senti de cette première dompteuse des principales coursde l’Europe…
– Nous savons cela, saute.
– Arrivée en la ville de Versailles du jeuneétudiant Maurice, qui veut se faire soldat et qui devientclown : idylle, bucolique et pastorale d’une entière blancheurentre ce jeune premier et cette ingénue qui a passé décidément àl’état de très jolie fille : six pages dont une tantepermettrait la lecture à sa nièce.
– Économise ton esprit, dit le colonel, etsaute ; nous devons brûler.
– Peut-être. Entrée en scène du colonelBozzo-Corona et de Mme la marquise d’Ornans, grandepéripétie dramatique et romanesque de l’héritière d’une noblefamille, enlevée autrefois par des bohémiens ou quelque chosed’approchant et retrouvée miraculeusement, grâce aux soins de laProvidence. La petite semble en vérité garder quelques doutes surl’authenticité de cette reconnaissance où manquent les actes del’état civil et même la simple croix de sa mère.
– Tu m’impatientes, l’Amitié, dit le bonhommed’un ton enfantin ; ne cherche pas de mots et finissons notrebesogne, j’ai sommeil.
Il s’interrompit pour regarder Lecoq, quis’était redressé sur sa chaise et dont les lèvres entrouvertesfaisaient entendre une sorte de long sifflement.
C’était une manière à lui d’exprimer lasurprise soudaine et profonde.
– Qu’as-tu donc ? demanda le vieillarddéjà effrayé.
Les yeux de Lecoq étaient fixés sur lepapier ; il ne riait plus, et son regard parcourait lemanuscrit avec avidité.
– Le diable m’emporte, prononça-t-il tout bas,je n’ai jamais vu de chance pareille à la vôtre, papa ! Sinous n’avions pas mis la main sur ces papiers, pour le coup lamaison sautait comme une poudrière !
– Et tu appelles cela de la chance,toi ?
– Dame ! au lieu de laisser l’objet surla table, M. d’Arx aurait bien pu l’emporter dans sa poche. Écoutezseulement :
« Mme Samayoux vint mechercher et me conduisit dans sa chambre où il y avait un hommetrès vieux et d’apparence respectable, avec une dame que je prisd’abord pour ma mère, car depuis deux ou trois jours, j’avaissurpris quelques mots et je m’attendais à un événementextraordinaire.
« Mme Samayoux me dit :« Fleurette, voici tes parents et tu vas nousquitter. »
« La dame me prit dans ses bras et mebaisa tendrement ; le vieillard tournait ses pouces enmurmurant : « Comme elle ressemble à notre pauvrecomtesse ! »
« Ce fut tout.
« On m’emmena ; je n’eus pas même letemps de dire adieu à Maurice… »
– Et que vois-tu de particulierlà-dedans ? demanda le colonel ; tu m’as faitpeur !
« … Quand je fus seule dans monappartement de l’hôtel d’Ornans, poursuivit Lecoq sans répondre, jeme souviens que je fermai les yeux pour regarder au-dedans demoi-même. Chose singulière, ce n’était pas à Maurice que jepensais ; je revoyais cet hôtel de la place du Tribunal, d’oùla bonne était sortie en tenant une petite fille par la main, et jeme disais : « C’est bien vrai, c’était moi. »
« Mes souvenirs essayaient de s’éveiller,mais si vagues et si changeants ! le moindre souffle lesbouleversait.
« J’étais bien sûre de n’avoir jamais vula dame ; le vieil homme, au contraire, avait produit sur moiune impression étrange : c’était comme l’écho affaibli d’uncri d’angoisse. Je torturais ma mémoire et je n’y trouvais rien,sinon une frayeur navrante et inexplicable… »
Le colonel sortit ses bras hors du lit etappuya sa tête embéguinée sur sa main, pour mieux écouter.
– Eh bien ! que fais-tu ?demanda-t-il en voyant Lecoq tourner deux ou trois pages.
– Je vais au plus important, réponditLecoq ; ce que je passe peut se résumer ainsi : votrebelle nièce avait vu le loup dans sa petite enfance, et la peurqu’elle avait eu d’être mangée lui donnait encore des frissons.Vous êtes bien fin, mais elle a du flair aussi, beaucoup de flair.Mme la marquise d’Ornans ne lui a jamais inspiré l’ombred’un doute ni d’une inquiétude, elle la sépare nettement de vousqui, au contraire, lui avez donné singulièrement à penser. Vousêtes bon, à ce qu’elle dit, vous êtes charmant, elle est à chaqueinstant sur le point de vous aimer, et si vous saviez comme toutcela est bien exprimé dans son petit poème ! Ah ! elle adu talent, cette enfant-là ! mais, en définitive, elle ne peutpas vous souffrir, et vous lui donnez la chair de poule, parce quevous ressemblez au loup qui eut le tort de lui montrer toutes sesdents sans la manger.
– Le fait est, soupira le vieillard, que j’aitoujours eu l’âme trop tendre.
Lecoq éclata de rire et lui envoya unbaiser.
– Arrivons au bouquet, dit-il brusquement, carvous croiriez que j’ai triché tout à l’heure en vous annonçant unegrosse surprise. Attention ! c’est la petite quiparle :
« … Je restai ainsi longtemps avec unvoile sur la vue, un voile que je ne pouvais soulever, et qui étaitjuste assez transparent pour irriter l’impuissance de ma mémoire.Voici bien peu de jours que le voile s’est déchiré ; lasemaine dernière, je suis venue chez le colonel Bozzo pour luisouhaiter sa fête ; son domestique le croyait dans soncabinet, où je suis entrée sans frapper, selon mon habitude.
« Le colonel ne devait pas être loin, carson grand fauteuil restait devant la tablette abaissée de sonsecrétaire.
« Pour l’attendre, je m’assis dans legrand fauteuil en me jouant ; j’étais à cent lieues depressentir quoi que ce soit.
« Ce fut le hasard que mes yeux tombèrentsur un manuscrit ouvert sur la tablette… »
Le colonel se frappa le front.
– Sangodémi ! murmura-t-il, j’étaisdescendu au salon pour laver la tête à ce coquin de Corona.
– Vous voyez, répliqua Lecoq, que ce n’est passeulement M. Remy d’Arx qui oublie ses papiers sur les tables.Papa, ce jour-là, vous n’aviez pas mis votre corde de pendu dansvotre poche.
Le colonel prit un accent plaintif pourmurmurer :
– Quand il m’arrive quelque chose demalheureux, vous triomphez. Au fond, vous me détestez tous… Est-cequ’elle parcourut le mémoire de Remy ?
– Je penche à croire qu’elle l’avala d’un boutà l’autre, voyez plutôt :
« … Les mots Habits Noirs, quisortaient soulignés au milieu de la page me frappèrent, macuriosité fut éveillée et je n’eus aucun scrupule, car je pensaiqu’il s’agissait de l’affaire pendante devant la cour d’assises etdont tout le monde s’occupe ; mais je ne fus pas plus tôtentrée dans la lecture de votre travail, Remy, que mon cœur seserra violemment ; il me sembla que je trouvais une clef àl’énigme vague de mes souvenirs. Remy, je les ai vus, ces hommes àmasques noirs. J’ai entendu leur terrible formule : Ilfait jour ! Ils étaient rassemblés je ne sais où, dans unlieu sombre, et moi, pauvre petite enfant qu’ils croyaientendormie, j’écoutais, je regardais.
« Il y en avait qui disaient :« Elle est trop jeune pour comprendre et pour sesouvenir. » D’autres répondaient : « La prudenceveut qu’elle meure ! »
« C’était de moi qu’on parlait.
« Le voile de celui qui était le maîtretomba… »
– Tu mens ! interrompit le colonel d’unevoix que la frayeur et la colère faisaient trembler ; il n’y apas cela ! Jamais je n’ai laissé tomber mon masque !
En même temps son bras maigre s’allongea avecune vigueur inattendue, et il arracha le manuscrit des mains deLecoq en repoussant celui-ci violemment.
Tout son corps s’agitait sous les couverturespendant qu’il approchait le papier de ses yeux.
Il lut en silence ; pendant qu’il lisait,ses sourcils d’abord froncés se détendirent peu à peu et un sourirevéritablement diabolique vint à ses lèvres.
– Est-ce que nous avons une idée, papa ?demanda Lecoq, qui suivait d’un œil curieux le changement de saphysionomie.
– Que veux-tu l’Amitié ? répliqua levieillard avec une humilité feinte évidemment, chacun de ces deuxchers enfants possède une moitié de notre secret ; enréunissant ce qu’ils savent, on forme un tout et nous sommes depauvres agneaux marqués pour la boucherie.
– Mais Remy d’Arx, repartit vivement Lecoq,n’a pas encore lu cela ; il suffit d’empêcher que Valentine etlui se trouvent ensemble.
– Puisqu’ils sont fiancés, l’Amitié !
– Fadaises ! il n’est plus l’heure decombiner ces petites comédies, il s’agit de sauver notre peau, etvoici mon avis : brûlons d’abord ce satané papier, ensuitenous nous occuperons du Remy d’Arx et de sa Valentine.
Le colonel caressa du regard le manuscritqu’il tenait à la main.
– Mon fils, dit-il doucement, parmi tous lesnôtres, tu es le plus intelligent et le plus capable ; moi, jeme fais si vieux, si vieux, que ma cervelle s’en va par morceaux.Je n’ai plus pour moi que ma chance, tu sais, ma chance de possédé.Ceci est dangereux, je l’avoue, très dangereux, mais tous lespoisons sont dans le même cas. Mets-toi bien en face de lasituation, qui n’a pas changé ; nous ne pouvons rien contreRemy d’Arx tant que nous n’avons pas les deux autres exemplaires deson mémoire. Ne m’interromps pas, je les aurai, j’en suis sûr, maisil faut le temps ; jusque-là, notre seule ressource est l’armeinvisible. Eh bien ! en trempant l’armeinvisibledans ce poison-là (il frappait sur le manuscrit),on tuerait un demi-cent de taureaux, mon bon. Or, nous n’avonsaffaire qu’à un juge d’instruction et à une petite demoiselle.
Lecoq et lui se regardèrent ; Lecoqbaissa les yeux le premier en murmurant :
– Je l’ai dit bien des fois : vous êtesle diable.
Le colonel sourit à ce compliment et glissa lerouleau de papier sous son traversin en disant :
– Il fera jour demain, mon bibi ; nousallons faire dodo, bonsoir !
– J’oubliais, dit-il, un renseignement qui m’aété fourni par M. Préault, le greffier. Le lieutenant Pagès et lejuge ont commencé par être une paire d’amis, hier, et un instant,Préault a cru que, malgré l’évidence, M. d’Arx allait accoucherd’une ordonnance de non-lieu. Ils avaient causé plus d’unedemi-heure, le lieutenant et son juge, sans savoir mutuellement àqui ils avaient l’honneur de parler. C’est tout à la fin del’interrogatoire que M. d’Arx a deviné qu’il était en face duparticulier de Valentine, et c’est seulement lorsqu’on a lu leprotocole du procès-verbal que le lieutenant a connu le nom de Remyd’Arx. M. Préault dit que leurs yeux lançaient des flammèches etqu’il n’a jamais vu deux hommes si près de s’entre-dévorer.
Le colonel avait remis sa tête surl’oreiller.
– Voilà ! fit-il d’une voix déjàendormie, il y a des gens qui ont toujours quinte et quatorze dansleur jeu. J’en connais plusieurs dans l’histoire : Alexandrele Grand, César, Charlemagne, Napoléon… et moi !
Quinze jours s’étaient à peine écoulés etc’était déjà la veille du mariage.
Les choses vont vite et bien quand on a danssa manche un ami comme le colonel Bozzo ; il avait fait saprincipale affaire de cette union qui rapprochait sa nièce chérieet le mieux aimé de ses amis, celui qu’il appelait volontiers sonfils d’adoption : M. Remy d’Arx.
Tous les délais avaient été abrégés, toutesles dispenses obtenues à la mairie comme à l’église, et ce boncolonel était venu aujourd’hui à l’hôtel, dès le matin, échangerdes congratulations avec Mme la marquised’Ornans, tout heureuse d’un résultat si prompt et si complet.
Il y avait matinée chez la marquise ; lafameuse corbeille était exposée sur une manière d’autel dans lesalon d’été, et tout à l’entour on avait étendu les robes de lamariée, les cachemires et les dentelles.
C’était riche et charmant ; la marquiseavait fait des folies, le colonel s’était piqué d’émulation, et M.de Saint-Louis, brochant sur le tout, avait envoyé des cadeauxdignes d’un prince.
Les amis de la maison s’extasiaient à l’enviet admiraient tout haut ce gracieux étalage, mais tout bas ils sedédommageaient en distribuant des coups de dents à tout ce qui sepouvait mordre.
La marquise n’entendait que les compliments etdisait de temps en temps au colonel, qui n’avait cédé à personnel’honneur d’être son cavalier :
– Ah ! bon ami, comme vous avez mené toutcela !
– Uranie, répondait le vieillard, exhumantpour la circonstance ce nom de baptême qui avait été poétiqueautrefois, le bonheur de nos deux chers enfants sera marécompense.
– C’est stylé, disait M. de Champion (deSaumur), c’est artiste, c’est cossu, mais nous avons à Saumur destrousseaux qui valent celui-là.
La voix authentique de maîtreConstance-Isidore Souëf, notaire rédacteur du contrat, se faisaitentendre à l’autre bout du salon.
Il savait par cœur les chiffres stipulés etadditionnait pour qui voulait l’entendre :
– Du côté de Mme la marquise, lamaison de la rue de Richelieu, qui vaut annuellement 35 000 francsnets et quittes d’impôts ; les cinq fermes de Picardie, qu’onpeut évaluer à 1000 louis en bloc, et l’hôtel de la rue de Varennesoù demeurera le jeune ménage ; côté du colonel Bozzo-Corona,la terre de Normandie qui, au train de poste que courent les biensruraux, vaudra un demi-million avant une couple d’années, plus uneinscription de rentes 5% au capital de 400 000 francs ; ducôté de M. de Saint-Louis, sa plantation de l’Ile-de-France qu’onne peut pas évaluer à moins de 5000 piastres de revenu, la piastreéquivalant à peu près à notre écu de cinq francs ; tout celanous donne, avec la fortune personnel de l’époux, un petit totalqui dépasse gaillardement deux cent mille livres derentes !
– C’est fort joli pour entrer en ménage,déclara Mme de Tresme, non sans une légère pointed’amertume.
– Sans compter les espérances, dit en passantM. le baron de la Perrière, qui venait d’entrer et qui se dirigeaitvers le colonel.
– Voilà un amour ! s’écria Marie deTresme en contemplation devant une parure de pierres mêlées.
Elle ajouta en se penchant à l’oreille d’uneautre petite demoiselle :
– Mettra-t-elle cela pour sortir le soir enfiacre ?
L’autre petite demoiselle ricana etrépondit :
– Tu es une méchante ! elle n’aura plusbesoin de sortir en fiacre puisque son brigand sait entrer par lesfenêtres.
Au-dessus de ces murmures, les parolesélogieuses éclataient dans tous les coins du salon :
– Charmant ! délicieux !exquis !
– Idéal ! trouva même monsieur Ernest,l’échappé du collège, qui avait fait de grand progrès depuis deuxsemaines.
– Comme elle sera jolie avec cela !
– Elle qui porte si merveilleusement latoilette !
M. le baron de la Perrière, après avoirprésenté son respect à la marquise, glissa rapidement à l’oreilledu colonel :
– Il y a eu un petit incendie à l’hôtelMeurice, justement dans la chambre de lord Francis Godwin, et cettenuit on a profité du moment où le général Conrad soupait au Caféanglais pour entrer chez lui et forcer son secrétaire. Il n’y aplus qu’un seul exemplaire du mémoire de Remy d’Arx.
– Baron, vous ne nous dites pas votre avis surla corbeille ? répliqua le vieillard en comprimant unmouvement de triomphe.
– Délicieuse, adorable, inouïe de richesse etde bon goût ! s’écria aussitôt M. de la Perrière.
Mme de Tresme disait au cousin deSaumur :
– Moi, d’abord, je ne crois pas à tous cesbruits-là.
– Des cancans ! répondit M. de Champion,des bêtises ! nous avons à Saumur des gens qui passent leurvie à fabriquer des bourdes pareilles. Je ne dis pas qu’il n’y aitabsolument rien, car enfin le lieutenant l’a appelée Fleurette, etce n’était pas une erreur, puisqu’elle a répondu :Maurice !
– Quelque hasard… fit Mme deTresme.
– Évidemment, et puis vous savez, cette chèreValentine a eu une enfance…
– Oui, oui… et une jeunesse…
– Voilà ! en bonne conscience, on ne peutpas la juger comme on jugerait Mlle de Tresme ouMlle de Champion. Avez-vous remarqué comme M. Remy d’Arxest changé ?
– Il a vieilli de dix ans en quinze jours,tout uniment.
– Oh ! le bijou de robe ! s’écriaMarie. Que fera-t-elle de tout cela ! Et de loin on entendit,comme un écho persistant, la voix de maître Constance-Isidore Souëfqui répétait la fin de sa chanson :
–… Un total qui dépasse, haut la main, 200 000livres de rentes !
L’entretien de Mme de Tresme et ducousin de Saumur était devenu confidentiel.
– Moi, chuchotait M. de Champion, je vousrépète ce qu’on m’a dit, la Gazette des Tribunaux n’enparle pas : il y a eu scandale au Palais. La chose était, envérité, plus claire que le jour, et c’était presque un cas deflagrant délit.
– Puisqu’on avait suivi le malfaiteur,repartit Mme de Tresme, depuis la maison de la rue del’Oratoire jusqu’ici ! C’est une bien singulièreaffaire !
Quelques habitués de l’hôtel s’étaientrapprochés d’eux et un groupe intime se formait.
– Est-ce que cela est bien vrai ? demandaun des joueurs de whist de la marquise, est-ce que l’ordonnance denon-lieu est rendue ?
– Si bel et si bien, répondit M. de Champion,qu’à l’heure présente le lieutenant Pagès se promène en touteliberté dans Paris.
– C’est impossible ! fit-on à laronde.
Mme de Tresme appela du doigtmonsieur Ernest et ajouta en manière d’explication :
– Ce petit bonhomme a un frère au parquet, etnous allons avoir des détails.
Elle s’interrompit pour crier à sa fille, quis’approchait curieusement avec quelques compagnes :
– Regardez, mesdemoiselles, admirez, c’est devotre âge, nous n’avons pas besoin de vous.
Aussitôt interrogé, monsieur Ernest prit lapose d’un homme d’importance.
– Vous ne pouviez pas mieux vous adresser,dit-il ; c’est mon frère, le substitut, qui a occupé danscette affaire-là. Une affaire tout bonnement incroyable ! M.Remy d’Arx est un homme d’un immense talent…
– Je crois bien ! fit le chœur.
– Mais, reprit monsieur Ernest, personne n’està l’abri d’avoir un accident, une maladie, un coup de marteau…Enfin moi je ne sais pas ce qu’a eu M. d’Arx, mais il a eu quelquechose.
Le chœur demeura muet.
– Voici l’histoire, poursuivit le petit jeunehomme, heureux d’être écouté : la procédure était plus claireque de l’eau de roche, les rapports de police ne laissaient pasl’ombre d’un doute, les divers témoignages concordaient avec unensemble accablant…
– Il s’exprime bien, ce polisson-là, fitobserver le cousin de Saumur.
Tout fier de cette caresse, monsieur Ernestredoubla d’éloquence.
– Mesdames, dit-il ex professo, vousne connaissez probablement pas bien les formes de procéder, lemécanisme, je vais tâcher de me faire comprendre : le juged’instruction forme à lui tout seul une sorte de tribunalpréalable…
– Au fait ! au fait ! dit M. deChampion.
– Le juge, continua l’échappé de collège,résume son travail dans une pièce qu’on nomme une ordonnance de« soit communiqué » ; cette ordonnance saisit leministère public, et le procureur du roi délègue un substitut pourexaminer l’instruction ; le substitut fait un rapport dont lesconclusions se nomment un réquisitoire…
– Les petits enfants savent cela ! grondaM. de Champion.
– Toutes ces dames, repartit aigrementmonsieur Ernest, ne lisent pas la Gazette des Tribunauxavec la même assiduité que mademoiselle votre fille. On m’a prié deparler, je parle. Le réquisitoire de mon frère concluait au renvoide l’assassin devant la cour d’assises, contrairement à quoi M.d’Arx a rendu une ordonnance de non-lieu pure et simple. Mon frèreen a référé à son chef, le procureur du roi a lancé aussitôt unappel, mais M. d’Arx, usant d’un droit extrême, a délivré, je doisle dire, à la stupéfaction générale de tout le parquet, unemainlevée du mandat de dépôt et le lieutenant Pagès est aussi libreque vous et moi.
– Exact ! dit M. le baron de la Perrièreen s’approchant, et cela ne laisse pas que de paraître un peusingulier à ceux qui connaissent…
Il fut interrompu par un murmure qui s’élevaitdans le salon. M. Remy d’Arx entrait donnant le bras à la comtesseCorona.
Le petit conciliabule présidé parMme de Tresme se dispersa aussitôt, et ses membres nefurent pas les moins empressés à entourer le nouvel arrivant.
Il n’y avait, en vérité, rien d’exagéré dansle dire de Mme de Tresme : en deux semaines, Remyd’Arx avait vieilli de dix ans, pour le moins.
Sa taille élégante s’était amaigrie ; sestraits, naguère si beaux, creusaient et tourmentaient leurslignes ; des mèches grisonnantes marbraient le noir de sescheveux, et son front s’inclinait sous je ne sais quel poids quisemblait écraser tout son être.
Il regarda d’un œil troublé ceux qui venaientà sa rencontre et qui, tout en lui faisant mille démonstrationsaffectueuses, l’examinaient avec une implacable curiosité.L’expression de sa physionomie était craintive et commefarouche.
Bien des regards d’intelligence furentéchangés entre les intimes de l’hôtel d’Ornans.
Chacun remarqua le regard triste que Remyjetait sur la corbeille et ses accessoires.
Francesca dit, comme si elle eût vouluexpliquer son morne accablement :
– Voilà un homme trop heureux !
– Il y a des personnes, murmura Mmede Tresme avec un grand sérieux, à qui la joie produit ceteffet-là.
Mademoiselle Marie pinça le coude à l’autredemoiselle. La marquise arrivait les deux mains tendues ; lecolonel embrassa Remy avec effusion. Ce dernier se laissaitfaire ; il demanda :
– Où donc est Mlle deVillanove ?
Et il n’y eut personne qui ne remarquâtl’altération profonde de sa voix.
– Elle est à sa toilette, répondit lamarquise ; ah ! nous voulons nous faire belle pour cegrand jour !
Remy passa comme s’il eût voulu éviter lafatigue d’un entretien, et cette conduite bizarre fit renaître leschuchotements.
Le colonel toucha le bras de Francesca quirépondit tout haut à cette question muette :
– Je viens de rencontrer Remy à la porte del’hôtel ; nous n’avons pas encore eu le temps de causer, maisje vais l’emmener dans la serre et lui faire votre commission.
– Quelle commission ? demanda le juge,qui se retourna lentement.
Le colonel lui sourit et répliqua d’un toncaressant :
– Vous allez le savoir, mon cher enfant,suivez seulement ma petite Fanchette.
La comtesse serra le bras de Remy en souriantet l’entraîna vers la serre.
– C’est drôle, dit tout bas Mme deTresme.
– Cette noce-là, repartit le cousin de Saumur,a l’air d’un enterrement.
La comtesse Corona, conduisant toujours Remy,traversa toute la serre et ne s’arrêta qu’à l’extrémité la pluséloignée du salon.
C’était l’endroit même où avait eu lieu,quinze jours auparavant, la première entrevue entre le juge etMlle de Villanove.
Remy eut ce souvenir, car il porta la main àson front.
– Vous souffrez, lui dit Francesca ens’asseyant auprès de lui ; il y a tant de misères dans mapropre vie que j’ai bien peu de temps à donner à ceux que j’aime lemieux. Je suis peut-être ici la seule à ne point savoir ce qui sepasse depuis quinze jours ; je vous croyais au comble dubonheur, Remy, et je m’applaudissais d’avoir été pour quelque chosedans votre joie. Dites-moi pourquoi vous souffrez.
Le juge avait les yeux baissés ; ilrépondit après un silence :
– Je sens qu’il y a sur moi un horriblemalheur.
– Mais pourquoi ? s’écria la comtesse,vous avez l’esprit frappé…
– L’esprit, oui… et le cœur, le cœursurtout !
Il s’arrêta, et la comtesse demanda :
– N’avez-vous plus confiance en moi ?
Le juge releva sur elle son regarddécouragé.
– J’aurais dû fuir, murmura-t-il enfin, ou metuer.
Et comme Francesca répétait ce dernier motavec reproche, il ajouta dans un élan d’inexprimableangoisse :
– Je l’aimais trop ! cet amour n’a rienlaissé en moi. Je ne vis que de cet amour, et j’en mourrai, c’estmon espoir.
– Mais puisque vous avez obtenu celle que vousaimiez !
Le visage de Remy se contracta pendant qu’ilrépondait.
– Je n’ai pas commis le crime, et pourtant ily a en moi comme un cuisant remords. Je suis brave et j’ai peur. Cemariage est-il celui d’un honnête homme ? dites, meregardez-vous comme un honnête homme ?
– Je vous regarde comme le dernier chevalier,dit la comtesse en lui prenant les deux mains ; vous êtes labonté, vous êtes la loyauté même. Je connais assez Valentine poursavoir qu’elle ne vous a rien caché, car elle est digne de vous,Remy, j’en jurerais. Ce mariage la sauve d’elle-même, ce mariage ladéfend contre le monde…
– Ce mariage est un marché, prononça lentementRemy, qui avait des larmes dans la voix.
Francesca craignit d’interroger.
– Il y a des choses, reprit Remy, que vous necomprendriez pas et qui, racontées sans préparation, voussembleraient un symptôme de folie ; mais je ne suis pas fou,malheureusement. L’arme invisible est suspendue au-dessusde ma tête, elle m’a blessé déjà blessé à mort !
Les beaux yeux de Francesca exprimèrent cetteinquiétude caractéristique que font naître les paroles d’un maladequi délire. Le juge sourit amèrement et murmura :
– Vous voyez bien ! et pourtant leseffets de cette arme ne se montrent-ils pas assezcruellement ? Ce matin, je me suis regardé dans la glace et jene me suis pas reconnu. Voici quinze jours entiers que je vis avecla fièvre, ou plutôt que je meurs peu à peu, empoisonné par lacertitude de mon malheur et par le mépris de moi-même.
« Je ne sais rien de Valentine, sinon, ettrès vaguement, les traverses de son enfance, son amour pour cejeune homme… Oh ! ne la défendez pas, madame, je suis bienloin de l’accuser…
« Une fois, Valentine me dit enm’apportant des papiers : « Ceci est maconfession », mais elle se ravisa sans doute car je neretrouvai point ces papiers à la place où elle les avait mis, etdepuis quinze jours, c’est à peine si nous avons échangé quelquesparoles.
« Elle m’évite, et, faut-il le dire, jecrois que je la fuis. Notre union se fait en dehors de nous par lessoins de ce bon, de cet excellent ami, le colonel Bozzo, votrepère…
Francesca ouvrit précipitamment le sac develours brodé d’acier, que toute femme élégante portait en cetemps-là. Elle en retira un large pli en disant :
– Pour cette fois, c’est vous qui m’y faitespenser ! J’allais encore oublier la commission de mon bonpère, Tout ce qui vient de lui fait du bien, qui sait si je ne vousapporte pas un remède à votre tristesse ? Il souriait quand ilm’a remis cela pour vous, et il m’a dit : « Notrebien-aimé Remy doit lire cet écrit ce matin même ; quand tu lelui auras donné, chérie, tu le laisseras seul. »
Elle tendit le pli au juge enajoutant :
– Je vous le donne et je vous laisse.
Remy ne fit point effort pour la retenir, ildit seulement :
– Je voudrais être prévenu quandMlle de Villanove aura achevé sa toilette.
Il était seul, mais il n’ouvrit point encorele pli qu’on venait de lui remettre.
Les murmures du salon arrivaient à peinejusqu’à lui à travers la serre dont la comtesse avait refermé laporte.
Il avait croisé ses deux mains sur ses genoux,ses yeux regardaient le vide, ses lèvres s’agitaient parintervalles, murmurant un nom et deux mots :
– Valentine !… l’armeinvisible !
Au bout de quelques minutes et machinalement,il déchira l’enveloppe qu’il tenait entre ses mains etdit :
– C’est elle… c’est l’amour que j’ai pour ellequi est l’arme invisible ! Son regard rencontra lepapier et tout son corps eut un frémissement.
– C’est d’elle ! dit-il, c’est sonécriture, c’est le cahier qu’elle m’avait apporté ! Etpourquoi avait-il disparu de mon cabinet ? et comment merevient-il maintenant par le colonel Bozzo ?
Un domestique à la livrée d’Ornans entra dansla serre ; il portait trois lettres sur un plateau.
– Le valet de chambre de monsieur vientd’apporter ceci, dit-il ; les trois lettres sont pressées.
Remy les prit et le congédia.
Il déposa les trois lettres auprès de lui, surla caisse où était le yucca, sans même regarder les adresses.
L’instant d’après, il était plongé dans lalecture du manuscrit de Valentine.
Remy d’Arx lisait avec avidité ; unesorte de magnétisme se dégageait pour lui de cette écriturebien-aimée.
Chaque ligne retournait le poignard dans sablessure, mais l’excès de la souffrance a aussi son ivresse, ettout au fond de la coupe terrible le supplicié, dit-on, trouve unegoutte de nectar.
Il aimait ; son amour grandissait endépit de tout, et les motifs qui auraient dû l’éteindrel’attisaient.
Mais il aimait sans espoir, ce fiancé à laveille de ses noces ; quelque chose lui disait que tout étaitrêve autour de lui et que les préparatifs de ce mariage certainallaient s’évanouir comme un rêve.
Le mariage lui-même n’aurait point apaisé sescraintes ni calmé son trouble.
Même devant le magistrat qui rapprochelégalement les deux époux, devant le prêtre même qui bénit leurunion, il aurait refusé de croire.
Une voix criait dans sa conscience :« Tout ceci est mensonge, il n’y a de vrai que les coupsrépétés et implacables de l’arme mystérieuse… »
Il s’absorbait dans sa lecture à chaqueinstant davantage, il n’entendait plus les bruits qui venaient dusalon, rien n’existait pour lui en dehors de la pensée qui lecharmait et l’opprimait.
Ces pages, c’était Valentine elle-même ;il lisait comme on s’enivre.
La pâleur de son visage était livide, il yavait à son front des gouttes de sueur glacée, il lisaittoujours.
Il s’arrêta pourtant, car ses yeux sevoilaient quand il arriva au passage où Valentine dépeignait lespremiers mouvements de son cœur.
Le nom de Maurice le choqua comme unoutrage ; la force lui manqua, et il laissa aller lemanuscrit.
– Qu’ai-je fait à Dieu, murmura-t-il, pourqu’il m’ait infligé cette torture ? Je l’aime et je brise savie ! jamais elle ne pourra m’aimer, et c’est en vain que jel’entraîne au fond de mon malheur !
Ses yeux tombèrent sur les trois lettres quele domestique venait d’apporter ; les adresses des deuxpremières étaient de deux plumes amies ; il ne reconnut pointl’écriture de la troisième.
Ce fut celle-là qu’il ouvrit d’abord.
En déchirant l’enveloppe, sa main tremblait,parce qu’il pensait :
– Quand je reviendrai après l’avoir tué, queme dira-t-elle ? et pourtant je suis condamné à letuer !
En ce moment, la signature de la lettreéblouit son regard.
– C’est de lui ! s’écria-t-il, pendantque tout son sang lui remontait au visage.
La lettre disait :
« Monsieur d’Arx, je vous dois la vie etla liberté ; je voudrais être votre ami, mais cela ne dépendpas de moi. Vous m’avez fait promettre qu’aussitôt libre je metiendrais à votre disposition ; malgré ma répugnance, je nepuis manquer à ma parole : je demeure rued’Anjou-Saint-Honoré, n° 28. Je ne vous chercherai pas, monsieurd’Arx, mais je n’ai pas le droit de vous éviter. »
C’était signé Maurice PAGES.
Une flamme s’était allumée dans les prunellesde Remy.
– Il n’est pas même jaloux de moi !dit-il avec une colère concentrée, il n’a pas de haine contremoi ! sa lettre n’essaye pas de railler, mais c’est le plusoutrageant de tous les sarcasmes. J’ai le temps ; demain, àl’heure où Valentine deviendra ma femme, je n’aurai plus derival.
Sans y songer, il rompit le second cachet. Illut d’un air distrait :
« Mon cher d’Arx,
« Voici un contretemps fâcheux ; lespapiers que vous aviez déposés chez moi ont disparu cette nuit avecd’autres valeurs, soustraites dans mon secrétaire. J’ai fait, bienentendu, ma déclaration, mais j’ai voulu vous aviser pour le casprobable où la police ne mettrait pas la main sur nos brigands.J’en suis pour une trentaine de mille francs et pourtant je ne menspoint en disant que je regrette surtout les pièces auxquelles vousparaissiez tenir.
« Bien à vous,
« Général CONRAD »
Les lèvres de Remy laissèrent échapper malgrélui ces mots :
– L’arme invisible !
Il froissa le papier et ajouta :
– L’autre lettre est justement de Godwin.Quelle est donc la puissance de ces hommes ?
Il déplia la lettre, qui disait :
« Cher ami,
« Il y a eu un petit incendie chez moi àl’hôtel Meurice, et votre dépôt est détruit. Vous ne m’aviez pointdit quel était le contenu du paquet et je devais seulementl’adresser à M. le duc d’Orléans dans le cas de votre décès.
« Néanmoins, sur votre simple déclarationqu’il contenait des valeurs, je suis prêt à vous en rembourser lemontant.
« Yours truly,
« Francis GODWIN »
– J’avais deviné ! dit Remy, qui repliala lettre avec assez de calme. Il ajouta :
– Reste le colonel, dont la maison peut-êtreaura été frappée par la foudre…
Il reprit le manuscrit de Valentine et enpoursuivit plus froidement la lecture.
Nous connaissons ce manuscrit, au moins parextraits, jusqu’à la dernière page, au milieu de laquelle Lecoq futinterrompu par le colonel Bozzo.
C’était à l’endroit où Valentine, éveillée parun choc violent, retrouvait le fil de ses souvenirs d’enfance.
Le brouillard se dissipait pour elle ;elle se revoyait au lendemain d’une catastrophe sanglante, seule,sans protecteur, entourée d’hommes dont le visage était voilé etqui discutaient sur sa vie ou sa mort.
La dernière ligne lue par Lecoq étaitcelle-ci :
… Le masque de celui qui était le maîtretomba…
Après ces paroles, qui avaient mis le colonelen un si grand émoi, le manuscrit de Valentine n’avait plus qu’unedemi-page et nous la transcrivons :
« … Quand le masque fut tombé, je vis unhomme de grand âge, au regard bon et doux, au front respectable quecouronnait une chevelure blanche.
« Cet homme, ce chef des Habits Noirs, jel’ai revu, je le connais, vous le connaissez aussi, et vousl’aimez.
« Il est un de mes bienfaiteurs, j’aiessayé de douter, mais l’évidence m’accable. C’est le même, c’estlui !
« J’hésite, j’ai voulu écrire ici son nomet je n’ai pu, le papier peut trahir une pareille confidence.
« Mais je vous dois tout, monsieurd’Arx ; pour vous je n’aurai aucun secret ; le jour oùvous me demanderez ce nom, je m’engage à vous le dire. »
C’était le dernier mot.
Remy referma le manuscrit et demeura immobile,les yeux cloués au sol.
Il était si profondément noyé dans sesréflexions qu’il n’entendit point le bruit de la porte quis’ouvrait.
Il n’entendit pas non plus qu’on marchait dansla serre.
Quand il releva enfin les yeux, il vit devantlui le colonel Bozzo-Corona debout et les bras croisés sur lapoitrine.
Remy le regarda fixement et dit :
– C’est vous qui m’avez fait remettre cetécrit, monsieur ?
Le colonel fit un signe de têteaffirmatif.
– On me l’avait volé, reprit Remy, dans moncabinet, au Palais de Justice. Pourquoi me l’a-t-onrendu ?
– Ne l’avez-vous deviné ? murmura lecolonel.
– Si fait, répliqua Remy, j’ai lepressentiment d’un grand malheur ; peut-être ne dois-je plusla revoir, car si je la revoyais, elle me dirait le nom qu’elle n’apas osé écrire…
La physionomie du vieillard était àpeindre ; elle n’exprimait pas l’ombre d’une craintepersonnelle, mais on y lisait une grave, une sincèrecompassion.
– Et le dépôt que je vous ai confié ?demanda tout à coup Remy ; a-t-on forcé aussi votresecrétaire ? ou votre chambre à coucher a-t-elle brûlé cettenuit ?
– Malheureux jeune homme, prononça tout bas lecolonel, aucun soupçon venant de vous ne peut m’offenser. Je vousaime, je vous plains du plus profond de mon cœur. Vous êtesmagistrat, Remy d’Arx, quand vous voudrez, je répondrai auxquestions que vous croyez avoir le droit de m’adresser, puisqu’unsiècle presque entier de dévouement et de vertu n’a pu me mettre àl’abri de la calomnie ; mais en ce moment, il s’agit de vous,il ne s’agit que de vous. Encore une fois, avez-vousdeviné ?
– J’ai deviné, répondit le juge, dont la voixse raffermit, que le Maître des Habits Noirs joue ici une suprêmepartie. Malgré son audace, il ne la gagnera pas.
Le colonel se redressa.
La plupart des grands comédiens ne sont pas authéâtre : il y eut quelque chose de véritablement majestueuxdans l’immense douleur exprimée par son regard.
– Je suis un exilé, monsieur d’Arx, dit-ilavec lenteur, vous touchez là, sans le savoir, une cruelleblessure : j’avais un frère, est-ce vous qui allez me forcer àdéshonorer la mémoire de celui qui n’est plus ?
– Quoi !… s’écria le juge, vousprétendriez !…
– Mon malheur est un fait accompli,interrompit le vieillard avec une étrange autorité, le vôtre menaceet va vous écraser. Une dernière fois, avez-vous deviné, monsieurd’Arx ? rapprochez les dates ; Valentine a dix-huit ans,elle en avait trois quand elle vit cette figure de vieillard, quiressemblait à la mienne… et le jour où cette lugubre scène frappason imagination d’enfant, elle était sous l’impression d’unetragédie plus sinistre encore. Elle n’a pas écrit cela, mais je lesais, elle me l’a dit. Devinez-vous ? Les yeux de Remy sefermèrent.
– Vous devinez ! reprit le vieillard.Elle avait assisté à un meurtre, quel meurtre ? Votre familledemeurait à Toulouse, sur la place du Tribunal.
Un cri s’étouffa dans la gorge du juge. Levieillard implacable poursuivit :
– Elle avait assisté au meurtre de Mathieud’Arx, votre père.
– Mon père ! râla Remy.
Puis, se levant tout droit, il ajouta, en uncri déchirant :
– Elle est donc ma sœur !
Il chancela après avoir prononcé ce mot, quis’étranglait dans sa gorge, et recula jusqu’à la muraille.
Puis il repoussa avec violence le colonel, quis’avançait pour le soutenir.
Il traversa la serre en courant comme uninsensé.
Le salon était vide.
Remy put monter, sans être arrêté, à l’étageoù était la chambre de Valentine.
La chambre de Valentine se trouvait déserteaussi ; seulement, le premier regard de Remy rencontra unelettre déposée sur la table.
Il s’en empara comme d’une proie ; ellelui était adressée ; il l’ouvrit, mais ses yeux aveuglés n’enpouvaient déchiffrer les caractères.
Sa poitrine défaillait, sa tête était enfeu ; il s’appuya des deux mains contre la table enbalbutiant :
– L’arme… l’arme invisible ! jen’aurai pas le temps ! je suis blessé à mort !
– Jésus ! dit Victoire, la femme dechambre, qui sortait du cabinet,
voilà M. d’Arx qui se trouve mal ; jevais vous préparer un verre d’eau sucrée.
– Ici ! dit le juge en l’appelant d’ungeste impérieux.
– Je ne suis pourtant pas un chien, gronda lacamériste.
Mais elle s’approcha et Remy lui donna lalettre de Valentine en ajoutant :
– Lisez-moi cela sur-le-champ !
Elle obéit, car la figure bouleversée du jugelui faisait peur.
– On va lire, dit-elle ; Dieumerci ! j’ai reçu de l’éducation et les pattes de mouches nem’embarrassent pas.
Elle lut :
« Voici quinze jours que je vous ai remisma confession ; non seulement vous n’y avez pas répondu, maisencore vous semblez m’éviter… »
– L’éviter ! répéta Remy en ungémissement.
– C’est vrai, ça, dit Victoire, tous lesjours, plutôt deux fois qu’une, mademoiselle me demandait :« Est-ce que M. d’Arx n’est pas venu ? »
Elle continua de lire :
« … Ceux qui ont aidé sans doute àprécipiter le dénouement ont bien travaillé pendant ces deuxsemaines : nous voici à la veille de ce mariage.
« Monsieur d’Arx, nous avions faitensemble un marché ; pour votre part, vous avez rempli votreengagement ; moi, ce que j’ai promis est au-dessus de mesforces. La mort seule, à mes yeux, peut et doit éteindre une dettede cette sorte.
« Ne pouvant vous payer, je meurs.
« Adieu ! »
– Il y a cela ! dit le juge qui haletait,en arrachant la lettre des mains de Victoire.
Et sans attendre la réponse, il la saisit parles épaules et cria comme si quelqu’un d’autre eût pul’entendre :
– Écoutez ! ne la laissez pas setuer ! je suis vaincu ! je le sais bien ; je demandegrâce ! Ne frappez plus ou bien ne frappez que moi ! Jeme rends ! vous êtes les plus forts ; je me rends à votremerci !
– Le voilà fou ! pensa Victoire. Elleajouta tout haut :
– Monsieur d’Arx, ne faites pas un malheur surmoi ; je vous jure bien que je ne suis pour rien dans toutcela !
Remy fit un effort suprême pour ressaisir sapensée et demanda :
– Y a-t-il longtemps qu’elle estsortie ?
– Un quart d’heure.
– Où est-elle ?
En prononçant ces derniers mots, il jeta sabourse sur la table.
– Pour ça, répondit Victoire, je peux vous ledire, puisque je l’ai conduite jusqu’au fiacre. Sans moi, jel’aurais bien défiée de descendre l’escalier ; elle ne setenait pas, quoi ! et comme elle parlait tout bas, j’ai étéobligée de répéter l’adresse pour le cocher : rued’Anjou-Saint-Honoré, n° 28.
– Ah ! fit Remy, dont la voix netremblait plus.
Il s’était redressé ; il ajouta avec uncalme extraordinaire :
– Chez lui ! chez MauricePagès !
Il sortit.
Derrière lui, le colonel Bozzo, sortant on nesait d’où et alerté comme le chat qui guette une souris, descenditl’escalier sans être vu.
Sous la porte cochère, il se rencontra avec M.Lecoq, qui lui dit en montrant une voiture stationnant de l’autrecôté de la chaussée :
– Ces messieurs sont là et ils vousattendent.
C’était une pauvre chambre au troisième étaged’une vieille maison de la rue d’Anjou.
La fenêtre donnait sur de grands jardins où lesoleil d’automne jouait tristement dans les feuillages déjàflétris.
Ils étaient là tous deux, Maurice etValentine, assis l’un près de l’autre et se tenant par la main.
Valentine avait jeté son mantelet sur unmeuble ; elle avait la tête nue, ses cheveux dénouésruisselaient en boucles abondantes.
Elle était belle jusqu’au ravissement.
Maurice la contemplait en extase.
Leurs lèvres se joignirent en un long etsilencieux baiser.
– Je voudrais prier, murmura Valentine, car jesens que je ne suis pas condamnée. Nous avons tant souffert, Dieunous pardonnera !
Il y avait à côté d’eux sur la table un verreplein d’une liqueur brillante et dorée comme le vin des îlesespagnoles. Ce verre était seul, aucun flacon ne l’accompagnait.Maurice et Valentine évitaient de regarder ce verre. Valentines’agenouilla.
Maurice resta debout ; il était pâle,mais ferme. Ce qui se passait ici avait été résolu froidement et delongue main. Quand Valentine eut achevé sa courte prière, elledit :
– Il faut nous hâter, car on pourraitvenir.
Elle jeta ses deux bras autour du cou deMaurice, et il y eut un dernier baiser qui souriait encore, maisqui était navrant comme un adieu.
Puis tous les deux à la fois tendirent leursmains vers la coupe.
Ni l’un ni l’autre ne la prit ; un bruitsoudain et violent se faisait entendre derrière la porte, qu’onessayait d’ouvrir du dehors.
La porte résista, elle était fermée à clef,mais elle battait contre le chambranle, parce que la serrure uséene tenait plus.
Un choc irrésistible fit sauter le pêne horsde la gâche.
Remy d’Arx, semblable à un spectre, se montrasur le seuil.
Sa course et l’effort qu’il venait de faireavaient mis le comble à son épuisement ; il était si effrayantà voir que Valentine entoura Maurice de ses bras et luidit :
– Ne te défends pas, nous lui appartenons.
Remy traversa toute la chambre sans parler. Enmarchant, il se soutenait aux meubles comme ceux que l’ivresse vaterrasser. Arrivé auprès de la table, il demeura un instantimmobile. Son regard se détournait de Valentine ; il dit àMaurice :
– Je vous pardonne, tâchez d’être heureux.
Puis il saisit le verre et l’avala d’untrait.
Et il tomba foudroyé, non point, certes, parl’effet du poison quel qu’il fût, mais parce qu’il n’avait plusrien à faire ici-bas et qu’en une heure il avait dépensé toute savie.
C’est à peine si Maurice, aidé par Valentine,eut le temps de le relever pour le transporter dans le lit.
Quand ils se retournèrent, la chambre étaitpleine de gens de police amenés par Lecoq et le colonelBozzo-Corona.
Le Dr Samuel, qui les accompagnait aussi,s’empara tout d’abord du verre et le flaira.
Son geste et l’expression de sa physionomiecriaient le résultat de son examen.
– Nous sommes arrivés trop tard, dit lecolonel en un gémissement, mon malheureux ami n’est plus.
Puis, s’adressant au commissaire et montrantau doigt les deux jeunes gens atterrés :
– Je suis presque centenaire, poursuivit-il,mais dans ma vie trop longue je ne me souviens pas d’avoir subijamais une si cruelle épreuve ; Je me regardais comme le pèrede cette jeune fille et sa mère d’adoption est ma meilleure amie,mais, dût mon pauvre vieux cœur se briser, j’accomplirai un suprêmedevoir. Le lieutenant Pagès et Valentine de Villanove s’aimaient,Remy d’Arx devait épouser demain Valentine de Villanove, elle s’estenfuie de l’hôtel d’Ornans pour rejoindre son amant, et dans laretraite qu’ils ont choisie, nous trouvons Remy d’Arxassassiné !
Les deux jeunes gens anéantis allaientnéanmoins protester de leur innocence, lorsqu’un mouvement se fitdu côté du lit, où le Dr Samuel s’empressait autour de lavictime.
– La vie lutte encore, dit le docteur.
Le colonel réprima un tressaillement deterreur, mais Samuel ajouta :
– Il a été empoisonné par la belladone, il vamourir fou.
– Valentine ! appela la voix del’agonisant, ma sœur…
Mlle de Villanove fit un pas verslui.
– Ma sœur ! répéta-t-il en se dressantsur son séant.
Il tendit les bras, mais ses deux mains firentaussitôt un geste de répulsion, et il ajouta avec une indiciblehorreur :
– N’approche pas, je t’aime encore !C’est avec toi qu’ils m’ont tué ! Tu étais, oh ! tu étaisl’arme invisible !…
Il retomba.
Le colonel se pencha sur lui ; onl’entendait qui sanglotait en pressant le mourant contre son cœur.Quand il se releva, il essuya ses yeux et dit :
– J’ai recueilli le dernier soupir de monpauvre enfant !
Le Dr Samuel et Lecoq étaient plus pâles quele mort.
D’une voix navrée, le colonel ajouta, montrantValentine et Maurice :
– J’avais tout fait pour prévenir lacatastrophe, je voudrais encore les sauver, mais ils appartiennentà la loi. Messieurs, elle était ma seconde fille. Laissez-moi meretirer avant d’accomplir votre devoir.
Ils étaient trois dans la voiture quireconduisait le colonel Bozzo à son hôtel de la rue Thérèse.
Lecoq et Samuel pouvaient passer pour desscélérats endurcis, et pourtant ils regardaient avec unesuperstitieuse terreur ce vieillard souffreteux et frissonnant danssa douillette.
– Depuis soixante-dix ans, dit le colonel, ilen a été ainsi de tous ceux qui se sont attaqués à moi. Vous êtessauvés, mes bijoux ; tressez-moi des couronnes, s’il vousplaît !
– Mais, objecta Lecoq, ils ne sont pas encorecondamnés. Ils parleront.…
– Savoir ! ils ont un tendre ami que jeconnais bien et qui leur fera parvenir le nécessaire pour éviter lahonte de l’échafaud.
Un rire sec le prit, qui n’eut point d’écho. Àce rire une petite quinte de toux succéda. Le colonel porta sonmouchoir à ses lèvres et le mit ensuite auprès de lui. Quand il futdescendu de voiture, Lecoq et Samuel se regardèrent.
– Est-ce le diable ? dit Lecoq.
Samuel prit le mouchoir oublié sur lecoussin.
– Le diable ne meurt pas, répondit-il.
Et il montra une tache rougeâtre qui restait àl’endroit où les lèvres du colonel avaient touché le mouchoir.
– Qu’est-ce que c’est que cela ? demandaLecoq.
– C’est la fin, répliqua le Dr Samuel.
Lecoq examina curieusement la toile etdit :
– Pas possible ! je pensais que Dieul’avait oublié.
– Tu crois donc à Dieu, toi,l’Amitié ?
– Non, mais tout de même ce serait drôle s’ily avait quelqu’un là-haut.